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Full text of "Histoire de la littérature française (900-1900)"

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HISTOIRE 


DE    LA 


Littérature    Française 


DU     MÊME     AUTEUR     : 


CRITIQUE,     HISTOIRE    ET    EDUCATION 

Florian,  l'Homme  et  rÉcrlvain,  i  vol.  in-B^. 

Lesage  romancier,  i  vol.  in-8«».  Ouvrage  couronné  par  V  Académie  française, 

Lesage,  l'Homme  et  l'Écrivain,  i  vol.  iD-B*". 

Le  Monde  renverséi  de  Lesage,  édition  critique,  préface. 

Arlequin  Colonel*  de  Lesage,  préface. 

J.-J.  Rousseau  et  ses  amies,   préface   d'ERNEST  Legouvé,  de  rÂcadémie 
française;  i  vol.  in-12. 

Histoire  des  Thé&tres  de  Société,  i  vol.  in-18  illustré. 

Nos  Grands  Écrivains  racontés  à  nos  petits  Enfants,  i  vol.  in-12. 

Bajazet,  tragédie  de  Racine,  édition  critique,  i  vol.  in*  18. 

Paris  depuis  ses  origines,  préface  de  Jules  Claretie,  de  l'Académie  fran- 
çaise, I  vol.  in-4». 

Coins  de  Paris,  i  vol.  in-40. 

La  Jeune  fille  au  XVIII«  siècle,  ouvrage  couronné  par  VA  cadémie  franc  aise. 

L'Université  moderne,  préface  d'OcTAVE  Qréard,  de  l'Académie  française 
I  vol.  in  folio. 

Les  Jouets,  Histoire  et  Fabrication,  i  vol.  in-4<>  illustré. 

Rapport  du  Jury  sur  les  Jouets  à  l'Exposition  universelle  de  1900. 

Imprimerie  Nationale. 

Le  Monde  de  l'Enfance,  i  vol.  in-4«. 
L'École  des  Dames,  i  vol.  in-12. 

VOTAGES    ET     ROMANS 

Feuilles  de  route  en  Tunisie,  i  vol.  in-12. 

Feuilles  de  route  aux  États-Unis,  i  vol.  in-i3. 

La  Vallée  fumante,  roman  du  Far-West. 

L'Oie  du  Capitole,  i  vol.  in-4«,  illustré  par  Vimar. 

Le  Carnaval  de  Binche,  i  vol.  in- 18. 

Le  Roman  d'un  agrégé,  i  vol.  in- 18. 

Marie  Petit,  roman  d'aventures  (i7o5),  i  vol.  in-iR. 

Le  Prêcheur  Converti,  un  acte  en  vers,  joué  à  l'Odéon. 


LÉO    CLARETIE 


HISTOIRE 


Littérature 

Française 


(900-1900) 


TOME    TROISIÈME 


LE    DIX-HUITIÈME    SIÈCLE 


PARIS 
SOCIÉTÉ    D'ÉDITIONS    LITTÉRAIRES    ET    ARTISTIQUES 

So,   CHAUSSÉE    d'antin,   5o 

1907 

Tout  droiu  iéierT«>. 


PRÉFACE 


Il  semble  que  les  fins  de  siècles  soient  véritablement  des  tran- 
sitions, comme  si  elles  finissaient  quelque  chose  et  marquaient 
l'aboutissement  d'efforts  épuisés;  comme  si  la  démarcation 
n'était  pas  seulement  une  limite  imaginaire  et  conventionnel!*» 
entre  deux  années  pareilles  et  successives;  comme  si  cent  révo- 
lutions du  soleil  achevaient  réellement  une  étape  dans  l'évo- 
lution de  la  pensée  humaine,  comme  si  enfin  le  cercle  astrono- 
mique était  concentrique  au  cycle  de  l'épopée  humaine. 

L'année  1700  sonna  la  décadence  de  tout  :  puissance  politique, 
morale  publique,  arts,  lettres,  éloquence,  idées.  Il  fallut  trouver 
autre  chose.  L'attention  se  porta  vers  la  forme  et  la  renouvela, 
dans  le  sens  précieux  avec  Montesquieu  et  Marivaux,  dans  le  sens 
réaliste  avec  les  auteurs  de  drames  et  de  romans,  dans  le  sens  de 
la  correction  avec  d'illustres  grammairiens  comme  du  Marsaîs, 
ou  Voltaire,  dans  le  sens  de  la  franchise  et  de  l'audace  avec  les 
esprits  frondeurs  que  la  Régence  débrida;  dans  le  sens  des  re- 
cherches scientifiques  avec  des  savants  que  la  raison  inspira  et 
guida  en  dehors  de  la  foi;  dans  le  sens  de  l'action  combative 
avec  les  écrivains  persuadés  que  la  littérature  n'est  pas  un 
divertissement  de  salon,  mais  une  arme  et  un  levier  pour  soule- 
ver, pour  remuer  et  orienter  les  volontés;  dans  le  sens  de  la 
nature,  opposée  à  l'état  social  d'alors,  avec  des  philosophes  qui 
firent  son  procès  à  la  civilisation  corruptive  et  dévoyée. 

Agir  devint  le  devoir  de  quiconque  tint  une  plume. 

Ces  deux  siècles,  qui  se  touchent,  le  xvii®  et  le  xviii%  sont 
très  loin  l'un  de  l'autre. 

Ce  sont  deux  frères  ennemis. 

Je  vous  ai  cité  déjà  le  mot  de  Michelet: 

—  Le  grand  siècle,  —  c'est  le  xvin*  siècle  que  je  veux  dire. 

D'ordinaire,  le  grand  siècle,  c'est  le  siècle  du  Grand  Roi. 

Mais  Michelet  mettait  Vaction  et  Vidée  au-dessus  de  la  forme 

181212 


VI  PREFACE 

littéraire,  du  Beau  en  soi,  et  des  règles  imprescriptibles  du 
goût  esthétique.  C'est  ce  qu'il  affirma  dans  cette  définition. 

Le  siècle  de  Louis  XI Y  eut  la  pureté  paisible  des  eaux  qui  vont 
en  nappes  limpides  baigner  les  margelles  de  marbre,  entre  les 
pelouses  peignées  et  les  ifs  de  Versailles. 

Le  siècle  de  Voliaire,  de  Diderot,  de  J.-J.  Rousseau  eut  la 
fougue,  les  passions,  la  fièvre,  qui  n'est  pas  la  santé.  Ce  fut  un 
agité,  un  inquiet,  un  démolisseur,  un  mécontent. 

La  Bruyère  constatait  que  les  grands  sujets  sont  défendus 
à  un  chrétien  et  à  un  Français.  Cette  opinion  est  bien  du 
xvii*  siècle.  Prenez  le  contre-pied,  et  vous  passez,  d'un  saut, 

dans  le  siècle  suivant,  le  siècle  de  la  liberté,  où  des  chrétiens 
discuteront  de  la  religion,  où  des  Français  s'occuperont  de  la 
France,  dont  le  nom  ne  figure  pas  une  seule  fois  dans  les  grandes 
œuvres  de  Corneille  et  de  Racine.  Aussi  les  glorieux  écrivains 
du  XVII*  siècle  n'ont-ils  aujourd'hui  qu'un  intérêt  esthé- 
tique ;  les  ouvrages  du  xvm®  ont  un  intérêt  social,  vital, 
encore  vivant.  Nous  sommes  les  fils  de  J.-J.  Rousseau  et  de 
l'Encyclopédie;  nous  portons  les  idées,  les  chimères,  les  erreurs 
de  nos  parents. 

La  fécondité  des  auteurs  fut  prodigieuse.  On  travaillait  vite, 
avec  la  hâte  des  idées  jeunes  et  neuves  qui  se  hâtent  vers  la 
lumière. 

Une  différence  à  noter  :  sous  le  Grand  Roi,  chaque  écrivain 
excella  dans  un  genre  qu'il  choisit  et  aïKiuel  il  resta  fidèle  ;  Te 
classement  s'impose  :  il  y  a  les  auteurs  de  tragédies,  les  sermon- 
naires,  les  moralistes,  les  poètes,  etc.  Ce  sont  des  provinces  bor- 
nées, des  domaines  cernés  d'un  trait,  des  divisions  étanches,  des 
limites  nettes  ;  chaque  esprit  a  opté  pour  sa  région,  et  ne 
déborde  pas  sur  les  genres  voisins. 

Il  n'en  va  plus  de  même  au  siècle  suivant.  Tous  sont  poly- 
graphes;  le^  mêmes  font  du  roman,  et  aussi  du  théâtre»  et  aussi 
de  la  philosophie;  Voltaire  touche  à  tout,  Diderot  n'est  pas 
moins  curieux  de  variété.  Ils  s'aventurent  sur  toutes  les 
avenues,  ils  s'asservissent  tous  les  moyens  d'exprimer  et  de  pro- 
pager leur  pensée,  pour  présenter  celle-ci  sous  toutes  les  formes 
et  ne  négliger  aucun  moyen  d'action  sur  la  masse. 

Contraste  aussi  dans  le  style.  Celui  de  jadis  a  la  majesté  lente 


PREFACE  VU 

et  pompeuse  des  cortèges  d'apparat  ;  c'est  le  style  qui  convient 
au  décor  et  aux  mœurs. 

Après  1715,  la  vie  a  plus  d'activité,  plus  de  laisser-aller,  plus 
de  vivacité  ;  on  soupe,  on  rit,  on  fronde,  on  court,  on  lutte.  Le 
style  s'allège,  devient,  lui  aussi,  alerte  et  vif.  Aux  longues  pé- 
riodes succède  la  petite  phrase  courte  et  allègre  ;  les  conjonc- 
tions, ces  tenons  qui  cimentaient  et  resserraient  les  grosses 
pierres  des  édifices  royaux,  sont  rejetées  et  hors  d'usage  pour  ces 
constructions  de  légèreté  et  de  fantaisie  qu'aima  le  temps  des 
Œils-de-Bœuf  et  de  Trianon.  La  phrase  ancienne  était  massive 
et  lourde  ;  La  Bruyère,  Vauvênargues,  Fénelon,  Voltaire,  ne 
supportaient  pas  le  style  lié  de  Molière  ou  de  Corneille,  qui  reste 
ancien  par  son  poids  même.  Ils  pensaient  déjà  comme  Alexandre 
Dumas  fils,  qui  recopiera  avec  un  sourire,  dans  sa  préface  du 
Père  Prodigue^  ces  lignes  de  Molière  : 

—  Pour  moi,  je  vous  l'avoue,  je  me  repais  un  peu  de  gloire. 
Les  applaudissements  me  touchent,  et  je  tiens  que  dans  tous  les 
beaux-ai"ts,  c'est  un  supplice  assez  fâcheux  qtie  de  se  produire 
\  des  «ots,  que  d'essayer  sur  Jes  ccmpn^itions  la  barbarie  d'un 
stupide.  Il  y  a  plaisir,  ne  m'en  parlez  point,  à  travailler  pour  des 
personnes  qui  soient  capables  de  sentir  les  délicatesses  d'un  art, 
qui  sachent  faire  un  doux  accueil  aux  beautés  .d'un  ouvrage, 
et,  par  de  chatouillantes  approbations,  vous  régaler  de  votre 
travail.  Oui,  la  récompense  la  plus  agréable  quon  puisse  rece- 
voir des  choses  que  l'on  fait,  c'est  de  les  voir  connues,  de  les 
voir  caresser  d'un  applaudissement  qui  vous  honore.  Il  n'y  a 
rien,  à  mon  avis,  qui  nous  paie  mieux  que  cela  de  toutes  nos 
fatigues  ;  et  ce  sont  des  douceurs  exquises  que  des  louanges 
éclairées.   » 

Voltaire  n'a  pas  lu,  car  il  eût  poussé  des  cris  stridents,  cette 
phrase  typique  de  Chapelain  : 

«  Quant  au  style,  vous  lui  direz  que  j'en  connais  la  faiblesse, 
et  que  je  confesse  que  l'ordre  quil  lui  a  plu  de  me  donner  pour 
le  rendre  plus  digne  de  l'Académie,  comme  il  est  très  judicieux, 
ne  peut  être  que  profitable  ;  mais  çt/ 'encore  que  j'eusse  eu  plus 
de  loisir  et  plus  de  capacité  pour  le  rendre  meilleur,  j'eusse 
toujours  conservé  l'imagination  qui  me  vint  d'abord,  que  de 
tous  les  styles  qu'il  n'y  avait  guère  que  le  grave  dont  on  se  pût 


VIII  PREFACE 

servir  en  cette  occasion,  laquelle,  nous  ayant  rendus  juges,  me 
semble  nous  obliger  à  fuir,  dans  ce  que  Ton  verrait  de  nous  sur 
ce  sujet,  les  mouvements  et  les  ornements  qui  font  toute  l'élo- 
quence de  ceux  qui  attaquent  ou  qui  défendent,  et  à  conserver 
seulement  la  force  de  raisonnement  et  la  netteté  de  l'expression, 
pour  instruire  plutôt  que  pour  plaire  ;  ce  que  je  ne  dis  point 
pour  maintenir  bon  ce  que  j'ai  fait,  si  Son  Eminence  juge 
qu'il  soit  mauvais,  mais  simplement  pour  lui  rendre  raison  des 
motifs  que  j'ai  eus  de  le  faire  et  pour  en  attendre  son  souve- 
rain jugement  avec  tout  le  respect  que  je  lui  dois  comme  à  mon 
supérieur  et  maître  en  toutes  choses.   » 

Ce  ton  est  aussi  peu  dix-huitième  siècle  que  possible.  Parmi 
les  auteurs  de  cette  dernière  époque,  prenez,  -je  ne  parle  pas 
de  Voltaire,  ou  de  Beaumarchais,  —  prenez  l'écrivain  le  plus 
empesé,  le  plus  ample,  le  plus  étoffé,  le  plus  lent,  le  plus  pério- 
dique, celui  qui  fit  profession  de  renier  et  de  détester  le  style 
court,  le  style  haché,  les  petites  phrases,  ce  qu'il  appelait  avec 
dédain  le  style  asthmatique,  Buffon,  et  voyez  comme  sa  plume, 
dans  la  trépidation  ambiante,  court  et  sautille,  même  en  pleine 
Académie  : 

—  Le  style  ne  peut  donc  ni  s'enlever,  ni  se  transporter,  ni 
s'altérer.  S'il  est  élevé,  noble,  sublime,  l'auteur  sera  également 
admiré  dans  tous  les  temps  ;  il  n'y  a  que  la  vérité  qui  soit 
durable  et  même  éternelle.  Or,  un  beau  style  n'est  tel  en  effet 
que  par  le  nombre  infini  des  vérités  qu'il  présente.  Le  sublime 
ne  peut  se  trouver  que  dans  les  grands  sujets.  La  poésie,  l'his- 
toire et  la  philosophie  ont  toutes  le  même  objet,  et  un  très  grand 
objet,  l'homme  et  la  nature.  La  philosophie  décrit  et  peint  la 
nature.  La  poésie  la  peint  et  l'embellit.  Elle  peint  aussi  les 
hommes,  elle  les  agrandit,  les  exagère,  elle  crée  les  héros  et  les 
dieux.  L'histoire  ne  peint  que  l'homme  et  le  peint  tel  qu'il  est. 
Ainsi  le  ton  de  l'historien  ne  deviendra  sublime  que  quand  il 
fera  le  portrait  des  plus  grands  hommes.  » 

Au  total,  le  xvn*  siècle  disait  à  l'homme  ses  devoirs. 
Le  xviii*  lui  a  dit  ses  droits.  Il  a  moins  de  grandeur  et 
de  noblesse  que  l'autre  ;  il  s'est  préoccupé  d'intérêts  plus  vils, 
de  sujets  plus  matériels,  des  conditions  d'existence,  du  confor- 
table  pour  toutes    les  classes,    des  questions    économiques,  des 


PREFACE  IX 

joiLissances  immédiates  :  et  à  cei  égard,  il  n'a  fait  qu'ébaucher 
un  geste  que  nous  avons  continué  et  dont  nous  avons  fait  une 
attitude.  Nous  avons  été  beaucoup  plus  loin  que  lui.  C'est  fort 
bien.  Mais  il  ne  faut  pas  se  contenter  d'un  idéal  aussi  plat, 
aussi  terre  à  terre  ;  en  bas,  on  touche  vite  le  fond.  Au-dessus 
des  nécessités  matérielles  de  l'existence,  du  bonheur  sensible 
ou  sensuel,  il  faut  l'espoir,  l'envolée  lyrique,  la  foi  en 
quelque  chose.  Jusque  vers  1760,  les  philosophes  manquèrent  de 
grands  principes  et  de  beaux  ressoi-ts.  Ils  plongèrent  dans  un 
matérialisme  borné  et  stérile.  Ils  avaient  supprimé  Dieu,  en 
même  temps  que  le  cléricalisme,  confondant  ainsi  deux  choses 
distinctes.  Ils  s'attachèrent  à  la  terre,  l'œil  baissé,  dans  leur 
dédain  de  l'azur. 

n  manque  un  ciel  à  leur  paysage. .  Il  lui  en  referont  un,  — 
un  ciel  chargé  de  nuages,  de  poudre  à  feu,  de  fumée  et  de 
lueurs  sanglantes,  dont  se  dégagera  enfin  l'aurore  lumineuse  de 
la  Liberté. 


HISTOIRE 

DE     LA 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE 


UUATRIÈME    PARTIE 
LE    X:VIIIe    SIÈ303L.E3 


CHAPITRE  PREMIER 
Les  Penseurs. 

Rôle  (les  Philosophes  au  xviii®  siéch». 

Voltaire.  —  Sa  naissance,  sa  famille,  sa  jeunesse.  —  Les  J'ai  vu.  —  Arouct 
tlrvient  Voltaire.  —  Prison  et  exil.  —  En  Angleterre.  —  M*"^  du  Chàtelet.  — 
Voltaire  en  Prusse.  —  Querelle  avec  Maupertuis.  —  Le  retour.  —  En  Suisse. 
—  Ferney.  —  Les  speclacles.  —  Lutte;  pour  la  tolérance.  —  La  Nièce  de  dor- 
iieille.  —  Voltaire  intime.  —  Ses  ennemis.  —  Fréron.  —  Vt)ltaire  et  Dieu.  — 
S«.in  humeur.  —  Fermé  aux  Beaux-.\rts.  —  Les  visiteurs.  —  Bons  effets  de  sa 
vauittf.  —  Franklin  à  Paris.  —  Triomphe  &' Irène,  —  Sa  mort.  —  Voltaire  et 
Hugo.  — Les  Œuvres  :  le  Théâtre.  —  Poésie.  —  Histoire  et  philosophie. — 
Homans.  —  Mélanges.  —  Correspondance.  —  Conclusion  sur  Voltaire. 

Jeas-Jaccïues  Rousseau.  —  Sa  vie.  —  M"^*-*  de  Warens.  —  Les  Cliarmettes.  — 
Vag«ilj(mdage.  —  Thérèse  Levasseur.  —  L'Ermitage.  —  Motiers.  —  M*"*^  Boy 
de  la  Tour.  —  Le  costume  arménien.  —  Ermenonville.  ^—  Sa  mort.  —  Sa 
lomhe.  —  Les  Œuvres.  -  La  Nature.  —  Le  Contrat  social. —  La  youvelle 
H'ioïse.  —  ÉmUe.  —  Les  Confessions.  —  Son  caractère,  son  iniluence. 

F'o.^TE^ELLE.  —  Ses  mots.  —  iMoNTESQuiEU.  —  DiDEMOT  et  VEncyclopétUe .  — 
Le  Drame.  —  La  criticjue  d'art.  —  En  Russie.  —  D'Alembekt.  —  Buffox. 

Lf-s  Écoxomistjes.  —  Turgot. 

Lfis  Moralistes.  —  Malehranche.  —  L'ahhé  de  Saint-Pierre.  —  Rollin.  —  Dagues- 
seau.  —  Vauvenargues.  -^  Condillac.  —  La  Mettrie.  —  Helvétius.  —  D'Hol- 
kich.  —  Morellel.  —  Linguet.  —  Chamforl.  —  Rivai'ol.  —  (^ondorcet.  —  Vol- 
'ley.  —  Joseph  de  Maistre. 

Les  philosophes  ont  mené  la  société  el  ont  joué  le  premier 
rôle;  remueurs  d'idées,  passionnés  d'espoir  et  de  progrès, 
?ls  ont  sapé  les  subslruclions  vermoulues  du  vieil  édifice  s^o- 
cial,  et  ils  ont  bâti  la  Cité  Nouvelle.  Il  convient  d'étudier  le 
XVI  r    siècle    à    la     lumière     de    leur    lampe    de    travail. 

Synchronisme.  —  1700.  Philippe  V,  roi  d'Espagne.— 1701.  Marlborough. 
Le  Prince  Eugène.  —  1702.  Les  Camisards.  Acquisition  d'Orange.  -  1704. 
Défi. ite  d'Hochstaedt.  Gibraltar  aux  Anglais.  —   170o.  Villars  en  Lorraine. 


2  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATLRE   FRANÇAISE 

Ecoulons  d'abord  ce  qu'ils  ont  dil,  avant  d'interroger  le> 
autres  genres  et  les  autres  hommes,  qui  tous  s'inspirèrenl 
d'eux. 

Voltaire  et  Jean-Jacques  Rousseau  ont  eu  l'action  la  plus 
décisive,  et  ont  imprimé,  du  coup  de  barre  le  plus  éner- 
gique, l'impulsion  et  l'orientation  les  plus  décidées;  à  eux 
donc  la  première  place. 

Voltaire   (1),    qui    vécut   quatre-vingt-quatre    ans,    disait  : 

—  Je  suis  né  tué. 

Où?  les  gens  de  Chàtenay  disent  que  ce  fut  chez  eux.  i\< 
se  trompent.  Ce  fut  à  Paris,  près  du  Palais  de  Justice. 

Il  y  a  Chàtenay  et  Chàtenay.  Le  plus  célèbre  est  un  petit 
village  de  Seine-et-Marne,  canton  de  Xemouis:  c'est  là  cpie 
fut  conclu  le  fameux  traité  de  Chalenav  entre  Henri  III  el 
les  protestants  en  157G,  traité  (jui  avantageait  les  (calvinistes 
au  point  d'exaspérer  les  catholiques:  el  ceux-ci  firent  la  Ligue. 

L'autre  Chàtenay,.  c'est  Châtenay-lès-Bagneux,  départe 
ment  de  la  Seine,  à  deux  kilomètres  de  Sceaux,  à  douze  kilomè- 
tres de  Paris,  dans  un  des  plus  romantiques  paysages. 

Mary  Aicard  écrivait  en  1855  : 

«  Si  vous  voulez  voir  un  joli  village  ombragé  de  beaux 
châtaigniers  qui  lui  ont  donné  leur  nom,  sortez  de  Berny 
pour  aller  à  ChAtenay-lès-Bagneux.  Bâti  sur  un  coteau  (pii 
reçoit  les  premiei's  rayons  du  soleil.  Chàtenay  étale  aux 
regards  le  luxe  de  ses  maisons  de  campagne  et  de  ses  om- 
brages verdoyants.  Si  la  Ferté-Milon  a  vu  naître  Racine.  (*l 

—  170().  Défait»  do  Ramillies.  Mort  do  Tournefort.  —  17v)7.  Mort  de  Vauban. 
Charles  XII.— 1709.  Défaite  d«  Malplaquot.-ï'itrm/re.— 1710.  Victoire  de 
V^iliaviciosa.  Mort  de  Denis  Papin.  —  1711.  Mort  du  Dauphin.  -  1712.  Vic- 
toire de  Villars  à  Denain.  Mort  du  duc  de  Bourgoo^ue.  —  1713.  Fin  do  la 
guerre  de  Succession  d^Espascne.  Utrocht.  —  1714.  Traité  do  Rndatadt.  La 
Mojnuloloqie  de  Leibniz.  —  1715.  Mort  de  Loris  XIV.  Louis  XV.  Régence  . 
Polysynodie.  —  1716.  Law's  System.  Dubois.  —  1717.  Alboroni.  Pierre-lo- 
Grami  imi  France.  —  1718.  Cellâmare.  Mort  do  Charles  XII.  —  1719.  Bohin- 
son  Cniaor^  de  Foë.  —  1720.  Peste  de  Mai-seille.  —  1721.  Les  Frères  Paris. 
Mort  de  Watteau.  —  1722  .Découverte  de  Tacier  pnr  H -San mur.  —  1723.  Fin 
de  la  Régence.  Le  duc  de  Bourbon  (172G).  —  1724.  Naissance  do  Kant.  Club 
de  rEntre.sol  (1731).  —  1725.  Mariage  de  Louis  XV  avec  Marie  Leczinska  . 
Vico.  -  -  Naissance  de  Gœthe.  —  Découverte  du  fer-b!anc.  —  172G.  Minist>r'' 
Floury.  Voyages  dt  GuUirif.  —  1727.  Gott.sc'hod.  I\lort'de  Newton.  Mort  du 

(1}  1C94-1778. 


HISTOIHC  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  3 

(hàleau-Thierry  La  Fonlaine.  si  le  pelit  village  de  Crosne 
-c  vante  d'avoir  donné  le  joui*  au  saliriiiue  Hoilean,  (1ui- 
lenay  peut  s'enorgueillir  d'une  illustration  aussi  glorieuse: 
\  oltaire  y  c.\st  né.  » 

\i  Boileau  ni  Voltaire  ne  sont  nés  là. 

Pourquoi  Voltaire  serait-il  né  à  (Miàlenay?  l^arce  que  (  on- 
/lori:et  le  croyait?  Parce  ([ue  le  père  de  Voltaire  aviiit  une 
Mi^ur,  Mme  Marchand,  qui  habitait  ClK\tenay? 

Il    y   a   un  acte   de   baptême   très   aiithenti<|ue   <|ue    Vol- 
taire   a    bien    connu,    et    qu'il    apf>elle    c.    maudit    extrjiit 
luiptismaire  ))  :    il   l'empêche   de   se    vieillir    autant    qu'il   le 
\(»iidrait,  persuadé  qu'on   |)ersécute   moins   un   octogénaire 
«iuun  septuagénaire. 

11  est  dit  dans  cet  acte  :  u  Le  lundi,  '22  novembre  1G94, 
fut  baptisé  ,  dans  l'église  de  Saint-André-des-Arls,  Fran- 
çois, .Marie,  né  le  jour  précédent. 

Le  roman  raconté  par  I)uv(Tnet  est  l'échafaudage  le  plus 
trépidant  :  \'oltaire  serait  né  à  Chatenay  le  20  février, 
aurait  été  ondoyé,  puis,  en  novembre,  baptisé  à  Sainl- 
André-des-Arls,  par  le  cun»,  au(juel  on  fit  croire  que 
c'était  un  enfant  de  la  veille. 

D'abord,  c'est  le  frère  de  \'oltaii*e  qui  a  été  ondoyé.  Et  quel 
e>t  ce  curé  qui  n'aurait  pas  su  discerner  un  bébé  d'un  jour 
et  un  bébé  de  dix  mois?  Ce  faux  argument  tombe  devant  la 
date  de  naissance  donnée  par  l'article  des  frèi<»s  l\u*fait 
^ul•  Voltaire. 

Comme  il  arrive  souvent  pour  les  biographies,  c'est  X'oltiire 
lui-même  (jui  a  écrit  cet  article,  et  l'on  a  la  lettre  des  édi- 
teurs remerciant  et  promettant  d'inq)rimer  mot  jjour  mot.  Et 

diacre  Paris.  Les  Convulisionnaires.  -  -  1728.  Popo.  —  1731.  Thermniuètre  do 
Reaumur.  —  1732.  Naissance  de  Lalande.  —  17*13.  Guorrcî  do  8ucc(>ssioii  de 
PolofOïe.  Rameau.  ~  1734.  Plelo  à  Dnutzick.  Hume.  —    173i).  Ghauvelin. 

— 1730.  Clairauteii  Laponio.  — 1738.  La  Lorraine  cédée  à  la  France 174U. 

Guerre  de  Succession d'Autriclie(  1748).  Ki-édéricll.  Ftimrln  de  Kiihard.non. 
Cassini.  Clairaut.  -  1141.  Mari?-Thérèse.  Elisabeth  di;  Russie.  —  174*i. 
PragEue.  --  1743«  Mort  do  Fi.ury.  Dettingen.  Naissance  de  Haiiy.  —  1744. 
Maladie  du  Roi.  D'Argenson.  -  1745.  M'"«  do  Ponipadour.  Machnut.  Vic- 
toire de  Fontenoy.  -  174H,  Maurice  do  Saxe.  La  Bourdonnais.  Victoire  do 
Raucoux.  —  1747.  Lawfeld.  --  174S.  Paix  d'Aix-la-Chapelle.  Duploix.  Klop- 
stock.  Fouilles  de  Poinpéi.  —  1749.  Naissance  de  Laplace.  —  17ô2.  British 
Muséum.—  1756.  Guerre  de  Sept  ans.  Gossner.  l^risede  Port-Mahon.  -  17Ô7. 
Rossbach.    Pitt.    Naissance  de  Mozart.  Attentat  de   Damions.  —  17^)8.  Choi- 


4  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

ils  ont  imprimé:  21  novembre.  Dans  une  de  ses  lettres,  en  17(>S, 
Vollaire    a   dit    textuellement  en    parlant    de    Paris  : 

—  Je  plains  la  ville  où  /e  suis  né, .  .  Je  vous  remercie 
en  qualité  de  Parisien. 

Qui  cToira-l-on,  si  on  ne  croit  pas  rinlércssé?  il  est  pari- 
sien né  :  il  le  dit. 

Ajoutez  que  les  Arouet,  en  1700,  habitaient  encore  celle 
même  paroisse  de  Saint-André-des-Arts  {cour  Vieille  du  Pa- 
lais, vis-à-vis  de  la  Basse  Sainte  Chapelle)  et  c'est  là  que  la 
mère  de  Voltaire  est  morte  en  1701.  Il  y  a  toute  apparence 
qu'ils  logeaient  là  à  la  naissance  de  François  ;  car,  com- 
ment imaginerait-on  qu'on  ait  apporté  dans  ce  quartier  un 
nouveau-né  de  la  veille  pour  le  faire  baptiser? 

Le  père  de  Voltaire  était  notaire  au  Châtelet  de  Paris. 

La  mère,  née  Marguerite  Daumard,  était  fille  d'un  grellier 
criminel  du  Parlement  de  Paris,  qui  habitait  ♦<  rue  Gen- 
tizon  »,  paroisse  de  Saint-Germain-l'Auxerrois.  (Acte  de 
mariage  de  François  Arouet). 

Ses  parents  se  sont  mariés  à  Paris.  Son  grand-père  est 
qualifié  de  <(  bourgeois  de  Paris  ».  Sa  grand'mère  était  de 
-la  paroisse  de  Saint-Germain-le-Vieux,  à  Paris. 

Voltaire  lui-même  s'intitule  «  bourgeois  de  Paris  ».  A  la 
mort  de  son  frère,  Armand  Arouet.  receveur  des  épices  de 
la  Chambre  des  Comptes,  il  est  désigné  dans  l'acte  (1745)  : 
François-Marie  Arouet  de  Voltaire,  bourgeois  de  Paris,  de- 
meurant faubourg  Saint-IIonoré,  paroisse  de  Sainte-Made- 
leine,  frère  du  défunt. 

C'est  toute  justice  que  Voltaire  soit  né  à  Paris. 

seul  (1770).  Montra Im.Dvfaite de Crevelt  —  1759.  Bergen.  —  1760.  LaJIyTol- 
lendal.  Perte  du  Canada.  Ossian^de  Mac  Pherson.  Haydn. Chevalier d'Assas. 
—  1761.  Pact-  de  Famille.  —  1762.  Catherine  II.  Affaire  Calas.  Mort  de  Bou- 
ohardon.  —  1763.  Traités  de  Paris  et  d'Hubertsbourf;.  —  1764.  Expulsion  des 
Jésuites.  Mort  de  M™" de  Pompadour.  Bcccaria.  — 1765.  Joseph  lï\  Laovoon. 
de  LessinsT.  —  176Î).  Goldsmith.  Réunion  de  la  Lorraino  à  la  Franoo.  Mort 
deServandoni.--1767.  Dramaturgie  de  Hambourg .—176S.  Pacte  de  Famine . 
Cook.  Mozart.  Boueainville.  Acquisition  de  la  Corse.  —  1769.  Nh'-^  nr  •  de 
Napoléon  P''.  Perte  de  la  Louisiane.  —  1770.  Mariage  du  Dauphin  et  de 
Marie-Antoinette.  Disgrâce  de  Choiseul.  —  1771.  Parlement  Maupeou.  — 
1773.  Soulèvement  des  colonies  anglaises  d'Amérique. 

1774.  Loci8  XVI.  Turgot.  Werther* de  Gœthe.  Gluck.— 1776.Malesherbes. 
Lavoisier.  —  1776.  Necker.  Les  Etatt-Unis.  La  reine  parcourt  les  boulevards 
en  traîneau.  -  1777.  La  Fayette.  La  Place.  Lalande.  Duhamel  du  Monceau. 
Monge  V.olta.  Galvani.  Linné.  Pêcheries  de  corail  en  Afrique.  —1773.  Mort 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  5 

Il  y  a  une  forme  d'esprit  pétillant,  alerte,  léger  comme  la 
mousse, et  bruyant  comme  un  crépitement  de  fiole  capiteuse, 
toujours  dispos,  éveillé,  fin  et  narquois;  on  dit  que  c'est 
Fesprit  à  la  Voltaire.  C/est  l'essence  de  cet  esprit  parisien  qui  se 
répand  et  se  prodigue  à  flots  chaque  jour  en  chroniques,  en 
cariratures,  en  satires. 

C'est  bien  le  moins  que  Voltaire  soit  de  la  patrie  de  son 
esprit. 

I^  père,  un  notaire,  s'appelait  M.  Arouet.  Il  avait  cinq 
enfants:  deux  moururent.  Il  lui  resta  un  garçon,  Armand,  une 
fille,  qui  devint  Mme  Mignot,  et  un  cadet,  François-Marie 
Arouet,  plus  connu  sous  le  pseudonyme  de  Voltaire. 

Celui-ci  avait  pourparrain  le  spirituel  abbé  de  Chàteauneuf, 
qui  le  mena  dans  le  monde,  lui  apprit  des  vers,  et  les  lui  fit 
réciter  chez  son  amie  Ninon  de  Lenclos.  A' dix  ans,  François 
fut  mis  au  collège  Louis-le-Grand,  où  la  vivacité  de  son 
esprit  intéressa  les  jésuites,  ses  maîtres.  Il  aimait  la  poésie, 
l'histoire  et  «  pesait  dans  ses  petites  balances  les  grands  inté- 
rêts de  l'Europe.  »  Il  fit  des  vers  latins,  des  vers  français, 
une  tragédie,  des  requêtes,  «  pour  qu'on  lui  rende  une 
tabatière  confisquée  »,  ou  bien  pour  obtenir  un  secours  en  fa- 
veur d'un  pauvre.  Et  il  mit  toutes  ses  œuvres  futures  sous  le 
patronage  de  Sainte-Geneviève,  qui  accepta  sans  doute  sous 
bénéfice  d'inventaire. 

Ses  maîtres,  le  préfet  des  études,  P.  Le  Tellier,  ses  profes- 
seurs, P.  Le  Jay,  P.  Porée  l'aimèrent,  le  malmenèrent,  et 
au  total  étaient  fiers  de  lui,  pour  la  façon  dont  il  tournait 
les  vers  et  jouait  la  comédie  de  collège. 

de  Voltaire  et  de  Rousseau.  Parmentier  et   la  pomme  de  terre.   L'abbé  de 
TEpée.— 1779.  D'Estaing.  Mesmer  et  Cagliostro. —  1780.  Mort  de  Marie- 
Thérèse.  Ëoole  vétérinaire  d  Alforc.  —  1781.  Kant.  Raison  pure.  Mort  de  Souf- 
flot.  —  1782.  Suffren.Tippou-Saëb.Mortd'AngeGabriel.  —  1783.  Traité  de 
Versailles.    Indépendance  des  Ecats-Unis.  Caionne.  Invention  des  ballons. 
Montgoliier,  PilâtredeRozier,d'Arlande.  — 1784.Calonne.  Herder.  Grétry. 
—  17cto.  Anaire  du  Collier.  Naissance  de  Cuevreui.  Morr  de  Pigalle.  —  1786. 
Mort  de  Frédéric  II.  Mozart,  ^'oces  de  Figaro.   —  1787.  Edit  du  Timbre. 
Lapérouse.  Mémoires  de  Lavoisier,  BcrthoUet  et  Fourcroy  sur  la  Chimie.  — 
ITèA.  Assemblée  des  Notables.  —  L'Ecole  des  Jlints.  —  lVc*i^.  Ecdts-Géuéraux. 
Serment  du  Jeu  de  Panme.   La  Constituante.  Prise  da  la  Bastille.  Mort  de 
Joseph  Vernet.  —  1790.  Mirabeau.  Constitution   civile  du  Clergé.  La  Fédé- 
ration. — 1791.  Mort  de  Mirabean.  Fuite  de  Varenne.  Schiller.  Naissance  de 


k\  HISTOIRE   DE   LA    LITTÉUATIRE   FRANÇAISE 

—  Eïifunt  ci>-î)i'i-.  niais  IraiK*  vtuinen,  tx'rivil  k»  P.  LeJay 
sur  son  bullelin  Irimeslriel. 

A.  PieiTon  a  l'ait  revivre  ces  années  de  collège  dans  son 
livre  sur  Vollaire  et  ses  maîtres.  A  vrai  dire,  elles  ont 
peu  influé  sur  le  reste  de  sa  vie,  et  les  études  ne  semblent 
pas  avoir  été  liés  foi'tes,  si  on  en  juge  au  nombre  des 
barbarismes  grecs  nue  M.  Picrron  a  relevés  dans  l'œuvre 
du  grand  homme. 

De  même  «iiie  pour  Corneille  et  Racine,  on  a  consené  im 
des  livres  (|ui  furent  donnés  en  prix  à  Vollaire,  un  premier 
grand  prix  de  discours  latin  en  1710,  L'Histoire  des  guer- 
res civiles  de  France  de  Davila  :  sur  une  des  pages,  le  lau- 
réat écrivit  plus  tard  : 


Do  mes  premiers  su(nm''.s,  illushv  témoignage, 
Pour  trois  livres  dix  sous  je  te  mis  en  otage. 


C'est  le  taux  qu'il  atteignit  à  grand'peine  à  une  vente  où, 
en  18:i4,  mis  à  prix  pour  deux  mille  francs,  il  fut  adjuj^é 
six  francs. 

A  seize  ans.  sortie  du  collège.  Le  père  voulait  qu'il  fil  son 
droft.  n  le  crut  perdu  en  le  voyant  se  mêler  de  vers,  et  l'en- 
voya en  Mollande,  où  une  intrigue  avec  une  demoiselle 
Dunoyer  le  fit  renvoyer  dans  sa  famille. 

Le  parrain,  l'abbé  de  Chàleauneuf,  introduisit  son  filleul 
dans  -la  société  du  Temple,  petit  cénade  de  bons  drilles,  de 
sceptiques  et  de  libertins,  qui  vivaient  autour  des  princes  de 
V'ondôme,  et  qui,  dans  de  lins  soupers,  frondaient  le  roi,  Dieu, 
les  femmes  et  la  vertu.  Il  n\v  fallait  d'autre  passeport  que  de 
Tesprit.  Voltaire  fut  admis.  Ce  fut  sa  véritable  école. 


Scribe.  FliHc  Enchantée *de  Mozart.  La  Législative.— 1792.  Expériences  d o 
Qaivani.  — 1792.  Manifeste  de  Brunswick.  Le  10  Août.Valmy.  Massacres  de 
Septembre.  JciLiiiapes.  —  ll^'S.  Cotivention.  Exécution  du  Roi  (Janvier),  et 
delaîteine  (Octobre).  La  Terr«ur.  Télégraphe  Chappe.  —1794.  Robespierre. 
Thermidor.  Fleurus.  Kosciuszko.  Volta.  —  1795.  Quiberon.Cliarette.  Stot- 
fltit.  LeS'Chouiius.  lieDirectoire.  —  17Dd.  Bonaparte  en  Italie-  Naissance  de 
Corot.  —  1797.  Rtvnli.  C^ampo-Formit).  Naissance  de  Thiers.  Préliminaires  de 
Léolien.  —  1798.  Campagne  d'Egypte.  Faust  de  Gœthe.  Aboukir.  —  1799. 
Bix-hnit  Brumaire.  Sonate  Pathéfique  de  Beethoven.  Naissa^ce  de  Bal- 
zac. —  1800.  Consulat.  Schiller.  Siège  de  Gênes.  Passage  des  Alpes.  Ma- 
rengo.  La  Tour  d*A\rrergne.  —  La  Machine  infernale.  —  Mort  de  Klébor. 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

J^ouis  XIV  en  élait  au  point  où  Ta  décrit  le  poète: 

Cétait  Louis 
Peint  à  Ti^f^e  où,  prenant  l'ennui  pour  compagnon, 
Le  grand  roi,  devenu  Monsieur  de  Maintenon, 
Gagnant  de  la  pernique  et  perdant  du  panache, 
Etant  encor  soleil,  était  déjà,  ganache. 

Sa  itioii,  fut  une  délivrance  ;  le  peuple  dansa  et  <hanla  : 

Aussitôt  son  trépassement 
On  rouvrit  d'un  grand  ferrement; 
On  ne  lui  trouva  point  d'entraille  ; 
Son  cœur  était  pierre  de  taille. 
Son  esprit  était  très  gÂté 
Et  tout  le  reste  gangrené. 

Les  ponts-neufs  pullulaient. 

Ealln  Louis  le  Grand  est  mort, 
Oh  I  reguingué!  oh  Ion  Ion  la! 

Ou  encore  : 

Morguéî  disons-lui  une  antienne, 

Afin  que  Dieu  dans  sa  bont^ 

Le  boute  en  lieu  de  sûreté; 

Car  j'ons  trop  peur  qu'il  ne  revienne  I 

La  Régence  parut  ouvrir  une  ère  nouvelle  de  prospérité  et 
d  espoir.  On  respirait  on  souriait,  on  sortait  de  cette  at- 
mosphère de  piété  renfermée  et  d'austérité  embaumée, 
nue  Mme  de  Maintenon  répandait  avec: 

L'ombre  douce  et  la  paix  de  ses  voiles  de  lin. 

C'était  la  détente,   la  joie,   la  réaction;  les  rues  relenlis- 
baient  de  refrains  de  belle  humeur  : 

Sous  la  Régence 
Que  Ton  goûte  d'appas  ! 

Que  l'opulence 
T^enait  en  ces  climats! 

,is  ïJOJiîes  19  ^^H^^in  '^^uaoïj  ua  B.iou^S^p  uoissiuijod  eq 
îiiiiltiplièrent  à  l'envi;  les  couplets  les  .plus  ftpres  et  les  plus 


8  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

mordanls  circulaient  a|)rès  boire.  Les  auteurs  étaient  recher- 
chés, pas  toujours  retrouvés,  mais  tout  de  même  punis. 
En  1716,  Voltajre  fut  ainsi  exilé  en  province  pour  des  vers 
trop  spirituels.  A  son  retour  à  Paris,  il  eut  Timprudence  de 
vouloir  se  venger  du  Régent,  et  il  le  chansonna  dans  la  piè-je 
connue,  sous  le  nom  de:  Les  J'ai  vu. 

Tristes  et  lugubres  «objets, 

J  ai  vu  la  Bastille  et  Vlncennes, 
Le  Châtelct,  Bicôtre,  et  mille  prisons  pleines 
De  braves  citwens,  de  fidèles  sujets; 

J'ai  vu  la  liberté  ravie, 
De  la  droite  raison  la  règle  poursuivie  ; 

J*ai  vu  le  peuple  gémissant 

Sous  un  rigoureux  esclavage; 

J'ai  vu  le  soldat  rugissant 
Crever  de  faim,  de  soif,  de  dépit  et  de  i  âge... 

J'ai  vu  l'hypocrite  honoré, 
J'ai  vu,  c'est  dire  tout,  le  Jésuite  adoré  ; 

J'ai  vu  ces  maux  sous  le  règne  funeste 
D'un  prince  que  jadis  la  colère  céleste 
Accorda,  par  vengeance,  à  nos  désirs  ardents; 
J'ai  vu  ces  maux,  et  je  n'ai  pas  vingt  ans. 

En  réalité,  cette  satire  était  de  Louis  Lebrun,  qui  ne  ré- 
clama pas  la  paternité,  et  laissa  Voltaire  en  porter  l'hon- 
neur et  le  châtiment. 

Cette  fois,  ce  fut  la  Bastille. 

La  Vrillière  écrivit  à  d'Argenson,  le  16  mai  1717,  cette 
simple  ligne: 

—  L'intention  du  roy  est  que  le  sieur  Arouet  fils  soit  anvté 
et  conduit  à  la  Bastille.  {Arch.  de  la  Bast,) 

Cette  intention  ne  fut  pas  contrariée. 

Voltaire,  toujours  alerte  d'esprit,  prit  ëa  prison  pour  sujet 
de  ses  vers  : 

—  Allons,  mon  fils,  marchons...»  Fallut  me  rendre. 
Fallut  pailir.  Je  fus  bientôt  conduit 
En  coche  clos  vers  le  roval  réduit 
Que  près  Saint-Paul  ont  vu  bâtir  nos  pères 
Par  Charles  cinq.  O  gens  de  bien,  mes  frères, 
Que  Dieu  vous  gard  d'un  pareil  logement! 
J'arrive  enfin  dans  mon  appartement. 
Certain  croquant  avec  douce  manière, 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  9 

Du  nouveau  gîte  exaltait  les  beautés, 
Perfections,  aises,  commodités. 
<c  Jamais  Phébus,  dit-il,  dans  sa  carrière 
N'y  fait  briller  sa  trop  vive  lumière. 
Voyez  ces  murs  de  dix  pieds  d'épaisseur, 
Vous  y  serez  avec  plus  de  fraîcheur.  » 
Puis  me  faisant  admirer  la  clôture, 
Triple  la  porte,  et  triple  la  serrure, 
Grilles,  verroux,  barreaux  de  tous  côtés  : 
«  C'est,  me  dit-il,  pour  votre  sûreté.  » 
Midi  sonnant,  un  chaudeau  Ton  m'apporte. 
La  chère  n'est  délicate  ni  forte . 
De  ce  beau  mets  je  n'étais  point  tenté. 
Mais  on  me  dit  :  «  C'est  pour  votre  santé; 
Mangez  en  paix,  ici  rien  ne  vous  presse.  » 
Me  voici  donc  en  ce  lieu  de  détresse 
Embastillé. 

Il  travailla  pour  distraire  ses  loisirs,  et  quand  il  fut  élargi, 
la  tragédie  dOEdipe  était  prêle.  Elle  abondait  en  maximes 
hardies.  Elle  plut  fort  ;  le  Régent  le  félicita,  le  pensionna,  et 
Voltaire  le  remercia  : 

—  Je  remercie  Votre  Altesse  de  bien  vouloir  se  charger 
de  ma  nourriture,  mais  je  la  prie  de  ne  plus  s'occuper  de 
mon  logement.  ' 

Son  père  mourut  en  janvier  1722.  (Reg.  de  la  paroisse 
Saint-Barlhélemy .) 

C'est  de  ce  montent  que  date  le  nom  de  Voltaire;  il  rem- 
plaça Arouet.  Où  Voltaire  a-t-il  pris  ce  pseudonyme  ?  Est-ce 
dans  un  vieux  roman  où  un  personnage  incrédule  se  nomme 
ainsi?  Esl-ce  l'anagramme  de  AROUET  L.  J.  (Arouet  le 
Jeune)?  Il  n'y  a  pas  plus  de  précision  ici  que  pour  Molière. 

Actif,  hardi,  turbulent,  se  droguant  et  se  prodiguant,  har- 
celant, bâtonné,  arrogant,  vexé,  insulté,  répliqueur,  il  fit  par- 
ler de  lui.  C'est  ce  qu'il  lui  fallait.  Un  Rohan-Chabot  Tin- 
lerpelle  : 

—  Mons  Arouet...  Mons  de  Voltaire...  Comment  diable 
est  votre  nom  ? 

—  Je  commence  le  mien,  vous  finissez  le  vôtre,  répliqua 
le  jeune  poète,  à  qui  ce  mot  valut  une  volée  de  coups  de 
bâtons  ;  et  les  cannes  s'appelèrent  :  Cannes-Voltaire, 

On  ne  s'étonna  point. 


10  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Le  Président  lioiihier  éirivail: 

—  Vous  êtes  poète  el  vous  avez  été  étrillé;  cela  est  dans 
l'ordre. 

Le  pétulant  petit  roturier  souffleta  le  chevalier  :  celui-ci,  au 
lieu  de  relever  le  cartel,  fit  embastiller  son  adversaire,  qui,  lui 
aussitôt  exilé. 

La  série  des  billets  de  Maurepas  au  lieuien«nt  de  police 
est  édifiante  dans  sa  progression  de  bienveillance  décrois- 
sante : 

5  février  1726. 

Son  Altesse  sérénissinie  ma  ordonné  de  vou&  écrire  de  vous  faire 
informer  des  gens  dont  "M.  le  chevalier  de  Rohan  s'était  servi  pour 

faire  battre  Voltaire,  et  de  les  faire  arrêter,  avec  oelte  précaution  que 
ce  soit  avec  le  moins  d'éclat  qu'il  se  i)OinTa  et  hors  de  sa  maison. 

23  mars  1726. 

Son  Altesse  sérénissinie  est  informée  qne  le  chevalier  de  Rohan 
part  aujourd'hui  pour  Paris,  et,  comme  il  pourrait  avoir  quelque 
nouveau  procédé  avec  le  sieur  de  Voltaire,  on  eelui-ci  faire  quelque 
coup  dVHourdi,  son  intention  est  que  vous  les  fassiez  observer  de 
manière  que  cela  n'ait  point  de  suite. 

Versailles,  2^  mars  1726. 

Je  vous  adresse  un  ordre  du  i-ni  pour  faire  conduire  et  recevoir  à 
la  Bastille,  le  sieur  Arouet  de  \ Oltaiie  ;  vous  aurez  soin,  s'il  vous 
plaît,  de  tenir  la  juain  i\  son  exécution  et  de  m'en  dormer  avis. 

11  fut  ainsi  fait,  et  le  liazetier  de  la  Police  porta,  le  22  avril: 

La  nuit  du  17  au  18,  Hnyujier  et  Tapni  exempts,  arrêtèrent  Arouet 
de  Voltaire,  fameux  poèt.«\  dans  la  rue  Maubuée,  à  l'enseigne  de  la 
Grosse-Tête  et  le  conduisirent,  par  ordre  du  roi,  à  la  Bastille.  (Arch. 
de  la  Bas  t.) 

Pileuse  conclusion,   que   Texorde   ne  faisait  pas  prévoir! 

Voltaire  se  vengea  par  des  allusions,  aujourd'hui  bien  igno- 
rées, qu'il  inséra  dans  son  poème,  alors  en  cours  de  compo- 
sition :  La  Ligue  ou  La  Ilenriade, 

Il  prit  (1726),  la  route  d«  l'Angleterre.  Dans  ce  pays,  il 
fut  frappé  par  le  respect  qu'on  y  professait  envers  la  gent 
littéraire,  si  méprisée  alors  chez  nous,  et  par  les  égards  qu'on 


IIISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇ,\ISE  1 1 

y  avait  pour  les  auteurs  anglais  auxcjuels  la  bastonnade 
était  chose  inconnue.  Il  y  lut  séduit  aussi  par  l'incrédulité 
qui  y  régnait,  née  du  conflit  de  tous  les  schismes  et  de  toutes 
les  variations  de  l'église  protestante.  Il  y  fut  attiré  vers  les 
sciences  et  vers  Kewton,  auquel  il  vit  rendre  des  honneurs 
funèbres  inusités  chez  nous.  Son  esprit  se  forma,  s'assagit, 
s'approfondit.  Il  fréquenta  Pope,  étudia  Locke.  Il  revint  au 
bout  de  trois  ans,  mitri  et  transformé  ;  les  salons  prirent 
plaisir  à  J'accueillir  et  à  lentendre  :  il  personnifia  le 
goût  du  jour,  frondeur,  libertin, .  sarcastique,  oseur.  Il  lit 
Zaïre,  et  il  eut  l'audace  de  rendre  des  infidèles  intéressants. 
Ses  Lettres  sur  r Angleterre  furent  un  défi  au  spiritua- 
lisme. Son  Charles  XII  est  iiTesfiectueux  envers  la  royauté. 
Chacune  de  ses  œmTes  est  un  mauvais  pas  dont  il  ne  se  tire 
qu'à  force  d'habileté  et  de  dénégations,  de  flatteries  même, 
qu'il  justifie  en  disant  : 

—  Quand  on  n'a  pas  cent  cinquante  mille  hommes,  il 
faut  bien  plier  devant  les  plus  forts. 

Il  connut  alors  une  femme  très  savante,  Mme  du  Chàtelet, 
qui  se  prit  pour  lui  d'une  tendresse  touchante.  Il  avait  qua- 
rante ans.  Elle  habitait  un  château  à  Circv.  à  la  frontière  de 

« 

Lorraine,  refuge  commode  pour  les  jours  de  péril.  M.  du 
Chàtelet  n'était  pas  gênant;  il  était  toujours  à  l'armée.  Vol- 
taire prit  sa  place.  Il  présida  aux  lètes  littéraires,  étudia 
les  sciences  avec  son  amie,  tenta  des  expériences  de  physi([ue, 
de  chimie,  écrivit  dc'^  mémoires  comme  celui  de  la  nature  du 
feu,  se  reposa  par  des  tragédies,  des  comédies,  des  romans, 
alla  de  temps  en  temps  à  Paris  faire  des  rêves  politiques, 
flatta  Trajan,  c'est-à-dire  Louis  XV,  devint  familier  avec  )a 
Pompadour,  qui  ne  lui  pardonna  pas,  et  obtint  enfin  la 
mission  de  ses  rêves  aupi'ès  de  Frédéric  II  de  Prusse. 

En  1747,  il  vint  avec  Mme  du  Clu\lelet  chez  la  duchesse  du 
Maine,  à  Anet,  où  Mme  de  Slaal  de  Launay  fit  de  ce  couple  un 
croquis  amusant  : 

Mme  (In  Chôtclet  et  Vollairo,  qui  s'étaient  annoncés  pour  aujour- 
d'hui, et  qu'on  avait  perdus  de  vue,  parurent  hier  sur  le  minuit, 
comme  deux  spectres,  avec  une  odeur  de  eorps  einbînimés  qu'ils 
semblaient  avoir  ai)portée  de  leurs  tombeaux  :  on  sortait  de  tabl»-  : 


12  HISTOIRE  DE   LV  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

c'étaient  pourtant  des  spectrf-s  affamés  ;  il  leur  fallut  un  souper,  et, 
qui  plus  est,  des  lits,  qui  nét.'iient  point  préparés  La  concierge,  déjfi 
couchée,  se  leva  à  grande  hâte.  Gava,  qui  avait  offert  son  logement 
pour  les  cas  pressants,  fut  forcé  de  le  céder  dans  celui-ci,  déménagea 
avec  autant  de  précipitation  et  de  déplaisir  qu'une  armée  surprise 
dans  son  camp,  laissant  une  partie  de  son  bagage  au  pouvoir  de 
Tennomi.  Voltaire  s'est  bien  trouvé  du  gîte  :  cela  n'a  point  du  tout 
consolé  Gava.  Pour  la  dame,  son  lit  ne  s'est  pas  trouvé  bien  fait;  il 
a  fallu  la  déloger  aujourd'hui.  Notez  que  ce  lit,  elle  l'avait  fait  elle- 
même,  faute  de  gens  et  avait  trouvé  un  défaut  de  niveau  dans  les  mate- 
las, ce  qui  je  crois,  a  plus  blessé  son  esprit  exact  que  son  corps 
peu  délicat. 

Et  le  lendemain: 

Nos  revenants  ne  se  montrent  point  de  jour;  ils  apparurent  hier  à 
dix  heures  du  soir: Je  ne  pense  pas  qu'on  les  voie  guère  plus  tôt 
aujourd'hui;  l'un  est  à  décrire  de  hauts  faits,  l'autre  à  commenter 
Newton  :  ils  ne  veulent  ni  jouer  ni  se  promener  :  ce  sont  bien  des 
non-valeurs  dans  une  société,  où  leurs  doctes  écrits  ne  sont  d'aucun 
rapport. 

Puis  plus  loin  : 

Mme  du  Châtelet  est  dhier  à  son  troisième  logement  :  elle  ne 
pouvait  plus  supporter  celui  qu'elle  a  choisi  ;  il  y  avait  du  bruit, 
de  la  fumée  sans  feu  (il  me  semble  que  c'est  son  emblème). 

Ils  jouèrent  la  comédie  du  Comte  de  Boursoulle,  de  Vol- 
taire, qui  rompait  des  lances  pour  la  vérité  du  costume. 

Son  frère,  le  janséniste  Armand,  était  mort  en  février 
1745  (1). 

Voltaire  fut  nommé  historiographe  du  roi.  Il  devint  Acadé- 
micien (1746)  au  prix  de  toutes  les  protestations  les  plus  or- 
thodoxes, et  elles  ne  lui  coûtaient  rien,  — •  il  avait  sollicité  des 
satisfecit  de  ses  anciens  maîtres  les  PP.  Jésuites  ;  —  il  obtint 
le  titre  de  gentilhomme  du  roi.  Sa  vanité  le  perdit.  Il  crut 
trop  yite  à  la  dignité  des  gens  de  lettres  dans  un  pays  où  on 
les  méprisait.  Il  traita  d'égal  à  égal  le  roi  et  les  grands:  on 
le  lui  fit   bien  voir.  Le  parti  de  la  reine  jura  sa  perte,   et 

(1)  RegisUv  de  la  paroisse  Sainl-Barlhélemy. 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE   FR.\NÇAISE  13 

comme  il  manquait  de  tact  et  de  mesure,  il  fit  plus  de  sot- 
tises qu'il  n'en  faUait  pour  être  banni.  11  partit  auprès  de 
Stanislas  Leczinski,  roi  déironé  de  Pologne,  qui  tenait  cour 
brillante  à  Lunéville.  Et  pendant  ce  temps,  le  poète  Saint- 
Lambert  prit  sa  place  auprès  de  Mme  du  Châlelet,  (jui  mou- 
rut peu  après,  en  1749.  Voltaire  la  regretta  et  la  chanta  au- 
tant que  dura  sa  douleur,  cest-à dire  peu  de  temps. 

-Les  Français  étaient  fort  prisés  et  recherchés  à  l'étranger, 
notamment  en  Prusse,  où  le  roi  Frédéric  II  affectait  de  mépri- 
ser la  langue  allemande.  Elevé  à  la  dure,  il  avait  distrait  sa 
jeunesse  en  étudiant  la  flûte  et  en  lisant  Voltaire,  à  qui  il  fit 
les  premières  avances,  lui  écrivant  des  lettres  où  il  l'appelait 
»  cher  ami  »,  et  lui  envoyant  des  vers  français  avec  prière  de 
les  corriger.  Il  lui  confia  Timpression  de  son  livre  LAnli- 
Machiavcl,  dont  il  eut  hâte,  quand  il  fut  sur  le  trône,  de  désa- 
vouer les  doctrines  humanitaires.  X'oltaire  le  ménage,  le  cul- 
tive, le  flatte,  l'appelle  de  tous  les  noms  les  plus  pompeux,  en 
homme  à  qui  «  les  épithètes  ne  coûtent  rien  ».  Ils  s'étaient 
j'encontrés  deux  fois  :  d'abord  à  Clèves  ,  puis  à  Berlin 
(1743)  où  Voltaire  arriva,  chargé  de  renouer  alliance  avec  la 
Finisse  ;  pour  affermir  nos  armes  fort  maltraitées  à  la  fin  de 
la  guerre  de  Succession  d'Autriche.  Plaisant  ambassadeur, 
à  <|ui  le  roi  de  Prusse  répondait  en  vei^s  et  i^frains  «  à  la  façon 
tie  Birihi  ».  Et  comme  il  désirait  garder  près  de  lui  ce  génial 
amuseur,  il  envoya,  par  un  procédé  assez  indélicat,  à  la  cour 
de  France,  des  railleries  de  son  ami,  pour  lui  en  fenner  les 
portes. 

Le  séjour  de  Paris  devint  gênant  pour  Voltaire.  Il  lui  fallut 
songer  à  partir  ailleurs.  Où  aller?  Il  n'avait  plus  Cirey.  Il 
accepta  Berlin,  malgré  ses  hésitations.  Le  climat  n'étail-il 
pas  trop  froid  ?  Frédéric  lui  fit  certifier  que  non.  Et  l'argent  ? 
Oui  |)ayera  le  voyage?  11  veut  bien  voyager  pour  le  roi  de 
Prusse,  mais  sans  y  être  du  sien.  L'habile  Frédéric  feint 
alors  d'avoir  mis  la  main  sur  un  autre  poète,  qui  pourra 
pi^endre  la  place  de  Voltaire.  Aussitôt  celui-ci  nhésite  plus,  ei 
il  part,  après  avoir  en  vain  cru,  secrètement,  que  Louis  XV 
le  retiendrait.  Mais  Louis  X\*  lui  souhaita  bon  voyage,  en 
déclarant  : 


14  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FR.VI\ÇAISE 

'i  Un  fou  do  plus  à  la  Cour  du  roi  de  Prusse,  ou  un  fou 
de  moins  à  la  mienne,  qu'importe?  >» 

Les  premiers  temps  du  séjour  à  Polsdam  furent  un  en- 
chantement mutuel  des  deux  amis.  Voltaire  exultait  : 

<(  Cent  cinquante  mille  soldats  victorieux,  .point  de  pro- 
cureurs, opéra,  comédie,  philosophie,  poésie,  un  héros  phi- 
losophe et  poète,  grandeurs  et  grâces,  grenadiers  et  muses, 
trompettes  et  violons,  repas  de  Platon,  société  en  libeité  ! 
qui  le  croirait?  » 

Frédéric  le  comblait,  se  l'attachait  par  des  rubans  de  dé- 
corations, lui  suspendait  dans  le  dos  la  clef  de  Chamljellan, 
lui  donnait  20.000  francs  de  rentes,  et  le  fixa  parmi  les  habi- 
tués de  sa  cour,  d'Argens,  Lamettrie  le  matérialiste,  Mau- 
pertuis  le  savant,  qui  mesura  le  méridien  terrestre,  (et  le 
roi  en  fit  le  président  perpétuel  de  son  académie):  Polnitz  le 
renégat  hebdomadaire,  Algarotli  l'artiste,  Dargel  l'excom- 
munié, tous  gens  bizarres  plus  ou  moins  bannis,  oui  consti- 
tuent au  roi  de  Prusse  un  état-major  de  bouffons  littéraii'es 
et  de  victimes  salariées.  Frédéric  les  berne,  s'amuse  deux, 
les  insulte,  et  les  nourrit  en  leur  disant   . 

—  Prenez  garde  !  les  princes  sont  des  canailles  ! 
Voltaire  ne  connut  d'abord    que    les    enchantements    (hi 

«  Palais  d'Alcine  ».  Il  corrigeait  les  œuvres  poétiques  du  roi, 
remettait  en  leur  état  les  mots  tronqués,  crêp  pour  créix*.  ou 
fragucnienls.  Le  reste  du  temps  était  consacré  à  ses  travaux. 
Le  soir,  soupers  aux  lumières  des  bougies  et  aux  éclairs 
d'esprit. 

Mais  Voltaire  était  un  esprit  pratique.  Lisez  à  ce  sujet 
j\'icolaïdès.  Les  Finances  de  VoUaire.  Il  ne  détestait  pas  les 
petits  profits.  Il  s'abouclia  avec  un  Juif,  A'braham  Hirscli, 
(]u  il  chargea  de  lui  acheter  des  valeurs  en  baisse.  Il  reçut 
en  gage  des  diamants.  Puis,  se  ravisant,  il  réclama  ses  fonds. 

—  .\on,  lui  dit  le  Juif.  \'ous  m'avez  acheté  mes  diamants, 
gardez-les. 

11  en  résulta  un  procès  (|ui  lit  scandale  à  Berlin,  et  F'ré- 
déric  eh  fut  fort  fâché.  11  ne  le  cacha  pas  à  son  luMe.  El  ce  fut 
un  |)remier  froid.  \'ol(aire  sentit  sa  situation  ébranlée.  Il  lui 
semblait  IoiuImm*  d'un  clocher,   et  il  disait  : 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  15 

—  Pourvu  que  relu  dure  ! 

Lametlrie  lui  raconta  un  jour  que  le  roi  avait  dit  en  par 
lanl  de  Voltaire: 

—  J'aurai  besoin  de  lui  encore  un  an  tout  au  plus.  (Jn 
presse  l^orange,  et  on  en  jette  le  zeste. 

Celte  orange  parut  au  poète  difficile  à  digérer.  Ji  se  ven- 
gea par  des  quolibets,  api>ela  le  château  une  «  caserne  »,  el 
le  Monaixjue  un  a  Maréchal  des  logis  )^.  Corriger  les  poé- 
sies du  roi  devint  l'occupât  ion  de  c  laver  le  linge  sale  de 
Sa  Majesté  ».  Le  roi  ripostait  de  sa  part,  s'égayait  de  la 
chambre  de  Voltaire  peinte  en  jaune,  a  couleur  de  Teii- 
vie  )),  avec  des  figures  de  singes  qui  lessemblaient  à  son  ami. 
Le  poète  avait  le  droit  d'inviter  six  personnes  à  sa  table.  En 
avait-il  huit?  on  ne  le  senail  que  |>our  six.  Et  l'on  entendit 
alors  les  étranges  plaintes  du  grand  homme  :  il  n'avait  pas 
assez  de  chocolat,  i)as  assez  de  sucre,  pas  assez  de  bougies. 
Le  soir,  il  montait  plusieurs  lois  à  son  appartement,  y  ca- 
chait à  chaque  voyage  la  bougie  neuve  qu'un  valet  de  cham- 
bre lui  apportait,  et  revendait  sa  provision  quand  elle  était 
assez  grosse. 

Voltaire  avait  un  rival  que  ces  disgrâces  mettaient  en 
joie. 

C'était  Maupertuis,  dont  la  faveur  éclatante  avait  été  éclip- 
sée par  la  venue  de  ce  glorieux  intrus. 

Il  espéra  pouvoir  reprendre  rang,  et  dès  que  Voltaire- tré- 
bucha, ce  fut  la  guerre. 

Maupertuis  avait  publié  un  mémoire  sur  la  loi  du  moindi*e 
effort  dans  le  travail  de  la  nature.  A  ce  moment,  un  autre 
savant,  nommé  Koenig,  publia  la  même  théorie  en  l'attri- 
buant à  Leibniz.  Maupertuis  le  Iraita  de  faussaire.  Ce  fui 
un  grand  scandale,  dont  s'émut  et  s'amusa  toute  la  société 
berlinoise.  On  en  lit  des  gorges  chaudes,  des  ((uolibets.  Dans 
ce  vacarme,  tomba  un  jour  un  libelle  impertinent,  pétri  d'es- 
[*rit.  terrible  pour  Maupertuis.  Ola  s'appelait  :  ^4  un  acadc- 
tnicien  de  Berlin,  et  c'était  signé  par  un  tuadêuncivn  de  Paris. 
Oui  avait  fait  ce  pauqihlet  ?  Oui  i)ouvait  avoir  autant  des- 
[»rit?  Il  n'était  que  Voltaire,  ol  on  le  nouuna  aussitôt. 

(rUe  fois  le  roi  se  fàclia.   n\v  il  avait  une  urande  estime 


46  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

pour  son  Académie  de  Berlin,  et  par  suite  pour  son  président 
perpétuel  Maupertuis.  Il  écrivit  à  son  tour,  —  peu  royal  di- 
vertissement, —  une  brochure  anonyme  où  Voltaire  fut  abîmé; 
et  celui-ci  sut  bientôt  par  qui. 

Le  démon  de  la  malice  lui  donna  le  mauvais  conseil  de 
continuer  la  guerre  d'épigrammes,  et  il  le  suivit,  parce  qu'il 
lui  était  indifférent  de  quitter  Potsdam  ;  la  lune  de  miel  était 
devenue  rousse. 

Or  Maupertuis  venait  de  faire  un  ouvrage  plein  d'idées 
neuves  et  étranges,  et  de  projets  étonnants. 

Creuser  un  grand  trou  pour  aller  voir  ce  qui  se  passe  au 
centre  de  la  terre; 

Fonder  une  ville  latine  où  Ton  ne  parlerait  autre  chose  que 
le  latin  et  où  on  enverrait  les  enfants,  au  lieu  de  les  mettre 
au  collège  ; 

Dissé(}uer  vifs  les  condamnés  à  mort  pour  aider  la  science  ; 

Et  autres  gentillesses. 

Voltaire  vit  là  une  aubaine,  et  il  s'en  saisit.  Il  écrivit  une 
diatribe,  dans  laquelle  il  feint  d'attaquer  un  jeune  fou  qui 
aurait  publié  ces  niaiseries  sous  le  nom  supposé  de  Mau- 
pertuis, afin  de  défendre  celui-ci  contre  le  reproche  de  pro- 
duire de  si  piètres  inventions: 

Il  se  peut  faire  que  le  candidat  ait  cru  inventer  quelque  chose 
après  Leibniz;  mais  nous  dirons  <ï  ce  jeune  homme,  que  ce  n'est 
pas  lui  qui  a  inventé  la  poudre.  Nous  prenons  cette  occasion  de 
divertir  M.  l'Inquisiteur. 

M.  riniiuisiteur  ne  rira  plus  quand  il  verra  que  tout  le  monde  peut 
devenir  prophète,  car  Fauteur  ne  trouve  pas  plus  de  difficultés  à 
voir  Ta  venir  que  le  passé.  Il  avoue  que  les  raisons  en  faveur  de 
l'astrologie  judiciaire  sont  aussi  fortes  que  les  raisons  contre  elle. 
Il  espère  qu'un  peu  plus  de  chaleur  et  cVexaliaiion  dans  l'imagination 
pourra  servir  ù  montrer  l'avenir,  comme  la  mémoire  montre  le  passé. 

Nous  jugeons  unanimement  que  sa  cervelle  est  fort  exaltée  et  qu'il 
va  bientôt  prophétiser.  Nous  ne  savons  pas  encore  s'il  sera  des 
grands  ou  des  petits  prophètes...;  mais  si  son  à  me  exaltée  a  vu 
l'avenir,  n'y  a-t-elle  pas  vu  un  peu  de  ridicule  ? 

Il  doit  encore  être  assuré  qu'il  lui  sera  difficile  de  faire,  comme 
il  le  prétend,  un  trou  qui  aille  jusqu'au 'centre  de  la  terre  (où  il  veut 
apparemment  se  cacher  de  honte  d'avoir  avancé  de  telles  choses). 
Ce  trou  exigerait  «lu'on  cxcavât  au  moins  trois  ou  quatre  cents  lieues 
de  pays,  ce  qui  pourrait  déranger  le  système  de  la  balance  de  l'Eu- 
rope. On  ne  le  .suivra  pas  dans  son  liou,  non  pins  que  sous  le  pôle. 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  17 

El  il  signa  :  Docteur  Akakia. 

Frédéric  s'irrita,  et  fit  brûler  les  paquets  de  brochure's 
saisis.  Voltaire  lança  le  trait  du  Pafthe  devant  l'autodafé  qui 
faisait  une  fumée  noire  :  «  C'est  l'esprit  de  Moui)ertuis  qui 
s'en  va  en  fumée .  )> 

Espionné,  traqué,  tracassé,  Voltaire  songea  à  partir  ;  mais 
il  ne  voulait  pas  fuir  ;  il  tenait  à  s'en  aller  «  honnêtement  ».  Il 
écrivait  mélancoliquement  à  sa  nièce,  Mme  Denis  : 

Je  ne  songe  qu'à  déserter  honnêtement,  à  prendre  soin  de  ma 
santé,  à  vous  revoir,  à  oublier  ce  rôve  de  trois  années. 

Je  vois  bien  qu'on  a  pressé  Torange.  Il  faut  penser  à  sauver 
récorce.  Je  vais  me  faire,  pour  mon  instruction,  un  petit  dictionnaire 
à  l'usage  des  rois. 

îi  Mon  ami,  signifie  mon  esclave. 

«   Mon  cher  ami  veut  dire  :  Vous  m'êtes  plus  qu'indifférent. 

<<^  Entendez  par:  je  vous  rendrai  heureux;  je  vous  souffrirai  tant  que 

j'aurai  besoin  de  vous.  » 

« 

Le  tout  était  de  partir,  c'est-à-dire  d'obtenir  un  congé  ;  car 
le  roi  défendait  qu'on  s'en  allât  sans  permission,  et  il  n'eût 
pas  fait  bon  le  braver. 

Voltaire  prépara  son  départ.  Il  renvoya  à  Frédéric  les  dé- 
corations, la  clef  de  Chambellan  et  autres  «  brimborions  », 
et  il  enguirlanda  la  rupture  avec  des  politesses  outrées  qui 
ne  lui  coûtaient  rien  et  qui  sonnaient  faux.  Il  y  eut  un  re- 
plâtrage, mais  la  confiance  et  l'amitié  n'y  étaient  plus.  Vol- 
taire finit  par  trouver  un  prétexte.  Sa  santé  exigeait  une  cure 
à  Plombières.  Frédéric  ne  le  retint  plus. 

Ce  fut  une  odyssée  que  le  retour  du  philosophe.  Paul 
Meurice,  dans  son  drame  de  Slruensée  l'a  mis  en  scène  au 
premier  acte.  Dans  la  réalité,  ce  fut  beaucoup  plus  com- 
pliqué. 

Une  fois  la  frontière  franchie.  Voltaire  exhale  un  dernier 
reste  de  rancune  qu'il  avait  emporté  au  fond  de  son  cœur. 
.Arrivé  à  Leipzick,  où  c'était  la  foire,  il  publia  un  Traité  de 
Paix  entre  les  deux  ennemis  Koenîg  et  Mauperluis  ;  ce  der- 
nier y  était  bafoué  à  souhait  : 

u  Si  nous  allons  aux  terres  Australes,  nous  promettons  à  l'Aca- 
démie" de  lui  amener  quatre  géants  hauts  de  douze  pieds  et  quatre 

2 


18  HISTOIRE  DE  \A  LlTTÉRATl'RE   FRANÇAISE 

hommes  volus  avec  du  longues  queues  :  nous  les  ferons  disséquer 
tout  vivants,  sans  préiendre  pour  cela  connaître  mieux  la  nature 
de  Tàme  ({uc  nous  ne  la  connaissons  aujourd'hui  ;  mais  il  est  toujours 
bon,  pour  le  progrès  des  sciences,  d'avoir  de  grands  hommes  à  dis- 
séquer. 

A  regard  du  trou  que  nous  voulions  percer  jusqu'au  noyau  de  la 
terre,  nous  nous  désistons  formellement  de  cette  entreprise  ;  car 
quoique  la  vérité  soit  au  fond  d'un  puits,  ce  puits  serait  trop  diffi- 
cile à  faii  e.  Les  ouvriers  de  la  tour  de  Babel  sont  morts  ;  aucun  ne 
veut  se  ctiarger  de  notre  trou  parce  que  Touverlure  serait  un  peu 
trop  grande  et  qu'il  faudrait  excaver  au  moins  toute  l'Allemagne... 
Ainsi  nous  laisserons  la  face  du  monde  telle  quelle  est;  nous  nous 
défierons  de  nous-mêmes  toutes  les  fois  que  nous  voudrons  creuser, 
et  nous  nous  arrOlcrons  constannnent  à  la  superficie  des  choses.  » 

Le  Président  perpétuel  fut  maladroit  en  cette  circonstance. 
De  ([uoi  se  plaignait-il  ?  X'oltaire  était  chassé,  tandis  qu'il 
l'cstait,  lui,  sur  le  champ  de  victoire.  Il  crut  que  c'était  trop 
peu,  et  il  provoqua  \'ollaire  en  duel.  Fatale  imprudence  qui 
lui  valut  une  nouvelle  dégelée  de  brocards.  La  réponse  de 
Voltaire  ne  se  fit  pas  attendi-e.  Ce  fut  un  placard  qui  fut  affi- 
ché dans  le.s  rues  de  Leipzick  : 

«  Un  quidam  ayant  écrit  ujie  lettre  à  un  habitant  de  Leipzick  par 
laquelle  il  menace  ledit  habitant  de  l'assassiner  et,  les  assassinats 
étant  visiblement  contraires  aux  privilèges  de  la  Foire,  on  prie  tous 
et  chacun  de  donner  connaissance  dudit  quidam,  quand  il  se  présen- 
tera aux  portes  de  Leipzick.  C'est  un  philosophe  qui  marche  en 
raison  composée  de  l'air  distrait  et  de  l'air  précipité,  fœil  rond  et 
petit,  ot  la  perruque  de  même,  le  nez  écrasé,  la  physionomie  mau- 
vaise; ayant  le  visage  plein  et  fesprit  plein  de  lui-même,  portant  tou- 
jours scalpel  en  poche  pour  disséquer  les  géants  de  haute  taille.  Ceux 
qui  en  donneront  connaissance  auront  mille  ducats  de  récompense  assi- 
gnés sur  les  fonds  de  la  \ille  latine  (pie  ledit  quidam  fait  bAlir,  ou 
sur  la  prernière  comète  d'or  et  de  diamant  qui  doit  tomber  inces- 
samment sur  la  terre,  selon  les  prédictions  dudit  quidam  philosophe 
et  assassin.  » 

En  outre,  Maupertuis  reçut  celte  lettre  ouverte  du  docteur 
Akakia  : 

«  Monsieur  le  Président, 

«  J'ai  reçu  la  lettre  dont  vous  m'honorez.  Vous  m'apprenez  rpie 
vous  vous  portez  bien,  que  vos  forces  sont  entièrement  revenues  et 
que  vous  me  menacez  de  venir  m'assassiner...  Quelle  ingratitude 
envers  votre  pauvre  médecin  Akakia  !  Ce  procédé  n'est  ni  d'un  pré- 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  l«J 

si<]»nf  crAcadômie,  ni  d'un  bon  chrétion  toi  qiio  vous  Mes.  Je  vous 
friis  mon  coniplimont  sur  votre  bonne  santé  ;  mais  je  n'ai  pas  tant  de 
Urre  que  vous.  Je  suis  au  lit  depuis  quinze  jours  et  je  vous  prie  de 
•  îifférer  la  petite  expérience  de  physique  que  vous  voulez  faire!  Mais 
«fingiv.  que  je  ne  suis  pas  un  géant  des  terres  Australes  et  que  mon 
^er^eaa  est  si  petit  que  la  découverte  de  ses  fibres  ne  vous  donnera 
riuruno  notion  de  l'unie.  De  plus,  si  vous  me  tuez,  ayez  la  bonté  do 
,  ous  souvenir  que  M.  de  La  Beaumelle  m'a  promis  do  me  poursuivre 
jiisqn'aux  enfers  ;  il  ne  manquera  pas  do  m'y  aller  chercher  ;  quoique 
le  Iruu  qu'on  doit  creuser  par  votre  ordre  jusqu'au  centre  de  la 
Ir'rre  et  qui  doit  mener  tout  droit  en  enfer,  ne  soit  pas  encore  com- 
mencé, il  y  a  d'autres  moyens  dy  aller  et  il  se  trouvera  (jue  je 
>erai  malmené  dans  l'autre  monde,  comme  vous  m'avez  persécuté 
flans  c-elui-ci.  Voudriez-vous,  Monsieur,  pousser  l'animosité  si  loin  ? 

t<  Ayez  encore  la  bonté  de  faire  une  petite  attention  :  pour  peu  qu(^ 
\ijus  vouliez  exaller  votre  àmo  pour  voir  clairement  l'avenir,  vous 
verr-z  qiie  si  vous  venez  m'assassiner  ù  Leipzick,  où  vous  n'êtes 
1  as  plus  aimé  qu'ailleurs,  et  où  votre  lettre  est  déposée,  vous  courez 
quelque  riscpie  d'être  pendu,  ce  qui  avancerait  trop  le  moment  do 
vdlrr»  maturité  et  serait  peu  convenable  à  un  président  d'Académie. 

'•  Au  reste,  je  suis  encore  bien  faible  ;  vous  me  trouverez  au  lit 
♦•t  je  ne  leurrai  (|uc  vous  jeter  à  la  tête  ma  seringue  et  mon  pot  do 
I  hainbre:  mais  dès  que  j'aurai  un  peu  de  force,  je  ferai  (4iarger  mes 
pistolets  «  cum  pulvere  pyreo  »  et,  en  multipliant  la  masse  par  le 
*<iiTé  de  la  vitesse  jusqu'à  ce  que  l'action  et  vous  soyez  réduits  à 
zéro,  je  vous  mettrai  du  plomb  dans  la  ceiTelle  ;  elle  parait  en 
avoir  besoin. 

il  II  sera  triste  pour  vous  que  les  Allemands  aient  inventé  la  poudre, 

tomrne  vous  devez  vous  plaindre  qu'ils  aient  inventé  l'imprimerie. 

u  Adieu,  mon  cher  Président. 

«  .\kakia  ». 

»  P. -S.  —  Comme  il  y  a  ici  cinquante  h  soixante  personnes  qui  ont 
Iiris  la  liberté  de  se  moquer  prodigieusement  de  vous,  elles  demandent 
quel  jour  vous  prétendez  les  assassiner.  » 


l-^rédéric  II  sonj^eait.  Il  se  disait  que  Voltaire  était  un 
homme  terrible,  qui  pourrait  bien  se  moquer  du  roi  comme 
il  avait  bafoué  l'académicien,  qui  ne  respectait  rien  et  qui 
avait  Fa  vengeance  prompte.  Il  Touilla  aussitôt  tous  ses  pa- 
piers pour  s'assurer  que  le  vieillard  malin  n'avait  pas  em- 
porlé  les  fameuses  poésies  royales,  dont  il  avait  (:ons<ien(  e 
jjii'il  était  si  facile  de  se  moquer  à  peu  de  frais.  Ses  [)ressen- 
titnents  étaient  vrais.  Voltaire  avait  emporté  un  volume  de 
vers  de  Sa  Majesté,  «  linge  sale  laissé  pour  compte  au  blan- 
chisseur »!  Ce  fut  une  alerte,  et  le  roi  prit  peur  du  ridicule.  A 


20  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

franc  êtrier   il  expédia  un   agent  pour  rejoindre  le  fugitif 
et  lui  redemander  le  précieux  manuscrit. 

Quand  Voltaire  arriva  à  Francfort,  fin  mai  1753,  le  rési- 
dent prussien,  Freytag,  vint  aussitôt  le  trouver  à  son  hôtel  et 
lui  donna  ordre  de  ne  pas  sortir  avant  d'avoir  rendu  les  poé- 
sies. Voltaire  reconnaît,  en  effet,  avoir  gardé  ce  cahier,  comme 
souvenir.  Il  le  rendra  puisqu'on  l'exige.  Mais  ce  volume  se 
trouve  dans  ses  bagages,  qui  sont  encore  à  Leipzick.  Voilà 
donc  le  philosophe  claquemuré  et  gardé  à  vue  dans  Franc- 
fort, où  sa  nièce,  Mme  Denis,  accourt  le  rejoindre.  L'agoni 
Freytag  esl  brutal,  insolent  ;  il  met  des  soldats  de  faction 
dans  la  chambre  de  Voltaire  ;  il  en  met  dans  la  chambre  de 
Mme  Denis.  Le  prisonnier  ne  peut  aller  que  sous  escorte  aux 
endroits  les  i>Uis  privés.  Au  bout  de  quinze  jours,  il  s'énerve, 
il  s'emporte,  il  s'exaspère,  brandit  un  pistolet  et  s'évade. 
On  le  rattrape  aussitôt,  on  lui  fait  réintégrer  J'hôtel.  Enfin 
les  bagages  arrivent  de  Leipzick,  et  le  livre  de  poéshie,  comme 
disait  Freytag,  est  retrouvé. 

Mais  Voltaire  n'est  pas  au  bout  de  ses  peines.  Il  s'est 
évadé  :  il  faut  une  sanction  à  cette  tentative  frauduleuse.  En 
outre,  il  y  a  la  note  d'hôtel  et  les  frais  de  justice  à  payer. 
Le  pauvre  prisonnier  se  débat,  se  démène.  Le  chemin  est 
long  de  Francfort  à  Potsdam,  et  les  courriers  n'en  finissent 
pas.  Il  écrit  à  Frédéric,  il  écrit  à  la  margrave  dé  Bayreuth, 
il  écrit  à  l'empereur  d'Allemagne,  Francfort  étant  ville  im- 
périale. Enfin,  ruiné,  dépouillé,  meurtri,  il  repart,  pestant 
contre  tous  en  général  et  en  particulier  contre  son  an- 
cien ami  Frédéric,  qui  désapprouva  du  reste  plus  lard  la 
brutalité  de  Freytag. 

Ainsi  finissait  par  des  coups,  l'amicale  idylle  commencée 
avec  tant  de  charmants  sourires. 

"Voltaire  n'a  pas  subi  l'influence  allemande.  C'était  alors 
l'Allemagne  qui  subissait  l'influence  française.  Il  dut  seule- 
ment à  ce  séjour,  chez  un  prince  incrédule,  et  au  milieu 
de  matérialistes  avérés,  de  pouvoir  s'affirmer  comme  lapôtre 
de  la  libre-pensée  et  de  tout  dire  librement.  Mais  il  écrivit 
peu  pendant  les  années  de  Potsdam  :  elles  n'ont  profité  ni  à 
lui  ni  à  nous. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE         '  21 

Où  allail-il  se  fixer? 

A  Paris,   le  séjour  était  trop  dangereux. 

Il  songea  à  l'Alsace.  Mais  les  Jésuites  y  étaient  tout-puis- 
sants.  11  leur  fit  des  concessions  et  des  avances,  se  confessa, 
communia  pour  gagner  leurs  bonnes  grâces,  en  s  excusant 
d'ailleurs  assez  hypocritement  sur  la  nécessité  pour  le 
diable  d'aller  à  la  messe  quand  il  est  en  terre  papale.  Malgré 
tout,  on  lui  fil  grise  mine.  11  passa  en  Suisse.  Il  obtint, 
rjuoiqu'il  f.iil  défendu  aux  catholiques  d'acquérir  du  terrain, 
Taulorisation  de  louer  une  propriété  à  Monrion.  Il  fut  ravi 
de  ce  climat,  il  acheta  une  maison  à  Lausanne,  et  il  chanta 
la  Suisse. 

•*  Cent  jardins  sont  au-dessous  de  mon  jardin.  Le  grand  mi- 
roir du  lac  les  baigne.  Je  vois  toute  la  Savoie  au  delà  de  cette 
petite  mer,  et,  par  delà  la  Savoie,  les  Alpes  qui  s'élèvent  en 
amphithéâtre  et  sur  lesquelles  les  rayons  du  soleil  forment 
mille  accidents  de  lumière.  M.  des  Alleurs  n'avait  pas  une 
plus  belle  vue  à  Conslantinople.  Dans  celte  douce  retraite,  on 
ne  regrette  point  Polsdam.  » 

11  habita  Lausanne  en  hiver.  L'été,  il  allait  près  de  Genève, 
à  sa  campagne  des  Délices,  qu'il  célébra  en  vers  enthousiastes. 
Il  acquit  deux  autres  propriétés  encore  :  Ferney  (France)  et 
Tournay,  une  comté  avec  droit  de  haute  et  basse  justice.  Il 
était  ainsi  à  l'abri  des  hasards.  Etail-il  inquiété  en  France? 
il  passait  en  Suisse.  Le  clergé  de  Suisse  le  menaçait-il?  Il 
revenait  en  France.  C'était  ce  qu'il,  appelait  jouer,  suivant 
les  circonstances,  des  pattes  de  devant  ou  des  pattes  de  der- 
rière. 

C'est  une  charmante  excursion  qu'une  visite  des  environs 
de  Genève,  sur  les  collines  des  deux  rives  du  lac,  couvertes 
de  villas  et  de  jardins  verdoyants.  Le  souvenir  de  Voltaire  y 
est  présent  encore.  Sur  la  rive  droite,  ce  sont  les  Délices,  la 
Campagne  Tronchin  ;  en  face,  sur  l'autre  rive,  les  Eaux-Vives 
et  la  villa  Deodati,  qui  rappelle  le  nom  d'un  ami  du  grand 
homme.  Par  Sacconex,  on  arrive  à  Ferney. 

On  visite  beaucoup  la  villa  de  Voltaire,  et  chaque  jour, 
en  été,  un  tramway  Fcrney-Genève  dépose  devant  la  grille 
des  touristes  des  deux  mondes. 


22  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRAxXÇAlSE 

Le  pays  et  la  vue  sont  à  souhait.  Voltaire  a  eu  le  sens  de 
la  poésie  de  la  nature,  el  par  le  choix  de  ses  résidence^  et 
par  les  éloges  qu'il  a  écrits. 

De  son  jardin,  on  voyait  les  Alpes,  le  lac,  la  ville  de 
Genève  et  ses  environs,  qui  sont  forts  riants.  Il  disait  :  //  is 
a  beaulilul  prospect  (c'est  un  beau  coup  d'œil).  Il  prononçait 
ces  mots  «  assez  bien  »,  assure  l'Anglais  Sherlock  à  qui  ils 
iurefit  dits. 

Il  eut  un  théâtre,  fit  jouer  et  joua  ses  œuvitîs,  invita  les 
pasteurs  à  ses  représentations,  et  remua  tqute  cette  austère 
population.  Il  y  ^ut  des  protestations.  Quand  il  se  fixa  dé- 
finitivement à  Ferney,  sa  mauvaise  réputation  l'avait  pré- 
cédé à  Genève. 

La  haute  société  vint  à  ses  spectacles. 

Cramer  l'éditeur  était  l'Orosmane  de  Mme  Denis,  qui  fai- 
sait Zaïre. 

C'étaient  les  grands  jours  quand  Lekain,  quand  Clairon 
jouaient.  Alors  Voltaire  ne  prenait  pas  de  rôle,  mais  il  al- 
lait s'asseoir  au  fond  de  la  scène,  afin  d'être  visible  de  tous 
les  points  de  la  salle. 

Mais  le  peuple  et  le  clergé  grondaient.  \'o!taire,  gui  s'af- 
fubla dès  ce  moment  de  sobriquets  variés:  le  Vieux  de  la 
.Montagne,  le  Vieillard  du  Mont-Jura,  le  Patriarche  de  Fer- 
ney, railla  la  pudibonderie  des  Genevois,  cagots  prédicants, 
grenouilles  du  lac.  Son  ami  d'Alembert  le  vint  voir,  à  son 
retour  à  Paris  il  écrivit  dans  VEncyclopédie  l'article  Genève, 
el  il  osa  blâmer  les  Genevois  de  n'aimer  pas  assez  le  théâtre. 
Porter  un  pareil  coup  à  des  calvinistes  !  c'était  offensant. 
Jean-Jacques  Rousseau  releva  l'inconvenance  et  composa  sa 
Leltre  contre  les  Spectacles,  inspirée  par  une  fièvre  d'aus- 
tère sévérité.  Il  poursuivit  dès  lors  en  Voltaire,  le  corrup- 
teur de  sa  ville  honnête.  Il  lui  déclara  : 

—  Je  ne  vous  aime  pas,  Monsieur...  \  ous  avez  perdu  Ge- 
nève...  Je  vous  hais... 

Voltaire  haussa  les  épaules  : 

—  11  est  devenu  tout  à  fait  fou,  c'est  dommage! 

Et  il  dauba  sur  la  Nouvelle  Iléloïse  par  représailles.  Quant 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRAXÇAKSE  23 

aux  Genevois,  ils  furent  étrillés  dans  le  poème  comique  :  La 
(iuerre  de  Genève, 

Cependant  sa  collaboration  à  \  Encyclopédie  comme  <(  sim- 
{»le  garçon  »,  sa  lutte  au  nom  de  la  libi-e-pensée  contre  le 
clergé,  contre  Lefranc  de  Pompignan,  poète  Montalbanais, 
sur  qui  Voltaire  fit  pleuvoir  une  grêle  de  pamphlets  fort 
ilrôles,  les  quand,  les  oui,  les  non,  les  quoi  ;  contre  le  P.  Ber- 
Ihier  et  le  Journal  de  Trévoux,  contre  l'Eglise,  contre  la  com- 
munion qu'il  fit  par  comédie  en  l'appelant  «  un  déjeuner  ^) 
de  «  frère  Voltaire,  capucin  indigne  »  ;  ses  généreuses  ten- 
tatives en  faveur  de  victimes  ma^lheureuses  de  l'intolérance, 
("alas,  Sirven,  Labarre,  Montbailly  dont  les  procès  racontent 
les  drames  horribles;  sa  défense  de  la  mémoire  de  Lally-Tol- 
lendal  qu'il  fit  réhabiliter:  la  suppression  de  l'esclavage  des 
serfs  de  Saint-Claude  ;  ses  charges  ardentes  contre  tous  les 
abus  et  pour  toutes  les  libertés,  occupaient  cette  existence  la 
plus  active  et  la  plus  remplie  qui  soit. 

11  répa'ndait  les  bienfaits  autour  de  lui,  dotait  les  jeimes 
filles  i»auvres,  recueillit  une  pelite-iiiêro  de  Corneille,  trou- 
vée à  Paris  ])ar  le  poète  Lebrun,  la  lit  élever,  instruire,  et 
écrivit  un  assez  mauvais  Commenlaire  de  Corneille,  dont  h; 
produit  fut  sa  dot,  cpiand  il  maria  «  Mademoiselle  Rodogune  ». 

Il  vivait  dans  les  alarmes,  et  celles-ci  n'étaient  point  tout 
à  fait  chiméri(jues  à  l'époque.  Ouand  il  corrigea  les  épreu- 
ves de  ses  œuvres  complètes  en  1775,  il  adoucit  bien  des 
choses,  notamment  de  ce  qui  concernait  le  Parlement,  dont 
ravo<:al  générail  Séguier  était  terrible.  Mme  Suard  raconte  : 

♦■  —  11  m'a  dit  que  M.  Séguier  était  venu  le  voir  en  passant 
à  Ferney,  il  y  a  î>eu  d-e  temps  :  u  et  là,  madame,  à  la  place 
que  vous  occuihîz  (jetait?  assise  auprès  de  son  lit),  ce  Séguier 
m'a  menacé  de  me  dénoncer  à  son  corps,  qui  me  ferait  brû- 
ler, s'il  me  tenait.  —  Monsieur,  ils  n'oseraient.  —  Et  qui  les 
empêcherait  ?  —  Votre  génie,  votre  âge,  le  bien  que  vous 
avez  fait  à  Thumanilé,  le  cri  de  l'Europe  entière  ;  croyez  que 
tout  ce  qui  existe  d'honnête,  tout  ce  que  vous  avez  rendu 
humain  et  tolérant  se  soulèverait  en  votre  faveur.  —  Eh  !  ma- 
dame, on  viendrait  me  voir  brûler,  et  on  dirait  peut-être  le 
.soir  :  C'est  pourtant  bien  dommage.  » 


24  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Un  visiteur  se  rappelait  en  1769,  ces  détails  sur  la  santé 
du  septuagénaire  : 

—  Il  devient  furieux  quand  on  lui  dit  qu'il  se  porte  bien.  Vous 
savez  qu'il  a  la  manie  d'être  malade  depuis  quarante  ans  ;  elle  ne 
fait  qu'augmenter  avec  l'âge  ;  il  se  prétend  investi  de  tous  les  fléaux 
de  la  vieillesse  ;  il  se  dit  sourd,  aveugle,  podagre.  Vous  allez  en  juger. 
Le  premier  jour  que  j'arrivai,  il  me  fit  ses  doléances  ordinaires,  me 
détailla  ses  infirmités.  Je  le  laissai  se  plaindre,  et  pour  vérifier  par 
moi-même  ce  qui  en  était,  dans  xme  pt'omenade  queinous  fîmes  ensemble 
dajis  le  jardin  tête-à-tête,  je  baissai  sensiblement  la  voix,  au  point 
d'en  venir  à  ce  ton  bas  et  humble  dont  on  parle  aux  ministres  ou 
aux  gens  qu'on  respecte  le  plus.  Je  me  rassurai  sur  ses  oreilles. 
Ensuite  sur  les  compliments  que  je  lui  faisais  de  la  beauté  de  son 
jardin,  de  ses  fleurs,  etc.,  il  se  mit  à  jurer  après  son  jardinier  (jui 
n'avait  aucun  soin,  et  en  jurant  il  arrachait  de  temps  en  temps  de 
petites  herbes  parasites,  très  fines,  très  déliées,  cachées  sous  les 
feuilles  de  ses  tulipes,  et  que  j'avais  toutes  les  peines  du  monde  à 
distinguer  de  ma  hauteur.  J'en  conclus  que  M.  de  Voltaire  avait 
encore  des  yeux  très  bons  ;  et  par  la  facilité  avec  laquelle  il  se  cour- 
bait et  se  relevait,  j'estimais  qu'il  avait  de  même  les  mouvements 
très  souples,  les  ressorts  très  liants,  el  qu'il  n'était  ni  sourd,  ni 
aveugle,  ni  podagre.  Il  est  inconcevable  qu'un  homme  aussi 
ferme  et  aussi  philosophe  ait  sur  sa  santé  les  frayeurs  çt  les  ridi- 
cules d'un  hypocondre  ou  d'une  femmelette. 

Voltaire  était  alors  à  Tapogée  de  sa  gloire.  Au  physique, 
il  fut  tel  que  Houdon  Ta  immortalisé,  sec,  mince,  avec  un 
sourire  malin  et  des  yeux  où  brillait  une  flamme. 

«  Tous  les  portraits  et  tous  les  bustes  de  M.  de  Voltaire,  dit 
Mme  de  Genlis,  sont  très  ressemblants,  mais  aucun  artiste 
n'a  bien  rendu  ses  yeux  ;  je  m'attendais  à  les  trouver  bril- 
lants el  remplis  de  feu  ;  ils  sont  en  effet  les  plus  spirituels 
que  j'aie  vus,  mais  ils  ont,  en  même  temps,  quelque  chose 
de  velouté  et  une  douceur  inexprimable  ;  l'âme  de  Zaïre  est 
tout  entière  dans  ces  yeux-là  ;  son  sourire  et  son  rire,  extrê- 
mement malicieux,  changent  tout  à  fait  cette  charmante  ex- 
pression. Il  est  fort  cassé,  et  sa  manière  gothique  de  se  met- 
tre le  vieillit  encore.  Il  a  une  voix  sépulcrale  qui  lui  donne 
un  ton  singulier,  d'autant  plus  qu'il  a  l'habitude  de  parler 
excessivement  haut  quoiqu'il  ne  soit  pas  sourd  ». 

Quand  Marmontel  arriva  aux  Délices  en  1760  avec  son 
ami  Gaulard,  Voltaire  était  au  lit  et  leur  dit  : 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE   FR.ANÇAISE  25 

—  Vous  me  trouvez  mourant  ;  venez-vous  me  rendre  la 
vie  ou  recevoir  mes  derniers  soupirs? 

Gaulard  fut  effrayé.  Mais  Marmontel,  qui  avait  cent  fois 
enlendu  dire  à  Voltaire  qu'il  se  mourait,  le  rassura. ^Voltaire 
leur  parle  aussitôt  d'un  de  ses  'hôtes  du  jnoment,  le 
chanteur  de  l'Ecluse  : 

—  Si  vous  le  connaissez,  vous  avez  entendu  cette  chan- 
son du  Rémouleur  qu'il  joue  et  qu'il  chante  si  bien. 

El  à  l'instant  voilà  Voltaire  imitant  l'Ecluse,  et  avec  ses 
bras  nus  et  sa  voix  sépulcrale,  jouant  le  Rémouleur  et  chan- 
tant la  chanson  : 

Je  ne  i>ais  où  -la  mettre, 
Ma  jeune  fillette, 
Je  ne  sa's  on  la  meltre, 
Car  on  mêla  che... 

«  Nous  rions  aux  éclats  ;  et  lui  toujours  sérieusement  :  «  Je 
rimite  mal,  disait-il,  c'est  M.  de  l'Ecluse  qu'il  faut  entendre; 
et  sa  chanson  de  la  Pileuse  !  et  celle  du  Postillon  !  et  la  que- 
relle des  Ecosseuses  avec  Vadé  !  c'est  la  vérité  même.  Ah  ! 
vous  aurez  bien  du  plaisir.  Allez  voir  Mme  Denis.  Moi,  tout 
malade  que  je  suis,  je  m'en  vais  me  l€|ver  pour  dîner  avec 
vous.  Nous  mangerons  un  ombre-chevalier  et  nous  enten- 
drons M.  de  l'Ecluse.  Le  plaisir  de  vous  voir  a  suspendu 
mes  maux,  et  je  me  sens  tout  ranimé.  » 

Voilà  Jes  maladies  de  cet  éternel  moribond. 

Il  avait  une  manière  de  prononcer  «  lente  et  coupée  »,  dit 
BetlineUi.  La  voix  était  forte.  Mme  de  Genlis  en  tremblait  : 

c<  On  se  met  à  table,  et  pendant  tout  le  dîner,  M.  de  Voltaire 
ne  fui  rien  moins  qu'aimable  :  il  eut  toujours  l'air  d'être  en 
colère  contre  ses  gens,  criant  à  tue-tête,  avec  une  telle  force 
qu'involontairement  j'en  ai  plusieurs  fois  tressailli  ;  la  salle 
à  manger  est  très  sonore,  et  sa  voix  de  tonnerre  y  reten- 
tissait de  la  manière  la  plus  effrayante.  » 

Très  nerveux  et  irritable,  il  bousculait,  quand  il  perdait 
aux  échecs,  son  partenaire,  un  ex-jésuite,  le  père  Adam  dont 
il  disait  que  ce  n'était  pas  le  premier  homme  du  monde. 
Attaqué  ou  parodié,  il  se  défendait  avec  rage,  visant  cha- 
cun et  faisant  le  tintamarre.   Le  nombre   de  ses  querelles 


20  HISTOIRE   DE  L\   LITTÉRATl  RE   FRANÇAISE 

est  grand  :  avec  J.-B.  Rousseau,  à  qui  il  décochait  des 
épigrammes  et  un  poème  La  Crépinade  (le  père  de  J.-B.  était 
cordonnier)  ;  avec  Crébillon,  dont  il  refaisait  les  pièces  et 
«  raccommodait  les  moules  »  ;  contre  Piron,  qui  eut  autant 
d'esprit  que  lui  ;  avec  Montesquieu  (jui  trouvait  Voltaire  seu- 
lement c(  joli  »,  et  se  vengeait  de  Topinion  de  ce  rival  qui 
avait  appelé  YEspril  des  Lois  a  de  Tespril  sur  les  lois  »  ;  con- 
tre Tabbé  Desfontàines,  le  sycophante  qui  s'excusait  en,  di- 
sant : 

—  Il  faut  bien  que  je  vive! 

—  Je  n'en  vois  pas  la  nécessité,   lui  répondit-on. 

Il  était  terrible  pour  ses. ennemis,  Fréron,  Sabatier,  Le 
Franc  de  Pompignan  qu'il  criblait  de  malices  quotidiennes, 
en  disant  : 

—  Mon  médecin  m'ordonne  de  courre  une  heure  ou  deux, 
tous  les  matins,  le  Pompignan,  par  exercice. 

Et  chaque  jour  c'était  une  nouvelle  facétie. 

Avec  Piron  (I)^  surtout,  la  lutte  fut  chaude  ;  Voltaire  redou- 
tait ce  diable  d'homme  aux  réparties  explosives,  qui  n'avait 
(fu'un  ridicule,   celui  d'avoir  osé  dire  : 

((  Voltaire  travaille  en  marqueterie,  et  moi,  je  coule  en 
bronze.  » 

Ln  autre  adversaire  plus  acharné,  était  Jean  Fréron  [2). 
un  ancien  régent  des  Jésuites,  qui  devint  dii*ecteur  de 
r  «  Année  littéraire  ».  Il  osa  seul  tenir  tête  à  l'armée  des  en- 
cyclopédistes. Ce  fut  une  polémique  mémorable,  une  lutte 
épique  qui  dura  vingt-deux  ans.  Fréron  n'avait  pas  le  génie 
de  Voltaire,  mais  c'était  un  fin  critique,  courageux  et  mor- 
dant; il  était  fait  pour  la  guerre  de  libelles,  et  savait,  en  frap- 
pant dur,  garder  l'apparence  de  l'urbanisé.  Ses  rivaux  Vol- 
taire, Diderot,  le  froid  d  Alembert  lui-même,  excédés  d'être 
harcelés  par  lui,  le  couvraient  d'injures,  au  lieu  de  discuter. 
Fréron  eut  presque  toujours  le  beau  rôle.  «  Tout  ce  que  la 
haine  a  de  fiel,  disait  Jules  Janin,  tout  ce  que  la  rage  a  de 
venin,  tout  ce  que  la  langue  des  halles  a  d'insokntes  injures, 
tout  ce  que  des  crocheteurs  pris  de  vin,  tout  ce  que  des  femmes 

(1)  Cf.  p.  356  sq. 

(2)  1719-1776. 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATLRE   FRANÇAISE  27 

cic  Ja  halle  brûlées  do  soif  peuvent  trouver  dans  leurs  gosiers 
desséchés  d'horribles,  de  sales  et  infâmes  mensonges,  tout 
cela  a  été  prodigué  et  versé  à  plein  vase  sur  la  tôte  de  Fré- 
ron,  le  journaliste  )>.  Voltaiie  le  caricatura  dans  sa  comé- 
die de  VEcossaîse^  et  dans  sa  satire  du  Pauvre  Diable;  Diderot 
rot,  faisant  sur  le  titre  du  journal  de  Fréron  un  pâle  jeu  de 
mots  rappelait  V  o  Ane  littéraire  ».  Voltaire  trouvant  l'idée 
heureuse,  fit  préparer  pour  la  première  page  d'un  libelle 
dirigé  contre  lui,  une  silhouette  d'aliboron.  Fréron,  plus  spi- 
rituel, se  contenta  d'annoncer  dans  son  journal  «  Un  livre 
nouveau  par  M.  de  Voltaire,  orné  du  portrait  de  l'auteur  », 
et  Voltaire  eut  tort.  Il  dut  supprimer  son  frontispice. 

Le  patriarche  de  Ferney  finit-il  par  rendi-e  justice  à  son 
irréconciliable  ennemi  ?  Un  jour  qu'un  Allemand  qui  se  ren- 
dait à  Paris  lui  demandai!  de  lui  désigner  quelqu'un  qui 
pût  lui  donner  une  idée  de  la  littérature  de  l'époque,  Vol- 
taire aurait  répondu  :  ^<  Ma  foi,  lout  bien  pesé,  je  ne  connais 
(jue  ce  coquin  de  Fréron  ».  Une  autre  fois,  au  milieu  du 
souper,  un  coup  de  sonnette  interrompt  les  convives.  Quel- 
qu'un demande  à  Voltaire  :  u  Que  feriez-vous  si  c'était  Fré- 
ron ?  »  —  «  Ce  que  je  ferais,  répliqua  Voltaire,  rouge  de 
colère,  je...  »  mais  soudain  se  radoucissant  :  «  Je  l'inviterais 
à  diner  avec  moi.  et  je  lui  donnerais  le  meilleur  lit  de  la 
maison  ». 

Malgré  la  supériorité  numériiiue  <le  ses  adversaires,  et 
malgré  M.  de  Malesherbes  (|ui  les  protégeait,  Fréron  tint  la 
rampagne  jusqu'en  1776.  A  cette  date,  on  l'avertit  que  le 
privilège  de  son  journal  étail  supprimé:  il  eut  un  tel  saisisse- 
ment qu'il  en  mourut. 

Jean  Fréron  dans  son  <(  Année  Littéraire  »  attaquait  Vol- 
taire; il  eut  lieu  de  s'en  repentir.  Il  fut  criblé  d'épigrammes, 
et   <:elle-ci  est  bien  connue: 

Certain  jour,  au  fond  d'un  vallun, 
Un  soiponl  piqiin  .Iran  Frrron. 
Que  pensez-vous  qu'il  arriva? 
Ce  fut  le  sorpenl  qui  rr«'va. 

Voltaire  en  fit  le  héros  odieux  de  sa  comédie:  Le  Calé  ou 


28  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

V Ecossaise,  sous  le  nom  de  Wasp,  ou  Frelon.  Un  libraire 
ayant  par  malice  encadré  dans  un  frontispice  le  portrait  âe 
Voltaire  avec  celui  de  ses  deux  ennemis  :  La  Beaumelle  et 
Fréron,  le  malin  philosophe  rima  ce  quatrain  : 

Le  Jay  vient  de  mettre  Voltaire 
Entre  Labeaumelle  et  Fréron. 
Ce  serait  vraiment  un  Calvaire 
S'il  s'y  trouvait  un  bon  larron. 

Il  avait  des  préjugés  et  de  la  passion  non  seulement  contre 
les  gens,  mais  contre  des  f>euples,  contre  des  pays.  Il  déles- 
tait l'Espagne,  dont  il  écrivait  : 

«  C'est  un  pays  dont  nous  ne  savons  pas  plus  que  des  parties  les 
plus  sauvages  de  l'Afrique,  et  qui  ne  mérite  pas  la  peine  d'être  connu. 
Si  un  homme  veut  y  voyager,  il  faut  qu'il  porte  son  lit,  etc.  Quand 
il  entre  dans  une  ville,  il  faut  aller  dans  une  rue  pour  acheter  une 
bouteille  de  vin,  un  morceau  de  mulet  dans  une  autre,  il  trouve  une 
table  dans  une  troisième  et  il  y  soupe.  Un  seigneur  français  passait 
par  Pampelune;  il  envoya  chercher  une  broche,  il  n'y  en  avait  qu'une 
dans  la  ville,  et  celle-là  était  empruntée  pour  une  noce.  » 

Ses  haines  étaient  persévérantes  et  vives. 

Dans  ses  lettres  à  d'Alembert,  il  répétait  comme  une  devise 
le  mot  connu  :  Ecrasons  l'Infâme,  c'est-à-dire  TEglise.  Il 
écrivait  cela  en  abrégé  :  Ecr.  lin^. 

Il  n'attaquait  pas  Dieu,  mais  ses  représentants.  A  l'article 
Religion,  dans  le  Dictionnaire  Philosophique,  il  a  écrit  une 
page  de  grande  allure  :  il  se  promène  dans  le  cimetière  des 
victimes  de  la  religion,  et  narmi  les  bienfaiteurs  de  l'huma- 
nité, il  reconnaît  Christ.  Toute  cette  vision  est  d'inspiration 
grandiose,  et  fait  songer  au  Dante.  Hugo  l'avait  oubliée 
quand  il  appela  Voltaire  : 

Ce  singe  de  génie. 
Chez  l'homme  en  mission  par  le  diable  envoyé. 

Il  crut  à  Dieu.  Il  disait: 

Je  ne  puis  songer 
Que  cette  horloge  existe  et  n'ait  point  d'horloger. 

Et  dans  Jenrtiy  il  résumait  sa  pensée: 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  29 

M  Croit-on  avoir  anéanfi  le  maître  pour  avoir  dit  qu'il  a  été 
souvent  mal  servi  ?  » 

Il  faut  ajouter  que  ces  affirmations  étaient  parfois  contre- 
dites par  des  réticences  ou  des  habiletés  dont  un  mot  de  lui, 
rapporté  par  les  Mémoires  secrets,  donne  et  le  ton  et  le 
genre  ;  c'était  pendant  la  visite  de  la  chapelle  à  Ferney  : 

«  11  nous  fit  observer  son  tombeau  à  moitié  dans  l'église, 
à  moitié  dans  le  cimetière  :  <c  Les  malins,  continua-t-il,  di- 
ront que  je  ne  suis  ni  dehors  ni  dedans.  » 

11  s'expliquait  ailleurs  : 

On  m'a  traité  —  dans  vingt  libelles  —  d'homme  sans  religion  : 
une  des  belles  preuves  qu'on  à  apportées,  c'est  que  dans  Œdipe, 
Jocaste  dit  ces  vers  : 

Les  prêtres  ne  sont  point  ro  qu'un  vain  peuple  pense, 
Notre  crédulité  fait  toute  leur  science. 

.  «  Ceux  qui  m'ont  fait  ce  reproche  sont  aussi  raisonnables  pour 
le  moins  que  ceux  qui  ont  imprimé  que  la  Ilenriade,  dans  plusieurs 
endroits,  sentait  bien  son  semi-pélagien.  On  renouvelle  souvent 
celte  accusation  cruelle  d'irréligion,  parce  fjue  c'est  le  dernier  refuge 
des  calomniateurs.  Comment  leur  répondre?  comment  s'en  consoler, 
sinon  en  se  î^ouvenant  de  la  foule  de  ces  grands  hommes  qui,  depuis 
Socrate  jusqu'à  Descartes,  ont  essuyé  ces  calomnies  atroces  ?  Je  ne 
ferai  ici  qu'une  seule  question  :  je  den^ande  qui  a  le  plus  de  reli- 
gion, ou  le  calomniateur  qui  persécute,  ou  le  calonmié  qui  par- 
donne. » 

Il  harcelait  même  les  gens  du  passé  qui  lui  déplaisaient. 

«  On  aurait  dit,  remarque  le  prince  de  Ligne,  qu'il  avait 
quelquefois  des  tracasseries  avec  les  morts  comme  avec  les 
vivants.  » 

Il  avait  mauvais  caractère  et  il  était  diseur  de  bons  mots. 
Il  y  avait  toujours  de  la  gaieté  dans  ses  malices. 
,  «  —  Il  était  mécontent  alors  du  parlement,  et  quand  il  ren- 
contrait son  âne  à  la  porte  du  jardin  :  «  Passez,  je  vous  prie, 
Monsieur  le  Président  »,  disait-il.  Ses  méprises  par  viva- 
cité étaient  fréquentes  et  plaisantes.  Il  prit  un  accordeur  de 
clavecin  de  sa  nièce  pour  son  cordonnier,  et,  après  quantité 
de  méprises,  lorsque  cela  s'éclaircit  :  Ah  !  mon  Dieu,  mon- 
sieur^ un  homme  à  talents!  Je  vous  mettais  à  mes  pieds, 
••est  moi  qui  suis  aux  vôtres.   »  (P,  de  Ligne.) 


30  HISTOIRE   DE  L.V  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Il  riait,  comme  il  pleurait,  selon  le  vent  et  le  caprice.  Cha- 
rpie jour  apportait  sa  part.^  Hier  j'étais  philosophe,  aujour- 
d'hui, je  suis  polichinelle.  » 

Il  avait  de  bons  amis:  D'Argental  <^  son  ange  gardien  », 
Thierot,  Vauvenargues.  Marmontel,  Lekain,  La  Harpe  son 
disciple,  Florian  qu'il  éleva. 

Il  était  nerveux,  sensible,  et  versait  facilement  des  larmes. 

a  II  en  avait  Tusage  familier  et  presque  immodéré  »,  as- 
sure Chabanon.  Cette  sensibilité  lui  fit  embrasser  de  nobles 
causes,  où  il  se  dévoua  au  respect  du  droit,  de  la  justice,  et 
à  la  consolation  de  plus  d'une  misère. 

Il  n'était  pas  artiste.  Le  Prince  de  Ligne,  un  rival 
en  esprit  se  fit  un  plaisir  de  noter  <'  ses  fausses  connais- 
sances, son  manque  de  goût  pour  les  beaux-arts  >. 
On  pourrait  se  défier  de  la  partialité  de  ce  concurrent  qui 
écrivait  avec  modestie  sa  crainte  d'apporter  des  chouettes 
à  Athènes.  «  Ce  que  je  pouvais  faire  chez  M.  de  Voltaire, 
c'était  de  ne  pas  lui  montrer  d'esprit  ».  Mais  d'autres  témoi- 
gnages confirment  Timpéritie  de  A'oltaire  en  art,  comme  cette 
lettre  de  Mme  de  Genlis,  arrivant  à  Fernev  avec  M.  Ott,  un 
peintre  de  Munich  : 

((  —  Nous  voilà  dans  une  antichambre  assoz  nhscure.  M.  Ott  aper- 
çoit snr-le-champ  un  tablfan  et  s'écrie:  (^'csl  un  Corrâgc !  Nous 
approchons;  on  le  voyait  mal,  mais  c'élait  en  effet  un  beau  tableau 
original  du  Corrige,  et  M.  nit  fut  un  peu  scandalisé  qu'on  Teût 
relégué  là... 

M.  Oit  vit  à  l'autre  exlrénnté  du  salon  un  grand  tableau  à  Thuile, 
dont  les  figures  sont  en  denii-nature  ;  un  cadre  superbe,  et  l'hon- 
neur d'être  placé  dans  le  salon,  annonçaient  quelque  chose  de  beau. 
Nous  y  courons,  et,  à  notre  grande  surprise,  nous  découvrons  une 
véritable  enseigne  h  bière,  une  peinture  ridicule  représentant  M.  de 
Voltaire  dans  une  gloire,  tout  entouré  de-  rayons  comme  un  saint, 
ayant  à  ses  genoux  les  Calas,  et  fnulant  aux  pieds  ses  ennemis, 
Fréron,  Pompignan,  etc.,  qui  expriment  leur  humiliation  en  ouvrant 
des  bouches  énormes  et  en  faisant  dfs  grimaces  effroyables.  M.  Ott 
fut  indigné  du  dessin  et  du  coloris,  et  moi  de  la  composition.  »  Com- 
ment peut-on  placer  c(»la  dans  un  salon?  disais-je.  —  Oui,  reprenait 
M.  Ott,  et  quand  on  laisse  un  tableau  de  Corrège  dans  une  vilaine 
antichambre...  )>  Ce  tableau  est  entièrement  de  Tinvention  d'un  mau- 
vais peintre  genevois  qui  en  a  fait  présent  à  M.  de  Voltaire  ;  mais 
iî  me  p<Mraît  inc(ni<'e\able  qwo  ce  dernier  ait.  1<'  iriauvais  goût  d'exposer 
Moinpensement  à  tous  les  yeux  une  lello  platitude.  »> 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  31 

Le  flol  des  curieux  ne  larissail  pas  chez  X'oltaire. 

Les  visites  lui  prenaient  beaucoup  de  temps.  11  lui  en  ve- 
nait de  tous  les  points  de  l'Euro^ie.  \'oltaire  disait,  non  sans 
esprit,  de  tant  de  visiteurs  : 

„  —  Us  sont  le  contraire  de  Don  Quichotte,  qui  prenait  des 
hôtelleries  pour  des  châteaux.  » 

Il  fallait  se  défendre.  Annont.'ail-on  un  visiteur  incommode  : 

—  Vite  !  vite  !  du  Tronchin  ! 
Tronchin  était  son  médecin. 

On  disait  le  grand  homme  malade,  le  visiteur  s'éloignait, 
et  on  reprenait  la  partie  interrompue. 

Un  jour,  un  Anglais  se  présente  et  demande  à  voir  le  phi- 
losophe. 

—  Dites  que  je  suis  malade,  répond  \"oltaire. 
LAnglais  n'en  démord  pas. 

—  Dites  que  je  suis  à  l'agonie. 
Le  visiteur  insiste. 

—  Dites  que  je  suis  mort. 

—  Je  volé  voir  son  cadavre  ! 

—  Dites  que  je  suis  enterré  et  que  le  diable  m'a  emporté. 

Et  TAnglais  dut  s'en  aller,  —  moins  heureux  que  ce  com- 
patriote qui  vint  dans  des  conditions  analogues  voir  Rossini 
à  Paris.  Le  maestro  était  à  ce  moment  sans  sa  perruque,  — 
il  en  avait  trente,  une  pour  chaipie  jour  du  mois,  afin  de 
simuler  la  croissance  naturelk  «les  cheveux  —  avec  une  ser- 
viette pliée  et  atkachée  sur  le  crûne.  Il  était  assis  devant  une 
petite  table  basse  devant  son  armoire  à  glace,  il  écrivait.  Il 
refusa  de  recevoir  son  hôte  importun.  Mais  les  Anglais  sont 
tenaces.  Celui-ci  insista  avec  tant  d'obstination  que  Rossini 
dut  céder: 

—  Qu'il  entre,  dit-il  à  la  lin,  mais  défendez-lui  de  dire  un 
seul  mot. 

L'Anglais  fut  introduit  dans  la  chambre.  Comme  il  ne  bou- 
geait pas,  Rossini  lui  dit  sans  lever  la  tète: 

—  Vous  pouvez  faire  le  tour,   mais  faites  vite  ! 

Et  le  visiteur  tourna  autour  du  maestro  sans  prononcer 
une  parole,  et  il  se  retira  à  reculons,  en  envoyant  des  bai- 
sers. 


\ 


32  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Un  admirateur  dit  un  jour  à  Voltaire,  en  prenant  religieu- 
sement congé: 

«  —  Je  ne  suis  venu  voir  aujourd'hui  que  Sophocle;  je  re- 
viendrai une  autre  fois  présenter  mes  hommages  à  Homère  ; 
puis  ce  sera  le  tour  de  Lucien.  —  Ah  !  monsieur  »,  répliqua 
Voltaire  »,  je  suis  bien  vieux  ;  si  vous  pouviez  faire  toutes  ces 
visites  en  une  fois  !   » 

La  gloire  de  Voltaire  ressemblait  alors  à  un  culte,  à  une 
religion.  On  l'approchait  comme  un  demi-dieu.  Les  hom- 
mages hyperboliques  étaient  son  ordinaire. 

«<  Cet  homme-là,  déclarait  le  chevalier  de  Boufflers,  est  trop 
grand  pour  être  contenu  dans  les  limites  de  son  pays  ;  c'est 
un  présent  que  la  nature  a  fait  à  toute  la  terre.  » 

On  peut  en  croire  ici  Mme  de  Genlis  : 

<c  —  Les  rois  même  n'ont  jamais  été  les  objets  d'une  adula- 
tion si  outrée  ;  du  moins  l'étiquette  défend  de  leur  prodiguer 
toutes  ces  flatteries;  on  n'entre  point  en  conversation  avec  eux, 
leur  présence  impose  silence,  et,  grâce  au  respect,  la  flatterie, 
à  la  Cour,  est  obligée  d'avoir  de  la  pudeur,  et  de  ne  se  mon- 
trer que  sous  des  formes  délicates.  Je  ne  l'ai  jamais  vue  sans 
ménagement  qu'à  Ferney  ;  elle  y  est  véritablement  grotesque.  » 

Pour  comprendre  quelle  adulation  curiale  l'entourait,  il 
faut  lire  la  relation  du  séjour  de  Mme  Suard  à  Ferney  en 
juin  1775  ;  ce  ne  sont  qu'exclamations,  admirations,  génu- 
flexions ;  Mme  Suard  ne  peut  pas  apercevoir  le  Maître,  sans 
se  précipiter  pour  lui  baiser  les  mains  vingt  fois  par  jour,  si 
bien  qu'à  la  fin  Voltaire  lui  demande  son  pied. 

(t  —  Il  revint  plusieurs  fois  dans  le  salon  ce  même  après- 
dîner  :  ma  joie  de  ces  apparitions  inattendues  me  portait  tou- 
jours au-devant  de  lui  ;  toujours  je  lui  prenais  les  mains  et 
je  les  lui  baisais  à  plusieurs  reprises  :  «  Donnez-moi  votre 
pied,  s'écriait-il,  donnez-moi  votre  pied  que  je  le  baise  ». 
Je  lui  présentai  mon  visage.  » 

Il  y  avait  comn>e  un  cérémonial  de  cette  adulation  lau- 
dative. 

Il  était  d'usage  (surtout  pour  les  jeunes  fenunes)  de 
s'émouvoir,  de  pâlir,  de  s'attendrir,  et  même  en  général  de  se 
trouver  mal  en  apercevant  Voltaire;  on  se  précipite  dans  ses 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  23 

bras,  on  balbutie,  on  pleure,  on  est  dans  un  trouble  qui  r«s- 
semble  à  l'amour  le  plus  passionné;  Voilà  rétiquellc  de  la  pré- 
sentation à  Ferney.  JVI.  de  Vollaire  y  est  tellement  accoutumé 
que  le  calme  et  la  seule  politesse  la  plus  obligeante  ne  peu- 
vent lui  paraître  que  de  l'impertinence  ou  de  la  stupidité. 

Il  faut  insister  sur  cette  vanité  énorme  :  car  elle  a  eu  les 
meilleurs  effets.  Habitué  aux  hommages  et  friand  d'égards, 
sensible  aux  attaques,  irritable  devant  la  contradiction,  pé- 
nétré de  son  importance  et  de  sa  respectabilité,  Voltaire  a 
fondé,  établi  et  prouvé  la  dignité  des  gens  de  lettres,  et  après 
lui,  une  race  nouvelle  va  paraître  dans  la  société,  celle  d'écri- 
vains estimés,  placés  par  le  talent,  par  la  gloire  ou  simple- 
ment par  leur  profession,  hors  de  la  portée  des  coups  de  bâton, 
et  au-dessus  des  mépris  de   jadis. 

Par  là,  sexplique  encore  son  goût  pour  les  relations 
royales,  qui  le  flattaient  et  chatouillaient  son  orgueil. 
C'était  la  revanche  de  la  roture,  l'avènement  d'une  nouvelle 
noblesse  de  l'esprit.  Il  courtisait  toutes  les  couronnes  et  ne 
tardait  pas  à  les  traiter  de  pair. 

Christian  VII,  roi  de  DanomaHc,  lui  adressait  les  paroles 
les  plus  flatteuses,  et  recevait  ces  vers  de  Ferney,  après  avoir 
décrété  dans  ses  Etats  la  liberté  de  la  Presse  : 

Monarque  verliieux,  quoique  né  despotique, 
Crois-tu  régner  .sur  moi  de  ton  golfe  Baltique? 
Suis-ji*  lUi  (le  les  sujels  pour  me  traiter  comme  eux, 
l*our  ciinsoler  ma  vie  et  pour  me  rendre  heureux? 

Ue  Catherine  II  de  Russie,  il  écrivait  : 

Je  suis  fort  .salis  fa  il  de  l'augusle  amazone 

Qui  du  gros  Moustapha  vient  d'ébranler  le  trône. 

Et  il  l'appelait:  «  Ma  Cateau  »,  Texcusant  de  ses  crimes, 
de  ses  débauches,  de  ses  attentats  sur  la  Pologne,  parce 
quelle  jouait  ses  pièces.  Il  nommait  aussi  Séniiramis,  Mi- 
nerve du  Noixl,  la  protectrice  de  d'Alemberl,  de  Didei'ot, 
qui  flatta  X'oltaire  par  des  lettres,  des  envois,  des  cadeaux 
de  fourrures.  Elle  «  éclairait  »,  comme  on  dit,  et  le  poète 
remerciait: 

C'est  du  Xord  aujourd'hui  que  nous  vient  la  lumière. 


34  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Il  déplorait  l'aiiutié  perdue  du  grand  Frédéric  IL 

A  la  nouvelle  d'une  victoire  du  roi  de  Prusse,  1758,  Vol- 
taire avait  dit  : 

<(  —  Cet  homme  m  étonne  toujours,  je  suis  fàilic  d'être 
brouillé  avec  lui.  »  Et  il  lâcha  de  s'en  rapprocher. 

Quand  Marmontel  le  vint  visiter  en  1760,  il  écrivit  : 

«  —  M  de  Voltaire  voulut  nous  faire  voir  son  cliôteau  de  Tour- 
nay,  où  était  son  théâtre,  à  un  quart  de  lieue  de  Genève.  Ce 
fut,  Taprès-diner,  le  but  de  notre  promenade  en  carrosse.  Tournay 
était  une  petite  gentilhommière  assei  négligée,  mais  dont  la  vue 
est  admirable.  Dans  le  vallon,  le  lac  de  Genève,  bordé  de  malsons 
de  plfidsance,  et  terminé  par  deux  grandes  viUes  ;  au  delà  et  dans  le 
lointain,  une  chaîne  de  montagnes  de  trente  lieues  d'étendue,  et  ce 
Mont-Blanc  chargé  de  neiges  et  de  glaces  qui  ne  fondent  jamais  : 
telle  est  la  vue  de  Tournay.  Là,  je  vis  ce  pelit  théâtre  qui  lourmen^ 
tait  Rousseau  et  où  Voltaire  se  consolait  de  ne  plus  voir  celui  qui 
était  encore  plein  de  sa  gloire.  L'idée  de  cotte  privation  injuste  et 
t'^Yannique  me  saisit  de  douleur  et  d'ihdîgnation.  Peutrêtrtî  q\ï\] 
s'en  Àpel^ut  î  car,  plus  d'une  fois,  par  ses  réflexions  il  répondit  à 
ma  pensée;  et,  sur  la  route»  en  revenant,  il  me  parla  de  Versailles, 
du  long  séjour  que  j'y  avais  fait,  et  des  bontés  que  Mn\e  de  Pompa- 
dour  lui  avait  autrelois  témoignées.  «  Elle  vous  aime  encore,  lui 
dis'je,  elle  me  Ta  répété  souvent.  Mais  elle  est  faible,  et  n'ose  pas 
ou  ne  peut  pas  tout  ce  qu'elle  veut  ;  car  la  malheureuse  n'est  plus 
aimée,  et  peut-être  elle  porte  envie  au  sort  de  Mme  Denis,  et  vou- 
drait bien  être  aux  Délices.  —  Qu'elle  y  vienne,  dit-il  avec  hans- 
port,  jouer  avec  nous  la  tragédie.  Je  lui  ferai  des  rôles,  et  des  rôles 
de  reine.  » 

Il  regretlail  Paris,  la  Cour,  les  honneurs.  Louis  XV  ne  te- 
nait pas  à  lui.  La  Cour  de  Versailles  poui^suivait  lo  patron 
des  libres-penseurs.  Une  note  secrète  du  ministre  secrétaire 
d'Etat  Berlin,  en  1774,  montre  quel  intérêt  le  gouvernement 
altiichait  à  la  saisie  et  à  la  suppression  des  écrits  de  ce 
terrible  philosophe,  contre  lequel  on  prenait  ces  précautions. 

— «  Le  roi  désire  que  si  Voltaire  vient  à  mourir,  on  fasse 
sur-le-champ  mettre  le  scellé  sur  ses  papiers,  ou  qu'au 
moins  on  en  distraie  tout  ce  qui  pourra  concerner  toutes  cor- 
resi)ondancès  ou  écrits  concernant  les  princes  et  leur  cour, 
minisll^^s  oo^ouvernemenis,  et  en  particulier  la  Cour  ou  gou- 
vernement de  France  ;  comme  aussi  tout  écrit  ou  manuscrit 
concernant  la  religion  et  les  mœurs,  même  ceux  d'histoire. 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  35 

de  littérature  ou  de  philosophie  dans  lesquels  il  larde  toujours 
du  sien.  » 

A  la  mort  de  Louis  XV  (1),  Voltaire  qui  incarnait  l'esprit 
nouveau  était  redevenu  populaire.  Il  désirait  toujours  Paris. 
Il  loua  le  nouveau  roi,  et  saisit  le  premier  prétexte  pour  re- 
vx)ir  la  grande  viJle,  où  il  se  sentait  cette  fois  aimé  et  attendu. 
Il  prit  comme  motif  la  nécessité  de  venir  surveiller  les  répé- 
titions de  sa  nouvelle  tragédie  Irène,  et  il  n'hésita  pas,  mal- 
gré les  avis  de  son  médecin  Tronchin,  à  exposer  la  santé 
de  ses  80  ans  «  pour  un  peu  de  fumée  ».  Il  quitta  Ferney  le 
4  février  1778,  en  plein  hiver.  Le  voyage  fut  un  long  triomphe. 
A  Paris,  il  descendit  chez  Mme  de  Villette,  une  jeune  amie. 
Les  hommages  aussitôt  l'entourèrent.  Des  délégations  de 
l'Académie  Française,  de  la  Comédie-Française,  accoururent 
le  féJiciter  ;  Mme  du  Barry  le  vint  voir  ;  des  princes,  des  sei- 
gneurs le  visitèrent.  , 

Il  y  avait  alors  à  Paris  un  homme  qui  partageait  avec  lui 
la  popularité  la  plus  enthousiaste  ;  c'était  Franklin,  le  vail- 
lant champion  de  l'indépendance  Américaine,  à  qui  l'on  fai- 
sait fête.  Mme   d'Epinay  écrivait  : 

<<  Dès  qu'ils  paraissent,  soit  aux  spectacles,  soit  aux  pro- 
menades, aux  Académies,  les  cris,  les  battements  de  mains 
ne  finissent  plus.  Les  princes  paraissent  :  pas  de  nouvelles. 
Voltaire  éternue;  Franklin  dit  :  Dieu  vous  bénisse  !  et  le  train 
recommence,  w 

Ils  se  renconlrèi^nt  dans  leurs  communs  trioni[)hes.  Fran- 
klin fit  bénir  son  petit-fils  par  le  patriarche,  qui  dit  en  anglais, 
en  posant  les  mains  sur  la  tête  de  l'enfant:  God  and  Liberlv  ! 

Voltaire  était  rayonnant.  Tant  de  gloire  lui  donnait  un  re- 
nouveau de  jeunesse.  Il  accueillait  tout  et  tous,  répondait, 
écrivait,    recevait,. 

Le  lundi  30  mars  fut  sa  grande  journée.  Il  y  eut  séance  en 
son  honneur  à  l'Académie  Française.  De  là  il  se  rendit  au 
théâtre  pour  la  première  représentation  dlrène.  La  foule 
pressait  son  carrosse  au  milieu  d'acclamations  ardentes.  Il 
arrive   au    théâtre,   et  on  l'affuble   d'une    couronne    dorée  ; 

(1)  1774. 


36  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

les  couloirs  sont  remplis  de  monde  ;  tout  Paris  est  là.  On 
n'écoute  point  la  pièce,  et  l'on  n'y  perd  pas  grand'chose;  mais 
la  salle  n'a  d'attention  que  pour  le  héros  du  jour,  qui  se 
penche  avec  complaisance  hors  de  sa  loge.  Le  rideau  se 
relève  sur  un  décor  antique  au  centre  duquel  se  dresse  un 
buste  du  grand  homme  ;  les  comédiens  sont  tous  présents, 
groupés  autour,  et  agitant  des  palmes  ;  une  actrice  s'avance, 
et  peut  à  grand'peine  obtenir  le  silence  pour  réciter  un 
éloge  en  vers.  Tous  les  spectateurs  trépignent,  debout,  dans 
la  fièvre  de  l'ovation.  Le  grand  homme  ravi  s'écrie  : 

—  Vous  m'é^ouffez  sous  les  roses,  vous  voulez  me  faire 
mourir  de  gloire  ! 

Il  est  escorté  jusque  chez  lui  par  un  peuple  en  délire  qui 
dételle  et  tire  sa  voiture.  Il  ne  résista  pas  à  des  émotions 
aussi  violentes,  et  il  eut  peur  de  la  mort,  de  la  vengeance 
des  catholiques,  qui  feraient  jeter  son  corps  à  la  voirie.  Il 
se  résigna,  sans  conviction,  à  recevoir  l'Extrême-Onclion, 
en  disant  : 

—  Quand  on  meurt  à  Surate,  il  faut  tenir  la  queue  d'une 
vache  dans  sa  main. 

La  vie  agitée  qu'il  mena,  sortant  beaucoup,  allant  à 
l'Académie  prendre  part  aux  travaux  du  Dictionnaire  avec 
ses  collègues  qu'il  remerciait  ce  au  nom  de  l'alphabet  >»  et 
qui  lui  rendaient  son  remerciement  au  ((  nom  des  lettres  »  ; 
sa  correspondance  <|u'il  n'interrompit  point  jus(ju'au  dernier 
jour,  l'abus  du  café,  le  mirent  au  plus  bas. 

Le  26  mai  1778,  à  la  nouvelle  que  le  nom  de  Lally  ToUen- 
dal,  iniquement  condamne  en  1766,  était  réhabilité,  il  écri- 
vit au  fils  : 

«  Le  mourant  ressuscite  en  apprenant  cette  grande  nou- 
velle ;  il  embrasse  tendrement  M.  de  Lally;  il  voit  que  le  roi 
est  le  défenseur  de  la  justice:  il  mourra  content.  » 

Deux  jours  après,  il  traçait  d'une  écriture  tremblée  ce  bil- 
let à  son  médecin  Tronchin  : 

((  Votre  vieux  malade  a  la  fièvre.  Son  corps  glorieux  a  les 
jambes  fort  enflées  et  parsemées  de  tachés  rouges.  Il  vou- 
lait ce  matin  se  Iransporter  au  temple  d'Ksculape  ;  il  ne  le 
peut.  » 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  37 

Le  lendemain,  ce  dernier  billet: 

«  Le  patient  de  la  rue  de  Beaune  a  eu  toute  la  nuit  et  a 
encore  des  convulsions  d'une  toux  violente.  Il  a  vomi  trois 
fois  du  sang.  Il  demande  pardon  de  donner  tant  de  peine 
pour  un  cadavre.  » 

Ce  fut  fout.  Il  expira  le  30  mai  1778,  en  disant  à  Tabbé 
Gautier  et  au  curé  de  Saint-Sulpice  qui  l'assistaient  : 

—  Laissez-moi  mourir  en  paix. 

Le  refus  de  sépulture  sur  la  paroisse  de  Saint-Sulpice, 
comme  aussi  dans  Tévêché  d'Annecy,  détermina  la  famille 
à  faire  transporter  le  corps  à  Tabbaye  de  Scellières  en  Cham- 
pagne. Il  fut  ramené  pendant  la  Révolution  au  Panthéon,  en 
1791.  Sa  sépulture  fut  ouverte  en  1814,  mais  non  profanée. 

Sous  l'Empire,  le  Panthéon  ayant  été  rendu  au  culte,  l'ad- 
ministration mit  en  sûreté  les  cercueils  de  Voltaire  et  de 
J.-J.  Rousseau  dans  les  caveaux,  sous  le  porche.  Le 
cœur  fut  déposé  au  château  de  Villette.  Le  cervelet,  gardé 
par  l'embaumeur  Mithouarl,  demeura  longtemps  chez  un 
pharmacien  du  faubourg  Saint-Denis.  Un  calcanéum  est  a 
Troyes.  Une  dent  fut  soustraite  en  1791  par  un  journaliste, 
qui  la  portait  en  médaillon  avec  ce  distique  : 

Les  prêtres  ont  cHusé  tant  de  mal  h  la  terre 
Que  je  garde  conire  eux  une  dent  de  Voltaire. 

Lors  delà  célébration  du  centenaire  do  Voltaire,  le  31  mai  1878, 
X'ictor  Hugo  prononça  dans  \a  salle  de  la  Gaîté  un  discours 
où  il  disait  ceci  : 

«  Il  y  a  cent  ans  aujourd'hui  un  homme  mourait.  Il  mourait 
immortel.  Il  sou  allait  chargé  d'années,  chargé  d'oeuvres,  chargé  de 
la  plus  illustre  et  de  la  plus  redoutable  des  responsabilités,  la  res- 
ponsabilité de  la  conscience  humaine  avertie  et  rectifiée.  Il  s*en 
allait  maudit  et  béni,  maudit  par  le  passé,  béni  par  l'avenir  et  ce 
sont  là,  Messieurs,  les  deux  formes  superbes  de  la  gloire.  Il  avait  à 
son  lit  de  mort  d'un  côté  l'acclamation  des  contemporains  et  de  la 
postérité,  de  l'autre  ce  triomphe  de  huée  et  de  haine  que  l'impla- 
cable passé  fait  à  ceux  qui  l'ont  combattu.  Il  était  plus  qu'un  homme, 
il  était  un  siècle.  11  avait  exercé  une  fonction  et  rempli  une  mission. 
Il  avait  été  évidemment  élu  pour  l'œuvre  qu'il  avait  faite  par  la 
suprême  volonté  (|ui  se  munifesle  aussi  visibleuif^nt  dans  les  lois 
de  la   destinée    que    dans    les  lois   de  la  nature.    Les   quatre-vingt- 


38  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

quatre  ans  qiio  cet  homme  a  vécu  occupent  rintervalle  qui  sépare 
la  monarchie  à  son  apogée  do  la  révolution  à  son  aurore.  Quand  il 
naquît,  Louis  XIV  régnait  encore;  quand  il  mourut.  Louis  XVI 
régnait  déjà.  :  de  sorte  que  son  berceau  put  voir  les  derniers  rayons 
du  grand  trône,  et  son  cercueil  les  premières,  lueurs  du  grand 
abîme.  » 

En  1899,  quelques  crudits  soulevèrent  la  question  de  sa- 
voir si  les  restes  de  Voltaire  et  de  J.-J.  Rousseau 
n'avaient  pas  été  jetés  au  vent,  et  si  les  cercueils  du  Pan- 
théon n'étaient  pas  des  cénotaphes.  On  les  ouvrit:  et  nous 
avons  salué  Voltaire  face  à  face.  Son  crâne  passa  de  main 
en  main,  et  on  le  reconnaissait,  si  l'on  peut  dire,  tant  ses 
portraits  et  ses  images  lui  donnaient  déjà,  de  son  vivant, 
l'apparence  du  squelette.  Le  Voltaire  nu  de  Pigalle,  n'est  pas 
différent  de  celui  qui  dort  actuellement  dans  la  crypte  du 
Panthéon.  Et  nous  avons  vu  le  «  hideux  sourire  »  ;  nous  avons 
touché  ce  crâne  où  bouillonnèrent  tant  d'idées,  et  ces  orbites 
creuses  où  pétillaient/:es  yeux  de  flamrne,  de  malice  et  d'ironie, 
cette  tête  qui  a  porté  la  pensée  répandue  dans  l'œuvre  for- 
midable qu^il  a  laissée. 

.  On  a  tout  recueilli,  tout  réimprimé.  Ce  n'eût  pas  été  son 
avis.  Il  disait  :  - 

((  On  ne  va  point  à  la  postérité  avec  un  si  gros,  bagage  ». 

Il  ne  voulait  pas  qu'on  mit  «  ses  fatras  »  dans  ses  œuvres. 
Un  respect  trop  pieux  a  tout  réuni,  et  a  bourré  les  cinquante 
volumes  de  la  plus  récente  édition. 

Six  volumes  sont  remplis  par  son  théâtre,  plus  copieux  que 
remarquable,  mais  qu^  ne  mérite  pas  l'oubli  où  on  le  tient. 
Certes,  la  hâte  s'y  fait  trop  sentir  ;  le  style  mancpie  de  vi- 
gueur et  de  cette  beauté  qui  fait  les  œuvres  définitives  ;  l'imi- 
tation des  grands  classiques  affadit  l'originalité  ;  la  pein- 
ture des  mœurs  y  domine  celle  des  caractères  ;  mais  ce 
théâtre  parut  alors  très  vivant,  très  actuel,  par  le  parti  pris 
de  philosophie  et  de  polémique,  par  la  sensibilité  et  le  roma- 
nesque, par  l'éloquence  ardente,  par  le  mouvement  qu'il  avait 
soupçonné  en  lisant  quelques  drames  de  Shakespeare,  par  la 
variété  des  sujets  qui  nous  font  voyager  à  travers  les  âges 
et  les  espaces,  par  le  souci  neuf  de  l'exactitude  dans  le  cos- 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  *i9 

fume  et  la  mise  en  scène,  par  le  soin  apporté  à  la  structure 
du   plan  et  à  l'animation  de  Tintrigue  habilement  disposée. 

Il  imita  Racine,  il  refit  Crébillon,  il  s'inspira  des  anciens 
et  des  modernes,  eut  l'intuition  du  génie  de  Shakespeare  et 
du  vieux  chrame  anglais  :  il  a  agi  sur  les  destinées  de  notre 
art  uational  et  il  faut  s'en  souvenir. 

Son  volumineux  théâtre  se  divise  assez  naturellement  en 
tragédies  antiques,   drames  modernes,   opéras  et  comédies. 

De  l'antique,  il  tira  Œdipe,  tragédie  en  cin([  actes  avec 
chœurs,  commencée  à  18  ans,  jouée  45  fois  en  1718  ;  elle  plut 
fort  à  cause  des  hardiesses  qu'on  fut  heureux  d*applaudir  : 

Qu'eus8é-je  été  sans  lui?  Rien,  que  le  fils  d'un  roi, 
Rien  qu'un  prince  vulgaire... 
Un  roi  pour  ses  sujets  est  un  dieu  qu'on  révère; 
Pour  Hercule  et  pour  moi,  c'est  un  homme  ordinaire... 
Nos  prêtres  ne  sont  pas  ce  qu'un  vain  peuple  pense, 
Notre  crédulité  fait  toute  leur  science. 

Tout  Voltaire  est  déjà  là  avec  ses  rébellions  contre  le  pou- 
voir, l'Eglise,  la  fatalité,  que  Jocaste  abhorre  et  maudit  sans 
résignation  : 

J'ai  fait  rougir  les  dieux  qui  m'ont  forcée  au  crime. 

Avec  lui,  la  scène  devient  une  machine  de  guerre.  Il  y  dé- 
ploie toute  sa  vigueur,  toute  son  ardeur,  toute  cette  passion 
qui  lui  faisait  dire  à  Mlle  Dumesnil  protestant  contre  ses  exi- 
gences : 

((  —  Il  faudrait  avoir  le  diable  au  corps  pour  arriver  au  ton 
que  vous  voulez  me  faire  prendre  ! 

—  Eh  oui,  mademoiselle  !  c'est  le  diable  au  corps  qu'il 
faut  avoir  pour  exceller  dans  tous  les  arts  ». 

Il  avait  le  feu  sacré.  Le  théâtre  le  passionnait.  Relisez  le 
récit  que  fait  Lekain,  à  Ferney,  après  les  représentations  de 
Y  Orphelin  de  la  Chine.  Le  succès  quele  tragédien,  alors  au 
commencement  de  sa  carrière,  avait  eu  à  Paris,  dans  le  rôfle 
de  Gengis-Khan,  fit  souhaiter  à  l'auteur  de  lui  voir  interprr^- 
ler  ce  |)ersonnage  :  Lekain  s'empressa  de  céder  à  ce  désir  :  il 
6C  mil  à  déclamer  son  rôle  avec  toute  l'énergie  tartarienne, 


40  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

comme  lui-même  le  dit.  A  peine  Voltaire  eut-il  entendu  ces 
éclats  de  voix,  ces  élans  furieux,  que  l'indignation  et  Ja  co- 
lèie  se  peignirent  dans  ses  traits  :  «  Arrêtez  !  s*écria-l-il,  ar- 
rêtez!... le  malheureux!  il  me  tue!  il  m'assassine!  »  On 
fil  de  vains  efforts  pour  le  calmer  ;  c'était  dans  ce  moment 
un  vrai  tigre;  il  sortit  plein  de  rage  et  courut  s'enfermer 
daos  son  appartement.  Lekain  était  consterné.  Il  ne  lui  res- 
tait qu'à  partir.  Le  lendemain,  il  demanda  à  voir  Voltaire. 
«  Qu'il  vienne  s'il  veut  !  »  répondît  le  poète  toujours  irrité. 
L'acteur  se  présente,  exprime  le  désir  de  recevoir  des  con- 
seils. L'auteur  s'adoucit,  récite  le  rôle,  et  Lekain,  profitant  de 
cette  leçon,  change  du  tout  au  tout  la  manière  dont  il  jouait 
le  personnage.  Ses  camarades,  remarquant  ce  changement, 
à  son  retour  à  Paris,  disaient  malignement  :  «  On  voit  bien 
qu'il  revient  de  Ferney.  » 

Le  roi  de  Prusse,  désirant  voir  jouer  la  Mort  de  ('ésar, 
détermina  l'auteur  à  y  prendre  place.  Celui-ci  choisit  le  rôle 
de  Brutus.  Mais,  comme  les  bons  acteurs  étaient  rares  en 
Prusse,  il  se  trouva  fort  mal  secondé.  Dans  une  situation  pa- 
thétique, l'acteur  qui  jouait  le  rôle  de  César,  à  l'aspect  de 
son  célèbre  interlocuteur  et  du  grand  roi  dont  il  fixait  l'at- 
tention, fut  interdit  et  ne  put  articuler  une  seule  syllabe. 
Brutus-Voltaire,  voyant  par  ce  contre-temps  la  scène  refroi- 
die, entra  tout  à  coup  en  fureur,  et  s'écria  :  «  Parleras-tu, 
maudit  César?  parle  donc,  ou  je  t'assomme!  » 

A  quatre-vingts  ans,  lorsqu'il  faisait  répéter  sa  dernière 
tragédie,  Irène,  il  s'abandonnait  encore  aux  mêmes  vivaci- 
tés ;  un  jour,  il  récitait  des  morceaux  (V Irène  à  Mlle  Claiio^i. 

(3elle-ci,  après  avoir  écouté  ces  vers  :  «  Où  trouver,  dit-elle, 
une  actrice  assez  forte  pour  les  rendre  ?  Un  pareil  effort  est 
capable  de  la  tuer. 

—  C'est  ce  que  je  prétends,  s'écria  le  poète  ;  je  veux  rendre 
ce  service  au  public  !  )> 

Il  était  endiablé  ! 

Je  reprends  la  série  de  ses  œuvres  dramatiques. 

Artémise  futsifflée  en  1720  ;  mais  Voltaire  objurga  le  public 
blic  sur  son  mauvais  goût.  Sa  Mariamne  (1724)  ne  fit  pas  ou- 
blier celld  de  Tristan  ;  Brutus  (1730),  tragédie  républicaine, 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  41 

devait  attendre  la  Révolution  pour  trouver  un  public  enthou- 
siaste, enivré  par  rfiémistiche  :  Vivre  libre  et  sans  roi  !  Elle 
est  précédée  d'un  intéressant  discours  sur  la  tragédie  ;  puis 
vinrent  Eriphyle  (1732),  avec  l'apparition  shakespearienne 
alors  très  osée,  de  l'ombre  d'Amphiaraûs,  et  un  déploiement 
inusité  de  figurants  ;  La  Mort  de  César,  tragédie  en  trois 
actes  11^43),  drame  patriotique  et  républicain,  dans  le  goût 
encore  intimidé  de  Shakespeare;  Mérope  (1743),  est  une  des 
meilleures  œuvres  dramatioues  de  Voltaire,  et  le  sujet,  —  une 
mère  sur  le  point  de  tuer  son  fils  sans  le  reconnaître,  —  est 
assez  émouvant  pour  avoir  tenté  bien  des  auteurs  tragiques, 
d'Euripide  à  Maiïei. 

Il  inspira  heureusement  V^oltaire  «lui  triompha,  el  ddt  ve- 
nir saluer  le  public  dans  ces  flatteuses  circonstances  qu'il  a 
consignées  : 

—  c(  On  m'est  venu  prendre  dans  une  cache  où  je  m'étais 
tapi  ;  on  m'a  mené  de  force  dans  la  loge  de  Mme  la  Maré- 
chale de  Villars,  où  était  sa  belle-fille.  I^  parterre  était  fou  : 
il  a  crié  à  la  duchesse  de  Villars  de  me  baiser,  et  il  a  tant 
fait  de  bruit  qu'elle  a  été  obligée  d'en  passer  par  là,  par 
Tordre  de  sa  belle-mère.  J'ai  été  baisé  publiquement, 
comme  Alain  Chartier,  par  la  princesse  Marguerite  d'Ecosse; 
mais  il  dormait,  et  j'étais  fort  éveillé. 

Mlle  Dumesnil  joua  Mérope  avec  une  grande  autorité;  Fon- 
lenelle  allait  jusqu'à  écrire; 

«  Les  représentations  de  Mérope  ont  fait  beaucoup  d'hon- 
neur à  M.  de  Voltaire;  la  lecture  en  fait  encore  plus  à  Mlle  Du- 
mesnil. »  C'était  trop  dire.  Mérope  demeurée  un  des  plus 
beaux  chefs-d'œuvre  de  notre  littérature  dramatique;  il  est 
au  répertoire. 

Le  sujet  fut  souvent  traité.  Riccoboni,  du  Bourg,  Frerel, 
Maffei,  Torelli,  La  Grange,  Gilbert,  le  cardinal  de  Richelieu 
avaient  précédé  Voltaire  et  déjà  refait  le  Cresphonle  d'Euri- 
pide. La  tragédie  de  Voltaire  est  peut-être  la  plus  intéres- 
sante de  son  œuvre  théâtrale,  par  le  mélange  qu'elle  offre 
de  la  tradition  classique  et  des  innovations  romanlicpies,  — 
mélange  qui  marque  le  caractère  de  tous  ses  drames.  Ici  en 


42  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

particulier,  il  semble  étendre  les  deux  mains  pour  atteindre 
d'une  part  Euripide  et  de  l'autre  Shakespeare. 

Certes,  c'est  toujours  la  tragédie  classique,  avec  ses  unités, 
ses  princes,  son  style  imité  de  Racine. 

Mais  ne  vous  arrêtez  pas  à  l'apparence,  soulevez  cette  dra- 
perie antique  ;  ce  n'est  plus  la  statue  en  marbre  de  Paros 
qu'elle  recouvre,  mais  une  femme  jeune,  moderne,  pleine  de 
vie  et  de  réalité.  Geoffroy  s'en  indignait  au  point  de  dénoncer 
dans  Mérope  «  du  naturel  et  du  trivial  ».  Le  nombre  des  pas- 
sions portées  à  la  scène  s'élargit.  Voltaire  y  ajoute  l'amour 
maternel,  non  plus  regardé  comme  un  sentiment  profond  et 
doux,  mais  comme  une  passion  qui  peut  devenir  furieuse  et 
déchaînée  : 

Triste  effet  de  Tamour  dont  votre  âme  est  atteinte. 

11  s'agit  dans  ce  vers  de  Mérope,  des  atteintes  de  l'amour 
maternel,  tel  que  Voltaire  Ta  mis  dans  Drutus,  dans  Sémi- 
ramis,  dans  l  Orphelin  de  la  Chine. 

Des  sentiments  modernes  apparaissent  déjà,  comme  la  so- 
lidarité humaine  : 

Il  suffit  qu'il  soit  honnne  et  (|u'il  soit  malheureux! 

* 

Notez  aussi  la  sensibilité  qui  entoure  d'une  sympathie  lar- 
moyante les  personnages  persécutés  et  innocentsf,  amenés 
en  des  situations  touchantes  par  des  artifices  de  métier  théâ- 
tral, de  mélodrame,  ce  que  Geoffroy  appelle  des  tours  de  gi- 
becière. 

Autre  nouveauté  ;  la  scène  se  fait  tribune  et  sert  à  la  pro- 
pagande philosophique.  Le  théâtre  cesse  d'être  de  l'art  pour 
l'art.  Le  poète  entrevoit  un  but  utile  ;  il  rêve  un  rôle  agis- 
sant ;  il  conseille,  éclaire,  déti'ompe  le  peuple.  Je  citais  tout 
à  l'heure  : 

Qn'eussé-je  été  sans  lui  ?  Rien  que  le  fils  d'un  roL 
Un  roi  pour  ses  sujets  est  un  Dieu  qu^bn  révère, 
Pour  Hercule  et  pour  moi,  c'est  un  homme  ordinaire. 

Ceci  encore  nous  éloigne  de  la  vieille  tragédie,  et  c'est  le 
coloris,  Je  décor  dont  \'oltairo  se  préoccupe  d'encadrer  Vac- 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  43 

lion  ;  et  c'est  aussi  la  richesse  abondante  et  forte  des  péiipé- 
lies,  des  coups  de  théâtre,  par  quoi  Voltaire  supplée  au  man- 
que du  développement  psychologique,  qui  était  la  force  àe 
Racine.  Il  corse  l'action,  accumule  et  heurte  les  faits,  il  com- 
prend et  il  crée  ce  genre  spécial  de  plaisir  que  nous  de- 
mandons aujourd'hui  au  théâtre,  et  qui  nous  fait  trouver 
languissante  la  tragédie  de  jadis.  Mérepe  contient  tous  les 
éléments  du  genre  mélodrame  :  la  voix  du  sang,  la  croix  de 
ma  mère,  les  reconnaissances,  une  mère  qui  va  tuer  son  fils 
sans  le  savoir,  l'enfant  du  mystère,  l'erreur  d'une  reine,  l'in- 
nocent accusé,  le  traître  dévoilé  ;  Angelo  et  Lucrèce  Borgia 
procèdent  des  mêmes  effets  et  des  mêmes  émotions,  qui  sont 
à  présent  des  vieilleries,  mais  qui  alors  brillaient  de  tout  l'éclat 
de  la  jeunesse.  Ce  qui  n'a  point  passé,  c'est  la  qualité  forte 
et  juste  du  style,  l'ardeur  et  la  vigueur  du  sentiment,  l'habi- 
leté  de  la  mise  en  scène,  l'intérêt  du  drame,  la  grande  pitié 
pour  une  mère  aimante,  et  le  respect  (|u'emporte  une  pein- 
ture sincère  de  l'amour  maternel. 

S  émir  amis,  tragédie  en  cinq  actes,  1748,  fut  un  corrigé  de 
Crébillon,  où  l'ombre  de  Ninus  fut  un  peu  gênée  par  les 
spectateurs  assis  sur  la  scène,  mais  qui  valut  un  grand  suc- 
cès à  Lekain  ;  la  tragédie  d'Ores/e  (1750),  fut  faite  en  oppo- 
sition à  VElectre  de  Crébillon,  comme  la  Rome  sauvée  fit 
pièce  au  Calilina  du  même  rival,  et  Voltaire  écrivait  à  Voise- 
non  : 

«  Je  ne  sais  si  Mme  du  Châtelet  m'imitera,  si  elle  sera 
grosse  encore  ;  mais  pour  moi,  dès  que  j'ai  été  délivré  de 
Catilina,  j'ai  eu  une  nouvelle  grossesse,  et  j'ai  fait  sur-le- 
champ  Electre  (Ureste).  Me  voilà  avec  la  charge  de  raccom- 
modeur  de  moules  dans  la  maison  de  Crébillon.  » 

El  quand  on  applaudissait  Oresle,  Voltaire  criait  : 

—  Applaudissez,  mes  amis,  c'est  du  Sophocle  ! 
Quand  on  n'applaudissait  pas,  il  pestait  : 

—  Ah  !  les  barbares  !  ils  ne  comprennent  pas  ! 

Il  insulta  même  un  sjiectateur,  qui,  au  lieu  de  battre  des 
mains,  gardait  ses  bras  dans  son  manchon.  Et  comme  la 
dispute  interrompait  le  spectacle,  la  femme  du  graveur  Le 
Bas  cria  à  Voltaire  : 


44  HISTOIHE  DE  I.K  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

—  Si  VOUS  ne  vous  laisez  pas,  je  vous  lance  un  soufllel  ! 
Toutes  ces  tragédies  sont  suivies  de  nombreuses  variantes. 

Voltaire  retouchait  ses  pièces,  selon  les  indications  du  pu- 
blic, ce  qui  faisait  dire: 

—  H  (-cril  ses  tragédies  pendant  qu'on  les  joue. 

Quant  à  Rome,  sauvée,  on  raconta  (|uc  les  amis  de  Crébii- 
lon  "  maigrissaient  de  scè^ie  en  scène  ».  La  tragédie  est 
belle,  éloquente,  généreuse  ;  elle  est  une  des  meilleures  do 
Voltaire,  qui,  à  Sceaux,  joua  lui-même  le  rôle  de  Cicéron. 

Olympic,  tragédie  en  5  actes  (I"<>4),  fut  improvisée  en  huit 
jours  et  il  y  paraîl.  On  en  fit  un  calembour:  O  l'impie! 
D'Alembert  observa  : 

«  La  pièce  est  pourtant  1res  pie  :  jai  grand'peur  (|u'eHe  ne 
soit  bonne  qu'à  êlre  jouée  dans  un  couvent  de  nonnes  le  jour 
de  la  fête  de  l'Abbesse.  » 

Alors  ce  furent  : 

Le  Triumvirat,  cinq  actes  {17fi4),  où  il  raccommodait  encore 
"  un  vieux  cothurne  de  Créhillon  »  en  protestation  contre  les 
proscriptions  et  les  mesures  arbitraires; 

Les  Scythes  (1767)  qu'il  condamna  lui-même  :  «  Ce  sont 
plutôt  les  petits  cantons  suisses  et  un  marquis  français  que 
les  Scythes  et  un  prince  persan.  » 

Les  Guèbres  ou  la  Tolérance  (1709),  tragédie  en  cinq  actes 
■1  fondée,  dit  l'auteur,  sur  l'Iiorreur  que  la  prêtraille  inspire  ", 
pièce  explosive  non  représeniée,  inlenlite,  anonyme,  cl  pour 
dérouler  Jes  soupçons,  Voltaire  se  la  dédia  à  Ini-même. 

Une  Sophotiifibc  (1770)  moins  bonne  que  celle  de  Maîret. 

Les  Pélopides  ou  Alrée  cl  Thyesle  (1771),  Iragédie  nottj 
présentée,  encore  un  corrigé  de  Créhillon,  assez  inuUl 

Les  Lois  de  A/mos,  cinq  actes  (1773),  tragédie  à  ^ 
jouée  et  peu  jouable  ; 

Irène  (1778),  le  dernier  trioni]>he,  et  Agalhocle  {IT 
posthume  en  cinq  actes,  'i  cinq  pâtés  froids  el  i 
comme  les  appelle  l'auteur  lui-même,  complet*    " 
thèmes  antiques  que  Voltaire  porta  à  la  scia, 

Avant  de  quitter  l'anliquité,  signaloiy 
drame  biblique,  Saut,  dirigé  contre! 
et  aussitôt  mis  à  l'Iodex. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  4o 

J.e  drame  inodenie  ùtail  à  la  mode.  V'oltairc  s'y  est  essayé 
avec  assez  de  bonheur.  H  a|iprouva  cetio  faroii  de  renouveler 
le  vieux  réirerloii-e  soil  en  enlreprenant  un  voyage  autour  de 
lu  terre,  soil  en  puisant  ù  la  source  de  nos  vieilles  chroni- 
ques nationales  ;  innovation  dont  il  n'eut  ni  l'idée  ni  la  pri- 
meur. 

Sa  première  œuvre  dans  ce  genre  est  demeurée  la  pre- 
mière par  le  mérite:  ce  fut  Zaïre  en  17;i2,  écrite,  dit  Voltaire. 
pour  complaire  à  des  dames  i|ui  se  plaignaient  qu'il  n'eût 
pas  cm'ore  mis  d'amour  véritable  dans  son  théâtre,  et  pour 
rt'pondre  aussi,  apparemment  aux  doutes  qu'on  faisait  de  lui. 

■  Je  tifns  de  lu  l>uin.-ln;  iiiOiin;  di;  Vulluiri',  dil  Ui  Ihii'iK',  qw  lc« 
plus  bciiiix  esprits  de  w  t('iii|is,  quo  Madame  de  Toiicin  rnsseinblnit 

■  Iif'/  pUc.  el  «  leur  toto  Fimlynello  et  Laiiiottc,  eiiKiigi-reiU  cette 
li.-iiii''  h  lui  i.'onseillcr  de  ne  plus  s'obstiner  à  suivre  une  carrière 
poiu'  laquelle  il  no  semblnil  ims  fait,  ot  d'apiiliqucr  à  iliiiiIrON  genrr-s 
le  yiiiiiri  talent  qu'il  uvail  jmiir  lu  poésie,  car  alors  on  ne  lui  dispu- 
tail  jiaii;  c'est  depuis  que  son  talent  pour  la  tragédie  eût  i-(-liil6  <le 
in:iiiit'-re  à  ne  pouvoir  pas  ùlre  mis  en  doutu,  quiui  s'uvisii  de  lui 

■  ■i>iiti'3ter  celui  do  Ijl  puésic.  .\insi  les  sottises  de  la  liiiiin'  et  de  l'eu- 
vii'  varient  selon  les  temps  ot  les  cireoustaiires  ;  uuiis  l'envie  l't  la 
liniiie  ne  chaugeiil  poinl.  Je  deniiindai  ù  Vultaire  ce  qu'il  avait 
répondu  &  ce  beau  conseil:  oRien,  me  Uil-il,  mais  je  donnai  Zaïre. n 

'/Mire,  le  cnndpal  de  l'amoui'  et  de  la  foi  dans  nu  cœur  de 
Icninie,  les  réminiscences  d'Othello,  la  sensibilité  attendrie 
diffu-sc  flnire  les  voi-s  de  Iieanté  iiu'-galo  mais  toujours  lou- 
chante, le  cri  si  aimalde:  '/Mire,  toirs  \ilfnri'z  !  la  noble.s.<c  de 
Lusignan,  les  emportements  d(.)rosnianc,  le  bonheur  de  cer- 
tains; vei-s  : 

ne  <-iiii(ialt  pas,... 
luiil  uuljlié... 
laiLilcinenl...  . 
;^  enclave  iii.'s  ftujs  d! 

ionu  en  ces  lieux... 


qui  a'eM  jm- 


4 


46  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

l'amour  dominât  entièrement.  11  avait  vu  le  plaisir  qu'avaient 
fait  les  noms  français  et  l'espèce  particulière  d'intérêt  qu'ils 
avaient  ajoutée  à  sa  tragédie,  lorsque  les  Montmorency,  les 
Ghâtillon,  les  de  Nesle,  les  d'Estaing,  bordaient  les  premières 
loges  aux  représentations  de  Zaïre  ;  il  résolut  de  choisir  des 
héros  français.  » 

Et  il  fit  sa  tragédie  française  :  Adélaïde  Duguesclin  (1734), 
qui  tomba.  Quand  le  duc  de  Vendôme  demanda  : 

—  Es-tu  content,  Coucy? 
Le  parterre  répondit  : 

—  Couci  couci! 

Vingt  ans  plus  tard,  la  même  pièce  réussit  mieux  sous  un 
autre  titre:  Amélie  ou  le  Duc  de  Foix,  et  avec  d'autres  noms 
de  personnages.  On  ne  la  reconnut  pas.  Voltaire  en  fit  une 
troisième  version  en  trois  actes  pour  Frédéric  II,  Le  Duc 
d'Alençon  ou  les  Frères  Ennemis  (1751)  sans  rôles  de  femmes. 
Il  existe  un  autre  avatar  encore  de  cette  même  pièce,  une 
Alamire, 

Nous  quittons  la  France  pour  FAmérique  avec  Alzire  ou 
les  Américains,  tragédie  en  cinq  actes  (1736),  qui  plut  assez, 
dont  la  scène  est  à  Lima,  et  dont  on  chanta  le  sujet  sur  l'air 
du  menuet  d'Exaudet  : 

Pour  Montez 

Alvarez 
Est  en  peine; 
Car  son  lils  fier  et  brutal 
Traite  horriblement  mal 
La  race  américaine. 
Vers  pompeux 
Deux  à  deux, 
Il  débile  ; 
D'ailleurs  tout,  manque  au  sujet: 
Clarté,  vraisemblance  et 
Conduit^}. 

Tendre  Azire,  tu  déplore 
Ton  triste  hymen,  quand  Zamore 
Sort  d'un  trou: 
Mais  par  où? 
On  rignore, 
Mis  au  cachot,  ii  anna 
Dans  les  bois  mille  Ma- 
Tamores. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  47 

En  amour, 
C'est  un  tour 
Trop  précoce 
Qu'alU»r,  loin  de  son  époux ' 
Courir  le  guilledôux 
La  nuit  môme  des  noces. 
Mal  en  prend 
A.Gusman 
Qui,  pour  preuve 
De  foi  ahrétienne  en  sa  fin 
Lègue  à  son  assassin 
Sa  veuve. 

L'œuvre  a  beaucoup  de  couleur  et  d'originalité,  et  elle  est 
très  touchante. 

Zulime  (1740),  tragédie  mauresque,  avec  un  sujet  dans  le 
genre  de  ceux  de  Baiazet  et  d'Ariane,  fut  l'occasion  d'une 
belle  lettre  à  Mlle  Clairon,  et  d'un  distique  fameux  : 

Du  temps  qui  détruit  tout,  Voltaire  fut  victime. 
Souvene2-vous  de  lui,  mais  oubliez  Zulime. 

Il  n'y  avait  pas  loin  du  château  de  Trémizène  sur  les  bords 
de  la  mer  d'Afrique  à  La  Mecque.  Voltaire  nous  y  mène  avec 
son  Mahomet  le  Prophète  ou  le  Fanatisme  /1741),  qu'il  fit 
jouer  en  dépit  de  l'interdiction  du  censeur,  son  ennemi  in- 
time Crébillon  :  il  le  lut  au  cardinal  de  F'ieury,  qui  s'endormit, 
et  au  réveil,  approuva. 

Les  répétitions  furent  menées  par  Voltaire  avec  son  feu 
coutumier.  L'acteur  Legrand,  qui  jouait  Omar,  était  trop 
froid  à  son  gré,  et  il  lui  faisait  comprendre  de  quel  ton  épou- 
vanté il  devait  annoncer  la  venue  de  Mahomet  : 

— -  Oui,  oui,  Mahomet  arrive  I  Dites  cela  comme  vous  di- 
riez au  village  :  Gare  à  vous  !  voilà  la  vache  I 

La  pièce  esl  d'un  orientalisme  fort  pâle  ;  il  s'agit  pour  Vol- 
taire moins  des  musulmans  que  du  clergé  catholique,  dont 
il  veut  dénoncer  le  fanatisme  et  le  charlataniv^inc  ;  mais  il 
se  cacha  derrière  Mahomet^  et  le  pape  même  ne  le  vit  pas, 
puisqu'il  accepta  la  dédicace.  La  Ilarpe  assure  que  Voltaire 
estimait  surtout  dans  sa  tragédie  "  le  dessein  qu'il  y  cachait 
et  qu'on  aperçut  de  rendre  le  christianisme  odieux  ».  Son 
Mahomet  est  un  personnage  cynique  et  effronté.  Son  influence 


48  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

presque  magnétique  sur  Séide  est  bien  marquée.  On  fut  sé- 
vère, et  Collé  chaula  : 

Ce  Mahomet  que  l'uu   fête 

Avec  force  écrit, 
C'est  l'ouvrage  d'une  bête 

De  beaucoup  d'esprit. 

Voltaire  estimait  que  c'était  une  pièce  pour  le  Mercredi  des 
Cendres,  et  il  s'amusa  à  arabiser  dans  ses  lettres:  «  Allah! 
allah!  Mohammed  resoul  Allah  !  je  baise  les  barbes  de  ta 
plume  !» 

Puis  il  n'y  pensa  plus  et  acheva  Mérope  (1743). 

D'Arabie,  il  passa  dans  le  Céleste  Empire  en  1755,  avec  sa 
tragédie  en  cinq  actes  L'Orphelin  de  la  Chine,  où  il  agita 
ses  «  magots  »  comme  il  disait,  imitant  le  drame  chinois 
L  Orphelin  de  TchaOy  d'après  une  traduction  d'un  jésuite 
missionnaire.  Il  définissait  son  personnage  de  Gengis-Khan 
«  un  tigre  qui  en  caressant  sa  femelle  lui  enfonce  les  griffes 
dans  les  reins  ».  Œuvre  curieuse,  par  la  nouveauté  du  cadre, 
la  peinture  de  l'amour  maternel  d'Idamé,  les  féroces  ten- 
dresses du  tyran,  elle  parut  longue  et  lente  ;  quand  elle  fut 
jouée  aux  Délices,  Montesquieu  s'y  endormit,  et  Voltaire  lui 
jeta  son  bonnet  à  la  tête  en  disant  : 

—  Il  se  croit  à  l'audience  ! 

Tancrède  (1700),  tragédie  inspirée  de  l'Ariosle  dans  l'aven- 
ture d'Ariodant  et  de  (ienèvi'o,  el  (hi  roman  de  Mme  de  Fon- 
taines, La  Comtesse  de  Saioie,  montra  aux  spectatrices 
attendries  un  amant  (|ui  combat  j)our  l'honneur  de  sa  maîtresse 
tout  en  la  croyant  coupable.  Mlle  Clairon  y  obtint  un  succès 
de  larmes,  (|ue  devait  plus  tard  retrouver  Rachel.  La  mise  en 
scène  en  fut  fort  romantique.  Voltaire  fut  satisfait,  et  il  le 
dit  à  sa  façon:  «  Satan  était  dans  la  salle  sous  la  figure  de 
Fréron  ;  une  larme  d'une  dame  étant  tombée  sur  le  nez  du 
malheureux,  il  fit  psh  !  psh  !  comme  si  c'était  de  l'eau  bénite.  » 
Après  Chariot  ou  la  Comtesse  de  Givry,  pièce  dramatique, 
jouée  en  1767  sur  le  théâtre  de  Ferney,  puis  aux  Italiens, 
et  qui  rappelle  la  Partie  de  chasse  de  Collé,  avec  Henri  IV 
pour  héros.  Don  Pèdre  (1774).  mit  en  scène  Du  Guesclin,  allié 
de  Henri  de  Transtamare,  le  frère  de  don  Pèdre  le  Cruel,  et 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  49 

k»  Prince  Xoir  :  ce  drame  liisloriqiie  fut  le  dernier  sujet  que 
VoUairc  puisa  dans  le-  fonds  de  l'histoire  moderne,  pour 
rajeunir  et  animer  la  vieille  tragédie  en  mêlant  la  manière 
de  Haeine  à  quelques  réminiscences  de  Shakespeare,  qu'il 
avait  lu,  commenté,  et  traduit  même,  dans  une  adaptation 
en  vers  hlancs  du  début  de  Jules  Ccsai\  avec  d'inléressantes 
noies  sur  ce  c<  théâtre  grossier  »,  ^es  défauts  et  ses  mérites, 
nolamment  celui  de  substituer  les  faits  au  récit.  Aioutez  la 
traduction  de  VHéradius  Espagnol  ou  la  (^omvdie  Fameuse 
Dans  cette  vie  tout  est  vérité  et  tout  mensonge,  de  Calderon, 
pour  montrer  que  c'est  un  k  extravagant  ouvrage  ». 

Voltaire  a  composé  un  certain  nombre  de  livrets  d'opéras  : 
Samson  (1732).  Tanis  et  Zélule  ou  les  Bois  Pasteurs  flT33), 
Pandore  (1740),  La  Princesse  de  Navarre  (1745),  comédie  bal- 
let pour  Versailles,  au  temps  de  sa  faveui\  connue  aussi  Le 
Temple  de  lu  uloire,  musique  de  Rameau,  somptueuse  flat- 
terie à  l'adresse  de  Louis  XV  à  qui  l'auteur  demanda  après 
la  représentation  :  «  Trajan  est-il  content?  »  sans  obtenir 
de  réponse;  Le  Baron  dOtrante,  opéra  bouffe,  tiré  du  conte 
L' Education  d'un  Prince  pour  Grétry  à  ses  débuts,  Les  Deux 
1  onn'eaux,  opéra-comique,  LHole  et  IHotesse,  divertisse- 
nient  (1776),  écrit  pour  Marie-Antoinette  et  joué  à  Hrunoy 
chez  Monsieur. 

Dans  le  comi(|ue,  il  ne  fut  pas  supérieur.  On  a  dit  :  «  Vol- 
taire n'a  été  bon  plaisant  que  dans  son  propre  rôle  ».  11  ne  sut 
pas  rendre  spirituels  les  rôles  des  autres.  C'e|)endant  ses  co- 
médies sont  trop  délaissées,  et  on  lit  sans  ennui,  Llndi*^- 
cret  (1725),  dédié  à  Mme  de  l^rie,  élude  de  caractère  dans 
le  j^enre  de  Regnard  ;  Les  Originaux  ou  Monsieur  du  Cap 
Vert  U732),  satire  plaisante,  qu'on  pourrait  reprendre  ; 
UEctiange,  pour  le  théâtre  de  Cirey  (1734)  avec  un  prologue 
où  Voltaire  paraît  sous  son  nom,  et  des  scènes  d'excellent 
comique  ;  il  en  fit  un  remaniement.  Le  Comte  de  Boursoufle 
ou  Mademoiselle  de  la  Cochonnière,  comédie  bouffe.  Alors 
ce  succédèrent:  L'Enfant  Prodigue,  comédie  en  cin([  actes 
(1736).  du  genre  à  la  mode,  où  le  gai  et  le  sensible  alter- 
nent ;  L'Envieux,  en  trois  actes,  où  le  gai  et  le  sensible  alter- 
taines,  appelé  Zoïli*; 

4 


50  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

La  Prude  (1740),  imitée  de  la  comédie  anglaise  Plain  dea- 
ler, jouée  à  Sceaux,  et  faite  pour  donner  l'idée  des  hardiessc^s 
anglaises  même  a  voilées  de  gaze  »; 

Thérèse  (1743),  écrite  pour  Mme  du  Châlelet  :  il  n'en  reste 
que  des  fragments  ; 

•  La  Femme  qui  a  raison  (1749),  en  trois  actes,  écrite  ])our  !o 
Ibéâtre  du  roi  Stanislas,  duc  de  Lorraine  ; 

Nanine  ou  le  Pré'iUijé  vaincu  (1749),  qui  est  le  chef-d'œuvre 
des  comédies  de  Voltaire,  et  dont  le  sujet,  pris  de  la  Pa- 
mêla,  de  Hichardson,  fit  verser  des  larmes  sur  le  sort  de  la 
malheureuse  héroïne  maltraitée  d'abord,  puis  récompensée 
de  ses  tribulations; 

Sacrale  (1759),  fantaisie  satirique; 

L  Ecossaise^  vengeance  en  cinq  actes  tirée  contre  Fréron, 
appelé  Frelon,  et  fort  malmené;  elle  était  signée  du  faux  nom 
de  Hume,  i)rétre  écossais.  Fréron  y  assista,  et  on  le  vit  tour 
à  tour  pâlir  et  devenir  cramoisi;  sa  femme  se  trouva  mal. 

Achevons  cette  revue  en  nommant  :  ^ 

Le  Droit  du  Seigneur  ou  ïEcueil  du  Sage  (1762),  agréable 
badinage  et  protestation  louchante; 

Le  Dépositaire,  cinq  actes  (1769),  mise  en  scène  de  l'aven- 
ture de  Ninon  de  Lenclos,  dépositaire  fidèle  d'une  cassette 
appartenant  à  M.  de  Gourville,  qui  confia  avec  moins  de 
chance  un  autre  dépôt  à  un  faux  dévot  indélicat,  ainsi  que 
Tabbé  de  Châleauneuf  le  conta  à  son  filleul  Voltaire  :  le  Tar- 
tule  de  Alolière  était  déjà  quelque  chose  d'approchant. 

Et  voilà  qui  donnera  la  double  idée  de  la  fécondité  dra- 
matique de  Voltaire,  (|ui  n'a  pas  écrit  moins  de  soixante 
pièces  de  théâtre,  et  de  son  goiit  persistant  pour  ce  genre, 
puisque  chaque  année  de  sa  carrière  fut,  jusqu'à  la  dernière, 
marquée  par  quelque  nouvel  ouvrage. 

L'art  dramatique  n'occupa  pourtant  qu'une  petite  part  de 
son  temps,  réparti  entre  beaucoup  d'autres  travaux  ;  et  voici, 
à  la  suite  du  théâtre,  trois  volumes  de  poésie  :  la  Henriade, 
long  poème  en  dix  chants,  assez  légitimement  délaissé,  mais 
qui  dut  sa  grande  faveur  auprès  du  public  à  la  popularité  du 
type  de  Henri  IV,  et  aux  maximes  de  liberté  répandues  par 


HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  51 

tout  l'ouvrage.  Dans  un  Kf^sai  sur  la  Poésie  JiJpiquc  composé 
à  ce  sujet,  Voltaire  réunit,  d'intéressants  fragments  sur  les 
grands,  poètes  épiques,  Homère,  Virgile,  Lucain,  Le  Ca- 
moens,  Le  Tasse,  Milton.  I.^  Poème  de  Fonienoy  (1746)  exalta 
la  célèbre  victoire  de  ce  nom.  Une  soixantaine  d'odes  et  stances 
ont  des  qualités  rares  de  facilité,  d'esprit  et  d'enjouement. 
Le  Temple  du  goût  (1731),  prose  et  vers  mêlés,  fil  à  Voltaire 
autant  d'ennemis,  que  d'écrivains  qu'il  ne  voulut  pas  y  ad- 
mettre. 

La  Pucelle  d  Orléans  fui  une  fâcheuse  erreur,  un  essai 
malheureux  de  poésie  burlesque,  aux  dépens  d'une  héroïne 
trop  respectée  pour  qu'il  n'y  ait  pas  indécence  et  mauvais  goût 
à  la  tourner  en  dérision.  La  Harpe  l'a  justement  défini  «  un 
monstre  en  épopée  comme  en  morale  ». 

Par  contre,  il  y  a  un  esprit  charmant,  alerte  et  prime-sau- 
tier  dans  les  petits  poèmes  le  Pour  et  le  Contre,  comme  aussi 
une  philosophie  élevée  dans  les  sept  Discours  sur  V Homme, 
dans  le  Poème  sur  la  Loi  nalurelle  (1752),  dans  le  Poème  sur 
le  Désastre  de  Lisbonne  contre  l'optimisme,  à  propos  du 
tremblement  de  terre  qui  détruisit  en  partie  cette  ville  en 
1755: 

Le  vautour  acharné  sur  sa  timide  proie 

De  ses  membres  sanglants  se  repaît  avec  joie. 

Tout  semble  bien  pour  lui;  mais  bientôt  à  son  tour 

Un  aigle  au  bec  tranchant  dévore  le  vautour; 

Puis  riiumine  au  plomb  mortel  atteint  cette  aigle  ultière, 

Et  riiomme  aux  champs  de  Mars  rou<dié  sur  la  poussière, 

Sanglant,  peicé  de  coups,  sur  un  tas  de  mourants, 

Sert  d'aliment  alTreux  aux  oiseaux  dévorants. 

Ainsi  du  monde  entier  tous  les  membres  gémissent, 

Nés  pour  tous  les  tourments,  l'un  par  l'autre  ils  périssent; 

Et  vous  composerez  dans  ce  chaos  fatal 

Des  malheurs  de  chaque  ôtre  un  bonheur  général  ? 

Quel  bonheur!  ô  mortel  et  faible  et  misérable, 

Vous  criez  n  Tout  est  bien  »,  d'une  voix  lamentable. 

Le  problème  de  l'existence  du  mal  et  de  son  inutilité  fu- 
neste est  exposé  là  avec  de  beaux  et  pathétiques  accents. 

Une  traduction  assez  faible  du  (-antique  des  Cantiques  sor- 
tait trop  Voltaire  de  sa  manière  habituelle  pour  ne  rester  pas 
1res  inférieure  à  ses  contes  en  vers,  jolis  petits  chefs-d'a'uvre. 


52  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

comme  La  Mule  du  Pape  ou  Jean  qui  pleure  et  Jean  qui  vil, 
Ce  qui  Plail  aux  Dames,  L'Education  dun  Prince,  La  Bé- 
gueule, Les  Financées  (1775J,  pittoresque  pendant  au  Turcaret 
de  Lesage.  Dans  ce  genre  de  la  satire,  Voltaire  excellait,  et 
il  jetait  à  pleins  poings  le  sel  de  sa  malice  dans  tant  d  ex- 
cellents menus  poèmes,  Le  Mondain  (1736),  Le  Pauvre 
Diable,  Les  Chevaux  et  les  Anes,  Le  Marseillais  et  le  Lion, 
Dialogue  de  Pégase  et  du  Vieillard,  et  plus  de  cent  déli- 
cieuses épîtres  dont  VEpUre  à  Horace  est  le  dernier  mot  de 
la,  grâce  aimable  et  enjouée,  et  d'innombrables  poésies  di- 
verses, impromptus,  çpigrammes,  étrennes,  chansons,  à-pro- 
pos, où  sa  facilité  et  sa  belle  humeur  l'ont  rendu  inimitable. 
Il  versifiait  «  comme  on  écrit  une  lettre  »,  et  non  seulement 
en  français,  mais  aussi  en  latin,  en  anglais  même,  sur  les 
Anglais: 

Capricious,  proud,  thc  same  axe  avails 
To  chop  of  Monapch's  head  horses  (ails. 

qu'il  traduisait  : 

Fier  et  bizarre  anglais  qui  des  mômes  couteaux 
Coupez  la  tête  aux  rois  et  la  queue  aux  chevaux. 

Mais  laissons  ces  broutilles  du  génie.  Voici  six  volumes 
plus  imposants  :  c'est  d'abord  ï Essai  sur  les  Mœurs  et  VEsprit 
des  Salions,  beau  monument  de  la  science  historique  de  Vol- 
taire, qui  renouvela  Thisloire.  Celle-ci  était  bornée  au  récit 
dos  combats,  des  exploits  royaux  ;  elle  ne  disait  que  les 
guerres,  les  traités,  les  troubles  civils  ;  et  l'histoire  des 
mœurs,  des  arts,  des  sciences,  des  lois,  de  l'administration 
publique  était  oubliée.  «  On  croirait,  a  dit  Condorcet,  en 
lisant  ces  histoires,  que  le  genre  humain  n'a  été  créé  que 
pour  faire  briller  les  talents  politiques  ou  militaires  de  quel- 
ques individus,  et  que  la  société  a  pour  objet,  non  le  bonheur 
de  l'espèce  entière,  mais  le  plaisir  d'avoir  des  révolutions  à 
lire  ou  à  raconter.  » 

Bossuet  avait  fait  l'histoire  de  l'humanité,  au  point  de  vue 
de  la  tradition  rehgieuse  et  des  destinées  du  peuple  juif.  Vol- 
taire reprenant  cette  histoire  au    point  où  la  laissa  son  de- 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  ^3 

vancier,  renouvela  celte  science  et  se  plaça  au  point  de  vue 
du  développement  général  des  idées  et  de  la  société,i  du 
progrès  social  par  la  diffusion  du  savoir  et  Taffranchisse- 
ment  de  la  raison  ;  il  montra  l'humanité  en  marche  vers  la 
lumière,  et  son  récit  fut  clair,  faciie,  aimable,  en  même  temps 
que  sûr,  documenté,  autorisé  ;  il  mêla  la  philosophie  à  l'his- 
toire, et  à  tout  son  récit  la  haine  de  l'injustice,  du  despo- 
iisme,  quel  qu'il  soit,  de  l'arbitraire  et  des  préjuges.  S'il  mé- 
connut le  moyen  âge,  il  faut  dire  que  celui-ci  ne  commença 
d'apparaître  dans  sa  vérité  qu'au  début  du  Xix*  siècle  ;  mais 
l'esprit  qui  anima  ce  grand  ouvrage  était  généreux  dans  son 
ingénieuse  nouveauté,  et  Grimm  l'a    justement  écrit  : 

«  Le  bien  inestimable  que  celte  histoire  ne  manquera  pas 
de  produire  sera  donc  principalement  de  faire  germer  dans 
nos  cœurs,  de  génération  en  génération,  les  principes  de  juî*- 
lice,  d'équité,  de  compassion  et  de  bienfaisance  ;  de  nous 
éloigner  de  tout€  violence,  de  celle  fureur  de  persécuter 
et  d  opprimer  nos  semblables  pour  avoir  d'autres  opinions 
que  les  nôtres,  d'affaiblir  enfin,  et,  s'il  est  possible,  d'anéan- 
tir cet  esprit  intolérant  qui  a  si  longtemps  ravagé  la  terre, 
et  dont  les  horribles  excès  auraient  dû,  ce  me  semble,  ex- 
terminer la  race  humaine.  Le  livre  de  M.  de  Voltaire  n'em- 
pêchera point  sans  doute  qu'il  n'y  ait  des  guerres,  que  les 
grands  corps  politiques  ne  s'enlre-choquent,  que  les  nations 
n'éprouvent  des  révolutions  fréquentes.  Tel  est  le  sort  de  celle 
immense  machine,  de  cette  vaste  matière  toujours  en  fr.Tmen- 
tation,  qu'elle  a  besoin  pour  subsister  d'être  agitée  par  des 
vicissitudes  perpétuelles.  Mais  s'il  est  permis  au  genre  humain 
d'espérer  quelques  jours  sereins  après  des  siècles  entiers 
d'orages,  ne  pourrons-nous  ])as  nous  flatter  de  voir  eniin  suc- 
céder à  tant  d'horreurs  et  de  cruautés,  une  sorle  d'indulgence 
el  de  douceur,  dont  des  êtres  aussi  faibles  et  aussi  imparfaits 
que  nous  ont  autant  de  besoin.  » 

Cette  histoire  universelle  est  le  plus  formidable  monument 
qui  ait  été  élevé  à  l'honneur  de  l'humanité,  el  qu'un  esprit 
ait  porté  sans  en  être  écrasé. 

La  même  mélhode  histori(iue  inspira  ses  autres  traités  : 
Les  Annales  de  V Empire  depuis  Charlemagne,  histoire  d'Al- 


3i  HISTOIRE  DE  lA  LITTÉRATrUE  FRANÇAISE 

lemagne,  jus(|n'à  Ciiarlcs  \'I,  à  larges  Iraits,  ôci-ite  pour  la 
(hirheriSf  tic  Saxe-Golhti;  avec  les  listrs  roinplèlo:^  ilc?  ciiipL'- 
n^iirs,  des  j>ai»cs,  des  dctrlciirs.  vl  <-\v  bizarres  ver?  inncmo- 
lechniquos  sur  leur  cliroiiolopie  ;  et  smloul  le  très  beau  livre 
du  Siècle  de  Louis  XIV,  raconté  sucees^ivcuicnt  aux  divers 
point!-  de  vue  des  gueri'fi!?.  de  l'administration,  des  travaux 
j)ublics.  justice,  commerce,  finance?,  lettres,  sciences,  beaux- 
arts,  anecdotes  très  fournies,  le  tout  encadré  par  des  ta- 
bleaux de  l'état  général  de  l'Europe,  précédé  de  nomen- 
clatures, de  listes  :  liste  des  enfants  de  Louis  XIV  et  des 
princes  de  lu  maison  do  France,  liste  des  napes  cl  souverains 
conleni|iorains.  des  écrivains,  dvs  arlisles,  des  musiciens. 
Elles  nmrquenl  loule  la  précision  dô  ce  vaste  esprit.  Col  ou- 
vrage l"(Kcupa  de  longues  années  et  lui  coûta  de  grandes 
recbei'cbe.'*,  comme  aussi  de  grands  embarras.  Il  vivait  dans 
un  temps  où  il  élait  difficile  do  faire  imprimer  dans  son 
pays  liustoirc  de  son  pays  ».  II  écrivait  au  maréchal  de 
Richelieu  :  "  Comment  imprimer  à  Paris  co  qui  regarde 
Mme  de  Montespan,  et  Mme  de  Maintenon  et  son  mariage  ? 
Il  faut  pourtant  ou  renoncer  à  l'histoire  ou  ne  rien  suppri- 
mer des  faits.  »  Telle  élait  la  gêne  qui  entravait  Ihislorien. 
Voltaii'e  en  eut  raison  et  fit,  loncuement,  avec  des  retouches 
et  des  remaniements  nombreux,  une  œuvre  magistrale,  vraie 
dans  li-nsemble,  exacte  de  ton  et  de  faits,  encore  utile  de 
nos  jours  el  toujours  consultée,  qui  réalise  pleinement  la 
'onceplion  do  l'auteur  telle  qu'il  l'exposait  dans  sa  lettre  au 
président  Hesnault  en  1753  : 

«  J'ai  prétendu  faire  un  grand  tableau  dos  événements  qui 
méritent  dètre  peints,  et  tenir  ctmtinuellement  les  yeux  du 
lecteur  attachés  sur  les  principaux  personnages.  Il  faut  une 
exposition,  un  nœud  et  un  dénoûmont  dans  une  histoire, 
comme  dans  une  tragédie  :  sans  quoi  on  n'est  qu'un  Rcboulet 
ou  un  Limiers,  ou  un  La  Ilode.  11  y  a  d'ailleurs  dans  ce 
vaste  tableau,  des  anecdotes  intéressantes.  Je  liais  les  petits 
faits  ;  assez  d'autres  en  ont  chargé  leurs  énormes  compila- 
tions. Je  me  suis  [liqué  de  niellii!  plus  do  gi-ando-;  choses 
dans  un  seul  pelit  volume,  qu'il  n'y  a  dans  les  vingt  tomes  de 
Lamberii.  Je  me  suis  surtout  allaclié  à  mettre  de  l'intérêt 


HISTOIBE  DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  S3 

dans  une  histoire  que  lous  ceux  qui  l'ont  traitée  ont  trouvé 
jusqu'à  présent,  le  secret  de  rendre  ennuyeux.  Voilà  pour- 
quoi j'ai  vu  des  princes,  qui  ne  lisent  jamais  et  qui  enlen- 
dent  médiocrement  notre  langue,  lire  ce  volume  avec  avidité, 
et  ne  pouvoir  le  quitter.  Mon  secret  est  de  forcer  le  lecteur 
à  se  dire  à  lui-même  :  Philippe  V  sera-t-il  roi  ?  sera-1-il  chassé 
d'Espagne?  La  Hollande  sera-t-elle  détruite?  Louis  XIV 
succomhera-t-il  ?  En  un  mot,  j'ai  voulu  émouvoir  môme  dans 
l'histoire.  Donnez  de  l'esprit  à  Duclos  tant  que  vous  voudrez, 
mais  gardez-vous  bien  de  m'en  soupçonnei\  Peut-être,  j'ai 
mérilé  davantage  le  reproche  d  êlre  un  philosophe  libre  ; 
mais  je  ne  crois  pas  qu'il  me  soit  échappé  un  seul  trait  con- 
tre la  religion.  Les  fureurs  du  calvinisme,  les  querelles  du 
jansénisme,  les  illusions  mystiques  du  quiétisme,  ne  sont  pas 
(le  la  religion.  J'ai  cru  que  c'était  rendre  service  à  respril 
humain  de  rendre  le  fanatisme  exécrable  et  les  disputes  théo- 
logiques ridicules  :  j'ai  cru  même  que  c'était  servir  le  roi  et 
la  patrie.  Quelques  jansénistes  pourront  se  plaindre  :  les 
gens  sages  doivent  m'approuver.  I^  liste  raisonnée  des  écri- 
vains, elc,  que  vous  daignez  approuver,  serait  plus  anq)le  ei 
plus  détaillée  si  j'avais  pu  travailler  à  Paris  ;  je  me  serais 
étendu  sur  tous  les  aris  :  c'était  mon  principal  objet. 
Savez-vous  bien  (|ue  j'ai  écrit  de  mémoire  une  grande 
partie  du  second  volume?  Mais  je  ne  crois  pas  que  j'en 
eusse  dit  davantage  sur  le  gouvernement  intérieur.  C'est  la. 
ce  me  semble,  que  Louis  XIV  parait  bien  grand,  et  (|ue  je 
donne  à  la  nation  une  supériorité  dont  les  étrangers  sont 
forcés  de  convenir.  » 

Au  Siècle  de  Loués  XIV  fait  suite  le  Précis  du  Siècle  de 
Louis  Al',  (|ui  eut  pour  point  de  dépari  les  rapports  rédigés 
par  Vollaire  quand  il  fut  nommé  en  17'iG,  hisloriographe  de 
France.  Il  reçut  à  cette  occasion  une  lettre  de  l^ondichéry  où 
il  était  dit: 

^<  Les  Brame*',  1rs  Malabaies,  les  Maures  dont  plusieurs 
sont  instruits  et  savent  la  langue  française,  lisent  vos  ou- 
vrages avec  un  plaisir  qui  les  charme.  Ils  a|)crç()ivent  et  sen- 
tent ainsi  que  nous,  que  vos  divins  écrits  sont  des  sources 
inépuisables  de  vertu  civile  et  morale,  non  moins  (jue  d(*  sa- 


56  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

gesse.  J'ai  consulté  ces  Indiens  sur  le  Shasla^  le  Veiclam, 
ÏEzouv  Veidani.  Ils  m'ont  dit  que  ce  que  vous  avez  écrit  et 
sur  ces  monuments  antiques  et  sur  Tlnde  était  conforme  à  la 
pilus  exacte  vérité,  mais  que  vous  aviez  été  trompé  par  les 
|jersonnes  qui  vous  ont  donné  des  notes  où  mémoires  sur 
certains  faits  du  Précis  du  siècle  de  Louis  XV,  » 

C'était  justement  caractériser  le  travail,  qui  est  de  bonne 
documentation,  qui  est  vivant,  animé,  intéressant,  varié,  qui 
apprend  beaucoup  de  faits,  qui  remue  beaucoup  d'idées,  qui 
fait  jéfléchir,  (|ui  est  d'une  érudition  aimable,  qui  vulgarise 
sans  ennui,  et  qui,  somme  toute,  est  un  hommage  à  la  France 
pour  la  glorifier,  la  faire  admirer  et  la  faire  aimer. 

Il  tint  compte  des  rectifications  qu'on  lui  indiqua.  Cepen- 
<lant,  ce  [précis  est  moins  estimé  que  l'ouvrage  précédent.  Les 
pages  consacrées  à  Lally  Tollendal  sont  belles  et  généreuses. 
Les  chapitres  sur  l'injustice  des  lois,  sur  les  affaires  d'Al- 
lemagne et  d'Angleterre,  sur  les  progrès  de  l'esprit  humain 
sous  Louis  XV,  sont  à  lire. 

Mais  un  livre  plus  important  l'occupait,  et  c'était  sa  grande 
Histoire  du  Pnrlemenl  de  Paris,  écrite  avec  une  liberté  dan- 
gereuse qui  lui  fit  désavouer  son  œuvre  durant  de  longues 
années,  et  rpii  détermina  d'ailleurs  le  coup  d'Etat  de  Mau- 
peou.  Cet  ouvrage  est  exact,  piquant,  sévère  pour 
le  Parlement  qui  faillit  sévir  contre  son  détracteur.  Il  re- 
prend les  choses  ab  ouo,  avant  Philippe  le  Bel.  Le  pro- 
cès des  Templiers,  le  Parlement  sous  Louis  XII  et 
François  I",  le  procès  d'Anne  Dubourg,  le  chapitre  du  chan- 
celier de  l'Hospital,  l'Edit  de  Nantes,  la  mort  d'Henri  IV, 
la  Fronde,  l'attentat  de  Damien,  les  arrêts  contre  La  Barre 
et  Lally  sont  des  pages  dignes  d'être  relues. 

Un  autre  livre  d'histoire  charmant  et  amusant  comme  un 
roman  aimable,  fut  VHisfoire  de  Charles  XII,  roi  de  Suède, 
qui  suivit  VHisioire  de  Russie  sous  PierreAe-Grand.  Il  écrivit 
Charles  XII  en  même  temps  que  La  Henriade  et  Eriphyle, 
en  se  documentant  auprès  du  chevalier  des  Alleurs  qui  avait 
connu  et  servi  ce  roi.  Son  récit  est  de  tous  points  vrai,  et 
fait  dans  un  style  agréable.  Dans  la  préface,  il  déclarait  : 

«  Si  quelque  prince  et  quelque  ministre  trouvaient  dans 


HISTOIRE  DE   LA   LltlÉRATURE   FRANÇAISE  57 

cet  ouvrage  des  vérités  désagréables,  (lu'ils  se  souviennent 
qu'élant  hommes  publics  ils  doivent  compte  au  public  de  teurs 
actions  ;  que  c'est  à  ce  prix  qu'ils  acliètent  leur  grandeur, 
que  l'his*lon-e  est  un  témoin  et  non  un  flatteur  ;  et  que  le 
seul  moyen  d'obliger  les  hommes  à  dire  du  bien  de  nous, 
c'est  d  en  faire.  » 

Des  avant-propos  intéressants  résument  les  théories  de  l'au- 
teur sur  la  manière  d'écrire  l'histoire,  qu'il  veut  vivante, 
émouvante.  Et  il  prêcha  d'exemple.  Son  Charles  XII  esl  un 
portrait  poussé,  une  étude  nette  et  agréable  ;  les  figures 
avoisinantes  de  Stanislas  Leczinski,  de  Mazeppa,  du  Khan  des 
Tartares,  de  Catherine,  de  Pierre  le  Grand,  sont  des  cro- 
quis (jui  animent  les  scènes  de  diplomatie  ou  de  guerres. 
Toute  leducation  de  Charles  XII  est  un  récit  qui  est  demeuré 
célèbre,  et  qu'on  apprend  de  mémoire  dans  les  classes. 

Telles  sont  les  œuvres  historiques  de  Voltaire.  Elles  sont 
considérables  :  elles  ont  gardé  leur  intérêt  et  leur  valeur, 
comme  si  l'histoire  avait  été  la  préoccupation  principale,  la 
spécialité  particulière  de  ce  génie  multiple,  dont  il  nous  reste 
à  voir  les  autres  avatars,  pour  chacun  desquels  il  semblait 
de  même  qu'il  fut  précisément  né. 

Vn  soir,  à  Potsdam,  Frédéric  II  s'amusa  de  l'idée  de  faire 
un  dictionnaire  pîîilosophique^  Voltaire  se  passionna  pour 
ce^ projet  et  l'exécuta.  On  y  ajouta  ses  articles  de  l'Encj/c/o- 
pédie  et  du  DicUormaire  de  l Académie,  et  aînsi  se  grossit 
le  Dictionnaire  Philosophique  de  Voltaire,  tel  qu'il  est  au- 
jourd'hui. Sous  un  titre  sévère,  c'est  un  ouvrage  agréable, 
où  Voltaire  reste  le  causeur  varié,  épris  de  tout,  touchant  à 
tout  avec  légèreté,  facilité,  esprit,  sans  lourdeur  ni  dog- 
matique assjLirance.  Littérature,  théologie,  histoire,  gram- 
maire, physique,  archéologie,  p(^liti(iue,  il  aborde  tout  avec 
aisance,  et  nous  intéresse  et  nous  amuse.  Ecoutez-le  s'ex- 
pliquer sur  la  question  du  langage  primitif  : 

a  Que  diriez-vous  d'un  homme  qui  voudrait  rechercher 
quel  a  été  le  cri  primitif  de  tous  les  animaux  et  commerfl  il 
est  arrivé  que  dans  une  multitude  de  siècles  les  moutons  se 
soient  mis  à  bêler,  les  chats  à  miauler,  les  pigeons  à  rou- 
couler, les  linottes  à  siffler?     Ils  s'entendent  tous  parfai(e- 


5H  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRMl  RE  FRANÇAISE 

nient  dans  leurs  itiionies  et  bcjiiic'uup  moins  que  nous.  Le 
ch.11  ne  manriuc  pas  d'accourir  aux  niiaiiIenHT.is  1res  ar- 
ticulés et  1res  variés  de  la  rhallc  :  c'est  une  merveilleuse 
chose  (le  voir  dans  lo  Mirchalai.s  une  cavale  dresser  -ses 
oreilles,  frapper  liu  pied,  s'agiter  aux  braiemenls  intelligi- 
bles d'un  âne.  Cha(|ue  cs.pèce  a  sa  langue.  Celle  des  Es- 
quimaux et  des  Algonquins  ne  fut  point  celle  du  Pérou.  11 
n'y  a  pas  eu  plus  3e  langue  primitive,  et  d'alphabet  primitif, 
que  de  chênes  primitifs,  et  que  d'herbe  primitive.  Plusieurs 
rabbins  proteridenl  que  la  langue  mère  était  le  samaritain  ; 
quelques  auti-es  ont  assuré  que  celait  le  bas-breton  :  dans 
cette  incertitude,  on  peut  fort  bien,  sans  offenser  les  habi- 
tanl>  de  Qi^inippr  <-'t  de  Samaiie.  n'admettre  aucune  langue 
mère.  \e  peut-on  pas  sans  offenser  personne,  supposer  que 
ral|)liabet  a  commencé  par  des  cris  cl  des  exclamations?  Les 
petits  enfants  disent  d'eux-mémeis  ha,  he,  quand  ils  voient  un 
objet  qui  les  frappe  ;  ht  ht,  quand  ils  pleurent  ;  hii,  hii.  hou. 
hou,  ([uand  ils  se  moquent  ;  nie.  quand  on  les  frappe  ;  el  il  ne 
faul  pas  les  frapper.  A  l'égard  de  deux  petits  garçons  que 
le  roi  d'Egypte  Fsammelicus  (qui  n'est  pas  un  mot  égyptien) 
fit  élever  pour  savoir  quelle  était  la  langue  primitive,  il  n'est 
gué'i'e  possible  qu'ils  se  soient  tous  deux  mis  à  crier  ber  bi'c 
pour  avoir  à  déjeuner.  " 

Déiste  et  positif,  éloigné  du  vague  et  du  rêve,  il  a  abordé 
là  des  questions  de  fous  ordres,  avec  une  passion  échauf- 
fée dés  qu'il  s'agit  de  l'Eglise.  Il  a  des  pages  excellentes  d'hu- 
mour, de  délicatesse,  de  poésie,  sur  les  abeilles,  sur  l'âme 
dont  il  disserte  avec  son  éternel  scepticisme,  nui  est  spiri- 
tuel, mais  ne  conclut  à  rien. 

Il  Nous  n'avons  pas  le  moin<lre  degré  où  nous  puissions  po- 
ser le  pied  pour  arriver  à  la  plus  légère  connaissance  de 
ce  qui  nous  tait  vivre  et  de  ce  qui  nous  fait  penser.  Com- 
ment en  aurions-nous?  Il  faudrait  avoir  vu  la  pensée  et  la 
vie  entrer  dans  un  corps.  Un  père  sait-il  comment  il  a  pro- 
duit son  fils?  une  mère  sait-elle  comment  elle  l'a  conçu? 
Quelqu'un  a-(-il  jamais  pu  deviner  comment  il  agit,  comment 
ii  veille,  et  comment  il  dort?  Quelqu'un  sait-il  comment  ses 
membres  obéissi-n!  à  sa  volonté.   .A-l-il   découvert  par  quel 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  59 

art  des  idées  se  tracent  dans  son  cerveau  et  en  sortent  à  son 
commandement?  Faibles  automates  mus  par  la  main  invi- 
sible qui  nous  dirige  sur  cette  scène  du  monde,  qui  de  nous  a 
pu  a[)orcevoir  le  fil  <iui  nous  conduit?  Nous  osons  mettre 
en  question  si  l'ûnio  intelligente  est  esprit  ou  matière  ;  si  eli.^ 
est  créée  avant  nous  ;  si  elle  sort  du  néant  dans  notre  nais- 
sance :  si  après  nous  avoir  animés  un  jour  sur  la  teire,  elle 
vil  api-ès  nous  dans  1  éternité.  Ces  question^  paraissent  subli- 
mes ;  que  sont-elles?  des  (fuestions  d'aveugles  qui  disent  à 
d'autres  aveugles:  Qu'est-ce  que  la  lumière?  Ouand  nous 
voulons  connaîtixî  grossièrement  un  morceau  de  métal  nous 
le  mettons  au  feu  dans  un  creuset.  Mais  avons-nous  un 
creu.sel  pour  y  metire  l'àme?  Elle  est  esprit,  dit  l'un. 
Mais  c|u  est-ce  <ju'esprit  ?  Personne  assurément  n'en  sait 
rien  ;  c'est  un  mot  si  vide  de  sens  ([u'on  est  obligé  de 
dire  ce  que  l'esprit  n'est  pas.  ne  pouvant  pas  dire  ce  qu'il  est. 
L'àme  est  nialicre,  dit  l'autre.  Mais  tpi'est-ce  cpie  matière? 
Nous  n'en  connaissons  qiK*  (pielques  a|)j)arences  et  quehpies 
propriétés:  et  nulle  <!e  ces  propriétés,  mdle  de  ces  apparences 
ne  paraît  avoir  aucun  rapport  avec  la  pensée.  » 

Les  articles  :  Arabes,  Histoire,  Gueux,  Femmes,  Art  dra- 
matique. Foi,  Fanatisme,  Dartw,  Luxe,  Cérémonies,  Littéra- 
ture, Miraeles,  Epopées,  Etats  Généraux,  Calécliisme,  Chi- 
nois, etc.,  sont  des  pages  exquises,  et  s'il  en  est  de  plus 
réjouissantes  dans  cet  ouvrage  de  moquerie  et  de  persiflage, 
il  en  est  peu  qui  donneraient  une  plus  juste  idée  de  la  variété 
pittoresque  des  sujets  et  de  la  fantaisie  charmante  que  Vol- 
taire y  dépense. 

Aussi  n'y  a-t-il  pas  si  loin  qu'on  croirait  de  ces  volumes 
du  Dictionnaire  Philosopliique  au  suivant,  (jui  contient  les 
Honians,  les  Contes  phitosoplUques,  genre  que  \'oltaire  a 
créé  et  où  il  n'a  point  d'égal.  Sans  doute  il  s'est  inspiré  de 
sr*s  souvenirs:  dans  Zadiq,  il  a  emprunté  d'Aristott*  l'épisode 
fie  l'homme  aux  armes  vertes,  cl  des  Mille  et  une  \uits  celui 
de  l'ermite  ;  dans  Microiiu'fjas,  il  st»  i-appelle  (Udliier  :  dans 
l'Ingénu,  il  prend  la  situation  à  hx  Baronne  de  Lu:  de  Du- 
clos  ;  mais  la  façon  dont  il  met  en  oeuvre  ces  matériaux 
les  fait  lout  à  fait  siens,  et  place  au  nang  des  plus  fins  chefs- 


60  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

(l'œuvre  Zadig,  Candide^  Memmon,  Scarmentado,  VIngénu. 
où  sur  un  fonds  de  philosophie  il  sème  les  traits  d'un  slyle 
rapide  et  piquant,  fait  de  contrastes  saillants,  de  rapproche- 
ments inattendus,  nui  sont  le  secret  et  le  }eu  de  son  génie. 
Il  possède  Tart  de  tourner  la  raison  en  plaisanterie,  de 
converser  avec  le  lecteur,  de  lui  faire  croire  qu'il  a  tout  l'es- 
prit qu'il  lui  donne,  et  de  lui  faire  accepter  la  leçon  philoso- 
phique dans  un  sourire.  11  enduit  de  miel  la  coupe  d'absinthe, 
il  dore  la  pilule  :  il  force  Tattention  et  s'impose  ;  avec  Zadig 
il  nous  montre  que  les  voies  de  la  Providence  sont  cachées, 
dans  Candide  il  bafoue  l'optimisme,  et  dans  L'Ingénu  il  égale 
la  diversité  des  leçons  à  la  variété  des  épisodes.  Il  élargit  le 
vieux  cadre  du  roman,  et  il  y  pousse,  comme  un  flot  (jle  bar- 
bares, des  gens  de  tous  les  pays  et  de  toutes  les  latitudes,  des 
Hurons,  des  Chinois,  des  Algonquins.  Jusqu'à  lui,  il  semblait 
que  le  monde  latin  existât  et  comptât  seul.  C'est  Voltaire  qui 
a  déchiré  et  reculé  l'horizon,  et  donné  une  idée  plus  vaste 
de  l'humanité  ;  il  a  introduit  le  cosmopolitisme  dans  la  lit- 
térature, il  a  repoussé  les  frontières  et  convié  au  banquet 
des  lettres  et  de  l'esprit  ses  frères  du  globe  entier,  et  même 
des  autres  planètes.  L'artifice  était  habile,  car  la  fraîcheur  et 
la  naïveté  d'impressions  sont  bien  plus  vives  chez  un  étran- 
ger qui  arrive  et  découvre  une  société.  Montesquieu  et  Du- 
(resny  s'en  étaient  déjà  avisés. 

Le  Voltaire  des  Contes  est  unique  et  incomparable.  Long- 
temps encore  on  relira  :  La  Vision  de  Babouc^  L'Homme  aux 
quarante  écus,  L'Histoire  de  Jenni^  Jeannot  et  Colin^  pour 
ne  pas  répéter  les  titres,  déjà  cités  plus  haut,  de  ses  cornas 
les  meilleurs.  Il  accroche  les  grelots  de  la  gaieté  a  la  lobe  de 
la  raison  ;  les  vérités  fusent  dans  les  éclats  de  rire  ;  il  est 
tout  à  la  fois,  il  est  le  Protée  de  la  plume,  et  il  reproduit  d'un 
instant  à  l'autre,  avec  une  mobilité  déconcertante,  Monlaigne 
ou  Rabelais,  Swift  ou  Sterne,  l'Arioste  ou  Cervantes:  le  trait 
est  sobre,  précis,  exact,  la  couleur  éclatante,  les  scènes  justes, 
la  malice  ne  désarme  jamais  ;  c'est  alerte,  vaillant,  entraî- 
nant, c'est  du  meilleur  Voltaire. 

Du  meilleur?  Pourquoi?  Voici,  à  la  suite,  dix  volumes  de 
Mélanges,  et  c'est  bien  souvent  à  ces  pages  variées  de  poly- 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  61 

graphe  inépuisable  que  j'ai  pris  le  plus  vif  plaisir,  et  qu'il 
m'a  semblé  reconnaître  le  pétulant  petit  homme  d'où  par- 
taient les  étincelles,  le  causeur  à  bâtons  rompus  qui  éter- 
nuait  les  bons  mots,  et  semait  la  gaie  et  bonne  parole,  dans 
des  fantaisies,  des  dialogues,  comme  ;  Les  Embellissements 
de  la  ville  de  Cachemire,  ou  le  dialogue  entre  un  philosophe  et 
un  bostangi,  ou  le  dialogue  entre  Marc-Aurèle  et  un  Récollet, 
DU  le  Dialogue  entre  un  Bachelier  et  un  Sauvage,  ou  le  Dia- 
logue entre  Tullia,  la  fille  de  Cicéron  et  Mme  de  Pompadour  : 

Madame  de  Pompadour  . 

Quelle  est  donc  celte  dame  au  nez  aquilin,  aux  grands 
veux  noirs,  à  la  taille  si  haute  et  si  noble,  à  la  mine  si  fière 
et  en  même  temps  si  coquette,  qui  entre  à  ma  toilette  sans 
se  faire  annoncer,  et  qui  fait  la  révérence  en  religieuse  ? 

Tlllia 

Je  suis  Tullia,  née  à  Rome,  il  y  a  environ  dix-huit  cents 
ans  ;  je  fais  la  révérence  à  la  romaine  et  non  à  la  fran- 
çaise ;  je'  suis  venue  je  ne  sais  d'où  pour  voir  votre  pays, 
votre'  personne  et  votre  toilette. 

Madame  de  Pompadour 

Ah!  Madame,  faites-moi  l'honneur  de  vous  asseoir.  Un  fau- 
teuil à  Madame  Tullia. 

Tullia 

y  ui  ?  moi,  madame,  que  je  ur  asseye  sur  cette  espèce  ge 
petit  trône  incommode,  pour  que  mes  jambes  pendent  à 
terre  et  deviennent  toutes  rouges. 

Madame  di:  Pompadour 
Comment  vous  asseyez-vous  donc,  madame  ? 

^  Tullia 

Sur  un  bon  lit,  Madame. 


62  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Madame  de  Pompadour 

Ah!  j'entends;  vous  voulez  dire  un  bon  canapé.  En  voilà  un 
sur  lequel  vous  pouvez  vous  étendre  fort  à  votre  aise. 

TULLIA 

J'aime  à  voir  que  les  Françaises  sont  aussi  bien  meublées 
que  nous. 

Madame  de  Pompadour 

Ah  !  ah  !  madam<ï,  vous  n'avez  point  de  bas!  vos  jambes  sont 
nues  !  vraiment,  elles  sont  ornées  d'un  ruban  fort  joli,  en 
forme  de  brodequin. 

TuLLIA 

Nous  ne  connaissons  point  les  bas;  c'est  une  invention 
agréable  et  commode  que  je  préfère  à  nos  brodequins. 

Madame  de  Pompadour 

Dieu  me  pardonne  !  madame,  je  crois  que  vous  n'ayez  point 
de  chemise  ! 

TULLlA 

Non,  madame,   nous  n'en  portions  pas  de  notre  temps. 

On  devine  aisément  les  étonnements  de  Tullia  devant  un 
miroir,  un  li\Te  imprimé,  des  fruits  glacés,  l'Opéra:  et  c'est 
la  supériorité  des  modernes  sur  les  anciens,  du  moins  au 
point  de  vue  de  la  vie  confortable. 

Ces  immenses  varia  comprennent  encore  des  travaux  d'his- 
toire, comme  les  mémoires  sui''  Lally,  sur  Louis  XV,  et  les  An- 
nexes à  l'Essai  sur  les  Mœurs  ;  de  physique,  comme  les  Elé- 
ments et  les  Eclaircissements  de  la  Physique  de  Newton,  ou 
le  Mémoire  sur  le  feu  ;  de  littérature,  comme  le  commentaire 
trop  grammatical  Tlu  théâtre  de  Corneille,  la  vie  de  Molière, 
les  jugements  sur  J.-B.  Rousseau,  sur  Crébillon,  sur  V Esprit 
des  lois  ;  de  philosophie,  conmie  les  lettres  philosophiques  et 
l'admirable  traité  Prix  de   la  iusiice  et  de  ïhumanilé.   qui 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATIIBE  FRA^ÇA1SE  03 

apportait  tant  d'idées  nouvelles  duns  le  fatras  barbare  des 
anciennes  coutunies. 

11  ne  me  resic  plus  ijuà  vous  dire  un  mot  rie  la  volumi- 
netise  correspondanoe  de  \'ollaîre,  et  d'elle  aussi,  on  serait 
tenté  de  prétendre  <iue  cest  sa  plus  belle  u?uvre,  i-ello  dans 
la(|uelle  il  a  mis  le  plus  do  lui-même,  de  sa  raison  sûre,  de 
son  bon  sens,  de  sa  précision,  de  son  aisance,  de  son  esprit, 
de  ses  dons  de  causeur,  de  sa  belle  et  vaillante  humeur,  de 
sa  malice  et  de  sa  bonté,  Si  bien  i|ue  pour  retrouver  le  vrai 
Vollaire  dans  la  sincérité  de  sa  vie  et  la  plénitude  de  ses 
impressions,  il  faut  hésiter  cnli'e  presque  toutes  ses  œuvres, 
lettres,  contes,  mélanges,  théâtre  et  traités  savanis.  Mais 
il  est  bien  hii-méme  dans  ses  lettres,  qui  le  racontent,  le  tra- 
duisent, le  trahissent  parfois  durant  fout  le  cours  de  sa  vie. 
Il  en  écrivait  plusieurs  par  jour,  et  toujours  avec  celte  faci- 
htê  spirituelle,  ce  tour  alerte,  cet  indémontable  bon  sens, 
cette  justesse  vive  et  cette  raison  maligne,  cette  nenosité 
tendue,  cette  vanité  égoïste,  cette  passion  fiévreuse,  ce  style 
(|ui  fait  de  lui  le  premier  des  prosaleui's  français. 

Il  a  écrit  environ  sept  mille  lettres.  Encoi-e  en  paraît-il  de 
temps  à  autre  d'inédites.  Elles  disent  l'histoire  de  sa  vie,  de 
sa  pensée,  de  son  siècle,  ses  relations,  .ses  études.  les  évé- 
nements du  jour,  et  il  compose  tous  ces  petits  tableaux  avec 
agilité,  jugement,  impertinence,   hardiesse,   souplesse. 

Elles  disent  ses  séjours  variés,  en  Hollande,  au  fond  d'un 
yacht,  à  Sully,  à  Lomlre.s.  à  Pjoris,  à  Cii-ey  oii  il  fait  de  la 
physique  el  du  (héùtre,  à  Berlin,  à  Femey,  dans  tous  ces 
lieux  de  passage,  d'exil,  de  prison,  de  retraite  où  il  promène 
son  existence  vaga*bonde,  remuante,  inquiète  ou  lasse. 

Elles  disent  les  noms  de  ses  amis  et  la  succession  de  ses 
occupations  ou  de  ses  préwcupations  :  Thioi'ot,  Genouville, 
Cideville,  P.  Forée,  amis  et  maîtres  de  sa  jeunesse  ;  Moussi- 
not,  l'agent  financier  de  sa  fortune  naissante  ;  Vauvenargues, 
le  roi  de  Prusse,  te  Maréchal  du  Richelieu,  l'impératrice  Ca- 
therine, le  cardinal  de  Fleury,  Malesherbes,  Turgot,  Fran- 
klin, et  les  amis,  d'Argental.  Mme  du  Chûtelet,  Mme  du  Def- 
fand,  el  les  confrères,  J.-B.  Rousseau,  J.-J.  Rousseau,  Di- 
derot,   d'Alembert,  La  Hui'pe,  Goïdoni,  etc.  Toute  Ihisfoirc 


Gi  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

lill('»raire,  polilicjucest  là,  le  système  de  f.aw.  la  guerre  de  Sept 
ans.  lo!i^  les  événements  mémorables,  -—  résume  journalier  et 
enjoué,  mémoires  eourls  et  prestes,  chronitiues  familières 
d'un  siècle,  annales  d'une  existence  dont  le  dévelo])pement 
ample  et  régulier  va  en  une  cou,rbe  majestueuse,  des  petits 
vers  légers  du  début  aux  graves  travaux  de  la  maturité  et 
aux  nobles  problèmes  sociaux  «pii  ont  fait  songer  sa  longue 
vieillesse.  Et  quelle  variété  de  sujets,  (pielle  diversité  de  tons, 
depuis  les  lettres  de  simple  amitié,  les  requêtes  en  faveur  de 
malbeureux,  lettres  de  reproches  ou  de  félicitations,  d'affaires 
ou  de  frivolités,  anecdoticpies  ou  philosojdiicpies,  constatant 
les  ressources  inouïes  et  les  ressorts  infaligable^  de  ce  génie 
heureux  ! 

Il  se  montre  à  nous  dans  les  personnages  multiples 
(pi'il  a  joués,  obligeant,  affable  ou  irrité,  défenseur  des  op- 
primés, ennemi  imj)lacable,  voisin  chitanier,  polémiste, 
poète,  historien,  philosophe,  auteur,  acteur,  courtisan, 
physicien,  architecte,  maçon,  marguillier,  berger,  critique 
et  savant,  philologue,  grammairien,  prodiguant  les  bons 
conseils  aux  jeunes,  les  objurgations  terribles  à  ses  adver- 
•saires,  et  donnant  l'exemple  de  prodigieuses  facultés  de  .tra- 
vail et  d'assimilation. 

N'y  a-t-il  pas  une  ombre  au  portrait?  Certes  oui,  et  assez 
forte  même.  Quelque  multij^les  qualités  cpion  lui  recon- 
naisse, il  (Ml  est  une  (pi'on  regrette  (|u'il  n'ait  pas  eue. 

Il  lui  a  mannué  le  don  d'édifier.  Il  a  été  un  révolté,  un  dé- 
molisseur: il  s'est  insurgé  contre  toutes  les  entraves,  le  pou- 
voir, la  loi,  les  instructions  cléricales  ;  il  a  été  épris  de  li- 
br'ité,  el  il  a  frappé  contre  toutes  les  barrières.  11  a  plus  <lé- 
truit  qu'il  n'a  (construit.  Il  lui  faudrait  un  système  logicpie, 
une  philosophie  décidée.  Lh^ï^ertrophie  de  l'espiit  a  étouffé 
le  cuMir.  Il  ricane  à  satiété.  Il  éclaire  sans  échauffer.  Il  ba- 
dine devant  les  plus  grav(*s  sujets,  et  sa  gaieté  fris(»  souvent 
rim|)ertinence.  Il  gand)ade  devant  les  sanctuaires.  Il  donne 
(hs  nasardes  aux  fdoles.  Il  n'a  ni  respect  ni  religion.  L'élé- 
gance de  parti  pris,  fatigue,  dessèche.  Il  a  placé  son  idéal 
trop  bas.  Le  confortable,  le  délail  physi(pM\   la  vie  pratique 


HISTOIRE  DE  LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISH;  f,8 

t)nl  eu  trop  (rimportance  à  ses  yeux.  ^  Digérez,  tout  est  là.  » 
Ce  but  imposé  à  la  vie  manque  de  noblesse.  L'ironie  dessé- 
vhanle  et  le  scepticisme  stérile  ont  flétri  la  fleur  de  sa  pen- 
sée. 11  s'est  cantonné  dans  le  monde  matériel,  et  il  a  ignoré 
lau-delà,  il  n'a  pas  voulu  y  songer,  il  ne  lui  a  rien  demandé. 
11  a  ri  de  tout,  il  a  pai-semé  tous  les  sujets  ((u'il  a  touchés 
des  étincelles  de  sa  raison  lumineuse.  Il  incarne  l'esprit  pa- 
risien. II  fut  le  roi  des  chroniqueurs. 

El  pourtant  sa  gloire  a  sunécu  et  son  nom  a  été  un  cri 
de  ralliement.  Ses  œuvres  ont  agi.  C'est  que  le  scepticisme 
ne  k<  a  pas  pénétrées  et  desséchées  toutes.  Il  n'a  cru  ni  au 
prêtre  ni  au  diable  ;  mais  il  serait  faux  de  diixî  qu'il  n'a  cru  à 
rien.  11  a  cru  à  un  Dieu  :  mais  la  doctrine  religieuse  et  la 
métaphysique  ont  tenu  peu  de  place  dans*  sa  vie  ;  il  s'est 
guidé  sans  elles.  Sa  doctrine  fut  toute  de  bien-être  matériel 
et  de  tranquillité  présente.  L'au-delà  le  laisse  et  le  trouve  in- 
différent. Son  rôle  fut  social  plutôt  que  moral.  Il  faut  pour- 
tant reconnaître  qu'il  fut  décidément  déiste,  et  il  crut  en  un 
Dieu,  parce  qu'il  a  vu  de  rharmonio  dans  le  monde,  parce 
que  l'ordre  social  lui  a  paru  exiger  dç$  rémiir^ératiou^ 
et  des  vengeances,  parce  qu'il  fut  ncwtonien,  parce  qu'il 
naccepta  pas  la  matière  infiniment  étendue  des  cartésiens, 
parce  que  le  matérialisme  et  l'athéisme  ont  quelque  chose 
de  brutal  et  de  peu  distingué  qui  choquait  son  goût  délicat, 
parce  que  le  panthéisme  était  trop  vague,  trop  diffus  pour 
5?on  esprit  net,  ami  des  contours  arrêtés  et  éclairés.  Il  ne 
fut  ni  rêveur  ni  brumeux,  mais  précis  et  franc  ;  l'Allemagne 
"i  la  Russie  ne  le  gâtèrent,  et  il  garda  la  ferme  netteté  des 
''aces  latines.  Il  ne  comprend  pas  les  demi-teintes,  les  nuances, 
les  vaporeuses  atmosphères,  les  lueurs  confuses  ;  il  lui  faut, 
*'omme  à  un  Attique,  comme  à  un  Français,  des  lignes  dé- 
"n»es,  (les  formes  sûres,  des  teinto.^  franches  et  de  la  belle 
lumière. 

t-^e  qui  est  vague,  vaste,  le  dépasse  et  l'interdit.  Il  ne  com- 
prend pas  la  notion  d'infini;  c'est  l'ombre,  c'est  le  mystère, 
"ïie  s'intéresse  qu'à  ce  qui  est  concret,  réel.  L'inlini  ?  il  en 
^^^  épouvanté  et  rebuté. 

"  Oui  me  donnera  une  idée  nette  de  l'infini?  Je  nen  ai 


0 


i 


66  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE   FR.\NÇAISE 

jamais  eu  qu'une  idée  très  confuï^e.  Qu'esl-re  que  mar- 
cher loujoui's  sans  avancer  jamais,  complor  toujours  sans 
l'aire  son  compte,  diviser  toujours  pour  ne  jamais  trouver  la 
dernière  partie?  Il  semble  que  la  notion  de  l'infini  soit  dans 
le  fond  du  tonneau  des  Danaïdes.  Cependant,  il  est  impos- 
sible qu'il  n'y  ait  pas  un  infini.  Commencement  de  l'être  est 
absurde,  car  le  rien  ne  peut  commencer  une  chose.  Dès  qu'un 
atome  existe,  il  faut  reconnaître  qu'il  y  a  quelque  être  de 
toute  éiei'niîé.  Voilà  déjà  un  infini  de  trouvé,  sans  pouvoir 
pourtant  nous  en  former  une  notion  claire.  On  nous  pré- 
sente un  infini  en  espace.  Ou'entendez-vous  par  espace?  Est- 
ce  un  ôtre  ?  Est-ce  rien  ?  Si  c'est  un  être,  de  (|uelle  espèce 
est-il?  Vous  ne  pouvez  me  le  dire.  Si  c'est  rien,  ce  rien  n'a 
aucune  propriété,  et  vous  dites  qu'il  est  pénétrable,  immense! 
Je  suis  si  embarrassé  que  je  ne  puis  ni  l'appeler  néant,  ni 
l'appeler  quelque  chose...  11  vaut  mieux  sans  doute  j)enser  à 
fea  santé  qu'à  l'espace  infini.  Mais  nous  sommes  curieux,  et 
il  y  a  un  espace.  Notre  esprit  ne  peut  trouver  ni  la  nature 
de  cet  espace,  ni  sa  fin.  Xous  l'appelons  immiense,  parce 
que  nous  ne  pouvons  le  mesurer.  Que  résulte-t-il  de  tout  cela? 
Que  nous  avons  prononcé  des  mof$...  Xous  avons  beau  dési- 
gner l'infini  de  l'arithmétique  par  des  lacs  d'amour  en  cette 
façon,  nous  n'aurons  pas  une  idée  plus  claire  de  cet  infini 
numérique...  De  même  que  nous  ne  pouvons  nous  former 
aucune  idée  positive  de  il'infini  en  durée,  en  nombre,  en  éten- 
due, nous  ne  pouvons  nous  en  former  une  en  puissance  phy- 
si(pie,  ni  en  perfection  morale...  Rien  ne  peut  borner  la  puis- 
sance de  l'être  qui  existe  nécessairement  par  lui-même  : 
d'accord,  il  ne  peut  avoir  d'antagoniste  qui  l'arrête;  mais  com- 
ment me  prouverez-vous  qu'il  ne  peut  être  circonscrit  par  sa 
propre  nature  ?  Tout  ce  qu'on  a  dit  sur  ce  grand  objet  est-il 
bien  prouvé? Nous  parlons  de  ses  attributs  moraux,  mais  nous 
ne  les  avons  jamais  imaginés  ((ue  sur  le  modèle  des  nôtres, 
et  il  nous  est  impossible  de  faire  autrement.  Nous  ne  lui 
avons  attribué  la  justice,  la  bonté,  etc..  ([ue  d'après  les  idées 
du  peu  de  justice  et  de  bonté  que  nous  apercevons  autour 
de  nous.  » 

Mais  ce  qui  demeure,  c'est  ([u'il  eut  au  moins  une  foi  pro- 


UrSTOIRE   DE    LA    IJTTÉUATrUE    FUANÇAISE  07 

fonde  el  forlo.  la  foi  clans  la  juslice  (iont  il  voulut  servir  et 
«ivaneer  le  règne.  Sa  nalure  (;e  révolté  el  d'iudépenilanl  le 
lanea  télé  l)ai.ssée  contre  tous  les  abu^.  contre  toutes  les  ini- 
quilés,  contre  toutes  les  oppressions,  pour  secourir,  délivrer, 
réluibiliter.  11  (ut  l'apcMre  de  l'Eiiuité.  C'était  assez.  Dans 
le  domaine  moral,  il  suffit  d'atteindre  à  lldéal  par  ([uelfui'unc 
de  ses  avenues  [»our  le  voir  et  le  subir  tout  entier.  Le  vrai, 
le  beau.  le  bien  sont  les  expiessions  d'une  même  notion  et 
ii'uu  même  infini:  on  arrive  à  l'un  par  l'autre.  En  se  faisant 
le  cliampion  ce  la  justice,  \'oItaire  est  devenu  l'homme  de 
bonté,  de  charité,  de  fralernilé:  c'est  lui  qui  a  appris  au 
monde  le  prix  et  le  respinl  de  la  dignité  et  de  la  vie  humaine, 
dont  avant  lui  on  ne  faisait  aucun  cas:  et  il  a  orienté  uuis- 
samnient  l'humanité  vers  l'aurore  des  temps  nouveaux,  vers 
l'aube  rénovatrice   de  l'égalité  et  de  la  lil)erté. 

Un  dernier  trait  achèvera  le  portrait,  et  ce  sera  une  com- 
paraison avec  celui  (pii  fut,  qu'il  le  voulut  ou  non,  son  col- 
laborateur dans  sa  grande  œuvre  sociale. 

Voltaire  et  J.-J.  Rousseau  ne  pouvaient  pas  s'entendre.  Ils 
étaient  deux  apôtres  frayant  la  même  voie.  Tous  deux  furent 
des  indépendants,  des  indignés,  cpii  battirent  en  brèche  les 
murailles  branlantes  d'un  vieil  élat  social,  incompatible  avec 
la  dignité  individuelle  et  la  liberté.  Ils  ont  eu  soif  de  grand 
air  et  d'espace,  et  ils  ont  lutté  contie  tous  les  asservissements, 
monarchique  ou  clérical,  1v,rannie  des  préjugés,  du  fana- 
tisme, de  la  superstition  ou  de  l'ignorance. 

Mais  il  V  avait  entre  ces  deux  défenseurs  d'une  même  cause 
un  antagonisme  de  manières  qui  devait  les  sé[)arer.  A'oltaire 
était  grand  seigneur  :  Rousseau  était  prolétaire.  L'un  étnil 
ami  du  luxe,  des  grands  et  des  grandeui's,  et  il  se  fut  tenu  sa- 
tisfait d'une  société  où  la  charité  et  la  bonté  eussent  récon- 
cilié les  riches  et  les  pauvres,  en  tenant  ceux-ci  dans  leur 
rang  et  leur  humuilé.  L'autre»  détc^slait  le  monde  et  s'isolait 
dans  son  orgueilleuse  pauvreté  :  il  a  fait  courir  dans  h»  bas 
peuple  le  souffle  brûlant  de  ses  aspiialions,  do  <c<  rancunes, 
de  sa  fierté  ambitieuse.  Des  différences  analogues  séparei'onl 
Aiarat  et  Hobespierre.  \ oitaire  est  le  libérateur  en  man- 
chettes: Housseau  est  ra[>olre  errant.  \o  cliemineau  d(*  la  libellé. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATLRE  FRANÇAISE 


Jean-Jacques  Rousseau  est  né  à  'leiièvc  (1).  Son  père  était 
horloger  et  maître  à  danser.  Sa  mèie,  assez  légère,  mourut 
en  couches.  L'enfant  fut  élevé  par  sa  tante,  puis  mis 
en  pension.  A  sa  sortie  des  classes,  on  fit  de  lui  un  clerc 
de  greffier,  et  comme  1  "écriture  le  l'ebutait,  il  entra  cunirne 
ouvrier  chez  un  horloger,  lut  beaucoup  et  au  hasard,  et  fit 
force  friponneries  avec  les  camarades.  Par  esprit  de  vaga- 
bondage, il  quitte  un  jour  Genève,  et  va  devant  lui,  en  che- 
mineàu.  Recueilli  par  un  curé  de  village,  il  est  confié  à  une 
dame  charitable  d'Annecy,  Mme  de  Warens,  qui  l'envoie  se 
convertir  à  l'hospice  des  catéchumènes  de  Turin.  Il  y  resta 
cloîtré  d'avril  à  aortl  1758.  11  avait  seize  ans.  Il  n'y  lit  pas  un 
stage  fort  édifiant,  il  en  sortit  avec  un  louis,  se  plaça  comme 
domestique  dans  plusieurs  maisons,  retrouva  un  camarade 
d'atelier,  et  repartit  sur  les  grands  chemins  comme  un  char- 
latan. Il  montrait  pour  quelques  sols  une  fontaine  de  Héron 
sur  les  grand'places  des  villages. 

La  fontaine  se  cassa.  Sans  ressources,  Jean-Jacques  revint 
à  .Vnnecy,  chez  sa  protectrice. 

Mme  de  Warens  est  une  trop  gracieuse  figure  dans  l'his- 
toire de  Rousseau  pour  ne  pas  nous  arrêter  au  passage. 

Ce  fut  une  aimable  aventurière,  divorcée,  piquante  et  aussi 
pympathi(pie  <iue  légère. 

Il  existe  d'elle  plusieurs  portraits. 

La  miniature  du  Musée  de  Gluny  est  la  moins  intéressanle  : 
c'est  la  baronne  vieillie,  qui  a  passé  la  cinquantaine,  attristée 
el  enlaidie  par  les  tracas  de  l'industrie  et  les  difficultés  de 
vivre,  à  qui  Rousseau,  avec  un  cynisme  révoltant,  fait  porter 
des  secours  par  Thérèse  Levasseur.  Elle  n'a  plus  rien  de 
commun  avec  la  jolie  dévole  que  Jean-Jacques  rencontra, 
son  livre  d'heures  à  la  main,  dans  la  ruelle  d'Annecy,  comme 
Faust  rencontra  Marguerite. 

Largilliére  a  fait  d'elle  un  délicieux  portrait  dont  l'original 
est  à  Boston,  et  c'est  le  pJus  ravissant  buste  de  jeune  femme. 

(i)  28  juin  ma,  mort  en  17T8. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  69 

La  figure  est  ovale  et  régulière,  les  yeux  bleus,  cjuels  yeux  ! 
pétillants  d'espril,  à  la  fois  vifs  et  tendres,  éclairant,  illumi- 
nant celte  exquise  et  charmante  figure  «  pétrie  de  grâces  »; 
le  nez  est  gracieusement  courbé,  les  narines  fort  fines  sem- 
blent palpiter  comme  les  ailes  d'un  papillon  ;  la  bouche  ni 
lro|>  grande,  ni  trop  petite  est  encadrée  de  deux  jolies  fos- 
settes que  creuse  un  discret  sourire  ;  le  menton  est  arrondi 
[Kir  un  léger  et  aimable  embonpoint,  le  visage  est  encadré 
par  une  fine  chevelure  d'un  blond  cendré  à  laquelle  elle  se 
plaisait  à  donner  un  tour  négligé  qui  «  la  rendait  très  pi- 
quante ».  Les  cheveux  sont  simplement  relevés  au-dessus 
du  front  qu'ils  laissent  fort  dégagé,  et  retombent  en  boucles 
sur  la  nuque.  Le  cou,  souple  et  gracieux,  s'attaclie  finement 
aux  épaules  qui  modèlent  «  les  contours  d'une  gorge  enchan- 
teresse ». 

Peut-être  Mme  de  \Varens  gagne-t-elle  plus  qu'elle  ne  perd 
à  être  vue 'ainsi  en  portrait  et  en  buste.  Rousseau  nous  dit 
quelle  était  petite,  courte  même,  ramassée.  Mais  quand  il 
nous  déclare:  «  Il  était  impossible  de  voir  une  plus  bejle 
tête,  un  plus  beau  sein,  de  plus  belles  mains  et  de  plus  beaux 
bras  )»,  on  en  convient  fort  aisément  devant  le  portrait  de 
Largillière. 

M.  de  Conzié  a  encore  laissé  d'elle,  dans  une  lettre,  au 
comte  de  Mellarède,  un  léger  pastel  nui  nous  la  montre  à 
l'âge  de  trente-trois  ans.  «  Sa  taille  était  moyenne,  mais  point 
avantageuse,  eu  égard  qu'elle  avait  beaucoup  d'embonpoint, 
ce  qui  lui  avait  arrondi  un  peu  les  épaules  et  rendu  sa  gorge 
d'albâtre  aussi  trop  volumineuse,  mais  elle  faisait  aisément 
oublier  ses  défauts  par  une  physionomie  de  franchise  et  de 
gaieté  intéressante.  Son  ris  était  charmant,  son  teint  de  lis  et 
de  rose  joint  à  la  vivacité  de  ses  yeux  annonçaient  celle 
de  son  esprit  et  donnaient  une  énergie  peu  commune  à  tout 
ce  qu'elle  disait  sans  le  plus  petit  air  de  prétention,  tant  s'en 
faut,  car  tout  en  elle  respirait  la  sincérité,  l'humanité,  la  bien- 
faisance. » 

Lés  relations  suivies  de  Mme  de  Warens  et  de  Jean-Jac- 
ques Rousseau  durèrent  treize  ans,   de  1728  à  1741.  Elles 


70  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

lurent  fré([iiemni<;nt  inlerrompiies  par  (Jes  absences,  volon- 
taires ou  imposées  :  le  séjour  à  Turin  (1728)  ;  le  voyage  en 
compagnie  de  \icoloz  Lemaîlre  pendant  la  mission  de  Mme  de 
Wareiis  à  Paris  (17o0)  :  le  relour  en  Suisse  pour  régler  des 
affaires  de  famille,  après  la  vie  inimilable  des  Charmetlos  ; 
après  son  accident  de  laboi^atoirc  et  son  testament  remis  à 
M*  Hivoire  (ITÎ^T)  ;  la  cure  qu'il  alla  faire  à  Mont|)ellier  (173S)  ; 
le  préceptorat  chez  M.  Alably  (1740)  ;  enlin  le  départ  défini- 
tif pour  Paris  (1741). 

On  visite  encore  aujourd "hui  la  plus  célèbre  des  habitations 
de  Mn)e  de  Warens,  les  (harmcttes,  qu'une  pieuse  et  intel- 
ligente initiative  a  fait  aménager  en  musée. 

En  haut  de  la  côte  du  bocage,  à  peu  de  distance  de  Cham- 
béry,  dans  un  isolement  silencieux,  s'élève  le  petit  domaine 
encore  intact  et  tel  que  Rousseau  l'a  décrit.  On  se  promène 
dans  le  jardinet  tout  égayé  par  les  pervenches.  Coiimie  au 
lemps  de  ses  aimables  hôtes,  on  parcourt  la  sombre  allée 
de  marronniers  où  Jean-Jacques  Housseau  venait  rêver  le 
soir  devant  l'immense  vallée  que  domine  au  loin  le  Xivolet 
ehanté  par  Lamartine, 

Le  pic  du  Nivoiet  tout  couronné  d'étoiles. 

Une  pla(|ue  de  marbre  blanc  décore  la  façade  de  l'habita- 
tion, et  porte  gravés  de  fort  méchants  vers,  injurieusement 
attribués  à  Aime  d'Epinay. 

C'est  une  sensation  bien  douce,  celle  qu'on  éprouve  en  vi- 
sitant cette  demeure,  (|ui  fut  un  des  plus  célèbrt^s  nids 
d'amour.  Tout  est  resté  à  j)eu  près  dans  l'état  premier  ;  les 
meubles  sont  ceux  du  temps  de  Jean-Jaccjues  ;  voici,  dans 
la  salle  à  manger,  la  table  autour  de  laquelle  se  firent  les 
joyeux  repas  où  Aline  de  Warens  prenait  plus  de  plaisir  à 
causer  qu'à  dîner  ;  voici,  dans  le  salon,  la  petite  pendule  <|ui 
leur  sonna  des  heures  si  brèves,  et  l'épinette  sur  laquelle 
Jean-Jacques  étudiait  son  nouveau  système  de  notation  mu- 
sicale. Au  premier  étage,  nous  pénétrons  dans  l'oratoire  de 
la  maîtresse  du  logis,  attenant  à  sa  chambre,  où  il  semble 
qu'il  reste  encore  dans  l'air  quelque  chose  de  sa  grâce  et  de  sa 


HISTOIRE   DE   LA  LTTTÉRATURE  FRANÇAISE  71 

gaieté.  Le  nid  demeure  encore  tiède  longtemps  après  que  les 
tourtereaux  se  sont  envolés. 

Quelques  livres  sont  rangés  sur  les  tablettes  du  bureau  où 
elle  écrivait  ses  lettres  de  recommandation  ;  le  lit  à  grands 
rideaux  rouges,  les  fauteuils,  les  miroirs,  le  guéridon,  tout 
est  là,  un  })eu  vieilli,  un  peu  délabré,  mais  bien  entretenu, 
très  propret,  tout  prêt  à  la  recevoir  ;  il  semble,  qu'elle  soit  at- 
tendue, qu'elle  va  entrer,  que  la  porte  va  tourner,  et  que  Ton 
va  voir  paraître  c^tte  délicieuse  femme,  dans  sa  robe  à  fleui^s 
et  son  fin  corsage  échancré,  souriante  sous  sa  chevelure 
blonde. 

Les  choses  ont  survécu  dans  leur  insensible  permanence, 
mais  il  manque  celle  qui  animait  ce  décor  silencieux  et  morne; 
rame  de  la  maison  est  morte  :  il  n'en  reste  plus  qu'un  vague 
souvenir  au  cœur  de  quelques  lettrés. 

A  l'étage  supérieur  est  la  modeste  chambrette  de  Jean- 
Jacques,  avec  son  lit  au  fond  d'une  alcôve  tendue  de  papier 
clair,  sa  chaise  longue,  ses  deux  fenêtres  éclairées  par  le 
soleil  levant,  s'onvrant  sur  le  panorama  grandiose  des  mon^ 
tagnes  lointaines  qui  dominent  la  vallée  et  au-dessus  des- 
quelles scintillent  à  l'honzon  les  glaciers  des  IIautes-i\Ipes. 

A  Annecy,  comme  aux  Charmettes,  c  est  une  sorte  de  gaie 
camaraderie,  avec  une  légère  nuance  de  respect  d'un  côté, 
de  protection  de  l'autre.  C'est,  de  la  part  de  Jean-Jacques, 
un  besoin  incessant  d'être  avec  son  idole,  de  causer  en 
léte-à-tète  ;  ce  sont  des  fureui^s  sourdes  quand  airivent  des 
visites  importunes,  des  bouderies  channantes,  des  ganiinè- 
ries  joyeusement  partagées  par  son  amie,  qui  est  son  aînée 
et  presque  sa  tutrice.  Voyez-les  se  livrer  aux  plus  folles  plai- 
santeries  :  Mme  de  Warens,  à  table,  porte  un  morceau  à  sa 
bouche,  Jean-Jacques  l'arrête,  s'écrie  qu'il  voit  une  mouche, 
et  s'empare  de  la  bouchée  qui  reste  pour  l'avaler.  Devant  le 
fourneau  du  laboratoire  d'alchimie,  ce  sont  des  casseroles 
renversées  en  riant,  des  baumes  qu'une  distraction  fait  ou- 
blier et  qui  se  carbonisent  sur  le  cuivre  des  marmites  ;  c'est 
la  jeune  manipulatrice,  poui'suivant  de  ses  jolis  doigts,  tout 
barbouillés  par  l'opiat,  les  élixirs  et  les  magistères,  Jean-Jac- 
ques qui  s'enfuit  pour  sauver  ses  oreilles  de  la  teinture.  Pui$ 


72  HISTOIRE  DE  LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

viennent,  aprèi?  des  poursuites  essoufflées,  de  tendres  ré- 
conciliations devant  le  clavecin  où,  entre  deux  baisers,  la 
maîtresse  apprend  à  son  élève  la  dernière  ariette  de  Gluck 
ou  de  Rameau. 

11  est  dommage  qu'elle  ait  dispersé  ses  bontés  sur  des 
gens  indignes,  un  jardinier,  un  chevalier  d'industrie,  qu'elle 
ait  pris  part  à  de  louches  espionnages  politiques,  qu'elle  se 
soit  ruinée  dans  l'industrie,  les  filatures,  les  mines  de  char- 
bon, des  fabriques  de  savon  et  de  chocolat,  qu'elle  ait  fait 
la  brocante,  et  qu'elle  ait  fini  dans  la  misère  :  mais  elle  fut 
bonne  et  douce  pour  Jean-Jacques,  qui  sans  elle  eût  peut-être 
sombré  dans  la  pire  abjection.  Si  nous  lui  devons  Rousscëlu, 
c'est  assez  pour  qu'elle  ait  droit  à  notre  sympathie. 

Chez  elle,  Jean-Jacques  flâne,  regarde  le  lac,  lit  à  tort  et  à 
travers,  chante  les  cantates  de  Clérambaut,  et  songe  à  se  faire 
curé.  A  cet  effet,  il  entre  au  séminaire.  Il  en  sort  au  bout  de 
deux  mois,  mal  édifié,  et  épris  de  piusique,  devient  l'élève  e?t 
le  compagnon  du  maître  de  chapelle  de  la  cathédrale,  avec 
qui  il  fait  une  tournée.  Puis  il  le  quitte  et  revient  vers  Mme  de 
Warens,  qu'il  ne  trouva  pas.  Elle  était  à  Paris.  Il  vagabonde 
alors,  se  fait  professeur  de  musi(|ue  sous  le  nom  pompeux  de 
Vaussore  de  Villeneuve,  va  chercher  des  leçons  à  Lausanne, 
à  Fribourg,  fait  l'interprète  auprès  d'un  archimandrite  de 
Jérusalem,  quêtant  pour  le  Saint-Sépulcre,  s'improvise  chef 
d'orchestre,  rédige  un  rapport  pour  un  secrétaire  d'ambas- 
sade à  Berne,  —  et  c'est  sa  première  œuvre  littéraire,  -^  ob- 
tient une  lettre  de  ix^commandation  pour  Paris,  y  arrive,  y 
devient  soldai,  déserte,  repart  pour  la  Savoie,  séjourne  quel- 
que temps  à  Lyon  en  vrai  vagabond,  couchant  sous  les  ponts, 
reprend  sa  route,  admire  la  nature,  les  nuits  au  bord  du 
Rhône,  les  montagnes,  les  torrents  et  les  cascades,  et  échoue 
à  Chambérv  en  1732. 

Il  trouve  un  emploi  de  commis  au  cadastre,  s'en  lasse, 
donne  des  leçons  de  musique,  et  un  de  ses  élèves  lui  fait 
connaître  les  Lettres  Philosophiques  de  Voltaire, qui  venaient 
de  paraître  et  faisaient  le  sujet  des  conversations.  Ce  lui  fut  la 
première  révélation  de  sa  vocation  littéraire.  Elle  ne  s'imposa 
pas  encore  assez  pour  le  distraire  d'autres  occupations,   la 


HISTOIRE   DE   L.V   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  73 

physique,  la  pharmacie,  la  botanique,  la  chimie,  qui  failhl 
remporter  dans  une  explosion  (1737).  Il  faisait  son  éducation 
à  lui  seul,  lisant,  écoutant,  conversant,  de  concert  avec 
Mme  de  Warens,  qui  l'hébergea  aux  Charmettes  en  1738.  Il  y 
demeura  deux  ans  sans  absence  ;  écrivit  le  poème  Verger 
des  Charmettes,  et  un  opéra,  La  Découverte  du  Nouveau- 
Monde  dont  il  composa  la  musique.  De  1740  à  1741,  il  prit  un 
préceptorat  à  Lyon,  lut  Locke,  Malebranche,  Leibniz,  Des- 
cartes, H  tâta  la  pente  de  son  esprit  »  et  le  fortifia.  Il  partit 
pour  Paris,  avec  15  louis,  un  opéra  achevé,  et  une  mé- 
thode nouvelle  de  notation  musicale  par  des  chiffres,  mé- 
thode reprise  depuis  et  vulgarisée  par  l'Ecole  Galin-Paris- 
Chevé.  L'Académie  des  Sciences  et  Rameau  s'v  intéressèrent 
à.  l'époque,  mais  la  déclarèrent  utile  seulement  pour  le  chant. 
La  musique  lui  fui  toutefois  un  sésame  utile  à  la  porte  de  la 
société  parisienne.  Il  fut  reçu  chez  Mme  Dupin,  chez 
Mme  d'Epinay,  tandis  que  d'autre  part  il  prenait  pour  com- 
pagnf\  une  servante  d'auberge,  Thérèse  Levasseur. 

II  y  a  une  sépia  de  Naudet  qui  représente  Thérèse  Levas- 
seur. C'est  une  femme  mince,  de  taille  un  peu  au-dessous  de 
la  moyenne  ;  la  figure  est  longue,  encore  allongée  par  le 
triple  menton  qui  l'attache  au  buste  ;  les  pommettes  font  sail- 
lie ;  le  nez  dessine  avec  le  front  une  courbe  régulière  qui 
passe  sans  soubresaut  par-dessus  l'arcade  sourcilière  ;  l'œil 
est  éteint  sans  expression  ;  la  bouche  entr'ouverte  accuse  da- 
vantage l'air  morne  et  hébété  de  la  physionomie  ;  l'extérieur 
dans  son  ensemble,  marque  une  assez  faible  personne,  douce 
sans  énergie,  ni  initiative,  ni  vivacité.  Son  amant  lui  arra- 
chera ses  enfants  et  l'on  sent  qu'elle  n'aura  ni  force  de  ca- 
ractère ni  volonté  pour  protester.  C'est  une  bonne  femme, 
insignifiante  et  simple  d'esprit,  telle  que  nous  la  présente 
Rousseau.  «  Son  esprit  est  ce  que  l'a  fait  la  nature,  la  cul- 
ture et  les  soins  n'y  prennent  pas  ».  Il  lui  apprendra,  à  grand 
labeur,  à  lire  et  à  écrire,  mais  elle  ne  sera  jamais  capable 
de  compter,  de  comprendre  un  chiffre  ou  de  reconnaître  les 
heures  sur  le  cadran  solaire  en  face  de  sa  fenêtre.  Ses  quipro- 
quos et  ses  pataquès  réjouissent  la  société.  \'oilà  la  femme 
que  Rousseau  a  le  plus  longtemps  aimée,  ou  du  moins  celle 


74  UISTOIRE   DE   LV   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

dont  il  a  loule  sa  vie  toléré  et  même  entretenu  raffoction. 
Lest  cette  marilorne  de  riiôlel  Saint-Ouentin,  cette  gothon 
de  la  rue  des  Cordiers,  celle  plate  et  banale  commère,  qui  a 
eu  le  bénélicc  des  plus  constantes  tendresses  du  fçrand  homme. 

Il  ménageait  cette  infirmière  à  laquelle  il  tenait  moins  par 
reconnaissance  que  par  besoin  :  où  eût-il  trouvé  ailleurs  pa- 
reille assistance  et  tant  de  patience?  La  rusée  garde-malade 
sut  se  rendre  nécessaire,  se  plier  à  ses  exigences  et  à  ses 
goûts,  l'amuser  de  ses  commérages,  des  «  historiettes  du 
voisinage  »  dont  il  était  fort  friand,  épouser  ses  querelles, 
flatter  sa  manie  de  persécution  en  lui  dénonçant  des  enne- 
mis parmi  ceux  qu'elle  poursuivait  de  son  inimitié  person- 
nelle, et  lui  faire  prendre  pour  autant  d'actes  de  dévouement 
toutes  ses  mesquines  manœuvres. 

Est-il  rien  de  plus  solennel  et  de  plus  comique  à  la  fois,  de 
plus  touchant  et  de  plus  vain  que  la  fameuse  célébration  du 
mariage  contracté  à  la  face  des  cieux  par  Jean-Jacques  et 
Théi'èse,  devant  leurs  amis  de  Rosière  et  Champagneux,*  dans 
Tauberge  de  la  Fontaine  d'Or,  à  Bourgoin  ?  Champagneux  a 
raconte  cette  étrange  céiTmonie  dans  ses  Mémoires,  et  son 
récit  vaut  qu'on  le  relise.  Rousseau,  persécuté  à  l'occasion 
de  VËmile,  avait  pris  le  nom  de  Renou. 

c(  Le  29  août  (17{>8),  conte  Champagneux,  il  me  convie  à 
dîner  pour  le  lendemain  :  il  fait  la  même  invitation  à  M.  de 
Rosière  mon  cousin.  Nous  devançâmes  le  moment  indiqué  ; 
Rousseau  était  paré  plus  (|u'à  l'ordinaire  :  l'ajustement  de 
Mlle  Renou  (Thérèse)  était  aussi  plus  soigné.  Il  nous  conduit 
Tun  et  l'autre  dans  une  chambre  reculée,  et  là  Rousseau  nous 
pri£\  d'être  témoins  de  Tacle  le  plus  important  de  sa  vie  :  pre- 
nant  ensuite  la  main  de  Mlle  Renou,  il  parla  de  l'amitié  qui 
les  unissait  ensemble  depuis  vingt-cinq  ans  et  de  la  l'ésolu- 
tion  où  il  était  de  rendre  ces  liens  indissolubles  par  le  nœud 
conjugal.  Il  demanda  à  Mlle  Renou  si  elle  partageait  ses  sen- 
timents et,  sur  un  oui  prononcé  avec  le  transport  de  la  ten- 
dresse, Rousseau,  tenant  toujours  la  main  de  Mlle  Renou 
dans  la  sienne,  |)rononça  un  discoui*s  où  il  fit  un  tableau  tou- 
chant des  nieuds  du  mariage,  s'arrêta  sur  nuelques  circons- 
tances de  sa  vie,  et  mil  un  intérêt  si  ravissant  à  tout  ce  (juil 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  75 

dirait,  <iuc  Mlle  Hcnou,  mon  ('ou.sin  et  moi  versions  des  tor- 
renls  de  larmes  commandées  par  mille  sentiments  divers  où 
sa  chaude  éloquence  nous  entraînait  ;  puis,  s'élevanl  jusiju'au 
ciel,  il  prit  \m  langage  si'  sublime  (mil  nous  fu(  impossible 
de  Je  suivre  ;  s'a{)ercevant  ensuite  de  la  hauteur  où  il  s'était 
laissé  élever,  il  descendit  peu  à  peu  sur  la  terre,  nous  prit  à 
témoin  des  serments  ([u'il  faisait  d'être  l'époux  de  Mlle  Rc- 
nou,  en  nous  priant  de  ne  jamais  les  oublier.  Il  reçut  ceux 
de  sa  maîtresse  :  ils  se  seirèrent  mutuellement  dans  leurs 
bras.  Un  silence  profond  succéda  à  cette  scène  attendrissante. 
iS'ous  passâmes  de  cette  cérémonie  au  bancruet  de  noces.  Pas 
un  nuage  ne  couvrit  le  front  du  nouvel  époux  ;  il  fut  gai 
pendant  tout  le  repas  et  chanta  au  dessert  deux  couplets  qu'il 
avait  composé:?  pour  son  mariage.  >^ 

Quelle  curieuse  scène,  à  la  fois  naïve  et  théâtrale,  où  Rous- 
seau prend  ras|)ect  d'un  halluciné  qui  extravague,  avec  des 
inlenalles  lucides  où  il  fredonne  des  refrains  à  la  façon  du 
liofJiomme  Jadis  de  Murger.  Ouelle  ironie  aussi,  dans  celte 
consécration  solennelle  de  l'illégalité,  consommée  en  présence 
du  maire  de  Bourgoin  !  Thérèse  fut-elle  sensible  à  ce  témoi- 
gnage <raniour?41  ^^^  ^  pivsumer  (pie  sa  nature  bonasse  fut 
émue  par  tout  cet  appareil,  quelle  pleura  beaucoup  comme 
Jes  autres,  et  qu'au  fond  la  privation  eut  été  médiocre  pour 
elle  si  la  cérémonie  n'eût  pas  eu  lieu.  Elle  continua  comme 
par  le  passe  à  utiliser  sa  liaison,  à  cajoler  son  prolecleur, 
en  cherchant  ailleurs  des  dédommagements  à  la  contrainte  et 
à  l'ennui  que  ce  rôle  intéressé  lui  imposait.  La  durée  et  l'ha- 
bitude émoussent  les  affeclions  hypocrites.  Le  temps  n'était 
plus  où  Jean-.Iac(pics  et  Thérèse  se  plaisaient  à  dînei*  mo- 
destement et  en  téte-à-télc  devant  la  lucarne  de  leur  nian- 
■sarde,  satisfaits  de  celle  vie  de  bohème.  Thérèse  trompa  son 
mari  de  toutes  les  façons,  entre  autres  avec  un  palefienier 
voisin,  ce  qui  constate  plus  de  dévergondage  que  d'ambilicm 
ou  de  distinction.  L'ancienne  servante  revenait  à  ses  pairs. 
Elle  eût  pu  donner  à  Jean-Jaccjues  un  plus  digne  coadjuleur, 
comme  on  disait  alors. 

