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LEO CLARETIE
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TOME TROISIÈME
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HISTOIRE
DE LA
Littérature Française
DU MÊME AUTEUR :
CRITIQUE, HISTOIRE ET EDUCATION
Florian, l'Homme et rÉcrlvain, i vol. in-B^.
Lesage romancier, i vol. in-8«». Ouvrage couronné par V Académie française,
Lesage, l'Homme et l'Écrivain, i vol. iD-B*".
Le Monde renverséi de Lesage, édition critique, préface.
Arlequin Colonel* de Lesage, préface.
J.-J. Rousseau et ses amies, préface d'ERNEST Legouvé, de rÂcadémie
française; i vol. in-12.
Histoire des Thé&tres de Société, i vol. in-18 illustré.
Nos Grands Écrivains racontés à nos petits Enfants, i vol. in-12.
Bajazet, tragédie de Racine, édition critique, i vol. in* 18.
Paris depuis ses origines, préface de Jules Claretie, de l'Académie fran-
çaise, I vol. in-4».
Coins de Paris, i vol. in-40.
La Jeune fille au XVIII« siècle, ouvrage couronné par VA cadémie franc aise.
L'Université moderne, préface d'OcTAVE Qréard, de l'Académie française
I vol. in folio.
Les Jouets, Histoire et Fabrication, i vol. in-4<> illustré.
Rapport du Jury sur les Jouets à l'Exposition universelle de 1900.
Imprimerie Nationale.
Le Monde de l'Enfance, i vol. in-4«.
L'École des Dames, i vol. in-12.
VOTAGES ET ROMANS
Feuilles de route en Tunisie, i vol. in-12.
Feuilles de route aux États-Unis, i vol. in-i3.
La Vallée fumante, roman du Far-West.
L'Oie du Capitole, i vol. in-4«, illustré par Vimar.
Le Carnaval de Binche, i vol. in- 18.
Le Roman d'un agrégé, i vol. in- 18.
Marie Petit, roman d'aventures (i7o5), i vol. in-iR.
Le Prêcheur Converti, un acte en vers, joué à l'Odéon.
LÉO CLARETIE
HISTOIRE
Littérature
Française
(900-1900)
TOME TROISIÈME
LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE
PARIS
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
So, CHAUSSÉE d'antin, 5o
1907
Tout droiu iéierT«>.
PRÉFACE
Il semble que les fins de siècles soient véritablement des tran-
sitions, comme si elles finissaient quelque chose et marquaient
l'aboutissement d'efforts épuisés; comme si la démarcation
n'était pas seulement une limite imaginaire et conventionnel!*»
entre deux années pareilles et successives; comme si cent révo-
lutions du soleil achevaient réellement une étape dans l'évo-
lution de la pensée humaine, comme si enfin le cercle astrono-
mique était concentrique au cycle de l'épopée humaine.
L'année 1700 sonna la décadence de tout : puissance politique,
morale publique, arts, lettres, éloquence, idées. Il fallut trouver
autre chose. L'attention se porta vers la forme et la renouvela,
dans le sens précieux avec Montesquieu et Marivaux, dans le sens
réaliste avec les auteurs de drames et de romans, dans le sens de
la correction avec d'illustres grammairiens comme du Marsaîs,
ou Voltaire, dans le sens de la franchise et de l'audace avec les
esprits frondeurs que la Régence débrida; dans le sens des re-
cherches scientifiques avec des savants que la raison inspira et
guida en dehors de la foi; dans le sens de l'action combative
avec les écrivains persuadés que la littérature n'est pas un
divertissement de salon, mais une arme et un levier pour soule-
ver, pour remuer et orienter les volontés; dans le sens de la
nature, opposée à l'état social d'alors, avec des philosophes qui
firent son procès à la civilisation corruptive et dévoyée.
Agir devint le devoir de quiconque tint une plume.
Ces deux siècles, qui se touchent, le xvii® et le xviii% sont
très loin l'un de l'autre.
Ce sont deux frères ennemis.
Je vous ai cité déjà le mot de Michelet:
— Le grand siècle, — c'est le xvin* siècle que je veux dire.
D'ordinaire, le grand siècle, c'est le siècle du Grand Roi.
Mais Michelet mettait Vaction et Vidée au-dessus de la forme
181212
VI PREFACE
littéraire, du Beau en soi, et des règles imprescriptibles du
goût esthétique. C'est ce qu'il affirma dans cette définition.
Le siècle de Louis XI Y eut la pureté paisible des eaux qui vont
en nappes limpides baigner les margelles de marbre, entre les
pelouses peignées et les ifs de Versailles.
Le siècle de Voliaire, de Diderot, de J.-J. Rousseau eut la
fougue, les passions, la fièvre, qui n'est pas la santé. Ce fut un
agité, un inquiet, un démolisseur, un mécontent.
La Bruyère constatait que les grands sujets sont défendus
à un chrétien et à un Français. Cette opinion est bien du
xvii* siècle. Prenez le contre-pied, et vous passez, d'un saut,
dans le siècle suivant, le siècle de la liberté, où des chrétiens
discuteront de la religion, où des Français s'occuperont de la
France, dont le nom ne figure pas une seule fois dans les grandes
œuvres de Corneille et de Racine. Aussi les glorieux écrivains
du XVII* siècle n'ont-ils aujourd'hui qu'un intérêt esthé-
tique ; les ouvrages du xvm® ont un intérêt social, vital,
encore vivant. Nous sommes les fils de J.-J. Rousseau et de
l'Encyclopédie; nous portons les idées, les chimères, les erreurs
de nos parents.
La fécondité des auteurs fut prodigieuse. On travaillait vite,
avec la hâte des idées jeunes et neuves qui se hâtent vers la
lumière.
Une différence à noter : sous le Grand Roi, chaque écrivain
excella dans un genre qu'il choisit et aïKiuel il resta fidèle ; Te
classement s'impose : il y a les auteurs de tragédies, les sermon-
naires, les moralistes, les poètes, etc. Ce sont des provinces bor-
nées, des domaines cernés d'un trait, des divisions étanches, des
limites nettes ; chaque esprit a opté pour sa région, et ne
déborde pas sur les genres voisins.
Il n'en va plus de même au siècle suivant. Tous sont poly-
graphes; le^ mêmes font du roman, et aussi du théâtre» et aussi
de la philosophie; Voltaire touche à tout, Diderot n'est pas
moins curieux de variété. Ils s'aventurent sur toutes les
avenues, ils s'asservissent tous les moyens d'exprimer et de pro-
pager leur pensée, pour présenter celle-ci sous toutes les formes
et ne négliger aucun moyen d'action sur la masse.
Contraste aussi dans le style. Celui de jadis a la majesté lente
PREFACE VU
et pompeuse des cortèges d'apparat ; c'est le style qui convient
au décor et aux mœurs.
Après 1715, la vie a plus d'activité, plus de laisser-aller, plus
de vivacité ; on soupe, on rit, on fronde, on court, on lutte. Le
style s'allège, devient, lui aussi, alerte et vif. Aux longues pé-
riodes succède la petite phrase courte et allègre ; les conjonc-
tions, ces tenons qui cimentaient et resserraient les grosses
pierres des édifices royaux, sont rejetées et hors d'usage pour ces
constructions de légèreté et de fantaisie qu'aima le temps des
Œils-de-Bœuf et de Trianon. La phrase ancienne était massive
et lourde ; La Bruyère, Vauvênargues, Fénelon, Voltaire, ne
supportaient pas le style lié de Molière ou de Corneille, qui reste
ancien par son poids même. Ils pensaient déjà comme Alexandre
Dumas fils, qui recopiera avec un sourire, dans sa préface du
Père Prodigue^ ces lignes de Molière :
— Pour moi, je vous l'avoue, je me repais un peu de gloire.
Les applaudissements me touchent, et je tiens que dans tous les
beaux-ai"ts, c'est un supplice assez fâcheux qtie de se produire
\ des «ots, que d'essayer sur Jes ccmpn^itions la barbarie d'un
stupide. Il y a plaisir, ne m'en parlez point, à travailler pour des
personnes qui soient capables de sentir les délicatesses d'un art,
qui sachent faire un doux accueil aux beautés .d'un ouvrage,
et, par de chatouillantes approbations, vous régaler de votre
travail. Oui, la récompense la plus agréable quon puisse rece-
voir des choses que l'on fait, c'est de les voir connues, de les
voir caresser d'un applaudissement qui vous honore. Il n'y a
rien, à mon avis, qui nous paie mieux que cela de toutes nos
fatigues ; et ce sont des douceurs exquises que des louanges
éclairées. »
Voltaire n'a pas lu, car il eût poussé des cris stridents, cette
phrase typique de Chapelain :
« Quant au style, vous lui direz que j'en connais la faiblesse,
et que je confesse que l'ordre quil lui a plu de me donner pour
le rendre plus digne de l'Académie, comme il est très judicieux,
ne peut être que profitable ; mais çt/ 'encore que j'eusse eu plus
de loisir et plus de capacité pour le rendre meilleur, j'eusse
toujours conservé l'imagination qui me vint d'abord, que de
tous les styles qu'il n'y avait guère que le grave dont on se pût
VIII PREFACE
servir en cette occasion, laquelle, nous ayant rendus juges, me
semble nous obliger à fuir, dans ce que Ton verrait de nous sur
ce sujet, les mouvements et les ornements qui font toute l'élo-
quence de ceux qui attaquent ou qui défendent, et à conserver
seulement la force de raisonnement et la netteté de l'expression,
pour instruire plutôt que pour plaire ; ce que je ne dis point
pour maintenir bon ce que j'ai fait, si Son Eminence juge
qu'il soit mauvais, mais simplement pour lui rendre raison des
motifs que j'ai eus de le faire et pour en attendre son souve-
rain jugement avec tout le respect que je lui dois comme à mon
supérieur et maître en toutes choses. »
Ce ton est aussi peu dix-huitième siècle que possible. Parmi
les auteurs de cette dernière époque, prenez, -je ne parle pas
de Voltaire, ou de Beaumarchais, — prenez l'écrivain le plus
empesé, le plus ample, le plus étoffé, le plus lent, le plus pério-
dique, celui qui fit profession de renier et de détester le style
court, le style haché, les petites phrases, ce qu'il appelait avec
dédain le style asthmatique, Buffon, et voyez comme sa plume,
dans la trépidation ambiante, court et sautille, même en pleine
Académie :
— Le style ne peut donc ni s'enlever, ni se transporter, ni
s'altérer. S'il est élevé, noble, sublime, l'auteur sera également
admiré dans tous les temps ; il n'y a que la vérité qui soit
durable et même éternelle. Or, un beau style n'est tel en effet
que par le nombre infini des vérités qu'il présente. Le sublime
ne peut se trouver que dans les grands sujets. La poésie, l'his-
toire et la philosophie ont toutes le même objet, et un très grand
objet, l'homme et la nature. La philosophie décrit et peint la
nature. La poésie la peint et l'embellit. Elle peint aussi les
hommes, elle les agrandit, les exagère, elle crée les héros et les
dieux. L'histoire ne peint que l'homme et le peint tel qu'il est.
Ainsi le ton de l'historien ne deviendra sublime que quand il
fera le portrait des plus grands hommes. »
Au total, le xvn* siècle disait à l'homme ses devoirs.
Le xviii* lui a dit ses droits. Il a moins de grandeur et
de noblesse que l'autre ; il s'est préoccupé d'intérêts plus vils,
de sujets plus matériels, des conditions d'existence, du confor-
table pour toutes les classes, des questions économiques, des
PREFACE IX
joiLissances immédiates : et à cei égard, il n'a fait qu'ébaucher
un geste que nous avons continué et dont nous avons fait une
attitude. Nous avons été beaucoup plus loin que lui. C'est fort
bien. Mais il ne faut pas se contenter d'un idéal aussi plat,
aussi terre à terre ; en bas, on touche vite le fond. Au-dessus
des nécessités matérielles de l'existence, du bonheur sensible
ou sensuel, il faut l'espoir, l'envolée lyrique, la foi en
quelque chose. Jusque vers 1760, les philosophes manquèrent de
grands principes et de beaux ressoi-ts. Ils plongèrent dans un
matérialisme borné et stérile. Ils avaient supprimé Dieu, en
même temps que le cléricalisme, confondant ainsi deux choses
distinctes. Ils s'attachèrent à la terre, l'œil baissé, dans leur
dédain de l'azur.
n manque un ciel à leur paysage. . Il lui en referont un, —
un ciel chargé de nuages, de poudre à feu, de fumée et de
lueurs sanglantes, dont se dégagera enfin l'aurore lumineuse de
la Liberté.
HISTOIRE
DE LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE
UUATRIÈME PARTIE
LE X:VIIIe SIÈ303L.E3
CHAPITRE PREMIER
Les Penseurs.
Rôle (les Philosophes au xviii® siéch».
Voltaire. — Sa naissance, sa famille, sa jeunesse. — Les J'ai vu. — Arouct
tlrvient Voltaire. — Prison et exil. — En Angleterre. — M*"^ du Chàtelet. —
Voltaire en Prusse. — Querelle avec Maupertuis. — Le retour. — En Suisse.
— Ferney. — Les speclacles. — Lutte; pour la tolérance. — La Nièce de dor-
iieille. — Voltaire intime. — Ses ennemis. — Fréron. — Vt)ltaire et Dieu. —
S«.in humeur. — Fermé aux Beaux-.\rts. — Les visiteurs. — Bons effets de sa
vauittf. — Franklin à Paris. — Triomphe &' Irène, — Sa mort. — Voltaire et
Hugo. — Les Œuvres : le Théâtre. — Poésie. — Histoire et philosophie. —
Homans. — Mélanges. — Correspondance. — Conclusion sur Voltaire.
Jeas-Jaccïues Rousseau. — Sa vie. — M"^*-* de Warens. — Les Cliarmettes. —
Vag«ilj(mdage. — Thérèse Levasseur. — L'Ermitage. — Motiers. — M*"*^ Boy
de la Tour. — Le costume arménien. — Ermenonville. ^— Sa mort. — Sa
lomhe. — Les Œuvres. - La Nature. — Le Contrat social. — La youvelle
H'ioïse. — ÉmUe. — Les Confessions. — Son caractère, son iniluence.
F'o.^TE^ELLE. — Ses mots. — iMoNTESQuiEU. — DiDEMOT et VEncyclopétUe . —
Le Drame. — La criticjue d'art. — En Russie. — D'Alembekt. — Buffox.
Lf-s Écoxomistjes. — Turgot.
Lfis Moralistes. — Malehranche. — L'ahhé de Saint-Pierre. — Rollin. — Dagues-
seau. — Vauvenargues. -^ Condillac. — La Mettrie. — Helvétius. — D'Hol-
kich. — Morellel. — Linguet. — Chamforl. — Rivai'ol. — (^ondorcet. — Vol-
'ley. — Joseph de Maistre.
Les philosophes ont mené la société el ont joué le premier
rôle; remueurs d'idées, passionnés d'espoir et de progrès,
?ls ont sapé les subslruclions vermoulues du vieil édifice s^o-
cial, et ils ont bâti la Cité Nouvelle. Il convient d'étudier le
XVI r siècle à la lumière de leur lampe de travail.
Synchronisme. — 1700. Philippe V, roi d'Espagne.— 1701. Marlborough.
Le Prince Eugène. — 1702. Les Camisards. Acquisition d'Orange. - 1704.
Défi. ite d'Hochstaedt. Gibraltar aux Anglais. — 170o. Villars en Lorraine.
2 HISTOIRE DE LA LITTÉRATLRE FRANÇAISE
Ecoulons d'abord ce qu'ils ont dil, avant d'interroger le>
autres genres et les autres hommes, qui tous s'inspirèrenl
d'eux.
Voltaire et Jean-Jacques Rousseau ont eu l'action la plus
décisive, et ont imprimé, du coup de barre le plus éner-
gique, l'impulsion et l'orientation les plus décidées; à eux
donc la première place.
Voltaire (1), qui vécut quatre-vingt-quatre ans, disait :
— Je suis né tué.
Où? les gens de Chàtenay disent que ce fut chez eux. i\<
se trompent. Ce fut à Paris, près du Palais de Justice.
Il y a Chàtenay et Chàtenay. Le plus célèbre est un petit
village de Seine-et-Marne, canton de Xemouis: c'est là cpie
fut conclu le fameux traité de Chalenav entre Henri III el
les protestants en 157G, traité (jui avantageait les (calvinistes
au point d'exaspérer les catholiques: el ceux-ci firent la Ligue.
L'autre Chàtenay,. c'est Châtenay-lès-Bagneux, départe
ment de la Seine, à deux kilomètres de Sceaux, à douze kilomè-
tres de Paris, dans un des plus romantiques paysages.
Mary Aicard écrivait en 1855 :
« Si vous voulez voir un joli village ombragé de beaux
châtaigniers qui lui ont donné leur nom, sortez de Berny
pour aller à ChAtenay-lès-Bagneux. Bâti sur un coteau (pii
reçoit les premiei's rayons du soleil. Chàtenay étale aux
regards le luxe de ses maisons de campagne et de ses om-
brages verdoyants. Si la Ferté-Milon a vu naître Racine. (*l
— 170(). Défait» do Ramillies. Mort do Tournefort. — 17v)7. Mort de Vauban.
Charles XII.— 1709. Défaite d« Malplaquot.-ï'itrm/re.— 1710. Victoire de
V^iliaviciosa. Mort de Denis Papin. — 1711. Mort du Dauphin. - 1712. Vic-
toire de Villars à Denain. Mort du duc de Bourgoo^ue. — 1713. Fin do la
guerre de Succession d^Espascne. Utrocht. — 1714. Traité do Rndatadt. La
Mojnuloloqie de Leibniz. — 1715. Mort de Loris XIV. Louis XV. Régence .
Polysynodie. — 1716. Law's System. Dubois. — 1717. Alboroni. Pierre-lo-
Grami imi France. — 1718. Cellâmare. Mort do Charles XII. — 1719. Bohin-
son Cniaor^ de Foë. — 1720. Peste de Mai-seille. — 1721. Les Frères Paris.
Mort de Watteau. — 1722 .Découverte de Tacier pnr H -San mur. — 1723. Fin
de la Régence. Le duc de Bourbon (172G). — 1724. Naissance do Kant. Club
de rEntre.sol (1731). — 1725. Mariage de Louis XV avec Marie Leczinska .
Vico. - - Naissance de Gœthe. — Découverte du fer-b!anc. — 172G. Minist>r''
Floury. Voyages dt GuUirif. — 1727. Gott.sc'hod. I\lort'de Newton. Mort du
(1} 1C94-1778.
HISTOIHC DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 3
(hàleau-Thierry La Fonlaine. si le pelit village de Crosne
-c vante d'avoir donné le joui* au saliriiiue Hoilean, (1ui-
lenay peut s'enorgueillir d'une illustration aussi glorieuse:
\ oltaire y c.\st né. »
\i Boileau ni Voltaire ne sont nés là.
Pourquoi Voltaire serait-il né à (Miàlenay? l^arce que ( on-
/lori:et le croyait? Parce ([ue le père de Voltaire aviiit une
Mi^ur, Mme Marchand, qui habitait ClK\tenay?
Il y a un acte de baptême très aiithenti<|ue <|ue Vol-
taire a bien connu, et qu'il apf>elle c. maudit extrjiit
luiptismaire )) : il l'empêche de se vieillir autant qu'il le
\(»iidrait, persuadé qu'on |)ersécute moins un octogénaire
«iuun septuagénaire.
11 est dit dans cet acte : u Le lundi, '22 novembre 1G94,
fut baptisé , dans l'église de Saint-André-des-Arls, Fran-
çois, .Marie, né le jour précédent.
Le roman raconté par I)uv(Tnet est l'échafaudage le plus
trépidant : \'oltaire serait né à Chatenay le 20 février,
aurait été ondoyé, puis, en novembre, baptisé à Sainl-
André-des-Arls, par le cun», au(juel on fit croire que
c'était un enfant de la veille.
D'abord, c'est le frère de \'oltaii*e qui a été ondoyé. Et quel
e>t ce curé qui n'aurait pas su discerner un bébé d'un jour
et un bébé de dix mois? Ce faux argument tombe devant la
date de naissance donnée par l'article des frèi<»s l\u*fait
^ul• Voltaire.
Comme il arrive souvent pour les biographies, c'est X'oltiire
lui-même (jui a écrit cet article, et l'on a la lettre des édi-
teurs remerciant et promettant d'inq)rimer mot jjour mot. Et
diacre Paris. Les Convulisionnaires. - - 1728. Popo. — 1731. Thermniuètre do
Reaumur. — 1732. Naissance de Lalande. — 17*13. Guorrcî do 8ucc(>ssioii de
PolofOïe. Rameau. ~ 1734. Plelo à Dnutzick. Hume. — 173i). Ghauvelin.
— 1730. Clairauteii Laponio. — 1738. La Lorraine cédée à la France 174U.
Guerre de Succession d'Autriclie( 1748). Ki-édéricll. Ftimrln de Kiihard.non.
Cassini. Clairaut. - 1141. Mari?-Thérèse. Elisabeth di; Russie. — 174*i.
PragEue. -- 1743« Mort do Fi.ury. Dettingen. Naissance de Haiiy. — 1744.
Maladie du Roi. D'Argenson. - 1745. M'"« do Ponipadour. Machnut. Vic-
toire de Fontenoy. - 174H, Maurice do Saxe. La Bourdonnais. Victoire do
Raucoux. — 1747. Lawfeld. -- 174S. Paix d'Aix-la-Chapelle. Duploix. Klop-
stock. Fouilles de Poinpéi. — 1749. Naissance de Laplace. — 17ô2. British
Muséum.— 1756. Guerre de Sept ans. Gossner. l^risede Port-Mahon. - 17Ô7.
Rossbach. Pitt. Naissance de Mozart. Attentat de Damions. — 17^)8. Choi-
4 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
ils ont imprimé: 21 novembre. Dans une de ses lettres, en 17(>S,
Vollaire a dit textuellement en parlant de Paris :
— Je plains la ville où /e suis né, . . Je vous remercie
en qualité de Parisien.
Qui cToira-l-on, si on ne croit pas rinlércssé? il est pari-
sien né : il le dit.
Ajoutez que les Arouet, en 1700, habitaient encore celle
même paroisse de Saint-André-des-Arts {cour Vieille du Pa-
lais, vis-à-vis de la Basse Sainte Chapelle) et c'est là que la
mère de Voltaire est morte en 1701. Il y a toute apparence
qu'ils logeaient là à la naissance de François ; car, com-
ment imaginerait-on qu'on ait apporté dans ce quartier un
nouveau-né de la veille pour le faire baptiser?
Le père de Voltaire était notaire au Châtelet de Paris.
La mère, née Marguerite Daumard, était fille d'un grellier
criminel du Parlement de Paris, qui habitait ♦< rue Gen-
tizon », paroisse de Saint-Germain-l'Auxerrois. (Acte de
mariage de François Arouet).
Ses parents se sont mariés à Paris. Son grand-père est
qualifié de <( bourgeois de Paris ». Sa grand'mère était de
-la paroisse de Saint-Germain-le-Vieux, à Paris.
Voltaire lui-même s'intitule « bourgeois de Paris ». A la
mort de son frère, Armand Arouet. receveur des épices de
la Chambre des Comptes, il est désigné dans l'acte (1745) :
François-Marie Arouet de Voltaire, bourgeois de Paris, de-
meurant faubourg Saint-IIonoré, paroisse de Sainte-Made-
leine, frère du défunt.
C'est toute justice que Voltaire soit né à Paris.
seul (1770). Montra Im.Dvfaite de Crevelt — 1759. Bergen. — 1760. LaJIyTol-
lendal. Perte du Canada. Ossian^de Mac Pherson. Haydn. Chevalier d'Assas.
— 1761. Pact- de Famille. — 1762. Catherine II. Affaire Calas. Mort de Bou-
ohardon. — 1763. Traités de Paris et d'Hubertsbourf;. — 1764. Expulsion des
Jésuites. Mort de M™" de Pompadour. Bcccaria. — 1765. Joseph lï\ Laovoon.
de LessinsT. — 176Î). Goldsmith. Réunion de la Lorraino à la Franoo. Mort
deServandoni.--1767. Dramaturgie de Hambourg .—176S. Pacte de Famine .
Cook. Mozart. Boueainville. Acquisition de la Corse. — 1769. Nh'-^ nr • de
Napoléon P''. Perte de la Louisiane. — 1770. Mariage du Dauphin et de
Marie-Antoinette. Disgrâce de Choiseul. — 1771. Parlement Maupeou. —
1773. Soulèvement des colonies anglaises d'Amérique.
1774. Loci8 XVI. Turgot. Werther* de Gœthe. Gluck.— 1776.Malesherbes.
Lavoisier. — 1776. Necker. Les Etatt-Unis. La reine parcourt les boulevards
en traîneau. - 1777. La Fayette. La Place. Lalande. Duhamel du Monceau.
Monge V.olta. Galvani. Linné. Pêcheries de corail en Afrique. —1773. Mort
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 5
Il y a une forme d'esprit pétillant, alerte, léger comme la
mousse, et bruyant comme un crépitement de fiole capiteuse,
toujours dispos, éveillé, fin et narquois; on dit que c'est
Fesprit à la Voltaire. C/est l'essence de cet esprit parisien qui se
répand et se prodigue à flots chaque jour en chroniques, en
cariratures, en satires.
C'est bien le moins que Voltaire soit de la patrie de son
esprit.
I^ père, un notaire, s'appelait M. Arouet. Il avait cinq
enfants: deux moururent. Il lui resta un garçon, Armand, une
fille, qui devint Mme Mignot, et un cadet, François-Marie
Arouet, plus connu sous le pseudonyme de Voltaire.
Celui-ci avait pourparrain le spirituel abbé de Chàteauneuf,
qui le mena dans le monde, lui apprit des vers, et les lui fit
réciter chez son amie Ninon de Lenclos. A' dix ans, François
fut mis au collège Louis-le-Grand, où la vivacité de son
esprit intéressa les jésuites, ses maîtres. Il aimait la poésie,
l'histoire et « pesait dans ses petites balances les grands inté-
rêts de l'Europe. » Il fit des vers latins, des vers français,
une tragédie, des requêtes, « pour qu'on lui rende une
tabatière confisquée », ou bien pour obtenir un secours en fa-
veur d'un pauvre. Et il mit toutes ses œuvres futures sous le
patronage de Sainte-Geneviève, qui accepta sans doute sous
bénéfice d'inventaire.
Ses maîtres, le préfet des études, P. Le Tellier, ses profes-
seurs, P. Le Jay, P. Porée l'aimèrent, le malmenèrent, et
au total étaient fiers de lui, pour la façon dont il tournait
les vers et jouait la comédie de collège.
de Voltaire et de Rousseau. Parmentier et la pomme de terre. L'abbé de
TEpée.— 1779. D'Estaing. Mesmer et Cagliostro. — 1780. Mort de Marie-
Thérèse. Ëoole vétérinaire d Alforc. — 1781. Kant. Raison pure. Mort de Souf-
flot. — 1782. Suffren.Tippou-Saëb.Mortd'AngeGabriel. — 1783. Traité de
Versailles. Indépendance des Ecats-Unis. Caionne. Invention des ballons.
Montgoliier, PilâtredeRozier,d'Arlande. — 1784.Calonne. Herder. Grétry.
— 17cto. Anaire du Collier. Naissance de Cuevreui. Morr de Pigalle. — 1786.
Mort de Frédéric II. Mozart, ^'oces de Figaro. — 1787. Edit du Timbre.
Lapérouse. Mémoires de Lavoisier, BcrthoUet et Fourcroy sur la Chimie. —
ITèA. Assemblée des Notables. — L'Ecole des Jlints. — lVc*i^. Ecdts-Géuéraux.
Serment du Jeu de Panme. La Constituante. Prise da la Bastille. Mort de
Joseph Vernet. — 1790. Mirabeau. Constitution civile du Clergé. La Fédé-
ration. — 1791. Mort de Mirabean. Fuite de Varenne. Schiller. Naissance de
k\ HISTOIRE DE LA LITTÉUATIRE FRANÇAISE
— Eïifunt ci>-î)i'i-. niais IraiK* vtuinen, tx'rivil k» P. LeJay
sur son bullelin Irimeslriel.
A. PieiTon a l'ait revivre ces années de collège dans son
livre sur Vollaire et ses maîtres. A vrai dire, elles ont
peu influé sur le reste de sa vie, et les études ne semblent
pas avoir été liés foi'tes, si on en juge au nombre des
barbarismes grecs nue M. Picrron a relevés dans l'œuvre
du grand homme.
De même «iiie pour Corneille et Racine, on a consené im
des livres (|ui furent donnés en prix à Vollaire, un premier
grand prix de discours latin en 1710, L'Histoire des guer-
res civiles de France de Davila : sur une des pages, le lau-
réat écrivit plus tard :
Do mes premiers su(nm''.s, illushv témoignage,
Pour trois livres dix sous je te mis en otage.
C'est le taux qu'il atteignit à grand'peine à une vente où,
en 18:i4, mis à prix pour deux mille francs, il fut adjuj^é
six francs.
A seize ans. sortie du collège. Le père voulait qu'il fil son
droft. n le crut perdu en le voyant se mêler de vers, et l'en-
voya en Mollande, où une intrigue avec une demoiselle
Dunoyer le fit renvoyer dans sa famille.
Le parrain, l'abbé de Chàleauneuf, introduisit son filleul
dans -la société du Temple, petit cénade de bons drilles, de
sceptiques et de libertins, qui vivaient autour des princes de
V'ondôme, et qui, dans de lins soupers, frondaient le roi, Dieu,
les femmes et la vertu. Il n\v fallait d'autre passeport que de
Tesprit. Voltaire fut admis. Ce fut sa véritable école.
Scribe. FliHc Enchantée *de Mozart. La Législative.— 1792. Expériences d o
Qaivani. — 1792. Manifeste de Brunswick. Le 10 Août.Valmy. Massacres de
Septembre. JciLiiiapes. — ll^'S. Cotivention. Exécution du Roi (Janvier), et
delaîteine (Octobre). La Terr«ur. Télégraphe Chappe. —1794. Robespierre.
Thermidor. Fleurus. Kosciuszko. Volta. — 1795. Quiberon.Cliarette. Stot-
fltit. LeS'Chouiius. lieDirectoire. — 17Dd. Bonaparte en Italie- Naissance de
Corot. — 1797. Rtvnli. C^ampo-Formit). Naissance de Thiers. Préliminaires de
Léolien. — 1798. Campagne d'Egypte. Faust de Gœthe. Aboukir. — 1799.
Bix-hnit Brumaire. Sonate Pathéfique de Beethoven. Naissa^ce de Bal-
zac. — 1800. Consulat. Schiller. Siège de Gênes. Passage des Alpes. Ma-
rengo. La Tour d*A\rrergne. — La Machine infernale. — Mort de Klébor.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
J^ouis XIV en élait au point où Ta décrit le poète:
Cétait Louis
Peint à Ti^f^e où, prenant l'ennui pour compagnon,
Le grand roi, devenu Monsieur de Maintenon,
Gagnant de la pernique et perdant du panache,
Etant encor soleil, était déjà, ganache.
Sa itioii, fut une délivrance ; le peuple dansa et <hanla :
Aussitôt son trépassement
On rouvrit d'un grand ferrement;
On ne lui trouva point d'entraille ;
Son cœur était pierre de taille.
Son esprit était très gÂté
Et tout le reste gangrené.
Les ponts-neufs pullulaient.
Ealln Louis le Grand est mort,
Oh I reguingué! oh Ion Ion la!
Ou encore :
Morguéî disons-lui une antienne,
Afin que Dieu dans sa bont^
Le boute en lieu de sûreté;
Car j'ons trop peur qu'il ne revienne I
La Régence parut ouvrir une ère nouvelle de prospérité et
d espoir. On respirait on souriait, on sortait de cette at-
mosphère de piété renfermée et d'austérité embaumée,
nue Mme de Maintenon répandait avec:
L'ombre douce et la paix de ses voiles de lin.
C'était la détente, la joie, la réaction; les rues relenlis-
baient de refrains de belle humeur :
Sous la Régence
Que Ton goûte d'appas !
Que l'opulence
T^enait en ces climats!
,is ïJOJiîes 19 ^^H^^in '^^uaoïj ua B.iou^S^p uoissiuijod eq
îiiiiltiplièrent à l'envi; les couplets les .plus ftpres et les plus
8 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
mordanls circulaient a|)rès boire. Les auteurs étaient recher-
chés, pas toujours retrouvés, mais tout de même punis.
En 1716, Voltajre fut ainsi exilé en province pour des vers
trop spirituels. A son retour à Paris, il eut Timprudence de
vouloir se venger du Régent, et il le chansonna dans la piè-je
connue, sous le nom de: Les J'ai vu.
Tristes et lugubres «objets,
J ai vu la Bastille et Vlncennes,
Le Châtelct, Bicôtre, et mille prisons pleines
De braves citwens, de fidèles sujets;
J'ai vu la liberté ravie,
De la droite raison la règle poursuivie ;
J*ai vu le peuple gémissant
Sous un rigoureux esclavage;
J'ai vu le soldat rugissant
Crever de faim, de soif, de dépit et de i âge...
J'ai vu l'hypocrite honoré,
J'ai vu, c'est dire tout, le Jésuite adoré ;
J'ai vu ces maux sous le règne funeste
D'un prince que jadis la colère céleste
Accorda, par vengeance, à nos désirs ardents;
J'ai vu ces maux, et je n'ai pas vingt ans.
En réalité, cette satire était de Louis Lebrun, qui ne ré-
clama pas la paternité, et laissa Voltaire en porter l'hon-
neur et le châtiment.
Cette fois, ce fut la Bastille.
La Vrillière écrivit à d'Argenson, le 16 mai 1717, cette
simple ligne:
— L'intention du roy est que le sieur Arouet fils soit anvté
et conduit à la Bastille. {Arch. de la Bast,)
Cette intention ne fut pas contrariée.
Voltaire, toujours alerte d'esprit, prit ëa prison pour sujet
de ses vers :
— Allons, mon fils, marchons...» Fallut me rendre.
Fallut pailir. Je fus bientôt conduit
En coche clos vers le roval réduit
Que près Saint-Paul ont vu bâtir nos pères
Par Charles cinq. O gens de bien, mes frères,
Que Dieu vous gard d'un pareil logement!
J'arrive enfin dans mon appartement.
Certain croquant avec douce manière,
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 9
Du nouveau gîte exaltait les beautés,
Perfections, aises, commodités.
<c Jamais Phébus, dit-il, dans sa carrière
N'y fait briller sa trop vive lumière.
Voyez ces murs de dix pieds d'épaisseur,
Vous y serez avec plus de fraîcheur. »
Puis me faisant admirer la clôture,
Triple la porte, et triple la serrure,
Grilles, verroux, barreaux de tous côtés :
« C'est, me dit-il, pour votre sûreté. »
Midi sonnant, un chaudeau Ton m'apporte.
La chère n'est délicate ni forte .
De ce beau mets je n'étais point tenté.
Mais on me dit : « C'est pour votre santé;
Mangez en paix, ici rien ne vous presse. »
Me voici donc en ce lieu de détresse
Embastillé.
Il travailla pour distraire ses loisirs, et quand il fut élargi,
la tragédie dOEdipe était prêle. Elle abondait en maximes
hardies. Elle plut fort ; le Régent le félicita, le pensionna, et
Voltaire le remercia :
— Je remercie Votre Altesse de bien vouloir se charger
de ma nourriture, mais je la prie de ne plus s'occuper de
mon logement. '
Son père mourut en janvier 1722. (Reg. de la paroisse
Saint-Barlhélemy .)
C'est de ce montent que date le nom de Voltaire; il rem-
plaça Arouet. Où Voltaire a-t-il pris ce pseudonyme ? Est-ce
dans un vieux roman où un personnage incrédule se nomme
ainsi? Esl-ce l'anagramme de AROUET L. J. (Arouet le
Jeune)? Il n'y a pas plus de précision ici que pour Molière.
Actif, hardi, turbulent, se droguant et se prodiguant, har-
celant, bâtonné, arrogant, vexé, insulté, répliqueur, il fit par-
ler de lui. C'est ce qu'il lui fallait. Un Rohan-Chabot Tin-
lerpelle :
— Mons Arouet... Mons de Voltaire... Comment diable
est votre nom ?
— Je commence le mien, vous finissez le vôtre, répliqua
le jeune poète, à qui ce mot valut une volée de coups de
bâtons ; et les cannes s'appelèrent : Cannes-Voltaire,
On ne s'étonna point.
10 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Le Président lioiihier éirivail:
— Vous êtes poète el vous avez été étrillé; cela est dans
l'ordre.
Le pétulant petit roturier souffleta le chevalier : celui-ci, au
lieu de relever le cartel, fit embastiller son adversaire, qui, lui
aussitôt exilé.
La série des billets de Maurepas au lieuien«nt de police
est édifiante dans sa progression de bienveillance décrois-
sante :
5 février 1726.
Son Altesse sérénissinie ma ordonné de vou& écrire de vous faire
informer des gens dont "M. le chevalier de Rohan s'était servi pour
faire battre Voltaire, et de les faire arrêter, avec oelte précaution que
ce soit avec le moins d'éclat qu'il se i)OinTa et hors de sa maison.
23 mars 1726.
Son Altesse sérénissinie est informée qne le chevalier de Rohan
part aujourd'hui pour Paris, et, comme il pourrait avoir quelque
nouveau procédé avec le sieur de Voltaire, on eelui-ci faire quelque
coup dVHourdi, son intention est que vous les fassiez observer de
manière que cela n'ait point de suite.
Versailles, 2^ mars 1726.
Je vous adresse un ordre du i-ni pour faire conduire et recevoir à
la Bastille, le sieur Arouet de \ Oltaiie ; vous aurez soin, s'il vous
plaît, de tenir la juain i\ son exécution et de m'en dormer avis.
11 fut ainsi fait, et le liazetier de la Police porta, le 22 avril:
La nuit du 17 au 18, Hnyujier et Tapni exempts, arrêtèrent Arouet
de Voltaire, fameux poèt.«\ dans la rue Maubuée, à l'enseigne de la
Grosse-Tête et le conduisirent, par ordre du roi, à la Bastille. (Arch.
de la Bas t.)
Pileuse conclusion, que Texorde ne faisait pas prévoir!
Voltaire se vengea par des allusions, aujourd'hui bien igno-
rées, qu'il inséra dans son poème, alors en cours de compo-
sition : La Ligue ou La Ilenriade,
Il prit (1726), la route d« l'Angleterre. Dans ce pays, il
fut frappé par le respect qu'on y professait envers la gent
littéraire, si méprisée alors chez nous, et par les égards qu'on
IIISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇ,\ISE 1 1
y avait pour les auteurs anglais auxcjuels la bastonnade
était chose inconnue. Il y lut séduit aussi par l'incrédulité
qui y régnait, née du conflit de tous les schismes et de toutes
les variations de l'église protestante. Il y fut attiré vers les
sciences et vers Kewton, auquel il vit rendre des honneurs
funèbres inusités chez nous. Son esprit se forma, s'assagit,
s'approfondit. Il fréquenta Pope, étudia Locke. Il revint au
bout de trois ans, mitri et transformé ; les salons prirent
plaisir à J'accueillir et à lentendre : il personnifia le
goût du jour, frondeur, libertin, . sarcastique, oseur. Il lit
Zaïre, et il eut l'audace de rendre des infidèles intéressants.
Ses Lettres sur r Angleterre furent un défi au spiritua-
lisme. Son Charles XII est iiTesfiectueux envers la royauté.
Chacune de ses œmTes est un mauvais pas dont il ne se tire
qu'à force d'habileté et de dénégations, de flatteries même,
qu'il justifie en disant :
— Quand on n'a pas cent cinquante mille hommes, il
faut bien plier devant les plus forts.
Il connut alors une femme très savante, Mme du Chàtelet,
qui se prit pour lui d'une tendresse touchante. Il avait qua-
rante ans. Elle habitait un château à Circv. à la frontière de
«
Lorraine, refuge commode pour les jours de péril. M. du
Chàtelet n'était pas gênant; il était toujours à l'armée. Vol-
taire prit sa place. Il présida aux lètes littéraires, étudia
les sciences avec son amie, tenta des expériences de physi([ue,
de chimie, écrivit dc'^ mémoires comme celui de la nature du
feu, se reposa par des tragédies, des comédies, des romans,
alla de temps en temps à Paris faire des rêves politiques,
flatta Trajan, c'est-à-dire Louis XV, devint familier avec )a
Pompadour, qui ne lui pardonna pas, et obtint enfin la
mission de ses rêves aupi'ès de Frédéric II de Prusse.
En 1747, il vint avec Mme du Clu\lelet chez la duchesse du
Maine, à Anet, où Mme de Slaal de Launay fit de ce couple un
croquis amusant :
Mme (In Chôtclet et Vollairo, qui s'étaient annoncés pour aujour-
d'hui, et qu'on avait perdus de vue, parurent hier sur le minuit,
comme deux spectres, avec une odeur de eorps einbînimés qu'ils
semblaient avoir ai)portée de leurs tombeaux : on sortait de tabl»- :
12 HISTOIRE DE LV LITTÉRATURE FRANÇAISE
c'étaient pourtant des spectrf-s affamés ; il leur fallut un souper, et,
qui plus est, des lits, qui nét.'iient point préparés La concierge, déjfi
couchée, se leva à grande hâte. Gava, qui avait offert son logement
pour les cas pressants, fut forcé de le céder dans celui-ci, déménagea
avec autant de précipitation et de déplaisir qu'une armée surprise
dans son camp, laissant une partie de son bagage au pouvoir de
Tennomi. Voltaire s'est bien trouvé du gîte : cela n'a point du tout
consolé Gava. Pour la dame, son lit ne s'est pas trouvé bien fait; il
a fallu la déloger aujourd'hui. Notez que ce lit, elle l'avait fait elle-
même, faute de gens et avait trouvé un défaut de niveau dans les mate-
las, ce qui je crois, a plus blessé son esprit exact que son corps
peu délicat.
Et le lendemain:
Nos revenants ne se montrent point de jour; ils apparurent hier à
dix heures du soir: Je ne pense pas qu'on les voie guère plus tôt
aujourd'hui; l'un est à décrire de hauts faits, l'autre à commenter
Newton : ils ne veulent ni jouer ni se promener : ce sont bien des
non-valeurs dans une société, où leurs doctes écrits ne sont d'aucun
rapport.
Puis plus loin :
Mme du Châtelet est dhier à son troisième logement : elle ne
pouvait plus supporter celui qu'elle a choisi ; il y avait du bruit,
de la fumée sans feu (il me semble que c'est son emblème).
Ils jouèrent la comédie du Comte de Boursoulle, de Vol-
taire, qui rompait des lances pour la vérité du costume.
Son frère, le janséniste Armand, était mort en février
1745 (1).
Voltaire fut nommé historiographe du roi. Il devint Acadé-
micien (1746) au prix de toutes les protestations les plus or-
thodoxes, et elles ne lui coûtaient rien, — • il avait sollicité des
satisfecit de ses anciens maîtres les PP. Jésuites ; — il obtint
le titre de gentilhomme du roi. Sa vanité le perdit. Il crut
trop yite à la dignité des gens de lettres dans un pays où on
les méprisait. Il traita d'égal à égal le roi et les grands: on
le lui fit bien voir. Le parti de la reine jura sa perte, et
(1) RegisUv de la paroisse Sainl-Barlhélemy.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FR.\NÇAISE 13
comme il manquait de tact et de mesure, il fit plus de sot-
tises qu'il n'en faUait pour être banni. 11 partit auprès de
Stanislas Leczinski, roi déironé de Pologne, qui tenait cour
brillante à Lunéville. Et pendant ce temps, le poète Saint-
Lambert prit sa place auprès de Mme du Châlelet, (jui mou-
rut peu après, en 1749. Voltaire la regretta et la chanta au-
tant que dura sa douleur, cest-à dire peu de temps.
-Les Français étaient fort prisés et recherchés à l'étranger,
notamment en Prusse, où le roi Frédéric II affectait de mépri-
ser la langue allemande. Elevé à la dure, il avait distrait sa
jeunesse en étudiant la flûte et en lisant Voltaire, à qui il fit
les premières avances, lui écrivant des lettres où il l'appelait
» cher ami », et lui envoyant des vers français avec prière de
les corriger. Il lui confia Timpression de son livre LAnli-
Machiavcl, dont il eut hâte, quand il fut sur le trône, de désa-
vouer les doctrines humanitaires. X'oltaire le ménage, le cul-
tive, le flatte, l'appelle de tous les noms les plus pompeux, en
homme à qui « les épithètes ne coûtent rien ». Ils s'étaient
j'encontrés deux fois : d'abord à Clèves , puis à Berlin
(1743) où Voltaire arriva, chargé de renouer alliance avec la
Finisse ; pour affermir nos armes fort maltraitées à la fin de
la guerre de Succession d'Autriche. Plaisant ambassadeur,
à <|ui le roi de Prusse répondait en vei^s et i^frains « à la façon
tie Birihi ». Et comme il désirait garder près de lui ce génial
amuseur, il envoya, par un procédé assez indélicat, à la cour
de France, des railleries de son ami, pour lui en fenner les
portes.
Le séjour de Paris devint gênant pour Voltaire. Il lui fallut
songer à partir ailleurs. Où aller? Il n'avait plus Cirey. Il
accepta Berlin, malgré ses hésitations. Le climat n'étail-il
pas trop froid ? Frédéric lui fit certifier que non. Et l'argent ?
Oui |)ayera le voyage? 11 veut bien voyager pour le roi de
Prusse, mais sans y être du sien. L'habile Frédéric feint
alors d'avoir mis la main sur un autre poète, qui pourra
pi^endre la place de Voltaire. Aussitôt celui-ci nhésite plus, ei
il part, après avoir en vain cru, secrètement, que Louis XV
le retiendrait. Mais Louis X\* lui souhaita bon voyage, en
déclarant :
14 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FR.VI\ÇAISE
'i Un fou do plus à la Cour du roi de Prusse, ou un fou
de moins à la mienne, qu'importe? >»
Les premiers temps du séjour à Polsdam furent un en-
chantement mutuel des deux amis. Voltaire exultait :
<( Cent cinquante mille soldats victorieux, .point de pro-
cureurs, opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros phi-
losophe et poète, grandeurs et grâces, grenadiers et muses,
trompettes et violons, repas de Platon, société en libeité !
qui le croirait? »
Frédéric le comblait, se l'attachait par des rubans de dé-
corations, lui suspendait dans le dos la clef de Chamljellan,
lui donnait 20.000 francs de rentes, et le fixa parmi les habi-
tués de sa cour, d'Argens, Lamettrie le matérialiste, Mau-
pertuis le savant, qui mesura le méridien terrestre, (et le
roi en fit le président perpétuel de son académie): Polnitz le
renégat hebdomadaire, Algarotli l'artiste, Dargel l'excom-
munié, tous gens bizarres plus ou moins bannis, oui consti-
tuent au roi de Prusse un état-major de bouffons littéraii'es
et de victimes salariées. Frédéric les berne, s'amuse deux,
les insulte, et les nourrit en leur disant .
— Prenez garde ! les princes sont des canailles !
Voltaire ne connut d'abord que les enchantements (hi
« Palais d'Alcine ». Il corrigeait les œuvres poétiques du roi,
remettait en leur état les mots tronqués, crêp pour créix*. ou
fragucnienls. Le reste du temps était consacré à ses travaux.
Le soir, soupers aux lumières des bougies et aux éclairs
d'esprit.
Mais Voltaire était un esprit pratique. Lisez à ce sujet
j\'icolaïdès. Les Finances de VoUaire. Il ne détestait pas les
petits profits. Il s'abouclia avec un Juif, A'braham Hirscli,
(]u il chargea de lui acheter des valeurs en baisse. Il reçut
en gage des diamants. Puis, se ravisant, il réclama ses fonds.
— .\on, lui dit le Juif. \'ous m'avez acheté mes diamants,
gardez-les.
11 en résulta un procès (|ui lit scandale à Berlin, et F'ré-
déric eh fut fort fâché. 11 ne le cacha pas à son luMe. El ce fut
un |)remier froid. \'ol(aire sentit sa situation ébranlée. Il lui
semblait IoiuImm* d'un clocher, et il disait :
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 15
— Pourvu que relu dure !
Lametlrie lui raconta un jour que le roi avait dit en par
lanl de Voltaire:
— J'aurai besoin de lui encore un an tout au plus. (Jn
presse l^orange, et on en jette le zeste.
Celte orange parut au poète difficile à digérer. Ji se ven-
gea par des quolibets, api>ela le château une « caserne », el
le Monaixjue un a Maréchal des logis )^. Corriger les poé-
sies du roi devint l'occupât ion de c laver le linge sale de
Sa Majesté ». Le roi ripostait de sa part, s'égayait de la
chambre de Voltaire peinte en jaune, a couleur de Teii-
vie )), avec des figures de singes qui lessemblaient à son ami.
Le poète avait le droit d'inviter six personnes à sa table. En
avait-il huit? on ne le senail que |>our six. Et l'on entendit
alors les étranges plaintes du grand homme : il n'avait pas
assez de chocolat, i)as assez de sucre, pas assez de bougies.
Le soir, il montait plusieurs lois à son appartement, y ca-
chait à chaque voyage la bougie neuve qu'un valet de cham-
bre lui apportait, et revendait sa provision quand elle était
assez grosse.
Voltaire avait un rival que ces disgrâces mettaient en
joie.
C'était Maupertuis, dont la faveur éclatante avait été éclip-
sée par la venue de ce glorieux intrus.
Il espéra pouvoir reprendre rang, et dès que Voltaire- tré-
bucha, ce fut la guerre.
Maupertuis avait publié un mémoire sur la loi du moindi*e
effort dans le travail de la nature. A ce moment, un autre
savant, nommé Koenig, publia la même théorie en l'attri-
buant à Leibniz. Maupertuis le Iraita de faussaire. Ce fui
un grand scandale, dont s'émut et s'amusa toute la société
berlinoise. On en lit des gorges chaudes, des ((uolibets. Dans
ce vacarme, tomba un jour un libelle impertinent, pétri d'es-
[*rit. terrible pour Maupertuis. Ola s'appelait : ^4 un acadc-
tnicien de Berlin, et c'était signé par un tuadêuncivn de Paris.
Oui avait fait ce pauqihlet ? Oui i)ouvait avoir autant des-
[»rit? Il n'était que Voltaire, ol on le nouuna aussitôt.
(rUe fois le roi se fàclia. n\v il avait une urande estime
46 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
pour son Académie de Berlin, et par suite pour son président
perpétuel Maupertuis. Il écrivit à son tour, — peu royal di-
vertissement, — une brochure anonyme où Voltaire fut abîmé;
et celui-ci sut bientôt par qui.
Le démon de la malice lui donna le mauvais conseil de
continuer la guerre d'épigrammes, et il le suivit, parce qu'il
lui était indifférent de quitter Potsdam ; la lune de miel était
devenue rousse.
Or Maupertuis venait de faire un ouvrage plein d'idées
neuves et étranges, et de projets étonnants.
Creuser un grand trou pour aller voir ce qui se passe au
centre de la terre;
Fonder une ville latine où Ton ne parlerait autre chose que
le latin et où on enverrait les enfants, au lieu de les mettre
au collège ;
Dissé(}uer vifs les condamnés à mort pour aider la science ;
Et autres gentillesses.
Voltaire vit là une aubaine, et il s'en saisit. Il écrivit une
diatribe, dans laquelle il feint d'attaquer un jeune fou qui
aurait publié ces niaiseries sous le nom supposé de Mau-
pertuis, afin de défendre celui-ci contre le reproche de pro-
duire de si piètres inventions:
Il se peut faire que le candidat ait cru inventer quelque chose
après Leibniz; mais nous dirons <ï ce jeune homme, que ce n'est
pas lui qui a inventé la poudre. Nous prenons cette occasion de
divertir M. l'Inquisiteur.
M. riniiuisiteur ne rira plus quand il verra que tout le monde peut
devenir prophète, car Fauteur ne trouve pas plus de difficultés à
voir Ta venir que le passé. Il avoue que les raisons en faveur de
l'astrologie judiciaire sont aussi fortes que les raisons contre elle.
Il espère qu'un peu plus de chaleur et cVexaliaiion dans l'imagination
pourra servir ù montrer l'avenir, comme la mémoire montre le passé.
Nous jugeons unanimement que sa cervelle est fort exaltée et qu'il
va bientôt prophétiser. Nous ne savons pas encore s'il sera des
grands ou des petits prophètes...; mais si son à me exaltée a vu
l'avenir, n'y a-t-elle pas vu un peu de ridicule ?
Il doit encore être assuré qu'il lui sera difficile de faire, comme
il le prétend, un trou qui aille jusqu'au 'centre de la terre (où il veut
apparemment se cacher de honte d'avoir avancé de telles choses).
Ce trou exigerait «lu'on cxcavât au moins trois ou quatre cents lieues
de pays, ce qui pourrait déranger le système de la balance de l'Eu-
rope. On ne le .suivra pas dans son liou, non pins que sous le pôle.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 17
El il signa : Docteur Akakia.
Frédéric s'irrita, et fit brûler les paquets de brochure's
saisis. Voltaire lança le trait du Pafthe devant l'autodafé qui
faisait une fumée noire : « C'est l'esprit de Moui)ertuis qui
s'en va en fumée . )>
Espionné, traqué, tracassé, Voltaire songea à partir ; mais
il ne voulait pas fuir ; il tenait à s'en aller « honnêtement ». Il
écrivait mélancoliquement à sa nièce, Mme Denis :
Je ne songe qu'à déserter honnêtement, à prendre soin de ma
santé, à vous revoir, à oublier ce rôve de trois années.
Je vois bien qu'on a pressé Torange. Il faut penser à sauver
récorce. Je vais me faire, pour mon instruction, un petit dictionnaire
à l'usage des rois.
îi Mon ami, signifie mon esclave.
« Mon cher ami veut dire : Vous m'êtes plus qu'indifférent.
<<^ Entendez par: je vous rendrai heureux; je vous souffrirai tant que
j'aurai besoin de vous. »
«
Le tout était de partir, c'est-à-dire d'obtenir un congé ; car
le roi défendait qu'on s'en allât sans permission, et il n'eût
pas fait bon le braver.
Voltaire prépara son départ. Il renvoya à Frédéric les dé-
corations, la clef de Chambellan et autres « brimborions »,
et il enguirlanda la rupture avec des politesses outrées qui
ne lui coûtaient rien et qui sonnaient faux. Il y eut un re-
plâtrage, mais la confiance et l'amitié n'y étaient plus. Vol-
taire finit par trouver un prétexte. Sa santé exigeait une cure
à Plombières. Frédéric ne le retint plus.
Ce fut une odyssée que le retour du philosophe. Paul
Meurice, dans son drame de Slruensée l'a mis en scène au
premier acte. Dans la réalité, ce fut beaucoup plus com-
pliqué.
Une fois la frontière franchie. Voltaire exhale un dernier
reste de rancune qu'il avait emporté au fond de son cœur.
.Arrivé à Leipzick, où c'était la foire, il publia un Traité de
Paix entre les deux ennemis Koenîg et Mauperluis ; ce der-
nier y était bafoué à souhait :
u Si nous allons aux terres Australes, nous promettons à l'Aca-
démie" de lui amener quatre géants hauts de douze pieds et quatre
2
18 HISTOIRE DE \A LlTTÉRATl'RE FRANÇAISE
hommes volus avec du longues queues : nous les ferons disséquer
tout vivants, sans préiendre pour cela connaître mieux la nature
de Tàme ({uc nous ne la connaissons aujourd'hui ; mais il est toujours
bon, pour le progrès des sciences, d'avoir de grands hommes à dis-
séquer.
A regard du trou que nous voulions percer jusqu'au noyau de la
terre, nous nous désistons formellement de cette entreprise ; car
quoique la vérité soit au fond d'un puits, ce puits serait trop diffi-
cile à faii e. Les ouvriers de la tour de Babel sont morts ; aucun ne
veut se ctiarger de notre trou parce que Touverlure serait un peu
trop grande et qu'il faudrait excaver au moins toute l'Allemagne...
Ainsi nous laisserons la face du monde telle quelle est; nous nous
défierons de nous-mêmes toutes les fois que nous voudrons creuser,
et nous nous arrOlcrons constannnent à la superficie des choses. »
Le Président perpétuel fut maladroit en cette circonstance.
De ([uoi se plaignait-il ? X'oltaire était chassé, tandis qu'il
l'cstait, lui, sur le champ de victoire. Il crut que c'était trop
peu, et il provoqua \'ollaire en duel. Fatale imprudence qui
lui valut une nouvelle dégelée de brocards. La réponse de
Voltaire ne se fit pas attendi-e. Ce fut un placard qui fut affi-
ché dans le.s rues de Leipzick :
« Un quidam ayant écrit ujie lettre à un habitant de Leipzick par
laquelle il menace ledit habitant de l'assassiner et, les assassinats
étant visiblement contraires aux privilèges de la Foire, on prie tous
et chacun de donner connaissance dudit quidam, quand il se présen-
tera aux portes de Leipzick. C'est un philosophe qui marche en
raison composée de l'air distrait et de l'air précipité, fœil rond et
petit, ot la perruque de même, le nez écrasé, la physionomie mau-
vaise; ayant le visage plein et fesprit plein de lui-même, portant tou-
jours scalpel en poche pour disséquer les géants de haute taille. Ceux
qui en donneront connaissance auront mille ducats de récompense assi-
gnés sur les fonds de la \ille latine (pie ledit quidam fait bAlir, ou
sur la prernière comète d'or et de diamant qui doit tomber inces-
samment sur la terre, selon les prédictions dudit quidam philosophe
et assassin. »
En outre, Maupertuis reçut celte lettre ouverte du docteur
Akakia :
« Monsieur le Président,
« J'ai reçu la lettre dont vous m'honorez. Vous m'apprenez rpie
vous vous portez bien, que vos forces sont entièrement revenues et
que vous me menacez de venir m'assassiner... Quelle ingratitude
envers votre pauvre médecin Akakia ! Ce procédé n'est ni d'un pré-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE l«J
si<]»nf crAcadômie, ni d'un bon chrétion toi qiio vous Mes. Je vous
friis mon coniplimont sur votre bonne santé ; mais je n'ai pas tant de
Urre que vous. Je suis au lit depuis quinze jours et je vous prie de
• îifférer la petite expérience de physique que vous voulez faire! Mais
«fingiv. que je ne suis pas un géant des terres Australes et que mon
^er^eaa est si petit que la découverte de ses fibres ne vous donnera
riuruno notion de l'unie. De plus, si vous me tuez, ayez la bonté do
, ous souvenir que M. de La Beaumelle m'a promis do me poursuivre
jiisqn'aux enfers ; il ne manquera pas do m'y aller chercher ; quoique
le Iruu qu'on doit creuser par votre ordre jusqu'au centre de la
Ir'rre et qui doit mener tout droit en enfer, ne soit pas encore com-
mencé, il y a d'autres moyens dy aller et il se trouvera (jue je
>erai malmené dans l'autre monde, comme vous m'avez persécuté
flans c-elui-ci. Voudriez-vous, Monsieur, pousser l'animosité si loin ?
t< Ayez encore la bonté de faire une petite attention : pour peu qu(^
\ijus vouliez exaller votre àmo pour voir clairement l'avenir, vous
verr-z qiie si vous venez m'assassiner ù Leipzick, où vous n'êtes
1 as plus aimé qu'ailleurs, et où votre lettre est déposée, vous courez
quelque riscpie d'être pendu, ce qui avancerait trop le moment do
vdlrr» maturité et serait peu convenable à un président d'Académie.
'• Au reste, je suis encore bien faible ; vous me trouverez au lit
♦•t je ne leurrai (|uc vous jeter à la tête ma seringue et mon pot do
I hainbre: mais dès que j'aurai un peu de force, je ferai (4iarger mes
pistolets « cum pulvere pyreo » et, en multipliant la masse par le
*<iiTé de la vitesse jusqu'à ce que l'action et vous soyez réduits à
zéro, je vous mettrai du plomb dans la ceiTelle ; elle parait en
avoir besoin.
il II sera triste pour vous que les Allemands aient inventé la poudre,
tomrne vous devez vous plaindre qu'ils aient inventé l'imprimerie.
u Adieu, mon cher Président.
« .\kakia ».
» P. -S. — Comme il y a ici cinquante h soixante personnes qui ont
Iiris la liberté de se moquer prodigieusement de vous, elles demandent
quel jour vous prétendez les assassiner. »
l-^rédéric II sonj^eait. Il se disait que Voltaire était un
homme terrible, qui pourrait bien se moquer du roi comme
il avait bafoué l'académicien, qui ne respectait rien et qui
avait Fa vengeance prompte. Il Touilla aussitôt tous ses pa-
piers pour s'assurer que le vieillard malin n'avait pas em-
porlé les fameuses poésies royales, dont il avait (:ons<ien( e
jjii'il était si facile de se moquer à peu de frais. Ses [)ressen-
titnents étaient vrais. Voltaire avait emporté un volume de
vers de Sa Majesté, « linge sale laissé pour compte au blan-
chisseur »! Ce fut une alerte, et le roi prit peur du ridicule. A
20 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
franc êtrier il expédia un agent pour rejoindre le fugitif
et lui redemander le précieux manuscrit.
Quand Voltaire arriva à Francfort, fin mai 1753, le rési-
dent prussien, Freytag, vint aussitôt le trouver à son hôtel et
lui donna ordre de ne pas sortir avant d'avoir rendu les poé-
sies. Voltaire reconnaît, en effet, avoir gardé ce cahier, comme
souvenir. Il le rendra puisqu'on l'exige. Mais ce volume se
trouve dans ses bagages, qui sont encore à Leipzick. Voilà
donc le philosophe claquemuré et gardé à vue dans Franc-
fort, où sa nièce, Mme Denis, accourt le rejoindre. L'agoni
Freytag esl brutal, insolent ; il met des soldats de faction
dans la chambre de Voltaire ; il en met dans la chambre de
Mme Denis. Le prisonnier ne peut aller que sous escorte aux
endroits les i>Uis privés. Au bout de quinze jours, il s'énerve,
il s'emporte, il s'exaspère, brandit un pistolet et s'évade.
On le rattrape aussitôt, on lui fait réintégrer J'hôtel. Enfin
les bagages arrivent de Leipzick, et le livre de poéshie, comme
disait Freytag, est retrouvé.
Mais Voltaire n'est pas au bout de ses peines. Il s'est
évadé : il faut une sanction à cette tentative frauduleuse. En
outre, il y a la note d'hôtel et les frais de justice à payer.
Le pauvre prisonnier se débat, se démène. Le chemin est
long de Francfort à Potsdam, et les courriers n'en finissent
pas. Il écrit à Frédéric, il écrit à la margrave dé Bayreuth,
il écrit à l'empereur d'Allemagne, Francfort étant ville im-
périale. Enfin, ruiné, dépouillé, meurtri, il repart, pestant
contre tous en général et en particulier contre son an-
cien ami Frédéric, qui désapprouva du reste plus lard la
brutalité de Freytag.
Ainsi finissait par des coups, l'amicale idylle commencée
avec tant de charmants sourires.
"Voltaire n'a pas subi l'influence allemande. C'était alors
l'Allemagne qui subissait l'influence française. Il dut seule-
ment à ce séjour, chez un prince incrédule, et au milieu
de matérialistes avérés, de pouvoir s'affirmer comme lapôtre
de la libre-pensée et de tout dire librement. Mais il écrivit
peu pendant les années de Potsdam : elles n'ont profité ni à
lui ni à nous.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE ' 21
Où allail-il se fixer?
A Paris, le séjour était trop dangereux.
Il songea à l'Alsace. Mais les Jésuites y étaient tout-puis-
sants. 11 leur fit des concessions et des avances, se confessa,
communia pour gagner leurs bonnes grâces, en s excusant
d'ailleurs assez hypocritement sur la nécessité pour le
diable d'aller à la messe quand il est en terre papale. Malgré
tout, on lui fil grise mine. 11 passa en Suisse. Il obtint,
rjuoiqu'il f.iil défendu aux catholiques d'acquérir du terrain,
Taulorisation de louer une propriété à Monrion. Il fut ravi
de ce climat, il acheta une maison à Lausanne, et il chanta
la Suisse.
•* Cent jardins sont au-dessous de mon jardin. Le grand mi-
roir du lac les baigne. Je vois toute la Savoie au delà de cette
petite mer, et, par delà la Savoie, les Alpes qui s'élèvent en
amphithéâtre et sur lesquelles les rayons du soleil forment
mille accidents de lumière. M. des Alleurs n'avait pas une
plus belle vue à Conslantinople. Dans celte douce retraite, on
ne regrette point Polsdam. »
11 habita Lausanne en hiver. L'été, il allait près de Genève,
à sa campagne des Délices, qu'il célébra en vers enthousiastes.
Il acquit deux autres propriétés encore : Ferney (France) et
Tournay, une comté avec droit de haute et basse justice. Il
était ainsi à l'abri des hasards. Etail-il inquiété en France?
il passait en Suisse. Le clergé de Suisse le menaçait-il? Il
revenait en France. C'était ce qu'il, appelait jouer, suivant
les circonstances, des pattes de devant ou des pattes de der-
rière.
C'est une charmante excursion qu'une visite des environs
de Genève, sur les collines des deux rives du lac, couvertes
de villas et de jardins verdoyants. Le souvenir de Voltaire y
est présent encore. Sur la rive droite, ce sont les Délices, la
Campagne Tronchin ; en face, sur l'autre rive, les Eaux-Vives
et la villa Deodati, qui rappelle le nom d'un ami du grand
homme. Par Sacconex, on arrive à Ferney.
On visite beaucoup la villa de Voltaire, et chaque jour,
en été, un tramway Fcrney-Genève dépose devant la grille
des touristes des deux mondes.
22 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRAxXÇAlSE
Le pays et la vue sont à souhait. Voltaire a eu le sens de
la poésie de la nature, el par le choix de ses résidence^ et
par les éloges qu'il a écrits.
De son jardin, on voyait les Alpes, le lac, la ville de
Genève et ses environs, qui sont forts riants. Il disait : // is
a beaulilul prospect (c'est un beau coup d'œil). Il prononçait
ces mots « assez bien », assure l'Anglais Sherlock à qui ils
iurefit dits.
Il eut un théâtre, fit jouer et joua ses œuvitîs, invita les
pasteurs à ses représentations, et remua tqute cette austère
population. Il y ^ut des protestations. Quand il se fixa dé-
finitivement à Ferney, sa mauvaise réputation l'avait pré-
cédé à Genève.
La haute société vint à ses spectacles.
Cramer l'éditeur était l'Orosmane de Mme Denis, qui fai-
sait Zaïre.
C'étaient les grands jours quand Lekain, quand Clairon
jouaient. Alors Voltaire ne prenait pas de rôle, mais il al-
lait s'asseoir au fond de la scène, afin d'être visible de tous
les points de la salle.
Mais le peuple et le clergé grondaient. \'o!taire, gui s'af-
fubla dès ce moment de sobriquets variés: le Vieux de la
.Montagne, le Vieillard du Mont-Jura, le Patriarche de Fer-
ney, railla la pudibonderie des Genevois, cagots prédicants,
grenouilles du lac. Son ami d'Alembert le vint voir, à son
retour à Paris il écrivit dans VEncyclopédie l'article Genève,
el il osa blâmer les Genevois de n'aimer pas assez le théâtre.
Porter un pareil coup à des calvinistes ! c'était offensant.
Jean-Jacques Rousseau releva l'inconvenance et composa sa
Leltre contre les Spectacles, inspirée par une fièvre d'aus-
tère sévérité. Il poursuivit dès lors en Voltaire, le corrup-
teur de sa ville honnête. Il lui déclara :
— Je ne vous aime pas, Monsieur... \ ous avez perdu Ge-
nève... Je vous hais...
Voltaire haussa les épaules :
— 11 est devenu tout à fait fou, c'est dommage!
Et il dauba sur la Nouvelle Iléloïse par représailles. Quant
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRAXÇAKSE 23
aux Genevois, ils furent étrillés dans le poème comique : La
(iuerre de Genève,
Cependant sa collaboration à \ Encyclopédie comme <( sim-
{»le garçon », sa lutte au nom de la libi-e-pensée contre le
clergé, contre Lefranc de Pompignan, poète Montalbanais,
sur qui Voltaire fit pleuvoir une grêle de pamphlets fort
ilrôles, les quand, les oui, les non, les quoi ; contre le P. Ber-
Ihier et le Journal de Trévoux, contre l'Eglise, contre la com-
munion qu'il fit par comédie en l'appelant « un déjeuner ^)
de « frère Voltaire, capucin indigne » ; ses généreuses ten-
tatives en faveur de victimes ma^lheureuses de l'intolérance,
("alas, Sirven, Labarre, Montbailly dont les procès racontent
les drames horribles; sa défense de la mémoire de Lally-Tol-
lendal qu'il fit réhabiliter: la suppression de l'esclavage des
serfs de Saint-Claude ; ses charges ardentes contre tous les
abus et pour toutes les libertés, occupaient cette existence la
plus active et la plus remplie qui soit.
11 répa'ndait les bienfaits autour de lui, dotait les jeimes
filles i»auvres, recueillit une pelite-iiiêro de Corneille, trou-
vée à Paris ])ar le poète Lebrun, la lit élever, instruire, et
écrivit un assez mauvais Commenlaire de Corneille, dont h;
produit fut sa dot, cpiand il maria « Mademoiselle Rodogune ».
Il vivait dans les alarmes, et celles-ci n'étaient point tout
à fait chiméri(jues à l'époque. Ouand il corrigea les épreu-
ves de ses œuvres complètes en 1775, il adoucit bien des
choses, notamment de ce qui concernait le Parlement, dont
ravo<:al générail Séguier était terrible. Mme Suard raconte :
♦■ — 11 m'a dit que M. Séguier était venu le voir en passant
à Ferney, il y a î>eu d-e temps : u et là, madame, à la place
que vous occuihîz (jetait? assise auprès de son lit), ce Séguier
m'a menacé de me dénoncer à son corps, qui me ferait brû-
ler, s'il me tenait. — Monsieur, ils n'oseraient. — Et qui les
empêcherait ? — Votre génie, votre âge, le bien que vous
avez fait à Thumanilé, le cri de l'Europe entière ; croyez que
tout ce qui existe d'honnête, tout ce que vous avez rendu
humain et tolérant se soulèverait en votre faveur. — Eh ! ma-
dame, on viendrait me voir brûler, et on dirait peut-être le
.soir : C'est pourtant bien dommage. »
24 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Un visiteur se rappelait en 1769, ces détails sur la santé
du septuagénaire :
— Il devient furieux quand on lui dit qu'il se porte bien. Vous
savez qu'il a la manie d'être malade depuis quarante ans ; elle ne
fait qu'augmenter avec l'âge ; il se prétend investi de tous les fléaux
de la vieillesse ; il se dit sourd, aveugle, podagre. Vous allez en juger.
Le premier jour que j'arrivai, il me fit ses doléances ordinaires, me
détailla ses infirmités. Je le laissai se plaindre, et pour vérifier par
moi-même ce qui en était, dans xme pt'omenade queinous fîmes ensemble
dajis le jardin tête-à-tête, je baissai sensiblement la voix, au point
d'en venir à ce ton bas et humble dont on parle aux ministres ou
aux gens qu'on respecte le plus. Je me rassurai sur ses oreilles.
Ensuite sur les compliments que je lui faisais de la beauté de son
jardin, de ses fleurs, etc., il se mit à jurer après son jardinier (jui
n'avait aucun soin, et en jurant il arrachait de temps en temps de
petites herbes parasites, très fines, très déliées, cachées sous les
feuilles de ses tulipes, et que j'avais toutes les peines du monde à
distinguer de ma hauteur. J'en conclus que M. de Voltaire avait
encore des yeux très bons ; et par la facilité avec laquelle il se cour-
bait et se relevait, j'estimais qu'il avait de même les mouvements
très souples, les ressorts très liants, el qu'il n'était ni sourd, ni
aveugle, ni podagre. Il est inconcevable qu'un homme aussi
ferme et aussi philosophe ait sur sa santé les frayeurs çt les ridi-
cules d'un hypocondre ou d'une femmelette.
Voltaire était alors à Tapogée de sa gloire. Au physique,
il fut tel que Houdon Ta immortalisé, sec, mince, avec un
sourire malin et des yeux où brillait une flamme.
« Tous les portraits et tous les bustes de M. de Voltaire, dit
Mme de Genlis, sont très ressemblants, mais aucun artiste
n'a bien rendu ses yeux ; je m'attendais à les trouver bril-
lants el remplis de feu ; ils sont en effet les plus spirituels
que j'aie vus, mais ils ont, en même temps, quelque chose
de velouté et une douceur inexprimable ; l'âme de Zaïre est
tout entière dans ces yeux-là ; son sourire et son rire, extrê-
mement malicieux, changent tout à fait cette charmante ex-
pression. Il est fort cassé, et sa manière gothique de se met-
tre le vieillit encore. Il a une voix sépulcrale qui lui donne
un ton singulier, d'autant plus qu'il a l'habitude de parler
excessivement haut quoiqu'il ne soit pas sourd ».
Quand Marmontel arriva aux Délices en 1760 avec son
ami Gaulard, Voltaire était au lit et leur dit :
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FR.ANÇAISE 25
— Vous me trouvez mourant ; venez-vous me rendre la
vie ou recevoir mes derniers soupirs?
Gaulard fut effrayé. Mais Marmontel, qui avait cent fois
enlendu dire à Voltaire qu'il se mourait, le rassura. ^Voltaire
leur parle aussitôt d'un de ses 'hôtes du jnoment, le
chanteur de l'Ecluse :
— Si vous le connaissez, vous avez entendu cette chan-
son du Rémouleur qu'il joue et qu'il chante si bien.
El à l'instant voilà Voltaire imitant l'Ecluse, et avec ses
bras nus et sa voix sépulcrale, jouant le Rémouleur et chan-
tant la chanson :
Je ne i>ais où -la mettre,
Ma jeune fillette,
Je ne sa's on la meltre,
Car on mêla che...
« Nous rions aux éclats ; et lui toujours sérieusement : « Je
rimite mal, disait-il, c'est M. de l'Ecluse qu'il faut entendre;
et sa chanson de la Pileuse ! et celle du Postillon ! et la que-
relle des Ecosseuses avec Vadé ! c'est la vérité même. Ah !
vous aurez bien du plaisir. Allez voir Mme Denis. Moi, tout
malade que je suis, je m'en vais me l€|ver pour dîner avec
vous. Nous mangerons un ombre-chevalier et nous enten-
drons M. de l'Ecluse. Le plaisir de vous voir a suspendu
mes maux, et je me sens tout ranimé. »
Voilà Jes maladies de cet éternel moribond.
Il avait une manière de prononcer « lente et coupée », dit
BetlineUi. La voix était forte. Mme de Genlis en tremblait :
c< On se met à table, et pendant tout le dîner, M. de Voltaire
ne fui rien moins qu'aimable : il eut toujours l'air d'être en
colère contre ses gens, criant à tue-tête, avec une telle force
qu'involontairement j'en ai plusieurs fois tressailli ; la salle
à manger est très sonore, et sa voix de tonnerre y reten-
tissait de la manière la plus effrayante. »
Très nerveux et irritable, il bousculait, quand il perdait
aux échecs, son partenaire, un ex-jésuite, le père Adam dont
il disait que ce n'était pas le premier homme du monde.
Attaqué ou parodié, il se défendait avec rage, visant cha-
cun et faisant le tintamarre. Le nombre de ses querelles
20 HISTOIRE DE L\ LITTÉRATl RE FRANÇAISE
est grand : avec J.-B. Rousseau, à qui il décochait des
épigrammes et un poème La Crépinade (le père de J.-B. était
cordonnier) ; avec Crébillon, dont il refaisait les pièces et
« raccommodait les moules » ; contre Piron, qui eut autant
d'esprit que lui ; avec Montesquieu (jui trouvait Voltaire seu-
lement c( joli », et se vengeait de Topinion de ce rival qui
avait appelé YEspril des Lois a de Tespril sur les lois » ; con-
tre Tabbé Desfontàines, le sycophante qui s'excusait en, di-
sant :
— Il faut bien que je vive!
— Je n'en vois pas la nécessité, lui répondit-on.
Il était terrible pour ses. ennemis, Fréron, Sabatier, Le
Franc de Pompignan qu'il criblait de malices quotidiennes,
en disant :
— Mon médecin m'ordonne de courre une heure ou deux,
tous les matins, le Pompignan, par exercice.
Et chaque jour c'était une nouvelle facétie.
Avec Piron (I)^ surtout, la lutte fut chaude ; Voltaire redou-
tait ce diable d'homme aux réparties explosives, qui n'avait
(fu'un ridicule, celui d'avoir osé dire :
(( Voltaire travaille en marqueterie, et moi, je coule en
bronze. »
Ln autre adversaire plus acharné, était Jean Fréron [2).
un ancien régent des Jésuites, qui devint dii*ecteur de
r « Année littéraire ». Il osa seul tenir tête à l'armée des en-
cyclopédistes. Ce fut une polémique mémorable, une lutte
épique qui dura vingt-deux ans. Fréron n'avait pas le génie
de Voltaire, mais c'était un fin critique, courageux et mor-
dant; il était fait pour la guerre de libelles, et savait, en frap-
pant dur, garder l'apparence de l'urbanisé. Ses rivaux Vol-
taire, Diderot, le froid d Alembert lui-même, excédés d'être
harcelés par lui, le couvraient d'injures, au lieu de discuter.
Fréron eut presque toujours le beau rôle. « Tout ce que la
haine a de fiel, disait Jules Janin, tout ce que la rage a de
venin, tout ce que la langue des halles a d'insokntes injures,
tout ce que des crocheteurs pris de vin, tout ce que des femmes
(1) Cf. p. 356 sq.
(2) 1719-1776.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATLRE FRANÇAISE 27
cic Ja halle brûlées do soif peuvent trouver dans leurs gosiers
desséchés d'horribles, de sales et infâmes mensonges, tout
cela a été prodigué et versé à plein vase sur la tôte de Fré-
ron, le journaliste )>. Voltaiie le caricatura dans sa comé-
die de VEcossaîse^ et dans sa satire du Pauvre Diable; Diderot
rot, faisant sur le titre du journal de Fréron un pâle jeu de
mots rappelait V o Ane littéraire ». Voltaire trouvant l'idée
heureuse, fit préparer pour la première page d'un libelle
dirigé contre lui, une silhouette d'aliboron. Fréron, plus spi-
rituel, se contenta d'annoncer dans son journal « Un livre
nouveau par M. de Voltaire, orné du portrait de l'auteur »,
et Voltaire eut tort. Il dut supprimer son frontispice.
Le patriarche de Ferney finit-il par rendi-e justice à son
irréconciliable ennemi ? Un jour qu'un Allemand qui se ren-
dait à Paris lui demandai! de lui désigner quelqu'un qui
pût lui donner une idée de la littérature de l'époque, Vol-
taire aurait répondu : ^< Ma foi, lout bien pesé, je ne connais
(jue ce coquin de Fréron ». Une autre fois, au milieu du
souper, un coup de sonnette interrompt les convives. Quel-
qu'un demande à Voltaire : u Que feriez-vous si c'était Fré-
ron ? » — « Ce que je ferais, répliqua Voltaire, rouge de
colère, je... » mais soudain se radoucissant : « Je l'inviterais
à diner avec moi. et je lui donnerais le meilleur lit de la
maison ».
Malgré la supériorité numériiiue <le ses adversaires, et
malgré M. de Malesherbes (|ui les protégeait, Fréron tint la
rampagne jusqu'en 1776. A cette date, on l'avertit que le
privilège de son journal étail supprimé: il eut un tel saisisse-
ment qu'il en mourut.
Jean Fréron dans son <( Année Littéraire » attaquait Vol-
taire; il eut lieu de s'en repentir. Il fut criblé d'épigrammes,
et <:elle-ci est bien connue:
Certain jour, au fond d'un vallun,
Un soiponl piqiin .Iran Frrron.
Que pensez-vous qu'il arriva?
Ce fut le sorpenl qui rr«'va.
Voltaire en fit le héros odieux de sa comédie: Le Calé ou
28 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
V Ecossaise, sous le nom de Wasp, ou Frelon. Un libraire
ayant par malice encadré dans un frontispice le portrait âe
Voltaire avec celui de ses deux ennemis : La Beaumelle et
Fréron, le malin philosophe rima ce quatrain :
Le Jay vient de mettre Voltaire
Entre Labeaumelle et Fréron.
Ce serait vraiment un Calvaire
S'il s'y trouvait un bon larron.
Il avait des préjugés et de la passion non seulement contre
les gens, mais contre des f>euples, contre des pays. Il déles-
tait l'Espagne, dont il écrivait :
« C'est un pays dont nous ne savons pas plus que des parties les
plus sauvages de l'Afrique, et qui ne mérite pas la peine d'être connu.
Si un homme veut y voyager, il faut qu'il porte son lit, etc. Quand
il entre dans une ville, il faut aller dans une rue pour acheter une
bouteille de vin, un morceau de mulet dans une autre, il trouve une
table dans une troisième et il y soupe. Un seigneur français passait
par Pampelune; il envoya chercher une broche, il n'y en avait qu'une
dans la ville, et celle-là était empruntée pour une noce. »
Ses haines étaient persévérantes et vives.
Dans ses lettres à d'Alembert, il répétait comme une devise
le mot connu : Ecrasons l'Infâme, c'est-à-dire TEglise. Il
écrivait cela en abrégé : Ecr. lin^.
Il n'attaquait pas Dieu, mais ses représentants. A l'article
Religion, dans le Dictionnaire Philosophique, il a écrit une
page de grande allure : il se promène dans le cimetière des
victimes de la religion, et narmi les bienfaiteurs de l'huma-
nité, il reconnaît Christ. Toute cette vision est d'inspiration
grandiose, et fait songer au Dante. Hugo l'avait oubliée
quand il appela Voltaire :
Ce singe de génie.
Chez l'homme en mission par le diable envoyé.
Il crut à Dieu. Il disait:
Je ne puis songer
Que cette horloge existe et n'ait point d'horloger.
Et dans Jenrtiy il résumait sa pensée:
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 29
M Croit-on avoir anéanfi le maître pour avoir dit qu'il a été
souvent mal servi ? »
Il faut ajouter que ces affirmations étaient parfois contre-
dites par des réticences ou des habiletés dont un mot de lui,
rapporté par les Mémoires secrets, donne et le ton et le
genre ; c'était pendant la visite de la chapelle à Ferney :
« 11 nous fit observer son tombeau à moitié dans l'église,
à moitié dans le cimetière : <c Les malins, continua-t-il, di-
ront que je ne suis ni dehors ni dedans. »
11 s'expliquait ailleurs :
On m'a traité — dans vingt libelles — d'homme sans religion :
une des belles preuves qu'on à apportées, c'est que dans Œdipe,
Jocaste dit ces vers :
Les prêtres ne sont point ro qu'un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science.
. « Ceux qui m'ont fait ce reproche sont aussi raisonnables pour
le moins que ceux qui ont imprimé que la Ilenriade, dans plusieurs
endroits, sentait bien son semi-pélagien. On renouvelle souvent
celte accusation cruelle d'irréligion, parce fjue c'est le dernier refuge
des calomniateurs. Comment leur répondre? comment s'en consoler,
sinon en se î^ouvenant de la foule de ces grands hommes qui, depuis
Socrate jusqu'à Descartes, ont essuyé ces calomnies atroces ? Je ne
ferai ici qu'une seule question : je den^ande qui a le plus de reli-
gion, ou le calomniateur qui persécute, ou le calonmié qui par-
donne. »
Il harcelait même les gens du passé qui lui déplaisaient.
« On aurait dit, remarque le prince de Ligne, qu'il avait
quelquefois des tracasseries avec les morts comme avec les
vivants. »
Il avait mauvais caractère et il était diseur de bons mots.
Il y avait toujours de la gaieté dans ses malices.
, « — Il était mécontent alors du parlement, et quand il ren-
contrait son âne à la porte du jardin : « Passez, je vous prie,
Monsieur le Président », disait-il. Ses méprises par viva-
cité étaient fréquentes et plaisantes. Il prit un accordeur de
clavecin de sa nièce pour son cordonnier, et, après quantité
de méprises, lorsque cela s'éclaircit : Ah ! mon Dieu, mon-
sieur^ un homme à talents! Je vous mettais à mes pieds,
••est moi qui suis aux vôtres. » (P, de Ligne.)
30 HISTOIRE DE L.V LITTÉRATURE FRANÇAISE
Il riait, comme il pleurait, selon le vent et le caprice. Cha-
rpie jour apportait sa part.^ Hier j'étais philosophe, aujour-
d'hui, je suis polichinelle. »
Il avait de bons amis: D'Argental <^ son ange gardien »,
Thierot, Vauvenargues. Marmontel, Lekain, La Harpe son
disciple, Florian qu'il éleva.
Il était nerveux, sensible, et versait facilement des larmes.
a II en avait Tusage familier et presque immodéré », as-
sure Chabanon. Cette sensibilité lui fit embrasser de nobles
causes, où il se dévoua au respect du droit, de la justice, et
à la consolation de plus d'une misère.
Il n'était pas artiste. Le Prince de Ligne, un rival
en esprit se fit un plaisir de noter <' ses fausses connais-
sances, son manque de goût pour les beaux-arts >.
On pourrait se défier de la partialité de ce concurrent qui
écrivait avec modestie sa crainte d'apporter des chouettes
à Athènes. « Ce que je pouvais faire chez M. de Voltaire,
c'était de ne pas lui montrer d'esprit ». Mais d'autres témoi-
gnages confirment Timpéritie de A'oltaire en art, comme cette
lettre de Mme de Genlis, arrivant à Fernev avec M. Ott, un
peintre de Munich :
(( — Nous voilà dans une antichambre assoz nhscure. M. Ott aper-
çoit snr-le-champ un tablfan et s'écrie: (^'csl un Corrâgc ! Nous
approchons; on le voyait mal, mais c'élait en effet un beau tableau
original du Corrige, et M. nit fut un peu scandalisé qu'on Teût
relégué là...
M. Oit vit à l'autre exlrénnté du salon un grand tableau à Thuile,
dont les figures sont en denii-nature ; un cadre superbe, et l'hon-
neur d'être placé dans le salon, annonçaient quelque chose de beau.
Nous y courons, et, à notre grande surprise, nous découvrons une
véritable enseigne h bière, une peinture ridicule représentant M. de
Voltaire dans une gloire, tout entouré de- rayons comme un saint,
ayant à ses genoux les Calas, et fnulant aux pieds ses ennemis,
Fréron, Pompignan, etc., qui expriment leur humiliation en ouvrant
des bouches énormes et en faisant dfs grimaces effroyables. M. Ott
fut indigné du dessin et du coloris, et moi de la composition. » Com-
ment peut-on placer c(»la dans un salon? disais-je. — Oui, reprenait
M. Ott, et quand on laisse un tableau de Corrège dans une vilaine
antichambre... )> Ce tableau est entièrement de Tinvention d'un mau-
vais peintre genevois qui en a fait présent à M. de Voltaire ; mais
iî me p<Mraît inc(ni<'e\able qwo ce dernier ait. 1<' iriauvais goût d'exposer
Moinpensement à tous les yeux une lello platitude. »>
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 31
Le flol des curieux ne larissail pas chez X'oltaire.
Les visites lui prenaient beaucoup de temps. 11 lui en ve-
nait de tous les points de l'Euro^ie. \'oltaire disait, non sans
esprit, de tant de visiteurs :
„ — Us sont le contraire de Don Quichotte, qui prenait des
hôtelleries pour des châteaux. »
Il fallait se défendre. Annont.'ail-on un visiteur incommode :
— Vite ! vite ! du Tronchin !
Tronchin était son médecin.
On disait le grand homme malade, le visiteur s'éloignait,
et on reprenait la partie interrompue.
Un jour, un Anglais se présente et demande à voir le phi-
losophe.
— Dites que je suis malade, répond \"oltaire.
LAnglais n'en démord pas.
— Dites que je suis à l'agonie.
Le visiteur insiste.
— Dites que je suis mort.
— Je volé voir son cadavre !
— Dites que je suis enterré et que le diable m'a emporté.
Et TAnglais dut s'en aller, — moins heureux que ce com-
patriote qui vint dans des conditions analogues voir Rossini
à Paris. Le maestro était à ce moment sans sa perruque, —
il en avait trente, une pour chaipie jour du mois, afin de
simuler la croissance naturelk «les cheveux — avec une ser-
viette pliée et atkachée sur le crûne. Il était assis devant une
petite table basse devant son armoire à glace, il écrivait. Il
refusa de recevoir son hôte importun. Mais les Anglais sont
tenaces. Celui-ci insista avec tant d'obstination que Rossini
dut céder:
— Qu'il entre, dit-il à la lin, mais défendez-lui de dire un
seul mot.
L'Anglais fut introduit dans la chambre. Comme il ne bou-
geait pas, Rossini lui dit sans lever la tète:
— Vous pouvez faire le tour, mais faites vite !
Et le visiteur tourna autour du maestro sans prononcer
une parole, et il se retira à reculons, en envoyant des bai-
sers.
\
32 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Un admirateur dit un jour à Voltaire, en prenant religieu-
sement congé:
« — Je ne suis venu voir aujourd'hui que Sophocle; je re-
viendrai une autre fois présenter mes hommages à Homère ;
puis ce sera le tour de Lucien. — Ah ! monsieur », répliqua
Voltaire », je suis bien vieux ; si vous pouviez faire toutes ces
visites en une fois ! »
La gloire de Voltaire ressemblait alors à un culte, à une
religion. On l'approchait comme un demi-dieu. Les hom-
mages hyperboliques étaient son ordinaire.
«< Cet homme-là, déclarait le chevalier de Boufflers, est trop
grand pour être contenu dans les limites de son pays ; c'est
un présent que la nature a fait à toute la terre. »
On peut en croire ici Mme de Genlis :
<c — Les rois même n'ont jamais été les objets d'une adula-
tion si outrée ; du moins l'étiquette défend de leur prodiguer
toutes ces flatteries; on n'entre point en conversation avec eux,
leur présence impose silence, et, grâce au respect, la flatterie,
à la Cour, est obligée d'avoir de la pudeur, et de ne se mon-
trer que sous des formes délicates. Je ne l'ai jamais vue sans
ménagement qu'à Ferney ; elle y est véritablement grotesque. »
Pour comprendre quelle adulation curiale l'entourait, il
faut lire la relation du séjour de Mme Suard à Ferney en
juin 1775 ; ce ne sont qu'exclamations, admirations, génu-
flexions ; Mme Suard ne peut pas apercevoir le Maître, sans
se précipiter pour lui baiser les mains vingt fois par jour, si
bien qu'à la fin Voltaire lui demande son pied.
(t — Il revint plusieurs fois dans le salon ce même après-
dîner : ma joie de ces apparitions inattendues me portait tou-
jours au-devant de lui ; toujours je lui prenais les mains et
je les lui baisais à plusieurs reprises : « Donnez-moi votre
pied, s'écriait-il, donnez-moi votre pied que je le baise ».
Je lui présentai mon visage. »
Il y avait comn>e un cérémonial de cette adulation lau-
dative.
Il était d'usage (surtout pour les jeunes fenunes) de
s'émouvoir, de pâlir, de s'attendrir, et même en général de se
trouver mal en apercevant Voltaire; on se précipite dans ses
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 23
bras, on balbutie, on pleure, on est dans un trouble qui r«s-
semble à l'amour le plus passionné; Voilà rétiquellc de la pré-
sentation à Ferney. JVI. de Vollaire y est tellement accoutumé
que le calme et la seule politesse la plus obligeante ne peu-
vent lui paraître que de l'impertinence ou de la stupidité.
Il faut insister sur cette vanité énorme : car elle a eu les
meilleurs effets. Habitué aux hommages et friand d'égards,
sensible aux attaques, irritable devant la contradiction, pé-
nétré de son importance et de sa respectabilité, Voltaire a
fondé, établi et prouvé la dignité des gens de lettres, et après
lui, une race nouvelle va paraître dans la société, celle d'écri-
vains estimés, placés par le talent, par la gloire ou simple-
ment par leur profession, hors de la portée des coups de bâton,
et au-dessus des mépris de jadis.
Par là, sexplique encore son goût pour les relations
royales, qui le flattaient et chatouillaient son orgueil.
C'était la revanche de la roture, l'avènement d'une nouvelle
noblesse de l'esprit. Il courtisait toutes les couronnes et ne
tardait pas à les traiter de pair.
Christian VII, roi de DanomaHc, lui adressait les paroles
les plus flatteuses, et recevait ces vers de Ferney, après avoir
décrété dans ses Etats la liberté de la Presse :
Monarque verliieux, quoique né despotique,
Crois-tu régner .sur moi de ton golfe Baltique?
Suis-ji* lUi (le les sujels pour me traiter comme eux,
l*our ciinsoler ma vie et pour me rendre heureux?
Ue Catherine II de Russie, il écrivait :
Je suis fort .salis fa il de l'augusle amazone
Qui du gros Moustapha vient d'ébranler le trône.
Et il l'appelait: « Ma Cateau », Texcusant de ses crimes,
de ses débauches, de ses attentats sur la Pologne, parce
quelle jouait ses pièces. Il nommait aussi Séniiramis, Mi-
nerve du Noixl, la protectrice de d'Alemberl, de Didei'ot,
qui flatta X'oltaire par des lettres, des envois, des cadeaux
de fourrures. Elle « éclairait », comme on dit, et le poète
remerciait:
C'est du Xord aujourd'hui que nous vient la lumière.
34 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Il déplorait l'aiiutié perdue du grand Frédéric IL
A la nouvelle d'une victoire du roi de Prusse, 1758, Vol-
taire avait dit :
<( — Cet homme m étonne toujours, je suis fàilic d'être
brouillé avec lui. » Et il lâcha de s'en rapprocher.
Quand Marmontel le vint visiter en 1760, il écrivit :
« — M de Voltaire voulut nous faire voir son cliôteau de Tour-
nay, où était son théâtre, à un quart de lieue de Genève. Ce
fut, Taprès-diner, le but de notre promenade en carrosse. Tournay
était une petite gentilhommière assei négligée, mais dont la vue
est admirable. Dans le vallon, le lac de Genève, bordé de malsons
de plfidsance, et terminé par deux grandes viUes ; au delà et dans le
lointain, une chaîne de montagnes de trente lieues d'étendue, et ce
Mont-Blanc chargé de neiges et de glaces qui ne fondent jamais :
telle est la vue de Tournay. Là, je vis ce pelit théâtre qui lourmen^
tait Rousseau et où Voltaire se consolait de ne plus voir celui qui
était encore plein de sa gloire. L'idée de cotte privation injuste et
t'^Yannique me saisit de douleur et d'ihdîgnation. Peutrêtrtî q\ï\]
s'en Àpel^ut î car, plus d'une fois, par ses réflexions il répondit à
ma pensée; et, sur la route» en revenant, il me parla de Versailles,
du long séjour que j'y avais fait, et des bontés que Mn\e de Pompa-
dour lui avait autrelois témoignées. « Elle vous aime encore, lui
dis'je, elle me Ta répété souvent. Mais elle est faible, et n'ose pas
ou ne peut pas tout ce qu'elle veut ; car la malheureuse n'est plus
aimée, et peut-être elle porte envie au sort de Mme Denis, et vou-
drait bien être aux Délices. — Qu'elle y vienne, dit-il avec hans-
port, jouer avec nous la tragédie. Je lui ferai des rôles, et des rôles
de reine. »
Il regretlail Paris, la Cour, les honneurs. Louis XV ne te-
nait pas à lui. La Cour de Versailles poui^suivait lo patron
des libres-penseurs. Une note secrète du ministre secrétaire
d'Etat Berlin, en 1774, montre quel intérêt le gouvernement
altiichait à la saisie et à la suppression des écrits de ce
terrible philosophe, contre lequel on prenait ces précautions.
— « Le roi désire que si Voltaire vient à mourir, on fasse
sur-le-champ mettre le scellé sur ses papiers, ou qu'au
moins on en distraie tout ce qui pourra concerner toutes cor-
resi)ondancès ou écrits concernant les princes et leur cour,
minisll^^s oo^ouvernemenis, et en particulier la Cour ou gou-
vernement de France ; comme aussi tout écrit ou manuscrit
concernant la religion et les mœurs, même ceux d'histoire.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 35
de littérature ou de philosophie dans lesquels il larde toujours
du sien. »
A la mort de Louis XV (1), Voltaire qui incarnait l'esprit
nouveau était redevenu populaire. Il désirait toujours Paris.
Il loua le nouveau roi, et saisit le premier prétexte pour re-
vx)ir la grande viJle, où il se sentait cette fois aimé et attendu.
Il prit comme motif la nécessité de venir surveiller les répé-
titions de sa nouvelle tragédie Irène, et il n'hésita pas, mal-
gré les avis de son médecin Tronchin, à exposer la santé
de ses 80 ans « pour un peu de fumée ». Il quitta Ferney le
4 février 1778, en plein hiver. Le voyage fut un long triomphe.
A Paris, il descendit chez Mme de Villette, une jeune amie.
Les hommages aussitôt l'entourèrent. Des délégations de
l'Académie Française, de la Comédie-Française, accoururent
le féJiciter ; Mme du Barry le vint voir ; des princes, des sei-
gneurs le visitèrent. ,
Il y avait alors à Paris un homme qui partageait avec lui
la popularité la plus enthousiaste ; c'était Franklin, le vail-
lant champion de l'indépendance Américaine, à qui l'on fai-
sait fête. Mme d'Epinay écrivait :
<< Dès qu'ils paraissent, soit aux spectacles, soit aux pro-
menades, aux Académies, les cris, les battements de mains
ne finissent plus. Les princes paraissent : pas de nouvelles.
Voltaire éternue; Franklin dit : Dieu vous bénisse ! et le train
recommence, w
Ils se renconlrèi^nt dans leurs communs trioni[)hes. Fran-
klin fit bénir son petit-fils par le patriarche, qui dit en anglais,
en posant les mains sur la tête de l'enfant: God and Liberlv !
Voltaire était rayonnant. Tant de gloire lui donnait un re-
nouveau de jeunesse. Il accueillait tout et tous, répondait,
écrivait, recevait,.
Le lundi 30 mars fut sa grande journée. Il y eut séance en
son honneur à l'Académie Française. De là il se rendit au
théâtre pour la première représentation dlrène. La foule
pressait son carrosse au milieu d'acclamations ardentes. Il
arrive au théâtre, et on l'affuble d'une couronne dorée ;
(1) 1774.
36 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
les couloirs sont remplis de monde ; tout Paris est là. On
n'écoute point la pièce, et l'on n'y perd pas grand'chose; mais
la salle n'a d'attention que pour le héros du jour, qui se
penche avec complaisance hors de sa loge. Le rideau se
relève sur un décor antique au centre duquel se dresse un
buste du grand homme ; les comédiens sont tous présents,
groupés autour, et agitant des palmes ; une actrice s'avance,
et peut à grand'peine obtenir le silence pour réciter un
éloge en vers. Tous les spectateurs trépignent, debout, dans
la fièvre de l'ovation. Le grand homme ravi s'écrie :
— Vous m'é^ouffez sous les roses, vous voulez me faire
mourir de gloire !
Il est escorté jusque chez lui par un peuple en délire qui
dételle et tire sa voiture. Il ne résista pas à des émotions
aussi violentes, et il eut peur de la mort, de la vengeance
des catholiques, qui feraient jeter son corps à la voirie. Il
se résigna, sans conviction, à recevoir l'Extrême-Onclion,
en disant :
— Quand on meurt à Surate, il faut tenir la queue d'une
vache dans sa main.
La vie agitée qu'il mena, sortant beaucoup, allant à
l'Académie prendre part aux travaux du Dictionnaire avec
ses collègues qu'il remerciait ce au nom de l'alphabet >» et
qui lui rendaient son remerciement au (( nom des lettres » ;
sa correspondance <|u'il n'interrompit point jus(ju'au dernier
jour, l'abus du café, le mirent au plus bas.
Le 26 mai 1778, à la nouvelle que le nom de Lally ToUen-
dal, iniquement condamne en 1766, était réhabilité, il écri-
vit au fils :
« Le mourant ressuscite en apprenant cette grande nou-
velle ; il embrasse tendrement M. de Lally; il voit que le roi
est le défenseur de la justice: il mourra content. »
Deux jours après, il traçait d'une écriture tremblée ce bil-
let à son médecin Tronchin :
(( Votre vieux malade a la fièvre. Son corps glorieux a les
jambes fort enflées et parsemées de tachés rouges. Il vou-
lait ce matin se Iransporter au temple d'Ksculape ; il ne le
peut. »
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 37
Le lendemain, ce dernier billet:
« Le patient de la rue de Beaune a eu toute la nuit et a
encore des convulsions d'une toux violente. Il a vomi trois
fois du sang. Il demande pardon de donner tant de peine
pour un cadavre. »
Ce fut fout. Il expira le 30 mai 1778, en disant à Tabbé
Gautier et au curé de Saint-Sulpice qui l'assistaient :
— Laissez-moi mourir en paix.
Le refus de sépulture sur la paroisse de Saint-Sulpice,
comme aussi dans Tévêché d'Annecy, détermina la famille
à faire transporter le corps à Tabbaye de Scellières en Cham-
pagne. Il fut ramené pendant la Révolution au Panthéon, en
1791. Sa sépulture fut ouverte en 1814, mais non profanée.
Sous l'Empire, le Panthéon ayant été rendu au culte, l'ad-
ministration mit en sûreté les cercueils de Voltaire et de
J.-J. Rousseau dans les caveaux, sous le porche. Le
cœur fut déposé au château de Villette. Le cervelet, gardé
par l'embaumeur Mithouarl, demeura longtemps chez un
pharmacien du faubourg Saint-Denis. Un calcanéum est a
Troyes. Une dent fut soustraite en 1791 par un journaliste,
qui la portait en médaillon avec ce distique :
Les prêtres ont cHusé tant de mal h la terre
Que je garde conire eux une dent de Voltaire.
Lors delà célébration du centenaire do Voltaire, le 31 mai 1878,
X'ictor Hugo prononça dans \a salle de la Gaîté un discours
où il disait ceci :
« Il y a cent ans aujourd'hui un homme mourait. Il mourait
immortel. Il sou allait chargé d'années, chargé d'oeuvres, chargé de
la plus illustre et de la plus redoutable des responsabilités, la res-
ponsabilité de la conscience humaine avertie et rectifiée. Il s*en
allait maudit et béni, maudit par le passé, béni par l'avenir et ce
sont là, Messieurs, les deux formes superbes de la gloire. Il avait à
son lit de mort d'un côté l'acclamation des contemporains et de la
postérité, de l'autre ce triomphe de huée et de haine que l'impla-
cable passé fait à ceux qui l'ont combattu. Il était plus qu'un homme,
il était un siècle. 11 avait exercé une fonction et rempli une mission.
Il avait été évidemment élu pour l'œuvre qu'il avait faite par la
suprême volonté (|ui se munifesle aussi visibleuif^nt dans les lois
de la destinée que dans les lois de la nature. Les quatre-vingt-
38 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
quatre ans qiio cet homme a vécu occupent rintervalle qui sépare
la monarchie à son apogée do la révolution à son aurore. Quand il
naquît, Louis XIV régnait encore; quand il mourut. Louis XVI
régnait déjà. : de sorte que son berceau put voir les derniers rayons
du grand trône, et son cercueil les premières, lueurs du grand
abîme. »
En 1899, quelques crudits soulevèrent la question de sa-
voir si les restes de Voltaire et de J.-J. Rousseau
n'avaient pas été jetés au vent, et si les cercueils du Pan-
théon n'étaient pas des cénotaphes. On les ouvrit: et nous
avons salué Voltaire face à face. Son crâne passa de main
en main, et on le reconnaissait, si l'on peut dire, tant ses
portraits et ses images lui donnaient déjà, de son vivant,
l'apparence du squelette. Le Voltaire nu de Pigalle, n'est pas
différent de celui qui dort actuellement dans la crypte du
Panthéon. Et nous avons vu le « hideux sourire » ; nous avons
touché ce crâne où bouillonnèrent tant d'idées, et ces orbites
creuses où pétillaient/:es yeux de flamrne, de malice et d'ironie,
cette tête qui a porté la pensée répandue dans l'œuvre for-
midable qu^il a laissée.
. On a tout recueilli, tout réimprimé. Ce n'eût pas été son
avis. Il disait : -
(( On ne va point à la postérité avec un si gros, bagage ».
Il ne voulait pas qu'on mit « ses fatras » dans ses œuvres.
Un respect trop pieux a tout réuni, et a bourré les cinquante
volumes de la plus récente édition.
Six volumes sont remplis par son théâtre, plus copieux que
remarquable, mais qu^ ne mérite pas l'oubli où on le tient.
Certes, la hâte s'y fait trop sentir ; le style mancpie de vi-
gueur et de cette beauté qui fait les œuvres définitives ; l'imi-
tation des grands classiques affadit l'originalité ; la pein-
ture des mœurs y domine celle des caractères ; mais ce
théâtre parut alors très vivant, très actuel, par le parti pris
de philosophie et de polémique, par la sensibilité et le roma-
nesque, par l'éloquence ardente, par le mouvement qu'il avait
soupçonné en lisant quelques drames de Shakespeare, par la
variété des sujets qui nous font voyager à travers les âges
et les espaces, par le souci neuf de l'exactitude dans le cos-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE *i9
fume et la mise en scène, par le soin apporté à la structure
du plan et à l'animation de Tintrigue habilement disposée.
Il imita Racine, il refit Crébillon, il s'inspira des anciens
et des modernes, eut l'intuition du génie de Shakespeare et
du vieux chrame anglais : il a agi sur les destinées de notre
art uational et il faut s'en souvenir.
Son volumineux théâtre se divise assez naturellement en
tragédies antiques, drames modernes, opéras et comédies.
De l'antique, il tira Œdipe, tragédie en cin([ actes avec
chœurs, commencée à 18 ans, jouée 45 fois en 1718 ; elle plut
fort à cause des hardiesses qu'on fut heureux d*applaudir :
Qu'eus8é-je été sans lui? Rien, que le fils d'un roi,
Rien qu'un prince vulgaire...
Un roi pour ses sujets est un dieu qu'on révère;
Pour Hercule et pour moi, c'est un homme ordinaire...
Nos prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science.
Tout Voltaire est déjà là avec ses rébellions contre le pou-
voir, l'Eglise, la fatalité, que Jocaste abhorre et maudit sans
résignation :
J'ai fait rougir les dieux qui m'ont forcée au crime.
Avec lui, la scène devient une machine de guerre. Il y dé-
ploie toute sa vigueur, toute son ardeur, toute cette passion
qui lui faisait dire à Mlle Dumesnil protestant contre ses exi-
gences :
(( — Il faudrait avoir le diable au corps pour arriver au ton
que vous voulez me faire prendre !
— Eh oui, mademoiselle ! c'est le diable au corps qu'il
faut avoir pour exceller dans tous les arts ».
Il avait le feu sacré. Le théâtre le passionnait. Relisez le
récit que fait Lekain, à Ferney, après les représentations de
Y Orphelin de la Chine. Le succès quele tragédien, alors au
commencement de sa carrière, avait eu à Paris, dans le rôfle
de Gengis-Khan, fit souhaiter à l'auteur de lui voir interprr^-
ler ce |)ersonnage : Lekain s'empressa de céder à ce désir : il
6C mil à déclamer son rôle avec toute l'énergie tartarienne,
40 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
comme lui-même le dit. A peine Voltaire eut-il entendu ces
éclats de voix, ces élans furieux, que l'indignation et Ja co-
lèie se peignirent dans ses traits : « Arrêtez ! s*écria-l-il, ar-
rêtez!... le malheureux! il me tue! il m'assassine! » On
fil de vains efforts pour le calmer ; c'était dans ce moment
un vrai tigre; il sortit plein de rage et courut s'enfermer
daos son appartement. Lekain était consterné. Il ne lui res-
tait qu'à partir. Le lendemain, il demanda à voir Voltaire.
« Qu'il vienne s'il veut ! » répondît le poète toujours irrité.
L'acteur se présente, exprime le désir de recevoir des con-
seils. L'auteur s'adoucit, récite le rôle, et Lekain, profitant de
cette leçon, change du tout au tout la manière dont il jouait
le personnage. Ses camarades, remarquant ce changement,
à son retour à Paris, disaient malignement : « On voit bien
qu'il revient de Ferney. »
Le roi de Prusse, désirant voir jouer la Mort de ('ésar,
détermina l'auteur à y prendre place. Celui-ci choisit le rôle
de Brutus. Mais, comme les bons acteurs étaient rares en
Prusse, il se trouva fort mal secondé. Dans une situation pa-
thétique, l'acteur qui jouait le rôle de César, à l'aspect de
son célèbre interlocuteur et du grand roi dont il fixait l'at-
tention, fut interdit et ne put articuler une seule syllabe.
Brutus-Voltaire, voyant par ce contre-temps la scène refroi-
die, entra tout à coup en fureur, et s'écria : « Parleras-tu,
maudit César? parle donc, ou je t'assomme! »
A quatre-vingts ans, lorsqu'il faisait répéter sa dernière
tragédie, Irène, il s'abandonnait encore aux mêmes vivaci-
tés ; un jour, il récitait des morceaux (V Irène à Mlle Claiio^i.
(3elle-ci, après avoir écouté ces vers : « Où trouver, dit-elle,
une actrice assez forte pour les rendre ? Un pareil effort est
capable de la tuer.
— C'est ce que je prétends, s'écria le poète ; je veux rendre
ce service au public ! )>
Il était endiablé !
Je reprends la série de ses œuvres dramatiques.
Artémise futsifflée en 1720 ; mais Voltaire objurga le public
blic sur son mauvais goût. Sa Mariamne (1724) ne fit pas ou-
blier celld de Tristan ; Brutus (1730), tragédie républicaine,
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 41
devait attendre la Révolution pour trouver un public enthou-
siaste, enivré par rfiémistiche : Vivre libre et sans roi ! Elle
est précédée d'un intéressant discours sur la tragédie ; puis
vinrent Eriphyle (1732), avec l'apparition shakespearienne
alors très osée, de l'ombre d'Amphiaraûs, et un déploiement
inusité de figurants ; La Mort de César, tragédie en trois
actes 11^43), drame patriotique et républicain, dans le goût
encore intimidé de Shakespeare; Mérope (1743), est une des
meilleures œuvres dramatioues de Voltaire, et le sujet, — une
mère sur le point de tuer son fils sans le reconnaître, — est
assez émouvant pour avoir tenté bien des auteurs tragiques,
d'Euripide à Maiïei.
Il inspira heureusement V^oltaire «lui triompha, el ddt ve-
nir saluer le public dans ces flatteuses circonstances qu'il a
consignées :
— c( On m'est venu prendre dans une cache où je m'étais
tapi ; on m'a mené de force dans la loge de Mme la Maré-
chale de Villars, où était sa belle-fille. I^ parterre était fou :
il a crié à la duchesse de Villars de me baiser, et il a tant
fait de bruit qu'elle a été obligée d'en passer par là, par
Tordre de sa belle-mère. J'ai été baisé publiquement,
comme Alain Chartier, par la princesse Marguerite d'Ecosse;
mais il dormait, et j'étais fort éveillé.
Mlle Dumesnil joua Mérope avec une grande autorité; Fon-
lenelle allait jusqu'à écrire;
« Les représentations de Mérope ont fait beaucoup d'hon-
neur à M. de Voltaire; la lecture en fait encore plus à Mlle Du-
mesnil. » C'était trop dire. Mérope demeurée un des plus
beaux chefs-d'œuvre de notre littérature dramatique; il est
au répertoire.
Le sujet fut souvent traité. Riccoboni, du Bourg, Frerel,
Maffei, Torelli, La Grange, Gilbert, le cardinal de Richelieu
avaient précédé Voltaire et déjà refait le Cresphonle d'Euri-
pide. La tragédie de Voltaire est peut-être la plus intéres-
sante de son œuvre théâtrale, par le mélange qu'elle offre
de la tradition classique et des innovations romanlicpies, —
mélange qui marque le caractère de tous ses drames. Ici en
42 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
particulier, il semble étendre les deux mains pour atteindre
d'une part Euripide et de l'autre Shakespeare.
Certes, c'est toujours la tragédie classique, avec ses unités,
ses princes, son style imité de Racine.
Mais ne vous arrêtez pas à l'apparence, soulevez cette dra-
perie antique ; ce n'est plus la statue en marbre de Paros
qu'elle recouvre, mais une femme jeune, moderne, pleine de
vie et de réalité. Geoffroy s'en indignait au point de dénoncer
dans Mérope « du naturel et du trivial ». Le nombre des pas-
sions portées à la scène s'élargit. Voltaire y ajoute l'amour
maternel, non plus regardé comme un sentiment profond et
doux, mais comme une passion qui peut devenir furieuse et
déchaînée :
Triste effet de Tamour dont votre âme est atteinte.
11 s'agit dans ce vers de Mérope, des atteintes de l'amour
maternel, tel que Voltaire Ta mis dans Drutus, dans Sémi-
ramis, dans l Orphelin de la Chine.
Des sentiments modernes apparaissent déjà, comme la so-
lidarité humaine :
Il suffit qu'il soit honnne et (|u'il soit malheureux!
*
Notez aussi la sensibilité qui entoure d'une sympathie lar-
moyante les personnages persécutés et innocentsf, amenés
en des situations touchantes par des artifices de métier théâ-
tral, de mélodrame, ce que Geoffroy appelle des tours de gi-
becière.
Autre nouveauté ; la scène se fait tribune et sert à la pro-
pagande philosophique. Le théâtre cesse d'être de l'art pour
l'art. Le poète entrevoit un but utile ; il rêve un rôle agis-
sant ; il conseille, éclaire, déti'ompe le peuple. Je citais tout
à l'heure :
Qn'eussé-je été sans lui ? Rien que le fils d'un roL
Un roi pour ses sujets est un Dieu qu^bn révère,
Pour Hercule et pour moi, c'est un homme ordinaire.
Ceci encore nous éloigne de la vieille tragédie, et c'est le
coloris, Je décor dont \'oltairo se préoccupe d'encadrer Vac-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 43
lion ; et c'est aussi la richesse abondante et forte des péiipé-
lies, des coups de théâtre, par quoi Voltaire supplée au man-
que du développement psychologique, qui était la force àe
Racine. Il corse l'action, accumule et heurte les faits, il com-
prend et il crée ce genre spécial de plaisir que nous de-
mandons aujourd'hui au théâtre, et qui nous fait trouver
languissante la tragédie de jadis. Mérepe contient tous les
éléments du genre mélodrame : la voix du sang, la croix de
ma mère, les reconnaissances, une mère qui va tuer son fils
sans le savoir, l'enfant du mystère, l'erreur d'une reine, l'in-
nocent accusé, le traître dévoilé ; Angelo et Lucrèce Borgia
procèdent des mêmes effets et des mêmes émotions, qui sont
à présent des vieilleries, mais qui alors brillaient de tout l'éclat
de la jeunesse. Ce qui n'a point passé, c'est la qualité forte
et juste du style, l'ardeur et la vigueur du sentiment, l'habi-
leté de la mise en scène, l'intérêt du drame, la grande pitié
pour une mère aimante, et le respect (|u'emporte une pein-
ture sincère de l'amour maternel.
S émir amis, tragédie en cinq actes, 1748, fut un corrigé de
Crébillon, où l'ombre de Ninus fut un peu gênée par les
spectateurs assis sur la scène, mais qui valut un grand suc-
cès à Lekain ; la tragédie d'Ores/e (1750), fut faite en oppo-
sition à VElectre de Crébillon, comme la Rome sauvée fit
pièce au Calilina du même rival, et Voltaire écrivait à Voise-
non :
« Je ne sais si Mme du Châtelet m'imitera, si elle sera
grosse encore ; mais pour moi, dès que j'ai été délivré de
Catilina, j'ai eu une nouvelle grossesse, et j'ai fait sur-le-
champ Electre (Ureste). Me voilà avec la charge de raccom-
modeur de moules dans la maison de Crébillon. »
El quand on applaudissait Oresle, Voltaire criait :
— Applaudissez, mes amis, c'est du Sophocle !
Quand on n'applaudissait pas, il pestait :
— Ah ! les barbares ! ils ne comprennent pas !
Il insulta même un sjiectateur, qui, au lieu de battre des
mains, gardait ses bras dans son manchon. Et comme la
dispute interrompait le spectacle, la femme du graveur Le
Bas cria à Voltaire :
44 HISTOIHE DE I.K LITTÉRATURE FRANÇAISE
— Si VOUS ne vous laisez pas, je vous lance un soufllel !
Toutes ces tragédies sont suivies de nombreuses variantes.
Voltaire retouchait ses pièces, selon les indications du pu-
blic, ce qui faisait dire:
— H (-cril ses tragédies pendant qu'on les joue.
Quant à Rome, sauvée, on raconta (|uc les amis de Crébii-
lon " maigrissaient de scè^ie en scène ». La tragédie est
belle, éloquente, généreuse ; elle est une des meilleures do
Voltaire, qui, à Sceaux, joua lui-même le rôle de Cicéron.
Olympic, tragédie en 5 actes (I"<>4), fut improvisée en huit
jours et il y paraîl. On en fit un calembour: O l'impie!
D'Alembert observa :
« La pièce est pourtant 1res pie : jai grand'peur (|u'eHe ne
soit bonne qu'à êlre jouée dans un couvent de nonnes le jour
de la fête de l'Abbesse. »
Alors ce furent :
Le Triumvirat, cinq actes {17fi4), où il raccommodait encore
" un vieux cothurne de Créhillon » en protestation contre les
proscriptions et les mesures arbitraires;
Les Scythes (1767) qu'il condamna lui-même : « Ce sont
plutôt les petits cantons suisses et un marquis français que
les Scythes et un prince persan. »
Les Guèbres ou la Tolérance (1709), tragédie en cinq actes
■1 fondée, dit l'auteur, sur l'Iiorreur que la prêtraille inspire ",
pièce explosive non représeniée, inlenlite, anonyme, cl pour
dérouler Jes soupçons, Voltaire se la dédia à Ini-même.
Une Sophotiifibc (1770) moins bonne que celle de Maîret.
Les Pélopides ou Alrée cl Thyesle (1771), Iragédie nottj
présentée, encore un corrigé de Créhillon, assez inuUl
Les Lois de A/mos, cinq actes (1773), tragédie à ^
jouée et peu jouable ;
Irène (1778), le dernier trioni]>he, et Agalhocle {IT
posthume en cinq actes, 'i cinq pâtés froids el i
comme les appelle l'auteur lui-même, complet* "
thèmes antiques que Voltaire porta à la scia,
Avant de quitter l'anliquité, signaloiy
drame biblique, Saut, dirigé contre!
et aussitôt mis à l'Iodex.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 4o
J.e drame inodenie ùtail à la mode. V'oltairc s'y est essayé
avec assez de bonheur. H a|iprouva cetio faroii de renouveler
le vieux réirerloii-e soil en enlreprenant un voyage autour de
lu terre, soil en puisant ù la source de nos vieilles chroni-
ques nationales ; innovation dont il n'eut ni l'idée ni la pri-
meur.
Sa première œuvre dans ce genre est demeurée la pre-
mière par le mérite: ce fut Zaïre en 17;i2, écrite, dit Voltaire.
pour complaire à des dames i|ui se plaignaient qu'il n'eût
pas cm'ore mis d'amour véritable dans son théâtre, et pour
rt'pondre aussi, apparemment aux doutes qu'on faisait de lui.
■ Je tifns de lu l>uin.-ln; iiiOiin; di; Vulluiri', dil Ui Ihii'iK', qw lc«
plus bciiiix esprits de w t('iii|is, quo Madame de Toiicin rnsseinblnit
■ Iif'/ pUc. el « leur toto Fimlynello et Laiiiottc, eiiKiigi-reiU cette
li.-iiii'' h lui i.'onseillcr de ne plus s'obstiner à suivre une carrière
poiu' laquelle il no semblnil ims fait, ot d'apiiliqucr à iliiiiIrON genrr-s
le yiiiiiri talent qu'il uvail jmiir lu poésie, car alors on ne lui dispu-
tail jiaii; c'est depuis que son talent pour la tragédie eût i-(-liil6 <le
in:iiiit'-re à ne pouvoir pas ùlre mis en doutu, quiui s'uvisii de lui
■ ■i>iiti'3ter celui do Ijl puésic. .\insi les sottises de la liiiiin' et de l'eu-
vii' varient selon les temps ot les cireoustaiires ; uuiis l'envie l't la
liniiie ne chaugeiil poinl. Je deniiindai ù Vultaire ce qu'il avait
répondu & ce beau conseil: oRien, me Uil-il, mais je donnai Zaïre. n
'/Mire, le cnndpal de l'amoui' et de la foi dans nu cœur de
Icninie, les réminiscences d'Othello, la sensibilité attendrie
diffu-sc flnire les voi-s de Iieanté iiu'-galo mais toujours lou-
chante, le cri si aimalde: '/Mire, toirs \ilfnri'z ! la noble.s.<c de
Lusignan, les emportements d(.)rosnianc, le bonheur de cer-
tains; vei-s :
ne <-iiii(ialt pas,...
luiil uuljlié...
laiLilcinenl... .
;^ enclave iii.'s ftujs d!
ionu en ces lieux...
qui a'eM jm-
4
46 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
l'amour dominât entièrement. 11 avait vu le plaisir qu'avaient
fait les noms français et l'espèce particulière d'intérêt qu'ils
avaient ajoutée à sa tragédie, lorsque les Montmorency, les
Ghâtillon, les de Nesle, les d'Estaing, bordaient les premières
loges aux représentations de Zaïre ; il résolut de choisir des
héros français. »
Et il fit sa tragédie française : Adélaïde Duguesclin (1734),
qui tomba. Quand le duc de Vendôme demanda :
— Es-tu content, Coucy?
Le parterre répondit :
— Couci couci!
Vingt ans plus tard, la même pièce réussit mieux sous un
autre titre: Amélie ou le Duc de Foix, et avec d'autres noms
de personnages. On ne la reconnut pas. Voltaire en fit une
troisième version en trois actes pour Frédéric II, Le Duc
d'Alençon ou les Frères Ennemis (1751) sans rôles de femmes.
Il existe un autre avatar encore de cette même pièce, une
Alamire,
Nous quittons la France pour FAmérique avec Alzire ou
les Américains, tragédie en cinq actes (1736), qui plut assez,
dont la scène est à Lima, et dont on chanta le sujet sur l'air
du menuet d'Exaudet :
Pour Montez
Alvarez
Est en peine;
Car son lils fier et brutal
Traite horriblement mal
La race américaine.
Vers pompeux
Deux à deux,
Il débile ;
D'ailleurs tout, manque au sujet:
Clarté, vraisemblance et
Conduit^}.
Tendre Azire, tu déplore
Ton triste hymen, quand Zamore
Sort d'un trou:
Mais par où?
On rignore,
Mis au cachot, ii anna
Dans les bois mille Ma-
Tamores.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 47
En amour,
C'est un tour
Trop précoce
Qu'alU»r, loin de son époux '
Courir le guilledôux
La nuit môme des noces.
Mal en prend
A.Gusman
Qui, pour preuve
De foi ahrétienne en sa fin
Lègue à son assassin
Sa veuve.
L'œuvre a beaucoup de couleur et d'originalité, et elle est
très touchante.
Zulime (1740), tragédie mauresque, avec un sujet dans le
genre de ceux de Baiazet et d'Ariane, fut l'occasion d'une
belle lettre à Mlle Clairon, et d'un distique fameux :
Du temps qui détruit tout, Voltaire fut victime.
Souvene2-vous de lui, mais oubliez Zulime.
Il n'y avait pas loin du château de Trémizène sur les bords
de la mer d'Afrique à La Mecque. Voltaire nous y mène avec
son Mahomet le Prophète ou le Fanatisme /1741), qu'il fit
jouer en dépit de l'interdiction du censeur, son ennemi in-
time Crébillon : il le lut au cardinal de F'ieury, qui s'endormit,
et au réveil, approuva.
Les répétitions furent menées par Voltaire avec son feu
coutumier. L'acteur Legrand, qui jouait Omar, était trop
froid à son gré, et il lui faisait comprendre de quel ton épou-
vanté il devait annoncer la venue de Mahomet :
— - Oui, oui, Mahomet arrive I Dites cela comme vous di-
riez au village : Gare à vous ! voilà la vache I
La pièce esl d'un orientalisme fort pâle ; il s'agit pour Vol-
taire moins des musulmans que du clergé catholique, dont
il veut dénoncer le fanatisme et le charlataniv^inc ; mais il
se cacha derrière Mahomet^ et le pape même ne le vit pas,
puisqu'il accepta la dédicace. La Ilarpe assure que Voltaire
estimait surtout dans sa tragédie " le dessein qu'il y cachait
et qu'on aperçut de rendre le christianisme odieux ». Son
Mahomet est un personnage cynique et effronté. Son influence
48 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
presque magnétique sur Séide est bien marquée. On fut sé-
vère, et Collé chaula :
Ce Mahomet que l'uu fête
Avec force écrit,
C'est l'ouvrage d'une bête
De beaucoup d'esprit.
Voltaire estimait que c'était une pièce pour le Mercredi des
Cendres, et il s'amusa à arabiser dans ses lettres: « Allah!
allah! Mohammed resoul Allah ! je baise les barbes de ta
plume !»
Puis il n'y pensa plus et acheva Mérope (1743).
D'Arabie, il passa dans le Céleste Empire en 1755, avec sa
tragédie en cinq actes L'Orphelin de la Chine, où il agita
ses « magots » comme il disait, imitant le drame chinois
L Orphelin de TchaOy d'après une traduction d'un jésuite
missionnaire. Il définissait son personnage de Gengis-Khan
« un tigre qui en caressant sa femelle lui enfonce les griffes
dans les reins ». Œuvre curieuse, par la nouveauté du cadre,
la peinture de l'amour maternel d'Idamé, les féroces ten-
dresses du tyran, elle parut longue et lente ; quand elle fut
jouée aux Délices, Montesquieu s'y endormit, et Voltaire lui
jeta son bonnet à la tête en disant :
— Il se croit à l'audience !
Tancrède (1700), tragédie inspirée de l'Ariosle dans l'aven-
ture d'Ariodant et de (ienèvi'o, el (hi roman de Mme de Fon-
taines, La Comtesse de Saioie, montra aux spectatrices
attendries un amant (|ui combat j)our l'honneur de sa maîtresse
tout en la croyant coupable. Mlle Clairon y obtint un succès
de larmes, (|ue devait plus tard retrouver Rachel. La mise en
scène en fut fort romantique. Voltaire fut satisfait, et il le
dit à sa façon: « Satan était dans la salle sous la figure de
Fréron ; une larme d'une dame étant tombée sur le nez du
malheureux, il fit psh ! psh ! comme si c'était de l'eau bénite. »
Après Chariot ou la Comtesse de Givry, pièce dramatique,
jouée en 1767 sur le théâtre de Ferney, puis aux Italiens,
et qui rappelle la Partie de chasse de Collé, avec Henri IV
pour héros. Don Pèdre (1774). mit en scène Du Guesclin, allié
de Henri de Transtamare, le frère de don Pèdre le Cruel, et
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 49
k» Prince Xoir : ce drame liisloriqiie fut le dernier sujet que
VoUairc puisa dans le- fonds de l'histoire moderne, pour
rajeunir et animer la vieille tragédie en mêlant la manière
de Haeine à quelques réminiscences de Shakespeare, qu'il
avait lu, commenté, et traduit même, dans une adaptation
en vers hlancs du début de Jules Ccsai\ avec d'inléressantes
noies sur ce c< théâtre grossier », ^es défauts et ses mérites,
nolamment celui de substituer les faits au récit. Aioutez la
traduction de VHéradius Espagnol ou la (^omvdie Fameuse
Dans cette vie tout est vérité et tout mensonge, de Calderon,
pour montrer que c'est un k extravagant ouvrage ».
Voltaire a composé un certain nombre de livrets d'opéras :
Samson (1732). Tanis et Zélule ou les Bois Pasteurs flT33),
Pandore (1740), La Princesse de Navarre (1745), comédie bal-
let pour Versailles, au temps de sa faveui\ connue aussi Le
Temple de lu uloire, musique de Rameau, somptueuse flat-
terie à l'adresse de Louis XV à qui l'auteur demanda après
la représentation : « Trajan est-il content? » sans obtenir
de réponse; Le Baron dOtrante, opéra bouffe, tiré du conte
L' Education d'un Prince pour Grétry à ses débuts, Les Deux
1 onn'eaux, opéra-comique, LHole et IHotesse, divertisse-
nient (1776), écrit pour Marie-Antoinette et joué à Hrunoy
chez Monsieur.
Dans le comi(|ue, il ne fut pas supérieur. On a dit : « Vol-
taire n'a été bon plaisant que dans son propre rôle ». 11 ne sut
pas rendre spirituels les rôles des autres. C'e|)endant ses co-
médies sont trop délaissées, et on lit sans ennui, Llndi*^-
cret (1725), dédié à Mme de l^rie, élude de caractère dans
le j^enre de Regnard ; Les Originaux ou Monsieur du Cap
Vert U732), satire plaisante, qu'on pourrait reprendre ;
UEctiange, pour le théâtre de Cirey (1734) avec un prologue
où Voltaire paraît sous son nom, et des scènes d'excellent
comique ; il en fit un remaniement. Le Comte de Boursoufle
ou Mademoiselle de la Cochonnière, comédie bouffe. Alors
ce succédèrent: L'Enfant Prodigue, comédie en cin([ actes
(1736). du genre à la mode, où le gai et le sensible alter-
nent ; L'Envieux, en trois actes, où le gai et le sensible alter-
taines, appelé Zoïli*;
4
50 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
La Prude (1740), imitée de la comédie anglaise Plain dea-
ler, jouée à Sceaux, et faite pour donner l'idée des hardiessc^s
anglaises même a voilées de gaze »;
Thérèse (1743), écrite pour Mme du Châlelet : il n'en reste
que des fragments ;
• La Femme qui a raison (1749), en trois actes, écrite ])our !o
Ibéâtre du roi Stanislas, duc de Lorraine ;
Nanine ou le Pré'iUijé vaincu (1749), qui est le chef-d'œuvre
des comédies de Voltaire, et dont le sujet, pris de la Pa-
mêla, de Hichardson, fit verser des larmes sur le sort de la
malheureuse héroïne maltraitée d'abord, puis récompensée
de ses tribulations;
Sacrale (1759), fantaisie satirique;
L Ecossaise^ vengeance en cinq actes tirée contre Fréron,
appelé Frelon, et fort malmené; elle était signée du faux nom
de Hume, i)rétre écossais. Fréron y assista, et on le vit tour
à tour pâlir et devenir cramoisi; sa femme se trouva mal.
Achevons cette revue en nommant : ^
Le Droit du Seigneur ou ïEcueil du Sage (1762), agréable
badinage et protestation louchante;
Le Dépositaire, cinq actes (1769), mise en scène de l'aven-
ture de Ninon de Lenclos, dépositaire fidèle d'une cassette
appartenant à M. de Gourville, qui confia avec moins de
chance un autre dépôt à un faux dévot indélicat, ainsi que
Tabbé de Châleauneuf le conta à son filleul Voltaire : le Tar-
tule de Alolière était déjà quelque chose d'approchant.
Et voilà qui donnera la double idée de la fécondité dra-
matique de Voltaire, (|ui n'a pas écrit moins de soixante
pièces de théâtre, et de son goiit persistant pour ce genre,
puisque chaque année de sa carrière fut, jusqu'à la dernière,
marquée par quelque nouvel ouvrage.
L'art dramatique n'occupa pourtant qu'une petite part de
son temps, réparti entre beaucoup d'autres travaux ; et voici,
à la suite du théâtre, trois volumes de poésie : la Henriade,
long poème en dix chants, assez légitimement délaissé, mais
qui dut sa grande faveur auprès du public à la popularité du
type de Henri IV, et aux maximes de liberté répandues par
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 51
tout l'ouvrage. Dans un Kf^sai sur la Poésie JiJpiquc composé
à ce sujet, Voltaire réunit, d'intéressants fragments sur les
grands, poètes épiques, Homère, Virgile, Lucain, Le Ca-
moens, Le Tasse, Milton. I.^ Poème de Fonienoy (1746) exalta
la célèbre victoire de ce nom. Une soixantaine d'odes et stances
ont des qualités rares de facilité, d'esprit et d'enjouement.
Le Temple du goût (1731), prose et vers mêlés, fil à Voltaire
autant d'ennemis, que d'écrivains qu'il ne voulut pas y ad-
mettre.
La Pucelle d Orléans fui une fâcheuse erreur, un essai
malheureux de poésie burlesque, aux dépens d'une héroïne
trop respectée pour qu'il n'y ait pas indécence et mauvais goût
à la tourner en dérision. La Harpe l'a justement défini « un
monstre en épopée comme en morale ».
Par contre, il y a un esprit charmant, alerte et prime-sau-
tier dans les petits poèmes le Pour et le Contre, comme aussi
une philosophie élevée dans les sept Discours sur V Homme,
dans le Poème sur la Loi nalurelle (1752), dans le Poème sur
le Désastre de Lisbonne contre l'optimisme, à propos du
tremblement de terre qui détruisit en partie cette ville en
1755:
Le vautour acharné sur sa timide proie
De ses membres sanglants se repaît avec joie.
Tout semble bien pour lui; mais bientôt à son tour
Un aigle au bec tranchant dévore le vautour;
Puis riiumine au plomb mortel atteint cette aigle ultière,
Et riiomme aux champs de Mars rou<dié sur la poussière,
Sanglant, peicé de coups, sur un tas de mourants,
Sert d'aliment alTreux aux oiseaux dévorants.
Ainsi du monde entier tous les membres gémissent,
Nés pour tous les tourments, l'un par l'autre ils périssent;
Et vous composerez dans ce chaos fatal
Des malheurs de chaque ôtre un bonheur général ?
Quel bonheur! ô mortel et faible et misérable,
Vous criez n Tout est bien », d'une voix lamentable.
Le problème de l'existence du mal et de son inutilité fu-
neste est exposé là avec de beaux et pathétiques accents.
Une traduction assez faible du (-antique des Cantiques sor-
tait trop Voltaire de sa manière habituelle pour ne rester pas
1res inférieure à ses contes en vers, jolis petits chefs-d'a'uvre.
52 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
comme La Mule du Pape ou Jean qui pleure et Jean qui vil,
Ce qui Plail aux Dames, L'Education dun Prince, La Bé-
gueule, Les Financées (1775J, pittoresque pendant au Turcaret
de Lesage. Dans ce genre de la satire, Voltaire excellait, et
il jetait à pleins poings le sel de sa malice dans tant d ex-
cellents menus poèmes, Le Mondain (1736), Le Pauvre
Diable, Les Chevaux et les Anes, Le Marseillais et le Lion,
Dialogue de Pégase et du Vieillard, et plus de cent déli-
cieuses épîtres dont VEpUre à Horace est le dernier mot de
la, grâce aimable et enjouée, et d'innombrables poésies di-
verses, impromptus, çpigrammes, étrennes, chansons, à-pro-
pos, où sa facilité et sa belle humeur l'ont rendu inimitable.
Il versifiait « comme on écrit une lettre », et non seulement
en français, mais aussi en latin, en anglais même, sur les
Anglais:
Capricious, proud, thc same axe avails
To chop of Monapch's head horses (ails.
qu'il traduisait :
Fier et bizarre anglais qui des mômes couteaux
Coupez la tête aux rois et la queue aux chevaux.
Mais laissons ces broutilles du génie. Voici six volumes
plus imposants : c'est d'abord ï Essai sur les Mœurs et VEsprit
des Salions, beau monument de la science historique de Vol-
taire, qui renouvela Thisloire. Celle-ci était bornée au récit
dos combats, des exploits royaux ; elle ne disait que les
guerres, les traités, les troubles civils ; et l'histoire des
mœurs, des arts, des sciences, des lois, de l'administration
publique était oubliée. « On croirait, a dit Condorcet, en
lisant ces histoires, que le genre humain n'a été créé que
pour faire briller les talents politiques ou militaires de quel-
ques individus, et que la société a pour objet, non le bonheur
de l'espèce entière, mais le plaisir d'avoir des révolutions à
lire ou à raconter. »
Bossuet avait fait l'histoire de l'humanité, au point de vue
de la tradition rehgieuse et des destinées du peuple juif. Vol-
taire reprenant cette histoire au point où la laissa son de-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE ^3
vancier, renouvela celte science et se plaça au point de vue
du développement général des idées et de la société,i du
progrès social par la diffusion du savoir et Taffranchisse-
ment de la raison ; il montra l'humanité en marche vers la
lumière, et son récit fut clair, faciie, aimable, en même temps
que sûr, documenté, autorisé ; il mêla la philosophie à l'his-
toire, et à tout son récit la haine de l'injustice, du despo-
iisme, quel qu'il soit, de l'arbitraire et des préjuges. S'il mé-
connut le moyen âge, il faut dire que celui-ci ne commença
d'apparaître dans sa vérité qu'au début du Xix* siècle ; mais
l'esprit qui anima ce grand ouvrage était généreux dans son
ingénieuse nouveauté, et Grimm l'a justement écrit :
« Le bien inestimable que celte histoire ne manquera pas
de produire sera donc principalement de faire germer dans
nos cœurs, de génération en génération, les principes de juî*-
lice, d'équité, de compassion et de bienfaisance ; de nous
éloigner de tout€ violence, de celle fureur de persécuter
et d opprimer nos semblables pour avoir d'autres opinions
que les nôtres, d'affaiblir enfin, et, s'il est possible, d'anéan-
tir cet esprit intolérant qui a si longtemps ravagé la terre,
et dont les horribles excès auraient dû, ce me semble, ex-
terminer la race humaine. Le livre de M. de Voltaire n'em-
pêchera point sans doute qu'il n'y ait des guerres, que les
grands corps politiques ne s'enlre-choquent, que les nations
n'éprouvent des révolutions fréquentes. Tel est le sort de celle
immense machine, de cette vaste matière toujours en fr.Tmen-
tation, qu'elle a besoin pour subsister d'être agitée par des
vicissitudes perpétuelles. Mais s'il est permis au genre humain
d'espérer quelques jours sereins après des siècles entiers
d'orages, ne pourrons-nous ])as nous flatter de voir eniin suc-
céder à tant d'horreurs et de cruautés, une sorle d'indulgence
el de douceur, dont des êtres aussi faibles et aussi imparfaits
que nous ont autant de besoin. »
Cette histoire universelle est le plus formidable monument
qui ait été élevé à l'honneur de l'humanité, el qu'un esprit
ait porté sans en être écrasé.
La même mélhode histori(iue inspira ses autres traités :
Les Annales de V Empire depuis Charlemagne, histoire d'Al-
3i HISTOIRE DE lA LITTÉRATrUE FRANÇAISE
lemagne, jus(|n'à Ciiarlcs \'I, à larges Iraits, ôci-ite pour la
(hirheriSf tic Saxe-Golhti; avec les listrs roinplèlo:^ ilc? ciiipL'-
n^iirs, des j>ai»cs, des dctrlciirs. vl <-\v bizarres ver? inncmo-
lechniquos sur leur cliroiiolopie ; et smloul le très beau livre
du Siècle de Louis XIV, raconté sucees^ivcuicnt aux divers
point!- de vue des gueri'fi!?. de l'administration, des travaux
j)ublics. justice, commerce, finance?, lettres, sciences, beaux-
arts, anecdotes très fournies, le tout encadré par des ta-
bleaux de l'état général de l'Europe, précédé de nomen-
clatures, de listes : liste des enfants de Louis XIV et des
princes de lu maison do France, liste des napes cl souverains
conleni|iorains. des écrivains, dvs arlisles, des musiciens.
Elles nmrquenl loule la précision dô ce vaste esprit. Col ou-
vrage l"(Kcupa de longues années et lui coûta de grandes
recbei'cbe.'*, comme aussi de grands embarras. Il vivait dans
un temps où il élait difficile do faire imprimer dans son
pays liustoirc de son pays ». II écrivait au maréchal de
Richelieu : " Comment imprimer à Paris co qui regarde
Mme de Montespan, et Mme de Maintenon et son mariage ?
Il faut pourtant ou renoncer à l'histoire ou ne rien suppri-
mer des faits. » Telle élait la gêne qui entravait Ihislorien.
Voltaii'e en eut raison et fit, loncuement, avec des retouches
et des remaniements nombreux, une œuvre magistrale, vraie
dans li-nsemble, exacte de ton et de faits, encore utile de
nos jours el toujours consultée, qui réalise pleinement la
'onceplion do l'auteur telle qu'il l'exposait dans sa lettre au
président Hesnault en 1753 :
« J'ai prétendu faire un grand tableau dos événements qui
méritent dètre peints, et tenir ctmtinuellement les yeux du
lecteur attachés sur les principaux personnages. Il faut une
exposition, un nœud et un dénoûmont dans une histoire,
comme dans une tragédie : sans quoi on n'est qu'un Rcboulet
ou un Limiers, ou un La Ilode. 11 y a d'ailleurs dans ce
vaste tableau, des anecdotes intéressantes. Je liais les petits
faits ; assez d'autres en ont chargé leurs énormes compila-
tions. Je me suis [liqué de niellii! plus do gi-ando-; choses
dans un seul pelit volume, qu'il n'y a dans les vingt tomes de
Lamberii. Je me suis surtout allaclié à mettre de l'intérêt
HISTOIBE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE S3
dans une histoire que lous ceux qui l'ont traitée ont trouvé
jusqu'à présent, le secret de rendre ennuyeux. Voilà pour-
quoi j'ai vu des princes, qui ne lisent jamais et qui enlen-
dent médiocrement notre langue, lire ce volume avec avidité,
et ne pouvoir le quitter. Mon secret est de forcer le lecteur
à se dire à lui-même : Philippe V sera-t-il roi ? sera-1-il chassé
d'Espagne? La Hollande sera-t-elle détruite? Louis XIV
succomhera-t-il ? En un mot, j'ai voulu émouvoir môme dans
l'histoire. Donnez de l'esprit à Duclos tant que vous voudrez,
mais gardez-vous bien de m'en soupçonnei\ Peut-être, j'ai
mérilé davantage le reproche d êlre un philosophe libre ;
mais je ne crois pas qu'il me soit échappé un seul trait con-
tre la religion. Les fureurs du calvinisme, les querelles du
jansénisme, les illusions mystiques du quiétisme, ne sont pas
(le la religion. J'ai cru que c'était rendre service à respril
humain de rendre le fanatisme exécrable et les disputes théo-
logiques ridicules : j'ai cru même que c'était servir le roi et
la patrie. Quelques jansénistes pourront se plaindre : les
gens sages doivent m'approuver. I^ liste raisonnée des écri-
vains, elc, que vous daignez approuver, serait plus anq)le ei
plus détaillée si j'avais pu travailler à Paris ; je me serais
étendu sur tous les aris : c'était mon principal objet.
Savez-vous bien (|ue j'ai écrit de mémoire une grande
partie du second volume? Mais je ne crois pas que j'en
eusse dit davantage sur le gouvernement intérieur. C'est la.
ce me semble, que Louis XIV parait bien grand, et (|ue je
donne à la nation une supériorité dont les étrangers sont
forcés de convenir. »
Au Siècle de Loués XIV fait suite le Précis du Siècle de
Louis Al', (|ui eut pour point de dépari les rapports rédigés
par Vollaire quand il fut nommé en 17'iG, hisloriographe de
France. Il reçut à cette occasion une lettre de l^ondichéry où
il était dit:
^< Les Brame*', 1rs Malabaies, les Maures dont plusieurs
sont instruits et savent la langue française, lisent vos ou-
vrages avec un plaisir qui les charme. Ils a|)crç()ivent et sen-
tent ainsi que nous, que vos divins écrits sont des sources
inépuisables de vertu civile et morale, non moins (jue d(* sa-
56 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
gesse. J'ai consulté ces Indiens sur le Shasla^ le Veiclam,
ÏEzouv Veidani. Ils m'ont dit que ce que vous avez écrit et
sur ces monuments antiques et sur Tlnde était conforme à la
pilus exacte vérité, mais que vous aviez été trompé par les
|jersonnes qui vous ont donné des notes où mémoires sur
certains faits du Précis du siècle de Louis XV, »
C'était justement caractériser le travail, qui est de bonne
documentation, qui est vivant, animé, intéressant, varié, qui
apprend beaucoup de faits, qui remue beaucoup d'idées, qui
fait jéfléchir, (|ui est d'une érudition aimable, qui vulgarise
sans ennui, et qui, somme toute, est un hommage à la France
pour la glorifier, la faire admirer et la faire aimer.
Il tint compte des rectifications qu'on lui indiqua. Cepen-
<lant, ce [précis est moins estimé que l'ouvrage précédent. Les
pages consacrées à Lally Tollendal sont belles et généreuses.
Les chapitres sur l'injustice des lois, sur les affaires d'Al-
lemagne et d'Angleterre, sur les progrès de l'esprit humain
sous Louis XV, sont à lire.
Mais un livre plus important l'occupait, et c'était sa grande
Histoire du Pnrlemenl de Paris, écrite avec une liberté dan-
gereuse qui lui fit désavouer son œuvre durant de longues
années, et rpii détermina d'ailleurs le coup d'Etat de Mau-
peou. Cet ouvrage est exact, piquant, sévère pour
le Parlement qui faillit sévir contre son détracteur. Il re-
prend les choses ab ouo, avant Philippe le Bel. Le pro-
cès des Templiers, le Parlement sous Louis XII et
François I", le procès d'Anne Dubourg, le chapitre du chan-
celier de l'Hospital, l'Edit de Nantes, la mort d'Henri IV,
la Fronde, l'attentat de Damien, les arrêts contre La Barre
et Lally sont des pages dignes d'être relues.
Un autre livre d'histoire charmant et amusant comme un
roman aimable, fut VHisfoire de Charles XII, roi de Suède,
qui suivit VHisioire de Russie sous PierreAe-Grand. Il écrivit
Charles XII en même temps que La Henriade et Eriphyle,
en se documentant auprès du chevalier des Alleurs qui avait
connu et servi ce roi. Son récit est de tous points vrai, et
fait dans un style agréable. Dans la préface, il déclarait :
« Si quelque prince et quelque ministre trouvaient dans
HISTOIRE DE LA LltlÉRATURE FRANÇAISE 57
cet ouvrage des vérités désagréables, (lu'ils se souviennent
qu'élant hommes publics ils doivent compte au public de teurs
actions ; que c'est à ce prix qu'ils acliètent leur grandeur,
que l'his*lon-e est un témoin et non un flatteur ; et que le
seul moyen d'obliger les hommes à dire du bien de nous,
c'est d en faire. »
Des avant-propos intéressants résument les théories de l'au-
teur sur la manière d'écrire l'histoire, qu'il veut vivante,
émouvante. Et il prêcha d'exemple. Son Charles XII esl un
portrait poussé, une étude nette et agréable ; les figures
avoisinantes de Stanislas Leczinski, de Mazeppa, du Khan des
Tartares, de Catherine, de Pierre le Grand, sont des cro-
quis (jui animent les scènes de diplomatie ou de guerres.
Toute leducation de Charles XII est un récit qui est demeuré
célèbre, et qu'on apprend de mémoire dans les classes.
Telles sont les œuvres historiques de Voltaire. Elles sont
considérables : elles ont gardé leur intérêt et leur valeur,
comme si l'histoire avait été la préoccupation principale, la
spécialité particulière de ce génie multiple, dont il nous reste
à voir les autres avatars, pour chacun desquels il semblait
de même qu'il fut précisément né.
Vn soir, à Potsdam, Frédéric II s'amusa de l'idée de faire
un dictionnaire pîîilosophique^ Voltaire se passionna pour
ce^ projet et l'exécuta. On y ajouta ses articles de l'Encj/c/o-
pédie et du DicUormaire de l Académie, et aînsi se grossit
le Dictionnaire Philosophique de Voltaire, tel qu'il est au-
jourd'hui. Sous un titre sévère, c'est un ouvrage agréable,
où Voltaire reste le causeur varié, épris de tout, touchant à
tout avec légèreté, facilité, esprit, sans lourdeur ni dog-
matique assjLirance. Littérature, théologie, histoire, gram-
maire, physique, archéologie, p(^liti(iue, il aborde tout avec
aisance, et nous intéresse et nous amuse. Ecoutez-le s'ex-
pliquer sur la question du langage primitif :
a Que diriez-vous d'un homme qui voudrait rechercher
quel a été le cri primitif de tous les animaux et commerfl il
est arrivé que dans une multitude de siècles les moutons se
soient mis à bêler, les chats à miauler, les pigeons à rou-
couler, les linottes à siffler? Ils s'entendent tous parfai(e-
5H HISTOIRE DE LA LITTÉRMl RE FRANÇAISE
nient dans leurs itiionies et bcjiiic'uup moins que nous. Le
ch.11 ne manriuc pas d'accourir aux niiaiiIenHT.is 1res ar-
ticulés et 1res variés de la rhallc : c'est une merveilleuse
chose (le voir dans lo Mirchalai.s une cavale dresser -ses
oreilles, frapper liu pied, s'agiter aux braiemenls intelligi-
bles d'un âne. Cha(|ue cs.pèce a sa langue. Celle des Es-
quimaux et des Algonquins ne fut point celle du Pérou. 11
n'y a pas eu plus 3e langue primitive, et d'alphabet primitif,
que de chênes primitifs, et que d'herbe primitive. Plusieurs
rabbins proteridenl que la langue mère était le samaritain ;
quelques auti-es ont assuré que celait le bas-breton : dans
cette incertitude, on peut fort bien, sans offenser les habi-
tanl> de Qi^inippr <-'t de Samaiie. n'admettre aucune langue
mère. \e peut-on pas sans offenser personne, supposer que
ral|)liabet a commencé par des cris cl des exclamations? Les
petits enfants disent d'eux-mémeis ha, he, quand ils voient un
objet qui les frappe ; ht ht, quand ils pleurent ; hii, hii. hou.
hou, ([uand ils se moquent ; nie. quand on les frappe ; el il ne
faul pas les frapper. A l'égard de deux petits garçons que
le roi d'Egypte Fsammelicus (qui n'est pas un mot égyptien)
fit élever pour savoir quelle était la langue primitive, il n'est
gué'i'e possible qu'ils se soient tous deux mis à crier ber bi'c
pour avoir à déjeuner. "
Déiste et positif, éloigné du vague et du rêve, il a abordé
là des questions de fous ordres, avec une passion échauf-
fée dés qu'il s'agit de l'Eglise. Il a des pages excellentes d'hu-
mour, de délicatesse, de poésie, sur les abeilles, sur l'âme
dont il disserte avec son éternel scepticisme, nui est spiri-
tuel, mais ne conclut à rien.
Il Nous n'avons pas le moin<lre degré où nous puissions po-
ser le pied pour arriver à la plus légère connaissance de
ce qui nous tait vivre et de ce qui nous fait penser. Com-
ment en aurions-nous? Il faudrait avoir vu la pensée et la
vie entrer dans un corps. Un père sait-il comment il a pro-
duit son fils? une mère sait-elle comment elle l'a conçu?
Quelqu'un a-(-il jamais pu deviner comment il agit, comment
ii veille, et comment il dort? Quelqu'un sait-il comment ses
membres obéissi-n! à sa volonté. .A-l-il découvert par quel
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 59
art des idées se tracent dans son cerveau et en sortent à son
commandement? Faibles automates mus par la main invi-
sible qui nous dirige sur cette scène du monde, qui de nous a
pu a[)orcevoir le fil <iui nous conduit? Nous osons mettre
en question si l'ûnio intelligente est esprit ou matière ; si eli.^
est créée avant nous ; si elle sort du néant dans notre nais-
sance : si après nous avoir animés un jour sur la teire, elle
vil api-ès nous dans 1 éternité. Ces question^ paraissent subli-
mes ; que sont-elles? des (fuestions d'aveugles qui disent à
d'autres aveugles: Qu'est-ce que la lumière? Ouand nous
voulons connaîtixî grossièrement un morceau de métal nous
le mettons au feu dans un creuset. Mais avons-nous un
creu.sel pour y metire l'àme? Elle est esprit, dit l'un.
Mais c|u est-ce <ju'esprit ? Personne assurément n'en sait
rien ; c'est un mot si vide de sens ([u'on est obligé de
dire ce que l'esprit n'est pas. ne pouvant pas dire ce qu'il est.
L'àme est nialicre, dit l'autre. Mais tpi'est-ce cpie matière?
Nous n'en connaissons qiK* (pielques a|)j)arences et quehpies
propriétés: et nulle <!e ces propriétés, mdle de ces apparences
ne paraît avoir aucun rapport avec la pensée. »
Les articles : Arabes, Histoire, Gueux, Femmes, Art dra-
matique. Foi, Fanatisme, Dartw, Luxe, Cérémonies, Littéra-
ture, Miraeles, Epopées, Etats Généraux, Calécliisme, Chi-
nois, etc., sont des pages exquises, et s'il en est de plus
réjouissantes dans cet ouvrage de moquerie et de persiflage,
il en est peu qui donneraient une plus juste idée de la variété
pittoresque des sujets et de la fantaisie charmante que Vol-
taire y dépense.
Aussi n'y a-t-il pas si loin qu'on croirait de ces volumes
du Dictionnaire Philosopliique au suivant, (jui contient les
Honians, les Contes phitosoplUques, genre que \'oltaire a
créé et où il n'a point d'égal. Sans doute il s'est inspiré de
sr*s souvenirs: dans Zadiq, il a emprunté d'Aristott* l'épisode
fie l'homme aux armes vertes, cl des Mille et une \uits celui
de l'ermite ; dans Microiiu'fjas, il st» i-appelle (Udliier : dans
l'Ingénu, il prend la situation à hx Baronne de Lu: de Du-
clos ; mais la façon dont il met en oeuvre ces matériaux
les fait lout à fait siens, et place au nang des plus fins chefs-
60 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
(l'œuvre Zadig, Candide^ Memmon, Scarmentado, VIngénu.
où sur un fonds de philosophie il sème les traits d'un slyle
rapide et piquant, fait de contrastes saillants, de rapproche-
ments inattendus, nui sont le secret et le }eu de son génie.
Il possède Tart de tourner la raison en plaisanterie, de
converser avec le lecteur, de lui faire croire qu'il a tout l'es-
prit qu'il lui donne, et de lui faire accepter la leçon philoso-
phique dans un sourire. 11 enduit de miel la coupe d'absinthe,
il dore la pilule : il force Tattention et s'impose ; avec Zadig
il nous montre que les voies de la Providence sont cachées,
dans Candide il bafoue l'optimisme, et dans L'Ingénu il égale
la diversité des leçons à la variété des épisodes. Il élargit le
vieux cadre du roman, et il y pousse, comme un flot (jle bar-
bares, des gens de tous les pays et de toutes les latitudes, des
Hurons, des Chinois, des Algonquins. Jusqu'à lui, il semblait
que le monde latin existât et comptât seul. C'est Voltaire qui
a déchiré et reculé l'horizon, et donné une idée plus vaste
de l'humanité ; il a introduit le cosmopolitisme dans la lit-
térature, il a repoussé les frontières et convié au banquet
des lettres et de l'esprit ses frères du globe entier, et même
des autres planètes. L'artifice était habile, car la fraîcheur et
la naïveté d'impressions sont bien plus vives chez un étran-
ger qui arrive et découvre une société. Montesquieu et Du-
(resny s'en étaient déjà avisés.
Le Voltaire des Contes est unique et incomparable. Long-
temps encore on relira : La Vision de Babouc^ L'Homme aux
quarante écus, L'Histoire de Jenni^ Jeannot et Colin^ pour
ne pas répéter les titres, déjà cités plus haut, de ses cornas
les meilleurs. Il accroche les grelots de la gaieté a la lobe de
la raison ; les vérités fusent dans les éclats de rire ; il est
tout à la fois, il est le Protée de la plume, et il reproduit d'un
instant à l'autre, avec une mobilité déconcertante, Monlaigne
ou Rabelais, Swift ou Sterne, l'Arioste ou Cervantes: le trait
est sobre, précis, exact, la couleur éclatante, les scènes justes,
la malice ne désarme jamais ; c'est alerte, vaillant, entraî-
nant, c'est du meilleur Voltaire.
Du meilleur? Pourquoi? Voici, à la suite, dix volumes de
Mélanges, et c'est bien souvent à ces pages variées de poly-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 61
graphe inépuisable que j'ai pris le plus vif plaisir, et qu'il
m'a semblé reconnaître le pétulant petit homme d'où par-
taient les étincelles, le causeur à bâtons rompus qui éter-
nuait les bons mots, et semait la gaie et bonne parole, dans
des fantaisies, des dialogues, comme ; Les Embellissements
de la ville de Cachemire, ou le dialogue entre un philosophe et
un bostangi, ou le dialogue entre Marc-Aurèle et un Récollet,
DU le Dialogue entre un Bachelier et un Sauvage, ou le Dia-
logue entre Tullia, la fille de Cicéron et Mme de Pompadour :
Madame de Pompadour .
Quelle est donc celte dame au nez aquilin, aux grands
veux noirs, à la taille si haute et si noble, à la mine si fière
et en même temps si coquette, qui entre à ma toilette sans
se faire annoncer, et qui fait la révérence en religieuse ?
Tlllia
Je suis Tullia, née à Rome, il y a environ dix-huit cents
ans ; je fais la révérence à la romaine et non à la fran-
çaise ; je' suis venue je ne sais d'où pour voir votre pays,
votre' personne et votre toilette.
Madame de Pompadour
Ah! Madame, faites-moi l'honneur de vous asseoir. Un fau-
teuil à Madame Tullia.
Tullia
y ui ? moi, madame, que je ur asseye sur cette espèce ge
petit trône incommode, pour que mes jambes pendent à
terre et deviennent toutes rouges.
Madame di: Pompadour
Comment vous asseyez-vous donc, madame ?
^ Tullia
Sur un bon lit, Madame.
62 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Madame de Pompadour
Ah! j'entends; vous voulez dire un bon canapé. En voilà un
sur lequel vous pouvez vous étendre fort à votre aise.
TULLIA
J'aime à voir que les Françaises sont aussi bien meublées
que nous.
Madame de Pompadour
Ah ! ah ! madam<ï, vous n'avez point de bas! vos jambes sont
nues ! vraiment, elles sont ornées d'un ruban fort joli, en
forme de brodequin.
TuLLIA
Nous ne connaissons point les bas; c'est une invention
agréable et commode que je préfère à nos brodequins.
Madame de Pompadour
Dieu me pardonne ! madame, je crois que vous n'ayez point
de chemise !
TULLlA
Non, madame, nous n'en portions pas de notre temps.
On devine aisément les étonnements de Tullia devant un
miroir, un li\Te imprimé, des fruits glacés, l'Opéra: et c'est
la supériorité des modernes sur les anciens, du moins au
point de vue de la vie confortable.
Ces immenses varia comprennent encore des travaux d'his-
toire, comme les mémoires sui'' Lally, sur Louis XV, et les An-
nexes à l'Essai sur les Mœurs ; de physique, comme les Elé-
ments et les Eclaircissements de la Physique de Newton, ou
le Mémoire sur le feu ; de littérature, comme le commentaire
trop grammatical Tlu théâtre de Corneille, la vie de Molière,
les jugements sur J.-B. Rousseau, sur Crébillon, sur V Esprit
des lois ; de philosophie, conmie les lettres philosophiques et
l'admirable traité Prix de la iusiice et de ïhumanilé. qui
HISTOIRE DE LA LITTÉRATIIBE FRA^ÇA1SE 03
apportait tant d'idées nouvelles duns le fatras barbare des
anciennes coutunies.
11 ne me resic plus ijuà vous dire un mot rie la volumi-
netise correspondanoe de \'ollaîre, et d'elle aussi, on serait
tenté de prétendre <iue cest sa plus belle u?uvre, i-ello dans
la(|uelle il a mis le plus do lui-même, de sa raison sûre, de
son bon sens, de sa précision, de son aisance, de son esprit,
de ses dons de causeur, de sa belle et vaillante humeur, de
sa malice et de sa bonté, Si bien i|ue pour retrouver le vrai
Vollaire dans la sincérité de sa vie et la plénitude de ses
impressions, il faut hésiter cnli'e presque toutes ses œuvres,
lettres, contes, mélanges, théâtre et traités savanis. Mais
il est bien hii-méme dans ses lettres, qui le racontent, le tra-
duisent, le trahissent parfois durant fout le cours de sa vie.
Il en écrivait plusieurs par jour, et toujours avec celte faci-
htê spirituelle, ce tour alerte, cet indémontable bon sens,
cette justesse vive et cette raison maligne, cette nenosité
tendue, cette vanité égoïste, cette passion fiévreuse, ce style
(|ui fait de lui le premier des prosaleui's français.
Il a écrit environ sept mille lettres. Encoi-e en paraît-il de
temps à autre d'inédites. Elles disent l'histoire de sa vie, de
sa pensée, de son siècle, ses relations, .ses études. les évé-
nements du jour, et il compose tous ces petits tableaux avec
agilité, jugement, impertinence, hardiesse, souplesse.
Elles disent ses séjours variés, en Hollande, au fond d'un
yacht, à Sully, à Lomlre.s. à Pjoris, à Cii-ey oii il fait de la
physique el du (héùtre, à Berlin, à Femey, dans tous ces
lieux de passage, d'exil, de prison, de retraite où il promène
son existence vaga*bonde, remuante, inquiète ou lasse.
Elles disent les noms de ses amis et la succession de ses
occupations ou de ses préwcupations : Thioi'ot, Genouville,
Cideville, P. Forée, amis et maîtres de sa jeunesse ; Moussi-
not, l'agent financier de sa fortune naissante ; Vauvenargues,
le roi de Prusse, te Maréchal du Richelieu, l'impératrice Ca-
therine, le cardinal de Fleury, Malesherbes, Turgot, Fran-
klin, et les amis, d'Argental. Mme du Chûtelet, Mme du Def-
fand, el les confrères, J.-B. Rousseau, J.-J. Rousseau, Di-
derot, d'Alembert, La Hui'pe, Goïdoni, etc. Toute Ihisfoirc
Gi HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
lill('»raire, polilicjucest là, le système de f.aw. la guerre de Sept
ans. lo!i^ les événements mémorables, -— résume journalier et
enjoué, mémoires eourls et prestes, chronitiues familières
d'un siècle, annales d'une existence dont le dévelo])pement
ample et régulier va en une cou,rbe majestueuse, des petits
vers légers du début aux graves travaux de la maturité et
aux nobles problèmes sociaux «pii ont fait songer sa longue
vieillesse. Et quelle variété de sujets, (pielle diversité de tons,
depuis les lettres de simple amitié, les requêtes en faveur de
malbeureux, lettres de reproches ou de félicitations, d'affaires
ou de frivolités, anecdoticpies ou philosojdiicpies, constatant
les ressources inouïes et les ressorts infaligable^ de ce génie
heureux !
Il se montre à nous dans les personnages multiples
(pi'il a joués, obligeant, affable ou irrité, défenseur des op-
primés, ennemi imj)lacable, voisin chitanier, polémiste,
poète, historien, philosophe, auteur, acteur, courtisan,
physicien, architecte, maçon, marguillier, berger, critique
et savant, philologue, grammairien, prodiguant les bons
conseils aux jeunes, les objurgations terribles à ses adver-
•saires, et donnant l'exemple de prodigieuses facultés de .tra-
vail et d'assimilation.
N'y a-t-il pas une ombre au portrait? Certes oui, et assez
forte même. Quelque multij^les qualités cpion lui recon-
naisse, il (Ml est une (pi'on regrette (|u'il n'ait pas eue.
Il lui a mannué le don d'édifier. Il a été un révolté, un dé-
molisseur: il s'est insurgé contre toutes les entraves, le pou-
voir, la loi, les instructions cléricales ; il a été épris de li-
br'ité, el il a frappé contre toutes les barrières. 11 a plus <lé-
truit qu'il n'a (construit. Il lui faudrait un système logicpie,
une philosophie décidée. Lh^ï^ertrophie de l'espiit a étouffé
le cuMir. Il ricane à satiété. Il éclaire sans échauffer. Il ba-
dine devant les plus grav(*s sujets, et sa gaieté fris(» souvent
rim|)ertinence. Il gand)ade devant les sanctuaires. Il donne
(hs nasardes aux fdoles. Il n'a ni respect ni religion. L'élé-
gance de parti pris, fatigue, dessèche. Il a placé son idéal
trop bas. Le confortable, le délail physi(pM\ la vie pratique
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISH; f,8
t)nl eu trop (rimportance à ses yeux. ^ Digérez, tout est là. »
Ce but imposé à la vie manque de noblesse. L'ironie dessé-
vhanle et le scepticisme stérile ont flétri la fleur de sa pen-
sée. 11 s'est cantonné dans le monde matériel, et il a ignoré
lau-delà, il n'a pas voulu y songer, il ne lui a rien demandé.
11 a ri de tout, il a pai-semé tous les sujets ((u'il a touchés
des étincelles de sa raison lumineuse. Il incarne l'esprit pa-
risien. II fut le roi des chroniqueurs.
El pourtant sa gloire a sunécu et son nom a été un cri
de ralliement. Ses œuvres ont agi. C'est que le scepticisme
ne k< a pas pénétrées et desséchées toutes. Il n'a cru ni au
prêtre ni au diable ; mais il serait faux de diixî qu'il n'a cru à
rien. 11 a cru à un Dieu : mais la doctrine religieuse et la
métaphysique ont tenu peu de place dans* sa vie ; il s'est
guidé sans elles. Sa doctrine fut toute de bien-être matériel
et de tranquillité présente. L'au-delà le laisse et le trouve in-
différent. Son rôle fut social plutôt que moral. Il faut pour-
tant reconnaître qu'il fut décidément déiste, et il crut en un
Dieu, parce qu'il a vu de rharmonio dans le monde, parce
que l'ordre social lui a paru exiger dç$ rémiir^ératiou^
et des vengeances, parce qu'il fut ncwtonien, parce qu'il
naccepta pas la matière infiniment étendue des cartésiens,
parce que le matérialisme et l'athéisme ont quelque chose
de brutal et de peu distingué qui choquait son goût délicat,
parce que le panthéisme était trop vague, trop diffus pour
5?on esprit net, ami des contours arrêtés et éclairés. Il ne
fut ni rêveur ni brumeux, mais précis et franc ; l'Allemagne
"i la Russie ne le gâtèrent, et il garda la ferme netteté des
''aces latines. Il ne comprend pas les demi-teintes, les nuances,
les vaporeuses atmosphères, les lueurs confuses ; il lui faut,
*'omme à un Attique, comme à un Français, des lignes dé-
"n»es, (les formes sûres, des teinto.^ franches et de la belle
lumière.
t-^e qui est vague, vaste, le dépasse et l'interdit. Il ne com-
prend pas la notion d'infini; c'est l'ombre, c'est le mystère,
"ïie s'intéresse qu'à ce qui est concret, réel. L'inlini ? il en
^^^ épouvanté et rebuté.
" Oui me donnera une idée nette de l'infini? Je nen ai
0
i
66 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FR.\NÇAISE
jamais eu qu'une idée très confuï^e. Qu'esl-re que mar-
cher loujoui's sans avancer jamais, complor toujours sans
l'aire son compte, diviser toujours pour ne jamais trouver la
dernière partie? Il semble que la notion de l'infini soit dans
le fond du tonneau des Danaïdes. Cependant, il est impos-
sible qu'il n'y ait pas un infini. Commencement de l'être est
absurde, car le rien ne peut commencer une chose. Dès qu'un
atome existe, il faut reconnaître qu'il y a quelque être de
toute éiei'niîé. Voilà déjà un infini de trouvé, sans pouvoir
pourtant nous en former une notion claire. On nous pré-
sente un infini en espace. Ou'entendez-vous par espace? Est-
ce un ôtre ? Est-ce rien ? Si c'est un être, de (|uelle espèce
est-il? Vous ne pouvez me le dire. Si c'est rien, ce rien n'a
aucune propriété, et vous dites qu'il est pénétrable, immense!
Je suis si embarrassé que je ne puis ni l'appeler néant, ni
l'appeler quelque chose... 11 vaut mieux sans doute j)enser à
fea santé qu'à l'espace infini. Mais nous sommes curieux, et
il y a un espace. Notre esprit ne peut trouver ni la nature
de cet espace, ni sa fin. Xous l'appelons immiense, parce
que nous ne pouvons le mesurer. Que résulte-t-il de tout cela?
Que nous avons prononcé des mof$... Xous avons beau dési-
gner l'infini de l'arithmétique par des lacs d'amour en cette
façon, nous n'aurons pas une idée plus claire de cet infini
numérique... De même que nous ne pouvons nous former
aucune idée positive de il'infini en durée, en nombre, en éten-
due, nous ne pouvons nous en former une en puissance phy-
si(pie, ni en perfection morale... Rien ne peut borner la puis-
sance de l'être qui existe nécessairement par lui-même :
d'accord, il ne peut avoir d'antagoniste qui l'arrête; mais com-
ment me prouverez-vous qu'il ne peut être circonscrit par sa
propre nature ? Tout ce qu'on a dit sur ce grand objet est-il
bien prouvé? Nous parlons de ses attributs moraux, mais nous
ne les avons jamais imaginés ((ue sur le modèle des nôtres,
et il nous est impossible de faire autrement. Nous ne lui
avons attribué la justice, la bonté, etc.. ([ue d'après les idées
du peu de justice et de bonté que nous apercevons autour
de nous. »
Mais ce qui demeure, c'est ([u'il eut au moins une foi pro-
UrSTOIRE DE LA IJTTÉUATrUE FUANÇAISE 07
fonde el forlo. la foi clans la juslice (iont il voulut servir et
«ivaneer le règne. Sa nalure (;e révolté el d'iudépenilanl le
lanea télé l)ai.ssée contre tous les abu^. contre toutes les ini-
quilés, contre toutes les oppressions, pour secourir, délivrer,
réluibiliter. 11 (ut l'apcMre de l'Eiiuité. C'était assez. Dans
le domaine moral, il suffit d'atteindre à lldéal par ([uelfui'unc
de ses avenues [»our le voir et le subir tout entier. Le vrai,
le beau. le bien sont les expiessions d'une même notion et
ii'uu même infini: on arrive à l'un par l'autre. En se faisant
le cliampion ce la justice, \'oItaire est devenu l'homme de
bonté, de charité, de fralernilé: c'est lui qui a appris au
monde le prix et le respinl de la dignité et de la vie humaine,
dont avant lui on ne faisait aucun cas: et il a orienté uuis-
samnient l'humanité vers l'aurore des temps nouveaux, vers
l'aube rénovatrice de l'égalité et de la lil)erté.
Un dernier trait achèvera le portrait, et ce sera une com-
paraison avec celui (pii fut, qu'il le voulut ou non, son col-
laborateur dans sa grande œuvre sociale.
Voltaire et J.-J. Rousseau ne pouvaient pas s'entendre. Ils
étaient deux apôtres frayant la même voie. Tous deux furent
des indépendants, des indignés, cpii battirent en brèche les
murailles branlantes d'un vieil élat social, incompatible avec
la dignité individuelle et la liberté. Ils ont eu soif de grand
air et d'espace, et ils ont lutté contie tous les asservissements,
monarchique ou clérical, 1v,rannie des préjugés, du fana-
tisme, de la superstition ou de l'ignorance.
Mais il V avait entre ces deux défenseurs d'une même cause
un antagonisme de manières qui devait les sé[)arer. A'oltaire
était grand seigneur : Rousseau était prolétaire. L'un étnil
ami du luxe, des grands et des grandeui's, et il se fut tenu sa-
tisfait d'une société où la charité et la bonté eussent récon-
cilié les riches et les pauvres, en tenant ceux-ci dans leur
rang et leur humuilé. L'autre» détc^slait le monde et s'isolait
dans son orgueilleuse pauvreté : il a fait courir dans h» bas
peuple le souffle brûlant de ses aspiialions, do <c< rancunes,
de sa fierté ambitieuse. Des différences analogues séparei'onl
Aiarat et Hobespierre. \ oitaire est le libérateur en man-
chettes: Housseau est ra[>olre errant. \o cliemineau d(* la libellé.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATLRE FRANÇAISE
Jean-Jacques Rousseau est né à 'leiièvc (1). Son père était
horloger et maître à danser. Sa mèie, assez légère, mourut
en couches. L'enfant fut élevé par sa tante, puis mis
en pension. A sa sortie des classes, on fit de lui un clerc
de greffier, et comme 1 "écriture le l'ebutait, il entra cunirne
ouvrier chez un horloger, lut beaucoup et au hasard, et fit
force friponneries avec les camarades. Par esprit de vaga-
bondage, il quitte un jour Genève, et va devant lui, en che-
mineàu. Recueilli par un curé de village, il est confié à une
dame charitable d'Annecy, Mme de Warens, qui l'envoie se
convertir à l'hospice des catéchumènes de Turin. Il y resta
cloîtré d'avril à aortl 1758. 11 avait seize ans. Il n'y lit pas un
stage fort édifiant, il en sortit avec un louis, se plaça comme
domestique dans plusieurs maisons, retrouva un camarade
d'atelier, et repartit sur les grands chemins comme un char-
latan. Il montrait pour quelques sols une fontaine de Héron
sur les grand'places des villages.
La fontaine se cassa. Sans ressources, Jean-Jacques revint
à .Vnnecy, chez sa protectrice.
Mme de Warens est une trop gracieuse figure dans l'his-
toire de Rousseau pour ne pas nous arrêter au passage.
Ce fut une aimable aventurière, divorcée, piquante et aussi
pympathi(pie <iue légère.
Il existe d'elle plusieurs portraits.
La miniature du Musée de Gluny est la moins intéressanle :
c'est la baronne vieillie, qui a passé la cinquantaine, attristée
el enlaidie par les tracas de l'industrie et les difficultés de
vivre, à qui Rousseau, avec un cynisme révoltant, fait porter
des secours par Thérèse Levasseur. Elle n'a plus rien de
commun avec la jolie dévole que Jean-Jacques rencontra,
son livre d'heures à la main, dans la ruelle d'Annecy, comme
Faust rencontra Marguerite.
Largilliére a fait d'elle un délicieux portrait dont l'original
est à Boston, et c'est le pJus ravissant buste de jeune femme.
(i) 28 juin ma, mort en 17T8.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 69
La figure est ovale et régulière, les yeux bleus, cjuels yeux !
pétillants d'espril, à la fois vifs et tendres, éclairant, illumi-
nant celte exquise et charmante figure « pétrie de grâces »;
le nez est gracieusement courbé, les narines fort fines sem-
blent palpiter comme les ailes d'un papillon ; la bouche ni
lro|> grande, ni trop petite est encadrée de deux jolies fos-
settes que creuse un discret sourire ; le menton est arrondi
[Kir un léger et aimable embonpoint, le visage est encadré
par une fine chevelure d'un blond cendré à laquelle elle se
plaisait à donner un tour négligé qui « la rendait très pi-
quante ». Les cheveux sont simplement relevés au-dessus
du front qu'ils laissent fort dégagé, et retombent en boucles
sur la nuque. Le cou, souple et gracieux, s'attaclie finement
aux épaules qui modèlent « les contours d'une gorge enchan-
teresse ».
Peut-être Mme de \Varens gagne-t-elle plus qu'elle ne perd
à être vue 'ainsi en portrait et en buste. Rousseau nous dit
quelle était petite, courte même, ramassée. Mais quand il
nous déclare: « Il était impossible de voir une plus bejle
tête, un plus beau sein, de plus belles mains et de plus beaux
bras )», on en convient fort aisément devant le portrait de
Largillière.
M. de Conzié a encore laissé d'elle, dans une lettre, au
comte de Mellarède, un léger pastel nui nous la montre à
l'âge de trente-trois ans. « Sa taille était moyenne, mais point
avantageuse, eu égard qu'elle avait beaucoup d'embonpoint,
ce qui lui avait arrondi un peu les épaules et rendu sa gorge
d'albâtre aussi trop volumineuse, mais elle faisait aisément
oublier ses défauts par une physionomie de franchise et de
gaieté intéressante. Son ris était charmant, son teint de lis et
de rose joint à la vivacité de ses yeux annonçaient celle
de son esprit et donnaient une énergie peu commune à tout
ce qu'elle disait sans le plus petit air de prétention, tant s'en
faut, car tout en elle respirait la sincérité, l'humanité, la bien-
faisance. »
Lés relations suivies de Mme de Warens et de Jean-Jac-
ques Rousseau durèrent treize ans, de 1728 à 1741. Elles
70 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
lurent fré([iiemni<;nt inlerrompiies par (Jes absences, volon-
taires ou imposées : le séjour à Turin (1728) ; le voyage en
compagnie de \icoloz Lemaîlre pendant la mission de Mme de
Wareiis à Paris (17o0) : le relour en Suisse pour régler des
affaires de famille, après la vie inimilable des Charmetlos ;
après son accident de laboi^atoirc et son testament remis à
M* Hivoire (ITÎ^T) ; la cure qu'il alla faire à Mont|)ellier (173S) ;
le préceptorat chez M. Alably (1740) ; enlin le départ défini-
tif pour Paris (1741).
On visite encore aujourd "hui la plus célèbre des habitations
de Mn)e de Warens, les (harmcttes, qu'une pieuse et intel-
ligente initiative a fait aménager en musée.
En haut de la côte du bocage, à peu de distance de Cham-
béry, dans un isolement silencieux, s'élève le petit domaine
encore intact et tel que Rousseau l'a décrit. On se promène
dans le jardinet tout égayé par les pervenches. Coiimie au
lemps de ses aimables hôtes, on parcourt la sombre allée
de marronniers où Jean-Jacques Housseau venait rêver le
soir devant l'immense vallée que domine au loin le Xivolet
ehanté par Lamartine,
Le pic du Nivoiet tout couronné d'étoiles.
Une pla(|ue de marbre blanc décore la façade de l'habita-
tion, et porte gravés de fort méchants vers, injurieusement
attribués à Aime d'Epinay.
C'est une sensation bien douce, celle qu'on éprouve en vi-
sitant cette demeure, (|ui fut un des plus célèbrt^s nids
d'amour. Tout est resté à j)eu près dans l'état premier ; les
meubles sont ceux du temps de Jean-Jaccjues ; voici, dans
la salle à manger, la table autour de laquelle se firent les
joyeux repas où Aline de Warens prenait plus de plaisir à
causer qu'à dîner ; voici, dans le salon, la petite pendule <|ui
leur sonna des heures si brèves, et l'épinette sur laquelle
Jean-Jacques étudiait son nouveau système de notation mu-
sicale. Au premier étage, nous pénétrons dans l'oratoire de
la maîtresse du logis, attenant à sa chambre, où il semble
qu'il reste encore dans l'air quelque chose de sa grâce et de sa
HISTOIRE DE LA LTTTÉRATURE FRANÇAISE 71
gaieté. Le nid demeure encore tiède longtemps après que les
tourtereaux se sont envolés.
Quelques livres sont rangés sur les tablettes du bureau où
elle écrivait ses lettres de recommandation ; le lit à grands
rideaux rouges, les fauteuils, les miroirs, le guéridon, tout
est là, un })eu vieilli, un peu délabré, mais bien entretenu,
très propret, tout prêt à la recevoir ; il semble, qu'elle soit at-
tendue, qu'elle va entrer, que la porte va tourner, et que Ton
va voir paraître c^tte délicieuse femme, dans sa robe à fleui^s
et son fin corsage échancré, souriante sous sa chevelure
blonde.
Les choses ont survécu dans leur insensible permanence,
mais il manque celle qui animait ce décor silencieux et morne;
rame de la maison est morte : il n'en reste plus qu'un vague
souvenir au cœur de quelques lettrés.
A l'étage supérieur est la modeste chambrette de Jean-
Jacques, avec son lit au fond d'une alcôve tendue de papier
clair, sa chaise longue, ses deux fenêtres éclairées par le
soleil levant, s'onvrant sur le panorama grandiose des mon^
tagnes lointaines qui dominent la vallée et au-dessus des-
quelles scintillent à l'honzon les glaciers des IIautes-i\Ipes.
A Annecy, comme aux Charmettes, c est une sorte de gaie
camaraderie, avec une légère nuance de respect d'un côté,
de protection de l'autre. C'est, de la part de Jean-Jacques,
un besoin incessant d'être avec son idole, de causer en
léte-à-tète ; ce sont des fureui^s sourdes quand airivent des
visites importunes, des bouderies channantes, des ganiinè-
ries joyeusement partagées par son amie, qui est son aînée
et presque sa tutrice. Voyez-les se livrer aux plus folles plai-
santeries : Mme de Warens, à table, porte un morceau à sa
bouche, Jean-Jacques l'arrête, s'écrie qu'il voit une mouche,
et s'empare de la bouchée qui reste pour l'avaler. Devant le
fourneau du laboratoire d'alchimie, ce sont des casseroles
renversées en riant, des baumes qu'une distraction fait ou-
blier et qui se carbonisent sur le cuivre des marmites ; c'est
la jeune manipulatrice, poui'suivant de ses jolis doigts, tout
barbouillés par l'opiat, les élixirs et les magistères, Jean-Jac-
ques qui s'enfuit pour sauver ses oreilles de la teinture. Pui$
72 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
viennent, aprèi? des poursuites essoufflées, de tendres ré-
conciliations devant le clavecin où, entre deux baisers, la
maîtresse apprend à son élève la dernière ariette de Gluck
ou de Rameau.
11 est dommage qu'elle ait dispersé ses bontés sur des
gens indignes, un jardinier, un chevalier d'industrie, qu'elle
ait pris part à de louches espionnages politiques, qu'elle se
soit ruinée dans l'industrie, les filatures, les mines de char-
bon, des fabriques de savon et de chocolat, qu'elle ait fait
la brocante, et qu'elle ait fini dans la misère : mais elle fut
bonne et douce pour Jean-Jacques, qui sans elle eût peut-être
sombré dans la pire abjection. Si nous lui devons Rousscëlu,
c'est assez pour qu'elle ait droit à notre sympathie.
Chez elle, Jean-Jacques flâne, regarde le lac, lit à tort et à
travers, chante les cantates de Clérambaut, et songe à se faire
curé. A cet effet, il entre au séminaire. Il en sort au bout de
deux mois, mal édifié, et épris de piusique, devient l'élève e?t
le compagnon du maître de chapelle de la cathédrale, avec
qui il fait une tournée. Puis il le quitte et revient vers Mme de
Warens, qu'il ne trouva pas. Elle était à Paris. Il vagabonde
alors, se fait professeur de musi(|ue sous le nom pompeux de
Vaussore de Villeneuve, va chercher des leçons à Lausanne,
à Fribourg, fait l'interprète auprès d'un archimandrite de
Jérusalem, quêtant pour le Saint-Sépulcre, s'improvise chef
d'orchestre, rédige un rapport pour un secrétaire d'ambas-
sade à Berne, — et c'est sa première œuvre littéraire, -^ ob-
tient une lettre de ix^commandation pour Paris, y arrive, y
devient soldai, déserte, repart pour la Savoie, séjourne quel-
que temps à Lyon en vrai vagabond, couchant sous les ponts,
reprend sa route, admire la nature, les nuits au bord du
Rhône, les montagnes, les torrents et les cascades, et échoue
à Chambérv en 1732.