A  la  mort  de  Jean-Jacques,  elle  songea  d'abord  aux  droits 


7«  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRAiNÇAîSE 

(l'auteur.  Cette  femme  ne  voyait  que  son  bas  de  laine  et  ses 
gros  sous.  Elle  écrivait  ce  billet  qui  la  peint  à  vif  : 

((  —  Je  suis. la  veuve  de  Jean-Jacques  Rousseau  pour  la  vie, 
je  ne  m'en  \Jéparlirés  jamais.  Jes  asses  perdue  de  mon  cher 
mary,  sans  que  Ton  me  frusque  mon  bien  tant  que  par  les 
manusquerie  que  par  la  musiijue,  et  que  les  confession  que 
je  vous  ai  mis  entre  les  mains  et  que  vous  me  les  renier  au- 
jourd'huy  et  qui  était  écrie  avec  de  Tencre  de  Chine,  avec 
une  plume  de  corbeaux,  vous  ne  pourez  pas  me  les  disputer 
quand  nous  serons  vis  à-vîs  de  bien  des  ciloïens.  » 

Elle  vécut,  avec  un  jardinier  à  Plessis-Belleville,  fut  rent»^ 
par  la  Convention,  et  mourut  à  ^ualre-vingl-un  ans. 

Cependant  Jean-Jacques,  ayant  fait  cette  jolie  connais- 
sance, écrivaille,  compose  une  biographie  d'évèque,  des  co- 
médies, de  petits  vers,  se  travaille,  se  démène,  cherche  des 
protections,  et  devient  secrétaire  d'un  ambassadeur  qui  l'em- 
mène  à  Venise.  Il  n'eut  pas  à  se  louer  de  ce  séjour  dans  un 
milieu  perverti, et  il  revint  à  Paris,  ayant  touché  à  la  poli- 
tique et  médité  sur  le  contrat  social. 

C'était  en  1744.  Il  chercha  la  fortune  dans  les  belles-lettres, 
fit  un  ballet  nui  fut  représenté  chez  M.  de  la  Popelinière,  re- 
mania un  opéra  de  Voltaire,  et  se  lia  avec  lui.  Secrétaire  de 
Mme  Dupin  et  de  M.  de  Francueil,  il  les  aidait  dans  leurs 
travaux  de  chimie  et  de  littérature,  écrivit  pour  eux  sa  co- 
médie L'Engagement  téméraire,  fonda  un  journal  nui  eut 
un  numéi'o,  et  entra  à  V Encyclopédie,  où  il  connut  Marmon- 
tel,  Grimm  et  Diderot. 

Comme  celui-ci,  après  sa  Lettre  sur  les  Aveugles  (1749), 
était  en  prison  à  Vincennes,  Rousseau,  un  jour  qu'il  l'allait 
voir,  lut  dans  un  journal  que  l'Académie  de  Dijon  proposait 
au  concours  ce  sujet  : 

—  Si  le  progrès  des  sciences  et  des  arts  a  contribué  à  cor- 
rompre ou  à  épurer  les  mœurs. 

Sur  le  conseil  de  Diderot,  il  le  traita  de  la  façon  la  moins 
banale,  en  faisant  le  procès  à  la  civilisation.  Son  opuscule 
fut  couronné  et  obtint  un  immense  succès  de  curiosité  (1750). 
Ce  triomphe  le  troubla,  et  lui  dévoila  sa  destinée,  qu'il  crut 
voir  nettement  et  qui  était  de  se  dévouer  au  service  de  la 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  77 

vérité.  II  prit  la  devise  :  vilam  impendere  vero,  donna  sa 
démission  de  secrétaire,  et  se  fit  copiste  de  musique  pour 
garder  toute  indépendance.  Il  renonça  aux  liîlbits  à  la  mode, 
se  vêtit  avec  une  pauvre  simplicité,  perruque  ronde  et  habit 
brun,  et  entra  dans  la  peau  de  son  nouveau  rôle  de  philosophe 
original.  Le  succès  de  son  opéra  :  Le  Devin  du  Village  (1752), 
lui  donna  de  quoi  vivre  quelc[ue  temps,  il  prit  alors  position 
ef  se  campa  en  censeur  des  mœurs  présentes.  L'Académie  de 
Dijon  ayant  demandé  quelle  est  l'origine  de  l'inégalité  parmi 
les  hommes  (concours  de  1754),  Jean-Jacques  Rousseau  ré- 
pondit par  une  théorie  audacieuse  et  républicaine  contre  la 
propriété. 

Abjurant  le  catholicisme,  il  revint  à  la  religion  protes- 
tante, et  Genève  fêta  l'enfant  prodigue.  Dans  un  court  sé- 
jour (1754),  il  médite  sur  son  projet  de  livre  Le  Conlral  social 
et  note  des  motifs  de  paysages  pour  son  Héloîse.  De  retour  à 
Paris,  il  accepta  Thospilalité  de  Mme  d'Epinay. 

Le  9  avril  1756,  Rousseau  s'installa  à  l'Ermitage,  dans  la 
maisonnette  que  lui  offrit  Mme  d'Epinay,  et  qui  existe  en- 
coi'e,  en  ce  coin  pittoresque  et  ombragé,  prés  de  Montmo- 
rencv  et  des  fermes  au  nom  si  vieillot  et  si  charmant,  le  Vert 
ffalani  et  îe  Temps  perdu.  En  partant  de  Deuil,  on  passe  de- 
vant le  fameux  château  de  la  Chevrette,  la  résidence  des 
d'Epinay,  dont  il  ne  reste  plus  qu'un  fossé  de  pierre  à  balus- 
trade de  bois,  une  grille  et  un  corps  de  bâtiment,  envahi  par 
le  lierre,  le  sénevé,  le  bassinet  et  la  chéhdoine.  Un  peu  plus 
loin,  on  rencontre  l'Ermitage,  ainsi  nommé  parce  qu'en  cet 
endroit  se  succédèrent  plusieurs  ermites  au  xvii^  siècle.  L'un 
d'eux  fit  bâtir  une  chapelle,  un  suivant  eut  une  cabane  et  un 
jardin.  D'autres  cabanes  y  poussèrent.  Au  début  du  xviii**  siè- 
cle, le  terrain  et  les  constructions  appartenaient  au  prince  de 
Condé.  M.  de  la  Live-Bellegarde  acheta  le  tout,  et  voilà 
(*omrae  Mme  d'Epinay  put  disposer  de  la  maisonnette  qui 
fût  bâtie  sur  cet  emplacement,  résidence  célèbre  par  ses  pro- 
priétaires successifs,  de  Rousseau  à  Robespierre  et  à  Grétry. 


78  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATIIUE   lUANÇAlSE 

Ce  dernier  montrai!  avec  orgueil  le  bois  du  lit  de  Jean-Jac- 
ques, la  table  sur  laquelle  a  dii  être  écrite  la  Xoiivelle  Hé- 
loïse,  un  petit  corps  de  bibliotbèque,  un  baromètre,  deux 
gravun»s,  The  Sobliers  Relurn  et  les  Vit^rgcs  sages  et  les 
lolles,  et  le  rosier  de  la  clumson  : 

«  Je  l'ai  planté,  je  l'ai  vu  naître.  » 

On  voit  au  musée  Carnavalet  un  encrier  de  J.-J.  Rous- 
seau (|ui  appartint  successivement  à  Gi-élry,  puis  à  F5ouiIly, 
à  Despaty,  cpii  le  légua  à  Vilhunain,  secrétaire  perpétuel 
de  l'Académie  Française,  lequel  le  laissa  à  son  gendre  llenri- 
Allam  Targé,  dont  la  (il le,  Mme  Amédée  de  la  Porte,  le 
donna  au  musée.  Dupaty  en  a  écrit  cette  description  : 

—  In  plateau  en  cuivi'e  enchâssé  (Tébène  contenant  une 
éponge  ronde  et,  au  milieu  du  plateau,  un  petit  tonneau  en 
ébène  avec  un  couvercle  en  cuivre  avec  un  anneau  tout  uni. 
Sur  un  des  côtés  du  plateau  une  inscription  ainsi  conçue  : 

I']cRITOmF.    DE    J.-J.    RoiSSEAU 
LÉGUÉ  PAR  GrÉTKY   A  SON  AMI   BOLILLY 

EN  Septfurre  1813 

C'est  un  curieux  pèlerinage  ([ue  de  visiter  aujourd'hui  le 
pays  ([u'habita  Rousseau,  à  Montmorency.  Les  guinguettes, 
les  casinos,  les  loueurs  d  ânes,  les  restaurants  à  bas  prix  ont 
envahi  les  allées  où  Termite  cheminait  en  rêvant  à  Sophie. 
Son  nom  sert  d'enseigne  à  tous  ces  cabarets,  et  sa  gloire 
fait  encore  vivre  les  aubergistes,  après  avoir  enrichi  ses  édi- 
teurs. Des  jardiniers  annoncent  des  boucruets  à  la  main  là  où 
le  philosophe  se  plaisait  à  herboriser.  Un  de  ces  hôtels  s'in- 
titule :  à  TErmitage  de  Jean-Jacques  Rousseau.  Sur  l'espla- 
nade ([ui  précèile  la  modeste  habitation  sont  esj)acés  de  gros 
chênes  et  des  châtaigniers  à  Tombré  desquels  s'élève  un 
kiosfjue  en  bois  découpé,  pour  les  musiciens.  Les  arbres  .'il- 
teriïcnt  avec  des  réverbères  de  forme  ancienne  dont  la  lan- 
terne surmonte  de  gros  poteaux  de  bois.  On  danse  là  le  di- 
manche. 

Des  liserons  et  des  vignes  vierges  enlacent  les  li'oncs  ver- 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATl  KE   FRANÇAISE  79 

di>  par  la  mousse,  et  l'ombre  de  ce  bocai^fe  silencieux  et  dé- 
sert dans  les  jours  de  semaine,  .semble  avoir  conservé  encore 
léiiio  des  pas  du  philosophe  el  des  criailleries  de  Thérèse. 
Vous  demandez  aux  passants  : 

—  La  maison  de  Jean-.Tacnues? 

Tous  la  connaissent  et  vous  l'indiquent,  ("est  la  curiosité 
du  pays.  Ces  gens  en  vivent  comme  les  hôteliers  en  Suisse 
vivent  de  Guillaume  Tell  ou  du  lever  du  soleil  sur  le  Righi. 
Rousseau  est  Tattraction,  la  richesse  de  la  contrée.  Une  au- 
bergiste déplorait  devant  moi  qu'on  eût  vendu  la  maison  à 
<le.s  particuliers,  parce  qu'on  ne  la    visite  plus. 

—  Il  n'y  a  plus,  continuait-elle,  (|ue  la  Châtaigneraie,  qui 
est  le  jardin  <le  notre  restaurant.  Il  est  queslion  de  le  vendre 
pour  y  faire  des  villas,  et  alors  il  n'y  aura  plus  rien  de  loli 
dans  le  pays. 

Montrer  aux  Anglais  quel([ue  chose  de  Rousseau,  des 
pierres  de  son  habitation,  des  traces  de  ses  pas  sur  le  sol, 
voilà  le  rêve  et  l'ambition  de  l'indigène.  Il  se  fait  le  barnum 
rétrospectif  du  philosophe,  et  accole  sur  ses  pancartes  ce  nom 
illustre  aux  omelettes  à  bas  prix.  Il  ne  manque  que  des 
marchands  de  souvenirs  qui  feraient  voir  la  photographie 
de  l'ermite  dans  le  manche  d'un  porte-plume.  Bientôt  on  ne 
pourra  plus  guère  montrer  que  les  champs  où  il  erra,  les 
arbres  sous  lesquels  il  abrita  ses  promenades,  et  l'air  qu'il 
a  respiré. 

Ce  sont  des  particuliers  qui  occu[)ent  aujourd'hui  sa  mai- 
sonnettes, toute  blanche  avec  des  volets  blancs,  au  détour  d'une 
rue  que  bordent  les  murs  et  les  grillages  des  petits  cottages 
parisiens.  Phis  rien  ne  subsiste  de  l'état  primitif,  et  l'histo- 
rien n'y  retrouve  que  les  [)ierr(»s.  A  présent,  c'est  une  villa 
commode,  qu'entoure  un  ))arc  très  t'ienri,  (fue  clôt  une  mu- 
raille, et  qu'on  aj)ercoit  sur  la  route  par-dessus  une  grille 
piMute  en  noir.  Il  n'y  a  pas  ici  la  poésie  si  touchante  des 
Charmettes  respectées  dans  leur  intégrité  primitive.  Une 
potence  de  fer  dépasse  encore  le  pignon  :  elle  supportait  une 
cloche,  mais  tout  a  disparu,  battant,  poulie,  chaîne  —  la 
rhaine  peut-être  que  lira  Mme  d'IIoudelot  de  sa  main  gantée, 


80  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

quand  elle  vint  faire  visite  à  l'Ermitage,  bottée  et  riant  aux 
éclats  sous  la  pluie  battante. 

l*ar  les  volets  mi-clos,  l'imagination  pénètre  dans  ce  ré- 
duit qu'elle  repeuple  et  reconstitue,  aidée  par  les  plus  précis 
documents,  tels  que  la  reconnaissance  de  propriété  faite  par 
Jean-Jaccjues  au  profit  de  Thérèse  u  sa  servante  »,  à  qui  il 
reconnaît  tous  les  di'oits  sur  son  mobilier  de  Montmorencv, 
depuis  les  deux  petits  chenets,  les  chandeliers  et  mouchettes, 
les  fers  à  repasser  et  la  housse  de  lit  en  serge  verte  ornée  de 
rubans  de  soie  à  chenille  jaune  à  dessins,  et  la  tapisserie  de 
Bergame,  le  miroir  de  toilette  dans  sa  bordure  de  bois  rouge, 
le  fauteuil  de  commodités  couvert  de  tapisserie  à  l'aiguille,  la 
pendule  de  bois,  les  deux  estampes,  le  vaisselier  fermant  à 
clef,  tout  ce  matériel  bien  modeste  qui  donne  l'idée  d'un  in- 
térieur pauvre  et  humble,  et  dont  Femménageinent  à  l'Ermi- 
tage a  été  conté  par  Mme  d'Epinay  avec  la  verve  d'un  ro- 
man comique. 

A  ceux  que  cette  visite  incomplète  laisse  mal  satisfaits,  on 
montre  une  petite  masure,  sur  l'autre  route  ;  il  s'y  était  éta- 
bli jadis  un  débit  de  boissons  dont  le  patron  achalanda  son 
commerce  en  la  couvrant  d'inscriptions,  en  l'ornant  de  bustes, 
comme  si  là  eussent  véritablement  habité  Rousseau  d'abord, 
puis  Grétry.  Un  hôtelier  voisin  m'a  assuré  que  c'était  super- 
cherie de  cabaretier.  Cette  assertion  est-elle  l'expression  de 
la  vérité  ou  la  diffamation  intéressée  d'un  concurrent  ?  On  se 
dispute  pour  le  séjour  de  Rousseau  comme  pour  celui  d'Ko- 
mère. 

S'il  n'habita  pas  cette  modeste  maisonnette,  c'est  presque 
tant  pis  pour  lui,  tant  elle  est  johment  sise.  Aujourd'hui  le 
débit  de  vins  a  disparu,  et  les  ruines  elles-mêmes  sont  en 
voie  de  tomber  en  ruines.  De  Rousseau,  de  Grétry,  du  caba- 
retier, il  ne  demeurera  plus  bientôt  ([u'un  souvenir.  Sur  les 
côtés,  le  terrain  est  mordu  et  défoncé  par  l'amorce  profonde 
d'une  roule  qui  troue  sa  tranchée  dans  le  sable  réglé  par 
les  rails  des  wagonnets.  L'enclos  est  entouré  d'un  treillage 
et  fermé  d'une  porte  de  bois  vermoulu.  L'herbe  haute  a  en- 
vahi les  sentiers  et  pousse  drue  sous  les  beaux  arbres.  Sur  le 
flanc  du  coteau,   la  masure  est  trouée,  effritée,  avec  u.n  air 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  81 

d'abandon,  de  solitude,  de  détresse  qui  convient  à  la  mélan- 
colie de  sa  position  et  de  ses  souvenirs.  Le  toit  en  tuiles 
brunes  est  défoncé,  il  pleut  dans  le  grenier  ;  les  fenêtres  sont 
murées  en  partie;  quelques-unes,  toutes  démantelées,  sont 
fermées  par  des  ais  grossièrement  joints  ;  une  inscription 
aux  deux  tiers  effacée  couvrait  une  large  surface  du  pignon 
et  disait  le  séjour  de  Rousseau  et  de  Grétry.  Un  trou  dans  les 
pierres  marque  la  place  du  point  d'attache  d'un  ancien  buste 
qui  est  tombé,  le  buste  de  Jean-Jacques.  Les  visiteurs  ont 
signé  leurs  noms  inscrits  ou  gravés  dans  le  plâtre.  Tout  cela 
est  désolé,  désert,  navrant.  C'est  le  deuil  de  la  gloire,  plus 
triste  peut-être  que  celui  des  humbles.  D'une  villa  voisine 
s'envolent  des  notes  légères  à  travers  le  feuillage;  c'est  quel- 
que jeune  fille  qui  pianote,  insouciante  et  ignorante  des 
amours  de  Sophie.  Au  loin,  vers  Sannois,  dans  l'air  que  la 
pluie  a  fait  plus  limpide,  des  toits  sortent  des  bosquets  d'ar- 
bres, et  piquent  des  points  éclatants  sur  la  verdure  assom- 
brie, avec  Taspect  de  maisonnettes  anciennes  qui  auraient  vu 
passer  les  équipages  des  châteaux  d'Epinay  ou  d'Eaubonne, 
au  temps  de  leurs  illustres  hôtes. 

C'est  là  que  vint  Rousseau.  C'était  au  mois  d'aviMl.  Mme 
d'Epinay  a  joliment  conté  l'emménagement. 

«  Le  matin,  Mme  d'Epinay  envoya  une  charrette  à  la  porte 
de  Rousseau  prendre  les  effets  qu'il  voulait  emporter;  un  de 
ses  gens  l'accompagnait.  'M.  Linant  monta  à  cheval  dès  le 
malin  pour  faire  tout  ranger,  et  pour  que  Mme  d'Epinay  ne 
revînt  pas  seule.  A  dix  heures,  elle  alla  prendre  Rousseau 
dans  son  carrosse,  lui  et  ses  deux  gouvernantes.  La  mère  Le- 
vasseur  était  une  femme  de  soixante-dix  ans,  lourde,  épaisse 
et  presque  impotente.  Le  chemin,  dès  l'entrée  de  la  forêt,  est 
impraticable  pour  une  berline  ;  Mme  d'Epinay  n'avait  pas 
prévu  que  la  bonne  vieille  serait  embarrassante  à  transpor- 
ter, et  qu'il  lui  serait  impossible  de  faire  le  reste  de  la  route 
à  pied  ;  il  fallut  donc  faire  clouer  de  forts  bâtons  à  un  fau- 
teuil et  porter  à  bras  la  mère  Levasseur  jusqu'à  TErmitage  », 

Les  premières  journées  enchantèrent  Rousseau.  Il  en  expri- 
mait sa  gatisfaction  : 

«  J'étais  si  ennuyé  de  salons,  de  jets  d'eau,  de  bosquets, 

6 


82  HISTOIBE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

de  parterres  et  des  plus  ennuyeux  montreurs  de  tout  cela  ; 
j'étais  si  excédé  de  brochures,  de  clavecin,  de  trî,  de  nœuds, 
de  sots  bons  mots,  de  fades  minauderies,  de  petits  concerts 
et  de  grands  soupers,  que  quand  je  lorgnais  du  coin  de  l'œil 
un  simple  pauvre  buisson  d'épines,  une  haie,  une  grange,  un 
pré  ;  quand  je  humais,  eh  traversant  un  hameau,  la  vapeur 
d'une  bonne  omelette  au  cerfeuil  ;  quand  j'entendais  de  loin 
le  rustique  refrain  et  la  chanson  des  faneuses,  je  donnais  au 
diable  et  le  rouge  et  les  falbalas  et  l'ambre,  et,  regrettant  le 
dîner  de  la  ménagère  et  le  vin  du  cru,  j'aurais  de  bon  cœur 
paumé  la  gueule  à  M.  le  chef  et  à  M.  le  maître  qui  me  fai- 
saient dîner  à  l'heure  où  je  soupe,  souper  à  l'heure  où  je 
dors,  mais  surtout  à  messieurs  les  laquais  qui  dévoraient 
des  yeux  mes  moi'ceaux,  et,  sous  peine  de  mourir  de  soif, 
me  vendaient  le  vin  drogué  de  leurs  maîtres  dix  fois  plus 
cher  que  je  n*en  aurais  payé  de  meilleur  au  cabaret.  » 

La  brouille  avec  Mme  d'Epinay  »iit  fin  à  cette  pastorale. 
Elle  lui  en  voulut  de  son  goût  pour  Mme  d'Houdelot  ;  il  ne 
lui  pardonna  pas  ses  bontés  pour  Grimm.  Plus  tard, 
Mme  d'Epinay  composa  et  fît  graver  sur  le  mur  ces  vers  : 

Rousseau  dont  les  brûlants  écrits 
Furent  créés  dans  cet  humble  ermitage, 
Rousseau,  plus  éloquent  que  sage, 
Pourquoi  quittas-tu  mon   pays? 
Toi-même  avais  choisi  ma  retraite  paisible  ; 
Je  t'offrais  le  bonheur  et  tu  l'as  dédaigné. 
Mais  qu'ai-je  à  retracer  à  mon  ûme  sensible? 
Je  te  vois,  je  te  lis,  et  tout  est  pai'donné. 

Pendant  son  séjour  à  l'Ermitage,  Jean-Jacques  se  recueil- 
lit. Il  avait  44  ans.  Il  cessa  ses  copies  de  musique,  ses  articles, 
et  fit  ses  chefs-d'œuvre:  le  Contrat  social,  la  Nouvelle 
Héloiae  (1758)  et  VEmile  (1762).  Ce  dernier  livre,  qui  glori- 
fiait une  religion  naturelle,  fut  condamne  et  brûlé  par  la  main 
du  bourreau. 

La  nouvelle  vint  le  surprendre  au  lit,  dans  sa  chambre  de 
l'Ermitage,  au  moment  où  il  venait  de  s'endormir  sur  le  livre 
(lu  Lévite  (TËphraïni,  la  nuit  du  8  juin.  Il  rassemble  préci- 
pitamment ses   papiers,    confie  ses  clefs   au    maréchal  de 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  83 

Luxembourg,  son  hôte,  fait  ses  adieux,  dans  l'entresol,  à 
Mme  de  Luxembourg,  à  Mme  de  Boufflers,  à  Mme  de  Miré- 
poix,  à  Thérèse,  et,  dès  le  lendemain  à  quatre  heures  de 
l'après-midi,  un  cabriolet  à  cleux  chevaux  remj)ortait  vers 
Paris.  Il  rencontra  sur  la  route  les.  huissiers  qui  venaient 
Tappréhender  au  corps  ;  ils  le  saluèrent,  et  ce  salut  ôte  un  peu 
de  terreur  au  récit  de  Rousseau.  On  venait  Tarreter  pour  la 
forme,  en  l'avertissant  à  temps  pour  lui  permettre  de  <e  sau- 
ver. Il  traversa  tout  Paris,  fut  reconnu  par  nombre  de  gens, 
dont  aucun  ne  songea  à  saisir  par  la  bride  les  chevaux  du 
petit  cabriolet. 

Le  fugitif  s'en  fut  à  traites  forcées  du  côté  de  Villeroy, 
passa  par  Salins,  trouva  le  temps  fort  long  el  les  coussins 
de  sa  voiture  fort  durs,  occupa  les  loisirs  de  la  roule  à  com- 
poser un  Lévite  dEphraim  dans  le  ton  doucement  ému  de 
Gessner,  el  arriva  enfin  à  la  frontière  du  territoire  de  Berne, 
où  il  fit  arrêter  l'équipage  pour  se  prosterner,  et  bénir  cette 
terre  de  liberté,  à  la  grande  stupéfaction  du  noslillon.  Il  se 
hâta  de  gagner  ^verdun,  i>etite  ville  au  sud  du  lac  de  Xcii- 
châlel,  où  il  vint  surprend're  son  «  bon  vieux  ami  »,  M.  Ro- 
guin,  qui  s'y  était  retiré  depuis  quelques  années. 

C'est  là  qu'il  connut  la  nièce  de  son  hôte,  sa  future  bien- 
faitrice, .Mme  Bov  de  la  Tour. 

Jean-Jacques  se  trouva  si  bien  du  séjour  d'Yverdun  qu'il 
prit  la  résolution  de  s'y  fixer  sur  les  instances  de  M.  Ro- 
guin,  de  toute  sa  famille  et  du  bailli.  Le  colonel,  un  parent, 
lui  oflrait  un  petit  pavillon  entre  cour  et  jardin  :  ou  y  trans- 
porta des  meubles  ;  et  Jean-Jacques  écrivait  à  Thérèse  de  le 
venir  rejoindre,  quand  tout  à  coup  le  bailli  reçut  du  Sénat  de 
llerne.  l'ordre  d'expulser  du  territoire,  l'auteur  de  \  Emile. 
ioules  les  démarches  furent  inutiles  :  il  fallut  replier  ba- 
gages. Mais  où  aller?  L'infortuné  Rousseau  était  chassé  de 
Fï^nce,  haï  à  Berne,  détesté  à  Genève,  où  le  ministère  de 
France  était  encore  plus  puissant  qu'à  Paris,  et  où  le  Dis- 
cours  sur  Viiicgalilê  avait  surexcité  la  haine  du  Conseil. 

^'esl  alors  que  Mme  Boy  de  la  Tour  lui  offrit  de  l'établir 
^Jans  une  maison  toute  meublée  aui  appartenait  à  son  fils,  au 
^ge  de  Métiers,  dans  le  Val-de-Travers,  comté  de  Neu- 


84  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

châtel,  à  pou  de  dislance  d'Yverdun,  sur  Taulre  versant  de 
la  montagne.  Il  accepta.  Mme  Boy  lui  donna  au  départ,  conjme 
souvenir,  une  pelote  d'épingles  dont  il  la  remercia  dans  sa 
première  lettre,  et  qu'il  baisera  nuclquefois  «  les  jours  de 
barbe  »,  en  «  mémoire  d'un  meilleur  temps  ». 

Il  quitta  la  maison  de  son  ami,  ar^rompagné  par  le  colonel 
Roguin,  et  traversa  la  montagne  qui  sépare  Yverdun  de  Mo- 
tiers.  La  belle-sœur  de  Mme  Boy  de  la  Tour,  Mme  Girar- 
dJer,  l'aida  de  bonne  grâce  à  s'installer  ;  il  mangea  chez  elle 
en  attendant  l'arrivée  de  Thérèse. 

De  là  il  écrivait  à  Mme  Boy  des  lettres  plaisantes  par  leur 
minutieux  réalisme,  lui  faisant  ses  commandes  de  ménage, 
et  qu'est-ce  qu'il  ne  lui  faut  pas?  Des  langues  de  Neuchâtel 
<(  qui  30nt  un  i)eu  moins  mauvaises  que  celles  de  Motiers,  du 
niaifis  tes  salées  »  ;  de  l'huile  d'Aix,  des  chandelles  de  six  à 
lu  UvTQ  «  car  on  n'en  trouve  que  d'infâmes  dans  tout  le  pays  » 
(25  août  1764),  de  la  ficelle  pour  faire  des  paquets,  du  vin, 
des  confitures,  des  mitaines  de  soie  pour  la  fête  de  Thérèse, 
«  une  paire  de  bas  drapés  »,  et,  quand  il  est  à  Bourgoin, 
une  alliance  dor  pour  se  marier  ;  du  papier  à  lettres,  un 
peu  plus  fort  que  celui  sur  lequel  il  écrit,  mais  blanc  et  fin 
(27  mars  1763)  ;  a  deux  agrafes  pour  un  corps  de  femme, 
une  paire  de  lunettes  appelées  conserves  »  (17  janvier  1769). 
Il  s'informe  des  adresses  de  ses  fournisseurs,  il  s'enquiert 
d'un  épicier,  d'un  papetier,  d'un  mercier,  d'un  quincaillier, 
d'un  marchand  de  bonnes  chandelles. 

Pour  le  P'  janvier  1764,  il  veut  faire  à  Thérèse  la  surprise 
d'un  joli  cadeau,  a  un  manchon  de  femme  assez  joli  ».  Il 
commande,  mais  dans  l'intervalle,  il  en  trouve  un  à  Motiers 
«  par  occasion  ».  Vite,  il  dépêche  un  mot  :  «  Point  de  man- 
chon, s'il  vous  plaît  !  »  Et  il  ajoute  ce  post-scriplum  qui  peint 
l'homme  :  «  Je  vous  prie  d'ajouter  à  la  place  un  bonnet  de 
nuit  de  laine  fine  pour  moi,  et  des  plus  grands,  parce  que 
j'ai  la  tête  grosse.  »  Cette  rectification  qui  enlève  à  sa  maî- 
tresse un  manchon  neuf  et  qui  lui  vaut  à  lui  un  bonnet  de 
nuit  est  un  trait  de  caractère. 

Quand  il  s'installe  à  Bourgoin,  il  a  soin  de  réduire  les 
frais  :  a  On  me  prête  des  couteaux  et  un  moulin  à  café.  Ainsi, 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  85 

si  l'empletle  de  ces  articles  n'est  pas  faite  encore,  on  la  peut 
retrancher  ».  (Bourgoin.  9  septembre  1768.) 

La  figure  de  Jean-Jacques,  à  travers  cette  corrcspondan'je, 
s  éclaire  d'un  jour  nouveau,  oui  semble  emprunter  ses  reflets 
au  feu  du  fourneau  de  cuisine  ;  l'auteur  du  Contrai  social 
nous  apparaît  au  milieu  des  occupations  les  plus  triviales 
de  son  petit  ménage,  un  paquet  de  chandelles  et  une  livre 
de  café  sous  le 'bras;  le  cabinet  de  travail  où  il  écrit  la  Lellre 
à  Christophe  de  Deaumont,  archevêque  de  Paris,  et  les  Lei- 
ires  de  la  Montagne,  prend  une  vague  apparence  de  bou- 
licjue  d'épicerie  où  les  pots  de  confiture  voisinent  avec  le  der- 
nier ouvrage  de  Morellet,  et  où  les  Lettres  écrites  de  la  cam- 
pagne par  Tronchin  reposent  sur  deux  fers  â  repasser.  Le 
grand  homme,  entre  deux  rêveries  sublimes,  tient  son  livre 
de  dépenses,  épingle  des  estampes  au  mur,  et  vérifie  s'il  y  a 
encore  de  l'amadou  et  des  cure-dents  sur  le  manteau  de  la 
cheminée  ;  l'écrivain  se  double  d'un  homme  d'intérieur  pra- 
tique, rangé  et  minutieux,  qui  veille  et  qui  vaque  lui-même 
aux  soins  du  ménage. 

Qu'était-ce  s'il  s'agissait  de  son  costume  d'Arménien  !  Car 
il  adopta  cette  tenue.  Ce  fut  un  événement.  On  en  parle  en- 
core. 

Pourquoi  Rousseau  s'habilla-t-il  en  Arménien  ?  On  a  dit 
que  ce  fut  par  raison  de  santé,  et  il  est  fort  possible,  mais 
cela  n'explique  pas  pourquoi  la  robe  arménienne  fut  par  lui 
précisément  choisie  de  préférence  à  une  simple  robe  de  cham- 
Bre.  Qu'est-ce  qui  valut  à  l'Arménie  l'hommage  de  cette  pré- 
dilection ?  Les  différentes  informations  que  nous  confie  Jcan- 
Jacques  à  ce  sujet  concordent  mal.  Dans  les  Conlessions, 
il  dit  que  lïdée  de  cette  mascarade  lui  était  venue  diverses 
fois  dans  le  cours  de  sa  vie.  Il  se  décida  à  Monlmorencv.  Un 
tailleur  arménien  y  venait  souvent  voir  un  parent,  il  crai- 
gnait de  ne  pas  trouver  partout  un  tailleur  arménien,  car  ce 
genre  d'ouvrier  ne  court  pas  les  rues  ;  il  consulta  Mme  de 
Luxembourg  ;  elle  l'approuva  et  il  commanda  son  costume 
au  risque  du  qu'en-dira-t-on .  Le  qu'en-dira-t-on  l'inquiéta 
plus  qu'il  ne  l'avoue,  puisqu'il  ne  prit  son  nouvel  équipage 


86  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

que  plus  tard  à  Motiers,  non  sans  avoir  sollicité  Tapprobation 
du  pasteur. 

Dans  les  lettres  à  Mme  Boy  de  la  Tour,  il  prend  modèle 
sur  un  Arménien,  qu'il  a  vu  chez  mylord  Maréchal. 

Enfin,  où  qu'il  ait  aperçu  ou  copié  le  patron  de  sa  garde- 
robe,  il  V  consacra  tous  ses  soins,  et  ses  recommandations 
à  sa  commissionnaire  de  Lyon  nous  mettent  au  fait  des 
moindres  détails  de  son  accoutrement. 

Voici,  pour  les  peintres  de  l'avenir,  son  portrait  en  pied. 

La  robe  d'hiver  est  longue,  en  bourracan,  doublée  de  bonne 
fourrure  durable  formant  parements  au  bout  des  manches. 
Pour  l'été,  le  caffotan  de  camelot,  où  l'étoffe  de  soie  bordée 
de  martre  ou  de  lapin  remplace  la  robe.  Le  vêtement  de 
dessous  est  le  dolman.  L'étoffe  est  de  couleur  grise  ou  neutre; 
il  ne  veut  pas  de  couleur  vive  «  que  le  soleil  mange  ».  il  im- 
porte que  l'étoffe  soit  bon  marché,  mais  «  ne  se  coupe  pas  ». 
On  trouve  quelquefois  d'excellentes  occasions  dans  <«  les  re- 
buts de  magasins  ».  U  faudrait  chercher  là.  Cependant  pour 
la  bordure  exierîcure  et  apparente,  la  fourrure  sera  plus 
belle  ;  on  mettrait  soit  de  la  martre  à  75  livres  ou  du  petit  gris 
à  90  livres.  C'est  un  tailleur  arménien  qui  coupe  l'étoffe, 
mais  il  serait  bon  de  trouver  un  tailleur  occidental  (jui  co- 
pierait le  patron  pour  s'en  servir  plus  tard  à  meilleur  compte. 
Ce  vêtement  n'est  que  pour  satisfaire  un  goût  de  coquetterie, 
mais  il  le  faut  pourtant  convenable  et  décent  ;  comme  il  ne 
veut  plus  le  quitter,  il  importe  qu'il  puisse  se  présenter  par- 
tout, fût-ce  chez  mylord  Maréchal  ou  à  l'église.  Il  ne  voudrait 
pas  qu'on  raccusàt  d'aller  au  temple  en  robe  de  chambre  ; 
il  n'y  entra  même  en  robe  d'Arménien  qu'après  avoir  reçu 
l'approbation  de  M.  MontmoUin,  le  pasteur.  n 

C^  vêtement  était  noué  aux  reins  par  une  ceinti)ire  dans 
le  choix  de  hupielle  Jean-Jacques  mit  toute  sa  cuqi^etlerie. 
On  ne  peut  lui  trouver  d'étoffe  assez  élégante,  ni  assc:^^  *<  pa- 
rante ».  Il  en  eut  plusieurs,  tantôt  en  réseau  de  soie  à  i!|iailles 
((  comme  les  filets^de  pêcheurs  »,  ou  en  serge  de  soie  V  tan- 
tôt en  étotTe  rayée.  Il  la  faut  longue  de  deux  aunes  el\  de- 
mie,  dans  toute  la  longueur  de  l'étoffe,  car  elle  se  plisse  Isur 
le  corps.  Un  jour  qu'on  lui  envoya    une  ceinture  trop  couy^e, 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  87 

cet  homme  économe  s'emporta  :  il  devait  la  tenir  étendue 
avec  des  épin^es,  <c  ce  qui  la  déchire  ».  Les  deux  extrémités 
de  Técharpe  sont  garnies  d'une  jolie  frange  large  de  quatre 
SToigts  «  assortissante  à  la  houppe  de  bonnet  ». 

Car  il  y  a  encore  le  bonnet,  doublé  de  fourrure  ou  d'agneau 
de  Tartarie   en  hiver,  bordé  seulement    en    été,    Tintérieur 
garni  en  silésie  ou  en  carcassonne.  La  toque  est  ornée  d'im 
galon  d'or  et  surmontée  d'une  houppe  d'or.  «  Il  faut  qu'il  n'aii 
pas  l'air  d'un  bonnet  de  nuit  »  ;  aussi  doit-il,  malgré  sa  ré- 
pugnance, «  se  résoudre  à  porter  du  doré  ».  11  arrivait  quel- 
quefois que  la  fourrure  trop  épaisse  rendait  le  bonnet  trop 
étroit  pour  entrer  sur  sa  tête  :  il  prit  la  précaution  d'enfer- 
mer dans  la  lettre  de  commande  un  fil  donnant  la  mesure 
de  son  tour  de  tête  (27  mars  1763)  : 
—  «  Je  l'ai  prise  entre  les  deux  nœuds.  » 
Y  a-Vil  rien  de  si  plaisant  que  de  se  figurer  le  profond  phi- 
losophe assis  à  sa  table  et  s'entourant  le  crâne  avec  un  fil, 
pour  que  son  chapelier  lui  envoie  des  bonnets  à  sa  taille  ? 

Puisque  nous  décrivons  l'intérieur  de  Jean-Jacques  de  la 
tête  aux  pieds,  ajoutons  qu'il  porte  en  hiver  des  <(  bas  dra- 
pés »  bien  chauds,  qu'il  a  chez  lui  des  pantoufles  jaunes,  et 
qu'il  ne  les  lui  faut  pas  trop  grandes.  «  J'ai  le  pied  extrême- 
ment petit  ».  11  a  la  coquetterie  des  extrémités.  Enfin  quand 
il  sort,  il  met  des  bottines  de  maroquin,  «  serrées  avec  des 
lacets  de  soie  jaune  ». 

Peu  d'événements  marquèrent  le  séjour  à  Métiers  (1763- 
1705).  11  gronda,  pesta,  trouva  un  excellent  ami  en  lord  Keith, 
gouverneur  de  Neuchâtel,  travailla  à  l'édition  complète  de  ses 
œuwes,  répondit  au  mandement  de  Mgr  de  Beaumont,  se 
démit,  par  dépit,  de  ses  droits  de  citoyen  de  Genève,  réfuta 
Tronchin  par  ses  Lettres  écrites  de  la  Montagne^  entretint 
une  correspondance  très  nourrie,  donna  des  lois  à  la  Corse, 
fut  dénoncé  comme  loup-garou  par  le  pasteur  de  Montmol- 
lin,  sous  l'influence  de  Genève,  et  chassé  à  coups  de  pierres. 
Il  se  réfugia  à  l'île  Saint-Pierre,  puis  à  Bienne,  songea  à 
partir  en  Corse,  s  arrêta  à  Strasbourg,  et  s'enfuit  en  Angle- 
terre. 

A  son  retour  de  Wootton,  il  fut  d'abord  caché  par  le  mar- 


t 


88  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

I 

quis  de  Mirabeau  dans  sa  campagne  de  Fleury-sous-Meu- 
don,  puis  par  le  prince  de  Conti  dans  son  château  de  Trye, 
près  Gisors.  Il  prit  le  faux  nom  de  Renou,  et  se  dirigea  en 
quittant  Trye  vers  l'intendance  du  Dauphiné,  où  le  maréchal 
comte  de  Clermont-Tonnerre  le  protégea.  Il  passa  à  Lyon,  à 
Grenoble,  à  Chambéry,  alla  visiter  la  tombe  de  Mme  de  Wa- 
rens,  se  réfugia  à  Bourgoin  où  il  épousa  Thérèse  à  l'auberge 
de  la  Fontaine  d'Or,  quitta  Bourgoin  pour  Monquin,  où 
Mme  de  Césarges  lui  offrit  une  ferme,  puis  quitta  Alonquin 
pour  Lyon,  où  il  vécut  quelque  temps  chez  Mme  Boy  de  la 
Tour  ;  enfin  il  s'établit  â  Paris,  rue  Plâtrière,  à  l'hôtel  du 
Saint-Esprit,  d'où  il  date  ses  lettres  en  les  faisant  précéder 
du  quatrain  prétentieux  qui  constate  déjà  sa  folie. 

Le  délire  de  la  persécution  l'entraîne  à  toutes  les  étrange- 
tés.  Il  confie  ses  i>eines  au  manuscrit  (à  l'encre  de  Chine)  de 
ses  Conlessions  (1705-1771),  des  Dialogues,  de  Rousseau  luqe 
de  Jean- Jacques,  des  dix  Rêveries  d'un  Promeneur  solitaire. 

Il  vécut  là  tristement,  en  copiant  de  la  musique  ;  le  di- 
manche, il  promenait  Thérèse  dans  la  banlieue;  en  semaine, 
il  recevait  les  visites  de  son  excellent  ami  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  qui  a  fait  le  portrait  de  Rousseau  dans  cet  intérieur 
minable,  le  philosophe  vêtu  d'une  robe  de  chambre  bleue 
en  indienne,  coiffé  d'un  bonnet  de  coton,  «  écumant  le  pot  », 
en  chantant  de  concert  avec  le  serin  dans  la  cage. 

Il  songea  à  entrer  dans  un  asile  de  vieillards,  et  finit  par 
accepter  l'hospitalité  offerte  par  M.  et  Mme  de  Girardin, 
dans  leur  superbe  propriété  d'Ermenonville.  Il  y  arriva  le 
20  mai  1778.  Il  mourut  le  2  juillet,  âgé  de  6G  ans.  Il  fut  en- 
terré dans  une  petite  île,  au  milieu  du  lac  du  parc,  l'Ile  des 
Peupliers. 

On  le  déposa  dans  un  tombeau  provisoire.  Le  mausolée 
qu  on  y  Voit  encore  aujourd'hui  dans  le  parc  romantiique 
et  mélancolique,  peuplé  de  tombes,  de  colonnes,  de  statues, 
date  de  1780.  Il  fut  dessiné  par  Robert  et  sculpté  par  J.-P.  Le- 
sueur.  H.  Buffenoir  l'a  ainsi  décrit  :  «  Il  a  la  forme  d*un 
autel  antique.  La  face,  qui  regarde  le  midi,  est  décorée  d'un 
Bas-relief  représentant  une  femme  assise  au  pied  d'un  pal- 
mier, symbole  de  la  fécondité.  Elle  donne  le  sein  à  son  nou- 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  89 

• 

veau-né,  tient  d'une  main  VEmile  ouvert,  et  contemple  en 
souriant  les  jeux  de  ses  aînés.  Près  d'elle,  la  Reconnaissance 
dépose  des  fleurs  et  des  fruits  sur  Tautel  de  la  Nature.  Dans 
un  coin,  un  enfant  met  le  feu  à  des  maillots  et  à  différentes 
entraves  du  premier  âge,  tandis  que  d'autres  sautent  en 
jouant  avec  un  bonnet,  symbole  de  la  Liberté.  Les  deux  pilas- 
tres sculptés  de  chaque  côté  du  bas-relief,  représentent  la 
Musique  et  l'Eloquence,  avec  leurs  attributs.  Dans  \e  fronton 
se  détache  une  couronne  civique,  avec  la  devise  de  Rousseau  : 

VlTAM  IMPENDERE  VERO. 

Sur  la  face  exposée  au  nord,  on  lit  cette  inscription  : 

ici  repose 

l'Homme  de  la  Nature 

ET  DE  LA  Vérité. 

Sur  les  pilastres  correspondants,  on  voit,  à  droite,  la  Vé- 
rité nue,  tenant  un  flambeau,  et,  à  gauche,  la  Nature  repré- 
sentée par  une  mère  allaitant  de  jeunes  enfants.  Au  fronton 
de  celte  partie,  deux  colombes  expirent  au  pied  d'une  urne, 
à  côté  de  torches  fumantes  et  renversées.  Des  vases  lacry- 
matoires  ornent  les  deux  faces  latérales  du  tombeau.  Le  monu- 
ment était  jadis  entouré  de  peupliers  d'Italie,  de  là  le  nom 
donné  à  il'île.  Leur  tige  droite  et  élancée,  raconte  un  visiteur 
enthousiaste,  leur  feuillage  tranquille,  semblent  fixer  dans 
cette  enceinte  la  méditation  et  le  recueillement.  Ces  beaux  peu- 
pliers sont  morts.  » 

En  face  de  l'île,  au  bord  du  lac,  tous  les  rêveurs  de  la  fin  du 
xvni®  siècle  sont  venus  s'asseoir  sur  le  Banc  des  Mères,  qui 
porte  cette  dédicace  à  Rousseau  : 

De  la  mère  à  l'enfant  il  rendit  les  tendresses, 
De  l'enfant  à  la  mère  il  rendit  les  caresses  ! 
De  l'homme  à  sa  naissance  il  fut  le  bienfaiteur, 
Et  le  rendit  plus  libre,  afin  qu'il  fût  meilleur. 

Marie-Antoinette  a  fait  visite  au  tombeau  le  14  juin  1780. 
Elle  admirait  cet  écrivain,  sans  se  douter  que  ses  idées  al- 
laient déchaîner  ses  infortunes. 


90  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

La  future  impératrice  Joséphine  l'eut  aussi  en  haute  es- 
lime,  visita  1  lie   des  Peupliers,  et  y  écrivit  une  romance  : 

Voici  donc  le  séjour  jmisible 

Où  des  mortels 
Le  plus  tendre  et  le  plus  sensible 

A  des  autels  ! 
C'est  ici  qu'un  sage  repose 

Tranquillement  ! 
Ahî  parons  au  moins  d'une  rose 

Son  monument! 

La  Convention,  «  celte  fille  de  Rousseau  »,  fit  transférer 
ses  restes  au  Panthéon,  où  ils  sont  encore. 

En  1900,  une  commission  de  savants  fit  ouvrir  son  tom- 
beau. Rousseau  y  repose.  La  face  est  parcheminée,  dessé- 
chée, m^is  non  méconnaissable.  Le  crâne  est  intact,  et  ce  dé- 
tail détruit  la  légende  du  suicide  et  de  la  balle  dans  la  tôle, 
ainsi  que  celle  de  la  dispersion  des  restes  en  1814. 

A  rencontre  de  Voltaire,  dont  la  doctrine  n'est  pas  sys- 
tématique, et  qui  démolit  sans  réédifier,  J.-J.  Rousseau 
eut  un  système,  basé  sur  un  principe  unique  et  net  : 
«  Tout  est  bien  sortant  des  mains  de  la  nature  ».  La  nature 
a  fait  rhomme  bon  et  heureux  ;  la  civilisation  le  déprave  et 
le  rend  misérable.  Voltaire  disait  plaisamment  qu'il  donnait 
envie  de  marcher  à  quatre  pattes  et  qu'on  n'avait  jamais 
mis  tant  d'esprit  à  vouloir  nous  rendre  bêtes.  C'était  abuser 
des  mots,  et  J.-J.  Rousseau  s'en  défendait  :  a  Faut-il  détruire 
les  sociétés,  anéantir  le  tien  et  le  mien,  et  retourner  vivre 
dans  les  forêts  avec  les  ours?  Conséquence  à  la  manière  de 
mes  adversaires?  Il  ne  faut  pas  confondre  ce  (jui  est  naturel 
à  l'état  sauvage  et  ce  qui  est  naturel  à  l'état  civil...  11  faut 
empêcher  l'homme  social  d'être  tout  à  fait  artificiel.  »  11  ne 
s'agit  pas  pour  lui  de  détruire  les  sciences,  les  arts,  les  théâ- 
tres, les  académies,  de  replonger  l'univers  dans  la  première 
barbarie,  car,  il  le  sait  et  il  le  dit,  la  nature  humaine  ne  rétro- 
grade pas  et  jamais  on  ne  remonte  vers  les  temps  d'inno- 
cence et  d'égalité  quand  une  fois  on  s'en  est  éloigné.  Maïs 
il  faut  arrêter  le  progrès  vers  la  perfection  de  la  société  et 


t 

\ 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉMTURE  FRANÇAISE  91 

la  détérioralion  de  l'espèce  ;  il  faut  améliorer  Tétat  social  en 
l'orientant  vers  l'état  de  nature  autant  que  faire  se  })eut,  et 
sans  ruiner  les  institutions  existantes.  Le  Discours  sur  les 
Sciences  et  les  Arls,  le  Discours  sur  V Inégalité,  leij  Lettre  sur 
les  Spectacles,  disent  la  bonté  de  Thomme  naturel,  la  dépra- 
vation de  rhorame  social.  Le  Contrat  social,  la  Nouvelle  i/é- 
loisej  VEmile^  montrent  un  idéal  d'homme  social  amélioré 
par  conformité  avec  l'homme  naturel  comme  citoyen,, comme 
époux,  comme  individu.. 

L,e  Discours  sur  les  sciences  et  les  Arts  est  un  réquisitoire 
contre  la  civilisation.  La  prosopopée  de  Fabricius,  invective 
déclamatoire  contre  le  luxe,  est  célèbre.  Le  Discours  sur 
Vlnégaliié  constate  qu'il  n'y  a  pas  d'inégalité  dans  l'état  de . 
nature,  dont  il  trace  un  tableau  idéaJ,  auquel  il  oppose  l'hydre 
de  la  propriété  et  les  riches  ;  le  socialisme  y  est  en  germe  : 
«  ignorez-vous  qu'une  multitude  de  vos  frères  périt  ou  souffre 
du  besoin  de  ce  que  vous  avez  de  trop  ?  »  Et  il  conclut  au 
droit  à  l'insurrection. 

w  —  L'émeute  qui  finit  par  étrangler  ou  détrôner  un  sultan 
est  un  acte  aussi  juridique  que  ceux  par  lesquels  il  disposait 
la  veille  des  vies  et  des  biens  de  ses  sujets. 

«  Il  est  manifestement  contre  la  loi  de  nature,  de  quelque 
manière  qu'on  la  définisse,  qu'un  enfantj  commande  à  un 
vieillard,  qu'un  imbécile  conduise  un  homme  sage  et  qu'une 
poignée  de  gens  regorge  de  superfluités,  tandis  que  la  mul- 
titude affamée  manque  du  nécessaire.  » 

La  Révolution  devait  faire  de  ces  axiomes  brûlants  les 
paroles  de  son  évangile. 

Le  théâtre  lui  semble,  comme  à  Bossuet,  une  école  de  per- 
dition ;  la  tragédie  n'engendre  qu'une  «  pitié  stérile  »  ;  les 
comédies  ne  valent  rien,  et  d  fait  contre  Molière  l'apologie 
d'AJceste. 

«  —  Vous  ne  sauriez  me  nier  deux  choses,  avance-t-il  : 
l'une,  qu'Alceste,  dans  cette  pièce,  est  un  homme  droit,  sin- 
cère, estimable,  un  véritable  homme  de  bien  ;  l'autre,  que 
Tauteur  lui  donne  un  personnage  ridicule.  C'en  est  assez, 
ce  me  semble,  pour  rendre  Molière  inexcusable  ». 

Il  conclut  que  le  théâtre  est  un  danger  public. 


92  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

11  blâme,  il  détruit,  mais  surtout  il  propose,  il  remplace. 
Il  édifie  le  monument  de  son  Contrat  social  qui  fut  TEvangile 
de  la  Révolution.  «  L'homme  est  né  libre  et  partout  il  est 
dans  les  fers.  »  Avec  une  chaleur,  une  passion  profonde  qui 
atteint  à  l'éloquence,  il  repousse  l'ordre  social  fondé  sur  la 
force,  comme  sur  la  volonté  divine  :  «  Il  n'est  pas  clair  que 
Dieu  veuille  qu'on  préfère  t^l  gouvernement  à  tel  autre,  ni 
qu'on  obéisse  à  Jacques  plutôt  qu'à  Guillaume.  Or  voilà  de 
quoi  il  s'agit.  » 

La  société  est  un  pacte.  Il  faut  «  trouver  une  forme  d'as- 
sociation  qui  défende  et  protège  de  toute  la  force  commune 
la  personne  et  les  biens  de  cliaque  associé,  et  par  laquelle 
chacun,  s'unissant  à  tous,  n'obéisse  pourtant  qu'à  lui-même, 
et  reste  aussi  libre  qu'auparavant  ».  Tel  est  le  problème  fon- 
damental dont  le  contrat  social  donne  la  solution. 

Un  peuple  est  une  association  ;  le  souverain  doit  être  son 
délégué  ;  l'obéissance  à  la  loi  doit  être  volontaire  ;  le  gou- 
vernement doit  être  la  sauvegarde  de  la  volonté  générale.  Le 
suffrage  universel  sort  naturellement  de  ces  déductions,  qui 
tendent  toutes  au  double  triomphe  de  l'égalité  et  de  la  liberté. 

La  Nouvelle  Héloïse  est  un  hymne  à  la  passion  selon  la  na- 
ture, le  conflit  de  l'amour  et  des  droits  de  la  famille,  qui  l'em- 
portent„  car  il  faut  que  la  pureté  des  mœurs  îdomestiques 
prépare  la  réforme  des  mœurs  publiques.  Avec  toute  la  sen- 
sible tendresse  de  Richardson,  il  a  tracé  en  lettres  enflammées 
le  tableau  de  ce  ménage  à  trois,  Julie,  M.  de  Wolmar  et  Saint- 
Preux,  où  la  vertu  triomphe  de  la  faute  et  du  souvenir.  Ce 
roman  tout  de  feu  et  de  larmes  eut  un  succès  retentissant  et 
prolongé  :  il  apprit  la  mélancolie  à  Chateaubriand,  la  passion 
à  Lamartine,  le  pessimisme  à  Musset,  le  pittoresque  aux  ro- 
mantiques. C'est  un  livre  qui  est  une  grande  date  littéraire. 

Emile  ou  de  VEducalion  fit  de  la  pédagogie  chimérique, 
l'éducation  d'un  enfant  de  la  nature  élevé  par  la  nature,  la 
méthode  pour  former  ou  retrouver  l'homme  naturel,  dégagé 
des  préjugés  modernes,  un  sauvage  qui  serait  un  citadin, 
grandi  dans  la  liberté  et  l'espace,  sans  maillot  pour  l'empri- 
sonner à  sa  naissance,  sans  autre  nourrice  que  sa  mère,  la 
seule  nourrice  indiquée  par  la  nature,  adonné  aux  exercices 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  93 

physiques,  orienté  vers  les  métiers  manuels  et  le  seul  res- 
pect de  la  raison,  débarrassé  de  la  canaille  des  valets,  les 
derniers  des  hommes  après  leurs  maîtres,  instruit  par  des 
leçons  de  choses  et  des  expériences,  tenu  loin  des  immo- 
rales fables  de  La  Fontaine  et  des  livres  en  général,  des  ma- 
nuels, des  théories,  apprenant  la  géométrie  sur  les  gaufres  et 
la  physique  avec  un  bâton  de  chaise,  ne  croyant  rien  sur 
parole,  découvrant  la  cosmographie  en  regardant  le  lever  du 
soleil,  prémuni  contre  la  misère  et  les  coups  du  sort  par  son 
habileté  manuelle  et  les  métiers  qu'il  sait,  gouverné  à  son 
insu  par  son  habile  mentor  à  Taide  de  ses  passions  même, 
voué  à  la  seule  religion  naturelle  du  vicaire  savoyard,  au 
respect  de  la  conscience  morale,  et  marié  à  une  fille  dans 
son  genre,  et  c'est  Sophie. 

Jamais  la  femme  n'a  été  confinée  dans  la  frivolité  pure 
autant  qu'elle  le  fut  au  xvni*  siècle. 

Montesquieu  reconnaît  aux  femmes  des  «  agréments  »  aux- 
quels elles  doivent  un  ascendant  qui  cesse  avec  eux.  De  di- 
gnité, de  personnalité,  de  valeur  individuelle,  d'élévation  mo- 
rale, il  n'est  point  question. 

Rousseau  n'a  pas  contribué  à  améliorer  cette  opinion.  Il  a 
subordonné  la  destinée  de  la  femme  à  celle  de  l'homme  ;  il 
ne  lui  assigne  d'autre  rôle  que  de  plaire  à  l'homme,  et  met 
ainsi  en  jeu  sa  coquetterie.  «  Toute  l'éducation  des  femmes, 
dit-il,  doit  être  relative  aux  hommes,  leur  plaire,  etc.  ».  C'est 
refuser  à  la  femme  son  individualité  à  part,  sa  destinée  pro- 
pre ;  il  en  fait  une  vigne  qui  enivre,  et  qui  s'appuie.  Sophie 
a  été  créée  tout  exprès  pour  qu'Emile  fût  heureux. 

Rousseau  est  de  ceux  qui  ont  le  plus  nettement  dénoncé  et 
aussi  favorisé  la  frivolité  féminine.  S'il  regarde  une  petite 
fille,  il  est  frappé  de  la  voir  jouer  à  la  poupée,  l'habiller,  la 
parer,  jusqu'à  en  oublier  l'heure  du  repas  :  «  elle  a  plus  faim 
de  parure  que  d'aliments  ».  Il  la  voit  toute  à  sa  coquetterie, 
attendant  Tâge  d'être  sa  poupée  elle-même,  et  il  ne  l'en  blâme 
pas.  A  son  goût  une  jeune  fille  doit  être  enjouée,  folâtre, 
chanter,  danser,  c'est  ce  qu'elle  peut  faire  de  mieux,  étant 
incapable  de  soutenir  un  raisonnement,  d'avoir  une  volonté 
logique  et  d'user  de  sa  liberté.  Elle  n'a  que  faire  de  savoir 


94  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

lire  ;  qu'elle  sache  seulement  chiffrer.  Les  sciences,  la  lit- 
térature, la  dépassent  trop  pour  qu'elle  les  comprenne.  Bref, 
il  la  lient  quitte  si  elle  est  hahile  ménagère  et  compagne 
qgréable  ;  il  lui  refuse  toute  valeur  intellectuelle  et  la  con- 
line  dans  Tordre  matériel  de  l'éducation  pratique  et  d'une 
honnête  coquetterie  ;  il  ferme  sur  elle  la  porte  de  la  cuisine, 
dont  elle  ne  sort  que  pour  aller  danser. 

Et  encore,  quelle  ménagère  d'opéra-comicpie,  dont  son 
père  assure  qu'elle  laissait  plutôt  aller  tout  le  dîner  par  le 
feu  que  de  tacher  sa  manchette,  et  qui  ne  va  pas  au  jardin 
parce  que  la  terre  est  malpropre  ! 

Le  livre  eut  le  succès  qu'on  sait,  et  qui  est  bien  tombé. 

On  éleva  à  la  Jean-Jacques.  Point  de  maîtres,  pas  de  le- 
çons. Les  enfants  de  la  première  jeunesse  furent  livrés  à  la 
nature,  et  comme  la  nature  n'apprend  pas  l'orthographe  et 
encore  moins  le  latin,  on  vit  paraître  tout  à  coup  dans  le 
monde,  des  jeunes  gens  de  l'ignorance  la  plus  surprenanie. 

Ce  système  n'a  pas  prévalu  ;  on  n'a  guère  trouve  d'idées 
pratiques  dans  cet  ouvrage  trop  lyrique,  trop  romanesque 
et  trop  sentimental  pour  un  traité  de  pédagogie,  qui  n'a  même 
pas  pour  lui  l'originalité,  sans  compter  le  défaut  pratique 
que  Mme  de  Staël  relevait  avec  esprit  :  dans  ce  plan,  chaque 
homme  serait  obligé  de  consacrer  toute  sa  vie  à  l'éducation 
d'un  autre,  et  les  grands-pères  seuls  se  trouveraient  libres 
de  commencer  une  carrière  personnelle.  ' 

Ses  Conlessions  sont  ce  qu'il  voulut  qu'elles  fussent,  un 
ouvrage  unique  par  une  véracité  sans  exemple.  Leur  lecture 
en  est  attachante,  et  c'est  sinon  le  plus  philosophique,  du 
moins  le  plus  durable  de  ses  écrits,  et  celui  qui  se  lit  encore 
le  plus,  pour  ses  pages  cyniques  ou  charmantes,  brutales  ou 
idylliques,  orgueilleuses  ou  tendres. 

Il  eut  beaucoup  d'ennemis.  Les  Encyclopédistes  lui  en 
voulaient  de  sa  Lettre  à  (ï Alemhert,  de  son  aversion  pour  les 
athées,  de  sa  bruyante  querelle  avec  Voltaire  à  propos  du 
théâtre  de  Genève,  et  de  la  Providence  niée  par  le  poème  du 
Désastre  de  Lisbonne. 

Est-il  aimable  ?  Legouvé  a  écrit  cette  fine  page  de  psy- 
chologie : 


HISTOIRE   DE   L.\  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  95 

On  a  dit  k^  femmes  de  Rousseau,  mais  on  n'a  jamais 
dit  les  femmes  de  Voltaire.  Je  comprends  bien  la  raison  de 
son  influence  sur  elles.  Qu'est-ce  que  Jean-Jacques  Rousseau? 
Une  machine  électrique.  Rien  ne  sort  paisiblement  de  sa 
plume,  tout  en  jaillit.  Idées,  systèmes,  sentiments,  théories 
philosophiques,  théories  politiques,  théories  religieuses,  écla- 
tent dans  ses  livres,  comme  autant  d'étincelles  aiguës  qui  font 
tressaiHir  de  la  tête  aux  pieds  ces  créatures  nerveuses  et  im- 
pressionnables. Mais  le  fait  curieux,  c'est  que  leur  propre 
action  sur  ce  qu'il  écrit  est  presque  nulle  ;  elles  y  ont  une  très 
grande  place  et  une  très  petite  part.  L'âme  féminine  est  ab- 
sente de  son  œuvre.  Je  m'explique  :  Personne  ne  s'est  plus 
occupé  de  la  famille  que  J.-J.  Rousseau,  et  il  n'a  pas  connu 
les  affections  les  plus  saintes  et  les  plus  saines  de  la  famille. 
Personne  ne  s'est  plus  occupé  des  femmes  que  Rousseau,  et 
il  n'a  pas  connu  les  femmes  dans  ce  qu'elles  ont  de  meilleur  ; 
il  ne  les  a  pas  vues  dans  leurs  plus  beaux  rôles. 

Il  n'a  pas  été  élevé  par  une  mère. 

Il  n'a  pas  été  élevé  par  une  sœur. 

Il  n'a  pas  eu  de  ûUe. 

«  La  femme  qu'il  a  appelée  sa  femme  était  une  créature 
inférieure,  ne  répondant  en  rien  au  titre  sacré  d'épouse. 

«  Quel  vide  dans  une  existence,  dans  un  cœur,  dans  une 
intelligence,  dans  une  conscience,  que  ces  quatre  êtres  de 
moins  ! 

«  En  dépit  de  son  génie  et  de  ses  services,  Jean-Jacques 
Rousseau  n'est  pas  aimé.  Il  n'a  pas  les  cœurs,  comme  dit 
Bossuet.  Pourquoi  ?  II  n'a  eu  que  des  amours  de  tête  et  de 
sens.  Par  je  ne  sais  quelle  fatalité,  ce  malheureux  homme 
n'a  pas  plus  connu  la  pure  tendresse  d'une  jeune  fille  que  la 
sainte  affection  d'une  mère  et  d'une  sœur.  Ses  passions  même 
ont  toujours,  par  la  force  des  circonstances,  quelque  chose  de 
frelaté  et  d'artificiel.  Quoi  de  plus  hétéroclite  que  son  mé- 
nage à  quatre  avec  Mme  d'Houdetot  !  Ce  n'était  de  sa  part 
cpi'un  incroyable  amalgame  de  sensualité  et  de  rhétorique.  Il 
lui  écrit  des  lettres  brûlantes,  qu'il  sait  brûlantes,  et  dont  il 
se  ressert  ensuite  dans  sa  Nouvelle  Héloïse.  Il  entre  tant  de 
littérature  dans  son  amour,  qu'il  n'y  a  pas  d'amour  vrai  dans 


96  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

sa  littérature,  pas  plus,  hélas  !  que  dans  son  cœur.  Dès  lors 
tout  s'explique.  Rousseau  n'est  pas  aimé,  parce  qu'il  n  a  pas  aimé.  » 

Le  sensualisme  a  tué  le  sentiment;  mais  qui  vibra  davan- 
tage, qui  reçut  et  donna  de  tels  frissons,  que  les  tressaille- 
ments n'en  sont  pas  encore  apaisés? 

L'influence  de  J.-J.  Rousseau  a  été  considérable,  et  l'écho 
de  sa  voix  a  franchi  la  tombe  et  les  années.  La  Révolution 
luî  a  emprunté  les  formules  qu'elle  grava  sur  ses  tables  des 
Droits  de  l'Homme  ;  la  pédagogie  moderne  lui  doit 
des  innovations  pratiques,  et  V Emile  a  peut-être  concouru  au 
réveil  de  l'esprit  scientifique,  positif,  critique  qui  caractérise 
le  XIX*  siècle  :  il  a  fondé  le  culte  de  la  conscience  et  affirmé 
la  foi  dans  la  Providence  ;  il  a  tout  enflammé,  il  a  divinisé 
les  sentiments,  décuplé  les  sensations,  galvanisé  l'éloquence, 
allumé  le  lyrisme,  favorisé  l'intrusion  violente  de  la  person- 
nalité dans  les  lettres,  découvert  le  sentiment  du  pittoresque, 
des  montagnes,  des  paysages,  présagé  et  préparé  le  roman- 
tisme, enthousiasmé  et  formé  Goethe  et  Schiller,  Kant  et 
Fichte,  Herder,  Pestalozzi,  et  catéchisé  longtemps  après  sa 
mort  les  générations.  Il  est  de  tous  les  écrivains  français  celui 
qui  mit  dans  la  littérature  le  plus  de  sincérité  et  de  foi  ar- 
dente, le  moins  de  dilettantisme  ;  sa  plume  a  soulevé  le  monde,, 
son  encre  eut  la  vertu  du  sang  des  apôtres,  et  ses  paroles  ont 
été  des  actes. 

Le  grand  œuvre  du  siècle,  où  il  mit  ses  aspirations,  ses 
regrets,  ses  espoirs,  ses  colères,  le  plus  intime  et  le  plus 
profond  de  lui-même,  ce  fut  L'Encyclopédie,  et  c'est  Diderot 
qui  la  personnifie. 

Mais  avant  de  parler  de  lui,  je  vous  présenterai  deux  pen- 
seurs qui  l'ont  précédé,  et  qui  furent  les  précurseurs  de  ce 
grand  mouvement  d'idées,  Fontenelle  et  Montesquieu. 

Fontenelle  !  le  joli  nom  et  le  joli  auteur  !  et  qu'il  est  injus- 
tement oublié  sur  tous  les  programmes  de  la  jeunesse  !  qu'au 
moins  il  ait  une  petite  place  dans  la  mémoire  des  adultes  ! 

11  était  de  Rouen  (1).  Sa  mère  était  la  sœur  du  grand  Cor- 
Ci)  11  février  1657.  —  9  janvier  1757. 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  97 

neille.  Le  neveu  n'a  pas  démérité  de  l'oncle.  Il  fit  des  études 
brillantes,  étonna  ses  maîtres,  fut  ensuite  avocat,  et  se  con- 
sacra aux  lettres. 

Que  sait-on,  en  général,  de  lui  ?  Qu'il  a  vécu  cent  ans, 
qu'il  a  fait  La  Pluralité  des  Mondes,  et  qu'il  avait  beaucoup 
d'esprit.  Et  cela  est  suffisant. 

Il  composa  d'abord  de  petits  vers,  des  opéras,  une  mauvaise 
tragédie,  Aspar,  qui  serait  aujourd'hui  ignorée  sans  le  trait 
plaisant  de  Racine  : 

Ces  jours  passés,  chez  un  vieil  histrion, 

Un  chroniqueur  émut  la  question 

Quand,  dans  Paris,  commença  la  méthode 

De  ces  sifflets  qui  sont  tant  à  la  mode. 

<i  Ce  fut,  dit  l'un,  aux  pièces  de  Boyer.  » 

Gens  pour  Pradon  voulurent  parier. 

<c  —  Moi,  dit  l'acteur,  je  sais  toute  l'histoire 

Que  par  degrés  je  vais  vous  débrouiller. 

Boyer  apprit  au  parterre  à  bâiller  ; 

Quant  à  Pradon,  si  j'ai  bonne  mémoire. 

Pommes  sur  lui  volèrent  largement; 

Mais  qucmd   sifflets  prirent  commencement, 

C'est  (j*y  jouais,  j'en  suis  témoin  fidèle), 

C'est  à  VAspar  du  sieur  de  Fontenelle. 

Aussi  Fontenelle,  vexé,  fut  hostile  au  camp  des  amis  de 
Racine  et  de  Boileau,  des  anciens  ;  il  fut,  en  bon  neveu,  pour 
Corneille  et  pour  les  Modernes,  dans  les  querelles  fameuses. 

A  son  arrivée  à  Paris,  il  habita  dans  la  maison  de  feu  le 
grand  Corneille,  où  vivait  toujours  l'autre  oncle,  Thomas 
Corneille.  Là,  dans  des  causeries  familières,  il  se  documen- 
tait pour  son  ouvrage,  encore  estimé  aujourd'hui,  la  Vie  de 
Corneille. 

Il  commença  par  imiter  son  compatriote  Segrais  dans 
Téglogue,  où  il  crut  mettre  tout  le  sentiment  qui  lui  man- 
qua dans  la  vie. 

Idyllique  par  raison  et  par  conviction,  il  a  nettoyé  et  verni 
la  nature  dans  dix  propres  églogues,  et  dans  un  Endijmion. 

Dans  ses  Dialogues  des  Morts  (1683)  à  la  manière  de  Féne- 
lon,  tous  ses  morts  ont  trop  de  bel  esprit  uniformément  ;  ils 
sont  des  ombres  projetées  par  Fontenelle. 


98  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

UHisloire  des  Oracles,  d'après  Van  Dale,  médecin  ana- 
baptiste de  Harlem,  est  une  sage  réfutation  des  préjugés  et 
des  superstitions,  et  lui  attira,  ainsi  que  sa  Relation  de  Bor- 
néo, la  colère  des  dévots. 

Le  titre  le  plus  durable  de  sa  gloire  est  son  Histoire  de 
V Académie  des  Sciences,  qu'il  écrivit  au  fur  et  à  mesure  pen- 
dant le  temps  qu'il  en  fut  secrétaire  perpétuel  (1699-1757), 
publiant  un  volume  par  an  :  il  y  a  recueilli  les  Eloges  des 
académiciens  disparus.  Ce  sont  des  pages  de  premier  ordre. 

L^s  éloges  de  Vauban,  de  Leibniz,  du  tzar  Pierre  I",  de 
Newton,  de  Cassini,  devraient  être  des  pages  classiques. 
Dans  les  autres,  qui  révèlent  des  noms  moins  connus,  le  rôle, 
la  grandeur,  le  désintéressement,  la  droiture  des  savants  sont 
retracés  avec  une  chaleur  aui  étonne  de  la  part  de  ce  faux 
sceptique  :  il  vaut  mieux  que  sa  réputation. 

Il  fut  membre  de  TAcadé^mie  Française  en  1691,  à  34  ans, 
et  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  en  1701. 

On  parle  encore,  bien  qu'on  ne  le  lise  plus,  de  son. ou- 
vrage :  La  Pluralité  des  Mondes, 

Vulgarisateur  aimable,  il  y  a  mis  l'astronomie  à  la  portée 
des  gens  du  monde  ;  il  a  ouvert  la  porte  des  salons  à  Uranie, 
et  a  jonché  d'étoiles  le  parterre  de  la  conversation.  Et  c'est 
une  vision  charmante  que  laisse  le  livre  :  la  nuit,  dans  le 
parc,  tandis  que  les  astres  scintillent  dans  le  ciel  sombre, 
des  formes  gracieuses  de  dames  en  robes  claires  et  de  cava- 
liers en  habits  brodés  se  promènent  dans  les  allées  et  sur 
les  degrés  en  pierre  du  perron  de  la  terrasse,  en  avant  du 
château  aux  fenêtres  éclairées  :  c'est  la  jolie  classe  de  Fon- 
lenoUo  qui  prend  sa  leçon  d'astronomie  à  la  face  des  cieux. 

Après  le  souper,  la  marquise,  jeune  et  belle,  s'est  assise 
dans  le  parc,  et  Fonlenelle  auprès  d'elle.  Elle  regarde  les  as- 
tres, et  elle  interroge,  elle  veut  des  éclaircissei\ients  sur  cb 
grand  mystère  de  l'infini.  Fontenelle  veut  se  dérober  : 

—  Non,  il  ne  sera  pas  dit  que  dans  un  bois,  à  dix  heures 
du  soir,  j'ai  parlé  de  philosophie  à  la  plus  aimable  personne 
.  que  je  connaisse. 

On  y  vient  cependant,  et  les  systèmes,  les  hypothèses,  les 
explications  se  succèdent  avec  charme,  élégance,  aisance  et 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  99 

esprit.  Il  fait  sourire  la  raison,  et  jette  le  manteau  gracieux 
de  la  fantaisie  sur  les  épaules  osseuses  de  la  philosophie. 

Il  n'a  pas  fait  de  découvertes  scientifiques  ;  mais  il  a  décou- 
vert le  slyle  qui  les  a  répandues.  Il  est  le  premier  qui  ait 
mis  les  sciences  en  lumière  et  les  savants  à  la  mode.  11  a 
écrit  non  pour  les  érudits,  mais  pour  les  ignorants  «  qui 
sont  mes  véritables  marquises  ».  Les  savants  de  tous  les 
temps  lui  ont  témoigné  une  reconnaissance  et  un  culte  qui 
consacrent  son  autorité  et  font  honneur  à  ses  connaissances, 
à  la  force  de  sa  pensée.  Flourens  l'a  dit  : 

«  —  Il  lui  est  arrivé  la  même  chose  qu'à  Buffon;  l'écrivain 
a  fait  oublier  le  savant  et  le  philosophe.  » 

Sous  une  telle  plume,  il  n'est  pas  de  regret  plus  flatteur. 
Celte  œuvre  n  est  pas  seulement  jolie  ;  elle  a  eu  une  por- 
tée. 

«  L'esprit  philosophique,  aujourd'hui  si  généralement  ré- 
pandu, doit  ses  premiers  progrès  à  Fontenelle,  disait  Grimm. 
11  est  vrai.  Il  n'a  pas  seulement  vulgarisé  la  science,  mais 
l'esprit  de  critique  et  de  raison.  Et  cela  sans  insistance,  ai- 
mablement, en  homme  du  monde  qui  met  la  délicatesse  au- 
dessus  de  la  passion.  Il  fuyait  les  extrêmes,  et  se  complai- 
sait dans  une  charmante  douceur. 

Théocrite  le  choque  par  la  crudité  brutale  de  ses  peintures; 
le  réalisme  lui  fait  horreur  et  dégoût.  La  vigueur  l'épou- 
vante; c'est  un  homme  de  demi-teinte  et  de  demi-son.  Eschyle 
le  déconcerte  par  trop  d'éclat.  Il  ne  le  comprend  pas,  et  l'ap- 
pelle un  fou  qui  a  des  éclairs  de  génie,  comme  un  homme 
ïvrea  des  éclairs  de  raison.  Il  déteste  les  secousses,  les  grands 
gfôtes,  les  passions  fortes,  les  bourrasques  du  sentiment.  C'est 
wi  calme,  un  discret,  un  égoïste  amoureux  de  son  repos.  Vol- 
toe  l'a  bien  nommé  : 

Le  normand  Fontenelle,   amoureux  du  repos. 

Sa  réputation  d'homme  d'esprit  est  encore  vivace  et  de  bon 
âloi.  Il  avait  de  la  repartie,  de  la  verve,  de  l'à-propos,  de  la 
finesse. 

Après  sa  réception  à  l'Académie,  il  disait: 


100  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

—  Il  n'y  a  plus  aue  trente-neuf  personnes  dans  le  monde 
qui  aient  plus  d'esprit  que  moi! 

Il  a  fait  ces  deux  vers  sur  l'Académie  : 

Sonunes-nous  trente-neuf,  on  est  à  nos  genoux, 
Et  sommes-nous  quarante,  on  se  moque  de  nous. 

Ses  mots  n'ont  rien  perdu  de  leur  saveur. 

Un  ecclésiastique  l'entretenait  de  la  religion  : 

—  Dieu  n'a-t-il  pas  fait  l'homme  à  son  image  ? 

—  Je  ne  sais,  répond  Fontenelle  ;  mais  en  tous  cas  l'homme 
le  lui  a  bien  rendu. 

Il  rencontre  un  homme  de  sa  connaissance  qui  venait  de  se 
marier,  il  lui  demande  si  sa  femme  est  jolie. 

—  Elle  est  très  aimable  ;  elle  a  de  l'esprit,  des  lumières. 

—  Ce  n'est  pas  ce  que  je  vous  demande,  répliqua  Fonte- 
nelle ;  est-elle  jolie?  Une  femme  n'est  obligée  qu'à  cela. 

C'est  un  peu  court.  Il  disait  encore  : 

— •  Il  y  a  trois  choses  que  j'ai  toujours  beaucoup  aimées 
et  auxquelles  je  n'ai  jamais  rien  compris  :  la  musique,  la 
peinture  et  les  femmes. 

La  Bruyère  a  fait  son  portrait  sous  les  traits  dfe  Cydias  : 

Ascagne  est  statuaire.  Région  fondeur,  Eschine  foulon  et  Cydias 
bel  esprit,  c'est  sa  profession.  Il  a  une  enseigne,  un  atelier,  des 
ouvrages  de  commande,  et  des  compagnons  qui  travaillent  sous  lui  : 
il  ne  vous  saurait  rendre  de  plus  d'un  mois  les  stances  qu'il  vous 
a  promises,  s'il  ne  manque  de  parole  à  Dosithée,  qui  l'a  engagé  à 
faire  une  élégie  :  une  idylle  est  sur  le  métier,  c'est  pour  Crantor,  qui 
le  presse,  et  qui  lui  laisse  espérer  un  riche  salaire.  Prose,  vers,  que 
voulez-vous?  Il  réussit  également  en  l'un  et  en  Fautre.  Demandez- 
lui  des  lettres  de  consolation,  ou  sur  une  absence,  il  les  entreprendra. 
Prenez-les  toutes  faites  et  entrez  dsins  son  magasin,  il  y  a  à  choisir. 
Il  a  un  ami  qui  n'a  point  d'autre  fonction  sur  la  terre  que  de  le  pro- 
mettre longtemps  à  un  certain  monde,  et  de  le  présenter  enfin  dans 
les  maisons  comme  homme  rare  et  d'une  exquise  conversation  ;i  et 
là,  ainsi  que  le  musicien  chante  et  que  le  joueur  de  luth  touche 
son  luth  devant  les  personnes  à  qui  il  a  été  promis,  Cydias, 
après  avoir  toussé,  relevé  sa  manchette,  étendu  la  main  et  ouvert 
les  doigts,  débite  gravement  ses  pensées  quintessenciées  et  ses  rai- 
sonnements sophistiqués.  Différent  de  ceux,  qui,  convenant  de  prin- 
cipes, et  connaissant  la  i-aison  ou  la  vérité  qui  est  une,  s'arrachent 
la  parole  l'un  à  l'autre  pour  s'accorder  sur  leurs  sentiments,  il 
n'ouvre  la  bouche  que  pour  contredire  :  (c  11  me  semble,  dit-il  gra- 


1' 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  101 

cieusement,  que  c'est  tout  le  contraire  de  ce  que  vous  dites  )>  ;  ou  :«  Je 
ne  saurais  être  de  votre  opinion  ;  »  ou  bien  :  «  C'a  été  autrefois  mon 
entêtement  comme  il  est  le  vôtre,  mais...  Il  y  a  trois  choses,  ajoute- 
t-il,  à  considérer...  »  et  il  en  ajoute  une  quatrième...  fade  discoureur, 
qui  n'a  pas  mis  plus  tôt  le  pied  dans  une  assemblée,  qu'il  cherche 
quelques  femmes  auprès  de  qui  il  puisse  s'insinuer. 

C*est  le  pendant  de  l'épigramme  dé  J.-B.  Rousseau  : 

Depuis  trente  ans  un  vieux  berger  normand 

Aux  beaux  esprits  s'est  donné  pour  modèle; 

Il  leur  enseigne  à  traiter  galamment 

Les  grands  sujets  en  style  de  ruelle. 

Ce  n'est  pas  tout:  chez  l'espèce  femelle 

Il  brille  encor,  malgré  son  poil  grison; 

Il  n'est  caillette  en  honnête  maison 

Qui  ne  se  pûme  à  sa  douce  faconde. 

En  vérité  caillettes  ont  raison; 

C'est  le  pédant  le  plus  joli  du  monde. 

L'âge  n'émoussa  pas  cette  vivacité.  II  demeura  un  spiri- 
tuel vieillard,  et  Diderot  l'appelait  :  «  Un  vieux  château  où 
il  revient  des  esprits.  » 

\  l'une  de  leurs  séances,  les  membres  de  l'Académie  dé- 
libéraient pour  savoir  si  on  devait  admettre  ou  rejeter  Pi- 
ron. 

Fonienelle  était  alors  âgé  de  quatre-vingt-dix-huit  ans.  Il 
s'était  fait  transporter  à  l'Académie.  Comme  il  était  complè- 
tement sourd,  il  jugea,  par  les  gestes  de  quelques  acadé- 
miciens, que  les  esprits  s'échauffaient. 

—  De  quoi  s'agit-il?  demanda-t-il. 

—  Monsieur,  lui  répondit  La  Chaussée,  on  parle  de  M.  Pi- 
ron.  Nous  avouons  tous  qu'il  a  droit  au  fauteuil  ;  mais  il  a 
fait  son  Ode,  VOde  que  vous  connaissez. 

—  Ah  !  oui,  reprit  l'auteur  des  Mondes  ;  s'il  Ta  faite,  il 
faut  bien  le  gronder  ;  mais  s'il  ne  l'a  point  faite,  il  ne  faut 
pas  le  recevoir. 

t>e  mot  encore  est  plaisant.  Un  écrivain  lui  déclarait  : 

~^  Je  voudrais  vous  louer,  mais  pour  cela  il  me  faudrait 
la  finesse  de  votre  esprit. 

-^  N'importe,  répondit  Fontenelle,  louez  toujours. 

Il  niettait  une  certaine  philosophie  dans  ses  boutades,  qui 
témoignent  toujours  une  observation  avisée. 


102  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Ceci  est  fort  juste  : 

—  Le  bon  a  besoin  de  preuves  ;  le  beau  n*en  demande 
point. 

Il  se  nuisit  par  une  affectation  de  dureté  et  de  sécheresse. 

—  Je  n'ai  jamais  fait  :  Ah  !  ah  !  déclarait-il. 

Il  ne  connut  pas  Tenthousiasme,  Tentraînement.  Il  était 
de  sens  rassis.  Il  manqua  d'un  sentiment  profond. 
Il  ne  fut  ni  mari  ni  père. 
Il  osait  professer: 

—  Il  faut  avoir  le  cœur  froid  et  l'estomac  chaud. 
On  cite  de  lui  des  traits  regrettables  d'insensibilité. 

Il  vivait  avec  M.  d'Aube,  son  neveu,  à  la  mode  de  Bretagne, 
qui  n'était  pas  d'humeur  agréable,  si  l'on  en  juge  par  ces 
vers  de  Rulhière  : 


Avez-vous,  par  hasard,  connu    feu  Monsieur  d'Aube, 
Qu'une  ardeur  de  dispute  éveillait  jusqu'à  Faube? 


Or,  M.  d'Aube  n'aimait  les  asperges  qu'à  la  sauce,  et  Fon- 
tenelle  ne  les  aimait  qu'à  l'huile.. 

Pour  contenter  l'un  et  l'autre  goût,  on  accommodait  la  moi- 
tié des  asperges  à  la  sauce,  et  l'autre  moitié  à  l'huile. 

Un  matin,  il  y  avait  des  asperges  pour  déjeuner  ;  l'infor- 
tuné d'Aube  tomba  tout  à  coup  sur  le  parquet,  frappé  d'apo- 
plexie. 

Fontenelle  court  à  la  porte  et  crie  à  la  cuisinière  : 

—  Toutes  les  asperges  à  l'huile  ! 
Et  cela  n'est  pas  si  joli. 

Mme  de  Tencin  lui  disait  un  jour  en  lui  frappant  sur  Id 
poitrine  : 

—  Ah!  que  je  vous  plains,  car  ce  n'est  pas  un  cœur  que 
vous  avez  là,  c'est  de  la  cervelle. 

De  fait,  quand  on  lui  annonça  la  mort  de  Mme  de  Ten- 
cin, chez  qui  il  passait  sa  vie,  il  dit  pour  tout  regret  et  avec 
sa  douceur  ordinaire. 

—  Eh  bien,  j'irai  dîner  chez  Mme  Geofîrin. 

Celle-ci,  qui  était  la  bienfaisance  même,  cherchait  souvent 
à  émouvoir  sa  sensibilité  en   faveur  d'une   infortune   quel- 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  103 

conque  ;  elle  y  déployait  cette  éloquence  qui  vient  du  cœur 
et  qui  émeut  les  plus  indifférents. 

'    Fonlenelle  s'enfonçait  dans  son  grand  fauteuil,  puis,  apros 
un  moment  de  silence,  il  disait  : 

—  C'est  bien  fâcheux. 

Mais  Mme  Geoffrin  était  tenace,  et  quand  il  s'agissait  de 
secourir  les  malheui'eux,  elle  n'abandonnait  pas  facilement 
la  partie  : 

—  Fonlenelle,  donnez-moi  donc  cinquante  louis  pour  ces 
malheureux, 

El  il  les  donnait. 

Comment  concilier  ces  accès  de  misanthropie  et  d'égoïsme 
avec  les  actes  généreux  dont  il  a  varié  sa  conduite? 

Apprenant  que  Marivaux  était  dans  la  gène,  il  lui  apporta 
cent  louis.  Marivaux  les  refusa  en  disant  : 

• —  Je  sais  tout  le  prix  de  votre  amitié  et  de  la  preuve  tou- 
chante que  vous  m'en  donnez.  J'y  répondrai  comme  je  le  dois 
et  comme  vous  le  méritez  :  je  regarde  ces  cent  louis  comme 
reçus,  et  je  m'en  suis  ser\i  ;  je  vous  les  rends  avec  reconnais- 
sance. » 

On  a  dit  : 

—  Parbleu  !  Fonlenelle  savait  bien  à  qui  il  s'adressait  ! 
Ce  jugement  est  peut-être  sévère.  Il  donna  plus  dune  fois 

des  marques  de  bienfaisance  et  d'amitié;  mais  il  était  pru- 
dent et  réservé,  et  proportionnait  sa  bienveillance  au  mé- 
rite de  chacun.  Il  était  parfois  un  fanfaron  de  dureté,  et  il 
ne  faut  pas  toujours  le  prendre  à  la  lettre. 

Grimm  lui  reproche  beaucoup  le  mot  fameux  :  «  Si  j'avais 
la  main  remplie  de  vérités,  je  me  garderais  bien  de  l'ou- 
vrir. » 

Grimm  se  trompe  :  en  dépit  du  mot,  Fonlenelle  Ta  souvent 
ouverte. 

Voltaire  l'appelle  le  discret  Fonlenelle.  Fallait-il  qu'il  fût 
aussi  indiscret  que  Voltaire? 

On  connaît  ce  mol  où  se  marque  si  bien  ce  que  sa  délicate 
réserve  eut  de  meilleur  : 

«  Il  ne  m'est  jamais  arrivé  de  jeter  le  moindre  ridicule  sur 
la  plus  petite  vertu.  »  Et  sa  réponse  au  Régent  qui  le  près- 


104  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

sait  d'accepter  la  présidence  perpétuelle  de  rAcadémie  des 
Sciences  : 

«  Ah!  monseigneur,  ne  m'ôtez  pas  la  douceur  de  vivre  avec 
mes  égaux.   » 

On  sait  encore  qu'il  disait  des  bonnes  actions  :  «  Cela  se 
doit  ». 

Et  du  sage  :  «  Qu'il  tient  peu  de  place,  et  en  change  peu  >.. 

Nombre  de  gens  le  tenaient,  en  grande  estime. 

On  lui  demandait  par  quel  moyen  il  s'était  fait  tant  d'amis  et 
pas  un  ennemi. 

—  En  mettant  en  pratique  ces  deux  axiomes  :  «  Tout  est 
possible  »,  et  «    Tout  le  monde  a  raison  ». 

Il  a  vécu  cent  ans.  Quand  on  le  félicitait  dé  sa  longévité, 
il  interrompait  son  interlocuteur  : 

—  Chut  !  Taisez-vous  !  la  Mort  m'a  oublié  !  Ne  dites  rien, 
vous  la  feriez  penser  à  moi. 

En  1757,  il  devint  malade.  A  un  si  grand  âge,  c'était  grave. 
Son  médecin  s'informa  s'il  souffrait. 

—  Je  ne  sens,  dit-il,  autre  chose  qu'une  difficulté  d'être. 

Puis  à  un  de  ses  amis  qui  lui  demandait  : 

—  Cpmment  cela  va-t-il  ? 

—  Cela  ne  va  pas,  cela  s'en  va. 
Et  il  ajoutait  avec  un  soupir  : 

—  J'envoie  devant  moi  mes  gros  équipages. 
Près  d'expirer,  il  fit  encore  cette  pointe  : 

—  Voilà  la  première  mort  que  je  vois. 
A  son  enterrement,  Piron  observa  : 

—  Voilà  la  première  fois  que  M.  de  Fontenelle  sort  de  chez 
lui  pour  ne  pas  dîner  en  ville. 

Cette  saillie  était  l'oraison  funèbre  qui  convenait  à  cet 
homme  d'esprit. 


Montesquieu  fut  de  la  même  famille,   avec   plus  de  gra- 
vité. 

11  y  a  une  médaille  de  Dassier  qui  porte  l'effigie  de  Mon- 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  105 

tesquieu  (1)  en  1753.  II  semble  qu'on  n'ait  pas  pu  faire  de  lui 
un  portrait  mieux  approprié.  Celte  tête  glabre  aux  cheveux 
courts,  ce  profil  de  consul  romain  appelle  la  glyptique  et  le 
camée.  L'auteur  des  Considér allons  sur  les  causes  de  la  yran- 
deur  et  de  la  décadence  des  liomains,  du  Dialogue  de  Sylla 
el  d'Eucrale,  de  VEspril  des  Lois^  est  un  Romain,  un  juris- 
consulte des  bords  du  Tibre,  transporté  dans  le  Bordelais, 
au  pays  d'Ausonc  et  des  Gascons. 

Son  enfance  s'écoula  dans  le  château  de  ses  pères,  les  Se- 
condât de  la  Brède  de  Montesquieu,  dans  ce  manoir  à  tou- 
relles entouré  d'eau,  aue  la  famille  occupe  toujours.  Elevé 
aux  oratoriens  de  Juilly,  il  fit  son  droit,  perdit  son  père,  et 
hérita  d'un  oncle  qui  lui  laissa  une  charge  de  président  à 
mortier  :  il  avait  27  ans.  Ses  discours  de  rentrée  témoi- 
gnaient déjà  d'une  pensée  élevée,  neuve,  hardie.  Il  releva 
TAcadémie  de  Bordeaux,  pour  laquelle  il  écrivit  des  Mémoires 
scientifiques,  gages  de  l'activité  et  de  la  variété  de  son  esprit. 

On  ignore  les  causes  qui  ont  pu  le  pousser  vers  les  sciences 
et  l'en  éloigner  ensuite.  La  biographie  de  Montesquieu  reste 
obscure  et  incomplète  :  les  travaux  qu'il  a  inspirés  n'appor- 
tent rien  à  cet  égard.  On  ne  sait  guère  de  lui,  que  ce  qu'il  en 
a  dit. 

De  taille  moyenne,  maigre,  nerveux,  le  nez  fort,  la  bouche 
sensuelle,  le  front  fuyant  et  dégagé,  l'œil  \if,  ce  fut  un  gas- 
con fin  et  malicieux,  curieux,  indépendant,  esprit  fort,  ga- 
lant jusqu'à  la  licence,  fier  de  sa  lignée,  généreux,  artiste, 
épris  de  l'antiquité,  pour  ses  héros  et  pour  ses  artistes,  mo- 
déré, pondéré,  sans  pathétique  ni  chaleur,  observateur  ju- 
dicieux, conseiller  avisé,  très  au  fait  et  des  travers  indivi- 
duels et  des  institutions  d'Etal.  Il  s'analysait  el  se  connaissait 
assez  bien  lui-mêmç.  Voici  quelques  traits  de  son  élude  : 

—  Une  personne  de  ma  connaissance  disait  :  Je  vais  faire 
une  assez  sotte  chose  :  c'est  mon  portrait,  je  me  connais  assez 
bien.  —  Je  n'ai  presque  jamais  eu  de  chagrin,  encore  moins 
d'ennui.  Ma  machine  est  si  heureusement  construite,  que  je 
suis  frappé  par  tous  les  objets,    assez  vivement  pour  qu'ils 

(1)  1689-1755. 


106  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

puissent  me  donner  du  plaisir,  pas  assez  pour  qu'ils  puissent 
me  causer  de  la  peine.  L'étude  a  été  pour  moi  le  souverain 
remède  contre  les  dégoûts  de  la  vie,  n'ayant  jamais  eu  de 
chagrin  qu'une  heure  de  lecture  n'ait  dissipé.  Je  m'éveille  le 
matin  avec  une  joie  secrète  de  voir  la  lumière  ;  je  vois  la 
lumière  avec  une  espèce  de  ravissement  ;  et  tout  le  reste  du 
jour  je  suis  content.  Je  passe  la  nuit  sans  m'éveiller  ;  et  le 
soir,  quand  je  vais  au  lit,  une  espèce  ^d'engourdissement  m'em- 
pêche de  faire  des  réflexions.  Je  suis  presque  aussi  content  avec 
des  sots  qu'avec  des  gens  d'esprit  ;  car  il  y  a  peu  d'hommes 
si  ennuyeux  qui  ne  m'aient  amusé  ;  très  souvent  il  n'y  a  rien 
de  plus  amusant  qu'un  homme  ridicule.  Je  ne  hais  pas  de 
me  divertir  en  moi-même  des  hommes  que  je  vois,  sauf  à 
eux  à  me  prendre  à  leur  tour  pour  ce  qu'ils  veulent.  Quand  j'ai 
voyagé  dans  les  pays  étrangers,  je  m'y  suis  attaché  comme 
au  mien  propre  :  j'ai  pris  part  à  leur  fortune,  et  j'aurais 
souhaité  qu'ils  fussent  dans  un  état  florissant.  Je  n'ai  pas  été 
fâché  de  passer  pour  distrait  ;  cela  m'a  fait  hasarder  bien 
des  négligences  qui  m'auraient  embarrassé.  J'aime  les  mai- 
sons où  je  puis  me  tirer  d'affaire  avec  mon  esprit  de  tous  les 
jours.  Dans  les  conversations  et  à  table,  j'ai  toujours  été 
ravi  de  trouver  un  homme  qui  voulût  prendre  la  }>einc  de  bril- 
ler ;  un  homme  de  cette  espèce  présente  toujours  le  flanc, 
et  tous  les  autres  sont  sous  le  bouclier.  Rien  ne  m'amuse  plus 
que  de  voir  un  conteur  ennuyeux  faire  une  histoire  circons- 
tanciée sans  quartier  ;  je  ne  suis  pas  attentif  à  l'histoire,  mais 
à  ia  manière  de  la  faire.  Pour  la  plupart  des  gens,  j'aime 
mieux  les  approuver  que  les  écouter.  Quand  je  me  fie  à  quel- 
qu'un, je  le  fais  sans  réserve  ;  mais  je  me  fie  à  très  peu  de 
personnes.  Je  suis  amoureux  de  l'amitié.  Dans  mes  terres 
avec  mes  vassaux,  je  n'ai  jamais  voulu  que  Ton  m'aigrît  sur 
le  compte  de  quelqu'un.  Quand  on  m'a  dit  :  «  Si  vous  saviez 
les  discours  qui  ont  été  tenus  !...  Je  ne  veux  pas  les  savoir  », 
ai-je  répondu.  Si  ce  qu'on  voulait  rapporter  était  faux,  je  ne 
voulais  pas  courir  le  risque  de  le  croire;  si  c'était  vrai,  je  ne 
voulais  pas  prendre  la  peine  de  haïr  un  faquin.  En  entrant 
dans  le  monde,  on  m'annonça  comme  un  homme  d'esprit,  et 
je  i^çiis  un  accueil  assez  favorable  des  gens  en  place  ;  mais 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  107 

lorsque,  par  le  succès  des  Lettres  Persanes,  j'eus  peut-être 
prouvé  que  j'en  avais  et  que  j'eus  obtenu  quelque  estime  de 
la  part  du  public,  celle  des  gens  en  place  se  refroidit  ;  j'es- 
suyai mille  dégoûts.  Comptez  qu'intérieurement  blessés  de 
la  réputation  d'un  Romme  célèbre,  c'est  pour  s'en  venger  qu'ils 
rhumilient,  et  qu'il  faut  soi-même  mériter  beaucoup  d'éloges 
pour  supporter  patiemment  Véloge  d'aulrui.  J'avoue  que  j'ai 
trop  de  vanité  pour  souhaiter  que  mes  enfants  fassent  un  jour 
une  grande  fortune,  ce  ne  serait  qu'à  force  de  raison  qu'ils 
pourraient  soutenir  l'idée  de  moi  ;  ils  auraient  besoin  de  toute 
leur  vertu  pour  m'avouer,  ils  regarderaient  mon  tombeau 
comme  le  monument  de  leur  honte.  Je  puis  croire  qu'ils  ne 
le  détruiraient  pas  de  leurs  propres  mains  ;  mais  ils  ne  le 
relè\'eraient  pas,  sans  doute,  s'il  était  à  terre.  Je  serais  l'achop- 
pement éternel  de  la  flatterie  et  je  les  mettrais  dans  l'embar- 
ras vingt  fois  par  jour,  ma  mémoire  serait  incommode  et  mon 
ombre  malheureuse  tourmenterait  sans  cesse  les  vivants.  La 
Umidilé  a  été  le  fléau  de  toute  ma  vie  ;  elle  semblait  obs- 
curcir jusqu'à  mes  organes,  lier  ma  langue,  mettre  un  nuage 
sur  mes  pensées,  déranger  mes  expressions.  J'étais  moins 
sujet  à  ces  abattements  devant  des  gens  d'esprit  que  devant 
des  sots  ;  c'est  que  j'espérais  qu'ils  m'entendraient.  Cela  me 
donnait  de  la  confiance.  Dans  les  occasions,  mon  esprit, 
comme  s'il  avait  fait  un  effort,  s'en  tirait  assez  bien...  J'ai  la 
maladie  de  faire  des  livres,  et  d'en  être  heureux  quand  je  les 
ai  faits.  Je  n'ai  jamais  aimé  à  jouir  du  ridicule  des  autres.  J'ai 
été  peu  difficile  sur  l'esprit  des  autres.  J'étais  ami  de  pres- 
que tous  les  esprits  et  ennemi  de  presque  tous  les  cœurs. 
J'aime  mieux  être  tourmenté  par  mon  cœur  que  par  mon 
esprit.  Je  fais  faire  une  assez  sotte  chose  :  c'est  ma  généa- 
logie... » 

Ajoutez  qu'il  était  bon  et  philanthrope,  qu'il  sauva  la  vie 
au  mécanicien  anglais  Sully,  et  qu'il  avait  la  bienfaisance 
modeste. 

On  sait  l'histoire  du  jeune  batelier  Robert,  à  Marseille,  qui 
promenant  Montesquieu  sur  l'eau,  lui  conta  l'aventure  de  son 
père,  captif  en  Afrique,  et  les  efforts  qu'il  faisait  avec  toute 


108  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

sa  famille  afin  d'amasser  les  2.000  écus  exigés  pour  la  rançon. 
Six  semaines  après,  le  père,  racheté  en  secret  par  Mon- 
tesquieu, reparut  libre  et  muni  d'argent  chez  lui.  Reconnu 
deux  ans  après  cFans  la  rue  par  le  jeune  honune,  Montes- 
quieu se  déroba  à  sa  reconnaissance.  Ce  n'est  qu'après  sa 
mort  que  l'on  eut  la  certitude  de  ce  bienfaitj  par  une  note  trou- 
vée dans  ses  papiers,  et  relative  à  une  somme  de  7.500  livres 
payée  au  banquier  anglais  Main,  à  Cadix. 

Ce  côté  de  sa  nature  reparaît  dans  telle  de  ses  œuvres, 
comme  ses  Discours  ou  le  conte  de  Lijsimaque. 

Il  passa  la  plus  grande  part  de  son  temps  à  La  Brède, 
occupé  à  cultiver  ses  vignes. 

Pour  l'approcher  de  plus  près,  suivons-y  le  visiteur  lord 
Charlemont  : 

«  Nous  nous  mîmes  en  route  de  si  bonne  heure  que  nous 
arrivâmes  à  son  château  avant  qu'il  fût  levé.  Le  domestique 
nous  conduisit  dans  la  Bibliothèque.  Le  premier  objet  qui 
attira  notre  curiosité,  ce  fut  un  livre  ouvert  dans  lequel  il 
paraissait  avoir  lu  la  veille  ;  une  lampe  éteinte  se  trouvait 
auprès  du  livre...  Notre  étonnement  s'accrut  encore  à  l'entrée 
du  président,  dont  l'extérieur  et  les  manières  ne  répondaient 
aucunement  à  ce  que  nous  avions  attendu.  Au  lieu  d'un 
philosophe  sévère  et  sombre,  dont  la  présence  aurait  dû  pé- 
nétrer de  respect  des  jeunes  gens  tels  que  nous  l'étions,  ce 
fut  un  Français  poli,  gai  et  spirituel,  qui  nous  aborda.  Après 
nous  avoir  rendu  mille  grâces  de  l'honneur  que  nous  lui 
faisions,  il  nous  demanda  si  nous  voulions  déjeuner;  et 
comme  nous  répondions  que  nous  venions  de  prendre  quel- 
que chose  dans  une  auberge  voisine,  il  nous  dit  :  «  Eh  bien,  ^ 
dans  ce  cas  promenons-nous,  la  journée  est  belle  ;  je  serais 
bien  aise  de  vous  montrer  ma  terre  que  j'ai  cherché  d'arran- 
ger et  de  cultiver  à  !a  manière  anglaise.  » 

<(  Nous  l'accompagnâmes  à  la  ferme,  et  arrivâmes  ensuite  à 
un  joli  bosquet  entouré  d'une  haie  et  percé  d'allées.  L'en- 
trée en  était  fermée  par  une  barrière  haute  de  trois  pieds  et 
serrée  par  un  cadenas.  Après  avoir  fouillé  dans  ses  poches 
pour  chercher  la  clef  :  «  Pourquoi,  s'écria-t-il,  attendrions-  . 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  109 

nous?  Vous,  messieurs,   sauterez  sûrement  aussi  bien  que 
moi,  et  celte  barrière  ne  m'arrêtera  pas.  » 

<(  A  ces  mots,  il  prit  un  élan  et  sauta  par-dessus  la  barrière; 
nous  suivîmes  son  exemple,  charmés  de  ce  que  le  philosophe 
voulait  bien  être  notre  camarade.  A  Paris  je  l'ai  souvent  ren- 
contré dans  la  société,  et  j'ai  toujours  été  étonné  de  sa  po- 
litesse, de  sa  prévenance  et  de  sa  gaieté.  Le  i)etit  maître  le 
plus  accompli  n'aurait  pu  être  plus  divertissant  et  plus  grand 
causeur  que  le  philosophe  sexagénaire.  » 

A  Paris,  il  fréquenta  chez  Mme  de  Tencin,  chez  Mme  de 
Lambert,  chez  Mme  du  Deffand,  chez  le  duc  de  Bourbon, 
comme  aussi  au  Club  de  l'Entresol,  où  l'on  philosophait.  C'est 
chez  le  duc  de  Bourbon  qu'il  vit  et  aima  la  belle  Mlle  de  Cler- 
mont,'  pour  laquelle  il  écrivit  Le  Temple  de  Guide,  petit  poème 
en  prose,  trop  fade  et  trop  long  madrigal  (1725).  Il  n'en  reste 
plus  aujourd'hui  qu'un  «  arôme  subtil  de  sachet  desséché  dans 
un  cabinet  de  rococo  ».  Des  pages  font  sohger  à  André  Ché- 
nier,  qui  les  a  lues  à  coup  sûr. 

11  disait  : 

—  L'esprit  que  j'ai,  est  un  moule,  on  n'en  tire  jamais  que 
les  mêmes  portraits. 

11  y  a  du  vrai  en  un  sens  :  les  quedques  ouvrages  qu'il 
nous  a  laissés  sont  comme  des  reprises,  des  répliques,  des 
états  successifs  et  de  plus  en  plus  complets,  jusqu'au  degré 
final,  où  brille  VEspvil  des  Lois.  Et  cela  est  déjà  vrai  des 
Lettrés  Persanes, 

Les  Lettres  Persanes  (1721)  font  une  date  littéraire.  Elles 
auraient  suffi,  même  sans  L'Esprit  des  Lois,  à  classer  leur 
auteur  au  rang  des  meilleurs  écrivains.  L'idée  première  est 
la  même  que  dans  le  Siamois  à  Paris  de  Dufresny. 

Deux  Persans,  l'un  plus  enjoué,  Rica,  l'autre  plus  mé- 
ditatif, Usbek,  visitent  Paris  et  notent  leurs  impressions. 

Us  découvrent,  observent^  racontent  la  vie  à  Paris  avec 
toute  la  malicieuse  naïveté  de  leur  exotisme.  Démêlez-v  trois 
éléments  :  le  roman  galant,  la  satire,  le  côté  sérieux.  L'Orient 
était  à  la  mode,  le  libertinage  aussi  ;  on  était  sous  la  Régence, 
et  Montesquieu  a  toujours  eu  un  faible  pour  la  grivoiserie. 


110  '      HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Il  y  paraît  dans  les  Lettres,  comme  aussi  dans  Arsace  et  /s- 
ménie  et  dans  le  Voyage  àPaphos, 

Chardin,  les  Mitle  et  une  Nuits,  avaient  mis  TOrient  au 
goût  du  jour.  Montesquieu  en  fut  séduit  et  entiché  par  le  pen- 
chant qu'il  y  trouvait  vers  le  lascif  et  le  libertin. 

«  Il  y  a  un  effort  de  précision,  parfaitement  déplacé,  dans  ces 
récits  scabreux,  et  par  suite  assez  désobligeants.  Si  Montes- 
quieu s'était  borné  à  reproduire  les  détails  de  mœurs  re- 
cueillis par  Chardin,  ces  détails  passeraient,  à  la  rigueur,  pour 
de  la  couleur  locale.  Mais  il  n'en  est  rien.  Montesquieu 
brode  sur  le  canevas  du  voyageur,  et  y  brode  à  sa  façon  de 
parlementaire  libertin.  «  La  pudeur,  dit  quelque  part  Char- 
din, ne  permet  pas  qu'on  se  souvienne  seulement  de  ce  qu'on 
a  entendu  sur  un  tel  sujet.  »  Montesquieu  n'a  point  entendu 
ce  qu'il  a  imaginé,  ej  il  l'a  décrit  avec  indiscrétion.  Il  y  a  tout 
un  attirail  de  harem,  plus  gascon  que  persan,  toute  une 
polygamie  plus  européeniie  qu'orientale,  dont  l'étalage  a  je 
ne  sais  quoi  de  travesti,  de  fané,  de  vieillot.  »  (A.  Sorel.) 

C'était  être  à  la  mode,  comme  aussi  de  décrire  ces  eunu- 
ques dont  il  a  dramatisé  le  sort,  et  dans  le  portrait  des- 
quels M.  Sorel  reconnaît  plaisamment  «  de  TAbélard  posthume 
et  du  Triboulet   anticipé  ». 

Ces  lettres  racontent  tout  un  roman  d'allure  libre  et  amu- 
sante. L'intrigue  y  supporte  des  portraits,  des  scènes  pleines 
de  malice  et  de  vene  :  et  ici  Montesquieu  continue  La 
Bruyère,  Saint-Simon,  Lesage  et  son  Diable  Boiteux,  Cet 
élément  de  chronique  scandaleuse  en  fit  le  succès.  La  satire 
s'y  élève  parfois  à  un  ton  plus  noble  :  sur  le  pape,  le  roi, 
l'église,  la  société  (lettre  145),  le  langage  se  fait  grave  :  c'est  de 
l'ironie  de  magistrat  et  de  grand  seigneur  hautain,  qui  ou- 
blie parfois  ses  Persans,  et,  sur  les  devoirs  des  législateurs, 
la  tolérance,  l'honneur,  les  gouvernements  d'Asie  et  d'Europe, 
la  dépopulation,  les  finances,  le  principe  du  gouvernement 
républicain,  parle  avec  chaleur,  éloquence,  et  fait  pressentir 
déjà  L'Esprit  des  Lois, 

L'effet  fut  considérable.  Enhardi  par  cet  essai,  il  ven- 
dit sa  charge  de  président  et  se  consacra  aux  lettres,  en 
même  temps  qu'à  l'exploitation  de  ses  vignobles  du  Borde- 


HISTOIRE  DE  LA  UTTÉRATURE  FRANÇAISE  111 

lais.  Il  fut  reçu  à  T Académie  Française  en  1727.  On  raconte, 
mais  il  n'est  pas  prouvé,  que  pour  le  faire  recevoir,  on  sou- 
mit au  cardinal  de  Fleury  une  édition  cartonnée  des  Lettres, 
d*où  les  impuretés  avaient  été  expurgées. 

C'est  un, petit  livre  exquis,  spirituel,  amusant,  plein  d'ob- 
ser\'ation  et  de  vérité  implacable,  avec  plus  de  gravelure,  et 
aussi  plus  de  philosophie,  que  le  Diable  Boiteux^  auquel  il 
fait  songer  :  Les  Caractères  de  La  Bruyère,  le  Diable  Boiteux, 
les  Lettres  Persanes,  marquent  l'avènement  d'une  science 
nouvelle,  l'observation  et  la  peinture  vraie  des  gens  et  de  la 
société,  sans  déformation  ni  fantaisie  :  c'est  l'origine  du  ro- 
man de  mœurs  et  du  réalisme. 

Dans  les  Lettres  Persanes,  les  pages  charmantes,  déjà  clas- 
siques abondent  : 

Nous  sommes  à  Paris  depuis  un  mois,  et  nous  avons  toujours  été 
dans  un  mouvement  continuel.  Il  faut  bien  des  affaires  avant  qu'on 
soit  logé,  qu'on  ait  trouvé  les  gens  à  qui  on  est  adressé  et  qu*on 
se  soit  pourvu  des  choses  nécessaires  qui  manquent  toutes  à  la  fois. 

Paris  est  aussi  grand  qulspahan  :  les  maisons  y  sont  si  hautes 
qu'on  jurerait  qu'elles  ne  sont  habitées  que  par  des  astrologues.  Tu 
juges  bien  qu'une  ville  bâtie  en  Tair,  qui  a  six  ou  sept  maisons  les 
unes  sur  les  autres,  est  extrêmement  peuplée,  et  que,  quand  tout  le 
monde  est  descendu  dans  la  rue,  il  s'y  fait  un  bel  embarras. 

Tu  ne  le  croirais  pas  peut-être  :  depuis  un  mois  que  je  suis  ici, 
je  n'y  ai  pas  encore  vu  marcher  personne.  Il  n'y  a  point  de  gens 
au  monde  qui  tirent  mieux  partie  de  leur  machine  que  les  Fran- 
çais :  ils  courent,  ils  volent  :  les  voitures  lentes  d'Asie,  le  pas  réglé 
de  nos  chameaux,  les  feraient  tomber  en  syncope.  Pour  moi,  qui 
ne  suis  point  fait  à  ce  train  et  vais  souvent  à  pied  sans  changer 
d'allure,  j'enrage  quelquefois  comme  un  chrétien  ;  car  encore  pa^se 
qu'on  ni'éclabousse  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tête  ;  mais  je  ne  puis 
pardonner  les  coups  de  coude  que  je  reçois  régulièrement  et  pério- 
diquement ;  un  homme  qui  vient  apr^s  moi  et  qui  passe,  me  fait  faire 
un  demi-tour  ;  et  un  autre,  qui  me  croise  de  l'autre  côté,  me  remet 
soudaih  où  le  premier  m'avait  pris  ;  et  je  n'ai  pas  fait  cent  pas,  que 
je  suis  plus  brisé  que  si  j'avais  fait  dix  lieues... 

Les  habitants  de  Paris  sont  d'une  curiosité  qui  va  jusqu'à  Texlra- 
vagance.  Lorsque  j'arrivai,  je  fus  regardé  comme  si  j'avais  été 
envoyé  du  ciel  :  vieillards,  hommes,  femmes,  enfants,  tous  voulaient 
me  voir.  Si  je  sortais,  tout  le  monde  se  mettait  aux  fenêtres;  si  j'étais 
aux  Tuileries,  je  voyais  aussitôt  un  cercle  se  former  autour  de  moi  ; 
les  femmes  môme  faisaient  un  arc-en-ciel  nuancé  de  mille  couleurs, 
qui  m'entourait  ;  si  j'étais  aux  spectacles,  je  trouvais  d'abord  cent 
lorgnettes  dressées  contre  ma  figure,  enfin  jamais  homme  n'a  tant 


il2  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

été  vu  que  moi.  Je  souriais  quelquefois  d'entendre  des  gens  qui 
n'étaient  presque  jeûnais  sortis  de  leur  cliambre  qui  disait  entre  eux  : 
Il  faut  avouer  qu'il  a  Tair  bien  Persan.  Cliose  admirable  l  Je  trou- 
vais de  mes  portraits  partout  :  je  me  voyais  multiplié  dans  toutes 
les  boutiques,  sur  toutes  les  dieminées,  tant  on  craignait  de  ne 
m'avoir  pas  assez  vu.  Tant  d'honneurs  ne  laissent  pas  d'être  à 
charge  ;  je  ne  me  croyais  pas  un  homme  si  curieux  et  si  rare  ;  et 
quoique  j'aie  très  bonne  opinion  de  moi,  je  ne  me  serais  jamais 
imaginé  que  je  dusse  troubler  le  repos  d'une  grande  ville,  où  je 
n'étais  point  connu.  Cela  me  fit  résoudre  à  quitter  l'habit  de  Persan, 
et  à  en  endosser  un  à.  l'européenne,  pour  voir  s'il  restait  encore  dans 
ma  physionomie  quelque  chose  d'admirable.  Libre  de  tous  les  orne- 
ments étrangers  je  me  vis  apprécié  au  plus  juste.  J'eus  sujet  de  me 
plaindre  à  mon  tailleur,  qui  m'avait  fait  perdre  en  un  instant 
l'attention  et  l'estime  publiques  ;  car  j'entrai  tout  à  coup  dans  un 
néant  affreux.  Je  demeurais  quelquefois  une  heure  dans  une  compa- 
gnie sans  qu'on  m'eût  regardé  et  qu'oni  m'eût  mis  en  occasion  d'ou- 
vrir la  bouche  :  mais,  si  quelqu'un  par  hasard  apprenait  à  la  compa- 
gnie que  j'étaisf  Persan,  j'entendais  aussitôt  autour  de  moi  un  bour- 
donnement !  «  Ah  !  Ah  !  monsieur  est  Persan  ?  C'est  une  chose 
extraordinaire  !  Ck)mment  peut-on  être  Persan  ?  » 

...Il  me  vient  une  pensée,  reprit  l'autre;  travaillons  de  concert 
à  nous  donner  de  l'esprit  ;  associonî=i-nous  pour  cela.  Chaque  jour, 
nous  nous  dirons  de  quoi  nous  devons  parler,  et  nous  nous  secour- 
rons si  bien  que,  si  quelqu'un  vient  nous  interrompre  au  milieu  de 
nos  idées,  nous  l'attirerons  nous-mêmes,  et  s'il  ne  veut  pas  venir 
de  bon  gré,  nous  lui  ferons  violence.  Nous  conviendrons  des  endroits 
où  il  faudra  approuver,  de  ceux  où  il  faudra  rire  tout  à  fait  à  gorge 
déployée.  Tu  verras  que  nous  donnerons  du  ton  à  toutes  nos  con- 
versations, et  qu'on  admirera  la  vivacité  de  notre  esprit,  et  le 
bonheur  de  nos  reparties.  Nous  nous  protégerons  par  des  signes  de 
tête  mutuels.  Tu  brilleras  aujourd'hui,  demain  tu  seras  mon  second. 
J'entrerai  avec  toi  dans  une  maison,  et  je  m'écrirai  en  te  montrant: 
Il  faut  que  je  vous  dise  une  réponse  bien  plaisante  que  monsieur 
vient  de  faire  à  un  homme  que  nous  avons  trouvé  dans  la  rue.  Et 
je  me  tournerai  vers  toi.  Il  ne  s'y  attendait  pas,  il  a  été  bien  étonné. 
Je  réciterai  quelques-uns  de  mes  vers,  et  tu  diras  :  J'y  étais,  quand 
il  les  fit;  c'était  dans  un  souper,  et  il  ne  rêva  pas  un  moment.  Sou- 
vent même  nous  nous  raillerons  toi  et  moi,  et  l'on  dira  :  Voyez  comme 
ils  s'attaquent,  comme  ils  se  défendent  ;  ils  ne  s'épargnent  pas  ;  voyons 
comme  il  sortira  de  là  :  à  merveille  !  Quelle  présence  d'esprit  !  voilà 
une  véritable  bataille  !  Mais,  on  ne  dira  pas  que  nous  nous  étions 
escarmouches  la  veille.  11  faudra  acheter  certeûns  livres,  qui  sont 
des  recueils  de  bons  mots,  composés  à  l'usage  de  ceux  qui  n'ont  point 
d'esprit  et  qui  en  veulent  contrefaire  :  tout  dépend  d'avoir  des 
modèles.  Je  veux  qu'avant  six  mois,  nous  soyons  en  état  de  tenir  une 
conversation  d'une  heure,  toute  remplie  de  bons  mots... 

((  Que  me  servirait  de  te  faire  une  description  exacte  de  leur  habil- 
lement et  de  leur  parure  ?  Une  mode  nouvelle  viendrait  détruire  tout 


HISTOIRE   DE  JA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  1 1  î 

t 

mon  ouvrage,  comme  celui  de  leurs  ouvriers,  et  avant  que  tu  eusses 
reçu  ma  lettre,  tout  serait  changé.  Une  femme  qui  quitte  Paris  pour 
aller  passer  six  mois  à  la  campagne,  on  revient  aussi  antique  que 
si  elle  s'y  était  oubliée  trente  ans.  Le  lils  méconnaît  le  portrait  de 
sa  mère,  tant  l'habit  avec  lequel  elle  est  peinte  lui  paraît  élranger  ; 
il  s'imagine  que  c'est  quelque  Américaine  qui  y  est  représentée,  ou 
que  le  peintre  a  voulu  exprimer  quelqu'une  de  ses  fantaisies. 

Sur  la  coquetterie  des  femmes  en  dépit  de  Tâge,  sur  les 
conversations,  la  cour,  la  ville,  les  ministres^  les  magistrats, 
l'université,  les  académiciens,  le  café  Procope,  le  quartier 
Latin,  les  financiers,  les  anciens  et  les  modernes,  le  système 
de  Law,  le  suicîcle,  il  a  écrit  des  pages  d'un  tour  charmant 
et  vif,  d'une  profondeur  aimablement  déguisée,  d'un  style  pur 
et  ferme;  et  il  n'est  pas  jusqu'à  ses  utopies  et  ses  rêves,  ses 
théories  communistes  (lisez  le  si  joli  épisode  des  Troglodytes), 
ses  regrets  de  l'état  de  nature,  qu'il  n'ait  exprimés  avec  un 
agrément  qui  faîl  songer  à  Fénelon,  et  qui  gêna  et  agaça 
plus  tard  le  Voltaire  des  contes. 

Le  succès  fut  dû  à  la  curiosité,  à  la  verve  satirique,  à  l'ac- 
tualité, aux  allusions,  au  caractère  bien  parisien  de  ces  Orien- 
taux. 

Les  étoffes  persanes  furent  un  voile  jeté  entre  la  malice 
de  l'auteur  et  l'amour-propre  de  ses  modèles. 

Cependant  Montesquieu  travaillait  à  son  grand  ouvrage. 
11  compléta  ses  lectures  en  voyageant,  alla  en  Hongrie,  en 
Italie,  en  Suisse,  en  Hollande,  en  Angleterre,  et  prit  des 
notes  sur  la  politique  extérieure  et  sur  les  constitutions, 
comme  avait  fait  jadis  Aristote. 

En  1730,  il  était  de  retour  à  La  Brède.  En  1734,  il  pubi  a 
ses  Considérations  qui  sont  un  chapitre  long  et  détaché  de 
\Espril  des  Lois,  A  celte  date,  U  possède  déjà  sa  philosophie 
de  l'histoire.  Il  est  prêt  pour  son  chef-d'œuvre. 

VEspril  des  Lois  parut  en  1748.  Si,  jusque  vers  1848,  co 
livre  fut  le  texte  respecté  qu'on  citait  comme  oracle  dans  les 
discussions  politiques  et  philosophiques,  depuis,  la  science 
politique  a  fait  de  tels  pas  que  Montesquieu  est  fort  distanci 
Il  reste  toutefois  un  beau  livre,  qui  est  une  grande  étape  dan*^ 
l'histoire  de  la  pensée  humaiae.  On  peut  en  dire,  comme  de 
Y  Histoire  Naturelle  de  Buffon,  que  le  livre  constate  un  esprit 

s 


L 


lU  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

plus  vigoureux  que  l'œuvre  elle-même.  C'est  cet  esprit   (u'il 
eî?l  intéressant  de  chercher  et  de  définir. 

\je  plan  de  l'ouvrage  est  confus.  En  31  livres,  Montesquieu 
examine  les  lois  dans  leurs  rapports  avec  les  circonstances 
extérieures  :  gouvernement,  liberté,  nature,  climat  ;  avec  les 
circonstances  internes:  mœurs,  commerce,  religion.  Les  li- 
vres 27  à  31  sont  annexes.  De  Tensemble  se  dégage  ce  prin- 
cipe :  dès  que  les  honmnies  sont  en  société,  il  perdent  le  sen- 
timent de  leur  faiblesse,  et  la  lutte  commence. 

Hobbes  disait  qu'à  Tétat  naturel,  homo  homini  lupus, 
rhomme  isl  un  loup  pour  l'homme  ;  la  société  est  une  conven- 
tion pour  réfréner  ces  instincts  cruels.  J.-J.  Rousseau  verra 
dans  la  société  une  entente  de  quelques  forts  pour  opprimer 
les  faibles.  Pour  Montesquieu,  la  société  c'est  l'état  de  guerre. 

Vax  un  an,  l'ouvrage  eut  vingt-deux  éditions.  Il  fut  loué, 
attaqué.  Le  fermier  général  Dupin  en  fit  une  critique  sévère 
dans  une  brochure  tirée  à  petit  nombre,  qui  circula  sous 
le  manteau.  \'oltaire  en  donna  un  commentaire  assez  aigre, 
et  déclara  :  «  C'est  de  l'Esprit  sur  les  Lois  ».  De  fait,  dans 
un  livre  si  grave  par  son  objet,  on  retrouve  trop  souvent  Tau- 
leur  des  Lettres  Persanes,  et  il  y  a  trop  d'esprit,  trop  dfe 
petits  chapiires,  de  titres  facétieux  (comme  ceci  :  «  Pour  com- 
prendre ce  rhapitre,  il  faut  avoir  lu  le  suivant  »),  de  plai- 
santeries sur  l'esclavage,  sur  les  aulodafés,  de  marivaudage. 
Voltaires  n'avait  pas  tout  à  fait  tort  en  lui  reprochant  de  «  faire 
le  goguenard  »  dans  un  livre  de  jurisprudence.  Le  chapitre 
de  la  polyganue  a  de  la  gaieté.  La  logi(|ue  du  plan  est  lâche; 
les  transitions  sont  arlificielles,  les  développements  sont  plu- 
tôt juxtaposés  que  liés  :  c'est  une  accumulation  de  notes,  de 
lectures,  avec  des  reprises,  des  redites.  La  répartition  en  trois 
sortes  de  gouvernements,  monarchie,  république,  despo- 
tisme, ne  contvibue  pas  peu  à  jeter  le  tiouble,  carie  despotisme 
n  est  pas  une  forme  de  gouvernement.  Une  monarchie  peut 
être  ou  n'être  pas  despotique,  et  une  république  aussL  Si  le 
despotisme  a  pour  ressort  la  crainte,  est-il  prouvé  que  la 
monarchie  ail  l'honneur,  et  la  républi<]ue  la  vertu?  Il  règne 
sur  le  tout  indécision  et  confusion.  De  la  liberté,  on  ne  sait 
ce  qu'il  pensé,     tant  il  en  parle  différemment.  Les  erreurs 


mSTOiRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  H  5 

matérielles  abondent  :  il  ne  faut  pas  leur  attacher  plus  d'im- 
jKirtance  «  <\\\à  des  fractions  dans  de  grands  calculs  », 
comme  dit  V'illemain,  pour  défendre  Montesquieu  contre 
racharnement  de  Deslutt  de  Tracy.  Ce  qu'il  faut,  c'est  re- 
connaître que  Montesquieu  a  créé  l'importance  de  l'écono- 
mie politique,  dans  un  style  de  mérite  éminent,  laborieux 
sans  doute,  mais  sobre,  exact,  juste  et  fort.  Il  fait  entrer 
dans  la  littérature  des  idées  qui  lui  restaient  étrangères  ; 
il  rend  sociables  îa  jurisprudence  et  la  procédure,  comme 
Pascal  avait  fait  pour  la  théologie,  comme  Fonlenelle  ou  liai- 
ion  [>our  les  sciences.  Il  a  la  fermeté,  la  lucidité  du  regard. 
Ses  conclusions  ont  été  souvent  confirmées  depuis.  Il  a  le 
premier  pose  les  principes  de  la  criminalité,  ef  Beccaria  le 
lira.  Il  n  a  pas  inventé  ou  proposé  des  constitutions  et  des 
loi^  :  il  a  analysé  et  étudié  celles  qui  existaient,  montrant 
quelles  sont  les  conditions  historiques  qui  les  déterminent. 
Il  a  été  doué  de  la  faculté  d'apercevoir  les  rapports  entre 
les  faits  et  entre  les  lois.  Tous  les  grands  historiens  qui  ont 
paru  depuis,  lui  cîoivent  ce  qu'ils  ont  été.  Il  est  le  père  de 
la  science  historicpie  moderne. 

La  Défense  de  lEspriL  des  lois  (1750).  Liisinmque.  Avsace, 
L'Essuï  sur  le  (loùf,  les  Pensées  diverses,  les  Idoles  sur  /'.In- 
ylelerre.  les  poésies  badines  complètent  le  résumé  de  la  car- 
rière littéraire  de  ce  magistrat  viticulteur  et  mondain.  On  a 
depuis  peu  retrouvé  et  publié  de  lui  des  pages  inédites  qui 
ont  de  la  saveur,  des  pensées  qu'il  valait  la  peine  de  retrou- 
ver, comme  cette  maxime  ingénieuse  : 

«  Les  livres  anciens  sont  pour  les  auteurs  ;  les  nouveaux, 
pour  les  lecteurs.  » 

Il  partageait  son  temps  entre  La  Brède  et  Paris.  Avec  l'âge, 
les  voyages  le  fatiguèrent.  11  prit  un  mal  de  poitrine,  qui 
emporta,  en  1755.  le  j)lus  sérieux  et  le  |)lus  frivole  des  philo- 
sophes. 

Venons  |)résenlenient  à  ïEncyclopédie  et  à  son  directeur, 
Diderot. 

Denis  Diderot  i  h  était  h*  fils  d'un  digne  contrlirr  de  Laiipr-i, 

(I)  5  O€!0bre  17 i:i-39  Juillet  HKi. 


116  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRAiNÇAISE 

inventeur  d'une  lame,  industriel  très  estimé  dans  sa  ville.  De- 
nis avait  une  sœur  d'humeur  très  vive  comme  lui,  et  un 
frère  curé  qu'il  ne  voyait  pas.  Il  fit  ses  études  au  collège  des 
Jésuites,  où  il  fut  mal  noté.  Mais  son  intelligence  lui  valut 
des  succès,  dont  il  conservait  un  souvenir  attendri. 

«  —  Un  des  moments  les  plus  doux  de  ma  vie,  et  je  m'en 
souviens  comme  d'hier,  ce  fut  lorsque  mon  père  me  vit  ar- 
river du  collège,  les  bras  chargés  de  prix  que  j'avais  rem- 
portés, et  les  épaules  chargées  de  couronnes  qu'on  m'avait  dé- 
cernées, et  qui,  trop  larges  pour  mon  front,  avaient  laissé 
passer  ma  tête.  Du  plus  loin  qu'il  m'aperçut,  il  laissa  son 
ouvrage,  il  s'avança  sur  sa  porte  et  se  mit  à  pleurer.  C'est 
une  belle  chose  qu'un  homme  de  bien  et  sévère  qui  pleure.  » 

Ses  escapades  le  firent  congédier.  Il  prit  le  tablier  et  fil  de 
la  coutellerie  paternelle,  fort  mal,  si  mal,  que  son  père  le  mit 
à  Paris  au  collège  d'Harcourt  pour  reprendre  ses  études.  Au 
sortir  des  classes,  il  fut  clerc  de  procureur  chez  M.  Clé- 
ment de  Ris,  où  il  remplit  sans  succès  son  emploi,  et  passa 
son  temps  à  étudier  pour  lui.  Chassé,  il  habita  une  man- 
sarde et  connut  la  misère.  Une  pauvre  servante  vint  à  pied 
de  Langres  lui  apporter  un  peu  d'argent  que  lui  envoyait 
sa  mère.  Il  achetait  des  livres  chez  Mlle  Babuti,  la  future 
Mme  Greuze,  qu'il  aima.  Il  donna  des  leçons,  fut  précepteur, 
se  promena  au  Luxembourg,  en  redingote  de  peluche  grise 
éreintéc  par  un  des  côtés,  avec  k  manchette  déchirée.  Un 
certain  mardi  gras,  n'ayant  plus  un  sou  vaillant,  il  battit  le 
pavé  toute  la  journée,  et  en  rentrant  à  son  auberge,  il  s'éva- 
nouit. L'hôtesse  lui  donna  un  morceau  de  pain.  «  Ce  jour-là, 
disait-il  plus  tard,  je  jurai,  si  jamais  je  possédais  quelque 
chose,  de  ne  refuser  de  ma  vie  à  un  indigent,  et  de  tout 
donner  plutôt  que  d'exposer  mon  semblable  à  une  journée 
de  pareilles  tortures.  » 

En  1743,  il  avait  30  ans  ;  il  épousa  une  petite  couturière, 
sa  voisine.  Elle  était  jolie,  mais  ignare,  tracassière,  trop 
inférieure  à  son  mari,  que  d'ailleurs  elle  aimait. 

«  Souvent,  dit  Mme  de  Vandeul,  lorsque  mon  père  man- 
geait en  viilo,  elle  dînait  ou  soupait  avec  du  pain,  et  se  fai- 
sait un  grand  plaisir  de  penser  qu'elle  doublerait  le  lende- 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  117 

main  son  petit  ordinaire  pour  lui.  Le  café  était  un  luxe 
trop  considérable  pour  leur  petit  ménage  ;  mais  elle  ne  vou- 
lait pas  qu'il  en  fût  privé,  et  chaque  jour  elle  lui  donnait  six 
sous  pour  aller  prendre  sa  tasse  au  café  de  la  Régence  et 
voir  jouer  aux  écKecs.  » 

Il  eut  d'elle  quatre  enfants,  dont  une  fille,  Mme  de  Vandeul 
(qui  écrivit  la  biographie  de  son  père).  Il  la  trompa,  avec  Tin- 
fidèle   Mme  de  Puisieux,   une  femme  de  lettres,   puis  a\'ec 
Mlle  Voland,  une  excellente  amie  digne  de  lui. 

Cependant  il  travaillait  pour  vivre,  faisait  des  traductions, 
écriv4\it  les  Pensées  philosophiques  (1746),  les  Bijoux  Indis- 
crels,  la  Lettre  sur  les  Aveugles,  à  propos  d'une  opération 
de  la  cataracte  par  Héaumur.  Il  y  raillait  la  maîtresse  de 
d'Argenson,  qui  le  fit  mettre  en  prison  à  Vinconncs  (juillet  à 
novembre  1749),  où  Rousseau  vint  le  voir  et  chercher  l'idée 
de  ses  discours  sur  les  Arts  et  sur  V Inégalité. 

Remis  en  liberté,  il  se  consacra  à  la  grande  œuvre  de  sa 
vie  :  Y  Encyclopédie, 

*    * 

^Encyclopédie  du  A'l7/["  siècle  ou  Dictionnaire  raisonné 
des  Sciences,  des  Arts  et  des  Métiers,  suivit  de  près  la  tra- 
duction italienne  de  la  grande  Encyclopédie  anglaise  de 
Chambers,  que  Diderot  mit  en  français  ;  et  ce  travail  lui  donna 
ridée  de  dresser  en  France  un  inventaire  des  connaissances 
humaines,  de  refaire  une  Somme,  comme  le  moyen  âge,  moins 
riche  en  savoir  et  plus  à  l'aise,  en  fit  souvent.  Il  s'en  ouvrit 
à  d'Alembert  qui  s'associa  à  ce  projet.  Ils  rédigèrent  le  pros- 
pectus en  1750,  et  d'Alembert  écrivit  la  belle  préface.  Ta- 
bleau des  connaissances  humaines.  Dans  ce  programme,  Di- 
derot faisait  l'éloge  du  travail  manuel,  jusque-là  dédaigné 
et  appelé  travail  servije  ;  il  l'affranchit,  l'exalta,  l'encouragea, 
et  il  ^ul  l'intuition  de  ce  que  devait  devenir  l'industrie  mo- 
derne . 

Les  deux  auteurs  groupèrent  autour  d'eux  tout  ce  que  la 
France  comptait  alors  de  savants,  d'écrivains.  Diderot  prit 
la  rubrique  des  arts  et  métiers;  d'Alembert  se  chargea  des 


118  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

sciences  malhémafiques  ;  Voltaire  :  J.-J.  Rousseau  pour  la 
musique,  Daubenton  pour  l'histoire  naturelle,  Tabbé  Mallet 
pour  la  théologie,  l'abbé  Yvon,  l'avocat  Toussaint  (jurispru- 
dence), Eidous  (blason),  Le  Blond  (stratégie),  Gaussier  (coupe 
des  pierres),  d'Argenville  (jardinage  et  hydraulique),  Bellin 
(marine),  docteur  Tarin  (anatomie),  Louis  (chirurgie),  Ma- 
louin  (chimie),  Blondel  (architecture),  Lerey  (horlogerie), 
Landois  (beaux-arts),  Cahusac,  Falconnel,  Devienne,  Mar- 
montel,  Duniarsais  (grammaire),  composèi'enl  un  imposant 
état-major. 

Diderot  était  Thomme  désigné  pour  diriger  une  pareille 
armée.  Remarquablement  doué,  initié  à  toutes  les  sciences, 
favorisé  d'une  incroyable  facilité  de  parole,  de  style,  de 
mémoire  et  d'assimilation,  il  était^  comme  dit  Grimm,  «  la 
tête  la  plus  naturellement  encyclopédique  ».  Sciences, 
beaux-arts,  métaphysique,  calcul,  érudition,  archéologie,  il 
possédait  et  connaissait  tout.  «  Tout,  déclarait  ^'oltaire,  est 
dans  la  sphère  d'activité  de  son  génie.  »  Il  passait  avec  une 
égale  aisance  des  questions  de  métaphysique  à  celles  des 
métiers  manuels  ou  d'art  dramatique.  Et  Rousseau  compa- 
rait cette  «  tète  universelle  »  à  celles  de  Platon  et  d'Aristote. 

Il  réunissait  les  qualités  qui  sont  le  plus  rarement  en- 
semble, il  était  savant  et  il  était  artiste,  il  était  homme  de 
sentiment  et  homme  de  raison^  délicat  et  emporte. 

Il  était  amateur,  collectionneur,  bibeloteur  ;  il  dépensait 
beaucoup  en  estampes,  en  pierres  gravées,  en  miniatures. 

Le  premier  volume  fut  prêt  en  175L  C'était  un  manifeste 
de  libre-pensée.  Les  jésuites  et  les  jansénistes  le  dénoncè- 
rent. Chaumeix,  le  récoHet  Hayer,  le  P.  Chapelain,  le 
théatin  Boyer  attaquèrent  violemment  l'œuvre  impie.  Leurs  ré- 
quisitoires émurent  les  pouvoirs.  En  1755,  les  deux  pre- 
miers volumes  étaient  prêts.  Un  arrêt  du  conseil  du  roi  les 
interdît  «  conjme  renfennant  des  maximes  tendantes  à  détruire 
l'autorité  royale,  à  établir  l'esprit  d'indépendance  et  de  révolte, 
ef,  sous  des  termes  obscurs  et  équivoques,  à  relever  les  fon- 
dements de  l'erreur,  de  la  corruption  des  mœurs,  de  l'irré- 
ligion et  de  l'incrédulité.   » 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  119 

Celte  suspension  fut  suivie  de  dix-huit  mois  de  pause.  Puis 
Diderot  repartit,  ef  en  1759,  sept  volumes  étaient  achevés.  Un 
second  arrêt  les  condamna.  On  incrimina  entre  autres  rarlicle 
Ame  comme  établissant  le  matérialisme,  ce  qui  est  inexact. 
On  fit  surtout  cramdre  le  venin  qui  ne  manquerait  pas  de 
courir  dans  les  autres  volumes.  Les  Philosophes,  comme  s'ap- 
pelèrent les  Encyclopédistes,  furent  taxés  d'impiété,  attaques, 
harcelés  par  Le  Franc  de  Pompignan,  Fréron  et  son  Année 
Lilléraire^  Moreau  dans  ses  Cacouacs^  Palissot  dans  une  co- 
médie à  clefs,  où  Diderot  s'appelle  Dortidius.  Voltaire  crai- 
gnit pour  son  ami,  et  l'engagea  à  aller  finir  son  œuvre  en 
Russie  pour  éviter  le  fagol.  Et  Diderot  répondait  :  «  Je  me 
lève  tous  les  matins  avec  l'espérance  que  les  méchants  se 
sont  amendés  et  qu'il  n'y  a  plus  de  fanatiques  I  » 

D'Alembert,  excédé  par  tant  de  difficultés,  lâcha  pied,  en 
1758.  Diderot  demeurait  seul.  Son  imprimeur  Le  Breton  le 
trompait  ;  effrayé  par  le  bruit  et  les  menaces,  il  remaniait 
et  édulcorait  les  articles  après  le  bon  à  tirer.  Diderot  le  traita 
avec  toute  l'exécration  de  sa  colère,  il  lui  écrivit  une  lettre 
éloquente  d'indignation.  Beaucoup  plus  tard,  il  aidait  un 
jour  le  célèbre  imprimeur  Panckoucke  à  passer  son  pardes- 
sus. Et  comme  celui-ci  s'excusait  : 

—  Laissez,  laissez,  dit-il,  vous  n'êtes  pas  le  premier  im- 
primeur que  j'habille.  » 

Si  les  dix  premiers  volumes  parurent,  ce  fut  grâce  ii  la 
triple  protection  de  Mme  de  Pompadour,  de  M.  de  Choiseul, 
de  M.  de  Malesherbes,  directeur  de  la  librairie,  qui  prévenait 
Diderot  des  saisies  projetées  pour  le  lendemain,  et  re<  ueil- 
lait  chez  lui  en  dépôt  les  papiers  qu'il  ordonnai!  olficiclle- 
ment  de  détruire. 

Le  vingt-huitième  et  dernier  volume  fut  prêt  en  1765.  Six 
volumes  de  supplément  furent  publiés  de  1776  à  1777. 

Diderot  écrivit  tout  ce  qui  concernait  les  arts  mécaniques, 
et  il  les  étudia  pratiquement,  fréquentant  les  ouvi  iers  et  les 
ateliers,  faisant  fonctionner  les  machines,  les  mélicrs  à  bas, 
les  métiers  à  velours. 

Il  ne  s'abusait  pas  sur  rimperfeclioii  d'un  ouvrage  ( olos- 
sa!  qui,  né  parmi  des  empêchements  peri)étiiels,  fut  incomplet 


120  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

et  inégal,  —  œuvre  de  parti  plutôt  que  de  savoir  ;  la  compo- 
sition manqua  d'harmonie.  Diderot  en  convenait  : 

«  Ici  nous  sommes  boursouflés  et  d'un  volume  exorbitant  ; 
là,  maigres,  petits,  mesquins,  secs  et  décharnés.  Dans  un 
endroit,  nous  ressemblons  à  des  squelettes  ;  dans  un  autre, 
nous  avons  un  air  hydropique.  Nous  sommes  alternative- 
ment nains  et  géants,  colosses  et  pygmées  ;  droits,  bien  faits 
et  proportionnés,  bossus,  boiteux  et  contrefaits.  Ajoutez  à  ces 
bizarreries  celle  d'un  discours  tantôt  abstrait,  obscur  ou  re- 
cherché, plus  souvent  négligé,  traînant  et  lâche  ;  et  vous 
comparerez  l'ouvrage  entier  au  monstre  de  l'Art  poétique  et 
à  quelque  chose  de  plus  hideux.  » 

Sous  l'exagération  du  blâme,  on  seul  un  peu  de  vérité  se 
dégager  des  réquisitoires  ennemis,  et  s'il  faut  les  réduire,  il 
convient  d'entendre  les  reproches  d'un  La  Harpe  par  exemple  : 

«(  Les  convenances  et  les  bienséances  de  toute  espèce  n'y  sont  pas 
mieux  gardées  que  les  mesures  naturelles  dos  objets.  L'article  Fana- 
tisme n'est  qu'un  cri  fanatique  contre  la  religion  et  ses  ministres  ; 
rarticle  Unitaires    n'est  qu'un  tissu  de  sophisnies  contre  toute  reli- 
gion ;  cent  autres  ne  sont  qu'un  extrait  et  un  résumé  de  toutes  les 
idées  irréligieuses  semées  dans  une  foule  de  livres...  Le  scepticisme, 
le  matérialisme,  rathéisme,   s'y  montrent    partout    sans  pudeur    et 
t?ans^  retenue,  et  c'était  bien  Tintention  des  fondateurs;  mais  s'ils 
voulaient  que  le  dictionnaire  fût  impie,   ils  ne  voulaient  pas   qu'il 
fût  ridicule;  et  pour  citer  en  ce  genre  ce  qui  en  est  peut-être  le 
chef-d'œuvre,  lisez  seulement  l'article  temtur  'de  Desmahis),  qui  sûre- 
ment ne  devait   être  là  que  de  la  main  dun  mioraliste;  vous  n'y 
trouverez  qu'une  conversation  de  boudoir,  et  tout  le  jargon  précieux 
des  comédies  de  Marivaux  et  des  romans  de  GrébiHon  ;  et  comme 
si  ce  n'était  pas   assez  qu'une   pareille   caricature    eût   place    dans 
ÏEnctjclopédiej  elle  y  est  insérée  avec  éloge...  Tout  doit  être  faux 
dans  des  hommes  qui  font  un  métier  de  mensonge,  tel  que  celui  de 
ces  sophistes.  Ils  croyaient  avoir  do  la  «lignite,  et  n'avaient  que  de 
la  morgue.  Tout  ce  que  des  hommes  ivros  d'amour-propre  peuvent 
concevoir  de  rage  quand  ils  sont  offensés,  parut  alors  à  découvert,  et 
cette  hypocrite  philosophie,  jetant  bas  ses  livrées  de  vertu  et  de  modé- 
ration fut  mise  k  nu,  bien  plus  par  la  fureur  de  ses  ressentiments 
que  par  la  main  de  ses  adversaires.  Elle  vomit  à  Ilots  tous  les  poisons 
de  la  calomnie  la  plus  effrontée  et  le  peu  d'art  qu'elle  mit  dans  ses 
libelles  atteste  encore  ainsi  que  cent   autres  exemples  semblables, 
qu'elle  n'avait  pas  plus  de  principes  do  goût,  que  de  principes  de 
morale.  » 

Diderot  reçut  2.000  livj  es,  environ  i.OOO  francs  par  volume. 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  121 

Les  Jésuites  craignirent  la  concurrence  pour  leur  Diction- 
naire  de  Trévoux,  Ils  tentèrent  cl^e  mettre  la  main  sur  l'En- 
cyclopédie. Celle-ci  était  d'un  esprit  libéral,  opposé  au  leur. 
D'ailleurs  elle  fut  une  Babel.  De  puissants  amis  imposèrent 
leur  collaboration  .et  écrivirent  des  pages  très  faibles.  En 
matière  théologique,  on  réunissait  les  objections  des  héré- 
tiques, pour  les  injurier  par  prudence,  et  pour  avouer  en- 
suite qu'ils  étaient  impossibles  à  réfuter.  Au  reste,  les  ques- 
tions religieuses  étaient  surtout  traitées  en  dehors  des 
articles  de  théologie.  En  politique,  aux  articles  Autorité,  Droit, 
Gouvernement,  l'Encyclopédie  relève  de  Montesquieu;  elle 
proclame  la  liberté  et  la  souveraineté  du  peuple,  et  définit  les 
courtisans  «  espèce  de  gens  que  le  malheur  des  rois  et  des  peu- 
ples a  placés  entre  les  rois  et  la  vérité  pour  l'empêcher  de 
venir  jusqu'à  eux  ».  La  partie  des  sciences  et  mécanique  y  est 
traitée  dans  le  plus  grand  soin,  avec  des  planches  qui  sont 
aujourd'hui  d'utiles  documents.  En  littérature,  ni  envolée, 
ni  idéal  élevé,  ni  révolte  contre  l'autorité  :  .Marmontel,  Vol- 
taire, Jaucourt,  Mallet,  écrivent  des  <(  articles  ».  C'est  déjà 
le  journal  ou  la  revue. 

L'ouvrage  fut  achevé  en  1771.  Le  roi  le  chargea  de  tous 
les  crimes  d'Israël,  et  \'oltaire.  en  1774',  fit  cet  agréable 
conte  : 


Un  domestique  de  Louis  XV  me  contail  qu'un  jour,  le  roi  son 
maître  soupant  à  Trianon  en.  petite  compagnie,  la  conversation  roula 
d'abord  sur  la  chasse  et  ensuite  sur  la  poudre  à  tirer.  Quelqu'un  dit 
que  la  meilleure  poudre  se  faisait  avec  des  parties  égales  de  salpêtre, 
de  soufre  et  de  charbon.  Le  duc  de  La  Vallière,  mieux  instruit,  sou- 
tint que  pour  ffiûre  de  la  bonne  poudre  à  canon  il  fallait  une  seule  par- 
tie de  soufre  et  une  de  charbon  sur  cinq  de  salpêtre  bien  filtré,  bien 
évaporé,  bien  cristallisé. 

—  Il  est  plaisant,  dit  M.  le  duc  de  Nivernois,  que  nous  nous  amu- 
sions tous  les  jours  à  tuer  des  perdrix  dans  le  parc  de  Versailles,  et 
quelquefois  à  tuer  des  hommes  ou  à  nous  faire  tuer  sur  la  frontière, 
sans  savoir  précisément  avec  quoi  l'on  tue. 

—  Hélas  !  nous  en  sommes  réduits  là  sur  toutes  les  choses  de  ce 
monde,  répondit  Mme  de  Pompadour  ;  je  ne  sais  de  quoi  est  composé 
le  rouge  que  je  mets  sur  mes  joues,  el  on  m'embarrasserait  fort  si  on 
me  demandait  comment  on  fait  les  bas  de  soie,  dont  je  suis  chaussée. 

—  C  est  dommage,  dit  alors  le  duc  de  La  Vallière,  que  Sa  Majesté 
nous  ait  confisqué  nos  dictionnaires  encyclopédiques^  qui  nous  ont 


122  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

coûté,  chacun  cent  pistoles,  nous  y  trouverions  bientôt  la  décision* 
de  toutes  nos  questions. 

Le  roi  justifia  sa  confiscation.  Il  avait  été  averti  «pio  les  vingt  et 
un  volumes  in-folio^  qu*on  trouvait  sur  la  toilette  de  toutes  les  dames, 
étaient  la  chose  du  monde  la  plus  dangereuse  pour  le  royaume  de 
France  ;  et  il  avait  voulu  savoir  par  lui-môme  si  la  chose  était  vraie, 
avant  de  permettre  qu'on  lût  ce  livre.  Il  envoya  sur  la  fui  du  souper 
chercher  un  exemplaire  par  trois  gardons  de  sa  chambre,  qui  appor- 
tèrent chacun  sept  volumes  avec  bien  de  la  peine. 

On  vit  à  l'article  Poudre  que  le  duc  de  La  Vallière  avait  raison  ; 
et  bientôt  Mme  de  Ponipadour  apprit  la  différence  entre  l'ancien 
rouge  d'Espagne,  dont  les  dames  de  Madrid  coloraient  leurs  joues, 
et  le  rowge  des  dames  de  Paris.  Elle  sut  que  les  dames  grecques  et 
romaines  étaient  peintes  avec  de  la  pourpre  qui  sortait  du  murex^ 
et  par  conséquent  notre  écarlate  était  la  jKDurpre  des  anciens,  qu'il 
entrait  plus  de  safran  dans  le  rouge  d'Espagne,  et  plus  de  coche- 
nille dans  celui  de  France. 

Elle  vit  conmîc  on  lui  faisait  ses  bas  au  métier  ;  et  la  macliine  de 
cette  manœuvre  la  ravit  d'étonnement.  (t  Ah  !  le  beau  livre  !  s'écria- 
t-elle.  Sire,  vous  avez  donc  confisqué  ce  magasin  de  toutes  les  choses 
utiles  pour  le  posséder  seul,  et  pour  être  le  seul  savant  de  votre 
royaume?  »> 

Oiacun  se  jetait  sur  les  volumes  comme  les  filles  de  Lycomède 
sur  les  bijoux  d'Ulysse  :  chacun  y  trouvait  à  l'instant  tout  ce  qu'il 
cherchait.  Ceux  qui  avaient  des  procès  étaient  surpris  d'y  voir  la  déci- 
sion de  leurs  affaires. 

Le  roi  y  lut  tous  les  droits  do  sa  couronne  :  «  Mais  vraiment,  dit-il, 
je  ne  sais  pourquoi  on  m'avait  dit  tant  de  mal  de  ce  livre.  )> 

—  Eh  !  ne  voyez-vous  pas,  Sire,  lui  dit  le  duc  de  Nivernois,  que 
c'est  parce  qu'il  est  fort  bon  ?  On  ne  se  déchaîne  contre  le  médiocre  et 
le  plat  en  aucun  genre.  Si  les  femmes  cherchent  à  donner  du  ridi- 
cule à  une  nouvelle  venue,  il  est  sûr  qu'elle  est  plus  jolie  qu'elles.  » 

Pendant  ce  temps-là  on  feuilletait,  et  le  comte  de  C...  dit  tout  haut  : 
«  Sire,  vous  êtes  trop  heureux  <pf il  se  soit  trouvé  sous  votre  règne 
des  hommes  capables  de  connaître  tous  les  arts,  et  de  les  transmettre 
à  la  postérité.  Tout  est  ici,  depuis  la  manière  de  faire  une  épingle 
jusqu'à  celle  de  fondre  et  de  pointer  vos  canons  :  depuis  finfiniment 
petit  jusqu'à  rintinimcnt  grand.  Remerciez  Dieu  d'avoir  fait  naître 
dans  votre  royaume  ceux  qui  ont  servi  ainsi  l'univers  entier.  Il  faut 
que  les  autres  peuples  achètent  l'Encyclopédie,  ou  qu'ils  la  contre- 
fassent. Prenez  tout  mon  bien  si  vous  voulez  ;  mais  rendez-moi  mon 
Encyclopédie. 

—  On  dit  pourtant,  repartit  le  roi,  qu'il  y  a  bien  des  fautes  dans 
cet  ouvrage  si  nécessaire  et  si  adminible. 

' —  Sire,  reprit  le  comte  de  C...,  il  y  avait  à  votre  souper  doux 
ragoûts  n;ianqués  ;  nous  n'en  avons  pas  mangé,  et  nous  avons  fait 
très  bonne  chère.  Auriez-vcus  voulu  qu'on  jetût  tout  le  souper  par 
la  fenêtre,  à  cause  de  ces  deux  ragoûts  ? 

Le  roi  senlil  la  force  de  la  raison;  chacun  reprit  son  bien;  ce 
fut  un  beau  jour. 


IIISTOIKE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇVISE  123 

L'envie  et  rignuraiice  ne  se  tinrent  pas  pour  battues  :  ces  doux 
sœurs  immortelles  continuèrent  leurs  cris,  leurs  cabales,  leurs  per- 
sécutions ;  l'ignorance  en  cela  est  très  savante. 

Qu'arriva-t-il  ?  les  étrangers  firent  quatre  éditions  de  cet  ouvrage 
français,  pix)scrit  en  France,  et  gagnèrent  environ  dix-huit  cent 
mille  écus. 

Français,  lâchez  dorénavant  d'entendre  mieux  vos  intérêts. 

Au  nombre  des  ennemis  de  l  Encyclopédie,  comptez  le  con- 
seil du  Roi,  le  Parlement,  la  Sorbonne,  les  Jésuites.  Abraham 
Chaumeix  écrivit  huit  vokmies  de  Préjugés  Légitimes  contre 
elle,  et  c'était  trop.  Fréron,  Le  Franc  de  Pompignan,  Paiis- 
sol  faisaient  chorus.  Le  camp  consenateur  n'eut  pas  de  grands 
noms. 

Diderot  fut  Tàme  de  cette  tentative  colossale. 

Il  s'y  trouva  engagé  presque  malgré  lui:  «  L'entreprise  de 
YEncyclopédie  n'a  pas  été  de  mon  choix  ;  une  parole  d'hon- 
neur très  indiscrètement  accordée,  m'a  livré  pieds  et  poings 
liés  à  cette  énorme  lâche  el  à  toutes  les  peines  qui  l'ont  ac- 
compagnée. » 

Il  V  eut  maints  déboires. 

«  —  J'ai  travaillé  près  de  trente  ans  à  cet  ouAiage.  De  toutos 
les  persécutions  qu'on  peut  imaginer,  il  n'est  aucune  que 
je  n'aie  essuyée.  L'ouvrage  a  été  proscrit  et  ma  personne 
menacée  par  différents  édits  du  roi  et  par  plusieurs  arrêts  du 
Parlement.  Nous  avons  eu  pour  ennemis  déclarés  la  Cour,  les 
grands,  les  militaires,  qui  n'ont  jamais  d'autre  avis  que  celui 
de  la  Cour,  les  prêtres,  la  police,  les  magistrats,  ceux  d'entre 
les  gens  de  lettres  qui  ne  coopéraient  pas  à  l'entreprise,  les 
gens  du  monde,  ceux  d'entre  les  citoyens  qui  s'étaient  laissé 
entraîner  par  la  nudiitude.  Cependant,  au  milieu  do  ce  dé- 
chaînement général,  tout  le  monde  souscrivait.  Ils  voulaient 
avoir  l'ouvrage  et  j>erdre  les  auteurs.  On  fit  du  nom  d'ency- 
clopédiste une  espèce  d'étiquette  odieuse  qu'on  attacha  à  tous 
ceux  qu'on  voulait  montrer  au  roi  comme  des  sujets  dange- 
reux, désigner  au  clergé  comme  ses  ennemis,  déférer  aux  ma- 
gistrats comme  des  gens  à  brûler,  el  traduire  à  la  nation 
comme  de  mauvais  citoyens.  Un  encyclopédiste  est,  encore 
aujourd'hui,  un  homme  de  sac  et  de  corde,  sans  qu'on  sache 
quand  cela  finira  ;  c'est  ainsi  qu'on  nous  peignait  dans  les 


124  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

cercles  de  la  Société  et  dans  les  chaires  des  églises,  et  l'on 
continue.   » 

Quand  ce  fut  fini,  il  poussa  un  soupir  de  soulagement. 

«  —  Enfin  je  n'y  viendrai  plus  guère,  dans  ce  maudit  ate- 
lier où  j'ai  usé  mes  yeux  pour  des  hommes  qui  ne  me  don- 
neront pas  un  bàlon  pour  me  conduire.  Dans  huit  ou  dix 
jours,  je  verrai  donc  la  fin  de  cette  entreprise  qui  m'occupe 
depuis  vingt  ans,  qui  n'a  pas  fait  ma  fortune,  à  beaucoup 
près,  qui  m'a  exposé  plusieurs  fois  à  nuitler  ma  patrie  ou 
à  perdre  ma  liberté,  et  qui  m'a  conservé  une  vie  que  j'aurais 
pu  rendre  plus  utile  et  plus  glorieuse.  » 

Malgré  un  travail  qui  constate  et  de  la  volonté  et  de  la 
suite,  il  était  d'esprit  prime-sautier  et  cursif . 

«  Je  n'ai  fait  que  baguenauder  »,  déclarait-il  avec  raison. 

11  improvisait  avec  feu,  avec  génie.  Tout  ce  qu'il  a  fait  fut 
achevé  en  quelques  heures  ou  en  quelques  jours.  Il  avait 
promfs  à  Suard  un  article  sur  Térence  pour  son  journal. 

«  —  Les  mois  s'écoulèrent  sans  qu'il  remplît  cet  engage- 
ment sans  cesse  rappelé.  Enfin  un  jour;  de  grand  matin, 
arrive  chez  Diderot  le  domestique  de  M.  Suard,  qui  vient  cher- 
cher l'article  sur  Térence,  attendu,  dit-il,  pour  finir  le  jour- 
nal sous  presse.  Diderot  pour  la  vingtième  fois  renvoyait  au 
lendemain.  Mais  le  messager  déclare  qu'il  a  l'ordre  d'attendre 
et  ne  peut  revenir  sans  copie,  sous  peine  d'être  chassé  par 
ison  maître.  Diderot  pressé  s'iflumine  de  Térence,  et,  en 
(juelques  heures,  il  le  réfléchit  dans  le  délicieux  fragment: 
«  Térence  était  esclave...  » 

Diderot  fut  le  créateur  de  Vinterview,  mais  à  ses  dépens. 
Il  fut  toute  sa  vie  Yinteriiewé  malgré  lui.  C'est  de  lui 
que  doit  dater  la  fructueuse  habitude  qu'ont  les  journalistes 
de  faire  parler  les  gens  plus  avisés  qu'eux,  et  de  détériorer 
leurs  paroles  à  l'impression. 

Il  était  d'une  bonté  ineffable.  On  n'allait  jamais  le  solli- 
citer en  vain  ;  il  prodiguait  les  secours  en  espèces  et  en  idées. 
Il  pensait  tout  haut,  et  ses  auditeurs  recueillaient  cette 
manne  dont  ils  se  faisaient  du  pain.  Au  café  Procope,  il  se- 
mait les  paradoxes,  les  vérités,  les  projets,  les  scénarios,  les 
raisonnements  ;  c'étaient  des  fusées  qui  partaient  en  gerbes 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  123 

de  celle  cervelle  îiuandesccnle,  et  les  auditeurs  montaient 
sur  les  tables  pour  prendre  au  vol  ces  étincelles.  Tout  cela 
paraissait  le  lendemain  dans  des  articles  où  il  ne  manquait 
de  Diderot  que  sa  signature.  Il  souriait  à  ces  larcins,  et  rien 
ne  tempérait  ces  distributions  gratuites  de  sa  pensée,  ces 
aumônes  intellectuelles.  Dès  le  collège,  il  faisait  les  devoirs 
de  ï^es  camarades.  Il  a  continué  dans  la  vie  à  faire  les  de- 
voirs de  ses  ami5,  Raynal,  Grimm  et  les  autres,  quelquefois 
des  inconnus.  Il  envoya  à  Grimm,  pour  sa  correspondance 
d'Allemagne,  des  Salons  pleins  de  verve.  On  lui  demandait 
tout  :  qui  une  méthode  de  clavecin,  qui  un  projet  d'architec- 
ture, qui  un  sermon,  (|ui  un  prospectus  pour  une  pommade 
à  faire  pousser  les  cheveux.  Il  ne  disait  jamais  non. 

Il  était  peu  mondain  et  préférait  le  café  au  salon.  Il  n'était 
à  Taise  que  dans  l'intimité,  chez  d'Holbach,  au  Grandval, 
près  Champigny,  dont  il  a  fait  une  peinture  pittoresque  et 
charmante,  recréant  le  sentiment  et  la  poésie  de  la  nature 
plusieurs  années  avant  J.-J.  Rousseau. 

Mme  d'Houdetol,  Mme  Geoffrin  le  recherchaient. 

Il  eut  d'excellents  et  dévoués  amis  :  Grimm,  J.-J.  Rous- 
seau, avec  qui  il  fut  intimement  lié  de  1742  à  1757,  durant 
«quinze  ans,  ce  qui  est  beaucoup  pour  Jean-Jacques  Tinso- 
criable. 

Mme  Necker  lui  fit  sa  cour. 

Il  était  un  causeur  exciuis.  Sa  converèation,  dit  l'abbé  Mo- 
rellel,  était  séduisante  :  «  on  s'v  laissait  aller  des  heures 
entières,  comme  sur  une  rivière  douce  et  limpide  dont 
les  bords  seraient  de  riches  campagnes  ornées  de  belles 
Jhabitations.   » 

Garai  a  fait  ce  plaisant  conte  d'une  visite  à  Diderot: 

—  J'entre  avec  le  jour  dans  son  appartement  et  il  ne  parait  pas 
plus  surpris  de  me  voir,  que  de  revoir  le  jour.  Il  m'épargne  la  peine 
de  lui  balbutier  gauchement  le  motif  de  ma  visite,  il  le  devine  appa- 
remment à  un  grand  air  d'admiration  dont  je  devais  être  saisi... 
Il  commence  à  parler,  mais  d'abord  si  bas  et  si  vite,  que,  quoique 
je  sois  auprès  de  lui,  quoique  je  le  touche,  j'ai  peine  à  l'entendre  et 
à  le  suivre.  Je  vois  dans  l'instant  que  tout  mon  rôle  dans  cette 
scène  doit  se  borner  à  l'admirer  en  silence  et  ce  parti  ne  me  coûte 
pas    à  prendre.    Peu    à    peu  sa    voix   s'élève   et  devient   sonore; 


126  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

il  était  d'abord  presque  immobile  ;  ses  gestes  deviennent  fré- 
quents et  aniuiés.  Il  ne  ih'a  jamais  vu  que  dans  ce  moment  ;  et  lors- 
que nous  sommes  debuut,  il  m'environne  de  ses  bras  ;  lorsque  nous 
sommes  assis,  il  frappe  sur  ma  cuisse  comme  si  elle  était  à  lui.  Si 
les  liaisons  rapides  et  légères  de  son  discours  amènent  le  mot  de  lois 
il  mo  fait  un  plan  de  législation  ;  s'il  amène  le  mot  théâtre,  il  me 
donne  à  choisir  entre  cinq  ou  six  plans  de  drames  et  de  tragédies. 
A  propos  des  tableaux  (ju'il  est  nécessaire  de  mettre  sur  le  théâtre, 
il  se  rappelle  que  Tacilo  est  le  plus  grand  peintre  de  l'antiquité  et  il 
me  récit©  ou  me  traduit  les  Annales  et  les  Histoires.  Mais  combien 
il  est  affreux  que  les  barbares  aient  enseveli  sous  les  ruines  un  si 
grand  nombre  de  chefs-d'œu\Te  de  Tacite  î  Si  encore  les  monu- 
ments qu'on  a  déterrés  à  Ilcrculanum  pouvaient  en  rendre  quelque 
chose  !  Cette  espérance  le  transporte  de  joie  et,  là-dessus,  il  disserte 
comme  un  ingénieur  italien  sur  les  moyens  do  faire  des  fouilles  d'une 
manière  pinidente  et  heureuse.  Promenant  alors  son  imagination 
sur  les  ruines  de  l'antique  Italie,  il  se  transporte  aux  jours  heureux 
des  Lélius  et  des  Scipion,  où  même  des  nations  vaincues  assistaient 
avec  plaisir  à  des  triomplies  remportés  sur  elles.  Il  me  joue  une 
scène  entière  de  Térence  ;  il  chante  presque  plusieurs  chansons 
d'Horace.  Il  finit  enfin  par  me  chanter  réellement  une  clianson  qu'il 
a  faite  lui-même  en  impromptu  dans  un  souper,  et  par  me  réciter 
un  comédie  très  agréable  dont  il  a  fait  imprimer  un  seul  exem- 
plaire pour  s'éviter  la  peine  de  le  recopier. 

Beaucoup  de  monde  .ont rr^  alors  dans  son  appaiteinent.  Le  bruit 
des  chaises  qu'on  avance  et  i\Uim  recule,  le  fait  sortir  de  son  enthou- 
siasme et  de  .son  monologue.  Il  me  distinguo  au  milieu  de  la  com- 
pagnie, et  il  vient  à  moi  comme  à  quehiu'un  (jue  l'on  retrouve  après 
l'avoir  vu  autrefois  avec  plaisir.  Il  so  souvient  encore  que  nous 
avons  dit  ensemble  des  choses  très  intéressantes,  sur  les  lois,  sur 
les  drames  et  sur  l'histoire  ;  il  a  connu  qu'il  y  avait  beaucoup  à 
gagner  dans  ma  conversation.  Il  m'engage  à  cultiver  une  liaison 
dont  il  a  senti  le  prix.  En  nous  séparant,  il  mo  donne  deux  biiisers 
sur  le  front,  et  arrache  sa  main  de  la  mienne  avec  !me  douleur 
véritable. 


On  comprend  l'avis  de  Mannonlel  :  «  Oui  n'a  connu  Dide- 
rot que  dans  ses  écrits,  ne  l'a  pas  connu.  » 

Il  portait  la  tôle  haute,  le  front  vaste,  dégarni,  l'œil  vif, 
les  sourcils  forts,  le  cou  nu,  l'air  débraillé. 

Devant  son  portrait  par  \'anloo,  il  écrivait: 

—  Mes  enfants,  jo  vous  préviens  que  ce  n'est  |vis  moi.  J'avais  en 
une  journée  cent  physionomies  diverses,  selon  la  chose  dont  j'étais 
affecté  :  j'étais  serein,  tiiste,  rêveur,  tondi'e,  violent,  passionné, 
enthousiaste  :  niais  je  ne  fus  jamais  tel  que  vous  me  voyez  là.  J'avais 
im  grand  front,  dos  yeux  vifs,  d'assez  grands  traits,  la  tête  tout  à 


•% 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  127 

fait  d'un  ancien  orateur,  une  bonhomie  qui  touchait  de  bien  près  la 
^tise  et  la  rusticité  des  anciens  temps. 

Il  était  de  son  pays,  dont  il  écrivait  : 

—  Les  habitants  de  mon  pays  ont  beaucoup  d*esprit,  trop  de  viva- 
cifé,  une  inconstance  de  girouette.  La  tôte  d'un  Langrois  est  sur 
ses  épaules  comme  un  coq  d'église  au  haut  d'un  clocher;  elle  n'est 
jamais  fixe  dans  un  point,  et  si  elle  revient  à  celui  qu'elle  a  quitté, 
ce  n'est  pas  pour  s'y  arrêter.  Avec  une  rapidité  surprenante  dans 
les  inouvements,  dans  les  désirs,  dans  les  projets,  ils  ont  le  parler 
ient.  Pour  moi,  je  suis  de  mon  pays  ;  seulement  le  séjour  de  la  capi- 
tale et  l'application  assidue  m'ont  un  peu  corrigé.  Bien  qu'extrôme- 
ûwnt  mobile  dans  mes  impressions,  je  suis  constant  dans  mes  goûts^ 

Innovateur  et  homnie  de  progrès,  il  marche,  comme  dit 
le  poète,  un  pied  dans  l'avenir.  Il  prévoit  le  télégraphe,  il 
esq  uisse  la  noclrine  de  l'évolution  et  du  transformisme,  il  in- 
vente le  drame  moderne. 

Il  continue  à  enrichir  la  langue  avec  les  termes  des  voca- 
huloiixîs  techniques, qui  furejit  si  précieux  àThéophile  Gautier, 
à  Balzac,  à  Flaubert,  —  Flaubert  qui  disait  à  Renan  : 

—  Je  vous  défie  de  faire,  avec  les  mots  du  xvn''  siècle,  le 
feiiilleton  que  je  vais  écrire  sur  Baudry. 

Il  crayonna  la  première  histoire  des  systèmes  philosoplii- 
qti<îs.  Dons  ses  articles  de  philosophie,  il  relève  surtout  de 
Ilobbes  et  de  Locke.  Sa  morale  est  utilitaire,  et  trop  peu 
él€3Tée,  Il  confond  l'immortalité  avec  la  gloii-e,  il  nie  le  droit 
diA-'in,  et  ne  reconnaît  au  prince  que  l'autorité  que  lui  donnent 
ses  sujets.  En  esthétique,  il  ne  croit  pas  au  Beau  en  soi. 

Il  poussa  la  licence  jusqu'au  cynisme.  Il  n'a  pas  eu  de 
s^xis  moral,  sa  vie  et  sa  philosophie  sont  terre  à  terre,  sans 
lyrisme,  sans  envolée,  sans  idéal. 

les  Salons,  les  Romane,  les  Enlveliens,  le  Paradoxe  du 
(Comédien,  le  Rêve  de  d'AIemhert.  le  Neveu  de  Rameau  soni 
-^>^  meilleurs  ouvrages. 

Aucun  plan,  c'est  un  flot  qui  court  au  hasard  ;  mais  quelle 
^^deur,  quelle  imagination,  quel  enthousiasme^  et  quel  style 
^^inbreux,  plein  des  frissons  du  sentiment  et  des  reflets  de  la 
nature  ! 

Il  a  mis  le  meilleur  de  lui  dans  Le  Xeieu  de  Rameau,  por- 


128  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Irait  étrange,  saisissant,  qui  semble  buriné  à  la  fois  par  Saint- 
Simon  et  par  Hoffmann,  d'un  abbé  parasite,  musicien  louche, 
aventurier  jouisseur  qui  descend  et  remonte  les  degrés  de 
l'échelle  sociale  comme  une  grenouille  de  bocal: 

«  —  Quelquefois  Rameau  est  maigre  et  hâve  comme  un 
malade  au  dernier  degré  de  la  consomption  ;  on  compterait 
ses  dents  à  travers  ses  joues,  on  dirait  qu'il  a  passé  plusieurs 
jours  sans  manger,  ou  qu'il  sort  de  La  Trappe.  Le  mois  sui- 
vant, il  est  gros  et  replet  comme  s'il  n'avait  pas  quitté  la  tdble 
d'un  financier,  ou  qu'il  eût  été  renfermé  dans  un  couvent  de 
Bernardins.  Aujourd'hui,  en  linge  sale,  en  culotte  déchirée, 
couvert  de  lambeaux,  presque  sans  souliers,  il  va  la  tête 
basise,  il  se  dérobe,  on  serait  tenté  de  l'appeler  pour  lui  donner 
l'aumône;  demain,  poudré,  frisé,  chaussé,  bieavêtu,.  il  marche 
la  tête  haute,  il  se  montre  et  vous  le  prendriez  à  peu  près  pour 
un  honnête  homme  ;  il  vit  au  jour  le  jour,  triste  ou  gai,  selon 
les  circonstances.  » 

Dans  VEntretien  d'un  père  avec  ses  enlanls,  —  son  propre 
père,  —  il  débat  le  problème  de  la  loi  naturelle  sous  la  forme 
d'un  conte  pathétique. 

Les  Bi'ioux  Indiscrets  marquèrent  le  premier  temps  de  ses 
réformes  théâtrales  vers  la  vérité  : 

«  A-t-on  jamais  parlé  comme  nous  déclamons?  Les  princes 
et  les  rois  marchent-ils  autrement  qu'un  homme  qui  marche 
bien  ?  Les  princesses  poussent-elles  en  parlant  des  sifflements 
aigus?  » 

Diderot  a  voulu  ramener  le  théâtre  à  la  nature,  en  finir  avec 
la  tragédie,  faire  du  drame  réel,  et  utile  pour  la  morale. 

<(  Que  nous  importent,  disait-il,  à  nous  Français  du 
xviii*  siècle,  les  aventures  d'Agamemnon  ou  celles  d'Oreste? 
Qu'y  a-t-il  de  commun  entre  eux  et  nous?  Ce  sont  mes  sem- 
blables, mes  contemporains,  que  je  cherche  au  théâtre,  et 
non  les  êtres  d'exception  en  proie  à  des  passions  que  je  ne 
puis  comprendre  ni  partager.  » 

Il  a  prévu  et  prédit  les  pièces  à  thèses,  le  théâtre-tribune. 
Et  surtout  il  a  prêché  la  vraisemblance,  le  respect  et  le  souci 
de  la  condition  de  chacun.  Il  voulut  mettre  en  pratique  les 
théories  de  son  Discours  sur  la  Poésie  Dramatique,  et  il  écri- 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  129 

vil  deux  faibles  comédies  morales  :  le  Fils  Naturel  qui  (ut 
joué  une  fois,  et  Le  Père  de  Famille  qui  eut  un  succès  de  mou- 
choirs. Il  y  fut  réaliste,  louchant,  éloquent,  y  apporta  de 
belles  qualités  de  dialogue,  et  contribua  ainsi  pour  sa  part 
à  la  grande  révolution  dramatique,  qui  a  marqué  dans  Ihis- 
loire  du  théâtre  la  part  du  xviii®  siècle. 

Sa  correspondance  volumineuse  est  précieuse,  vive,  pit- 
toresque prime-sautière,  et  i^s  lettres  à  Mlle  Voland,  son 
amie,  —  de  vrais  et  piquants  mémoires,  —  et  celles  à  Mlle  Jo- 
din,  et  tant  d'autres  à  Voltaire,  Rousseau,  Buffon,  Mme  d'Epi- 
nay,  —  mettez  tous  les  noms  des  gens  d'esprit  et  de  goût  de  ce 
temps-là. 

Jacques  le  Fataliste,  est  un  tissu  d'épisodes  intéressants, 
pleins  de  vie  et  de  réalisme,  parmi  lesquels  il  faut  distinguer 
l'histoire  de  Mme  de  la  Pommeraye,  une  vengeance  de  maî- 
tresse délaissée  qui  fait  épouser  une  fille  à  son  amant. 

Les  Deux  Amis  de  Dourbonne,  est  un  tableau  charmant 
d'une  amitié  vraie,  récit  dramatique  de  contrebandiers  dé- 
voués l'un  à  l'autre. 

En  1764,  Grimm  pria  Diderot  de  faire  les  Salons  dans  la 
Correspondance  littéraire. 

C'était  créer  la  critique  d'art  qui  existait  à  peine. 

Le  chapitre  de  la  critique  artistique  d'alors  est  assez  court. 
Watelet  avait  fait  quelques  traités  ;  Sébastien  Bourdon  a  étu- 
dié la  lumière  aux  différentes  heures  du  jour  ;  Oudry  a  écrit 
sur  les  Valeurs  en  art  ;  Félibien  a  réuni  les  conférences  de 
l'Académie  de  Peinture.  Les  musées  n'existaient  pas.  On  con- 
naissait, on  admirait  même,  mais  sans  en  écrire,  les  toiles  pen- 
dues dans  les  églises  ;  les  collections  privées  étaient  difficile- 
^^i  accessibles.  Diderot  était  très  ignorant  de  l'histoire  de 
1^1  ;  il  cite  au  hasard  et  dans  un  étrange  mélange  les  noms 
^  peintres  d'autrefois. 

H  n'ignore  pas  moins  la  technique  ;  il  n'a  pas  mis  le  pouce 
dans  la  palette.  Il  dramatise  ce  qu'il  voit;  il  parle  de  peinture 
^û  littérateur,  il  en  exprime  l'émotion,  le  sentiment,  le  ro- 
"^an  ;  il  lui  faut  un  sujet  avec  des  personnages,  dont  il  imagiac 
et  retrace  la  biographie  et  les  ennuis  ou  les  plaisirs.  Il  eut  des 
idées  justes,  se  fit  une  éducation  en  allant  chez  les  peintres 

9 


k. 


130  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRATNÇAISE 

causer  avec  eux  de  leurs  œuvres  en  cours,  et  émit  des  pré- 
ceptes sages  : 

((  —  Voici  ma  règle:  je  m'arrête  devant  un  morceau  de  pein- 
ture ;  si  la  première  sensation  que  j'en  reçois  va  toujours  en 
s'affaiblissanf ,  je  \e  laisse  ;  si,  au  contraire,  plus  je  le  regarde, 
plus  il  me  captive,  si  je  ne  le  quitte  qu'à  regret,  s'il  me  rap- 
pelle, quand  je  Tai  quitté,  je  le  prends.  » 

Il  inclina  fortement  l'art  vers  la  vérité,  et  ses  conseils  fu- 
rent bons  et  utiles. 

<c  —  Allez-vous-en  à  la  guinguette  et  vous  y  verrai:  l'action 
vraie  de  l'homme  en  colère!  Cherchez  des  scènes  publiques; 
soyez  observateur  dans  les  rues,  dans  les  jardins,  dans  les 
marchés,  dansles  maisons,  et  vous  y  prendrez  des  idées  justes 
du  vrai  mouvement  dans  les  actions  de  la  vie.  Autre  chose 
est  une  attitude,  autre  chose  une  action.  Toute  attitude  est 
fausse  et  petite  ;  toute  action  est  belle  et  vraie.  » 

Que  l'artiste  songe  à  l'avenir  et  à  la  postérité  : 

«  —  Si  j'avais  dit  au  Guide  :  «  Tu  as  beau  cabaler,  tu  n'em- 
pêcheras pas  que  le  Dominiquin  ne  soit  connu  pour  ce  qu'il 
est  »,  pourquoi  n'aurait-il  pas  répondu  :  a  Mais  alors  je  n'y 
serai  plus  et  je  m'en  f . . .  !  »  Pas  un  méchant  qui  ne  doive  par- 
ler ainsi  ;  pas  un  homme  de  bien  qui  puisse  l'écouter  sans 
honneur.  C'est  toujours  le  proverbe  :  Après  moi  le  déluge^  (ui 
n'a  été  fait  que  pour  les  âmes  petites,  mesquines  et  person- 
nelles. » 

Il  ne  doit  pas  être,  intéressé. 

<(  —  Il  faut  à  l'artiste  la  verve,  le  feu  sacré,  le  tison  de  Pro- 
mélhée,  le  d('^mon  de  l'inspiration  ;  alors  on  verserait  des 
sacs  d'or  à  ses  pieds  qu'on  ne  le  toucherait  pas,  parce  que 
l'or  n'est  pas  sa  véritable  récompense.  » 

Il  fait  un  juste  procès  au  modèle  d'atelier  : 

«  —  Toutes  ces  actions  froidemenl  et  gauchement  expri- 
mées par  un  pauvre  diable,  et  toujours  par  le  même  pauvre 
diable,  payé  pour  venir  trois  fois  la  semaine  se  déshabiller  et  se 
faire  mannequiner  par  un  professeur  :  qu'ont  de  commun  ces 
actions,  ces  positions  avec  les  positions  et  les  actions  de  la  na- 
ture? Qu'ont  de  commun  l'homme  qui  tire  de  Teau  dans  le 
puits  de  votre  cour  et  celui  qui,  n'ayant  pas  le  même  fardeau 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  131 

à  tirer,  simule  gauchement  celle  action,  avec  les  deux  bras  en 
baut,  sur  Testrade  de  Técole.  Qu*a  de  commua  ce  lutteur 
d'école  avec  celui  de  mon  carrefour  ?» 

Sur  le  nu,  le  retroussé,  la  sculpture,  le  dessin,  la  cou- 
leur, la  composition,  il  a  des  pages  qui  sont  encore  vraies, 
délicales,  bien  pensées.  Il  savait  reprocher  ^  Boucher  d*avoir 
Ignoré  la  nature.  Chardin  et  Greuze  l'ont  enchanté  par  leur 
air  de  vérité.  S'il  a  manqué  de  science  historique  et  de  tech- 
nique, il  a  jugé  avec  sa  sensibilité,  et  celle-ci  était  si  délicate 
et  si  impressionnable  qu'elle  a  fait  de  lui  un  de  nos  meilleurs 
critiques  d'art. 

La  gêne  le  força  de  vendre  ses  livres,  Catherine  de  Russie 
les  lui  acheta,  et  lui  en  laissa  Tusufruit  et  l'usage.  Il  a  conté 
ce  trait  dans  une  de  ses  lettres: 

«  —  La  difficulté  de  pourvoir  aux  besoins  de  la  vie  et  Tim- 
possibilité  de  pourvoir  à  l'éducation  d'un  enfant  avec  une  for- 
tune aussi  bornée  que  la  mienne,  avaient  enfin  déterminé  le 
père  et  Tépoux  à  dépouiller  l'homme  de  lettres  de  ses  livres. 
U  y  avait  longtemps  que  je  cherchais  parmi  mes  «oncitoyens 
quelqu'un  qui  voulût  les  acquérir,  lorsqu'on  en  a  iait  la  j)ro- 
position  à  l'impératrice  de  Russie  qui  a  accepté  ma  biblio- 
thèque et  qui  m'en  a  fait  délivrer  le  prix  à  condition  que  j'en 
resterais  le  dépositaire...  » 

Calherine,  non  contente  de  lui  laisser  ses  livres,  lui  lit  une 
pension  annuelle  de  1.000  francs,  et  lui  paya  rin<iuante  années 
d'avance. 

B  partit  pour  aller  l'en  remercier  (1773).  Louis  XV  en  parla 
un  soir  chez  la  Dubarry: 

«  —  Que  va-t-il  faire  là-bas?  dit-il.  Je  ne  le  croyais  pas 
»sez  riche  pour  entreprendre  un  pareil  voyagr.  —  H  n'y  va  |>as 
de  ses  deniers,  répondit  le  prince  de  Soubise  ;  c'est  Sa  Ma- 
jesté Timpératrice  qui  paye  les  frais.  —  Que  veut  donc  de  lui 
l'impératrice?  Vous  ne  m'avez  point  parlé  de  cela,  M.  d'Ai- 
guillon. —  Sire,  je  n'ai  rien  vu  de  diplomatique  dans  ce 
voyage.  » 

«  Louis  XV  mécontent  poursuivit:  «  Diderot  est  l'ambassa- 
deur de  la  clique  des  philosophes  qui  va  réjouii'  l'étranger  à 
mes  dépens  ;  il  n'a  jamais  mis  le  pied  au  château,  et  il  racon- 


132  HISTOIRE  DE  lA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

tera  cent  horreurs  de  ma  vie  privée  ;  il  dira  du  mal  de  moi 
lorsqu'il  verra  qu'on  a  du  plaisir  à  en  entendre  dire...  »  Le 
duc  de  Duras  dit  qu'il  fallait  empêcher  Diderot  d'aller  en 
Russie.  La  Vrillière  était  prêt  à  expédier  une  lettre  de  ca- 
chet. Louis  XV  lui  dit  :  «  Gardez-vous-en  bien,  vous  me  brouU- 
leriez  à  mort  avec  l'impératrice  :  elle  désire  Diderot  ;  eh  bien 
qu'il  parte.  Ces  souverains  étrangers  ont  aujourd'hui  la  rage 
de  prendre  en  France  nos  objets  de  mode  et  nos  gens  de 
lettres  ;  passe  pour  les  premiers,  mais  les  seconds  ! . . .  Qu'il 
aille  donc  en  Russie,  mais  tant  que  je  vivrai,  ce  Diderot  n'en- 
trera pas  à  l'Académie  ;  je  n'y  veux  plus  de  philosophes, 
d'athées  ;  il  y  en  a  déjà  assez  comme  cela.  » 

Un  de  ses  amis  a  conté  ce  départ  : 

((  —  La  veille  de  son  départ,  j'allai  recevoir  ses  adieux.  II 
accourut,  me  mena  dans  son  cabinet,  les  larmes  aux  veux. 
Là,  d'une  voix  étouffée  par  les  sanglots,  il  me  dit  :  «  Vous 
voyez  un  homme  au  désespoir  !  Je  viens  de  subir  la  scène  la 
plus  cruelle  pour  un  père  et  pour  un  époux.  Ma  femme... 
Ma  fille...  Ah!  comment  me  séparer  d'elles  après  avoir  vu 
leur  douleur  déchirante  !  Nous  étions  à  table,  moi  entre  elles 
deux  :  point  d'étrangers,  comme  vous  pensez  bien.  Je  vou- 
lais leur  donner,  et  ne  donner  qu'à  elles,  ces  derniers  mo- 
ments. Quel  dîner,  quel  spectacle  de  désolation  !  jamais  on  ne 
verra  rien  de  pareil  dans  l'intérieur  du  foyer  domestique.  Nous 
ne  pouvions  ni  parler,  ni  manger  :  notre  désespoir  nous  suCfo- 
(juait.  Ah  !  mon  ami,  qu'il  est  doux  d'être  aimé  par  des  êtres 
si  tendres,  mais  qu'il  est  affreux  de  les  quitter  !  Non,  je  n'au- 
rai point  cet  abominable  courage.  Qu'est-ce  que  les  cajoleries 
de  la  grandeur  auprès  des  épanchements  de  la  nature?  je 
reste,  j'y  suis  décidé  ;  je  n'abandonnerai  pas  ma  femme  et  ma 
fille  ;  je  ne  serai  pas  leur  bourreau  :  car,  mon  ami,  voyez- 
vous  bien,  mon  départ  leur  donnerait  la  mort.  » 

«  Et  le  philosophe  me  couvrait  de  ses  larmes  qui  commen- 
çaient à  m'altendrir.  lors(|ue  nous  vîmes  entrer  Mme  Diderot, 
et  la  scène  changea.  Il  me  semble  qu'elle  est  encore  là  sous 
mes  yeux,  cette  femme  impayable,  avec  son  petit  bonnet,  sa 
robe  à  plis,  sa  figure  bourgeoise,  ses  poings  sur  les  côtés  et 
sa  voix  criarde  : 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  133 

—  «  Eh  bien,  eh  bien!  monsieur  Diderot,  que  faites-vous  là? 
Vous  perdez  votre  temps  à  conter  des  balivernes,  et  vos  pa- 
quets, vous  les  oubliez.  \'ous  -devez  pourtant  partir  de  grand 
malin;  mais  bon!  Vous  êles  toujours  occupé  à  faire  des  phrases 
éternelles,  et  les  affaires  deviennent  ce  qu'elles  peuvent.  Voilà 
ce  que  c'est  aussi  que  d'être  allé  dîner  dehors  au  lieu  de  res- 
ter en  famille.  Vous  aviez  tant  promis  de  n'en  rien  faire!  mais 
tout  te  monde  vous  possède,  excepté  nous.  Ah  !  quel  homme  ! 
quel  homme  !  » 

«  Cette  petite  tempête  de  ménage  survenue  à  propos  pour 
éteindre  le  feu  d'artifice  tiré  par  mon  cher  ami,  excita  en  moi 
une  hilarité  difficile  à  décrire,  j'ignore  comment  se  termina  la 
fête,  car  je  m'enfuis  sans  attendre  le  bouquet. 

«  Le  lendemain,  j'appris  sans  étonnement  que  l'infortuné 
avait  quitté  Paris,  avec  une  héroïque  résignation,  et  oue  la 
famiUe  ne  s'était  jamais  mieux  portée.  » 

C'était  en  mai  1773.  Il  arriva  à  Pétersbourg  en  octobre  II 
comptait  avoir  une  audience,  remercier  et  repartir.  Il  resta 
six  mois.  Chaque  jour  il  avait  un  long  entretien  avec  l'impé- 
ratrice. Le  soir,  il  rédigeait  ses  notes  et  ses  souvenirs.  Cathe- 
rine était  enchantée  de  lui  et  de  Grinmi  :  «  Je  leur  parlerais 
toute  ma  vie  sans  me  lasser  »,  disait-elle.  Elle  savait  mettre 
la  conversation  sur  le  ton  d'une  familiarité  élevée.  Ils  avaient 
des  discussions  échauffées,  et  quelquefois  la  czarine  brisait  là 
avec  douceur  : 

«  Vous  voilà  trop  échauffé  pour  avoir  raison  ;  vous  avez  la 
Wtevive  ;  moi  je  l'ai  chaude,  arrêtons-nous,  nous  ne  saurions 
plus  ce  que  nous  dirions.  —  Avec  cette  différence,  répliqua 
Diderot,  que  vous  pourriez  dire  tout  ce  qu'il  vous  plairait  sans 

• 

inconvénient,  et  que  moi  je  pourrais  vous  manquer.  —  Oh  !  fi 
donc  !  reprit  la  czarine,  est-ce  qu'il  y  a  quelque  diUérence  entre 
^  hommes  ?  » 

Diderot  gesticulait,  tapait  sur  la  table,  et  même  sur  les 
cuisses  impériales. 

«  —  Votre  Diderot,  écrivait  Catherine  à  Mme  Geoffrin,  est 
un  homme  bien  extraordinaire  :  je  ne  me  tire  pas  de  mes 
entretiens  avec  lui  sans  avoir  les  cuisses  meurtries  et  toutes 

_    ■ 

^^res;  j'ai  été  obligée  de  mettre  une  table  entre  lui  et  moi, 


134  HCSTOIRE  DE  L.\  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

l)Our  me  mettre,  moi  et  mes  membres,  à  l'abri  de  ses  gesticula 
tioiîs.  » 

Quelle  aimable  figure  d'impératrice  qui  sait  descendre  ci 
son  trône,  qui  reçoit  et  met  à  l'aise  un  pauvre  auteur  comn: 
Diderot,  et  qui  entretient  une  correspondance  avec  Mme  Geo 
Irin  comme  une  simple  bourgeoise  du  faubourg  Saini-H< 
iioré!  Elle  écouta  le  réformateur,  l'approuva,  mais  ne  change 
rien  pour  lui  à  son  gouvernement . 

«  —  Si  je  lavais  cru,  tout  aurait  été  bouleversé  dans  me 
empire,  administration,  polilitiue.  finances,  j'aurais  tout  rei 
versé  pour  y  substituer  ses  tlu'Oiies  ». 

Elle  lui  expliquait  sagement  et  de  façon  piquante  : 

((  —  Vous  oubliez,  dans  vos  plans  de  rétonne,  la  différenc 
de  nos  deux  positions  ;  vous,  vous  ne  travaillez  que  sur  1 
papier  qui  souffre  tout  ;  tandis  que  moi,  pauvre  impératrice 
je  travaille  sur  la  peau  humaine  qui  est  autrement  irritable  i 
chatouilleuse.  » 

Diderot  s'employa  durant  son  séjour  à  sceller  une  alliant 
franco-russe  qui  détacha  la  Russie  de  la  Prusse.  Ses  pla 
doyers  contribuèrent  à  ce  résultat,  qui  était  un  heureux  pr 
cèdent. 

Il  fallut  partir.  L'impératrice  lui  donna  son  portrait,  et  u 
guide  chargé  de  tout  payer.  Il  s'arrêta  en  Allemagne,  en  Ho 
lande,  et  arriva  à  Paris  en  octobre  1774.  Il  rapportait  à  s 
leiiiQie  une  belle  pelisse  et  un  manchon.  On  le  trouva  maigr 
Le  froid  de  là-bas  avait  atteint  les  poumons.  Il  se  remit  a 
travail;  tous  les  jours  à  cinq  heures,  il  allait  flûner  au  Palai 
lioyal  ou  au  café.  Puis  la  toux  devenant  plus  acre,  il  falh 
changer  d'air:  il  alla  à  Sèvres.  A  Paris,  il  habitait  au  coin  de 
rue  Taranne  et  de  la  rue  Saint-Benoît,  au  quatrième  étag< 
ses  livres  étaient  au  cinquième.  Catherine  le  sachant  si  m. 
logé  lui  offrit  un  bel  appartement  rue  Richelieu. 

En  juillet  1784,  il  alla  plus  mal.  Un  prêtre  vint;  il  le  reçi 
de  façon  affable.  Le  30  juillet,  il  se  leva  encore,   déjeuna 
table,  fort  peu,  avec  sa  femme,  sa  fille  et  son  gendre:  il  fit  u 
soupir,  et  sa  tête  se   penclia:  il  était  mort.  11  fut  enterré  dar 
la  chapelle  de  la  Vierge  à  Saint-Roch  :  il  y  est  encore. 

Il  laissait  un  nom  brillant,  sinon  solide:  il  a  incarné  se 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  133 

époque,  et  U  lient  un  des  premiers  rangs  pamii  les  ancôlres 
qui  ont  transformé  là  société,  et  ont  fait  la  nôtre.  Il  fut  de 
ceux  qui  ont  émancipé  l'esprit,  proclamé  la  liberté  et  ruiné 
rintolérance  ;  de  ceux  qui  ont  exercé  la  haine  du  fanatisme, 
rhorreui'  de  l'esclavage  et  des  privilèges,  l'estime  pour  le  tra- 
vail, le  respect  de  la  vie,  la  foi  dans  la  perfectibilité  hu- 
maine et  dans  le  progrès,  la  reconnaissance  du  droit  de  se 
gouverner  pour  le.s  citoyens  et  pour  les  peuples,  l'enthou- 
siasme pour  les  idées,  le  goût  du  beau,  le  souci  de  la  dignité 
personnelle,  l'esprit,  la  grâce,  la  bonté,  et  la  fraternité. 

Quelques  encyclopédistes  méritent  d'être  mis  à  parf,  sur- 
tout d'Alembert  (1). 

Le  17  novembre  1717,  sur  les  marches  du  baptistère  de 
Notre-Dame  de  Paris,  un  enfant  abandonné  vagissait  dans 
ses  langes.  Le  fonctionnaire  de  la  police  l'envoya  en  noiu*- 
rice  à  Crémerj'.  La  mère,  Mme  de  Tencin,  chanoinesse,  ne 
souhaita  qu'une  chose,  c'est  que  l'enfant  de  sa  faule  ne  fît 
jamais  parler  de  lui.  Elle  était  mal  tombée  :  son  fils,  c'était 
d'Alembert.  Le  père,  un  général  d'artillerie,  ne  cessa  de  le 
surveiller  de  loin.  La  noun^ice,  Mme  Rousseau,  fut  très  dé- 
vouée. Le  petit  Jean,  —  ce  fut  son  prénom,  son  nom  fut 
Le  Rond  —  se  fit  remarquer  pendant  ses  études,  par  la  viva- 
cité de  son  intelligence.  Mme  Suard  a  fait  un  récit  exact  et 
bien  connu,  qu'il  faut  ici  relire  : 

«  M.  d'AlemberF  m'a  dit  que  sa  nourrice  l'avait  reçu  avec 
une  tête  pas  plus  grosse  qu'une  pomme  ordinaire,  des  mains 
comme  des  fuseaux,  terminées  par  des  doigts  aussi  menus 
que  des  aiguilles. 

«  Son  père  l'emporta  bien  enveloppé  dans  son  carrosse,  et 
parcourut  tout  Paris  pour  lui  donner  une  nourrice;  mais  au- 
cune ne  voulait  se  charger  d'un  enfant  qui  paraissait  au  mo- 
ment de  rendre  son  dernier  souffle.  Enfin  il  arriva  chez  cette 
bonne  Mme  Rousseau,  qui  touchée  de  pitié  pour  ce  pau\Te 
petit  être,  consentit  à  s'en  charger  et  promit  au  père  qu'elle 

♦1)  i7n-i":8«. 


\ 


136  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

ferait  tout  ce  qui  dépendrait  d  elle  pour  le  lui  conserver  :  elle 
y  parvint  à  force  de  soins,  et  ceux  qui  ont  connu  d'Alembert 
ont  été  témoins  de  la  tendresse  qu^il  a  conservée  pour  cette 
excellente  femme,  qui  s'est  montrée  sa  véritable  mère.  II  est 
resté  auorès  d'elle  jusqu'à  l'âge  de  cinquante  ans,  et,  lors- 
qu'il alla  vivre  auprès  de  Mlle  de  l'Espinasse,  il  allait  sans 
cesse  chercher  sa  chère  nourrice,  la  consoler  de  ses  peines, 
faire  des  caresses  à  ses  petits-enfants  et  la  laissait  heureuse 
d'avoir  un  tel  fils. 

«  Son  père  le  voyait  souvent,  et  s'amusait  beaucoup,  m'a 
dit  d'Alembert,  de  ses  gentillesses  et  bientôt  de  ses  réponses, 
qui  annonçaient  dès  Tâge  de  cinq  ans,  une  intelligence  peu 
commune  ;  il  allait  en  pension,  et  son  maître  était  enchanté  de 
son  esprit. 

«  Un  jour,  M.  Destouches,  qui  en  parlait  sans  cesse  à  Mme  de 
Tencin,  obtint  d'elle  qu'elle  l'accompagnerait  où  il  l'avait 
placé,  et  par  les  caresses  et  les  questions  qu'il  adressa  à  son 
fils,  en  tira  beaucoup  de  réponses  qui  le  divertirent  et  l'in- 
téressèrenl:  «  Avouez,  madame,  dit  M.  Destouches  à  Mme  de 
«  Tencin,  qui  eût  été  bien  dommage  que  cet  aimable  enfant 
«  eût  été  abandonné.  » 

«  D'Alembert,  qui  avait  alors  sept  ans,  se  souvenait  par- 
faitement de  cette  visite  et  de  la  réponse  de  Mme  de  Tencin, 
qui  se  leva  à  l'instant  en  disant  :  «  Partons,  car  je  vois  qu'il 
ne  fait  pas  bon  ici  pour  moi.» 

«  M.  Destouches,  en  mourant,  recommanda  d'Alembert  à  sa 
famille,  qui  jamais  ne  l'a  perdu  de  vue. 

«  Quand  j'ai  connu  d'Alembert,  ajoute  Mme  Suard,  il  allait 
encore  dîner  avec  le  neveu  et  la  nièce  de  son  père  une  fais 
par  semaine,  il  était  toujours  reçu  avec  autant  d'égards  que 
d'estime  et  d'amitié. 

«  En  me  mettant  si  avant  dans  sa  confidence,  d'Alembert 
m'autorisa  à  lui  demander  s'il  était  vrai  que  Mme  de  Tencin 
lui  eût  fait  dire  par  un  ami,  quand  il  eut  acquis  une  grande 
célébrité  qu'elle  serait  charmée  de  le  voir  :  «  Jamais,  m'a-t-ii 
«  dit,  elle  ne  m'a  rien  fait  dire  de  semblable.  —  Cependant, 
«  monsieur,  on  vous  prête  dans  cette  occasion  une  réponse 
«  très  fière  à  une  mère  qui,  juçqu'à  votre  célébrité  ne  vous 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  137 

"  avait  pas  donné  signe  de  vie  ;  et  j'ai  entendu  bien  des  per- 
<c  sonnes  applaudir  à  votre  refus  comme  à  un  juste  ressen- 
«  timent.  —  Ah  !  me  dit-il,  jamais  je  ne  me  serais  refusé  aux 
c<  embrassements  d'une  mère  qui  m'aurait  réclamé  ;  il  m'eût 
«  été  trop  doux  de  la  recouvrer.  » 

«  Quand  Mme  de  Tencin  mourut,  elle  laissa  tout  son  bien 
à  Astuc  son  médecin.  On  prétendit  que  c'était  un  fidéicommis 
et  que  le  bien  devait  passer  à  d'Alembert,  mais  il  n'en  a  ja- 
mais rien  reçu  ;  il  disait  qu'elle  aimait  beaucoup  Astuc,  et 
que  quant  à  lui,  il  était  bien  sûr  qu'elle  n'avait  pas  plus 
pensé  à  lui  à  sa  mort  que  pendant  sa  vie.  » 

La  famille  voulait  qu'il  s'appelât  Daremberg.  Il  tenait  à 
Le  Rond.  A  21  ans,  il  choisit  le  nom  de  d'Alembert  ;  une  soi  le 
de  compromis.  Il  fut  avocat,  lut  des  livres  jansénistes,  et  se 
tourna  d'instinct  vers  les  mathématiques,  dont  il  devait  dire 
plus  tard  : 

—  Elles  ont  été  pour  moi  une  maîtresse. 

Il  fît  des  communications  à  l'Académie  des  Sciences,  qui 
le  remercia  en  le  nommant  membre  adjoint.  Il  avait  vingt- 
quatre  ans.  Il  en  devint  membre  en  1765.  Son  traité  de  dyna- 
mique l'avait  mis  dès  1743  au  rang  des  premiers  géomètres 
de  l'Europe.  L'Académie  de  Berlin  le  couronna  en  174G.  Les 
vents,  la  mécanique  céleste,  les  cordes  vibrantes  et  vingt  au- 
tres sujets  lui  furent  des  occasions  de  triomphes  scientifiques. 
Sa  correspondance  avec  Lagrange  est  remarquable.  Cepen- 
dant il  écrivait  mal  en  parlant  des  sciences.  II  les  savait  bien 
et  les  expliquait  médiocrement,  au  contraire  de  Diderot  qui 
les  expliquait  galamment  et  ne  les  savait  pas. 

Gilbert  a  défini  d'Alembeil  a  un  écrivain  qui  se  croit  un 
grand  homme  et  fit  une  préface  ».  C'est  la  fameuse  Prélace 
à  l'Encyclopédie,  le  Discours  sur  les  Progrès  de  VEsprit  Hu- 
main, 

II  y  exposa  avec  une  netteté  vigoureuse  l'ordre  dans  lequel 
sont  nées  les  différentes  parties  du  savoir,  puis  il  fait  le  ta- 
bleau historique  dû  progrès  depuis  la  Renaissance.  Dans  la 
première  partie,  ce  ne  sont  qu'hypothèses  auxquelles  il  croit 
peu  lui-même;  et  le  moyen  qu'il  en  fût  autrement  ?  Il  disait  plus 
tard  : 


138  HISTOIRE   DE   LA   UTTÉRATIRE   FRA^ÇAISE 

a  Quand  je  me  perds  dans  mes  réflexions  à  ce  sujet,  ce  qui 
marrive  toutes  les  fois  que  j'y  pense,  je  suis  tenté  de  croire 
que  tout  ce  que  nous  voyons  n'est  qu'un  phénomène  qui  n'a 
rien,  hors  de  nous,  de  semblable  à  ce  que  nous  imaginons, 
et  j'en  reviens  toujours  à  la  question  du  roi  indien:  «  Pour- 
quoi y  a-t-il  quelque  chose?  »  C'était  devancer  Kant  que 
poser  ainsi  le  problème  du  moi  et  du  non-moi. 

J.a  partie  la  meilleure  du  discours  est  le  tableau  de  la 
marche  de  l'esprit  depuis  la  Renaissance.  C'est  de  forte  pensée 
et  de  très  beau  style: 

«  Les  chefs-d'œuvre  que  les  anciens  nous  avaient  laissée 
dans  presque  tous  les  genres,  avaient  été  oubliés  pendant 
douze  siècles.  Les  principes  des  arts  et  des  sciences  étaient 
perdus,  parce  que  le  beau  et  le  vrai,  qui  semblent  se  mon- 
trer de  toutes  parts  aux  hommes,  ne  les  frappent  guère  ù 
moins  qu'ils  ne  soient  avertis.  C^  n'est  pas  que  ces  temps  mal- 
heureux aient  été  plus  stériles  que  d'autres  en  génies  rares. 
La  nature  est  toujours  la  morne;  mais  que  pouvaient  faire 
ces  grands  hommes  semés  de  loin  en  loin,  comme  ils  le  sont 
toujours,  occupés  d'objets  différents  et  abandonnés  sans  cul- 
ture à  leurs  lumières  ? 

((  Les  idées  qu'on  acquiert  par  la  lecture  et  par  la  société 
sont  le  germe  de  presque  toutes  les  découvertes. 

<(  C'est  un  air  que  l'on  respire  sans  y  penser  et  auquel  on 
doit  la  vie  ;  les  hommes  dont  nous  parlons  étaient  privés  d'un 
tel  secours.  » 

Ses  jugements  littéraires  sont  contestables.  Il  n'a  pas  com- 
pris Ronsard,  et  il  a  oublié  Marot.  Il  a  écrit  sur  Malherbe  une 
])age  élo(|uente.  Il  rend  justice  aux  savants  anglais.  Jamais 
il  n'a  mieux  montré  la  profondeur  et  la  vigueur  de  sa  pensée. 

Il  collabora  abondamment  au  recueil  lui-même.  Son  ar- 
ticle sur  Genève,  où  il  regrette  que  celte  ville  proscrive  le 
théâtre,  fît  grand  bruit.  11  disait  : 

'(  —  On  ne  souffla  pas,  à  Genève,  de  couiédie  :  ce  n'est  pas 
que  l'on  y  désapprouve  les  spectacles  en  eux-mêmes,  mais  on 
craint,  dit-on,  le  goût  de  parure,  de  dissipation  et  de  liberti- 
nage que  les  troupes  de  comédiens  répandent  parmi  la  jeu- 
nesse. Cependant  ne  serait-il  pas  possible  de  remédier  à  cet 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  139 

inconvénient  par  des  lois  sévères  et  bien  exécutées  sur  la  con- 
duite des  comédiens?  Par  ce  moyen,  Cienève  aurait  des  spec- 
tacles et  des  mœurs,  et  jouirait  de  l'avantage  des  uns  et  des 
autres  ;  les  représentations  théâtrales  formeraient  le  goût  des 
citoyens,  et  leur  donneraient  une  finesse  de  tact,  une  délica- 
tesse de  sentiment  qu'il  est  diiOTicile  d'acquérir  sans  ces  leçons. 

(c  La  lillérature  en  profiterait  sans  que  le  libeiiinage  fît  des 
progrès.  Genève  réunirait  à  la  sagesse  de  Lacedémone  la 
politesse  d'Athènes.  » 

J.-J.  Rousseau  répondit  sur  le  mode  pathétique  dans  une 
Lettre  à  dAlembert^  qui  est  un  livre  :  ce  fut  une  grosse  que- 
relle. 

Les  difficultés  créées  par  le  gouvernement  aux  éditeurs  de 
l'Encyclopédie  le  dégoûtèrent  de  l'entreprise  ;  il  se  retira  en 
1759,  et  laissa  Diderot  terminer  seul  le  monument. 

Après  la  Prélace,  il  fut  célèbre.  Les  salons  s'ouvrirent.  Il 
alla  chez  le  président  Hénault,  chez  Mme  du  Deffand,  plut  à 
Voltaire,  à  Montesquieu,  au  comte  des  Allcurs.  11  affecta  de 
ne  pas  songer  à  l'Académie  Française,  de  ne  vouloir  rien 
faire  pour  y  arriver. 

a  —  J'en  serai,  si  on  m'en  met.  » 

Ses  amis,  et  surtout  Mme  du  Deffand,  «  l'en  mirent  »,  non 
sans  peine. 

Il  fallait  remplacer  Surian,  évoque  de  Vence.  D'Alembert 
avait  deux  concurrents:  M.  de  Boismont,  l'auteur  ignoré  d*un 
panégyrique  de  saint  Louis,  porté  candidat  par  la  duchesse 
de  Chaulnes  ;  et  aussi  l'illustre  Trublet,  qui  eut  trois  voix, 
Boismont  neuf,  d'Alembert  quatorze.  Que  faut-il  croire  de 
Taventure  de  Duclos  escamotant  quelques  boules  noires  qui 
eussent  nui  à  d'Alembert  ?  Les  mémoires  du  temps  s'accor- 
dent à  constater  que  sans  Duclos,  Boismont  juissaiL  Le  Dis- 
cours de  d'Alembert  fut  fort  applaudi.  Ce  fut  Grenel  qui  lui  ré- 
pondit, il  fit  presque  scandale,  ayant  à  propos  de  Surian 
hasardé  une  sortie,  à  la  façon  de  Boileau,  contre  «  les  pontifes 
agréables  et  profanes  »  qui  regardent  «  leur  résidence  natu- 
relle comme  un  exil  »,  et  viennent  «  promener  leur  inutilité 
parmi  les  écueils,  le  luxe  et  la  mollesse  de  la  capitale,  ramper  à 
la  cour,  et  y  traîner  de  l'ambition  sans  talent,  de  l'intrigue 


140  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

sans  affaires,  et  de  rimportance  sans  crédit  ».  Ceci  dit  en 
pleine  séance  publique  jeta  un  froid. 

Par  la  suite,  d'Alembert  composa  nombre  d'éloges  qui  va- 
laient moins  par  le  style  ou  la  sobriçlé  que  par  la  mimique  et 
le  ton  de  la  lecture.  Il  avait  un  don  curieux, de  mimer,  d'imi- 
ter, de  parodier  les  types:  et  c'était  la  joie  des  salons.  Rôle 
bien  imprévu  pour  un  géomètre. 

Un  livre  sur  la  destruction  des  Jésuites  souleva  contre  lui 
des  tempêtes  et  lui  valut  les  noms  d'  «  hyène,  de  Philistin, 
d'Amorrhéen,  de  bête  puante,  de  Rabsacès  ». 

C'était  assez  pour  lui  valoir  les  sympathies  de  Frédéric  II, 
roi  de  Prusse,  qui  l'invita  à  venir  présider  son  académie.  Ce 
fut  longtemps  en  vain.  D'Alembert  avait  sa  fierté.  Il  ne  se  dé- 
cida que  plus  lard  à  aller  à  Berlin  où  il  se  lia  avec  le  grand 
savant  Euler.  Puis  il  revint  à  Paris,  où  Mlle  de  Lespinasse 
le  retint  et  le  garda  ;  il  refusa  l'invitation  de  Catherine  de 
Russie,  avec  qui  il  eut  une  correspondance  qui  les  honore 
tous  deux. 

J'ai  nommé  Mlle  de  Lespinasse,  célèbre  par  les  lettres  ten- 
dres qu'elle  a  laissées.  C'était  une  enfant  de  l'amour,  élevée 
pauvrement  à  Lyon  par  son  père,  détestée  par  sa  mère  et 
ses  sœurs,  qui  lui  volèrent  sa  part  d'héritage.  Elle  fut  dame 
de  compagnie,  i^marquée  par  Mme  du  Deffand  qui  se  l'atta- 
cha et  l'aima,  jusqu'au  jour  où  elle  s'aperçut  que  sa  demoi- 
selle de  compagnie  causait  trop  bien,  et  que  son  salon  deve- 
nait celui  de  Mlle  de  Lespinasse,  à  qui  venaient  tous  les 
hommages,  les  nouvelles,  les  bons  mots.  Elle  la  chassa.  Ses 
amis  firent  une  souscription  pour  la  malheureuse;  Mme  de 
Luxembourg  paya  le  mobilier  et  Mme  Geoffrin  lui  fil  une  rente 
viagère.  Ce  fut  la  guerre.  Il  fallut  choisir  entre  les  deux  salons. 
D'Alembert  suivit  Lespinasse,  sa  maîtresse.  Sans  être  belle, 
elle  était  très  recherchée,  et  elle  n'était  pas  cruelle,  dans  le 
même  temps,  pour  M.  de  Mora  ni  pour  M.  de  Guibert.  Elle 
fut  mêlée  dès  lors  à  tous  les  travaux  de  d'Alembert,  .à  ses  re- 
lations, à  sa  correspondance  ;  elle  fut  son  secrétaire,  sa  col- 
laboratrice, son  guide  parfois  en  matière  de  style,  car  elle 
était  très  éprise  du  beau  langage,  témoin  l'anecdote  que 
conte  Morellel  : 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  141 

«  Mlle  de  Lespinasse  aimait  avec  passion  les  hommes  d'es- 
prit, et  ne  négligeait  rien  pour  les  connaître  et  les  attirer  dans 
sa  société.  Elle  avait  désiré  vivement  voir  M.  de  Biiffon; 
Mme  Geoffrin,  s'élant  chargée  de  lui  procurer  ce  bonheur, 
avait  engagé  Buffon  à  venir  passer  la  soirée  chez  elle  ;  voilà 
Mlle  de  Lespinasse  aux  anges,  se  promettant  bien  d'observer 
cet  homme  célèbre  et  de  ne  rien  perdre  de  ce  qui  sortirait 
de  sa  bouche. 

«  La  conversation  ayant  commencé  de  la  part  de  Mlle  de 
Lespinasse  par  des  compliments  flatteurs  et  fins  comme  elle 
savait  les  faire,  on  vient  à  parler  de  Tart  d'écrire,  et  quelqu'un 
remarque  avec  éloge  combien  M.  de  Buffon  avait  su  réunir  la 
clarté  à  l'élévation  du  style,  réunion  difficile  et  rare.  «  Oh! 
diable!  »  dit  M.  de  Buffon,  la  tête  haute,  les  yeux  à  demi 
fermés  et  avec  un  air  moitié  niais,  moitié  inspiré  «  Oh  ! 
diable,  quand  il  est  question  de  clarifier  son  style,  c'est  une 
aulre  paire  de  manches.  » 

c<  A  ce  propos,  à  celte  comparaison  des  rues,  voilà  Mlle  de 
Lespinasse  qui  se  trouble,  sa  physionomie  s'altère,  elle  se 
renverse  sur  son  fauteuil,  répétant  entre  ses  dents:  une  autre 
paire  de  manches,  clarifier  son  style!  Elle  n'en  revint  pas  de 
toute  la  soirée.  »  ^ 

Ses  lettres  sont  brûlantes,  passionnées  ;  elle  y  fait  revivre 
ses  heures  de  tendresse,  avec  tant  de  charme  et  de  sincérité, 
que  ce  ne  sont  plus  ses  fautes,  ce  sont  celles  de  Famour. 
D'Alembert  souffrit  de  ses  trahisons,  mais  ne  l'aimait  pas 
moins.  II  lui  offrit  son  portrait  avec  ces  vers  : 

Kt  dites  quelquefois  on  voyuni  celte  inuigo  : 

De  tous  ceux  que  j'aimai  (jui  m'aima  comme  lui  ? 

Sa  mort  l'abîma  dans  une  douleur  profonde.  Il  mourut  à 
66  ans,  laissant  la  mémoire  d'un  esprit  distingué,  d'un  cœur 
généreux,  noble  et  bon,  d'un  savant  très  averti,  et  d'un  écri- 
vain dont  la  Préface  fera  longtemps  encore  l'honneur  et  la 
célébrité. 


142  HISTOIRE  DE  L4  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Un  autre  grand  savant  a  honoré  à  la  fois  les  lettres  et  les 
sciences.:  c'est  Buffon  (1). 

Au  mois  de  mai  1785,  Hcraull  de  Séchelles  alla  faire  visite 
à  Buffon,  dans  sa  propriété  de  Montbard,  tout  proche  Se- 
mur.  Il  aperçut  de  loin  la  tour  du  château  sur  la  colline,  arriva 
chez  le  grand  homme  et  tut  introduit  par  le  fils  —  qui  mourut 
sur  l'échafaud  en  1793,  comme  son  visiteur,  —  dans  le  salon 
orné  d'oiseaux  peints  à  Taquarelle.  La  porte  s'ouvrit  bientôt, 
et  Buffon  parut;  il  piit  son  temps  pour  se  retourner,  refeiiner 
l'huis,  méthodiquement  et  par  ondre^  avant  de  venir  saluer 
son  hôte.  Hérault  pensa  : 

—  Serait-ce  un  esprit  d'ordre  qui  met  dans  tout  la  même 
exactitude? 

Il  avança  majestueusement,  les  bras  ouverts.  Sa  figure  était 
noble  et  calme.  11  avait  soixante-dix-huit  ans,  il  en  paraissait 
soixante.  Il  venait  de  passer  seize  nuits  de  douleurs  atroces, 
atteint  d'une  crise  de  la  pierre,  et  il  était  cependant  frais 
comme  un  enfant,  tant  le  tempérament  élait  robuste.  Le  buste 
de  Houdon  le  rend  bien  au  vif  et  au  naturel.  Il  était  frisé, 
quoique  malade.  Chaque  jour  il  se  faisait  mettre  des  papil- 
lotes. Il  avait  une  robe  de  chambre  jaune  à  raies  blanches, 
parsemées  de  fleurs  bleues.  La  voix  était  forte,  pleine  de 
familiarité.  Quand  il  parlait,  ses  yeux  étaient  fort  mobiles  et 
ne  fixaient  rien.  11  avait  la  vue  basse.  11  était  vaniteux,  de 
bonne  foi.  Target  disait  : 

—  Voilà  un  homme  (jui  a  beaucoup  de  vanité  au  service  de 
son  orgueil. 

Le  domaine  était  vaste  et  la  vue  splendide.  Il  avait  des  vo- 
lières, des  fosses  à  lions,  à  ours.  Son  cabinet  de  travail  était 
dans  la  tour,  fermé  par  une  porte  verte  à  deux  battants,  voûté, 
avec  les  murs  peints  en  vert  et  ornés  de  figures  d'animaux. 
Le  sol  était  carrelé,  avec  un  tapis.  Un  canapé,  des  chaises 
de  cuir  noir,  un  casier,  une  table  composaient  Tameublement. 
Il  se  coiffait  d'une  toque  grise.  11  passait  à  Montbard  huit 
mois  par  an. 

Il  était  régulier,  ferme  dans  sa  volonté.  11  estimait  que  le 

(1)  1707-1788. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  14:^ 

génie  est  une  plus  grande  aptitude  à  la  patience.  Se  couchait- 
il  tard?  Il  se  faisait  réveiller  par  un  savoyard  qu'il  payait  d'une 
gratification,  lorsqu'il  l'avait  brutalement  secoué  de  son  som- 
meil par  les  épaules,  malgré  ses  récriminations  et  ses  me- 
naces. Le  réveil  était  toujours  à  cinq  heures  du  matin  ;  à  six 
heures,  il  était  au  travail  dans  sa  tour,  à  un  demi-quart  de 
lieue  de  la  maison.  Il  commençait  par  relire  et  corriger  ce 
qu'il  avait  fait  la  veille.  La  séance  de  travail  durait  jusqu'à 
une  heure,  qui  était  le  moment  du  déjeuner  et  du  délasse- 
ment. D  devenait  alors  gai,  polisson  même,  grossier  parfois. 
Ses  théories  sur  l'amour  étaient  triviales  et  basses,  et  indi- 
gnaient jusqu'à  Mme  de  Pompadour. 

Il  était  galant,  galantin  même,  et  il  aimait  la  société  des 
femmes.  Il  associait  la  galanterie  et  la  physique.  Pour  cal- 
culer le  refroidissement  de  la  terre,  il  employait  cinq  ou  six 
jolies  femmes,  leur  mettait  dans  les  mains  des  globes  de  dif- 
férentes matières  portés  à  la  même  température,  et  se  faisait 
rendre  compte  du  refroidissement  progressif  accusé  et  res- 
senti par  ces  peaux  délicates. 

Il  avait  pour  devise  :  Tout  ce  qui  ne  sert  pas  nuit.  Il  trou- 
vait toujours  quelque  chose  de  bon  dans  le  plus  médiocre 
ouvrage.  Il  ne  gardait  ni  papiers  ni  notes,  et  son  cabinet  de 
travail  était  nu  comme  une  cellule. 

L'après-midi,  il  recevait,  il  causait  librement. 

II  parlait  de  ses  travaux  avec  une  franche  fierté,'  vantant 
leur  perfection,  leur  mérite.  D  se  faisait  conter  la  menue 
chronique  scandaleuse  du  pays,  et  ne  s'occupait  qu'alors  de 
ses  affaires,  de  ses  gens,  des  quatre  cents  ouvriers  de  ses 
forges,  avec  la  gouvernante  dame  Blesseau,  ou  le  P.  Ignace, 
son  curé.  Il  était  marié  ;  il  avait  épousé  à  43  ans,  Mlle  de 
Saint-Belin,  âgée  de  20  ans. 

Il  s'entretenait  de  ses  livres,  de  ses  correspondants,  de 
(uestions  diverses;  il  disait  de  la  religion,  qu'il  en  faut  une 
our  le  peuple  ;  il    critiquait   le  style  des   grands  auteurs, 

n'admettait  pas  que  Racine  pût  dire:  «  Le  jour  n'est  pas  plus 

ir  que  le  fond  de  mon  cœur  )>,  parce  que  le  jour  et  un  fond 

se  peuvent  comparer.  Il  n'aimait  pas  les  vers  :  «  J'en  eusse 


144  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

fait  tout  comme  un  autre,  disait, -il,  si  la  raison  n'y  portait 
pas  des  fers.  »  Et  une  autre  fois  : 

«  —  Je  ne  suis  pas  poète,  ni  n'ai  voulu  Tétre,  mais  j'aime 
la  belle  poésie.  J'habite  la  campagne,  j'ai  des  iardins,  je  con- 
nais les  saisons  et  j'ai  vécu  bien  des  mois  ;  j'ai  donc  voulu  lire 
quelques-uns  de  ces  poèmes  si  vantés  des  Saisons,  des  Mois 
et  des  Jardins.  Aucun  d'eux  n'a  su,  je  ne  dis  pas  peindre  la 
nature,  mais  môme  présenter  un  seul  trait  caractérisé  de  ses 
beautés  les  plus  frappantes.  » 

Il  avait  le  sentiment  du  pittoresque,  de  la  nature,  de  la 
poésie. 

On  a  de  lui  ce  quatrain  galant  : 

■ 

Sur  vos  genoux,  ô  ma  belle  Eugénie, 
A  (le-i  couplets  je  songerais  eu  v<un.    / 
Le  sentiment  étouffe  le  génie. 
Et  le  pupitre  égaie  Téciivain. 

Il  attachait  une  grande  importance  au  costume  :  •<  L'habit 
fait  partie  do  nous-mêmes.  >»  déclarait-il.  Et  il  voulait  que  ses 
paysans  le  vissent  toujours  en  habit  très  brodé. 

—  Je  ne  puis  travailler,  disait-il,  que  quand  je  me  sens 
bien  propre  et  bien  arrangé. 

Il  savait  par  cœur  presque  toute  son  œuvre.  Il  s'en  faisait 
souvent  lire  ses  pages  préférées,  le  discours  du  premier 
homme  quand  il  décrit  l'histoire  de  ses  sens,  le  désert  de  TAra- 
bie,  dans  le  chapitre  du  Chameau,  l'article  du  Kamichi.  Si  on 
lui  demandait  comment  il  était  devenu  célèbre,  il  répondait  : 

— •  En  passant  cinquante  ans  à  mon  bureau. 

Esprit  net,  il  généralisait,  il  simplifiait,  et  il  disait  à  Hé- 
rault de  Séchelles. 

— Pourquoi  avez-vous  deux  noms  ?  Il  n'en  faut  qu'un. 

Hérault  a  consigné  tous  ces  détails  dans  sa  petite  relation 
ou  interview  de  Bulïon,  qui  y  apparaît  avec  une  physionomie 
assez  particulière  de  grand  et  solide  lutteur,  soulevant  lente- 
ment et  patiemment  le  poids  formidable  de  son  œuvre.  Com- 
plétons son  article  par  quelques  détails  encore. 

Louis  de  Buffon,  l'historien  fameux  de  la  nature,  appar- 
tenait  à  une  grande  et  riche  famille.  Son  père  vivait  avec 


HISTOIRE   DE  LA   LITTÉIt\TURE   FRANÇAISE  145 

faslc,  donnait  des  fêtes,  recevait  toute  la  haute  société  de  Di- 
jon. Louis  se  brouilla  avec  lui  lors  de  son  mariage,  et  exigea 
le  règlement  des  comptes.  Le  jugement  du  procès  lui  attribua 
la  terre  de  Montbard.  Le  père  et  le  fils  se  réconcilièrent  par 
la  suite,  et  Buffon,  à  la  mort  du  vieillard,  en  prononça  l'éloge 
à  TAcadémie  en  quelques  paroles  touchantes  mùlées  de  pleurs. 
Après  ses  études,  Buffon  entra  dans  la  vie  par  une  que- 
relle avec  un  Anglais  qu'il  tua  en  duel.  Il  se  sauva,  et  visita 
l'Italie,  où  il  rencontra  un  M.  Hinckmann,  qui  lui  communi- 
qua le  goût  des  sciences  naturelles.  Il  vit  aussi  la  Suisse,  et 
TAngleterre,  où  il  étudia  Haies  et  Newton.  A  son  retour,  ses 
premiers  travaux  furent  assez  remarqués  pour  qu'à  vingt-six 
ans  il  fut  appelé  à  TAcadémie  des  Sciences.  Le  roi  s'intéres- 
sait à  ses  expériences  en  grand  sur  les  déboisements,  et  mit 
à  sa  disposition  les  forêts  de  Marly  et  de  Saint-Germain.  En 
IT'iT,  il  refit  à  La  Muette  les  grands  miroirs  ardents  d'Archi- 
mède.   Il  incendiait  à  distance   des  maisons  qu'il  payait  le 
double   de  leur  valeur.    Il  faisait  construire   de    colossales 
sphères  de  bronze  pour  les  chauffer,  et  étudier  d'après  leur 
refroidissement,  les  lois  du  refroidissement  de  la  terre. 

Il  fut  nommé,  en  1739,  intendant  du  Jardin  du  Roi,  aujour- 
d'hui Jardin  des  Plantes. 

C'est  là  qu'il  conçut  et  exécuta  le  plan  de  sa  vaste  Histoire, 
Naturelle.  Il  en  publia  les  tomes  I  à  III  en  1719,  et  tous  lefi 
ans,  un  volume  nouveau  parut  régulièrement. 

Elu  membre  de  l'Académie  Française  en  1752,  il  renonça 
au  discours  d'usage  dans  lecjuel  on  devait  dévider  une  suite 
d'éloges  ;  il  choisit  et  traita  un  autre  sujet  :  ce  fut  le  Discours 
sur  le  style  dont  on  a  retenu  cet  adage  :  «  Le  style  est 
l'homme  même.  » 

Cependant  il  réorganisait  le  Jardin  du  Roi,  enrichissait, 
classait  avec  Daubenton  les  collections  cpie  leur  envoyaient 
de  tous  les  points  du  monde  les  souverains,  les  particuliers, 
les  savants,  les  voyageurs,  en  échange  du  titre  de  correspon- 
dants du  Jardin  du  Roi  et  du  Cabinet  d'Histoire  nalurelle.  Des 
pirates  ayant  trouvé,  dans  une  de  leurs  |)rises,  de^  caisses  à 
^0T\  adresse,  les  lui  (envoyèrent  sans  les  ouvrir,  tant  sa  ré- 
juitation  était  étendue. 

10 


14t)  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Il  donnait  au  Cabinet  d'Histoire  naturelle  les  cadeaux  per- 
sonnels qu'on  lui  faisait.  On  lui  disait: 

—  Et  votre  fils  ? 

—  Le  cabinet  du  roi  est  mon  fils  aîné,  répondait-il. 

Les  salles  devenant  trop  petites,  Butïon,  pour  gagner  de 
la  place  aux  collections,  abandonna  son  appartement,  et  loua 
une  maison  rue  des  Fossés-Saint-\'ittor.  Il  étendit  le  jardiu 
jusqu'à  la  Seine,  combla  le  lit  de  la  Bièvre,  s'agrandit  du 
côté  de  l'abbaye  de  Saint- Victor  dont  il  acheta  des  bâtiments, 
et  comme  les  moines  tardaient  à  en  sortir,  il  envoya  des  cou- 
vreurs ôter  les  tuiles  des  toits,  un  jour  «juil  pleuvait  à  flots.  • 

Il  fonda  des  chaires  d'enseignement,  avec  Fourcroy,  les 
frères  dé  Jussieu,  les  Daubenton,  ïhouin,  Lacépède,  pour 
professeurs.  Il  recevait  un  courrier  volumineux.  Les  souve- 
rains tenaient  à  honneur  d'être  en  correspondance  avec  liii. 

Il  était  en  bons  termes  avec  le  roi  (jui  lui  écrivait  : 

—  Envoyez-moi  un  chevreuil  de  Montbard... 
Or  il  ne  s'en  trouva  qu'une  moitié. 

Le  roi  rit,  et  lui  renvoya  une  moitié  de  pâté. 

Buffon»lut  le  Cygne  à  son  visiteur,  le  prince  Henri  de  Prusse, 
qui,  charmé,  lui  envoya  un  service  de  porcelaine  de  Saxe  au 
Cygne,  Buflon  le  léfijua  à  Aime  de  Xeoker. 

De  son  vivant,  il  vit  couroiuiei-  sun  buste  et  se  dresser  îsa 
statue,  par  Pajou. 

Il  ne  fut  d'aucune  coterie  et  n'intrigua  point.  Il  s'imposa 
par  son  jKîsant  génie.  Il  vivait  <lans  un  majestueux  isolement, 
et  ne  répondit  jamais  à  aucune  attaque.  Il  eut  beaucoup 
d'ennemis  et  d'envieux,  et  plus  encore  de  fervents  admira- 
teurs. 

Il  dédaignait  ses  adversaires.  11  déclarait  :  «  Mon  amour- 
propre  va  jusqu'à  croire  (jue  certaines  gens  ne  peuvent  pas 
ménie  m'offenser.  »  El  il  estimait  (\n  v  il  faut  laisser  la  ca- 
lomnie retomber  sur  elle-même.  » 

Voltaire  le  jalousait  ;  il  raillait  sa  théorie  des  fossile?  et  de 
la  terre  autrefois  submergée,  en  prétendant  (|ue  les  coquil- 
lages venaient  de  déjeuners  Iai!s  jadi<  dan^  la  montagne  par 
(h\^  pèlerins. 

Buffon  mourut  au  Jardin  du  Roi,  en  1788. 


HISTOIRE   DE   L.V   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  147 

L'agonie  kil  lenfe  :  le  corps  était  robuste.  Les  restes  lurent 
conduits  à  Montbard,  parmi  une  grande  affluence  de  peuple 
qui  bordait  la  roule. 
Sa  tombe  v  est  encore. 

Son  œuvre  étonna,  et  nous  étonne  encore,  par  la  simplicité 
grandiose  de  sa  vaste  ordonnance.  Elle  comprend  deux  Dis- 
cours sur  l'histoire  de  la  Nature,  le  traité  des  Prenies  de  la 
théorie  de  la  terre,  et  de  la  formation  des  plaiv>tes,  VHis- 
toire  des  Minérawr  avec  de  nombreux  rapports  d'expériences, 
et  une  partie  capitale,  les  Epoques  de  la  Nalun\  en  sept  cha- 
pitres. Elles  furent  altacjuées  au  point  de  vue  théologal,  quoi- 
«.(ue   Bufîon  ait  toujours  pris  le  parti  de  se  tenir  en  bons 
termes  avec  la  Sorbonne,  ce  qui  le  rendait  suspect  aux  Ency- 
clopédistes. C'est  un  des  traités  qu'il  a  le  plus  soignés;  il  le 
recopia  dix- huit  fois,   élucidant  et  complétant  à  mesure  sa 
pensée.  Il  distingue  sept  moments  : 
Lorsque  la  terre  et  les  planètes  ont  pris  leur  forme; 
Lorsque  la  matière  s'étant  consolidée  a  formé  la  roche  inté- 
rieure du  globe,  ainsi  que  les  grandes  masses  vitrescibles  qui 
sont  à  sa  surface  ; 
Lorsque  les  eaux  ont  couvert  nos  continents  : 
Lorsque  les  eaux  se  sont  retirées  et  que  les  volcans  ont 
commencé  d'agir  ; 

Lorsiiue  les  éléphants  et  les  autres  animaux  du  midi  ont 
habité  les  terres  du  nord  ; 

Lorsque  s'est  faite  la  séparation  des  continents  ; 
Lorsque  la  puissance  de  l'homme  a  secondé  celle  de  la  na- 
ture. 

Celle  dernière  Eparpic  évoque  la  fornjation  des  premièn.-s 
sociéles  humaines.  Huffon  a  pressenti  la  science  de  rarchéo- 
log-rê  préhistorique  ;  il  réfute,  comme  aussi  dans  les  discours 
sur  Jeseaniassiers,los  opinions  de  Jean-Jac([ues  Rousseau  sur 
rhumanilé  primitive.  Il  a  eu  les  intuitions  les  plus  fécond'^s, 
il  a  deviné  les  Ihéoi'ies  (|ui  allaient  naître  :  il  a  reconnu  dans 
les  sau^ageS',  non  des  retardataires,  mais  des  êtres  déchus, 
<lans  les  Chinois,  les  témoins  et  les  vestiges  de  la  sagesse  an- 
l*n"t^  :  il  a  dit  ([ue  Ihonune  peut  agir  sur  la  nature,  sur  le 
climat,     qu'il  peut  modifier  par  des  déboisements  et  des  des- 


148  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

séchemenls,  sur  les  animaux,  sur  les  végétaux,  par  des  croi- 
sements et  des  sélections. 

Il  a  prédit  bien  des  résultats,  et  le  diamant  inflammable,  les 
glaces  australes,  l'avenir  du  charbon  minéral,  de  l'électricité; 
il  a  amorcé  et  annoncé  bien  des  conquêtes  du  savoir  ;  il  a 
devancé  les  conclusions  du  siècle  suivant. 

Son  histoire  des  minéraux  est  complète,  considérable,  et 
nous  fait  étudier  toute  la  terre  solide,  toute  la  gamme  des 
métaux,  sels,  alcalis,  laves,  les  étains,  le  nickel,  le  cobalt, 
le  manganèse,  les  pierres  précieuses.  Un  tableau  détaillé 
des  six  ordres  de  minéraux  répartis  en  classes  et  en  divisions 
donne  à  la  fin  l'état  de  cet  ouvrage,  qui  emplit  six  gros  vo- 
lumes. 

Viennent  ensuite  les  Expériences  sur  les  Végétaux  et  YHis- 
loire  des  Animaux,  son  grand  œuvre.  Après  des  considéra- 
lions  sur  la  reproduction,  la  nutrition,  la  formation  des  êtres, 
il  envisage  l'homme.  Il  suppose  un  être  tout  neuf,  ouvrant 
les  yeux  et  découvrant  le  monde,  un  peu  comme  Condillac, 
en  expliquant  l'origine  des  sens  par  la  fiction  d'une  statue  qui 
s'anime  insensiblement.  Tout  ce  volume  a  de  réelles  beautés. 

Le  portrait  idéal  de  l'homme  de  bien,  où  il  s'est  dépeint, 
ne  manque  ni  de  mérite  ni  de  grandeur. 

Parlant  de  la  naissance  et  de  la  nourriture  du  premier  âge, 
il  condamne  le  maillottage  des  enfants  et  le  corset  pour  les 
jeunes  filles,  passe  en  revue  les  phénomènes  et  les  monstres, 
analyse  les  sens,  étudie  les  races,  et  en  vient  aux  animaux. 
\'oici  le  cheval  (le  portrait  en  est  célèbre),  le  chien,  le  chat, 
tous  les  animaux  domestiques,  les  animaux  sauvages,  les  car- 
nassiers, les  animaux  des  tropiques,  de  l'Afrique,  de  TAmé- 
rir[ue,  de  la  mer. 

A  propos  du  cerf,  il  écrivit  l'éloge  de  la  chasse,  pour  faire 
au   roi  sa  cour. 

Puis  ce  sont  les  oiseaux,  oiseaux  de  proie,  aigles,  buzards, 
vautours,  ducs,  les  oiseaux  qui  ne  peuvent  voler,  et  autres  qui 
ont  rapport  à  eux  (les  divisions  n'ont  pas  une  apparence  plus 
scientifique)  les  paons,  faisans,  chinquis,  hoccos,  manucodes, 
rocotzin,  azurin,  et  par  centaines,  dorés,  mordorés,  bleus  ou 
rouges,  légers,  caquetant,  tous  ces  volatiles  avec  des  noms 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  149 

adorablement  jolis,  semblent  froufrouter  dans  ces  in-octavos 
comme  dans  une  large  volière;  il  sort  de  ces  pages  un  bruit 
de  forêt  sonore,  de  plumes  agitées,  de  cris  répétés  et  dfe  becs 
en  gaieté.  Jamais  plus  consciencieux  inventaire  de  la  gent  ai- 
lée n'a  été  rédigé  dans  un  style  aussi  solide  et  aussi  agréable. 

II  manque  la  botanique  et  l'entomologie. 

Aujourd'hui,  c'est  surtout  par  la  forme  que  Buffon  nous  sé- 
duit encore,  par  l'ordonnance  majestueuse  de  ses  développe- 
ments, la  belle  carrure,  l'ampleur,  qui  devient  emphase  s'il 
s'agit  de  l'oiseau  mouche,  mais  qui  est  digne  du  sujet  s'il  s'agit 
des  grands  fauves,  ou  de  la  formation  des  astres.  Buffon  dé- 
lestait le  style  court,  haché,  ce  qu'il  appelait  le  style  poussil. 
Il  apportait  dans  son  écriture,  toute  la  majesté  qui  manquait 
à  sa  conversation,  qu'il  avait  familière  et  triviale  dans  le  choix 
de  ses  expressions.  Et  les  dames  venues  pour  l'entendre 
étaient  suffoquées,  qu'un  écrivain  si  pur  et  si  châtié. fut  un 
causeur  de  si  peu  de  façon. 

L'ordre,  la  patience,  la  volonté  furent  ses  qualités  et  sa 
force. 

Il  aima  commander  à  une  grande  masse  de  faits. 

Dans  son  œuvre,  la  plénitude  du  courant  fait  sa  beauté. 

L'ouvrage  fut  fort  admiré,  et  son  ami  Guénaud  de  Montbé- 
liard  dit  ce  quatrain: 

O  jour  heureux  qui  visnaîtie  Buffon, 
Tu  seias  à  jamais  chez  la  race  future 
Pour  les  amis  du  vrai,  du  beau,  de  la  raison, 
Une  époque  de  la  nature. 

Il  est  vrai.  Par  Tart  patient,  par  les  proportions  grandioses 
de  l'œuvre,  par  la  colossale  portée  de  cette  arche  jetée  comme 
un  arc -en-ciel  sur  les  âges  et  les  espèces,  par  la  haute  philo- 
sophie qui  se  dégage  de  cette  vaste  histoire,  par  les  con- 
séquences scientifiques,  économiques,  humanitaires  (lisez  la 
page  sur  les  nègres),  Buffon  a  été  un  génie  prodigieux  et 
bienfaisant.  On  lui  doit  le  Jardin  des  Plantes:  il  l'a  fondé,  et 
il  l'a  décrit,  en  le  complétant  pour  en  faire  le  plus  vaste  ta- 
bleau du  monde  habité.  Il  est  le  promoteur  des  grands  tra- 
vaux des  naturalistes  modernes  ;  vulgarisateur  fécond,  artiste 


150  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FR4NÇA1SE 

délicat,    il  a  été  riiisloriographe   épique  de  la  Terre  el  du 
Pasjîé,  pour  sa  plus  grande  gloire  dans  ravcnir. 

Le  centenaire  de  la  mort  de  Buffousa  été  célébré  en  1888  à 
Montbard,  où  M.  E.  Guillaume,  membre  de  rinstilut,  a  pro- 
noncé un  discours  substantiel  et  plein  d'idées  justes,  dont 
nous  lirons  cette  page  : 

On  est  d'accord  pour  admirer  Hiistoire  natnrolle  des  animaux  et 
d^s  oiseaux.   Les  morceaux  les  plus  célèbres  qu'elle   cortient  sont 
dans  la  mémoire  jusque  de  nos  enfants.  Ce  sont  des  portraits  vifs  et 
d'une  proportion  parfaite,   dans   lesffuels  le  savant  se  montre  à  la 
fois  peintre  accompli  et  moialiste  ingénieux.  On  a  pu  reprocher  h 
Bulïon  d'avoir  trop  rapporté  l'animal  à  l'homme  et  de  s'être  passé 
dune  classification  vraiment  scientifique.  Mais  il  a  fondé  la  partie 
historique   et  descriptive  de   Ttiistoire  nahuelle.    C'est  lui,   qui,    en 
dégageant  l'id'f  d'espèce  de  l'élude  des  individus  et  en  admettant  la 
mutahililé   de    l'espèce   elle-njême,  a  préparé,   on    peut    le   dire,    le 
chanip  inunense  où  l'ontologie  moderne  se  déploie.  Et  quelle  décou- 
verte, en  son  temps,  que  celle  de  la  loï  qui  préside  à  la  répartition 
des  animaux  sur  le  globe  !  Et  quel  titre  enfin  au  respect  de  l'humanité 
que  d'avoir  démontré  l'unité  des  races   humaines  !  Ce  sont  là  des 
créations  intellectuelles  puissantes,  que  le  beau  livre  sur  les  Epoques 
de  la  Xature  est,  plus  tard,  venu  couronner. 

Voilà  ce  que  Ton  peut  appeler  des  idées  de  génie.  Elles  ont  marqué 
dans  la  Fcience  un  progrès  immense.  Mais  ces  idées  de  Buffon,  alors 
m^me  quelles  ne  s'accordent   pas  exactement   avec   les   faits^    sont 
fécondes,   et  c'est  sur  ce  point  qu'il  convient  d'appuyer.    Buffon  a 
exercé   sur  ses    successeurs    l'influence    d'un    maître.    11    n'a  pas 
fondé  la  géologie,  mais  le  premier  il  a  pensé  et  dit  que  notre  globe 
avait  son  histoire,  que  des  bouleversements  successifs  avaient  pré- 
paré l'état  dans  lequel  nous  le  voyons,  que  dans-  les  entrailles  de  la 
terre  et  à  sa  surface  se  trouvaien-t  les  témoins  de  ces  révolutions.  Il 
n'a  pas,  non  plus,  été  le  fondateur  de  la  paléontologie,  mais  il  l'a 
annoncée  en  termes  prophétiques,  émouvants  ;  le  premier  encore,  il 
a  émis  cette  opin^ion  que  différejits  états  de  création  s'étaient  succédé 
et  qu'il  y  avait  des  espèces  perdues.  Il  n'était  pas  anatomiste,  mais 
ses  idées  sur  l'unité  du  plan  de  la  nature,  dans  la  formation  des  êtres, 
étaient  des  vues  supérieurer.,  qui  devaient  après  lui  être  généralisées, 
mais  qui  ont  d'abord  ouvert  la  voie  à  une  science  nouvelle  :  Tanatomie 
comparée.  Il  a  parlé  de  la  transformation  des  espèces  et  des  géné- 
rations spontanées,  et  les  partisans  de  ces  doctrines  se  font  forts  de 
son  autorité.  D'autres  savants  \iendront  qui,  dans  quelques  passages 
inaperçus  trouveront  le  germe  ou  la  justification  des  théories  nou- 
velles. Buffon  appartient  déjà  à  deux  siècles. 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  131 

L'Economie  politique  eut  ses  adeptes.  Quesnay  prêcha  le 
libre-échange  et  montra  que  la  monnaie  n'est  pas  la  richesse 
même,  mais  le  signe  de  la  fortune.  Gournay  conseilla  le  dé- 
veloppement de  l'industrie.  Des  disciples  d'Adam  Smith  re- 
connurent quatre  modes  d'activité  :  agriculture,  industrie, 
commerce,  travail  intellectuel. 

A  côté  des  spéculatifs  conune  Condillac,  des  polémistes 
comme  Diderot,  il  y  eut  toute  une  secte  de  penseurs  plus 
modestes  et  plus  laborieux,  plus  soucieux  des  réalités  im-  ^ 
médiates,  animés  surtout  par  l'amour  du  peuple  et  préoccupés 
par  le  problème  de  la  misère  qui  s'était  posé  dès  la  lin  du 
règne  de  Louis  XI\',  et  n'avait  pas  encore  trouvé  sa  solution. 
Turgot  (1)  était  de  ceux-là.  Cet  ancien  prieur  de  Sorbonne, 
qui  avait  quitté  les  ordres  malgré  les  promesses  d'une  bril- 
lante fortune,  pour  rester  sincère  avec  lui-même,  étail  l'Eco- 
nomiste de  TEncyclopédie,  quand  il  fut  nammé  à  l'Inten- 
dance <lu  Limousin.  Il  trouvait  l'occasion  d'appliquer  ses  doc- 
trines, il  le  fit  avec  une  entière  rigueur  et  un  plein  succès. 
Quelques  années  plus  tard,  en  1766,  dans  ses  «  Réflexions 
sur  la  formation  et  la  distribution  des  richesses  »,  il  expo- 
sait ces  théories  en  détail,  et  signalait  quelques  résultats  de 
leur  application.  Esprit  pratique  et  pondéré,  autant  que  pro- 
fond, il  évita  les  extrêmes,  chercha  à  concilier  les  écoles, 
et  fonda  celle  de  la  raison.  Il  comprit  qu'à  cet  édifice  ver- 
moulu de  la  vieille  France,  il  fallait  toucher  sans  précipitation. 
Ses  idées  étaient  hardies;  mais  ses  moyens  d'action  furent 
essentiellement  prudents  et  raisonnables  :  il  les  résuma  lui- 
même  dans  sa  lettre  au  xoi,  lorsqu'il  fut  appelé  au  ministère  : 
«  pomt  de  banqueroute,  point  d'augmentation  d'impôts,  point 
d'emprunts,  mais  réduction  de  la  dépense  au-dessous  de  la 
recette,  w  N'est-ce  pas  le  secret  de  tous  les  bons  budgets? 

Il  me  reste  à  nommer,  dans  l'ordre  des  temps,  une  douzaine 
de  penseurs,  philosophes,  moralistes,  qui  pour  avoir  suivi  ou 
mené  le  mouvement  intellectuel  et  moral,  et  pour  avoir  écrit 
des  livres  où  la  lorme  vaut  souvent  la  pensée,  méritenl  de 
n'êtr-e  pas  omis. 

(1)  i72:-1781. 


152  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Plusieurs  moralistes  furent  intéressants,  à  commencer  par 
Molebranche  (1). 

Un  jeune  praticien,  arrêté  un  jour  à  la  devanture  d'un  li- 
braire, mit  la  main  sur  un  livre  de  Descartes,  intitulé  :  Traité 
de  r homme.  Il  ne  connaissait  ni  l'auteur  ni  l'ouvrage.  Il  lut 
une  page,  puis  deux,  puis  un  chapitre,  et  fut  si  émerveillé 
que  de  violents  battements  de  cœur  l'obligèrent  à  plusieurs 
reprises  d'interrompre.  Ce  jeune  homme  s'appelait  Male- 
branche. 

Il  acheta  le  livre,  l'emporta,  et  sa  vie  prit  une  direction 
nouvelle. 

Il  était  fils  d'un  trésorier  du  roi.  On  l'avait  destiné  à  Tétai 
ecclésiastique,  parce  qu'il  était  difforme  et  de  santé  délicate. 
Il  avait  fait  sa  théologie  en  Sorbonne.  Mais  la  théologie  ne 
l'attirait  point  et  son  esprit  cherchait  sa  voie.  Après  quatorze 
ans  de  méditation  sur  l'œuvre  de  Descartes,  il  publia  le  pre- 
mier volume   ci'un  traité   intitulé  :  Recherche  de  la   vérité^ 
malgré  l'opposition  des  censeurs  royaux  qui  tenaient  le  car- 
tésianisme en  défiance,  et  détendaient  Aristote  et  la  scolasti- 
que  attardée.  Le  succès  du  livre  fut  grand,  dû  à  l'élévation  de 
la  doctrine,  à  la  méthode  lumineuse  de  l'exposé,  au  charme 
du  style.  «  Malebranche,  disait  Fontenelle,  a  le  grand  art  de 
mettre  les  idées  abstraites  dans  le  plus  beau  jour.   Sa  dic- 
tion a  toute  la  dignité  que  ces  matières  demandent,  et  toute 
la  grâce  qu'elles  peuvent  souffrir.  »  Ce  doux  philosophe,  ce 
méditatif  se  trouva  presque  aussitôt  engagé  dans  une  ardente 
polémique  avec  tous  les  théologiens  de  son  temps.  Un  traité 
manuscrit  De  la  Grâce  lui  attira  de  la  part  d'Arnaud,    le 
docteur  janséniste,  des  critiques  sévères.  Il  se  renconira  avec 
son  contradicteur,  chez  le  marquis  de  Roncy,  discuta  tout  un 
jour,  et  ne  put  tomber  d'accord.  Quelque  temps  après,  Ar- 
naud était  exilé.  Malebranche,  cédant  à  ses  conseils,  avait  re- 
manié son  opuscule  ;  il  le  lui  envoya.  Arnaud  le  combattit  de 
nouveau,   avec  non  moins  de  vigueur.   Malebranche  en  ap- 
pela à  Bossuet,    qui  lui  retourna  son  exemplaire  avec  ces 
simples  mots  sur  la  couverture  :  <(  Pulchra,  Nova,  Falsa.  » 
Plus  tard,  Bossuet  essaya  de  le  convaincre,  mais  Malebranche, 

(1)  1637-1715. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  Vi-i 

qui  n'était  pas  cloquent^  et  qui,  par  timidité,  redoutait  la  dis- 
cussion, se  déroba  :  «  Voulez-vous  donc,  dit  Bossuet  mena- 
çant, que  j'écrive  contre  vous  ?  »  Il  ne  le  fit  pas  pourtant, 
mais  il  excita  Arnaud  à  lui  tenir  tète. 

Un  autre  ou\Tage  de  Malebranche,  les  Médilalions  cliré- 
tiennes  et  métaphysiques,  ralluma  la  querelle.  Arnaud  l'at- 
taqua violemment,  et  eut  le  dessous  ;  Malebranche  se  défendit 
jusqu'à  la  mort  du  grand  janséniste,  et  même  contre  un  de 
ses  écrits  posthumes.  Mais  Arnaud  mort,  d'autres  et  plus  vio- 
lents lui  déclarèrent  la  guerre.  Le  professeur  Régis  l'accusa 
d  epicujûsme,  le  père  Lamy  de  quiétisme,  les  jésuites  de  spi- 
nozisme.  Il  fit  face  à  tous.  Sa  santé  était  chancelante.  Une 
entrevue  avec  le  philosophe  anglais  Berkeley,  qui  vint  chez 
lui  discuter  sa  doctrine,  l'épuisa  et  hâta  sa  fin.  Il  mouru 
en  1715. 

Malebranche  est  le  continuateur  et  le  libre  disciple  de  Des- 
cartes ;  il  voulut  allier  dans  sa  doctrine  le  rationalisme  car- 
tésien, le  mvslicisme  chrétien  et  l'idéalisme  de  Platon.  Cet  ef- 
fort  de  conciliation  et  d'éclectisme  lui  valut  d'être  critiqué 
par  tous,  et  d'avoii*  partout  des  ennemis.  Sa  morale  fondée 
sur  Tamour,  amour  de  Tordre  et  amour  de  Dieu,  le  fit  surnom- 
mer le  Platon  chrétien.  Il  reste,  après  Descartes,  notre  plus 
grand  philosophe  ;  par  la  pureté,  l'éclat,  la  poésie  de  son 
style,  il  a  rang  parmi  nos  mcilleui's  écrivains.  Il  a  laissé 
d'importants  travaux  sur  la  physique.  Il  fut  même  poète,  un 
jour,  dans  sa  vie,  et  l'anecdote  est  assez  piquante.  On  par- 
lait dans  un  salon  de  poésie  et  de  bouts-rimés  ;  Malebran- 
che déclara  que  rien  n'était  plus  facile,  après  tout,  que  de 
faire  des  vers.  On  le  prit  au  mot,  et  il  improvisa  ces  deux 
vers  célèbres,  dont  ses  amis  se  réjouirent  fort  : 

Il  nous  fait  mijourd'hiii  le  plus  bo.ui  temps  du  monde. 
Pour  aller  à  cheval  sur  la  terre  et  sur  IVuide. 

Malebranche  était  psychologue.  \'oici  un  sociologue. 
L*abbé  de  Soint-Pierre  (1),  l'autour  du  Projel  de  Paix  per- 
pétuelle, était  bien  l'homme  de  ses  livres,  un  doux  rê\^ur 

(I)  1658-1743. 


134  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

plein  de  confiance  et  de  bunlé,  jamais  Irisle,  même  dans  les 
plus  rudes  épreuves.  On  sait  quel  lut  .^on  dernier  mot  en 
mourant:  «  Espérance  !  » 

Il  était  entré  dans  les  ordres,  pour  la  seule  raison  que  cet 
état  conwnait  aux  cadets  de  noble  famille  :  mais  il  était  né 
pour  être  philosophe.  «  L'habitude  que  j'avais  prise  de  rai- 
sonner sur  des  idées  claires,  ne  me  permit  pas,  dit-il,  de  rai- 
sonner longtemps  sur  la  théologie.  >•  Il  s'en  vint  donc  à  Paris 
se  joindre  au  monde  des  gens  de  lettres,  parmi  lesquels  il 
y  avait  déjà  beaucoup  de  idiilosophes.  Il  fut  du  salon  de 
Mme  Lambert,  et  comme  Mme  Lambert  «  faisait  »  les  Aca- 
démiciens, il  entra  à  l'Académie,  n'ayant  encore  rien  pu- 
blié, n  mit  à  composer  son  discours  de  réception  exac- 
tement quatre  heures,  et  quand  on  lui  représenta  (lue 
ce  travail  devait  éti-e  fait  avec  beaucoup  de  soin  :  —  u  Ces 
sortes  de  discours,  répondit-il,  pour  l'utililé  dont  ils 
sont  à  TEtat,  ne  méritent  pas  plus  de  deux  heures  de  travail  : 
j'en  ai  mis  quatre,  et  cela  est  fort  honnête.  »  Il  accepta  la 
charge  d'aumônier  de  Madame,  mère  du  Régent,  afin 
d'avoir  ses  entrées  à  la  cour,  et  d'être  à  môme  d'observer.  Il 
eut  ainsi  «  une  petite  loge  pour  voir  de  plus  près  ces  acteurs 
qui  jouent  sur  le  théâtre  du  monde  ' .  Ce  spectacle,  et  plus 
tard  celui  du  Congrès  d'Utrecht  (où  il  accompagna  l'abbé 
de  Polignac),  lui  inspirèrent  des  réflexions  qu'il  rassembla 
dans  ses  deux  ouvrages  les  plus  célèbres,  le  Projet  de  Paix 
perpétuelle  et  le  Discours  sur  la  Polysyuodie.  Le  second  lui 
valut  d'être  exclu  de  l'Aradémie  Française,  car  il  avait  con- 
testé à  Louis  XIV  le  titre  de  Grand,  et  proposé  qu'on  l'appe- 
lât Louis  le  Redoutable.  A  l'unanimité  moins  une  voix  (celle 
de  Fontenelle),  ses  amis  l'écartèrent.  On  ne  s'en  tint  pas  là. 
Comme  il  était  peu  après  devenu  le  chef  d'une  autre  Acadé- 
mie de  politiques  et  de  philosophes,  le  Club  de  VEntresol,  qui 
venait  de  s'ouvrir  dans  l'hôtel  du  Président  Ilénault,  on  ferma 
le  Club  à  cause  de  sa  présence. 

Ces  persécutions  ne  Tattrislèrent  pas.  Il  conserva  ses  chi- 
mères, son  grand  calme  et  sa  gaieté.  La  douceur  de  son  ca- 
ractère forçait  la  sympathie  ;  il  eut  malgré  tout  beaucoup 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  \ol> 

<l*amis  et  qui  restimèrenl  ;  il  vrriit  encore,  <»l  moiiru!  parfai- 
tement heureux. 

La  î^ruyêre  Ta  portraituré  sous  les  traits  de  Mopse.  Au- 
mônier de  Madame,  la  seconde  femme  de  Monsieur,  une  pcr- 
<onue  fort  laide,  une  Allemande  qui  aimait  les  choux  au 
lard  et  ronflait  au  t^ermon,  il  était  gauche,  timide,  embar- 
rassé, émerveillé  par  la  facilité  des  pei^sonnes  qu'il  entendait 
parler  : 

—  Quel  dommage,  disait-ji!  à  Mme  Geoffrin,  que  vous 
n'écriviez  pas  ce  que  je  pense  ! 

Il  a  remué  presque  toutes  les  idées  de  son  siècle  ;  il  les  a 
mal  exprimées,  et  rien  de  lui  nest  resté.  Ce  qui  est  mal  dit  n'a 
pas  été  dit. 

II  ne  voyait  pas  de  haut:  il  s  est  tenu  aux  détails.  Mais 
J.-J.  Rousseau  Va  beaucoup  lu  et  utilisé.  Il  voulait  renseigne- 
ment primaire,  le  travail  des  moines,  et  le  mariage  des  prê- 
tres. En  littérature,  il  divisa  les  écrivains  en  vulgarisateurs 
utiles  et  en  discoureurs  frivoles  :  il  n'estimait  ni  le  théâtre  ni  la 
poésie.  Il  a  créé  le  mot  :  bi<Mifaisance. 

Dans  sa  longue  et  sereine  existence,  l'abbé  de  Saint-Pierre 
n'eut  qu'une  passion  :  celle  du  bien  public,  ou  plutôt  du  bien 
de  l'humanité.  Le  premier  peut-être,  il  eut  clairement  cette 
idée  généreuse  qu'un  homme,  né  français  et  catholique,  pou- 
vait songer  au  bonheur  des  autres  peuples.  Son  projet  de 
paix  perpétuelle  n'est  pas  tant  chimérique  ;  Tabbé  de  Saint- 
l*ierre  reprend  un  dessein  de  Sully  et  de  Henri  IV  ;  ses  dis- 
cussions sont  d'un  politique  avisé  autant  que  d'un  philosophe 
humanitaire,  et  l'idée  d'un  arbitrage  permanent  international, 
pour  prévenir  les  guerres  civiles  et  étrangères,  n'est  pas  si 
fantastique  ;  elle  a  reparu  de  nos  jours. 

Après  le  psychologue  et  le  sociologue,  le  pédagogue  :  Icx- 
cellenl  RoHin*(l). 

Vers  1070,  un  religieux  des  Blancs-Manteaux  remarquait 
la  figure  intelligente  d'un  petit  enfant  de  chœur  qui  lui  ser- 
Tail  sa  messe.  Il  l'interrogea;  c'était  le  fds  d'un  coutelier  du 
voisinage.  Il  s'appelait  Rollin.  L'ayant  trouvé  précoce  et  avide 

(!)  1661-1741. 


156  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

d'apprendre,  il  lui  enseigna  le  rudiment,  et  obtint  bientôt 
pour  lui  une  bourse  au  collège  des  Dix-Huit.  Le  jeune  éco- 
lier fit  d'excellentes  études.  A  dix-sept  ans,  il  était  l'égal  de 
ses  maîtres.  Ses  succès  lui  ouvraient  la  carrière  universi- 
taire ;  il  y  entra,  il  y  arriva  aux  dignités  les  plus  hautes. 