Il trouve un emploi de commis au cadastre, s'en lasse,
donne des leçons de musique, et un de ses élèves lui fait
connaître les Lettres Philosophiques de Voltaire, qui venaient
de paraître et faisaient le sujet des conversations. Ce lui fut la
première révélation de sa vocation littéraire. Elle ne s'imposa
pas encore assez pour le distraire d'autres occupations, la
HISTOIRE DE L.V LITTÉRATURE FRANÇAISE 73
physique, la pharmacie, la botanique, la chimie, qui failhl
remporter dans une explosion (1737). Il faisait son éducation
à lui seul, lisant, écoutant, conversant, de concert avec
Mme de Warens, qui l'hébergea aux Charmettes en 1738. Il y
demeura deux ans sans absence ; écrivit le poème Verger
des Charmettes, et un opéra, La Découverte du Nouveau-
Monde dont il composa la musique. De 1740 à 1741, il prit un
préceptorat à Lyon, lut Locke, Malebranche, Leibniz, Des-
cartes, H tâta la pente de son esprit » et le fortifia. Il partit
pour Paris, avec 15 louis, un opéra achevé, et une mé-
thode nouvelle de notation musicale par des chiffres, mé-
thode reprise depuis et vulgarisée par l'Ecole Galin-Paris-
Chevé. L'Académie des Sciences et Rameau s'v intéressèrent
à. l'époque, mais la déclarèrent utile seulement pour le chant.
La musique lui fui toutefois un sésame utile à la porte de la
société parisienne. Il fut reçu chez Mme Dupin, chez
Mme d'Epinay, tandis que d'autre part il prenait pour com-
pagnf\ une servante d'auberge, Thérèse Levasseur.
II y a une sépia de Naudet qui représente Thérèse Levas-
seur. C'est une femme mince, de taille un peu au-dessous de
la moyenne ; la figure est longue, encore allongée par le
triple menton qui l'attache au buste ; les pommettes font sail-
lie ; le nez dessine avec le front une courbe régulière qui
passe sans soubresaut par-dessus l'arcade sourcilière ; l'œil
est éteint sans expression ; la bouche entr'ouverte accuse da-
vantage l'air morne et hébété de la physionomie ; l'extérieur
dans son ensemble, marque une assez faible personne, douce
sans énergie, ni initiative, ni vivacité. Son amant lui arra-
chera ses enfants et l'on sent qu'elle n'aura ni force de ca-
ractère ni volonté pour protester. C'est une bonne femme,
insignifiante et simple d'esprit, telle que nous la présente
Rousseau. « Son esprit est ce que l'a fait la nature, la cul-
ture et les soins n'y prennent pas ». Il lui apprendra, à grand
labeur, à lire et à écrire, mais elle ne sera jamais capable
de compter, de comprendre un chiffre ou de reconnaître les
heures sur le cadran solaire en face de sa fenêtre. Ses quipro-
quos et ses pataquès réjouissent la société. \'oilà la femme
que Rousseau a le plus longtemps aimée, ou du moins celle
74 UISTOIRE DE LV LITTÉRATURE FRANÇAISE
dont il a loule sa vie toléré et même entretenu raffoction.
Lest cette marilorne de riiôlel Saint-Ouentin, cette gothon
de la rue des Cordiers, celle plate et banale commère, qui a
eu le bénélicc des plus constantes tendresses du fçrand homme.
Il ménageait cette infirmière à laquelle il tenait moins par
reconnaissance que par besoin : où eût-il trouvé ailleurs pa-
reille assistance et tant de patience? La rusée garde-malade
sut se rendre nécessaire, se plier à ses exigences et à ses
goûts, l'amuser de ses commérages, des « historiettes du
voisinage » dont il était fort friand, épouser ses querelles,
flatter sa manie de persécution en lui dénonçant des enne-
mis parmi ceux qu'elle poursuivait de son inimitié person-
nelle, et lui faire prendre pour autant d'actes de dévouement
toutes ses mesquines manœuvres.
Est-il rien de plus solennel et de plus comique à la fois, de
plus touchant et de plus vain que la fameuse célébration du
mariage contracté à la face des cieux par Jean-Jacques et
Théi'èse, devant leurs amis de Rosière et Champagneux,* dans
Tauberge de la Fontaine d'Or, à Bourgoin ? Champagneux a
raconte cette étrange céiTmonie dans ses Mémoires, et son
récit vaut qu'on le relise. Rousseau, persécuté à l'occasion
de VËmile, avait pris le nom de Renou.
c( Le 29 août (17{>8), conte Champagneux, il me convie à
dîner pour le lendemain : il fait la même invitation à M. de
Rosière mon cousin. Nous devançâmes le moment indiqué ;
Rousseau était paré plus (|u'à l'ordinaire : l'ajustement de
Mlle Renou (Thérèse) était aussi plus soigné. Il nous conduit
Tun et l'autre dans une chambre reculée, et là Rousseau nous
pri£\ d'être témoins de Tacle le plus important de sa vie : pre-
nant ensuite la main de Mlle Renou, il parla de l'amitié qui
les unissait ensemble depuis vingt-cinq ans et de la l'ésolu-
tion où il était de rendre ces liens indissolubles par le nœud
conjugal. Il demanda à Mlle Renou si elle partageait ses sen-
timents et, sur un oui prononcé avec le transport de la ten-
dresse, Rousseau, tenant toujours la main de Mlle Renou
dans la sienne, |)rononça un discoui*s où il fit un tableau tou-
chant des nieuds du mariage, s'arrêta sur nuelques circons-
tances de sa vie, et mil un intérêt si ravissant à tout ce (juil
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 75
dirait, <iuc Mlle Hcnou, mon ('ou.sin et moi versions des tor-
renls de larmes commandées par mille sentiments divers où
sa chaude éloquence nous entraînait ; puis, s'élevanl jusiju'au
ciel, il prit \m langage si' sublime (mil nous fu( impossible
de Je suivre ; s'a{)ercevant ensuite de la hauteur où il s'était
laissé élever, il descendit peu à peu sur la terre, nous prit à
témoin des serments ([u'il faisait d'être l'époux de Mlle Rc-
nou, en nous priant de ne jamais les oublier. Il reçut ceux
de sa maîtresse : ils se seirèrent mutuellement dans leurs
bras. Un silence profond succéda à cette scène attendrissante.
iS'ous passâmes de cette cérémonie au bancruet de noces. Pas
un nuage ne couvrit le front du nouvel époux ; il fut gai
pendant tout le repas et chanta au dessert deux couplets qu'il
avait composé:? pour son mariage. >^
Quelle curieuse scène, à la fois naïve et théâtrale, où Rous-
seau prend ras|)ect d'un halluciné qui extravague, avec des
inlenalles lucides où il fredonne des refrains à la façon du
liofJiomme Jadis de Murger. Ouelle ironie aussi, dans celte
consécration solennelle de l'illégalité, consommée en présence
du maire de Bourgoin ! Thérèse fut-elle sensible à ce témoi-
gnage <raniour?41 ^^^ ^ pivsumer (pie sa nature bonasse fut
émue par tout cet appareil, quelle pleura beaucoup comme
Jes autres, et qu'au fond la privation eut été médiocre pour
elle si la cérémonie n'eût pas eu lieu. Elle continua comme
par le passe à utiliser sa liaison, à cajoler son prolecleur,
en cherchant ailleurs des dédommagements à la contrainte et
à l'ennui que ce rôle intéressé lui imposait. La durée et l'ha-
bitude émoussent les affeclions hypocrites. Le temps n'était
plus où Jean-.Iac(pics et Thérèse se plaisaient à dînei* mo-
destement et en téte-à-télc devant la lucarne de leur nian-
■sarde, satisfaits de celle vie de bohème. Thérèse trompa son
mari de toutes les façons, entre autres avec un palefienier
voisin, ce qui constate plus de dévergondage que d'ambilicm
ou de distinction. L'ancienne servante revenait à ses pairs.
Elle eût pu donner à Jean-Jaccjues un plus digne coadjuleur,
comme on disait alors.
A la mort de Jean-Jacques, elle songea d'abord aux droits
7« HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRAiNÇAîSE
(l'auteur. Cette femme ne voyait que son bas de laine et ses
gros sous. Elle écrivait ce billet qui la peint à vif :
(( — Je suis. la veuve de Jean-Jacques Rousseau pour la vie,
je ne m'en \Jéparlirés jamais. Jes asses perdue de mon cher
mary, sans que Ton me frusque mon bien tant que par les
manusquerie que par la musiijue, et que les confession que
je vous ai mis entre les mains et que vous me les renier au-
jourd'huy et qui était écrie avec de Tencre de Chine, avec
une plume de corbeaux, vous ne pourez pas me les disputer
quand nous serons vis à-vîs de bien des ciloïens. »
Elle vécut, avec un jardinier à Plessis-Belleville, fut rent»^
par la Convention, et mourut à ^ualre-vingl-un ans.
Cependant Jean-Jacques, ayant fait cette jolie connais-
sance, écrivaille, compose une biographie d'évèque, des co-
médies, de petits vers, se travaille, se démène, cherche des
protections, et devient secrétaire d'un ambassadeur qui l'em-
mène à Venise. Il n'eut pas à se louer de ce séjour dans un
milieu perverti, et il revint à Paris, ayant touché à la poli-
tique et médité sur le contrat social.
C'était en 1744. Il chercha la fortune dans les belles-lettres,
fit un ballet nui fut représenté chez M. de la Popelinière, re-
mania un opéra de Voltaire, et se lia avec lui. Secrétaire de
Mme Dupin et de M. de Francueil, il les aidait dans leurs
travaux de chimie et de littérature, écrivit pour eux sa co-
médie L'Engagement téméraire, fonda un journal nui eut
un numéi'o, et entra à V Encyclopédie, où il connut Marmon-
tel, Grimm et Diderot.
Comme celui-ci, après sa Lettre sur les Aveugles (1749),
était en prison à Vincennes, Rousseau, un jour qu'il l'allait
voir, lut dans un journal que l'Académie de Dijon proposait
au concours ce sujet :
— Si le progrès des sciences et des arts a contribué à cor-
rompre ou à épurer les mœurs.
Sur le conseil de Diderot, il le traita de la façon la moins
banale, en faisant le procès à la civilisation. Son opuscule
fut couronné et obtint un immense succès de curiosité (1750).
Ce triomphe le troubla, et lui dévoila sa destinée, qu'il crut
voir nettement et qui était de se dévouer au service de la
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 77
vérité. II prit la devise : vilam impendere vero, donna sa
démission de secrétaire, et se fit copiste de musique pour
garder toute indépendance. Il renonça aux liîlbits à la mode,
se vêtit avec une pauvre simplicité, perruque ronde et habit
brun, et entra dans la peau de son nouveau rôle de philosophe
original. Le succès de son opéra : Le Devin du Village (1752),
lui donna de quoi vivre quelc[ue temps, il prit alors position
ef se campa en censeur des mœurs présentes. L'Académie de
Dijon ayant demandé quelle est l'origine de l'inégalité parmi
les hommes (concours de 1754), Jean-Jacques Rousseau ré-
pondit par une théorie audacieuse et républicaine contre la
propriété.
Abjurant le catholicisme, il revint à la religion protes-
tante, et Genève fêta l'enfant prodigue. Dans un court sé-
jour (1754), il médite sur son projet de livre Le Conlral social
et note des motifs de paysages pour son Héloîse. De retour à
Paris, il accepta Thospilalité de Mme d'Epinay.
Le 9 avril 1756, Rousseau s'installa à l'Ermitage, dans la
maisonnette que lui offrit Mme d'Epinay, et qui existe en-
coi'e, en ce coin pittoresque et ombragé, prés de Montmo-
rencv et des fermes au nom si vieillot et si charmant, le Vert
ffalani et îe Temps perdu. En partant de Deuil, on passe de-
vant le fameux château de la Chevrette, la résidence des
d'Epinay, dont il ne reste plus qu'un fossé de pierre à balus-
trade de bois, une grille et un corps de bâtiment, envahi par
le lierre, le sénevé, le bassinet et la chéhdoine. Un peu plus
loin, on rencontre l'Ermitage, ainsi nommé parce qu'en cet
endroit se succédèrent plusieurs ermites au xvii^ siècle. L'un
d'eux fit bâtir une chapelle, un suivant eut une cabane et un
jardin. D'autres cabanes y poussèrent. Au début du xviii** siè-
cle, le terrain et les constructions appartenaient au prince de
Condé. M. de la Live-Bellegarde acheta le tout, et voilà
(*omrae Mme d'Epinay put disposer de la maisonnette qui
fût bâtie sur cet emplacement, résidence célèbre par ses pro-
priétaires successifs, de Rousseau à Robespierre et à Grétry.
78 HISTOIRE DE LA LITTÉRATIIUE lUANÇAlSE
Ce dernier montrai! avec orgueil le bois du lit de Jean-Jac-
ques, la table sur laquelle a dii être écrite la Xoiivelle Hé-
loïse, un petit corps de bibliotbèque, un baromètre, deux
gravun»s, The Sobliers Relurn et les Vit^rgcs sages et les
lolles, et le rosier de la clumson :
« Je l'ai planté, je l'ai vu naître. »
On voit au musée Carnavalet un encrier de J.-J. Rous-
seau (|ui appartint successivement à Gi-élry, puis à F5ouiIly,
à Despaty, cpii le légua à Vilhunain, secrétaire perpétuel
de l'Académie Française, lequel le laissa à son gendre llenri-
Allam Targé, dont la (il le, Mme Amédée de la Porte, le
donna au musée. Dupaty en a écrit cette description :
— In plateau en cuivi'e enchâssé (Tébène contenant une
éponge ronde et, au milieu du plateau, un petit tonneau en
ébène avec un couvercle en cuivre avec un anneau tout uni.
Sur un des côtés du plateau une inscription ainsi conçue :
I']cRITOmF. DE J.-J. RoiSSEAU
LÉGUÉ PAR GrÉTKY A SON AMI BOLILLY
EN Septfurre 1813
C'est un curieux pèlerinage ([ue de visiter aujourd'hui le
pays ([u'habita Rousseau, à Montmorency. Les guinguettes,
les casinos, les loueurs d ânes, les restaurants à bas prix ont
envahi les allées où Termite cheminait en rêvant à Sophie.
Son nom sert d'enseigne à tous ces cabarets, et sa gloire
fait encore vivre les aubergistes, après avoir enrichi ses édi-
teurs. Des jardiniers annoncent des boucruets à la main là où
le philosophe se plaisait à herboriser. Un de ces hôtels s'in-
titule : à TErmitage de Jean-Jacques Rousseau. Sur l'espla-
nade ([ui précèile la modeste habitation sont esj)acés de gros
chênes et des châtaigniers à Tombré desquels s'élève un
kiosfjue en bois découpé, pour les musiciens. Les arbres .'il-
teriïcnt avec des réverbères de forme ancienne dont la lan-
terne surmonte de gros poteaux de bois. On danse là le di-
manche.
Des liserons et des vignes vierges enlacent les li'oncs ver-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATl KE FRANÇAISE 79
di> par la mousse, et l'ombre de ce bocai^fe silencieux et dé-
sert dans les jours de semaine, .semble avoir conservé encore
léiiio des pas du philosophe el des criailleries de Thérèse.
Vous demandez aux passants :
— La maison de Jean-.Tacnues?
Tous la connaissent et vous l'indiquent, ("est la curiosité
du pays. Ces gens en vivent comme les hôteliers en Suisse
vivent de Guillaume Tell ou du lever du soleil sur le Righi.
Rousseau est Tattraction, la richesse de la contrée. Une au-
bergiste déplorait devant moi qu'on eût vendu la maison à
<le.s particuliers, parce qu'on ne la visite plus.
— Il n'y a plus, continuait-elle, (|ue la Châtaigneraie, qui
est le jardin <le notre restaurant. Il est queslion de le vendre
pour y faire des villas, et alors il n'y aura plus rien de loli
dans le pays.
Montrer aux Anglais quel([ue chose de Rousseau, des
pierres de son habitation, des traces de ses pas sur le sol,
voilà le rêve et l'ambition de l'indigène. Il se fait le barnum
rétrospectif du philosophe, et accole sur ses pancartes ce nom
illustre aux omelettes à bas prix. Il ne manque que des
marchands de souvenirs qui feraient voir la photographie
de l'ermite dans le manche d'un porte-plume. Bientôt on ne
pourra plus guère montrer que les champs où il erra, les
arbres sous lesquels il abrita ses promenades, et l'air qu'il
a respiré.
Ce sont des particuliers qui occu[)ent aujourd'hui sa mai-
sonnettes, toute blanche avec des volets blancs, au détour d'une
rue que bordent les murs et les grillages des petits cottages
parisiens. Phis rien ne subsiste de l'état primitif, et l'histo-
rien n'y retrouve que les [)ierr(»s. A présent, c'est une villa
commode, qu'entoure un ))arc très t'ienri, (fue clôt une mu-
raille, et qu'on aj)ercoit sur la route par-dessus une grille
piMute en noir. Il n'y a pas ici la poésie si touchante des
Charmettes respectées dans leur intégrité primitive. Une
potence de fer dépasse encore le pignon : elle supportait une
cloche, mais tout a disparu, battant, poulie, chaîne — la
rhaine peut-être que lira Mme d'IIoudelot de sa main gantée,
80 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
quand elle vint faire visite à l'Ermitage, bottée et riant aux
éclats sous la pluie battante.
l*ar les volets mi-clos, l'imagination pénètre dans ce ré-
duit qu'elle repeuple et reconstitue, aidée par les plus précis
documents, tels que la reconnaissance de propriété faite par
Jean-Jaccjues au profit de Thérèse u sa servante », à qui il
reconnaît tous les di'oits sur son mobilier de Montmorencv,
depuis les deux petits chenets, les chandeliers et mouchettes,
les fers à repasser et la housse de lit en serge verte ornée de
rubans de soie à chenille jaune à dessins, et la tapisserie de
Bergame, le miroir de toilette dans sa bordure de bois rouge,
le fauteuil de commodités couvert de tapisserie à l'aiguille, la
pendule de bois, les deux estampes, le vaisselier fermant à
clef, tout ce matériel bien modeste qui donne l'idée d'un in-
térieur pauvre et humble, et dont Femménageinent à l'Ermi-
tage a été conté par Mme d'Epinay avec la verve d'un ro-
man comique.
A ceux que cette visite incomplète laisse mal satisfaits, on
montre une petite masure, sur l'autre route ; il s'y était éta-
bli jadis un débit de boissons dont le patron achalanda son
commerce en la couvrant d'inscriptions, en l'ornant de bustes,
comme si là eussent véritablement habité Rousseau d'abord,
puis Grétry. Un hôtelier voisin m'a assuré que c'était super-
cherie de cabaretier. Cette assertion est-elle l'expression de
la vérité ou la diffamation intéressée d'un concurrent ? On se
dispute pour le séjour de Rousseau comme pour celui d'Ko-
mère.
S'il n'habita pas cette modeste maisonnette, c'est presque
tant pis pour lui, tant elle est johment sise. Aujourd'hui le
débit de vins a disparu, et les ruines elles-mêmes sont en
voie de tomber en ruines. De Rousseau, de Grétry, du caba-
retier, il ne demeurera plus bientôt ([u'un souvenir. Sur les
côtés, le terrain est mordu et défoncé par l'amorce profonde
d'une roule qui troue sa tranchée dans le sable réglé par
les rails des wagonnets. L'enclos est entouré d'un treillage
et fermé d'une porte de bois vermoulu. L'herbe haute a en-
vahi les sentiers et pousse drue sous les beaux arbres. Sur le
flanc du coteau, la masure est trouée, effritée, avec u.n air
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 81
d'abandon, de solitude, de détresse qui convient à la mélan-
colie de sa position et de ses souvenirs. Le toit en tuiles
brunes est défoncé, il pleut dans le grenier ; les fenêtres sont
murées en partie; quelques-unes, toutes démantelées, sont
fermées par des ais grossièrement joints ; une inscription
aux deux tiers effacée couvrait une large surface du pignon
et disait le séjour de Rousseau et de Grétry. Un trou dans les
pierres marque la place du point d'attache d'un ancien buste
qui est tombé, le buste de Jean-Jacques. Les visiteurs ont
signé leurs noms inscrits ou gravés dans le plâtre. Tout cela
est désolé, désert, navrant. C'est le deuil de la gloire, plus
triste peut-être que celui des humbles. D'une villa voisine
s'envolent des notes légères à travers le feuillage; c'est quel-
que jeune fille qui pianote, insouciante et ignorante des
amours de Sophie. Au loin, vers Sannois, dans l'air que la
pluie a fait plus limpide, des toits sortent des bosquets d'ar-
bres, et piquent des points éclatants sur la verdure assom-
brie, avec Taspect de maisonnettes anciennes qui auraient vu
passer les équipages des châteaux d'Epinay ou d'Eaubonne,
au temps de leurs illustres hôtes.
C'est là que vint Rousseau. C'était au mois d'aviMl. Mme
d'Epinay a joliment conté l'emménagement.
« Le matin, Mme d'Epinay envoya une charrette à la porte
de Rousseau prendre les effets qu'il voulait emporter; un de
ses gens l'accompagnait. 'M. Linant monta à cheval dès le
malin pour faire tout ranger, et pour que Mme d'Epinay ne
revînt pas seule. A dix heures, elle alla prendre Rousseau
dans son carrosse, lui et ses deux gouvernantes. La mère Le-
vasseur était une femme de soixante-dix ans, lourde, épaisse
et presque impotente. Le chemin, dès l'entrée de la forêt, est
impraticable pour une berline ; Mme d'Epinay n'avait pas
prévu que la bonne vieille serait embarrassante à transpor-
ter, et qu'il lui serait impossible de faire le reste de la route
à pied ; il fallut donc faire clouer de forts bâtons à un fau-
teuil et porter à bras la mère Levasseur jusqu'à TErmitage »,
Les premières journées enchantèrent Rousseau. Il en expri-
mait sa gatisfaction :
« J'étais si ennuyé de salons, de jets d'eau, de bosquets,
6
82 HISTOIBE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
de parterres et des plus ennuyeux montreurs de tout cela ;
j'étais si excédé de brochures, de clavecin, de trî, de nœuds,
de sots bons mots, de fades minauderies, de petits concerts
et de grands soupers, que quand je lorgnais du coin de l'œil
un simple pauvre buisson d'épines, une haie, une grange, un
pré ; quand je humais, eh traversant un hameau, la vapeur
d'une bonne omelette au cerfeuil ; quand j'entendais de loin
le rustique refrain et la chanson des faneuses, je donnais au
diable et le rouge et les falbalas et l'ambre, et, regrettant le
dîner de la ménagère et le vin du cru, j'aurais de bon cœur
paumé la gueule à M. le chef et à M. le maître qui me fai-
saient dîner à l'heure où je soupe, souper à l'heure où je
dors, mais surtout à messieurs les laquais qui dévoraient
des yeux mes moi'ceaux, et, sous peine de mourir de soif,
me vendaient le vin drogué de leurs maîtres dix fois plus
cher que je n*en aurais payé de meilleur au cabaret. »
La brouille avec Mme d'Epinay »iit fin à cette pastorale.
Elle lui en voulut de son goût pour Mme d'Houdelot ; il ne
lui pardonna pas ses bontés pour Grimm. Plus tard,
Mme d'Epinay composa et fît graver sur le mur ces vers :
Rousseau dont les brûlants écrits
Furent créés dans cet humble ermitage,
Rousseau, plus éloquent que sage,
Pourquoi quittas-tu mon pays?
Toi-même avais choisi ma retraite paisible ;
Je t'offrais le bonheur et tu l'as dédaigné.
Mais qu'ai-je à retracer à mon ûme sensible?
Je te vois, je te lis, et tout est pai'donné.
Pendant son séjour à l'Ermitage, Jean-Jacques se recueil-
lit. Il avait 44 ans. Il cessa ses copies de musique, ses articles,
et fit ses chefs-d'œuvre: le Contrat social, la Nouvelle
Héloiae (1758) et VEmile (1762). Ce dernier livre, qui glori-
fiait une religion naturelle, fut condamne et brûlé par la main
du bourreau.
La nouvelle vint le surprendre au lit, dans sa chambre de
l'Ermitage, au moment où il venait de s'endormir sur le livre
(lu Lévite (TËphraïni, la nuit du 8 juin. Il rassemble préci-
pitamment ses papiers, confie ses clefs au maréchal de
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 83
Luxembourg, son hôte, fait ses adieux, dans l'entresol, à
Mme de Luxembourg, à Mme de Boufflers, à Mme de Miré-
poix, à Thérèse, et, dès le lendemain à quatre heures de
l'après-midi, un cabriolet à cleux chevaux remj)ortait vers
Paris. Il rencontra sur la route les. huissiers qui venaient
Tappréhender au corps ; ils le saluèrent, et ce salut ôte un peu
de terreur au récit de Rousseau. On venait Tarreter pour la
forme, en l'avertissant à temps pour lui permettre de <e sau-
ver. Il traversa tout Paris, fut reconnu par nombre de gens,
dont aucun ne songea à saisir par la bride les chevaux du
petit cabriolet.
Le fugitif s'en fut à traites forcées du côté de Villeroy,
passa par Salins, trouva le temps fort long el les coussins
de sa voiture fort durs, occupa les loisirs de la roule à com-
poser un Lévite dEphraim dans le ton doucement ému de
Gessner, el arriva enfin à la frontière du territoire de Berne,
où il fit arrêter l'équipage pour se prosterner, et bénir cette
terre de liberté, à la grande stupéfaction du noslillon. Il se
hâta de gagner ^verdun, i>etite ville au sud du lac de Xcii-
châlel, où il vint surprend're son « bon vieux ami », M. Ro-
guin, qui s'y était retiré depuis quelques années.
C'est là qu'il connut la nièce de son hôte, sa future bien-
faitrice, .Mme Bov de la Tour.
Jean-Jacques se trouva si bien du séjour d'Yverdun qu'il
prit la résolution de s'y fixer sur les instances de M. Ro-
guin, de toute sa famille et du bailli. Le colonel, un parent,
lui oflrait un petit pavillon entre cour et jardin : ou y trans-
porta des meubles ; et Jean-Jacques écrivait à Thérèse de le
venir rejoindre, quand tout à coup le bailli reçut du Sénat de
llerne. l'ordre d'expulser du territoire, l'auteur de \ Emile.
ioules les démarches furent inutiles : il fallut replier ba-
gages. Mais où aller? L'infortuné Rousseau était chassé de
Fï^nce, haï à Berne, détesté à Genève, où le ministère de
France était encore plus puissant qu'à Paris, et où le Dis-
cours sur Viiicgalilê avait surexcité la haine du Conseil.
^'esl alors que Mme Boy de la Tour lui offrit de l'établir
^Jans une maison toute meublée aui appartenait à son fils, au
^ge de Métiers, dans le Val-de-Travers, comté de Neu-
84 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
châtel, à pou de dislance d'Yverdun, sur Taulre versant de
la montagne. Il accepta. Mme Boy lui donna au départ, conjme
souvenir, une pelote d'épingles dont il la remercia dans sa
première lettre, et qu'il baisera nuclquefois « les jours de
barbe », en « mémoire d'un meilleur temps ».
Il quitta la maison de son ami, ar^rompagné par le colonel
Roguin, et traversa la montagne qui sépare Yverdun de Mo-
tiers. La belle-sœur de Mme Boy de la Tour, Mme Girar-
dJer, l'aida de bonne grâce à s'installer ; il mangea chez elle
en attendant l'arrivée de Thérèse.
De là il écrivait à Mme Boy des lettres plaisantes par leur
minutieux réalisme, lui faisant ses commandes de ménage,
et qu'est-ce qu'il ne lui faut pas? Des langues de Neuchâtel
<( qui 30nt un i)eu moins mauvaises que celles de Motiers, du
niaifis tes salées » ; de l'huile d'Aix, des chandelles de six à
lu UvTQ « car on n'en trouve que d'infâmes dans tout le pays »
(25 août 1764), de la ficelle pour faire des paquets, du vin,
des confitures, des mitaines de soie pour la fête de Thérèse,
« une paire de bas drapés », et, quand il est à Bourgoin,
une alliance dor pour se marier ; du papier à lettres, un
peu plus fort que celui sur lequel il écrit, mais blanc et fin
(27 mars 1763) ; a deux agrafes pour un corps de femme,
une paire de lunettes appelées conserves » (17 janvier 1769).
Il s'informe des adresses de ses fournisseurs, il s'enquiert
d'un épicier, d'un papetier, d'un mercier, d'un quincaillier,
d'un marchand de bonnes chandelles.
Pour le P' janvier 1764, il veut faire à Thérèse la surprise
d'un joli cadeau, a un manchon de femme assez joli ». Il
commande, mais dans l'intervalle, il en trouve un à Motiers
« par occasion ». Vite, il dépêche un mot : « Point de man-
chon, s'il vous plaît ! » Et il ajoute ce post-scriplum qui peint
l'homme : « Je vous prie d'ajouter à la place un bonnet de
nuit de laine fine pour moi, et des plus grands, parce que
j'ai la tête grosse. » Cette rectification qui enlève à sa maî-
tresse un manchon neuf et qui lui vaut à lui un bonnet de
nuit est un trait de caractère.
Quand il s'installe à Bourgoin, il a soin de réduire les
frais : a On me prête des couteaux et un moulin à café. Ainsi,
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 85
si l'empletle de ces articles n'est pas faite encore, on la peut
retrancher ». (Bourgoin. 9 septembre 1768.)
La figure de Jean-Jacques, à travers cette corrcspondan'je,
s éclaire d'un jour nouveau, oui semble emprunter ses reflets
au feu du fourneau de cuisine ; l'auteur du Contrai social
nous apparaît au milieu des occupations les plus triviales
de son petit ménage, un paquet de chandelles et une livre
de café sous le 'bras; le cabinet de travail où il écrit la Lellre
à Christophe de Deaumont, archevêque de Paris, et les Lei-
ires de la Montagne, prend une vague apparence de bou-
licjue d'épicerie où les pots de confiture voisinent avec le der-
nier ouvrage de Morellet, et où les Lettres écrites de la cam-
pagne par Tronchin reposent sur deux fers â repasser. Le
grand homme, entre deux rêveries sublimes, tient son livre
de dépenses, épingle des estampes au mur, et vérifie s'il y a
encore de l'amadou et des cure-dents sur le manteau de la
cheminée ; l'écrivain se double d'un homme d'intérieur pra-
tique, rangé et minutieux, qui veille et qui vaque lui-même
aux soins du ménage.
Qu'était-ce s'il s'agissait de son costume d'Arménien ! Car
il adopta cette tenue. Ce fut un événement. On en parle en-
core.
Pourquoi Rousseau s'habilla-t-il en Arménien ? On a dit
que ce fut par raison de santé, et il est fort possible, mais
cela n'explique pas pourquoi la robe arménienne fut par lui
précisément choisie de préférence à une simple robe de cham-
Bre. Qu'est-ce qui valut à l'Arménie l'hommage de cette pré-
dilection ? Les différentes informations que nous confie Jcan-
Jacques à ce sujet concordent mal. Dans les Conlessions,
il dit que lïdée de cette mascarade lui était venue diverses
fois dans le cours de sa vie. Il se décida à Monlmorencv. Un
tailleur arménien y venait souvent voir un parent, il crai-
gnait de ne pas trouver partout un tailleur arménien, car ce
genre d'ouvrier ne court pas les rues ; il consulta Mme de
Luxembourg ; elle l'approuva et il commanda son costume
au risque du qu'en-dira-t-on . Le qu'en-dira-t-on l'inquiéta
plus qu'il ne l'avoue, puisqu'il ne prit son nouvel équipage
86 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
que plus tard à Motiers, non sans avoir sollicité Tapprobation
du pasteur.
Dans les lettres à Mme Boy de la Tour, il prend modèle
sur un Arménien, qu'il a vu chez mylord Maréchal.
Enfin, où qu'il ait aperçu ou copié le patron de sa garde-
robe, il V consacra tous ses soins, et ses recommandations
à sa commissionnaire de Lyon nous mettent au fait des
moindres détails de son accoutrement.
Voici, pour les peintres de l'avenir, son portrait en pied.
La robe d'hiver est longue, en bourracan, doublée de bonne
fourrure durable formant parements au bout des manches.
Pour l'été, le caffotan de camelot, où l'étoffe de soie bordée
de martre ou de lapin remplace la robe. Le vêtement de
dessous est le dolman. L'étoffe est de couleur grise ou neutre;
il ne veut pas de couleur vive « que le soleil mange ». il im-
porte que l'étoffe soit bon marché, mais « ne se coupe pas ».
On trouve quelquefois d'excellentes occasions dans <« les re-
buts de magasins ». U faudrait chercher là. Cependant pour
la bordure exierîcure et apparente, la fourrure sera plus
belle ; on mettrait soit de la martre à 75 livres ou du petit gris
à 90 livres. C'est un tailleur arménien qui coupe l'étoffe,
mais il serait bon de trouver un tailleur occidental (jui co-
pierait le patron pour s'en servir plus tard à meilleur compte.
Ce vêtement n'est que pour satisfaire un goût de coquetterie,
mais il le faut pourtant convenable et décent ; comme il ne
veut plus le quitter, il importe qu'il puisse se présenter par-
tout, fût-ce chez mylord Maréchal ou à l'église. Il ne voudrait
pas qu'on raccusàt d'aller au temple en robe de chambre ;
il n'y entra même en robe d'Arménien qu'après avoir reçu
l'approbation de M. MontmoUin, le pasteur. n
C^ vêtement était noué aux reins par une ceinti)ire dans
le choix de hupielle Jean-Jacques mit toute sa cuqi^etlerie.
On ne peut lui trouver d'étoffe assez élégante, ni assc:^^ *< pa-
rante ». Il en eut plusieurs, tantôt en réseau de soie à i!|iailles
(( comme les filets^de pêcheurs », ou en serge de soie V tan-
tôt en étotTe rayée. Il la faut longue de deux aunes el\ de-
mie, dans toute la longueur de l'étoffe, car elle se plisse Isur
le corps. Un jour qu'on lui envoya une ceinture trop couy^e,
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 87
cet homme économe s'emporta : il devait la tenir étendue
avec des épin^es, <c ce qui la déchire ». Les deux extrémités
de Técharpe sont garnies d'une jolie frange large de quatre
SToigts « assortissante à la houppe de bonnet ».
Car il y a encore le bonnet, doublé de fourrure ou d'agneau
de Tartarie en hiver, bordé seulement en été, Tintérieur
garni en silésie ou en carcassonne. La toque est ornée d'im
galon d'or et surmontée d'une houppe d'or. « Il faut qu'il n'aii
pas l'air d'un bonnet de nuit » ; aussi doit-il, malgré sa ré-
pugnance, « se résoudre à porter du doré ». 11 arrivait quel-
quefois que la fourrure trop épaisse rendait le bonnet trop
étroit pour entrer sur sa tête : il prit la précaution d'enfer-
mer dans la lettre de commande un fil donnant la mesure
de son tour de tête (27 mars 1763) :
— « Je l'ai prise entre les deux nœuds. »
Y a-Vil rien de si plaisant que de se figurer le profond phi-
losophe assis à sa table et s'entourant le crâne avec un fil,
pour que son chapelier lui envoie des bonnets à sa taille ?
Puisque nous décrivons l'intérieur de Jean-Jacques de la
tête aux pieds, ajoutons qu'il porte en hiver des <( bas dra-
pés » bien chauds, qu'il a chez lui des pantoufles jaunes, et
qu'il ne les lui faut pas trop grandes. « J'ai le pied extrême-
ment petit ». 11 a la coquetterie des extrémités. Enfin quand
il sort, il met des bottines de maroquin, « serrées avec des
lacets de soie jaune ».
Peu d'événements marquèrent le séjour à Métiers (1763-
1705). 11 gronda, pesta, trouva un excellent ami en lord Keith,
gouverneur de Neuchâtel, travailla à l'édition complète de ses
œuwes, répondit au mandement de Mgr de Beaumont, se
démit, par dépit, de ses droits de citoyen de Genève, réfuta
Tronchin par ses Lettres écrites de la Montagne^ entretint
une correspondance très nourrie, donna des lois à la Corse,
fut dénoncé comme loup-garou par le pasteur de Montmol-
lin, sous l'influence de Genève, et chassé à coups de pierres.
Il se réfugia à l'île Saint-Pierre, puis à Bienne, songea à
partir en Corse, s arrêta à Strasbourg, et s'enfuit en Angle-
terre.
A son retour de Wootton, il fut d'abord caché par le mar-
t
88 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
I
quis de Mirabeau dans sa campagne de Fleury-sous-Meu-
don, puis par le prince de Conti dans son château de Trye,
près Gisors. Il prit le faux nom de Renou, et se dirigea en
quittant Trye vers l'intendance du Dauphiné, où le maréchal
comte de Clermont-Tonnerre le protégea. Il passa à Lyon, à
Grenoble, à Chambéry, alla visiter la tombe de Mme de Wa-
rens, se réfugia à Bourgoin où il épousa Thérèse à l'auberge
de la Fontaine d'Or, quitta Bourgoin pour Monquin, où
Mme de Césarges lui offrit une ferme, puis quitta Alonquin
pour Lyon, où il vécut quelque temps chez Mme Boy de la
Tour ; enfin il s'établit â Paris, rue Plâtrière, à l'hôtel du
Saint-Esprit, d'où il date ses lettres en les faisant précéder
du quatrain prétentieux qui constate déjà sa folie.
Le délire de la persécution l'entraîne à toutes les étrange-
tés. Il confie ses i>eines au manuscrit (à l'encre de Chine) de
ses Conlessions (1705-1771), des Dialogues, de Rousseau luqe
de Jean- Jacques, des dix Rêveries d'un Promeneur solitaire.
Il vécut là tristement, en copiant de la musique ; le di-
manche, il promenait Thérèse dans la banlieue; en semaine,
il recevait les visites de son excellent ami Bernardin de Saint-
Pierre, qui a fait le portrait de Rousseau dans cet intérieur
minable, le philosophe vêtu d'une robe de chambre bleue
en indienne, coiffé d'un bonnet de coton, « écumant le pot »,
en chantant de concert avec le serin dans la cage.
Il songea à entrer dans un asile de vieillards, et finit par
accepter l'hospitalité offerte par M. et Mme de Girardin,
dans leur superbe propriété d'Ermenonville. Il y arriva le
20 mai 1778. Il mourut le 2 juillet, âgé de 6G ans. Il fut en-
terré dans une petite île, au milieu du lac du parc, l'Ile des
Peupliers.
On le déposa dans un tombeau provisoire. Le mausolée
qu on y Voit encore aujourd'hui dans le parc romantiique
et mélancolique, peuplé de tombes, de colonnes, de statues,
date de 1780. Il fut dessiné par Robert et sculpté par J.-P. Le-
sueur. H. Buffenoir l'a ainsi décrit : « Il a la forme d*un
autel antique. La face, qui regarde le midi, est décorée d'un
Bas-relief représentant une femme assise au pied d'un pal-
mier, symbole de la fécondité. Elle donne le sein à son nou-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 89
•
veau-né, tient d'une main VEmile ouvert, et contemple en
souriant les jeux de ses aînés. Près d'elle, la Reconnaissance
dépose des fleurs et des fruits sur Tautel de la Nature. Dans
un coin, un enfant met le feu à des maillots et à différentes
entraves du premier âge, tandis que d'autres sautent en
jouant avec un bonnet, symbole de la Liberté. Les deux pilas-
tres sculptés de chaque côté du bas-relief, représentent la
Musique et l'Eloquence, avec leurs attributs. Dans \e fronton
se détache une couronne civique, avec la devise de Rousseau :
VlTAM IMPENDERE VERO.
Sur la face exposée au nord, on lit cette inscription :
ici repose
l'Homme de la Nature
ET DE LA Vérité.
Sur les pilastres correspondants, on voit, à droite, la Vé-
rité nue, tenant un flambeau, et, à gauche, la Nature repré-
sentée par une mère allaitant de jeunes enfants. Au fronton
de celte partie, deux colombes expirent au pied d'une urne,
à côté de torches fumantes et renversées. Des vases lacry-
matoires ornent les deux faces latérales du tombeau. Le monu-
ment était jadis entouré de peupliers d'Italie, de là le nom
donné à il'île. Leur tige droite et élancée, raconte un visiteur
enthousiaste, leur feuillage tranquille, semblent fixer dans
cette enceinte la méditation et le recueillement. Ces beaux peu-
pliers sont morts. »
En face de l'île, au bord du lac, tous les rêveurs de la fin du
xvni® siècle sont venus s'asseoir sur le Banc des Mères, qui
porte cette dédicace à Rousseau :
De la mère à l'enfant il rendit les tendresses,
De l'enfant à la mère il rendit les caresses !
De l'homme à sa naissance il fut le bienfaiteur,
Et le rendit plus libre, afin qu'il fût meilleur.
Marie-Antoinette a fait visite au tombeau le 14 juin 1780.
Elle admirait cet écrivain, sans se douter que ses idées al-
laient déchaîner ses infortunes.
90 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
La future impératrice Joséphine l'eut aussi en haute es-
lime, visita 1 lie des Peupliers, et y écrivit une romance :
Voici donc le séjour jmisible
Où des mortels
Le plus tendre et le plus sensible
A des autels !
C'est ici qu'un sage repose
Tranquillement !
Ahî parons au moins d'une rose
Son monument!
La Convention, « celte fille de Rousseau », fit transférer
ses restes au Panthéon, où ils sont encore.
En 1900, une commission de savants fit ouvrir son tom-
beau. Rousseau y repose. La face est parcheminée, dessé-
chée, m^is non méconnaissable. Le crâne est intact, et ce dé-
tail détruit la légende du suicide et de la balle dans la tôle,
ainsi que celle de la dispersion des restes en 1814.
A rencontre de Voltaire, dont la doctrine n'est pas sys-
tématique, et qui démolit sans réédifier, J.-J. Rousseau
eut un système, basé sur un principe unique et net :
« Tout est bien sortant des mains de la nature ». La nature
a fait rhomme bon et heureux ; la civilisation le déprave et
le rend misérable. Voltaire disait plaisamment qu'il donnait
envie de marcher à quatre pattes et qu'on n'avait jamais
mis tant d'esprit à vouloir nous rendre bêtes. C'était abuser
des mots, et J.-J. Rousseau s'en défendait : a Faut-il détruire
les sociétés, anéantir le tien et le mien, et retourner vivre
dans les forêts avec les ours? Conséquence à la manière de
mes adversaires? Il ne faut pas confondre ce (jui est naturel
à l'état sauvage et ce qui est naturel à l'état civil... 11 faut
empêcher l'homme social d'être tout à fait artificiel. » 11 ne
s'agit pas pour lui de détruire les sciences, les arts, les théâ-
tres, les académies, de replonger l'univers dans la première
barbarie, car, il le sait et il le dit, la nature humaine ne rétro-
grade pas et jamais on ne remonte vers les temps d'inno-
cence et d'égalité quand une fois on s'en est éloigné. Maïs
il faut arrêter le progrès vers la perfection de la société et
t
\
HISTOIRE DE LA LITTÉMTURE FRANÇAISE 91
la détérioralion de l'espèce ; il faut améliorer Tétat social en
l'orientant vers l'état de nature autant que faire se })eut, et
sans ruiner les institutions existantes. Le Discours sur les
Sciences et les Arls, le Discours sur V Inégalité, leij Lettre sur
les Spectacles, disent la bonté de Thomme naturel, la dépra-
vation de rhorame social. Le Contrat social, la Nouvelle i/é-
loisej VEmile^ montrent un idéal d'homme social amélioré
par conformité avec l'homme naturel comme citoyen,, comme
époux, comme individu..
L,e Discours sur les sciences et les Arts est un réquisitoire
contre la civilisation. La prosopopée de Fabricius, invective
déclamatoire contre le luxe, est célèbre. Le Discours sur
Vlnégaliié constate qu'il n'y a pas d'inégalité dans l'état de .
nature, dont il trace un tableau idéaJ, auquel il oppose l'hydre
de la propriété et les riches ; le socialisme y est en germe :
« ignorez-vous qu'une multitude de vos frères périt ou souffre
du besoin de ce que vous avez de trop ? » Et il conclut au
droit à l'insurrection.
w — L'émeute qui finit par étrangler ou détrôner un sultan
est un acte aussi juridique que ceux par lesquels il disposait
la veille des vies et des biens de ses sujets.
« Il est manifestement contre la loi de nature, de quelque
manière qu'on la définisse, qu'un enfantj commande à un
vieillard, qu'un imbécile conduise un homme sage et qu'une
poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la mul-
titude affamée manque du nécessaire. »
La Révolution devait faire de ces axiomes brûlants les
paroles de son évangile.
Le théâtre lui semble, comme à Bossuet, une école de per-
dition ; la tragédie n'engendre qu'une « pitié stérile » ; les
comédies ne valent rien, et d fait contre Molière l'apologie
d'AJceste.
« — Vous ne sauriez me nier deux choses, avance-t-il :
l'une, qu'Alceste, dans cette pièce, est un homme droit, sin-
cère, estimable, un véritable homme de bien ; l'autre, que
Tauteur lui donne un personnage ridicule. C'en est assez,
ce me semble, pour rendre Molière inexcusable ».
Il conclut que le théâtre est un danger public.
92 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
11 blâme, il détruit, mais surtout il propose, il remplace.
Il édifie le monument de son Contrat social qui fut TEvangile
de la Révolution. « L'homme est né libre et partout il est
dans les fers. » Avec une chaleur, une passion profonde qui
atteint à l'éloquence, il repousse l'ordre social fondé sur la
force, comme sur la volonté divine : « Il n'est pas clair que
Dieu veuille qu'on préfère t^l gouvernement à tel autre, ni
qu'on obéisse à Jacques plutôt qu'à Guillaume. Or voilà de
quoi il s'agit. »
La société est un pacte. Il faut « trouver une forme d'as-
sociation qui défende et protège de toute la force commune
la personne et les biens de cliaque associé, et par laquelle
chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même,
et reste aussi libre qu'auparavant ». Tel est le problème fon-
damental dont le contrat social donne la solution.
Un peuple est une association ; le souverain doit être son
délégué ; l'obéissance à la loi doit être volontaire ; le gou-
vernement doit être la sauvegarde de la volonté générale. Le
suffrage universel sort naturellement de ces déductions, qui
tendent toutes au double triomphe de l'égalité et de la liberté.
La Nouvelle Héloïse est un hymne à la passion selon la na-
ture, le conflit de l'amour et des droits de la famille, qui l'em-
portent„ car il faut que la pureté des mœurs îdomestiques
prépare la réforme des mœurs publiques. Avec toute la sen-
sible tendresse de Richardson, il a tracé en lettres enflammées
le tableau de ce ménage à trois, Julie, M. de Wolmar et Saint-
Preux, où la vertu triomphe de la faute et du souvenir. Ce
roman tout de feu et de larmes eut un succès retentissant et
prolongé : il apprit la mélancolie à Chateaubriand, la passion
à Lamartine, le pessimisme à Musset, le pittoresque aux ro-
mantiques. C'est un livre qui est une grande date littéraire.
Emile ou de VEducalion fit de la pédagogie chimérique,
l'éducation d'un enfant de la nature élevé par la nature, la
méthode pour former ou retrouver l'homme naturel, dégagé
des préjugés modernes, un sauvage qui serait un citadin,
grandi dans la liberté et l'espace, sans maillot pour l'empri-
sonner à sa naissance, sans autre nourrice que sa mère, la
seule nourrice indiquée par la nature, adonné aux exercices
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 93
physiques, orienté vers les métiers manuels et le seul res-
pect de la raison, débarrassé de la canaille des valets, les
derniers des hommes après leurs maîtres, instruit par des
leçons de choses et des expériences, tenu loin des immo-
rales fables de La Fontaine et des livres en général, des ma-
nuels, des théories, apprenant la géométrie sur les gaufres et
la physique avec un bâton de chaise, ne croyant rien sur
parole, découvrant la cosmographie en regardant le lever du
soleil, prémuni contre la misère et les coups du sort par son
habileté manuelle et les métiers qu'il sait, gouverné à son
insu par son habile mentor à Taide de ses passions même,
voué à la seule religion naturelle du vicaire savoyard, au
respect de la conscience morale, et marié à une fille dans
son genre, et c'est Sophie.
Jamais la femme n'a été confinée dans la frivolité pure
autant qu'elle le fut au xvni* siècle.
Montesquieu reconnaît aux femmes des « agréments » aux-
quels elles doivent un ascendant qui cesse avec eux. De di-
gnité, de personnalité, de valeur individuelle, d'élévation mo-
rale, il n'est point question.
Rousseau n'a pas contribué à améliorer cette opinion. Il a
subordonné la destinée de la femme à celle de l'homme ; il
ne lui assigne d'autre rôle que de plaire à l'homme, et met
ainsi en jeu sa coquetterie. « Toute l'éducation des femmes,
dit-il, doit être relative aux hommes, leur plaire, etc. ». C'est
refuser à la femme son individualité à part, sa destinée pro-
pre ; il en fait une vigne qui enivre, et qui s'appuie. Sophie
a été créée tout exprès pour qu'Emile fût heureux.
Rousseau est de ceux qui ont le plus nettement dénoncé et
aussi favorisé la frivolité féminine. S'il regarde une petite
fille, il est frappé de la voir jouer à la poupée, l'habiller, la
parer, jusqu'à en oublier l'heure du repas : « elle a plus faim
de parure que d'aliments ». Il la voit toute à sa coquetterie,
attendant Tâge d'être sa poupée elle-même, et il ne l'en blâme
pas. A son goût une jeune fille doit être enjouée, folâtre,
chanter, danser, c'est ce qu'elle peut faire de mieux, étant
incapable de soutenir un raisonnement, d'avoir une volonté
logique et d'user de sa liberté. Elle n'a que faire de savoir
94 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
lire ; qu'elle sache seulement chiffrer. Les sciences, la lit-
térature, la dépassent trop pour qu'elle les comprenne. Bref,
il la lient quitte si elle est hahile ménagère et compagne
qgréable ; il lui refuse toute valeur intellectuelle et la con-
line dans Tordre matériel de l'éducation pratique et d'une
honnête coquetterie ; il ferme sur elle la porte de la cuisine,
dont elle ne sort que pour aller danser.
Et encore, quelle ménagère d'opéra-comicpie, dont son
père assure qu'elle laissait plutôt aller tout le dîner par le
feu que de tacher sa manchette, et qui ne va pas au jardin
parce que la terre est malpropre !
Le livre eut le succès qu'on sait, et qui est bien tombé.
On éleva à la Jean-Jacques. Point de maîtres, pas de le-
çons. Les enfants de la première jeunesse furent livrés à la
nature, et comme la nature n'apprend pas l'orthographe et
encore moins le latin, on vit paraître tout à coup dans le
monde, des jeunes gens de l'ignorance la plus surprenanie.
Ce système n'a pas prévalu ; on n'a guère trouve d'idées
pratiques dans cet ouvrage trop lyrique, trop romanesque
et trop sentimental pour un traité de pédagogie, qui n'a même
pas pour lui l'originalité, sans compter le défaut pratique
que Mme de Staël relevait avec esprit : dans ce plan, chaque
homme serait obligé de consacrer toute sa vie à l'éducation
d'un autre, et les grands-pères seuls se trouveraient libres
de commencer une carrière personnelle. '
Ses Conlessions sont ce qu'il voulut qu'elles fussent, un
ouvrage unique par une véracité sans exemple. Leur lecture
en est attachante, et c'est sinon le plus philosophique, du
moins le plus durable de ses écrits, et celui qui se lit encore
le plus, pour ses pages cyniques ou charmantes, brutales ou
idylliques, orgueilleuses ou tendres.
Il eut beaucoup d'ennemis. Les Encyclopédistes lui en
voulaient de sa Lettre à (ï Alemhert, de son aversion pour les
athées, de sa bruyante querelle avec Voltaire à propos du
théâtre de Genève, et de la Providence niée par le poème du
Désastre de Lisbonne.
Est-il aimable ? Legouvé a écrit cette fine page de psy-
chologie :
HISTOIRE DE L.\ LITTÉRATURE FRANÇAISE 95
On a dit k^ femmes de Rousseau, mais on n'a jamais
dit les femmes de Voltaire. Je comprends bien la raison de
son influence sur elles. Qu'est-ce que Jean-Jacques Rousseau?
Une machine électrique. Rien ne sort paisiblement de sa
plume, tout en jaillit. Idées, systèmes, sentiments, théories
philosophiques, théories politiques, théories religieuses, écla-
tent dans ses livres, comme autant d'étincelles aiguës qui font
tressaiHir de la tête aux pieds ces créatures nerveuses et im-
pressionnables. Mais le fait curieux, c'est que leur propre
action sur ce qu'il écrit est presque nulle ; elles y ont une très
grande place et une très petite part. L'âme féminine est ab-
sente de son œuvre. Je m'explique : Personne ne s'est plus
occupé de la famille que J.-J. Rousseau, et il n'a pas connu
les affections les plus saintes et les plus saines de la famille.
Personne ne s'est plus occupé des femmes que Rousseau, et
il n'a pas connu les femmes dans ce qu'elles ont de meilleur ;
il ne les a pas vues dans leurs plus beaux rôles.
Il n'a pas été élevé par une mère.
Il n'a pas été élevé par une sœur.
Il n'a pas eu de ûUe.
« La femme qu'il a appelée sa femme était une créature
inférieure, ne répondant en rien au titre sacré d'épouse.
« Quel vide dans une existence, dans un cœur, dans une
intelligence, dans une conscience, que ces quatre êtres de
moins !
« En dépit de son génie et de ses services, Jean-Jacques
Rousseau n'est pas aimé. Il n'a pas les cœurs, comme dit
Bossuet. Pourquoi ? II n'a eu que des amours de tête et de
sens. Par je ne sais quelle fatalité, ce malheureux homme
n'a pas plus connu la pure tendresse d'une jeune fille que la
sainte affection d'une mère et d'une sœur. Ses passions même
ont toujours, par la force des circonstances, quelque chose de
frelaté et d'artificiel. Quoi de plus hétéroclite que son mé-
nage à quatre avec Mme d'Houdetot ! Ce n'était de sa part
cpi'un incroyable amalgame de sensualité et de rhétorique. Il
lui écrit des lettres brûlantes, qu'il sait brûlantes, et dont il
se ressert ensuite dans sa Nouvelle Héloïse. Il entre tant de
littérature dans son amour, qu'il n'y a pas d'amour vrai dans
96 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
sa littérature, pas plus, hélas ! que dans son cœur. Dès lors
tout s'explique. Rousseau n'est pas aimé, parce qu'il n a pas aimé. »
Le sensualisme a tué le sentiment; mais qui vibra davan-
tage, qui reçut et donna de tels frissons, que les tressaille-
ments n'en sont pas encore apaisés?
L'influence de J.-J. Rousseau a été considérable, et l'écho
de sa voix a franchi la tombe et les années. La Révolution
luî a emprunté les formules qu'elle grava sur ses tables des
Droits de l'Homme ; la pédagogie moderne lui doit
des innovations pratiques, et V Emile a peut-être concouru au
réveil de l'esprit scientifique, positif, critique qui caractérise
le XIX* siècle : il a fondé le culte de la conscience et affirmé
la foi dans la Providence ; il a tout enflammé, il a divinisé
les sentiments, décuplé les sensations, galvanisé l'éloquence,
allumé le lyrisme, favorisé l'intrusion violente de la person-
nalité dans les lettres, découvert le sentiment du pittoresque,
des montagnes, des paysages, présagé et préparé le roman-
tisme, enthousiasmé et formé Goethe et Schiller, Kant et
Fichte, Herder, Pestalozzi, et catéchisé longtemps après sa
mort les générations. Il est de tous les écrivains français celui
qui mit dans la littérature le plus de sincérité et de foi ar-
dente, le moins de dilettantisme ; sa plume a soulevé le monde,,
son encre eut la vertu du sang des apôtres, et ses paroles ont
été des actes.
Le grand œuvre du siècle, où il mit ses aspirations, ses
regrets, ses espoirs, ses colères, le plus intime et le plus
profond de lui-même, ce fut L'Encyclopédie, et c'est Diderot
qui la personnifie.
Mais avant de parler de lui, je vous présenterai deux pen-
seurs qui l'ont précédé, et qui furent les précurseurs de ce
grand mouvement d'idées, Fontenelle et Montesquieu.
Fontenelle ! le joli nom et le joli auteur ! et qu'il est injus-
tement oublié sur tous les programmes de la jeunesse ! qu'au
moins il ait une petite place dans la mémoire des adultes !
11 était de Rouen (1). Sa mère était la sœur du grand Cor-
Ci) 11 février 1657. — 9 janvier 1757.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 97
neille. Le neveu n'a pas démérité de l'oncle. Il fit des études
brillantes, étonna ses maîtres, fut ensuite avocat, et se con-
sacra aux lettres.
Que sait-on, en général, de lui ? Qu'il a vécu cent ans,
qu'il a fait La Pluralité des Mondes, et qu'il avait beaucoup
d'esprit. Et cela est suffisant.
Il composa d'abord de petits vers, des opéras, une mauvaise
tragédie, Aspar, qui serait aujourd'hui ignorée sans le trait
plaisant de Racine :
Ces jours passés, chez un vieil histrion,
Un chroniqueur émut la question
Quand, dans Paris, commença la méthode
De ces sifflets qui sont tant à la mode.
<i Ce fut, dit l'un, aux pièces de Boyer. »
Gens pour Pradon voulurent parier.
<c — Moi, dit l'acteur, je sais toute l'histoire
Que par degrés je vais vous débrouiller.
Boyer apprit au parterre à bâiller ;
Quant à Pradon, si j'ai bonne mémoire.
Pommes sur lui volèrent largement;
Mais qucmd sifflets prirent commencement,
C'est (j*y jouais, j'en suis témoin fidèle),
C'est à VAspar du sieur de Fontenelle.
Aussi Fontenelle, vexé, fut hostile au camp des amis de
Racine et de Boileau, des anciens ; il fut, en bon neveu, pour
Corneille et pour les Modernes, dans les querelles fameuses.
A son arrivée à Paris, il habita dans la maison de feu le
grand Corneille, où vivait toujours l'autre oncle, Thomas
Corneille. Là, dans des causeries familières, il se documen-
tait pour son ouvrage, encore estimé aujourd'hui, la Vie de
Corneille.
Il commença par imiter son compatriote Segrais dans
Téglogue, où il crut mettre tout le sentiment qui lui man-
qua dans la vie.
Idyllique par raison et par conviction, il a nettoyé et verni
la nature dans dix propres églogues, et dans un Endijmion.
Dans ses Dialogues des Morts (1683) à la manière de Féne-
lon, tous ses morts ont trop de bel esprit uniformément ; ils
sont des ombres projetées par Fontenelle.
98 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
UHisloire des Oracles, d'après Van Dale, médecin ana-
baptiste de Harlem, est une sage réfutation des préjugés et
des superstitions, et lui attira, ainsi que sa Relation de Bor-
néo, la colère des dévots.
Le titre le plus durable de sa gloire est son Histoire de
V Académie des Sciences, qu'il écrivit au fur et à mesure pen-
dant le temps qu'il en fut secrétaire perpétuel (1699-1757),
publiant un volume par an : il y a recueilli les Eloges des
académiciens disparus. Ce sont des pages de premier ordre.
L^s éloges de Vauban, de Leibniz, du tzar Pierre I", de
Newton, de Cassini, devraient être des pages classiques.
Dans les autres, qui révèlent des noms moins connus, le rôle,
la grandeur, le désintéressement, la droiture des savants sont
retracés avec une chaleur aui étonne de la part de ce faux
sceptique : il vaut mieux que sa réputation.
Il fut membre de TAcadé^mie Française en 1691, à 34 ans,
et de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, en 1701.
On parle encore, bien qu'on ne le lise plus, de son. ou-
vrage : La Pluralité des Mondes,
Vulgarisateur aimable, il y a mis l'astronomie à la portée
des gens du monde ; il a ouvert la porte des salons à Uranie,
et a jonché d'étoiles le parterre de la conversation. Et c'est
une vision charmante que laisse le livre : la nuit, dans le
parc, tandis que les astres scintillent dans le ciel sombre,
des formes gracieuses de dames en robes claires et de cava-
liers en habits brodés se promènent dans les allées et sur
les degrés en pierre du perron de la terrasse, en avant du
château aux fenêtres éclairées : c'est la jolie classe de Fon-
lenoUo qui prend sa leçon d'astronomie à la face des cieux.
Après le souper, la marquise, jeune et belle, s'est assise
dans le parc, et Fonlenelle auprès d'elle. Elle regarde les as-
tres, et elle interroge, elle veut des éclaircissei\ients sur cb
grand mystère de l'infini. Fontenelle veut se dérober :
— Non, il ne sera pas dit que dans un bois, à dix heures
du soir, j'ai parlé de philosophie à la plus aimable personne
. que je connaisse.
On y vient cependant, et les systèmes, les hypothèses, les
explications se succèdent avec charme, élégance, aisance et
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 99
esprit. Il fait sourire la raison, et jette le manteau gracieux
de la fantaisie sur les épaules osseuses de la philosophie.
Il n'a pas fait de découvertes scientifiques ; mais il a décou-
vert le slyle qui les a répandues. Il est le premier qui ait
mis les sciences en lumière et les savants à la mode. 11 a
écrit non pour les érudits, mais pour les ignorants « qui
sont mes véritables marquises ». Les savants de tous les
temps lui ont témoigné une reconnaissance et un culte qui
consacrent son autorité et font honneur à ses connaissances,
à la force de sa pensée. Flourens l'a dit :
« — Il lui est arrivé la même chose qu'à Buffon; l'écrivain
a fait oublier le savant et le philosophe. »
Sous une telle plume, il n'est pas de regret plus flatteur.
Celte œuvre n est pas seulement jolie ; elle a eu une por-
tée.
« L'esprit philosophique, aujourd'hui si généralement ré-
pandu, doit ses premiers progrès à Fontenelle, disait Grimm.
11 est vrai. Il n'a pas seulement vulgarisé la science, mais
l'esprit de critique et de raison. Et cela sans insistance, ai-
mablement, en homme du monde qui met la délicatesse au-
dessus de la passion. Il fuyait les extrêmes, et se complai-
sait dans une charmante douceur.
Théocrite le choque par la crudité brutale de ses peintures;
le réalisme lui fait horreur et dégoût. La vigueur l'épou-
vante; c'est un homme de demi-teinte et de demi-son. Eschyle
le déconcerte par trop d'éclat. Il ne le comprend pas, et l'ap-
pelle un fou qui a des éclairs de génie, comme un homme
ïvrea des éclairs de raison. Il déteste les secousses, les grands
gfôtes, les passions fortes, les bourrasques du sentiment. C'est
wi calme, un discret, un égoïste amoureux de son repos. Vol-
toe l'a bien nommé :
Le normand Fontenelle, amoureux du repos.
Sa réputation d'homme d'esprit est encore vivace et de bon
âloi. Il avait de la repartie, de la verve, de l'à-propos, de la
finesse.
Après sa réception à l'Académie, il disait:
100 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
— Il n'y a plus aue trente-neuf personnes dans le monde
qui aient plus d'esprit que moi!
Il a fait ces deux vers sur l'Académie :
Sonunes-nous trente-neuf, on est à nos genoux,
Et sommes-nous quarante, on se moque de nous.
Ses mots n'ont rien perdu de leur saveur.
Un ecclésiastique l'entretenait de la religion :
— Dieu n'a-t-il pas fait l'homme à son image ?
— Je ne sais, répond Fontenelle ; mais en tous cas l'homme
le lui a bien rendu.
Il rencontre un homme de sa connaissance qui venait de se
marier, il lui demande si sa femme est jolie.
— Elle est très aimable ; elle a de l'esprit, des lumières.
— Ce n'est pas ce que je vous demande, répliqua Fonte-
nelle ; est-elle jolie? Une femme n'est obligée qu'à cela.
C'est un peu court. Il disait encore :
— • Il y a trois choses que j'ai toujours beaucoup aimées
et auxquelles je n'ai jamais rien compris : la musique, la
peinture et les femmes.
La Bruyère a fait son portrait sous les traits dfe Cydias :
Ascagne est statuaire. Région fondeur, Eschine foulon et Cydias
bel esprit, c'est sa profession. Il a une enseigne, un atelier, des
ouvrages de commande, et des compagnons qui travaillent sous lui :
il ne vous saurait rendre de plus d'un mois les stances qu'il vous
a promises, s'il ne manque de parole à Dosithée, qui l'a engagé à
faire une élégie : une idylle est sur le métier, c'est pour Crantor, qui
le presse, et qui lui laisse espérer un riche salaire. Prose, vers, que
voulez-vous? Il réussit également en l'un et en Fautre. Demandez-
lui des lettres de consolation, ou sur une absence, il les entreprendra.
Prenez-les toutes faites et entrez dsins son magasin, il y a à choisir.
Il a un ami qui n'a point d'autre fonction sur la terre que de le pro-
mettre longtemps à un certain monde, et de le présenter enfin dans
les maisons comme homme rare et d'une exquise conversation ;i et
là, ainsi que le musicien chante et que le joueur de luth touche
son luth devant les personnes à qui il a été promis, Cydias,
après avoir toussé, relevé sa manchette, étendu la main et ouvert
les doigts, débite gravement ses pensées quintessenciées et ses rai-
sonnements sophistiqués. Différent de ceux, qui, convenant de prin-
cipes, et connaissant la i-aison ou la vérité qui est une, s'arrachent
la parole l'un à l'autre pour s'accorder sur leurs sentiments, il
n'ouvre la bouche que pour contredire : (c 11 me semble, dit-il gra-
1'
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 101
cieusement, que c'est tout le contraire de ce que vous dites )> ; ou :« Je
ne saurais être de votre opinion ; » ou bien : « C'a été autrefois mon
entêtement comme il est le vôtre, mais... Il y a trois choses, ajoute-
t-il, à considérer... » et il en ajoute une quatrième... fade discoureur,
qui n'a pas mis plus tôt le pied dans une assemblée, qu'il cherche
quelques femmes auprès de qui il puisse s'insinuer.
C*est le pendant de l'épigramme dé J.-B. Rousseau :
Depuis trente ans un vieux berger normand
Aux beaux esprits s'est donné pour modèle;
Il leur enseigne à traiter galamment
Les grands sujets en style de ruelle.
Ce n'est pas tout: chez l'espèce femelle
Il brille encor, malgré son poil grison;
Il n'est caillette en honnête maison
Qui ne se pûme à sa douce faconde.
En vérité caillettes ont raison;
C'est le pédant le plus joli du monde.
L'âge n'émoussa pas cette vivacité. II demeura un spiri-
tuel vieillard, et Diderot l'appelait : « Un vieux château où
il revient des esprits. »
\ l'une de leurs séances, les membres de l'Académie dé-
libéraient pour savoir si on devait admettre ou rejeter Pi-
ron.
Fonienelle était alors âgé de quatre-vingt-dix-huit ans. Il
s'était fait transporter à l'Académie. Comme il était complè-
tement sourd, il jugea, par les gestes de quelques acadé-
miciens, que les esprits s'échauffaient.
— De quoi s'agit-il? demanda-t-il.
— Monsieur, lui répondit La Chaussée, on parle de M. Pi-
ron. Nous avouons tous qu'il a droit au fauteuil ; mais il a
fait son Ode, VOde que vous connaissez.
— Ah ! oui, reprit l'auteur des Mondes ; s'il Ta faite, il
faut bien le gronder ; mais s'il ne l'a point faite, il ne faut
pas le recevoir.
t>e mot encore est plaisant. Un écrivain lui déclarait :
~^ Je voudrais vous louer, mais pour cela il me faudrait
la finesse de votre esprit.
-^ N'importe, répondit Fontenelle, louez toujours.
Il niettait une certaine philosophie dans ses boutades, qui
témoignent toujours une observation avisée.
102 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Ceci est fort juste :
— Le bon a besoin de preuves ; le beau n*en demande
point.
Il se nuisit par une affectation de dureté et de sécheresse.
— Je n'ai jamais fait : Ah ! ah ! déclarait-il.
Il ne connut pas Tenthousiasme, Tentraînement. Il était
de sens rassis. Il manqua d'un sentiment profond.
Il ne fut ni mari ni père.
Il osait professer:
— Il faut avoir le cœur froid et l'estomac chaud.
On cite de lui des traits regrettables d'insensibilité.
Il vivait avec M. d'Aube, son neveu, à la mode de Bretagne,
qui n'était pas d'humeur agréable, si l'on en juge par ces
vers de Rulhière :
Avez-vous, par hasard, connu feu Monsieur d'Aube,
Qu'une ardeur de dispute éveillait jusqu'à Faube?
Or, M. d'Aube n'aimait les asperges qu'à la sauce, et Fon-
tenelle ne les aimait qu'à l'huile..
Pour contenter l'un et l'autre goût, on accommodait la moi-
tié des asperges à la sauce, et l'autre moitié à l'huile.
Un matin, il y avait des asperges pour déjeuner ; l'infor-
tuné d'Aube tomba tout à coup sur le parquet, frappé d'apo-
plexie.
Fontenelle court à la porte et crie à la cuisinière :
— Toutes les asperges à l'huile !
Et cela n'est pas si joli.
Mme de Tencin lui disait un jour en lui frappant sur Id
poitrine :
— Ah! que je vous plains, car ce n'est pas un cœur que
vous avez là, c'est de la cervelle.
De fait, quand on lui annonça la mort de Mme de Ten-
cin, chez qui il passait sa vie, il dit pour tout regret et avec
sa douceur ordinaire.
— Eh bien, j'irai dîner chez Mme Geofîrin.
Celle-ci, qui était la bienfaisance même, cherchait souvent
à émouvoir sa sensibilité en faveur d'une infortune quel-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 103
conque ; elle y déployait cette éloquence qui vient du cœur
et qui émeut les plus indifférents.
' Fonlenelle s'enfonçait dans son grand fauteuil, puis, apros
un moment de silence, il disait :
— C'est bien fâcheux.
Mais Mme Geoffrin était tenace, et quand il s'agissait de
secourir les malheui'eux, elle n'abandonnait pas facilement
la partie :
— Fonlenelle, donnez-moi donc cinquante louis pour ces
malheureux,
El il les donnait.
Comment concilier ces accès de misanthropie et d'égoïsme
avec les actes généreux dont il a varié sa conduite?
Apprenant que Marivaux était dans la gène, il lui apporta
cent louis. Marivaux les refusa en disant :
• — Je sais tout le prix de votre amitié et de la preuve tou-
chante que vous m'en donnez. J'y répondrai comme je le dois
et comme vous le méritez : je regarde ces cent louis comme
reçus, et je m'en suis ser\i ; je vous les rends avec reconnais-
sance. »
On a dit :
— Parbleu ! Fonlenelle savait bien à qui il s'adressait !
Ce jugement est peut-être sévère. Il donna plus dune fois
des marques de bienfaisance et d'amitié; mais il était pru-
dent et réservé, et proportionnait sa bienveillance au mé-
rite de chacun. Il était parfois un fanfaron de dureté, et il
ne faut pas toujours le prendre à la lettre.
Grimm lui reproche beaucoup le mot fameux : « Si j'avais
la main remplie de vérités, je me garderais bien de l'ou-
vrir. »
Grimm se trompe : en dépit du mot, Fonlenelle Ta souvent
ouverte.
Voltaire l'appelle le discret Fonlenelle. Fallait-il qu'il fût
aussi indiscret que Voltaire?
On connaît ce mol où se marque si bien ce que sa délicate
réserve eut de meilleur :
« Il ne m'est jamais arrivé de jeter le moindre ridicule sur
la plus petite vertu. » Et sa réponse au Régent qui le près-
104 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
sait d'accepter la présidence perpétuelle de rAcadémie des
Sciences :
« Ah! monseigneur, ne m'ôtez pas la douceur de vivre avec
mes égaux. »
On sait encore qu'il disait des bonnes actions : « Cela se
doit ».
Et du sage : « Qu'il tient peu de place, et en change peu >..
Nombre de gens le tenaient, en grande estime.
On lui demandait par quel moyen il s'était fait tant d'amis et
pas un ennemi.
— En mettant en pratique ces deux axiomes : « Tout est
possible », et « Tout le monde a raison ».
Il a vécu cent ans. Quand on le félicitait dé sa longévité,
il interrompait son interlocuteur :
— Chut ! Taisez-vous ! la Mort m'a oublié ! Ne dites rien,
vous la feriez penser à moi.
En 1757, il devint malade. A un si grand âge, c'était grave.
Son médecin s'informa s'il souffrait.
— Je ne sens, dit-il, autre chose qu'une difficulté d'être.
Puis à un de ses amis qui lui demandait :
— Cpmment cela va-t-il ?
— Cela ne va pas, cela s'en va.
Et il ajoutait avec un soupir :
— J'envoie devant moi mes gros équipages.
Près d'expirer, il fit encore cette pointe :
— Voilà la première mort que je vois.
A son enterrement, Piron observa :
— Voilà la première fois que M. de Fontenelle sort de chez
lui pour ne pas dîner en ville.
Cette saillie était l'oraison funèbre qui convenait à cet
homme d'esprit.
Montesquieu fut de la même famille, avec plus de gra-
vité.
11 y a une médaille de Dassier qui porte l'effigie de Mon-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 105
tesquieu (1) en 1753. II semble qu'on n'ait pas pu faire de lui
un portrait mieux approprié. Celte tête glabre aux cheveux
courts, ce profil de consul romain appelle la glyptique et le
camée. L'auteur des Considér allons sur les causes de la yran-
deur et de la décadence des liomains, du Dialogue de Sylla
el d'Eucrale, de VEspril des Lois^ est un Romain, un juris-
consulte des bords du Tibre, transporté dans le Bordelais,
au pays d'Ausonc et des Gascons.
Son enfance s'écoula dans le château de ses pères, les Se-
condât de la Brède de Montesquieu, dans ce manoir à tou-
relles entouré d'eau, aue la famille occupe toujours. Elevé
aux oratoriens de Juilly, il fit son droit, perdit son père, et
hérita d'un oncle qui lui laissa une charge de président à
mortier : il avait 27 ans. Ses discours de rentrée témoi-
gnaient déjà d'une pensée élevée, neuve, hardie. Il releva
TAcadémie de Bordeaux, pour laquelle il écrivit des Mémoires
scientifiques, gages de l'activité et de la variété de son esprit.
On ignore les causes qui ont pu le pousser vers les sciences
et l'en éloigner ensuite. La biographie de Montesquieu reste
obscure et incomplète : les travaux qu'il a inspirés n'appor-
tent rien à cet égard. On ne sait guère de lui, que ce qu'il en
a dit.
De taille moyenne, maigre, nerveux, le nez fort, la bouche
sensuelle, le front fuyant et dégagé, l'œil \if, ce fut un gas-
con fin et malicieux, curieux, indépendant, esprit fort, ga-
lant jusqu'à la licence, fier de sa lignée, généreux, artiste,
épris de l'antiquité, pour ses héros et pour ses artistes, mo-
déré, pondéré, sans pathétique ni chaleur, observateur ju-
dicieux, conseiller avisé, très au fait et des travers indivi-
duels et des institutions d'Etal. Il s'analysait el se connaissait
assez bien lui-mêmç. Voici quelques traits de son élude :
— Une personne de ma connaissance disait : Je vais faire
une assez sotte chose : c'est mon portrait, je me connais assez
bien. — Je n'ai presque jamais eu de chagrin, encore moins
d'ennui. Ma machine est si heureusement construite, que je
suis frappé par tous les objets, assez vivement pour qu'ils
(1) 1689-1755.
106 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
puissent me donner du plaisir, pas assez pour qu'ils puissent
me causer de la peine. L'étude a été pour moi le souverain
remède contre les dégoûts de la vie, n'ayant jamais eu de
chagrin qu'une heure de lecture n'ait dissipé. Je m'éveille le
matin avec une joie secrète de voir la lumière ; je vois la
lumière avec une espèce de ravissement ; et tout le reste du
jour je suis content. Je passe la nuit sans m'éveiller ; et le
soir, quand je vais au lit, une espèce ^d'engourdissement m'em-
pêche de faire des réflexions. Je suis presque aussi content avec
des sots qu'avec des gens d'esprit ; car il y a peu d'hommes
si ennuyeux qui ne m'aient amusé ; très souvent il n'y a rien
de plus amusant qu'un homme ridicule. Je ne hais pas de
me divertir en moi-même des hommes que je vois, sauf à
eux à me prendre à leur tour pour ce qu'ils veulent. Quand j'ai
voyagé dans les pays étrangers, je m'y suis attaché comme
au mien propre : j'ai pris part à leur fortune, et j'aurais
souhaité qu'ils fussent dans un état florissant. Je n'ai pas été
fâché de passer pour distrait ; cela m'a fait hasarder bien
des négligences qui m'auraient embarrassé. J'aime les mai-
sons où je puis me tirer d'affaire avec mon esprit de tous les
jours. Dans les conversations et à table, j'ai toujours été
ravi de trouver un homme qui voulût prendre la }>einc de bril-
ler ; un homme de cette espèce présente toujours le flanc,
et tous les autres sont sous le bouclier. Rien ne m'amuse plus
que de voir un conteur ennuyeux faire une histoire circons-
tanciée sans quartier ; je ne suis pas attentif à l'histoire, mais
à ia manière de la faire. Pour la plupart des gens, j'aime
mieux les approuver que les écouter. Quand je me fie à quel-
qu'un, je le fais sans réserve ; mais je me fie à très peu de
personnes. Je suis amoureux de l'amitié. Dans mes terres
avec mes vassaux, je n'ai jamais voulu que Ton m'aigrît sur
le compte de quelqu'un. Quand on m'a dit : « Si vous saviez
les discours qui ont été tenus !... Je ne veux pas les savoir »,
ai-je répondu. Si ce qu'on voulait rapporter était faux, je ne
voulais pas courir le risque de le croire; si c'était vrai, je ne
voulais pas prendre la peine de haïr un faquin. En entrant
dans le monde, on m'annonça comme un homme d'esprit, et
je i^çiis un accueil assez favorable des gens en place ; mais
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 107
lorsque, par le succès des Lettres Persanes, j'eus peut-être
prouvé que j'en avais et que j'eus obtenu quelque estime de
la part du public, celle des gens en place se refroidit ; j'es-
suyai mille dégoûts. Comptez qu'intérieurement blessés de
la réputation d'un Romme célèbre, c'est pour s'en venger qu'ils
rhumilient, et qu'il faut soi-même mériter beaucoup d'éloges
pour supporter patiemment Véloge d'aulrui. J'avoue que j'ai
trop de vanité pour souhaiter que mes enfants fassent un jour
une grande fortune, ce ne serait qu'à force de raison qu'ils
pourraient soutenir l'idée de moi ; ils auraient besoin de toute
leur vertu pour m'avouer, ils regarderaient mon tombeau
comme le monument de leur honte. Je puis croire qu'ils ne
le détruiraient pas de leurs propres mains ; mais ils ne le
relè\'eraient pas, sans doute, s'il était à terre. Je serais l'achop-
pement éternel de la flatterie et je les mettrais dans l'embar-
ras vingt fois par jour, ma mémoire serait incommode et mon
ombre malheureuse tourmenterait sans cesse les vivants. La
Umidilé a été le fléau de toute ma vie ; elle semblait obs-
curcir jusqu'à mes organes, lier ma langue, mettre un nuage
sur mes pensées, déranger mes expressions. J'étais moins
sujet à ces abattements devant des gens d'esprit que devant
des sots ; c'est que j'espérais qu'ils m'entendraient. Cela me
donnait de la confiance. Dans les occasions, mon esprit,
comme s'il avait fait un effort, s'en tirait assez bien... J'ai la
maladie de faire des livres, et d'en être heureux quand je les
ai faits. Je n'ai jamais aimé à jouir du ridicule des autres. J'ai
été peu difficile sur l'esprit des autres. J'étais ami de pres-
que tous les esprits et ennemi de presque tous les cœurs.
J'aime mieux être tourmenté par mon cœur que par mon
esprit. Je fais faire une assez sotte chose : c'est ma généa-
logie... »
Ajoutez qu'il était bon et philanthrope, qu'il sauva la vie
au mécanicien anglais Sully, et qu'il avait la bienfaisance
modeste.
On sait l'histoire du jeune batelier Robert, à Marseille, qui
promenant Montesquieu sur l'eau, lui conta l'aventure de son
père, captif en Afrique, et les efforts qu'il faisait avec toute
108 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
sa famille afin d'amasser les 2.000 écus exigés pour la rançon.
Six semaines après, le père, racheté en secret par Mon-
tesquieu, reparut libre et muni d'argent chez lui. Reconnu
deux ans après cFans la rue par le jeune honune, Montes-
quieu se déroba à sa reconnaissance. Ce n'est qu'après sa
mort que l'on eut la certitude de ce bienfaitj par une note trou-
vée dans ses papiers, et relative à une somme de 7.500 livres
payée au banquier anglais Main, à Cadix.
Ce côté de sa nature reparaît dans telle de ses œuvres,
comme ses Discours ou le conte de Lijsimaque.
Il passa la plus grande part de son temps à La Brède,
occupé à cultiver ses vignes.
Pour l'approcher de plus près, suivons-y le visiteur lord
Charlemont :
« Nous nous mîmes en route de si bonne heure que nous
arrivâmes à son château avant qu'il fût levé. Le domestique
nous conduisit dans la Bibliothèque. Le premier objet qui
attira notre curiosité, ce fut un livre ouvert dans lequel il
paraissait avoir lu la veille ; une lampe éteinte se trouvait
auprès du livre... Notre étonnement s'accrut encore à l'entrée
du président, dont l'extérieur et les manières ne répondaient
aucunement à ce que nous avions attendu. Au lieu d'un
philosophe sévère et sombre, dont la présence aurait dû pé-
nétrer de respect des jeunes gens tels que nous l'étions, ce
fut un Français poli, gai et spirituel, qui nous aborda. Après
nous avoir rendu mille grâces de l'honneur que nous lui
faisions, il nous demanda si nous voulions déjeuner; et
comme nous répondions que nous venions de prendre quel-
que chose dans une auberge voisine, il nous dit : « Eh bien, ^
dans ce cas promenons-nous, la journée est belle ; je serais
bien aise de vous montrer ma terre que j'ai cherché d'arran-
ger et de cultiver à !a manière anglaise. »
<( Nous l'accompagnâmes à la ferme, et arrivâmes ensuite à
un joli bosquet entouré d'une haie et percé d'allées. L'en-
trée en était fermée par une barrière haute de trois pieds et
serrée par un cadenas. Après avoir fouillé dans ses poches
pour chercher la clef : « Pourquoi, s'écria-t-il, attendrions- .
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 109
nous? Vous, messieurs, sauterez sûrement aussi bien que
moi, et celte barrière ne m'arrêtera pas. »
<( A ces mots, il prit un élan et sauta par-dessus la barrière;
nous suivîmes son exemple, charmés de ce que le philosophe
voulait bien être notre camarade. A Paris je l'ai souvent ren-
contré dans la société, et j'ai toujours été étonné de sa po-
litesse, de sa prévenance et de sa gaieté. Le i)etit maître le
plus accompli n'aurait pu être plus divertissant et plus grand
causeur que le philosophe sexagénaire. »
A Paris, il fréquenta chez Mme de Tencin, chez Mme de
Lambert, chez Mme du Deffand, chez le duc de Bourbon,
comme aussi au Club de l'Entresol, où l'on philosophait. C'est
chez le duc de Bourbon qu'il vit et aima la belle Mlle de Cler-
mont,' pour laquelle il écrivit Le Temple de Guide, petit poème
en prose, trop fade et trop long madrigal (1725). Il n'en reste
plus aujourd'hui qu'un « arôme subtil de sachet desséché dans
un cabinet de rococo ». Des pages font sohger à André Ché-
nier, qui les a lues à coup sûr.
11 disait :
— L'esprit que j'ai, est un moule, on n'en tire jamais que
les mêmes portraits.
11 y a du vrai en un sens : les quedques ouvrages qu'il
nous a laissés sont comme des reprises, des répliques, des
états successifs et de plus en plus complets, jusqu'au degré
final, où brille VEspvil des Lois. Et cela est déjà vrai des
Lettrés Persanes,
Les Lettres Persanes (1721) font une date littéraire. Elles
auraient suffi, même sans L'Esprit des Lois, à classer leur
auteur au rang des meilleurs écrivains. L'idée première est
la même que dans le Siamois à Paris de Dufresny.
Deux Persans, l'un plus enjoué, Rica, l'autre plus mé-
ditatif, Usbek, visitent Paris et notent leurs impressions.
Us découvrent, observent^ racontent la vie à Paris avec
toute la malicieuse naïveté de leur exotisme. Démêlez-v trois
éléments : le roman galant, la satire, le côté sérieux. L'Orient
était à la mode, le libertinage aussi ; on était sous la Régence,
et Montesquieu a toujours eu un faible pour la grivoiserie.
110 ' HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Il y paraît dans les Lettres, comme aussi dans Arsace et /s-
ménie et dans le Voyage àPaphos,
Chardin, les Mitle et une Nuits, avaient mis TOrient au
goût du jour. Montesquieu en fut séduit et entiché par le pen-
chant qu'il y trouvait vers le lascif et le libertin.
« Il y a un effort de précision, parfaitement déplacé, dans ces
récits scabreux, et par suite assez désobligeants. Si Montes-
quieu s'était borné à reproduire les détails de mœurs re-
cueillis par Chardin, ces détails passeraient, à la rigueur, pour
de la couleur locale. Mais il n'en est rien. Montesquieu
brode sur le canevas du voyageur, et y brode à sa façon de
parlementaire libertin. « La pudeur, dit quelque part Char-
din, ne permet pas qu'on se souvienne seulement de ce qu'on
a entendu sur un tel sujet. » Montesquieu n'a point entendu
ce qu'il a imaginé, ej il l'a décrit avec indiscrétion. Il y a tout
un attirail de harem, plus gascon que persan, toute une
polygamie plus européeniie qu'orientale, dont l'étalage a je
ne sais quoi de travesti, de fané, de vieillot. » (A. Sorel.)
C'était être à la mode, comme aussi de décrire ces eunu-
ques dont il a dramatisé le sort, et dans le portrait des-
quels M. Sorel reconnaît plaisamment « de TAbélard posthume
et du Triboulet anticipé ».
Ces lettres racontent tout un roman d'allure libre et amu-
sante. L'intrigue y supporte des portraits, des scènes pleines
de malice et de vene : et ici Montesquieu continue La
Bruyère, Saint-Simon, Lesage et son Diable Boiteux, Cet
élément de chronique scandaleuse en fit le succès. La satire
s'y élève parfois à un ton plus noble : sur le pape, le roi,
l'église, la société (lettre 145), le langage se fait grave : c'est de
l'ironie de magistrat et de grand seigneur hautain, qui ou-
blie parfois ses Persans, et, sur les devoirs des législateurs,
la tolérance, l'honneur, les gouvernements d'Asie et d'Europe,
la dépopulation, les finances, le principe du gouvernement
républicain, parle avec chaleur, éloquence, et fait pressentir
déjà L'Esprit des Lois,
L'effet fut considérable. Enhardi par cet essai, il ven-
dit sa charge de président et se consacra aux lettres, en
même temps qu'à l'exploitation de ses vignobles du Borde-
HISTOIRE DE LA UTTÉRATURE FRANÇAISE 111
lais. Il fut reçu à T Académie Française en 1727. On raconte,
mais il n'est pas prouvé, que pour le faire recevoir, on sou-
mit au cardinal de Fleury une édition cartonnée des Lettres,
d*où les impuretés avaient été expurgées.
C'est un, petit livre exquis, spirituel, amusant, plein d'ob-
ser\'ation et de vérité implacable, avec plus de gravelure, et
aussi plus de philosophie, que le Diable Boiteux^ auquel il
fait songer : Les Caractères de La Bruyère, le Diable Boiteux,
les Lettres Persanes, marquent l'avènement d'une science
nouvelle, l'observation et la peinture vraie des gens et de la
société, sans déformation ni fantaisie : c'est l'origine du ro-
man de mœurs et du réalisme.
Dans les Lettres Persanes, les pages charmantes, déjà clas-
siques abondent :
Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été
dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu'on
soit logé, qu'on ait trouvé les gens à qui on est adressé et qu*on
se soit pourvu des choses nécessaires qui manquent toutes à la fois.
Paris est aussi grand qulspahan : les maisons y sont si hautes
qu'on jurerait qu'elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu
juges bien qu'une ville bâtie en Tair, qui a six ou sept maisons les
unes sur les autres, est extrêmement peuplée, et que, quand tout le
monde est descendu dans la rue, il s'y fait un bel embarras.
Tu ne le croirais pas peut-être : depuis un mois que je suis ici,
je n'y ai pas encore vu marcher personne. Il n'y a point de gens
au monde qui tirent mieux partie de leur machine que les Fran-
çais : ils courent, ils volent : les voitures lentes d'Asie, le pas réglé
de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui
ne suis point fait à ce train et vais souvent à pied sans changer
d'allure, j'enrage quelquefois comme un chrétien ; car encore pa^se
qu'on ni'éclabousse depuis les pieds jusqu'à la tête ; mais je ne puis
pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et pério-
diquement ; un homme qui vient apr^s moi et qui passe, me fait faire
un demi-tour ; et un autre, qui me croise de l'autre côté, me remet
soudaih où le premier m'avait pris ; et je n'ai pas fait cent pas, que
je suis plus brisé que si j'avais fait dix lieues...
Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à Texlra-
vagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été
envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient
me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais
aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ;
les femmes môme faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs,
qui m'entourait ; si j'étais aux spectacles, je trouvais d'abord cent
lorgnettes dressées contre ma figure, enfin jamais homme n'a tant
il2 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui
n'étaient presque jeûnais sortis de leur cliambre qui disait entre eux :
Il faut avouer qu'il a Tair bien Persan. Cliose admirable l Je trou-
vais de mes portraits partout : je me voyais multiplié dans toutes
les boutiques, sur toutes les dieminées, tant on craignait de ne
m'avoir pas assez vu. Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à
charge ; je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et
quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais
imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville, où je
n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit de Persan,
et à en endosser un à. l'européenne, pour voir s'il restait encore dans
ma physionomie quelque chose d'admirable. Libre de tous les orne-
ments étrangers je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me
plaindre à mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant
l'attention et l'estime publiques ; car j'entrai tout à coup dans un
néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compa-
gnie sans qu'on m'eût regardé et qu'oni m'eût mis en occasion d'ou-
vrir la bouche : mais, si quelqu'un par hasard apprenait à la compa-
gnie que j'étaisf Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bour-
donnement ! « Ah ! Ah ! monsieur est Persan ? C'est une chose
extraordinaire ! Ck)mment peut-on être Persan ? »
...Il me vient une pensée, reprit l'autre; travaillons de concert
à nous donner de l'esprit ; associonî=i-nous pour cela. Chaque jour,
nous nous dirons de quoi nous devons parler, et nous nous secour-
rons si bien que, si quelqu'un vient nous interrompre au milieu de
nos idées, nous l'attirerons nous-mêmes, et s'il ne veut pas venir
de bon gré, nous lui ferons violence. Nous conviendrons des endroits
où il faudra approuver, de ceux où il faudra rire tout à fait à gorge
déployée. Tu verras que nous donnerons du ton à toutes nos con-
versations, et qu'on admirera la vivacité de notre esprit, et le
bonheur de nos reparties. Nous nous protégerons par des signes de
tête mutuels. Tu brilleras aujourd'hui, demain tu seras mon second.
J'entrerai avec toi dans une maison, et je m'écrirai en te montrant:
Il faut que je vous dise une réponse bien plaisante que monsieur
vient de faire à un homme que nous avons trouvé dans la rue. Et
je me tournerai vers toi. Il ne s'y attendait pas, il a été bien étonné.
Je réciterai quelques-uns de mes vers, et tu diras : J'y étais, quand
il les fit; c'était dans un souper, et il ne rêva pas un moment. Sou-
vent même nous nous raillerons toi et moi, et l'on dira : Voyez comme
ils s'attaquent, comme ils se défendent ; ils ne s'épargnent pas ; voyons
comme il sortira de là : à merveille ! Quelle présence d'esprit ! voilà
une véritable bataille ! Mais, on ne dira pas que nous nous étions
escarmouches la veille. 11 faudra acheter certeûns livres, qui sont
des recueils de bons mots, composés à l'usage de ceux qui n'ont point
d'esprit et qui en veulent contrefaire : tout dépend d'avoir des
modèles. Je veux qu'avant six mois, nous soyons en état de tenir une
conversation d'une heure, toute remplie de bons mots...
(( Que me servirait de te faire une description exacte de leur habil-
lement et de leur parure ? Une mode nouvelle viendrait détruire tout
HISTOIRE DE JA LITTÉRATURE FRANÇAISE 1 1 î
t
mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers, et avant que tu eusses
reçu ma lettre, tout serait changé. Une femme qui quitte Paris pour
aller passer six mois à la campagne, on revient aussi antique que
si elle s'y était oubliée trente ans. Le lils méconnaît le portrait de
sa mère, tant l'habit avec lequel elle est peinte lui paraît élranger ;
il s'imagine que c'est quelque Américaine qui y est représentée, ou
que le peintre a voulu exprimer quelqu'une de ses fantaisies.
Sur la coquetterie des femmes en dépit de Tâge, sur les
conversations, la cour, la ville, les ministres^ les magistrats,
l'université, les académiciens, le café Procope, le quartier
Latin, les financiers, les anciens et les modernes, le système
de Law, le suicîcle, il a écrit des pages d'un tour charmant
et vif, d'une profondeur aimablement déguisée, d'un style pur
et ferme; et il n'est pas jusqu'à ses utopies et ses rêves, ses
théories communistes (lisez le si joli épisode des Troglodytes),
ses regrets de l'état de nature, qu'il n'ait exprimés avec un
agrément qui faîl songer à Fénelon, et qui gêna et agaça
plus tard le Voltaire des contes.
Le succès fut dû à la curiosité, à la verve satirique, à l'ac-
tualité, aux allusions, au caractère bien parisien de ces Orien-
taux.
Les étoffes persanes furent un voile jeté entre la malice
de l'auteur et l'amour-propre de ses modèles.
Cependant Montesquieu travaillait à son grand ouvrage.
11 compléta ses lectures en voyageant, alla en Hongrie, en
Italie, en Suisse, en Hollande, en Angleterre, et prit des
notes sur la politique extérieure et sur les constitutions,
comme avait fait jadis Aristote.
En 1730, il était de retour à La Brède. En 1734, il pubi a
ses Considérations qui sont un chapitre long et détaché de
\Espril des Lois, A celte date, U possède déjà sa philosophie
de l'histoire. Il est prêt pour son chef-d'œuvre.
VEspril des Lois parut en 1748. Si, jusque vers 1848, co
livre fut le texte respecté qu'on citait comme oracle dans les
discussions politiques et philosophiques, depuis, la science
politique a fait de tels pas que Montesquieu est fort distanci
Il reste toutefois un beau livre, qui est une grande étape dan*^
l'histoire de la pensée humaiae. On peut en dire, comme de
Y Histoire Naturelle de Buffon, que le livre constate un esprit
s
L
lU HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
plus vigoureux que l'œuvre elle-même. C'est cet esprit (u'il
eî?l intéressant de chercher et de définir.
\je plan de l'ouvrage est confus. En 31 livres, Montesquieu
examine les lois dans leurs rapports avec les circonstances
extérieures : gouvernement, liberté, nature, climat ; avec les
circonstances internes: mœurs, commerce, religion. Les li-
vres 27 à 31 sont annexes. De Tensemble se dégage ce prin-
cipe : dès que les honmnies sont en société, il perdent le sen-
timent de leur faiblesse, et la lutte commence.
Hobbes disait qu'à Tétat naturel, homo homini lupus,
rhomme isl un loup pour l'homme ; la société est une conven-
tion pour réfréner ces instincts cruels. J.-J. Rousseau verra
dans la société une entente de quelques forts pour opprimer
les faibles. Pour Montesquieu, la société c'est l'état de guerre.
Vax un an, l'ouvrage eut vingt-deux éditions. Il fut loué,
attaqué. Le fermier général Dupin en fit une critique sévère
dans une brochure tirée à petit nombre, qui circula sous
le manteau. \'oltaire en donna un commentaire assez aigre,
et déclara : « C'est de l'Esprit sur les Lois ». De fait, dans
un livre si grave par son objet, on retrouve trop souvent Tau-
leur des Lettres Persanes, et il y a trop d'esprit, trop dfe
petits chapiires, de titres facétieux (comme ceci : « Pour com-
prendre ce rhapitre, il faut avoir lu le suivant »), de plai-
santeries sur l'esclavage, sur les aulodafés, de marivaudage.
Voltaires n'avait pas tout à fait tort en lui reprochant de « faire
le goguenard » dans un livre de jurisprudence. Le chapitre
de la polyganue a de la gaieté. La logi(|ue du plan est lâche;
les transitions sont arlificielles, les développements sont plu-
tôt juxtaposés que liés : c'est une accumulation de notes, de
lectures, avec des reprises, des redites. La répartition en trois
sortes de gouvernements, monarchie, république, despo-
tisme, ne contvibue pas peu à jeter le tiouble, carie despotisme
n est pas une forme de gouvernement. Une monarchie peut
être ou n'être pas despotique, et une république aussL Si le
despotisme a pour ressort la crainte, est-il prouvé que la
monarchie ail l'honneur, et la républi<]ue la vertu? Il règne
sur le tout indécision et confusion. De la liberté, on ne sait
ce qu'il pensé, tant il en parle différemment. Les erreurs
mSTOiRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE H 5
matérielles abondent : il ne faut pas leur attacher plus d'im-
jKirtance « <\\\à des fractions dans de grands calculs »,
comme dit V'illemain, pour défendre Montesquieu contre
racharnement de Deslutt de Tracy. Ce qu'il faut, c'est re-
connaître que Montesquieu a créé l'importance de l'écono-
mie politique, dans un style de mérite éminent, laborieux
sans doute, mais sobre, exact, juste et fort. Il fait entrer
dans la littérature des idées qui lui restaient étrangères ;
il rend sociables îa jurisprudence et la procédure, comme
Pascal avait fait pour la théologie, comme Fonlenelle ou liai-
ion [>our les sciences. Il a la fermeté, la lucidité du regard.
Ses conclusions ont été souvent confirmées depuis. Il a le
premier pose les principes de la criminalité, ef Beccaria le
lira. Il n a pas inventé ou proposé des constitutions et des
loi^ : il a analysé et étudié celles qui existaient, montrant
quelles sont les conditions historiques qui les déterminent.
Il a été doué de la faculté d'apercevoir les rapports entre
les faits et entre les lois. Tous les grands historiens qui ont
paru depuis, lui cîoivent ce qu'ils ont été. Il est le père de
la science historicpie moderne.
La Défense de lEspriL des lois (1750). Liisinmque. Avsace,
L'Essuï sur le (loùf, les Pensées diverses, les Idoles sur /'.In-
ylelerre. les poésies badines complètent le résumé de la car-
rière littéraire de ce magistrat viticulteur et mondain. On a
depuis peu retrouvé et publié de lui des pages inédites qui
ont de la saveur, des pensées qu'il valait la peine de retrou-
ver, comme cette maxime ingénieuse :
« Les livres anciens sont pour les auteurs ; les nouveaux,
pour les lecteurs. »
Il partageait son temps entre La Brède et Paris. Avec l'âge,
les voyages le fatiguèrent. 11 prit un mal de poitrine, qui
emporta, en 1755. le j)lus sérieux et le |)lus frivole des philo-
sophes.
Venons |)résenlenient à ïEncyclopédie et à son directeur,
Diderot.
Denis Diderot i h était h* fils d'un digne contrlirr de Laiipr-i,
(I) 5 O€!0bre 17 i:i-39 Juillet HKi.
116 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRAiNÇAISE
inventeur d'une lame, industriel très estimé dans sa ville. De-
nis avait une sœur d'humeur très vive comme lui, et un
frère curé qu'il ne voyait pas. Il fit ses études au collège des
Jésuites, où il fut mal noté. Mais son intelligence lui valut
des succès, dont il conservait un souvenir attendri.
« — Un des moments les plus doux de ma vie, et je m'en
souviens comme d'hier, ce fut lorsque mon père me vit ar-
river du collège, les bras chargés de prix que j'avais rem-
portés, et les épaules chargées de couronnes qu'on m'avait dé-
cernées, et qui, trop larges pour mon front, avaient laissé
passer ma tête. Du plus loin qu'il m'aperçut, il laissa son
ouvrage, il s'avança sur sa porte et se mit à pleurer. C'est
une belle chose qu'un homme de bien et sévère qui pleure. »
Ses escapades le firent congédier. Il prit le tablier et fil de
la coutellerie paternelle, fort mal, si mal, que son père le mit
à Paris au collège d'Harcourt pour reprendre ses études. Au
sortir des classes, il fut clerc de procureur chez M. Clé-
ment de Ris, où il remplit sans succès son emploi, et passa
son temps à étudier pour lui. Chassé, il habita une man-
sarde et connut la misère. Une pauvre servante vint à pied
de Langres lui apporter un peu d'argent que lui envoyait
sa mère. Il achetait des livres chez Mlle Babuti, la future
Mme Greuze, qu'il aima. Il donna des leçons, fut précepteur,
se promena au Luxembourg, en redingote de peluche grise
éreintéc par un des côtés, avec k manchette déchirée. Un
certain mardi gras, n'ayant plus un sou vaillant, il battit le
pavé toute la journée, et en rentrant à son auberge, il s'éva-
nouit. L'hôtesse lui donna un morceau de pain. « Ce jour-là,
disait-il plus tard, je jurai, si jamais je possédais quelque
chose, de ne refuser de ma vie à un indigent, et de tout
donner plutôt que d'exposer mon semblable à une journée
de pareilles tortures. »
En 1743, il avait 30 ans ; il épousa une petite couturière,
sa voisine. Elle était jolie, mais ignare, tracassière, trop
inférieure à son mari, que d'ailleurs elle aimait.
« Souvent, dit Mme de Vandeul, lorsque mon père man-
geait en viilo, elle dînait ou soupait avec du pain, et se fai-
sait un grand plaisir de penser qu'elle doublerait le lende-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 117
main son petit ordinaire pour lui. Le café était un luxe
trop considérable pour leur petit ménage ; mais elle ne vou-
lait pas qu'il en fût privé, et chaque jour elle lui donnait six
sous pour aller prendre sa tasse au café de la Régence et
voir jouer aux écKecs. »
Il eut d'elle quatre enfants, dont une fille, Mme de Vandeul
(qui écrivit la biographie de son père). Il la trompa, avec Tin-
fidèle Mme de Puisieux, une femme de lettres, puis a\'ec
Mlle Voland, une excellente amie digne de lui.
Cependant il travaillait pour vivre, faisait des traductions,
écriv4\it les Pensées philosophiques (1746), les Bijoux Indis-
crels, la Lettre sur les Aveugles, à propos d'une opération
de la cataracte par Héaumur. Il y raillait la maîtresse de
d'Argenson, qui le fit mettre en prison à Vinconncs (juillet à
novembre 1749), où Rousseau vint le voir et chercher l'idée
de ses discours sur les Arts et sur V Inégalité.
Remis en liberté, il se consacra à la grande œuvre de sa
vie : Y Encyclopédie,
* *
^Encyclopédie du A'l7/[" siècle ou Dictionnaire raisonné
des Sciences, des Arts et des Métiers, suivit de près la tra-
duction italienne de la grande Encyclopédie anglaise de
Chambers, que Diderot mit en français ; et ce travail lui donna
ridée de dresser en France un inventaire des connaissances
humaines, de refaire une Somme, comme le moyen âge, moins
riche en savoir et plus à l'aise, en fit souvent. Il s'en ouvrit
à d'Alembert qui s'associa à ce projet. Ils rédigèrent le pros-
pectus en 1750, et d'Alembert écrivit la belle préface. Ta-
bleau des connaissances humaines. Dans ce programme, Di-
derot faisait l'éloge du travail manuel, jusque-là dédaigné
et appelé travail servije ; il l'affranchit, l'exalta, l'encouragea,
et il ^ul l'intuition de ce que devait devenir l'industrie mo-
derne .
Les deux auteurs groupèrent autour d'eux tout ce que la
France comptait alors de savants, d'écrivains. Diderot prit
la rubrique des arts et métiers; d'Alembert se chargea des
118 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
sciences malhémafiques ; Voltaire : J.-J. Rousseau pour la
musique, Daubenton pour l'histoire naturelle, Tabbé Mallet
pour la théologie, l'abbé Yvon, l'avocat Toussaint (jurispru-
dence), Eidous (blason), Le Blond (stratégie), Gaussier (coupe
des pierres), d'Argenville (jardinage et hydraulique), Bellin
(marine), docteur Tarin (anatomie), Louis (chirurgie), Ma-
louin (chimie), Blondel (architecture), Lerey (horlogerie),
Landois (beaux-arts), Cahusac, Falconnel, Devienne, Mar-
montel, Duniarsais (grammaire), composèi'enl un imposant
état-major.
Diderot était Thomme désigné pour diriger une pareille
armée. Remarquablement doué, initié à toutes les sciences,
favorisé d'une incroyable facilité de parole, de style, de
mémoire et d'assimilation, il était^ comme dit Grimm, « la
tête la plus naturellement encyclopédique ». Sciences,
beaux-arts, métaphysique, calcul, érudition, archéologie, il
possédait et connaissait tout. « Tout, déclarait ^'oltaire, est
dans la sphère d'activité de son génie. » Il passait avec une
égale aisance des questions de métaphysique à celles des
métiers manuels ou d'art dramatique. Et Rousseau compa-
rait cette « tète universelle » à celles de Platon et d'Aristote.
Il réunissait les qualités qui sont le plus rarement en-
semble, il était savant et il était artiste, il était homme de
sentiment et homme de raison^ délicat et emporte.
Il était amateur, collectionneur, bibeloteur ; il dépensait
beaucoup en estampes, en pierres gravées, en miniatures.
Le premier volume fut prêt en 175L C'était un manifeste
de libre-pensée. Les jésuites et les jansénistes le dénoncè-
rent. Chaumeix, le récoHet Hayer, le P. Chapelain, le
théatin Boyer attaquèrent violemment l'œuvre impie. Leurs ré-
quisitoires émurent les pouvoirs. En 1755, les deux pre-
miers volumes étaient prêts. Un arrêt du conseil du roi les
interdît « conjme renfennant des maximes tendantes à détruire
l'autorité royale, à établir l'esprit d'indépendance et de révolte,
ef, sous des termes obscurs et équivoques, à relever les fon-
dements de l'erreur, de la corruption des mœurs, de l'irré-
ligion et de l'incrédulité. »
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 119
Celte suspension fut suivie de dix-huit mois de pause. Puis
Diderot repartit, ef en 1759, sept volumes étaient achevés. Un
second arrêt les condamna. On incrimina entre autres rarlicle
Ame comme établissant le matérialisme, ce qui est inexact.
On fit surtout cramdre le venin qui ne manquerait pas de
courir dans les autres volumes. Les Philosophes, comme s'ap-
pelèrent les Encyclopédistes, furent taxés d'impiété, attaques,
harcelés par Le Franc de Pompignan, Fréron et son Année
Lilléraire^ Moreau dans ses Cacouacs^ Palissot dans une co-
médie à clefs, où Diderot s'appelle Dortidius. Voltaire crai-
gnit pour son ami, et l'engagea à aller finir son œuvre en
Russie pour éviter le fagol. Et Diderot répondait : « Je me
lève tous les matins avec l'espérance que les méchants se
sont amendés et qu'il n'y a plus de fanatiques I »
D'Alembert, excédé par tant de difficultés, lâcha pied, en
1758. Diderot demeurait seul. Son imprimeur Le Breton le
trompait ; effrayé par le bruit et les menaces, il remaniait
et édulcorait les articles après le bon à tirer. Diderot le traita
avec toute l'exécration de sa colère, il lui écrivit une lettre
éloquente d'indignation. Beaucoup plus tard, il aidait un
jour le célèbre imprimeur Panckoucke à passer son pardes-
sus. Et comme celui-ci s'excusait :
— Laissez, laissez, dit-il, vous n'êtes pas le premier im-
primeur que j'habille. »
Si les dix premiers volumes parurent, ce fut grâce ii la
triple protection de Mme de Pompadour, de M. de Choiseul,
de M. de Malesherbes, directeur de la librairie, qui prévenait
Diderot des saisies projetées pour le lendemain, et re< ueil-
lait chez lui en dépôt les papiers qu'il ordonnai! olficiclle-
ment de détruire.
Le vingt-huitième et dernier volume fut prêt en 1765. Six
volumes de supplément furent publiés de 1776 à 1777.
Diderot écrivit tout ce qui concernait les arts mécaniques,
et il les étudia pratiquement, fréquentant les ouvi iers et les
ateliers, faisant fonctionner les machines, les mélicrs à bas,
les métiers à velours.
Il ne s'abusait pas sur rimperfeclioii d'un ouvrage ( olos-
sa! qui, né parmi des empêchements peri)étiiels, fut incomplet
120 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
et inégal, — œuvre de parti plutôt que de savoir ; la compo-
sition manqua d'harmonie. Diderot en convenait :
« Ici nous sommes boursouflés et d'un volume exorbitant ;
là, maigres, petits, mesquins, secs et décharnés. Dans un
endroit, nous ressemblons à des squelettes ; dans un autre,
nous avons un air hydropique. Nous sommes alternative-
ment nains et géants, colosses et pygmées ; droits, bien faits
et proportionnés, bossus, boiteux et contrefaits. Ajoutez à ces
bizarreries celle d'un discours tantôt abstrait, obscur ou re-
cherché, plus souvent négligé, traînant et lâche ; et vous
comparerez l'ouvrage entier au monstre de l'Art poétique et
à quelque chose de plus hideux. »
Sous l'exagération du blâme, on seul un peu de vérité se
dégager des réquisitoires ennemis, et s'il faut les réduire, il
convient d'entendre les reproches d'un La Harpe par exemple :
«( Les convenances et les bienséances de toute espèce n'y sont pas
mieux gardées que les mesures naturelles dos objets. L'article Fana-
tisme n'est qu'un cri fanatique contre la religion et ses ministres ;
rarticle Unitaires n'est qu'un tissu de sophisnies contre toute reli-
gion ; cent autres ne sont qu'un extrait et un résumé de toutes les
idées irréligieuses semées dans une foule de livres... Le scepticisme,
le matérialisme, rathéisme, s'y montrent partout sans pudeur et
t?ans^ retenue, et c'était bien Tintention des fondateurs; mais s'ils
voulaient que le dictionnaire fût impie, ils ne voulaient pas qu'il
fût ridicule; et pour citer en ce genre ce qui en est peut-être le
chef-d'œuvre, lisez seulement l'article temtur 'de Desmahis), qui sûre-
ment ne devait être là que de la main dun mioraliste; vous n'y
trouverez qu'une conversation de boudoir, et tout le jargon précieux
des comédies de Marivaux et des romans de GrébiHon ; et comme
si ce n'était pas assez qu'une pareille caricature eût place dans
ÏEnctjclopédiej elle y est insérée avec éloge... Tout doit être faux
dans des hommes qui font un métier de mensonge, tel que celui de
ces sophistes. Ils croyaient avoir do la «lignite, et n'avaient que de
la morgue. Tout ce que des hommes ivros d'amour-propre peuvent
concevoir de rage quand ils sont offensés, parut alors à découvert, et
cette hypocrite philosophie, jetant bas ses livrées de vertu et de modé-
ration fut mise k nu, bien plus par la fureur de ses ressentiments
que par la main de ses adversaires. Elle vomit à Ilots tous les poisons
de la calomnie la plus effrontée et le peu d'art qu'elle mit dans ses
libelles atteste encore ainsi que cent autres exemples semblables,
qu'elle n'avait pas plus de principes do goût, que de principes de
morale. »
Diderot reçut 2.000 livj es, environ i.OOO francs par volume.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 121
Les Jésuites craignirent la concurrence pour leur Diction-
naire de Trévoux, Ils tentèrent cl^e mettre la main sur l'En-
cyclopédie. Celle-ci était d'un esprit libéral, opposé au leur.
D'ailleurs elle fut une Babel. De puissants amis imposèrent
leur collaboration .et écrivirent des pages très faibles. En
matière théologique, on réunissait les objections des héré-
tiques, pour les injurier par prudence, et pour avouer en-
suite qu'ils étaient impossibles à réfuter. Au reste, les ques-
tions religieuses étaient surtout traitées en dehors des
articles de théologie. En politique, aux articles Autorité, Droit,
Gouvernement, l'Encyclopédie relève de Montesquieu; elle
proclame la liberté et la souveraineté du peuple, et définit les
courtisans « espèce de gens que le malheur des rois et des peu-
ples a placés entre les rois et la vérité pour l'empêcher de
venir jusqu'à eux ». La partie des sciences et mécanique y est
traitée dans le plus grand soin, avec des planches qui sont
aujourd'hui d'utiles documents. En littérature, ni envolée,
ni idéal élevé, ni révolte contre l'autorité : .Marmontel, Vol-
taire, Jaucourt, Mallet, écrivent des <( articles ». C'est déjà
le journal ou la revue.
L'ouvrage fut achevé en 1771. Le roi le chargea de tous
les crimes d'Israël, et \'oltaire. en 1774', fit cet agréable
conte :
Un domestique de Louis XV me contail qu'un jour, le roi son
maître soupant à Trianon en. petite compagnie, la conversation roula
d'abord sur la chasse et ensuite sur la poudre à tirer. Quelqu'un dit
que la meilleure poudre se faisait avec des parties égales de salpêtre,
de soufre et de charbon. Le duc de La Vallière, mieux instruit, sou-
tint que pour ffiûre de la bonne poudre à canon il fallait une seule par-
tie de soufre et une de charbon sur cinq de salpêtre bien filtré, bien
évaporé, bien cristallisé.
— Il est plaisant, dit M. le duc de Nivernois, que nous nous amu-
sions tous les jours à tuer des perdrix dans le parc de Versailles, et
quelquefois à tuer des hommes ou à nous faire tuer sur la frontière,
sans savoir précisément avec quoi l'on tue.
— Hélas ! nous en sommes réduits là sur toutes les choses de ce
monde, répondit Mme de Pompadour ; je ne sais de quoi est composé
le rouge que je mets sur mes joues, el on m'embarrasserait fort si on
me demandait comment on fait les bas de soie, dont je suis chaussée.
— C est dommage, dit alors le duc de La Vallière, que Sa Majesté
nous ait confisqué nos dictionnaires encyclopédiques^ qui nous ont
122 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
coûté, chacun cent pistoles, nous y trouverions bientôt la décision*
de toutes nos questions.
Le roi justifia sa confiscation. Il avait été averti «pio les vingt et
un volumes in-folio^ qu*on trouvait sur la toilette de toutes les dames,
étaient la chose du monde la plus dangereuse pour le royaume de
France ; et il avait voulu savoir par lui-môme si la chose était vraie,
avant de permettre qu'on lût ce livre. Il envoya sur la fui du souper
chercher un exemplaire par trois gardons de sa chambre, qui appor-
tèrent chacun sept volumes avec bien de la peine.
On vit à l'article Poudre que le duc de La Vallière avait raison ;
et bientôt Mme de Ponipadour apprit la différence entre l'ancien
rouge d'Espagne, dont les dames de Madrid coloraient leurs joues,
et le rowge des dames de Paris. Elle sut que les dames grecques et
romaines étaient peintes avec de la pourpre qui sortait du murex^
et par conséquent notre écarlate était la jKDurpre des anciens, qu'il
entrait plus de safran dans le rouge d'Espagne, et plus de coche-
nille dans celui de France.
Elle vit conmîc on lui faisait ses bas au métier ; et la macliine de
cette manœuvre la ravit d'étonnement. (t Ah ! le beau livre ! s'écria-
t-elle. Sire, vous avez donc confisqué ce magasin de toutes les choses
utiles pour le posséder seul, et pour être le seul savant de votre
royaume? »>
Oiacun se jetait sur les volumes comme les filles de Lycomède
sur les bijoux d'Ulysse : chacun y trouvait à l'instant tout ce qu'il
cherchait. Ceux qui avaient des procès étaient surpris d'y voir la déci-
sion de leurs affaires.
Le roi y lut tous les droits do sa couronne : « Mais vraiment, dit-il,
je ne sais pourquoi on m'avait dit tant de mal de ce livre. )>
— Eh ! ne voyez-vous pas, Sire, lui dit le duc de Nivernois, que
c'est parce qu'il est fort bon ? On ne se déchaîne contre le médiocre et
le plat en aucun genre. Si les femmes cherchent à donner du ridi-
cule à une nouvelle venue, il est sûr qu'elle est plus jolie qu'elles. »
Pendant ce temps-là on feuilletait, et le comte de C... dit tout haut :
« Sire, vous êtes trop heureux <pf il se soit trouvé sous votre règne
des hommes capables de connaître tous les arts, et de les transmettre
à la postérité. Tout est ici, depuis la manière de faire une épingle
jusqu'à celle de fondre et de pointer vos canons : depuis finfiniment
petit jusqu'à rintinimcnt grand. Remerciez Dieu d'avoir fait naître
dans votre royaume ceux qui ont servi ainsi l'univers entier. Il faut
que les autres peuples achètent l'Encyclopédie, ou qu'ils la contre-
fassent. Prenez tout mon bien si vous voulez ; mais rendez-moi mon
Encyclopédie.
— On dit pourtant, repartit le roi, qu'il y a bien des fautes dans
cet ouvrage si nécessaire et si adminible.
' — Sire, reprit le comte de C..., il y avait à votre souper doux
ragoûts n;ianqués ; nous n'en avons pas mangé, et nous avons fait
très bonne chère. Auriez-vcus voulu qu'on jetût tout le souper par
la fenêtre, à cause de ces deux ragoûts ?
Le roi senlil la force de la raison; chacun reprit son bien; ce
fut un beau jour.
IIISTOIKE DE LA LITTÉRATURE FRANÇVISE 123
L'envie et rignuraiice ne se tinrent pas pour battues : ces doux
sœurs immortelles continuèrent leurs cris, leurs cabales, leurs per-
sécutions ; l'ignorance en cela est très savante.
Qu'arriva-t-il ? les étrangers firent quatre éditions de cet ouvrage
français, pix)scrit en France, et gagnèrent environ dix-huit cent
mille écus.
Français, lâchez dorénavant d'entendre mieux vos intérêts.
Au nombre des ennemis de l Encyclopédie, comptez le con-
seil du Roi, le Parlement, la Sorbonne, les Jésuites. Abraham
Chaumeix écrivit huit vokmies de Préjugés Légitimes contre
elle, et c'était trop. Fréron, Le Franc de Pompignan, Paiis-
sol faisaient chorus. Le camp consenateur n'eut pas de grands
noms.
Diderot fut Tàme de cette tentative colossale.
Il s'y trouva engagé presque malgré lui: « L'entreprise de
YEncyclopédie n'a pas été de mon choix ; une parole d'hon-
neur très indiscrètement accordée, m'a livré pieds et poings
liés à cette énorme lâche el à toutes les peines qui l'ont ac-
compagnée. »
Il V eut maints déboires.
« — J'ai travaillé près de trente ans à cet ouAiage. De toutos
les persécutions qu'on peut imaginer, il n'est aucune que
je n'aie essuyée. L'ouvrage a été proscrit et ma personne
menacée par différents édits du roi et par plusieurs arrêts du
Parlement. Nous avons eu pour ennemis déclarés la Cour, les
grands, les militaires, qui n'ont jamais d'autre avis que celui
de la Cour, les prêtres, la police, les magistrats, ceux d'entre
les gens de lettres qui ne coopéraient pas à l'entreprise, les
gens du monde, ceux d'entre les citoyens qui s'étaient laissé
entraîner par la nudiitude. Cependant, au milieu do ce dé-
chaînement général, tout le monde souscrivait. Ils voulaient
avoir l'ouvrage et j>erdre les auteurs. On fit du nom d'ency-
clopédiste une espèce d'étiquette odieuse qu'on attacha à tous
ceux qu'on voulait montrer au roi comme des sujets dange-
reux, désigner au clergé comme ses ennemis, déférer aux ma-
gistrats comme des gens à brûler, el traduire à la nation
comme de mauvais citoyens. Un encyclopédiste est, encore
aujourd'hui, un homme de sac et de corde, sans qu'on sache
quand cela finira ; c'est ainsi qu'on nous peignait dans les
124 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
cercles de la Société et dans les chaires des églises, et l'on
continue. »
Quand ce fut fini, il poussa un soupir de soulagement.
« — Enfin je n'y viendrai plus guère, dans ce maudit ate-
lier où j'ai usé mes yeux pour des hommes qui ne me don-
neront pas un bàlon pour me conduire. Dans huit ou dix
jours, je verrai donc la fin de cette entreprise qui m'occupe
depuis vingt ans, qui n'a pas fait ma fortune, à beaucoup
près, qui m'a exposé plusieurs fois à nuitler ma patrie ou
à perdre ma liberté, et qui m'a conservé une vie que j'aurais
pu rendre plus utile et plus glorieuse. »
Malgré un travail qui constate et de la volonté et de la
suite, il était d'esprit prime-sautier et cursif .
« Je n'ai fait que baguenauder », déclarait-il avec raison.
11 improvisait avec feu, avec génie. Tout ce qu'il a fait fut
achevé en quelques heures ou en quelques jours. Il avait
promfs à Suard un article sur Térence pour son journal.
« — Les mois s'écoulèrent sans qu'il remplît cet engage-
ment sans cesse rappelé. Enfin un jour; de grand matin,
arrive chez Diderot le domestique de M. Suard, qui vient cher-
cher l'article sur Térence, attendu, dit-il, pour finir le jour-
nal sous presse. Diderot pour la vingtième fois renvoyait au
lendemain. Mais le messager déclare qu'il a l'ordre d'attendre
et ne peut revenir sans copie, sous peine d'être chassé par
ison maître. Diderot pressé s'iflumine de Térence, et, en
(juelques heures, il le réfléchit dans le délicieux fragment:
« Térence était esclave... »
Diderot fut le créateur de Vinterview, mais à ses dépens.
Il fut toute sa vie Yinteriiewé malgré lui. C'est de lui
que doit dater la fructueuse habitude qu'ont les journalistes
de faire parler les gens plus avisés qu'eux, et de détériorer
leurs paroles à l'impression.
Il était d'une bonté ineffable. On n'allait jamais le solli-
citer en vain ; il prodiguait les secours en espèces et en idées.
Il pensait tout haut, et ses auditeurs recueillaient cette
manne dont ils se faisaient du pain. Au café Procope, il se-
mait les paradoxes, les vérités, les projets, les scénarios, les
raisonnements ; c'étaient des fusées qui partaient en gerbes
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 123
de celle cervelle îiuandesccnle, et les auditeurs montaient
sur les tables pour prendre au vol ces étincelles. Tout cela
paraissait le lendemain dans des articles où il ne manquait
de Diderot que sa signature. Il souriait à ces larcins, et rien
ne tempérait ces distributions gratuites de sa pensée, ces
aumônes intellectuelles. Dès le collège, il faisait les devoirs
de ï^es camarades. Il a continué dans la vie à faire les de-
voirs de ses ami5, Raynal, Grimm et les autres, quelquefois
des inconnus. Il envoya à Grimm, pour sa correspondance
d'Allemagne, des Salons pleins de verve. On lui demandait
tout : qui une méthode de clavecin, qui un projet d'architec-
ture, qui un sermon, (|ui un prospectus pour une pommade
à faire pousser les cheveux. Il ne disait jamais non.
Il était peu mondain et préférait le café au salon. Il n'était
à Taise que dans l'intimité, chez d'Holbach, au Grandval,
près Champigny, dont il a fait une peinture pittoresque et
charmante, recréant le sentiment et la poésie de la nature
plusieurs années avant J.-J. Rousseau.
Mme d'Houdetol, Mme Geoffrin le recherchaient.
Il eut d'excellents et dévoués amis : Grimm, J.-J. Rous-
seau, avec qui il fut intimement lié de 1742 à 1757, durant
«quinze ans, ce qui est beaucoup pour Jean-Jacques Tinso-
criable.
Mme Necker lui fit sa cour.
Il était un causeur exciuis. Sa converèation, dit l'abbé Mo-
rellel, était séduisante : « on s'v laissait aller des heures
entières, comme sur une rivière douce et limpide dont
les bords seraient de riches campagnes ornées de belles
Jhabitations. »
Garai a fait ce plaisant conte d'une visite à Diderot:
— J'entre avec le jour dans son appartement et il ne parait pas
plus surpris de me voir, que de revoir le jour. Il m'épargne la peine
de lui balbutier gauchement le motif de ma visite, il le devine appa-
remment à un grand air d'admiration dont je devais être saisi...
Il commence à parler, mais d'abord si bas et si vite, que, quoique
je sois auprès de lui, quoique je le touche, j'ai peine à l'entendre et
à le suivre. Je vois dans l'instant que tout mon rôle dans cette
scène doit se borner à l'admirer en silence et ce parti ne me coûte
pas à prendre. Peu à peu sa voix s'élève et devient sonore;
126 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
il était d'abord presque immobile ; ses gestes deviennent fré-
quents et aniuiés. Il ne ih'a jamais vu que dans ce moment ; et lors-
que nous sommes debuut, il m'environne de ses bras ; lorsque nous
sommes assis, il frappe sur ma cuisse comme si elle était à lui. Si
les liaisons rapides et légères de son discours amènent le mot de lois
il mo fait un plan de législation ; s'il amène le mot théâtre, il me
donne à choisir entre cinq ou six plans de drames et de tragédies.
A propos des tableaux (ju'il est nécessaire de mettre sur le théâtre,
il se rappelle que Tacilo est le plus grand peintre de l'antiquité et il
me récit© ou me traduit les Annales et les Histoires. Mais combien
il est affreux que les barbares aient enseveli sous les ruines un si
grand nombre de chefs-d'œu\Te de Tacite î Si encore les monu-
ments qu'on a déterrés à Ilcrculanum pouvaient en rendre quelque
chose ! Cette espérance le transporte de joie et, là-dessus, il disserte
comme un ingénieur italien sur les moyens do faire des fouilles d'une
manière pinidente et heureuse. Promenant alors son imagination
sur les ruines de l'antique Italie, il se transporte aux jours heureux
des Lélius et des Scipion, où même des nations vaincues assistaient
avec plaisir à des triomplies remportés sur elles. Il me joue une
scène entière de Térence ; il chante presque plusieurs chansons
d'Horace. Il finit enfin par me chanter réellement une clianson qu'il
a faite lui-même en impromptu dans un souper, et par me réciter
un comédie très agréable dont il a fait imprimer un seul exem-
plaire pour s'éviter la peine de le recopier.
Beaucoup de monde .ont rr^ alors dans son appaiteinent. Le bruit
des chaises qu'on avance et i\Uim recule, le fait sortir de son enthou-
siasme et de .son monologue. Il me distinguo au milieu de la com-
pagnie, et il vient à moi comme à quehiu'un (jue l'on retrouve après
l'avoir vu autrefois avec plaisir. Il so souvient encore que nous
avons dit ensemble des choses très intéressantes, sur les lois, sur
les drames et sur l'histoire ; il a connu qu'il y avait beaucoup à
gagner dans ma conversation. Il m'engage à cultiver une liaison
dont il a senti le prix. En nous séparant, il mo donne deux biiisers
sur le front, et arrache sa main de la mienne avec !me douleur
véritable.
On comprend l'avis de Mannonlel : « Oui n'a connu Dide-
rot que dans ses écrits, ne l'a pas connu. »
Il portait la tôle haute, le front vaste, dégarni, l'œil vif,
les sourcils forts, le cou nu, l'air débraillé.
Devant son portrait par \'anloo, il écrivait:
— Mes enfants, jo vous préviens que ce n'est |vis moi. J'avais en
une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j'étais
affecté : j'étais serein, tiiste, rêveur, tondi'e, violent, passionné,
enthousiaste : niais je ne fus jamais tel que vous me voyez là. J'avais
im grand front, dos yeux vifs, d'assez grands traits, la tête tout à
•%
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 127
fait d'un ancien orateur, une bonhomie qui touchait de bien près la
^tise et la rusticité des anciens temps.
Il était de son pays, dont il écrivait :
— Les habitants de mon pays ont beaucoup d*esprit, trop de viva-
cifé, une inconstance de girouette. La tôte d'un Langrois est sur
ses épaules comme un coq d'église au haut d'un clocher; elle n'est
jamais fixe dans un point, et si elle revient à celui qu'elle a quitté,
ce n'est pas pour s'y arrêter. Avec une rapidité surprenante dans
les inouvements, dans les désirs, dans les projets, ils ont le parler
ient. Pour moi, je suis de mon pays ; seulement le séjour de la capi-
tale et l'application assidue m'ont un peu corrigé. Bien qu'extrôme-
ûwnt mobile dans mes impressions, je suis constant dans mes goûts^
Innovateur et homnie de progrès, il marche, comme dit
le poète, un pied dans l'avenir. Il prévoit le télégraphe, il
esq uisse la noclrine de l'évolution et du transformisme, il in-
vente le drame moderne.
Il continue à enrichir la langue avec les termes des voca-
huloiixîs techniques, qui furejit si précieux àThéophile Gautier,
à Balzac, à Flaubert, — Flaubert qui disait à Renan :
— Je vous défie de faire, avec les mots du xvn'' siècle, le
feiiilleton que je vais écrire sur Baudry.
Il crayonna la première histoire des systèmes philosoplii-
qti<îs. Dons ses articles de philosophie, il relève surtout de
Ilobbes et de Locke. Sa morale est utilitaire, et trop peu
él€3Tée, Il confond l'immortalité avec la gloii-e, il nie le droit
diA-'in, et ne reconnaît au prince que l'autorité que lui donnent
ses sujets. En esthétique, il ne croit pas au Beau en soi.
Il poussa la licence jusqu'au cynisme. Il n'a pas eu de
s^xis moral, sa vie et sa philosophie sont terre à terre, sans
lyrisme, sans envolée, sans idéal.
les Salons, les Romane, les Enlveliens, le Paradoxe du
(Comédien, le Rêve de d'AIemhert. le Neveu de Rameau soni
-^>^ meilleurs ouvrages.
Aucun plan, c'est un flot qui court au hasard ; mais quelle
^^deur, quelle imagination, quel enthousiasme^ et quel style
^^inbreux, plein des frissons du sentiment et des reflets de la
nature !
Il a mis le meilleur de lui dans Le Xeieu de Rameau, por-
128 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Irait étrange, saisissant, qui semble buriné à la fois par Saint-
Simon et par Hoffmann, d'un abbé parasite, musicien louche,
aventurier jouisseur qui descend et remonte les degrés de
l'échelle sociale comme une grenouille de bocal:
« — Quelquefois Rameau est maigre et hâve comme un
malade au dernier degré de la consomption ; on compterait
ses dents à travers ses joues, on dirait qu'il a passé plusieurs
jours sans manger, ou qu'il sort de La Trappe. Le mois sui-
vant, il est gros et replet comme s'il n'avait pas quitté la tdble
d'un financier, ou qu'il eût été renfermé dans un couvent de
Bernardins. Aujourd'hui, en linge sale, en culotte déchirée,
couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tête
basise, il se dérobe, on serait tenté de l'appeler pour lui donner
l'aumône; demain, poudré, frisé, chaussé, bieavêtu,. il marche
la tête haute, il se montre et vous le prendriez à peu près pour
un honnête homme ; il vit au jour le jour, triste ou gai, selon
les circonstances. »
Dans VEntretien d'un père avec ses enlanls, — son propre
père, — il débat le problème de la loi naturelle sous la forme
d'un conte pathétique.
Les Bi'ioux Indiscrets marquèrent le premier temps de ses
réformes théâtrales vers la vérité :
« A-t-on jamais parlé comme nous déclamons? Les princes
et les rois marchent-ils autrement qu'un homme qui marche
bien ? Les princesses poussent-elles en parlant des sifflements
aigus? »
Diderot a voulu ramener le théâtre à la nature, en finir avec
la tragédie, faire du drame réel, et utile pour la morale.
<( Que nous importent, disait-il, à nous Français du
xviii* siècle, les aventures d'Agamemnon ou celles d'Oreste?
Qu'y a-t-il de commun entre eux et nous? Ce sont mes sem-
blables, mes contemporains, que je cherche au théâtre, et
non les êtres d'exception en proie à des passions que je ne
puis comprendre ni partager. »
Il a prévu et prédit les pièces à thèses, le théâtre-tribune.
Et surtout il a prêché la vraisemblance, le respect et le souci
de la condition de chacun. Il voulut mettre en pratique les
théories de son Discours sur la Poésie Dramatique, et il écri-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 129
vil deux faibles comédies morales : le Fils Naturel qui (ut
joué une fois, et Le Père de Famille qui eut un succès de mou-
choirs. Il y fut réaliste, louchant, éloquent, y apporta de
belles qualités de dialogue, et contribua ainsi pour sa part
à la grande révolution dramatique, qui a marqué dans Ihis-
loire du théâtre la part du xviii® siècle.
Sa correspondance volumineuse est précieuse, vive, pit-
toresque prime-sautière, et i^s lettres à Mlle Voland, son
amie, — de vrais et piquants mémoires, — et celles à Mlle Jo-
din, et tant d'autres à Voltaire, Rousseau, Buffon, Mme d'Epi-
nay, — mettez tous les noms des gens d'esprit et de goût de ce
temps-là.
Jacques le Fataliste, est un tissu d'épisodes intéressants,
pleins de vie et de réalisme, parmi lesquels il faut distinguer
l'histoire de Mme de la Pommeraye, une vengeance de maî-
tresse délaissée qui fait épouser une fille à son amant.
Les Deux Amis de Dourbonne, est un tableau charmant
d'une amitié vraie, récit dramatique de contrebandiers dé-
voués l'un à l'autre.
En 1764, Grimm pria Diderot de faire les Salons dans la
Correspondance littéraire.
C'était créer la critique d'art qui existait à peine.
Le chapitre de la critique artistique d'alors est assez court.
Watelet avait fait quelques traités ; Sébastien Bourdon a étu-
dié la lumière aux différentes heures du jour ; Oudry a écrit
sur les Valeurs en art ; Félibien a réuni les conférences de
l'Académie de Peinture. Les musées n'existaient pas. On con-
naissait, on admirait même, mais sans en écrire, les toiles pen-
dues dans les églises ; les collections privées étaient difficile-
^^i accessibles. Diderot était très ignorant de l'histoire de
1^1 ; il cite au hasard et dans un étrange mélange les noms
^ peintres d'autrefois.
H n'ignore pas moins la technique ; il n'a pas mis le pouce
dans la palette. Il dramatise ce qu'il voit; il parle de peinture
^û littérateur, il en exprime l'émotion, le sentiment, le ro-
"^an ; il lui faut un sujet avec des personnages, dont il imagiac
et retrace la biographie et les ennuis ou les plaisirs. Il eut des
idées justes, se fit une éducation en allant chez les peintres
9
k.
130 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRATNÇAISE
causer avec eux de leurs œuvres en cours, et émit des pré-
ceptes sages :
(( — Voici ma règle: je m'arrête devant un morceau de pein-
ture ; si la première sensation que j'en reçois va toujours en
s'affaiblissanf , je \e laisse ; si, au contraire, plus je le regarde,
plus il me captive, si je ne le quitte qu'à regret, s'il me rap-
pelle, quand je Tai quitté, je le prends. »
Il inclina fortement l'art vers la vérité, et ses conseils fu-
rent bons et utiles.
<c — Allez-vous-en à la guinguette et vous y verrai: l'action
vraie de l'homme en colère! Cherchez des scènes publiques;
soyez observateur dans les rues, dans les jardins, dans les
marchés, dansles maisons, et vous y prendrez des idées justes
du vrai mouvement dans les actions de la vie. Autre chose
est une attitude, autre chose une action. Toute attitude est
fausse et petite ; toute action est belle et vraie. »
Que l'artiste songe à l'avenir et à la postérité :
« — Si j'avais dit au Guide : « Tu as beau cabaler, tu n'em-
pêcheras pas que le Dominiquin ne soit connu pour ce qu'il
est », pourquoi n'aurait-il pas répondu : a Mais alors je n'y
serai plus et je m'en f . . . ! » Pas un méchant qui ne doive par-
ler ainsi ; pas un homme de bien qui puisse l'écouter sans
honneur. C'est toujours le proverbe : Après moi le déluge^ (ui
n'a été fait que pour les âmes petites, mesquines et person-
nelles. »
Il ne doit pas être, intéressé.
<( — Il faut à l'artiste la verve, le feu sacré, le tison de Pro-
mélhée, le d('^mon de l'inspiration ; alors on verserait des
sacs d'or à ses pieds qu'on ne le toucherait pas, parce que
l'or n'est pas sa véritable récompense. »
Il fait un juste procès au modèle d'atelier :
« — Toutes ces actions froidemenl et gauchement expri-
mées par un pauvre diable, et toujours par le même pauvre
diable, payé pour venir trois fois la semaine se déshabiller et se
faire mannequiner par un professeur : qu'ont de commun ces
actions, ces positions avec les positions et les actions de la na-
ture? Qu'ont de commun l'homme qui tire de Teau dans le
puits de votre cour et celui qui, n'ayant pas le même fardeau
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 131
à tirer, simule gauchement celle action, avec les deux bras en
baut, sur Testrade de Técole. Qu*a de commua ce lutteur
d'école avec celui de mon carrefour ?»
Sur le nu, le retroussé, la sculpture, le dessin, la cou-
leur, la composition, il a des pages qui sont encore vraies,
délicales, bien pensées. Il savait reprocher ^ Boucher d*avoir
Ignoré la nature. Chardin et Greuze l'ont enchanté par leur
air de vérité. S'il a manqué de science historique et de tech-
nique, il a jugé avec sa sensibilité, et celle-ci était si délicate
et si impressionnable qu'elle a fait de lui un de nos meilleurs
critiques d'art.
La gêne le força de vendre ses livres, Catherine de Russie
les lui acheta, et lui en laissa Tusufruit et l'usage. Il a conté
ce trait dans une de ses lettres:
« — La difficulté de pourvoir aux besoins de la vie et Tim-
possibilité de pourvoir à l'éducation d'un enfant avec une for-
tune aussi bornée que la mienne, avaient enfin déterminé le
père et Tépoux à dépouiller l'homme de lettres de ses livres.
U y avait longtemps que je cherchais parmi mes «oncitoyens
quelqu'un qui voulût les acquérir, lorsqu'on en a iait la j)ro-
position à l'impératrice de Russie qui a accepté ma biblio-
thèque et qui m'en a fait délivrer le prix à condition que j'en
resterais le dépositaire... »
Calherine, non contente de lui laisser ses livres, lui lit une
pension annuelle de 1.000 francs, et lui paya rin<iuante années
d'avance.
B partit pour aller l'en remercier (1773). Louis XV en parla
un soir chez la Dubarry:
« — Que va-t-il faire là-bas? dit-il. Je ne le croyais pas
»sez riche pour entreprendre un pareil voyagr. — H n'y va |>as
de ses deniers, répondit le prince de Soubise ; c'est Sa Ma-
jesté Timpératrice qui paye les frais. — Que veut donc de lui
l'impératrice? Vous ne m'avez point parlé de cela, M. d'Ai-
guillon. — Sire, je n'ai rien vu de diplomatique dans ce
voyage. »
« Louis XV mécontent poursuivit: « Diderot est l'ambassa-
deur de la clique des philosophes qui va réjouii' l'étranger à
mes dépens ; il n'a jamais mis le pied au château, et il racon-
132 HISTOIRE DE lA LITTÉRATURE FRANÇAISE
tera cent horreurs de ma vie privée ; il dira du mal de moi
lorsqu'il verra qu'on a du plaisir à en entendre dire... » Le
duc de Duras dit qu'il fallait empêcher Diderot d'aller en
Russie. La Vrillière était prêt à expédier une lettre de ca-
chet. Louis XV lui dit : « Gardez-vous-en bien, vous me brouU-
leriez à mort avec l'impératrice : elle désire Diderot ; eh bien
qu'il parte. Ces souverains étrangers ont aujourd'hui la rage
de prendre en France nos objets de mode et nos gens de
lettres ; passe pour les premiers, mais les seconds ! . . . Qu'il
aille donc en Russie, mais tant que je vivrai, ce Diderot n'en-
trera pas à l'Académie ; je n'y veux plus de philosophes,
d'athées ; il y en a déjà assez comme cela. »
Un de ses amis a conté ce départ :
(( — La veille de son départ, j'allai recevoir ses adieux. II
accourut, me mena dans son cabinet, les larmes aux veux.
Là, d'une voix étouffée par les sanglots, il me dit : « Vous
voyez un homme au désespoir ! Je viens de subir la scène la
plus cruelle pour un père et pour un époux. Ma femme...
Ma fille... Ah! comment me séparer d'elles après avoir vu
leur douleur déchirante ! Nous étions à table, moi entre elles
deux : point d'étrangers, comme vous pensez bien. Je vou-
lais leur donner, et ne donner qu'à elles, ces derniers mo-
ments. Quel dîner, quel spectacle de désolation ! jamais on ne
verra rien de pareil dans l'intérieur du foyer domestique. Nous
ne pouvions ni parler, ni manger : notre désespoir nous suCfo-
(juait. Ah ! mon ami, qu'il est doux d'être aimé par des êtres
si tendres, mais qu'il est affreux de les quitter ! Non, je n'au-
rai point cet abominable courage. Qu'est-ce que les cajoleries
de la grandeur auprès des épanchements de la nature? je
reste, j'y suis décidé ; je n'abandonnerai pas ma femme et ma
fille ; je ne serai pas leur bourreau : car, mon ami, voyez-
vous bien, mon départ leur donnerait la mort. »
« Et le philosophe me couvrait de ses larmes qui commen-
çaient à m'altendrir. lors(|ue nous vîmes entrer Mme Diderot,
et la scène changea. Il me semble qu'elle est encore là sous
mes yeux, cette femme impayable, avec son petit bonnet, sa
robe à plis, sa figure bourgeoise, ses poings sur les côtés et
sa voix criarde :
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 133
— « Eh bien, eh bien! monsieur Diderot, que faites-vous là?
Vous perdez votre temps à conter des balivernes, et vos pa-
quets, vous les oubliez. \'ous -devez pourtant partir de grand
malin; mais bon! Vous êles toujours occupé à faire des phrases
éternelles, et les affaires deviennent ce qu'elles peuvent. Voilà
ce que c'est aussi que d'être allé dîner dehors au lieu de res-
ter en famille. Vous aviez tant promis de n'en rien faire! mais
tout te monde vous possède, excepté nous. Ah ! quel homme !
quel homme ! »
« Cette petite tempête de ménage survenue à propos pour
éteindre le feu d'artifice tiré par mon cher ami, excita en moi
une hilarité difficile à décrire, j'ignore comment se termina la
fête, car je m'enfuis sans attendre le bouquet.
« Le lendemain, j'appris sans étonnement que l'infortuné
avait quitté Paris, avec une héroïque résignation, et oue la
famiUe ne s'était jamais mieux portée. »
C'était en mai 1773. Il arriva à Pétersbourg en octobre II
comptait avoir une audience, remercier et repartir. Il resta
six mois. Chaque jour il avait un long entretien avec l'impé-
ratrice. Le soir, il rédigeait ses notes et ses souvenirs. Cathe-
rine était enchantée de lui et de Grinmi : « Je leur parlerais
toute ma vie sans me lasser », disait-elle. Elle savait mettre
la conversation sur le ton d'une familiarité élevée. Ils avaient
des discussions échauffées, et quelquefois la czarine brisait là
avec douceur :
« Vous voilà trop échauffé pour avoir raison ; vous avez la
Wtevive ; moi je l'ai chaude, arrêtons-nous, nous ne saurions
plus ce que nous dirions. — Avec cette différence, répliqua
Diderot, que vous pourriez dire tout ce qu'il vous plairait sans
•
inconvénient, et que moi je pourrais vous manquer. — Oh ! fi
donc ! reprit la czarine, est-ce qu'il y a quelque diUérence entre
^ hommes ? »
Diderot gesticulait, tapait sur la table, et même sur les
cuisses impériales.
« — Votre Diderot, écrivait Catherine à Mme Geoffrin, est
un homme bien extraordinaire : je ne me tire pas de mes
entretiens avec lui sans avoir les cuisses meurtries et toutes
_ ■
^^res; j'ai été obligée de mettre une table entre lui et moi,
134 HCSTOIRE DE L.\ LITTÉRATURE FRANÇAISE
l)Our me mettre, moi et mes membres, à l'abri de ses gesticula
tioiîs. »
Quelle aimable figure d'impératrice qui sait descendre ci
son trône, qui reçoit et met à l'aise un pauvre auteur comn:
Diderot, et qui entretient une correspondance avec Mme Geo
Irin comme une simple bourgeoise du faubourg Saini-H<
iioré! Elle écouta le réformateur, l'approuva, mais ne change
rien pour lui à son gouvernement .
« — Si je lavais cru, tout aurait été bouleversé dans me
empire, administration, polilitiue. finances, j'aurais tout rei
versé pour y substituer ses tlu'Oiies ».
Elle lui expliquait sagement et de façon piquante :
(( — Vous oubliez, dans vos plans de rétonne, la différenc
de nos deux positions ; vous, vous ne travaillez que sur 1
papier qui souffre tout ; tandis que moi, pauvre impératrice
je travaille sur la peau humaine qui est autrement irritable i
chatouilleuse. »
Diderot s'employa durant son séjour à sceller une alliant
franco-russe qui détacha la Russie de la Prusse. Ses pla
doyers contribuèrent à ce résultat, qui était un heureux pr
cèdent.
Il fallut partir. L'impératrice lui donna son portrait, et u
guide chargé de tout payer. Il s'arrêta en Allemagne, en Ho
lande, et arriva à Paris en octobre 1774. Il rapportait à s
leiiiQie une belle pelisse et un manchon. On le trouva maigr
Le froid de là-bas avait atteint les poumons. Il se remit a
travail; tous les jours à cinq heures, il allait flûner au Palai
lioyal ou au café. Puis la toux devenant plus acre, il falh
changer d'air: il alla à Sèvres. A Paris, il habitait au coin de
rue Taranne et de la rue Saint-Benoît, au quatrième étag<
ses livres étaient au cinquième. Catherine le sachant si m.
logé lui offrit un bel appartement rue Richelieu.
En juillet 1784, il alla plus mal. Un prêtre vint; il le reçi
de façon affable. Le 30 juillet, il se leva encore, déjeuna
table, fort peu, avec sa femme, sa fille et son gendre: il fit u
soupir, et sa tête se penclia: il était mort. 11 fut enterré dar
la chapelle de la Vierge à Saint-Roch : il y est encore.
Il laissait un nom brillant, sinon solide: il a incarné se
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 133
époque, et U lient un des premiers rangs pamii les ancôlres
qui ont transformé là société, et ont fait la nôtre. Il fut de
ceux qui ont émancipé l'esprit, proclamé la liberté et ruiné
rintolérance ; de ceux qui ont exercé la haine du fanatisme,
rhorreui' de l'esclavage et des privilèges, l'estime pour le tra-
vail, le respect de la vie, la foi dans la perfectibilité hu-
maine et dans le progrès, la reconnaissance du droit de se
gouverner pour le.s citoyens et pour les peuples, l'enthou-
siasme pour les idées, le goût du beau, le souci de la dignité
personnelle, l'esprit, la grâce, la bonté, et la fraternité.
Quelques encyclopédistes méritent d'être mis à parf, sur-
tout d'Alembert (1).
Le 17 novembre 1717, sur les marches du baptistère de
Notre-Dame de Paris, un enfant abandonné vagissait dans
ses langes. Le fonctionnaire de la police l'envoya en noiu*-
rice à Crémerj'. La mère, Mme de Tencin, chanoinesse, ne
souhaita qu'une chose, c'est que l'enfant de sa faule ne fît
jamais parler de lui. Elle était mal tombée : son fils, c'était
d'Alembert. Le père, un général d'artillerie, ne cessa de le
surveiller de loin. La noun^ice, Mme Rousseau, fut très dé-
vouée. Le petit Jean, — ce fut son prénom, son nom fut
Le Rond — se fit remarquer pendant ses études, par la viva-
cité de son intelligence. Mme Suard a fait un récit exact et
bien connu, qu'il faut ici relire :
« M. d'AlemberF m'a dit que sa nourrice l'avait reçu avec
une tête pas plus grosse qu'une pomme ordinaire, des mains
comme des fuseaux, terminées par des doigts aussi menus
que des aiguilles.
« Son père l'emporta bien enveloppé dans son carrosse, et
parcourut tout Paris pour lui donner une nourrice; mais au-
cune ne voulait se charger d'un enfant qui paraissait au mo-
ment de rendre son dernier souffle. Enfin il arriva chez cette
bonne Mme Rousseau, qui touchée de pitié pour ce pau\Te
petit être, consentit à s'en charger et promit au père qu'elle
♦1) i7n-i":8«.
\
136 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
ferait tout ce qui dépendrait d elle pour le lui conserver : elle
y parvint à force de soins, et ceux qui ont connu d'Alembert
ont été témoins de la tendresse qu^il a conservée pour cette
excellente femme, qui s'est montrée sa véritable mère. II est
resté auorès d'elle jusqu'à l'âge de cinquante ans, et, lors-
qu'il alla vivre auprès de Mlle de l'Espinasse, il allait sans
cesse chercher sa chère nourrice, la consoler de ses peines,
faire des caresses à ses petits-enfants et la laissait heureuse
d'avoir un tel fils.
« Son père le voyait souvent, et s'amusait beaucoup, m'a
dit d'Alembert, de ses gentillesses et bientôt de ses réponses,
qui annonçaient dès Tâge de cinq ans, une intelligence peu
commune ; il allait en pension, et son maître était enchanté de
son esprit.
« Un jour, M. Destouches, qui en parlait sans cesse à Mme de
Tencin, obtint d'elle qu'elle l'accompagnerait où il l'avait
placé, et par les caresses et les questions qu'il adressa à son
fils, en tira beaucoup de réponses qui le divertirent et l'in-
téressèrenl: « Avouez, madame, dit M. Destouches à Mme de
« Tencin, qui eût été bien dommage que cet aimable enfant
« eût été abandonné. »
« D'Alembert, qui avait alors sept ans, se souvenait par-
faitement de cette visite et de la réponse de Mme de Tencin,
qui se leva à l'instant en disant : « Partons, car je vois qu'il
ne fait pas bon ici pour moi.»
« M. Destouches, en mourant, recommanda d'Alembert à sa
famille, qui jamais ne l'a perdu de vue.
« Quand j'ai connu d'Alembert, ajoute Mme Suard, il allait
encore dîner avec le neveu et la nièce de son père une fais
par semaine, il était toujours reçu avec autant d'égards que
d'estime et d'amitié.
« En me mettant si avant dans sa confidence, d'Alembert
m'autorisa à lui demander s'il était vrai que Mme de Tencin
lui eût fait dire par un ami, quand il eut acquis une grande
célébrité qu'elle serait charmée de le voir : « Jamais, m'a-t-ii
« dit, elle ne m'a rien fait dire de semblable. — Cependant,
« monsieur, on vous prête dans cette occasion une réponse
« très fière à une mère qui, juçqu'à votre célébrité ne vous
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 137
" avait pas donné signe de vie ; et j'ai entendu bien des per-
<c sonnes applaudir à votre refus comme à un juste ressen-
« timent. — Ah ! me dit-il, jamais je ne me serais refusé aux
c< embrassements d'une mère qui m'aurait réclamé ; il m'eût
« été trop doux de la recouvrer. »
« Quand Mme de Tencin mourut, elle laissa tout son bien
à Astuc son médecin. On prétendit que c'était un fidéicommis
et que le bien devait passer à d'Alembert, mais il n'en a ja-
mais rien reçu ; il disait qu'elle aimait beaucoup Astuc, et
que quant à lui, il était bien sûr qu'elle n'avait pas plus
pensé à lui à sa mort que pendant sa vie. »
La famille voulait qu'il s'appelât Daremberg. Il tenait à
Le Rond. A 21 ans, il choisit le nom de d'Alembert ; une soi le
de compromis. Il fut avocat, lut des livres jansénistes, et se
tourna d'instinct vers les mathématiques, dont il devait dire
plus tard :
— Elles ont été pour moi une maîtresse.
Il fît des communications à l'Académie des Sciences, qui
le remercia en le nommant membre adjoint. Il avait vingt-
quatre ans. Il en devint membre en 1765. Son traité de dyna-
mique l'avait mis dès 1743 au rang des premiers géomètres
de l'Europe. L'Académie de Berlin le couronna en 174G. Les
vents, la mécanique céleste, les cordes vibrantes et vingt au-
tres sujets lui furent des occasions de triomphes scientifiques.
Sa correspondance avec Lagrange est remarquable. Cepen-
dant il écrivait mal en parlant des sciences. II les savait bien
et les expliquait médiocrement, au contraire de Diderot qui
les expliquait galamment et ne les savait pas.
Gilbert a défini d'Alembeil a un écrivain qui se croit un
grand homme et fit une préface ». C'est la fameuse Prélace
à l'Encyclopédie, le Discours sur les Progrès de VEsprit Hu-
main,
II y exposa avec une netteté vigoureuse l'ordre dans lequel
sont nées les différentes parties du savoir, puis il fait le ta-
bleau historique dû progrès depuis la Renaissance. Dans la
première partie, ce ne sont qu'hypothèses auxquelles il croit
peu lui-même; et le moyen qu'il en fût autrement ? Il disait plus
tard :
138 HISTOIRE DE LA UTTÉRATIRE FRA^ÇAISE
a Quand je me perds dans mes réflexions à ce sujet, ce qui
marrive toutes les fois que j'y pense, je suis tenté de croire
que tout ce que nous voyons n'est qu'un phénomène qui n'a
rien, hors de nous, de semblable à ce que nous imaginons,
et j'en reviens toujours à la question du roi indien: « Pour-
quoi y a-t-il quelque chose? » C'était devancer Kant que
poser ainsi le problème du moi et du non-moi.
J.a partie la meilleure du discours est le tableau de la
marche de l'esprit depuis la Renaissance. C'est de forte pensée
et de très beau style:
« Les chefs-d'œuvre que les anciens nous avaient laissée
dans presque tous les genres, avaient été oubliés pendant
douze siècles. Les principes des arts et des sciences étaient
perdus, parce que le beau et le vrai, qui semblent se mon-
trer de toutes parts aux hommes, ne les frappent guère ù
moins qu'ils ne soient avertis. C^ n'est pas que ces temps mal-
heureux aient été plus stériles que d'autres en génies rares.
La nature est toujours la morne; mais que pouvaient faire
ces grands hommes semés de loin en loin, comme ils le sont
toujours, occupés d'objets différents et abandonnés sans cul-
ture à leurs lumières ?
(( Les idées qu'on acquiert par la lecture et par la société
sont le germe de presque toutes les découvertes.
<( C'est un air que l'on respire sans y penser et auquel on
doit la vie ; les hommes dont nous parlons étaient privés d'un
tel secours. »
Ses jugements littéraires sont contestables. Il n'a pas com-
pris Ronsard, et il a oublié Marot. Il a écrit sur Malherbe une
])age élo(|uente. Il rend justice aux savants anglais. Jamais
il n'a mieux montré la profondeur et la vigueur de sa pensée.
Il collabora abondamment au recueil lui-même. Son ar-
ticle sur Genève, où il regrette que celte ville proscrive le
théâtre, fît grand bruit. 11 disait :
'( — On ne souffla pas, à Genève, de couiédie : ce n'est pas
que l'on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes, mais on
craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation et de liberti-
nage que les troupes de comédiens répandent parmi la jeu-
nesse. Cependant ne serait-il pas possible de remédier à cet
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 139
inconvénient par des lois sévères et bien exécutées sur la con-
duite des comédiens? Par ce moyen, Cienève aurait des spec-
tacles et des mœurs, et jouirait de l'avantage des uns et des
autres ; les représentations théâtrales formeraient le goût des
citoyens, et leur donneraient une finesse de tact, une délica-
tesse de sentiment qu'il est diiOTicile d'acquérir sans ces leçons.
(c La lillérature en profiterait sans que le libeiiinage fît des
progrès. Genève réunirait à la sagesse de Lacedémone la
politesse d'Athènes. »
J.-J. Rousseau répondit sur le mode pathétique dans une
Lettre à dAlembert^ qui est un livre : ce fut une grosse que-
relle.
Les difficultés créées par le gouvernement aux éditeurs de
l'Encyclopédie le dégoûtèrent de l'entreprise ; il se retira en
1759, et laissa Diderot terminer seul le monument.
Après la Prélace, il fut célèbre. Les salons s'ouvrirent. Il
alla chez le président Hénault, chez Mme du Deffand, plut à
Voltaire, à Montesquieu, au comte des Allcurs. 11 affecta de
ne pas songer à l'Académie Française, de ne vouloir rien
faire pour y arriver.
a — J'en serai, si on m'en met. »
Ses amis, et surtout Mme du Deffand, « l'en mirent », non
sans peine.
Il fallait remplacer Surian, évoque de Vence. D'Alembert
avait deux concurrents: M. de Boismont, l'auteur ignoré d*un
panégyrique de saint Louis, porté candidat par la duchesse
de Chaulnes ; et aussi l'illustre Trublet, qui eut trois voix,
Boismont neuf, d'Alembert quatorze. Que faut-il croire de
Taventure de Duclos escamotant quelques boules noires qui
eussent nui à d'Alembert ? Les mémoires du temps s'accor-
dent à constater que sans Duclos, Boismont juissaiL Le Dis-
cours de d'Alembert fut fort applaudi. Ce fut Grenel qui lui ré-
pondit, il fit presque scandale, ayant à propos de Surian
hasardé une sortie, à la façon de Boileau, contre « les pontifes
agréables et profanes » qui regardent « leur résidence natu-
relle comme un exil », et viennent « promener leur inutilité
parmi les écueils, le luxe et la mollesse de la capitale, ramper à
la cour, et y traîner de l'ambition sans talent, de l'intrigue
140 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
sans affaires, et de rimportance sans crédit ». Ceci dit en
pleine séance publique jeta un froid.
Par la suite, d'Alembert composa nombre d'éloges qui va-
laient moins par le style ou la sobriçlé que par la mimique et
le ton de la lecture. Il avait un don curieux, de mimer, d'imi-
ter, de parodier les types: et c'était la joie des salons. Rôle
bien imprévu pour un géomètre.
Un livre sur la destruction des Jésuites souleva contre lui
des tempêtes et lui valut les noms d' « hyène, de Philistin,
d'Amorrhéen, de bête puante, de Rabsacès ».
C'était assez pour lui valoir les sympathies de Frédéric II,
roi de Prusse, qui l'invita à venir présider son académie. Ce
fut longtemps en vain. D'Alembert avait sa fierté. Il ne se dé-
cida que plus lard à aller à Berlin où il se lia avec le grand
savant Euler. Puis il revint à Paris, où Mlle de Lespinasse
le retint et le garda ; il refusa l'invitation de Catherine de
Russie, avec qui il eut une correspondance qui les honore
tous deux.
J'ai nommé Mlle de Lespinasse, célèbre par les lettres ten-
dres qu'elle a laissées. C'était une enfant de l'amour, élevée
pauvrement à Lyon par son père, détestée par sa mère et
ses sœurs, qui lui volèrent sa part d'héritage. Elle fut dame
de compagnie, i^marquée par Mme du Deffand qui se l'atta-
cha et l'aima, jusqu'au jour où elle s'aperçut que sa demoi-
selle de compagnie causait trop bien, et que son salon deve-
nait celui de Mlle de Lespinasse, à qui venaient tous les
hommages, les nouvelles, les bons mots. Elle la chassa. Ses
amis firent une souscription pour la malheureuse; Mme de
Luxembourg paya le mobilier et Mme Geoffrin lui fil une rente
viagère. Ce fut la guerre. Il fallut choisir entre les deux salons.
D'Alembert suivit Lespinasse, sa maîtresse. Sans être belle,
elle était très recherchée, et elle n'était pas cruelle, dans le
même temps, pour M. de Mora ni pour M. de Guibert. Elle
fut mêlée dès lors à tous les travaux de d'Alembert, .à ses re-
lations, à sa correspondance ; elle fut son secrétaire, sa col-
laboratrice, son guide parfois en matière de style, car elle
était très éprise du beau langage, témoin l'anecdote que
conte Morellel :
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 141
« Mlle de Lespinasse aimait avec passion les hommes d'es-
prit, et ne négligeait rien pour les connaître et les attirer dans
sa société. Elle avait désiré vivement voir M. de Biiffon;
Mme Geoffrin, s'élant chargée de lui procurer ce bonheur,
avait engagé Buffon à venir passer la soirée chez elle ; voilà
Mlle de Lespinasse aux anges, se promettant bien d'observer
cet homme célèbre et de ne rien perdre de ce qui sortirait
de sa bouche.
« La conversation ayant commencé de la part de Mlle de
Lespinasse par des compliments flatteurs et fins comme elle
savait les faire, on vient à parler de Tart d'écrire, et quelqu'un
remarque avec éloge combien M. de Buffon avait su réunir la
clarté à l'élévation du style, réunion difficile et rare. « Oh!
diable! » dit M. de Buffon, la tête haute, les yeux à demi
fermés et avec un air moitié niais, moitié inspiré « Oh !
diable, quand il est question de clarifier son style, c'est une
aulre paire de manches. »
c< A ce propos, à celte comparaison des rues, voilà Mlle de
Lespinasse qui se trouble, sa physionomie s'altère, elle se
renverse sur son fauteuil, répétant entre ses dents: une autre
paire de manches, clarifier son style! Elle n'en revint pas de
toute la soirée. » ^
Ses lettres sont brûlantes, passionnées ; elle y fait revivre
ses heures de tendresse, avec tant de charme et de sincérité,
que ce ne sont plus ses fautes, ce sont celles de Famour.
D'Alembert souffrit de ses trahisons, mais ne l'aimait pas
moins. II lui offrit son portrait avec ces vers :
Kt dites quelquefois on voyuni celte inuigo :
De tous ceux que j'aimai (jui m'aima comme lui ?
Sa mort l'abîma dans une douleur profonde. Il mourut à
66 ans, laissant la mémoire d'un esprit distingué, d'un cœur
généreux, noble et bon, d'un savant très averti, et d'un écri-
vain dont la Préface fera longtemps encore l'honneur et la
célébrité.
142 HISTOIRE DE L4 LITTÉRATURE FRANÇAISE
Un autre grand savant a honoré à la fois les lettres et les
sciences.: c'est Buffon (1).
Au mois de mai 1785, Hcraull de Séchelles alla faire visite
à Buffon, dans sa propriété de Montbard, tout proche Se-
mur. Il aperçut de loin la tour du château sur la colline, arriva
chez le grand homme et tut introduit par le fils — qui mourut
sur l'échafaud en 1793, comme son visiteur, — dans le salon
orné d'oiseaux peints à Taquarelle. La porte s'ouvrit bientôt,
et Buffon parut; il piit son temps pour se retourner, refeiiner
l'huis, méthodiquement et par ondre^ avant de venir saluer
son hôte. Hérault pensa :
— Serait-ce un esprit d'ordre qui met dans tout la même
exactitude?
Il avança majestueusement, les bras ouverts. Sa figure était
noble et calme. 11 avait soixante-dix-huit ans, il en paraissait
soixante. Il venait de passer seize nuits de douleurs atroces,
atteint d'une crise de la pierre, et il était cependant frais
comme un enfant, tant le tempérament élait robuste. Le buste
de Houdon le rend bien au vif et au naturel. Il était frisé,
quoique malade. Chaque jour il se faisait mettre des papil-
lotes. Il avait une robe de chambre jaune à raies blanches,
parsemées de fleurs bleues. La voix était forte, pleine de
familiarité. Quand il parlait, ses yeux étaient fort mobiles et
ne fixaient rien. 11 avait la vue basse. 11 était vaniteux, de
bonne foi. Target disait :
— Voilà un homme (jui a beaucoup de vanité au service de
son orgueil.
Le domaine était vaste et la vue splendide. Il avait des vo-
lières, des fosses à lions, à ours. Son cabinet de travail était
dans la tour, fermé par une porte verte à deux battants, voûté,
avec les murs peints en vert et ornés de figures d'animaux.
Le sol était carrelé, avec un tapis. Un canapé, des chaises
de cuir noir, un casier, une table composaient Tameublement.
Il se coiffait d'une toque grise. 11 passait à Montbard huit
mois par an.
Il était régulier, ferme dans sa volonté. 11 estimait que le
(1) 1707-1788.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 14:^
génie est une plus grande aptitude à la patience. Se couchait-
il tard? Il se faisait réveiller par un savoyard qu'il payait d'une
gratification, lorsqu'il l'avait brutalement secoué de son som-
meil par les épaules, malgré ses récriminations et ses me-
naces. Le réveil était toujours à cinq heures du matin ; à six
heures, il était au travail dans sa tour, à un demi-quart de
lieue de la maison. Il commençait par relire et corriger ce
qu'il avait fait la veille. La séance de travail durait jusqu'à
une heure, qui était le moment du déjeuner et du délasse-
ment. D devenait alors gai, polisson même, grossier parfois.
Ses théories sur l'amour étaient triviales et basses, et indi-
gnaient jusqu'à Mme de Pompadour.
Il était galant, galantin même, et il aimait la société des
femmes. Il associait la galanterie et la physique. Pour cal-
culer le refroidissement de la terre, il employait cinq ou six
jolies femmes, leur mettait dans les mains des globes de dif-
férentes matières portés à la même température, et se faisait
rendre compte du refroidissement progressif accusé et res-
senti par ces peaux délicates.
Il avait pour devise : Tout ce qui ne sert pas nuit. Il trou-
vait toujours quelque chose de bon dans le plus médiocre
ouvrage. Il ne gardait ni papiers ni notes, et son cabinet de
travail était nu comme une cellule.
L'après-midi, il recevait, il causait librement.
II parlait de ses travaux avec une franche fierté,' vantant
leur perfection, leur mérite. D se faisait conter la menue
chronique scandaleuse du pays, et ne s'occupait qu'alors de
ses affaires, de ses gens, des quatre cents ouvriers de ses
forges, avec la gouvernante dame Blesseau, ou le P. Ignace,
son curé. Il était marié ; il avait épousé à 43 ans, Mlle de
Saint-Belin, âgée de 20 ans.
Il s'entretenait de ses livres, de ses correspondants, de
(uestions diverses; il disait de la religion, qu'il en faut une
our le peuple ; il critiquait le style des grands auteurs,
n'admettait pas que Racine pût dire: « Le jour n'est pas plus
ir que le fond de mon cœur )>, parce que le jour et un fond
se peuvent comparer. Il n'aimait pas les vers : « J'en eusse
144 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
fait tout comme un autre, disait, -il, si la raison n'y portait
pas des fers. » Et une autre fois :
« — Je ne suis pas poète, ni n'ai voulu Tétre, mais j'aime
la belle poésie. J'habite la campagne, j'ai des iardins, je con-
nais les saisons et j'ai vécu bien des mois ; j'ai donc voulu lire
quelques-uns de ces poèmes si vantés des Saisons, des Mois
et des Jardins. Aucun d'eux n'a su, je ne dis pas peindre la
nature, mais môme présenter un seul trait caractérisé de ses
beautés les plus frappantes. »
Il avait le sentiment du pittoresque, de la nature, de la
poésie.
On a de lui ce quatrain galant :
■
Sur vos genoux, ô ma belle Eugénie,
A (le-i couplets je songerais eu v<un. /
Le sentiment étouffe le génie.
Et le pupitre égaie Téciivain.
Il attachait une grande importance au costume : •< L'habit
fait partie do nous-mêmes. >» déclarait-il. Et il voulait que ses
paysans le vissent toujours en habit très brodé.
— Je ne puis travailler, disait-il, que quand je me sens
bien propre et bien arrangé.
Il savait par cœur presque toute son œuvre. Il s'en faisait
souvent lire ses pages préférées, le discours du premier
homme quand il décrit l'histoire de ses sens, le désert de TAra-
bie, dans le chapitre du Chameau, l'article du Kamichi. Si on
lui demandait comment il était devenu célèbre, il répondait :
— • En passant cinquante ans à mon bureau.
Esprit net, il généralisait, il simplifiait, et il disait à Hé-
rault de Séchelles.
— Pourquoi avez-vous deux noms ? Il n'en faut qu'un.
Hérault a consigné tous ces détails dans sa petite relation
ou interview de Bulïon, qui y apparaît avec une physionomie
assez particulière de grand et solide lutteur, soulevant lente-
ment et patiemment le poids formidable de son œuvre. Com-
plétons son article par quelques détails encore.
Louis de Buffon, l'historien fameux de la nature, appar-
tenait à une grande et riche famille. Son père vivait avec
HISTOIRE DE LA LITTÉIt\TURE FRANÇAISE 145
faslc, donnait des fêtes, recevait toute la haute société de Di-
jon. Louis se brouilla avec lui lors de son mariage, et exigea
le règlement des comptes. Le jugement du procès lui attribua
la terre de Montbard. Le père et le fils se réconcilièrent par
la suite, et Buffon, à la mort du vieillard, en prononça l'éloge
à TAcadémie en quelques paroles touchantes mùlées de pleurs.
Après ses études, Buffon entra dans la vie par une que-
relle avec un Anglais qu'il tua en duel. Il se sauva, et visita
l'Italie, où il rencontra un M. Hinckmann, qui lui communi-
qua le goût des sciences naturelles. Il vit aussi la Suisse, et
TAngleterre, où il étudia Haies et Newton. A son retour, ses
premiers travaux furent assez remarqués pour qu'à vingt-six
ans il fut appelé à TAcadémie des Sciences. Le roi s'intéres-
sait à ses expériences en grand sur les déboisements, et mit
à sa disposition les forêts de Marly et de Saint-Germain. En
IT'iT, il refit à La Muette les grands miroirs ardents d'Archi-
mède. Il incendiait à distance des maisons qu'il payait le
double de leur valeur. Il faisait construire de colossales
sphères de bronze pour les chauffer, et étudier d'après leur
refroidissement, les lois du refroidissement de la terre.
Il fut nommé, en 1739, intendant du Jardin du Roi, aujour-
d'hui Jardin des Plantes.
C'est là qu'il conçut et exécuta le plan de sa vaste Histoire,
Naturelle. Il en publia les tomes I à III en 1719, et tous lefi
ans, un volume nouveau parut régulièrement.
Elu membre de l'Académie Française en 1752, il renonça
au discours d'usage dans lecjuel on devait dévider une suite
d'éloges ; il choisit et traita un autre sujet : ce fut le Discours
sur le style dont on a retenu cet adage : « Le style est
l'homme même. »
Cependant il réorganisait le Jardin du Roi, enrichissait,
classait avec Daubenton les collections cpie leur envoyaient
de tous les points du monde les souverains, les particuliers,
les savants, les voyageurs, en échange du titre de correspon-
dants du Jardin du Roi et du Cabinet d'Histoire nalurelle. Des
pirates ayant trouvé, dans une de leurs |)rises, de^ caisses à
^0T\ adresse, les lui (envoyèrent sans les ouvrir, tant sa ré-
juitation était étendue.
10
14t) HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Il donnait au Cabinet d'Histoire naturelle les cadeaux per-
sonnels qu'on lui faisait. On lui disait:
— Et votre fils ?
— Le cabinet du roi est mon fils aîné, répondait-il.
Les salles devenant trop petites, Butïon, pour gagner de
la place aux collections, abandonna son appartement, et loua
une maison rue des Fossés-Saint-\'ittor. Il étendit le jardiu
jusqu'à la Seine, combla le lit de la Bièvre, s'agrandit du
côté de l'abbaye de Saint- Victor dont il acheta des bâtiments,
et comme les moines tardaient à en sortir, il envoya des cou-
vreurs ôter les tuiles des toits, un jour «juil pleuvait à flots. •
Il fonda des chaires d'enseignement, avec Fourcroy, les
frères dé Jussieu, les Daubenton, ïhouin, Lacépède, pour
professeurs. Il recevait un courrier volumineux. Les souve-
rains tenaient à honneur d'être en correspondance avec liii.
Il était en bons termes avec le roi (jui lui écrivait :
— Envoyez-moi un chevreuil de Montbard...
Or il ne s'en trouva qu'une moitié.
Le roi rit, et lui renvoya une moitié de pâté.
Buffon»lut le Cygne à son visiteur, le prince Henri de Prusse,
qui, charmé, lui envoya un service de porcelaine de Saxe au
Cygne, Buflon le léfijua à Aime de Xeoker.
De son vivant, il vit couroiuiei- sun buste et se dresser îsa
statue, par Pajou.
Il ne fut d'aucune coterie et n'intrigua point. Il s'imposa
par son jKîsant génie. Il vivait <lans un majestueux isolement,
et ne répondit jamais à aucune attaque. Il eut beaucoup
d'ennemis et d'envieux, et plus encore de fervents admira-
teurs.
Il dédaignait ses adversaires. 11 déclarait : « Mon amour-
propre va jusqu'à croire (jue certaines gens ne peuvent pas
ménie m'offenser. » El il estimait (\n v il faut laisser la ca-
lomnie retomber sur elle-même. »
Voltaire le jalousait ; il raillait sa théorie des fossile? et de
la terre autrefois submergée, en prétendant (|ue les coquil-
lages venaient de déjeuners Iai!s jadi< dan^ la montagne par
(h\^ pèlerins.
Buffon mourut au Jardin du Roi, en 1788.
HISTOIRE DE L.V LITTÉRATURE FRANÇAISE 147
L'agonie kil lenfe : le corps était robuste. Les restes lurent
conduits à Montbard, parmi une grande affluence de peuple
qui bordait la roule.
Sa tombe v est encore.
Son œuvre étonna, et nous étonne encore, par la simplicité
grandiose de sa vaste ordonnance. Elle comprend deux Dis-
cours sur l'histoire de la Nature, le traité des Prenies de la
théorie de la terre, et de la formation des plaiv>tes, VHis-
toire des Minérawr avec de nombreux rapports d'expériences,
et une partie capitale, les Epoques de la Nalun\ en sept cha-
pitres. Elles furent altacjuées au point de vue théologal, quoi-
«.(ue Bufîon ait toujours pris le parti de se tenir en bons
termes avec la Sorbonne, ce qui le rendait suspect aux Ency-
clopédistes. C'est un des traités qu'il a le plus soignés; il le
recopia dix- huit fois, élucidant et complétant à mesure sa
pensée. Il distingue sept moments :
Lorsque la terre et les planètes ont pris leur forme;
Lorsque la matière s'étant consolidée a formé la roche inté-
rieure du globe, ainsi que les grandes masses vitrescibles qui
sont à sa surface ;
Lorsque les eaux ont couvert nos continents :
Lorsque les eaux se sont retirées et que les volcans ont
commencé d'agir ;
Lorsiiue les éléphants et les autres animaux du midi ont
habité les terres du nord ;
Lorsque s'est faite la séparation des continents ;
Lorsque la puissance de l'homme a secondé celle de la na-
ture.
Celle dernière Eparpic évoque la fornjation des premièn.-s
sociéles humaines. Huffon a pressenti la science de rarchéo-
log-rê préhistorique ; il réfute, comme aussi dans les discours
sur Jeseaniassiers,los opinions de Jean-Jac([ues Rousseau sur
rhumanilé primitive. Il a eu les intuitions les plus fécond'^s,
il a deviné les Ihéoi'ies (|ui allaient naître : il a reconnu dans
les sau^ageS', non des retardataires, mais des êtres déchus,
<lans les Chinois, les témoins et les vestiges de la sagesse an-
l*n"t^ : il a dit ([ue Ihonune peut agir sur la nature, sur le
climat, qu'il peut modifier par des déboisements et des des-
148 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
séchemenls, sur les animaux, sur les végétaux, par des croi-
sements et des sélections.
Il a prédit bien des résultats, et le diamant inflammable, les
glaces australes, l'avenir du charbon minéral, de l'électricité;
il a amorcé et annoncé bien des conquêtes du savoir ; il a
devancé les conclusions du siècle suivant.
Son histoire des minéraux est complète, considérable, et
nous fait étudier toute la terre solide, toute la gamme des
métaux, sels, alcalis, laves, les étains, le nickel, le cobalt,
le manganèse, les pierres précieuses. Un tableau détaillé
des six ordres de minéraux répartis en classes et en divisions
donne à la fin l'état de cet ouvrage, qui emplit six gros vo-
lumes.
Viennent ensuite les Expériences sur les Végétaux et YHis-
loire des Animaux, son grand œuvre. Après des considéra-
lions sur la reproduction, la nutrition, la formation des êtres,
il envisage l'homme. Il suppose un être tout neuf, ouvrant
les yeux et découvrant le monde, un peu comme Condillac,
en expliquant l'origine des sens par la fiction d'une statue qui
s'anime insensiblement. Tout ce volume a de réelles beautés.
Le portrait idéal de l'homme de bien, où il s'est dépeint,
ne manque ni de mérite ni de grandeur.
Parlant de la naissance et de la nourriture du premier âge,
il condamne le maillottage des enfants et le corset pour les
jeunes filles, passe en revue les phénomènes et les monstres,
analyse les sens, étudie les races, et en vient aux animaux.
\'oici le cheval (le portrait en est célèbre), le chien, le chat,
tous les animaux domestiques, les animaux sauvages, les car-
nassiers, les animaux des tropiques, de l'Afrique, de TAmé-
rir[ue, de la mer.
A propos du cerf, il écrivit l'éloge de la chasse, pour faire
au roi sa cour.
Puis ce sont les oiseaux, oiseaux de proie, aigles, buzards,
vautours, ducs, les oiseaux qui ne peuvent voler, et autres qui
ont rapport à eux (les divisions n'ont pas une apparence plus
scientifique) les paons, faisans, chinquis, hoccos, manucodes,
rocotzin, azurin, et par centaines, dorés, mordorés, bleus ou
rouges, légers, caquetant, tous ces volatiles avec des noms
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 149
adorablement jolis, semblent froufrouter dans ces in-octavos
comme dans une large volière; il sort de ces pages un bruit
de forêt sonore, de plumes agitées, de cris répétés et dfe becs
en gaieté. Jamais plus consciencieux inventaire de la gent ai-
lée n'a été rédigé dans un style aussi solide et aussi agréable.
II manque la botanique et l'entomologie.
Aujourd'hui, c'est surtout par la forme que Buffon nous sé-
duit encore, par l'ordonnance majestueuse de ses développe-
ments, la belle carrure, l'ampleur, qui devient emphase s'il
s'agit de l'oiseau mouche, mais qui est digne du sujet s'il s'agit
des grands fauves, ou de la formation des astres. Buffon dé-
lestait le style court, haché, ce qu'il appelait le style poussil.
Il apportait dans son écriture, toute la majesté qui manquait
à sa conversation, qu'il avait familière et triviale dans le choix
de ses expressions. Et les dames venues pour l'entendre
étaient suffoquées, qu'un écrivain si pur et si châtié. fut un
causeur de si peu de façon.
L'ordre, la patience, la volonté furent ses qualités et sa
force.
Il aima commander à une grande masse de faits.
Dans son œuvre, la plénitude du courant fait sa beauté.
L'ouvrage fut fort admiré, et son ami Guénaud de Montbé-
liard dit ce quatrain:
O jour heureux qui visnaîtie Buffon,
Tu seias à jamais chez la race future
Pour les amis du vrai, du beau, de la raison,
Une époque de la nature.
Il est vrai. Par Tart patient, par les proportions grandioses
de l'œuvre, par la colossale portée de cette arche jetée comme
un arc -en-ciel sur les âges et les espèces, par la haute philo-
sophie qui se dégage de cette vaste histoire, par les con-
séquences scientifiques, économiques, humanitaires (lisez la
page sur les nègres), Buffon a été un génie prodigieux et
bienfaisant. On lui doit le Jardin des Plantes: il l'a fondé, et
il l'a décrit, en le complétant pour en faire le plus vaste ta-
bleau du monde habité. Il est le promoteur des grands tra-
vaux des naturalistes modernes ; vulgarisateur fécond, artiste
150 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FR4NÇA1SE
délicat, il a été riiisloriographe épique de la Terre el du
Pasjîé, pour sa plus grande gloire dans ravcnir.
Le centenaire de la mort de Buffousa été célébré en 1888 à
Montbard, où M. E. Guillaume, membre de rinstilut, a pro-
noncé un discours substantiel et plein d'idées justes, dont
nous lirons cette page :
On est d'accord pour admirer Hiistoire natnrolle des animaux et
d^s oiseaux. Les morceaux les plus célèbres qu'elle cortient sont
dans la mémoire jusque de nos enfants. Ce sont des portraits vifs et
d'une proportion parfaite, dans lesffuels le savant se montre à la
fois peintre accompli et moialiste ingénieux. On a pu reprocher h
Bulïon d'avoir trop rapporté l'animal à l'homme et de s'être passé
dune classification vraiment scientifique. Mais il a fondé la partie
historique et descriptive de Ttiistoire nahuelle. C'est lui, qui, en
dégageant l'id'f d'espèce de l'élude des individus et en admettant la
mutahililé de l'espèce elle-njême, a préparé, on peut le dire, le
chanip inunense où l'ontologie moderne se déploie. Et quelle décou-
verte, en son temps, que celle de la loï qui préside à la répartition
des animaux sur le globe ! Et quel titre enfin au respect de l'humanité
que d'avoir démontré l'unité des races humaines ! Ce sont là des
créations intellectuelles puissantes, que le beau livre sur les Epoques
de la Xature est, plus tard, venu couronner.