Dans  ses  moments  de  loisir,  ou  de  disgrâce,  car  il  fut  plus 
d'une  fois  inquiété  pour  son  jansénisme,  il  composa  deux 
vastes  ouvrages  :  Le  Traité  des  Etudes  et  V Histoire  Ancienne. 
Dans  le  premier,  il  dressait  tout  un  programme  d^enseigne- 
ment  et  proposait  d'heureuses  réformes.  Ce  qui  surprit  le  plus 
dans  ce  livre,  c'est  qu'il  était  bien  écrit,  et  se  lisait  avec  plai- 
sir. On  n'avait  jamais  vu  d'aussi  charmant  pédagogue.  Da- 
guesseau  disait  à  Rollin  en  le  félicitant  :  «  Vous  parlez  le 
français,  comme  si  c'était  votre  langue  naturelle  ».  Avant 
lui,  en  effet,  un  recteur  de  l'université  ne  savait  parler  qu'en 
latin.  L'Histoire  Ancienne  est  un  immense  recueil  d'anecdotes 
édifiantes  à  l'usage  de  la  jeunesse.  L'ouvrage  est  encore  d'un 
élégant  écrivain;  mais  le  dessein  en  est  puéril.  «  C'est,  dit 
Sainte-Beuve,  l'histoire  à  lire  pendant  l'année  de  la  première 
communion  ».  Ces  deux  livres  eurent  un  grand  succès  et 
devinrent  aussitôt  classiques.  Rollin,  timide  et  modeste,  se 
dérobait  aux  louanges,  se  donnant  pour  un  simple  traducteur, 
un  colporteur  d'idées  communes.  Il  n'avait  aucune  ambition 
et  fut  ri;omme  le  plus  heureux,  quand  il  eut,  rue  Neuve-Saint- 
Etienne-du-Mont,  une  maisonnette  pour  habiter  avec  ses  li\Tes, 
et  un  petit  jardin  à  cultiver. 

S'il  fut  un  plus  honnête  homme  que  Rollin,  ce  ne  peut  être 
que  Daguesseau  (1). 

C'est  une  belle  et  austère  figure  que  ce  chancelier  Dagues- 
seau, l'homme  le  plus  intègre  de  son  siècle,  et  qui  eut  le  moins 
d'ennemis.  L'honneur  et  la  modestie  étaient  de  tradition  dans 
sa  famille.  Procureur  général  du  Parlement  de  Paris,  il 
devint  bientôt  chancelier.  Il  venait  à  Versailles  dans  un  car- 
rosse gris,  ((  traîné  par  deux  chevaux  qui  souvent  avaient  as- 
sez  de  peine  à  se  traîner  eux-mêmes  ».  Et  l'on  n'en  riait  pas, 
car  il  y  avait  dans  foute  sa  personne,  dans  sa  belle  tête  enca- 
drée par  l'ample  perruque,  quelque  chose  de  noble  et  d'hon- 

(1)  1668-n51. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  157 

nête  qui  forçait  Tadmiralion.  Il  signa  toute  sa  vie  Dagues- 
seau  en  un  mot,  quoiqu'il  eût  droit  de  par  sa  charge,  à  la 
particule.  11  était  Thomme  le  plus  savant  du  monde  :  u  la  seule 
encyclopédie  avant  la  nôtre  »  disait  Diderot.  Ce  fut  pendant 
ses  disgrâces,  dans  son  château  de  Fresnes,  entre  ses  amis 
et  ses  livres,  qu'il  passa  les  meilleurs  moments  de  sa  vie.  La 
réputation  d'orateur  que  lui  valurent  ses  Mercuriales,  le  tou- 
chait assez  peu.  Le  jour  où  le  duc  de  Noailles  Talla  réveil- 
ler de  grand  matin,  dans  sa  maison  de  la  rue  Saint- André - 
des-Arcs  pour  lui  offrir  la  charge  de  chancelier,  il  en  fut 
grandement  étonné,  mais  ne  se  départit  pas  de  son  calme, 
monta  chez  son  frère,  nous  raconte  Saint-Simon,  et  le  trouva 
fumant  devant  son  feu  en  robe  de  chambre  :  «  Mon  frère, 
lui  dit-il  en  entrant,  je  viens  vous  dire  que  je  suis  chance- 
lier. »  L'autre  se  tournant  :  «  Chancelier  ?  dit-il,  qu'avez-vous 
fait  de  l'autre  ?  —  Il  est  mort  subitement  cette  nuit.  —  Oh  ! 
bien  !  mon  frère,  j'en  suis  bien  aise  ;  j'aime  mieux  que  vous  le 
soyez,  que  moi.  »  ' 

Chancelier,  Daguesseau  fut  inférieur  à  sa  réputation.  «  Il 
se  trouva,  dit  encore  Saint-Simon,  comme  un  aveugle 
au  milieu  des  bruits  et  des  cabales  »,  et  se  laissa  dominer  par 
Dubois.  Ce  fut  une  déception  dans  la  foule,  et  l'on  écrivit  un 
matin  sur  sa  porte  :  El  homo  laclus  est. 

Voulons-nous  admirer  encore  une  noble  et  belle  nature, 
héroïque  sans  fracas,  et  vaillante,  sans  dépit,  sans  amertume 
ni  lassitude,  un  homme  dont  le  commerce  réconfortant  fait 
qu'à  son  égard  l'admiration  se  double  de  reconnaissance? 
Cest  Vauvenargues  (1). 

Dans  la  nuit  du  16  décembre  1742,  le  maréchal  de  Belle- 
Isie,  menacé  par  un  ennemi  supérieur  en  nombre,  et  à  bout 
de  munitions,  quittait  Prague,  et  commençait  sous  la  neige, 
dans  le  brouillard,  par  un  froid  terrible,  cette  fameuse  retraite 
qui  coûta  sept  mille  hommes  à  l'armée  de  Bohême,  mais 
sauva  son  honneur.  Il  y  avait  alors  dans  les  troupes  du  ma- 
réchal, un  jeune  capitaine  encore  inconnu  qui  s'appelait  Vau- 
venargues. Le  26  décembre,  il  eut  les  deux  jambes  gelées. 

'.!)  1715-1747. 


lo8  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Par  bonheur,  on  alleignail  Egra,  où  rarmée  put  reprendre 
haleine  et  trouver  des  fourgons. 

Le  marquis  de  Vauvenargues  sembla  d'abord  se  remettre 
assez  bien  de  cette  rude  épreuve;  il  reparut  même  à  quelque 
temps  de  là,  à  la  bataille  de  Deltingen  :  mais  sa  santé  était 
gravement  atteinte  ;  il  dut  quelques  mois  plus  tard  rentrer 
en  France  et  donner  sa  démission.  Il  avait  alors  vingt-huit 
ans,  il  était  açfibitieux,  avide  de  gloire  :  exclu  de  la  carrière 
militaire,  il  sollicita  un  emploi  dans  la  diplomatie.  Il  n'eut  pas 
le  temps  de  Tobtcnir  :  une  petite  vérole  infectieuse  Tacheva, 
le  laissa  brisé,  perclus  comme  un  vieillard  et  presque  aveu- 
gle. Pour  satisfaire  à  ce  besoin  de  gloire  et  d'action,  que 
n'avaient  pas  découragé  tous  ces  déboires,  il  ne  lui  restait  que 
la  ressource  d'écrire.  Il  comptait  trouver  dans  les  lettres  con- 
solation et  honneui'.  Il  eut  raison.  II  vint  à  Paris  où  l'appelait 
\'oltaire,  s'installa  dans  un  petit  hôtel  de  la  rue  du  Paon  et 
vécut  là  presque  seul,  entre  quelques  livres  et  quelques  amis, 
<(  le  plus  infortuné  des  hommes  et  le  plus  tranquille  »,  plein 
de  celte  sérénité  suprême,  que  donne  l'excès  des  douleurS; 
«  Clazomène,  dit-il  (c'est  de  lui  qu'il  parle),  a  fait  Texpé- 
rience  de  toutes  les  misères  humaines.  Les  maladies  l'ont 
assiégé  dès  son  enfance  et  l'ont  sevré  dans  son  printemps  de 
tous  les  plaisirs  de  la  jeunesse...  Quand  la  fortune  a  paru  se 
lasser  de  le  poursuivie,  la  mort  s'est  offerte  à  sa  vue.  Si  l'on 
cherche  la  raison  d'une  destinée  si  cruelle,  on  aura,  je  crois, 
de  la  peine  à  la  trouver.  Faut-il  demander  la  raison,  pourquoi 
l'on  voit  des  années  qui  n'ont  ni  printemps  ni  automne,  où 
les  fruits  sèchent  dans  leur  fleur?  Toutefois  qu'on  ne  pense 
pas  que  Clazomène  eût  voulu  changer  sa  misère  pour  la  pros- 
périté des  hommes  faibles  :  la  foiiune  peut  se  jouer  de  la 
sagesse  des  gens  courageux,  mais  il  ne  lui  appartient  pas 
de  fléchir  leur  courage.  »  Retenons  ce  dernier  mot  ;  toute  sa 
philosophie  est  là.  Dans  ces  quelques  lignes  d'une  touchante 
résignation,  il  a  résumé  la  triste  histoire  de  sa  vie,  cl  laissé 
entrevoir  cette  énergie  obstinée  qui  est  le  fond  de  son  carac- 
tère, qui  le  poussait  impérieusement  à  agir,  et  dont  lui  vin- 
rent dans  la  détresse,  la  revanche,  la  (H)nsoIali()n  et  l'orgueil. 

11  n'eut  le  temps  de  [>ul)lier  que  deux  livres  :  une  Irdro- 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  Vi) 

(Lucîiori  à  la  Connaisscwcc  de  Icspril  humain  et  des  Bé- 
flexions  et  Maximes,  Il  mourut,  après  ur>e  agonie  doulou- 
reuse, en  1717. 

Le  second  de  ces  ouvrages  place  X'auvenargues  à  côté  de 
La  Rocliefoucauldj  qu'il  combat  et  qu'il  imite.  Son  talent  est 
moins  sûr,  son  style  moins  égal  ;  mais  La  Rochefoucauld  écrit 
à  52  ans,  Vauvenargues  à  30.  La  noblesse  des  sentiments 
rompense  la  différence  du  talent.  La  Rochefoucauld,  tout  es- 
prit et  tout  raisonnement,  fait  qu'on  l'admire.  Vauvenargues, 
I  liez  qui,  selon  son  expression,  «  les  pensées  viennent  du 
cœur  »,  fait  qu'on  l'aime. 

Il  n'a  pas  exposé  dans  ses  œu\Tes  une  doctrine  philoso- 
phique :  on  peut  cependant,  parmi  ses  réflexions  éparses,  sai- 
sir les  grandes  directions  de  sa  pensée.  Pour  religion,  Vau- 
venargues a  celle  des  philosophes  de  son  temps,  le  déisme  : 
quand  il  nous  parle  d'immortalité,  c'est  la  gloire  qu'il  entend, 
et  non  la  survivance  de  l'âme.  Sa  conception  du  monde  est 
relie  des  stoïciens  :  il  est  optimiste  comme  eux,  et  panthéiste*. 
La  nature  est  bonne,  malgré  les  imperfections  des  choses  et 
Icb  souffrances  des  âmes.  Tous  les  efforts  confus  de  l'univers, 
toutes  les  douleurs  de  l'humanité  tendent  au  bien.  Dans  une 
lettre  à  sou  ami  Saint-Vincent,  Vauvenargues  expose  sa  doc- 
trine, u  Los  hommes,  mon  cher  Saint-\'incent,  ne  font  ([u'ime 
scuiété  ;  l'univers  entier  n'est  (|u'un  tout  ;  il  n'y  a  dan-^  toute 
la  nature  qu'une  seule  àme,  et  qu'un  seul  corps  :  celui 
qui  se  retranche  de  ce  corps  fait  périr  la  vie  en  lui.  »  Le  sage 
n'est  donc  point  celui  qui  s'isole  et  contemple,  mais  celui  qui 
agit.  L'action  est  notre  lin,  l'énergie  notre  plus  grande  vertu. 
L'ambition  est  une  passion  louable,  parce  qu'elle  nous  pousse 
a  agir.  Les  philosophes  ont  tort  de  refréner  toutes  les  pas- 
sions, et  de  faire  la  raison  souveraine,  car  ce  sont  les  pas- 
sions et  le  ca>ur  qui  rendent  l'homme  fort,  non  la  raison. 
*•  Qui  prime  chez  les  jeunes  gens,  chez  les  femmes,  chez  les 
hommes  de  tous  les  états?  qui  nous  gouverne  nous-mêmes? 
f'st-ce  l'esprit  ou  le  ro»ur?  C'est  le  cœur.  Le  cœur,  ajoute-t-il, 
y  des  raisons  que  la  raison  ne  connaît  pas  »,  et  «  la  mngîi.nii- 
inité  ne  doit  pas  compte  à  la  raison  de  ses  motifs  ». 

C'est  une  découverte  imprévue,  dans  ce  siècle  d'esprits  abs- 


160  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

I rails  cl  raisonneurs,  (|ue  ce  pliilosophe  épris  de  sentiment 
el  de  passion.  «  Sachez  prendre,  dil-il,  des  résolutions  ex- 
trêmes ».  «  Si  vous  avez  quelque  passion  qui  élève  vos  senti- 
ments et  vous  rende  plus  généreux,  qu'elle  vous  soit  chère.  » 
11  croit  Taclion  nécessaire  :  «  Mais  surtout  osez,  ayez  de 
grands  dessems  !  Vous  échouerez  ?  Eh  bien  !  qu'importe  !  Lo 
malheur  même  n'a-t-il  pas  ses  charmes  dans  les  grandes  ex- 
trémités ?  »,  La  résignation  stoïque  et  résistante  aux  souf- 
frances du  cœur  et  du  corps,  élève  l'homme  plus  haut  que 
la  gloire,  et  ravit  l'àme  plus  que  ne  peut  faire  le  bonheur.  Il 
y  a  une  belle  crânerie  dans  ce  défi  à  la  détresse  et  au  mal. 
On  ne  saurait  trop  lire  \'auvenargucs. 

11  prend  aux  sloïciens  leur  conception  du  monde  et  leur 
idée  de  la  vertu  ;  il  laisse  ce  qu'il  y  a  dans  leur  doctrine  de 
dur  et  de  hautain.  L'énergie  n'exclut  pas  chez  lui  l'humanité  : 
«  L'homme  rigide,  dit-il,  l'homme  tout  d'une  pièce,  plein  de 
maximes  sévères,  enivré  de  sa  vertu...,  je  le  fuis  et  je  le  dé- 
leste. »  Et  Vauvenargues  montra  suffisamment  par  son  pro- 
pre exemple  qu'un  sage  peut  être  humain  et  doux. 

Car  dans  tout  ce  livre  des  Maximes,  ce  n'est  pas  un  idéal 
qu'il  imagine,  c'est  l'histoire  de  son  âme  qu'il  nous  raconte. 
Son  livre  est  une  confidence.  La  sincérité  se  trahit  à  Témotion 
du  langage.  C'est  un  des  charmes  de  cet  ouvrage  unique  en 
son  temps.  On  peut  reprocher  à  l'écrivain  quelques  faiblesses, 
on  ne  peut  se  défendre  pour  ce  jeune  homme  si  sérieux  et  si 
ardent,  d'une  admiration  sincère. 

Voltaire  lui-même,  dans  sa  sécheresse,  se  sentit  un  moment 
réchauffé  au  contact  de  celte  affection,  et  écrivit  ces  lignes  qui 
trahissent  une  émotion  attendrie  :  «  Tu  n'es  plus,  ô  douce  es- 
pérance du  reste  de  mes  jours.  Accablé  de  souffrances  au 
dedans  et  au  dehors,  privé  de  la  vue,  perdant  chaque  jour 
une  partie  de  toi-même,  ce  n'était  que  par  un  excès  de  vertu 
que  tu  n'étais  point  un  malheureux  et  que  cette  vertu  ne  te 
coûtait  point  d'effort.  Par  quel  prodige  avais-tu,  à  l'âge  de 
vingl-cinq  ans,  la  vraie  philosophie  et  la  vraie  élocpience,  sans 
autre  étuie  que  le  secours  de  auolques  bons  livres?  Com- 
ment avais-tu  pris  un  essor  si  haut,  dans  le  siècle  des  peti- 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  1(51 

lesses?  »  Des  hommes  comme  Vauvenargiies  sont  l'honneur 
de  leur  temps  et  le  triomphe  de  la  volonlé. 

Dans  le  parti  des  philosophes,  il  y  eut  de  beaux  caractères. 
Nous  venons  de  Voir  Vauvenargues.  En  voici  un  autre.  C'est 
Condillac  (1).  Il  ne  se  rangea  pas  parmi  les  encyclopédistes 
militants  ;  il  «  pensa  »  pour  les  encyclopédistes.  Il  conser- 
vait les  principes  de  la  philosophie  spiritualiste,  la  loi  mo- 
rale et  ridée  de  la  Providence  ;  mais  il  avait  une  théorie  nou- 
velle de  la  connaissance,  dont  les  Encyclopédistes  s'empa- 
rèrent et  qu'ils  accommodèrent.  Il  était  lié  avec  Diderot  et 
d'Alembert,  et  ceux-ci  pouvaient  le  réclamer  pour  un  des 
leurs. 

Condillac  exposa  ses  idées  dans  l'Essai  sur  lomjine  des 
coimaissances  et  le  Traité  des  sensations.  Ces  deux  livres, 
d'une  clarté  limpide,  eurent  le  plus  grand  sucv\\s,  même 
parmi  les  profanes.  Condillac  devint  chef  d'une  école  «  le 
sensualisme  ».  La  grande  nouveauté  de  son  système,  la 
proposition  qui  le  résume  et  dont  tout  le  reste  est  déduit, 
c'est  que  toute  idée  provient  des  sens.  Les  facultés  de  rame 
ne  sont  que  des  sensations  transformées.  Il  n'y  a  (]u'un  seul 
et  même  fait  psychologique*,  la  sensation  ;  celle-ci  étant  don- 
née, Condillac  croit  {)ouvoir  obtenir  en  la  modifiant  à  peine, 
toutes  les  autres  opérations  de  l'esprit.  Pour  éclairer  cette 
notion,  il  recourt  à  une  ingénieuse  et  fameuse  hy[)olhèse,  celle 
de  l'IIomme-Statue.  Il  imagine  une  «  statue  organisée  inté- 
rieurement comme  nous,  et  animée  d'un  esprit  privé  de  toute 
espèce  d^idées.  »  Puis  il  suppose  qu'on  enlève  successivement 
l'enveloppe  de  marbre  qui  recouvrait  chacun  des  sens,  en 
commençant  par  l'odorat  et  en  finissant  par  le  toucher.  II 
nous  fait  le  roman  des  sensations  qui,  dans  l'ordre  choisi, 
viennent  éveiller  l'àme  de  la  statue.  Elles  créent  peu  à  peu  sa 
conscience,  et  donnent  naissance  par  leurs  seules  combinai- 
sons à  toutes  les  facultés.  Le  seul  fait  de  rendre  l'homme  sen- 
sible aux  influences  extérieures,  suffit  à  déterminer  en  lui 
a  des  idées,  des  désirs,  des  habitudes,  des  talents  de  toute 
espèce.  » 

0}  1715-1780. 

II 


1C2  lUSTOlttE   DE   LA   HTTÉRVTIHE   FRANÇAISE 

La  tlH'orie  do  Condillac  iHait  séduisante  par  sa  simplicité 
Les  enryclopedistes  l'adoptèrent:  mais  ils  la  poussèrent  à  des 
conséquences  que  Condillac,  dans  sa  foi  religieuse,  n'avait  pas 
prévues.  La  pensée  fut  subordonnée  au  monde  matériel,  la  loi 
morale  devint  vaine  et  vide  ;  le  sensualisme  de  Condillac  fut 
le  père  inconscient  des  pires  erreurs. 

Tous  ceux-là  sont  des  calmes,  il  y  eut  aussi  les  énergu- 
mènes,  la  Mettrie,  Helvélius,  d'Holbach,  .Morellet,  les  esprits 
forts,  les  champions  du  matérialisme  militant,  de  lamoralité 
et  de  l'athéisme. 

Quand  \'oltaire  arriva  à  la  cour  de  Prusse,  il  v  trouva 
La  .Meltrie  (1).  Ce  petit  médecin  de  Sainl-Malo  s'était  jeté  à 
corps  perdu  dans  le  matérialisme,  et  avait  publié  à  La  Haye 
une  «  Histoire  naturelle  de  l'anie  »,  qui  comptait  parmi  les 
grands  scandales  du  siècle.  Honni  de  tous  et  menacé  du  bû- 
cher, il  crut  de  bonne  foi  que  la  cour  de  Prusse  était  l'asile 
de  la  liberté,  et  il  s'y  réfugia.  Un  moment,  Frédéric  s'amusa 
de  lui  ;  La  Meltrie  était  un  excentrique  de  beaucoup  d'es- 
prit. Le  roi,  «jui  l'avait  nommé  son  lecteur,  se  faisait  Vive  par 
lui  Vllistoire  des  Miracles,  et  tous  deux  pen-saient  mourir 
de  rire.  Mais  comme  tous  ceux  cpii  avaient  pris  pour  argent 
comptant  les  promesses  de  Frédéric  II,  La  Meltrie  trouva 
bientcM  la  liberté  et  les  honneurs  de  Potsdam  plus  pesants 
que  la  persécution  de  Paris.  «  Cet  homme  si  gai,  écrivait  Vol-, 
taire,  et  qui  passe  pour  rire  de  tout,  pleure  quelquefois 
comme  un  enfant  d'être  icL  »  C'était  vrai,  et  Voltaire  sut  bien- 
tôt pourquoi. 

Ce  pauvre  La  Mettrie  eut  une  mort  burlesque  comme  sa  vie: 
nyanl  parié  de  manger  à  lui  seul  un  énorme  pâté  de  faisan, 
il  eut  une  indigestion  qui  l'emporta.  On  l'enterra,  dit  Voltaire, 
dans  une  église  «  où  il  est  tout  étonné  d'être  ». 

Helvélius  \2)  fut  l'enfant  terrible  du  parti  philosophique. 
11  poussa  à  l'extrême  les  idées  de  ses  amis,  et  imprima  avec 
cî^udi^ur  ce  Qu'on  n'osait  encore  ébruiter. 

(1)  1709-1151. 
{2)  1715-1771. 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  l<v{ 

Daus  son  livre  l  Esprit,  il  ruinait  la  morale,  <(  science  fri- 
vole )»,  qui  n'a  d'autre  principe  que  rintérét  des  gouveriaanta. 

Et  il  le  crovait.  Le  vieux  F'ontenelle  disail  :  '•  Je  suis  el- 
frayé  de  la  conviction  que  je  vois  régner  autour  de  moi  ». 

liiche  et  fort  bien  en  cour,  llelvélius  avait  publié  ce  livre, 
avec  son  nom  en  première  page.  Il  fut  poursuivi,  et  très 
étonné  de  l'être. 

L'Espril  ne  dut  son  succès  (juau  scandale,  et  à  (jneUiues 
historiettes. 

Helvétius  n'est  ni  gi*and  penseur,  ni  grand  écrivain;  mais 
il  avait  un  caractère  charmant,  et  faisait  de  sa  forti.ne  un 
excellent  usage. 

Il  était  généreux  même  avec  de  fort  mauvais  sujets  ;  ses 
amis  lui  reprochaient  ces  largesses  :  ^  Si  j'étais  roi,  disait- 
il,  je  les  corrigerais  ;  mais  je  ne  suis  que  riche,  et  ils  sont 
pauvres  :  je  dois  les  secourir.  » 

D'Holbach  (2)  n  est  guère  plus  profond  qu'Helvétius,  et 
vaut  moins  encore.  Il  poussa  le  matérialisme  à  ses  dernières 
conséquences.  Comme  Diderot,  il  commença  par  le  déisme, 
où  s'arrête  Jean-Jacques,  et  aboutit  à  l'athéisme  absolu.  Son 
livre  principal.  Le  Sijslcme  de  la  Salure,  qui  ap])li(]uait  à 
la  morale  et  exagérait  les  idées  de  Condillac,  est  connu  par 
le  vers  qu'il  inspira  à  Voltaire  : 

—  Que  dis-tu  de  ce  livre  ?  —  Il  m'a  fort  ennuyé. 

D'Holba<'h  écrivit  encore  Le  Syslùme  social  et  la  Morale 
de  THomme,  omTages  du  même  genre,  pleins  de  décla- 
mations et  de  longueurs.  Mais  ce  baron  allemand,  verbeux, 
un  peu  lourd  d'esprit,  ne  laissait  pas  d'être  un  agréabl<^  <au- 
seur  et  le  meilleur  des  amis.  II  tenait  comme  Helvétius  une 
u  synagogue  philosophique".  Au  Grand-Val,  pn>s  de  Roissy- 
Saint-Léger,  il  hébergeait  Diderot,  Raynal,  Rousseau.  L  abbé 
Galia&i  donnait  la  note  gaie.  Diderot  s'attendrit  au  souvenir 
des  longs  entretiens  chez  d'Holbach.  Grimm  aussi  laimait 
loii,  a  ce  cher  cuisinier  de  rhlncyclopédie  »,  et  Roussea?!,  .pii 
pourtant  s'éleva  contre  ses  plaisanteries  d'athée,   lui  icndil 

■i;  1723-178Î). 


Kil  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

hommage,  et  le  prit  pour  modèle,  en  composant  le  caraclère 
de  Wolmar,  l'homme  le  plus  vertueux  de  ce  vertueux  roman 
qu'est  la  \  oui  elle  Iléloîse. 

Parmi  les  fidèles  du  Grand-Val  venait  Morellet  (1),  le  fa- 
meux auteur  des  articles  :  <(  Foi,  Fils  de  Dieu  el  Fatalité  ^^ 
dans  l'Encyclopédie.  L'abbé  Morellet  avait  répondu  à  la  pièce 
de  Palissot  contre  les  philosophes  par  une  «  Préface  )j  beau- 
coup plus  spirituelle  que  la  pièce,  et  qui  lui  avait  valu  deux 
mois  de  Bastille.  Il  en  sortit  illustre.  D'Holbach  le  réclama. 
Voltaire,  qui  l'avait  reçu  à  Ferney,  quelques  jours,  écrivait  à 
Thiriot  :  «  Embrassez  pour  moi  l'abbé  Mords-les.  Je  ne  con- 
nais personne  qui  soit  plus  capable  de  rendre  service  à  la 
raison.  » 

Morellet  avait  Tétoffe  d'un  vrai  philosophe  ;  il  se  dispersa 
en  polémiques,  en  libelles,  et  n'eut  pas  le  temps  d'écrire  un 
ouvrage  durable.  Ses  Mémoires  sont  à  liixî  : 

Il  y  eut,  même  en  philosophie,  bien  de  la  dépense  d'esprit 
futile,  frivole,  mousseux  et  léger.  Des  pamphlétaires  remuè- 
rent des  idées  du  bout  de  leur  badine  dorée,  comme  des  den- 
telles et  des  chiffons  ;  et  d'aucuns  furent  amusants,  tels 
Rivarol  ou  Chamfort;  d'autres  le  furent  moins,  comme  le  réac- 
tionnaire Linguet,  l'ennemi  des  philosophes. 

Linguet  (2),  avocat  et  publiciste,  qui  dénonça  le  Fanalistrrc 
des  Encyclopédistes,  fît  l'apologie  des  Césars  et  du  clergé, 
plaida  brillamment  pour  La  Barre,  pour  le  duc  d'Aiguillon, 
mit  dans  ses  attaques  une  virulence  qui  le  fît  rayer  du  ta- 
bleau, exiler,  puis  embastiller.  Ses  Mémoires  sur  la  Baslille 
sont  romanesques  et  intéressants. 

Mme  Suard  s'est  rappelé  une  curieuse  conversation  qu  elle 
eut  à  son  sujet  à  Ferney.  Un  négociant  ayant  fait  l'éloge  de 
Linguet,  elle  répliqua: 

—  Liu«fjîuct  est  un  écrivain  corrompu  dans  ses  principes  de  morale 
coinnie  dans  ses  principes  de  politique  :  il  ne  sème  que  des  faussetés 
ou  d<'S  erreurs  dangereuses  ;  il  ne  doit  recueillir  que  du  mépris,  el 
j'avoue  que  vous  m'avez  affligé  en  Thonorant  de  votre  suffrage.  » 
La  Icticlie  de  M.  de  Voltaire  resta  muette,  mais  il  ne  cessa  de  me  re- 

M)  1727-18i9. 
(2)  1736-1794. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  Kio 

•garder  a\ec  des  yeux  dont  il  est  impossible  de  peindre  la  finesse  et 

i  obligeante  attention.  Cependant  ce  négociant  entreprenait  de  défendre 

e(  niùnie  de  louer  encore  Linguet  ;  ce  qui,  ajoutant  au  mépris  dont 

je  me  sentais  animée  au  souvenir  de  ses  bassesses,  j*en  fis  un  petit 

résumé  à  M.  de  \\)Itaire  ;  je  lui  montrai  Linguet  parmi  ses  confrères, 

le  jour  où  Ton  devait  décider  de  son  sort  au  Palais,  s'arrachant  ^es 

cheveux  et  s'écriant  qu'il  était  entouré  d'assassins.  Je  le  lui  montrai 

peint  d'après  lui-même  dans  sa  Théorie  du  Libelle  y  se  comparant  tantôt 

à  Curlius,  tantôt  à  Hector,  et  parlant  de  sa  conduite  avec  le  duc  d'Ai- 

guiilon  comme  un  modèle  de  générosité  et  de  grandeur  d'âme,  quoique 

cette  impudence  fiU  démentie  par  ses  lettres  que  le  duc  avait  entre 

ses  mains  ;  enfin,  je  lui  parlai  des  outrages  dont  il  avait  accablé  ses 

confrères  les  plus  estimables,  et  M.  de  Voltaire  levait  les  yeux  et  les 

mains  au  ciel  avec  les  signes  du  plus  grand  étonnement. 

La  Révolution  décapita  cet  homme  amer,  dénigreur,  intran- 
sigeant et  contrariant,  qui  a  laissé  des  liasses  de  pamphlets 
éloquents,  ardents,  spirituels,  acerbes  et  arriérés,  sur  tous 
les  sujets  imaginables. 

Le  véritable  esprit  de  pamphlet,  l'esprit  à  l'emporte-pièce, 
le  don  de  la  formule  et  du  trait,  qui  résume  d'un  mot  une  si- 
liialion  ou  une  doctrine,  vous  le  trouvez  chez  Rivarol,  chez 
C-hauaforl,  ces  deux  enfants  terribles  de  leur  temps. 

Chamfort  (1)  dure  encore  par  la  réputation  de  son  esprit, 
1^  il  eut  vif,  prompt,  lumineux  et  implacable. 

l^eu  importe  aujourd'hui  que  cet  Auvergnat,  fort  beau  gar- 
Ç^ï^,  enfant  trouvé,  et  qui  ne  dut  son  nom  qu'à  lui-même  (il 
choisit  celui  de  Nicolas  de  Chamfort),  ait  été  clerc  de  pro- 
cureur,  précepteur,  secrétaire,  puis  homme  de  lettres,  qu'il 
^*l  écrit  des  ouvrages  bien  oubliés  :  épîlres,  éloges  de  Molière 
^^  ^^  La  Fontaine,  des  ballets,  une  comédie  frondeuse,  le  Mar- 
^l^^nd  de  Smyrne,  une  tragédie  de  Mustapha  eVZéang^ir  qui 
"'  pleurer  Louis  XVI  ;  qu'il  ait  même  été  de  l'Académie  fran- 
î^'^c  :  ce  qui  reste,  ce  ne  sont  pas  ses  œuvres,  c'est  le  sou- 
veriij.  piquant  d'un  homme  de  plaisir  et  d'esprif ,  d'une  santé 
'^^ée,  d'une  fierté  aigre,  d'une  humeur  sarcasliquc,  aiguisée 
^^*"  les  traders  des  grands,  qu'il  déteste  et  qui  le  font  vivre.  Il 
acc^pljj  avec  joie  la  crise  révolutionnaire,  qu'il  a  retracée 
^^ïisses  Tableaux  de  la  Révolution  (1790-1791),  mais  Chateau- 

^^1  n41-i-94. 


166  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇMBE 

briand  était  bien  sa  dupe  quand  il  érrivait  de  Chamfort,  qu'il 
connut  : 

—  3e  me  suis  toujours  étonné  qu'un  homme  qui  avait  une  connais- 
sance si  profonde  des  iiommes,  ait  pu  épouser  si  chaudement  une 
cause  quelconque. 

C'est  oublier  singulièrement  le  ton  et  la  l'aron  dont  Cham- 
fort  fut  révolutionnaire  :  il  ne  pouvait  l'être  que  d'une  ma- 
nière, gaiement,  spirituellement,  avec  des  pointes  pour  pi- 
ques, el  un  bonnet  de  folie  en  guise  de  bonnet  phrygien.  Il 
fut  moins  convaincu  qu'amusé  et  amuseur.  A  travers  sa  bio- 
graphie, la  Révolution  n'est  plus  (ju'un  vaudeville  à  mots  plai- 
sants et  à  effets  de  choix.  Il  sacrifiait  tout  à  la  forme,  à  la 
formule.  Il  fut  le  faiseur  d'exergues,  le  rédacteur  de  devises 
comiques,  le  fournisseur  et  le  fourbisseur  de  traits  plaisants 
La  Révolution  est  sanglante  ? 

—  On  ne  peut  nettoyer  les  écuries  d'Augias  avec  un  plu- 
meau. 

N'est-ce  pas  une  étrange  trouvaille  d'accrocher  ce  plumeau 
au  sommet  de  la  guillotine? 

La  Révolution  a  dit  :  Fraternité  ou  la  mort  ! 
Châmfort  traduit: 

—  Sois  mon  frère,  ou  je  te  tue  î 
Il  a  des  formules  terribles: 

—  Guerre  aux  châteaux,  paix  aux  chaumières  ! 
Il  dit  un  jour  à  de  Lauraguais  : 

—  J'ai  achevé  non  pas  un  Uvre,  mais  un  titre  de  livre,  ce  qui  est 
mieux. 

Pour  lui,  le  litre  est  tout.  Celui-ci  était  bon;  il  en  fit  pré- 
sent à  Siéyès,  qui  en  profita  : 

—  Qu'est-ce  que  le  Tiers  VAa\  ?  Tout.  Qu'est-il  ?  Rien. 

Trop  d'esprit  le  rendit  suspect.  Il  fut  arrêté,  et  se  tua 
cruellement  ;  d'une  balle  de  pistolet,  il  ne  réussit  qu'à  se  crever 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  167 

an  œil  ;  il  se  taillada  la  gorge  et  les  jarrets  à  coups  de  ra- 
soir ;  on  le  guérit,  et  il  ne  mourut  que  plus  tard,  très^  affaibli 
e{  exsaîigue. 

Sa  vie,  son  œu\Te,  disparaissent  devant  te  souvenir  de  ses 
saillies  plais^intes,  de  ses  traits,  de  ses  anecdotes,  de  ses  pro- 
pos mordants  e4  incisifs  sur  l'amour  el  la  sottise,  et  certes  il 
excellait  dans  cet  art  de  condenser  en  une  phrase  courte, 
alerte,  pimpante  et  insolente,  bien  des  vérités  el  de  la  phi- 
losophie: 

H  II  ny  a  que  l'inutilité  <lu  proniicr  déluge  qui  crnp'Viie  Dieu  d'en 
oTivoj*er  un  second  ». 

«  Un  sot  qui  a  un  moment  d'esprit  étonne  et  scandalise  comme  des 
chevaux  de  fiacre  au  galop.  » 


«  I^  plupart  des  nobles  rappellent  leurs  ancr;lres,  à  peu  jjrès  comme 
un  cicérone  d'Italie  rappelle  Cicéron.  » 


>» 


c(  Je  n'ai  fait  dans  ma  vie  au'une  méchanceté,  lui  disait  un  jour 
Rulhiere.  —  Chiand  fmira-t-elle?  »  léplirjua  (llmmforl. 

Cr  misunthi'ope  avail  pour  exprimer  le  mépris  une  formule  favo- 
rite :  «  C'est  ravant-dernier  des  hommes,  disait-il.  —  Pourquoi  l'avant- 
demier,  îui  dcmandalt-on.  —  Pour  ne  décourager  personne.  » 

Le  duc  deCréqui  disait  un  jour  à  Chamfort  : 

—  Mais,  monsieur,  il  me  semhle  qu'aujourdliui  un  homme  d'esprit 
est  régal  de  tout  le  monde,  et  que  le  nom  ji'y  fait  rien. 

—  Vous  en  parlez  bien  à  votre  aise,  monsieur  le  duc,  répondit  Cham- 
fort, mais  supposez  qu'au  lieu  de  vous  api>eler  M.  le  duc  de  Créqui, 
voiis  vous  appeliez  M.  Criquet  ;  entrez  dan-s  un  salon,  et  vous  verrez 
si  l'effet  sera  le  môme. 

Le  vrai  a  été  dit  par  Balzac,  écrivant  à  propos  de  Cham- 
faii  et  de  Rivarol  : 

—  Ces  gens-là  mettaient  des  livres  dans  un  hon  mol  ^  aujourd'hui 
c'est  à  peine  si  l'on  trouve  un  bon  mot  dans  un  livre. 

llivarol  {1),  Antoine  Rivaroli,  comte  de  Rivarol,  langue- 
docien plus  authentique  que  comte,  fut  de  cette  même  fa- 
mille d'esprit,  d'où  la  malice  el  le  rire  fusaient  avec  une  ai- 

,1)  1733-1801. 


168  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

niable  aisance.  Elevé  chez  son  père,  Riverot,  le  cabaretier 
(les  7>o/.s  l^igeons.  professeur,  précepteur,  soldai,  prenant 
tour  à  tour  les  noms  de  Lo"ngchamps,  de  Poparcieux,  de 
Rivarol,  il  pénétra  on  ne  sait  comme  dans  les  salons  pari- 
siens ([u'il  égaya  de  ses  épigrammes.  Sa  traduction  de  l't'ri- 
fer  du  Dante,  couronnée  par  l'Académie  de  Berlin,  fit  moins 
pour  lui  (pie  ses  satires  dirigées  contre  Delille,  comme  la 
Plainte  du  chou  et  du  navet  contre  les  iardins  de  Vabbé  De- 
lille,  ou  contre  les  ballons  de  MM.  Montgolfier  et  les  Têtes 
parlantes,  célèbres  automates  de  Tabbé  Mical. 

Il  fil  l'important,  se  mêla  de  vouloir  régénérer  l'Etat,  gour- 
inanda  le  roi  sur  sa  faiblesse  à  écraser  le  Tiers  Etat,  «  ce 
roi  dont  le  premier  travail  en  montant  sur  le  trône,  fut  avec 
son  maître  serrurier,  et  dont  la  première  ordonnance  fut  une 
ordonnance  sur  les  lapins.  )v 

Au  contraire  de  Chamfort,  il  tint  pour  l'ancien  régime,  et 
opposa  à  la  Révolution  une  hostilité  d'autant  plus  méritoire, 
que  sa  noblesse  était  toute  fictive. 

Nous  avons  perdu  Nos  droits,  Nos  titres,  Notre  fortune  !  s*écriait-il 
avec  désespoir  après  la  nuit  du  i  août. 

«  Nous,  nos,  notre,  murmurait  le  marquis  de  Créqui.  —  Eh  bien  I 
s'écria  Rivarol,  que  trouvez-vous  donc  de  singulier  dans  ce  mot  ? 
—  C'est  ce  pluriel  que  je  trouve  singulier,  »  répondit  le  marquis. 

Il  proposa,  et  même  on  appliqua  son  système  de  corrup- 
tion générale,  qui  consistait  à  salarier  partout  des  journa- 
listes, des  pamphlétaires,  des  chanteurs,  des  crieurs,  des  cla- 
queurs  :  c'est  l'origine  de  l'usage  moderne,  les  subventions 
à  la  presse. 

Il  vivait  d'expédients,  marié  à  une  fort  jolie  femme  qu'il 
ruina  et  qu'il  quitta* pour  une  certaine  Minette,  ne  payant 
pas  ses  notes  à  Tauberge,  où  il  laissait  son  fils  en  gage,  à 
la  différence  des  Egyptiens  qui  mettaient  en  gage  leurs  mo- 
mies, et  d'Albu(pier(|ue  «ui  y  laissa  sa  moustache  ;  rédigeant 
des  journaux  politiques,  des  pamphlets,  une  parodie  du  songe 
d'Athaîie,  un  libelle  contre  Mme  de  Gcnlis,  ou  l'Eloge  de  Mi- 
nette Ratoni,  chat  du  pape,  en  son  vivant,  et  premier  soprano 
de  ses  petits  concerts,  oaune  plaquette  contre  La  Fayette  dont 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  169 

il  (lisait  :  c  Sa  niillilr  j)rotégea  sa  fortune  »  ;  émigré  à  Co- 
blentz.  agent  social  à  Londres  et  à  Berlin,  où  il  mourut  près 
de  la  princesse  Dolgorouka. 

Il  a  beaucoup  écrit,  et  son  œuvre,  recueillie  tant  par  sa 
femme  que  par  son  frère  François,  le  vicomte,  un  autre  émi- 
gré de  lettres,  est  considérable.  Il  n'en  reste  que  des  mots 
de  son  Peiit  Alinanach,  11  n'y  a  qu'à  cueillir. 

Il  disait  de  Mirabeau,  qui  venait  de  se  donner  à  la  cour 
(1790)  : 

—  Il  est  caj)able  de  tout  pour  de  l'argent,  même  d'une  bonne 
action. 

In' poète  lui  demandait  son  opinion  sur  un  distique: 

—  J'y  trouve  dos  longueurs. 

De  lui,  encore  ceci: 

—  C'est  un  terrible  avantage  de  n'avoir  rien  fait,  mais  il  ne  faut 
pas  en  abuser. 

Kn  parlant  de  la  maladresse  des  Anglaises  : 

—  On  cnoirait  qu'elles  ont  deux  bras  gauches. 

Jidvarol  rencontre  un  jour  Florian,  dont  un  manuscrit  sor- 
tait pre.sque  entier  de  la  poche  de  son  habit. 

Comme  il  ne  laissait  jamais  échapper  l'occasion  de  lancer 
une  épigramme,  il  lui  dit  : 

--  Oh  !  monsieur  de  Florian  si  1  un  ne  vous  connaissait  pas,  comme 
on  vous  volerait  ! 

Déclaration  à  une  dame  : 

—  Je  veux  bien  vieillir  en  vous  aimant,  mais  non  mourir  sans 
vous  le  dire. 

Son  ami  et  collaborateur  était  Champcenetz  qui  se  forma 
à  si  bonne  école,  et  qui  lui  répondit  un  jour  de  façon  plai- 
santé.  Rivarol  avait  été  rossé  à  coups  de  bâton  par  Brigand 
Bomier,  et  se  plaignait  : 


170  HISTOIRE  DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

—  Mon  ami,  on  ne  peut  faire  un  pas  dans  Paris,  sans  qu'il  vous 
tombe  des  bûches  dans  le  dos. 

—  Je  te  reconnais  bien  là,  lui  dit  Champcenetz  qui  connaissait  Tin- 
cident  :  tu  grossis  toujours  les  objets. 

Rivarol  méril€  de  n'être  pas  oublié  et  il  ne  l'est  pas.  Il 
a  eu  plus  de  loi  que  Chamfort,  et  demeura  attaché  a  la  cause 
perdue  de  Taiistocralie,  qui  le  récompensa  mal  et  n'adopta 
pas  ce  volontaire.  Son  esprit  fut  caustique,  non  sceptique, 
et  de  la  meilleure  trempe  ;  c'est  une  arme  solide  avec  laquelle 
il  a  vaillamment  bataillé,  pour  les  droits,  sinon  de  la  vertu, 
du  moins  de  son  intérêt,  de  ses  appétits,  de  ses  ambitions 
et  de  sa  provende.  Aujourd'hui  on  ne  se  rappelle  plus  l'usage 
qu'il  en  a  l'ait,  et  on  se  contente  d'admirer  le  reflet  et  le  fil 
de  cette  lame,  jolie  pièce  de  musée. 

Avec  ces  hommes  d'esprit,  nous  sommes  arrivés  à  la  fin 
du  siècle  :  elle  vit  aussi  des  esprits  graves.  Le  public  d'alors 
a  pu  méditer  sur  les  ouvrages  de  Condorcet  ou  s'attrister  à 
la  lecture  de  Volney. 

Pendant  l'été  de  Tannée  1793,  après  la  fameuse  séance  du 
81  mai,  où  les  Girondins  furent  vaincus  dans  la  Convention, 
tandis  que  la  police  jacobine  traquait  les  derniers  survivants 
du  parti  dans  toute  la  France,  se  cachait  dans  un  grenier 
de  la.  rue  Servandoni,  un  de  ces  Girondins  qui  écrivait  un 
ouvrage  sur  le  Progrès.  C'était  Condorcet  (1).  Il  avait  com- 
mencé par  être  un  mathématicien  de  génie;  mais  d'Alembert, 
Turgot,  Raynal  l'avaient  entraîné  vers  la  philosophie  sociale; 
la  Révolution  naissante  le  trouva  prêt  à  jouer  un  rôle  poli- 
tique ;  il  fut  membre  de  la  Législative  et  de  la  Convention. 
Il  y  dut  son  autorité,  moins  à  son  éloquence,  qu'à  la  préci- 
sion de  ses  vues  politiques  et  à  la  générosité  de  ses  idées. 
Il  étendit  aux  questions  sociales  la  méthode  exacte  des  sciences 
dont  il  avait  fait  ses  premières  études.  Il  votait  avec  les 
Girondins  ;  leur  chute  Tentraîna.  Mis  hors  la  loi,  il  fut  re- 
cueilli pendant  huit  mois  chez  une  amie.  C'est  là,  qu'il  com- 
posa seul  et  sans  le  secours  d'aucun  livre  son  Ei^quisse 
d'un  tableau  des  progrcs  de  /'es/^n*/  humain.  11  montrait 
dans  le  passé  la  marche  lente,  mais  sûre  de  l'humanfitc  vers 

(1)  1743-1704. 


mSTOIRE  IHE   L\  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  171 

un  état  meilleur,  les  con([iièles  du  labeur  sur  la  barbarie,  et 
il  assurait  dans  Taveuir  la  continuité  de  ce  progrès.  «  Il  ar- 
rivera donc,  disait-il  ro  moment  où  le  soleil  n'éclairera 
plus  que  des  hommes  libres,  où  les  tyrans  et  les  esclaves 
n'existeront  plus  (\\w  dan?-  l'histoire». 

DéliATé  des  superstitions  et  des  haines,  l'homme  pourra 
travailler  librement  à  son  perfectionnement  infini  et  atteindre 
tout  ensemble  à  la  vertu  et  au  bonheur.  La  philosophie  lui 
a  ouvert  les  yeux  ;  il  ne  reste  plus  ((u'un  pas  à  faire.  Etrange 
contraste  !  Au  moment  même  où  il  achevait  cette  œuvre  de 
générosité  et  de  confiant  e,  se  laissant  aller  à  son  rêve  huma- 
nitaire, la  haine  et  riiiju>tice  frappaient  plus  cruellement  que 
jamais  autour  de  lui  ;  lus  derniers  de  ses  amis  tombaient  ; 
Roland  se  poijînardait  sur  une  route  pour  ne  pas  exposer 
son  hôte  ;  Pétion,  Buzot,  traqués  dans  la  campagne,  étaient 
dévorés  par  les  loups  ;  la  mort  s'acharnait  sur  les  philosophes 
et  les  amis  du  progrès.  Bientôt  même,  on  découvrait  la  re- 
traite de  la  rue  Senandoni.  Condorcet,  craignant  de  compro- 
mettre sa  bienfaitrice,  quitta  sa  maison,  fut  aiTôté  presque 
aussitôt,  et  s'empoisonna  t'ans  sa  cellule. 


En  1782,  des  moines  du  Liban  donnèrent  Thospitalité  à  un 
jeune  Français  qui  s'en  était  venu  de  Paris  à  pied,  par  étapes, 
avec  quelques  écus  dans  sa  ceinture,  et  dans  son  sac,  un 
Hérodote. 

Ce  jeune  homme  racontait  qu*il  avait  depuis  son  enfance 
le  désir  de  visiter  TOrient.  qu'ayant  hérité  d'un  peu  d'argent, 
il  était  parti  aussitôt  en  pèlerin,  et  qu'il  venait  passer  quel- 
ques mois  parmi  les  Druses,  pour  apprendre  la  langue  des 
pays  qu'il  comptait  parcourir.  Xotre  voyageur  —  c'était  Vol- 
ney  (1),  —  resta  huit  mois  chez  les  moines  du  Liban,  puis  se 
mit  à  explorer  l'EgypIe  et  la  Syrie,  les  pays  de  ses  rêves. 
Quatre  ans  plus  tard,  il  revenait  en  Europe,  rapportant  de 
son  voyage  un  Ii\Te  ([ui  le  rendit  aussitôt  célèbre. 

(1)  1757-1820. 


172  HISTOIRE   DE   LA   LlTTÉRATUHh   i  .»...^ 

Les  liuiiK's  sont  un  mélange  de  descriptions  el  de  mé- 
ditations. Xolney  a  visité  les  restes  de  Palmyre  et  de  Thèbes, 
el  les  dépeint  en  poète.  Disciple  des  encyclopédistes,  de  Con- 
dillac  et  (riiolbach,  il  ne  perd  pas  celte  occasion  de  philo- 
sopher. Le  i(  Génie  des  Tombeaux  »  lui  est  apnaru  parmi  les 
débris  des  villes  mortes,  et  lui  a  révélé  les  lois  générales  qui 
régissent  l'humanité.  C'est  l'ignorance  et  la  superstition  qui 
ont  perdu  les  cilés  antiques  ;  aujourd'hui  que  la  philosophie 
éclaire  les  nations,  l'humanité  peut  renaître  à  l'espoir,  son 
progrès  est  assuré,  elle  louche  à  la  paix  et  au  bonheur. 

Le  livre  eut  un  grand  succès.  Volney  fut  le  poète  en  prose 
de  la  Révolution  naissante. 

Donnons  place  ici,  pour  finir  le  chapitre,  à  un  penseur  pro- 
fond, qui  ne  iui  pas  Français,  mais  cpii  écrivit  et  pensa  dans 
notre  langue  mieux  que  des  milliers  de  nbs  concitoyens  : 
Joseph  de  Alaistre  (1). 

En  général,  du  comte  Joseph  de  Maistre  il  est  convenu  de 
dire  (juil  poussa  à  l'outrance  l'absolutisme,  qu'il  s'est  fait 
1  apologiste  de  la  guerre  et  du  bourreau  ;  qu'il  a  rayé  d'un 
trait  de  plume  la  Révolution  et  vingt  années  de  notre  his- 
toire. 

Ouand  parurent  ses  lettres,  en  1851,  on  fut  tout  étonné  de 
trouver  en  lui  non  seulement  l'homme  supérieur  que  Ton 
soupçonnait,  mais  un  ami  sincère,  et  charmant,  un  père  af- 
fectueux et  bon,  que  Ton  ne  soupçonnait  pas. 

Le  comte  de  Maistre,  si  Français  par  les  qualités  de  son 
esprit,  était  né  hors  de  France,  en  Savoie,  el  resta  toute  sa 
vie  au  service  de  la  maison  de  Sardaigne,  Il  fut  magistral 
et  sénateur,  du  sénat  de  Savoie,  comme  son  père.  La  révo- 
lution le  força  de  s'expatrier.  Après  quelques  années  d'exil 
et  de  voyages,  il  alla,  comme  ambassadeur  extraordinaire, 
représenter  le  roi  de  Sardaigne  en  Russie.  Il  habita  quatoi*ze 
ans  Saint-Pétersbourg,  vivant  presque  pauvre  au  milieu  de 
la  société  la  plus  dépensière  d'Europe,  assez  près  des  événe- 

(1^  1754-1821. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  17:] 

inenls  pour  n'en  rien  ignorer  et  pour  connaître  les  hommes, 
assez  isolé  pour  les  juger  de  haut.  Dans  celte  famille  séna- 
toriale des  De  Maistre,  réducalion  était  autoritaire,  sans  du- 
reté. Le  comte  Tavait  reçue  avec  une  soumission  affectueuse. 
Jusoulà  vingt  ans  passés,  même  éloigné  de  son  père  et  de 
sa  mère  qu'il  <(  adorait  »,  il  ne  prenait  sur  lui  do  faire  au- 
cune lecture  nouvelle  sans  les  avoir  consultés.   Cette  défé- 
rence à  un  pouvoir  ([ue  Ton  aime,  que  la  religion  et  la  tradi- 
tion ont  consacré,  et  fpi'il  eut  toute  sa  vie,  à  l'égard  de  son 
souverain,  est  le  (rail  essentiel  de  sa  philosophie  et  de  son 
caractère.  Ce  principe  d'autorité,  il  le  poussa  avec  une  ef- 
frayante rigueur  de  déduction  jusqu'à  ses  dernières  consé- 
quences. Il  n*en  était  pas  moins  un  homme  aimable,  d'une 
grande  douceur,  d'une  franche  droiture.  Dans  la  discussion, 
politique  ou  religieuse,  ce  logicien  intransigeant  savait  mettre 
Tagrément  et  la  gaieté.  Il  avait  avec  Mme  de  Slaël,  u  la  télo 
la  plus  perv'ertie  du  monde,  des  scènes  à  mourir  de  rii*c,  et 
cependant,  dit-il,  sans  nous  brouiller  jamais.  »  Il  nous  parle 
quelque  part  de  sa  «  gaieté  native  »,  et,  de  fait,  ses  lettres. 
sauf  quelques  moments  de  sombre  tristesse,  sont   (^njouées  el 
vivantes.  Quant  à  celte  sécheresse  du  cœur  qu'on  lui  a  re- 
prochée, elle  est  dans  quelques  passages  de  ses  œuvres  :  elle 
n'est  pas  le  fond  de  son  caractère.  Ce'  philosophe  n'est  pas 
tout  esprit  ;  il  a  des  heures  d'effusion  touchante.  Il  écrit  de 
Saint-Pétersbourg.  «  Je  lis,  je  tâche  de  m'étourdir,  de  me  fati- 
guer s'il  était  possible.   En  terminant  mes  journées  mono- 
tones, je  me  jette  sur  un  lit  où  le  sommeil  cjue  j'invonue  n'est 
pas  toujours  complaisant...   Alors  des  idées  poignantes  de 
famille  me  transpercent.  Je  crois  entendre  pleurer  à  Turin. 
Je  fais  mille  efforts  pour  me  représenter  la  figure  de  cette 
enfant  de  douze  ans  que  je  ne  connais  pas.  Je  vois  cette  or- 
pheline   d'un    père    vivant.    Je    me    demande,    si  je  dois 
un  jour  la  connaître  (il  avait  quitté  sa  fille  lorsqu'elle  aval» 
quelques  mois,   et  ne  la  revit  qu'à  vingt  ans).    Mille  noirs 
fantômes  s'agitent  dans  mes  rideaux  d'indienne.  » 

Quelle  est  donc  cette  doctrine  qui  fit  à  Joseph  de  Maistre 
une'  réputation  d'insensibilité  contestable  ?  Nous  la  trouvons 
exposée  dans  trois  ouvrages  principaux  :  les  Considérations 


174  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATIRE   FRANÇ.USE 

si^v  la  France,  publiées  sans  noiiL  «l'aiilcur  en  1797  ;  le 
Pape  qui  parut  en  1S19,  cl  les  >^oiices  de  Saint-Péters- 
bourg, entretiens  liclifs  de  l'autenr  eî  de  deux  autres  pei-son- 
nages,  livre  posthume.  De  .Aiaisire,  tout  en  combattant 
les  philosophes  du  xvui'^  siècU^,  hérita  de  leur  esprit  rai- 
sonneur et  de  leur  méthode.  11  est,  comme  eux,  dépourvu 
de  sens  artistique,  il  ignore  la  nature  :  il  vil  comme  eux  dans 
l'abstrait.  I.a  méthode  est  la  mémo,  mais  les  principes  sont 
à  Topposé  des  leurs.  De  .Aiaisire,  <;alhoh(|ue  ardent,  pose  à 
la  base  de  son  système  le  dogme  de  la  Providence.  <'  Rien 
ne  marche  au  hasard,  mon  cher  ami,  écrit -il  au  baron  de 
Vignet,  tout  a  sa  J'ègle,  tout  (»st  déterminé  par  une  puissance 
(|ui  nous  dil  rarement  son  secret  ».  Tout  se  passe  dans  le 
monde  selon  la  volonté  de  Dieu  :  or  Dieu  a  deux  représen- 
tants ici-bas  :  le  Pape  et  le  Roi,  l'un  jiour  le  spirituel,  Tautre 
pour  le  temporel.  L'existence  de  la  Providence  impliquie  et 
comporte  le  principe  d'autorité.  Lobéissance  à  Tauforité  du 
Pape  et  à  celle  du  Roi,  doit  être  la  loi  des  nations.  En  reli- 
gion, toute  église  schismati(iue  est  condamnable  et  devient 
d'elle-même  u  protestante  ».  lin  politi^iue,  tout  gouvernement 
qui  n'est  pas  absolu  est  un  mauvais  gouvernement.  Ce  sys- 
tème fortement  construit  et  dune  singulière  unité,  il  le  pousse 
à  ses  suites  les  plus  loinlaines.  Si  la  l*rovidence  régit  tout, 
le  mal  est  une  loi  de  la  nature  ;  les  pires  fléaux,  les  guerres, 
les  destructions  sont  des  desn^ns  de  la  Providence,  pour  le 
châtiment  des  peuples.  Depuis  que  les  hommes  ont  failli,  ils 
s'égorgent  ;  les  lois  n'y  peuvenl  rien  changer,  la  guerre  el  le 
bourreau  sont  dans  l'ordie  du  monde. 

Sur  la  question  de  l'absolutisme,  de  Maistrc  est  catégv)- 
ri(jue  :  Tout  gouvernement  doit  être  absolu.  Mais  il  n  est  pas 
légitimiste  aussi  délibérément.  Il  approuve  le  (Comité  de 
Salut  public,  parce  qu'il  a  rendu  l'Etat  plus  fort  qu'il  n'étail 
sous  les  rois,  et  parce  qu'il  a  sauvé  la  patrie.  Plus  tard,  f{uaiid 
Bonaparte  s'éleva,  il  écrivit  :  »  Si  la  maison  de  Bour- 
bon est  décidément  proscrite,  il  est  bon  que  le  gouvernemesit 
se  consolide  en  France...  il  est  bon  qu'une  nouvelle  race  eom- 
mence  une  succession  légitime,  celle-ci  où  celle-là,  n'imporlt^ 
à  l'univers...  j'aimt»  bien   miriix  Ronaparle  roi,   que  simple 


HISTOIRE   DE   L\  LITTÉRVTIRE   FRANÇAISE  173 

con(|iiéranl.  »  Les  légitimistes  ne  lui  ont  jamais  pardonné  ces 
paroles.  Dans  tous  les  camps,  de  Maistre  s'est  l'ait  des  enne- 
mis irréconciliables. 

Il  était  foncièrement  philosophe.  Son  esprit  planait  au-des- 
sus des  événements  et  n'entrait  dans  aucun  parti.  Il  voyait 
clair  dans  ce  chaos  de  la  Révolution  qui  déroulait  les  plus 
politiques.  En  1797,  il  prédit  l'avenir  et  les  conséquences  de 
ce  «  miracle  ».  «  Quand  je  pense,  dit-il,  que  la  postérité  dira 
peut-être  :  «  C^t  ouragan  n'a  duré  que  ti^ente  ans  »,  je  ne  puis 
m'empêcher  de  frémir  ».  De  môme,  il  a  prévu  un  demi-siècle 
à  Tavance  Timportance  prochaine  de  la  question  de  l'infail- 
libilité papale. 

La  philosopfûe  de  Joseph  de  Maistrc  est  trop  systématique, 
disons  même  sur  quelques  points,  trop  paradoxale,  fHMU' 
n'avoir  pas  IrouVë  dans  tous  les  temps  de  violents  adver- 
saires. On  peut  discuter  sa  doctrine  ;  mais  on  ne  peut,  de 
bonne  foi,  contester  la  profondeur  de  son  esprit  et  la  clair- 
voyance de  son  coup  d'œil.  Ajouterons-nous  que  de  Maistre 
est  un  écrivain  de  premier  ordre  ?  .  Son  style  est  d'une  sim- 
plicité si  forte,  d'une  sincérité  si  entière,  qu'il  s'efface  par  sa 
perfection  même,  et  se  confond  avec  l'éclat  de  la  pensée. 

i\ous  avons  vu  quels  hommes  ont  agité  les  problèmes  nou- 
veaux qui  se  posaient,  quelles  idées  furent  défendues  et  pro- 
posées, quel  conflit  se  dressait  entre  l'ancien  régime  affaibli 
et  les  temps  nouveaux,  quelle  trépidation  secouait  l'édifice  so- 
cial, quels  efforts  agitaient  la  vieille  carapace  vermoulue 
d'où  émergeait  lentement,  dans  le  sang  et  les  larmes,  comme 
à  toutes  les  naissances,,  la  société  nouvelle. 

Cette  époque  féconde  en  tliéoriciens  n'a  pas  eu  de  grands 
poêles  :  c'est  J.-J.  Rousseau  qui,  dans  sa  prose,  donna  Tim- 
pression  la  plus  vibrante  du  lyrisme,  et  de  l'enlhousiasme. 
Il  nous  faut  voir  pourtant  h\'=^  autres  poètes,  ceux  qui  ont  écrit 
-en  vers.  Ils  ont  eu  le  tort  d'être  des  amuseurs  de  salons, 
quand  leur  premier  devoir  eût  été  de  s'ériger  en  sonores 
interprètes  de  Târae  des  foules,  alors  émues  d'espéranies  et 
de  colères.  Mais  il  n'était  pas  licite  d'être  leur  écho,  c'était 
trop  tôt. 


CHAPITRE  II 


Les  Poètes. 


Poésie  Satiriqde.  —  Les  (îhaiisoniiiors  liisloritiiu's.  —  Le  Uocucii  (ilairaiiibaiitt- 

Maurepas. 
Le  Lyrisme. — ^"J.-B.  Iloussoau.  —  Lamollc-llnudarl. —  Louis  RaciiK».  —  L'ahlx* 

de  L'Allaigiianl.  — (ircssol.  —  Le  F'ranc  dt»  Pompigiian.  —  Onlil  Bernard.  — 

Saint-Lambert^ —  Desmahis.  —  Krouchard  Leinuii.  —  Malfilàlre.   —  Golar- 

deau.  — Le  Mierre.  — Dorai.  —  Chevalier  de  Boufllers. 
Le  Caveau.  —  Son  histoire. 
L'Ahbê  Delille.  —  Un  jugement  à  leviMM*. 
Boucher.  —  Sylvain  Maréchal.  —  François  de  Neufehàli'au.  —  Cilbert.  —  Her- 

lin.  —  Cubiêres.  —  Parnv. 
Florian.  —  Sa  vie.  —  Son  IhëAlre.  —  Se.s  romans.  —  Ses  fables.  —  Fl(»rian 

déflorianisë. 
Fontanes.  —  Andrieux. 
Demoustier.  —  Zt*»  iettrea  à  Emilie. 
B<mget  de  Tlsle. 

.Vndré  C4I1ÉXIER.  —  Caractères  de  son  gt-nie. 
(îabriel  Legouvé.  —  Le  Mérite  des  Fcinme's.  —  Son  ihéAlre.  —  Berchoux  et  l*x 

fr astronomie.  —  Esmenard  et  la  Xai'iifntion,  — ChOmMloUé.  —  Baoïir  Lor- 

niian.  —  Millevove.  —  Conclusiiwi. 


La  Poésie  du  xviii^  siècle  ne  nous  attardera  i>as. 

A  celte  époque,  il  n'y  a,  il  ne  pouvait  y  avoir,  d-e  vraie  et 
vibrante  que  la  poésie  i)opulaire,  la  poésie  satirique.  Tout 
le  reste  n'est  qu'un  vain  amusement  mondain^  Or,  la  poésie 
populaire  n'est  pas  encore,  à  celle  date,  entrée  dans  la  lit- 
térature ;  elle  devra  attendre  cette  promotion  des  bienfaits 
du  romantisme.  Quant  à  la  poésie  saliritpie,  elle  est  prohi- 
bée, traquée,  poursuivie,  punie,  réduite  à  se  loger  sous  le 
manteau. 

Il  vaut  souvent  la  peine  de  l'y  aller  cherclier.  On  la  Irouve 
dans  ces  gros  recueils  manuscrits,  aux  tranches  dorées,  à  la 
solide  reliure  en  maroquin  rouge,  aux  aimes  de  quelque 
grand  seigneur  danlan,  comme  ceux  de  Clairambault,   de 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  177 

Maurepas,  de  Monlbarrey,  de  Caylus,  ou  dans  les  Mémoires 
secrets  de  Bachaumont,  de  Pidanzal  de  Mairobert,  de  Mé- 
Ira,  etc. 

Scribe  disait: 

—  En  France,  sous  nos  rois,  la  chanson  fut  longtemps  la 
seule  opposition  possible  ;  on  définissait  le  gouvernement 
d'alors  une  monarchie  absolue  tempérée  par  des  chansons. 

Le  recueil  Clairambault-Maurepas  csl  l'un  des  plus  consi- 
dérables et  des  plus  typiques  de  ces  chansonniers  histori- 
ques du  XVIII*  siècle,  qui  sont  aujourd'hui  une  mine  inappré- 
ciable de  renseignements  el  d'indications.  Maurepas  était  le 
fils  de  Pontchartrain.  Il  se  chansonnait  lui-même  afin  de  di- 
riger les  coups.  Il  était  d'avis  que  quand  on  se  bat  soi-même, 
on  se  fait  moins  mal.  Le  premier  ministre,  cardinal  Fleury, 
lui  faisait  des  commandes.  La  chanson  était  l'un  des 
instruments  occultes  du  pouvoir.  Mauix?pas.élait  oe  qu'on 
appellerait  aujourd'hui  dans  les  milieux  montmartrois,  le 
«  chansonnier  rosse  officiel  du  gouvernement  ».  On  embas- 
tille l'abbé  Pucelle  qui  devenait  gênant,  el  le  peuple  mur- 
mure? Le  ministre  ne  trouva  rien  de  mieux  (|ue  de  |)rier  Mau- 
repas de  faire  une  chanson  sur  ce  prisonnier  :  a  pour 
amuser  Paris,  badinez  sur  le  mot  ».  Maurepas  chanta  : 

Rendez-nous,  Pucelle, 

O  gué! 
Rendons-nous  Pucelle. 

Le  peuple  rit,  et  n'y  songea  plus.  La  chanson  était  une 
arme  défensive.  Maurepas  la  maniait  avec  adresse  et  cruauté. 
Il  chansonna  impitoyablement  la  duchesse  de  Chûteauroux, 
et  fi't  sur  la  Pompadour  un  quatrain  si  terrible,  que  celle-ci 
entra  en  fureur,  voulut  punir  l'auteur,  le  fit  rechercher,  soup- 
çonna Desforges,  et  Desforges  fut  jeté  dans  une  cage  do  * 
fer  au  Mont-Saint-Michel  ;  Maurepas  fut  drnoncé,  cl  s'exila 
dans  ses  terres.  De  là,  il  chansonna  à  force,  et  i^mplit  son 
fameux  recueil  de  ces  couplets  indiscrets,  malicieux,  souvent. 
grossiers,  auxquels  il  joignit  ceux  de  La  Grange-Cliancel,. 
de  Voltaire,  du  grand  prieur  de  Vendôme,   de  la  duchesse 

12 


.r 


17  S  HISTOIRE   DE  LA  LITrÉaATlJRE  FRAJVÇAISE 

iie  Bourbon,  fille  de  Louis  XIV  et  de  Mme  de  Montespan, 
dont  on  chanlail  : 

irest  la  Duchesse  de  Bourbon 

Qui  met  tout  le  monde  en  chanson. 


11  y  en  avait  même  du  Régent.  Mais  toutes  étaient  ano- 
nymes, et  ce  mol  du  marquis  de  Alarigny  à  Maurepas  donnera 
ridée  du  danger  que  présentait  ce  recueil  : 

—  Je  vous  ai  donné,  monsieur,  ma  parole  d^honneur  et  je  vous  la 
réitère  ici  par  écrit,  que  qui  que  ce  soit  dans  le  monde  entier,  hors 
moi,  ne  lira  les  manuscrits  que  vous  avez  la  bonté  de  me  confier, 
ils  sont  enfermés  dans  un  tiroir  fermé  à  clef,  et  je  suis  moi-même 
enfermé  lorsque  j'en  prends  lecture. 

C  est  toute  l'histoire  de  notre  pays,  contée  gaiement  avtc 
esprit  et  malice.  Louis  XIV  meurt  ?  il  était  <iéleslé,  et  oo  ba- 
dine férocement  sur  le  cadavre  et  Tautopsie. 

On  ne  lui  trouva  pas  d'entraille. 
Son  cœur  était  pierre  de  taiUe. 

C'est  là  qu'il  faut  entendre  Técho  des  cris  de  soulagement 
du  peuple.  A  la  messe  de  Sainl-Paul-Saint-Louis  où  le  cœur 
fut  déposé,  il  y  eut  six  personnes.  Le  long  de  la  roule  de 
Saint-Denis,  les  paysans  chantaient  liesse  devant  les  baraques 
à  boire  sur  le  parcours  du  royal  cortège  funèbre  : 

Enfin  Louis  le    Grand  est  mort» 
Oh  reguingué  ! 
Oh!  Ion  Ion  là! 

1^  régent  hérite  des  sympathies  populaires  qui  s'écartent 
des  bâtards  légitimes.  Le  testament  royal  est  cassé  par  le 
Parlement,  tout  fier  de  revivre.  Le  passé  est  honni,  et  ravenir 
païaîi  souriant.  Ponlchartrain,  Le  Tellier,  Bissy  sont  bannis. 
Philippe  d'Orléans,  régent,  est  exalté  par  les  couplets*  popu- 
laires, ([ui  bientôt  déchanteront,  mais  qui  diemeurent  comme 
l'écho  du  sentiment  public. 


HÏSTOmE  DE  L\  LlTTÊaATURE  FRAHÇIISE  i79 

La  pelile  chronique  parisienne  y  est  aussi  tout  au  long, 
comme  l'aventure  de  Mlle  Quoniam  qui  fil  enlever  el  dé- 
porter son  mari  au  Mississiïii,  pour  se  donner  au  Kégent  plus 
librement  ;  ce  sont  aussi  les  fredoos  gaillards  des  petits  sou- 
l)er^  aux  chandelles,  les  Mirlitons,  les  Laiila,  les  Boudril- 
lon.  et  l'histoire  du  duc  de  Richelieu  iiui  ayant  donné  ren- 
dez-vous dans  son  petit  pavillon  du  faubourg  Saint-Anloine 
à  Mme  de  Sabran,  y  trouva  aussi  .Mme  de  Giicbrianl  ;  et  le 
compte  rendu  des  bals  de  l'Opéra,  où  les  dames  venaient 
avec  u  un  habillement  léger  qui  pèse  douze  onres  »  ;  el  le 
cas  de  Mme  Parabèie,  faisant  achcler  par  <on  mari  <les  bijoux 
qui  sont  le  cadeau  du  Régenl  en  récompense  de  ses  bontés  ; 
el  le  bac  d'Asnières  ,  que  le  Régenl  prit,  étant  ivre,  el  le  ba- 
telier, ne  le  connaissant  pas,  lui  dit  ; 

—  Volli  un  b...  de  buteau,  il  va  comme  l«  Régence,  sens  dessus 
dessous. 

Ce  sont  des  cou[)lets  lerribles  contre  toutes  les  dames  de 
la  cour,  contre  l'elionlée  duchesse  de  Berry,  contre  Icncr- 
gique  Sainl-Simon,  donl  ses  ennemis  comparaient  la  figure  à 
«  une  omelette  avec  deux  charbons  ardents  dedans  ". 

Ce  sont  des  ponts-ncuts,  où  des  paysans  el  dos  touviourous 
expriment  le  fran<>|)arler  eu  patois,  el  sont  déjà  moins 
tendres  pour  ce  Régent  ivrogne,  n  petit,  gi^as,  rouge  »  disait 
sa  mère,  qui  riail  de  ses  désordres  cl  ajoutait  : 

"  Les  fées  furent  conviées  à  mes  couclies  et  chacuno  douant  mOTi 
TAb  d'un  Iftlent,  il  les  eut  tout;.  Malheureusement,  on  avait  oublié  une 
fée  qui  arrivant  après  les  autres  dit:"  Il  aura  tous  les  talents,  excepté 
celai  d'en  faire  usage.  » 

Et  c'est  la  mort  honteuse  du  Régent  chez  la  Phalaris,  un 
chien  emportant  le  cœur  pendant  l'autopsie,  el  toule  la  riche 
complique  et  s'enlaidit  encore  d'ambitions  politiques  el 
Mi'i'ic  des  galanteries  Louis  X\'.  où  l'amour  du  plai^ii'  se 
d'intérêts  matériels. 

A  côlé  des  Mémoires,  il  fallait  placer  et  citer  les  chanson- 


180  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

nicrs  qui  sont,  pour  le  siècle  entier,  les  compléments  utiles 
et  les  documents  peut-être  les  plus  sincères  de  la  grande  his- 
toire, puisqu'ils  n'èlaient  destinés  qu'à  des  confidents,  des 
affdiés  et  des  amis,  unis  par  la  prudence,  la  malice,  la  con- 
nivence de  la  sévérilé  et  la  complicité  de  la  vengeance. 

Quant  à  la  poésie  permise  ou  tolérée,  la  part  était  res- 
Ireinte  de  ce  ijue  les  poètes  pouvaient  dire,  sentir  et  penser 
librement.  Le  lyrisme  avait  son  octroi.  Il  était  en  cage.  Aussi 
ces  rimeurs  eurent-ils  une  inspiration  factice  et  de  com- 
mande ;  ils  colportèrent  dans  les  salons  et  les  Académies  les 
mêmes  genlillcsses  rimées,  sans  audace  ni  nouveauté. 

Le  Parnasse  est  un  devant  de  cheminée  ;  les  feux  d'Anol- 
Ion  sont  les  lumières  des  lustres,  qui  éclairent  sur  les  pan- 
neaux de  tapisserie  des  déesses  anémicpies  et  des  amours 
trop  roses  ;  les  chœurs  des  mUvSes  dansent  de  savants  me- 
nuets, et  exécutent  la  chasse  ou  la  lalousie  sous  l'archet 
de  Cajon,  de  Mignard,  ou  de  Watrin,  et  sur  l'air  d'Exaudel. 

Ouvrez  à  deux  battants  la  porte  du  tem|)le  de  Polymnie  ; 
des  valets  en  culotte  couite  et  en  perruques  blanches  gar- 
dent l'entrée.  Le  groupe  des  i)oètes  donne  tout  Taspect  d'un 
défilé  de  visites  chez  la  marquise,  à  son  jour  de  réception  ; 
et  le  nécessaire,  qui  pourrait  être  Gil  Blas,  les  annonce. 

De  les  répartir  par  genres,  c'est  ce  qu'il  serait  superflu  de 
tenter,  car  ils  ont  tous  un  air  d'uniformité,  et  l'inspiration 
est  de  même  espèce  sous  les  apparences,  (jnelque  variées 
qu'elles  soient,  et  que  leur  poésie  s'appelle  didactique  ou  ly- 
rique. Ce  sont  toujours  mêmes  fadeurs  et  confiseries  lit- 
téraires, \pour  mar(]uises  en  mal  de  réputation,  mêmes  pages 
sages  et  pondérées,  où  la  rime  à  pas  lents  suit  le  sens  alourdi, 
comme  un  caniche  son  aveugle  ;  mêmes  grivoiseries  semées 
de  roses  et  de  similitudes,  les  madrigaux  enguirlandés,  les 
satires  perfides,  les  épigrammes  vinaigrées  à  l'eau  de  Hon- 
grie, et  les  épitres  de  muse  pédestre. 

Un  classement  serait  tellement  artificiel,  conventionnel,  di- 
dacticpie,  (|ue  nous  ne  le  tenlerons  pas,  l'ordre  chronologi- 
(pie  étant  ici  le  seul  logique  pour  présider  à  ce  défilé  de 
poètes  monocordes  en  dentelles. 


HISTOIRE   DE  LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  181 


Une  simple  menlion  pour  Longepierre  (1).  Ecolier  pro- 
dige, rimeur  précoce,  et  lauréat  de  concours,  il  fut  un  mo- 
ment lespoir  de  notre  poésie.  Mais  les  pensions  lui  vinrent, 
non  le  talent.  Et  Longepierre  fil  toute  sa  vie  des  vers  sans 
être  poète.  Comme  il  avait  peu  d'invention,  et  qu'il  était  dis- 
ciple fervent  des  anciens,  il  entreprit  de  traduire  en  vers  fran- 
çais les  poètes  grecs.  Ce  travail  lui  valut  le  préceptorat 
du  comte  de  Toulouse,  et  une  épigramme  de  J.-B.  Rousseau  : 

Longepierre,    le   translateur 

De  l  antiquité  zélateur, 

Imite  les  premiers  fidèles, 

Qui  conibattaient  jusqu'au  trépas 

Pour  les   vérités   ininioi"l1?lles 

Qu'eux-mêmes   ne  conjprenaient  pas. 

Longepierre  n'eut  à  se  repentir  ni  du  préceptorat  ni  de 
répigramme.  Par  l'un  il  arriva  à  la  fortune,  et  sans  l'autre, 
il  risquerait  d'être  tout  à  fait  oublié. 


* 


J.-B.  Rousseau  (2),  fils  d'un  cordonnier  de  Paris,  —  on 
comprend  le  sens  assez  grossier  de  la  satire  qui  fut  faite  contre 
lui,  la  Crépinade,  —  eut  des  débuts  heureux.  II  fut  un 
moment  le  grand  poète  de  la  France  ;  les  salons  lui  firent  fête. 
Il  plut  aux  uns  par  ses  odes  religieuses,  aux  autres  par  ses 
épigrammes.  Mais  à  trente  ans,  pour  une  sotte  affaire  de  cou- 
plets satiriques  oubliés  au  café  de  la  veuve  Laurent,  il  se  fit 
des  ennemis  mortels.  A  tort  ou  à  raison,  pour  se  défendre,  il 
accusa  Saurin  d'être  l'auteur  des  vers  qu'on  lui  reprochait. 
Saurin,  personnage  arrivé,  académicien  illustre,  se  disculpa 

(1)  1659-1721. 

(2)  l«7i-1741. 


182  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

aisément  ;  et  Rousseau,  haï  de  tout  le  monde,  condamné  par 
le  Parlement,  s'enfuit  à  rélranger,  où  il  mena  justju'à  sa  mort, 
une  vie  errante  et  misérable. 

En  1738,  voûtent  revoir  la  France,  il  se  hasarda  jusqu'à 
Paris  sous  un  faux  nom;  mais  il  s'y  trouva  plus  seul,  plus 
abandonné  qu'en  exil,  et  il  repartit  déscspé^é.  Rousseau  est-il 
coupable  du  crime,  assez  léger  d'aîlleui-s,  qu'on  lui  impute  ? 
Nous  rignorons  encore.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  nia 
jusqu'au  bout,  et  mourut  «n  protestant  de  son  innocence. 
Mais  il  y  a  dans  sa  vie  des  traits  assez  bas,,  qui  permettent 
au  moins  le  doute.  En  1G96,  à  la  première  du  Flatteur, 
son  plus  grand  succès  au  théâtre,  il  aurait  renié  son  père  et 
feint  de  ne  pas  le  reconnaître.  Au  café  Laurent  de  la  rue 
Dauphine,  où  se  réunissaient  quelques  habitués  du  Temple, 
grands  seigneurs  dissolus  et  auteurs  légers,  il  se  rendait  par 
son  envie,  maussade,  insupportable  aux  plus  conciliants. 

A  le  lire,  on  a  même  méfiance,  et  l'on  hésite  à  le  croire 
sincère.  11  compose  et  publie  en  même  temps  des  odes  tra- 
duites des  psaumes,  et  des  vers  dévergondés.  Tout  cela  d'ail- 
leurs n*est  pas  sans  talent. 

J.-B.  Rousseau  connut  admirablen>ent  son  métier  de  poète  ; 
il  eut  de  Thabileté,  de  la  netteté,  de  la  cadence  : 


Sur  un  rocher  désert,  Teffroi  de  la  nature, 
Dont  raride  sommet  semble  toucher  les  deux, 
Circé,  pAle,  interdite  et  la  mort  dans  les  yeux, 

Pleurait  sa  frwieste  aventure. 

L<\  ses  yeux  errants  sur  les  flots, 
D'Ulysse  fugitif  semblaient  suivre  la  trace. 
Elle  croit  voir  encor  son  volage  héros  ; 
Et,  cette  illusion  consolant  sa  disgrâce. 

Elle  le  rappelle  en  ces  mots. 
Qu'interrompent  cent  fuis  ses  pleurs  ol  ses  sanglols. 


La  rime  est  riche  ;  la  strophe  a  de  l'harmonie  ;  les  métsK 
phores  sont  belles;  il  ne  manque  qu'un  peu  d'àme.  Deux  fois 
peut-être,  deux  fois  seulement,  ses  vers  eurent  un  accent  de 
sincérité  qui  touche,  dans  une  ode  au  comte  de  Luc,  son  pro- 
lecteur pendant  l'exil,  et  dans  celle  qui  commence  ainsi  : 


HISTOIRE  BE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  18ît 

J'ai  vu  mes  tristes  journées 
Décliner  vers  leur  penchant  ; 
Au  midi  de  mes  années 
Je  touchais  à  mon  couchant. 
La  mort,  déployant  ses  ailes. 
Couvrait  d^omhres   éternelles 
I.a  clarté  dont  je  jouis. 
Et  dans  cette  nuit  fimeste 
Je  cherchais  en  vain  le  reste 
De  mes  jours  évanouis. 

Il  n'a  laissé  que  le  souvenir  d'un  lyrisme  froid  et  compassé. 
Irop  artistem€nl  désordonné,  pour  que  l'élan  et  la  spontanéité 
animent  ces  pages  trop  sages. 

Il  n'avait  aucune  parenté  avec  J.-J.  Rousseau. 

Un  de  ceux  auxquels  il  créa  des  ennuis  p<ir  ses  manèges, 
fut  Lamotte-Houdart,  dont  je  vous  ai  drjà  dit  un  mot  à 
propos  de  Mme  Daeier. 

D'un  an  plus  jeune,  Antoine  de  Lamotte-IToudart  (1).  s'il 
ii*élait  pas  fils  d'un  cordonnier,  eut  un  chapelier  pour  père. 
Si,  par  la  naissance,  il  y  a  ayec  le  précédent  la  différence 
de  la  tête  aux  pieds,  par  le  talent,  il  y  a  moins  d'écart. 

II  rima  des  opéras.  La  rime  lui  fut  si  cruelle  qu'il  se  vengea 
d'elle  en  la  calomniant.  II  déclara:  «  La  prose  peut  dire  plus 
exactement  tout  ce  que  disent  les  vers,  les  vers  ne  peuvent 
pas  dire  tout  ce  que  dit  la  prose.  » 

Il  eut  roriginalité  de  déclarer  la  guerre  aux  anciens  et  aux 
classiques,  de  réduire  à  douze  les  vingt-quatre  chant?  de 
17h'ode '  d'Homère,  d'imaginer  qu'Homère  mémo  l'inspirait 
et  lui  soufflait  son  vieux  génie  pour  corriger  son  poème,  et 
de  pallier  ceRe  outrecuidance  par  la  modération  spirituelle 
avec  laquelle  iî  rétorqua  les  injures  de  Mme  Daeier,  —  le 
rempart  de  l'antiquité.  Il  eut  le  tort  de  s'essayer  au  théâtre, 
sans  songer  à  renouveler  aucune  formule,  et  on  se  traînant 
dans  la  vieille  ornière,  où  gisaient  les  restes  des  procédés 
suraimés.  Si  on  parla  un  peu  de  son  Inès  de  Caslro,  ce  fut 

(1)  1672-1731. 


484  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

peut-être  grâce  à  la  parodie  qu'on  en  fit  à  la  Foire,  Agnès  de 
Chaillot, 

Il  brilla  de  son  temps  par  son  esprit.  Aux  nuits  blanches  de 
Sceaux,  chez  la  duchesse  du  Maine,  aux  mardis  de  la  mar- 
quise de  Lambert,  il  était  étincelant,  et  on  Tavait  en  estime 
si  haute  qu'il  passa  alors  pour  le  plus  beau  génie  de  son 
temps.  Sa  parfaite  urbanité,  sa  grâce  spirituelle,  ses  para- 
doxes  pi(|uanls,  son  tact,  sa  politesse,  soutinrent  et  étendi- 
rent sa  réputation. 

Ses  Fables  en  prose  sont  à  présent  oubliées,  et  il  n'y  a 
pas  de  regret.  Voltaire  conte  ce  qui  se  passa,  dans  un  souper 
au  Temple,  chez  le  duc  de  Vendôme  : 

((  Elles  venaient  de  paraître,  et  tout  le  monde  affectait  d'en  dire  du 
maL 

Là  se  trouvaient  l'abbé  de  Chaulieu,  l'évoque  de  Luçon,  fils  du 
fameux  Bussy-Rabulin,  un  ancien  ami  de  Chapelle,  plein  d'esprit  et 
de  goût,  Tabbé  Courtin  et  nombre  d'autres  bons  juges  qui  s'égayaient 
aux  dépens  de  Lamotte,  qu'ils  n'aimaient  pas. 

M.  de  Vendôme  et  le  chevalier  de  Bouillon  enchérissaient  sur  eux 
tous  ;  le  pauvre  fabuliste  était  accablé. 

—  Messieurs,  vous  avez  tous  raison,  leur  dit  Voltaire  ;  vous  jugez 
en  connaissance  de  cause.  Quelle  différence  du  style  de  Lamotte  à 
celui  de  La  Fontaine  !  Avez-vous  hi  la  dernière  édition  des  Fables 
de  La  Fontaine  ? 

—  Non,  dirent-ils. 

—  Quoi  !  vous  ne  connaissez  pas  cette  belle  fable  qu'on  a  trouvée 
^  dans  les  papiers  de  la  duchesse  de  Bouillon  ? 

Je  leur  récitai  la  fable  ;  ils  la  trouvèrent  charmante. 

—  Voilà  du  La  Fontaine  !  disaient-ils;  c'est  la  nature;  quelle  naïveté  I 
quelle  grAce  ! 

—  Messieurs,  leur  dis-je,  la  fable  est  de  Lamotte  ! 

Alors  ils  nje  la  firent  répéter,  et  la  trouvèrent  détestable.  » 

Le  second  mouvement  était  pour  cette  fois  le  meilleur. 

Lamotte  fut  exquis  de  caractère.  11  était  bon,  aimable,  com- 
plaisant. Il  ne  crul  pourtant  pas  devoir  pousser  la  complai- 
sance jusqu'à  endosser  la  responsabilité  des  couplets  sa- 
tiriques de  J.-B.  Rousseau,  dont  celui-ci  voulait  se 
débarrasser  pour  escpiiver  les  haines  et  les  ressentiments.  II 
les  refusa,  et  on  n'insista  pas  pour  les  lui  attribuer. 

Il  succéda  ù  Thomas  Corneille  à  TAcadémie  française  en 
1710. 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  185 

Homme  sociable,  de  bonnes  manières,  d  esprit  distingué, 
il  mérite  pour  son  atticisme  qu'on  se  souvienne  de  lui. 

Il  y  a  de  lui  un  mot  qui  peint  Thomme.  Il  était  atteint  de 
cécité.  Dans  une  foule,  il  heurta  un  jeune  homme  qui  se  re- 
tourna et  lui  donna  un  soufflet.  Lamotle  lui  dit  paisiblement: 

—  Jeune  homme,  vous  allez  être  bien  fâché  de  ce  que 
vous  venez  de  faire  :  je  suis  aveugle  ! 

Le  jeune  bufor  fut  confus  devant  tant  de  douceur  tou- 
chante, et  fort  gêné  de  sa  personne. 

Lamotte  avait  une  mémoire  prodigieuse. 

Un  auteur  lui  lisait  un  jour  une  tragédie. 

Après  l'avoir  écoulée  très  attentivement,  Lamotte  dit  à  l'au- 
teur : 

—  Voire  pièce  est  l)Plle  et  j'ose  vous  répondre  d'avance  du  succès. 
l'ne  seule  chose  me  fait  peine  :  c'est  quo  vous  donne/,  dans  le  plagiat, 
et  la  preuve,  c'est  que  je  puis  vous  citer  la  deuxième  scène  du  qua- 
trième actie. 

Le  jeune  poète  cherchait  à  se  justifier  de  son  mieux. 

—  .le  n'avance  rien,  ajouta  Lamotte  que  je  ne  sois  prêt  à  prouver  ; 
je  vais  vous  rèciler  cette  môme  scène  que  je  me  suis  fait  un  plaisir 
d'apprendre  jadis  par  cœur. 

Et,  en  effet,  il  la  récita  tout  entière,  sans  hésitation,  et  avec  la 
même  verve  que  s'il  en  eût  été  l'auteur. 

Toutes  les  personnes  présentes  à  la  lecture  de  la  pièce  se  regar- 
daient, ne  sachant  ce  qu'elles  devaient  penser  de  ce  curieux  incident. 
L'auteur  était  tout  à  fait  déconcerté. 

Après  avoir  quelque  peu  joui  de  son  embarras,  Lamotte  lui  dit  : 

—  Remettez-vous,  monsieur,  la  scène  en  question  est  bien  de  vous, 
ainsi  que  tout  le  reste,  mais  elle  m'a  paru  si  belle  et  si  touchante, 
que  je  n'ai  pu  m'empècher  de  la  retenir. 

On  n'est  pas  plus  charmant. 

Il  fut  surpassé  en  douceur  par  l'ineffable  Louis  Racine, 
avant  (jui  Tordre  des  temps  nous  apporte  J.-B.  Willart  de 
Grécourt  (1),  fils  libertin  d'une  directrice  des  postes,  cha- 
noine à  treize  ans,  ami  déplorable  de  D'Estrées  et  de  D'Ai- 
guillon, hôte  familier  du  château  de  \'eret  qu'il  appelait  le 
Paradis  :  c'était  plutôt  le  Purgatoire,  car  les  muses  décol- 

fl)  168M":43. 


i86  inSTOlRE  DE   LV  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

lelées  ne  ressemblent  pas  aux  anges.  Contes,  faWes,  épîtres, 
chansons,  loiit  dans  son  œuvre  est  osé,  graveteiax,  marqué  au- 
coin  des  mœurs  du  jour,  et  peu  recommandable.  C'est  tout 
l'opposé  de  son  contemporain,  le  fils^  Racine  (1). 

<(  ir  faut  que  vous  soyez  bien  hardi  pour  oser  faire  des 
vers  avec  le  nom  que  vous  portez  »,  disait  Boileau  à  Louis 
Racine.  Il  ajoutait:  «  On  n'a  point  vu  encore  de  grand  poète, 
iih  d'un  grand  poète.  »  Mais  Louis  R>acine  n'écoulait  pas. 
11  avait  dès  le  collège  affirmé  sa  vocation  poétique,  il  per- 
sista. Ses  œuvres  donnèrent  raison  à  Boileau.  Il  ne  fut  qu'un 
poète  de  second  ordre,  ce  qui  était  permis  à  tout  autre, 
non  à  lui.  Son  premier  livre,  la  Grâce ,  est  une  dissertation 
rimée  sur  le  jansénisme  ;  son  poème  de  la  Religion,  une 
réfulàtion  en  vers  des  athées  et  des  incrédules.  Il  eut  quelaue 
succès,  et  fut  même  un  moment  classiaue  ;  mais  celle  demi- 
célébrilé  lui  fit  d'autant  mieux:  sentir  quel  lourd  héritage  lui 
avait  légué  son  père. 

En  1750,  le  Dauphin,,  la  Dauphine,  Madame,  Mesdames  Vic- 
toire, Sophie,  Louise,  eurent  la  fantaisie  de  reconstituer  à 
Sainl-Cyr  la  première  représentation  d'Esfher  telle  qu'elle 
eut  lieu  en  1689;  elles  demandèrent  à  Louis  Racine  d'y  tenir 
le  Fole  qu'avait  eu  son  père,,  qui  avait  surveillé  les  répétitions, 
dirigé  le  travail,  fait  le  régisseur  et  le  semainier,  consolé  ïes 
désespoirs  et  exhorté  les  efforts.  Le  vieux  fils  âgé  de  64  ans, 
eut  la  faiblesse  de  consentir  à  reprendre  cet  emploi  ;  il  rima  le 
Prologue,  surveilla  le  travail  el  les  coulisses  ;  ce  fut  ffavraat, 
et  les  princesses  bâillèrent. 

La  mort  d'un  fils  qu'il  adorait  acheva  d  attrister  sa  vie. 
Il  renonça  à  la  lilléralurej  puis  au  monde,  el  se  retira  dans 
une  maisonnette  du  faubourg  Saint-Denis,  dont  il  fit  un  er- 
mitage. Delille  l'y  alla  visiter.  11  n'avait  gardé  de  sa  biblio- 
thèque que  quelques  livres  de  piété  ;  il  cultivait  des  fleurs 
dans  un  petit  jardin.  C'est  là  (ju'il  mourut,  désabusé  de  ses 
rêves,  et  presque  ignoré.  Il  s  était  fait  peindre,  tenant  à  la 
main  le  volume  de  Phèdre,  l'œil  iixé  sur  ce  vers  : 

il  Kt  moi,   tils   inconnu  d'un  si  glorieux  père.  » 

(1)  1692-1703. 


HISTOIRE  DE  LA  UTTÉBATCHE  FB.VSÇAISE 


Louis  Racine  passa  du  monde  à  la  religion;  Gresset  fit  l'op- 
posé. Mais  avant  de  vous  parler  de  lui,  insérons  ici,  à  sa 
place  chronologique,  le  demi-médaillon  d'un  de  ses  contem- 
porains, (|ui  fut  aussi  de  religion. 

Qui  n'a  chanté  ou  entendu  : 

J'ni  du  lion  tnbuc 
Dniis  ma  lahatiOre. 

Ce  couplet  si  populaire,  qu'il  en  est  glorieux,  fut  le  fait  d'un 
singulier  abîïé,  grand  et  fort,  au  front  haut  et  fuyanl,  au  nez 
énorme,  aux  joues  grasses,  l'abbé  de  L'Atteignant  (1),  viveur, 
buveur,  chanteur,  chanoine  et  gaudrioleur,  qui  troussait  le 
couple!  et  les  filles  raillait,  ringlail,  agaçait,  et  recevait  par- 
fois des  basionnaûes  dirigées  pas  de  très  grands  seigneurs 
irrités.  11  tut  de  tous  les  cercles  gais,  sociétés  bachiques,  sou-- 
pers  et  parties.  Il  a  lait  un  opéra-comique.  Le  Rossignol. 
Ses  Poésies  et  Chansons  nont  pas  vécu,  malgré  la  sollicitude 
lie  MiUeyoye,  qui  en  publia  un  choix  en  1810,  en  un  de 
ses  rares  jours,de  gaieté.  Miiis  le  génie  avait  dit  à  L'Atteignant: 

J"ai  (lu  Ijim  (nhac 
Tu  n'en  n'auras  pas  '. 

Revenons  à.  Gresset  (2). 

En  1733,  il  circula  dans  les  salons  de  Paris  un  tort  joli 
conte  qui  s'appelait  Vert-Vert,  et  qui  était  l'œuvre,  disait-on, 
d'un  novice  aux  jésuiles  de  Tours,  L'histoire  est  assez  amu- 
sante. Les  Visjtandincs  de  Nevers  avaient  un  perroquet  savant 
nommé  Vert-Verl,  qui  faisait  leur  gloire.  Ce  pieux  oiseau  sa- 
vait répondre  <•  ora  pro  nobis  »  aux  litanies,  et  quand  on  pas- 
sait près  de  lui,  vous  saluait  d'un  -i  Ave,  ma  sœur  ".  Les  re- 
ligieuses d'un  aulrc  couvent  voidant  faire  sa  connai-ssance,  on 
l'embarque  dans  sa  cage  sur  un  bateau  qui  descendait  la 
Loire  ;  mais  pendant  le  trajet.  Vert- Vert  apprend  de  la  bouche 

(1)  ii»7-m9. 

(S)    n»-lTl7. 


188  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

des  bateliers,  tout  un  nouveau  répertoire,  et  quand  il  arrive 
à  deslination,  au  lieu  des  paroles  édifiantes  qu'on  altenfiait 
de  lui,  il  débite  aux  bonnes  sœurs  stupéfaites  tous  les  jurons 
de  l'enfer.  Ce  conte  plut  à  la  folie.  C'était  moins  que  rien, 
mais  fort  bien  dit.  Quelques  traits  sont  d'un  comique  très 
délicat,  les  vers  sont  légers  et  faciles  : 

Quand  il  avait  débile  sa  sciehee 
Serrant  le  bec  et  parlant  en  cadence, 
Il  s'inclinait  d'un  air  sanctifié 
Et  laissait  là  son  monde  édîtîé. 

Le  succès  dépassa  pourtant  le  mérite  de  l'œuvre.  Jean-Bap- 
tiste Rousseau  écrivait  :  «  Je  ne  sais  si  tous  mes  confrères 
et  moi  ne  ferions  pas  mieux  de  renoncer  au  métier  de  poète, 
que  de  le  continuer  après  l'apparition  d'un  phénomène  aussi 
surprenant.   » 

Cette  gloire  inattendue  grisa  notre  jeune  novice  qui  s'appe- 
lait Gresset.  Il  fit  d'autres  vers,  le  Lutrin  vivant,  la  Char- 
treuse, et  les  publia  ;  mais  il  était  devenu  professeur  ; 
un  peu  de  philosophie  se  glissait  déjà  dans  son  badinage, 
et  le  succès  fut  moindre.  Réprimandé  par  ses  supérieurs,  il 
quiUa  brusquement  les  jésuites,  vint  à  Paris  et  s'y  maria. 

Dès  lors  le  Gresset  première  manière  était  perdu  ;  il  n*eul 
plus  le  secret  de  ces  historiettes  de  couvent,  légères  et  spi- 
rituelles, dont  il  avait  donné  le  modèle  ;  il  fut  mêlé  à  la  foule 
des  poètes  be^ux  esprits.  On  joua  de  lui  des  tragédies  mé- 
diocres, dont  le  succès  fut  nul  ;  il  n'eut  plus  qu'un  seul 
triomphe,  sa  comédie  du  Méchant, 

Dans  le  Méchant,  Gresset  s'attaque  à  ce  dilettantisme  de 
la  méchanceté,  qui  a  changé  de  nom,  et  que  les  modernes 
appellent  «  rosserie  ».  Cléon,  sorte  de  Tartuffe  sans  religion, 
égoïste  et  vain,  s'amuse  froidement  à  jeter  le  trouble  dans 
riionnêle  famille  de  Géronte,  sème  la  haine  et  la  division, 
s'abaisse  jusqu'aux  insinuations  les  plus  perfides,  et  aux 
lettres  anonymes,  ment  à  toute  heure  du  jour,  et  trompe  tout 
le  monde,  par  amour  de  l'intrigue  et  pour  le  vilain  plaisir  de 
torturer  les  gens.  L'action  est  assez  peu  vivante.  En  1747  elle 
eut  un  immense  succès.  On  s'amusait  à  nommer  les  gens,  cl 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRAxNÇAISE  ,  180 

à  IrouvLM-  dos  clefs  :  la  «  malice  »  mise  en  scène,  coulait  jus(|ue 
dans  la  salle.  Une  de  ses  victimes  fut  Le  Franc,  Le  Franc  de 
Pompignan  (1),  l'auteur  de  poèmes  sacrés  que  nous  ne  lisons 
plus  —  sauf  une  belle  strophe:  I.e  Ml  a  vu,  etc.  — et  le  héros 
de  cpielques  historiettes  ([ui  nous  amusent  encore. 

Pour  les  poèmes  sacrés,  nous  n'avons  retenu  que  le  juge- 
ment de  Voltaire  :  «  Sacrés  ils  sont,  car  personne  n'y  touche  ». 
Et  quant  aux  historiettes,  en  voici  queliiues-unes  : 

l'cète  sans  insjûralion,  plat  traducteur  des  Géorcjiqucs, 
il  avait,  cependant  beaucoup  d'admirateurs,  étant  puissant  et 
riche.  Le  marquis  de  Mirabeau,  père  de  l'oi^ateur,  ne 
tarissait  pas  d'éloges  sur  son  compte,  et  disait  :  «  Quiconque 
ne  pleurera  pas  de  ses  vers,  ne  pleurera  jamais  que  d'un  coup 
de  poing.  » 

Le  Franc  prit  au  sérieux  ses  panégyristes,  et  quand  l'Aca- 
démie lui  offrit  un  fauteuil,  il  se  crut  de  bonne  foi  l'homme 
le  plus  illustre  de  son  temps.  Il  prononça  lors  de  sa  ré- 
ception, un  discours  agressif  contre  les  philosophes,  dési- 
gnant par  allusions  non  douteuses  Voltaire  et  d'Alemberl.  La 
guerre  immédiatement  lui  fut  déclarée.  Voltaire  répondit 
par  la  fameuse  lettre  des  Quand,  n  Quand  on  a  l'honneur 
d'être  reçu  dans  une  compagnie  respectable  d'hommes  de 
lettres,  il  ne  faut  pas  que  la  harangue  de  réception  soit 
une  satire  contre  les  gens  de  lettres.  Quand  par  hasard 
on    est    riche,    il    ne    faut    pas    avoir  la    basse  cruauté  de 

reprocher   aux    gens   de   lettres,    leur   pauvreté Quand 

on  ne  fait  pas  honneur  à  son  siècle  par  ses  ouvrages, 
c'est  une  étrange  témérité  de  décrier  son  siècle.  Quand  on 
est  à  peine  homme  de  lettres  et  nullement  philosophe,  il  ne 
sied  pas  de  dire  que  notre  nation  n'a  (]u'une  fausse  littérature 
et  une  vaine  philosophie.  » 

Le  Franc  se  défendit  dans  un  Mémoire  au  roi.  Voltaire  revint 
à  la  charge  avec  les  Car.  n  Ne  donnez  pas  de  mémoire  au 
roi,  car  il  ne  les  lira  pas...  \e  soyez  |)oint  délateur,  car  c'est 
un  vilain  métier.  Xe  faites  point  le  grand  seigneur,  car  vous 
êtes  d'une  bonne  bourgeoisie  ;  n'insultez  point  les  gens  de 
lettres,  car  ils  vous  diront  des  vérités.  » 

(I)  1709-178*. 


190  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATl'RE  FRANÇ.USE 

Le  public  en  pensait  mourir  de  joie  :  le  pauvre  Pompignan 
était  accablé  sous  le  ridicule.  Voltaire  continua  par  les  Pour^ 
les  Qui,  les  Çuoi,  les  Ah  !  et  les-  Oh  !  et  Morellel  y  ajouta  les 
Si  et  les  Pourquoi,  Les  Encyclopédistes  eurent  pour  eux  tout 
Parrs.  Le  fier  Pompignan  ne  désarmait  pas  encore.  Une  autre 
mésaventure  l'acheva. 

En  1760,  le  î)  novembre,  le  Théâtre-Français  annonça  qu'il 
donnerait  la  Didon  de  M.  de  Pompignan,  et  le  Fat  puni,  lever 
de  rideau  en  un  acte.  Ce  fut  une  joie  dans  tout  Paris.  Crai- 
gnant pour  l'auteur  delà  Didon,  les  Comédiens  changèrent 
leur  affiche  au  dernier  moment,  et  remplacèrent  le  Fat  punt, 
par  r Oracle,  ce  qui  fit  rire  de  plus  belle. 

La  tragédie  de  Pompignan  eut  un  insuccès  édatant  ;  le 
poète  incompris  renonça  au  théûtre,  et  bientôt  à  la  poésie, 
pour  s'en  aller  finir  ses  jours  à  Montauban,  trop  heureux  de 
se  Toir  enfiu  oublié. 

Moins  majestueux  fut  Gentil  Bernard  (1). 

«  Un  Anacréon,  frisé,  poudré,  fanfreluche,  que  Baudoin 
aurait  pu  peindre  étalé  sur  un  sofa  dans  un  boudoir,  en  robe 
de  chambre  et  caleçon  de  taffetas  et  en  pantoufles  de  maro- 
quin jaune  >»,  tel  était,  selon  Grimm,  le  poète  mondain  Gen- 
til Bernard,  qui  s'appelait  Bernard  tout  court.  Gentil  étant 
un  surnom  de  l'invention  de  Voltaire.  «  J'ai  beaucoup  vécu, 
dit  le  prince  de  Ligne,  avec  ce  Gentil  Bernard,  qui  ne  l'était 
ni  de  figure,  ni  de  manièies,  ni  même  d'esprit  ;  ce  nom  de 
(iontil  m'a  loujours  fait  rire.  » 

Mais  tout  le  monde  n'en  riait  pas,  et  sauf  quelques  gens 
sérieux  (combien  rares  dans  ce  siècle-là),  ou  quelques  mau- 
vaises langues,  personne  ne  contestait  que  Bernard  avait  du 
génie.  Il  n'avait  rien  publié,  mais  on  attendait  toujouns 
(juelque  chose  fl'admirable.  L'Académie,  de  confiance,  lui 
offrait  un  fauteuil,  et  Gentil  Bernard  se  faisait  prier.  Dans 
ce  temps  où  tant  ûo  vrais  poètes  mouraient  dans  la  médio- 
crité et  la  misère,  il  avait  épuisé  toutes  les  chances.  II  était 

(t)  1710-17:5. 


HISTOniiE  DE   LK  UTTÉSLKIVRE  FRAIVÇATSE  191 

né  pauvre  et  roUtrier?  Les  faveur?,  la  g'Ioire,  la  forlune 
étaient  venues  le  chercher  d'ellcs-Tnêmes  ;  il  fégnail,  A  Choisy, 
tlans  son  parc,  il  fêtait  tous  les  ans  la  lèle  des  roses,  dans 
un  temple  de  lïTiiour  enguirlandé  de  fleurs  :  les  femmes,  ses 
invitées,  étaient  les  divinités  du  prinlemps  ;  lui,  le  grand  prê- 
tre. Il  ne  dirait  pas  grand'chose,  il  souriait,  mais  on  savait 
qu'il  avait  tant  d'esprit  ! 

Il  possédait  cet  art  difficile  de  donner  de  lui.  sans  rien  (aire, 
la  pliLs  favorable  idée.  Les  succès  littéraires,  les  stirrès  mon- 
dains, lui  venaient  sans  (|ue  l'on  sût  pourquoi.  Et  nul  n'osa 
conleslcr  son  mérili;  jusqu'au  jour  où  il  publia  enfin,  ce  fa- 
meux |)oème  r-4r(  d'aimer,  qu'on  atlendait  avec  tant  dini- 
palience.  11  y  ont  un  silcm-e  deslime,  et  ce  jour-là,  son  étoile 
s'obscurcit. 

11  dinail  et  soupait  à  fond  tous  les  jom-s,  nous  dit  Grimrn; 
il  cultivait  sa  cuve,  avec  autant  de  soins  que  son  temple  de 
<^upidon,  et  mal  lui  en  prit.  Vn  jour  qu'il  rendait  visite  à 
Mme  d'Egmont,  la  comtesse  le  pria  d'fitre  son  secrétaire  pour 
un  billet  fpi'eile  voulait  écrire  à  quelqu'un  <le  ses  amis.  Gentil 
Bernard  accepta,  et  tandis  qu'il  s'exéaitait,  elle  se  pencha 
pour  voir  t'clore  sous  sa  plume,  les  délicieuses  fadaises  don! 
il  avait  le  ;*ecret.  Elle  s'aperçut  alors  que  la  page  était 
blanche,  et  cjn'il  restait  immobile:  puis  tout  à  coup  il  balbu- 
tia, trembla,  pâlît  affreusement,  et  fol  sur  le  point  de  s'éva- 
nouir. Mme  d'Egmont  appela  au  secours;  avant  qu'on  fût  ar- 
rivé. Oentil  s'était  relevé,  et  reprenait  ses  couleurs,  mais 
riait  ilun  rire  effrayant.  Il  venait  de  devenir  fou  :  et  ce  fut  sa 
«lernière  folie. 


Combien  plus  douce  et  reposante  fut  la  fin  de  Saint-Lam- 
bert {!).  qui  sommeilla  toute  sa  vieillesse  dans  les  lauteuits 
de  -Vlnric  d'Houtletot,  son  amie  ! 

Voltaire  di.sail  des  Saisons,  poème  de  Saînt-Lambert  ; 
"  Soyez  persuadé  que  c"c>l  le  seul  ouvrage  de  notre  >iècle 
4|ui  [lassera  à  la  postérité.  "  Mais  on  ne  sait  jamais  si  \'oltaiie 
est  sérieux. 


192  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Walpole,  moins  ironiste,  disait  du  même  poème  à  Aime  du 
Deffand:  «  Ah  !  le  plat  ouvrage!  Point  de  suite,  point  d'imagi- 
nation ;  une  philosophie  froide  et  déplacée  :  un  berger  et  une 
bergère  (jui  reviennent  à  tous  moments  ;  des  apostrophes  sans 
cesse,  tantôt  au  bon  Dieu,  tantôt  à  Bacchus...  En  un  mot, 
c'est  l'Arcadie  encyclopédique.   » 

Et  Walpole  a  raison,  les  ennuyeuses  descriptions,  les 
idylles  philosophi(|ues  de  ce  poème  ne  méritent  guère  qu'on 
les  lise.  Saint-Lambert  ne  connaît  même  pas  la  nature  qu'il 
décrit,  et  son  style  manque  de  vrai  pittoresque. 

Hélas  î  (l'un  ciel  en  feu  les  globules  glacés 
Ecrasent,  en  tombant,  les  épis  renversés. 

Oui,  il  «  grêle  ».  Et  tout  le  reste  est  à  l'avenant. 

Samt-Lambert  fit  aussi  quelques  poésies  fugitives,  quelques 
chansons  «  à  Chloé  «^  (jui  valent  beaucoup  mieux  que  son 
grand  poème.  Mais  il  est  surtout  célèbre  par  ses  amours.  Il 
fut,  durant  de  longues  années,  l'amant  aimé  de  cette 
Mme  d'Houdetot  pour  laquelle  Rousseau  soupira.  Pendant 
les  absences  de  Saint-Lambert,  qui  servait  à  l'armée  d'Alle- 
magne, Mme  d'Houdetot  acceptait  les  hommages  platoniques 
de  Jean-Jacques.  Puis  l'heureux  amant  revenait,  Rousseau 
soupirait  plus  timidement,  mais  Saint-Lambert  n'était  pas 
jaloux.  Quelquefois  Jean-Jacques  apportait  son  dernier 
manuscrit  et  le  lisait  aux  deux  amoureux.  Et  quelquefois 
aussi  Saint-Lambert  s'endormait  dans  son  fauteuil,  bien  {\ue 
ce  ne  fussent  pas  des  vers  de  Desmahis. 

Etant  de  passage  à  Sully-sur- Loiie,  \'oltaire  fit  îa  con- 
naissance d'un  tout  jeune  poète,  fils  d'un  magistrat  de  l'en- 
droit,  qui  s'appelait  Desmahis  (1).  Voltaire  encouragea  sa 
vocation,  l'amena  bientôt  à  Paris,  et  applaudit  à  ses  premiers 
succès,  où  il  élail  certes  pour  (|uelque  chose.  l\  disait  de  lui 
dans  une  épître  : 


Le  ci'épuscule  de  mes  jnurs 
S'embellira  de  voire  aurore. 


(1)  i-:22-i:ci. 


IllSTOIKE  DE  LA  LITTÉHATUnE  FRANÇAISE  193 

La  gloire  de  Desmahis,  ne  fut  en  effet  qu'une  aurore.  Ses 
poésies  légères,  ses  œuvres  dramatiques  eurent  une  vogue 
éphémère  ;  il  mourut  jeune  et  en  pleine  activité.  Il  était  d'hu- 
meur douce  et  «  sensible  »  et  haïssait  la  satire.  Un  jeune 
auteur  lui  demandant  son  avis  sur  une  pièce  satirique  de 
sa  façon  :  <(  Abandonnez  ce  malheureux  genre,  dit-il,  si 
vous  voulez  conserver  avec  moi  quelque  liaison  ;  encore  uùe 
satire  et  nous  rompons.  » 

Le  chef-d'œuvre  de  Desmahis  est  une  comédie  en  vers,  17m- 
pertinent,  Damis,  le  héros  de  la  pièce,  est  un  méchant  moins 
méchant  que  celui  de  Gresset,  plus  léger  et  plus  spirituel. 
VImpertinent  n'a  qu'un  acte,  c'est  moins  que  rien,  une  say- 
nète de  salon,  un  quart  de  comédie,  mais  c'est  dans  son  genre 
une  chose  exquise,  et  qui  fait  songer  aux  Proverbes  de  Musset. 

Des  vers  charmants  encore,  ce  sont  ceux  de  Bernis  (1),  abbé 
galant  «  bien  joufflu,  bien  frais,  bien  poupin  »,  protégé  de 
la  princesse  de  Rohan  et  de  la  tiVeuse  de  cartes  la  Bontemps, 
académicien  à  vingt-neuf  ans,  mêlé  aux  intrigues  et  aux  affai- 
res, caudataire  de  Mme  de  Pompadour  qui  lui  paya  d'une 
rente  de  L500  écus  et  d'un  coquet  logement  aux  Tuileries, 
une  polissonnerie  qu'il  lui  dédia.  A  partir  de  1752,  —  il  avait 
37  ans,  —  sa  vie  changea  d'objet  et  d'aspect  :  il  devint  un  politi- 
que, un  diplomate,  et  joua  son  rôle  dans  l'histoii-e.  Ambassa- 
deur de  France  auprès  de  la  République  de  Venise,  membre  du 
Grand  Conseil,  il  négocia  le  tr^té  de  Versailles  qui  alliait  la 
France  à  l'Autriche  contre  l'Angleterre  et  la  Prusse  ;  ministre 
d'Etat,  puis  ministre  des  affaires  étrangères,  il  monta  si  haut 
qu'il  perdit  pied  et  tomba.  Son  ancienne  amie  la  Pompadour 
l'exila  à  l'abbaye  de  Vie-sur- Aisne.  Le  pape  Clément  XIII  le 
dédommagea  en  le  nommant  cardinal,  puis  archevêque  d'Albi. 
Il  devint  ambassadeur  de.  France  à  Rome,  fit  apprécier  et  res- 
pecter son  tact,  sa  prudence  ;  les  hommes  d'Etat,  les  souve- 
rains l'avaient  en  haute  considération.  Ses  réceptions  étaient 
somptueuses,  très  fréquentées,  très  recherchées.  La  Révolu- 
li(m  le  ruina.  Il  mourut  à  Rome,  assez  pauvre. 

Il  appartient  à  la  littérature  par  ses  poésies  galantes,  ai- 

(t)  1715-1794. 

13 


194  HISTOIBE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

mabl^s,  faciles,  ornées  comme  de  petites  maîtresses.  Mais 
c'est  rhisloire  politique  à  laquelle  il  convient  davantage  de 
l'étudier  et  de  le  juger. 

Le  même  genre  léger  fut  cultivé  par  Ecouchard  Lebrun  (1) 
qui  eut  le  malheur  d'être  surnommé  Lebrun-Pindare.  Ses  ad- 
mirateurs lui  ont  fait  à  grand'peine  une  réputation  de  poète 
lyrique,  qu'il  ne  mérite  pas,  et  ont  négligé  le  meilleur  de 
son  œuvre,  ses  poésies  légères  et  ses  épigrammes, 

Lebrun,  poète  lyrique,  essayait  après  Ronsard,  Malherbe 
et  Boileau,  de  ressusciter  la  grande  ode,  la  pièce  d'apparat 
qu'on  offre  aux  princes,  et  qui  commence  par  une  invocation 
aux  Muses  ou  aux  Dieux  de  la  Grèce  antique.  Sans  l'ombre 
d'inspiration  ni  d'enthousiasme,  il  composait  au  coin  de  son 
feu,  dans  son  lit,  des  strophes  délirantes  sur  le  mariage 
des  ministres  et  le  sacre  des  rois.  «  Lebrun,  raconte  Cha- 
teaubriand, ne  s'endort  jamais,  qu'il  n'ait  composé  quelques 
vers,  et  c'est  toujours  dans  son  lit,  entre  trois  et  quatre  heures 
du  matin,  que  l'esprit  divin  le  visite.  Quand  j'allais  le  voir 
le  matin,  je  le.  trouvais  entre  trois  ou  quatre  pots  sales,  avec 
une  vieille  servante  qui  faisait  son  ménage:  «  Mon  ami,  me 
disait-il,  ah  !  j'ai  fait  cette  nuit  quelque  chose  !  Oh  !  si  vous 
l'entendiez  !  »  Et  il  se  mettait  à  tonner  sa  strophe,  tandis  que. 
son  perruquier  gui  enrageait  lui  disait  :  «  Monsieur,  tournez 
donc  la  tête.  » 

Comme.il  vécut  très  longtemps  et  ne  cessa  jamais  de  faire 
des  vers,  il  se  trouve  avoir  chanté  successivement  la  Royauté, 
la  République  et  l'Empire,  Louis  XV,  Louis  XVlet  Bona- 
parte. Détail  aggravant,  pour  encenser  un  nouveau  maître,  il 
insultait  le  précédent,  celui-là  même  qu'il  avait  appelé  na- 
guère «  monarque  adoré  »,  et  qui  avait  contre  argent  compT 
tant  accepté  ses  vers. 

De  toute  son  œuvre  lyrique,  il  n'est  guère  resté  qu'une  ode,' 
celle  «  au  Vaisseau  le  Vengeur  »,  vraiment  èloQuénte.  ' 

Mais  dans  un  genre  qui  ne  lui  rannortaît  rien  {que  des 
tribulations  et  des  haines),  dans  Tépigramme,  pour  laquelle 
il  était  né,  Lebrun  fît  d'excellents  vers.  La  ITarpe  Baour- 
Lormîan,    Gingiiené    furent  ses  principales  victimes.  Il  était 

(1)  1720-1807. 


HISTOIRE  DE  LA  UTTÉHATURE  FRANÇAISE  195 

quelquefois  caustique  jusqu'à  la  méchanceté,  mais  pies(iue 
toujours  spirituel  et  d'une  irappante  concision.  Quelques- 
unes  de  ces  épigrammes  sont  encore  célèbres  :  celle,  entre 
autres,  de  la  Femme  Poète  : 

Chloé,  belle  et  poète,  a  deux  petits  travws  : 
Elle  fait  son  visage  et  ne  fait  pas  ses  vers. 


Le  nom  de  Malfilûtre  (1)  n'évoque  plus  en  nous  que  le  sou- 
venir d'un  seul  vers.  Encore  est-i!  de  Gilbert,  et  non  de  lui  : 

I^'  laim  mit  au  tombeau  Malfil&tre  ignoré . 

Pourtant  Malfilâtre  fut  un  jour  à  la  mode.  Ses  odes,  dans 
le  goût  de  J.-B.  Rousseau,  ne  firent  pas  grand  bruit,  mais 
son  poème  Narcisse  dans  l'Ile  de  Vénus  eut  ilc  l'éirlio, 
quoique  peu  durable.  Paris  l'attira,  lui  fil  fêle  un  uiomenl,  et 
n'y  pensa  plus.  Epuisé  par  le  plaisir,  criblé  de  dettes,  obligé 
de  se  cacber  sous  un  nom  d'emprunt,  il  mourut,  non  pa»  de 
faim  peut-être,  mais  dans  la  misère  et  l'oubli. 

Aussi  malchanceux  fut  son  contemporain  Colardeau  (2; . 

Ce  doux  et  maladif  poète,  au  sortir  du  collège  de  Meung- 
sur-Loire,  s'en  vint  à  Paris  chercher  fortune,  et  donna  quel- 
ques tragédies,  Astarté,  Nicéphore,  qui  ne  furent  ni  bien,  ni 
mal  accueillies.  Assez  désillusionné  et  pris  de  lassitude,  il 
regretta  son  Gastinais,  sa  vie  d'autrefois,  le  presbytère  de 
son  vieil  oncle,  le  curé  de  Pithiviers  ;  i!  y  revint,  et  l'on  reçut 
avec  jbie  l'enfant  prodigue.  Colardeau  y  continua  d'être  pinMe  ; 
il  écrivit  et  lut  feuille  par  feuille,  à  son  oncle,  plusieuis  vo- 
lumes de  vers.  Comme  il  avait  peu  d'imagination,  il  fit  ce  que 
faisait  tout  son  siècle,  des  imitations  et  des  traductions.  Il 
traduisit  Pope,  Virgile,  Young,  et  mit  en  vers,  même  du  .Mon- 
tesquieu (le  Temple  de  Gnide}.  Comme  il  était  timide,  on  lui 
vola  plus  d'une  fofs  ses  idées  ;  il  préparait  une  traduction  du 
Tasse,  ce  fut  Walelet  qui  la  fit  ;  une  autre  de  VEnéide,  ce  fut 
DeUlle. 

(1)  nsa-nei. 

(3)  1732-1176. 


19G  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRANgAi..^ 

C'était  trop  de  modestie  qu'un  tel  effacement.  lient  du  en 
céder  un  peu  à  Le  Mierre. 

Ce  pauvre  Le  Alierre  (1)  avait  un  des  défauts,  ou  l'une  des 
qualités,  qui  font  les  grands  poètes  :  l'orgueil.  Pour  une  as- 
sez médiocre  tragédie,  la  Veuve  du  Malabar,  qui  eut  quel- 
que succès,  il  crut  de  très  bonne  foi  avoir  du  génie.  Chez  son 
ami  Roucher,  il  montrait  le  poing  au  buste  de  Voltaire  en 
s'écriant:  «  Coquin,  tu  voudrais  bien  avoir  fait  ma  veuve.    » 

On  a  dit  de  lui  :  «  Il  a  passé  sa  vie  à  dire  du  bien  de  lui, 
mais  il  n*a  jamais  dit  du  mal  des  autres.  » 

lit  pourtant  il  avait  un  véritable  tempérament  de  poète. 
Fils  de  parents  très  pauvres,  il  s'était  élevé  presque  seul 
jusqu'à  la  célébrité.  Ses  vers  furent  très  critiqués,  et  souvent  a 
tort  :  ils  se  distinguent,  par  la  couleur  et  le  pittoresque,  des 
innombrables  fadeurs  poétiques  du  même  temps.  Mais  Le 
Mierre  est  dépour\ii  d'inwntion,  et  ne  trouve  même  pas  quel- 
que sujet  qui  vaille  la  peine  d'être  chanté. 

De  ses  deux  principales  œuvres,  l'une,  la  Peinture,  est 
bieii  plus  une  dissertation  qu'un  poème,  l'autre,  les  Fastes^ 
est  imitée  d'Ovide. 

Il  fut  brave  et  aimable. 

Sortant  de  souper  en  ville,  il  s'en  allait  tout  guilleret,  le 
chapeau  sous  le  bras,  la  brette  au  c(Mé,  fredonnant  une 
ariette,  lorsqu'un  (juidam  lui  demande  d'un  ton  assez  arro- 
gant quelle  heure  il  est  à  sa  montre  : 

—  Tenez,  mon  brave,  regardez,  voici  l'aiguille,  lai  répond  Le  Mierro 
en  lui  présentant  la  pointe  de  son  épée. 

Il  disait  de  sa  femme  : 

—  Tous  les  jours  je  lui  passe  la  main  sur  les  épaules  pour  seni 
s'il  ne  leur  vient  pas  des  ailes. 

Cette  gentillesse  conjugale  fut,  pour  l'époque  surtout,  s 
originalité  la  plus  décidée. 

Elle  amusait  bien  Dorat^2),  qui  fut  d'une  autre  école. 
Ce  jeune  mousquetaire  ou  .0!,  qui  portait  à  ravir  la  perri 

(1;  1723-1793. 
1734-i:8fl. 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATUnE  FRANÇAISE  197 

blanche  et  le  chapeau  à  plume,  avait  une  vieille  lanfe  à  héri- 
tage. Et  la  vieille  tante  se  préoccupait  fort  du  salut  de  son 
cher  neveu  q^ui  menait  joyeuse  existence  ;  elle  lui  conseilla, 
dans  l'intérêt  de  son  ame,  de  quitter  le  métier  des  armes  et 
rhabit  de  mousquetaire,  et  en  neveu  docile,  il  s'exécuta.  Voilà 
pourquoi  Dorât  ne  fut  pas  colonel  d'un  régiment  du  roi.  Il 
s'en  consola  en  faisant  des  vers,  et  qui  pis  est,  des  vers  légers  ; 
mais  la  vieille  tante  satisfaite,  ne  vit  aucun  mal  à  ce  détour. 
Il  rima  donc  avec  fureur,  se  glissa  dans  le  monde  des  lettres, 
bientôt  après  dans  celui  des  coulisses,  et  devint  le  poète  à  la 
mode.  On  a  dit  beaucoup  de  mal  sur  son  compte.  Les  phi- 
losophes qu'il  avait  plaisantes  en  enfant  teiTible,  ne  lui  ont 
jamais  pardonné  sa  légèreté,  sa  fatuité  enfantine,  son  per- 
pétuel gazouillis  et  ses  élégances  de  jeune  musqué.  C'était 
au  demeurant  un  charmant  homme,  un  causeur  amu- 
sant, spirituel  sans  méchanceté.  Des  vingt  volumes  qu'il 
nous  laissa,  quelques  très  jolis  vers  auraient  dû  sur- 
vivre. Cela  ressemble  à  du  Voltaire,  du  Voltaire-Strass, 
comme  disait  Galiani,  mais  plus  léger  et  plus  chantant.  Cette 
mauvaise  langue  de  G^'imm  insinuait  :  «  C'est  un  ramage  plein 
de  grâce,  un  sifflement  de  serin  ;  on  ne  peut  pas  être  plus 
agréable  que  la  poésie  de  M.  Dorât,  mais  autant  en  emporte 
le  vent.   » 

Sur  quoi  Dorât  faisait-il  des  vers  ? 

Sur  tout  et  sur  rien;  il  rimait  comme  les  oiseaux  chantent; 
il  rimait  ses  lettres,  ses  billets  doux,  les  faits  du  jour,  ses 
plaisirs,  ses  ennuis.  Et  quand  il  en  avait  trois  cents  pages, 
il  en  faisait  un  joli  volume,  plein  de  vignettes  et  de  guir- 
landes, dans  le  goût  du  temps,  avec  des  frontispices  (jue 
dessinait  Marillier. 

II  eut  le  malheur  d'être  sérieux  quelquefois;  il  écrivit  des 
fables  et  des  contes,  des  tragédies  même,  il  alla  jusqu'à  com- 
poser un  poème  didactique  sur  la  Déclamation.  On  lui 
fit  comprendre  qu'il  faisait  fausse  route  et  il  le  reconnut.  Le 
véritable  Dorât,  celui  qui  dans  son  genre  est  inimitable  et 
charmant,  celui  que  La  Harpe,  qui  le  malmenait,  ne  pouvait 
pas  comprendre,  et  qui  mériterait  d'être  moins  oublié,  c'est 
celui  des  poésies  légères. 


l'M^  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Rappelez-vous  le  billet  »  à   Mlle  X.,.,  qui  lui  proposait 
d'aller  passer  un  mois  dans  la  solitude  avec  elle.  » 

Un  mois  dans  un  désert  I  es-tu  de  bonne  foi  ? 
Quoi  1  toi,  vive,  'aimable  et  légère 
Dans  im  désert,  et  surtout  avec  mol, 
L'amant  le  moins  champêtre  et  Je  moins  solitaire  ! 
On  t'adore  en  ces  lieux  :  ils  sont  ornés  par  loi. 
Doit-on  abandonner  les  lieux  où  Ton  sait  plaire  ? 
Quelquefois  pour  rCver  l'Amour  quitte  Cylhère, 
Mais  il  faut,  du  moins  je  le  croi. 
Il  fnot  toujouTB  une  cour  &  sa  mère  ; 
Va,  laissons  ce  projet,  soyons  de  notre  temps  ; 
Ton  front  brillon't  des  roses  du  bel  âge. 
Ton  doux  sourire,  tes  talents 
Sont-ils  faits  pour  un  ermitage  7 
Il  vaut  mieux  sous  sa  main  avoir  tous  ses  amants  : 
On  peut  vouloir  être  volage  : 
Cela  s'est  vu  de  temps  en  temps  ! 


il  appartient  à  ce  groupe  souriant  et  léger  aue  la  postérité 
a  réuni,  comme  s'il  se  fût  composé  de  contemporains  et  de 
frères.  Parny,  Gentil  Bernard,  Cubières,  Berlin. 

Ils  cultivaient  les  mêmes  parterres,  mais  s'ils  sont  du  même 
genre,  il?  ne  sont  pas  de  la  même  génération,  et  nous  les 
avons  remis  ù  >teur  place.  Joignez  à  ces  noms,  celui  de 
Boufflers. 


Le  chevalier  de  Boufflers  (l),  abbé  de  cour,  puis  cheva- 
lier de  Malte,  puis  colonel  d'un  régiment  du  roi,  puis  gouver^ 
Deur  Un  Sénégal  (à  son  grand  étonnemenl),  poète  à  madri- 
gaux:, et  chevalier  errant,  causeur  d'infiniment  d'esprit,  pas- 
lellislc  (le  talent,  s'amusa  toute  sa  vie,  et  amusa  tout  le  monde 
de  ses  légèretés,  de  ses  étrangetés,  et  du  papillonnement  fu- 
gitif de  sa  gracieuse  petite  personne. 

Doté  par  son  royal  parrain,  Stanislas  de  Lorraine,  d'une 
abbaye,  il  jette  aux  orties  le  petit  collet,  et  se  fait,  sans  trop 
savoir  pourquoi,  chevalier  de  Malte.  "  J'aurais  pu,  dit-il, 

(1)  1-37-1813. 


HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  199 

d'après  mon  respect  pour  l'avis  des  sots,  quiller  mon  étal  sans 
en  preodre  un  autre,  mais  les  sots  m'ont  dit  qu'il  fallait  abso- 
tumeot  UQ  état  dans  la  société  :  je  leur  aï  proposé  de  prendre 
celui  d'homme  de  lettres,  ils  m'ont  répondu  que  j'avais  trop 
d'esprit  el  que  j'étais  de  trop  bonne  maison  pour  cela.  Je  mè 
suis  souvenu  que  j'étais  gentilhomme,  et  que  les  gentils- 
hommes devaient  aller  à  la  guerre.  Là-dessus,  je  me  suis  fait 
faire  un  habit  bleu,  j'ai  pris  la  croix  de  Malte  et  je  suis  parti 
sans  répliquer.  »  Colonel  et  maréchal  de  camp,  gouverneur 
d'une  colonie,  et  académicien,  le  chevalier  ne  prit  jamais  rien 
au  sérieux,  et  lui-même   moins  que  tout  le  reste. 

Il  avait  de  qui  tenir.  Il  était  apparenté  à  cette  duchesse 
de  Boufflers  qui  ne  reconnaissait  que  trois  vertus:  verlitchoù. 
vertubieu  et  verlugadin,  comme  aussi  à  cette  comtesse  de 
Boufflers,  dont  Horace  Walpoolc  affirmait  qu'elle  se  composait 
de  deux  femmes,  celle  d'en  haut  et  celle  d'en  bas. 

Quant  à  sa  mère,  c'est  elle  qui  avait  ainsi  composé  elle- 
même  son  épitaphe  : 


Ci-g!t  dans  une  paix  piorondc 
Cette  dame  de  volupté 
Qui,  pour  plus  grande  sûrclé, 
Fit  son  paradis  de  ce  inonde. 


1  a  conté  sa  jeunesse  en  vers  galanls  comme  elle: 


J"ainiais  alors  toutes  les  femmes. 
Toujours  brûlé  de  feux  nouveaux. 

Je  prétendais  d'Hercule  égaler  les  travaux. 
Et  sans  cesse  auprès  de  ces  daines 

Etre  l'heureux  rival  de  cent  tieureux  rivaux. 

Je  regrette  aujourd'hui  mes  [jotits  madrigaux  ; 

Je  regrette  les  airs  que  j'ai  tails  pour  les  belles. 
Je  regrette  vingt  hoiis  chevaux 
Que,  courant  par  monts  et  par  vaux, 
J'ai  comme  moi,  crevés  pour  elles  ; 
Et  je  regrette  encor  bien  plus 

Ces  utiles  monwnls  qu'on  courant  j'ai  perdus. 

Il  rimait  à  tout  venant,  sur  une  belle,  un  refus,  un  ( 


200  lUSTOlUE  DE   L.V  LITTÉUATUUE  TIIANÇAISE 

une  conquête,  un  singe  de  roi  détrôné,  une  chatte  de  maré- 
chale. 

Il  fut,  selon  le  mol  de  Rivarol,  «  abbé  libertin,  militaire 
philosophe,  déplorable  chansonnier,  émigré  patriote  >..  lou- 
jours  oisif  et  toujours  affairé,  il  était  plus  souvent  hors  de 
chez  lui  qu'au  logis.  Un  ami  le  rencontrait  un  jour  chevau- 
chant sur  une  grande  route  ;  il  le  saluait  en  lui  disant  :  «  Che- 
valier, je  suis  ravi  de  vous  trouver  chez  vous.  »  Il  fit  en  cou- 
rant quelques  vers  faciles,  légers,  spirituels,  d'amusantes 
fables  et  de  charmants  madrigaux,  mais  tout  cela  passa  vite, 
comme  son  joli  visage. 

Il  avait  acheté,  en  Pologne,  un  vieux  château  délabré  qu'il 
a  chanté  : 

On  croit  qu'il  m'en  coûte  cher, 
Mais  sans  dépense  aucune, 
Mû  maison  a  fort  bon  air, 
Et  partout  il  y  fait  clair 
De  lune,  de  lune,  de  lune! 

A  la  Révolution,  le  chevalier  de  Boufflers  fut  stupéfié,  et 
n'y  comprit  rien,  n'ayant  jamais  songé  à  de  pareilles  choses. 

En  1804,  lors  du  renouvellement  de  l'Académie,  son  fauteuil 
lui  fut  restitué,  non  sans  peine:  et  comme  Mme  Staël  s'éton- 
nait du  retard,  il  lui  dit,  non  sans  à-propos  ni  esprit: 

Je  vois  TAcadémie  où  vous  ^tes  présente. 
Si  vous  m'y  recevez  mon  sort  est  assez  beau. 
Nous  aurons  à  nous  deux  de  l'esprit  pour  quarante, 
Vous  comme  quatre,  et  moi  comme  zéro. 

Son  épitaphe  fut  ce  mot  de  lui  : 

Mes  amis,  croyez  que  je  dors. 

Et  ses  amis  le  réveillent  quelque  fois  pour  parler  de  lui, 
axv  il  a  personnifié  toute  une  génération,  et  sa  frivolité  nous 
intéresse  encore. 

Mais  nous  voici  en  1737,  et  l'ordre  des  temps  m'an  cnc  à 
\c3us  i)arler  d'un  groupe  de  poètes  auquel  appartenaient  un 


IlISTOinE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  201 

grand  nombre  de  ceux  que  je  vous  fais  passer  en  revue.  C'est 
le  Caveau^  —  un  nom  illustre  et  antique.  Il  nous  arrêtera 
un  instant. 

Le  Caveau  fut  fondé  en  1737  par  Piron,  Panard  le  cou- 
pletteur,  Collé,  Gallet  Tépicier-droguisle  de  la  rue  de  la  Truan- 
derie,  dont  Tarrière-boutique  était  le  lieu  de  réunion,  quand 
oe  n'était  pas  dans  le  sous-sol  (d'où  le  nom  de  Caveau)  de 
Landelle,  le  cabaretier  du  carrefour  de  Buci.  Interrompu  dans 
ses  séances  par  la  Révoluton,  il  se  reconstitua  en  1793,  et  ce 
furent  les  Dîners  du  Vaudeville,  auxquels  succéda  le  Caveau 
moderne  de  Laujon  et  de  Désaugiers,  puis  le  Réveil  du  Ca- 
veau, et  enfin  le  Caveau  d'aujourd'hui,  qui  a  repris  le  nom  et 
la  tradition  des  débuts. 

Presque  tous  les  poètes  bachiques,  erotiques,  légers  du 
siècle  ont  appartenu  à  ce  corps  sonore.  On  rencontrait  là 
Crébillon  père  et  fils  qui  se  disputaient,  Gentil  Bernard,  Sau- 
rin,  Gresset,  Moncrif,  l'historien  des  Chats,  qu'on  avait  sur- 
nommé l'Historiogriphe  du  Roi,  Fuzelier,  Rochon  de  Cha- 
bannes,  Bernis,  L'Atteignant,  Favart,  Le  Mierre,  Colardeau, 
Delille,  Dorât,  Parny,  Boufflers. 

On  y  faisait  des  lectures,  on  y  chantait  surtout  :  l'épigramme 
y  était  duiltivée  et  florissante;  la  Jugeait^on  bonne?  Celuft 
qu'elle  visait  devait  avaler  un  verre  d'eau,  pendant  que  les 
autres  convives  dégustaient  leur  verre  de  vin.  Dans  le  cas 
contraire,  c'était  l'auteur  de  l'épigramme  injuste  ou  niaise  qui 
devait  absorber  le  verre  d'eau.  De  même,  si  le  couplet  chanté 
était  jugé  insuffisant,  on  appelait  un  des  laquais  pour  lui 
faire  boire  une  lampée  de  vin  à  la  santé  du  mauvais  poète. 

Cette  société  était  très  fermée,  et  jalouse  de  son  indépen- 
dance. Son  historien  Rigoley  de  Juvigny  conte  : 

—  Quelques  seigneurs  de  la  Cour  voulant  s'amuser,  for- 
mèrent un  jour  la  partie  d'y  venir.  Ils  arrivèrent  comme  on 
était  à  table.  La  société  les  invita  à  prendre  place,  mais  par 
hauteur,  ils  réinsèrent  de  s'asseoir  et  leur  attitude  et  leur  con- 
tenance semblaient  dire  :  «  /l//ons,  commencez,  divertissez- 
nous  !  »  Leur  dédain  fut  puni  par  le  silence  le  plus  absolu, 
et  ils  se  virent  forcés  de  s'en  aller  sans  avoir  joui  de  la  sa- 
tisfaction qu'ils  s'étaient  promise.  Ils  devaient  pourtant  bien 


202  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE   FRAXÇAlbt 

penser  que  chaque  membre  du  Caveau  était  plutôt  fait  pour 
rire  des  sots,  que  pour  les  faire  rire. 

Après  1801,  dans  la  nouvelle  constitution  du  Caveau,  on  vil 
là  Armand  Gouffé,  l'auteur  de  Plus  on  est  de  lous  et  du  Cor- 
billard  : 

Que  j'aime  à  voir  un  coroiiiard  ! 

Ce  début  vous  étonne? 
Mais  il  faut  partir  tôt  ou  tard, 

Le  sort  ainsi  l'ordonne. 
Et  loin  de  craindre  Tavenir 

Moi,  dans  cette  aventure, 
Je  n'aporçois  que  le  plaisir 

De  partir  en  voilure. 

Il  y  avait  aussi  Dupaty,  Désaugiers,  Martainville,  de  Piis, 
Grimod  de  la  Reynière,  Jouy,  le  comte  de  Ségur,  l'auteur  de 
la  chanson  connue  : 

Rions,  chantons,   aimons,  buvons. 
En  quatre  points  c'est  ma  morale... 
Tous  les  niL'chants  sont  buveurs  d'eau, 
C'est  bien  prouvé  par  le  déluge. 

Millevoye  oubliait  la  pneumonie  de  son  «  Jeune  Malade  à 
pas  lents  >»  pour  entonner  ici  un  Délire  Bachique  ! 

Déranger  y  vint  en  1813  ;  il  rencontrait  Pierre  Dupont, 
Carmouche,  Brazier,  Barré,  Badet,  Darcier,  Desfontaines, 
Dieulafoy,  Brillât-Savarin,  Isabey,  Méhul,  le  docteur  Gall, 
Jules  Janin.  On  dînait  chez  Balaine,  rue  Montoi^ueil,  au 
Bocher  de  Cancale.  e\  pour  les  entendre  à  travoi's  la  cloison, 
le  public  se  disputait  les  cabinets  avoisinant  leur  salon. 

Des  succursales  se  fondèrent,  à  Pondichérv,  à  l'Ile  de 
France  ;  les  Caveaux  essaimèrent,  (»t,  à  chaque  banquet,  ces 
lointains  colons  envovaient  le  salut  à  la  table  mère. 

Le  vieux  Caveau  vit  toujours.  Darcier.  Dupont,  Nadaud,  en 
furent.  Tous  les  mois,  il  tient  ses  assises  dans  un  restaurant  du 
Palais->|oyal.  Au  dessert  les  convives  chantent  les  couplets 
qu'ils  ont  apportés.  Toutes  ces  chansons  sont  réunies  dan 
un  recueil  qui  paraît  périodiquement,  et  qui  compte  aclue 
lenrient  six   ou  sept  mille  chanson'î?,   toutes  écrites  sur  l 
vieux  timbres  si  pittoresques  dont  on  trouve  les  airs  ds 


«ISTOIBE   DE   LU  LITTÉRATURE  FltANÇAISE  203 

la  Clé  du  Caveau.  Les  fascicules  les  plus  curieux  sont 
ceux  des  Mots  Donnés.  Le  bureau  choisit  une  série  de  mots 
se  rapportant  tous  à  un  même  ordre  d'idées  ;  les  Peuples,  la 
Toilette,  le  Palais  de  Justice  (1865),  le  Théâtre  (1864),  l'Exposi- 
tion universelle  (1867),  les  Véhicules  (1868),  les  Environs  de 
Paris,  les  Animaux  célèbres,  etc.  Chaque  caviste  prend  et  traite 
le  mot  que  le  sort  lui  désigne.  Ces  collections  bachiques  et 
pittoresques  sont  curieuses  comme  les  vieux  recueils  de  Colle- 
tel  ou  de  Claude  Le  Petit.  C'est  de  l'estampe  rimée. 

Les  CaVîstes,  comme  au  temps  de  Collé,  ont  des  réunions 
périodiques  ;  leur  bureau  est  une  table  appétissante  et  bien 
servie,  garnie  de  llacons.  Près  du  couvert  du  président,  un 
objet  bizarre  frappe  la  vue  en  entrant  :  une  petite  boîte  trian- 
gulaire, un  étui  de  cuir  vert  fort  ancien,  et  orné-  d'une  guir- 
lande d'or  au  fer.  comme  une  reliure  d'autrefois.  Dedans, 
c'est  un  grelot,  gros  comme  un  verre  à  vin  de  Chypre,  et 
emmanché  d'un  manche  d'ébène.  C'est  le  gi^elot  de  Collé,  et 
c'est  la  sonaette  présidentielle  du  Caveau,  pour  annoncer 
qu'un  confrère  va  chanter.  C'est  un  des  grelots  que  Collé 
avait  détachés  de  la  Marotte  de  la  Folie  ;  on  l'a  pieusement 
conservé,  ainsi  que  le  verre  de  Panard  ;  mais  j'ai  plus  de 
doutes  sur  l'authcnlicitc  de  ce  verre.  Il  a  été  chanté  au  siècle 
dernier,  dans  une  nièce  de  vers  dont  la  disposition  est  telle 
qu'elle  figure  la  forme  d'un  verre,  par  un  procédé  familier 
aux  poètes  de  l'antiquité  grecque,  qui  dessinaient  ainsi  en 
vers  des  fleurs,  des  papillons,  une  hache.  Le  verre,  chanté 
en  vers,  est  un  verre  à  pied.  Celui  qui  sert  aux  saints  offices 
du  Caveau  est  en  forme  de  gobelet.  On  ne  peut  pas  croire 
que  l'évolution  des  genres  ait  inHué  à  ce  point  sur  la  trans- 
formation d'un  verre  à  boire. 

Le  Caveau  moderne  est  le  Sénat  ou  l'Académie  de  la  chan- 
son, qui  a  ses  coudées  plus  franches,  ses  audaces  et  ses  effer- 
vescences, â  Montmartre.  Il  est  le  Conservatoire  de  la  trudi- 
Tîon,  le  modérateur,  le  pondérateur,  le  souvenir  classique 
devant  les  romantiques  échevélés.  Il  maintient  le  vieil  usage, 
cher  à  nos  pères,  de  la  chanson  de  table  :  il  a  droit  à  nos 
vœux  et  à  notre  estime,  puisqu'il  défend  et  propage  la  chan- 
son. 


204  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

La  chanson  !  esl-il  rien  de  plus  alerte,  de  plus  pimpant,  de 
plus  preste,  de  plus  sincère,  de  plus  naïvement  philosophique! 
C'est  l'écho  de  l'àme  populaire  qui  traduit  ses  sentiments 
intimes  les  plus  chers,  dans  ces  rimes  qui  volent,  légères,  sur 
les  lèvres  des  hommes  et  des  femmes,  à  travers  les  temps  et 
Tespace,  vives  hirondelles  de  ce  nid  secret,  l'âme. 

Le  couplet  part,  voltige,  disparaît,  revient  ;  on  ne  sait  bien- 
tôt plus  d'où  il  est  parti  ;  on  ignore  à  présent  le  pays,  la  nais- 
sance,  le  père  de  ce  vagabond  sautillant,  qui  rit  insoucieux 
et  court  en  gambadant,  visitant  les  masures,  les  villages,  les 
faubourgs,  les  ateliers  ;  partout,  il  frappe  de  son  bâton  ferré, 
et  aussitôt  les  yeux  sourient,  les  visages  s'animent,  les  lè- 
vres s'entr'ouvenl,  les  pieds  battent  la  mesure,  les  chœurs 
s'accordent,  et  les  cœurs  aussi,  le  Refrain  berce,  réjouit,  ca- 
resse, inlassable,  élerneFlement  gai  et  stimulant,  et  depuis 
longtemps  sont  morts  les  premiers  qui  l'ont  connu,  depuis 
longtemps  sont  décolorées  et  rongées  les  lèvres  qui  l'ont 
d'abord  chanté  ;  le  clair  Refrain  chante  toujours,  comme  au 
jour  de  sa  naissance,  le  bonheur,  l'amour,  l'espérance,  la 
joie,  la  victoire,  la  pitié,  la  bonté,  la  fraternité  mainte,  la 
mâle  vaillance  et  la  gaieté  divine,  la  gaieté,  trésor  et  santé  des 
peuples  :  les  peuples  qui  ne  chantent  pas  ou  qui  né  chantent 
plus  sont  des  peuples  qui  vont  mourir,  blottis  dans  leur  si- 
lence triste,  comme  l'oiseau  mortellement  atteint  se  niche 
sous  la  feuille  pour  assurer  à  son  agonie  la  paix  et  l'oubli. 
Honneur  à  la  Chanson,  cette  pure  forme  du  lyrisme  sans  dé- 
tour ni  réticence,  fait  d'émotion  vraie  et  de  sincérité,  de  re- 
connaissance,  d'espérance,  de  ver\^e  et  de  bonheur,  la  chan- 
son qui  dure,  rit,  vil  et  survit  : 

Anacréon  n'ci  Inissé  qu'une  page 
Qui  flotte  enoor  sur  Tabîme  des  temps. 


Le  Caveau  était  trop  frivole  pour  la  poésie  grave  et  descrip- 
tive :  aussi  ne  compta-t-iKpoint  parmi  ses  habitués  le  docle 
abbé  auquel  nous  arrivons. 


niSTOllŒ   DE  LA  LITTÉnATURE  FRANÇAISE  203 

1/abbé  Dclille  (1)  di?ail: 

•^  Ce  qui  a  été  dit  on  prose  n'a  pas  été  dit. 

Et  il  ne  parla  qu'en  vers.  Des  seize  gros  volumes  poéliques 
(ju'il  a  laissés,  défalquez  les  traductions:  Géorgiques  et  Enéide 
de  Virgile,  Essai  sur  i Homme  de  Pope,  Paradis  Perdu  de 
Milton,  il  reste  un  lot  d'ouvrages  qu'on  ne  lit  pas  davanlage, 
Les  Jardins  (ITSC»).  L'Imaglnalion,  poème  écrit  à  Consfanti- 
noplc,  où  il  alla  malgré  lui. 

Delille  était  intimement  lié  avec  M.  de  Choiseul-Goufiier  , 
quand  ce  comlc  fut  nommé  ambassadeur  de  Constantinople, 
il  proposa  à  l'abbé  do  lui  faire  voir  la  Provence.  Delille  ac- 
cepta avec  joie. 

Avant  de  se  séparer,  l'ambassadeur  offrit  le  déjeuner  d'adieu 
sur  le  vaisseau  qui  devait  le  conduire.  L'abbé  ne  pouvait  re- 
fuser. 

Vers  îa  fin  du  repas,  Delille  tire  sa  montre  et  dit  à  son 
ami: 

—  Je  dîne  en  ville,  et  voici  l'heure  à  laquelle  on  m'attend: 
faitcs-ihoi,  je  vous  prie,  conduire  à  terre. 

—  Impossible,  mon  cher  ami. 

—  Comment,  impossible? 

—  Mon  Dieu  oui,  impossible,  nous  sommes  en  route 
pour  Constantinople. 

L'ambassadeur  avait  fait  mettre  à  la  voile  pendant  le  repas. 

Delille  se  résigna  de  bonne  grûce;  ce  fut  sur  les  rives  du 
Bosphore  qu'il  fit  une  partie  de  son  poème  de  VImuginalion, 
«  une  pluie  de  diamants  »,  disait  Boufflers. 

Ajoutez  à  ces  œuvres  L'Homme  des  Champs  et  La  Irais 
liègnes  de  la  Nature,  poèmes  composés  en  Suisse,  en  exil 
(1800),  la  Pitié,  La  Conversation,  un  volume  de  Poésirs  fugi- 
tives  et  un  autre  de  Poésies  posthumes. 

Professeur  de  collège,  avant  de  devenir  professeur  au  Col- 
lège de  France,  deux  fois  académicien,  sa  première  élection 
ayant  été  annulée  parce  que  le  roi  le  trouva  trop  jeune,  long- 
temps exilé  et  errant,  puis  accueilli  avec  faveur  et  fureur  par 
les  salons,  où  il  charmait  les  dames  par  son  talent  de  «  du- 
peur  d'oreilles  ».  abbé,  puis  laïc  mal  marié,  il  mit  sa  gloire 

(i)  1718-1813. 


206  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

en  viager,  et  les  derniers  honneurs  lui  ont  été  rendus  le  jour 
de  ses  obsèques,  quand  le    Collège  de  France  fut  tendu  de 
noir  pour  l'exposition  de  son  catafalque  parmi  les  cierges  : 
leur  fumée  emporta  celle  de  sa  renommée. 
J'ai  dit-:  mal  marié.  Ecoulez  Alissan  de  Chazet  : 

—  Je  me  rappelle  qu'ayant  été  chez  lui  pour  sa  fêle,  je 
remarquai  qu'il  avait  des  culottes  neuves,  et  comme  je  lui 
en  faisais  en  riant  mon  compliment,  il  me  dit  à  l'instant  û 

De  ma  douce  compagne,  ouvrière  assez  forte, 

Ces  culottes  sont  un  bienfait  : 
Oui,  mon  ami,  c'est  elle  qui  les  fait... 

Aussi  c'est  elle  qui  les  porte. 

Et  il  ne  disait  pas  tout  ;  Chateaubriand  nous  en  apprend 
un  peu  plus. 

—  Un  jour,  j'étais  allé  chez  lui;  il  se  fil  attendre,  puis  il 
parut  les  joues  fort  rouges  ;  on  prétend  que  Mme  Delille  le 
souffletait.  Je  n'en  sais  rien  ;  je  dis  seulement  ce  que  j'ai  vu. 

Oui,  elle  le  menait  durement.  Le  succès  des  vers  de  Delille 
était  tel,  que  son  éditeur  les  lui  payait  six  francs  pièce,  ce  qui 
faisait  dire  à  M.-J.  Chénier  : 

De  ces  vers-là  le  tiers  vaut  six  francs  pièce, 
Mais  les  deux  tiers  ne  valent  pas  un  sou  ! 

Mme  Delille,  en  femme  avisée,  enfermait  son  mari  à  clef 
dans  le  cabinet  de  travail,  en  lui  intimant  ' 

—  Va  me  fabriquer  des  pièces  de  six  francs  ! 

Quelle  était  donc  cette  merveilleuse  et  fructueuse  poésie  ? 

On  la  lit  peu  de  nos  jours,  et  l'on  n'a  guère  retenu  de 
Delille  que  sa  facilité  à  désigner  les  choses  sans  les  nommer, 
par  des  périphrases  ingénieuses  qui  sont  des  sortes  de  cha- 
rades. 

Son  genre  l'y  engageait.  C'est  un  descriptif  obstiné,  qui  a 
tout  décrit,  la  nature,  les  paysages,  les  Trois  Règnes.  Son 
ennemi  implacable,  Marie-Joseph  Chénier  lui  reprochait  : 

Un  âne,  sous  les  yeux  de  ce  riineur  proscrit. 
Ne  peut  passer  tranquille  et  sans  être  décrit. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  207 

Mais  nous  nous  défierons  des  jugements  de  M.-J.  Chénier, 
auxquels  on  s'est  trop  tenu,  parce  qu'ils  sont  piquants  et 
simples.  Ce  sont  d'amusantes  épigrammes  contre  sa  manière 
factice,  appropriée,  et  trop  élégante  : 

Marchand  de  vers,  jadis  poète, 
Abbé,   valet,  vieille  coquette. 
Vous  arrivez  :  Paris  accourt, 
Et  vite  une  triple  toilette  ; 
Il  faut  unir  à  la  cornette 
La  livrée  et  le  manteau  court... 
Vous  mites  du  rouge  h  Virgile  ; 
Mettez  des  mouches  à  Milton. 

Et  une  autre  fois: 

L'habile  arrangeur  de  paletlo 
X'a  vu,  pour  son  petit  tableau, 
Les  champs  qu*à  travers  sa  lorgnette, 
Et  par  les  vitres  du  château. 

Ce  n'est  pas  l'impression  que  donne  Delille,  à  le  lire.  Il  y  2 
là  conune  un  faux  air  de  légende.  Certes,  il  a  cultivé  la 
charade  descriptive.  Pourtant,  n'exagérez  pas.  Lisez  cette 
page,  prise  au  hasard  dans  le  poème  La  Conversation,  Il 
s'agit  d'un  avare  : 

Puis,  renfrognant  sa  maigre  et  dolente  effigie. 
Qui  par  le  Chambertin  ne  fut  jamais  rougie, 

11  blâme  avec  vivacité 
De  nos  banquets  pompeux  la  ruineuse  orgie, 
Et  permet  tout  au  plus  le  scandale  d*un  thé. 
Lui-môme  en  fait  d'épargne  il  veut  être  cité  ; 
Et,  pour  prêcher  d'exemple,  éteint  une  bougie 

Qui  brûle  sans  nécessité. 
En  sortant,  il  rencontre  un  rival  d'avarice  : 
Deux  Harpagons  ensemble  :  quel  bonheur  I 
Et  que  Molière  en  eût  ri  de  bon  cœur  1 
Le  premier  saisissant  l'occasion  propice. 

Dit  au  second  :  <(  Monsieur,  mille  pardons  ; 
Je  vous  ai,  Tan  dernier,  fait  passer  de  mes  vignes 
Quelques  vins  qui  de  vous  n'étaient  pas  trop  indignes  ; 

Si  vous  pouvez  renvoyer  les  poinçons, 
El  les  flacons  vidés,  et  même  les  bouchons, 
Je  vous  saurai  gré  du  message. 


208  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Vous  noterez  bien  que  les  mots  y  sont,  et  qu'il  n'a  pas 
fallu  ici  de  périphrase  pour  nommer  le  chamberlin,  le  Ihé 
la  bougie,  les  poinçons  et  les  bouchons,  Sess  circonlocutions 
n  étaient  pas  pruderie  de  plume,  mais  jeu  d'adresse  et  diver- 
tissement de  salon. 

Lisez  VEpître  aux  deux  enfants  voyageurs,  et  vous  y  trou- 
verez un  assortiment  complet:  les  huiles  d'Aix,  les  oranges 
de  Malte,  le  lièvre  sans  saveur  et  le  fade  lapin,  les  pois  nou- 
veaux et  les  asperges. 

Certes,  Delille  a  manié  avec  aisance  la  périphrase,  et  dans 
ses  vers,  ce  long  tube  enflammé  qui  lance  le  tonnerre,  c'est  le 
canon  ;  ces  canaux  fumeux  élancés  dans  les  airs,  ce  sont  les 
cheminées;  V animal  qui  s'engraisse  de  glands,  c'est  le  co- 
chon; le  dard  léger  qui  vient  fixer  le  lin  sur  le  sein  des  ber- 
gères, c'est  une  épingle;  quand  du  dé  fatal  la  chance  fut 
perfide,  c'est  qu'on  a  perdu  au  jeu;  et  vous  reconnaissez  le 
télégraphe  optique  dans  cet  appareil  : 

Là-haut,  c'est  une  lour  où  larL  ingénieux 
Elève  et  fait  jouer  ces  tablettes  parlantes 
Qui,  des  faits  confiés  à  leurs  feuilles  mouvantes, 
Se  transmettent  dans  Tair  les  rapides  signaux. 

Mais  ces  périphrases,  qui  abondent  dans  tous  les  poètes 
et  d'alors  et  d'ailleurs,  —  voyez  Racine,  voyez  Boileau,  — 
sont  beaucoup  moins  fréquentes  que  les  passages  où  Delille 
a  nommé  un  chat,  un  chat,  et  affirmé  son  souci  de  la  simpli- 
cité, de  la  vérité,  d'un  réalisme  noble,  mais  sans  pruderie. 
Ecoutez-le  parler  des  champs  : 

Ah  !  c'est  que  pour  les  peindre  il  faut  aimer  les  ciiamps  ! 
Mais,  hélas  !  insensible  à  leurs  charmes  touchants, 
Des  rimeurs  citadins  la  muse  peu  champêtre 
Les  peint  sans  les  aimer,  souvent  sans  les  connaître  ; 
A  peine  ils  ont  goûté  la  paix  de  leur  séjour, 
La  fraîcheur  d'un  beau  soir,  ou  l'aube  d'un  beau  jour. 
Aussi  lisez  leurs  vers  :  on  connaît  h  leur  style 
Dans  ces  peintres  des  champs  les  amis  de  la  ville  ; 
Voyez-les  prodiguer,  toujours  riches  de  mois, 
L'c^'oieraude  des  prés  et  le  cristal  des  flots  ; 
L'Aurore,  sans  briller  sur  un  trône  d'opale, 
Ne  peut  point  éclairer  la  rive  orientale  ; 


è 


\VA- 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  209 

Le  pourpre  el  le  saphir  forment  ses  vôlenienîts. 
Répand-elle  des  Heurs  ?  ce  sont  des  diamants  I 
Ils  vont  puiser  à  Tyr,  vont  chercher  au  Potose 
Le  teint  de  la  jonquille  et  celui  de  la  rose  : 
Ainsi,  d  or  et  d'argent,  de  perles,  de  rubis, 
De  la  simple  nature  ils  chargent  les  habits  ; 
Et,  croyant  l'embellir,  leur  main  la  défigure. 

Il  y  a  des  platitudes,  des  longueurs,  des  prosaïsmes,  mais 
aussi  el  en  revanche,  des  pages  d'une  simplicité  moelleuse  et 
charmante,  dont  on  comprend  encore  à  distance  qu'elles 
aient  séduit  les  auditoires  féminins,  dans  leur  fraîche  nou- 
veauté, el  quand  elles  étaient  à  la  mode.  Le  procès  de  Delille 
est  sujet  à  revision. 

Au  contraire,  l'opinion  commune  est  juste,  quand  il  s'agit 
d'un  Boucher  ou  d'un  Léonard,  deux  types  encore  du  lyrisme 
fade  de  Tépoquc. 

Germain  Léonard  (1),  de  la  Guadeloupe,  fut  aimé  des  muses 
el  des  grands,  dut  à  Chauvelin  sa  fortune  et  un  poste  dam- 
bassadcur  à  Liège,  gouverna  ensuite  son  ile  natale,  y  trouva 
la  révolution  des  nègres,  se  sauva  pour  retrouver  en  France 
le  calme  «  loin  des  orages  ».  Il  tombait  mal:  c'était  en  1793. 
Il  se  réembarqua  pour  aller  ailleurs,  là  où  l'on  fût  Iran- 
quille:  la  mort  l'y  mena  tout  de  suite.  Il  a  narré  son  Voyage 
aux  Antilles  et  a  composé  un  poème  des  Saisons. 

Celait  un  sujet  à  la  mode,  témoin  Saint-Lambert,  el  témoin 
encore  Roucher  (2),  auteur  du  poème  descriptil  Les  Mois. 
C'était  le  réveil  du  sentiment  de  la  nature,  dont  J.-J.  Rous- 
seau chanta  l'alléluia. 

Le  7  thermidor,  25  juillet  1794,  dans  la  charretle  qui  le  con- 
duisait à  la  guillotine,  André  Chénier  rencontra  un  autre 
poète,  son  ancien  ami  Roucher,  qui  avait  eu  son  marnent  de 
célébrité.  Appelé  à  Paris,  et  jeté  dans  le  monde  des  lettres 
par  une  irrésistible  vocation  poéti(|ue,  il  avait  publié  ce  livre, 
Les  MoiSy  sur  lequel  on  avait  fort  discuté  quelques  jours,  et 
qui  subitement  était  tombé  dans  l'oubli.  Rivarol  en  fit   loiai- 

(1)  1744-1793. 

(2)  1745-1794. 


i 


2!îî  HISTOmE   DE  LA   LITTÉIUTURE  FRANÇAISE 

SOU    funèbre  :  «  C'est    le  plus    beau    naufrage    poétique  du 
siècle.  »  Et  de  fait  Roucher  s'en  était  tenu  là. 

A  Sainte-Pélagie,  le  jour  même  de  sa  mort,  il  écrivit  au- 
dessous  de  son  portrait,  qu'un  ami  venait  de  peindre,  ces 
quatre  vers,  —  son  chant  du  cygne,  —  qui  sont  peut-être  de 
toute  son  œuvre,  ce  qu'on  a  le  moins  oublié. 

A  MA  FEMME,   A  MES  A^^S,    A   MES   ENFANTS 

Ne  vous  étonnez  pas,  objets  sacrés  et  doux, 
Si  quelque  air  de  tristesse  obscurcit  mon  visage  ; 
Quand  un  savant  crayon  dessinait  cette  image, 
J'attendalis  l'écliafaud,  et  je  pensais  à  vous. 

f^'échafaud  eut  ses  porte-lyre.  En  voici  un,  et  c'est  Sylvaiu 
Maréchal  (1). 

Uans  la  poésie  si  peu  poétique  du  wur  siècle,  il  repré- 
senta d'abord  la  Pastorale.  Il  fit  discourir  aux  champs  des 
bergers  philosophes,  car  tout  le  monde  est  philosophe  à  cette 
éfMK|ue,  et  il  signe  «  Berger  Sylvain  ».  On  trouva  d'ailleurs 
cela  charmant.  Sylvain,  plus  audacieux,  sceptique  et  sophiste, 
écrivit  alors  son  «  Livre  échappé  du  Déluge  »  et  son  <(  Al- 
manach  des  honnêtes  gens  ».  Dans  le  premier,  il  parodiait 
les  prophètes  :  dans  le  second,  devançant  Fabre  d'Eglantine, 
il  substituait  aux  noms  de  saints  les  noms  d'hommes  illusti^es. 

Mais  Sylvain  Maréchal  s'était  trompé,  on  n'était  encore 
qu'en  1788,  et  il  fut  mis  dans  une  maison  de  correction.  La 
Révolution  lui  rendit  bientôt  la  liberté  et  le  lanra  vers  la 
polit i(jue.  Au  reste  c'était  un  homme  aimable,  bien  moins  vio- 
lent que  ses  libelles,  sceptique. .  sans  aigreur,  et  dont  plu- 
sieurs, en  1793,  éprouvèrent  la- bonté. 

Car  la  Révolution  le  remit  en  honneur  et  en  place.  Les  litres 
de  ses  livres  sont  édifiants  :  Ci)dc  d'une  sociélé  d'hommes 
sans  Dieu  ;  Pensées  libres  sur  les  prêtres  ;  Lkictionimire  des 
Athées.  On  relirait  encore  avec  agrément  son  badina?ge  : 
Prolel  de  loi  portanl  défense  d'apprendre  à  lire  aux  femmes. 

Il  abondait  en  idées.  Dans  son  Histoire  universelle  en  style 
lapidaire,  il  voulait  que  les  histoires  des  [Roupies  fussent  con- 
tées par  une  suite  d'insriM[)li()ns.  A  la  façon  du  Jeune  Ana- 

i[)  n.'io-isfKî. 


HISTOIRE   DE   L.V  LITTÉRATURE   FRANÇ.USE  211 

charsisy  il  avait  recueilli  toutes  ses  recherches  savantes  et  ses 
lh(/)ries  dans  ses  Voyages  de  Pythagore,  Il  rima  clés  poènies 
philosophiques,  rédigea  des  Anecdotes  peu  connues  sur  les 
iownccs  des  10  août,  2  tl  3  septembre,  et  fil  du  théâtre,  des 
opéras,  La  Rosière  Républicaine,  Denys  le  Tyran  maître 
décote,  La  Fête  de  ta  Raison,  des  hymnes  et  cantates  en 
rhonneur  de  la  Raison,  et  surtouL  —  on  voit  qui!  attendit  la 
Révolution  pour  cueillir  les  palmes  de  gloire,  • —  son  drame 
Le  Jugement  dernier  des  Rois  (an  II)  où  les  rois  détrônés 
sont  déharqués  sur  une  ilc  déserte,  et  le  gardien  leur  jette 
des  boules  de  pain  en  leur  disant  : 

—  Bouffe?^  tyrans  ! 

La  salle  croulait  sous  les  applaudissements  frénétiques. 
Sylvain  cette  lois  avait  le  vent  pour  lui. 

11  devait  effaroucher  le  correct  et  probe  François  de  Neuf- 
chûleau  (1).  Celui-ci  a  beaucoup  écrit.  Epîtres,  fables,  poèn^s, 
mémoires  politiques,  traités  d'agriculture^  comédies,  romans 
et  contes,  il  avait  cultivé  tous  les  genres,  et  nous  pouvons 
ajouter,  sans  réussir  dans  aucun.  A  treize  ans,  trois  académies 
de  province  couronnaient  ses  œuvres  et  Tadmettaient  parmi 
leurs  membres.  Toute  sa  vie  durant,  qu'il  fût  professeur, 
avocat,  intendant,  gouverneur  colonial,  lieutenant  de  bailliage, 
député  ou  ministre,  il  ne  cessa  d*écrii-e  et  de  rimer.  Rivarol 
disait  méchamment  de  sa  poésie.:  «  C'est  de  la  prose  où  les 
vers  se  sont  mis  ».  Neufchûteau  n'était  pas  poète,  à  moins 
qu'il  n'ait  mis  tout  son  talent  dans  cette  fameuse  traduction 
de  TArioste,  dont  le  manuscrit  sombra  dans  un  naufrage,  où 
lui-même  faillit  laisser  sa  vie. 

Il  joua  du  moins  un  certain  rôle  dans  notre  histoire  litté- 
raire, lors  de  cette  fameuse  querelle  de  Gil  Dlas  qui  pas- 
sionna la  France  et  l'Europe.  Par  une  édition  ingénieuse 
du  roman  de  Lesago,  il  prouva  qu'en  dépit  des  revendications 
de  quelques-uns,  l'auteur  n'avait  point  volé  son  œuvre  à  l'Es- 
pagne ;  il  y  montrait  nombre  d'allusions  à  des  faits  du  temps 
de  la  Régence,  nombre  de  portraits  dont  les  modèles  étaient 
des  Français  de  cette  époque.  Déluil  curieux,  la  préface  qu'il 

(1;  n50-18i8. 


i 


212  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

mil  en  tête  du  livre,  était,  on  le  sut  plus  tard,  Tœuvre  d'un 
jeune  littérateur  qui  s'appelait  Victor  Hugo. 

Le  bruit  de  celte  célèbre  polémique  a  depuis  longtemps 
cessé.  Mais  une  autre  idée  de  Neufchûteau  a  duré.  Le  pre- 
nîier,  il  songea  à  organiser  des  expositions  commerciales  et 
industrielles  ;  il  inaugura  à  Paris  la  première  Exposition  de 
1798.  Ce  poète  entrepreneur  est  typique. 

La  poésie  menait  alors  à  tout,  même  à  l'hôpital.  Nous 
Talions  voir,  avec  Gilbert  (1). 

Il  y  a  sur  lui  une  légende.  Il  eut  (si  l'on  peut  dire),  la  chance 
de  mourir  à  l'hôpital.  On  en  a  fait  un  martyr.  Ce  ne  fut  pas 
cela. 

Fils  d'un  métayer  lorrain,  il  vint,  à  vingt  ans,  en  1770,  à 
Paris,  vécut  dans  la  gêne  jusqu'en  1778,  et  dans  l'aisance 
jusqu'à  sa  mort.  Il  avait  obtenu,  en  1778,  une  pension  an- 
nuelle de  mille  livres,  sur  la  cassette  du  roi;  il  estime  lui-même 
son  revenu,  dans  une  lettre  qui  nous  a  été  conservée,  à  deux 
mille  deux  cents  livres,  qui  en  vaudraient  bien  aujourd'hui 
six  mille.  En  outre,  il  était  gouverneur  d'un  jeune  noble  ir- 
landais, le  chevalier  Webb,  qui  le  défrayait  largement.  Il 
mourut  d'une  chute  de  cheval.  L'accident  se  produisit,  comme 
il  chevauchait  en  compagnie  de  son  jeune  Irlandais,  sur  le 
boulevard  Montparnasse.  Il  fut  porté  à  l'hôpital  «  pour  y  su- 
bir plus  confortablement  l'opération  du  trépan  ».  Gilbert,  après 
sa  chute,  avait  été  envoyé  à  la  campagne,  près  de  Charen- 
ton,  par  l'archevêque  de  Paris,  Christophe  de  Beaumont,  son 
protecteur.  Là,  l'ébranlement  nerveux  et  une  tendance  natu- 
relle au  délire  de  la  persécution,  déterminèrent  chez  Gilbert 
une  crise  d'aliénation  mentale,  qui  obligea  l'archevêque  à  le 
faire  transporter  à  l'IIôtel-Dieu.  Il  y  mourut,  étouffé  par  une 
clef,  qu'il  avait  avalée  au  cours  d'un  nouvel  accès  de  folie, 
et  non,  au  contraire,  par  inanition. 

Il  ne  semble  avoir  été  ni  plus  heureux,  ni  plus  malheu- 
reux qu'un  autre.  Il  eut  parmi  les  philosophes  d'irréconci- 
liables ennemis,  mais  tous  les  satiriques  en  sont  là.  Qu'il  soit 
mort  jeune,  on  a  tout  lieu  de  le  regretter.  Gilbert  avait  un 

(1)  1751-1780. 


HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  213 

réel  tempérament  de  poète  ;  Tardeur  avec  laquelle  il  attaqua 
ses  rivaux  littéraires.  Taudace  qu'il  montra  en  face  des  plus 
puissants,  en  est  la  preuve.  Enfin,  dans  son  œuwe,  qui  est 
peu  considérable,  on  trouve  des  vers  de  frappe  solide  et  de 
de  forte  pensée.  Son  ode,  imitée  de  plusieurs  psaumes,  est 
restée  classique. 

Au  banquet  de  la  vie  infortuné  convive 

J'apparus  un  jour,  et  je  meurs  ! 
Je  meurs,  et  sur  ma  tombe  où  lentement  j'arrive, 

Nul  ne  viendra  verser  des  pleurs. 
Salut,  champs  que  j'aimais,  et  vous,  douce  verdure, 

Et  vous,  riant  exil  des  bois  ! 
Qel,  pavillon  de  l'homme,  admirable  nature. 
Salut  pour  la  dernière  fois  ! 

Ce  sont  là  de  vraiment  belles  stances. 
Sa  tombe  est  dans  les  catacombes  de  Paris  :  ces  vers  ont 
été  gravés  sur  le  marbre. 

Bertin  nous  ramène  un  peu  de  gaieté. 

A  Feuillancour,  près  de  Saint-Germain,  où  Parny  avait 
une  maison  de  campagne,  on  menait  joyeuse  vie  à  la  veille 
de  la  Révolution.  Berlin  était  du  nombre  des  habitués.  Ce 
créole  de  Tile  Bourbon,  inséparable  ami  de  Parny,  son  com- 
patriote, partageait  ses  plaisirs,  et  faisait  comme  lui  des  vers 
erotiques.  Car  on  se  piquait  de  littérature  à  Feuillancour,  el 
l'on  évoquait  en  buvant  le  souvenir  des  épicuriens  d'autre- 
fois, d'Horace  el  de  TibuUe.  Bertin  qui  s'était  couvert  a 
gloire  au  collège,  n'avait  pas  oublié  ses  classiques,  et  fai- 
sait des  ver  s  dans  le  goût  des  élégiaques  latins.  Voltaire  em- 
brassait Parny  en  l'appelant  :  «  Mon  cher  Tibulle  ».  Berlin 
se  rabattit  sur  Properce;  ce  fut  Properce  qu'il  imita,  et  ses  amis 
l'appelèrent  le  Properce  français.  Le  surnom  est  une  critique 
autant  qu'un  éloge  ;  les  vers  de  Bertin  sont  faciles,  agréa- 
bles, mais  Irop  pleins  de  souvenirs  antiques,  qui  en  bannis- 
sent le  naturel  et  la  passion.  Ce  capitaine  de  cavalerie 
appelle  ses  maîtresses  Eucharis  et  Catilie,  ne  jure  que  par  Bac- 
chus  ou  par  Cylhère.  «  Je  n'aurais  pas  été  étonné,  écrivait 

fl)  1752-1790. 


214  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRVTURE  FRANÇAISE 

un  des  nvaux,  (|u'Eucliaris  ou  Calilie  eussent  dit  à  leur 
favori  :  Mon  ami,  nous  sommes  de  Paris  et  non  de  Rome, 
faites  nous  l'amour  en  français.  >» 

II  est  toutefois  plaisant  de  constater  que  Bertin  et  Pamy 
préludèrent  à  la  «  révolution  dans' le  sens  romain  »,  qui  fut 
poussée  et  accomplie  par  la  Révolution  Française  en  géné- 
ral, et  par  Louis  David  en  particulier.  Mais  les  causes  de 
leur  prédilection  étaient  aussi  différentes  que  Brutus  l'est  de 
Pétrone. 

Dans  le  môme  genre,  gardons-nous  d'oublier  Cubières  (1), 
chassé  du  séminaire  pour  ses  poésies  galantes,  madrigalier 
attitré  de  la  comtesse  d'Artois,  poète  fécond  qui  se  déchargea 
du  trop-plein  de  sa  verve  sur  son  pseudonyme  M.  de  Palmt^- 
zeaux,  et  ajouta  à  son  nom  vrai  celui  de  son  meilleur  ami, 
pour  signer  Dorat-Cubières;  qui  fournit  à  Rivarol  sa  plus 
scatologique  charade,  qui  entassa  des  riens  et  en  fît  des  vo- 
lumes accueillit  et  chanta  la  Révolution,  comme  il  avait  fan 
le  joli  freluquet  des  salons,  exalta  le  calendrier  républicain, 
et  mérita  que  Lalande  lui  dît  :  <(  Vous  avez  bien  mérité  de 
l'Astronomie!  »  ;  qui  i-éduisit  en  trois  actes  la  Phèdre  de  Racine 
s'empoata  contre  Boileau,  aida  son  frère,  le  marquis  de  Cu- 
bières, dans  son  grand  ouvrage  sur  les  Coquillages  de  la  mer 
et  leurs  amours,  fit  un  drame,  Molière,  et  fut  le  Sigisbée  de 
Mme  de  Beauhamais,  qui  assura  son  avenir  sous  l'Empire. 

Comme  Bertin,  le  compagnon  de  ses  plaisirs  et  son  rival 
en  poésie,  Parny  (2)  était  créole  et  venait  de  l'île  Bourbon. 
Il  avait  quitté  d'assez  bonne  heure  son  île  du  «  Printemps 
Etemel  »,  et  pris  du  sen^ice  dans  Tannée  du  roi.  Les  régiments 
de  la  cavalerie  royale,  les  dragons  bleus  et  les  chcvau-légers 
ont  fourni  plus  d'un  poète  à  la  France,  depuis  Florian  jus- 
qu'à Berlin,  et  Dorât  et  Parny. 

Mais  la  vie  active  ne  lui  plaisait  guère  :  «  Il  ne  lui  fallait, 
nous  dit  Chateaubriand  qui  fut  son  disciple,  que  le  ciel  de 
rinde,  une  fontaine,  un  palmier  et  une  femme  ».  Il  trouva  le 
ciel  de  Paris  presque  aussi  bleu  que  celui  des  tropiques,  et 
n'ayant  pas  le  palmier,  il  se  contenta  des  arbres  de  la  forêt  de 

(1)  175»2-1820. 

(2)  n:)3-l«14. 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  2i5 

Saint-Germain.  C'est  là,  dans  sa  villa  de  Feuillancour,  avec 
quelques  épicuriens  de  son  genre,  joyeux  vivants  et  doux 
poètes,  qu'il  gaspilla  délicieusement  sa  vie,  jusqu'à  la  \eiUe  de 
la  Révcdution.  A  vingt  ans,  dans  un  court  séjour  k  l'île  Bour- 
bon, il  avait  connu  une  jeune  créole,  EsUierde  Baif,  et  soupiré 
pour  elle:  il  en  fit  la  dame  de  ses  pensées,  et  la  chanta  sous 
le  nom  d'Eléonore.  C'est  ainsi  que  Ton  faisait  des  vers   à 
Feuillancour,  chaque  invité  avait  sa  <*  maîtresse  »,  et  lui  <i€- 
diait  des  élégies.  Rivarol  appelait  Parny  :  le  chevalier  Ti- 
buUe,  comme  nous  venons  de  voir  qu'on  surnommait  Berlin 
le  Properce  français.  Et  de  fait,  s'il  n'avait  eu  pour  succes- 
seurs Chéûier  et  Lamartine,  Parny  serait  peut-être  aolre 
grand  élégiaque.  11  faisait  bien  les  vers,  et  son  âme  était  celle 
d'un  poète.  Par  hii,  la  poésie  cessait  d'être  un  jeu  de  so- 
ciété, redevenait  sincère.  N'oublions  pas  d'ailleurs  que  ses 
élégies  servirent  de  modèle  à  Lamartine,  qu'il  y  a  telle  pièce 
des  Méditations  intitulée  i<  A  Elvire  »  qui  s'inspire  fidèlement 
des  soupirs  à  Eléonore.  Et  dans  ces  vers  de  Parny,  écrits  un 
jour  de  tristesse,-  n  entend-on  pas  déjà  l'accent  profond  et 
doux  des  poètes  qui  bientôt  le  feront  oublier? 

Que  le  bonheur  arrive  lentemonl  ! 
Que  le  bonheur  s'éloigna  avec  vitesse  ! 
Durant  le  cours  de  ma  triste  jeunesse, 
Si  j'ai  vécu,  ce  ne  fut  qu'un  moment 
Je  suis  puni  de  ce  moment  divretee  ; 
L'espoir  qui  trompe  a  toujours  sa  douceur, 
Et  dans  nos  maux  du  moins  il  nous  console, 
Mais  loin  de  moi  l'illusion  s'envole, 
Et  l'espérance  est  morte  dans  mon  oœur. 

J'ai  tout  perdu  :  l'amour  seul  est  resté  ! 
Transpoiis  brûlants,  paisible  volupté, 
Douces  erreurs,   consolante  espérance, 
J'ai  tout  perdu  :  délire,  jouissance, 

Encore  un  capitaine  de  cavalerie  :  c'est  Florian  (1). 
Jean-Pierre-Claris  de  Florian  naquit  le  6  mars  1755,  au 
château  de  Florian.  près  de  Sauve,  dans  les  basses  Cévennes. 

(I)  175^.1794. 


21  ()  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Il  ne  connut  pas  sa  nièi-e,  (jiii  mourul  en  le  nieltant  au  monde. 
«  Jamais,  dit-il,  je  n'ai  su  ce  que  c'est  qu'une  mère.  »  On 
peut  assurer  que  s'il  Teùt  connue,  il  Teùt  rendue  heureuse. 
Un  des  sentiments  que  Florian  a  touchés  et  dépeints  avec 
le  plus  de  délicatesse  et  de  sincère  émotion,  c'est  l'amour 
maternel  récompensé  par  l'amour  filial.  Notons  que  Gilelte 
de  Salgue  était  Castillane:  ne  dirait-on  pas  qu  elle  transmit 
avec  la  vie  le  goût  de  l'Espagne  à  son  fils,  grand  lecteur  et 
imitateur  de  romans  espagnols  ? 

Il  nous  a  conté  ses  premières  années  dans  un  petil  livre 
plein  de  verve  et  d'entrain,  où  il  apparaît  sous  un  jour  moins 
factice  que  dans  ses  florianesques  bergeries,  et  où  il  semble 
être  plus  lui-même.  Les  Mémoires  d'un  leune  Espagnol,  Le 
récit  de  sa  vie  chez  son  père  est  joli: 

((  —  Mon  père,  qui  me  destinait  au  service,  aimait  à  me 
voir  manier  un  fusil  à  huit  ou  neuf  ans;  il  me  donnait  de  la 
poudre,  du  plomb;  je  courais  les  champs  tout  seul,  tuant  fort 
bien  les  moineaux,  et  le  soir  je  revenais  au  château  rapporter 
ma  chasse  et  lire  quelque  livre,  (.'elui  qui  me  plaisait  le  plus 
était  celui  de  la  traduction  de  l'i/iade  d'Homère;  les  exploits 
des  héros  grecs  me  transportaient  et  lorsque  j'avais  tué  un 
moineau  un  peu  remarquable  par  son  plumage  ou  par  sa  gros- 
seur, je  ne  manquais  pas  de  former  un  petit  bûcher  avec 
du  bois  sec  au  milieu  de  la  cour;  j'y  déposais  avec  respect 
le  corps  de  Patrocle  ou  de  Sarpédon,  j'y  mettais  gravement 
le  feu  et  je  me  tenais  sous  les  armes  jusqu'à  ce  que  le  corps 
de  mon  héros  fût  consumé  ;  alors  je  recueillais  ses  cendres 
dans  un  pot  que  j'avais  volé  à  la  cuisine,  et  j'allais  porter 
cette  urne  à  mon  grand-père,  en  lui  nommant  celui  dont  elle 
renfermait  les  restes.  Mon  grand-père  riait,  et  m'aimait  beau- 
coup. » 

C'est  pendant  qu'il  vivait  ainsi,  tuant  des  i>erdrix  et  brûlant 
le  corps  de  Patrocle,  qu'arriva  un  jour  au  château  de  Flo- 
rian une  lettre  du  château  de  Ferney.  Le  marquis  de  Flo- 
rian  appelait  son  neveu  pour  le  présenter  à  Voltaire. 

Florian  et  son  père  arrivèrent  à  Ferney  au  mois  de  juil- 
let 1765.  Le  jeune  enfant  fut  présenté  par  sa  tante  à  Voltaire  et 


l 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  217 

à  son  autre  nièce,  Mme  Denis,  qui  faisait  les  honneurs  de  la 
maison. 

Voltaire  fut  enchanté  de  sa  gentillesse. 

«  —  Souvent  il  me  faiisait  placer  auprès  de  lui  à  table  ;  et 
tandis  que  beaucoup  de  personnages  qui  se  croyaient  im- 
portants, et  qui  venaient  souper  chez  Lope  de  Vega  (Vol- 
taii'e),  pour  soutenir  cette  importance,  le  regardaient  et  Té- 
coûtaient,  Lope  se  plaisait  à  causer  avec  un?  enfant.  La  pre- 
mière question  qu'il  me  fit,  fut  si  je  savais  beaucoup  de 
choses.  Oui,  monsieur,  lui  dis-je,  je  sais  \  Iliade  et  le  Bla- 
son, Lope  se  mit  à  rire  et  me  raconta  la  fable  du  Marchand, 
du  pâtre  et  du  fils  du  roi:  cette  fable  et  la  manière  char- 
mante dont  elle  fut  racontée  me  persuadèrent  que  le  blason 
n'était  pas  la  plus  utile  des  sciences,  et  je  résolus  d'apprendre 
autre  chose.  » 

Florian,  que  Voltaire  avait  baptisé  Florianet,  fit  les  dé- 
lices de  Ferney,  et  y  commença  une  existence  pleine  de 
charmes.  Son  père  était  retourné  dans  ses  terres.  Florianet, 
demeuré  à  Fernev,  y  continua  son  éducation.  Elle  fut  confiée 
à  un  aumônier  le  P.  Adam,  que  Voltaire  avait  pour  faire 
sa  partie  d'échecs. 

C'est  ce  bon  curé  dont  Voltaire  disait:  a  Mon  aiunônier, 
qui  s'appelle  Adam,  mais  qui  n'est  pas  le  premier  homme 
du  monde.  »  Il  le  prouvait  une  fois  de  plus  en  se  laissant 
prendre  à  l'innocente  dujierie  de  son  jeune  élève.  Celui-ci 
faisait  des  thèmes,  «  et  comme  j'étais  souvent  embarrassé 
pour  mettre  en  latin  ce  que  je  n'entendais  pas  trop  bien  en 
français,  je  m'en  allais  par  la  garde-robe  de  Lope  le  prier 
de  me  faire  ma  phrase:  ce  grand  homme  que  j'interrompais 
quelquefois  au  milieu  d'une  tragédie,  ne  se  fâchait  jamais  ; 
il  me  faisait  ma  phrase  avec  tant  de  bonté  (|ue  je  m'en  re- 
tournais toujours  croyant  que  c'était  moi  qui  l'avais  faite  ; 
l'aumônier  trouvait  mon  thème  excellent  ;  on  le  lisait  dans 
le  salon  ;  on  le  montrait  comme  un  petit  chef-d'œuvre  à  Lope 
de  Vega,  qui  disait  en  souriant  que  c'était  fort  bien  pour 
mon  âge.  » 

Llliade  n'avait  perdu  pour  lui  aucun  des  charmes  qu'il 
lui  trouvait  à  Florian. 


218  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

—  Mes  héros  grecs  étnicnt  toujours  dans  ma  tête,  et  je  résolus  de 
bien  repasser  toutes  leurs  actions  daiijs  le  jardin  de  Lope  de  Vega. 
Dans  ce  jardin,  il  y  avait  plusieurs  carrés  de  Heurs,  et,  parmi  ces 
ïleurs  les  plus  beaux  pavois  du  monde  élevaient  leurs  lètes  pana- 
chées ;  toutes  les  fois  que  je  passais  près  d'eux,  je  les  regardais  de 
côté,  en  disant  tout  bas  :  voilà  les  perfides  Troyene  qui  tomberont 
sous  mes  coups. 

Je  donnai  à  chacun-  d'eux  le  nom  d'un  fils  de  Priam,  et  le  plus  beau 
des  pavots  s'appelait  Hector.  Pour  rendre  l'illusion  complète,  je 
m'étais  fait  une  épée  de  bois,  que  j'imaginais  avoir  été  forgée  par 
Vulcain  :  celle  épée  était  fatale  aux  pavots  ;  souvent  j'entrais  dans 
les  carrés  pour  ôter  la  vie  à  quelque  Troyen  ;  mais  pour  mieux  suivre 
la  vérité  de  cette  histoire,  je  ne  faisais  pas  un  grand  carnage  ;  j'étais 
toujours  repoussé  jusqu'à  mes  vaisseaux,  qui  étaient  de  fort  jolie 
cabinets  de  charmille  :  là,  je  me  reposais  en  attendant  que  la  colère 
d'Achille  fClt  passée  et  qu'il  revint  au  secours  des  Grecs.  Enfin  ce 
grand  jour  arriva  :  la  mort  de  Patrocle  fait  courir  le  fils  de  Pelée  à 
la  vengeance  ;  je  m'arme  de  ma  terrtble  épée,  et  malgré  les  efforts 
des  eninemis,  j'entre  dans  un  des  carrés  et  je  coupe  la  tête  à  mille 
pavots  ;  non  content  de  tant  de  héros  immolés  aux  mânes  de  mon 
ami,  je  passe  dans  un  autre  carré.  En  vain  le  Xantç  en  fureur  veut 
s'opposer  à  mon  courage,  je  brave  les  eaux  du  Xante,  et  je  fais  mordre 
la  poussière  à  tous  les  pavots  qui  s'offrent  à  mes  coups. 

Déjà  Deiphobus  n'est  plus,  Sarpédon  ne  voit  plus  la  lumière,  Hector 
restait^  Astéropée  est  tombé  sous  mes  coups;  le  champ  de  bataille 
est  couvert  de  morts  et  de  miourants  ;  ce  n'était  pis  assez  :  Hector,  le 
meurtrier  de  Patrocle  !  le  meurtrier  de  mon  amï  I  Hector  levait  une 
tête  superbe  et  semblait  braver  ma  fureur;  je  m'élance  vers  lui; 
déjà  mon  épée  était  prête  à  lui  porter  le  coup  mortel.  Tendre  Andro- 
maque,  maliieureux  Astyanax,  tremblez^  Hector  va  périr,  il  va  tomber 
80US  le  fer  d'Achille.  Uni  bonheur  inespéré  sauva  la  vie  à  Hector  ; 
Lope  de  Vega  (Voltaire)  parut  au  moment  où  j  allais  poiter  le  coup 
mortel  au  héros  de  Phrygie.  Lope  me  regardait  depuis  une  dem»- 
heure  coLi])ant  la  IMe  à  tous  les  pavots  ;  11  voulut  sauver  le  superbe 
Hector,  et  me  denumda  doucement  le  motif  de  ma  fureur.  Je  lui  dis 
que  je  repassais  mon  Iliade,  et  que,  dans  ce  moment,  j'étais  devant 
les  portes  Scées  où  Hector  devait  périr.  Lope  de  Vega  (Voltaire)  rif 
beaucoup,  oi  me  laissa-nt  continuer  mon  combat,  il  courut  raconter 
ma  victoire  dans  le  palais  de  Priam. 

Un  des  plus  curieux  épisodes  de  ces  années  de  jeunesse 
est  la  réception  que  fit  Voltaire  à  la  célèbre  actrice  Claire  de 
la  Tude,  connue  sous  le  nom  de  la  Clairon,  dans  son  château 
de  Ferney.  Lne  petite  fcle  fut  improvisée  le  soir,  Florianet 
habillé  en  borgci*,  accompagné  d'une  jeune  bergère  rose  qui 
portait  une  corbeille  de  fleurs,  récita  devant  la  grande  ar- 
tiste une  pelite  bluelte  dialoguée 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉBATURE   FRANÇAISE  249 

Mais  il  fallut  quitter  Ferney  pour  Paris,  où  Florian  vécut 
chez  sa  tante.  Là  son  éducation  fut  assez  peu  soignée. 

Il  avait  été  présenté  par  son  oncle  chez  le  duc  de  Penlhiè- 
vre,  qui  le  prit  en  amitié,  le  sunnomina  Pollichinetlo^  et  en 
lit  son  page. 

Après  deux  ans  de  l'état  (c  pagique  »,  PoUichinello  fut  pris 
du  désir  de  servir  dans  l'artillerie  (1770).  Il  avait  quinze  ans. 
11  se  prépara  aux  examens  de  Técole  de  Bapaume;  à  force 
de  calculer  le  solide  d'un  boulet  ou  la  hauteur  des  courtines 
dans  TantichamBre  des  pages,  et  de  tracer  sur  le  parquet, 
avec  de  la  craie,  la  démonstration  de  la  vis,  il  fit  rapidement 
de  grands  progrès. 

Au  cours  de  ce^tte  préparation,  Florian  fît  sa  sortie  des 
pages  pour  pi-endre  l'uniforme  dont  il  fut  fier. 

^i  —  Je  ne  peux  pas  vous  rendre  le  |)laisii''  que  me  lit  mon 
habit  bleu;  je  me  regardais  dans  tous  les  miroirs,  j'étais  oc- 
cupé de  savoir  si  j'avais  bien  Tair  dim  officier.  Ma  cocarde 
et  ma  dragonne  faisaient  le  bonheur  de  ma  vie.  » 

A  sa  sortie  de  Técole  de  Bapaume,  il  revint  à  Ferney,  où 
il  retrouva  son  père  et  son  oncle.  Il  chassait  et  se  promenait, 
en  attendant  l'effel  d'une  demande  qu'il  avait  faîte  pour  en- 
trer dans  l'artillerie.  Le  soir,  il  dirigeait  dans  la  confection 
de  se?  devoirs  la  petite-nièce  de  Corneille,  que  Voltaire  ve- 
nait d'adopter. 

Enfin  comme  les  nouvelles  n'arrivaient  pas,  Florian  et  son 
père  partirent  pour  Paris  et  allèrent  trouver  leur  protecteur, 
le  duc  de  Penthièvre. 

Au  bout  d'un  mois,  Florian  obtenait  une  sous-lieutenance 
au  régiment  du  duc  de  Penthièvre,  en  garnison  à  Maubeuge. 

En  attendant  le  jour  du  départ,  il  s'occupait  à  faire  ou  à 
copier  des  chansons,  et  même,  —  voilà  un,  aveu  bien  inat- 
tendu de  la  part  de  Florian,  —  à  composer  un  traité  de  mé- 
taphysique. 

Mais  à  Maubeuge  il  ne  resta  pas  longt«emps.  Il  mena  une 
vie  assez  désordonnée  poui*  qu'il  fallut  le  rappeler.  Il  ren- 
tra auprès  du  duc  de  Penthièvre,  son  protecteur,  y  resta, 
et  partagea  son  temps  entre  les  lettres  et  la  charité,  selon 
le  vœu  de  son  intègre  patron. 


220  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Bien  que  ce  soit  le  fabuliste  qui  ait  toute  la  gloire,  il  ne 
faut  pas  oublier  les  comédies  et  les  romans  de  Florian.  Je 
vous  en  dirai  un  mot  des  à  présent  avant  d'arriver  aux  fa- 
bles, car  il  ne  vaudrait  pas  la  peine  de  rejeter  les  arleaui- 
nades  dans  le  cbapiire  du  théâtre,  et  Estelle  au  chapitre 
des  romans. 

Je  vous  parlerai  d'abord  de  l'auteur  dramatique. 

Florian  a  renouvelé  un  genre.  Comme  Marivaux,  comme 
Sedaine,  il  écrit  pour  le  théâli'e  italien  ou  pour  les  théâtres  die 
société;  mais  ses  arlequinades  ne  ressemblent  point  aux  au- 
tres, elles  conservent  une  originalité.  Arlequin  n'est  plus  ici 
ce  balourd  facétieux  connu  jusqu'alors  pour  ses  naïvetés, 
ses  pantalonnades,  les  contoi-sions  de  son  toirse  emprisonne 
dans  un  maillot  à  damiers,  et  les  grands  gestes  de  son  bras 
armé  d'une  latte.  L'Arlequin  de  Florian  est  tout  autre;  on 
sent  qu'il  vient  après  Diderot,  après  La  Chaussée,  après  Sau- 
rin,  après  Sedaine  ;  il  devient  larmoyant,  probe  et  sensible. 
naïf  avec  esprit^  sentimental  avec  finesse,  honnête  et  bien- 
faisant comme  le  duc  de  Penthièvre  ou  les  héros  de  Berquin. 
Mais  Florian  va  nous  le  présenter  : 

«  —  Arlequin,  toujours  bon,  toujours  facile  à  tromper, 
croit  tout  ce  qu'on  lui  dit,  donne  dans  tous  les  pièges  qu'on 
lui  tend,  rien  ne  l'étonné,  tout  l'embarrasse  ;  il  n'a  point  de 
raison,  il  n'a  que  de  la  sensibilité  ;  il  se  fâche,  s'apaise,  s'af- 
flige, se  console  dans  le  même  instant  :  sa  joie  et  sa  douleur 
sont  également  plaisantes.  Ce  n'est  pourtant  point  un  bouf- 
fon ;  ce  n'est  point  non  plus  un  personnage  sérieux  :  c'est 
un  grand  enfant  ;  il  en  a  les  grâces,  la  douceur,  l'ingénuité  : 
et  les  enfants  sont  si  aimables,  que  j'ai  cru  mon  succès  cer- 
tain si  je  pouvais  donner  à  cet  enfant  toute  la  raison,  tout 
l'esprit,  toute  la  délicatesse  d'un  homme.  » 

Un  grand  enfant,  un  gros  naïf,  un  brave  homme,  voilà 
l'Arlequin  de  Florian,  dévoué,  sensible  surtout. 

La  tendresse  mouillée  inonde  son  cœur,  le  besoin  des  larmes 
ne  tarde  pas  à  gagner  son  entourage  et  toute  sa  famille.  Ni- 
sida  «  sort  en  pleurant  »,  Arlequin  k  l'embrasse  en  sanglo- 
tant »  et  ((  sort  en  pleurant  »,  ilnalement  tous  «  s'embras- 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  221 

sent  »  en  confondant  dans  un  même  ruisseau  leurs  torrenli 
de  larmes. 

Mais,  au-dessus  de  cette  sensibilité  ruisselante,  on  découvre 
chez  lui  un  trésor  de  bonté  douce,  vertueuse,  paterne,  qui 
le  rend  malgré  tout  intéressant,  Grimm  lui-même,  le  sec  el 
sévère  Grimm,  se  laisse  toucher,  et  mouille  d'une  larme  sa 
joue  fardée.  «  M.  le  chevalier  de  Florian  a  donné  au  rôle 
d'Arlequin  une  couleur,  une  âme  et  des  formes  nouvelles  ; 
on  est  tenté  de  lui  dire  quelquefois  :  «  Vous  êtes  Arlequin,  sei- 
gneur, et  vous  pleurez  !  »  Mais  il  pleure  de  si  bonne  grâce 
qu'il  y  aurait  die  l'humeur  à  le  trouver  mauvais.  » 

La  comédie  florianesque  présente  un  aspect  neuf  et  à  elle 
propre.  Ce  n'est  pas  la  comédie  d'intrigue,  oe  n'est  pas  la 
comédie  de  caractère  :  c'est  la  comédie  morale. 

0 

«  —  Je  voulus  donner  à  toutes  mes  pièces  un  but  de  mo- 
rale et  d'utilité...  Je  voulus  surtout  présenter  le  tableau  de 
ces  vertus  familières,  de  ces  vertus  de  tous  les  jours,  les  plus 
utiles  peut-être,  les  plus  nécessaires  au  bonheur.  » 

De  là  ce  caractèix?  simple,  naturel,  bourgeois,  parfois  vul- 
gaire et  —  qui  le  croirait  de  la  part  de  Florian? —  réa- 
liste, de  ses  peintures.  <(  On  est  rarement,  dit-il,  dans  le  cas 
de  sacrifier  à  son  devoir,  à  la  patrie,  à  l'honneur,  son  re- 
pos, sa  fortune,  sa  vie  ;  mais  on  est  tous  les  jours  obligé 
d'être  un  bon  fils,  un  bon  époux,  un  bon  père.  »  Ce  sont  des 
tableaux  d'intérieur,  des  peintures  de  ménages;  la  scène 
tient  entre  une  commode  et  une  horloge  à  caisse  ;  la  chambre, 
proprette,  est  «  meublée  très  simplement  »;  au  mur  sont  ac- 
crochés tous  les  portraits  d'Arlequin  et  d'Argentine.  Quand 
la  toile  se  lève,  Argentine,  assise,  festonne  ;  ses  deux  enfants, 
sur  des  tabourets,  sont  à  ses  pieds  ;  l'un  feuillette  un  livre 
pour  en  voir  les  estampes  ;  l'autre  joue  avecuà  jeuHe  cartes; 
et  quand  Arlequin  rentre  chez  lui,  il  arrive  en  droite  ligne 
du  bazar  voisin,  où  il  a  fait  des  emplettes  pour  les  petits, 
«  un  tambour  d'enfant  et  une  petite  trompette  de  bois  ». 

Tout  cela  manciue  de  grandeur,  et  n'est  pas  imposant  ; 
mais  la  tentative  est  à  noter,  et  doit  prendre  place  à  côté 
des  romans  de  Lesage,  à  côté  des  toiles  de  Chardin,  dans 
une  histoire  du  réalisme,  le  réalisme  des  braves  gens. 


i 


222  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

C'est  la  théorie  qu'il  a  délicatement  appliquée  dans  ses 
comédies  :  Les  deux  Billets,  Le  Bon  Ménage  ou  la  suite  des 
Deux  Billets,  Le  Bon  Père  ou  la  suite  du  Bon  Ménage,  Le 
Bon  fils  ou  la  suite  de  la  Bonne  Mère  :  toute  la  famille  entre 
dans  ce  vaste  concert  de  bonté  attendrie. 

On  nage  dans  un  océan  de  larmes  et  de  douceur,  on  respire 
rinnocence  à  pleins  poumons,  on  n'est  entouré  que  de  bonnes 
gens.  Il  ne  faudrait  pourtant  pas  s'arrêter  à  cette  première 
impression,  ni  juger  l'œuvre  par  le  titre.  On  la  jugerait  mal. 
Ils  ne  sont  pas  tous  si  pétris  de  bonté  qu'on  pourrait  croire  : 
Scapin  des  Deux  Billets  est  le  plus  fieffé,  le  plus  hardi 
des  liions  ;  et  dans  La  Bonne  Mère,  il  y  a  un  certain  M.  Du- 
val  qui  ne  vaut  pas  cher. 

Veut-on  une  idée  de  son  style  dramatique?  Prenez  le  Bon 
Père. 

c(  Arlequm,  nous  dît  Florian,  est  devenu  riche;  il  vit  à  Pa- 
ris dans  la  bonne  compagnie  ;  un  nomme  de  condition  veut 
épouser  sa  fille  :  iî  est  impossible  qu'il  n'ait  pas  pris  un  peu 
du  ton  de  ceux  qui  Tentoiu^ent.  »  Il  est  devenu  bourgeois  ; 
c'est  le  père  de  famille  de  Diderot  ou  de  Greuze.  Ce  bon 
pèi'e,  ce  «  père  bonhomme  »,  ainsi  que  l'appelle  Grimm,  ne 
vit  que  pour  sa  lille  Nisida  :  il  ne  peut  être  heureux  que  pa/ 
elle  ;  il  fait  tout  pour  son  bonheur.  Il  conçoit  l'idée  de  lui 
adresser  une  chanson  le  jour  de  i?a  foie  :  la  scène,  nous  ap- 
prend Grimm,  a  beaucoup  réussi,  et  elle  est  des  plus  heu- 
reuses. Arle([uin  dicte  à  son  secrétaire,  Cléante,  un  faux  se- 
crétaire qui  s'est  déguisé  pour  approcher  de  Nisida  cpiil 

aime. 

Arlequin 

Arrive  donc^  mon  ami,  j'ai  tout  plein  de  choses  à  te  dicter; 
mets-toi  là,  et  écris  ce  que  ie  vais  te  dire. 

Cléante,  s'asseyant. 
(Juand  vous  voudrez,    Monsic.rr. 

AuLi:oLL\ 

M-^n  ami,  ce  sont  des  couplets  que  jai  faits  pour  la  fête  de 
ce  soir  ;  ils  ne  sonl  pas  encore  fmis,  mais  il  faut  toujoui^s  les 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRA>ÇAISE  223 

écrire,  parce  que  je  n'ai  point  de  mémoire,  cl  mes  vers 
m^échappent  avant  d'êli^e  faits.  Allons,  prends  du  grand  pa- 
pier, le  plus  grand,  et  écris  :  Couplets  à  ma  fille,  le  jour  de 

sa  fête, 

Cléantj:  écrivant. 
Le  jour  de  sa  fête. 

Arleouin 


Ma  fille. 


Ma  fille. 


As-tu  mis? 


Oui,  Monsieur. 


Cléante 


Arf^equin 


Clkante 


Arlequin 
Un  moment...  Tu  as  mis  ma  fille? 

Cléante 
Oui,  Monsieur. 

iVRLEouix,  rêvant, 
Cest  très  bien...  Mets  une  virgule. 

Cr.KANTK 

J'attends.  Monsieur. 


Moi  aussi. 


Comment  ? 


Arlequin 


Clkante 


A.rii,KouiN 
Sans  doute,  je  n'ai  fait  que  cela  encore. 

Cléante 
Vous  n'êtes  pas  très  avancé. 

AiujoriN 

J'ai  toujours  mon  commencement...  Tn  déviais  bien  m'ai- 
dev  un  peu. 

Et  la  scène  se  poursuit,  très  spirituelle,  entre  Arlequin  qui 
exprime  en  prose  ses  sentiments  pour  sa  fille,  et  Cléante  qui 
compose  de  son  côté  de  tendres  vers  pour  sa  bicn-aimée. 


224  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Après  deux  couplets  faits  de  la  sorte,  Arlequin  a  un  mot 

bien  obseiTé. 

Arlequin 

Me  conseilles-tu  d'en  faire  encore  un? 

Cléante 
Il  me  semble  que  tleux  suffisent. 

Il  se  fait  alors  chanter  ses  vers  pour  les  corriger. 

Arlequin 

G'e^t  fort  bien,  fort  bien  ;  je  ne  vois  rien  là  à  corrige^.  Sans 
me  flatter,  conviens  qu'ils  ne  sont  pas  mal. 

La  scène  est  jolie,  bien  filée,  et  si  juste  !  Labiche  eût  été 
flatté  de  l'avoir  trouvée. 

Mais  ceci  suffit  à  vous  donner  Tidée  du  théâtre  floria- 
nesque,   et  je  viendrai  présentement  au  romancier. 

Florian  a  écrit  des  romans  et  des  nouvelles  (1). 

Les  romans  sont  ou  des  récits  chevaleresques,  comme  Numa 
Pompilius,  Gonzalve  de  Cordoue,  ou  des  pastorales  comme 
Galatée,  comme  Estelle, 

Numa  Pompilius  et  Estelle  sont  les  types  les  plus  complets 
dé  l'un  et  l'autre  genre.       ^ 

«  —  Deux  éléments,  dit  Saint-Marc  de  Girardin,  consti- 
tuent la  pastorale  :  l'amour  de  la  campagne  et  l'amour  in- 
génu. »  Florian  a  joliment  exprimé  l'un  et  l'autre  sentiment, 
soit  qu'il  nous  promène  à  travers  les  campagnes  délicieuses 
que  baigne  la  lumière  d'or  du  soleil,  soit  qu'il  nous  fasse 
écouter  les  doux  propos  d'EslelIe  et  de  Némorin  à  l'ombre  des» 
oliviers,  non  loin  de  la  rivière. 

Florian  parle  en  termes  émus  de  son  pays.  On  sait  quelles 
descriptions  pittoresques  il  nous  a  laissées  des  rives  du  Gar- 
don, du  vallon  de  Florian.  Nous  vivons  avec  lui  dans  ce  pays 
enchanteur,  le  Midi,  qu'il  a  vu  non  en  psychologue,  mais  en 
artiste.  Il  n'en  a  senti  que  la  poésie;  il  n'a  pas  voulu  en  décrire 

(1)  Galatée  (1783);  A'uma  Pompilius  (1786):  Estelle  (1788);  Gonzalve  de  Cordoue 
(1791);  Contes  en  vers;  Douze  Nouvelles^  Traduction  de  Don  Quichotte;  Guillaume 
Tell,  posthume. 


..^i 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  225 

les  mœurs,  il  n'a  pas  étudié  les  habitants,  leur  caractère  exu-* 
bérant,  leur  exagération,  leur  verve  débordante.  Le  Midi  de 
la  France  participe,  à  tort  ou  à  raison,  à  ce  charme  magique 
qu'exercent  sur  notre  imagination  les  poétiques  paysages  de 
jVaples.  Pour  le  voyageur,  la  Provence,  avec  son  beau  ciel 
bleu  dont  la  lumière  poudroie  sur  les  nappes  sombres  des 
oliviers  en  fleurs,  semble  annoncer  et  préparer  l'Italie.  Elle 
en  est  comme  le  vestibule  ;  elle  en  donne  la  première  im- 
pression, une  sorte  d'avant-goût. 

Le  Midi  de  la  France,  c'est  cette  région  heureuse  et  privi- 
légiée où  l'eau  serpente,  pure  et  bleue,  reflétant  le  ciel,  entre 
les  oliviers  mûrs  et  les  liguiers  aux  branches  tordues;  c'est 
la  vallée  profonde  au  creux  de  deux  montagnes  dont  les  som- 
mets rocheux  se  couvrent,  l'été,  de  gazons  et  de  troupeaux  ; 
c'est  le  torrent  qui  bondit  et  frappe  de  la  mousse  de  ses  eaux 
les  rocailles  brunes  qui  surplombent  ;  c'est  les  grands  champs, 
de  mûriers  où  les  jeunes  filles  en  cotillon  rouge  font  en  chan- 
tant la  cueillette  pour  l'élève  des  vers  à  soie  ;  c'est  les  larges 
arpents  de  vignes,  où  les  vendangeurs  font  craquer  sous  le 
pressoir  les  grappes  dorées,  tandis  que  l'huile  blonde  coule 
à  flots  sous  d'autres  pressoirs,  dans  les  moulins  des  olivettes. 

Florian  nous  promène  à  travers  ces  délicieux  paysages. 
Il  nous  conduit  à  son  pays  natal,  il  noils  y  guide,  et  c'est  un 
délicieux  voyage  que  ces  excursions  en  compagnie  dun  char- 
mant poète. 

Nous  gravissons  à  l'aube  avec  Némorin  la  roche  écartée, 
et  le  soleil  se  lève  sous  nos  yeux  à  travers  la  campagne: 

«  L'aurore  ne  teignait  point  encore  l'horizon,  les  étoiles 
parsemaient  de  feux  brillants  la  vaste  étendue  des  cieux  ;  la 
lune,  sur  son  déclin,  réfléchissait  dans  les  ruisseaux  sa  lu- 
mière faible  et  tremblante  ;  l'écho  lointain  des  rochers  ré- 
pondait aux  cris  monotones  des  habitantes  des  marais  ;  toute 
la  contrée  était  couverte  d'un  voile  sombre  ;  quelques  vers 
luisants,  errant  çà  et  là,  se  distinguaient  seuls  dans  l'obs- 
curité. » 

Là-bas,  un  vallon  enchanteur  se  creuse  entre  deux  collines 
boisées. 

15 


22ii  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  PRAP^AISE 

Saiis  doute,  il  n'y  a  point  là  cette  exactitude  qui  nous  platt 
aujourd'hui  dans  la  description  littéraire  ;  toute  cette  cam- 
pagne est  bien  fraîche  et  bien  rosée,  tous  ces  bergers  sont 
bien  enrubannés,  tout  cela  est  bien  propret  :  c'est  un  peu 
de  la  prairie  d'opéra-comique  :  c'est  la  nature  nettoyée  à 
Tusàge  des  ^ens  du  monde.  Sans  doute  il  y  a  loin  de  ces 
peifitures  rustiques  à  celles  de  cet  autre  troubadour.  Frédéric 
MLsiral.  Sa  Mireille  ne  porte  pas  la  jupe  de  satin  rouge,  le 
chapeau  de  paille  fine  orné  de  Qeurs,  et  la  houlette  parée  de 
faveurs.  Ses  moutons  ne  sont  pas  blancs  comme  la  neige  des 
Alpes  et  ils  n'ont  pas  au  cou  un  nœud  rose  ou  bleu.  Dans  le 
poè&ie  de  Mistral^  c'est  la  peinture  exacte,  vraie,  saisissante 
de  la  réalité}  la  ferme  et  ses  travaux  grossiers,  ses  bœufs  qui 
se  vautrent  dans  le  fumier;  la  sueur  perle  au  front  des  Ira- 
vaSleurs^  qui  se  nourrissent  non  d'air  pur,  mais  d'oignons, 
d^aU,  d'aubergines  frites  et  de  piment;  et  Mireille,  la  gracieuse 
Mireille,  lave  la  vaisselle.  Avec  Florian,  nous  sommes  loin 
encore  des  moissonneurs  de  Jocelyn,  des  Pauvres  Gens  de 
Vîclor  Hugo,  de  La  Mare  au  Diable  ou  de  La  Petite  Fadette. 
El  pourtant  il  s'étend  sur  tous  ces  paysages  florianesques  un 
(  liainne  particulier;  les  bouquets  d'arbres  et  les  vertes  prairies 
y  s<^»nl  baignés  d'une  lumière  un  pou  factice,  mais  agréable 
à  !*œil.  Même  en  estimant  les  bucoliques  de  George  Sand,  on 
peiît  encore  trouver  plaisir  à  celles  de  Florian. 

Un  des  plus  gracieux  attraits  de  ces  poèmes  est  dû  aux 
romances  dont  Florian  avait  l'habitude  d'orner  ses  romans, 
imilaiil  en  cela  ses  maîtres  espagnols  et  les  pastorales  du 
siècle  précédent.  Ce  n'est  point  par  là  que  Tœuvre  peut  gagner 
en  naturel  et  en  vérité.  Rien  n'est  plus  faux  que  cette  conoep- 
lion  (le  bergers  poètes  sortant  à  tout  moment  de  leur  poche 
im  couteau  pour  graver  des  vers  sur  l'écorce  des  artères,  ou 
un  chalumeau  pour  les  chanter.  Mais  qu'importe,  si  les  ro- 
mances sont  agréables  ? 

Oui  n'a  rhanié  : 


O,  matin,  dans  imo  hrny^re, 
J'allais  dénichor  ces  oisoaux.. 


HISTOIRE  DE  LA  UTTÉRATURE  FRANÇAISE  227 

Ou  bien  : 

Que  j'aime  à  voir  les  hirondelle? 
A  ma  fenêtre  tous  les  ans, 
Venir  m'apporter  des  nouvelles 
De  rapproche  du  doux  printemps  î 

Tout  le  inonde  sait  par  cœur  la  tant  jolie  romance  d'Estelle 
pieurant  le  départ  de  son  berger;  la  musique  de  Benjamin 
Godard  fait  un  délicieux  écho  à  ces  poétiques  regrets. 

Ah  !  s'il  est  dans  notre  village 
Un  berger  sensible  et  charmant, 
Qu'on  chérisse  au  premier  momenl, 
Qu  ou  aime  ensuite  davantage, 
C'est  mon  ami  ;  rendez-le  moi  ; 
J'ai  son  amour,  il  a  ma  foi. 

^-ti^rs  romans  clievaleresques  participent  de  la  coinpliralion 
Mcfi.  ^ivôtrée  des  romans  espagnols  et  des  épisodes  guerriers 
*fe  i'-*r-=^«/rée.  Im^  images  sont  souvent  forcées,  disgracieuses  ou 
ridicL  ajles. 

^*^^st  un  milieu  factice  que  celui  où  tous  ces  êtres  enruban- 
*^^  ^^^n  harnaches. s'enlacent  et  versifient.  Les  ranu?aux  «  s'v 
pres^  2^^  enj  tendrement  »  :  les  noyés  reviennent  à  la  vie  sans*  ef- 
fort ^^t  repartent  le  lendemain  matin,  sur  leur  fougueux  che- 
val»  ][>our  faire  une  traite  de  plusieurs  heures.  I^s  écrasés 
^^^  •:.  pas  plus  de  peine  à  revivre.  Romulus  reçoit  en  pleine 
ine  des  mains  de  Léo  un  gros  quartier  de  roche,  et  il  n'en 
he  pas  nioiiLS  fièrement  quelques  jours  après  à  la  tête  de 
^^^  ^  loupes.  Quand  vient  l'heure  du  repas,  et  elle  vient  rare- 
'^J*^*^  •^  car  il  n'en  est  presque  jamais  question,  on  va  «  cueil- 
"''  ^^  'lielques  fruits  dans  le  vallon  ».  Les  nymphes  lisent  cou- 
rnet^*-5sç  sur  le  gazoo^  dans  un  beau  livre  bien  relié  qu'on  dirait 
>ort.  2  j^g  ateliers  de  I^'aull,  et  Ton  aurait  envie  de  leur  l'éciter 
les    "^.^ers  qu'on  lit  au  bas  de  La  Liseuse  de  Troy  fîls: 

Serait-ce  l'nrl  d'aiiïier  ou  bien  celui  de  pin  in», 

Que  vous  lisez  présenlemenl  ? 
Mf^risez  ees  le4;ons,  croyez-moi,  lîussez  la ire 

Vos  attraits  et  le  sentin>enl. 

V^'Xaand  on  voyage,  peu  importe  la  direction  (lu'on  i)ren(I  :  on 
Iraxrcîrse  des  pays,  i-  pleins  de  gazons  et  de  fleurs  »,  et  on  ar-" 


228  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

rive  toujours  à  l'endroit  vouiu,  «  après  trois  jours  de  marche  ». 
Les  habitants  de  ces  régions  imaginaires  vivent  sans  préoc- 
cupations ni  soucis,  dans  une  sorte  d'Eden,  dans  des  champs 
Elysées  où  chaque  jour  apporte  ses  joies  et  ses  plaisirs.  Leui*s 
troupeaux  blancs  et  proprets  «  vont  tantôt  réunis,  tantôt  dis- 
persés, chercher  le  serpolet  sur  les  collines  »  ;  contre  les 
loups,  qu'on  ne  voit  jamais,  «  des  chiens  terribles  font  là 
garde  du  côté  de  la  montagne  »,  et  durant  ce  temps,  «  les 
pasteurs  avec  les  bergères,  assis  ensemble  près  du  fleuve, 
jouissent  des  doux  plaisirs  que  donnent  un  beau  ciel,  un  bon 
roi,  l'ianocence  et  l'égalité.  » 

Les  sentiments  de  ces  anges  subissent  pou  de  modifications 
dans  le  cours  du  récit.  On  les  retrouve  au  bout  ce  qu'ils  étaient 
au  début.  C'est  toujours  le  même  air  qu'ils  jouent.  C'est  la 
perfection  à  jet  continu,  la  monotonie  dans  l'excellence,  la 
ténacité  dans  la  probité. 

Le  style  est  toujours  corjrect,  très  soigné,  trop  soigné  sou- 
vent. Florian  surveille  trop  sa  plume,  et  l'idée  en  pâtit.  En 
cherchant  l'ingénieux  et  le  joli,  il  trouve  la  subtilité,  l'es- 
prit de  mauvais  aloi,  la  finesse  alambiquée.  Il  est  naturel  de 
parti  pris,  il  veut  Têtre. 

Si  l'on  peut  à  bon  droit  revendiquer  pour  le  théâtre  de  Flo- 
rian une  place  plus  large  que  celle  qui  lui  est  faite  aujour- 
d'hui, on  serait  moins  fondé  à  réclamer  pour  ses  romans  une 
part  plus  ample  de  notre  attention.  Celle  qui  leur  est  faite 
est  légitime,  mais  suffisante.  On  aurait  mauvaise  grâce  à  vou- 
loir pallier  ce  que  ces  œuvres  légères  présentent  aujourd'hui 
de  démodé,  de  fané.  Pourtant  sur  le  feuillage  jauni,  quelques 
petites  fleurs  vivaces  ont  duré. 

Lisez  Estelle,  et  Némorin  pourra  vous  attendrir  encore. 
Venons  au  fabuliste. 

—  Les  fables  de  Florian,  a  dit  Charles  Nodier,  sont  un  des 
chefs-d'œuvre  du  xvni*  siècle,  et  un  des  meilleurs  livres  de 
tous  les  temps. 

Les  fables  de  Florian  ont  un  chamie  à  elles  propre,  une 
grâce  à  la  fois  naïve  et  malicieuse,  une  fraîcheur  de  ton,  une 
pureté  de  forme  qui  les  placent  sans  conteste  au  premier  rang, 
ûon  loin  du  fablier  de  La  Fontaine. 


HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  229 

FJorian  s'intéresse  à  se:?  b«Mes.  et  il  sait  nous  v  intéresser 
On  nous  le  montre  vivant  à  l'hôtel  de  Toulouse,  avant  sa 
/>i/>iiothèque  tout  près  d'une  volière  peuplée  de  volatiles  qu'il 
contemplait  de  longues  heures,  comme  pour  en  étudier  les 
mœurs.   Ces  volatiles,   il  allait  lui-même  les  acheter  et  les 
choisir  au  marclié  aux  oiseaux,  et  il  nous  conte  ses  lentes  pro- 
menades le  long  de  la  Seine,  au  quai  de  la  Ferraille,  quand  il 
allait  le  sourire  aux  lèvres,  tout  pimpant  dans  son  habit  brodé, 
flâner  devant  les  cages  pour  «  travailler  à  ses  fables  »  ;  il  s'ac- 
coriduit  à  la  fenêtre  d'un  oiselier  de  ses  amis,  tout  près  du 
cabaret  où  les  racoleurs  enrôlaient  par  nise  ou  par  force  les 
naïfs  provinciaux  fraîchement  débarciués,  prêts  à  signer  leur 
engagement  pour  une  bourse  d'or  et  un  pichet  de  vin  bleu. 

Vous  connais.soz  cf»  quai  nommé  do  la  Ferraille, 
Où  l'on  vend  des  oiseaux,  des  liommcs  et  des  fleurs  : 
A  mes  fables  souvent  c'est  \h  que  je  travaille  : 
J'y  vois  des  animaux  et  j'observe  leurs  mœurs. 

Leurs  mœurs?  Surtout  celles  des  gens.  Ses  animaux  sont 
i>eaucoup  moins  «  bêtes  »  que  ceux  de  La  Fontaine.  Le  bout 
^e  l'oreille  passe  dans  la  fourrure.  Ce  sont  des  masques,  et 
^  ^^l    le  carnaval  de  la  vie. 

^  'est  la  peinture  exacte  et  intéressante   de  la  société  au 

sièclo  dernier.  Toutes  les  classes  sociales  y  ont  leur  place, 

toulos.  depuis  Thomnie  du  peuple,  les  gens  de  lettres  {L'Au- 

teun   ^t  les  Souris),  les  avocats   (Le  Procès  des  deux  Renards); 

ies     crriliques  (Le  Perroquet  qui  siffle  el  ne  chante  pas);  les 

^'^  lis  tes  iLe  Rossiqnoi  et  le  Paon)  ;  les  étudiants  {Les  Deux 

^^^^eliers);  le  clergé,  les  ministres,  les  courtisans,  et  celui 

^^*     mène  toute  cette  foule  bigarrée,  le  roi.  Je  vous  renvoie 

^^^^:s  petits  faclums  d'une  douce  audace.  Le  Lion  et  le  Léo- 

P^'^'ci,  Le  Roi  Alphonse,  Le  Roi  de  Perse,  Le  Roi  et  les  Ber- 

^^•"-s,  L éducation  du  Lion.  Le  Courtisan  etProtée,  Le  Renard 

^î/  9uisé,  Le  Dromadaire,  satire  indulgente  du  Uoi  qu'il  semble 

"^^^ilidre  et  des  grands  qu'il  est  lent  à  blâmer. 

*-^s  fables  qui  nous  représentent  la  misère  et  lesclavage 

^^    peuple  ont  une  belle  et  généreuse  hardiesse  (Le  Labou- 

^^ULr  de  Castille,  Les  Enfants  et  le  Perdreau,  Le  Singe  et  le 


230  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE   1  RANÇALSE 

Léopard).  Quels  charmants  chefs-d'oMivi-e  que  ces  fables  dou- 
cement satiriques,  sagement  conseillères,  aimablement  con- 
solantes !  Quel  style  limpide,  quels  labkaux  délicieux,  et  qui 
n'a  gardé  dans  le  meilleur  de  sa  mémoire  ces  choses  exquises, 
les  fables  de  la  jeune  poulette,  du  pauvre  petit  grillon.  Le 
Lapin  et  la  Sarcelle,  La  Carpe  el  les  Carpillons,  Le  Singe  qui 
montre  la  lanterne  magique,  Le  Danseur  de  Corde^  I^e  Chai 
et  la  Lunette,  ce  gracieux  drame  au  fond  d'un  parc? 

Que  de  pages  avisées  et  saines  contre  Tinléi-ét  [Le  Bœuf^ 
le  Cheval  et  lAne^  Le  Vieux  arbre  et  le  Jardinier,  Le  Chien  et 
le  Chat)  contre  Tégoïsme  (Les  Deux  Voyageurs)]  Voulez-vous 
de  la  bonne  et  fi'anche  sévérité  ?  11  y  en  a,  et  ce  coup  de  férule 
n'est  point  si  mal  appliqué. 

De  gràoe,  apprenez-moi  comment  ou  fait  fortune, 
Demandait  à  son  père  une  jeune  ambitieux. 
11  est,  dit  le  vieillard,  un  chemin  glorieux: 
C'est  de'  se  rendre  utile  à  la  cause  commune. 
De  prodiguer  ses  jours,  ses  veilles,  ses  talents, 
Au  service  de  la  pairie. 

—  Oh  !  trop  pénible  est  cette  vie, 

Je  veux  des  moyens  moins  bii hauts. 
—  11  en  est  de  plus  sûrs,  l'intrigue.  —  Elle  est  trop  vile  ; 
.^aiis  vice  et  sans  travail,  je  voudi'ais  ni'enrichir. 

—  Eh  bien,  sois  un  simple  imbécile, 
J'en  ai  vu  beaucoup  réussir.  » 

Des  paysages  sont  pittoresques  : 

C'est  ainsi  que  parlait  une  carpe  de  Seine 
A  de  jeunes  poissons  qui  Técoutaient  à  peine. 
C'était  au  iiinis  d'avril  :  les  neiges,  les  glayous. 
Fondus  par  les  zéphyrs,  descendaient  des  montagnes  : 
Le  fleuve,  enflé  par  eux,  s'élève  à  gros  bouillons, 
Et  déborde  dans  les  campagnes. 

Le  ton  y  est  malicieux,  mais  d'une  malice  presque  attendrie  : 

Qu*aiTiva-t-il  ?  Les  eaux  se  retirèrent, 
Et   les   carpiUons   demeurèrent  ; 
Bientôt,  Us  furent  pris 
Et  frits. 

Les  leçons  y  sont  sages,  la  force  a  une  souplesse,  une  ai- 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  231 

sauce,  une  liberté  gracieuse  et  forte,  un  bonheur  constant 
d  expression. 

Voilà  par  quels  traits  délicats,  par  quels  contes  charmants, 
hideusement  inventés  ou  imités,  le  poète  a  su  faire  vivre  et 
se  mouvoir  ce  monde  imaginaire  où  la  Fiction  tenant  la  Vé- 
rité par  la  main^  se  promène  en  maltresse  au  milieu  de  ses 
fantastiques  sujets.  Il  y  a  là-dessus  un  apologue  qui  est  gra- 
cieux: 

La  Vérité  toute  nue 
Sortit  un  jour  de  son  puits. 
Ses  attraits  par  le  temps  étaient  un  peu  détruits  ; 

Jeunes  et  vieux  fuyaient  sa  vue. 
La  pauvre  Vérité  restait  là  morfondue, 
Sans  trouver  un  asile  où  pouvoir  habiter. 

A  ses  yeux  vient  se  présenter 

La  Fable  richement  vêtue, 

Portant  plumes  et  diamants, 

La  plupart  faux,  mais  très  brillants. 

H  Eh  !  vous  voilà  !  bonjour,  dit-elle, 
Que  faites-vous  ici,  seule  sur  le  chemin?» 
La  Vérité  répond  :  «  Vous  le  voyez,  je  gèle. 

Aux  passants  je  demande  en  vain 

De  me  donner  une  retraite, 
Je  leur  fais  peur  à  tous.  Hélas  !  je  le  vois  bien. 

Vieille  femme  n'obtient  plus  rien. 

—  Vous  êtes  pourtant  ma  cadette, 

Dit  la  Fable,  et,  sans  vanité, 

Paj:tout  je  suis  fort  bien  reçue. 

Mais  aussi,   dame  Vérité, 

Pourquoi  vous  montrer  toute  nue  ? 
Cela  n'est  pas  adroit.  Tenez,  arrangeons-nous. 

Qu'un  même  intérêt  nous  rassemble  : 
Venez  sous  mon  inanteau,  nous  marcherons  enseuible. 

Chez  le  sage,  à  cause  de  vous. 

Je  ne  serai  point  rebutée. 

A  cause  de  moi  chez  les  fous 

Vous  ne  serez  point  maltraitée. 
Servant  par  ce  moyen  chacun  selon  son  goût. 
Grâce  à  votre  raison  et  grâce  à  ma  folie. 

Vous  verrez,  ma  sœur,  que  pcu^out 

.Nous  passerons  de  compagnie. 

En  1839,  à  Sceaux,  on  érigea  auprès  de  l'église  un  moau- 
ment  qui  porte  le  buste  de  Florian  :  c'est  là  que  chaque  an- 
née une  louchante  cérémonie  réunit  les  Félibres,  qui  vieim<?Ht 


232  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

saluer  dans  l'auteur  d'Estelle  un  ancêtre,  le  premier  et  le 
poétique  chantre  du  Mfdi.  Une  sl^ïtue  lui  a  été  élevée  à 
Mais  en  1895. 

Florian  a  enrichi  d'un  mot  ou  deux  la  langue  françai&c. 
Depuis  lui,  on  dit  florianesque,  florianerie. 

Florianesque  !  le  mot  est  devenu  synonyme  de  candide,  de 
pastoral,  de  champêtre  et  d'innocent.  On  a  mis  dans  «  floria- 
nesque »  tout  ce  au'il  y  a  de  blancheur  sur  la  toison  des  bre- 
bis, de  rosé  sur  le  museau  des  agneaux,  de  mauve  clair  sur 
les  bruyères  des  collines,  et  d'azur  transparent  dans  les  sour- 
ces des  bois,  où  Chloé  étale  ses  blanches  naïvetés  devant  le 
timide  Daphnis. 

Il  est  dommage  que  la  réalité  bouscule  et  défonce  ce  sédui- 
sant portrait,  comme  il  est  curieux  qu'on  ne  se  soit  pas  en- 
core aperçu  de  l'erreur. 

Que  Floriarï,  pour  qui  le  connaît,  est  à  mille  lieues  d'une 
pareille  image  !  Pour  ses  contemporains,  Florian  est  resté 
«  le  capucin  de  l'Académie  ».  Chamfort  le  blâmait  d'avoir  ou- 
blié de  mettre  un  loup  dans  sa  bergerie,  et  une  satire  repro- 
chait à  l'auteur  d'Estelle  d'avoir  fait  ses  bergères  trop  pom- 
ponnées, trop  peu  réalistes: 

Certaine  bête  à  litière 
Faisant  hihan,  lùhan, 
Peindrait  mieux  une  bergère 
Que  Monsieur  de  Florian. 

C'est  assez  longtemps  errer  et  méconnaître  ce  que  fut  en  réa- 
lité l'auteur  des  arlequinades„  Si  on  veut  lui  restituer  sa  phy- 
sionomie véritable,  il  faut  tout  de  bon  renoncer  à  tant  de  blan- 
cheur rosée. 

Florian  présente  ce  cas  bien  curieux  d'une  nature  que  les 
circonstances  et  l'intérêt  ont  contrariée  durant  de  longues  an- 
nées, et  qui  a  accepté  cette  contrariété,  du  moins  dans  ses 
œuvres  et  dans  la  vie  mondaine.  Il  a  porté  un  masque  pour 
complaire  à  son  protecteur,  l'austère  duc  de  Penthièvre,  le 
beau-père  de  la  princesse  de  Lamballe,  sorte  de  moine  laïque 
qui  pratiquait  l'ascétisme  dans  son  château  de  Sceaux,  un 
homme  d'une  pureté  d'ange  et  d'une  charité  rare,  qui  façonna 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  233 

Florian  à  sa  manière:  mais  celui-ci  restait  à  ses  heures,  et  loin 
de  son  patron,  l'officier  crartillerie  qu'il  avait  été. 

Ce  fut  cet  auguste  personnage  qui  hébergea  et  entretint 
Florian,  pour  qui  ce  fut  fini  de  rire.  Il  accommoda  sa  littéra- 
ture aux  goûts  de  son  Mécène,  et  il  émascuia  son  talent.  Le 
jeune  dragon  quitta  son  air  superbe  et  vainqueur,  défrisa  sa 
moustache  et  prit  des  allures  de  petit  abbé.  Il  fut  le  poète  de 
La  Sarcelle,  le  père  de  La  Bonne  Mère,  le  parrain  d'Estelle, 
et  le  patron  de  toutes  les  bergeries. 

Il  est  meneilleux  que  ce  rôle  lui  ait  si  bien  réussi,  car  il  n'y 
a  rien  à  redire  ;  il  est  Tun  de  nos  plus  gracieux  représentants 
du  genre  pastoral.  Il  fallait  bien  qu'il  y  eût  quelques  disposi- 
tions, et  cette  veine  lui  fut  favorable. 

L'erreur  commence  quand  on  étend  à  l'homme  le  caractère 
de  l'œuvre.  11  faut  se  rappeler  que  Robespierre  rima  des 
idylles,  que  Fabre  dEglantine  est  l'auteur  de  //  pleut  bergère  ! 
Le  cas  de  Florian  est  presque  le  même. 

Soulevons  le  masque  :  vous  allez  voir  apparaître  non  plus 
le  petit  Florianet  récitant  des  bergeries  avec  la  Clairon  chez 
son  oncle  Voltaire,  mais  un  lout  autre  personnage,  un  artil- 
leur bruyani,  fier,  dur.  un  soudard  jovial,  un  féroce  ambi- 
tieux. Que  nous  voilà  loin  du  Florian  de  la  légende,  et  que 
voilà  donc  Florian  déflorianisé  ! 

Sainte-Beuve  avec  raison  voyait  en  lui  un  berger,  mais  un 
berger,  comme  il  dit,  <*  normand  et  finaud  »,  sachant  diriger 
sa  barque,  plier  son  esprit  au  mieu^/  de  ses  intérêts,  et  célé- 
brer en  vers  le  génie  de  La  Harpe,  critique  littéraire  influent, 
la  veille  du  jour  où  il  va  lui  envoyer  son  volume  à  juger. 

C  était  soulever  un  coin  de  la  barbe  du  loup.  Enlevons  le 
reste. 

Vous  croyez  avec  tout  le  monde  qu'il  fut  bon,  doux  et  sage 
comme  les  agneaux  bêlants  qui  l'inspiraient. 

Le  vrai  Florian  n'est  ni  si  compatissant  ni  si  rangé.  Un 
jour  il  écrasa  un  homme  sous  son  cheval,  et  son  journal 
constate  le  fait  avec  une  indifférence  voisine  de  la  cruaulé. 

«  Un  homme  se  trouva  vis-à-vis  de  moi,  au  tournant  d'une 
rue.  Je  ne  pus  arrêter  mon  cheval  et  je  lui  marchai  sur  le 
corps  ;  il  y  eut  des  plaintes  portées  et  l'on  m'envoya  en  prison.  » 


234  HISTOIRE  DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

II  n*a  pas  la  moindre  émotion  ;  pas  un  pli  du  visage  ne 
bouge  ;  Flonan  a  le  cœur  plus  dur  que  ses  bergers,  qui  fon- 
dent en  larmes  en  se  regardant. 

On  l'eut  bien  étonné  à  vingt-cinq  ans  si  on  lui  eût  annoiïcé 
([u'il  se  spécialisei-ait  plus  laid  dans  le  genre  inoffensif  et  nei- 
geux, dans  la  confisene  littéraire  dont  il  est  resté  le  plus  par- 
fait repi-ésentant.  Dans  une  élude  critique  qu'il  a  faite  du 
théâtre  de  Molière,  il  se  morjue  de  Méliccrte  dont  il  n'aime 
pas  «  les  bergers  bien  amoureux  et  bien  naïfs  »,  et  il  nomme 
foutes  les  comédies  de  Molière,  sauf  une,  Foubli  est  à  noter, 
c  est  la  Pastorale  Comique.  Ce  dédain  est  ironique  de  la  part 
du  futur  chantre  de  Galatée.  et  prouve  une  fois  de  plus  que 
Florian  n'était  pas  pastoral  de  naissance. 

Tout  enfant,  il  était  lier,  orgueilleux,  susceptible,  et  il  n'a 
conservé  de  Tabbé  Mignot.  son  précepteur,  que  le  souvenir 
des  humiliations  qu'il  a  subies.  S(m  orgueil  en  saignait  encore 
à  distance. 

Son  père  le  mil  comme  page  chez  le  duc  de  Penthièvre.  C^i 
état  de  domesticilé  Técœure.  Il  étudie  les  mathématiques,  fai- 
sant des  figures  à  la  craie  sur  le  plancher  des  antichambres, 
et  quitte  Tétat  pagique  pour  retrouver  son  élément  à  l'école 
militaire  de  Bapaumc.  Il  y  eut  là  une  révolte,  et  le  doux  Flo- 
rian fut  l'un  des  meneurs  :  il  dut  retourner  à  Ferney,  en  re- 
gretlant  de  tout  son  cœur  son  uniforme  bleu,  sa  cocarde,  sa 
dragonne  et  sou  air  d'officier.  11  a  son  épée  en  guise  de  hou- 
lette. Il  se  sent  né  pour  l'état  militaire.  Tout  enfant,  il  faisait 
la  guerre  blanche  et  saccageait  les  pavots  de  Voltaire  à 
Ferney.  Ayant  quitté  Bapaume  —  nous  dirions  aujourd'hui 
Saint-Cyr,  —  il  voudrait  entrer  dans  la  mai*ine.  Le  père  de 
Némorin  aurait  pu  aller  con([uéi"ir  les  Indes  et  massacrer  les 
noirs  avec  Dupleix  ou  Lally-Tollendal  ?  Il  n'obtint  pas  la  ma- 
rine. Il  fut  sous-licutenant  d'artillerie,  en  garnison  à  Mau- 
beuge.  Oui  sait  si  dans  les  archives  de  cette  ville  on  ne  trou- 
verait pas  trace  de  son  passage,  de  ses  fredaines  et  de  ses 
bordées?  Il  combattit  l'ennui  de  la  province  en  menant  la 
vie  gaie,  —  si  gaie  ([u'il  dut  quitter  la  garnison.  Il  se  trouva 
sans  ressources  à  la  merci  de  son  père,  (\m  lui  offrit  d'en 
faire  un  gentilhonune  à  la  chambre  du  duc  de  Penthièvre. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  235 

Ecoulez  la  lière  réponse  de  l'artilleur  qui  se  rappelle  encore 
ses  années  de  page  : 

— '  Il  y  a  trop  longtemps,  dit-il,  que  je  suis  laquais  pour 
devenir  valet  de  chambre. 

Il  le  fut  cependant,  et  il  sut  s'accommoder  à  ce  nouvel 
état  ;  il  comprima  et  leloula  les  élans  de  sa  nature  méridio- 
nale, emportée,  bouillante,  pour  complaire  au  duc. 

Quand  celui-ci  mourut,  le  naturel  reprit  tous  ses  droits. 
La  Révolution  venait  d'éclater  :  Florian  se  fît  révolutionnaire; 
et  ce  n'est  pas  Tune  des  moindres  surprises,  de  trouver  le 
doux  fabuliste  juché  sur  une  tribune  dans  un  club  populaire, 
et  haranguant,  à  la  lueur  des  falots,  des  sans-culottes  débrail- 
lés qui  agitent  leurs  bonnets  rouges  et  acclament  l'orateur. 

Le  temps  n'était  plus  de  souffler  des  sons  grêles  dans  un  cha- 
lumeau, tandis  que  tonnaient  les  canons.  Florian  se  laissa  al- 
ler à  sa  nature  enthousiaste,  à  ses  instincts  démocratiques 
qui  percent  sous  plusieurs  de  ses  fables  ;  la  Révolution  le 
souleva,  et  il  retrouva  ses  vingt  ans.  Il  parla,  il  répandit  les 
idées  nouvelles  à  travers  les  clubs/ et  nous  avons  de  lui  le 
discours  qu'il  prononça  dans  la  section  de  la  Halle  au  Blé  : 

«  —  Les  tyrans  de  l'Europe  réunissent  en  vain  leurs  efforts 
pour  détruire  notre  liberté  ;  tous  ces  efforts  viennent  se  bri- 
ser contre  le  faisceau  de  la  République!  » 

On  nous  a  changé  notre  Florian,  et  on  avait  trop  oublié 
d'inscrire  son   nom  parmi  les  orateurs  de   la  Révolution. 

Il  y  a  encore  une  lettre  de  lui  où  il  félicite  ses  cousines 
d'avoir  bien  rempli  leur  rôle  à  la  fête  de  l'Etre  Suprême.  Es- 
telle a  mis  la  cocarde,  et  se  promène  dans  les  rues  de  Paris 
sur  le  char  de  la  déesse  Raison  ! 

Quant  à  Florian,  il  suivait  le  mouvement.  Il  laissa  la  hou- 
lette et  les  rubans  roses  ;  il  prit  le  baudrier  jaune  et  la  pique, 
et  fut  pendant  trois  ans  commandant  de  la  garde  nationale 
à  Sceaux,  qui  s'appela  Sceaux-Wniié  ;  les  rues,  comme  le 
constatent  les  adresses  des  témoins  sur  l'acte  de  décès  de  Flo- 
rian, portaient  des  noms  ad  hoc:  rue  de  Voltaire,  rue  de 
rUnilé,  rue  de  Brutus.  Celte  dernière  était  celle  qu'habitait 
le  domestique  de  Florian,  François-Germain  Mercier  ;  il  ne 
faut  pas  le  confondre  avec  l'écrivain.  M.  Advielle  a  retrouvé 


236  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

l'épilaphe  qu'il  grava  pour  son  niaîlre.  Elle  est  à  la  mairie 
de   Sceaux. 

La  Révolution  dévorait  ses  enfants.  Florian,  comme  tant 
d'autres,  comme  tous  les  Girondins,  fui  effrayé  de  ses  audaces 
croissantes  et  de  sa  course  folle.  Il  s'arrêta,  fut  dénoncé 
comme  timide,  partant  comme  suspect,  et  jeté  en  prison  à 
Port-Libre.  La  guillotine  le  guettait.  Thermidor  le  sauva.  Il 
se  retira  à  Sceaux  où  il  mourut  obscurément. 

Florian  est  un  faux  berger  cachant  un  sabre  sous  sa  hou- 
lette, un  bonnet  phrygien  sous  son  tricorne  orné  de  feuil- 
lages, et  dissimulant  un  juron  d'artilleur  provençal  sous  un 
madrigal  à  Chloris. 

Il  fut  de  TAcadémie  en  1788. 

Florian  en  littérature,  Greuze  en  peinture,  sont  plus  que 
personne,  les  hommes  de  leur  temps. 

Florian  enchanta  par  la  satisfaction  qu'il  donnait  à  ce  be- 
soin général  d'émotion  sensible  et  mouillée,  de  probité  bien- 
faisante, de  peinture  où  l'on  verrait  le  mariage  réhabilité, 
où  brilleraient  les  vertus  de  la  Bonne  Mère  et  les  joies  du 
Bon  Ménage,  et  aussi  où  Ton  verrait  danser  et  s'aimer  les 
enrubannées  bergères  de  Trianon. 

Tous  ces  charmes  sont  perdus  pour  nous.  Aussi  faut -il 
faire  deux  paiHs  dans  son  œuvre.  L'une  n'a  conservé 
que  l'intérêt  historique  d'une  évocation  qui  fait  revivre  une  dé- 
licieuse et  curieuse  époque  ;  l'autre  est  plus  durable,  elle  est 
faite  de  sentiments  qui  seront  éternellement  humains  :  une 
émotion  saine  et  sincère,  exprimée  sous  la  forme  la  plus  dé- 
licate, la  plus  poétique,  la  grâce,  ce  sourire  des  choses. 


*■ 
■*•  ■*- 

Ce  sourire  manqua  à  Fontanes  (l). 

Le  nom  de  Fontanes  semble  être  inséparable  des  honneu 
officiels  et  des  titres.  11  ne  reste  plus  de  toute  sa  réput 
tion,  que  le  grade  de  grand  maître  de  l'Liniversité  accolé 
sa  mémoire.  Il  valut  mieux  que  cela,  et  l'on  S'est  trompé. 

Venu  de  Niort  à  Paris  pour  être  poète,  pour  se  joindre 

(1)  1757-1821. 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  237 

cÈœur  de  la  poésie  pastorale  et  sentimentale,  il  ne  songeait 
pas  à  la  vie  officielle.  Le  Fontanes  que  Ton  représente  dis- 
courant à  rAssemblée,  haranguant  aux  Tuileries,  n'est  pas 
le  vrai.  C'est  à  Courbevoie  qu'il  faut  l'aller  chercher,  dans 
sa  maison  du  bord  de  la  Seine,  à  l'ombre  de  ses  bosquets 
qu'ornait  un  buste  de  Vénus,  dans  cette  retraite  demi-cham- 
pêtre,   où   il   s'enfuyait   dès   qu'il  était  de  loisir.   Dans   les 
quelques  paisibles  moments  qu'il  passa  là,  et  qui  furent  le 
meilleur  de  sa  vie,   Fontanes  faisait  de  jolis  vers,  doux  et 
Irisles,  qui  trahissent  assez  ses  véritables  penchants.  Ce  grand 
maître  de  l'Université,   nous  dit  avec  attendrissement,  dans 
des  strophes  sentimentales,  les  charmes  de  son  «  humble  do- 
maine »,  les  «  six  nileuls  au  front  arrondi  »  qui  ombragent 
son  jardin,  la  douceur  des  soirs  d'été  aux  bords  de  la  Seine, 
quand  le  jour  tombe  et  qu'au  loin  pâlissent  les  clochers  de 
Sainl-Denis.  Il  imite  aussi  les  vers  de  Théocrite  sur  les  pê- 
cheurs de  Sicile,  et  les  adresse  aux  «  Pécheurs  qui,  des  flots 
de  la  Seine,  vers  Neuilly,  remontent  le  cours  ». 

Ces  quelques  pièces  d'un  charme  mélancolique  et  simple,  le 
font    aimer  bien  plus  que  son  grand   poème  de  la   Grèce 
«auirée,  et  sont,   ainsi  que  le  souvenir  de  sa  longue  ami- 
tié a-vec  Chateaubriand,  ce  qu'il  a  laissé  de  meilleur.  En  effet, 
à    Londres,   pendant  l'émigration,   Chateaubriand  rencontra 
M.     cle  Fontanes,  exilé  et  |>oète  comme  lui.  Cette  belle  âme 
^^    peu  triste,  éprise  d'idéal,  lui  plut,  et  l'amitié  qu'ils  con- 
*'*^<="-lèrent  dura  sans  un  nuage  jusqu'à  la  mort.  De  retour 
en    I^rance,  Fontanes,  distingué  par  Bonaparte,  fut  président 
*^     Corps  Législatif,  et  grand  Maître  de  l'Université.  Mais 
^^^     honneurs  qu'il  n'avait  pas  cherchés  —  du  moins  il  ne  le 
^^'^^We  pas,  mais  sait-on  jamais?  —  l'arrachaient  doulou- 
''^  ta  sèment  à  la  vie  paisible  et  à  la  retraite  qu'il  préférait, 
^^s  laquelle  il  coiffait  la  muse  d'un  modeste  chapeau  de 
*^^^lle,  pour  lui  faire  oublier  le  bicorne  à  plumes  des  irrandes 
^*  ^^raonies. 


ncore  n'a-t-il  pas  eu  la  même  chance  qu'Andrieux  (1). 
'^ous  connaissez  la  fable  du  Meunier  de  Sans-Souci.  Elle 

^*)  1159.1833. 


238  HISTOIRE  r>E  Lk  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

est  aussi  classique  que  celles  de  La  Fon laine,  plus  classique 
que  celles  de  Fiorian,  et  elle  méritait  de  l'être.  Au  demeuranl, 
cette  fable  exceptée,  le  nom  d'Andrieux  n'évoque  plus  aucun 
autre  souvenir.  Pourtant  Andrieux  avait  écrit  plusieurs  vo- 
lumes de  vei*s  fugitifs,  d'imitations  d'Horace  et  de  ïibulle.  de 
madrigaux,  d'épigrammes,  de  comédies,  de  tragédies,  de 
pièces  variées  comme  ses  Couplets  pour  rendre  compte  (Tun 
petit  voyage  entrepris  pour  affaires  de  famille  ». 

Mais  tant  d'autres,  à  cette  époque,  faisaient  de  même,  ri- 
maient des  vers  erotiques  ou  descriptifs,  que  Andrieux  se  perd 
•dans  la  foule.  Seul  le  conte  du  Meunier  a  vécu,  car  dans  le 
chœur  des  poètes  de  TEmpire,  voluptueux,  sentimentaux,  ou 
majestueux,  la  note  railleuse  et  spiritirelle  manquait,  et  lui 
.seul  ou  presque  seul,  l'a  donnée.  Il  en  a  reçu  le  salaire  dans  le 
fidèle  souvenir  que  la  postérité  lui  garde. 

Que  ne  peut-on  en  dire  autant  de  Demoustîer  (1)  ? 

La  coquette  petite  ville  de  V^illers-Cotterets,  dont  le  châ- 
t(îau  possède,  dans  ses  escaliers  et  sa  grande  salle,  les  plus 
délicates  merveilles  de  la  décoration  Renaissance,  dresse  sur 
ses  places  publiques  deux  statues  foii  inégales  d'importance: 
un  énorme  bloc  de  bronze  immortalise  la  géante  stature 
d'Alexandre  Dumas  père  ;  un  petit  boni  de  buste  rieur  rappelle 
à  Tombre  du  colosse,  le  nom  de  Demoustier,  dont  on  cite 
encore  quelcjnefois  les  Lettres  à  Emilie  sur  la  mythologiej 
—  Emilie,  qui  s'appela  Amélie,  et  qui  fut  la  mère  d'Eugène 
Sue,  le  deuxième  Titan  du  roman  populaire. 

Demoustier  évoque  les  grâces  polies  d'antan.  11  était  appa- 
renté aux  familles  de  Racine  et  de  La  Fontaine.  Un  trait  tou- 
chant marqua  son  enfance.  Quand  son  père  mourut,  il  assis- 
tait aux  obsèques.  Les  gardes  du  corps,  réunis  autour  de  la 
tombe,  s'apprêtaient,  selon  l'usage,  à  tirer  sur  le  cercueil  de 
leur  camarade,  loi'sque  le  (ils  s<^  jell<»  aux  pieds  des  mili- 
taires, et  leur  crie:  «  Ne  tuez  pas  mon  père  !  » 

Ce  cri  arraché  par  l'amour  filial,  fut  recueilli  alors  et  ré- 
pété partout  à  l'éloge  des  sentiments  de  l'enfant.  Aussi  a-t-il 
figuré  dans  le  Plularque  du  ieune  âge, 

(1=  1700-1801. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  239 

Au  collège,  ileutjHiur  camarades  rAndrieux,  Legouvé,  Col- 
lin  d'Harleville. 

Avocat  timide,  il  laissa  le  barreau  ci  préféra  la  muse.  Il  était 
foncfèrement  sentimental.  A  quinze  ans  il  rimait  déjà:  «  A  mon 

Amante  »•. 

Ainsi  je  n'avais  pus  quinze  ans 
Lorsque  je  diVlarais  la  guerre 
Au  petit  prince  de  Cylhère  ; 
n  en  rit  fort  à  mes  dépens... 

Après  Lise,  ce  fut  Eléonore,  puis  Emilie,  Mlle  Leroux  La- 
ville,  élève  distinguée  de  David,  dont  elle  avait  retenu  ce  con- 
seil: 

—  Api^enez  à  faire  un  grec  qui  ne  soit  pas  un  romain. 
C'est  à  cette  amie  que  Demouslier  disait  au  lit  de  mort: 

—  Je  vous  aflore  d'amitié. 
Son  biographe  a  dit  : 

«  Quand  Demoustier  avait  commencé  à  publier  ses  pre- 
mières poésies,  c'était  avant  la  Révolution,  au  milieu  de  la 
société  riante,  insoucieuse  et  légère  des  premières  années  du 
règne  de  Louis  XVL  On  jouait  des  pastorales  à  Trianon  ;  les 
.bergeries  de  Florian  étaient  à  la  mode  :  Pamy  lançait  ses 
poèmes  erotiques,  inspiration  du  plaisir  et  de  la  volupté  ;  il 
y  avait  dans  le  monde,  et  surtout  dans  la  jeunesse,  comme 
un  frémissement  de  sensualité,  une  ivre.ssc  de  bonheur,  de 
gaieté  et  de  folie.  Voltaire  et  Jean-Jacques  Rousseau  n'étaient 
plus  ;  les  encyclopédistes  et  les  philosophes,  trop  vieux  ou 
morls,  laissaient  la  place  à  la  jeunesse  frivole  qui,  sans  son- 
ger â  l'avenir  ni  aux  orages  qui  s'amoncelaient  à  l'horizon, 
sacrifiait  à  l'heure  présente,  n'écoutait  que  les  rires  éclatants, 
ne  chantait  que  les  amours.  » 

Ce  fut  Tépoque  de  son  Voyage  à  C y Ihèr (\i\mi\xel  succédèient 
les  Lettres  fameuses  à  Emilie,  ou  la  mythologie  vulgarisée 
pour  les  dames  à  la  faveur  des  madrigaux,  délicat  petit  poème 
dont  Sarcey  disait  : 

«  J'ai  tressailli  de  plaisir  en  ivcevani  l'ouvrage  :  les  Lettres 
à  Emilie.  Tout  le  monde  en  parle,  car  elles  sont  Restées  pour 
tout  le  monde  comme  Texj^ression  la  plus  caractéristique  du 
genre  de  liUéndure  que  Dorai  avait  mis  h  la  mode      Aimable, 


240  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

eh  bien,  oui  !  cela  est  aimable.  J'ai  passé  mon  dimanche  à 
lire  le  premier  volume.  Mais  après  tout,  si  c'est  là  un  genre 
faux  et  archifaux,  cet  ouvrage  en  est  l'idéal,  et  c'est  bien  quel- 
que chose  d'être  resté  dans  la  mémoire  des  hommes  comme 
le  représentant  d'un  goût  démodé.  » 

Il  fit  école,  et  il  parut  alors  beaucoup  de  Physique  d'Emile, 
Arithmétique  d  Emilie,  Demoustier  rendit  la  science  non  seu- 
lement aimable,  mais  galante,  et  mit  un  éventail  à  la  place 
de  son  compas. 

Sa  nature  affable  le  désignait  pour  plaire  comme  confé- 
rencier  dans  ces  lycées  qui  furent  en  vogue  sous  le  Directoire 
que  La  Harpe  a  illustrés,  et  qui  réunissaient  dans  le  même 
local  le  bal,  le  concert,  le  café,  l'Académie  savante.  Demous- 
tier y  fut  fort  goûté  : 

«  Toutes  ces  belles  rangées  en  cercle,  habillées  du  plus  beau 
neuf  et  du  plus  joli,  souriant  du  plus  frais,  sont  les  muses 
inspiratrices  de  ce  doux  orateur,  le  plus  aimable  des  pédago- 
.  gués  :  Demoustier,  le  berquin  de  l'amour.  C'est  aux  dannes 
que  Demoustier  a  consacré  son  cours  préliminaire  de  morale: 
et  que  de  miel  autour  de  la  coupe  !  Que  de  fleurs  autour  du 
devoir  !  Le  doux  grondeur  que  ce  La  Bruyènîà  genoux  devant  ' 
les  sourires!  Et  qui,  parnti  celles  qui  viennent  l'écouter, 
n'est  prévenue  d'avance  en  faveur  du  disciple  de  Fontenello 
et  d'Algarotti,  et  ne  lui  est  reconnaissante  ?  S'il  n'a  mis  des 
mouches  et  des  pompons  à  la  philosophie  de  Xewlon,  s'il  n'a 
mis  du  galant  dans  la  gravitation,  il  a  enjolivé  le  Styx.  Ma- 
rivaux descendu  aux  enfers  de  Virgile,  il  a  fait  lécher  à  Cer- 
bère les  jolis  petits  pieds  d'Emilie.  Et  pour  le  Lycée,  les 
charmantes  bluetles  qu'il  cueille  aux  champs,  à  Villers-Cot- 
terets,  dans  les  bois  de  Xoue  !  Le  précieux  génie  que  ce  De- 
moustier pour  un  lycée  du  Directoire  !  et  trouvez  concert 
mieux  goûté  par  un  public  de  femmes  que  la  mélodie  caden- 
cée de  ses  petites  phrases,  de  ses  petits  compliments  et  de  ses 
petites  malices.  Le  rare  prédicateur  de  femmes,  et  ne  semlïle- 
t-il  pas  un  joli  abbé  de  mythologie,  «  le  mignon  des  Grâces  » 
qui,  en  chaire,  la  voix  perlée  et  flûtée,  l'organe  insinuant, 
peignait  tout  en  miniature,  jusqu'à  l'Enfer  et  au  péché  ?» 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  241 

Il  fui  reçu  en  1799  à  TAcadémie  française,  et  remporta  sur 
Rouget  de  Tlsle. 

Il  habîlait  Villers-Cotterels.  Dès  1800,  il  se  sentit  perdu.  La 
grande  forêl  le  voyait  errer,  appuyé  sur  sa  canne,  et  graver 
sur  les  hêtres,  comme  Céladon,  de  petits  vers  galants. 

Ce  bois  fut  l'asile  chéri 

De  l'ainoitr  autrefois  fidèle, 
Tout  Ty  rappelle  encore  et  le  cœur  attendri 
Soupire  en  se  disant  :  —  C'est  ici  que  Henri 

Soupirait  près  de  Gabrielle. 

Alexandre  Dumas  père  consignait  dans  ses  Mémoires  ce 
souv^enir  sur  son  doux  compatriote  : 

«  ^la  mère  me  disait  souvent  que  jamais  homme  plus  doux, 

plus    sympathique,  plus  charmant  n'avait  existé.  Il  voyait  à 

quar-ante  ans,  juste  à  Tâge  où  mon  père  est  mort,  venir  la  fin 

de  toutes  choses  avec  la  pieuse  tranquillité  des  bonnes  natures. 

La  Vtiille  de  sa  mort,  ma  mère  était  près  de  son  lit  et,  sans  en 

fivoii*^  lui  donnait  des  espérances.  Il  lui  sourîaiT  doucement, 

et  rc^  gardait  un  rayon  de  ce  beau  soleil  de   printemps  qui 

^€st    pas  encore  le  soleil  véritable,  mais  un  premier  sourire 

^^  l^x  nature. 

"     Deinoustier  mil  la  main  sur  sa  main,  et  la  regardant  : 

'^ Chère  Madame  Dumas,  lui  dit-il,   il  ne  faut  pas  se 

'air^      illusion:  le  bouillon  ne  passe  plus,  l'eau  ne  passe  plus, 
^  '^  i  t  ne  passe  plus,  il  faut  bien  que   je  passe.  » 

^^       Jima  le  Jour  de  ma  mort,  macabre  drôlerie,  et  mourut. 