Voilà ce que Ton peut appeler des idées de génie. Elles ont marqué
dans la Fcience un progrès immense. Mais ces idées de Buffon, alors
m^me quelles ne s'accordent pas exactement avec les faits^ sont
fécondes, et c'est sur ce point qu'il convient d'appuyer. Buffon a
exercé sur ses successeurs l'influence d'un maître. 11 n'a pas
fondé la géologie, mais le premier il a pensé et dit que notre globe
avait son histoire, que des bouleversements successifs avaient pré-
paré l'état dans lequel nous le voyons, que dans- les entrailles de la
terre et à sa surface se trouvaien-t les témoins de ces révolutions. Il
n'a pas, non plus, été le fondateur de la paléontologie, mais il l'a
annoncée en termes prophétiques, émouvants ; le premier encore, il
a émis cette opin^ion que différejits états de création s'étaient succédé
et qu'il y avait des espèces perdues. Il n'était pas anatomiste, mais
ses idées sur l'unité du plan de la nature, dans la formation des êtres,
étaient des vues supérieurer., qui devaient après lui être généralisées,
mais qui ont d'abord ouvert la voie à une science nouvelle : Tanatomie
comparée. Il a parlé de la transformation des espèces et des géné-
rations spontanées, et les partisans de ces doctrines se font forts de
son autorité. D'autres savants \iendront qui, dans quelques passages
inaperçus trouveront le germe ou la justification des théories nou-
velles. Buffon appartient déjà à deux siècles.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 131
L'Economie politique eut ses adeptes. Quesnay prêcha le
libre-échange et montra que la monnaie n'est pas la richesse
même, mais le signe de la fortune. Gournay conseilla le dé-
veloppement de l'industrie. Des disciples d'Adam Smith re-
connurent quatre modes d'activité : agriculture, industrie,
commerce, travail intellectuel.
A côté des spéculatifs conune Condillac, des polémistes
comme Diderot, il y eut toute une secte de penseurs plus
modestes et plus laborieux, plus soucieux des réalités im- ^
médiates, animés surtout par l'amour du peuple et préoccupés
par le problème de la misère qui s'était posé dès la lin du
règne de Louis XI\', et n'avait pas encore trouvé sa solution.
Turgot (1) était de ceux-là. Cet ancien prieur de Sorbonne,
qui avait quitté les ordres malgré les promesses d'une bril-
lante fortune, pour rester sincère avec lui-même, étail l'Eco-
nomiste de TEncyclopédie, quand il fut nammé à l'Inten-
dance <lu Limousin. Il trouvait l'occasion d'appliquer ses doc-
trines, il le fit avec une entière rigueur et un plein succès.
Quelques années plus tard, en 1766, dans ses « Réflexions
sur la formation et la distribution des richesses », il expo-
sait ces théories en détail, et signalait quelques résultats de
leur application. Esprit pratique et pondéré, autant que pro-
fond, il évita les extrêmes, chercha à concilier les écoles,
et fonda celle de la raison. Il comprit qu'à cet édifice ver-
moulu de la vieille France, il fallait toucher sans précipitation.
Ses idées étaient hardies; mais ses moyens d'action furent
essentiellement prudents et raisonnables : il les résuma lui-
même dans sa lettre au xoi, lorsqu'il fut appelé au ministère :
« pomt de banqueroute, point d'augmentation d'impôts, point
d'emprunts, mais réduction de la dépense au-dessous de la
recette, w N'est-ce pas le secret de tous les bons budgets?
Il me reste à nommer, dans l'ordre des temps, une douzaine
de penseurs, philosophes, moralistes, qui pour avoir suivi ou
mené le mouvement intellectuel et moral, et pour avoir écrit
des livres où la lorme vaut souvent la pensée, méritenl de
n'êtr-e pas omis.
(1) i72:-1781.
152 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Plusieurs moralistes furent intéressants, à commencer par
Molebranche (1).
Un jeune praticien, arrêté un jour à la devanture d'un li-
braire, mit la main sur un livre de Descartes, intitulé : Traité
de r homme. Il ne connaissait ni l'auteur ni l'ouvrage. Il lut
une page, puis deux, puis un chapitre, et fut si émerveillé
que de violents battements de cœur l'obligèrent à plusieurs
reprises d'interrompre. Ce jeune homme s'appelait Male-
branche.
Il acheta le livre, l'emporta, et sa vie prit une direction
nouvelle.
Il était fils d'un trésorier du roi. On l'avait destiné à Tétai
ecclésiastique, parce qu'il était difforme et de santé délicate.
Il avait fait sa théologie en Sorbonne. Mais la théologie ne
l'attirait point et son esprit cherchait sa voie. Après quatorze
ans de méditation sur l'œuvre de Descartes, il publia le pre-
mier volume ci'un traité intitulé : Recherche de la vérité^
malgré l'opposition des censeurs royaux qui tenaient le car-
tésianisme en défiance, et détendaient Aristote et la scolasti-
que attardée. Le succès du livre fut grand, dû à l'élévation de
la doctrine, à la méthode lumineuse de l'exposé, au charme
du style. « Malebranche, disait Fontenelle, a le grand art de
mettre les idées abstraites dans le plus beau jour. Sa dic-
tion a toute la dignité que ces matières demandent, et toute
la grâce qu'elles peuvent souffrir. » Ce doux philosophe, ce
méditatif se trouva presque aussitôt engagé dans une ardente
polémique avec tous les théologiens de son temps. Un traité
manuscrit De la Grâce lui attira de la part d'Arnaud, le
docteur janséniste, des critiques sévères. Il se renconira avec
son contradicteur, chez le marquis de Roncy, discuta tout un
jour, et ne put tomber d'accord. Quelque temps après, Ar-
naud était exilé. Malebranche, cédant à ses conseils, avait re-
manié son opuscule ; il le lui envoya. Arnaud le combattit de
nouveau, avec non moins de vigueur. Malebranche en ap-
pela à Bossuet, qui lui retourna son exemplaire avec ces
simples mots sur la couverture : <( Pulchra, Nova, Falsa. »
Plus tard, Bossuet essaya de le convaincre, mais Malebranche,
(1) 1637-1715.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE Vi-i
qui n'était pas cloquent^ et qui, par timidité, redoutait la dis-
cussion, se déroba : « Voulez-vous donc, dit Bossuet mena-
çant, que j'écrive contre vous ? » Il ne le fit pas pourtant,
mais il excita Arnaud à lui tenir tète.
Un autre ou\Tage de Malebranche, les Médilalions cliré-
tiennes et métaphysiques, ralluma la querelle. Arnaud l'at-
taqua violemment, et eut le dessous ; Malebranche se défendit
jusqu'à la mort du grand janséniste, et même contre un de
ses écrits posthumes. Mais Arnaud mort, d'autres et plus vio-
lents lui déclarèrent la guerre. Le professeur Régis l'accusa
d epicujûsme, le père Lamy de quiétisme, les jésuites de spi-
nozisme. Il fit face à tous. Sa santé était chancelante. Une
entrevue avec le philosophe anglais Berkeley, qui vint chez
lui discuter sa doctrine, l'épuisa et hâta sa fin. Il mouru
en 1715.
Malebranche est le continuateur et le libre disciple de Des-
cartes ; il voulut allier dans sa doctrine le rationalisme car-
tésien, le mvslicisme chrétien et l'idéalisme de Platon. Cet ef-
fort de conciliation et d'éclectisme lui valut d'être critiqué
par tous, et d'avoii* partout des ennemis. Sa morale fondée
sur Tamour, amour de Tordre et amour de Dieu, le fit surnom-
mer le Platon chrétien. Il reste, après Descartes, notre plus
grand philosophe ; par la pureté, l'éclat, la poésie de son
style, il a rang parmi nos mcilleui's écrivains. Il a laissé
d'importants travaux sur la physique. Il fut même poète, un
jour, dans sa vie, et l'anecdote est assez piquante. On par-
lait dans un salon de poésie et de bouts-rimés ; Malebran-
che déclara que rien n'était plus facile, après tout, que de
faire des vers. On le prit au mot, et il improvisa ces deux
vers célèbres, dont ses amis se réjouirent fort :
Il nous fait mijourd'hiii le plus bo.ui temps du monde.
Pour aller à cheval sur la terre et sur IVuide.
Malebranche était psychologue. \'oici un sociologue.
L*abbé de Soint-Pierre (1), l'autour du Projel de Paix per-
pétuelle, était bien l'homme de ses livres, un doux rê\^ur
(I) 1658-1743.
134 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
plein de confiance et de bunlé, jamais Irisle, même dans les
plus rudes épreuves. On sait quel lut .^on dernier mot en
mourant: « Espérance ! »
Il était entré dans les ordres, pour la seule raison que cet
état conwnait aux cadets de noble famille : mais il était né
pour être philosophe. « L'habitude que j'avais prise de rai-
sonner sur des idées claires, ne me permit pas, dit-il, de rai-
sonner longtemps sur la théologie. >• Il s'en vint donc à Paris
se joindre au monde des gens de lettres, parmi lesquels il
y avait déjà beaucoup de idiilosophes. Il fut du salon de
Mme Lambert, et comme Mme Lambert « faisait » les Aca-
démiciens, il entra à l'Académie, n'ayant encore rien pu-
blié, n mit à composer son discours de réception exac-
tement quatre heures, et quand on lui représenta (lue
ce travail devait éti-e fait avec beaucoup de soin : — u Ces
sortes de discours, répondit-il, pour l'utililé dont ils
sont à TEtat, ne méritent pas plus de deux heures de travail :
j'en ai mis quatre, et cela est fort honnête. » Il accepta la
charge d'aumônier de Madame, mère du Régent, afin
d'avoir ses entrées à la cour, et d'être à môme d'observer. Il
eut ainsi « une petite loge pour voir de plus près ces acteurs
qui jouent sur le théâtre du monde ' . Ce spectacle, et plus
tard celui du Congrès d'Utrecht (où il accompagna l'abbé
de Polignac), lui inspirèrent des réflexions qu'il rassembla
dans ses deux ouvrages les plus célèbres, le Projet de Paix
perpétuelle et le Discours sur la Polysyuodie. Le second lui
valut d'être exclu de l'Aradémie Française, car il avait con-
testé à Louis XIV le titre de Grand, et proposé qu'on l'appe-
lât Louis le Redoutable. A l'unanimité moins une voix (celle
de Fontenelle), ses amis l'écartèrent. On ne s'en tint pas là.
Comme il était peu après devenu le chef d'une autre Acadé-
mie de politiques et de philosophes, le Club de VEntresol, qui
venait de s'ouvrir dans l'hôtel du Président Ilénault, on ferma
le Club à cause de sa présence.
Ces persécutions ne Tattrislèrent pas. Il conserva ses chi-
mères, son grand calme et sa gaieté. La douceur de son ca-
ractère forçait la sympathie ; il eut malgré tout beaucoup
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE \ol>
<l*amis et qui restimèrenl ; il vrriit encore, <»l moiiru! parfai-
tement heureux.
La î^ruyêre Ta portraituré sous les traits de Mopse. Au-
mônier de Madame, la seconde femme de Monsieur, une pcr-
<onue fort laide, une Allemande qui aimait les choux au
lard et ronflait au t^ermon, il était gauche, timide, embar-
rassé, émerveillé par la facilité des pei^sonnes qu'il entendait
parler :
— Quel dommage, disait-ji! à Mme Geoffrin, que vous
n'écriviez pas ce que je pense !
Il a remué presque toutes les idées de son siècle ; il les a
mal exprimées, et rien de lui nest resté. Ce qui est mal dit n'a
pas été dit.
II ne voyait pas de haut: il s est tenu aux détails. Mais
J.-J. Rousseau Va beaucoup lu et utilisé. Il voulait renseigne-
ment primaire, le travail des moines, et le mariage des prê-
tres. En littérature, il divisa les écrivains en vulgarisateurs
utiles et en discoureurs frivoles : il n'estimait ni le théâtre ni la
poésie. Il a créé le mot : bi<Mifaisance.
Dans sa longue et sereine existence, l'abbé de Saint-Pierre
n'eut qu'une passion : celle du bien public, ou plutôt du bien
de l'humanité. Le premier peut-être, il eut clairement cette
idée généreuse qu'un homme, né français et catholique, pou-
vait songer au bonheur des autres peuples. Son projet de
paix perpétuelle n'est pas tant chimérique ; Tabbé de Saint-
l*ierre reprend un dessein de Sully et de Henri IV ; ses dis-
cussions sont d'un politique avisé autant que d'un philosophe
humanitaire, et l'idée d'un arbitrage permanent international,
pour prévenir les guerres civiles et étrangères, n'est pas si
fantastique ; elle a reparu de nos jours.
Après le psychologue et le sociologue, le pédagogue : Icx-
cellenl RoHin*(l).
Vers 1070, un religieux des Blancs-Manteaux remarquait
la figure intelligente d'un petit enfant de chœur qui lui ser-
Tail sa messe. Il l'interrogea; c'était le fds d'un coutelier du
voisinage. Il s'appelait Rollin. L'ayant trouvé précoce et avide
(!) 1661-1741.
156 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
d'apprendre, il lui enseigna le rudiment, et obtint bientôt
pour lui une bourse au collège des Dix-Huit. Le jeune éco-
lier fit d'excellentes études. A dix-sept ans, il était l'égal de
ses maîtres. Ses succès lui ouvraient la carrière universi-
taire ; il y entra, il y arriva aux dignités les plus hautes.
Dans ses moments de loisir, ou de disgrâce, car il fut plus
d'une fois inquiété pour son jansénisme, il composa deux
vastes ouvrages : Le Traité des Etudes et V Histoire Ancienne.
Dans le premier, il dressait tout un programme d^enseigne-
ment et proposait d'heureuses réformes. Ce qui surprit le plus
dans ce livre, c'est qu'il était bien écrit, et se lisait avec plai-
sir. On n'avait jamais vu d'aussi charmant pédagogue. Da-
guesseau disait à Rollin en le félicitant : « Vous parlez le
français, comme si c'était votre langue naturelle ». Avant
lui, en effet, un recteur de l'université ne savait parler qu'en
latin. L'Histoire Ancienne est un immense recueil d'anecdotes
édifiantes à l'usage de la jeunesse. L'ouvrage est encore d'un
élégant écrivain; mais le dessein en est puéril. « C'est, dit
Sainte-Beuve, l'histoire à lire pendant l'année de la première
communion ». Ces deux livres eurent un grand succès et
devinrent aussitôt classiques. Rollin, timide et modeste, se
dérobait aux louanges, se donnant pour un simple traducteur,
un colporteur d'idées communes. Il n'avait aucune ambition
et fut ri;omme le plus heureux, quand il eut, rue Neuve-Saint-
Etienne-du-Mont, une maisonnette pour habiter avec ses li\Tes,
et un petit jardin à cultiver.
S'il fut un plus honnête homme que Rollin, ce ne peut être
que Daguesseau (1).
C'est une belle et austère figure que ce chancelier Dagues-
seau, l'homme le plus intègre de son siècle, et qui eut le moins
d'ennemis. L'honneur et la modestie étaient de tradition dans
sa famille. Procureur général du Parlement de Paris, il
devint bientôt chancelier. Il venait à Versailles dans un car-
rosse gris, (( traîné par deux chevaux qui souvent avaient as-
sez de peine à se traîner eux-mêmes ». Et l'on n'en riait pas,
car il y avait dans foute sa personne, dans sa belle tête enca-
drée par l'ample perruque, quelque chose de noble et d'hon-
(1) 1668-n51.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 157
nête qui forçait Tadmiralion. Il signa toute sa vie Dagues-
seau en un mot, quoiqu'il eût droit de par sa charge, à la
particule. 11 était Thomme le plus savant du monde : u la seule
encyclopédie avant la nôtre » disait Diderot. Ce fut pendant
ses disgrâces, dans son château de Fresnes, entre ses amis
et ses livres, qu'il passa les meilleurs moments de sa vie. La
réputation d'orateur que lui valurent ses Mercuriales, le tou-
chait assez peu. Le jour où le duc de Noailles Talla réveil-
ler de grand matin, dans sa maison de la rue Saint- André -
des-Arcs pour lui offrir la charge de chancelier, il en fut
grandement étonné, mais ne se départit pas de son calme,
monta chez son frère, nous raconte Saint-Simon, et le trouva
fumant devant son feu en robe de chambre : « Mon frère,
lui dit-il en entrant, je viens vous dire que je suis chance-
lier. » L'autre se tournant : « Chancelier ? dit-il, qu'avez-vous
fait de l'autre ? — Il est mort subitement cette nuit. — Oh !
bien ! mon frère, j'en suis bien aise ; j'aime mieux que vous le
soyez, que moi. » '
Chancelier, Daguesseau fut inférieur à sa réputation. « Il
se trouva, dit encore Saint-Simon, comme un aveugle
au milieu des bruits et des cabales », et se laissa dominer par
Dubois. Ce fut une déception dans la foule, et l'on écrivit un
matin sur sa porte : El homo laclus est.
Voulons-nous admirer encore une noble et belle nature,
héroïque sans fracas, et vaillante, sans dépit, sans amertume
ni lassitude, un homme dont le commerce réconfortant fait
qu'à son égard l'admiration se double de reconnaissance?
Cest Vauvenargues (1).
Dans la nuit du 16 décembre 1742, le maréchal de Belle-
Isie, menacé par un ennemi supérieur en nombre, et à bout
de munitions, quittait Prague, et commençait sous la neige,
dans le brouillard, par un froid terrible, cette fameuse retraite
qui coûta sept mille hommes à l'armée de Bohême, mais
sauva son honneur. Il y avait alors dans les troupes du ma-
réchal, un jeune capitaine encore inconnu qui s'appelait Vau-
venargues. Le 26 décembre, il eut les deux jambes gelées.
'.!) 1715-1747.
lo8 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Par bonheur, on alleignail Egra, où rarmée put reprendre
haleine et trouver des fourgons.
Le marquis de Vauvenargues sembla d'abord se remettre
assez bien de cette rude épreuve; il reparut même à quelque
temps de là, à la bataille de Deltingen : mais sa santé était
gravement atteinte ; il dut quelques mois plus tard rentrer
en France et donner sa démission. Il avait alors vingt-huit
ans, il était açfibitieux, avide de gloire : exclu de la carrière
militaire, il sollicita un emploi dans la diplomatie. Il n'eut pas
le temps de Tobtcnir : une petite vérole infectieuse Tacheva,
le laissa brisé, perclus comme un vieillard et presque aveu-
gle. Pour satisfaire à ce besoin de gloire et d'action, que
n'avaient pas découragé tous ces déboires, il ne lui restait que
la ressource d'écrire. Il comptait trouver dans les lettres con-
solation et honneui'. Il eut raison. II vint à Paris où l'appelait
\'oltaire, s'installa dans un petit hôtel de la rue du Paon et
vécut là presque seul, entre quelques livres et quelques amis,
<( le plus infortuné des hommes et le plus tranquille », plein
de celte sérénité suprême, que donne l'excès des douleurS;
« Clazomène, dit-il (c'est de lui qu'il parle), a fait Texpé-
rience de toutes les misères humaines. Les maladies l'ont
assiégé dès son enfance et l'ont sevré dans son printemps de
tous les plaisirs de la jeunesse... Quand la fortune a paru se
lasser de le poursuivie, la mort s'est offerte à sa vue. Si l'on
cherche la raison d'une destinée si cruelle, on aura, je crois,
de la peine à la trouver. Faut-il demander la raison, pourquoi
l'on voit des années qui n'ont ni printemps ni automne, où
les fruits sèchent dans leur fleur? Toutefois qu'on ne pense
pas que Clazomène eût voulu changer sa misère pour la pros-
périté des hommes faibles : la foiiune peut se jouer de la
sagesse des gens courageux, mais il ne lui appartient pas
de fléchir leur courage. » Retenons ce dernier mot ; toute sa
philosophie est là. Dans ces quelques lignes d'une touchante
résignation, il a résumé la triste histoire de sa vie, cl laissé
entrevoir cette énergie obstinée qui est le fond de son carac-
tère, qui le poussait impérieusement à agir, et dont lui vin-
rent dans la détresse, la revanche, la (H)nsoIali()n et l'orgueil.
11 n'eut le temps de [>ul)lier que deux livres : une Irdro-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE Vi)
(Lucîiori à la Connaisscwcc de Icspril humain et des Bé-
flexions et Maximes, Il mourut, après ur>e agonie doulou-
reuse, en 1717.
Le second de ces ouvrages place X'auvenargues à côté de
La Rocliefoucauldj qu'il combat et qu'il imite. Son talent est
moins sûr, son style moins égal ; mais La Rochefoucauld écrit
à 52 ans, Vauvenargues à 30. La noblesse des sentiments
rompense la différence du talent. La Rochefoucauld, tout es-
prit et tout raisonnement, fait qu'on l'admire. Vauvenargues,
I liez qui, selon son expression, « les pensées viennent du
cœur », fait qu'on l'aime.
Il n'a pas exposé dans ses œu\Tes une doctrine philoso-
phique : on peut cependant, parmi ses réflexions éparses, sai-
sir les grandes directions de sa pensée. Pour religion, Vau-
venargues a celle des philosophes de son temps, le déisme :
quand il nous parle d'immortalité, c'est la gloire qu'il entend,
et non la survivance de l'âme. Sa conception du monde est
relie des stoïciens : il est optimiste comme eux, et panthéiste*.
La nature est bonne, malgré les imperfections des choses et
Icb souffrances des âmes. Tous les efforts confus de l'univers,
toutes les douleurs de l'humanité tendent au bien. Dans une
lettre à sou ami Saint-Vincent, Vauvenargues expose sa doc-
trine, u Los hommes, mon cher Saint-\'incent, ne font ([u'ime
scuiété ; l'univers entier n'est (|u'un tout ; il n'y a dan-^ toute
la nature qu'une seule àme, et qu'un seul corps : celui
qui se retranche de ce corps fait périr la vie en lui. » Le sage
n'est donc point celui qui s'isole et contemple, mais celui qui
agit. L'action est notre lin, l'énergie notre plus grande vertu.
L'ambition est une passion louable, parce qu'elle nous pousse
a agir. Les philosophes ont tort de refréner toutes les pas-
sions, et de faire la raison souveraine, car ce sont les pas-
sions et le ca>ur qui rendent l'homme fort, non la raison.
*• Qui prime chez les jeunes gens, chez les femmes, chez les
hommes de tous les états? qui nous gouverne nous-mêmes?
f'st-ce l'esprit ou le ro»ur? C'est le cœur. Le cœur, ajoute-t-il,
y des raisons que la raison ne connaît pas », et « la mngîi.nii-
inité ne doit pas compte à la raison de ses motifs ».
C'est une découverte imprévue, dans ce siècle d'esprits abs-
160 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
I rails cl raisonneurs, (|ue ce pliilosophe épris de sentiment
el de passion. « Sachez prendre, dil-il, des résolutions ex-
trêmes ». « Si vous avez quelque passion qui élève vos senti-
ments et vous rende plus généreux, qu'elle vous soit chère. »
11 croit Taclion nécessaire : « Mais surtout osez, ayez de
grands dessems ! Vous échouerez ? Eh bien ! qu'importe ! Lo
malheur même n'a-t-il pas ses charmes dans les grandes ex-
trémités ? », La résignation stoïque et résistante aux souf-
frances du cœur et du corps, élève l'homme plus haut que
la gloire, et ravit l'àme plus que ne peut faire le bonheur. Il
y a une belle crânerie dans ce défi à la détresse et au mal.
On ne saurait trop lire \'auvenargucs.
11 prend aux sloïciens leur conception du monde et leur
idée de la vertu ; il laisse ce qu'il y a dans leur doctrine de
dur et de hautain. L'énergie n'exclut pas chez lui l'humanité :
« L'homme rigide, dit-il, l'homme tout d'une pièce, plein de
maximes sévères, enivré de sa vertu..., je le fuis et je le dé-
leste. » Et Vauvenargues montra suffisamment par son pro-
pre exemple qu'un sage peut être humain et doux.
Car dans tout ce livre des Maximes, ce n'est pas un idéal
qu'il imagine, c'est l'histoire de son âme qu'il nous raconte.
Son livre est une confidence. La sincérité se trahit à Témotion
du langage. C'est un des charmes de cet ouvrage unique en
son temps. On peut reprocher à l'écrivain quelques faiblesses,
on ne peut se défendre pour ce jeune homme si sérieux et si
ardent, d'une admiration sincère.
Voltaire lui-même, dans sa sécheresse, se sentit un moment
réchauffé au contact de celte affection, et écrivit ces lignes qui
trahissent une émotion attendrie : « Tu n'es plus, ô douce es-
pérance du reste de mes jours. Accablé de souffrances au
dedans et au dehors, privé de la vue, perdant chaque jour
une partie de toi-même, ce n'était que par un excès de vertu
que tu n'étais point un malheureux et que cette vertu ne te
coûtait point d'effort. Par quel prodige avais-tu, à l'âge de
vingl-cinq ans, la vraie philosophie et la vraie élocpience, sans
autre étuie que le secours de auolques bons livres? Com-
ment avais-tu pris un essor si haut, dans le siècle des peti-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 1(51
lesses? » Des hommes comme Vauvenargiies sont l'honneur
de leur temps et le triomphe de la volonlé.
Dans le parti des philosophes, il y eut de beaux caractères.
Nous venons de Voir Vauvenargues. En voici un autre. C'est
Condillac (1). Il ne se rangea pas parmi les encyclopédistes
militants ; il « pensa » pour les encyclopédistes. Il conser-
vait les principes de la philosophie spiritualiste, la loi mo-
rale et ridée de la Providence ; mais il avait une théorie nou-
velle de la connaissance, dont les Encyclopédistes s'empa-
rèrent et qu'ils accommodèrent. Il était lié avec Diderot et
d'Alembert, et ceux-ci pouvaient le réclamer pour un des
leurs.
Condillac exposa ses idées dans l'Essai sur lomjine des
coimaissances et le Traité des sensations. Ces deux livres,
d'une clarté limpide, eurent le plus grand sucv\\s, même
parmi les profanes. Condillac devint chef d'une école « le
sensualisme ». La grande nouveauté de son système, la
proposition qui le résume et dont tout le reste est déduit,
c'est que toute idée provient des sens. Les facultés de rame
ne sont que des sensations transformées. Il n'y a (]u'un seul
et même fait psychologique*, la sensation ; celle-ci étant don-
née, Condillac croit {)ouvoir obtenir en la modifiant à peine,
toutes les autres opérations de l'esprit. Pour éclairer cette
notion, il recourt à une ingénieuse et fameuse hy[)olhèse, celle
de l'IIomme-Statue. Il imagine une « statue organisée inté-
rieurement comme nous, et animée d'un esprit privé de toute
espèce d^idées. » Puis il suppose qu'on enlève successivement
l'enveloppe de marbre qui recouvrait chacun des sens, en
commençant par l'odorat et en finissant par le toucher. II
nous fait le roman des sensations qui, dans l'ordre choisi,
viennent éveiller l'àme de la statue. Elles créent peu à peu sa
conscience, et donnent naissance par leurs seules combinai-
sons à toutes les facultés. Le seul fait de rendre l'homme sen-
sible aux influences extérieures, suffit à déterminer en lui
a des idées, des désirs, des habitudes, des talents de toute
espèce. »
0} 1715-1780.
II
1C2 lUSTOlttE DE LA HTTÉRVTIHE FRANÇAISE
La tlH'orie do Condillac iHait séduisante par sa simplicité
Les enryclopedistes l'adoptèrent: mais ils la poussèrent à des
conséquences que Condillac, dans sa foi religieuse, n'avait pas
prévues. La pensée fut subordonnée au monde matériel, la loi
morale devint vaine et vide ; le sensualisme de Condillac fut
le père inconscient des pires erreurs.
Tous ceux-là sont des calmes, il y eut aussi les énergu-
mènes, la Mettrie, Helvélius, d'Holbach, .Morellet, les esprits
forts, les champions du matérialisme militant, de lamoralité
et de l'athéisme.
Quand \'oltaire arriva à la cour de Prusse, il v trouva
La .Meltrie (1). Ce petit médecin de Sainl-Malo s'était jeté à
corps perdu dans le matérialisme, et avait publié à La Haye
une « Histoire naturelle de l'anie », qui comptait parmi les
grands scandales du siècle. Honni de tous et menacé du bû-
cher, il crut de bonne foi que la cour de Prusse était l'asile
de la liberté, et il s'y réfugia. Un moment, Frédéric s'amusa
de lui ; La Meltrie était un excentrique de beaucoup d'es-
prit. Le roi, «jui l'avait nommé son lecteur, se faisait Vive par
lui Vllistoire des Miracles, et tous deux pen-saient mourir
de rire. Mais comme tous ceux cpii avaient pris pour argent
comptant les promesses de Frédéric II, La Meltrie trouva
bientcM la liberté et les honneurs de Potsdam plus pesants
que la persécution de Paris. « Cet homme si gai, écrivait Vol-,
taire, et qui passe pour rire de tout, pleure quelquefois
comme un enfant d'être icL » C'était vrai, et Voltaire sut bien-
tôt pourquoi.
Ce pauvre La Mettrie eut une mort burlesque comme sa vie:
nyanl parié de manger à lui seul un énorme pâté de faisan,
il eut une indigestion qui l'emporta. On l'enterra, dit Voltaire,
dans une église « où il est tout étonné d'être ».
Helvélius \2) fut l'enfant terrible du parti philosophique.
11 poussa à l'extrême les idées de ses amis, et imprima avec
cî^udi^ur ce Qu'on n'osait encore ébruiter.
(1) 1709-1151.
{2) 1715-1771.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE l<v{
Daus son livre l Esprit, il ruinait la morale, <( science fri-
vole )», qui n'a d'autre principe que rintérét des gouveriaanta.
Et il le crovait. Le vieux F'ontenelle disail : '• Je suis el-
frayé de la conviction que je vois régner autour de moi ».
liiche et fort bien en cour, llelvélius avait publié ce livre,
avec son nom en première page. Il fut poursuivi, et très
étonné de l'être.
L'Espril ne dut son succès (juau scandale, et à (jneUiues
historiettes.
Helvétius n'est ni gi*and penseur, ni grand écrivain; mais
il avait un caractère charmant, et faisait de sa forti.ne un
excellent usage.
Il était généreux même avec de fort mauvais sujets ; ses
amis lui reprochaient ces largesses : ^ Si j'étais roi, disait-
il, je les corrigerais ; mais je ne suis que riche, et ils sont
pauvres : je dois les secourir. »
D'Holbach (2) n est guère plus profond qu'Helvétius, et
vaut moins encore. Il poussa le matérialisme à ses dernières
conséquences. Comme Diderot, il commença par le déisme,
où s'arrête Jean-Jacques, et aboutit à l'athéisme absolu. Son
livre principal. Le Sijslcme de la Salure, qui ap])li(]uait à
la morale et exagérait les idées de Condillac, est connu par
le vers qu'il inspira à Voltaire :
— Que dis-tu de ce livre ? — Il m'a fort ennuyé.
D'Holba<'h écrivit encore Le Syslùme social et la Morale
de THomme, omTages du même genre, pleins de décla-
mations et de longueurs. Mais ce baron allemand, verbeux,
un peu lourd d'esprit, ne laissait pas d'être un agréabl<^ <au-
seur et le meilleur des amis. II tenait comme Helvétius une
u synagogue philosophique". Au Grand-Val, pn>s de Roissy-
Saint-Léger, il hébergeait Diderot, Raynal, Rousseau. L abbé
Galia&i donnait la note gaie. Diderot s'attendrit au souvenir
des longs entretiens chez d'Holbach. Grimm aussi laimait
loii, a ce cher cuisinier de rhlncyclopédie », et Roussea?!, .pii
pourtant s'éleva contre ses plaisanteries d'athée, lui icndil
■i; 1723-178Î).
Kil HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
hommage, et le prit pour modèle, en composant le caraclère
de Wolmar, l'homme le plus vertueux de ce vertueux roman
qu'est la \ oui elle Iléloîse.
Parmi les fidèles du Grand-Val venait Morellet (1), le fa-
meux auteur des articles : <( Foi, Fils de Dieu el Fatalité ^^
dans l'Encyclopédie. L'abbé Morellet avait répondu à la pièce
de Palissot contre les philosophes par une « Préface )j beau-
coup plus spirituelle que la pièce, et qui lui avait valu deux
mois de Bastille. Il en sortit illustre. D'Holbach le réclama.
Voltaire, qui l'avait reçu à Ferney, quelques jours, écrivait à
Thiriot : « Embrassez pour moi l'abbé Mords-les. Je ne con-
nais personne qui soit plus capable de rendre service à la
raison. »
Morellet avait Tétoffe d'un vrai philosophe ; il se dispersa
en polémiques, en libelles, et n'eut pas le temps d'écrire un
ouvrage durable. Ses Mémoires sont à liixî :
Il y eut, même en philosophie, bien de la dépense d'esprit
futile, frivole, mousseux et léger. Des pamphlétaires remuè-
rent des idées du bout de leur badine dorée, comme des den-
telles et des chiffons ; et d'aucuns furent amusants, tels
Rivarol ou Chamfort; d'autres le furent moins, comme le réac-
tionnaire Linguet, l'ennemi des philosophes.
Linguet (2), avocat et publiciste, qui dénonça le Fanalistrrc
des Encyclopédistes, fît l'apologie des Césars et du clergé,
plaida brillamment pour La Barre, pour le duc d'Aiguillon,
mit dans ses attaques une virulence qui le fît rayer du ta-
bleau, exiler, puis embastiller. Ses Mémoires sur la Baslille
sont romanesques et intéressants.
Mme Suard s'est rappelé une curieuse conversation qu elle
eut à son sujet à Ferney. Un négociant ayant fait l'éloge de
Linguet, elle répliqua:
— Liu«fjîuct est un écrivain corrompu dans ses principes de morale
coinnie dans ses principes de politique : il ne sème que des faussetés
ou d<'S erreurs dangereuses ; il ne doit recueillir que du mépris, el
j'avoue que vous m'avez affligé en Thonorant de votre suffrage. »
La Icticlie de M. de Voltaire resta muette, mais il ne cessa de me re-
M) 1727-18i9.
(2) 1736-1794.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE Kio
•garder a\ec des yeux dont il est impossible de peindre la finesse et
i obligeante attention. Cependant ce négociant entreprenait de défendre
e( niùnie de louer encore Linguet ; ce qui, ajoutant au mépris dont
je me sentais animée au souvenir de ses bassesses, j*en fis un petit
résumé à M. de \\)Itaire ; je lui montrai Linguet parmi ses confrères,
le jour où Ton devait décider de son sort au Palais, s'arrachant ^es
cheveux et s'écriant qu'il était entouré d'assassins. Je le lui montrai
peint d'après lui-même dans sa Théorie du Libelle y se comparant tantôt
à Curlius, tantôt à Hector, et parlant de sa conduite avec le duc d'Ai-
guiilon comme un modèle de générosité et de grandeur d'âme, quoique
cette impudence fiU démentie par ses lettres que le duc avait entre
ses mains ; enfin, je lui parlai des outrages dont il avait accablé ses
confrères les plus estimables, et M. de Voltaire levait les yeux et les
mains au ciel avec les signes du plus grand étonnement.
La Révolution décapita cet homme amer, dénigreur, intran-
sigeant et contrariant, qui a laissé des liasses de pamphlets
éloquents, ardents, spirituels, acerbes et arriérés, sur tous
les sujets imaginables.
Le véritable esprit de pamphlet, l'esprit à l'emporte-pièce,
le don de la formule et du trait, qui résume d'un mot une si-
liialion ou une doctrine, vous le trouvez chez Rivarol, chez
C-hauaforl, ces deux enfants terribles de leur temps.
Chamfort (1) dure encore par la réputation de son esprit,
1^ il eut vif, prompt, lumineux et implacable.
l^eu importe aujourd'hui que cet Auvergnat, fort beau gar-
Ç^ï^, enfant trouvé, et qui ne dut son nom qu'à lui-même (il
choisit celui de Nicolas de Chamfort), ait été clerc de pro-
cureur, précepteur, secrétaire, puis homme de lettres, qu'il
^*l écrit des ouvrages bien oubliés : épîlres, éloges de Molière
^^ ^^ La Fontaine, des ballets, une comédie frondeuse, le Mar-
^l^^nd de Smyrne, une tragédie de Mustapha eVZéang^ir qui
"' pleurer Louis XVI ; qu'il ait même été de l'Académie fran-
î^'^c : ce qui reste, ce ne sont pas ses œuvres, c'est le sou-
veriij. piquant d'un homme de plaisir et d'esprif , d'une santé
'^^ée, d'une fierté aigre, d'une humeur sarcasliquc, aiguisée
^^*" les traders des grands, qu'il déteste et qui le font vivre. Il
acc^pljj avec joie la crise révolutionnaire, qu'il a retracée
^^ïisses Tableaux de la Révolution (1790-1791), mais Chateau-
^^1 n41-i-94.
166 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇMBE
briand était bien sa dupe quand il érrivait de Chamfort, qu'il
connut :
— 3e me suis toujours étonné qu'un homme qui avait une connais-
sance si profonde des iiommes, ait pu épouser si chaudement une
cause quelconque.
C'est oublier singulièrement le ton et la l'aron dont Cham-
fort fut révolutionnaire : il ne pouvait l'être que d'une ma-
nière, gaiement, spirituellement, avec des pointes pour pi-
ques, el un bonnet de folie en guise de bonnet phrygien. Il
fut moins convaincu qu'amusé et amuseur. A travers sa bio-
graphie, la Révolution n'est plus (ju'un vaudeville à mots plai-
sants et à effets de choix. Il sacrifiait tout à la forme, à la
formule. Il fut le faiseur d'exergues, le rédacteur de devises
comiques, le fournisseur et le fourbisseur de traits plaisants
La Révolution est sanglante ?
— On ne peut nettoyer les écuries d'Augias avec un plu-
meau.
N'est-ce pas une étrange trouvaille d'accrocher ce plumeau
au sommet de la guillotine?
La Révolution a dit : Fraternité ou la mort !
Châmfort traduit:
— Sois mon frère, ou je te tue î
Il a des formules terribles:
— Guerre aux châteaux, paix aux chaumières !
Il dit un jour à de Lauraguais :
— J'ai achevé non pas un Uvre, mais un titre de livre, ce qui est
mieux.
Pour lui, le litre est tout. Celui-ci était bon; il en fit pré-
sent à Siéyès, qui en profita :
— Qu'est-ce que le Tiers VAa\ ? Tout. Qu'est-il ? Rien.
Trop d'esprit le rendit suspect. Il fut arrêté, et se tua
cruellement ; d'une balle de pistolet, il ne réussit qu'à se crever
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 167
an œil ; il se taillada la gorge et les jarrets à coups de ra-
soir ; on le guérit, et il ne mourut que plus tard, très^ affaibli
e{ exsaîigue.
Sa vie, son œu\Te, disparaissent devant te souvenir de ses
saillies plais^intes, de ses traits, de ses anecdotes, de ses pro-
pos mordants e4 incisifs sur l'amour el la sottise, et certes il
excellait dans cet art de condenser en une phrase courte,
alerte, pimpante et insolente, bien des vérités el de la phi-
losophie:
H II ny a que l'inutilité <lu proniicr déluge qui crnp'Viie Dieu d'en
oTivoj*er un second ».
« Un sot qui a un moment d'esprit étonne et scandalise comme des
chevaux de fiacre au galop. »
« I^ plupart des nobles rappellent leurs ancr;lres, à peu jjrès comme
un cicérone d'Italie rappelle Cicéron. »
>»
c( Je n'ai fait dans ma vie au'une méchanceté, lui disait un jour
Rulhiere. — Chiand fmira-t-elle? » léplirjua (llmmforl.
Cr misunthi'ope avail pour exprimer le mépris une formule favo-
rite : « C'est ravant-dernier des hommes, disait-il. — Pourquoi l'avant-
demier, îui dcmandalt-on. — Pour ne décourager personne. »
Le duc deCréqui disait un jour à Chamfort :
— Mais, monsieur, il me semhle qu'aujourdliui un homme d'esprit
est régal de tout le monde, et que le nom ji'y fait rien.
— Vous en parlez bien à votre aise, monsieur le duc, répondit Cham-
fort, mais supposez qu'au lieu de vous api>eler M. le duc de Créqui,
voiis vous appeliez M. Criquet ; entrez dan-s un salon, et vous verrez
si l'effet sera le môme.
Le vrai a été dit par Balzac, écrivant à propos de Cham-
faii et de Rivarol :
— Ces gens-là mettaient des livres dans un hon mol ^ aujourd'hui
c'est à peine si l'on trouve un bon mot dans un livre.
llivarol {1), Antoine Rivaroli, comte de Rivarol, langue-
docien plus authentique que comte, fut de cette même fa-
mille d'esprit, d'où la malice el le rire fusaient avec une ai-
,1) 1733-1801.
168 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
niable aisance. Elevé chez son père, Riverot, le cabaretier
(les 7>o/.s l^igeons. professeur, précepteur, soldai, prenant
tour à tour les noms de Lo"ngchamps, de Poparcieux, de
Rivarol, il pénétra on ne sait comme dans les salons pari-
siens ([u'il égaya de ses épigrammes. Sa traduction de l't'ri-
fer du Dante, couronnée par l'Académie de Berlin, fit moins
pour lui (pie ses satires dirigées contre Delille, comme la
Plainte du chou et du navet contre les iardins de Vabbé De-
lille, ou contre les ballons de MM. Montgolfier et les Têtes
parlantes, célèbres automates de Tabbé Mical.
Il fil l'important, se mêla de vouloir régénérer l'Etat, gour-
inanda le roi sur sa faiblesse à écraser le Tiers Etat, « ce
roi dont le premier travail en montant sur le trône, fut avec
son maître serrurier, et dont la première ordonnance fut une
ordonnance sur les lapins. )v
Au contraire de Chamfort, il tint pour l'ancien régime, et
opposa à la Révolution une hostilité d'autant plus méritoire,
que sa noblesse était toute fictive.
Nous avons perdu Nos droits, Nos titres, Notre fortune ! s*écriait-il
avec désespoir après la nuit du i août.
« Nous, nos, notre, murmurait le marquis de Créqui. — Eh bien I
s'écria Rivarol, que trouvez-vous donc de singulier dans ce mot ?
— C'est ce pluriel que je trouve singulier, » répondit le marquis.
Il proposa, et même on appliqua son système de corrup-
tion générale, qui consistait à salarier partout des journa-
listes, des pamphlétaires, des chanteurs, des crieurs, des cla-
queurs : c'est l'origine de l'usage moderne, les subventions
à la presse.
Il vivait d'expédients, marié à une fort jolie femme qu'il
ruina et qu'il quitta* pour une certaine Minette, ne payant
pas ses notes à Tauberge, où il laissait son fils en gage, à
la différence des Egyptiens qui mettaient en gage leurs mo-
mies, et d'Albu(pier(|ue «ui y laissa sa moustache ; rédigeant
des journaux politiques, des pamphlets, une parodie du songe
d'Athaîie, un libelle contre Mme de Gcnlis, ou l'Eloge de Mi-
nette Ratoni, chat du pape, en son vivant, et premier soprano
de ses petits concerts, oaune plaquette contre La Fayette dont
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 169
il (lisait : c Sa niillilr j)rotégea sa fortune » ; émigré à Co-
blentz. agent social à Londres et à Berlin, où il mourut près
de la princesse Dolgorouka.
Il a beaucoup écrit, et son œuvre, recueillie tant par sa
femme que par son frère François, le vicomte, un autre émi-
gré de lettres, est considérable. Il n'en reste que des mots
de son Peiit Alinanach, 11 n'y a qu'à cueillir.
Il disait de Mirabeau, qui venait de se donner à la cour
(1790) :
— Il est caj)able de tout pour de l'argent, même d'une bonne
action.
In' poète lui demandait son opinion sur un distique:
— J'y trouve dos longueurs.
De lui, encore ceci:
— C'est un terrible avantage de n'avoir rien fait, mais il ne faut
pas en abuser.
Kn parlant de la maladresse des Anglaises :
— On cnoirait qu'elles ont deux bras gauches.
Jidvarol rencontre un jour Florian, dont un manuscrit sor-
tait pre.sque entier de la poche de son habit.
Comme il ne laissait jamais échapper l'occasion de lancer
une épigramme, il lui dit :
-- Oh ! monsieur de Florian si 1 un ne vous connaissait pas, comme
on vous volerait !
Déclaration à une dame :
— Je veux bien vieillir en vous aimant, mais non mourir sans
vous le dire.
Son ami et collaborateur était Champcenetz qui se forma
à si bonne école, et qui lui répondit un jour de façon plai-
santé. Rivarol avait été rossé à coups de bâton par Brigand
Bomier, et se plaignait :
170 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
— Mon ami, on ne peut faire un pas dans Paris, sans qu'il vous
tombe des bûches dans le dos.
— Je te reconnais bien là, lui dit Champcenetz qui connaissait Tin-
cident : tu grossis toujours les objets.
Rivarol méril€ de n'être pas oublié et il ne l'est pas. Il
a eu plus de loi que Chamfort, et demeura attaché a la cause
perdue de Taiistocralie, qui le récompensa mal et n'adopta
pas ce volontaire. Son esprit fut caustique, non sceptique,
et de la meilleure trempe ; c'est une arme solide avec laquelle
il a vaillamment bataillé, pour les droits, sinon de la vertu,
du moins de son intérêt, de ses appétits, de ses ambitions
et de sa provende. Aujourd'hui on ne se rappelle plus l'usage
qu'il en a l'ait, et on se contente d'admirer le reflet et le fil
de cette lame, jolie pièce de musée.
Avec ces hommes d'esprit, nous sommes arrivés à la fin
du siècle : elle vit aussi des esprits graves. Le public d'alors
a pu méditer sur les ouvrages de Condorcet ou s'attrister à
la lecture de Volney.
Pendant l'été de Tannée 1793, après la fameuse séance du
81 mai, où les Girondins furent vaincus dans la Convention,
tandis que la police jacobine traquait les derniers survivants
du parti dans toute la France, se cachait dans un grenier
de la. rue Servandoni, un de ces Girondins qui écrivait un
ouvrage sur le Progrès. C'était Condorcet (1). Il avait com-
mencé par être un mathématicien de génie; mais d'Alembert,
Turgot, Raynal l'avaient entraîné vers la philosophie sociale;
la Révolution naissante le trouva prêt à jouer un rôle poli-
tique ; il fut membre de la Législative et de la Convention.
Il y dut son autorité, moins à son éloquence, qu'à la préci-
sion de ses vues politiques et à la générosité de ses idées.
Il étendit aux questions sociales la méthode exacte des sciences
dont il avait fait ses premières études. Il votait avec les
Girondins ; leur chute Tentraîna. Mis hors la loi, il fut re-
cueilli pendant huit mois chez une amie. C'est là, qu'il com-
posa seul et sans le secours d'aucun livre son Ei^quisse
d'un tableau des progrcs de /'es/^n*/ humain. 11 montrait
dans le passé la marche lente, mais sûre de l'humanfitc vers
(1) 1743-1704.
mSTOIRE IHE L\ LITTÉRATURE FRANÇAISE 171
un état meilleur, les con([iièles du labeur sur la barbarie, et
il assurait dans Taveuir la continuité de ce progrès. « Il ar-
rivera donc, disait-il ro moment où le soleil n'éclairera
plus que des hommes libres, où les tyrans et les esclaves
n'existeront plus (\\w dan?- l'histoire».
DéliATé des superstitions et des haines, l'homme pourra
travailler librement à son perfectionnement infini et atteindre
tout ensemble à la vertu et au bonheur. La philosophie lui
a ouvert les yeux ; il ne reste plus ((u'un pas à faire. Etrange
contraste ! Au moment même où il achevait cette œuvre de
générosité et de confiant e, se laissant aller à son rêve huma-
nitaire, la haine et riiiju>tice frappaient plus cruellement que
jamais autour de lui ; lus derniers de ses amis tombaient ;
Roland se poijînardait sur une route pour ne pas exposer
son hôte ; Pétion, Buzot, traqués dans la campagne, étaient
dévorés par les loups ; la mort s'acharnait sur les philosophes
et les amis du progrès. Bientôt même, on découvrait la re-
traite de la rue Senandoni. Condorcet, craignant de compro-
mettre sa bienfaitrice, quitta sa maison, fut aiTôté presque
aussitôt, et s'empoisonna t'ans sa cellule.
En 1782, des moines du Liban donnèrent Thospitalité à un
jeune Français qui s'en était venu de Paris à pied, par étapes,
avec quelques écus dans sa ceinture, et dans son sac, un
Hérodote.
Ce jeune homme racontait qu*il avait depuis son enfance
le désir de visiter TOrient. qu'ayant hérité d'un peu d'argent,
il était parti aussitôt en pèlerin, et qu'il venait passer quel-
ques mois parmi les Druses, pour apprendre la langue des
pays qu'il comptait parcourir. Xotre voyageur — c'était Vol-
ney (1), — resta huit mois chez les moines du Liban, puis se
mit à explorer l'EgypIe et la Syrie, les pays de ses rêves.
Quatre ans plus tard, il revenait en Europe, rapportant de
son voyage un Ii\Te ([ui le rendit aussitôt célèbre.
(1) 1757-1820.
172 HISTOIRE DE LA LlTTÉRATUHh i .»...^
Les liuiiK's sont un mélange de descriptions el de mé-
ditations. Xolney a visité les restes de Palmyre et de Thèbes,
el les dépeint en poète. Disciple des encyclopédistes, de Con-
dillac et (riiolbach, il ne perd pas celte occasion de philo-
sopher. Le i( Génie des Tombeaux » lui est apnaru parmi les
débris des villes mortes, et lui a révélé les lois générales qui
régissent l'humanité. C'est l'ignorance et la superstition qui
ont perdu les cilés antiques ; aujourd'hui que la philosophie
éclaire les nations, l'humanité peut renaître à l'espoir, son
progrès est assuré, elle louche à la paix et au bonheur.
Le livre eut un grand succès. Volney fut le poète en prose
de la Révolution naissante.
Donnons place ici, pour finir le chapitre, à un penseur pro-
fond, qui ne iui pas Français, mais cpii écrivit et pensa dans
notre langue mieux que des milliers de nbs concitoyens :
Joseph de Alaistre (1).
En général, du comte Joseph de Maistre il est convenu de
dire (juil poussa à l'outrance l'absolutisme, qu'il s'est fait
1 apologiste de la guerre et du bourreau ; qu'il a rayé d'un
trait de plume la Révolution et vingt années de notre his-
toire.
Ouand parurent ses lettres, en 1851, on fut tout étonné de
trouver en lui non seulement l'homme supérieur que Ton
soupçonnait, mais un ami sincère, et charmant, un père af-
fectueux et bon, que Ton ne soupçonnait pas.
Le comte de Maistre, si Français par les qualités de son
esprit, était né hors de France, en Savoie, el resta toute sa
vie au service de la maison de Sardaigne, Il fut magistral
et sénateur, du sénat de Savoie, comme son père. La révo-
lution le força de s'expatrier. Après quelques années d'exil
et de voyages, il alla, comme ambassadeur extraordinaire,
représenter le roi de Sardaigne en Russie. Il habita quatoi*ze
ans Saint-Pétersbourg, vivant presque pauvre au milieu de
la société la plus dépensière d'Europe, assez près des événe-
(1^ 1754-1821.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 17:]
inenls pour n'en rien ignorer et pour connaître les hommes,
assez isolé pour les juger de haut. Dans celte famille séna-
toriale des De Maistre, réducalion était autoritaire, sans du-
reté. Le comte Tavait reçue avec une soumission affectueuse.
Jusoulà vingt ans passés, même éloigné de son père et de
sa mère qu'il <( adorait », il ne prenait sur lui do faire au-
cune lecture nouvelle sans les avoir consultés. Cette défé-
rence à un pouvoir ([ue Ton aime, que la religion et la tradi-
tion ont consacré, et fpi'il eut toute sa vie, à l'égard de son
souverain, est le (rail essentiel de sa philosophie et de son
caractère. Ce principe d'autorité, il le poussa avec une ef-
frayante rigueur de déduction jusqu'à ses dernières consé-
quences. Il n*en était pas moins un homme aimable, d'une
grande douceur, d'une franche droiture. Dans la discussion,
politique ou religieuse, ce logicien intransigeant savait mettre
Tagrément et la gaieté. Il avait avec Mme de Slaël, u la télo
la plus perv'ertie du monde, des scènes à mourir de rii*c, et
cependant, dit-il, sans nous brouiller jamais. » Il nous parle
quelque part de sa « gaieté native », et, de fait, ses lettres.
sauf quelques moments de sombre tristesse, sont (^njouées el
vivantes. Quant à celte sécheresse du cœur qu'on lui a re-
prochée, elle est dans quelques passages de ses œuvres : elle
n'est pas le fond de son caractère. Ce' philosophe n'est pas
tout esprit ; il a des heures d'effusion touchante. Il écrit de
Saint-Pétersbourg. « Je lis, je tâche de m'étourdir, de me fati-
guer s'il était possible. En terminant mes journées mono-
tones, je me jette sur un lit où le sommeil cjue j'invonue n'est
pas toujours complaisant... Alors des idées poignantes de
famille me transpercent. Je crois entendre pleurer à Turin.
Je fais mille efforts pour me représenter la figure de cette
enfant de douze ans que je ne connais pas. Je vois cette or-
pheline d'un père vivant. Je me demande, si je dois
un jour la connaître (il avait quitté sa fille lorsqu'elle aval»
quelques mois, et ne la revit qu'à vingt ans). Mille noirs
fantômes s'agitent dans mes rideaux d'indienne. »
Quelle est donc cette doctrine qui fit à Joseph de Maistre
une' réputation d'insensibilité contestable ? Nous la trouvons
exposée dans trois ouvrages principaux : les Considérations
174 HISTOIRE DE LA LITTÉRATIRE FRANÇ.USE
si^v la France, publiées sans noiiL «l'aiilcur en 1797 ; le
Pape qui parut en 1S19, cl les >^oiices de Saint-Péters-
bourg, entretiens liclifs de l'autenr eî de deux autres pei-son-
nages, livre posthume. De .Aiaisire, tout en combattant
les philosophes du xvui'^ siècU^, hérita de leur esprit rai-
sonneur et de leur méthode. 11 est, comme eux, dépourvu
de sens artistique, il ignore la nature : il vil comme eux dans
l'abstrait. I.a méthode est la mémo, mais les principes sont
à Topposé des leurs. De .Aiaisire, <;alhoh(|ue ardent, pose à
la base de son système le dogme de la Providence. <' Rien
ne marche au hasard, mon cher ami, écrit -il au baron de
Vignet, tout a sa J'ègle, tout (»st déterminé par une puissance
(|ui nous dil rarement son secret ». Tout se passe dans le
monde selon la volonté de Dieu : or Dieu a deux représen-
tants ici-bas : le Pape et le Roi, l'un jiour le spirituel, Tautre
pour le temporel. L'existence de la Providence impliquie et
comporte le principe d'autorité. Lobéissance à Tauforité du
Pape et à celle du Roi, doit être la loi des nations. En reli-
gion, toute église schismati(iue est condamnable et devient
d'elle-même u protestante ». lin politi^iue, tout gouvernement
qui n'est pas absolu est un mauvais gouvernement. Ce sys-
tème fortement construit et dune singulière unité, il le pousse
à ses suites les plus loinlaines. Si la l*rovidence régit tout,
le mal est une loi de la nature ; les pires fléaux, les guerres,
les destructions sont des desn^ns de la Providence, pour le
châtiment des peuples. Depuis que les hommes ont failli, ils
s'égorgent ; les lois n'y peuvenl rien changer, la guerre el le
bourreau sont dans l'ordie du monde.
Sur la question de l'absolutisme, de Maistrc est catégv)-
ri(jue : Tout gouvernement doit être absolu. Mais il n est pas
légitimiste aussi délibérément. Il approuve le (Comité de
Salut public, parce qu'il a rendu l'Etat plus fort qu'il n'étail
sous les rois, et parce qu'il a sauvé la patrie. Plus tard, f{uaiid
Bonaparte s'éleva, il écrivit : » Si la maison de Bour-
bon est décidément proscrite, il est bon que le gouvernemesit
se consolide en France... il est bon qu'une nouvelle race eom-
mence une succession légitime, celle-ci où celle-là, n'imporlt^
à l'univers... j'aimt» bien miriix Ronaparle roi, que simple
HISTOIRE DE L\ LITTÉRVTIRE FRANÇAISE 173
con(|iiéranl. » Les légitimistes ne lui ont jamais pardonné ces
paroles. Dans tous les camps, de Maistre s'est l'ait des enne-
mis irréconciliables.
Il était foncièrement philosophe. Son esprit planait au-des-
sus des événements et n'entrait dans aucun parti. Il voyait
clair dans ce chaos de la Révolution qui déroulait les plus
politiques. En 1797, il prédit l'avenir et les conséquences de
ce « miracle ». « Quand je pense, dit-il, que la postérité dira
peut-être : « C^t ouragan n'a duré que ti^ente ans », je ne puis
m'empêcher de frémir ». De môme, il a prévu un demi-siècle
à Tavance Timportance prochaine de la question de l'infail-
libilité papale.
La philosopfûe de Joseph de Maistrc est trop systématique,
disons même sur quelques points, trop paradoxale, fHMU'
n'avoir pas IrouVë dans tous les temps de violents adver-
saires. On peut discuter sa doctrine ; mais on ne peut, de
bonne foi, contester la profondeur de son esprit et la clair-
voyance de son coup d'œil. Ajouterons-nous que de Maistre
est un écrivain de premier ordre ? . Son style est d'une sim-
plicité si forte, d'une sincérité si entière, qu'il s'efface par sa
perfection même, et se confond avec l'éclat de la pensée.
i\ous avons vu quels hommes ont agité les problèmes nou-
veaux qui se posaient, quelles idées furent défendues et pro-
posées, quel conflit se dressait entre l'ancien régime affaibli
et les temps nouveaux, quelle trépidation secouait l'édifice so-
cial, quels efforts agitaient la vieille carapace vermoulue
d'où émergeait lentement, dans le sang et les larmes, comme
à toutes les naissances,, la société nouvelle.
Cette époque féconde en tliéoriciens n'a pas eu de grands
poêles : c'est J.-J. Rousseau qui, dans sa prose, donna Tim-
pression la plus vibrante du lyrisme, et de l'enlhousiasme.
Il nous faut voir pourtant h\'=^ autres poètes, ceux qui ont écrit
-en vers. Ils ont eu le tort d'être des amuseurs de salons,
quand leur premier devoir eût été de s'ériger en sonores
interprètes de Târae des foules, alors émues d'espéranies et
de colères. Mais il n'était pas licite d'être leur écho, c'était
trop tôt.
CHAPITRE II
Les Poètes.
Poésie Satiriqde. — Les (îhaiisoniiiors liisloritiiu's. — Le Uocucii (ilairaiiibaiitt-
Maurepas.
Le Lyrisme. — ^"J.-B. Iloussoau. — Lamollc-llnudarl. — Louis RaciiK». — L'ahlx*
de L'Allaigiianl. — (ircssol. — Le F'ranc dt» Pompigiian. — Onlil Bernard. —
Saint-Lambert^ — Desmahis. — Krouchard Leinuii. — Malfilàlre. — Golar-
deau. — Le Mierre. — Dorai. — Chevalier de Boufllers.
Le Caveau. — Son histoire.
L'Ahbê Delille. — Un jugement à leviMM*.
Boucher. — Sylvain Maréchal. — François de Neufehàli'au. — Cilbert. — Her-
lin. — Cubiêres. — Parnv.
Florian. — Sa vie. — Son IhëAlre. — Se.s romans. — Ses fables. — Fl(»rian
déflorianisë.
Fontanes. — Andrieux.
Demoustier. — Zt*» iettrea à Emilie.
B<mget de Tlsle.
.Vndré C4I1ÉXIER. — Caractères de son gt-nie.
(îabriel Legouvé. — Le Mérite des Fcinme's. — Son ihéAlre. — Berchoux et l*x
fr astronomie. — Esmenard et la Xai'iifntion, — ChOmMloUé. — Baoïir Lor-
niian. — Millevove. — Conclusiiwi.
La Poésie du xviii^ siècle ne nous attardera i>as.
A celte époque, il n'y a, il ne pouvait y avoir, d-e vraie et
vibrante que la poésie i)opulaire, la poésie satirique. Tout
le reste n'est qu'un vain amusement mondain^ Or, la poésie
populaire n'est pas encore, à celle date, entrée dans la lit-
térature ; elle devra attendre cette promotion des bienfaits
du romantisme. Quant à la poésie saliritpie, elle est prohi-
bée, traquée, poursuivie, punie, réduite à se loger sous le
manteau.
Il vaut souvent la peine de l'y aller cherclier. On la Irouve
dans ces gros recueils manuscrits, aux tranches dorées, à la
solide reliure en maroquin rouge, aux aimes de quelque
grand seigneur danlan, comme ceux de Clairambault, de
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 177
Maurepas, de Monlbarrey, de Caylus, ou dans les Mémoires
secrets de Bachaumont, de Pidanzal de Mairobert, de Mé-
Ira, etc.
Scribe disait:
— En France, sous nos rois, la chanson fut longtemps la
seule opposition possible ; on définissait le gouvernement
d'alors une monarchie absolue tempérée par des chansons.
Le recueil Clairambault-Maurepas csl l'un des plus consi-
dérables et des plus typiques de ces chansonniers histori-
ques du XVIII* siècle, qui sont aujourd'hui une mine inappré-
ciable de renseignements el d'indications. Maurepas était le
fils de Pontchartrain. Il se chansonnait lui-même afin de di-
riger les coups. Il était d'avis que quand on se bat soi-même,
on se fait moins mal. Le premier ministre, cardinal Fleury,
lui faisait des commandes. La chanson était l'un des
instruments occultes du pouvoir. Mauix?pas.élait oe qu'on
appellerait aujourd'hui dans les milieux montmartrois, le
« chansonnier rosse officiel du gouvernement ». On embas-
tille l'abbé Pucelle qui devenait gênant, el le peuple mur-
mure? Le ministre ne trouva rien de mieux (|ue de |)rier Mau-
repas de faire une chanson sur ce prisonnier : a pour
amuser Paris, badinez sur le mot ». Maurepas chanta :
Rendez-nous, Pucelle,
O gué!
Rendons-nous Pucelle.
Le peuple rit, et n'y songea plus. La chanson était une
arme défensive. Maurepas la maniait avec adresse et cruauté.
Il chansonna impitoyablement la duchesse de Chûteauroux,
et fi't sur la Pompadour un quatrain si terrible, que celle-ci
entra en fureur, voulut punir l'auteur, le fit rechercher, soup-
çonna Desforges, et Desforges fut jeté dans une cage do *
fer au Mont-Saint-Michel ; Maurepas fut drnoncé, cl s'exila
dans ses terres. De là, il chansonna à force, et i^mplit son
fameux recueil de ces couplets indiscrets, malicieux, souvent.
grossiers, auxquels il joignit ceux de La Grange-Cliancel,.
de Voltaire, du grand prieur de Vendôme, de la duchesse
12
.r
17 S HISTOIRE DE LA LITrÉaATlJRE FRAJVÇAISE
iie Bourbon, fille de Louis XIV et de Mme de Montespan,
dont on chanlail :
irest la Duchesse de Bourbon
Qui met tout le monde en chanson.
11 y en avait même du Régent. Mais toutes étaient ano-
nymes, et ce mol du marquis de Alarigny à Maurepas donnera
ridée du danger que présentait ce recueil :
— Je vous ai donné, monsieur, ma parole d^honneur et je vous la
réitère ici par écrit, que qui que ce soit dans le monde entier, hors
moi, ne lira les manuscrits que vous avez la bonté de me confier,
ils sont enfermés dans un tiroir fermé à clef, et je suis moi-même
enfermé lorsque j'en prends lecture.
C est toute l'histoire de notre pays, contée gaiement avtc
esprit et malice. Louis XIV meurt ? il était <iéleslé, et oo ba-
dine férocement sur le cadavre et Tautopsie.
On ne lui trouva pas d'entraille.
Son cœur était pierre de taiUe.
C'est là qu'il faut entendre Técho des cris de soulagement
du peuple. A la messe de Sainl-Paul-Saint-Louis où le cœur
fut déposé, il y eut six personnes. Le long de la roule de
Saint-Denis, les paysans chantaient liesse devant les baraques
à boire sur le parcours du royal cortège funèbre :
Enfin Louis le Grand est mort»
Oh reguingué !
Oh! Ion Ion là!
1^ régent hérite des sympathies populaires qui s'écartent
des bâtards légitimes. Le testament royal est cassé par le
Parlement, tout fier de revivre. Le passé est honni, et ravenir
païaîi souriant. Ponlchartrain, Le Tellier, Bissy sont bannis.
Philippe d'Orléans, régent, est exalté par les couplets* popu-
laires, ([ui bientôt déchanteront, mais qui diemeurent comme
l'écho du sentiment public.
HÏSTOmE DE L\ LlTTÊaATURE FRAHÇIISE i79
La pelile chronique parisienne y est aussi tout au long,
comme l'aventure de Mlle Quoniam qui fil enlever el dé-
porter son mari au Mississiïii, pour se donner au Kégent plus
librement ; ce sont aussi les fredoos gaillards des petits sou-
l)er^ aux chandelles, les Mirlitons, les Laiila, les Boudril-
lon. et l'histoire du duc de Richelieu iiui ayant donné ren-
dez-vous dans son petit pavillon du faubourg Saint-Anloine
à Mme de Sabran, y trouva aussi .Mme de Giicbrianl ; et le
compte rendu des bals de l'Opéra, où les dames venaient
avec u un habillement léger qui pèse douze onres » ; el le
cas de Mme Parabèie, faisant achcler par <on mari <les bijoux
qui sont le cadeau du Régenl en récompense de ses bontés ;
el le bac d'Asnières , que le Régenl prit, étant ivre, el le ba-
telier, ne le connaissant pas, lui dit ;
— Volli un b... de buteau, il va comme l« Régence, sens dessus
dessous.
Ce sont des cou[)lets lerribles contre toutes les dames de
la cour, contre l'elionlée duchesse de Berry, contre Icncr-
gique Sainl-Simon, donl ses ennemis comparaient la figure à
« une omelette avec deux charbons ardents dedans ".
Ce sont des ponts-ncuts, où des paysans el dos touviourous
expriment le fran<>|)arler eu patois, el sont déjà moins
tendres pour ce Régent ivrogne, n petit, gi^as, rouge » disait
sa mère, qui riail de ses désordres cl ajoutait :
" Les fées furent conviées à mes couclies et chacuno douant mOTi
TAb d'un Iftlent, il les eut tout;. Malheureusement, on avait oublié une
fée qui arrivant après les autres dit:" Il aura tous les talents, excepté
celai d'en faire usage. »
Et c'est la mort honteuse du Régent chez la Phalaris, un
chien emportant le cœur pendant l'autopsie, el toule la riche
complique et s'enlaidit encore d'ambitions politiques el
Mi'i'ic des galanteries Louis X\'. où l'amour du plai^ii' se
d'intérêts matériels.
A côlé des Mémoires, il fallait placer et citer les chanson-
180 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
nicrs qui sont, pour le siècle entier, les compléments utiles
et les documents peut-être les plus sincères de la grande his-
toire, puisqu'ils n'èlaient destinés qu'à des confidents, des
affdiés et des amis, unis par la prudence, la malice, la con-
nivence de la sévérilé et la complicité de la vengeance.
Quant à la poésie permise ou tolérée, la part était res-
Ireinte de ce ijue les poètes pouvaient dire, sentir et penser
librement. Le lyrisme avait son octroi. Il était en cage. Aussi
ces rimeurs eurent-ils une inspiration factice et de com-
mande ; ils colportèrent dans les salons et les Académies les
mêmes genlillcsses rimées, sans audace ni nouveauté.
Le Parnasse est un devant de cheminée ; les feux d'Anol-
Ion sont les lumières des lustres, qui éclairent sur les pan-
neaux de tapisserie des déesses anémicpies et des amours
trop roses ; les chœurs des mUvSes dansent de savants me-
nuets, et exécutent la chasse ou la lalousie sous l'archet
de Cajon, de Mignard, ou de Watrin, et sur l'air d'Exaudel.
Ouvrez à deux battants la porte du tem|)le de Polymnie ;
des valets en culotte couite et en perruques blanches gar-
dent l'entrée. Le groupe des i)oètes donne tout Taspect d'un
défilé de visites chez la marquise, à son jour de réception ;
et le nécessaire, qui pourrait être Gil Blas, les annonce.
De les répartir par genres, c'est ce qu'il serait superflu de
tenter, car ils ont tous un air d'uniformité, et l'inspiration
est de même espèce sous les apparences, (jnelque variées
qu'elles soient, et que leur poésie s'appelle didactique ou ly-
rique. Ce sont toujours mêmes fadeurs et confiseries lit-
téraires, \pour mar(]uises en mal de réputation, mêmes pages
sages et pondérées, où la rime à pas lents suit le sens alourdi,
comme un caniche son aveugle ; mêmes grivoiseries semées
de roses et de similitudes, les madrigaux enguirlandés, les
satires perfides, les épigrammes vinaigrées à l'eau de Hon-
grie, et les épitres de muse pédestre.
Un classement serait tellement artificiel, conventionnel, di-
dacticpie, (|ue nous ne le tenlerons pas, l'ordre chronologi-
(pie étant ici le seul logique pour présider à ce défilé de
poètes monocordes en dentelles.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 181
Une simple menlion pour Longepierre (1). Ecolier pro-
dige, rimeur précoce, et lauréat de concours, il fut un mo-
ment lespoir de notre poésie. Mais les pensions lui vinrent,
non le talent. Et Longepierre fil toute sa vie des vers sans
être poète. Comme il avait peu d'invention, et qu'il était dis-
ciple fervent des anciens, il entreprit de traduire en vers fran-
çais les poètes grecs. Ce travail lui valut le préceptorat
du comte de Toulouse, et une épigramme de J.-B. Rousseau :
Longepierre, le translateur
De l antiquité zélateur,
Imite les premiers fidèles,
Qui conibattaient jusqu'au trépas
Pour les vérités ininioi"l1?lles
Qu'eux-mêmes ne conjprenaient pas.
Longepierre n'eut à se repentir ni du préceptorat ni de
répigramme. Par l'un il arriva à la fortune, et sans l'autre,
il risquerait d'être tout à fait oublié.
*
J.-B. Rousseau (2), fils d'un cordonnier de Paris, — on
comprend le sens assez grossier de la satire qui fut faite contre
lui, la Crépinade, — eut des débuts heureux. II fut un
moment le grand poète de la France ; les salons lui firent fête.
Il plut aux uns par ses odes religieuses, aux autres par ses
épigrammes. Mais à trente ans, pour une sotte affaire de cou-
plets satiriques oubliés au café de la veuve Laurent, il se fit
des ennemis mortels. A tort ou à raison, pour se défendre, il
accusa Saurin d'être l'auteur des vers qu'on lui reprochait.
Saurin, personnage arrivé, académicien illustre, se disculpa
(1) 1659-1721.
(2) l«7i-1741.
182 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
aisément ; et Rousseau, haï de tout le monde, condamné par
le Parlement, s'enfuit à rélranger, où il mena justju'à sa mort,
une vie errante et misérable.
En 1738, voûtent revoir la France, il se hasarda jusqu'à
Paris sous un faux nom; mais il s'y trouva plus seul, plus
abandonné qu'en exil, et il repartit déscspé^é. Rousseau est-il
coupable du crime, assez léger d'aîlleui-s, qu'on lui impute ?
Nous rignorons encore. Ce qui est certain, c'est qu'il nia
jusqu'au bout, et mourut «n protestant de son innocence.
Mais il y a dans sa vie des traits assez bas,, qui permettent
au moins le doute. En 1G96, à la première du Flatteur,
son plus grand succès au théâtre, il aurait renié son père et
feint de ne pas le reconnaître. Au café Laurent de la rue
Dauphine, où se réunissaient quelques habitués du Temple,
grands seigneurs dissolus et auteurs légers, il se rendait par
son envie, maussade, insupportable aux plus conciliants.
A le lire, on a même méfiance, et l'on hésite à le croire
sincère. 11 compose et publie en même temps des odes tra-
duites des psaumes, et des vers dévergondés. Tout cela d'ail-
leurs n*est pas sans talent.
J.-B. Rousseau connut admirablen>ent son métier de poète ;
il eut de Thabileté, de la netteté, de la cadence :
Sur un rocher désert, Teffroi de la nature,
Dont raride sommet semble toucher les deux,
Circé, pAle, interdite et la mort dans les yeux,
Pleurait sa frwieste aventure.
L<\ ses yeux errants sur les flots,
D'Ulysse fugitif semblaient suivre la trace.
Elle croit voir encor son volage héros ;
Et, cette illusion consolant sa disgrâce.
Elle le rappelle en ces mots.
Qu'interrompent cent fuis ses pleurs ol ses sanglols.
La rime est riche ; la strophe a de l'harmonie ; les métsK
phores sont belles; il ne manque qu'un peu d'àme. Deux fois
peut-être, deux fois seulement, ses vers eurent un accent de
sincérité qui touche, dans une ode au comte de Luc, son pro-
lecteur pendant l'exil, et dans celle qui commence ainsi :
HISTOIRE BE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 18ît
J'ai vu mes tristes journées
Décliner vers leur penchant ;
Au midi de mes années
Je touchais à mon couchant.
La mort, déployant ses ailes.
Couvrait d^omhres éternelles
I.a clarté dont je jouis.
Et dans cette nuit fimeste
Je cherchais en vain le reste
De mes jours évanouis.
Il n'a laissé que le souvenir d'un lyrisme froid et compassé.
Irop artistem€nl désordonné, pour que l'élan et la spontanéité
animent ces pages trop sages.
Il n'avait aucune parenté avec J.-J. Rousseau.
Un de ceux auxquels il créa des ennuis p<ir ses manèges,
fut Lamotte-Houdart, dont je vous ai drjà dit un mot à
propos de Mme Daeier.
D'un an plus jeune, Antoine de Lamotte-IToudart (1). s'il
ii*élait pas fils d'un cordonnier, eut un chapelier pour père.
Si, par la naissance, il y a ayec le précédent la différence
de la tête aux pieds, par le talent, il y a moins d'écart.
II rima des opéras. La rime lui fut si cruelle qu'il se vengea
d'elle en la calomniant. II déclara: « La prose peut dire plus
exactement tout ce que disent les vers, les vers ne peuvent
pas dire tout ce que dit la prose. »
Il eut roriginalité de déclarer la guerre aux anciens et aux
classiques, de réduire à douze les vingt-quatre chant? de
17h'ode ' d'Homère, d'imaginer qu'Homère mémo l'inspirait
et lui soufflait son vieux génie pour corriger son poème, et
de pallier ceRe outrecuidance par la modération spirituelle
avec laquelle iî rétorqua les injures de Mme Daeier, — le
rempart de l'antiquité. Il eut le tort de s'essayer au théâtre,
sans songer à renouveler aucune formule, et on se traînant
dans la vieille ornière, où gisaient les restes des procédés
suraimés. Si on parla un peu de son Inès de Caslro, ce fut
(1) 1672-1731.
484 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
peut-être grâce à la parodie qu'on en fit à la Foire, Agnès de
Chaillot,
Il brilla de son temps par son esprit. Aux nuits blanches de
Sceaux, chez la duchesse du Maine, aux mardis de la mar-
quise de Lambert, il était étincelant, et on Tavait en estime
si haute qu'il passa alors pour le plus beau génie de son
temps. Sa parfaite urbanité, sa grâce spirituelle, ses para-
doxes pi(|uanls, son tact, sa politesse, soutinrent et étendi-
rent sa réputation.
Ses Fables en prose sont à présent oubliées, et il n'y a
pas de regret. Voltaire conte ce qui se passa, dans un souper
au Temple, chez le duc de Vendôme :
(( Elles venaient de paraître, et tout le monde affectait d'en dire du
maL
Là se trouvaient l'abbé de Chaulieu, l'évoque de Luçon, fils du
fameux Bussy-Rabulin, un ancien ami de Chapelle, plein d'esprit et
de goût, Tabbé Courtin et nombre d'autres bons juges qui s'égayaient
aux dépens de Lamotte, qu'ils n'aimaient pas.
M. de Vendôme et le chevalier de Bouillon enchérissaient sur eux
tous ; le pauvre fabuliste était accablé.
— Messieurs, vous avez tous raison, leur dit Voltaire ; vous jugez
en connaissance de cause. Quelle différence du style de Lamotte à
celui de La Fontaine ! Avez-vous hi la dernière édition des Fables
de La Fontaine ?
— Non, dirent-ils.
— Quoi ! vous ne connaissez pas cette belle fable qu'on a trouvée
^ dans les papiers de la duchesse de Bouillon ?
Je leur récitai la fable ; ils la trouvèrent charmante.
— Voilà du La Fontaine ! disaient-ils; c'est la nature; quelle naïveté I
quelle grAce !
— Messieurs, leur dis-je, la fable est de Lamotte !
Alors ils nje la firent répéter, et la trouvèrent détestable. »
Le second mouvement était pour cette fois le meilleur.
Lamotte fut exquis de caractère. 11 était bon, aimable, com-
plaisant. Il ne crul pourtant pas devoir pousser la complai-
sance jusqu'à endosser la responsabilité des couplets sa-
tiriques de J.-B. Rousseau, dont celui-ci voulait se
débarrasser pour escpiiver les haines et les ressentiments. II
les refusa, et on n'insista pas pour les lui attribuer.
Il succéda ù Thomas Corneille à TAcadémie française en
1710.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 185
Homme sociable, de bonnes manières, d esprit distingué,
il mérite pour son atticisme qu'on se souvienne de lui.
Il y a de lui un mot qui peint Thomme. Il était atteint de
cécité. Dans une foule, il heurta un jeune homme qui se re-
tourna et lui donna un soufflet. Lamotle lui dit paisiblement:
— Jeune homme, vous allez être bien fâché de ce que
vous venez de faire : je suis aveugle !
Le jeune bufor fut confus devant tant de douceur tou-
chante, et fort gêné de sa personne.
Lamotte avait une mémoire prodigieuse.
Un auteur lui lisait un jour une tragédie.
Après l'avoir écoulée très attentivement, Lamotte dit à l'au-
teur :
— Voire pièce est l)Plle et j'ose vous répondre d'avance du succès.
l'ne seule chose me fait peine : c'est quo vous donne/, dans le plagiat,
et la preuve, c'est que je puis vous citer la deuxième scène du qua-
trième actie.
Le jeune poète cherchait à se justifier de son mieux.
— .le n'avance rien, ajouta Lamotte que je ne sois prêt à prouver ;
je vais vous rèciler cette môme scène que je me suis fait un plaisir
d'apprendre jadis par cœur.
Et, en effet, il la récita tout entière, sans hésitation, et avec la
même verve que s'il en eût été l'auteur.
Toutes les personnes présentes à la lecture de la pièce se regar-
daient, ne sachant ce qu'elles devaient penser de ce curieux incident.
L'auteur était tout à fait déconcerté.
Après avoir quelque peu joui de son embarras, Lamotte lui dit :
— Remettez-vous, monsieur, la scène en question est bien de vous,
ainsi que tout le reste, mais elle m'a paru si belle et si touchante,
que je n'ai pu m'empècher de la retenir.
On n'est pas plus charmant.
Il fut surpassé en douceur par l'ineffable Louis Racine,
avant (jui Tordre des temps nous apporte J.-B. Willart de
Grécourt (1), fils libertin d'une directrice des postes, cha-
noine à treize ans, ami déplorable de D'Estrées et de D'Ai-
guillon, hôte familier du château de \'eret qu'il appelait le
Paradis : c'était plutôt le Purgatoire, car les muses décol-
fl) 168M":43.
i86 inSTOlRE DE LV LITTÉRATURE FRANÇAISE
lelées ne ressemblent pas aux anges. Contes, faWes, épîtres,
chansons, loiit dans son œuvre est osé, graveteiax, marqué au-
coin des mœurs du jour, et peu recommandable. C'est tout
l'opposé de son contemporain, le fils^ Racine (1).
<( ir faut que vous soyez bien hardi pour oser faire des
vers avec le nom que vous portez », disait Boileau à Louis
Racine. Il ajoutait: « On n'a point vu encore de grand poète,
iih d'un grand poète. » Mais Louis R>acine n'écoulait pas.
11 avait dès le collège affirmé sa vocation poétique, il per-
sista. Ses œuvres donnèrent raison à Boileau. Il ne fut qu'un
poète de second ordre, ce qui était permis à tout autre,
non à lui. Son premier livre, la Grâce , est une dissertation
rimée sur le jansénisme ; son poème de la Religion, une
réfulàtion en vers des athées et des incrédules. Il eut quelaue
succès, et fut même un moment classiaue ; mais celle demi-
célébrilé lui fit d'autant mieux: sentir quel lourd héritage lui
avait légué son père.
En 1750, le Dauphin,, la Dauphine, Madame, Mesdames Vic-
toire, Sophie, Louise, eurent la fantaisie de reconstituer à
Sainl-Cyr la première représentation d'Esfher telle qu'elle
eut lieu en 1689; elles demandèrent à Louis Racine d'y tenir
le Fole qu'avait eu son père,, qui avait surveillé les répétitions,
dirigé le travail, fait le régisseur et le semainier, consolé ïes
désespoirs et exhorté les efforts. Le vieux fils âgé de 64 ans,
eut la faiblesse de consentir à reprendre cet emploi ; il rima le
Prologue, surveilla le travail el les coulisses ; ce fut ffavraat,
et les princesses bâillèrent.
La mort d'un fils qu'il adorait acheva d attrister sa vie.
Il renonça à la lilléralurej puis au monde, el se retira dans
une maisonnette du faubourg Saint-Denis, dont il fit un er-
mitage. Delille l'y alla visiter. 11 n'avait gardé de sa biblio-
thèque que quelques livres de piété ; il cultivait des fleurs
dans un petit jardin. C'est là (ju'il mourut, désabusé de ses
rêves, et presque ignoré. Il s était fait peindre, tenant à la
main le volume de Phèdre, l'œil iixé sur ce vers :
il Kt moi, tils inconnu d'un si glorieux père. »
(1) 1692-1703.
HISTOIRE DE LA UTTÉBATCHE FB.VSÇAISE
Louis Racine passa du monde à la religion; Gresset fit l'op-
posé. Mais avant de vous parler de lui, insérons ici, à sa
place chronologique, le demi-médaillon d'un de ses contem-
porains, (|ui fut aussi de religion.
Qui n'a chanté ou entendu :
J'ni du lion tnbuc
Dniis ma lahatiOre.
Ce couplet si populaire, qu'il en est glorieux, fut le fait d'un
singulier abîïé, grand et fort, au front haut et fuyanl, au nez
énorme, aux joues grasses, l'abbé de L'Atteignant (1), viveur,
buveur, chanteur, chanoine et gaudrioleur, qui troussait le
couple! et les filles raillait, ringlail, agaçait, et recevait par-
fois des basionnaûes dirigées pas de très grands seigneurs
irrités. 11 tut de tous les cercles gais, sociétés bachiques, sou--
pers et parties. Il a lait un opéra-comique. Le Rossignol.
Ses Poésies et Chansons nont pas vécu, malgré la sollicitude
lie MiUeyoye, qui en publia un choix en 1810, en un de
ses rares jours,de gaieté. Miiis le génie avait dit à L'Atteignant:
J"ai (lu Ijim (nhac
Tu n'en n'auras pas '.
Revenons à. Gresset (2).
En 1733, il circula dans les salons de Paris un tort joli
conte qui s'appelait Vert-Vert, et qui était l'œuvre, disait-on,
d'un novice aux jésuiles de Tours, L'histoire est assez amu-
sante. Les Visjtandincs de Nevers avaient un perroquet savant
nommé Vert-Verl, qui faisait leur gloire. Ce pieux oiseau sa-
vait répondre <• ora pro nobis » aux litanies, et quand on pas-
sait près de lui, vous saluait d'un -i Ave, ma sœur ". Les re-
ligieuses d'un aulrc couvent voidant faire sa connai-ssance, on
l'embarque dans sa cage sur un bateau qui descendait la
Loire ; mais pendant le trajet. Vert- Vert apprend de la bouche
(1) ii»7-m9.
(S) n»-lTl7.
188 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
des bateliers, tout un nouveau répertoire, et quand il arrive
à deslination, au lieu des paroles édifiantes qu'on altenfiait
de lui, il débite aux bonnes sœurs stupéfaites tous les jurons
de l'enfer. Ce conte plut à la folie. C'était moins que rien,
mais fort bien dit. Quelques traits sont d'un comique très
délicat, les vers sont légers et faciles :
Quand il avait débile sa sciehee
Serrant le bec et parlant en cadence,
Il s'inclinait d'un air sanctifié
Et laissait là son monde édîtîé.
Le succès dépassa pourtant le mérite de l'œuvre. Jean-Bap-
tiste Rousseau écrivait : « Je ne sais si tous mes confrères
et moi ne ferions pas mieux de renoncer au métier de poète,
que de le continuer après l'apparition d'un phénomène aussi
surprenant. »
Cette gloire inattendue grisa notre jeune novice qui s'appe-
lait Gresset. Il fit d'autres vers, le Lutrin vivant, la Char-
treuse, et les publia ; mais il était devenu professeur ;
un peu de philosophie se glissait déjà dans son badinage,
et le succès fut moindre. Réprimandé par ses supérieurs, il
quiUa brusquement les jésuites, vint à Paris et s'y maria.
Dès lors le Gresset première manière était perdu ; il n*eul
plus le secret de ces historiettes de couvent, légères et spi-
rituelles, dont il avait donné le modèle ; il fut mêlé à la foule
des poètes be^ux esprits. On joua de lui des tragédies mé-
diocres, dont le succès fut nul ; il n'eut plus qu'un seul
triomphe, sa comédie du Méchant,
Dans le Méchant, Gresset s'attaque à ce dilettantisme de
la méchanceté, qui a changé de nom, et que les modernes
appellent « rosserie ». Cléon, sorte de Tartuffe sans religion,
égoïste et vain, s'amuse froidement à jeter le trouble dans
riionnêle famille de Géronte, sème la haine et la division,
s'abaisse jusqu'aux insinuations les plus perfides, et aux
lettres anonymes, ment à toute heure du jour, et trompe tout
le monde, par amour de l'intrigue et pour le vilain plaisir de
torturer les gens. L'action est assez peu vivante. En 1747 elle
eut un immense succès. On s'amusait à nommer les gens, cl
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRAxNÇAISE , 180
à IrouvLM- dos clefs : la « malice » mise en scène, coulait jus(|ue
dans la salle. Une de ses victimes fut Le Franc, Le Franc de
Pompignan (1), l'auteur de poèmes sacrés que nous ne lisons
plus — sauf une belle strophe: I.e Ml a vu, etc. — et le héros
de cpielques historiettes ([ui nous amusent encore.
Pour les poèmes sacrés, nous n'avons retenu que le juge-
ment de Voltaire : « Sacrés ils sont, car personne n'y touche ».
Et quant aux historiettes, en voici queliiues-unes :
l'cète sans insjûralion, plat traducteur des Géorcjiqucs,
il avait, cependant beaucoup d'admirateurs, étant puissant et
riche. Le marquis de Mirabeau, père de l'oi^ateur, ne
tarissait pas d'éloges sur son compte, et disait : « Quiconque
ne pleurera pas de ses vers, ne pleurera jamais que d'un coup
de poing. »
Le Franc prit au sérieux ses panégyristes, et quand l'Aca-
démie lui offrit un fauteuil, il se crut de bonne foi l'homme
le plus illustre de son temps. Il prononça lors de sa ré-
ception, un discours agressif contre les philosophes, dési-
gnant par allusions non douteuses Voltaire et d'Alemberl. La
guerre immédiatement lui fut déclarée. Voltaire répondit
par la fameuse lettre des Quand, n Quand on a l'honneur
d'être reçu dans une compagnie respectable d'hommes de
lettres, il ne faut pas que la harangue de réception soit
une satire contre les gens de lettres. Quand par hasard
on est riche, il ne faut pas avoir la basse cruauté de
reprocher aux gens de lettres, leur pauvreté Quand
on ne fait pas honneur à son siècle par ses ouvrages,
c'est une étrange témérité de décrier son siècle. Quand on
est à peine homme de lettres et nullement philosophe, il ne
sied pas de dire que notre nation n'a (]u'une fausse littérature
et une vaine philosophie. »
Le Franc se défendit dans un Mémoire au roi. Voltaire revint
à la charge avec les Car. n Ne donnez pas de mémoire au
roi, car il ne les lira pas... \e soyez |)oint délateur, car c'est
un vilain métier. Xe faites point le grand seigneur, car vous
êtes d'une bonne bourgeoisie ; n'insultez point les gens de
lettres, car ils vous diront des vérités. »
(I) 1709-178*.
190 HISTOIRE DE LA LITTÉRATl'RE FRANÇ.USE
Le public en pensait mourir de joie : le pauvre Pompignan
était accablé sous le ridicule. Voltaire continua par les Pour^
les Qui, les Çuoi, les Ah ! et les- Oh ! et Morellel y ajouta les
Si et les Pourquoi, Les Encyclopédistes eurent pour eux tout
Parrs. Le fier Pompignan ne désarmait pas encore. Une autre
mésaventure l'acheva.
En 1760, le î) novembre, le Théâtre-Français annonça qu'il
donnerait la Didon de M. de Pompignan, et le Fat puni, lever
de rideau en un acte. Ce fut une joie dans tout Paris. Crai-
gnant pour l'auteur delà Didon, les Comédiens changèrent
leur affiche au dernier moment, et remplacèrent le Fat punt,
par r Oracle, ce qui fit rire de plus belle.
La tragédie de Pompignan eut un insuccès édatant ; le
poète incompris renonça au théûtre, et bientôt à la poésie,
pour s'en aller finir ses jours à Montauban, trop heureux de
se Toir enfiu oublié.
Moins majestueux fut Gentil Bernard (1).
« Un Anacréon, frisé, poudré, fanfreluche, que Baudoin
aurait pu peindre étalé sur un sofa dans un boudoir, en robe
de chambre et caleçon de taffetas et en pantoufles de maro-
quin jaune >», tel était, selon Grimm, le poète mondain Gen-
til Bernard, qui s'appelait Bernard tout court. Gentil étant
un surnom de l'invention de Voltaire. « J'ai beaucoup vécu,
dit le prince de Ligne, avec ce Gentil Bernard, qui ne l'était
ni de figure, ni de manièies, ni même d'esprit ; ce nom de
(iontil m'a loujours fait rire. »
Mais tout le monde n'en riait pas, et sauf quelques gens
sérieux (combien rares dans ce siècle-là), ou quelques mau-
vaises langues, personne ne contestait que Bernard avait du
génie. Il n'avait rien publié, mais on attendait toujouns
(juelque chose fl'admirable. L'Académie, de confiance, lui
offrait un fauteuil, et Gentil Bernard se faisait prier. Dans
ce temps où tant ûo vrais poètes mouraient dans la médio-
crité et la misère, il avait épuisé toutes les chances. II était
(t) 1710-17:5.
HISTOniiE DE LK UTTÉSLKIVRE FRAIVÇATSE 191
né pauvre et roUtrier? Les faveur?, la g'Ioire, la forlune
étaient venues le chercher d'ellcs-Tnêmes ; il fégnail, A Choisy,
tlans son parc, il fêtait tous les ans la lèle des roses, dans
un temple de lïTiiour enguirlandé de fleurs : les femmes, ses
invitées, étaient les divinités du prinlemps ; lui, le grand prê-
tre. Il ne dirait pas grand'chose, il souriait, mais on savait
qu'il avait tant d'esprit !
Il possédait cet art difficile de donner de lui. sans rien (aire,
la pliLs favorable idée. Les succès littéraires, les stirrès mon-
dains, lui venaient sans (|ue l'on sût pourquoi. Et nul n'osa
conleslcr son mérili; jusqu'au jour où il publia enfin, ce fa-
meux |)oème r-4r( d'aimer, qu'on atlendait avec tant dini-
palience. 11 y ont un silcm-e deslime, et ce jour-là, son étoile
s'obscurcit.
11 dinail et soupait à fond tous les jom-s, nous dit Grimrn;
il cultivait sa cuve, avec autant de soins que son temple de
<^upidon, et mal lui en prit. Vn jour qu'il rendait visite à
Mme d'Egmont, la comtesse le pria d'fitre son secrétaire pour
un billet fpi'eile voulait écrire à quelqu'un <le ses amis. Gentil
Bernard accepta, et tandis qu'il s'exéaitait, elle se pencha
pour voir t'clore sous sa plume, les délicieuses fadaises don!
il avait le ;*ecret. Elle s'aperçut alors que la page était
blanche, et cjn'il restait immobile: puis tout à coup il balbu-
tia, trembla, pâlît affreusement, et fol sur le point de s'éva-
nouir. Mme d'Egmont appela au secours; avant qu'on fût ar-
rivé. Oentil s'était relevé, et reprenait ses couleurs, mais
riait ilun rire effrayant. Il venait de devenir fou : et ce fut sa
«lernière folie.
Combien plus douce et reposante fut la fin de Saint-Lam-
bert {!). qui sommeilla toute sa vieillesse dans les lauteuits
de -Vlnric d'Houtletot, son amie !
Voltaire di.sail des Saisons, poème de Saînt-Lambert ;
" Soyez persuadé que c"c>l le seul ouvrage de notre >iècle
4|ui [lassera à la postérité. " Mais on ne sait jamais si \'oltaiie
est sérieux.
192 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Walpole, moins ironiste, disait du même poème à Aime du
Deffand: « Ah ! le plat ouvrage! Point de suite, point d'imagi-
nation ; une philosophie froide et déplacée : un berger et une
bergère (jui reviennent à tous moments ; des apostrophes sans
cesse, tantôt au bon Dieu, tantôt à Bacchus... En un mot,
c'est l'Arcadie encyclopédique. »
Et Walpole a raison, les ennuyeuses descriptions, les
idylles philosophi(|ues de ce poème ne méritent guère qu'on
les lise. Saint-Lambert ne connaît même pas la nature qu'il
décrit, et son style manque de vrai pittoresque.
Hélas î (l'un ciel en feu les globules glacés
Ecrasent, en tombant, les épis renversés.
Oui, il « grêle ». Et tout le reste est à l'avenant.
Samt-Lambert fit aussi quelques poésies fugitives, quelques
chansons « à Chloé «^ (jui valent beaucoup mieux que son
grand poème. Mais il est surtout célèbre par ses amours. Il
fut, durant de longues années, l'amant aimé de cette
Mme d'Houdetot pour laquelle Rousseau soupira. Pendant
les absences de Saint-Lambert, qui servait à l'armée d'Alle-
magne, Mme d'Houdetot acceptait les hommages platoniques
de Jean-Jacques. Puis l'heureux amant revenait, Rousseau
soupirait plus timidement, mais Saint-Lambert n'était pas
jaloux. Quelquefois Jean-Jacques apportait son dernier
manuscrit et le lisait aux deux amoureux. Et quelquefois
aussi Saint-Lambert s'endormait dans son fauteuil, bien {\ue
ce ne fussent pas des vers de Desmahis.
Etant de passage à Sully-sur- Loiie, \'oltaire fit îa con-
naissance d'un tout jeune poète, fils d'un magistrat de l'en-
droit, qui s'appelait Desmahis (1). Voltaire encouragea sa
vocation, l'amena bientôt à Paris, et applaudit à ses premiers
succès, où il élail certes pour (|uelque chose. l\ disait de lui
dans une épître :
Le ci'épuscule de mes jnurs
S'embellira de voire aurore.
(1) i-:22-i:ci.
IllSTOIKE DE LA LITTÉHATUnE FRANÇAISE 193
La gloire de Desmahis, ne fut en effet qu'une aurore. Ses
poésies légères, ses œuvres dramatiques eurent une vogue
éphémère ; il mourut jeune et en pleine activité. Il était d'hu-
meur douce et « sensible » et haïssait la satire. Un jeune
auteur lui demandant son avis sur une pièce satirique de
sa façon : <( Abandonnez ce malheureux genre, dit-il, si
vous voulez conserver avec moi quelque liaison ; encore uùe
satire et nous rompons. »
Le chef-d'œuvre de Desmahis est une comédie en vers, 17m-
pertinent, Damis, le héros de la pièce, est un méchant moins
méchant que celui de Gresset, plus léger et plus spirituel.
VImpertinent n'a qu'un acte, c'est moins que rien, une say-
nète de salon, un quart de comédie, mais c'est dans son genre
une chose exquise, et qui fait songer aux Proverbes de Musset.
Des vers charmants encore, ce sont ceux de Bernis (1), abbé
galant « bien joufflu, bien frais, bien poupin », protégé de
la princesse de Rohan et de la tiVeuse de cartes la Bontemps,
académicien à vingt-neuf ans, mêlé aux intrigues et aux affai-
res, caudataire de Mme de Pompadour qui lui paya d'une
rente de L500 écus et d'un coquet logement aux Tuileries,
une polissonnerie qu'il lui dédia. A partir de 1752, — il avait
37 ans, — sa vie changea d'objet et d'aspect : il devint un politi-
que, un diplomate, et joua son rôle dans l'histoii-e. Ambassa-
deur de France auprès de la République de Venise, membre du
Grand Conseil, il négocia le tr^té de Versailles qui alliait la
France à l'Autriche contre l'Angleterre et la Prusse ; ministre
d'Etat, puis ministre des affaires étrangères, il monta si haut
qu'il perdit pied et tomba. Son ancienne amie la Pompadour
l'exila à l'abbaye de Vie-sur- Aisne. Le pape Clément XIII le
dédommagea en le nommant cardinal, puis archevêque d'Albi.
Il devint ambassadeur de. France à Rome, fit apprécier et res-
pecter son tact, sa prudence ; les hommes d'Etat, les souve-
rains l'avaient en haute considération. Ses réceptions étaient
somptueuses, très fréquentées, très recherchées. La Révolu-
li(m le ruina. Il mourut à Rome, assez pauvre.
Il appartient à la littérature par ses poésies galantes, ai-
(t) 1715-1794.
13
194 HISTOIBE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
mabl^s, faciles, ornées comme de petites maîtresses. Mais
c'est rhisloire politique à laquelle il convient davantage de
l'étudier et de le juger.
Le même genre léger fut cultivé par Ecouchard Lebrun (1)
qui eut le malheur d'être surnommé Lebrun-Pindare. Ses ad-
mirateurs lui ont fait à grand'peine une réputation de poète
lyrique, qu'il ne mérite pas, et ont négligé le meilleur de
son œuvre, ses poésies légères et ses épigrammes,
Lebrun, poète lyrique, essayait après Ronsard, Malherbe
et Boileau, de ressusciter la grande ode, la pièce d'apparat
qu'on offre aux princes, et qui commence par une invocation
aux Muses ou aux Dieux de la Grèce antique. Sans l'ombre
d'inspiration ni d'enthousiasme, il composait au coin de son
feu, dans son lit, des strophes délirantes sur le mariage
des ministres et le sacre des rois. « Lebrun, raconte Cha-
teaubriand, ne s'endort jamais, qu'il n'ait composé quelques
vers, et c'est toujours dans son lit, entre trois et quatre heures
du matin, que l'esprit divin le visite. Quand j'allais le voir
le matin, je le. trouvais entre trois ou quatre pots sales, avec
une vieille servante qui faisait son ménage: « Mon ami, me
disait-il, ah ! j'ai fait cette nuit quelque chose ! Oh ! si vous
l'entendiez ! » Et il se mettait à tonner sa strophe, tandis que.
son perruquier gui enrageait lui disait : « Monsieur, tournez
donc la tête. »
Comme.il vécut très longtemps et ne cessa jamais de faire
des vers, il se trouve avoir chanté successivement la Royauté,
la République et l'Empire, Louis XV, Louis XVlet Bona-
parte. Détail aggravant, pour encenser un nouveau maître, il
insultait le précédent, celui-là même qu'il avait appelé na-
guère « monarque adoré », et qui avait contre argent compT
tant accepté ses vers.
De toute son œuvre lyrique, il n'est guère resté qu'une ode,'
celle « au Vaisseau le Vengeur », vraiment èloQuénte. '
Mais dans un genre qui ne lui rannortaît rien {que des
tribulations et des haines), dans Tépigramme, pour laquelle
il était né, Lebrun fît d'excellents vers. La ITarpe Baour-
Lormîan, Gingiiené furent ses principales victimes. Il était
(1) 1720-1807.
HISTOIRE DE LA UTTÉHATURE FRANÇAISE 195
quelquefois caustique jusqu'à la méchanceté, mais pies(iue
toujours spirituel et d'une irappante concision. Quelques-
unes de ces épigrammes sont encore célèbres : celle, entre
autres, de la Femme Poète :
Chloé, belle et poète, a deux petits travws :
Elle fait son visage et ne fait pas ses vers.
Le nom de Malfilûtre (1) n'évoque plus en nous que le sou-
venir d'un seul vers. Encore est-i! de Gilbert, et non de lui :
I^' laim mit au tombeau Malfil&tre ignoré .
Pourtant Malfilâtre fut un jour à la mode. Ses odes, dans
le goût de J.-B. Rousseau, ne firent pas grand bruit, mais
son poème Narcisse dans l'Ile de Vénus eut ilc l'éirlio,
quoique peu durable. Paris l'attira, lui fil fêle un uiomenl, et
n'y pensa plus. Epuisé par le plaisir, criblé de dettes, obligé
de se cacber sous un nom d'emprunt, il mourut, non pa» de
faim peut-être, mais dans la misère et l'oubli.
Aussi malchanceux fut son contemporain Colardeau (2; .
Ce doux et maladif poète, au sortir du collège de Meung-
sur-Loire, s'en vint à Paris chercher fortune, et donna quel-
ques tragédies, Astarté, Nicéphore, qui ne furent ni bien, ni
mal accueillies. Assez désillusionné et pris de lassitude, il
regretta son Gastinais, sa vie d'autrefois, le presbytère de
son vieil oncle, le curé de Pithiviers ; i! y revint, et l'on reçut
avec jbie l'enfant prodigue. Colardeau y continua d'être pinMe ;
il écrivit et lut feuille par feuille, à son oncle, plusieuis vo-
lumes de vers. Comme il avait peu d'imagination, il fit ce que
faisait tout son siècle, des imitations et des traductions. Il
traduisit Pope, Virgile, Young, et mit en vers, même du .Mon-
tesquieu (le Temple de Gnide}. Comme il était timide, on lui
vola plus d'une fofs ses idées ; il préparait une traduction du
Tasse, ce fut Walelet qui la fit ; une autre de VEnéide, ce fut
DeUlle.
(1) nsa-nei.
(3) 1732-1176.
19G HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANgAi..^
C'était trop de modestie qu'un tel effacement. lient du en
céder un peu à Le Mierre.
Ce pauvre Le Alierre (1) avait un des défauts, ou l'une des
qualités, qui font les grands poètes : l'orgueil. Pour une as-
sez médiocre tragédie, la Veuve du Malabar, qui eut quel-
que succès, il crut de très bonne foi avoir du génie. Chez son
ami Roucher, il montrait le poing au buste de Voltaire en
s'écriant: « Coquin, tu voudrais bien avoir fait ma veuve. »
On a dit de lui : « Il a passé sa vie à dire du bien de lui,
mais il n*a jamais dit du mal des autres. »
lit pourtant il avait un véritable tempérament de poète.
Fils de parents très pauvres, il s'était élevé presque seul
jusqu'à la célébrité. Ses vers furent très critiqués, et souvent a
tort : ils se distinguent, par la couleur et le pittoresque, des
innombrables fadeurs poétiques du même temps. Mais Le
Mierre est dépour\ii d'inwntion, et ne trouve même pas quel-
que sujet qui vaille la peine d'être chanté.
De ses deux principales œuvres, l'une, la Peinture, est
bieii plus une dissertation qu'un poème, l'autre, les Fastes^
est imitée d'Ovide.
Il fut brave et aimable.
Sortant de souper en ville, il s'en allait tout guilleret, le
chapeau sous le bras, la brette au c(Mé, fredonnant une
ariette, lorsqu'un (juidam lui demande d'un ton assez arro-
gant quelle heure il est à sa montre :
— Tenez, mon brave, regardez, voici l'aiguille, lai répond Le Mierro
en lui présentant la pointe de son épée.
Il disait de sa femme :
— Tous les jours je lui passe la main sur les épaules pour seni
s'il ne leur vient pas des ailes.
Cette gentillesse conjugale fut, pour l'époque surtout, s
originalité la plus décidée.
Elle amusait bien Dorat^2), qui fut d'une autre école.
Ce jeune mousquetaire ou .0!, qui portait à ravir la perri
(1; 1723-1793.
1734-i:8fl.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATUnE FRANÇAISE 197
blanche et le chapeau à plume, avait une vieille lanfe à héri-
tage. Et la vieille tante se préoccupait fort du salut de son
cher neveu q^ui menait joyeuse existence ; elle lui conseilla,
dans l'intérêt de son ame, de quitter le métier des armes et
rhabit de mousquetaire, et en neveu docile, il s'exécuta. Voilà
pourquoi Dorât ne fut pas colonel d'un régiment du roi. Il
s'en consola en faisant des vers, et qui pis est, des vers légers ;
mais la vieille tante satisfaite, ne vit aucun mal à ce détour.
Il rima donc avec fureur, se glissa dans le monde des lettres,
bientôt après dans celui des coulisses, et devint le poète à la
mode. On a dit beaucoup de mal sur son compte. Les phi-
losophes qu'il avait plaisantes en enfant teiTible, ne lui ont
jamais pardonné sa légèreté, sa fatuité enfantine, son per-
pétuel gazouillis et ses élégances de jeune musqué. C'était
au demeurant un charmant homme, un causeur amu-
sant, spirituel sans méchanceté. Des vingt volumes qu'il
nous laissa, quelques très jolis vers auraient dû sur-
vivre. Cela ressemble à du Voltaire, du Voltaire-Strass,
comme disait Galiani, mais plus léger et plus chantant. Cette
mauvaise langue de G^'imm insinuait : « C'est un ramage plein
de grâce, un sifflement de serin ; on ne peut pas être plus
agréable que la poésie de M. Dorât, mais autant en emporte
le vent. »
Sur quoi Dorât faisait-il des vers ?
Sur tout et sur rien; il rimait comme les oiseaux chantent;
il rimait ses lettres, ses billets doux, les faits du jour, ses
plaisirs, ses ennuis. Et quand il en avait trois cents pages,
il en faisait un joli volume, plein de vignettes et de guir-
landes, dans le goût du temps, avec des frontispices (jue
dessinait Marillier.
II eut le malheur d'être sérieux quelquefois; il écrivit des
fables et des contes, des tragédies même, il alla jusqu'à com-
poser un poème didactique sur la Déclamation. On lui
fit comprendre qu'il faisait fausse route et il le reconnut. Le
véritable Dorât, celui qui dans son genre est inimitable et
charmant, celui que La Harpe, qui le malmenait, ne pouvait
pas comprendre, et qui mériterait d'être moins oublié, c'est
celui des poésies légères.
l'M^ HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Rappelez-vous le billet » à Mlle X.,., qui lui proposait
d'aller passer un mois dans la solitude avec elle. »
Un mois dans un désert I es-tu de bonne foi ?
Quoi 1 toi, vive, 'aimable et légère
Dans im désert, et surtout avec mol,
L'amant le moins champêtre et Je moins solitaire !
On t'adore en ces lieux : ils sont ornés par loi.
Doit-on abandonner les lieux où Ton sait plaire ?
Quelquefois pour rCver l'Amour quitte Cylhère,
Mais il faut, du moins je le croi.
Il fnot toujouTB une cour & sa mère ;
Va, laissons ce projet, soyons de notre temps ;
Ton front brillon't des roses du bel âge.
Ton doux sourire, tes talents
Sont-ils faits pour un ermitage 7
Il vaut mieux sous sa main avoir tous ses amants :
On peut vouloir être volage :
Cela s'est vu de temps en temps !
il appartient à ce groupe souriant et léger aue la postérité
a réuni, comme s'il se fût composé de contemporains et de
frères. Parny, Gentil Bernard, Cubières, Berlin.
Ils cultivaient les mêmes parterres, mais s'ils sont du même
genre, il? ne sont pas de la même génération, et nous les
avons remis ù >teur place. Joignez à ces noms, celui de
Boufflers.
Le chevalier de Boufflers (l), abbé de cour, puis cheva-
lier de Malte, puis colonel d'un régiment du roi, puis gouver^
Deur Un Sénégal (à son grand étonnemenl), poète à madri-
gaux:, et chevalier errant, causeur d'infiniment d'esprit, pas-
lellislc (le talent, s'amusa toute sa vie, et amusa tout le monde
de ses légèretés, de ses étrangetés, et du papillonnement fu-
gitif de sa gracieuse petite personne.
Doté par son royal parrain, Stanislas de Lorraine, d'une
abbaye, il jette aux orties le petit collet, et se fait, sans trop
savoir pourquoi, chevalier de Malte. " J'aurais pu, dit-il,
(1) 1-37-1813.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 199
d'après mon respect pour l'avis des sots, quiller mon étal sans
en preodre un autre, mais les sots m'ont dit qu'il fallait abso-
tumeot UQ état dans la société : je leur aï proposé de prendre
celui d'homme de lettres, ils m'ont répondu que j'avais trop
d'esprit el que j'étais de trop bonne maison pour cela. Je mè
suis souvenu que j'étais gentilhomme, et que les gentils-
hommes devaient aller à la guerre. Là-dessus, je me suis fait
faire un habit bleu, j'ai pris la croix de Malte et je suis parti
sans répliquer. » Colonel et maréchal de camp, gouverneur
d'une colonie, et académicien, le chevalier ne prit jamais rien
au sérieux, et lui-même moins que tout le reste.
Il avait de qui tenir. Il était apparenté à cette duchesse
de Boufflers qui ne reconnaissait que trois vertus: verlitchoù.
vertubieu et verlugadin, comme aussi à cette comtesse de
Boufflers, dont Horace Walpoolc affirmait qu'elle se composait
de deux femmes, celle d'en haut et celle d'en bas.
Quant à sa mère, c'est elle qui avait ainsi composé elle-
même son épitaphe :
Ci-g!t dans une paix piorondc
Cette dame de volupté
Qui, pour plus grande sûrclé,
Fit son paradis de ce inonde.
1 a conté sa jeunesse en vers galanls comme elle:
J"ainiais alors toutes les femmes.
Toujours brûlé de feux nouveaux.
Je prétendais d'Hercule égaler les travaux.
Et sans cesse auprès de ces daines
Etre l'heureux rival de cent tieureux rivaux.
Je regrette aujourd'hui mes [jotits madrigaux ;
Je regrette les airs que j'ai tails pour les belles.
Je regrette vingt hoiis chevaux
Que, courant par monts et par vaux,
J'ai comme moi, crevés pour elles ;
Et je regrette encor bien plus
Ces utiles monwnls qu'on courant j'ai perdus.
Il rimait à tout venant, sur une belle, un refus, un (
200 lUSTOlUE DE L.V LITTÉUATUUE TIIANÇAISE
une conquête, un singe de roi détrôné, une chatte de maré-
chale.
Il fut, selon le mol de Rivarol, « abbé libertin, militaire
philosophe, déplorable chansonnier, émigré patriote >.. lou-
jours oisif et toujours affairé, il était plus souvent hors de
chez lui qu'au logis. Un ami le rencontrait un jour chevau-
chant sur une grande route ; il le saluait en lui disant : « Che-
valier, je suis ravi de vous trouver chez vous. » Il fit en cou-
rant quelques vers faciles, légers, spirituels, d'amusantes
fables et de charmants madrigaux, mais tout cela passa vite,
comme son joli visage.
Il avait acheté, en Pologne, un vieux château délabré qu'il
a chanté :
On croit qu'il m'en coûte cher,
Mais sans dépense aucune,
Mû maison a fort bon air,
Et partout il y fait clair
De lune, de lune, de lune!
A la Révolution, le chevalier de Boufflers fut stupéfié, et
n'y comprit rien, n'ayant jamais songé à de pareilles choses.
En 1804, lors du renouvellement de l'Académie, son fauteuil
lui fut restitué, non sans peine: et comme Mme Staël s'éton-
nait du retard, il lui dit, non sans à-propos ni esprit:
Je vois TAcadémie où vous ^tes présente.
Si vous m'y recevez mon sort est assez beau.
Nous aurons à nous deux de l'esprit pour quarante,
Vous comme quatre, et moi comme zéro.
Son épitaphe fut ce mot de lui :
Mes amis, croyez que je dors.
Et ses amis le réveillent quelque fois pour parler de lui,
axv il a personnifié toute une génération, et sa frivolité nous
intéresse encore.
Mais nous voici en 1737, et l'ordre des temps m'an cnc à
\c3us i)arler d'un groupe de poètes auquel appartenaient un
IlISTOinE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 201
grand nombre de ceux que je vous fais passer en revue. C'est
le Caveau^ — un nom illustre et antique. Il nous arrêtera
un instant.
Le Caveau fut fondé en 1737 par Piron, Panard le cou-
pletteur, Collé, Gallet Tépicier-droguisle de la rue de la Truan-
derie, dont Tarrière-boutique était le lieu de réunion, quand
oe n'était pas dans le sous-sol (d'où le nom de Caveau) de
Landelle, le cabaretier du carrefour de Buci. Interrompu dans
ses séances par la Révoluton, il se reconstitua en 1793, et ce
furent les Dîners du Vaudeville, auxquels succéda le Caveau
moderne de Laujon et de Désaugiers, puis le Réveil du Ca-
veau, et enfin le Caveau d'aujourd'hui, qui a repris le nom et
la tradition des débuts.
Presque tous les poètes bachiques, erotiques, légers du
siècle ont appartenu à ce corps sonore. On rencontrait là
Crébillon père et fils qui se disputaient, Gentil Bernard, Sau-
rin, Gresset, Moncrif, l'historien des Chats, qu'on avait sur-
nommé l'Historiogriphe du Roi, Fuzelier, Rochon de Cha-
bannes, Bernis, L'Atteignant, Favart, Le Mierre, Colardeau,
Delille, Dorât, Parny, Boufflers.
On y faisait des lectures, on y chantait surtout : l'épigramme
y était duiltivée et florissante; la Jugeait^on bonne? Celuft
qu'elle visait devait avaler un verre d'eau, pendant que les
autres convives dégustaient leur verre de vin. Dans le cas
contraire, c'était l'auteur de l'épigramme injuste ou niaise qui
devait absorber le verre d'eau. De même, si le couplet chanté
était jugé insuffisant, on appelait un des laquais pour lui
faire boire une lampée de vin à la santé du mauvais poète.
Cette société était très fermée, et jalouse de son indépen-
dance. Son historien Rigoley de Juvigny conte :
— Quelques seigneurs de la Cour voulant s'amuser, for-
mèrent un jour la partie d'y venir. Ils arrivèrent comme on
était à table. La société les invita à prendre place, mais par
hauteur, ils réinsèrent de s'asseoir et leur attitude et leur con-
tenance semblaient dire : « /l//ons, commencez, divertissez-
nous ! » Leur dédain fut puni par le silence le plus absolu,
et ils se virent forcés de s'en aller sans avoir joui de la sa-
tisfaction qu'ils s'étaient promise. Ils devaient pourtant bien
202 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRAXÇAlbt
penser que chaque membre du Caveau était plutôt fait pour
rire des sots, que pour les faire rire.
Après 1801, dans la nouvelle constitution du Caveau, on vil
là Armand Gouffé, l'auteur de Plus on est de lous et du Cor-
billard :
Que j'aime à voir un coroiiiard !
Ce début vous étonne?
Mais il faut partir tôt ou tard,
Le sort ainsi l'ordonne.
Et loin de craindre Tavenir
Moi, dans cette aventure,
Je n'aporçois que le plaisir
De partir en voilure.
Il y avait aussi Dupaty, Désaugiers, Martainville, de Piis,
Grimod de la Reynière, Jouy, le comte de Ségur, l'auteur de
la chanson connue :
Rions, chantons, aimons, buvons.
En quatre points c'est ma morale...
Tous les niL'chants sont buveurs d'eau,
C'est bien prouvé par le déluge.
Millevoye oubliait la pneumonie de son « Jeune Malade à
pas lents >» pour entonner ici un Délire Bachique !
Déranger y vint en 1813 ; il rencontrait Pierre Dupont,
Carmouche, Brazier, Barré, Badet, Darcier, Desfontaines,
Dieulafoy, Brillât-Savarin, Isabey, Méhul, le docteur Gall,
Jules Janin. On dînait chez Balaine, rue Montoi^ueil, au
Bocher de Cancale. e\ pour les entendre à travoi's la cloison,
le public se disputait les cabinets avoisinant leur salon.
Des succursales se fondèrent, à Pondichérv, à l'Ile de
France ; les Caveaux essaimèrent, (»t, à chaque banquet, ces
lointains colons envovaient le salut à la table mère.
Le vieux Caveau vit toujours. Darcier. Dupont, Nadaud, en
furent. Tous les mois, il tient ses assises dans un restaurant du
Palais->|oyal. Au dessert les convives chantent les couplets
qu'ils ont apportés. Toutes ces chansons sont réunies dan
un recueil qui paraît périodiquement, et qui compte aclue
lenrient six ou sept mille chanson'î?, toutes écrites sur l
vieux timbres si pittoresques dont on trouve les airs ds
«ISTOIBE DE LU LITTÉRATURE FltANÇAISE 203
la Clé du Caveau. Les fascicules les plus curieux sont
ceux des Mots Donnés. Le bureau choisit une série de mots
se rapportant tous à un même ordre d'idées ; les Peuples, la
Toilette, le Palais de Justice (1865), le Théâtre (1864), l'Exposi-
tion universelle (1867), les Véhicules (1868), les Environs de
Paris, les Animaux célèbres, etc. Chaque caviste prend et traite
le mot que le sort lui désigne. Ces collections bachiques et
pittoresques sont curieuses comme les vieux recueils de Colle-
tel ou de Claude Le Petit. C'est de l'estampe rimée.
Les CaVîstes, comme au temps de Collé, ont des réunions
périodiques ; leur bureau est une table appétissante et bien
servie, garnie de llacons. Près du couvert du président, un
objet bizarre frappe la vue en entrant : une petite boîte trian-
gulaire, un étui de cuir vert fort ancien, et orné- d'une guir-
lande d'or au fer. comme une reliure d'autrefois. Dedans,
c'est un grelot, gros comme un verre à vin de Chypre, et
emmanché d'un manche d'ébène. C'est le gi^elot de Collé, et
c'est la sonaette présidentielle du Caveau, pour annoncer
qu'un confrère va chanter. C'est un des grelots que Collé
avait détachés de la Marotte de la Folie ; on l'a pieusement
conservé, ainsi que le verre de Panard ; mais j'ai plus de
doutes sur l'authcnlicitc de ce verre. Il a été chanté au siècle
dernier, dans une nièce de vers dont la disposition est telle
qu'elle figure la forme d'un verre, par un procédé familier
aux poètes de l'antiquité grecque, qui dessinaient ainsi en
vers des fleurs, des papillons, une hache. Le verre, chanté
en vers, est un verre à pied. Celui qui sert aux saints offices
du Caveau est en forme de gobelet. On ne peut pas croire
que l'évolution des genres ait inHué à ce point sur la trans-
formation d'un verre à boire.
Le Caveau moderne est le Sénat ou l'Académie de la chan-
son, qui a ses coudées plus franches, ses audaces et ses effer-
vescences, â Montmartre. Il est le Conservatoire de la trudi-
Tîon, le modérateur, le pondérateur, le souvenir classique
devant les romantiques échevélés. Il maintient le vieil usage,
cher à nos pères, de la chanson de table : il a droit à nos
vœux et à notre estime, puisqu'il défend et propage la chan-
son.
204 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
La chanson ! esl-il rien de plus alerte, de plus pimpant, de
plus preste, de plus sincère, de plus naïvement philosophique!
C'est l'écho de l'àme populaire qui traduit ses sentiments
intimes les plus chers, dans ces rimes qui volent, légères, sur
les lèvres des hommes et des femmes, à travers les temps et
Tespace, vives hirondelles de ce nid secret, l'âme.
Le couplet part, voltige, disparaît, revient ; on ne sait bien-
tôt plus d'où il est parti ; on ignore à présent le pays, la nais-
sance, le père de ce vagabond sautillant, qui rit insoucieux
et court en gambadant, visitant les masures, les villages, les
faubourgs, les ateliers ; partout, il frappe de son bâton ferré,
et aussitôt les yeux sourient, les visages s'animent, les lè-
vres s'entr'ouvenl, les pieds battent la mesure, les chœurs
s'accordent, et les cœurs aussi, le Refrain berce, réjouit, ca-
resse, inlassable, élerneFlement gai et stimulant, et depuis
longtemps sont morts les premiers qui l'ont connu, depuis
longtemps sont décolorées et rongées les lèvres qui l'ont
d'abord chanté ; le clair Refrain chante toujours, comme au
jour de sa naissance, le bonheur, l'amour, l'espérance, la
joie, la victoire, la pitié, la bonté, la fraternité mainte, la
mâle vaillance et la gaieté divine, la gaieté, trésor et santé des
peuples : les peuples qui ne chantent pas ou qui né chantent
plus sont des peuples qui vont mourir, blottis dans leur si-
lence triste, comme l'oiseau mortellement atteint se niche
sous la feuille pour assurer à son agonie la paix et l'oubli.
Honneur à la Chanson, cette pure forme du lyrisme sans dé-
tour ni réticence, fait d'émotion vraie et de sincérité, de re-
connaissance, d'espérance, de ver\^e et de bonheur, la chan-
son qui dure, rit, vil et survit :
Anacréon n'ci Inissé qu'une page
Qui flotte enoor sur Tabîme des temps.
Le Caveau était trop frivole pour la poésie grave et descrip-
tive : aussi ne compta-t-iKpoint parmi ses habitués le docle
abbé auquel nous arrivons.
niSTOllŒ DE LA LITTÉnATURE FRANÇAISE 203
1/abbé Dclille (1) di?ail:
•^ Ce qui a été dit on prose n'a pas été dit.
Et il ne parla qu'en vers. Des seize gros volumes poéliques
(ju'il a laissés, défalquez les traductions: Géorgiques et Enéide
de Virgile, Essai sur i Homme de Pope, Paradis Perdu de
Milton, il reste un lot d'ouvrages qu'on ne lit pas davanlage,
Les Jardins (ITSC»). L'Imaglnalion, poème écrit à Consfanti-
noplc, où il alla malgré lui.
Delille était intimement lié avec M. de Choiseul-Goufiier ,
quand ce comlc fut nommé ambassadeur de Constantinople,
il proposa à l'abbé do lui faire voir la Provence. Delille ac-
cepta avec joie.
Avant de se séparer, l'ambassadeur offrit le déjeuner d'adieu
sur le vaisseau qui devait le conduire. L'abbé ne pouvait re-
fuser.
Vers îa fin du repas, Delille tire sa montre et dit à son
ami:
— Je dîne en ville, et voici l'heure à laquelle on m'attend:
faitcs-ihoi, je vous prie, conduire à terre.
— Impossible, mon cher ami.
— Comment, impossible?
— Mon Dieu oui, impossible, nous sommes en route
pour Constantinople.
L'ambassadeur avait fait mettre à la voile pendant le repas.
Delille se résigna de bonne grûce; ce fut sur les rives du
Bosphore qu'il fit une partie de son poème de VImuginalion,
« une pluie de diamants », disait Boufflers.
Ajoutez à ces œuvres L'Homme des Champs et La Irais
liègnes de la Nature, poèmes composés en Suisse, en exil
(1800), la Pitié, La Conversation, un volume de Poésirs fugi-
tives et un autre de Poésies posthumes.
Professeur de collège, avant de devenir professeur au Col-
lège de France, deux fois académicien, sa première élection
ayant été annulée parce que le roi le trouva trop jeune, long-
temps exilé et errant, puis accueilli avec faveur et fureur par
les salons, où il charmait les dames par son talent de « du-
peur d'oreilles ». abbé, puis laïc mal marié, il mit sa gloire
(i) 1718-1813.
206 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
en viager, et les derniers honneurs lui ont été rendus le jour
de ses obsèques, quand le Collège de France fut tendu de
noir pour l'exposition de son catafalque parmi les cierges :
leur fumée emporta celle de sa renommée.
J'ai dit-: mal marié. Ecoulez Alissan de Chazet :
— Je me rappelle qu'ayant été chez lui pour sa fêle, je
remarquai qu'il avait des culottes neuves, et comme je lui
en faisais en riant mon compliment, il me dit à l'instant û
De ma douce compagne, ouvrière assez forte,
Ces culottes sont un bienfait :
Oui, mon ami, c'est elle qui les fait...
Aussi c'est elle qui les porte.
Et il ne disait pas tout ; Chateaubriand nous en apprend
un peu plus.
— Un jour, j'étais allé chez lui; il se fil attendre, puis il
parut les joues fort rouges ; on prétend que Mme Delille le
souffletait. Je n'en sais rien ; je dis seulement ce que j'ai vu.
Oui, elle le menait durement. Le succès des vers de Delille
était tel, que son éditeur les lui payait six francs pièce, ce qui
faisait dire à M.-J. Chénier :
De ces vers-là le tiers vaut six francs pièce,
Mais les deux tiers ne valent pas un sou !
Mme Delille, en femme avisée, enfermait son mari à clef
dans le cabinet de travail, en lui intimant '
— Va me fabriquer des pièces de six francs !
Quelle était donc cette merveilleuse et fructueuse poésie ?
On la lit peu de nos jours, et l'on n'a guère retenu de
Delille que sa facilité à désigner les choses sans les nommer,
par des périphrases ingénieuses qui sont des sortes de cha-
rades.
Son genre l'y engageait. C'est un descriptif obstiné, qui a
tout décrit, la nature, les paysages, les Trois Règnes. Son
ennemi implacable, Marie-Joseph Chénier lui reprochait :
Un âne, sous les yeux de ce riineur proscrit.
Ne peut passer tranquille et sans être décrit.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 207
Mais nous nous défierons des jugements de M.-J. Chénier,
auxquels on s'est trop tenu, parce qu'ils sont piquants et
simples. Ce sont d'amusantes épigrammes contre sa manière
factice, appropriée, et trop élégante :
Marchand de vers, jadis poète,
Abbé, valet, vieille coquette.
Vous arrivez : Paris accourt,
Et vite une triple toilette ;
Il faut unir à la cornette
La livrée et le manteau court...
Vous mites du rouge h Virgile ;
Mettez des mouches à Milton.
Et une autre fois:
L'habile arrangeur de paletlo
X'a vu, pour son petit tableau,
Les champs qu*à travers sa lorgnette,
Et par les vitres du château.
Ce n'est pas l'impression que donne Delille, à le lire. Il y 2
là conune un faux air de légende. Certes, il a cultivé la
charade descriptive. Pourtant, n'exagérez pas. Lisez cette
page, prise au hasard dans le poème La Conversation, Il
s'agit d'un avare :
Puis, renfrognant sa maigre et dolente effigie.
Qui par le Chambertin ne fut jamais rougie,
11 blâme avec vivacité
De nos banquets pompeux la ruineuse orgie,
Et permet tout au plus le scandale d*un thé.
Lui-môme en fait d'épargne il veut être cité ;
Et, pour prêcher d'exemple, éteint une bougie
Qui brûle sans nécessité.
En sortant, il rencontre un rival d'avarice :
Deux Harpagons ensemble : quel bonheur I
Et que Molière en eût ri de bon cœur 1
Le premier saisissant l'occasion propice.
Dit au second : <( Monsieur, mille pardons ;
Je vous ai, Tan dernier, fait passer de mes vignes
Quelques vins qui de vous n'étaient pas trop indignes ;
Si vous pouvez renvoyer les poinçons,
El les flacons vidés, et même les bouchons,
Je vous saurai gré du message.
208 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Vous noterez bien que les mots y sont, et qu'il n'a pas
fallu ici de périphrase pour nommer le chamberlin, le Ihé
la bougie, les poinçons et les bouchons, Sess circonlocutions
n étaient pas pruderie de plume, mais jeu d'adresse et diver-
tissement de salon.
Lisez VEpître aux deux enfants voyageurs, et vous y trou-
verez un assortiment complet: les huiles d'Aix, les oranges
de Malte, le lièvre sans saveur et le fade lapin, les pois nou-
veaux et les asperges.
Certes, Delille a manié avec aisance la périphrase, et dans
ses vers, ce long tube enflammé qui lance le tonnerre, c'est le
canon ; ces canaux fumeux élancés dans les airs, ce sont les
cheminées; V animal qui s'engraisse de glands, c'est le co-
chon; le dard léger qui vient fixer le lin sur le sein des ber-
gères, c'est une épingle; quand du dé fatal la chance fut
perfide, c'est qu'on a perdu au jeu; et vous reconnaissez le
télégraphe optique dans cet appareil :
Là-haut, c'est une lour où larL ingénieux
Elève et fait jouer ces tablettes parlantes
Qui, des faits confiés à leurs feuilles mouvantes,
Se transmettent dans Tair les rapides signaux.
Mais ces périphrases, qui abondent dans tous les poètes
et d'alors et d'ailleurs, — voyez Racine, voyez Boileau, —
sont beaucoup moins fréquentes que les passages où Delille
a nommé un chat, un chat, et affirmé son souci de la simpli-
cité, de la vérité, d'un réalisme noble, mais sans pruderie.
Ecoutez-le parler des champs :
Ah ! c'est que pour les peindre il faut aimer les ciiamps !
Mais, hélas ! insensible à leurs charmes touchants,
Des rimeurs citadins la muse peu champêtre
Les peint sans les aimer, souvent sans les connaître ;
A peine ils ont goûté la paix de leur séjour,
La fraîcheur d'un beau soir, ou l'aube d'un beau jour.
Aussi lisez leurs vers : on connaît h leur style
Dans ces peintres des champs les amis de la ville ;
Voyez-les prodiguer, toujours riches de mois,
L'c^'oieraude des prés et le cristal des flots ;
L'Aurore, sans briller sur un trône d'opale,
Ne peut point éclairer la rive orientale ;
è
\VA-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 209
Le pourpre el le saphir forment ses vôlenienîts.
Répand-elle des Heurs ? ce sont des diamants I
Ils vont puiser à Tyr, vont chercher au Potose
Le teint de la jonquille et celui de la rose :
Ainsi, d or et d'argent, de perles, de rubis,
De la simple nature ils chargent les habits ;
Et, croyant l'embellir, leur main la défigure.
Il y a des platitudes, des longueurs, des prosaïsmes, mais
aussi el en revanche, des pages d'une simplicité moelleuse et
charmante, dont on comprend encore à distance qu'elles
aient séduit les auditoires féminins, dans leur fraîche nou-
veauté, el quand elles étaient à la mode. Le procès de Delille
est sujet à revision.
Au contraire, l'opinion commune est juste, quand il s'agit
d'un Boucher ou d'un Léonard, deux types encore du lyrisme
fade de Tépoquc.
Germain Léonard (1), de la Guadeloupe, fut aimé des muses
el des grands, dut à Chauvelin sa fortune et un poste dam-
bassadcur à Liège, gouverna ensuite son ile natale, y trouva
la révolution des nègres, se sauva pour retrouver en France
le calme « loin des orages ». Il tombait mal: c'était en 1793.
Il se réembarqua pour aller ailleurs, là où l'on fût Iran-
quille: la mort l'y mena tout de suite. Il a narré son Voyage
aux Antilles et a composé un poème des Saisons.
Celait un sujet à la mode, témoin Saint-Lambert, el témoin
encore Roucher (2), auteur du poème descriptil Les Mois.
C'était le réveil du sentiment de la nature, dont J.-J. Rous-
seau chanta l'alléluia.
Le 7 thermidor, 25 juillet 1794, dans la charretle qui le con-
duisait à la guillotine, André Chénier rencontra un autre
poète, son ancien ami Roucher, qui avait eu son marnent de
célébrité. Appelé à Paris, et jeté dans le monde des lettres
par une irrésistible vocation poéti(|ue, il avait publié ce livre,
Les MoiSy sur lequel on avait fort discuté quelques jours, et
qui subitement était tombé dans l'oubli. Rivarol en fit loiai-
(1) 1744-1793.
(2) 1745-1794.
i
2!îî HISTOmE DE LA LITTÉIUTURE FRANÇAISE
SOU funèbre : « C'est le plus beau naufrage poétique du
siècle. » Et de fait Roucher s'en était tenu là.
A Sainte-Pélagie, le jour même de sa mort, il écrivit au-
dessous de son portrait, qu'un ami venait de peindre, ces
quatre vers, — son chant du cygne, — qui sont peut-être de
toute son œuvre, ce qu'on a le moins oublié.
A MA FEMME, A MES A^^S, A MES ENFANTS
Ne vous étonnez pas, objets sacrés et doux,
Si quelque air de tristesse obscurcit mon visage ;
Quand un savant crayon dessinait cette image,
J'attendalis l'écliafaud, et je pensais à vous.
f^'échafaud eut ses porte-lyre. En voici un, et c'est Sylvaiu
Maréchal (1).
Uans la poésie si peu poétique du wur siècle, il repré-
senta d'abord la Pastorale. Il fit discourir aux champs des
bergers philosophes, car tout le monde est philosophe à cette
éfMK|ue, et il signe « Berger Sylvain ». On trouva d'ailleurs
cela charmant. Sylvain, plus audacieux, sceptique et sophiste,
écrivit alors son « Livre échappé du Déluge » et son <( Al-
manach des honnêtes gens ». Dans le premier, il parodiait
les prophètes : dans le second, devançant Fabre d'Eglantine,
il substituait aux noms de saints les noms d'hommes illusti^es.
Mais Sylvain Maréchal s'était trompé, on n'était encore
qu'en 1788, et il fut mis dans une maison de correction. La
Révolution lui rendit bientôt la liberté et le lanra vers la
polit i(jue. Au reste c'était un homme aimable, bien moins vio-
lent que ses libelles, sceptique. . sans aigreur, et dont plu-
sieurs, en 1793, éprouvèrent la- bonté.
Car la Révolution le remit en honneur et en place. Les litres
de ses livres sont édifiants : Ci)dc d'une sociélé d'hommes
sans Dieu ; Pensées libres sur les prêtres ; Lkictionimire des
Athées. On relirait encore avec agrément son badina?ge :
Prolel de loi portanl défense d'apprendre à lire aux femmes.
Il abondait en idées. Dans son Histoire universelle en style
lapidaire, il voulait que les histoires des [Roupies fussent con-
tées par une suite d'insriM[)li()ns. A la façon du Jeune Ana-
i[) n.'io-isfKî.
HISTOIRE DE L.V LITTÉRATURE FRANÇ.USE 211
charsisy il avait recueilli toutes ses recherches savantes et ses
lh(/)ries dans ses Voyages de Pythagore, Il rima clés poènies
philosophiques, rédigea des Anecdotes peu connues sur les
iownccs des 10 août, 2 tl 3 septembre, et fil du théâtre, des
opéras, La Rosière Républicaine, Denys le Tyran maître
décote, La Fête de ta Raison, des hymnes et cantates en
rhonneur de la Raison, et surtouL — on voit qui! attendit la
Révolution pour cueillir les palmes de gloire, • — son drame
Le Jugement dernier des Rois (an II) où les rois détrônés
sont déharqués sur une ilc déserte, et le gardien leur jette
des boules de pain en leur disant :
— Bouffe?^ tyrans !
La salle croulait sous les applaudissements frénétiques.
Sylvain cette lois avait le vent pour lui.
11 devait effaroucher le correct et probe François de Neuf-
chûleau (1). Celui-ci a beaucoup écrit. Epîtres, fables, poèn^s,
mémoires politiques, traités d'agriculture^ comédies, romans
et contes, il avait cultivé tous les genres, et nous pouvons
ajouter, sans réussir dans aucun. A treize ans, trois académies
de province couronnaient ses œuvres et Tadmettaient parmi
leurs membres. Toute sa vie durant, qu'il fût professeur,
avocat, intendant, gouverneur colonial, lieutenant de bailliage,
député ou ministre, il ne cessa d*écrii-e et de rimer. Rivarol
disait méchamment de sa poésie.: « C'est de la prose où les
vers se sont mis ». Neufchûteau n'était pas poète, à moins
qu'il n'ait mis tout son talent dans cette fameuse traduction
de TArioste, dont le manuscrit sombra dans un naufrage, où
lui-même faillit laisser sa vie.
Il joua du moins un certain rôle dans notre histoire litté-
raire, lors de cette fameuse querelle de Gil Dlas qui pas-
sionna la France et l'Europe. Par une édition ingénieuse
du roman de Lesago, il prouva qu'en dépit des revendications
de quelques-uns, l'auteur n'avait point volé son œuvre à l'Es-
pagne ; il y montrait nombre d'allusions à des faits du temps
de la Régence, nombre de portraits dont les modèles étaient
des Français de cette époque. Déluil curieux, la préface qu'il
(1; n50-18i8.
i
212 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
mil en tête du livre, était, on le sut plus tard, Tœuvre d'un
jeune littérateur qui s'appelait Victor Hugo.
Le bruit de celte célèbre polémique a depuis longtemps
cessé. Mais une autre idée de Neufchûteau a duré. Le pre-
nîier, il songea à organiser des expositions commerciales et
industrielles ; il inaugura à Paris la première Exposition de
1798. Ce poète entrepreneur est typique.
La poésie menait alors à tout, même à l'hôpital. Nous
Talions voir, avec Gilbert (1).
Il y a sur lui une légende. Il eut (si l'on peut dire), la chance
de mourir à l'hôpital. On en a fait un martyr. Ce ne fut pas
cela.
Fils d'un métayer lorrain, il vint, à vingt ans, en 1770, à
Paris, vécut dans la gêne jusqu'en 1778, et dans l'aisance
jusqu'à sa mort. Il avait obtenu, en 1778, une pension an-
nuelle de mille livres, sur la cassette du roi; il estime lui-même
son revenu, dans une lettre qui nous a été conservée, à deux
mille deux cents livres, qui en vaudraient bien aujourd'hui
six mille. En outre, il était gouverneur d'un jeune noble ir-
landais, le chevalier Webb, qui le défrayait largement. Il
mourut d'une chute de cheval. L'accident se produisit, comme
il chevauchait en compagnie de son jeune Irlandais, sur le
boulevard Montparnasse. Il fut porté à l'hôpital « pour y su-
bir plus confortablement l'opération du trépan ». Gilbert, après
sa chute, avait été envoyé à la campagne, près de Charen-
ton, par l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, son
protecteur. Là, l'ébranlement nerveux et une tendance natu-
relle au délire de la persécution, déterminèrent chez Gilbert
une crise d'aliénation mentale, qui obligea l'archevêque à le
faire transporter à l'IIôtel-Dieu. Il y mourut, étouffé par une
clef, qu'il avait avalée au cours d'un nouvel accès de folie,
et non, au contraire, par inanition.
Il ne semble avoir été ni plus heureux, ni plus malheu-
reux qu'un autre. Il eut parmi les philosophes d'irréconci-
liables ennemis, mais tous les satiriques en sont là. Qu'il soit
mort jeune, on a tout lieu de le regretter. Gilbert avait un
(1) 1751-1780.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 213
réel tempérament de poète ; Tardeur avec laquelle il attaqua
ses rivaux littéraires. Taudace qu'il montra en face des plus
puissants, en est la preuve. Enfin, dans son œuwe, qui est
peu considérable, on trouve des vers de frappe solide et de
de forte pensée. Son ode, imitée de plusieurs psaumes, est
restée classique.
Au banquet de la vie infortuné convive
J'apparus un jour, et je meurs !
Je meurs, et sur ma tombe où lentement j'arrive,
Nul ne viendra verser des pleurs.
Salut, champs que j'aimais, et vous, douce verdure,
Et vous, riant exil des bois !
Qel, pavillon de l'homme, admirable nature.
Salut pour la dernière fois !
Ce sont là de vraiment belles stances.
Sa tombe est dans les catacombes de Paris : ces vers ont
été gravés sur le marbre.
Bertin nous ramène un peu de gaieté.
A Feuillancour, près de Saint-Germain, où Parny avait
une maison de campagne, on menait joyeuse vie à la veille
de la Révolution. Berlin était du nombre des habitués. Ce
créole de Tile Bourbon, inséparable ami de Parny, son com-
patriote, partageait ses plaisirs, et faisait comme lui des vers
erotiques. Car on se piquait de littérature à Feuillancour, el
l'on évoquait en buvant le souvenir des épicuriens d'autre-
fois, d'Horace el de TibuUe. Bertin qui s'était couvert a
gloire au collège, n'avait pas oublié ses classiques, et fai-
sait des ver s dans le goût des élégiaques latins. Voltaire em-
brassait Parny en l'appelant : « Mon cher Tibulle ». Berlin
se rabattit sur Properce; ce fut Properce qu'il imita, et ses amis
l'appelèrent le Properce français. Le surnom est une critique
autant qu'un éloge ; les vers de Bertin sont faciles, agréa-
bles, mais Irop pleins de souvenirs antiques, qui en bannis-
sent le naturel et la passion. Ce capitaine de cavalerie
appelle ses maîtresses Eucharis et Catilie, ne jure que par Bac-
chus ou par Cylhère. « Je n'aurais pas été étonné, écrivait
fl) 1752-1790.
214 HISTOIRE DE LA LITTÉRVTURE FRANÇAISE
un des nvaux, (|u'Eucliaris ou Calilie eussent dit à leur
favori : Mon ami, nous sommes de Paris et non de Rome,
faites nous l'amour en français. >»
II est toutefois plaisant de constater que Bertin et Pamy
préludèrent à la « révolution dans' le sens romain », qui fut
poussée et accomplie par la Révolution Française en géné-
ral, et par Louis David en particulier. Mais les causes de
leur prédilection étaient aussi différentes que Brutus l'est de
Pétrone.
Dans le môme genre, gardons-nous d'oublier Cubières (1),
chassé du séminaire pour ses poésies galantes, madrigalier
attitré de la comtesse d'Artois, poète fécond qui se déchargea
du trop-plein de sa verve sur son pseudonyme M. de Palmt^-
zeaux, et ajouta à son nom vrai celui de son meilleur ami,
pour signer Dorat-Cubières; qui fournit à Rivarol sa plus
scatologique charade, qui entassa des riens et en fît des vo-
lumes accueillit et chanta la Révolution, comme il avait fan
le joli freluquet des salons, exalta le calendrier républicain,
et mérita que Lalande lui dît : <( Vous avez bien mérité de
l'Astronomie! » ; qui i-éduisit en trois actes la Phèdre de Racine
s'empoata contre Boileau, aida son frère, le marquis de Cu-
bières, dans son grand ouvrage sur les Coquillages de la mer
et leurs amours, fit un drame, Molière, et fut le Sigisbée de
Mme de Beauhamais, qui assura son avenir sous l'Empire.
Comme Bertin, le compagnon de ses plaisirs et son rival
en poésie, Parny (2) était créole et venait de l'île Bourbon.
Il avait quitté d'assez bonne heure son île du « Printemps
Etemel », et pris du sen^ice dans Tannée du roi. Les régiments
de la cavalerie royale, les dragons bleus et les chcvau-légers
ont fourni plus d'un poète à la France, depuis Florian jus-
qu'à Berlin, et Dorât et Parny.
Mais la vie active ne lui plaisait guère : « Il ne lui fallait,
nous dit Chateaubriand qui fut son disciple, que le ciel de
rinde, une fontaine, un palmier et une femme ». Il trouva le
ciel de Paris presque aussi bleu que celui des tropiques, et
n'ayant pas le palmier, il se contenta des arbres de la forêt de
(1) 175»2-1820.
(2) n:)3-l«14.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 2i5
Saint-Germain. C'est là, dans sa villa de Feuillancour, avec
quelques épicuriens de son genre, joyeux vivants et doux
poètes, qu'il gaspilla délicieusement sa vie, jusqu'à la \eiUe de
la Révcdution. A vingt ans, dans un court séjour k l'île Bour-
bon, il avait connu une jeune créole, EsUierde Baif, et soupiré
pour elle: il en fit la dame de ses pensées, et la chanta sous
le nom d'Eléonore. C'est ainsi que Ton faisait des vers à
Feuillancour, chaque invité avait sa <* maîtresse », et lui <i€-
diait des élégies. Rivarol appelait Parny : le chevalier Ti-
buUe, comme nous venons de voir qu'on surnommait Berlin
le Properce français. Et de fait, s'il n'avait eu pour succes-
seurs Chéûier et Lamartine, Parny serait peut-être aolre
grand élégiaque. 11 faisait bien les vers, et son âme était celle
d'un poète. Par hii, la poésie cessait d'être un jeu de so-
ciété, redevenait sincère. N'oublions pas d'ailleurs que ses
élégies servirent de modèle à Lamartine, qu'il y a telle pièce
des Méditations intitulée i< A Elvire » qui s'inspire fidèlement
des soupirs à Eléonore. Et dans ces vers de Parny, écrits un
jour de tristesse,- n entend-on pas déjà l'accent profond et
doux des poètes qui bientôt le feront oublier?
Que le bonheur arrive lentemonl !
Que le bonheur s'éloigna avec vitesse !
Durant le cours de ma triste jeunesse,
Si j'ai vécu, ce ne fut qu'un moment
Je suis puni de ce moment divretee ;
L'espoir qui trompe a toujours sa douceur,
Et dans nos maux du moins il nous console,
Mais loin de moi l'illusion s'envole,
Et l'espérance est morte dans mon oœur.
J'ai tout perdu : l'amour seul est resté !
Transpoiis brûlants, paisible volupté,
Douces erreurs, consolante espérance,
J'ai tout perdu : délire, jouissance,
Encore un capitaine de cavalerie : c'est Florian (1).
Jean-Pierre-Claris de Florian naquit le 6 mars 1755, au
château de Florian. près de Sauve, dans les basses Cévennes.
(I) 175^.1794.
21 () HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Il ne connut pas sa nièi-e, (jiii mourul en le nieltant au monde.
« Jamais, dit-il, je n'ai su ce que c'est qu'une mère. » On
peut assurer que s'il Teùt connue, il Teùt rendue heureuse.
Un des sentiments que Florian a touchés et dépeints avec
le plus de délicatesse et de sincère émotion, c'est l'amour
maternel récompensé par l'amour filial. Notons que Gilelte
de Salgue était Castillane: ne dirait-on pas qu elle transmit
avec la vie le goût de l'Espagne à son fils, grand lecteur et
imitateur de romans espagnols ?
Il nous a conté ses premières années dans un petil livre
plein de verve et d'entrain, où il apparaît sous un jour moins
factice que dans ses florianesques bergeries, et où il semble
être plus lui-même. Les Mémoires d'un leune Espagnol, Le
récit de sa vie chez son père est joli:
(( — Mon père, qui me destinait au service, aimait à me
voir manier un fusil à huit ou neuf ans; il me donnait de la
poudre, du plomb; je courais les champs tout seul, tuant fort
bien les moineaux, et le soir je revenais au château rapporter
ma chasse et lire quelque livre, (.'elui qui me plaisait le plus
était celui de la traduction de l'i/iade d'Homère; les exploits
des héros grecs me transportaient et lorsque j'avais tué un
moineau un peu remarquable par son plumage ou par sa gros-
seur, je ne manquais pas de former un petit bûcher avec
du bois sec au milieu de la cour; j'y déposais avec respect
le corps de Patrocle ou de Sarpédon, j'y mettais gravement
le feu et je me tenais sous les armes jusqu'à ce que le corps
de mon héros fût consumé ; alors je recueillais ses cendres
dans un pot que j'avais volé à la cuisine, et j'allais porter
cette urne à mon grand-père, en lui nommant celui dont elle
renfermait les restes. Mon grand-père riait, et m'aimait beau-
coup. »
C'est pendant qu'il vivait ainsi, tuant des i>erdrix et brûlant
le corps de Patrocle, qu'arriva un jour au château de Flo-
rian une lettre du château de Ferney. Le marquis de Flo-
rian appelait son neveu pour le présenter à Voltaire.
Florian et son père arrivèrent à Ferney au mois de juil-
let 1765. Le jeune enfant fut présenté par sa tante à Voltaire et
l
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 217
à son autre nièce, Mme Denis, qui faisait les honneurs de la
maison.
Voltaire fut enchanté de sa gentillesse.
« — Souvent il me faiisait placer auprès de lui à table ; et
tandis que beaucoup de personnages qui se croyaient im-
portants, et qui venaient souper chez Lope de Vega (Vol-
taii'e), pour soutenir cette importance, le regardaient et Té-
coûtaient, Lope se plaisait à causer avec un? enfant. La pre-
mière question qu'il me fit, fut si je savais beaucoup de
choses. Oui, monsieur, lui dis-je, je sais \ Iliade et le Bla-
son, Lope se mit à rire et me raconta la fable du Marchand,
du pâtre et du fils du roi: cette fable et la manière char-
mante dont elle fut racontée me persuadèrent que le blason
n'était pas la plus utile des sciences, et je résolus d'apprendre
autre chose. »
Florian, que Voltaire avait baptisé Florianet, fit les dé-
lices de Ferney, et y commença une existence pleine de
charmes. Son père était retourné dans ses terres. Florianet,
demeuré à Fernev, y continua son éducation. Elle fut confiée
à un aumônier le P. Adam, que Voltaire avait pour faire
sa partie d'échecs.
C'est ce bon curé dont Voltaire disait: a Mon aiunônier,
qui s'appelle Adam, mais qui n'est pas le premier homme
du monde. » Il le prouvait une fois de plus en se laissant
prendre à l'innocente dujierie de son jeune élève. Celui-ci
faisait des thèmes, « et comme j'étais souvent embarrassé
pour mettre en latin ce que je n'entendais pas trop bien en
français, je m'en allais par la garde-robe de Lope le prier
de me faire ma phrase: ce grand homme que j'interrompais
quelquefois au milieu d'une tragédie, ne se fâchait jamais ;
il me faisait ma phrase avec tant de bonté (|ue je m'en re-
tournais toujours croyant que c'était moi qui l'avais faite ;
l'aumônier trouvait mon thème excellent ; on le lisait dans
le salon ; on le montrait comme un petit chef-d'œuvre à Lope
de Vega, qui disait en souriant que c'était fort bien pour
mon âge. »
Llliade n'avait perdu pour lui aucun des charmes qu'il
lui trouvait à Florian.
218 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
— Mes héros grecs étnicnt toujours dans ma tête, et je résolus de
bien repasser toutes leurs actions daiijs le jardin de Lope de Vega.
Dans ce jardin, il y avait plusieurs carrés de Heurs, et, parmi ces
ïleurs les plus beaux pavois du monde élevaient leurs lètes pana-
chées ; toutes les fois que je passais près d'eux, je les regardais de
côté, en disant tout bas : voilà les perfides Troyene qui tomberont
sous mes coups.
Je donnai à chacun- d'eux le nom d'un fils de Priam, et le plus beau
des pavots s'appelait Hector. Pour rendre l'illusion complète, je
m'étais fait une épée de bois, que j'imaginais avoir été forgée par
Vulcain : celle épée était fatale aux pavots ; souvent j'entrais dans
les carrés pour ôter la vie à quelque Troyen ; mais pour mieux suivre
la vérité de cette histoire, je ne faisais pas un grand carnage ; j'étais
toujours repoussé jusqu'à mes vaisseaux, qui étaient de fort jolie
cabinets de charmille : là, je me reposais en attendant que la colère
d'Achille fClt passée et qu'il revint au secours des Grecs. Enfin ce
grand jour arriva : la mort de Patrocle fait courir le fils de Pelée à
la vengeance ; je m'arme de ma terrtble épée, et malgré les efforts
des eninemis, j'entre dans un des carrés et je coupe la tête à mille
pavots ; non content de tant de héros immolés aux mânes de mon
ami, je passe dans un autre carré. En vain le Xantç en fureur veut
s'opposer à mon courage, je brave les eaux du Xante, et je fais mordre
la poussière à tous les pavots qui s'offrent à mes coups.
Déjà Deiphobus n'est plus, Sarpédon ne voit plus la lumière, Hector
restait^ Astéropée est tombé sous mes coups; le champ de bataille
est couvert de morts et de miourants ; ce n'était pis assez : Hector, le
meurtrier de Patrocle ! le meurtrier de mon amï I Hector levait une
tête superbe et semblait braver ma fureur; je m'élance vers lui;
déjà mon épée était prête à lui porter le coup mortel. Tendre Andro-
maque, maliieureux Astyanax, tremblez^ Hector va périr, il va tomber
80US le fer d'Achille. Uni bonheur inespéré sauva la vie à Hector ;
Lope de Vega (Voltaire) parut au moment où j allais poiter le coup
mortel au héros de Phrygie. Lope me regardait depuis une dem»-
heure coLi])ant la IMe à tous les pavots ; 11 voulut sauver le superbe
Hector, et me denumda doucement le motif de ma fureur. Je lui dis
que je repassais mon Iliade, et que, dans ce moment, j'étais devant
les portes Scées où Hector devait périr. Lope de Vega (Voltaire) rif
beaucoup, oi me laissa-nt continuer mon combat, il courut raconter
ma victoire dans le palais de Priam.
Un des plus curieux épisodes de ces années de jeunesse
est la réception que fit Voltaire à la célèbre actrice Claire de
la Tude, connue sous le nom de la Clairon, dans son château
de Ferney. Lne petite fcle fut improvisée le soir, Florianet
habillé en borgci*, accompagné d'une jeune bergère rose qui
portait une corbeille de fleurs, récita devant la grande ar-
tiste une pelite bluelte dialoguée
HISTOIRE DE LA LITTÉBATURE FRANÇAISE 249
Mais il fallut quitter Ferney pour Paris, où Florian vécut
chez sa tante. Là son éducation fut assez peu soignée.
Il avait été présenté par son oncle chez le duc de Penlhiè-
vre, qui le prit en amitié, le sunnomina Pollichinetlo^ et en
lit son page.
Après deux ans de l'état (c pagique », PoUichinello fut pris
du désir de servir dans l'artillerie (1770). Il avait quinze ans.
11 se prépara aux examens de Técole de Bapaume; à force
de calculer le solide d'un boulet ou la hauteur des courtines
dans TantichamBre des pages, et de tracer sur le parquet,
avec de la craie, la démonstration de la vis, il fit rapidement
de grands progrès.
Au cours de ce^tte préparation, Florian fît sa sortie des
pages pour pi-endre l'uniforme dont il fut fier.
^i — Je ne peux pas vous rendre le |)laisii'' que me lit mon
habit bleu; je me regardais dans tous les miroirs, j'étais oc-
cupé de savoir si j'avais bien Tair dim officier. Ma cocarde
et ma dragonne faisaient le bonheur de ma vie. »
A sa sortie de Técole de Bapaume, il revint à Ferney, où
il retrouva son père et son oncle. Il chassait et se promenait,
en attendant l'effel d'une demande qu'il avait faîte pour en-
trer dans l'artillerie. Le soir, il dirigeait dans la confection
de se? devoirs la petite-nièce de Corneille, que Voltaire ve-
nait d'adopter.
Enfin comme les nouvelles n'arrivaient pas, Florian et son
père partirent pour Paris et allèrent trouver leur protecteur,
le duc de Penthièvre.
Au bout d'un mois, Florian obtenait une sous-lieutenance
au régiment du duc de Penthièvre, en garnison à Maubeuge.
En attendant le jour du départ, il s'occupait à faire ou à
copier des chansons, et même, — voilà un, aveu bien inat-
tendu de la part de Florian, — à composer un traité de mé-
taphysique.
Mais à Maubeuge il ne resta pas longt«emps. Il mena une
vie assez désordonnée poui* qu'il fallut le rappeler. Il ren-
tra auprès du duc de Penthièvre, son protecteur, y resta,
et partagea son temps entre les lettres et la charité, selon
le vœu de son intègre patron.
220 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Bien que ce soit le fabuliste qui ait toute la gloire, il ne
faut pas oublier les comédies et les romans de Florian. Je
vous en dirai un mot des à présent avant d'arriver aux fa-
bles, car il ne vaudrait pas la peine de rejeter les arleaui-
nades dans le cbapiire du théâtre, et Estelle au chapitre
des romans.
Je vous parlerai d'abord de l'auteur dramatique.
Florian a renouvelé un genre. Comme Marivaux, comme
Sedaine, il écrit pour le théâli'e italien ou pour les théâtres die
société; mais ses arlequinades ne ressemblent point aux au-
tres, elles conservent une originalité. Arlequin n'est plus ici
ce balourd facétieux connu jusqu'alors pour ses naïvetés,
ses pantalonnades, les contoi-sions de son toirse emprisonne
dans un maillot à damiers, et les grands gestes de son bras
armé d'une latte. L'Arlequin de Florian est tout autre; on
sent qu'il vient après Diderot, après La Chaussée, après Sau-
rin, après Sedaine ; il devient larmoyant, probe et sensible.
naïf avec esprit^ sentimental avec finesse, honnête et bien-
faisant comme le duc de Penthièvre ou les héros de Berquin.
Mais Florian va nous le présenter :
« — Arlequin, toujours bon, toujours facile à tromper,
croit tout ce qu'on lui dit, donne dans tous les pièges qu'on
lui tend, rien ne l'étonné, tout l'embarrasse ; il n'a point de
raison, il n'a que de la sensibilité ; il se fâche, s'apaise, s'af-
flige, se console dans le même instant : sa joie et sa douleur
sont également plaisantes. Ce n'est pourtant point un bouf-
fon ; ce n'est point non plus un personnage sérieux : c'est
un grand enfant ; il en a les grâces, la douceur, l'ingénuité :
et les enfants sont si aimables, que j'ai cru mon succès cer-
tain si je pouvais donner à cet enfant toute la raison, tout
l'esprit, toute la délicatesse d'un homme. »
Un grand enfant, un gros naïf, un brave homme, voilà
l'Arlequin de Florian, dévoué, sensible surtout.
La tendresse mouillée inonde son cœur, le besoin des larmes
ne tarde pas à gagner son entourage et toute sa famille. Ni-
sida « sort en pleurant », Arlequin k l'embrasse en sanglo-
tant » et (( sort en pleurant », ilnalement tous « s'embras-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 221
sent » en confondant dans un même ruisseau leurs torrenli
de larmes.
Mais, au-dessus de cette sensibilité ruisselante, on découvre
chez lui un trésor de bonté douce, vertueuse, paterne, qui
le rend malgré tout intéressant, Grimm lui-même, le sec el
sévère Grimm, se laisse toucher, et mouille d'une larme sa
joue fardée. « M. le chevalier de Florian a donné au rôle
d'Arlequin une couleur, une âme et des formes nouvelles ;
on est tenté de lui dire quelquefois : « Vous êtes Arlequin, sei-
gneur, et vous pleurez ! » Mais il pleure de si bonne grâce
qu'il y aurait die l'humeur à le trouver mauvais. »
La comédie florianesque présente un aspect neuf et à elle
propre. Ce n'est pas la comédie d'intrigue, oe n'est pas la
comédie de caractère : c'est la comédie morale.
0
« — Je voulus donner à toutes mes pièces un but de mo-
rale et d'utilité... Je voulus surtout présenter le tableau de
ces vertus familières, de ces vertus de tous les jours, les plus
utiles peut-être, les plus nécessaires au bonheur. »
De là ce caractèix? simple, naturel, bourgeois, parfois vul-
gaire et — qui le croirait de la part de Florian? — réa-
liste, de ses peintures. <( On est rarement, dit-il, dans le cas
de sacrifier à son devoir, à la patrie, à l'honneur, son re-
pos, sa fortune, sa vie ; mais on est tous les jours obligé
d'être un bon fils, un bon époux, un bon père. » Ce sont des
tableaux d'intérieur, des peintures de ménages; la scène
tient entre une commode et une horloge à caisse ; la chambre,
proprette, est « meublée très simplement »; au mur sont ac-
crochés tous les portraits d'Arlequin et d'Argentine. Quand
la toile se lève, Argentine, assise, festonne ; ses deux enfants,
sur des tabourets, sont à ses pieds ; l'un feuillette un livre
pour en voir les estampes ; l'autre joue avecuà jeuHe cartes;
et quand Arlequin rentre chez lui, il arrive en droite ligne
du bazar voisin, où il a fait des emplettes pour les petits,
« un tambour d'enfant et une petite trompette de bois ».
Tout cela manciue de grandeur, et n'est pas imposant ;
mais la tentative est à noter, et doit prendre place à côté
des romans de Lesage, à côté des toiles de Chardin, dans
une histoire du réalisme, le réalisme des braves gens.
i
222 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
C'est la théorie qu'il a délicatement appliquée dans ses
comédies : Les deux Billets, Le Bon Ménage ou la suite des
Deux Billets, Le Bon Père ou la suite du Bon Ménage, Le
Bon fils ou la suite de la Bonne Mère : toute la famille entre
dans ce vaste concert de bonté attendrie.
On nage dans un océan de larmes et de douceur, on respire
rinnocence à pleins poumons, on n'est entouré que de bonnes
gens. Il ne faudrait pourtant pas s'arrêter à cette première
impression, ni juger l'œuvre par le titre. On la jugerait mal.
Ils ne sont pas tous si pétris de bonté qu'on pourrait croire :
Scapin des Deux Billets est le plus fieffé, le plus hardi
des liions ; et dans La Bonne Mère, il y a un certain M. Du-
val qui ne vaut pas cher.
Veut-on une idée de son style dramatique? Prenez le Bon
Père.
c( Arlequm, nous dît Florian, est devenu riche; il vit à Pa-
ris dans la bonne compagnie ; un nomme de condition veut
épouser sa fille : iî est impossible qu'il n'ait pas pris un peu
du ton de ceux qui Tentoiu^ent. » Il est devenu bourgeois ;
c'est le père de famille de Diderot ou de Greuze. Ce bon
pèi'e, ce « père bonhomme », ainsi que l'appelle Grimm, ne
vit que pour sa lille Nisida : il ne peut être heureux que pa/
elle ; il fait tout pour son bonheur. Il conçoit l'idée de lui
adresser une chanson le jour de i?a foie : la scène, nous ap-
prend Grimm, a beaucoup réussi, et elle est des plus heu-
reuses. Arle([uin dicte à son secrétaire, Cléante, un faux se-
crétaire qui s'est déguisé pour approcher de Nisida cpiil
aime.
Arlequin
Arrive donc^ mon ami, j'ai tout plein de choses à te dicter;
mets-toi là, et écris ce que ie vais te dire.
Cléante, s'asseyant.
(Juand vous voudrez, Monsic.rr.
AuLi:oLL\
M-^n ami, ce sont des couplets que jai faits pour la fête de
ce soir ; ils ne sonl pas encore fmis, mais il faut toujoui^s les
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRA>ÇAISE 223
écrire, parce que je n'ai point de mémoire, cl mes vers
m^échappent avant d'êli^e faits. Allons, prends du grand pa-
pier, le plus grand, et écris : Couplets à ma fille, le jour de
sa fête,
Cléantj: écrivant.
Le jour de sa fête.
Arleouin
Ma fille.
Ma fille.
As-tu mis?
Oui, Monsieur.
Cléante
Arf^equin
Clkante
Arlequin
Un moment... Tu as mis ma fille?
Cléante
Oui, Monsieur.
iVRLEouix, rêvant,
Cest très bien... Mets une virgule.
Cr.KANTK
J'attends. Monsieur.
Moi aussi.
Comment ?
Arlequin
Clkante
A.rii,KouiN
Sans doute, je n'ai fait que cela encore.
Cléante
Vous n'êtes pas très avancé.
AiujoriN
J'ai toujours mon commencement... Tn déviais bien m'ai-
dev un peu.
Et la scène se poursuit, très spirituelle, entre Arlequin qui
exprime en prose ses sentiments pour sa fille, et Cléante qui
compose de son côté de tendres vers pour sa bicn-aimée.
224 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Après deux couplets faits de la sorte, Arlequin a un mot
bien obseiTé.
Arlequin
Me conseilles-tu d'en faire encore un?
Cléante
Il me semble que tleux suffisent.
Il se fait alors chanter ses vers pour les corriger.
Arlequin
G'e^t fort bien, fort bien ; je ne vois rien là à corrige^. Sans
me flatter, conviens qu'ils ne sont pas mal.
La scène est jolie, bien filée, et si juste ! Labiche eût été
flatté de l'avoir trouvée.
Mais ceci suffit à vous donner Tidée du théâtre floria-
nesque, et je viendrai présentement au romancier.
Florian a écrit des romans et des nouvelles (1).
Les romans sont ou des récits chevaleresques, comme Numa
Pompilius, Gonzalve de Cordoue, ou des pastorales comme
Galatée, comme Estelle,
Numa Pompilius et Estelle sont les types les plus complets
dé l'un et l'autre genre. ^
« — Deux éléments, dit Saint-Marc de Girardin, consti-
tuent la pastorale : l'amour de la campagne et l'amour in-
génu. » Florian a joliment exprimé l'un et l'autre sentiment,
soit qu'il nous promène à travers les campagnes délicieuses
que baigne la lumière d'or du soleil, soit qu'il nous fasse
écouter les doux propos d'EslelIe et de Némorin à l'ombre des»
oliviers, non loin de la rivière.
Florian parle en termes émus de son pays. On sait quelles
descriptions pittoresques il nous a laissées des rives du Gar-
don, du vallon de Florian. Nous vivons avec lui dans ce pays
enchanteur, le Midi, qu'il a vu non en psychologue, mais en
artiste. Il n'en a senti que la poésie; il n'a pas voulu en décrire
(1) Galatée (1783); A'uma Pompilius (1786): Estelle (1788); Gonzalve de Cordoue
(1791); Contes en vers; Douze Nouvelles^ Traduction de Don Quichotte; Guillaume
Tell, posthume.
..^i
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 225
les mœurs, il n'a pas étudié les habitants, leur caractère exu-*
bérant, leur exagération, leur verve débordante. Le Midi de
la France participe, à tort ou à raison, à ce charme magique
qu'exercent sur notre imagination les poétiques paysages de
jVaples. Pour le voyageur, la Provence, avec son beau ciel
bleu dont la lumière poudroie sur les nappes sombres des
oliviers en fleurs, semble annoncer et préparer l'Italie. Elle
en est comme le vestibule ; elle en donne la première im-
pression, une sorte d'avant-goût.
Le Midi de la France, c'est cette région heureuse et privi-
légiée où l'eau serpente, pure et bleue, reflétant le ciel, entre
les oliviers mûrs et les liguiers aux branches tordues; c'est
la vallée profonde au creux de deux montagnes dont les som-
mets rocheux se couvrent, l'été, de gazons et de troupeaux ;
c'est le torrent qui bondit et frappe de la mousse de ses eaux
les rocailles brunes qui surplombent ; c'est les grands champs,
de mûriers où les jeunes filles en cotillon rouge font en chan-
tant la cueillette pour l'élève des vers à soie ; c'est les larges
arpents de vignes, où les vendangeurs font craquer sous le
pressoir les grappes dorées, tandis que l'huile blonde coule
à flots sous d'autres pressoirs, dans les moulins des olivettes.
Florian nous promène à travers ces délicieux paysages.
Il nous conduit à son pays natal, il noils y guide, et c'est un
délicieux voyage que ces excursions en compagnie dun char-
mant poète.
Nous gravissons à l'aube avec Némorin la roche écartée,
et le soleil se lève sous nos yeux à travers la campagne:
« L'aurore ne teignait point encore l'horizon, les étoiles
parsemaient de feux brillants la vaste étendue des cieux ; la
lune, sur son déclin, réfléchissait dans les ruisseaux sa lu-
mière faible et tremblante ; l'écho lointain des rochers ré-
pondait aux cris monotones des habitantes des marais ; toute
la contrée était couverte d'un voile sombre ; quelques vers
luisants, errant çà et là, se distinguaient seuls dans l'obs-
curité. »
Là-bas, un vallon enchanteur se creuse entre deux collines
boisées.
15
22ii HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE PRAP^AISE
Saiis doute, il n'y a point là cette exactitude qui nous platt
aujourd'hui dans la description littéraire ; toute cette cam-
pagne est bien fraîche et bien rosée, tous ces bergers sont
bien enrubannés, tout cela est bien propret : c'est un peu
de la prairie d'opéra-comique : c'est la nature nettoyée à
Tusàge des ^ens du monde. Sans doute il y a loin de ces
peifitures rustiques à celles de cet autre troubadour. Frédéric
MLsiral. Sa Mireille ne porte pas la jupe de satin rouge, le
chapeau de paille fine orné de Qeurs, et la houlette parée de
faveurs. Ses moutons ne sont pas blancs comme la neige des
Alpes et ils n'ont pas au cou un nœud rose ou bleu. Dans le
poè&ie de Mistral^ c'est la peinture exacte, vraie, saisissante
de la réalité} la ferme et ses travaux grossiers, ses bœufs qui
se vautrent dans le fumier; la sueur perle au front des Ira-
vaSleurs^ qui se nourrissent non d'air pur, mais d'oignons,
d^aU, d'aubergines frites et de piment; et Mireille, la gracieuse
Mireille, lave la vaisselle. Avec Florian, nous sommes loin
encore des moissonneurs de Jocelyn, des Pauvres Gens de
Vîclor Hugo, de La Mare au Diable ou de La Petite Fadette.
El pourtant il s'étend sur tous ces paysages florianesques un
( liainne particulier; les bouquets d'arbres et les vertes prairies
y s<^»nl baignés d'une lumière un pou factice, mais agréable
à !*œil. Même en estimant les bucoliques de George Sand, on
peiît encore trouver plaisir à celles de Florian.
Un des plus gracieux attraits de ces poèmes est dû aux
romances dont Florian avait l'habitude d'orner ses romans,
imilaiil en cela ses maîtres espagnols et les pastorales du
siècle précédent. Ce n'est point par là que Tœuvre peut gagner
en naturel et en vérité. Rien n'est plus faux que cette conoep-
lion (le bergers poètes sortant à tout moment de leur poche
im couteau pour graver des vers sur l'écorce des artères, ou
un chalumeau pour les chanter. Mais qu'importe, si les ro-
mances sont agréables ?
Oui n'a rhanié :
O, matin, dans imo hrny^re,
J'allais dénichor ces oisoaux..
HISTOIRE DE LA UTTÉRATURE FRANÇAISE 227
Ou bien :
Que j'aime à voir les hirondelle?
A ma fenêtre tous les ans,
Venir m'apporter des nouvelles
De rapproche du doux printemps î
Tout le inonde sait par cœur la tant jolie romance d'Estelle
pieurant le départ de son berger; la musique de Benjamin
Godard fait un délicieux écho à ces poétiques regrets.
Ah ! s'il est dans notre village
Un berger sensible et charmant,
Qu'on chérisse au premier momenl,
Qu ou aime ensuite davantage,
C'est mon ami ; rendez-le moi ;
J'ai son amour, il a ma foi.
^-ti^rs romans clievaleresques participent de la coinpliralion
Mcfi. ^ivôtrée des romans espagnols et des épisodes guerriers
*fe i'-*r-=^«/rée. Im^ images sont souvent forcées, disgracieuses ou
ridicL ajles.
^*^^st un milieu factice que celui où tous ces êtres enruban-
*^^ ^^^n harnaches. s'enlacent et versifient. Les ranu?aux « s'v
pres^ 2^^ enj tendrement » : les noyés reviennent à la vie sans* ef-
fort ^^t repartent le lendemain matin, sur leur fougueux che-
val» ][>our faire une traite de plusieurs heures. I^s écrasés
^^^ •:. pas plus de peine à revivre. Romulus reçoit en pleine
ine des mains de Léo un gros quartier de roche, et il n'en
he pas nioiiLS fièrement quelques jours après à la tête de
^^^ ^ loupes. Quand vient l'heure du repas, et elle vient rare-
'^J*^*^ •^ car il n'en est presque jamais question, on va « cueil-
"'' ^^ 'lielques fruits dans le vallon ». Les nymphes lisent cou-
rnet^*-5sç sur le gazoo^ dans un beau livre bien relié qu'on dirait
>ort. 2 j^g ateliers de I^'aull, et Ton aurait envie de leur l'éciter
les "^.^ers qu'on lit au bas de La Liseuse de Troy fîls:
Serait-ce l'nrl d'aiiïier ou bien celui de pin in»,
Que vous lisez présenlemenl ?
Mf^risez ees le4;ons, croyez-moi, lîussez la ire
Vos attraits et le sentin>enl.
V^'Xaand on voyage, peu importe la direction (lu'on i)ren(I : on
Iraxrcîrse des pays, i- pleins de gazons et de fleurs », et on ar-"
228 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
rive toujours à l'endroit vouiu, « après trois jours de marche ».
Les habitants de ces régions imaginaires vivent sans préoc-
cupations ni soucis, dans une sorte d'Eden, dans des champs
Elysées où chaque jour apporte ses joies et ses plaisirs. Leui*s
troupeaux blancs et proprets « vont tantôt réunis, tantôt dis-
persés, chercher le serpolet sur les collines » ; contre les
loups, qu'on ne voit jamais, « des chiens terribles font là
garde du côté de la montagne », et durant ce temps, « les
pasteurs avec les bergères, assis ensemble près du fleuve,
jouissent des doux plaisirs que donnent un beau ciel, un bon
roi, l'ianocence et l'égalité. »
Les sentiments de ces anges subissent pou de modifications
dans le cours du récit. On les retrouve au bout ce qu'ils étaient
au début. C'est toujours le même air qu'ils jouent. C'est la
perfection à jet continu, la monotonie dans l'excellence, la
ténacité dans la probité.
Le style est toujours corjrect, très soigné, trop soigné sou-
vent. Florian surveille trop sa plume, et l'idée en pâtit. En
cherchant l'ingénieux et le joli, il trouve la subtilité, l'es-
prit de mauvais aloi, la finesse alambiquée. Il est naturel de
parti pris, il veut Têtre.
Si l'on peut à bon droit revendiquer pour le théâtre de Flo-
rian une place plus large que celle qui lui est faite aujour-
d'hui, on serait moins fondé à réclamer pour ses romans une
part plus ample de notre attention. Celle qui leur est faite
est légitime, mais suffisante. On aurait mauvaise grâce à vou-
loir pallier ce que ces œuvres légères présentent aujourd'hui
de démodé, de fané. Pourtant sur le feuillage jauni, quelques
petites fleurs vivaces ont duré.
Lisez Estelle, et Némorin pourra vous attendrir encore.
Venons au fabuliste.
— Les fables de Florian, a dit Charles Nodier, sont un des
chefs-d'œuvre du xvni* siècle, et un des meilleurs livres de
tous les temps.
Les fables de Florian ont un chamie à elles propre, une
grâce à la fois naïve et malicieuse, une fraîcheur de ton, une
pureté de forme qui les placent sans conteste au premier rang,
ûon loin du fablier de La Fontaine.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 229
FJorian s'intéresse à se:? b«Mes. et il sait nous v intéresser
On nous le montre vivant à l'hôtel de Toulouse, avant sa
/>i/>iiothèque tout près d'une volière peuplée de volatiles qu'il
contemplait de longues heures, comme pour en étudier les
mœurs. Ces volatiles, il allait lui-même les acheter et les
choisir au marclié aux oiseaux, et il nous conte ses lentes pro-
menades le long de la Seine, au quai de la Ferraille, quand il
allait le sourire aux lèvres, tout pimpant dans son habit brodé,
flâner devant les cages pour « travailler à ses fables » ; il s'ac-
coriduit à la fenêtre d'un oiselier de ses amis, tout près du
cabaret où les racoleurs enrôlaient par nise ou par force les
naïfs provinciaux fraîchement débarciués, prêts à signer leur
engagement pour une bourse d'or et un pichet de vin bleu.
Vous connais.soz cf» quai nommé do la Ferraille,
Où l'on vend des oiseaux, des liommcs et des fleurs :
A mes fables souvent c'est \h que je travaille :
J'y vois des animaux et j'observe leurs mœurs.
Leurs mœurs? Surtout celles des gens. Ses animaux sont
i>eaucoup moins « bêtes » que ceux de La Fontaine. Le bout
^e l'oreille passe dans la fourrure. Ce sont des masques, et
^ ^^l le carnaval de la vie.
^ 'est la peinture exacte et intéressante de la société au
sièclo dernier. Toutes les classes sociales y ont leur place,
toulos. depuis Thomnie du peuple, les gens de lettres {L'Au-
teun ^t les Souris), les avocats (Le Procès des deux Renards);
ies crriliques (Le Perroquet qui siffle el ne chante pas); les
^'^ lis tes iLe Rossiqnoi et le Paon) ; les étudiants {Les Deux
^^^^eliers); le clergé, les ministres, les courtisans, et celui
^^* mène toute cette foule bigarrée, le roi. Je vous renvoie
^^^^:s petits faclums d'une douce audace. Le Lion et le Léo-
P^'^'ci, Le Roi Alphonse, Le Roi de Perse, Le Roi et les Ber-
^^•"-s, L éducation du Lion. Le Courtisan etProtée, Le Renard
^î/ 9uisé, Le Dromadaire, satire indulgente du Uoi qu'il semble
"^^^ilidre et des grands qu'il est lent à blâmer.
*-^s fables qui nous représentent la misère et lesclavage
^^ peuple ont une belle et généreuse hardiesse (Le Labou-
^^ULr de Castille, Les Enfants et le Perdreau, Le Singe et le
230 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE 1 RANÇALSE
Léopard). Quels charmants chefs-d'oMivi-e que ces fables dou-
cement satiriques, sagement conseillères, aimablement con-
solantes ! Quel style limpide, quels labkaux délicieux, et qui
n'a gardé dans le meilleur de sa mémoire ces choses exquises,
les fables de la jeune poulette, du pauvre petit grillon. Le
Lapin et la Sarcelle, La Carpe el les Carpillons, Le Singe qui
montre la lanterne magique, Le Danseur de Corde^ I^e Chai
et la Lunette, ce gracieux drame au fond d'un parc?
Que de pages avisées et saines contre Tinléi-ét [Le Bœuf^
le Cheval et lAne^ Le Vieux arbre et le Jardinier, Le Chien et
le Chat) contre Tégoïsme (Les Deux Voyageurs)] Voulez-vous
de la bonne et fi'anche sévérité ? 11 y en a, et ce coup de férule
n'est point si mal appliqué.
De gràoe, apprenez-moi comment ou fait fortune,
Demandait à son père une jeune ambitieux.
11 est, dit le vieillard, un chemin glorieux:
C'est de' se rendre utile à la cause commune.
De prodiguer ses jours, ses veilles, ses talents,
Au service de la pairie.
— Oh ! trop pénible est cette vie,
Je veux des moyens moins bii hauts.
— 11 en est de plus sûrs, l'intrigue. — Elle est trop vile ;
.^aiis vice et sans travail, je voudi'ais ni'enrichir.
— Eh bien, sois un simple imbécile,
J'en ai vu beaucoup réussir. »
Des paysages sont pittoresques :
C'est ainsi que parlait une carpe de Seine
A de jeunes poissons qui Técoutaient à peine.
C'était au iiinis d'avril : les neiges, les glayous.
Fondus par les zéphyrs, descendaient des montagnes :
Le fleuve, enflé par eux, s'élève à gros bouillons,
Et déborde dans les campagnes.
Le ton y est malicieux, mais d'une malice presque attendrie :
Qu*aiTiva-t-il ? Les eaux se retirèrent,
Et les carpiUons demeurèrent ;
Bientôt, Us furent pris
Et frits.
Les leçons y sont sages, la force a une souplesse, une ai-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 231
sauce, une liberté gracieuse et forte, un bonheur constant
d expression.
Voilà par quels traits délicats, par quels contes charmants,
hideusement inventés ou imités, le poète a su faire vivre et
se mouvoir ce monde imaginaire où la Fiction tenant la Vé-
rité par la main^ se promène en maltresse au milieu de ses
fantastiques sujets. Il y a là-dessus un apologue qui est gra-
cieux:
La Vérité toute nue
Sortit un jour de son puits.
Ses attraits par le temps étaient un peu détruits ;
Jeunes et vieux fuyaient sa vue.
La pauvre Vérité restait là morfondue,
Sans trouver un asile où pouvoir habiter.
A ses yeux vient se présenter
La Fable richement vêtue,
Portant plumes et diamants,
La plupart faux, mais très brillants.
H Eh ! vous voilà ! bonjour, dit-elle,
Que faites-vous ici, seule sur le chemin?»
La Vérité répond : « Vous le voyez, je gèle.
Aux passants je demande en vain
De me donner une retraite,
Je leur fais peur à tous. Hélas ! je le vois bien.
Vieille femme n'obtient plus rien.
— Vous êtes pourtant ma cadette,
Dit la Fable, et, sans vanité,
Paj:tout je suis fort bien reçue.
Mais aussi, dame Vérité,
Pourquoi vous montrer toute nue ?
Cela n'est pas adroit. Tenez, arrangeons-nous.
Qu'un même intérêt nous rassemble :
Venez sous mon inanteau, nous marcherons enseuible.
Chez le sage, à cause de vous.
Je ne serai point rebutée.
A cause de moi chez les fous
Vous ne serez point maltraitée.
Servant par ce moyen chacun selon son goût.
Grâce à votre raison et grâce à ma folie.
Vous verrez, ma sœur, que pcu^out
.Nous passerons de compagnie.
En 1839, à Sceaux, on érigea auprès de l'église un moau-
ment qui porte le buste de Florian : c'est là que chaque an-
née une louchante cérémonie réunit les Félibres, qui vieim<?Ht
232 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
saluer dans l'auteur d'Estelle un ancêtre, le premier et le
poétique chantre du Mfdi. Une sl^ïtue lui a été élevée à
Mais en 1895.
Florian a enrichi d'un mot ou deux la langue françai&c.
Depuis lui, on dit florianesque, florianerie.
Florianesque ! le mot est devenu synonyme de candide, de
pastoral, de champêtre et d'innocent. On a mis dans « floria-
nesque » tout ce au'il y a de blancheur sur la toison des bre-
bis, de rosé sur le museau des agneaux, de mauve clair sur
les bruyères des collines, et d'azur transparent dans les sour-
ces des bois, où Chloé étale ses blanches naïvetés devant le
timide Daphnis.
Il est dommage que la réalité bouscule et défonce ce sédui-
sant portrait, comme il est curieux qu'on ne se soit pas en-
core aperçu de l'erreur.
Que Floriarï, pour qui le connaît, est à mille lieues d'une
pareille image ! Pour ses contemporains, Florian est resté
« le capucin de l'Académie ». Chamfort le blâmait d'avoir ou-
blié de mettre un loup dans sa bergerie, et une satire repro-
chait à l'auteur d'Estelle d'avoir fait ses bergères trop pom-
ponnées, trop peu réalistes:
Certaine bête à litière
Faisant hihan, lùhan,
Peindrait mieux une bergère
Que Monsieur de Florian.
C'est assez longtemps errer et méconnaître ce que fut en réa-
lité l'auteur des arlequinades„ Si on veut lui restituer sa phy-
sionomie véritable, il faut tout de bon renoncer à tant de blan-
cheur rosée.
Florian présente ce cas bien curieux d'une nature que les
circonstances et l'intérêt ont contrariée durant de longues an-
nées, et qui a accepté cette contrariété, du moins dans ses
œuvres et dans la vie mondaine. Il a porté un masque pour
complaire à son protecteur, l'austère duc de Penthièvre, le
beau-père de la princesse de Lamballe, sorte de moine laïque
qui pratiquait l'ascétisme dans son château de Sceaux, un
homme d'une pureté d'ange et d'une charité rare, qui façonna
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 233
Florian à sa manière: mais celui-ci restait à ses heures, et loin
de son patron, l'officier crartillerie qu'il avait été.