L*  -^^uteur  des  Lettres  à  Emilie  a  laissé  encore  un  poème  sur 

L^  ^ —  iberié  du  Cloître  pour  la  défense  des  Congrégations,  Al- 

cesl^^r  à  la  campagne,  comédie  en  vers,  et  nombre  d'œuvres 

drancxatiques,  La  Jambe  de  Bois,  Le  Divorce,  La  Tolérance 

Afor^^i^je  e/  Religieuse,   un  sujet  en  accord   avec  sa  nature, 

Apf>  ^Uc  et  Campaspe,  opéra,  Les  Femmes,  dont  il  a  écrit  cette 

note      ^ssez  jolie  : 

**     Xjne  jeune  femme,  très  aimable,  mais  ([ui  se  trompe  quel- 

quef  cDis^  me  disait  un  soir,  en  sortant  de  ma  coméclie  :  —  Il 

iaut    que  vous  connaissiez  bien  les  femmes!  —  Au  contraire. 

—  Comment,  au  contraire  ?  —  Oui,  si  je  les  connaissais,  au- 


2i2  HISTOIRE   DE   LA   LiTTÉRATlRE.  FRANÇAISE 

rais-je  essayé  de  les  peindre?  --  \'oiis  les  jugez  donc  indé- 
Ilnissables  ?  —  En  général.  —  El  vous  les  aimez?  —  En 
parliculier.  Savez-vous  bien  tjue  vous  n'êtes  pas  Irop 
conséquent  ;  vouloir  j^)eindre  ce  qu'on  ne  peut  définir!  Ma- 
dame, un  peintre  amoui-eux  d'une  coquette,  veut  peindre  jus- 
qu'à Ses  caprices  ;  son  imagination  court  sans  cesse  après  les 
traits  fugitifs  de  celle  qu'il  adore,  heureux  d'en  saisir  deux 
ou  trois  enli-e  mille,  il  les  rapproche  dans  son  ébauche  ;  le  pin- 
ceau rapide  brûle  el  anime  la  toile,  le  portrait  est-il  fini? 
la  maîtresse  esf-elle  ressemblante?  Xon.  mais  il  s'est  occupé 
d'elle.  » 

Il  est  là  tout  entier.  C'était  un  doux,  un  tendre,  un  paci- 
fique, un  ac<*ommodant. 

Pendant  la  représentation  d'une  de  ses  pièces  Les  Trois 
Fils,  Demouslier  était  assis  au  pailene,  écoutant  avec  calme 
les  sifflets  acharnée  conti'e  son  œuvre.  Un  jeune  homme  qui 
était  a  côté  de  lui,  lui  dit  tout  à  coup: 

—  Monsieur,  n'auiiez-vous  pas  une  clef  forée;  je  serais 
tiésespéré  de  ne  pouvoir  siffler  ce  pitoyable  ouvrage. 

Pour  toute  réponse,  Demoustier  sourit,  tira  une  clef  de  sa 
poche,  et  la  remit  à  son  voisin  qui  se  mit  à  siffler  de  toute 
sa  force.  Vei'S  la  fin  de  la  pièce,  Demoustier  dit  au  jeune 
homme  qu'il  s'excusait  de  lui  avoir  donné  tant  de  peine,  car 
il  était  coupable  de  l'ouvrage  qu'il  avait  sifflé. 

11  reste  de  lui  des  œuiTes  inédiles  ;  on  ne  s'est  pas  hâté  de 
les  publier  :  celles  qu'on  a  de  lui  semblent  nous  suffire. 


Avec  tous  ces  poètes,  on  entend  la  Révolution  gronder  :  ils 
nous  mènent  par  delà  1789  jiLsqu'à  l'Empire  el  au  xix*  sièi'le. 
Voici  l'un  des  plus  célèbres  de  celle  génération  brillante  et 
bniyante  :  c'en  est  assurément  le  plus  populaire. 

Rouget   de  Tlsle  (1),   de  Montaigu   (près  de  Lons-le-Sau- 

nier)  sa  ville  natale,  à  Choisy-le-Uoi,  sa  demeure  dernière, 

■.    promena  sa  biavoui'e  de  volontaire,  son  élégance  d'officier  et 

sa  tristesse  de  proscrit,  sa  pauvreté  finale  et  sa  \'eine  lilté- 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  24H 

raire,  qui  se  répandit  dans  des  œuvres  multiples,  romans,  ro- 
mances comme  Tom  el  Lucy,  chansons,  Chant  du  0  Thermi- 
dor, Chant  de  Guerre  de  V Année  d  Egypte,  Chant  du  Com- 
bat, Roland  à  lioncevaux,  dont  le  refrain  seiTit  pour  1(î 
t'hanl  des  Girondins.  Une  seule  œuvre  a  vécu,  c'est  notre 
chant  national  La  Marseillaise,  composée  alois  qu'il  était 
capitaine  en  garnison  à  Strasbourg,  en  1792.  La  guerre  ve- 
nait d'étR^  déclarée  à  l'Autriche  ;  le  maire  de  la  ville,  M.  de 
Dietrich,  donnait  un  dîner  pendant  lequel  on  fut  d'avis  que 
quelque  inspiration  poétique  devrait  traduire  et  éterniser  l'en- 
thousiasme qui  soulevait  alors  la  France.  Rouget  de  l'Isle 
composa  d'abondance  l'hymne  qui  l'a  immortalisé. 

—  Le  lendemain.  25  avril,  à  sept  heures  du  matin,  écrit 
Marclet,  officier  d'état-major  ([ui  assistait  à  la  réunion  de  Die- 
trich, Rouget  de  l'Isle  était  chez  moi.  <(  La  proposition  de 
Dietrich,  me  dit-il,  m'a  empêché  de  donnir;  j'ai  employé  la 
nuit  à  essayer  une  ébauche  de  son  chant  de  guerre,  même  de 
le  mettre  en  musique;  lis  et  dis-moi  ce  que  tu  en  penses,    .h* 
lus  avec  admiration  et  j'enit^ndis  avec  enthousiasme  le  chant 
de  guerre  tel  (|u'il  existe  aujrmrd'hui.  » 

Quelques  heures  après,  Hougel  se  rendit  chez  Dietrich  ;  et 
là,  accomi)agné  sur  le  piano  par  une  des  nièces  du  maire  (ce 
iternier  n'avait  point  de  filles  comme  on  Ta  répété  à  tort),  il 
chanta  son  Chant  de  guerre,  —  «  Ce  fut,  dit  Michelet,  comme 
un  éclair  du  ciel  ;  tout  le  monde  fut  saisi,  ravi,  tous  recon- 
nurent ce  chant  entendu  pour  la  première  fois.  Tous  le  sa- 
vaient, tous  le  chantèrent,  tout  Strasbourg,  toute  la  France.  » 
Rouget  de  l'Isle  a  é(  rit  lui-même  ce  témoignage  dans  l'édi- 
tion de  ses  Cinquante  Chantas  Français  : 

—  Je  fis  les  paroles  et  l'air  de  ce  chant  à  Strasbourg,  dans 
la  nuit  qui  suivit  la  proclamation  de  guerre,  fin  d'avril  179;;?. 
Intitulé  d'abord  Chant  de  iarmée  du  lihin.  il  pan^inl  à  Mar- 
seille par  la  voie  d'un  journal  constitutionnel,  rédigé  sous  les 
auspices  de  l'illustre  el  malheureux  Dietrich:  lorscpi  il  fit  son 
explosion,  quelques  mois  après,  j'étais  errant  en  Alsace  sons 
le  poids  d*une  destitution  encourue  à  Huningue  pour  avoir  re- 
fusé d'adhérer  à  la  catastrophe  du  10  août,  et  poursuivi  |)ar 
la  proscription  immédiate  qui.  Tannée  suivante,  dès  le  com- 


k 


244  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

mencemenl  de  la  terreur,  me  jeta  dans  les  prisons  de 
bespierre,  d*où  je  ne  sortis  qu'après  le  9  thermidor.  » 
Quant  au  récii  de  Lamartine,  c'est  un  lissu  d'erreurs 
La  Marseillaise  parut  sous  le  titre  Chant  de  Guerre  de 
mée  du  Rhin^  chez  l'éditeur  Dannebach  de  Strasbour 
fut  jouée  pour  la  première  fois  le  29  avril  1792,  sur  la 
d'Armes  de  cette  ville.  Elle  devint  successivement  le  C 
de  Guerre  aux  armées  des  Frontières,  le  Chant  des  Ma 
lais  qui  la  chantaient  en  entrant  à  Paris,  le  30  juillet, 
l'attaifue  des  Tuileries. 

Un  jour,  conte  M.  ïiersot,  un  jour  que  dans  les  Vo 
étant  proscrit,  il  avait  pris  pour  guide  un  jeune  garço 
pays,  comme  ils  passaient  dans  une  gorge  étroite,  rocheu 
très  raide,  dans  les  environs  de  Ribeauvillé,  voilà  que  le  i 
tagnard,  pour  s'exciter  à  la  marche,  se  prit  à  chanter  :' 

Allons,  eniants  de  la  pairie  î 

Rouget  de  l'Isle  dressa  l'oreille  :  «  Que  chantes-tu  là, 
garçon?  »  lui  dit-il. 

—  Comment  donc,  Monsieur,  ce  que  je  chante  là? 
c'est  la  Chanêon  des  Marseillais  !  Est-ce  que  vous  ne  la 
naissez  pas  ?  Tout  le  monde  la  sait  par  cœur. 

—  Oh  !  si,  je  la  connais  bien,  et  je  la  sais  par  cœur  ca 
toi.    Mais  cette  chanson  faite  à  Strasbourg,    pourquoi 
pelles-tu  Marseillaise  ? 

—  Elle  n'est  pas  de  Strasbourg,  monsieur,  ce  sont  les  ? 
seillais  qui  Tout  composée  et  qui  l'ont  portée  à  Paris  où 
se  chante  tous  les  soirs  sur  les  théâtres.  J'ai  vu  ces  Mar 
lais  avec  leurs  bonnets  rouges,  et  je  les  ai  assez  entei 
chanter  leurs  couplets!   » 

Ce  fut  ainsi  que  Rouget  de  l'Jsle  connut  le  nom  popul 
de  son  œuvre,  et  sa  popularité  même,  qu'il  n'avait  pu  S( 
conner  pouvoir  ôlre  si  universelle,  si  rapide. 

Le  sei)lième  couplet,  ou  sirophe  des  Enfants,  a  été  aj( 
par  Louis  Dubois.  Quant  à  l'air  musical,  on  en  a  contest 
paternité  à  Rougel,  et  on  y  a  successivement  reconnu  un 
cien  oratorio,  un  Credo  de  Missa  Solemnis,  un  cantique 


HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  24S 

lemand.  La  question  n'a  plus  d'intérêt  :  même  s'il  existait, 
cet  air  n'a  existé  que  du  jour  où  Rouget  de  l'Isle  lui  a  donné 
le  souffle  du  patriotisme  et  de  la  gloire. 

Le  soir  de  la  Marseillaise  fut  une  lueur  intense  dans  une 
existence  grise.  Il  ne  fut  décoré  et  pensionné  qu'en  1830, 
grâce  à  Bêranger.  Il  vieillit  chez  son  ami  le  général  Blin,  dans 
(Jeux  petites  pièces  mansardées,  au  second  étage,  au  numéro  8 
de  là  nie  des  \'ertus,  à  Choisy-le-Hoi,  où  il  a  une  statue  et 
deux  cénotaphes. 


La  génération  d'alors  fut  féconde.  Un  autre  bien  plus  grand 
poète  encore  lui  naquit  en  même  temps.  Et  ce  fut  André  Ché- 
nier  (1). 

Les  voyageurs  qui  visitent  aujoui'd'hui  Constanlinople,  peu- 
vent remarquer  dans  le  quartier  de  Galata,  une  petite  mai- 
son blanche  à  deux  étages,  qu'une  plaque  commémorative  ré' 
cemment  apposée  signale  à  l'attention  des  passants.  C'est  là 
que  le  20  octobre  1702,  naquit  Andre  CUénier,  l'un  de  nos 
trois  ou  quatre  grands  poêles,  (e  plus  grand  à  coup  sûr,  le 
seul  même,  de  ce  siècle  prosaïque  el  raisonneur  que  fut  le 
dix-huitième. 

Son  père,  Louis  de  Chénier,  languedocien  d'origine,  avait 
quitté  la  France  depuis  vingt  ans:  il  faisait  dans  le  Levant  ie 
trafic  des  draps,  et  remplissait  à  Constanlinople  des  fonctions 
analogues  à  celles  de  nos  consuls  actuels.  Il  avait  épousé  une 
jeune  grecque  de  Chypre,  Elisabeth  Santi-Lonaca.  Lorsque  la 
famille  Chénier  revmt  en  France,  André  était  âgé  de  deux  ans 
à  peine.  Il  avait  donc  très  peu  vu  l'Orient,  e(  n'était  jamais 
allé  en  Grèce.  Tandis  que  son  père,  nommé  consul  au  Maroc, 
s'embarquait  de  nouveau,  sa  mère  se  lixait  à  Paris,  et  il  en-  ■ 
trait  avec  son  frère  Marie-Joseph,  au  collège  de  Navarre.  A 
treize  ans,  André  était  déjà  poète,  et  traduisait  VIliade  en  vers 
français.  D'où  lui  venait  cette  prédilection  qu'il  garda  toujoure 
pour  les  œuvres  et  les  souvenii-s  de  la  Grèce  antique?  Rêvait- 
il  encore  de  ce  ciel  d'OrienI,  entrevu  dans  sa  première  en- 


24fi  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

faïKT?  Il  lavait  si  j)eii  vul  Prul-ctre  lenaii-il  de  sa  mère, 
la  Cypriote,  l'amour  de  ce  pays  qu'il  ignorait,  le  sentiment  de 
sa  beauté  et  de  son  art  ?  Au  sortir  du  collège,  il  s'engagea 
comme  son  frère  dans  un  régiment  de  Cadets,  ef  fut  dirigé 
sur  Strasbourg.  Lebrun,  qui  avait  lu  ses  premiers  vers,  disait 
en  lu  voyant  partir  :  «  J'aime  à  voir  une  lyre  aux  mains  du 
jeune  Achille  !  »  André  n'était  point  de  cet  avis,  le  métier 
des  armes  lui  déplut,  et  il  y  renonça  au  bout  de  six  mois. 
Mais  il  avait  connu  à  Strasbourg  riiellénisle  Hrunck,  et  lu  avec 
lui,  dans  ses  éditions,  les  poètes  de  la  (irèee.  Ce  fut  le  plu^* 
clair  profit  qu'il  retira  de  son  passage  à  l'armée.  Ses  anciens 
condisciples,  les  frères  Trudaine,  lui  offrirent  alors  de  les  ac- 
comi^agner  dans  un  grand  voyage  en  Oiient.  I]  accepta  avec 
enthousiasme.  Il  n'alla  pas  plus  loin  (|ue  Xaples,  et  ne  vit 
point  la  (irèce  :  mais  cette  premi(Me  vision  des  terres  an- 
tiques l'enchanta. 

Lorsqu'un  peu  plus  tard,   il  fut  envoyé  comme  secrétaire 
d'ambassade  à  Londres,  dans  cette  île  «  farouche,  nébuleuse  », 
sous  un  ciel  «  toujoui's  ceint  de  nuages  »,  ce  lui  fut  nu  exil 
insupportable.  Ce  Grec  so  déplut  aux  ombres  de  l'Océan  Cim- 
mérien. 

La  Révolution  le  i-amena  en  France  en  1790;  il  s'y  jet 
comme  son  frère  Joseph,  mais  ne  défendit  point  les  même 
idées.  Monarchiste  constitutionnel,  il  avait,  en  1789,  réclame 


la  liberté.  En  1791  il  la  jugea  conquise,  et  proclama,  comm< 
Mirabeau,  que  la  Révolution  était  finie.  Elle  durait  encore, 
progressait  irrésistiblement;  il  voulut  lui  résister  :  elle  le  brisi 
Marie-Joseph,  devenu  Montagnard,  se  séparait  de  lui.  Un  évé  — 
nement  fameux,  l'amnistie  accordée  aux  Suisses  du  Régimen  i 
de  Chàteau-Vieux  fit  éclater  le  dissimtimeiit  des  deux  frères- - 
Marie-Joseph  célébra  en  vers  l'innocence  des  amnistiés;  An- 
dré leur  décocha  ses  premiers  ïambes,  âpre  et  belle  satii'e  don/ 
l'ironie  et  l'amertume  font  pressentir  ceux  dont  plus  tard  il 
cinglera  ses  juges: 

Saint  !  divin  triomphe,  entro  dans  nos  niumiUos, 

Rends-nous  ces  guerriors  illusln's 
Par  le  .sang  de  Belisle  et  \mr  les  fuiiérnillt'.s 

De  tant  de  Français  massacrés. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  247 

Découragé,  convaincu  de  son  impuissance,  il  se  relira  quel- 
ques mois  à  Versailles,  el  revint  à  la  poi^sie,  que  la  polé- 
mi(iUe  lui  avait  fait  délaisser.  Sur  un  livre  de  sa  bibliothèque, 
on  a  retrouvé  cette  signature,  datée  do  179-2.  <(  Ecrit  à  Ver- 
sailles, malade  de  corps  et  d'esprit,  sombre,  affligé.  André 
Cliénier  de  Bvzance.  » 

Une  imprudence  attira  sur  lui  l'attention  du  tribunal  révo- 
lutionnaire ;  il  fut  arrêté  comme  suspect,  condamné  à  mort,  et 
exécuté  le  7  thermidor  1794.  La  Révolution  fit  tomber  «  dans 
un  vil  panier  cette  tête  pleine  encore  de  chefs-d'œuvre  »,  se- 
lon   Texpression    de    José    de    Heredia.    Deux    jours    plus 
tard,  Robespierre  trébuchait  el  les  prisons  étaient  ouvertes. 
Marie-Joseph,  suspect  lui-même,  menacé  par  le  dictateur,  et 
n'osant  plus  paraître  à  l'assemblée,   ne  pouvait  lien  tenter 
|)our  sauver  son  frère.  Dans  sa  prison,  André  avait  connu 
Boucher,  le  doux  poète  des  «  Mois  »,  qui  le  suivit  à  l  echa- 
laiid,  et  aussi  une  jeune  aventurière,  Mlle  de  Coigny^  qu'il  a 
idéalisée  dans  ses  derniers  vers,  et  (|ui  lui  inspira  la  Jeune 
€^€tpiive. 

Du  vivant  de  Chénier,  on  ne  connut  guère  de  lui  que  son  Ode 
fundarique  sur  le  Serment  du  Jeu  de  Paume,  pièce  dans  le 
goût  de  Lebrun,  el  ses  vers  aux  Suisses  de  (^hàteau-X'ieux.  La 
Jeune  (aplivc^  puis  la  Jeune  Tarenline,  délicate  élégie  antique 
clans  la  manière  des  Alexandrins,  parurent  en  1795  dans  la 
Décade  el  le  Mercure. 

Les  œuvres  complètes  ne  furent  publiées  qu'en  1819,  et  ce 
fut  une  révélation.  La  France  ne  savait  pas  quel  poète  elle  avait 
perdu. 

Les  Romantiques,  pour  ses  innovations  rythmiques,  pour 
la  liberté  de  son  vers  et  l'éclat  de  son  imagination,  l'ont  adopté 
comme  leur  premier  maître  :  les  derniers  classiques  l'ont 
réclamé  comme  un  des  leurs,  pour  la  pureté  de  son  style  el 
son  culte  de  l'antiquité. 

M.  Legouvé  a  marcpié  d'un  trait  juste  le  cai'actère  complexe 
de  la  poésie  et  de  la  prosodie  cliez  André  Chénier. 

—  11  y  a  dans  les  Deux  Pigeons  un  passage  qui  m'a  tou- 
jours beaucoup  Iràppé : 


248  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Un  vautour  à  la  serre  cruelle 
Vit  notre  malheureux  qui, traînant  la  ficelle 
Et  les  morceaux  du  lac  qui  l'avait  attrapé, 

Semblait  un  forçat  échappé. 

Eh  bien,  tout  novateur  est  un  forçat  plus  ou  moins  bien 
échappé.  Il  traîne  toujours  après  lui  un  bout  de  ficelle,  les 
moroeaux  du  lac  qui  l'avait  attrapé  ;  ces  morceaux  sont  les 
restes  du  goût  de  son  temps.  Son  œuvre  en  demeure  toujours 
un  peu  empêtrée.  Que  faut-il  donc  faire  en  lisant?  Remar- 
quer la  ficelle  ?  Non.  Penser  au  coup  d'aile  qui  Ta  brisée  à 
moitié.  Nous  ne  faisons  jamais  que  de  demi-progrès.  Le  pro- 
grès est  un  mol  qui  s'épelle  lettre  à  lettre  ;  l'un  dit  A,  l'au- 
tre B  ;  nul  ne  prononce  le  mot  tout  entier.  En  veut-on  une 
preuve  éclatante  ?  Prenons  André  Chénier.  Certes,  s'il  est 
un  nom  qui  soit  synonyme  d'innovation,  de  révolution,  c'est 
le  sien.  L'école  nouvelle  a  salué  en  lui  un  de  ses  précurseurs  ! 
Eh  bien,  ce  premier  des  poêles  du  dix-neuvième  siècle,  n'en 
reste  pas  moins,  en  maint  endroit,  un  versilicaleur  du  dix- 
huitième.  Un  Je  ses  chefs-d'œuvre,  la  Jeune  Captive,  en  oflre 
la  démonstration  évidente.  L'idée  est  neuve,  mais  l'exécution 
en  est  vieille.  Le  sujet  en  est  charmant,  les  traits  de  vérité  et 
de  sentiment  exquis,  comme  : 

Je  ne  veux  pas  mourir  encore  ! 
...     ...    ....■•.••■•..    ...    .    ••• 

Mon  beau  voyage  encore  est  si  loin  de  sa  fin  I 


ces  traits  y  abondent,  et  sont  autant  de  cris  de  nature  qui  dé- 
passent de  beaucoup  la  poétique  de  son  époque.  Mais  en 
môme  temps,  quel  abus  de  périphrases  !  Quel  amas  de  ces 
élégances  métaphoriques  et  mythologiques  qui  semblent  te 
cachet  du  style  de  TEnlpire  ! 

Uépi  naissant  mûrit,  de  la  faux  respecté, 
Sans  crainte  du  pressoir  le  panipi'c,  tout  l'ét^^ 

Boit  les  doux  présents  de  l'aurore  ; 
Et  moi  comme  lui  jeune,  et  belle  comme  lui... 

Que  dire  de  cette  jeune  fille  qui  se  compare  à  un  pamprs^v 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  249 

à  un  épi,  et  qui  compare  l'échafaud  au  pressoir!  Où  trouver 
plus  d'horreur  du  mot  propre  que  dans  ces  trois  vers  : 

Echappée  au  réseau  de  lois^leur  cruel, 
Plus  vive,  plus  heureuse,  aux  campagnes  du  ciel,  - 
Philomèle  chante  et  s'élance  ! 

Philomèle  ne  s'est  jamais  élancée  aux  campagnes  du  ciel, 
("est  l'alouette.  Mais  l'alouette  n'a  pas  paru  à  André  Chéniei 
un  mot  assez  noble.  Il  n'a  pas  osé  l'employer  !  Il  n'a  même 
pas  osé  dire  le  rossignol.  Il  l'a  déguisé  mythologiquement  en 
Philomèle. 

La  dernière  strophe  porte  toute  vive  la  marque  de  l'époque: 

La  grûce  décorait  son  front  et  ses  discours, 
EV  comme  elle  craindront  de  voir  finir  leurs  jours  ' 
Ceux  qui  les  passeront  près  d'elle. 

Ne  dirait-on  pas  un  vers  de  Dorât?  Qu'en  conclure?  Que 
la  Jeune  Captive  n'est  pas  une  œuvre  délicieuse  ?  Non  !  Qu^  An- 
dré Chénier  n'est  pas  un  novateur?  Nullement  !  Mais  que  dans 
tout  novateur,,  il  y  a  l'homme  du  présent  et  Thomme  de  l'ave- 
nir. Que  pour  être  juste,  il  faut  lire  les  ouvrages  du  passé,  tout 
ensemble  avec  l'esprit  d'aujourd'hui  et  lesprit  d'autrefois  !  Qu'il 
faut  remettre  l'œuvre  et  l'auteur  dans  leur  cadre,  et  faire 
dans  ce  qui  reste  d'eux,  la  part  de  la  mort  et  la  part  de 
la  vie. 

Par  toute  une  partie  de  son  œuvre,  Chénier  continue  le 
XVIII*  siècle.  Son  ode  sur  le  Serment  du  Jeu  de  Paume,  pour- 
rait être  signée  Lebrun.  Il  laissa  inachevé  en  mourant  un 
poème  -encyclopédique,  Y  Hermès,  inspiré  des  théories  scien- 
tifiques de  Buffon  et  des  idées  de  Condorcet.  Dans  d'autres 
poèmes  didactiques  du  même  genre,  h'  Amérique,  Y  Astrono- 
mie, la  Superstition,  il  voulait  exposer,  en  vers,  un  système 
de  la  terre  et  faire  Téloge  de  la  civilisation.  Par  là,  Chénier 
se  rattache  étroitement  à  la  philosophie  de  son  temps;  il  est  le 
poète  de  TEncyclopédie. 

Les  Elégies,  sont  aussi  dans  le  pur  iroût  du  xvm'  siècle,  et 
ceci  n'est  pas  nécessairement  une  critique.  Il  les  traite  à  la 
manière  de  Berlin  et  de  Parny,  avec  plus  de  sensualité  que  de 


2:50  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉR-VTURE   FRANÇAISE 

vraie  j^assioii  ;  il  lui  niaririue  encore  cette  sincérité  crémolion, 
celte  pureté  de  sentiment  qui  rendent  la  poésie  touchante. 
Mais  il  conipnMid  mieux  lc<  élégiaques  anciens  qu'il  imite  ;  il 
sait  en  les  traduisant  resicr  lui-même,  et  trouve  parfois  des 
accents  dune  mélancolie  plus  profonde  qui\mnoncent  un  ly- 
risme nouveau. 

.le  inours  :  avant  le  boir  jai  Uni  ma  journée  ; 
A  peine  onvorto  au  jour,  ma  rose  s'est  fanéo, 
La  vie  eut  liien  pour  moi  de  volages  douceurs, 
Je  les  gorttais  h  peine  et  voilà  que  je  meurs. 

Les  Eglogues  et  les  Idylles  (L'Aveugle,  Le  Mendiant,)  sont 
dun  tout  autre  genre  et  comptent  quelques  véritables  chefs- 
d'œuvre,  où  vJhénier  est  purement  anti((ue.  Je  sais  bien  que 
l'imitation  de  l'anticuiité  fut  une  mode  à  celte  époque.  David 
fonde  en  peintui'e  l'école  anticpiisante;  le  style  décoratif,  qu'on 
appelle  style  Louis  XVI,  emprunte  à  Tait  ancien  ses  motifs. 
Caylus  et  Barthélémy  donnent  aux  gens  du  monde  le  goût 
de  l'archéologie;  Pompéi  vient  de  sortir  de  terre,  et  Ton  vend 
sur  les  boulevards,  des  éventails  à  la  Pompéienne.  Il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  Chénier  a  de  l'antinuité  une  vision  plus 
précise,  j)Ius  lumineuse,  plus  concrète  que  tous  les  poètes, 
fous  les  savants  et  tous  les  artistes  de  son  temps,  que  ses 
imitations  ne  sentent  point  le  i)astiche,  que  son  idylle  de 
r Aveugle,  i)ar  exenqjle,  pour  être  une  continuelle  «  mosaï- 
que ».  est  cependant  une  chose  ex(piise,  que  des  vers  tels  que 
ceux-ci.  jMjur  être  l(»xtuellement  traduits,  nen  sont  pas  moins 
admirables: 

« 

Dieu  dont  l'arc  est  d'argent,  Dieu  de  Claros,  écoute, 
O  Sminthée  Apollun,  je  périrai  sans  doute. 
Si  tu  ne  sors  de  guide  à  cet  aveugle  eirant 

Oh  î  Portez,  portez-inoi  sur  les  bord.s  d'Kr^jnanthc, 
Ou<*  je  la  voie  eiicorceUe  uymplie  dansante! 
Oh  î  que  je  voie  au  loin  la  fuméo  à  longs  flots 
S'élever  de  ce  toit  au  bord  de  cet  enclos. 

Cette  supériorité  d'André  Chénier  sur  tous  les  poètes  d'alors 
n'est  guère  explicable  que  par  sa  naissance,  par  le  sentiment 


'  •% 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  231 

inné,  exceptionnel  (ju'il  avait  île  la  beauté  grecque.  Tandis 
que  les  autres  traduisent  péniblement,  transposent  et  com- 
mentent les  anciens,  Chénier  les  lit,  les  sent  avec  passion  et 
se  retrouve  en  eux.  De  là  vient  que  niéme  dans  ses  derniers 
poèmes,  et  lorscju'il  songera  le  moins  à  imiter,  dans  ces  stro- 
phes célèbi*es  de  la  Jeune  Captive  écrites  en  prison,  \)eu 
de  jours  avant  sa  mort,  il  restera  si  purement  et  si  naturelle- 
ment antique,  et  gardera  encore  la  grâce  inimitable  des  poètes 
grecs  ses  parents  et  ses  modèles. 

Mais  il  V  a  dans  la  vie  et  dans  l'œuvre  de  Chénier  un  mo- 
ment,  un  très  court  moment,  où  libre  de' toute  influence,  il  est 
exclusivement  lui-même,  n'écoutant  (jue  sa  haine,  sa  tri.stesse 
ou  içon  désespoir.  Ce  sont  les  quelques  jours  passçs  à  Saint* 
Lazare,  dans  l'attente  de  l'arrêt,  trop  facile  à  prévoir  du  tri- 
bunal révolutionnaire.  C'est  alors  qu'il  écrivit,  (ju'il  griffonna 
sur  quelques  feuilles  recueillies  par  un  geôlier,  les  Derniers 
ïambes,  son  chef-d'œuvre,  et  celui  de  notre  littérature  sati- 
rique : 

Con:inie  un  deinier  rayon,  comme  un  dernier  soupir 

Anime  la  fin  d'un  beau  jour, 
Au  pied  do  Téchafaucl,  j'esssaye  encore  ma  lyre. 

Peut-t^tre  est-ce  bientôt  mon  tour  I 

La  pièce  entière  n'est  qu'un  long  cii  de  colère  désespérée 
et  finit  par  ce  beau  mouvement: 

Nul  ne  J'esterai t  donc  pour  attendrir  Thistoiro 

Sur  tant  de  justes  massacrés, 
Pour  consoler  leurs  fils,  leurs  veuves,  leur  mémoire, 

Pour  que  c^'s  ])rigands  abhorrés 
Frémissent  aux  portraits  noirs  de  leur  ressemblance, 

Pour  descendre  jusqu'aux  Knfers; 
Nouer  le  triple  fouet,  le  fouet  de  la  vengeance 

Déjci  levé  sur  les  pervers, 
Pour  cracher  sur  leurs  noms,  pour  (*liaiiter  leur  supplice  : 

...  Allons,  élouffe  tes  olanieuis  î 

Soufîrt»,6  cœur  gros  de  haine,  affamé  de  justice. 

Toi,  Vertu,  pleure,  si  je  meurs  ! 

Dan^  toute  la  poésie  du  xvui^  siècle,  il  n'y  a  rien  ([ui  rap- 
pelle,  même   de   loin,  ces   vers   des  derniers  ïambes,  dune 


252  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

si  humaine  et  si  simple  beauté.  Par  là,  Chénier  rompt  avec 
ses  prédécesseurs,  annonce  le  lyrisme  vrai,  ardent  des  ro- 
mantiques. Et  c'est  bien  ainsi  qu'il  est  le  plus  grand. 

La  publication  dés  œuvres  de  Chénier  ne  fut  pas  une  des 
causes  déterminantes  de  la  renaissance  romantique;  son  in- 
fluence pourtant  s'est  exercée  profonde  et  durable,  et  s  exerce 
encore  sur  notre  poésie.  Par  lui,  d'abord,  le  vers  est  devenu 
plus  souple,  le  rythme  p'ius  varié,  le  mo^  plus  précis  et 
l'image  plus  forte.  Hugo  dans  ses  Chùtimenis  s'est  souvenu 
des  Derniers  ïambes,  qu'il  a  pu  atteindre  peut-être,  mais  non 
dépasser.  Et  surtout  c'est  de  Chénier  que  procèdent  le  Vigny 
du  Livre  Antique,  Leconte  de  Lislc,  Louis  Ménard,  de  Here- 
dia,  tous  ces  poètes  imitateurs  des*  anciens,  plus  éclairés  et 
plus  originaux  que  les  pseudo-classiques,  tous  ceux  qui  se  sont 
efforcés  de  retrouver  par  delà  l'anfiquité  de  convention,  la 
vision  précise,  chaude  et  colorée  de  l'antiquité  vivante. 


« 
*  ^ 


J'ai  nommé,  à  propos  de  la  Jeune  Captive,  Legouvé.  11 
s'agit  de  notre  contemporain.  Distinguez-le  de  ses  ancêtres, 
notamment  du  contemporain  de  Chénier,  Gabriel  Legouvé. 

Legouvé,  l'auteur  du  poème  le  Mérite  des  Femmes,  est  le 
père  de  notre  Legouvé,  l'auteur  de  ÏArt  de  la  lecture  et  de 
YHistoire  Morale  des  Femmes,  et  le  fils  de  Legouvé,  qui  fut 
avoi^at  distingué  smis  Louis  XV.  C'est  une  dynastie.  On  peut 
dire  les  trois  Legouvé  (1). 

Le  plus  ancien,  le  premier  Legouvé,  eut  de  grands  succès 
de  paroles.  Il  est  question  de  lui  dans  le  journal  de  Barbier, 
à  la  date  du  12  févi'ier  1757,  lors  de  l'attentat  de  Damiens  sur 
le  roi  : 

<(  Du  même  jour  12.  On  dit  qu'un  jeune  avocat,  garçon 
d  esprit  et  nullement  affeclé  des  affaires  du  leinps  (il  s'ap- 
pelle Legouvé),  reçu  en  1750,  avait  eu  l'imprudence,  il  y  a 
quoique  temps,  dans  une  compagnie  (c'était  chez  M.  Lenoir, 

!l)  J.-H.  Legouvé,  1730-1782;  Gabriel  Lrgouvë,  1764-1811;  Ernest  Legouvé,  1807- 
190a. 


'I 
^1 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  253 

notaire,  rue  Sainl-Honoré)  où  l'on  parlait  de  l'assassinat  du 
roi,  de  dire  indécemnienl  que  ce  n'avait  été  qu'une  légère 
saignée.  D'aulres  disent  (jue  les  propos  de  ce  jeune  avocat 
ont  été  encore  plus  méchants  que  ci-dessus;  ce  qui  avait  été 
rapporté,  peut-être  même  plus  mal  qu'il  ne  l'avait  dit  ;  que  ce 
mauvais  propos  a  élé  dénoncé  au  Parlement  dans  l'assemblée 
des  princes  et  pairs:  (|u'il  y  a  eu  vingt-quatre  voix  pour  le 
décréter  de  prise  de  corps  ;  que  M.  le  prince  de  Conti  avait 
dit  que,  suivant  l'ordinaire,  le  décret  de  prise  de  corps 
ne  devait  être  décerné  que  dans  le  cas  où  il  peut  y  avoir 
peine  afflictive,  et  contre  une  personne  non  domiciliée  ;  qu'il 
ne  croyait  pas  qu'une  pareille  imprudence  donnât  lieu  à  une 
peihe  afflictive  ;  qu'il  avait  fait  revenir  plusieurs  pairs,  et 
qu'il  y  a  eu  trente -deux  voix  pour  ne  pas  décréter.  On  ajoute 
que  MM.  Pasquier  et  Titon,  conseillers  de  Grand'Chambre, 
avaient  fort  insisté  pour  le  décret.  Cette  affaire  est  malheu- 
reuse pour  le  corps  des  avocats.  » 

Le  chancelier  Alaupeou  rendait  hommage  à  son  brillant  ta- 
lent. 

Cet  avocat  avait  déjà  la  passion  du  théâtre,  dont  le  goût 
devait  se  maintenir  dans  la  famille  durant  trois  générations. 
C'est  à  lui  qu'arriva  l'aventure  que  son  petit-fils  a  ainsi  ra- 
contée : 

*(  n  possédait  près  d(î  Paris  une  jolie  maison  de  campagne, 
à  Brévanncs.  Un  jour,  il  imagina  d'y  faire  représenter,  de- 
vant une  nombreuse  et  élégante  compagnie,  une  Allilie  de  sa 
façon  en  cinq  actes  et  en  vers. 

«  Placé  au  parterre,  confondu  avec  les  spectateurs,  il  sa- 
vourait avec  grande  satisfaction  l'harmonie  de  ses  hémisti- 
ches, quand  son  voisin,  amené  par  une  tierce  personne  et 
qui  ne  le  connaissait  pas,  se  pencha  vers  lui  et  lui  dit  tout 
bas,  confidentiellement  : 

«  Comprcne/.-vous,  monsieur,  qu'un  homme  de  mérite  ras- 
semble tant  d'honnêtes  gens  pour  leur  faire  entendre  une  pla- 
titude pareille? 

«  —  Pardon,  Monsieur,  répondit  mon  grand'père,  je  suis 
Pauteur.  »  T/autro,  tombant  en  confusion,  et  balbutiant,  lui 
dit:  u  Oh!  monsieur,  je  me  suis  mal  expliqué...,  je  ne  parlais 


2S4  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

pas  de  la  i)ièce...  elle  est  pleine  de  lalenl...  Mais  que  pour- 
rail  d(»venir  un  cliel-trœuvre  même,  avec  de  tels  interprètes? 
{-•onnaissez-vous  rien  de  plus  comique  (|ue  ce  beau  rôle  d'Al- 
tilie,  joué  jiar  cette  jolie  [lelite  poupée?  »  —  C'est  ma  femme, 
Monsieur.  »  —  »  Ah  !  ma  foi,  monsieur,  reprit  le  voisin,  c'est 
trop  difficile  à  arranger,  j'y  renon<e.  »  Sur  quoi,  mon  grand 
père  éclatant  de  rire  et  lui  tendant  la  main  :  «  Monsieur,  vous 
êtes  un  homme  d'esprit...  »  Et  à  [)arlir  de  ce  jour  ils  devin- 
rent les  meilleurs  amis  du  monde.  » 

Le  second  I-egouvé,  ayant  de  qui  lenir,  fît  du  théAtre.  Sa 
tragédie  La  Mnvl  tVAbel  fut^représentée  en  mars  1792.  Elle 
peignait  le  premier  meurtre  à  la  veille  de  la  Terreur,  et  fai- 
sait tomber  devant  la  foule,  loufe  frémissante  déjà  des  mas- 
sacres prochains,  la  première  goulle  de  sang  (pii  a  arrosé  la 
terre.  Son  fîls  a  noté  cette  coïncidence  à  propos  de  Caïn  qui 
entrait  en  scène  une  bêche  à  la  main  : 

((  Caïn  arrivait  seul,  au  commencement  du  second  acte, 
avec  une  bêche  à  la  main.  Otte  bêche  donna  lieu,  cinquante- 
trois  ans  plus  tard,  à  un  fait  assez  curieux.  Je  fis  jouer,  en 
1845,  au  Théaire-Français  un  drame  en  cinq  actes  et  en  vers 
intitulé  Guerrero,  Or,  mon  héros  arrivait  aussi  seul,  avec 
une  bêche  à  la  main,  au  commencement  du  troisième  acte. 
A  une  répétition,  M.  Beauvallet,  chargé  du  rôle  de  Guerrero, 
demanda  une  bêche  à  l'homme  des  accessoires.  «  Nous  n  en 
avons  pas  au  théâtie,  répondit  d'abord  celui-ci  ».  Puis  se 
reprenant  :  «  Mais  si  !  je  crois  qu'il  y  en  a  une  »,  et  il  monta 
au  magasin,  d'où  il  redescendit  avec  un  outil  si  lourd,  si 
massif,  si  grossier,  que  Beauvallet  dit  de  sa  voix  tonnante  : 
«  Qu'est-ce  que  ce  diable  d'instrument-là?  »  —  Monsieur, 
c'(îst  la  bêche  de  la  Mort  d'AbeL  »  -  Oh  bien  !  dit  Beau- 
vallet en  riant,  nous  avons  dégénéré  !  Je  ne  suis  pas  de  force 
à  manier  ce  manche-là  !  Nos  prédéces.seurs  auront  voulu  faire 
de  la  couleur  locale.  C'est  une  bêche  du  temps  de  Caïn,  faites- 
m'en  fabriquer  une  plus  moderne.  »  C'est  ainsi  que  les  ma- 
gasins du  Théâtre-Français  contiennent  en  tout  et  pour  tout, 
deux  bêches,  et  que  Tune  a  servi  pour  mon  pèix^,  cl  l'autre 
pour  moi.  » 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  253 

Lf»  succès  (le  la  Uagédie  Epicharis  et  Néron  fut  «  imniicnse  », 
et  faillit  couler  la  vie  au  poète. 

«  Ouand  elle  fut  donnée,  la  lutte  entre  Robespierre  el  Dan- 
ton était  à  son  moment  le  plus  aigu.  Les  deux  chefs  de  la 
Alonlagne  assistèrent  à  la  représentation.  Robespierre  occu- 
pait une  première  loge  d 'avant-scène;  Danton  était  à  l'orches- 
tre et  derrière  lui  s'érhelcnnaient  tous  ses  amis.  A  peine  le 
mot  de  Morl  au  iyvan  1  fut-il  prononcé,  (|ue,  sur  un  signal  de 
Danton,  ses  amis,  éclatant  en  bravos  frénétiques,  se  tournè- 
rent vers  Robespierre,  et  debout,  les  poings  tendus,  lui  ren- 
voyèrent ce  terrible  cri  de  vengeance.  Robespierre  pâle,  agité, 
avançait  et  retirait  sa  petite  mine  d'hommes  cVaffaires  (je  tiens 
le  mot  de  M.  I^ mercier,  témoin  de  la  scène)  comme  un  ser- 
pent allonge  et  rentre  sa  tète  plate  et  irritée.  La  pièce  finie, 
tous  les  amis  de  mon  père  coururent  à  lui,  en  lui  disant  : 
<c  Sauvez-vous  !  cachez-vous  î  \'ons  êtes  perdu  !  Robespierre 
ne  vous  pardonnera  jamais  cet  effroyable  ana thème.  »  Mais 
on  n'abandonne  pas  volontiers  un  succès  pareil,  on  ne  fuit 
pas  devant  un  triomphe.  Mon  père  resta,  et  son  acte  de  cou- 
rage lui  réussit  comme  son  cinquième  acte.  Robespierre  pen- 
sait trop  à  Panton  poui-  penser  au  poète.  II  ne  fut  pas  iinpiiété.  » 

(Juant  à  la  Mort  de  Henri  IV,  autre  tragédie,  ce  fut  un  évé- 
nement et  littéraire  et  politique.  On  vit  une  insulte  à  l'Em- 
[iercur  dans  cette  glorification  d'un  Bourbon.  Napoléon  en 
eut  vent,  et  fit  venir  l'auteur  à  Saint-Cloud,  pour  entendre 
la  lectui'e  de  cette  œuvre. 

a  Tout  le  temps  que  dura  la  lecture.  Napoléon  se  levait  à 
tous  moments,  maj'chait  dans  lacl\ambre,  donnait  des  signes 
de  contentement,  laissant  échapper  des  signes  de  sympathie, 
répétant  fréquemment  :  1x3  pauvre  homme  !  Le  pauvre  homme! 
i'n  vers  seulement  amena  une  objection  de  sji  part.  Henri  IV, 
dans  une  scène  avec  Sullv,  disait  :  «  Je  tremble  !  » 

«  Ce  mot  est  impossible,  Monsieur  Legouvé,  Jit  vivement 
l'empereur,  il  faut  le  retrancher. 

«  —  Sire,  répondit  le  poète,  les  craintes  de  Henri  IV  sont 
histr>riques. 

—  Peu  impoi'te!  11  faut  couper  le  mot.  Un  souverain  peut 
avoir  peur,  il  ne  doit  ianiais  le  dire.  » 


256  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Tel  fut  le  seul  changement  demandé  par  l'empereur. 

La  censure  fui  blâmée,   la  pièce  rendue  aux  comédiens. 

J^  succès  fut  en  partie  dû  à  l'interprète  du  rôle  de  Marie 
do  Médicis,  Mlle  Duchesnois,  celle  qui  balança  le  succès  de 
Mlle  Georges,  qui  fut  pour  la  diction  élève  de  Legouvé  (laf- 
fiche  de  ses  débuts  porta  ce  titre)  et  qui  a  laissé  dans  les 
Annales  dramatiques  de  si  plaisants  souvenirs  de  sa  naï- 
veté. 

C'est  elle  qui,  entendant  une  de  ses  camarades  parler  de 
son  voyage  à  Troyes,   lui  dit  vivement: 

a  Troie  !  Vous  connaissez  Troie.  Que  vous  êtes  heureuse  ! 
Moi  qui  en  parle  dans  tous  mes  rôles,  je  n'y  ai  jamais  été  !  » 

Ajoutez  cet  autre  trait  relatif  à  la  tragédie  qui  nous  oc- 
cupe : 

«  Monsieur  Legouvé,  ce  pauvre  Henri  IV!  Quand  je  pense 
que  si  Ravaillac  ne  l'avait  pas  tué,  il  vivrait  peut-être  en- 
core! » 

Mais  c'est  surtout  au  poème  Le  Mérite  des  Femmes  que 
Legouvé  père  dojt  de  s  être  survécu.  On  se  rappelle,  et  tout 
le  monde  connaît  au  moins  le  litige,  et  les  deux  derniers  vers  : 

Et  si  la  voix  du  sang  n'est  pas  une  chimère, 
Toinbe  aux  pieds  de  ce  sexe  à  qui  tu  dois  ta  mère  ! 

Son  fils  a  pieusement  et  justement  marqué  le  mérite  et 
l'intérêt  de  cette  œuvre  poétique,  qui  eut  le  grand  avantage 
et  la  grande  nouveauté,  outre  l'habileté  de  mettre  les  femmes 
de  son  côté,  de  rompre  à  la  fois  avec  les  vieilles  épigrammes 
et  les  vieux  madrigaux,  de  renier  également  Boileau  et  Do- 
rat,  substituer  aux  faveurs  du  xviii*  siècle  et  aux  satires 
du  xvn*  l'éloge  sérieux  des  mérites  et  des  devoirs  de  la 
femme,  de  peindre  en  elle  iépouse,  la  //7/c,  la  sœur, 
la  mère.  Ces  questions  qui  nous  agitent  si  fortement  aujour- 
d'hui, l'éducation  des  femmes,  l'amélioration  du  sort  des 
femmes,  les  l'evcndications  des  droits  légitimes  des  femmes, 
ont  eu  pour  premier  point  de  départ  le  Mérite  des  lemnies. 

Ses  autï'es  doux  et  mélancoliques  |)oèmes  :  les  Souve- 
nirs, la  Sépttltun\  qui  nous  semblent  fades,  curent  une  fa- 
veur qu'on  n'imagine  pas.  Toute  cette  jeune  génération  qui 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  237 

I 

avait  vu  la  Terreur,  et  qui  gardait  comme  Obcrmann  et  René, 
du  «  vague  dans  Tâme  »,  se  délectait  à  ces  gracieuses  et 
pâles  poésies. 


* 
*  * 


Entre  tous  ces  poètes  de  distinction  élégante,  le  réalisme 
ne  perd  pas  tous  ses  droits,  et  voici  un  joyeux  vivant  qui 
réveille   Baqchus  endormi  au  seuil  du  temple  de  Minei^e. 

Berchoux!  (1)  le  nom  déjà  est  gastronomique  et  semble 
évoquer  la  face  large  et  rubiconde  d'un  bon  convive  dont 
le  nez  fleurit  et  la  mine  trognonne,  et  qui  partage  ses  rêves 
entre  le  jardin  où  poussent  ses  choux  et  le  fourneau  sur  le- 
quel ils  mijotent. 

Quand  vous  saurez  qu'il  fut  royaliste,  presque  noble,  et 
qu'il  se  signala  comme  un  précurseur  du  romantisme,  — 
c'est  lui  qui,  dès  1794,  avait  dit: 

Qui  me  délivrera  d)es  Grecs  et  des  Romains  ! 

qu'il  chroniqua  au  journal  La  Quotidienne,  vous  connaître/ 
quelques  détails  oubliés  de  la  vie  de  ce  luxuriant  Maçonnais; 
mais  le  nom  de  Berchoux  n'existerait  plus,  s'il  n'était  attaché 
au  poème  fameux  La  Gastronomie,  une  vraie  gloire.  C'est  un 
poème  simple,'  sain*  copieux  et  ingénieux,  orné  d'épisodes 
heureux,  inspiré  par  le  badinage  le  plus  gaiement  bourgui- 
gnon, semé  de  vers  frappés  comme  des  flacons  clairs  : 

Rien  ne  doit  déranger  Thonnôte  homme  qui  dîne... 
Un  dîner  sans  façons  est  une  perfidie. 

Le  succès  fut  considérable  et  fâcheux,  en  ce  sens,  qu'il  incita 
l'auteur  à  récidiver.  11  composa  d'autres  poèmes,  La  Danse, 
L'Art  Poétique,  A  quoi  bon  ?  Il  fit  des  romans,  s'attaqua  à 
Voltaire,  à  Franklin,  et  mérila  de  figurer  dans  un  recueil 
intitulé  les  Encelades  modernes.  Alais  Ossa  et  Pélion  lui  re- 
tombèrent sur  l'estomac  et  l'étouffèrent.  Il  ne  les  a  pas' encore 
digérés. 

(1)  1765-1839. 

17 


258  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 


Nous  revenons  aux  gens  graves,  Esménard,  ChènedoUé, 
Baour-Loiinian,  Alillevoye. 

Huif  chants  de  cinq  cents  vers  sur  la  Navigation,  ont  fait 
d'Esménard  (1),  un  des  rois  de  la  poésie  didactique.  Les  cou 
temporains  disent  que  ce  beau  sujet  lui  avait  été  inspiré  par 
la  contemplation  de  TOcéan.  D'aucuns  cependant  insinuaient 
que  Tempereur  y  ëtait  pour  quelque  chose.  Napoléon  n'était 
pas  fâché  de  faire  servir  ainsi  des  poètes  à  ses  desseins.  Lan- 
cival  encourageait  Tarmée  de  terre,  avec  son  Hector.  Esménard 
glorifiait  les  marins  de  la  France  et  exhortait  les  popula- 
tions à  «  tenter  le  hasard  des  flots  amers  ».  Au  lendemain  de 
Trufalgar,  en  1805,  c'était  assez  de  circonstance.  Il  fit  jouer 
un  opéra,  Trajan,  où  TEmpereur  trouva  quelques  allusions 
fort  à  son  goût.  Il  le&  récompensa  largement.  Esménard  est 
aussi  parfait  qu'un  poète  peut  être,  mais  sans  inspiration. 
Ses  vers  sont  harmonieux,  corrects,  souvent  bien  frappés, 
rien  n'y  manque,  sinon  la  poésie. 

Chêne<Iollé  (2)  avait  ïàme  d'un  élégiaque  et  d'un  poète  de 
la  nature.  La  Nouvelle  Héloise,  qu'il  lisait  tout  enfant,  l'avait 
rendu  rêveur  et  lui  avait  donné  l'amour  des  champs.  A  la 
veille  de  la  Révolution,  il  errait  dans  sa  lumineuse  et  riante 
Normandie,  tout  frémissani  du  bonheur  champêtre,  de  la 
beauté  du  ciel  et  de  l'odeur  des  prés.  «  Rien  ne  me  plaît, 
dit-il,  comme  de  voir  un  atelier  de  moissonneurs  dans  un 
champ  ;  j'aime  à  voir  les  jeunes  garçons  se  hâter  et  défier  les 
jeunes  filles  ;  j'aime  à  entendre  le  joyeux  babil  des  moisson- 
neurs. Je  jouis  du  blé  vert  et  j'en  jouis  en  moisson.  En  mars, 
je  ne  connais  rien  de  beau,  de  riant,  de  magnifique,  comme 
un  beau  champ  de  blé  qui  ril  sous  les  premières  haleines  du 
printemps...  »  Il  aurait  voulu  ne  quitter  jamais  ses  chères 
campagnes  ;  il  en  aurait  été  le  poète.  Mais  la  Révolution  le 
saisit  et  il  fit  fausse  route.  Jeté  brusquement  dans  le  monde 
des  lettres,  puis  dans  le  monde  des  émigrés,  ce  doux  rêveur 

(1)  i:61M.sll. 

(2)  i:6'.»-l.s;i:j. 


inSTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  259 

normand  erra  de  Hambourg  à  Berlin,  de  Cdblenlz  à  Coppet  ; 
il  rencontra  pour  son  malheur  Rivarol  ;  ce  causeur  étourdis- 
sant, cet  ami  despotique  lui  persuada  qu'il  manquait  à  la 
France  un  grand  poème  de  la  nature,  et  lui  indiqua  quelques* 
belles  idées.  Chênedollé,  prompt  à  l'enthousiasme,  se  mit  à 
l'œuvre,  et  composa  son  Génie  de  Vhomme.  Malgré  les 
éloges  de  Rivarol,  qui  s'applaudissait  lui-même  en  lui,  et  de 
Mme  de  Staël  qui  s'écriait  :  «  Vos  vers  sont  hauts  comme 
les  cèdres  du  Liban  »,  il  comprenait  sa  faiblesse  et  avouait 
son  erreur  sans  y  renoncer.  «  Quand  je  lis  des  hommes  conune 
Goethe,  écrivait-il,  comme  Schiller  et  Byron,  je  sens  combien 
je  suis  mince  et  petit.  »  Ce  vaste  et  ennuyeux  ouvrage  qui 

raltaclH?  Cliênedollé  aux  poètes  philosophes  du  siècle  précé- 

* 

dent,  passa  presque  inaperçu,  et  dort  maintenant  dans  la 
poussière.  Mais  parmi  les  pièces  que  lui  inspira  sa  douce 
Normandie,  quelques-unes,  qui  sont  d'un  vrai  poète,  Le  Clair 
de  lune.  Le  Tombeau  du  Laboureur,  Le  Dernier  Jour  des 
Aloisaonii,  annoncent  déjà  le  romantisme  et  mériteraient  d'être 
moins  négligées. 

Faut-il  donner  le  nom  de  poète  à  ce  consciencieux  traduc- 
teur, à  ce  versilicateur  monotone  que  fut  Baour-Lormian?  (1) 
11  n'est  guère  de  genre  auquel  il  n'ait  touché.  Ses  premièies 
ceuvres  sont  des  satires  ;  il  continue  par  des  tragédies,  avec 
Omasis  et  Mahomet  II,  s'essaye  dans  l'opéra  avec  Aminte  el 
Alexandre,  sans  oublier  d'écrire  une  épopée,  V Atlantide,  Mais 
ce  ne  sont  là  que  des  passe-temps,  son  grand  dessein,  l'œuvre 
de  sa  vie,  c'est  la  traduction  du  Tasse,  qu'il  met  en  vers,  et 
remanie  plus  de  quatre  fois.   Epopée,   tragédies,   satires  et 
traduction,  tout  est  oublié  jusqu'au  dernier  vers.  II  ne  nous 
reste  plus  du  pauvre  poète  que  ce  surnom  drôlaticjUe.  ima- 
giné par  ses  ennemis,  de  ^<  Balourd  dormant  »,  et  (|u'une  mé- 
chante épigramme  de  Lebrun,  faisant  allusion  aux  remanie- 
ments si.ccessifs  de  sa  Jérusalem  déliirée  : 

Ci-^l  le  Tasse  de  Toulouse 
Qui  mourut  in-quarto  et  remourut  in-douze, 
Et  qui  ressuscité  pai-  un  effort  nouveau 

Vient  de  mourir  iu-octavo. 

(1)  ITfil-lHSi. 


i 


260  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

De  Baour-Lormian  encore  fui  ce  distique  classique,  où  pa- 
rut Tavanlage  de  la  périphrase  sur  le  mol  propre,  puisqu'il 
lui  permit  de  décocher  galamment  aux  romantiques  une  épi- 
thète  qui,  toute  nue,  eût  manqué  d'atticisme  : 

Il  semble  à  les  ouïr  grogner  sur  mon  chemin 
Qu'ils  aient  vu  de  Circé  la  baguette  en  ma  main. 

Nommons  encore,  bien  qu'il  appartienne  au  xix*  siècle, 
mais  pour  ajouter  le  nom  d'un  poêle  estimable  à  une 
liste  médiocre,   Millevoye  (1),  qui  naquit  en  1782. 

Malgré  Lamartine  qui  lui  succéda  si  glorieusement  dans 
l'élégie,  Millevoye  est  lu  encore.  II  reste  pour  nous  Tauteur 
de  la  Chute  des  leuilles  et  du  Poêle  mourant;  et  ces  deux 
pièces,  le  meilleur  de  son  œuvre,  nous  le  font  bien  imagi- 
ner tel  qu'il  fut  en  effet,  doux  et  pâle  poète,  sans  ambition, 
sans  grandes  passions,  d'une  mélancolie  que  varient  seulement 
quelques  visites  au  Caveau,  et  la  lecture  de  L'Allaignant.  Sa 
fin  prématurée,  en  pleine  jeunesse,  ajoute  encore  un  peu  de 
tristesse  à  son  souvenir.  On  dirait  qu'il  écrit  comme  Gilbert, 
à  la  veille  de  sa  mort,  ces  vers  du  Poète  mourant  : 

Compagnons  dispersés  de  mon  triste  voyage 
O  mes  amis,  ô  vous  qui  me  fûtes  si  chers  ! 
De  mes  chants  imparfaits  recueillez  l'héritage, 
Et  sauvez  de  l'oubli  quelques-uns  de  mes  vers. 

II  n'en  est  rien,  son  volume  d'élégies  datant  de  1812.  Mais 
comme  toute  cette  génération  d'hommes  et  de  poètes  qui  enti^ 
dans  la  vie  au  lendemain  de  la  Révolution,  Millevoye  garde 
toujours  dans  l'àme  une  vague  mélancolie,  souvenir  confus 
ou  pressentiment  de  quelque  douleur.  Ce  malaise  et  cette  tris- 
tesse qui  nous  valent  parmi  toute  une  littérature  de  poitri- 
naires cl  de  tisane,  le  Poète  mourant  et  la  Chute  des  feuilles^ 
nous  donneront  bientôt  les  Méditations  de  Lamartine. 

Et  nous  voici  à  Victor  Hugo  ;  disons  adieu  au  xvni*  siè- 
cle si  faiblement  poétique,  qui  pour  lyre  eut  une  viole 
d'amour  ou  une  rornemuse  de  salin  enrubannée  de  clair, 

(1)  1782-1816. 


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HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  261 

qui  ne  connut  que  les  madrigaux,  les  bergères  de  comédie 
et  de  salons,  les  moulons  qu'on  parfumait  pour  les  faire  dé- 
liter au  milieu  du  bal,  les  dépits  sans  amour,  les  abandons 
sans  tendresse,  les  ennuis  sans  larmes  qui  eussent  fait  dé- 
teindre le  rouge,  les  énervements  sans  passion,  les  fatigues 
sans  remords»  les  convoitises  sans  énergie,  les  plaisirs  sans 
frein,  les  appétits  et  les  désirs  sans  noblesse  ni  pudeur:  le 
siècle  le  plus  frivole,  le  plus  factice,  et  à  la  fois  le  plus  cyni- 
quement matériel  et  primitif,  instinctif  et  raffiné.  L'âme  était 
anémiée,  et  la  poésie  le  constate. 


CHAPITRE  m 

Le  Roman. 


Caractères  du  roman  au  début  du  xviii«  siècle.  —  J.-B.  Née  de  la  Kociielle.  — 

Serviez.  —  Vignacourt.  —  Si'thos.  —  Dufresny. 
Lesage.  —  L'iiomine.  —  ï^  dramaturge.  —  Le  n>mancier. 
L'abbé  Pkevost.  —  Marivaux.  —  Voltaire.  —  J.-J.  Rousseau.  —  Florjâm.  — 

W^  de  Lussan.  —  De  la  Minlière.  —  Dorvigny.  —  Fromaget.  —  Cazotte.  — 

Kestif  de  la  Bretoune.   —  Choderlos  de  Laclos.  —  Flancher  Valcour.  — 

Divers.  —  Corjy. 
Rernakdin  de  Saint-Pferke.--  Le  Sentimeul  de  la  Nature. —  Berquin. —  Xavier 

de  Mai  sire. 


Nous  avons  vu  comment  le  rapprochement  du  roman  pré- 
cieux, métaphysique  el  galant  dune  part,  et  de  l'autre,  du 
roman  hurlesque,  avait  abouti  à  l'apparition  «l'un  genre  nou- 
veau, marqué  par  un  souci  plus  impérieux  de  la  vraisem- 
blance, de  la  vérité,  du  réalisme.  Cette  exactitude  se  tradui- 
sit el  par  des  romans  pseudo-historiciues,  et  par  des  ouvrages 
d'observation  comme  les  Caractères  de  La  Bruyère,  le  Dia- 
ble boiteux,  les  I.etlres  Siamoises,  les  Lettres  Persanes,  où 
sous  le  couvert  d'un  étranger  de  passage  à  Paris,  l'écrivain 
regarde,  note,  enregistre.  Le  roman  fut  dès  lors  tenu,  pour 
êlre  goûté,  de  se  conformer  au  goût  nouveau,  et  de  paraître, 
comme  on  dit,  être  arrivé.  Le  fantastique  et  l'ÛTiaginaire  dé- 
plurent. On  voulut  des  récits  possibles  ou  vécus.  C'est  la  noie 
dominante  de  toute  la  littérature  romanesque  du  temps.  Fa- 
bulam  impendere  rero  !  Les  générations  préparent  la  venue 
de  Jean-Jacques. 

Reti'ouvons  les  romanciers  où  nous  les  avons  laissés,  à 
la  fin  du  xvn*"  siècle,  après  Hamilton.  Je  vous  en  ai  nommé 
(piel(|ues-uns  :  Mme  Gomez,  Mme  Murât,  Marguerite  de  Lus- 
san, Mlle  Durand,  la  comtesse  d'Aulnoy,  Mlle  de  la  Force, 
Mme  Petit-Dunoyer,  Mlle  Lhéritier,  Mlle  de  la  Rocheguilhen, 
Mme  de  Xaintonge,  d'Orligue  de  X'aumorière,  de  Mailly,  de 
Lesconvel,   Catien  Courtilz  de  Sandras,  le  grand-père  lilté- 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  263 

raire  d'Alexandre  Dumas  le  vieux  ;  Vignacourl,  Serviez,  Née 
de  la  Rochelle,  Beaudot  de  Juilly,  Vanel,  Le  Noble. 

Lorsque,  pour  prendre  un  exemple  dans  cette  (juantité  de 
noms,  J.-B.  Née  de  la  Rochelle  conta  en  1714,  sous  fonue 
(le  nouvelle,  les  aventures  du  maréchal  de  Boucicaut,  ses 
amours  avec  Mlle  de  Beauforl,  la  jalousie  de  la  i^eine  Isabeau 
(jui  l'aima  en  pure  perte,  l'assassinat  du  connétable  de  Clis- 
son,  l'aventure  de  Charles  VI  arrêté  dans  la  forêt  du  Mans 
par  un  homme  débraillé  qui  lui  prédit  ses  malheurs  futurs, 
on  est  frappé  de  la  dislance  qui  nous  sépare  des  aventures 
d'Ariane  et  de  Polexandre.  Il  est  bien  vrai  que  le  mendiant 
de  la  forêt  du  Mans  est  devenu,  pour  ajouter  à  Thorreur,  «  un 
spectre  dont  le  visage  était  pâle  et  livide,  les  yeux  étince- 
lants  d'un  feu  sombre,  leè  cheveux  hérissés,  la  barbe  dégout- 
tante d'écume  et  dé  sang  ».  Mais  nous  citons  celte  exagéra- 
tion précisément  parce  qu'elle  est  à  peu  près  unique  dans 
tout  le  cours  de  la  nouvelle.  Le  reste  rentre  dans  le  cadre  d'une 
donnée  réelle.  L'histoire  est  respectée  dans  le  récit  du  bal 
à  l'hôtel  Saint-Pol,  où  le  roi  déguisé  en  sauvage  dut  à  la  du- 
chesse de  Berri  de  n'être  pas  brûlé  vif  dans  son  maillot  ré- 
sineux, comme  ses  infortunés  compagnons  ;  elle  Test  aussi 
dans  l'expédition  de  Boucicaut  entreprise  pour  défendre  Sigis- 
mond  de  Hongrie  contre  Bajazet  ;  dans  le  récit  de  l'assassinat 
du  duc  de  Bourgogne  à  Montereau-fault-Yonne;  et  quant  aux 
intrigues  factices  qui  relient  ces  faits  historiques,  si  elles  sont 
remarquables,  c'est  par  la  simplicité  et  la  vérité  de  l'inven- 
tion, le  naturel  du  dialogue,  la  sincérité  de  I  émotion.  La 
scène  où  Isabeau  de  Bavière,  poussée  par  l'amour  et  la  ja- 
lousie, arrête  Boucicaut  dans  une  allée  de  cyprès,  lui  avoue 
sa  passion,  lui  ordonne  d'y  répondre  et  s'aperçoit  qu'elle 
n'est  pas  aimée,  cette  scène  est  vraie,  émouvante,  et  ne  sau- 
rait se  comparer  pour  le  ton  qu'à  certaines  pages  de  la  Priit- 
cesse  de  C lèves  : 

a  Vous  m'avez  entendue,  Boucicaut,  M  dit  la  reine  :  je  ne  parle 
plus  au  sujet,  je  dis  à  celui  que  j'aime  :  M'aimes-tu  ?  je  lui  dis  :  Aime- 
moi.  Je  le  répète,  Isabeau  prie,  Isabeau  cherche  le  bontieur  qu'on 
veut  lui  refuser.  Qu'as-tu  à  répondre  ?  —  Madame... 

—  Je  t'ai  entendu,  tu  liésites  ;  Mlle  de  Beaufort  Fempoiie  sur  moi  ; 
je  ne  lui  pardonnerai  point  cette  victoire  ;  je  ne  te  pardonnerai  point 


204  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

ces  refus.  Oublie  ces  instants  d'abaissement  où  tu  m'as  \nie^  jure  de 
n'en  jamais  parler.  ~  Je  vous  le  jure,  madame.  -—  Eloigne-toi,  et  songe 
que  tu  m'as  fait  rougir.  » 

M.  de  Serviez  écrivit  en  1724  une  histoire  des  Hommes  Il- 
lustres du  Languedoc:  ce  sont  des  monographies  scrupuleuses, 
dans  lesquelles  il  y  aurait  à  prendre  pour  qui  voudrait  con- 
naître les  Languedociens  et  Languedociennes  célèbres,  voulût- 
il  remonter  jusqu'à  Helvia,  mère  de  Cicéron,  née  à  Albi, 
ou  jusqu'à  Aurelius  Carus,  le  père  de  Carin  et  de  Numérien. 
Son  Histoire  des  femmes  galantes  de  r Antiquité  qui  se  pro- 
longe jusqu'à  la  fin  de  la  république  romaine,  et  se  continue 
par  les  Impératrices  romaines  jusqu'à  Constantin,  constitue 
une  série  intéressante  de  biographies  qui  parurent  de  1725  à 
1727,  et  dont  la  liste  seule  est  instructive.  On  y  trouve  par 
exemple  la  nomenclature  complète  des  empereurs  romains 
avec  leurs  différentes  épouses,  depuis  Livie  Oreslilla,  Lollia 
Paulina  et  Césonie,  les  trois  femmes  de  Caligula,  jusqu'à  Ga- 
leria  Fundana,  la  femme  de  Vitellius,  Marcia  Furnilla,  celle 
de  Titus,  Crispina,  celle  de  Commode,  en  passant  celles  de 
Néron,  Octavie,  Poppée,  etc.,  c'est  une  histoire  complète  de 
l'empire  romain  par  les  femmes. 

Le  chevalier  de  Vignacourl  repiit  pour  la  conter  à  son  tour, 
en  1723.  dans  Adèle  de  Ponthieu,  l'aventure  d'Eléonor  de 
Guienne.  Son  livre  est  assez  historique  pour  ne  point  déna- 
turer les  faits,  et  assez  romanesque  aussi  pour  que  M.  de  la 
Place  en  fît  une  tragédie  et  M.  de  Saint-iMarc  un  opéra.  Dans 
ses  Mémoires  historiques  ou  anecdotes  secrètes  et  galantes 
de  la  duchesse  de  Bar,  Mlle  de  la  Force  inventa  une  corres- 
pondance entre  Henri  lY  et  la  comtesse  de  Guiche  :  et  ces 
lettres  apocryphes  sont  du  moins  si  bien  trouvées,  qu'on  les 
prit  quelque  temps  pour  authentiques. 

Ce  goût,  non  seulement  de  la  vérité  générale,  mais  encore 
d'érudition  historique,  d'exactitude  minutieuse  dans  les  re- 
cherches, trouve  son  expression  assez  complète  dans  un 
roman  de  l'abbé  Terrasson,  un  essai  de  restauration  archéo- 
logique qui  précède  d'un  grand  siècle  Salammbô  ou  le  Roman 
de  la  Momie  :  c'est  le  Séthos,  où  l'auteur,  un  savant  et  un 
curieux,  essaie  de  revivre  la  vie  de  l'ancienne  Egypte.  Il  con- 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  20^5 

naissait  lantiquité  ;  il  avait  traduit  en' sept  volumes  la  grosse 
histoire  universelle  de  Diodore  de  Sicile.  Il  voulut,  dans  le 
Sélhos,  faire  une  œuvre  de  science  et  de  morale,  qui  pré- 
sentât un  tableau  de  la  civilisation  antique,  et  celui  d'une  vie 
complète  passée  au  milieu  de  voyages  et  d'aventures. 

Séthos,  histoire  ou  vie  tirée  des  monuments,  anecdotes  de 
TAncienne  Egypte  traduites  d'un  manuscrit  grec,  fait  voyager 
un  jeune  prince  qui  s'instruit  dans  la  science  des  lois  et  des 
mœurs,  est  persécuté  par  une  marâtre,  est  initié  aux  mystères 
d'Isis,  repousse  les  ennemis,  est  blessé  au  combat,  fait  pri- 
sonnier, vendu  à  des  Phéniciens  qui  l'emmènent.  Cet  esclave 
princier  fait  des  prodiges  de  valeur,  sauve  la  Phénicie,  est 
nommé  amiral  d'une  flotte  qui  entreprend  le  périple  de  l'Afri- 
que. Il  emplit  l'univers  du  renom  de  sa  sagesse  et  de  ses  ex- 
ploits, revient  en  Egypte,  s'y  fait  reconnaître,  renonce  au 
trône  et  à  sa  maîtresse,  et  vieillit  dans  la  vertu. 

Séthos  est  cousin  de  Télémaque,  et  d'Anacharsis,  —  un 
cousin  pauvre. 

L'influence  de  cette  littérature  nouvelle  modifia  profondé- 
ment les  œuvres  de  pure  imagination.  La  fiction  y  fut  plus 
sage,  moins  évaporée;  elle  resta  plus  près  de  terre  et  de  nous. 
La  vie  apparut  comme  assez  romanesque  par  elle-même,  sans 
qu'il  fût  utile  d'aller  quérir  des  sujets  dans  la  plus  folle  fan- 
taisie. 

Je  vous  ai  parlé  de  Grégoire  de  Challes  (1).  Dans  le  même 
genre,  il  faut  nommer  Dufresny,  un  type  peu  banal. 

Lesage,  dans  le  Diable  boiteux,  raconte  l'histoire  d'un 
«  vieux  garçon  de  bonne  famille  qui  n'a  pas  plutôt  un  ducat 
qu'il  le  dépense,  et  qui,  ne  pouvant  pas  se  passer  d'espèces, 
est  capable  de  tout  faire  pour  s'en  procurer. 

«  Il  y  a  quinze  jours,  s^  blanchisseuse,  à  qui  il  devait  trente 
pistoles,  vint  les  lui  demander,  en  disant  qu'elle  en  avait  be- 
soin pour  se  marier  avec  un  valet  de  chambre  qui  la  recher- 
chait : 

«  —  Tu  as  donc  d'autre  argent,  lui  dit  Dufresny,  car  où 
diable  est  le  valet  de  chambre  qui  voudrait  devenir  ton  mari 
pour  trente  pistoles  ? 

(1)  Tome  II,  329. 


200  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

((  —  Eh  !  maiis,  répondit-elle,  j'ai  encoixî,  outre  cela,  deux 
cents  ducats. 

<(  —  Deux  cents  ducats  !  répliqua-t-il  avec  émotion  ;  mal- 
peste !  tu  n'as  qu'à  me  les  donner,  à  moi,  je  t'épouse  et  nous 
serons   quilles. 

«  El  la  blanchisseuse  est  devenue  la  femme  de  Duh'esny  ». 

Ce  Dufresny  élait  petit-fils  d'Henri  iV'  par  son  arrière-grand'- 
mère,  la  Belle  Jardinière  d'Anet,  poêle,  peintre,  masicien,  des- 
sinateur de  jardins,  auteur  dramatique,  bohème  el  homme 
d'esprit,  qui  disait  :  *(  Pauvreté  n'est  pas  vice,  c'est  bien  pis  ». 

Il  a  composé  des  comédies^  des  chansons,  el  des  œuvres  en 
prose,  parmi  lesquelles,  si  nous  pouvons  négliger  l'histoire 
gauloise,  fantastique  et  satirique  du  Puits  de  Vérité,  parue 
en  1698,  nous  devons  au  moins  démêler  les  Amusements 
sérieux  el  comiques,  imprimés  pour  la  première  fois  en  1699, 
el  plusieurs  Nouvelles  insérées  dans  le  Mercure,  Les  Amuse- 
ments sont  le  récit  du  voyage  d'un  Siamois  en  Europe  ;  il  re- 
garde, il  observe,  il  note  ses  impressions  :  c'est  comme  un 
premier  élut  des  Lettres  Persanes,  qui  sont  de  1721.  Le  Sia- 
mois de  Dufi^sny  fait  de  la  société  qu'il  traverse  un  tableau 
pittoresque  et  suffisamment  exact  pour  figurer  au  nombre 
des  peintures  vraies  de  l'époque.  Nous  voici  à  la  Cour  :  «  C'est 
un  pays  très  amusant  ;  on  y  respire  le  bon  air,  les  avenues 
en  sont  riantes,  d'un  abord  agréable.  Je  ne  sais  si  le  terrain 
de  la  cour  est  bien  solide  ;  j'ai  vu  de  nouveaux  débarqués  y 
marcher  avec  confiance,  et  de  vieux  routiers  n'y  marcher 
i[u'en  tremblant.  »  Ailleurs,  il  note  l'impression  qu'il  rap- 
porte de  l'aninintion  qui  règne  à  Paris  :  <(  En  voyant  votre 
Paris,  je  m'imagine  voir  un  grand  animal.  Les  rues  sont 
autant  de  veines  où  le  peuple  circule.  »  L'Opéra  le  charme  : 
«  c'est  un  séjour  enchanté,  le  pays  des  métamorphoses,  un 
coup  de  sifflet  vous  fait  trouver  dans  le  pays  des  dieux,  un 
autre  coup  de  sifflet  vous  ramène  dans  celui  dés  fées;  les 
fées  de  l'Opéra  enchantent  comme  les  autres,  mais  leurs  en- 
chantements sont  pfus  naturels,  au  blanc  el  au  rouge  près  ». 
Ce  sont  aussi  des  portraits  qu'on  dirait  détachés  de  la  ga- 
lerie de  La  Bruyère  :  <(  Les  femmes  de  Paris  sonl  des  oiseaux 
amusants  qui  changent  de  plumage  trois  ou  quatre  fois  par 


HISTOIRE   DE   L4   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  267 

jour  »;  et  celte  réparlilion  ingénieuse:  «  Les  femmes  de  Paris,, 
quoique  habitantes  de  la  même  ville,  sont  divisées  en  plusieurs 
nations  différentes;  on  y  trouve  la  nation  policée  des  femmes 
(lu  monde,  la  nation  sauvage  des  provinciales  et  des  boui*- 
geoises  de  mauvais  ton,  la  nation  libre  des  coquettes,  la  na- 
tion douce  et  tranquille  des  femmes  qui  trompent  leur  mari 
et  ont  pourtant  intérêt  à  le  ménager  ;  la  nation  aguerrie  des 
femmes  d'intrigue,  la  nation  timide  (mais  il  n'y  en  a  presque 
plus  de  celles-là),  la  nation  barbare  des  belles-méres,  la  nation 
fière  des  bourgeoises  ([ualifiées,  la  nation  errante  des  visi- 
teuses régulières,  la  nation  indomptable  des  prudes  et  des 
niédisantes.  »  Ce  sont  ainsi  des  réflexions,  des  anecdotes  à  la 
f^çon  de.  celles  des  Corac/ères;  des  maximes  où  perce  tou- 

• 

jours  l'observation  pénétrante  de  la  réalité,  et  parfois  même 
^Mi  pessimisme  étrange,  à  cette  époque  et  chez  un  tel  homme, 
comme  dans  cet  étonnant  jugement  sur  la  vie  :  «  Un  enfant 
^^  quatre  jours  est  déjà  assez  vieux  pour  mourir.  » 

Quant  aux  Nouvelles  écrites  de  1710  à  1712,  le  Mariage  par 
^^lérêt,  V Aventure  du  Carnaval,  etc.,  elles  sont  assez  vraisem- 
blables pour  pouvoir  toutes  porter  le  titre  que  porte  l'une 
d  filtre  elles  :  Histoire  toute  véritable. 

lians  ce  mouvement  fiévreux  de  nouveauté  qui  fit  éclore  un 
^^ïïibre  incalculable  de  romans,  il  est  un  nom  qui  domine 
c^ttune  celui  de  Regnard  parmi  les  œuvres  de  théâtre;  c'est 
<*eluî  de  Lesage,  l'auteur  de  Gil  Blas,  un  nom  considérable, 
lui   \aui  un  peu  plus  d'attention. 

-A.lain-René  Lesage,  l'immortel  auteur  de  Gil  Blas  de  San- 

^^^iQwie,  était  Breton.  Il  naquit  le  8  mai  1068,  à  huit  heures 

^    soir,  à  Sarzeau,  petit  village  du  Morbihan,  au  fond  du 

oOlf^ç  Q^  ]gg  vagues  déferlent  entre  les  rochers  noirs  d'Arz  et 

^  l'île  aux  Moines,  au  pied  du  vieux  château  fort  de  Sucinio 

I    ^es  ruines  de  l'Abbaye  de  Saint-Gildas  de  Rhuys,  qu'ha- 

*^il^  Abélard. 

^on  père  s'appelait  Claude  Lesage  de  Kerbistoul  ;  il  était 
^^taire,  greffier  de  la  cour,   receveur  de  la  seigneurie   de 


i 


208  UISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATUBE  FRANÇAISE 

Rhuys.  Sa  mère  était  née  Jeanne  Brenugat.  La  maison  na- 
tale existe  encore  à  Sarzeau,  rue  Bécherel,  proche  le  calvaire 
de  la  croix  Pirio.  Elle  a  été  exhaussée  et  rajeunie,  ornée  d'une 
plaque  commémoralive. 

La  famille  Lesage  était  aisée  et  considérée. 

René  avail  quatorze  ans  quand  il  perdit  son  père  et  sa 
mère.  Il  fut  confié  à  des  tuteurs  infidèles,  qui  mésusèrenl  de 
son  bien,  et  lécartèrent,  en  le  mettant  en  classe  au  collège  de 
Vannes, 

11  y  lit  de  bomies  études.  Il  y  parait  à  l'érudition  de  ses  œu- 
vres, dont  les  héros  sont  tous  «  ferrés  sur  les  humanités  », 
selon  le  mot  do  l'archevêque  de  Grenade. 

II  alla  e^nsuite  à  Paris  pour  y  faire  son  droit.  Il  tut  avocat, 
mais  plaida  peu.  Dans  ses  roman::,  il  ne  fit  jamais  appel  à 
ses  connaissantes  juridiques  ;  il  paraît  beaucoup  plus  vereé 
dans  la  médecine  que  dans  le  droit,  comme  s'il  avait  fait 
des  études  spéciales.  Mais  aucun  renseignement  n'autorise  à 
dire  qu'il  a  fait  sa  médecine. 

A  vingt-six  ans,  il  se  maria  avec  une  Espagnole,  qui  lu) 
donna  sans  doute  le  goût  des  romans  castillans,  dans  les- 
quels il  devait  tant  puiser. 

L'année  d'après,  il  débutait  dans  les  lettres  par  une  tra- 
duction des  Lttires  d'Arislénéle,  qui  passa  inaperçue,  Vei-s 
ce  temps-là,  il  se  mit  sous  la  protection  de  l'abbé  de  LyoïMie, 
qui  buvait  \.ou<  les  matins  vingt-deux  pintes  d'eau  de  Seine, 
et  à  qui  Lesage  songea  peut-être  en  crayonnant  dans  OU 
Blas  son  type  célèbre  du  docteur  Sangrado. 

Ce  fut  ce  prieur  de  Lyonne  qui  conseilla  à  Lesage  de  lire 
les  romans  espagnols  ;  ceux-ci  aUaienl  fournir  toute  la  car- 
rière littéraire  de  l'auteur  de  (2il  Bhs. 

Il  habitait  alors  au  cul-de-sac  de  la  foire  Saint-Germain, 
proche  Soinl-Sulpice,  où  il  fut  marié.  En  1098,  il  avait  deux 
enfants.  Il  se  mit  à  l'œuvre  poui-  gagner  sa  vie.  Comme 
Scarron,  conune  Corneille,  il  traduisit  des  comédies  espa- 
gnoles, dont  l'une,  le  Point  d'Honneur,  de  Francisco  de 
Roxas,  fut  jouée  à  la  Comédie-Française,  et  rapporta  à  son 
auteur  deux  cent  soixante-trois  francs.  Ni  Le  Trailre  puni,  ni 
don  César  Ursin  ne  furent  plus  heureux.  Têtu  comme  un 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  2(iî) 

Breton,  il  ne  se  découragea  pas.  En  1707,  une  comédie  en  un 
acte,  Crispin  rival  de  son  mailre,  réussit.  Le  sujet  est  plai- 
sant. Angélique,  lille  d'Oronle,  est  promise  à  Valère,  qu*elle 

■ 

ne  connaît  pas.  Crispin,  valet  de  Valère,  envoyé  à  l'avance, 
se  fait  passer  pour  son  maître,  et  serait  agréé  comme  gendre, 
si  la  ruse  ne  se  découvrait  à  la  fin.  Lesage  a  repris  ce  sujet 
pour  en  faire  un  épisode  du  Gil  Blas.  Le  soir  de  la  première, 
la  recette  fut  de  2.370  francs. 

Enhardi  par  ce  succès,  Lesage  écrivit  son  chef-d'œuvre  dra^ 
matique,  Turcarel,  en  1709. 

Pour  en  comprendre  la  valeur  et  la  portée,  il  faut  se  rap- 
peler ce  qu'on  appelait  au  siècle  dernier  la  Ferme.  C'était 
une  organisation  financière  par  laquelle  le  roi  affermait  les 
impôts  à  des  banquiers  appelés  Traitants  ou  Partisans,  Ceux- 
ci  lui  assuraient  le  payement  des  taxes,  et  se  chargeaient  de 
se  payer  eux-mêmes,  en  pressurant  le  peuple,  en  lui  faisant 
rendre  au  double  ou  au  triple  ce  qu'ils  avaient  déboursé.  Ils 
étaient  la  terreur  des  pauvres  gens,  'de  vrais  bourreaux  d'ar- 
gent, cupides  et  cruels.  Saint-Simon  dit  de  l'un  d'eux  :  «  Il  ti- 
rait le  sang  des  sujets  du  roi,  il  en  exprimait  jusqu'au  pus, 
parnii  les  sanglots  étouffés.  »  On  les  détestait,  mais  on  avait 
besoin  d'eux,  à  commencer  par  le  roi,  à  qui  ils  prêtaient  de 
l'argent,  car  ils  avaient  entre  les  mains  presque  toute  la  for- 
lune  de  la  France. 

Ils  la  soutenaient,  conmie  la  corde  soutient  le  pendu  (1). 

C'est  en  1709  que  Lesage  lança  entre  les  jambes  des  trai- 
tants, seuls  riches,  seuls  à  l'aise,  cette  fusée  explosible  qu'il 
appela  Turcarel. 

La  finance  s'alarma  avant  l'explosion.  Elle  offrit  à  Ixîsage 
100.000  francs,  s'il  retirait  sa  pièce  en  répétition.  Notre  hon- 
nête Breton  refusa,  et  Turcarel  fut  joué. 

Ce  fut  un  immense  éclat  de  rire  et  de  haine  contre  la  Ferme. 
Lesage  qui  ne  craignait  rien,  ne  désarma  pas. 

La  démarche  propitiatoire  des  financiers  avant  la  première 
représentation,  piqua  la  curiosité  publique  et  contribua  au 
succès.  La  duchesse  de  Bouillon  offrit  dans  son  salon,  à  se» 

(i)  Cf.  Léo  Clarelie.   Lemtjc  romancier ^  et  daas  Lesage^  V homme  et  Vécrivain 
pûur  l'étude  des  rapports  qu'ont  eus  la  finance  et  la  littérature. 


270  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

invités,  une  lecture  anti(:ij>ée  de  celte  pièce  à  effet.  Ce  fut 
môme  pour  I^esage  roccasioii  de  faire  une  nouvelle  preuve 
de  sa  fiei'lé.  Il  arriva  une  heure  en  retard  chc^z  la  duchesse, 
qui  le  lui  fît  durement  observer.  Lesage  à  peine  entré,  reprit 
son  manuscrit  et  répondit  : 

((  Madame,  je  vous  ai  fait  perdre  une  heure,  je  vais  vous  en  faire 
gagner  deux,  n 

Et  il  sortit  sans  avoir  lu. 

La  a  première  »  fut  bruyante.  Il  y  eut  des  altercations.  Lesage 
a  conté  tout  cela  lui-même  dans  un  petit  dialogue  appelé 
Critique  de  Tur caret, 

Turcarel  vient  de  Turc.  C'est  un  homme  féroce  en  affaires. 
Marié,  il  a  laissé  sa  fenune  à  Valognes,  et  il  lui  paye  une 
pension  pour  qu'elle  ne  vienne  pas  à  Paris  le  troubler  dans 
sa  vie  mondaine.  Il  est  grugé  par  une  baronne,  bafoué  par  un 
marquis,  surpris  et  gêné  par  sa  famille  qui  le  relance,  et 
dont  il  n'est  pas  fier,  dans  tout  ce  beau  monde,  car  sa  sœur  est 
re\'endeuse  à  la  toilette,  sa  temine  est  une  i>etite  provinciale 
ridicule,  et  lui-même  est  fils  d'un  jardinier.  Il  dit  et  fait  cent 
bévues,  et  n*a  d'autorité  que  pour  mener  les  affaires  avec  une 
rapacité  impitoyable.  Il  nous  api»araît  sous  deux  jours  dif- 
férents :  c'est  un  grotesque  mal  élevé,  grossier,  brutal,  benêt 
dans  le  haut  monde,  où  il  fait  l'effet  d'un  butor  slupide.  Il 
excelle  en  affaii'es.  11  se  défie  de  la  bonté,  a  Trop  bon  ! 
trop  bon  !  »  C'est  le  mot  de  Boileau  conseillant  par  ironie 
au  futur  traitant  :  «  Endurcis-t^i  le  cœur,  sois  Arabe,  cor- 
saire !  ».  C'est  celui  aussi  de  Le  Tellier  disant  au  roi,  en 
parlant  de  Lepelletier  proposé  pour  un  haut  poste  dans  les 
finances  : 

«  Sire,  il  n'est  pas  propre  à  cet  emploi. 

—  Pourquoi  ? 

—  Il  n'a  pas  l'unie  assez  dure.  » 

Si  la  pièce  est  d'une  intrigue  un  peu  lente,  en  revanche, 
elle  est  le  chef-d'ceuvre  du  style  de  théûli\\  et  rarement  carac- 
tère fut  tracé  avec  plus  de  relief,  de  force,  de  vérité  et  de  vie, 
(pie  ce  Turcaret  dont  le  nom  est  pas>é  dans  la  langue  cou- 
rante, et  a  enrichi  d'un  type  immortel  la  galerie  des  plus 
fier'^  originaux  que  le  théàlie  et  le  roman  ont  créés. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  271 

Lesage  eut  des  difficultés  avec  les  comédiens  à  propos  de 
celte  pièce.  On  sait  la  façon  spirituelle  et  dui^e  dont  il  assura 
sa  vengeance  dans  Gil  Blas.  L'effet  le  plus  regrettable  de  cette 
fâcherie,  fut  de  priver  le  théâtre  d'autres  chefs-d'œuvre,  car 
Lesage  renonça  pour  jamais  aux  grandes  scènes,  et  se  con- 
sacra au  métier  d'écrire  des  livrets  ilopéras-coniiques  pour 
le  théâtre  de  la  Foire,  qui  était  alors  dans  tout  son  éclat  et 
attirait  une  assistance  brillante.  Le  roi  el  la  cour  y  venaient. 
LT)péra  et  la  Comédie-Française  s'inquiétèrent  assez  de  son 
succès  pour  interdire  aux  forains  de  leur  faire  concurrence  ; 
rOpéra  leur  défendit  de  chanter,  les  Français  leur  défen- 
dirent (Je  dialoguer  :  à  part  ces  réserves,  ils  pouvaient  jouer 
tout  ce  qui  leur  plaisait.  Ils  eurent  recours  à  tous  les  sub- 
terfuges, firent  chanter  les  couplets  par  le  public,  écrivirent 
des  dialogues  où  un  des  interlocuteurs  s'exprimait  en  jargon, 
el  éludèrent  par  ruse  les  interdictions.  Les  meilleurs  auteurs 
du  temps  leur  préfèrent  le  concours  de  leur  talent. 

Lesage  écrivit  beaucoup  pour  ce  théûlre  ([ui  lui  rapportait 
des  émoluments  fixes  el  utiles. 

D  plaçait  assez  haut  ce  genre  nouTCau  qui  devait  avoir 
le  plus  bel  avenir,  —  l'opéra-comique  en  est  sorti,  —  et  il  en 
faisait  ce  plaidoyer  dans  cette  lettre  inédite  à  Fuzelier  : 


—  Vos  réflexions  sur  les  auteurs  qui  prostituent  leur  plume  acadé- 
mique à  de  comiques  opéras  seraient  fort  bonnes  si,  par  un  excès  de 
modestie,  vous  ne  ravaliez  pas  un  genre  dans  lequel  peu  de  nos  bons 
esprits  réussissent,  faute  den  avoii-  le  talent.  Boileau,  Corneille,  Ra- 
cine, ni  môme  Rousseau  n'ont  pu  réussir  dans  les  drames  lyriques, 
et  le  satirique  B.  s'est  en  vain  déchaîné  contre  les  opéras  qu'il  traitait 
de  sornettes  poétiques.  Tous  les  gens  de  goût  ont  vengé  Quinault,  et 
l'académicien  qui  n'y  entendait  rien  aurait  mieux  fait  d'avouer  son 
insuffisance  dans  cette  partie,  que  ùù  l'appeler  une  billevesée  parce 
qu'il  avait  échoué  dans  ses  essais.  Le  public  connaisseur  fera  la  même 
chose  aujourd'hui  on  faveur  des  auteurs  agréables  qui  vous  res- 
semblent. 


Après  une  interdiction,  il  fit  même  des  li\Tets  pour  ma- 
rionnettes. Celait  sans  doute  une  occupation  un  peu  infé- 
rieure dans  un  genre  populaire,  et  des  couplets  lui  reprochè- 
rent avec  malice  cette  petite  déchéance  : 


272  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Lesage  et  Fnzolier  ont  quitté  du  haut  style 

La  beauté, 
Et  pour  Polichinelle  ont  abandonné  Gille, 

La  rareté  ! 
Il  ne  leur  manque  plus  qu'à  montrer  par  la  ville 

La  curiosité  ! 


Mais  il  fallait  vivre  !  Durant  vingt-six  ans,  Lesage  fut 
attaché  aux  forains  qui  payaient  grassement.  Il  excella  dans 
les  scènes  que  comportait  ce  genre,  actualités,  lazzi,  satires  et 
drôleries. 

L'une  de  ces  parades  du  théâtre  de  la  Foire,  s'appelle 
Arlequin  Colonel,  et  est  l'adaptation  pour  les  forains  d'une 
comédie  que  Lesage  fil  jouer  en  1732  aux  Français  soùs  le 
litre  de  la  Tontine.  Cette  pièce  était  faite  depuis  1708.  C'est 
l'affaire  de  Turcarel  qui  la  fit  rentrer  dans  les  cartons,  pour 
vingt-quatre  ans.  Quand  elle  fut  écrite,  elle  appartenait  à  l'ac- 
lualilé.  C'était  une  invention  et  une  importation  du  Napoli- 
tain Tonti,  qui  avait  imaginé  ce  genre  d'association  entre 
particuliers  mettant  en  commun  des  parts,  dont  la  totalité 
sera  partagée  à  Jelle  date  entre  les  survivants.  Chacun  a  donc 
intérêt  à  vivre  longtemps  pour  hériter  de  ses  associés.  Lesage 
imagine  un  docteur  qui  a  placé  10.000  livres  à  la  Tontine  sur 
la  tête  de  son  jardinier,  solide  gas  qui  durera  longtemps.  Il 
le  cultive,  le  soigne,  l'inonde  de  clystères;  on  voit  le  thème 
des  plaisanteries. 

Et  voilà  tout  pour  lœuvre  dramatique  de  Lesage.  Le  théâtre 
l'a  trop  mal  reçu  pour  qu'il  l'ait  voulu  illustrer.  Le  roman  a 
bénéficié  de  ses  dédains  pour  les  planches. 

Je  vous  ai  dit  que  ce  genre  s'orientait  alors  vers  le  naturel 
et  la  vérité. 

Lesage  suivit  d'abord  cet  exemple  en  composant  le  Diable 
boiteux  en  1707.  Le  Diable  boiteux,  Asmodée,  récompense  le 
cavalier  Cléophas  qui  a  brisé  la  bouteille  dans  laquelle  un 
alchimiste  l'avait  enfermé;  il  lui  fait  voir  tout  ce  qui  se  passe 
dans  les  maisons  de  Madrid,  lisez  :  Paris. 

La  donnée  est  commode,  souple,  élastique.  Pendant  les 
deux  volumes,  nous  regardons  sous  les  toits  des  maisons,  et 
le  dîable  nous  dévoile  toutes  les  façons  qu'a  l'humanité  d'êtr© 


HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  273 

ridicule.  Le  roman  n'est  pas  composé,  il  finit  sans  raison, 
car  on  pourrait  l'arrêter  sans  inconvénient  plus  tôt  ou  plus 
lard.  C'est  un  cach-e  à  coulisses.  Lesage  y  mit  tant  et  tant  de 
vérité,  qu'on  peut  dire  que  c'est  le  journal  des  petits  scan- 
dales parisiens  de  l'époque.  C'est  la  réponse  la  plus  péremp- 
toire  qu'on  puisse  faire  aux  Espagnols,  qui  prétendent  voir 
et  reconnaître  dans  le  Diable  boiteux,  une  traduction  du  Diable 
boiteux  (El  Diablo  Cojuelo)  de  Guevara,  auquel  Lesage  a  em- 
prunté fort  peu  de  chose.  Encore  eût-il  pu  ne  lui  rien  em- 
prunter, car  ce  qui  plut  surtout  et  seulement  dans  son  livre, 
ce  furent  les  anecdotes,  indiscrétions  et  faits  divers  de  la  vie 
à  Paris.  Ce  fut  un  succès  étourdissant.  Deux  cavaliers  mirent 
l'épée  à  la  main  pour  se  disputer  le  dernier  exemplaire  de  la 
première  édition,  et  Boileau  se  fâcha  contre  son  petit  laquais 
qui  se  cachait  pour  lire  le  Diable  boiteux,  au  lieu  d'épousseter 
les  chaises.  Chez  le  libraire  Barbin,  on  emportait  le  roman 
en  feuilles,  s'il  n'était  pas  encore  broché,  ce  qui  faisait  dire  : 
«  Ce  pauvre  Asmodée  !  on  ne  lui  donnait  même  pas  le  temps 
de  s'habiller  !  » 

C'est  encore  aujourd'hui  un  livre  excellent,  spirituel,  amu- 
sant, et  surtout  écrit  dans  un  style  d'une  pureté,  d'une  limpi- 
dité admirables.  Le  faible,  c'est  la  composition.  C'est  une 
enfilade  de  récits,  un  chapelet  d'historiettes  reliées  par  un 
fil  invisible.  L'auteur  trébuche  d'une  anecdote  sur  l'autre. 

Le  Diable  boiteux  est  le  premier  roman  de  Lesage  :  on  peut 
dire  que  c'est  son  unique  roman.  Il  le  refera,  il  le  recommen- 
cera sous  d'autres  formes;  mais  les  caractères  qui  distingue- 
ront ces  romans  futurs,  ils  sont  déjà  tous  ici.  C'est  à  la  fois 
le  début  et  le  résumé  de  sa  carrière  de  romancier. 

Imitation  libre  de  lespagnol,  allusions  contemporaines, 
style  limpide,  esprit  naturel,  composition  factice,  c'est  ce  qui 
dislingue  le  Diable  boiteux,  et  c'est  aussi  ce  qu'il  faudra  re- 
marquer dans  le  reste  de  l'œuvre. 

Six  années  se  passèrent  après  Turcaret  sans  que  Lesage 
fît  rien  paraître.  Il  était  occupé  et  accaparé  par  le  Théâtre  de 
la  Foire. 

En  1715,  il  habitait  au  quai  de  l'Horloge,  au  Soleil  d'Or. 
C'est  là,  en  cette  année,  qu'il  acheva  et  publia  le  premier 

18 


274  HISTOIRE  DE   LA  UTTÉRATIRE   FRANÇAISE 

volume  de  son  grarul  et  inunorlel  chef-d'œuvre,  Gil  Blas  de 
Santillane,  qui  parut  en  trois  fois  :  en  1715,  du  livre  P''au 
livre  VI;  en  1724,  MI  à  IX  ;  en  1735,  X  à  XII. 

Avant  de  parler  de  l'œuvre,  il  faut  dire  un  mot  de  ce 
qu'on  appelle  la  question  de  Gil  Dlas.  Celte  question  est  celle 
de  savoir  si  Gil  Bios  est  bien  un  roman  français.  Car  ce  qui 
ne  fait  aucun  doute  pour  nous,  est  jugé  différemment  à  l'étran- 
ger, particulièrement  en  Espagne,  où  l'on  a  souvent  prétendu 
(fue  Lesage  a  simplement  traduit  un  Gil  Blas  espagnol. 
Malheureusement  pour  les  détracteurs  de  Lesage,  jamais  ils 
n'ont  pu  monlrer  ni  publier  ce  prétendu  original  copié  par 
le  traducteur.  Ils  y  auraient  quelque  peine,  car  il  n  existe 
nulle  part  et  n'a  jamais  existé.  Gil  Blas  est  bien  trop  fard 
d'anecdotes  parisiennes  et  de  types  parisiens  pour  qu'il  y  ait 
la  moindre  hésitation  à  garder.  Il  y  a  bien  une  traduction 
du  roman  de  Lesage  en  espagnol  par  le  P.  Isla,  sous  oe 
titre  piquant  :  Aventurer  de  Gil  Blas  de  Saniillane  volées 
à  ï Espagne^  appropriées  à  la  France  par  M.  Lesage,  et  res- 
tituées à  leur  langue  et  à  leur  patrie  naturelles  par  un  Espa- 
gnol laloux  qui  ne  soufre  pas  que  Von  se  moque  de  sa  nation; 
ce  n'est  nullement  une  preuve,  car  mieux  aurait  valu,  que 
cette  traduction,  la  publication  pure  et  simple  de  l'original 
castillan,  s'il  existait. 

Ce  P.  Isla  a  des  procédés  de  discussion  amusants.  Il  déclare 
prendre  à  l'égard  de  ceux  qui  ne  sont  pas  de  son  avis  «  l'atti- 
tude du  mâtin  qui,  quand  des  roquets  jappent  derrière  lui, 
lève  la  patte,  les  inonde  et  suit  son  chemin  ».  (1797.)  Il  n'a 
rien  démontré. 

Au  début  de  ce  siècle,  le  romantisme  ayant  ramené  l'atten- 
tion sur  l'Espagne,  on  parla  de  nouveau  du  Gil  Blas.  Victor 
Hugo  a  défendu  Lesage  dans  un  mémoire  plus  curieux  que 
probant.  Patin,  Audiffret,  Saint-Marc  Girardin,  ont  écrit  de 
bons  Eloges,  que  l'Académie  couronna.  L'Espagnol  Llorente 
riposta  par  un  travail  méticuleux  qui  constate  une  lecture  mi- 
nutieuse du  Gil  Blas,  mais  n'apporte  pas  d'arguments  bien 
forts  ;  car  ce  n'est  pas  prouver  les  origines  espagnoles  de 
Gil  Blas  que  de  prétendre,  comme  il  fait  :  il  n'y  a  qu'un  Es- 
[ïagnol  pour  avoir  employé  des  noms  et  des  mots  espagnols 


HISTOIRE  DE  L^  LITTÉRATURE  FRANÇiUSE         '  275 

cojnme  senora,  senorita,  la  posada  de  los  represeiilanies,  des 
hispanismes  francisés  comme  Dieu  soit  loué  ou  :  Je  vous 
rends  de  très  humbles  grâces,  ce  qui  n'est  pas  tant  espagnol; 
poui*  avoir  su  qu'en  Espagne  on  chevauche  des  mules,  et  que 
les  employés  des  ministères  à  Madrid  déjeunent  à  midi.  Ce 
soja  t  des  arguments  de  ce  genre  sur  lesquels  Llorenle  prétend 
asseoir  sa  thèse,  et  montrer  dans  le  Gil  Blas  de  Lesage  ui^ 
Ir^aduclion  d'un  certain  roman  espagnol  de  Solis,  que  nul  n'a 
jamais  vu.  Nous  ne  reprendrons  pas  ici  cette  discussion  que 
no  VIS  avons  largement  établie  ailleurs,  et  dont  la  conclusion 
ea  faveur  de  la  pleine  originalité  du  Gil  Blas  n'a  plus  reçu 
de  contradictions. 

Le  vrai  est  qu'il  y  a  dans  le  roman  de  Gil  Blas  des  rémi- 
ûiscences  nombreuses  d'aventures  éparses  dans  les  romans 
picaresques  et  les  comédies  de  la  littérature  espagnole.  Là 
lûême  où  Lesage  a  imité,  et  dans  l'Histoire  du  gart^on  bar- 
bier, prise  dans  le  Marcos  de  Obregon  de  Vincent  Espinel  ;  et 
'épisode  du  mendiant  à  l'escopette,  et  celui  du  parasite,  et 
dans  bien  d'autres.  Lesage  peut,  comme  Corneille,  comme 
Molière,  comime  Scarron,  comme  La  Fontaine,  avouer  ses 
dettes;  son  imitation  n'est  jamais  un  esclavage  ;  il  embellit  ce 
qu^il  louche,  et  la  sa\^ur  bien  essentiellement  française  de 
son  style  assure  sa  parfaite  originaUté. 

Ces  endroits-là,  du  reste,  sont  rares,  et  il  y  en  a  beaucoup 
plu.s  où  il  est  évident  que  Lesage  ne  peut  rien  devoir  aux 
auteurs  espagnols  du  xvn®  siècle,  par  la  raison  qu'il  fait  une 
P^ijiture  de  la  société  parisienne  du  xviii*  siècle,   que  ni 
At>ogado  Constantin,  ni  Antonio  de  Solis,  ni  les  autres  pré- 
'^ttdus  modèles  de  notre  écrivain  n'ont  pu  connaître  ni  soup^ 
Canner.  Or  le  Gil  Blas  est  un  roman  à  clefs.  Que  d'originaux 
Parisiens  dont  les  types  de  Lesage  sont  des  copies  :  Triaquero, 
?^  ^l  Voltaire,  Guyomar,  que  les  contemporains  reconnais- 
saient pour  le  recteur  Dagoumer  ;  Sangrado,  Oquetos  et  An- 
'"^os,  médecins  fameux  sous  les  faux  noms  desquels  chacun 
^^llail  les  véritables,    ceux  des  docteurs  Hecquet  et  Andry  ; 
lecteur  Carlos  Alonso  de  la  Ventoleria,  le  seigneur  de  la  Van- 
'^^dise,  en  qui  tout  le  monde  reconnaissait  l'acteur  Baron  ; 
^  ïïîarquise  de  Chaves,  qui  est  la  marquise  de  Saint-Liimberf, 


27(')  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

el  tant  traulivs  rôles  dont  les  clefs  sont  assoiiissantes  au  se-  j 

cret  mal  gaidù  !  Voilà  où  l'Espagne  n'est  pour  rien.  j 

Elle  est  pour  moins  encore  dans  la  forme  et  dans  l'exprès-  i 

sion,  très  personnelles  et  spéciales  à  Lesage.  Son  style  ne 
mérite  que  louanges,  et  celles  que  reçoit  Gil  Blas  de  tous  les 
ministres  qui  lui  donnent  des  mémoires  à  rédiger,  vont  direc- 
tement et  légitimement  à  son  historien. 

Le  duc  de  Lerme  déclare  à  Gil  Blas  :  «  Tu  n'écris  pas  seu- 
lement avec  toute  la  netteté  et  la  précision  que  je  désirais  ; 
je  trouve  encore  ton  style  léger  et  enjoué  »  ;  et  plus  lard,  le 
roi  lui-même,  «  à  qui  le  duc  avait  parlé  fort  avantageusement 
de  mon  style,  fut  curieux  d'en  voir  un  échantillon  ».  Le  comte 
d'Olivarès  ne  pense  pas  autrement  :  «  Sais-tu  bien  que  lu 
viens  de  faire  un  morceau  digne  d'un  secrétaire  d'Etat  ?  Je  ne 
m'étonne  plus  si  le  duc  de  Lerme  exerçait  ta  plume.  Ton 
style  est  concis,  et  même  élégant  ;  mais  je  le  trouve  un  peu 
trop  naturel.  » 

Tant  d'honneur  est  mérité. 

Charles  Nodier  défiait,  l'épée  au  poing,  quiconque  oserait. 

dire  que  Gil  Blas  n'est  pas  le  chef-d'œuvre  de  la  langue  fran — 

çaise.  En  effet,  c'est  un  style  pur,  ennemi  de  la  préciosité  el 

de  l'emphase,  avec  la  belle  allure  de  la  grande  phrase  di 

XVII*  siècle,  et   aussi  la    vivacité  de    la  petite  phrase  agi] 

du  xvni''  ;   une   aimable  et   spirituelle    érudition    qui   a   l* 

sourire  malicieux,   des  hispanismes  adroits  pour  étaler  u: 

peu  de  couleur  locale,  des  descriptions  fort  étendues,  pour  a" 

temps  où  l'on  en  faisait  peu,  une  part  plus  grande,  laisse 

à  la  vie  malérielle  et  végétative,  aux  repas,  aux  incidents  vuT  — 

gaires  de  la  journée,   C(unme  si  ces  personnages  voulaiex^.  t 

affirmer  leur  existence  en  s'écriant,  la  bouche  pleine  ;  «  J  ^ 

mange,  donc  je  suis  »  :  un  art  exquis  de  marquer  le  geste,  l'a  t.  - 

titude  de  celui  qui  parle,  ou  qui  arrive,  ou  qui  passe,  un  n.£i- 

turel   très    vif    dans    le    dialogue,    comme    aussi    dans       le 

monologue,  des  pensées  et  des  maximes  pleines  de  sens     ^t 

d'observation   répandues    à    travers   le   récit  :    ce    sont       là 

(juelques-unes  des  plus  marquantes  parmi  les  qualités  d«    ce 

chef-d'œuvre.  « 

Sans  doute  la  composition  en  est  factice,  lûche  ;  c'eslj    im 

i 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  277 

défilé  d'aventures  qui  pourrait  se  continuer  encore,  quand 
Tauteur  Tarrêle,  et  dont  Tunilé  et  la  cohésion  sont  dues  à  des 
artifices,  reconnaissances,  rappels,  allusions  ;  il  y  a  beaucoup 
de  récits  intercalaires  qui  interrompent  le  roman,  et  pendant 
lesquels  Gil  Blas  s^asseoit,  écoute  et  cesse  d'agir. 

Mais  que  de  qualités  compensent  cette  petite  faiblesse! 
Quelle  intensité  de  vie  et  de  vérité  dans  les  personnages  :  Fa- 
brice, Thomme  de  lettres,  orateur  de  café,  littérateur  décadent, 
héros  de  Murger,  qui  broie  les  couleurs  chez  un  peintre,  tient 
les  écritures  chez  un  administrateur  d'hôpital,  se  fait  siffler 
au  théâtre,  enfant  sans  souci,  dédaigneux  de  la  fortune  qui  lui 
rend  ses  dédains,  raté  de  l'existence,  qui  rencontre  son  ami 
Gil  Blas  à  chacune  de  ses  étapes  vers  le  succès,  comme  pour 
mieux  marquer  la  distance  progressivement  agrandie  qui  sé- 
pare le  malchanceux  du  privilégié  ;  Rafaël,  l'aventurier,  in- 
génieux et  hardi;  Scipion,  le  valet  fidèle,  dévoué,  adroit,  jo- 
vial, qui  avait  dit,  bien  avant  Figaro  :  «  Je  serais  le  fils  d'un 
grand  de  première  classe  si  cela  eût  dépendu  de  moi  ;  mais 
on  ne  choisit  pas  son  père.  »  C'est  quatre-vingts  ans  plus  tard 
que  Beaumarchais  allait  soulever  le  peuple  en  faisant  jeter 
par  Figaro,  ce  défi  au  préjugé  nobiliaire  :  <(  Si  le  ciel  leiit 
voulu,  je  serais  fils  de  prince.  »  Faut-il  rappeler  aussi  le  ler- 
rible  capitaine  des  voleurs  Rolando,  l'excellent  seigneur  don 
Alphonse  de  Leyva  et  sa  femme  Séraphine,  et  toute  cette  foule 
bigarrée,  remuante,  animée,  les  grands  seigneurs  et  leui^s 
valets,  les  chanoines,  l'archevêque  de  Grenade,  les  auber- 
gistes, muletiers,  alguazils,  fripiers  :  c'est  un  monde. 

En  avant,  au  premier  plan,  jeune,  preste,  l'œil  vif,  le  front 
intelligent,  voici  Gil  Blas,  que  tant  de  fortunes  et  d'aventures 
attendent  ;  caractère  aimable,  habile,  peu  facile  au  découra- 
gement, philosophe,  honnête  au  fond,  mais  cédant  aux  cir- 
constances et  peu  disposé  à  se  faire  tuer  pour  le  principe. 
Quand  il  raconte  sa  vie  au  duc  de  Lerme,  celui-ci  lui  ré- 
pond: «  Va,  mon  enfant,  tu  es  quitte  à  bon  marché,  je  m'étonne 
cjue  le  mauvais  exemple  ne  t'ait  pas  entièrement  perdu.  Com- 
bien y  a-t-il  d'honnêtes  gens  qui  deviendraient  de  grands  fri- 
pons, si  la  fortune  les  mettait  aux  mêmes  épreuves  !  » 

Gil  Blas  n'est  ni  un  héros  ni  un  fripon.  Au  temps  où  il 


27K  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

parut,  son  histoire  était  celle  de  plus  d'un  grand,  et 
n'avait  pas  de  quoi  étonner  son  époque.  Il  n'était  pas  rare 
de  partir  du  fond  de  son  village  et  d'arriver  haut. 

L  époque  du  paysan  parvenu  autorisait  les  romans  de  ce 
genre  par  des  exemples  fréquents.  Pour  Louis  XIV,  prendre 
ses  acolytes,  ses  conseils  et  ses  ministres  dans  le  peuple  était 
un  principe,  dont  Colbert,  dont  Tellier  furent  les  brillants 
exemples.  Le  peuple,  mis  en  éveil  et  en  goût,  continua  sous  la 
Régence  à  parvenir,  et  parvint  d'autant  mieux,  qu'il  était 
moins  délicat  sur  la  nature  des  procédés  à  employer  ou  des 
occupations  à  accepter.  La  France  eut,  comme  autrefois  Rome, 
son  règne  des  affranchis.  La  fortune,  Tinfluence,  le  pouvoir, 
les  hautes  charges,  la  considération  même  étaient' le  prix 
qu'ils  mettaient  aux  malpropretés  auxquelles  ils  avaient  con- 
senti pour  se  Orer  de  romière.  Quand  on  lit  les  mémoires 
de  Gourville,  quand  on  voit  la  fortune  que  firent  les  Dubois, 
les  Alberoni,  les  frères  Paris,  des  garçons  d'auberge,  l'his- 
toire la  plus  invraisemblable  est  loin  d'être  celle  de  Gil  Blas. 

La  lecture  de  Gil  Blas  est  morale,  —  morale  comme  l'ex- 
périence. Attestons-en  le  censeur  Danchet,  écrivant  dans  s<mi 
permis  d'imprimer  :  «  J'ai  trouvé  dans  cet  ouvrage  des  pein- 
tures agréables  qui  peuvent  égayer  l'esprit,  et  des  traits  pro- 
pres à  corriger  les  mœurs.  »  Attestons-en  Lesage  lui-même 
dans  son  prologue  :  «  Si  tu  lis  mes  aventures  sans  prendre 
garde  aux  instructions  morales  qu'elles  renferment^  tu  ne 
tireras  aucun  fruit  de  cet  ouvrage.  » 

Mais  cette  morale  est  amusante,  loin  d'être  grondeuse,  et 
Lesage  promène  sur  tous  les  vices  et  les  ridicules  son  mali- 
cieux et  imperturbable  sourire,  sa  moquerie  fine  et  doucement 
sévère. 

Il  a  fait  école  :  mais  les  Gil  Blas  qui  l'ont  suivi  ont  man- 
qué de  cette  mesure,  de  cette  délicate  réserve  qni  maintient 
leur  aimable  ancêtre  à  la  limite  du  vice  coupable.  C'est  bien 
de  Gil  Blas  que  peuvent  se  réclamer  les  livres  de  Smolett,  le 
Tom  Jones  de  Fielding,  le  Blas  rie  Thomas  Holcroft,  ïAnas- 
iase  de  Hope,  le  Pierre  Clans  de  Clausbach,  par  Kniedgge, 
le  Gil  Blas  allemand  de  Hertzberg,  le  héros  russe  de  Bulga- 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  279 

rme,  et  en  France,  le  Paysan  parvenu  de  Marivaux,  le  Ruij 
Blas  de  Victor  Hugo,  et  Julien  Sorel,  et  Raslignac,  et  Fré- 
déric, de  Flaubert,  et  Bel  Ami  :  la  lignée  est  longue;  et  c'est 
la  gloire  de  Lesage  d'avoir  ainsi  créé  un  type  doué  d'une» vie 
si  intense,  qu'il  a  pu  la  répandre  et  comme  prodiguer  un  peu 
de  son  âme  à  tant  de  descendants. 

Tout  en  préparaîit  Gil  Blas,  dont  la  publication  commença 
en  1715,  Lesage  fut  chargé  par  Ponchartrain  de  revoir  pour 
la  diction  des  manuscrits  de  Galland,  un  mémoire  sur  une 
aventurière,  Marie  Petit,  la  traduction  des  Mille  et  In  Jours 
de  Pelis  de  la  Croix,  et  d'autres  mémoires,  auxquels  fait  al- 
lusion la  même  occupation  attribuée  à  Gil  Blas. 

Neuf  livres  de  Gil  Blas  avaient  paru  en  1724.  Entre  cette 
publication  et  celle  des  trois  derniers  livres,  Lesage  publia 
trois  romans  nouveaux,  Guzman  dCAllarache,  les  Mémoires  du 
Chevalier  Beauchène  et  Estevanille  Gonzalès. 

Guzman  d'Allarache  ^st  une  imitation  libre  d'un  roman  es- 
pagnol écrit  par  Mateo  Aleman  en  1599,  et  souvent  traduit  en 
français  avant  Lesage,  par  Chappuy  en  1600,  par  le  grand 
Chapelain,  en  1619,  par  Bremond  en  1696  ;  la  traduction  de 
Lesage  est  de  1732.  C'est  le  type  du  roman  picaresque,  tri 
"Vial,  d'une  gaieté  un  peu  forte  et  grosse.  Guzman  est  un  aven- 
turier errant,  en  quête  de  dupes,  l'âme  chargée  d'espiègle- 
ries pendables,  chenapan  qui  traverse  les  prisons  et  les 
galères,  Tiéros  de  l'odyssée  de  la  gueuserie.  II  quitte  jeune  sa 
lamille  pour  aller  chercher  fortune  sur  tes  grands  chemins, 
se  fait  voler  par  les  aubergistes,  s'engage  dans  une  troupe 
de  truands  ;  on  le  retrouve  tantôt  en  service,  tantôt  dans  les 
pages,  où  il  invente  mille  grosses  mystifications,  comme 
d'écraser  des  œufs  dans  les  poches  d'autrui,  ou  de  jeter  dans 
les  habits  de  la  poudre  infecte,  ou  d'attacher  un  convive  à 
sa  chaise,  pour  ([u  en  se  levant  il  se  casse  le  nez  et  la  mâ- 
choire, ou  de  lancer  \)i\v  la  rue,  un  cochon  furieux.  C'est 
bien  le  picaro  ladre,  pouilleux  et  ignoble.  Il  sert  à  marquer 
par  comparaison  quelle  prodigieuse  dislance  sépare  Gil  Blas 
de  ces  héros  tradilionneb  de  la  littérature  espagnole  pica- 
resque. La  lecture  de  ses  aventui-es  est  encore  un  argument 
^n  faveur  de  la  pleine  originalité  du  héros  de  Santillane. 


280  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Dans  Eslevanille  Gonzalès,  autre  histoire  picaresque,  Le- 
sage  a  mis  davantage  du  sien.  Il  s'inspire  du  texte  espagnol, 
mais  librement,  sans  se  priver  des  additions  ou  des  suppres- 
sions qui  lui  agréent.  Il  nettoie,  décrasse,  polit  le  picaro. 

A  quatorze  ans,  Estevanille  est  garçon  chez  son  oncle  le 
barbier,  balaye  la  boutique,  lave  le  linge  à  barbe  ;  bientôt  il 
saisit  le  rasoir,  s'exerce  sur  les  joues  des  clients  qu'il  écorche 
et  balafre,  frise  les  moustaches  et  brûle  les  lèvres,  saigne  à 
coups  de  lancette  aussi  profonds  que  des  coups  de  lance, 
se  met  en  pension  pour  faire  quelques  études,  y  renonce, 
prend  du  service  de  livrée,  change  souvent  de  maître  et  de 
souquenille,  devient  page,  puis  garçon  apothicaire,  puis 
marchand  de  pommade;  tout  son  récit  est  émaillé  de  por- 
traits amusants,  de  types  cocasses,  de  satires  contre  les  mé- 
decins, de  scènes  alertes,  de  tableaux  vivants,  un  pensionnai 
minable,  Tantre  d*un  nécromancien,  et  même  une  peinture 
d'histoire  empruntée  à  l'époque  de  Gil  Blas,  au  règne  de  Phi- 
lippe III  d'Espagne,  d'où  plusieurs  analogies  de  récits  histo- 
riques entre  le  roman  de  Gil  Blas  et  celui  d' Estevanille, 

Les  Mémoires  du  Flibustier  Beauchène  datent  de  1732,  et 
nous  en  eussions  parlé  à  leur  place,  avant  Estevanille,  s'il 
n'eût  été  utile  de  rapprocher  l'un  de  l'autre  deux  types  sem- 
blables, Estevanille  et  Guzman.  Le  Flibustier  Beauchène  est 
un  roman  d'aventures  sur  mer,  d'une  espèce  alors  très  neuve 
et  curieuse,  dans  le  genre  de  Fenimore  Cooper,  de  Mayne 
Reid,  de  Gustave  Aymard,  de  Jules  Verne.  Beauchène  a  existé; 
il  mourut  à  Tours  en  1731.  Il  laissa  des  souvenirs  dont  Le- 
sage  a  fait  usage  pour  sa  rédaction.  Il  était  fils  de  Français 
établis  au  Canada  ;  il  eut  une  enfance  turbulente,  tuant  avec 
son  arc  les  chats  et  les  cochons  ;  en  quête  d'aventures,  il  s'en- 
gagea dans  une  tribu  d'Iroquois,  pilla,  incendia,  recruta  des 
Algonquins,  à  la  tête  desquels  il  ravageait  les  forts,  prit  du 
service  dans  la  flibuste  ou  association  de  corsaires,  rançonna 
les  navires,  fut  capturé  par  les  Anglais,  atrocement  traité  en 
prison,  soumis  à  une  captivité  cruelle  dont  le  récit  est  d'un 
pathétique  douloureux  ;  il  s'échappe,  rembarque,  poursuit  les 
Anglais  :  c'est  une  suite  d'aventures  émouvantes,  avec  des 
descriptions  d'un  exotisme  curieux,   des  essais    de   couleur 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  281 

locale.  C'est  une  note  toute  nouvelle  qui  rend  un  son  inconnu 
jusqu'alors. 

L*année  où  parut  la  fin  de  Gil  Blas,  en  1735,  Lesage  publia 
en  même  temps  un  dialogue  entre  les  Trois  Parques,  intitulé 
la  Journée  des  Parques,  C'est  le  genre  du  Diable  boiteux^ 
une  enfilade  de  types  et  d'historiettes.  Les  Parques  passent 
en  revue  les  existences  qu'elles  ont  à  couper  ou  à  faire  naître, 
et  chacune  de  leur  décision  est  accompagnée  du  récit  de 
quelque  aventure  ou  anecdote  propre  au  sujet  qui  est  en  cause. 
Lesage  aimait  ce  genre  de  cadre  simple  et  étiré,  qui  lui  per- 
mettait de  loger  ses  allusions,  anecdotes  et  souvenirs,  dont  il 
avait  bonne  provision. 

L'année  suivante  parut  un  grand  roman,  le  Bachelier  de 
Salamanque,  dont  le  nom  est  Don  Chérubin  de  la  Ronda,  et 
qui  ressemble  beaucoup  à  Gil  Blas.  Comme  son  aîné.  Chéru- 
bin fait  de  brillantes  études,  devient  un  signalé  disputeur  en 
philosophie,  exerce  le  préceptorat,  fait  le  tour  do  la  société, 
sa  grammaire  sous  le  bras,  entre  au  ministère,  obtient  des 
postes  importants.  Ce  qu'il  fait,  et  que  ne  fait  pas  Gil  Blas, 
il  voyage  au  loin,  outre-mer,  et  va  au  Mexique,  où  il  tâche  à 
esquisser  quelques  croquis  bien  mexicains,  lavés  de  couleur 
locale.  Il  y  a  aussi  toute  une  partie  de  fantaisie,  qui  sert  à 
introduire  dans  cette  œuvre  espagnole  la  satire  de  la  société 
française,  comme  quand  il  imagine  une  académie  d'Indiens 
où  l'on  parle  le  proconchi^  nom  sous  lequel  il  attaque  et  raille 
le  jargon  des  précieux,  tout  comme  dans  Gil  Blas. 

Il  ne  me  reste  plus  à  signaler  que  deux  petits  ouvrages. 
D'abord  la  Valise  trouvée,  parue  en  1740.  Le  début  ressemble 
à  l'histoire  du  Courrier  de  Lyon.  Un  marquis  de  Normandie, 
se  promenant  en  forêt  avec  quelques  amis,  trouve  sous  le 
branchage  le  cadavre  d'un  courrier  qui  a  été  assassiné.  Sa 
valise  est  près  de  lui,  bourrée  de  lettres.  Nos  gens  les  ouvrent, 
les  lisent,  et  nous  voilà  encore  avec  le  procédé  cher  à  Le- 
sage, qui  lui  permet  de  dévider  une  série  d'aventures  indé- 
pendantes entre  elles,  racontées  par  chacune  des  missives. 
Leurs  signataires  représentent  toutes  les  classes  de  la  société: 
\in  danseur  de  l'Opéra,  une  bonne  normande,  un  garçon  bar- 
iier,  un  gendarme,  un  académicien.  C'est  un  livre  de  com- 


282  HISTOIRE   DE   L.\   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

position  décousue,  mais  écrit  d'un  style  charmant,  et  qui 
constate  une  fois  de  plus  la  quantité  d'anecdotes  dont  Lesage 
avait  fait  collection. 

Celles  qui  ne  lui  servirent  dans  aucun  de  ses  précédents 
ouvrages,  il  les  recueillit,  dans  un  dernier  volume,  simple 
recueil  de  traits,  de  bons  mots,  de  souvenirs  et  d'historiettes, 
intitulé  Mélange  amusant.  C'est  le  fond  du  sac.  On  y  trouve 
d'assez  précieuses  indications  sur  Lesage  lui-même  et  sur  ses 
contemporains. 

Telle  est  l'œuvre  de  Lesage.  Elle  emplit  sa  vie,  qui  n'offre 
par  ailleurs  que  peu  d'incidents.  Il  habita  à  Paris  successive- 
ment, rue  du  Vieux-Colombier,  au  cul-de-sac  de  la  Foire 
Saint-Germain,  au  quai  de  ITIorlogc,  au  faubourg  Saint- 
Jacques,  dans  une  maison  ainsi  décrite  par  un  contempo- 
rain : 

—  Sa  maison  est  à  Paris,  dans  le  faubourg  Saint-Jacques, 
et  se  trouve  ainsi  bien  exposée  à  l'air  de  la  campagne.  Le 
jardin  se  présente  de  la  plus  jolie  manière  que  j'ai  jamais  vue 
pour  un  jardin  de  ville.  Il  est  aussi  joli  qu'il  est  petit,  et  quand 
Lesage  est  dans  le  cabinet  du  fond,  il  se  trouve  tout  à  fait 
éloigné  des  bruits  de  la  rue  et  des  interruptions  de  sa  propre 
famille.  Le  jardin  est  seulement  de  la  largeur  de  la  maison, 
laquelle  donne  d'abord  sur  une  sorte  de  terrasse  en  parterre, 
plantée  d'une  variété  de  fleurs  les  plus  choisies. 

«  On  descend  de  là  par  un  rang  de  degrés  de  chaque  côté 
dans  un  berceau.  Ce  double  berceau  conduit  à  deiLx  chambres 
ou  cabinets  d'été,  tout  au  bout  du  jardin.  Ils  sont  joints  par 
une  galerie  couverte  dont  le  toit  est  supporté  par  de  pe- 
tites colonnes,  de  sorte  que  notre  auteur  peut  aller  de  Tune  à 
l'autre,  toujours  à  couvert,  dans  les  moments  où  il  n'écrit 
pas.  Les  berceaux  sont  couverts  de  vigne  et  de  chèvrefeuille 
et  l'intervalle  qui  les  sépare  est  arrange  en  manière  de  bos- 
quet. »  ' 

Il  fréquentait  le  soir  un  café  voisin,  rue  Saint- Jacques,  où 
il  régalait  ses  amis  les  habitués,  avec  les  anecdotes  dont  sa 
mémoire  était  riche. 

En  17i3,  Lesage,  vieilli,  quitta  Paris  et  alla  vivre  chez  un  de 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  283 

ses  fils,  chanome  à  Boulogne-sur-Mer,  n**  3,  rue  du  Château, 
Haute-Ville. 

Le  gouverneur  du  Boulonnais  était  le  comte  de  Tressan, 

qui  nous  a  laissé,  dans  une  longue  lettre  fort  connue,  des  dé- 

.    tails  sur  les  derniers  jours  de  Lesage,  alors  atteint  de  surdité. 

On  y  voit  que  Lesage  était  un  sourd  spirituel  et  philosophe. 

Il  allait  souvent  dîner  chez  un  autre  ami,  Tabbé  Voisenon, 

qui  dit  aussi  de  lui: 

ff    Cest  le  premier  sourd  qu'on  ait  vu  gai;  sa  gaieté  môme  était 

o«W2stique  ;  il  semblait  se  réjouir  de  son  incommodité  ;  il  ne  pouvait 

entendre  qu'avec  un  cornet.   «(  Voilà  mon  bienfaiteur,    me  disait-il 

««    en  le  tireuit  de  sa  poche.  Je  vais  dans  une  maison,  jV  trouve  des 

f«    ^ri sages  nouveaux,  j'espère  qu*il  s'y  rencontrera  des  gens  d'esprit  ; 

'«    J^  fais  usa^e  de  mon  cornet  ;  je  vois  que  ce  ne  sont  que  des  sots, 

««    axissilôl  je  le  resserre  en  disant  :  Je  te  défie  de  m'ennuyer.  » 


sage  mourut  le  17  novembre  1747,  à  79  ans.  Le  comte 
<i^     Tressan  assista  aux  funérailles  avec  tout  son  état-major, 
tombe  de  Timmorlel  auteur  de  Gil  Blas  a  disparu.  Sa 
tue  se  dresse  depuis  1892  sur  la  place  de  La  Rabine,  à  Van- 


a  mémoire  n'a  pas  aujourd'hui  les  honneurs  qui  lui  se- 
dus,  si  notre  temps  était  celui  de  la  justice.  Une  plaque 
^^^^x^ruDiémorative  devrait  décorer  l'une  des  maisons  qu'il  ha- 
"i*--^.  Il  n'a  qu'un  buste,  à  Paris,  dans  la  collection  des  mar- 


s  de  la  Comédie-Française.  Ses  œuvres  se  rééditent  ra- 
^tmenl,  après  avoir  eu  un  nombre  considérable  d'éditions. 


esage,  Marivaux,  l'abbé  Prévost,  voilà  le  trio  des  roman- 

rs  fameux  du  temps. 
Je  vous  ai  parlé  de  Lesage. 
^M)e  Marivaux,  il  sera    question  à  propos  de  son  théâtre, 

n  supérieur  à  ses  romans. 
"Voici  don<:  l'abbè  Prévost. 
li'abbé  Prévost  (1),  que  le  nom  de  Manon  Lescaut  a  iinmor- 

isé,  fut  un  abbe  assez»  étonnant,   qui   passa  par  tous  les 
^tars,  tantôt  jésuite,    tantôt   artilleur,   tantôt  moine,   puis 

(1)  16n-1763. 


284  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

journaliste,  et  toujours  galantin.  Xé  à  Hesdin,  en  Picardie, 
oscillant  d'abord  entre  le  cloître  et  le  corps  de  garde, 
bénédictin  évadé,  il  fuit  en  Angleterre  ;  il  y  admire  la  liberté 
politique,  et  comprend  Shakespeare,  dont  il  a  parfois  lui- 
même  le  goût  des  aventui^s  sombres  et  de  l'horreur. 

L'abbé  Prévost  pour  le  public,  c'est  la  grâce  fraîche  et  mu- 
tine, c'est  Manon,  l'accorte  rusée,  c'est  l'amour  libei*lin.  Ce 
n'est  pas  cela.  Il  en  va  de  même  et  du  jugement  que  Ton  a 
coutume  de  porter  sur  ses  œuvres,  et  des  légenrles  dont  on 
agrémente  sa  vie.  Il  faut  tout  reviser.  Ainsi,  Prévost  n'a  pas 
tué  son  père,  et  il  n'a  pas  été  disséqué  à  l'état  l»éthargique. 
Ceci  ne  fait  plus  de  doute.  Mais  on  le  croira  toujours.  Les 
partisans  de  l'incinération  continueront  à  citer  l'abbé  Prévost 
cru  mort,  et  découpé  au  scalpel,  qui  le  réveilla. 

Ce  qui  frappe,  à  le  lire,  c'est  le  caractère  ruïuantique  et 
effroyable  des  inventions  de  ce  romancier  dans  dos  œuvres 
multiples  :  Cleveland^  le  Doyen  de  Killerine,  Histoire  d^une 
Grecque  moderne,  Histoire  des  voyages,  toutes  œuvres  que 
les  contemporains  mettaient  sur  le  même  rang  que  Manon. 
C'est  la  postérité  qui  a  tiré  Manon  hors  cadre,  sans  doute, 
parce  que  c'est  le  plus  petit  et  le  plus  portatif  de  ces  romans. 
Mais  nos  ancêtres  aimaient  autant  les  autres. 

Il  goûta,  le  premier  en  France,  ce  Shakespeare  dont  il  a 
l'instinct  de  l'horrible  et  des  imaginations  affreus*^s  : 

«  Je  vis,  dit  un  de  ses  personnages,  une  foule  de  spectres  qui  m'en- 
vironnaient. La  terre  sur  laqueUe  je  marchais  était  couverte  de  corps 
morts  et  demi-pourris.  » 

C'est  souvent  le  tapis  que  foulent  ses  personnages, 
Manon  ne  nous  livre  pas  ce  côté  de  son  inspiration  ma- 
cabre, qui  eût  amusé  Edgar  Poe  et  Baudelaire.  Observez 
Patrice,  du  Doyen  de  Killerine,  rôdant  autour  d'une  demeure 
où  il  voit  se  glisser  plusieurs  personnes  vêtues  de  noir.  Il  les 
suit  à  travers  la  cour,  le  vestibule,  jusque  dans  une  vaste 
salle  voûtée  : 

«  La  suite  aurait  pu  m'cffrayer  si  j'eusse  été  plus  limide.  Quatre 
hommes  apportèrent  un  grand  coffre  qu'ils  déposèrent  au  milieu  Oe 
la  salle  ;  on  l'ouvrit  pour  en  tirer  un  paquet  informe,  que  je  reconnus 
aussitôt  pour  un  cadavre,  couvert  de  la  dernière  parure  des  morts. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  285 

Le  silence  continuait  de  régner  dans  l'assemblée.  Je  vis  paraître  au 
môme  moment  un  cercueil  de  couleur  nioire,  dans  lequel  le  cadavre 
fut  enfermé  :  on  le  mit  sans  cérémonie  au  fond  d'une  fosse  qui  était 
préparée  dans  un  coin  do  la  salle  môme,  et  que  je  n'avais  point  encore 
aperçue.  Elle  fut  remplie  de  terre  sur-le-champ.  » 

En  revanche,  ce  que  Manon  nous  a  appris,  c'est  le  carac- 
tère particulier  de  Tamoùr,  tel  que  Prévost  l'a  senti  et  décrit,  — 
non  plus  Tamour  frivole  et  libertin,  qui  papillonne  de  belle  en 
belle,  sans  se  fixer,  mais  Tamour  fort  et  profond,  qui  naît  d'un 
éclair  et  qui  dure  toute  la  vie;  et  cela  aussi  est  très  shakes- 
pearien : 

«  Nourrice,  dit  Juhette,  en  montrant  Roméo,  va  savoir  quel  est  le 
nom  de  ce  jeune  homme  ;  si  je  ne  puis  être  sa  femme,  le  couvent  sera 
ma  chambre  nuptiale.  » 

Cet  amour  subit,  impérieux,  sérieux,  c'est  le  seul  que  Tabbé 
Prévost  ait  décrit;  il  a  fait  de  ce  sentiment  une  chose  grave, 
pleine  de  douleur,  et  cette  conception  est  bien  particulière  en 
son  temps. 

Quelle  variété,  quelle  activité  et  quelle  fécondité  chez  cet 
abbé  dont  la  vie  romanesque  eut  autant  d'aventures  qu'en 
racontent  ses  Mémoires  d'un  homme  de  qualité  !  Sa  carrière 
de  journaliste  lui  assure  une  place  qui  lui  a  été  jusqu'à  pré- 
sent trop  mesurée  dans  l'histoire  du  la  Presse.  Il  dut  même  à 
deux  reprises  l'exil  à  son  zèle  de  gazetier  trop  informé.  Son 
journal  Le  Pour  et  le  Contre  contient  des  articles  bien  éton- 
nants par  leur  nouveauté  et  leur  similitude  avec  nos  plus 
fraîches  actualités  :  le  droit  des  enfants  naturels,  l'émancipa- 
tion des  femmes,  la  suppression  de  l'enseignement  du  latin, 
l'introduction  en  France  des  littératures  étrangères!  'Vit-on 
jamais  un  ancêtre  plus  moderne  ? 

Démêlez  dans  cette  œuvre  très  vaste  le  rôle  de  l'amour, 
la  part  du  romanesque  et  surtout  le  pessimisme  qui  influença 
J.-J.  Rousseau,  et  prépara  Senancour  et  Chateaubriand. 

D'Angleterre,  Prévost  rapi)orta  cette  jolie  page  sur  les  villes 
d'eaux  : 

—  Les  eaux  en  Angleterre,  sont  peut-être  les  seuls  endroits  du 
monde  où  les  plaisirs  se  rassemblent  en  plus  grand  nombre.  On  y 
trouve  dans  tous  les  temps  des  beautés  de  tous  les  i\ges  qui  vont 


286  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

y  étaler  leurs  charmes,  des  jeunes  filles  et  des  veuves  qui  cherchent 
des  maris,  des  femmes  mariées  qui  se  consolent  d'en  avoir  d'incom- 
modes, des  joueurs  qui  sont  des  dupes  ou  qui  le  deviennent,  des  musi- 
ciens, des  danseurs,  des  comédiens  que  l'enrichissent  du  plaisir  que 
les  autres  payent  et  qui  ne  laissent  pas  de  le  partager  avec  eux  ;  enfin 
des  marchands  de  toutes  sortes  de  bijoux,  de  délicatesses  et  de  galan- 
teries, qui  prolîlent  d'une  espèce  d'enchantement  qui  aveugle  tout  le 
monae  aans  ces  lieux  de  délices,  pour  venare  au  poids  de  l'or  des 
bagatelles  qu'on  a  honte  d'avoir  achetées  lorsqu'on  en  est  sorti.  S'il 
s'y  trouve  des  malades,  on  n'y  voit  point  de  ces  maladies  qui  ôteni 
le  goût  de  la  joie.  La  pauvreté  n'y  parait  jeûnais  non  plus,  parce  qu'on 
n'y  va  que  pour  se  faire  honneur  de  sa  dépense,  et  qu'on  a  grand  soin 
de  se  retirer  lorsqu'on  n'est  plus  en  état  de  la  soutenir.  » 

Ce  tableau  ne  semble-t-il  pas  avoir  été  croqué  hier?  Cet 
homme  fut  surprenant  et  déjoue  Tattention  par  sa  mobilité. 
C'est  un  Beaumarchais  monastique.  Il  faisait  la  brocante  avec 
la  même  astuce  que  les  mots  d'esprit;  car,  en  ceci,  il  tenait 
de  sa  tante,  dont  il  raconte  : 

—  Je  me  souviens  qu'étant  dans  les  Congrégations  de  Saint-Manr, 
j'avais  une  vieille  tante  qui  m'écrivait  de  lui  ramasser  toutes  les  parts 
de  messe  que  je  pourrais  trouver  et  de  lui  faire  de  cela  un  petit 
paquet  spirituel  toutes  les  semaines.  )> 

Et  ceci  à  lire  aussi,  cet  avis  aux  critiques  : 

»  Il  ne  faut  pas  croire  qu'en  se  bornant  à  rendre  justice  aux  bons 
livres,  on  renonce  absolument  à  la  critique.  Outre  que  la  faiblesse 
humaine  ne  permet  guère  d'espérer  des  ouvrages  sans  défaut,  la  cri- 
tique la  plus  difficile  n'est  pas  celle  qui  fait  distinguer  le  bien  du  mai, 
ou  le  bon  écrivain  du  mauvais.  Il  y  a  un  discernement  plus  délicat,- 
qui  consiste  à  déterminer  les  différents  degrés  du  bien,  et  qui  mesure 
moins  le  mérite  par  la  distance  où  il  est  du  mauvais  et  du  médiocre, 
que  par  les  heureux  traits  qui  le  font  approcher  plus  ou  moins  de  la 
perfection.  » 

Sage  conseil  et  qui  devrait  guider  aussi  la  conduite  et 
la  morale  dans  la  vie.  C'est  une  partie  du  bonheur  de  discerner 
plus  vite  le  bien  que  le  mal.  Les  chercheurs  de  tares  sont 
malheureux,   puisqu'ils  sont  mécontents. 


Dans  la  période  suivante,   Vojtaire,  Jean-Jacques  Rous- 
seau, Bernardin  de  Saint-Pierre  sont  l'honneur  du  grenre. 


i 


HISTOIRE   DE   L4 'LlTTÉRATl  RE   FRANÇAISE  287 

Les  romans  et  oonles  de  Voltaire,  comme  les  romans  de 
J.-J.  Rousseau  et  ceux  de  Marivaux,  et  ceux  de  Florian,  ont 
leur  place  dans  les  chapitres  consacrés  à  ces  grands  noms. 

Quant  à  Bernardin  de  Saint-Pierre,  avant  d'arriver  à  lui, 
passons  en  revue  quelques  minores. 

Accordons  un  souvenir  à  Mlle  de  Lussan,  pour  ses  Anecdotes 
de  la  Cour  de  Philippe- Auguste  (1733)  et  ses  romans  histori- 
ques Charles  VllI  (1741),  François  P'  (1748),  Henri  II  (1749), 
Charles  VI  (1753)  ;  Louis  XI  (1755)  ;  Crillon  (1752)  ;  au  cheva- 
lier de  La  Morlière,  ce  muguet  de  Grenoble,  pamphlétaire  qui 
s'attaqua  à  Voltaire,  à  Crébillon,  à  la  Clairon,  et  fît  un  assez 
curieux  tableau  des  mœurs  parisiennes  dans  son  roman  An- 
gola; à  Doi-vigny  (qu'on  confond'ait  a\^c  son  voisin  de  ra 
rue  Vieille-du-Temple,  Dorvigny  Dauphin,  un  bâtard  de 
Louis  XV),  —  Dorvigny  l'auteur,  qui  jouait  chez  Nicolet  ;  il 
a  créé  un  genre  et  un  type,  Janot  et  les  Janoteries,  balour- 
dises plébéiennes  qui  eurent  une  vogue  considérable  ;  en 
voici  quelques  échantillons.  C'est  toujours  Janot  qui  parle  : 

Et  de  mon  pèr\  je 'suis  le  fils  unique  ^ 

Quoiqu*  cependant  nous  étions  douze  enfants. 

Un  jour  la  nuit,  j'entendis  Tver  mon  père, 

Il  vient  à  moi  et  m'  dit  comme  ça  :  Janot 

Va-t'en  chercher  du  beurre  pour  ta  mère 

Qu'est  bien  malade,  dedans  un  petit  pot. 

Mets  ton  chapeau  sur  la  tête  à  trois  cornes. 

Le  pauvr'  cher  homme  est  mort  d'une  migrciine 

En  Vnant  une  cuiss',  dans  sa  bouche,  de  poulet. 

Ces  calembredaines  sont  demeurées  célèbres  et  attestent 
par  leur  persistance  la  vogue  de  Janot,  type  niais  et  glorieux, 
qu'on  fit  en  plâtre,  en  cire,  en  porcelaine. 

Après  Janot,  il  créa  Jocrisse,  le  type  de  la  bêtise  préten- 
tieuse  et  riche. 

Il  a  écrit  beaucoup  de  romans,  Ma  Tante  Geneviève  ou  /e 
tai  échappé  belle,  récit  gai,  vulgaire,  avec  des  types  très  nets 
au  milieu  d'une  nuée  de  personnages,  dans  le  genre  de  Pigault- 
Lebrun  ou  de  Paul  de  Kock  ;  Le  Nouveau  Roman  Comique, 
Madelon  briquet  ou  les  Amants  du  Faubourg  Saint-Martin, 
Madame  Botte,   Innocentin  Poulot,  un  autre  type  célèbre. 


288  IIISTOIKE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇMSE 

Cubières,  son  camarade  do  beuverie  chez  Ramponneau,  lut  un 
hommage  en  vers  sur  sa  tombe. 

Que  d'autres  encore!  Et  la  Promenade  de  Sainl-Cloud  de 
Fromaget,  charmant  petit  tableau  de  mœurs  parisiennes,  où 
l'on  voit  par  exemple  que  dans  la  bourgeoisie,  la  galanterie 
était  pour  un  jeune  homme  de  s'asseoir,  en  fiacre,  sur  la  ban- 
quette de  fond  à  côté  de  la  mère,  et  de  prendre  la  jeune  fille 
sur  ses  genoux.  C'était  l'usage  ;  y  manquer  eût  été  grossier. 
Nos  pères  n'étaient  point  sols. 

El  Cazotte  !  La  première  fois  qu'on  entendit  parler  de  Ga- 
zette, ce  fut  à  la  Martinique,  vers  1760.  Les  Anglais  tentèrent 
un  coup  de  main  sur  Saint-Pierre.  Le  gouverneur  les  laissa 
débarquer,  et  les  rejeta  à  la  mer.  C'était  Cazotte.  Quand  il 
revint  des  Antilles,  déjà  célèbre,  mais  fort  malade,  il  rappor- 
tait dans  ses  bagages,  nombre  de  nouvelles  et  de  romans,  dont 
Tun  au  moins  le  Diable  amoureux^  fit  bientôt  fureur.  Car  cet 
homme  d'action  était  un  conteur  charmant.  Il  avait  de  Tima- 
gination  et  du  style,  de  la  fécondité.  Il  rima  en  une  nui!  on 
septième  chant  au  poème  de  Voltaire  sur  la  Guerre  de  Genève^ 
et  cet  effronté  pastiche  trompa  toute  la  France.  En  une  nuit 
aussi,  il  composa  les  Sabots,  un  opéra-comique  qui  réussit. 
Puis  il  se  consacra  entièrement  aux  sciences  occultes,  et  s'in- 
sinua dans  la  société  des  mystiques,  spirites  et  mesmérisles, 
qui  intriguaient  si  fort  les  Parisiens.  De  là  vint  à  La  Harpe 
l'idée  de  lu^i  attribuer  celle  fameuse  prophétie  de  la  Révolu- 
tion, qui  n'est  quun  amusement  littéraire. 

Ami  de  la  cour,  et  suspect,  Cazotte  fut  jeté  en  prison.  L'in- 
tervention de  sa  fille  Elisabeth,  qui  sut  fléchir  les  sans- 
culottes,  le  sauva  d'abord.  Mais  à  peine  relâché,  il  fut  repris, 
jugé  et  condamné  à  morl. 

Non  moins  étrange  fut  Uestif  de  la  Bretonne,  dont  la  vie, 
qui  est  un  véritable  roman,  lui  a  servi.  Dans  les  200  volumes 
d'aventures  scabreuses  ({u'il  écrivit,  il  faut  en  compter  une 
quarantaine  qui  sont  sa  propre  histoire. 

Disciple  idolâtre  de  Rousseau,  il  rêva  de  montrer  par  son 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  289 

exemple  la  vérité  de  sa  théorie,  sur  la  vertu  de  rhomme  des 
champs  et  la  corruption  des  grandes  villes.  Il  était  fils  de 
cultivateur,  sortait  d'une  famille  honnête,  mais  vint  à  Paris 
et  s'y  perdit.  On  le  destinait  à  l'église  ;  il  n'en  voulut 
entendre  parler.  Son  frère,  curé  de  Courgis,  le  recueillit;  mais 
le  curé  avait  une  gouvernante;  il  y  eut  scandale,  et  Reslif  fut 
chassé.  Il  apprit  le  métier  d'imprimeur  et  fut  embauché  chez 
l'éditeur  Knappen.  C'est  là  qu'il  lut  pêle-mêle  tous  les  bons 
et  tous  les  mauvais  livres  du  siècle,  et  que  lui  vint  l'idée 
d'écrire.  Il  n'avait  ni  style,  ni  orthographe,  mais  sa  fécondité 
était  incroyable;  il  imprimait  directement,  sans  les  écrire, 
des  chapitres  entiers  et  qui  ne  sont  pas  les  plus  détestables. 
En  quelques  années,  il  publia  une  trentaine  de  volumes, 
d'aventures  vraies  ou  fausses,  scandaleuses,  graveleuses,  in- 
digestes, mais  qui  le  firent  aussitôt  remarquer.  Il  entra  par 
la  mauvaise  porte  sans  doute,  mais  enfin  il  entra  dans  la  so- 
ciété littéraire,  fut  même  fêté  par  les  gens  du  monde,  en  dépit 
de  sa  laideur  et  de  sa  malpropreté  légendaires  ;  il  eut  accès 
dans  plusieurs  salons,  fut  l'intime  de  Fontanes,  de  Mirabeau, 
de  Chénier,  et  trouva  dans  ses  bonnes  fortunes  une  inépui- 
sable matière  de  romans.  Il  se  maria  plusieurs  fois  par  intérêt, 
réussit  fort  mal,  s'en  amusa  tout  le  premier,  et  nous  raconta, 
sans  pudeur,  ses  malheurs  conjugaux  dans  La  Femme  infi- 
dèle. Rousseau  avait  écrit  ses  Conlessions  ;  Restif  trouva  l'idée 
géniale  et  digne  de  lui.  Il  se  confessa  lui-même  dans  Af .  Ai- 
colas  ou  le  cœur  humain  dévoilé^  et  confessa  les  autres,  ses 
amis  et  ses  amies,  dans  Les  Aventures  des  plus  lolies  femmes 
de  Vâge  présent,  immense  répertoire  en  quarante-deux 
volumes  de  ses  aventures  galantes  et  de  celles  d'autrui. 

La  Révolution  le  fit  oublier  un  moment.  On  le  retrouva 
bientôt  terroriste  sous  la  Terreur.  Mais  la  chute  des  assignats 
le  ruina  et  il  finit  policier  sous  l'empire. 

II  se  proclamait  grand  écrivain  et  allait  partout  célébrer  son 
génie.  On  en  a  fort  ri,  trop  peut-êti^e.  Restif  est  peu  recom- 
mandable,  mais  il  compte  dans  notre  littérature.  Des  200  vo- 
lumes qu'il  écrivit  (ou  imprima),  on  peut  extraire  un  peu 
partout  des  pages  vraiment  fortes,  dont  le  puissant  réalisme, 
un  siècle  à  l'avance,  annonce  Balzac.  Son  chef-d'œuvre,  le 

10 


290  HISTOIRE  DE  LA  UTTÉRATURE  FRANÇAISE 

Paysan  perverti,  roman  sous  forme  de  lettres,  est  un  tableau 
de  mœurs  intéressant  et  d'un  bon  relief.  La  thèse  est  de  Rous- 
seau ;  les  aventures  sont  les  siennes,  moins  le  dénouement 
tragique,  lin  jeune  campagnard,  débarqué  dans  Paris  qu'il 
ignore,  est  intimidé  d'abord  par  le  grand  air  et  la  faconde  des 
citadins^  puis  se  scandalise  de  leur  corruption,  mais  bientôt 
se  civilise,  se  met  à  l'unisson  et  tombe  de  jour  en  jour  au 
dernier  degré  du  vice  et  du  déshonneur.  C'est  Thistoire  môme 
de  l'auteur.  Condamné  aux  galères,  il  s'évade,  devient  l  as- 
sassin de  sa  propre  sœur,  et  finit  par  se  faire  écraser  sous 
une  voiture.  Malgré  des  longueurs,  et,  çà  et  là  des  détails  trop 
libres,  cette  œuvre  de  vérité  brutale,  laisse  une  impression 
forte  et  devient  morale  par  l'exemple. 

Peut-on  en  dire  autant  de  l'œuvre  unique  du  romancier  que 
voici  ? 

Officier  sous  la  Révolution,  secrétaire  des  commandements 
de  Philippt^Rgalilé,  agent  suspect  de  divers  partis,  tantôt  en 
exil,  tantôt  en  prison,  général  sous  l'Empire,  Choderlos  de 
Laclos  ne  serait  pas  connu,  s'il  n'eût  publié,  en  1782,  ce  roman 
osé  et  licencieux,  qui  s'appelle  Les  Liaisons  Dangereuses^  et 
on  eût  fait  peu  de  compte  de  ses  états  de  service  comme  de 
ses  autres  œuvres  littéraires,  Lettre  à  V Académie,  Causes 
secrètes  de  la  Révolution  du  9  Thermidor,  Poésies  Fugitives. 

De  savoir  comment,  dans  Les  Liaisons  Dangereuses^ 
Mme  de  Merleuil,  une  marquise  dé\^rgondée,  et  son  complice, 
l'affreux  comte  de  Valmont,  font  éclabousser  autour  d'eux  la 
honte,  l'abjection,  le  vice  et  le  sang,  salissent  l'innocence 
(1  iiri(^  jeune  lillc,  Cécile  de  Volanges,  font  sombrer  la  vertu 
de  la  présidente,  Mme  de  Tourvel,  souillent  et  dégradent  tout 
ce  qui  les  approche,  et  méritent  les  noms  les  plus 
sévères  du  vocabulaire  galant  :  c'est  ce  qu'il  importe  moins 
que  de  se  rappeler  combien  Laclos  a  fait  là  une  peinture  sai- 
sissante de  sa  société  avilie,  épuisée,  énervée,  et  descendue 
aux  derniers  degrés,  à  la  veille  de  la  chute.  Le  style  de  ce 
détestable  chef-dœuvre  e<t  charmant,  aimable,  d'une  perfide 
naïveté,  et  jamais  peut-être  Tamour  ingénu  n'inspira  une  aussi 
touchante  peinture.  Comme  les  lis  sur  le  fumier,  des  pages 


HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  291 

délicieuses  ont  fleuri  sur  cette  pourriture,  et  il  n'est  rien  de 
touchant  comme  les  premières  lettres  de  Cécile  de  Volanges, 
et  celle  où  elle  prend  un  cordonnier  pour  un  fiancé,  et  celle 
de  la  harpe,  qui  mérite  d'être  lue  pour  sa  candeur  gracieuse. 
CécHe  conte  à  son  amie  Sophie  des  nouvelles  de  M.  Danceny  : 

Cl  Je  ne  voulais  plus  en  parler  à  personne  ;  mais  j'y  pensais  pour- 
tant toujours.  Depuis  il  était  devenu  si  triste,  mais  si  triste,  si  triste, 
que  ça  me  faisait  de  la  peine  ;  et  quand  je  lui  demandais  pourquoi, 
il  me  disait  que  non  :  mais  je  voyais  bien  que  si. 

Enfin  hier  U  l'était  encore  plus  que  de  coutume.  Ça  n'a  pas  empoché 
qu'il  n'ait  eu  la  complaisance  de  chanter  avec  moi  comme  à  l'ordinaire  ; 
mais  toutes  les  fois  qu'il  me  regardait,  cela  me  serrait,  le  cœur.  Après 
que  nous  eûmes  fini  de  chanter,  il  aUa  renlenner  ma  harpe  dans  son 
étui  ;  et,  en  m'en  rapportant  la  etef,  il  me  pria  d'en  jouer  encore  le 
soir,  aussitôt  que  je  serais  seule. 

Je  ne  me  défiais  de  rien  du  tout  je  ne  voulais  môme  pas  ;  mais  il 
m'en  pria  tant,  que  je  lui  dis  qu'oui.  Il  avait  bien  ses  raisons.  Effecti- 
vement, quand  je  fus  retirée  chez  moi,  et  que  ma  femme  de  chambre 
fut  sortie,  j'allai  pour  prendre  ma  harpe.  Je  trouvai  dans  les  cordes 
une  lettre,  pliée  seuh'ment  et  point  cachetée,  et  qui  était  de  lui. 

Ah  !  si  (u  savais  ce  qu'il  me  mande  ! 

Depuis  que  j'ai  lu  sa  lettre,  j'ai  tant  de  pleiisir,  que  je  ne  pense  plus 
songer  à  autre  chose.  Je  l'ai  relue  quatre  fois  tout  de  suite,  et  puis  je 
l'ai  serrée  dans  mon  secrétaire.  Je  la  savais  par  cœur  ;  et,  quand  j'ai 
été  couchée,  je  l'ai  tant  répétée  que  je  ne  songeais  pas  à.  dormir.  Dés 
que  je  fermais  les  yeux,  je  le  voyais  là  qui  me  disait  lui-même  tout  ce 
que  je  venais  de  lire.  Je  ne  me  suis  endormie  qae  bien  tard  ;  et  aussitôt 
que  je  me  suis  réveillée  (il  était  encore  de  bien  bonne  heure),  j'ai  été 
reprendre  sa  lettre  pour  la  relire  à  mon  aise.  Je  l'ai  emportée  dans 
mon  lit,  et  puis  Je  l'ai  baisée  comme  si...  C'est  peut-être  mal  fait  de 
baiser  une  lettre  comme  ça,  mais  je  n'ai  pas  pu  m'en  empêcher,  m 

L*intenlion  de  1  ouvrage  est  morale,  l'auteur  a  voulu 
rendre  le  vice  odieux  en  le  montrant  sans  voiles.  1  e  jeu  est 
dangereux,  car  il  est  toujours  à  craindre  que  le  regard  s'ar- 
rête à  la  peinture  sans  que  l'esprit  creuse  jusqu'à  la  leçon. 

Mentionnons  encore  Plancher  Valcour,  acteur  poète,  di- 
recteur des  Délassements-Comiques  sous  la  Révolution,  au- 
leur  de  Sans  Culoltides  sanguinaires,  juge  de  paix,  puis 
fournisseur  de  drames  pour  le  théâtre  de  Tlmpératrice  vers 
1808.  Il  a  réuni  20  volumes  de  causes  célèbres  (Les  Annales 
du  Crime  et  de  l'Innocence)  et  écrit  le  roman  trop  gai  de  Colin 
Maillard,  du  Scarron  sans  le  style,  du  Paul  de  Kock  sans  la 


292  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

petite  fleurette  bleue  du  senlimenl.  C'était  un  brutal.  Il  fut  fé- 
roce. Il  disait  en  1793  : 

—  Les  rois  ont  pris  le  masque  populaire,  et  il  s'était  telle- 
ment incrusté  dans  la  peau,  qu'il  n'est  tombé  qu*avcc  la  tête. 

IJ  est  Tun  des  ancêtres  du  mélodrame  et  du  roman  popu- 
laire, qui  constatent  l'orientation  de  la  littérature  vers  un 
réalisme  de  plus  en  plus  bourgeois  et  prolétaire. 

Suzanne  Giroux,  la  Morency,  l'amie  de  Hérault  de  Sé- 
chelles  et  de  quelques  autres,  qui  fut  jelée  en  prison  en  1790 
par  erreur,  —  on  avait  pris  la  liste  de  ses  amants  pour  une 
liste  de  conspirateurs,  —  fit  des  romans  sur  le  tard,  et  mit  la 
galanterie  en  pages,  après  l'avoir  mise  en  pratique,  dajns 
Illyrine  ou  VEcueil  de  V Inexpérience,  Rosalina  ou  les  Mé- 
prises de  lamour,  Lise  ou  les  Ermites  du  Mont-Blanc,  Eu- 
phémie  ou  les  Suites  du  siège  de  Lyon,  Zéphira  et  Fid- 
gella,  des  titres  et  des  noms  qui  fleurent  leur  1805. 

Et  Gorjy,  auteur  de  romans  sensibles  dont  il  dessinait  lui- 
même  les  gravures,  Blancay,  le  Bon  Pamphile,  et  son  meil- 
leur, d'allure  plus  décidée,  Ann'quin  Bredouille  ou  le  Petit 
Cousin  de  Trislram  Shandy,  qui  fait  penser  à  Hudibras  ou  à 
John  Bull.  C'est  un  commentaire  sensé  de  la  Révolution  et 
un  tableau  instructif,  vigoureux  et  coloré.  Ann'quin  Bre- 
douille, avec  ses  amies  Adule  et  Mme  Jerniffle,  arrive  de  son 
village  et  tombe  dans  la  grande  ville  de  Néomanie  au  milieu 
d'une  tempête;  le  cuisinier  Tamar  (Marat)  le  nourrit  de  feu 
cuisant;  il  se  désaltère  à  l'auberge  des  Actes  des  Apôtres;  et  le 
voici  qui  visite  la  ville,  regarde  les  originaux,  les  marchands 
de  modes,  de  chansons,  de  bonnets  à  l'Atlantide,  d'attaches  à 
la  Fraternité  Universelle,  et  le  plancher  qu'il  foule  est  une 
marqueterie  de  vieilles  armoiries  hors  d'usage.  Il  faut  lire 
là,  dans  ce  curieux  récit,  le  tableau  de  la  Fête  de  l'Autel  de 
la  Fraternité,  la  Prise  de  la  Bastille,  les  parties  de  cartes 
où  les  valets  priment  les  rois,  et  les  merveilles  de  l'appareil 
du  docteur  Guillotin,  orné  de  fleurs,  d'ors  et  de  diamants,  avec 
une  hache  en  corail  et  rubis  pour  que  le  sang  ne  se  voie  pas, 
ei  une  serinette,  sous  lé  piédestal,  joue  des  airs  charmants. 
L'appariteur  dit  au  condamné  : 

—  Penchez-vous  pour  mieux  entendre. 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  293 

El  tout  cela  est  si  exquis  que  la  tète  doute  elle-même  si 
elle  est  coupée  :  il  lui  faut  les  applaudissements  pour  qu'elle 
en  soit  informée. 

Reposons-nous  de  ces  horreurs  par  le  spectacle  calme  et 
gracieux  que  nous  offre  Bernardin  de  Saint-Pierre. 

Le  Havrais  Bernardin  de  Saint-Pierre  (1),  fut  Tami  le 
disciple,  le  continuateur  de  J.-J.  Rousseau,  dont  il  connut 
par  sa  propre  expérience  les  épreuves,  les  mécomptes,  les 
difficultés,  la  lutte  contre  le  sort  et  les  hommes,  sinon  les 
affronts.  La  résistance  de  son  esprit,  son  imagination  intré- 
pide et  souriante,  le  gardèrent  contre  Tamertume  et  le  dé- 
senchantement. Du  moins  chercha-t-il  une  consolation  et  un 
réconfort  dans  les  inspirations  les  plus  élevées,  dans  l'amour 
de  Dieu  et  dans  Tadmiration  de  la  nature.  Ses  Etudes  de  la 
Nature^  sous  couleur  de  sciences  naturelles,  sont  un  hymne  à 
la  création,  dont  tout  lespril  tient  dans  les  premières  lignes  : 

—  O  mon  Dieu,  donnez  à  ces  travaux  d'un  homme,  je  ne  dis  pas 
la  durée  ou  Tesprit  de  vie,  mais  la  fraîcheur  du  moindre  de  vos  ouvra- 
ges !  Que  leurs  grâces  divines  passent  dans  mes  écrits,  et  ramènent 
mon  siècle  à  vous,  comme  elles  m'y  ont  ramené  moi-môme  ! 

Pour  J.-J.  Rousseau,  le  spectacle  de  la  nature  fait  le  oro- 
cës  à  la  dépravation  des  hommes.  Pour  son  disciple,  la  Na- 
ture est  le  modèle  et  le  refuge.  A  la  différence  des  froids 
poètes  descriptifs,  qui  n'eurent  d'autre  recherche  ni  d'autre 
mérite  qu'une  habileté  de  facture,  une  certaine  mignardise 
de  forme,  une  coquetterie  industrieuse  et  toute  extérieure,  — 
il  anima  la  création  du.  souffle  divin,  remercia  le  Créateur,  et 
aima  la  présence  de  l'homme,  qui  rehausse  le  prix  des  scènes 
naturelles  par  le  sentiment  qu'elle  y  ajoute. 

II  ne  manquait  pas  de  finesse,  et  s'il  eut  trop  peu  de  vigueur 
pour  pousser  les  rudes  boutades  d'un  Jean-Jacques,  il 
savait  répondre. 

Quand  Geoffroy  le  malmena,  il  répliqua  par  une  lettre  un 
peu  vive  que  le  Journal  de  l Empire  refusa  d'insérer  à  la  place 

(1)1737-1844. 


294  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

OÙ  avait  paru  la  diatribe.  Bernardin  de  Saint-Pierre  alla  trou- 
ver le  ministre  de  la  police  et  lui  exposa  ses  plaintes,  que 
ce  fonctionnaire  trouva  parfaitement  fondées,  mais  auxquelles 
il  ne  pouvait  faire  droit  «  parce  que  des  considérations  puis- 
santes s'y  opposaient  ». 

Puisque  je  ne  puis  obtenir  satisfaction  des  injures  d'un  cuistre,  dit 
Bernardin,  permettez-moi  de  vous  raconter  ce  qui  m'est  arrivé  pendant 
mon  dernier  voyage  en  Russie  :  je  rencontrai,  en  sortant  de  Moscou, 
un  énorme  dcrgue  qui  aboyait  d'une  manière  effrayante  et  semblait 
.vouloir  s'élancer  sur  moi.  N'ayant  ni  armes,  ni  canne,  rien  qui  pût 
servir  à  ma  défense,  je  me  baissai  pour  ramasser  une  pierre,  quelle 
fut  ma  surprise  !  elle  était  gelée  ;  je  ne  pus  pan^enir  à  Féirracher  de 
terre.  Je  m'écriai  alors  avec  colère  :  Je  ne  resterai  certainement  pas 
dans  un  pays  où  l'on  léLche  les  chiens  et  où  Ton  attache  les  pierres. 

Rousseau  trouble,  enflanune,  désole  et  attriste  ;  Bernar- 
din de  Saint-Pierre  apaise,  réconcilie  le  ciel  et  la  terre,  ins- 
pire le  calme,  la  paix,  la  sérénité.  L'un  déchaîne  Touragan 
des  passions  et  la  tempête  de  la  guerre  civile  ;  l'autre  aplanit, 
purifie,  console,  nous  élève  vers  un  idéal  de  fraternité  sociale, 
dans  ses  Vœux  d*un  solitaire;  vers  la  beauté  et  radmiration 
reconnaissante,  dans  ses  Harmonies;  vers  l'amour  chaste  et 
les  joies  pures,  dans  Paul  el  Virginie,  ce  livre  d'éternelle  jeu- 
nesse. Je  ne  vous  le  raconterai  pas  :  je  vous  plaindrais  de  ne 
l'avoir  point  lu. 

Ad.  Brisson  a  publié  un  curieux  document,  que  rien 
n'autorise  à  croire  apocryphe.  Il  appartenait  à  un  riche  Mau- 
ricien qui  le  tenait  d'une  arrière-grand'mère,  el  celle-ci  a 
connu  Bernardin  de  Saint-Pierre  quand  il  vint  à  l'Ile  de 
France,  dix  ans  après  les  événements  qu'il  a  contés.  Car  ces 
faits  furent  réels,  et  en  voici  la  relation.  \'injinic  se  nom- 
mait iMlle  Caillou  ;  Paul  fut  un  enseigne  de  vaisseau  du  non 
de  Longchamp  de  Mantendre  : 

c<  Mlle  Caillou,  qui  n'est  connue  que  sous  le  nom  de  Virginie,  pajs 
très  jeune  à  Tlsle  de  liourboii  où  elle  avait  des  pnronts.  Dans  TanD 
1741,  elle  retourna  en  France  avec    M.    de  Belval,  son  oncle,   r 
avait  été  emploj'é  à.  l'Isle  de  France,  en  qualité  d'ingénieur  en  ch 
elle  avait  alors  à  peu  près  douze  ans,  était  bien  faite,  jolie,  nr 
surtout  intéressante  par   la  sensibilité  qui  caractérisait  toutes 
actions.  On  perfectionna  son  éducation  en  France.  Son  esprit  et 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉBATURE  FRANÇAISE  295 

charmes  se  développaient,  lorsque  M.  de  Belval  fut  réintégré  dans 
ses  fonctions  d'ingénieur  et  résolut  de  repasser  dans  les  isles.  Il 
s'embaiH^pia  aTec  sa  nièce  sur  le  Sami-Gérand. 

»  Une  jeune  personne  aussi  intéresseinte,  aussi  spirituelle  que  Vir- 
ginie, ne  put  être  longtemps  à  bord  d*un  vaisseau^  sans  attirer  les 
regards  de  tout  ce  qui  Tenvironncût.  M.  de  Longchamp  de  Mantcndre 
fut  le  premier  à  lui  rendre  honmiage.  C'était  nn  jeune  homme  de 
vingt^ix  ans,  enseigne  de  vaisseau,  grand  et  bioi  fait,  et  d'im 
naturel  doux  et  sensible  ;  il  reconnut  bientôt  la  vertu  de  Virginie,  et 
lui  jnra  un  amour  étemel.  Leurs  sentiments  étaient  réciproques. 
Fondés  sur  la  vertu,  ils  devaient  assurer  leur  bonheur.  La  conduite 
de  Virginie  dans  une  longue  traversée  ne  démentit  jamais  Topinion 
qu'en  avait  eue  M.  de  I^ongchamp  dès  sa  première  entrevue,  il  nY  a 
point  d'épreuve  comme  le  séjour  dun  vaisseau.  Tant  de  personnes 
jpeu  faites  Tune  pour  l'autre,  embarquées  ensemble  sans  s'être  vues, 
contrariées  par  les  éléments  et  se  contrariant  elles-mêmes,  s'aigris- 
sent et  ne  peuvent  longtemps  se  contenir.  Ces  animosités  ajoutent 
^  rborreur  d'une  situation  déjà  trop  cruelle  par  les  privations  qn*on 
éprouve  dans  un  long  voyage.  Virginie  était  toujours  la  même  ; 
irien  ne  pouvait  troubler  la  tranquillité  de  son  âme. 

M  Le  Saint'Gérand  découvrit  la  terre  le  17  août  1744.  Ce  moment 
jae  peut  être  apprécié  que  par  ceux  qui  longtemps  privés  d'un  objet 
cher,  le  retrouvent  enfin. 

»  La  joie,  la  négligence  et  la  trop  grande  sécurité  des  officiers 
lurent  la  cause  du  plus  malheureux  des  événements.  M.  de  la  Marre 
confia  son  vaisseau  à  ceux  qui  connaissaient  cette  côte  mieux  que 
loi.  On  diminua  de  voile  pour  attendre  le  jour,  mais  Je  vent  et  la 
jner  portaient  à  terre.  Vers  deux  heures  du  matin,  M.  de  la  Marre 
trouvant  qu'il  était  trop  près  de  terre  ordonna  de  virer.  Hélas  1 
il  était  trop  tard;  à  peine  l'ordre  était-il  donné,  le  bâtiment  toucha 
et  perdit  son  gouvernail.  Les  vagues  battaient  le  travers  du  bâtiment 
et  le  portaient  avec  force  contre  les  ressifs.  Les  mâts  tombèrent, 
rien  ne  put  résister  à  leur  choc;  ils  enfonçaient  le  hâHmeot,  dont 
les  bords  cédaient  à  leur  violence.  M.  de  la  Marre,  après  les  prières 
usitées,  embrassa  son  équipage  et  £ibandonna  son  bâtiment  à  la 
merci  des  flots. 

»  M.  de  Longchamp  était  avec  Mlle  Caillou  ;  et  voyant  que  toutes 
les  embarcations  étaient  brisées,  résolut  de  gagner  i'Isle  d'Ambre, 
éloignée  d'une  lieue  et  lui  jura  qu'il  reviendrait  la  chercher. 

»  Il  arriva  heureusement  â  terre.  Ceci  paraîtrait  incroyable,  si 
j'oubliais  de  dire  que  des  hauts  fonds  et  des  récifs  lui  offraient  un 
repos,  môme  en  augmentant  les  périls.  L'équipage  suivit  l'exemple 
de  M.  de  Longchamp.  La  nuit  rendait  leur  situation  plus  affreuse  ;  la 
mer  était  couverte  de  débris.  M.  de  la  Marre,  qui  refusa  constam- 
ment de  se  déshabiller,  périt  sur  un  radeau. 

w  Virginie  restait  presque  seule  sur  ces  débris.  Jugez  de  Thorreur 
de  cette  affreuse  position.  L'image  de  la  mort  se  présentait  sous 
différentes  formes  plus  terribles  les  unes  que  les  autres  ;  elle  se 
voyait  entourée  de  morts  et  de  mourants,  noyés  et  tués  par  les  débris 
qui  flottaient  autour  d'elle.  Il  est  cependant  très  vrai  qu'on  se  fami- 


296  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

liarise  avec  Tidée  de  la  mort,  soit  que  la  Providence,  toujours  com- 
patissante, adoucisse  dans  ces  moments  affreux  Thorreur  de  T^néan- 
tissement,  soit  qu'elle  rende  Fhomme  indifférent  pour  une  mort  qu'il 
regarde  comme  le  terme  de  ses  souffrances. 

»  M.  de  Longchamp  chercha  vainement  des  secours.  Au  lever  du 
soleil,  il  promène  inutilement  ses  tristes  regards  sur  une  oûte  inha- 
hitée;  alors,  et  au  comble  du  désespoir,  il  fixe  enfin  ses  yeux  sur 
cet  affreux  débris.  Il  voit,  ou  son  amour  lui  fait  croire  qu'il  voit  encore 
sUr  le  pont  son  amante.  En  proie  à  tous  les  sentiments  divers  qui 
peuvent  alors  agiter  une  àme  sensible,  il  fit  taire  le  cri  de  la  nature 
et  n'écouta  que  Tamour  ou  l'amitié  ;  il  se  jeta  à  la  mer,  il  écarta 
avec  un  courage  et  une  adresse  incroyables  tous  les  débris,  et  parvint 
en  vue  de  Mlle  Caillou.  Sa  présence  ranima,  il  fut  bientôt  à  bord. 
Il  employa  en  vain  toutes  les  ressources  de  son  imagination  pour 
l'engager  à  se  déshabiller  ;  elle  fut  inexorable. 

)>  Le  temps  ne  permit  pas  de  balancer,  il  respecta  ses  volontés  et, 
se  jetant  à  la  mer,  la  prit  sur  son  dos,  nagea  pendant  quelque  temps  ; 
mais  accablé  par  le  poids  d'un  objet  si  cher,  il  ne  put  résister  au  flux 
et  au  reflux  d'une  mer  orageuse  qui  se  déployait  sur  eux,  et  gêné  par 
les  jupes  de  son  amante,  il  perdit  ses  forces.  Dans  ce  fatal  moment, 
leur  premier  mouvement  fut  de  se  prendre  à  bras  le  corps  et,  dans  cette 
position  ils  rendirent  réciproquement  leur  tendre,  mais  dernier  soupir. 
La  mer  respecta  leur  amour  et  les  porta  sur  le  rivage,  où  on  les  trouva 
étroitement  serrés  dans  les  bras  l'un  de  l'autre.  Ils  y  furent  enterrés, 
et  il  n'existe  pas  une  pierre  qui  puisse  transmettre  à  la  postérité  le 
souvenir  de  leur  malheur. 

»  Telle  fut  la  fin  de  ce  couple  infortuné,  victime  de  l'amour  le  plus 
généreux  et  de  ces  bienséances  cruelles  que  Virginie  dans  un  ège 
plus  mûr,  aurait  sans  doute  sacrifiées  au  devoir  de  se  sauver  la  vie. 
et  de  la  conserver  à  un  amant  qui  s'est  perdu  pour  elle.  » 


L'exactitude  de  ces  détails  est  confirmée  par  d'autres  docu- 
ments, notamment  par  le  rapport  du  gouverneur  Mylius  ré- 
digé en  1821,  d'après  les  témoignages  des  survivants.  On  y 
lit  que  le  Saint-Géran,  bâtiment  de  la  Compagnie  des  Indes, 
du  port  de  600  tonneaux,  avait  quitté  Lorient  le  24  mars  1744, 
à  destination  de  Tlle  de  France.  Il  portait  à  son  bord  comme 
pasi^agers,  MM.  Villarmois,  Guinée,  de  Belval,  ingénieur, 
Gresle,  de  Brenhan,  Dromar  de  Saumur,  Mlles  Cail- 
lou et  Mallet,  et,  comme  officiers,  M.  de  la  Mare,  com- 
mandant, Malles,  premier  lieutenant,  de  Geramont,  deuxième 
lieutenant,  Longchamp  de  Mantendre,  premier  enseigne, 
Lair,  deuxième  enseigne  et  écrivain,  et  le  chevalier  Boêtfe, 
enseigne  surnuméraire.  Apres  une  traversée  de  cinq  mois, 
il  parvint,   le  17  août,  vers  quatre  heures  de  Taprès-midi, 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  21)7 

en  vue  de  Tîle.  Le  ciel  était  magnifique  et  rien  ne  faisait  pré- 
sager la  catastrophe.  M.  de  la  Mare  eut  l'imprudence  de  con- 
fier la  conduite  du  navire  à  ses  jeunes  lieutenants  qui  manœu- 
vrèrent si  mal,  que  le  Saint-Géran  toucha  el  se  coucha  sur  le 
flanc.  A  cet  instant,  les  lourdes  lames  d'un  violent  raz  de 
marée  Tassaillirent  et  la  situation  devint  critique.  La  yole 
fut  chavirée  sur  le  pont  el  se  brisa  ;  la  chaloupe  et  le  canot 
furent  défoncés.  Un  radeau  qu'on  mit  à  la  mer  s'enfonça 
avec  les  soixante  malheureux  qui  y  avaient  pris  place.  La 
nuit  s'écoula  dans  ces  angoisses.  M.  de  la  Mare  manda  l'au- 
mônier qui  prononça  un  vœu  à  Notre-Dame  d'Auray  et  en- 
t.onna  VAve  Maris  Stella  et  le  Salve  Regina,  Les  hommes 
d'équipage,  émus  aux  larmes,  se  jetèrent  dans  les  bras  les 
lîn  des  autres;  Edme  Carret,  patron  de  la  chaloupe,  supplia 
le  commandant  d'enlever  ses  habits.  Mais  M.  de  la  Mare  s'y 
«refusa,  objectant  «  qu'il  ne  conviendrait  pas  à  la  décence  de  sa 
€2ondition  d'arriver  à  terre  tout  nud  et  qu'il  avait  des  papiers 
dans  sa  poche  dont  il  ne  devait  pas  se  séparer  ».  M.  de  Long- 
c:hamp  de  Manlendre  adressa-t-il  la  même  prière  à  Mlle  Cail- 
lou? On  le  présume.  On  l'aperçut  qui  embrassait  les  genoux 
de  la  jeune  fille,  l'implorait  et  s'efforçait  de  la  dépouiller  de 
ses  vêtements  en  l'entraînant  vers  la  mer,  tandis  que  son 
cramarade,  M.  de  Géramont,  tâchait  de  sauver  pareillement 
JVllle  Mallet.  M.  de  Mantendre  se  précipita  seul  dans  les  flots, 
puis  remonta  et  renouvela  sa  tentative.  Ce  fut  la  dernière 
scène  que  purent  observer  les  survivants  du  Saint-Géran. 

Tel  est  le  drame  qui  a  fourni  à  Bernardin  de  Saint-Pierre  la 
catastrophe  finale  de  son  roman,  dont  tout  le  reste  est  d'in- 
tention. 

Les  jeunes  filles  du  xviii'  siècle,  si  elles  ont  été  très 
ignorantes,  ont  été  parfois  bonnes,  compatissantes,  char- 
mantes, par  leur  douceur,  leur  pureté.  Elles  semblent  à  ce 
point  de  vue  revivre  toutes  dans  ce  type  immortel  que  Bernar- 
din de  Saint-Pierre  a  tracé  d'elles,  réunissant  toutes  leurs 
grâces  et  toutes  les  qualités  exquises  de  leur  bon  cœur,  dans 
cette  jeune  fille  idéalement  gentille  et  douce,  vraie  jeune  fille 
du  temps,  ignorante  peut-être,  mais  bonne  et  fière  et  mora- 
lement belle,  cette  Virginie  qui  emporta  avec  elle,  dans  le 


2î)8  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

naufrage  de  ses  espérances,  les  traditions  du  siècle  passé 
faites  de  sentiments  sans  savoir,  émanation  touchante  de 

0 

cœurs,  dont  la  voix  dominait  les  faibles  accents  des  intelli 
gences  féminines. 

Dans  les  Eludes,  les  Harmonies,  dans  Virginie,  Bemardii 
de  Saint-Pierre  a  exprimé  avec  le  plus  de  bonheur  et  d'in 
tensité  un  sentiment  relativement  jeune  dans  Thistoire  de  Tex 
pression  artistique  :  le  sentiment  de  la  nature,  c'est-à-dir 
rimpression  que  reçoit  l'artiste  devant  le  si^ectacle  de  Tuni 
vers  sensible  et  pittoresque,  la  mer,  les  lacs,  les  forêts,  le 
montagnes,  les  prés,  les  jardins,  les  coins  rustiques,  le  cic 
étoile.  Ce  sentiment  n*est  pas  naturel  ;  il  est  acquis,  puisqu'on 
s'en  est  longtemps  passé.  Les  sauvages,  qui  sont  le  mieu 
placés  pour  en  recevoir  les  jouissances,  ne  paraissent  pas  1 
connaître.  Homère,  Hésiode,  Théocrite  et  Virgile  sont,  dan 
toute  l'antiquité,  les  seuls  à  Favoir  soupçonné.  Les  gens  d 
moyen  fige  habitaient  des  castels  merveilleusement  situés  a 
sommet  des  hauteurs,  dominant  les  bois,  les  fleuves,  les  va! 
lées  ;  ils  ont  fait  les  croisades,  ils  ont  traversé  les  Alpes 
ritalie,  la  Méditerranée,  la  Grèce  ;  ils  ont  sillonné  TOrienl 
l'Egypte  :  ils  n'en  ont  rapporté  que  quelques  crocodiles  de 
meures  suspendus  à  la  Giralda  de  SéVille  où  à  Sainte- Waudr 
à  Mons.  Leur  poésie  descriptive  est  poncive,  factice,  d'écok 
Cette  indifférence  persista.  Si  Montaigne  se  rappelle  la  chut 
du  Rhin  à  Schalïhouse,  c'est  pour  regretter  qu'elle  gêne  la  na 
vigation.  UAsirée  est  à  peine  localisée.  Descartes  a  parcour 
l'Europe  sans  rien  voir.  Pascal  a  bien  écouté  «  le  silence  d 
ces  espaces  infinis  »,  mais  ce  fut  tout.  Il  y  a  dans  Racine  un 
ode  à  Port-Royal  qui  est  pittoresque,  et  un  vers  ; 

Dieux  !  que  ne  suis-je  assise  à  l'ombre  des  forêts  I 

Molière  a  un  vers  aussi  : 

La  campagne  à  présent  n'est  pas  beaucoup  fleurie  1 

Boileau  a  plaint  les  noyers  «  du  passant  insultés  ».  La  Fon 
laine  seul  a  fait  exception  dans  cette  indifférence  générah 
Fénelon  n'a  décrit  que  des  paysages  de  féerie,   et  Lesag( 


fflSTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  299 

m^me  quand  il  conduit  ses  héros  à  Mexico,  décrit  peu.  Ce 
sont  tous  gens  de  cabinet  et  d'intérieur,  à  qui  François  d'As- 
sise n'a  rien  appris. 

Yoltaire,  et  surtout  J.-J.  Rousseau  (lisez  ses  Rêveries  d'un 
Promeneur  solitaire)  ont  senti  autrement  ;  et,  d'une  façon  plus 
générale,  le  xviii*  siècle  a  connu  et  exprimé  ce  sentiment  nou- 
\^eau,  l'admiration  de  la  Nature.  Il  y  a  été  conduit  par  l'es- 
prit philosophique,  critique,  rationaliste  :.  les  premiers  rap- 
ports de  l'homme  avec  le  monde  extérieur  se  sont  établis  par 
l'observation  scientifique.   Buffon  en  trouva  l'expression  la 
plus  noble.  J.-J.  Rousseau  prit  dans  le  paysage  un  des  élé- 
ments de  son  émotion.  Son  aversion  pour  la  société  le  rejeta 
vers  la  nature.  Sa  sensibilité,  qui  se  refusa  aux  êtres,  déborda 
sur  les  choses.  Le  réalisme  est  né  de  là.  Mais  s'il  tarda  à  se 
produire,  cette  lenteur  provint  de  la  timidité  des  descriptifs, 
qui  Qrent  de  la  description  un  jeu  littéraire  et  une  gageure 
de  distinction  à  outrance  dans  les  plus  humbles  sujets.  Et  ils 
s'appelèrent  Saint-Lambert.  Esménard,  ChênedoUé,  Roucher, 
L«  Mierre,  Delille.  Ils  oublièrent  d'être  émus.  Ils  firent  de  la 
'ï^^U^quelerie,  de  Fébénisterie.  J.-J.  Rousseau  y  ajouta  le  ly- 


Nolez   cette  différence  entre   la  qualité  de  ce  sentiment 

^  *^"Utrefois,  et  ce  qu'elle  est  aujourd'hui.  Les  Rousseauisles, 

l'-cxemple  de  leur  maître,  reconnu  ou  non,  projetèrent  leur 

e  sur  le  monde,  la  lui  prêtèrent,  et  mirent  l'univers  en 

^^^^ixformité  avec  leur  état.  Dans  les  romans  de  la  première 

*^^oitié  du  XIX*  siècle,  les  crimes  se  perpètrent  par  des  nuits 

^*orage,  et  les  fiançailles  blanches  veulent  une  fraîche  ma- 

^^^'**'*  d'avril.  Les  étoiles,  les  fleurs,   le  corail,   l'albâtre,  la 

,  les  lis,  les  roses,  la  neige,  documentèrent  tous  les  por- 

its  de  femmes  dont  ils  symbolisent  la  grâce. 

-«aujourd'hui,  ce  n'est  plus  son  âme  que  l'homme  prête  à  la 

tare.  C'est  l'âme  de  la  Nature  qu'il  reconnaît  et  salue.  Elle 

par  elle-même.  L'humanité  est  un  accident  dans  la  vie 

^^*^^iverselle,  dans  le  Grand  Tout  que  forment  les  mondes,  et 

*^^'il  nous  est  donné  de  connaître  pourprendre  la  notion  de 

^  ^ï^lre,  de  l'harmonie,  de  la  beauté.  C'est  comme  un  néo- 

P^nlhéisine. 


\ 


300  HISTOIRE  DE  L.V   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Bernardin  de  Saint-Pierre  en  eut  Tinluilion  :  mais  cette 
harmonie  de  la  nature,  il  en  reportait  la  gloire  plus  haut  qu'à 
la  nature  elle-même  :  il  en  remerciait  le  Créateur. 

Passer  de  Bernardin  à  Berquin,  c'est  ne  pas  aller  très  loin. 
C'est  quitter  la  vertu  pour  l'innocence. 

Un  jour  de  l'année  1784,  une  petite  rue  du  quartier  Mont- 
martre, à  Paris,  offrait  un  curieux  spectacle.  Sous  les  fenê- 
tres d*un  hôtel  garni,  d'aspect  tranquille,  une  épaisse  litière 
de  paille  recouvrait  le  pavé,  comme  on  fait  pour  les  malades 
d'importance.  C'étaient  des  enfants  qui  s'employaient  à  ce 
travail.  Aux  deux  extrémités  de  la  rue  se  tenaient  d'autres 
enfants  en  sentinelles.  Lorsqu'une  voiture  se  présentait,  ils 
se  précipitaient  au-devant  et  suppliaient  le  cocher  de  vouloir 
bien  faire  un  détour.  «  Oh  I  de  grâce  !  disaient-ils,  ne  faites 
pas  de  bruit  ;  notre  ami  est  si  malade,  et  nous  sommes  si  in- 
quiets !  » 

Les  conducteurs  demandaient  quel  était  ce  grand  person- 
nage, dont  la  maladie  causait  tant  d'anxiété,  a  Eh!  quoi, 
leur  répondait-on,  ne  connaissez-vous  pas  TAmi  des  Enfants, 
le  bon  M.  Berquin?  » 

L'Ami  des  Enfants  :  c'est  bien  sous  ce  nom  qu'il  faut  hono- 
rer Arnaud  Berquin.  Il  serait  aujourd'hui  oublié,  s'il  s'étaii 
tenu  à  son  premier  genre. 

Né  à  Langoiran,  dans  le  Bordelais,  en  1749,  d'une  bonne 
famille  bourgeoise  dont  divers  membres  figurèrent  sans  éclat 
au  barreau  et  à  l'armée,  Berquin  passa  ses  premières  an- 
nées à  Bordeaux,  où  il  se  lia  étroitement  avec  son  compa* 
triote  et  voisin  Garât.  Il  quitta  de  bonne  heure  son  ami  et 
sa  province,  attiré,  comme  tant  d'autres,  par  Paris.  Ses 
débuts  furent  heureux.  C'était  le  temps  où  la  poésie  pasto- 
rale de  Gessner  était  dans  tout  son  succès.  Des  poètes  de 
très  mince  valeur,  tels  que  Léonard,  avaient  su  se  faire  un 
nom  en  imitant  librement  les  poèmes  du  doux  Allemand. 
Berquin  fit  paraître  en  1774  (il  n'avait  pas  encore  vingt-cinq 
ans),  un  volume  d'/dj///es,  que  suivit  bientôt,  l'année  d'après, 
un  second  recueil. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  301 

Sur  les  vingt-quatre  pièces  qui  foraient  le  recueil  complet, 
treize  sont  imitées  de  Gessner,  deux  de  Gerstemberg  et  de 
Wieland,  et  trois  autres  de  Tltalien.  Ce  qui'  appartient  en 
propre  à  Berquin  dans  ce  premier  livre,  c'est  la  légèreté  facile 
du  vers,  et  la  science  du  détail  pittoresque.  Au  demeurant 
il  a  su  conserver  la  naïveté  artificielle  de  Fauteur  allemand. 
Il  a  parfois  des  vers  pleins  et  harmonieux,  comme  ceux  qu'il 
prêle  au  Sénateur  devenu  berger  : 

Mes  ans  vont   s'écouler,  aussi  purs  que  tes  ondes, 
Dans  le  sein  dé  Tétemité. 

Il  faut  aussi  noter,  comme  un  présage,  les  deux  pièces  con- 
sacrées à  Tenfance  :  Le  Petit  Berger  bienlaisant  et  Les  Petits 
Enfants .  Il  y  a  bien  de  la  mignardise  sans  doute,  mais  par- 
fois aussi  un  détail  juste  dans  la  peinture  des  deux  enfants, 
Myrtil  et  Chloé,  allant  demander  au  dieu  des  bergers  la 
guérison  de  leur  père  : 

Il  jouait  avec  moi, 
Lorsque  ce  mal  cruel  vint  attaquer  sa  vie. 
J*étais  sur  ses  genoux.  D'une  voix  affaiblie  : 
«  Ma   fille,  me  dit-il,  ma  fiUe^  lève-toi; 
Je  me  sens  mal,  très  mal.  »  Une  sueur  soudaine 

Couvrit  son  visage,  il  pâlit; 
Il  me  remit  à  terre,  et  faible,  sans  haleine, 
Malgré  tous  mes  secours,  il  eut  bien  de  la  peine 

A  traîner  ses  pas  vers  son  lit. 

Le  langage  prend  déjà  un  air  enfantin  par  l'emploi  alors  à 
la  mode,  du  marotisme. 

Jà  vieillissait  l'automne.. . 

L'air  d'abord  un  petit,  sommeille  en  paix  profonde, 
Si  que  ne  tremblotait  feuille  d'aucuns  roseaux; 
Puis  brillent  longs  éclairs,  bruyant  tonnerre  gronde. 
Prolongé  d'échos  en  échos. 

Les  Idylles  rendirent  célèbre  le  nom  de  Berquin;  lorsqu'on 
représenta  à  l'Opéra  la  scène  lyrique  de  J.-J.  Rousseau,  Pyg- 
malion^  ce  fut  lui  que  l'on  chargea  de  mettre  en  vers  la 
proâe  du  philosophe  genevois.  Il  en  publia  une  édition  de 


302  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

luxe  avec  un  frontispice  et  six  vignettes  de  Moreau  le  jeune. 
Il  y  avait  joint  sa  quinzième  idylle  :  TEspérance,  qui  fait  un 
curieux  panégj^rique  de  Turgot. 

«  L'Ami  du  Laboureur  est  assis  près  du  trône  »,  s'écrie  Ber- 
quin,  et  mêlant  l'éloge  du  roi  à  celui  du  ministre  : 

Grâce  te  soit  rendue,  ô  notre  jeune  prince, 
Pour  le  choix  bienfaisant  qu'a  su  former  ton  cœur! 
Turgot  faisait  fleurir  une  vaste  province, 
Tu  veux  que  tout  l'Etat  lui  doive  son  bonheur. 

Mais  déjà  se  coalisaient  contre  Turgot  les  intérêts  lésés 
par  la  réforme  des  abus,  et  le  poète  adjure  Louis  XVI  de 
soutenir  contre  ses  ennemis  le  réformateur  : 

Sourd  aux  clameurs  de  tes  vils  ennemis 
Soutiens  de  ton  pouvoir  son  généreux  courage... 
Donne,  donne  à  Turgot  ta  pleine  confiance: 
Vois  comme  les  méchants  en  ont  déjà  poli. 

A  une  époque  où  les  plus  timides  d'entre  les  littérateurs 
ne  pouvaient  se  tenir  de  donner  leur  sentiment  sur  la  poli- 
tique, c'est  la  seule  manifestation  de  Berquin  dans  ce  genre. 

Après  un  court  séjour  en  Angleterre,  d'où  il  rapporta  les 
<(  Tableaux  Anglais,  choisis  dans  diverses  galeries,  traduits 
librement,  des  meilleures  feuilles  périodes,  publiées  en 
Angleterre  depuis  le  Spectaleur,  »  (l'ouvrage  parut  simulta- 
nément  à  Londres  et  à  Paris  en  1775),  Berquin  revint  en 
France,  pour  continuer  sa  carrière  poétique,  et  dès  Tannée 
suivante,  il  publia  son  joli  volume  de  Romances. 

Il  nous  est  bien'nialaisé  de  comprendre  aujourd'hui  l'en- 
thousiasme qu'excita  à  son  apparition  cette  mince  plaquette, 
ornée  de  six  vignettes  et  d'un  frontispice  de  Marillier.  Des 
six  romances  qu'elle  contient,  les  meilleures  nous  paraissent 
assez  faibles. 


Condamnée  à  souffrir  du  jour  de  sa  naissance 

Orpheline  en  ses  premiers  ans. 
Isabelle  veillait  sur  sa  fleur  d'innocence 

Chez  un  seigneur  de  ses  parents. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  303 

Mais  les  PlcUnies  dune  lemine  abandonnée  par  son  amant 
auprès  du  berceau  de  son  fils  eurent  la  vogue;  VAlmanach 
des  Muses  de  1777  les  reproduisit;  et  toute  la  France  en  ré- 
péta le  refrain  : 


Dors,  mon  enfant,  clos  ta  paupière  ; 
Tes  cris  me  déchirent  le  cœur: 
Dors,  mon  enfant  ;  ta  pauvre  mère 
A  bien  assez  de  sa  douleur. 


UInnocence  reconnue  n'émut  pas  moins  les  âmes  sensibles, 
car  elle  retraçait  les  malheurs  de  Geneviève  de  Brabant,  et 
le  succès  qu'elle  obtint  fut  durable  :  on  peut  en  lire  des  cou- 
plets, sous  les  estampes  en  couleurs,  gravées  pendant  la  Res- 
tauration, par  Augustin  Legrand. 

Ainsi  l'heureux  Berquin  avait  su  obtenir  presque  dès  ses 
débuts  une  notoriété  très  honorable,  et  cependant  il  n'allait 
pas  tarder  à  abandonner  la  romance  pour  le  genre  qui  lui  a 
valu  une  réputation  meilleure.  La  douceur  de  son  caractère 
le  porta  vers  la  littérature  enfantine. 

Le  Discours  sur  la  Romance,  qu'il  avait  publié  en  tête  de 
son  volume  de  1776,  contient  déjà  à  cet  égard  une  phrase  si- 
gnificative :  «  La  romance,  telle  que  je  la  conçois,  entretenant 
dans  les  familles  une  douce  correspondance  entre  les  époux, 
et  les  pères,  et  les  enfants,  peut  y  conserver  le  goût  de  l'in- 
nocence et  de  la  simplicité.  C'est  en  portant  celte  vue  d'utilité 
sur  la  Romance  que  j'ai  songé  à  l'étendre  un  jour  à  deux 
classes  de  personnes  trop  négligées  jusqu'ici  par  nos  poètes  : 
je  veux  dire  les  jeunes  filles  et  les  enfants  ».  A  la  vérité,  le 
nouveau  recueil  de  ses  Romances^  considérablement  remanié 
el  augmenté,  qu'il  fit  paraître  en  1788,  ne  réalise  guère  cette 
promesse,  bien  qu'un  poème  sur  Le  Berceau  y  soit  consacré  à 
Tenfant,  et  touche  discrètement  aux  idées  que  reprendra  Vic- 
tor Hugo  : 

Espoir  naissant  de  la  famille, 
Tu  fais  ton  destin  d'un  souris. 
Que  sur  ton  front  la  galté  brille, 
Tous  les  frcMits  sont  épanouis. 


304  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Ce  fui  grâce  à  la  pratique  des  littératures  étrangères  qu'il 
trouva  sa  voie  définitive. 

Christian-Félix  Weisse  s'était  fait  connaître  en  Allemagne 
comme  auteur  dramatique,  principalement  par  des  adapta- 
tions de  Shakespeare.  Il  se  maria  sur  le  tard,  fut  père,  et  les 
chansons  de  la  nourrice  de  son  fils  lui  donnèrent  Fidée  d'en 
composer  pour  l'enfance.  Il  en  publia,  en  1766,  un  recueil  qui 
plut.  Il  se  consacra  dès  lors  tout  entier  à  la  littérature  enfan- 
tine, et  écrivit  de  petits  contes  fort  goûtés  pour  ï Abécédaire 
illustré  de  Basedow.  Un  auteur  du  nom  d'Adelung  avait  pen- 
dant quelques  années  publié  une  feuille  hebdomadaire  au 
profit  des  enfants  indigents  de  la  ville  de  Werdau.  Elle  cessa 
en  1774,  et  Weisse,  à  la  sollicitation  de  l'éditeur,  la  continua 
sous  le  nom  d'Ami  des  Enlants.  Ce  recueil  se  composait  de 
petits  drames  variés  et  capables  d'intéresser  le  jeune  âge;  les 
acteurs  étaient  des  frères,  des  cousins,  des  amis.  Le  succès 
de  l'ouvrage  fut  grand  en  Allemagne,  et  dix  années  de  publi- 
cation ne  l'épuisèrent  pas,  car  Weisse  put  encore  faire  pa- 
raître, de  1784  à  1792,  une  Continuation  de  lAmi  des  En/anfcj 
qui  eut  de  nombreux  lecteurs  et  fut  traduite  en  français  par 
La  Chaise.  Ainsi  Berquin  trouvait  à  la  fois  le  cadre,  la  forme, 
souvent  même  le  fonds  et  jusqu'au  titre  de  la  publication  qui 
allait  faire  sa  gloire. 

VAmi  des  Enfants  débuta  à  Paris  en  1782,  et  continua  à 
paraître  régulièrement  chaque  mois  par  petits  cahiers,  pen- 
dant deux  années.  Ce  fut  un  véritable  journal  ayant  ses  abon- 
nés; Berquin  en  fut  à  la  fois  l'unique  rédacteur  et  le  proprié- 
taire. Chaque  numéro  contenait  des  contes,  des  anecdotes, 
et  au  moins  un  petit  drame  ayant  des  enfants  pour  acteurs. 
Dès  le  début,  on  se  passa  les  volumes  de  main  en  main,  bien- 
tôt tous  les  enfants  réclamèrent  le  journal;  'de  Paris,  la  mode 
s'étendit  à  la  province,  et  partout  on  connut  le  nom  de  Berquin 
et  celui  de  l'Ami  des  Enfants  :  le  titre  de  l'ouvrage  parut  con- 
venir à  l'auteur. 

En  1784,  Berquin  réunit  ce  qu'il  avait  publié  en  un  recueil 
dont  la  vente  fut  prospère,  et  qui  fut  aussitôt  couronné  par 
l'Académie.  Bouilly,  qui  habitait  le  même  hôtel  que  Berquin, 
et  s'était  attaché  à  lui  avec  tout  l'enthousiasme  de .  ses  vingt 


HISTOIRE   DE   L.\  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  30r) 

ans,  nous  a  conservé  ce  souvenir  :  «  Un  jour  que  nous  nous 
entr-^lenions  sous  le  feuillage,  lui  des  nouvelles  productions 
qu'il  méditait  encore,  et  moi  du  désir  ardent  que  j'éprouvais 
de  l'imiter,  entre  haletant  et  hors  d'haleine,  Ginguené,  son 
ami,  qui  lui  annonce  que  l'Académie  française  venait  de  lui 
décerner  le  prix  d'utilité.  Berquin,  qui  n'avait  aucunement 
sollicité  ce  triomphe,  ne  put  s'empêcher,  malgré  sa  modestie, 
d'en  être  flatté.  Son  visage,  d'une  expression  douce  et  péné- 
trante, se  colora  de  cet  incarnat  que  produit  la  vive  émotion 
de  l'âme  ;  il  avoua  sans  détour  que  ce  prix,  librement  dé- 
cerné, lui  devenait  d'autant  plus  cher  qu'il  croyait  l'avoir 
mérité.  » 

Berquin  était  alors  au  comble  de  sa  réputation.  La  prospé- 
rité de  VAmi  des  Enfants  lui  avait  assuré  une  honnête  aisance, 
qui  suffisait  à  ses  goûts  modestes.  Dans  le  jardin  du  pai- 
sible* hôtel  qu'il   habitait,  et  qu'un  mur  séparait  du  vaste 
hôtel  d'un  duc  et  pair  de  France,  il  aimait  à  se  mêler  en 
camarade  aux  jeux  des  enfants  du  quartier,  qu'il  pouvait 
ainsi  observer.  Lorsqu'il  sortait,  des  acclamations  juvéniles 
s'élevaient  sur  son  passage,  et  le  cri:  «  Voilà  notre  Ami!  » 
'disait  accourir  les  gamins.  Il  n'était  pas  moins  aimé  et  es- 
linné  de  tous  ses  voisins.  Il  voulut  alors  faire  venir  auprès  de 
h*i  sa  mère  ;  il  eut  quelque  peine  à  la  décider.  Il  fit  soi- 
S^eusement  préparer  pour  elle  un  appartement  tout  sem- 
**Iable  à  celui  qu'elle  occupait  à  Bordeaux.  «  Rien  n'avait  été 
"Négligé  :  la  tapisserie  de  point  de  Hongrie,  les  vieux  vases  de 
porcelaine  du  Japon,  le  Christ  d'ivoire  sur  un  fond  de  velours 
'^oir  encadré,  la  petite  bibliothèque  remplie  de  livres  de  dé- 
^'oiion  et  couronnée  d'un  buis  bénit,  le  lit  en  tombeau,  la 
^^ïûmode  en  gondole,  et  jusqu'aux  écrans  à  manche  d'ébène, 
'^présentant  les  Indes  galantes  et  les  fêtes  d'Hébé,  avec  les 
^*^  notés  de  Rameau  ».  Tant  de  soins  furent  inutiles  :  au 
^oiîaent  fixé  pour  son  départ,  sa  vieille  mère  tomba  malade, 
^'  ^lle  mourut  quelques  jours  après. 

i-a  douleur  de  Berquin  fut  telle  qu'il  fut  à  son  tour  atteint 

^  ^ne  fièvre  maligne.  Le  célèbre  Des  Essarts,  surnommé  le 

Médecin  des  Enfants,  n'osait  répondre  de  rien.  Ce  fut  une 

Consternation  dans  le  quartier  Montmartre,  parmi  les  jeunes 


306  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

amis  de  Técrivain.  Je  vous  ai  dit  quelle  sollicitude  les  anima 
alors.  Le  septième  jour  fut  celui  de  la  crise,  et  Des  Essarts 
dut  passer  la  nuit  au  chevet  de  Berquin.  «  Le  plus  profond 
silence  régnait  dans  l'hôtel  ;  tous  les  enfants  du  voisinage 
s^élaient  distribué  leurs  postes  et  formaient  trois  différents 
groupes.  Le  premier  se  tenait  à  la  porte  de  Tapparlemenl 
du  malade,  Toreille  attentive,  respirant  à  peine,  attendant  la 
moindre  nouvelle,  qu'il  transmettait  à  l'instant  même,  et  à 
voix  basse,  à  un  second  groupe  posté  dans  le  jardin,  au  bas 
de  Tescalier.  Celui-ci  la  reportait  de  même  à  un  troisième 
groupe  établi  à  la  porte  de  la  rue,  et  qui  courait  à  Tinstant 
même  répandre  dans  tous  les  environs,  l'espérance  ou  la 
cramte,  la  joie  ou  la  douleur.  » 

Berquin  fut  sauvé,  mais  il  eut  une  convalescence  longue  et 
pénible.  Ayant  appris  de  Des  Essarts  que  les  fleurs  et  la  mu- 
sique étaient  propres  à  combattre  sa  mélancolie,  les  enfants 
se  cotisèrent  aussitôt  pour  acheter  des  bouquets  ;  leur  zèle 
alla  même  jusqu'à  louer  trois  orgues  de  Barbarie  qui  vinrent 
jouer  ensemble  sous  ses  fenêtres.  Berquin  leur  sut  gré  de 
Fintention  qui  le  fît  sourire  pour  la  première  fois  depuis  son 
deuil.  Il  eut  heureusement  de  meilleure  musique  :  les  trois 
jeunes  filles  du  duc  son  voisin,  instruites  par  Des  Essarts,  firent 
perler  près  du  mur  une  harpe  et  un  piano,  et  la  nuit,  elles 
vinrent  jouer  et  chanter  les  idylles  et  les  romances  de  Berquin. 
lorsque  le  poète,  rétabli,  put  remercier  ses  trois  jeunes  bienfai- 
trices, il  leur  promit  de  «  consacrer  aussi  ses  veilles  à  Taimable 
adolescence  dont  il  était  devenu  le  débiteur.  »  Telle  fut  rocca- 
sion  de  VAmi  de  V Adolescence,  qui  vint  bientôt  continuer 
et  compléter  VAmi  des  Enlanls. 

Il  semble  bien  que  Tinvention  n'ait  pas  été  le  vrai  du  talent 
de  Berquin.  Lorsqu'il  eut  clos  la  série  de  ses  premières  publi- 
cations enfantines,  pour  lesquelles  il  s'était  inspiré  de  Weisse, 
ce  fut  à  la  traduction  libre  et  à  l'adaptation  pure  des  œuvres 
étrangères  qu'il  eut  recours  ;  mais,  il  abandonna  TAllemagne 
pour  l'Angleterre.  Il  lit  d'abord  passer  dans  notre  langue 
\  Introduction  familière  à  V étude  de  la  Nature,  de  Miss 
Trimmer.  Cet  ouvrage  était  trop  aride,  pour  les  enfants  que 
Berquin  avait  habitués  à  l'agrément  de  ses  contes  et  de  ses 


IIISTOIRK   DE   LA   LÏTTKIIATIRE   FRXNÇMSE  307 

petits  drames.  Il  le  sentit  lui-même  et  enll^*pril  la  traduclion 
de  Sandiord  et  Mtrlon,  de  Thomas  Day. 

C'était  un  singulier  homme  que  ce  Day.  Esprit  cultivé,  an- 
cien étudiant  d'Oxford,  il  s'était  fait  recevoir  avocat  à  Londres, 
mais  il  avait  beaucoup  plus  étudié  les  œuvres  de  Rousseau, 
que  la  procédure  anglaise.  Un  jour  qu'un  de  ses  amis  lui  di- 
sait :  «  Tiens,  écrase  cette  araignée.  —  Non,  fît-il,  je  ne  crois 
pas  en  avoir  le  droit.  Si  quelque  être  supérieur  disait  à  son 
semblable  :  Tue  cet  avocat  ;  qu'en  penserais-tu  ?  El  pouiiant 
un  homme  de  loi  est  bien  plus  nuisible  pour  beaucoup  de  gens 
qu'une  araignée.  »  Il  n'est  pas  surprenant  qu'il  se  soit  refusé 
à  jamais  plaider. 

Il   avait  le  cœur  sensible,    et  s'éprenait   successivement 
de  toutes  les  jeunes  filles  qu'il  venait  à  connaître.     Il     fut 
d'abord  amoureux  de  la  sœur  de  son  ami  Edgeworth,  mais 
ils  reconnurent  tous  deux  au  bout  d'im  an  de  cour  qu'il  y  avait 
incompatibilité  absolue  entre  une  jeune  femme  du  monde  et 
un  philosophe  à  qui  ses  principes  défendaient  de  se  peigner. 
Il  résolut  alors  de  se  choisir  une  épouse  digne  d'un  penseur, 
et  il  se  rendît  tout  droit  à  une  école  de  charité  où  il  choisit 
deux  orphelines,  une  brune  et  une  blonde,  qu'il  fit  élever  à 
ses  frais  et  selon  ses  idées.  L'expérience  ne  fut  pas  heureuse  : 
la  première  se  montra  si  bornée  qu'il  fallut  la  placer  chez 
une  modiste,  et  la  seconde,  après  avoir  donné  quelques  espé- 
rances, se  trouva  décidément  au-dessous  de  ce  qu'on  atten- 
dait d'elle  ;  il  est  vrai  qu'elle  avait  été  soumise  à  une  dure 
discipline  :  les  méchantes  langues  affirmaient  que  pour  éprou- 
ver sa  fermeté  d'âme,  Day  tirait  sur  elle  des  coups  de  pistolet 
à  blanc,  et  lui  versait  de  la  cire  à  cacheter  brûlante  sur  les 
was. 

Ce  double  échec  ne  découragea  pas  notre  homme,  qui  s'éprit 

Honora  Sneyd;  refusé  par  elle,  il  demanda  aussitôt  la  main 

sa  cadette  Elisabeth.  Celle-ci,  plus  coquette,  semblait  hési- 

.  Pour  la  gagner,  Thomas  Day  se  résigna  à  enfreindre  ses 

oureux  principes  :  pendant  tout  un  hiver,  il  apprit  à  Paris 

Unse  et  l'escrime  ;  dans  son  ardeur,  il  s'attachait  les  jambes 

•e  deux  planches  pour  les  avoir  plus  droites.  Hélas  !  lors- 

1  revint  à  Londres,  l'ingrate  Elisabeth  l'éconduisit.   Le 


:U)8  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

pauvre  Day,  frappé  cruellement,  se  jeta  à  corps  perdu  dans 
la  littérature,  et  entama  une  campagne  en  faveur  des  colonies 
américaines  soulevées  contre  l'Angleterre. 

Il  se  trouva  pourtant  une  jeune  femme  fort  riche,  qui  s'éprit 
de  lui  et  voulut  l'épouser.  Par  un  scrupule  honorable,  Day 
accepta  à  la  condition  que  la  fortune  de  sa  femme  restât  à 
rentière  disposition  de  celle-ci,   pour  qu'elle  fût  libre  de  le 
({uitter,  si  elle  ne  pouvait  se  soumettre  à  la  vie  de  femme  de 
philosophe.  En  revanche,   il  la  traita  sans  ménagement  et 
lui  imposa  une  existence  aussi  rude  que  la  sienne  :  il  la  fai- 
sait marcher  dans  la  neige,  en  hiver,  lui  refusait  une  ser- 
vante, et  jusqu'à  une  harpe.  «  Nous  n'avons  pas  droit  au 
luxe,  disait-il,  quand  les  pauvres  manquent  de  pain.  »  Son 
originalité  se  développait  d'ailleurs  chaque  jour  davantage. 
Lorsque,  dégoûlé  de  la  politique,   il  résolut  de  se  retirer  à 
la  campagne,  il  s'y  construisit  une  maison  dont  il  fît  d'abord 
élever  les  murs  sans  aucune  ouverture,  se  réservant  d'y  per- 
cer ensuite  les  portes  et  les  fenêtres  à  sa  fantaisie,  par  une 
excentricité  semblable  à  celle  qu'Hoffmann  devait  plus  tardE 
prêter  au  héros  d'un  de  ses  contes. 

Day  ne  recueillit  que  des  déboires  dans  ses  tentatives  d'ex 
ploitation  agricole  ;  il  fit  beaucoup  de  bien  autour  de  lui, 
en   fut  payé   par  la    méfiance   et   l'hostilité    des   paysan 
Il  se  consola  en  écrivant  VHistoire  de  Sandiord  et  Merlo 
où  il   foiTuula   son  idéal  d'éducation,  opposant   la   simpi 
cité  honnête  et  courageuse  du  jeune  Henri  Sandford,  fils 
fermier,  à  la  paresse  égoïste  de  son  condisciple,  le  petit  ge 
lleman  rominy  Merlon.  La  première  partie,  seule  traduite  p 
Berquin,  fut  publiée  en  1786,    la  dernière  en  1789,   peu     We 
temps  avant  la  mort  de  l'auteur,  et  celle-ci  fut  en  harmoirxi^ 
avec  sa  vie  entière.  Ayant  pour  principe  que  la  douceur  peut 
venir  à  bout  de  n'importe  quel  animal,  il  monta  un  jour  m 
cheval  non  dressé,  qui  le  jeta  à  terre  et  lui  brisa  le  crâne. 

Berquin  avait  promis  à  ses  lecteurs  la  suite  de  Sandford 
et  Merlon,  lorsque  Fauteur  anglais  l'aurait  publiée  :  promesse 
(jui  ne  fut  jamais  tenue.  En  attendant,  il  traduisit  encore  un 
roman  enfantin  anglais  :  le  Petit  Grandisson  (1787).  Ce  fui  le 
dernier  ouvrage  de  ce  genre  qu'il  fit  paraître  :  les  événemenls 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRA:ÇÇAISE  M)9 

politiques  allaient  bientôt  attirer  violemment  Tattention  de 
tous,  même  des  plus  timides. 

Nous  avons  vu  Berquin  saluer  joyeusement,  en  1775,  le 
ministère  réformateur  de  Turgot.  Il  accueillit  avec  autant  de 
joie  les  débuts  de  la  Révolution  et  les  premiers  actes  de  la 
Constituante,  mais,  devenu  plus  prudent  avec  les  années,  il 
évita  soigneusement  de  mêler  son  nom  à  aucune  manifestation 
publique.  11  fut  un  des  premiers  rédacteurs  du  Moniteur^  sous 
le  voile  de  l'anonymat.  En  1790,  son  ami  Ginguené  le  poussa 
à  collaborer  à  la  Famille  villageoise^  journal  d'instruction  et 
d'éducation  politique,  destiné  à  répandre  dans  les  campagnes 
les  principes  du  parti  constitutionnel.  Avec  Rabaut-Saint- 
Etienne  (qui  s'éloigna  au  bout  d'un  an),  Cérutli  et  Grouvelle 
le  dirigeaient,  non  sans  succès  tout  d'abord.  Par  malheur, 
la  fuite  de  Varennes,  avec  le  retentissement  terrible  qu'elle 
eut  dans  l'opinion  publique,  abattit  brusquement  la  popularité 
du  parti,  et  ruina  le  libraire  Desenne,  dont  la  faillite  fut 
sur  le  point  d'entraîner  la  disparition  du  journal. 

Celte  fois,  Berquin  lui-même  fut  enveloppé  dans  l'impopu- 
larité de  ses  amis  :  le  quartier  Montmartre  se  refroidit  à  l'égard 
de  ce  complice  des  aristocrates,  et  plusieurs  de  ses  jeunes 
amis,  sur  l'ordre  de  leurs  parents,  cessèrent  de  le  saluer. 
L'ftme  tendre  du  conteur  en  souffrit  cruellement.  Il  eut  pour- 
tant la  joie  d'un  dernier  témoignage  de  confiance  :  sur  la 
proposition  de  la  section  Saint-Joseph,  il  fut  proposé  pour 
être  nommé  inslUuteur  du  jeune  Dauphin,  auprès  de  qui 
l'Assemblée  voulait  placer  un  homme  chargé  de  l'élever  dans 
les  idées  nouvelles.  Berquin  fut  à  la  fois  touché  et  effrayé  de 
celte  désignation:  «  Je  suis  perdu,  dit-il  à  son  fidèle  Bouilly, 
car  j'aimerai  cet  auguste  enfant  !  »  Il  s'abstint  soigneusement 
de  toute  démarche,  laissa  la  nomination  officielle  se  porter 
sur  un  autre,  mais  une  ,fois  délivré  de  sa  crainte,  par  une 
contradiction  familière  aux  esprits  timides,  il  laissa  voir  quel- 
ques regrets  de  n'avoir  pas  été  choisi. 

Il  mourut  doucement,  le  21  décembre  1791,  assez  à  temps 
pour  ne  pas  voir  recommencer,  plus  terrible  et  sanglante, 
cette  Révolution  qu'il  avait  crue  terminée. 


310  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRAiNÇAISE 

Berquin  cnérite  de  retenir  un  instant  Tattention  par  son 
Ami  des  Enlanls  qui  créa  un  genre  neuf.  Mais  quelle  est  exac- 
tement la  part  qui  lui  revient  en  propre.  Seule,  une  compa- 
raison très  approfondie  avec  les  œuvres  de  Weisse  pourrait 
donner  les  éléments  d'une  réponse,  maïs  encore  faudrait-il 
s'assurer  des  emprunts  que  Tauteur  français  a  pu  faire  à  la 
littérature  enfantine  anglaise  :  lAche  immense,  pour  un  bien 
mince  résultat,  et  qui  ne  semble  encore  avoir  tenté  personne. 

Rien  de  plus  menu  que  le  sujet  d'un  drame  ou  d'un  conte 
de  Berquin,  et  cela  peut  se  résumer  en  quelques  lignes. 
Prenez,  par  exemple,  le  Petit  loueur  de  violon  :  un  petit  sa- 
voyard est  loué  pour  faire  danser  quelques  enfants  riches  ; 
il  est  bien  reçu  et  comblé  de  gâteaux  et  de  menue  monnaie 
pour  son  vieux  père  ;  le  lils  de  la  maison,  un  mauvais  drôle, 
le  dépouille,  le  bat  et  brise  son  violon  ;  sur  quoi  le  père, 
survenant,  comble  de  caresses  les  bons  enfants  et  punit  sé- 
vèrement le  méchant.  C'est  d'une  simplicité  ingénue  :  aussi 
l'intérêt  n'est-il  pas  dans  Tinlrigue,  mais  dans  les  détails  :  la 
paresse  du  jeune  Charles,  qui  se  fait  faire  par  son  petit  cou- 
sin Sainl-Firmin  une  version  de  six  lignes,  sa  grossièreté  en- 
vers les  invitées  de  sa  sœur,  sa  gourmandise,  son  égoïsme  : 
et  en  opposition,  la  bonne  humeur  et  la  complaisance  de  Saint- 
Firmin,  la  politesse  des  jeunes  demoiselles  et  leur  bon  cœur, 
et  ITionnêteté,  la  candeur  du  petit  Savoyard,  voilà  ce  qui  domie 
au  drame  l'intérêt  et  la  vie. 

Il  en  est  de  même  des  autres.  Un  méchant  enfant  a  volé  la 
levrette  de  ses  amis,  mais  il  vient  à  perdre  une  bague  de 
grand  prix  que  lui  a  confiée  son  père.  Les  amis  trouvent  la 
bague  et  la  lui  rendent,  bien  qu'ils  aient  des  soupçons  à  son 
égard  ;  touché  de  leur  générosité,  il  confesse  sa  faute,  rend 
la  levrette  et  deviendra  meilleur  :  voilà  la  Levrette  et  la  bague. 
—  La  petite  Emilie,  dont  la  mère  est  ruinée,  veut  aller  glaner   • 
sur  les  terres  du  seigneur  voisin  :  elle  est  grondée  et  malmenée  ^ 
par  un  garde-chasse  brutal  qui  la  traite  de  voleuse  d'épis  :  les^ 
enfants  du  château  s'intéressent  à  la  petite  glaneuse^  que  leuix- 
père  reconnaît  enfin  pour  la  fille  d'un  de  ses  compagnon^s- 
d'armes,  et  qu'il  adopte  en  conséquence.  —  Ou  encore,  le  pe^ 
tit  Fabien,  désolé  de  voir  son  père  se  remarier,  et  préven^m 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATUKE  FRANÇAISE  3H 

d'avance  contre  sa  belle-mère,  est  obligé  de  sentir  qu'elle  est 
très  bonne  et  1res  digne  d'être  aimée  :  voilà  VEcole  des  Ma- 
râtres. —  Faut-il  résumer  la  donnée  de  ce  petit  drame  :  les 
Pères  réconciliés  par  leurs  en/ante  ?  Le  litre  seul  y  suffit. 

Ces  sujets  sont  de  tous  les  temps:  il  en  est  d'autres  qui 
marquent  l'époque,  comme  VEpée,  par  exemple.  Auguste 
d'Orval  est  im  petit  noble  insolent  et  vaniSeux  ;  le  plaisir 
d'avoir  reçu  une  èpée  lui  tourne  la  tête,  et  il  est  prêt  à  dégai- 
ner contre  tous  les  roturiers. 

Heureusement  son  père  se  défie  de  ses  emportements,  et 
lorsque  le  petit  gentilhomme  veut  tirer  son  épée  pour  en  frap- 
per ses  camarades,  il  ne  trouve  en  guise  de  lame  qu'une  longue 
plume  de  dinde,  et  fait  rire  à  ses  dépens.  C'est  que  Beiquin 
écrit  pour  une  société  où  la  noblesse  joue  toujours  un  grand 
rôle,  mais  où  ses  privilèges  sont  déjà  discutés  et  condamnés 
par  l'opinion  publique.  De  là  aussi,  dans  VAmi  des  Adoles- 
cents,  rinsislance  avec  laquelle  il  étudie  la  vie  du  jeune  officier, 
les  dangers  de  la  vie  oisive,  de  la  paresse,  du  jeu.  La  vie 
militaire  lui  inspire  successivement  le  Congés  VEcole  Mili- 
taire, les  Jeunes  o^iciers  à  la  garnison,  le  Retour  de  croisière. 
Mentionnons  en  passant,  à  la  suite  de  ce  dernier  drame,  un 
entretien  sur  la  guerre  et  la  paix,  où  Berquin  prêche  la  paix 
universelle,  et  voudrait  employer  les  armées  permanentes  aux 
travaux  publics. 

Quant  aux  contes,  ils  échappent  à  toute  analyse  par  leur 
simplicité  même  et  leur  brièveté.  D  faut  signaler  seulement 
de  loin  en  loin,  quelques  vers  qui  y  sont  insérés,  et  en  parti- 
culier le  Sid  de  Fauvettes,  si  connu  : 

Je  le  tiens,  ce  nid  de  fauvettes, 
Ils  sont  deux,  trois,  quatre  petits... 

qui  est  peut-être  le  chef-d'œuvre  de  Berquin  poète.  La  dou- 
ceur  molle  du  vei-s  et  la  mièvrerie  du  sentiment  tournent  ici 
en  qualité,  car  c'est  i)récisément  ce  que  comprennent  et 
goûtent  d'instinct  les  enfants. 

Le  style  a  de  singulières  dissonances  auxquelles  ses  mo- 
dèles ne  sont  sans  doute  pas  étrangers.  Il  sait  à  l'occasion 


312  HISTOIRE   DE  LA   L1TTER.\TURE  FRANÇAISE 

se  montrer  sobre  et  précis,  pittoresque  même  dans  le  détail, 
ainsi  dans  ce  petit  tableau  : 

■ 

—  La  petite  Louise  était  déjà  allée  à  la  campagne  avec  son  père. 
Elle  avait  entendu  les  premières  chansons  des  pinsons  et  des  merles, 
et  elle  avait  cueilli  les  premières  violettes.  Mais  le  temps  changea 
encore  une  fois.  Il  s'éleva  tout  à  coup  un  vent  du  nord  violent,  qui 
sifflait  dans  la  forêt,  et  couvrait  les  chemins  de  neige.  La  petite 
Louise  entra  toute  tremblotcmte  dans  son  lit,  en  remerciant  Dieu 
de  lui  avoir  donné  un  gîte  si  doux,  à  Tabri  des  injures  de  Fair. 

Le  lendemain  matin,  lorsqu'elle  se  leva,  ah  !  tout,  tout  était  blanchi. 
Il  était  tombé  pendant  la  nuit  une  si  grande  quantité  de  neige,  que 
les  passants  en  avaient  jusqu'aux  genoux. 

Comparez  maintenant  cet  autre  : 

—  Ils  montèrent  sur  une  colline  du  haut  de  laquelle  s'étendait  une 
perspective  admirable.  A  droite,  on  découvrait  une  vaste  forêt  dont 
les  extrémités  se  perdaient  dans  l'horizon.  A  gauche,  on  voyait  s'entre- 
couper, dans  un  agréable  mélange,  de  riants  jardins,  de  vertes  prai- 
ries, et  des  champs  couverts  de  moissons  dorées.  Au  pied  de  la  colline 
serpentait  un  vallon,  arrosé  dans  toute  sa  longueur  par  mille  petits 
ruisseaux.  Tout  ce  paysage  était  animé.  Dans  son  immense  étendne, 
on  distinguait  des  pêcheurs  qui  jetaient  leurs  filets,  des  chasseurs 
qui  poursuivaient  des  cerfs  fugitifs  avec  leurs  meutes  aboyantes... 

Quelle  abondance  d'épithètes  banales,  quelle  mollesse  gé- 
nérale d'expressions!  Je  crains  bien  que  ce  soit  là  le  vrai  slyle 
de  Berquin. 

Ce  qu'il  faut  louer  pleinement,  en  revanche,  dans  les  petits 
drames,  c'est  la  vivacité  et  le  naturel  même  du  dialogue.  L'au- 
teur a  beaucoup  écouté  parler  les  enfants,  —  ceux  de  son 
époque,  — et  il  a  su  reti^ouver  leur  langage. 

Quant  à  ses  idées,  ce  sont  celles  de  son  temps  :  l'homme  est 
naturellement  bon,  et  des  enfants  bien  nés  devront  être  portés 
à  la  vertu  par  leurs  instincts,  à  moins  qu'ils  ne  cèdent  à  de 
mauvaises  influences.  Berquin  connaît  pourtant  à  merveille 
tous  les  petits  défauts  des  enfants, et  les  penchants  qu'ils  appor- 
tent avec  eux  dans  le  monde  :  paresse,  étourderie,  égoïsme,  et 
il  les  exprime  à  merveille  ;  ce  n'est  peut-être  pas  très  consé- 
quent avec  ses  idées  générales,  mais  c'est  un  illogisme  fort 
heureux,  car  cela  donne  justement  tout  leur  mérite  à  ses  petites 
scènes.  De  toute  son  œuvre  se  dégage  une  impression  de   < 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  313 

doux  optimisme.  Il  y  a  cependant  des  méchants  et  qui  seront 
punis  —  les  enfants  sont  de  terribles  justiciers  —  mais  en- 
core laisse-l-on  espérer  qu'ils  se  corrigeront. 

JVe  jugeons  pas  Berquin  comme  on  fait  des  autres  écrivains  : 
il  n'a  paà  écrit  pour  nous,  mais  pour  les  enfants  :  il  faut  Tavoir 
Ihi  avant  Tâge  de  dix  ans,  et  faire  effort  pour  retrouver  ses 
impressions  premières;  il  faut  se  souvenir  qu'on  a  été  attendri 
•  les  malheurs  de  la  Petite  Glaneuse  ou  du  Petit  Joueur 
violon^  et  qu'on  a  ri  de  bon  cœur  lorsque  le  petit  noble 
vaniteux  tire  contre  ses  amis  son  épéc,dont  la  lame  n'est  qu'une 
pli-tixie  de  dinde! 

^N  ^  lui  reprochons  pas  non  plus  ses  fades  imitateurs  :  c'est 
injustice  que  le  terme  de  berquinades,  et  ce  n'est  pas  la 
te  de  VAmi  des  Enlants^  si  son  disciple  Bouilly  a  écrit  tant 
platitudes.  Berquin  a  su  amuser  et  instruire,  conseiller, 
i^aire,  élever,  intéresser  les  enfants.  Les  nôtres  sont  en 
t  d'envier  leurs  aînés,  et  de  souhaiter  pour  eux-mêmes  la 
Txe  d'un  pareil  Ami. 


<i 


V 


nfin  il  est  un  nom  qui  nous  retiendra  un  instant,  parce 
c'est  celui  d'un  homme  aimable  et  d'un  conteur  charmant, 
Xavier  de  Maistre.  Me  direz-vous  qu'il  n'est  pas  fran- 
,  parce  que,  quand  il  naquit  à  Chambéry,  en  1764,  Cham- 
'  était  ville  de  Savoie  italienne  ?  Lisez-le,  écoutez-le,  en- 
ez  cette  langue  si  fluide,   si  pure,    si  spirituelle  et  si 
icieuse,  et  osez  dire  que  c'est  un  italien  qui  a  écrit  le 
Mjage  autour  de  ma  chambre  :  il  est  Français  d'esprit  et 
c:œur,  et  fût-il  né  à  Chandernagor,   il  aurait  droit  à  sa 
P*^oe  chez  nous,  comme  Grimm,   de  Ligne  ou  comme  son 
Joseph  de  Maistre. 
e  jeune  Xavier,  qui  devait  vivre  quatre-vingt-neuf  ans, 
it  faible,  lymphatique,  indolent,  et  dans  les  premiers  temps 
^ue  bête;  ses  camarades  lui  avaient  donné  le  surnom  de 
^•^  diminutif  de  baban  qui  veut  dire  lambin,  musard. 
Il  alla  d'abord  à  l'école  communale;  son  grand  frère  Joseph, 
*^     uste,  actif  et  énergique,  avait  pour  lui  une  affection  toute 


314  HISTOIRE   DE  LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

particulière  :  les  caractères  opposés  s'accordent,  et  Xavier 
avait  besoin  d'un  protecteur. 

A  quatorze  ans,  il  quitta  l'école.  C'était  le  temps  de  faire 
ses  humanités.  On  le  mit  chez  le  curé  de  la  Bauche,  petit 
village  du  canton  des  Echelles  ;  il  avait  là,  dans  les  environs, 
une  tante,  la  comtesse  Perrin  d'Avressieux,  qui  le  voyait  sou- 
vent et  rassurait  sa  mère  sur  sa  santé. 

Ce  séjour  fut  pour  lui  décisif.  Son  esprit  s'éveilla,  les  forces 
lui  vinrent,  et  il  se  sentit  enfin  le  digne  frère  de  Joseph. 

A  dix-huit  ans,  il  avait  terminé  ses  études.  Il  entra  conune 
cadet  dans  un  régiment  d'infanterie  de  marine  qui  tenait  alors 
garnison  à  Chambéry  et  qui  s'appelait  le  Real  Navi.  Au  bout 
de  trois  ans,  en  1784,  la  garnison  changea,  et  le  régiment 
passa  les  Alpes  pour  aller  prendre  ses  quartiers  à  xAlexan- 
drie,  en  Lombardie,  à  65  kilomètres  de  Turin  —  cette  Alexan- 
drie de  la  Paille  que  les  Italiens  fortifièrent  hâtivement  au 
xii**  siècle,  pour  tenir  en  respect  les  partisans  de  Frédéric 
Barberousse  établis  dans  Pavie. 

Xavier  suivit  son  régiment,  mais  avec  deux  jours  de  re- 
tard ;  voici  à  quelle  occasion. 

Le  4  juin  1783,  les  frères  Montgolfier  lancèrent  à  Annonay, 
qui  était  leur  pays  natal,  le  premier  aérostat.  Ce  fut  partout 
une  grande  agitation  des  esprits  à  la  nouvelle  de  ce  vol  hu- 
main dans  les  airs.  A  Chambéry  comme  ailleurs,  on  s'en  oc- 
cupa fort,  et  un  groupe  de  jeunes  gens,  dont  était  Xavier, 
se  mit  en  tète  de  construire  un  ballon  eî  d'organiser  une  as- 
cension. Les  meneurs  de  l'entreprise  étaient  un  jeune  ingé- 
nieur, Louis  Brun,  Xavier  de  Maislre,  et  un  ami  qui  avait 
plus  de  fonds  que  de  surface,  le  chevalier  de  Chevelu,  qui 
soutint  l'entreprise,  mais  ne  fit  pas  Tascension,  parce  que  sa 
mère  le  lui  défendit. 

Qui  payerait  le  ballon  et  les  frais  de  rexpéricnce?  C'est 
Xavier  qui  fut  chargé  de  rédiger  le  prospectus  pour  la  récolte 
des  souscriptions.  Ce  fut  là  sa  modeste  entrée  dans  le  do- 
maine des  lettres.  Beaumarchais,  avec  qui  Xavier  de  Maislre 
eut  aussi  en  commun  la  passion  des  inventions,  en  eut  une 
semblable. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  3i:> 

Il  est  joli,  d'ailleurs,  ce  prospectus  qui  sollicite  spirituel- 
lement les  poches,  qui  trace  de  vastes  tableaux  des  progrès  de 
l'esprit  humain,  à  la  Condorcet,  et  qui  fait  des  grâces  de- 
"vant  les  daines,  toujours  chères  à  Xavier,  (^est  un  chapitre 
cie  rhistoire  des  ballons.  Xavier  louche  d'abord  la  fibre  de 
1  ^admiration  et  de  l'émolion,  il  chanta  son  Illi  robur  et  aes 
triplex. 

((  Qu'on  se  transporte  par  la  pensée  au  château  de  la  \fuette  dans, 
«  moment  où  deux  hommes  intrépides  disaient  pour  la  première  fois: 
coupez  les  cordes  !»  et  les  premiers  de  leur  espèce,    suspendus 
une  frôle  machine,  planaient  sur  les  têtes  de  cent  mille  spectateurs 
;S=>&lpitants.  » 

Il  y  avait  un  savant  chez  cet  écrivain   qui  fut  aussi  un 
«chimiste,  un  poète  et  un  peintre.  Ses  prédictions  sur  Télectri- 
î(è  sont  à  noter,  et  ce  jeune  homme  avait  un  esprit  de  juste 
ivination. 

Il  avait  confiance  dans  la  prompte  solution  du  problème  de 
a  direction  des  ballons  non  par  l'action  de  laii\  mais  par 
l'action  sur  Vair,  et  il  glorifia  éloquemment  le  nom  de  Mont- 
olfier  c(  inconnu  un  instant  avant  d  être  immortel  !   » 
On  fît  une  relation  de  ce  voyage,  et  c'est  encore  Xavier 
^ui  en  fut  chargé  :   c'est  son  second  ouvrage.  C'est  un  vivant 
tableau  de  la  vie  provinciale  d'alors. 
Devant  la  foule  et  les  toilelles  claires  des  dames  installées 
SAUT  Festrade,  le  ballon  s'enlève;  Xavier,  qui  s'était  caché  pour 
partir  malgré  ses  parents,  sort  de  sa  toile,  prend  un  porte- 
nroix  et  crie,   selon  la  promesse  du  prospectus  :  «  Honneur 
aux  Dames!  » 

Du  haut  de  son  ballon,  Xavier  avait  aperçu  son  régiment 
qui  partait  pour  Alexandrie,  au  son  des  fifres.  Deux  jours 
après,  il  quitta  à  son  tour  sa  ville  natale  et  rejoignit  son  ba- 
taillon. Il  demeura  à  Alexandrie  jusqu'en  1787,  puis  passa 
à  Turin,  où  il  était,  quand  éclata  la  Révolution  Française.  Elle 
surmonta  les  Alpes,  se  précipita  sur  l'Italie,  Xavier  fut  en- 
traîné par  la  première  vague  jusqu'à  Bologne;  il  revint  l'an- 
née d'après  à  Turin,  tandis  que  son  frère  Joseph  s'enfuyait  à 
Lausanne.  En  1798,  le  Piémont  fut  envahi  par  les  Français; 


316  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Charles-Emmanuel  IV  dut  abandonner  son  royaume  de  Sa- 
voie et  se  réfugier  en  Sardaigne.  Xavier  alla  à  Aoste  chez 
son  beau-frère,  M.  de,  Saint-Réal.  C'est  là  qu'il  vit  le  Lépreux. 
C'est  là  aussi  qu'il  se  .perfectionna  dans  l'étude  des  lettres 
en  travaillant  avec  les  pères  barnabites  du  collège. 

Peu  de  temps  après,  il  prenait  du  service  dans  l'armée  russe 
commandée  par  Souvarow,  le  suivit  et  fil  la  bataille  de  Novi, 
le  15  août  1799.  Souvarow  voulut  alors  opérer  sa  jonction 
en  Suisse  avec  Korsakow.  Il  fut  repoussé  par  Masséna,  vaincu 
à  Zurich,  disgracié  par  le  gouvernement,  et  rappelé  en  Rus- 
sie. Xavier  s'était  attaché  à  lui,  il  le  suivit,  peut-être  pour 
sortir  honorablement  d'une  guerre  avec  les  Français  qu'il  ne 
détestait  pas.  Plus  tard,  à  Saint-Pétersbourg,  on  appela  celle 
retraite  une  désertion.  Pour  régulariser  sa  situation,  n'étant 
pas  sujet  russe,  il  fit  signer  sa  démission  par  le  prince  Dol- 
gorouki,  et  se  trouvant  sans  ressources,  il  se  fixa  à  Moscou, 
où  il  peignit  des  tableaux  pour  vivre. 

Il  vécut  ainsi  jusqu'en  1805.  Son  frère  Joseph  avait  été 
nommé  ambassadeur  du  roi  de  Sardaigne  à  Saint-Péters- 
bourg, et  son  crédit  auprès  du  ministre  Tchilchagoff  put  assu- 
rer un  poste  dans  l'administration  de  la  marine  à  Xavier,  qui 
devint  même  conservateur  de  la  bibliothèque  et  du  Musée  de 
l'Amirauté  à  la  suite  d'une  visite  qu'il  fit  en  course  à  son  frère. 
Joseph  a  joliment  conté  ce  déplacement  dans  une  lettr«  à  leur 
autre  frère  Nicolas. 

Le  12  décembre  1807,  il  fut  promu  lieutenant-colonel,  et 
colonel  le  16  août  1809. 

Quand  la  Russie  fit  la  guerre  de  Perse  en  1810,  l'ancien 
officier  de  Chambéry  reprit  du  service  ;  il  prit  part  à  la  pour- 
suite du  chef  Shah  Aali  dans  l'expédition  du  Tabassaran.  Il 
se  distingua  et  paya  de  sa  personne.  Au  siège  de  la  forte- 
resse Akhaltzieh,  il  eut  le  bras  droit  traversé  par  un  coup  tiré 
à  bout  portant. 

La  nouvelle  de  sa  blessure  émut  la  Cour,  où  le  jeune 
Savoyard  s'était  fait  des  amitiés  par  son  charmant  caractère. 
Au  moment  où  elle  fut  annoncée,  une  demoiselle  d'honneur 
pâlit,  tomba  à  la  renverse  et  s'évanouit.  A  son  retour,  Xavier 
fut  touché  par  cette  douleur  dont  il  était  l'objet,  et  il  demanda 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  317 

en  mariage  celte  sensible  personne,  Mlle  Zagriatski,  sœur  d'un 
chambellan. 

A  ce  moment,  en  avril  1812,  la  guerre  éclatait,  déclarée 
par  les  alliés  à  la  France,  pour  laquelle  Tère  de  l'expiation 
sonnait.  Xavier  fut  incorporé  dans  le  régiment  de  Bagration, 
et  Tordre  de  partir  arriva  avant  que  le  mariage  ait  pu  être 
célébré.  Il  fallut  se  contenter  de  fiançailles  solennelles  faites 
chez  une  tante  de  la  future,  la  comtesse  Chakaskoï. 

Pendant  ce  temps,  l'empereur  Alexandre,  sur  le  point  de 
partir,  formait  son  état-major.  Quand  passa  le  nom  de  l'offi- 
cier Xavier  de  Maislre,  le  tzar  dit  : 

—  Celui-là  part  avec  nous. 

II  partit.  Arrivé  à  Vilna,  il  écrivit  à  son  frère  Joseph,  le 
21  décembre  1812,  cette  lettre  qui  fait  un  tableau  poignant 
de  la  Russie  mise  à  feu  et  à  sang. 

«  —  Je  ne  puis  te  donner  une  idée  de  la  route  que  j'ai  faite. 
Les  cadavres  des  Français  obstruent  le  chemin,  qui  depuis 
Moscou  jusqu'à  la  frontière  (environ  huit  cents  verstes)  a  l'air 
d'un  champ  de  bataille  continu.  Lorsqu'on  approche  des  vil- 
lages, pour  la  plupart  brûlés,  le  spectacle  devient  plus 
effrayant.  Là  les  coi-ps  sont  entassés,  et,  dans  plusieurs  en- 
droits où  les  malheureux  s'étaient  rassemblés  dans  les  mai- 
sons, ils  y  ont  brûlé  sans  avoir  la  force  d'en  sortir.  J'ai  vu 
des  maisons  où  plus  de  50  cadavres  étaient  rassemblés,  et 
parmi  eux,  trois  ou  quatre  hommes  encore  vivants,  dépouil- 
lés jusqu'à  la  chemise,  par  quinze  degrés  de  froid.  L'un  d'eux 
me  dit  :  «  Monsieur,  tirez-moi  d'ici  ou  tuez-moi  ;  je  m'appelle 
Normand  de  Flage'ac,  je  suis  officier  comme  vous.  »  Il  n'était 
pas  en  mon  pouvoir  de  le  secourir.  On  lui  fit  donner  des 
habits,  mais  il  n'y  avait  aucun  moyen  de  le  sauver  ;  il  fallut 
le  laisser  dans  cet  horrible  lieu.  Un  comte  Berzetti  de  Turin 
s'est  dit  mon  parent  et  m'a  fait  demander  des  secours.  Je 
lui  ai  envoyé  aussitôt  et  mon  cheval  et  un  cosaque  pour  l'ame- 
ner, mais  le  dépôt  des  prisonniers  était  parti  ;  je  ne  sais  ce 
qu'il  est  devenu.  (Je  le  fais  chercher  de  tous  côtés.)  De  tous 
côtés  et  dans  tous  les  chemins  on  rencontre  de  ces  malheu- 
reux qui  se  traînent  encore,  mourant  de  faim  et  de  froid  ;  leur 
grand  nombre  fait  qu'on  ne  peut  pas  toujours  les  secourir  à 


318  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

temps,  et  ils  meurent  pour  la  plupart  en  se  rendant  aux  dé- 
pôts. Je  n'en  voyais  pas  un,  sans  songer  à  cet  homme  infernal 
qui  les  a  menés  à  cet  excès  de  malheur.  » 

Après  la  guerre,  il  fut  envoyé  à  Abo,  en  Finlande,  comme 
inspecteur  militaire  des  forts.  En  1817,  son  frère  Joseph  quitta 
son  ambassade";  en  1821  il  mourait  à  Turin. 

Ce  fut  une  grande  douleur  pour  Xavier  ;  il  avait  voué  à 
son  frère  et  parrain  une  grande  affection  qui  touchait  au 
culte. 

Un  malheur  ne  vient  jamais  seul.  Ses  enfants  étaient  ché- 
tifs  et  malades.  Il  quitta  son  habitation  du  quai  de  la  Moïka, 
à  Saint-Pétersbourg,  et  les  conduisit  d^ns  le  midi  pour  réta- 
blir leur  santé  (1825).  Il  traversa  l'Allemagne,  la  Suisse,  et 
arriva  à  Bissy,  chez  son  frère  Nicolas,  où  il  rencontra  La- 
martine devenu  son  parent  par  alliance.  C'est  alors  que  le 
poète  fît  la  pittoresque  description  du  domaine  de  Bissy,  dans 
sa  Correspondance,  et  en  outre,  composa  la  belle  Harmonie 
qu'il  dédiait  à  son  ami  et  parent: 

Salut  au  nom  des  cieux,  des  monts  et  des  rivages,  etc. 

M.  le  comte  de  la  Chavanne  donna  au  château  de  Leysse, 
une  fête  en  l'honneur  de  Xavier,  qui  continua  ensuite  sa 
route  et  descendit  jusqu'à  Naples. 'Il  avait  déjà  perdu  deux 
enfants  ;  les  deux  derniers  moururent  aussi,  et  le  pauvre  père 
revint  en  proie  au  désespoir.  Il  repassa  par  Chambéry,  tra- 
versa Paris  où  il  vit  Sainte-Beuve,  et  où  Dantan  fît  son  buste. 

Il  y  reçut  un  accueil  des  plus  sympathiques.  Il  fut  très 
surpris  de  s'y  trouver  célèbre.  11  avait  vécu  assez  étranger 
au  mouvement  littéraire,  et  il  connaissait  peu  les  ouvrages 
modernes.  Quand  il  les  parcourut,  il  fut  très  inquiet  de  trou- 
ver dans  quelques-uns  une  langue  nouvelle.  —  «  Pourtant 
ce  qui  me  tranquillise  un  peu,  ajoutait-il,  c'est  que,  si  Ton 
écrit  autrement,  la  plupart  des  personnages  que  je  rencontre 
parlent  encore  la  même  langue  que  moi.  »  (Magasin  Pitto- 
resque, août  1853).  Paris  l'enchanta.  Il  écrivit  ses  impres- 
sions qui  sont  un  piquant  tableau  de  Paris. 

Sa  chère  Sophie  mourut  le  30  septembre  1851.  Il  ne  lui  sur- 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  319 

vécut  guère.  Mme  de  Maistre  morte,  il  brûla  tous  ses  papiers, 
comme  si,  sa  vie  terminée,  il  eût  voulu  anéantir  jusqu'aux 
derniers  confidents  de  ses  joies  et  de  ses  deuils.  Peu  après,  il 
s'éteignit  à  Saint-Pétersbourg,  le  12  juin  1852,  âgé  de  quatre- 
vingt-neuf  ans. 

Lamartine  l'a  vu  quand  il  avait  soixante-dix  ans  ;  il  a  fait 
son  portrait;  c'est  celui  d'un  vert  vieillard,  et  il  justifié  le  mot 
spirituel  du  poète  des  Harmonies,  quand  il  disait  un  jour  : 
«  Il  s'est  conservé  dans  la  glace  de  Russie.  » 

Il  a  peint  lui-même  ses  traits  sur  une  miniature  qui  appar- 
tient à  son  petit-neveu,  le  comte  Amédée  de  Foras,  et  qui  est 
au  château  de  Thuyset,  près  de  Thonon.  Sur  ce  médaillon, 
Xavier  a  l'air  avenant;  les  cheveux  sont  plutôt  longs,  négli- 
gemment ébouriffés;  de  petits  favoris  estompent  le  bas  des 
joues  ;  le  front  est  haut,  droit,  le  nez  régulier,  un  peu  fort, 
la  lèvre  supérieure  avance  et  donne  à  la  physionomie  un  air 
de  bonté  ;  le  menton  est  petit,  rond  ;  les  sourcils  sont  légère- 
ment contractés,  et  répandent  sur  la  figure  une  expression 
complexe  de  timidité  et  de  ténacité,  avec  un  peu  de  tristesse 
marquée  par  le  pli  &u  coin  des  narines. 

C'est  bien  l'homme  qu'on  se  figure  et  que  ses  écrits  révèlent, 
avec  ses  sentiments  complexes  et  ses  contrastes,  rêveur  et 
actif,  galant  et  fidèle,  et  n'apportant  de  persistance  que  dans 
la  modestie  aimable  de  son  commerce. 

Petit  Senn  a  conté  sur  lui  une  amusante  anecdote  qu| 
peint  au  vif  notre  circumvoyageur,  comme  disait  Joseph  pour 
désigner  Fauteur  du  Voyage  autour  de  ma  chambre  ;  il  pré- 
tendait donner  à  ce  néologisme  droit  de  cité  dans  la  langue 
française,  à  côté  de  circumnavigateur,  Joseph  avait  dit  à  Xa- 
vier :  <c  II  faut  aller  te  confesser.  »  Il  y  alla  ;  les  désirs  du 
grand  frère  étaient  pour  lui  des  ordres.  Il  vint  trouver  le 
curé  de  la  Saussaye  avec  un  petit  papier  :  «  Qu'est-ce  là  ?  dit 
le  prêtre.  —  C'est  la  liste  de  mes  péchés.  —  Oh  !  comme  elle 
est  courte  !  —  Hélas  !  ce  sont  des  têtes  de  colonnes  !  des  têtes 
de  colonnes  !  »  Le  mot  est  drôle  et  constate  autant  de  bonho- 
mie naïve  que  de  malice. 

Ce  soldat  écrivain  fut  aussi  un  peintre  :  «  Que  la  peinture 
est  un  art  sublime  !  »  s'écriait-il.  Il  s'en  mêlait,  à  vrai  dire, 


320  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

mais  avec  son  ordinaire  modestie  qui  lui  faisait  écrire  :      le 
marquis  de  Lagna  qui  i^int  des  croûtes  comme  moi.  » 

Et  ce  peintre  était  un  savant,  très  épris  de  sciences.  Il  y  a 
de  lui  un  Traité  des  couleurs  selon  la  chimie,  qui  est  encore 
inédit.  Nous  avons  vu  comment  dès  vingt  ans,  Tinvention  des 
Monlgolfier  le  passionna.  Il  garda  ce  goût  toute  sa  vie.  Quand 
il  revint  en  Savoie,  en  1825,  il  avait  62  ans  ;  un  soir  ctiez 
M.  de  Chavanne,  la  compagnie  faisait  un  tour  de  parc  après 
le  dîner  ;  tout  à  coup  on  s'aperçut  que  Xavier  n*était  plus  là  ; 
il  avait  été  laissé  en  route.  On  le  cherche,  on  le  trouve 
accroupi  près  de  la  margelle  du  bassin,  occupé  à  jeter  et  à 
faire  travailler  sur  l'eau  de  petits  insectes,  des  puces  d'eau, 
dislicus  marginalis,  qu'il  n'avait  jamais  vues  que  là  et  en 
Géorgie.  Ce  trait  était  digne  de  La  Fontaine  assis,  sur  le 
pavé  de  la  Cour  de  Versailles  pour  obsener  les  fourmis.  Il 
y  a  du  La  Fontaine  dans  Xavier  de  Maistre.  C'était  son  auteur 
préféré  ;  quand  il  est  de  loisir,  il  récite  par  cœur  une  des 
fables  du  bonhomme;  et,  comme  Jean  aussi,  il  avait  com- 
posé son  épilaphe  : 

—  Ci-git,  sous  cette  pierre  grise, 
Xavier  qui  de  tout  s'étonnait, 
Demandant  d'où  venait  la  bise, 
Et  pourquoi  Jupiler  tonnait. 
11  fouilla  maint  et  maint  gi'imoirc  ; 
11  lut  du  matin  jusqu'au  soir, 
Et  but   à   la    fin   l'onde   noire, 
Tout  surpris  do  no  rien  savoir. 

Les  recherches  scientifiques  occu{)èrenl  une  part  de  son 
temps,  et  les  mémoires  de  l'académie  de  Turin,  comme  la 
Bibliothè(|ue  Universelle  de  Genève,  renferment  bon  nombre 
de  ses  travaux  sur  l'oxyde  de  l'or,  sur  les  taches  du  crystal- 
lin,  —  voyage  autour  de  la  chambre  de  l'œil,  dit  Sainte- 
Beuve. 

Tout  en  faisant  sauter  les  puces  d'eau  du  parc  de  Leysse 
«  qu'il  n'avait  jamais  vues  ailleurs  sinon  en  Géorgie  »,  Xa- 
vier de  Maisiie  devait  se  reporter  par  l'imagination  à  ces 
années  de  sa  jeunesse,  où  il  lit  la  campagne  du  Caucase,  en 
1810.  Quel  voyage  enivrant,  pour  un  peintre,  un  artiste,   un 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  ^'2\ 

poète  cl  un  écrivain  tout  à  la  fois!  Nous  n'entreprendrons  pas 
ici  de  dire  le  charme  exotique,  le  pathéliqùe,  la  vigueur  de 
ce  drame  qui  s'appelle  Les  Prisonniers  du  Caucase^  avec  ses 
paysages  copiés  d'après  nature,  ses  costumes  et  ses  cou- 
tumes rapportés  de  là-bas,  la  peinture  très  obsei^ée  des 
mœurs,  les  caractères  mis  en  saillie  avec  un  relief  puissant, 
Kascambo,  qui  passe  par  tx)utes  les  phases  de  l'espérance  au 
découragement,  àme  sensible  qui  souffre  du  meurtre  néces- 
saire de  l'enfant  d'Ibrahim,  esprit  droit  que  les  Tchelchengos 
eux-mêmes  prennent  pour  arbitre  de  leurs  disputes  ;  ou  encore 
le  Tchetchenge  déliant  qui  garde  le  fugitif  sur  son  toit  et  ne 
le  rend  que  contre  monnaie  échangée  à  distance  ;  mais  sur- 
tout Ivan,  cet  Ivan  Smirnoff,  c'est-à-dire  Jean  le  Doux,  plai- 
sante paraphrase  pour  désigner  cet  expéditif  vengeur,  qui 
abat  si  allègrement  le  geôlier  en  chantant  son  petit  air  Hai 
luli,  hai  luli  !  El  quel  décor  à  toute  cette  action  !  Combien 
cela  est  plus  net,  plus  profondément  étudié  et  mar(|ué  que 
dans  Bernardin  de  Saint-Pierre,  dont  Xavier  de  Maislre  est 
plus  éloigné,  qu'il  ne  l'est  de  Mérimée. 

Xavier  de  Maistre  excelle  dans  ces  récits  de  guerre  qui 
reflètent  sa  vie  de  soldat,  comme  ses  autres  œuvres  d'une 
note  plus  sensible  sont  le  miroir  de  sa  vie  privée.  L'officier 
avait  un  beau  brin  de  plume  au  bout  de  son  sabre,  et  il  re- 
venait de  ses  campagnes,  la  mémoire  chargée  de  souvenirs, 
d'images,  de  scèrtes,  dont  il  n'utilisait  pas  tout,  mais  qui 
lui  fournissaient  des  sujets  à  la  mode,  en  ce  temps  de  guerres 
et  de  représailles.  Tous  les  auteurs  du  temps  et  du  pays  en 
traitaient  de  semblables.  Karamzine  mettait  toutes  les  vi- 
gueurs de  sa  palette  dans  la  peinture  des  guerres  tartares  ; 
Joukovsky  entonnait  le  clairon  de  l'épopée  pour  chanter  l'in- 
vasion des  Français  en  Russie,  qui  inspirait  aussi  de  beaux 
accents  au  soldat  poète  Batiouchkov,  et  Xavier  de  Maistre,  pai- 
ses  œuvres  françaises,  semblait  faire  école  dans  la  littérature 
russe,  puisque  sept  ans  après  la  publication  de  sa  nouvelle. 
son  neveu  par  alliance,  l'illustre  Pouchkine,  allait,  parmi  les 
genres  nombreux  qu'il  aborda,  exceller  avec  le  genre  des  Pri- 
sonniers du  Caucase,  d(mt  il  donna  comme  un  rel'lel  dans 
son  poème  :  Le  Prisonnier  du  Caucase. 

21 


:i22  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

(?es  histoires  de  prisonniers  de  guerre  étaient  attachantes 
à  une  époc^ue  où  le  cas  était  si  fréquent.  La  publication  de 
quel(|ues  papiers  inédits  de  Xavier  de  Maïstre  a  montré  quelle 
place  les  sujets  de  cette  sorte  occupaient  dans  ses  travaux  de 
plume.  Il  faut  désormais  placer  parmi  les  plus  saisissants 
et  les  plus  frappants  tableaux  de  la  trop  fameuse  retraite  de 
Kussie  L  Histoire  d'un  Prisonnier  Français,    de  Xavier  de 
Maistre,  publiée  il  y  a  vingt  ans.  Jamais  on  ne  donnera  une 
sensation  d'angoisse  et  de  froid  comparable  à  celle  qu'on  i*es- 
sent  en  lisant  les  péripéties  par  lesquelles  passe  ce  malheureux, 
dépouillé  par  les   cosaques,   et   laissé  à  demi    nu  dans    la 
neige,  un  pied  gelé.  Ce  n'est  qu'un  fragment,    mais  il  est 
achevé.  Il  y  a  un  épisode  près  d'une  isba  où  les  prisonniers 
se  partagent  un  vieux  cheval,  que  leur  a  donné  en  pâture 
un  officier  compatissant  :  c'est  un  croquis  vibrant,  pris  sur 
le  vif,  d'une  émotion  intense,  et  tout  plein  d'une  grande  sym- 
pathie pour  les  Français. 

Xavier  de  Maistre  sciait  encore  exercé  aux  récits  d'éva- 
sion par  l'histoire  récemment  publiée  d'un  jeune  Kahn,  prison- 
nier des  Russes  pendant  l'expédition  de  Géorgie.  Il  décrit 
bien  agréablement  à  son  propos  les  manœuvres  agiles  des  ex- 
cellents cavaliers  du  pays  et  leurs  fantasias. 

Ces  récils  sentent  leur  cinj,  ce  sont  des  pages  d'Orient  où  la 
ruse  est  perspicace  à  i)roportion  des  dangers  et  des  rigueurs 
(le  la  servitude.  Les  Prisonniers  du  Caucase  en  sont  une  ver- 
sion nouvelle  et  plus  achevée,  d'un  intérêt  poignant  ;  il  y 
l)asse  Icsfrisson  tragique,  et  l'œil  conserve  longtemps  le  re- 
flet de  l'éclair  de  la  hache. 

Reber  a  mis  en  musique  la  douce  complainte  que  chante 
Ivan  pour  saisir  son  arme.  Elle  est  joliment  versifiée.  Xavier 
(le  Maistre  a  raillé  les  poètes,  «  ces  gens  qui  ont  quelque  cliose 
dans  le  poignet  pour  changer  la  prose  en  vers,  à  mesure 
(|u'elle  passe  par  là  pour  se  rendre  de  la  tête  sur  le  papier  ». 
II  avait  lort  de  se  plaindre,  car  il  aurail  pu  s'y  essayer  avec 
moins  de  bonheur.  Ses  traductions  des  fables  de  Kriloff  sont^ 

avenantes,  saut  quand  il  ajoute  des  diatribes  contre  Voltaire 

ol   l'on  a   souvent  cité  avec  faveur  les  gracieuses   strophe^ 
de  sa  ballade:  I.c  Prisonnier  el  le  Papillon: 


HISTOIHE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  323 

Colon  de  la  plaine  éthérée, 
Aimable  et  brillant  papillon, 
Comment  de  cet  affreux  donjon, 
As-tu  su  découvrir  l'entrée? 
A  peine  entre  ces  noirs  créneaux 
Un  faible  rayon  de  lumière 
Jusqu'à  mon  cachot  solitaira 
Pénètre  à  travers  les  barreaux. 


sentiments  les  plus  délicats,  rafïection  conjugale  et  pa- 
le raelle,  l'amour  de  la  liberté  et  de  la  nature  y  revêtent  une 
foniie  charmante,  doucement  mélancolique,  sans  éclat  ni  ai- 
greur. Ce  sentiment  à  demi  voilé  est  le  grand  charme  des 
romans  de  Xavier  de  Maistre,  dont  au  demeurant  la  qualité 
maîtresse  resFe  celle  d'être  un  peintre,  même  quand  il  a  la 
plume  à  la  main.  C'esl  un  observateur,  un  voyant  qui  fait 
voir,  un  esprit  foncièrement  concret.  Il  semble  qu'il  copie  ses 
descriptions,  ses  scènes,  ses  paysages  d'après  le  modèle  in- 
térieur dont  l'image  apparaît,  nette  et  déterminée,  sur  l'écran 
de  son  imagination.  Sa  correspondance  abonde  en  peintures 
^t  en  panneaux  qui  le  placent,   comme  avaient  déjà  fait  ses 

contes,  au  premier  rang  parmi  nos  descriptifs  et  nos  intui- 
tifs. 

Au  nombre  de  ses  voyages,  à  lui  qui  parcourut  l'Europe 
^n    tous  sens,    il  faut   mettre  à  part  deux  excursions  d'un 
<-ai-actère  original  qui  ne  furent  pas  au  long  cours,  et  dont 
I  itinéraire  ne  dépassa  pas  les  quatre  murs  de  sa  chambre. 
C'est  le  Voyage  autour  de  ma  chambre,  suivi  de  \  Expédition 
nocturne  autour  de  ma  chambre.  Le  premier  parut  en  1794,  la 
Suite  fut  éditée  en   1825.   On  sait  le  sujet,    dans  tout^    sa 
tt^ince  ténuifé.  Pour  occuper  l'ennui  de  ses  arrêts,  il  entre- 
prend l'inspection  de  sa  chambre,  et  en  prend  l'occasion  de 
ï^ous  parler  de  tout  à  propos  de  rien,  à  propos  de  son  lil, 
<fe  son  fauteuil,   de  sa  robe  de  chambre,   de  son  brosseur, 
<les  estampes  sur  les  murailles,  des  li\Tes  de  la  bibliothèque, 
rfu  buste  de  son  père  placé  sur  le  bureau,    des  tiroirs  qui 
^nt  dans  la  table,  des  lettres  et  des  reliques  qui  sont  dans 
'^  tiroire.. C'est  un  caquetage  charmant. 

^'Expédition  Nocturne  est  une  méditation  au  moment  de 
^uilt^X'  sa  chambre  pour  fuir  devant  les  progrès  envahissants 


324  UISTOIIIE   DE  LA  LITTÉUATLRE   FRAiNÇAlSE 

de  la  Révolution.  Ce  petit  livre,  par  le  Ion,  le  sujet,  le  gra- 
cieux bavardage  et  le  décousu  aimable,  ne  fait  qu'un  avec 
Taulre. 

A  eux  deux,  ils  sont  un  babillage  exquis,  plein  d'agrément, 
d'un  style  affable  et  sûr,  de  tons  variés.  Tantôt  la  note  est 
enjouée,  spirituelle,  tantôt  elle  est  grave,  éloquente.  C'est 
tour  à  tour  Swift  ou  Charles  Lamb,  La  Bruyère  ou  Mari- 
vaux, Montaigne  et  Pascal  effrayé  par  Tinfîni.  Les  grands 
spectacles  des  cieux,  les  graves  problèmes  de  la  destinée, 
l'émeuvent  et  lui  inspirent  des  pages  de  belle  allure.  Dans 
la  cellule  où  il  est  retenu,  sa  vaste  pensée  fait  entrer  le  monde. 
11  discute  à  la  façon  de  Kant  sur  les  lois  de  notre  entende- 
ment.  Sur  la  raison,  sur  les  notions  de  temps,  il  a  des  vues 
larges  et  des  expressions  d'une  belle  poésie.  Il  agite  toutes  les 
questions  mystérieuses  que  fait  surgir  la  réflexion  devant  la 
vie  et  la  mort:  il  n'explique  rien,  il  ne  résout  rien,  mais  son 
doute  est  vaillant  et  fort,  et  il  échappe  au  découragement  par 
Tespoir  et  la  confiance  dans  Tàme  inunortelle  et  la  bont('î  divine. 

Si  la  métaphysique  tourmente  parfois  notre  charmant  con- 
teur, la  psychologie  Tamuse  et  il  y  excelle.  Il  invente  la  théorie 
de  V Autre  ei  de  la  bête,  dans  laciuelle  l'homme  est  fait  de 
trois  principes,  le  corps,  l'Ame  et  la  bêle,  ou  Tàme  dans  ses 
moments  d'inconscience.  Lisez  à  ce  sujet  le  dialogue  de  la 
bête  et  de  l'âme  un  matin,  au  réveil,  quand  le  soleil  dore 
déjà  le  mont  Viso.  Lisez  la  page  émue  sur  la  mort  d'un  ami; 
sa  dissertation  sur  le  patriotisme,  apologie  déguisée  de  son 
exil;  et  surtout  ses  madrigaux  aux  dames,  ses  chastes  pein- 
tures de  l'amour  en  époussetant  le  portrait  de  Mme  de  Ilaut- 
Caslel,  ou  en  pensant  à  Rosalie  debout  sur  un  tertre  verdoyant. 
Tout  y  est  aimable,  mesuré,  frais  et  délicat.  C'est  de  l'excel- 
lente idylle.  Amant  rebuté,  il  ne  dérange  pas  toutes  les  divi- 
nités de  rOlympe,  il  sourit,  disserte  sur  l'optique  des  por- 
traits de  face,  et  écrit  ce  chef-d'œuvre,  la  Page  de  la  Rose 
et  cet  autre,  la  Voisine  à  la  fenêtre.  Il  ne  se  peut  pas  d'ou- 
vrage plus  accompli,  plus  poli,  plus  réser\^é.  C'est  d'un  hu- 
mour fin  et  affable,  d'un  esprit  souriant,  d'un  niarivaudage 
sans  afféterie  et  d'une  forme  impeccable.  C'est  le  livre  des 
délicats. 


■>. 


CFIAPITIΠ IV 


Le  Théâtre. 


Différence  entre  le  théâtre  du  xvui^  siècle  et  celui  du  siècle  înécédenl.  —  La 

Formule  nouvelle  du  drame.  —  Diderot.  —  Voltaire.  —  Divers.  —  Chédil- 

LON,  le  père  et  le  fils.  —  Théâtre  de  la  terreur. 
Regnard.  —  Marivaux.  —  Piron.  —  C.ollé.  —  Se  daine. 
Beaumarchais.  —  Dancourt.  —  Campistron.  —  Danchel.  —  La  Grange-Chancel. 

Destouches. —  La  Chaussée. —  Alain. —  Boissy. —  Sainl-Foix. —  D'Allainval. — 

La  Noue.  —  Saurin. 
Gresset.  —   Carmontelle.  —   Desmahis.  —  Arnaud.  —   De  La  Touche.  —  Du 

Belloy. —  Rochon  de  Chahannes.  —  Palissot. —  Ducis.  —  Les  Poinsinet.  — 

Faiçan.  —  Desfor«i[es.  —  De  Bièvro.  —  Maillot.  —  0.  de  Gouges.  —  Fabre 

d'Églantine.  —  Collin  d'Harleville.  —  Andrieux.  —  Hoffmann.  —  Lava.  — 

Théâtre  Révolutionnaire. 
Raynouard.  —   Bouilly.  —  De  Jouy.  — Marie-Joseph  Chénier.  —  I^ncival.  — 

Arnault.   —  Etienne.  —  Duval.  —   Picard.  —  Népomucène  Lemercier.  — 

Brifaut.  —  Pixérécourl. 
La  Comédie  ItaUenne. 

Le  Théâtre  de  la  Foire.  —  Favart  et  TOpéra-Comique. 
Le  Théâtre  de  Société. 
Le  Théâtre  au  Collège  et  au  Couvent. 
Organisation  matérielle  du  Théâtre.  —  Les  Spectateurs  sm*  la  scène.  —  La  Scène 

libre.  —  Costumes  et  Décors.  —  Acteurs  et  Actrices  célèbres. 

Le  théâtre  est  l'image  de  la  société.  Il  est  plus  rare  de 
voir  une  œuvre  dramatique  influer  sur  les  mœurs,  que  les 
mœurs  inspirer  les  auteurs.  L'évolution  du  genre  théâtral 
est  une  évolution  sociale.  Sous  Louis  XIV^,  nous  lavons  vu, 
la  population  se  divisait  en  trois  parts,  dont  l'une,  la 
plus  considérable,  était  nulle  et  non  avenue.  En  haut,  quel- 
ques milliers  de  privilégiés,  qui  vivent  dans  le  faste  et  le  rayon- 
nement d'or  du  Roi  Soleil,  qui  logent  dans  de  superbes  hô- 
tels du  châteaux,  sauf  le  temps  qu'ils  passent  à  la  cour,  et 
durant  lequel  ils  occupent  de  pauvres  et  incommodes  sou- 
pentes à  Versailles;  ce  sont  les  grands  seigneurs,  les  nobles, 
les  heureux  de  la  terre.  Au-dessous,  l'épaisse  bourgeoisie 
qui  travaille,  vend,  afferme,  juge,  trafique  et  fait  la  besogne 
matérielle  de  la  vie  publique.  Et  tout  au  fond,  dans  l'éloigne- 
ment,  la  tourbe  anonyme  du  populaire  grouille,  confuse  et 


y 


326  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

diffuse,  obscurément,  sans  importance  et  sans  nom.  Pour 
construire  Versailles,  à.  cause  des  marais  et  du  surmenage, 
il  mourait  une  centaine  d*ouvriers  par  semaine  ;  on  les  em- 
portait clandestinement  dans  des  tombereaux.  Cela  ne  comp- 
tait pas.  Cette  masse,  qui  remua  souvent  au  moyen  âge,  aura 
ses  émeutes  et  ses  révoltes  de  plus  en  plus  fréquentes  et 
graves,  durant  tout  le  cours  du  xviu*  siècle  (voir  Barbier, 
Journal)  jusqu'à  la  secousse  finale,  qui,  le  14  juillet  1789, 
fera  tomber  la  Bastille  depuis  longtemps  ébranlée. 

I^  xviii*  siècle  est  un  siècle  à  bascule. 

Les  grands  descendent. 

Les  petits  montent. 

Quand  le  siècle  finil,  ce  sont  les  petits  qui  sont  au-dessus. 

Le  théâtre  fait  de  même. 

A  Tordre  social,  tel  qu'il  était  sous  Louis  XIV,  correspondait 
la  division  nette  des  nobles  et  des  ignobles,  des  précieux  et 
des  bourgeois,  des  aristocratiques  distinctions  et  des  plates 
trivialités.  Tel  peuple,  telle  scène. 

Au  siècle  suivant,  les  princes  et  les  seigneurs  se  retirent, 
se  font  plus  modestes,  ôtent  le  casque  à  panache,  découron- 
nent la  tragédie  allière;  parallèlement,   les  bourgeois  haus- 
sent le  ton,  s'enrichissent,  ont  de  belles  vaisselles  et  des  col- 
lections  rares,    raisonnent    de   tout,    occupent^  les   emplois 
importants  dans  TEtat,  et  M.  Jourdain  n'est  plus  ridicule  en 
s*habillant  chez  le  premier  faiseur.  L'aristocratie  de  l'argent 
rivalise  avec  celle  de  la  naissance,  et  le  grand  seigneur  dé- 
plumé ou  fatigué,  consent  À  s'asseoir  à  la  table  du  marchand 
ou  du  financier,  à  lui  demander  sa  fille,  et  comme  celle-ci  est 
fort  riche,  et  qu'il  ne  veut  pas  laisser  passer  l'occasion,  il 
¥eiit  l'épouser  tout  de  suite,  bien  qu'elle  n'ait  que  trois  ans, 
(mariage  du  marquis  d'Oyse,  etc.). 

El  à  l'horizon,  les  bataillons  serrés  du  populaire  apparais- 
sent, masse  encore  confuse,  en  marche  l'ei's  l'aube. 

Le  théâtre  du  xviii"  siècle  nous  dit  tout  cela  et  raconte  le- 
bouleversement. 

La   tragédie  s'humilie,   s'abaisse. 

La  comédie  se  hausse. 

Les  deux  genres  jadis  opposés,  hostiles,  irréductibles,  voi- 


i 


HISTOIRE  DE  LA   UTTÉRATURE  FRANÇAISE  327 

sinent,  fraternisent,  fusionnent  ;  Scapin  prend  Agamemnon 
sous  le  bras,  et  le  cothurne  prêle  ses  talons  au  socque. 
Achille  se  permet  ue  sourire,  et  Dorine  a  des  chagrins  tou- 
chants. Le  siècle  précédent  jaugeait  et  cataloguait  les  es- 
pèces :  tout  le  rire  par  ici,  toutes  les  larmes  là-bas.  Le  siècle 
suivant  les  réunit,  les  confond,  admet  que  le  même  person- 
nage peut  avoir  dans  sa  vie  des  successions  de  moments 
gris  et  moroses,  ou  souriants  et  roses,  et  les  lui  permet  à  la 
scène.  Comme  le  roman,  qui,  de  précieux  ou  burlesque  de- 
vint véritable  et  vraisemblable,  le  théâtre,  de  précieux  et  tra- 
gique, ou  de  ti  ivial  et  comique,  devint  l'image  simple  et  fidèle 
de  la  réalité  ;  à  ces  deux  genres  de  convention  succéda  celui 
qui  dure  encore  de  nos  jours,  le  drame,  appelé  d'abord,  du 
nom  de  ses  ascendants  directs,  tragédie  bourgeoise  ou  bien 
comédie  larmoyante. 

<c  Molière,  disait  Deslouches,  ne  nous  a  laissé  que  le  déses- 
poir de  l'égaler.  »  Et  il  songea  à  des  choses  nouvelles.  La 
Chaussée  fit  de  la  comédie  sensible,  mal  écrite,  mais  intéres- 
sante par  le  souci  de  faire  vrai,  de  renoncer  à  la  peinture 
des  ridicules  d'exception,  qui  sont  comme  des  maladies  mora- 
les. C'est  le  genre  de  ses  comédies  La  Fausse  Antipathie  (1733) 
et  Mélanide  (1741).  Marivaux,  sans  étalage  de  réalisme,  avec 
une  émotion  sans  emphase,  dans  La  Mère  Confidente  (1735) 
et  la  Femme  Fidèle  (1755),  réalisa  le  mélange  de  la  gaieté 
et  du  pathétique.  Ils  ne  rédigeaient  point  de  traité  ni  de 
théorie;  ils  imprégnaient  la  comédie  de  sensibilité,  parce  que 
c'était  la  mode.  Ce  fut  Fontenelle  qui  le  premier  esquissa  la 
poétique  nouvelle,  destinée  à  allier  l'intérêt  puissant  de  la 
tragédie  à  la  grâce  simple  de  la  comédie.  Il  s'exerça  dans  ce 
genre,  écrivit  inutilement  des  pièces  qui  ne  furent  pas  jouées, 
Macale  (1722),  Le  Testament  (1731),  Henriette  (1740),  etc., 
et  leur  donna  une  préface  qui  est  un  manifeste.  A  son 
sens,  ce  sont  les  situations  qui  distinguent  les  genres  dra- 
matiques. Des  actions  sont  particulières  aux  princes,  d'autres 
sont  celles  des  simples  citoyens  ;  d'autres  enfin  sont  com- 
munes aux  citoyens  et  aux  princes.  Aussi  il  n'y  a  pas  de 
frontière  entre  la  tragédie  et  la  comédie  ;  elles  ont  des  con- 
tacts, des  points  de  fusion.  Au  lieu  de  dire  avec  Fénelon  :  «  Il 


ÎJ2S  IIISTOIRK   DE  LV   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

faut  distinguer  Ja  tragédie  et  la  comédie  »,  il  faut  reconnaître 
la  continuité  des  degrés  intermédiaires  qui  les  relient,  comme 
des  nuances  dégradées  d'un  prisme.  Fontenelle  décompose  et 
classe  ces  nuances  :  terrible,  grand,  pitoyable,  tendre,  plai- 
sant, ridicule.  Le  point  est  de  faire  la  fusion  de  tous  ces 
ordres,  comme  dans  la  vie. 

Jn  nio  crois  dispensé  de  m'appliqiier  ce  qiie  font  les  Empereurs, 
ils  sont  trop  haut  pour  moi  ;  je  ne  daigne  pas  m'appliquer  ce  que 
font  les  saltimbanques  ;  ils  sont  trop  bas.  Les  uns  et  les  autres 
ne  sont  que  des  cas  extraordinaires  où  je  ne  me  trouve  jamais. 

Il  voulait  que  Ton  représentât  la  mort  d'Auguste  avec  le 
double  mélange  des  circonstances  solennelles,  et  aussi  des 
mesquineries  triviales  qui  ont  encadré  cet  événement. 

Nous  avons  vu  que  X'oltaire  a  favorisé  Tavènement  de  cette 
nouveauté.  Bien  avant  la  préface  de  Cromwell,  de  Victor  Hugo, 
qui  fut  une  redite  et  une  reprise,  il  avait  observé  à  propos 
d'une  comédie  de  la  formule  neuve  : 

Si  la  comédie  doit  être  la  représentation  des  mœurs,  cette  pièce 
semble  être  assez  de  caractère.  On  y  voit  un  mélange  de  sérieux 
et  de  plaisanterie,  de  comique  et  de  touchant.  C'est  ainsi  que  la 
vie  des  hommes  est  bigarrée  ;  souvent  môme  une  seule  aventure 
produit  tous  ces  contrastes.  Rien  n'est  si  commun  qu'une  nrmison 
dans  laquelle  un  père  grwide,  une  fille  occupée  de  sa  passion  pleure, 
le  fils  se  moque  des  deux,  et  quelques  parents  prennent  difréren^ment 
part  à  la  scène.  On  raille  très  souvent  dans  une  chambre  de  ce  qui 
attendrit  dans  la  chambre  voisine,  et  la  môme  personne  a  quelque- 
fois ri  et  pleuré  de  la  môme  chose  dans  le  môme  quart  d'heure. 

Une  dame  très  respectable,  étant  un  jour  au  chevet  d'une  de  ses 
filles  qui  était  en  danger  de  morl,  entourée  de  toute  sa  famille,  s'écriait 
en  fondant  en  larmes:  «Mon  Dieu,  rendez-la  moi,  et  prenez  tous  mes 
autres  enfants  !  )>  Un  homme  qui  avait  épousé  une  de  ses  filles  s'ap- 
procha d'elle,  et,  la  tirant  par  la  manche:  c(  Madame,  dit-il,  les  gen- 
dres en  sont-ils?  »  Le  sang-froid  et  le  comique  avec  lequel  il  prononça 
ces  paroles  fit  un  tel  effet  sur  cette  dame  affligée,  qu'elle  sortit  en  écla- 
tant de  rire;  tout  le  monde  la  suivit  en  riant;  et  la  malade  ayant  su  de 
quoi  il  était  question,  se  mit  à  rire  plus  fort  que  les  autres. 

Nous  n'inférons  pas  de  lu  que  toute  comédie  doive  avoir  des  scènes 
de  bouffonnerie  et  des  scènes  attendrissantes.  Il  y  a  beaucoup  de  très 
bonnes  pièces  où  il  ne  règne  que  de  la  gaieté,  d'autres  toutes  sérieuses, 
d'autres  mélangées,  d'autres  où  l'attendrissement  va  jusqu'aux 
larmes.  Il  ne  faut  donner  l'exclusion  à  aucun  genre,  et  si  Ton  me 
demandai!  quel  genre  est  le  meilleur,  je  répondrais:  ((  celui  qui  est  le 
niirux  traité  ». 


HISTOIIIE   DE    LA   LITTÉRATURE   FRANC  \ISE  329 


3t- 


Dç  là  comédie  sérieuse,  Diderot  fui  l'apôtre,  et  il  étaj^a  sa 
théorie  sur  les  exemples  variés  d'Eschyle,  de  Térence,  de 
Shakespeare,  de  Voltaire,  de  Landdis,  de  Mme  de  Graffigny, 
de  Ed.  Moore  et  de  Lessing.  Il  dénonça  la  faillite  de  la  co- 
médie, dénuée  de  sens  moral,  la  banqueroute  de  la  tragédie, 
dont  les  vieux  rouages  grinçaient,  et  dont  l'art  était  devenu 
du  procédé.  Ce  fut  sa  marotte.  Il  y  revint  dans  les  Entre- 
tiens, dans  VEssai  sur  la  poésie  dran^alique,  dans  le  Paradoxe 
sur  le  Comédien,  dans  les  Bijoux  Indiscrets,  où  la  sultane 
Alirzoza  se  raille: 

—  «  La  ruine  ou  la  conservation  d'un  Empire,  le  mariage 
d'une  princesse,  la  perte  d'un  prince,  tout  cela  s'exécute  dans 
la  tragédie  en  un  tour  de  main.  S'agit-il  d'une  conspiration? 
On  l'ébauche  au  premier  acte,  elle  est  liée  au  second,  toutes 
les  mesures  sont  prises,  tous  les  obstacles  levés,  les  conspi- 
l'aleurs  disposés  au  troisième  ;  il  y  aura  nécessairement  une 
l'évolte,  et  vous  appelez  cela  conduite,  intérêt,  chaleur,  vrai- 
semblance. » 

Le  déplacement  des  classes  sociales,  l'avènement  de  la 
chaste  bourgeoise,  le  goût  de  la  nature,  de  la  morale,  de  la 
philosophie,  favorisèrent  le  nouveau  genre,  qui  n'était  pas 
inconnu  en  France,  car  il  existait  au  xv*  siècle,  et  ce  fut  la 
x^enaissance  classique  qui  l'étouffa.  Le  drame  bourgeois  fut, 
jiar  là,  un  retour  à  nos  vieilles  traditions. 

Diderot  prêcha  pour  la  nouvelle  comédie,  mais  il  ne  prêcha 
j^as  d'exemple.  Ses  deux  comédies  sont  faibles  et  peu  pro- 
liantes.  Son  'traité  est  oublié,  et  il  n'eut  que  le  mérite  de 
:irésumer  une  situation  qu'il  ne  créa  pas. 

Il  rêva  d'introduire,  à  côté  de  la  tragédie,   une  tragédie 
^domestique  ou  bourgeoise,  comme  aussi  à  côté  de  la  comédie 
gaie,  une  comédie  sérieuse. 

Nous  verrons  à  propos  de  Beaumarchais,  de  ses  théories 
€t  de  ses  réformes,  ce  qu'il  y  eut  de  louable  dans  cet  élan  et 
cet  essor.  Mais  retenez  que  celte  apparition  d'un  genre  litté- 
raire marque  le  mouvement  social  de  deux  castes  qui  font 


330  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE   FRANÇLUSE 

osciller  et  penriier  le  fléau  de  la  balance.  C  est  ravènemenl 
du  tiei^s  état. 

Voltaire  pour  ses  tragédies  et  ses  coméaies,  Diderot  pour 
sa  théorie  du  drame  nouveau,  ont  leur  grande  part  dans  l'his- 
toire de  ce  théâtre:  je  vous  renvoie  à  ce  que  j'en  ai  dit  en 
vous  parlant  d'eux,  pour  moins  de  redites  et  pour  éviter 
aussi  de  diviser  artificiellement  l'élude  des  auteurs,  qu'il 
vaut  mieux  considérer  d'ensemble  à  la  place  que  leur  assigne 
leur  plus  fameuse  spécialité. 

Dans  ce  siècle,  où  chacun  a  fait  de  tout,  a  tenté  de  tout, 
où  l'activité  fut  fébrile,  féconde  et  curieusement  dispersée, 
il  faudrait  pour  une  histoire  spéciale  du  théâtre,  emprunter  à 
tous,  des  morceaux  de  leurs  œuvres  complètes. 

Lesage  est  avant  tout  romancier  ;  Florian  est  avant  tout 
fabuliste  ;  le  président  llénaull  est  un  historien  ;  Gresset  est 
le  poète  de  Verl-Verl,  Mercier  est  un  mémorialiste:  il  suffira 
ici  de  rappeler,  en  avertissant  qu'il  en  est  traité  en  soa  lieu  : 
Turcaret,  Crispin  rival,  lés  Arlequins  de  Florian,  François  II, 
Le  .Méchant,  ou  Jenneval,  Le  Déserteur  et  La  Brouette  du 
Vinaigrier, 

Parmi  ceux  qui  furent  surtout  et  précisément  auteurs  dra- 
matiques, il  convient  de  nommer  Crébillon,  Regnard,  Mari- 
vaux, Piron,  Collé,  Sedame  et  Beaumarchais,  pour  les  genres 
différents  qu'ils  représentent. 

Crébillon  père,  Prosper  Jolyot  de  Crébillon  (1),  l'auteur 
de  Idoménée,  Atrée  et  Thyesle,  Rhadaniiste  et  Zénobie,  Xer- 
xès,  Sémiraniis,  Catilina,  le  Triumvirat,  représente  les  droits 
persistants  de  la  tragédie  classique  et  de  l'héritage  de  Racine; 
mais  un  Racine  descendu  de  Tempyrée,  familier  de  la  Triple 
Hécate  cl  des  sataniques  abominations. 

Rhadamiste  et  Zénobie  !  Electre  !  Atrée  et  Thyestel  le  frère, 
versant  au  frère  le  sang  de  son  fils  dans  la  coupe  horrible, 
qui  fit  se  voiler  le  soleil! 


Reconnais-tu  ce  sang? 

Je  reconnais  mon  frère  I 


(1)  1674-1762. 


HISTOIRE   D^:   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  331 

Toutes  les  horreurs  tragiques  accumulées,  les  meurtres, 
les  incestes,  les  parricides,  toutes  les  machines  de  terreur 
et  d'effroi  furent  ses  éléments  favoris.  Il  disait  que  Corneille 
ayant  pris  le  ciel,  et  Racine  la  terre,  il  lui  restait  l'enfer, 
et  qu'il  s'y  était  jeté  à  corps  perdu. 

C'était  un  homme  bizarre.  Mercier  est  allé  le  voir. 

«  Sur  sa  renommée,  j'allai  voir  le  vieux  Crébillon.  Il  demeurait 
au  Marais,  rue  des  Douze-Portes.  Je  frappai;  aussitôt  les  aboiements 
de  quinze  à  vingt  chiens  se  firent  entendre;  ils  m'environnèrent, 
gueule  béante,  et  m'accompagnèrent  jusqu'à  la  chambre  du  poète. 
L  escalier  était  rempli  des  ordures  de  ces  animaux.  J'entrai,  escorté 
et  annoncé  par  eux.  Je  vis  une  chambre  dont  les  murailles  étaient 
nues  :  mi  gi'abat,  deux  tabourets,  sept  à  huit  fauteuils,  déchirés  et 
délabrés,  composaient  tout  Tameublement,  J'aperçus  en  entrant  une 
figure  féminine,  haute  de  quatre  pieds  et  large  de  trois,  qui  s'enfonçait 
dans  un  cabinet  voisin.  Les  chiens  s'étaient  emparés  de  tous  les  fau- 
teuils et  grognaient  de  concert. 

Le  vieillard,  les  jambes  et  la  tète  nues,  la  poitrine  découverte, 
fumait  mie  pipe.  Il  avait  deux  grands  yeux  bleus,  des  cheveux  blancs 
et  rares,  une  physionomie  pleine  d'expression.  Il  lit  taire  les  chiens, 
non  sans  peine  et  me  fit  concéder,  le  fouet  h  la  main,  un  des  fauteuils. 
Il  ôta  la  pipe  de  sa  bouche,  comme  pour  me  saluer,  la  remit  et 
continua  à  fumer,  avec  une  délectation  qui  se  peignait  sur  sa  physio- 
nomie fortement  caractérisée.  Sa  distraction  fut  assez  longue.  Son  œil 
bleu  était  fixe  et  tourné  vers  le  plancher.  Il  me  parla  brièvement. 
Les  chiens  grondaient  sourdement.  Le  poète  posa  enfin  sa  pipe...  » 

Grand,  les  yeux  hleus,  les  sourcils  épais,  la  tête  pleine  de 
noblesse,  Tair  rude,  il  était  bien  l'homme  de  ses  œuvres.  Il 
avait  une  mémoire  prodigieuse  et  savait  ses  tragédies  par 
cœur.  Il  composait  en  marchant,  en  gesticulant.  Un  jardinier 
le  prit  un  jour  pour  un  fou  et  voulut  le  faire  arrêter.  Il  était 
bourru,  franc,  bizarre.  11  ne  donnait  jamais  de  billets  pour 
ses  pièces,  ne  voulant  pas  que  personne  se  crût  obligé  de  l'ap- 
plaudir. Il  refusa  le  manuscrit  d'une  de  ses  tragédies  à  son 
médecin,  qui  le  lui  demandait  au  cours  d'une  grave  maladie, 
en  lui  récitant  ce  vers  de  lui: 

.\h  1  doit-on  hériter  de  ceux  qu'on  assassine  ! 

C'était  dur  pour  le  médecin. 

Il  élait  prodigue,  et  pauvre,   malgré  un  emploi  dans  la 
finance,  de  gros  bénéfices  réalisés  avec  le  Law's  System,  et 


:j:32  iiistoirc  de  lv  littérature  française 

une  pension  que  lui  accorda  Mme  de  Pompadour,'  apprenant 
qu'il  avait  80  ans  et  qu'il  élail  dans  la  gêne. 

Crébillon  s'empressa  d'aller  remercier  sa  bienfaitrice  qui, 
étant  indisposée  gardait  le  lit.  La  vue  de  ce  beau  vieillard 
l'attendrit  ;  elle  le  reçut  avec  une  grâce  touchante.  Il  en  fut 
ému,  et  comme  il  S(î  penchait  sur  son  ht  pour  lui  baiser  la 
main,  le  roi  entra. 

—  Ah!  madame,  sécria  Crébillon,  le  roi  nous  a  surpris, 
jfc  suis  perdu  ! 

11  avait  des  mots. 

Il  dut  un  jour  haranguer  le  roi.  Celui-ci  lui  répondit: 

—  Crébillon,  ce  qui  in'n  fait  le  plus  de  plaisir,  c'osl  la  dignité  avec 
laquelle  vous  m'avez  parlé,  vous  n'avez  pas  tremblé. 

—  Sire,  vous  ne  devez  fnire  trembler  que  vos  ennemis. 

Cette  parole  de  lui  est  bello.  In  jeune  auteur  lui  lisait  une 
.  satire,  et  il  lui  dit: 

—  Jugez  combien  la  sa  lire  est  méprisable,  puisque  vous  y  réussis- 
sez môme  à  votre  ûge  î 

Voltaire  le  détestait,  ce  qui  était  beaucoup  d'honneur,  et 
rivalisait  avec  lui,  refaisant  ses  tragédies  dont  il  donnait  pour 
ainsi  dire  le  corrigé. 

Il  fut  de  l'Académie  Française  en  1731  :  il  écrivit  son  dis- 
cours en  vers. 

Crébillon  avait  un  fils,  Claude,  qui  a  laissé  une  fâcheuse  ré- 
putation d'écrivain  licencieux,  et  à  qui  l'abbé  Boudot  disait  : 

—  Tais- toi,  tu  n'es  qu'un  grand  garçon,  et  ton  père  était  un  grand 
honmie. 

Mercier  raconte  : 

Crébillon  ms  (1)  était  taillé  œnmie  un  peuplier:  haut,  long,  mince;  H 
contrastait  avec  la  taille  forte  et  le  poitrail  de  Crébillon  le  tragédiste. 
Jamais  la  nature  ne  fit  deux  êtres  plus  voisins  et  plus  dissemblables, 
Crébillon  fils  était  la  politesse,  l'aménité  et  la  grâce  fondues  ensemble. 
Une  légère  teinte  de  causticité  i>erçait  dans  ses  discours,  mais  elle 
ne  frappait  que  les  pédants  littéraires... 

(1)  1707-17*7. 


■  4 

À 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRVTIRE   FRANÇAISE  333 

Il  avait  vu  le  monde  ;  il  avait  connu  les  fennnes  autant  qu'il  est 
possible  de  les  connaître;  il  les  aimait  un  peu  plus  qu'il  ne  les 
estimait... 

Un  jour,  il  me  dit,  en  confidence  qu'il  n'avait  pas  encore  achevé  la 
lecture  des  tragédies  de  son  pure,  mais  que  cela  viendrait. 

Ceci  est  intéressant  comme  une  marque  de  rélat  de  Topi- 
nion  publique  à  Tégard  du  genre  tragique,  classique.  Prenez 
que  Crébiîlon  fils  est  l'écho  de  nombre  d  esprits  de  son  temps: 

«  Il  regardait  la  tragédie  fran«;aise  comme  la  fnrce  la  plus  complète 
qu'ait  pu  inventer  Tesprit  humain.  Il  riait,  nux  larme.-^,  de  certaines 
productions  théâtrales,  et  du  public  qui  ne  voyait,  dans  tous  les 
rois  de  la  tragédie  française,  que  le  roi  de  Versailles.  Le  rôle  du 
capitaine  des  gardes,  tantôt  traître,  tantôt  fidèle,  selon  la  fantaisie 
du  poète,  le  faisait  surtout  pâmer  de  joie.  Il  s'informait  exactement 
de  celui  qui  le  jouait.  C'était  son  acteur  favori  pour  le  plaisir  qu'il 
lui  causait.  Aujourd'hui,  janissaire  ;  demain,  déposant  Tarquin  le 
Superbe.  Cheville  ouvrière  de  tous  les  dénouements,  il  avait  renversé 
plus  de  trônes,  au  bout  de  l'année,  qu'il  n'avait  de  gardes  à  sa  suite. 
Il  tuait  les  tyrans,  trois  fois  la  semaine,  avec  une  précision  admirable. 
Crébiîlon  aimait  tout  en  lui  :  sa  démarche,  sun  attitude,  sa  fierté 
obéissante;  tantôt  royaliste,  tantôt  républicain,  il  suivait  tous  les 
ordres  avec  une  indihérence  philosophique  qui  n'ùtait  rien  au  tran- 
chant de  son  sabre.  )> 

Collé,  peu  toléranl,  rabroua  un  jour  ce  fils  irrévérenl  : 

—  En  vérité,  monsieur,  c'est  une  chose  honteuse,  scandaleuse  et 
ridicule  qu'un  petit  grilïonncur  de  prose  comme  vous,  un  rhabilleur 
de  vieux  contes  de  fées,  ose  comparer  ses  frivoles  rapsodies  aux  pro- 
ductions immortelles  d'un  des  premiers  hommes  de  son  siècle,  qui 
a  fait  véritablement  un  mauvais  ouvrage  en  votre  personne,  mais 
qui  a  fait  Alréc  et  Thycste,  qui  a  fait  Electra  qui  a  fait  Rhadamiste 
et  Zénobie,  qui  a  fuit  Catilina,  qui  l'a  fait,  qui  le  fait,  et  qui  le  fera 
toujours. 

Collé  alludait  à  un  mot  célèbre . 

Un  jour,  au  Caveau,  on  demandait  à  Crébiîlon  père  : 

—  Quel  est  votre  meilleur  ouvrage? 

Il  répondit  : 

—  Le  meilleur,  je  ne  sais  pas;  mais  voici  le  plus  mauvais. 

Et  il  montra  son  fils,  qui  eut  cette  ré[)arlie  scandaleuse  : 

—  Patience  !  il  faudrait  d'abord  prouver  que  tous  vos  ouvrages  sont 
de  vous. 


334  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Voilà  un  vilain  homme,  et  c'est  bien  celui  qilî  pouvait  écrire 
tant  de  gravelures,  qui  n'ont  même  pas  Texcuse  de  la.  grâce 
et  de  Tesprit:  Tahzaî  et  Néadarné^  Le  Sopha  ou  Ah  !  quel 
conte  ou  La  ISluit  et  le  Moment  et  les  nombreuses  Lettres  que 
lui  dictait  sa  morbide  prédilection.  Mme  de  Pompadour  elle- 
môme  en  fut  sutîoquée,  cl  lexila  :  c'est  tout  dire. 

De  Crébillon  à  Regnard,  à  Lesage,  à  Marivaux,  il  y  a  loin. 
C'est  le  sourire  après  la  terreur,  et  c'est  un  repos  mérité. 

Crébillon  voulait  conlmuer  Raicine  avec  plus  de  vigueur 
sombre. 

Regnard  (1),  continua  Molière,  avec  plus  de  folle  gaieté. 

Vous  avez  certainement  ri  à  la  représentation  du  LégatcUre 
Universel,  et  pour  peu  que  \x}us  l'ayez  vu  jouer  à  la  suite 
du  Malade  Imaginaire,  vous  avez  constaté  Tétroite  filiation  qui 
unit  Regnard  à  Molière,  son  maîti'e.  Outre  cette  curieuse 
comédie,  de  gaieté  un  peu  macabre,  peut-être  aurez-vous  aussi 
assisté  au  Disirait,  qui  se  joue  peu,  aux  Folies  Amoureuses, 
qui  se  jouent  davantage,  et  au  Joueur  qui  est  un  bon  chef- 
d'œuvre.  Dans  ce  cas,  vous  connaissez  assez  voire  auteur, 
et  Ton  peut  vous  ([uilter  de  ses  autres  comédies,  Les  Filles 
Errantes,  La  Coquette,  Le  Bourgeois  de  Falaise,  ou  bien  les 
Ménechmes,  ainsi  que  des  innombrables  pièces  qu'il  donna  à 
la  Comédie-Italienne,  La  Foire  Saint-Gcrniain  ou  les  Ven- 
danges, Le  Carnaval  de  Venise  ou  Orphée  aux  Enjers. 

Le  théâtre  de  Regnard  nous  reporte  aux  environs  de  1700, 
à  un  moment  (]uc  ion  est  convenu  d'appeler  l'époque  attris- 
tée et  austère  de  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV.  Le  roi,  vieilli, 
le  c'éclare  :  «  A  nos  ùges,  on  n'est  plus  heureux  ».  Et,  en 
effet,  du  point  de  vue  de  la  grande  histoire,  de  l'his- 
toire publique  et  diplomatique,  l'aspect  est  sombre. 
Mais  il  en  est  de  la  société  comme  des  gens  ;  elle  a  comme 
eux  sa  vie  extérieure,  comme  eux  aussi,  sa  vio  intime 
et  privée,  et  ses  deux  façons  de  vivre  sont  loin  [>arfois  de 
se  ressembler.  Cette  société  de  1700  n'était  pas  aussi  sévère. 
A  regarder  l'histoire  d'un   peu  haut,   il  est  vrai  (pril  n'y  a 

(1)  i6ju-n09. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATIHE   FRANÇAISE  333 

plus  alors  de  grands  noms  ni  de  grands  succès.  Turenne, 
Condé,  Vauban  onî  disparu  et  ont  été  remplacés  par  des  gens 
comme  Tallard  ou  Ghamiliard:  c'est  la  défaite  de  Ramillies, 
l'invasion  de  la  France  par  les  étrangers  qu'on  voit  appa- 
raître jusqu'à  Sainl-Cloud.  Ajoutez  que  le  froid  et  la  famine 
aggravent  la  misère  publique,  et  que,  dans  Paris,  on  voit 
des  gens  courir  derrière  les  carrosses  des  grands  seigneurs 
en  leur  criant  :  «  Du  pain  !  Du  pain  !»  Il  fallut  qu'on  les 
employât  à  déblayer  une  grande  butte  de  terre  qui  était  entre 
les  portes  de  Saint-Denis  et  Saint-Martin,  et  on  les  paya 
avec  des  morceaux  de  pain. 

Quelque  gris  que  soit  le  tableau  de  ce  temps  pieux, 

Quand  Maintenon  jetait  sur  la  France  ravie 
L'ombre  douce  et  la  paix  de  ses  coiffes  de  lin, 

cela  n'empêchait  point  la  littérature  de  sourii'e,  et  peut-être 
n'y  eut-il  jamais,  chez  nous,  autant  d'auteurs  comiques  :  et 
Lesage  et  Dufresny,  et  Destouches  et  Regnard. 

Regnard  habitait  au  bout  de  la  rue  Richelieu,  à  Tintersec- 
tion  de  la  rue  actuelle  et  du  boulevard  des  Italiens,  dont  il 
eut  déjà  l'esprit  avant  la  lettre. 

C'était  alors  Textrémité  de  Paris,  le  rempart;  de  sa  maison, 
bel  hôtel  entre  cour  et  jardin,  il  apercevait  ce  qui  est  aujour- 
d'hui le  faubourg  Montmartre.  C'étaient  de  belles  plaine?, 
plantées  de  vignobles,  où  Ton  récollait  un  petit  vin  de  Mont- 
martre qui  avait  une  certaine  réputation:  par  delà  ces  vi- 
gnobles, il  découvrait  la  grande  butte  Montmartre  sur  laquelle 
s'élevaient  une  trentaine  de  moulins,  bien  connus  :  le  moulin 
de  la  Galette,  le  moulin  du  Paradis,  le  moulin  de  la  Lamette, 
du  But-à-Feu,  de  la  Vieille  Tour. 

Il  n'en  reste  plus  aujourd'hui  que  deux  :  encore  leur  des- 
tination a-t-elle  été  sensiblement  détournée  de  l'intention  pre- 
mière des  fondateurs.  Regnard  avait  encore  sous  les  yeux  le 
va-et-vient  des  meuniers  et  des  ânes  :  les  ânes  de  la  butte 
étaient  légendaires,  on  disait  des  gens  niais  :  c'est  un  gars 
de  Montmartre. 

Des  malades  venaient  faire  leur  cure  aux  fontaines  d'eaux 
thermales  ;  des  pèlerins  gagnaient  la  petite  chapelle  où  l'on 


XU\  HISTOIRE  DE  LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

conservait  une  image  sacrée  portant  le  mot  hébreu  rabboni. 
Les  commères  s'imaginaient  que  la  propriété  de  cette  image 
était  de  rahonir.  II  y  en  eut  une  qui  vint  prîer  pour  que  son 
mari  devint  meilleur;  un  jour  ou  deux  après,  le  mari  mourut^ 
et  la  bonne  femme  de  s'écrier  : 

Que  la  bonté  du  saint  est  grande! 

H  vous   donne  plus  qu'on  ne  lui  demande! 

L'hôte  de  ce  bel  hùlel  de  la  rue  Richelieu  était  né  avec 
une  fortune  d'environ  cinq  cent  mille  francs  de  rentes,  gagnée 
par  son  père  dans  le  commerce  de  l'épicerie,  des  comestibles, 
de  toutes  ces  salaisons  qu'on  appelait  alors  des  éperons  à 
boive;  et  il  semble  que  Regnard  s'en  soit  toujours  ressenti,  car 
ce  fut  un  très  grand  buveur  devant  l'Eternel.  Il  mena  une 
vie  de  grand  seigneur.  Il  avait  à  Grillon,  près  de  Dourdan, 
une  campagne  dont  il  fît  une  véritable  abbaye  de  Thélème. 

Il  donnait  de  copieux  repas,  organisait  des  chasses  à  courre 
au  chevreuil  et  au  cerf.  On  y  menait  la  vie  qu'il  a  décrite 
dans  son  divertissement  des  Folies  Amoureuses,  C'était  d'ail- 
leurs alors  un  très  grand  personnage  :  il  réunissait  les  titres 
de  trésorier  des  finances  du  roi,  de  conseiller  du  roi,  de  lieute- 
nant des  eaux  et  forêts,  de  capitaine  du  château  de  Dourdan, 
de  grand  bailli  de  la  province  de  Ilurepoix.  Il  avait  conmie 
hôtes  assidus  et  comme  amis  les  plus  hauts  seigneurs  du 
temps  :  le  petit-fils  de  Condé,  le  duc  d'Enghien,  le  marquis 
d'Effiat,  le  prince  de  Conli,  sans  compter  un  certain  nombre 
de  jolies  femmes,  comme  Mlle  Loison,  et  des  littérateurs, 
comme  Palaprat,  Dupré,  et  ce  Dufresny,  resté  célèbre  par  la 
façon  dont,  faute  d'argent,   il  paya  sa  blanchisseuse. 

Regnard  vivail  en  original,  à  l'écart  de  ses  voisins.  Il  écrit 
à  un  ami  qu'il  invite  à  dîner  : 

Ne  va  pas  t'avise i',  pour  ti'ouver  ma  maison, 
Aux  gens  des  environs  d'aller  nommer  mon  nom. 
Depuis  trois  ans  et  plus,  dans  tout  le  voisinage, 
On  ne  sait,  grâce  au  ciel,  mon  nom  ni  mon  visage. 
Mais  demande  d'abord  où  loge  dans  ces  lieux 
Un  homme  qui,  poussé  d'un  désir  curieux, 
Dès  ses  plus  jeunes  ans  sut  percer  où  l'aurore 
Voit  de  ses  premiers  feux  les  peuples  du  Bosphore  ; 


HISTOIRE   DE   LA   LlTTÉRATLIiE   FRAiNÇAISE  337 

Qui  parcourant  lo  sein  dos  intidèles  mers, 
Par  le  fier  ottomnn  se  vit  charger  do  fers  : 
Qui  prit,  rompant  sa  chaîne,  une  nouvelle  course, 
Vers  les  tristes  lapons  que  gèle  et  transit  l'Ourse, 
Et  s'ouvrit  un  chemin  iustiu'aux  bords  retirés 
Où  les  feux  du  soleil  sont  dix  mois  ignorés. 
Mes  voisins  ont  appris  l'histoire  de  ma  vie, 
Dont  mon  valet  causeur  souvent  les  désennuie. 
Demande-leur  encore  où  loge  en  ces  murais 
Un  magistrat  qu'on  voit  rarement  au  palais  ; 
Qui,  revenant  chez  lui  lorsque  chacun  sommeille, 
Du  bruit  de  ses  chevaux  bien  souvent  les  réveille  ; 
Chez  qui  l'on  voit  entrer,  pour  orner  les  celliers, 
Force  quartauts  de  vin  et  point  de  créanciers. 
'  Si  tu  veux,  clier  €uni,  leur  parler  de  la  sorte. 
Aucun  ne  manquera  de  le  montrer  ma  porte. 

Les  visiteurs  de  ce  splendide  home  de  Regnard  pouvaient 
voir  dans  son  cabinet  de  travail,  derrière  le  fauteuil,  et 
accrochée  au  mur,  une  chaîne  garnie  de  deux  boulets.  C'était 
un  souvenir  de  voyage  très  personnel;  car  cette  chaîne,  Re- 
gnard l'avait  portée  lui-même  pendant  deux  années.  On  voya- 
geait, en  ce  temps-là,  beaucoup  plus  que  nous  ne  croyons  ; 
.  tout  le  monde  faisait  son  tour  d'Europe  ;  Montaigne  et  Des- 
caries avaient  circulé.  Mais  on  avait  beaucoup  moins  qu'au- 
jourd'hui, riiabilude  d'éditer  ses  impressions  de  voyage  : 
nous  avons  du  moins  en  ce  genre,  les  plus  jolies  lettres  de 
La  Fontaine,  le  voyage  de  Chapelle  et  de  Bachaumont,  et, 
sous  forme  de  roman,  ce  charmant  opuscule,  trop  peu  lu,  que 
Regnard  a  intitulé  La  Provençale. 

Dès  l'âge  de  vingt  ans,  orphtfin  en  possession  de  son  im- 
mense fortune,  Regnard  ne  sachant  cjue  faire,  partit  en  Italie. 

11  alla  au  carnaval  de  Venise,  joua,  et  rapporta  cinquante 
mille  francs  de  gain.  Il  rentra  à  Pans,  puis  à  vingt-deux  ans. 
retourna  en  Italie  :  mais  le  voyage  celte  fois  fut  différent.  A 
Bologne,  il  fit  la  connaissance  d'un  ménage,  M.  et  Mme  de 
Prades.  Mme  de  l^i-ades  était  jeune  et  fort  jolie.  Regnard  de 
son  côté,  était  le  plus  brillant  cavalier  qu'on  put  rêver,  sou- 
riant, aimable  et  s])iriluel.  L'intimité  s'établit  très  vite.  Ce- 
pendant ils  se  quittèrent»;  mais  très  peu  de  temps  après,  le 
hasard,  ou  une  secrète  connivence  fit  que  le  bateau  (|ui  par- 
tait de  Cività-\'ec(hia  pour  rentrer  à  Toulon  réunissait  encore. 


338  HISTOIRE   DE   LA  LÏTTÉR-VTl'RE  FRANÇAISE 

M.  et  Mme  de  Prades  et  Regnard.  Ils  élaient  en  pleine  mer, 
lorsqu'il  leur  arriva  ce  qui  arrivait  souvent  :  un  flibot  de  cor- 
saires les  attaqua,  s'empara  d'eux  et  les  emmena  loas  prison- 
niers en  Alger.  Ils  furent  exposés  sur  le  marché  aux  esclaves 
et  vendus  :  le  mari,  à  un  arabe  nommé  Omar,  Mme  de  Prades 
à  un  autre  qui  s'appelait  Baba-Hassan  et  qui  la  paya 
mille  livres  ;  Regnard  estimé  le  plus  cher  des  trois  (quinze  cents 
francs),  fut  adjugé  à  un  certain  Achmet-ïalem.  Mme  de 
Pnidcs  dut  en  (^Ire  humiliée.  Lisez  dans  La  Provençale,  le 
îccil  charmant  de  ces  péripéties,  de  la  vie  qu'ils  menèrent 
dans  leur  esclavage,  de  leurs  tentatives  d'évasion.  Tout  se 
termina  par  l'interv'ention  tardive  du  consul  qui  paya  la  ran- 
çon; on  remit  en  liberté  Regnard  et  Mme  de  Prades;  quant  au 
mari,  on  ne  sut  ce  qu'il  était  devenu  ;  il  avait  été  emmené 
dans  le  désert  par  Omar,  et  l'on  n'en  avait  plus  eu  de  nouvelles. 

Regnard  et  Mme  de  Prades  rentrèrent  en  France;  ils  se  pré- 
paraient à  s'épouser,  lorsqu'un  jour  deux  religieux  arrivè- 
rent, soutenant  sous  les  bras  un  pauvre  vieillard  qui  revenait 
de  très  loin  :  c'était  le  mari,  M.  de  Prades,  que  ces  religieux 
avaient  eu  la  mauvaise  inspiration  de  sauver  et  de  ramener. 
Mme  de  Prades  fut  obligée  de  Taccueillir,  et,  le  ménage  étant 
reconstitué,   Regnard  songea  à  autre   chose,   soit   qu'il  fût 
désespéré,  soit  qu'il  fut  débarraissé.  Poursuivant  ses  aventures, 
il  alla  d'abord  tout  près  en  Normandie,  puis  plus  loin,  en 
F'iandre,  en  Hollande  ;  de  là,  s'éloignant  encore,  en  Danemark. 
Kii  Danemark,  on  rinfurmc  qu'il  y  avait  de  très  jolies  femmes 
on  .Suède  :  il  part   pour  la  Suède  ;  en    Suède,    on    lui   dit 
qu'elles  sont  plus  jolies  encore  en  Laponie,  et  le  voilà  parti  en 
Laponie.  11  revint  ensuite  par  la  Pologne  et  l'Allemagne. 

Il  avait  poussé  jusqu'au  cap  Nord.  Là,  sur  le  marbre,  il 
grava  que  hii,  et  ses  compagnons  étaient  arrivés  à  Tendroit 
où  le  monde  finissait:  il  crut  qu'il  avait  touché  le  pôle  Nord, 
et  il  laissa  une  insciiption  pour  que  les  ours  n'ignorassent 
pas  sa  venue.  Il  s'en  fallait  encore  de  quelques  degrés  jusqu'au 
pôle. 

Les  voyages  sont  un  peu  comme  ces  luMelleries  d'Espagne  où 
il  n'y  a  rien  ;  l'on  n  y  trouve  que  ce  (|ue  l'on  y  apporte.  Regnard 
n'était  ni  un  observateur  pénétrant,  ni  un  philosophe,  mais  il 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  -VM) 

aimait  le  pitlores<|ue  et  savait  s'amuser.  Son  récit,  qui  est  à 
lire,   nous  le  montre  visitant  indifféremment  tout  :  les  rois,  les 
savants,  les  musées,  où  on  lui  fait  voir  un  ongle  de  Nabucho- 
donosor  :  il  se  divertit  des  Lapons,  qui  lui  paraissent  assez 
semblables  à  des   singes,    et   qui    sont    d'une    |K)lilesse  aussi 
large  que  possible.  Le  Lapon  dit  à  son  bote:  »<  Tout  ici  est 
à  vous  :  ma  maison  est  à  vous,  mes  meubles  sont  à  vous,  mes 
vêtements  sont  à  vous,  ma  femme  est  à  vous  »  ;  ils  sont  vexés 
si  l'on  refuse  ces  avances.  Regnard  avoue  qu'il  y  a  des  cas 
où  l'on  a  du  mérite  à  être  poli.  Il  visita  des  forges,  il  descendit 
dans  des  mines  de  fer,  et  il  y  a  là  des  descriptions  indus- 
trielles  assez   curieuses,  d'un  <;aractère  très  neuf  alors.   II 
noie  que  ces  gens  s  abreuvent  avec  de  grands  verres  d'huile  de 
lialeine,   et  surtout  avec  de  l'alcool.  Pendant   le  temps  des 
fiançailles,  c'est   le    liancé  nui  fournit    l'eau-de-vie.   On    en 
donne  aux  moribonds  pour  les  aider  à  mourir,  et  aux  assis- 
tants pour  les  aider  à  sup]>()rt(T  le  coup  ;  on  en  boit  encore 
^il  meurt,  et  jusqu'à  ce  qu'on  l'emporte  en  terre  ;  à  la  fin,  fort 
peu  sont  capiil)les  de  se  tenir  debout  et  de  suivre  le  convoi 
^^  <-îinetière. 

I^egnaitl  rapporta  de  ses  voyages  d'abord  des  notes  détail- 
lées sur  les  femmes  des  différenis  pays,  puis  cette  idée  ([ue 
t2  morale  est  une  convention,  car  ce  nui  est  innnoral  ici,  ne 
lesi  pas  de  l'autre  côté  de  la  frontière.  Il  adopta  pour  lui 
'"ônrie  une  morale  extrêmement  aisée,  c[ui  apparaît  dans  son 
théâtre. 

^'n  jour  il  s'assit,  les  jambes  pendantes,  sur  un  rocher,  au 
fond  du  golfe  de  Bothnie,  et  là,  il  réfléchit  :  il  songea  c[ue, 
"^Puis  qu'il  eiait  au  monde,  il  n'avait  rien  fait  (Futile,  d'in- 
teres^anl.  Il  résolut  de  rentrer  chez  lui,  et  de  prendre  un 
enxpl^^i  En  effet,  de  retour  à  Paris,  il  acheta  une  charge 
^6  lï'ôsorier.  Il  rencontra  là,  comme  collègues  La  Bruyère 
^^  Losage;  mais  il  ne  fit  pas  comme  eux.  1'aM<lis  (ju'ils  obser- 
vaient le  monde  des  finances  j)oiu'  écrire,  lun.  le  terrible 
i:hapiire  des  Kîens  de  forlinu\  l'autre,  la  non  moins  cruelle 
comédie  de  Turcarel,  Regnard  ï^e  tint  coi  et  garda  la  plus 
grande  indulgence  pour  ses  confrères.  "Mais  les  linaiîces  ne 
sullîsaiont  pas  à  son  besoin  d'activité.  II  se  senlil  attiré  vers 


:V40  HISTOIRE   DE   LV   LITTÉR\Tl'RE   FRANÇAISE 

la  liltéralurCj  et,  jetani  un  regard  autour  de  lui,  il  aperçut 
le  vieux  Boileau,  qui,  tout  en  finissant  ses  jours,  avait  eu  la 
mauvaise  idée  d'écrire  une  satire  contre  les  femmes.  Re- 
gnard,  qui  prétendait  connaître  les  femmes  beaucoup  mieux 
que  Boileau,  répondit  par  une  épltre  contre  les  maris,  et 
pour  les  femmes,  ce  qui  était  galant  et  adroit.  Sa  satire  des 
maris  a  de  la  vigueur  et  constate  combien  le  goût  public  deve- 
nait réaliste.  Rapprochez  du  portrait  baveux  de  Gnatoii  par 
La  Bruyère,  ce  tableau  d'après  nature  de  Regnard  : 


Dieux  î  que  vois-jo  ?  en  dépit  d'une  épaisse  fumée, 
Que  répand  dans  les  airs  nuiinle  pipe  enflammée, 
Parmi  des  llûls  de  vin  en  tous  lieux  répandu 
J'aperçois  Trasimou  sur  lo  ventre  étendu, 
(Jui  tout  paie  et  tiéfait,  rejette  sous  la  table 
Les  débris  odieux  d'un  repas  .nii  l'accable. 
Il  fait  pour  se  lever  des  elfj^rUs  violents, 
La  terre  se  dérobe  à  ses  pas  chancelants  ; 
Do  mortelles  vapeurs  sa  tùte  encore  pleine 
Sous  de  honteux  débris  Je  nouveau  le  renlraîne  ; 
Il  retombe,  et  bientAt  l'aurore  en  ce  réduit 
Viendra  nous  découvrir  les  excès  de  la  nuit. 


Mais  le  genix^»  de  l'épîti-e  ne  le  contenta  pas  :  il  avait  une 
certaine  difficulté   à   rimer  :   pour   faire    quatre  vei's,    il  se 
mangeait  trois  doigts.  II  chercha  qnehiue  exercice  plus  aisé 
et  fut  attiré  vers  le  tliéàtre.  11  fournit  d'abord  la  Comédie-Ila- 
liennc.   Puis  son  talent  se  haussa  et  il  lit  des  pièces  qui  ne 
fuivnt  pa<  jugées  indigm^s  de  la  Comédie-Française.  Alors 
conniienca  cette  série  d  ceuvres  remar([uables  :  I.a  Sérénade, 
Le  Bai  Le  Distnùi  Les  Mcticclimcs,  Le  Joueur,  Les  Folies 
amoureuses,  et  celles  où  le  souvenir  de  ^I.  de  Prades,  reve- 
nant du  fond  de  rAlVi(iue,  «^enible  le  iKuiter:  Le  Retour  im- 
préru,  et  Déniocrile.  où  im  mari  cl  une  fenmie  se  renconli*enl 
api'ès  avoir  été  séparés   longtemps  et  ne  se  reconnaissent 
fias  :  le  niaii  est  d'une  amabilité  charmante  et  fait  la  cour  à 
sa  IVnime.  dans  une  scène  célèbre  :  mais  lorsqu'ils  découvrent 
qu'ils  sont  époux,  ils  nont  ])-ù>  a>sez  d'injures  l'un  pour  Pautre. 
In  tel  sujet  axait  de  quoi  plaire  à  une  é|)oque  où  le  mariage 
était  assez  mal  en  point,  et  où  le  célibat,   au  contraire,    clail 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  341 

fort  en  honneur,  où  Séncoé,  qui  avait  écrit  lui  aussi  un  Or- 
phée aux  enlers^  faisait  dire  par  Pluton  au  chantre  de  Thrace: 

Puisqu'une  impertinente  llanirnc 
Jusqu'aux  Enfers  l'a  fait  venir, 
Diables,  qu'on  lui  rende  sa  femme  ; 
On  ne  saurait  mieux  le  punir. 

Regnard  mourut  en  1709  de  la  façon  la  plus  maladroite. 
Après  avoir  la  veille,  été  à  la  chasse,  il  avait  comme  d'ha- 
bitude bien  bu  et  bien  mangé.  Il  se  sentit  mal  ù  l'aise  et 
Toulut  prendre  médecine.  N'ayant  pas  confiance  dans  les  mé- 
decins, il  fit  venir  le  vétérinaire  de  ses  chevaux,  et  avala  le 
remède  que  celui-ci  donnait  d'ordinaire  à  ses  bètes  en  pareil 
cas.  Regnard  ne  résista  pas  à  cette  médecine  de  cheval  et 
mourut  aussitôt. 

Son  chef-d'œuvre  est  la  comédie  Le  Lérjalaire  Universel. 
Prenons-la  comme  type  de  son  talent  pour  le  mieux  caracté- 
riser. 

La  donnée  est  moliéresque.  Il  s'agit  d'un  vieillard  nommé 
Géronte,  qui  a  une  assez  belle  fortune.  D'après  les  indica- 
tions qui  sont  données  au  cours  de  la  pièce  et  en  tenant  compte 
des  variations  dans  la  valeur  de  l'argent,  Géronte  peut  avoir 
deux  millions.  Sa  première  idée  est  de  se  marier  avec  une 
jeune  fille,  Isabelle,  et  d'avoir  d'elle  un  enfant,  son  médecin 
le  lui  a  promis.  Mais,  bientôt,  il  change  d'avis,  et  il  est  à  peine 
besoin  que  .M.  Clislorel  lui  fasse  peur  pour  le  détourner  du  ma- 
riage. Ce  AI.  Clistorel  est  un  apothicaire  de  très  courte  taille  : 
Géronte  Ta  pris  tout  exprès,  afin  qu'il  lui  coûtât  moins  cher, 
car  il  est  fort  avare.  Il  fut  même  longtemps  de  Ira'dition 
au  théâtre  que  Tacteur  chargé  du  rôle  le  jouât  à  genoux,  sous 
sa  robe,  pour  paraître  plus  petit.  Survient  une  complication  : 
le  vieillard  se  met  en  tétc  de  penser  à  deux  parents,  un  cou- 
sin bas-normand  et  une  cousine  du  Maine,  à  chacun  desquels 
il  veut  laisser  vingt  mille  écus.  Cette  générosité  ne  fait  pas 
le  compte  du  neveu  Eraste,  qui  prétend  avoir  tout  l'héritage, 
ni  du  valet  Crispin,  qui  se  promet  bien  de  recueillir  sa  com- 
mission. Aussi  Crispin  se  déguise-t-il  successivement  en  Bas- 
Normand  et  en  Comtesse  du  Maine,  pour  dégoûter  Géronte 


:\12  HISTOIRE   DE   LA   LITTKUATLKE   FR\NÇAISE 

(le  s('s  collah'iaux  :  il  arrive  en  rustre  de  Xormandie,  brutal 
et  violent,  reproche  au  vieillard  de  durer  trop  longtemps,  lui 
déclare  qu'il  ne  lui  laisse  pas  plus  de  dix  jours  à  vivre;  sinon, 
il  mettra  le  feu  à  la  maison. 

Géronle  a  une  telle  émotion  après  ces  bruyantes  visites,  qu'il 
tombe  en  lélhargie:  s'il  n'est  pas  mort,  il  n'en  vaut  guère 
mieux.  Et  voilà  notre  neveu  Erasle  dans  l'embarras,  puisque 
Géronte  est  mort,  ou  à  peu  près,  sans  faire  son  testament. 
C'est  alors  que  Regnard  se  rappelle  une  histoire  qui  lui  avait 
été  racontée  à  Bruxelles. 

Un  certain  M.  Dancier,  de  Besançon,  fort  riche,  fil  un  voyage 
à  Rome  et  tomba  malade.  Il  était  lié  à  Besançon  avec  deux 
pères  jésuites,  qui,  aussitôt  avertirent  les  jésuites  de  Rome 
que  i\I.  Dancier  était  intéressant.  Le  malade  fut  donc  reçu,  à 
Rome,  dans  la  maison  de  la  congrégation,  et  peu  de  temps 
après,  il  y  mourut.  Les  Jésuites  auraient  désiré  avoir  tout 
riiéritage.  Ils  apprirent  par  leurs  amis  de  Besançon  qu'il  y 
avait  un  des  fermiers  de  M.  Dancier,  nommé  Evrard,  qui 
avait  tout  à  fait  la  voix  de  son  maître.  Ils  le  firent  venir, 
et  lui  persuadèrent  que  Dancier  avait  exprimé  Tintention  Je 
lui  laisser  la  ferme  dont  il  était  gérant,  et  de  léguer  le  reste 
de  sa  fortune  aux  Jésuite^  de  Besancon.  Ils  firent  tant 
([u'Evrard  consentit  à  se  mettre  dans  un  lit,  avec  un  bonnet 
de  coton  sur  les  veux  et  la  lace  tournée  vers  le  mur:  on  intro- 
duisit  deux  Francs-Comtois  qui  avaient  connu  M.  Dancier,  et 
qui  étaient  prêts  à  confirmer  l'identité  du  moribond  ;  on  eut 
soin  de  faire  des  répétitions  nombreuses  de  la  comédie,  pour 
qu'Evrard  ne  se  trompât  pas  ;  et,  enfin,  on  appela  les  notaires. 
Evrard,  en  présence  des  deux  Francs-Comtois  dicta  un  testa- 
ment au  nom  de  M.  Dancier.  Cependant  il  changea  quelques 
petites  clauses  à  son  rôle  :  il  déclara  bien  qu'il  léguait  à 
Evrard  la  ferme,  mais  il  y  ajouta  les  dépendances.  Les  Jé- 
suites se  récrièrent  disant  que  les  dépendances  étaient  ex- 
trêmement importantes.  E\Tard  répondit  :  «  Je  le  sais,  et  Je 
pas.se,  et  je  lègue  encore  à  M.  Evrard  dix  mille  écus  et  à  sa 
nièce  cinq  cents  écus,  etc.,  etc.  »  Les  Jésuites  furent  obligés 
d'en  passer  par  où  il  voulut,  sous  i)eine  de  se  découvrir.  Lî 
congrégation  eut  d'ailleurs  le  reste  de  la  fortune. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  343 

Comment  l'affaii^  fut-elle  sue  ?  Evrard,  au  moment  de  mou- 
rir, pris  de  remords,  raconta  toute  l'histoire.  Les  héritiers 
firent  un  procès,  les  Jésuites  le  gagnèrent  à  Besançon  ;  on  en 
appela,  ils  perdirent  devant  la  Cour  d'appel  de  Dôle  ;  la  Fran- 
che-Comté étant  alors  espagnole,  les  Jésuites  portèrent  l'af- 
faire devant  la  Cour  de  Cassation  de  Bruxelles  :  ils  gagnè- 
rent enfin  leur  cause,  et  on  lit  encore  aujourd'hui  sur  une 
église  de  Besançon  :  «  (irûce  à  la  munificence  de  M.  Dancier, 
cette  église  a  été  élevée  par  les  soins  des  pères  Jésuites.  » 

Telle  est  Thistoire  que  Regnard  introduisit  dans  sa  comédie. 
Géronte  est  joué  comme  M.  Dancier,  mais  il  survit  à  la  four- 
berie. Naturellement,  à  son  réveil,  il  ne  reconnaît  point  le  tes- 
tament qu'on  lui  présente  ;  c'est  alors  qu'on  lui  persuade  que 
sa  léthargie  lui  a  fait  perdre  la  mémoire,  et  il  se  résigne. 

C'est  un  tissu  d'invraisemblances  :  si  ce  testament  gênait 
Géronte,  il  n'avait  qu'à  le  déchirer.  Quarante  mille  écus  volés 
sont  retenus  par  Isabelle.  Le  vieillard  pouvait  tout  uniment 
les  reprendre.  Cet  homme  à  peine  sprti  d'une  léthargie  va, 
vient  et  se  promène,  et  raisonne  comme  si  de  rien  n  était. 
Qu'cstJce  à  dire,  sinon  qu'avec  Regnard  nous  sommes  en 
pleine  fantaisie,  et  qu'il  nous  ravit  à  la  réalité,  où  tout  est 
gène,  et(|u'ilnous  enlève  dans  un  monde  de  liberléet  d'aisance? 
C'est  un  fantaisiste  ;  il  n'a  eu  d'autre  but  que  de  rire  et  de  faire 
rire,  même  des  vices.  La  société  du  règne  de  Louis  XIV 
finissant  ne  fut  pas  austère,  et  Regnard  personnifiait  bien 
son  temps  lorsqu'il  montrait  le  vice  aimable  et  semblait  l'ap- 
prouver. 

La  Régenœ  approchait  ;  on  s'y  pré\jarait  en:  s'amusant, 
dans  des  réunions  frivoles  comme  celles  du  Temple,  où  se 
rencontraient  La  Faix*.  Chaulieu  et  le  grand  prieur  de  Ven- 
dôme. On  faisait  l'orgie  à  huis-clos,  avant  de  la  faire  ouver- 
tement. Louis  XIV  lui-même  le  savait  bien,  et  il  disait,  en 
songeant  à  toute  cette  folle  jeunesse  :  «  Il  faut  bien  que  l'on 
rie  quelque  part.  »  Lisez  le  petit  acte  de  Regnard  qui  suit 
le  Légataire  et  qui  est  intitulé  :  La  Critique  du  Légataire. 
CJ'est  ce  que  nous  appellerions  aujourd'hui  une  scène  dans  la 
s>alle.  \'ous  savez  qu'il  y  avait  alors  des  spectateurs  sur  les 
planches  mêmies  du  théâtre,  et  Regnard  nous  dit  qui  sont  ceux 


314  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

qu'on  voit  alors  au  spectacle  :  M.  Bredouille,  dont  le 
mérite  unicpe  est  d'avoir  invente  des  plats  exquis,  les  pou- 
lets aux  huîtres  et  les  poulardes  aux  œufs  ;  une  comtesse 
qu'on  attend  au  Marais  pour  une  partie  de  jeu  ;  de  là  elle  doit 
souper  aux  Incurables  et  courir  le  bal  toute  la  nuit  ;  puis,  sur 
les  huit  heures  du  matin,  il  faut  qu'elle  soit  à  la  porte  Saint- 
Bernard  pour  un  réveillon  ;  cette  comtesse  avoue  qu'elle  aime 
assez  le  Champagne  :  mais,  le  lendemain,  il  lui  est  fâcheux 
d'avoir  le  coloris  obscur,  les  nuances  brouillées  et  des  erreurs 
au  teint  qui  la  vieillissent  de  dix  années.  Si  elle  était  veuve, 
elle  déclare  qu'elle  se  remarierait  tout  de  suite  pour  ne  pas 
porter  ces  affreux  vêtements  noirs.  Enfin  elle  sort  du  Ihéàtre 
pour  aller  à  sa  leçon  de  danse,  car  il  faut  qu'elle  danse  le 
rigodon,  la  jalousie,  la  chasse,  le  cotillon,  toutes  les  danses 
les  plus  nouvelles,  où  elle  excelle. 

Dans  cette  Crilique  du  Légataire,  Regnard  s'explique.  II 
n  a  voulu  que  divertir  les  spectateurs,  leur  donner  l'occasion  de 
faire  agréablement  la  digestion  ».  Ce  i)arti  pris  de  gaieté  nous 
fait  comprendre  que  Regnard  ail  pu  rire  indifféremment  des 
sujets  les  moins  risibles.  Prenez  le  jeu,  par  exemple:  aujour- 
d'hui quand  on  écrit  une  pièce  sur  le  jeu,  on  fait  Trente  Ans 
ou  la  Vie  (ïun  loueur,  un  drame  où  s'entassent  la  ruine,  la 
misère  et  le  déshonneur,  le  bagne,  le  suicide  ;  Regnard  en  a 
fait  Le  Joueur,  qui  est  un  long  éclat  de  rire.  Il  rit  également 
de  la  maladie  et  de  la  mort  ;  il  n'est  question  dans  le  Léga- 
taire Universel,  que  de  néphrite,  de  paralysie,  de  toutes  les 
infirmités  corporelles,  ainsi,  du  reste,  que  dans  les  pièces  de 
Molière,  de  Ilauleroche  et  d'autres.  Géronte  peut  dire  comme 
l'autre  :  «  Mais  il  n'est  question  que  de  ma  mort  là-dedans.  » 

Il  faut  tenir  compte  de  la  différence  ([ui  sépare  à  cet  égard 
notre  conception  de  celle  des  gens  d'alors.  On  distinguait 
nettement  l'ùme,  partie  de  notre  être,  siqiérieure,  pure, 
éthérée,  —  et  le  corps.  Pascal  avait  bien  manpié  cette  dis- 
tinction, et  tout  le  monde  l'acceptait.  On  n'en  imaginait  pas 
d'autres.  J'ous  ceux  qui  touchaient  à  l'Ame,  confesseui*s  et 
directeurs,  éiaient  respectés.  Au  contraire,  tous  ceux  dont 
l'occupation  était  de  se  pencher  vers  les  fonctions  et  les 
infinnités   du  corps,   <(   cette   guenille   »,   les  médecins,    les 


inSTOIUE   DE   LA   LITTÉRATLKE   FRANÇAISE  :U5 

chirurgiens,  les  apothicaires,  étaient  groles(|ues  et  voués  au 
ridicule.  C'est  beaucoup  plus  tard  qu'est  venue  s'ajouter  à  la 
profession  des  médecins  la  notion  de  philanthropie,  de  bonté,  de 
pitié  et  d'humanité.  Il  y  a  là  un  sens  tout  moderne,  (lue  l&e 
contemporains  de  Molière  et  de  Hegnard  n'avaient  non  plus, 
du  reste,  qu'ils  n*avaient  le  sens  de  ce  que  nous  appellerions 
aujourd'hui  le  prix  de  la  vie.  Avec  Voltaire  seulement,  et 
depuis  les  procès  de  Calas,   Sirven,  La  BaiTe  et  Lally-Tol- 
lendal,  on  a  commencé  à  croire  que  la  vie  humaine  vaut  quel- 
que chose.  Mais,  auparavant,  ils  avaient  la  question^  la  torture, 
ces  .spectacles  ne  les  rebutaient  pas  ;  lés  dames  venaient  sur 
les  balcons  de  la  place  de  la  Grève,  voir  écarteler.  Quand  les 
charretiers  fouaillaient  les  bétes,  elles  s'éci;iaient  :  <(  Oh  !  les 
pauvres  chevaux  !  »  Encore  aujourd'hui,  certaines  race^  retar- 
dent, nous  étonnent  par  leur  cruauté.  Tout  ce  cjui  Wuche  à  la 
inort,  à  la  maladie,  nous  choque,  nous  attriste.  Nous  sonunes 
un  peu  comme  ce  prince  de  Kaunitz,  qui  avait  horreur  de  tout 
ce  qui  pouvait  rappeler  la  mort  :  il  avait  défendu  que  ce  mol 
fût  jamais  prononcé  devant  lui.  Aussi  son  secrétaire  fut-il 
très  embarrassé  quand  il  eut,  un  joui*,  à  lui  apprendre  la  fin 
de  son  ami,  le  baron  de  Binder,  il  chercha  une  périphrase,  et 
vint  dire  :  ^  Prince,  on  ne  trouve  plus  nulle  part  le  baron  de 
Binder  ».  , 

Jadis,  on  plaisantait  volontiers  avec  la  mort..  Les  grandes 
dames  commandaient  pour  leur  toilette  mortuaire  des  robes 
bleues  ou  roses.  Elles  voulaient  qu'il  y  eût  dans  leurs  cham- 
bres, pendant  leur  agonie,  beaucoup  de  lumière  et  de  fleurs, 
que  l'on  jouât  au  loto  et  qu'elles  entendissent  les  conversations 
et  les  rires.  Monlcrif,  l'historien  des  chats,  ([u'on  appelait 
pour  cette  raison  l'historiogriffe  de  Sa  Majesté,  fit  venir  des 
ballerines  de  l'Opéra  pour  charmer  ses  derniers  moments. 
D'autres  se  commandaient  des  épitaphes,  et  promettaient  cent 
écus  à  qui  composerait  la  meUleure. 


Ci-glt  un  très  grand  personnage 

Qui  posséda  mille  vertus. 

Qui  ne  trompa  jamais,  qui  fut  toujours  fort  sage 

Je  n'en  dirai  pas  davantiige  ! 

C'est  trop  mentir  pour  cent  écus. 


:Hfi  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Les  gens  d'alors  ne  peuvent  quitter  la  vie  sans  faire  un 
mot,  comme  une  pirouette  ou  une  cabriole.  C'est  un  Gassendi 
qui  meurt  en  disant  :  «  Je  suis  né,  je  ne  sais  pas  pourquoi  ; 
j'ai  vécu,  je  ne  sais  pas  comment,  et  je  meurs,  sans  savoii'  ni 
pourquoi,  ni  comment.  »  C'est  le  grammairien  Dumarsais, 
qui  meurt  sur  un  mot  de  philologue  :  «  Je  m'en  vais  ou  je 
m*en  vas,  l'un  ou  l'aulrc  se  dit  ou  se  disent.  »  C'est  Piron, 
qui,  apercevant  le  convoi  c'e  Fonlenelle  observe  :  ^<  Voilà  la 
première  fois  que  AI.  de  Fontenelle  sort  de  chez  lui  pour  aller 
dîner  en  ville.  » 

Ce  dédain  était  général.  Lisez  le  sermon  de  Alassillon  sur 
la  mort  ;  vous  serez  frappé  par  le  réalisme  brutal  des  descrip- 
tions. La  vue  d'un  cadavre  lui  inspire  des  tableaux  épouvan- 
tables, et  presque  aussitôt,  il  s'écrie  :  «  Qu'a  la  mort  de  si 
effravant  )  La  mort  est  une  chose  douce  et  désirable.  »  Cette 
indifférence  procède  de  la  philosophie  spiritualiste.  On  était 
persuade  qu'il  y  a  en  nous  quelque  chose  sur  quoi  la  mort  n'a 
pas  de  prise,  un  principe  immorlel,  Tàme,  et  que  le  corps  n*a 
ni  intérêt  ni  beauté.  Et  cette  conception  est  réconfortante. 

On  s'explique  ainsi  ([ue  tant  d'auteurs  comiques  aient  plai- 
santé sur  cette  matière.  Regnard  l'a  fait,  pour  son  compte, 
avec  la  fantaisie  la  plus  débridée;  on  ne  saurait,  à  son  pro- 
pos, oublier  le  jugement  de  X'oltaire  :  «  Qui  ne  se  plaît  pas  avec 
Regnard  est  indigne  d'admirer  Molière.  »  Le  mot  est  juste,  et 
les  deux  termes  sont  vrais.  On  se  plaît  avec  l'un,  on  admire 
^autrt^  X'allez  pas  faire  un  parallèle  entre  Regnard  et  Mo- 
lière, il  n'y  a  entre  eux  rien  de  commun.  Vous  croirez  recon- 
naître,  dans  beaucoup  de  leurs  pièces,  les  mêmes  situations 
et  les  mêmes  personnages  :  c'est  toujours  le  vieillard  qui  a 
ridée  d'épouser  une  jeune  fille  aimée  par  le  jeune  neveu  ;  c'est 
la  soubrette  et  le  valet  rusé,  Scapin  ou  Crispin.  Mais,  si  notre 
Regnard  sait  beaucoup  mieux  que  Molière  construire  une  co- 
médie, faire  un  plan  qui  se  tienne,  par  contre,  il  est  incapable 
de  créer  des  caractères  et  des  types  durables  ;  on  dit  aujour- 
d'hui :  un  Tartuffe,  un  Harpagon  ;  aucun  personnage  de  Re- 
gnard n'a  ainsi  laissé  son  nom.  Il  lui  manque  la  pénétration, 
et  aussi  une  certaine  expérience  des  sentiments  intenses  et  pro- 
fonds. Cet  homme,  conune  littérateur,  a  eu  un  défaut  :  il  a 


HISTOIRE   DE   lA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  IMI 

clé  trop  heureux,  il  n'a  jamais  su  ce  (lu'était  la  douleur,  il  n'a 
jamais  vibré  ni  souffert.  Vous  ne  trouvez  pas  chez  lui  de  ces 
accents  qui  vont  au  cœur,  parce  qu'ils  viennent  du  cœur. 
Regnard  n'est  que  le  clair  de  lune  de  Molière,  et  certaine- 
ment, il  n'en  est  pas  le  légataire  univei^cl. 

Cependant,  il  y  a  chez  lui  des  nouveautés  intéressantes, 
un  goût  décidé  du  réalisme. 

Il  aime  le  feu  clair  qui  flambe  près  de  la  table  servie,  la 
gaieté  des  repas,  les  rires  des  convives. 

Bonne  chère  I  bon  feu  I  Que  la  cave  enfoncée 

Nous  fournisse  à  pleins  brocs  une  liqueur  aisée  I      • 

On  a  attribué  ce  souci  des  descriptions  d'intérieur,  celte  joie 
d'une  table  bien  mise,  aux  voyages  de  Regnard  à  travers  la 
Hollande.  En  réalité,  c'était  une  tendance  générale  du  temps 
vers  l'observation  plus  exacte  et  la  peinture  plus  complète; 
elle  lui  est  commune  avec  La  Bruyère  et  Lesage,  fondateur 
du  roman  de  mœurs. 

La  partie  du  talent  de  Regnard  qui  mérite  le  plus  notre 
admiration,  c'est  encore  son  style,  qui  a,  comme  celui  des 
écrivains  du  xvii^  siècle,  la  justesse,  l'abondance,  et  quelque- 
fois une  douceur  qui  a  pu  le  faire  comparer  à  celui  de 
Hacine  et,  de  plus,  des  envolées,  du  panache,  de  la  verve 
vi  de  l'entrain;  les  vers  se  pressent  les  uns  les  autres,  comme 
s'il  allait  en  jaillir  des  étincelles  pour  brûler  les  planches  : 
c'est  le  don  essentiel  de  Regnard,  une  saine  et  luxuriante 
gaieté. 


* 

^    * 


Après  l'auteur  des  Folies  Amoureuses,  Marivaux  nous  fait 
passer  de  la  fantaisie  débridée  à  la  fantaisie  qui  s'observe,  se 
lient,  et  s'adonise.  * 

Pierre  Carlet  de  Chamblain  de  Marivaux  (1)  est  un  Parisien 
de  Paris,  né  sur  la  paroisse  de  Saint-Gervais,  d'un  père  Nor- 
mand, dont  il  tint  peut-être  son  goût  pour  les  subtilités.  Après 

(1)  1688-1763. 


348  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

des  études  ordinaires,  il  sentit  de  bonne  heure  nailre  la  voca- 
tion, et  fil  une  comédie  à  dix-huit  ans.  Il  aima  à  dix-neuf. 
L'aventure  est  plaisante.  La  jeune  fille  l'avait  séduit  par  sa 
naïve  simplicité  et  sa  grâce  sans  apprêt. 

«  Jiimais  je  ne  me  séparais  d'elle,  dit-il,  que  ma  tendre  surprise 
n'augmentât  de  voir  tant  (3e  grûces  dans  un  objet  qui  ne  s'en  estimait 
pas  davantage.  Etait-elle  assise  ou  debout,  parlait-eUe  ou  marchait- 
elle,  il  me  semblait  toujours  qu'elle  n'y  entendait  point  finesse,  et 
qu  elle  ne  songeait  à  rien  moins  qu'à  paraître  ce  qu'elle  était.  » 

Il  la  quitte  un  jour,  à  la  campagne.  Il  s'aperçoit  aussitôt 
qu'il  a  perdu  un  gant.  Il  revient  sur  ses  pas,  et  que  voit-il? 
Sa  naïve  enfant  occupée  à  étudier  devant  un  miroir  ses  mines 
et  ses  manières  d'innocence  et  de  candeur,  son  jeu  pour  le 
lendemain. 

—  Elle  s'y  représentait  à  elle-même  dans  tons  les  sens  où,  durant 
notre  entretien,  j'avais  vu  son  visage,  et  il  se  trouvait  que  ces  airs 
de  physionomie,  que  j'avais  crus  si  naïfs,  n'étaient,  a  les  bien  nom- 
mer, que  des  tours  de  gibecière  ;  je  jugeais  de  loin  que  sa  naïveté 
en  adoptait  quelques-uns,  qu'elle  en  réformait  d'autres;  c'étaient  de 
petites  façons  qu'on  aurait  pu  noter,  et  qu'une  fcnuiie  aurait  pu 
apprendre  comme  un  air  de  musique. 

Il  fut  émerveillé  de  ce  manège  et  de  cette  Iriponnerie,  ra- 
massa son  gant,  et  salua  en  disant  à  la  fausse  ingénue  : 

Je  viens  de  voir,  Mademoiselle,  les  machines  de  l'opéra;  il  me 
divertira  toujours,  mais  il  me  touchera  moins. 

Arsène  Houssaye  ajoutait  : 

—  Il  venait  de  voir  l'image  fidèle  et  vivante  de  sa  muse. 

11  fut  du  camp  des  Modernes  contre  les  Anciens,  connut 
La  Motte,  h  ontenelle,  lut  présenté  chez  la  marquise  de  Lam- 
bert, chez  Mme  de  ïencin.  Il  composa  des  satires  contre  les 
précieuses  trop  renchéries,  roucouja  quelques  romans  et  fil 
du  journalisme  avec  esprit.  Il  travestit  Vlliade^  puis  le  Télé- 
maqiie,  et  répandit  déjà  sur  ses  premiers  ouvrages,  la  belle 
humeur,  la  gaieté  et  la  malice. 

A  trente-deux,  le  théâtre  l'attirant,  il  donna  aux  Italiens  sa 


HISTOIRE   DE   L\   LITTÉRATIUE   FRANÇAISE  349 

première  comédie  L  Amour  al  la  Vcvilc,  puis  une  Irngôdic 
Annibal,  puis  derechef  une  comédie,  aux  Italiens,  Arlequin 
poli  par  r Amour,  sur  cette  scène  dont  Théodore  de  Banville 
lit  ce  gracieux  croquis: 

—  Oh  !  le  mcrveilloux  et  divin  théâtre  que  celui-là  I  Dnns  le  lointain 
ril  parmi  l'azur  la  luxuriante  verdure  des  feuillages;  autour  de  nous, 
sur  les  troncs  élevés  et  lisses,  retombent  des  frondaisons  noires  ; 
les  vieilles  fontaines  de  marbre  ornées  de  figures  de  Diane  et  de 
Heurs,  laissent  couler  leurs  Ilots  d'eau  transparente  dans  les  vasques 
sonores  ;  clans  les  allées  ouvertes  en  arcades,  où  le  gazon  ensok'illé 
est  coupé  de  grandes  ombres,  se  promènent  des  amants  jeunes,  gais, 
pensifs,  channanls,  vôtus  de  salins  aux  couleurs  de  fleurs,  qui  n'ont 
d'autre  occupation  que  d'écouler  leurs  cœurs' battre,  de  subtiliser  et 
ûe  déraisonner  sur  la  passion  avec  la  logique  la  plus  impéi-ieuse, 
tandis  que  leurs  valets,  Colombine  au  petit  manteau,  et  Arlequin  à  la 
casaque  aux  trois  couleurs,  à  la  barbe  crépue,  au  poignard  de  bois, 
se  baisent  et  s'injurient  sous  une  treille  de  roses. 

Une  actrice  exquise,  la  belle  Sylvia.  se  trouva  fort  à  point 
pour  dire  les  rôles  délicieux  qu'écrivit  Marivaux,  depuis  1722 
avec  La  Surprise  de  VAmour^  jusqu'en  1746,  dans  ti^ente- 
deux  ouvrages  dramatiques,  qui  réussirent  mieux  aux  Italiens 
qu'aux  Français,  parce  qu'il  y  avait  moins  de  raideur  et  plus 
d'enjouement.  , 

Ruiné  par  l'affaire  Law,  marié,  veuf  après  deux  ans.  il 
fonda  et  rédigea  seul  un  nouveau  journal.  Le  Spectateur,  à  , 
l'exemple  d'Addisoii.  Celle  feuille  végéta  deux  ans,  changea 
de  titre  et  de  formai,  s'appela  ilmligerU  philosophe  (<!ept 
nimiéros),  puis  Le  Cabinet  du  Philosophe  ;  Marivaux  com- 
mença un  roman  La  Vie  de  Marianne,  y  travailla  dur&nt 
16  ans,  puis  le  laissa  finir  par  Mme  Riccobini,  en  amorça  un 
autre,  Le  Paysan  parvenu,  qu'il  ne  termina  pas,  soutint  une 
querelle  avec  Voltaire  à  propos  des  Lettres  philosopliiques, 
et  avec  les  encyclopédistes,  dont  il  n'aima  pas  les  doctrines 
athées  ;  il  subit  les  railleries  des  criti(jues,  connue  l'abbé  Des- 
fontaincs,  ou  Crébillon  fils,  ou  Pali>sot,  qui  définissait  son 
théâtre  : 

Une   niélapliysirpie   où   le    j;irf,M)n    domine, 
Souvent  imperceptible  ù  force  d'élre  fine. 

Très  recherché  dans  le  monde,  apprécié  pour  son  double 


IW)  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATIRE  FRANÇAISE 

talent  de  causeur  et  de  lecteur  de  ses  propres  œuvres,  il 
avait  un  carectère  sensible,  dont  donnera  idée  cet  épisode.  II 
rencontre  un  ami,  et  ne  le  salue  pas. 

—  Qu'avP/.-vuus?  (leiuamk*  celui-ci. 

—  Il  y  a  un  Sn,  vous  avez  parlé  de  moi  à  une  dame  en  ma  présence  ; 
je  Tai  vu;  el  ce  n'était  pîis  pour  dire  du  bien  de  moi,  car  vous  ne 
l'auriez  pas  dit  à  roreille. 

Collé  avait  obsené  ce  trait  de  sa  nature: 

—  Marivaux  était  honnête  homme,  mais  d'un  caractère  ombrageux. 
Il  entendait  tinesse  à  tout  ;  les  mots  les  phis  innocents  le  blessaient, 
et  il  supposait  volcmliers  qu'on  cherchait  ù  le  mortifier  :  ce  qui  l'a 
rendu  maUieureux,  et  son  commerce  épineux  et  insupportable. 

Il  en  fallait  peu  pour  l'aigrir.  Mais  il  avait  les  qualités 
de  ses  défauts,  la  fierté,  le  culte  de  l'indépendance  ;  il  aima 
mieux  être  pauvre  et  libre,  que  riche  et  pensionné.  Il  connut 
de  bonnes  amitiés,  celle  de  Fontenelle,  d'Helvétius,  de  Mme  L. 
de  Bez,  de  Aime  de  Tencin,  qui  lui  ouvrit  les  portes  de  l'Aca- 
démie en  1743  :  le  public  jugea  cet  honneur  excessif.  L'in- 
fluence de  Mme  de  Tencin  lui  fit  obtenir  une  pension  de 
Mme  de  Ponipadour.  Il  en  avait  besoin  ;  sa  fin  fut  triste,  pau- 
vre, éclaircie  seulement  par  le  sourire  d'une  excellente  amie, 
'  Mlle  de  Saint-Jean.  Il  n'écrivait  plus,  ses  derniers  essais  res- 
taient sans  succès.  Il  se  tourna  vers  la  dévotion.  Vieilli,  aban- 
donné, oublié,  il  allait  au  jardin  du  Palais-Royal,  et  là,  in- 
connu dans  la  foule,  assis  sur  un  coin  de  banc,  il  lisait  Pascal. 

Il  mourut  à  75  ans. 

m 

Le  11  février,  écrit  Collé,  mourut  M.  de  Marivaux  qui  laisse  une 
place  vacante  à  rAcadémie  Fran(;aise.  Il  avait  soixante-quinze  ans, 
et  n'eu  paraissait  pas  avoir  ciiiiiuiiiito-huit:  c'était  un  homme  de 
beaucoup  desprit  et  de  mœurs  très  pures  ;  il  était  foncièrement  im 
très  guJant  homme,  mais  sa  gnuide  facilité  et  une  excessive  négli- 
gence dans  ses  affaires  l'avaient  conduit  à  recevoir  des  bienfaits  de 
gens  dont  il  n'eiH  dû  jamais  en  accepter.  On  n*a  découvert  qu'à  sa 
mort  que  Mme  do  Ponipadour  lui  faisait  une  pension  de  mille  écus. 

11  ajoute  : 

—  Marivaux  élait  curieux  en  linge  et  en  habits  :  il  était  friand  et 
aimait  les  bons  morceaux,  il  était  très  difficile  à  nourrir. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉHATLRE  FRANÇAISE  331 

CïMail  un  délicat  en  tout,  on  lettres  non  moins  qu'en  linge. 

Ses  romans,  dont  les  deux  principaux  s'appellent  La  Vie 
de  Marianne  et  Le  Paysan  parvenu,  sont  aujourd'hui  oubliés, 
après  avoir  eu  du  sueccs.  Le  Paysan  Parvenu,  par  exemple, 
qui  parut  l'année  du  dernier  volume  de  Gil  Blas,  a  une  cer- 
taine analogie  avec  le  héros  de  Lesage. 

S'ils  ne  sont  pas  tous  deux  paysans,  ils  sont  tous  deux 
parvenus,  et  il  y  a  bien  du  rapport  entre  leurs  destinées.  On 
pourrait  reprocher  à  ce  paysan  ses  airs  maniérés,  alors  qu'il 
ne  sait  pas  écrire  et  qu'il  marivaude  avec  la  soubrette  de  sa 
comtesse,  au  début  ;  blftmer  sa  conduite  avec  Geneviève, 
comme  trop  peu  conforme  aux  coutumes  de  l'honneur  et  de 
la  bonne  compagnie.  Nous  le  pourrions  reprcndre  sur  son 
€sprit  avec  Catherine  à  la  cuisinï^,  où  on  les  croirait  en  train 
de  jouer  le  Jeu  de  l'Amour  :  »  Mes  gages  courent.  —  Cou- 
rent-ils en  bon  nombre  ?  »  Nous  remarquerions  chez  Jacob  des 
allures  de  don  Juan  ambitieux,  c-es  façons  de  nouer  savam- 
ment  des  intrigues,  d'arriveiv  par  les  femmes,  de  faire  de  la 
galanterie  un  marchepied  pour  se  hausser  à  une  condition 
meilleure,  d'exploiter  son  physique,  de  se  mettre  au  service 
des  opérations  les  plus  malpropres,  de  louvoyer  utilement 
à  travers  tout  ce  monde  marécageux,  les  Fécourt,  les  Fer- 

4 

val,  les  Habert,  Mme  de  Vambure,  et  ce  bon  M.  Bono,  toutes 
bagatelles  qui  ne  permettent  pas  d'accepter  sans  réserve  ce 
jugement  de  Larroumet  :  «  Il  y  a  plus  d'élévation  en  dix 
pages  du  Paysan.  Parvenu  que  dans  tout  Gil  Blas,  et  Jacob 
est  une  ûme  d'élite  en  comparaison  de  son  émule.   »  Mais 
nous  aimons  mieux  constater  combien  ces  deux  œuvres,    dont 
Gil  Blas  est  la  première  en  date,  se  ressemblent  par  la  vrai- 
semblance,  le  naturel,   le  réalisme.  Si  l'on  excepte  tout  le 
début  du  Paysan,  le  séjour  de  Jacob  chez  la  comtesse,  quel 
curieux  titbleau  du  Paris  de  1735,  et  (juel  intéressant  pendant 
À  celui  de  Lesage  !  Ces  geiïs-là  vivent  aussi  ;  ils  mangent  <(  un 
morceau,  des  amfs  frais,  un  pot  de  confiture  »  ;  les  allures 
l^auches  de  Jacob  introduit  par  Dorsan  au  chauffoir  du  Ihéâ- 
l.re;  les  scènes  dans  la  maison  écartée  et  susi)ecte  de  Mmxi  Kémy, 
l'intérieur  Habert,  la  vie  étrange  de  ces  deux  dévoles,  la  pro- 
priétaire, Mme  d'Alain,  au  (juarfier   Saint-Gervais,  les  esca- 


:io2  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

pades  et  escroqueries  de  Fécoiui,  tout  cela  fait  un  ensemble 
de  types,  de  figures,  de  scènes  se  mouvant  sur  un  fond  pit- 
toresque, et  si  la  forme  était  toujours  pure  de  préciosité,  de 
négligences,  ou  de  lenteurs,  il  demeurerait  sans  conteste  que 
le  Paysan  Parvenu  vaut  Gil  DIas. 

Mais  c'est  surtout  par  ses  comédies  que  Marivaux  a  vécu. 
Collé  en  disait  : 

—  Il  a  ou  un  genre  de  comédie  à  lui,  sans  action  et  sans  incidents  : 
il  a  trouvé  le  moyen  de  plaire,  par  la  chaleur  et  le  sentiment  seul 
qu'il  met  dans  ses  pièces,  où  Ton  aperçoit  plus  de  délicatesse  que  de 
force,  plus  de  choses  finement  senties  que  de  passion. 

Le  Legs,  La  Double  Inconstance,  Le  Jeu  de  V Amour  et  du 
Hasard,  Les  Fausses  Confidences,  LEpreuce,  les  titres  seuls 
sont  des  évocations  charmantes  de  jolis  minois  et  de  jupes 
en  satin. rose,  s'inclinant  en  révérences  ironiques  devant  des 
marquis  vêtus  de  velours  bleu  ou  grenat  broché  d'or;  de  cau- 
series subtiles  et  galantes,   de  sourires,    de  sous-entendus, 
d'œillades,  de  grâces  apprêtées,  de  propos  où  le  riiot  voltige 
comme  une  balle  à  la  paume,  où  les  partenaires  ont  l'aisance 
de  l'entraînement  à   cet  exercice   élégant,   où  le   xviii'    siè- 
cle semble  avoir  déposé,  comme  en  un  fin  coffret  d'or  ciselé  en 
coquille,  tout  ce  (ju'il  avait  de  j)i-écieux,  de  rare,  de  galant, 
de  féminin,  de  poliment  sensuel  et  de  spirituellement  senti- 
mental. C'est  tout  ce  monde-là  que  Walteau  embarque  pour 
Cylhére:  ce  sont  ces  soubretles  distinguées  comme  des  femmes 
du  monde,   ces  femmes  du  monde  futées  comme   des   sou- 
brettes, ces  couples  savants  dans  le  flirt  de  haut  style,    ces 
amoureux  délicieusement  boudeurs,  ces  épouses  délicatement 
perverses,  ces  marquises  poudrécv?  et  madrées,   ces  galants 
respectueusement  impertinents,  c'est  tout  ce  petit  peuple  de 
je  ne  sais  ([uelle  île  féerique  et  du  royaume  de  la  Beauté, 
que  vous  retrouvez  sur  les  délicieuses  peintures  d'alors,  dans 
les  entre-fenétres,  dans  les  dessus  de  portes  et  les  trumeaux, 
où  les  paniei's  de  soie  rose  et  les  chapeaux  de  fleurs,  les  lèvres 
rouges  de  fard  et  de  dé-^ir.   les  yeux  pétillants  de  malice  et 
d'amour,  les  silhouettes  des  chevaliers  à  courte  épée,   s'har- 
moniseid  sur  des  fonds  vaporeux  de  verdure,  de  lacs  mvs- 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉR.\TURE   FRAiNÇAISE  'Mhi 

lérieux,   de  solitudes  boisées   et  de  cieux  langoureux  à  la 
chute  bleuie  du  jour. 

C'est  toujours  un  grand  charme  d^enlendre  caqueter  ces 
créatures  si  fines,  si  distinguées,  si  profondément  marquées 
de  toutes  les  délicatesses  et  mièvreries  des  salons.  Ecoulez 
encore  le  sévère  juge  Collé: 

—  Ses  acteurs,  dans  ses  pièces  ont  tous  de  Fauteur  :  les  valets, 
les  suivantes,  jusqu'aux  paysans  mêmes,  ont  l'empreinte  du  style 
précieux  que  Ton  lui  a  reproclié  avec  tant  de  raison  et  dans  ses  i  oinans 
et  dans  ses  comédies.  Ce  style  précieux,  et  qui  lient  beaucoup  à  la 
finesse  des  idées  de  M.  Marivaux  et  aux  nuances  délicates  avec  les- 
quelles il  peignait  le  sentiment,  n'est  pas,  à  mon  avis,  un  aussi 
grand  défaut,  surtout  dans  ses  romans,  que  celui  de  ressasser  trop 
■la même  idée,  de  lépuiser,  et  de  ne  la  point  quitter  qu'il  ne  l'eût  quel- 
quefois gâtée  à  force  de  la  répéter  et  de  la  rabâcher 

La  phrase  est  courte,  légère,  brillante;  c'est  un  vêtement 
drapé  avec  recherche  sur  des  pensées  distinguées  et  affec- 
tées, et  cela  n'a  pas  plu  à  tout  le  monde.  La  Harpe  a  fait  le 
procès  de  ce  genre,  que  Marivaux  a  créé,  et  qu'on  a  appelé  le 
marivaudage.  Ce  n'est  j)ourlanl  autre  chose  qu'un  don  par- 
ticulier de  penser  beaucoup,  d'aller  loin  dans  l'obseiTation, 
de  faire  des  découvertes  dans  Tordre  moral,  et  d'approprier 
le  style  à  ces  nouveautés.  Il  lui  fallait  une  expression  neuve 
pour  exprimer  des  remarques  qui  n'avaient  pas  été  faites,  et 
pour  garder  le  degré  de  finesse  (lu'il  avait  dans  l'esprit. 
Cette  finesse  l'a  (piel(|uefois  mené  trop  loin,  jusqu'au  raf- 
finement et  à  la  (luintessence,  à  la  subtilité,  à  l'excès,  à  la 
satiété,  à  l'analyse  outrée  et  trop  poussée;  il  ne  sait  pas 
s'arrêter  en  chemin.  11  alambique  les  phrases,  il  distille  l'es- 
prit, il  traite  chimicpiement  l'élégance  du  verbe  ;  il  eût  ravi 
la  Scudéry. 

On  dit  manquer  à  son  devoir?    H  dit  blesser  son  devoir. 

On  dit:  le  silence?  Il  dit:  l'abstinence  des  paroles. 

On  dit  :  pai-ler  bas  ?    Il  dit  :  parler  à  rez-de-chaussée. 

Il  a  beaucoup  (rexrellent  esprit  :  mais,  il  faut  le  redire 
yprès  Fénelon,  l'excès  en  tout  est  un  défaut,  sans  en  ex- 
epter  l'esprit  même. 

II  a  le  sens  du  vrai  dialogue,   naturel»  et  pétillant,   sans 

23 


3o4  HISTOIRE   DE   LX  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

lii^ades,  preste,  souple,  fait  de  grâce  légèi-e,  jolie,  aimable, 
pimpante,  très  xviii^  siècle,  accommodé  à  ce  décor  de  la  vie 
qui  était  un  opéra  aux  lumières,  au  milieu  d'arceaux,  iie  ber- 
ceaux, de  charmilles  que  copiaient  Watteau,  Lancret  ou 
Patei',  ou  dans  des  salons  tendus  de  soie  rose,  sur 
laquelle  se  jouait  toute  la  mythologie  en  broderie  et  en  ca- 
maïeu.  Il  symbolise  le  joli,  on  sent  que  devant  la  beauté  grec- 
que, il  penserait  comme  Chérubin  devant  sa  marraine  : 
((  Qu'elle  est  belle!  mais  qu'elle  est  imposante  !  »  La  Beauté 
n'a  pas  assez  de  vivacité  et  d'enjouement  pour  son  humeur  : 
cl  if  en  convenait  : 

«  Si  la  Be-'iuté  entretenait  un  peu  ceux-ci  qui  l'admirent,  si  son  âme 
jouait  ini  peu  sur  son  visage,  cela  le  rendrait  moins  uniforme  et  plus 
tonclifiiil  ;  il  plairait  au  cœur  autant  qu'aux  yeux  ;  mais  on  ne  fait 
que  le  voir  beau,  f»t  on  ne  sent  pas  qu'il  Test.  Il  faudrait  que  la  Beauté 
prît  la  peine  de  pitrler  elle-même,  et  de  montrer  l'esprit  qu^elle  a.  n 

Il  manque  au  beau  ce  tour  piquanl,  ce  charme  mobile  et 
flottant,  cet  insaiisissable  attrait  qu'il  a  si  bien  appelé  le  «  Je 
ne  saïs  quoi  ». 

Voltaire,  dont  Marivaux  a  dit: 

<(  —  Ce  coquin-là  a  un  vice  de  plus  que  les  autres  ;  il  a  quelquefois 
des  vertii«.  » 

s'est  vengé  en  répliquant: 

«  ("(ist  un  homme  qui  passe  sa  vie  à  peser  des  œufs  de  mouches 
dans  une  Unit  d'araignée.  >» 

!l  est  vrai  :  il  disserte,  dissètiiie,  cî*^ole  spirituellement  et 
légèrement,  chicane,  suhtilise.  quintessencio. 

C'est  une  «  pelure  d'oignon  »  (Diderot)  brodée  en  paillettes 
d'or  ot  d'argent. 

l'n  esprit  apparenté  au  sien,  un  Sénècpie  brillant  et  mon- 
dain, Pauf  do  Sainl-\'ictor,  l'a  finement  dépeint  et  défendu: 

«...  Elle  n'est  plus,  celte  société  voluptueuse,  dont  il  a  fixé  clans 
un  style  (t'argent  et  de  soie,  Téclat  fugitif.  Ses  personnages  nous 
sont  devenus  aussi  étrangers  que  pourraient  TcMre  les  habitants  de 
la  pliinùté  de  Vénus.  Nous  avons  perdu  la  clef  ciselée  de  leur  fin 


HISTOIRE   l)E  LA   LITTÉRATLKE   FRANÇAISE  353 

langage,  nous  ne  coiiipreiious  qu'à  demi  leurs  élégances  et  leurs 
quintessences.  Cependant,  que  la  scène  ravive  cet  Eldorado  de  la 
galantene,  et  le  charme  oixtc,  et  le  sortilège  s  accomplit  !  Sous  ces 
ligures  de  camaïeu,  court  le  frémissement  de  la  vie.  Nous  nous  repre- 
nons à  €umer  ce  monde  précieux,  ces  mœurs  langoureuses,  cette  méta- 
physique délicate,  ces  tendres  amants  et  ces  douces  jeunes  femmes, 
dont  les  amours  subtils  font  penser  aux  mariages  des  fleurs  et  à 
leurs  échanges  de  pai-fums.  Ce  qui  nous  séduit  avant  tout  dans  le 
théûtie  de  Marivaux,  c'est  sa  poésie  romanesque.  On  placerait  volon- 
tiers la  scène  de  ses  comédies  dans  une  des  îles  merveilleuses  que 
Shakespeare  choisit  pour  cadre  de  ses  féeries.  Au  milieu  des  licences 
de  la  littérature  de  l'époque,  son  répertoire  vous  apparaît  conmie 
une  oasis  où  un  cercle  d'iionnétes  jeunes  femmes  et  d'amants  discrets 
s'est  réfugié  pour  tenir  un  Décaméron.  Les  joies  triviales  et  les 
rires  bruyants  sont  bannis  de  ce  calme  asile.  On  y  cause  à  demi  voix, 
on  y  brûle  à  petit  feu  ;  on  s'y  promène  à  pas  lents,  dans  des  labyrinthes 
aux  riants  dédales.  Les  plus  imperceptibles  battements  de  cœur  y 
résonnent,  comme  dans  ces  paysages  des  contes  bleus,  où  l'on  entend 
germer  l'herbe  et  pousser  les  feuilles.  Une  teinte  d'tlgo  d'or  Hotte  sur 
ce  théAtre  poétique.  Ses  amoureux  ressemblent  à  des  Princes  Char- 
mants, ses  mères  et  ses  tantes  grondent  et  radotent  à  la  façoa 
des  vieilles  fées  ;  ses  jardiniers  et  ses  paysans  ont  la  riante  bêtise 
des  sylv€dns  de  trumeau  ;  les  soubrettes  reflètent,  comme  des  mi- 
roirs, et  répètent,  comme  des  échos,  Tesprit  et  la  beauté  de  leurs 
jeunes  maîtresses.  Quant  à  ses  fenuues,  on  dirait  les  sœurs  des 
héroïnes  de  Shakespeare.  » 

Et  plus  loin  : 

«  Sa  langue  est  celle  d'un  siècle  d'analyse  et  de  volupté.  Il  a  décou- 
vert les  infiniment  petits  du  cœur  ;  il  a  fixé  des  nuances,  des  colora- 
tions, des  reflets,  qui  sans  lui  se  seraient  à  tout  jamais  dissipés.  Il 
raffine  sans  doute  et  il  subtilise  ;  il  note  le  soupir,  il  distille  une 
larme,  il  égrène  le  mot,  il  volatilise  la  pensée  :  on  doit  le  respirer, 
et  non  s'en  nourrir.  Mais  Tesprit  français  a  domié,  en  lui,  sa  fleur 
des  pois  et  son  élixir  ;  le  dessus  de  ses  élégances  est  enfermé  dans  ce 
précieux  léperloire.  I.e  jour  où  il  disparaîtrait,  quelque  chose  s'en 
irait  avec  lui,  quelque  chose  de  friMoIe  sans  doute,  mais  d'exquis 
et  d'irréparable. 

»  llélioj^'îibajo  éleva  un  mausolée  «  aux  MAnes  d'un  vasï^  de  cristal  » 
voulant  éterniseï"  la  nténmiie  des  ivresses  que  ce  vase  avait  versées. 
La  comédie  de  Marivaux  est  fragile,  comme  le  va:i>e  du  César  idolAtre  : 
comme  lui  aussi,  elle  charme  et  enivre.  Mais  prenons  garde  de  la 
brisej',  n'altérons  pas  sa  tradition  délicate  :  ses  légers  mônes  ne  revien- 
draient pas.  » 

Remplacez  ce  vai^e  de  eriî^lal  [)ar  un.l)roe  de  grès  où  pétale 


356  HISTOIRE   DE  LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

le  Bourgogne,  où  fusent  l'essence  de  malice  et  l'esprit  du  vin; 
et  vous  songerez  aussitôt  au  Dijonnais  Piron. 

Alexis  Piron  (1)  est  bien  l'une  des  plus  amusantes  figures  de 
ce  temps,  et  des  plus  curieuses.  Sa  vie  offre  peu  d'intérêt, 
ses  œuvres  n'en  ont  guère.  Mais  ses  bons  mots  ont  traversé 
les  âges,  comme  des  flèches  acérées  et  légères  qui  prendraient 
les  siècles  pour  trajectoire.  Il  a  tant  étemué  de  mots  drôles, 
qu'on  lui  en  a  prêté;  on  ne  prêle  qu'aux  riches. 

Grimm  en  parla  justement  : 

(t  En  Texaminant,  on  voyait  que  les  traits  s'entrechoquaient  dans  sa 
t^te,  partaient  involontairement,  se  poussaient  pôle-môle,  sur  ses 
lèvres,  et  qu'il  ne  lui  était  pas  plus  possible  de  ne  pas  dire  de  ^ons 
mots,  de  ne  pas  faire  des  épigrammes  par  douzaines  que  de  ne 
pas  respirer.  Piron  était  donc  un  vrai  spectacle,  pour  un  philosophe,  et 
un  des  plus  singuliers  que  j'ai  vus.  Son  air  aveugle  lui  donnait  la 
physionomie  d'un  inspiré,  qui  débite  des  oracles  satiriques,  non  de 
son  cru,  mais  par  quelque  suggestion  étrangère.  C'était,  dans  ce 
genre  de  combats  à  coups  de  langue,  l'athlète  le  plus  fort  qui  eût 
jamais  existé  nulle  part.  Il  était  sûr  d'avoir  les  rieurs  de  son  côté. 
Personne  n'était  en  état  de  soutenir  un  assaut  avec  lui.  Il  avait  la 
repartie  terreissante,  prompte  comme  l'éclair,  et  plus  terrible  que 
l'attaque...  Les  gens  de  lettres  avaient  peu  de  liaison  avec  Piron;  ils 
craignaient  son  mordant...  Lorsqu'il  était  quelque  part,  tout  était  tini 
pour  les  autres  ;  il  n'avait  point  de  conversation,  il  .n'avait  que  des. 
traits.  » 

Il  y  avait  du  cm  de  bourgogne  dans  les  veines  de  la  famille. 

Piron  eut  un  neveu,  le  chansonnier  Bernard  Piron  (2),  <iui 
eut  la  même  verve,  le  même  tour  d'esprit,  la  même  malice,  el 
qui  s'est  fait  connaître  à  nous  par  son  épilaphe  : 

Ci-gît  un  libertin  folâtre 

Qui  du  plaisir  fut  idolâtre, 

Piron,  le  chef  des  étourdis, 
Et  qui  ne  songea  guère  à  gagner  paradis. 

Pour  le  repos  du  bon  apôtre 
Passant,  tu  peux  toujours  dire  un  De  profundis. 
S'il  ne  lui  sert  à  rien,  ce  sera  pour  un  autre. 

L'oncle  Alexis,  le  grand  Piron,  par  un  retour  imprévu,  à 
la  fin  de  sa  vie,  se  fit  dévot,  écrivit  des  poésies  sacrées  et  rima 

(1)  1689-1173. 

(2)  1718-1812. 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  3o7 

un  De  ProlundiSy  une  traduction  dont  l'abbé  de  Voisenon 
(l'abbé  si  piquant  qu'on  l'appelait  «  une  poignée  d'aiguilles  »), 
disait  : 

—  Si  on  se  connaît  en  vers  au  ciel,  cette  traduction  est  si  mauvaise 
qu'elle  Tempôchera  d'y  entrer,  comme  son  Ode  à  Priape  Ta  empêché 
d'entrer  à  l'Académie. 

C'était  le  diable  qui  se  faisait  ermite,  car  il  a  à  son  actif 
plus  d'une  sortie  qiii  était  alors  bien  hardie  et  sentait  le 
fagot.  A  l'archevêque  de  Paris  qui  lui  demande  : 

—  M.  Piron,  avez-vous  lu  mon  dernier  mcindement  ? 
Piron  répond  : 

—  Et  vous,  Monseigneur  ? 

Il  avait  l'esprit  piquant  et  relevé  ;  il  était  bien  de  son  pays, 
de  Dijon,  cité  moutardière.  Il  chassait  de  race,  car  le  père  était 
déjà  un  gai  luron,  chansonnier  local,  et  cet  apothicaire  dé- 
bitait  autant  de  sel  que  de  rhubarbe.  Le  fils  commença  tôt. 

Un  jour  que  son  père  le  poursuivait,  canne  en  main,  pour  le 
châtier,  Alexis  gravit  l'escalier,  s'arrête  à  la  quatrième  mar- 
che, et  se  retourne  en  disant: 

—  Halte-là,  mon  père,  passé  le  quatrième  degré,  on  n'est  plus  pa- 
rents. 

C'était  une  habitude  de  naissance. 

Etant  enfant  de  chœur,  il  portait  la  croix  dans  une  pro- 
cession, et  la  pluie  survient,  les  assistants  se  dispersent. 

Piron,  se  sauvant  commje  les  autres,  jette,  pour  mieux  fuir, 
le  crucifix  dans  le  ruisseau,  en  disant  : 

—  Tiens,  puisque  tu  as  fait  la  sauce,  bois-la. 

Plus  tard,  ivre  un  Vendredi  Saint,  il  s'excusait: 

—  Le  jour  où  la  Divinité  succombe,  l'Humanité  peut  bien  chan- 
celer I 

C'est  surtout  son  Ode  à  Priape,  une  baliverne  rimée  après 
boire   et   indiscrètement   répandue,  qui   pesa   sur    toute   sa 


338  HISTOIRE   DE   LA   LlTTÉRATl  RE   FRANÇAISE 

vie  de  son  poids  obseène  :  utile  leçon  de  prudence  littéraire 
pour  la  jeunesse  ! 

Il  semait  J  esprit  sans  compter  ni  mesurer,  en  s'ébrouanl. 
Ce  fut  d'abord  la  province  (jui  en  profila.  11  divertissait  les 
Dijonnais. 

Il  vengea  sa  ville  d'une  défaite  dans  un  concours  d'arba- 
létiieis  où  les  champions  de  Beaune  eurent  l'avantage.  Les 
ti^aits  qu'il  lança  aux  vainqueurs  furent  plus  redoutables  que 
les  carreaux  de  leurs  arbalètes,  et  les  Beaunois  fuient  cri- 
blés. In  soir,  au  théâtre  de  Beaune,  un  speclateur  ayant  crié  : 

—  On  n'entend  pas! 
Piron  repartit: 

—  Ce  n'est  pourtant  pas  faule  d'oreilles  ! 

Il  dut  s'enfuir  précipitamment.  Le  lendemain,  on  le  vit  dans 
les  champs  décapiter  des  chardons  avec  sa  canne  :  ^ 

—  Que  faites-vous? 

—  Je  coupe  les  vivres  aux  Beaunois. 

Puis  il  songea  à  s'établir  ailleurs,  et  vint  à  Paris  tenter  la 
fortune,  qui  lui  prodigua  ses  faveurs  avec  parcimonie,  dans 
une  place  de  copiste  à  quarante  sous  par  jour.  Il  se  fit  des 
amis,  se  j)oussa  peu  à  peu,  amusa  les  salons  et  s'amusa  de 
même. 

Avec  Colle,  Panard  et  Gallet,  il  égayait  les  soupers  du  Ga- 
veau,  qu'il  fonda  en  1737,  chez  le  traiteur  Landelle,  rue  de 
Bussv,  où  il  trouvait  «  la  bâfre  et  la  torche  ». 

Il  alla  même  à  la  Cour,  où  il  ne  fut  pas  peu  étonné  de  se 
voir.  Il  écrivit  de  Fontainebleau,  en  1732,  à  l'abbé  Legen< 
dre: 

<(  I^s  jours  se  suivent  et  se  ressemblent.  Tous  les  jours,  la  chasse  : 
plus  de  chenils  qiio  de  maisons,  des  aboiements  de  chiens  et  des 
cors,  de  la  pluie,  du  vent,  de  la  boue,  voilà  le  pain  quotidien.  Voici  le 
pain  hebdomadaire  :  le  lundi,  concert  ;  le  mardi,  tragédie  ;  le  mercredi, 
concert  ;  le  jeudi,  comédie  française  ;  le  vendredi,  salut  ;  le  sannedi. 
Comédie  Ilalionno,  le  dimanche,  grand'messe.  Tout  maudits  que  je 
tiens  les  plaisirs  périodiques,  cette  semaine  est  encore  plus  riante 
que  celle  de  l'Anglais  dont  on  parle  dans  la  Gazette  de  Hollandù,  Sa 
femme  tomba  malade  le  lundi,  mourut  le  mardi,  fut  enterrée  le  mer- 
credi ;  il  se  remaria  le  jeudi,  eut  un  enfant  de  sa  seconde  femme  le 
vendredi  et  se  pendit  le  samedi.  Voilà  de  la  variété  et  cela  n*est  pas 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  339 

revenu  ti  l'Inglische  aussi  régulièrement  que  nous  reviennent  les  plai- 
sirs que  je  viens  de  dire. 

((  Je  m'ennuierais  beaucoup  à  la  Cour,  sans  une  encoignure  do  fenê- 
tre, dans  la  galerie,  où  je  me  poste  quelques  heures,  la  lorgnette  à  la 
m€dn,  et  Dieu  sait  le  plaisir  que  j'ai  de  voir  les  allants  et  venantswAhî 
les  masques!  Si  vous  voyiez  coiame  les  gens  de  votre  robe  ont  l'air 
édifiant  !  comme  les  gens  de  Cour  Tont  important  !  comme  les  autres 
l'ont  altéré  de  crainte  ou  d'espoir  !  et  surtout  comme  ces  aixs-lii  pour 
la  plupart  sont  faux  k  des  yeux  clairvoyants  1  C'est  une  merveille. 
Je  n'y  vois  rien  de  vrai  que  la  physionomie  des  Suisses  ;  ce  sont  les 
seuls  philosophes  de  la  Cour  ;  avec  leur  hallebarde  sur  l'épaule,  leurs 
grosses  moustaches,  leur  air  tranquille,  on  dirait  qu'ils  regardent 
tous  ces  affamés  de  fortune,  comme  des  gens  qui  courent  après  ce 
qu'eux,  pauvres  Suisses  qu'ils  sont,  ont  attrapé  depuis  longtemps. 

((  J'avais,  à  cet  égard,  l'air  assez  Suisse,  et  je  regardais  encore  hier 
fort  à  mon  aise.  Voltaire  roulant,  comme  un  petit  pois  vert  à  travers 
les  Ilots  de  Jean-fesses  qui  m'amusaient,  qu€md  il  m'aperrut.  —  Ah  I 
bonjour,  mon  cher  Piron  !  que  venez-vous  faire  à  la  Cour?  J'y  suis 
depuis  trois  semaines  ;  on  y  joua,  Tautre  jour,  ma  Marianne  ;  on  y 
jouera  Zaïre.  A  quand  Gustave  ?  Comment  vous  portez-vous  ?...  Ah  I 
monsieur  le  duc,  un  mot:  Je  vous  cherchais...»  Tout  cffla  <lit  r.iin 
sur  l'autre,  et  moi,  resté  planté  là  pour  reverdir,  si  bien  <ïue,  ce  matin, 
l'ayant  rencontré,  je  l'ai  abordé  en  lui  disant  ;  —  Fort  J)ien,  Monsieur, 
et  prêt  à  vous  servir  !  »  Il  ne  savait  ce  que  je  voulais  lui  dire,  et  je 
l'ai  fait  ressouvenir  qu'il  m'avait  quitté  la  veille  en  me  demandant 
comment  je  me  portais,  et  que  je  n'avais  pas  pu  lui  répondre  plus 
tôt.  » 

Il  ne  pouvait  sentir  Voltaire,  qui  le  lui  rendait,  et  l'évitait, 
par  peur  de  ses  traits  trop  rapides  pour  lui.  Piron  se  donna 
le  ridicule  de  se  comparei*.  Il  osait  dire  de  Voltaire: 

—  Il  travaille  en  marqueterie,  moi  je  jette  en  bronze. 

Du  bronze  qui  était  du  simili,  du  plâtre  bronzé  ! 

Contre  Voltaire,  il  usa  ses  dents  ;  il  enrageait  trop,  et  Vol- 
taire le  prenait  de  trop  haut  :  les  flèches  n'arrivaient  pas. 

Elles  frappaient  à  plein  en  revanche,  les  cuistres,  les  gri- 
mauds.  Contre  oux,  il  fit  un  feu  roulant,  une  pétarade  de 
drôleries,  les  asticotant  à  coups  de  bec,  les  criblant,  les  rou- 
lant dans  la  saumure  du  ridicule.  C'est  Desfontaines,  l'abbé 
littéraire,  qui  re^joit  son  paauet  : 

Cet  <'*crivain,  fameux  par  cent  libelles, 
Croit  que  sa  plume  est  la  lance  d'Argail... 


!1(;0  HISTOIRE   DE   L\   LlTTÉRVTl-RE  FRANÇAISE 

Au  haut  du  Pinde,  entre  les  neuf  pucelles, 
Il  est  planté  comme  un  épouvantait. 
Que  fait  le  bouc,  en  si  joli  bercail  ? 
S'y  plairait-il  ?  Penserait-il  y  plaire  ? 
Non.  —  C'est  l'eunuque  au  milieu  du  sérail  : 
Il  n'y  fait  rien  et  nuit  à  qui  veut  faire. 

Ce  mot  encore  est  terrible,  après  avoir  lu  la  Poétique  Fran- 
çaise de  Marmontel: 

—  Ce  Marmontel  est  comme  le  législateur  des  Juifs,  qui  montre  à 
tout  le  monde  la  Terre  promise,  où  il  n'entrera  jamais. 

On  sait  son  épigramme  : 

Gi-glt  qui  ne  fut  rien, 
Pas  môme  académicien. 

Il  le  fut  à  demi.  Il  fut  élu,  mais  son  élection  fut  invalidée 
par  le  roi,  à  cause  de  la  fameuse  Ode,  péché  de  jeunesse 
qu'il  |)aya  toute  sa  vie,  et  qui  fournit  à  Fontenelle  le  mot  si 
joli  que  nous  avons  rapporté  en  son  lieu.  Il  pensait  beaucoup 
à  TAcadémie,  qui  occupe  une  large  place  dans  ses  préoccu- 
pations et  ses  bons  mots.  Son  esprit  vengeait  son  ambition,  et 
souvent  avec  bonheur,  comme  quand  il  jetait  ce  simple  ira  il: 

—  Us  sont  là  quarante,  qui  ont  de  l'esprit  comme  quatre. 

Il  prévoyait  même  le  détail  de  sa  réception,  qu'il  racontait 
d'avance  : 

—  Je  pnHends  que  le  récipiendaire  doit  dire  :  «  Messieurs,  grand 
merci  »>.  et  le  directeur  lui  répondre  :  <(  Il  n'y  a  pas  de  quoi  ». 

Ses  titres  à  l'Académie  ?  Ils  étaient  minces  :  une  faible  tra- 
gédie, Gustave  Wasa,  une  excellente  comédie,  la  Mclromanie^ 

Un  jeune  Damis  qui  versifie  avec  talent  et  se  fait  appeler 
M.  de  TEmpyrée,  un  vieux  Francaleu  qui  .ve^sifle  avec  fai- 
blesse ;  un  oncle  Baliveau  qui  daube  sur  les  rimeurs,  un 
Dorante  qui  lit  à  sa  maîtresse  des  vers  empruntés  à  Da- 
mis, un  poète  menacé  de  la  Bastille,  un  valet  et  une  sou- 
brette qui  s'amusent  de  tous  ces  originaux  ;  tels  sont  les  élé- 


HISTOIRE   DE   L\   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  361 

I 

ments  de  celle  célèbre  comédie  qui  vaut  surtoul  par  les  dé- 
tails, la  verve,  le  naturel,  plutôt  que  par  l'intrigue,  fournie 
tout  entière  par  un  fait  divers  du  temps. 

Un  Bas-Breton,  M.  des  Forges  Maillard,  avait  adressé  au 
Mercure  plusieurs  pièces  de  vers,  signées  Mlle  de  Malcrais. 
Cette  signature  mit  en  émoi  tous  les  beaux  esprits  du  temps; 
on  répondit  par  des  madrigaux  enflammés  à  la  belle  muse  de 
province,  et  l'admiration  ne  tomba  que  du  jour  où  les  rédac- 
teurs du  Mercure  virent  entrer  dans  leur  cabinet  un  homme 
vieux  et  laid.  C/est  le  point  de  départ  de  la  comédie. 

Le  vrai  mérite  de  la  Métronmnie  est  dans  la  quantité  de 
bons  vers,  nets,  solides,  frappés  au  coin  du  proverbe,  faits 
pour  rouler  et  pour  circuler.  On  en  citerait  par  douzaines  : 

II  part  de  moi  des  traits,  des  éclairs  et  des  foudres. 
Dans  ma  tête  un  beau  jour,  ce  talent  se  trouva. 
Et  j'avais  cinquante  ans,  quand  cela  m'arriva. 
Du  torrent  de  ses  vers  sans  cesse  il  nous  inonde,    x 
Le  bon  sens  du  maraud  quelquefois  m'épouvante. 
Est-ce  vous  qui  parlez,  ou  si  c'est  votre  rôle? 

Jai  ri  ;  me  voilà  désarmé. 
Voilà  de  vos  arrêts,  messieurs  les  gens  de  goût, 

Que  peut  contre  le  roc,  une  vague  animée? 

Malheur  aux  écrivains  qui  viendront  après  moi  I 

Ils  ont  dit,  il  est  vrai,  presque  tout  ce  qu'on  pense  ; 
Leurs  écrits  sont  des  vols  qu'ils  nous  ont  faits  d'avance  ? 

Le  serpent  de  l'envie  a  sifflé  dans  son  cœur 

La  mère  en  prescrira  la  lecture  à  sa  filie  ! 

Ce  sont  là  des  vers  maintenant  un  peu  démonétisés  par 
l'usage,  mais  dont  la  valeur  intrinsèque  n'a  pas  diminué,  et 
qui,  autrefois,  ser\^aient,  comme  d'argent  de  poche  dans  les 
conversations  entre  gens  d'esprit. 

Grâce  à  son  amie,  Mlle  Quinault,  il  fit  jouer  quelques  comé- 
dies aux  Français,  Les  Fils  Ingrats,  Gustave  Wasa  (1730) 
dont  Maupertuis  disait  : 

—  Ce  n'est  pas  la  représentation  d'un  événement  en  vingt- 
quatre  heures,  mais  de  vingt-quatre  événements  en  une  heure. 

Laissons  Les  Courses  de  Tempe,  L'Amant  Mystérieux,  Fer- 


p . 


3G2  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

nnnd  Cordiez,  La  Métromanie  a  fail  oublier  les  autres.  Piroii 
le  savait  : 

—  C'est  un  monstre,  disait-il,  qui  a  dévoré  mes  autres  enfants. 

Il  travailla  beaucoup  pour  le  Théâtre  de  la  Foire  en  collabo- 
ration avec  Lesage,  Dorneval,  Fuzelier.  11  y  donna  de  nom- 
breux vaudevilles,  dont  quelques-uns,  comme  Arlequin  Deu- 
calion  ont  de  la  philosophie  et  du  mérite.  Je  vous  parlerai 
tout  à  l'heure  de  ce  théâtre  de  la.  Foire,  (|ui  mérite  un  cha- 
pitre, et  dont  il  est  si  souvent  question. 

Piron  épousa  à  cinquante-trois  ans  une  jeune  personne  qui 
le  battit. 

Il  avait  quelques  amis. 

Il  fréquentait  chez  le  marquis  de  Lassay,  la  marquise  de 
Alimeure,  le  duc  de  La  Vrillière,  Maurepas,  Mme  Geoffrin. 

Sa  fin  fut  triste.  Ce  joyeux  père  eut  peur  de  la  mort,  dont  il 
prit  un  avant-goût  dans  la  nuit  de  sa  cécité  complète.  Il 
s'élève  de  ton  et  d'àme;  l'ûge  et  le  malheur  le  rendent  res- 
pectable. 

Piron  devient  touchant,  presque  vénérable  par  son  infirmil43 
et  son  repentir.  Qui  reconnaîtrait  Tauteur  de  l'Ode  dans  ces 
lignes  si  tristement  résignées  : 

((  J'écris,  sans  voir  si  j'écris;  j"ou\y:'e  inutilement  deux  grands 
yeux  qui,  par  cela  même,  achèvent  de  se  crever.  Ma  nièce  est  là 
pour  m'averlir,  (|UHnd  il  n'y  a  plus  d'encre  à  ma  plume  :  sans  cela, 
j'irais  toujours.  (Junnd  votre  lettre  m'est  arrivée,  je  me  suis  jeté  avec 
ferveur  aux  pieds  du  fils  de  David,  qui  a  mis  de  sa  salive  sur  la 
visière  du  pauvre  Quinze-V^ingt,  et  je  profile,  aussi  vite  que  je  puis, 
du  topique;  avant  qu'il  se  sèche.  » 

Anacréon  finissait  en  Quinze-\'ingt.  Ses  livres  ont  disparu  . 
Son  œuvre  orale  a  seule  vécu.  Piron?  Des  mots  !  des  mots  ! 

Il  eut,  dans  Collé  (1),  un  collaborateur,  un  rival  et  un 
ami. 

(1)  1709-1783. 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATIRE  FRANÇAISE  303 

Un  jour,  Mme  de  Tencin,  dans  son  salon  rempli  de  lilté- 
raleurs  et  d'amis,  chanta,  sur  l'air  de  la  Pupille,  la  romance 
que  voici: 

Qu'il    est    heureux    de    se    défendre 
Quand  le  cœur  ne  s'est  i)as  rendu! 
Mais  qu'il  est  fi\cheux  de  se  rendre 
Quand  le  bonheur  est  suspendu  ! 
Par  un  discours  sans  suite  et  tendre 
Egarez  un  cœur  éperdu  : 
Souvent  par  un  niaJentendu 
L  anmnt  adroit  se  fait  entendre  ! 

Fonlenelle,  qui  peut-être  n'avait  pas  écouté,  applaudit  et 
approuva  fort,  avec  celte  amabilité  empressée  ei  commode 
qui  est  Tindifférence  déguisée.  Mme  de  Tencin  Tmlerrompil 
familièrement  :  <(  Eh  !  gi'ossc  bète,  ne  vo\-ez-vous  pas  que 
■c'est  du  galimatias  *?  »  —  «  Ma  foi,  dit  Fontenelle,  cela  res- 
■semble  tellement  à  tout  ce  que  vos  poètes  nous  lisent  ici  tous 
Jes  jours,  que  je  croyais  qu'il  fallût  applaudir.  » 

i/était  ce  qu  on  appelait  un  amphigouri,  et  l'auteur  était 
Je  maître  du  genre,   le  chansonnier  Charles  Collé,   un  des 
plus  féconds  écrivains  du   xvm"  siècle,    qu'il  a  vécu   pres- 
qu'en  entier.   Il  a  traversé  trois  règnes,    né  à  Paris  sous 
Louis  XIV  en  1709,  Tannée  fatale  de  Malplaquet,  morl  sous 
Louis  XVI  en  1783,   à  la  \^ille  du  dénouement  qu'il  avait 
prévu.  Après  avoir  été  pendant  dix-neuf  ans  le  secrétaire  d'un 
receveur  général    des    finances,     M.    de    Meulan,   il  s'atta- 
cha è  la  personne  de  S.  A.  S.  le  duc  d'Orléans,  petit-fils  du 
Régent,  père  de  Louis-Phihppe-Egalité,et  grand-père  de  Louis- 
Philippe  ;  il  tint  Beaucoup  moins  de  Louis- Philippe,  son  pe- 
til4ils,  que  du  Régent  son  grand-père.  Collé  fut  son  chanson- 
nier, son  amuseur,  .son  grand  ordonnateur  des  menus  plaisirs. 
Au  physique,  c'était  un  homme  de  taille  moyenne,  avec  un 
grand  nez,  une  petite  perruque,  la  mine  étonnée,  Tair  grave, 
une  imperturl)able  et  sérieuse  gaieté,  se  divertissant  de  tout 
et  ne  riant  de  rien,   ce  que  nous  appelons  un  pince-sans- 
rire. Bon  homme  (l'aiIleui's,dont  on  disait:  ce  bon  Collé  !  Homme» 
pratique  aussi,  un  tantinet  intéressé,  conune  il  y  paraît  aux 
conseils  qu'il  prodigue  dans  ses  lettres  à  un  petit  cousin. 


3()i  HISTOIRE   DE   L.\  LITTÉRATURE  FRANÇAISE; 

Quand  le  duc  d'Orléans  lui  demanda  de  lui  donner  sa  presle 
comédie  :  la  Vérité  dans  le  vin,  il  montra  qu'il  avait  fré- 
quenté pendant  dix-neuf  ans  le  monde  de  la  finance  ;  il  lit 
d'abord  quelques  façons,  ne  voulant  pas  livrer  cette  polisson- 
nerie ;  et  il  n'en  fit  plus  quand  le  prince  lui  eut  accorde  dans 
les  fermes  une  part,  qui  devait  lui  rapporter  100.000  livres  par 
an.  De  mémoire  d'auteur  dramatique,  il  n'y  a  pas  d'exemple 
d'une  pièce  qui  ait  été  un  si  beau  placement. 

Il  y  a  une  fameuse  biographie  de  Raphaël  où  la  vie  de  ce 
peintre  est  divisée  en  trois  parties  :  dans  la  première  il  se 
cherche  ;  dans  la  deuxième,  il  se  trouve  ;  dans  la  troisième,  il 
se  perd.  Ea  carrière  littéraire  de  Collé  comporte  une  division 
analogue  en  trois  parties  :  dans  la  première,  il  se  cherche  ; 
dans  la  deuxième,  il  continue  à  se  chercher  ;  dans  la  troi- 
sième, il  se  trouve  enfin;  et  heureusement  pour  luî,  il  se 
trouva  trop  tard  pour  avoir  le  temps  de  se  perdre. 

Sa  première  manièix?,  ce  furent  les  chansons  grivoises,  ce 
qu'il  appelait  «  chansons  et  autres  breloques  ». 

Il  avait  l'esprît  enjoué.  Cousin  de  Regnard,  il  s'était  ap- 
parenté par  choix  et  par  goût  à  ses  auteurs  favoris,  Rabelais, 
Marot,  La  Fontaine,  Chapelle.  Il  débuta  par  des  amphigouris, 
dans  le  gem*e  des  Falrasies  de  Rutebeuf  et  des  Coq-à-VAne, 
de  Marot.  Il  chantait,  et  il  imitait  les  chansonniers  d'alors, 
entre  autres  un  certain  Huguenez,  dont  Voltaire  disait  que 
ses  chansons  étaient  si  froides,  que  c'étaient  des  chansons  à 
boire  de  l'eau. 

Collé  édita  les  siennes  —  que  nous  n'aurons  ni  le  temps, 
ni  Taudacc  d'évoquer  ici,  —  avec  un  calembour  digne  du 
genre:  Chansons  ioyeuses  mises  au  {our  par  un  ane  onime 
onissime.  C'était  le  temps  où  toute  son  esthétique  tenait  dans 
ce  quatrain  : 

On  rend  la   vie  aimable 
En  passant  tour   à  tour 
Des  plaisirs  de  la  table 
Aux  plaisirs  de  TAmour. 

II  menait  joyeuse  vie  avec  ses  amis,  Piron,  Panard;  et  leurs 
petites  fêles  se  terminèrent  plus  d'une  fois  au  poste.  Cepen- 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANC  VISE  365 

danl  quelque  chose  devait  survivre  à  celte  première  période 
de  folie.  Gallel,  Piron  et  Collé,  Vadé,  Panard,  Laujon,  ces 
noms  sont  inséparables  de  celui  du  Caveau,  qu'ils  fondèrent. 
Je  vous  en  ai  parlé  au  chapitre  des  poètes.  Encore  aujour- 
d'hui la  sonnette  présidentielle  est  le  grelot  de  Collé  em- 
manché d'ébène.  Le  grelot  de  Collé,  c'est  toute  une  évoca- 
tion pimpante  et  bruyante  de  couplets  égrillards  et  haut 
troussés,  gais  et  grivois,  polissons  et  gaulois,  que  Collé 
répandait  à  profusion,  comme  sonneries  des  grelots  de 
Momus,  sur  les  soupers  de  Bagnolel,  entre  les  lambris 
discrets,  éclairés  par  les  appliques  de  bronze,  et  les  glaces  qui 
réfléchissaient  les  flacons  généreux,  les  coupes  de  fruits,  tes 
visages  allumés  des  princes  en  fête  et  des  demoiselles 
joviales.  De  là  ces  petits  lutins,  qui  étaient  les  couplets  de 
Collé,  s'esquivaient,   allaient  courir  la  ville. 

La  voix  plus  haute 
Semble  un  grelot  ; 
D'un  nain  qui  saute 
Cest  le  galop. 

C'est  le  galop  de  ces  petits  diablotins  allant  célébrer  dans 
les  châteaux  et  dans  la  mansarde  Marotte  ou  les  Revenants, 
la  Surprise  nocturne,  et  le  Goût  du  Jour, 

Comme  chansonnier.  Collé  fut  très  goûté,  et  ce  n'est  pas 
son  moindre  honneur  qu'on  puisse  citer,  à  son  propos,  ce 
refrain  de  Béranger,  dans  son  pot-pourri  d'Ariane  et  Bac- 
chus  : 

Près  de  Silène  gaillard 
On  voyait  paraître 
Maître  Adam,  Piron,  Panard 
Et  Collé,  mon  maître. 

Etre  salué  par  Béranger  comme  son  maître,  est  un  titre 
qui  est  une  gloire. 
La  seconde  étape  le  conduisit  vers  l'art  dramatique 
Il  conte  que  tout  jeune,  quand  il  allait  au  théâtre,  il  «  sentait 
un  petit  frisson  de  plaisir,  pareil  à  celui  qu'il  eut  à  son  pre- 
mier rendez-vous  d'amour  ».  Il  y  débuta  par  une  tragédie  dans 


:W()  HISTOIRE   DE   LA  UTTÉaVTURE  FR.4JVÇ.AJSE 

sa  noté  familière,  une  tragédie  amphigourique,  Cocatrix,  dont 
il  déclare  ingénument  :  u  Les  spectateurs,  les  acteurs  ni  Tau- 
teur  n'y  ont  rien  compris.  »  Il  renouvela  sa  manière  par  des 
paradeft  :    Hazibus,    Targillasque,    Alphonse    llmpuissani, 

Léandre  étalon,  le  Mariage  dun  curé,  VEvèque  dWvranches, 
la  Vérité  dans  le  vin.  Il  constitua  ainsi  tout  un  répertoire  de 
comédies  de  société,   dont   La   Harpe  disait  a\^€  gravité  : 

«  Ce  qui  compose  le  théâtre  de  société  nie  peut  être  joué 
c(ue  dans  celles  où  l'on  se  met  au-dessus  de  toute  décence 
en  faveur  4e  la  gaîté.  » 

Elles  réussissaient  pourtant,  et  auprès  du  public,  et  auprès 
de  Collé  lui-même,  qui  en  était  très  fier.  Dans  sa  préface  en 
forme  de  parade  et  en  jargon  paysan,  il  raconte  d'un  ton 
satisfait  : 

((  Feu  M.  Duclos,  scquerlaire  de  rAcadéinie  des  proscriptions  ei 
de  la  Française,  m'a  dit  zen  face  que  Razibus  était  le  cidre  des  parades 
et  que  j'en  étais  le  grand  Corneille,  comme  ça  est  vrai.  » 

Je  tourne  la  page  et  je  lis  cette  défljmition  carastériefique  : 

((  Ces  scènes  crousti lieuses,  la  manière  dont  elles  étaient  rendues, 
la  franche  gaieté  qu'ils  y  mettaient,  les  ordures  gaillardes,  enfin  jus- 
([u'à  leur  prononciation  vicieuse  zet  pleine  de  cuirs,  faisaient  rire 
à  gueule  ouverte  et  ù  ventre  déboutonné  tous  ces  seigneurs  de  la 
Cour,  d'autant  plus,  qui  n'étaient  i>as  tout  à  fait  dans  l'habitude 
d'être  grossiers  et  de  voir  cheux  le  roi  des  joyeusotés  aussi  libres, 
quoiqu'ils  fussent  dans  Tint  imité  de  Louis  XV.  » 

Et  au  bas  de  la  page  : 

«  Note  d'érudition:  z'oa  ai)p«'lle  cuirs  parmi  les  comédiens  de  pro- 
vince, les  niiHivaises  liaisons  d+'s  moLs  que  font  les  acteurs  qui  n'ont 
pas  t'en  z'une  certaine  éducation  Mjigneuse,  qui  z'ont  été,  z*avant 
de  monter  sur  le  thôAtre  d'aucuns  gnrçons  de  billards,  d'autres  mar- 
rliands  (rchandelles:  voici  z'un  exemple  de  cuirs  pris  d'un  prologue 
de  la  tragédie  de  Didon: 

Z*à  qui  de  commencer  ?  Ce  nest  point  z'à  Didon, 
Pas  t'a  vous,  pas  tïi  moi.  pas  \'i\  lui,  z'ù  ([ui  donc?  •> 

Voilà  le  genre  d'espnl.  Quand  il  écrivait  ces  choses-là. 
Collé  ne  risquait  pas  de  méningite.  Ce  sont  des  fai-des,  des 
parodies,  des  grivoiseries  :  c'est  ce  qui  plaisait.  Le  duc  d'Ox- 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRVTIUE   FRANÇAISE  Ml 

léans  en  raffolait,  et  Louis  \VI  lui-même  en  donna  des  com- 
mandes à  Tauleur. 

Collé  finit  pourtant  par  s'apercevoir,  qu'il  olait  trop  bas,  et 
il  franchit  une  dernière  étape  ou  plutôt  ce  fui  sa  femme  qui 
s'en  aperçut  pour  lui.  Il  s'était  marié  à  quarante-huit  ans, 
en  1757.  Ce  n'était  pas  trop  tard,  car  il  fut  un  mari  modèle,  et 
ils  firent  bon  ménage.  Sa  femme  l'aida  et  le  conseilla,  hit,  cor- 
rigea et  amenda  ses  œuvres.  Nous  ne  dirons  pas  que  ce  fut 
Philémon  et  Baucis.  car  Baucis  eût  sans  doute  été  scandalisée 
par  VEvèque  d'Airanclies  ou  Razihus ;  mais  ce  fiu*ent  M.  et 
Mme  Denis,  car  nul  doute  que  Mme  Denis  eût  volontiers 
donné  son  avis  en  pareille  matière.  Ce  fut  elle  qui  le  sauva  et 
il  Itii  en  eut  un  gré  infini.  —  «  Sans  elle,  écrivait-il,  je  n'aurais 
pais  connu  mes  forces  :  sans  ses  critiques  judicieuses,  fines  et 
son  goût  délicat,  me>  ouvrages  auraient  été  pleins  de  défauts, 
peut-être  grossiers  et  rebutants.  Je  dois  prodigieusement  à 
ses  conseils.  Je  suis  [leut-étre  Tunique  auteur  de  comédies 
qui  ail  rencontré  dans  sa  femme  un  conseil  aussi  sûr,  des 
lumières  aussi  délicates.  »  Elle  l'orienta  mieux,  et  lui  donna 
1  ambition  d'un  art  nioinis  grossier,  pour  lequel  il  ne  soup- 
çonnait ï>as  niénie  qu'il  était  fait. 

Les  femmes  ont  plus  d'ambition  pour  Thomme  qu'elles  ai- 
ment, que  l'homme  n'en  a  lui-même  pour  elles.  Elle  s'aperçut 
que  le  genre   grivois  était  devenu  chez  lui   une  habitude, 
une  besogne  alimentaire,  qu'il  eût  pu  rompre  dès  longtemps 
avec  elle,  dès  le  moment  dont  il  disait:  «  quand  les  passions 
ont  commencé  à  se  ralentir  chez  moi,   ce  qui  est  arrivé  de 
bonne  heure,  n'élant  pas  né  très  fort  ».  Il  honnesta  sa  Mtise, 
et  retrouva  au  fond  de  lui  tout  un  fonds  perdu  de  morale.  Il 
tenait  de  sa  familh»,  —  une  famille  de  robe,  —  comme  une  tra- 
dition de  (  austicitè  frondeuse  et  d'opposition  parlementaire. 
Et  dans  --a  famille  aussi,  il  trouvait  le  contrepoids  de  cette 
gaillardise  dans  un  certain  i)enrhaînt  vers  l'austérité,  qui  était 
représenté  de  son  temps  par  sa  sœur,  Mlle  Pétronille  Collé.  la 
forte  tête  de  la  fainilli*.  urïe  janséniste  rigoureuse  et  intransi- 
geante. Tout  ce  roté  de  son  carat^tère  se  fit  jour,  et  il  ne  finit 
pas  dans  rimpéruleiire  dernière.  Il  était  capable  de  bons  sen- 
timents. 11  eut  sa  fierté,  il  sut  garder  son  indépendance. 


3«8  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Ije  vrai  Collé,  le  Collé  intime,  ce  n'est  pas  celui  des 
Repues  franches,  des  chansons,  des  parades,  le  chansonnier 
grivois  et  graveleux  ;  ce  n'est  pas  non  plus  le  compagnon 
des  ducs  et  des  princes*  dont  il  fut  l'amuseur.  Dstns  aucun 
de  ces  deux  postes  i^l  n'était  à  sa  place.  Il  était  dans  Tun 
trop  haut,  dans  l'autre  trop  bas.  Dans  Tun  il  s'encanaillait  ; 
avec  les  ducs,  il  senducaillail.  Il  n'était  lui  que  chez  lui;  il 
disait  non  sans  noblesse  :  «  Le  vrai  bourgeois  gentilhomme, 
c'est  le  bourgeois  indépendant  ;  c'est  même  mieux  :  les  gen- 
tilshommes ont  un  maître.  » 

Ce  fier  langage  l'honore.  Il  explique  que  Collé  ait  réussi 
dans  la  comédie  honnête,  dans  l'expression  des  beaux  sen- 
timents, et  qu'il  ait  écrit  avec  tant  d'exquise  délicatesse 
Dupuis  et  Desronais,  un  petit  chef-d'œuvre,  et  ta  Partie  de 
chasse  de  Henri  IV. 

En  juin  1760,  Collé  était  à  la  Celle-Saint-CIoud.  Il  lut  une 
comédie  anglaise  qui  avait  du  succès  à  Londres,  et  dont  il 
venait  de  paraître  une  traduction  française  par  Patu,  le  Roi 
et  le  Meunier  de  Manslield,  de  Dosdiey. 

Cette  comédie  était  en  même  temps  tombée  sous  les  yeux 
cfe  Sedaine,  le  charmant  librettiste,  qui  emprunta  au  recueil 
de  Patu  une  pièce  de  Farquhar  le  Diable  à  quatre  oit  les 
Femmes  métamorphosées,  dont  il  fît  le  Diable  à  quatre, 
pour  la  Foire  de  Saint-Laurent,  et  aussi  le  Roi  et  le  Meunier, 
traduit  de  Dosdiey,  avec  musique  de  Monsigny.  joué  aux  Ita- 
liens, le  22  mars  1762,  qui  rapporta  10.000  francs  à  Sedaine. 

C'était  un  beau  succès.  Il  fut  éclipsé  par  celui  de  Collé. 
Celui-ci  travailla  à  sa  comédie,  qu'il  appela  d'abord  le  Roi 
et  le  Meunier,  dès  1760. 

Dauc  la  pièce  anglaise*,  le  roi  d'Angleterre  Henri  VI  s'égare 
à  la  chasse  ;  il  est  reçu  chez  un  fermier,  incognito.  Il  entend 
dire  du  bien  de  lui,  et  il  rend  à  son  amoureux,  un  jeune 
paysan,  une  pauvre  lille  qui  a  été  séduite  par  un  grand 
seigneur.  Ce  n'esl  même  plus  un  très  joli  cadeau  à  faire  à  ce 
paysan.  Les  Français  ont  plus  de  délicatesse.  Dans  Sedaine 
comme  dans  Collé,  la  jeune  lille  a  été  enlevée  :  mais  elle 
est  restée  pure  et  sans  tache.  L'habileté  de  Collé,  et  ce  qui  lui 
a  assuré  la  supérioi'ité  sur  Sedaine,   ce  fut  de  déplacer  la 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  369 

scène  et  de  la  rapporter  d'Angleterre  en  France,  puis  de 
choisir  «  une  époque  qui  pût  être  agréable  et  piquante  », 
la  lin  du  règne  de  Henri  IV.  De  là  bien  des  différences. 
Dosdley  a  voulu  fronder  les  vices  et  les  ridicules  de  la  cour. 
Collé  n'a  rien  voulu  faire  de  pareil,  mais  bien  «  le  petit 
tableau  des  vertus  domestiques  de  Henri  IV  en  déshabillé  ». 
L'acte  P*^  est  documenté  d'après  les  Mémoires  de  Sully.  Mais 
ce  ministre  avait  plus  d'énergie  ;  Collé  l'a  fait  trop  tendre, 
trop  timide,  trop  avunculaire.  Quant  au  fait  en  lui-même, 
Collé  eut  pu  se  passer  de  Dosdley  pour  l'inventer.  Il  s'était 
produit  souvent,  et  bien  des  rois  s'étaient  égarés  à  la  chasse. 
On  contait  cette  aventure  de  Henri  VI  d'Angleterre,  celui 
de  Shakespeare.  On  la  racontait  aussi  de  François  P'  qui  se 
perdit  également  en  forêt,  et  arriva  chez  un  charbonnier  ; 
celui-ci  le  traita  sans  beaucoup  d'égards,  ignorant  à  qui  il 
avait  affaire,  et  répétant  pour  toute  excuse  :  «  Charbonnier 
est  maître  chez  lui.  » 

Très  peu  de  temps  avant  la  comédie  de  Collé,  Louis  XV 
aussi  s'était  égaré  à  la  chasse.  Il  avait  été  recueilli  par  le 
duc  de  Penthièvre,  qu'il  trouva  le  tablier  ceint  aux  reins  et  la 
cuiller  à  pot  à  la  main.  Le  charitable  duc  faisait  bouillir  lui- 
même  la  soupe  de  ses  pau\Tes  pour  le  lendemain  matin. 

Henri  IV,  dans  la  forêt  de  Sénart,  est  une  aimable  imagi- 
nation qui  rappelle  les  promenades  de  Germanicus,  dont  Ta- 
cite nous  dit  que  ce  général  parcourait,  inconnu,  les  quartiers 
populaires  de  Rome  pour  y  jouir  de  sa  gloire,  Iruiturque 
lama  sua. 

Les  paysans  chez  lesquels  Henri  IV  arrive,  habitent  unç 
modeste  chaumière.  Le  ménage  se  compose  de  Michaul,  sa 
femme  Margot,  sa  fille  Catau  et  son  fils  Richard.  Catau  est 
fiancée  à  Lucas,  un  fin  madré,  type  du  paysan  soupçonneux 
et  incrédule.  Richard  aime  une  voisine,  Agathe,  fille  de  Jé- 
rôme; mais  un  grand  seigneur  l'a  enlevée  et  Richard  la  croit 
coupable.  Il  va  se  faire  curé,  «  se  précipiter  dans  l'église  ». 
L'arrivée  de  Henri  IV  arrange  tout.  Il  y  a  surtout,  au  troi- 
sième acte,  qui  est  le  meilleur,  un  repas  de  paysans  qui  plai- 
sait fort  par  son  réalisme  aimable  ;  et,  au  dessert,  on  chante 
toute  une  Henriade  en  couplets, un  lot  de  chants  populaires  sur 

2* 


:nO  HISTOIRE   DE  LA  UTTÉIL^TURE  FRANÇAISE 

le  Béarnais,  peu  faits,  il  est  vrai,  pour  des  fiancés;  mais  nous 
sommes  à  ia  campagne.  Henri  1\\  (hml  le  regard  s'allume  à 
vue  de  la  jeunesse,  de  la  fraîcheur  et  de  la  genlillesse  de 
Catau,  n'oublie  pas  (pi'il  est  le  \'ert-Galanl.  Collé  a  l'habitude 
de  bien  plus  d'audace.  Ils  sont  donc  tous  de  coimivence,  et  la 
petite  (.'alau  est  à  bonne  école  pour  enlendre  le  récit  en  cou- 
plets des  galanteries  de  Henri  IV  : 

Vive  Henri  IV 
Vive  ce  roi  vaillant, 
Ce  diable  à  quatre! 

Charmante  Gabrielle, 
Percé  de  mille  dards... 

Les  vers  sont  de  Henri  IV. 

Cela  tourne  au  souper  de  Bagnolet.  Richard  dit  la  sienne, 
qui  est  celle  d'Alceste: 

Si   le   roi  m'avait  donné 
Paris  sa  grand'villo, 

vieille  chanson  qui  vit  le  jour  au  château  de  Bonaventure,  près 
le  (iué  du  Loir,  chez  Antoine  de  Bourbon,  roi  de  Navarre, 
père  de  Henri  IV. 
Et  Ton  V  chante  aussi  les  amours  de  Henri   IV  et  cFe  la 

« 

Belle  Jardinière  d'Anel.  Le  lils  de  cette  \mion  horticole  et 
royale,  l'ut  le  grand-père  de  Dufresny,  l'auteur  dramatique, 
confrèie  de  Collé,  -—  celui  qui  lava  son  hnge  sale  en  famille. 
Ajoutez  le  portrait  d'un  Henri  IV  légendaire,  brave,  familier, 
aimant,  aimable  ;  la  sillvouetle  de  (juelques  grands  seigneurs  ; 
le  duc  de  Bellegarde,  confident  des  plaisirs  du  roi;  Sully,  rai- 
sonneur, loyal,  intègre  et  attendri  ;  Concini,  l'Italien  tortueux, 
plein  de  réticences  et  de   sous-entendus  ;   ajoutez   aussi   le 
charme  neuf,  spécial  et  pénétrant  de  cette  paysannerie,    le 
patois  amusant  des  forestiei^s,  et  la  scène  dans  la  chaumière 
qui  nous  dévoile  un  coin  de  la  vie  des  paj^ans  ;  ratmosphère 
fumeuse  de  làlre,  où  voltigent  les  revenants,  les  esprits  des 
légendes  et  du  folklore  ;  et  vous  conviendrez  qu'il  n'y  avait 
dans  tout  cela  rien  ([ui  fût  de  nature  à  soulever  des  tempêtes. 
Il  faillit  pourtant  y  en  avoir.  Durant  quatorze  années,  de  1760 


HISTOIRE   DE   LA   UTTÉRATURE  FRANÇAISE  371 

t)  1774,  la  pièce  fui  interdite  à  Paris  (où  Jéfense  fui  faite  à 
la  Comêdie-Françaisc  ilc  la  représeoUir},  interdite  en  pro- 
vince, et  on  lit  joua  clandeslinenicnt  avec  une  sorte  Je  ma- 
licieuse fureur  dans  tous  les  théâtres  de  sociélé  et  d'amateurs, 
dont  il  y  avait  alors  bon  nombre. 

Foun[uni  ?  (Quelles  pouvaient  ôlre  les  raisons  de  cette  sévé- 
rilé?  Collé  a  donné  les  siennes.  11  prétendit  que  Mme  de 
Porapadour  lui  en  voulait  |K'rsonnellement,  Mais  la  mort  de 
celte  i)dvL4'saire  ne  changea  rien  à  la  situation.  Il  alléguait 
encore  ijne  ses  ennemis  ne  voulaient  point  par  là  lui  per- 
mettre de  songer  à  se  présenlei'  à  l'Académie  Française.  H 
croyait  avoir  contre  lui  surtout  Voisenon,  ce  petit  abbé  malin, 
tout  hérissé  de  traits  d'es])rit,  et  f|u'on  avait  surnommé  "  une 
poignée  d'épingles  ».  Il  se  pi-ésentait  à  l'Académie,  el  Collé  se 
persuada  (piil  était  jaloux  de  lui. 

Collé  se  <lil  bien  à  Ini-niênie  (]ue  l'Académie  n'est  pas  faite 
pour  lui  :  »  Il  faut,  dit-il.  avoir  un  fonds  de  lillérature  qui 
me  manque.  >< 

En  ce  lemps-tà.  c'était  en  effet,  nécessaire.  Collé  conte  pour- 
tant qu'on  l'avait  làté  là-des:^us.  ^lais  il  ne  voulait  pas  qu'on 
dît  :  "  Pourquoi  csl-il  de  I.Xiadémie  ?  »  Il  aima  mieux  qu'on 
dit  :  "  Pouiiiuoi  n'en  est-il  pa^^'.'  »  On  ne  l'a  même  pas  dit. 

Colle  était  plus  près  de  la  vérité,  quand  il  craignait  ic  la 
comparaison  avec  le  temps  présent  ".  C'était  ia  lin  tie  la  gUL'rrc 
de  Sept  ans  :  la  situation  n'était  pas  lirillanle  en  France  ;  nos 
armes  avaient  été  mallieuicuscs  à  Rosbach.  à  Ciwelt  ;  toute 
l'Europe  rhan.sonnait  nos  généraux,  el  le  dévouement  du  che- 
valier d'.Vssas  ne  siitlisait  jias  à  réparer  la  honte  de  Soubise, 
que  la  caricature  représenlait  aimé  d'une  lanterne  el  cher- 
chant en  vain  ses  armées  [lerdues  dans  les  plaines  de  Bosbach. 
Et  Collé  disait  à  son  dur  :  ■■  On  pourra  faiie  des  c(tmpa- 
raisons  du  teuips  de  Herui  l\'  avec  le  lenq)s  |)résent,  qui  ne 
seront  justeuMiit  pas  à  l'avantage  de  noire  siècle.  »  Et  il 
ajoute  ce  mol  terrible,  faisant  allusion  au  respect  (pi'on  a 
même  pour  le  iiii  jieu  glorietrv  qu'était  alors  Louis  .W  ; 

"  Tn  Anglais  ([ui  lirait  ma  couiédie  el  qui  entendrait  les 
raisons  «pii  fnnt  difféi-er  de  la  jouer,  dirait  bien  que  nous 
sommes  de  vils  esclaves,  el  il  n'aurait  pas  lorl.  " 


372  IIÏSTOIRE   DE   LV    LITTKKVTIRE   FRANÇAISE 

H  passe  ain<i  dans  les  Mémoires;  de  Collé  un  souffle  fron- 
deur et  révolutionnaire,  qui  maniue  Tétai  de  l'opinion  publi- 
que dans  la  bourgeoisie  de  ce  lemps-ià,  même  et  surtout  quand 
elle  était  la  familière  des  grand.s.  Il  semble  qu'on  entende 
comme  le  prélude  en   sourdine  d'une  lointaine  Marseillaise. 

Ce  n'était  pas  seulement  les  époques,  c'étaient  les  personnes 
que  l'on  comparait.  On  ne  pouvait  pas  jouer  Henri  l\-  sans 
(lu'on  fit  des  applications  et  des  allusions.  A  Bagnolet,  ce 
roi  si  vaillant  et  si  gai  passait  pour  être  le  portrait  de  S.  A.  S. 
le  dur  d'Orléans.  A  Bruxelles^  on  saluait  en  lui  le  prince 
Charles  de  f-orïaine,  et  on  criait  dans  la  salle  :  «  Charles, 
c  est  Charles  !  \  ive  Charles  !  »  Mais  pour  Louis  XV,  sa  cons- 
cience lui  faisait  craindre  le  parallèle.  Il  redoutait  qu'on 
applaudît  trop  Henri  IV  ;  il  est  des  cas  où  les  applaudisse- 
ments prennent  des  airs  de  protestations. 

A  son  gré,  Henri  IV  dans  la  F^artie  de  Chasse  était  trop 
bien  traité  ;  et  Limis  pouvait  prétendre  qu'il  l'était  trop  mal, 
comme  nous  Talions  voir,  ce  qui  lui  donnait  la  plus  belle  ex- 
cuse. Mais  il  ne  se  souciait  pas  de  se  mettre  en  comparaison 
avec  ce  roi  de  théâtre  trop  idéalisé  et  trop  embelli.  La  preuve 
que  ce  souci  fut  prédominant  dans  le  fait  de  Tinterdiclion, 
c'est  (|u'à  sa  mort,  ce  scnipule  s'en  alla  avec  lui. 

La  mort  de  Louis  XV  fut  un  soulagement.  On  crut  à  une 
èi*e  nouvelle  de  renaissance  et  de  prospérité.  Ce  fut  comme 
l'arrivée  d'un  nouveau  ministère.  Louis  XVI,  —  tout  beau, 
tout  nouveau,  —  fut  acclamé,  adoré.  Entre  lui  et  son  peuple 
ce  sont  d(\s  coquetteries,  des  mamours,  des  politesses.  Henri  IV 
])()n\ait  venir,  il  n  avait  même  qu'à  bien  se  tenir.  On  lisait 
au  bas  d'une  gravure  représentant  le  troisième  acte  de  la  Par- 
tie de  chasse  : 


Aiiv  pirds  de  ce  bon  Roi  les  I^Yançais  prosternés 
niTrent  Iheureux  tableau  d'un  maître  qu'on  adore. 
iN'iiplé'.s,  n'enviez  ix)inl  ces  mortels  fortunés. 
Sous  le  nom  de  Louis,  Henri  gouverne  encore. 


("était  trop  beau  ;  cela  ne  pouvait  pas  durer.  Dix-neuf  ans 
après  ce  peuple  aima  tant  son  roi,  qu'il  lui  coupa  la  lêle. 


HISTOIRE   DE   LA    LITTÉRATURE   FRANÇAISE  -HS 

Si' Louis  XV  pouvait  redoulor  le  parallèle  avec  un  Henri  IV 
trop  sympathique,  en  môme  temps  il  pouvait  donner  cette  au- 
tre raison  de  sa  défense,  (fue  ce  roi  était,  dans  la  pièce, 
traité  avec  trop  de  simplicité,  et  que  le  prestige  du  pouvoir 
s'en  trouvait  atteint.  Le  fait  de  faire  de  Henri  IV  un  héros  de 
comédie  paraissait  peu  respectueux.  La  façon  dont  le  roi  y 
paraît,  hlessait  un  i^eu  le  décorum  monarchique  ;  il  y  est  pré- 
senté avec  une  familiarité  toute  rustique.  C'est  le  meunier 
Michaut  qui  lui  dit,  en  le  tapant  sur  Tépaule  :  <(  Morgue  !  Ne 
me  tutoyez  pas  !  Je  n'aimons  pas  ça  »  ;  qui  lui  offre  le  plus 
mauvais  lit  chez  lui,  qui  l'emmène  boire  en  lui  criant  n<  Lai^»- 
sez  faire,  nous  allons  en  taper  !  »  et  qui  le  pousse  en  riant 
jusqu'à  le  faire  trébucher  ;  et  ce  n  était  pas  un  spectacle 
bien  édifiant  de  voir  le  roi  de  France  chanceler  et  rattraper 
son  équilibiH},  en  disant  :  a  Qu'il  m'eût  poussé  un  peu  plus 
fort,  et  il  m'eût  jeté  à  terre  î  » 

Dans  tout  le  troisième  acte,  il  y  a  quelque  sàns-gêne.  et 
dans  la  façon  dont  Alichaut  présente  le  roi  aux  siens  :  «  Je 
Tai  ramassé  dans  la  forêt  !»  —  et  quand  on  lui  donne 
le  couteau  de  la  cuisine,  parce  qu'il  n'y  en  a  pas  d'autre  ;  et 
quand  on  trinque  en  l'invitant  sur  le  mode  sans-façon  :  «  Ava- 
lez-moi çà,  père  !  »  et,  quand  Henri  IV  porte  la  table,  les 
chaises,  les  assiettes.  —  Non,  pour  un  roi  de  France,  c'est 
trop.  —  Et  ce  ne  serait  rien  encore  que  tout  cela  si  dans  une 
minute  d'épanchement,  Alichaut,  lui  offrant  une  chaise,  ne 
disait  avec  sa  brusquerie  rustique  :  «  Oh  !  je  savons  vivre  ! 
Avez-vous  fini  vos  façons?  Est-ce  que  vous  nous  prenez  pour 
des  cochons?  > 

Il  est  claii*  que  ni  le  Louvre,  ni  Versailles  n'avaient  accou- 
tumé les  rois  à  celte  simplicité  de  langage.  Bachaumont  no- 
tait dans  ses  Mémoires  :  «  Quelques  gens  de  mauvaise  humeur 
jugent  que  c'est  le  dégrader.  » 

On  peut  le  cron*e. 

Cette  humilité  du  sujet  explique  le  premier  acte  qui  n'exis- 
tait uas  d'abord.  La  pièce  s'appelait  le  Roi  et  le  Meunier,  et 
n'avait  que  les  deux  derniers  actes. 

F'ourquoi  ce  premier  acte,  (jui  fut  ajouté  après  coup  ?  Otez- 
le,  et  vous  comprendrez  qu'il  ne  reste  plus  qu'un  roi  trop 


374  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

familier,  trop  dépouillé  de  tout  faste  et  de  tout  prestige.  Il 
fallait  le  relever,  l'ennoblir,  le  montrer  un  instant  dans  l'exer- 
cice de  ses  royales  fonctions,  sortant  du  Conseil,  enlouré  de 
ses  minisires.  Ce  premier  acte,  c'est  une  concession  à  la  ma- 
jesté; c'est  un  égard  pour  le  trône,  une  politesse  pour  la 
royauté,  une  révérence  au  droit  divin. 

Et,  aussi,  il  est  Toccasion  de  nous  monli'er,  à  côté  du  ix>i, 
rhomme  et  le  père,  l'ami  sensible  de  Sully,  Tépoux  excel- 
lent que  Tambassadeur  d'Espagne  trouva  un  jour  à  ({uatre 
pattes,  promenant  ses  enfants  sur  son  dos,  —  le  même  qui, 
'  dans  la  pièce  de  Collé,  quitte  Sully  en  lui  disant  :  <c  Je  vais 
voir  la  reine  :  je  ïiiicurs  d'envie  d'aller  embrasser  mes  en,- 
fanls.  » 

Voilà  les  raisons  pour  lesquelles  la  pièce  fut  interdite 
jusqu'à  la  mort  de  Louis  XV.  Par  contre,  qu'y  avait-il  en  elle 
qui  expliquât  l'engouement  de  tous  et  la  fureur  de  la  jouer 
quaiïd  mêmcj  au  point  que  Collé  pouvait  constater  avec  or- 
gueil: «  Le  roi  est  le  seul  homme  en  France  qui  ne  veut  pas 
(jue  ma  pièce  soit  jouée  !  » 

Entre  les  divers  caractères  que  cette  petite  comédie  peut 
présenter,  il  en  est  trois  qui  méritent  une  attention  plus  par- 
ticulière. D'abord,  il  s'agissait  de  Henri  1\'.  «  Je  sais,  di- 
sait Collé,  combien  je  dois  au  nom  de  Henri  \\ .  »  Cela  était 
vrai.  Henri  \\  était  pour  le  peuple  le  type  de  la  bravoure, 
de  la  vaillance,  de  la  gaieté,  de  la  galanterie  ;  il  incarnait 
la  race  ù-ançaise.  Il  y  paraissait  au  regain  de  popularité  dont 
le  Béarnais  bénéficia  au  xvni*'  siècle. 

Sous  Louis  XI V\  on  avait  peu  parlé  de  lui.  Louis  XIV  nai- 
mait  pas  les  comparaisons  :  il  ne  les  admettait  pas,  s'esti- 
mant  imomparable.  Mais  le  xviii'  siècle  se  prenait  de  regrets, 
à  mesui'e  que  la  royauté  déclinait. 

V^oltaire  fil  la  Ilenriade, 

Les  académies  choisissaient  Henri  IV  pour  sujet  de  leurs 
concoun?.  La  Harpe  remi)orta  un  prix  à  l'Académie  de  LaRo- 
chelle  |)our  son  discours  sur  Henri  IV,  discours  singulilMPe- 
ment  démocratique,  qui  contenait  une  véritable  prosopopée^u 
prolétaire. 


\ 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  37K 

La  Henriade  t'Iait  ré[)andiie,  apprise  el  même  Iravestic  par 
Alonlbrun  dans  sa  parodie  dont  un  vers  esl  resté: 

l'ii  jimr,  iioti,  c'était  uno  nuil. 

L'Académie  Française, s-uivant  l'exemple  des  provinces, niel- 
lait aussi  au  concours  leloge  de  Henri  FV  en  vers,  et  le  prix 
allait  à  Gudin  de  la  Urcnellcrie,  dont  on  emprunta,  pour  épi- 
graphe à  la  statue  du  roi,  lo  vers  fameux: 

Seul  Roi  de  qui  le  peuple  ait  gardé  la  mémoire  ! 

La  ville  de  Bordeaux  lit  frapper  une  médaille  de  Henri  IV, 
qu'un  avocat  de  celte  viUe  envoya  à  Collé  en  échange  des 
larmes  délicieuses  rju'il  devait  à  ta  Partie,  de  Chasse,  dont 
il  fait  le  plus  bel  éloge  :  Collé  conclut  que  ce  correspondant 
est  le  meilleur  de  tous  les  citoyens. 

La  Partie  de  Chasse  venait  bien  à  son  heure.  Pour  le  peuple, 
Henri  1\'  cétail  la  Fraïue  réfïéncrée,  jeune  et  vaillanle,  telle 
que  la  ^ouliaitail  Ja  nation,  qui  se  sentait  enirainée  à  l'abime. 
Aimer  Henri  IV  devint  synonyme  d'aimer  la  France.  Sans 
doute,  alors,  le  roi  et  le  pays  n'étaient  pas  deux  notions  bien 
dislincles,  el  un  correspondant  de  Collé  lui  écrivaif  :  "  L'union 
du  prince  cl  de  la  i)atrio  nail  dans  le  berceau  des  Fraudais.  » 
Cela  ne  faisait  qu'un  :  mais  Henri  IV',  ce  roi  vaillant,  symbo- 
lisait davantage  celle  communion,  et  quand  au  Iroisième  acte 
de  la  Partie  de  Ctiasse.  le  meunier  Michaut  trouve  que  son 
hôte  n"a  pas  l'air  trop  chaud  à  célébrer  le  roi  Henri,  il  le  lui 
déclare  net  : 

'1  Oli  !  vous  nétes  pas  un  bon  Français!  \> 

Colié  était,  c'est  une  justice  à  lui  rendi-e,  un  bon  Fran- 
çais, ennemi  déclaré  de  l'invasion  des  étrangers  dans  notre 
iitléralure,  ennemi  de  l'Anglomanie,  de  la  musique  italienne. 
Sa  lyre  célébrait  avec  orgueil  nos  victoires,  La  plus  populaire 
de  ses  chonsoiis  fut  ta  Prise  de  Porl-Mahon  qui  courut  les 
rues,  cl  il  disait  :  '■  Je  suis  chanté  par  lesi  chanteurs  des  rues  ; 
j'ahnc  mieux  cela  que  d'être  chanté  par  le  roi  :  d'abord,  il 


376  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

chante  faux.   »  Uni  détail  emprunté  à  cette  comédie  même 
montrera  à  quel  point  Collé  était  palriolc. 

Dans  la  Chasse,  il  faut  que  le  roi  répare  une  injustice  pour 
grandir  encore  dans  noire  estime.  Il  faut  donc  qu'il  y  ail 
une  violence  commise  par  un  personnage  odieux. 

Collé  chargea  d'abord  de  ce  crime  le  comte  d'Auvergne, 
que  Henri  IV,  dans  l'histoire,  condamna  pour  haute  trahison. 
Collé  le  choisit,  non  sans  peitie,  nous  dit-il,  car  il  voulait  un 
nom  d'une  famille  disparue,   afin  de  n'offenser  aucune   des 
personnes  présentes  ;  autrement  le  choix  eût  été  des   plus 
simples,  et  tous  ses  spectateurs  avaient  bien  quelque  grcdin 
parmi  leur  ancêtres.  Mais  il  finit  par  trouver  mieux.  Il  res- 
tait encore  des  femmes  de  la  famille  d'Auvergne  :  c'était  dé- 
licat. Et  puis,  d'Auvergne  était  un  Français,  et  le  patriotisme 
de  Collé  souffrait  de  présenter  en  scène  un  compatriote  qui  ne 
fût  pas  sympathique.    Il  trouva  l'occasion  de  satisfaire   sa 
xénophobie  en  chargeant  de  crime  un  étranger,  un  Italien, 
et  ce  fut  «  l'afîreux  Concini,  le  voracie  étranger  »,  le  mari 
de  la  Galiga'û  qui  devint  le  ravisseur  d'Agathe.  L'enlèvement 
d'Agathe  fut  la  revanche  de  la  bataille  de  Pavie.  On  se  venge 
comme  on  peut. 

Un  autre  genre  d'intérêt  est  marqué  dans  une  lettre  écrite 
au  Mercure,  en  décembre  17G6,  au  sujet  de  cette  comédie  : 
((  Puisse  son  exemple  engager  nos  auteurs  dramatiques  à 
prendre,  dans  leur  propre  pays,  des  sujets  réels  et  fondés  sur 
notre  tradition.  »  C'était  déjà  ce  qu'avait  tenté  et  prêché  le 
président  Hénault  dans  son  Théâtre  historique,  qu'il  avait 
inauguré  par  le  drame  de  François  II,  conçu  dans  la  manière 
de  Dumas  père. 

Un  autre  caractère  de  cette  pièc^  est  précisé  dans  une  lettre 
d'un  correspondant  de  province  qui  y  goûtait  «  le  charme 
divin  de  voir  la  majesté  sourire  agréablement  à  la  vertu  cham- 
pêtre ». 

C'était  signaler,  en  somme,  le  rapprochement  du  roi  et  de 
son  peuple.  Cette  œuvre  est  toute  démocratique.  Collé  a  vu 
les  nobles  de  trop  près  pour  ne  pas  incliner  vers  les  petits. 

De  Molière  à  Collé,  comme  le  paysan  a  grandi,  et  quelle 
rénovation   sociale  s'est  opérée  !   Voyez,  dans  la  Partie    de 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  377 

Chasse,  avec  (iiielle  fierté  le  meunter  refuse  Targent  (ju'on 
lui  offre  ;  son  fils  Richard  a  fait  ses  éludes,  c'est  un  mon- 
sieur, et  Agathe,  se  menaçant  de  son  poignard  pour  sauver 
son  honneur,  et  fuyant  par  son  évasion  les  violences  de  son 
ravisseur,  tout  cela  nous  entraîne  loin  des  paysannes  timides 
et  soumises,  avec  lesquelles  batifolent  les  grands  seigneurs 
de  Louis  XIV.  On  sent  se  soulever  l'avènement  prochain  d'un 
peuple. 

Enfin  et  surtout,  une  grande  sensibilité  est  répandue  sUr 
toute  la  pièce.  Elle  est  touchante,  animée  d'une  émotion 
douce  et  charmante.  C'est  bien  ce  qu'il  fallait  à  l'époque. 
Dans  la  seconde  moitié  du  xviii*  siècle,  une  tendresse 
mouillée  inonde  les  cœurs  ;  une  inquiétude  tendue  secoue 
cette  société  énei'vée,  qui  pleure  devant  toutes  les  fictions  de 
l'Art  —  et  qui  oublie  de  regarder  les  tristesses  de  la  réalité. 
C'est  une  émotion  maladive  qui  se  trahit  dans  toutes  les  œu- 
vres d'alors,  et  dont  Florian  fut  un  des  interprèles  exacts.  Ils 
ont  tous  les  nerfs  surexcités  ;  ils  tombent  en  pâmoison,  ils 
versent  des  pleurs,  et  la  nature  elle-même  s'attendrit  dans  les 
descriptions  de  cette  littérature  humide.  Il  était  bien  porté 
d'être  sensible.  Il  fallait  des  larmes  à  tout  propos. 

La  société  était  dans  cet  état  que  Diderot  a  décrit,  «  cette 
disposition  composée  de  la  faiblesse  des  organes,  de  la  viva- 
cité de  l'imagination,  de  la  délicatesse  des  nerfs  qui  incline 
à  compatir,  à  frissonner,  à  admirer,  à  craindre,  à  se  troubler, 
à  s'évanouir  ». 

Tel  était  l'état  de  la  santé  publique  :  des  nerfs  d'une  rai- 
deur exaspérée  par  la  fatigue  et  par  l'abus  du  plaisir,  et 
cette  sensibilité,  amollissant  les  âmes,  les  inclinant  à  la  bonté 
compatissante  et  aux  larmes  attendries  devant  les  toiles  de 
Greuze  ou  les  œuvres  nouvelles  de  la  comédie  larmoyante. 
Collé  l'a  bien  dit  dans  son  journal:  (<  La  jeunesse  actuelle 
ne  connaît  plus  d'autre  espèce  de  comédie  que  la  comédie 
larmoyante.  I^s  femmes  veulent  un  spectacle  qui  les  ft»sse 
pleurnicher.  » 

Toute  cette  fin  du  xviii*  siècle,  avec  sa  sensiblerie  humani- 
taire, est  triste,  triste  comme  un  lendemain  de  fête.  Du  moins, 
ces  gens  sensibles  ont  connu  la  bonté,  la  douceur,  l'atten- 


378  Histoire  de  la  littératlre  fr.\nçaise 

drisseinent,  la  compassion.  Us  ont  élé  frivoles,  légers;  ils 
n'ont  pas  élé  méchants.  Je  vous  parlais  tout  à  l'heure  de 
l'éclucation  du  XMU*  siècle.  Elle  fut  tout  Topposé  de  la  nôtre 
Aujourd'hui,  nous  sacrifions  tout  à  l'instruction.  Nous  négli- 
geons de  former  les  cœurs.  Si  noire  système  d'éducation 
porte  un  effet  moral,  ( 'es!  par  l'influence  fatale  et  nécessaire 
que  le  maîlro,  à  son  insu  et  comme  malgré  lui,  exerce  sur 
ses  élèves  \WiV  sa  seule  manière  de  penser,  de  commenter, 
d'expliquer  les  faits  et  les  sujets  de  son  enseignement  :  il  so 
dégage  de  sa  seule  parole  un  je  ne  sais  quoi  qui  traduit  et 
décèle  sa  nature,  et  ([ui  va  s'imprimer  en  autant  d'exemplaires 
qu'il  a  d'auditeurs.  De  là,  le  caractère  si  grave  de  la  respon- 
sabilité morale  du  professoral. 

Au  xvui"  siècle,  1  instruction  était  presque  nulle.  Tout  était 
subordonné  à  l'éducation,  et  celle-ci  n'était  orientée  que  vers 
les  sentiments.  Elle  mettail  son  idéal  dans  le  don  de  plaire, 
et  celui-ci  était  assimilé  à  une  certaine  perfection  morale. 
Bernardin  de  Saint-Pierre  résumait  toute  la  pédagogie  de  son 
temps  quand  il  disait  :  «  Lire,  écrire,  chiffrer,  n'est  rien  ; 
être  bon, officieux,  aimer  et  secourir  les  hommes,  voilà  la  seule 
science  digne  des  cœurs  humains.  »  C'était  là  un  système 
singulièrement  incomplet.  Il  était  incomplet  de  moitié.  Mais 
cette  moitié-là  avait  assez  de  mérite  pour  que  nous  puissions 
encore  aujourd'hui  nous  en  servir,  ne  fût-ce  que  pour  un 
quart. 

Voilà  ce  qu'était  l'éducation  de  jadis.  T^lle  formait  des  géné- 
rations qui  ont  mis  leur  signature  sur  des  comédies  comme 
la  Partie  de  Chasse  de  Henri  /V,  tout  éclairée  par  un  rayon- 
nement de  sentiments  délicats,  de  sympathie,  de  tendresise  el 
d'amour. 

Collé  eut  dans  le  genre  aimable  un  confrère  qui  lui  fut  très 
supérieui"  :  ce  fut  Sedaine  (1). 

Sedaine  !  (|ue  uc  gracieuses  idées  ce  nom  évoque  :  poésie 
tendre  et  facile,  sensiblerie  charmante,  sentiments  sains  el 
familiaux,  i)ui*e  douceur!  Quels  délicieux  chefs-d'œuvre  que  le 

(1]  1719-1:97. 


HISTOIRE  DE  L.V  UTTÉBATURE  FR,\NÇ.4ISE  37!) 

Philosophe  sans  le  sai:oir  ou  Huhard  C<eur  rf«  Liim  !  \H  que 
dire  de  ces  pelils  ojiéi-as-coniiques,  dont  il  faisait  les  ii^Tcis, 
et  Monsigny  la  musi(|ue  :  le  Déserteur,  le  Roi  et  le  Fermier, 
Hose  et  Colas  t  II  passe  dans  tout  cela  un  souffle  de  candeuï 
et  une  saine  bri??  de  campagne  bien  propre,  bien  arrangée, 
où  les  paysans  ont  des  naïvclés  savantes. 

Chardin  a  fait  son  jiorlrait  :  il  est  aimable  ;  c'est  la  sim- 
plicité dans  la  cotjuettene,  et  le  laisser-aller  dans  l'élégance. 
Le  poète  a  un  marteau  à  la  main,  pour  rappeler  qu'il  signa 
ses  premières  tt'uvres  ;  «  Sedaine,  maître  maron.  »  Le  chapeau 
rabattu  ombrage  les  veux,  pleins  de  malice  spirituelle. 

Il  fut  tailleur  de  pierre  et  maçon  ;  et  il  eut  le  bon  goût  de 
ne  pas  s'en  cacher,  d'en  tirer  vanité  même,  et  de  faire  son- 
ner ses  quartiers  de  roture.  Il  en  plaisantait  tout  le  premier. 

—  Joi  rais  fort  à  leur  aise  ceux  (jui  voudi-onl  me  (leviiier  ;  non  pas 
que  j'aie  i>lat'é  au  frontispice  ni  mes  qualités,  ni  l'anogramnifi  do  mon 
iiniti;  niais  on  lira  iiuekiut's  détails  qui  pourront  au  muina  faire  deviner 
ma  profession;  et  je  m'attends  liirn  quo  quelque  lecteur,  qui  y  aura 
pris  garde,  i>ourra  me  dire  par  forme  d'uvis:  Soyez  piuiôl  maçon. 
Alais  poun^uoi  no  scrais-je  jias  maçon  et  pointe?  Apolluii,  mon  sei- 
gneur el  iiioltre,  a  bien  été  l'un  et  l'aulre;  pourquoi  ne  tiendrais-je 
pas  sur  le  l'amasse  un  petit  coin,  auprès  du  menuisier  de  Neversî 
l'oui'quoi  n'aasocierai-Je  |)as  ma  truelle  au  vilebrequin  de  maître 
Adam?  Je  sais  bien  qu'on  a  lieu  de  se  iléfier  qu'un  maçon  poète  ne 
maçonne  mal.  et  qu'un  poète  muvi'o  ne  fasse  de  inôchanls  vers. 
La-dessus,  j'ai  fait  mon  choix:  j'aime  encore  mieux  iMisser  pour  mal 
versifier  <iue  pour  mal  bûtir.  C'est  pour  vi\Te  que  je  suis  maçon;  je 
ce  .suis  poète  que  pour  rire. 

Ecoutez-le  aussi  en  vers  ; 

Arraciié  chaque  jour  ii  llmmble  matelas 

Où  .souvent   le  soumicil  me  fuyait.  quiii(|un  lae. 

J'allais,  les  reins  ployès,  ôbauclier  une  pierre, 

La  tailler,  l'aplanir,  la  retourner  déquerro. 

Souvent  le  froid  ui'ùlait  l'iisnge  de  la  voix, 

El  mon  oiseau  glacé  s'éobappiiit  île  mes  duiglii. 

Invinciblement  attiré  vers  les  lettres,  il  prenait  sur  ses 
nuits  le  lenijis  de  travailler  el  il'écrire,  ses  journées  élant 
occupées,  comme  dit  Diderot.  <c  à  gàclier  le  plùtre  et  à  couper 
la  pieiTe  ".  C'est  ainsi  qu'il  composa  la  piquante  épili'e  .4  mon 
habit  : 


:^S0  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Ah!  mon  liabit,  (jiir  je  vous  remercie! 

Que  je  valus  liier  grûce  ii  votre  valeur! 

Je  me  connais;  et  plus  je  m'appri^cie, 
Plus  j'entrevois  qu'il  faut  que  mon  tailleur, 
Par  une   secrète  magie, 

Ait  caché  dans  vos  plis  un  talisman  vainqueur. 

Dès  îors  sa  carrière  littéraire  est  ouverte. 

Elle  allait  être  illustrée  par  ces  petits  chefs-d'œuvre  :  le 
Roi  el  le  Fermier,  Rose  cl  Colas,  le  Philosophe  sans  le 
savoir,  la  Gageure  imprévue,  le  Déscrleur,  Richard  Cœur  de 
Lion,  (\m  fut  pour  Grétry  l'occasion  cfun  triomphe  de  plus. 
Voltaire  estimait  le  talent  de  Sedaine,  el  lui  disait  : 

—  Je  ne  connais  personne  qui  entende  le  théâtre  mieux  que  vous, 
et  qui  fasse  parler  ses  acteurs  avec  i)Ius  de  naturel.  C'est  un  grand 
art  que  de  rendre  les  hommes  heureux  pendant  deux  heures.  Car, 
n'en  déplaise  à  MM.  de  Port-Royal,  c'est  être  heureux,  que  d'avoir 
du  plaisir,  vous  devez  aussi  en  avoir  beaucoup  en  faisant  d'aussi 
jciiies  choses. 

L^usagç  de  jouer  en  province  les  pièces  nouvelles  qui  ont 
du  succès  à  Paris  n  est  pas  nouveau.  A  vrai  dire,  le  besoin 
de  décentraliser  se  faisait  beuucou))  moins  sentir  autrefois  ; 
Taccaparemcnt  d^  P^ris  était  moindre.  Le  centre  était  la  cour, 
qui  se  déplaçait,  l^ajus^  quand  le  roi  n'y  était  pas,  était  une 
ville  avec  laquelle  pouvaient  rivaliser  les  cités  provinciales 
comme  Montpellier,  Napcy,  Dijon,  centres  d'une  vie  intellec- 
tuelle intense. 

Le  Philosophe  sans  le  savoir  lit  son  toui*  de   France  et 
commença,  comme  nous  disons  aujourd'hui,  une  tournée.  A 
Lyon,  en  particulier,  il  plut  fort  ;  et  voici  la  curieuse  lettre, 
fort  inconnue,  ([u'un  Lyonnais  écrivit  à  ce  sujet  au  Mercure  : 

—  Je  sors  du  spectacle  de  Fa-ou;  on  vient  d'y  représenter  pour  hi 
première  fois  le  Philosophe  sans  le  savoir.  Cette  pièce,  qui  mérite  si 
bien  les  applaudissr^ments  continuels  que  Paris  lui  a  prodigués,  a  été 
reçue  dans  cette  ville  avec  les  suffrages  de  tous  les  négociants.  La 
distinction  honorable  que  M.  Sedaine  a  faite  du  commerce  en  le 
rapprochant  des  plus  nobles  états  de  la  vie.  et  les  ménagements  qu'il 
a  gardés  avec  la  noblesse  et  le  militaire,  feront  enfin  connaître  à  la 
nation  l'intérêt  et  la  nécessité  de  l'union  entre  ces  trois  états,  qui 
forment  la  base  et  le  soutien  des  empires.  Puissions-nous,  à  Texemple 
de  nos  voisins,  secouer  entièrement  l'indigne  préjugé  dç  Torgueil  et 


HISTOIRE   DE   LV   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  381 

ramener  chez  nous  l'abondance,  en  révérant  dans  son  comptoir  le 
lils  ou  le  frère  d'un  duc  et  pair  du  royaume!  Une  profession  qui  fait 
la  grandeur  d'un  Etat  mérite,  ce  me  semble,  que  le  citoyen  qui  s'y 
dévoue  participe  aux  honneurs  et  aux  dignités.  Tel  a  été  le  sentiment 
de  tous  les  peuples  qui  onl  existé.  Le  Français  seul,  par  une  incon- 
•séipience  sans  exemple,  u  pu  jusqu'à  présent  attacher  au  connnerce 
une  dégradation  avilissante.  L'orgueil  enfanta  ce  système  inouï;  tous 
ceux  qui  nous  entourent  ont  ri  de  nos  sottises  et  en  ont  profité.  Le 
siècle  en  tin  plus  éclairé,  ramène  aujourd'hui  la  raison;  notre  imagi- 
nation s'épure,  les  préjugés  disparaissent,  et  nous  verrons  bientôt  les 
arts  et  l'état  le  plus  essentiel  de  la  vie  civile  ressortir  du  néant  où 
Terreur  de  nos  pères  les  avait  plongés. 

(Jn  ne  peut  refuser  aux  principaux  acteurs  de  cette  ville  les  suf- 
frages que  méritent  leurs  talents  distingués.  La  pièce  a  été  portée 
A  la  perfection,  tant  pour  le  jeu  que  pour  l'ensemble  et  la  décoration 
du  spectacle.  Le  rôle  de  Vanderk  père  a  été  rempli  par  M.  Camelli; 
celui  de  Vanderk  fils,  par  M.  Dalainville.  Les  scènes  touchantes 
entre  ces  deux  acteurs  ont  été  accueillies  avec  beaucoup  d'attendris- 
sement. La  neuvième  scène  du  quatrième  acte,  entre  Vanderk  père 
et  Antoine,  jouée  par  M.  de  la  Ribardière,  a  fait  une  sensation  très 
vive  sur  tous  les  spectateurs;  mais  nos  plus  grands  éloges  sont  ré- 
servés pour  l'excellente  artiste  qui  a  joué  le  rôle  de  Victorino.  Mme  Ca- 
melli joint  à  la  figure  la  plus  heureuse  une  ingénuité  touchante  et 
toutes  les  grâces  de  Texpression;  un  sourire  enfantin,  des  modulations 
de  voix,  une  flexibilité  d'organe  où  l'art  ne  s'aperçoit  point,  un  grand 
jeu  de  physionomie,  beaucoup  de  naturel,  un  usage  consommé  et 
la  .science  certaine  de  son  art.  Toutes  ces  qualités,  réunies  à  la  plus 
brillante  jeunesse,  en  font,  sans  contredit,  une  des  premières  actrices 
de  l'Europe,  et  peut-être  la  seule  comparable  à  l'illustre  Mlle  Doli- 
gny,  tant  pour  les  talents  que  pour  la  sagesse  et  le  caractère. 

Je  termine  cette  apologie  en  vous  priant  de  me  croire,  etc. 

Le  commerce,  qui  est  pour  l'ordinaire  peu  littéraire,  a  rare- 
ment entendu  un  si  brillant  plaidoyer  en  sa  faveur. 

Le  rogue  chansonnier  Collé  a  souvent  parlé  de  Sedaine  dans 
ses  Mémoires.  Il  est  dur  pour  lui.  Un  des  moindres  reproches 
qu'il  lui  adresse  est  de  ne  pas  savoir  écrire  en  français  ; 
cest  excessif.  U  le  met  fort  au-dessous  de  Favarl.  C'est  à 
voir  : 

—  Ils  ont  un  défaut  commun:  ce  sont  des  répétitions  continuelles 
des  mêmes  mots,  que  la  musique,  dit-on,  ou  plutôt  le  musicien  oblige 
de  faire.  Tout  musicien  est  une  bét<^;  c'est  une  règle  à  laquelle  je  n'ai 
guère  vu  d'exception;  et  c'est  Hameau,  homme  de  génie  dans  son  art, 
mais  béte  brute,  d'ailleurs,  (pii  le  premier  a  amené  en  France  la 
mode  de  sacrifier  ù  la  musique  Faction  d'un  poème,  le  sens  d'un 
rôle  et  môme  le  sens  commun. 


382  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATL'RE  FRANÇAISE 

Celte  .sortie  conlre  les  musiciens  donne  le  ton  ordin&ire 
de  la  critique  dans  Collé;  il  mérite  un  peu  l'épilhète  qu'il  accole 
au  nom  de  Rameau.  Xous  ne  refermerons  pas  son  compte 
rendu  de  Biaise  sans  y  noter  celte  page  encore  ;  c'est  le  rap- 
port d'une  pièce  oubliée,  qui  paraît  bien  avoir  été  le  prennier 
spécimen  de  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  la  Revue  de 
fin  d  année.  C-e  n'en  est  encore  que  l'embiyon,  et  l'on  voit 
que  ce  genre  a  commencé  par  VActe  des  Théâtres^  la  re\Tje 
des  auteurs  dramatiques.  Ce  passage  est  curieux  pour  l'his- 
loire  d'un  genre  qui  devait  avoir  la  fortune  que  Ton  sait. 

—  La  Parodie  du  Parnasse,  pièce  nouvelle  qui  a  aussi  été  donnée 
ce  mois-ci  sur  ce  mémo  théAtro,  a  eu  quelques  succès.  C'est  une  revue 
critique  de  tous  les  ouvrages  dramatiques  donnés  cette  année  aux 
Français  et  aux  Italiens;  il  y  a  une  scène  vraiment  neuve.  On  intro- 
duit dans  cette  scène  un  personnage  en  long  habit  de  deuil,  couvert 
de  crêpe  et  qui  pleure  toujfmrs;  la  Parodie  lui  demande  son  nom, 
il  répond  qu'il  est  le  pleureur  juré  du  Parnasse.  Il  gémit  effectivement 
sur  toutes  les  pièces  tombées,  sanglote  et  répand  des  larmes  à  pro- 
portion de  leur  chute  plus  ou  moins  grande;  il  tire  à  mesure  des 
mouchoirs  de  ses  poches,  et  ces  mouchoirs  sont  plus  ou  moins  grands, 
suivant  le  plus  ou  moins  de  succès  qu'ont  eu  les  ouvrages.  C'est  une 
espèce  de  nappe,  par  exemple,  qu'il  déplie  lorsqu'il  veut  essuyer  les 
pleurs  qu'il  verse  sur  la  tragédie  de  Titus,  qui  n'a  eu  qu'une  seule 
représentation,  et  c'est  à  ce  sujet  qu'il  déclame  en  sanglotant  ce 
vers-ci,  qu'on  m'a  rapporté  et  que  je  trouve  charmant: 

Titus  j)crdit  un  jour;...  un  jour  perdit  Titus. 

Malgré  sa  revéche  humeur,  Collé  a  du  sens  et  de  la  jus- 
tesse. Une  des  meilleures  critiques  qui  ait  élè  faite  du  Phi- 
losophe sans  le  savoir  est  celle  de  Collé,  qui  le  compare, 
non  >?an.s  raison,  à  Goldoni. 

A  présent  que  ce  genre  du  drame  larmoyant,  mêlé  de  cir- 
constances ordinaires  ou  communes,  a  prospéré  et  est  admis 
au  point  d'être  le  seul  possit)le  parmi  nous,  il  est  curieui 
d'assister  aux  étonnemenls  des  premiers  spectateurs,  comme 
il  le  sera  peul-étre  de  lire  dans  cent  années  nos  indignations. 

Collé  a  eu  le  mérite  de  prévoir  les  chances  du  genre  ;  il 
s'étonne  sans  colère  et  concède  ([iiil  y  a  peut-être  un  avenir. 

—  Cette  pièce  ne  ressemble  à  aucune  de  nos  pièces  de  théâtre,  ni 
pour  le  fonds,  ni  pour  la  cojjduile,  ni  pour  !■•  dialogue.  L'on  ne  peut 


HISTOIRE  DE  LA   LITTÉHATIRE  FRAjNÇilSE  383 

lui  trou\Tr  de  pièce  de  cotit  parai  son  quo  dans  ('cLles  de  Goldoiii,  aux- 
luellos  elle  reascinble  parfaitement;  en  observant  cependant  h 
l'avantage  de  Inuleur  français,  que  dans  l'auteur  itaJien  les  iiicidenta 
de  aes  drames  sont  en  géni>i'aj  fabuleux  et  romanesques,  et  que  ceux 
du  Philosophe  l'ans  te  savoir  sont  naturels  et  de  la  plus  grande  vérité. 
En  même  temps  il  faut  ccmvcnir  que  souvent  c'est  une  nature  trop 
commune  que  celle  que  M.  bedaine  nous  peint;  niais,  au  bout  du 
compte,  c'est  in  nature:  et  la  nature  même  la  plus  simple  a  toujours  le 
droit  de  nous  plaire  et  de  nous  amuser,  quelque  conunune  qu'elle 
soit. 

Un  reproche  plus  grave  qu'il  lui  adresse  el  auquel  nous  pou- 
vons nous  associer,  c'est  que  Sedaine  ne  sait  pas  peindre  en 
grand  ni  donner  de  la  force.  Dans  les  occasions  où  it  fau- 
drait prendre  le  Ion  clevé,  la  voix  lui  manque  ;  il  n'a  pas 
le  patliélique,  l'umplcur,  la  dignité.  Ses  qualités  soot  autres 
el  étaient  celles  de  son  genre,  qui  est  le  genre  bourgeois  : 

—  Le  dialogue  de  rette  comédie,  qui,  conim«  je  l'ai  déjà  dit,  a  son 
coin  de  tiingularilé,  ressemble  au&si  un  peu  à  la  manière  de  dialoguer 
de  Goldoiii;  il  est  court,  vif  et  précis,  plein  de  rélicencea,  et  peint 
mieux  les  petils  objets  que  les  grands.  Dans  les  endroits  de  cbaleur 
el  du  passion,  celle  sorte  de  dialogue  laisse  tout  ù  désirer. 

Il  y  avait  là  de  quoi  étonner  des  gens  encore  accoutumés 
à  la  grandiloquente  tragédie.  Aussi  Collé  n'est  pas  content. 

—  Le  curnclère  de  M.  Despan-îlle,  dit-il,  e.'ft  pris  dans  le  petit; 
il  en  fait  un  père  qui  ne  se  soucie  nullement  de  son  lils...  Miyti  père .'... 
Ek  bien,  mon  pèrr...  Eh!  va  te  promener:...  dit  ce  Desparville.  Au 
lieu  de  cela,  il  fallait  donner  à  ce  vieux  militaire  le  caractère  d'un 
de  ces  guerriers  intrépides  et  heureux,  de  ces  hommes  qui  n'ont 
jamais  été  blessés  et  qui  ne  croient  pas  qu'on  puisse  l'être. 

En  di.eant  à  M.  le  duc  d'Orléans  mon  idée  sur  re  i-aractère.  il  l'ap- 
prouva et  me  confirma  dons  mon  sentiment  por  le  récit  d'un  fait  qu'il 
me  Cdcila.  qui  csl  qu'à  la  première  blessure  que  reçut  M.  de  Broglie, 
feu  son  iirre,  le  Mjnréclinl  de  Droglie  dit  à  son  fils  en  lui  voyant  le 
bras  cassé:  «  Tu  ne  seras  jamais  qu'un  sol;  te  voilA  déjà  blessé,  moi 
je  n"ai  jamnis  reçu  ime  égralignure.  ii 

Sa  conclusion  est  parfaite  de  justesse  :  Sedaine  ne  sera 
jamais  un  peintre  c/i  (jrund.  entendez  un  auteur  de  tragédies. 

—  Je  le  rrgardc  c'ijiimc  le  ni-eu;^e  du  dramatique. 

Le  compliniciit  n'csl  pas  mince. 

Le  succès  du  Philosopht-  ne  s'établit  pas  sans  peine. 


'SM  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

—  Le  proinicr  acle  de  colle  comédie  fut  assez  mal  accueilli  à  la 
première  représentation;  le  secoixl  et  le  troisième  acte  furent  bien 
reçus,  ainsi  que  le  quatrième;  au  cinquièn)e,  il  y  eut  deux  ou  trois 
bagal elles  huées  avec  assez  de  dureté.  Et  le  public  de  ce  jour-là, 
se  retira  fort  incertain  s'il  devait  recevoir  ou  rejeter  cette  pièce;  il 
balança  encore  pendajit  deux  ou  trois  représentations;  enfin  le  monde 
y  revint  avec  plus  d'affluence  à  la  quatrième.  On  demanda  l'auteur 
à  la  deuxième,  troisième  et  quatrième,  et  M.  Sedaine  n'a  pas  voulu 
paraître,  ce  dont  je  lui  sais  très  bon  gré. 

Diderot  a  gardé  de  ce  jour-là  ce  souvenir  : 

—  Je  m'intéressais  plus  vivement  que  lui  au  succès  de  la  pièce;  la 
jalousie  de  talents  est  un  vice  qui  nVest  étranger,  j'en  ai  assez  d'autres 
sans  celui-là;  j'atteste  tous  mes  confrères  en  littérature,  lorsqu'ils 
ont  daigné  quelquefois  me  consulter  sur  leurs  ouvrages,  si  je  n'&î 
pas  fait  tout  ce  qui  dépendait  de  moi  pour  répondre  dignement  à  celte 
marque  distinguée  de  leur  estime.  Le  Philosophe  iians  le  savoir 
chancelle  à  la  première,  à  la  seconde  représentation  et  j'en  suis 
bien  affligé;  à  la  troisième,  il  va  aux  nues,  et  j'en  suis  transporté 
de  joie.  Le  lendemain  matin,  je  me  jette  dans  un  liacre,  je  cours 
après  Sedaine;  c'était  en  hiver,  il  faisait  le  froid  le  plus  rigoureux; 
je  vais  parfont  où  j'espère  le  trouver.  J'apprends  qu'il  est  au  fond  du 
faubourg  Saint-Antoine,  je  m'y  fais  conduire.  Je  l'aborde,  je  jette  mes 
bras  autour  de  son  oou.:  la  voix  me  manque  et  les  larmes  me 
coulent  le  long  des  joues.  Voilà  l'honnue  sensible  et  médiocre.  Se- 
daine, mimobile  et  froid,  me  regarde  et  me  dit:  h  Ah!  Monsieur  Dide- 
rot, que  vous  êtes  beau!  » 

Non  seulement  l'étonnement  du  public  devant  un  genre  nou- 
veau, mais  la  police  même  faisait  obstacle  au  succès,  en  dé- 
nonçant dans  cette  comédie  une  apologie  du  duel.  Collé  fait 
celte  remarque  : 

—  On  joue  tous  les  jours  le  Cid;  le  père  y  ordonne  le  duel  à  son 
fds.  Y  a-t-il  rien  de  plus  fort  que:  meurs  on  tut'? 

1a\  pièce  dut  subir  une  interruption  «  à  cause  de  Tagonie  de 
M.  le  Dauphin  et  de  la  descente  de  châsse  de  Sainte-Gene- 
viève, où,  ajouto  Collé,  l'archevêque  a  été  ce  matin  chanter 
une  grancrmcsse  avec  tout  son  clergé,  et  demander  à  Dieu 
qu'il  nous  j'envoie  ce  prince  à  la  vie.  On  le  regarde  à  Paris 
comme  mort,  et  il  est  généralement  regretté  ». 

Le  Dauphm  mourut  peu  après,  eu  1765. 


HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  38o 

La  pièce,  d'abord  ralentie,  partit  pour  une  belle  carrière. 
C'était  souvent  le  cas  de  Sedaine.  Grimm  le  constatait  : 

—  Le  sort  de  M.  Sedaine  est  de  tomber  à  la  première  représentation, 
et  puis  de  se  relever  peu  à  peu  aux  suivantes,  et  puis  de  tourner  les 
tôles  à  la  sixième  ou  septième,  et  puis  d'être  joué  vingt  fois  de  suite 
avec  un  concours  de  monde  prodigieux...  L'hippocrène  de  ce  poète 
n'est  point  de  ces  liqueurs  fortes,  impétueuses,  qui  enivrent  du  pre- 
mier coup  ;  c'est  un  breuvage  délicieux  qui  charme  les  sens  peu  a 
peu  et  finit  par  s'en  emparer  avec  la  plus  douce  volupté.  Le  langage 
de  M.  Sedaine  est  aussi  fin  et  aussi  délié  que  celui  de  la  musique  ; 
pour  en  saisir  toutes  les  beautés,  il  faut  Tentefidre  plusieurs  fois  de 
suite.  On  ne  sent  tout  le  charme  d'un  excellent  opéra  qu'à  la  troi- 
sième ou  quatrième  représentation  ;  il  en  est  précisément  de  même 
des  pièces  de  M.  Sedaine. 

Se  peut-il  encore  rien  de  plus  charmant,  de  plus  fin,  de 
plus  ingénieux,  que  le  badinage  de  la  Gageure  imprévue,' 
une  épouse  qui  cache  un  visiteur  dans  un  cabinet,  le  mari  qui 
rentre  à  l'improviste,  la  présence  d'esprit  de  la  marquise  qui 
impose  à  l'époux  une  gageure  propitiatoire. 

LA   MARQUISE 

Je  regardais  cette  porte,  et  je  me  disais  :  chaque  petit  morceau 
de  fer  qui  sert  h  la  ronstruire  a  certainement  son  nom  ;  et,  hors  la 
serrure,  je  n'aurais  pas  dit  le  nom  d'un  seul. 

LE    MARQUIS 

Eh  bien  !  moi  madame,  îe  les  dirais  tous. 

LA     MARQUISE 

Tous  7  cela  ne  se  peut  pas. 

LE    MARQUIS 

Je  le   parierais. 

LA    MARQUISE 

Ah  !   cela  est  bientôt  dit. 

LE    MARQUIS 

Je  le  parie,  Madame,   je  le  parie. 

Et  lemcri,  fier  de  sa  science,  de  débiter  :vis,  écrous.  pomme, 
rosette,  Jichcs,  gâches,  verrous,  etc.  Suit  le  récit  de  remploi 
de  la  journée  de  la  dame  :  un  chevalier  est  entré,  l'a  courtisée- 
à  la  venue  du  marquis,  elle  l'a  caché  dans  ce  cabinet.  L'époux, 
interdit,  pâlit,  serre  les  poings. 

2r> 


:m\  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

LA    MARQUISE 

N'en  parlons  plus,  je  vois  que  cela  vous  a  fait  quelque  peine,    et 
j'en  suis  mortifiée.  Je...  je...  je  souhaiterais  être  seule. 

LE   MARQUIS 

Je  le  crois. 

LA    MARQUISE 

Je  désirerais... 

£E  BIARQUIS 

El  moi  je  désire  entrer  dans  ce  cabinet  et  voir  Thomme  qui  a  eu  la 
témérité... 

'  GOTTE 

Ah  1  quelle  imprudence!... 

LA    MARQUISE 

Si  j'ai  perdu  le  pari,  donnez-m'en  la  revanche. 

LE    MARQUIS 

Madame,  il  n'est  pas  question  de  plaisanter. 

# 

LA    MARQUISE 

Je  ne  plaisante  point  ;  je  vous  demande  ma  revanche. 

LE   MARQUIS 

Et  moi,  madame,  je  vous  demande  la  clef  de  ce  cabinet,  et  je  vous 
prie  de  me  la  donner. 

LA  MARQUISE 

La  clef,  monsieur? 

LE   &IARQUIS 

Oui,  la  clef,  la  clefî 

La  clef  !  C'est  le  mot  qu'il  avait  oublié  dans  la  nonaenclalure 
dos  pièces  de  la  serrure.  Avec  un  don  bien  malicieux  de  per- 
siflage,   la  marquise  le  lui  fait  observer  : 

—  Arrêtez,  monsieur,  dans  ce  pari  vous  avez  oublié  de  parier 
lin  ne  i*l<'f,  d'une  clef,  d'une  clefî  vous  ne  douiez  pas  qu'elle  ne  soit 
de  fer.  Vous  Tavez  bien  nommée  depuis  avec  une  fureur  et  un  em- 
portement que  je  n'attendais  pas  ;  mais  il  n'est  plus  temps.  J'ai  voulu 
faire  un  badinage  de  ceci,  et  vous  faire  demander  h  vous-môme 
le  morceau  de  fer  que  vous  aviez  oublié  ;  mais  je  vois,  et  trop  tard, 
que  je  ne  devais  pas  m'exposer  à  la  singularité  de  vos  procédés, 
lisez,  Monsieur.  (Elle  prend  le  papier,  rompt  le  cachet,  et  le  lui 
donne  tout  ouvert.  Il  le  prend  avec  dépit,  et  lit  d'un  air  indécis,  dis- 
trail  ci  confus,.  Quant  à  celte  clef  que  vous  demandez,  tenez,  mon- 
sieur, la  voici,  celte  clef.  Ouvrez  ce  cabinet,  ouvrez-le  vous-n>éme, 
regardez  partout,  justifiez  vos  soupçons,  et  accordez-moi  assez 
d'esprit  pour  penser  que,  lorsque  j'ai  la  prudence  d*y  faire  cacher 
quohiu'un,  je  ne  dois  pas  avoir  la  sottise  de  vous  le  dire. 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  387 

Le  mari  berné  et  confus  s'excuse  et  s'agenouille.  C'est  une 
es  plus  jolies  scènes  du  répertoire. 
Sedaine  habitait  une  petite  maison,  rue  de  la  Rocjuettc.  Elle 
xistait  encore  au  temps  où  Jal  l'a  visitée  et  écrivait  :  «  Lors- 
ue  Régnier,  le  peintre  de  paysages,  recueillit  les  éléinentî»  de 
^ouvrage  qu'il  publia  avec  Champion  le  lithographe,  sous  ce 
itre  :  Habitations  dea   personnages  les  plus  célèbres   de    la 
ronce,  la  maison  de  Sedaine  appartenait  à  Mme  de  La  Sable, 
i  Favait  arcfuise  des  héritiers  de  notre  auteur.  Cette  dame 
l  reiiianpier  à  Régnier,  outre  le  plan  général  de  la  décoration 
e  ce  petit  logis  assez  singulier,  un  cadran  solaire  porté  sur 
m  pied  en  pieiTe  sculpté  d'après  un  dessin  de  Sedaine,  et  dans 
e  fond  du  jardin,  au  milieu  d'un  bosquet,  une  sorte  de  cabi- 
ef  rustique,  revêtu  de  troncs  et  de  branches  d'arbres.  Au  bas 
e  <-etle  maisonnette,  était  la  chambre  du  dramaturge.  C'est 
ans  celle   retraite  que  Sedaine  composa  son  Philosophe. 
Ififme  de  La  Sable  fit  voir  à  Régnier  une  porte  assez  éloignée 
^u  kioscjuc,  et  lui  dit  :  <(  \'oici  la  i>orte  à  laipielle  Sedaine  lit 
rap|)€r,  pour  en  essayer  l'effet,  les  trois  coups  cjui  produi- 
une  si  vive  impression  à  la  représentation  du  l^hilos,oplie 
ans  le  Savoir,  » 
Sedaine  res>te  Itî  modèle  de  ce  genre  réaliste  qui  ne  cheichc 
pas  les  cimes,  qui  calcjuc  et  copie  la  nature,  et  par  lequel  on 
:se  reposait  en  pleine  bourgeoisie  des  fantaisies  métaphysi- 
ques de  Gomberville  et  des  horreurs  tragiiïues  de  Crébillon. 
^yec  lui  se  consolide  et  s'aflirme  l'école  du  vrai,  de  la  vérité 
^ans  l'art,  de  l'exactitude  dans  l'imitation.  Mais  la  dureté  de 
la  vie  est  assouplie,  attendrie  par  une  sensibilité  aimable,  un 
optimisme  à  l'épreuve,  une  bonté  résistante,  une  douceur  de 
parti  pris,  qui  font  de  son  théâtre  le  temple  du  sourire  et  de 
la  consolai  mn. 

A  présent,  plact»  au  roi  du  genre  :  voici  Beaumarchais  (1). 

La  famille  Caron  habitai!  rue  Saint-Denis,  en  face  la  rue  de 

la  Ferronnerie,  et  se  composait  du  père,  horloger,  ('e  la  mère 

(l)  1732-1:90. 


388  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATl'RE   FRANÇAISE 

el  de  sept  entants.  Augustin  était  adoré  de  ses  sœurs,  qui 
étaient  fort  gaies  et  spirituelles,  comme  le  père  était  très 
lettré.  Elles  faisaient  de  la  musique,  composaient  et  chan- 
taient de  petits  vors.  L'une,  Lisette,  fut  l'héroïne  du  drame  de 
Clavijo;  l'autre,  Julie,  était  gaie,  espiègle,  lettrée,  artiste; 
elle  jouait  la  comédie,  écrivait  des  lettres  fort  drôles  aux 
jeunes  gens,  lisait  Richardson.  Elle  eut  une  grande  ten- 
dresse pour  son  Irèro,  nu  r  va  et  (|u'elle  consola  des  sé- 
vérités paternelles.  Avec  elle,  il  jouait  au  tribunal,  et  Augus- 
tin faisait  le  juge  :  déjà  la  silhouette  de  Br;doison  s'es- 
tompait devant  lui.  Il  fut  au  collège  d'Alfort  jusqu'à  treize 
ans,  en  sortit  •  i  v\i\\  de  nclit  (  hérubin  polisson,  se  fit  chasser 
par  son  père,  revint  repentant,  se  mit  à  l'horlogerie,  inventa 
un  système  d'échappement  qui  fut  approuvé  par  l'Académie 
des  sciences,  offrit  au  roi  Louis  XV  une  montre  munie  de  cet 
échappement  nouveau,  et  le  roi  la  porta  un  an  ;  il  devint  horlo- 
ger de  la  cour,  fil  p«mr  Mme  de  Pompadour  une  montre  dans 
une  bague,  reçut  des  commandes  à  Yei'sailles. 

Une  fois  qu'il  eut  mis  le  pied  sur  ce  terrain  fertile,  il  s'y  at- 
tarda. Il  accepta,  par  l'entremise  d'une  dame  complaisante, 
une  charge  de  servant  du  roi,  et  il  faut  se  figurer  Augustin 
portant  les  plats  dans  le  cortège  des  maîtres  d'hôtel.  Il  épousa 
la  dame,  qui  lui  apporta  en  dot  le  fief  de  Beaumarchais.  Il 
se  pourvut  «  contre  quittance  »,  d'un  titre  de  noblesse.  Bientôt 
il  fut  veuf,  et  demeura  sans  bien. 
Il  avait  étudié  la  harpe. 

La  harpe  était  un  instrument  nouveau  en  France  :  u  Je  ne 
connaissais  pas  cet  instrument  »,  déclare  Diderot  en  1760, 
après  une  soirée  où  il  on  entendit  jouer. 

Beaumarchais  en  perfectionna  les  pédales.  Or,  cet  homme 
universel  avait  fait  des  pendules  pour  Mesdames,    filles  de 
Louis  XV,  que  leur  père  apjx^lait  Chiffe,  Loque  et  Braille.  Il 
leur  apprit  la  harpe  et  leur  suggéra  d'organiser  des  concerts  ; 
il  se  rendait  utile,  rlioisissait  les  morceaux,  distrayait  la  mo- 
rose famille  royale.  I^  roi  voulut  l'entendre  jouer  de  la  harpe, 
et  comme  il  n'y  avait  pas  de  siège,  lui  céda  son  fauteuil  ce 
qui  fil  bien  des  jaloux.  Un  petit  horloger  ne  s'assoit  pas  dans 
le  fauteuil  roval  sans  soulever  1  envie. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  389 

Un  jour,  un  courtisan  l'aborda  au  moment  où  il  sortait 
en  habit  de  gala  de  l'appartement  des  princesses,  et  lui  pré- 
sentant une  fort  belle  montre  : 


—  Monsieur,  lui  dit-il,  vous  qui  vous  connaissez  en  horlogerie, 
veuillez  je  vous  prie  examiner  ma  montre  qui  est  dérangée. 

—  Monsieur,   depuis  que  j'ai  cessé  de  m'occuper  de  cet  art,  je 
suis  devenu  très  maladroit. 


A  ces  mots,  Beaumarchais  prend  la  montre,  l'ouvre,  la  lève 
en  Tair  et  la  laisse  tomber  à  terre. 

Ainsi  Beaumarchais,  comme  dans  les  contes  de  fées,  vit 
s'ouvrir  aux  sons  de  la  musique,  les  portes  du  palais. 

Et  il  se  lit  pardonner  d'avoir,  en  1763,  tué  son  adversaire  en 
duel,  et  «  vu  la  garde  de  son  épée  sur  la  poitrine  de  son  par- 
tenaire ». 

Il  était  très  en  faveur  auprès  de  Mesdames,  auxquelles  il 
présenta  son  père,  et  qui  l'estimaient  fort.  La  situation  était 
plus  glorieuse  que  fructueuse,  car  elle  n'était  pas  rétribuée, 
et  il  fallait  satisfaire  les  caprices  des  princesses,  apporter 
tantôt  de  la  musique,  tantôt  une  harpe,  un  luth,  un  tambou- 
rin. Et  il  n'était  toujours  pas  question  de  littérature. 

A  ce  moment,  un  riche  financier,  un  des  frères  Paris,  con- 
sacrait ses  soins  à  la  fondation  de  l'Ecole  Militaire,  sous  les 
auspices  de  Mme  de  Pompadour.  Le  crédit  de  celle-ci  baissait. 
Paris  eût  voulu  que  le  roi  vint  visiter  son  école  :  et  il  ne 
pouvait  l'obtenir.  Il  eut  l'idée  de  s'adresser  à  Beaumarchais, 
de  lui  demander  d'amener  Mesdames.  Mesdames  vinrent,  vi- 
rent l'école,  en  parlèrent  à  leur  père,  qui  y  alla.  Paris  fut 
ravi,  et  il  lit  la  fortune  de  Beaumarchais.  Il  le  mit  dans 
diverses  bonnes  aflaires  de  spéculation.  Il  devint  successi- 
vement secrétaire  du  roi,  contrôleur,  juge  des  délits  de  chasse, 
mais  souleva  contre  lui  des  tempêtes  de  haines  en  briguant  une 
charge  de  grand  maître  des  eaux  et  forêts.  Il  n'y  en  avait  que 
dix-huit  en  France  ;  les  autres  repoussaient  Beaumarchais 
comme  n'étant  i)as  assez  noble,  et  celui-ci  leur  prouvait  à  tous 
qu'ils  étaient  d  anciens  bouticjuiers  :  ce  furent  des  fureurs. 

En  1764,    il  avait  trente-quatre  ans.  Il  alla  en  Espagne 


390  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRVTLRE  FRANÇAISE 

exéculer  et  faire  bannir  un  galanlin  peu  .scrui)ulcux,  Claviiu 
(Gœthe  Ta  mis  au  théâtre)  qui  avait  promis  mariage  à  sa  sœur, 
puis  avait  repris  sa  parole.  Son  séjour  à  Madrid  fut  brillant; 
il  avait  de  l'argent,  des  recommandations  :  il  fut  reçu  et  fêté 
dans  le  monde  officiel  et  diplomatique.  Quand  il  j-evint,  eii 
1765,  l'image  de  Figaro  hantait  ses  pensées  indécises. 

Cependant  il  fleuretait  avec  une  jolie  créole,  qu'il  n'épousa 
pas,  parce  qu'elle  s'aperçut  que  ses  charmes  n'intéressaient 
pas  son  amant  autant  que  ses  grands  biens.  Les  lettres 
d'amour  de  Thorloger  sont  plutôt  des  lettres  d'affaires. 

Tandis  qu  Augustin  était  à  Madrid,  sa  sœur  lui  reprochait 
d'oublier  la  jeune  Pauline,  et  lui  écrivait  : 

—  Dis-lui  donc  quelque  chose,  à  cette  enfant  ! 

Le  roman  avorta.  Beaumarchais,  veuf  à  ce  moment,  habi- 
tait dans  sa  famille,  rue  de  Condé,  avec  quelques-unes  de  ses 
sœurs,  qui  toutes,  obéissant  aux  lois  du  sang,  avaient  quelque 
amourette  en  cours.  Julie  disait  de  leur  maison  :  «  C'est  une 
pétaudière  d'amants.  » 

Et  c'est  alors  qu'il  tira,  d'une  des  parades  qu'il  écrivait  pour 
les  invités  de  M.  Le  Normand  d'Etiolés,  un  opéra-comicpie, 
le  Barbier  de  Séiille,  que  les  Italieïîs  refusèrent,  et  dont  il 
fît  une  comédie  que  les  Français,  mieux  avisés,  acceptèrent, 
et  se  félicitèrent  de  jouer. 

Les  procès  contre  La  Blache,  héritier  de  Paris  Duverney, 
contre  Gœzman,  un  juge  avide  et  tenace,  la  rédaction  de  ses 
fameux  Mémoires  si  pétillants  de  verve  maligne,  un  séjour  au 
For-rEvê(]ue,  l'émoi  du  Parlement  quand  ces  Mémoires  ren- 
dirent ridicules  une  jurisprudence  jusqu'alors  forte  des  té- 
nèbres de  ses  arcanes  ;  l'entrée  de  notre  agile  homme  dans 
les  agents  secrets,  sa  mission  auprès  du  chevalier  d'Eon.  ses 
opérations  commerciales  en  Amérique,  son  nMe  dans  les  ar- 
mements des  Etats-Unis  contre  l'Angleterre,  le  soin  d'armer 
40  vaisseaux,  Ja  campagne  pour  l'indépendance  des  gens  de 
lettres  et  des  auteurs  dramatiques,  l'expédition  de  fournitures 
d'armes  aux  insurgents  d'outre-mer,  l'organisation  de  sa 
marine,  l'édition  des  œuvres  de  Voltaire,  la  lutte  contre  Suard, 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  'iOl 

irêle-nom  du  comte  de  Provence,  la  polémique  avec  Mirabeau, 
affaire  du  divorce  Kornmann  et  de  Tavocal  Bergasse.  la  prise 
e  la  Bastille,  en  face  de  la  superbe  maison  qu'il  lit  rlever  à 
rands  frais  et  qu'on  visitait  le  jeudi,  conulie  tin  palais  ;  son 
xil,  sa  vie  précaire  à  Hambourg  :  ce  furent  là  <juelqucs-uns 
es  épisodes  qui  occupèrent  cette  existence  agitée,  jusi|u'à  la., 
îort  subite,  le  18  mai  1799. 

Ce  diable  d'homme  entreprenait  tout,  essayait  tout,  réus- 
issait  fout.  La  littérature  n'est  qu'un  petit  incident  heureux 
ans  une  vie  remplie  par  mille  autres  objets.  Il  passait  de  lun 
Vautre  sans  effort.  Il  avait  la  faculté  de  changer  d  ocnipa- 
on  inopinément,  et  de  porter  une  attention  aussi  forte,  aussi 
ntière  sur  le  nouvel  objet  qui  survenait,  que  sur  relui  qu'il 
uittait.  C'est  ce  qu'il  appelait»  fermer  le  tiroir  d'une  affaire  ». 
!t  il  passait  ainsi  d'un  tiroir  à  l'autre,  s'occupait  des  fusils 
B  la  Hollande,  d'un  opéra,  de  la  coupe  des  bois,  d'un  pam* 
hlet,  d'un  factum, d'une  réponse,  d'une  défense, d'une  alia([ue, 
e  la  concession  du  commerce  de  la  Louisiane,  de  la  fourniture 
ôs  nègres,  de  la  colonisation  de  la  Sierra  Morona,  et  des 
rames  modernes. 

Il  excellait  dans  la  guerre  d  escarmouche  à  la  pointe  de  la 
lume,  et  il  y  remportait  de  beaux  succès.  Mais  avec  l'âge,  la 
3rve  et  la  chance  se  retiraient,  et  il  se  brisa  un  jour  contre 

colossal  Mirabeau.  Il  faut  conter  cette  querelle,  qui  montre 
IX  prises  le  lion  et  le  renard.  Beaumarchais  avait  mis  des 
►nds  dans  l'affaire  de  la  Pompe  à  feu  de  Chaillot,  qui  dis- 
ibuait  Teau  dans  Paris.  En  1785,  les  actions  étaient  à  la 
ausse.  Des  banquiers  intéressés  à  la  chute  de  cette  enlre- 
nse  la  firent  attaquer  par  le  besoigneux  Mirabeau.  Celui-ci 
nça  son  factum  contre  la  compagnie  des  eaux.  Beauniar- 
lais,  administrateur,  riposta  avec  esprit,  et  il  rappela  les 
taque  de  Démosthène  : 

—  Quand  oWo.s  étaient  bien  amôres,  disait-il,  on  les  nommait  phi- 
épiques  ;  peiit-ôlie,  un  jour  quelque  mauvais  plaisant  coiffcra-t-ii 
Iles-ci  du  joli  nom  de  mirabelles  venant  du  comte  de  Mirabeau, 
I  mirabelia  feciU 

La  riposte  fut  terrible.  Beaumarchais  ne  savait  pas  à  qui  il 


3U2  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

s'était  adresse.  Mirabeau  le  fustigea  aveq  une  redoutable 
violence,  arracha  le  voile  de  désintéressement  et  de  patrio- 
tisme qu'il  jetait  sur  ses  fructueuses  spéculations,  et  il  le  dé- 
masqua d'un  geste  superbe,  et  il  bafoua  ce  a  siècle  où  tout 
se  fait  pour  l'honneur,  pour  la  gloire,  et  rien  pour  V argent; 
où  les  chevaliers  d^industrie,  les  charlatans,  les  baladins,  les 
proxénètes  n'eurent  jamais  d'autre  ambition  que  la  gloire, 
sans  la  moindre  considération  de  prolii  ;  où  le  trafic  à  la 
ville,  l'agiotage  à  la  cour,  l'intrigue  qui  vit  d'exactions  et  de 
prodigalités,  n'ont  d'autre  but  que  l'honneur,  sans  aucune 
vue  d'intérêt;  où  l'on  arme  pour  l'Amérique  trente  vais- 
seaux chargés  de  fournitures  avariées,  de  munitions  éventées, 
de  vieux  fusils  que  Ton  revend  pour  neufs,  le  tout  pour  la 
gloire  de  contribuer  à  rendre  libre  un  des  mondes,  et  nulle- 
menls  pour  les  retours  de  celte  expédition  désintéressée,.,  où 
l'on  profane  les  chefs-d'œuvre  d'un  grand  homme  (allusion 
à  Tcdition  de  Voltaire  par  Beaumarchais),  en  leur  associant 
tous  les  Juvenilia,  tous  les  Senilia,  toutes  les  rêveries  qui, 
dans  sa  longue  carrière,  lui  sont  échappées-;  le  tout  pour  la 
gloire  et  nullement  pour  le  profit,  d'être  l'éditeur  de  cette 
collection  monstrueuse  ;  où,  pour  faire  un  peu  de  bruit  et 
par  conséquent  par  amour  de  la  gloire  et  haine  du  profit, 
on  change  le  Théâtre-Français  en  tréteaux  et  la  scène  comique 
en  école  de  mauvaises  mœurs  ;  on  déchire,  on  insulte,  on 
outrage  tous  les  ordres  de  l'Etat,  toutes  les  classes  de  citoyens, 
toutes  les  lois,  toutes  les  règles,  tontes  les  bienséances...  » 

Jamais  mirabelles  n'ont  été  si  chèrement  payées. 

En  littérature  dramatique,  Beaumarchais  se  rangea  au  pre- 
mier rang  de  la  jeune  école  du  drame,  l'invention  du  siècle. 

Nous  avons  vu  l'historique  de  ce  genre  humide,  et  l'action 
des  premiers  précurseurs. 

Le  rôle  de  Beaumarchais  dans  cet  ordre  d'idées  est  beau- 
coup plus  intéressant,  étant  plus  vivant  et  plus  actif.  Il  dis- 
courut moins  et  il  tenta  davantage.  Il  étendit  la  réforme  de 
Diderot  ;  on  l'appela  l'Enfant  Terrible  du  Père  de  famille. 

Il  rompit  des  lances  pour  la  comédie  larmoyante  et  sérieuse 
et  contre  la  tracrédie  classique,  et  il  planta  sur  les  ruines 
des  Pjopylées,  comme  bannière,  un  mouchoir  trempé  de  larmes. 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  393 

Tandis  que  Diderot  tenait  encore  aux  trois  unités,  Beaumar- 
chais les  sacrifie.  11  ne  reconnaît  d'autre  éloquence  que  celle 
des  situations,  et  celles-ci  doivent  être  continuellement  en  op- 
position avec  les  désirs  des  personnages.  De  là  une  contra- 
riété nécessaire  et  constante,  une  gêne  pénible,  une  pitié  tou- 
chante, faite  de  mélancolie  et  de  sympathie  :  et  voilà  les  larmes 
de  Thalie.  Poussez  plus  avant  :  vous  aurez  notre  mélodrame 
qui  est  1  éternelle  aventure  de  Tinnocence  persécutée.  Et 
comme  il  arrive  quelquefois  dans  la  vie  que  l'innocence  est 
malgré  tout  compagne  du  bonheur,  cette  outrance  devient 
une  entorse  à  la  vraisemblance. 

Plus  de  vers.  Dans  la  vie,  on  ne  parle  pas  en  vers.  Et  il 
faut,  —  voyez  combien  ces  théories  sont  celles  de  noire  temps, 
—  il  faut  que  le  théâtre  donne  l'illusion  de  la  vie.  En  vain 
direz-vous:  mais  la  convention  est  l'essence  du  théâtre  ;  il  faut 
une  rampe  pour  imiter  le  soleil,  il  faut  un  cadre  pour  fermer 
la  scène.  Beaumarchais  est  l'homme  de  la  vie,  et  il  précède 
de  cent  ans  les  efforts  si  curieux  de  notre  théâtre  réaliste.  Il 
veut  (|ue  la  vie  réelle  entre  à  flots  sur  les  planches  : 

—  Transportez-moi  loin  des  coulisses.  Que  le  dialogue  soit  simple 
et  rappelle  la  conversation  de  tous  les  jours  ! 

Et  ceci,  qui  est  jusie  : 

—  Pins  (le  ces  dialogues  qui  ne  sont  que  deux  longs  monologues 
qui  se  croisent  ;  au  lieu  de  cela,  le  dialogue  vif,  pressé,  coupé,  tumul- 
tueux où  chacun  ne  parle  que  le  temps  qui  lui  est  laissé  par  Tim pa- 
tience de  l'interlocuteur.  • 

Son  tort  fut  de  prendre  pour  du  naturel  d'étranges  bour- 
souflures de  style,  car  si  «  on  ne  parle  pas  en  vers  rue  Saint- 
Denis  »,  rue  Saint-Denis  non  plus,  un  mari  ne  dit  pas  à  sa 
femme  : 

—  Mon  but  on  vous  épousant  fut  d'unir  la  douce  sécurité  des  plai- 
sirs honnêtes  aux  charmes  d'une  passion  vive  et  toujours  nouvelle. 

Ce  qu'il  eut  tort  aussi  de  méconnaître  et  d'ignorer,  ce  sont 
les  lois  de  ce  qu'on  appelle  l'optique  théâtrale.  Les  événe- 
ments, les  peisonnages,  les  sentiments  doivent  subir  un  gros- 


394  insToiUE  de  la  littérature  française 

sissemenl  nécessaire  derrière  la  rampe.  Il  y  a  des  conven- 
tions inévitables,  et  celle-ci  n'est  point  la  moindre  :  quels  que 
soient  les  traités  et  les  réformes,  des  bourgeois  en  scène  n'au- 
ront jamais  le  droit  de  parler  comme  à  la  ville,  et  voici  pour- 
quoi. A  la  ville,  ils  se  connaissent  ;  il  y  a  entre  eux  tout  un 
passé  de  relations,  tout  un  ensemble  d'habitudes  ;  ils  se  com- 
prennent d'uï^  mot  ;  une  simple  allusion  en  dit  long  pour  cha- 
cun d'eux.  Qu'un  speclateur  assiste  à  leur  conversation  :  si  les 
deux  interlocuteurs  ne  cessent  pas  de  converser  de  la  même 
façon  qu'ils  faisaient,  tous  les  dessous  profonds  de  Tenlre- 
tien  demeureront  pour  lui  invisibles,  et  il  ne  saisira  qu'une 
moitié  de  ce  qu'ils  disent.  Il  faut  donc  que  les  personnages 
de  théâtre  parlent  autremcnl  que  des  gens  ordinaires  ;  il  faut 
que  leur  conversalion  soit  plus  explicite,  plus  savamment  me- 
née que  dans  la  vie,  afin  d'intéresser  et  d'infcnrmer  le  specta- 
teur qui  ne  sait  rien  et  qui  veut  savoir. 

Plus  de  sujets  historiques.  Les  vivants  seuls  sont  intéres- 
sants, <c  Que  me  font  à  moi,  paisible  sujet  d'un  état  monar- 
chique, les  révolutions  d'Athènes  et  de  Rome?  »  Le  tremble- 
ment de  terre  de  Lima  l'émeut,  parce  que  la  catastrophe 
pouvait  se  produire  à  Paris.  La  Révolution  d'Angleterre  le 
laisse  froid,  parce  qu'il  sait  bien,  —  il  écrit  cela  en  17G7,  — 
qu'il  ne  peut  pas  y  avoir  de  révolution  à  Paris. 

Et  plus  de  rois  :  parce  que  le  prestige  des  rois  commence 
à  pâlir,  et  ({u'il  y  a  une  petite  satisfaction  républicaine  à  chas- 
ser les  monarques  de  la  scène  du  théâtre,  en  attendant  qu'on 
les  raye  de  la  scène  du  monde. 

Ainsi  la  politique  elle-même  inclinait  les  esprits  vers  l'imi- 
tation plus  servile  de  la  vie  dans  l'art.  La  tragédie  bourgeoise 
était  un  événement  social  un  avènement  :  la  bourgeoisie  s'ins- 
tallait. 

Beaumarchais  a  poussé  plus  loin  que  personne  le  souci  du 
réalisme  au  théâtre.  Il  voulut  que  le  temps  fictif  de  l'action 
fut  égal  au  temps  réel,  et  que  les  actes  fussent  reliés  entre 
eux  par  des  pantomimes,  pour  occuper  Tenir  acte  et  ennuyer  le 
tapis.  Il  souhaita  que,  dans  le  salon  désert,  on  vît  aller  et 
venir  des  domestiques  portant  des  flacons  vides  et  des  paquets 
de  carton,  époussetant,  rangeant  les  meubles: 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  395 

--  L'action  théâtrale  ne  se  reposant  jamais,  j'ai  pensé  qu'on  pour- 
rait Ciisayor  de  lier  an  acte  à  celui  qui  le  suit  par  une  active  pan- 
tomime qui  soutiendrait  sans  la  fatiguer,  l'attention  des  spectateurs 
et  indiquerait  ce  qui  se  passe  derrière  la  scène  pendant  l'entr'acl-?. 

Il  se  préoccupa  beaucoup  des  costumes,  s'attardanl  aux  plus 
infimes  détails  pour  assurer  la  réalité  dans  rimitation.  Il  ha- 
billa SCS  personnages  à  un  bouton  près,  avec  une  telle  cons- 
cience, que  ses  c(  listes  des  personnages  »  sont  aujourd'hui 
des  documents  précieux  pour  l'histoire  des  modes.  Il  est  dom- 
mage que  l'habit  ne  fasse  pas  Je  drame. 

Tout  cela,  qui  est  vieux,  est  bien  moderne,  et  recule  la  vé- 
ritable  date  de  la  préface  de  CromwelL 

Si  les  romantiques  procèdent  du  romantisme  allemiand, 
celui-ci  s'est  inspiré  du  xviii*  siècle  français,  de  Diderot  et 
des  théories  d'alors,  qui  étaient,  à  l'époque,  tout  ensemble 
sociales  et  littéraires,  puisqu'elles  revendiquaient  les  dignités 
et  la  prééminence  pour  une  caste  sacrifiée. 

La  tragédie  faisait  partie  des  carrières  fermées  aux  bour- 
geois, qui  restaient  du  gibier  de  comédies  et  de  farces. 

Beaumarchais  servit  cette  cause  avec  sa  fougue,  son  talent, 
et  sa  fécondité  d'imagination  et  d'invention  qui  l'égale  aux 
plus  inventifs  Espagnols. 

Le  Fils  Naturel,  de  Diderot,  est  de  1757. 

Le  Philosophe  swis  le  savoir,  de  Sedaine,  est  de  1765. 

r^e  premier  drame  de  Beaumarchais,  Eiujénie,  est  de  1767. 

Les  Deux  Amis  sont  de  1770. 

Eugénie  est  la  fille  d'un  riche  Anglais  ;  elle  se  croit  la  femme 
de  lord  Clarcndon,  qui  n'est  pas  sans  rapport  avec  Clavijo. 
Mais  elle  se  trompe,  et  elle  a  été  trompée.  Le  mariage  est 
non  avenu  ;  il  a  été  célébré  devant  un  faux  chapelain.  Le 
mari  qui  est  libre,  se  dispose  à  quitter  Eugénie  pour  épouser 
une  riche  héritière.  La  vérité  éclate  ;  le  père  d'Eugénie  tem- 
pête ;  la  tante  gémit.  Clarcndon  se  repent,  et  épouse  sa  femme 
véritablement. 

\  celte  intrigue  s'en  môle  une  autre,  tirée  du  Comte  de 
Belflor  :  le  frère  d'Eugénie  sauvé  de  la  mort  par  le  séducteur, 
qu'il  est  obligé  ensuite  de  provoquer. 

Pour  un  partisan  du  naturel,  cette  intrigue  en  manque  un 


396  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRVTL'RE  FRANÇAISE 

peu.  Elle  eut  cependant  du  succès,  elle  fut  traduite  et  jouée  à' 
Drury  Lane. 

Les  entractes  étaient  mimés  par  des  domestiques,  tandis 
que  l'orchestre  jouait  des  airs.  Les  indications  scéniques  sont 
curieuses  par  leur  souci  du  réalisme  et  leur  naïve  précision. 

—  Le  Baron  sort  de  chez  sa  fille  d'un  air  pénétré,  tenant  d'une 
main  un  bougeoir  allumé,  et  de  l'autre  cherchant  une  clef  dans  son 
gousset.  Il  nnient  promplement  avec  un  flacon  de  sels,  ce  qui  annonce 
qu'Eugénie  est  dans  une  crise  affreuse.  (Entr'acto). 

Et  les  indications  de  jeu  ne  sont  pas  moins  étonnantes: 

Eugénie  du  ton  du  ressentiment  que  le  respect  réprime. 
Madame  Murer,  du  ton  de  quelqu'un  qui  croit  en  dire  assez. 
Le  Baron  du  ton  d'un  homme  que  ce  mot  de  Mylord  ramène  à 
d'autres  idées. 

Le  style  est  déclamatoire,  emphatique,  épileptique;  ce  ne 
sont  qu'exclamations  :  Vengeance  !  soutenez  mon  courage  ! 
Affreux  événejnent  !  Ah  I  grands  dieux  !  quelle  indignité  !  Et 
la  phrase  se  perd  souvent  en  sons  inarticulés  :  Oh  !  Ah!  ah  : 
Le  ton  demandé  et  indiqué,  est  tantôt  désespéré,  tantôt  mou- 
rant, ou  pénétré,  ou  égaré,  ou  consterné.  C'est  une  cascade  de 
larmes,  un  chant  humide  de  sanglots.  Mais  à  travers  le  brouil- 
lard sourit  déjà  le  masque  malin  de  Figaro.  Un  intendant  ., 
mourant  parle  de  rendre  comple  des  acies  de  sa  vie,  et  un  la- 
quais obscTve  : 

—  Un  intendant  !  le  compte  sera  long  ! 

La  note  frondeuse  chante  entre  les  soupirs  :  «  Quoique  gen- 
tilhomme, je  ne  suis  qu'un  homme  »  ou  :  u  Les  lois  ?  la  puis- 
sance et  le  crédit  les  étouffent.  » 

Le  succès  irrita  l'envie,  et  Beaumarchais  connut  la  satire, 
cet  avatar  de  la  gloire. 

Sur  tes  montres  on  lit  Caron, 
Beaumarchais   sur  ton  Eugénie. 
Pourquoi  ce  changement  de  nom  ? 
Rougis-tu  de  ton  drame  ou  de  Tliorlogerie  ? 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  397 

Il  continua  sans  iléfourner  la  têle,  et  fit  un  second  drame. 
L'inUirél  particulier  de  la  comédie  les  Deux  Amis  est  la 
tentative  pour  faire  sortir  le  sujet  et  la  passion  du  métier,  de 
la  prolession  des  personnages.  Au  Misanthrope,  à  l'Avare,  à 
l'Etourdi,  au  Distrait,  à  tous  ces  personnages  de  la  vieille 
comédie  qui  représentent  des  traits  de  caractère  généraux, 
Beaumarchais  ^^ubslilue  des  j^ens  pris  dans  la  vie,  et  vivant 
d'un  métier  particulier  qui  cause  leurs  déboires. 

Aurelly  est  un  riche  négociant  de  Lyon.  La  mort  subit»  de 
son  banquier  retarde  l'arrivée  des  fonds  qu'il  attendait,  et  il  va 
être  obligé  de  suspendre  ses  paiements,  ce  qui  ruinerait  son 
crédit  et  sa  maison.  Il  lui  faut  de  l'argent  tout  de  suite.  Il  va 
trouver  son  ami  Melac,  receveur  général  des  fermes.  Préci- 
sément, tout  l'argent  des  impôts  est  rentré.  H  est  donc  en 
fonds,  ayant  ce  dépôt  considérable.  L'inspecteur  est  passé  ré- 
cemment et  il  n'est  pas  vraisemblable  qu'il  revienne  en  ce 
moment.  Pour  sauver  son  ami,  Melac  puise  dans  sa  caisse, 
certain  d'être  remboursé  dans  peu  de  jours. 

Le  malheitr  veut  que  le  banquier  Aurelly  ait  une  fille,  la- 
quelle est  aimée  par  l'inspecteur  des  finances.  Et  celui-ci 
multiplie  ses  tournées  à  Lyon  pour  avoir  prétexte  à  revoir 
celle  qu'il  aime.  II  arrive  pour  recevoir  le  produit  des  impôts. 
.\Ielar  n'a  pas  la  somme  complète.  Par  grandeur  d'ûme,  il 
refuse  de  dire  l'emploi  qu'il  en  a  fait,  afin  qu'Aurelly  ignore 
l'embarras  qu'il  lui  cause.  Les  pires  soupçons  germent  dans 
les  cerveaux  et  de  l'inspecteur,  et  d'Aurelly  lui-même,  et  du 
fils  Melac.  On  croit  le  receveur  coupable  d'un  détournement 
de  fonds,  et  tout  l'accable.  Melac  se  préparait  à  aller  à  Paris 
faire  aussitôt  des  fonds  chez  un  banquier,  et  ses  malles  sont 
prêtes.  On  Taccuse  de  fuir  devant  le  déficit.  Le  brave  honume 
«e  voit  injurié,  méprisé,  ruiné  par  l'ami  qu'il  a  sauvé.  Il  de- 
meure muet  cependant.  Mais  tout  se  découvre,  et  c'est  alors 
une  exi)losion  d'entliou-^iasme  et  d'attendrissement  chez  tous. 
y  compris  l'inspecteur  des  finances,  f|ui  se  retire,  et  laisse  la 
fille  .aurelly  épouser  celui  qu'elle  préféi-e,  le  fils  Melac. 

Ce  drame  est  tout  moderne  dans  son  allure. 

H  échoua  :  il  réussirait  aujourd'hui  ;  on  nous  a  habitués 
i  ce  genre  prévu  et  inauguré  par  Beaumarchais.  Il  était  trop 


398  HISTOIRE  DE  LA   LITtÉRATLRE   FRANÇAISE 

neuï  de  soa  temps.  On  fui  étonné  par  celle  poussière  de 
grands  livres  remués  et  cette  sonnaille  de  sacs  d'écus.  Un  plai- 
sanl  dit  en  s'en  allant  : 

—  Allons  !  c'est  une  banqueroute  ;  j'y  suis  pour  mes  vingt  sous. 

Beaumarchais  plaisantait  Sophie  Arnould  sur  le  peu  dé  suc- 
cès de  l'opéra  Zovoastre,  où  elle  dansait. 

—  Vous  avez  peu  de  monde  !  lui  dit-il. 
Elle  lui  répondit  : 

—  \'os  Amis  nous  en  enverront. 

Et.  Ion  chanta  : 

J'ai  vu  de  Beaumarchais  le  drame  ridicule, 
Et  je  vais  en  un  mot  vous  dire  ce  que  c'est  : 

Cest  un  change  où  Taigent  circule 

Sans  pjroduire  aucun  intérêt. 

A  noter  ce  dialogue  socialiste  entre  deux  domestique?: 

—  Je  voudrais  que  chacun  ne  fût  pas  plus  égaux  Tun  que  l'autre. 

—  Oui  !  Et  mes  gages  ?  qui  est-ce  qui  me  les  paierait  ? 

Les  deux  drames  qui  suivirent  furent  le  Barbier  de  Séiilk 
ou  la  Prtcaulion  inulile,  en  1775,  et  le  Maiiarje  de  Figaro  ou 
la  folle  Journée  en  1784. 

Le  Barbier  et  le  Mariage  sont  des  œuvres  à  part.  Elles  sont 
souriantes,  gracieuses,  gaies.  Les  types  en  ont  une  vie  sin- 
gulière :  le  comte  Almaviva,  le  Iloniéo  sévillan  de  la  rusée 
Rosine,  ramant  épris,  qui  deviendra  le  mari  blasé  ;  et  Rosine^ 
la  futée  recluse,  qui  commencera  par  refuser  à  Figaro  d'écrire 
une  lettre  quelle  a  toute  prête  dans  son  corsage,  et  qui  de- 
viendra plus  tard  l'épouse  attristée,  délaissée,  troublée  par  la 
grâce  à  peine  virile  de  Chérubin  :  Barlholo,  le  vieux  gron- 
deur, don  Bazile,  l'organiste  aux  longues  manches  noires,  pa- 
reilles aux  ailes  du  hibou,  et  Figaro,  type  merveilleux  de  vie, 
d'agilité,  de  prestesse  ingénieuse,  (|ui  résume  sa  vie  avec  ce 
brio  : 

—  KsI-il  nfn  de  ph]-' bizarre  que   ma  destin*^  ?  fils  de   je   ne  sais 
pas  qui,  volé  par  des  bandits,  élevé  dans  leurs  mœurs,  je  m'en  «lé- 


HISTOIRE   DE  LA   LITTÉR-VTIRE   VIU.NÇVISE  391) 

^oùte   el  veux  courir  une  carrière  hcHiiuMe  ;  el  partout  je  suis  re- 

)oussé.  .       .  ,     ^  ,        ,  ..4 

J'apprerid.^  la  chimie,  la  pharmacie,  la  chirurgie,  et  tout  le  crédit 

l'un  grand  seigneur  peut  à  peine  me  mettre  ii  la  main  une  lancette 

vétérinaire.  —  Las  d  attrister  des  botes  malades,  et  pour  faii^  un 

nétier  contraire  je  me  jette  à  corps  perdu  dans  le  théâtre  ;  me  fussé- 

e  mis  une  pierre  au  cou  !  Je  broche  une  comédie  dans  les  mœurs  du 

ierail  ;  nuleiir  espn.iniol,  je  ciois  pouvoir  y  fronder  Mahomet,  sans 

ïcrupule:  à  l'instant  un  envoyé...  de  je  ne  sais  où,  se  plaint  que 

'offense  dans  mes  vers  la  Sublnne  Porte,  la  Perse,  une  partie  de  la 

)resqu'ile  de  Tlnde,  toute  l'Egypte,  les  royaumes  de  Barca,  de  Tripoli, 

le  l'unis,  d'Alger  et  de  Maroc  ;  et  voilà  une  comédie  flambée  pour 

)laire  aux  princes  Maiiométans,  dont  pas  un  je  crois  ne  sait  lire 

îl  qui  nous  meurtûssenl  l'omoplate,  eu  nous  disant  :  Chiens  de  Chré- 

:iens. 

Ne  pouvant  avilir  l'esprit,  on  se  venge  en  le  maltraitant.  —  Mes 
ioues  creusaient,  mon  terme  était  échu  :  je  voyais  de  loin  arriver 
f affreux  recoi-s,  la  plume  fixée  dans  sa  perruque;  en  frémissant,  je 
m'évertue.  Il  s'élève  une  question  sur  la  nature  des  richesses;  et 
:omme  il  n'est  pas  nécessaire  de  tenir  les  choses  pour  en  raisonner, 
n'ayant  pas  un  sou,  j'écris  sur  la  valeur  de  l'argent,  et  sur  son 
produit  net  ;  sitôt  je  vois,  du  fond  d'un  fiacre,  baisser  pour  moi  le 
pont  d'un  château  fort,  £l  l'entrée  duquel  je  laissai  l'espérance  et  la 
liberté. 

Que  je  voudrais  bien  tenir  un  de  ces  puissants  de  quatre  jours, 
si  légers  sur  le  niai  qu'ils  ordonnent,  quai^d  une  bonne  disgrâce  a 
cuvé  son  orgueil  !  je  lui  dirais,.,  que  les  sottises  imprimées  n'ont 
d'importance  qu'aux  lieux  oii  Ton  en  gène  le  cours  ;  que  sans  la 
Uberté  de  hUXmer,  il  n'est  point  déloges  flatteurs,  et  qu'il  n'y  a  que 
les  petits  hommes  qui  redoutent  les  petits  écrits.  —  Las  de  nourrir 
un  obscur  pensionnaire,  on  me  met  un  jour  dans  la  rue  ;  et  comnae 
il  faut  diner,  je  taille  encore  ma  plume  et  demande  à  chacun  de 
quoi  il  est  question  :  on  me  dit  que  pendant  ma  retraite  économique, 
il  s'est  établi  dans  Madrid  un  système  de  liberté  sur  la  vente  des 
productions  qui  s'étend  même  à  celle  de  la  Presse,  et  que,  pourvu 
que  je  ne  parle  en  mes  écrits,  ni  de  Tautorilé,  ni  du  culte,  ni  de  la 
politique,  ni  de  la  morale,  ni  des  gens  en  place,  ni  des  corps  en 
crédit,  ni  de  i  Opéra,  ni  des  autres  spectacles,  ni   de  pei-sonne  qui 
tienne  à  quelque  chose,  je  puis  tout  imprimer  librement,  sous  l'ins- 
pection   de    doux    ou    trois  censeurs.    Pour   pi-ofiler  de  cette   douce 
liberté,  j'annonce  un  écrit  péiiodi(ine  et  croyant  n'aller  .sur  les  bri- 
sées d'aucun  autre,  je  le  [nomme   Journal    InwHe.   Pou-ou  l  je  vois 
s'élever  contre  moi  toute  la  foule  des  p.uivies  diables  à  la  feuille; 
on  me  supprime  et  me  voilà  deiechef  sans  emploi  !  —  I.e  désespoir 
m'allait  saisir  :  on  pense  à  moi  pour  une  place  ;  mais  par  malheur 
j'y  étais  propre  :  il  fallait  un  calculateur,  ce  fut  un  danseur  qui  l'ob- 
tint. 

Le  Barbier  de  Pétille  donna  l'idée  d  une  comédie  nouvelle, 


iOO  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATl'UE   FRANÇAISE 

vive,  vraie,  spirituelle,  écrite  dans  le  style  le  mieux  fait  pour 
le  lliêûlre  et  je  dialogue  ;  et  laut-il  rappeler  ces  scènes  deve- 
nues classiques  :  Almaviva  sous  la  fenêtre,  Bartholo  et  le 
billet  de  logement,  la  scène  du  bachelier,  la  leçon  de  musique, 
la  fièvre  de  Bazile,  la  scène  de  la  lettre  écrite  et  des  expli- 
cations fournies  avec  tant  d'astuce  par  Rosine  à  son  tuteur  :  ce 
sont  là  des  pages  célèbres,  charmantes,  où  l'intérêt  va  pleine- 
ment à  la  pauvre  recluse  et  aux  tours  ingénieux  de 
Figaro,  où  l'action  se  renouvelle  et  marche  sans  languir  vers 
le  dénouement  prévu  et  souhaité. 

Le  Mariage  de  Figaro  qui  fait  suite  au  Barbier,  ne  mérite 
pas  de  moindres  éloges,  et  les  nouveaux  venus,  Suzanne,  Ché- 
rubin, Fanchette,  Bridoison,  sont  des  types  accomplis  que 
l'auteur  lui-même  caractérisait  mieux  que  personne  dans  sa 
liste  des  personnages  : 

Suzanne,  jeune  personne  adroite,  spirituelle  et  rieuse,  mais  non 
de  cette  gaieté  presque  effrontée  de  nos  soubrettes  oorruptrices. 

Chérubin,  timide  à  l'excès  devant  la  comtesse,  un  désir  inquiet  et 
vogue  est  le  fond  de  son  caractère,  il  s'élance  à  la  puberté,  mais 
sans  projet,  sans  connaissances  et  tout  entier  à  chaque  événement  ; 
enfin  il  est  ce  que  toute  mère,  au  fond  du  cœur,  voudrait  peut-être 
que  fût  son  fils,  quoiqu'elle  dût  beaucoup  en  souffrir. 

Brïd'oison  doit  nvoir  celte  bonne  et  franche  assurance  des  botes, 
qui  n'ont  plus  leur  timidité.  Il  est  tout  entier  dans  l'opposition  de  la 
.  gravité  de  son  état  au  ridicule  du  caractère. 

Le  Mariage  se  rapporte  plus  que  le  Barbier  au  type  de  la 
comédie  larmoyante.  Toute  l'aventure  de  Figaro  reconnais- 
sant sa  mère  dans  Marceline  tient  de  l'attendrissement  à  la 
modo  ;  le  sémillant  Figaro  prend  un  air  raisonneur  et  mélan- 
colique ;  le  fameux  monologue  sous  les  grands  marronniers 
ne  va  pas  sans  une  tristesse  ([ui  correspond  à  la  fois  à  la  sen- 
sibilité innée  de  l'auteur,  et  aussi  aux  revendications  fron- 
deuses qui  grondaient  dans  la  bourgeoisie,  et  le  parterre  y 
applaudissail  avec  passion.  Le  mécontentement,  le  malaise  en 
sont  les  signes  les  plus  notables,  à  titre  d'indice  sur  les  dis- 
positions de  resjirit  public. 

Le  second  acte  est  le  meilleur  par  la  peinture  charmante 
de  ce  personnage  deuicuré  typique,   Chérubin,  Téphèbe  qui 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  401 

naît  timidement  à  la  vie  et  à  l'amour,  que  trouble  la  beauté 
de  sa  belle  marraine,  et  qui  s'analyse  si  délicatement  : 

—  Je  ne  sais  plus  ce  que  je  suis;  mais  depuis  quelque  temps,  je  sens 
ma  personne  agitée  ;  mon  cœur  palpite  au  seul  aspect  d'une  femme  ; 
les  mois  amour  et  volupté  le  font  tressaillir  et  le  troublent.  Enfin  le 
besoin  de  dire  à  quelqu'un:  /e  vous  aime,  est  devenu  pour  moi  si 
pressant,  que  je  le  dis  tout  seul,  en  courant  dans  le  parc,  à  ta  mal- 
tresse, à  toi,  aux  arbres,  aux  nuages,  au  vent  qui  les  emporte  avec 
mes  paroles  perdues. 


La  scène  d'amour  timide,  réservé,  discret,  contenu  de  Ché- 
rubin chantant  sa  fameuse  romance  à  sa  marraine,  puis  fuyant 
par  la  fenêtre  a  léger  comme  une  abeille  »,  avec  plus  d'ingé- 
nuité que  du  Marivaux,  avec  plus  de  grâce  que  du  Sedaine, 
est  une  des  plus  jolies  qui  soient. 

Figaro  attendri  se  préparait  à  jouer  la  comédie  suivante, 
la  troisième  de  la  trilogie,  la  Mère  coupable  ou  V Autre  Tar- 
tufe, donnée  au  Marais  en  1792.  Almaviva  est  devenu  un  vieux 
beau  épuisé;  Figaro  est  assagi,  rente,  honnête  et  calme  ;  la 
comtesse  est  devenue  épouse  coupable. 

La  scène  est  à  Paris,  où  le  comte  est  venu  habiter  avec  sa 
femme,  son  fils  Léon  et  sa  filleule  Florestine.  Il  a  auprès  de 
lui  Figaro  et  sa  femme  Suzanne,  et  un  intrigant  hypocrite, 
Begearss,  sous  les  traits  duquel  Beaumarchais  a  voulu  stig- 
matiser son  ennemi  Bergasse,  l'avocat  du  procès  Kommann, 
car  il  aima  toujours  introduire  dans  ses  pièces  des  gens  de  sa 
connaissance,  Pauline  la  créole  dans  les  Deux  Amis,  ou  Cla- 
vijo  dans  Eugénie, 

Begearss,  fort  des  secrets  de  famille  qu'il  a  surpris,  com- 
bine ses  plans  de  façon  à  faire  déshériter  Léon,  en  rendant 
sa  naissance  suspecte,  au  profit  de  Florestine  qu'il  veut  épou- 
ser, malgré  qu'elle  aime  le  fils  du  comte.  Mais  il  établit  que 
Léon  et  Florestine  sont  frère  et  sœur  par  leur  commun  père, 
et  qu'ils  ne  sauraient  s'aimer  sans  inceste.  Heureusement 
Figaro  veille,  déjoue  la  fourbe,  et  fait  chasser  le  vilain  homme, 
en  émettant  de  sages  sentences  et  en  refusant  toute  récom- 
pense, car  ((  on  gagne  assez  en  chassant  un  méchant  ».  Le 
diable  s'est  converti. 

26 


402  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

• 

Le  dernier  ouvrage  dramatique  de  Beaumarchais  date  de 
1787. 

Ce  fut  un  opéra,  Tarare,  dont  Salieri  écrivit  la  musique.  11 
y  appliquait  une  formule  nouvelle  de  sa  façon,  remplaçant 
la  vieille  mythologie  par  une  mythologie  moderne,  scienti- 
Û(]uc,  physique,  métaphysique,  avec  tout  un  peuple  d^Atomes, 
d'Elémenls,  de  Lois  personnifiées,  qui  récitent  des  maximes 
d'égalité  et  de  morale.  Il  prenait  cette  nouvelle  manière  d'ex- 
primer celle  théorie  égalitaire  dont  il  ne  perdait  pas  une  oc- 
casion de  faire  applaudir  l'audace,  et  dont  Figaro  donnait  la 
formule  définitive^  après  bien  d'autres  il  est  \Tai: 

—  Si  le  ciel  l'eût  voulu,  je  serais  le  fils  d'un  prince.  Noblesse,  for- 
tune, un  rang,  des  places,  qu'avez-vous  fait  pour  tant  de  biens  ? 
Vous  vous  êtes  donné  la  peine  de  naître,  rien  de  plus. 