Ce fut cet auguste personnage qui hébergea et entretint
Florian, pour qui ce fut fini de rire. Il accommoda sa littéra-
ture aux goûts de son Mécène, et il émascuia son talent. Le
jeune dragon quitta son air superbe et vainqueur, défrisa sa
moustache et prit des allures de petit abbé. Il fut le poète de
La Sarcelle, le père de La Bonne Mère, le parrain d'Estelle,
et le patron de toutes les bergeries.
Il est meneilleux que ce rôle lui ait si bien réussi, car il n'y
a rien à redire ; il est Tun de nos plus gracieux représentants
du genre pastoral. Il fallait bien qu'il y eût quelques disposi-
tions, et cette veine lui fut favorable.
L'erreur commence quand on étend à l'homme le caractère
de l'œuvre. 11 faut se rappeler que Robespierre rima des
idylles, que Fabre dEglantine est l'auteur de // pleut bergère !
Le cas de Florian est presque le même.
Soulevons le masque : vous allez voir apparaître non plus
le petit Florianet récitant des bergeries avec la Clairon chez
son oncle Voltaire, mais un lout autre personnage, un artil-
leur bruyani, fier, dur. un soudard jovial, un féroce ambi-
tieux. Que nous voilà loin du Florian de la légende, et que
voilà donc Florian déflorianisé !
Sainte-Beuve avec raison voyait en lui un berger, mais un
berger, comme il dit, <* normand et finaud », sachant diriger
sa barque, plier son esprit au mieu^/ de ses intérêts, et célé-
brer en vers le génie de La Harpe, critique littéraire influent,
la veille du jour où il va lui envoyer son volume à juger.
C était soulever un coin de la barbe du loup. Enlevons le
reste.
Vous croyez avec tout le monde qu'il fut bon, doux et sage
comme les agneaux bêlants qui l'inspiraient.
Le vrai Florian n'est ni si compatissant ni si rangé. Un
jour il écrasa un homme sous son cheval, et son journal
constate le fait avec une indifférence voisine de la cruaulé.
« Un homme se trouva vis-à-vis de moi, au tournant d'une
rue. Je ne pus arrêter mon cheval et je lui marchai sur le
corps ; il y eut des plaintes portées et l'on m'envoya en prison. »
234 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
II n*a pas la moindre émotion ; pas un pli du visage ne
bouge ; Flonan a le cœur plus dur que ses bergers, qui fon-
dent en larmes en se regardant.
On l'eut bien étonné à vingt-cinq ans si on lui eût annoiïcé
([u'il se spécialisei-ait plus laid dans le genre inoffensif et nei-
geux, dans la confisene littéraire dont il est resté le plus par-
fait repi-ésentant. Dans une élude critique qu'il a faite du
théâtre de Molière, il se morjue de Méliccrte dont il n'aime
pas « les bergers bien amoureux et bien naïfs », et il nomme
foutes les comédies de Molière, sauf une, Foubli est à noter,
c est la Pastorale Comique. Ce dédain est ironique de la part
du futur chantre de Galatée. et prouve une fois de plus que
Florian n'était pas pastoral de naissance.
Tout enfant, il était lier, orgueilleux, susceptible, et il n'a
conservé de Tabbé Mignot. son précepteur, que le souvenir
des humiliations qu'il a subies. S(m orgueil en saignait encore
à distance.
Son père le mil comme page chez le duc de Penthièvre. C^i
état de domesticilé Técœure. Il étudie les mathématiques, fai-
sant des figures à la craie sur le plancher des antichambres,
et quitte Tétat pagique pour retrouver son élément à l'école
militaire de Bapaumc. Il y eut là une révolte, et le doux Flo-
rian fut l'un des meneurs : il dut retourner à Ferney, en re-
gretlant de tout son cœur son uniforme bleu, sa cocarde, sa
dragonne et sou air d'officier. 11 a son épée en guise de hou-
lette. Il se sent né pour l'état militaire. Tout enfant, il faisait
la guerre blanche et saccageait les pavots de Voltaire à
Ferney. Ayant quitté Bapaume — nous dirions aujourd'hui
Saint-Cyr, — il voudrait entrer dans la mai*ine. Le père de
Némorin aurait pu aller con([uéi"ir les Indes et massacrer les
noirs avec Dupleix ou Lally-Tollendal ? Il n'obtint pas la ma-
rine. Il fut sous-licutenant d'artillerie, en garnison à Mau-
beuge. Oui sait si dans les archives de cette ville on ne trou-
verait pas trace de son passage, de ses fredaines et de ses
bordées? Il combattit l'ennui de la province en menant la
vie gaie, — si gaie ([u'il dut quitter la garnison. Il se trouva
sans ressources à la merci de son père, (\m lui offrit d'en
faire un gentilhonune à la chambre du duc de Penthièvre.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 235
Ecoulez la lière réponse de l'artilleur qui se rappelle encore
ses années de page :
— ' Il y a trop longtemps, dit-il, que je suis laquais pour
devenir valet de chambre.
Il le fut cependant, et il sut s'accommoder à ce nouvel
état ; il comprima et leloula les élans de sa nature méridio-
nale, emportée, bouillante, pour complaire au duc.
Quand celui-ci mourut, le naturel reprit tous ses droits.
La Révolution venait d'éclater : Florian se fît révolutionnaire;
et ce n'est pas Tune des moindres surprises, de trouver le
doux fabuliste juché sur une tribune dans un club populaire,
et haranguant, à la lueur des falots, des sans-culottes débrail-
lés qui agitent leurs bonnets rouges et acclament l'orateur.
Le temps n'était plus de souffler des sons grêles dans un cha-
lumeau, tandis que tonnaient les canons. Florian se laissa al-
ler à sa nature enthousiaste, à ses instincts démocratiques
qui percent sous plusieurs de ses fables ; la Révolution le
souleva, et il retrouva ses vingt ans. Il parla, il répandit les
idées nouvelles à travers les clubs/ et nous avons de lui le
discours qu'il prononça dans la section de la Halle au Blé :
« — Les tyrans de l'Europe réunissent en vain leurs efforts
pour détruire notre liberté ; tous ces efforts viennent se bri-
ser contre le faisceau de la République! »
On nous a changé notre Florian, et on avait trop oublié
d'inscrire son nom parmi les orateurs de la Révolution.
Il y a encore une lettre de lui où il félicite ses cousines
d'avoir bien rempli leur rôle à la fête de l'Etre Suprême. Es-
telle a mis la cocarde, et se promène dans les rues de Paris
sur le char de la déesse Raison !
Quant à Florian, il suivait le mouvement. Il laissa la hou-
lette et les rubans roses ; il prit le baudrier jaune et la pique,
et fut pendant trois ans commandant de la garde nationale
à Sceaux, qui s'appela Sceaux-Wniié ; les rues, comme le
constatent les adresses des témoins sur l'acte de décès de Flo-
rian, portaient des noms ad hoc: rue de Voltaire, rue de
rUnilé, rue de Brutus. Celte dernière était celle qu'habitait
le domestique de Florian, François-Germain Mercier ; il ne
faut pas le confondre avec l'écrivain. M. Advielle a retrouvé
236 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
l'épilaphe qu'il grava pour son niaîlre. Elle est à la mairie
de Sceaux.
La Révolution dévorait ses enfants. Florian, comme tant
d'autres, comme tous les Girondins, fui effrayé de ses audaces
croissantes et de sa course folle. Il s'arrêta, fut dénoncé
comme timide, partant comme suspect, et jeté en prison à
Port-Libre. La guillotine le guettait. Thermidor le sauva. Il
se retira à Sceaux où il mourut obscurément.
Florian est un faux berger cachant un sabre sous sa hou-
lette, un bonnet phrygien sous son tricorne orné de feuil-
lages, et dissimulant un juron d'artilleur provençal sous un
madrigal à Chloris.
Il fut de TAcadémie en 1788.
Florian en littérature, Greuze en peinture, sont plus que
personne, les hommes de leur temps.
Florian enchanta par la satisfaction qu'il donnait à ce be-
soin général d'émotion sensible et mouillée, de probité bien-
faisante, de peinture où l'on verrait le mariage réhabilité,
où brilleraient les vertus de la Bonne Mère et les joies du
Bon Ménage, et aussi où Ton verrait danser et s'aimer les
enrubannées bergères de Trianon.
Tous ces charmes sont perdus pour nous. Aussi faut -il
faire deux paiHs dans son œuvre. L'une n'a conservé
que l'intérêt historique d'une évocation qui fait revivre une dé-
licieuse et curieuse époque ; l'autre est plus durable, elle est
faite de sentiments qui seront éternellement humains : une
émotion saine et sincère, exprimée sous la forme la plus dé-
licate, la plus poétique, la grâce, ce sourire des choses.
*■
■*• ■*-
Ce sourire manqua à Fontanes (l).
Le nom de Fontanes semble être inséparable des honneu
officiels et des titres. 11 ne reste plus de toute sa réput
tion, que le grade de grand maître de l'Liniversité accolé
sa mémoire. Il valut mieux que cela, et l'on S'est trompé.
Venu de Niort à Paris pour être poète, pour se joindre
(1) 1757-1821.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 237
cÈœur de la poésie pastorale et sentimentale, il ne songeait
pas à la vie officielle. Le Fontanes que Ton représente dis-
courant à rAssemblée, haranguant aux Tuileries, n'est pas
le vrai. C'est à Courbevoie qu'il faut l'aller chercher, dans
sa maison du bord de la Seine, à l'ombre de ses bosquets
qu'ornait un buste de Vénus, dans cette retraite demi-cham-
pêtre, où il s'enfuyait dès qu'il était de loisir. Dans les
quelques paisibles moments qu'il passa là, et qui furent le
meilleur de sa vie, Fontanes faisait de jolis vers, doux et
Irisles, qui trahissent assez ses véritables penchants. Ce grand
maître de l'Université, nous dit avec attendrissement, dans
des strophes sentimentales, les charmes de son « humble do-
maine », les « six nileuls au front arrondi » qui ombragent
son jardin, la douceur des soirs d'été aux bords de la Seine,
quand le jour tombe et qu'au loin pâlissent les clochers de
Sainl-Denis. Il imite aussi les vers de Théocrite sur les pê-
cheurs de Sicile, et les adresse aux « Pécheurs qui, des flots
de la Seine, vers Neuilly, remontent le cours ».
Ces quelques pièces d'un charme mélancolique et simple, le
font aimer bien plus que son grand poème de la Grèce
«auirée, et sont, ainsi que le souvenir de sa longue ami-
tié a-vec Chateaubriand, ce qu'il a laissé de meilleur. En effet,
à Londres, pendant l'émigration, Chateaubriand rencontra
M. cle Fontanes, exilé et |>oète comme lui. Cette belle âme
^^ peu triste, éprise d'idéal, lui plut, et l'amitié qu'ils con-
*'*^<="-lèrent dura sans un nuage jusqu'à la mort. De retour
en I^rance, Fontanes, distingué par Bonaparte, fut président
*^ Corps Législatif, et grand Maître de l'Université. Mais
^^^ honneurs qu'il n'avait pas cherchés — du moins il ne le
^^'^^We pas, mais sait-on jamais? — l'arrachaient doulou-
''^ ta sèment à la vie paisible et à la retraite qu'il préférait,
^^s laquelle il coiffait la muse d'un modeste chapeau de
*^^^lle, pour lui faire oublier le bicorne à plumes des irrandes
^* ^^raonies.
ncore n'a-t-il pas eu la même chance qu'Andrieux (1).
'^ous connaissez la fable du Meunier de Sans-Souci. Elle
^*) 1159.1833.
238 HISTOIRE r>E Lk LITTÉRATURE FRANÇAISE
est aussi classique que celles de La Fon laine, plus classique
que celles de Fiorian, et elle méritait de l'être. Au demeuranl,
cette fable exceptée, le nom d'Andrieux n'évoque plus aucun
autre souvenir. Pourtant Andrieux avait écrit plusieurs vo-
lumes de vei*s fugitifs, d'imitations d'Horace et de ïibulle. de
madrigaux, d'épigrammes, de comédies, de tragédies, de
pièces variées comme ses Couplets pour rendre compte (Tun
petit voyage entrepris pour affaires de famille ».
Mais tant d'autres, à cette époque, faisaient de même, ri-
maient des vers erotiques ou descriptifs, que Andrieux se perd
•dans la foule. Seul le conte du Meunier a vécu, car dans le
chœur des poètes de TEmpire, voluptueux, sentimentaux, ou
majestueux, la note railleuse et spiritirelle manquait, et lui
.seul ou presque seul, l'a donnée. Il en a reçu le salaire dans le
fidèle souvenir que la postérité lui garde.
Que ne peut-on en dire autant de Demoustîer (1) ?
La coquette petite ville de V^illers-Cotterets, dont le châ-
t(îau possède, dans ses escaliers et sa grande salle, les plus
délicates merveilles de la décoration Renaissance, dresse sur
ses places publiques deux statues foii inégales d'importance:
un énorme bloc de bronze immortalise la géante stature
d'Alexandre Dumas père ; un petit boni de buste rieur rappelle
à Tombre du colosse, le nom de Demoustier, dont on cite
encore quelcjnefois les Lettres à Emilie sur la mythologiej
— Emilie, qui s'appela Amélie, et qui fut la mère d'Eugène
Sue, le deuxième Titan du roman populaire.
Demoustier évoque les grâces polies d'antan. 11 était appa-
renté aux familles de Racine et de La Fontaine. Un trait tou-
chant marqua son enfance. Quand son père mourut, il assis-
tait aux obsèques. Les gardes du corps, réunis autour de la
tombe, s'apprêtaient, selon l'usage, à tirer sur le cercueil de
leur camarade, loi'sque le (ils s<^ jell<» aux pieds des mili-
taires, et leur crie: « Ne tuez pas mon père ! »
Ce cri arraché par l'amour filial, fut recueilli alors et ré-
pété partout à l'éloge des sentiments de l'enfant. Aussi a-t-il
figuré dans le Plularque du ieune âge,
(1= 1700-1801.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 239
Au collège, ileutjHiur camarades rAndrieux, Legouvé, Col-
lin d'Harleville.
Avocat timide, il laissa le barreau ci préféra la muse. Il était
foncfèrement sentimental. A quinze ans il rimait déjà: « A mon
Amante »•.
Ainsi je n'avais pus quinze ans
Lorsque je diVlarais la guerre
Au petit prince de Cylhère ;
n en rit fort à mes dépens...
Après Lise, ce fut Eléonore, puis Emilie, Mlle Leroux La-
ville, élève distinguée de David, dont elle avait retenu ce con-
seil:
— Api^enez à faire un grec qui ne soit pas un romain.
C'est à cette amie que Demouslier disait au lit de mort:
— Je vous aflore d'amitié.
Son biographe a dit :
« Quand Demoustier avait commencé à publier ses pre-
mières poésies, c'était avant la Révolution, au milieu de la
société riante, insoucieuse et légère des premières années du
règne de Louis XVL On jouait des pastorales à Trianon ; les
.bergeries de Florian étaient à la mode : Pamy lançait ses
poèmes erotiques, inspiration du plaisir et de la volupté ; il
y avait dans le monde, et surtout dans la jeunesse, comme
un frémissement de sensualité, une ivre.ssc de bonheur, de
gaieté et de folie. Voltaire et Jean-Jacques Rousseau n'étaient
plus ; les encyclopédistes et les philosophes, trop vieux ou
morls, laissaient la place à la jeunesse frivole qui, sans son-
ger â l'avenir ni aux orages qui s'amoncelaient à l'horizon,
sacrifiait à l'heure présente, n'écoutait que les rires éclatants,
ne chantait que les amours. »
Ce fut Tépoque de son Voyage à C y Ihèr (\i\mi\xel succédèient
les Lettres fameuses à Emilie, ou la mythologie vulgarisée
pour les dames à la faveur des madrigaux, délicat petit poème
dont Sarcey disait :
« J'ai tressailli de plaisir en ivcevani l'ouvrage : les Lettres
à Emilie. Tout le monde en parle, car elles sont Restées pour
tout le monde comme Texj^ression la plus caractéristique du
genre de liUéndure que Dorai avait mis h la mode Aimable,
240 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
eh bien, oui ! cela est aimable. J'ai passé mon dimanche à
lire le premier volume. Mais après tout, si c'est là un genre
faux et archifaux, cet ouvrage en est l'idéal, et c'est bien quel-
que chose d'être resté dans la mémoire des hommes comme
le représentant d'un goût démodé. »
Il fit école, et il parut alors beaucoup de Physique d'Emile,
Arithmétique d Emilie, Demoustier rendit la science non seu-
lement aimable, mais galante, et mit un éventail à la place
de son compas.
Sa nature affable le désignait pour plaire comme confé-
rencier dans ces lycées qui furent en vogue sous le Directoire
que La Harpe a illustrés, et qui réunissaient dans le même
local le bal, le concert, le café, l'Académie savante. Demous-
tier y fut fort goûté :
« Toutes ces belles rangées en cercle, habillées du plus beau
neuf et du plus joli, souriant du plus frais, sont les muses
inspiratrices de ce doux orateur, le plus aimable des pédago-
. gués : Demoustier, le berquin de l'amour. C'est aux dannes
que Demoustier a consacré son cours préliminaire de morale:
et que de miel autour de la coupe ! Que de fleurs autour du
devoir ! Le doux grondeur que ce La Bruyènîà genoux devant '
les sourires! Et qui, parnti celles qui viennent l'écouter,
n'est prévenue d'avance en faveur du disciple de Fontenello
et d'Algarotti, et ne lui est reconnaissante ? S'il n'a mis des
mouches et des pompons à la philosophie de Xewlon, s'il n'a
mis du galant dans la gravitation, il a enjolivé le Styx. Ma-
rivaux descendu aux enfers de Virgile, il a fait lécher à Cer-
bère les jolis petits pieds d'Emilie. Et pour le Lycée, les
charmantes bluetles qu'il cueille aux champs, à Villers-Cot-
terets, dans les bois de Xoue ! Le précieux génie que ce De-
moustier pour un lycée du Directoire ! et trouvez concert
mieux goûté par un public de femmes que la mélodie caden-
cée de ses petites phrases, de ses petits compliments et de ses
petites malices. Le rare prédicateur de femmes, et ne semlïle-
t-il pas un joli abbé de mythologie, « le mignon des Grâces »
qui, en chaire, la voix perlée et flûtée, l'organe insinuant,
peignait tout en miniature, jusqu'à l'Enfer et au péché ?»
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 241
Il fui reçu en 1799 à TAcadémie française, et remporta sur
Rouget de Tlsle.
Il habîlait Villers-Cotterels. Dès 1800, il se sentit perdu. La
grande forêl le voyait errer, appuyé sur sa canne, et graver
sur les hêtres, comme Céladon, de petits vers galants.
Ce bois fut l'asile chéri
De l'ainoitr autrefois fidèle,
Tout Ty rappelle encore et le cœur attendri
Soupire en se disant : — C'est ici que Henri
Soupirait près de Gabrielle.
Alexandre Dumas père consignait dans ses Mémoires ce
souv^enir sur son doux compatriote :
« ^la mère me disait souvent que jamais homme plus doux,
plus sympathique, plus charmant n'avait existé. Il voyait à
quar-ante ans, juste à Tâge où mon père est mort, venir la fin
de toutes choses avec la pieuse tranquillité des bonnes natures.
La Vtiille de sa mort, ma mère était près de son lit et, sans en
fivoii*^ lui donnait des espérances. Il lui sourîaiT doucement,
et rc^ gardait un rayon de ce beau soleil de printemps qui
^€st pas encore le soleil véritable, mais un premier sourire
^^ l^x nature.
" Deinoustier mil la main sur sa main, et la regardant :
'^ Chère Madame Dumas, lui dit-il, il ne faut pas se
'air^ illusion: le bouillon ne passe plus, l'eau ne passe plus,
^ '^ i t ne passe plus, il faut bien que je passe. »
^^ Jima le Jour de ma mort, macabre drôlerie, et mourut.
L* -^^uteur des Lettres à Emilie a laissé encore un poème sur
L^ ^ — iberié du Cloître pour la défense des Congrégations, Al-
cesl^^r à la campagne, comédie en vers, et nombre d'œuvres
drancxatiques, La Jambe de Bois, Le Divorce, La Tolérance
Afor^^i^je e/ Religieuse, un sujet en accord avec sa nature,
Apf> ^Uc et Campaspe, opéra, Les Femmes, dont il a écrit cette
note ^ssez jolie :
** Xjne jeune femme, très aimable, mais ([ui se trompe quel-
quef cDis^ me disait un soir, en sortant de ma coméclie : — Il
iaut que vous connaissiez bien les femmes! — Au contraire.
— Comment, au contraire ? — Oui, si je les connaissais, au-
2i2 HISTOIRE DE LA LiTTÉRATlRE. FRANÇAISE
rais-je essayé de les peindre? -- \'oiis les jugez donc indé-
Ilnissables ? — En général. — El vous les aimez? — En
parliculier. Savez-vous bien tjue vous n'êtes pas Irop
conséquent ; vouloir j^)eindre ce qu'on ne peut définir! Ma-
dame, un peintre amoui-eux d'une coquette, veut peindre jus-
qu'à Ses caprices ; son imagination court sans cesse après les
traits fugitifs de celle qu'il adore, heureux d'en saisir deux
ou trois enli-e mille, il les rapproche dans son ébauche ; le pin-
ceau rapide brûle el anime la toile, le portrait est-il fini?
la maîtresse esf-elle ressemblante? Xon. mais il s'est occupé
d'elle. »
Il est là tout entier. C'était un doux, un tendre, un paci-
fique, un ac<*ommodant.
Pendant la représentation d'une de ses pièces Les Trois
Fils, Demouslier était assis au pailene, écoutant avec calme
les sifflets acharnée conti'e son œuvre. Un jeune homme qui
était a côté de lui, lui dit tout à coup:
— Monsieur, n'auiiez-vous pas une clef forée; je serais
tiésespéré de ne pouvoir siffler ce pitoyable ouvrage.
Pour toute réponse, Demoustier sourit, tira une clef de sa
poche, et la remit à son voisin qui se mit à siffler de toute
sa force. Vei'S la fin de la pièce, Demoustier dit au jeune
homme qu'il s'excusait de lui avoir donné tant de peine, car
il était coupable de l'ouvrage qu'il avait sifflé.
11 reste de lui des œuiTes inédiles ; on ne s'est pas hâté de
les publier : celles qu'on a de lui semblent nous suffire.
Avec tous ces poètes, on entend la Révolution gronder : ils
nous mènent par delà 1789 jiLsqu'à l'Empire el au xix* sièi'le.
Voici l'un des plus célèbres de celle génération brillante et
bniyante : c'en est assurément le plus populaire.
Rouget de Tlsle (1), de Montaigu (près de Lons-le-Sau-
nier) sa ville natale, à Choisy-le-Uoi, sa demeure dernière,
■. promena sa biavoui'e de volontaire, son élégance d'officier et
sa tristesse de proscrit, sa pauvreté finale et sa \'eine lilté-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 24H
raire, qui se répandit dans des œuvres multiples, romans, ro-
mances comme Tom el Lucy, chansons, Chant du 0 Thermi-
dor, Chant de Guerre de V Année d Egypte, Chant du Com-
bat, Roland à lioncevaux, dont le refrain seiTit pour 1(î
t'hanl des Girondins. Une seule œuvre a vécu, c'est notre
chant national La Marseillaise, composée alois qu'il était
capitaine en garnison à Strasbourg, en 1792. La guerre ve-
nait d'étR^ déclarée à l'Autriche ; le maire de la ville, M. de
Dietrich, donnait un dîner pendant lequel on fut d'avis que
quelque inspiration poétique devrait traduire et éterniser l'en-
thousiasme qui soulevait alors la France. Rouget de l'Isle
composa d'abondance l'hymne qui l'a immortalisé.
— Le lendemain. 25 avril, à sept heures du matin, écrit
Marclet, officier d'état-major ([ui assistait à la réunion de Die-
trich, Rouget de l'Isle était chez moi. <( La proposition de
Dietrich, me dit-il, m'a empêché de donnir; j'ai employé la
nuit à essayer une ébauche de son chant de guerre, même de
le mettre en musique; lis et dis-moi ce que tu en penses, .h*
lus avec admiration et j'enit^ndis avec enthousiasme le chant
de guerre tel (|u'il existe aujrmrd'hui. »
Quelques heures après, Hougel se rendit chez Dietrich ; et
là, accomi)agné sur le piano par une des nièces du maire (ce
iternier n'avait point de filles comme on Ta répété à tort), il
chanta son Chant de guerre, — « Ce fut, dit Michelet, comme
un éclair du ciel ; tout le monde fut saisi, ravi, tous recon-
nurent ce chant entendu pour la première fois. Tous le sa-
vaient, tous le chantèrent, tout Strasbourg, toute la France. »
Rouget de l'Isle a é( rit lui-même ce témoignage dans l'édi-
tion de ses Cinquante Chantas Français :
— Je fis les paroles et l'air de ce chant à Strasbourg, dans
la nuit qui suivit la proclamation de guerre, fin d'avril 179;;?.
Intitulé d'abord Chant de iarmée du lihin. il pan^inl à Mar-
seille par la voie d'un journal constitutionnel, rédigé sous les
auspices de l'illustre el malheureux Dietrich: lorscpi il fit son
explosion, quelques mois après, j'étais errant en Alsace sons
le poids d*une destitution encourue à Huningue pour avoir re-
fusé d'adhérer à la catastrophe du 10 août, et poursuivi |)ar
la proscription immédiate qui. Tannée suivante, dès le com-
k
244 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
mencemenl de la terreur, me jeta dans les prisons de
bespierre, d*où je ne sortis qu'après le 9 thermidor. »
Quant au récii de Lamartine, c'est un lissu d'erreurs
La Marseillaise parut sous le titre Chant de Guerre de
mée du Rhin^ chez l'éditeur Dannebach de Strasbour
fut jouée pour la première fois le 29 avril 1792, sur la
d'Armes de cette ville. Elle devint successivement le C
de Guerre aux armées des Frontières, le Chant des Ma
lais qui la chantaient en entrant à Paris, le 30 juillet,
l'attaifue des Tuileries.
Un jour, conte M. ïiersot, un jour que dans les Vo
étant proscrit, il avait pris pour guide un jeune garço
pays, comme ils passaient dans une gorge étroite, rocheu
très raide, dans les environs de Ribeauvillé, voilà que le i
tagnard, pour s'exciter à la marche, se prit à chanter :'
Allons, eniants de la pairie î
Rouget de l'Isle dressa l'oreille : « Que chantes-tu là,
garçon? » lui dit-il.
— Comment donc, Monsieur, ce que je chante là?
c'est la Chanêon des Marseillais ! Est-ce que vous ne la
naissez pas ? Tout le monde la sait par cœur.
— Oh ! si, je la connais bien, et je la sais par cœur ca
toi. Mais cette chanson faite à Strasbourg, pourquoi
pelles-tu Marseillaise ?
— Elle n'est pas de Strasbourg, monsieur, ce sont les ?
seillais qui Tout composée et qui l'ont portée à Paris où
se chante tous les soirs sur les théâtres. J'ai vu ces Mar
lais avec leurs bonnets rouges, et je les ai assez entei
chanter leurs couplets! »
Ce fut ainsi que Rouget de l'Jsle connut le nom popul
de son œuvre, et sa popularité même, qu'il n'avait pu S(
conner pouvoir ôlre si universelle, si rapide.
Le sei)lième couplet, ou sirophe des Enfants, a été aj(
par Louis Dubois. Quant à l'air musical, on en a contest
paternité à Rougel, et on y a successivement reconnu un
cien oratorio, un Credo de Missa Solemnis, un cantique
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 24S
lemand. La question n'a plus d'intérêt : même s'il existait,
cet air n'a existé que du jour où Rouget de l'Isle lui a donné
le souffle du patriotisme et de la gloire.
Le soir de la Marseillaise fut une lueur intense dans une
existence grise. Il ne fut décoré et pensionné qu'en 1830,
grâce à Bêranger. Il vieillit chez son ami le général Blin, dans
(Jeux petites pièces mansardées, au second étage, au numéro 8
de là nie des \'ertus, à Choisy-le-Hoi, où il a une statue et
deux cénotaphes.
La génération d'alors fut féconde. Un autre bien plus grand
poète encore lui naquit en même temps. Et ce fut André Ché-
nier (1).
Les voyageurs qui visitent aujoui'd'hui Constanlinople, peu-
vent remarquer dans le quartier de Galata, une petite mai-
son blanche à deux étages, qu'une plaque commémorative ré'
cemment apposée signale à l'attention des passants. C'est là
que le 20 octobre 1702, naquit Andre CUénier, l'un de nos
trois ou quatre grands poêles, (e plus grand à coup sûr, le
seul même, de ce siècle prosaïque el raisonneur que fut le
dix-huitième.
Son père, Louis de Chénier, languedocien d'origine, avait
quitté la France depuis vingt ans: il faisait dans le Levant ie
trafic des draps, et remplissait à Constanlinople des fonctions
analogues à celles de nos consuls actuels. Il avait épousé une
jeune grecque de Chypre, Elisabeth Santi-Lonaca. Lorsque la
famille Chénier revmt en France, André était âgé de deux ans
à peine. Il avait donc très peu vu l'Orient, e( n'était jamais
allé en Grèce. Tandis que son père, nommé consul au Maroc,
s'embarquait de nouveau, sa mère se lixait à Paris, et il en- ■
trait avec son frère Marie-Joseph, au collège de Navarre. A
treize ans, André était déjà poète, et traduisait VIliade en vers
français. D'où lui venait cette prédilection qu'il garda toujoure
pour les œuvres et les souvenii-s de la Grèce antique? Rêvait-
il encore de ce ciel d'OrienI, entrevu dans sa première en-
24fi HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
faïKT? Il lavait si j)eii vul Prul-ctre lenaii-il de sa mère,
la Cypriote, l'amour de ce pays qu'il ignorait, le sentiment de
sa beauté et de son art ? Au sortir du collège, il s'engagea
comme son frère dans un régiment de Cadets, ef fut dirigé
sur Strasbourg. Lebrun, qui avait lu ses premiers vers, disait
en lu voyant partir : « J'aime à voir une lyre aux mains du
jeune Achille ! » André n'était point de cet avis, le métier
des armes lui déplut, et il y renonça au bout de six mois.
Mais il avait connu à Strasbourg riiellénisle Hrunck, et lu avec
lui, dans ses éditions, les poètes de la (irèee. Ce fut le plu^*
clair profit qu'il retira de son passage à l'armée. Ses anciens
condisciples, les frères Trudaine, lui offrirent alors de les ac-
comi^agner dans un grand voyage en Oiient. I] accepta avec
enthousiasme. Il n'alla pas plus loin (|ue Xaples, et ne vit
point la (irèce : mais cette premi(Me vision des terres an-
tiques l'enchanta.
Lorsqu'un peu plus tard, il fut envoyé comme secrétaire
d'ambassade à Londres, dans cette île « farouche, nébuleuse »,
sous un ciel « toujoui's ceint de nuages », ce lui fut nu exil
insupportable. Ce Grec so déplut aux ombres de l'Océan Cim-
mérien.
La Révolution le i-amena en France en 1790; il s'y jet
comme son frère Joseph, mais ne défendit point les même
idées. Monarchiste constitutionnel, il avait, en 1789, réclame
la liberté. En 1791 il la jugea conquise, et proclama, comm<
Mirabeau, que la Révolution était finie. Elle durait encore,
progressait irrésistiblement; il voulut lui résister : elle le brisi
Marie-Joseph, devenu Montagnard, se séparait de lui. Un évé —
nement fameux, l'amnistie accordée aux Suisses du Régimen i
de Chàteau-Vieux fit éclater le dissimtimeiit des deux frères- -
Marie-Joseph célébra en vers l'innocence des amnistiés; An-
dré leur décocha ses premiers ïambes, âpre et belle satii'e don/
l'ironie et l'amertume font pressentir ceux dont plus tard il
cinglera ses juges:
Saint ! divin triomphe, entro dans nos niumiUos,
Rends-nous ces guerriors illusln's
Par le .sang de Belisle et \mr les fuiiérnillt'.s
De tant de Français massacrés.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 247
Découragé, convaincu de son impuissance, il se relira quel-
ques mois à Versailles, el revint à la poi^sie, que la polé-
mi(iUe lui avait fait délaisser. Sur un livre de sa bibliothèque,
on a retrouvé cette signature, datée do 179-2. <( Ecrit à Ver-
sailles, malade de corps et d'esprit, sombre, affligé. André
Cliénier de Bvzance. »
Une imprudence attira sur lui l'attention du tribunal révo-
lutionnaire ; il fut arrêté comme suspect, condamné à mort, et
exécuté le 7 thermidor 1794. La Révolution fit tomber « dans
un vil panier cette tête pleine encore de chefs-d'œuvre », se-
lon Texpression de José de Heredia. Deux jours plus
tard, Robespierre trébuchait el les prisons étaient ouvertes.
Marie-Joseph, suspect lui-même, menacé par le dictateur, et
n'osant plus paraître à l'assemblée, ne pouvait lien tenter
|)our sauver son frère. Dans sa prison, André avait connu
Boucher, le doux poète des « Mois », qui le suivit à l echa-
laiid, et aussi une jeune aventurière, Mlle de Coigny^ qu'il a
idéalisée dans ses derniers vers, et (|ui lui inspira la Jeune
€^€tpiive.
Du vivant de Chénier, on ne connut guère de lui que son Ode
fundarique sur le Serment du Jeu de Paume, pièce dans le
goût de Lebrun, el ses vers aux Suisses de (^hàteau-X'ieux. La
Jeune (aplivc^ puis la Jeune Tarenline, délicate élégie antique
clans la manière des Alexandrins, parurent en 1795 dans la
Décade el le Mercure.
Les œuvres complètes ne furent publiées qu'en 1819, et ce
fut une révélation. La France ne savait pas quel poète elle avait
perdu.
Les Romantiques, pour ses innovations rythmiques, pour
la liberté de son vers et l'éclat de son imagination, l'ont adopté
comme leur premier maître : les derniers classiques l'ont
réclamé comme un des leurs, pour la pureté de son style el
son culte de l'antiquité.
M. Legouvé a marcpié d'un trait juste le cai'actère complexe
de la poésie et de la prosodie cliez André Chénier.
— 11 y a dans les Deux Pigeons un passage qui m'a tou-
jours beaucoup Iràppé :
248 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Un vautour à la serre cruelle
Vit notre malheureux qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du lac qui l'avait attrapé,
Semblait un forçat échappé.
Eh bien, tout novateur est un forçat plus ou moins bien
échappé. Il traîne toujours après lui un bout de ficelle, les
moroeaux du lac qui l'avait attrapé ; ces morceaux sont les
restes du goût de son temps. Son œuvre en demeure toujours
un peu empêtrée. Que faut-il donc faire en lisant? Remar-
quer la ficelle ? Non. Penser au coup d'aile qui Ta brisée à
moitié. Nous ne faisons jamais que de demi-progrès. Le pro-
grès est un mol qui s'épelle lettre à lettre ; l'un dit A, l'au-
tre B ; nul ne prononce le mot tout entier. En veut-on une
preuve éclatante ? Prenons André Chénier. Certes, s'il est
un nom qui soit synonyme d'innovation, de révolution, c'est
le sien. L'école nouvelle a salué en lui un de ses précurseurs !
Eh bien, ce premier des poêles du dix-neuvième siècle, n'en
reste pas moins, en maint endroit, un versilicaleur du dix-
huitième. Un Je ses chefs-d'œuvre, la Jeune Captive, en oflre
la démonstration évidente. L'idée est neuve, mais l'exécution
en est vieille. Le sujet en est charmant, les traits de vérité et
de sentiment exquis, comme :
Je ne veux pas mourir encore !
... ... ....■•.••■•.. ... . •••
Mon beau voyage encore est si loin de sa fin I
ces traits y abondent, et sont autant de cris de nature qui dé-
passent de beaucoup la poétique de son époque. Mais en
môme temps, quel abus de périphrases ! Quel amas de ces
élégances métaphoriques et mythologiques qui semblent te
cachet du style de TEnlpire !
Uépi naissant mûrit, de la faux respecté,
Sans crainte du pressoir le panipi'c, tout l'ét^^
Boit les doux présents de l'aurore ;
Et moi comme lui jeune, et belle comme lui...
Que dire de cette jeune fille qui se compare à un pamprs^v
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 249
à un épi, et qui compare l'échafaud au pressoir! Où trouver
plus d'horreur du mot propre que dans ces trois vers :
Echappée au réseau de lois^leur cruel,
Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel, -
Philomèle chante et s'élance !
Philomèle ne s'est jamais élancée aux campagnes du ciel,
("est l'alouette. Mais l'alouette n'a pas paru à André Chéniei
un mot assez noble. Il n'a pas osé l'employer ! Il n'a même
pas osé dire le rossignol. Il l'a déguisé mythologiquement en
Philomèle.
La dernière strophe porte toute vive la marque de l'époque:
La grûce décorait son front et ses discours,
EV comme elle craindront de voir finir leurs jours '
Ceux qui les passeront près d'elle.
Ne dirait-on pas un vers de Dorât? Qu'en conclure? Que
la Jeune Captive n'est pas une œuvre délicieuse ? Non ! Qu^ An-
dré Chénier n'est pas un novateur? Nullement ! Mais que dans
tout novateur,, il y a l'homme du présent et Thomme de l'ave-
nir. Que pour être juste, il faut lire les ouvrages du passé, tout
ensemble avec l'esprit d'aujourd'hui et lesprit d'autrefois ! Qu'il
faut remettre l'œuvre et l'auteur dans leur cadre, et faire
dans ce qui reste d'eux, la part de la mort et la part de
la vie.
Par toute une partie de son œuvre, Chénier continue le
XVIII* siècle. Son ode sur le Serment du Jeu de Paume, pour-
rait être signée Lebrun. Il laissa inachevé en mourant un
poème -encyclopédique, Y Hermès, inspiré des théories scien-
tifiques de Buffon et des idées de Condorcet. Dans d'autres
poèmes didactiques du même genre, h' Amérique, Y Astrono-
mie, la Superstition, il voulait exposer, en vers, un système
de la terre et faire Téloge de la civilisation. Par là, Chénier
se rattache étroitement à la philosophie de son temps; il est le
poète de TEncyclopédie.
Les Elégies, sont aussi dans le pur iroût du xvm' siècle, et
ceci n'est pas nécessairement une critique. Il les traite à la
manière de Berlin et de Parny, avec plus de sensualité que de
2:50 HISTOIRE DE LA LITTÉR-VTURE FRANÇAISE
vraie j^assioii ; il lui niaririue encore cette sincérité crémolion,
celte pureté de sentiment qui rendent la poésie touchante.
Mais il conipnMid mieux lc< élégiaques anciens qu'il imite ; il
sait en les traduisant resicr lui-même, et trouve parfois des
accents dune mélancolie plus profonde qui\mnoncent un ly-
risme nouveau.
.le inours : avant le boir jai Uni ma journée ;
A peine onvorto au jour, ma rose s'est fanéo,
La vie eut liien pour moi de volages douceurs,
Je les gorttais h peine et voilà que je meurs.
Les Eglogues et les Idylles (L'Aveugle, Le Mendiant,) sont
dun tout autre genre et comptent quelques véritables chefs-
d'œuvre, où vJhénier est purement anti((ue. Je sais bien que
l'imitation de l'anticuiité fut une mode à celte époque. David
fonde en peintui'e l'école anticpiisante; le style décoratif, qu'on
appelle style Louis XVI, emprunte à Tait ancien ses motifs.
Caylus et Barthélémy donnent aux gens du monde le goût
de l'archéologie; Pompéi vient de sortir de terre, et Ton vend
sur les boulevards, des éventails à la Pompéienne. Il n'en est
pas moins vrai que Chénier a de l'antinuité une vision plus
précise, j)Ius lumineuse, plus concrète que tous les poètes,
fous les savants et tous les artistes de son temps, que ses
imitations ne sentent point le i)astiche, que son idylle de
r Aveugle, i)ar exenqjle, pour être une continuelle « mosaï-
que ». est cependant une chose ex(piise, que des vers tels que
ceux-ci. jMjur être l(»xtuellement traduits, nen sont pas moins
admirables:
«
Dieu dont l'arc est d'argent, Dieu de Claros, écoute,
O Sminthée Apollun, je périrai sans doute.
Si tu ne sors de guide à cet aveugle eirant
Oh î Portez, portez-inoi sur les bord.s d'Kr^jnanthc,
Ou<* je la voie eiicorceUe uymplie dansante!
Oh î que je voie au loin la fuméo à longs flots
S'élever de ce toit au bord de cet enclos.
Cette supériorité d'André Chénier sur tous les poètes d'alors
n'est guère explicable que par sa naissance, par le sentiment
' •%
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 231
inné, exceptionnel (ju'il avait île la beauté grecque. Tandis
que les autres traduisent péniblement, transposent et com-
mentent les anciens, Chénier les lit, les sent avec passion et
se retrouve en eux. De là vient que niéme dans ses derniers
poèmes, et lorscju'il songera le moins à imiter, dans ces stro-
phes célèbi*es de la Jeune Captive écrites en prison, \)eu
de jours avant sa mort, il restera si purement et si naturelle-
ment antique, et gardera encore la grâce inimitable des poètes
grecs ses parents et ses modèles.
Mais il V a dans la vie et dans l'œuvre de Chénier un mo-
ment, un très court moment, où libre de' toute influence, il est
exclusivement lui-même, n'écoutant (jue sa haine, sa tri.stesse
ou içon désespoir. Ce sont les quelques jours passçs à Saint*
Lazare, dans l'attente de l'arrêt, trop facile à prévoir du tri-
bunal révolutionnaire. C'est alors qu'il écrivit, (ju'il griffonna
sur quelques feuilles recueillies par un geôlier, les Derniers
ïambes, son chef-d'œuvre, et celui de notre littérature sati-
rique :
Con:inie un deinier rayon, comme un dernier soupir
Anime la fin d'un beau jour,
Au pied do Téchafaucl, j'esssaye encore ma lyre.
Peut-t^tre est-ce bientôt mon tour I
La pièce entière n'est qu'un long cii de colère désespérée
et finit par ce beau mouvement:
Nul ne J'esterai t donc pour attendrir Thistoiro
Sur tant de justes massacrés,
Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire,
Pour que c^'s ])rigands abhorrés
Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance,
Pour descendre jusqu'aux Knfers;
Nouer le triple fouet, le fouet de la vengeance
Déjci levé sur les pervers,
Pour cracher sur leurs noms, pour (*liaiiter leur supplice :
... Allons, élouffe tes olanieuis î
Soufîrt»,6 cœur gros de haine, affamé de justice.
Toi, Vertu, pleure, si je meurs !
Dan^ toute la poésie du xvui^ siècle, il n'y a rien ([ui rap-
pelle, même de loin, ces vers des derniers ïambes, dune
252 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
si humaine et si simple beauté. Par là, Chénier rompt avec
ses prédécesseurs, annonce le lyrisme vrai, ardent des ro-
mantiques. Et c'est bien ainsi qu'il est le plus grand.
La publication dés œuvres de Chénier ne fut pas une des
causes déterminantes de la renaissance romantique; son in-
fluence pourtant s'est exercée profonde et durable, et s exerce
encore sur notre poésie. Par lui, d'abord, le vers est devenu
plus souple, le rythme p'ius varié, le mo^ plus précis et
l'image plus forte. Hugo dans ses Chùtimenis s'est souvenu
des Derniers ïambes, qu'il a pu atteindre peut-être, mais non
dépasser. Et surtout c'est de Chénier que procèdent le Vigny
du Livre Antique, Leconte de Lislc, Louis Ménard, de Here-
dia, tous ces poètes imitateurs des* anciens, plus éclairés et
plus originaux que les pseudo-classiques, tous ceux qui se sont
efforcés de retrouver par delà l'anfiquité de convention, la
vision précise, chaude et colorée de l'antiquité vivante.
«
* ^
J'ai nommé, à propos de la Jeune Captive, Legouvé. 11
s'agit de notre contemporain. Distinguez-le de ses ancêtres,
notamment du contemporain de Chénier, Gabriel Legouvé.
Legouvé, l'auteur du poème le Mérite des Femmes, est le
père de notre Legouvé, l'auteur de ÏArt de la lecture et de
YHistoire Morale des Femmes, et le fils de Legouvé, qui fut
avoi^at distingué smis Louis XV. C'est une dynastie. On peut
dire les trois Legouvé (1).
Le plus ancien, le premier Legouvé, eut de grands succès
de paroles. Il est question de lui dans le journal de Barbier,
à la date du 12 févi'ier 1757, lors de l'attentat de Damiens sur
le roi :
<( Du même jour 12. On dit qu'un jeune avocat, garçon
d esprit et nullement affeclé des affaires du leinps (il s'ap-
pelle Legouvé), reçu en 1750, avait eu l'imprudence, il y a
quoique temps, dans une compagnie (c'était chez M. Lenoir,
!l) J.-H. Legouvé, 1730-1782; Gabriel Lrgouvë, 1764-1811; Ernest Legouvé, 1807-
190a.
'I
^1
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 253
notaire, rue Sainl-Honoré) où l'on parlait de l'assassinat du
roi, de dire indécemnienl que ce n'avait été qu'une légère
saignée. D'aulres disent (jue les propos de ce jeune avocat
ont été encore plus méchants que ci-dessus; ce qui avait été
rapporté, peut-être même plus mal qu'il ne l'avait dit ; que ce
mauvais propos a élé dénoncé au Parlement dans l'assemblée
des princes et pairs: (|u'il y a eu vingt-quatre voix pour le
décréter de prise de corps ; que M. le prince de Conti avait
dit que, suivant l'ordinaire, le décret de prise de corps
ne devait être décerné que dans le cas où il peut y avoir
peine afflictive, et contre une personne non domiciliée ; qu'il
ne croyait pas qu'une pareille imprudence donnât lieu à une
peihe afflictive ; qu'il avait fait revenir plusieurs pairs, et
qu'il y a eu trente -deux voix pour ne pas décréter. On ajoute
que MM. Pasquier et Titon, conseillers de Grand'Chambre,
avaient fort insisté pour le décret. Cette affaire est malheu-
reuse pour le corps des avocats. »
Le chancelier Alaupeou rendait hommage à son brillant ta-
lent.
Cet avocat avait déjà la passion du théâtre, dont le goût
devait se maintenir dans la famille durant trois générations.
C'est à lui qu'arriva l'aventure que son petit-fils a ainsi ra-
contée :
*( n possédait près d(î Paris une jolie maison de campagne,
à Brévanncs. Un jour, il imagina d'y faire représenter, de-
vant une nombreuse et élégante compagnie, une Allilie de sa
façon en cinq actes et en vers.
« Placé au parterre, confondu avec les spectateurs, il sa-
vourait avec grande satisfaction l'harmonie de ses hémisti-
ches, quand son voisin, amené par une tierce personne et
qui ne le connaissait pas, se pencha vers lui et lui dit tout
bas, confidentiellement :
« Comprcne/.-vous, monsieur, qu'un homme de mérite ras-
semble tant d'honnêtes gens pour leur faire entendre une pla-
titude pareille?
« — Pardon, Monsieur, répondit mon grand'père, je suis
Pauteur. » T/autro, tombant en confusion, et balbutiant, lui
dit: u Oh! monsieur, je me suis mal expliqué..., je ne parlais
2S4 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
pas de la i)ièce... elle est pleine de lalenl... Mais que pour-
rail d(»venir un cliel-trœuvre même, avec de tels interprètes?
{-•onnaissez-vous rien de plus comique (|ue ce beau rôle d'Al-
tilie, joué jiar cette jolie [lelite poupée? » — C'est ma femme,
Monsieur. » — » Ah ! ma foi, monsieur, reprit le voisin, c'est
trop difficile à arranger, j'y renon<e. » Sur quoi, mon grand
père éclatant de rire et lui tendant la main : « Monsieur, vous
êtes un homme d'esprit... » Et à [)arlir de ce jour ils devin-
rent les meilleurs amis du monde. »
Le second I-egouvé, ayant de qui lenir, fît du théAtre. Sa
tragédie La Mnvl tVAbel fut^représentée en mars 1792. Elle
peignait le premier meurtre à la veille de la Terreur, et fai-
sait tomber devant la foule, loufe frémissante déjà des mas-
sacres prochains, la première goulle de sang (pii a arrosé la
terre. Son fîls a noté cette coïncidence à propos de Caïn qui
entrait en scène une bêche à la main :
(( Caïn arrivait seul, au commencement du second acte,
avec une bêche à la main. Otte bêche donna lieu, cinquante-
trois ans plus tard, à un fait assez curieux. Je fis jouer, en
1845, au Théaire-Français un drame en cinq actes et en vers
intitulé Guerrero, Or, mon héros arrivait aussi seul, avec
une bêche à la main, au commencement du troisième acte.
A une répétition, M. Beauvallet, chargé du rôle de Guerrero,
demanda une bêche à l'homme des accessoires. « Nous n en
avons pas au théâtie, répondit d'abord celui-ci ». Puis se
reprenant : « Mais si ! je crois qu'il y en a une », et il monta
au magasin, d'où il redescendit avec un outil si lourd, si
massif, si grossier, que Beauvallet dit de sa voix tonnante :
« Qu'est-ce que ce diable d'instrument-là? » — Monsieur,
c'(îst la bêche de la Mort d'AbeL » - Oh bien ! dit Beau-
vallet en riant, nous avons dégénéré ! Je ne suis pas de force
à manier ce manche-là ! Nos prédéces.seurs auront voulu faire
de la couleur locale. C'est une bêche du temps de Caïn, faites-
m'en fabriquer une plus moderne. » C'est ainsi que les ma-
gasins du Théâtre-Français contiennent en tout et pour tout,
deux bêches, et que Tune a servi pour mon pèix^, cl l'autre
pour moi. »
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 253
Lf» succès (le la Uagédie Epicharis et Néron fut « imniicnse »,
et faillit couler la vie au poète.
« Ouand elle fut donnée, la lutte entre Robespierre el Dan-
ton était à son moment le plus aigu. Les deux chefs de la
Alonlagne assistèrent à la représentation. Robespierre occu-
pait une première loge d 'avant-scène; Danton était à l'orches-
tre et derrière lui s'érhelcnnaient tous ses amis. A peine le
mot de Morl au iyvan 1 fut-il prononcé, (|ue, sur un signal de
Danton, ses amis, éclatant en bravos frénétiques, se tournè-
rent vers Robespierre, et debout, les poings tendus, lui ren-
voyèrent ce terrible cri de vengeance. Robespierre pâle, agité,
avançait et retirait sa petite mine d'hommes cVaffaires (je tiens
le mot de M. I^ mercier, témoin de la scène) comme un ser-
pent allonge et rentre sa tète plate et irritée. La pièce finie,
tous les amis de mon père coururent à lui, en lui disant :
<c Sauvez-vous ! cachez-vous î \'ons êtes perdu ! Robespierre
ne vous pardonnera jamais cet effroyable ana thème. » Mais
on n'abandonne pas volontiers un succès pareil, on ne fuit
pas devant un triomphe. Mon père resta, et son acte de cou-
rage lui réussit comme son cinquième acte. Robespierre pen-
sait trop à Panton poui- penser au poète. II ne fut pas iinpiiété. »
(Juant à la Mort de Henri IV, autre tragédie, ce fut un évé-
nement et littéraire et politique. On vit une insulte à l'Em-
[iercur dans cette glorification d'un Bourbon. Napoléon en
eut vent, et fit venir l'auteur à Saint-Cloud, pour entendre
la lectui'e de cette œuvre.
a Tout le temps que dura la lecture. Napoléon se levait à
tous moments, maj'chait dans lacl\ambre, donnait des signes
de contentement, laissant échapper des signes de sympathie,
répétant fréquemment : 1x3 pauvre homme ! Le pauvre homme!
i'n vers seulement amena une objection de sji part. Henri IV,
dans une scène avec Sullv, disait : « Je tremble ! »
« Ce mot est impossible, Monsieur Legouvé, Jit vivement
l'empereur, il faut le retrancher.
« — Sire, répondit le poète, les craintes de Henri IV sont
histr>riques.
— Peu impoi'te! 11 faut couper le mot. Un souverain peut
avoir peur, il ne doit ianiais le dire. »
256 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Tel fut le seul changement demandé par l'empereur.
La censure fui blâmée, la pièce rendue aux comédiens.
J^ succès fut en partie dû à l'interprète du rôle de Marie
do Médicis, Mlle Duchesnois, celle qui balança le succès de
Mlle Georges, qui fut pour la diction élève de Legouvé (laf-
fiche de ses débuts porta ce titre) et qui a laissé dans les
Annales dramatiques de si plaisants souvenirs de sa naï-
veté.
C'est elle qui, entendant une de ses camarades parler de
son voyage à Troyes, lui dit vivement:
a Troie ! Vous connaissez Troie. Que vous êtes heureuse !
Moi qui en parle dans tous mes rôles, je n'y ai jamais été ! »
Ajoutez cet autre trait relatif à la tragédie qui nous oc-
cupe :
« Monsieur Legouvé, ce pauvre Henri IV! Quand je pense
que si Ravaillac ne l'avait pas tué, il vivrait peut-être en-
core! »
Mais c'est surtout au poème Le Mérite des Femmes que
Legouvé père dojt de s être survécu. On se rappelle, et tout
le monde connaît au moins le litige, et les deux derniers vers :
Et si la voix du sang n'est pas une chimère,
Toinbe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère !
Son fils a pieusement et justement marqué le mérite et
l'intérêt de cette œuvre poétique, qui eut le grand avantage
et la grande nouveauté, outre l'habileté de mettre les femmes
de son côté, de rompre à la fois avec les vieilles épigrammes
et les vieux madrigaux, de renier également Boileau et Do-
rat, substituer aux faveurs du xviii* siècle et aux satires
du xvn* l'éloge sérieux des mérites et des devoirs de la
femme, de peindre en elle iépouse, la //7/c, la sœur,
la mère. Ces questions qui nous agitent si fortement aujour-
d'hui, l'éducation des femmes, l'amélioration du sort des
femmes, les l'evcndications des droits légitimes des femmes,
ont eu pour premier point de départ le Mérite des lemnies.
Ses autï'es doux et mélancoliques |)oèmes : les Souve-
nirs, la Sépttltun\ qui nous semblent fades, curent une fa-
veur qu'on n'imagine pas. Toute cette jeune génération qui
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 237
I
avait vu la Terreur, et qui gardait comme Obcrmann et René,
du « vague dans Tâme », se délectait à ces gracieuses et
pâles poésies.
*
* *
Entre tous ces poètes de distinction élégante, le réalisme
ne perd pas tous ses droits, et voici un joyeux vivant qui
réveille Baqchus endormi au seuil du temple de Minei^e.
Berchoux! (1) le nom déjà est gastronomique et semble
évoquer la face large et rubiconde d'un bon convive dont
le nez fleurit et la mine trognonne, et qui partage ses rêves
entre le jardin où poussent ses choux et le fourneau sur le-
quel ils mijotent.
Quand vous saurez qu'il fut royaliste, presque noble, et
qu'il se signala comme un précurseur du romantisme, —
c'est lui qui, dès 1794, avait dit:
Qui me délivrera d)es Grecs et des Romains !
qu'il chroniqua au journal La Quotidienne, vous connaître/
quelques détails oubliés de la vie de ce luxuriant Maçonnais;
mais le nom de Berchoux n'existerait plus, s'il n'était attaché
au poème fameux La Gastronomie, une vraie gloire. C'est un
poème simple,' sain* copieux et ingénieux, orné d'épisodes
heureux, inspiré par le badinage le plus gaiement bourgui-
gnon, semé de vers frappés comme des flacons clairs :
Rien ne doit déranger Thonnôte homme qui dîne...
Un dîner sans façons est une perfidie.
Le succès fut considérable et fâcheux, en ce sens, qu'il incita
l'auteur à récidiver. 11 composa d'autres poèmes, La Danse,
L'Art Poétique, A quoi bon ? Il fit des romans, s'attaqua à
Voltaire, à Franklin, et mérila de figurer dans un recueil
intitulé les Encelades modernes. Alais Ossa et Pélion lui re-
tombèrent sur l'estomac et l'étouffèrent. Il ne les a pas' encore
digérés.
(1) 1765-1839.
17
258 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Nous revenons aux gens graves, Esménard, ChènedoUé,
Baour-Loiinian, Alillevoye.
Huif chants de cinq cents vers sur la Navigation, ont fait
d'Esménard (1), un des rois de la poésie didactique. Les cou
temporains disent que ce beau sujet lui avait été inspiré par
la contemplation de TOcéan. D'aucuns cependant insinuaient
que Tempereur y ëtait pour quelque chose. Napoléon n'était
pas fâché de faire servir ainsi des poètes à ses desseins. Lan-
cival encourageait Tarmée de terre, avec son Hector. Esménard
glorifiait les marins de la France et exhortait les popula-
tions à « tenter le hasard des flots amers ». Au lendemain de
Trufalgar, en 1805, c'était assez de circonstance. Il fit jouer
un opéra, Trajan, où TEmpereur trouva quelques allusions
fort à son goût. Il le& récompensa largement. Esménard est
aussi parfait qu'un poète peut être, mais sans inspiration.
Ses vers sont harmonieux, corrects, souvent bien frappés,
rien n'y manque, sinon la poésie.
Chêne<Iollé (2) avait ïàme d'un élégiaque et d'un poète de
la nature. La Nouvelle Héloise, qu'il lisait tout enfant, l'avait
rendu rêveur et lui avait donné l'amour des champs. A la
veille de la Révolution, il errait dans sa lumineuse et riante
Normandie, tout frémissani du bonheur champêtre, de la
beauté du ciel et de l'odeur des prés. « Rien ne me plaît,
dit-il, comme de voir un atelier de moissonneurs dans un
champ ; j'aime à voir les jeunes garçons se hâter et défier les
jeunes filles ; j'aime à entendre le joyeux babil des moisson-
neurs. Je jouis du blé vert et j'en jouis en moisson. En mars,
je ne connais rien de beau, de riant, de magnifique, comme
un beau champ de blé qui ril sous les premières haleines du
printemps... » Il aurait voulu ne quitter jamais ses chères
campagnes ; il en aurait été le poète. Mais la Révolution le
saisit et il fit fausse route. Jeté brusquement dans le monde
des lettres, puis dans le monde des émigrés, ce doux rêveur
(1) i:61M.sll.
(2) i:6'.»-l.s;i:j.
inSTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 259
normand erra de Hambourg à Berlin, de Cdblenlz à Coppet ;
il rencontra pour son malheur Rivarol ; ce causeur étourdis-
sant, cet ami despotique lui persuada qu'il manquait à la
France un grand poème de la nature, et lui indiqua quelques*
belles idées. Chênedollé, prompt à l'enthousiasme, se mit à
l'œuvre, et composa son Génie de Vhomme. Malgré les
éloges de Rivarol, qui s'applaudissait lui-même en lui, et de
Mme de Staël qui s'écriait : « Vos vers sont hauts comme
les cèdres du Liban », il comprenait sa faiblesse et avouait
son erreur sans y renoncer. « Quand je lis des hommes conune
Goethe, écrivait-il, comme Schiller et Byron, je sens combien
je suis mince et petit. » Ce vaste et ennuyeux ouvrage qui
raltaclH? Cliênedollé aux poètes philosophes du siècle précé-
*
dent, passa presque inaperçu, et dort maintenant dans la
poussière. Mais parmi les pièces que lui inspira sa douce
Normandie, quelques-unes, qui sont d'un vrai poète, Le Clair
de lune. Le Tombeau du Laboureur, Le Dernier Jour des
Aloisaonii, annoncent déjà le romantisme et mériteraient d'être
moins négligées.
Faut-il donner le nom de poète à ce consciencieux traduc-
teur, à ce versilicateur monotone que fut Baour-Lormian? (1)
11 n'est guère de genre auquel il n'ait touché. Ses premièies
ceuvres sont des satires ; il continue par des tragédies, avec
Omasis et Mahomet II, s'essaye dans l'opéra avec Aminte el
Alexandre, sans oublier d'écrire une épopée, V Atlantide, Mais
ce ne sont là que des passe-temps, son grand dessein, l'œuvre
de sa vie, c'est la traduction du Tasse, qu'il met en vers, et
remanie plus de quatre fois. Epopée, tragédies, satires et
traduction, tout est oublié jusqu'au dernier vers. II ne nous
reste plus du pauvre poète que ce surnom drôlaticjUe. ima-
giné par ses ennemis, de ^< Balourd dormant », et (|u'une mé-
chante épigramme de Lebrun, faisant allusion aux remanie-
ments si.ccessifs de sa Jérusalem déliirée :
Ci-^l le Tasse de Toulouse
Qui mourut in-quarto et remourut in-douze,
Et qui ressuscité pai- un effort nouveau
Vient de mourir iu-octavo.
(1) ITfil-lHSi.
i
260 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
De Baour-Lormian encore fui ce distique classique, où pa-
rut Tavanlage de la périphrase sur le mol propre, puisqu'il
lui permit de décocher galamment aux romantiques une épi-
thète qui, toute nue, eût manqué d'atticisme :
Il semble à les ouïr grogner sur mon chemin
Qu'ils aient vu de Circé la baguette en ma main.
Nommons encore, bien qu'il appartienne au xix* siècle,
mais pour ajouter le nom d'un poêle estimable à une
liste médiocre, Millevoye (1), qui naquit en 1782.
Malgré Lamartine qui lui succéda si glorieusement dans
l'élégie, Millevoye est lu encore. II reste pour nous Tauteur
de la Chute des leuilles et du Poêle mourant; et ces deux
pièces, le meilleur de son œuvre, nous le font bien imagi-
ner tel qu'il fut en effet, doux et pâle poète, sans ambition,
sans grandes passions, d'une mélancolie que varient seulement
quelques visites au Caveau, et la lecture de L'Allaignant. Sa
fin prématurée, en pleine jeunesse, ajoute encore un peu de
tristesse à son souvenir. On dirait qu'il écrit comme Gilbert,
à la veille de sa mort, ces vers du Poète mourant :
Compagnons dispersés de mon triste voyage
O mes amis, ô vous qui me fûtes si chers !
De mes chants imparfaits recueillez l'héritage,
Et sauvez de l'oubli quelques-uns de mes vers.
II n'en est rien, son volume d'élégies datant de 1812. Mais
comme toute cette génération d'hommes et de poètes qui enti^
dans la vie au lendemain de la Révolution, Millevoye garde
toujours dans l'àme une vague mélancolie, souvenir confus
ou pressentiment de quelque douleur. Ce malaise et cette tris-
tesse qui nous valent parmi toute une littérature de poitri-
naires cl de tisane, le Poète mourant et la Chute des feuilles^
nous donneront bientôt les Méditations de Lamartine.
Et nous voici à Victor Hugo ; disons adieu au xvni* siè-
cle si faiblement poétique, qui pour lyre eut une viole
d'amour ou une rornemuse de salin enrubannée de clair,
(1) 1782-1816.
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HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 261
qui ne connut que les madrigaux, les bergères de comédie
et de salons, les moulons qu'on parfumait pour les faire dé-
liter au milieu du bal, les dépits sans amour, les abandons
sans tendresse, les ennuis sans larmes qui eussent fait dé-
teindre le rouge, les énervements sans passion, les fatigues
sans remords» les convoitises sans énergie, les plaisirs sans
frein, les appétits et les désirs sans noblesse ni pudeur: le
siècle le plus frivole, le plus factice, et à la fois le plus cyni-
quement matériel et primitif, instinctif et raffiné. L'âme était
anémiée, et la poésie le constate.
CHAPITRE m
Le Roman.
Caractères du roman au début du xviii« siècle. — J.-B. Née de la Kociielle. —
Serviez. — Vignacourt. — Si'thos. — Dufresny.
Lesage. — L'iiomine. — ï^ dramaturge. — Le n>mancier.
L'abbé Pkevost. — Marivaux. — Voltaire. — J.-J. Rousseau. — Florjâm. —
W^ de Lussan. — De la Minlière. — Dorvigny. — Fromaget. — Cazotte. —
Kestif de la Bretoune. — Choderlos de Laclos. — Flancher Valcour. —
Divers. — Corjy.
Rernakdin de Saint-Pferke.-- Le Sentimeul de la Nature. — Berquin. — Xavier
de Mai sire.
Nous avons vu comment le rapprochement du roman pré-
cieux, métaphysique el galant dune part, et de l'autre, du
roman hurlesque, avait abouti à l'apparition «l'un genre nou-
veau, marqué par un souci plus impérieux de la vraisem-
blance, de la vérité, du réalisme. Cette exactitude se tradui-
sit el par des romans pseudo-historiciues, et par des ouvrages
d'observation comme les Caractères de La Bruyère, le Dia-
ble boiteux, les I.etlres Siamoises, les Lettres Persanes, où
sous le couvert d'un étranger de passage à Paris, l'écrivain
regarde, note, enregistre. Le roman fut dès lors tenu, pour
êlre goûté, de se conformer au goût nouveau, et de paraître,
comme on dit, être arrivé. Le fantastique et l'ÛTiaginaire dé-
plurent. On voulut des récits possibles ou vécus. C'est la noie
dominante de toute la littérature romanesque du temps. Fa-
bulam impendere rero ! Les générations préparent la venue
de Jean-Jacques.
Reti'ouvons les romanciers où nous les avons laissés, à
la fin du xvn*" siècle, après Hamilton. Je vous en ai nommé
(piel(|ues-uns : Mme Gomez, Mme Murât, Marguerite de Lus-
san, Mlle Durand, la comtesse d'Aulnoy, Mlle de la Force,
Mme Petit-Dunoyer, Mlle Lhéritier, Mlle de la Rocheguilhen,
Mme de Xaintonge, d'Orligue de X'aumorière, de Mailly, de
Lesconvel, Catien Courtilz de Sandras, le grand-père lilté-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 263
raire d'Alexandre Dumas le vieux ; Vignacourl, Serviez, Née
de la Rochelle, Beaudot de Juilly, Vanel, Le Noble.
Lorsque, pour prendre un exemple dans cette (juantité de
noms, J.-B. Née de la Rochelle conta en 1714, sous fonue
(le nouvelle, les aventures du maréchal de Boucicaut, ses
amours avec Mlle de Beauforl, la jalousie de la i^eine Isabeau
(jui l'aima en pure perte, l'assassinat du connétable de Clis-
son, l'aventure de Charles VI arrêté dans la forêt du Mans
par un homme débraillé qui lui prédit ses malheurs futurs,
on est frappé de la dislance qui nous sépare des aventures
d'Ariane et de Polexandre. Il est bien vrai que le mendiant
de la forêt du Mans est devenu, pour ajouter à Thorreur, « un
spectre dont le visage était pâle et livide, les yeux étince-
lants d'un feu sombre, leè cheveux hérissés, la barbe dégout-
tante d'écume et dé sang ». Mais nous citons celte exagéra-
tion précisément parce qu'elle est à peu près unique dans
tout le cours de la nouvelle. Le reste rentre dans le cadre d'une
donnée réelle. L'histoire est respectée dans le récit du bal
à l'hôtel Saint-Pol, où le roi déguisé en sauvage dut à la du-
chesse de Berri de n'être pas brûlé vif dans son maillot ré-
sineux, comme ses infortunés compagnons ; elle Test aussi
dans l'expédition de Boucicaut entreprise pour défendre Sigis-
mond de Hongrie contre Bajazet ; dans le récit de l'assassinat
du duc de Bourgogne à Montereau-fault-Yonne; et quant aux
intrigues factices qui relient ces faits historiques, si elles sont
remarquables, c'est par la simplicité et la vérité de l'inven-
tion, le naturel du dialogue, la sincérité de I émotion. La
scène où Isabeau de Bavière, poussée par l'amour et la ja-
lousie, arrête Boucicaut dans une allée de cyprès, lui avoue
sa passion, lui ordonne d'y répondre et s'aperçoit qu'elle
n'est pas aimée, cette scène est vraie, émouvante, et ne sau-
rait se comparer pour le ton qu'à certaines pages de la Priit-
cesse de C lèves :
a Vous m'avez entendue, Boucicaut, M dit la reine : je ne parle
plus au sujet, je dis à celui que j'aime : M'aimes-tu ? je lui dis : Aime-
moi. Je le répète, Isabeau prie, Isabeau cherche le bontieur qu'on
veut lui refuser. Qu'as-tu à répondre ? — Madame...
— Je t'ai entendu, tu liésites ; Mlle de Beaufort Fempoiie sur moi ;
je ne lui pardonnerai point cette victoire ; je ne te pardonnerai point
204 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
ces refus. Oublie ces instants d'abaissement où tu m'as \nie^ jure de
n'en jamais parler. ~ Je vous le jure, madame. -— Eloigne-toi, et songe
que tu m'as fait rougir. »
M. de Serviez écrivit en 1724 une histoire des Hommes Il-
lustres du Languedoc: ce sont des monographies scrupuleuses,
dans lesquelles il y aurait à prendre pour qui voudrait con-
naître les Languedociens et Languedociennes célèbres, voulût-
il remonter jusqu'à Helvia, mère de Cicéron, née à Albi,
ou jusqu'à Aurelius Carus, le père de Carin et de Numérien.
Son Histoire des femmes galantes de r Antiquité qui se pro-
longe jusqu'à la fin de la république romaine, et se continue
par les Impératrices romaines jusqu'à Constantin, constitue
une série intéressante de biographies qui parurent de 1725 à
1727, et dont la liste seule est instructive. On y trouve par
exemple la nomenclature complète des empereurs romains
avec leurs différentes épouses, depuis Livie Oreslilla, Lollia
Paulina et Césonie, les trois femmes de Caligula, jusqu'à Ga-
leria Fundana, la femme de Vitellius, Marcia Furnilla, celle
de Titus, Crispina, celle de Commode, en passant celles de
Néron, Octavie, Poppée, etc., c'est une histoire complète de
l'empire romain par les femmes.
Le chevalier de Vignacourl repiit pour la conter à son tour,
en 1723. dans Adèle de Ponthieu, l'aventure d'Eléonor de
Guienne. Son livre est assez historique pour ne point déna-
turer les faits, et assez romanesque aussi pour que M. de la
Place en fît une tragédie et M. de Saint-iMarc un opéra. Dans
ses Mémoires historiques ou anecdotes secrètes et galantes
de la duchesse de Bar, Mlle de la Force inventa une corres-
pondance entre Henri lY et la comtesse de Guiche : et ces
lettres apocryphes sont du moins si bien trouvées, qu'on les
prit quelque temps pour authentiques.
Ce goût, non seulement de la vérité générale, mais encore
d'érudition historique, d'exactitude minutieuse dans les re-
cherches, trouve son expression assez complète dans un
roman de l'abbé Terrasson, un essai de restauration archéo-
logique qui précède d'un grand siècle Salammbô ou le Roman
de la Momie : c'est le Séthos, où l'auteur, un savant et un
curieux, essaie de revivre la vie de l'ancienne Egypte. Il con-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 20^5
naissait lantiquité ; il avait traduit en' sept volumes la grosse
histoire universelle de Diodore de Sicile. Il voulut, dans le
Sélhos, faire une œuvre de science et de morale, qui pré-
sentât un tableau de la civilisation antique, et celui d'une vie
complète passée au milieu de voyages et d'aventures.
Séthos, histoire ou vie tirée des monuments, anecdotes de
TAncienne Egypte traduites d'un manuscrit grec, fait voyager
un jeune prince qui s'instruit dans la science des lois et des
mœurs, est persécuté par une marâtre, est initié aux mystères
d'Isis, repousse les ennemis, est blessé au combat, fait pri-
sonnier, vendu à des Phéniciens qui l'emmènent. Cet esclave
princier fait des prodiges de valeur, sauve la Phénicie, est
nommé amiral d'une flotte qui entreprend le périple de l'Afri-
que. Il emplit l'univers du renom de sa sagesse et de ses ex-
ploits, revient en Egypte, s'y fait reconnaître, renonce au
trône et à sa maîtresse, et vieillit dans la vertu.
Séthos est cousin de Télémaque, et d'Anacharsis, — un
cousin pauvre.
L'influence de cette littérature nouvelle modifia profondé-
ment les œuvres de pure imagination. La fiction y fut plus
sage, moins évaporée; elle resta plus près de terre et de nous.
La vie apparut comme assez romanesque par elle-même, sans
qu'il fût utile d'aller quérir des sujets dans la plus folle fan-
taisie.
Je vous ai parlé de Grégoire de Challes (1). Dans le même
genre, il faut nommer Dufresny, un type peu banal.
Lesage, dans le Diable boiteux, raconte l'histoire d'un
« vieux garçon de bonne famille qui n'a pas plutôt un ducat
qu'il le dépense, et qui, ne pouvant pas se passer d'espèces,
est capable de tout faire pour s'en procurer.
« Il y a quinze jours, s^ blanchisseuse, à qui il devait trente
pistoles, vint les lui demander, en disant qu'elle en avait be-
soin pour se marier avec un valet de chambre qui la recher-
chait :
« — Tu as donc d'autre argent, lui dit Dufresny, car où
diable est le valet de chambre qui voudrait devenir ton mari
pour trente pistoles ?
(1) Tome II, 329.
200 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
(( — Eh ! maiis, répondit-elle, j'ai encoixî, outre cela, deux
cents ducats.
<( — Deux cents ducats ! répliqua-t-il avec émotion ; mal-
peste ! tu n'as qu'à me les donner, à moi, je t'épouse et nous
serons quilles.
« El la blanchisseuse est devenue la femme de Duh'esny ».
Ce Dufresny élait petit-fils d'Henri iV' par son arrière-grand'-
mère, la Belle Jardinière d'Anet, poêle, peintre, masicien, des-
sinateur de jardins, auteur dramatique, bohème el homme
d'esprit, qui disait : *( Pauvreté n'est pas vice, c'est bien pis ».
Il a composé des comédies^ des chansons, el des œuvres en
prose, parmi lesquelles, si nous pouvons négliger l'histoire
gauloise, fantastique et satirique du Puits de Vérité, parue
en 1698, nous devons au moins démêler les Amusements
sérieux el comiques, imprimés pour la première fois en 1699,
el plusieurs Nouvelles insérées dans le Mercure, Les Amuse-
ments sont le récit du voyage d'un Siamois en Europe ; il re-
garde, il observe, il note ses impressions : c'est comme un
premier élut des Lettres Persanes, qui sont de 1721. Le Sia-
mois de Dufi^sny fait de la société qu'il traverse un tableau
pittoresque et suffisamment exact pour figurer au nombre
des peintures vraies de l'époque. Nous voici à la Cour : « C'est
un pays très amusant ; on y respire le bon air, les avenues
en sont riantes, d'un abord agréable. Je ne sais si le terrain
de la cour est bien solide ; j'ai vu de nouveaux débarqués y
marcher avec confiance, et de vieux routiers n'y marcher
i[u'en tremblant. » Ailleurs, il note l'impression qu'il rap-
porte de l'aninintion qui règne à Paris : <( En voyant votre
Paris, je m'imagine voir un grand animal. Les rues sont
autant de veines où le peuple circule. » L'Opéra le charme :
« c'est un séjour enchanté, le pays des métamorphoses, un
coup de sifflet vous fait trouver dans le pays des dieux, un
autre coup de sifflet vous ramène dans celui dés fées; les
fées de l'Opéra enchantent comme les autres, mais leurs en-
chantements sont pfus naturels, au blanc el au rouge près ».
Ce sont aussi des portraits qu'on dirait détachés de la ga-
lerie de La Bruyère : <( Les femmes de Paris sonl des oiseaux
amusants qui changent de plumage trois ou quatre fois par
HISTOIRE DE L4 LITTÉRATURE FRANÇAISE 267
jour »; et celte réparlilion ingénieuse: « Les femmes de Paris,,
quoique habitantes de la même ville, sont divisées en plusieurs
nations différentes; on y trouve la nation policée des femmes
(lu monde, la nation sauvage des provinciales et des boui*-
geoises de mauvais ton, la nation libre des coquettes, la na-
tion douce et tranquille des femmes qui trompent leur mari
et ont pourtant intérêt à le ménager ; la nation aguerrie des
femmes d'intrigue, la nation timide (mais il n'y en a presque
plus de celles-là), la nation barbare des belles-méres, la nation
fière des bourgeoises ([ualifiées, la nation errante des visi-
teuses régulières, la nation indomptable des prudes et des
niédisantes. » Ce sont ainsi des réflexions, des anecdotes à la
f^çon de. celles des Corac/ères; des maximes où perce tou-
•
jours l'observation pénétrante de la réalité, et parfois même
^Mi pessimisme étrange, à cette époque et chez un tel homme,
comme dans cet étonnant jugement sur la vie : « Un enfant
^^ quatre jours est déjà assez vieux pour mourir. »
Quant aux Nouvelles écrites de 1710 à 1712, le Mariage par
^^lérêt, V Aventure du Carnaval, etc., elles sont assez vraisem-
blables pour pouvoir toutes porter le titre que porte l'une
d filtre elles : Histoire toute véritable.
lians ce mouvement fiévreux de nouveauté qui fit éclore un
^^ïïibre incalculable de romans, il est un nom qui domine
c^ttune celui de Regnard parmi les œuvres de théâtre; c'est
<*eluî de Lesage, l'auteur de Gil Blas, un nom considérable,
lui \aui un peu plus d'attention.
-A.lain-René Lesage, l'immortel auteur de Gil Blas de San-
^^^iQwie, était Breton. Il naquit le 8 mai 1068, à huit heures
^ soir, à Sarzeau, petit village du Morbihan, au fond du
oOlf^ç Q^ ]gg vagues déferlent entre les rochers noirs d'Arz et
^ l'île aux Moines, au pied du vieux château fort de Sucinio
I ^es ruines de l'Abbaye de Saint-Gildas de Rhuys, qu'ha-
*^il^ Abélard.
^on père s'appelait Claude Lesage de Kerbistoul ; il était
^^taire, greffier de la cour, receveur de la seigneurie de
i
208 UISTOIRE DE LA LITTÉRATUBE FRANÇAISE
Rhuys. Sa mère était née Jeanne Brenugat. La maison na-
tale existe encore à Sarzeau, rue Bécherel, proche le calvaire
de la croix Pirio. Elle a été exhaussée et rajeunie, ornée d'une
plaque commémoralive.
La famille Lesage était aisée et considérée.
René avail quatorze ans quand il perdit son père et sa
mère. Il fut confié à des tuteurs infidèles, qui mésusèrenl de
son bien, et lécartèrent, en le mettant en classe au collège de
Vannes,
11 y lit de bomies études. Il y parait à l'érudition de ses œu-
vres, dont les héros sont tous « ferrés sur les humanités »,
selon le mot do l'archevêque de Grenade.
II alla e^nsuite à Paris pour y faire son droit. Il tut avocat,
mais plaida peu. Dans ses roman::, il ne fit jamais appel à
ses connaissantes juridiques ; il paraît beaucoup plus vereé
dans la médecine que dans le droit, comme s'il avait fait
des études spéciales. Mais aucun renseignement n'autorise à
dire qu'il a fait sa médecine.
A vingt-six ans, il se maria avec une Espagnole, qui lu)
donna sans doute le goût des romans castillans, dans les-
quels il devait tant puiser.
L'année d'après, il débutait dans les lettres par une tra-
duction des Lttires d'Arislénéle, qui passa inaperçue, Vei-s
ce temps-là, il se mit sous la protection de l'abbé de LyoïMie,
qui buvait \.ou< les matins vingt-deux pintes d'eau de Seine,
et à qui Lesage songea peut-être en crayonnant dans OU
Blas son type célèbre du docteur Sangrado.
Ce fut ce prieur de Lyonne qui conseilla à Lesage de lire
les romans espagnols ; ceux-ci aUaienl fournir toute la car-
rière littéraire de l'auteur de (2il Bhs.
Il habitait alors au cul-de-sac de la foire Saint-Germain,
proche Soinl-Sulpice, où il fut marié. En 1098, il avait deux
enfants. Il se mit à l'œuvre poui- gagner sa vie. Comme
Scarron, conune Corneille, il traduisit des comédies espa-
gnoles, dont l'une, le Point d'Honneur, de Francisco de
Roxas, fut jouée à la Comédie-Française, et rapporta à son
auteur deux cent soixante-trois francs. Ni Le Trailre puni, ni
don César Ursin ne furent plus heureux. Têtu comme un
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 2(iî)
Breton, il ne se découragea pas. En 1707, une comédie en un
acte, Crispin rival de son mailre, réussit. Le sujet est plai-
sant. Angélique, lille d'Oronle, est promise à Valère, qu*elle
■
ne connaît pas. Crispin, valet de Valère, envoyé à l'avance,
se fait passer pour son maître, et serait agréé comme gendre,
si la ruse ne se découvrait à la fin. Lesage a repris ce sujet
pour en faire un épisode du Gil Blas. Le soir de la première,
la recette fut de 2.370 francs.
Enhardi par ce succès, Lesage écrivit son chef-d'œuvre dra^
matique, Turcarel, en 1709.
Pour en comprendre la valeur et la portée, il faut se rap-
peler ce qu'on appelait au siècle dernier la Ferme. C'était
une organisation financière par laquelle le roi affermait les
impôts à des banquiers appelés Traitants ou Partisans, Ceux-
ci lui assuraient le payement des taxes, et se chargeaient de
se payer eux-mêmes, en pressurant le peuple, en lui faisant
rendre au double ou au triple ce qu'ils avaient déboursé. Ils
étaient la terreur des pauvres gens, 'de vrais bourreaux d'ar-
gent, cupides et cruels. Saint-Simon dit de l'un d'eux : « Il ti-
rait le sang des sujets du roi, il en exprimait jusqu'au pus,
parnii les sanglots étouffés. » On les détestait, mais on avait
besoin d'eux, à commencer par le roi, à qui ils prêtaient de
l'argent, car ils avaient entre les mains presque toute la for-
lune de la France.
Ils la soutenaient, conmie la corde soutient le pendu (1).
C'est en 1709 que Lesage lança entre les jambes des trai-
tants, seuls riches, seuls à l'aise, cette fusée explosible qu'il
appela Turcarel.
La finance s'alarma avant l'explosion. Elle offrit à Ixîsage
100.000 francs, s'il retirait sa pièce en répétition. Notre hon-
nête Breton refusa, et Turcarel fut joué.
Ce fut un immense éclat de rire et de haine contre la Ferme.
Lesage qui ne craignait rien, ne désarma pas.
La démarche propitiatoire des financiers avant la première
représentation, piqua la curiosité publique et contribua au
succès. La duchesse de Bouillon offrit dans son salon, à se»
(i) Cf. Léo Clarelie. Lemtjc romancier ^ et daas Lesage^ V homme et Vécrivain
pûur l'étude des rapports qu'ont eus la finance et la littérature.
270 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
invités, une lecture anti(:ij>ée de celte pièce à effet. Ce fut
môme pour I^esage roccasioii de faire une nouvelle preuve
de sa fiei'lé. Il arriva une heure en retard chc^z la duchesse,
qui le lui fît durement observer. Lesage à peine entré, reprit
son manuscrit et répondit :
(( Madame, je vous ai fait perdre une heure, je vais vous en faire
gagner deux, n
Et il sortit sans avoir lu.
La a première » fut bruyante. Il y eut des altercations. Lesage
a conté tout cela lui-même dans un petit dialogue appelé
Critique de Tur caret,
Turcarel vient de Turc. C'est un homme féroce en affaires.
Marié, il a laissé sa fenune à Valognes, et il lui paye une
pension pour qu'elle ne vienne pas à Paris le troubler dans
sa vie mondaine. Il est grugé par une baronne, bafoué par un
marquis, surpris et gêné par sa famille qui le relance, et
dont il n'est pas fier, dans tout ce beau monde, car sa sœur est
re\'endeuse à la toilette, sa temine est une i>etite provinciale
ridicule, et lui-même est fils d'un jardinier. Il dit et fait cent
bévues, et n*a d'autorité que pour mener les affaires avec une
rapacité impitoyable. Il nous api»araît sous deux jours dif-
férents : c'est un grotesque mal élevé, grossier, brutal, benêt
dans le haut monde, où il fait l'effet d'un butor slupide. Il
excelle en affaii'es. 11 se défie de la bonté, a Trop bon !
trop bon ! » C'est le mot de Boileau conseillant par ironie
au futur traitant : « Endurcis-t^i le cœur, sois Arabe, cor-
saire ! ». C'est celui aussi de Le Tellier disant au roi, en
parlant de Lepelletier proposé pour un haut poste dans les
finances :
« Sire, il n'est pas propre à cet emploi.
— Pourquoi ?
— Il n'a pas l'unie assez dure. »
Si la pièce est d'une intrigue un peu lente, en revanche,
elle est le chef-d'ceuvre du style de théûli\\ et rarement carac-
tère fut tracé avec plus de relief, de force, de vérité et de vie,
(pie ce Turcaret dont le nom est pas>é dans la langue cou-
rante, et a enrichi d'un type immortel la galerie des plus
fier'^ originaux que le théàlie et le roman ont créés.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 271
Lesage eut des difficultés avec les comédiens à propos de
celte pièce. On sait la façon spirituelle et dui^e dont il assura
sa vengeance dans Gil Blas. L'effet le plus regrettable de cette
fâcherie, fut de priver le théâtre d'autres chefs-d'œuvre, car
Lesage renonça pour jamais aux grandes scènes, et se con-
sacra au métier d'écrire des livrets ilopéras-coniiques pour
le théâtre de la Foire, qui était alors dans tout son éclat et
attirait une assistance brillante. Le roi el la cour y venaient.
LT)péra et la Comédie-Française s'inquiétèrent assez de son
succès pour interdire aux forains de leur faire concurrence ;
rOpéra leur défendit de chanter, les Français leur défen-
dirent (Je dialoguer : à part ces réserves, ils pouvaient jouer
tout ce qui leur plaisait. Ils eurent recours à tous les sub-
terfuges, firent chanter les couplets par le public, écrivirent
des dialogues où un des interlocuteurs s'exprimait en jargon,
el éludèrent par ruse les interdictions. Les meilleurs auteurs
du temps leur préfèrent le concours de leur talent.
Lesage écrivit beaucoup pour ce théûlre ([ui lui rapportait
des émoluments fixes el utiles.
D plaçait assez haut ce genre nouTCau qui devait avoir
le plus bel avenir, — l'opéra-comique en est sorti, — et il en
faisait ce plaidoyer dans cette lettre inédite à Fuzelier :
— Vos réflexions sur les auteurs qui prostituent leur plume acadé-
mique à de comiques opéras seraient fort bonnes si, par un excès de
modestie, vous ne ravaliez pas un genre dans lequel peu de nos bons
esprits réussissent, faute den avoii- le talent. Boileau, Corneille, Ra-
cine, ni môme Rousseau n'ont pu réussir dans les drames lyriques,
et le satirique B. s'est en vain déchaîné contre les opéras qu'il traitait
de sornettes poétiques. Tous les gens de goût ont vengé Quinault, et
l'académicien qui n'y entendait rien aurait mieux fait d'avouer son
insuffisance dans cette partie, que ùù l'appeler une billevesée parce
qu'il avait échoué dans ses essais. Le public connaisseur fera la même
chose aujourd'hui on faveur des auteurs agréables qui vous res-
semblent.
Après une interdiction, il fit même des li\Tets pour ma-
rionnettes. Celait sans doute une occupation un peu infé-
rieure dans un genre populaire, et des couplets lui reprochè-
rent avec malice cette petite déchéance :
272 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Lesage et Fnzolier ont quitté du haut style
La beauté,
Et pour Polichinelle ont abandonné Gille,
La rareté !
Il ne leur manque plus qu'à montrer par la ville
La curiosité !
Mais il fallait vivre ! Durant vingt-six ans, Lesage fut
attaché aux forains qui payaient grassement. Il excella dans
les scènes que comportait ce genre, actualités, lazzi, satires et
drôleries.
L'une de ces parades du théâtre de la Foire, s'appelle
Arlequin Colonel, et est l'adaptation pour les forains d'une
comédie que Lesage fil jouer en 1732 aux Français soùs le
litre de la Tontine. Cette pièce était faite depuis 1708. C'est
l'affaire de Turcarel qui la fit rentrer dans les cartons, pour
vingt-quatre ans. Quand elle fut écrite, elle appartenait à l'ac-
lualilé. C'était une invention et une importation du Napoli-
tain Tonti, qui avait imaginé ce genre d'association entre
particuliers mettant en commun des parts, dont la totalité
sera partagée à Jelle date entre les survivants. Chacun a donc
intérêt à vivre longtemps pour hériter de ses associés. Lesage
imagine un docteur qui a placé 10.000 livres à la Tontine sur
la tête de son jardinier, solide gas qui durera longtemps. Il
le cultive, le soigne, l'inonde de clystères; on voit le thème
des plaisanteries.
Et voilà tout pour lœuvre dramatique de Lesage. Le théâtre
l'a trop mal reçu pour qu'il l'ait voulu illustrer. Le roman a
bénéficié de ses dédains pour les planches.
Je vous ai dit que ce genre s'orientait alors vers le naturel
et la vérité.
Lesage suivit d'abord cet exemple en composant le Diable
boiteux en 1707. Le Diable boiteux, Asmodée, récompense le
cavalier Cléophas qui a brisé la bouteille dans laquelle un
alchimiste l'avait enfermé; il lui fait voir tout ce qui se passe
dans les maisons de Madrid, lisez : Paris.
La donnée est commode, souple, élastique. Pendant les
deux volumes, nous regardons sous les toits des maisons, et
le dîable nous dévoile toutes les façons qu'a l'humanité d'êtr©
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 273
ridicule. Le roman n'est pas composé, il finit sans raison,
car on pourrait l'arrêter sans inconvénient plus tôt ou plus
lard. C'est un cach-e à coulisses. Lesage y mit tant et tant de
vérité, qu'on peut dire que c'est le journal des petits scan-
dales parisiens de l'époque. C'est la réponse la plus péremp-
toire qu'on puisse faire aux Espagnols, qui prétendent voir
et reconnaître dans le Diable boiteux, une traduction du Diable
boiteux (El Diablo Cojuelo) de Guevara, auquel Lesage a em-
prunté fort peu de chose. Encore eût-il pu ne lui rien em-
prunter, car ce qui plut surtout et seulement dans son livre,
ce furent les anecdotes, indiscrétions et faits divers de la vie
à Paris. Ce fut un succès étourdissant. Deux cavaliers mirent
l'épée à la main pour se disputer le dernier exemplaire de la
première édition, et Boileau se fâcha contre son petit laquais
qui se cachait pour lire le Diable boiteux, au lieu d'épousseter
les chaises. Chez le libraire Barbin, on emportait le roman
en feuilles, s'il n'était pas encore broché, ce qui faisait dire :
« Ce pauvre Asmodée ! on ne lui donnait même pas le temps
de s'habiller ! »
C'est encore aujourd'hui un livre excellent, spirituel, amu-
sant, et surtout écrit dans un style d'une pureté, d'une limpi-
dité admirables. Le faible, c'est la composition. C'est une
enfilade de récits, un chapelet d'historiettes reliées par un
fil invisible. L'auteur trébuche d'une anecdote sur l'autre.
Le Diable boiteux est le premier roman de Lesage : on peut
dire que c'est son unique roman. Il le refera, il le recommen-
cera sous d'autres formes; mais les caractères qui distingue-
ront ces romans futurs, ils sont déjà tous ici. C'est à la fois
le début et le résumé de sa carrière de romancier.
Imitation libre de lespagnol, allusions contemporaines,
style limpide, esprit naturel, composition factice, c'est ce qui
dislingue le Diable boiteux, et c'est aussi ce qu'il faudra re-
marquer dans le reste de l'œuvre.
Six années se passèrent après Turcaret sans que Lesage
fît rien paraître. Il était occupé et accaparé par le Théâtre de
la Foire.