Car  il  souf/rait,  dans  sa  carrière  d'arriviste,  de  l'inégalité 
sociale;  il  ne  supportait  pas  d'être  entouré  de  grands  sei- 
gneurs fiers  de  leur  naissance  et  qui  le  méprisaient,  et  qu'il 
mamtonait  à  coups  d'épée  et  en  déployant  «  plus  de  science 
et  de  calcul  qu'on  n'en  a  mis  depuis  cent  ans  à  gouverner.  »  En 
1787,  à  la  veille  de  la  Révolution,  il  dramatisait  ces  griefs 
dans  Tarare,  quand  il  montrait  parmi  le  chaos  primitif  le  Génie 
du  Feu  et  la  Nature,  distribuant  leurs  sorts  aux  ombres  toutes 
égale-;  avant  la  naissance  : 

LE  GÉNIE   DU  FEU 

î'n   (.]o  vous   deux  est  Roi?  Lequel   veut  l'être? 

I/OMBIIE    DU    ROI    ATAR 


Roi  ? 


L'OMBRE   DU    SOLDAT  TARARE 


Roi? 


TOUTES    DEUX. 

.lo  ne  m'y  sons  aururi  enipresseincnt. 

L.\  NATURE. 

Knfans,  il  vous  manque  de  naître 
l^our  penser  bien  différemment. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  Ul3 

l'^l  le  génie  <lii  Fou.  |)lus  sitije  que'  le  Ha>anl.  Ijalance  : 

Mon  œil  eulre  eux  cherche  «n  roi  préférable, 
Mais  iiue  je  crains  mon  jugement  ! 
Nuture,  l'erreur  d'un  momenl. 
Peut  rendre  un  siècle  misôrable  !     ■ 

\'uilà  le  commerilaire  lyrique  du  mot  de  Figaro,  et  voilà 
aussi  comment  les  rois  se  font  ! 

Au*si  ne  luuf-il  pas  selonner  de  voir  plus  lard  Taulfiir 
invoquer  le  Icmoignago  de  Tarare  dans  sa  requête  aux  Fîeiné- 
senlanls  de  la  Commune  de  Paris,  pour  prouver  ses  sympa- 
thies anticipées  à  l'égard  de  la  Révolution. 

Tout  le  livret  développe  les  épisodes  tragiques  ou  comitiiies 
qui  surviennent  au  soldai  et  au  roi. 

Telles  sont  les  a-uvres.  One  fut  lliomme?  -Sa  biograpliie 
et  ses  travaux  vous  l'ont  déjà'fait  soupçonner. 

El)  1707.  (.irimm  disait  : 

—  Ce  M.  de  Qeaumai-chais  est  ù  ce  qu'on  dit  un  homme  de  pi>>rf 
de  quarante  ans,  riclie,  petit  maître,  auteur.  Je  n'ai  pas  l'honneu]' 
do  le  connaître,  mais  on  m'ii  assuré  qu'il  est  d'une  suffisance  al 
d'une  fatuité   Insignes. 

Imaginez  un  être  actif,  pétulant,  remuant,  infatigable,  «pu 
semblait  avoir  une  infinité  de  cases  dans  l'esprif,  qui  fui  bor- 
loger,  professeur  de  musique,  négocianl,  diplomate,  mar- 
cband  de  bois,  avocat,  auteur  dramatique,  affairé,  pressé, 
mêlant  sans  les  embrouiller  mille  al'fiiires  diverses,  ardent, 
l^a^si^>nllé,  cassant  le^  vilies  avec  sa  canne  pour  ne  pas 
perdre  de  tcm|)S  à  nnviir  la  fenêtre,  curieux  de  tout,  brave, 
habile,  soujile,  inventif,  sans  préjugés  ni  routine,  pienanl 
pour  devise  (|u'un  anleiu'  es!  un  oseur. 

Heaumarcliais  fut  surtout  dans  le  négoce,  et  vécut  d'indus- 
trie :  il  y  fivail  même  un  ffrade.  en  éliiril  chevalier,  l^a  litli'- 
rature  n'a  occuiié  ipio  ipielques  loisirs,  avec  {les  succès  di- 
vers. Six  œuvres  ou  essais  dramatiques  sont  tout  ce  iniil  ;i 
accordé  à  Mincrxe,  élaul  fort  accaparé  par  Mercure.  :^a  hio- 
grapbie  dégage  un  bruit  d'écus  el  des  nuages  de  poussière- 
paperassières.  Ses  manuscrits  après  sa  mort  ctatcnl  dans  des 


404  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

caisses  pêle-mêle,  et  il  fallut    dégager  Figaro  du  milieu  de 
liasses  de  factures  ou  de  bordereaux. 

M.  de  Loménie  contait  ainsi  sa  visite  à  la  chambrette  de  la 
rue  du  Pas  de  la  Mule,  où  il  feuilleta  les  manuscrits  de 
Beaumarchais  : 

—  Conduit  par  un  pctit-fiIs  de  Beaumarchais,  j'entrai  un  jour  dana 
une  maison  de  la  rue  du  Pas  de  la  Mule  et  nous  montâmes  dans  une 
mansarde  où  personne  n'avait  pénétré  depuis  bien  des  années.  En 
ouvrant,  non  sans  difficulté,  la  porte  de  ce  réduit,  nous  soulevâmes 
un  tourbiUon  de  poussière  qui  nous  suffoqua.  Je  courus  à  la  fenêtre 
pour  avoir  de  l'air,  mais  de  môme  que  la  porte,  la  fenêtre  avait  si 
bien  perdu  l'habitude  de  s'ouvrir  qu'elle  résisia  à  tous  mes  efforts. 
Le  bois  gonflé  et  altéré  par  l'humidité  menaçait  de  s'en  aller  par  mor- 
ceaux sous  ma  main,  lorsque  je  pris  le  parti  plus  sage  de  briser  deux 
carreaux. 

La  petite  chambre  était  encombrée  de  caisses  et  de  cartons  rem* 
plis  de  papiers. 

J'avais  devant  moi  dans  cette  cellule  inhabitée  et  silencieuse,  sous 
cotte  couche  épaisse  de  poussière,  tout  ce  qui  restait  de  Beaumar- 
chais. 

Une  de  ces  caisses  renfermait  une  liasse  de  manuscrits,  les 
drames  de  Beaumarchais,  et  à  côté  un  mouvement  de  pendule 
oxéLuté  en  cuivre  sur  un  grand  modèle  avec  cette*  inscription  : 

Caron  Cilius  œtatis 
,  XXII  annorufn 

Regulatorem  invenit  et  fecit 
175:j 

Ce  manuscrit  et  cette  horloge  dans  cette  même  boîte,   le 
chef-d'œuvre  de  l'horloger  à  côté  des  chefs-d'œuvre  de  Tau- 
teur  dramatique,  offrent  un  rapprochement  assez  piquant  si 
l'on  songe  que  l'horloge  et  les  drames  sont  nés  de  la  même 
tendance  d'espril.  chez  leur  auteur  ;  tous  deux  sont  le  résul- 
tat de  cette  disposition  naturelle  qui  portait  Beaumarchais 
vers  la  nouveauté.  La  nouveauté  ?  elle' l'attire  invinciblement 
il  s'enthousiasme  avec  la  plus  grande  facilité  pour  les  genres 
d'invention,   iiulustiielles  et  mécaniques.    Il  s'intéresse  aux  " 
moindres  si)é('îrique<  des  charlatans.  L'invention  des  Mont- 
golfières le  passionna.  Il  y  a  tout  un  dossier  de  ses  papiers. 
consacré  à  la  recherche  de  la  direction  des  ballons. 


HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  i03 

Il  était  enthousiaste,  fiévreux,  sensible,  et  en  cela  il  était 
de  son  siècle.  Sa  sœur  Julie,  toute  férue  de  Richardson,  sa- 
luait en  lui  un  autre  Grandisson.  Lui-même  se  faisait  adres- 
ser (quatrième  Mémoire)  par  le  Père  Eternel  un  discours  où 
l'Etre  Suprême  lui  disait  : 

—  Tu  sais  avec  quelle  profusion  je  versai  la  sensibilité  dans  ton 
cœur,  et  la  gaieté  sur  ton  caractère. 

Il  aimait  bien  son  père.  Il  le  disait  à  son  ennemie 
Mme  Goezman: 

—  Vous  me  reprochez  la  profession  de  mes  ancêtres.  Hélas  !  Ma- 
dame, il  est  trop  vrai  ;  j'avoue  avec  douleur  que  rien  ne  peut  me  laver 
ùa  juste  reproche  que  vous  me  faites  d'être  le  fils  de  mon  père.  Mais 
je  m'arrête,  car  je  le  sens  derrière  moi  qui  regarde  ce  que  j'écris  et 
rit  en  m'embrassant.  En  vérité,  horlogerie  à  part,  je  n'en  vois  aucun 
contre  qui  je  voulusse  le  troquer. 

Il  a  des  heures  de  bienfaisance  sentimentale.  Il  donna  aux 
pauvres  mères  nourrices  la  recette  de  la  cinquantième  repré- 
sentation du  Mariage  de  Figaro,  ce  qui  fit  dire  : 

Il  paye  du  lait  aux  enfants 

Et  donne  du  poison  aux  mères. 

Il  avait  raison  quand  il  prétendait  que  le  Père  Eternel  ne 
lui  avait  pas  moins  prodigué  la  gaieté  que  la  sensibilité.  «  11 
est  trop  drôle  »,  disait  Voltaire.  Ses  Mémoire^  et  Figaro  sont 
garants  de  cette  joviale  humeur,  qu'on  pouvait  lire  jusque  sur 
le  collier  de  sa  chienne  : 

—  Beaumarchais  m'appartient  ;  je  m'appelle  Florette  ;  nous  demeu- 
rons rue  Vieille-du-Temple. 

Il  eut  beaucoup  de  dons,  un  esprit  pétillant,  facile,  riche, 
bon  à  tout  et  dans  tout.  Quel  reproche  mérite-t-il  ?  il  en  mé- 
rite un. 

Il  resta  bourgeois,  prosaïque,  vulgaire.  Il  manque  d'idéal  et 
de  beaux  sentiments.  Son  plus  grand  génie  fut  celui  des  af- 
faires. La  beauté,  Théroïsme,  l'art  lui  furent  étrangers.  Il  ne 
regarda  de  la  vie  que  le  côté  pratique. 


40fi  inSTOIRE   DE  LA   LITTÉRVTIRE  FRANÇAISE 

L'argent  pivnd  une  unportanre  curieuse  dans  ses  manières 
de  voir  et  dans  ses  argumentalions  : 

—  Je  paierai  mille  écus  à  qui  prouvera  que  j'ai  des  souterrains  chez 

moi. 

—  Je  donnerai  mille  écus  a  qui  prouvera  que  j'ai  jamais  eu  chez 
moi  d'autres  fusil.s  que  ceux  qui  m'étaient  utiles  à  la  chasse. 

—  Je  paierai  deux  mille  écus  à  qui  prouvera  que  j'ai  jamais  eu  la 
moindre  liaison  avec  ceux  quon  nomme  aristocrates. 

Sa  lecture  amuse,  interesse,  elle  ne  nous  élève  pas. 

Sa  vie  et  son  œuvre  portent  pourtant  avec  elles  leur  en- 
seignement, parce  qu'elles  furent  le  triomphe  de  la  volonté, 
de  la  ténacité,  du  courage  et  de  la  persévérance.  Il  ne  pa- 
rut jamais  abattu  ni  découragé.  11  eut  la  bonne  vaillance. 

—  Quand  je  me  suis  emporté  une  once  de  chair  aux  lèvres 
avec  mes  dents,  sur  le  passé,  je  travaille  sur  le  présent,  et  je 
ne  puis  m'empêcher  de  sourire  sur  Tavenir. 

(Juand  il  é(  houe,  il  recommence  : 

—  Je  secoue  ma  tête  carrée,  et  je  recommence  gaiement  louvTage 
des  Danaldes. 

Utile  et  grande  leçon:  vouloir  bien  et  longtemps,  c'est  là 
une  force,  une  supériorité,  un  exemple,  une  rare  qualité  mu- 
rale, qui  suffit  à  assurer  le  succès  présent  et  la  gloire  à  venir  . 


■r- 


Nous  avons  vu  les  chefs  de  file,  Créhillon,  Voltaire,  Diderot, 
Beaumarchais,  Regnard,  Lesage,  Marivaux,  Piron.  Collé,  Se- 
daiiie  et  Floriau. 

11  me  faut  à  présent  vous  présenter  bon  nombre  d'auteurs 
qui  ont  encore  un  nom  aujourd'hui,  qui  ont  eu  leur  heure  de 
succès,  et  qui  ont  droit  à  leur  place  ici,  parce  que  leur  temps 
les  a  jugés  avec  moins  d'ingratitude  et  de  sévériré  que  n' 
fait  la  postérité. 

Vous  distinguerez   assez  naturellement  trois  générations^ 
dans  ces  secondaires  et  ces  dédaignés  : 

L'une  chevauche  sur  lexvii*  siècle  et  sur  le  xviii*  siècle,  doim? 
elle  marque  les  débuts  ;  la  seconde  emplit  le  milieu  du  xvm*, 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  407 

el  la  troisième,  née  après  1750,  égaya  ou  attrista  la  Révolu- 
tion et  l'Empire. 
Voici  d'abord  un  premier  groupe. 

Le  nom  de  Dancourl  a  plusieurs  fois  illustré  le  théâtre  :  avec 
Florent  Carton  Dancourt,  le  père,  Tauteur  acteur  ;  sa  femme 
Thérèse  Dancourt  ;  ses  filles  Manon  Dancourt  et  Mimi,  sans 
compter  un  cousin,  un  Dancourt  (1)  qui  joua  à  l'étranger  les 
Arlequins,  écrivit  des  farces,  et  n'est  guère  connu  que  par  une 
réponse  à  la  lettre  de  Jean-Jacques  Rousseau  sur  les 
spectacles. 

Florent  Carton  Dancourt  (2)  est  le  seul  qui  ait  place  dans 
rhistoire  littéraire,  pour  ses  œuvres  dramatiques,  d'un  carac- 
tère très  spécial.  Elles  sont  multiples  ;  un  petit  nombre  d'en- 
tre  elles  sont  jouées  encore,  le  Chevalier  à  la  Mode,  les 
Bourgeoises  de  qualilé,  la  Maison  de  Campagne,  où  la  gref- 
ûère  dit  cette  curieuse  prophétie  : 

—  C'est  la  saison  des  révolutions  que  la  fin  des  siècles. 

Tout  ce  théâtre  est  charmant,  mais  vieillot;  îl  n'a  plus  qu'un 
intérêt  de  gracieux  bibelol,  parce  qu'il  porte  profondément  et 
spécialement  la  marque  de  l'époque.  Parcourez  les  litres,  ils 
ont  une  couleur  pittoresque  :  la  Gazette  de  Hollande,  iJm- 
promplu  de  garnison,  la  Foire  de  Bezons,  les  Vendanges  de 
Suresnes,  le  Moulin  de  Jaoel,  les  Curieux  de  Compiègne, 
les  Fêles  nocturnes  du  Cours.  Dans  tout  cela,  Dancourt  saisit 
et  peint  l'actualité  avec  légèreté  et  rapidité.  Il  n'a  rien  de 
commun  avec  Molière,  et  sa  visée  est  beaucoup  moins  haute. 
Il  ne  connaît  que  les  gens  et  les  types  de  son  temps.  Son 
théâtre  est  un  tableau  de  mœurs,  qui  a  son  intérêt  historique. 
On  y  comprend  que  le  faste  des  nobles  sous  Louis  XIV  les  a 
ruinés,  que  tout  l'argent  est  aux  mains  des  fermiers  et  des 
financiers,  des  bourgeois  cossus  qui  vont  servir  à  redorer  des 


(1)  1725-1801. 
»2»  1661-172;. 


408  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

blasons  et  à  refaire  des  fortunes  ;  que  des  aventuriers  mettant 
à  profit  ces  dispositions,  ont  pris  des  titres  d'emprunt  et  ont 
berné  des  bourgeois  ambitieux.  Dancourt  a  peint  tout  ce  mé- 
nage avec  talent  et  vérité,  donnant  à  chaque  classe  sociale  son 
langage,  ses  mœurs,  ses  sentiments,  et  faisant  parler  notam- 
ment les  paysans  avec  toute  la  finesse  madrée  qui  les  signale. 

Son  père  avait  rang  d'ccuyer.  II  comptait  dans  ses  ancêtres 
le  fameux  savant  Guillaume  Budé:  mais  il  ny  paraissait  pas. 
Sa  jeunesse  fut  dissipée.  Il  connut  la  fille  de  l'acteur  La  Tho- 
rillière,  l'enleva  et  l'épousa.  Elle  l'orienta  vers  le  théâtre. 
Acteur,  il  plut  beaucoup,  et  fut  l'orateur  de  la  troupe.  C'est 
lui  qui  prenait  la  parole  devant  le  roi,  devant  les  administra- 
teurs de  rilôtel  Dieu,  pour  leur  remettre  le  produit  du  droit 
des  pauvres,  devant  le  public  pour  les  annonces.  On  cite 
comme  un  trait  extraordinaire  de  la  bonté  de  Louis  XIV  Tat- 
lention  qu'eut  ce  roi,  tandis  que  Dancourt  lui  récitait  une 
requête  en  marchant  à  reculons,  de  le  prévenir  qu'il  allait  cul- 
buter dans  un  escalier,  et  de  le  retenir  par  le  bras.  En  vérité, 
de  quel  nom  de  sauvage  eût-il  fallu  appeler  le  Monarque,  s*il 
n'eût  rien  dit! 

Il  avait  pris  au  collège,  chez  les  Jésuites,  fort  dramaturges, 
le  goût  du  théâtre;  et  comme  le  P.  La  Rue  lui  reprochait  un 
jour  de  s'être  fait  acteur,  il  lui  répondit  : 

—  Ma  foi,  mon  père,  je  ne  vois  pas  que  vous  deviez  tant  blâmer  Tétat 
que  j'ai  pris  ;  je  suis  comédien  du  roi,  vous  êtes  comédien  du  pape  ; 
il  n*y  a  pas  tant  de  différence  de  votre  état  au  mien. 

Quand  il  avait  un  insuccès,  il  allait  s'enivrer  au  cabaret  de 
La  Cornemuse  pour  oublier;  c[  quand  il  lisait  à  sa  lillc  Minù 
une  œuvre  dont  celle-ci  était  mal  satisfaite,  elle  le  lui  faisait 
comprendre  en  lui  disant  : 

—  Ah  î  papa  !  vous  irez  souper  â  La  Cornemuse  ! 

Il  eut  une  vieillesse  expiatoire,  fit  une  tragédie  pieuse,  des 
traductions  de  psaumes,  le  plan  de  son  tombeau,  et  mourut 
plus  saintement  qu'il  n'avait  vécu. 

Son  souvenir  n'a  pas  persisté  bien  longtemps. 

L'actualité  toute  chaude  de  ses  comédies  a  refroidi.  Il  cou- 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  i09 

rail  après  l'hislorielte  ou  l'objet  du  moment  pour  en  faire 
une  dancourade,  comme  on  disait.  Il  ne  pouvait  être  l'homme 
des  lendemains,  parce  qu'il  était  trop  Thomme  de  son  heure. 

Si  Dufresny  (1)  est  mieux  à  sa  place  parmi  les  romanciers, 
où  vous  le  trouverez,  Campistron  (2)  fut  véritablement  homme 
de  théâtre. 

La  vie  et  le  caractère  de  Campistron  nous  plaisent  plus 
que  son  œuvre.  C'était  un  petit  toulousain,  très  crâne,  tou- 
jours digne  avec  les  grands  seigneurs,  et  refusant  quelque- 
fois leurs  grâces  pour  la  beauté  du  geste.  Il  aurait  fait,  s'il 
n'avait  pas  été  poète,  un  excellent  officier  dans  l'armée  du 
roi,  étant  de  famille  noble.  Il  commença  sa  vie  par  un  duel 
retentissant  qu'il  eut  à  Toulouse,  à  dix-sept  ans,  et  qui  força 
sa  famille  à  Téloigner.  A  la  bataille  de  Steinkerque,  quand 
Vendôme,  qui  l'avait  pris  pour  secrétaire,  en  entendant  siffler 
les  balles,  lui  demande  un  peu  ironique  :  «  Restez-vous,  Mon- 
sieur ?  —  Oui,  Monseigneur,  répond-il,  à  moins  que  vous  ne 
vous  en  alliez.  »  Dans  une  autre  affaire  à  Luzzara,  il 
s'échauffa,  mit  Tépée  à  la  main  et  chargea. 

A  vrai  dire,  ce  ne  fut  pas  ce  jour-là  que  Campistron  montra 
la  plus  grande  audace,  mais  le  jour  où.  Racine  renonçant 
au  théâtre,  il  accepta  sa  succession.  Sa  première  tragédie, 
Virginie,  se  soutint  assez  bien,  quoique  médiocre,  ayant  pour 
repoussoir  une  pièce  de  Pradon,  Téléphonie,  —  Arminius,  An- 
dronic,  Alcibiade,  grâce  à  de  hautes  protections  et  au 
talent  de  l'acteur  Baron,  eurent  quelque  succès.  Qimpistron 
s'essaya  dans  la  comédie,  et  donna  V Amante  amant,  pièce  en 
prose,  à  déguisements  et  à  quiproquos.  Vendôme  lui  ayant 
demandé  un  opéra,  il  fit  Acis  et  Galatée,  et  continua  dans  ce 
genre  par  Achille  et  Hercule,  La  dernière  de  ces  trois  œuvres, 
qu'un  médiocre  compositeur  mit  en  musique,  et  qui  n'eut 
qu'un  mince  succès,  lui  valut  cette  épigramme  anonyme  : 

A  force  de  foiger  on  devient  forgeron. 
Il  n'en  est  pns  ainsi  du  pauvre  Campistron. 
Au  lieu  d'avancer,  il  recule. 
Voyez  Hercule, 

(1)  1648-1724. 

(2)  1656-1723. 


410  mSTOIRE   DE  LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Son  dernier  succès  fut  une  comédie  assez  bi€n  conduite. 
Le  Jaloux  désabusé,  La  vogue  des  Iragetiies  de  Racine 
l'obligeait  à  les  prendre  pour  modèles,  à  s'essayer  dans  le 
même  genre,  à  imiter  rinimilable.  11  fut  un  de  ses  meilleurs 
disciples. 

Il  avait  un  maigre  rival  dans  un  autre  classique  arriéré, 
l'ami  de  Lesage,  Danchet(r),  inoffensif  faiseur  de  livrets  d'opi*- 
ras,  qui  ne  nous  est  plus  guère  connu  que  par  deux  épi- 
grammes.  La  première,  signée  de  J.-B.  Rousseau,  qui  né  lui 
pardonnait  pas  ses  succèS;  élant  auteur  d'opéras  lui-même, 
nous  le  peint  assez  plaisamment  : 

Je  te  voiSj  innocent  Danchet 
Grands  yeux  ouverts,  bouche  béante, 
Comme  un  sot  pris  au  trébucliet. 
Ecouter  les  vers  que  je  chante. 

La  seconde,  signée  de  Voltaire,  est  inspirée  par  la  réception 
du  poète  à  l'Académie: 

Danchet,  si  méprisé  jadis, 
Fait  voir  aux  pauvres  de  génie 
Qu'on  peut  gagner  TAcadémie 
Comme  on  gagne  le  paradis. 

Ces  vers  sont  méchants,  mais  ils  rendent  malgré  tout  un 
service  à  V  «  Innocent  Danchet  »  dont  les  douze  opéras  et  les 
quatixi  tragédies  dorment  aujourd'hui  du  dernier  sommeil.  Ce 
bon  Auvergnat,  élève  des  Jésuites,  avait  eu  d'abord  le  don 
des  vers  latins,  et  s'était  distingué  en  professant  la  rhétorique. 
Venu  à  Paris,  et  n'ayant  guère  comme  ressource  que  son 
bagage  mythologique,  il  en  avait  tiré  parti  en  écrivant  des 
opéras  :  Hésione,  Aréthuse,  les  Muses,  Télémaque,  Achille 
et  Déidamie.  L'instruction  classique  était  comme  une  pré- 
paration a  ce  métier.  Danchet,  grisé  par  le  succès  de  ses  li- 
vrets, se  lança  dans  la  tragédie  avec  les  Tijndavides  et  Cyrus  ; 
mais,  sans  musique,  ses  vers  plats  et  monotones  furent  moins 
goûtés.  Ils  n'étaient  d'ailleurs  pas  plus  mauvais  que  les  vers 

(1)  1671-1748. 


HISTOIRE  DE   LV  LITTÉRATURE  FR.^NÇAISE  411 

(le  (]ampistiuii.  Célail,  comme  lous  ceux  de  celte  é()oque,  se- 
lon l'expression  do  La  Harpe  «  de  la  prose  commune  assez 
facilement  rimée  ». 

Daiichel  de\i(il  censeur  lilléraire  et  fit  un  bon  établisse- 
ment. 


Lagrange  Ciiancel  (I)  est  moins  célèbre  par  ses  œuvres  que 
par  ses  aventures.  A  neuf  ans,  ce  jeune  prodige  jouait  avec 
ses  camarafle~  du  collège  de  Bordeaux  une  comédie  sati- 
rique de  son  invention  qui  mettait  la  ville  en  émoi.  A  «jua- 
torze  ans,  ses  parents  le  conduisent  à  Paris;  ta  princei^e  de 
Conli,  Racine  lui-même,  sont  ïrappés  de  sa  précocité,  et  ob- 
tiennent que  Ion  monte  une  de  ses  pièces,  Jugiiriha,  au  Uiéfltre 
des  Fossés-Saint-Germain.  Fendant  quelques  années,  c'est  un 
véritable  triomphe  ;  acclamé  au  théâtre,  fêlé  à  la  cour,  le 
jeune  Lagrange  est  le  poète  du  jour  ;  mais  en  1713,  il  fit  la 
connaissance  du  duc  de  La  Force,  et  contracta  une  amitié  qui 
devint  poui-  lui  la  cause  de  nombreux  déboires.  Le  duc  de 
La  Fori-e,  lui  vola  sa  tragédie  d'Ino  et  Mélicerle,  et  la  fit  re- 
pré.«enlcr  sous  son  nom.  Lagrange  protesta  contre  cette  trahi- 
son. Le  duc  usant  de  son  influence  le  fit  exiler  en  Périgord. 
Peu  de  temps  après,  cest  la  (amcusc  conspiration  de  Cella- 
mare,  dirigée  contre  le  Régent:  Lagrange  y  est  enrôlé  par 
ses  amis,  et  compose  les  Philippiques,  trois  pamphlets  en 
vers  qui  contiennent  ronli'e  le  duc  d'Orléans  et  tous  les  siens, 
les  plus  odieuses  accusations.  Le  duc  de  La  F'orcc  saisit  celle 
nouvelle  occasion  de  se  venger,  et  Ht  emprisonner  le  poète  aux 
Res  Sainte-Marguerite,  d'où  il  ne  s'évada  que  deux  ans  plus 
tard,  pour  gagnei"  la  Sardaigne,  puis  l'Espagne  et  la  Hol- 
lande. Du  fond  de  l'exil,  il  atxabla  ses  ennemis  de  l'hiltppi- 
ques  nouvelles  et  ne  désarma  qu'à  la  mort  «lu  Régent,  qui  lui 
permit  enfin  de  revoir  la  F'rance.  Lagrange  Chancel  gaspilla 
son  talent  comme  sa  vie.  Ce  précoce  poète,  sur  lequel  on  avait 
fondé  tant  d'espérances,  ne  laissa  en  mourant  que  des  œuvres 
médiocres,  écrites  à  la  lulte.  Ses  tragédies  sentent  encore  le 
collège  ;  et  l'indignation  même  ne  l'a  pas  rendu  poète. 


(1; 


412  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Mais  voici  deux  noms  plus  importants. 

Le  marquis  de  Puysieux,  ambassadeur  de  France  en 
Suisse,  remarqua  un  jour  à  Soleure,  le  jeune  Destouches  (1), 
qui  jouait  dans  une  troupe  de  comédiens.  Il  lui  trouva  des 
manières  et  de  l'esprit  ;  sut  qu'il  était  de  bonne  famille,  et 
avait  pris  la  condition  d'acteur  par  coup  de  tête,  pour  ne  pas 
être  homme  de  robe.  Puysieux  en  fit  son  secrétaire,  et  le 
ramena  bientôt  en  France.  A  Solcure  et  lors  de  son  retour  à 
Paris,  Destouches  avait  fait  jouer  quelques  pièces,  Vlrrésolu^ 
le  Curieux  Impertinent,  qu'on  avait  fort  bien  accueillies. 
Mais  une  carrière  plus  glorieuse  que  celle  du  théâtre  s'ouvrait 
à  lui  :  le  Régent  le  nommait  bientôt  secrétaire  d'ambassade 
à  Londres,  où  il  suivit  le  cardinal  Dubois.  Il  s'acquitta  fort 
bien  de  plusieurs  missions  délicates,  et  fut  à  son  retour  en 
France,  nommé  gouverneur  de  Melun. 

D'Alembert,  dans  ses  Eloges,  écrivit  à  ce  propos  : 

—  M.  Destouclies  marcliail,  au  tliéàtrt,  de  succès  en  succès,  lorsqu'il 
se  vit  obligé  de  renoncer,  du  moins  pour  un  temps,  à  ceux  qu'il  espérait 
encore.  Le  Régent,- dont  il  avait  obtenu  l'amitié  et  l'estime  non  par 
des  bassesses  de  couilisan,  mois  par  son  intolligcnce  dans  les  affai- 
res, l'envoya  en  Angleterre  on  1717...  11  fut  six  ans  à  Londres,  où  il 
resta  seul  chargé  des  affaires  de  France.  Il  s'en  était  si  bien  acquitté, 
qu'à  son  retour  le  Régent  1(î  combla  d'éloges  en  présence  de  toute  la 
cour...  Ce  prince,  qui  avec  des  mœurs  et  des  principes  peu  sévères, 
avait  dans  l'esprit  autant  de  justesse  que  d'élévation,  était  bien  éloi- 
gné de  souscrire  à  Tapoplit-egme,  si  souvent  répété  par  la  sottise 
puissante,  que  le  talent  des  affaires  est  incompatible  avec  celui 
d'homme  de  lettres.  Il  avait  la  simplicité  de  croire  que  l'esprit  était 
bon  à  tout...  Il  venait  d'être  témoin  qu'un  poète  anglais,  le  célèbre 
Prior,  avait,  par  les  plus  sages  moyens,  préparé  cette  paix  d'Utrecht, 
si  désirée  des  peuples  et  si  longtemps  retardée  î>ar  les  manœuvres  ou 
l'ineptie  des  pohtiques. 

C'est  alors  seulement  qu'il  se  consacra  tout  entier  au  théâ- 
tre. Destouches  avait  rapporté  d'Angleterre  le  goût  de  la  litté- 
rature moralisante.  Les  pièces  de  sa  seconde  manière  ne  visent 
pas  moins  à  l'instruction  des  spectateurs  qu'à  leur  divertis- 
sement ;  elles  y  gagnent  peut-être  en  profondeur  ;  mais  elles 
n'ont  plus  le  charme  et  l'entrain  de  ses  premiers  essais.  La 
plus  célèbre  de  beaucoup,  est  le  Glorieux,  où  il  allie  assez 

(1)  1080-1754. 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  413 

heureusement  le  comique  et  la  prédication  morale.  Le  comte 
de  Tufière,  parmi  beaucoup  de  défauts  et  de  ridicules,  en  pos- 
sède un  qui  les  prime  tous  :  il  est  d'un  immense  orgueil  et  veut 
éblouir  le  monde  de  sa  noblesse,  de  son  esprit  et  de  son  luxe. 
Il  s'indigne  des  familiarités  de  son  futur  beau-père,  Lisimont, 
auquel  il  doit  pourtant  sa  fortune.  Son  propre  père,  pauvre  et 
mal  mis,  vient  le  trouver  ;  il  le  renie  et  le  fait  passer  pour 
son  domestique.  Il  souffre  lui-même,  plus  que  ses  victimes  : 
les  moindres  humiliations  le  mettent  hors  de  lui.  Le  carac- 
tère est  profondément  observé,  l'intrigue  bien  conduite.  Le 
Glorieux  n'est  pas  puni,  il  reconnaît  son  erreur  lui-même, 
se  corrige  et  répare  le  mal  qu'il  a  fait.  Autoui*  de  ce  per- 
sonnage assez  sombre  passent  de  plus  riantes  figures,  d'amu- 
sants bourgeois,  de  joyeuses  soubrettes  que  Molière  ne  désa- 
vouerait peut-être  pas.  Le  Glorieux  eut  un  immense  succès,  et 
fut  maintes  fois  repris  dans  le  cours  du  siècle.  Mais  Destouches 
n'eut  pas  toujours  le  même  bonheur.  En  voulant  être  moral, 
il  perdit  sa  gaieté  et  fit,  comme  La  Chaussée,  son  rival,  du 
drame  bourgeois.  Llngral,  V Irrésolu,  le  Médisant,  le  Dissi- 
pateur, le  Philosophe  marié,  furent  les  principales  comédies 
par  lesquelles  il  voulut  témoigner  que  l'Académie  Française 
avait  eu  quelque  raison  de  l'appeler  à  elle. 

Le  nom  de  Nivelle  de  La  Chaussée  (1)  s'associe  naturelle- 
ment à  celui  de  la  comédie  larmoyante.  Il  s'avisa  que  la  ùo- 
médie  elle-même  pouvait  faire  verser  des  larmes  ;  il  Ta  voulu 
montrer  par  son  exemple,  et  il  a  réussi  au  delà  de  tout  espoir. 

La  vie  de  La  Chaussée  est  sans  incidents,  presque  obscure, 
malgré  deux  ou  trois  grands  succès  retentissants.  Il  débute 
dans  les  lettres  par  une  <(  Hpître  à  Clio  »,  dirigée  contre  La 
Mothe  ;  il  y  défend  la  cause  des  vers.  A  la  vérité,  la  poésie 
trouvait  en  lui  un  assez  mince  champion.  Il  s'essaya  dans  le 
drame  moralisant. 

Nous  avons  vu  comment  célnit  le  goût  de  l'époque.  Celui 
qu'on  appelait  le  (^  Révérend  Père  La  Chaussée  »  était  dans 
rintimité  un  fort  bon  vivant.   Mais  la  mode  était  à  l'atten- 

(1)  1692-1754. 


m  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATIRE  FRANÇAISE 

drissomeiit  ;  Ton  j)arlail  déjà  d'  «  hommes  sensibles  »  ;  le 
parterre  et  les  gens  du  monde  ne  demandaient  qu'à  larmoyer. 
La  Chaussée  le  comprit  et  les  conlenla.  Dans  le  Préjugé  à  la 
mode,  la  plus  célèbre  de  ses  comédies,  il  s'insurge  contre 
le  discrédit  du  mariage.  D'autres  attaquaient  les  riditules 
par  le  vive,  La  Chaussée  les  combat  par  Témotion.  La  femme 
d'un  fort  honnête  homme,  (jui  sacrifie  sottement  au  fameux 
préjugé,  se  désole  de  ses  dédains,  nous  fait  part  de  sa  peine 
et  finit  à  force  de  tendresse,  par  reconquérir  l'amour  de  son 
mari.  La  pièce  se  dénouait  dans  les  larmes,  larmes  sur  la 
scène,  larmes  dans  la  salle,  «  larmes  vertueuses  et  tlouces  », 
ijui  firent  oublier  la  platitude  du  style  et  la  faiblesse  des  vers. 

Une  autre  comédie  de  La  Chaussée,  non  moins  morale  et 
non  moins  humide,  la  Gouvernante,  lui  fut  inspirée  par  un  fait 
historique.  Ln  conseifier  au  parlement  de  Bretagne,  M.  de 
la  Faluère,  ayant  été  la  cause,  malgré  lui,  d'un  arrêt  injuste 
ijui  portait  préjudice  à  quelque  plaideur,  répara  au  délrimenl 
de  sa  fortune  le  tort  involontaire  qu'il  avait  fait.  C'est  ce 
trait  de  générosité  que  notre  au/eur  mit  en  scène.  Plusieurs 
fois  La  Chaussée,  encouragé  par  la  faveur  de  ses  drames, 
avait  fait  jouer  des  tragédies,  mais  il  avait  éprouvé  autant 
d'échecs.  La  Chaussée  n'est  pas  un  grand  poète;  son  influence 
sur  notre  théâtre  a  néanmoins  élé  considérable,  par  l'appoint 
qu'il  a  apporté  à  la  Ihéorie  nouvelle  (hi  drame. 

Placez  ici  l Epreuve  réciproque  (1711),  d'Alain,  un  cordon- 
nier de  la  rue  Dauphine  dont  on  ne  sait  rien  d'autre,  sinon 
qu'il  collabora  jiour  cette  comédie  avec  Legrand,  le  fameux 
Legrand,  un  acteui'  auteur  laid,  gros  oA  couil,  (|ui  écrivit  la 
Rue  Mercière,  le  lloi  de  Cocarine.  (^drtouche,  et  qm  répon- 
dait au  parterre  égayé  : 

—  Il  vous  est  ])lus  facile  de  vous  accouhimei-  à  mon  visage 
qu'à  moi  d'en  changer. 

Alain  s'appelait  Uerié.  On  a  voulu  de  ce  l'ail  l'identifier 
avec  Alain  René  Losî'ju^c.  Il  ^uflil  de  lire  t  Epreuve  rèci* 
proijue  |)0ur  se  convamcre  (|ue  cetle  hypoflièse  est  inadmis- 
sible  et  (|u'Alain  ou  Levage  ne  doivent  l'ien  l'un  à  l'autre. 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FlUNÇAISE  41." 

[ommons  en  passant  le  fécond  Boissy  (1),  le  très  obsei^va- 
*  et  très  mordant  auteur  du  Babillard  et  de  VHomme 
/oï/r,  lacadémicien  obscur,  le  \Tersiiicateur  pénible,  le 
ancolieux  désespéré  et  révolté,  et  laissons  passer  un  rayon 
lumière,  de  joie  et  de  fête  mondaine  :  c'est  le  théâtre  de 
nt-Foix. 

lien  de  plus  aimable  que  le  théâtre  étourdiment  mytholo- 
iie  de  Saint-Foix,  où  des  formes  blanches  de  déesses  grec- 
's  glissent  entre  des  bosquets  de  lauriers  fleuris  et  d'oran- 
s,  Pandore,  ou  VOracle,  ou  Deucalion  et  Pyrrha,  ou  lei 
h  es.  Ces  déesses  ont  traversé  les  salons  du  temps,  et  s'y 
t  un  peu  perverties  ;  elles  sont  plus  près  de  Mme  Tallien 
ï  d'Eurydice  ;  mais  elles  sont  charmantes,  spirituelles,  et 
le  Uécamier  les  a  caimues. 

^e  Saint-Foix  (2)  fut  un  type  fort  original.  Il  a  écrit  beau- 
ip,  avec  facilité,  et  quelque  observ^ation.  Son  théâtre  est 
)ndanl,  et  il  y  procède  en  général  par  Tallégorie  et  Tal- 
on, masquant  les  travers  et  la  satire  sous  le  couvert  d'une 
iquité  de  fantaisie,  ou  d'un  orientalisme  de  féerie.  La  même 
querie  lui  sert  à  faire  le  tableau  de  Paris  dans  trois  séries 
Lettres  Turques, 

-'renoz  une  idée  do  sa  fécondité  variée  en  notant  encore 
Tui  se?  œuvres  une  Histoire  de  Paris  (1754),  une  Histoire 
la  Maison  de  France,  une  Histoire  de  VOrdre  du  Saint-Es- 
/,  des  études  sur  l'Homme  au  Masque  de  Fer.  Tant  de 
l'es  sont  tombés  en  poussière,  et  la  postérité  lui  a  fait  le 
uvais  tour  de  se  souvenir  seulement  ((u'il  portait  non  une 
ime,  mais  une  épée.  C'est  comme  bretteur  qu'il  est  connu, 
vain,  selon  le  mot  de  Voisenon.  <f  son  encrier  fit  couler  à 
ts  l'eau  de  rose  ».  on  se  rapi)elle  s^^ulement  le  sang  qui 
igit  sa  colichemarde.  à  la  guerre  et  en  paix. 
Il  était  laid.  Mlle  l'iyanl  disait.  (*n  le  comparant  avec  le 
Me  Berlin,  à  Vœ'\\  sombre  : 

-  Lo  j^rcinier  rc-sonible  an  criino.  ot  l^«Ttin  au  renidids. 

dais  il  ne  soid'frait  pas.   nouveau  Tyrano,  ([u'on  le  dévi- 


416  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

sageât.   Sa  lame  avait  des  fourmillements,   et  une  semaine 
sans  duel  lui  eût  paru  longue  comme  un  jour  sans  pain. 

Lès  anecdotes  de  ses  colères  sont  amusantes. 

Au  café  Procope,  Saint-Foix  avise  un  garde  du  roi  qui 
demande  une  tasse  de  café  au  lait  et  un  petit  pain.  «  Voil^ 
un  fichu  repas  »,  répèle-l-il  à  plusieurs  reprises.  Le  garde  finit 
par  se  fâcher  de  cette  insolence  réitérée.  On  met  flamberge 
au  vent  et  le  railleur  est  blessé.  «  M'eussiez-vous  tué,  dit-il, 
vous  n'en  auriez  pas  moins  fait  un  fichu  repas.  » 

Une  autre  fois,  il  se  prend  de  querelle  avec  un  digne  pro- 
vincial au  foyer  de  l'Opéra,  et  lui  assigne  un  rendez-vous.  Le 
provincial  lui  répond  :  «  Quand  on  a  affaire  à  moi,  on  vient 
me  trouver,  c'est  ma  coutume.  »  —  «  Soit  !  »  répond  le  fer- 
railleur. Et  le  lendemain  il  va  trouver  son  homme,  qui  d*abord 
l'invite  à  déjeuner.  ((  11  s'agit  bien  de  cela  !  Sortons. 
—  Je  ne  sors  jamais  à  jeun,  c'est  ma  coutume.  —  En 
ce  cas,  déjeunons.  »  On  déjeune  donc,  puis  on  se  met  en  mar- 
che. L'étranger,  suivi  de  Saint-Foix,  entre  dans  un  café  et 
y  fait  tranquillement  sa  partie  d'échecs.  Enfin  on  va  prendre 
l'air  aux  Tuileries,  et  l'inconnu,  à  tout  ce  qu'il  fait,  de  répéter 
son  refrain  :  «  C'est  ma  coutume.  »  A  la  fin  Saint-Foix  im- 
patienté lui  propose  de  passer  aux  Champs-Elysées  :  «  Pour- 
quoi faire  ?  —  Eh  parbleu,  pour  nous  battre  !  —  Nous  battre? 
Y  pensez-vous,  monsieur?...  Convient-il  à  un  magistrat,  à 
un  trésorier  de  France  de  mettre  l'épée  à  la  main?...  Me 
prenez-vous  donc  pour  un  fou?...  Adieu.  » 

L'aventure  fit  du  bruit,  et  cette  fois,  les  rieurs  ne  furent  pas 
du  côté  du  littérateur. 

Se  trouvant  au  parterre  du  Théâtre-Français,  auprès  d'un 
homme  qui  avait  l'haleine  forte  : 

—  Monsieur,  lui  dil-il.  esl-cc  vous  qui  puez  ? 
Le  voisin  s'offense. 

—  Monsieur,  lui  dit  Saint-Foix,  on  peut  être  honnête 
homme  et  puer. 

On  sort  pour  se  battre.  Alors  Saint-Foix  : 

—  Monsieur,  dit-il  à  son  adversaire,  si  vous  me  tuez,  vous 
n'en  puerez  pas  moins  ;  et  si  je  vous  tue,  vous  en  puerez  da- 
vanlajiïe. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  417 

Celle  conclusion  fît  rire  l'homine  à  l'haleine  forle,  et  la 
querelle  n'eut  pas  de  suile. 

El  ce  flegme  n'est-il  pas  épique  ? 

Voici  le  cas  : 

Il  renconlre  un  militaire  jeune  et  bien  fail,  à  qui  il  dit  brus- 
quement : 

—  Monsieur,  je  vous  en  fais  mon  comi.liment,  vous  êtes 
un  joli  homme  ! 

—  Qu'est-ce  à  dire,  monsieur  ? 

—  Que  vous  èles  un  /o/i  homme,  je  dis  franchement  tout 
ce  que  je  pense. 

—  Monsieur,  si  c'esl  une  plaisanterie,  je  ne  sais  pas  les 
souffrir. 

—  Je  ne  plaisante  pas.  Mais  vous  êtes  si  bien  partagé  de  la 
nature  que  vous  devez  avoir  quelque  défaut  qui  compense 
vos  avanlages  extérieurs,  avouez-le. 

L'homme  s'impatienta,  on  se  battit.  Sainl-Foix  blessé,  re- 
prit : 

—  Mais  dites-moi  du  moins  quel  est  votre  défaut  essentiel. 
Le  militaire  recommençait  à  se  fâcher. 

—  Vous  manquez  peut-être  de  patience,  lui  dit  froidement 
rentèlé  Breton. 

Comme  il  continuait  ses  sarcasmes,    le    jeune  homme  le 
pousse  vivement,  et  le  jette  dans  un  fossé. 
Avant  de  se  relever,  Sainl-Foix  s'écria  : 

—  Je  savais  bien  que  vous  aviez  quelque  grand  défaut  : 
vous  êtes  brutal.  Eh  !  il  fallait  le  dire  ! 

Les  seuls  amis  qu'il  garda  furent  ceux  qui,  comme  la  Dixme- 
rie,  prirent  le  parti  de  ne  jamais  le  contredire  quand  ils  al- 
laient le  voir  dans  sa  petite  maison  de  la  rue  des  Fossés- 
Saint-Victor,  où  il  mourut  fort  vieux  et  toujours  agressif, 
après  la  vie  la  plus  inutilement  remplie  |)ar  une  incroyable 
quantité  d'actes,  de  paroles  et  d'oeuvres. 

N'oubhons  pas  d'Allainval,  ce  serait  injuste.  Une  comé- 
die de  lui,  rEcole  des  Bourgeois,  se  jouait  encore  en  1848. 
L'Intrigue  n'est  pas  neuve,  mais  les  caractères  sont  finement 
détaillés,  et  l'on  sourit  de  ce  marquis  de  Moncaile,  grand  sei- 
gneur aiinal)Ie,  insolent,  spirituel,   qui  veut  redorer  son  bla- 

27   " 


448  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

son,  fait  sa  cour  à  la  fille  d'un  bourgeois  richissime,  étourdit 
son  futur  beau-père  de  son  air  vainqueur  et  de  ses  élégances, 
fait  l'éducation  de  sa  trop  naïve  fiancée,  et  se  moque  le  plus 
cavalièrement  du  inonde  de  toute  sa  nouvelle  famille,  jus- 
qu'au jour  où,  trahi  par  ses  comparses,  il  est  enfin  remercié. 
Comme  on  le  voit,  c'est  encore  le  Bourgeois  Gentilhomme  de 
Molière,  et  c'est  déjà  le  Gendre  de  M.  Poirier. 

Avec  Lanoue,  nous  perdons  toute  attache  avec  le  xvii*  siècle. 
A  sa  naissance,  le  xvni"  siècle  avait  déjà  un  an.  Les  auteurs 
suivants  sont  tous  nés  après  1700. 

Lanoue  (1)  fut  acteur  et  poète.  On  discuta  fort  son  talent  de 
comédien.  «  Il  était,  nous  dit  un  contemporain,  de  figure  in- 
grate, avait  une  voix  rauque  et  sans  timbre,  un  air  ignoble, 
une  chaleur  presque  nulle...,  mais  il  possédait  une  intelligence 
supérieure  »  ;  et  puis  Lekain  était  encore  plus  laid  que  lui.  Son 
talent  d'auteur  dramatique  eut  moins  de  détracteurs.  Lanoue 
fil  jouer  en  1739,  un  Mahomet  Second,  sombre  tragédie,  à 
dénouement  horrible,  qui  eut  le  plus  grand  succès,  et  à  la- 
quelle Voltaire  ne  ménagea  pas  les  éloges,  lorsqu'il  publia,  à 
son  four,  un  autre  Mahomet,  cadet  de  celui-là.  Mais  le  triom- 
phe de  Lanoue  fut  une  comédie  en  vers,  la  Coquette  corri- 
gée, petit  chef-d'œuvre  d'inconscience  morale,  et  de  liberti- 
nage spirituel,  qui  resta  au  répertoire  pendant  plus  de  qua- 
tre-vingts ans,  qui  mérite  de  perpétuer  le  nom  de  son  auteur, 
et  ([ui  serait  reprise  avec  agrément. 

Je  vous  ai  précédemment  nommé  Destouches  et  La  Chaus- 
sée. Vous  attendiez  Saurin,  car  ce  sont  les  trois  inséparables- 
et  leurs  noms  réunis  ont  fini  par  prendre  l'aspect  d'une  for- 
mule. 

Bernard  Saurin  (2),  avocat  au  Parlement  de  Paris,  aban- 
donna le  barreau  à  quarante  ans  pour  écrire  des  tragédies. 
Son  Spartacus,  qui  fut  joué  en  1760,  eut  un  succès  qui  dura 
jusqu'y  hi  fin  du  siècle.  Saurin  imaginait  un  Sparlacus  plii- 

;1,    1701-i:oO. 
2)   170(3-17:^1. 


.    HISTOIRE    DE   LA   LITTÉRATURE   FRAXÇMSK  419 

losophe,  et  avocat  comme  lui,  qui  se  dévouait  pour  lliuma- 
nité  et  qui  parlait  d'affranchir  le  monde  de  la  tyrannie  et  du 
knalisme.  A  Tamour  d'une  tendre  fiancée,  au  pouvoir  et  à  la 
fortune  que  lui  offrait  Crassus,  il  préférait  soii  idéal  de  liberté 
et  de  justice,  et  mourait  en  combattant  pour  lui;  non  sans 
avoir  eu  le  temps  de  déclamer  contre  les  despostes,  et  d'an- 
noncer un  avenir  meilleur.  On  ne  tint  pas  rancune  à  Saurin  de 
son  inexactitude  historique,  et  l'on  fut  ravi  de  ces  plaidoyers 
politiques  pleins  d'allusions  non  douteuses;  ajoutons  que  la 
pièce  méritait  un  peu  sa  réussite  par  la  vigueur  du  style,  et 
rintensiié  tragique  de  quelques  situations.  Saurin  donna  en- 
core une  tragédie,  mais  celle-là  de  sujet  plus  moderne,  Blan- 
che  el  Guiscard,  et  une  pièce  en  vers  libres,  Beverley,  dont 
s  est  inspiré  de  nos  jours  l'auteur  du  fameux  drame  Trente 
ans  ou  la  vie  d'un  joueur.  Saurin  fut  donc  bien  un  des  pre- 
miers appuis  du  drame  naissant. 

Voisenon  (1),  de  son  nom  Henri  de  Fusée,  abbé  de  Voi- 
senon,  fut  bien  nommé  Fusée,  car  sa  vie  fut  un  feu  d'arti- 
fice, un  feu  roulant  de  mots  et  de  boutades,  un  crépitement 
de  malices  et  de  pointes. 

Grimm  l'appelait  une  «poignée  d'épingles  ».  Polignac  fai- 
sait la  variante  :  «  petite  poignée  de  puces  ». 

Il  naquit  débile  et  à  peine  viable.  «  La  nature,  disait-il 
plus  lard,  m'a  lormé  dans  un  moment  de  distraction.  »  Il  cor- 
rigea l'erreur,  car  il  vécut  67  ans.  De  bonne  heure,  il  se  sen- 
tit poète,  et  à  onze  ans,  il  adressait  déjà  une  épître  à  Voltaire, 
qui  devint  son  conseiller,  son  ami  fidèle,  et  qui  l'appela  son 
u  cher  ami  Greluchon.  » 

Le  salon  de  Mme  Doublet  fut  le  théâtre  de  ses  succès  de 
causeur  badin  et  brillant.  Il  se  lia  avec  facteur-auteur  Le- 
grand,  qui  encourai-^ea  sa  vocation  dramatique.  Il  écrivit  plu- 
sieurs comédies,  VOmbrc  de  Molière,  rEcole  du  Monde,  le 
Retour  de  fOinUvc  de  Molière  :  il  n'en  reste  rien. 

L'insuccès  ne  l'accablait  pas. 

Le  joyeux  abbé  ayant  donné,    au  Théâtre  Italien,  un  petit 

(1)  1708-177:;. 


420  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

acte  froid  et  terne,  un  de  ses  amis  lui  demanda  pourquoi  il 
Tavait  fait  représenter  ;  Voisenon  lui  répondit  : 

—  Il  y  a  si  longtemps  que  tout  Paris  m'ennuie  en  détail,  que  j'ai 
saisi  une  occasion  de  prendre  ma  revanche. 

Voilà  prendre  galamment  son  parti. 

Il  entra  au  séminaire  à  la  suite  d'un  duel  malheureux  où  il 
tua  l'adversaire.  Car  cet  abbé  était  bon  bretteur. 

La  Place  raconte  qu*il  portait  une  épée  sous  sa  soutane  ;  il 
eut  un  duel  avec  un  officier  aux  gardes,  qui  croyait  ne  «  faire 
qu*une  bouchée  »  de  ce  petit  abbé;  mais  le  petit  abbé  le  souf- 
fleta galammant  du  bout  de  son  épée,  et  le  désarma  avec 
une  grâce  parfaite. 

Il  était  neveu  de  Tévêque  de  Boulogne-sur-Mer,  Henriot, 
qui  joua  un  rôle  dans  la  vie  de  Lesage  (1),  et  qjii  était  un  am- 
bitieux habile,  attaché  aux  De  Lyonne.  Il  fit  de  son  neveu  un 
grand  vicaire  bouloinnais,  qui  devint  ensuite  abbé  de  Jard 
sans  résidence.  L'abbé  se  rendit  tout  aux  Muses,  fut  assidu 
chez  Mme  du  Chatelet,  chez  Mlle  Quinaut,  à  ses  dîners  du 
Bout  du  Banc,  rédigea  des  contes  et  des  petits  vers  pour  les 
recueils  mondains  en  vogue,  revint  au  théâtre,  y  réussit 
avec  la  Coquette  fixée  (1746),  le  Réveil  de  Thalie^  les  Ma- 
riages assortis,  des  opéras:  V Amour  et  Psyché,  Hylas  el  Zé- 
lis,  intéressa  le  duc  de  Choiseul,  qui  le  fît  nommer  histo- 
riographe, puis  diplomate,  académicien,  malgré  les  licences 
de  ses  contes:  le  Sultan  Misapouf  ou  Tant  Mieux  pour  elle^ 

Il  alla  mourir  à  Voisenon.  Voltaire  mit  sur  sa  tombe: 

Ici  git  ou  plutôt  frétille 
Voisenon,  frère  de  Chaulieu, 
A  sa  muse  vive  et  gentille 
Jb  ne  prétends  pas  dire  adieu, 
Car  je  m'en  vais  au  même  lieu 
Comme  cadet  de  la  famille. 

Il  fut  contemporain  de  Gresset  (2),  né  un  an  après  lui,  el 
dont  le  Méchant  aurait  ici  sa  place,   si  Gresset  ne  nous  avait 

(1)  Cf.  Léo  Clarelie,  Lesage  liom  ncier,  p.  57-59. 

(2)  1709-1777. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  421 

déjà  occupés  à  titre  de  poète.  Vous  le  retrouverez  parmi  ses 
pairs. 

Carmonlelle  (l)a  laissé  un  nom  doublement  célèbre,  par  ses 
peintures  ef  par  ses  proverbes.  Il  mania  le  pinceau  et  la 
plume.  «  Poil  et  plume  »  eût  pu  être  sa  devise.  Il  était  homme 
d^esprit.  Il  fut  sinon  le  créateur,  du  moins  le  plus  heureux 
représentant  de  ce  genre  aimable,  frivole,  léger,  mousseux  et 
inconsistant  qu'on  appelle  la  comédie  de  paravent,  et  plus 
particulièrement  le  proverbe,  où  l'action  doit  démontrer  quel- 
que vérité  de  la  sagesse  des  nations. 

Le  duc  d'Orléans,  petit-fils  du  Régent,  fort  friand  de  ces 
divertissements  galants,  l'attacha  à  sa  personne,  et  Carmon- 
lelle trouva  chez  lui  le  cadre,  les  éléments,  le  décor,  le  public 
dont  eut  besoin  son  talent. 

Il  fut  l'homme  utile  et  nécessaire.  Le  duc  d'Orléans  veut-il 
transformer  la  butte  Monceaux  en  un  parc  délicieux?  C'est 
Carmonlelle  qui  fera  les  dessins  de  ce  jardin  charmant, 
qu'orne  aujourd'hui  le  pavillon  de  la  Folie  de  Chartres. 

Ses  comédies-proverbes  ont  du  naturel  et  une  aimable  fa- 
miliarité. Il  les  écrivait  vite  et  à  la  diable.  Musset  a  repris 
et  relevé  ce  genre,  qu'il  a  traité  avec  plus  d'art,  de  fini  et 
de  soin. 

Parfois  les  acteurs  étaient  eux-mêmes  les  personnages,  et 
parlaient  selon  le  caractère  qu'ils  avaient  dans  la  société. 

Carmonlelle  peignait  les  décors,  comme  aussi  il  avait  un 
album  qu'il  emplissait  des  portraits  à  la  plum'e  de  ses  plus 
illustres  contemporains. 

Il  maniait  joliment  le  pastel.  Enfin  il  inventa  les  transpa- 
rents, une  sorte  de  lanterne  d'ombres.  C'étaient  des  sujets 
peints  sur  une  bande  diaphane  qu'on  déroulait  devant  une 
fenêtre,  tandis  qu'il  expliquait  le  spectacle,  qui  durait  deux 
heures.  C'étail  déjà  le  théâtre  d'ombres  de  nos  modiemes 
montmartrois. 

Il  réussit  par  cette  alliance  des  arts.  Il  mettait  ses  proverbes 
en  transparents  et  ses  transparents  en  proverbes.  Ceux-ci  em- 
plissent huit  volumes,  sans  compter  quatre  volumes  de  théâ- 

(1)  1717-1807. 


422  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Ire  de  campagne,  des  comédies  posthumes  publiées  par  Mme  de 
Genlis,  et  des  romans  dont  les  litres  très  longs  annoncent  plus 
qu'ils  ne  donnent. 

Poursuivons  :  voici  Desmahis  (1),  déjà  nommé  comme  poète, 
aifleur  d'une  bonne  comédie,  Vlmperiinenl;  voici  Aniaud  de 
Baculard,  ami  et  ri\^l  de  Voltaire  et  d'Helvétius,  con'es^ 
pondant  de  Frédéric  II,  qui  l'appela  près  de  lui  à  Berlin,  et 
le  flatta  pour  agacer  Voltaire  ;  auteur  éminemment  sensible, 
Arnaud  (2),  «  le  doux  Arnaud,  le  lamentable  Arnaud  »,  Tau- 
teur  du  drame  triste  et  du  triste  drame  la  Mort  de  Coligny^ 
qui  est  comme  un  premier  état  du  Charles  IX  de  Marie  Ché- 
nier,  partisan  par  nature  du  genre  lamioyant,  pauvre  dans 
ses  vieux  jours,  endetté,  dont  Chamfort  disait  qu'il  devait 
('  300.000  francs  en  pièces  de  dix  sous  >»,  quémandeur  et  pleu- 
reur, apôtre  de  sensiblerie  et  parrain  du  drame  apitoyé. 

Guimond  de  la  Touche  (3)  avait  peut-être  en  lui  letoffe  d'un 
grand  poète  tragique.  Entré  dans  Tordre  des  Jésuites  à  seize 
ans,  il  y  resta  quatorze  années  sans  rien  produire.  A  trente 
ans,  il  quitta  le  cloître,  vint  à  Paris,  et  fit  jouer  une  tragédie, 
Iphigénie  en  Tauride,  qui  fut  un  des  grands  succès  du  siècle. 
Il  mourut  presque  aussitôt,  emporté  par  une  fluxion  de  poi- 
trine, sans  avoir  écrit  d'autre  œuvre,  et  laissait  le  public  déçu 
dans  ses  espérances.  On  édita  de  lui  après  sa  mort  une  vio- 
lente satire,  Les  Soupirs  du  Cloître,  dirigée  contre  les  ordres 
monastiques.  Que  serait-il  devenu  en  se  perfectionnant  ?  Son 
Iphigénie,  avec  quelques  déclamations  humanitaires,  a  des 
scènes  excellentes,  d'une  rare  intensité  tragique  et  d'une  tou- 
chante simplicité  ;  c'était  mieux  qu'un  début  et  plus  qu'une 
promesse. 

De  Belloy  (i)  aussi  a  une  manière  de  chef-d'œuvre  attaché  à 
son  nom. 

Pierre  Buirette,  qui  se  fit  plus  tard  appeler  De  Belloy,  eut 

\)  172M761. 

2j  ni8-l«()o. 

(3)  1725-1 7fi0. 

(4)  1727-177.1. 


HISTOIRE   DE  LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  423 

une  existence  assez  romanesque.  Ce  basochien  de  Sainl-Flour 
à  peine  débarqué  dans  Paris  fut  pris  de  la  fureur  du  théâtre. 
On  le  voyait  fort  peu  à  la  plaidoirie,  mais  au  parterre  tous 
les  soirs.  Un  oncle  assez  grincheux,  qui  lui  servait  de  tuteur, 
se  permit  quelques  remontrances.  Belloy  les  prit  très  mal,  et 
subitement  disparut.  On  apprit  au  bout  de  quelque  temps 
qu'il  venait  de  s*engager  dans  une  troupe  de  comédiens  am- 
bulants et  qu'il  errait  sur  les  grandes  roules.  Comme  autrefois 
Molière,  il  alla  de  ville  en  ville,  joua  des  rôles  de  matamores 
dans  des  théûfres  de  village,  et  sur  des  tréteaux  de  foire.  Il 
poussa  même,  sur  son  chariot  de  Thespis,   jusqu'à  Péters- 
bourg,  où  la  tsarine  lui  trouva  de  Tesprit  et  le  garda  quelque 
temps.  Lorsqu'il  revint  en  France,  il  rapportait  une  tragédie, 
son  Titus,  Il  se  croyait  oublié  et  voulait  faire  jouer  son  œuvre. 
Mais  son  bon  oncle  était  encore  là  ;  n'ayant  pu,  comme  il  Tes- 
pérait,  faire  embastiller  le  mauvais  garnement,  il  se  contenta 
de  monter  une  cabale  et  de  faire  tomber  la  pièce.  L'insuccès 
de  Titus  fut  éclatant.  De  Belloy  ne  se  découragea  pas  :  quatre 
ans  plus  tard,  avec  Zelmire,  il  eut  presque  des  applaudisse- 
ments. Enfin,  en  1765,  son  Siège  de  Calais  fui  un  véritable 
triomphe.  La  pièce  était  médiocre,  mais  le  moment  bien  choisi. 
Le  Siège  de  Calais,  drame  patriotique,  exaltait  les  vertus  de 
l'ancienne  France,  et  humiliait  l'orgueil  anglais.  On  était  au 
lendemain  du  Traité  de  Paris,  l'enthousiasme  fut  général  ; 
on  ne  s'aperçut  qu'un  peu  plus  tard,  et  lorsqu'il  était  à  F  Aca- 
démie, que  Belloy  écrivait  fort  mal  en  français.  A  propos^ 
Je  son  discours,  Grimm  disait:  «  M.  de  Belloy  a  fait  en  entrant 
à  l'Académie  un  acte  de  patriotisme  en  rétablissant  par  son 
exemple  les  discours  de  réception  dans  leur  insipidité  primi- 
-ive,  dont  quelques  novateurs  avaient  essayé  de  s'écarter...  » 
Prenez  la  boutade  pour  ce  qu'elle  vaut,  et  retenez  que  le 
Siège  de  Calais  fut  un  triomphe. 

Il  y  a  peu  à  dire  sur  Marc-Antoine  Rochon  de  Chabannes, 
iltaché  d'ambassade,  jeune  homme  élégant  et  riche,  que  le 
héâtre  attira  comme  une  vocation,  qui  cultiva  tous  les  genres, 
ragédie,  comédïe,  opéra-comique,  constatant  une  parfaite  en- 
ente  de  la  scène,  en  un  style  médiocre  :  VEcole  des  Tuteurs 
1754),    la    Péruvienne,    Heureusement,    le    Deuil   anglaiSj 


424  HISTOIRE   DE   LV   LITTÉRATURE  FRANÇAISL 

r Amour  Irançais,  seraient  de  maigres  tilres  auprès  de  nous, 
si  Rochon  n'avait  été  l'un  des  introducteurs  de  la  littérature 
allemande  en  France,  au  moment  où  TAllemagne  comptait  un 
Lessing  parmi  ses  génies  dramatiques,  et  s'il  n'était  le  parrain 
du  Second  Théâtre  Français  (Odéon),  dont  il  proposa  Tinsti- 
tulion  dès  1780. 

Mais,  celui-ci  est  plus  important.  C'est  le  Nancéen  Palis- 
sot.  Docteur  en  théologie  à  treize  ans,  il  se  sentit  porté  vers  le 
théâtre,  y  échoua  avec  des  tragédies,  dont  l'une  fut  d'abord 
Zarès,  puis  la  même  sous  un  autre  titre,  Ninus  II;  il  commença 
une  histoire  romaine,  et  trouva  sa  vraie  voie  dans  la  comédie 
avec  les  Trois  Tuteurs. 

Cette  pièce  a  des  défauts  sans  doute;  mais  si  les  principaux 
caractères  semblent  avoir  été  pris  sur  une  nature  de  con- 
vention, si  la  fable,  peu  vraisemblable  d'ailleurs,  n'a  point 
cette  gradation  d'intérêt^  nécessaire  dans  toute  composition 
dramatique,  il  faut  du  moins  reconnaître  qu'une  versification 
pure  et  toujours  soutenue,  un  dialogue  rapide  et  souvent  orné 
de  traits  piquants,  expliquent  encore  aujourd'hui  le  succès 
qu'eut  cette  comédie  en  1754. 

Elle  fît  connaître  avantageusement  son  auteur  dans  le  monde 
littéraire;  la  haute  société  lui  fut  ouverte;  celle  du  duc  de 
Choiseul  le  fixa  plus  particulièrement. 

Fronlin  et  Marlon,  et  une  adaptation  des  Ménechmes  pré- 
cédèrent un  grand  succès,  le  Cercle^  où  il  s'attaqua  à  J.-J. 
Rousseau,  qui  répliqua  avec  une  compassion  facile  : 

—  Si  tout  le  crime  de  M.  Palissot  est  d'avoir  exposé  mes  ridicules, 
c'e^t  le  droit  du  théâtre  ;  je  ne  vois  rien  là  de  répréhensible  pour  Thon- 
néte  homme,  et  j'y  vois  pour  l'auteur  le  mérite  d'avoir  su  choisir  un 
sujet  très  riche. 

Il  écrivait  encore  : 

—  Je  vous  prie  de  ne  pas  écouter  là-dessus  le  zèle  que  l'amitié  et  la 
générosité  inspirent  à  M.  d'Alembert,  et  de  ne  point  chagriner,  pour 
une  bagatelle,  un  homme  de  mérite,  qui  ne  m'a  fait  aucune  peine^  et 
qui  porterait  avec  douleur  la  disgrâce  du  roi  de  Pologne. 

Le  Roi  Stanislas  avait  offert  à  J.-J.  Rousseau  de  retirer  sa 
faveur  à  son  détracteur.  Palissot  était  assailli  de  toutes  parts 


HISTOIRE  DE   LA   LÏTTÉRiVTURE  FRANÇAISE  425 

SOUS  les  récriminations  des  Encyclopédistes  qui  se  défendaient 
en  bloc.  II  riposta  par  la  comédie  fameuse,  les  PliilosopheSj 
assez  vigoureuse  et  même  prophétique  : 

Ces  abus  (pardonnez  a  mes  pressentiments) 
A  la  honte  des  n>œurs  tolérés  trop  longtemps, 
Semblent  nous  présager  d'étranges  catastrophes, 
Et  franchement  j'ai  peur  de  tant  de  philosophes  ! 

Le  rôle  de  Cidalise,  qui  croit  composer  ce  que  ses  amis 
\uï  dictent,  qui  maudit  le  mariage  pour  elle-même  et  l'impose 
à  sa  fille,  les  querelles  des  philosophes,  sèment  la  pièce  de 
traits  plaisants.  Les  attaques  redoublèrent  contre  lui.  Il  y 
répondit  faiblement  par  la  comédie  le  Satirique,  qui  le  pré- 
para à  la  satire  :  et  ce  fut  la  note  qui  domina  son  poème 
la  Dunciade,  assez  amusant  avec  sa  lunette  magique,  ses 
songes,  son  bûcher,  son  boudoir,  son  cortège  et  tout  l'atti- 
rail d'une  parodie  burlesque,  à  l'imitation  de  Pope. 

Il  donna  une  édition  complète  de  Corneille  pour  reviser  les 
jugements  du  Commentaire  de  Voltaire,  et  réunit  ses  études  de 
critique  dans  ses  utiles  Mémoires  Littéraires. 

Diderot,  dans  le  Neveu  de  Rameau,  a  fait  de  lui  un  cro- 
quis plaisanti  : 

—  Il  y  a  un  pacte  tacite  qu'on  nous  fera  du  bien,  fait-il  dire  au  neveu 
de  Rameau,  et  que,  tôt  ou  tard,  nous  rendrons  le  mal  pour  le  bien 
qu'on  nous  aura  fait  Lebrun  jette  les  hauts  cris  que  Palissot,  son 
convive  et  son  ami,  ait  fait  des  couplets  contre  lui.  Palissot  a  dtl  faire 
les  couplets,  et  c'est  Lebrun  qui  a  tort.  Poinsinet  jette  les  hauts  cris 
que  Palissot  ait  mis  sur  son  compte  les  couplets  qu'il  avait  faits  contre 
Lebrun,  et  c'est  Poinsinet  qui  a  tort.  Le  petit  abbé  Rey  jette  les  hauts 
cris  de  ce  que  son  ami  Palissot  lui  a  soufflé  sa  maltresse,  Palissot  a 
fait  son  devoir  et  c'est  l'abbé  Rey  qui  a  torL..  Qu'Helvétius  jette  les 
hauts  cris  que  Palissot  le  traduise  sur  la  scène  comme  un  malhonnête 
homme,  lui  à  qui  il  doit  encore  l'argent  qu'il  lui  prête  pour  se  faire 
traiter  de  sa  mauvaise  santé,  se  nourrir  et  se  vêtir  ;  a-t-il  dû  se  pro- 
mettre un  autre  procédé  de  la  part  d'un  homme  souillé  de  toutes  sortes 
d'infamies,  qui  par  passe-temps  fait  abjurer  la  religion  à  son  ami  ; 
qui  s'empare  du  bien  de  ses  associés  ;  qui  n'a  ni  foi,  ni  loi,  ni  senti- 
ment ;  qui  court  à  la  fortune  per  {as  et  ne{as,  qui  compte  ses  jours  par 
ses  scélératesses  et  qui  s*est  traduit  lui-même  sur  la  scène  comme  un 
des  plus  dangereux  coquins  ?  Non.  Ce  n'est  donc  pas  Palissot,  c'est 
Helvétius  qui  a  tort 


i2(;  HiSTCmii:   de   L\  littérature   FB.vrÇAlSE 

Pamphlétaire  et  polémislc,  il  déclara  la  guerre  aux  Ency- 
clopédistes, contre  l'armée  descjucls  il  soutint  de  rudes  com- 
bats. La  Révolution  le  convertit,  et  il  en  reçut  même  un  poste 
d'administrateur  de  la  Bibliothèque  Mazarine.  II  accepta  un 
grade  dans  la  secte  des  théophilanthropes.  11  renonça  à  Tai- 
greur,  et  finit  dans  l'indulgence  confite. 

La  princesse  de  Robecq  avait  dit  ce  joli  mot  sur  son  pro- 
tégé : 

—  Il  a  l'esprit  méchant  et  le  cœur  bote. 

Pélissier  de  Labatut,  qui  le  connut  quand  il  avait  quatre- 
vingts  ans,  a  noté  et  retenu  quelques-uns  de  ses  propos,  et 
vante  son  exquise  bonté. 

—  Il  répétait  souvent:  <(  Si  vous  vous  sfiitez  la  démangeaison  d'écrin», 
tâchez  dY  résister  ;  il  est  probable  que,  si  vous  y  cédez,  elle  vous 
nuira,  sans  utilité  pour  les  autres.  En  tout  cas,  ne  vous  pressez  pas 
de  publier  vos  premiers  essais,  on  se  repent  parfois  d'un  empresse- 
ment qui  devient  un  regret  de  toute  la  vie.  )> 

Il  disait  aussi: 

—  Achevez, même  après  en  avoir  recoimules  défectuosités, ridicules, 
tout  ce  que  vous  aurez  conunencé,  et  suilout,  contrairement  à  roon 
exemple,  et  pour  votre  repos,  ne  faites  pas  de  poème  ni  de  comédie 
satiriques.  Quelque  mérite  qu'on  ait  voulu  accorder  à  ma  Dun- 
ciade  et  à  mes  Philosophes,  quelque  renommée  qu'ils  m'aient  value, 
ils  n'ont  pas,  A  beaucoup  près,  compensé  ces  chagrins,  ces  injustices 
de  toutes  sortes  dont  ces  ouvrages  ont  été,  sinon  la  véritable  cause, 
du  moins  l'inévitable  prétexte.  » 

Cette  page  résume  toute  une  vie  et  tout  un  caractère. 

Ducis  (1)  non  plus  n'est  pas  négligeable.  Il  est  générale- 
ment connu  pour  ses  imitations  de  Shakespeare.  Il  fit  succes- 
sivement jouer  Hamlet  (1769),  Homéo  (1772),  le  Roi  Lear 
(1783),  Macbeth  (1784),  Othello  (1792).  Ces  pièces  qu'on  ne  lit 
plus  firent  fureur  en  leur  temps,  et  Ducis  pouvait  se  vanter 
d'avoir  fait  verser  des  lannes  à  toute  la  France.  Le  plus 
étrange,  c'est  que  Ducis  ne  savait  pas  l'anglais  :  «  Je  n'en- 
tends point  l'anglais,  avouc-l-il  naïvement,  et  j'ai  oisé  faire  pa- 

(l)  1733-1816. 


lilSTOIRE   DE   L.V  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  427 

raître  llamlel  sur  la  scène  française.  Tout  le  monde  connaît 
le  mérite  du  Théâtre  Anglais  de  M.  de  la  Place.  C'est  d'après 
cet  ouvrage  précieux  à  la  littérature  que  j'ai  entrepris  de  ren- 
dre une  des  plus  singulières  tragédies  de  Shakespeare.  »  Ce 
simple  aveu  suffit  à  condamner  son  entreprise. 

Ducis  n'est  pas  seulement  un  auteur  dramatique,  même 
à' Œdipe  ou  d'-4 fcu|ar  ou  de  Féodor.  Le  véritable  Ducis  n'est 
pas  celui  des  tragédies,  mais  celui  des  lettres  el  des  poésies 
lyriques.  C'esi  là  (ju'il  faut  l'aller  cherclier  ;  et  Ton  trouve  alors 
un  homme  au  cœur  dor,  avec  infiniment  de  finesse  et  de 
bonté,  un  délicieux  vieillard,  un  solitaire  un  peu  triste,  un 
poète  qui  fait  pressentir  Lamartine.  Ce  doux  Savoyard,  qui 
n'eut  jamais  d'ambition,  el  s'estima  toujours  heureux,  mena 
la  vie  la  plus  droite  et  la  plus  simple,  fut  le  meilleur  des  pères 
el  des  amis.  Les  excès  de  la  Révolution  vinrent  un  moment  at^ 
(rister  sa  belle  vieillesse  ;  il  eut  plus  d'une  fois,  dit-il  «  l'envie 
de  se  réfugier  dans  la  lune  el  de  cracher  de  là  sur  tout  le 
genre  humain,  i)  Alors  il  se  retira  dans  sa  solitude,  ignora 
le  monde  el  retrouva  le  bonheur.  «  Oui,  mon  ami,  écrivait-il, 
j'ai  épousé  le  désert,  comme  le  doge  de  Venise  épousait 
TAdriatique.  J'ai  jeté  mon  anneau  dans  les  forêts  ..  J'ai  fait 
une  lieue  ce  matin  dans  des  plaines  el  des  bruyères,  el  quel- 
quefois entre  des  buissons  qui  sont  couverts  de  fleurs  et  qui 
chantent.  »  Le  premier  Consul  vint  le  trouver  dans  sa  retraite, 
lui  fit  des  avances.  «  Général,  répondit-il,  vous  êtes  chasseur; 
voyez-vous  ces  canards  sauvages  qui  traversent  la  nue  ?  II 
n'y  en  a  pas  un  nui  ne  sente  de  loin  l'odeur  de  la  poudre  el 
qui  ne  flaire  le  fusil  du  braconnier.  Je  suis  un  de  ces  oiseaux, 
je  me  suis  fait  canard  sauvage.  » 

Cest  dans  son  ermitage  qu'il  écrivit  ses  principales  poé- 
sies lyriques.  Quelques-unes  sont  charmantes,  d'un  sentiment 
délicat  et  d'une  mélancolie  toute  nouvelle  ;  ce  sont  les  chants 
de  la  solitude,  des  recueillements  poétiques.  Au  ruisseau  qui 
traversait  son  jardin,  il  adressait  ces  vers  légers  et  doux  : 


Rnissoau  peu  oojiiiu  dont  l'eau  coule 
Dans  lin  lit  sauvage  et  couvert, 
Oui,  comme  toi  je  crains  la  foule  : 
Comme  toi  j'aime  le  dôsei't. 


428  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Ruisseau,  sur  ma  peine  passée. 
Fais  rouler  l'oubli  des  douleurs, 
Et  ne  laisse  dans  ma  pensée 
Que  ta  paix,  tes  flots  et  tes  fleurs. 

Par  contraste,  voici  une  figure  plus  comique. 

Un  peu  après  la  mort  du  grand  Poinsinet,  qu'on  appelait 
communément  le  petit  Poinsinet,  Barthélémy  Imbert  dédiait  à 
Piron  un  dialogue  intitulé  :  Poinsinet  el  Molière  ;  et  Grimm, 
qui  a  fort  durement  traité  Tauteur  du  Cercle,  demanda  avec 
un  haussement  d'épaules  :  «  Je  ne  sais  quel  polisson  a  encore 
remué  les  cendres  mouillées  (Poinsinet  s'est  noyé)  du  grand 
Poinsinet.  » 

Il  dit  ailleurs  qu'avant  le  Cercle,  «  M.  Poinsinet  (1),  auteur 
de  celte  petite  pièce,  n'était  connu  jusqu'à  présent  que  pour 
une  espèce  d'imbécile,  faiseur  de  mauvaises  parades  et  autres 
drogues  détestables  ».  ' 

Ce  M.  Poinsinet  est  un  type.  Il  faisait  partie  d'une 
joyeuse  bande  où  l'on  fréquentait  la  plus  mauvaise  compa- 
gnie, où  Ton  s'enivrait  régulièrement  deux  ou  trois  fois  par 
semaine.  Palissot,  Fréron,  les  acteurs  Préville,  Bellecour  en 
étaient. 

Ils  bernaient  Poinsinet  par  divertissement.  Ils  appelaient 
cela  mystifier.  Un  jour  son  cousin  Poinsinet  de  Sivry  (2)  et  Pa- 
lissot  lui  persuadent  que  le  roi  de  Prusse  a  résolu  de  lui 
confier  l'éducation  du  prince  de  Prusse.  Mais  l'article  du  ca- 
tholicisme était  embarrassant.  En  conséquence,  ils  lui  firent 
faire  abjuration  de  la  religion  catholique  entre  les  mains  d'un 
prétendu  chapelain  protestant,  que  ce  monarque  était  supposé 
avoir  envoyé  clandestinement,  pour  enlever  à  la  France  un 
homme  si  précieux.  «  Il  a  signé,  écrit  Voltaire  à  l'abbé  de 
Prades,  qu'il  serait  de  la  religion  que  le  roi  voudrait.  Il  ap- 
prend actuellement  à  danser  et  à  chanter  pour  donner  une 
meilleure  éducation  au  fils  de  Sa  Majesté,  et  il  n'attend  que 
l'ordre  du  roi  pour  partir.  » 

Une  autre  fois,  on  lui  fît  accroire  qu'il  avait  tué  un  homme 
en  duel  et  qu'il  était  recherché  par  la  justice.  Il  se  fit  couper 

(1)  1735-1709. 
(2^  1733-1804. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  429 

J<^?s  cheveux  et  prit  une  perruque.  Mais  la  plus  jolie  plaisan- 
t-^rie  fut  celle  que  lui  joua  Palissot  chez  leur  ami  commun 
atu.  Palissot  arriva  un  matin  à  Passy,  chez  Patu,  avec  une 
lianson  de  sa  composition,  où  il  était  dit  pis  que  pendre  de 
atu  :  «  Vois,  ami  Patu,  lui  dit-il,  vois  comment  t'a  traité  notre 
eilleur  camarade,  l'indigne  Poinsinet!  Je  t'apporte  cette 
lianson,  dont  il  est  l'auteur.  »  Patu  n'en  peut  croire  ses 
^  eux  ;  il  s'indigne,  s'échauffe  ;  Palissot  l'excite,  attise  sa 
olère,  et  le  quitte  quand  il  le  voit  suffisamment  furieux. 
Que  Poinsinet  vienne  ici,  criait  Patu,  je  le  rerois  à  coups 
e  "trique  !  »  Son  charitable  ami  lui  serre  la  main  avec  com- 
assion,  s'esquive  et  ne  fait  qu'un  bond  chez  Poinsinet  : 

«  Pauvre  ami,  tu  ne  sais  pas  ce  qui  t'arrive  ?  On  fait  courir 
^)us  Ion  nom  une  méchante  chanson  contre  Patu;  Patu  l'a 
ue,  il  est  hors  de  lui  !  » 

«  —  Diantre  !  répond  Poinsinet,  mais  il  faut  l'apaiser,  le 
élromper! 

—  Sans  doute.  Le  mieux  est  encore  que  tu  ailles  le  voir.  Tu 
1  ni  porterais  une  chanson  qui  serait  bien  de  toi,  celle-là,  quel- 
^i|ue  chose  de  gai,  de  facétieux,  pour  le  mettre  en  joyeuse 
tiumeur  et  lui  faire  oublier  l'autre.  » 

L'idée  plaît  et  voilà  nos  deux  compères  à  l'œuvre.  C'est  Pa- 
1  issol  qui  dirige  la  besogne,  et  il  la  dirige  si  bien  qu'il  fait 
écrire  à  Poinsinet,  d'un  bout  à  Tautre,  cette  même  chanson 
^u'il  vient  de  remettre  à  Patu.  On  juge  de  quelle  façon  Poin- 
sinet fut  reçu  quand  il  se  présenta  à  Passy,  avec  sa  chan- 
son, qui  répétait  la  première  et  ne  la  réparait  pas. 

Sa  dernière  mésaventure  est  touchante.  Il  voyageait  en  Es- 

'K)agne,  et  arrivé  sur  les  bords  du  Guadalquivir,   il  ne  put 

^•"ésister  au  plaisir  d'y  prendre  un  bain  ;  il  venait  de  dîner.  Il 

^e  noya.  Grimm,  le  dur  et  égoïste  Grimm,  n'eut  pas  pitié  de 

la  pauvre  victime,  dont  le  malheureux  sort  avait  cependant 

^mu  Louis  XV  lui-même.  Ses  ricanements  sur  cette  tombe  sont 

impies.  «  Je  savais  bien,  dit-il,  que  les  noms  de  Seine  ou  de 

ioire  lui  paraîtraient  trop  communs  nour  leur  faire  l'honneur 

cle  s'y  noyer,  et  qu'il  lui  fallait  un  fleuve  J'un  nom  plus  sonore 

et  plus  noble  pour  y  laisser  sa  ])eau.  Il  s'est  baigné  pour  la 


430  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANC  \1SE 

dernière  fois,  très  peu  avancé  en  ûge.  Il  s'était  rendu  ridicule 
et  célèbre  de  très  bonne  heure.  » 

Plaisante  oraison  funèbre  ! 

Comme  écrivain  dramatique,  Poinsinet  a  peu  d'originalité, 
et  d'invention,  point.  11  ne  peut  voler  de  ses  propres  ailes. 
Il  faut  qu'il  s'appuie  pour  marcher.  Ses  comédies  sont  à  peu 
près  toutes  des  parodies,  où  la  donnée  lui  est  fournie  par  son 
modèle.  Totinet,  Gilles  Garçon  peintre  z' amoureux  et  rivale 
les  Tramaçonnes,  etc.,  reproduisent  au  burlesque  les  opéras 
en  vogue,  Titon  et  l Aurore,  les  Amazones,  etc.  Il  ne  trouve 
pas,  il  emprunte  ses  sujets.  Alix  et  Alexis  est  la  mise  en  scène 
d'une  romance  de  Aloncrif.  Et  le  Cercle  lui-même,  qu'est-ce 
autre  chose  que  l'emploi  ingénieux  d'une  aventure  alors  fort 
connue,  l'aventure  de  l'acteur  Baron  ? 

Le  duc  de  Roquelaure  avait  prié  Baron  à  souper  pour  lire 
devant  quelques  dames  sa  nouvelle  comédie  les  Adelphes  ou 
VEcole  des  Pères  (1705).  Mais  ces  dames  soupèrent  long- 
temps, et  au  dessert  demandèrent  des  cartes  à  jouer.  Baron, 
outré  de  se  voir  ainsi  négligé,  et  profondément  blessé  daas 
son  orgueil,  reprit  son  manuscrit  et  sortit.  C'est  Thisloire 
du  Damon  de  Poinsinet. 

Et  dans  le  Cercle  encore,  la  scène  du  serin,  où  Araminte, 
que  pourtant  rien  n'a  pu  émouvoir  ni  distraire,  abandonne 
là  tout,  le  jeu  et  ses  hôtes,  pour  courir  après  son  serin  en- 
volé? Elle  est  déjà  dans  VEngouement  et  dans  les  Fables  non- 
velles  parues  en  1702  : 

Madame,  savez-vous  une  triste  nouvelle  ? 
—  Faites,  madame.  Quelle  est-elle  ? 
—  Turenne  est  mort...  Coupez.  —  C'est  un  très  grand  malheur. 

Si  j'avais  eu  le  roi  de  cœur, 

J'aurais  compté  soixante... 

Le  Cercle  fut  cependant  pour  son  auteur  un  véritable  suc- 
cès. 

Il  existait  déjà  au  répertoire  une  comédie  de  Roclion  :  la 
Matinée  à  la  mode.  Poinsinet  fit  à  son  tour  la  Soirée  à  la 
mode  on  le  Cercle.  <«  T'osl,  di  Grunm.  au  lendenpiâfc\de  la 
première,  c'est  un  tableau  as>.jz  vrai  du  désœuwemeiit^  de 


t.j 


HlSTCiKi:    i>E    LA    LlTTKRATl'RE   FRANÇAISE  431 

l'ennui,  de  la  Irixolité  des  gens  du  monde  el  de  la  plupart  des 
cercles  de  Paris.  Ce  Cercle  a  beaucoup  réussi.  Ce  n'est  point 
là  une  comédie  ;  il  n'a  point  d*infrigne,  point  de  scène,  et  sur- 
tout point  de  dialogue  ;  mais,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  c'est 
un  tableau  assez  frappant  des  sociétés  de  Paris.  » 

C'est  une  comédie  à  tiroirs,  un  défdé  de  personnages  doni 
l'auteur  a  fait  des  types,  et  qui  se  succèdent  assez  librement 
dans  le  salon  de  la  précieuse  Amarinte:  Damon,  l'auteur  de 
tragédies,  qu'on  invite  à  lire  ses  œuvres  et  qui  tente  vaine- 
ment d'obtenir  l'attention  de  son  auditoire  :  le  petit  abbé  qui 
se  fait  prier  pour  «hanter,  et  qu'on  ne  i>eut  plus  faire  taire 
quand  il  n'est  plus  prié  ;  le  médecin  des  dames,  galant,  miel- 
leux, vaniteux,  et  (jui,  en  constatant  le  grand  nombre  des 
maladies  régnantes,  plaint,  non  les  malades,  mais  ses  che- 
vaux ;  le  marquis,  un  jeune  fat  bouffi  de  sa  (jualité,  amou- 
reux de  sa  petite  fjorsonne,  habile  à  broder,  à  finir  un  bout 
de  faîbala,  à  dessiner  sur  le  tambour  de  ces  dames  les  con- 
tours de  la  fleur  à  jx^ine  conmiencée,  et  qui  s'esquive  en  ap- 
prenant qu'il  existe  à  cùlé  une  comtesse  veuve  et  disponible, 
beaucoup  plus  riche  que  la  jeune  Lucile  sa  fiancée  du  mo- 
iùeni  ;  Lisidor,  l'homme  estimable  de  la  pièce,  bien  que  sen- 
tant un  peu  son  pédant  ;  l'aimable  et  naïve  Lucile  ;  la  prude 
et  coquette  Araminte,  qui  rougit  de  l'âge  de  sa  fille,  qui 
ne  veut  pas  aller  à  1  Opéra  dans  la  même  loge  que  Céliante, 
parce  que  Céliante  a  1  impertinente  manie  de  ne  porter  jamais 
que  des  ajustements  jaunes,  et  qu'Araminte  est  blonde  ;  el  le 
baron,  ce  bon  gentilhomme  campagnard  rond  et  franc;  et  les 
petites  mijaurée.^.  Cidalise,  Ismène,  deux  illustres  renchéries: 
voilà,  cerles.  une  galerie  assez  plaisante,  dont  les  types  sont 
pa^ssaDlement  escpiisst^s  et  très  finement  observés,  et  qui  pré- 
sente pour  nous  aujourd'hui,  un  inf én^t  réel,  /-e  Orc/^  devrait 
occuper  une  place  dans  une  Histoire  de  la  Préciosité  en 
France.  Il  servirait  à  montrer  combien  les  précieuses  avaient 
peu  souffert  de<  atteintes  ({ue  leur  avait  portées  Molière  ; 
combien  la  préciosité  étiiit  restée  forte  et  vivace  depuis  cet 
autre  Cercle,  celui  de  Saint-E\remon(lj  depuis  les  Précieuses 
ridicules,  et  depuis  Arlhénice.  La  tradition  se  continue 
sans   interruption,    de    la    Chambre   Bleue    aux   salons   du 


432  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

xYiii**  siècle,  et  aux  nôlreSj  tant  la  préciosité  est  innée  à  l'es- 
prit français  moderne. 

Le  Cercle  présente  un  intérêt  de  curiosité.  Noiis  y  revivons 
une  après-midi  au  siècle  dernier.  P'réron,  dans  le  compte 
rendu  élogieux  qu'il  consacre  à  l'œuvre  de  son  ami,  lui  en  fait 
un  reproche.  «  Le  vrai  défaut  de  cette  pièce,  c'est  qu'elle  ne 
peint  que  les  mœurs  du  jour,  du  moment.  Tous  ces  petits 
traits,  si  joliment  nuancés,  sont  perdus  pour  la  postérité.  » 
\on.  ils  ne  sont  pas  perdus. 

Nous  prenons  place  sur  le  pliant  que  nous  approche  Li- 
sette, et  nous  assistons,  visiteur  muet,  à  la  réception  d'Ara- 
minte.  Nous  écoutons  les  échos  du  jour,  les  aii^  à  la  mode, 
les  dernières  nouvelles;  nous  sommes  de  la  partie  de /ri,  nous 
donnons  spadille,  nous  cédons  la  prélérence,  nous  jetons  notre 
médiateur,  nous  aimons  successivement  la  musique  et  les  pe- 
tits chiens,  les  magots,  les  mathématiques  et  les  histoires  de 
valets  ;    nous  discutons  le  prix  des  chevaux,  le  dessin  de 
notre  voiture  ;  nous  parlons  contre  la  tragédie  :  «  un  tinta- 
marre d'incidents  impossible,  de  reconnaissances  que  Ton  de 
vine,  des  princesses  qui  se  passionnent  pour  des  héros  que 
Ton  poignarde  quand  on  n'en  sait  plus  que  faire  »,  et  nous 
crions  comme  tout  le  monde:  «  Eh  !  vive  Topera  comique.  Mon- 
sieur !  vive  l'opéra  comique  !  »  Nous  nous  mêlons  à  cette  so- 
ciété, nous  acceptons  pour  un   instant  ces  mœAirs  frivoles  ; 
puis,  quand  nous  quittons  avec  Lisidor  «  ce  cercle  d'étour- 
dis »,   nous  nous  demandons,  comme  l'avait  prévu  Grimm, 
(c  si  ces  mœurs  ont  été  réellement  les  mœurs  d'une  grande  et 
illustre  nation  ;  si  les  femmes  passaient  leur  vie  dans  ce  dé- 
sœuvrement, dans  cet  abandon  de  tout  sentiment  ;  si  enfin  la 
jeunesse  distinguée  par  la  naissance  et  par  les  autres  avan- 
tages de  la  fortune  ressemblait  par  son  oisiveté,  son  igno- 
rance et  sa  dégradation  à  ce  jeune  marquis  ».  Grimm  con- 
tinuait ses  mélancoliques  réflexions  :  «  Il  faut  espérer  que 
les  curieux  d'alors  pourront  se  répondre  que  ces  mœurs  ont 
été  celîes  d'une  génération  aussi  courte  que  frivole.   »  Il  ne 
savait  pas  dire  si  vrai.  Les  «  curieux  d'alors  »,  c'est  nous,  et 
l'avenir  qu  entrevoyait  (îrimm  est  déjà  bien  loin.   Celte  so- 
ciété n'avait  plus  trente  ans  à  vivre.  Remercions  Poinsinet 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  433 

(l'avoir  recueilli  pour  nous  les  derniers  fredons  de  son  agonie. 
Il  avait  un  cousin,  Louis  Poinsinel  de  Sivry,  traducteur 
d'Anacréon,  Bion,  Moschus,  Tyrtée,  qui  fil  non  sans  succès, 
une  tragédie  de  Briséis  avec  llliade,  et  deux  autres,  Ajax, 
Caton,  dans  le  goût  de  Racine,  une  comédie,  les  Philosophes 
de  Bois,  sans  compter  des  traités  sur  le  Rire,  sur  les  Mé- 
dailles. A  la  représentation  de  Briséis  d'après  Homère,  le  pu- 
blic demanda  l'auteur.  Quelqu'un  du  parterre  dit  : 

—  Il  est  mort. 

Poinsinet  s'élança  sur  la  scène  en  s'écriant  : 

—  Eh  !  non,  je  ne  suis  pas  mort. 
Aujourd'hui,  il  l'est  tout  à  fait. 

Après  Barlhe  (1),  l'auteur  de  la  comédie  les  Fausses  Infi- 
délités, un  au4re  original  fait  assez  bien  pendant  à  Poinsinet. 
C'est  Fagan. 

Fagan  (2)  fut  une  manière  de  bohème,  râpé,  à  peine  nippé, 
ivrogne,  abruti  de  débauche  et  aux  trois  quarts  fou.  Voici 
un  extrait  de  son  oraison  funèbre  par  Collé  (avril  1755):  «  Dans 
les  derniers  jours  de  ce  mois,  M.  Fagan  est  mort  d'hydropisie; 
un  mois  avant  sa  mort,  il  était  devenu  imbécile.  Ce  garçon, 
qui  avait  un  talent  supérieur  pour  la  comédie,  s'était  laissé 
abrutir  par  le  vin,  la  crapule,  la  mauvaise  compagnie  et  la 
misère.  » 

Il  était  fort  pauvre  :  ses  moyens  d'existence  étaient  d'abord 
ses  comédies  représentées,  soit  à  la  Comédie-Française,  soit 
aux  Italiens,  soit  dans  les  Jeux  de  la  Foire.  Il  travaillait  en 
même  temps  dans  un  bureau. 

Ce  ne  fut  pas  un  employé  modèle.  II  buvait  et  passait  ses 
heures  de  loisir  au  cabaret,  en  compagnie  «  de  quatre  ou 
cinq  hommes  crapuleux  et  sans  esprit  ».  Il  arriva  bientôt  à 
un  degré  rare  d  abrutissement,  surtout  après  la  mort  de  son 
cousin  germain,  M.  de  Ségonzac,  qui  le  surveillait  un  peu. 

Le  prologue  de  sa  comédie  llnquiel  se  passe  «  chez  l'au- 
teur ».  C'est  une  chambrette  délabrée,  à  peine  meublée.  Le 
Mercure  s'indigne  de  ce  procédé  mesquin  «  pour  rendre  le  pu- 

(1)  n.u-n8«. 

(2;  1702-17r>5. 

28 


434  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FR.VXÇAISE 

I 

blic  sensible  à  ses  besoins  )>.  Lé  moyen  était  pourtant  ingé- 
nieux et  on  peut  le  recommander  aux  auteurs  faméliques.  Celte 
icjée,  d'étaler  sa  misère  en  public,  n'est  pas  banale.  C'est  le 
«  tableau  d'aveugle  >>  perfectionné. 

On  lui  faisait  laumône.  Le  chevalier  d'Orléans  lui  repas- 
sait ses  vieux  habits:  son  cousin  lui  donnait  de  l'argent;  Fa- 
gan  n'était  pas  fier  et  prenait  de  toutes  mains.  Il  demanda  un 
jour  quatre  louis  à  Mlle  Quinault,  l'actrice  de  la  Comédie- 
Française:  elle  les  lui  donna.  Collé  en  lève  les  bras  d'indi- 
gnation. 

Mlle  Quinault  était  généreuse  de  sa  nature.  Un  jour,  elle  va 
complimenter  le  nouveau  ministre  d'Argenson.  Quand  elle  sor- 
tit, un  vieux  chevalier  de  Saint -Louis  qui  était  là,  croit  qu'elle 
a  tout  le  crédit  et  se  recommande  à  elle. 

—  Ma  foi,  monsieur,  lui  dit-elle,  je  ne  pui§  mieux  faire 
que  de  vous  rendre  ce  qu'il  m'a  donné. 

Et  elle  l'embrassa. 

Un  baiser  à  celui-ci,  quelques  louis  à  celui-là,  cette  fille-là 
n'avait  rien  à  elle. 

Comme  Jean-Jacques,  Fagan  eut  le  délire  de  la  persécu- 
tion. Il  nous  a  laissé  son  portrait  en  pied  dans  une  petite 
comédie,  l'Inquiet,  où  Timante  (Fagan)  veut  épouser  Lucile, 
mais  il  est  à  chaque  instant  retardé  par  ses  scrupules  ou  ses 
inquiétudes.  Timante  doute  de  l'arAour  de  Lucile,  parce  qu'elle 
ne  lui  a  pas  encore  dit  :  «  Je  vous  adore  ». 

Damis  lui  représente  qui!  n'est  pas  dans  les  habitudes  des 
jeunes  filles  de  jeter  ainsi  leurs  aveux  à  la  tête  de  leur  amant: 
celte  discrétion  est,  au  contraire,  d'un  bon  signe,  et  c'est 
preuve  que  Lucile  aime,  si  elle  rougit  de  le  dire.  C'est  vrai, 
pense  Timante.  Mais  Lucile  pendant  ce  temps,  a  appris  par 
Marton  que  Timante  exige  d'elle  l'aveu  de  son  amour.  JElle 
accourt,  elle  lui  dit  en  sanglotant  :  «  Je  vous  aime.  »  Timante, 
que  Damis  a  lait  changer  d'avis,  tombe  effaré  sur  un  fau- 
teuil en  criant  :  «  Je  suis  perdu  !  puisqu'elle  le  dit,  elle  ne 
m'aime  pas  !  >»  Cet  homme  était  difficile  à  contenter. 

Tel  est  Timante  l'Inquiet,  et  tel  fut  Fagan.  Il  croyait  que 
tout  le  monde  1  enviait  ou  le  fiaïssait,  qu'il  était  entouré  d'en- 
nemis et  en  butte  à  la  cabale.  II  était  persuadé  qu'il  déplai- 


HISTOIRE   DE  Î.V   LITTÉRATIRR  FRANÇAISE  13." 

sa  i  t    paiiout  où  il  allait,  cl  qu  il  avail  dans  le  regaitl  quelque 
chose  crinsolenl.  Il  cessa  de  fréquenter  chez  .Mme  de  Villelle, 

paiTC^^  qu'il  pensait  qu'elle  s'en  était  aperçue. 

li    ^tail  gauche,  maladroit.  Il  devint  amoiuvux  d'une  de  ses 

int^ï* pètes,  La  Oaussin.  Voici  comme  il  le  lui  dit: 

Ecaite  pour  un  temps  la  foule  des  Amours, 
Gaussin,  dont  ta  grâce  est  suivie. 
Aime-moi  seul  pendant  deux  jours, 
Je  raimerai  toute  ma  vie. 


f— <E3  madrigal  devenait  une  impertinence,  s'adressanl  à  la 
Ciii^i-issin,  dont  Tabord  était  légendairement  facile,  au  point 
qii'oTi  avait  ri  quand  elle  dit   r^s  vers  de  son  rôle  dans  la 

For^^i^^e  du  naturel: 

I 
C'est  un  pauvre  mouton  ; 
Je  crois  que  de  sa  vie  elle  ne  dira  non. 

Il  obtint  ([uelque  ^ïuccès  au  théâtre.  Il  avait  de  Tespril,  de 
'^  i*€icililé.  Il  manque  d'observation.  Comme  il  sortait  peu. 
il  SEX  peu  vu.  Il  connaît  mal  les  hommes.  Il  ne  connaît  que 
'^i  — iitîéme.  Ils  sont  tous  un  |)0u  déiraqués  dans  son  théAtre. 
^^-'^     t  iennent  de  famille. 

^■^  ^Inquiet  fait  partie  d'un  groupe  de  pièces. 

I— -c;  15  juillet  1737,  la  Comédie-Française,  donna  la  première 

'  *  •"^'sentation  d'une  comédie    qui  s'appelait    les  CarncU'res 

^^halie.  Celle    pièce  en    contient  cimf  :    P  un    prologue  : 

"  _    •ine  comédie  de  caractère,  l Inquiet;  .T  une  comédie  d'in- 

*^i.je,   ÏElourderie;    4'  une  romédie  à  scènes  épisodique>. 

'**^^     pièce   à  tiroirs,    les  Or'ujinaiix ;  5"   un   divertissemenl. 

^^  '^^  jque  de  Mouret,  sans  aucun  rapport  avec  ce  qui  précède. 


était  un  spectacle  coupé  et  panaché,  une  macédoine  dra- 
^^  trique.  Ajoutez-y  deux  acics.   le  Rendrz-vous    (I7M3)  et  ht 
^'/^iHe  (1734),  et  vous  aurez  le  titre  ile<  ])rincipales  c(mié(iie3 
*  ^     ï^'agan. 

*-I    a  rempli  (juatre  volumes  de  <es  onivres  dramaticiues. 
»  ^it  très  goûté,  el  on  lui  reconnaissait  une  1res  habile  entente 
*^^    théâtre. 


43<i  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

La  Pupille  et  les  Originaux  sont  deux  charmants  petits 
chefs-d'œuvre. 

La  Pupille  est  l'histoire  d'une  jeune  fille  qui  aime  son  tuteur 
et  qui  s'en  sait  aimée,  mais  qui  ne  sait  comment  décider  cet 
amoureux  transi  à  s'expliquer.  Elle  est  réduite  à  tous  les 
stratagèmes  que  peut  inventer  une  âme  sensible,  mais  ingé- 
nue, pour  se  faire  entendre.  A  tout  moment,  elle  refoule,  par 
pudeur  et  par  dépit,  l'aveu  qui  lui  monte  aux  lèvres.  Toute 
l'œuvre  est  exquise.  Rien  ne  paraît  ridicule  dans  ce$  scènes 
délicates  à  traiter,  parce  que  dans  un  coin  de  tableaux  de 
ce  genre,  il  semble  toujours  qu'on  aperçoive  un  pan  du  man- 
teau de  Joseph  accroché  à  la  chaise  de  Mme  Putiphar. 

Dans  les  Originaux,  un  père  veut  dégoûter  son  fils  des  vices 
et  des  travers,  en  lui  présentant  les  types  ridicules  qu'ils  font. 

Le  défilé  des  Originaux  est  du  meilleur  comique,  et  il  faut 
lire  ces  scènes  excellentes  qui  devraient  être  classiques,  la  le- 
çon de  danse  de  M.  Petitpas,  professeur  qui  vient  de  perdre 
sa  femme,  ou  la  leçon  d'italien  de  M.  Bambini,  qui  enseigne  sa 
langue  nationale  et  fait  le  commerce  de  macaroni.  Le  mé- 
lange habile  et  spirituel  du  rudiment  et  des  contingences  ac- 
cessoires, produit  les  effets  les  plus  gais. 

Fagan  n'a  été  encore  nommé  dans  aucune  histoire  litté- 
raire. C'est  un  oubli  à  réparer. 

De  Mercier  (1),  un  des  inventeurs  du  drame,  l'auteur  de 
YEsisai  sur  larl  dramatique,  je  ne  vous  dis  rien  ici,  car  sa  place 
est  mieux  designée  parmi  les  historiens  du  temps,  où  le  range 
son  célèbre  Tableau  de  Paris. 

Et  voici  Desforges  (2). 

Le?  romanciers  du  xviii"  siècle  n'ont  rien  imaginé  de  plus 
surprenant  que  la  vie  de  Desforges.  Ce  fils  adultérin  d'une 
marchande  de  faïences,  écrit  à  neuf  ans  deux  tragédies  (ainsi 
du  moins  le  veut  la  légende),  s'instruit  dans  la  médecine,  y 
renonce  pour  être  peintre  dans  l'atelier  de  Vien,  lie  connais- 
sance avec  de  jeunes  vauriens  du  grand  monde,  s'oublie  un 

(\)  1:40-1814. 
2)  1740-1806. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  437 

moment  dans  la  débauche,  puis  se  réveille  à  vingt  ans,  orphe- 
lin de  ses  deux  pères  et  sans  un  sou.  Talonné  par  la  misère, 
il  se  fait  copiste  de  musique,  essaye  de  plusieurs  métiers, 
souffre  de  la  faim  et  songe  au  suicide.  Une  troupe  de  com.é- 
diens  passe,  il  s^engage,  fait  avec  elle  son  tour  de  France, 
compose  une  trentaine  de  comédies,  chemin  faisant,  épouse 
r  ((  Ingénue  »  de  la  bande,  change  de  troupe  avec  sa  femme, 
passe  la  frontière,  va  jouer  en  Russie  devant  Catherine  II,  y 
trouve  la  fortune  ei  l'y  laisse,  revient  en  France,  divorce  et 
se  remarie,  se  fait  poète  jacobin  sous  la  Terreur,  s'arrête 
enfin  dans  sa  course,  et  se  jugeant  muni  d'assez  de  souvenirs, 
rédige  dans  ses  Mémoires,  l'incroyable  et  grivois  roman  de 
ses  aventures. 

A  chaque  élape  de  sa  tournée  à  travers  la  France  et  l'Eu- 
rope, Desforges  avait  fait  jouer  quelque  chose:  drame,  im- 
promptu, opéra  ou  tragédie.  Sous  la  Terreur,  il  écrivait  des 
pièces  républicaines.  A  Pétersbourg,  il  traitait  des  sujets 
russes.  Entre  temps,  il  traduisait  la  Jérusalem  délivrée  du 
Tasse,  et  composait  d'interminables  romans  comme  Adelphine 
de  Roslanges  ou  la  mère  qui  ne  lui  point  épouse.  Desforges 
n'écrivait  point  pour  la  postérité,  et  la  postérité  s'est  peu  sou- 
ciée de  lui.  De  toutes  ses  œuvres  dramatiques,  une  comédie 
pleine  de  veiTe  et  d'entrain,  le  Sourd  ou  V Auberge  pleine,  lui  a 
seule  sui'vécu.  Quant  à  ses  romans,  ils  sont,  quoique  vivement 
écrits,  d'un  gr^nd  ennui,  sauf  pourtant  celui  de  ses  Mémoires 
qui  est  de  tous  le  plus  invraisemblable  et  le  seul  vrai. 

Le  Théâlre-Français  représenta  en  1783  un  drame  en  cinq 
actes  et  en  vers,  Le  Séducteur,  qui  réussit,  quand  Les  Brah- 
mes  de  La  Harpe  échouaient.  L'auteur  déclara  : 

— -  Quand  le  Séducteur  réussit,  les  Brahmes  tombent, 
ou  les  bras  me  tombent.  Et  comme  Facteur  Mole  lui  disait: 


—  Je  ne  suis  pas  content  de  moi  ;  je  crains  d'avoir  affaibli  mon 
rôle,  car  j'étais  enroué. 

—  Tant  mieux,  répondit  récrivain,  il  est  essentiel  que  le  Séducteur 
soit  joué  en  roué. 


V\H  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Loixiuil  remit  à  rimprinieur  Praiill  le  iiianuscril  du  Sé- 
duclcur,  celui-ci  s*avi<a  de  trancher  du  luagister  : 

— ^  Monsieur  le  marquis,  lui  dit  Prault,  voici  que  vous  prenez  classe 
parmi  nos  meilleurs  auteurs  dramaliques  ;  mais  plus  de  calembours, 
car... 

-^  Ah  !  pardi,  c'est  nous  la  donner  belle,  répliqua  le  marquis  ;  eii 
bien  !  puisque  lu  le  prends  ainsi,  mon  cher  Prauît,  j'en  ferai  sur  toi 
et  sur  toute  ta  maison  ;  pour  toi,  tu  es  un  problème  (Prault  blènie) 
ta  femme  une  profanée  (Prault  fanée)  et  ta  tille  une  pro  nobis. 

Ce  singulier  auteur  fut  le  marquis  de  Bièvre  (1).  Il  n'eut 
pour  rien  |)erdu  c(^tt(M)(rasi(m  de  faire  un  calembour,  car  les? 
calembours,  calembredaines,  coq-à-l'àne,  niaiseries  étaient 
sa  principale  fonction.  Il  fui  le  Tabarin  aristocratique  de  son 
temps,  le  Gui  Gorju  des  salons. 

Il  avait  commencé  en  1770  par  publier  une  lettre  folle  de  la 
comtesse  Tation,  où  figuraient  l'abbé  Quille,  Sainte-Ure, 
Saint-Onge,  l'abbé  Quée,  l'abbé  Trave,  l'abbé  Tise,  l'ami 
Taine,  Tami  Nute,  1  ami  Graine,  Tami  Traille,  le  père  Foreur, 
le  père  Igor,  le  père  Sonnage,  le  père  A'icicux,  le  père  Clus 
et  Tabbé  Gueule. 

Voilà  la  note.  Il  débuta  par  une  pirouette,  et  ne  descendit 
plus  de  son  trapèze.  Il  érigea  la  perruque  Louis  XVI  en 
toupet  de  clown,  et  changea  la  culotte  de  velours  pour  la 
culotte  à  pois  du  pitre. 

Ses  ouvrages  suivants  furent  VHisloire  de  la  Fée  Lure  et 
de  lAngc  Lure.  Il  voulut  porter  ce  genre  au  théâtre,  mais  il 
échoua.  La  scène  se  refusa  à  deA^enir  tréteau,  ou  ruisseau.  Son 
VcrcirKjêtorix  demeura  une  pauvreté  dont  il  suffit,  pour  l'en 
punir,  de  le  citer. 

Une  femme  très  peinte,  lui  disant  un  jour  qu'elle  Taimait  à  rado> 
ration  :  ((  Madame,  répondit-il,  parlez-moi  sans  fard,  » 

Louis  XVI  dit  un  jour  au  facétieux  marquis  :  k  Monsieur  de  Bièvre, 
vous  qui  faites  des  calembours  sur  toutes  soites  de  sujets,  faii€s-eii 
donc  un  sur  moi.  —  Oh  !  sire,  répondit  le  marquis  en  souriant  et  en 
s'inclinant,  Votre  Majesté  n'est  pas  un  sujet.  » 

Apercevant  ime  jolie  femme  en  amazone:  ((  Paibl^îu!  s'écria-t-il, 
voilà  une  belle  équipée  !  )> 

(1,   1747-1789. 


HISTOIRE  DE  L\  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  439 

rurgot  et  Miromesnil  ttanL  fort  incommodéa  de  la  goutte,  il  disait 
que  ces  ministres  s'en  allaient  goutte  ù  gouUc. 

Une  de  ses  maîtresses  lui  ayant  donné  son  portrait  fait  par  un 
peintre  maladroil,  il  s'écria  :  «  Ah  quel  est  le  sol  qui  a  fait  une  croûte 
ile  ma  mie!  •< 

l,e  soir  où  fut  repri>senlé  le  Persifleur,  pif'CC  de  Sauvîgny,  qui 
épri-)uva  une  cliute  complitp,  M.  de  Bi^v^e  dit  «  que  le  père  siffleur 
avait,  ce  soir-lû,  tous  ses  eiitiinls  au  parterre  ". 

lieux  marniilons  se  battaient  et  avaient  attroupé  beaucoup  de 
monde  autour  d'eux;  oinme  on  demandait  à  de  Bièvre  ce  que  c'était: 

i<  Ce  n'est  rien,  c'est  une  batterie  de  cuisine.  » 

En  1785,  Ir  ciel  de  lil  de  M.  de  Calonne  se  délaclia  et  lui  tomba 
sur  le  corps.  En  apprenant  cette  nouvelle,  le  marquis  de  Bièvrc  s'écria: 
ic  Jusie  ciel  !  » 

Il  promenait  avec  lui  sa  not^ive  manie,  et  sa  vie  fut  la  plus 
grande  jneplic  dii  siècle. 

Il  apci'çoit  trois  dames  de  sa  connaissance  dans  une  voiture. 
II  s'empresse  <raHer  les  saluer. 

Elles  l'invitèrent  alors  ix  monter. 

—  Pierre,  dit  l'une,  ouvrez  la  portière  ù  M.  le  marquis. 

—  Comment  !  Mesdames,  reparlit  M.  le  marquis,  votre  cocher  se 
nomme  Pierre  7  son  parrain  s'est  trompé  ;  il  devait  le  nommer  Béné- 
dicité. Et  comme  tes  dames  semblaient  très  étonnées,  le  marquis  ajoula 
galamment  : 

—  Le  benedirile  ne  pi  écède-t-îl  pas  toujours  le^^  grâces  ï 

Il  avait  une  cuisinière  qui  nvnit  la  main  assez  maltieureuse  ;  aussi 
la  nofjimait-il  Inès  de  Castro  (cassc-lrop). 

Le  Dieiriaiia  apporte  ainsi  dans  les  bibliothèques  des  bi- 
bliophiles \f  relt'nl  des  recueils  oléagineux  de  calembours  fo- 
rains el  de  bourdes  dignes  des  carrefours. 

Il  fallait  (piil  fût  puni  et  ijuc  Minerve  lûl  vengée. 

Elle  le  tut  une  fois  entre  autres: 

Surpris  par  une  ondée,  il  vit  posser  le  carrosse  d'un  ami  et  s'élança 
à  la  portière  : 

—  Mon  cher,  je  vous  demande  une  place,  je  suis  trempé. 
L'ami  leint  de  rétlécliir: 

—  Décidément,  <iit-il.  je  ne  trouve  pas  celui-là. 

Et  il  fait  sifînc  au  etwlicr,  qui  s'élail  ari-èlé,  de  continuer  son 
chemin. 

Mais  il  était  incorrigible. 

La  Révolution  força  le  marquis,  ancien  mousquetaire,  à  se 


440  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

joindiv  à  la  foule  dos  émigrés:  il  se  rendit  aux  eaux  de  Spa  en 
1789,  et  c'est  là  ([u'il  mourut,  conservant  sa  jovialité  jusqu'à 
sa  dernière  heure,  qu'il  égaya  par  celte  facétie  :  «  Mes  amis,  je 
m'en  vais  de  ce  pas  (de  Spa),  » 

Il  devait  faire  hausser  les  épaules  à  son  contemporain 
Maillot,  soldat,  acteur  et  auteur,  commissaire  sous  la  Con- 
vention et  persécuté  sous  TEmpire,  que  je  cite  ici  rapidement 
parce  qu'il  est  l'auteur  du  fameux  vaudeville  la  Nouvelle 
Parvenue,  qui  devint  plus  lard  Mme  Angoi  et  qui  nous 
amuse  encore.  Et  avec  lui,  à  cette  même  date,  se  place  encore 
la  fameuse  Olympe  de  Gouges,  fille  naturelle  de  Lefranc  de 
Pompignan,  épouse  du  restaurateur  Aubry,  auteur  de  Zamor 
et  Mirza,  un  drame  qui  raconte  la  découverte  de  rAmérique. 
du  Mariage  Inallendu  de  Chérubin,  —  un  sourire  à  Beaumar- 
chais, —  de  Molière  chez  Ninon,  du  Prince  Philosophe,  drame 
révolutionnaire  (1791)  ;  candidate  à  la  députalion,  actrice  à 
Bruxelles  ;  bouillante  Montalbanaise,  intrépide,  orgueilleuse, 
inconsidérée,  qui  égratigna  Robespierre  à  pleines  griffes,  et 
paya  cette  audace  de  sa  tète  sur  l'échafaud,  où  elle  mont^ 
crânement  en  disant  : 

—  Fatal  désir  de  la  renommée,  j'ai  voulu  être  quelque 
chose  ! 

Elle  y  a  à  demi  réussi,  puisqu  enfin  encore  aujourd'hui  son 
nom  n'est  pas  tout  à  fait  rien. 

Nous  approchons  de  la  Révolution.  A  partir  de  Fabre 
d'Eglantine,  nos  auteurs  naissent  après  1750  ;  ils  ont  tous  vu 
1793.  Celui  que  je  viens  de  nommer  est  un  de  ceux  qui  y  lais- 
sèrent aussi  leur  tète. 

Il  faut  compter  parmi  les  poètes  et  les  auteurs  comiques  de 
la  période  révolutionnaire  Fabre  d'Eglantine  (1).  Ce  farouche 
conventionnel  dont  le  nom  reste  associé  au  souvenir  des  guil- 
lotinades,  faisait  des  vers  et  des  comédies  quand  la  Révolu- 
lion  vint  le  surprendre.  On  connaît  son  fameux  calendrier 
jacobin  d'où  les  saints  étaient  expulsés,  et  dans  lequel  les  noms 
des  mois,  par  des  effets  d'harmonie  imitative,  devaient  être 
d*un  son  gai  ou  grave,  selon  le  caractère  des  saisons. 

(1)  1755-1794. 


HISTOIRE   DE  LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  iil 

Il  s'était  fait  acieur  comme  Belloy,  par  vocation.  A  force  de 
Jouer  des  comédies,  l'idée  lui  vint  d'en  écrire.  Il  entreprit  de 
i^emanier  le  Misanthrope  de  Molière,  et  de  le  mettre  au  cou- 
rant des  idées  nouvelles.  Rousseau  avait  dénoncé  dans  V Emile, 
1  "  ^goïsme  de  Philinte,  à  qui  Molière  semblait  donner  le  beau 
i^<3le;  Fabre  d'Eglantine  écrivit  une  Suite  du  Misantlirope  où 
t  x^iomphait  Alceste,  où  Philinte  était  confondu.  L'idée  de  la 
ièce  est  ingénieuse  et  l'action  est  assez  bien  nouée.  Pliilinle 
^ureux,   riche  et  plein  de  lui-même,  professe  ouvertement 
i  *  ^goïsme  et  le  mépris  des  infortunes  d'autrui.  Or  il  arrive 
ii'Alceste,  son  ancien  ami,  vient  lui  demander  un  service.  Il 
'agi!  de  sauver  un  homme  dont  le  nom  doit  rester  secret, 
t  qu'un  danger  pressant  menace.  Philinte  s'excuse  assez  sé- 
liement  et  trouve  divers  prétextes  à  refuser  son  secours. 
Jceste  insiste,  mais  en  vain.  A  bout  d'arguments,  il  révélera 
onc  le  nom  de  l'inconnu,  peut-être  Philinte  se  décidera-t-il 
lors  à  agir.  Cet  inconnu,  c'est  Philinte  lui-même,   dont  les 
ffaires  sans  qu'il  s'en  doute,  sont  dans  le  plus  triste  état. 

L'égoïste,  à  cette  révélation,  d'abord  stupéfaitj  se  lamente  et 
^^  désespère.  Mais  Alceste,  toujours  généreux  dans  sa  ra- 
diasse, et  satisfait  de  voir  cpie  la  leçon  a  porté,  lui  tend  la 
XTnain  et  s'offre  à  le  tirer  d'embarras.  ]je  Philinte  ou  la  Suite 

u  Misanthrope,  eut  un  réel  succès,  malgré  les  faiblesses  du 

tyle  et  Tennui  de  quelques  déclamations. 

Une  autre  pièce,  l Aristocrate  ou  le  Convalescent  de  qualité, 
lut  par  l'actualité  et  le  piquant  d'une  situation.  Un  vieux 

^"inarquis  convalescent,  que  la  maladie  a  retenu  plusieurs  an- 
ées  au  coin  du  feu,  (|uan<!  la  Révolution  s'achève,  ignore 
ncore  la  chute  de  l'ancien  régime,  l'apprend  tout  à  coup,  et 

^"fciarche  d'élonnements  en  élonnements. 

Fabre  d'Eglantine  fut  condamné  et  exécuté  avec  les  Daii- 
lionistesen  1794.  De  ses  pièces,  il  ne  reste  guère  aujourd'hui, 
ixiais  quelques-uns  de  ses  vers  légers  survécurent  ;  entre  au- 
tres cette  chanson,  vive  et  gracieuse,  qui  est  assurément 
de  toute  son  œuvre  ce  <pii  vaut  le  mieux  : 

M  pleut,  il  [)l«Mit,  InT^'èif.'. 
Presse  tes  blancs  moutons. 


ii2  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Son  nom  appelle  celui  de  Collin  d'Harleville  (1),  le  charmant 
auteur  de  ces  jolies  comédies  qui  s'appellent  tOplimisle,  les 
Châteaux  en  Espagne,  le  Vieux  Célibataire,  qui  sont  saines, 
réconfortantes,  vaillantes,  souriantes,  et  qu'on  lit  toujours 
avec  plaisir. 

H  Quel  charmant  homme  »,  disait-on  de  Collin  d'Harleville  ; 
et  aussitôt  quelqu'un  de  répondre:  «  Quel  homme  charmant!  » 
Rivarol  rapporte  sur  son  compte  une  anecdote,  qui  nous  peint 
assez  son  caractère.  Collin  était  malade  chez  lui  ;  Baculard 
d'Arnaud,  son  ami,  celui  qu'on  appelait  ï  «  homme  aux  petits 
ccus  )\  vient  lui  rendix?  visite.  Or  il  y  avait  précisément  sur 
la  cheminée  une  pile  de  petits  écus.  Baculard,  toujours  à 
court  et  toujours  sans  gène,  les  fait  disparaître  dans  sa  poche, 
abrège  sa  visite  et  s'en  va.  Collin,  quelques  secondes  après, 
s'aperçoit  du  larcin,  se  précipite,  et  ne  rejoint  son  visiteur 
que  sur  le  quai,  près  du  pont  des  Arts.  «  Mon  bon  ami,  dit-il, 
c'est  toi  qui  m'as  pris  mes  six  écus?  —  Oui,  mon  ami,  — 
C'est  que  j'en  ai  justement  besoin.  —  Et  moi  aussi,  mon  ami. 

—  Je  ne  i)laisante  pas.  reprend  Collin,  il  faut  que  je  paye 
aujourd'hui  même  60  francs  qu'on  va  venir  chercher  tout  à 
l'heure.  —  Ah  çà  !  Collin,  est-ce  que  tu  me  crois  capable 
de  te  laisser  dans  Tembarras  pour  60  francs  ;  tiens,  les  voilà. 

—  Ah  !  je  te  remercie,  c'est  qu'en  vérité,  je  n'aurais  su  com- 
ment faire.  »  Là-dessus  Collin  renti'e  chez  lui  tout  content, 
et  plus  tard,  à  tous  ceux  qui  dénigraient  Baculard,  il  disait  : 
«  Mais  non,  mais  non,  c'est  un  homme  excellent,  et  qui  m'a 
tiré  d'un  grand  embarras.  » 

Collin  d'Harleville  était  poète  ;  voici  comment  lui  vint  sa 
vocation.  Au  collège  de  Lisieux.  tout  enfant,  étant  monté  sur 
une  fable,  il  lit  une  chute  terrible  et  pensa  se  rompre  le  crâne. 
Les  médecins  prédirent  qu'il  en  mourrait,  ou  qu'il  resterait 
fou.  «  ils  n  avaient  pas  tort,  ajoute-l-il,  puisque  je  suis  de- 
venu poète.  »  Il  voulut  l'être  à  tout  prix,  malgré  les  objurga- 
tions d'une  vieille  tante  qui  poussait  les  hauts  cris,  et  lui 
faisait  signer  des  traités  en  bonne  forme  pour  qu'il  renonçât  à 
<es  projets.  Il  conseiitil  un  moment  à  se  faire  avocat,  et  a  à 


HrSTOlRE  DE  U  LiTTÉRATlRE  FRANÇAISE  itS 

endormir  un  auditoire  ».  Maie  à  ses  momenls  perdus,  il  com- 
poiïait  S€ï  premières  pièces,  Vlnconslanl  el  le  Poète  de  Pro- 
vince. Quand  il  eul  enfin  jelé  la  robe  aux  orties,  il  vinl  à  Pa- 
ris, se  mil  copiste  chez  un  libraire,  à  trente  sous  pai-  jour,  el 
iinit  par  faire  jouer  ses  œuvres.  -Mole  disait  avec  quelque 
mépris  «le  son  Inconslanl  :  «  C'est  du  Regnaril  n.  Mole,  sans 
le  savoir.  Taisait  de  Collin  d'Harleville  un  fort  bel  éloge  et 
qu'il  méi'ilait.  Ses  pièces,  comme  celles  de  Regnard,  sont  d'un 
obsoiTOteur  pénétrant  et  d'un  délicat  écrivain  :  il  n'y  man- 
quait qu'un  peu  de  vîo  et  de  comique. 

La  dernière,  la  Querelle  des  deux  /'r/Tfs,  qu'on  ne  joua 
qu'après  sa  mort,  eut  une  étrange  aventure.  Se  sentant  ma- 
lade, çî  voulant  détruire  quelques  essais  dont  il  était  mécon- 
tent, Coilin  dit  à  sa  gouvernante  de  vider  ses  tiroirs  cl  de 
brûler  se?;  vieux  papiers.  Celle-ci,  pour  en  tirer  quelques  sous, 
les  vendit  à  un  épicier  et  ne  les  brûla  point.  Ce  tut  un 
client  de  l'épicier  qui  découvrit  le  manuscrit  de  la  Querelle, 
dont  on  avait  fait  des  sacs  à  pruneaux.  On  s'amusa  de  l'his- 
toire ;  la  pièce  fut  jouée  et  réussit. 

Il  fut  lié  d'une  bonne  amitié  avec  Andrieus.  à  qui  Ducis 
écrivait: 

Clier  .\nilrieu.\,  tous  deux  simples  el  sons  envio. 
Les  iiiprues  goOl^  cliaruiaient  voire  paisilili;  vie. 
Je  ti^  vois  près  de  lui,  ton  croyon  rouge  «n  main, 
NutnnI  un  manuscrit  qui  to  supplie  en  vain. 
De  Vi  vocalion  jp  reconnais  la  marque  ; 
ExpnXs,  Dieu  pour  Collin  te  fit  un  Aristarque. 

-Mais  Andrieux  ^1)  a  déjà  ligure  parmi  les  poètes.  Je  n'y  re- 
viens pas  et  je  passe  à  leur  contemporain  Hoffmann  (2). 

Se.'^  Iragédios.  ses  drames,  ses  comédies  eurent  un  succè- 
très  éphémère  ;  mais  l'un  de  ses  opéras,  les  Itendez-vous 
bourgeois,  a  duré  et  nous  amuse  encore.  Hoffmann  s'est  aussi 
signalé  par  sa  collaboration  au  Journal  des  Débats;  ses  arti- 
cles de  littérature  el  de  poUlique  sont  d  un  maître  ironiste  et 
d'un  agréable  écrivain.  Journaliste  pendant  la  Révolution, 

(li  17S',M8-«. 
(2)  1760-18-28. 


iii  ItlSTOIRE  DE  LA  LIT"  t'UATUiE  FRANÇAISE 

SOUS  TEmpire  et  sous  Louis  XVIII,  il  sut  toujours  conserver 
intactes,  et  c'était  malaisé,  son  indépendance  et  sa  dignité. 

Du  même  temps,  VAmi  des  Lois,  de  Lava,  ne  se  lit  plus,  mais 
est  resté  célèbre  par  la  polémique  et  la  véritable  émeute  dont 
il  fut  Toccasion.  On  était  en  pleine  Révolution.  La  Conven- 
tion jugeait  Louis  XVI,  quand  Laya  fît  jouer  cette  pièce,  qui 
malgré  ses  protestations  de  jacobinisme,  blâmait  énergique- 
ment  le  régicide.  Le  succès  fut  tel  qu'à  la  seconde  représen- 
tation, nombre  de  spectateurs  passèrent  une  nuit  et  un  jour 
dans  la  rue  pour  avoir  des  places.  Dans  la  salle,  le  tumulte 
était  indescriptible.  Le  drame  de  Laya  contenait  des  allusions 
où  tout  le  monde  trouvait  son  compte.  Les  Jacobins  applau- 
dissaient les  vers  jacobins.  Les  modérés  acclamaient  ceux-ci  : 

Patriotes  ?  eh  !  qui  ?  ces  poltrons  intrépides, 
Du  fond  d'un  cabinet  prêchant  les  homicides? 

Un  conflit  éclala  bientôt  entre  la  Convention  et  la  Com- 
mune, Tune  voulant  autoriser  la  pièce,  et  l'autre  l'interdire. 
Au  milieu  du  procès  de  Louis  XVI,  il  fallut  à  plusieurs  re- 
prises, arrêter  les  débats  pour  s'occuper  de  Laya  et  des  théâ- 
tres :  «  Je  l'avouerai,  citoyens,  s'écria  Danton,  je  croyais 
qu'il  était  d'autres  objets  que  la  comédie  qui  dussent  nous 
occuper...  Il  s'agit  de  la  tragédie  que  vous  devez  donner  aux 
nations.  » 

La  pièce  de  Laya  n'est  ni  bonne  ni  mauvaise,  l'intrigue 
est  assez  bien  nouée,  mais  le  style  plein  de  faiblesses.  Les 
deux  vers  cités  donnent  une  idée  des  autres.  On  se  souvient 
aujourd'hui  moins  de  l'œuvre  que  du  tapage  qu'elle  fit. 

C'est  une  période  à  part  (jue  celle  de  la  Révolution,  où 
aboutissent  toutes  les  mines  et  galeries  sapées  durant  des 
siècles  sous  les  substructions  de  la  société. 

La  littérature  révolutionnaire  a  ses  caractères  :  patriotisme, 
actualité,  férocité.  Au  théâtre,  ce  sont  des  sans-culottides  dé- 
diées au  peuple  souverain:  la  Journée  du  10  août,  la  Des- 
IrucHon  de  V Arislocralisme ,  les  Crimes  de  la  Féodalilé,  le 
Clergé  dévoilé  ;  le  passé  honni  et  vilipendé,  aboli  ;'comme  sa 
sœur  jumelle,  la  jeune  République  des  Etats-Unis  d'Amérique, 
la  République  Française  rompt  les  entraves  de  la  tradition,  de 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  4iD 

I  ~  Jiabitude,  de  la  routine,  et  vogue  toutes  voiles  dehors  vers 
1  ^  avenir  grand  ouvert.  Le  peuple  est  roi,  est  adulé,  encensé, 
t  s'admire  lui-même  sur  les  affiches  des  spectacles  qu'éclai- 
— ^nt  les  quinquels,  à  la  lueur  desquels  il  lit  les  litres  des 
luvrages  que  les  Muses  lui  dédient  :  les  Salpêlrièrs  républi- 
j-^ains,  r Epoux  Républicain,  le  Départ  des  Volontaires,  Agri- 
:—ole  Viala  ou  le  jeune  héros  de  la  Durance,  Au  plus  brave, 
^3  plus  belle  !  Ouel(|ues  paisibles  aspirent  après  la  tranquil- 
îté,  et  c'est  pour  eux  qu'on  joue  des  comédies  qui  sont  des 
rœux  :  On  respire  !  ou  encore  Nous  respirons  !  L'opéra  s'apj 
j^)elle  le  Théâtre  de  la  République,  la  Comédie-Française  est 
1  e  Théâtre  de  la  Nation.  Tous  les  acteurs,  dans  tous  leurs 
mrùles,  y  compris  celui  de  Phèdre,  ont  la  cocarde  tricolore. 
X)es  sous-titres  enrichissent  les  placards  :  Guillaume  Tell  ou 
les  Sans-Culottes  Suisses;  le  vieux  répertoire  est  remanié, 
épluché,  expurgé  de  tous  les  mots  :  duc,  baron,  marquis, 
cîomte,  monsieur,  madame.  Dans  Corneille,  la  Place  Royale 
devient  la  Place  des  Piques.  Dans  le  Bourru,  le  joueur 
ci  échecs  dit  non  pas  Echec  au  Roi,  mais  Echec  au  tyran.  Dans 
Alexis,  on  remplace  24  louis  par  une  bourse. 

Dans  Calus  Gracchus,  de  Joseph  Chénier,  Graccluis  dit* 

Dés  lois  et  non  du  sang  l 

Le  parterre  protesta  : 

Du  sang  et  non  des  lois  I 

La  forme,  en  général  faible,  terne,  comporte  de  pâles  imi 
talions  classiques/et  des  timidités  de  langage  qui  contras- 
tent avec  la  vigueur  sauvage  des  sentiments. 

Dans  un  cylindre  renfermé 
Déjà  le  salpêtre  enflammé 
Des  magistrats  du  peuple  annonce  la  présence. 

Ce  qu'on  aime  ?  Le  drame  noir  d'horreur  ou  humide  de 
larmes,  Fénélon,  VAbbé  de  iEpée,  le  Menuisier  de  Livonie, 
le  Chien  de  Montargis,  Colas,  la  Nuit  d'un  proscrit,  ou  po- 
pulaire et  niais,  avec  des  types  nés  d'alors:  la  Mère  Angot, 
Nicodème,  M.  de  Crac,  Cadet  Roussel  (par  Aude). 


IU\  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRVTLRE  FRANÇAISE 

De  Raynouard,  né  la  même  année  que  Lava,  on  sait  à 
peu  près  loul  ce  qu  il  est  ulile  de  savoir,  si  l'on  n'ignore  pas 
le  grand  succès  de  ^a  tragédie  les  Templiers^  de  ses  travaux 
sur  la  langue  romane,  et  son  beau  caractère. 

Il  clail  du  Var  :  il  lut  longtemps  avocat  à  Draguignaii.  Elu 
député  à  la  Législative  en  1791,  il  vint  à  Paris,  et  y  resta  pour 
s'y  livrer  à  ses  travaux  littéraires.  Il  a  écrit  beaucoup  de  tra- 
gédies: les  Etats  de  Biais,  Débora^  Charles  /**,  Jeanne  dWvc 
à  Orléans^  etc.  Toutes  n  ont  pas  été  jouées.  En  1805,  Bona- 
parte sut  par  hasard  qu'il  y  avait  à  la  Comédie-Française, 
une  tragédie  sur  les  Templiers.  Le  sujet  l'intéressait;  il  vou- 
lut la  lire,  et  appela  l'auteur,  avec  lequel  il  s'entretint,  fai- 
sant des  critiques,  demandant  des  changements. 

«  Pourquoi^lui  dit-il,n' avoir  pas  montré  ces  moines  guerriers,braves, 
mais  ambitieux,  riches,  intrigants,  voluptueux,  comme  les  rivaux  de 
la  royauté,  ennemis  du  trône  et  justement  suspects  ù.  PhQippe-le-Bel 
qui  avait  le  droit  de  les  frapper  ?  —  Sire,  répondit  le  poète  je  n*aurai.s 
eu  pour  moi  ni  rautorité  de  l'histoire  ni  la  sanction  du  public  ;  ou  bien 
il  aurait  fallu  que  Votre  Majesté  me  donnât  un  parterre  de  rois.  )> 

Bonaparte  lui  conseilla  de  remplacer  la  réponse  du  grand 
maître  à  Taveu  de  Marigny  par  ces  simples  mots  :  <'  Je  le 
sais  »,  ce  que  fît  Raynouard,  et  il  ajouta  :  «  Prenez  garde  que 
Philippe  le  Bel,  en  menaçant  les  Templiers,  ne  parle  d^écha- 
faud.  Un  prince  peut  se  servir  de  la  chose,  jamais  il  ne  pro- 
nonce le  mot.  )^ 

Cette  tragédie  fut  jouée  eu  1805,  avec  faveur.  Il  y  eut  des 
scènes  qui  firent  Ijeau^oup  d'effet,  et  on  a  retenu  le  vei's  fa- 
meux : 

Les  cii.-nil.s  avaient  cessé. 

La  fortune  de  Raynouard  data  de  ce  jour.  II  devint  secré- 
taire perpétuel  de  lAcadémie  Française,  membre  de  TAoa- 
démie  des  Inscriptions,  membre  du  Coq>s  Législatif,  et  s'il 
n'eut  pas  d'autres  honneurs,  e  est  (juil  les  refusa  quand  on  les 
lui  offrit.  C'était  un  honune  droit,  intègre,  brusque. 

—  Son  ;j|.i»i(i  ]ini«\  -■    1  .lir  f1i>h\*nf,  son  drbit  outreoonpé.  vif  et  que 
lu('c-ii^U  inér'idiMiir»!  ii'iirNiUci-x'Mf  pii.s,  dit  l-*ongpn-ille,  ne  prévenui*>nt 


i 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  4i7 

guère  en  sa  faveur;  les  mouvements  de  tùule  sa  personne  déoeliient 
une  aclivitc  incessante.  Petit  de  taille,  rol)\islo,  pétulant,  il  ne  restait 
jamais  cinq  minutes  assis  -ou  debout  à  la  rnt^me  place.  Peut-4tre  poiu*- 
rait-on  trouver  dans  cette  mobilité  nerveuse  et  intellectuelle  la  cause 
de  ces  brusques  transitions,  de  ces  phrases  hachées  qui  font  perdre 
au  discours  la  liaison  progiessive  qui  donne  de  la  puissance  et  du 
charme  aux  penseurs. 

Il  avait  des  saillies  amusantes  : 

—  Un  jour,  A  propos  d'un  travail  qu'il  n'osait  entreprendre,  on  lui 
jdisait  :  ^ 

—  Vous  le  feriez,  si  vous  vouliez  ;  vous  pouvez  faire  loxit  ce  que 
vous  voulez. 

—  Ah  î  répondit-il,  il  y  a  pourtant  une  chose  que  je  n'ai  jamais 
pu  faire,  c'est  de  me  marier.  J'en  ai  bien  eu  envie  une  fois  ;  meiis 
allant  un  jour  chez  ma  future,  j'entrai  par  la  cuisine  où  la  domestique 
venait  de  laisser  fuir  le  lait  qui  était  sur  le  feu,  et  elle  la  grondait, 
mais  sur  un  tel  ton  que  je  me  suis  dit  :  «.  Ce  ne  sera  pas  pour  celte 
fois  encore.  »  • 

Et  il  s'en  alla. 


Bonaparte  songea  à  lui  pour  la  présidence  du  Corps  Légis- 
latif. Il  dit  à  Fonlanes  : 

«  Qu'est-ce  donc  que  votre  confrère  Raynouard  ?  —  C'est,  répondit 
celui-ci,  un  homme  de  bien,  d'un  grand  sens,  provençal,  iDrutal,  origi- 
nal u 

Bonaparte  avait  besoin  de  plus  de  souplesse:  il  ne  nomma 
par  Raynouard,  mais  ce  refus  honore  Técrivain.  Il  déclina  les 
postes  qui  lui  furent  offerts  et  qui  eussent  gêné  son  indépen- 
dance, et  quand  on  voulut  faire  de  lui  un  conseiller  de  TUni- 
versité,  et  quand  Carnot  lui  proposa  d'être  ministre  de  la  jus- 
tice. 

Il  montra,  en  1820,  ouvertement,  son  hostilité  à  la  loi  sur 
la  presse,  et  se  fît  estimer  par  sa  franchise  et  sa  netteté. 

Il  avait  acquis  un  peu  de  bien,  et  il  habitait  une  petite  mai- 
son à  Passy,  —  la  rue  |)orle  son  nom,  —  quand  son  frère 
fut  ruiné.  Uaynouard  vendit  tout  ce  nu'il  avait  pour  le  sau- 
ver de  la  faillite  et  de  la  misère.  Ce  fut  un  beau  caractère, 
qu'on  estime  encore  à  distance. 

Ses  travaux  de  linguisticjue  méritent  notre  hommage,  et  s'il< 


448  HISTOIRE   DE   L.V   LITTÉRATURE   FRANÇAii)^ 

ont  été  depuis  dépassés,  s'ils  sont  arriérés,  il  convient  néan- 
moins de  se  souvenir  qu'il  l'ut  le  grand  promoteur  des  études 
romanes  au  temps  où  le  retour  au  moyen  âge  annonçait  et 
préparait  le  romantisme.  Dans  les  Recherches,  dans  la  Gram- 
maire des  Troubadours,  dans  ses  nombreuses  plaquettes  sur 
la  littérature  médiévale,  dans  son  Lexique  de  la  langue  ro- 
mane, resté  classique,  il  a  défriché  un  terrain  neuf,  et  tracé 
la  voie  aux  romantiques  pour  la  connaissance  de  nos  vieux 
poèmes,  aux  médiévistes  pour  là  philologie  romane,  qui  est 
née  avec  lui.  A  voir  les  beaux  travaux  qui  ont  suivi  son  ef- 
fort, on  juge  assez  l'importance  de  son  initiative. 

Laya,  dont  il  vient  d'être  question,  avait  un  émule  dans  le 
drame  révolutionnaire  :  Bouilly.  Ce  fut  un  personnage  adroit. 

Sa  première  pièce,  Pierre  le  Grand,  ménageait  la  monar- 
chie ;  la  seconde,  J.-J.  liousseau^qui  Va  suivie  d  une  année  à 
peine,  fut  d'un  libéralisme  attendri.  Pendant  la  Terreur,  noire 
poète,  ai)pelé  à  des  fonctions  publiques  dans  sa  ville  de  Tours, 
se  signala  par  quelques  exécutions  dans  le  goût  de  Carrier  ; 
et  comme  on  disait  un  jour  de  lui  qu'il  connaissait  bien  la 
scène,  le  comte  de  Ségur  fit  un  sinistre  calembour  en  ajou- 
tant: ((  Encore  mieux  la  I.oirc  ».  Il  fit  plus  en  organisant 
les  écoles  primaires. 

Plus  tard,  Bouilly  délaissa  le  drame  et  l'opéra,  pour  écrire 
des  choses  sentimentales:  les  Conles  aux  enfanls  de  France^ 
les  Conles  à  ma  lille,  les  Causeries  d'un  Vieillard,  qui  lui 
valurent  le  nom  de  u  poète  lacrymal  ».  Il  disait  de  lui  avec 
atten(h*issemenl  :  <.  Fa)1"s(iup  je  serai  pour  toujours  endormi, 
plus  d'une  jeune  fille  viendra  laisser  tomber  sur  ma  tombe 
une  fleur  de  sa  couronne  virginale  en  disant:  «  Il  fut  notre 
fidèle  ami  ».  Mais  je  ne  sais  (]ui  déclarait  : 

—  Les  œuvres  do  M.  Bouilly  ressemblent  ù  son  nom. 

Son  chef-d'a^uvre  est  la  comédie  lAbbé  de  iEpée,  Ajoutez-y 
fierquin  ou  iAmi  des  enfatds^  et  si  Ton  veut,  Fanchon  la 
vielleuse.  Son  théâtre  est  instructif  ;  il  a  mis  l'hi'^toire  en 
scène  :  Agnès  SoreL  Mme  de  Sévigné,  Florian,  Piron,  Va- 
lenline  de  Milan,  Descartes,  Turenne,  Téniers,  etc.  Il  fut  aimé, 


HISTOIRE  DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  449 

estimé,  et.  eut  une  belle  vieillesse.  Les  enfants  l'associent  à 
Berquin  dans  leur  reconnaissant  souvenir. 

Ils  n'en  accordent  certainement  pas  autant  à  De  Jouy.  qui  fit 
Guillaume  Tell  et  la  Vestale  :  les  noms  de  Rossini  et  de 
Sponlini  ont  seuls  duré  avec  ces  œuvres.  De  Jouy  donna 
Line  tragédie,  Tippou  Sahib,  dont  il  avait  un  peu  vécu  l'intri- 
gue. A  vingt  ans,  ce  jeune  aventurier,  après  avoir  servi  en 
Guyane,  avait  passé  aux  Indes,  gagné  les  faveurs  de  Tippou 
Sahib,  puis  encouru  sa  colère  à  la  suite  d'une  intrigue  amou- 
i-euse  assez  romanesque.  Il  avait  échappé  à  grand'peinc, 
se  sauvant  seul  dans  une  barque,  faisant  plusieurs  î(Jîs  riau- 
Trage,  avant  d'atteindre  la  France,  où  l'attendaient  d'autres 
aventures.  Le  succès  de  Tippou  Sahib  fut  brillant  autant 
lu'éphémère.  Mais  l'œuvre  capitale  de  De  Jouy  est  la  série 
les  Ermites,  En  1812,  il  écrivit,  en  signant  VErmite  de  la 
"Chaussée  (TAntin,  une  sorte  de  courrier  amusant,  une  légère 
esquisse  de  mœurs  parisiennes,  satirique,  sans  aigreur  et 
pleine  d'esprit.  Sous  la  Restauration,  il  continua  par  ÏErmile 
m  Province^  et  les  Ermites  en  liberté  où  il  mit  moins  de 
jaieté  et  plus  de  politique. 

S'il  est  question  de  politique,  place  à  Marie-Joseph  Chénier, 
e  frère  d'André.  Il  fut  le  poète  lyrique  et  dramatique  de  la 
dévolution.  Il  attacha,  disait  Desmoulins,  la  cocarde  tricolore 
i  Melpomène;  le  Chant  du  Départ,  cette  autre  Marseillaise^ 
ist  son  œuvre.  Longtemps  on  put  croire  que  des  deux  Ché- 
lier,  c'était  lui  le  grand  homme;  mais  son  succès  était  d'ac- 
ualité;  il  ne  dura  pas.  Ses  tragédies,  qui  mirent  Paris  en 
lélire,  Charjes  IX,  Henri  VIII,  Graochus,  Calas,  étaient 
)leineè  de  harangues  contre  les  ci-devant  et  pour  la  liberté. 
}uand  il  n'y  eut  plus  de  ci-devant,  les  tragédies  tombèrent 
lelles-memes.  Au  reste,  les  contemporains  de  Chénier,  et 
usqu'à  ses  amis,  goûtaient  peu  son  caractère.'  Tou<  nous  le 
(lonti'ent  violent,  su.scei)lible,  desprit  élroit  et  d'un  immense 
•rgueil,  <(  qui,  nous  dit  Mme  Suard,  rempéchail  de  se  por- 
?ctionner  ».  11  se  perfectionna  pourtant,  et  il  eut  vers  la  lin 
;e  sa  vie  un  rcvcil  de  son  talent.  Les  satires  mordantes  dont 

2y 


♦  t 


I 


450  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

il  ci«gla  alors  Chateaubriand,  sont  d'excellents  pamphlets,  et 
t'esl  aussi  do  celle  époque  que  dale  la  fameuse  Epilre  sur  la 
Calomnie. 

Morellel  demandait  à  thénier  s'il  n'avait  pas  rapporté 
d'Orient  les  mœurs  des  pachas  sanguinaires,  laissant  enten- 
dre à  demi-mots  qu'il  était  pour  quelque  chose  dans  la  mort 
de  soii  frère  André.  Chénier  répondit  par  cette  épitre,  qui 
est  son  rliel-d'œnvre,  et  se  termine  ainsi: 

Hélas  !  i)our  arracher  la  victime  aux  supplices. 

De  niob  pleurs  chaque  jour  fatiguant  vos  complices, 

J'ai  courbé  devant  eux  mon  front  humilié  ; 

Mais  il  vous  ressemblaient,  ils  étaient  sans  pitié. 


O  irion  frère,  je  veux  relisant  tes  écrits, 
Chanter  l'hymne  funèbre  à  tes  mânes  proscrits  ; 
Là  souvent  tu  verras  près  de  ton  mausolée, 
,  Tes  frères  gémissants,  ta  mère  désolée, 
Quelques  amis  des  ai^ts,  un  peu  d'ombre  et  des  Heurs, 
Et  ton  jeune  laurier  grandira  sous  mes  pleurs. 


Après  le  poète  de  la  Révolution,  celui  de  l'Empire  :  LancivaK 

—  Monsieur  de  Lancival,  disait  Napoléon,  le  lendemain  du 
succès  d'Hector,  il  faut  nous  faire  beaucoup  de  tragédies 
conrnie  cela.  » 

V Hector  de  Lancival  était  en  effet  une  œuvre  guerrière, 
enthousiaste  et  vibrante.  On  voyait  sur  la  scène  des  combats  de 
héros,  de  tendres  épouses  qui  disaient  sans  faiblir  adieu  à 
leurs  époux.  L'empereur  était  fort  satisfait:  «  Une  vraie 
pièce  de  quartier  général,  dit-il;  quand  on  l'a  vue,  on  marche 
mieux  à  Tennemi.  »  Ajoutez  à  cela  quelques  allusions  asset 
flatteuses  auxquelles  le  maître  n'était  pas  insensible.  On  l'ap- 
pelait César  depuis  longtemps.  Lant-ival  le  comparait  à  Hector. 

Il  avait  toujours  eu  le  don  de  plaire  aux  princes.  Encore 
au  collège  Louis-le-Grand,  il  écrivait  sur  la  mort  de  Marie- 
Théi'èso  de  mauvais  vers  qui  lui  valaient  une  lettre  flatteuse 
de  Frédéric  IL  II  avait  dès  lors  trouvé  sa  voie,  et  ne  s'en 
était  plus  écarté*  Il  fut  un  causeur  charmant,  un  heu- 
reux vivant  qui  abusa  de  la  vie.  En  1810,  usé  par  le  plaisir, 
umpulé  d*unc  jambe,  et  rongé  par  la  ^gangrène,  il  agoni- 


HISTOIRE   DE   LA    LITTÉRATURE   FRANÇAISE  431 

sait,  ([uand  on  lui  apporta  sa  dernière  couronne,  récom- 
pense de  ses  vers  pour  le  mariage  de  l'Emi^ereur.  Il  mourut 
satisfait. 

Un  autre  poète  de  la  pléiade  impériale  fut  Arnault  (1). 

Au  printemps  de  l'année  1797,  Bonaparte,  étant  à  Milan, 
rencontra  par  hasard  Arnault  qui  voyageait  •  avec  le  général 
Leclerc.  Aî^nault  était  un  causeur  d'esprit  et  lui  plut;  après 
une  heure  de  conversation,  ils  se  séparèrent  ravis  l'un  de 
l'autre.  Bonaparte  avaft  trouvé,  non  pas  son  faiseur  de  ballets, 
comme  fut  Etienne,  mais  son  poète;  il  n'hésita  pas,  dans  la 
suite,  à  lui  donner  les  plus  hautes  missions,  et  le  fil  un  mo- 
ment gouverneur  des  Iles  Ioniennes.  Le  jeune  Arnault,  entré 
dans  la  vie  à  la  veille  de  la  Révolution,  avait  acheté  en  1788 
une  chai'ge  d'officier  du  comte  de  Provence,  le  futur 
Louis XVIII.  «  C'était,  conune  il  a  dit,  se  faire  poissonnière 
la  veille  de  Pâques.  »  Le  comte,  son  seignteur,  émigra.  Ar- 
nault resta,  et  fit  jouer  des  tragédies  à  la  romaiae:  Marias,  Lu- 
irèce,  Cincinnalus.  Sous  le  Directoire,  il  plut  à  Bonaparte,  et 
le  premier  Consul  lui  aurait  dit  un  jour  :  «  Faisons  une  tra- 
gédie ensemble  ».  On  sait  conmient  Arnault  s'en  tira  :  «  Vo- 
lontiers, général,  quand  nous  aurons  fait  ensemble  un  plan  de 
campagne.  »  Pourtant,  Bonaparte  fut  une  fois  son  collabora- 
teur, pour  le  1"  acte  de  ses  Vénitiens,  drame  en  vers  dans  la 
couleur  d'Othello,  dont  le  dénouement  est  une  invention  du 
Premier  Consul.  Ce  fut  le  dernier  succès  d' Arnault  au  théâtre. 
Sous  l'Empire,  il  y  renonça  et  ne  composa  plus  que  des  fables. 
31  ne  les  traitait  point  dans  la  manière  de  La  Fontaine;  il  y 
mêlait  plus  de  traits  satiriques  et  leur  donnait  un  tour  d'épi- 
grammes.  Quelques-unes,  comme  celle  du  Colimaçon,  sont 
d'une  bonne  brièveté  : 

Sans  amis,  comme  sans  famille, 
Ici-bas  vivre  en  étranger, 
Se  retirer  daius  sa  coquille 
Au  signal  du  moindre  danger  ; 
S'aimer  d'une  amitié  sans  bornes  : 
De  soi  seul  emplir  sa  maison  : 
En  sortir  suivant  la  saison, 
Pour  faire  à  son  prochain  les  cornes  ; 

(1)  176G-1834. 


452  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATLUE  FRANÇAISE 

Signaler  ses  pas  destructeurs 
Par  les  tracos  les  pins  impures, 
Outrager  les  plus  tendres  fleurs 
Par  ses  baisers  et  ses  morsures  ; 
Enfin,  chez  soi,  comme  en  prison, 
Vieillir  de  jour  en  jour  plus  trisie. 
C'est  l'histoire  de  l'égoïste, 
Et  celle  du  colimaçon. 


Par  un  hasard  assez  étrange,  ce  ne  sont  ni  les  tragédies, 
ni  les  fables  d'Arnault  qui  ont  le  plus  duré;  c'est  une  douce 
élégie  de  quelques  vers:  la  Feuille.  Cette  note  mélancolique 
est  rare,   unique   peut-être  dans  toute  son  œuvre.   Arnault 
n'est  pas  un  rêveur  triste  comme  Millevoye,  mais  un  esprit 
vif   et   satii'ique    comme    Piron.    L'épigramme    improvisée, 
la    réplique    du    tac  au  tac    étaient  son  triomphe.    Dès    le 
collège,  un  de  ses  maîtres,  moins  spirituel  que  lui,  connais- 
sant son  penchant   pour  la  raillerie,  voulut  le  corriger  et 
s'en  trouva  fort  mal.  L'ayant  vu  qui  se  promenait  seul  pen- 
dant une  récréation,  il  l'interpella:  «  Eh  bien,  vous  cherchez 
un  sujet  dépigrammc?  —  Je  l'ai  rencontré,  »  dit  Arnault  en 
le  regardant. 

Il  ne  faut  pas  séparer  Arnault  et  Etienne,  bien  qu'il  y  eût 
onze  ans  de  différence  entre  eux,  parce  qu'on  est  dans  l'ha- 
bitude, quand  on  parle  d'Êtiennc,  de  nommer  aussitôt  Arnault. 

La  Coin*  Impéi'iale  trouva  dans  Etienne  (1)  son  poète  drama- 
tique, son  faiseur  d'impromptus.  Comme  jadis  Molière  à  Ver- 
sailles, Etienne  au  camp  de  Boulogne,  au  camp  de  Bruges, 
aux  Tuileries  rimait  en  quelques  heures  une  opérette,  que 
l'Empereur  offrait  en  sjyectacle  à  ses  maréchaux.  Dan^  ce 
genre,  assez  modeste,  il  avait  un  véritable  talent.  On  connais- 
sait de  lui  ([uelques  saynètes  sans  conséquence,  le  Hêve, 
le  loucha  (le  Suresnes,  le  Chaudronnier  homme  d'Etal,  quand 
Mai^et  le  découvrit  au  camp  de  lioulogne,  et  se  l'attacha.  Un 
jour  que  Davout,  installé  dans  un  château  près  d'Ostende. 
donnait  une  fêle  et  ne  savait  ([ue  faire  jouer,  Maret  lui  offrit 
son  poète  ;  Etienne  s'enferma  deux  heures  dans  sa  chambre, 
et  en  sortit  avec  une  opérette  Les  Petits  bateaux,  qui  réussit 

(1)1777-1845. 


IIISTOIRK   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  433 

fort.  Quelque  temps  après,  c'était  au  quartier  général  de 
1  "^Empereur;  Napoléon  se  trouvait  dans  le  même  embarras 
ue  Davoul.  On  manda  Etienne,  qui  improvisa  pour  lui  La 
ournée  au  camp  de  Bruges.  En  échanee  de  ces  précieux  ser- 
ices,  Etienne  fut  bientôt  nommé  censeur.  Méprisant  alors 
1  '  opérette,  il  s'essaya  dans  la  comédie  sérieuse,  et  donna 
-es  Deux  Gendres, 
Le  succès  des  Deux  Gendres  fut  l'occasion  d'une  émotion, 
e  bruit  courut  après  quelques  représentations  qu'il  y  avait 
la  bibliothèque  impériale,  un  exemplaire  d'une  ancienne 
omédie  d'un  père  jésuite  du  xvn*  siècle,  qui  s'appelait  Conaxa 
H  les  Gendres  dupés,  et  qui  ressemblait  furieusement  à  la 
ièce  de  notre  poète.  Ce  fut  un  scandale.  Etienne  avait  en 
c^ffet  utilisé  cette  œuvre  oubliée  ;  et  c'était  son  droit  ;  il  eut 
le  tort  de  ne  pas  avouer  son  procédé  ;  il -nia  qu'il  eût  connu 
CJonaxa.  Un  de  ses  amis,  celui-là  même  qui  lui  avait  désigné  la 
pièce  et  conseillé  d'en  profiter,  le  trahit.  Ses  ennemis  voulant 
savourer  leur  vengeance,  firent  jouer  Conaxa  exhumée,  sur 
la  scène  de  l'Odéon.  La  polémique  fut  interminable.  Les 
pamphlets  se  succédaient.  11  fallut  la  chute  de  l'Empire  pour 
cju'on  cessât  d'y  penser. 

La  nouvelle  cour  remercia  le  poète  de  l'ancienne  ;  il  fut 
même  rayé  de  l'Académie.  Mais  le  titre  de  persécuté  lui  ou- 
vrit d'autres  portes.  Il  cnira  aux  Chambres  avec  les  députés 
de  l'opposition. 

Dans  le  même  groui)e,  il  faut  ranger  Duval  (1),  qui  écrivit 
en  courant  plus  de  cinquante  pièces,  opéras,  comédies,  dra- 
mes, levers  de  rideau.  Ajoutez  que  Duval  eut  la  vie  la  plus 
romanesque  et  la  plus  agitée  et  qu'on  s'étonnerait  déjà,  s'il 
eût  trouvé  le  temps  d'en  écrire  une  seule.  A  quinze  ans. 
évadé  du  collège,  après  quelques  jours  d'école  buissonnière, 
il  part  comme  volontaire  pour  l'Amérique  ;  de  retour  en 
France,  glorieux  et  sans  un  sou,  il  s'engage  dans  un  théâtre, 
se  fait  ingénieur,  puis  architecte,  puis  peintre  de  portraits 
à  deux  écus,  puis  de  nouveau  devient  acteur,  et  de  nouveau 
volontaire.  Il  dissipe  ainsi  sa  vie  et  son  talent,  quitte  l'armée 

(1)  1761-1842. 


454  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

pour  le  théâtre,  le  théâtre  pour  Tarmée,  disparaît  de  Paris, 
fait  son  tour  d'Europe,  trouvant  le  temps  d'écrire  ou  plutôt 
d'improviser  quelque  pièce  à  chaque  étape.  «  Je  ne  me  suis 
jamais  dit,  avoue-t-il,  je  veux  faire  une  comédie,  un  drame  t 
mais  je  me  laissais  dominer  par  la  première  pensée  venue 
que    faisait  naître   en  moi  le   hasard   des  entretiens,    des 
rencontres,  des  voyages.  »  Ses  œuvres  ne  sont  que  des  ébau- 
ches,  mais  révèlent  une  imagination  singi^lière  et  une  rare 
entente  de  la  scène:  l'intrigue  se  noue  aisément;  le  dialogue 
surtout  en  prose,  est  vivant,  familier  avec  esprit  et  naturel, 
sans  vulgarité.  Les  caractères  n'ont  pas  grande  profondeur, 
mais  Duval  leur  donne  un  peu  de  son  entrain  et  de  sa  vie 
ardente.  Il  n'est  ni  larmoyant,  nd  terrible,  mais  dramatique, 
simplement.   Son  œuvre  la   plus  célèbre  est   La   Nuit   d'un' 
Proscrit,  ou  Edouard  en  Ecosse  (1802)  qui  lui  valut  une  année 
d'exil.  Un  autre  drame,  tiré  des  Mémoires  de  Richelieu,  le 
Lovelace  Français  fît  verser  des  torrents  de  larmes:  le  duc 
de  Richelieu,*  nouveau  Don  Juan,  séduit  la  femme  de  son 
tapissier,  Mme  Michelin,  bourgeoise  honnête  et  passionnée, 
l'abandonne  et  la  laisse  mourir  de  désespoir.  L'action  est  ra- 
pide et  bien  menée. 

S'il  faut  parler  de  dramaturge  fécond,  nommons  Pi- 
card (1):  il  fit  près  de  quatre-vingts  pièces  de  théâtre,  dont  quel- 
ques-unes en  vers.  C'est  dire  qu'il  ne  lui  faut  pas  demander 
des  qualités  de  style.  Picard  n'est  nullement  poète,  à  peine 
écrivain,  mais  il  possède  à  un  rare  degré  l'art  de  composer, 
et  d'ordonner  les  scènes.  11  passa  sa  vie  au  théâtre,  conrnie 
acteur,  comme  auteur,  et  comme  directeur.  De  plus,  sans 
être  moraliste,  il  fut  observateur;  il  saisit  promptemeril,  sinon 
les  caractères,  du  moins  les  ridicules,  les  manies  qui  carac- 
térisent une  époque,  et  ses  comédies  sont  comme  de  vieilles 
gravures  du  temps. 

11  s'est  essayé  dans  le  genre  sérieux,  avec  son  drame  Mé- 
diocre et  Rampant.  11  a  peint  fortement  le  désarroi  de  la  so- 
ciété française  sous  le  Directoire,  le  pêle-mêle  des  classes, 

(1)  1169-1828. 


I 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FR\NÇAISE  435 

les  agissements  des  Turcarel  de  Tépoque.  Mais  soit  par  goût, 
soit  par  ordre,  il  se  borna  à  la  petite  comédie  de  mœurs,  à 
la  peinture  des  ridicules  bourgeois,  et  ses  succès  ne  se  comp- 
tèrent plus.  Ce  Parisien  gouailleur  s'amusa  surtout  des  niai- 
series provinciales.  Avec  Le  Collatéral  ou  la  Diligence  de  Joi- 
gny,  avec  La  Petite  Ville,  il  nous  mène  en  province,  et  Labiche 
plus  tard  dans  ta  Cagnotte  ne  fera  guère  ijuc  limiter. 
Dans  les  Provinciaux  à  Paris,  nous  voyons  quelques  paisibles 
habitants  d'une  îjutre  Ferté-sous-Jouarre,  perdus  dans  le 
brouhaha  parisien,  bernés  par  les  escrocs  et  passant  par  mille 
aventuœs.  Quand  Picard  sait  s'arrête^  aux  limites  de  la 
bouffonnerie,  et  rester  simplement  gai,  il  est  un  des  maî- 
tres du  vaudeville.  Ses  amis  l'ont  appelé  quelquefois  le 
«  Petit  Molière  ».  C'était  beaucoup  dire,  et  Picard  lui-même 
avait  trop  d'esprit  pour  ne  pas  décliner  un  tel  titre.  Mais  il 
est  l'honneur  d'un  genre  où  Duvert  et  Lauzanne,  Labiche  et 
nos  nombreux  contemporains  devaient  le  sui\Te  avec  esprit 
pour  notre  ébattement. 

Les  temps  marchent,  et  voici  surgir  les  champions  de 
la  bataille  des  Classiques  et  des  Romantiques^  que  nous  re- 
trouverons. 

Népomucène  Lemercier  (1),  passa  pour  un  très  grand  poète  et 
pour  un  novateur.  Il  représenta  le  parti  littéraire  avancé. 
Mais  quand  parut  le  romantisme,  par  un  retour  des  choses, 
ce  fut  son  tour  d'être  retardataire  et  ce  fut  lui  qui  ra- 
dota. Lemercier,  celui  que  la  jeune  école  appelait  «  Népomu- 
cène »  tout  court,  fulmina  contre  Hernani,  et  refusa  toujours 
sa  voix  à  Victor  Hugo,  candidat  à  l'Académie  française.  Le 
romantisme  le  lit  mourir  de  chagrin.  Il  conserva  quelques 
obstinés  admirateurs.  Il  est  plus  célèbre  aujounl'hui  par  sa 
résistance  à  la  l'évolution  romantique,    ue  pai*  ses  pro|)res  œuvres. 

Il  est  l'auteur  d'un  «  Agamemnon  »  assez  fidèlement. imité 
d'Eschyle,  où  l'on  retrouve  les  conventions  et  le  langage  de 
Fancienne  tragédie  classique.  Un  drame  historique,  PiniOy 
dont  le  sujet  est  la  révolution  qui  donna  le  trône  de  Portugal 

(1)  1771-1840. 


450  HISTOIRE   DE   LV  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

aux  Bragance,  contient  quelques  belles  scènes  de  vive  allure. 
Mais  tout  ce  aue  fit  Lemercier  resta  inégal.  Son  style  passe 
de  la  trivialité  au  sublime;  il  manque  de  sûreté  dans  le  goût. 
Il  est  bon  ou  très  mauvais,  sans  s'en  douter;  il  imagina  dans 
un  poème  de  l'Atlanliade,  toute  une  mythologie  nouvelle  se- 
lon Newton,  dont  les  dieux  sont  TOxygène,  la  Gravitation,  le 
Calorique  !  Une  telle  étrangeté   fit  passer    Lemercier   pour 
un  précurseur  du  romantisme;  à  vrai  dire,  il  n*est  d'aucune 
(Volo  :  il  rompt  sur  plus  d'un  point  avec  les  classiques  eux-mêmes 
Avant  d'arrêter  là  notre  revue,  nommons  encore  Brifaut  (1). 
Il  est  presque  célèbre  par  l'histoire  assez  plaisante  de  Tune  de 
ses  tragédies,  Ninus  IL  Brifaut  avait  présenté  au  Théâtre- 
Français  en  1808,  une  tragédie  espagnole,  qui  se  passait  à 
Madrid,  et  dont  le  héros  s'appelait  Alvarès;  il  avait  fort  mal 
choisi  son  moment  ;  Napoléon  était  en  pleine  guerre  d'Es- 
pagne. La  pièce  fut  interdite.  Brifaut  qui,  sauf  cette  méprise, 
s'enlendit  toujours  à  plaire,  et  avait  commencé  de  très  bonne 
heure  à  encenser  les  princes,   changea  seulement  les  noms 
de  son  drame,  et  de  Madrid  le  transporta  à  Babylone.  Alva- 
rès devint  Arsace,  et  la  pièce  s'appela  Ninus  IL  Elle  n'était 
pas  bonrde  avant,  elle  ne  le  devint  pas;  elle  enrichit  d'une 
tragédie  le  petit  bagage  poétique  de  Brifaut,  composé  d'élégies 
et  de  poèmes  moraux. 

Il  est  un  (le  leurs  contemporains  que  je  m'en  vou- 
drais domellre,  car  il  a  eu  le  succès  qui  est  le  plus  à  l'image 
de  la  gloire:  c'est  le  fameux  Pixérécourt. 

Guilherl  de  Pixérécourt  (2),  auteur  dramatique,  directeur  de 
rO|)éra-Comi(iue  et  du  théâtre  de  la  Gaîté,  et  simultanément 
Inspecteur  de  l'Enregistrement  et  des  Domaines,  était  Nan- 
céen.  Sa  famille  était  de  noblesse.  A  la  Révolution,  il  avait 
dix-sept  ans.  Ilémigra. 

Au  mois  de  juin  1791,  dit-il,  les  princes  quittèrent  la  France,  et 
rémigration  devint  à  la  niude.  Ce  fut  une  rnge.  Tous  les  jeunes  gens 

(1)  17M-18:i7. 

(2)  i:73-lN44. 


I 


HISTOmE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANC  \ISE  137 

de  foniille,  aous  peine  d'être  déshonorés,  devaient  abandonner  leur 
pays  pour  aller  4  TtHranger  faire  la  guerre. 

Le  vertige  fut  universel,  ef  fose  dire  qu'il  n'en  était  que  plus 
insensé.  Mon  père  ordonna  :  je  dus  obéir.  Au  mois  de  septembre,  on 
me  donna  une  bourse  de  quinze  luuis,  avec  défense  de  rentrer  en 
France  avant  que  la  crise  ne  fût  terminée. 

II  mena  joyeuse  vie  à  Lintz,  en  compagnie  "  d'une  quinzaine 
de  nobles  Angevins,  braves  gens  fort  inoffensits,  tous  bons 
vivants  et  aimant  peu  la  guerre  ».  La  nostalgie  le  prend; 
il  s'attendrit  et  s'atlriste  à  la  lecture  des  :Vui7s  d'Young,  et 
de  Florian  ;  il  renli-n  en  France,  déguisé  en  mendiant,  el 
broche  un  premier  drame,  Geiico  ou  le  Nègre  généreux.  Le 
directeur  du  Théâtre  Molière  lui  acheta  son  manuscrit  25  louis, 
Barrèrc  et  Carnot  sinléresscnl  à  lui,  lui  donnent  un  emploi 
dans  les  bureaux:  il  se  m  rie.  écrit  coup  sur  coup  quinze 
drames,  tous  refusés,  et  [jarvicnl  seulomenf  en  1799  à  faire 
jouer  trois  fois  fjonidas  ou  le  Départ  des  Sparliales. 

Son  premier  succès  est  demeuré  célèbre:  c'était  Victor  ou 
lEiiJanl  tîe  la  Forêt,  qui  a  eu  depuis  900  représentations.  Mais 
en  ce  temps-là,  il  était  dans  la  gêne,  peignait  des  éventails 
comme  Favart,  et  vendait  ses  drames  pour  deux  louis.  Il  re- 
trouva le  succès  avec  la  fameuse  Cœlina  ou  l'Enfant  du  Mys- 
lére,  qui  a  eu  1.600  représenta lione  de  son  vivant.  Mais  sou- 
cieux d'un  revenu  plus  lixe,  il  entra  dans  l'administration. 

Indépendamment  du  théâtre,  j'ai  voulu,  dit-il  dans  ses  souvenirs 
du  jeune  âge,  m'attaclier  à  une  administration  financière,  aiin  d'obte- 
nir des  appointements  pendant  trente  ans,  et  une  retraite  sûre  dans 
un  avenir  lointain. 

Pour  avoir  un  emploi  dans  l'administration  des  Domaines,  j'ai  dû 
rester  surnuméraire  pendant  six  ans,  et  ma  persévérance  a  été  récom- 
penst-o  par  une  faveur  spéciale.  Grâce  à  Monsieur  le  Comte  IJuchaiel, 
directeur  général,  j'ai  élé  pourvu  d'une  inspection  ù  Paris,  que  j'ai 
gardée  pendant  viiigt-deu.v  ans,  jusqu'à  ce  que  l'événement  arrivé  A 
Conti-exéviile  m'ait  niisdaus  lanécessilé  de  deinuiider  mu  relraile 
apri'S  trente  ans  de  service. 

Ccelina  le  mil  à  Vu'y^v.  l'insliilla  dans  la  fortune  et  ht  consi- 
dération. Il  connut  le  maréchal  Oudinot,  le  dur  Decaze,  le 
duc  de  Choiseul.  le  conile  Duchâlel,  et  il  recevait  dans  son 
cottage  de  Fontenay-sous-Bois  ses  amis  Bouilly,  Charles  No- 


438  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

« 

(lier,  Paul  Lacroix,  à  qui  il  montrait  ses  beaux  livres  ornés 
de  ses  ex-libris,  en  leur  récitant  son  célèbre  distique: 

Tel  est  le  triste  sort  de  tout  livre  prêté  ; 
Souvent  il  est  perdu,  toujours  il  est  gâté. 

Il  fut  un  bibliophile  éminent. 

Mon  amour  pour  le  théâtre  et  les  fonctions  de  ma  place  ne  suffirent 
pas  encore  à  l'immense  activité  de  ma  vie.  J'ai  réussi  à  force  de 
soins,  de  courses,  de  recherches  et  d'argent  à  former  d  mon  usage 
une  magFiifique  bibliothèque  composée  de  livres  rares  et  de  gravunis 
ciioisios  dont  la  valeur  s'est  élevée  à  100.000  francs,  valeur  qu'elle 
empruntait  non  moins  à  la  rareté  de  la  plupart  des  exemplaires 
qu'aux  reliures  sorties  des  mains  des  Dus.seuille,  des  Pasdeloup,  des 
Derome,  des  Simier,  des  Bozériau. 

Cet  homme  vécut  fort  occupé.  Il  réalisa  le  comble  du  cumul. 
Fonctionnaire  de  l'Enregistrement,  il  dut  très  peu  enregistrer, 
si  l'on  songe  qu'il  lui  fallait  en  même  temps  écrire  ses  120  dra- 
mes, diriger  l'Opéra-Comique,  diriger  aussi  la  Gaité,  et  vaquer 
à  sa  bibliothèque.  La  troupe  de  TOpéra-Comique  protesta 
contre  la  direction  d'un  homme  si  occupé.  Cette  lettre  inédile 
est  curieuse. 

15  août  1827. 

Craignant,  Monsieur  le  Vicomte,  que  toutes  les  calomnies  et  les 
sottises  répandues  dans  le  public  par  les  acteurs  révoltés  du  théâtre 
royal  de  l'Opéra-Comique,  qui  veulent  se  venger  de  la  juste  sévérité 
que  ToL  est  forcé  d'exercer  contre  eux,  ne  puissent  à  Iqi  fin  vous  faire 
prendre  une  prévention  défavorable  contre  M,  de  Pixérécourt,  je  crois 
de  mon  devoir  do  vous  assurer  que  sa  conduite  a  été  constajnment 
parfaite.  Trois  ans  et  demi  de  rapports  journaliers  m'ont  mis  à  même 
de  le  bien  connaître  et  de  le  bien  juger;  il  unît  à  de  très  grandes 
connaissances  théâtrales  une  droiture  sévère  et  une  probité  inatta- 
quable. 

M.  le  comte  de  Ghabrc»l  a  bien  voulu  permettre  il  y  a  trois  ans  et  demi» 
sur  la  demande  du  marécbal  de  Lauriston  et  sur  la  mienne,  que  ^L  de 
Pixérécourt  partageât  ses  moments  entre  le  théâtre  soumis  à  ma 
sur\'eillance  et  ses  fonctions  dans  l'administration  des  domaines. 
C'était  un  double  moyen  d'utiliser  sa  vie  au  profit  du  gouvernement. 
Je  peux  bien  affirmer  qu'on  lui  doit  la  restauration  de  ce  théâtre  émi- 
nemment national,  qui  n'avait  plus  que  quinze  jours  d'existence  au 
moment  où  je  l'appelai  pour  me  seconder. 

Chargé  de  réformer  des  abus  enracinés,  de  froisser  continuelle- 
ment des  amours-propres  de  comédiens,  il  devait  s^attendre  à  se  faire 


HISTOIRE   DE   LA   LlTTÉKATl  UR   FRAIHÇAISE  4:59 

des  ennemis  nombreux',  s'il  n'avait  pas  fait  son  devoir»  il  ne  serait 
point  tourmenté  aujourd'hui,  mais  aussi  le  IhéAtre  n'existerait  plus 
et  le  genre  de  TOpéra-Gomique  serait  perdu  à  jamais. 

Je  vous  prie,  Monsieur  le  vicomte,  de  ne  pas  trouver  mauvais  que 
M.  de  Pixérécourt  reste  encore  quelque  temps  à  TOpéra-C^omique,  sa 
coopération  m'est  absolument  nécessaire  jusqu'à  l'installation  du 
théâtre  dans  son  nouvel  emplacement,  et  je  vous  demande  avec  insis- 
tance de  n'y  mettre  aucun  obstacle  et  suiiout  de  ne  pas  prendre  contre 
lui  une  impression  défavorable  et  si  éloignée  de  la  vérité. 

Agréez,  Monsieur  le  vicomte,  l'assurance  de  ma  considération  dis- 
tinguée. 

Le  Duc  d'AuMONT. 

L'inîcendie  du  théâtre  de  la  Gaîté,  en  1835,  le  ruina.  La 
goutte  le  taisait  beaucoup  souffrir  ;  il  alla  à  Contrexéville,  où 
il  se  brûla  dans  un  bain  trop  chaud. 

Ma  pauvre  tête,  écrivait-il  22  janvier  18il,  en  a  sauté  ;  je  devais 
rester  fou  et  mourir;  mon  heure  n'était  pas  venue.  J'ai  perdu  pres- 
qu'entièrèment  la  mémoire  des  mots.  Depuis  cinq  ans,  seize  médecins 
se  sont  exercés  à  qui  mieux  mieux  sur  mon  triste  individu  sans  réus- 
sir à  me  tuer.  Je  commence  môme  à  croire  que  je  recouvrercd  la 
santé,  à  la  vue  près. 

Il  vendit  Fontenay,  ses  chers  livres  et  autographes.  Les  va- 
cations produisirent  80.000  francs.  Une  partie  est  à  la  Biblio- 
thèque du  Palais-Bourbon.  11  mourut  sans  fortune,  mais  en 
laissant  un  lot  énorme  de  drames,  dont  94  ont  eu  29.000  re- 
présentations. 

C'est  un  ensemble  formidable. 

On  avait  conseillé  à  Mcycrbeer,  dans  les  premiers  temps 
de  son  séjour  à  Paris,  de  choisir  pour  sujet  de  ses  opéras 
des  mélodrames  de  Pixérécourt,  toujours  riches  en  situations 
dramatiques. 

Meyerbeer  s'acrjuilta  avec  tant  de  conscience  de  sa  lâche» 
qu'un  jour,  à  un  dîner,  chez  la  comtesse  de  Bruce,  il  put  citer 
de  ménioire  le  titre  de  toutes  les  pièces  de  Pixérécourt,  — 
plus  d'une  centaine. 

Pixérécourt,  qui  était  un  des  convives,   s'écria: 

—  Comme  ce  gaillard-lii,  quoique  Prussien,  connaît  la  littérature 
française  ! 

C'était  peut-être  se  vanter,  que  de  parler  de  littérature  à 


460  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

propos  (le  Cœlina  et  de  Lalude,  mais  c'était  à  coup  sûr  être 
injuste,  de  ne  pas,  avant  tout,  rendre  hommage  à  la  prodi- 
gieuse mémoire  de  l'artiste. 

Ses  œuvres  choisies  ont  été  éditées  par  Ch.  Nodier  avec 
ses  Souvenirs,  Dans  ces  quatre  volumes,  vous  lirez  en  fré- 
missant: Le  Château  des  Apennins  ou  les  Mystères  d'Udolphe, 
L'Homme  à  trois  visages  ou  le  Proscrit  de  Venise,  Robinson 
Crusoé  (Porte  Saint-Martin.  1.000  représentations  à  Paris  et 
en  province),  Le  Chien  de  Montargis,  Le  Monastère  aban- 
donné ou  la  Malédiction  Paternelle,  et  n'admirez-vous  pas 
l'éloquence  poignante  de  pareils  titres  ?  Mais  irions-nous  ou- 
blier La  Fille  de  VExilé  ou  huit  mois  en  deux  heures,  ou  bien 
encore  et  surtout  Latude  ou  trente-cinq  ans  de  captivité  ?  Cet 
oubli  ferait  injure  à  notre  Shakespeare  du  Boulevard,  beau- 
coup plus  simple  et  plus  moral  que  l'autre,  car  avec  lui,  le 
vice  est  toujours  puni,  et  la  vertu  est  toujours  récompensée. 

C'est  d'ailleurs  tout  ce  qu'elle  lui  doit. 

Je  ne  sais  quel  rang,  déclare  Ch.  Nodier,  la  postérité  réserve  à 
M.  de  Pixérécourt  parmi  les  écrivains  de  son  siècle  ;  mais  il  y  a 
bien  des  années  que  l'Académie  française  lui  doit  le  prix  Monthyon. 

M- 

^     ■*- 

Ces  derniers  auteurs  nous  ont  fait  amorcer  le  xix**  siècle. 
Arrêtons-nous.  Mais  avant  de  quitter  l'histoire  du  théâtre 
au  xviii"  sicde.  j'ai  encore  quelques  sujets  à  aborder,  el  j'y 
nuui(|uerai  d'autant  moins,  que  la  place  leur  est  ou  parcimo- 
nieusement mesurée  ou  neltement  refusée  dans  les  histoires 
liltéraires:  la  Comédie-Italienne,  le  Théâtre  de  la  Foire, 
le  1  héàlre  de  Collège.  C'est  par  là  que  je  terminerai,  après 
(juehiues  vues  sur  les  progrès  du  théâtre  au  point  de  vue  de 
l'organisation  matérieMe,  et  sur  quelques  acteurs,  dont  le 
nom  se  rattache  élioitement  à  l'hisloij'c  des  auteurs. 


*- 
^ 


Paris  avait  une  troupe  d'acteurs  italiens,  autorisés  par  le 
roi,  el  qui  jouaient  len  français  des  pièces  françaises. 


IIJSTOIUE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  461 

Les  annales  du  Ihéalre  italien  sont  un  chapitre  important 
de  notre  histoire  littéraire.  Dès  1570,  Catherine  de  Médicis 
appela  à  Paris  des  comédiens  de  son  pays.  Ils  n'avaient 
point  de  pièces  écrites,  et  jouaient  cette  «  commedia  dellarte  » 
où  chaque  acteur  improvisait  son  rôle  au  gré  de  son  ima- 
gination. Mais  les  comédiens  de  la  reine  faisaient  payer 
dans  leur  théâtre  cinq  et  six  sous  par  personne  ;  et  le  par- 
lement qui  avait,  par  un  édit,  décrété  le  prix  unique  de  «  deux 
sols  »  les  lit  expulser.  La  troupe  de  Catherine  de  Médicis  se 
dispersa.  Henri  III,  (uielques  années  plus  tard,  en  appela  une 
autre,  celle  des  «  Gelosi  »,  fort  célèbre  alors.  Elle  atteignit 
Paris  après  maintes  aventures.  A  Lyon,  les  Réformés  les 
avaient  retenus  prisonniers,  et  le  roi  avait  dû  payer  leur 
rançon.  Les  Gelosi,  bien  qu'ils  ne  parlassent  qu'italien, 
firent  mer\'eille.  Ils  avaient,  dit  un  chroniqueur,  un  plus 
nombreux  auditoire  que  les  trois  plus  célèbres  prédicateurs 
de  la  ville  réunis. 

Depuis  les  derniers  règnes,  l'italien  était  assez  répanjdu  en 
France;  la  mimique  savante  et  perfectionnée  des  acteurs  était 
compréhensible  pour  tous,  et  les  plus  ignorants  en'  mouraient 
de  rire.  On  s'aperçut  assez  vite  que  les  Italiens  étaieat  supé- 
rieurs aux  acteurs  français.  Après  les  «  Gelosi  »,  d'autres 
troupes  se  succédèrent  à  Paris.  Le  règne  de  Marie  de  Médicis 
'et  le  gouvernement  de  Mazarin  n'étaient  pas  faits  pour  dimi- 
nuer leur  faveur.  Alors  parut  la  troupe  du  fameux  Tiberco 
Fiorelli,  le  premier  «  Scaramouche  »,  qui  obtint  du  roi,  en 
1660,  le  théâtre  du  Palais-Royal,  et  amusa  Paris  pendant 
près  d'un  demi-siècle.  Louis  XIV  ne  cessa  de  lui  témoigner  son 
intérêt.  On  racontait,  pour  expliquer  la  faveur  de  Scaramou- 
che, une  anecdote  assez  acide.  Un  jour  qu'il  était  venu  rendre 
visite  à  la  reine,  au  Palais-Royal,  Fiorelli  avait  trouvé  le  jeune 
roi  tout  en  larmes,  dans  un  violent  accès  de  fureur.  11  se 
chargea  de  le  calmer,  le  prit  dans  ses  bras,  et  lui  fit  de  si  irré- 
sistibles grimaces,  que  l'enfant  cessa  de  pleurer,  el,  à  force 
de  rire,  inonda  la  mancJie  du  comédien.  Ce  fut  une  tomm^  bien- 
faisante. 

Fiorelli  «<  le  Scaramouche  >»  avait  un  illusti'e  compagnon, 
Dominique,  celui  (|ui  jouait  rArIe(]nin  diuis  la  lron|;e.  Donii- 


462  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉUATLRE  FRANÇAISE 

nique  était  aussi  fort  bien,  en  cour,  et  ses  bons  mots  amu- 
saient le  roi.  C'était  à  Versailles,  il  avait  l'honneur  d'as- 
sister au  déjeuner  de  sa  Majesté.  Louis  XIV  le  voyant 
contempler  d'ua  regard  d'extase  deux  perdreaux  qu'on  lui 
serait  sur  un  plat  d'or,  le  montra  à  son  écuyer,  et  dit: 
«  Donnez  ce  plat  à  Dominique  ».  Et  l'Italien  aussitôt,  fei- 
gnant de  mal  comprendre  les  paroles  du  roi,  s'écria  :  «  Les 
perdreaux  aussi?  —  Les  perdreaux  aussi!  »  répondit  en  riant 
Louis  XIV. 

La  troupe  de  Fiorelli  n'avait  d'abord  joué  qu'en  italien.  En 
IG68,  elle  monta  une  pièce  française;  il  s'y  mêlait  encore 
du  jargon,  et  les  parties  inprovisées  restaient  italiennes, 
mais  l'innovation  était  importante.  A  partir  de  cette  dalç,  des 
auteurs  français,  et  non  des  moindres,  Regnard,  Dufresny, 
Nolant  de  Fatouville,  écrivirent  pour  elle,  et  le  thv?àlixî  italien 
devint  le  rival  de  la  Comédie-Française. 

Il  s'en  distinguait  pourtant  par  certains  caractères  qui 
mirent  longtemps  à  disparaître.  Depuis  sa  plus  ancienne 
origine,  depuis  Tatellane  des  paysans  romains,  la  comédie 
italienne  comportait  un  certain  nombre  de  rôles  traditionnels, 
qui  reparaissent  dans  toutes  les  pièces,  et  dont  les  auteurs 
ne  doivent  pas  modifier  la  formule:  un  Arlequin,  un  Scara- 
mouche,  un  Pantalon,  un  Docteur;  et,  quant  aux  femmes,  ce 
sont  toujours  Colombine,  Isabelle  et  Marinette.  L'intrigue  varie 
à  l'infini,  mais  les  noms  restent  les  mêmes;  les  costumes  sont 
consacrés  et  traditionnels. 

De  temps  en  temps,  à  de  rares  intervalles,  un  type  nou- 
veau apparaît.  Dominique  modifia  le  caractère  d'Arlequin, 
et,  d'un  valet  lourdeau,  en  fit  un  hardi  vaurien.  Ije  type  pri- 
mitif devint  le  grotesque  Pierrot.  Les  auteui^s  français  qui 
fournirent  de  pièces  la  comédie  italienne,  se  conformèrent  tous 
à  ces  traditions;  l'amoureuse  fut  toujours  Colombine,  le  père 
grondeur  et  'upé  demeura  Pantalon,  inséparable  du  Docteur. 
Dans  ce  cadre  qui  semble  gênant  et  monotone,  ils  surent 
mettre  pourtant  de  la  nouveauté,  de  l'entrain,  de  la  gaieté  fan- 
tasque, et  de  la  bonne  satire.  Ils  parodient  le  Cid  et  Bérénice, 
et  dénoncent  certains  abus  avec  une  audace  qui  nous  étonne. 
Avant  ïurcaret,  ils  mettent  en  scène  les  financiers  et  les  Irai- 


HISTOIRE   DK   LV   LITTÉUArLUE   FUANÇAISE  4G3 

tants,  amusent  le. public  aux  dépens  des  notaires,  et  peignent 
le  poi'trait  lerribie  et  vrai  du  procureur. 

On  osa  même,  suprême  bravade,  narguer  la  police  et  les 
commissaires.  Dans  une  pièce  de  Nolant  de  Fatouville,  Co- 
lombine  déguisée  en  commissaire  pour  la  circonstance, 
s'écriait:  «  Attendu  que  personne  ne  nous  offre  de  l'argent 
pour  arrêter  le  cours  de  la  justice,  nous  commençons  notre 
procédure.  » 

Le  théâtre  italien  montrait  la  voie  a  la  comédie  satirique, 
et  Lesage  s'en  souviendra.  Par  là  aussi,  il  attira  les  foudres 
du  pouvoir.  Le  lieutenant  de  police  La  Reynie  le  rappela  à 
la  prudence  ei  au  i^spect.  Les  Italiens  s'en  soucièrent  peu,  et 
mal  leur  en  prit.  C'était  en  1697:  une  violente  satire  contre 
Mme  d-e  Maintenon,  intitulée  La  Fausse  Prude,  venait  de  pa- 
raître en  Hollande  et  faisait  grand  tapage.  Les  compagnons 
de  Fiorelli  montaient  précisément  une  pièce  de  Notant,  qui 
s'appelait  La  Fausse  Belle-Mère.  Ils  eurent  rincroyable  har- 
diesse d'en  changer  le  titre,  et  d'annoncer  La  Fausse  Prude, 
Le  lendemain  môme,  d'Argenson,  le  successeur  de  La  Iteynie, 
fermait  leur  théâtre,  ei  il  leur  était  interdit  de  s'approcher  à 
moins  de  30  lietics  de  la  capitale.  Leui-  exil  dura  jusqu'en 
1715.  Mais  le  roi  à  peine  enterré,  le  Régent  les  rappela  el 
leur  fit  fête.  Le  chef  de  la  troupe  était  alors  ce  fameux  Ric- 
coboni,  qu'on  appelait  Lelio;  il  avait  avec  lui  Fiamina  sa 
sœur,  Mario  son  beau-frère,  et  cette  charmante  Sylvia,  qui 
créa  tous  les  rôles  d'ingénues  de  Marivaux.  Leur  théâtre 
acheva  de  se  franciser,  et  ne  garda  plus  d'italien  que  son  nom 
et  ses  traditions  scéniques. 

La  mode  était  à  la  politique;  Arlequin  devint  philosophe, 
el  Lelio  fit  des  plans  de  réformes. 

Dans  une  des  comédies  de  son  nom^au  répertoire,  on  enten- 
dit ce  dialogue: 


Lelio 

«  Il  y  a  deux  sortes  de  gens  parmi  nous,  les  riches  et  les  pauvres. 
Les  riches  ont  tout  l'argent,  et  les  pauvres  n'en  ont  point.  Aussi  pour 
que  les  pauvres  en  puissent  avoir,  ils  sont  obligés  de  travailler  pour 
les  riches. 


464  HISTOIRE   DE  LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

ARLEQUIN 

Et  que  font  les  riches,  tandis  que  les  pauvres  travaillent  pour  eux  ? 

Lelio 

Ils  dorment,  ils  se  promènent,  et  passent  leur  vie  à  se  divertir  et 
à  faire  bonne  chère. 

ARLEQUIN 

C'est  bien  commode  pour  les  riches  ! 

Marivaux,  qui  durant  cette  période  fut  le  plus  actif  des 
auteurs  de  la  comédie  italienne,  commença  par  des  allégories 
politiques,  et  mit  de  la  philosophie  dans  la  farce.  Il  y  renonça 
d'assez  bonne  heure,  et  donna  au  Théâtre  de  la  Foire  Saint- 
Laurent,  ces  délicieux  chefs-d'œuvre:  Arlequin  poli  par 
Vamour,  la  Surprise  de  VAmour,  le  Jeu  de  rAmour  et  du 
Hasard. 

Ce  fut  le  beau  temps  de  la  comédie  italienne.  Puis  vint 
la  décadence,  ou  du  moins  la  transformation.  Déjà,  dans  les 
pièces  de  Marivaux,  les  traditions  s'effaçaient  une  à  une,  et 
faisaient  place  à  la  pure  fantaisie.  Arlequin  paraissait  encore, 
mais  Ton  ne  voyait  plus  guère  le  manteau  noir  de  Scaramou- 
che  et  la  casaque  blanche  de  Pierrot. 

La  Comédie-Italienne  et  le  Théâtre  de  la  Foire, — nous  allons 
voir  ce  que  c'était,  —  entremêlèrent  leurs  pièces  d'ariettes, 
de  couplets  et  de  morceaux  d'ensemble  ;  un  genre  nouveau, 
l'opéra-comique,  fut  inventé.  Le  public  en  raffola,  et  les  Ita- 
liens durent  suivre  la  mode. 

En  1702,  menacés  par  la  concurrence  du  Théâtre  de  la  Foire, 
qui  avait  pris  le  nom  d'Opéra-Comique,  ils  obtinrent  par 
manœuvres  qu'il  leur  fût  annexé,  lui  prirent  ses  acteurs,  et 
Favart  son  poète.  Avec  Favart  et  Sedaine,  et  pour  musicien 
Monsigny,  la  Comédie-Italienne  et  l'Opéra-Comique  réunis, 
firent  meneille. 

Le  Grand  Opéra  ayant  eu  Tà-propos  de  brûler  l'année  sui- 
vante, en  17G3,  leur  triomphe  était  assuré.  Mais  de  plus  en 
plus,  les  Iraditions  de  la  vieille  comédie  italienne  s'en  allaient. 
Malgré  l'aiTivéc  de  Goldoni,  qui,  avec  sa  fécondité  et  sa 
verve,    hàcla  et  fit  jouer    à  Paris  une    douzaine  de    pièces 


mSTOlUE   DE   LA   LITTÉRATLUE   FRANÇAISE     •  465 

italiennes,  la  vogue  du  genre  allait  décroissant.  Lui-même  le 
reconnut,  et  composa  en  français  des  œuvres  dans  le  goût 
du  nouveau  répertoire.  Les  comédiens  italiens  avaient  cru 
s'annexer  l'Opéra-Comique,  ce  fut  lui  qui  les  absorba.  Arle- 
quin et  Colombine  passèrent  aux  théâtres  de  marionnettes  et 
sur  les  scènes  des  boulevards,  chez  Nicolet  (La  Galle),  chez 
Audinot  (L'Ambigu),  aux  Asssociés,  aux  Variétés,  qui  égayè- 
rent le  boulevard  du  Temple  et  résistèrent  aux  tracasseries 
des  Français.  L'an  1789  abattit  aussi  la  bastille  des  mono- 
poles dramatiques.  La  liberté  des  théâtres  fut  proclamée  en 
1791  • 

Ainsi  finit  l'histoire  de  ce  théâtre  étranger  qui  s'implanta 
chez  nous  de  si  étrange  façon.  Son  influence  fut  heureuse 
et  durable.  Tandis  que  la  Comédie-Française  restait  solen- 
nelle et  prude,  férue  de  ses  traditions,  il  permettait  à  nos 
auteurs,  malgré  ses  conventions  et  son  cadre  arrêté,  d'être  ce 
qu'il  leur  plaisait  d'être,  et  de  laisser  libre  cours  à  leur 
imagination;  il  acclimata  chez  nous  cette  chose  exquise, 
que  les  Anglais  avaient  connue  avec  Shakespeare,  que  les 
Italiens  nous  apprirent:  la  fantaisie. 

Mais  le  complément  indispensable  de  son  histoire  est  celle 
du  Théâti^  de  la  Foire,  son  rival  inséparable. 


* 

*  * 


Il  y  avait  à  Paris,  comme  encore  dans  nos  villes  de  pro- 
vince, de  grandes  foires  annuelles  qui  étaient  ce  que  sont  au- 
jourd'hui les  Expositions.  Sur  l'emplacement  actuel  du  mar- 
ché Saint-Germain  se  tenait  la  foire  Saint-Germain.  La  foire 
Saint-Ovido  était  aussi  fort  achalandée. 

La  foire  Saint-Laurent  eut  lieu  d'abord  le  jour  de  la  Saint- 
Laurent  ;  elle  était  finie  au  coucher  du  soleil.  Elle  s'allongea 
peu  à  peu,  et  atteignit  une  durée  de  quatre  mois,  de  juin  à 
septembre. 

Elle  se  tenait  sur  l'emplacement  qu'occupe  la  gare  de  l'Est. 
Le  terrain  appartenait  aux  pères  Lazaristes,  dont  il  reste  en- 
core le  bâtiment,  qui  est  la  prison  Saint-Lazare. 

Les  Pères  recevaient  un  droit  pour  location  de  leur  terrain, 
payé  par  les  forains.  Ils  eurent  à  défendre  ce  droit  par  de  nom- 

iO 


466  ■    HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

breux  procès  contre  les  prétentions  élevées  de  toutes  parts 
par  le  Chapitre  de  Notre-Dame  de  Paris,  celui  de  Sainte-Op- 
portune, et  les  abbés  de  Saint-Denis.  Ils  étaient  tenus  en 
tous  cas  de  réser\'er  à  travers  la  foire  un  chemin  fort  large, 
pour  le  passage  des  gens  de  pied  et  de  cheval. 

Le  jour  de  la  Saint-Laurent,  le  Châtelet  venait  en  corps 
prendre  possession  de  toute  la  justice  de  la  Foire,  haute, 
moyenne  et  basse,  et  les  délégués  faisaient  un  copieux  ban- 
quet chez  les  Lazaristes,  qui  les  invitaient. 

Une  vieille  gravure  représente  cette  foire.  Dans  un  grand 
carré  clos  de  murs,  des  allées  de  baraquements  étaient  ré- 
gulièrement dessinées,  et  formaient  des  halles  parallèles.  Cha- 
que corporation  de  métier  avait  son  coin  et  sa  place  ;  le  client 
savait  tout  de  suite  où  aller.  Deytiers,  patenostriers,  merciers, 
ferronniers,  tous  étaient  là,  parqués  et  groupés. 

Dans  le  fond,  c'étaient  les  théâtres  appelés  ieux  ou  loges,  et 
tous  les  divertissements,  guinguettes,  marionnettes,  cabarets, 
baraques  de  phénomènes.  La  foule  était  toujours  considé- 
rable. Les  filous  et  les  tire-laine  opéraient  parmi  les  dames 
élégantes,  qui  venaient  là,  comme  la  Marianne  de  Molière, 
dans  YAvare,  admirer 

Cent  plaisantes  diversités, 
Quantité  de  bijoux  fort  beaux, 
Qui  brillent  le  soir  aux  flambeaux. 
Outre  mainte  belle  marchande, 
Outre  les  toiles  de  Hollande, 
De  beaux  rubans,  de  fins  mouchoirs, 
Des  porcelaines,  des  miroirs, 
Des  tableaux  et  des  antiquailles 
Qui  ne  sont  pas  pour  des  canailles. 

II  faut  suivre  Scarron  dans  sa  visite  à  la  foire,  parmi  ces 
souillons  de  gaufriers  qui  font  sentir  Todeur  du  fromage, 
et  les  noirs  chaudronniers  qui  font  un  fâcheux  carillonnage, 
dans  la  foule  des  pages  qui  détroussent  effrontément  les  ache- 
teurs, des  lilles  galantes,  des  souteneurs,  des  bonneteurs, 
des  soldats  ivres  et  des  bons  bourgeois.  On  allait  beaucoup 
du  côté  des  Portugais,  qui  étalaient  des  marchandises  de 
Chine,  ambre  gris,  vernis,  porcelaine,  et  donnaient  à  boire 


HISTOIRE  DE   LA  ^LITTÉRATURE   FRANÇAISE  467 

de  Taigre  de  cidre,  liqueur  fort  goûtée,  faite  avec  du  jus  de 
citron,  du  cédrat,  du  sucre,  de  Feau  glacée. 

Et  c'était  partout  une  bousculade  dans  le  bruit,  les  cris, 
les  chants,  les  musiques  :  pages,  laquais,  militaires,  ne  payaient 
pas  et  faisaient  mille  esclandres  par  leur  effronterie.  Quant 
aux  merveilles  et  phénomènes,  il  en  était  d'admirables.  On 
voyait  un  nouveau-né  âgé  de  trente  et  un  ans;  la  mère  mourut 
à  THôtel-Dieu,  âgée  de  62  ans.  L'entrée  était  de  24  sols.  1^'af- 
fiche  portait:  «  On  ira  chez  les  gens  de  condition.  » 

La  duchesse  d'Orléans  rit  beaucoup  de  ce  cas  étonnant, 
et  déclara  que  si  pareille  chose  lui  était  arrivée,  pour  ne  pas 
laisser  son  enfant  sans  éducation,  elle  aurait  avalé  un  pré- 
cepteur. 

On  voyait  aussi  un  rhinocéros  rapporté  par  un  capitaine  hol- 
landais. Le  boniment  décrivait:  «  cet  animal  cru  apocryphe 
jusqu'à  présent  »,  qui  a  sur  le  nez  une  corne  pour  >e  défendre 
contre  «  son  ennemi  antipathique  »,  l'éléphant,  (et  animal 
est  «  doux  comme  une  tendre  colombe  »  et  il  «  rourt  dans 
les  appartements  comme  pourrait  faire  un  chien  ».  Il  faut 
jusqu'à  vingt  chevaux  pour  tirer  le  chariot  «  du  monstre  ». 

Son  succès  fut  si  grand  que  la  comédie  de  La  Chaussée, 
VEcole  de  la  Jeunesse^  jouée  non  loin  de  là,  à  la  Comédie- 
Franyaise,  rue  de  TAncienne-Comédie,  n'eut  aucun  succès, 
et  La  Chaussée  en  rima  des  vers  de  fureur: 

Quoi  !  mon  Ecole  est  délaissée, 
Tandis  qu'on  voit,  contre  toute  raison, 
Deux  monstres  faits  et  bâtis  Dieu  sait  comme, 
Deux  vilains  riens  attirer  les  badauds, 
Sémiramis  et  le  rhinocéros  ! 

C'était  la  Sémiramis  de  Voltaire.  On  payait  24  sols  aux 
premières  pour  voir  le  rhinocéros;  et  les  domestiques,  qui 
entraient  gratis  à  presque  tous  les  spectacles  de  la  foire, 
durent  payer  ici  comme  tout  le  monde. 

On  voyait  ailleurs  une  vache  sans  pareille,  venue  d'Améri- 
que, ayant  deux  têtes,  cinq  jambes  ;  lisez  le  prospectus: 
«  L'une  de  ces  têtes  ressemble  à  un  homme  vivant  dont  les 
cheveux  sont  blancs  comme  neige  et  la  barbe  qu'on  rase  tous 
les  huit  jours  comme  un  homme.  » 


4G8  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Ajoutez  une  jambe  de  cerf,  deux  griffes  d'aigle,  le  loul 
<(  vivant  comme  la  vache  ».  Elle  a  fait  douze  veaux  dont  onze 
ordinaires  et  le  douzième  «  ayant  léle  et  (îueue  de  lièvre,  trois 
pieds  de  veau  et  une  patlc  de  loup,  avec  le  derrière  d'une 
biche.  » 

Les  étalages  des  lingères,  des  bijoutiers,  des  confiseurs, 
alUraient  la  foule;  quelquefois  le  carrosse  d'un  grand  seigneur 
survenait,  et  c'était  une  bousculade  pour  faire  place  à  Tatle- 
lage  bruyant. 

Les  théâlre^s  étaient  un  fort  attrait.  Brioché  et  ses  pantins 
faisaient  fureur.  On  fil  tant  et  de  si  belles  marionnettes,  qu'elles 
donnaient  l'illusion. 

Mme  Vigée-Lebrun  conte  que  sa'  fille  ne  pouvait  croire 
qu'elles  fussent  en  bois.  Par  contre,  la  première  fois  qu'elle 
alla  à  la  Comédie-Française,  elle  demanda  à  sa  mère: 

—  Et  ces  acteurs-là,  est-ce  qu'ils  sont  vivants  ? 

Puis  parurent  les  Loges,  théâtres  véritables,  où  l'on  joua 
des  pièces  qui  furent  d'abord  des  féeiies,  avec  clowns  et 
cabrioles. 

A  la  foire  Saint-Laurent  de  1063,  nous  apprend  Loret: 

Trcûs   enfants  de   nu'^mc   famille, 
Deux  fils,  une  fort  jolie  lille, 
Donnèrent  un  plaisir,  nia  foi 
Qu'on  peut  dire  un  plaisir  de  roi, 
Par  de  charmantes  mélodies, 
Par  de  petites  comédies, 
El  par  d'agréables  ballets. 

C'est  donc  vers  cette  époque  (lu'il  faut  placer  l'origine  du 
Tliéûtre  de  la  Foire. 

En  1700,  il  est  passé  à  l'élat  dinslitution. 

Un  divertissement  représenté  en  1678  nous  donne  une  idée 
de  ce  (jue  furent  à  l'origine  les  spectacles  d'acteurs.  Il  est 
intitulé  :  Les  Forces  de  lArnour  cl  de  la  Magie.  C'est  This- 
foire  en  trois  intermèdes,  d'ua  magicien  (jui,  ne  pouvant  se 
faire  aimer  d'une  Ijergère,  essaie  de  foi'cer  son  cœur  par 
recours  à  la  magie.  Le  canevas  est  faible  et  lâche  ;  la  donnée 
de  la  pièce  n'est  qu'un  prétexte  à  des  tours  de  physique, 
des  ballets  de  démons,   dor^  exercices  r!e  sauteurs  experts. 


IllSTOIUE   DE   LA    LlTTÉRVTl  RE   FRVNÇMSE  409 

«  La  décoration  du  Ihéalre  représente  une  grande  forêt,  cl. 
«  l'on  voit  dans  les  côtés  des  ailes  du  théâtre  quantité  de 
«  sauteurs.  »  Après  que  les  hautbois  ont  joué  «  une  ouverture 
fort  agréable  »,  dit  le  livret,  on  voit  paraître  un  acteur 
sous  le  nom  de  Merlin:  c'est  le  valet  de  Zoroastre.  Il  est 
un  peu  magicien,  il  tient  de  son  maître.  A  sa  voix,  un  crapaud 
paraît  ;  —  on  voit  un  sauteur  qui  semble  voler  d'un  bout  à 
Fautre  du  théâtre:  —  un  démon  bondit  «  en  tourbillon  ».  C'est 
lui  qui  termine  la  farce,  par  cette  maxime:  Tout  par  amitié, 
et  rien  par  force.  Il  en  prouve  la  vérité  en  exécutant  une  sa- 
rabande à  neuf  postures,  dont  on  donne  les  noms:  l'escalier, 
le  berceau,  la  fontaine,  la  grand'route,  etc. 

Puis  le  caractère  littéraire  s'affirma.  On  joua  de  véritables 
eomédies,  pour  remplacer,  en  1697,  les  Italiens,  que  Mme  de 
Mainlenon  avait  fait  supprimer  à  cause  de  leur  Fausse  Prude. 
Tente  la  clientèle  de  la  Comédie  Italienne  vint  à  la  Foire, 
et  les  Forains  devinrent  inquiétants  pour  les  théâtres  régu- 
liers. La  persécution  commença. 

La  Comédie-Française  leur  fit  défense  de  parler. 

L'Opéra  leur  interdit  de  chanter. 

A  part  ces  deux  détails,  ils  étaient  libres  de  représenter  tout 
ce  qu'ils  voulaient. 

Ils  furent  réduits  aux  subterfuges.  Ils  eurent  recoui-s  à  di- 
vers moyens,  entre  autres  celui  des  «  pièces  à  la  muette  et 
par  écriteaux  ».  Les  acteurs  ne  parlaient  pas.  Ils  avaient  leur 
rôle  écrit  en  gros  caractères  sur  des  rouleaux  séparés,  qu'ils 
mettaient  dans  une  poche.  Ils  en  sortaient  chaque  rouleau  à 
son  tour,  le  déroulaient,  et  le  montraient  au  public,  qui  lisait 
ce  qu'il  lui  était  interdit  d'entendre. 

Quand  les  paroles  étaient  des  couplets,  l'orchestre  attaquait 
la  ritournelle  d'un  air  connu  ;  des  gens  gagés  l'entonnaient 
au  parquet  et  à  l'amphithéâtre  ;  la  salle  faisait  chorus.  C'est 
le  public  qui  travaillait.  L'état  de  comédien  devenait  une  siné- 
cure, et  l'Opéra  n'avait  plus  rien  à  dire,  car  nul  privilège  ne 
pouvait  empêcher  le  public  de  chanter. 

Pour  que  l'effet  fût  plus  gracieux,  les  rouleaux,  au  lieu 
de  sortir  de  la  poche  de  l'interprète,  descendirent  du  cintre, 
déployés  par  deux  jeunes  garçons  volants  vêtus  en  amours. 


470  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Une  autre  malice  des  forains  fut  d'imaginer  les  pièces  à 
jargon. 

l'uisque  la  Comédie-Française  interdisait  le  dialogue,  on 
fîl  des  pièces  à  monologues.  Un  seul  personnage  parlait  intel- 
ligiblement. Son  interlocuteur  n'émettait  que  des  sons  inarti- 
culés. Un  seul  parlait,  il  n'y  avait  pas  dialogue,  les  Romains, 
(c'élail  le  surnom  des  Français)  ne  pouvaient  sévir.  Dans  une 
pièce  chinoise  de  Lesage,  on  voit,  par  exemple,  en  scène 
Arle([uiti  et  Colao.  Voici  la  manière: 

COLAO 

Oh  î  oh  !  oh  ! 

ARLEQUIN 

Piall-il  ?  Comment  dites-vous  cela  ?  Ma  charge  m^obhge  à  regarder 
l'Empereur  dîner?  Pour  prendre  garde  à  ce  qu'il  a  mangé?  Pour 
qu'il  no  mange  pas  trop? 

COLAO 

Oii  î  oh  !     r 

Le  dialogue  continue  ainsi  ;  nous  n'entendons  qu'une  des 
deux  parties,  comme  au  téléphone. 

Parfois  encore,  l'acleur,  après  avoir  parlé,  se  relirait  dans 
la  coulisse,  tandis  que  son  interloculeur  venait  en  scène  don- 
ner la  réplique,  puis  se  retirait  à  son  tour. 

Les  directeurs  forains  ne  se  tirèrent  de  ce  pas  qu'en  rem- 
plaçant le  dialogue  par  des  couplets,  pour  désintéresser  les 
Romains,  et  en  payant  un  tribut  annuel  à  l'Opéra,  pour  l'in- 
demniser de  la  concurrence. 

Ivcs  principales  loges  étaient  celles  de  Rochefort  et  Tiquet 
tl703-1708),  celle  de  PoUegrin  (171M718),  et  surtout  celle  des 
sieurs  Bertrand,  Dolet,  Laplace  et  Selles  et  de  la  dame  de 
Beaune,  sœur  de  l'acteur  Baron. 

Les  meilleurs  auteurs  ont  travaillé  pour  le  théâtre  de  la 
Foire:  Lesage,  Dorneval„  Fuzelier,  Piron,  Anseaume,  Pa- 
nard,  Sedaiiie,  Favart.  L'Opéra-Comique  eut  dès  le  berceau 
d'illustres  parrains. 

Il  paraissait  dans  un  cadre  agréable;  la  décoration  et  la 
mise  en  scène  étaient  importantes,  la  figuration  était  nom- 
breuse. Les  opéras-comiques  se  terminaient  par  des  divertis- 
sements qui  faisaient  prévoir  les  ballets  de  l'avenir. 


HISTOIRE   DE   LV  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  471 

Les  Jeux  de  la  Foire  avaient  sur  la  scène  une  espèce  de  châs- 
sis dont  l'usage  a  disparu  à  tort. 

C'étaient  des  décors  en  forme  de  prismes,  dressés  debout, 
sur  pivot.  Il  suffisait  de  les  tourner  d*un  cran  pour  que  tous  les 
plans  changeassent  en  même  temps.  Il  est  étonnant  qu'on 
n'ait  pas  songé  à  reprendre  ce  procédé,  que  les  Grecs  connais- 
saient sous  le  nom  de  «  Périactes  »,  et  qui  réalise  le  plus 
rapide  moyen  de  changement  à  vue. 

Tant  d'efforts  étaient  rémunérés.  La  foule  accourait  aux 
Loges  Foraines,   fort  brillamment  fréquentées. 

La  Cour  se  dérangeait  pour  venir  aux  Forains;  le  Régent 
alla  chez  eux.  Louis  XV  les  manda  chez  lui. 

Le  public  était  souvent  distingué,  toujours  difficile.  Une 
pièce  a-t-elle  quelque  succès,  la  cour  fait  venir  la  troupe 
au  Palais-Royal.  Le  24  septembre  1736,  la  reine  étant  allée 
au  château  de  Meudon,  le  roi  de  Pologne  son  frère  lui 
donna  le  divertissement  de  plusieurs  pièces  exécutées  par 
rOpéra-Comique.  La  reine  qui  parut  très  satisfaite,  eut  la 
bonté  d'accorder  à  la  troupe  une  prolongation  de  huit  jours 
pour  la  continuation  de  la  foire. 

Le  23  août  1728,  on  avait  vu  M.  le  Duc,  Mlle  de  Clermont 
sa  sœur,  accompagnés  d'un  grand  nombre  de  seigneurs  et  de 
dames,  honorer  de  leur  présence  la  représentation  d'Achmet 
et  Almanzine,  Le  56. du  même  mois,  Mme  la  Duchesse  douai- 
rière et  Mme  la  Duchesse  de  Bourbon,  sa  bru,  lui  firent  le 
môme  honneur.  Le  Régent,  qui  aimait  à  rire,  allait  bourgeoi- 
sement à  la  foire. 

Les  acteurs  étaient  des  célébrités:  Lalauze,  Belloni,  Tincom- 
parablc  Dominique,  Octave,  Mlles  Lambert,  Babron,  Le- 
grand,  Dolisle,  Maillard  fiix^nt  fureur. 

La  demoiselle  Babron  était  ouvreuse  aux  Italiens  avant  de 
venir  jouer  à  la  Foire  les  Colombine  et  les  rôles  de  femmes 
travesties  en  hommes.  La  demoiselle  Lambert,  la  femme  de 
Dolet,  jouait  les  amoureuses  avec  intelligence;  elle  quitta 
le  théâtre  pour  devenir  marchande  de  modes  aux  foires  de 
Saint-Germain  et  de  Saint-Laurent.  Quand  son  marivse  re- 
tira, elle  lui  fit  prendre  l'état  de  limonadier.  Voyez  la  sou- 
plesse des  aptitudes.  Belloni  nous  en  fournil  un  autre  cxem- 


472  lIISTOiUE   DL   LA   LlTTÉiUTURE   FUANÇAI.S>: 

pie.  11  ctail  né  dans  l'île  de  Zanle,  en  Grèce.  Le  prince  Phi- 
lippe de  Soissons  s'intéressa  à  lui,  le  prit  pour  valet  de  pied, 
et  lui  fit  apprendre  la  guitare.  La  reconnaissance  n'était  pas 
la  vertu  de  notre  jeune  Hellène.  Un  jour  qu'il  vit  jouer  la 
troupe  italienne  appelée  à  l'hôtel  de  Soissons,  il  s'amusa  si 
fort  qu'il  quitta  son  bienfaiteur  pour  suivre  les  acteurs  Fran- 
cassani  et  Drouin  le  Bossu.  Il  colporta  quelque  temps  ses 
talents  en  province,  épousa,  à  Saint-Denis,  la  fille  d'une  faïen- 
cière, et  se  perfectionna  par  l'élude  dans  le  rôle  de  Pierrot. 
Il  se  fit  recevoir  à  Paris,  d'abord  chez  Selles,  puis  chez  la 
dame  Baron.  A  l'exemple  de  Dolct,  il  rêva  de  devenir  limo- 
nadier. Il  ouvrit  boutique  à  l'enseigne:  «  Au  Caflé  Comique  ». 
Sa  boutique  était  achalandée,  quand  un  matin,  un  particu- 
lier Irouva  une  tache  de  chandelle  au  fond  de  sa  tasse  à  café. 
Ce  coup  fut  mortel  à  Belloni.  Il  resta  seul  dans  sa  boutique 
déserte,  et  put  méditer  à  loisir  sur  les  avantages  de  la  pro- 
preté. 

C'est  Mlle  Maillard  à  qui  arriva  ce  trait.  Un  seigneur  de- 
manda à  son  mari,  sans  connaître  celui-ci,  s'il  savait  le  nom 
de  cette  jolie  actrice.  Maillard  répondit: 

Eh  !  cadedis  !  si  je  le  connais  ? 

Au  gré  de  mes  désirs 
J'ai  goûté  dans  ses  bras  mille  et  mille  plaisirs  ! 

Touchez  là,  repart  son  interlocuteur  imprévoyant,  je  puis  vous  en 
dire  autant. 

Tant  ces  artistes  étaient  répandues  ! 

Losage  fut  Tune  des  gloires  du  Théâtre  de  la  Foire. 

En  1709  il  écrivait:  «  La  |)lu|)art  des  dames  courent  avec 
fureur  au  spectacle  de  la  Foire;  je  suis  ravi  de  les  voir  dans 
le  goût  de  leurs  laquais  et  de  leurs  cochers.  » 

Trois  ans  après,  Lesage  jugeait  la  Foire  moins  sévèrement, 
puisqu'il  travaiUait  pour  elle. 

La  raison  de  cette  palinodie  fut  l'affaire  de  Turcaret.  11 
avait  fallu  faire  jouer  la  pièce  de  force,  en  dépit  des  trai- 
tants,  en  dépit  des   comédiens  :  il   avait  pris  en  haine  la 


ri 


ÏIISTOIUE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  473 

Iroupe  de  la  Comédie-Française,  et  toute  sa  vie  il  allait  cri- 
bler de  brocards  la  vanité  de  ces  histrions  qui  avait  mis  à 
lepreuve  son  orgueil  de  Breton. 

Cependant  il  fallait  vivre. 

A  cette  époque,  la  querelle  des  théâtres  souffrait  une  ac- 
calmie. 

En  1708,  la  veuve  Maurice,  directrice  foraine,  eut  l'idée  de 
se  constituer  un  privilège  pour  se  protéger.  Elle  traita  avec 
rOpéra,  à  qui  elle  s'engagea  de  payer  une  redevance  annuelle 
pour  avoir  le  droit  de  représenter  chez  elle  des  pièces  mêlées 
de  couplets,  qu'on  appela  opéras-comiques,  avec  faculté  de 
changer  les  décors  et  d'avoir  des  chanteurs  et  des  danseurs. 

L'exemple  fut  suivi  par  les  autres  théâtres  forains  de  Saint- 
Edme,  de  Pellegrin,  d'Octave,  et  de  la  dame  Baron.  C'est 
celle-ci,  une  parente  du  fameux  acteur  Baron,  que  Lesage  a  si 
fort  malmené,  qui  engagea  Lesage  à  titre  d'auteur  gage  à  l'an- 
née, à  raison  d'un  traitement  annuel  de  4.000  livres.  Son  théâtre 
s'appelait  le  Jeu  du  Bel  air.  Pendant  26  ans,  Lesage  ne  cessa 
de  fournir  le  répertoire  des  forains  de  sa  copie,  de  sa  verve, 
de  son  esprit,  qu'il  prodigua  dans  des  pièces  de  tous  genres, 
prologues,  opéras  comiques,  pièces  par  écrileaux  ou  en  jar- 
gon, pièces  chinoises,  satires  de  circonstance,  vaudevilles  sur 
des  faits  divers,  parodies  des  récents  succès:  la  Jeune  fille  à 
tète  noire,  Arlequin  Télérnaque^  la  Querelle  des  Théâtres, 
les  Funérailles  de  la  Foire,  le  Rappel  de  la  Foire  à  la  vie, 
Arlequin  partisan  dHonxère,  et  autres. 

Le  Théâtre  de  la  Foire  a  été  publié  vers  1730.  Il  comprit 
dix  volumes  (jui  sont  divertissants,  intéressants,  trop  peu 
connus. 

C'est  le  journal  d'une  époque:  ce  sont  des  Annales.  Arle- 
quin nous  dit  quelles  pièces  curent  la  vogue.  Il  joue  Agnès 
de  Chaillol  et  le  Cheveu  quand  Inès  de  Castro  et  Scijlla 
ont  réussi. 

Arlequin  prend,  parti  pour  les  anciens  contre  les  modernes 
dans  le  Jugement  de  Paris,  le  Ravissement  dHélène  ;  le 
système  de  Law  l'émeut  ;  il  flétrit  les  Turcarets  dans  Arle- 
quin traitant,  dans  Crédit  est  mort;  il  étudie  les  affaires 
coloniales  d'Amérique  dans  Vlsle  des  Amazones.  L'Orient  est 


474  HISTOIRE   DE   LA  LITTERATURE  FRANÇAISE 

à  la  mode?  Il  part  pour  l'Asie,  et  voici  Arlequin,  roi  de  Seren- 
dib,  nous  contant  les  Amours  des  Indes. 

Au  point  de  vue  de  l'histoire  générale  des  mœurs,  des 
idées  et  du  goût  public,  le  succès  de  ce  théâtre  forain  n'est 
peut-être  pas  une  heureuse  constatation.  Ce  ne  fut  pas  seule- 
ment une  question  d'intérêt  commercial  qui  fil  poursuivre  les 
forains  par  la  haine  des  pouvoirs.  La  faveur  dont  on  les  ac- 
cueillait conslatait  une  dégénérescence,  une  moins  robuste 
facullV*  chez  le  public  d'admettre,  d'encourager  et  d'admi- 
rer les  œu\Tes  grandes,  élevées,  nobles  et  généreuses  :  tout 
comme  aujourd'hui  tant  de  petits  théâtres,  non  classés,  sans 
autre  effet  que  de  divertir  brièvement  et  de  faire  rire  sans  scru- 
pule, énerv'ent  sans  profit  l'esprit  public. 

Le  théâtre  de  la  Foire  présentait  un  danger  dont  on  se 
préoccupait. 

Depuis,  nous  avons  fait  du  chemin,  et  dépassé  copieusement 
ces  limites.  Le  rapporteur  du  projet  de  suppression  de  l'Opéra- 
Comique  lui  faisait  un  crime,  et  peut-être  avec  quelque  ap- 
parence de  raison,  de  gâter  et  d'abaisser  le  goût  public  qu'il 
convenait  mieux  de  tourner  vers  Jes  «  bonnes  pièces  »  de  la 
Comédie-Française,  et  les  grands  ouvrages  de  l'Opéra.  C'était 
au  moins  une  école  de  bon  goût  et  de  bonnes  mœui's. 

En  ce  temps  là,  il  y  avait  une  censure  de  l'esprit  public  ; 
et  elle  était  mal  satisfaite  de  voir  la  foule  se  porter  à  des 
specta<:les  frivoles:  <(  se  ruer  dans  la  boutique  de  Biaise  le 
savetier  poui'  applaudir  au  jargon  et  au  ton  dégoûtant 
de  son  étal,  tandis  que  nos  plus  belles  pièces  sont  abandon- 
nées. >'  Il  s'agissait  de  TOpéra-comique  de  Sedaine,  mu- 
sicjue  de  Philidor,  joué  à  la  Foire.  Le  jugement  nous  étonne 
à  présent  par  sa  sévérité.  Ainsi  va  le  monde.  Aujourd'hui 
lilaisir  ])asse  pour  un  i)etit  clief-d'œuvre  de  délicatesse,  auprès 
de  nos  spectacles  libres.  Mais  alors,  il  n'y  avait  pas  d'injiire 
as>ez  forte  contre  les  forains,  qui  jouaient  des  opéras-comi- 
ques de  Philidor  et  de  Monsigny. 

De  bons  esprits  tonnèrent  au  nom  du  goût  et  de  l'art.  Ils  ne 
souffrirent  pas  que  le  genre  de  l'Opéra,  qui  a  grande  et  belle 
allure,  reçût  un  dommage  par  l'innovation  d'un  opéra 
bas,  po|)ulaire,  accessible,  ni  que  les  grandes  pièces  fussent 


ri 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  475 

désertées  pour  des  œuvres  plus  capables  d'amuser  les  spec- 
tateurs que  de  leur  profiler. 

En  fait,  la  noblesse  élevée,  digne,  majestueuse  des  grands 
chefs-d'œuvre  du  xv!!**  siècle,  qui  demeurent  incontes- 
tablement les  plus  purs  et  les  plus  grands  de  toute  notre  lit- 
térature, n'a  jamais  été  retrouvée.  Il  s'est  produit  après  le 
siècle  de  Louis  XIV  un  déclin,  et  le  théâtre  de  la  Foire  en  porte 
toute  sa  part  de  responsabilité. 

Le  succès  fut  tel  que  la  jalousie  des  grands  théâtres  se 
réveilla.  Les  comédiens  forains  furent  suspendus. 

Lesage,  réduit  au  silence,  remplaça  les  acteurs  par  des  ma- 
rionnettes. Les  forains,  selon  son  expression,  s'établirent  dans 
une  loge  comme  des  assiégés  dans  leurs  derniers  retranche- 
ments, et  ils  rendirent  encore  leurs  armes  redoutables. 

La  Comédie-Française  ne  désarma  pas  devant  la  batte  de 
Polichinelle,  qui  obtint  un  succès  considérable  avec  une  pa- 
rodie de  Romulus.  Le  Régent  passant,  une  nuit,  par  la  Foire, 
à  deux  heures  du  matin,  se  la  fit  jouer.  C'était  le  triomphe 
et  la  gloire,  par  conséquent  l'envie.  On  chansonna  Lesage 
sur  un  air  connu: 

Lesage  et  Fuzelier  dédaignant  du  haut  style 

La  beauté, 
Pour  le  Polichinelle  ont  abandonné  Gille 

La  rareté  ! 
Il  ne  leur  manque  plus  qu'à  montrer  par  la  ville 

La  curiosité. 

Peu  de  temps  après,  les  Loges  purent  rouvrir,  et  Arlequin 
chanta  de  plus  belle. 
Le  Régent  disait: 

—  L'Opéra-Comique  ressemble  au  cygne  qui  ne  chanfe  jamais  mieux 
que  lorsqu'il  va  njourir. 

Il  ne  mourut  pas  tout  à  fait.  11  devait  même  avoir  la  vie 
longue.  Après  avoir  joué  les  Funérailles  de  la  Foire,  les 
forains  purent  représenter  le  Rappel  de  la  Foire  à   la  vie. 

Elle  allait  encore  fournir  carrière. 

Après  la  suppression  de  1719,  la  troupe  Baron  Saint-Edme 
se  reforma,  dirigée  par  un  imprésario  nommé  Francisque,  à 


476  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANC  VlSJi: 

qui  succéilèrenl,  Ponlauol  Alonncl.  En  17G2,  l'Opéra-Comique 
fusionna  avec  les  Ilalien.s,  el  s'installa  dans  la  salle  de  l'Hôtel 
de  Bourgogne,  sous  la  direction  d'un  ancien  patron  de  loge 
foraine  qui  avait  déjà  fait  de  jolies  choses  et  qui  allait  en  faire 
de  plus  belles,  Favart.  C^tte  troupe  se  transporta,  en  1783,  au 
boulevard  de  la  Chaussée  d'Antin,  entre  la  rue  de  Grammont 
et  la  rue  de  Richelieu.  LOpéra-Comique  y  habite  depuis  ce 
temps-là. 

J'ai  nommé  Favart.  Il  fut  à  la  lin  du  siècle  aussi  brillanl 
que  Lesage  au  début.  Avec  Sedaine,  que  je  vous  ai  présenté 
déjà,  il  assura  le  triomphe  du  genre,  qui  s'éleva  peu  à  peu  vers 
l'art  et  la  distinction. 

Ce  sont  en  effet  d'aimables  souvenirs  qu'évoquent  les  noms 
de  Favart  et  de  sa  femme,  Mlle  de  Chantilly,  la  petite  Bouffe, 
la  jolie  Pardine,  célèbre  par  sa  beauté  et  les  dangers  qu'elle 
lui  créa.  Favart!  c'est  l'Opéra  comicjue  moderne,  élevé  à  la 
hauteur  d'un  premier  genre,  par  le  fils  d'un  pâtissier  qui  dul 
sa  gloire  à  l'invention  des  échaudés  ;  et  le  fils  continua  la 
tradition  en  écrivant  des  œuvres  qui,  par  leur  légèreté  mous- 
seuse, ressemblent  assez  aux  échaudés  paternels.  Pendant  son 
enfance,  ils  chantaient  tous  deux  à  gorge  déployée  dans  la 
boutique:  et  le  fils  n*a  plus  cessé  de  chanter.  Tout  jeune, 
il  allait  souvent  avec  son  père  à  l'Opéra-Comique  :  et  il  n'en 
est  plus  sorti.  Il  donna  d'abord  une  douzaine  de  ces  i)etiles 
œuvres,  dont  une  seule  réussit  assez.  C'était  les  Deux  Ju- 
melles, 

Le  soir  de  la  première  représentation,  Favart  en  rentrant 
chez  lui,  apprend  qu'il  lui  a  été  fait  une  forte  commande  de 
pâtisseries;  il  revêt  le  tablier  blanc  et  met  la  main  à  la  pâte, 
A  peine  était-il  à  l'œuvre,  qu'un  équipage  s'arrête  à  sa  porte; 
un  gros  fermier  général  en  descend  el  demande  à  voir  l'auteur 
des  Deux  Jumelles,  dont  l'osjiril  l'a  charmé  toute  la  soirée. 
Favart,  honteux  d'être  surpris  dans  ce  costume,  joue  alors  le 
rôle  d'un  simple  mitron,  dit  au  visiteur  qu'il  va  prévenir  son 
maître,  et  passe  dans  un  cabinet  voisin  faire  une  rapide  toi- 
lette. Le  malheureux  avait  compté  sans  la  fatale  disposition 


IIISTOIUE   DE   LA   LITTÉRVTURE   FRANÇAISE  477 

d'une  porte  vitrée,  à  travers  la(|uelle  le  financier  aperçut  tout 
le  manège. 

Il  fut  le  premier  à  en  rire  de  bon  cœur,  demanda  à  Favart 
des  couplets  pour  la  fête  de  sa  femme,  l'invita  à  souper,  et 
devint  son  protecteur. 

Une  des  plus  jolies  pages  de  ce  prestigieux  critique  que 
fut  Paul  de  Saint-Victor,  lui  fut  inspirée  par  le  spectacle  des 
Trois  Sultanes  de  Favàrt: 


Avez-vous  janmi.s  entendu,  dans  quelque  château  de  pro\incft,  un 
clavecin  du  dernier  siècle  se  réveiller,  à  l'appel  dune  main  curieuse 
et  savante,  et  reprendre  en  sourdine  une  arielle  de  Rameau  ou  une 
sonate  de  Philidor  ?  Le  son  est  fêlé,  la  touche  engourdie;  il  manque 
des  notes  Çii  et  là,  à  cette  lyre  surannée,  comme  il  manque  des 
dents  à  la  ])ouche  des  vieillards;  mais  que  sa  faiblesse  est  véné- 
lable  cl  tourhanle  !  Vous  diriez  qu'une  àme  d'aïeule,  enfermée  dans 
liustrumont  centenaire,  vous  raconte,  avec  un  doux  radotage,  les 
histoires,  les  amours,  et  les  refrains  d'autrefois.  Je  ne  sais  rien 
de  pénétrant  comme  cette  voix  sonore  et  cassée  des  vieux  cla- 
vecins. 

Pour  peu  que  vous  l'entendiez  dans  des  circonstances  favorables 
d'illusion  et  de  rêverie,  —  le  soir,  par  exemple,  avant  qu'on  ait 
allumé  les  bougies,  à  Theuhe  où  le  salon  se  décore  et  se  revêt  de 
brunes  demi-teintes,  —  elle  évoquera  devant  vous  les  ombres  fami- 
lières dont  elle  a  jadis  accompagné  le  chant,  marqué  la  danse,  bercé 
lo3  rêves  et  encouragé  les  amours. 

L'ne  forme  blanche  et  poudrée  viendra  devant  l'instrument  défunt 
et  tournera  par  instants  vers  vous  sa  tête  mollement  tanée  de  rose 
antique  et  de  lillette  séculaire.    Derrière    elle,    se  dressera   indécis, 
mais  élégant  encore,  le  fantôme  du  jeune  virtuose  qui  accompagnait 
si  tendrement  sa  voix  mortelle,  et  vous  distinguerez  même,  à  l'autre 
angle  du  clavecin,  la  siHiouette,  penchée  et  pâmée,  du  petit  abbé, 
qui  tournait  si  galamment  les  feuillets  du  cahier  de  musique,  en  sif- 
llant,  de  sa  bouche  en  cœur,  dos  bravos  fliMés  et  discrets.  Peu  à  peu, 
le    sortilège  opérera;   la   lyre  morte   appellera  et    groupera   autour 
d'elle  tous  ceux  qu'elle  a  émus  et  charmés  pendant  sa  vie  musicale. 
Le  salon  so  remplira     de  personnages     de  tapisseries     et  de  vieux 
lortraits:  douairières  en  rol)es  feuille  sèche,   grands-parents  vêtus 
'e  noir;  frères  au  service  du  Roi,  seiTés  dans  leur  hanits  d'ofticiers; 
îunes  sœurs  croisant,    sur    leurs    sveltes    corsages,   leurs   petites 
nins  gantées  de  mitaines;  tout  cela  tremblant,  vague,  elTacé,  flot- 
ut   à    l'étal   d'c^mbres,    dans   un  pâle   clair-obscur;   mais   la  douce 
îion,    \c   calme    tableau,     l'innocente   magie  !    et   que    vous    seriez 
irmé  d'engag(M'  un  dialogue  des  morts,  à  la  manière  de  P'énelon 
de  Fonlenollo,  avec  ces   mânes  de  l'Elysée   des  vieilles  familles 
les  vieux  fovers  d'autrefois. 


478  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Avec  la  Chercheuse  d'Esprit^  agréable  et  délicat  badinage, 
le  succès  vint,  et  Crcbillon  rima: 

Il  est  un  auteur  en  crédit 

Qui  de  tous  les  temps  saura  plaire;    • 

Il  fit  la  Chercheuse  d'Esprit, 

Et  n'en  chercha  pas  pour  la  faire. 

Est-il  rien  de  plus  charmant  que  les  Trois  Sultanes,  la  Fée 
Urgèle,  Nineile  à  la  Cour,  l Anglais  à  Bordeaux,  la  Rosière 
de  Salcncy,  Acajou,  Dastien  et  Dastienne,  Annette  et  Lubin? 
Ces  jolis  riens  faisaient  sourire  un  auditoire  frivole  et  léger, 
qui  s'amusait  de  ces  scènes  gracieuses,  images  de  sa  vie  et 
de  ses  mièvreries.  Les  incidents  même  semblaient  faire  corps 
avec  l'œuvre  et  tenir  au  sujet  par  des  faveurs  de  soie  et  des 
rubans  de  velours.  Un  jour,  à  l'entrée  en  scène  d'une  actrice, 
on  chuchote,  on  regarde,  on  sourit.  Celle-ci  ne  prend  d'abord 
pas  garde,  puis,  intriguée,  s'examine.  Elle  voit,  accrochée 
à  la  dentelle  de  sa  robe  à  paniers,  la  perruque  d'un  soupirant 
qui  était  tout  à  l'heure  à  ses  genoux,  et  qu'elle  a  brusquement 
quitté,  un  vrai  marquis  de  Favart. 

Le  souvenir  de  Mme  Favart  est  inséparable  de  son  mari, 
et  tendrement  célèbre. 

Pauvre  petite  Pardine!  Il  n'est  pas  dans  toutes  ces  menues 
ligures  ou  figurines  de  pàtc  tendre,  que  le  xviii*  siècle  a  ani- 
mées de  son  sourire  et  de  sa  galanterie,  d'évocation  plus 
touchante,  plus  radieuse,  plus  séduisante  que  la  gentille 
Mme  Favart.  Au  demeurant,  cette  femme  fut  charmante 
par  les  qualités  du  cœur  et  de  l'esprit;  elle  écrivait,  conseillée 
par  le  très  fidèle  ami,  l'abbé  de  Voisenon,  et  au  théâtre,  elle 
sen'it  la  cause  de  la  vérité  dans  le  costume,  en  paraissant  sous 
le  véritable  accoutrement  d'une  paysanne,  en  cheveux  plats, 
sans  poudre,  en  habit  de  laine  et  en  sabots.  La  littérature 
dramatique  lui  doit  son  plus  gracieux  salut. 

La  veine  poétique  et  musicale  n'était  pas  tarie  dans  la  fa- 
mille après  les  œuvres  de  ]\L  et  de  Mme  Favart;  leur  fils,  Jus- 
tin Favart,  écrivit  des  comédies  comme  le  Diable  Boiteux 
et  le  Déménagement  d'Arlequin,  marchand  de  tableaux,  et 
le  i^tit-fils,  Charles,  qui  fut  secrétaire  de  M.  de  Polignac, 
peignit,  grava  et  fit  jouer  des  comédies  encore  et  toujours, 


HISTOIKE   DE   LA  LITTÉRVURE   FRANÇAISE  479 

dans  lesquelles  il  s'abritait  sous  l'égide  du  grand-père,  dont 
il  racontait,  en  1808,  la  Jeunesse  de  Favarl,  en  vaudeville. 
Voilà  quelles  furent  les  curieuses  origines  de  l'opéra-co- 
mique,  qui  les  oublie  aujourd'hui,  et  qui  ee  préoccupe  beau- 
coup plus  d'être  opéra  que  comique.  11  peut  faire  sonner  fiè- 
rement ses  quartiers  de  roture. 

Nous  n'en  avons  pas  terminé  avec  le  théâtre,  car  il  se  jouait 
des  pièces  intéressantes  ailleurs  que  sur  les  scènes  des  entre- 
preneurs :  je  veux  dire  les  théâtres  de  société  en  général, 
et  en  particulier  les  théâtres  de  couvents  et  de  collèges. 

Le  xvin*  siècle  vit  le  triomphe  des  théâtres  de  société,  qui 
auparavant  furent  surtout  théâtres  de  cour,  avec  un  carac-> 
tère  ofliciel  et  un  pompeux  apparat.  On  ne  songeait  pas  à  se 
divertir  loin  du  roi.  Après  Louis  XIV,  le  goût  public  pour  les 
réunions  mondaines,  les  réceptions,  les  divertissements  mixtes, 
la  galanterie,  mirent  ce  genre  dans  la  plus  folle  vogue.  C'était 
bien  l'occupation  qui  convenait  à  cette  société  frivole  et  oisive, 
et  elle  devint  la  plus  importante  affaire  de  la  vie.  Les  acteurs 
en  renom  se  firent  de  gros  gages  en  donnant  des  leçons.  Les 
femmes  raffolèrent  de  cet  amusement  qui  leur  permettait  de 
se  farder,  de  se  prodiguer  les  ivresses  du  succès,  le  triomphe 
de  la  beauté,  le  mensonge  des  décors,  l'excitation  de  l'exhi- 
bition, les  gaietés  des  répétitions,  la  multiplicité  des  essayages, 
la  variété  des  toilettes,  le  charme  de  la  séduction.  Ce  fut  une 
fureur.  L'instruction  de  la  jeunesse  fut  orientée  vers  ce  côté, 
au  détriment  des  autres  connaissances. 

Cette  mode  introduite  dans  tous  les  ordres  de  l'Etat,  faisait 
de  ce  talent  une  partie  essentielle  dans  l'éducation  de 
nos  petits  maîtres  et  de  nos  agréables  ;  il  n'était  pas  de  noble 
fille,  pas  de  femme  de  cour  ou  de  haute  finance,  qui  ne  ren- 
contrât dans  la  rue  la  Lisette  ou  la  Célimène  d'une  troupe 
rivale.  On  entendait  souvent  les  hommes  les  plus  qualifiés, 
s'aborder  par  leur  nom  de  théâtre  le  plus  habituel  :  M.  le 


480  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATIUIE   lUANÇAlSE 

duc  élail  Criî^pin;  M.  le  marquis,  Dorante;  tel  grave  magis- 
trat Damis:  tel  mousquetaire,  Purgon  ou  Sganarelle. 

Ouvrez  les  Mémoires  Secrcls  vers  1770: 

<(  La  fureur  incroyable  de  jouer  la  comédie  gagne  journel- 
lement, el,  malgré  le  ridicule  dont  l'immortel  auteur  de  la 
Mélromanie  a  couvert  tous  les  histrions  bourgeois,  il  n'est 
pas  de  procureur  qui,  dans  sa  bastide,  ne  veuille  avoir  des 
tréteaux  et  une  troupe.  » 

Ce  fut  le  plus  délicat  plaisir  d'acquérir  les  manières  des 
artistes,  la  grAce  dans  le  mainti(Mi,  le  |)enché  de  la  révérence, 
Tarrondi  des  bras,  la  science  des  fards,  des  mouches  el  des 
poudres.  Le  théâtre  alors,  dit  Taine,  prépare  l'homme  au 
monde,  comme  le  monde  prépare  l'homme  au  théâtre  ;  dans 
Tun  et  dans  l'autre,  on  est  en  sfjectacle,  on  compose  son  at- 
titude et  son  ton  de  voix,  on  joue  un  rôle  ;  la  scène  et  le 
salon  sont  de  plain-pied. 

A  la  Folie-Titon,  au  Temple,  chez  le  baron  d'Esclapon,  chez 
AL  de  Alorville,  chez  Mme  de  Rochefort,  chez  la  comtesse 
d'Amblimont,  sur  les  deux  théâtres  du  comte  d'Artois,  chez 
M.  de  La  Popelinière,  chez  Mme  de  Meulan,  chez  le  baron  de 
Thiers,  chez  M.  de  Magnanville,  chez  la  marquise  de  Mau- 
conseil,  dans  son  château  de  Bagatelle,  chez  le  marquis  de 
Paulmy  d'Argenson,  chez  M.  de  Maurepas  où  M.  de  Miromes- 
nil  excella  dans  les  rôles  d'ivrognes  ;  chez  la  comtesse  de  Pro- 
vence, à  Passy  ;  chez  la  duchesse  de  Villeroy  ;  chez  Mlles  de 
Castellan(\  chez  le  duc  de  Penthièvre,  partout  enfin  où  il  y 
eut  un  château  et  des  réunions  mondaines,  on  dressa  des  tré- 
teaux, des  coulisses,  et  on  donna  le  spectacle. 

Dès  Louis  X\'  on  jouait  la  comédie  partout,  à  tous  les  étages 
de  la  société,  dans  tous  les  manoirs,  dans  tous  les  hôtels, 
chez  les  grandes  dames,  chez  les  magistrats,  chez  les 
demi-mondaines,  sur  une  scène  provisoire,  et  le  plus 
souvent  sur  le  théâtre  permanent  de  la  maison.  Car  chaque 
immeuble  comportait  un  théâtre,  devenu  aussi  nécessaire 
qu  un  salon.  Et  c'est  ainsi  chez  la  duchesse  de  Bour- 
gogne, chez  le  duc  de  Noailles,  à  Saint-Germain,  chez  le  duc 
d'Ayen,  dont  la  fillo,  la  comtesse  de  Tessé,  jouait  dans  un 
drame     de    Lessing,     traduit     par     ïrudaine;     à     Chilly, 


HISTOIRE   DE   LA  UTTÉRVTIRE   FRANÇAISE  481 

chez  la  duchesse  de  Mazarin,  qui  offre  à  Mesdames  la 
représentation  die  la  pièce  interdite  de  Collé,  la  Partie  de 
chasse  de  Henri  IV,  chez  M.  de  Montgeron,  intendant  du 
Berry,  où  Ton  va  applaudir  Paris  et  Hélène,  tragédie  mise  en- 
musique  ;  à  Clichy,  chez  le  duc  de  Grammont,  où  jouent  les 
demoiselles  Fauconnier,  et  où  Durosoy  fit  un  rôle  dans  sa  tra- 
gédie le  Siège  de  Calais,  qu*il  voulut  opposer  au  triomphe 
bruyant  du  Siège  de  Calais  de  Du  Belloy;  à  Puteaux,  où  Ton 
entendait  les  œuvres  du  comte  de  Senectère,  de  Hoy,  de  Lau- 
jon,  sur  la  musique  de  Le  Vasseur,  de  Leclerc,  de  Martin  ; 
chez  la  duchesse  de  Bourbon,  à  Chantilly,  où  Laujon  orga- 
nisa en  1777,  sa  jolie  Fête  villageoise  donnée  en  un  hameau, 
avec  ses  divers  tableaux  si  pittoresques:  le  Rocher  et  la  petite 
Rivière,  le  Port  aux  gondoles,  le  Cabaret,  le  Moulin,  le  Salon, 
le  Cabinet  de  lecture. 

Mercier  y  a  été  et  en  rapporte  celte  bonne  note: 

c(  J*ai  vu  jouer  la  comédie  à  Chantilly,  par  le  prince  de 
Condé  et  par  Mme  la  duchesse  de  Bourbon.  Je  leur  ai  trouvé 
une  aisance,  un  goût,  un  naturel  qui  m'ont  fait  grand  plaisir. 
Vraiment  ils  auraient  pu  être  comédiens,  s'ils  ne  fussent  pas 
nés  princes.  » 

Mme  de  Pompadour  organisa,  en  1747,  dans  la  galerie  de 
Versailles  avec  MM.  de  Nivernais,  de  Duras  et  de  Richelieu, 
le  fameux  Théâtre  des  Petits  Cabinets  où  elle  parut  à  son  avan- 
tage, avec  trop  de  succès.  La  troupe  était  de  grande  noblesse 
et  sévèrement  réglementée;  la  machinerie  fort  belle,, les  décors 
dignes  d'un  grand  théâtre;  sept  tailleurs  costumiers,  deux 
cents  habits  d'hommes,  cent  cinquante-trois  babils  de  femmes, 
donnent  une  idée  de  Timportance  de  cette  institution,  qui  lit 
maugréer. 

Moufle  d'Angerville  se  fait  l'écho  des  protestations  dans  sa 
Vie  privée  de  Louis  XV: 

u  Mme  de  Pompadour  jouait  très  bien  la  comédie,  il  y  avait  1j6- 
quemment  des  speclacles  aux  petits  appaitements  pour  amuser  le 
roi.  C'est  à  elle  qu'on  doit  le  goût  scénique  qui  s'est  emparé  géné- 
ralement de  toute  la  France,  des  princes,  des  grands,  dos  bourgeois, 
qui  a  pénétré  juscjue  dans  les  couvents,  et  qui,  empoist)nnant  les 
mœurs  do  Tenta noo  par  eette  foule  d'élèves  dont  ont  besoin  tant 
de  spectack.s,  u  porté  la  corruption  à  son  (.-onible.  » 

31 


482  IHSTOlRt:   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Oïl  lisait  clans  YEcolc  de  ihommc  ou  parallèle  (les  portraits 

du  siècle  et  des  tableaux  de  VEcriture  Sainte:  «  Lindor  trop 

gêné  dans  sa  grandeur  pour  prendre  unie  fille  de  coulisses  se 

"  satisfait  en  prince  de  son  rang:  sa  maîtresse  devient  danseuse. 

Le  derniiM'  des  Gygès  n'es!  pas  mort  en  Lydie.  » 

Lindoi"  fut  blessé  de  tant  d'échos.  Il  supprima  le  théâtre  des 
Petits  Cabinets  en  1750,  d'autant  plus  aisément  que  la  Pom- 
padour  venait  de  faire  bâtir  Bellevue,  où  elle  eut  son  théâtre 
à  elle  et  chez  elle,  de  1751  à  1753. 

La  petite-fille  du  Grand  Condé,  la  duchesse  du  Maine,  }>elite 
femme  trépidante,  neigeuse,  remuante,  frivole,  occupa  ses 
insomnies  en  instituant  les  fameuses  fêtes  dramatiques  des 
Grandes  Nuits  de  Sceaux.  Le  régisseur  de  ces  spectacles  fut 
M.  de  Alalézieux,  qui  en  organisa  aussi  à  Chatenay.  et  intro- 
duisit à  Sceaux  les  séances  de  marionnettes.  \  oltaire  et 
Mme  du  Châtelet  firent  partie  de  la  troupe  du  Maine.  L'au- 
teur de  Catalina  y  vint  jouer  en  1750  sa  tragédie,  que  la  Co- 
médie-Française avait  ajournée. 

<(  Il  fait,  disait  La  Chaussée,  comme  les  pâtissiers  qui  mangent 
leurs  pâtés,  quand  ils  ne  peuvent  les  vendre.  » 

Un  des  pl^s  faiheux  amateurs  fut  le  duc  d'Orléans,  petit- 
fils  du  Régent,  gros  homme  sensible  et  naïf  qui  jouait  la 
comédie  avec  u  facilité  et  rondeur  »,  dit  Mercier.  Il  eut  plu- 
sieurs théâtres  :  un  au  faubourg  Saint-Martin,  un  autre  rue 
Cadet,  un  autre  à  Bagnolet,  et  sa  maîtresse,  Marquise,  y 
triompha.  C'est  là  que  fut  produite  d*abord  la  pièce  interdite 
de  Collé, /«  Partie  de  cliasse  de  Henri  IV,  Marquise  <:essa  de 
plaire  ;  elle  lit  place  à  Mme  de  Montesson.  la  tante  de  Mme  de 
Genlis  ;  ce  fut  l'étoile  du  nouveau  théâtre  (|ue  le  duc  fit  bâtir  à 
Villers-Cotterets.  Elle  eut  elle-même  une  scène  dans  son  hôtel 
de  la  rue  d'Anthi.  Mme  de  Montesson  tenait  les  rôles  d'amou- 
reuses et  de  bergères,  mais  de  bergère?  trop  bien  nourries. 
I^lle  était  très  forte,  et  son  embonpoint  gênait  un  peu  son  jeu 
et  ses  grâces.  Le  prince  en  badinait: 

(«  Vous  voyoz  qiKr;  l'air  de  la  campagne  est  excellent  pour  ma  ber- 
(juand  se  déclara  la  rivalité  entre  le  théâtre  de  la  Chaussée 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  483 

d'Antin  et  celui  de  Trianon,  dans  la  petite  guerre  d'épigram- 
mes  qui  amusa  Paris  de  ses  fusées,  les  charmes  opulents  de 
la  Montesson  furent  souvent  visés.  Le  comte  Adhémar  l'appe- 
lait Vin-lolio  Philis. 

Et  Philis  se  vengeait  comme  elle  le  pouvait,  en  se  rappe- 
lant que,  dans  le  Devin  du  village,  le  comte  d*Adhémar  portait 
un  habit  de  berger  qui  le  faisait  ressembler  à  un  laquais.  Et 
elle  rappelait  Tircis-Laflèche. 

Le  théâtre  Montesson  fut  le  premier  de  Paris  par  son  éclat. 
la  noblesse  et  le  mérite  de  ses  interprètes,  de  1770  à  1780. 

La  grosse  dame  jouait  des  rôles,  écrivait  des  pièces.  Un 
soir,  elle  fut  sifflée,  sans  qu'on  pût  voir  par  quelle  loge.  Mais 
le  lendemain,  les  laquais  ramassèrent  dans  la  salle  un  sifflet 
à  soufflet,  qu'il  suffisait  de  presser  avec  le  pied.  Le  dud  le  fil 
accrocher  avec  une  faveur  de  soie  dans  le  salon  de  la  mar- 
quise, et  chaque  fois  que  celle-ci  se  laissait  aller  en  paroles  à 
trop  de  confiance  ou  de  vanité,  il  appuyait  sur  l'instrument, 
dont  le  sifflement  rappelait  aussitôt  la  perfidie  des  amis,  et 
la  fausseté  des  applaudissements  de  parade. 

Le  comte  de  Clermont  aussi  eut  un  illustre  théâtre  à  Berny, 
et  un  encore  rue  de  la  Roquette. 

Je  vous  ai  raconté  en  son  lieu,  la  passion  de  Voltaire  pour 
le  théâtre,  et  quel  régisseur  judicieux,  quel  acteur  passionné, 
quel  redoutable  metteur  en  scène  il  fut,  soit  rue  Traversière, 
soil  à  Lausanne,  ou  à  Tournay,  ou  à  Ferney,  ou  à  Châte- 
laine. Sa  nièce  Aime  Denis,  Lekain,  Clairon,  furent  ses  nar- 
tenaires. 

C'était  un  diable  enragé;  il  galvanisait  les  acteurs,  et  les  ré- 
pétitions avec  lui  étaient  d'une  vie  intense  et  bruyante.  Il  sur- 
veillait, contrôlait,  conseillait,  rectifiait,  apercevait  tout  à  la 
fois.  Un  jour,  raconte  Lekain,  nous  répétions  chez  lui,  rue 
Traversière,  la  tragédie  de  Mahomet;  je  jouais  Séide.  Une 
jeun<î  demoiselle,  fille  d'un  procureur  au  parlement  de  Pa- 
ris (Mlle  Bâton),  jouait  le  rôle  de  Palmire.  Elle  n'avait  tout 
au  plus  que  quinze  ans  ;  elle  était  très  intéressante  ;  elle  était 
aussi  fort  éloignée  d'exhaler  les  imprécations  qu'elle  vomit 
contre  Mahomet,  avec  la  force  et  l'énergie  que  la  situation  de 
son  rôle  exigeait. 


484  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

M.  de  Voltaire,  pour  lui  montrer  combien  elle  était  éloignée 
du  sens  de  ce  rôle,  lui  dit  avec  douceur: 

«  Mademoiselle,  figurez-vous  ([ue  Mahomet  est  un  impos- 
teur, un  fourbe,  un  scélérat  qui  a  fait  poignarder  votre  père, 
qui  vient  d'empoisonner  votre  frère,  et  qui,  pour  couronner 
ses  bonnes  œuvres,  veut  absolument  coucher  avec  vous.  Si 
tout  ce  petit  manège  vous  fait  un  certain  plaisir,  vous  avez 
raison  de  le  ménager  comme  vous  faites  :  mais  si  cela  vous 
répugne  à  un  certain  point,  voilà  comment  il  faut  vous  y 
prendre.  »  Alors  M.  de  Voltaire,  joignant  l'exemple  au  pré- 
cepte, répète  lui-même  cette  imprécation  et  parvient  à  faire  de 
cette  demoiselle  une  actrice  intelligente  et  très  agréable. 
Gibl>on  a  noté  ses  souvenirs  de  Voltaire  acteur: 

((  Le  plus  grand  agrément  que  je  tirai  du  séjour  de  Voltaire  à 
Lausanne  fut  la  circonstance  rare  d'entendre  un  grand  poète  décla- 
mer sur  le  théûtre  ses  propres  ouvrages.  Il  avait  formé  une  société 
d'hommes  et  de  femmes,  parmi"  lesquels  il  y  en  avait  qui  n'étaient 
pas  dépourvus  de  talent.  In  IhéfMre  décent  lut  arrangé  à  Mon-Repos, 
maison  de  campagne  à  lextrémité  dun  faubourg;  les  habillements 
et  les  décorations  faits  aux  dépens  des  acteurs,  les  répétitions  soi- 
gnées par  Fauteur  avec  TaUcntion  et  le  zèle  de  l'amour  paternel. 
Deux  hivers  consécutifs,  ses  tragédies  de  Zaïre,  d'Alzire  et  de  Zulime 
et  sa  comédie  sentimentale  de  YEn/ant  Prcdiguc  furent  représentées 
sur  le  théâtre  de  Mon-Repos.  Voltaire  jouait  les  rôles  convenables 
à  son  âge,  de  Lusignan,  Alvarès,  Bcnassar,  Euphémon. 

Sa  déclamation  était  modelée  d'après  la  pompe  et  la  cadence 
de  l'ancien  Ihéùlre,  et  respirait  plus  l'enthousiasme  de  la  poésie 
qu'elle  n'exprimait  les  sentiments  de  la  nature. 

L'Anglais  John  Moore,  quand  il  passa  à  Ferney  en  1776,  à 
la  fin  de  la  vie  de  Voltaire,  consigna  dans  son  livre  .1  \'iciu 
ol  Sociehj  ce  court  historique: 

((  Voltaire  avait  ci-<:levanl  un  petit  théâtre  dans  son  château,  nii 
les  gens  de  sa  société  jouaient  des  pièces  de  théâtre;  lui-même  fn; 
chargeait  ordinairement  d'un  des  principaux  rôles;  mais,  suivant 
ce  qu'on  m'en  a  dit,  ce  n'était  pas  là  son  talent,  la  nature  l-ayant 
doué  de  la  faculté  de  peindre  les  sentiments  des  héros  et  non  de  celle 
de  les  exprimer. 

M.  Cramer  de  Genève  était  ordinairement  acteur  dans  ces  occa- 
sions. Je  l'ai  souvent  vu  jouer  sur  un  théâtre  de  société  de  cette  vine 
avec  un  siiccùs  uiOrilé.  Peu  de  ceux  qui  ont  fait  leur  unique  étude 
du  théâtre,  et  qui  paraissent  tous  les  jours  en  public  auraient  été 
capables  do  jouer   avec  autant  d'énergie  et  de  vérité  que  lui.    r.a 


1 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  485 

célèbre  Clairon  môme  na  pas  dédaigné  de  monter  sur  le  théâtre 
de  Voltaire,  et  d'y  déployer  ii  la  fois  le  génie  de  cet  auteur  et  ses 
talents  d'actrice.  » 

Et  Gui  de  Chabanon  lui  rendit  cet  hommage  en  1767  : 

<«  La  première  qualité  du  comédien,  Voltaire  l'avait;  il  sentait 
vivement:  aussi  faisait-il  beaucoup  d'effet.  Il  pensait  qu'un  grand 
volume  de  voix  et  des  inflexions  fortes  sont  nécessaires  pour  émou- 
voir la  multitude,  pour  ébranler  celle  masse  inactive  du  public. 
Il  n'a  point  exercé  d'acteur  tragique  à  qui  il  n'ait  dit  en  plus  d'un 
endroit:  «  Criez,  criez!  —  Point  de  grands  effets  sans  cela.  » 

Il  nous  donne  de  Fernev  ces  détails  utiles  : 

Rien  de  si  solennel  que  nos  représentations.  On  y  accourait  de 
Genève,  de  la  Suisse  et  de  la  Savoie.  Tous  les  lieux  circonvoisins 
étaient  garnis  de  régiments  français  dont  les  officiers  affluaient  à 
notre  théûtre.  Nos  habits  étaient  propres,  magnillques,  conformes 
aux  costumes  des  pièces  que  nous  représentions.  La  salle  était 
jolie,  le  théAtre  susceptible  de  changements,  et  digne  de  rendre  la 
pompe  du  spectacle  et  des  prodiges  de  Sémiramis.  Un  jour,  des 
grenadiers  du  régiment  de  Conti  avaient  servi  de  gardes  à  la  repré- 
sentation. Voltaire  ordonna  qu'on  les  fît  souper  à  l'office,  et  qu'on 
leur  donnât  le  salaire  qu'ils  demanderaient.  L'un  d'eux  répondit  : 
{(  C'est  là  notre  payement.  »  Voltaire  entendit  cette  réponse;  il  fut 
dans  le  ravissement.  ((  0  mes  braves  grenadiers,  s'écria-t-il  avec 
transport,  ô  mes  braves  grenadiers.  »  Il  leur  dit  de  venir  manger 
au  château  tant  qu'ils  voudraient 

Chaque  jour  de  représentation  était  au  château  jour  de  fête.  Il 
restait  soixante  et  quatre-vingts  personnes  à  souper,  et  l'on  dansait 
toute  la  nuit.  Volaire  ne  faisait  que  paraître  quelques  moments  au 
repas  ou  à  la  danse,  et  Ton  se  peint  aisément  l'effet  que  sa  pré- 
sence y  produisait.  Après  avoir  payé  ce  tribut  à  l'empressement  de 
ceux  qui  le  désiraient,  il  se  retirait  chez  lui  et  travaillait  ou  s'en- 
dormait au  son  des  violons,  car  sa  chambre  à  coucher  était  voi- 
sine de  l'antichambre  où  les  domestiques  dansaient.  Ce  bruit  ne 
l'incommodait  point,  et  il  aimait  à  voir  régner  l'allégresse  dans 
sa  maison.  » 

Il  se  déplaçait;  il  alla  jouer  à  Sceaux  chez  la  duchesse  du 
Maine.  Ce  fut  un  fervent  amateur. 

Florian.  chez  ]e  duc  de  Pcnihièvre,  organisa  des  arlequi- 
nades  intéressantes,  nous  l'avons  vu. 

Marie-Anloinefte  a  laissé  un  souvenir  aimable  dans  l'histoire 
des  théâtres  de  société. 

A  Versailles,  n'étant  encore  que  la  femme  du  Dauphin,  elle 


486  HISTOIRE   DE   LA' LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

s'ennuya  d'abord.  Elle  se  lia  avec  ses  belles-sœurs,  la  comtesse 
de  Provence  et  la  comtesse  d'Artois. 

Les  trois  jeunes  femmes  ne  se  quittaient  plus,  faisaient 
servir  leurs  repas  à  la  même  table,  bâillaient  ensemble;  de 
là  à  jouer  la  comédie  il  n\'  avait  que  l'épaisseur  d'un  rideau. 
On  chargea  Campan  de  l'installer. 

Le  Dauphin  fit,  à  lui  seul,  le  public,  mais  il  fallait  jouer  en 
catimini,  avec  un  matériel  volant  qu'on  pliait  et  cachait  à  la 
moindre  alarme. 

On  riait,  on  s'amusait  des  costumes  et  des  déguisements, 
du  secret  dans  lequel  on  devait  rester;  car  il  ne  fallait  pas  que 
le  roi  sût  rien.  Le  théâtre  pouvait  tout  entier  disparaître  à  la 
moindre  alerte  dans  une  armoire;  mais  un  jour  M.  Campan, 
qui  jouait  Crispin,  fut  aperçu  dans  un  corridor  par  un  valet, 
qui  fut  épouvanté  et  hurla.  La  troupe  prit  peur,  et  les  amu- 
sements cessèrent.  C'était  dans  l'hiver  de  1773. 

En  mai  Vt  i4,  Louis  XV  mourut.  La  dauphine  fut  reine. 
Elle  hésita  à  reprendre  un  divertissement  qui  l'attirail.  Elle 
commença  par  faire  jouer  des  comédies  ;  une  actrice  sans  em- 
ploi fut  chargée  de  l'organisation  de  ces  spectacles,  pour 
lesquels  fut  construit  en  1775,  le  théâtre  des  Réser\'oirs. 

La  Reiuie  remonta  sur  les  planches  d'abord  à  Choisy,  où  on 
donnait  deux  représentations  par  jour,  du  classique  à  quatre 
heures,  et  des  folies  à  minuit.  A  ïrianon,  ce  fut  un  théâtre 
complet.  La  salle,  blanc  et  or,  fut  décorée  de  colonnes  io- 
niennes, d'amours  à  lyres,  de  nuages  ouatés. 

Le  public,  d'abord  cortgtitué  par  le  roi  seul,  devint  plus 
nombreux  ;  il  y  eut  quarante  places,  puis  cent  ;  les  officiel 
des  gardes  du  corps,  les  écuyers,  des  grands,  des  dames,  fu- 
rent admis. 

Les  représentations  à  Trianon  durèrent  de  1780  à  1785.  Le 
dernier  rôle  de  la  reine  y  fut  Rosine,  du  Barbier  de  Séville. 
Ce  fut  la  soirée  la  plus  éclatante,  celle  du  mois  d'août  1785.  On 
vit  une  reine,  des  princes  du  sang,  des  grands  seigneurs, 
jouer  la  pièce  incendiaire  et  révolutionnaire  de  Beaumarchais, 
et  l'auteur  fut  invité. 

Figaro  allait  bien  mal  payer  tant  d'amabilité. 

De  la  noblesse,  ce  goût  passa  dans  la  magistrature,  comme 


I 
j 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  487 

chez  la  présidente  Lejay,  chez  le  président  Hénault,  chez  l'avo- 
cat Legouvé  ;  dans  la  bourgeoisie,  dans  le  demi-monde  ;  les 
jolies  demoiselles  Verrières  produisaient  chez  elles  devant  des 
salles  brillantes  les  œuvres  de  leurs  amis  Colardeau  et  La 
Harpe;  la  Guimard  avait  à  Paris,  à  la  Chaussée  d'Antin,  et 
a  Pantin,  des  théâtres  célèbres  et  recherchés.  Elle  jouait  elle- 
même,  elle  avait  la  voix  rauque,  mais  beaucoup  de  grâce.  Ses 
camarades  de  l'Opéra  et  de  la  Comédie-Française  la  secon- 
daient. Elle  fut  divine  dans  le  joli  personnage  de  Victorine 
du  Philosophe  sans  le  savoir. 

Elle  était  plutôt  laide,  noiraude,  grêlée  ;  mais  elle  était 
endiablée  et  séduisante,  intelligente  et  vibrante.  Joseph  II 
rayant  entendue  disait  : 

(c  II  est  étonnant  qu'on  puisse  tirer  un  si  grand  parti  d'un 
asthme.  » 

On  iréquenlait  fort  aussi  chez  Mlle  Contât,  chez  Mme  de 
Meaux,  fille  du  comédien  Dufresne  et  de  l'actrice  Mlle  Seine, 
chez  Mlle  Dangeville,  chez  le  danseur  d'Auberval,  chez  les 
filles  galantes  :  car  la  fureur  du  théâtre  avait  gagné  toutes 
les  classes  de  la  société.  Les  acteurs  se  plaignirent  du  dom- 
mage que  leur  causait  la  concurrence  des  gens  du  monde. 

Sous  la  Révolution,  les  émigrés  menèrent  une  existence 
souvent  précaire  :  mais  ils  n'avaient  pas  renoncé  à  la  plus 
chère  de  leurs  habitudes  parisiennes,  et  ils  jouaient  la  comédie 
en  exil. 

Les  comédies  pour  salons  furent  une  part  importante  de 
la  littérature  dramatique  au  xvui*  siècle.  Elles  n'ont  pas  assez 
de  valeur  pour  avoir  survécu  en  grand  nombre.  Celles  qui 
furent  les  meilleures  appartiennent  à  l'histoire  du  théâtre  en 
général,  et  je  vous  les  ai  nommées  déjà  en  vous  présentant 
leurs  auteurs,  comme  Carmontelle,  Collé,  ou  Florian.  Les 
autres  furent  des  improvisations  rapides,  dont  leis  actualités  et 
les  allusions  n'ont  plus  ni  sens  ni  sel. 

Collé,  Laujon,  Carmontelle,  Mme  de  Genlis,  de  Moissy, 
se  consacrèrent  exclusivement  au  théâtre  privé.  Les  talents 
de  leurs  interprètes  ne  les  satisfaisaient  pas  toujours.  Ceux-ci 
manquaient  le  plus  souvent  de  mémoire.  Le  plus  remarqua- 


488  HISTOIUE   DE  LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

ble  paraît  avoir  été  un  avocat,  Coquely  de  Chaussepierre,  «  un 
des  meilleurs  comédiens  que  j'ai  connus,  affirme  Collé.  Il  a 
un  masque  excellent,  une  intelligence  supérieure,  un  comique 
et  un  naturel  que  je  n'ai  vus  qu'à  lui.  Je  ne  crains  point  de 
dire  .|u*il  est  au-dessus  de  Pi'éville  ».  ('Ortains  avaient  de  l'esprit . 
Chez  xMme  d'Epinay,  à  la  Chevrette,  un  soir,  Bacquencourt, 
dans  une  tragédie  s'arrêta  court  : 

(c  Mais,  Seigneur,  si  Louis 


Il  répétait  éperdument  cet  hémistiche  en  attendant  le  secours 
tardif  du  souffleur.  Son  partenaire,  La  Lire,  riposta  : 

—  Eh    bien.    Seigneur,   six  louis  font  140  livres.  » 

On  rit,  et  l'incident  passa. 

(Juant  aux  auteurs,  c'était  une  profession  —  et  une  pro- 
fession lucrative  -^  d'écrire  pour  les  théâtres  d'amateurs.  On 
y  gagnait  le  logement,  la  nourriture,  une  pension,  des  égards, 
tout  comme  pour  les  dédicaces.  On  devenait  l'ami  de  la  mai- 
son, parfois  l'amant  de  la  dame,  comme  La  Harpe  et  Colar- 
deau,  souvent  l'associé  du  mari  dans  ses  fermes  et  ses  reve- 
nus. Il  faut  lire  avec  quel  souci  pratique  et  commercial,  Collé 
combine  son  affaire,  à  l'affût  des  théâtres  privés  qui  s'ouvrent 
dans  les  grandes  maisons,  prêt  à  s'y  immiscer,  (car  il  y  a  tou- 
jours gros  à  gagner),  et  à  disputer  la  place  à  son  concurrent 
perpétuel  Laujon.  C'est  la  lutte  pour  la  vie,  une  entreprise, 
une  affaire,  un  rapport. 

Collé  a  consigné,  dans  son  JournaU  ses  espoirs,  ses  ran- 
ccinirs,  ses  joies,  son  mépris  pour  ces  seigneurs  dont  il  est 
lamuseur,  T  homme  obligé,  et  au  milieu  desquels  il  vient  «  s'en- 
ducailler  ». 

Le  besoin  docile  des  autours,  le  goût  persistant  des  ama- 
teurs, la  fidélité  du  public,  expliquent  la  vogue  persévérante 
d'un  genre  qui  a  changé  de  caractère,  (jui  s'est  embourgeoisé 
et  ré|)andu,  mais  (jui  est  loin  d'avoir  disparu  ou  diminué  de 
nos  jours. 


■?»   ^ 


'Déjà  du  temps  d'Abailard,  les  collèges  donnaient  des  repré- 
sentations latines.  Les  drames  d'Hilarius  étaient  fort  goûtés. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  489 

Au  moyen  ûge,  à  la  Saint-Nicolas,  on  jouait  des  Miracles 
Notre-Dame  au  collège.  Le  Miracle  Sainl-Xicolas  de  Jean 
Bodel  (xiii*  siècle)  a  vraisemblablement  été  joué  par  des  éco- 
liers. 

Dès  le  xv"^  siècle,  on  représenta  des  pièces  en  français,  et 
elles  étaient  en  général  frondeuses,  satiriques,  insolentes.  11 
fallut  un  édil  en  1462  pour  y  interdire  «  tout  jeu  qui  touche 
l'état  des  princes  et  des  seigneurs  ».  Les  Universitaires  riaient 
sous  cape  de  ces  hardiesses.  Ravisius  Textor,  professeur  de 
rhétorique  au  collège  de  Navarre,  puis  recteur  de  l'Université 
(le  Paris,  faisait  jouer  des  comédies  satiriques  d'une  grande 
,  virulence.  François  I"  dut  châtier  les  écoliers  qui  avaient  raillé 
sa  sœur,  Marguerite  de  Navarre^  sous  les  traits  d'une  furie 
incendiant  le  royaume.  L'auteur,  Noël  Béda,  docteur  en  Sor- 
bonne,  fut  enfermé  au  mont  Saint-Michel. 

La  répression  rendit  cet  art  plus  littéraire.  Les  premières 
tragédies  imitées  de  l'antiquité  furent  d'abord  jouées  dans  des 
collèges:  la  Cléopâlre  de  Jodelle,  en  1552,  au  collège  de  Bon- 
cour,  la  Mort  de  César,  de  Grévin,  en  1560,  au  collège  de 
lieauvais. 

Au  xvii*  siècle,  céisÀi  un  événement  parisien  qu'une  repré- 
sensation  au  collège.  Le  roi  y  venait.  La  foule  s'y  pressait, 
les  plus  hautes  notabilités  de  la  société  tenaient  à  honneur 
d'v  être. 

On  invitait  la  critique  et  la  presse;  les  places  se  payaient 
cher.  Quel  bizarre  aspect  d'un  des  côtés  de  la  vie  studieuse 
d'antan!  Les  régents  se  faisant  régisseurs  et  les  élèves  parta- 
geant avec  les  artistes  des  théâtres,  la  récolte  des  louanges, 
dans  les  feuilletons  dramatiques  ! 

Le  collège  des  Jésuites  avait  son  service  de  billets  de  faveur  ; 
il  faisait  commerce  des  autres,  et  les  Jansénistes  ne  man- 
quaient pas  de  dauber  sur  eux  à  ce  propos.  Il  y  a  une  vieille 
estampe  de  1750  où  Ton  voit  deux  jésuites  à  genoux,  vis-à- 
vis  d'un  théâtre  ;  Tun  disait  :  Ad  inaiorcm  Dei  gloriam,  et 
Tautre  :  Ad  utililatem  quoque  nostranu  par  une  allusion  aux 
recettes  des  représentations.  Los  Xoui^lles  ecclésiastiques, 
journal  rédigé  par  les  Jansénistes,  sont  remplies  de  railleries 
en  ce  genre.  Les  Jésuites  se  vengèrent,  et  l'on  vit,  dans  un 


490  HISTOIRE   DE   LA  LlTTÉRATl  RE  FRANÇAISE 

de  leurs  ballets,  Jausenius  emprisonné  par  la  Grâce  Suffi- 
sante ! 

Le  plus  beau  théâtre  jésuite  fut  celui  du  collège  de  Clermonf , 
aujourd'hui  le  lycée  Louis-le-Grand.  Il  était  installé  dans  la 
cour  d'honneur  qui  existe  encore  aujourd'hui,  —  celle  cour  où 
Ton  montre  aux  nom^aux,  dans  une  des  tours  carrées,  la 
chambre  de  Robespierre  et  la  cellule  de  Gresset. 

La  scène  élail  ado.^sée  à  la  classe  de  rhétorique,  et  s'avançait 
jusqu'au  milieu  de  la  cour.  Les  spectateurs  occupaient  trois 
amphithéâtres  qui  étaient  installés  au  devant,  et  toutes  les 
fenêtres  d'où  l'on  pouvait  voir  quelque  chose.  On  payait  sa 
place.  Les  dames  étaient  admises. 

Tous  les  collèges  de  province  donnaient  aussi  de  ces  repré- 
sentations. L'importance  de  ces  divertissements  était  telle, 
que  d'Aubignac  prend,  pour  le  former,  le  futur  poète  drama- 
tique, dès  le  collège,  où  il  a  dû  gagner  par  les  représen- 
tations théâtrales  qui  s'y  donnent,  le  goût  de  son  art,  a  les- 
time  du  théâtre  qui  lui  reste  après  avoir  achevé  le  cours  de 
ses  premières  études  le  portant  aussitôt  à  la  Comédie.  » 

C'était  un  beau  spectacle  que  celui  du  défilé  à  .son  entrée  : 
le  corps  universitaire  tout  couvert  d'hermine,  M.  le  recteur 
suivi  des  quatre  Facultés,  M.  le  premier  président, 

Aussi,  monsieur  le  gouverneur, 

Dont,  lame  généreuse  et  franche 

Plus  que  sa  barbe  encore  est  blanche. 

Pour  (les  abbés  venus  exprès, 

Tant  effectifs  qu'ad  hcnores, 

Tant  maigrets  que  gens  k  bedaines 

On  en  compta  quatre  douzaines. 

Pour  ces  autres  petits  messieurs 

Qu'on  appelle  des  gens  de  \ille, 

Ils  étaient  environ  trois  mille, 

Y  compris  cent  jeunes  museaux 

Qui  faisaient  fort  les  damoiseaux, 

Et  plus  de  quarante  femelles, 

Dont  vingt  seulement  étaient  belles. 

Le  répertoire  des  Jésuites  est  très  riche.  Il  y  a  une  contra- 
diction étrange  entra  la  haine  du  clergé  contre  les  comédiens 
et  sa  passion  pour  la  comédie.  Il  excommunie  les  uns^  il  pra- 
tique Tautre. 


-Si 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATIRE   FRANÇAISE  49 1 

On  donnait  des  représentations  même  dans  les  couvents 
de  femmes.  Dans  Orilhye,  jouée  par  les  sœurs  de  Saint-Fran- 
çois, une  sœur  travestie  fait  le  rôle  d'Hercule. 

Parmi  les  pièces  du  répertoire  collégiaque,  il  y  en  a  de 
toutes  formes,  tragédies,  comédies,  des  grecques,  des  latines, 
des  fraûçaises,  les  inepties  du  P.  Le  Jay  et  la  Mort  de  César, 
de  Voltaire. 

On  peut  abandonner  à  la  poussière  des  rayons,  les  grecques 
et  les  latines,  pastiches  laborieux,  traductions  d'œu\Tes  con- 
nues et  démarquées.  Voici  Pohjeucte  dans  YAgapilus  du  P.  Po- 
rée.  Voici  Le  Joueur  dans  le  Philedonus,  Voici  Valère  et 
son  valet  Hector  dans  Paezophilus,  conversant  avec  son  esclave 
Parmeno,  qui  répond,  quand  on  lui  demande  l'heure  :  Manuale 
horologium  inspice  ! 

Quelques  pères  Jésuites  se  sont  lait  au  xviii*  siècle  une 
façon  de  réputation  dramatique  par  les  œuvres  qu'ils  écrivi- 
rent pour  leui*s  cphèbes,  et  l'on  n*a  pas  tout  à  fait  oublié  les  noms 
des  pères  Pon'*e,  Le  Jay,  Tournoniine,  Thouzier,  du  (Vrceau. 

Mais,  bien  que  le  P.  Tournemine  ait  écrit  en  tête  de  Sylla 
du  P.  La  Rue,  qu'il  recopiait,  une  tragédie  digne  de  Corneille, 
nous  n'avQns  plus  celte  indulgente  bienveillance.  En  vain  vou- 
drait-on feuilleter  ce  répertoire  spécial,  ni  Annibal,  ni  Hermé- 
nigilde,  ni  VEmpcreur  Maurice,  ni  Régulas,  ni  Sennacherib, 
ni  Jonathas  Macchabée,  ni  Isaac,  ni  Télégone,  ni  Philochry- 
sus,  ni  cent  autres  ne  donnent  l'idée  d'un  nouveau  Cinna. 

Les  pièces  françaises  sont  plus  abordables.  Tous  les  genres 
y  sont,  y  compris  le  genre  ennuyeux.  C'est  déjà  la  famille  de 
ces  drames  qui  égayaient  Musset  : 

Où  l'intrigue  enlacée  et  roulée  en  feston 
Tourne  comme  un  rébus  autour  d'un  mirliton. 

Des  vers  de  mirlitons,  en  voici  à  la  douzaine  : 

Pur  mille  maux, 
Mille  travaux, 
Dans  la  paix,  clans  la  gueire. 
Sur  la  mer,  sur  la  terre. 
Ou  cherclie  le  repos. 
Pour  le  trouver  TelTort  est  inutile, 

On  perd  ses  pas, 
(Juand  on  le  cherche  on  ne  le  trouve  pas. 


492  HISTOIRE   DE   L\   LITTÉRATIHE   FRANÇAISE 

Dans  Joseph  vendu,  Ruben  endormi  récite  quarante-deux 
vers  qui  ne  le  réveillent  pas,  au  risque,  l'imprudent  !  d'endor- 
mir tout  le  monde  avec  lui. 

Il  était  des  sujets  plus  classiques,  par  exemple,  la  Défaite 
du  Solécisme,  où  rin/mi/i/  terrasse  le  Que  retranché.  Quels 
costumes  avaient-ils?  Qu'est-ce  que  s'habiller  en  SubloncUl 
ou  se  costumer  en  Gérondif  ?  Mais  il  n'était  pas  besoin  d'aller 
au  collège  pour  trouver  de  ces  allégories  savantes.  On  n'avait 
pas  encore  oublié  ïAmour  logicien  ou  Logique  des  amants 
imaginée,  en  1668,  par  François  de  Callière,  où  l'auteur  an- 
nonce que  son  but  a  été  «  de  rendre  l'étude  de  la  logique 
plus  agréable  »,  où  les  Catégories  d'Aristote  s'appellent  Beauté. 
Jeunesse,  Galanterie,  etc.  ;  où  l'on  distingue  les  AnlécédenU, 
tels  que  bals,  spectacles,  soupirs  ;  les  Concomitants,  soupirs 
plaintes,  langueurs;  les  Subséquents,  satisfaction  ou  satiété. 

Et  qu'était  ce  jeu  mi-mondain  et  mi-scolastique,  sinon  un 
souvenir  de  la  grammaire  faite. cinquante  ans  auparavant  pour 
Gaston  d'Orléans.  On  avait  eu  raison  de  son  aversion  pour  la 
syntaxe,  en  imaginant  un  rudiment  par  figures  coloriées  sur 
vélin:  la  particule  On  est  un  régiment;  le  Que  retranché,  une 
citadelle  ;  le  Nom,  une  brigade;  le  capitaine  Volo,  commande 
les  verbes  irréguliers. 

Passons  à  la  comédie. 

Les  régents  du  temps  jadis  faisaient  de  la  comédie  dans  des 
conditions  toutes  spéciales.  D'abord,  ce  n'était  pas  leur  mé- 
tiei*.  De  ce  qu'on  a  traduit  les  tluèpes,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'on 
soit  en  état  d'écrire  les  Plaideurs,  Et  puis,  combien  de  sources 
d'excellent  comique  leur  étaient  fermées!  Si  l'on  serre  sous 
une  triple  clef  les  sujets  dont  la  galanterie,  l'amour,  la  ja- 
Jousie,  les  infortunes  conjugales  font  les  frais,  on  ne  laisse 
plus  guère  le  choix  à  qui  voudrait  choisir.  Il  en  résulte  que 
tout  le  comique  de  ces  pièces  tient  en  deux  ou  trois  travers  am- 
plement exploités,  surtout  la  gourmandise  et  l'ivrognerie.  Ils 
ne  sont  pas  rares,  ces  types  d'ivrognes  et  de  débauchés,  comme 
le  Néophileou  l'Acastc  de  V Ecole  des  Pères,  petits  jeunes  gens 
batailleurs,  la  terreur  du  bourgeois,  qui  vont  la  veste  ouverte 
et  débraillée,  qui  sont  l'effroi  des  patrons  de  café,  cassent 
tasses  et  verres,  rossent  la  patronne  et  les  garçons,  dégainent 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATUHE   FRANÇAISE  i'Xi 

devant  le  guet  qui  accourt,  et  s'évadent  par  une  porte  de  der- 
rière, 

En  laissant  leur  chapeau  sur  le  champ  de  bataille. 

Toutes  les  pièces  ne  sont  pas  aussi  bachiques. 

L'une  des  plus  pardonnables  est  assurément  celle  du  P.  Du 
Cerceau,  les  Incommodilés  de  la  grandeur  ou  le  Faux  duc  de 
Bourgogne.  C'est,  à  pari  l'amour  de  Néméa  et  la  jalousie  de 
Cadour,  le  livret  que  MM.  d'Ennery  et  Bi'ésil  ont  écrit  en  1852, 
pour  la  musique  d'Adam,  sous  le  titre  :  Si  i'éiais  Roi. 

L'auteur,  le  P.  du  Cerceau  est  un  digne  homme.  Dans  ses 
fpuvres  on  trouve,  outre  des  vers  sur  les  dégâts  causés  par 
un  chat  ou  les  stances  de  la  bienheureuse  chienne  Popelle, 
une  épître  à  l'abbesse  de  Préaux  sur  un  plancher  dont  on  lui 
avait  fait  présent  le  jour  de  sa  îête.  On  y  entend  un  chêne  qui 
malmène  et  humilie  les  bouquets  de  fleurs  : 


Votre  beauté  fragile  est  courte  et   passagère; 
Un  gratecu  sur  pied  vaut  mieux,  sans  vous  r.léplaire, 
Que  tous  autant  que  vous  voici. 

Puis,  il  s'immole  galamment  à  l'abbesse  : 

Qu'elle  me  foule  aux  pieds  dons  son  appartement! 

Elle  est  de  lui,  la  fameuse  Epître  au  duc  de  Bouillon  Sur 
la  Raiigole  : 

Sur  celle  sauce  verte  avec  de  l'échalote 
Dont  l'acide  bénin  picole. 

Sa  pelite  comédie  des  Incommodilés  de  la  Grandeur  est  assez 
gaie.  Grégoire  a  été  rencontré  par  des  racoleurs.  Il  a  signé 
son  engagement  ;  c'est  donc  qu'il  avait  bien  bu.  II  est  tombé 
ivre-mort  sur  le  pavé.  On  l'y  laisse  cuver  son  vin.  Le  duc  de 
Bourgogne  vient  à  passer.  Il  voit  le  dormeur  :  il  lui  prend  une 
fantaisie.  Qu'on  Icmporlc  lout  endormi  au  palais,  qu'on  lui 
melfe  les  |tlus  beaux  habits  de  la  garde-robe  ducîde.  ai  (ju'ù 
son  réveil,  (irégoire  soit  Iraité  en  duc  de  Bourgogne.  On 
devine  la  ^uito.  Les  courtisans  s'amusent  des  balourdises  de 


494  IliSrOiUE   DE    LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

ce  nigaud.  11  reçoit  les  ininislres,  les  officiers,  son  «  cham- 
brelan  »,  comme  il  l'appelle.  Un  ambassadeur  de  la  Chine 
vient,  lui  déclarer  la  guerre  ;  il  le  bourre  à  coups  de  poings  et 
le  met  dehors.  Le  conseil  s'assemble.  Mais  Grégoire  com- 
mence à  avoir  faim.  Il  aperçoit  la  table  du  Conseil  ;  il  veut 
qu'on  mette  la  nappe  dessus.  On  a  toutes  les  peines  de  lui 
faire  comprendre  que  : 

Ce  n'est  pas  pour  dîner  que  cette  table  est  mise. 

Les  délibérations  lui  paraissent  bien  sèches.  Cela  manque 
de  rafraîchissements.  Pour  apaiser  son  estomac  qui  chante, 
on  lui  donne  une  fête  en  musique.  Puis  commencent  les  em- 
barras du  pouvoir  :  c'est  une  invasion  bien  inopinée  des  Chi- 
nois en  Bourgogne;  c'est  un  astrologue  qui  prédit  au  duc  toutes 
sortes  d'infortunes,  des  émeutes,  la  prison,  la  corde.  Enfm 
le  voilà  à  table.  Mais  le  médecin  de  la  Cour  y  est  aussi,  qui, 
par  intérêt  pour  la  santé  ducale,  fait  enlever  tous  les  plats 
avant  que  Sa  Grandeur  affamée  y  ait  louché. 

GRÉGOIRE. 

Ça,  Çà  !  donnons  d*abord.  dfissua  cette  salade  î 

LE  MÉDECIN  la  fait  enlever. 
Les  herbes,  monseigneur,  causent  des  crudités. 

GRÉGoraE. 

Ces  canards  que  je  vois  ont  assez  bonne  mine, 
Et  me  feront  grand  bien,  gités  dans  ma  poitrine. 

Enlevés,  les  canards  !  Mais  le  ragoût  ?  Non  pas  !  Mais  les 
fruits?  Oh  !  que  non  !  C'est  un  suc  flatueux,  fluxionnaire  !  Le 
supplice  de  Tantale  continue.  Grégoire  est  dégoûté  des  gran- 
deurs. Le  duc  enfin,  jugeant  l'épreuve  suffisante,  le  fait  repor- 
ter endormi  sur  le  trottoir  où  on  l'a  pris,  et  où  il  se  réveille 
(irégoire  comme  devant.  Tout  cela  se  déroule  en  vers  faciles  et 
prosaïques,  dan«  un  milieu  un  peu  embourgeoisé;  mais  Ton 
riait,  et  le  public  ne  regrettait  pas  ses  quinze  sols.  Le  succùs 
fut  tel  que  la  pièce  fut  jouée  aux  Tuileries  devant  Louis  XV 
enfant. 

Pour  une  comédie  passable,  que  d'insanités  l  Dans,  le  Da- 
modes  du  P.  Le  Jay,  Denys,  le  tyran,  condamne  le  philosophe, 


'1 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  493 

non  au  banal  supplice  de  Fépée  suspendue,  mais  à  avoir  la 
iDarbe  coupée.  On  le  barbifie  sur  là  scène.  Ailleurs  le  P.  Gilles 
cle  la  Sanlé  fait  dire  par  un  fils  à  son  père  aveugle  : 

O  mon  père,  prenez,  prenez  l'un  de  mes  yeux  I 
Borgne,  je  verrai  moins  lorsque  vous  verrez  niionx  ; 

laie  parodie  de  l'épigramme  sur  deux  beaux  enfants,  frère 

l  soeur,  tous  deux  borgnes,  où  l'on  dit  au  garçon  :  «  Aimable 

nfant,  cédez  à  votre  sœur  l'œil  que  vous  avez,  vous  serez 

reugle  comme  l'Amour,  elle  sera  belle  comme  Vénus  !  » 

Voulez-vous  un  autre  exemple  de  ces  jeux  d'esprit?  Je  le 

trouve  dans  la   comédie  des    Cousins,    en    1725;   c'est   une 

s^nigme  : 

Sans  que  je  sois  ni  roi  ni  roc 
Partout  où  je  veux  je  me  plaque  ; 
Avant  que  de  donner  le  choc 
Je  fais  sonner  un  fouet  qui  claque. 

J  attire  avec  un  petit  croc 
De  quoi  pouvoir  garnir  ma  caque, 
Et  quand  j'ai  bien  sucé  le  broc 
Je  ni'épouffe  et  ma  place  vaque. 

Jattaque  l'oiseau  de  saint-Luc  (le  bœuf) 
Et  sans  craindre  prince  ni  duc 
De  les  faire  fuir  je  me  pique. 

Je  ne  crains  qu'un  maudit  coup  sec. 
Tel,  hélas  !  qui  me  fait  la  niniic 
Péiit  comme  moi  par  le  bec. 

C'est  un  cousin,  «  insecle-v^olatile  «.  Quel  passe-temps  pour 
des  régents  de  collège  ! 

Ces  pauvretés  faisaient  bondir  Geoffroy.  Le  piquant  est 
qu'il  avait  lui-même  autrefois  commis  une  tragédie  de  collège 
où  on  peut  cueillir  cette  perle  : 

Toi,  ministre  sacré,  non  d'un  dieu,  mais  d'un  homme  ! 

Des  tragédies,  des  comédies,  c'éfait  bien  ;  c'étaif  trop  peu. 
11  fallait  corser  le  spectacle  par  le  ragoût  de  quelque  cantate 
de  M.  Campra,  et  surtout  d'un  ballet.  I.c  ballet  est  la  grande 
attraction.  II  est  souvent  splendide. 

Le  Père  Méneslrier  a  composé  un  traité  des  ballets,  et  c*était 


i 


496  IIISTOiRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Dupré,  de  l'Opéra,  «  le  dieu  de  la  danse  »,   qui  venait  lui- 
même  régler  les  pas  des  collégiens. 

On  demeure  confondu  quand  on  songe  aux  frais  et  aux 
embarras  d'installation  qu'il  fallait  à  ces  théâtres  éphémères, 
décors  multiples,  costumes,  machines.  Ici,  c'est  la  Vérité  qui 
sort  de  son  puits  ;  Loret  l'a  vue  : 

Et  vrai  comme  rimeur  je  suis 
La  Vérité  sortant  du  puUs 
Par  ses  pas  et  ses  pirouettes 
Ravit  et  prudes  et  coquettes. 

Là,  c'est  le  char  de  la  Folie  entraînant  toutes  les  nations, 
tandis  que  les  nuages  s'entr'ouvrent,  et  que  Minerve  s'élance 
des  cieux  pour  mettre  en  fuite  la  Folie  et  ses  pâles  adorateurs. 
Ailleurs  Ulysse  offre  rfux  dieux  un  sacrifice  qui  est  une  restau- 
ration archéologique  et  minutieuse  du  rite  antique.  Le  repor- 
ter du  Mercure  fait  un  compte  rendu  enthousiaste  de  la  mise 
en  scène  :  «  Le  spectacle  de  ce  sacrifice  a  fait  plaisir,  et  nous 
remarquerons  à  ce  sujet  qu'il  serait  à  souhaiter  que  nos  tra- 
gédies françaises  employassent  plus  souvent  ce  moyen  des 
grands  spectacles  pour  faire  des  impressions  vives  et  durables. 
Le   Théâtre-Français  est  trop   timide  ou   trop    réservé  en 
ce  genre.  »  Cette  comparaison  n'est  pas  un  mince  éloge. 

Le  P.  Menestrier  avait  su  justifier  ces  goûts  chorégraphi- 
ques au  collège.  Quand  Virgile  dans  ÏEnéide  décrit  le 
bonheur  des  Champs-Elysées,  ne  nous  dit-il  pas  : 

Pars  plaudunt  choreas  7 

Et  qu'est-ce  à  dire,  sinon  qu'Achille,  Anchise  et  tous  les 
bienheureux,  pour  passer  le  temps,  organisaient  des  ballets? 
Comment  récuser  de  pareils  précédents?  Elèves  et  régents 
pouvaient  danser  la  conscience  tranquille. 

Ce  n'était  pas  une  mince  affaire  que  d'inventer,  combiner, 
monter  ces  ballets  avec  leurs  entrées,  parties  et  subdivisions 
qui  les  font  ressembler  à  quelque  démonstration  algébrique. 

Ce  ballet  s'appelait  ^  ballet  d'attache  »,  parce  qu'il  était 
comme  l'expansion,  le  [)rolongemen!,  Tépanouisscment  de  la 
tragédie  représentée. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉJi\TURE   FRAiNÇAISE  497 

Comme  il  devait  servir  d'intermède  dans  la  tragédie,  il  se 
divisait  naturellement  en  quatre  parties,  dont  chacune  s'inter- 
calait dans  un  entracte. 

L'art  consistait  à  trouver  pour  chaque  sujet  les  quatre  divi- 
sions les  plus  naturelles.  Chacune  des  parties  comportait 
alors  quatre  ou  cinq  entrées  et  subdivisions. 

Ballet  des  Arts  :  Les  Arts  nécessaires,  les  Arts  utiles,  les 
Arts  agréables,  les  Arts  pour  l'art. 

Ballet  du  Temps  :  La  Nature  du  Temps,  les  Changements 
du  Temps,  les  Ennemis  du  Temps,  les  Victoires  du  Temps. 

Ainsi  pour  tous  :  Ballet  du  Destin,  de  la  Curiosité,  de  la 
Vérité,  de  l'Illusion,  de  l'Idolâtrie.  Voici  le  libretto  de  l'un 
d'eux,  non  l'un  des  moins  bizarres.  Je  n'en  donne  que  la 
carcasse,  car  il  est  fort  prolixe  : 

LES   NOUVELLES 
Ballet 

DU    PÈRE    LEJAY 
1703 

Partie  L  —  La  Source  des  nouvelles. 

1®  Les  Armes  :  Mars  et  Janus  ; 
29  Les  Leftres  :  Cadinus  invente  l'alphabet  ; 
3*  La  Vie  civile  :  Les  dieux  artisans  ; 
4»  Le  Commerce  :  Les  dieux  voyageurs. 

Partie  IL  —  Les  Auteurs  des  nouvelles. 

!•  Les  hommes  politiques  ; 

2?  Les  curieux  ; 

3*»  Les  gazetiers  métamorphosés  on  grenouilles. 

Partie  IIL  —  Les  Impressions  que  {ont  les  nouvelles, 

1»  La  Surprise  :  Ballet  de  la  boite  de  Pandore  ; 

2*  La  Douleur  :  Achille  aprend  la  mort  de  Patrocle  ; 

29  La  Joie  :  Les  Romains  apprennent  la  ruine  de  Carthage. 

Partie  IV.  —  Le  Sort  des  nouvelles. 

l*  On  croit  les  fausses  nouvelles  :  exemple  du  cheval  de  Troie  ; 

2**  On  ne  croit  pas  les  vraies  :  Gassandre  ; 

3<>  On  les  croit  quand  il  n'est  plus  temps  :  Prise  de  Troie. 

Ballet  général. 

Mercure  annonce  la  paix  générale  à  l'Euiope. 
Ballet  des  Nations  en  liesse. 

Voilà  un  spécimen  de  ces  récréations  scolaires  par  accolades. 

32 


498  IIISTOillE   DE   LA   LITTÉUATURE   FHAiNÇAlSE 

Le  Ballet  de  VAmbilion  est  envisagé,  dit  le  programme,  sous 
quatre  rapports  différents,  qui  renferment  ce  qu'il  y  a  d'es- 
sentiel en  cette  passion  :  P  ses  déguisements;  2°  ses  attentats; 
3**  ses  succès  ;  4"  ses  désastres.  Voilà  le  sommaire.  D'abord  la 
Fortune  paraît  sur  un  globe  terrestre  prodiguant  ses  faveurs. 
Le  globe  s'ouvre.  On  en  voit  sortir  les  (juatre  parties  du 
monde,  qui  se  prosternent  devant  l'ambition.  Puis  c'est  le  cor- 
tège des  ambitieux  heureux  ou  malheureux  :  Mahomet  exé- 
cute un  entrechat,  la  figure  masquée,  signe  d'hypocrisie  ;  An- 
tonin  Caracalla  «  feint,  dit  le  livret,  d'épouser  la  fille  du  roi 
des  Parlhes  »  ;  la  Politique  enseigne  aux  jeunes  gens  à  prendre 
deux  visages  ».  Et  ce  n'est  là  qu'un  extrait  de  la  première 
entrée  de  la  première  partie,  et  il  y  a  quatre  parties  avec 
quatre  entrées  chacune;  pour  les  ambitieux  heureux,  Sylla, 
Alexandre,  un  tyran  de  l'Inde  ([ui  faisait  piler  dans  un  mortier 
ses  prisonniers  ;  —  le  rôle  des  prisonniers  piles  devait  man- 
quer de  charmes  ;  —  sans  compter  les  ambitieux  déçus  ou  cri- 
minels, Egisthe,  César,  Capanée,  Bajazet,  etc.;  jus^^iu'au  bal- 
let final  où  les  Ambitieux  louables  dansent  le  quadrille  de  la 
Gloire  devant  le  palais  de   l'Honneur. 

Ailleurs,  c'est  VArl  militaire,  les  racoleurs,  les  prépara- 
tifs, dangers  et  horreurs  de  la  guerre,  l'exercice  de  la  pique 
et  du  mousquet. 

Dans  un  ballet  du  P.  Poréc,  les  Plaisirs  conduisent  l'Amour 
aveugle  vers  la  Mer  infidèle,  escortés  par  Momus,  le  Car- 
naval et  d'improbables  personnages  dénommés  par  le  livret  : 
les  Songes  Agiéablcs.  Que  de  grâces,  d'agréments  on  exi- 
geait de  ces  grands  dégingandés  de  collégiens  !  Faut-il  croire 
à  la  lettre  le  témoignage  de  Loret,  qui  rentre  chez  lui  ravi 
d'une  de  ces  princesses  mâles  : 

Cyaiié,  fort  jeune  princesse, 
Par  son  esprit  et  son  adresse 
Bonne  grûce  et  naïveté, 
Charma  des  cœurs  en  quantité. 

Nous  le  voulons  bien,  mais  nous  continuons  de  penser  avec 
Rollin  que  ces  travestissements  ((  ne  sont  pas  fort  honnêtes.  » 

Par  quel  prodige  d'inventions  di(lacti(|ues,  les  Pères  ren- 
daient-ils visibles  et  tangibles  ces  abstractions  -J^.ussi  froides 


HISTOIRE   DE  LA   LITTÉRATLKE  FRANÇAISE  499 

que  creuses  ?  Leur  ingéniosité  ne  s'y  épargnait  pas,  même  au 
prix  des  plus  grosses  dépenses. 

Décors  et  costumes  étaient  richement  apprêtés.  Le  Mercure 
décrit  la  toile  de  fond  qui  sei^vit  en  1748  :  elle  était  peinte  par 
Franklin  et  Labbé,  sous  la  direction  de  l'architecte  Blondel  ; 
elle  avait  cent  deux  pieds  de  longueur  sur  quarante-huit  de 
hauteur.  La  description  en  est  fastueuse  :  pilastres,  balustres, 
coupole,  niches,  statues  de  grands  hommes  peints  en  bronze 
antique,  rehaussé  d'or,  effets  saisissants  de  perspective,  rien 
n'y  laisse  à  désirer.  On  en  fit  la  gravure. 

Les  jésuites  ne  reculaient  devant  aucune  tentative  pour  as- 
surer l'éclat  de  leur  mise  en  scène.  Ils  montraient,  par  un  truc 
ingénieux,  Nabuchodonosor  changé  en  bêle  fauve  ;  des  chars 
ailés  promenaient  les  dieux  à  travers  les  airs,  on  voyait  le 
globe  terrestre  s'ouvrir  et  des  personnages  en  sortaient 
pour  danser  le  ballet;  on  voyait  encore  les  arbres  et  les 
rochers  danser  aux  accents  d'Orphée,  et  des  ballets  de 
singes  et  d'Indiens  ou  de  démons. 

Les  costumes  allégoriques  étaient  minutieusement  réglés. 
Nous  eussions  voulu  savoir  quelle  était  la  tenue  des  choristes 
dans  le  ballet  du  Triomphe  de  llnliniiil.  Nous  en  connaissons 
d'autres,  que  le  P.  Meneslrier  a  décrits  : 

a  On  heibille  les  villes  en  habit  d'amazone  de  la  couleiu*  des  émaux 
de  leurs  armoiries,  et  on  leur  donne  pour  coiffure  une  couronne  de 
tours.  Quelques-uns  sèment  leurs  vestes  des  pièces  de  leurs  blasons, 
comme  cello  de  Paris  qui  serait  couverte  de  petits  vaisseaux  ;  celle  de 
Lyon,  de  lions. 

«  Les  vents  s'habillent  de  plumes  h  cause  de  leur  légrrolé  ;  le  soleil 
de  toile  d'or  a\ec  une  chevelure  dorée  :  la  lune,  de  toile  d'argent,  et  Tun 
avec  un  masque  d'or  à  rayons,  Tautre  d'argent. 

((  J'ai  vu  une  fois  le  monde  agréablement  vêtu.  11  avait  pour  coiffure 
le  mont  Olympe,  et  son  habit  était  fait  en  table  géographique  ;  il  avait 
écrit  sur  le  sein,  à  Tendroit  ilu  cœur  GalUa,  sur  le  ventre  Gcnnania, 
sur  la  jambe  Ifalia,  parce  que  l'Italie  a  cette  figure  sur  la  cart-e  ;  sur 
le  derrière  Terra  Australia  incognita,  sur  un  bras  Hisimnia.  Le  sujet 
de  la  pièce  était  le  Monde  Malade.  Il  était  porté  par  Atlas  et  Hercule. 
Apollon  et  Esciilape  qui  sont  les  dieux  médecins  lui  lAtaiont  le  ponls  : 
Bacchus  et  Cérès  lui  donnaient  sa  nourriture  ;  Mars  le  devait  soigner,  n 

Et  ce  dernier,  bien  imprévu  dans  ce  milieu  d'éducateurs 
et  d^élèves  : 

"  L*Amour  doit  paraître  vêtu  de  couleurs  roses,    semé  de  coeurs 
enflammés,  les  yeux  voilés,  l'arc  en  mains,  la  trousse  sur  le  dos.  » 


500  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Oiiand  ces  petits  écoliers  ont  dansé,  ils  ont  si  chaud,  ils 
soufflent  tant,  et  ils  sont  si  rouges,  que  les  dames  s'apitoyent 
et  leur  envoient  des  rafraîchissements  (1). 

i.e  spectacle  n'était  pas  toujours  sur  la  scène,  mais 
quehiuefois  dans  la  salle. 

Les  mémoires  de  Collé  content  une  plaisante  aventure. 

C'était  le  jour  de  la  grande  tragédie  des  Jésuites. 

«  Mlle  du  Luc,  sœur  du  comte  du  Luc,  et  nièce  de  Tanciea 
archevêque  de  Paris  {M.  de  Vintimille),  leur  fit  une  malice 
(|iron  ne  peut  pas  appeler  une  malice  noire,  comme  on  va  le 
voir,  mais  une  polissonnerie  fort  puérile  et  peu  convenable 
à  son  âge  ;  elle  a  au  moins  trente  ans  et  beaucoup  d'esprit, 
dit-on  ;  ce  n'est  point  ce  trait-ci  qui  pourra  en  faire  preuve. 
Elle  était  placée  chez  MM.  de  Nicolaï,  ses  neveux,  dont  les 
fenêtres  donnent  sur  la  grande  cour^  au-dessus  d'un  grand 
amphithéâtre  réservé  pour  tous  les  religieux  qui  veulent  venir 
à  ce  spectacle.  On  en  voit  toujours  dans  cet  endroit  deux  ou 
trois  cents,  tant  jacobins,  carmes,  capucins  que  théatins,  cor- 
deliers,  récoUels,  barnabites. 

«  Aille  du  Luc  trouva  dans  la  chambre  de  ses  neveux  quel- 
c|ues  livjes  de  poudre  à  poudrer,  qu'elle  fit  voler  le  plus  loin  et 

1 

le  mieux  qu'elle  put  sur  ces  bons  Pères.  L'air  en  fui  un  instanl. 
obsK:urci,  et  un  moment  après  les  saints  personnages  se  trou- 
vèrent tout  poudrés  à  blanc,  exposés  à  la  risée  et  aux  huées 
des  écoliers  et  du  reste  du  public. 

('  Le  Père  de  la  Tour  eut  grand'peine  à  apaiser  toutes  ces 
orgueilleuses  révérences  qui  se  trouvaient  insultées  et  il  n'en 
vint  à  bout  ([u'en  leur  promettant  satisfaction,  et  de  faire  don- 
ner le  fouet  à  l'écolier  auteur  de  cette  espièglerie.  Mais  il 
ne  put  leur  tenir  parole,  quand  il  eut  reconnu  que  c'était 
Mlle  du  Luc  seule  (|ui  avait  fait  cette  niche,  qui  est  demeurée 
impunie,  un  Jésuite  ne  pouvant  naturellement  mettre  la  main 
sur  une  femme.  » 

Se  représente-t-on  ce  que  devaient  être  les  classes  des  deux 
derniers  mois  de  Tannée  scolaire  ?  Le  régent  aux  prises  avec 
la  tragédie  qu'on  attend  pour  la  répéter  ;  les  élèves  émancipés 

1    Collé,  D-^c    1748. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATLHE   FRANÇAISE  501 

jetant  aux  quatre  coins  de  l'étude  livres  et  dictionnaires; 
le  collège  transformé  en  foyer  de  théâtre,  et  le  vestiaire  des 
professeurs  en  «  salle  de  comité  »,  où  l'on  discute  s'il  serait 
plus  dramatique  que  Syrbophile  tuât  Eurythanès,  ou  que  Ca- 
riathès  fût  exilé  par  le  roi  des  Parthes  ?  Il  nous  semble  sur- 
prendre à  distance  des  colloques  étranges  au  cours  des  classes, 
entre  le  régent,  dont  tout  le  temps  a  été  pris  par  la  scène 
de  son  Jonathas  Macchabée,  et  l'écolier,  qui  n'a  pas  fait  son 
thème,  parce  qu'il  a  dû  apprendre  son  rôle  de  Rhombopou- 
los,  mais  qui  n'apprendra  pas  son  rôle,  si  on  le  force  à  faire 
son  thème. 

Voilà  le  malheureux  régent  à  la  merci  de  ses  interprètes, 
aux  prises  avec  les  pénibles  angoisses  d'un  directeur  obligé 
de  ménager  son  premier  rôle. 

Les  longs  corridors  sombres  du  collège  s'égayent  et  pren- 
nent de  vagues  aspects  de  coulisses.  On  y  sent  la  poudre  de 
jiz,  et  les  pots  de  fard  roulent  dans  les  coins.  A  la  porte  du 
réfectoire,  au-dessous  du  menu  de  la  semaine,  est  affiché  le 
tableau  des  amendes  avec  le  nom  des  délinquants  :  un  tel, 
pour  n'être  pas  venu  à  la  répétition  ;  un  tel  pour  avoir  fait 
une  tache  à  son  maillot  rose  de  Folie  :  un  tel,  pour  avoir  man- 
qué sa  rentrée  à  la  troisième  du  second;  un  tel  pour  avoir 
dérobé  le  casque  à  plumes  de  Pyrrhus  ;  un  tel  pour  avoir  fait 
un  trou  avec  son  coude  dans  le  globe  terrestre  du  ballet  ;  un 
tel  pour  s'être  fait  promener  par  les  corridors  sur  le  char  de 
la  Fortune  sans  permission.  Et  Y  Avis  final:  ce  soir,  à  huit 
heures,  on  répète  généralement  le  ballet.  En  vérité,  sommes- 
nous  au  collège? 

On  a  renoncé  à  ces  sornettes.  Et  l'on  a  bien  fait.  Le  P.  Pu- 
rée, Tun  des  apôtres  de  la  dramaturgie  scolaire,  défend  sa 
manie  par  des  arguments  de  ce  genre  :  «  Il  faut  habituer  à 
jouer  un  rôle  sur  la  scène  des  jeunes  gens  destinés  à  jouer, 
plus  tard,  un  rôle  dans  le  monde  ».  Voilà  la  condanmation  de 
ces  divertissements  d'ancien  régime  !  Ils  convenaient  niciTeil- 
leusement  à  la  jeunesse  studieuse  d'alors,  jeunesse  dorée,  «  les 
fils  des  héros  et  des  dieux  »,  comme  Gresset  appelait  ses 
élèves,  dont  la  grande  affaire  sera  de  faire  figure  dans  le 
monde,  de  mirer  leurs  talons  rouges  dans  les  parquets  cirés 


502  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

de  Fontainebleau  ou  de  Bagatelle.  Les  temps  sont  changés. 
L'éducation  s'est  répandue,  démocratisée.  11  ne  s'agit  plus 
de  former  des  comédiens  de  cour  dont  se  moquait  Saint-Si- 
mon. C'est  rhonneur  de  notre  époque  et  de  la  pédagogie  mo- 
derne que  maintenant,  au  collège,  on  ait  autre  chose  à  faire 
flue  jouer  Philedonus  ou  danser  le  ballet  de  l'Infinitif. 

Les  filles  aussi  eurent  leur  beau  temps  ;  il  fut  plus  court 
que  pour  les  garçons.  On  sait  avec  quel  éclat,  quelle  pompe, 
quel  faste  de  décor,  quelle  noblesse  dans  les  noms  des  inter- 
prètes, furent  jouées  à  Saint-Cyr  les  tragédies  de  Racine  :  An- 
dromaquc\  Esiher,  Athalie. 

C'étaient  pour  ces  tranquilles  jeunes  filles  des  joies  mal- 
saines, qui  amenèrent  des  complications  et  des  incidents. 

Elles  ne  voulaient  plus  chanter  à  la  messe  pour  ne  pas  gâter 
leur  voix  ;  elles  devenaient  mondaines,  discoureuses,  mu- 
tines ;  elles  refusaient  de  balayer  ;  et  il  y  a  des  lettres  de 
Mme  de  Maintenon  qui  sont  d'une  dureté  étonnante,  et  par 
lesquelles  elle  s'appliqua  à  les  faire  rentrer  dans  le  devoir.  Il 
y  eut  même  des  intrigues.  Trois  des  pensionnaires  voulurent 
empoisonner  une  de  leurs  maîtresses  qui  surveillait  de  trop 
près  leur  correspondance.  Mlle  de  jMarcilly  eut  une  aventure 
avec  M.  de  \  illelte;  et  le  scandale  se  termina  par  un  mariage. 
Mlle  de  Saiiil-Osmane  fut  punie  de  sa  légèreté  et  enfermée  au 
couvent  où  elle  dut  porter  une  vocation  bien  douteuse.  Ce 
sont  ces  épisodes  qui  ont  ïourni  à  Alexandre  Dumas  pèi'e 
l'idée  première  de  sa  comédie  :  Les  Demoiselles  de  Sainl- 
Cyr.  Us  sont  racontés  tout  au  long  dans  un  petit  vaudeville 
très  gai,  aujourd'hui  bien  oublié,  de  Deforge,  Leuven  et  Ro- 
che, joué  au  Palais-l{oyal,  en  1835,  On  y  assiste  à  la  répétition 
d'EslIier  dans  le  dortoir  de  Saint-Cvr.  Ces  demoiselles  chan- 
taient,  sur  l'air  de  lEcu  de  six  Irancs,  en  parlant  de  Racine  et 
de  Mme  de  Maintenon  : 

Du  succès  il  a  l'habitude 
Pour  eUe  s'il  n'avait  pas  fait 
Un  chef-d'œuvre,  alors  il  faudrait 
Qu'il  eût  bien  de  l'ingratitude. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  S03 

Et  on  reprenait  en  chœur  sur  Tair  du  Galop  de  Gustave  : 

Devant  la  cour 

En  ce  beauxjour 
Nous  jouons  une  tragédie. 
D'être  applaudis,  ah  !  quel  bonheur  ! 
Et  par  la  cour  l  c'est  très  llatteur. 

Des  mousquetaires  s'introduisaient  sous  le  déguisement  de 
jardiniers  et  de  coiffeurs,  et  une  mutinerie  finale  se  termi- 
nait par  plusieurs  mariages. 

Esther  ne  disparut  jamais  du  répertoire  de  Saint-Cyr.  Elle 
fut  jouée  en  1731,  devant  la  reine  Marie  Leczinska  (jui  y 
bâilla  ;  en  1750,  devant  et  pour  les  dauphines,  qui  demandèrent 
à  Racine  le  fils  de  tenir  le  rôle  de  surveillant  et  de  directeur 
qui  avait  appartenu  au  père. 

La  pièce  ne  fit  son  appai'ition  au  théûlre  qu'en  1721. 

Après  les  brillantes  et  mondaines  journées  d'Esther  et 
d\Alhalie,  Mme  de  Maintenon  prit  ombrage  de  tant  de  succès 
et  les  représentations  se  bornèrent  à  des  entretiens,  à  des 
à-propos,  des  proverbes  édifiants,  des  actes  intructifs,  des  co- 
médies morales,  œuvres  de  dames,  de  religieuses  ou  d'élèves. 
Saint-Cyr  représenta  encore  le  Jonathas  de  Duché,  et  quel(|ues 
conversations  écrites  par  Mme  de  Maintenon,  reproduisant 
ses  entretiens  vrais  ou  supposés  avec  les  demoiselles,  et  des- 
tinées à  répandre  d'utiles  vérités  sur  l'ordre,  le  courage,  les 
vertus  cardinales,  les  proverbes  les  plus  utiles  :  En  forrjeani 
on  devient  forgeron  ;  sur  la  nécessité  pour  une  fille  d'appren- 
dre à  tenir  sa  maison,  dans  Les  femmes  font  et  défont  les  mai- 
sons, où  deux  servantes,  Justine  et  Suzanne,  se  rencontrent 
au  marché,  et  font  un  tableau  comparatif  des  ménages  où 
elles  sont  en  service.  Mme  du  Château  est  une  excellente 
femme  d'intérieur  ;  Mme  «le  Rémont  est  une  gaspilleuse  ;  leurs 
amies  communes,  Mme  Duvernois,  Mme  Clairfayt,  admirent 
lune,  plaignent  l'aulre  ;  l'économie  domestique  de  Tune  est 
récompensée,  le  gasi)illage  de  l'autre  est  puni,  et  ce  sont  les 
deux  servantes  (pii  résument  la  morale  de  l'affaire. 

Et  ainsi  de  même  pour  la  Droiture,  pour  les  Réi)rimandes. 
C'est  le  tliéàiri»  enfantin  et  moral,  sur  lequel  prendront  modèle 
Mme  de  Genlis  et  Berquin. 


504  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉIUTUUE   FRANÇVISS 

Ces  représentations  eurent  lieu  à  huis  clos,  et  dans  Tinti- 
mité  du  couvent  :  on  réservait  pour  les  fils,  le  gala  des  grandes 
séances  présidées  par  le  roi  au  collège;  les  filles  ne  valaient 
ni  tant  d'honneur,  ni  tant  d'embarras,  tout  étant  assez  bon 
pour  elles  dans  l'esprit  de  nos  sévères  aïeux.    ^ 

Elles  avaient  pourtant  des  représentations  l^rillantes  et  de 
belles  toilettes.  Malgré  cette  intimité  fermée,  écoulez  la  prin- 
cesse Massalska  raconter  ces  fameuses  journées: 

«  Nous  résolûmes  en  ce  temps  de  donner  un  spectacle  à 
Mme  de  Rochechouart,  pour  sa  fête  qui  arrivait  le  15  août,  car 
elle  se  nommait  Marie.  Nous  voulions  mettre  plus  de  soins 
que  jamais  pour  que  cette  fête  eût  du  succès.  Nous  donnâmes 
donc  Eslher,  Je  jouai  ce  rôle.  Mlle  de  Choiseul  fut  Mardo- 
chée;  Mlle  de  Chûtillon,  Assuérus,  et  Mlle  de  Chauvignie, 
Aman.  On  nous  dessina  nos  costumes  d'après  ceux  de  la  Co- 
médie-Française. J'avais  un  habit  blanc  et  argent,  dont  la  jupe 
était  tout  agrafée  en  diamants  du  haut  en  bas,  car  j'en  avais 
pour  plus  de  cent  mille  écus,  ayant  tous  ceux  de  Mmes  de 
Mortemart,  de  Grammont  et  de  Mme  la  duchesse  de  Choiseul. 
Ce  fut  la  vicomtesse  de  Laval  qui  m'habilla.  J'avais  un  man- 
teau de  velours  bleu  pâle  et  une  couronne  d'or.  Toutes  les 
pensionnaires  des  chœui^s  avaient  des  robes  de  mousseline 
blanches  et  des  voiles.  » 

C'était  La  Harpe,  fort  goûté  alors,  qui  avait  composé  les 
vers  du  prologue. 

Il  y  avait  d'autres  réjouissances. 

A  ces  fêtes  du  couvent,  d'anciennes  pensionnaires,  demeu- 
rées en  relations  de  lettres  avec  leurs  amies,  étaient  admises. 
Ces  anciennes,  par  permission  de  l'archevêque,  rentraient 
pour  un  jour,  en  l'honneur  de  la  fête  de  la  supérieure. 

Tout  est  en  mouvement;  les  élèves  ont  mis  l'uniforme  des 
grands  galas,  la  salle  commune  est  ornée  de  fleurs,  le  réfec- 
toire sent  bon  les  friandises.  Sur  une  scène,  on  joue  une  petite 
pièce  de  théûtre  avec  chœurs  de  jeunes  filles,  puis  on  danse, 
on  rit,  on  cause  :  ces  fillettes  s'enivrent  de  gaieté,  de  liberté, 
de  changement  d'habitudes. 

«  Le  docteur  !  le  docteur.  » 

C'est  l'heure  du  médecin  (|ui  vient  pour  visiter  ses  petites 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  305 

malades  à  l'infirmerie.  Les  plus  osées  vont  le  chercher,  l'in- 
vitent à  la  partie  et  voilà  cet  homme  noir  mêlé  à  la  fête  vir- 
ginale, entraîné  sous  un  cloître  décoré  de  guirlandes  de  ver- 
dure, où  est  établie  une  sorte  de  foire;  là  de  jeunes  professes 
vendent  des  chansons,  distribuent  des  gâteaux,  tirent  une  lo- 
terie, disent  la  bonne  aventure  ;  à  côté,  c'est  un  chaste  con- 
cert avec  clavecin  et  guitare.  A  Tarrivée  de  la  perruque 
du  docteur,  les  novices  baissent  leur  voile,  les  grandes  pen- 
sionnaires regardent  si  leur  parure  n'est  pas  dérangée,  cha- 
cune s'examine  et  se  compose,  l'entrain  se  fige;  le  médecin 
part,  la  joie  renaît,  et  si  chacune  est  satisfaite  de  le  voir 
s'éloigner,  chacune  aussi  eût  été  fâchée  qu'il  ne  fût  pas  venu. 

A  Notre-Dame-aux-Bois,  pendant  le  carnaval,  il  y  avait  bal 
au  couvent.  Ce  jour-là,  on  quittait  l'uniforme  et  les  élèves  re- 
vêtaient la  robe  de  soirée.  Il  venait  du  dehors  des  jeunes  fem- 
mes du  monde,  qui  faisaient  parfois  la  partie  de  demeurer  au 
couvent  jusqu'au  lendemain  matin. 

Le  ballet  et  la  tragédie  n'étaient  pas  négligés;  on  répétait 
les  rôles  à  toutes  les  récréations. 

Le  théâtre  était  au  fond  du  jardin  «  près  de  l'ancienne  infir- 
merie des  pestiférées  »,  la  salle  était  «  très  jolie  et  il  y  a  beau- 
coup de  décors  ». 

Le  public  se  composait  des  mères  des  élèves  et  de  leurs 
amies.  C'était  un  événement.  La  petite  Hélène  de  Massalska 
nous  conte  ces  brillants  événements  : 

«  Nous  étions  en  tout  cinquante-cinq  qui  dansions  ;  Mlle 
de  Choiseul,  dansait  Orphée;  Mlle  de  Damas,  Eurydice,  moi 
l'Amour,  xMlles  de  Chauvigny  et  de  Monlsauge,  deux  sui- 
vantes. Il  y  en  avait  dix  pour  Tentrée  funèbre  ;  dix  pour  les 
Furies,  dix  pour  les  suivants  d'Orphée,  dix  pour  ceux  d'Eu- 
rydice et  dix  pour  la  cour  d'amour. 

«  Cet  hiver-làj  nous  jouâmes  aussi  Polyeucle,  Mlle  de 
Choiseul  fit  Sévère;  cela  réussit  fort  bien.  Aussi,  bientôt  après 
on  nous  fit  étudier  le  Cid;  je  jouai  Rodrigue,  et  enfin  Cornélie 
dans  la  Mort  de  Pompée,  » 

Pour  les  jours  de  pluie,  on  montait  (|uel(iues  scènes  em- 
pruntées au  Magasin  des  enlanls  de  Mme  Leprince  de  Beau- 
monl,  modèle  d'histoires  enfantines,    leçons    de    choses  qui 


506  insToiiit:  de  la  littérature  française 

réalisent  ritléal  des  insiruclions  indirectes   préconisées  par 
Fénclon. 

Nous  pouvons  en  citer  celle  page  ([ui  n'est  pas  sans  intérêt. 
Mlle  Bonne  vient  de  narrer  le  conte  Les  Trois  souhaits  que 
le  paysan  et  sa  femme  ont  si  mal  utilisés. 

LADY  MARY,   ciliq    ttnS. 

Si  j'avais  la  liberté  de  souhaiter  quelque  chose,  je  souhaiterais  d*«Hre 
tout  diin  coup  la  plus  savante  du  monde. 

m"'  bonne 

Mais,  ma  chère,  cela  no  serait  pas  assez  :  il  faudrait  encore  souhaiter 
de  faire  un  bon  usage  de  votre  science,  car  sans  cela  eUe  pourrait 
servir  h  vous  rendre  plus  sotie,  plus  orgueilleuse  et  plus  méchante, 

LADY   CHAHLOTTE,    Sept    anS. 

Et  moi,  je  souhaiterais  de  devenir  la  meilleure  de  toutes  les  filles, 
car  j'ai  beaucoup  de  peine  à  n'être  plus  méclianle. 

m"'  bonne 

Il  n'y  a  rien  à  dire  à  ce  souhait  ;  il  est  parfaitement  bon.  Mais,  ma 
chère,  il  y  a  encore  uu  autre  avantage  que  vous  ne  connaissez  pas. 
Je  suppose  que  vous  souhaitiez  d'être  belle,  d'être  riche,  ou  quelque 
autre  avantage  ;  vous  aui'cz  beau  souhaiter  toute  votre  vie,  vous  ne 
serez  jamais  ni  plus  riche  ni  plus  belle.  Los  souhaits  que  nous  faisons 
ne  nous  avancent  de  rien.  Mais  sitùl  qu'on  souhaite  vérilablement 
d'être  bonne  et  \erfueuse,  on  cnnnnence  h  le  devenir,  et  on  prend 
toute  la  peine  nécessaire  pour  cela  :  car  ils  n'y  a  personne,  même 
parmi  les  plus  inéchanles,  qui  ne  suuliaitàt  de  dexenir  vertueuse  tout 
d'un  coup,  pourvu  qu<^  cela  ne  donnât  aucune  peine  ;  mais  si  l'on 
souhaite  véritablement  de  devenir  bonne,  on  en  prend  les  moyens. 
Dites-moi,  Lady  Charlotte,  n'est-il  pas  vrai  que  vous  souhaiteriez  d'être 
bonne  tout  d'un  coup,  pour  être  débarrassée  de  la  peine  de  corriger 
vos  défauts. 

lauy  charlotte 

Tout  justement,  ma  Bonne,  je  crois  (|ue  vous  devinez.  Quand  je  pense 
à  la  peine  que  j'aurai  à  devenir  d(juc(',  cela  m'effraye.  Je  vous  assur*.- 
que  je  i)rends  bcMucoup  de  peine,  et  rinalgré  cela,  à  tous  moments 
je  fais  des  faules,  j'ai  peur  de  ne  me^  corriger  jamais. 

m"'  bonne 

C'est  la  paresse  qui  vous  donne  cette  peur,  ma  bonne  amie.  Retenez 
bien  qu'on  se  corrige  toujours  quand  on  répare  ses  fautes.  Si  vous 
vouliez  aller  d'ici  à  Kensinglon  et  que  vous  tombassiez  à  chaque  pas, 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉR.VTURE   FRANÇAISE  507 

VOUS  seriez  sans  doute  bien  longtemps  à  faire  le  chemin  ;  mais  enftn 
vous  arriveriez,  pourvu  que  vous  eussiez  soin  de  vous  relever.  Si,  au 
contraire,  vous  disiez  :  Je  tombe  trop  souvent,  et  cela  me  donne  trop 
de  peine  à  me  relever,  ainsi  je  veux  rester  à  terre,  certainement  vouô' 
n'arriveriez  jamais.  Il  en  est  ainsi  du  voyage  que  nous  faisons  pour 
acquérir  la  vertu  :  nous  arriverons  un  jour,  pourvu  que  nous  ne  res- 
tions pas  à  terre  par  paresse. 

LADY  CHARLOTTE 

Je  ne  croyais  pas  être  paresseuse,  ma  Bonne,  j'aime  à  travailler, 
à  apprendre  par  cœur  et  je  sais  une  grande  leçon  de  géographie. 

m"*  bonne 

On  peut  être  paresseuse,  quoiqu'on  aime  à  travailler  et  à  apprendre, 
mais  d*une  paresse  d'esprit  qui  est  dangereuse,  car  elle  vous  ôte 
le  courage.  Voyons  donc  cette  leçon  de  géographie  ? 

Comme  tous  ces  entretiens  moraux  entre  petits  enfants  bien 
sages  devaient  ennuyer  leurs  jeunes  actrices,  qui  hésitaient 
entre  rétonnement  d'entendre  ces  jeunes  personnages  expri- 
mer si  bien  des  sentiments  si  louables,  et  le  désespoir  d'arri- 
ver jamais  à  leur  ressembler. 


Tallemant  écrivait  en  1657  : 

«  Il  y  a  il  cette  heure  une  incominndité  épouvantable  à  la  comédie, 
c'est  que  les  deux  côtés  du  tiiéàtrt'  sont  tout  pleins  de  jeunes  gens 
assis  sur  des  chaises  de  paille  ;  —  cola  giVte  tout,  et  il  ne  faut  quel- 
quefois qu'un  insolent  pour  tout  troubler.  » 

Cet  insolent,  nous  le  connaissons;  c'est  ce  fâcheux  si  joh- 
ment  mis  en  scène  par  Molière,  et  dont  Eraste  maudit  la 
tenace  imporlunité  : 

J'étais  sur  le  théâtre  en  humour  d'écouter 
La  pièce  qu'à  plusieurs  j'avais  ouï  vanter... 
Mais  l'honnue  pour  s'asseoir  a  fait  nouveau  fracas; 
Et,  traversant  encor  le  tliéAtro  ù.  grands  pas 
Bien  que  dans  les  côtés  il  ])ût  étro  h  sou  ai.:  , 
Au  milieu  du  devant  il  a  planté  sa  chaise, 
Et  de  son  large  dos  morguant  les  spectateurs. 
Aux  trois  quarts  du  parterre  a  caché  les  acteurs. 

C'est  un  cousin  du  marquis  de  Regnard,  qui  vient  au  spec- 
tacle pour  qu'on  le  voie  peigner  sa  perruque,   prendre  son 


508  IIISTOIRK   DE   L\   LITTÉRATIHE   FRANC  VISE 

tabac  et  faire  son  carrousel  sur  le  théâtre  :  «  Moi,  dans  les 
loges  !  oh  !  je  vous  baise  les  mains.  Je  n'entends  pas  la  co- 
médie dans  une  loge,  comme  un  sansonnet.  Je  veux,  mordi  ! 
qu'on  me  voie  de  la  tête  aux  pieds  ;  et  je  ne  donne  mon  écu 
que  pour  cela.  » 

Il  était  incommode  pour  les  acteurs,  de  jouer,  et,  pour  les 
spectateurs,  d'entendre  au  milieu  d'une  galerie  aussi  bruyante; 
la  pièce  était  souvent  interrompue  par  les  éclats,  les  rires, 
Ifes  extravagances,  les  caquetages,  les  embrassades  frivoles  de 
ces  petits  marquis,  a  familiers  jusqu'à  se  tutoyer  »  même 
sans  se  connaître,  comme  celui  qui  rencontre  un  jour  sur  la 
scène  le  comte  Louis  de  Aarbonne,  et  lui  dit  à  brùle-pour- 
point  :  ((  bonjour,  mon  ami,  comment  te  portes-tu?  »  Le 
comte  ne  s'étonna  point  et  repartit  sur-le-champ  :  «  A  mer- 
veille, mon  ami,  et  toi,  comment  t'appelles-tu  ?  » 

Tantôt  c'est  un  petit  maître  (jui  trouve  plaisant  d'amener 
sur  la  scène  son  chien  avec  lui,  un  chien  savant  ;  tantôt  c'est 
quelque  puissant  duc  donnant  tout  haut  à  l'acteur  des  con- 
seils sur  son  art,  ou  récitant  un  madrigal  à  Rodogune  ou  à 
Lisette  qui  sort  de  scène.  On  avait  peine  à  obtenir  le  silence. 
Baron,  quand  il  était  en  scène,  avait  imaginé,  pour  faire  taire 
ses  bruyants  voisins,  de  se  tourner  vers  eux  et  de  leur  réciter 
dans  le  visage  les  vers  de  son  rôle. 

C'est  pis  encore  les  jours  de  représentation  extraordinaire, 
où  les  femmes  elles-mêmes  veulent  prendre  place  près  des 
coulisses  pour  mieux  voir  et  pleurer  de  plus  près.  On  vit  ce 
spectacle  à  la  Judith  de  Boyer.  Lesage  s'en  souvient: 

c(  Imaginez-vous  deux  cents  dames  assises  sur  des  banquettes  où 
Ton  ne  voit  généralement  que  des  hommes,  et  tenant  des  mouchoirs 
étalés  sur  leurs  genoux,  pour  essuyer  leurs  yeux  dans  les  endroits 
touchants  !  Je  me  souviens  surtout  qu'il  y  avait  au  quatrième  acte 
une  scène  où  elles  fondaient  en  pleurs,  et  qui,  à  cause  de  cela,  fut 
appelée  la  scène  des  mouchoirs.  Le  parterre,  où  il  y  a  toujours  des 
rieurs,  au  lieu  de  pleurer  avec  elles,  s'égayait  à  leurs  dépens.  » 

Le  mal  élait  grave.  On  chercha  le  remède.  Une  barrière  fixe 
fut  installée  au-devant  des  banquet  les  de  la  scène,  pour  assurer 
aux  acteurs  un  espace  libre,  qui  cessât  d'être  exposé  aux  em- 
piétements des  chaises  et  des  spectateurs.  Défense  fut  faite 
de  franchir  la  barre.  Des  exempts  prenaient  les  noms  des  gens 


UJSTOlUi::   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  509 

à  qui  une  curiosité  trop  indiscrète  faisait  dépasser  les  limites. 
Celle  mesure  fut  insuffisante.  Le  voisinage  des  acteurs  et  du 
public  derrière  la  rampe,  les  conversations,  les  allées  et  ve- 
nues, nuisaient  à  l'effet  et  distrayaient  le  public. 

L'hilarité  s'empara  un  soir  de  la  salle  tout  entière:  un 
gros  traitant,  qui  s'était  assoupi  sur  sa  chaise,  son  chien  sur 
ses  genoux,  avait  posé  sur  la  tête  de  l'innocente  bête,  sa  per- 
ruque, qui  lui  tenait  trop  chaud.  Il  n'en  fallait  pas  plus  pour 
ruiner  une  tragédie. 

L'abbé  de  Pure  proposa  un  moyen  décisif.  11  fut  d'avis  «  de 
tenir  le  théâtre  vide  et  de  n'y  souffrir  que  les  acteurs.  Le  monde 
qui  s'y  trouve  ou  qui  survient,  tandis  qu'on  joue,  y  fait  des 
désordres  et  des  confusions  insupportables.  Combien  de  fois, 
sur  ces  morceaux  de  vers  :  Mais  le  voici,  ou  Mais  /e  le  vois, 
a-t-on  pris  pour  un  comédien  et  pour  le  personnage  qu'on  at- 
tendait, des  hommes  bien  faits  et  bien  mis  qui  entraient  alors 
sur  le  théâtre,  et  qui  cherchaient  des  places  après  même  plu- 
sieurs scènes  déjà  exécutées  ?  » 

L'obstacle  était  d'ordre  financier  :  frais  d'installation,  de  tra- 
vaux dans  la  salle  et  sur  la  scène,  et  surtout  diminution  forcée 
de  la  recette  par  la  suppression  d'un  grand  nombre  de  places. 
Or,  à  une  épo((ue  où  le  théâtre  rapportait  peu,  où  la  lit- 
térature ne  suffisait  pas  pour  faire  vivre,  où  les  gens  de  lettres 
ne  subsistaient  que  de  pensions,  fruits  de  leurs  flatteries  et 
de  leurs  dédicaces,  des  raisons  aussi  graves  étaient  faites 
pour  retarder  indéfiniment  un  projet  qui  portail  atteinte  à  la 
caisse.  Aussi  n'est-on  pas  étonné  de  retrouver  en  1730  le  même 
état  de  choses.  Rien  n'a  été  fait,  et  Voltaire  déplore  encore, 
dans  son  discours  à  Bolingbroke  sur  le  Brulus,  l'encombre- 
ment de  la  scène. 

«  Les  bancs  qui  sont  sur  le  théâtre,  destinés  au  spectateur,  rétré- 
cissent la  scène  et  rendent  toute  action  presque  impraticable.  Co 
défaut  est  cause  que  les  décorations,  tant  recommandées  par  les 
anciens,  sont  rarement  convenables  à  la  pièce.  Il  empêche  surtout 
que  les  acteurs  ne  passent  d'un  appartement  dans  un  autre  aux  yeux 
des  spectateurs,  comme  les  Grecs  et  les  Romains  le  pratifpiaient  sage- 
ment, pour  consacrer  à  la  fois  l'unité  de  lieu  et  la  vraisemblance.  » 

Ce  triste  inconvénient  menaçait  de  s'éterniser.  Le  théâtre 


310  iJJSTOiRE   DE   LA   LITTÉUATIRE   FRANÇAISE 

ne  pouvait  plus  compter  pour  en  être  délivré  ciue  sur  sa  bonne 
fortune.  Celle-ci  le  servit  enfin,  en  1759. 

Un  jeune  seigneur  se  rencontra,  qui  leva  les  difficultés  avec 
une  générosité  qui  lui  fait  honlieur.  Le  comte  de  Lauraguais, 
homme  intelligent  et  dévoué  aux  lettres,  ému  des  instances  de 
Voltaire  et  de  Lekain,  se  déclara  prêt  à  couvrir  les  frais  que 
devait  entraîner  la  suppression  des  balcons. 

La  campagne  fut  vivement  menée. 

Lekain  rédigea  un  Mémoire  qui  lend  à  prouver  la  nécessiic 
de  supprimer  les  banquettes  de  dessus  le  théâtre  de  la  Comé- 
die-Française, en  séparant  ainsi  les  acteurs  des  spectateurs 
(29  janvier  1759). 

Il  y  disait  :  «  Ne  nous  paraît-il  pas  à  nous-mêmes  de  la  der- 
nière absurdité  de  voir  figurer  sur  notre  théûtre  les  pères  de 
la  Grèce  et  de  Rome  avec  nos  jeunes  colonels,  nos  élégants  se- 
nateurs,  nos  opulents  financiers,  et  leurs  plus  riches  inten- 
dants? » 

Et  plus  loin:  «  Los  acteurs  étant  aujourd'hui  coudoyés,  dé- 
chirés et  distraits  par  le  tourbillon  des  spectateurs  qui  les  en- 
vironnent, il  n'est  pas  possible  qu'ils  ne  perdent  le  fruit  de 
leur  travail.  Ce  vice  est  encore  bien  plus  dangereux  pour  les 
jeunes  actrices;  car  leur  ajustement,  leurs  i)ompons,  leurs 
grâces,  ou  naturelles  ou  forcées,  sont  les  moindres  objets  des 
satires  qu  elles  sont  contraintes  d'essuyer.  » 

\'oltaire  s'employa  avec  chaleur  dans  celte  affaii'c  qui  ser- 
vait d'ailleurs  ses  desseins,  et  son  désir  de  replacer  les  person- 
nages dramatiques  dans  leur  milieu,  de  faire  entrer  le  décor 
et  le  costume  pour  une  part  dans  l'art  du  théâtre,  de  ne  plus 
.voir  jouer  l'empereur  Auguste  en  pourpoint  et  en  canons,  por- 
tant l'ample  perrucpie  bordée  de  fouilles  de  laurier. 

Otte  cause  avait  pour  elle  l'opinion  publique.  Ce  ([uo  \o\- 
tairo  pensait,  bien  d'autres  le  pensaient  aussi,  et  cette  ques- 
tion eut  l'heureux  privilège  de  réunir  dans  une  même 
conformité  d'idées  deux  hommes  qui  jugeaient  rarement  de 
même.  Voltaire  et  Fréron.  Ce  dernier  écrivait  vers  le  même 
temps  : 

((  Ln  Conié(li«^-Française  donna  lo  samedi  31  mars  pour  sa  chMure, 
la  touchciiite  Irogédie  des  Troyennes,  de  M.  de  Chutoaubrun.  M.  Bri- 


HISTOIRE   DE  LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  311 

zard,  acteur  qui  se  fait  goûter  de  pins  en  plus,  prononça  entre  les 
deux  pièces,  le  compliment  d'usage  qui  fut  applaudi  à  rordinaire.  Ce 
que  ce  compliment  avait  de  particulier,  c'est  qu'on  annonça  un  grand 
changement  dans  ce  spectacle  par  la  suppression  des  banquette -o  qai 
rétrécissaient  la  scène,  incommodaient  les  acteurs  et  détruisaient  Til- 
iusion.  On  a  travaillé  jour  et  nuit  pendant  les  trois  semaines  de 
vacances,  et  le  lendemain  de  Quasimodo,  jour  de  la  rentrée,  tout  Paris 
a  vu,  avec  une  satisfaction  que  je  ne  puis  vous  exprimer,  le  premier 
de  nos  théâtres,  notre  théâtre  par  excellence,  tel  qu'on  le  désirait 
depuis  si  longtemps,  c'est-ù-dire  délivré  de  cette  portion  brillante  et 
légère  du  public,  qui  en  faisait  l'ornement  et  l'embarras,  de  ces  gens 
du  bon  ton,  de  ces  jeunes  officiers,  de  ces  magistrats  oisifs,  de  ces 
petils-maltres  chaiTnants  qui  savent  tout  sans  rion  apprendre,  qui 
regardent  tout  sans  rien  voir,  qui  jugent  de  tout  sans  rien  écouter; 
de  ces  appj^éciateurs  du  mérite  qu'ils  méprisent,  de  ces  protecteurs 
des  talents  qui  leur  manquent,  de  ces  amateurs  de  l'art  qu'ils  igno- 
rent. La  frivolité  française  no  controstera  plus  ridiculement  avec  la 
gravité  romaine.  Le  marquis  de  "**  ne  donnera  plus  des  coups  de 
coude  à  Caton,  et  le  chevalier  de  *"  sera  placé  dans  l'cloignement  où 
il  convient  qu'il  soit  d'Achille,  de  Nérestan,  de  Châtillon.  » 

On  se  mit  à  l'œuvre  aussitôt.  Les  vacances  de  Pàcjues  furent 
employées  à  opérer  cette  transformation. 

«  Les  comédiens  fraiiçais,  dit  Collé,  font  travailler  à  changer  la 
forme  de  leur  salle,  pour  qu'il  n'y  ait  plus  de  monde  sur  le  théâtre. 
Les  ouvriers  s'en  sont  emparés  samedi  31  courant  ;  ils  y  travaillent 
jour  et  nuiL  M.  le  conite  de  Lauraguais  est  la  cause  de  cet  heureux 
changement.  Il  y  a  quelques  mois  qu'un  architecte  ou  un  artiste  quel- 
conque, lui  fit  voir  un  plan  pour  arranger  la  salle  des  Freuiçais  de 
façon  qu'il  n'y  ait  plus  de  spectateurs  sur  le  théâtre  :  il  le  fit  commu- 
niquer aux  comédiens  qui  l'approuvèrent  et  lui  firent  dire  que  quoi- 
qu'ils perdissent  et  diminuassent  très  fort  leur  recette  par  le  nouvel 
arrangement,  ils  l'adopteraient  pourtant  s'ils  avaient  de  quoi  faire 
la  dépense  nécessaire.  M.  de  Lauraguais  a  offert  la  somme  de 
12.000  livres,  à  laquelle  l'entrepreneur  a  assuré  que  cela  monterait 
tout  au  plus.  On  prétend  aujourd'hui  que  cette  dépense  passera 
40.000  et  on  imagine  que  cela  fera  contestation  entre  M.  de  Laura- 
guais et  les  comédiens,  qui  dimnt  qu'ils  n'ont  consenti  à  ce  change- 
ment que  sous  la  condition  ([u'il  ne  leur  en  coûterait  rien,  et  cela 
me  parait  assez  juste.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  le  plus  grand  service 
que  l'on  puisse  rendre  au  théâtre,  que  de  débarrassée  la  scène  de 
nos  insipides  spectateurs,  qui  nous  ôtaient  toute  l'illusion  des  poèmes 
dramatiques.  » 

Un  mois  après,  il  constatait  l'effet  produit  par  cette  inno- 
vation : 

"  Le  lundi  30  du  courant,  nous  dit-il,  je  fus  voir  la  salir-  de  la  Comé- 
die-Française sur  le   théâtre  de  laquelle  on  ne  souffrira  plus  per- 


512  HISTOIRE   DE  LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

sonne  ;  Dieu  veuille  que  cela  dure  î  Cela  fait  le  meilleur  effet  du 
monde  ;  je  crus  même  m'apercevoir  que  l'on  entendait  iniininient 
mieux  la  voix  des  acteurs.  L'illusion  théâtrale  est  actuellement  entière. 
on  ne  voit  plus  César  prêt  à  dépoudrer  un  fat  assis  sur  le  premier 
rang  du  théâtre,  et  Mithridate  expirer  au  milieu  de  tous  gens  de 
notre  connaissance  ;  Tombre  de  Ninus  heurter  et  coudoyer  un  fermier 
général,  et  Camille  tomber  morte  dans  la  coulisse  sur  Marivaux  et 
sur  Saint-Foix,  qui  s'avancent  ou  se  reculent  pour  se  prêter  à  l'as- 
sassinat de  cette  Romaine  par  la  main  d'Horace,  son  frère,  qui  fait 
rejaillir  son  sang  sur  ces  deux  auteurs  comiques.  Cette  nouvelle 
forme  de  théâtre  ouvre  aux  tragiques  une  nouvelle  carrière  pour 
jelor  du  spectacle,  de  la  pompe  et  plus  d'action  dans  le  poème.  Le 
costume  dans  les  habillements,  que  Clairon  a  établi  depuis  quelques 
années,  ne  contribue  pas  peu  encore  <'i  rendre  l'illusion  complète.  A 
présent  nous  avons  les  habits  tragiques  dans  le  costume  et  point  de 
comédiens  ;  au  lieu  que  dans  le  temps  nous  avions  d'excellents  comé- 
diens et  point  ces  habits.  » 

Relirons  ce  dernier  trait,  celte  flèche  de  Parthc  décochée  par 
habitude.  L'approbation  fut  générale. 
Grimni  est  enchante  : 

«  On  a  enfin  réussi  à  bannir  tous  les  spectateurs  du  théâtre  de  la 
Comédie-Française,  et  à  les  reléguer  dans  la  salle  où  ils  doivent  être. 
C(^  changement  s'est  fait  pendant  la  clôture,  et  c'est  M.  le  comte  de 
Lnuraguais  qui  en  a  fait  la  dépense.  Cette  opération  non  seulement 
obligera  les  acteurs  de  décorer  leur  théâtre  plus  convenablement, 
niais  elle  entraînera  une  révolution  dans  le  jeu  théâtral.  Lorsque  les 
acteurs  ne  seront  plus  resserrés  par  les  spectateurs,  ils  n'oseront 
plus  se  ranger  en  rond  comme  des  marionnettes.  » 

Voltaire  dans  l'Epître  dédicaloire  de  YEcossaise,  entonne 
un  hymne  à  la  louange  du  comte  de  Lauraguais,  dont  le  tort 
fut  de  vouloir  s'essayer  sur  les  planches  qu'il  avait  déblayées. 
Il  se  crut  un  homme  de  théâtre  pour  avoir  arpenté  la  scène,  la 
toise  en  main.  Près  de  la  pile  des  mémoires  d'entrepreneurs 
entassés  sur  sa  table,  il  déposa  un  jour  le  manuscrit  d'une 
Il)hi(jcnie  en  Tauride.  Il  fut  injouable. 

Il  ne  faut  pas  s'exagérer  la  portée  de  celle  réforme.  Elle 
exposait  le  Ihéatre  à  un  danger  dont  l'imminence  inquiète  déjà 
les  rriticiues  du  xvin*  siècle. 

Fréron  l'a  énoncée  dès  le  premier  jour  : 

«(  J'applaudis  sincèrement  ti  cette  innovation.  Mais  je  ne  puis  vous 
dissimuler  les  alarmes  qu'elle  me  donne.  J'ai  peur  que  nos  poètes 
dramatiques  ne  s'écnrtent  des  anciennes  règles;  qu'ils  ne  perdent 
de  vue  la  route  noble  et  simple  des  Corneille  et  des  Racine  ;  qu'ils 


\ 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  513 

n'abusent  de  cet  agrandissement  de  la  scène  pour  niiiltiplicr  les  évé- 
nements tragiques,  les  coups  de  théâtre,  les  situations  pittoresques, 
les  poignards,  les  tombeaux,  les  spectres,  les  flambeaux,  les  com- 
bats, etc. . .  ;  qu'ils  ne  se  souviennent  plus  que  tout  cela  n'est  pas  Ja 
vraie  tragédie,  que  ce  n'en  est  que  le  dehors,  Textérieur,  le  masque.  » 

Débarrassée  du  public  ambiant,  l'action  dramatique,  allégée 
de  celle  convention,  secoua  les  autres,  et  s'orienta  vers  la  vé- 
rité. Les  acteurs  n'eurenl  plus  l'air  de  jouer  dans  un  salon 
des  comédies  de  paravent  ;  le  souci  du  décor  et  du  costume 
s*imposa.  Apollon  en  chausses  et  Hercule  en  pourpoint,  An- 
dromaque  poudrée,  en  gants  blancs  et  maniant  l'éventail,  les 
bergers  en  habits  brodés,  les  fleuves  en  bas  rouges,  Ulysse 
sortant  des  roseaux  où  la  tempête  l'a  jeté,  tout  frisotté  et  pom- 
ponné, la  perruque  farcie  de  lauriers;  pour  les  Romains,  les 
tonnelets  aux  hanches,  les  Troyennes  en  hauts  panaches 
blancs,  Mérope  en  «  petite  mère  »,  cessèrent  de  paraître  le 
dernier  fin  du  vrai. 

Le  plus  grand  obstacle  à  la  réforme  était  l'économie.  Ac- 
teurs et  comédiennes  portaient  pour  leurs  rôles,  les  habits 
somptueux  et  les  robes  magnifiques  que  grands  seigneurs  et 
grandes  dames,  après  les  avoir  exhibés  une  fois  aux  fêles 
royales,  leur  donnaient  pour  leur  garde-robe.  Les  acteurs 
paraissaient  en  scène  avec  des  habits  de  8.000,  ou  10.000  li- 
vres, ou  15.000  livres  même.  La  Raucourt,  Adrienne  Lecou- 
vreur  revêtaient  ces  riches  défroques  en  scène.  A  la  mort  do 
celle-ci,  sa  garde-robe  fut  achetée  300.000  francs. 

La  Clairon  et  Lekain  réagirent  dans  le  sens  de  la  vérité,  de 
la  vraisemblance,  du  rapport  plus  direct  entre  le  rôle  et  l'ha- 
bit.  L'exemple  fut  bien  accueilli.  Mme  Favart  osa  représenter 
la  paysanne  Baslienne,  sans  diamants,  ni  gants,  ni  poudre, 
mais  en  serge  et  en  sabots.  Lekain  se  fil  faire  un  manteau 
d'Oresle,  devant  lequel  Dauberval  s'écria,  dans  sa  naïve  con- 
fusion qui  est  un  trait  de  leur  ignorance  à  tous  : 

—  Le  premier  habit  romain  qu'il  me  faudra,  je  le  ferai  faire 
à  la  grecque. 

La  Clairon  joua  Electre  en  robe  d'esclave,  chaîne  aux  poi- 
gnets, et  Roxane  en  costume  mi-turc. 

Les  perruques,   les  chapeaux  à  plumes,  furent  réduits  de 

33 


314  HISTOIRE   DE   LA    LITTÉRATIRE   FRANÇAISE 

volume,  sans  disparaître  encore  tout  à  fait.  Lekain  dans»  Oresle 
avait  un  petit  toqiiet  à  mèche.  Le  grand  manteau  drapa  les 
dames  romaines  :  le  manlelet  pendu  aux  épaules,  désigna  les 
gens  du  moyen  âge. 

Le  costume  antique  ne  fut  retrouvé  et  adopté  qu'à  partir  de 
Talma  ;  il  l'élndia  avec  David  au  moment  de  la  renaissance 
latine  nui  suivit  la  Révolution  éprise  des  Gra^ques.  11  fil 
couper  ses  cheveux,  se  coiffa  à  la  Titus  pour  Bérénice,  se 
drapa  dans  la  toge,  et  Mlle  Contai  s'écria  en  le  voyant  : 

—  Mais  il  n'a  pas  de  pantalon  !  Oh  !  le  c ! 

Les  exclamations  les  plus  diverses  se  croisaient  : 

—  Il  a  les  bras  nus  comme  un  boucher  ! 

—  Qu'a-t-il  sur  le  dos?  Un  drap  mouillé  ! 

La  Révolution  gâta  ce  progrès  vers  la  documentation  et 
l'exactitude,  en  épinglant  sur  le  péplum  de  tous  les  Romains 
et  grecs  de  la  tragédie,  une  cocarde  tricolore. 

Lekain  et  la  Clairon  ont  bien  mérité  du  costume  au  théâtre; 
ils  ont  battu  en  brèche  des  erreurs  qui  n'ont  peut-être  paru 
ridicules  qu'après  leur  disparition. 

Le  théâtre  du  xvui"  siècle  a  ainsi  été  seni  par  la  concordance 
de  tous  les  éléments  et  de  toutes  les  réformes  :  avènement  du 
drame  bourgeois,  (jui  est  devenu  notre  grande  comédie  :  ré- 
forme de  la  mise  en  scène  et  du  costume  ;  ajoutez  qu'il  y 
eut  alors  une  pléiade  d'artistes  excellents  pour  défendre, 
présenter  et  l'aire  valoir  les  œuvres. 


-if- 


Lekain,  un  beau  talent  découvert  par  Voltaire,  un  «■  laid 
et  rau([ue  »  comédien,  connue  l'appelh*  Collé,  doué  dune  intel- 
ligence vaste  et  renqili  du  feu  sacré,  fut  rinleq)rète  attitré 
et  a[)proprié  des  tragédies  voltairiennes  ;  il  joua  souvent  à 
Feiney  :  il  a  laissé  dans  ses  Métuoircs  le  récit  de  sa  carrière 
glorieuse,  et  des  études  intéressantes  sur  ses  rôles.  Il  fui 
riionneur  de  l'art  du  comédien. 

Combien  d'aulies  furent  illustres  :  Préville,  t|ui  pro- 
testa contre  Finterdiclibn  du  sifllel;  Larive,  le  rival  de  Pon- 
teuil:  A'anhove,  qui  n'aimait  pas  la  mode  nouvelle  de  la  loge 


■<■.: 


ItlSTOIRE   DK   LA   I.ITTER^TIRE   FIUNÇVISE        ^  31"i 

pour  les  rùles  de  Homains,  —  parce  qu'il  n'y  avail  plus  de 
poche  pour  mettre  la  clef  de  sa  loge  ;  Mole,  le  demi-dieu  <]' An- 
tinous, le  concurrent  de  Fleiiry,  l'idole  du  public  ;  Auger, 
comique  par  sa  verve  cl  ses  lapsus,  qui  ne  pul  jamais  jouer 
ies  Plaideurs  san.s  dire  : 

Et  si  dans  In  province 
II  se  doniiatt  on  luut  vingt  coiiiiti  de  nerf  de  bu'Uf. 
Mmi  piTC  pmir  sa  pjirt  en  eniiRicImit  dix-neuf. 

(irandval,  avec  son  visage  violel  et  ses  yeux  de  dial  lâché; 
Daulierval.  Bourel.I.a  Noue,  Poisson.  Armand  et  Deschamps, 
valets:  Rozelly  ijui  tut  lue  en  duel  par  son  camarade  Ribou; 
Deses'rurls,  le  gi'os  Desessaris,  qui  faisait  rire  dans  /c 
Siège  de  Calais,  sous  les  traits  d'un  assiégé  exiénué  par  les 
privalious:  Desessarls  (jui  ne  pouvait  entrer  par  la  porto  trop 
étroite  au  restaurant  où  >es  amis  l'invitaient  malicieusement: 
Desessarls  qui  eut  un  duel  avec  Duga/.on,  el  son  adversaire 
lui  fit  un  rond  à  la  craie  sur  le  ventre  en  lui  disant  ; 

—  Tu  es  lri;p  gru.s  ;  les  coups  qui  portiTunl  iior-^  du  rond  ne  coniple- 
rotit  [las. 

Et  lant  d'autres  :  Dazincourl,  auteur  diiitércssants  Mê- 
riiuiies.  vaiel  excelleni,  rival,  sur  ce  chapitre  de  la  (irandf 
ciinaque.  de  Dufïazon,  avec  qui  il  eul  un  duel,  —  et  de  troi>. 
Les  acieurs  avaient  la  lame  prompte  :  —  Bcaul)oui'g.  si  laid, 
que  (|uand  Adiicnnc  l.ecouvi'cur,  dans  Milliriilalc,  lui  dit  : 

—  Sciiineiir.  vunw  diiinfîe?,  ùv  visage  ! 

On  lui  ciia: 

—  I-iiisye-lc  fîiiro  ! 

ni'iziu'd.  un  homme  d  un  sang-froid  admirable,  donl  les  che- 
veux avaient  l)lan<lii  d;iii>  une  noyade  sur  le  Hbône,  et  qui 
jouail  avec  un  llegmc  itiqieiturbable  Achille,  bien  que  le  feu 
fut  â  SCS  l■||;^lI^>t■s,  et  Danaûs.  bien  qu'un  figuranl  Uii  eut  véri- 
tublemeiif  peri  r  la  main  d'un  fer  de  lance. 

La  pléiade  féminine  n'est  pas  moins  fournie:  elle*  font  un 


516  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

essaim  gracieux,  ces  figures  charmantes  qui  ne  se  distinguent 
pas  des  portraits  des  femmes  du  monde,  car  le  rouge,  la  poudre 
et  les  mouches  n'étaient  pas  moins  de  rigueur  au  salon  qu'en 
scène,  et  les  minauderies  des  dames  fardées  sous  les  lustres  des 
fêtes  ne  le  cédaient  en  rien  aux  manières  des  comédiennes 
devant  la  rampe. 

C'étaient  Mlle  Contât,  Mlle  Lamotte,  si  maltraitée  par 
Saint-Foix;  la  fameuse  Adrienne  Lecouvreur,  initiatrice  de 
la  réforme  du  costume  des  actrices  en  scène,  et  du  débit  natu- 
rel dans  la  tragédie.  «  On  ne  voyait,  dit  un  de  ses  specta- 
teurs, que  le  personnage  qu'elle  représentait  ;  elle  excellait 
dans  les  endroits  où  il  fallait  de  la  finesse,  plus  que  dans  ceux 
où  il  fallait  de  la  force.  On  n'a  jamais  rendu  comme  elle  le 
premier  acte  de  Phèdre  et  le  rôle  de  Monime  ;  il  s'en  fallait 
bien  qu'elle  fût  aussi  bonne  dans  le  comique.  Elle  rendait  ses 
rôles  avec  esprit,  intelligence  et  noblesse.  >» 

Mlle  Raucourt,  tragédienne  au  jeu  réaliste  et  intéressant, 
femme  ardente  qu'on  applaudissait  à  ce  vers  de  Phèdre  : 

De  l'auslère  pudeur  les  bornes  sont  passées  ; 

Mme  Drouin,  Mlle  Doligny,  toute  gracieuse,  la  jolie  Victo- 
rine  de  Sedaine,  Mlle  Gaussin  dont  le  jeu  naturel  et  pathé- 
tique causait  de  flatteuses  illusions  dans  la  foule,  où  une  sen- 
tinelle pensa  tirer  sur  elle  pour  sauver  Egisthe; 

Mlle  Dumesnil  qui  demandait  à  Bacchus  le  secret  de  son 
feu  et  de  sa  force,  et  qu'un  officier  frappa  du  poing  dans  le 
dos,  en  lui  criant  :  «  Va-l'en,  chienne,  à  tous  les  diables  l  >» 
tant  elle  fut  terrible  dans  le  rôle  de  Cléopâtre.  Elle  le 
remercia;  —  Mlle  Dangeville,  l'inimitable  soubrette,  Mlle  La- 
motte ((ui  faisait  les  paysannes,  Mlle  Gauthier,  Mlle  Lavoye, 
dans  les  rôles  de  mère  et  de  ridicule^  Mlle  de  Beauménars, 
Mlles  Vestris  et  Sainval,  les  deux  rivales;  Mlle  Beaumesnil, 
et  au-dessus  d'elles  toutes,  la  grande  image  de  la  Clairon. 

La  Clairon,  ainsi  qu'on  appelait  familièrement  la  grande 
tragédienne  Claire-Hippolyte-Josèphe  Legris  de  Latude,  née 
en  1723,  morte  en  1802,  élève,  puis  rivale  de  la  Dumesnil,  pro- 
fesseur de  la  terrible  Sophie  Arnould,  maîtresse  de  beaucoup 
de  grands  personnages,  le  maréchal  de  Richelieu,  Marmon- 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  517 

f,el,   le  marquis  de  Ximénès,  le  margrave  d'Anspach;  inler- 
£)rèle  divine  de  Corneille,  de  Racine,    de  Voltaire,  à  ce  point 
c^ue  Bachaumonl  écrivait  :  «  Elle  n'est  point  annoncée  qu'il 
M\'y  ait  chambrée  complète  ;  dès  qu'elle  paraît,  elle  est  applau- 
die à  tout  rompre  ;  c'est  l'ouvrage  le  plus  fini  de  l'art,  c'est 
IVlelpomène  arrangée  par  Phidias  »  ;  amie  de  toute  la  haute 
^t  belle  société  ;  visitée  chez  elle  par  les  comtesses,  les  prin- 
cesses, par  Louis  XV  lui-même  ;  enivrée  de  triomphes,  au  point 
d'avoir  dit  de  Mme  de  Pompadour  :  «  Elle  doit  sa  royauté 
^u  hasard,  je  dois  la  mienne  au  génie  »  ;  honorée  môme,  pour 
sa  mutinerie,    d'un  emprisonnement  au  Fort-l'Evêque,   tout 
comme  un  homme  d'Etat,  et  adulée  dans  sa  prison,  où  elle 
donnait  des  «  soupers  divins  »,  et  devant  laquelle  il  y  avait 
«iffluence  de  carrosses  ;  montée  au  plus  haut  degré  de  gloire 
triomphale  où  une  femme  se  soit  jamais  élevée  ;  puis  précipi- 
tée de  ce  pinacle  par  la  disgrâce  et  la  gêne,  ruinée,  oubliée, 
réduite  à  balayer  elle-même  son  unique  chambre,   en  robe 
passée,  de  ses  mains  ridées  et  maigries  ;  telle  fut  la  Clairon, 
qui  a  parcouru  la  plus  surprenante  carrière,  qui  a  connu  les 
plus  somptueux  honneurs  comme  les  pires  misères,  et  qui  a 
traversé  toutes  les  étapes,  de  la  plus  splendide  royauté  à  l'ad- 
versité la  plus  éprouvée.  Partie  de  rien,  elle  revint  à  rien, 
-ayant  suivi  le  grand  cercle  qui  passe  par  les  sommets  de  la 
gloire. 

Mais  elle  n'est  pas  morte  tout  entière.  Son  nom  a  résisté 
à  l'oubli,  et  demeure  parmi  les  plus  précieux  de  ceux  qui  illus- 
trent les  annales  du  théâtre. 

Il  marque  une  révolution  heureuse  dans  l'art  dramatiaue, 
une  orientation  nouvelle  vers  la  vérité,  vers  l'étude  critique  des 
rôles,  vers  le  souci  du  viMement,  de  la  vraisemblance  et  du 
Jiaturel.  Avec  Lekain,  avec  Voltaire,  elle  a  inventé  le  costume 
vrai  et  le  jeu  exact.  Elle  a  pris  soin  de  marquer  sa  place 
dans  l'histoire,  et  d'assurer  la  durée  de  son  nom  par  des  pages 
toujours  bonnes  à  relire,  dans  lesquelles  elle  a  étudié  quelques 
rôles  importants  du  répertoire. 

Ainsi,  il  ne  faut  pas  lire  ou  jouer  Bajazet  sans  savoir  ce 

qu'elle  a  écrit  de  Roxane,  dont  le  rôle  fut  un  de  ses  triomphes. 

Ce  sont  d'excellents  morceaux  de  critique  littéraire,  par  les- 


318  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

quels  elle  éc)iapi)e  à  la  loi  de  roiibli  ((iii  pèse  sur  les  talents 
de  théâtre  : 

l'no  croix  î  et  l'oubli,  la  nuit  et  le  silonce  ! 
Et  do  iant  de  beauté,  de  gloire  ot  d'espérance, 
De  tant  d'accords  si  doux  d'un  instrument  divin, 
Pas  un  faible  soupir,  pas  un  éctio  lointain  î 

Si  !  l'écho  de  la  Clairon  est  parvenu  jusqu'à  nous  non  seule- 
ment par  la  gloire  de  son  nom,  mais  aussi  par  ses  livres,  ses 
très  curieux  Mémoires,  i-^es  lettres,  ses  réflexions  et  >es 
aperçus. 

Elle  était  agréable  à  voir.  Voici  son  portrait  à  vingt- 
deux  ans,  par  un  contemporain  : 

Aille  Clairon  est  âgée  de  vingt-deux  ans  ou  vingt-trois.  Elle 
est  extrêmement  blanche,  sa  tète  est  belle,  ses  yeux  sont 
grands,  pleins  de  feu.  Sa  bouche  est  ornée  de  belles  dents,  sa 
gorge  est  bien  placée,  elle  s'élève  sans  affectation. 

Sa  taille  est  aisée,  elle  se  présente  avec  beaucoup  de 
décence.  Un  air  modeste  et  prévenant  intéresse  en  sa  faveur. 
Sans  être  une  beauté  accomplie,  il  faut  lui  ressembler  pour 
être  charmante. 

C'est  à  elle-môme  qu'il  faut  laisser  le  soin  de  nous  raconter, 
avec  sa  vivacité  amusante,  la  façon  peu  banale  dont  elle  vint 
au  monde  : 

—  L'usage  de  la  petite  ville  dans  laquelle  je  suis  née  était  de  se  ' 
rassembler,  en  temps  de  carnaval,  chez  les  plus  riches  bourgeois, 
pour  y  ])asser  tout  ]o  jour  en  danses  et  festins.  Loin  de  désapprou- 
ver ce  plaisir,  le  curé  le  doublait  en  le  partageant  et  se  travestissait 
comme  les  autres.  Un  de  ces  jours  de  fête,  ma  mère,  grosse  seule- 
ment de  se])t  mois,  me  mit  au  monde  entre  deux  et  trois  heures 
après-midi. 

.rétais  si  rliètive,  qu'on  crut  que  très  j)eu  de  moments  achèveraient 
ma  carrière.  Ma  gi'and'mère,  femme  d'une  ])iété  vraiment  respec- 
table, vouhit  (ju'on  me  portût  sur-le-champ  même  à  l'église,  recevoir 
au  moins  mon  passe-port  pour  le  cirM. 

Mon  grand-père  et  la  sage-femme  ine  r*(Midiiisire]it  à  la  paroisse  : 
elle  était  fermée  :  lo  bodeau  n'y  était  même  pas  et  ce  fut  inutilement 
qu'on  fut  aussi  au  presbytère.  Une  voisine  dit  que  tout  le  monde  était 
à  rassemblée,  ainsi  que  M.  le  ruré,  chez  M...;  on  m'y  porta. 

Le  curé,  habillé  en  arlequin  et  son  vicaire  en  gille,  trouvèrent  mon 
danger  si  pn^ssant,  qu'ils  jugèrent  n'avoir  pas  un  moment  ù  penlre. 

On  prit  promptement  sur  le  buffet  tout  ce  qui  pouvait  être  néces- 
saire ;  on  fit  taire  un  moment  le  violon,  on  dit  les  paroles  recpiises, 
et  l'on  me  ramena  h  la  maisoa 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉR-VTURE  FRANÇAISE  519 

Sa  mère  fut  une  marâtre,  qui  l'enfermait  seule,  en  péni- 
tence, clans  une  chambre  isolée,  dont  la  fenêtre  donnait  vers 
la  fenêtre  de  Mlle  Dangeville,  qui  devait  devenir  une  des  meil- 
leures soubrettes.  Elle  la  voyait  prendre  ses  leçons  de  chant, 
«le  danse,  recevoir  les  félicitations  et  les  embrassements  de 
.sa  famille,  et  cette  différence  de  soH  lui  était  pénible.  Mais 
<léjà  sa   vocation  se   déclarait,  à   regarder  la  jolie   actrice. 

Que  dire  du  premier  soir  où  elle  alla  au  théâtre  : 

T-  Il  n'est  point  en  mon  pouvoir  de  rendre  aujourd'hui  ce  qui  se 
passait  alors  en  moi  :  je  sais  seulement  que,  pendant  le  spectacle  et 
le  reste  de  la  soirée,  on  ne  put  ni  me  faire  manger,  ni  me  faire  arti- 
culer une  parole. 

Toute  ronoentrée  en  moi-même,  je  ne  voyais,  n'entendais  rien 
autour  de  moi.  Allez  vous  coucher,  grosse  hête,  furent  les  seuls 
mots  qui  me  frappèrent  et  j'y  courus  ;  mais  au  lieu  de  chercher  à 
dormir,  je  ne  m'occupais  que  du  soin  de  retrouver,  de  dire,  de  faire 
tout  ce  que  j'avais  vu  :  et  l'on  fut  confondu  le  lendemain  de  m'en- 
tendre  répéter  plus  de  cent  vers  de  la  tragédie,  et  les  deux  tiers  de 
la  petite  pièce. 

Elle  imitait  le  ton  et  le  geste  de  tous  les  acteurs,  et  les 

amis  riaient.  Mais  la  mère  déclara  qu'elle  aimerait  mieux 

qu'elle  sût  faire  une  robe  ou  une  chemise  que  toutes  ces 

sottises  là.  C'était  une  vocation  contrariée  à  coups  de  taloches 

^t  de  soufflets,  qui  sont  l'engrais  de  la  volonté. 

—  On  me  déclara  qu'on  me  laisserait  mourir  de  faim,  ou  qu'on 

casserait  bras  et  jambes  si  je  ne  travaillais  pas. 
Les  traits  de  caractère  ne  s'oublient  jamais  et  je  me  vois  encore 
ce  moment  :  j'eus  la  fierté  de  retenir  mes  larmes,  et  de  prononcer, 
vec  toute  la  fermeté  (jue  mon  âge  pouvait  permettre  :  ((  Eh  bien  I 
tuez-moi  donc  tout  de  suite,  car  sans  cela  je  jouerai  la  comédie.  » 

Elle  fut  mal  élevée  ;  on  ne  lui  contait  que  des  histoires 
^e  revenants  et  de  sorciers.  Il  y  parut  par  la  suite.  Elle  fut  su- 
perstitieuse et  crédule,   et  il  y  a  dans  le  récit  de  sa  vie  une 
-étonnante  histoire  qu'elle  donne  pour  vraie. 

Elle  avait  éconduit  un  soupirant,  de  S...,  qui  se  ruina  pour 

^le,  et  mourut  en  lui  faisant  demander  de  le  venir  voir  à  son 

lit  de  mort.   Elle  n'y  alla  pas.  C'était  le  soir.  Quand  onze 

heures  sonnèrent,  tous  ceux  (]ui  étaient  à  souper  chez  elle, 


520  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

enlendirenl  un  cri  aigu,  dont  la  sombre  modulation  et  la  lon- 
gueur étonnèrent  tout  le  monde. 

La  Clairon  s'évanouit  pleura,  pâlit.  On  mit  des  espions 
dans  la  rue,  la  police  veilla  ;  et  cependant,  tous  les  soirs,  à 
onze  heures,  sous  ses  fenêtres,  ce  même  cri  retentissait. 

Une  fois  que  le  président  de  B.  ramenait  la  Clairon  à  sa 
porle,  le  cri  partit  sur  le  trottoir  entre  elle  et  lui.  Elle  alla 
jouer  à  Versailles;  le  soir,  le  cri  éclata.  On  ne  causait  plus 
d'autre  chose  dans  Paris,  que  du  revenant  de  la  Clairon,  et 
se<^  amis  avaient  peur  de  rester  chez  elle  le  soir. 

Quelques  semaines  après,  le  cri  cessa;  mais  un  coup  de 
feu  résonna  dans  la  fenêtre  (à  la  même  heure),  tous  virent  le 
feu  ;  la  fenêtre  n'avait  nul  dommage. 

On  mit  partout  tous  les  espions  possibles  de  peur  que  ce  ne 
fût  quelque  valet.  Mais  toujours  le  même  coup  fi'appait  dans 
le  même  carreau,  sans  qu'on  pût  voir  d'où  il  venait. 

Un  soir  que  la  Clairon  prenait  le  frais  sur  son  balcon,  le 
coup  parlit,  et  elle  sentit  comme  un  fort  soufflet  sur  sa  joue, 
l^ne  autre  fois,  comme  elle  passait  devant  la  maison  où  était 
mort  de  S...,  trois  coups  de  feu  éclatèrent  dans  les  vitres  du 
carrosse,  et  le  cocher  fouetta,  croyant  avoir  affaire  à  des  vo- 
leurs . 

Aux  coups  de  fusil  succédèrent  des  claquements  de  mains, 
puis  ce  fut  une  voix  céleste  qui  donnait  le  canevas  d'un  air 
noble  et  touchant. 

Un  jour,  une  dame  âgée,  en  noir,  demanda  à  voir  la  grande 
artiste.  C'était  une  amie  du  pauvre  de  S...  Elle  avait  assisté  à 
ses  derniers  moments,  et  de  S...  avait  dit  en  apprenant  le 
refus  de  la  Clairon  de  venir  :  «  Je  la  poursuivrai  mort,  comme 
je  l'ai  fait  vivant.  » 

La  grande  tragédienne  avait  enfin  l'explication  logique  de 
vc>  phénomènes  étranges.  C'était  la  vengeance  du  mort. 

Si  elle  eut  des  aventures,  faut-il  le  demander,  au  cours  de 
son  existence  vagabonde  et  lâchée  ?  Il  lui  en  arriva  une  assez 
plaisante,  quand  elle  n'était  encore  que  petite  cabotine  de  pro- 
vince : 

—  Un  pauvre  diable,  faisant  des  vers  en  cherchant  partout  à  sou- 
per, obtint  de  ces  dames  de  les  venir  amuser  quelquefois.  J'avais 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  521 

tous  les  jours,  ou  mon  petit  couplet  de  chanson,  ou  mon  quatrain, 
dans  lesquels  Vénus  et  Ve&ta  n'étaient  rien  en  comparaison  de  moi  : 
mais  tout  en  louant  mes  charmes  et  ma  vertu,  il  lui  passa  dans  la 
tête  de  jouir  des  uns  et  de  chasser  l'autre. 

Connaissant  tous  les  aîtres  de  la  maison,  sachant  un  jour  que  ma 
mère  devait  sortir  pour  affaires,  il  obtint  d'une  vieille  servante  que 
nous  avions,  de  le  laisser  pénétrer  jusqu'à  ma  chambre.  Il  n'était 
que  neuf  lieures  du  matin  ;  j'étais  encore  couchée,  j'étudiais.  Il  faisait» 
cliaud,  nul  bruit  ne  m'avertit  de  réparer  mon  désordre  ;  je  n'avais 
pas  encore  quinze  ans,  et  nui  chemise  et  mes  cheveux  étaient  ma 
seule  couverture. 

Cette  vue  ne  lui  permit  pas  de  rester  plus  longtemps  maître  de 
Ini-méme,  il  accourut,  vouhit  me  prendre  dans  ses  bras  ;  j'eus  le 
bonheur  de  m'écliapper.  Mes  cris  firent  entrer  la  servante  et  une 
voisine  qui  logeait  sur  le  même  carré  que  moi.  Nous  i)rimes  alors  les 
balais,  les  pelles,  et  nous  chassâmes  ce  malheureux. 


Les  Réllexions  sur  la  Déclamation  théâhale,  sont  un  pré- 
cieux manuel  du  comédien.  La  première,  elle  eut  l'idée  de  fon- 
der un  conservatoire  où  les  comédiens  recevraient  tous  les 
enseignements  nécessaires  à  leur  art,  dont  elle  eut  la  fierté 
et  Torgueil.  La  première,  elle  eut  l'intuition  de  la  puissance 
d'effets  que  permettait  le  réalisme  du  théâtre  anglais,  au 
scandale  de  la  scène  française,  sur  laquelle  on  n'eût  pas  osé 
représenter  Richard  111  avec  sa  bosse. 

Elle  détermina  une  révolution  dans  le  costume,  et  déclara 
ridicule  de  jouer  Roxane  avec  des  robes  à  la  française.  On  lui 
doit  beaucoup  en  ce  sens. 

Elle  ne  voulait  pas  qu'une  actrice  mît  du  blanc,  qui  est 
un  masque  bon  pour  gêner  et  cacher  la  mobilité  de  l'expres- 
sion. 

A  travers  toutes  ces  pages,  on  sent  un  esprit  alerte,  délié, 
délicat  et  fin,  qui  se  traduit  par  une  foule  de  réflexions  jolies, 
comme  celle-ci  sur  le  blanc  qu'on  met  : 

—  On  ne  peut  s'approprier  le  compliment  qu'on  reçoit  sur 
sa  figure. 

Elle  fut  un  esprit  supérieur  et  un  beau  talent. 

Avec  tant  d'éléments,  de  vitalité,  de  progrès,  de  renouvelle- 
ments, avec  tant  de  causes  de  rajeunissement,  il  n'est  pas 
étonnant  que  le  théâtre  ait  été  un  des  genres  les  plus  consi- 
dérables et  les  mieux  aimés  du  temps.  Ce  fut  le  creuset  où 


r>22 


HISTOIRi:   DE   LA   LITTKn\TVnE   l'R\NÇAISE 


les  idées  neuves  liouillnnnèrenl  :  la  scène  devint  la  tribune  îles 
philosophes,  el  tous  philosophèrent,  même  inconsciemment. 
Le  théâtre  fut  l'image  do  la  vie,  et  la  vie  était  si  imprégnée 
de  tliéories,  de  problèmes,  d'espoii's,  de  revendications,  de 
craintes,  d'ambitions,  que  cette  agitation  a  galvanisé  le  drame, 
el  en  fit  le  premier  interprète  de  l'âme  moderne. 


CriAPlTKE  V 


Les   Salons   littéraires. 


La  Manjuiso  do  Lambert.  —  Mmo  Duuhlel.  —  Mme  de  Tenein.  —  iMmc  Gcoffrin.  — 

M  ne  du  Deffant.  —   Mlle  de  Lesi)inasse.  —  Mme  d<î  Staal  de  Launay.  — 

.Ime  de  Graffigny.  — Mme  du  Chatelet.  — Mme  d'Épiiiay.  —  Mme  d'Houdetot.  — 

Suard.  —  Autres.  —  Le  Temple.  —  Les  Sociétés  Littéraires.  —  La  Duchesse 

du  Maim\  —  MIleQuiiiault.  —  Le  Prince  deLij^ne.  —  Grimm.  —  L'abbé  Galiani. 


Une  étude  des  salons  ressortit  plutôt  à  l'histoire  des  mœurs 
qu'à  celle  des  lettres.  Mais  les  salons  du  xviii'  siècle  furent 
peuplés  (le  tant  d'écrivains,  de  philosophes,  de  femmes  au- 
teurs, que  c  est  rester  dans  la  littérature  de  parler  d'eux,  et 
les  passer  sous  silence  serait  creuser  une  lacune  et  créer 
une  erreur  d'optique.  Là  sont  nés  les  meilleurs  livres:  là  furent 
agitées  les  idées  les  plus  généreuses  et  les  plus  neuves  ;  là 
travaillèrent  les  pensées  les  plus  solides  et  les  plus  fécondes, 
animées  et  stimulées  par  ce  milieu  sans  lequel  elles  eussent 
plus  paresseusement  agi.  Là  enfin  triomphe  cette  préciosité 
calomniée  par  les  bourgeois  du  siècle  précédent;  elle  ne  se  res- 
sentit pas  de  leurs  coups,  et  inspira  plus  généreusement  et 
plus  fortement  que  jamais  l'esprit  français. 

D'autre  part,  cette  étude  a  été  assez  souvent  faite,  et  excel- 
lemment, entre  autres  par  les  frères  de  Concourt,  pour  que 
je  puisse  ne  pas  trop  longtemps  vous  attarder.  Xous  n'ouvri- 
rons que  quelcjues  portes  à  divers  étages,  pour  saluer  les  plus 
intéressantes  parmi  ces  maîtresses  de  maison. 

Allons  d'abord  chez  la  marquise  de  Lambert  (1),  leur 
doyenne. 

On  aime  assez  connaître  la  figure  des  personnes  dont  le 
souvenir  ou  les  œuvres  ont  gagné  Rclre  sympathie.  La  célèbre 
marquise  de  Lambert,  qui  présida  càez  elle,  rue  de  Richelieu, 
de  1710  à  1733,  le  salon  le  plus  recherché  de  tout  Paris,  n'a 
pas  laissé  beaucoup  d'exemplaires  de  son  image.  Sainte-Beuve 

(1)  1647-1733. 


524  HISTOIRE   DE   L\   LITTÉRATIRE   FRANÇAISE 

déclarait:  <(  Je  ne  sais  rien  de  son  visage,  et  ceux  qui  ont  écrit 
d'elle  ont  oublié  de  nous  en  parler.  »  Ce  silence  donne  à  penser 
qu'elle  pouvait  se  dire  à  elle-même  ce  qu'elle  disait  à  sa  fille  : 
«  Vous  n'êtes  pas  sans  agréments,  mais  vous  n'êtes  pas  une 
beauté.  » 

J'ai  sous  les  yeux  un  portrait  d'elle  :  c'est  l'impression  qu'il 
donne.  Les  vers  qui  sont  au  bas  du  médaillon  vantent  son  es- 
prit, ses  vertus,  son  savoir  ;  on  y  a  oublié  ses  traits.  A  vrai 
dire,  c'est  une  méchante  gravure  de  Desrochers.  J'en  ai  re- 
trouvé une  autre,  parue  chez  Daumont,  après  la  mort  de  la 
marquise;  elle  est  plutôt  agréable  que  belle  :  le  front  est  haut, 
la  coiffure  relevée  avec  deux  boucles  tombant  au-dessus  des 
tempes  ;  le  nez  est  régulier,  les  sourcils  peu  arqués,  les  yeux 
noirs,  le  regard  vif,  caressant,  soutenu  par  un  léger  bourrelet 
de  la  paupière  inférieure,  qui  donne  un  air  bon  et  gai  ;  les 
lèvres  sont  un  peu  grosses;  elle  semble  les  mordre  i>endanl 
la  pose  pour  les  diminuer.  La  bouche  est  entourée  de  fos- 
settes sympathiques.  Les  joues  sont  remplies,  la  figure  est  plus 
ronde  qu'ovale  ;  le  menton  est  dodu,  les  épaules  belles,  la  toi- 
lette somptueuse  ;  un  ample  manteau  de  velours  garni  de  bro- 
deries est  rattaché  par  une  boucle  de  diamants  ornée  d'une 
très  grosse  perle,  au-dessus  d  un  corsage  de  dentelle  blanche 
échancré  jusqu'aux  seins.  La  physionomie  est  avenante,  pé- 
tillante, mobile,  éveillée.  Je  l'aurais  crue  plus  sérieuse,  mieux 
en  conformité  avec  le  décor  de  fond,  une  colonne   d'ordre 

dorique  et  des  rangées  de  livres. 

En  1700,  elle  avait  la  cinquantaine.  Elle  était  veuve  du 
général  Henri  de  Lambert,  marquis  de  Saint-Bris,  qui  lui 
avait  fait  passer  sa  vie  dans  la  ville  de  Luxembourg,  dont  il 
était  gouverneur.  Elle  s'installa  en  son  hôtel  Lambert,  au  coin 
de  la  rue  de  Richelieu- et  de  la  rue  Colbert,  et  elle  ouvrit  chez 
elle  un  salon  académique,  sérieux,  fermé,  d'où  le  jeu  était 
proscrit,  où  l'on  admettait  les  grands  écrivains  et  les  grands 
seigneurs,  où  l'on  faisait  les  élections  à  l'Acadéoiie,  et  à  la 
porte  duquel  la  duchesse  du  Maine,  propre  petite-fille  du 
grand  Condé,  dut  faire  un  stage.  D'Argenson  disait  vrai  : 
<c  Les  savants  et  les  honnêtes  gens  se  souviendront  longtemps 
d'elle.  Sa  maison  faisait  honneur  à  tous  ceux  qui  y  étaient 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  525 

admis.  »  Le  grand  jour  était  le  Mardi.  Ecoutez  la  duchesse 
du  Maine  frappant  à  la  porte  : 


—  O  mardi  respectable  !  Mardi  iniposarfl  !  Mardi  plus  redoutable 
pour  moi  que  tous  les  autres  joui's  de  la  semaine!  Mardi  qui  avez 
servi  tant  de  fois  au  triomphe  des  Fonlenelle,  des  Lamotte,  des 
Marrau,  des  Mongault  !  Mardi  auquel  est  introduit  l'aimable  abbé  de 
Bragelonne;  et,  pour  dire  encore  plus,  Mardi  où  préside  Mme  de 
Lambert  !  je  reçois  avec  une  extrôme  reconnaissance  la  lettre  que 
vous  avez  ou  la  bonté  de  m'écrire.  Vous  changez  ma  crainte  en 
amour,  et  je  vous  trouve  plus  aimabie  que  les  Mardis  Gras  les  plus 
charmants.  Mais  il  manque  encore  quelque  chose  à  ma  gloire, 
c'est  d'être  reçu  à  votre  auguste  sénat. 


Toute  sa  correspondance  à  ce  sujet  avec  le  président  du 
Mardi,  le  fin,  spirituel  et  galant  Lamotte-Houdarl  est  exquise 
et  devrait  être  dans  tous  les  recueils  de  morceaux  choisis. 
Lamolie-Houdart  est  injustement  délaissé  et  Mme  de  Lam- 
bert, qui  s  y  connaissait,  pouvait  dire  de  lui  :  <»  Avec  quelle 
grâce  ne  nous  présenle-t-il  pas  le  vrai  et  le  nouveau  !  N'aug- 
mente-t-il  pas  le  droit  qu'ils  ont  de  nous  plaire  ? 

Enlre-bâilions  la  porte  du  Mardi.  On  a  dîné  à  midi.  La  récep- 
tion est  l'après-midi,  car  chez  Mme  de  Lambert,  il  n*y  a  ja- 
mais nuit  blanche.  Chacun  paye  son  écot  esprit  comptant. 
Dans  les  salons  lambrissés  et  bossues  d'or,  se  presse  une  foule 
brillante  et  parée  où  vous  reconnaissez  tout  d'abord  les  habi- 
tués, le  marquis  de  Saint-Aulaire  et  Bachaumont,  qui  sont 
chez  eux  ;  Fontenelle  l'aimable,  qui  susurre  :  «  De  mémoire  . 
de  rose,  on  n'a  vu  mourir  un  jardinier  »,  en  se  penchant  vers 
Mlle  de  Launay  qui  arrive  de  la  cour  de  Sceaux.  Lamotte- 
Houdart  fait  briller  son  esprit  auprès  de  Mmes  Vatry  et 
Dreuillet,  et  s'excuse  de  l'ùprelé  de  son  vers  en  déclarant  : 
«  Un  poète  n'est  pas  une  flûte.  » 

On  voyait  là  encore  le  fougueux  prédicateur  P.  Buffier,  le 
léger  abbé  de  Choisy,  le  spirituel  président  Hénauh,  père  du 
drame  historique  ;  le  marquis  d'Argenson,  dit  d'Argenson  la 
Bête;  l'abbé  de  Bragelonne,  l'abbé  Mongault,  de  Sacy,  traduc- 
teur de  Pline  ;  Trublet  le  compilateur,  Terrasson,  Fénelon, 
Mme  Dacier,  l'érudite  ;  Mme  d'Aulnoy,  qui  revenait  d'Espagne 


526  IIISTOIKE   DE   L\  LITTÉR.VTURE  FRANÇAISE 

el  préparait  ^s  Contes  ;  Catherine  Bernard,  descendante  de 
Corneille  ;  Aimes  Mural,  de  la  Force,  de  Xainlonge,  toutes 
romancières  dans  la  manière  de  Mme  de  Villedieu.  .Vnimanl 
de  son  esprit  el  de  sa  vivacité  celle  chambrée  éblouissante, 
la  maîtresse  de  maison  avait  un  mol  pour  chacun,  dirigeait 
Tentrelien,  apportail  de  la  lecture,  mettait  à  l'ordre  du  jour 
des  questions  d'arl,  de  littérature,  de  science  ou  de  mœurs, 
el  méritait  (|u'on  dît  d'elle  : 

Sous  le  nom  de  Lnmbcrt,  Minerve  lient  sa  cour. 

La  littérature  occupait  chez  elle  la  première  place  ;  elle 
s'en  piquait  elle-même,  toul  en  se  défendant  d'écrire,  el  en 
redoutant  autant  le  public  que  la  publicité.  «  Nous  autres 
femmes,  disait-elle,  nous  ne  sommes  faites  que  pour  être 
ignorées.  »  Ses  familiers  seuls  étaient  les  confidents  de  sa 
plume. 

Les  œuvres  complètes  de  Mme  de  Lambert  tiennent  on  deux 
jolis  pelits  lomcs  in-18,  datés  de  1701,  vingl-huil  ans  après  sa 
mort.  Elle  ne  voulut  pas  que  ses  écrits  fussent  livrés  au  pu- 
blic de  son  vivant  :  quelques-uns  le  furent/  par  surprise,  par 
l'indélicatesse  de  queUiues  amis.  Elle  racheta  tous  les  exem- 
plaiies  qu'elle  put  retrouver. 

Ce  fut  tant  pis  pour  le  public.  Le  marquis  d'Argenson  avait 
inscrit  celle  note  parmi  ses  Remarques  en  //6C(/i/ ;  «  Mmcde 
Lambert,  élevée  par  Bachaumonl,  nourrie  de  lecture,  des 
anciens  dans  les  traductions  seulement,  n'ayant  fréquenté  que 
des  gens  de  mérite,  ayant  cultivé  son  esprit,  son  cœur,  sa 
verlu,  n'eul  de  passion  qu'une  lendressc  constante  el  assez  i)la- 
tonique  (marquis  de  Saint- Aulaire);  elle  était  riche,  faisait  bon 
et  honorable  usage  de  ses  richesses,  el  fit  du  bien  à  ses  amis 
el  aux  malheui'eux  autant  (]u'elle  put.  Ses  œuvres  se  ressen- 
tent de  lanl  de  bonnes  sources  ;  on  y  trouve  qut^Ique  affecta- 
lion  dé  précieux  dans  les  lermes  :  ils  sont  cependanl  justes  el 
e\pj'("-sif-*.  qii()i(|U(*  parfois  néolugi(|ues  el  Irop  figurés.  Mais 
(\\w  de  belles  choses  i-ans  loul  cela  sur  les  femmes,  l'amilié 
et  la  vieillessr  pr.inci])a]emenl.  Livre  à  lire  continuellement.  •> 

L'éloge  final  conqiense  anqjlemenl  la  petite  réserve  (|ui  1^ 
précèfle,  relalivenieni  au  précieux.  Elle  en  fut  un  peu  enli- 


/ 


i 


IIISTOllU:   DE   L.V   LlTTÉUATl'RE   FUVNÇAISE  ri27 

dire,  il  est  vrai,  et  l'on  s'en  douterait,  à  recueillir,  en  la  lisant, 
plus  d'une  exj)res,sion  qui  eut  fùché  Molière,  (|u'elle  déteste  : 
«  11  avait  pour  moi  un  de  ces  goùls  d'étoile  »,  dit  Eléonore 
pour  peindre  la  passion  du  comte.  La  même  a  «  personna- 
lisé une  idée,  et  nous  avons  nos  querelles  et  nos  raccommo- 
dements )',  c'est  le  fin  du  fin.  Elle  dit  «  commettre  »  pour 
compromettre,  <(  laire  ma  charge  »,  pour  m'accuser,  ou  en- 
core :  «  de  quelle  main  le  perds-je  !  »  Mais  on  ne  pense  plus  à 
ces  bizarreries  quand  on  rencontre  une  de  ces  jolies  pensées 
dont  elle  a  le  secret  :  «  Il  n'appartient  qu'à  l'amour  de  donner 
des  tristesses,  dont  on  le  remercie.  » 

Elle  a  laissé,  outre  les  célèbres  Avis  et  quel([ues  lettres,  plu- 
sieurs opuscules,  dialogues,  dissertations,  et  tout  cela  est 
marqué  au  sceau  d'un  esprit  fin  et  supérieur. 

Psyché  est  une  amplification  en  cinq  pages  sur  une  compa- 
raison, à  la  Scudérv,  eîitre  la  curiosité  de  Psvché  et  notre 
âme  qui  veut  connaître  l'Inconnu,  et  qui  appelle  aussi  ses  deux 
sœurs,  Curiosité  et  Vanité.  C<îla  fleure  le  précieux  et  n'est  (jue 
piquant.  X'ienl  ensuite  une  série  de  portraits  de  quelques  habi- 
tués de  son  salon  :  elle  y  excelle  ;  il  y  a  notamment  un  por- 
trait de  Lamotle-Houdart,  qui  est  achevé.  Ce  genre  est  inté- 
ressant, il  vit  toujours,  mais  il  a  glissé  dans  les  fâcheuses 
mains  dc>  journalistes  qui  massacrent  les  figures  sous  le  nom 
«  d'instantanés  ».  Il  faut  lui  souhaiter  de  retomber  en  que- 
nouille. Les  femmes  savent  peindre  à  la  plume. 

Motons  encore  de  courtes  œuvres  dont  les  seuls  titres  mar- 
quent les  tendances  et  les  prédilections  de  l'auteur:  Réflexions 
sur  les  Uichesses,  ou  bien  :  Dialogue  enlre  Alexandre  et  Oio- 
yène  sur  l  éffalifé  des  biens,  où  Alexandre  n'en  mène  pas 
large,  ou  bien:  Discours  sur  le  senlimenl  d\ine  dame  qui 
iroijail  que  t amour  convenail  aux  femmes  lors  même  qu'elles 
n  étaient  plus  jeunes,  ou  encore  :  Discours  sur  la  délicatesse 
desprit  el  de  sentiment,  ou  !>iscours  sur  la  différence  quil  y 
a  fie  la  réputation  à  la  consi<lération.  Ci*  sont  de  petits  mor- 
ceaux achevés,  taillés  à  facettes,  qui  obtenaient  de  grands 
succès  de  lecture  au  Mardi. 

Il  faut  mettra  à  ])arl  les  Lettres,  les  Traités  <le  la  Vieillesse, 
de  l'Amitié,  y\e<  Femmes,  el  les  Avis. 


528  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉR.ATURE  FRANÇAISE 

Les  Réllexions  sur  les  lemmes  sont  un  petit  chef-d  œuvre. 
Il  n'est  pas  d'auteur  ni  de  penseur  à -qui  il  ne  fît  honneur. 
Dans  une  lettre  à  l'abbé  de  Choisy,  elle  lui  envoie  le  manuscrit 
en  lui  disant  :  «  Vous  êtes  le  seul  confident  de  mes  débau- 
ches d'esprit.  »  Il  y  a  dans  ce  livre  plus  d'esprit  que  de  dé- 
.  bauche.  L'apologie  de  la  culture  intellectuelle  de  la  femme  y 
est  encadrée  par  une  floraison  touffue  de  pensées  justes  et 
fines,  qui  sont  d'un  moraliste.  Elle  dit  tout  de  suite  son 
chagrin  :  «  Si  on  pasee  aux  hommes  l'amour  des  lettres,  on 
ne  le  passe  pas. aux  femmes.  »  Et  c'est  là  que  vient  la  charge 
contre  Molière  et  ses  Femmes  Savantes  :  a  Depuis  ce  temps-là, 
on  a  attaché  presqu'autant  de  honte  au  savoir  des  femmes, 
qu'aux  vices  qui  leur  sont  le  plus  défendus.  Lorsqu'elles  se 
sont  vues  attaquées  sur  des  amusements  innocents,  elles  ont 
compris  que  honte  pour  honte,  il  fallait  choisir  celle  qui  leur 
rendait  davantage,  et  elles  se  sont  livrées  au  plaisir.  »  Il  y  a 
peut-être  quelque  excès  à  faire  Molière  responsable  des  désor- 
dres de  la  Régence.  Mais  que  de  bonnes  et  belles  maximes 
dans  le  reste  : 

Le  règne  de  la  Beauté  est  peu  durable.  Le  règne  de  la  Vertu  est 
pour  toute  la  vie. 

Il  y  a  peu  do  temps  ù  être  belle  et  beaucoup  à  ne  ïùire  plus. 

Le  mérite  n'est  pas  brouillé  avec  les  grâces. 

La  vertu  n'a  jamais  enlaidi  personne. 
'  Il  est  dangereux  de  croire  que  ce  qui  est  ignoré  est  innocent 

Il  y  a  là  encore  des  pages  définitives  sur  Tlmagination,  et 
surtout  sur  le  Goiût,  dont  elle  parlait  en  connaissance  de 
cause.  La  dissertation  peut  soutenir  le  parallèle  avec  Voltaire 
ou  Marmonlel. 

Le  Traité  de  VAmitié  est  une  œuvre  d'expérience  remar- 
quable par  la  finesse  de  l'analyse,  la  sagesse  des  conseils, 
l'appel  à  l'indulgence;  Cicéron  et  La  Fontaine  n'ont  pas  mieux 
dit.  Tout  au  plus,  la  jeunesse  pourrait-elle  reprendre  la  mar- 
quise, d'avoir  trop  fait  de  l'amitié  l'apanage  de  la  vieillesse. 

Elle  plaidait  un  peu  pour  elle-même.  Elle  eut  une  vieillesse 
trop  aimable  pour  ne  pas  l'aimer.  Son  Traité  de  la  Vieillesse 
devrait  être  le  vade  mecum  des  gens  d'âge.  Ils  n'y  puiseraient 


HISTOIRE   DE  LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  529 

que  d'utiles  préceptes,  qui  peuvent  tous  se  résumer  dans  cette 
pensée  si  belle  par  sa  simplicité  : 

Dans  la  jeunesse,  on  songe  à  vons  ;  dans  la  vieillesse,  il  faut  son- 
ger aux  autres. 

Et  quelle  variété  de  Ion  !  Tantôt  ce  sont  des  remarques  pi- 
quantes : 

Le  grand  inconvénient  des  femmes  qui  ont  été  aimables  est  Q'ou 
blier  qu'elles  ne  le  sont  plus. 

Une  vieillesse  avouée  est  moins  vieille. 

Tantôt  le  ton  s'élève,  comme  dans  cette  page  éloquente 
sur  notre  indifférence  à  l'égard  de  notre  mort  certaine  : 

Qui  croirait  que  ces  mêmes  hommes  qui  sont  si  ardents  sur  ce 
qui  regarde  leur  gloire  et  leur  fortune  quand  ils  la  croient  en  péri\, 
sont  tranquilles  et  indolents  sur  la  connaissance  de  leur  être,  qu'ils 
se  laissent  mollement  conduire  à  la  mort  sans  s'instruire  si  ce  qu'on 
leur  dit  sont  des  chimères  ou  des  réalités  ;  qu'ils  s'acheminent  et 
voient  venir  vers  eux  la  mort,  l'éternité,  les  peines  et  les  récom- 
penses éterneUes  sans  penser  que  ces  grandes  vérités  les  regar- 
dent et  les  intéressent?  Peut-on  sans  prévoyance  ei  sans  crainte 
aller  tenter  un  si  grand  événement? 

Dans  sa  ferme  sobriété,  ce  lieu  conamun  ne  fait-il  pas 
penser  à  Bossuet  :  «  Les  mortels  n'ont  pas  moins  de  soin 
d  ensevelir  les  pensées  de  la  mort  que  d'enterrer  les  morts 
mêmes  »  ;  ou  à  Massillon  :  «  Vous  qui  êtes  si  épineux,  si 
difficile,  si  plein  de  précautions  quand  il  s'agit  de  vos  intérêts 
terrestres,  dans  cette  grande  affaire  toute  seule,  vous  vous 
conduisez  par  opinion  !  »  Xavier  de  Maistre  aussi  a  fortement 
exprimé  la  même  idée  :  «  Personne  ne  songe  qu'il  doit  mou- 
rir. S'il  existait  une  race  d'hommes  immortels,  l'idée  de  la 
mort  les  effrayerait  plus  que  nous.  )>  Mais  avec  son  indulgence 
coutumière,  il  donnait  de  cette  insouciance  cette  ingénieuse 
excuse  : 

Comment  se  fait-il  que  les  honames,  sans  cesse  agités  par  Tes- 
pérance  et  par  les  chimères  de  l'avenir,  s'inquiètent  si  peu  de  ce 
que  cet  avenir  leur  onie  de  certain  et  d'inévitable?  Ne  serait-ce 
point  la  nature  bienfaisante  elle-même  qui  nous  aurait  donné  cette 
heureuse  insouciance,  afin  que  nous  puissions  remplir  en  paix  notre 
destinée? 

34 


530  inSTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

C'est  à  rhoniteur  de  Mme  de  Lambert  quil  faille  à  son  pro- 
pos évoquer,  de  si  grands  esprits.  Mais  n'était-ce  pas  un  esprit 
supérieur,  la  femme  qui,  dans  ce  même  traité,  écrivait  celte 
remarque  si  profonde  : 

T.e  monde  nous  dérobe  à  noiis-niéme,  et  la  solitude  nous  y  rend. 
Le  monde  n'est  qu'une  troupe  de  fugitifs  deux-mômes. 

Un  des  mérites  les  moins  connus  du  salon  de  Mme  de  Lam- 
bert est  (lavoir  favorisé  l'évolution  du  roman,  et  achevé  la 
défaite  du  genre  intronisé  par  Mlle  de  Scudéry.  Aux  fantai- 
sies métapliysi(iues  et  galantes  se  substituaient  peu  à  peu 
des  contes  plus  vraisemblables,  des  pseudo-mémoires  :  les 
dimensions  aussi  changeaient:  le  roman  en  six  volumes 
faisait  place  à  la  nouvelle  de  trente  et  quarante  pages.  La  mar- 
quise approuva  cette  nouveauté.  Elle  a  même  sur  la  cons- 
cience un  court  roman,  où  il  y  a  de  jolies  choses,  bien  Mue  Ten- 
semble  ne  soit  pas  un  chef-d'œuvre.  Il  a  pour  titi'e  la  Femme 
Ermite.  Il  donne  assez  bien  le  ton  du  jour,  le  goût  naissant 
pour  la  nouvelle  espagnole,  avec  ses  jalousies  d'amour,  et 
ses  cascades  de  récits  intercalaires  qui  s'emboîtent  l'un  dans 
l'autriN  t(*ll(»s  les  tables  gigognes.  Comme  vous  ne  le  lirez  de 
votre  vie,  je  le  résumerai  brièvement.  Il  a  un  petit  air  vieillot 
qui  est  délicieux. 

Adélaïde  était  avec  ses  amii^  chez  Bellamirte,  à  la  campagne. 

On  proposa  une  promenade  à  l'Ermitage,  et  le  carrosse  fut 
attelé.  Le  pays  était  agréable  :  d'un  côté  du  bois  est  un  rocher 
assez  escarpé  sur  lequel  il  y  a  un  ermitage,  et  le  rocher  est 
bordé  d'un  ruisseau  assez  large  (jui  semble  en  défondre  l'en- 
trée. Ce  ruisseau  se  forme  d'un  torrent  ([ui  tombe  de  la  mon-- 
tagne  sur  les  rochers,  u  II  y  fait  un  bruit  et  forme  une  cascade 
nalurelle  qui,  dans  le  sombre  du  bois,  offre  aux  yeux 
le  même  agrément  que  les  lieux  les  plus  cultivés  par  l'art.  » 
\'()ilà  à  quoi  se  bornent  les  descri])tions.  Ce  n'est  pas  encore 
très  poussé.  Quant  aux  personnages,  on  ne  nous  les  présente 
qu'au  moral  ils  semblent  n'avoir  ni  gestes,  ni  costumes. 
Mais  suivons  Bellamirte  et  ses  amies.  Elles  péjfètrent  dans 
l'ermitage.  Elles  voient  une  femme  belle  et  bien  faite  qui  rentre 
et  qui  referme  la  porte.  Elles  frappent.  On  n'ouvre  point. 


niSTOIRE   DE   L\   LITTÉIUTURE  FRANÇAISE  iVM 

Eloniiros  (le  voii'  celle  leinuu'  rhe/  l>i'inite,  elles  insisteni  avec, 
ijuelqiie  iiuliscrèle  curio^iité.  EuWn  l'iiiconnue  ouvi*e.  ]-lle  esl 
îreiile.  ( 'eï^l  elle  (jui  est  rerniil(\  l!lle  ne  se  fail  pas  prier  pour 
laconhM'  quelle  siiile  (ravenlures  l'a  amenée  là. 

Fille  d'un  personnage  considérable  de  TEtal  (|ui,  un  jour  de 
méconlenlemenl,  passa  à  lennemi,  elle  fui  recueillie  par  la 
princesse  Zélie,  dont  le  fils,  le  prince  Camille,  devint  très 
épris  d'elle,  ce  qui  fâcha  fort  \'alérie,  éprise  du  prince. 

La  mère  de  Camille  lavorisail  \'alérie,  de  plus  haute  nais- 
sance, r.lle  (^nvoya  son  lils  à  la  guéire  avec  plusieurs  régimenis 
quelle  lui  acheta.  [Mjur  taire  diversion  à  son  fâcheux  amour 
par  la  gloire.  Durant  la  halaille,  le  prince  Camille  sauva  la  vie 
a  un  officier  ennemi  :  c  était  le  transfuge,  père  de  son  ami4*  que 
nous  a[>pe!ons  Alcine.  Celle-ci  lemercia  fort  le  prince  qui 
obtint  pour  le  traître  le  pardon  et  la  restitution  de  ses  biens. 
C'était  un  lien  de  plus  entre  Alcine  et  Camillo,  et  la  rivale 
Valérie  se  désola. 

Elle  va  être  vengée.  I/amour  du  prince  Camille  a  mis  Al- 
cine en  vue.  La  reine  la  fait  venir  à  la  coin*,  où  sa  vue 
embrase  aussitôt  le  comu-  du  duc  de  Praxède.  Li*  prince  de- 
vient Jaloux  et  malheureux,  il  lui  semble  (jue  le  regard  d'Al- 
cîne  est  [jIus  vif  (piand  elle  daiise  avec  le  duc  (|ue  (piand  elle 
est  avec  lui.  11  dé[>érit.  L4»  père  de  la  jeune  fille,  (pii  doit  au 
prince  la  vie  et  les  biens,  entre  en  fureur  de  voir  so!i  bien- 
faiteur souffrir  à  cause  de  sa  iille,  et  il  exile  celle-ci  à  la 
campagne».  L'exilée  reçoit  un  jour  ta  visite  de  la  comtesse 
Emilie,  dont  la  fille  demande  à  rester  là  ([uelcfues  jours.  Tau- 
dis qu'elle  tient  rcmipagnie  à  Alcine.  ellos  voient  arriver  le 
duc  qui  prend  le  prétexte  de  présenter  ses  homuiages 
à  la  jeune  I^milie.  Le  prince  ayant  connu  cette  démarche, 
fait  de  même.  Les  deux  rivaux  se  rencontrent,  tirent  l'épée; 
le  prmce  est  tué,  .\lcine  s'enfuit,  et  elle  a  choisi  cet  ermitage 
pour  y  cacher  sa  douleur  durant  ]o  lestanl  de  sa  vie. 

L'histoire  finit  là.  Je  vous  ai  fait  grâce  (le<  épisodes,  des 
récils  s(*con(laires  que  ] plusieurs  i)ersonnages  font  de  leurs 
aventures,  connue  c'était  alors  le  goût  du  jour:  le  Gil  Bla.^  de 
Le  Sniro  en  est  le  meilleur  modèle.  Ce  récit  de  Mme  de  Lamberl 
lî^est  pas  sans  finesse.  L'héroïne  demeure,  tout  le  long,  inno- 


532  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

cente,  calomniée  par  de  fausses  et  frêles  apparences,  et  la 
peinture  en  est  touchée  avec  grâce  et  légèreté.  On  sent  l'imi- 
lalion  (le  Mme  de  La  Fayette  et  Tinfluence  de  cette  école  que 
mena  Mme  de  Villedieu,  et  dont  les  feiTentes,  Mmes  de  Xain- 
tonge.  de  la  Roche  Guilhem,  Gomez,  Murât,  de  Lussan  d'Aiii- 
noy,  de  la. Force  et  bien  d'autres  fréquentaient  assidûment 
chez  l'auteur  de  la  Femme  Ermite,  Alors  pullulèrent  les  nou- 
velles qui  réjouissaient  Bayle  par  leur  nouveauté,  «  parce 
qu'on  peut  les  lire  d'un  bout  à  Tautre  en  moins  de  deux 
heures  ». 

1^  Sage  a  vraisemblablement  pris  Mme  de  Lambeii  pour 
modèle  de  sa  marquise  de  Chaves,  dans  Gil  Blas  de  Sanlil- 
lane.  Mais  la  ressemblance  n'est  pas  absolue;  elle  ne  pouvait 
pas  l'être.  Il  manque  un  trait  important  à  la  peinture,  car 
Mme  de  Chaves  «  n'avait  point  d'enfants  ».  La  marquise  de 
Lambert  sans  ses  deux  enfants,  c'est,  comme  on  eût  dit  chez 
elle,  l'ormeau  dépouillé  de  ses  pampres.  Elle  eut  un  fils  qui 
devint  gouverneur  d'Auxerrc,  et  une  fille  qui  fut  comtesse  de 
Sainte-Aulaire,  par  son  mariage  avec  le  fils  du  marquis  au 
quatrain. 

Mme  de  Lambert  a  laissé  deux  excellents  petits  livres,  des 
Avis  à  ses  enfants.  Les  Avis  à  son  fils  prêchent  un  peu  trop 
l'ambition.  Fénelon  le  lui  reprocha.  C'est  le  manuel  du  par- 
fait officier  qui  veut  se  tirer  de  pair.  Mme  la  marquise  se 
souvient  qu'elle  est  aussi  Mme  la  générale.  De  nos  jours,  elle 
eût  de  bonne  heure  dirigé  son  fils  sur  Saint-Cyr.  EUe  lui 
acheta  des  régiments  pour  hochets.  Il  y  a  un  esprit  pratique 
dans  CCS  pages  utilitaires,  où  l'on  vous  apprend  qu'il  faut  né- 
gliger rintérét  pour  la  gloire,  ]}arce  que  la  gloire  a  toujours 
la  fortune  à  su  suite. 

Il  serait  injuste  pourtant  de  ne  tenir  compte  que  des  récils 
guerriers  et  des  conseils  ambitieux:  ce  serait,  sans  raison,  né- 
gliger les  autres,  (fui  sont  sages  et  bons: 

Pou  do  ^('ï\s  snvoiit  <^lro  iiniis  dfs  morts. 

Los  polih's  unies     soni  cTuolles,  los     grands  linmmes     ont  de  1> 
cl(Mnen<-(.\ 

—  Rion  de  pins  faiblo  que  do  faire  tout  le  mal  qu'on  peut  faire. 

—  ].or^  rr^^los  pour  plaire  sont  do  s'oublier  soi-même,  de  ramoner 
les  autres  à  co  qui  les  intéresse,  de  les  rendre  contents  d'eux-mêmes, 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  513 

de  tes  faire  valoir  et  Je  leur  passw  les  qualités  qui  leur  sont  contos- 
tâea. 

Cest  là  parler  d'expérience,  et  ce  sont  choses  toujours 
bonnes  à  redire.  Les  .4t;is  au  fils  ne  semblent  pas  avoir  porté 
de  fort  beaux  résullals.  Sa  mère  lui  avait  pourtant  dit  :  <■  Fi- 
dèle au  sang  dont  vous  sortez,  songez  qu'il  ne  vous  esl  pas 
permis  d'être  un  homme  médiocre  ».  Il  le  fut  pourtant,  el 
finit  par  épouser  une  veuve  éi|uivoque. 

Les  Avis  à  sa  fille  sont  plus  tendres,  plus  délicats,  plus  pré- 
cieux. Que  d'excellentes  vérités,  que  d'utiles  préceptes,  (jue 
de  sages  observations,  le  tout  présenté  dans  un  style  qui  est 
exquis  de  netielé  et  de  pensée  forte. 

On  devrait  toujours  faire  suivre  la  publication  des  Aiia  à 
sa  fille,  d'une  fort  belle  lettre  peu  connue  qui  en  fait  le  com- 
plémenl,  Le.llre  ù  madame  la  Supérieure  de  la  Madeleine  de 
Tresnel,  sur  l'éducation  d'une  jeune  demoiselle. 

Ces  dcu.x  ouvrages  sont  indispensables  l'un  à  l'autre.  La 
Lettre  prend  la  jeune  fille  en  bas  âge,  et  les  prescriptions  en 
sont  sages  dans  leur  sévérité: 

~  Il  faut  ûlre  en  garde  contre  les  grâces  de  l'enfance,  dont  elle  suit 
se  servir  très  avonlageusement  pour  arracher  ce  qu'elle  veut  de  nous. 

On  reronnail  là  une  lectrice  de  La  HocUefoucauld,  qui  cher- 
che le  mobile  el  l'intérêt  derrière  la  grâce  même.  Il  faut  se 
défendre  des  compliments:  ils  donnent  aux  enfants  la  vanité: 

—  Il  faut  leur  inspirer  qu'il  n'y  a  rien  de  si  grand  que  de  dire  fran- 
chement ;  j'ai  lor(,  et  se  garder  de  les  punir  des  fautes  avouées. 

—  Qu'ils  regardent  l'estime  comme  le  premier  des  biens  et  le  mépiia 
;onru»e  le  plus  grund  dos  maux.  , 

Toute  celte  lettre  est  admirable.  C'est  comme  un  beau 
préaml)ulc  aux  Avis. 

Elle  a  dit  toute  sa  pensée  sur  le  rôle  de  la  femme,  dans 
ine  autre  lettre  à  Fonelon,  dont  le  Traité  de  l'Education  des 
ilU's  fui  son  modèle. 

—  On  n'allend  rien  de  nous,  on  ne  nous  demande  que  des  agn^nifOls, 
ît  on  nous  lient  quitte  du  reste. 

Elle  le  répète  dans  les  Avis,  et  elle  déclare  que  <c  rien  n'est 


534  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉKATIRE  FRANÇAISE 

si  mal  entendu  ».  Pour  y  parer,  que  de  belles  réflexions  elle 
prodigue  à  sa  fille.  i4iês  aux  laides  : 

—  Les  belles  personnes  porlenî'  sur  le  front  des  lettres  de  recom- 
mandation. 

.Mais  si  vous  n'êtes  pas  belle,  c'est  une  autre  affaire,  a  On 
ne  vous  fera  grâce  de  rien;  c'est  une  grosse  affaire  quand  il 
faut  que  le  mérite  se  fasse  jour  à  travers  la  laideur.  »  Elle 
n'esj  pas  encourageante.  Elle  exagèn».  Chapitre  des  modes: 

—  Il  faut  donner  à  la  mode  ce  qu'on  ne  i^eut  lui  refuser. 

Elle  ne  veut  pas  des  spectacles  pour  sa  fille  :  il  n'y  avait 
pas  alors  de  théâtre  blanc  ni  bleu,  et  ce  n'était  peut-être  pas 
une  grande  perte.  Elle  tient  qu'il  n'y  a  point  de  dignité  à  se 
montrer  toujours.  Mais  c'est  surtout  sur  le  chapitre  de  l'ins- 
truclion  qu'elle  est  instructive.  Il  faut  l'écouter  : 

—  Il  est  bon  que  les  jeunes  personnes  s'ccupent  de  sciences  solides. 
L'histoire  grecque  et  romaine  élève  Tàme,  nourrit  le  courage  par  les 
grandes  actions  qu'on  y  voit.  Il  faut  savoir  l'histoire  de  France;  il 
n'est  pas  permis  d'ignorer  l'histoire  de  son  pays.  Je  ne  blâmerais  pas 
même  un  peu  de  philosophie,  surtout  de  la  nouvelle,  si  on  en  est  capa- 
ble :  elle  vous  met  de  la  précision  dans  l'esprit,  démêle  vos  idées,  el 
vous  apprend  à  penser  juste.  Je  voudrais  aussi  de  la  morale.  A  force 
de  lire  Gicéron,  Pline  et  les  autres,  on  prend  du  goût  pour  la  vertu, 
il  se  fait  une  impression  insensible  qui  tourne  au  profit  des  mœurs.  La 
pente  aux  vices  se  corrige  par  l'exemple  de  tant  de  vertus  ;  el  rare- 
ment trouverez-vous  un  mauvais  naturel  avoir  du  gotit  pour  ces  sor- 
tes de  lectures.  On  n'aime  point  à  voir  ce  qui  nous  accuse,  et  ce  qui 
nous  condanme  toujours. 

Pour  les  langues,  quoique  une  femme  doive  se  contenter  de  parier 
celle  de  son  pays,  je  ne  m'opposerais  pas  à  Tinchnation  que  l'on  pour- 
rait avoir  pour  le  latin  :  c'est  la  langue  de  l'Eglise.  Elle  vous  ouvre 
la  porte  de  foules  les  sciences  ;  elle  vous  met  en  société  avec  ce  qu'il 
>  a  de  meilleur  dans  tous  les  siècles. 

La  poésie  peut  avoir  des  inconvénients.  J'aurais  pouilant  peine  à 
interdire  la  lecture  des  belles  tragédies  de  Corneille  ;  mais  sou\'eiit 
les  meilleures  en  vous  donnant  des  leçons  de  vertu,  vous  laissent  l'iffî- 
pression  du  vice. 

La  lecture  des  romans  est  plus  dangereuse  :  je  ne  voudrais  pas  que 
l'on  en  fit  usage.  Le  roman  n'étant  jamais  pris  sur  le  vrai,  allume  rima- 
gination,  affaiblit  la  pudeur,  met  le  désordre  dans  le  cœur,  et,  pour 
])eu  qu'une  jeune  pei^sonne  ait  de  la  disposition  à  la  tendresse,  hâte  et 
précipite  son  penchant.  Il  ne  faut  point  augmenter  le  charme  ni  l'illu- 
sion de  l'amour  ;  plus  il  est  adouci,  plus  il  est  modeste,  et  plus  il  est 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  Sio 

dangereux.  Je  ne  voudrais  point  les  défendre  ;  toute  défense  blesse  la 
liberté,  et  augmente  le  désir  ;  mais  il  faut,  autant^  qu'on  peut,  s'accou- 
tumer à  des  lectures  solides,  qui  ornent  l'esprit  et  fortilient  le  cœur  ; 
on  ne  peut  trop  éviter  celles  qui  laissent  des  impressions  difticiles  à 
effacer. 

Modérez  votre  goût  pour  les  sciences  extraordinaires  ;  elles  sont  dan- 
gereuses, et  elles  ne  donnent  ordinairement  que  beaucoup  d'orgueil  ; 
ellos  démontent  les  ressorts  de  l'ùme.  Si  vous  avez  uno  imagination 
vaste,  vive  et  agissante,  et  une  curiosité  que  rien  ne  puisse  arrêter, 
il  vaut  mieux  occuper  ces  dispositions  aux  sciences,  que  de  hasarder 
qu'elles  .^e  tournent  au  protit  des  passions  ;  mais  sihj^cz  que  les  liJles 
doivent  avoir  sur  les  sciences  une  pudeur  presqu'aussi  tendre  que  sur 
les  vif'Cs- 

Soyez  dune  en  garde  contre  le  goût  du  bel  esprit  :  ne  vous  amusez 
point  à  courir  après  des  sciences  vaines,  et  après  celles  qui  sont  au-des- 
sus de  votre  portée.  Xotre  Ame  a  bien  plus  de  quoi  jouir,  qu'elle  n'a  de 
quoi  connaître  :  nous  avons  les  lumières  propres  et  nécessaires  à 
notre  bien-être  ;  mais  nous  ne  voulons  pas  nous  en  tenir  là  :  nous 
courons  après  des  vérités  qui  ne  sont  pas  faites  pour  nous. 

Si  la  page  do  cette  femme  savante  est  remarquable,  n'est-ce 
pas  par  la  modération  et  la  mesure  ? 

Ce  livre  est  ainsi  plein  d'excellentes  choses  dont  les  jeunes 
filles  ne  sont  pas  seules  à  profiter  ou  à  avoir  besoin.  Un  trait 
particulier,  (pii  réparait  souvent,  c'est  la  sympiilhie  pour  les 
humbles,  avec  son  corollaire  ordinaire,  le  mépris  des  grands 
qui  ne  sont  que  des  grands.  Elle  disait  à  son  lîls  :  y  Vanter  sa 
race,  c'est  louer  le  mérite  d'autrui  »,  du  même  ton  dont 
M.  Poirier  dit. à  son  noble  gendre  :  «  Mais  vous,  vous  n'êtes 
pas  mort  à  la  ci'oisade  !  »  Avant  Figaro,  elle  avait  dit  : 

—  Sommes-nous  en  droit  de  vouloir  nos  domestiques  sans  défauts, 
nous  qui  leur  en  montrons  tous  les  jours  ? 

Nos  ministres  eux-mêmes  pourraient  y  lire  avec  fruit  par- 
dessus l'épaule  des  jeunes  filles  l'exemple  de  ce  favori  qui 
disait  : 

—  Quand  la  fortune  me  renverra  à  mon  premier  état,  je  suis  tout 
prêt 

Mme  de  Lambert  fut  une  femme  de  lettres  honteuse,  en  ce 
sens  qu'elle  rougissait  de  l'être.  On  la  raillait  de  restaurer  la 
Chambre  Bleue,  et  elle  était  sensible  à  ce  reproche.  Fonle- 
nelle  nous  dit  qu'elle  avait  soin  de  se    rassurer  en  protestant 


336  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAIS!: 

que  dans  sa  maison,  accusée  d'esprit,  il  se  faisait  une  noble 
dépense,  et  il  venait  plus  de  grands  seigneurs  que  d'écrivains. 
Elle  avait  la  pudeur  de  ses  livres.  Ceux-ci  méritaient  un  sort 
plus  doux.  C'est  par  les  livres  que  son  nom  lui  a  survécu.  Les 
lustres  de  son  salon  sont  depuis  longtemps  éteints  sous  les 
lustres  des  années  ;  mais  ses  écrits  nous  out  conservé  ses  hé- 
roïques campagnes  en  faveur  d'un  féminisme  éclairé  et  dis- 
tingué. Quant  à  elle-même,  si  elle  revit,  c'est  dans  les  mé- 
moires du  temps,  c'est  dans  les  romans,  dont  elle  favorisa 
l'évolution  vers  le  roman  de  mœurs,  c'est  dans  la  marquise 
de  Chaves,  de  Le  Sage,  c'est  dans  la  Madame  de  Miran,  de  la 
Vie  de  Marianne  par  Marivaux,  et  ce  ne  sont  pas  de  médiocres 
titres  à  notre  intérêt  d'avoir  été  choisie  par  son  temps  conune 
le  modèle  de  la  femme  d'esprit,  en  même  temps  qu'on  la  louait 
d'être  femme  de  cœur  ;  d'avoir  su  concilier  la  littérature  et 
la  maternité,  séduire  le  bel  esprit  Lamotte  et  l'évêque  Féne- 
lon,  d'avoir,  au  total,  été  le  plus  louable  représentant  de 
cette  préciosité  si  excellente  quand  elle  est  bonne,  si  mécon- 
nue et  si  calomniée,  qui  est  l'une  des  faces  de  l'esprit  français, 
et  qui  signifie  :  atticisme  et  distinction. 

Toute  proche  d'elle,  habitait  une  autre  grande  dame  de  lettres. 

Mme  Doublet  de  Persan  (1)  aimait  les  nouvelles  mondaines 
et  littéraires.  Restée  veuve,  sans  fortune,  après  la  mort  de 
M.  Doublet,  elle  se  retira  dans  un  des  appartements  exté- 
rieurs du  couvent  des  Filles-Saint-Thomas.  Elle  v  demeura 
quarante  ans  sans  sortir.  On  venait  la  voir,  lui  raconter  les  in- 
cidents de  la  vie  parisienne.  Il  y  avait  là  Tabbé  Legendre, 
Bachaumont,  son  commensal,  Alexis  Piron,  l'abbé  Chauvelin, 
les  frères  La  Curne  de  Sainte-Palave,  fondateurs  des  études 
médiévales  ;  Foncemagne  l'antiquaire,  d'Argental,  Voisenon. 
C'était  la  Paroisse.  On  tenait  registre  des  conversations  : 
ce  furent  les  Nouvelles  à  la  main,  comme  aussi  ce  fut  le  ber- 
ceau des  Mémoires  secrets  pour  servir  à  Vhisloire  de  la  Ré- 
publique des  Lettres  en  France  depuis  1762  {usqu'en  1787, 
par  Bachaumont  et  par  Pidanzat  de  Mairobert,  qui  se  tua, 
compromis  dans  les  affaires  du  marquis  de  Brunoy,  puis  par 

il)  1677-1771. 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉR.VTIKE   FRANÇAISE  537 

Mouffle  d'Angen^ille.  Mn  gai  souper  suivit  la  séance  des 
entreliens.  Mme  Doublet  mourut  à  94  ans  :  son  dernier  mot 
fut  de  gourmander  le  prêtre  qui  en  l'administrant,  avait  dé- 
rangé le  rouge  de  ses  joues.  Il  reste  de  ce  salon,  les  36  volumes 
des  Mémoires,  chaos  de  renseignements  amusants  et  utiles, 
indiscrets  et  pervers  comme  le  sénile  Bachaumont  lui-même, 
document  indispensable  à  la  connaissance  de  la  société  de 
cette  époque  triste,  babillarde,  frivole  et  déshabillée,  si  fidè- 
lement personnifiée  encore  par  Claudine  de  Tencin. 

Claudine-Alexandrine  Guérin  de  Tencin  (1),  ex-religieuse 
dominicaine  du  monastère  de  Montfleury,  chanoinesse  du  no- 
ble chapitre  de  Veuville-les-Dames  en  Bresse,  dame  de  la 
baronnie  de  Saint-Martm  en  Tîle  de  Ré,  est  célèbre  par  ses 
amours,  ses  intrigues  et  son  salon  littéraire. 

Elle  était  fille  cadette  de  la  famille  Guérin.  Elle  avait  un 
frère  abbé  qui  disait  toujours  oui.  On  l'appelait  l'abbé  Oui-Da! 
Par  contre,  sa  sœur  était  Mlle  Nenni.  Sa  mère  lui  dit  :  «  Si 
dans  un  an,  tu  n'es  pas  mariée,  le  voile  !  »  Elle  le  fît  comme 
elle  le  dit. 

Claudine  démoralisa  le  couvent  de  Montfleury.  Elle  fut  chas- 
sée, vint  à  Paris,  fît  des  amis,  trafiqua  avec  Law,  lassa  le 
Régent,  se  contenta  de  Dubois,  fut  accusée  de  la  mort  du 
conseiller  Lafresnaye  qui  s'était  seulement  suicidé  pour  elle, 
s*aboucha  avec  Richelieu  dont  on  disait  que  c'était  un  honneur 
d'être  déshonoré  par  lui,  fît  avec  lui  de  l'amour  et  de  la  poli- 
tique, eut  un  salon  de  lettres,  envoya  tous  les  ans  à  ses  amis 
écrivains  en  détresse,  une  culotte  de  velours  noir,  et  mourut 
en  disant:  a  Ixîs  gens  d'esprit  font  beaucoup  de  fautes  de  con- 
duite, parce  (ju'ils  ne  croient  jamais  le  monde  aussi  bête 
qu'il  est.  »  Fontenelle  lui  fit  cette  oraison  funèbre  : 

—  Elle  connaissait  mes  goûts  ot  m'offrait  toujours  le  mets  que  je 
préférais.  Je  ne  trouverai  pas  cela  aux  dîners  de  Mme  Geoffi  in. 

Comme  on  connaît  les  femmes,  on  les  honore. 

L'histoire  de  ses  amours,  si  incomplète  qu'elle  soit  encore, 

(1)  1682-1749. 


538  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FaVNÇAÏSE 

demanderait  un  volume.  Une  liste  exacte  de  ses  amis  serait 
une  belle  nomenclature  :  le  Régent,  le  cardinal  Dubois,  d'Ar- 
genson,  le  financier  Law,  Tabbc  de  Louvois,  le  duc  de 
Richelieu,  Brolingbroke,  Dillon,  son  médecin  Astruc,  de  La- 
motte-Iloudart,  le  vieux  Fonienelle,  d'Argental,  le  chevalier 
Destouches  (dont  elle  eut  un  fils,  d'Alembert),  le  banquier  de 
la  Fresnaye.  Nous  en  passons.  Elle  fut  vraiment,  selon  l'ex- 
pression de  Richelieu,   «  la  maîtresse  de  tout  le  inonde  ». 

Elle  était  capable  d'autres  fautes  :  on  la  soupçonnait  de 
n'être  pas  restée  étrangère  à  plusieurs  affaires  d'empoison- 
»ement.  On  louait,  devant  l'abbé  Trublel,  ses  bonnes  ma- 
nières et  sa  douceur  :  «  Oui,  dit  l'abbé,  si  elle  avait  intérêt 
à  vous  empoisonner,  elle  choisirait  le  poison  le  plus  doux.  » 
Les  intrigues  d'amour  ne  lui  suffisaient  point  ;  depuis  le  jour 
où  elle  s'évada  du  couvent  de  Montfleury,  elle  tâcha  «  de 
concilier,  dit-elle,  le  plaisir  et  l'intérêt  »  et  de  jouer  par 
ses  amants  un  rôle  politique.  Elle  y  réussit.  Grâce  à  Dubois, 
elle  devint  une  puissance  dans  l'Etat,  et  fit  nommer  son  frère 
cardinal.  Grâce  à  son  excellent  ami  Law,  elle  fit  sa  fortune  ; 
grâce  à  Fontenelle,  elle  s'entoura  d'écrivains  et  de  beaux  es- 
prits, ce  qui  était  sa  dernière  ambition.  La  gloire  littéraire 
la  tenta  ;  elle  écrivit  des  romans  de  sentiment  et  d'aven- 
tures, dont  le  plus  célèbre,  le  Comte  de  Comminges,  est 
encore  d  une  agréable  lecture  ;  elle  lut  théologienne  et  entre- 
tint une  correspondance  avec  le  pape  Benoît  XIY.  Son  esprit 
était  vif  et  pénétrant  ;  plusieurs  de  ses  jugements  littéraires 
sont  d  une  singulière  profondeur  ;  l'on  cite  d'elle  ce  mot, 
qu'elle  aurait  dit  en  i7i7,  et  qui  prouve  la  sûreté  de  son  coup 
d'œil  :  «  A  moins  que  Dieu  n'y  mette  visiblement  la  main,  il 
est  physiquement  imposisible  que  TElat  ne  culbute.  » 

A  la  mort  de  iMme  de  Lambert,  <(  le  Mardi,  dit  l'abbé  Trublet, 
fut  chez  iMme  de  Tencin  ».  Elle  eut  le  salon  à  la  mode.  Les 
invités  lui  reconnaissaient  beaucoup  desprit  et  s'inquiétaient 
fort  peu  du  reste.  Il  fallait  une  grande  dame,  riche  et  ins- 
truite pour  héberger  les  gens  de  lettres  ;  elle  seule  était  ca- 
pable d'exercer  cette  mission.  Quelques  années  plus  tard,  à 
son  déclin,  Mme  Geoffrin  viendra  guetter  son  héritage,  et 
prendre  des  leçons  à  son  école.  «  Savez-vous  ce  oue  la  Geof- 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  539 

frin  vient  faire  ici,  dira-l-elle,  elle  veut  voir  ce  qu'elle  pourra 
recueillir  de  mon  inventaire.  » 

Ainsi,  pendant  le  xviii''  siècle,  se  succédèrent  les  «  bureaux 
d'esprit  ». 

On  nuironlrait  aux  Mardis  de  Mme  de  ïencin,  Marivaux, 
Montesquieu,  Duclos.  La  Molhe,  Piron,  Helvétius,  Fontenellc 
qui  était  de  fondation.  Selon  l'usage,  (juelques  étrangers, 
Bolingbroke,  Chesterfield,  Tronchin,  venaient  se  joindre  à 
ceux  qu'elle  appelait  ses  «  bêles  »,  et  sa  «  ménagerie  ». 

Elle  gouvernait  son  monde  d'assez  haut,  faisant  des  cadeaiix, 
mais  disant  à  plus  d'un  ses  vérités.  La  conversation  était 
moins  sérieuse  que  chez  Mme  de  Lambert,  mais  tout  aussi 
philosophique.  Si  nous  en  croyons  Marmonlel,  il  y  manquait 
parfois,  malgré  la  gaieté  (jue  la  maîtresse  de  maison  savait 
ramener,  un  peu  de  naturel  et  de  laisser  aller.  Il  y  avait  là 
plusieurs  «  faiseui's  de  phrases  ».  Marivaux  était  «  fort  attentif 
à  se  bien  exprimer  »,  et  le  vieux  Fonlenelle,  horriblement 
sourd,  ne  pouvant  plus  écouter,  se  consolait  en  discourant 
sans  fin. 

Le  règne  de  Mme  de  ïencin  dura  jusqu'à  sa  mort,  en  ITiO.; 
son  salon  était  devenu  illustre  ;  nul  ne  se  souvenait  plus  de  son 
orageuse  jeunesse,  des  tragiques  aventures  auxquelles  son 
nom  était  mêlé,  et  des  jours  qu'elle  avait  passés  à  la  Bas- 
tille. 

Mme  de  Tencin  avait  bien  désigné  sa  légataire  :  ce  fut 
Mme  (ieoffrin. 

Il  V  avait  deux  dîners  de  fondation,  rue  Saint-Honoré,  celui 
du  lundi  pour  les  artistes,  où  l'on  voyait  Boucher,  Van  Loo, 
Vernet,  Lagrenée,  Latour;  celui  du  mercredi  pour  les  gens 
de  lettres,  dont  d'Alembert,  Morellet,  Raynal,  Grimm,  d'Hol- 
bach, Marivaux,  Marmontel  étaient  les  habitués.  Pour  faire 
la  liaison  des  deux  mondes,  quelques  littérateurs  étaient  in- 
vités au  souper  des  artistes,  et  réciproquement.  Le  mercredi 
comme  le  lundi,  l'on  ne  rencontrait  pas  d'autres  femmes  que 
Mlle  de  Lespinasse. 

Mme  Geoffrin  (1)  était  jolie;  son  portrait  peint  par  \attier, 

^1)  1699-1777. 


540  HISTOIRE  DE  LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

a  grand  air  et  donne  l'impression  d'une  grande,  belle  el  jo- 
lie femme  avec  des  traits  réguliers,  un  visage  en  ovale  parfait, 
les  cheveux  rebroussés  droit  au-dessus  du  front,  le  nez  grec, 
les  yeux  beaux  et  grands,  la  poitrine  plastique. 

Ne  songez  plus  à  la  vieille  Mme  Geoffrin,  gravée  par  Miger, 
l'air  pensif,  la  figure  allongée  par  les  joues  autrefois  si  fraî- 
ches, aujourd'hui  tombantes  ;  c'est  la  vieille  femme,  gravée 
aussi  par  Chardin  (musée  de  Montpellier),  peinte  par  Hubert. 
Robert  dans  une  série  de  panneaux  qu'elle  commanda  elle- 
même  et  qui  figurent  des  scènes  de  son  existence  intime  : 
Mme  Geoffrin  dans  sa  chambre  à  coucher,  dégustant  une 
t^sse  de  chocolat  ;  Mme  Geoffrin,  déjeunant  avec  les  reli- 
gieuses de  l'abbaye  de  Saint-Antoine  de  Paris.  Elle  soignait 
sa  postérité. 

Il  y  eut  une  Mme  Geoffrin,  jeune  orpheline,  élevée  singuliè- 
rement par  une  singulière  grand'mère,  grand'maman  Chemi- 
neau. 

Ses  derniers  historiens,  de  Ségur  et  Tornezy,  ont  dé- 
pouillé les  sept  grands  cahiers  reliés  en  maroquin  vert,  écrits 
de  la  main  de  Mme  Geoffrin  et  qui  sont  actuellement  chez  la 
marquise  d'Etampes;  et  aussi  les  papiers  manuscrits  de  la 
fille  de  Mme  Geoffrin,  Mme  de  La  Fertc-Imbault,  et  encore 
une  collection  de  lettres  adressées  à  Mme  Geoffrin  par  l'im- 
pératrice Catherine,  et  également  les  lettres  de  Mme  Geoffrin 
à  Hume,  qui  sont  à  la  société  royale  d'Edimbourg.  Ce  sont 
là  de  précieux  et  nouveaux  documents  pour  mener  un  sup- 
plément d'enquête. 

Mme  Geoffrin  est  l'une  des  plus  bi-illantes  parmi  ces  char- 
mantes figures  de  femmes  du  xvin*  siècle,  Mmes  de  Lambert, 
de  Tencin,  d'Epinay,do  La  Fayette,  du  Deffant,  du  ChateleU  de 
Staal-Launay,  du  Maine,  de  Staël,  etc. 

Regardez  ce  joli  portrait  que  fit  Horace  Walpole  de  cette 
illustre  bourgeoise  «  d'une  roture  infinie  ».  Il  dit  d'elle: 

((  Mme  Geoffrin  est  une  femme  extraordinaire  qui  possède 
plus  de  sens  commun  que  je  n'en  ai  jamais  rencontré  pour 
découvrir  les  caractères  et  les  pénétrer  jusqu'aux  derniers 
replis,  et  un  crayon  qui  n'a  jamais  manqué  un  portrait,  ordi- 
nairement peu  flatté  :  elle  exige  et  elle  conserv-e  en  dépit  de 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  541 

sa  naissance  et  des  i)réjugés  absurdes  d'ici  sur  la  noblesse, 
une  véritable  cour  et  beaucoup  d'attentions.  Elle  y  réussit  par 
mille  petites  manœuvres  et  par  une  franchise  et  une  sévérité 
qui  semblent  être  son  seul  moyen  pour  attirer  chez  elle  un 
concours  de  monde;  car  elle  ne  cesse  de  gronder  ceux  qu'elle 
veut  s'attacher.  Elle  a  peu  de  goût  et  encore  moins  de  savoir, 
mais  elle  protège  les  artistes  et  les  auteurs,  et  elle  courtise 
un  petit  nombre  de  personnes  pour  avoir  le  crédit  nécessaire 
à  ses  protégés.  Elle  a  fait  son  éducation  sous  la  fameuse 
Mme  de  Tencin  qui  lui  a  conseillé  de  ne  jamais  rebuter  au- 
cun homme,  parce  que,  disait  son  institutrice,  quand  même 
neuf  sur  dix  ne  se  soucieraient  pas  plus  de  vous  que  d'un  sol, 
le  dixième  peut  devenir  un  ami  utile.  » 

Ah  !  la  délicieuse  femme  !  On  ne  la  connaît,  on  ne  la  voit 
que  vieille  et  célèbre,  parce  que  sa  jeunesse  fut  obs'.ure.  Il  fal- 
lait éclairer  cette  jeunesse. 

Mlle  Rodet  habitait  rue  des  Prouvaires,  chez  son  père,  un 
commissaire  contrôleur  juré,  mouleur  de  bois  de  la  ville  de 
Paris.  Devenue  orpheline,  elle  habita  chez  la  grand'mère  Che- 
mineau,  rue  Saint-Honoré,  —  une  femme  qui  prisait  plus  le 
jugement  que  le  savoir.  Elle  disait  :  «  Si  ma  petite-fille  est 
une  bêle,  le  savoir  la  rendrait  confiante  et  insupportable  ;  si 
elle  a  de  l'esprit  et  de  la  sensibilité,  elle  suppléera  par  son 
adresse  à  ce  (ju'elle  ne  saura  pas.  » 

Il  est  curieux  de  voir  que  Mme  Geoffrin,  qui  devait  plus  tard 
tenir  un  salon  littéraire  et  obtenir  un  grade  élevé  dans  le 
corps  des  bas-bleus,  n'a  pas  reçu  d'instruction  dans  sa  jeu- 
nesse. Même  le  maître  à  danser  fut  congédié.  «  Quand  cette 
enfant,  disait  la  grand'mère,  voudra  sauter,  elle  sautera  ;  elle 
n'a  que  faire  d'être  une  danseuse.  »  C'est  un  type,  cette 
grand'mère  Chemineau,  d'esprit  droit,  solide,  résolu  et  sim- 
ple. Elle  fit  apprendre  à  Thérèse  (Mme  Geoffrin,  jeune  fille, 
s'appelait  Thérèse  Hodet)  le  chant,  mais  sans  accompagne- 
ment d'instruments  ;  elle  n'en  voulait  à  aucun  prix  :  «  Cela 
fait  trop  de  bruit.   » 

Thérèse  se  jeta  d'abord  dans  la  dévotion  et  le  mysticisme. 
A  quatorze  ans,  on  parlait  d'elle  dans  le  quartier,  el  Diderot 
lui-même  avait  remarqué  cette  fillette  «  en  cornette  plate,  en 


342  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

mince  et  légère  siamoise».  Elle  pensait  aux  ordres.  L'an 
d'après^  elle  épousait  un  vieux  veuf  riche,  AI.  Geoffrin,  fabri- 
cant de  glaces  et  miroirs.  Il  avait  cinquante  ans  ;  elle  en 
avait  quinze. 

Ce  ménage  bizarrement  assorti,  logea  dans  cet  hôtel  de  la 
rue  Saint-Honoré,  dont  Fa  façade  exisfe  encore  au  n"*  372,  et 
qui  allait  devenir  le  royaume  du  bel  esprit. 

Les  premiers  temps  furent  calmes.  M.  Geoffrin  avait  tout 
lieu  de  s'estimer  heureux  d'avoir  trouvé  une  jeune  femme 
modeste,  rangée,  économe.  Il  comptait  sans  la  littérature.  Sa 
femme  connut  cette  gredine  intelligente  qui  fut  la  marquise 
de  Tencin,  femme  supérieure  en  tout,  en  esprit  et  en  vice, 
qui  déposa  un  soir  son  enfant  surdes  marches  de  Saint-Roch, 
sans  se  douter  qu'il  était  d'Alembert. 

Ce  fut  pourtant  elle  qui  servit  de  marraine  à  Mme  Geoffrin 
dans  le  monde  des  lettres.  Elle  l'attira  dans  son  salon. 

Mme  Geoffrin  y  fit  ses  orges.  Elle  plut  à  tous  les  habitués, 
et  elle  les  entraîna  tous  dans  ses  salons  à  elle,  qu'elle  ouvrit 
en  son  hôtel  tle  la  rue  Saint-Honoré. 

Ce  fut  grand  émoi  ;  M.  Geoffrin,  qui  s'était  arrangé  une 
petite  vie  si  tranquille,  poussa  les  hauts  cris  devant  cette  inva- 
sion de  beaux  esprits  et  de  gros  appétits.-  Ce  furent  des  que- 
relles, des  disputes  à  l'occasion  de  chaque  dîner.  Il  finit  par 
céder  en  maugréant,  et  se  résigna  à  se  rcncoigner  dans  son 
fauteuil,  dans  un  coin  du  salon  rempli  de  célébrités,  silen- 
cieux, solennel,  ennuyé.  Un  jour  sa  place  demeura  vide.  On  ne 
le  remarqua  pas.  Plus  tard,  lorsqu'un  habitué  s'avisa  de  ré- 
clamer ce  vieux  monsieur  qu'on  voyait  toujours  là  et  qui  ne 
disait  mot,  la  maîtresse  de  la  maison  répondit  :  «  C'était  mon 
mari.  Il  est  mort.  »  Et  ce  fut  tout.  On  ne  parla  plus  do 
M.  Geoffrin,  et  personne  n'en  a  plus  parlé. 

Mme  Suard  admirait  Mme  Geoffrin  «  avec  sa  taille  élevée, 
ses  cheveux  d'argent  couverts  d'une  coiffe,  sa  mise  si  noble  et 
si  décente,  et  son  air  de  raison  mêlée  à  la  bonté.  »  Raison 
et  bonté,  raison  surtout,  tels  sont  bien  les  traits  dominants 
de  son  caractère  ;  ajoutons-y  une  pointe  d'orgueil  bourgeois, 
une  intime  satisfaction  de  se  savoir  regardée,  presque  illustre, 
de  se  dire  qu'on  a  le  plus  be^u  salon  littéraire  de  Paris.  Mais 


•  < 


HISTOIRE   DE  LA   LITTÉIUTIRE   FRANÇAISE  lyi'â 

sa  saine  raison  la  préserva  presque  toujours  du  riilirule,  et 
lui  tint  lieu  d'espril. 

Walpole  écrivait  : 

«  La  prochaine  fois  que  je  la  verrai,  je  compte  bien  lui 
dire  :  «  O  Sens  commun,  assieds-loi  là  !  » 

A  défaut  d'autres  talents,  elle  eut  du  moins  celui  de  rendre 
son  salon  le  i)Ins  célèbre  de  la  ville,  et  le  plus  important  du 
siècle.  Les  étrangers  de  marque,  étant  de  passage  à  Paris, 
se  croyaient  trop  heureux  d'être  admis  une  seule  fois  chez 
elle.  L'Allemagne,  l'Italie,  l'Angleterre  étaient  représentées 
rue    Saint-Honoré  par   Creutz,    Galiani,  Hume  et  Walpole. 

Ce  bon  M.  Geoffrin  avait,  en  fabriquant  des  glaces,  gagné 
une  fort  Eelle  fortune,  et  Mme  Geoffrin  faisait  bien  les  choses. 
Est-ce  unufuement  aux  qualités  de  son  esprit,  au  charme 
de  sa  causerie  dont  ses  amis  nous  i>arlent,  que  Mme  Geoffrih 
dut  son  succès?  Est-ce  aux  petits  cadeaux  dont  elle  comblait 
son  monde?  Nous  n'osons  le  dire.  Elle  avait,  il  faut  le  recon- 
naître, un  certain  art  de  conduire  la  convei*sation,  de  l'arrê- 
ter au  bon  moment  sur  le  bord  de  la  plaisanterie  illicite. 
Burigny,  le  vieil  académicien,  lui  senait  de  majordome,  et 
c'est  à  lui  qu'elle  s'en  prenait  de  tous  les  faux  pas  que  faisait 
la  causerie.  Sa  familiarité  voulue,  ses  façons  de  maman  gron- 
deuse, étaient  au  fond  assez  habiles,  et  lui  permettaient  de 
gouverner  un  peu  son  salon.  Tous  les  sujets  n'étaient  pas  per- 
mis, rue  Sainl-Ilonoré  ;  il  ne  fallait  ni  trop  de  gaieté  ni  trop 
de  philosophie  :  surtout  pas  d'opinions  avancées.  Mme  Geof- 
frin aimait  fort  l'Encyclopédie,  mais  elle  avait  sa  tribune  à 
l'église  des  Capucins,  et  voulait  rester  l'amie  de  tout  le  monde. 
C'était  pour  les  habitués  de  l'hôtel  une  très  mauvaise  note  que 
d'avoir  été  embastillé,  môme  i>eu  de  jours  :  Marmontel  en 
sut  (pielque  chose. 

'  En  1706  un  grand  événement  marqua  un  beau  jour  dans 
la  vie  de  Mme  (ieoffrin.  Stanislas  Poniatowski,  celui  (pielle 
avait  connu  et  reçu  chez  elle  tout  enfant,  lui  avait  écrit  un 
jour  :  <^  Maman,  votre  fils  est  roi  »,  et  l'avait  invitée  à  venir 
le  visiter  dans  sa  coin*.  Mme  Geoffrin  accepta  l'invitation. 
Otte  bourgeoise  <le  Pai'is,  ciui  n'avait  jamais  dépassé  Poissy 
à  l'ouest  cl  SuinL  Denis  au  nord,  se  mit  en  route  pour  la  Po- 


544  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

logne.  Ce  voyage  fut  une  sorte  de  triomphe.  Mme  Geofïrin 
était  illustre  ;  tout  le  long  du  chemin,  des  princes,  ses  an- 
ciens invités,  vinrent  la  saluer  comme  une  souveraine.  A 
Vienne,  on  lui  rendit  les  plus  grands  honneurs.  En  Pologne 
enfin,  l'attendrissement  atteignit  à  son  comhle.  Un  moment 
même,  la  gloire  tourna  la  tête  à  Mme  Geoffrin  ;  malgré  son 
grand  bon  sens,  elle  perdit  un  peu  le  sentiment  du  ridicule, 
et  ne  s'en  aperçut  que  plus  tard,  lorsqu'elle  fut  revenue  parmi 
les  siens,  dans  son  paisible  royaume  de  la  rue  Saint-Honoré. 

L'originalité,  ce  fut  de  voir  cette  femme  sans  naissance, 
sans  titre,  vivant  avec  quarante  mille  livres  de  rentes,  pren- 
dre le  haut  pas  sur  la  société  mondaine  et  lettrée  :  ce  salon 
bourgeois  brillait  devant  les  plus  aristocratiques  maisons  de 
Paris,  et  devenait  le  centre,  le  foyer  des  lettres  françaises, 
sans  noblesse  et  sans  richesse,  car  Marmontel  nous  confie 
qu'on  y  dînait  le  plus  souvent  d'une  omelette,  d'un  poulet  et 
d'un  plat  d'épinards. 

Elle  était  secondée  par  sa  fille,  d'une  gaieté  intarissable, 
d'une  gaieté  immortelle,  disait  Maupertuis,  rieuse  et  folle,  la 
future  Mme  La  Ferté-Imbaull,  qui  devait  plus  tard  succé- 
der au  salon  académique  de  sa  mère  les  réunions,  sur  sa  ter- 
rasse, de  l'ordre  dont  elle  avait  la  grande  maîtrise,  Tordre  des 
Lanfurelus  et  des  Lampons.  Sa  mère  se  fût  voilé  la  face,  si 
elle  les  eût  entendus  chanter.  Les  salons  se  suivent  et  ne 
se  ressemblent  pas. 

Mme  Geoffrin  avait  une  rivale,  la  marquise  du  Deffand  (1), 
celle  qui  l'appelait  «  la  Geoffrin  »  tout  court,  et  qui  fit  à  sa 
mort  ce  mot  méchant,  quand  Morellet,  Thomas  et  d'jMem- 
bert  lui  composaient  des  oraisons  funèbres:  «  Voilà  bien  du 
bruit  poui*  une  omelette  au  lard  ». 

Dana  son  appartement  du  couvent  de  Saint-Joseph,  rue 
Saint-Dominique.  Mme  du  Deffand  recevait  une  société  moins 
nombreuse  cl  plus  choisie.  Elle  excluait  les  médiocrités,  ne 
faisait  pas  grand  cas  des  artistes,  et  n'aimait  pas  beaucoup 
les  «  philosophes  in-foHo  ».    Par  exception,    elle  accueillit 

(1)  1697-1780. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉR.\TLRE   FRANÇAISE  345 

(rAIcmberl  avec  quelques-uns  des  cncyclopéilislcs,  et  n'eut 
pas  lieu  de  s'en  féliciter.  Elle  marchandait  ses  bonnes  grâces 
même  à  ceux  qui  passaient  pour  ses  amis,  et  se  livrait  peu  : 
((  Des  imbéciles,  disait-elle,  qui  ne  débitent  que  des  lieux  com- 
muns, qui  ne  savent  rien  et  ne  sentent  rien;  quelques  gens  d'es- 
prit pleins  d'eux-mêmes,  jaloux,  envieux,  méchants,  qu'il  faut 
haïr  ou  mépriser...  )>  C'est  de  ses  invités  qu'elle  parlait.  Elle  les 
supportait  néanmoins,  car  eux  seuls  pouvaient  la  distraire  de 
son  incurable  lassitude.  Et  pourtant,  malgré  son  éternelle  froi- 
deur, et  le  mordant  de  son  esprit,  elle  avait  un  grand  charme 
et  on  le  subissait.  Elle  était  impitoyable  dans  ses  moqueries, 
vous  prenait  les  gens  sur  le  vif,  en  faisait  d'un  mot  la  carica- 
ture, et  s'amusait  méchamment  de  tout  le  monde,  mais  avec 
tant  d'esprit,  qu'on  était  toujours  de  son  avis. 

Un  mol  revient  sans  cesse  dans  ses  Lettres,  et  nous  donne  le 
secret  de  son  caractère  :  l'ennui.  La  marquise  du  Deffant  s'en- 
nuyait, et  c'était  chez  elle  une  souffrance  continue,  une  mala- 
die sans  remède.  De  sa  jeunesse  et  de  ses  romanesques  débuts 
dans  le  monde  au  temps  de  la  Régence,  elle  gardait  un  fonds 
d'amertume,  une  méfiance  générale  à  l'égard  des  hommes,  une 
froideur  souveraine.  Son  cœur  s  était  desséché  de  bonne  heure; 
elle  était  toute  intelligence  et  toute  esprit,  incapable  de  senti- 
ment et  navrée  de  se  savoir  telle.  Sans  foi  religieuse,  et  sans 
foi  philosophique,  se  sentant  l'àme  déchirée,  elle  chercha  dans 
l'amitié  un  refuge  (ju'elle  ne  trouva  pas.  Le  Président  Hé- 
nault,  Voltaire,  Pont  de  Veyle,  furent  pour  elle,  d'excellents 
amis,  discutèrent  son  scepticisme,  lui  firent  passer  quelques 
heures  en  l'écoulant  analyser  son  malaise,  en  s'entretenant  par 
lettres  avec  elle,  dé  morale,  de  littérature,  et  d'elle-même  à 
propos  de  tout  cela.  Mais  ils  souffraient  un  peu  de  la  môme 
détresse,  et  leurs  ennuis  ne  se  consolaient  pas  l'un  par  l'autre. 
1-^s  Lettres  de  Mme  du  Deffant,  qui  sont  peut-être,  après  celles 
de  Mme  de  Sévigné,  le  chef-d'œuvre  de  notre  littérature  épis- 
tolaire,  nous  racontent  par  le  menu  l'histoire  de  cette  âme  en 
peine,  les  progrès  de  son  pessimisme  et  ses  stériles  discussions. 
Son  salon,  sa  domination  littéraire,  qui  fil  triompher  d'Alem- 
bert  à  l'Académie,  semblèrent  un  moment  l'arracher  à  son 
oterncl  désenchantement.  Une  autre  infirmité  alors  la  frappa. 

35 


L 


546  HISTOIRE  DE  LA  UTTÉRATURE  FRANÇAISE 

Elle  devint  aveugle.  Ses  amis  ne  furent  pas  moins  empres- 
sés autouj*  d'elle,  mais  la  «  nuit  de  mort  »  qui  l'entourait,  et 
rînaction  et  la  méditation  continue  à  laquelle  elle  se  trouvait 
conti'ainte,  n'étaient  ]>as  faites  poiu*  soulager  le  malaise  de  son  âme 

Enfin,  vers  1766,  ayant  déjà  usé  sa  vie  et  touchant  à  ses 
soixante-dix  ans,  elle  connut  Horace  Walpole,  le  reçut  chez 
elle, devint  sa  correspondante  et,  unpeusurlelard.  s'épritdehii. 

Walpole  craignant  le  ridicule,  voulut  en  vain  la  décourager. 
Ses  rudesses  et  ses  rebuffades,  loin  de  calmer  cette  affection, 
l'exaspéré rent.  Ce  fut  une  amitié  ardente,  disons  le  mot,  ud 
amour  véritable,  et  sans  exemple.  Ce  besoin  de  lendres5>os 
et  de  larmes,  qu'elle  avait  au  fond  du  cœur  et  dont  elle  souf- 
frait depuis  si  longtemps,  put  enfin  se  satisfaii'e.  Elle  pleura 
et  se  trouva  heureuse.  Ces  dernières  années  furent  les  plus 
douces  de  sa  vie. 

Mais  avant  de  connaître  Walpole,  Mme  du  Deffanl  avait 
été  douloureusement  atteinte  dans  son  amour-propre.  En  1752, 
elle  avait  ramené,  d'un  voyage  en  Bourgogne,  une  demoiselle 
de  compagnie,  qui  lui  était  un  peu  parente  et  qui  s'appelait 
Mlle  de  Lespinasse  (1).  La  nouvelle  venue,  sans  être  jolie,  se 
trouvait  avoir  par  Tespril  et  le  charme  de  ses  manières,  autant 
de  séduction  que  sa  maîtresse. 

Elle  causait  délicieusement.  On  sut  bientôt  quelle  écrivait 
de  même.  Dès  le  premier  jour,  on  la  remarqua,  et  d'Alembert 
lui  fut  conquis.  Bientôt  les  invités  de  Mme  4lu  Deffant  pri- 
rent la  fâcheuse  habitude  d'arriver  rue  Saint-Dominique 
une  heure  avant  que  la  marquise  fût  visible,  pour  causer  avec 
Mlle  de  Lespinasse.  Marmontel,  d'Alembert,  Turgot,  Condor- 
cet  avaîl  ourdi  cette  conspiration.  Mme  du  Deffanl  ne  tarda 
pas  à  la  découvrir  ;  son  orgueil  en  souffrit  [>rofondément,  elle 
cria  à  la  trahison,  et  Mlle  de  Lespinasse  fut  chassée  comme 
une  domesli(iue.  Mais  tous  ses  amis  la  suivirent,  et  avec  l'aide 
(le  Mme  Geoffrin  (qui  n'était  pas  fâchée  de  l'aventure),  l'iustal- 
Icrent  rue  de  Belle-Chasse,  à  quelques  pas  du  couvent  de  Saint- 
Joscplî.  C'est  là  qu'elle  eut  à  son  tour  son  salon  littéraire  ; 
c'est  là  ([u'rmigrèrent  beaucoup  des  anciens  amis  de  sa  maî- 

1)  17:J2-1776. 


lllSTOiRli:   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  TJiT 

lr€sse.  Il  régnait  chez  elle  plus  de  libeiié  et  d'abandon.  11  y 
lïvaii  moins  de  grands  seigneur^?  e\  plus  de  |diilusophes  : 
irAlemberl,  Tui-got,  Condillac,  Mably,  Suard,  Thomas,  Mur- 
luonlci.  Aille  de  l^spinasse  avait  appris  de  sa  maîtresse  l'art  de 
iliriger  lentretieu  :  <(  Nulle  part,  écrit  Mai-monlel,  la  conver- 
sation n'était  plus  vive,  plus  brillante,  ni  mieux  réglée  que 
chez  elle.  C'était  un  raie  phénomène  que  <:c  degré  de  chaleur 
tempérée  et  toujours  ég^le  où  elle  savait  l'enti'eteuir,  soit  en  ia 
modérant,  soit  en  l'animant  tour  à  tour.  La  continuelle  acti- 
vité de  son  être  se  communiquait  à  son  esprit,  mais  avec 
mesure  :  son  imagination  en  était  le  mobile^  sa  raison,  le  régu- 
lateur. »  Ce  mot  <c  la  raison  »  revient  souvent  dans  les  juge- 
ments des  contemporains  sur  Mlle  «le  I^espioasse  :  elle  passa 
pour  une  personne  très  raisonsaMe,  ayant  comme  sa  protec- 
trice un  peu  plus  d'esprit  que  de  cœur.  Sa  rorres]>ondanre, 
publiée  par  la  suite,  nous  l'a  montrée  sous  un  tout  autre 
jour,  en  nous  livrant  le  secret  d'un  drame  poignant  qui  se 
passait  diins  son  âim»  e4  qiM?  le  monde  ignoriiil. 

Du  vivant  de  Mlle  de  Lespiftasse,  on  la  supposait  à  tort  la 
niaîtresse  de  d'Alembert,  parce  que  cchii-ci  était  venu  ha- 
biter sous  son  toit;  personne  no  lui  connaissait  d'autre  amour. 
On  apprit  plus  tard,  quand  furent  publiées  les  lettres  à 
M.  de  (iuiborl.  que  ce  clair  legard.  iet  cv  si  ralme  visage 
avaient  pendant  des  années  caché  l'àme  la  plus  orageuse,  la 
plus  tounnefitée  d'amour  et  de  remords.  «  Quelque  jour,  écri- 
vail-dle  à  d'Alembert,  je  vous  conterai  des  rlnises  (pion  ne 
trouve  point  dans  les  romans  àe  Prévost,  ni  dans  ceux  de 
Hichardson.  »  Maïs  il  n^avait  jamais  reçu  d'autres  confi- 
dences. Il  ignora  son  roman.  Le  cendre  du  comte  d'AramIes, 
le  célèbre  ministre  espagnol,  "M.  de  Mora,  gentilhomme  ([ui 
fut  «n  moment  «  Tespon*  de  TEspagne  »,  et  qui  irrounil  très 
jeune,  avait  séjourné  à  Paris  en  1706.  Mlle  de  Lespifiasse 
le  rencontra;  et  ils  s  ainuM^nt. 

Mais  bientôt  M.  de  Moia  dut  regagner  l'Espugne.  malade 
de  îa  poitrine  et  déjà  4ondamné.  Deux  ans  |dus  tard.  s(»  sen- 
tant à  bout  de  foires,  et  vendant  revoir  celle  qu'il  aimait,  il 
partit  de  Machid  pour  la  France.  11  n'eut  pas  le  leinp>  d'arri- 
ver, et  mourut  en  chemin  à  Bordeaux.  Mlle  de  Kespi nasse  ne 


548  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

l'avait  pas  oublié;  mais  elle  avait  rencontré  depuis  son  départ, 
un  autre  homme,  illustre  lui  aussi,  ou  prêt  à  1  elre,  croyail-on, 
M.  de  Guibert  ;  et  malgré  ses  remords,  malgré  le  souvenir 
de  son  ami  qui  se  mourait,  elle  n'avait  pu  s'empêcher  de  Tai- 
mer  éperdument.  Alors  commença  dans  son  âme  une  lutte 
affreuse,  un  tourment  de  tous  les  jours,  que  la  mort  de  M.  de 
Mora  rendit  plus  douloureux  encore.  Véritable  victime  de 
Tai^our,   Mlle  de  Lespinasse  resta  à  jamais  déchirée  entre 
sa  nouvelle  passion  et  ses  remords.  Elle  goûta  Tâpre  joie  de  se 
sentir  anéantie,  vaincue,  par  un  sentiment  fatal,  se  méprisa, 
se  maudit  elle-hiême,  et  ne  put  s'empêcher  d'aimer.  Ses  lettres 
à  M.  de  Guibert,  sont  le  plus  frémissant  livre  d'amour  qu'il  y 
ait  dans  toute  notre  littérature,  et  jamais  le  hasard  n'avait  mis 
un  tel  talent  au  service  d'une  telle  passion. 

Ce  drame  intérieur  ne  dura  pas  longtemps.  En  1776,  IroLs 
ans  après  le  jour  où  elle  avait  rencontré  M.  de  Guibert,  à  bout 
de  forces,  épuisée  de  souffrances  et  de  larmes  contenues  (car 
elle  avait  su  rester  la  même  aux  yeux  du  monde),  Mlle  de 
Lespinasse  vit  venir  la  mort  qu'elle  avait  ardemment  sou- 
haitée. 

Si  Mlle  de  Lespinasse  fut  la  rivale  de  sa  maîtresse,  MUe  de 
Launay  (1)  faillit  avoir  le  même  sort. 

La  turbulente  duchesse  du  Maine,  voulant  un  jour  se  mo- 
quer par  lettre  de  son  ami  Fontenelle,  se  souvint  d'une  de  ses 
femmes  de  chambre,  qui  venait  comme  lui  de  Normandie,  et 
qui  le  connaissait  assez  bien.  C'était  Mlle  de  Launay.  Elle  la 
prit  pour  secrétaire,  et  fut  tout  étonnée  qu'elle  eût  de  les- 
prit.  Fontenelle  de  son  côté,  ayant  r^çti  la  missive,  s'extasia 
el  voulut  en  connaître  l'auteur.  La  soubrette  fut  tirée  de  son 
obscurité  ;  les  habitués  de  Sceaux,  frappés  de  son  intelli- 
gence, l'admirent  aussitôt  à  leurs  réunions,  aux  fameuses 
Nuits  Blanches.  Tous  devinrent  ses  amis  ;  elle  eut  même  un 
soui)irant,  le  vieux  Chaulieu. 

Mais  elle  était  pauvre,  de  naissance  à  peine  honorable  (elle 
porlait  le  nom  de  sa  mère),  el  condamnée  à  subir  la  protec- 

(1)  î  684-1750. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉllATLUE   FRANÇAISE  549 

tion  autoritaire  de  la  duchesse,  qui  malgré  ses  succès  d  esprit 
la  maintenait  toujours  dans  une  sorte  de  domesticité.  Lorsque 
fut  ourdie  cette  fameuse  et  plaisante  conspiration  de  Cellamare, 
dirigée  contre  le  Régent,  Mlle  de  Launay  se  trouva  compi  omise 
par  les  folies  de  sa  maîtresse,  et  fut  embasiilléo.  Ce  fut  le 
meilleur  moment  de  son  existence.  «  En  prison,  dit-elle,  on 
ne  fait  pas  sa  volonté,  mais  on  ne  fait  pas  non  plus  celle 
d'autrui.  »  Elle  y  resta  près  de  deux  années,  crut  un  moment 
aimer  son  compagnon  de  captivité,  le  chevalier  de  Mesnil,  qui 
se  hâta  de  l'oublier  dès  qu'il  fut  sorti  de  prison;  quand  après 
tous  ces  événements,  elle  retrouva  celte  petite  égoïste  que  fut 
la  duchesse  du  Maine,  elle  fut  accueillie  par  ces  simples  pa- 
roles :  «  Ah  !  voilà  Mlle  de  Launay,  je  suis  bien  aise  de  vous 
revoir  »,  ce  fut  tout.  Quelques  années  plus  lard,  elle  épousait 
un  gentilhomme  îIu  régiment  des  Gardes  Suisses,  M.  de  Slaal; 
pauvre  connue  elle,  il  ne  put  la  soustraire  à  cette  éternelle  do- 
mesticilé,  dont  elle  avait  déjà  tant  souffert. 

Mme  de  Slaal  de  Launay  n'était  pas  seulement  spirituelle 
causeuse.  Ses  Mémoires^  dans  lesquels  elle  raconte  en  détail, 
avec  une  gaieté  un  peu  désabusée,  sa  vie  pleine  de  déceptions 
et  d'aventures,  tiennent,  par  Tinlérêt  et  les  qualités  du 
style,  une  bonne  place  dans  notre  histoire  httéraire. 

Plus  encore,  Mnie  de  Graffigny  fut  avide  de  gloire  litté- 
raire (1).  Elle  ne  se  contenta  pas  d'être  la  reine  d'un  sa- 
lon, de  passer  pour  une  femme  d'esprit  ;  elle  rêva  d'autres 
lauriers,  et  fut  auteur.  Mariée  à  un  vieux  chambellan  du  duc  de 
Lorraine,  quinteux  et  brutal,  elle  dut  s*en  séparer,  et  vint  à 
Paris,  comme  un  jeune  poète  de  province,  chercher  fortune. 
Elle  essaya  du  théâtre;  son  premier  drame,  Cénie  fut  pres(|ue 
un  succès  ;  son  second,  la  Fille  d'Aristide,  une  éclatante  dé- 
faite. Mais  un  roman  qu'elle  publia  en  1740,  les  Lettres  dune 
Péruvienne^  (ut  bientôt  dans  toutes  les  mains.  A  vrai  dire,  il 
le  méritait  assez  peu,  mais  la  mode  était  à  l'exotisme,  et 
Mme  de  Graffigny  nous  menait  au  pays  des  Incas.  Son  héroïne 
Zeila  était  une  vierge  consacrée  au  soleil,  et  cela  plut  autant 

(Ij  16!)5-17j.S. 


550  HISTOIRE  DE  LA  UTTÉR.VTURE  FRANÇAISE 

que  le  rVnfïlodyle  de  MonteKHiuicu.  I-es  seuls  noms  lib  Paciia- 
niaciii.'  cl  (k-  Mancdcapac  lui  gu;j;iU'reiil  des  ac'mii'atouTS.  Le 
slyle  (lu  11I1IKUI  éiait  faible,  mais  la  forme  t'pis-lolaire,  qiie 
Mme  de  CirafligiiT  emprunlail  à  Ridiardson,  eut  un  succès  de 
iiotivi-auté  el  fil  Iwtune.  hcs-lil  de  la  Bretonne  et  Housseau, 
dyiiB  la  .\t'iii:cllr  tlrloînf.  usèrent  du  même  procédé,  Ims  décla- 
mations itlteiidrit's  de  l'adoi'atriee  d*;  Pachamacac  oe  nous  (ont 
phw  verser  de  larmes  ;  les  Lctirtu  Péruiiciuws  .sont  oubliées. 
Mais  Mme  de  Graffigny  ne  nous  a  i»as  seulement  laisse  ce 
médiori'e  romim  et  tes  niaiivuibes  ti'agédies.  S'élanl  arrOtée  à 
L'ii-cy  en  I7JS.  forsquelk  se  i-eudait  de  Lorraine  à  Paris,  elle 
eut  l"oct:a>~iou  d'y  voir  \'oltaire  et  la  maniuise  du  Chatelol. 
Dans  une  série  de  lettres,  tTrilcs  à  la  diable,  el  qui  n'étaient 
pas  faites  |)Oiir  le  iiublic,  elle  nous  a  raconté  eu  détail  les 
journées  dos  amants  illustres.  Les  lettres  n'ont  qu'un  mérite 
littéi'aire  assez' mime,  mais  leur  intérêt  historique  est  capital. 
\(ius  Iroiniins  là  \"oI1aire  intime,  ni  ehargé.  ni  flatté,  ressem- 
blant, irritable,  maniaque,  sans  gène,  grondeur  et  bomleiir  ; 
nous  assistons  aux  séances  du  sr)ir,  où  il  montre  les  marion- 
nettes et  la  lanterne  magiijiie  ;  et  iu)us  voyons  la  Belle  Emilie 
s'enfermer  dan>  son  laboratoire,  entre  ses  in-folio  et  ses  coi- 
nues.  -Mme  de  tirafligny  nt)us  raroiile  loul  c'ela,  d'ailleurs,  sans 
maliie.  simiilement  el  utilement. 

("est  ia  marquise  du  Cbatelel  U),  dont  X'olfaire  éri'ivait  : 
<i  Lue  l'omine  qui  a  traduit  et  êelaiiTi  .\e\\lon,  et  qui  avait 
fait  une  Iraduclion  de  \'irgile.  sans  laisser  soupçonner  dans 
sa  C(m\ersation  qu'elle  avail  fait  ees  ]irodiges  ;  une  femme 
qui  n'a  jamais  proféré  un  mensonge  :  une  amie  attentive  et 
courageuse  dans  l'aniitié,  en  un  mol  un  1res  grand  lionime.  » 
te  |)or[l■a^t,  comme  une  oraison  funèbre  qu'il  est  en  elTct,  eoii- 
ticnl  qiieiqui's  iiicvîKlitudes  :  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que 
.Mme  du  (balelel  ét;iil  un  grand  savant,  (|u'olle  avait  des  qtini- 
liti'S  d  esprit  et  de  eai'actèrc  toutes  masculines.  Mais  écoutons 
un  autre  son  :  ■■  lie  présentez- vous  une  femme  grande  et 
st'i'iie,  le  teint  éihuul'fé,  le  visugc  aigu,  le  nez  pointu,  voilà 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  551 

le  visnge  de  la  Belle  Emilie  :  figure  dont  elle  est  si  contente 
qu'elle  n'épargne  rien  pour  la  faire  valoir  :  frisures,  pompons, 
pierreries,  verreries,  tout  est  à  profusion  ;  mais  comme  elle 
veut  paraître  belle,  en  dépit  de  la  nature,  et  qu'elle  veut  être 
magnifique  en  dépit  de  la  fortune,  elle  est  obligée  pour  se  don- 
ner du  superflu  de  se  passer  du  nécessaire,  comme  che- 
mises et  autres  bagatelles...  Elle  travaille  avec  tant  de  soin  à 
paraître  ce  quelle  n'est  pas,  qu'on  ne  sait  plus  ce  qu'elle  est 
en  effet  :  ses  défauts  même  ne  lui  sont  peut-être  pas  naturels; 
ilî?  pourraient  tenir  à  ses  prétentions.  »  C'est  Mme  du  Deffanl 
qui  parle,  ne  nous  y  fions  pas  trop  non  plus  ;  mais  dans  toutes 
les  caricatures,  il  y  a  pourtant  quelques  traits  véritables.  En 
corrigeant  l'un  par  l'autre  ces  deux  portraits,  nous  aurons 
peut-être  la  marquise  au  naturel. 

Le  trait  le  plus  singulier  était,  à  coup  sûr,  un  mélange 
pres(ju€  incompi-éhensible  de  futilité  et  de  sérieux.  Il  est  très 
vrai,  comme  l'a  dit  Voltaire,  (lu  elle  fut  dans  le  bon  sens  du 
mot,  ime  femme  savante.  Il  est  très  vrai,  comme  le  montre 
Mme  du  Deffant,  qu  elle  fut  une  grande  coquette,  entre  toutes 
les  femmes  de  son  temps,  qui,  sous  ce  rapport  pourtant  en 
valaient  bien  d'autres.  Elle  savait  le  latin,  l'anglais,  l'italien, 
se  délassait  à  lire  Cicéron,  discutait  Leibniz,  et  par  ainsi 
évitait  plus  d'un  défaut  féminin,  comme  la  médisance.  Mais 
elle  était  aussi,  ou  voulait  passer  pour  une  grande  amoureuse; 
elle  afficha  plusieurs  liaisons,  et  finit  par  enlever  Voltaire. 

En  173Î,  poursuivi  pour  ses  LeAtres  Anglaises,  menacé  de 
la  Bastille  dont  il  avait  déjà  tàté.  Voltaire  trouva  chez  elle  un 
refuge,  à  Cirey;  ii  y  avait  déjà  près  d'une  année  qu'elle  était 
son  amie.  A  partir  de  cette  date,  il  fit  tous  les  ans  de  longs 
séjours  à  Cirey,  et  ne  parut  dans  Paris  que  par  intervalle.  Ce 
fut  grâce  à  la  Belle  Emilie,  à  son  esprit  sérieux,  et  à  son 
amour  <lr  la  science,  une  des  périodes  les  plus  fécondes  de  sa 
vie. 

Mme  du  Chatelel  lui  donna  le  goût  des  éludes  austères,  le 
détourna  des  vaines  polémiques  où  il  gaspillait  son  talent. 
Elle  avait  pris  des  leçons  de  Maupertuis,  de  BernouiHi,  de 
Clairaul  et  étudiait  Newton  :  Voltaire,  de  concert  avec  elle, 
fit  un  laboratoire  du  château  de  Cirey. 


552  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Quand  ils  allèrent  à  Sceaux,  Mlle  de  Launay  fit  des  gorges 
chaudes  de  ce  couple  savant,  dont  l'homme  était  le  moins  ridi- 
cule, tandis  que  la  femme  réquisitionnait  pour  sa  chambre, 
toutes  les  tables  de  la  maison,  afin  d'y  étaler  ses  travaux,  et 
elle  écrivait  à  Mme  du  Deffant  : 

—  Mme  du  Chatelet  est  d'hier  à  son  troisième  logement:  elle 
ne  pouvait  plus  supporter  celui  qu'elle  avait  choisi  ;  il  y  avait 
du  bruit,  de  la  fumée  sans  feu  (il  me  semble  que  c'est  son  em- 
blème). Le  bruit,  ce  n'est  pas  la  nuit  qu'il  l'incommode,  à  ce 
qu'elle  m'a  dit,  mais  le  jour,  au  fort  de  son  travail  :  cela  dé- 
range ses  idées.  Elle  fait  actuellement  la  revue  de  ses  prin- 
cipes :  c'est  un  exercice  qui  réitère  chaque  année,  sans  quoi 
ils  pourraient  s'échapper  et  peut-être  s'en  aller  si  loin,  qu  elle 
n'en  retrouverait  pas  un  seul.  Je  crois  bien  que  sa  tête  est 
pour  eux  une  maison  de  force,  et  non  pas  le  lieu  de  leur  nais- 
sance :  c'est  le  cas  de  veiller  soigneusement  à  leur  garde. 

Voltaire  et  Emilie  préparèrent  à  eux  deux  concurremment, 
pour  l'Acadéniie  des  Sciences,  un  Mémoire  sur  la  Propagation 
du  Feu.  Ce  qui  n'empêchait  pas  la  marquise  de  redevenir 
femme  et  coquette  tous  les  soirs,  et  de  jouer  la  comédie  avec 
Voltaire  sur  un  théâtre  de  salon. 

Cette  idylle  new^tonienne  dura  jusqu'à  la  mort  de  Mme  du 
Chatelet,  en  1749.  Il  y  eut  cependant  un  nuage  avant  la  fin. 
La  Belle  Emilie  aima  Saint-Lambert  et  fut  infidèle  à  son  il- 
lustre ami.  Mais  Voltaire  prit  assez  bien  son  parti  et  par- 
donna à  son  jeune  rival.  Quelques  jours  après  la  mort  de  la 
dame,  il  faisait  rechercher  par  un  domestique  une  bague  où  la 
marquise  avait  mis  son  portrait  sous  le  chaton.  On  lui  répon- 
dit que  la  bague  était  en  effet  retrouvée,  mais  qu'elle  conte- 
nait, au  lieu  du  sien,  le  portrait  de  Saint-Lambert.  «  Voilà 
bien  les  femmes,  murmura  philosophiquement  Voltaire;  j'avais 
moi-même  enlevé  celui  de  Richelieu,  et  Saint-Lambert  a  pris 
ma  place.  Un  clou  chasse  l'autre  !  » 

Si  Voltaire  eut  ses  amours,  Jean-Jacques  Rousseau  eut  ses 
intrigues,  et  à  son  sujet,  les  noms  de  Mme  d'Epinay  et  de 
Mme  d'Houdetot  se  présentent  aussitôt.  Ce  furent  aussi  d'ai- 
mables mondaines. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  533 

De  charmants  souvenirs  se  ratlachenl  au  nom  de  Mme  d'Epi- 
nay  de  La  Live  (1),  née  d'Esclavelles,  femme  d'un  fermier  géné- 
ral qui  la  délaissa  pour  des  danseuses  dont  il  lui  apportait 
naïvement  des  nouvelles,  maîtresse  de  l'aimable  Fran.'ueil, 
puis  de  Grimm,  aimée  de  J.-J.  Rousseau,  qu'elle  logea  à 
TErmitage  de  Montmorency,  qu'elle  accepta  comme  hôte  et 
comme  ours,  et  qu'elle  éconduisit  comme  amoureux  :  corres- 
pondante vive  et  spirituelle  de  l'abbé  Galiani,  mère  romanes- 
que, qui  par  malheur,  se  mêla  à  l'éducation  de  ses  enfants  ; 
auteur  facile  et  prolixe  qui  a  romancé  sa  biographie,  écrit 
des  traités  d'éducation,  et  tracé  d'elle  ce  portrait  : 

(I  Je  ne  suis  point  jolie,  dit-elle,  je  ne  suis  cependant  pas  laide. 
Je  suis  petite,  maigre,  très  bien  faite  ;  j'ai  l'air  jeune,  sans  fraîcheur, 
noble,  doux,  vif,  spirituel  et  intéressant.  Mon  imagination  est  tran- 
quille. Mon  esprit  est  lent,  juste,  réfléclii  et  sans  suites  J'ai  dans 
Tâme  de  la  vivacité,  du  courage,  de  la  fermeté,  de  l'élévation  et  une 
excessive  timidité.  Je  suis  née  tendre  et  sensible,  constante  et  point 
coque  Ue.  » 

Sa  liaison  avec  Grimm  eut  un  début  romanesque.  La  belle- 
sœur  de  Mme  d'Epinay,  qui  était  Mme  de  JuUy,  lui  confia  en 
mourant  une  clef  d'un  secrétaire,  où  s^  trouvaient  des  lettres 
d'amour  à  détruire.  Elle  les  brûla,  mais  un  papier  de  créance 
ayant  disparu,  on  l'accusa  de  l'avoir  compris  sciemment  et 
habilement  dans  cet  autodafé.  Cette  histoire  ayant  filtré  dans 
le  monde,  Grimm  releva  vertement  un  propos  désobligeant 
pour  Mme  d'Epinay  qu'il  connaissait  à  peine,  et  se  battit  pour 
elle  :  elle  n'eut  plus  rien  à  lui  refuser. 

Ses  Mémoires  sont  un  des  plus  agréables  livres  que  le 
xviii"  siècle  nous  ait  laissés.  Ecrits  d'un  stvle  facile  et  alerte, 
ils  marquent  de  l'observation,  de  la  pénétration,  de  l'esprit 
et  une  sensibilité  touchante.  Les  scènes  y  sont  conduites  avec 
un  art  naturel,  et  ce  sont  des  évocations  vives  et  expressives 
des  mœurs  et  de  la  société  d'alors.  Les  discussions  avec  le 
mari,  avec  les  amants,  les  querelles  ou  les  conseils  aux  en- 
fants et  au  précepteur,  les  prétentions  philosophiques  appor- 
tées en  tout  et  partout,  les  vétilles  et  les  menus  racontars 
de  cette  société  oisive  qui  clabaude  avec  fureur,  les  jalou- 

(1)  1725-1783. 


r;.j4  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  PRA?fÇ.4ISE 

si€S,  les  adorations,  les  exécrations,  tous  les  sentiments  portés 
à  rexlrême  et  pour  peu  de  temps,  les  larnies,  les  regrets, 
les  morbides  mélancolies,  les  riens  qui  prennent  une  im- 
portance, les  rivalités,  les  propos  de  Paris,  les  petits  triom- 
phes mondains,  le  néant  bruyant  de  ces  pauvres  coeurs 
et  de  ces  pauvres  tèles,  font  de  ces  Mémoires  une  lecture  à  la 
fois  édifiante,  agréable  et  utile,  par  le  charme  de  la  plume,  et 
leffet sensible  de  ses  leçons. 

Son  amie  inséparable  fut  Mme  d'Houdetot(l). 

Bien  qu'elle  ne  fût  pas  belle,  elle  fut  très  aimée.  Sur  son 
portrait  le  plus  authentique,  un  dessin  au  crayon  noir  apparte- 
nant à  la  famille  de  Crèvecœur,  elle  se  présente  de  profil  :  l'as- 
pect général  manque  de  douceur;  l'expression  est  un  peu  mas- 
culine ;  les  traits  sont  fortement  accusés.  Les  cheveux  sont 
rebroussés  au-dessus  du  front,  qui  est  bas,  et  retombent  en 
boucles  sur  les  épaules,  sans  raie  ni  frisure,  ni  coiffure  d'au- 
cune sorte,  ce  qui  contribue  encore  à  donner  à  la  tète  un 
air  mâle.  Le  nez  est  fort,  un  peu  busqué.  Dans  la  cinquième 
des  Lettres  de  la  Montagne,  J.-J.  Rousseau  parle  de  la  femme 
pour  laquelle  il  écrivit  VEmile,  Il  dit  d'elle,  entre  autres  choses: 

«  Elle  est  [)ar  la  figure  un  ornement  de  son  sexe,  et  par  le 
génie  une  exception.  »  On  disputa  pour  savoir  de  qui  il  s'agis- 
sait, et  comme  on  avait  nommé  Mme  d'Iloudetot,  Mme  de  Ver- 
delin  écrivait  :  «  Cela  va  bien  à  ses  talents,  m'ais  pas  à 
son  nez.  » 

Il  faut  que  le  dessinateur  ail  embelli  la  nature,  car  le  nez 
du  portrait  ne  mérite  pas  cet  outrage.  Le  menton  est  fuyant, 
avec  un  gros  pli  sous  le  cou,  (jui  rejoint  la  commissure  des 
lèvres.  Elle  porte  sur  les  épaules  un  châle  à  la  Charlotte 
Cordav. 

La  comtesse  préférait  naturellement  poser  de  profil,  et  parce 
qu'elle  avait  les  traits  nettement  et  purement  marqués,  et  parce 
qu'elle  louchait  un  peu. 

Dans  son  portrait,  le  regard  n'a  pas  la  vivacité  qu'on  s'at- 
tend à  trouver  dans  les  yeux  d'une  femme  si  pétillante  et  si 
gaie. 

(1)  1730-1813. 


HISTOIRE   DE  LA  UTTÉRATURE   FRANÇUSE  335 

L'âge  a  éteint  les  flammes,  (jui  s€  rallument  sans  doute  à 
la  conversation.  Jms  lévites  sont  un  peu  pincées,  et  donnent  un 
air  sérieux. 

A  défaut  de  ia  beauté  physique,  c'est  i>ar  d'autres  mérites 
qu'elle  a  laissé  à  ses  amis  des  souvenirs  impérissables,  tous 
conformes  entre  eux,  quelques-uns  très  passionnés»  ;  c'est 
par  ce  que  Mme  d'Epinay  appelle  fort  gracieusement  sa  «  jolie 
âme  ». 

Elisabeth-Sophie-Françoise  de  la  Live  de  Bellegarde. 
femme  du  comte  d'IIoudetot,  lieutenant  général  des  armées 
du  roi,  naquit  en  1730  et  mourut  à  Paris,  le  28  janvier  1813, 
-à  l'âge  de  quatre-vingt-trois  ans.  Son  nom  usuel  était  Elisa- 
beth. Colardcau  lui  a  souhaité  sa  fêle  en  veis  le  jour  de  la 
sainte  Elisabeth.  Dans  l'intimité  elle  s'appelait  .Mimi.  Rous- 
seau choisit  le  nom  de  Sophie  pour  son  usage,  et  la  comtesse 
l'adoptait  souvent,  dans  ses  vers  à  ses  enfants,  dans  ses  lettres 
^19  novembre  1785).  Elle  était  la  belle-s(jeur  de  Mme  d'Epinay. 
Ce  fut  une  femme  des  plus  distinguées  par  les  (lualités  de  l'es- 
prit et  du  cœur. 

c(  Elle  avait,  dit  Jean-Jacques,  l'esprit  très  naturel  et  très 
agréable;  la  gaieté,  l'élourderie  et  la  naïveté  s'y  mariaient 
heureusement  :  elle  abondait  en  saillies  charmantes  qu'elle  ne 
rerherrhait  point,  et  qui  partaient  quehpiefois  malgré  elle.  » 

Elle  avait  plusieurs  talents  agréables,  jouait  du  clavecin, 
dansait  bien,  faisait  d'assez  jolis  vers.  Pour  son  caractère,  il 
était  angélique  ;  la  douceur  d'âme  en  faisait  le  fond  ;  mais 
hors  la  prudence  et  la  force,  il  rassemblait  toutes  les  vertus. 

Elle  appartenait  au  plus  grand  monde  et  à  la  plus  brillante 
société.  Elle  était  fort  riche,  et  Jean-Jacques  le  lui  reproche  à 
plusieurs  reprises  juscpi'à  l'indiscrétion,  dans  les  Lettres  ù 
Sophie  : 

«  Une  grande  fortune  son.s  adversités  a  dû  vous  endurcir  Fâme  ; 
vous  avez  trop  peu  connu  de  maux  pour  ôtre  sensible  à  ceux  des 
-autres.  Ainsi  les  douceurs  de  la  commisération  vous-  sont  encore 
inconnues.  »  El  plus  loin  :  «  Vous  n'ignorez  pas  ([ue  la  fortune  même 
ne  garantit  pas  toujours  des  peines  I  » 

Rousseau  a  mauvaise  grâce  à  faire  le  censeur;  il  a  profité 
de  ce  luxe  qui  l'a  fait  vivre,  qui  l'a  logé  et  entretenu,  qui  lui 


556  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

a  procuré  les  dislraclions  d'une  société  spirituelle  el  at- 
trayante. Son  amie  était  très  femme  du  monde,  musicienne, 
éprise  de  tous  les  plaisii*s  mondains,  réunions,  parties,  danse 
et  poésie.  Quand  elle  ne  dansa  plus,  elle  écrivait  : 

o  J'aime  encore  la  danse,  qui  est  un  exercice  qui  lient  à  la  gaieté, 
mais  je  n'ai  plus  le  courage  de  Taller  chercher.  » 

Elle  avait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  tenir  son  rang,  pour 
être  une  brillante  maîtresse  de  maison,  pour  animer  ses  ré- 
ceptions, et  être  dans  son  salon  comme  on  disait  au  siècle  pré- 
cédent, «  l'âme  dd  rond  ».  Dans  un  article  qu'il  donna 
au  Journal  des  Débals,  quelques  jours  après  la  mort  de 
Mme  d'Houdetot,  Suard  disait: 

(c  Mme  d'Houdetot  avait  un  esprit  plus  piquant,  un  talent  plus  natu- 
rel, un  goût  pliLs  rxercé  que  la  plupart  des  femmes  qui  se  sont  fait 
un  nom  dans  les  lettres  :  elle  eût  aisément  obtenu  ce  genre  de  gloire, 
si  elle  avait  pu  l'ambitionner;  et  elle  était  bien  loin  de  désirer  la 
célébrité  qu'elle  a  acquise  malgré  elle,  m 

Ses  habitués  ont  consei'vé  de  ses  réceptions  le  plus  re- 
connaissant souvenir  :  témoin  Guizot,  qui  fut  introduit  à  vingt- 
deux  ans  dans  le  salon  de  Mme  d'Houdetot,  et  qui  écrivait 
en  1841,  dans  sa  Notice  sur  Mme  de  Rennefort  : 

«  Les  mercredis,  Mme  d'Houdetot  donnait  à  dîner  à  un  certam 
nombre  de  personnes  invitées  une  fois  pour  toutes,  et  qui  pouvaient 
y  aller  quanti  il  leur  plaisait.  Elles  s'y  trouvaient  en  général,  huit, 
dix,  quelquefois  davantage.  Point  de  recherche,  point  de  bonne 
chère;  le  dtner  n'était  qu'un  moyen,  nullement  un  but  de  réunion. 
Après  lo  dîner,  assise  au  coin  du  feu,  dans  son  grand  fauteuil,  le 
dos  voûté,  la  tète  inclinée  sur  la  poitrine,  parlant  peu,  bas,  remuant 
à  peine,  Mme  d'Houdetot  assistait  en  quelque  sorte  à  la  conversation 
sajis  la  diriger,  sans  l'exciter,  point  gênante,  point  maUresse  de 
maison,  bonne,  facile,  mais  prenant  à  tout  ce  qui  se  disait,  aux  dis- 
cussions littéraires,  aux  nouvelles  de  société  ou  de  spectacle,  au 
moindre  incident,  au  moindre  mot  spirituel,  un  intérêt  vif  et  curieux  ; 
mélange  piquant  et  original  de  vieillesse  et  de  jeunesse,  de  tranquillité 
et  de  mouvement.  )) 

C'est  là  une  comtesse  vieillie.  Mais  ce  qu'il  faut  s^imaginer, 
c'est  cette  pétillante  et  souriante  créature  au  temps  de  sa 
S[)lendeur,  telle  qu'elle  apparut  à  Jean-Jacques,  gaie,   étour- 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  557 

die,  vive  et  rieuse,  (aile  pour  amuser  et  séduire  le  cercle  de 
ses  amis. 

C'était  une  aimable  société  que  celle  de  ses  intimes,  gens 
galants  et  d'esprit  alerte,  dont  les  réunions  étaient  les  assises 
des  grâces  et  des  délicats  plaisirs,  comme  le  rendez-vous  des 
noms  les  plus  distingués,  Rousseau,  Grimm,  Buffon,  Florian, 
Diderot,  Saurin  et  les  La  Rochefoucauld-Liancourt,  d'Estis- 
sac,  Breteuil,  Rohan-Chabot,  Beauveau,  Necker,  les  acadé- 
miciens d'Alembert,  Delille,  Marmonlel,  Suard,  Grimm, 
Rulhière.  le  maréchal  de  Beauveau,  le  financier  de  Laborde, 
le  propre  frère  de  la  comtesse,  La  Live  de  la  Briche, 
le  grand  Franklin,  la  comtesse  de  Damas,  Saint-Lambert,  et 
la  belle-sœur  de  Mme  d'Houdetot,  «  sa  grosse  Mme  de  Blain- 
ville  »,  comme  l'appelle  Mme  d'Epinay,  <<  femme  d'une  bonté 
pesante  et  insupportable  »,  et  Mme  d'Epinay  elle-même,  dont 
le  jugement  et  la  modération  apportaient  aux  entretiens  une 
sagesse  sans  pruderie  et  sans  gravité  morose,  comme  en  fait 
foi  le  ton  si  souvent  plaisant  de  ses  Mérnoire^i  : 

<(  Nous  vîmes  hier  le  vieux  secrétaire  de  TAcadéniie  française  chez 
le  bon  M.  ***  ;  c'est  comme  qui  dirait  le  Temps  chez  l'Eternité.  Il  y 
avait  encore  là  une  demoiselle;  je  n'en  ai  jamais  vu  qui  ait  mérité 
autant  de  le  demeurer  ;  aussi  je  la  crois  intacte  comme  l'enfant  qui 
vient  de  naître.  » 

Il  y  avait  là  encore  le  fin  Duclos,  —  ce  Duclos  dont  on  voit 
encore  aujourd'hui  à  Dinan,  en  Bretagne,  la  modeste  mai- 
son natale,  sur  les  hauteurs  de  la  Rance,  et  qui  eut  à  son 
lit  de  mort,  ce  plaisant    dialogue  avec  son  curé: 

«  Commçni  vous  appelez-vous,  monsieur  le  curé  ? 
—  Chapeau.  —  Eh  bien  !  je  suis  venu  au  monde  sans  culotte,  je 
puis  fort  bien  en  sortir  sans  chapeau.  » 

Diderot  nous  a  laissé  quelques  curieux  crayons  de  ces 
séances.  11  nous  fait  pénétrer  dans  Tinlérieur  '^îe  ces  chû- 
leaux  élégants,  ce  sont  des  tableaux  intimes,  am*  sanls  comme 
des  indiscrétions: 

«  A  midi,  M.  de  Villeneuve  airiva.  Nous  étions  dans  le  magnifique 
salon  vers  la  fenêtre  qui  donne  sur  le  jardin.  M.  Grimm  se  faisait 


:i58  UISTOIBE  r>F:  LA  LITTÉBATURE  FRANÇAISE 

tieindfe  el  Miid-  d'Epiiiny^  élûit  appuyée  sur  ]c  dos  de  lu  chaise  de 
lu  personne  qui  \c  peignait.  Il  es!  chnritiaiit,  ce  pmlU  :  il  n'y  a  puint 
(li:  fi'nune  (pii  lit-  fiU  lentée  de  voir  s'il  ressemble. 

■■  M.  de  SHinl-I.umbert  lisait  dans  »n  coin  la  dernière  brochure 
rjiie  je  lui  ai  imvoyée. 

I-  Je  jouais  an.\  échecs  avec  Mme  d'Houdelot,  La  vieille  et  bonne 
Mme  d'Esclavell>*s,  uvnit  autuur  d'elle  tous  sea  entants,  et  causait 
;i\ec  eux  et  «^■ee  le  gouverneur.  » 

Cest  là  un  coup  d'œil  jflt  dans  le  saion  )»arla  fenle  de  la 
jiorte  i  i'iieuro  de  l;i  pleine  intiniité.  Les  lète?  y  étaienl  bril- 
lantes. Chez  -Mme  d  Houdclol  venait  le  pins  beau  monde, 
qu'elle  prenail  soin  de  recruter  ulle-ménie.  Bitn  qu'en  dise 
Mme  d'E^pinay  quand  elle  la  loue  «  d'êlre  loin  de  iinlrigue  ", 
elle  s'entendait  à  attirer  les  célébrités  chez  elle,  el  ne  dédai- 
gnait pas  de  taire  les  plus  séduisantes  a\'anccs  quand  sa  va- 
nité de  maflresse  de  maison  y  trouvait  son  compte. 

I-'IK;  déploya  toute  son  habilelé  diplomatique  pour  avoir 
Diderot  citt-7.  file,  et  elle  y  réussit. 

A  une  extrême  ijonté.  elle  uni.<sail  un  espi-it  des  plus  posilifs, 
des  plus  praliques.  ne  ilodaignant  point  le  souci  des  intérêts 
malériels,  saclianf  ee  qu'il  en  coûte  pour  vi^re,  et  lotyours 
préoccuijéc  ^Ili  rolé  inulériel  de  la  vie.  Elle  savait  que  Rous- 
seau n'était  iKÛnl  riche,  et  K-lle  apporte  à  le  payer  une  rôjïu- 
larité,  une  exMclitude  qui  son!  de  la  charité,  Klie  note  el  tout 
ce  qu'il  dé[ifii-e  pour  elle,  et  tout  ce  qui  lui  est  i\ù  :  elle  inel 
une  ingénio-ilr  des  plu>  savantes  à  lui  lairc  accepter  «tïs 
dons,  .«es  léli'ibutions,  ses  restitulions  ou  ses  aumônes,  loul 
en  ménageant  l'amour-proprc  si  pointilleux  de  cet  oui's  qui 
s'ofîensail  de  cliaque  liliéralilé  comme  d'une  insulte  à  sa  di- 
gnité. Le  pnK  des  comriers.  des  arti-anchissements,  des  copies 
qu'elle  lui  cuuutiunde  est  scrupuleusement  noté,  el  celle  cotnp- 
labilité  sévèiv  donne  pjiil'ois  un  faux  air  di'  bordereau  à  leur 
correspond iuue  amoureuse.  A  travers  les  déclarations  et  les 
protestations  de  Icndresse  s'échappent  des  appels  de  comp- 
table revi^anl  son  inventaire:  les  poulets  sentent  la  quittance 
el  l'amour  lend  sa  facture. 

Ce  fut  une  àine  et  une  intelligence  délite,  et  la  délicatesse 
de  ses  pensée^  neul  d'éi,'ale  que  celle  de  ses  sentiments. 
L'éloge  de  Suard  n'e<l  ni  suspect  ni  e.\cessi{  ; 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇiVISE  5o9 

«  i^alement  passionnée  pour  les  beautés  de  la  nature  et  pour  celles 
des  arts,  elle  passait  constamnient  la  belle  saison  dans  une  maison 
de  campagne  qu'elle  avait  ornée  sans  luxe  et  uniquement  pour  ses 
goûts  ;  elle  s'entourait  de  fleurs  et  de  verdure,  son  jardin  offrait  à 
chaque  pas  les  bustes  des  grands  hommes,  avec  des  inscriptions  en 
vers  composées  par  elle,  où  le  bon  esprit  et  le  bon  goût  se  faisaient 
remarquer.  Des  comédies  et  des  proverbes,  de  la  musique,  une  con- 
versation spirituelle  et  animée,  y  offraient  une  succession  d'amuse- 
ments variés  k  une  réunion  choisie  de  personnes  distinguées  dans 
toutes  les  classes  de  la  société.  » 


Celle  dont  d'Alembert  déclarait  :  «  Elle  aurait  dû  être  nom- 
mée académicienne  »,  aimait  e.l  pratiquait  les  lettres.  Malgré 
sa  détestable  écriture  dont  elle  plaisante  elle-^méme,  et  qui 
lobligeait  à  employer  son  secrétaire  Girard,  elle  écrivait 
beaucoup  :  «  Vous  savez,  dit-elle,  dans  une  lettre  à  Jean-Jac- 
ques, quelle  est  ma  vie  :  je  la  passe  presque  à  écrire,  et 
cette  occupation,  ma  seule  consolation,  est  tout  ce  qui  me  rend 
ce  que  Tabseiice  me  fait  perdre.  »  A  quinze  ans,  elle  avait 
traduit  le  Paslor  Fido.  Elle  eut  l'esprit  cultivé  et  le  goût  sûr. 

Crèvecœur  qui  l'a  biea  connue,  l'atteste  avec  raison  dans  ses 
Souienirs:  «  ElJe  avait  une  connaissance  parfaite  de  sa  lan- 
gue, un  jugement  et  surtout  un  goût  qui  approchait  souvent 
de  l'infaillibilité.  Voilà  pourquoi  elle  était  souvent  consultée 
par  de  jeunes  auteurs.  Florian,  l'aimable  Florian,  l'un  des 
intimes  de  sa  société,  n'a  pas  publié  un  ouvrage,  pas  une 
fable  qu'il  n'ait  préalablement  soumis  à  la  sage  et  lumineuse 
critique  de  Mme  d'Houdetot,  qui  cependant  a  éié  toute  sa  vie 
bien  éloignée  de  se  croire  savante  et  n'a  jamais  désiré  d'être 
considérée  comme  telle  ».  Elle  se  mêlait  de  tout,  et  savait 
discourir  même  de  politique. 

On  tenait  compte  de  ses  jugements,  et  souvent  Mme  d'Epinay 
les  transcrit,  comme  cette  appréciation  sur  Vlphigénie  en 
Aulide  de  Guimond  do  La  Touche  :  «  La  comtesse  vient  d'ar- 
river. Elle  nous  a  parlé  d'une  tragédie  qui  a  parfaitement 
réussi  :  le  sujet  est  grec  et  fort  intéressant  :  mais,  dit-elle,  ces 
(irecs-là  pensent  et  parlent  à  la  française  ;  les  vers  sont  par- 
faitement beaux,  et  dans  le  goût  de  Racine.   » 

Elle  se  connaissait  en  vers,  et  pouvait  en  raisonner,  à  lilre 
de  bonne  faiseuse  :  Diderot  l'affirme  : 


360  HfSTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

«  Mme  d'Houdetot,  dil-il,  fait  de  très  jolis  vers  :  elle  m'en 
a  récité  quelciues-uns  qui  m'ont  fait  le  plus  grand  plaisir.  Il 
y  a  tout  plein  de  simplicité,  de  délicatesse.  » 

Elle  avait  un  culte  pour  les  bonnes  gens.  Au  milieu  des 
statues  de  grands  hommes  qui  décoraient  son  parc  de  San- 
nois,  elle  avait  placé  Fénelon  avec  celte  inscription  dont  l'em- 
phase ne  détruit  pas  l'excellente  intention  :  u  Fuis,  méchant  : 
Fénelon  te  voit  !  »  Elle  était  d'une  famille  où  la  bonté  et  la 
bienfaisance  sont  de  tradition.  C'est  son  petit-fils  oui  a  in- 
venté pour  le  salut  des  marins  en  détresse  le  canon  porte- 
amarre  d'IIoudelot,  toujours  en  usage. 

Elle  eut  deux  liaisons  célèbres,  l'une  durable  avec  Saint- 
Lambert,  l'autre  à  peine  esquissée  avec  J.-J.  Ifîousseau. 

Saint-Lambert  avait  alors  quaiante  ans,  était  fort  répandu 
et  fort  recherché,  et  promenait  avec  orgueil  par  le  monde  sa 
réputation  de  soldat-poète  (1).  Il  n'avait  jms  encore  à  cette  éjK)- 
que  publié  son  chef-d'œuvre,  les  Saisons,  qui  devaient  précé- 
der d'un  an  et  annoncer  les  Géorgiques  de  Délille,  et  dont 
Boufflers  disait  :  «  Ce  sont  autant  de  myrtes  dont  une  feuille 
ne  passe  pas  l'autre.  » 

Ce  poète  rustique,  parle  de  la  nature  sans  la  connaître  ni 
la  regarder.  Quand  il  va  à  la  campagne,  il  emporte  «  Mon- 
taigne et  la  P ficelle  »,  pour  s'occuper,  au  lieu  de  courir  les 
champs. 

Sa  conception  de  la  nature,  est  toute  <lans  son  petit  conte, 
joliment  fait  d'ailleurs,  intitulé  Savait  Th...  où  la  fermière  a 
des  h'vros  de  philosophie  dans  sa  bibliothèque,  et  répand  des 
fleurs  sur  la  table  et  sur  le  sol,  au  moment  où  l'on  sert  la 
viande,  pour  mêler  leur  parfum  au  fumet  du  rôti. 

Combien  il  y  a  plus  de  vérité,  d'émotion  et  de  sentiment 
dans  Ziinco,  rpii  est  un  bien  éloquent  plaidoyer  en  faveur  de 
l'égalité  et  de  l'abolition  de  l'esclavage.  Il  y  a  là  des  pages 
foites  el  belles  qui  vieiinenl  du  cœur.  Saint-Lambert  eut  de  la 
s<»nsibililé,  à  défaut  d'yeux  pour  regarder  la  campagne  avant 
de  la  décrire.  Il  est  plus  heureux  dans  la  peinture  des  senti- 
ments louchants,  que  dans  celle  des  Saisons, 

'Ij  1*liM8!)3. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  561 

Mme  du  Deffant  jugeail  sévèrement  Tœuvre  et  Tiiomme. 

_  • 

Elle  trouvait  le  poète  fastidieux,  et  elle  disait  de  l'auteur  : 

«  Ce  Saint-Lambert  est  un  esprit  froid,  fade  et  faux  ;  il  croit  regor- 
ger d'idées  et  c'est  la  stérilité  môme.  Sans  les  roseaux,  les  ormeaux, 
les  ruisseaux,  il  aurait  bien  peu  de  choses  à  dire.  » 

.dme  d'Houdetot  fut  moins  sévère. 

Ils  furent  liés  jusqu'à  leurs  derniers  jours. 

Quant  à  J.-J.  Rousseau,  son  roman  fut  celui  d'un  homme 
qui,  vivant  près  d'un  brasier,  espère  en  recueillir  quelques 
étincelles  :  son  espoir  avorta,  et  son  passage  ne  laissa  pas  de 
marque  dans  la  fidèle  union  du  poète  des  Saisons  qui  mourut 
en  1803,  à  87  ans,  et  de  la  comtesse  qui  s  éteignit  en  1813, 
à  83  ans,  veuve  depuis  sept  années.  Car  il  y  avait  un  mari,  le 
comte  d'IIoudetol,  qui,  selon  l'usage  du  tem|)s,  s'accommodait 
avec  indifférence  et  des  galanteries  de  J.-J.  Rousseau  pour  sa 
femme,  et  de  l'assiduité  de  Saint-Lambert.  Il  les  en  remercia 
peut-être.  Militaire  et  honmie  d'affaires,  il  se  sentait  déplacé 
dans  le  milieu  trop  littéraire  que  sa  femme  avait  créé  autour 
d'elle.  La  mode  n'était  pas  aux  ménages  unis,  à  cette  époque, 
où  un  mari  disait  tendrement  à  sa  femme  qu'il  n'avait  vue 
depuis  longtemps  : 

—  Veux-tu  me  tutoyer? 

—  Oui  !  va-t'en  ! 

Le  temps  qui  dissout  quelquefois  les  ménages  d'abord  unis, 
lui  dévoila  plus  tard  qu'il  eût  aimé  sa  ienune,  et  le  rappro- 
cha d'elle.  La  place  était  prise,  et  il  y  consentit;  il  y  eut  trois 
places  à  son  foyer,  qui  réunissait  le  soir  la  femme,  le  mari 
et  Tamant  ;  mais  l'amant  était  si  grondeur  et  le  mari  si  pré- 
venant, (ju'un  étranger  s'y  fût  trompé,  et  les  aurait  pris  l'un 
pour  l'autre. 

En  1793,  Mme  d'Houdetot  avait  soixante-îcinq  ans.  Elle 
avait  encore  de  fort  beaux  cheveux;  un  jour  d'émeute  et  de 
disette,  son  mari  parcourut  toutes  les  bouti([ues  de  Paris  afin 
de  rapporter  de  la  poudre  pour  la  chevelure»  de  sa  femme. 

Il  disparut  en  1806. 

La  comtesse  vieillit  auprès  de  son  caduc  ami. 

En  1801,    M.  et  Mme  d'Houdetot  célébraient  la   cinquan- 


562  HISTOIRE   DE   LA  LlTTÉRATi'RE  FRANÇAISE 

laine  dans  leur  jolie  maison  de  Sannois.  Les  amis  4e  la 
famille  se  réunirent  pour  tliner.  Au  dessert,  Tun  des  con- 
vives remit  à  Mme  d'Houdetot  de  très  jolis  couplets  de  cir- 
constance, Aime  dlloudetol,  après  avoir  beaucoup  loué  les 
vers,  se  mil  à  les  chanter  d'ui>e  voix  tremblante.  M.  de  Saint- 
Lambert,  tout  troublé,  5>e  lève  et  sort  de  table.  Mme  d'Hou- 
detot s'inciuièlo,  l'appelle  et  parvient  à  le  rejoindre,  en  se 
soutenant  sur  sa  canne,  avant  qu'il  n'ait  gagné  l'escalier.  Elle 
lui  criait: 

—  Monsieur  de  i>«int -Lambert,  ijuavez-vous ?  Etes-vous  incom- 
modé? 

—  Non,  Madame,  je  ne  suis  i)oint  incommodé,  lui  dît-il  en  frappant 
sa  canne  sur  les  planches,  niaif;  puisque  je  ne  puis  plus  vous  'faire 
des  vers,  vous  ne  devriez  en  accepter  de  personne. 

Après  ces  mots,  il  tourna  le  dos  à  l'infidèle,  et  disparut  pour 
toute  la  soirée. 

Des  sorties  de  ce  genre  étaient  de  nature  à  chatouiller  le 
coeiu*  de  la  trop  aimanle. comtesse.  Saint-Lambert  lui  fit  jus- 
<ju'au  bout  l'honneur  d'élre  jaloux,  même  rétrospectivement, 
jaloux  de  ce  Rousseau  <|ui  avait  étalé  sa  passion  dans  ses 
livres,  et  dont  le  souvcmir  lui  semblait  encore  un  rapt  posthume. 

Sophie  mourui  le  2  janvier  1813.  Saint-John  de  Crèveranir 
a  raconté  sa  fin.  \'ers  la  fin  du  28  janvier,  elle  avait  paru 
plus  fatiguée  que  malade  ;  elle  se  plaignit  d'un  resserrement 
subit  qu'elle  éprouvait  dans  la  gorge.  l'ne  heure  après,  ce 
resserrement  ayant  reparu,  elle  envoya  chercher  M.  de 
Sonmia-Riva:  «  Je  vousdemande]»aj'don,lui  dit-elle,  de  la  iH?ii>e 
que  je  viens  (te  vous  donner,  et  probablement  ai.ssi  de  celle 
d'élre  témoin  d'une  scène  lugubre,  quoicpie  instructive,  la  mort 
de  voire  amie.  J'ai  fait  un  testam<*nt  dont  je  vous  prie  d'être 
l'exécuteur.  Je  désire  cpie  mon  rœnr  soit  porlé  à  Epinay.  pour 
être  déposé  dans  l'église  de  ce  village,  à  cùié  de  la  tombe  de 
uiou  père...  \'ous  diiez  à  mon  petit-fils  Fré^léric,  combien  je 
regrette  de  n'avoir  pas  pu  le  voir  avant  de  mourir.  Je  recom- 
mande ma  mémoire  à  son  souvenir  et  au  vôtre.  » 

Au  moment  où  elle  venait  de  cesser  de  s'entretenir  avec 
M.  <le  Somma-Riva,  on  la  prévint  à  l'oreille,  que  le  curé  de  la 
Madeleine,  homme  dont  la  sagesse  et  la  modération  sont  bien 


HISTOIRE  J)E  LA   LITTÉRATrRE   FRA^ÇA^SE  563 

connues,  faisait  ctemander  si  Mme  d'Houdetot  voudrait  lui 
permettre  de  la  voir.  —  «  Qu'il  entre,  dit-elle,  je  le  verrai  avec 
plaisir.  Mon  ami,  ne  sortez  pas  de  ma  chambre  !  » 

Après    quelques   instants   de   conversation   f|ue    personne 
n'enl(»n(lit  (son  ouïe  était  encore  parfaite),  M.  le  curé  lui  de- 
manda à  haute  voix,  si  elle  consentait  à  recevoir  les  seuls  se- 
cours (le  l'Eglise  qu'il  pouvait  lui  administrer  dans  c^  moment 
pressant,  les  saintes  huiles:  «  Avec  plaisir,  répondit-elle,  d'une 
voix  lerme,   avec  plaisir.   »   Sitôt   que  celte  cérémonie  reli- 
gieuse fut  terminée  en  présefice  de  toute  la  famille  réunie, 
le  pasteur  s'approcha  de  la  cheminée,  s'entretint  pendant  un 
([uarl  d'heure  avec  la  vicomtesse  d'Houdetot  et  disparut.   Il 
était  dix  heures  du  soir.  «  Notre  dière  comtesse,  doni  l'une 
des  mains  ix^posait  dans  celle  de  son  ami,  n'éprouvait  aucune 
douleur,  causait  doucement  avec  lui,  et,  de  iemps  en  temps, 
adressait  aussi  quelques  paroles  à  Girard...  Tout  ce  qu'elle 
dit  jusqu'à  près  de  onze  heures,  distinctement  prononcé,  cor- 
rectement exprimé,  portait  un  caractère  de  douceur,  de  calme, 
et  de  sang-froid  extrêmement  louchant  :  elle  parlait  encore, 
mais  d'une  voix  considérablement  affaiblie,  quoique  audible, 
lorsque  sa  tête  s'étant  lentement  inclinée  sur  son  oreiller,  elle 
parut  s'endormir,  et  deux  minutes  après,  elle  rendit  douce- 
ment, sans  la  moindre  apparence  de  mouvement,  le  dernier 
souffle  de  sa  belle  e<t  longue  exist<ence  :  le  sommeil  d'un  voya- 
-geur  fatigué  n'aurait  pas  été  plus  tranquille.  » 

Otto  lin  paisible,  n'est-ce  pas  la  seule  qui  convenait  '^  <ette 
femme  ex^iuise,  qui  conquiert  encore  nos  sympathies  par  delà 
la  tombe  et  les  années,  qui  fut  si  bonne,  si  supérieure  en  tout, 
si  finement  aimable,  et  qui  p>emble  avoir  voulu  se  [)eindre  elle- 
même  dajis<(*lle  l)ien  jolie  définitiim  quelle  a  donnée  de  la  fcrnnxs 

((  Sans  les  femmos,  h\  \ie  de  Thorame  serait  sans  assistance  au 
comnioncpiiiont,  sans  j»l;n'sir  au  milieu,  et  sans  ronsolation  à  la  fin.  »> 

Aux  beaux  causeurs,  «pie  nous  avons  croisés  dans  les  salons 
de  ces  femmes  de  lettirs.   il  convient  d'adjoindre  Siiard  (1), 


B64  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

lo  bel  esprit  qui  se  piqua  de  philosophie,  de  poésie  et 
denidition.  Il  dit  son  mot  sur  toutes  les  questions  à  la  mode, 
non  sans  justesse  et  presque  toujours  avec  esprit.  Il  fui  bril- 
lant causeur,  écrivit  des  lettres  charmantes,  et  se  tint  au  cou- 
rant des  littératures  étrangères.  Anglomane  comme  Tabbé 
Prévost,  il  rédigea  avec  lui  le  Journal  étranger  puis  fonda  une 
autre  rev  ue  internationale  :  la  Gazette  littéraire  de  VEurope.  Il 
traduisit  en  enjoliva  les  Voyages  de  Cook  et  VHistoire  de  Char- 
les-Quint, par  Roberston.  Entre  temps,  il  se  jeta  dans  la 
queielle  des  Gluckistes  et  des  Piccinistes,  et  railla  finement  ces 
derniers  dans  ses  Lettres  de  V Anonyme  de  Vaugirard, 

D'autres  salons  encore  méritent  un  souvenir  ;  je  ne  vous  ai 
pas  nommé  le  Palais-Royal,  dont  une  amie  du  duc  d'Orléans, 
Mme  de  Blot,  faisait  les  honneurs,  et  les  salons  de  la  maré- 
chale de  Villars,  de  la  maréchale  de  Luxembourg,  de  la 
princesse  de  Talmont,  de  la  martiuise  de  Livry,  de  la 
duchesse  de  Alirepoix,  de  la  maréchale  de  Beauveau,  de  la 
comlesse  de  Noisy,  de  Mme  de  Brienne,  de  Mme  de  Mazarin, 
de  la  princesse  de  Bouillon,  qui  donnait  des  soupers  de 
femmes  ;  de  la  comtesse  de  Sassenage,  celte  épouse  demeurée 
célèbie  par  sa  letti^  à  son  mari. 

Ajoutez  tant  d'autres  maisons  encore^  et  si  brillamment  fré- 
(juentées,  chez  la  duche&se  de  Villeroy,  la  duchesse  de  Choi- 
seuK  la  duchesse  de  Brancas,  la  comtesse  de  Tessé,  la  com- 
lesse (le  Valbelle  à  Courlxnoie,  on  y  jouait;  belles  réunions 
aussi  chez  la  comlesse  de  Custinc,  chez  Mme  de  Rochefort, 
<(  cet  le  bégueule  spirituelle  >>,  qui  donnait  la  comédie  à  ses 
hôie^.  moins  brillanunent  que  chez  Mme  de  Montesson;  chez 
la  duchesse  de  Chaulnes,  «  échappée  des  mains  de  la  nature 
quand  l'air  el  le  feu  existaient  seulement  »;  chez  Mme  de  Sa- 
gonne,  fille  de  Samuel  Bernard  ;  chez  Law  lui-même,  chez 
Mme  (le  FMrneuf,  chez  Mme  de  Prie  sa  fille,  chez  Grimod  de 
La  Reynière,  chez  Mme  ïrudaine,  dans  tous  l?s  mondes, 
iK^blesse,  finance  et  galanterie. 

El  k*  Temple!  11  y  a  au  musée  de  Versailles  un  tableau  d'Oli- 
vier :  le  Thé  à  ^anglaise  dans  le  salon  des  Quatre-Glaces  au 
Ttmple.  On  y  voit  toute  la  société  des  familiers  du  Temple, 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉR.\TURE  FRANÇAISE  S6S 

SOUS  la  présidence  des  princes  de  Vendôme,  le  duc  et  le  grand 
prieur.  Il  y  a  là,  le  président  Ilénault,  Pont  de  Veyle,  le  cheva- 
lier de  Lorenzy,  la  maréchale  de  Mirepoix,  la  comtesse  d'Eg- 
mont,  Mozart  enfant  et  Jelyotte.  Ces  réunions  du  vieux  palais 
du  Temple  furent  surtout  brillantes  jusqu'en  1712,  quand  le 
duc  de  Vendôme,  le  grand  prieur  Chaulieu,  La  Fare,  J.-B. 
Rousseau  étaient  encore  là. 

Voltaire  y  fut,  et  plaisanta  le  gros  Courtin'  à  la  croupe  re- 
bondie. Le  prince  de  Conti,  à  la  fin  du  règne  de  Louis  XV, 
et  la  comtesse  de  Boufflers    lui  rendirent  son  éclat  d'antan. 

Là,  fréquentait  le  chevalier  d'Aydie,  qui  fut  l'ami  de  la 
ravissante  Aïssé,  celte  jolie  Circassienne  achetée  par  de  Fer- 
réol,  ambassadeur  à  Constantinople,  beau-frère  de  la  Ten- 
cin.  (Lire  abbé  Prévost,  Histoire  d'une  Grecque  moderne,) 
Mlle  Aïssé,  devenue  parisienne,  a  écrit  de  nombreuses  lettres 
d'un  style  agréable  qui  sont,  notamment  les  lettres  à  Mme  Ca- 
landrini,  d'intéressantes  chroniques  du  temps. 

On  a  pu  bourrer  deux  gros  in-octavo  (1)  avec  la  seule  no- 
menclature des  sociétés  littéraires  de  ce  temps: 

L'Académie  Galante,  où  les  hôtes  devaient  répondre  à  des 
questions  galantes,  raconter  des  histoires  galantes,  et  celles- 
ci  devaient  avoir  un  certain  charme  quand  c'étaient  Fontenelle 
ou  Saint-Aulaire  qui  les  faisaient;  l'ordre  de  la  Guêpe  d'Or, 
société  littéraire,  dont  Danchel,  Voltaire,  le  président  Hé- 
nault  faisaient  les  beaux  jours  ;  on  y  tirait  au  sort  des  lettres 
qui  indiquaient  l'initiale  du  genre  que  Ton  exigeait  sur  le 
champ  de  chacun,  A  pour  une  ariette,  ou  une  apothéose, 
O  i)our  une  ode,  F  pour  une  fable,  P  pour  un  portrait  ou  un  parallèle. 

La  confrérie  de  la  Fontange,  fondée  par  la  duchesse  du 
Maine  cpii  avait  remis  à  Sceaux  l'usage  des  fontanges  à  la 
mode.  Elle  aimait  les  jeux  d'esprit.  Un  jour  elle  proposa  ces 
bouts  rimes:  fontanges,  collier,  oranges,  soulier.  Fontenelle 
répondit: 

Que  vous  montrez  d'appas  depuis  vos  deux  fontanges 

Jusqu'à  votre  collier  î 
Mais  que  vous  en  cachez  depuis  vos  deux  oranges 

Jusqu'à  votre  soulier. 

(1>  A.  DiNAUX.  Sociétés. 


566  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Aux  dîners  du  Bout  du  Banc,  de  .Mlle  Ouinaull,  un  encrier 
fai.sail  milieu  de  table.  L'Académie  de  ces  Dames  et  de  ces 
Messieurs,  l'ordre  (k»  1  Aimable  Cojtiimerce,  l'ordre  de  la  Féli- 
cité, dont  le  vocabulaire  a  donné  naissance  à  nombre  d'ex- 
pressions et  de  inétapltores  qui  durent  encore,  et  qui  sont 
empruntées  au  langage  des  marins,  constatent  assez  que  ce 
siècle  fut  éniinenunent  sociable. 

Ajoutez  accueillant,  car  les  étrangers  tenaient  à  figurer  et 
ét^iicnt  les  bienvenus ^dans  ces  cénacles  aimables  et  savants, 
où  Ton  fétail  les  œuvres  et  la  personne  de  Grimm,  de  Galiani, 
du  prince  de  Ligne. 

f^  prince  de  Ligne  (1),  lieutenant  général  des  armées  au- 
trichiennes, ambassadeur  des  Polonais  auprès  de  la  tsarine, 
général  d'artiUerie  dans  Tannée  russe,  nous  appartient  par 
son  œuvre  littéraire  et  son  tour  d'esprit.   Né  à  Bruxelles,   il 
eut  pour  patrie  toute  l'Europe.  Il  entra  de  bonne  heure  au 
service  de  l'Autriche,  commanda  les  armées  de  TEmpereur, 
puis  celles  de  la  tsarine,  et  coaime  un  condottiere  du  x^^  siècle, 
il  fit  toute  sa  vie  la  guerre  pour  l'art.  Aussi  brillant  cour- 
tisan que  bon  stratégiste,  causeur  incomparable,  flatteur  déli- 
cat, il  fit  merveille  à  la  cour  de  Vienne,  à  Berlin,  à  Péters- 
bourg^  à  Paris  et    à  Versailles   oè  il    revenait   entre    deux 
campagnes,  et  letî  Français  ne  pouvaient  s'empêcher  de  recon- 
naître ((ue  ce  Belge  au  service  de  TAutriche  avait  autant  d'es- 
prit qu'eux,  et  le  même.  Il  était   reçu,    fété  partout.  Le   comte 
d'Artois  l'appelait  son  meilleur  ami  ;  il  était  invité  chez  Vol- 
taire et  s'en  allait  dans  le  taudis  de  la  rue  Plâtrière,  rendre 
visite  à  Jean-Jaccjues  Rousseau.  Catherine  IL,  celle  qu'il  appe- 
lait Catlïerine  le  Grand,  lui  fit  don  d'un  territoire  en  Crimée. 
Un  jour,  qu'il  voyageait  du  côté  de  la  mer  Noire,  l'idée  lui 
vint  d  aller  visiter  ses  Etats.  Il  y  court,  et  s'extasie,  ravi  de 
posséder  un  si  joli  pays.  Un  moment  apaisé  par  la  beauté 
du  paysage,  par  la  vue  de  celte  «  rive  argentée  »,    par  la 
douceur  des  soirs  d'Orient,   il  se  met  à  rêver  aux  inconsé- 
({uences  de  son  caractère,    s'attendrit  jusqu'aux  larmes,   se 
persuade  qu'il  a  mancfué  sa  vie,  songe  à  se  faire  pacha  et 

(Ij  1735-1814. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  567 

à  vivre  en  é[>ieui ien  5K)litaire  dans  son  i*éeri([ue  domaine.  Mais 
le  même  soir,  il  remontait  en  x^lle  et  rejoignait  la  conr  au  galo|>. 

Knlre  temps,  il  trouve  moyen  d'écrire  pli  st'e  trenle  volumes, 
dont  quatorze  d'art  militaire,  les  autres  de  romans,  de  poé- 
sies, de  correspondance  philosophique  ou  mondaine,  de  dis- 
fiertations  sur  les  janlins.  de  contes  immoraux^  de  souvenirs 
et  cle  pensées.  Dans  cette  œuvre  considérable,  l'oubli  a  fait 
sa  part,  mais  quel(|ues  excellentes  page^  ont  vécu.  Les 
lettres  surtout,  méritent  encore  d'être  lues.  Le  prince  de 
Ligne  se  répèle  quek[uefois.  et  nous  informe  trop  souvent 
qu'il  est  au  mieux  avec  le  grand  Frédéric,  qu'il  fait  des  bouts- 
rimes  avec  Catherine  II,  que  Joseph  11  est  presque  son  élève  et 
(|He  le  comte  d'Artois  raffole  de  lui.  Mais  cela  est  dit  d'un 
style  si  alerte,  et  si  spiritue-l,  qu'on  l'excuse.  11  a  toujours 
quelque  piquante  anecdote,  en  post-scriptum,  quelque  hor- 
l'ible  récit  de  ses  guerres  chez  les  Turcs,  qu'il  file  en  sou- 
riant, quel([ue  apologue  vif  ou  pittoresque,  dans  le  goût  de 
lablx^  Galiani. 

On  connaît  sa  fable  du  L^pin  de  La  Fontaine: 

Etant  un  jour  à  î  aflùt  et  s'ennuyant  à  mourir,  le  prince 
de  IJgne  voit  venir  à  lui,  parmi  de  tout  jeunes  lapereaux, 
un  vieux  lafïin  de  poil  gris  et  d'allure  |>0'^ée.  Ajirès  avoir 
fait  sa  toilette  tout  à  son  ai^e,  voyant  que  le  prince  le  tenait  au 
bout  de  son  fusil  :  «  Tire  donc,  me  dit-il,  qu*altends-tu  ?  » 
Ri  ipiand  le  chasseur  fut  revenu  de  son  légitime  étonnemenl, 
le  lapin,  qui  se  présente»  lui-même  :  «  Je  suis  un  vieux  lapin 
(ie  La  Fontaine  »,  se  lamente  sur  la  décadence  du  siècle,  et 
explique  son  dégoût  de  l'existence.  «  C-e  ne  sont  pins  les 
bêles  do  mon  temps.  O  sor»t  de  petits  lapins  musqués  qui 
cherchent  des  flenrs  :  ce  sont  des  lapins  géomètres,  polir 
tiffues,  philosophes,  cpio  sais-je  ?  D'autres  qui  ne  parlent  qu'al- 
lemand :  d'autres  qui  parlent  un  français  que  je  n'entends  pas 
dax'antage.  »  El  le  chasseur  alors  de  dire,  que  les  hommes 
aussi,  (iepuis  La  Fontaine  ont  changé  comme  les  lapins  ! 
("est  moins  (|ue  rien,  mais  c'est  un  exquis  et  channant  badi- 
nage. 

Grimm  (1)    était    Allemand  <le  naissance,    mais  comme   le 

(1)  IISS-ISOT. 


568  HISTOIRE   DE   L\  LITTÉRATIRE   FRANÇAISE 

printe  ilv  Upiie,  lu  l'raiice  se  l'annexa.  \ul  ne  se  lûl  doulé  que 
ceciili<|Lte,  si  cxceilcnl  écrivain,  avail  autrefois  composé  pour 
un  Ihcàtre  de  Saxe,  des  ti'iigéiiies  en  allenianil.  "  De  quoi 
e'avise  donc  ce  Bohémien,  disait  \'ollaire,  d'avoir  plus  d'es- 
prit que  nous  ?  "  Il  y  avait  pourtant  dans  sa  pei-sonne,  dans 
sa  nonchalance,  d'ans  sa  naïveté  timide,  queJque  cliose  qui 
rappelait  l'Allennigne.  <i  Ses  gestes,  dit  Mme  d'Epinay.  son 
maintien  et  sa  démarche,  annoncent  ta  bonté,  la  modestie, 
la  paresse.  1  euibarrus...  Il  uinie  la  solitude...  il  est  aisé 
de  voir  (|ue  le  goûl  pour  la  société  ne  lui  est  pas  naturel.  " 

La  douce  gravité  de  Grimm,  contraste  assez  singulière- 
ment avec  les  (jualités  et  les  défauts  du  monde  qu'il  fréquente. 
En  face  de  l'abbé  Galiani,  toujours  gesticulant,  minaudant,  se 
trémoussant,  en  face  de  Housseau  <|ui  tempête,  et  de  Diderot 
qui  s'attendrit,  Grimm  garde  toujours  son  grand  calme  et 
ne  s'émeut  ]>resque  jamais.  Sauf  Rousseau,  qui  dans  sa  folie 
de  la  [tei'sécution.  rompit  avec  lui  hruyaimnent.  il  n'eut  pas 
d'ennemis.  Mme  d'I-^iiinay,  mal  mariée,  diffamée  par  Jean- 
Jacques,  trahie  pai'  Uuclos,  et  tenue  à  l'écart  de  la  société 
parisienne,  le  re<;ut  un  jour  à  la  Chevrclte,  et  depuis.lors  ils  ne 
se  i|uillèi'enl  plus.  Il  était,  comme  elle,  scntimenlal,  fait  pour 
aimei-,  avec  un  gi-and  fonds  de  droilure.  Leur  amour  sérieux 
comme  une  amilié  fui  it-specté  de  tous,  et  la  sauva. 

Grimm  appartient  à  notre  histoire  littéraire  surtout  par  sa 
«  CoiTes}>ondance  avec  les  cours  du  -\ord  ».  Dans  ce  siècle 
où  Paris  pensait  et  écrivait  pour  toute  l'Europe,  il  rédigeait 
et  envoyait  aux  princes  étrangers  une  sorte  de  gazette,  une 
revue  des  écrivains  et  des  livres.  Pen<lunt  trente-sept  ans,  il 
composa  deux  fois  par  mois  cette  con-espoiidance.  que  s'arra- 
chaient Stanislas  de  Pologne.  Catherine  11  et  tous  les  princes 
allemands.  Il  fut,  selon  le  mot  de  Sainte-Beuve,  ■■  le  secré- 
taire de  l'esprit  [rançai;^  auprès  des  |>uissances  ».  Il  eut  ainsi 
l'occasion  de  juger  à  leur  apparition  et  avant  l'arrêt  du  public, 
toutes  les  a'uvi'es  tpii  parurent  pendant  près  d'un  demi-siècle, 
et  il  le  fit  avec  une  sûreté  de  goût  singulière. 

La  Révolution  iie  le  siii"|trit  jioinL  II  était  moins  optimiste 
que  les  philosoidics  et  prévoyait  la  tempête.  L'n  jour  de  l'an- 
née 1757,  Diderot  lui  exposait  ses  rêves,  lui  montrait  le  pro- 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  569 

grès  en  marche,  son  siècle,  plus  glorieux  que  tous  les  autres, 
el  l'humanité  régénérée  par  les  philosophes.  «  Il  me  semble, 
dit  Grimm,  que  ce  siècle-ci  a  surpassé  tous  les  autres  dans  les 
éloges  qu'il  s'est  prodigués  à  lui-même...  mais  je  suis  bien 
éloigné  de  croire  que  nous  touchons  au  siècle  de  \^  Raison, 
et  peu  s'en  faut  que  je  ne  croie  l'Europe  menacée  de  quel- 
que révolution  sinistre.  »  Diderot,  protestait,  toujours  enthou- 
siaste, et  attestait  que  la  concorde  était  née  des  idées  nou- 
velles. A  ce  moment  la  porte  s'ouvrit,  un  valet  entra  et  dit  :  «  Le 
roi  est  assassiné  !  »  C'était  le  jour  de  l'attentat  de  Damiens. 
Les  deux  amis  se  regardèrent  et  Diderot  ne  répliqua  plus. 

Quant  à  l'abbé  Galiani  (1),  il  était  Napolitain  et  ne  s'en  con- 
sola jamais. 

Comme  Grimm  et  le  prince  de  Ligne,  il  avait  adopté  la 
France  pour  patrie  et  ne  la  quittait  que  les  larmes  aux  yeux. 

Dans  les  dix  années  qu'il  passa  à  Paris  comme  secrétaire 
d'ambassade,  il  se  fit  rechercher  de  tout  le  monde,  amusa 
tout  le  monde,  el  s'amusa  lui-même  plus  encore.  C'était  un 
grand  économiste  ;  il  écrivit  en  se  jouant  un  dialogue  sur  le 
commerce  des  blés,  où  il  y  a  parmi  beaucoup  d'esprit,  bien 
des  vues  profondes  ;  mais  ce  (ju'on  estimait  surtout  en  lui, 
c'était  le  charmant  causeur,  le  délicieux  faiseur  de  contes, 
mieux  (|ue  le  philosophe.  En  écrivant  à  .Mme  Geoffrin,  il  se 
peint  lui-même,  d'assez  piquante  façon  :  <(  Me  voilà  donc  tel 
que  toujours,  l'abbé,  le  petit  abbé,  votre  pelil  chose.  Je  suis 
assis  sur  le  bon  fauteuil,  remuant  des  j)ieds  et  des  mains 
comme  un  énorgumène,  ma  perru(|ue  de  travers,  parlant 
beaucoup  et  disant  des  choses  qu'on  trouvait  sublimes...  » 
Quand  on  lui  demandait  son  avis  sur  quelque  point  d'histoire, 
de  morale,  ou  de  littérature,  il  répondait  par  un  apologue  de 
sa  façon,  qu'il  mimail  à  merveille  en  véritable  italien. 

Diderot  et  Morellet  nous  l'ont  montré  débitant  ses  contes, 
ses  «  histoi-ielles  a  mourir  de  riie,  assis  dans  son  fauteuil, 
les  jambes  croisées,  en  tailleur,  tenant  sa  perruque  d'une  main 
el  gesticulant  de  l'aulre.  »  El  sous  ces  contes  d'une  irrésis- 
tible gaieté,  il  se  cachait  de  bons  avis  et  de  fins  jugements. 

(i)  1728-1 7S7. 


570  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FR.\NÇAISE 

Quand  il  fallut  quitter  Paris  pour  toujours,  le  pauvre  abbé 
pensa  mourir  de  tristesse.  Longtemps,  il  fut  en  correspon- 
dance avec  Mme  d'Epinay;  ces  lettres  sont  tout  ce  qui  nous 
reste  de  son  esprit.  Ouand  son  amie  mourut,  et  qu'il  a'eut 
plus  personne  avec  qui  échanger  ses  chers  souvenirs,  il  sentit 
que  son  cœur  se  brisait,  II  s'écria  :  «  J'ai  tout  perdu,  »>  et  il 
quitta  cette  vie  où  il  n'avait  plus  que  faire. 

Dans  ce  lot  de  noms  étrangers  tiui  ont  honoré,  la  littéra- 
ture française,  il  faut  mettre  en  bonne  place  les  de  Maistre; 
je  vous  ai  parlé  d'eux  déjà. 

Enfin,  nous  aurons  fait  le  tour  de  la  littérature  de  ce  siècle 
quand  nous  aurons  passé  en  revue  les  historiens  et  les  ora- 
teurs. 

C'e.st  ce  qu'il  nous  reste  à  faire. 


(.1IAPITRE  VI 


Histoire  et  Gritiqpie. 

L'abbé  FIcuit.  —  Ycrlof.  —  Tinulaiiivillieis.  —  Lo  Pi-t^sidenl  Hénault.  —  Le 
TliëUic  Historique.  —  Duclos.  —  Mably.  —  Lo  Président  de  Brosses.  — 
Dii^iaty.  —  Ramil.  —  Rulliièro. 

Le  Journal  de  Barbier.  —  Htoa  Rolamt.  —  MiMcier. 

Les  Critiques.  —  MarmouteL  —  La  Harpe. 

Les  Savants.  —  Labbé  Terrasson.  —  Le  Comte  de  Cayhis.  —  L'abbé  BartbtHeuiy.  — 
La  Bibliographie.  —  Le  P.  Xieenm.  —  L'abbé  Goujel. 


C'est  Voltaire  qui  a  renouvelé  et  fondé  la  science  histo- 
rique, la  philosophie  des  faits  et  la  documentation  sûre.  Je 
ne  reviendrai  pas  sur  ce  que  je  vous  ai  dit  plus  haut  à  son 
sujet.  Quelques  autres  historiens  ont  porté  leurs  études 
vers  le  passé  avec  plus  d'exactitude  qu'on  n'avait  fait  encore. 

L'abbé  Fleury  (1),  Tauteur  de  VHistoire  ecclésiastique, 
étonna  son  temps  non  par  cet  excellent  ouvrage,  qui  lui  coûta 
trente  années  d'études,  et  ([ue  Voltaire  lui-même,  admirait, 
mais  par  un  trait  d'honnélet^^»  et  de  désintéressement.  Il  avait 
reçu  depuis  assez  longlemjis  labbaye  de  Loc  Dieu,  près  de 
Rodezj  lorsque  le  roi  lui  donna  le  prieuré  d'Argenteuil.  L'abbé 
Fleury,  pour  ne  pas  cumuler  les  bénéfices  rendit  son  abbaye; 
c'était  neuf.  Du  coup labbé  fut  célèbre.  Aussi  humain  et  aussi 
habile  que  Fénelon,  il  le  seconda,  lors  de  la  révocation  de 
TEdit  de  Nantes,  dans  ces  missions  de  Saintonge,  qui  ga- 
gnèrent au  roi  pFus  de  convertis  que  ne  firent  les  dragon- 
nades. 

Vertot  (2)  a  conté  dans  un  bon  style  les  Révolutions  du  Por- 
tugal (1689),  celles  de  la  Suède  (1696),  et  surtout  celles  de 
la  Républi(iue  Romaine  (1719). 

Cet  abbé  avait  été  d'abord  capucin;  il  passa  ensuite  dans 
d'aufres  ordres  et  changea  souvent  de  bénéfices;  on  appelait 
cela  les  Révolulions  de  Tabbé  Vertot. 

(1)  1640-1723. 

(2)  1655-1735. 


o72  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Son  souci  tie  l'exactilucle  élait  modéré  ;  on  en  prendra  idée 
par  le  mot  célèbre,  à  propos  de  son  Histoire  de  l'Ordre  de 
Malle  [1119).  l\  écrivil  le  fameux  siège  de  Hhodes  sans  at- 
tendre les  documents  qu'il  avait  demandés  et  qui  tardaient  à 
arriver.  Quand  on  lui  remit  enfin  le  paquet,  il  s'écria: 

—  Tant  pis,  mon  siège  est  fait. 

El  il  ne  le  retoucha  pas. 

Le  comte  de  Boulainvilliers  (1)  fut  un  politicien  phUosophe, 
un  faiseur  de  systèmes,  un  propagateur  d'idées  médiocre- 
ment généreuses.  Ses  ouvrages  qui  furent  tous  publiés  après 
sa  mort,  l'Histoire  du  Gouvernement  de  l'ancienne  France, 
l'Histoire  du  Parlement  et  de  la  Pairie,  font  l'apologie  pa- 
radoxale du  ?yslème  féodal. 

Plus  jeune  que  lui,  le  président  Hénaull  fit  dans  Paris  assez 
bonne  figure.  Sa  conception  du  drame  historique  mérite  l'in- 
térêt. 

François  Hénault  (il,  était  né  avec  un  tempérament  qui 
devait  à  la  fois  le  porter  vers  les  fortes  études  el  vers  la  vie 
mondaine.  Il  sut  user  de  celles-ci  sans  négliger  celle-là. 
Le  goût  <Iu  travail,  il  l'avait  contracté  durant  son  séjour  à 
l'Oratoire,  où  il  demeura  deux  années,  au  temps  où  il  pen- 
sait entrer  dans  les  ordres.  Il  a  consente  un  aimable  sou- 
venir de  celle  l'elraite  qu'il  a  chantée  : 

Où  le  désir  est  calme  el  la  chaîne  légère. 

Il  sut  .se  faire  une  place  el  un  nom  parmi  les  érudils  de  son 
Icmps.  Son  Abrégé  chronologique  n'est  pas  encore  démodé. 
Voltaire  Un  envoya  son  Siècle  de  Louis  XIV  en  lui  demandant 
ses  criliques.  Le  travail  le  consola  pendant  sa  vieillesse  ma- 
ladive, le  jour  où  les  plaisirs  mondains  lui  furent  refusés,  où 
il  dut  vivic  Iraiiquille,  retiré.  »  seul  comme  las  de  pique  ». 
11  navail  jamais  élé  seul  pendant  sa  vie  fort  répandue.  Son 
père,  pour  le  délournor  de  ses  goûts  de  prùlrise,  l'avait  do 
bonne  heure  introduit  dans  les  salons;  il  lui  avait  acheté  la 


HISTOIRE   DE  LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  573 

chasse  de  Corbeil;  il  lui  avait  donné  dès  sa  jeunesse  le  goût 
du  monde,  et  en  avait  fait  un  parfait  «  honnête  homme  ». 
Il  fut  l'un  des  habitués  les  plus  recherchés  des  cercles  et 
des  sociétés,  THôtel  Sully,  la  Cour  de  Sceaux,  les  salons  de 
Mme  de  LamberL  de  la  maréchale  de  Luxembourg,  du  duc 
de  Nivernais.  C'est  dans  son  hôtel,  dont  il  louait  une  partie  à 
l'abbé  Alary,  que  se  tenait  le  Club  de  l'Entresol.  Son  salon, 
dont  sa  sœur,  Mme  de  Jonzac,  faisait  les  honneurs,  était  très 
fréquenté.  Il  avait  succédé  à  Bernard  de  Coubert  auprès  de 
Marie  I^rzinska  en  aualité  de  surintendant  de  sa  maison,  et  lui 
traduisait  les  psaumes  en  petit  vers  d'opéra-comique.  La 
reine  lui  écrivait  un  jour  ce  billet  anonyme:  «  Devinez  quelle 
est  la  main  qui  vous  souhaite  ce  petit  bonjour  »  ;  et  le  prési- 
dent répondait  galamment  : 

Ces  mots  tracés  par  une  main  divine 
Ne  m'ont  causé  que  trouble  et  qu'embarras  ; 
C'est  trop  oser  si  mon  cœur  le  devine, 
C'est  être  ingrat  que  ne  deviner  pas. 

Mme  du  Deffant,  puis  Mme  de  Castelmoron  retinrent  tour 
à  tour  ce  sémillant  causeur,  le  Pasquin  du  Méchani,  qui  savait 
joindre  à  un  labeur  persévérant  l'art  délicat  de  présider  d'ai- 
mables soupers,  et  mériter  que  Voltaire  chantât  : 

Hénault,  fameux  par  vos  soupes 
Et  par  votre  Chronologie. 

Le  Président  avait  un  goût  très  vif  pour  le  théâtre,  —  plus 
de  goût  (|ue  de  génie.  Il  a  plusieurs  drames  dans  son  œuvre: 
Marias  à  Cyrlhe  (1710),  tragédie  signée  Caux  de  Montlebert, 
qui  avait  fait  quelques  corrections  ;  le  Temple  de  la  Chimère, 
divertissement  joué  à  l'Hôtel  de  Belle-Isle,  et  dont  Voltaire  le 
félicita  en  vers  ;  Cornélie  Veslale,  à  qui  Horace  Walpole  fit 
Thonneur  de  l'imprimer  avec  les  presses  de  son  imprimerie 
privée,  à  Strawberry-Hill.  Trois  comédies  :  le  Jaloux  de 
lui-même^  le  Réveil  d'Epimcnide,  la  Petite  Maison,  com- 
plètent son  répertoire. 

Ses  pièces  n'obtenaient  pas  mieux  qu'un  succès  d'estime, 
('ollé  nous  confie  : 

«t  J'ai  fait  relier  le  Fils  naturel  avec  les  œu\Tes  dramatiques  du 


574  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

prôsidcul   Ilrnanll   o[  la  trngpdio  ilii   TJVtnhlrmcnt  de   terre  de   lAn- 
bonne,  par  André,  perruquier,  et  j'ai  fait  mettre  au  dos  de  ce  livre  : 

ReCURIL    DE    MONSTRES    DRAMAT1QDF.S.    » 

Or  ujî  jour,  en  lisant  Sliakespeare  dans  le  \  oui  eau  Théâtre 
Anglais  de  M.  de  la  Place,  l'idée  vint  à  Hénault  d'un  genre  neuf: 
et  il  écrivit  la  pi-eniière  pièce  —  ce  devait  être  aussi  la  dernière, 
—  d  un  Xouveau  Ihéùlre  français,  11  nous  explique  rom- 
menl  il  lut  amené  à  en  concevoir  l'idée.  «  Comme  tout  rap- 
pelle à  notre  esprit  les  objets  où  il  se  i)laît  davantage,  et 
comme  je  m'occupe  assez  volontiers  de  l'histoire,  je  n'ai  pres- 
que vu  que  cela  dans  Sliakespeare  ».  Il  se  félicita  d'avoir 
su  éviter  «  ses  grossièretés  et  ses  extravagances  »  et  Texcusa 
à  sa  manière  :  <(  Comme  les  monstres  mêmes  sont  utiles  dans 
ranatomie,  les  tragédies  de  Shakespeare  m'ont  fait  aperce- 
voir un  genre  d'utilité  aucuiel  je  n'aurais  jamais  pensé  sans 
lui.  » 

Le  Président  fut  surpnis  de  trouver  dans  Heitri  VI  le  récit 
net  et  exact  de  la  guen^  de  la  Rose  Rouge  et  de  la  Rose 
Blanche.  Il  fut  frappé  de  la  clarté  lumineuse  que  jette  sur 
les  laits  la  mise  en  s<  ène.  La  mémoire  et  l'imagination  sont 
autrement  saisies  par  le  drame  que  par  la  narration.  11  rêva 
de  substituer  Tun  à  l'autre,  de  créer  un  genre  entre  le  théâtre 
et  rhisloire.  Il  em[>runta  à  l'art  dramatique  ses  ressources 
matérielles,  le  (lé<M)r,  le  dialogue,  les  monologues  passioiuiés  ; 
il  demanda  aux  annales  les  personnages,  les  faits,   Tact  ion, 
tous  les  événements  garantis  par  une  longue  e1  patiente  éru- 
dition. "  En  lisant  Henri  17,  j'ai  vu  les  principaux  person- 
nages de  ce  temps-là  mis  en  action;  ils  oal  jo«é  devant  moi  ; 
j'ai  reconnu  leui^s  mœurs,  leurs  intérêts,  ieurs  paissions  qu'ils 
m'ont  api^rises  eux-mêmes  :  et  tout  à  coup,  owibliant  que  je 
lisais  une  tragédie,  je  nu^  suis  cm  avec  un  historien  et  je  me 
suis  dit  :  (^  Pourquoi  notre  histoire  n'es4-elle  pas  écridie  ainsi  ? 
L'histoire  instruit  fiwlement  parce  q^u'feîle  ne  fait  que  nous 
raconter.  Elle  ne  séjourne  pas  assez  sur  les  évCTiemenls,  un 
fait  chasse  l'autre,  un  personnage  hiit  presque  aussitôt  qu'il 
a  été  ai>erçu.  D'autre  part,  la  tragédie  a  le  iorl-de  ne  peindre 
qu'une  seule  action;  elle  recueille  sur  une  intrigue  unique  totit 
notre  inlérêL    qui  st»  refroidit    quand  l'imagination    se  pro- 


HISTOIRE   DE   lA  UTTÉRATl  RE   FRANf^lAISE  575 

mène  sur  plusieurs  actions  différentes.  Ainsi  l'histoire  peint 
froidement  une  suite  longue  et  exacte  d'événements.  La  tia- 
gédie,  vide  de  faits  par  rapport  à  l'histoire,  peint  fortement  le 
seul  événement  qu'elle  a  entrepris  de  nous  re^présenter.  Ne 
pourrait-il  résulter  de  leur  union  quelque  chose  d'utile  et 
d'agréable  ?  » 

L'inventeur  est  rarement  le  praticien  de  son  idée,  Héuault 
passa  de  la  théorie  à  l'effet.  L'exécution  fut  l'écueiL  Mais  l'idée 
semée  allait  germer. 

Hénault  écrivit  le  drame  de  ses  rêves. 

Le  sujet  de  la  pièce  ?  C'est  le  règne  de  François  IL  Le 
sommaire.  Ouvrez  YAbrégé  chronologique  à  l'année  1559. 
François  II  n'est  qu'un  extrait  dialogué.  Les  morceaux  sont 
intercalés  dans  le  tissu  ti*ès  lâche  de  la  pièce.  Telle  réplique 
de  la  duchesse  de  Montpensier  reproduit  le  début  d'un  cha- 
pitre de  la  Chronologie. 

Ces  pages  de  manuel  sont  insérées  sans  éclat  : 

<(  Je  suis  bien  aise,  dit  la  reine  nu  ronnétable  de  Montmorency, 
pour  la  gloire  de  mon  fils,  de  vous  exposer  quelles  sont  les  premières 
opérations  de  son  règne  ;  je  vais  vous  en  lire  le  préds.  » 

Au  quatrième  acte,  la  scène  est  à  Fontainebleau.  Après  une 
sérieuse  conférence  entre  le  cardinal  de  Lorraine  et  la  du- 
chesse de  Guise,  le  duc  de  Nemours  tombe  aux  pieds  de  la 
duchesse  et  lui  déclare  son  amour,  à  notre  grand  élonnement 
que  cette  machine  à  réciter  de  l'histoire  puisse  ressentir  un 
mouvement  du  cœur.  Ce  duo  n'a  pas  d'écho  dans  le  reste  de 
la  pièce  et  l'auteur  écrit  au  bas  :  <•  Il  n'est  prouvé  nulle  pai't 
que  la  duchesse  de  Guise  ait  aimé  le  duc  de  Nemours  du 
vivant  de  son  mari.  »  Tout  cela  est  encore  gauche  et  timide. 
L'intérêt  dramatique  est  entravé  dans  le  document.  L'auteur 
se  flatte  de  «  n'avoir  rien  omis  d'essentiel  de  ce  qui  s'est  passé 
tant  qu'a  vécu  François  II,  de  ne  s'être  pas  permis  la  moindre 
altération  dans  les  faits,  ni  le  moindre  anachronisme  :  j'ai 
lu  tous  les  historiens  qui  en  ont  écrit,  tous  les  Mémoires  du 
temps  ;  j'en  ai  fait  une  espèce  de  concordance.  » 

Il  résout  naïvement  des  difficultés  inutiles.  Il  s'inauiète  de 
l'unité  des  vingt-quatre  heures,  et  il  observe  qu'il  la  viole 


570  irESTorRE  de  la  littérature  françafse 

moins  en  contant  ie  règne  de  Frani,'ois  II,  qui  a  duré  dix-sept 
mois,  qu'en  contant  celui  de  Françuis  I"  qui  a  duré  Irenle- 
deu\  ans.  Ces  personnages  onl  l'air  de  se  parler  sans  se 
regarder,  de  réciter  une  leçon  d'histoire  par  devoir,  pour  ins- 
truire le  lapis.  On  se  croirait  au  musée  des  souverains.  Ils 
ne  Irittent  |ms  contre  leur  chrysalide.  Mme  du  Deffant  raconte 
à  Horace  Walpole  —  le  successeur  du  Président  dans  son 
cœur  —  qu'elle  a  ouvert  le  François  II.  La  préface  lui  en 
avait  paru  très  intéressante,  mais,  quand  elle  voulut  lire  la 
pièce,  le  livre  lui  tomba  des  mains.  D'Argenson  accordait  à 
François  II  son  véritable  mérite,  u  Sur  le  petit  théâtre  que  je 
(ais  construire  à  ma  maison  de  campagne,  disait-il,  je  vou- 
drais qu'on  jouât  des  pièces  de  ce  genre,  cela  vaudrait  mieux 
que  de  retenii  des  rôles  insipides.  »  C'est  du  théâtre  scolaire, 
et  c'est  ainsi  qu'on  le  prit. 

i<  Ce  genre  d'ouvrage  eût  été  très  convenable  pour  les 
maisons  d'éducation  où  l'on  avait  l'habitude  de  donner  des 
i-eprt'sentulions  dramatiques.  On  eùi  fait  tourner  ces  jeux  au 
profit  de  l'inslrurlion.  La  plupart  des  jeunes  gens,  rebutés 
lie  l'étude  de  l'histoire  par  la  sécheresse  avec  laquelle  nos 
annales  sont  écrites,  en  auraient  contracté  le  goût,  et  cette 
étude  si  néressairr  n'eùl  été  |ïOur  eux  ipi'un  amusement.  » 

Kn  réalité,  c'était  avoir  la  vue  trop  courte  :  cotte  idée  était 
plus  féconde.  Elle  marcpie  l'origine  d'un  nouveau  théâtre,  nn 
Ihét'ilre  historique  français.  Celait,  en  1710.  une  innovation 
d'écrire  ; 

"  r'(mi'((u(ji  Hc  Irmivi'rail-oii  pas  ilaus  iiolrt.'  Iiis|r)iri'  d'aussi  grands 
iiiU'irêts  û  tt'fiitor  et  {faiissi  grandes  passions  ft  peindre?  Epl-ce  que 
il'  rardiniLl  de  Liirniinc  et  le  i.iiic  dp  Guise  iinidilant  lu  perle  du  duo 
(le  Ci.ndr,  lie  hnni  pjis  iiiLssj  inliTi's.-iiuits  ijuo  les  .■..tiiidciiccs  (le  l'iu- 
léiitce  diililiéniTLl  stir  !ii  mort  île  l'om]iée?  E.st-ce  que  Catherine  de 
.\Iédi<-is  ne  \  aiil  jiiis  bien  la  Cléo]>fttre  de  Hodogunc  ou  TAijrippine  de 
Néron?  Ksl-<.e  ijuc  Charli's-Qiiint,  Fninçuis  1",  llcnri  IV,  ne  sont  pas 
flea  liérij-s  h  moltre  à  cAib  de  Nicomède,  de  Serinrius  et  de  Milïiri- 
diiln  ?  Kst-(?e  <iiii?  lu  France  ne  vniU.  pas  le  Pont  ou  la  Billiynie  ?  n 

Ces  vérités,  à  celte  époque,  avaient  besoin  d'être  dites. 
Elles  pouvaient  mémo  passer  pour  des  audaces,  soixante  ans 
après  que  Kacine  s'cxrusail  de  produii'e  un  Sultan  turc  sur 
lu  scène  française. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  577 

Un  seul  critique,  qu*il  ne  faut  pas  juger  d'après  les  invec- 
tives de  Voltaire,  Fréron,  signala  le  drame  historique  en 
prose  du  Président  «  comme  une  pièce  de  théâtre  d'une  es- 
pèce singulière  qui  ne  rentre  pas  dans  Tidée  des  tragédies 
en  prose  de  Lamotte,  qui,  sans  offrir  le  langage  propre  de 
Helpomène  et  en  s'affranchissant  de  la  règle  des  unités,  ne 
laisse  pas  d'avoir  un  intérêt  général  ».  Il  ajoute  que  cet  ou- 
vrage lui  semblait  propre  à  créer  un  nouveau  genre,  ce  qui 
était  voir  juste. 

Depuis  le  moyen  âge,  qui  eut  quelques  essais  de  drame  his- 
torique, tels  que  la  Moralité  de  VEmpereur,  une  pièce  bien 
curieuse;  —  si  Ton  excepte  la  Prise  de  Grenade,  où  Charles 
Verardi  mil  en  scène  cet  événement  contemporain,  on  cher- 
cherait en  vain  quelque  ouvrage  digne  de  mention,  qui  pût 
constater  l'existence  de  ce  système.  L'œuvre  qui  passe  ordi- 
nairement pour  ôtre  la  première  en  date  de  nos  drames  histo- 
riques, le  Siège  de  Calais,  de  du  Belloy,  n'est  que  de  1765. 
Hénault  l'avait  devancé  de  dix-neuf  ans. 

Les  débuts  du  genre  furent  humbles.  Il  risquait  de  demeu- 
rer bien  obscur,  s'il  n'eût  eu  pour  l'illustrer  que  le  Cromwell 
(1764),  VHenri  IV  de  Collé,  le  Charles  IX  ou  VHenri  VIII,  de 
Chénier,  la  Brunehaut  (1810)  de  M.  Aignan,  le  Jean  sans  Peur 
(1821)  ou  le  Conradin  et  Frédéric  de  M.  Liadières,  le  Clovis 
de  Viennel,  le  théâtre  de  Raynouard,  de  du  Belloy,  de  La- 
fosse,  de  La  Chaussée,  de  Lemercier,  d'Ancelot,  d'Alex.  Du- 
val,  ou  encore  les  Soirées  de  Neuilly,  de  M.  Fongeray. 

Mais  vienne  le  romantisme  mettre  en  œuvre  ces  matériaux 
que  le  Président  accumula  le  premier  à'  la  porte  du  théâtre  :  et 
la  scène  va  s'éclairer,  le  décor  prendre  sa  couleur  locale,  le 
vestibule  grisâtre  de  la  tragédie  classique  s'effondrera,  et  sur 
ses  ruines,  ressuscitera  le  passé,  avec  toute  sa  vérité,  ses 
teintes,  sa  vie,  toute  la  splendeur  de  ses  évocations,  toute  la 
douleur,  la  haine  ou  l'amour  de  son  âme  à  nouveau  vivifiée 
par  la  magie  du  souvenir,  le  talent  du  dramaturge  et  l'imagi- 
nation du  public. 

Hénault   amenait  l'histoire   aux  confins   du  drame  ;   Du- 
clos  la  conduisit  aux  confins  du  roman. 

•37 


578  HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Dinan  est  une  des  cités  pittoresques  de  Bretagne,  avec  ses 
rempails  qui  dominent  le  cours  sinueux  de  la  Rance  el  les 
vestiges  imposants  de  son  vieux  château.  Une  des  rue§  s'ap- 
pelle rue  Duclos.  Celui  qui  la  baptisa  fut  maire  de  la  ville, 
tiistoriographe  de  Louis  XV,  romancier  charmant,  causeur 
inlassable,  écrivain  eslimé  ;  ce  fut  Duclos,  né  à  Dinan  (1), 
envoyé  tout  jeune  à  Paris,  confié  au  cocher  de  la  diligence 
comme  un  colis,  oublié  au  bureau  du  coche,  emporté  dans  un 
hospice  de  Charonne,  élevé  à  la  diable,  lié  avec  des  vauriens, 
rossant  le  guet  au  pont  Saint-Michel,  pilier  de  café,  au  Pro- 
cope  ou  chez  (iradot,  collaborateur  des  petits  recueils  licen- 
cieux :  Recueil  de  ces  Messieurs  ou  les  Œufs  de  Pâques,  auteur 
des  scandaleuses  Conlessions  du  aymte  de  ***  el  du  joli  conte 
Histoire  de  la  baronne  de  Luz,  épisode  du  temps  de  Henri  IV 
(17 il),  un  modèle  du  roman  historique,  bien  supérieur  à  son 
autre  conte,  Acajou  et  Zirphile,  Si  son  Histoire  de  Louis  XI  a 
quelque  mérite  encore,  il  faut  en  accorder  davantage  à  ses 
Considérations  sur  les  mœurs  de  ce  siècle,  tableau  de  mœurs 
intéressant,  et  parce  que  cet  historiographe  a  tout  vu,  tout  lu, 
tout  nott»,  tout  fouillé,  et  parce  qu'il  peignait  un  temps 
dont  la  licence  convenait  à  son  talent  et  à  sa  nature  débraillée 
de  garçon  mal  ékn'é.  Du  moins,  dut-il  à  son  genre  de  vie  et  à 
sa  bniscnicrie,  des  qualités  de  franchise,  de  courage,  Thor- 
renr  de  l'hypocrisie  et  le  franc-parler. 

A  l'Académie  française,  dont  il  fut,  il  s'opposa  aux  propo- 
sitions qui  f m'ont  faites  pour  permettre  au  prince  de  Cler- 
mont  de  siéger  avec  une  marque  distinclive,  et  au  maréchal 
de  Belle-lsle  d'éti'e  dispensé  des  visites  académiques.  Il  dé- 
fondit noblement  la  dignité  des  lettres  et  Tégalilé  des  deux 
aristocraties  de  naissance  et  d'intelligence,  et  il  osa  déclarer: 

—  Ce  ne  sont  pas  les  tyrans  qui  font  les  esclaves,  ce  sont  les 
esclaves  qui  font  les  tyrniis. 

H  disait  encore  des  grands  seigneurs  qui  affectaient  de  dé- 
daigner les  gens  de  lettres  : 

—  Ils  nous  craignent  comme  les  voleurs  craignent  les  lanternes, 

(1)  170i-1772. 


HISTOIBE   DE   L\   LITTÉRVTLRE   FRANÇAISE  579 

Il  avait  les  manières  nides,  sans  souplesse  ni  compromis. 
Vous  vous  rappelez  Le  Sage,  cet  autre  Breton,  venu  clicz  la 
duchesse  de  Bouillon,  pour  lire  Turcarel,  arrivant  en  i*etard, 
mécontent  ((u'on  Je  lui  fît  sentir,  et  s'en  allant  avec  son  ma- 
jiuscril  sous  le  bras  sans  l'ouvTir.  Duclos  avait  les  mêmes 
aménités.  Invité  à  dîner,  il  entend  annoncer  M.  de  talonne, 
se  \è\i\  et  dit,  en  se  retirant,  au  maître  de  maison  : 

—  Ignorez-vous  donc  qiu.'  cet  homme  et  moi.  nous  ne  pouvons  nous 
asseoir  ù.  Ja  même  Uiblc  ? 

Historiographe  de  cour  mêlé  à  la  vie  des  courtisans,  dont  il 
entendait  les  conversations  remplies  des  détails*  futiles  de 
la  vie  du  roi,  du  le\x^r,  du  coucher,  du  déboîter,  il  faisait  cette 
réflexion  ([ui  le  peint  tout  entier  : 

—  Quand  'je  dine  à  Versailles,  il  me  semble  que  je  dîne  à  luffice; 
on  croit  voir  di's  valets  ciui  ne  s'entretiennent  que  de  ce  que  f«  nt  leurs 
maîtres, 

Duclos  est  une  figure  intéressante  et  trop  oubliée  :  il  con-    . 
viendrait  de  repasser  sur  ces  traits  effacés,  de  faire  revivre 
l'agréable  romancier  historiïjue,  et  l'homme  d'esprit  (|ui  lança 
ce  mot  d'allure  si  moderne  : 

—  Sans  les  bt^tises  du  gouvernement,  on  ne  rirait  plus  en  l'rance 

Mably  (1)  c()m|>osa  en  1707  un  ouvrage,  VElude  de  IHis- 
ioirey  qu'on  croirait  écrit  au  lendemain  de  la  Révolution, 
tant  il  renferme  de  vues  })r()phétîques  et  de  sages  avertisse- 
ments. On  l'avait  chargé  d'instruire  le  jeune  duc  de  Panne, 
et  c'est  à  lui  <iu'était  destiné  ce  livre  ;  il  débute  par  ces  mots 
(|ui  semblent  s'adresser  aur»^)!  de  France  :  <(  Vous  ne  <onnais- 
sez  pas  le  malheur,  je  dirais  prestpie  la  misère  de  votre  con- 
dition. »  Et  j)lus  loin  il  ajoule  :  «  l\e  croyez  pas,  .Monseigneur, 
ce  qu'on  dit  de  l'amour  des  nations  pour  leui**^  rois!» 
Louis  X\  1  trouva  1  ouvrage  incendiaire  et  lintenlit  en  I^'rance: 
il  eût  mieux  fait  d'en  méditer  les  leçons.  «  Pour  une  rélorme, 

(1)  1709-1785. 


S80  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

disait  Mably,  gardez-vous  d'employer  la  ruse  et  l'adresse, 
vous  ne  calmeriez  les  esprits  que  pour  un  instant  ;  après  avoir 
été  la  dupe  d'un  mensonge,  on  refuserait  de  croire  à  la  vé- 
r\U\  »  L'avenir  ne  devait  pas  tarder  à  lui  donner  raison. 

-Son  contemporain,  le  président  De  Brosses  (1),  tient  à  la 
fois  de  Montesquieu  et  de  l'abbé  Galiani.  Conseiller,  puis  pré- 
sident au  parlement  de  Bourgogne,  il  passa  sa  vie  à  écrire  un 
vaste  et  aride  ouvrage  d'érudition,  VHistoire  romaine,  selon 
Salluste,    inspiré  de  Grandeur  et  décadence  des  Romains. 
Il  collationna  des  manuscrits,  réunit  des  médailles,  sonda  des 
bibliothèques  pour  cet  austère  travail  qui  ne  parut  qu'à  la 
veille  de  sa  mort.  Mais  ce  n'est  là  qu'un  des  côtés  de  son 
esprit  et  de  son  caractère,  et  l'auteur  de  VHistoire  romaine 
est  tout  autre  qu'on  l'imaginerait  d'après  son  livre.  Il  était 
remarquablement  petit,  plus  petit  que  Galiani  lui-même  ;  il 
fallut  le  hisser  sur  un  escabeau  quand  il  soutint  ses  thèses. 
Il  avait,  nous  dit  Diderot,  «  une  petite  tête  gaie,  ironique  et 
salyresque  ».  Sorti  de  son  Parlement,  c'était  le  plus  sémillant 
petit  homme  qu'on  ait  jamais  vu  en  Bourgogne,  où  la  tris- 
tesse n'est  pas  de  tradition.  A  vingt  ans,  avec  un  sien  cousin, 
et  deux  amis,  tous  Bourguignons  et  gens  fort  gais,  l'idée  lui 
vint  d'aller  visiter  l'Italie.  Ses  compagnons  le  prirent  pour 
secrétaire,  et  il  fut  chargé  d'écrire  pour  toute  la  joyeuse  cote- 
rie dijonnaisc,  pour  les  amis  qu'on  laissait,  le  «  gros  Blan- 
cey  »,  le  «  bon  Quantin  »  et  pour  les  belles  dames  de  la  ville, 
la  relation  de  ce  voyage.  De  là  viennent  ses  Lettres  dltalie, 
si  pleines  de  descriptions  spirituelles  et  de  récits  amusants. 
De  Brosses  visita  Gènes,  Milan,   Florence,  Rome,  Naples  et 
Venise.  Il  s'intéressait  aux  tableaux,  aux  statues,   aux  pay- 
sagei=?,  et  aux  mœurs  de  la  société.  Il  avait  l'esprit  curieux  et 
il  était  bourré  de  notes.  Son  goût  en  fait  d'art  est  celui  de  son 
siècle.  Michel-Ange  lui  semble  trop  «  féroce  »,  mais  Raphaël 
lui  plaît  et  le  Corrègo  l'enthousiasme.  Il  écrivit  à  l'aventure  ses 
imj)ressions,  mais  il  savait  trouver  le  mot  amusant  et  souvent  le 
mot  pittoresque.  II  voit  les  choses  en  gai  :  le  lac  Majeur  est 
un  ((  petit  [afiuîn  ».  qui  singe  lOcéan  ;  la  Durance  a  Tair 

.1)  1709-1777. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  581 

d'une  «  décoction  d'ardoise  ».  Même  aujourd'hui,  après  tant 
d'autres  «  Impressions  d'Italie  »,  les  Lettres  du  président  De 
Brosses  sont  une  agréable  lecture. 

Il  quitta  [Hîu  Dijon  par  la  suite.  Un  mauvais  hectare  de 
bois,  qu'il  avait  vendu  à  X'ollaire,  lui  valut  des  tracasseries 
sans  fin.  Sa  partie  adverse  se  vengea  en  lui  fermant  l'Acadé- 
mie. 

Le  président  De  Brosses  eut  vers  la  fin  du  siècle  un  imila- 
teur.  Dupaty  (1),  magistrat  comme  lui  et  président  à  mortier 
au  parlement  de  Bordeaux,  publia  en  1788,  des  Lettres  sur 
lltalie.  Mais  Dupaty  est  philosophe,  il  se  mêle  à  ses  impres- 
sions beaucoup  de  déclamations  sur  la  politique;,  son  livre, 
écrit  pour  le  grand  public,  et  non  comme  celui  de  De  Brosses 
pour  le  plaisir  de  quelques  amis,  n'a  plus  autant  de  charme. 
Dupaty,  dont  le  goût  n'est  pas  très  sûr  en  matière  d  art,  ex- 
prime son  admiration  en  termes  prétentieux.  Il  s'attendrit  jus- 
qu'aux larmes  et  loue  magnifiquement  le  génie  de  l'homme. 
On  sent  que  Rousseau  a  passé  là.  I^s  réflexions  philosophi- 
ques dont  est  semé  l'ouvrage,  et  une  mise  à  l'index  retentis- 
sante, firent  surtout  son  succès. 

Parmi  les  livres  qui  préparèrent  les  voies  à  la  Révolution 
et  signalèrent  quelques-unes  des  réformes  nécessaires,  il  faut 
faire  une  place  à  celui  de  Raynal  (2),  Histoire  philosophitine 
des  établissements  ef  du  commerce  des  Européens  dans  les 
deux  Indes.  Cet  ouvrage,  interminable  comme  son  titre, 
contient  les  éléments  les  plus  divers;  des  récits  de  colonisa- 
lion,  des  statistiques  commerciales,  des  renseignements  sur 
les  différentes  cultures,  des  réflexions  philosophiques,  des 
digressions  sur  les  mœurs  des  blancs  à  propos  de  celles  des 
noirs,  de  violentes  déclamations  contre  la  cupidité  et  le  fana- 
tisme. L'abbé  Raynal,  ami  de  Diderot,  de  d'Alembert  et  de 
Holbach,  ne  parle  des  sauvages  que  pour  montrer  la  méchjun- 
ceté  des  hommes  civilisés.  L'ouvrage  était  inégal,  indi- 
geste  et   mal    composé;   il   plut  cependant  par  le   pi<iuant 

(1)  1744-1"Î88. 

(2)  1711-nUt>. 


liS'l  HISTOIRE   DE   LA   UTTÉRVTIRE   FRANÇAISE 

(Je^  anecdotes  et  la  hardiesse  des  opinions;  de  plus,  il 
y  avait  rà  et  là  des  pages  admirables,  et  l'on  ne  savait  pas 
encore  qu'elles  n'élaicnt  pas  de  Uaynal,  mais  de  Dfderot. 
Dans  la  seconde  édition,  1  auteur  ((ui,  pour  le  grand  public, 
restait  anonyme,  devenait  plus  audacieux,  signalait  de  nou- 
veaux abus  et  indiquait  toiit  un  plan  de  réformes.  Enfin,  en 
1780,  il  se  nomma.  L'effel  fut  immédiat,  un  arrêt  du  Parle- 
ment l'exila  du  royaume  et  confisqua  ses  biens.  La  convoca- 
tion des  EiSLl<  et  l'ouverture  de  la  Constituante  ramenèrent 
Raynal  à  Paris,  mais  cette  Uévolution  (}u'il  avait  si  ardemment 
souhaitée,  soudain  l'effraya.  Dans  une  lettre  qu'il  écrivit  à 
l'Assemblée  et  dont  il  ne  fut  d'ailleurs  tenu  aucun  compte,  il 
désavoua  publiquement  l'ouvrage  qui  l'avait  rendu  si  célèbre 
et  adjura  ses  anciens  amis  d'oublier  cette  erreur.  Il  n'y  pouvait 
plus  rien,  et  il  regarda  flamber  l'incendie  sur  lequel  il  avait 
soufflé. 

Rulhière  (1),  encore,  a  fait  de  l'hisloire,  un  peu  par  occa- 
sion. 

(/iiand  il  revint  de  Pétersbourg,  où  il  avait  suivi  conune  se- 
crétaire d'ambassade  le  baron  de  Breteuil,  il  rapportait  sur 
la  rour  de  Russie  de  piquantes  histoires.  Dans  les  salons,  on 
ne  se  lassait  pas  de  lui  demander  des  détails  sur  cette  étrange 
révolution  de  Palais  qui  venait  de  mettre  Catherine  II  sur  le 
tifme,  en  supprimant  si  cavalièrement  Pierre  III.  Et  Rulhière, 
qui  avait  eu  la  chance  d'assister  à  tous  ces  événements,  les  ra- 
contait fort  bien.  On  lui  conseilla  d'en  écrire  une  relation.  Il 
le  fit  pour  ses  amis,  et  le  livre  eut  dans  son  cercle  un  grand 
succès.  Si  bien  que  Rulhière  fut  chargé  peu  après  d'écrire  pour 
le  dauphin  une  histoire  des  troubles  de  Pologne. 

Ces  deux  livres  ne  l'égalent  pas  à  Thucydide,  comme  le 
voudrait  André  Chénier,  mais  ils  sont  d'une  lecture  agréable 
et  pleins  de  renseignements  précieux. 

\jQ  xvin*  siècle  s'est  beaucoup  raconté  et  nous  a  laissé 
nombre  de  mémoires.  Il  se  notait,  s'obser\^ail,  s'analysait,  se 

(1)  1735-1791. 


HISTOIRE  DE   L\   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  583 

coiiîsignail  lui-même  ;  il  a  usé  beaucoup  de  cahiers  el  de  car- 
nets, il  s'est  complaisamment  décrit  et  narré  ;  il  était  déjà 
travaillé  par  les  approches  du  lyrisme  el  du  romantisme. 

Que  de  noms  à  lire  au  dos  de  ces  volumes  neufs  ([ui  ont  été 
publiés  depuis,  après  avoir  été  retrouvés  dans  les  vieux  meu- 
bles à  papiers  d'héritages  :  Collé,  BachaumonI,  Buvat,  Ma- 
rais, dArgenson,  de  Luynes,  de  Staal  de  Launay,  Marmonlel, 
Mme  Roland,  Mme  du  Haussât,  Mme  d'Epinay,  J.-J.  Bous- 
seau,  Bezenval,  (îenlis.  De  beaucoup,  je  vous  ai  parlé  quand 
les  noms  des  anteui*s  se  sont  produits.  Dans  le  reslo,  je  pren- 
drai quelques  exemples  typiques  du  genre.  L'un  des  plus  com- 
plets pour  le  xviii*  siècle,  avant  la  Révolution,  est  l'avo- 
cal  Barbier,  <iue  je  veux  vous  présenter. 

On  cite  souvent  l'avocat  Barbier  (1),  pour  lui  comparer  nos 
chroniqueurs  modernes  qui  font  l'histoire  de  notre  temps  par 
les  menus  faits  de  chaque  jour,  qui  sont  les  historiographes  de 
la  vie  à  Paris,  qui  recueillent  pour  l'avenir  les  échos,  les  indis- 
crétions, les  anecdotes,  les  racontars,  qui  regardent  le  cours 
des  événements  par  le  petit  bout  de  la  lorgnette,  qui  sont  les 
mémorialistes  du  journalisme.  Quand  on  parle  d'eux,  il  est 
de  règle  de  nommer  leurs  aïeux  :  Saint-Simon,  Buvat,  Métra, 
Grimni,  Collé,  et  l'on  n'oublie  jamais  Barbier,  l'auteur  d'une 
intéressante  chroniijue  de  la  Régence  et  du  règne  de  Louis  XV. 

Journal,  a-t-il  éciit  en  tête  de  ses  volumes  manuscrits.  Au- 
cun mot  n'est  plus  juste,  car  ces  inémoii*es  renferment  exacte- 
ment les  malières  (jui  constituent  nos  journaux  :  bulletin  poli- 
tique, échos,  faits  divers,  chronique  des  tribimaux,  sports, 
nouvelles  du  monde  savant  et  littéraire,  nouvelles  des  théâtres 
el  des  coulisses,  des  cabarets  el  de  la  rue.  Les  dimensions  res- 
pectives (ju'il  accorde  à  chacune  de  ces  rubriques,  enlacées  ei. 
enchevêtrées,  mais  qu'il  est  facile  de  démêler,  constatent  suf- 
fisammenl  ses  prédilections  coutumières  et  nous  renseignent 
sur  son  compte. 

La  vie  parlementaire  el  judiciaii^  y  occupe  une  large 
place. 

Les  tribunaux,  les  assassinats,  crimes,  accidents,  incendies, 

(1)  l6H9-n-1. 


584  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

inondations,  vols  et  viols,  y  sont  aussi  Tobjet  de  chroniques 
amples  et  scrupuleuses. 

C'est  surtout  la  vie  de  la  ville,  les  rues,  les  événements  pu- 
blics qui  fournissent  la  matière,  ce  que  nous  appelons  les 
échos  et  les  faits  divers.  On  sait  que  ce  n'est  pas  la  partie  la 
moins  vivante  ni  la  moins  intéressante  d'un  journal,  et  que 
bien  des  lectrices  commencent  toujours  par  là  la  lecture  des 
feuilles  publiques.  Le  recueil  de  Barbier  est  animé,  varié  et 
plaît  à  lire. 

C'est  le  calepin  d'un  excellent  bourgeois  d'esprit  net  et 
juste,  qui  a  entendu  causer  de  tout,  et  qui  a  consigné  durant 
cinquante  ans  ses  impressions  et  ses  souvenirs,  sans  grande 
philosophie,  sans  beaucoup  d'idées  générales  ni  géniales,  mais 
avec  agrément,  justesse  et  esprit. 

Son  parenl,  l'abbé  d'intreville,  a  écrit  :  «  Ce  n'était  pas  un 
homme  de  parti!  »  C'était  un  agréable  vivant. 

Le  mérite  de  ses  Mémoires  est  complexe. 

D'abord,  tout  autre  document  fait  défaut  sur  celle  période. 

Le  Journal  commence  en  1718,  et  les  Mémoires  de  .Saint- 
Simon  s'arrêtent  en  1723. 

Le  Journal  finit  en  1763,  et  les  Mémoires  de  Bachaumonl 
commencent  le  1*'  janvier  1762. 

Ainsi,  entre  Saint-Simon  et  Bachaumonl,  il  y  avait  une 
lacune,  sauf  pour  cinq  années,  de  1721  à  1726,  que  Mathieu 
Marais  a  racontées  aussi,  mais  tout  autrement. 

Cette  grosse  lacune  est  comblée  par  Barbier,  dont  la  chro- 
nique fait  le  pont  de  l'un  à  l'autre. 

Un  second  mérite  est  son  indépendance.  Comme  elle  n'était 
pas  destinée  à  être  publiée,  du  moins  immédiatement,  Barbier 
ne  garde  aucun  ménagement.  Il  écrit  sa  pensée.  Il  n'est  pas, 
comme  les  gazelles,  soumis  à  l'approbation  et  au  privilège 
du  roi;  aussi  est-il  plus  libre,  plus  personnel.  Il  aborde  des 
sujels  que  le  Mercure  de  France^  à  la  môme  date,  passe  sous 
silence.  En  parlant  du  Parlement  <c  la  Gazette  de  France 
ne  parle  jamais  des  affaires  de  cette  cour  souveraine  »,  dit 
Barbier.  On  peut  ajouter  que  les  aulres  publications  pério- 
diques, c'est-à-dire  le  Journal  de  Verdun  et  le  Mercure  de 
France,  n'en  parlent  pas  davantage.  Du  moins,  ce  qu'ils  en 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  585 

rapportent  est  tellement  succinct  et  tronqué,  qu'ils  n'offrent 
aucun  intérêt.  Barbier  tomberait  peut-être  dans  un  autre  ex- 
cès. Il  enregistre  minutieusement,  jour  par  jour,  les  démar- 
ches du  Parlement,  les  résolutions  prises  dans  les  assemblées 
particulières,  les  phases  variables  de  la  lutte  que  soutient  ce 
grand  corps  de  magistrature  contre  la  cour  de  Versailles  et  le 
clergé. 

Il  n'a  rien  à  craindre,  et  il  peut  étaler  à  loisir  ses  décla- 
mations parfois  très  libérales  et  libertines,  en  tous  sens,  car 
on  sait  que  le  mot,  autrefois,  entraînait  surtout  une  idée  d'es- 
prit fort.  C'est  bieji  quelque  chose  d'avoir  le  fond  de  la  pensée 
d'un  riche  bourgeois  du  siècle  dernier  sur  les  faits  de  son 
temps.  A  le  lire,  il  prend  des  envies  de  cacher  le  livre  sous 
le  manteau,  comme  si  nous  bravions  Versailles.  Qu'eût  fait  le 
roi,  s'il  eût  su  que  Barbier  se  permettait  chez  lui,  à  huis  clos, 
des  entrefilets  de  ce  genre  : 

(t  On  commence  à  craindre  que  le  caractère  du  roi  ne  soit 
mauvais  et  féroce;  il  a,  par  devers  lui,  l'air  très  sérieux  et 
morose,  mais  il  lui  est  arrivé  une  vilaine  aventure,  il  y  a 
trois  semaines. 

«  Il  avoil  une  biche  blanche  qu'il  avoit  nourrie  et  élevée, 
laquelle  ne  mangeoit  que  de  sa  main,  et  qui  aimoit  fort  le  Roi; 
il  l'a  fait  mener  à  la  Muette,  et  il  a  dit  qu'il  vouloit  tuer  sa 
biche.  Il  l'a  fait  éloigner,  il  l'a  tirée  et  l'a  blessée.  La  biche 
est  accourue  sur  le  Roi  et  l'a  caressé,  il  l'a  fait  remettre  au 
loin  et  l'a  tirée  une  seconde  fois  et  tuée.  On  a  trouvé  cela 
bien  dur.  On  conte  quelque  histoire  pareille  sur  des  oiseaux 
qu'il  a.  » 

Il  use  ainsi  partout  de  cette  licence,  et  l'on  peut  dire  que  le 
dépôt  de  ses  papiers  chez  son  parent  d'Increville,  qui  fut  son 
légataire,  était  aussi  compromettant  que  la  cassette  confiée 
par  Orgon  à  Tartufe: 

Celte  cassette  est  donc  un  important  mystère  ! 

A  cette  utilité  incontestable,  à  ce  rare  caractère  d'indépen- 
dance, joignez  encore  deux  nouveaux  litres,  celui  d'informa- 
teur curieuxj  consciencieux,  de  reporter  ingénieux,  comme 
nous   disons,    de   fureteur    avisé   et    amusé,    et   en   outre, 


586  HISTOIRE   DE  LA   LITTÉItVTURE  FRANÇAISE 

celui  d'écrivain  dis<?rt,  facile,  clair,  pittoresque,  tenant  ie 
milieu,  comme  il  convient  dans  un  pareil  genre,  entre  This- 
torien,  le  journalisle  et  le  romancier  :  et  vous  conviendrez  que 
voilà  un  talent  bien  moderne,  un  précurseur  bien  curieux  et 
très  litléraire  du  reportage,  un  mémorialiste  précieux,  un 
conteur  amusant,  dont  le  livre  ne  saurait  manquer  d'intérêt. 

Quand  Barbier  mourut,  il  légua  ses  papiei*s  à  un  parent,  qui 
était  curé,  Barbier  dincreville.  Cehii-ci  les  garda,  les  lut  par 
plaisir,  les  annota  par  passe-temps,  et  les  ratura  souvent  par 
pruderie. 

Dans  ces  papiers  il  y  avait  sept  volumes  manuscrits  d'une 
belle  écriture,  agrémentés  de  documents,  lettres  rapportées, 
figures,  gravures;  c'était  le  journal  que  Barbier  avait  tenu  au 
courant  chaque  soir,  et  auquel  il  doit  un  petit  rayon  de  gloire. 

Le  premier  feuillet  date  du  mercredi  21  avril  1718  :  le  der- 
nières! du  samedi  31  décembre  1763.  Durant  ces  45  années, 
notre  avocat  consigna  chaque  soir  ses  impressions  et  ses  ob- 
servations ;  ce  sont  des  mémoires  au  jour  le  joi^r. 

Il  n'y  manqua  pas  une  seule  fois,  sauf  en  1736  où  il  iiécrivit 
que  quehiues  pages  sur  les  probabilités  de  la  paix,  et  vn  1739 
où  il  s'oublia. 

La  monographie  de  Barbier  est  encore  à  faire.  Personne  ne 
s'est  occupé  de  lui.  11  est  étonnant  que  Sainte-Beuve  ait  pu 
assister  à  la  première  éditi»)n  de  1847,  à  la  seconde  pius 
complète  de  1866,  et  parcourir  ces  curieux  feuillets  inédits 
sans  (pie  l'idée,  ni  le  désir  lui  soient  venus  de  consacrer  un 
article  à  ce  précieux  mémorialiste,  dont  la  mémoire  a  bien 
pâti.  Cet  homme,  (|ui  n'a  pas  d'histoire,  a  curieusement 
regardé  l'histoire  îles  autres  et  de  son  pays. 

Kn  <iuelle  posture  était  la  majesté  royale  dans  ce  milieu 
parlementaire,  bourgeois,  (]ui  vivait  à  l'écart  de  la  cour,  et 
que  les  grands  seigneurs  dédaignaient,  qui  constituait  le 
foyer  du  libéralisme,,  de  l'opposition  sourde  et  à  peine  cons- 
ciente encore,  d'où  jailliront  en  1789  les  flammes  de  la  fournaise? 

Il  y  a  un  prestige,  et  ce  grand  nom  de  Royauté  impose. 
Le  peuple  en  est  toujours  ébloui.  Ce  nom  magique,  grandi 
pai*  des  siècles  de  gloire  et  de  puissance,  exerce  une  fasci- 
nation. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉR-VTURE  FRANÇAISE  5SI 

Barbier,  sans  être  républicain,  —  on  ne  se  doutait  pas  de  ce 
que  ce  pût  être,  —  napas  d'attache  avec  la  royauté  à  qui  il 
dit  sévèrement  son  fait,  quand  elle  le  mérile,  et  cela  d'au- 
tant plus  à  l'aise  que  la  royauté  ne  le  saura  jamais. 

Mais  il  aime  f.onis  W,  cl  il  en  est  fier,  et  il  le  voudrait  sans 
reproche  ;  aimer  le  roi,  c'était  le  patriotisme  de  nos  aïeux. 
Mais  derrière  le  contentement  de  ses  visites  à  Versailles, 
entendez  déjà  gronder  Topinion  publique,  rcoulez  gi-imer  la 
satire  et  bruire  le  quolibet  dans  cet  ajouté  fâcheux  : 

«  Il  n'a  point  la  physionomie  de  tout  ce  qu'on  dit  de  lui. 
Morne,  indifférent  et  bête.  » 

On  dit  de  lui  de  jolies  choses,  et  vous  avez  là  l'écho  des 
refrains  gouailleurs  (jui  devaient  courir  sous  cape. 

L'année  d'après,   cela  ne  va  guère  mieux. 

«  On  se  plaint  fort  de  la  taciturnité  du  roi,  on  ne  sait  de 
quel  caractère  cela  provient.  »  De  fait,  ce  jeune  prince  est 
plutôt  fermé.  Le  duc  d'Orlé^ans  vient  en  grande  pompe  lui 
faire  compliment  de  sa  majorité,  le  mardi  10  févTier  1723  : 
c'est  un  événement  capital,  dont  tout  Paris  s'entretient.  Le 
roi  «  ne  répondit  rien  ».  De  très  hauts  personnages  vinrent 
lui  faire  signer  le  contrat  de  mariage.  <«  Il  ne  leur  dit  pas 
un  mot  ».  L'Infante  au  contraire,  qui  n'a  pas  cinq  ans,  mais 
qui  est  très  jolie,  dit  au  président  :  «  Monsieur,  je  vous 
souhaite  toutes  sorU^s  de  bonheurs!  »  Du  moins,  cela  contente. 

Voilà  qui  n'est  guère  bien,  et  l'exemple  de  la  petite  Infante 
ferait  croire  que  les  filles  ont  plus  d'esprit  (pie  les  gar- 
çons. 

Elle  le  prouva  un  jour,  l'année  d'après  ;  elle  avait  six  ans. 
On  avait  présenté  la  nouvelle  duchesse  d'Orléans  au  roi. 
«  Le  roi  étoit  dans  son  cabinet  ;  le  roi  l'embrassa,  mais  ne 
lui  dit  pas  un  mot,  car  elle  ne  fit  quVntrer  et  sortir.  » 

Et  Barbier  ajoute  : 

«  On  dit  aussi  au  sujet  du  silence  Ou  roi,  un  bon  mot  de 
rinfante,  qui,  quoique  enfant,  a  beaucoup  d'esprit.  Elle  dit. 
au  maréchal  de  Villeroi  :  (c  H  faut  que  le  roi  vous  aime 
bien,  lui  dit-elle,  car  il  ne  vous  a  rien  dit.  »  Cela  vient  de 
ce  que  le  roi  ne  lui  dit  pas  un  mot  à  elle,  et  on  lui  fait 
accroire  néanmoins  que  le  roi  l'aime  bien.  » 


588  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Ce  serait  peu  si  c'eût  été  là  le  plus  gros  péché  du  roi,  qui 
en  eut  beaucoup  d'autres,  et  Ton  ne  peut  pas  parler  de  tous, 
bien  que  Barbier  ne  se  gêne  pas.  Il  en  est  un  au  moins  qui 
revient  bien  souvent,  c'est  la  dureté.  Il  ne  ménage  pas  son 
entourage. 

«  Jamais  le  service  n'a  été  moins  ménagé  et  plus  dur  qu'à 
présent,  il  se  plaît  à  les  faire  souffrir.  » 

Le  roi  occupe  une  large  place  dans  ces  notes  journalières, 
qui  nous  tiennent  au  courant  de  ses  faits  et  gestes,  ses 
chasses,  ses  maladies,  ses  galanteries,  ses  promenades,  ses 
bals,  ses  déguisements  en  chauve-souris,  ses  deuils,  ses  oreil- 
lons, ses  rêves,  ses  campagnes,  ses  jeux,  ses  indigestions, 
ses  dartres,  ses  infamies,  ses  cadeaux  à  sa  fiancée,  la  petite 
Infante,  entre  autres  une  poupée  de  vingt  mille  livres,  et  sur- 
tout ses  luttes  de  plus  on  plus  molles  contre  le  Parlement  : 
et  il  sort  de  tous  les  détails  qui  s'accumulent  en  petites  tou- 
ches superposées  une  figure  sans  grandeur,  peinte  par  les 
petits  côtés,  un  personnage  assez  triste,  dissimulé,  taciturne, 
entêté,  sans  résistance  aux  séductions  dont  on  l'enlace,  inca- 
pable de  travailler  par  lui-même,  ignorant  de  tout,  indifférent 
à  tout,  frivole  et  peu  digne  de  son  sang.  Il  n'a  pas  réalisé 
les  espérances  que  Barbier  avait  conçues  de  l'enfant  aperçu 
dans  les  jardins  de  Versailles. 

La  chronique  du  palais  est  largement  contée  par  cet  avocat. 
Elle  offrait  parfois  des  cas  intéressants,  comme  celui  de 
M.  (le  la  Bedoyère.  C'était  un  fils  de*  famille  à  qui  son  père 
n'avait  pas  payé  régulièrement  sa  pension,  qui  fit  des  dettes, 
et  assez  de  scandale  pour  être  révoqué  comme  avocat  géné- 
ral de  la  cour  des  Aides.  Réduit  à  la  misère,  il  fut  sauvé 
de  la  famine  par  une  actrice  des  Italiens,  Agathe  Sticotti, 
à  qui  il  promit  le  mariage.  Ce  n'était  pas  un  personnage 
bien  intéressant,  et  sa  jeunesse  roula  dans  plus  d'une  igno- 
minie. Pourtant  il  tint  promesse  et  épousa  Agathe.  Celle-ci 
étant  mineure,  la  famille  attaqua  le  mariage  en  nullité.  Le 
prévenu  plaida  lui-même  :  et  voilà  un  procès  bien  parisien. 

11  y  eut  foule.  Sa  cause  était  belle  et  prêtait  au  pathé- 
tique. Il  la  plaida  do  manière  à  faire  pleurer  les  femmes, 
ce  qui  est  une  manière  de  les  conquérir.  Le  bruit  de  la  pre- 


HISTOIRE  DE  h.K  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  589 

mière  séance  se  répandit  dans  Paris  :  la  seconde  ne  put  avoir 
lieu,  tant  l'affluence  fut  considérable  ;  les  fenunes  du  inonde 
emplissaient  tout,  et  le  président  ne  trouvait  plus  où  s'as- 
seoir. La  séance  fut  levée  avant  d*être  commencée,  à  huit 
heures  du  matin. 

Cela  n'est-il  pas  d*hier?  Celte  foule,  ces  grandes  dames 
sempilant  pour  voir  Tinléressant  visage  d'un  jeune  mari 
d'actrice?  Ajoutez  Tattrait  si  rare  alors  d'un  mari  attaché  à 
sa  femme. 

Ce  sont  des  faits,  des  anecdotes  de  ce  genre  qui  défraient 
la  plus  grande  part  de  ses  mémoires.  Il  en  est  de  bien  plai- 
sajntes,  et  il  les  conte  dans  un  style  agréable. 

C'est  la  vie  à  Paris.  C'est  ce  que  Nadar  le  père  appelait 
la  «  Petite  Histoire  ».  Avec  Barbier  pour  guide,  nous  péné- 
trons partout,  chez  les  grands  et  les  humbles,  au  Louvre,  à 
Versailles,  à  Compiègne,  au  Parc  aux  Cerfs,  à  l'Académie, 
au  théâtre,  à  la  Foire,  chez  les  actrices,  nous  flânons  sur  les 
boulevards,  qui  commencent  déjà  à  être  la  promenade  à  la 
mode,  au  Bois  de  Boulogne,  au  Parlement,  au  Châlelet,  à  la 
Chambre  de  Torture  ou  aux  maisons  de  plaisirs,  dans  les 
petites  rues  borgnes  et  dans  les  hôtels  somptueux,  et  nos 
excursions  sont  éclairées  tantôt  par  les  lustres  des  palais, 
tantôt  par  le  pâle  réverbère  qui  pend  à  une  potence  au- 
dessus  du  noir  carrefour  ;  nous  voici  à  Téglise,  puis  à  la 
Morgue,  à  la  Sorbonne,  chez  un  marchand  de  faïences, 
à  la  tontine,  aux  illuminations,  et  c'est  le  plus  curieux,  le 
plus  varié  des  cinématographes,  comme  nous  disons  aujour- 
d'hui, avec  ses  vues  de  Paris  par  tous  les  temps  et  par  tous 
les  effets,  le  soir,  la   nuit,  au  soleil,  sous  la  pluie. 

Ce  sont  des  drames  de  magie  noire,  avec  les  racontars 
(dont  Barbier  est  friand),  sur  les  convulsionnaires  de  Saint- 
Médard,  les  Elisiens,  les  Secouristes.  Il  doit  y  avoir  dans  tout 
cela  «  du  manège  et  de  la  supercherie  »;  mais  il  se  passionne 
pour  ces  séances  occultes  où  Ton  n'entre  qu'avec  les  «  amis 
de  la  clique  ». 

Il  sait  narrer  avec  agrément  et  vivacité.  Lisez  le  récit  de 
la  fuite  de  Stanislas,  roi  de  Pologne,  s'évadant  de  Dantzick; 
ou  eiicore  tout  ce  drame  si  curieux,  l'émeute  du  peuple  de 


390  IIISTOIKE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

Paris  contre  la  police  (jui  vole  les  enfants  dans  la  rue,  pour 
les  envoyer  aux  magnaneries  (Je  la  Louisiane,  où  il  faut  des 
petits  doigts  pour  dévider  les  cocons  de  soie  ;  ce  sont  des 
pages  d'un  véritable  romancier  qui  n'est  ni  historien  ni 
prophète.  Il  no  voit  pas  (]ue  la  populace  prend,  dès  1750,  une 
vitalité  et  une  audace  inconnues,  qu'elle  s'exerce  pour  1789. 
II  croit  qu'on  aurait  raison  de  fout  en  mettant  seulement 
quelques  exempts  «  au  carcan  pendant  plusieurs  joiu^  de 
maii*ché  ».  Il  n'a  pas  compris  l'état  de  surexcitation  popu- 
laire de  son  époque  ';  il  n'a  pas  senti  le  souffle  de  révolte 
qui  soulève  déjà  les  premières  ondes  sur  cette  marée  humaine. 
La  bourgeoisie  du  xviii''  siècle  n'a  rien  prévu,  rien  pressenti. 
Beaumarchais  disait  :  «  Le  tremblement  de  terre  de  Lis- 
bonne  nous  émeut  parce  ({ue  nous  ne  savons  pas  si  ce 
cataclysme  ne  se  produira  pas  chez  nous,  mais  la  révolution 
de  Lima  nous  laiî^se  indifférents»,  parce  que  nous  ne  crai- 
gnons rien  de  pareil.  »  Barbier  non  plus  n'a  pas  deviné  îa 
Révolulicm  ;  il  n'a  pas  vu  la  nature  explosible  de  V Ency- 
clopédie^ dont  il  parle  comme  d'une  ordinaire  enti^eprise  de 
librairie. 

Les  récits  d'émeutes,  les  mouvemeiilv^  de  la  police  pour 
cerner  ou  refouler  les  masses,  les  épisodes  dramatiques^  tout 
cela  est  vivant,  et  pourrait  dater  d'hier,  tant  la  physionomie 
de  Paris  garde  le  souvenir  de  son  passé. 

Il  n'est  pas  jusqu'au  bal  de  THôtel  de  Ville  qui  ne  fît  déjà 
sourû'e  :  «  D'ailleui's  tout  étoit  un  i>eu  gris,  comme  cela  est 
toujours  à  la  Ville.  Le  tumulte  est  arrivé  après  la  sortie  du 
roi  :  les  j>ages  du  roi  el  dos  princes  et  d'autres  jeunes  gens 
ont  ballotté  des  femmes,  les  ont  décoiffées,  jetoient  des  per- 
ruques sur  les  lustres,  et  ont  fait  le  tapage.  » 

Ce  journal  est  animé  comme  la  vie  même.  Peu  de  nouvelles 
littéraires  ou  artistiques  :  mais  beaucoup  de  ces  menus  ra- 
contars qui  donnent  comme  un  écho  de  la  trépidation  du  vieux 
Paris  vivant  :  le  prix  du  bois,  de  la  bougie,  du  café,  une 
épidémie  de  rhume,  le  système  de  Law,  les  tontines,  tes 
illuminations,  les  foii-es,  les  brouillard^?,  les  exploits  de  Car- 
touche, les  galanteries  de  la  Camargo,  les  courses  de  che- 
vaux, les  mauvais  procédés  d'un  bâtonnier  qui  s'appelle  Tar- 


lîISTOlRE    DE   L\   I.ITTÉIIVTIRE   FRANÇAISE  -591 

tarin  envers  un  avocat  (|ui  s'appelle  Cadet  :  le  refus  d'un 
prolixe  appelé  Coquelin,  d'administrer  la  duchesse  de  Perlh  ; 
le  cas  de  l'avocat  Legouvé,  qui  faillit  payer  de  sa  vie  lim- 
prudence  de  n'avoir  pas  pris  assez  au  sérieux  la  tentative 
d'assassinat  de  Damiens  sur  la  personne  du  roi  Louis  XV 
le  Bien- Aimé. 

(3ette  affaire  Damiens,  i>uis<:iue  nous  y  voici,  est  capitale 
dans  ce  journal,  où  elle  occupe  une  place  fort  étendue.  La 
relation  en  est  célèbre. 

On  sait  comment  Pierre  Damienis,  marchand  de  pierres 
à  dégraisser,  au  Ponl-Xeuf,  frappa  le  roi  Louis  XV  d'un  coup 
de  couteau  qui  ne  fut  pas  mortel.  Barbier  relate  avec  une 
curiosité  complaisante  tous  les  détails  <lu  châtiment  terrible; 
Damiens  écroué,  on  lui  a  ferré  les  mollets  nus  avec  des  fers 
rouges,  et  tandis  que  lopinion  publique  s'alarmait,  accusait 
les  Anglais  et  les  Jésuites,  on  préparait  en  place  de  Grève 
l'enceinte  d'écartèlement.  On  ne  peut,  sans  frissonner,  lire  le 
détail  de  ces  précautions  horribles  :  la  table  basse  et  épaisse, 
en  gros  chêne,  élayée  de  larges  pieux,  sur  laquelle  le  corps 
nu  sera  étendu,  retenu  par  d«es  barres  de  fer  scellées  dans 
le  bois  au-dessus  de  la  poitrine,  du  ventre  et  des  cuisses, 
de  façon  que  les  chevaux  en  tirant  ne  puissent  arracher  que 
les  quatre?  membres.  Et  voici  la  victime,  un  gars  solide,  ter- 
rassé par  les  bourreaux  qui  le  rivent  au  bois  de  douleur  ; 
avec  «les  barres  rougies  au  feu,  ils  lui  brûlent  et  tenaillent  les 
mamelles,  les  biceps,  les  mollets  ;  sa  main  droite,  tenant 
le  couteau  du  parricide,  est  maintenue  au-dessus  d'un  brasier 
de  soufre  incandescent  ;  sur  les  plaies,  on  verse  dti  plomb 
fondu,  de  Thuilc  bouillante,  de  la  cire  et  du  soufre  en  fusion, 
et  rien  n'est  épouvantable  comme  celle  cniauté  tout  orien- 
tale qui  a  des  ménagements  terribles  et  prolonge  la  vie  et 
le  sens  pour  plus  de  souffrance. 

«  A|>rès  l'amende  honorable,  Damiens  a  été  conduit  à  la 
Grève,  toutes  les  boutiques  et  fenêtres  garnies  de  monde  pour 
le  voir  passer.  Arrivé  à  la  Grève,  dans  l'enceinte  garnie  tout 
autour  d'archers  à  pied  et  à  cheval,  il  a  monté  à  l'Hôtel  de 
Ville,  où  éloient  les  quatre  commissaires  et  autres  :  mais 
point  de  princes  ni  de  ducs.  Il  y  est  resté  près  d'une  heure, 


892  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

d'où  on  Ta  redescendu  comme  on  Tavait  monté,  dans  une 
couverture,  pour  le  mettre  soi*  l'échafaud  c'est-à-dire  sur 
la  table  de  bois  où  on  Ta  attaché.  Il  est  resté  près  d'une 
demi-heure  assis  vis-à-vis  de  Téchafaud,  tandis  que  Ton  pré- 
paroit  tout  pour  son  supplicp,  et  qu'il  regardoit  tranquille- 
ment. Il  auroit  eu  le  temps  de  déclarer  ce  qu'il  auroit  voulu 
au  peuple,  s'il  avoit  eu  des  complices.  Le  supplice  a  com- 
mencé vers  les  cinq  heures  :  la  main  brûlée,  le  tenaillement 
avec  le  plomb  fondu  lors  duquel  il  a  fait  des  cris  terribles; 
ensuite  il  a  été  écantelé,  ce  qui  a  été  long  parce  qu'il  étoit 
fort.  On  a  été  même  obligé  d'ajouter  deux  chevaux  de  plus, 
quoique  les  quatre  fussent  vigoureux.  Comme  on  ne  pouvoit 
pas  parvenir  à  l'écarteler,  on  a  monté  à  l'Hôtel  de  Ville  de- 
mander aux  commissaires  la  permission  de  donner  un  coup 
de  tranchoir  aux  jointures,  ce  qui  a  été  refusé  d'abord,  pour 
le  faire  souffrir  davantage,  mais  à  la  fin  il  a  fallu  le  permettre. 
Il  n'y  avoit  personne  monté  sur  les  chevaux,  ni  bourreau^  ni 
huissiers  comme  on  avoit  dit.  Il  a  fait  des  cris,  mais  il  n'a  pro- 
féré aucuns  jurements  soit  à  la  question,  soit  au  supplice. 
Les  deux  cuisses  ont  été  démembrées  les  premières,  ensuite 
une  épaule,  et  alors  le  patient  est  expiré  à  six  heures  un 
quart,  après  quoi  les  quatre  membres  et  le  corps  ont  été 
brûlés  sur  un  bûcher.  Le  criminel  a  souffert  les  plus  grands 
tourments,  pendant  plus  de  cinq  grands  quarts  d'heure,  avec 
assez  de  fermeté.  On  dit  que  les  confesseurs  n'ont  pas  été 
trop  contents  de  lui  pour  la  religion.  Les  toits  de  toutes 
les  maisons  dans  la  Grève,  et  les  cheminées  même,  étoient 
couverts  de  monde.  Il  y  a  eu  même  un  homme  et  une  femme 
qui  en  sont  tombés  dans  la  place  et  qui  en  ont  blessé  d'au- 
tres. On  a  remarqué  qu'il  y  avoit  beaucoup  de  femmes,  et 
même  de  distinction  ;  qu'elles  n'ont  point  quitté  les  fenêtres, 
et  qu'elles  ont  mieux  soutenu  l'horreur  de  ce  supplice  que 
les  hommes,  ce  ([ui  ne  leur  a  pas  fait  honneur.  » 

C'est  apparemment   ce  jour-là   que   Tune  d'elles  s'écria  : 
«  Les  pauvres  chevaux  !  » 

C'est  bien  là  un  des  plus  saisissants  chapitres  de  l'histoire 
de  la  procédure  sous  l'ancien  régime. 

On  ne  résume  pas  un  journal  ;  on  le  parcourt.  Celui-ci  est 


HISTOIRE   DE  LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  593 

rédigé  par  un  honime  curieux,  à  Taffût,  de  sens  généralement 
rassis  et  assuré,  d'information  bien  avertie,  de  jugement  vrai, 
sauf  quand  il  appelle  Bossuel  janséniste.  Le  palais,  la  cour, 
la  rue  n'ont  pas  de  secrets  pour  lui;  c'est  un  babillard  qui 
entend  beaucoup  babiller  et  qui  a  bonne  mémoire. 

Ce  qui  manque,  comme  à  toute  celle  époque,  c'est  le  pay- 
sage, la  toile  de  fond,  le  costume,  la  couleur  locale  ;  mais 
l'aclion  est  vive,  alerte  et  lient  déjà  un  peu  du  roman-feuil- 
leton. 

Tel  il  apparaît  à  travers  ces  notes.  Elles  sont  bien  per- 
sonnelles ;  sa  figure  s'y  reflète,  une  figure  de  bourgeois  heu- 
reux et  placide,  reporter  scrupuleux  et  raisonneur. 

Il  y  a  chez  lui  un  peu  d'égoïsme,  de  sécheresse  ;  point 
d'émotion,  point  d'attendrissements.  Il  chante  assidûment  le 
Suave  mari  magno,  et  il  aime  voir  pleuvoir  sur  les  autres. 

«  Les  pluies  continuent  toujours  abondamment  dans  ce 
pays-ci,  et  les  processions  du  jubilé  ne  laissent  pas  que  de 
marcher,  en  sorte  que  les  prêtres  et  le  peuple  y  assistent 
en  grand  nombre  sont  mouillés  jusqu'aux  os.  Ce  qui  est 
divertissant  à  voir  promener  par  les  rues.  » 

Un  innocent  a  été  torturé,  tordu,  déchiré,  exprimé,  abîmé 
par  erreur  :  il  le  raconte  avec  un  calme  un  peu  bien  détaché, 
et  s'en  tire  en  disant  :  «  Ah  !  que  loift  cela  est  délicat  !  » 

Le  prix  sacré  de  la  vie  humaine  est  une  notion  toute  récente 
dans  l'histoire  de  Thumanité. 

C'est  une  question  de  savoir  si  Barbier  en  écrivant,  son- 
geait au  public  et  à  des  lecteurs  éventuels.  Il  y  a  de  l'un  et 
de  l'autre. 

Certains  passages  sont  dénués  de  tout  conunentaire  et  ne 
constatent  pas  le  souci  de  communiquer  des  impressions  à 
un  tiers.  Des  pages  portent  la  preuve  qu'il  ne  se  relisait  pas 
toujours,  et  laissait  des  répétitions  et  des  redites  de  consé- 
quence. 

Mais  il  y  a  d'autre  part  tant  de  développements,  d'explica- 
tions, de  raisonnement,  que  ces  parties-là  étaient  évidemment 
destinées  au  lecteur  invisible  et  souhaité,  car  on  ne  se  parle 
pas  à  soi-même  avec  une  telle  faconde. 

Quel  qu'ait  été  son  but,  qu'il  ait  écrit  pour  lui  ou  pour 

38 


o9i  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇÎAISE 

nous,  il  paraît  s'être  fort  diverti,  et  par  surcroît,  il  nous  a  fort 
senis,  car  sans  lui  nous  serions  démunis  de  documents  pré- 
cieux pour  une  époque  de  notre  histoire  qui  n'est  pas  négli- 
geable, puisqu'elle  commence  Tannée  de  la  quadruple  al- 
liance de  1718,  et  se  termine  Tannée  où  la  France,  délivrée 
de  la  Pompadour,  allait  confier  à  Choiseul  ses  destinées  com- 
promises et  diminuées  par  les  cotillons.  Au  total,  le  journal 
de  Barbier  ne  fait  pas  aimer  son  temps,  trop  méprisable. 
C'est  le  journal  d'une  longue  débauche,  et  d'une  lente  dé- 
chéance ;  le  tableau  est  d'autant  plus  sombre  qu'il  est  éclaii'é 
par  les  bougies  des  orgies  ou  les  torches  des  émeutes,  sans 
que  Barbier  ait  jamais  songé  à  promener  devant  sa  toile 
le  flambeau  de  Tari,  de  la  poésie  et  de  Tidéal. 


■  ^ 


Parmi  les  mémoires  de  femmes,  Mme  Roland  (1)  mérite  une 
place  à  part,  car  elle  nous  donne  autre  chose  que  des  infor- 
mations utiles  à  la  chronique  ;  elle  traduit  Tétat  d'âme  d'un 
temps. 

Son  nom  est  populaire,  et  sa  mort  admirable  émeut  encore 
à  dislance.  L'écho  de  son  dernier  cri  vers  la  Liberté  vibre 
toujours. 

Quelle  physionomie  extraordinaire  que  cette  femme  intel- 
ligente et  supérieure.  Dumont  de  Genève,  dans  ses  Souvenirs 
sur  la  Révolution,  raconte  qu'il  assista,  chez  son  mari,  à 
plusieurs  comités  de  ministres  et  de  girondistes,  et  que 
Mme  Roland  ne  se  mêlait  point  des  discussions  ;  elle  se  tenait 
à  son  bureau,  écrivait  des  lettres  et  semblait  occupée  d'autre 
chose.  Elle  était  trop  avisée  pour  ne  pas  entendre. 

Mme  Roland  était  jolie.  Elle  nous  a  laissé  son  portrait,  écrit 
par  elle  dans  la  prison,  la  veille  de  Téchafaud.  Elle  s'y  montre 
avec  des  traits  agréables,  le  teint  frais,  Tœil  gris  et  doux,  le 
som'cil  brun,  comme  les  cheveux,  et  bien  dessiné,  le  nez  un 
peu  gros  au  boui,  le  menton  retroussé,  des  dents  saines  et 

(1)  1734-1793. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  595 

bien  rangées,  Tembonpoinl  d'une  santé  parfaite,  une  phy- 
sionomie mobile  et  \dve,  le  front  large,  au  milieu  duquel  des 
veines  en  Y  s'épanouissaient  à  Témotion  la  plus  légère,  la 
peau  douce,  le  bras  arrondi.  Cette  image  ne  comporte  au- 
cune exagération,  quelque  îiivraisemblable  que  cette  modes- 
tie puisse  paraître  chez  une  femme  qui  pose  pour  la  posté- 
rité. Ses  amis  Tonl  dépeinte  avec  infiniment  plus  de  charmes 
qu'elle  ne  dit. 

Cette  seconde  Cornélie,  qu'on  appela  <<  Thonime  de  la 
Gironde  »,  et  qui  joua  à  la  raideur  romaine,  a  clé  gracieuse, 
fine,  très  féminine,  sans  rien  de  masculin,  très  distinguée 
même,  malgré  ses  origines  populaires,  avec  un  certain  dédain 
du  peuple,  commun  aux  par\^enus,  au  point  (jue  Louis 
Blanc  a  pu  l'accuser  d'aristocratie. 

Cette  femme  admirable,  épousa  un  mari  qui  lui  fut  infé- 
rieur, quoique  deux  fois  ministre.  Ces  choses-là  se  voyaient 
déjà.  C'est  une  aventure  amère  pour  un  mari  d'avoir  une 
femme  supérieure  et,  cjui  pis  est,  une  femme  qui,  prenant 
conscience  de  sa  supériorité,  fait  effort  pour  repêcher  l'autre, 
soit  par  bonté  d'âme,  soit  par  une  petite  vanité  qui  veut 
ennoblir  et  rehausser  le  compagnon  de  tous  les  jours. 

((  Il  y  a  telle  femme,  dit  La  Bruyère,  qui  anéantit  son  mari 
au  point  qu'il  n'en  est  fait  dans  le  monde  aucune  mention.  » 

Mme  Roland  ne  fut  pas  de  celles-là.  Elle  tâchait  de  hausser 
son  mari  à  elle.  Roland  a  été  victime  de  cette  alliance,  et  il 
a  passé  jusqu'à  nous  avec  un  tantinet,  une  légère  nuance  de 
ridicule.  Comme  il  arrive  toujouj's,  on  exagère  :  mais  Mme 
Roland  fait  tellement  ombre  sur  son  mari,  que  celui-ci  s'ef- 
face dans  les  plis  de  sa  jupe. 

Et  puis  il  y  a  Buzot. 

Quelle  plaisante  histoire,  s'il  n'y  avait  pas  au  bout 
l'échafaud  et  la  mort! 

Mme  Roland,  née  Manon  Phihpon  tout  court,  élevée  dans 
la  boutique  de  son  père,  qui  fut  graveur,  rue  de  la  Lanterne, 
a  des  origines  humbles.  Il  faut  lire  ses  Mémoires  si  attachants, 
pleins  d'une  sincérité  un  peu  noneuse  et  morbide.  On  l'y 
voit  toute  petite,  dans  le  réduit  qu'elle  occupe  chez  son  père, 
aidant  celui-ci  dans  ses  travaux  d'armoiries,  lisant  au  hasard 


590  HISTOIRE  DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

et  en  liberté  les  livres  qu'elle  trouve  sous  une  poutre  de  sou- 
pente, trottant  chez  les  boutiquiers  de  la  rue  voisine  pour 
faire  les  commissions  avec  tant  de  grâce  que  le  fruitier  la  ser- 
vait la  première;  maltraitée  par  un  père  bourru  qui  la  bat 
pour  lui  faire  prendre  médecine,  rêvant  au  couvent  dans  ses 
méditations  extatiques  de  névrosée  ou  s'enivrant  d'air  et  de 
poésie  romantique  sous  les  ombrages  de  Meudon. 

((  Où  irons-nous  demain,  s'il  fait  beau  ?  »  demande  le  père 
le  soir  des  samedis  d'été. 

El,  regardant  sa  fille  en  souriant: 

«  A  Saint-Cloud  ?  les    eaux  doivent  jouer,  il  y  aura  du 
monde. 

—  Ah  !  papa,  si  vous  vouliez  aller  à  Meudon,  je  serais  bien 
plus  contente.  » 

A  cinq  heures  du  matin,  le  dimanche,  chacun  est  debout  ; 
un  habit  léger,  frais,  très  simple,  quelques  fleurs,  un  voile 
de  gaze,  et  c'est  tout  l'ajustement.  Les  voilà  partis,  le  père, 
la  mèiv,  la  fille  ;  on  prend  le  bateau  au  Pont-Royal,  un  bate- 
let  qui  dans  le  silence  d'une  navigation  douce  les  conduit  aux 
rivages  de  Bellevue,  en  face  de  la  verrerie  dont  les  panaches 
de  fumée  noire  s'accrochent  et  se  déchirent  aux  branches  des 
coteaux  boisés.  Par  des  sentiers  escarpés,  on  gagne  les  hau- 
teurs (le  Meudon  ;  on  aperçoit  une  maisonnette  dans  les  bois  ; 
c'est  le  logis  d'une  laitière  :  une  veuve  vit  là  avec  quel- 
ques poules  et  deux  vaches.  Ah  !  les  délicieux  goûters,  chez 
la  bonne  vieille,  avec  un  peu  de  pain  bis  et  beaucoup  d'ap- 
pétit. En  route,  pour  courir  ou  rêver  sous  les  hautes  futaies, 
qui  mettent  un  peu  de  leur  fraîcheur  ou  de  leur  ombre  sur 
le  terrain  brun  du  chemin.  On  soupe  gaiement  chez  le  suisse 
du  parc  :  au  soir,  on  rentre  à  Paris,  et  l'on  recommence  le 
dimanche  suivanl. 

Un  jour,  les  promeneurs  arrivent  à  une  vaste  clairière  à 
laquelle  aboutissent  de  larges  avenues  dont  le  sol  est  cou- 
vert «riiri'he  el  dont  les  arbres  élevés  forment  un  dôme  im- 
mense de  tendre  verdure.  L'endroit  est  écarté  ;  les  prome- 
neurs viennent  rarement.  Voici  deux  tout  jeunes  enfants  qui 
jouent  sui'  le  pas  de  la  porle  d'une  modeste  maison  blanche 


.    IIISTOIUE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  597 

encadrée  de  glycines  et  de  chèvrefeuille.  Les  arbres  dissimu- 
lent un  caquet  jardinet  orné  d'un  bosquet  d'ifs  sous  lesquels 
il  y  a  un  banc  de  pierre.  Dans  les  carrés  du  potager,  un  digne 
vieillard,  dont  les  cheveux  blancs  tombent  en  boucles  sur  sa 
veste  brune,  bêche,  penché  sur  ses  jambes  grêles  habillées 
d'une  courte  culotte  et  de  bas  bruns.  Dans  ce  silence  et  celte 
solitude,  l'imagination  de  notre  jeune  fille  s'ébranle  et  s'atten- 
drit; les  nerfs  se  distendent,  et  des  pleurs  de  tendresse  mouil- 
lent ses  yeux. 
<(  Qui  êles-vous,  digne  vieillard  ?  demande  le  père. 

—  Mon  excellent  monsieur,  je  suis  fontainier  du  Moulin- 
Rouge,  qui  alimente  une  partie  des  bassins  du  parc  de  notre 
roi,  à  Versailles. 

—  Et  ces  enfants?  demande  la  jeune  fille. 

—  Ce  sont  mes  petits-enfants;  voici  le  père  et  la  mère.  » 
A  ce  moment  arrive  un  jeune  couple  de  paysans,  d'air  pro- 
pre et  convenable,  sans  rien  qui  sente  la  misère. 

C'est  le  fils  du  vieillard  et  sa  compagne.  Ils  cultivent  leur 
petit  terrain  et  vont  en  vendre  les  produits  au  marché  de 
Versailles  pour  augmenter  leurs  ressources. 

«  Qu'on  est  bien  ici  !  s'écrie  la  romanesque  jeune  fille  ; 
on  voudrait  y  rester  toujours  !  » 

C'est  là  pour  elle  le  tableau  de  cette  rustique  innocence 
dont  elle  a  lu  les  contes  charmants  dans  Gessner,  dans  Saint- 
Lambert,   dans   Florian.  Ce  couple,  n'est-ce  pas  Estelle  et 
Némorin  ? 
«  Donnez-vous  à  manger? 
—  Non,  mon  excellent  monsieur.  » 

Mais  Némorin  n'est  pas  d'une  nature  si  élhérée  que  celui 
de  Florian.   car  il  se  hâte  d'ajouter  : 

«  Cependant,  bien  qu'il  passe  peu  de  monde  par  ce  côté-ci, 
quand  il  se  présente  des  visiteurs,  nous  ne  leur  refusons  point 
les  produits  de  notre  jardin  et  de  notre  basse-cour.  » 

Et  il  leur  sert  un  frugal  repas  sous  les  arbres,  dans  ce 
décor  rustique  où  les  fleurs  émaillent  les  carrés  de  légumes. 
La  jeune  fille  enthousiasmée  et  pleine  de  ses  réminiscences 
de  lectures,  sent  son  cœur  se  fondre  dans  un  attendrissement  . 
général. 


598  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

«  Oh  !  qu'on  est  bien  dans  ce  séjour  de  la  paix  et  de  Tin- 
nocence  !  »  s  ecrie-t-elle  en  battant  des  mains. 

Et,  le  soir  elle  écrira  sur  son  cahier  d'impressions  jour- 
nalières, ces  notes  d'un  lyrisme  ému  et  presque  morbide  : 

«  Aimable  Meudon  !  combien  de  fois  j'ai  respiré  sous  tes 
ombrages,  en  bénissant  l'auteur  de  mon  existence,  en  dési- 
rant ce  qui  pourrait  la  compléter  un  jour  ;  mais  avec  ce  charme 
d'un  désii'  sans  impatience  qui  ne  fait  que  colorer  les  nuages 
de  l'avenir  des  rayons  de  l'espoir  !  Combien  de  fois,  j'ai 
cueilli,  dans  les  fraîches  retraites,  des  palmes  de  la  fougère 
marc[uetée,  des  fleurs  de  brillants  orchis  !  Comme  j'aimais  à 
me  reposer  sous  ces  grands  arbres,  non  loin  des  clairières, 
où  je  voyais  quelquefois  passer  la  biche  timide  et  légère. 
Je  me  rappelle  ces  lieux  plus  sombres  où  nous  passions  les 
moments  de  la  chaleur;  là,  tandis  que  mon  père  couché  sur 
l'herbe  et  ma  mère  doucement  appuyée  sur  un  amas  de  feuilles 
que  j'avais  préparé,  se  livraient  au  sommeil  de  l'après-dîner, 
je  contemplais  la  majesté  de  tes  bois  silencieux,  j'admirais  la 
nature,  j'adorais  la  Providence  dont  je  sentais  les  bienfaits  ; 
le  feu  du  sentiment  colorait  mes  joues  humides,  et  les 
charmes  du  paradis  terrestre  existaient  pour  mon  cœur  dans 
tes  asiles  champêtres  !  » 

Quand  deux  jours  de  fête  se  suivent,  on  ne  rentre  pas 
à  Paris,  on  couche  à  l'auberge  de  la  Reine  de  France,  et  ce 
sont  quelijuefois  des  awnlures  plaisantes  qui  font  égrener 
par  la  chambre  les  rires  de  la  joyeuse  jeune  fille,  mise  en 
gaieté  par  le  grand  air.  Car  ils  n'occupent  qu'une  chambre 
à  eux  trois  :  la  fille  couche  avec  sa  mère,  le  père  occupe  l'autre 
lit  ;  il  veut  lirei'  les  rideaux,  le  ciel  de  lit  se  détache  et  tombe 
si  exactement  qu'il  lui  fait  une  couverture.  Après  le  premier 
moment  de  frayeur,  les  rires  sonores  fusent  et  partent,  et  re- 
doublent quand  l'hôtelière  accourue,  stupéfaite  de  voir  son  lit 
ainsi  décoiffé,  s'écrie  en  levant  l«s  bras  : 

«  Ah  !  mon  Dieu  !  comment  est-il  possible  que  ce  ciel  de 
lit  soit  tombé  !  Il  y  a  dix-sept  ans  qu'il  est  posé,  et  il  n'a  ja- 
mais bougé  !  » 

Manon  était  douée  d'une  intelligence  hors  ligne,  vive,  cu- 
rieuse, éveillée,  inquiète.  Toute  jeune  elle  étudiait  avec  pas- 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  599 

sion,  avec  furie.  Elle  dévorait  tous  les  livres  avec  une  incohé- 
rence ingénue,  le  Roman  Comique,  le  Traité  des  Conlrats, 
ou  les  Guerres  civiles  d'Appien.  Elle  se  fil  religieuse,  ne  pro- 
nonça pas  ses  vœux,  quitta  le  couvent,  lut  Montesquieu, 
Diderot  et  Jean- Jacques-Rousseau,  cl  vit  qu'il  fallait  se  marier. 

Elle  avait  fait  son  programme  : 

«  Depuis  quatorze  ans  jusqu'à  seize,  je  voulais  un  homme 
poli;  depuis  seize  ans  jusqu'à  dix-huit,  un  homme  d'esprit; 
depuis  dix-huit,  un  vrai  philosophe.  » 

Elle  trouva  ce  dernier  dans  la  personne  de  Roland,  de  vingt 
ans  plus,  âgé  qu'elle,  et  vrai  philosophe.  Il  fit  sa  cour  en  de- 
visant de  Cicéron  et  de  Montesquieu. 

Manon  fut  ravie. 

La  première  année  de  son  mariage,  elle  eut  un  enfant, 
l'allaita,  et  collabora  au  livre  en  cours  de  son  mari,  lArl  du 
tourbier. 

C'était  peu.  Manon  se  contenta  de  ce  peu.  Les  consola- 
teurs affluaient,  elle  traînait  après  soi  une  foule  d'adorateurs 
alanguis,  Lanthenas,  Bosc.  Bancal  des  Issarts.  Barbaroux, 
qu'elle  compare  pour,  la  beauté  à  Antinous,  et  Buzol.  Tous, 
même  le  plus  heureux,  qui  fut  ce  dernier,  en  furent  pour  leurs 
frais.  Elle  resta  pure  et  fidèle. 

Une  seule  fois  son  cœur  fut  pris.  C'était  en  faveur  de  Buzol. 
Celui-ci  n'obtint  rien,  d'ailleurs,  que  des  lettres  enflammées 
où  il  était  tutoyé.  L'honnéle  Mme  Roland  poussa  le  scrupule 
jusqu'à  des  limites  ignorées  avant  elle.  Sentant  qu'elle  aimait 
Buzot,  de  six  ans  plus  jeune  qu'elle,  elle  se  mil  en  règle 
avec  sa  conscience,  en  le  déclarant  à  son  mari. 

Celui-ci  manifesta  quelque  mécontentement,  et  sa  femme 
lui  en  voulut  de  ne  pas  se  montrer  plus  ravi. 

Elle  gémit  de  sentir  qu'il  lui  faisait  le  pénible  sacrifice 
de  son  acquiescement,  de  son  pardon,  de  sa  jalousie  : 

«  Mon  mari  n'a  pu  supporter  l'idée  de  la  moindre  alté- 
ration dans  son  empire...  la  connaissance  acquise  que  je  fais 
un  sacrifice  pour  lui,  renverse  sa  félicité.  » 

Il  y  avait  un  peu  de  quoi. 

Pourtant  Roland  n'a  pas  été  fort  éprouvé,  il  ne  fut  trompé 
que  de  cœur  et  sans  fraude,  puisqu'il  était  averti. 


(500  HISTOIRE   DE   LA  LlTTÉHATUllE   FRANÇAISE 

Elle  fut  foncièrement  honnête  femme.  C'est  elle  qui  a  écrit 
cette  jolie  pensée: 

((  Dans  les  âmes  honnêtes  et  délicates, Tamour  ùe  se  présente  jamais 
que  sous  le  voile  de  restimo.  m 

On  lui  a  reproché  des  peintures  trop  libres  de  ses  Mémoires. 
Elles  sont  un  peu  excusables.  Il  faut  n'y  voir  que  Tinstinct 
d'imitation,  si  fort  chez  la  femme,  après  la  lecture  des  Con- 
lessions,  dont  elle  s'était  pénétrée  et  qui  l'ont  souillée;  elle 
imitait  le  cynisme  de  son  maître  pour  inspirer  Thorreur  du 
vice  par  sa  peinture;  chez  elle,  ces  pages  sont  l'impudeur  de 
la  vertu  militante,  pour  que  les  mères  considèrent  avec  effroi 
l'étendue  de  la  vigilance  qui  leur  est  imposée 

Elle  a  en  tous  cas  héroïquement  payé  sa  dette  au  devoir 
conjugal.  Tandis  que  son  mari  fuyait  à  Rouen,  elle  lut  arrêtée 
un  peu  pour  lui,  et  jetée  à  la  Conciergerie.  Le  récit  de  sa 
fin  demeurera  éternellement  une  des  plus  louchantes  et  des 
plus  belles  pages  d'histoire. 

Mais  sous  Théroïne,  il  est  intéressant  de  chercher  et  de 
retrouver  la  femme.  Le  secret  de  sa  constance  et  de 
son  courage  fut  assurément  pour  une  part  son  amour  pour 
Buzot.  Elle  avait  son  portrait  dans  son  sein,  elle  lui  écrivait, 
et  elle  était  si  pleine  de  cet  amour  qu'elle  bénissait  sa  pri- 
son ;  c'était  pour  elle,  pour  une  femme  aussi  énamourée,  un 
genre  de  vie  dont  elle  ne  souffrait  pas  autant  qu'une  autre, 
c'était  l'isolement,  le  silence,  la  retraite,  l'état  qui  convient 
à  une  àme  éprise,  avide  de  se  recueillir,  de  vivre  en  secret 
avec  l'image,  la  pensée,  le  souvenir  de  son  ami. 

Kt,   voyez  comme  tout  s'arrange. 

Par  cet  amour,  elle  sent  qu'elle  manque  à  son  devoir  envers 
son  mari  :  mais  elle  écarte  par  sa  captivité,  la  mort  pro- 
chaine et  certaine  de  son  époux. 

Je  n'invente  pas.  Elle  le  déclare  elle-même,  en  parlant  do 
son  mari: 

((  Par  ma  prison,  je  m'acquitte  envers  lui  d'une  indemnité  due 
à  ses  chagrins.  » 

Xo'ûix  un  mari  bien  indemnisé.  Les  drames  ont  leurs  mots 
drôles. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  60 i 

Elle  rêvait  d'amour  dans  cet  isolement  précieux  qu'elle  ne 
maudit  pas,  et  elle  s'en  explique  avec  une  finesse  qui  rap- 
pelle Sénèque,  tecum  erras: 

«  Les  méchants  croient  m'accabler  en  me  donnant  des  fers  ;  les 
insensés  !  Que  m'importe  d'habiter  ici  ou  là  !  Ne  vais-je  pas  partout 
avec  mon  cœur,  et,  me  resserrer  dans  une  prison,  nest-ce  pas  me 
livrer  à  lui  sans  partage  ?  » 

C'est  par  ce  raisonnement  dialectique  que  Manon  se  per- 
suadait à  elle-même  du  bonheur  de  son  infortune,  en  ajou- 
tant :  «  Je  dois  à  mes  bourreaux  de  concilier  le  devoir  et 
l'amour;  je  ne  me  plains  pas.  » 

Certes,  il  y  aurait  injustice  à  borner  là  le  secret  de  son 
courage.  Elle  fut  une  femme  supérieure.  Mais  il  y  aurait  une 
inexactitude  historique  à  oublier  cet  clément  dans  les  res- 
sorts de  sa  résistance  aux  derniers  jours. 

Quelle  noblesse,  quelle  fierté,  quelle  vaillance  devant  les 
Montagnards  qu'elle  brave,  devant  ses  amis  de  prison  qu'elle 
encourage  et  q  i  pleurent  sur  elle,  devant  l'échafaud  qu'elle 
regarde  sans  peur! 

On  lui  fournit  les  movens  de  s'évader.  Avec  tout  rhéroïsme 
vaillant  et  intègre  de  Socrate  dans  le  Criton^  elle  refusa;  et 
si  l'on  allègue  ici  son  espoir  d'être  acquittée,  sa  tenue  devant 
la  mort  a  prouvé  qu'elle  ne  la  craignait  pas. 

Un  compagnon  de  captivité  s'était  attaché  à  elle,  dans  les 
dernières  heures,  avec  celte  force  décuplée  d'affection  que 
fait  naître  la  terreur.  En  descendant  de  la  charrette,  elle  le 
fît  passer  devant,  bien  que  son  tour  fût  le  second,  en  lui  disant  : 

—  Passez  le  premier,  vous  n'auriez  pas  le  courage  de  me 
voir  mourir. 

Le  bourreau  protestait  ;  il  fallait  défiler  sous  le  couperet 
dans  l'ordre  indiqué. 

—  Ne  refusez  pas  la  dernière  prière  d'une  femme,  lui  dit 
doucement  Manon. 

Combien  je  trouve  ce  mol  et  ce  fait  plus  louchants  que  la 
fameuse  apostrophe,  trop  répétée: 

—  0  liberté,  que  de  crimes  on  commet  en  ton  nom  ! 
J'aimerais  qu'on   oubliât   moins  l'autre,   son  :  ((  Passez  le 


602  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

premier  !  »  Mais  il  y  avait  chez  elle  un  instinct  déclamatoire, 
et  cette  belle  phrase  finale,  cette  prosopopée  de  la  liberté 
correspond  à  un  goût  un  peu  théâtral  qu'elle  porta  partout. 

L'échafaud  est  un  théûtre  aussi,  un  théâtre  lugubre  et  très 
en  vue.  Je  veux  seulement  marquer  une  tendance  de  Manon 
à  cultiver  la  phrase.  Ses  contemporains  nous  disent  telle- 
ment qu'elle  parlait  bien,  que  nous  la  prendrions  volontiers 
pour  une  phraseuse,  si  ce  terme  n'était  trop  dur  pour  n'être 
pas  injuste. 

Dans  ses  épanchements  même  elle  vise  à  l'eBet,  et  à  imiter 
Tacite.  Elle  compare  Buzot,  réfugié  en  Calvados,  à  Brutus 
près  des  cham])s  de  Philippes,  deux  lignes  après  lui  avoir  dit 
qu'elle  cou\Te  ses  lettres  de  baisers.  Son  amour  s'exhale  en 
couplets  à  la  Thompson. 

Elle  cultive  les  apostrophes  à  la  Caton,  elle  excelle  dans 
des  pastiches  sincères.  Car  ils  sont  sincères.  L'éducation  a 
gâté  chez  elle  un  fonds  natif  de  spontanéité,  qui  reparaît 
quand  elle  se  laisse  aller  et  se  détend,  s'occupe  des  soins  du 
ménage,  vaque  aux  travaux  de  la  campagne  en  petite  Pari- 
sienne de  la  rue  de  la  Lanterne  qui  s'amuse  aux  champs, 
prend  les  habitudes  de  la  béte  dont  le  lait  «  me  restianx>  >•, 
se  plaît  à  «  asiner  » . 

Elle  fut  excellente  mère  de  famille,  et  c'est  tout  un  côté  de 
sa  physionomie  que  ses  futui^s  historiens  devront  mettre  en 
lumière,  ce  rôle  d'éducatrice  qu'elle  prit  et  dont  on  a  trop 
peu  i)arlé.  A  vingt-trois  ans,  elle  donna  un  mémoire  à  TAca- 
démie  de  Besançon  sur  Téducation  des  femmes  et  leur  ins- 
truction, qu'elle  voulait  étendre. 

Instruite,  distinguée,  aimable,  élociuente,  remaniuablenient 
intelligente,  elle  élait  faite  jiour  personnifier  le  parti  des  Gi- 
rondins, ces  élégants  artistes  égarés  dans  la  politique.  Sa 
mori  est  le  plus  atroce  des  crimes,  et  les  regrets  qu'elle 
laissa  ont  trouvé  un  écho  par  delà  les  frontières. 

Gd'the  écrivit  dans  ses  Annales  une  profonde  vérité,  quand 
il  dit  de  Manon  Holand  : 

«  L'apparition  de  pareils  talents  et  de  pareils  caractères 
sera  peut-être  le  îM-i!ici|)al  avantage  que  des  temps  malheu- 
reux auroni  procuré  à  la  posléi'ité.  Ce  sont  ces  caractères  qui 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRVTURE   FRANÇAISE  603 

donnent  une  si  haute  valeur  aux  jours  les  plus  abominables 
de  rhistoire  du  monde.  » 


* 
*  * 


A  la  même  époque,  Mercier  réclame  de  nous  un  souvenir. 

Sébastien  Mercier  (1)  est  à  présent  coiinu  pour  deux  raisons: 
parce  qu'il  fut  un  peu  fou,  et  parce  qu'il  a  écrit  un  ouvrage 
important,  Tableau  de  Paris  (1781-1789). 

Excentrique,  il  l'était  avec  joie:  professeur  d'Ecole  centrale, 
qui  fit  de  tout  et  loucha  à  tout,  théâtre,  arts,  sciences,  jour- 
nalisme, histoire,  et  qui  dans  le  fatras  de  ses  idées  entre-cho- 
quées,  touffues,  innombrables,  a  parcouru  tous  les  degrés  de 
Tutopie  rêveuse  à  la  prédiction  \Taie.  Il  disait  : 

—  Je  suis  le  véritable  prophète  de  la  Révolution. 

Et  ce  n'était  pas  totalement  faux,  car  dans  son  ouvrage 
Rèic  s  il  en  lût  iaïuais  ou  lAu  2410,  il  a  prévu  des  réformes 
qui  n'ont  pas  mis  tout  ce  temps  à  s'accomplir.  Il  fut  ro- 
mantique, il  fut  réaliste.  Il  honnit  la  tragédie  et  traita  les 
classiques,  Racine  et  Boileau,  de  «  pestiférés  de  la  littéra- 
ture »,  bien  avant  que  Théophile  Gautier  ait  hurlé  : 

—  Ce  Racine,  quel  porc  ! 

Mercier,  qui  appelait"  Chamfort  :  Champsec,  a  fait  des 
drames,  des  théories  dramatiques,  (jue  Rivarol  traitait,  nous 
lavons  vu,  avec  autant  de  désinvolture  que  son  Tableau  de 
Paris,  u  la  cave  et  le  grenier  en  sautant  le  salon  ».  C  était 
enti*e  eux  une  guerre  d'épigrammes,  et  .Mercier  n'y  laissait 
pas  sa  part.  Il  a  eu  des  mots  heureux,  comme  ceci  : 

—  Lhonneur  d'une  fille  est  à  elle,  elle  y  regarde  h  deux  fois  ;  l'hon- 
neur d'une  femme  est  à  son  mari,  elle  y  regarde  moins  î 

Son  Essai  sur  larl  dramatique  a  prévu  révolution  du 
drame,  et  y  a  plus  contribué  que  ses  œuvres  théâtrales:  Olinde 

(1)  1740-1814. 


604  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

et  Sophronie,  la  Maison  de  Molière,  ou  celte  Brouette  du 
vinaigrier,  qui  lui  valut  la  protection  de  Marie-Antoinette  et 
celle  boutade  de  iUvarol  : 

—  Ma  vie  est  un  drame  si  ennuyeux,  que  je  soutiens  que  c*€st  Mer- 
cier qui  Ta  fait. 

Réformateur  insatiable,  il  eût  tout  changé  si  on  Teût  laissé 
faire.  Il  voulait  que  les  artistes  fussent  soumis  à  une  patente 
comme  des  commerçants,  et  cette  idée,  reprise  par  les  députés 
de  nos  jours,  n'est  pas  plus  neuve  qu'heureuse  ;  il  contestait 
le  système  de  Copernic  et  affirmait  que  la  terre  est  plate  et 
inmiobile  ;  il  prétendait  connaître  le  caractère  des  gens  par 
rinspection,  non  pas  encore  des  mains,  mais  des  pieds  ;  U 
avait  fabriqué  3.000  néologismes  pour  enrichir  la  langue.  Il 
joua  un  rôle  politique,  assez  flottant,  parfois  plein  d'audace, 
appela  Napoléon  <(  un  sabre  organisé  »,  et  écrivit  assez  d'ou- 
vrages pour  remplir  cinq  ou  six  rayons  de  bibliothèque.  Un 
seul  a  résisté  au  temps. 

Rivarol  disait  du  Tableau  de  Paris  : 

—  Cest  un  livre  pensé  dans  la  rue  et  écrit  sur  \:ne  borne. 
Grimm  ajoutait: 

—  C'est  un  excellent  bréviai'ro  pour  un  ngent  de  police. 

C'est  déjà  à  moitié  caractériser  ce  livre  curieux  et  utile, 
parfois  encombré  de  déclamations  inutiles,  mais  plein  d'ob- 
serv^ation,  de  vérité  et  très  documenté.  Avec  un  style  souvent 
trop  ambitieux  et  trop  déclamatoire,  dans  un  désordre  qui 
n'a  aucun  souci  ni  aucun  soupçon  de  la  composition,  Mercier 
décrit  et  enregistre  pour  nous  les  aspects  des  quartiers,  les 
tableaux  de  mœurs,  les  paysages  de  Paris.  Ce  sont  des  pro- 
fils d'album,  le  bourgeois,  l'écrivain,  la  femme  auteur,  le 
bourreau  ;  ce  sont  des  catégories  :  le  clergé,  la  police,  la 
basoche  ;  dos  monuments  :  la  Bastille,  Notre-Dame,  Bicêlre, 
la  Sainlc-Cliapelle.  Aucune  science  du  passé,  aucune  vraie 
philosophie  et  beaucoup  de  fausse,  pas  de  rapports  tirés  de 
l'histoire  ;  pas  de  \iies  élevées  et  générales.  C'est  du  repor- 
tage conune  l'entend  le  journalisme  moderne,  des  coins  de 


HISTOIRE  DE   LA  LlTTÉRATlîRE  FRANÇAISE  605 

Paris,  des  physionomies  de  la  rue,  des  momenls  de  la  vie 
publique,  les  dimanches,  les  fêles,  la  foire  Saint-Germain, 
les  modes,  coutumes,  costumes,  chapeaux,  le  cabaret,  le  pavé 
cîc  Paris,  les  dessous,  les  substructions  de  la  ville,  les  bouges, 
l'enfer  parisien,  les  maisons  borgnes  et  les  ténèbres  des  bas- 
fonds.  Ce  sont  des  promenades,  le  carnet  à  la  main,  faites  par 
un  raisonneur  parfois  prolixe,  mais  par  un  observateur  atten- 
tif qui  sait  raconter.  Sans  ce  livre,  qui  emplit  douze  volumes 
in-octavo,  el  qui  fut  fini  dans  Texil  à  cause  de  ses  hardiesses, 
il  manquerait  l'élément  le  plus  considérable  pour  la  connais- 
sance des  mœurs  parisiennes,  vers  1785  (1). 

Voici  un  autre  nom  qui  nous  ramène  en  plein  xviii* 
siècle,  et  qui  nous  donne  la  transition  entre  les  faiseurs  de 
mémoires  el  les  critiques  littéraires.  C'est  Marmontel. 

Il  faut  faire  dans  Tœuvre  de  Marmontel  (2),  la  part  de  Tou- 
bli.  Ses  tragédies  :  Denys  le  Tyran^  Clêopâlre,  SésostriSy 
dont  les  premières  furent  de  brillants  succès,  et  la  dernière 
une  vraie  déroule,  ne  méritent  même  plus  cTètre  citées.  Son 
Bélisaire,  vaste  roman  social,  dut  sa  vogue  aux  poursuites 
dont  il  fut  Tobjel.  Ses  Incas,  poème  en  prose,  sont  un  plai- 
doyer pour  la  tolérance.  Le  Marmontel  philosophe  et  le 
Marmontel  poète,  ne  s'élèvent  pas  au-dessus  d'une  honnête 
aisance.  Mais  il  reste  le  Marmontel  des  Mémoires,  conteur 
charmant  el  séduisant. 

En  1789,  ce  mondain,  cet  habitué  des  soupers  d'Helvétius 
et  des  fêles  de  M.  de  Marigny,  se  retira  avec  sa  femme  et  ses 
enfants  dans  une  «  chaumière  »  à  Abloville,  près  de  Gaillon, 
en  Normandie.  C'est  là  qu'il  rédigea  ses  Mémoires,  «  C'est 
pour  mes  enfants,  dit-il  que  j'écris  l'histoire  de  ma  vie  ; 
leur  mère  l'a  voulu.  »  Son  récit  commence  par  ses  plus  loin- 
4ains  souvenirs,  et  nous  reporte  vers  ce  joli  village  de  Borl, 
on  Limousin,  enfoui  dans  une  vallée  volcanique,  qui  fut  le 
berceau  de  son  jeune  âge.  Il  y  a  dans  ces  premières  pages, 

(1)  A  lire  S>.'hastien  Mercier,  2  vol.,  par  L.  Béclahd- 

(2)  1728-1700. 


606  HISTOIRE   DE  LA   LITTÉILVTURE  FRANÇAISE 

quelques  dôlicieux  tableaux  d'intérieur,  à  la  Chardin,  des 
scènes  demi-bourgeoises,  demi-campagnardes,  peintes  avec 
un  profond  sentiment  des  joies  du  coin  du  feu,  des  souvenirs 
attendris  pour  les  «  galettes  de  sarrazin,  humectées,  toutes 
brûlantes,  de  ce  bon  beurre  du  Mont-d'Or  »;  pour  les  «  grosses 
châtaignes  si  savoureuses  et  si  douces,  qu'à  les  entendre  cuire 
dans  la  marmite,  le  cœur  vous  palpitait  de  joie  ».  Puis  vien- 
nent les  années  de  jeunesse,  l'entrée  au  collège  d'Aurillaç,  la 
terreur  du  premier  jour,  la  présentation  au  préfet  des  études, 
enfin  le  succès  et  les  aventures  d'écoliers.  Un  jour,  menacé  du 
fouet,  tout  rhétoricien  qu'il  était,  Marmontel  se  révolte,  ha- 
rangue ses  camarades  et  leur  propose  de  se  retirer  sur  l'Aven- 
tin.  Son  discours,  ses  marques  de  désespoir,  entraînèrent  la 
foule,  et  comme  on  était  à  la  veille  des  vacances,  la  classe 
tout  entière  sortit  du  collège  en  bon  ordre  et  prit  la  clef 
des  champs.  Le  préfet  les  regarda  passer,  stupéfail,  et  prédit 
à  Marmontel  qu'il  serait  «  un  chef  de  faction  ». 

Après  la  sortie  du  collège,  viennent  les  débuts  littéraires, 
la  première  lettre  à  Voltaire,  les  premiers  succès  dramati- 
ques, l'étrange  histoire  de  cette  Mlle  Navarre,  qui  s'éprend  du 
jeune  poète,  l'enlève  et,  nouvelle  Calypso,  le  retient  plusieurs 
mois  dans  une  villa  qu'elle  avait  près  d'Avenay.  Après 
Mlle  Navarre,  nous  faisons  la  connaissance  de  Mlle  Clairon, 
la  célèbre  actrice,  et  d'autres  encore.  «  C'est  pour  mes  en- 
fants que  j'écris...  »  Espérons  qu'ils  ont  sauté  des  pages. 

Le  tableau  de  la  société  littéraire  est  moins  piquant,  f?eut- 
être,  mais  plus  instinictif.  Marmontel  nous  conduit  dans  tous 
les  salons  :  chez  Mme  Geoffrin,  chez  d'Holbach,  aux  soupers 
d'ilolvélius,  à  la  Bastille  môme,  où  tout  homme  de  lettres 
avait  sou  logis  prêt. 

Ses  badinages  de  salons,  ses  livrets  d'opéras-comiques, 
dont  Rameau  faisait  la  douce  musique,  sont  charmants  de 
mièvrerie  et  de  sentiments  délicats.  La  Guirlamâe  est  un  mo- 
dèle du  genre  et  veut,  pour  être  jouée,  des  berceaux  de  ver- 
dure, piqués  par  les  notes  blanches  des  statues  en  marbre 
de  l'Amour  et  des  Drvades. 

Ainsi,  nous  arrivons  jusqu'à  la  veille  de  1789,  jusqu'au  mo- 
ment, où  prévoyant  la  tempête,  et  se  demandant  s'il  n'avait 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATIRE   FRANÇAISE  607 

pas  gaspillé  sa  vie,  Marmontel  épousa  à  5i  ans,  une  jeune 
et  jolie  nièce  de  l'abbé  Morellet,  devint  le  plus  amoui^cux  des 
époux,  le  meilleur  des  pères,  et  se  relira  du  monde  pour 
vivre  aux  champs.  Tout  cela  est  agréablement  raconté,  sans 
trop  de  philosophie  et  de  sentimentalité.  Marmontel  n'est  pas 
im  grand  caractère  ;  c'est  un  honnête  homme  doublé  d'un 
bon  conteur;  à  lire  ses  Mémoires,  on  devient  son  ami 


L  Essai  sur  les  Romans  ou  les  Eléments  de  Littérature,  de 
Marmontel,  font  pendant  à'  l'œuvre  plus  considérable  de  La 
Harpe  (1). 

Celui-ci  s'est  fait  de  son  vivant  et  même  après  sa  mort, 
beaucoup  d'ennemis.  Les  auteurs,  ses  contemporains,  qu'il 
critiquait  d'assez  mordante  façon,  ne  l'aimaient  pas.  La  jeu- 
nesse du  siècle,  excédée  de  sa  domination  littéraire,  ne  lui  a 
pas  ménagé  les  sarcasmes.  De  nos  jours,  on  ne  le  lit  plus. 

Il  faut  distinguer  en  lui  deux  hommes:  un  poète  dramatique, 
l'auteur  de  Warwick  et  de  Philoclète,  qui  est  assez  médiocre; 
et  un  critique  littéraire,  l'auteur  du  Lycée,  qui  n'est  nulle- 
ment méprisable. 

Pour  l'auteur  dramatique,  retenez  le  mot  de  Grimm,  le  jour 
du  mariage  de  La  Harpe,  un  peu  après  la  tragédie  de 
Timoléon  : 

((  Une  mauvaise  tragédie  et  un  mauvais  mariage,  c'est 
deux  sottises  coup  sur  coup.  » 

La  Harpe  s'était  trompé  le  jour  où  il  avait  abordé  le  théâtre; 
il  eut  le  mérite  de  reconnaître  son  erreur,  et  retrouva  sa  véri- 
table vocation,  qui  était  celle  de  la  critique.  Tout  jeune 
homme,  à  Ferney,  chez  Voltaire  qu'il  appelait  son  <(  papa  )\ 
quand  on  jouait  une  œuvre  du  maître,  il  relevait  les  faiblesses 
dans  son  rôle  et  les  corrigeait  audacieusement.  Et  Voltaire, 
s'en  apercevant,  criait  :  «  Le  petit  a  raison,  c'est  mieux  comme 
cela  ».  A  Dorât  qui  se  plaignait  un  jour  de  ses  critiques,  il 
répondait  naïvement  :  «  Je  ne  puis  m'empêcher,  cela  est  plus 
fort  que  moi  ».  Cette  impérieuse  vocation  lui  valut  dès  le 


(1;  1739-1803. 


608  HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

collège  des  haines  robustes,  et  ce  fut  pis  quand  le  Mercure 
(dont  il  prit  la  direction)  lui  mit  une  arme  dans  la  main.  Il 
fut  criblé  d'épigrammes,  de  pamphlets,  de  mots  méchants. 
Un  jeune  rimailleur  qui  croyait  que  le  suffrage  de  La  Harpe 
était  un  titre  qui  lui  donnerait  de  la  réputation,  se  vantait  de- 
vant la  femme  du  critique,  d'être  un  de  ses  plus  intimes  amis.» 
La  dame  protesta  en  disant  : 

—  Apprenez,  monsieur,  que  mon  mari  n'est  Tami  de  personne. 

La  Harpe  écrivait  à  Voltaire  : 

((  Il  est  également  triste  et  inconcevable  d'être  haï  par  une  foule 
de  personnes  qu'on  n'a  jamais  vues.  » 

El  pour  le  consoler.  Voltaire  lui  répondait: 

«  Il  y  a  eu  de  tout  temps  des  Frérons  dans  la  littérature  :  mais  on 
dit  qu'il  faut  qu'il  y  ait  des  chenilles,  pour  que  les  rossignols  les 
mangent  afin  de  mieux  chanter.  » 

Sa  personne  prétait  au  persiflage.  On  ne  l'épargna  pas  ; 
il  avait  une  assez  jolie  tète  avec  un  air  d'impertinence,  nmais 
la  taille  trop  courte  et  l'épaule  un  peu  déviée  ;  on  l'appela 
Bébé,  du  nom  d'un  nain  qu'avait  le  roi  Stanislas.  On  son 
prit  à  sa  famille  qui  était  pauvre,  mais  honorable.  On  allait 
jus((u'à  prétendre,  dit  Sainte-Beuve,  nue  le  jour  de  son  bap- 
tême et  pendant  la  cérémonie,  il  avait  annoncé  par  ses  cris 
son  caractère  irascible  et  présagé  son  goût  pour  les  futurs 
vacarmes  littéraires.  Il  eut  des  disputes  sans  nombre,  et  s'y 
compromit  plus  d'une  fois. 

Son  confrère  à  l'Académie,  l'abbé  de  Boismont,  disait  : 
«  Nous  aimons  tous  infiniment  M.  de  La  Harpe,  mais  on 
souffre  en  vérité  de  le  voir  arriver  toujours  l'oreille  déchi- 
rée )•. 

Lors  de  sa  réception.  Marmontel,  chargé  de  lui  répondre, 
lit,  selon  l'usage,  l'éloge  de  son  pi'édécesseur,  (pii  était  Colar- 
deau.  Mais  il  se  plut  à  montrer  Colardeau  modeste  et  cha- 
ritable, modéré  dans  ses  critiques,  ne  se  faisant  jamais  d'en- 
nemis, et  il  ajouta  :  «  Voilà,  Monsieur,  dans  un  homme  de 
leî*i,vs,:-un   caractère  intéressant...  l'homme  de   lettres   que 


HISTOIRE  DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  009 

VOUS  remplacez,  pacifique,  indulgent,  modeste,  ou  du  moins 
attentif  à  ne  pas  rendre  pénible  aux  autres  l'opinion  qu'il 
avait  de  lui-même,  s'était  annoncé  par  des  talents  heureux.  » 
Tout  le  monde  comprit  l'allusion  méchante,  et  l'auditoire 
fit  des  applaudissements  hostiles. 

A  force  d'obstination  et  de  talent,  La  Harix)  triompha  de 
cette  impopularité.  L'élégance  de  sa  parole  et  de  son  style, 
la  sûreté  de  son  goût,  lui  gagnèrent  le  vrai  public.  Dans  sa 
chaire  du  Lycée,  sorte  d'institut  littéraire  à  l'usage  des  gens 
du  monde,  qui  venait  d'être  fondé  rue  Saint-Ilonoré,  il  fit  avec 
le  plus  grand  succès,  devant  un  auditoire  de  beaux  esprits,  le 
premier  cours  public  de  littérature.  Il  sut  trouver  le  moyen 
terme  entre  la  pédanterie  et  la  frivolité.  Ses  leçons,  qu'il  pu- 
blia par  la  suite,  sont  injustement  oubliées.  On  y  trouve  de 
fines  études  et  de  solides  jugements. 

Avec  Boileau,  La  Harpe  est,  de  tous  les  criliques,  celui  qui 
sut  le  mieux  prévoir  les  arrêts  de  la  postérité. 

Après  la  Terreur,  La  Harpe,  jadis  l'enfant  gâté  de  \  oltaire, 
abjura  la  philosophie  et  se  convertit  solennellement.  De  là, 
dans  son  cours  de  littérature,  une  brisure,  un  défaut  d'unité. 
Mais  son  nom  reste  considérable  dans  les  annales  de  la  cri- 
tique. 

Non  seulement  la  critique  littéraire,  mais  l'érudition,  l'ar- 
chéologie eurent  leurs  estimables  représentants. 

L'abbé  Terrasson  (1),  qui  appartint  aux  deux  Académies, 
et  guerroya  glorieusement  dans  la  querelle  des  Anciens  et 
des  Modernes,  fut  surtout  un  charmant  causeur.  Tous  ceux 
qui  l'approchèrent  devinrent  ses  amis.  Son  apparente  fatuité 
n'était  que  naïveté  et  franchise.  Il  disait  un  jour  d  une 
harangue  qu'il  allait  bientôt  prononcer  :  «  Elle  est  bonne,  je 
dis  très  bonne,  tout  le  monde  ne  la  jugera  pas  ain^i,  mais  je 
m'en  inquiète  peu.  »  Mme  de  Lassay  écri\ait  en  parlant  de 
lui,  «  qu'il  n\y  avait  qu'un  homme  de  beaucoup  d'esprit  (jui 
pût  être  dune  pareille  imbécillité  ». 

(1)  1670-1750 

:\9 


610  HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Il  fil  preuve  de  philosophie.  Il  était  riche,  aussi  disait-il 
qiieh|uefois  : 

—  Je  réponds  de  moi...  jusqu*à  un  million. 

Quand  des  revers  de  fortune  lui  firent  perdre  son  opulence 
et  le  réduisirent  au  striict  nécessaire,  il  se  consolait  en  di- 
sant : 

—  Me  voila  tiré  d'affaire  ;  je  revivrai  de  peu,  cela  m'est 
plus  commode. 

Il  était  dislrail.  Il  lui  arrivait  des  mésaventures,  mais  il  s'en 
consolait  avec  bonhomie. 

Un  jour  il  sortit  à  moitié  habillé  ;  son  accoutrement  attroupa 
et  fît  rire  la  foule.  Ayant  découvert  à  la  fin  de  quoi  il  était 
question,  il  rentra  chez  lui. 

—  Je  viens  de  donner,  dit-il  à  sa  gouvernante,  à  la  populace 
du  quartier  un  petit  amusement  qui  ne  lui  a  rien  coûté...  ni 
à  moi  non  plus. 

Il  conserva  son  caractère  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie. 
Son  confesseur  vint  le  voir  à  son  lit  de  mort. 
En  le  voyant  entrer,  Terrasson  lui  dit  avec  sa  naïveté  or- 
dinaire : 

—  Monsieur,  voici  ma  gouvernante,  Mme  Lucquet,  qui  vit  avec  moi 
depuis  vingt  ans.  Je  ne  saurais  parler  ;  j'ai  perdu  la  mémoire  ;  je 
suis  exténué.  Mais  confessez  Mme  Lucquet  ;  elle  répondra  pour  son 
maître  :  c'est  absolument  la  même  chose. 

Le  confesseur,  voyant  que  le  malade  parlait  avec  une  grande 
légèreté  de  la  confession,  voulut  qu'il  fît  cet  acte  lui-même. 
L'abbé  Terrasson  se  résigna. 

—  Vovons,  commença  le  confesseur,  avez-vous  été  luxu- 
ricux? 

~  Madame  Lucquet,  cria  le  malade,  ai-je  été  luxurieux  ? 

—  Un  peu,  monsieur  Tabbé,  répondit  la  dame. 

Le  confesseur  n  en  voulut  pas  entendre  davantage  ;  il  se 
retira  indigné,  et  Tabbé  Terrasson  mourut  dans  Timpénitence 
finale. 

Son  Séthos  (1)  fait  de  lui  un  des  initiateurs  des  temps  mo- 
dernes à  l'étude  des  mœurs  antiques. 

(1)  Cf.,  pago  26 j. 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  6H 

Il  eut  un  illustre  confrère  dans  la  personne  du  comte  de 
Caylus  (1),  qui  fut  d'abord  officier  dans  l'armée  du  roi  ; 
mars  il  avait  la  vocation  de  Tarchéologie,  et  bientôt  il  aban- 
donna tout  pour  la  suivre.  Il  voyagea  en  Italie  et  en  Angle- 
terre pour  étudier  les  œuvres  d'art,  poussa  jusqu'en  Grèce  et 
en  Asie  Mineure,  chercha,  sans  le  trouver,  l'emplacement 
de  la  Troie  homérique,  traita  avec  les  brigands  turcs 
pour  visiter  sous  leur  escorte  les  ruines  d'Ephèse  et  de 
Colophon.  De  ses  voyages,  il  rapporta  des  notes  précieuses  et 
de  nombreux  croquis,  étant  peintre  et  graveur  de  talent.  Le 
comte  de  Caylus  élait,  si  l'on  en  croit  Diderot,  acariâtre  et 
grincheux,  quoiqu'il  aimât  de  temps  en  temps  à  rimer  quel- 
ques vers  légers.  On  lui  doit,  non  pas  seulement,  d'avoir  dans 
les  quarante-cinq  Mémoires  qu'il  lut  à  l'Académie,  éclairci 
sur  quelques  points  l'antiquité,  mais  surtout  d'avoir  intéressé 
les  gens  du  monde  à  l'archéologie,  et  attiré  l'attention  de  son 
siècle  vers  des  études  qu'on  ignorait. 

Quand  il  mourut,  Bachaumont  nota  : 

M.  de  Caylus,  en  mourant,  avait  souhaité  qu'on  mit  sur  son  tom- 
beau à  Saint-Germain-l'Auxerrois,  sa  paroisse,  un  vase  antique  de 
porphyre  très  cher  et  très  précieux.  On  lui  fit,  à  cette  occasion,  cette 
épitaphe  satirique  : 

Ci-gtt  un  gentilhomme,  acariâtre  et  brusque. 

Oh  !  qu'il  est  bien  logé  sous  cette  cruche  étrusque. 

Le  curé  de  la  paroisse  a  fait  des  difficultés  ;  il  a  témoigné  des  scru- 
pules de  faire  entrer  dans  son  église  cet  ornement  profane.  La  chose 
n'est  point  encore  décidée.  M.  de  Caylus  voulait  qu'on  y  joignit  pour 
épitaphe  :  Ci-glt  Caylus. 

Il  corrigea  l'ironie  de  ce  témoignage  par  d'autres  meil- 
leures paroles  : 

—  La  république  des  lettres  et  les  arts  regrettent  un  savant  illus- 
tre et  un  Mécène  peu  commun  en  la  personne  de  M.  le  comte  de 
Caylus.  Il  est  mort  hier,  âgé  de  soixante-treize  ans,  de  la  suite  de 
ses  infirmées  qui  le  tourmentaient  depuis  longtemps.  Il  a  conservé 
sa  philosophie  jusqu'au  bout.  On  ne  saurait  croire  de  combien  de 
livres  rares  et  de  choses  curieuses  il  a  enrichi  la  Bibliothèque  du  Roi  et  le 
cabinet  des  médailles.  On  lui  doit  une  bonne  partie  de  nos  découvertes 
sur  les  antiquités  égyptiennes  ;  il  a  fondé  à  l'Académie  des  Inscrip- 

(1)  1692-17G5. 


612  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

tions  et  Bolles-Lcttros,  dont  il  était  mcmbro,  un  prix  pour  ces  recher- 
ches, et  lui-même  est  l'auteur  de  divers  ouvrages  où  les  peintres  el 
les  sculpteurs  trouvent  beaucoup  à  profiter.  Nous  lui  devons  aussi 
linvention  de  la  peinture  encaustique,  ou  en  cire,  dont  M.  Bachelier 
et  d'autres  artistes  ont  fait  depuis  un  usage  avantageux. 


Les  conjectures  hardies  des  Pouilly  et  des  Beaufort  consla- 
laient  que  l'érudition  ne   restait  ni    inactive  ni   stérile.  Les 
savants  travaux  de  Dom  Calmet,  les  patientes  recherches  des 
auteurs  de  Vllisloire  litléraire  de  la  France,  ont  honoré  la 
science,  mais  n'ont  pas  contribué  à  la  vulgariser  en  dehors 
(les  monastères  et  des  académies,  comme  firent  les  ouvrages 
d'un  écrivain  élégant  et  averti,  l'abbé  Barthélémy  (1),  Tauieur 
du  Jeune  Anacharsis.  Peu  de  livres  firent,  dans  leur  temps, 
autant  de  bruit.  Barthélémy  y  avait  consacré  vingt  ans  de 
sa  vie;  adjoint  par  Boze,  au  Cabinet  des  Médailles,  tout  en 
faisant  la  chasse  aux  bibelots  antiques,  en  parcourant  Tltalie 
où  l'avait  emmené  Choiseul,   en  étiquetant  sa  collection,   il 
avait  nîcueilli  les  matériaux  de  ce  volumineux  ouvrage.  A 
70  ans,  après  bien  des  hésitations,  il  se  décida  à  le  publier, 
en  l'année  1788,    à  la  veille  des  Etats  Généraux,  comptant 
(jue  le  public,  occupé  ailleui*s,  n'y  ferait  pas  trop  attention. 
Le  succès  fut  prodigieux.  Le  Voyage  du  ieurte  Anacharsis  fut 
immédiatement  traduit  en  plusieurs  langues;  savants  et  mon- 
dains, tous  le  lurent.  Barthélémy,  qui  n'était  auparavant  qu'un 
excellent  conservateur  de  musée,  eut  aussitôt  la  réputation 
d'un  grand  érudit,  d'un  gj'and  écrivain. 

Son  livre  avait  le  mérite  d'être  à  la  fois  1res  scientificjue  el 
très  allrayant.  Il  réconciliait  Tanhéologie  avec  les  gens  du 
monde.  Barthélémy  imagine  un  jeune  Scythe  qui  voyage 
en  Grèce  un  peu  avant  le  règne  d'Alexandre.  Il  nous  conduit 
avec  lui  de  ville  en  ville,  nous  montre  l'état  des  lieux,  des 
mauH's  el  i\c<  arts  à  cette  épo([ue,  nous  instruit  sans  pédan- 
terie, par  dos  conversations  ou  des  anecdotes  ingénieusement 
amenées,  de  tout  ce  ([ui  touche  à  la  Grèce  antique.  On  lut 
ce  livre  comme  un  roman.  De  plus,  on  sut  quelque  gré  à 
l'auteur  d'avoir  pensé  aux  Français  en  peignant  les  Athé- 
niens, et  ce  fut  un  chœur  de  louanges. 

(1)  1716-1795. 


HISTOIRE   DE  LA   LITTÉRATLUE   FRANÇAISE  G13 

Aujourd'Hui,  nous  laissons  dormir  les  dix  volumes  d'Ana- 
(lian^is.  Le  temps  a  marché,  l'archéologie,  alors  dans  l'en- 
fance, a  fait  de  grands  pas;  elle  sait  beaucoup  de  choses  nou- 
velles et  renie  ses  premiers  essais.  FriedlaendeT  et  Mommsen 
sont  plus  savants  que  Barthélémy.  Que  ne  sont-ils  aussi 
agréables  ! 


La  Bibliographie  elle-même  devenait  une  science  raisonnée, 
méthodique,  et  constatait  Tavènement  de  l'esprit  scientifique. 
Paris  possédait  alors  de  belles  bibliothèr|ues.  Dans  l'intro- 
duction Ad  Historiam  Utlerariam  de  Prœcipuis  Uibliolhccia 
Parisiensibus,  Daniel  Mouchel,  un  jeune  théologien  de  Wur- 
temberg, passait  en  revue  les  principales  bibliothèques  de 
Paris,  en  1720.  On  y  voit  qu'elles  étaient  nombreuses  et 
riches. 

D'abord,  c'était  la  superbe  Bibliothèque  du  Roi.  Elle 
venait  d'être  singulièrement  enrichie  par  les  acquisitions  de 
Louis  XV,  à  oui  elle  devait  entre  autres  livres  rares,  un  exem- 
plaire du  livre  Gallia  Christiana  de  M.  de  Sainte-Marthe, 
avec  des  obsei-vations  de  la  main  de  M.  Bavle. 

On  y  trouvait  mainte  curiosité  :  «  Les  évangiles  en  langue 
copte,  un  exemplaire  grec  de  la  Lettre  du  pape  Léon  à  Uni' 
pcralrice  Pulchérie,  la  Bible  de  Mayence  de  1462  »  et  bien 
d'autres  richesses  commises  à  la  garde  de  labbé  Bignon  et 
de  iM.  Boivin. 

La  bibliothèque  Colbertine  était  la  plus  considérable  après 
celle  du  Roi.  Elle  n'était  pas  la  moins  utile,  car  M.  de  Sei- 
gnelay,  son  propriétaire,  d'après  les  témoignages  du  temps, 
en  permettait  l'entrée  aux  savants.  Ils  pouvaient  y  consul- 
ter un  très  grand  nombre  de  manuscrits  grecs,  et  dix-huit 
mille  volumes  imprimés.  Un  des  manuscrits  les  plus  estimés 
était  celui  de  la  Mort  des  persécuteurs,  retrouvé  en  1078  par 
Foucaut  à  l'abbaye  de  Moissac,  et  unique  non  seulement  en 
France,  mais  en  Europe. 

La   bibliothèque   de   Saint-Germain-des-Pré>,    commencée 
par  le  père  Du  Breuil,  s'était  considérablement  augmentée 


614  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

par  les  dons  du  médecin  Vaillant,  du  célèbre  géographe  Bau- 
drand  et  de  Tabbé  d'Estrée  ;  elle  renfermait  quarante-deux 
mille  volumes. 

Ajoutez  que  dans  celle  même  abbaye  se  trouvait  la  biblio- 
thèque de  Coislin,  fondée  par  Séguier. 

L'érudition  obligeante  des  bibliothécaires,  dom  Antoine  de 
la  Prade  et  dom  Marlin  Bouquet,  facilitait  singulièrement 
les  recherches  dans  celte  accumulation  énorme  de  volumes. 

Il  faudrait  encore  rappeler  les  dépôts  de  la  Sorbonne,  de 
Sainte-Geneviève,  la  bibliothèque  Mazarine,  sans  compter  les 
riches  collections  que  possédaient  les  jésuites  au  collège  de 
Clermont^  à  la  maison  professe  de  la  rue  Saint-Antoine  et 
au  noviciat  fondé  en  1610,  par  Mme  Luillier,  veuve  de  Claude 
Le  Roux,  seigneur  de  Sainte-Beuve.  Et  comment  ne  pas  men- 
tionner encore  la  bibliothèque  de  Saint-Victor,  celle  des 
P.P.  de  l'Oratoire,  celle  des  Jacobins  de  la  rue  Saint-Honoré, 
celle  des  Augustins  déchaussés,  des  Minimes,  des  Céles- 
tins,  etc. 

Les  grandes  bibliotlièques  ne  manquaient  pas.  Le  clei^é 
avait  les  plus  belles. 

De  plus,  combien  ne  compte-t-on  pas,  au  siècle  dernier, 
de  ces  riches  collections  particulières,  encore  célèbres  au- 
jourd'hui dans  le  souvenir  des  bibliophiles?  Pour  peu  qu*il 
eût  accès  dans  la  société  élevée,  le  bibliographe  pouvait 
s'adresser  à  quelqu'un  de  ces  riches  amateurs,  au  vicomte 
de  Fonsperluis,  à  Caylus,  à  La  Roque,  à  Crozat  de  Tugny, 
à  Desniarels,  à  Huxellcs,  à  Blanchard  de  Changy,  à  Moulin 
et  des  Thuilleries.  La  liste  est  très  longue  de  ces  aimables 
lettrés  dont  plus  d'un,  sans  doute,  dut  suivre  Texemple  de 
M.  de  Miron. 

Ce  savant  docteur  mettait  ses  livres  à  la  disposition  du 
public,  les  mardis  et  les  vendredis,  dans  les  salles  de  sa  mai- 
son de  Saint-Charles. 

Voilà  pour  les  bibliothèques. 

Quant  aux  ouvrages  de  bibliographie  générale,  on  en  avait 
composé  de  considérables  avant  le  xviii*  siècle. 

Pour  ne  parler  que  des  plus  récents,  une  vingtaine  d'an- 
nées avant  que  le  P.  Xiceron  se  mît  à  l'œuvre,  le  P.  Menés- 


HISTOIRE   DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  ()15 

trier  avait  déjà  publié  à  Trévoux,  en  deux  vohimes,  une  Biblio- 
thèque curieuse  et  instructive  de  divers  ouvrages  aniciens  et 
modernes  de  littérature  et  des  arts.  Vers  la  même  époque,: 
paraissait  à  Magdebourg,  en  trois  volumes  in-octavo,  une 
Bibliotheca  nova  librorum  rariorum. 

Déjà  à  la  fin  du  xvii*  siècle,  beaucoup  de  bibliographies 
avaient  paru,  mais,  comme  le  remarque  avec  tristesse  le 
P.  Niceron ,  ce  sont  les  Anglais,  les  Allemands,  les  Italiens 
qui  composent  ces  recueils  et  pour  les  ouvrages  de  leur  na- 
tion ;  en  1699,  à  Trêves,  paraît,  en  six  volumes  in-octavo, 
la  Bibliotheca  novorum  librorum  collecta  de  L.  Neocorus  et 
Henricus  Sichius  ;  la  même  année,  à  Leipzig,  le  traité  curieux 
de  Rod-Martin  consacré  à  la  bibliographie  des  ouvrages  restés 
inédits.  Antonius  Teisserius,  en  1686,  Martinus  Lipenius  en 
1685,  Rud.  Capellus,  en  1682,  Math.  Barthels  la  même  année, 
Jo.  Hallervordt,  en  1676,  composent  des  bibliothèques  Ihéo- 
logico-philosophiques  ou  politico-géographiques  :  mais  elles 
paraissent  à  Francfort,   à  Hombourg,   à  Venise. 

En  France,  ce  genre  d'études  était  délaissé.  Au  milieu  du 
xvii*  siècle,  il  y  avait  bien  eu  une  renaissante  bibliogra- 
phique ;  son  éclat  fut  de  courte  durée.  Il  en  resta  quelques 
bons  recueils  qui  ne  furent  pas  inutiles  au  siècle  suivant. 

Il  s'était  fondé  une  sorte  de  catalogue  de  la  librairie  fran- 
çaise pendant  les  années  1643,  1644  et  1645.  Ce  fut  la  Biblio- 
graphia  Parisina  du  R.  P.  Ludovicus  Jacob.  Elle  parut 
encore  en  1646,  puis  ne  fut  plus  éditée  que  pour  les  années 
1650,  1652,  1653.  La  Bibîiographia  Parisina  était  alors  de- 
venue la  Bibîiographia  Gallica  Universalis,  hoc  est  catalogus 
omnium  librorum  per  universum  Galliœ  regmim  excussorum. 
Ajoutons  la  Bibliothèque  universelle  de  Paul  Boyer,  qui 
est  de  la  même  époque  (Paris,  1649,  deux  volumes  in-S"*),  et 
nous  aurons  les  principaux  ouvrages  qu'il  était  facile  de  con- 
sulter au  xvn*  siècle.  Je  ne  parle  pas  des  anciens  recueils 
antérieurs  à  1643;  la  grande  Bibliothèque  universelle  de 
Francfort  U625),  contenant  le  Catalogue  de  tous  les  livres  qui 
ont  été  imprimés  ce  siècle  passé  aux  langues  lran'4^aise,  ita- 
lienne, espagnole  et  autres  qui  sont  aujourd'hui  plus  com- 
munes,   depuis   Van    1500   jusqu'à    l'an   MDCXXIV;    ou  le 


616  '     HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

catalogue  de  Johannes  Molanus,  à  Cologne,  1618.  Nous  ne  re- 
monterons pas  jusqu'au  xvi*  siècle  et  jusqu'à  Conrad  Gesner  : 
ce  serait  faire  l'histoire  de  la  Bibliographie. 

Au  xviii**  siècle,  les  études  bibliographiques  attirèrent  les 
savants.  C'était  une  occupation  intellectuelle  qui  devait  conve- 
nir à  cette  époque  plutôt  critique  que  créatrice. 

Burette  en  1748,  Le  Boucher  en  1749,  Formey  en  1756, 
traitent  la  question  du  classement  et  de  la  composition  des 
bibliothèques.  En  1750,  David  Clément  commence  sa  Biblio- 
thèque curieuse,  historique  et  critique,  ou  Catalogue  rai- 
sonné des  livres  diUiciles  à  trouver,  A  la  même  époque,  deux 
savants  religieux  entreprenaient  de  donner  le  catalogue  ana- 
lytique, l'un  d'une  bibliothèque  universelle,  l'autre  d'une 
bibliothèque  exclusivement  française.  Ce  furent  le  P.  Nice- 
ron,  et,  après  lui,  l'abbé  Goujet. 

L'idée  d'une  bibliothèque,  universelle  ou  française,  avait 
déjà  provoqué  des  travaux  bibliographiques  avant  le  xviii*  siè- 
cle. Dès  le  XVI*  siècle,   Alexo  Vanegas  de  Busto,    Conrad 
Gesner,  Florian  Triffer,  La  Croix  du  Maine,  Mutio  Pansa, 
Arias  Montanus  et  le  sieur  de  La  Roche  s'étaient  occupés  de 
réunir   dans   un   ensemble    harmonieusement   et  clairement 
composé,    les    principaux   livres  imprimés   depuis   le    siècle 
précédent.  A  ce  moment,  il  était  encore  possible  de  dresser 
un  état  général  de  toutes  les  richesses  bibliographiques  de 
l'époque.  Ces  éludes  ne  furent  pas  abandonnées  au  siècle  sui- 
vant :    elles   occupèrent   Henry   Dupuy,    Naudé,    le   savant 
bibliothécaire    de    Mazarin,,    le    P.    Pierre     Blanchot,   Da- 
niel Heinsius,    Le  Gallois,    le  P.  Garnier,   l'illustre   Baillet. 
Au  xviii*  siècle,  Gabriel  Martin,  aussi  savant  libraire    qu'in- 
génieux  classificateur,   venait  de  donner  un  beau  système 
de  bibliothèque  (1725)  et  Lenglel  Dufresnoy  avait  rédigé,  en 
1736,  le  prospectus  d'un  grand  ouvrage  qui  ne  fut  pas  pu- 
blié et  qui  devait  porter  pour  titre  :  De  Vusage  et  du  choix 
des  livres  pour  Vclude  des  belles-lettres  avec  des  catalogues 
raisonnes  des  auteurs  utiles  et  nécessaires  pour  se  lormer 
dans  les  diverses  parties  de  la  littérature. 

Le  P.  Niceron,  qui  est  le  premier  en  date,  trouvait  donc 
le  terrain  déjà  préparé. 


HISTOIRE  DE   LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE  617 

Né  à  Paris,  le  11  mars  1685,  il  entra  de  bonne  heure  dans 
la  Congrégation  des  Bamabites,  dont  son  oncle  faisait  par- 
tie.- Il  professa  la  rhétorique,  les  humanités,  et,  le  fait  est 
à  noter,  les  langues  vivantes.  11  a  traduit  plusieurs  ouvrages 
anglais.  Il  possédait  la  clef  de  presque  toutes  les  littératures 
connues,   anciennes  et  modernes. 

Jusqu'en  1716,  il  avait  professé  en  province  à  Loches,  à 
Montargis  où  il  resta  six  ans.  De  retour  à  Paris,  il  obtint 
quelques  brillants  succès  de  prédication  ;  mais  il  s'adonna 
surtout  à  l'étude  des  lettres.  Le  travail  abrégea  sa  vie  :  il 
mourut  le  8  juillet  1738,  âgé  de  cinquante-trois  ans,  après 
une  carrière  qui  l'honore. 

Il  avait  amassé  des  matériaux  considérables  sur  la  vie  et 
les  ouvrages  d'un  grand  nombre  d'écrivains. 

En  1729,  parut  le  premier  volume  de  ses  Mémoires  pour 
servir  à  Vhisloire  des  hommes  illustres  dans  la  république 
des  lettres.  Son  but  fut  de  faire  connaître  dans  la  mesure  du 
possible  tous  les  ouvrages  de  quelque  valeur  composés  de- 
puis la  Renaissance.  Quant  aux  anciens,  ils  sont  assez  mal 
représentés  dans  cette  galerie.  Quelques  mots  sur  Tacite,  sur 
Pline,  sur  Tite-Live  ne  constituent  qu'un  bien  maigre  inven- 
taire des  richesses  littéraires  de  l'antiquité. 

Par  contre,  bon  nombre  d'ouvrages  étrangers  emplissent 
son  recueil.  «  Je  n'ai  pas  cru,  dit-il,  devoir  m'attacher  seule- 
ment aux  Français  ;  tous  les  savants  de  quelque  nation  qu'ils 
soient  trouveront  place  dans  ces  Mémoires.  »  Ce  n'est  pas 
une  bibliothèque  nationale;  c'est  une  bibliothèque  universelle. 

Il  est  facile  de  s'assurer  a  priori  que  ce  projet  était  trop 
vaste  pour  n'être  pas  insuffisamment  réalisé  :  les  quarante- 
trois  volumes  qui  composent  ces  mémoires  ne  contiennent  que 
1.600  articles.  Seize  cents  ouvrages  à  citer  depuis  le  xiii"  siè- 
cle (il  remonte  jusque-là)  dans. toutes  les  langues,  chez  toutes 
les  nations  !  C'est  peu,  en  vérité  ;  surtout  si  l'on  songe  que 
l'auteur  omet  à  dessein  les  auteurs  connus,  ceux  «  qui  portent 
des  noms  si  respectables,  que  tout  détail  et  tout  éloge  est 
inutile  à  leur  égard  » .  Il  se  lient  dans  la  sphère  des  talents 
moyens  ou  des  médiocrités,  c'est-à-dire  là  où  la  quantité  rem- 
place la  qualité. 


618  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

La  méthode  de  railleur  a  été  de  n'en  avoir  aucune,  et  cela, 
de  parti  pris.  «  ir  aurait  été  fort  inutile  d'observer  quelque 
ordre  dans  un  ouvrage  qui  comme  celui-ci  est  composé  de 
parties  qui  n'ont  aucun  rapport  entre  elles  ;  la  quantité  suffi- 
sante de  matériaux  que  je  me  trouve  sur  un  auteur  est  la 
seule  raison  qui  fait  paraître  l'un  devant  l'autre.  >>  On  ne  sau- 
rait se  mettre  plus  à  son  aise.  "" 

Il  fit  d'abord  Irente  volumes.  A  ce  moment  le  P.  Niceron 
s'aperçut  que  son  œuvre  manquait  de  limpidité.  Il  prit  alors 
un  parti  qu'il  eût  pu  prendre  trente  volumes  avant  :  il  classa 
ses  auteurs  par  ordre  alphabétique.  Pour  le  reste,  il  s'ingé- 
nia à  réparer  sa  faute.  Tables  nécrologiques,  tables  de  ma- 
tières, tables  alphabétiques  augmentant  à  chaque  nouvelle 
publication  encombrent  les  douze  ou  treize  derniers  volumes, 
sans  jeter  une  lumière  bien  vive  dans  cet  amas. 

Sous  ces  apparences  un  peu  informes,  cet  omrage  est  iin 
trésor  pour  le  bibliophile. 

Le  P.  Niceron  a  connu  ou  feuilleté  beaucoup  d'éditions,  et 
il  les  cite  toutes.  Comme  il  parle  surtout  de  gens  assez  mal 
connus,  on  conçoit  l'intérêt  que  prennent  pour  nous  les  indi- 
cations qu'il  a  laissées.  Niceron  a  collectionné  les  infini- 
ment petits  :  ils  lui  doivent  beaucoup. 

Interrogez-le  sur  Molière,  il  vous  dira  peu  de  chose  :  il 
vous  apprendra  ce  que  vous  savez,  que  sur  les  trente  comé- 
dies, il  n'y  en  a  eu  que  vingt-trois  qui  furent  imprimées  de 
son  vivant,  que  les  sept  autres  parurent  en  1683,  que  Denys 
Thierry  publia  toutes  les  œuvres  de  Molière  en  8  volumes 
in-12,  que  le  poème  du  Val-de-Grâce  fut  imprimé  d'abord  à 
Parir5,  1669,  in-4°,  que  Tfdition  en  6  volumes  in-4**  de  1734  est 
plus  complète  :  que  Grimarest  et  M.  de  la  Serre  ont  écrit  la 
vie  de  Molière.  Et  voilà  lout.  pas  un  mot  de  plus  sur  la  bi- 
bliographie moliéresque;  tout -juste  une  petite  page  sur  ce 
sujet,  qui  a  fourni  la  matière  d'un  gros  in-8**  à  Paul  Lacroix, 

Ne  le  consultez  pas  non  plus  sur  Bossuet,  sur  Fénelon  ;  il 
ne  les  honore  que  de  quelques  lignes;  mais  choisissez  un 
écrivain  moins  célèbre.  Symphorien  Champier,  occupe  à  lui 
seul  près  de  quarante  pages  :  et  tous  ses  confrères  en  modes- 
tie, à  Tavenant. 


HISTOIRE   DE   LV  LITTÉUATLUE  FRANÇAISE  GlU 

Xe  craignez  pas  de  descendre  à  des  personnalités  encore 
plus  ignorées  :  Niceron  ne  faillira  pas,  vous  le  trouverez  tou- 
jours prêt,  quelque  obscure  que  soit  la  région  où  vous  vous 
engagez.  Ou'on  se  figure  une  bibliothèque  dont  les  Mémoires, 
de  Niceron  seraient  le  catalogue.  Les  raretés,  les  in-quarto 
poudreux,  rarement  ouverts,  oubliés,  en  constitueraient  le 
plus  grand  fonds.  Niceron  a  pris  la  tâche,  par  le  petit  côté, 
par  le  détail  minuscule  et  minutieux  ;  c'était  son  droit.  A  ce 
titre,  il  mérite  la  reconnaissance  des  bibliographes  qui  l'ont 
suivi.  On  ne  saurait  trop  louer  l'idée  du  P.  Niceron.  Elle  était 
grande,  trop  vaste  môme,  étant  donnés  les  moyens  d'exécu- 
tion. Niceron  a  fléchi  sous  le  fardeau.  Il  a  entassé  les  livres, 
il  sest  encombré,  et  pourtant  ses  quarante-trois  volumes  sont 
insuffisants  et  incomplets.  Il  faut  du  moins  lui  tenir  compte 
des  articles  qu'il  nous  a  légués;  c'était  autant  d'arraché  à 
l'oubli. 

Le  P.  Niceron  mourut  pendant  l'impression  du  trente-neu- 
vième volume  de  ses  Mémoires.  Les  quatre  derniers  tomes  ne 
restèrent  pas  manuscrits.  Ils  furent  publiés  par  les  soins  de 
plusieurs  amis,  le  P.  Oudin,  (jui  a  composé  sept  cents  notices 
dans  sa  vie,  J.-B  Michault,  enfin  l'abbé  Goujet,  qui  fit  l'éloge 
de  Niceron  et  lui  donna  une  place  dans  sa  Bibliothèque  iran!- 
çaise. 

Avant  de  parler  de  ce  nouveau  recueil,  quelques  mots  sur 
la  vie  de  son  auteur.  Il  l'a  racontée  lui-même  dans  ses  Mé- 
moires,  que  son  ami,  l'abbé  Barrai,  a  publiés  en  1767,  chez 
du  Sauve t,  à  La  Haye. 

Né  à  Paris,  le  19  octobre  1697,  sur  la  paroisse  de  Saint-  ^ 
Jacques-de-la-Boucherie,  il  fut  souvent  malade  dans  sa  jeu- 
nesse. A  cinq  ans,  il  fut  mis  à  la  pension  Davesne,  rue  Gist- 
le-Cœur. 

Son  père  le  détournait  de  l'étude,  lui  l'efusait  les  livres. 
Claude-Pierre  se  cachait  pour  travailler,  souvent  contraint 
«  de  chercher  quelque  coin  ignoré,  souvent  désagréable  et 
malsain  ».  C'est  un  trait  de  sa  vie  commun  avec  celle  de 
Pascal,  cette  enfance  maladive  et  studieuse. 

Il  garda  toute  sa  vie  cette  passion  de  l'étude,  qui  le  faisait 
vivre  à  part,  plongé  dans  ses  livres,  loin  du  monde,  où  il 


620  HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

faisait  Irislc  figure,  si  l'on  en  juge  par  ce  galant  madrigal 
d'une  demoiselle  qu'il  venait  d'inviter  à  danser  :  «  Hélas, 
monsieur,  vous  jouez  ici  un  personnage  forcé;  vous  n'êtes 
pas  fait  pour  lui.  J'es[)ère  que  vous  le  déposerez  bientôt.  » 
Ce  compliment  eût  décontenancé  quelque  autre.  Claude- 
Pierre,  lui,  s'aperçut  que  la  demoiselle  avait  raison;  il  se  re- 
commanda à  ses  prières,  ne  dansa  plus,  abandonna  un  roman 
dont  il  avait  déjà  écrit  quatre  cents  pages,  ne  fit  plus  pour 
le  Mercure  ni  énigmes  ni  épigrammes,  et  se  lança  dans  la 
philosophie.  Il  en  sortit  janséniste.  Il  a  eu  de  beaux  traits 
dans  sa  vie.  En  1724,  on  le  sollicita  de  continuer  VHistoire 
ecclésiastique,  de  Fleury.  D'abord  effrayé  de  l'entreprise,  il 
s'y  détermina  cependant.  Il  avait  déjà  achevé  pour  cet  ouvrage 
VIIisLoire  du  Concile  de  Constance,  lorsqu'il  apprit  que  le 
P.  Fabre,  prêtre  de  l'Oratoire,  faisait  le  même  travail.  Goujet 
s'arrêta  :  il  fit  mieux,  il  aida  le  P.  Fabre  et  corrigea  ses 
épreuves. 

11  eut  des  heures  moins  chevaleresques.  Ainsi,  il  fut  trop 
peu  désintéressé  le  jour  où,  invité  chez  Coignard,  —  l'impri- 
meur du  Moreri,  que  Goujet  continuait,  —  il  vola  dans  un 
tiroir  une  lettre,  — ■  l'ordre  donné  à  Coignard  de  supprimer 
daDs  le  manuscrit  de  Goujet,  les  passages  où  il  exaltait  les 
Jansénisles  aux  dépens  des  Jésuites. 

Ajoutons,  à  sa  décharge,  qu'il  raconte  lui-même  avec  fran- 
chise ce  qu'il  appelle  «  cette  espèce  de  larcin  ».  A  ses  yeux, 
contre-les  Jésuite?,  le  larcin  était  de  bonne  guerre. 

Il  avait  comj)()sé  un  nombre  respectable  de  Vies  et  d'Eloges. 
Les  loisirs  de  sa  vie  retirée  lui  permettaient  de  beaucoup 
travailler.  Le  catalogue  de  ses  œuvres,  donné  par  lui-même 
dans  SCS  Mémoires,  ne  tient  pas  moins  de  cent  pages.  Le 
labeur  lui  faisait  oublier  et  mépriser  les  attaques  de  ses  enne- 
mis, quelque  puissants  qu'ils  fussent. 

Il  faisait  diversion  aux  sévérités  de  l'abbé  Fleurj^,  qui  lui 
fermait  obstinément  l'Académie  et  le  Journal  des  Saianta. 
Mais  bientôt  le  travail  lui-même  lui  devint  impossible,  il  per- 
dit la  vue.  Ne  pouvant  plus  écrire,  il  fut  réduit  à  la  pénible 
extrémité  de  vendre  sa  bibliothèque.  Belhune-Charost  la  lui 
acheta,  sans  avoir,  comme  autrefois  Boileau  pour  Patru,  la 


HISTOIKE   Ï)E  LA   LITTÉRATUKE   FRANÇAISE  621 

(îc^licalesse  de  lui  en  laisser  la  jouissance  jusqu'à  la  mort. 
En  perdant  ses  livres,  il  perdait  ses  plus  chers,  ses  plus 
vrais  amis.  Celte  séparation  cruelle  Tacheva.  Il  mourut,  le 
dimanche  suivant,    !•'  février  1767. 

Parmi  ses  œuvres  nombreuses,  ouvrages  historiques,  élo- 
ges, Mémoires  de  la  Ligue,  etc.,  sa  Bibliothèque  Française 
a  seule  droit  de  vie.  D'Argenson  Tavait  engagé  à  faire  une 
histoire  littéraire. sur  un  plan  conçu  par  Chauvelin.  (îoujet 
recula.  Plus  lard,  il  remania  ce  plan  et,  à  force  d'y  songer, 
il  se  familiarisa  avec  ce  projet  grandiose.  11  l'a  exécuté  en 
seize  années.  La  patience  et  la  persévérance  ne  Tabandon- 
nèrent  jamais.  Son  ouvrage  se  compose  de  vingt  volumes 
dont  les  deux  derniers  n'ont  pas  paru.  Il  les  publiait  par  sé- 
ries de  deux  tomes,  à  des  intervalles  assez  rapprochés. 
Chaque  série  est  précédée  d'un  nouvel  avertissement  et  sui- 
vie d'une  table.  Les  articles  sont  de  simples  notices  sur  la 
vie  et  les  œuvres  de  chaque  écrivain.  L'ouvrage  est  incom- 
plet. Il  ny  figure  que  des  grammairiens,  des  orateurs,  et 
surtout  des  poètes.  Ils  sont  classés  chronologiquement.  Le 
plan  de  Goujet  était  beaucoup  plus  vaste  : 

<(  J'entreprends  de  parler  des  ouvrages  qui  concernent 
toutes  les  sciences  et  tous  les  arts  ;  mon  dessein  est  de  nommer 
tous  ceux  (|ui  méritent  d'être  connus.  » 

Goujet  n'a  réalisé  qu'une  partie  de  ce  plan  gigantesque. 
Elle  est  intéressante.  Les  premiers  volumes  furent  goûtés  du 
public.  Goujet  dit  au  tome  111  :  «  L'accueil  (lu'on  leur  a 
fait  et  qui  a  passé  mes  espérances,  m'invitait  à  ne  pas  faire 
attendre  trop  longtemps  la  suite  de  mon  travail.  » 

Ouvrons  ce  volumineux  recueil.  Dès  le  premier  coup  d'œil, 
il  nous  paraît  intéressant.  On  reconnaît  dès  l'abord  l'ama- 
teur curieux  et  érudil,  cjui  possédait  celle  belle  bibliothèque 
sur  laciuelle  Hélhuno-Charost  a  laissé  une  bonne  notice. 

Les  premières  galeries  de  celle  bibholhèque  sont  affectées 
aux  traductions.  Dante  n'est  représenté  que  par  les  Hiines 
Françaises  de  Haltliazar  Grangier,  trois  volunn^s  in-1*?.  ([ui 
dataient  déjà  de  deux  ccMits  ans:  ils  furent  pul)liés  à  Paris  <"he/ 
Georges  Drobet,  au  xvi*  siècle.  Pélranjue,  Boccacc,  et  surtout 
le  Tasse  sont  mieux  partaj^és.  Dans  le  nombrtî,  on  dcrouvrc 


622  HISTOIRE   DE   L.V   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

quelques  éditions  rares  :  Quatre  chants  de  ia  Uiérusalem  de 
Torquato  Idsso,  traduits  en  vers  français,  par  Pierre  de 
Brach,  sieur  de  la  Motte  Montusson  «  à  toujours  victorieux  el 
débonnaire  Henri  IV,  roi  de  France  et  de  Navarre  »,  à  Paris, 
chez  Abel  TAngelier,  1569  ;  ou  encore  YAminle,  fable  boca- 
gère  du  seigneur  Torquato  Tasso,  italien,  mise  en  prose  fran- 
çaisi»,  par  G.  Belliard  ;  Paris,  in- 12,  1596. 

Quant  aux  poètes  anglais,  la  connaissance  de  cette  litté- 
rature en  France  était  trop  récente  pour  que  Goujet  ait  pu 
mentionner  autre  chose  que  des  publications  presque  toutes 
contemporaines,  les  commentaires  de  M.  de  Crousaz  sur 
Pope,  ou  les  traductions  de  M.  Provost  d'Exilés. 

Les  huit  premiers  volumes  sont  consacrés  aux  traductions. 
La  revue  des  poètes  français  commence  avec  le  tome  IL 

Comment  Goujet  se  comporte-t-il  à  Tégard  des  poètes  illus- 
tres ?  A  ce  point  de  vue,  il  laisse  autant  à  désirer  que  Xiceron. 
Ce  dernier  donnait  au  moins  une  courte  bibliographie  de 
Molièi^e.  Chez  Goujet,  on  la  cherche  en  vain. 

Flcmerciement  au  roi^  par  J.-B.  Poquelin  Molière  :  puis 
la  Gloire  du  Val-de-Grâce,  poème  par  le  même;  voilà  tout  ce 
qui  est  dit  sur  ce  sujet.  Sur  dix-huit  volumes,  deux  lignes 
pour  Molière.  Je  veux  bien  que  Molière  ait  été  négligé  et 
méconnu  pendant  la  première  moitié  du  xviii*  siècle. 
Mais  ici  Téclipse  est  trop  complète.  Le  théâtre  sortait-il  du 
cadre  qu'il  a  choisi?  Mais  avait-il  la  même  excuse  pour  La 
Fontaine,  par  exemple,  qu'il  nomme  à  peine,  ou  pour  le 
malheureux  Boileau  Nicolas,  qui  n*a  même  pas,  comme  son 
frère  Gilles,  les  honneui's  d'un  paragraphe  ?  pour  Corneille, 
traité  eu  six  lignes  ? 

Les  bibliographies  des  autours  moins  connus  sont  plus 
complètes. 

On  trouve  des  indications  bonnes  à  retenir  sur  les  diffé- 
rentes éditions  des  Lunettes  des  princes  composées  par  noble 
homme  Meschinot  Escuier,  chez  Nicolas  Higman,  par  Nicole 
\'osti"e,  à  Paris  1522,  in-octavo  gothique,  par  Pierre  Caron. 
chez  Alain  Lotriau.  1534,  ou  chez  Olivier  ArnouUet,  à 
Lyon,  etc.  ;  sur  le  Livre  de  la  chasse  du  grand  seneschal  de 
Normandie  et  les  Ditz  du  bon  chien  Souilliart  qui  fut  au 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE  G23 

roij  Loys  de  France,  onziesme  de  ce  nom,  petit  in-quarto  de 
douze  feuillets  sans  date  ni  marque  du  lieu  de  l'impression  ^ 
et  sans  chiffres  aux  pages;  sur  les  Œuvres  de  Jehan  le  Maire 
de  Belges,  indicutire  el  hysloriographe  de  la  roijne,  à  Paris, 
1535,  chez  Denys  et  Simon  Janot,  in-16,  etc. 

Cette  nomenclature  donne  une  idée  du  genre  d'utilité  que 
présente  ce  recueil.  Est-il  aussi  complet  que  le  Niceron?  En 
général,  sur  un  point  déterminé,  Goujet  est  plus  pauvre  que 
son  devancier.  Mais  il  a  entraîné  la  science  bibliographique 
l)lus  loin  et  dans  une  voie  plus  sûre  que  le  P.  Niceron.  Moins 
prolixe  sur  chaque  auteur  dont  il  parle,  il  a  procédé  avec 
méthode  et  il  adopte  l'ordre  chronologique,  qui  est  un  ordre 
logique.  A  l'abondance  touffue  et  embrouillée  de  son  devan- 
cier, il  substitue  des  aperçus  clairs  et  méthodiques.  Il  a  jeté 
un  peu  de  jour  dans  les  broussailles.  Niceron  avait  produit 
une  œuvre  forte,  nourrie,  vigoureuse,  mais  encore  informe. 
Il  l'emporte  sur  Goujet  par  la  richesse  des  informations  ;  plus 
complet  que  son  successeur,  il  nous  est  d'un  plus  grand  se- 
cours. Il  est  plus  utile  au  savant  ;  mais  Goujet  a  été  plus 
utile  à  la  science.  C'est  à  Goujet  que  doit  aller  la  recon- 
naissance de  tous  ceux  qui  s'intéressent  à  la  bibliographie, 
à  son  histoire,  à  ses  progrès. 

Son  exemple  ne  fut  pas  perdu  pour  ses  successeurs,  qui 
perfectionnant  sans  cesse  leur  méthode  préparèrent  le  ter- 
rain aux  bibliographes  de  notre  siècle.  Depuis  le  Muséum 
Typqgraphicum  de  Guill.  François  Rebude  Junior,  paru  en 
1755,  depuis  la  Bibliothèque  Instructive  de  Debure,  les  tra- 
vaux de  J.-B.  Losmont,  en  1768,  ou  de  Desessarts,  en  1799, 
jusqu'aux  premières  années  du  xix*  siècle,  jusqu'au  Manuel 
de  Peignot  (1800),  jusqu'aux  fortes  études  du  savant  Laire, 
et  plus  tard  jusqu'à  Petit-Pradel  ou  Bailly,  on  suit  le  contre- 
coup de  cette  forte  impulsion  qui  ne  fut  Jamais  perdue,  el 
dont  nos  savants  ont  tiré  profit. 


CHAPITRE  VII 


L'Éloquence. 


Éloquence  Rolijjjiouse.  —  Massiiion.  —  L'al)bé  Poulie. 

liloquence  Académi(iue.  —  Thomas. 

Orateurs  de  la  Révolution.  —  A  la  Con^^tituanle  :  Mirabeau.  —  Barnave.  — 
Sieyès.  —  Mcnou.  —  Les  frères  Lameth.  —  L'abbé  Maur}\  — A  la  Législalive  : 
Vergniaud.  —  Camille  Desmoulins.  —  A  la  Convention  :  Danton.  — 
Robespierre.  —  Saint-Just.  —  Marat.  —  Napoléon  /**". 


L'Eloquence,  au  xvnr  siècle,  a  suivi  le  mouvement 
social.  Jusqu'en  1789,  ses  plus  brillantes  manifestations  fu- 
rent à  l'église,  ensuite  elles  furent  à  la  tribune.  Entre  Télo- 
quence  religieuse  et  Téloquence  politique,  une  petite  place 
peut  être  faite  à  Téloquence  académique. 

L'éloquence  religieuse  eut  un  très  grand  orateur,  Massillon. 

On  sait  vaguement  que  Massillon  (1)  a  prononcé  devant 
Louis  XV  enfant,  des  sermons  réunis  sous  le  nom  de  Peiil 
Carême  :  ils  ne  sont  pas  ses  meilleurs,  et  ils  ne  furent  pas 
ses  plus  efficaces,  à  en  juger  par  la  vie  de  son  royal  audi- 
teur. 

Mais  les  grands  sermons?  Qui  donc  a  le  courage  d'aller 
quelquefois,  mettons  une  fois  dans  sa  vie,  prendre  Massillon 
dans  sa  bibliothèque,  —  à  supposer  qu'il  y  soit,  —  pour  lire 
ses  discours?  Il  y  a  là  des  chefs-d'œu\Te  qui  devraient  être 
immortels,  et  qui  dorment  profondément  sous  l'épaisse  pous- 
sière de  deux  siècles  d'oubli  !  Parfois  un  curieux  ouvre  et 
feuillette  les  volumes,  et  il  se  trouve  alors  en  pays  aussi  neuf 
que  s'il  explorait  une  île  inconnue.  Quelques  candidats  au 
baccalauréat  ont  lu  avec  dégoût,  dans  les  morceaux  choisis, 
une  page  ou  deux  du  grand  orateur  parmi  les  excerpla.  Pour 
le  reste,  très  peu  en  parlent. 

Il  sciait  à  souhaiter  (jue  I  Eglise,  qui  admet  les  chanteurs 
et  les  chants  des  maîtres  au  jubé,   reprit  de  temps  en  temps  des 

(1)  ir.G3-n42. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FR.\NÇAISE  625 

pages  de  ses  grands  sermonnaires,  et  ne  laissât  pas  en  friche 
cette  merveilleuse  moisson  qu'elle  pourrait  faire  parmi  ses 
orateurs  siicrés.  Massillon  triompherait  dans  r,es  résurrections. 

C'est  une  grande  et  séduisante  ligure  que  cet  Oratorien 
provençal  ^  Né  en  1663,  à  Hyères,  mort  à  ClermonUFerrand 
en  1742,  il  fut  appelé  par  hasard  dans  ce  Paris,  dont  il  allait 
devenir  le  premier  conseiller  et  directeur.  Quand  il  y  fut,  de 
toutes  parts  on  accourait  l'entendre,  et  les  voilures  arrêtaient 
la  circulation  aux  abords  de  Saint-Eustache. 

Si  Louis  XIV,  gêné  par  ses  attaches  avec  les  Jésuites,  se 
montra  un  peu  froid  envers  cet  Oratorien,  il  Teut  cependant 
en  assez  haute  estime  pour  lui  avoir  décerné  des  compliments 
qui  sont  demeurés  parmi  les  mots  historiques  de  son  règne. 

L'admiration  était  générale,  on  venait  de  loin  pour  Touïr, 
et  quand  il  prêchait,  les  chaises  étaient  à  cinq  et  six  francs. 

C'était  être  à  la  mode,  s'il  en  faut  croire  une  petite  bro- 
chure, frs  Ihtf/atciics  /tK^nifcs,  (jui  i'(M:onuuandc  î'  la  femme 
à  la  mode  de  n'aller  (ju'aux  sermons  chers  : 

«  Une  jolie  femme  est  faite  pour  les  jolis  sermons  ;  ils  s'an- 
noncent assez  par  l'affluence  des  équipages,  et  le  prix  des 
chaises.  Il  est  ignoble  de  s'édifier  pour  deux  sols.  » 

Il  recevait  des  hommages  plus  imprévus.  Un  jour,  dans 
un  sermon  sur  le  luxe,  il  reprocha  aux  dames  de  la  cour  le 
décolletage  exces&if  et  impudent.  Il  ajoutait  :  «  Il  ne  manciue 
|)lus  ((uo  d'cUlirer  rattention  |»ur  (rimi)ertinentos  mouches!  » 
C'était  la  grande  affaire,  dans  la  toilette,  de  bien  choisir  et 
de  bien  placer  les  mouches,  qu'on  faisait  en  toutes  formes, 
en  étoiles,  en  comètes,  en  lunes,  en  rondelles  entourées  de 
diamants,  et  qu'on  mettait  sur  les  tempes,  le  front,  le  coin 
des  lèvres.  On  n'en  collait  pas  encore  sur  la  poitrine.  Le  len- 
demain du  sermon  de  Massillon,  au  bal,  les  dames  se  mirent 
toutes  une  mouche  sur  les  seins,  et  comme  c'est  Massillon 
qui  en  avait  parlé  le  premier,  on  baptisa  ces  mouches  du  nom 
.de  Àiassillonnes.  C'était  un  triste  résultat  pour  un  prédicateur. 

II  connut  les  plus  rares  succès  de  paroles.  Quand  il  pro- 
nonça la  péroraison  de  son  sermon  sur  le  «  Petit  nombre 
des  Elus  »,  tout  l'auditoire  se  leva,  transporté  d'enthou- 
siasme; un  long  murmure  courut,  et  Massillon  lui-même  fut 

40 


626  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉR.\TURE  FRANÇAISE 

si  ému  par  ses  propres  paroles,  dont  la  chaleur  lui  était  pour 
ainsi  dire  renvoyée,  toute  décuplée  par  l'assemblée,  qu'il  mil 
les  mains  sur  son  front,  et  demeura  quelques  instants  muet 
devant  ses  ouailles  troublées. 

La  mort  de  Louis  XIV,  dont  il  prononça  Toraîson  funèbre, 
lui  apporta  les  honneurs  jusqu'alors  refusés.  Il  fut  nommé 
presque  en  même  temps  académicien  et  évêque  de  Clermont. 

Sa  vieillesse  s'est  passée  parmi  ses  diocésains  auvergnats, 
qui  étaient  de  rudes  sauvages  à  gouverner. 

Il  leur  fît  beaucoup  de  bien  et  se  fil  aimer  d'eux. 

Il  se  consacra  surtout  à  l'édification  de  son  clergé,  qu'il 
eut  de  la  peine  à  tenir  en  bon  accord. 

Massilhm  eut  un  génie  simple,  marqué  par  deux  qualités 
maîtresses.  Il  fut  un  perspicace  moraliste  et  un  inimitable 
rhéteur. 

La  morale  de  Massillon  présente  ce  caractère  particulier 
d'être  mondaine,  on  dirait  volontiers  laïque. 
Elle  ne  pose  pas  sur  le  dogme. 

Elle  put  se  concilier  les  sympathies  mêmes  des  Encyclopé- 
distes. Voltaire  se  faisait  lire  en  mangeant  les  sermons  de 
Massillon;  d'Alembert,  la  Harpe  le  mettaient  au-dessus  de  Bos- 
suet.  Cet  oratorien  avait  sécularisé  la  morale. 

Que  d'enseignements,  que  de  conseils  à  lui  emprunter, 
qui  ne  vieilliront  jamais  !  Comme  il  les  traite,  ces  mondains 
qui  viennent  au  sermon  par  genre  ou  pour  le  flirt.  «  Vous 
êtes  conduits  ici  par  des  vues  criminelles  dont  je  n'ose  parler 
de  peur  d'avilir  la  gravité  de  mon  ministère  !  »  Aux  grands, 
il  recommande  l'affabilité  envers  les  gens  du  peuple,  la  mo- 
destie, malgré  l'antiquité  du  nom,  et  si  vous  lisiez  le  sermon 
sur  niumanité  des  Grands  envers  les  Pauvres,  vous  ne  seriez 
pas  peu  surpris  que  Massillon  ait  dit  bien  avant  Beaumar- 
chais :  «  Si  le  sort  l'eût  voulu,  je  serais  fils  d'un  prince  ». 

Quelle  science  du  cœur  humain  dans  l'admirable  sennon 
des  Afflictions,  dans  la  peinture  de  l'amour  et  de  ses  égare- 
ments !  Quand  on  lui  demandait  où  il  avait  appris  tout  cela, 
il  répondait  :  «  Dans  mon  cœur  ». 

A-t-il  connu  ou  imaginé  les  tourments  du  cœur  ?  C'est  un 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  627 

petit  problème  dont  la  discussion  seule  prend  Tair  d'un  sacri- 
lège. 

Le  fait  certain  est  que  Massillon,  sermonnaire  fort  goûté 
des  dames,  a  été  fort  calomnié,  raillé,  même  chansonné.  Sa 
réponse  fut  éloquente,  et  ce  fut  ce  beau  sermon  sur  la  Médi- 
sance, où,  avant  Beaumarchais,  il  fit  un  joli  crayon  de  la 
Calomnie  :  «  Ce  rien  qui  prend  une  réalité  en  passant  de 
bouche  en  bouche.  » 

Affable,  jeune,  ardent,  méridional,  il  apportait  à  Paris  dans 
son  regard  de  flamme  les  rayons  du  soleil  de  la  Côte  d'Azur. 
Les  dames  en  raffolèrent,  plusieurs  ne  s'en  cachèrent  pas,  et 
le  prirent  pour  directeur,  l'invitèrent  dans  leurs  châteaux, 
et  on  nommait  en  souriant  la  belle  Mme  de  Simiane,  petite- 
fille  de  Mme  de  Sévigné,  la  belle  marquise  de  L'Hôpital, 
femme  du  géomètre,  très  éclairée  elle-même  sur  les  mathé- 
matiques, et  aussi  la  duchesse  de  Berry. 

La  Cabale  est  méchante,  et  le  succès  mondain  du  bel  ora- 
lorien  avait  suscité  des  jalousies,  des  railleries  ;  quand  il  fut 
nommé  évêque  de  Clermont,  on  alla  jusqu'à  le  chansonner 
dans  ce  refrain  du  Recueil  Maurepas  : 

Massillon  s*en  va  à  Clermont 
Pour  prendre  aux  dames  le  menton^ 
Ainsi  qu'il  faisait  î  Paris. 

La  faveur  et  le  respect  des  grands  le  consolèrent,  surtout 
la  sympathie  du  roi,  qui  lui  disait  : 

J*ai  entendu  plusieurs  prédicateurs  et  j*ai  été  très  satisfait.  Mais  en 
vous  écoutant,  mon  Père,  jai  été  très  mécontent  de  moi-môme. 

Ces  triomphes  n  entamaient  pas  sa  modestie  spirituelle. 
On  le  complimentait  un  jour  sur  son  sermon. 

—  Ah  !  que  vous  avez  bien  prêché  ! 

Et  il  répondit  avec  finesse,  avec  une  humilité  qui  voulait 
expier  en  le  commettant  le  péché  de  fatuité  : 

—  Je  le  sais  bien,  le  Diable  me  l'a  dit  avant  vous.  » 
C'était  un  conciliant,  un  apaisé,  un  médiateur. 

Un  comte  de  Rosemberg,  blessé  à  la  bataille  de  la  Mar- 


628  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

saille,  promit  s'il  réchappait,  d*entrer  ix  la  Trappe.  Guéri,  il 
oublia  son  vœu.  «  Dieu  se  servit  d'une  douleur  d'entrailles 
pour  le  lui  raj)peler  »,  dit  le  P.  Bourgerel.  Le  malade  consulta 
Massillon,  qui  arrangea  cette  affaire  avec  Dieu. 

Les  rapprochements  avec  les  écrivains  qui  le  suivirent 
immédiatement  naissent  sous  la  plume,  parce  qu  il  fut  vrai- 
ment et  pleinement  un  homme  du  dix-huitième  siècle.  Il  n'a 
rien  de  commun  avec  Bossuel,  ni  avec  Bourdaloue,  qui  ne 
parlaient  déjà  plus,  quand  il  monta  en  chaire. 

Bossuet  combat  pour  le  dogme  avec  une  éloquence  forte, 
animée  par  la  flamme  intérieure  et  jaillissant  en  images  gran- 
dioses, saisissantes. 

Bourdaloue,  c'est  le  redoutable  avocat  de  Tautel,  accu- 
mulant les  preuves,  lançant  au  pas  de  charge  les  escadrons 
d'arguments,  faisant  feu  de  toutes  les  pièces  de  sa  puissante 
dialectique,  et,  selon  le  mot  de  Mme  de  Sévigné  :  «  frappant 
comme  un  sourd.  » 

Il  faudrait  dire  de  Massillon  qu'il  fut  un  grand  rhéteur,  si 
le  mot  de  rhétorique  n'entraînait  une  idée  défavorable.  Mais 
n'est  pas  rhéteur  (jui  veut.  La  rhétorique  est  une  puissante 
qualité  quand  elle  est  l'art  défini  et  conseillé  par  Quint ilien, 
d'amplifier  l'idée  en  l'ornant,  et  surtout,  comme  le  disait  Buf- 
fon  en  songeant  évidemment  à  Massillon,  quand  elle  est  Tor- 
dre et  la  clarté  qu'on  met  dans  son  discours. 

Massillon  excelle  par  un  charme  d'élocution  continuel,  une 
harmonie  enchanteresse,  une  intarissable  fécondité  demovens, 
des  imagos  grandioses,  gracieuses  ou  effrayantes,  un  pathé- 
tique entraînant,  une  science  rare  du  plan  et  de  l'ordre,  cl 
surtout  la  richesse  magnifique  de  ses  amples  périodes  qu'il 
jette  sur  l'idée  <(  comme  un  pan  déployé  du  rideau  du  Tem- 
ple. >' 

C'est  à  la  fois  doux  et  fort  ;  les  temps  de  vigueur  nous  par- 
viennent à  travers  une  musique  qui  séduit.  On  a  dit  de  son 
éloquence  que  c'était  un  torrent  de  lait  et  de  miel  et  Mme  de 
Maintenon  ne  faisait  pas  de  lui  un  petit  éloge  en  disant  : 
«'  Il  a  la  même  diction  dans  la  prose  que  Racine  dans  la 
poésie.  >^ 

Il  faut  se  le  représenter  en  chaire,  tel  que  les  conlempo- 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇ/USE  629 

rains  nous  Font  montré,  avec  l'air  simple,  les  yeux  baissés, 
le  ton  aflectueux.  Il  ne  tonnait  pas  dans  le  sermon,  mais  sa 
douce  persuasion  versait  dans  ses  auditeurs  les  sentiments 
qui  se  manifestent  par  les  larmes  et  le  silence.  Un  jour,  devant 
le  roi,  il  demeura  court. 

Le  roi  lui  dit  :  «  Remettez-vous,  mon  Père,  il  est  bien 
juste  de  nous  laisser  goûter  les  belles  et  utiles  choses  que 
vous  nous  dites.  » 

Jamais  on  n'a  approché  dans  l'éloquence  de  cette  période, 
large,  pleine,  musicale,  admirablement  disposée,  moel- 
leuse  pourtant  et  charmeuse  ;  c'est  un  enchantement,  et  l'es- 
prit demeure  confondu  devant  un  si  beau  génie  oratoire,  une 
des  plus  grandes  gloires  de  la  chaire,  la  plus  éclatante  après 
Bossuet. 

Sainte-Beuve  a  écrit  des  couplets  célèbres  :  «  Aimer  Mo- 
lière. »  Il  Ta  fait  aussi  pour  Massillon,  qu'il  caractérise  joli- 
ment en  usant  du  même  procédé.  «  Aimer  Massillon,  c'est 
une  qualité  de  certains  esprits  qui  peut  servir  à  les  définir. 
Celui-là  aimera  Massillon  qui  aime  le  juste  et  le  noble,  la 
riche  fertilité,  qui  a  dans  l'oreille  un  vague  instinct  d'harmo- 
nie... Il  plaira  à  ceux  qui  aiment  à  naviguer  sur  de  larges 
fleuves  unis,  qui  préfèrent  au  Rhône  impétueux,  à  l'Erîdan 
tel  que  l'a  peint  le  poète,  ou  même  au  Rhin,  dans  ^s  âpres 
majestés,  le  cours  du  fleuve  français,  de  la  royale  Seine  bai- 
gnant les  rives  de  plus  en  plus  élargies  d'une  Normandie  flo- 
rissanle.  » 

Le  trait  est  juste,  et  il  le  serait  davantage,  si  Sainte-Beuve 
n'avait  pas  été  conduit  à  simplifier  pour  la  symétrie  et  à 
négliger  dans  Massillon  la  part  de  la  terreur  et  de  l'épouvante. 

C'est  un  préjugé  de  faire  de  sa  parole  un  verbe  de  miel  pur;  il 
a,  quand  il  veut,  la  force,  l'image  saisissante  de  réalité,  l'ima- 
gination puissamment  créatrice,  et  je  vous  renvoie  aux  pages 
où  Massillon  convoque  son  auditeur  sur  le  lit  de  la  mort,  ou 
procède,  séance  tenante,  au  partage  entre  le  froment  et  la 
paille  destinée  au  feu,  dont  nous  sommes,  hélas  !  à  peu  près 
tous. 

Il  trouve  alors  la  force,  la  vigueur,  les  valeurs  chaudes  et 
crues,  qui  contrastent  avec  sa  mielleuse  réputation. 


630  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

«  Descendez  vous-même  en  esprit  dans  ces  lieux  d'horreur 
et  d'infection,  et  choisissez-y  d'avance  votre  place  ;  repré- 
sentez-vous vous-même,  dans  cette  dernière  heure,  étendu 
sur  le  lit  de  votre  douleur,  aux  prises  avec  la  mort,  vos  mem- 
bres engourdis,  et  déjà  saisis  d'un  froid  mortel  ;  votre  lan- 
gue déjà  liée  des  chaînes  de  la  mort  ;  vos  yeux  fixes,  immo- 
biles, couverts  d'un  nuage  confus  devant  qui  tout  commence 
à  disparaître  ;  vos  proches  et  vos  amis  autour  de  vous,  fai- 
sant des  vœux  inutiles  pour  votre  santé,  redoublant  votre 
frayeur  et  vos  regrets  par  la  tendresse  de  leurs  soupirs  et 
l'abondance  de  leurs  larmes  ;  le  ministre  du  Seigneur  à  vos 
côtés,  le  signe  du  salut,  alors  votre  ressource,  entre  ses  mains, 
des  paroles  de  foi,  de  miséricorde  et  de  confiance  à  la  bouche. 
Rapprochez  ce  spectacle  si  instructif,  si  intéressant  :  vous- 
même  alors,  dans  les  tristes  agitations  de  ce  dernier  com- 
bat, ne  donnant  plus  de  marques  de  vie  que  dans  les  con- 
vulsions qui  annoncent  votre  mort  ;  tout  le  monde  anéanti 
pour  vous;  dépouillé  pour  toujours  de  vos  dignités  et  de  vos  ti- 
tres ;  accompagné  de  vos  seules  œuvres,  et  près  de  paraître 
devant  Dieu.  Ce  n'est  pas  ici  une  prédiction  ;  c'est  l'histoire 
de  tous  ceux  qui  meurent  chaque  jour  à  vos  yeux,  et  c'est 
d'avance  la  vôtre.  Rappelez  ce  moment  terrible  ;  vous  y  vien- 
drez, et  le  jour  peut-être  n'est  pas  loin,  et  peut-être  y  touchez- 
vous  déjà.  » 

Mais  la  terreur  n'était  pas  son  moyen  d'action  ;  il  ne  nous 
épouvante  que  pour  mieux  nous  consoler  et  nous  rassurer. 
Plus  il  nous  plonge  dans  l'abîme,  plus  il  semble  nous  pro- 
mettre au  sortir  de  celte  nuit  une  clarté  vive  et  vivifiante.  Il 
nous  abat  pour  nous  relever;  l'encouragement  suit  la  répri- 
mande. 

Ecoulez  son  Sermon  sur  la  Mort,  et  voyez  comme  les  teintes 
sombres  du  début  servent  de  repoussoir  aux  espérances  et 
aux  consolations  de  la  péroraison. 

Il  apporta  dans  la  chaire  une  science  extraordinaire  de 
l'agencement,  de  la.  progression  dans  le  développement,  de 
la  structure  artistique  et  solide. 

C'est  comme  un  monument  dont  les  charpentes  seraient 
apparentes,   mais  si  harmonieujsement  enlacées,  si  artiste- 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  631 

ment  disposées  et  décorées,  que  loin  d'enlaidir  la  façade,  elles 
lui  sont  une  décoration  et  un  charme  de  plus.  Jamais  on 
n'entendit  plus  belle  harmonie  que  ces  amples  périodes  qui 
se  déroulent  dans  un  glissement  moelleux,  et  étalent  avec 
aisance  la  prodigalité  de  leurs  nuances  et  de  leurs  couleurs. 

Il  faut  entendre  lire  à  haute  voix,  comme  on  l'a  fait  de 
nos  jours,  ces  belles  pages,  dont  Sainte-Beuve  disait  jus- 
tement : 

((  N'oublions  jamais  que  dans  cette  éloquence  si  copieuse 
et  si  redoublée,  chacun  des  auditeurs  trouvait  sur  chaque 
point  la  nuance  de  parole  qui  lui  convenait,  l'écho  qui  répon- 
dait à  son  cœur;  que  ce  qui  dans  le  livre  nous  paraît  au- 
jourd'hui prévu,  parce  que  notre  œil,  comme  dans  une  grande 
allée,  dans  une  longue  avenue,  court  en  un  instant  d'un  bout 
de  la  page  à  l'autre,  était  alors  d'un  effet  croissant  et  plus 
sûr  par  la  continuité  même,  lorsque  tout  cela,  du  haut  de  la 
chaire,  s'amassait,  se  suspendait  avec  lenteur,  grossissait  en 
se  déroulant,  et  tombait  enfin  comme  des  neiges.  » 

Il  voulait  gagner  les  cœurs  par  Voreille,  séduire  avant  de 
convaincre. 

C'est  le  prodige  de  l'éloquence  suave  et  musicale. 

Les  progrès  du  rationalisme  étouffèrent  la  voix  de  la  pré- 
dication, qui  n'a  plus  eu  d'illustres  représentants  après  Mas- 
sillon.  On  peut  cependant  nommer  encore  l'abbé  Poulie  (1), 
qui  passa  dans  son  temps  pour  une  manière  de  très  grand 
homme. 

Son  plus  célèbre  discours  est  un  panégyrique  de  saint 
Louis,  qu'il  prononça  en  présence  de  l'Académie  française. 
Ce  détail  est  caractéristique  de  l'époque.  L'éloquence  de  la 
chaire,  oubliant  son  véritable  rôle,  rejoint  l'éloquence  aca- 
démique, et  ne  dédaigne  pas  les  ornements  de  la  rhétorique 
à  la  mode. 

L'abbé  Poulie  se  contentait  de  sa  renommée  de  prédica- 
teur, quand  son  neveu,  en  1778,  le  supplia  d'écrire  ses  ser- 
mons pour  n'en  pas  priver  la  postérité.  L'abbé  se  fit  la  vio- 

(1)  1702-1781. 


632  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

lence  d'obéir.   Il  n'en  avait  pas  conservé  le  texte,  mais  il 
les  avait  ciselés  avec  tant  de  soin,  qu'il  les  possédait  tout 
entiers,  de  mémoire,  et  qu'il  put  les  dicter. 
Il  n'en  est  pas  aujourd'hui  plus  avancé. 

*■ 

L'Académie  fut  le  refuge  qui  recueillît  un  instant  l'éloquence 
aux  abois. 

Dans  ce  genre  de  l'éloquence  académique,  Thomas  fut  le 
grand  parleur  d'une  époque  sans  éclat. 

Ses  contemporains  le  comparaient  de  bonne  foi  à  Cicéron, 
son  modèle.  Quand  vint  la  Révolution,  quand  il  y  eut  une  tri- 
bune en  France  et  de  véritables  orateurs,  on  s'-aperçut  que 
Thomas  n'en  était  pas  un.  Pendant  un  demi-siècle,  il  avait 
personnifié  TEloge  académique,  il  en  avait  donné  la  théorie 
dans  son  «  Essai  sur  TEloge  »,  et  l'exemple  dans  ses  Eloges 
de  Marc-Aurèle,  du  maréchal  de  Saxe,  de  d'Aguesseau,  de 
Duguay-Trouin,  de  Sully,  de  Descartes  et  de  bien  d'autres. 
Thomas  avait  l'âme  belle  et  le  style  ampoulé.  Il  avait  la  pas- 
sion des  grandes  choses  et  des  héroïsmes.  Il  n'estimait  que 
deux  genres  :  l'éloquence  et  la  poésie  épique. 

Son  œuvre  épique  comprenait  deux  poèmes  :  Jumonville, 
récit  d'un  épisode  de  la  guerre  américaine  et  la  Pétréidey 
en  l'honneur  de  Pierre  le  Grand.  Thomas  que  les  applaudis- 
sements de  son  siècle  grisaient,  voulut  se  risquer  hors  de 
la  littérature  majestueuse.  Il  écrivit  un  Essai  sur  les  lemmeSy 
et  se  travailla  pour  être  enjoué.  On  lui  fit  comprendre  son 
erreur  ;  Caton  n'était  pas  né  pour  marivauder.  Il  revint  à 
ses  éloges  et  à  sa  grandiloquence.  Critique  écoulé,  arbitre 
du  goût,  il  eut  quelques  jugements  malheureux  et  célèbres, 
entre  autres  sur  Paul  et  Virginie,  dont  il  prédit  solennelle- 
ment la  chute  à  brève  échéance;  mais  le  billet  a  été  protesté. 

* 

La  Révolution  ranima  un  genre  qui  se  vidait  et  se  mourait. 
Elle  lui  communiqua  le  souffle  ardent  de  la  vie,  des  fureurs, 

(1)  1732-1785. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇUSE  633 

des  enthousiasmes,  des  explosions  fiévreuses,  et  la  grandeur 
majestueuse  des  graves  problèmes  sociaux  et  moraux  qu'elle 
avait  jetés  sur  l'arène  de  la  discussion  publique.  Elle  fut 
essentiellement  une  superbe  période  oratoire  :  Guadet,  Gen- 
sonné,  Buzot,  Lanjuinais,  Brissot,  si  éloquents,  sont  des  tri- 
buns ordinaires,  auprès  de  ceux  que  j'ai  à  vous  énumérer. 

A  la  Constituante  et  môme  dès  les  premières  séances  des 
Etats,  un  nom,  celui  de  Mirabeau  (1),  domina  tous  les  autres. 
On  le  vit  bien,  à  la  première  rencontre,  au  20  juin,  lorsque  le 
marquis  de  Brézé  vint  au  nom  du  roi  inviter  les  députés  du 
Tiers  à  se  retirer.  L'Assemblée  hésitait.  Son  président  Bailly 
gardait  le  silence.  Mirabeau  sortit  alors  de  la  foule,  vint  au- 
devant  de  l'élégant  marquis,  et  le  congédia  par  la  rude  répli- 
que que  l'on  connaît  :  «  Allez  dire  à  votre  maître  que  nous 
sommes  ici  par  la  volonté  du  peuple,  et  que  nous  n'en  sor- 
tirons que  par  la  ])uissance  des  baïonnettes  ».  Bailly,  qui  seul 
alors  avait  droit  de  prendre  la  parole  au  nom  do  rAssemblée, 
fut  plus  mortifié  de  cette  audace  que  Brézé  lui-même.  Mais 
il  fallut  bien  s'y  résigner;  et  depuis  ce  jour,  l'Assemblée  fut 
dirigée  par  Mirabeau. 

Au  reste,  cet  avènement  ne  surprit  pas  ;  il  était  déjà  célèbre 
avant  d'être  envoyé  aux  Etats  ;  les  Riquelli,  famille  florentine 
exilée  et  établie  en  Provence,  avait,  depuis  un  demi-siècle, 
rempli  la  France  de  leurs  scandales.  Us  avaient  gardé  quel- 
que chose  de  leur  origine,  l'esprit  de  révolte,  le  besoin  de 
dominer,  le  cynisme  des  mœurs  et  la  violence  des  instincts. 
Mirabeau  l'orateur,  portait  à  lextrême  les  qualités  et  les 
vices  de  sa  race.  Sa  jeunesse  n'avait  été  qu'un  roman  et  des 
plus  scabreux. 

Révolté  dès  son  enfance  contre  l'autorité  d'un  père  des- 
pote et  brutal,  emprisonné  pour  dettes,  chassé  de  l'armée 
pour  intrigues,  dépossédé  de  son  nom,  interdit,  frappé,  sur 
la  demande  de  son  père,  de  trois  lettres  de  cachet,  il  avait 
passé  par  bien  des  prisons  en  France,  depuis  le  Château  dlf, 
jusqu'à  Vincennes,  trouvant  moyen  entre  temps  de  s'ins- 
truire à  la  diable,  de  lire  tout  ce  qui  s'écrivait,  et  d'écrire  à 

(1)  1749-1791. 


634  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉaVTURE  FRANÇAISE 

son  tour  une  douzaine  de  volumes,  d'intenter  des  procès  à 
son  frère,  de  se  marier  et  de  plaider  contre  sa  propre  femme. 
Son  frère,  le  vicomte,  était  célèbre  aussi  par  ses  désordres, 
mais  pouvait  passer  pour  honnête  auprès^  de  lui.  «  Dans 
une  autre  famille,  disait-il,  mon  frère  serait  Thomme  d'esprit 
et  le  mauvais  sujet  ;  dans  la  nôtre,  c  est  le  sot  et  Thomme 
de  bien.  » 

Le  vicomte,  celui  qu'on  appelait  Mirabeau-Tonneau,  n'était 
qu'ivrogne,  c'était  peu  pour  un  Riquetti:  «  Que  voulez-vous, 
disait-il,  à  son  frère,  vous  ne  m'avez  laissé  que  ce  défaut-là.  » 

Un  des  plus  jolis  mots  de  l'abbé  Maury  fut  dit  à  l'Assem- 
blée Nationale. 

L'abbé  descendait  de  la  tribune,  très  applaudi  par  les  roya- 
listes. 

Mirabeau  s'y  élance,  et  débute  en  disant: 

—  Je  vais  enfermer  l'abbé  Maurv  dans  un  cercle  vicieux. 
L'orateur  royaliste  se  retourne,  et  lui  réplique  avec  sang- 
froid  : 

—  Vous  voulez  donc  m'embrasser? 

Mirabeau  était  connu  lorsqu'il  fut  envoyé  aux  Etats.  Mais 
quand  on  le  vit  face  à  face,  il  parut  plus  horrible  eacore  que 
sa  réputation.  Sa  laideur  était  indicible.  Il  était  né  avec  un 
pied  tordu,  la  langue  enchaînée,  et  ayant  déjà  perdu  plusieurs 
molaires.  A  trois  ans,  une  petite  vérole  l'avait  défiguré. 

Mis  en  cause  pour  rapt  et  séduction,  il  disait  au  tribunal  : 

—  Messieurs,  je  suis  accusé  de  séduction;  pour  toute  ré- 
ponse et  pour  toute  défense,  je  demande  que  mon  portrait 
soit  mis  au  i^reffe. 

Le  commissaire  ne  comprenant  pas  : 

—  Bêle,  dit  le  juge,  regarde  donc  sa  figure. 

Il  faut  voir,  pour  se  le  représenter,  non  pas  les  portraits 
trop  idéalises,  mais  le  masque  en  plâtre  qu'on  moula  sur  son 
visage  après  sa  mort.  La  bouche,  large  et  tordue,  garde  en- 
core une  expression  d'ironie  méprisante;  la  face  a  des  plis 
et  grimace,  le  cou  est  énorme,  les  yeux  sont  cachés  der- 
rière de  lourdes  paupières.  «  La  nature,  dit  Chateaubriand, 
semblait  avoir  modelé  sa  tête  pour  l'empire  ou  pour  le  gibet, 
taillé  ses  bras  pour  étreindre  une  nation  ou  pour  enlever 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  635 

une  femme.  Quand  il  secouait  sa  crinière,  en  regardant  le 
peuple,  il  l'arrêtait;  quand  il  levait  sa  patte  et  montrait  ses 
ongles,  la  plèbe  courait  furieuse.  Au  milieu  de  Teffroyable 
désordre  d'une  séance,  je  Tai  vu  à  la  tribune,  sombre,  laid, 
immobile  ;  il  rappelait  le  chaos  de  Milton  impassible  ef  sans 
forme  au  centre  de  sa  confusion.  »  Il  riait  lui-même  de  sa 
laideur  et  disait  :  «  Quand  je  secoue  ma  hure,  il  n'est  per- 
sonne qui  ose  m'interrompre.  » 

Cette  laideur  devenait  sublime,  lorsqu'il  s'animait  en  par- 
lant, ((  lorsqu'il  mettait  en  branle  son  soufflet  de  forge  ». 

Ses  grands  discours  sont  d'une  inégalité  surprenante.  Il 
y  avait  dans  son  style,  comme  dans  son  caractère,  une  in- 
compréhensible confusion  de  défauts  et  de  qualités  rares.  A 
côté  de  mouvements  admirables,  ce  sont  des  passages  de  mau- 
vais goût  et  d'effrontés  plagiats.  Il  prend  son  bien  où  il  le 
trouve,  et  déclame  comme  étant  de  lui  des  pages  entières,  qu'il 
a  pillées.  Pour  suffire  au  torrent  de  son  éloquence,  il  lui  faut 
quatre  ou  cinq  secrétaires,  sans  cesse  occupés  à  préparer,  à 
écrire  pour  lui  des  discours  qu'il  déclame  à  l'Assemblée,  mais 
en  les  remaniant,  en  y  mettant  ses  mots  à  lui,  ses  tours,  ses 
images,  et  l'allure  entraînante  de  sa  phrase. 

Reybaz,  l'un  de  ses  secrétaires,  lui  prépare  une  harangue 
contre  la  traite  des  nègres,  amasse  les  documents  et  rédige  ; 
mais  Mirabeau  la  traduit  à  sa  manière,  y  ajoute  des  trou- 
vailles. «  Suivons-le  sur  l'Atlantique,  ce  vaisseau  chargé  de 
captifs,  ou  plutôt  cette  longue  bière  !  » 

C'est  qu'il  est  un  improvisateur  de  génie  ;  témoin  cet  admi- 
rable discours  contre  la  banqueroute  qu'il  n'avait  pas  pré- 
paré, et  dont  la  péroraison  est  à  coup  sûr  son  chef-d'œuvre: 
«  Mes  amis,  écoutez  un  mot,  un  seul  mot.  Deux  siècles  de 
déprédations  et  de  brigandage  ont  creusé  le  gouffre  où  le 
royaume  est  près  de  s'engloutir.  Il  faut  le  combler,  ce  gouffre 
effroyable.  Eh  bien,  voici  la  liste  des  propriétaires  français  : 
choisissez  parmi  les  plus  riches,  afin  de  sacrifier  moins  de 
citoyens,  mais  choisissez,  car  ne  faut-il  pas  qu'un  petit  nom- 
bre périsse  pour  sauver  la  masse  du  peuple  ?  Allons,  les  deux 
mille  notables  possèdent  de  quoi  combler  le  déficit.  Ramenez 
l'ordre  dans  vos  finances,   la  paix  et  la  prospérité  dans  le 


636  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

royaume.  Frappez,  immolez  sans  pitié  ces  tristes  victimes  ; 
précipitez-les  dans  l'abîme:  il  va  se  refermer...  Vous  ne  reculez 
d'horreur  !  » 

Quand  vint  la  discussion  des  prérogatives  royales,  il  prit 
la  défense  de  la  royauté;  il  fut  dès  lors  impopulaire  et  son 
rival  Barnave  triompha.  On  vendit  dans  les  rues  un  pamphlet 
violent  qui  l'accusait  de  trahison  et  de  vénalité.  «  Et  moi 
aussi,  (lit-il,  on  voulait,  il  y  a  peu  de  jours  me  porter  en 
triomphe  et  maintenant  on  crie  dans  les  rues:  «  la  grande 
trahison  du  comte  de  Mirabeau  ».  Je  n'avais  pas  besoin  de 
cette  leçon  pour  savoir  qu'il  y  a  peu  de  distance  du  Capilole 
à  la  roche  Tarpéienne  ;  mais  l'homme  qui  combat  pour  la 
patrie  ne  se  tient  pas  pour  vaincu.  » 

A  partir  de  ce  moment,  il  essaya  d'enrayer  les  progrès  de 
îa  Révolution,  et  se  rapprocha  résolument  de  la  Cour.  «  Si 
vous  faites  une  loi  sur  les  émigrants,  dit-il  un  jour,  je  jure 
de  ne  lui  obéir  jamais.  »  La  gauche  montagnarde,  qui  n'était 
encore  qu'une  très  faible  minorité,  protestait  par  des  mur- 
mures. II  se  retourna  vers  elle,  menaçant,  et  cria  :  «  Silence 
aux  trente  voix  !  » 

ê 

La  royauté  forte  de  son  appui  se  relevait,  et  tenait  tête, 
quand  il  mourut.  Orateur  jusqu'au  bout,  il  dit  en  expirant, 
ces  dernières  paroles  éloquentes  et  prophétiques  :  «  J'emporte 
avec  moi  le  deuil  de  la  Monarchie,  les  factieux  s'en  dispute- 
ront les  lambeaux.  » 

Auprèî?  de  Mirabeau,  les  autres  orateurs  de  la  Constituante 
palissent. 

Barnave  (1)  eût  pu  passer  sans  lui  pour  très  grand  ;  mais 
ce  voisinage  l'écrase.  Barnave  était  encore  jeune  lorsqu'il 
parut  aux  Liais  ;  on  remarqua  qu'il  parlait  sans  notes,  chose 
a^sez  rare,  et  sa  réputation  d'orateur  fut  assez  vite  établie  ; 
d'autant  i)lus,  que  sa  jeunesse  ne  lui  permettait  pas  encore  de 
diriger  l'Assemblée  et  qu'il  n'inspirait  pas  de  jalousie.  Nous 
possédons  quelques-uns  de  ses  discours;  ils  sont  d'un  style 

(1)  i"61-1793. 


HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  637 

correct,  élevé  el  fort.  On  y  voudrait  plus  de  passion.  Il  y 
manque,  disait  Mirabeau,  «  la  divinité  ».  Maury  eut  sur  Bar- 
navc  un  mot  cruel  qui  fit  fortune  :  il  l'avait  appelé  un  jour 
«  le  Robinet  d'eau  tiède  ».  Ce  nom  lui  resta,  il  lui  convenait. 
En  juriste  et  en  protestant  qu'il  était,  il  méprisait  de  parti 
pris  l'éclat  du  style.  Dans  son  plus  fameux  discoui*s,  celui 
qu'il  prononça  pour  défendre  l'inviolabilité  royale  au  retour 
de  Varennes,  tout  est  net  et  fortement  pensé,  sans  éclat  ni 
ressort.  Barnave  ne  trouve  pas  le  trait  frappant,  qui  devient 
historique.  Il  eut  des  mots,  mais  malheureux.  Le  soir  de  la 
Bastille,  quand  le  peuple  promenait  sur  des  piques  les  têtes 
de  Foulon  et  de  Berthier,  il  avait  dit  :  «  Le  sang  qui  coule 
était-il  donc  si  pur?  »  Môme  ses  amis  s'en  indignèrent.  On 
l'appela  c  bourreau  »  et  «  Xéron.  » 

Sa  popularité  sombra  après  le  retour  de  Varennes,  (juand 
il  eut  pitié  de  la  famille  royale  el  voulut  la  défendre.  L'ou- 
verture de  la  fameuse  armoire  de  fer  au  10  août,  fit  connaître 
une  correspondance  qu'il  avait  (|uclque  temps  entretenue  avec 
la  Cour.  On  l'arrêta.  Devant  ses  juges,  il  se  défendit  nettement, 
froidement,  en  juriste,  comme  s'il  se  fût  agi  d'un  autre.  Ce 
fut  Tun  de  ses  meilleurs  discours  et  l'un  des  moins  passion- 
nés. Celle  belle  défense  resta  vaine;  il  fut  exécuté  en  1793, 
à  trente-deux  ans. 

A  côté  de  Mirabeau  et  de  Barnave,  défendant  également  la 
cause  de  la  Monarchie  constitutionnelle,  louvovait  Sieyès  d). 
L'impassible  Sieyès  est,  à  tous  égards,  l'opposé  de  Mira- 
beau. Ce  petit  abbé  au  profil  de  loup,  aux  lèvres  pincées, 
aux  yeux  gris  et  perçants,  n'était  pas  fait  pour  la  tribune;  il 
prononça  peu  de  discours,  el  pourtant,  il  fut  un  de  ceux  qui 
dirigèrent  l'Assemblée.  Il  avait,  ce  qui  mancjuait  à  Barnave, 
l'art  de  trouver  le  mot  juste  el  frappant  qui  fait  fortune.  11  sut, 
aux  divers  moments  de  la  période  révolutionnaire,  envisager 
la  situation  d'un  seul  coup  d'œil  et  la  caractériser  d'un  seul 
mot.  Avant  la  convocation  des  Etats  Généraux,  dans  son  libelle 
intitulé:  QiC est-ce  que  le  Tiers  Liât,  il  débute  ainsi:  «  Qu'est-ce 
que  le  Tiers  Etal?  Tout.  Qu'a-t-il  été  jusqu'à  présent?  Rien. 

(I)  i";48-i.s3r». 


638  HISTOIRE  D£  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

Que  demande-l-il  ?  A  devenir  quelque  chose  ».  Quand  la  rup- 
ture éclata  entre  le  roi  et  TAssemblée,  quand  les  Etats  furent 
proclamés  dissous,  quand  les  plus  audacieux  hésitèrent  et 
crurent  tout  compromis,  Sieyès,  d'un  seul  mot,  sauva  la  situa- 
lion  et  leur  rendit  courage.  «  Nous  sommes  aujourd'hui  ce 
que  nous  étions  hier,  délibérons.  » 

Quelques  jours  plus  tard,  ce  fut  encore  lui  qui  trouva  pour 
le  Tiers  «  le  nom  d'Assemblée  Nationale  »  et  qui  cria  le 
premier  :  «  Vive  la  Nation  !  »  Avant  la  fin  de  la  Constituante, 
Sieyès  se  vit  dépassé,  et  en  vain  essaya  de  ralentir  les  progrès 
de  la  Révolution.  Sous  la  Convention,  il  resta  dans  l'ombre; 
presque  seul  de  son  parti;  les  Montagnards  1  épargnèrent  et, 
plus  tard,  quand  on  lui  demandait  ce  qu'il  avait  fait  pendant 
la  Terreur,  on  sait  ce  qu'il  répondit  :  «  J'ai  vécu  ».  Lorsqu'il 
revint  aux  affaires,  sous  le  Directoire,  il  eut  encore  un  mot 
prophétique  :  «  Il  me  faut  une  épée  ».  Quelques  mois  plus 
lard,  Bonaparte  revenait  d'Egypte,  et  faisait  son  coup  d'Etat 
militaire. 

Mirabeau,  Barnave  et  Sieyès  sont  les  trois  grands  noms 
de  la  Constituante.  Citons  encore  dans  leur  parti,  celui  des 
réformes  et  de  la  royauté  constitutionnelle,  Menou  et  les  frères 
Lameth.  Le  baron  de  Menou  (1),  député  de  la  noblesse  de 
Touraine,  qui  siéga  aux  côtés  de  Mirabeau,  n'était  autre  que  ce 
Menou  qui  commandera  l'armée  d'Egypte,  et  se  fera  appeler 
Abdalla  Menou,  celui  aussi  qui  gouvernera  le  Piémont,  sous 
l'Empire,  dont  Napoléon  aura  cinq  ou  six  fois  à  payer  les 
dettes,  et  qui  amusera  longtemps  la  France  par  ses  étranges 
aventures. 

Les  deux  frères,  Charles  et  Alexandre  de  Lameth,  avaient 
servi  en  Amérique  sous  Rochambeau.  La  noblesse  les  envoya 
siéger  aux  Etats,  mais  ils  embrassèrent  dès  le  début  le  parti 
des  réformes.  Charles  de  Lameth  (2),  l'aîné,  est  le  plus  célèbre; 
une  histoire  fit  beaucoup  parler  de  lui.  Il  était,  en  1790, 
membre  du  comité  des  recherches,  et  fut  chargé  par  l'As- 
semblée d'une  perquisition  nocturne  au  couvent  des  Annon- 
ciades,  pour  y  découvrir  la  trace  de  M.  de  Barentin,  l'un  des 

(1)  1750-1810. 

(2)  1757-1832. 


HISTOIRE   DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE  639 

ministres  décrétés  d'accusation.  Lameth,  qui  voulait  laisser 
à  Barentin  le  temps  de  s'échapper,  simula  un  siège  en  règle, 
resta  toute  la  nuit  autour  du  couvent  et  ne  trouva  rien.  On 
s'en  amusa'  fort.  Le  marquis  de  Bonay  écrivit  un  poème 
épique,  la  Prise  des  Annonciades^  qui  célébrait  ce  fait  d'armes. 

Alexandre  Lameth  (1),  son  frère,  qui,  Tun  des  premiers, 
dans  la  nuit  du  4  août,  abandonna  ses  privilèges,  soutint 
quelques  joutes  oratoires  avec  Mirabeau  au  club  des  Jaco- 
bins, et  eut  plusieurs  fois  l'avantage.  Camille  Desmou- 
lins put  dire  un  jour:  «  Hercule  Mirabeau  a  perdu  sa  massue, 
Alexandre  Lameth  la  lui  a  arrachée.  )> 

Le  parti  de  la  cour  et  de  la  contre-révolution  eut  aussi 
ses  orateurs:  Cazalès  (2),  Desmoutiers  (3),  l'abbé  Maury  (4). 

Cazalès,  ancien  capitaine  de  cavalerie,  est  le  plus  éloquent 
des  trois  ;  Desmoutiers  le  plus  grave  ;  et  Maury  le  plus  spiri- 
tuel. On  aurait  pris  Maury,  dit  un  journal  du  temps  pour  «  un 
grenadier  qui  s'habille  en  abbé,  un  spadassin  en  culotte  ». 
Taillé  en  hercule,  il  tançait  dans  la  rue  les  camelots  qui  ven- 
daient des  pamphlets  contre  lui,  et  jetait  à  terre  un  député 
qui  lui  disputait  la  tribune. 

Il  avait  une  mémoire  prodigieuse.  Lorsqu'il  était  au  sémi- 
naire Saint-Charles,  à  Avignon,  l'abbé  Poulie  vint  y  prêcher. 

Désirant  entendre  ce  prédicateur,  il  demanda  une  permis- 
sion à  son  supérieur,  qui  la  lui  accorda.  Ce  supérieur  s'était 
rendu  de  son  côté  à  l'église  Saint-Agricole  et  n'y  avait  point 
aperçu  Maury. 

—  Où  étîez-vous  donc  allé  courir  ?  lui  dit-il  le  soir;  vous 
n'assistiez  donc  point  au  sermon? 

—  Pardonnez-moi,  répondit  Maury,  j'y  étais  fort  bien. 

—  C'est  faux,  je  suis  sûr  que  vous  seriez  très  embarrassé, 
si  je  vous  demandais  sur  quel  sujet  a  prêché  l'abbé  Poulie. 

—  Voilà  qui  tombe  admirablement,  à  telles  enseignes  que 
j'ai  transcrit  de  mémoire  la  première  partie  du  discours  et  que 
j'allais  achever  la  seconde  quand  vous  m'avez  fait  appeler. 

(1)  1760-1829. 

(2)  1752-1805. 

(3)  1752-1829. 

(4)  1746-1817. 


V 


640  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉItVTURE  FRANÇAISE 

El  c'était  vrai. 

Prêchant  un  jour  à  Vei^sailles  devant  la  cour,  il  n'avait  pas 
ménagé  son  auguste  auditoire.  S'apercevanl  de  signes  non 
douteux  do  mécontentement,  il  ajouta  : 

—  Ainsi  parlait  saint  Jean  Chrysostome,  devant  la  cour  de 
Constantinople. 

Ce  mol  raccommoda  tout. 

—  Leur  en  ai-je...  donné  du  saint  Jean  Chrysostome,  disait- 
il,  en  sfyle  <le  grenadier,  quand  ses  amis  vinrent  le  complimen- 
ter à  rissue  de  ce  sermon  —  qui  lui  valut  un  bénéfice  et  sa 
nomination  cà  T Académie  française. 

Il  avait  des  traits  et  de  la  ])résence  d'esprit. 

A  propos  de  la  question  des  assignats  qu'il  avait  combattue 
avec  heancDUp  d'éloquence,  comme  il  était  assailli  par  dos 
clameurs,  il  s'écria  : 

—  Ix  tumulte  de  colle  Assemblée  pourra  bien  étouffer  ma 
voix,  il  nV'touffera  point  la  vérité. 

Son  imj)oi)ularité  était  très  grande,  mais  il  y  faisait  face  en 
homme  (rosi)rit. 

Un  jour,  on  sortant  do  rAssomblée,  un  groupe  menaçant, 
criait  sur  son  i)assage: 

—  -  L'abbé  Maurv,  à  la  lanterne  [ 

—  El  quand  j'y  serai,  répliqua-l-il  d'un  ton  goguenard,  y 
verroz-vous  plus  rlair? 

l  no  autre  fois,  un  foirono,  brandissant  un  couperet,  le  mo- 
naçail  do  lonvoyor  dire  «  la  messo  à  tous  les  diables  ». 

—  -  Soi!,  (lit  Alaury,  mais  lu  viendras  me  la  servir:  voici 
mes  bui'ottos. 

Et  il  lui  i)rôsonla  doux  pistolets. 

L'oralour  royaliste  étant  à  la  tribune,  des  dames  causaient 
assez  haut  pour  couvrir  sa  voix  ;  il  s'écria  d'un  air  moqueur  : 

—  .Monsieur  le  pr(\sidont,  laites  donc  taire  ces  sans-culottes. 
Fj'anrois  Arnaull  a  tracé  ce  cro(iuis  du  célèbre  prélat: 

Cest  à  (linrr  :snilou(  (ju'il  .^o  révclail  tout  entier,  mangeant  beau- 
coup,  binant  à  Tuvriianl  et  i)l<içant  dans  les  trêves  qu'il  accordail 
à  sa  nK\cUoiié,  pliil-M  <|iià  son  aiïputit,  soit  une  anecdote  philoso- 
pLiqiio,  .soit  une  bribe  de  sermon,  soit  un  passage  du  discours  qu'il 


HISTOIRE  DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  641 

venait  de  prononcer,  soit  enfin  une  histoire  bien  graveleuse,  un  conte 
de  nature  à  déconcerter  même  une  femme  de  la  cour. 

Ceci  s'accorde  bien  avec  le  personnage  que  le  même  auteur 
nous  peint,  avec  son  regard  effronté,  ses  larges  épaules,  ses 
mollets  carrés  et  sa  corpulence  athlétique. 

Lorsqu'il  fut  rallié  à  Napoléon,  Regnault  de  Saint-Jean- 
d'Angély,  voulant  l'humilier,  lui  disait  : 

—  Vous  vous  estimez  donc  beaucoup,  Monsieur  ? 
Le  cardinal  Maury  lui  répondit  avec  son  flegme: 

—  Très  peu,  quand  je  me  considère,  beaucoup  quand  je 
me  compare. 

Cet  abbé  pittoresque  se  croyait  un  grand  orateur;  mais,  en 
fait,  il  réussissait  bien  moins  dans  ses  discours  ({ue  dans  ses 
interruptions. 


A  la  Législative,  les  Girondins  dominèrent,  et  leur  grand 
orateur  fut  Vergniaud  (1).  Dans  leur  langage  du  temps,  on 
disait  que  la  foudre  de  Mirabeau  s'était  rallumée  entre  ses 
mains.  Et  de  fait,  il  y  a  plus  d'un  rapport  entre  l'éloquence  de 
Mirabeau  et  la  sienne:  l'art  de  manier  la  période,  les  souve- 
nirs de  l'antiquité,  les  brillantes  métaphores.  C'est  Ver- 
gniaud qui  dans  un  de  ses  discours  a  comparé  la  Révolution 
à  Saturne  «  dévorant  successivement  tous  ses  enfants  ». 

Ce  Bordelais  indolent  ne  s'animait  qu'à  la  tribune.  Ses 
amis  essayaient  en  vain  de  le  pousser  à  l'action,  le  secouaient 
de  sa  torpeur  ;  Vergniaud  se  faisait  prier,  se  résignait  à 
prendre  la  parole,  faisait  un  discours,  et  retombait  aussitôt 
dans  son  incorrigible  paresse.  Ses  convictions  étaient  indé- 
cises conune  son  caractère  ;  il  étudiait  peu  la  question  ;  sa 
pensée  ne  s'exprime  pas  toujours  avec  précision  ;  mais  un 
grand  souffle  de  patriotisme  anime  ses  harangues,  et  dans 
le  feu  de  la  discussion  une  force  se  réveillait  en  lui,  le  ren- 
dait entraînant  et  énergique.  Son  discours  le  plus  célèbre  est 
cet  appel  aux  armes,  qu'il  prononça  à  la  veille  de  l'invasion 
étrangère  pour  réclamer  la  formation  sous  Paris  d'un  camp 
de  20.000  hommes,  discours  plein  de  passion  et  d'art,  où  re- 

(1)  1753-1793. 

41 


642  HISTOIRE  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

vient  à  chaque    instant,  comme    un    refrain,    cette  vibrante 
apostrophe  :  «  Au  camp,  citoyens,  au  camp  !  » 

Au  même  moment,  voici  une  figure  bien  vivante.  C'est  Ca- 
mille Desmoulins  (1).  Le  12  juillet  1789,  on  l'ignorait;  le  13, 
on  le  vît  monter  sur  une  table  au  Palais-Royal  et,  dans  une 
vibrante  allocution,  appeler  aux  armes  les  patriotes.  Son  nom 
fut  aussitôt  dans  toutes  les  bouches  ;  et  depuis  ce  jour  jusqu'à 
sa  mort,  véritable  enfant  gâté  de  la  Révolution,  il  amusa  ou 
enflamma  Paris  de  ses  articles.  Dans  les  deux  journaux  qu'il 
dirigea  successivement,  les  Révolutions  de  France  et  de  Bra- 
bant  et  le  Vieux  Cordelier^  il  se  montre  bien  tel  que  nous  le 
connaissons  par  ses  amis,  ses  propres  lettres  et  ses  portraits, 
gouailleur  et  passionné,  ardent  dans  ses  amours  et  dans  ses 
haines,  plein  d'une  étemelle  et  enfantine  gaieté.  C'est  un 
joli  contraste  que  Desmoulins  et  sa  charmante  femme  Lucile, 
en  face  de  ces  «  bonnets  de  nuit  »  (le  mot  lui  appartient) 
qu'étaient  Saint-Just  ou  Robespierre.  Danton  souriait  de  le 
voir  si  jeune,  si  content  même  aux  plus  mauvais  jours,  et 
l'appelait  «  gamin  »,  en  passant  son  énorme  patte  dans  ses 
jolis  cheveux  blonds. 

Desmoulins  est  le  type  du  journaliste  révolutionnaire.  Sa 
verve  infatigable  ne  tarit  pas;  il  s'amuse  de  cette  polémique 
endiablée  :  «  C'est  mon  élément  »,  dit-il.  Son  style  est  joyeux. 
Il  mêle  les  plaisanteries  des  clubs  à  ses  souvenirs  de  rhéto- 
ricien  ;  il  parle  du  «  jacobin  Gracchus  »  et  du  «  feuillant  Dru- 
sus  ».  Il  trouve  le  mot  cruel,  qui  peint  un  homme  et  le  tue. 
C'est  lui  qui  appelle  le  duc  d'Orléans,  complice  silencieux  de 
la  Montagne,  «  un  Robespierre  par  assis  et  levé  ».  Mais  il  est 
surtout  inimitable  lorsqu'il  prend  à  parti  son  adversaire,  s'en 
amuse,  le  reîourne,  comme  il  fit  plus  d'un  jour  du  pauvre  Ma- 
rat.  «  Marat,  tu  as  raison  de  m'appeler  jeune  homme,  puis- 
qu'il y  a  vingt-quatre  ans  que  Voltaire  s'est  moqué  de  toi  ;  de 
m'appeler  malveillant,  puisque  je  suis  le  seul  écrivain  qui  ai  osé 
te  louer.  Tu  auras  beau  me  dire  dos  injures,  tant  que  je  te  ver- 
rai extravaguer  dans  lo  sens  de  la  Révolution,  je  persisterai  à 
te  louer  parce  que  je  pense  que  nous  devons  défendre  la  li- 

(1)  ncu-i:i»4. 


HISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE  6i3 

berlé  comme  la  ville  de  Saint-MalOj  non  seulement  avec  des 
hommes,  mais  avec  des  chiens.  » 

Ce  ton  devait  lui  couler  cher  ;  il  l'a  payé  de  sa  vie. 


Avec  la  Convention  commence  le  règne  de  la  Montagne. 
C est  à  gauche  maintenant  que  nous  trouvons  les  plus  célè- 
bres orateurs  :  Danton,  Robespierre,  Marat,  Saint-Jusl. 

Pour  imaginer  ce  que  devait  être  Féloquence  de  Danton  (1), 
il  faut  se  rappeler  ses  portraits,  sa  face  aussi  ravagée  que 
celle  de  Mirabeau,  ses  trails  vulgaires  et  puissants,  sa  bouche 
effrayante,  son  regard  insolent  et  clair.  Comme  Robespierre 
et  tous  les  autres,  il  avait  étudié  ses  auteurs  et  fait  au  collège 
des  discours  en  trois  points;  mais  il  ne  préparait  pas  ses 
harangues  et,  une  fois  à  la  tribune,  oubliant  la  rhétorique,  il 
avait  des  mots  familiers  et  vigoureux,  des  métaphores  popu- 
laires, des  plaisanteries  qui  déconcertaient  les  puristes.  Il 
n'apostrophait  guère  comme  les  autres  orateurs,  Brutus  ou 
Horatius  Coclès,  mais  souvent  il  prenait  à  parti  son  homme 
dans  l'auditoire,  le  plaisantait  d'un  ton  bonhomme  ou  l'étour- 
dissait de  sa  voix  terrible.  Il  passait  pour  peu  instruit,  parce 
qu'il  ne  citait  pas  les  anciens,  parce  qu'il  était  débraillé,  et 
ne  savait  que  faire,  en  parlant,  de  son  énorme  personne. 
Mais  son  éloquence  est  singulièrement  plus  forte  et  plus  vi- 
vante que  celle  des  laconiques  comme  Saint-Jusl  ou  des  prê- 
cheurs comme  Robespierre.  Il  trouvait  naturellement  la  méta- 
phore familière,  l'expression  colorée,  poétique,  qui  séduit  les 
foules  et  se  grave  dans  les  mémoires.  On  se  rappelle  son  fa- 
meux discours  de  la  Convention,  lors  de  la  levée  en  masse  : 
«  Le  tocsin  qu'on  va  sonner,  s'écrie-t-il,  n'est  point  un  signal 
d'alarme,  c'est  la  charge  sur  les  ennemis  de  la  patrie.  »  La 
dernière  fois  qu'il  prit  la  parole,  ce  fut  au  Tribunal  révolu- 
tionnaire, pour  se  défendre.  Le  géant,  qui  depuis  quelque 
temps  s'était  assoupi,  se  réveilla.  On  ne  le  laissa  pas  finir. 
Son  énorme  voix  remplissait  la  salle  et  foudroyait  les  juges. 
De  la  rue,  la  foule  entendait  et  lui  répondait  par  des  cla- 


JEil. 


044  HISTOIRE   DE   LA  LimiRATLRE  FRANÇAISE 

meurs.  Un  ami  lui  conseilla  de  se  sauver  en  quiltanl  la  France; 
il  haussa  les  épaules  et  murmura  :  «  Est-ce  qu'on  emporte 
la  patrie  à  la  semelle  de  ses  souliers  ?  »> 

Devant  la  guillotine,  quand  le  bourreau  s'approcha  de  lui  : 
tf  Tu  montreras  ma  tête  au  peuple,  lui  dit-il,  elle  en  vaut  la 
peine.    » 

Par  sa  mort,  Robespierre  (1),  l'homme  à  la  perruque  pou- 
drée, l'énigmatique,  que  nul  ne  vit  jamais  sourire,  triompha. 
Ce  dictateur  jacobin  avait  été  dans  sa  jeunesse  un  fort  en 
Ihème.  Au  collège  Louis-le-Grand,  ses  maîtres  l'appelaient 
u  le  Romain  ».  II  avait  le  don  du  discours  et  des  vers  lathis; 
aussi  le  chargeait-on  de  haranguer  le  roi  quand  il  visitait 
le  collège.  De  retour  à  Arras,  sa  patrie,  il  concourait  encore 
pour  des  prix  d'éloquence.  Quand  il  vint  comme  député  du 
Tiers  siéger  à  la  Convention,  on  ne  le  prit  pas  d'abord  au 
sérieux.  Son  habit  bleu,  ses  jabots,  ses  cheveux  poudrés,  ses 
élégances  vieillottes,  prêtèrent  à  rire;  son  éloquence  pompeuse 
et  provinciale  pâlissait  étrangement  en  face  des  argumenta- 
tions pressantes  de  Sieyès  et  de  la  fougue  de  Mirabeau.  C'est 
seulement  dans  les  derniers  mois  de  l'Assemblée,  qu'il  réus- 
sit à  jouer  un  rôle  et  à  faire  passer  quelques  motions. 

Ses  discours  sont  ennuyeux.  Rentré  chez  lui,  dans  sa  cham- 
bre blanchie  à  la  chaux,  sur  la  table  de  bois  blanc  où  sa 
vieille  servante  lui  servait  ses  repas  «  à  la  Spartiate  )>,  l'in- 
corruptible écrivait,  brouillonnait,  polissait  longuement  ses 
harangues,  y  semait  les  fleurs  de  rhétorique  et  les  citations 
anciennes.  On  a  retrouvé  de  lui  des  brouillons  couverts  de 
ratures.  La  veille  de  sa  morl,  se  sentant  déjà  perdu,  il  trouve 
encore  le  temps  d'écrire  et  de  ciseler,  pour  en  donner  lecture 
à  rAssemblce,  un  interminable  discours,  monotone  et  pompeux 
comme  une  prédication.  De  la  philosophie  de  Rousseau,  il 
tirait  une  sorte  de  catéchisme,  qu'il  enseignait  à  la  tribxme.  Il 
parlait  comme  on  parle  au  prêche,  avec  une  élégance  ver- 
beuse, avec  de  longs  et  vagues  développements  sur  la  vertu. 

Robespierre  avait  un  second,  Saint-Just  (2),  qui  lui  ressem- 
blait. Impassible  comme  lui,  mais  d'un  visage  agréable  et 

!;■  i::i.s-i:'.«4. 

fi:  ITii-^-IT'.»'». 


HISTOIRE  DE  LA  LlTfÉRATURE  FRANÇAISfc  fi45 

d'une  parfaite  distinction,  Saint-Jusl  fut  une  assez  belle 
figure.  Quand  il  montait  à  la  tribune,  lentement,  avec  son 
éternel  pli  de  dédain  aux  lèvres,  un  frisson  passait,  car  ce 
pâle  jeune  homme,  silencieux  et  triste,  n'ouvrait  la  bouche 
que  pour  demander  qu'on  coupât  quelques  têtes.  Il  imitait  le 
laconisme  antique,  parlait  peu  et  par  sentences.  Collot  d'Her- 
bois  le  surnommait  «  la  boîte  aux  apophtegmes  ».  Il  méprisait 
les  faiseurs  de  discours,  Pour  les  fuir,  il  se  faisait  envoyer 
comme  représentant  aux  armées,  là  ou  l'on  agissait  plus,  en 
parlant  moins  ;  et  quand  on  lui  amenait  un  parlementaire  : 
«  La  République,  répondait-il,  ne  donne  à  ses  ennemis  et  ne 
reçoit  d'eux  que  du  plomb.  )> 

Sainl-Just  était  le  plus  beau  des  terroristes;  Marat  (1)  fut 
le  plus  laid.  Danton  le  plaisantait  sur  son  air  renfrogné  et  son 
bonnet  de  vieille  femme.  Bilieux  et  maussade,  il  voulait  être 
célèbre.  Ses  travaux  de  médecine  ne  l'ayant  pas  assez  fait 
connaître,  en  1789,  il  renonça  à  la  science,  se  fit  journaliste 
et  se  jeta  furieusement  dans  la  Révolution.  Un  premier  jour- 
nal qu'il  fonda  mourut  presque  aussitôt.  Marat  ne  se  décou- 
ragea pas  et  parvint  à  en  faire  vivre  un  second,  VAmi  du 
peuple,  qu'il  publia  jusqu'en  1793.  Là,  du  moins,  il  put  épan- 
cher sa  bile  et  réclamer  justice.  Mais  la  clémence  des 
autres  terroristes  le  désespérait.  A  la  Conventi^^n,  on  lui  re- 
fusait les  270.000  têtes  qu'il  demandait.  Il  tempête,  se  lamente; 
on  veut  donc  le  faire  mourir.  Et  de  fait,  il  était  épuisé,  pres- 
que mourant  quand  Charlotte  Corday  l'acheva. 

L'éloquence  politique,  que  la  Révolution  avait  fait  naître, 
mourut  avec  la  liberté,  le  18  Brumaire.  Un  seul  orateur  prit 
alors  Ici  parole,  et  la  garda,  c'est  Napoléon.  Homme  d'action, 
il  ne  fut  pas  un  faiseur  de  discours,  mais  il  sut  le  pouvoir 
de  l'éloquence,  et  il  s'en  servit  pour  gouverner.  Ses  procla- 
mations à  l'armée  sont  les  chefs-d'œuvre  du  genre.  L'idée  est 
simple,  accessible  à  tous,  la  phrase  courte  et  nerveuse  ;  les 
mots  frappent,  les  chutes  sont  habilement  ménagées.  Cette 
élonuence  pratique  n'est  pas  sans  beauté. 

(1)  1744-1793. 


G4r»  HISTOIRE  DE  L.V  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

La  première  île  ses  proclainalions,  aux  troupes  crilalie,  est 
restée  célèbre.  «  Soldais,  vous  êtes  mal  nourris  et  presque 
nus,  le  gouvernement  vous  doit  l)eaucoup  et  ne  peut  rien  pour 
vous.  Votre  patience,  votre  courage,  vous  honorent,  mais  ne 
vous  procurent  ni  gloire,  ni  avantage.  Je  veux  vous  conduire 
dans  les  plus  foililes  plaines  du  monde:  vous  y  trouverez  hon- 
nein\  gloire  et  richesse.  Soldats  d'Italie,  manqueriez-vous  de 
courage?  » 

Lo  M  .Mémoj'ial  >s  ci»  journal  de  Sainte-Hélène,  tenu  pen- 
dant dix-huit  mois  par  Las  Cases,  et  qui  relate  fidèlement  les 
actes  et  entretiens  de  lEmpereur,  contient  quelques  fortes 
pages  d'un  genre  analogue:  même  pendant  les  soirs  d'exil, 
iMo'me  dans  ses  i^onversations  et  dans  ses  lettres,  Napoléon 
1  e?tc  orateur,  et  plus  d'une  l'ois,  sous  le  style  impersonnel  et 
froid  (in  setM'élaire,  nous  retrouvons  la  concise  et  impériale 
«'loqueiice  des  proclamations.  Happele/-vous  la  protestation 
■lu  vaincu  contre  la  Irahison  <!e  l'Anglelerre,  page  inoubliable 
et  J)rrdaïde,  où  frémissent  la  colère  et  l'orgueil  blessé.  «  J'en 
appelle  à  l'hisloire  :  elle  dira  <|u'un  ennemi,  qui  fit  vingt  ans  la 
guerre  au  peu])le  anglais,  vint  librement  dans  son  infortune 
chercher  un  asile  sous  ses  lois.  Mais  comment  répondit  TAngle- 
leri'c  à  une  telle  matînanimilé  ?  Elle  feignit  de  tendre  une 
main  hospitalière  à  son  ennemi,  et  quand  il  se  fut  livré  elle 
l'immola.  » 

Alais  alors  Xapolcon  a  cr(^vé  le  masque  de  Bonaparte.  Les 
cloclies  de  180i  ont  sonné  Tavènement  des  temps  nouveaux, 
le  couronnement  de  rMm|M?jcur.  et  ra<iieu  au  xviir  siècle.  Le 
XIX®  siècle  commence.  Xous  Tétudierons  dans  le  prochain 
volume. 


FIN   nu   TROISIEME    VOLIME 


r    . 


TABLE   DES   MATIÈRES 


CHAPITRE    PREMIER 
Les  Penseurs. 

Rôle  des  Philosophes  au  xviii*  siècle 1 

Voltaire.  —  Sa  naissance,  sa  famille,  sa  jeunesse.  —  Les  J'ai  vu.  — 
Arouet  devient  Voltaire.  —  Prison  et  exil.  —  En  Angleterre.  —  M"'*"  lu 
Ghatelet.  —  Voltaire  en  Prusse.  —  Querelle  avec  Mauperluis.  —  Le 
retour.  —  En  Suisse.  —  Femey.  —  Les  spectacles.  —  Lutte  pour  la 
inlérance.  —  La  Nièce  de  Corneille.  —  Voltaire  intime.  —  Ses  ennemi.^». 

—  Fréron.  —  Voltaire  et  Dieu.  —  Son  humeur.  —  Fermé  aux  Beaux- 
Arts.  —  Lès  vfeiteurs.  —  Bons  effets  de  sa  vanité.  —  Franklin  à  Parî>. 

—  l'riomphe  (Tll^he.  —  Sa  mort.  —  Voltaire  et  Hugo.  —  Les  OEuvre>  : 
le  Théâtre.   —   Poésie.  —    Histoire  et   ]>hilosophie.  —  Romans.   - 
Mélanges.  —  Correspondance.  —  Conclusion  sur  Voltaire 2 

Jeàn-Jacques  Rousseau.  —  Sa  vie.  —  M™®  de  Warens.  —  Les  Ghar- 
mettes.  -^  VagalyonJage.  —  Thér^se  Lcvassciu*.  —  L'Ermitage.  —  Mo- 
tiers.  —  M™»  Boy  de  la  Tour.  —  Le  costume  arménien.  —  Ermenon- 
ville. —  Sa  mort:  — ^  Sa  tombe. -^  Les  Œuvres.  —  La  Nature.  —  Le 
Contrat  social. —  La  Nouvelle  H'.'loïse.  —  Emile. —  LesContessions. 

—  Son  caractère,  son  inlluence HS 

FoNTEiCKLLE.  —  Ses  mots.  —  Montesquieu.  —  Diderot  et  VEncyclopt- 

die.  —  Le  Drame.  —  La  critique  d'art.  —  En  Russie.  —  D'Alembkri. 

—  RUFFON 96 

Les  Économistes.  —  Turgot VA 

Les  Moralistes.  —  Malebranche.  —  L'abbé  de  Saint-Pierre.  —  Rollin.  — 
D'Aguesseau. —  Vauvenargues. —  Condillac.  —  La  Mettrie.  —  Helvétius. 

—  D'Holbach.  —  Morellet.  —  Linguet.  —  Chamfort.  —  Rivarol.  — 
Condorcet.  —  Volney.  —  Joseph  de  Maistre V\i 


CHAPITRE   II 
Les  Poètes. 

Poésie  Satirique.  —  Les  Chansonniers  historiques.  —  Le  Recueil  Clai- 
rambault-Maurepas 176 

Le  Lyrisme.  —  J.-B.  Rousseau.  —  Lamotte-Houdart.  —  Louis  Racine.  — 
L'abbé  de  L'Attaignant.  —  Gresset.  —  Le  Franc  de  Pompignan.  —  Gentil 
Bernard.  —  Saint-Lambert.  —  Desmahis.  —  Ecouchard  Lebrun.  —  Mal- 
filâtre.  —  Colardeau.  —Le  Mierre.  —  Dorât.  —  Chevalier  de  Boufflers.    181 


648  TABLE   DES    MATIÈRES 

Le  Gàvrau.  —  Son  histoire 201 

L'A.bbé  Delille.  —  Un  jugement  à  reviser , 205 

RoQcher.  —  Sylvain  Maréchal.  —  François  de  NeufchAteau.  —  Gilbert. 

—  Bertin.  —  Gubiôres.  —  Parny 209 

Florian.  —  Sa  vie.  —  Son  théâtre.  —  Ses  romans.  —  Ses  fables.  — 
Florian  déflorianisé 215 

Fontanes.  —  Andrieux 236 

Demoustîer.  —  Les  lettres  à  Emilie 238 

Rouget  de  Hsle 242 

André  Giiénier.  —  Garacléres  de  son  génie 2i5 

Gabriel  Legouvé.  —  Le  Mérite  des  Femmes.  —  Son  théâtre.  —  Berchoux 
et  la  Gastronomie.  —  Esmenard  et  la  Navigation.  —  Chénedollé.  — 
Baour  Lormian.  —  Millevoye.  —  Gonclusion 252 


GHAPITRE    III 
Le  Roman. 


Caractères  du  roman  au  début  du  xviii*^  siècle.  —  J.-B.  Née  de  la  Ro- 

clielle.  —  Serviez.  —  Vignacourt.  —  Séthos.  —  Dufresny • .  • .  -    262 

Les.vge.  —  L'homme.  —  Le  dramaturge.  —  Le  romancier • 267 

L'abbé  Prévost.  —  Marivaux.  —  Voltaire.  —  J.-J.  Rousseau.  —  Flo- 
rian. —  M***  de  Lussan.  —  De  la  Morlière.  —  Dorvigny.  —  Fromaget. 
—  Gazotto.  —  Reslif  de  la  Bretonne.  —  Ghoderlos  de  Laclos.  — 
Plancher  Valcour.  —  Divers.  —  Gorjy 283 

Bernardin  de  SAi>T-PreRRE.  —  Le  Sentiment  de  la  Nature.  —  Berquin.  — 
Xavier  de  Maistre 293 


CHAPITRK  IV 
Le  Théâtre. 

Ditrorence  entre  le  tlu^Ure  du  xvnr-  siècle  et  celui  du  siècle  précédent. 

—  La  Formule  nouvelle  du  drame.  —  Diderot.  —  Voltaire.  —  Divers. 

—  Crébillon,  le  père  et  le  fils.  —  Théâtre  de  la  terreur 325 

Regnaud.  —  Marivaux.  —  Piron.  —  Gollé.  —  Se  dune 334 

Béai  marchais.  —  Dancourl.  —  Campistron.  —  Danchet.  —  La  Grange- 

Gliancel.  —  Deslouches. —  La  Chaussée.  —  Alain.  —  Boissy.  —  Saint- 

Fui.^t.  —  DAllainval.  —  La  Noue.  —  Sauriu .387 

Gressol.  —   Carninniclle.  —   Desmahis.  —  Arnaud.  —  De  La  Touche. 

—  Du  Belloy.  —  Rochon  de  Ghabannes.  —  Palissot.  —  Ducis.  —  Les 
Poinsinet.  —  Fairan.  —  Desforges.  —  De  Bièvre.  —  Maillot.  —  0.  de 
Guuyos.  —  Fabrc  d'I-viantine.  —  Collin  d'Ilarleville.  —  Andrieux.  — 
Hoffmami.  —  Luya.  —  Théâtre  Révolutioimaire 420 

Raynouard.  —  Bouilly.  —  De  Jouy.  —  Marie-Joseph  Chénier.  —  Lan- 
cival.  —  Arnaull.  —  Ktienne.  —  Duval.  —  Picard.  —  Népomucene 
I-emercier.  —  Brilaut.  —  Pixérécourt 446 


TABLE    DKS    BfATlÉRES  649 

La  Comédie  Italienne..  .T.  •  • ^^^ 

Le  Théâtre  de  la  Foire.  —  Favart  et  TOpéra-Comique 65 

Le  Théâtre  de  Société 479 

Le  Théâtre  au  Collège  et  au  Couvent -iSS 

Organisation  matérielle  du  Théâtre.  —  Les  Spectateurs  sur  la  scène.  —  La 

Scène  hbre.  —  Costumes  et  Décors.  —  Acteurs  et  Actrices  célèbres....  o07 


CHAPITRE  V 
Les  Salons  littéraires. 


La  marquise  de  Lambert.  —  Mme  Doublet.  —  Mme  de  Tencin.  —  Mme 
Geoffrin.  —  Mme  du  Deiïant.  —  Mlle  de  Lespinasse.  —  Mme  de  Staal 
de  Launay. —  Mme  de  Graffigny. —  Mme  du  Ghatelet. —  Mme  d'Épinay. 
—  Mme  d'Houdetot.  —  Suard.  —  Autres.  —  Le  Temple.  —  Les  So- 
ciétés Littéraires.  —  La  Duchesse-  du  Maine.  —  Mlle  Quinault.  —  Le 
Prince  de  Ligne .  —  Grimm.  —  L'abbé  Galiani o23 


CHAPITRE  VI 
Histoire  et  Critique. 

L'abbé  Fleury.  —  Vertot.  —  Boulaiuvilliers.  —  Le  Président  liénault.  — 
Le  Théâtre  Historique.  —  Duclos.  —  Mably.  —  Le  Président  de  Brosses. 

—  Dupaly.  —  Raj-nal,  —  Rulliièrc 571 

Le  Journal  de  Barbier.  —  Mme  Roland.  —  Mercier o82 

Les  Critiques.  «—  Marmontel.  —  La  Harpe 005 

Les  Savants.  —  L'abbé  Terrasson.  —  Le  Comte  de  Caylus.  —  L'abbé  Bar- 
thélémy. —  La  Bibliographie.  —  Le  P.  Niceron.  —  L'abbé  Goujet ♦)09 


CHAPITRE  VII 
L'Éloquence. 

Éloquence  Religieuse.  —  Massillon.  —  L'abbé  Poulie t>24 

Éloquence  Académique.  —  Thomas 082 

Orateurs  de  la  Révolution.  —  Constituante  :  Mirabeau.  —  Bamave.  — 
Sieyès.  —  Menou.  —  Les  frères  Lamelh.  —  L'abbé  Maury.  —  Lcgisla- 
live  :  Vergniaud.  —  Camille  Desmoulins.  —  Convention  :  Danton.  — 
Robespierre.  —  Saint-Just.  -—  Marat.  —  Napoléon  I^^ 032 

Paris.  —  Imp.  P.  Mouiliot,  13,  quai  Voltaire.  —  *JUW.  " 


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