En 1715, il habitait au quai de l'Horloge, au Soleil d'Or.
C'est là, en cette année, qu'il acheva et publia le premier
18
274 HISTOIRE DE LA UTTÉRATIRE FRANÇAISE
volume de son grarul et inunorlel chef-d'œuvre, Gil Blas de
Santillane, qui parut en trois fois : en 1715, du livre P''au
livre VI; en 1724, MI à IX ; en 1735, X à XII.
Avant de parler de l'œuvre, il faut dire un mot de ce
qu'on appelle la question de Gil Dlas. Celte question est celle
de savoir si Gil Bios est bien un roman français. Car ce qui
ne fait aucun doute pour nous, est jugé différemment à l'étran-
ger, particulièrement en Espagne, où l'on a souvent prétendu
(fue Lesage a simplement traduit un Gil Blas espagnol.
Malheureusement pour les détracteurs de Lesage, jamais ils
n'ont pu monlrer ni publier ce prétendu original copié par
le traducteur. Ils y auraient quelque peine, car il n existe
nulle part et n'a jamais existé. Gil Blas est bien trop fard
d'anecdotes parisiennes et de types parisiens pour qu'il y ait
la moindre hésitation à garder. Il y a bien une traduction
du roman de Lesage en espagnol par le P. Isla, sous oe
titre piquant : Aventurer de Gil Blas de Saniillane volées
à ï Espagne^ appropriées à la France par M. Lesage, et res-
tituées à leur langue et à leur patrie naturelles par un Espa-
gnol laloux qui ne soufre pas que Von se moque de sa nation;
ce n'est nullement une preuve, car mieux aurait valu, que
cette traduction, la publication pure et simple de l'original
castillan, s'il existait.
Ce P. Isla a des procédés de discussion amusants. Il déclare
prendre à l'égard de ceux qui ne sont pas de son avis « l'atti-
tude du mâtin qui, quand des roquets jappent derrière lui,
lève la patte, les inonde et suit son chemin ». (1797.) Il n'a
rien démontré.
Au début de ce siècle, le romantisme ayant ramené l'atten-
tion sur l'Espagne, on parla de nouveau du Gil Blas. Victor
Hugo a défendu Lesage dans un mémoire plus curieux que
probant. Patin, Audiffret, Saint-Marc Girardin, ont écrit de
bons Eloges, que l'Académie couronna. L'Espagnol Llorente
riposta par un travail méticuleux qui constate une lecture mi-
nutieuse du Gil Blas, mais n'apporte pas d'arguments bien
forts ; car ce n'est pas prouver les origines espagnoles de
Gil Blas que de prétendre, comme il fait : il n'y a qu'un Es-
[ïagnol pour avoir employé des noms et des mots espagnols
HISTOIRE DE L^ LITTÉRATURE FRANÇiUSE ' 275
cojnme senora, senorita, la posada de los represeiilanies, des
hispanismes francisés comme Dieu soit loué ou : Je vous
rends de très humbles grâces, ce qui n'est pas tant espagnol;
poui* avoir su qu'en Espagne on chevauche des mules, et que
les employés des ministères à Madrid déjeunent à midi. Ce
soja t des arguments de ce genre sur lesquels Llorenle prétend
asseoir sa thèse, et montrer dans le Gil Blas de Lesage ui^
Ir^aduclion d'un certain roman espagnol de Solis, que nul n'a
jamais vu. Nous ne reprendrons pas ici cette discussion que
no VIS avons largement établie ailleurs, et dont la conclusion
ea faveur de la pleine originalité du Gil Blas n'a plus reçu
de contradictions.
Le vrai est qu'il y a dans le roman de Gil Blas des rémi-
ûiscences nombreuses d'aventures éparses dans les romans
picaresques et les comédies de la littérature espagnole. Là
lûême où Lesage a imité, et dans l'Histoire du gart^on bar-
bier, prise dans le Marcos de Obregon de Vincent Espinel ; et
'épisode du mendiant à l'escopette, et celui du parasite, et
dans bien d'autres. Lesage peut, comme Corneille, comme
Molière, comime Scarron, comme La Fontaine, avouer ses
dettes; son imitation n'est jamais un esclavage ; il embellit ce
qu^il louche, et la sa\^ur bien essentiellement française de
son style assure sa parfaite originaUté.
Ces endroits-là, du reste, sont rares, et il y en a beaucoup
plu.s où il est évident que Lesage ne peut rien devoir aux
auteurs espagnols du xvn® siècle, par la raison qu'il fait une
P^ijiture de la société parisienne du xviii* siècle, que ni
At>ogado Constantin, ni Antonio de Solis, ni les autres pré-
'^ttdus modèles de notre écrivain n'ont pu connaître ni soup^
Canner. Or le Gil Blas est un roman à clefs. Que d'originaux
Parisiens dont les types de Lesage sont des copies : Triaquero,
?^ ^l Voltaire, Guyomar, que les contemporains reconnais-
saient pour le recteur Dagoumer ; Sangrado, Oquetos et An-
'"^os, médecins fameux sous les faux noms desquels chacun
^^llail les véritables, ceux des docteurs Hecquet et Andry ;
lecteur Carlos Alonso de la Ventoleria, le seigneur de la Van-
'^^dise, en qui tout le monde reconnaissait l'acteur Baron ;
^ ïïîarquise de Chaves, qui est la marquise de Saint-Liimberf,
27(') HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
el tant traulivs rôles dont les clefs sont assoiiissantes au se- j
cret mal gaidù ! Voilà où l'Espagne n'est pour rien. j
Elle est pour moins encore dans la forme et dans l'exprès- i
sion, très personnelles et spéciales à Lesage. Son style ne
mérite que louanges, et celles que reçoit Gil Blas de tous les
ministres qui lui donnent des mémoires à rédiger, vont direc-
tement et légitimement à son historien.
Le duc de Lerme déclare à Gil Blas : « Tu n'écris pas seu-
lement avec toute la netteté et la précision que je désirais ;
je trouve encore ton style léger et enjoué » ; et plus lard, le
roi lui-même, « à qui le duc avait parlé fort avantageusement
de mon style, fut curieux d'en voir un échantillon ». Le comte
d'Olivarès ne pense pas autrement : « Sais-tu bien que lu
viens de faire un morceau digne d'un secrétaire d'Etat ? Je ne
m'étonne plus si le duc de Lerme exerçait ta plume. Ton
style est concis, et même élégant ; mais je le trouve un peu
trop naturel. »
Tant d'honneur est mérité.
Charles Nodier défiait, l'épée au poing, quiconque oserait.
dire que Gil Blas n'est pas le chef-d'œuvre de la langue fran —
çaise. En effet, c'est un style pur, ennemi de la préciosité el
de l'emphase, avec la belle allure de la grande phrase di
XVII* siècle, et aussi la vivacité de la petite phrase agi]
du xvni'' ; une aimable et spirituelle érudition qui a l*
sourire malicieux, des hispanismes adroits pour étaler u:
peu de couleur locale, des descriptions fort étendues, pour a"
temps où l'on en faisait peu, une part plus grande, laisse
à la vie malérielle et végétative, aux repas, aux incidents vuT —
gaires de la journée, C(unme si ces personnages voulaiex^. t
affirmer leur existence en s'écriant, la bouche pleine ; « J ^
mange, donc je suis » : un art exquis de marquer le geste, l'a t. -
titude de celui qui parle, ou qui arrive, ou qui passe, un n.£i-
turel très vif dans le dialogue, comme aussi dans le
monologue, des pensées et des maximes pleines de sens ^t
d'observation répandues à travers le récit : ce sont là
(juelques-unes des plus marquantes parmi les qualités d« ce
chef-d'œuvre. «
Sans doute la composition en est factice, lûche ; c'eslj im
i
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 277
défilé d'aventures qui pourrait se continuer encore, quand
Tauteur Tarrêle, et dont Tunilé et la cohésion sont dues à des
artifices, reconnaissances, rappels, allusions ; il y a beaucoup
de récits intercalaires qui interrompent le roman, et pendant
lesquels Gil Blas s^asseoit, écoute et cesse d'agir.
Mais que de qualités compensent cette petite faiblesse!
Quelle intensité de vie et de vérité dans les personnages : Fa-
brice, Thomme de lettres, orateur de café, littérateur décadent,
héros de Murger, qui broie les couleurs chez un peintre, tient
les écritures chez un administrateur d'hôpital, se fait siffler
au théâtre, enfant sans souci, dédaigneux de la fortune qui lui
rend ses dédains, raté de l'existence, qui rencontre son ami
Gil Blas à chacune de ses étapes vers le succès, comme pour
mieux marquer la distance progressivement agrandie qui sé-
pare le malchanceux du privilégié ; Rafaël, l'aventurier, in-
génieux et hardi; Scipion, le valet fidèle, dévoué, adroit, jo-
vial, qui avait dit, bien avant Figaro : « Je serais le fils d'un
grand de première classe si cela eût dépendu de moi ; mais
on ne choisit pas son père. » C'est quatre-vingts ans plus tard
que Beaumarchais allait soulever le peuple en faisant jeter
par Figaro, ce défi au préjugé nobiliaire : <( Si le ciel leiit
voulu, je serais fils de prince. » Faut-il rappeler aussi le ler-
rible capitaine des voleurs Rolando, l'excellent seigneur don
Alphonse de Leyva et sa femme Séraphine, et toute cette foule
bigarrée, remuante, animée, les grands seigneurs et leui^s
valets, les chanoines, l'archevêque de Grenade, les auber-
gistes, muletiers, alguazils, fripiers : c'est un monde.
En avant, au premier plan, jeune, preste, l'œil vif, le front
intelligent, voici Gil Blas, que tant de fortunes et d'aventures
attendent ; caractère aimable, habile, peu facile au découra-
gement, philosophe, honnête au fond, mais cédant aux cir-
constances et peu disposé à se faire tuer pour le principe.
Quand il raconte sa vie au duc de Lerme, celui-ci lui ré-
pond: « Va, mon enfant, tu es quitte à bon marché, je m'étonne
cjue le mauvais exemple ne t'ait pas entièrement perdu. Com-
bien y a-t-il d'honnêtes gens qui deviendraient de grands fri-
pons, si la fortune les mettait aux mêmes épreuves ! »
Gil Blas n'est ni un héros ni un fripon. Au temps où il
27K HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
parut, son histoire était celle de plus d'un grand, et
n'avait pas de quoi étonner son époque. Il n'était pas rare
de partir du fond de son village et d'arriver haut.
L époque du paysan parvenu autorisait les romans de ce
genre par des exemples fréquents. Pour Louis XIV, prendre
ses acolytes, ses conseils et ses ministres dans le peuple était
un principe, dont Colbert, dont Tellier furent les brillants
exemples. Le peuple, mis en éveil et en goût, continua sous la
Régence à parvenir, et parvint d'autant mieux, qu'il était
moins délicat sur la nature des procédés à employer ou des
occupations à accepter. La France eut, comme autrefois Rome,
son règne des affranchis. La fortune, Tinfluence, le pouvoir,
les hautes charges, la considération même étaient' le prix
qu'ils mettaient aux malpropretés auxquelles ils avaient con-
senti pour se Orer de romière. Quand on lit les mémoires
de Gourville, quand on voit la fortune que firent les Dubois,
les Alberoni, les frères Paris, des garçons d'auberge, l'his-
toire la plus invraisemblable est loin d'être celle de Gil Blas.
La lecture de Gil Blas est morale, — morale comme l'ex-
périence. Attestons-en le censeur Danchet, écrivant dans s<mi
permis d'imprimer : « J'ai trouvé dans cet ouvrage des pein-
tures agréables qui peuvent égayer l'esprit, et des traits pro-
pres à corriger les mœurs. » Attestons-en Lesage lui-même
dans son prologue : « Si tu lis mes aventures sans prendre
garde aux instructions morales qu'elles renferment^ tu ne
tireras aucun fruit de cet ouvrage. »
Mais cette morale est amusante, loin d'être grondeuse, et
Lesage promène sur tous les vices et les ridicules son mali-
cieux et imperturbable sourire, sa moquerie fine et doucement
sévère.
Il a fait école : mais les Gil Blas qui l'ont suivi ont man-
qué de cette mesure, de cette délicate réserve qni maintient
leur aimable ancêtre à la limite du vice coupable. C'est bien
de Gil Blas que peuvent se réclamer les livres de Smolett, le
Tom Jones de Fielding, le Blas rie Thomas Holcroft, ïAnas-
iase de Hope, le Pierre Clans de Clausbach, par Kniedgge,
le Gil Blas allemand de Hertzberg, le héros russe de Bulga-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 279
rme, et en France, le Paysan parvenu de Marivaux, le Ruij
Blas de Victor Hugo, et Julien Sorel, et Raslignac, et Fré-
déric, de Flaubert, et Bel Ami : la lignée est longue; et c'est
la gloire de Lesage d'avoir ainsi créé un type doué d'une» vie
si intense, qu'il a pu la répandre et comme prodiguer un peu
de son âme à tant de descendants.
Tout en préparaîit Gil Blas, dont la publication commença
en 1715, Lesage fut chargé par Ponchartrain de revoir pour
la diction des manuscrits de Galland, un mémoire sur une
aventurière, Marie Petit, la traduction des Mille et In Jours
de Pelis de la Croix, et d'autres mémoires, auxquels fait al-
lusion la même occupation attribuée à Gil Blas.
Neuf livres de Gil Blas avaient paru en 1724. Entre cette
publication et celle des trois derniers livres, Lesage publia
trois romans nouveaux, Guzman dCAllarache, les Mémoires du
Chevalier Beauchène et Estevanille Gonzalès.
Guzman d'Allarache ^st une imitation libre d'un roman es-
pagnol écrit par Mateo Aleman en 1599, et souvent traduit en
français avant Lesage, par Chappuy en 1600, par le grand
Chapelain, en 1619, par Bremond en 1696 ; la traduction de
Lesage est de 1732. C'est le type du roman picaresque, tri
"Vial, d'une gaieté un peu forte et grosse. Guzman est un aven-
turier errant, en quête de dupes, l'âme chargée d'espiègle-
ries pendables, chenapan qui traverse les prisons et les
galères, Tiéros de l'odyssée de la gueuserie. II quitte jeune sa
lamille pour aller chercher fortune sur tes grands chemins,
se fait voler par les aubergistes, s'engage dans une troupe
de truands ; on le retrouve tantôt en service, tantôt dans les
pages, où il invente mille grosses mystifications, comme
d'écraser des œufs dans les poches d'autrui, ou de jeter dans
les habits de la poudre infecte, ou d'attacher un convive à
sa chaise, pour ([u en se levant il se casse le nez et la mâ-
choire, ou de lancer \)i\v la rue, un cochon furieux. C'est
bien le picaro ladre, pouilleux et ignoble. Il sert à marquer
par comparaison quelle prodigieuse dislance sépare Gil Blas
de ces héros tradilionneb de la littérature espagnole pica-
resque. La lecture de ses aventui-es est encore un argument
^n faveur de la pleine originalité du héros de Santillane.
280 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Dans Eslevanille Gonzalès, autre histoire picaresque, Le-
sage a mis davantage du sien. Il s'inspire du texte espagnol,
mais librement, sans se priver des additions ou des suppres-
sions qui lui agréent. Il nettoie, décrasse, polit le picaro.
A quatorze ans, Estevanille est garçon chez son oncle le
barbier, balaye la boutique, lave le linge à barbe ; bientôt il
saisit le rasoir, s'exerce sur les joues des clients qu'il écorche
et balafre, frise les moustaches et brûle les lèvres, saigne à
coups de lancette aussi profonds que des coups de lance,
se met en pension pour faire quelques études, y renonce,
prend du service de livrée, change souvent de maître et de
souquenille, devient page, puis garçon apothicaire, puis
marchand de pommade; tout son récit est émaillé de por-
traits amusants, de types cocasses, de satires contre les mé-
decins, de scènes alertes, de tableaux vivants, un pensionnai
minable, Tantre d*un nécromancien, et même une peinture
d'histoire empruntée à l'époque de Gil Blas, au règne de Phi-
lippe III d'Espagne, d'où plusieurs analogies de récits histo-
riques entre le roman de Gil Blas et celui d' Estevanille,
Les Mémoires du Flibustier Beauchène datent de 1732, et
nous en eussions parlé à leur place, avant Estevanille, s'il
n'eût été utile de rapprocher l'un de l'autre deux types sem-
blables, Estevanille et Guzman. Le Flibustier Beauchène est
un roman d'aventures sur mer, d'une espèce alors très neuve
et curieuse, dans le genre de Fenimore Cooper, de Mayne
Reid, de Gustave Aymard, de Jules Verne. Beauchène a existé;
il mourut à Tours en 1731. Il laissa des souvenirs dont Le-
sage a fait usage pour sa rédaction. Il était fils de Français
établis au Canada ; il eut une enfance turbulente, tuant avec
son arc les chats et les cochons ; en quête d'aventures, il s'en-
gagea dans une tribu d'Iroquois, pilla, incendia, recruta des
Algonquins, à la tête desquels il ravageait les forts, prit du
service dans la flibuste ou association de corsaires, rançonna
les navires, fut capturé par les Anglais, atrocement traité en
prison, soumis à une captivité cruelle dont le récit est d'un
pathétique douloureux ; il s'échappe, rembarque, poursuit les
Anglais : c'est une suite d'aventures émouvantes, avec des
descriptions d'un exotisme curieux, des essais de couleur
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 281
locale. C'est une note toute nouvelle qui rend un son inconnu
jusqu'alors.
L*année où parut la fin de Gil Blas, en 1735, Lesage publia
en même temps un dialogue entre les Trois Parques, intitulé
la Journée des Parques, C'est le genre du Diable boiteux^
une enfilade de types et d'historiettes. Les Parques passent
en revue les existences qu'elles ont à couper ou à faire naître,
et chacune de leur décision est accompagnée du récit de
quelque aventure ou anecdote propre au sujet qui est en cause.
Lesage aimait ce genre de cadre simple et étiré, qui lui per-
mettait de loger ses allusions, anecdotes et souvenirs, dont il
avait bonne provision.
L'année suivante parut un grand roman, le Bachelier de
Salamanque, dont le nom est Don Chérubin de la Ronda, et
qui ressemble beaucoup à Gil Blas. Comme son aîné. Chéru-
bin fait de brillantes études, devient un signalé disputeur en
philosophie, exerce le préceptorat, fait le tour do la société,
sa grammaire sous le bras, entre au ministère, obtient des
postes importants. Ce qu'il fait, et que ne fait pas Gil Blas,
il voyage au loin, outre-mer, et va au Mexique, où il tâche à
esquisser quelques croquis bien mexicains, lavés de couleur
locale. Il y a aussi toute une partie de fantaisie, qui sert à
introduire dans cette œuvre espagnole la satire de la société
française, comme quand il imagine une académie d'Indiens
où l'on parle le proconchi^ nom sous lequel il attaque et raille
le jargon des précieux, tout comme dans Gil Blas.
Il ne me reste plus à signaler que deux petits ouvrages.
D'abord la Valise trouvée, parue en 1740. Le début ressemble
à l'histoire du Courrier de Lyon. Un marquis de Normandie,
se promenant en forêt avec quelques amis, trouve sous le
branchage le cadavre d'un courrier qui a été assassiné. Sa
valise est près de lui, bourrée de lettres. Nos gens les ouvrent,
les lisent, et nous voilà encore avec le procédé cher à Le-
sage, qui lui permet de dévider une série d'aventures indé-
pendantes entre elles, racontées par chacune des missives.
Leurs signataires représentent toutes les classes de la société:
\in danseur de l'Opéra, une bonne normande, un garçon bar-
iier, un gendarme, un académicien. C'est un livre de com-
282 HISTOIRE DE L.\ LITTÉRATURE FRANÇAISE
position décousue, mais écrit d'un style charmant, et qui
constate une fois de plus la quantité d'anecdotes dont Lesage
avait fait collection.
Celles qui ne lui servirent dans aucun de ses précédents
ouvrages, il les recueillit, dans un dernier volume, simple
recueil de traits, de bons mots, de souvenirs et d'historiettes,
intitulé Mélange amusant. C'est le fond du sac. On y trouve
d'assez précieuses indications sur Lesage lui-même et sur ses
contemporains.
Telle est l'œuvre de Lesage. Elle emplit sa vie, qui n'offre
par ailleurs que peu d'incidents. Il habita à Paris successive-
ment, rue du Vieux-Colombier, au cul-de-sac de la Foire
Saint-Germain, au quai de ITIorlogc, au faubourg Saint-
Jacques, dans une maison ainsi décrite par un contempo-
rain :
— Sa maison est à Paris, dans le faubourg Saint-Jacques,
et se trouve ainsi bien exposée à l'air de la campagne. Le
jardin se présente de la plus jolie manière que j'ai jamais vue
pour un jardin de ville. Il est aussi joli qu'il est petit, et quand
Lesage est dans le cabinet du fond, il se trouve tout à fait
éloigné des bruits de la rue et des interruptions de sa propre
famille. Le jardin est seulement de la largeur de la maison,
laquelle donne d'abord sur une sorte de terrasse en parterre,
plantée d'une variété de fleurs les plus choisies.
« On descend de là par un rang de degrés de chaque côté
dans un berceau. Ce double berceau conduit à deiLx chambres
ou cabinets d'été, tout au bout du jardin. Ils sont joints par
une galerie couverte dont le toit est supporté par de pe-
tites colonnes, de sorte que notre auteur peut aller de Tune à
l'autre, toujours à couvert, dans les moments où il n'écrit
pas. Les berceaux sont couverts de vigne et de chèvrefeuille
et l'intervalle qui les sépare est arrange en manière de bos-
quet. » '
Il fréquentait le soir un café voisin, rue Saint- Jacques, où
il régalait ses amis les habitués, avec les anecdotes dont sa
mémoire était riche.
En 17i3, Lesage, vieilli, quitta Paris et alla vivre chez un de
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 283
ses fils, chanome à Boulogne-sur-Mer, n** 3, rue du Château,
Haute-Ville.
Le gouverneur du Boulonnais était le comte de Tressan,
qui nous a laissé, dans une longue lettre fort connue, des dé-
. tails sur les derniers jours de Lesage, alors atteint de surdité.
On y voit que Lesage était un sourd spirituel et philosophe.
Il allait souvent dîner chez un autre ami, Tabbé Voisenon,
qui dit aussi de lui:
ff Cest le premier sourd qu'on ait vu gai; sa gaieté môme était
o«W2stique ; il semblait se réjouir de son incommodité ; il ne pouvait
entendre qu'avec un cornet. «( Voilà mon bienfaiteur, me disait-il
«« en le tireuit de sa poche. Je vais dans une maison, jV trouve des
f« ^ri sages nouveaux, j'espère qu*il s'y rencontrera des gens d'esprit ;
'« J^ fais usa^e de mon cornet ; je vois que ce ne sont que des sots,
«« axissilôl je le resserre en disant : Je te défie de m'ennuyer. »
sage mourut le 17 novembre 1747, à 79 ans. Le comte
<i^ Tressan assista aux funérailles avec tout son état-major,
tombe de Timmorlel auteur de Gil Blas a disparu. Sa
tue se dresse depuis 1892 sur la place de La Rabine, à Van-
a mémoire n'a pas aujourd'hui les honneurs qui lui se-
dus, si notre temps était celui de la justice. Une plaque
^^^^x^ruDiémorative devrait décorer l'une des maisons qu'il ha-
"i*--^. Il n'a qu'un buste, à Paris, dans la collection des mar-
s de la Comédie-Française. Ses œuvres se rééditent ra-
^tmenl, après avoir eu un nombre considérable d'éditions.
esage, Marivaux, l'abbé Prévost, voilà le trio des roman-
rs fameux du temps.
Je vous ai parlé de Lesage.
^M)e Marivaux, il sera question à propos de son théâtre,
n supérieur à ses romans.
"Voici don<: l'abbè Prévost.
li'abbé Prévost (1), que le nom de Manon Lescaut a iinmor-
isé, fut un abbe assez» étonnant, qui passa par tous les
^tars, tantôt jésuite, tantôt artilleur, tantôt moine, puis
(1) 16n-1763.
284 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
journaliste, et toujours galantin. Xé à Hesdin, en Picardie,
oscillant d'abord entre le cloître et le corps de garde,
bénédictin évadé, il fuit en Angleterre ; il y admire la liberté
politique, et comprend Shakespeare, dont il a parfois lui-
même le goût des aventui^s sombres et de l'horreur.
L'abbé Prévost pour le public, c'est la grâce fraîche et mu-
tine, c'est Manon, l'accorte rusée, c'est l'amour libei*lin. Ce
n'est pas cela. Il en va de même et du jugement que Ton a
coutume de porter sur ses œuvres, et des légenrles dont on
agrémente sa vie. Il faut tout reviser. Ainsi, Prévost n'a pas
tué son père, et il n'a pas été disséqué à l'état l»éthargique.
Ceci ne fait plus de doute. Mais on le croira toujours. Les
partisans de l'incinération continueront à citer l'abbé Prévost
cru mort, et découpé au scalpel, qui le réveilla.
Ce qui frappe, à le lire, c'est le caractère ruïuantique et
effroyable des inventions de ce romancier dans dos œuvres
multiples : Cleveland^ le Doyen de Killerine, Histoire d^une
Grecque moderne, Histoire des voyages, toutes œuvres que
les contemporains mettaient sur le même rang que Manon.
C'est la postérité qui a tiré Manon hors cadre, sans doute,
parce que c'est le plus petit et le plus portatif de ces romans.
Mais nos ancêtres aimaient autant les autres.
Il goûta, le premier en France, ce Shakespeare dont il a
l'instinct de l'horrible et des imaginations affreus*^s :
« Je vis, dit un de ses personnages, une foule de spectres qui m'en-
vironnaient. La terre sur laqueUe je marchais était couverte de corps
morts et demi-pourris. »
C'est souvent le tapis que foulent ses personnages,
Manon ne nous livre pas ce côté de son inspiration ma-
cabre, qui eût amusé Edgar Poe et Baudelaire. Observez
Patrice, du Doyen de Killerine, rôdant autour d'une demeure
où il voit se glisser plusieurs personnes vêtues de noir. Il les
suit à travers la cour, le vestibule, jusque dans une vaste
salle voûtée :
« La suite aurait pu m'cffrayer si j'eusse été plus limide. Quatre
hommes apportèrent un grand coffre qu'ils déposèrent au milieu Oe
la salle ; on l'ouvrit pour en tirer un paquet informe, que je reconnus
aussitôt pour un cadavre, couvert de la dernière parure des morts.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 285
Le silence continuait de régner dans l'assemblée. Je vis paraître au
môme moment un cercueil de couleur nioire, dans lequel le cadavre
fut enfermé : on le mit sans cérémonie au fond d'une fosse qui était
préparée dans un coin do la salle môme, et que je n'avais point encore
aperçue. Elle fut remplie de terre sur-le-champ. »
En revanche, ce que Manon nous a appris, c'est le carac-
tère particulier de Tamoùr, tel que Prévost l'a senti et décrit, —
non plus Tamour frivole et libertin, qui papillonne de belle en
belle, sans se fixer, mais Tamour fort et profond, qui naît d'un
éclair et qui dure toute la vie; et cela aussi est très shakes-
pearien :
« Nourrice, dit Juhette, en montrant Roméo, va savoir quel est le
nom de ce jeune homme ; si je ne puis être sa femme, le couvent sera
ma chambre nuptiale. »
Cet amour subit, impérieux, sérieux, c'est le seul que Tabbé
Prévost ait décrit; il a fait de ce sentiment une chose grave,
pleine de douleur, et cette conception est bien particulière en
son temps.
Quelle variété, quelle activité et quelle fécondité chez cet
abbé dont la vie romanesque eut autant d'aventures qu'en
racontent ses Mémoires d'un homme de qualité ! Sa carrière
de journaliste lui assure une place qui lui a été jusqu'à pré-
sent trop mesurée dans l'histoire du la Presse. Il dut même à
deux reprises l'exil à son zèle de gazetier trop informé. Son
journal Le Pour et le Contre contient des articles bien éton-
nants par leur nouveauté et leur similitude avec nos plus
fraîches actualités : le droit des enfants naturels, l'émancipa-
tion des femmes, la suppression de l'enseignement du latin,
l'introduction en France des littératures étrangères! 'Vit-on
jamais un ancêtre plus moderne ?
Démêlez dans cette œuvre très vaste le rôle de l'amour,
la part du romanesque et surtout le pessimisme qui influença
J.-J. Rousseau, et prépara Senancour et Chateaubriand.
D'Angleterre, Prévost rapi)orta cette jolie page sur les villes
d'eaux :
— Les eaux en Angleterre, sont peut-être les seuls endroits du
monde où les plaisirs se rassemblent en plus grand nombre. On y
trouve dans tous les temps des beautés de tous les i\ges qui vont
286 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
y étaler leurs charmes, des jeunes filles et des veuves qui cherchent
des maris, des femmes mariées qui se consolent d'en avoir d'incom-
modes, des joueurs qui sont des dupes ou qui le deviennent, des musi-
ciens, des danseurs, des comédiens que l'enrichissent du plaisir que
les autres payent et qui ne laissent pas de le partager avec eux ; enfin
des marchands de toutes sortes de bijoux, de délicatesses et de galan-
teries, qui prolîlent d'une espèce d'enchantement qui aveugle tout le
monae aans ces lieux de délices, pour venare au poids de l'or des
bagatelles qu'on a honte d'avoir achetées lorsqu'on en est sorti. S'il
s'y trouve des malades, on n'y voit point de ces maladies qui ôteni
le goût de la joie. La pauvreté n'y parait jeûnais non plus, parce qu'on
n'y va que pour se faire honneur de sa dépense, et qu'on a grand soin
de se retirer lorsqu'on n'est plus en état de la soutenir. »
Ce tableau ne semble-t-il pas avoir été croqué hier? Cet
homme fut surprenant et déjoue Tattention par sa mobilité.
C'est un Beaumarchais monastique. Il faisait la brocante avec
la même astuce que les mots d'esprit; car, en ceci, il tenait
de sa tante, dont il raconte :
— Je me souviens qu'étant dans les Congrégations de Saint-Manr,
j'avais une vieille tante qui m'écrivait de lui ramasser toutes les parts
de messe que je pourrais trouver et de lui faire de cela un petit
paquet spirituel toutes les semaines. )>
Et ceci à lire aussi, cet avis aux critiques :
» Il ne faut pas croire qu'en se bornant à rendre justice aux bons
livres, on renonce absolument à la critique. Outre que la faiblesse
humaine ne permet guère d'espérer des ouvrages sans défaut, la cri-
tique la plus difficile n'est pas celle qui fait distinguer le bien du mai,
ou le bon écrivain du mauvais. Il y a un discernement plus délicat,-
qui consiste à déterminer les différents degrés du bien, et qui mesure
moins le mérite par la distance où il est du mauvais et du médiocre,
que par les heureux traits qui le font approcher plus ou moins de la
perfection. »
Sage conseil et qui devrait guider aussi la conduite et
la morale dans la vie. C'est une partie du bonheur de discerner
plus vite le bien que le mal. Les chercheurs de tares sont
malheureux, puisqu'ils sont mécontents.
Dans la période suivante, Vojtaire, Jean-Jacques Rous-
seau, Bernardin de Saint-Pierre sont l'honneur du grenre.
i
HISTOIRE DE L4 'LlTTÉRATl RE FRANÇAISE 287
Les romans et oonles de Voltaire, comme les romans de
J.-J. Rousseau et ceux de Marivaux, et ceux de Florian, ont
leur place dans les chapitres consacrés à ces grands noms.
Quant à Bernardin de Saint-Pierre, avant d'arriver à lui,
passons en revue quelques minores.
Accordons un souvenir à Mlle de Lussan, pour ses Anecdotes
de la Cour de Philippe- Auguste (1733) et ses romans histori-
ques Charles VllI (1741), François P' (1748), Henri II (1749),
Charles VI (1753) ; Louis XI (1755) ; Crillon (1752) ; au cheva-
lier de La Morlière, ce muguet de Grenoble, pamphlétaire qui
s'attaqua à Voltaire, à Crébillon, à la Clairon, et fît un assez
curieux tableau des mœurs parisiennes dans son roman An-
gola; à Doi-vigny (qu'on confond'ait a\^c son voisin de ra
rue Vieille-du-Temple, Dorvigny Dauphin, un bâtard de
Louis XV), — Dorvigny l'auteur, qui jouait chez Nicolet ; il
a créé un genre et un type, Janot et les Janoteries, balour-
dises plébéiennes qui eurent une vogue considérable ; en
voici quelques échantillons. C'est toujours Janot qui parle :
Et de mon pèr\ je 'suis le fils unique ^
Quoiqu* cependant nous étions douze enfants.
Un jour la nuit, j'entendis Tver mon père,
Il vient à moi et m' dit comme ça : Janot
Va-t'en chercher du beurre pour ta mère
Qu'est bien malade, dedans un petit pot.
Mets ton chapeau sur la tête à trois cornes.
Le pauvr' cher homme est mort d'une migrciine
En Vnant une cuiss', dans sa bouche, de poulet.
Ces calembredaines sont demeurées célèbres et attestent
par leur persistance la vogue de Janot, type niais et glorieux,
qu'on fit en plâtre, en cire, en porcelaine.
Après Janot, il créa Jocrisse, le type de la bêtise préten-
tieuse et riche.
Il a écrit beaucoup de romans, Ma Tante Geneviève ou /e
tai échappé belle, récit gai, vulgaire, avec des types très nets
au milieu d'une nuée de personnages, dans le genre de Pigault-
Lebrun ou de Paul de Kock ; Le Nouveau Roman Comique,
Madelon briquet ou les Amants du Faubourg Saint-Martin,
Madame Botte, Innocentin Poulot, un autre type célèbre.
288 IIISTOIKE DE LA LITTÉRATURE FRANÇMSE
Cubières, son camarade do beuverie chez Ramponneau, lut un
hommage en vers sur sa tombe.
Que d'autres encore! Et la Promenade de Sainl-Cloud de
Fromaget, charmant petit tableau de mœurs parisiennes, où
l'on voit par exemple que dans la bourgeoisie, la galanterie
était pour un jeune homme de s'asseoir, en fiacre, sur la ban-
quette de fond à côté de la mère, et de prendre la jeune fille
sur ses genoux. C'était l'usage ; y manquer eût été grossier.
Nos pères n'étaient point sols.
El Cazotte ! La première fois qu'on entendit parler de Ga-
zette, ce fut à la Martinique, vers 1760. Les Anglais tentèrent
un coup de main sur Saint-Pierre. Le gouverneur les laissa
débarquer, et les rejeta à la mer. C'était Cazotte. Quand il
revint des Antilles, déjà célèbre, mais fort malade, il rappor-
tait dans ses bagages, nombre de nouvelles et de romans, dont
Tun au moins le Diable amoureux^ fit bientôt fureur. Car cet
homme d'action était un conteur charmant. Il avait de Tima-
gination et du style, de la fécondité. Il rima en une nui! on
septième chant au poème de Voltaire sur la Guerre de Genève^
et cet effronté pastiche trompa toute la France. En une nuit
aussi, il composa les Sabots, un opéra-comique qui réussit.
Puis il se consacra entièrement aux sciences occultes, et s'in-
sinua dans la société des mystiques, spirites et mesmérisles,
qui intriguaient si fort les Parisiens. De là vint à La Harpe
l'idée de lu^i attribuer celle fameuse prophétie de la Révolu-
tion, qui n'est quun amusement littéraire.
Ami de la cour, et suspect, Cazotte fut jeté en prison. L'in-
tervention de sa fille Elisabeth, qui sut fléchir les sans-
culottes, le sauva d'abord. Mais à peine relâché, il fut repris,
jugé et condamné à morl.
Non moins étrange fut Uestif de la Bretonne, dont la vie,
qui est un véritable roman, lui a servi. Dans les 200 volumes
d'aventures scabreuses ({u'il écrivit, il faut en compter une
quarantaine qui sont sa propre histoire.
Disciple idolâtre de Rousseau, il rêva de montrer par son
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 289
exemple la vérité de sa théorie, sur la vertu de rhomme des
champs et la corruption des grandes villes. Il était fils de
cultivateur, sortait d'une famille honnête, mais vint à Paris
et s'y perdit. On le destinait à l'église ; il n'en voulut
entendre parler. Son frère, curé de Courgis, le recueillit; mais
le curé avait une gouvernante; il y eut scandale, et Reslif fut
chassé. Il apprit le métier d'imprimeur et fut embauché chez
l'éditeur Knappen. C'est là qu'il lut pêle-mêle tous les bons
et tous les mauvais livres du siècle, et que lui vint l'idée
d'écrire. Il n'avait ni style, ni orthographe, mais sa fécondité
était incroyable; il imprimait directement, sans les écrire,
des chapitres entiers et qui ne sont pas les plus détestables.
En quelques années, il publia une trentaine de volumes,
d'aventures vraies ou fausses, scandaleuses, graveleuses, in-
digestes, mais qui le firent aussitôt remarquer. Il entra par
la mauvaise porte sans doute, mais enfin il entra dans la so-
ciété littéraire, fut même fêté par les gens du monde, en dépit
de sa laideur et de sa malpropreté légendaires ; il eut accès
dans plusieurs salons, fut l'intime de Fontanes, de Mirabeau,
de Chénier, et trouva dans ses bonnes fortunes une inépui-
sable matière de romans. Il se maria plusieurs fois par intérêt,
réussit fort mal, s'en amusa tout le premier, et nous raconta,
sans pudeur, ses malheurs conjugaux dans La Femme infi-
dèle. Rousseau avait écrit ses Conlessions ; Restif trouva l'idée
géniale et digne de lui. Il se confessa lui-même dans Af . Ai-
colas ou le cœur humain dévoilé^ et confessa les autres, ses
amis et ses amies, dans Les Aventures des plus lolies femmes
de Vâge présent, immense répertoire en quarante-deux
volumes de ses aventures galantes et de celles d'autrui.
La Révolution le fit oublier un moment. On le retrouva
bientôt terroriste sous la Terreur. Mais la chute des assignats
le ruina et il finit policier sous l'empire.
II se proclamait grand écrivain et allait partout célébrer son
génie. On en a fort ri, trop peut-êti^e. Restif est peu recom-
mandable, mais il compte dans notre littérature. Des 200 vo-
lumes qu'il écrivit (ou imprima), on peut extraire un peu
partout des pages vraiment fortes, dont le puissant réalisme,
un siècle à l'avance, annonce Balzac. Son chef-d'œuvre, le
10
290 HISTOIRE DE LA UTTÉRATURE FRANÇAISE
Paysan perverti, roman sous forme de lettres, est un tableau
de mœurs intéressant et d'un bon relief. La thèse est de Rous-
seau ; les aventures sont les siennes, moins le dénouement
tragique, lin jeune campagnard, débarqué dans Paris qu'il
ignore, est intimidé d'abord par le grand air et la faconde des
citadins^ puis se scandalise de leur corruption, mais bientôt
se civilise, se met à l'unisson et tombe de jour en jour au
dernier degré du vice et du déshonneur. C'est Thistoire môme
de l'auteur. Condamné aux galères, il s'évade, devient l as-
sassin de sa propre sœur, et finit par se faire écraser sous
une voiture. Malgré des longueurs, et, çà et là des détails trop
libres, cette œuvre de vérité brutale, laisse une impression
forte et devient morale par l'exemple.
Peut-on en dire autant de l'œuvre unique du romancier que
voici ?
Officier sous la Révolution, secrétaire des commandements
de Philippt^Rgalilé, agent suspect de divers partis, tantôt en
exil, tantôt en prison, général sous l'Empire, Choderlos de
Laclos ne serait pas connu, s'il n'eût publié, en 1782, ce roman
osé et licencieux, qui s'appelle Les Liaisons Dangereuses^ et
on eût fait peu de compte de ses états de service comme de
ses autres œuvres littéraires, Lettre à V Académie, Causes
secrètes de la Révolution du 9 Thermidor, Poésies Fugitives.
De savoir comment, dans Les Liaisons Dangereuses^
Mme de Merleuil, une marquise dé\^rgondée, et son complice,
l'affreux comte de Valmont, font éclabousser autour d'eux la
honte, l'abjection, le vice et le sang, salissent l'innocence
(1 iiri(^ jeune lillc, Cécile de Volanges, font sombrer la vertu
de la présidente, Mme de Tourvel, souillent et dégradent tout
ce qui les approche, et méritent les noms les plus
sévères du vocabulaire galant : c'est ce qu'il importe moins
que de se rappeler combien Laclos a fait là une peinture sai-
sissante de sa société avilie, épuisée, énervée, et descendue
aux derniers degrés, à la veille de la chute. Le style de ce
détestable chef-dœuvre e<t charmant, aimable, d'une perfide
naïveté, et jamais peut-être Tamour ingénu n'inspira une aussi
touchante peinture. Comme les lis sur le fumier, des pages
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 291
délicieuses ont fleuri sur cette pourriture, et il n'est rien de
touchant comme les premières lettres de Cécile de Volanges,
et celle où elle prend un cordonnier pour un fiancé, et celle
de la harpe, qui mérite d'être lue pour sa candeur gracieuse.
CécHe conte à son amie Sophie des nouvelles de M. Danceny :
Cl Je ne voulais plus en parler à personne ; mais j'y pensais pour-
tant toujours. Depuis il était devenu si triste, mais si triste, si triste,
que ça me faisait de la peine ; et quand je lui demandais pourquoi,
il me disait que non : mais je voyais bien que si.
Enfin hier U l'était encore plus que de coutume. Ça n'a pas empoché
qu'il n'ait eu la complaisance de chanter avec moi comme à l'ordinaire ;
mais toutes les fois qu'il me regardait, cela me serrait, le cœur. Après
que nous eûmes fini de chanter, il aUa renlenner ma harpe dans son
étui ; et, en m'en rapportant la etef, il me pria d'en jouer encore le
soir, aussitôt que je serais seule.
Je ne me défiais de rien du tout je ne voulais môme pas ; mais il
m'en pria tant, que je lui dis qu'oui. Il avait bien ses raisons. Effecti-
vement, quand je fus retirée chez moi, et que ma femme de chambre
fut sortie, j'allai pour prendre ma harpe. Je trouvai dans les cordes
une lettre, pliée seuh'ment et point cachetée, et qui était de lui.
Ah ! si (u savais ce qu'il me mande !
Depuis que j'ai lu sa lettre, j'ai tant de pleiisir, que je ne pense plus
songer à autre chose. Je l'ai relue quatre fois tout de suite, et puis je
l'ai serrée dans mon secrétaire. Je la savais par cœur ; et, quand j'ai
été couchée, je l'ai tant répétée que je ne songeais pas à. dormir. Dés
que je fermais les yeux, je le voyais là qui me disait lui-même tout ce
que je venais de lire. Je ne me suis endormie qae bien tard ; et aussitôt
que je me suis réveillée (il était encore de bien bonne heure), j'ai été
reprendre sa lettre pour la relire à mon aise. Je l'ai emportée dans
mon lit, et puis Je l'ai baisée comme si... C'est peut-être mal fait de
baiser une lettre comme ça, mais je n'ai pas pu m'en empêcher, m
L*intenlion de 1 ouvrage est morale, l'auteur a voulu
rendre le vice odieux en le montrant sans voiles. 1 e jeu est
dangereux, car il est toujours à craindre que le regard s'ar-
rête à la peinture sans que l'esprit creuse jusqu'à la leçon.
Mentionnons encore Plancher Valcour, acteur poète, di-
recteur des Délassements-Comiques sous la Révolution, au-
leur de Sans Culoltides sanguinaires, juge de paix, puis
fournisseur de drames pour le théâtre de Tlmpératrice vers
1808. Il a réuni 20 volumes de causes célèbres (Les Annales
du Crime et de l'Innocence) et écrit le roman trop gai de Colin
Maillard, du Scarron sans le style, du Paul de Kock sans la
292 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
petite fleurette bleue du senlimenl. C'était un brutal. Il fut fé-
roce. Il disait en 1793 :
— Les rois ont pris le masque populaire, et il s'était telle-
ment incrusté dans la peau, qu'il n'est tombé qu*avcc la tête.
IJ est Tun des ancêtres du mélodrame et du roman popu-
laire, qui constatent l'orientation de la littérature vers un
réalisme de plus en plus bourgeois et prolétaire.
Suzanne Giroux, la Morency, l'amie de Hérault de Sé-
chelles et de quelques autres, qui fut jelée en prison en 1790
par erreur, — on avait pris la liste de ses amants pour une
liste de conspirateurs, — fit des romans sur le tard, et mit la
galanterie en pages, après l'avoir mise en pratique, dajns
Illyrine ou VEcueil de V Inexpérience, Rosalina ou les Mé-
prises de lamour, Lise ou les Ermites du Mont-Blanc, Eu-
phémie ou les Suites du siège de Lyon, Zéphira et Fid-
gella, des titres et des noms qui fleurent leur 1805.
Et Gorjy, auteur de romans sensibles dont il dessinait lui-
même les gravures, Blancay, le Bon Pamphile, et son meil-
leur, d'allure plus décidée, Ann'quin Bredouille ou le Petit
Cousin de Trislram Shandy, qui fait penser à Hudibras ou à
John Bull. C'est un commentaire sensé de la Révolution et
un tableau instructif, vigoureux et coloré. Ann'quin Bre-
douille, avec ses amies Adule et Mme Jerniffle, arrive de son
village et tombe dans la grande ville de Néomanie au milieu
d'une tempête; le cuisinier Tamar (Marat) le nourrit de feu
cuisant; il se désaltère à l'auberge des Actes des Apôtres; et le
voici qui visite la ville, regarde les originaux, les marchands
de modes, de chansons, de bonnets à l'Atlantide, d'attaches à
la Fraternité Universelle, et le plancher qu'il foule est une
marqueterie de vieilles armoiries hors d'usage. Il faut lire
là, dans ce curieux récit, le tableau de la Fête de l'Autel de
la Fraternité, la Prise de la Bastille, les parties de cartes
où les valets priment les rois, et les merveilles de l'appareil
du docteur Guillotin, orné de fleurs, d'ors et de diamants, avec
une hache en corail et rubis pour que le sang ne se voie pas,
ei une serinette, sous lé piédestal, joue des airs charmants.
L'appariteur dit au condamné :
— Penchez-vous pour mieux entendre.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 293
El tout cela est si exquis que la tète doute elle-même si
elle est coupée : il lui faut les applaudissements pour qu'elle
en soit informée.
Reposons-nous de ces horreurs par le spectacle calme et
gracieux que nous offre Bernardin de Saint-Pierre.
Le Havrais Bernardin de Saint-Pierre (1), fut Tami le
disciple, le continuateur de J.-J. Rousseau, dont il connut
par sa propre expérience les épreuves, les mécomptes, les
difficultés, la lutte contre le sort et les hommes, sinon les
affronts. La résistance de son esprit, son imagination intré-
pide et souriante, le gardèrent contre Tamertume et le dé-
senchantement. Du moins chercha-t-il une consolation et un
réconfort dans les inspirations les plus élevées, dans l'amour
de Dieu et dans Tadmiration de la nature. Ses Etudes de la
Nature^ sous couleur de sciences naturelles, sont un hymne à
la création, dont tout lespril tient dans les premières lignes :
— O mon Dieu, donnez à ces travaux d'un homme, je ne dis pas
la durée ou Tesprit de vie, mais la fraîcheur du moindre de vos ouvra-
ges ! Que leurs grâces divines passent dans mes écrits, et ramènent
mon siècle à vous, comme elles m'y ont ramené moi-môme !
Pour J.-J. Rousseau, le spectacle de la nature fait le oro-
cës à la dépravation des hommes. Pour son disciple, la Na-
ture est le modèle et le refuge. A la différence des froids
poètes descriptifs, qui n'eurent d'autre recherche ni d'autre
mérite qu'une habileté de facture, une certaine mignardise
de forme, une coquetterie industrieuse et toute extérieure, —
il anima la création du. souffle divin, remercia le Créateur, et
aima la présence de l'homme, qui rehausse le prix des scènes
naturelles par le sentiment qu'elle y ajoute.
II ne manquait pas de finesse, et s'il eut trop peu de vigueur
pour pousser les rudes boutades d'un Jean-Jacques, il
savait répondre.
Quand Geoffroy le malmena, il répliqua par une lettre un
peu vive que le Journal de l Empire refusa d'insérer à la place
(1)1737-1844.
294 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
OÙ avait paru la diatribe. Bernardin de Saint-Pierre alla trou-
ver le ministre de la police et lui exposa ses plaintes, que
ce fonctionnaire trouva parfaitement fondées, mais auxquelles
il ne pouvait faire droit « parce que des considérations puis-
santes s'y opposaient ».
Puisque je ne puis obtenir satisfaction des injures d'un cuistre, dit
Bernardin, permettez-moi de vous raconter ce qui m'est arrivé pendant
mon dernier voyage en Russie : je rencontrai, en sortant de Moscou,
un énorme dcrgue qui aboyait d'une manière effrayante et semblait
.vouloir s'élancer sur moi. N'ayant ni armes, ni canne, rien qui pût
servir à ma défense, je me baissai pour ramasser une pierre, quelle
fut ma surprise ! elle était gelée ; je ne pus pan^enir à Féirracher de
terre. Je m'écriai alors avec colère : Je ne resterai certainement pas
dans un pays où l'on léLche les chiens et où Ton attache les pierres.
Rousseau trouble, enflanune, désole et attriste ; Bernar-
din de Saint-Pierre apaise, réconcilie le ciel et la terre, ins-
pire le calme, la paix, la sérénité. L'un déchaîne Touragan
des passions et la tempête de la guerre civile ; l'autre aplanit,
purifie, console, nous élève vers un idéal de fraternité sociale,
dans ses Vœux d*un solitaire; vers la beauté et radmiration
reconnaissante, dans ses Harmonies; vers l'amour chaste et
les joies pures, dans Paul el Virginie, ce livre d'éternelle jeu-
nesse. Je ne vous le raconterai pas : je vous plaindrais de ne
l'avoir point lu.
Ad. Brisson a publié un curieux document, que rien
n'autorise à croire apocryphe. Il appartenait à un riche Mau-
ricien qui le tenait d'une arrière-grand'mère, el celle-ci a
connu Bernardin de Saint-Pierre quand il vint à l'Ile de
France, dix ans après les événements qu'il a contés. Car ces
faits furent réels, et en voici la relation. \'injinic se nom-
mait iMlle Caillou ; Paul fut un enseigne de vaisseau du non
de Longchamp de Mantendre :
c< Mlle Caillou, qui n'est connue que sous le nom de Virginie, pajs
très jeune à Tlsle de liourboii où elle avait des pnronts. Dans TanD
1741, elle retourna en France avec M. de Belval, son oncle, r
avait été emploj'é à. l'Isle de France, en qualité d'ingénieur en ch
elle avait alors à peu près douze ans, était bien faite, jolie, nr
surtout intéressante par la sensibilité qui caractérisait toutes
actions. On perfectionna son éducation en France. Son esprit et
HISTOIRE DE LA LITTÉBATURE FRANÇAISE 295
charmes se développaient, lorsque M. de Belval fut réintégré dans
ses fonctions d'ingénieur et résolut de repasser dans les isles. Il
s'embaiH^pia aTec sa nièce sur le Sami-Gérand.
» Une jeune personne aussi intéresseinte, aussi spirituelle que Vir-
ginie, ne put être longtemps à bord d*un vaisseau^ sans attirer les
regards de tout ce qui Tenvironncût. M. de Longchamp de Mantcndre
fut le premier à lui rendre honmiage. C'était nn jeune homme de
vingt^ix ans, enseigne de vaisseau, grand et bioi fait, et d'im
naturel doux et sensible ; il reconnut bientôt la vertu de Virginie, et
lui jnra un amour étemel. Leurs sentiments étaient réciproques.
Fondés sur la vertu, ils devaient assurer leur bonheur. La conduite
de Virginie dans une longue traversée ne démentit jamais Topinion
qu'en avait eue M. de I^ongchamp dès sa première entrevue, il nY a
point d'épreuve comme le séjour dun vaisseau. Tant de personnes
jpeu faites Tune pour l'autre, embarquées ensemble sans s'être vues,
contrariées par les éléments et se contrariant elles-mêmes, s'aigris-
sent et ne peuvent longtemps se contenir. Ces animosités ajoutent
^ rborreur d'une situation déjà trop cruelle par les privations qn*on
éprouve dans un long voyage. Virginie était toujours la même ;
irien ne pouvait troubler la tranquillité de son âme.
M Le Saint'Gérand découvrit la terre le 17 août 1744. Ce moment
jae peut être apprécié que par ceux qui longtemps privés d'un objet
cher, le retrouvent enfin.
» La joie, la négligence et la trop grande sécurité des officiers
lurent la cause du plus malheureux des événements. M. de la Marre
confia son vaisseau à ceux qui connaissaient cette côte mieux que
loi. On diminua de voile pour attendre le jour, mais Je vent et la
jner portaient à terre. Vers deux heures du matin, M. de la Marre
trouvant qu'il était trop près de terre ordonna de virer. Hélas 1
il était trop tard; à peine l'ordre était-il donné, le bâtiment toucha
et perdit son gouvernail. Les vagues battaient le travers du bâtiment
et le portaient avec force contre les ressifs. Les mâts tombèrent,
rien ne put résister à leur choc; ils enfonçaient le hâHmeot, dont
les bords cédaient à leur violence. M. de la Marre, après les prières
usitées, embrassa son équipage et £ibandonna son bâtiment à la
merci des flots.
» M. de Longchamp était avec Mlle Caillou ; et voyant que toutes
les embarcations étaient brisées, résolut de gagner i'Isle d'Ambre,
éloignée d'une lieue et lui jura qu'il reviendrait la chercher.
» Il arriva heureusement â terre. Ceci paraîtrait incroyable, si
j'oubliais de dire que des hauts fonds et des récifs lui offraient un
repos, môme en augmentant les périls. L'équipage suivit l'exemple
de M. de Longchamp. La nuit rendait leur situation plus affreuse ; la
mer était couverte de débris. M. de la Marre, qui refusa constam-
ment de se déshabiller, périt sur un radeau.
w Virginie restait presque seule sur ces débris. Jugez de Thorreur
de cette affreuse position. L'image de la mort se présentait sous
différentes formes plus terribles les unes que les autres ; elle se
voyait entourée de morts et de mourants, noyés et tués par les débris
qui flottaient autour d'elle. Il est cependant très vrai qu'on se fami-
296 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
liarise avec Tidée de la mort, soit que la Providence, toujours com-
patissante, adoucisse dans ces moments affreux Thorreur de T^néan-
tissement, soit qu'elle rende Fhomme indifférent pour une mort qu'il
regarde comme le terme de ses souffrances.
» M. de Longchamp chercha vainement des secours. Au lever du
soleil, il promène inutilement ses tristes regards sur une oûte inha-
hitée; alors, et au comble du désespoir, il fixe enfin ses yeux sur
cet affreux débris. Il voit, ou son amour lui fait croire qu'il voit encore
sUr le pont son amante. En proie à tous les sentiments divers qui
peuvent alors agiter une àme sensible, il fit taire le cri de la nature
et n'écouta que Tamour ou l'amitié ; il se jeta à la mer, il écarta
avec un courage et une adresse incroyables tous les débris, et parvint
en vue de Mlle Caillou. Sa présence ranima, il fut bientôt à bord.
Il employa en vain toutes les ressources de son imagination pour
l'engager à se déshabiller ; elle fut inexorable.
)> Le temps ne permit pas de balancer, il respecta ses volontés et,
se jetant à la mer, la prit sur son dos, nagea pendant quelque temps ;
mais accablé par le poids d'un objet si cher, il ne put résister au flux
et au reflux d'une mer orageuse qui se déployait sur eux, et gêné par
les jupes de son amante, il perdit ses forces. Dans ce fatal moment,
leur premier mouvement fut de se prendre à bras le corps et, dans cette
position ils rendirent réciproquement leur tendre, mais dernier soupir.
La mer respecta leur amour et les porta sur le rivage, où on les trouva
étroitement serrés dans les bras l'un de l'autre. Ils y furent enterrés,
et il n'existe pas une pierre qui puisse transmettre à la postérité le
souvenir de leur malheur.
» Telle fut la fin de ce couple infortuné, victime de l'amour le plus
généreux et de ces bienséances cruelles que Virginie dans un ège
plus mûr, aurait sans doute sacrifiées au devoir de se sauver la vie.
et de la conserver à un amant qui s'est perdu pour elle. »
L'exactitude de ces détails est confirmée par d'autres docu-
ments, notamment par le rapport du gouverneur Mylius ré-
digé en 1821, d'après les témoignages des survivants. On y
lit que le Saint-Géran, bâtiment de la Compagnie des Indes,
du port de 600 tonneaux, avait quitté Lorient le 24 mars 1744,
à destination de Tlle de France. Il portait à son bord comme
pasi^agers, MM. Villarmois, Guinée, de Belval, ingénieur,
Gresle, de Brenhan, Dromar de Saumur, Mlles Cail-
lou et Mallet, et, comme officiers, M. de la Mare, com-
mandant, Malles, premier lieutenant, de Geramont, deuxième
lieutenant, Longchamp de Mantendre, premier enseigne,
Lair, deuxième enseigne et écrivain, et le chevalier Boêtfe,
enseigne surnuméraire. Apres une traversée de cinq mois,
il parvint, le 17 août, vers quatre heures de Taprès-midi,
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 21)7
en vue de Tîle. Le ciel était magnifique et rien ne faisait pré-
sager la catastrophe. M. de la Mare eut l'imprudence de con-
fier la conduite du navire à ses jeunes lieutenants qui manœu-
vrèrent si mal, que le Saint-Géran toucha el se coucha sur le
flanc. A cet instant, les lourdes lames d'un violent raz de
marée Tassaillirent et la situation devint critique. La yole
fut chavirée sur le pont el se brisa ; la chaloupe et le canot
furent défoncés. Un radeau qu'on mit à la mer s'enfonça
avec les soixante malheureux qui y avaient pris place. La
nuit s'écoula dans ces angoisses. M. de la Mare manda l'au-
mônier qui prononça un vœu à Notre-Dame d'Auray et en-
t.onna VAve Maris Stella et le Salve Regina, Les hommes
d'équipage, émus aux larmes, se jetèrent dans les bras les
lîn des autres; Edme Carret, patron de la chaloupe, supplia
le commandant d'enlever ses habits. Mais M. de la Mare s'y
«refusa, objectant « qu'il ne conviendrait pas à la décence de sa
€2ondition d'arriver à terre tout nud et qu'il avait des papiers
dans sa poche dont il ne devait pas se séparer ». M. de Long-
c:hamp de Manlendre adressa-t-il la même prière à Mlle Cail-
lou? On le présume. On l'aperçut qui embrassait les genoux
de la jeune fille, l'implorait et s'efforçait de la dépouiller de
ses vêtements en l'entraînant vers la mer, tandis que son
cramarade, M. de Géramont, tâchait de sauver pareillement
JVllle Mallet. M. de Mantendre se précipita seul dans les flots,
puis remonta et renouvela sa tentative. Ce fut la dernière
scène que purent observer les survivants du Saint-Géran.
Tel est le drame qui a fourni à Bernardin de Saint-Pierre la
catastrophe finale de son roman, dont tout le reste est d'in-
tention.
Les jeunes filles du xviii' siècle, si elles ont été très
ignorantes, ont été parfois bonnes, compatissantes, char-
mantes, par leur douceur, leur pureté. Elles semblent à ce
point de vue revivre toutes dans ce type immortel que Bernar-
din de Saint-Pierre a tracé d'elles, réunissant toutes leurs
grâces et toutes les qualités exquises de leur bon cœur, dans
cette jeune fille idéalement gentille et douce, vraie jeune fille
du temps, ignorante peut-être, mais bonne et fière et mora-
lement belle, cette Virginie qui emporta avec elle, dans le
2î)8 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
naufrage de ses espérances, les traditions du siècle passé
faites de sentiments sans savoir, émanation touchante de
0
cœurs, dont la voix dominait les faibles accents des intelli
gences féminines.
Dans les Eludes, les Harmonies, dans Virginie, Bemardii
de Saint-Pierre a exprimé avec le plus de bonheur et d'in
tensité un sentiment relativement jeune dans Thistoire de Tex
pression artistique : le sentiment de la nature, c'est-à-dir
rimpression que reçoit l'artiste devant le si^ectacle de Tuni
vers sensible et pittoresque, la mer, les lacs, les forêts, le
montagnes, les prés, les jardins, les coins rustiques, le cic
étoile. Ce sentiment n*est pas naturel ; il est acquis, puisqu'on
s'en est longtemps passé. Les sauvages, qui sont le mieu
placés pour en recevoir les jouissances, ne paraissent pas 1
connaître. Homère, Hésiode, Théocrite et Virgile sont, dan
toute l'antiquité, les seuls à Favoir soupçonné. Les gens d
moyen fige habitaient des castels merveilleusement situés a
sommet des hauteurs, dominant les bois, les fleuves, les va!
lées ; ils ont fait les croisades, ils ont traversé les Alpes
ritalie, la Méditerranée, la Grèce ; ils ont sillonné TOrienl
l'Egypte : ils n'en ont rapporté que quelques crocodiles de
meures suspendus à la Giralda de SéVille où à Sainte- Waudr
à Mons. Leur poésie descriptive est poncive, factice, d'écok
Cette indifférence persista. Si Montaigne se rappelle la chut
du Rhin à Schalïhouse, c'est pour regretter qu'elle gêne la na
vigation. UAsirée est à peine localisée. Descartes a parcour
l'Europe sans rien voir. Pascal a bien écouté « le silence d
ces espaces infinis », mais ce fut tout. Il y a dans Racine un
ode à Port-Royal qui est pittoresque, et un vers ;
Dieux ! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts I
Molière a un vers aussi :
La campagne à présent n'est pas beaucoup fleurie 1
Boileau a plaint les noyers « du passant insultés ». La Fon
laine seul a fait exception dans cette indifférence générah
Fénelon n'a décrit que des paysages de féerie, et Lesag(
fflSTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 299
m^me quand il conduit ses héros à Mexico, décrit peu. Ce
sont tous gens de cabinet et d'intérieur, à qui François d'As-
sise n'a rien appris.
Yoltaire, et surtout J.-J. Rousseau (lisez ses Rêveries d'un
Promeneur solitaire) ont senti autrement ; et, d'une façon plus
générale, le xviii* siècle a connu et exprimé ce sentiment nou-
\^eau, l'admiration de la Nature. Il y a été conduit par l'es-
prit philosophique, critique, rationaliste :. les premiers rap-
ports de l'homme avec le monde extérieur se sont établis par
l'observation scientifique. Buffon en trouva l'expression la
plus noble. J.-J. Rousseau prit dans le paysage un des élé-
ments de son émotion. Son aversion pour la société le rejeta
vers la nature. Sa sensibilité, qui se refusa aux êtres, déborda
sur les choses. Le réalisme est né de là. Mais s'il tarda à se
produire, cette lenteur provint de la timidité des descriptifs,
qui Qrent de la description un jeu littéraire et une gageure
de distinction à outrance dans les plus humbles sujets. Et ils
s'appelèrent Saint-Lambert. Esménard, ChênedoUé, Roucher,
L« Mierre, Delille. Ils oublièrent d'être émus. Ils firent de la
'ï^^U^quelerie, de Fébénisterie. J.-J. Rousseau y ajouta le ly-
Nolez cette différence entre la qualité de ce sentiment
^ *^"Utrefois, et ce qu'elle est aujourd'hui. Les Rousseauisles,
l'-cxemple de leur maître, reconnu ou non, projetèrent leur
e sur le monde, la lui prêtèrent, et mirent l'univers en
^^^^ixformité avec leur état. Dans les romans de la première
*^^oitié du XIX* siècle, les crimes se perpètrent par des nuits
^*orage, et les fiançailles blanches veulent une fraîche ma-
^^^'**'* d'avril. Les étoiles, les fleurs, le corail, l'albâtre, la
, les lis, les roses, la neige, documentèrent tous les por-
its de femmes dont ils symbolisent la grâce.
-«aujourd'hui, ce n'est plus son âme que l'homme prête à la
tare. C'est l'âme de la Nature qu'il reconnaît et salue. Elle
par elle-même. L'humanité est un accident dans la vie
^^*^^iverselle, dans le Grand Tout que forment les mondes, et
*^^'il nous est donné de connaître pourprendre la notion de
^ ^ï^lre, de l'harmonie, de la beauté. C'est comme un néo-
P^nlhéisine.
\
300 HISTOIRE DE L.V LITTÉRATURE FRANÇAISE
Bernardin de Saint-Pierre en eut Tinluilion : mais cette
harmonie de la nature, il en reportait la gloire plus haut qu'à
la nature elle-même : il en remerciait le Créateur.
Passer de Bernardin à Berquin, c'est ne pas aller très loin.
C'est quitter la vertu pour l'innocence.
Un jour de l'année 1784, une petite rue du quartier Mont-
martre, à Paris, offrait un curieux spectacle. Sous les fenê-
tres d*un hôtel garni, d'aspect tranquille, une épaisse litière
de paille recouvrait le pavé, comme on fait pour les malades
d'importance. C'étaient des enfants qui s'employaient à ce
travail. Aux deux extrémités de la rue se tenaient d'autres
enfants en sentinelles. Lorsqu'une voiture se présentait, ils
se précipitaient au-devant et suppliaient le cocher de vouloir
bien faire un détour. « Oh I de grâce ! disaient-ils, ne faites
pas de bruit ; notre ami est si malade, et nous sommes si in-
quiets ! »
Les conducteurs demandaient quel était ce grand person-
nage, dont la maladie causait tant d'anxiété, a Eh! quoi,
leur répondait-on, ne connaissez-vous pas TAmi des Enfants,
le bon M. Berquin? »
L'Ami des Enfants : c'est bien sous ce nom qu'il faut hono-
rer Arnaud Berquin. Il serait aujourd'hui oublié, s'il s'étaii
tenu à son premier genre.
Né à Langoiran, dans le Bordelais, en 1749, d'une bonne
famille bourgeoise dont divers membres figurèrent sans éclat
au barreau et à l'armée, Berquin passa ses premières an-
nées à Bordeaux, où il se lia étroitement avec son compa*
triote et voisin Garât. Il quitta de bonne heure son ami et
sa province, attiré, comme tant d'autres, par Paris. Ses
débuts furent heureux. C'était le temps où la poésie pasto-
rale de Gessner était dans tout son succès. Des poètes de
très mince valeur, tels que Léonard, avaient su se faire un
nom en imitant librement les poèmes du doux Allemand.
Berquin fit paraître en 1774 (il n'avait pas encore vingt-cinq
ans), un volume d'/dj///es, que suivit bientôt, l'année d'après,
un second recueil.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 301
Sur les vingt-quatre pièces qui foraient le recueil complet,
treize sont imitées de Gessner, deux de Gerstemberg et de
Wieland, et trois autres de Tltalien. Ce qui' appartient en
propre à Berquin dans ce premier livre, c'est la légèreté facile
du vers, et la science du détail pittoresque. Au demeurant
il a su conserver la naïveté artificielle de Fauteur allemand.
Il a parfois des vers pleins et harmonieux, comme ceux qu'il
prêle au Sénateur devenu berger :
Mes ans vont s'écouler, aussi purs que tes ondes,
Dans le sein dé Tétemité.
Il faut aussi noter, comme un présage, les deux pièces con-
sacrées à Tenfance : Le Petit Berger bienlaisant et Les Petits
Enfants . Il y a bien de la mignardise sans doute, mais par-
fois aussi un détail juste dans la peinture des deux enfants,
Myrtil et Chloé, allant demander au dieu des bergers la
guérison de leur père :
Il jouait avec moi,
Lorsque ce mal cruel vint attaquer sa vie.
J*étais sur ses genoux. D'une voix affaiblie :
« Ma fille, me dit-il, ma fiUe^ lève-toi;
Je me sens mal, très mal. » Une sueur soudaine
Couvrit son visage, il pâlit;
Il me remit à terre, et faible, sans haleine,
Malgré tous mes secours, il eut bien de la peine
A traîner ses pas vers son lit.
Le langage prend déjà un air enfantin par l'emploi alors à
la mode, du marotisme.
Jà vieillissait l'automne.. .
L'air d'abord un petit, sommeille en paix profonde,
Si que ne tremblotait feuille d'aucuns roseaux;
Puis brillent longs éclairs, bruyant tonnerre gronde.
Prolongé d'échos en échos.
Les Idylles rendirent célèbre le nom de Berquin; lorsqu'on
représenta à l'Opéra la scène lyrique de J.-J. Rousseau, Pyg-
malion^ ce fut lui que l'on chargea de mettre en vers la
proâe du philosophe genevois. Il en publia une édition de
302 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
luxe avec un frontispice et six vignettes de Moreau le jeune.
Il y avait joint sa quinzième idylle : TEspérance, qui fait un
curieux panégj^rique de Turgot.
« L'Ami du Laboureur est assis près du trône », s'écrie Ber-
quin, et mêlant l'éloge du roi à celui du ministre :
Grâce te soit rendue, ô notre jeune prince,
Pour le choix bienfaisant qu'a su former ton cœur!
Turgot faisait fleurir une vaste province,
Tu veux que tout l'Etat lui doive son bonheur.
Mais déjà se coalisaient contre Turgot les intérêts lésés
par la réforme des abus, et le poète adjure Louis XVI de
soutenir contre ses ennemis le réformateur :
Sourd aux clameurs de tes vils ennemis
Soutiens de ton pouvoir son généreux courage...
Donne, donne à Turgot ta pleine confiance:
Vois comme les méchants en ont déjà poli.
A une époque où les plus timides d'entre les littérateurs
ne pouvaient se tenir de donner leur sentiment sur la poli-
tique, c'est la seule manifestation de Berquin dans ce genre.
Après un court séjour en Angleterre, d'où il rapporta les
<( Tableaux Anglais, choisis dans diverses galeries, traduits
librement, des meilleures feuilles périodes, publiées en
Angleterre depuis le Spectaleur, » (l'ouvrage parut simulta-
nément à Londres et à Paris en 1775), Berquin revint en
France, pour continuer sa carrière poétique, et dès Tannée
suivante, il publia son joli volume de Romances.
Il nous est bien'nialaisé de comprendre aujourd'hui l'en-
thousiasme qu'excita à son apparition cette mince plaquette,
ornée de six vignettes et d'un frontispice de Marillier. Des
six romances qu'elle contient, les meilleures nous paraissent
assez faibles.
Condamnée à souffrir du jour de sa naissance
Orpheline en ses premiers ans.
Isabelle veillait sur sa fleur d'innocence
Chez un seigneur de ses parents.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 303
Mais les PlcUnies dune lemine abandonnée par son amant
auprès du berceau de son fils eurent la vogue; VAlmanach
des Muses de 1777 les reproduisit; et toute la France en ré-
péta le refrain :
Dors, mon enfant, clos ta paupière ;
Tes cris me déchirent le cœur:
Dors, mon enfant ; ta pauvre mère
A bien assez de sa douleur.
UInnocence reconnue n'émut pas moins les âmes sensibles,
car elle retraçait les malheurs de Geneviève de Brabant, et
le succès qu'elle obtint fut durable : on peut en lire des cou-
plets, sous les estampes en couleurs, gravées pendant la Res-
tauration, par Augustin Legrand.
Ainsi l'heureux Berquin avait su obtenir presque dès ses
débuts une notoriété très honorable, et cependant il n'allait
pas tarder à abandonner la romance pour le genre qui lui a
valu une réputation meilleure. La douceur de son caractère
le porta vers la littérature enfantine.
Le Discours sur la Romance, qu'il avait publié en tête de
son volume de 1776, contient déjà à cet égard une phrase si-
gnificative : « La romance, telle que je la conçois, entretenant
dans les familles une douce correspondance entre les époux,
et les pères, et les enfants, peut y conserver le goût de l'in-
nocence et de la simplicité. C'est en portant celte vue d'utilité
sur la Romance que j'ai songé à l'étendre un jour à deux
classes de personnes trop négligées jusqu'ici par nos poètes :
je veux dire les jeunes filles et les enfants ». A la vérité, le
nouveau recueil de ses Romances^ considérablement remanié
el augmenté, qu'il fit paraître en 1788, ne réalise guère cette
promesse, bien qu'un poème sur Le Berceau y soit consacré à
Tenfant, et touche discrètement aux idées que reprendra Vic-
tor Hugo :
Espoir naissant de la famille,
Tu fais ton destin d'un souris.
Que sur ton front la galté brille,
Tous les frcMits sont épanouis.
304 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Ce fui grâce à la pratique des littératures étrangères qu'il
trouva sa voie définitive.
Christian-Félix Weisse s'était fait connaître en Allemagne
comme auteur dramatique, principalement par des adapta-
tions de Shakespeare. Il se maria sur le tard, fut père, et les
chansons de la nourrice de son fils lui donnèrent Fidée d'en
composer pour l'enfance. Il en publia, en 1766, un recueil qui
plut. Il se consacra dès lors tout entier à la littérature enfan-
tine, et écrivit de petits contes fort goûtés pour ï Abécédaire
illustré de Basedow. Un auteur du nom d'Adelung avait pen-
dant quelques années publié une feuille hebdomadaire au
profit des enfants indigents de la ville de Werdau. Elle cessa
en 1774, et Weisse, à la sollicitation de l'éditeur, la continua
sous le nom d'Ami des Enlants. Ce recueil se composait de
petits drames variés et capables d'intéresser le jeune âge; les
acteurs étaient des frères, des cousins, des amis. Le succès
de l'ouvrage fut grand en Allemagne, et dix années de publi-
cation ne l'épuisèrent pas, car Weisse put encore faire pa-
raître, de 1784 à 1792, une Continuation de lAmi des En/anfcj
qui eut de nombreux lecteurs et fut traduite en français par
La Chaise. Ainsi Berquin trouvait à la fois le cadre, la forme,
souvent même le fonds et jusqu'au titre de la publication qui
allait faire sa gloire.
VAmi des Enfants débuta à Paris en 1782, et continua à
paraître régulièrement chaque mois par petits cahiers, pen-
dant deux années. Ce fut un véritable journal ayant ses abon-
nés; Berquin en fut à la fois l'unique rédacteur et le proprié-
taire. Chaque numéro contenait des contes, des anecdotes,
et au moins un petit drame ayant des enfants pour acteurs.
Dès le début, on se passa les volumes de main en main, bien-
tôt tous les enfants réclamèrent le journal; 'de Paris, la mode
s'étendit à la province, et partout on connut le nom de Berquin
et celui de l'Ami des Enfants : le titre de l'ouvrage parut con-
venir à l'auteur.
En 1784, Berquin réunit ce qu'il avait publié en un recueil
dont la vente fut prospère, et qui fut aussitôt couronné par
l'Académie. Bouilly, qui habitait le même hôtel que Berquin,
et s'était attaché à lui avec tout l'enthousiasme de . ses vingt
HISTOIRE DE L.\ LITTÉRATURE FRANÇAISE 30r)
ans, nous a conservé ce souvenir : « Un jour que nous nous
entr-^lenions sous le feuillage, lui des nouvelles productions
qu'il méditait encore, et moi du désir ardent que j'éprouvais
de l'imiter, entre haletant et hors d'haleine, Ginguené, son
ami, qui lui annonce que l'Académie française venait de lui
décerner le prix d'utilité. Berquin, qui n'avait aucunement
sollicité ce triomphe, ne put s'empêcher, malgré sa modestie,
d'en être flatté. Son visage, d'une expression douce et péné-
trante, se colora de cet incarnat que produit la vive émotion
de l'âme ; il avoua sans détour que ce prix, librement dé-
cerné, lui devenait d'autant plus cher qu'il croyait l'avoir
mérité. »
Berquin était alors au comble de sa réputation. La prospé-
rité de VAmi des Enfants lui avait assuré une honnête aisance,
qui suffisait à ses goûts modestes. Dans le jardin du pai-
sible* hôtel qu'il habitait, et qu'un mur séparait du vaste
hôtel d'un duc et pair de France, il aimait à se mêler en
camarade aux jeux des enfants du quartier, qu'il pouvait
ainsi observer. Lorsqu'il sortait, des acclamations juvéniles
s'élevaient sur son passage, et le cri: « Voilà notre Ami! »
'disait accourir les gamins. Il n'était pas moins aimé et es-
linné de tous ses voisins. Il voulut alors faire venir auprès de
h*i sa mère ; il eut quelque peine à la décider. Il fit soi-
S^eusement préparer pour elle un appartement tout sem-
**Iable à celui qu'elle occupait à Bordeaux. « Rien n'avait été
"Négligé : la tapisserie de point de Hongrie, les vieux vases de
porcelaine du Japon, le Christ d'ivoire sur un fond de velours
'^oir encadré, la petite bibliothèque remplie de livres de dé-
^'oiion et couronnée d'un buis bénit, le lit en tombeau, la
^^ïûmode en gondole, et jusqu'aux écrans à manche d'ébène,
'^présentant les Indes galantes et les fêtes d'Hébé, avec les
^*^ notés de Rameau ». Tant de soins furent inutiles : au
^oiîaent fixé pour son départ, sa vieille mère tomba malade,
^' ^lle mourut quelques jours après.
i-a douleur de Berquin fut telle qu'il fut à son tour atteint
^ ^ne fièvre maligne. Le célèbre Des Essarts, surnommé le
Médecin des Enfants, n'osait répondre de rien. Ce fut une
Consternation dans le quartier Montmartre, parmi les jeunes
306 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
amis de Técrivain. Je vous ai dit quelle sollicitude les anima
alors. Le septième jour fut celui de la crise, et Des Essarts
dut passer la nuit au chevet de Berquin. « Le plus profond
silence régnait dans l'hôtel ; tous les enfants du voisinage
s^élaient distribué leurs postes et formaient trois différents
groupes. Le premier se tenait à la porte de Tapparlemenl
du malade, Toreille attentive, respirant à peine, attendant la
moindre nouvelle, qu'il transmettait à l'instant même, et à
voix basse, à un second groupe posté dans le jardin, au bas
de Tescalier. Celui-ci la reportait de même à un troisième
groupe établi à la porte de la rue, et qui courait à Tinstant
même répandre dans tous les environs, l'espérance ou la
cramte, la joie ou la douleur. »
Berquin fut sauvé, mais il eut une convalescence longue et
pénible. Ayant appris de Des Essarts que les fleurs et la mu-
sique étaient propres à combattre sa mélancolie, les enfants
se cotisèrent aussitôt pour acheter des bouquets ; leur zèle
alla même jusqu'à louer trois orgues de Barbarie qui vinrent
jouer ensemble sous ses fenêtres. Berquin leur sut gré de
Fintention qui le fît sourire pour la première fois depuis son
deuil. Il eut heureusement de meilleure musique : les trois
jeunes filles du duc son voisin, instruites par Des Essarts, firent
perler près du mur une harpe et un piano, et la nuit, elles
vinrent jouer et chanter les idylles et les romances de Berquin.
lorsque le poète, rétabli, put remercier ses trois jeunes bienfai-
trices, il leur promit de « consacrer aussi ses veilles à Taimable
adolescence dont il était devenu le débiteur. » Telle fut rocca-
sion de VAmi de V Adolescence, qui vint bientôt continuer
et compléter VAmi des Enlanls.
Il semble bien que Tinvention n'ait pas été le vrai du talent
de Berquin. Lorsqu'il eut clos la série de ses premières publi-
cations enfantines, pour lesquelles il s'était inspiré de Weisse,
ce fut à la traduction libre et à l'adaptation pure des œuvres
étrangères qu'il eut recours ; mais, il abandonna TAllemagne
pour l'Angleterre. Il lit d'abord passer dans notre langue
\ Introduction familière à V étude de la Nature, de Miss
Trimmer. Cet ouvrage était trop aride, pour les enfants que
Berquin avait habitués à l'agrément de ses contes et de ses
IIISTOIRK DE LA LÏTTKIIATIRE FRXNÇMSE 307
petits drames. Il le sentit lui-même et enll^*pril la traduclion
de Sandiord et Mtrlon, de Thomas Day.
C'était un singulier homme que ce Day. Esprit cultivé, an-
cien étudiant d'Oxford, il s'était fait recevoir avocat à Londres,
mais il avait beaucoup plus étudié les œuvres de Rousseau,
que la procédure anglaise. Un jour qu'un de ses amis lui di-
sait : « Tiens, écrase cette araignée. — Non, fît-il, je ne crois
pas en avoir le droit. Si quelque être supérieur disait à son
semblable : Tue cet avocat ; qu'en penserais-tu ? El pouiiant
un homme de loi est bien plus nuisible pour beaucoup de gens
qu'une araignée. » Il n'est pas surprenant qu'il se soit refusé
à jamais plaider.
Il avait le cœur sensible, et s'éprenait successivement
de toutes les jeunes filles qu'il venait à connaître. Il fut
d'abord amoureux de la sœur de son ami Edgeworth, mais
ils reconnurent tous deux au bout d'im an de cour qu'il y avait
incompatibilité absolue entre une jeune femme du monde et
un philosophe à qui ses principes défendaient de se peigner.
Il résolut alors de se choisir une épouse digne d'un penseur,
et il se rendît tout droit à une école de charité où il choisit
deux orphelines, une brune et une blonde, qu'il fit élever à
ses frais et selon ses idées. L'expérience ne fut pas heureuse :
la première se montra si bornée qu'il fallut la placer chez
une modiste, et la seconde, après avoir donné quelques espé-
rances, se trouva décidément au-dessous de ce qu'on atten-
dait d'elle ; il est vrai qu'elle avait été soumise à une dure
discipline : les méchantes langues affirmaient que pour éprou-
ver sa fermeté d'âme, Day tirait sur elle des coups de pistolet
à blanc, et lui versait de la cire à cacheter brûlante sur les
was.
Ce double échec ne découragea pas notre homme, qui s'éprit
Honora Sneyd; refusé par elle, il demanda aussitôt la main
sa cadette Elisabeth. Celle-ci, plus coquette, semblait hési-
. Pour la gagner, Thomas Day se résigna à enfreindre ses
oureux principes : pendant tout un hiver, il apprit à Paris
Unse et l'escrime ; dans son ardeur, il s'attachait les jambes
•e deux planches pour les avoir plus droites. Hélas ! lors-
1 revint à Londres, l'ingrate Elisabeth l'éconduisit. Le
:U)8 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
pauvre Day, frappé cruellement, se jeta à corps perdu dans
la littérature, et entama une campagne en faveur des colonies
américaines soulevées contre l'Angleterre.
Il se trouva pourtant une jeune femme fort riche, qui s'éprit
de lui et voulut l'épouser. Par un scrupule honorable, Day
accepta à la condition que la fortune de sa femme restât à
rentière disposition de celle-ci, pour qu'elle fût libre de le
({uitter, si elle ne pouvait se soumettre à la vie de femme de
philosophe. En revanche, il la traita sans ménagement et
lui imposa une existence aussi rude que la sienne : il la fai-
sait marcher dans la neige, en hiver, lui refusait une ser-
vante, et jusqu'à une harpe. « Nous n'avons pas droit au
luxe, disait-il, quand les pauvres manquent de pain. » Son
originalité se développait d'ailleurs chaque jour davantage.
Lorsque, dégoûlé de la politique, il résolut de se retirer à
la campagne, il s'y construisit une maison dont il fît d'abord
élever les murs sans aucune ouverture, se réservant d'y per-
cer ensuite les portes et les fenêtres à sa fantaisie, par une
excentricité semblable à celle qu'Hoffmann devait plus tardE
prêter au héros d'un de ses contes.
Day ne recueillit que des déboires dans ses tentatives d'ex
ploitation agricole ; il fit beaucoup de bien autour de lui,
en fut payé par la méfiance et l'hostilité des paysan
Il se consola en écrivant VHistoire de Sandiord et Merlo
où il foiTuula son idéal d'éducation, opposant la simpi
cité honnête et courageuse du jeune Henri Sandford, fils
fermier, à la paresse égoïste de son condisciple, le petit ge
lleman rominy Merlon. La première partie, seule traduite p
Berquin, fut publiée en 1786, la dernière en 1789, peu We
temps avant la mort de l'auteur, et celle-ci fut en harmoirxi^
avec sa vie entière. Ayant pour principe que la douceur peut
venir à bout de n'importe quel animal, il monta un jour m
cheval non dressé, qui le jeta à terre et lui brisa le crâne.
Berquin avait promis à ses lecteurs la suite de Sandford
et Merlon, lorsque Fauteur anglais l'aurait publiée : promesse
(jui ne fut jamais tenue. En attendant, il traduisit encore un
roman enfantin anglais : le Petit Grandisson (1787). Ce fui le
dernier ouvrage de ce genre qu'il fit paraître : les événemenls
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRA:ÇÇAISE M)9
politiques allaient bientôt attirer violemment Tattention de
tous, même des plus timides.
Nous avons vu Berquin saluer joyeusement, en 1775, le
ministère réformateur de Turgot. Il accueillit avec autant de
joie les débuts de la Révolution et les premiers actes de la
Constituante, mais, devenu plus prudent avec les années, il
évita soigneusement de mêler son nom à aucune manifestation
publique. 11 fut un des premiers rédacteurs du Moniteur^ sous
le voile de l'anonymat. En 1790, son ami Ginguené le poussa
à collaborer à la Famille villageoise^ journal d'instruction et
d'éducation politique, destiné à répandre dans les campagnes
les principes du parti constitutionnel. Avec Rabaut-Saint-
Etienne (qui s'éloigna au bout d'un an), Cérutli et Grouvelle
le dirigeaient, non sans succès tout d'abord. Par malheur,
la fuite de Varennes, avec le retentissement terrible qu'elle
eut dans l'opinion publique, abattit brusquement la popularité
du parti, et ruina le libraire Desenne, dont la faillite fut
sur le point d'entraîner la disparition du journal.
Celte fois, Berquin lui-même fut enveloppé dans l'impopu-
larité de ses amis : le quartier Montmartre se refroidit à l'égard
de ce complice des aristocrates, et plusieurs de ses jeunes
amis, sur l'ordre de leurs parents, cessèrent de le saluer.
L'ftme tendre du conteur en souffrit cruellement. Il eut pour-
tant la joie d'un dernier témoignage de confiance : sur la
proposition de la section Saint-Joseph, il fut proposé pour
être nommé inslUuteur du jeune Dauphin, auprès de qui
l'Assemblée voulait placer un homme chargé de l'élever dans
les idées nouvelles. Berquin fut à la fois touché et effrayé de
celte désignation: « Je suis perdu, dit-il à son fidèle Bouilly,
car j'aimerai cet auguste enfant ! » Il s'abstint soigneusement
de toute démarche, laissa la nomination officielle se porter
sur un autre, mais une ,fois délivré de sa crainte, par une
contradiction familière aux esprits timides, il laissa voir quel-
ques regrets de n'avoir pas été choisi.
Il mourut doucement, le 21 décembre 1791, assez à temps
pour ne pas voir recommencer, plus terrible et sanglante,
cette Révolution qu'il avait crue terminée.
310 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRAiNÇAISE
Berquin cnérite de retenir un instant Tattention par son
Ami des Enlanls qui créa un genre neuf. Mais quelle est exac-
tement la part qui lui revient en propre. Seule, une compa-
raison très approfondie avec les œuvres de Weisse pourrait
donner les éléments d'une réponse, maïs encore faudrait-il
s'assurer des emprunts que Tauteur français a pu faire à la
littérature enfantine anglaise : lAche immense, pour un bien
mince résultat, et qui ne semble encore avoir tenté personne.
Rien de plus menu que le sujet d'un drame ou d'un conte
de Berquin, et cela peut se résumer en quelques lignes.
Prenez, par exemple, le Petit loueur de violon : un petit sa-
voyard est loué pour faire danser quelques enfants riches ;
il est bien reçu et comblé de gâteaux et de menue monnaie
pour son vieux père ; le lils de la maison, un mauvais drôle,
le dépouille, le bat et brise son violon ; sur quoi le père,
survenant, comble de caresses les bons enfants et punit sé-
vèrement le méchant. C'est d'une simplicité ingénue : aussi
l'intérêt n'est-il pas dans Tinlrigue, mais dans les détails : la
paresse du jeune Charles, qui se fait faire par son petit cou-
sin Sainl-Firmin une version de six lignes, sa grossièreté en-
vers les invitées de sa sœur, sa gourmandise, son égoïsme :
et en opposition, la bonne humeur et la complaisance de Saint-
Firmin, la politesse des jeunes demoiselles et leur bon cœur,
et ITionnêteté, la candeur du petit Savoyard, voilà ce qui domie
au drame l'intérêt et la vie.
Il en est de même des autres. Un méchant enfant a volé la
levrette de ses amis, mais il vient à perdre une bague de
grand prix que lui a confiée son père. Les amis trouvent la
bague et la lui rendent, bien qu'ils aient des soupçons à son
égard ; touché de leur générosité, il confesse sa faute, rend
la levrette et deviendra meilleur : voilà la Levrette et la bague.
— La petite Emilie, dont la mère est ruinée, veut aller glaner •
sur les terres du seigneur voisin : elle est grondée et malmenée ^
par un garde-chasse brutal qui la traite de voleuse d'épis : les^
enfants du château s'intéressent à la petite glaneuse^ que leuix-
père reconnaît enfin pour la fille d'un de ses compagnon^s-
d'armes, et qu'il adopte en conséquence. — Ou encore, le pe^
tit Fabien, désolé de voir son père se remarier, et préven^m
HISTOIRE DE LA LITTÉRATUKE FRANÇAISE 3H
d'avance contre sa belle-mère, est obligé de sentir qu'elle est
très bonne et 1res digne d'être aimée : voilà VEcole des Ma-
râtres. — Faut-il résumer la donnée de ce petit drame : les
Pères réconciliés par leurs en/ante ? Le litre seul y suffit.
Ces sujets sont de tous les temps: il en est d'autres qui
marquent l'époque, comme VEpée, par exemple. Auguste
d'Orval est im petit noble insolent et vaniSeux ; le plaisir
d'avoir reçu une èpée lui tourne la tête, et il est prêt à dégai-
ner contre tous les roturiers.
Heureusement son père se défie de ses emportements, et
lorsque le petit gentilhomme veut tirer son épée pour en frap-
per ses camarades, il ne trouve en guise de lame qu'une longue
plume de dinde, et fait rire à ses dépens. C'est que Beiquin
écrit pour une société où la noblesse joue toujours un grand
rôle, mais où ses privilèges sont déjà discutés et condamnés
par l'opinion publique. De là aussi, dans VAmi des Adoles-
cents, rinsislance avec laquelle il étudie la vie du jeune officier,
les dangers de la vie oisive, de la paresse, du jeu. La vie
militaire lui inspire successivement le Congés VEcole Mili-
taire, les Jeunes o^iciers à la garnison, le Retour de croisière.
Mentionnons en passant, à la suite de ce dernier drame, un
entretien sur la guerre et la paix, où Berquin prêche la paix
universelle, et voudrait employer les armées permanentes aux
travaux publics.
Quant aux contes, ils échappent à toute analyse par leur
simplicité même et leur brièveté. D faut signaler seulement
de loin en loin, quelques vers qui y sont insérés, et en parti-
culier le Sid de Fauvettes, si connu :
Je le tiens, ce nid de fauvettes,
Ils sont deux, trois, quatre petits...
qui est peut-être le chef-d'œuvre de Berquin poète. La dou-
ceur molle du vei-s et la mièvrerie du sentiment tournent ici
en qualité, car c'est i)récisément ce que comprennent et
goûtent d'instinct les enfants.
Le style a de singulières dissonances auxquelles ses mo-
dèles ne sont sans doute pas étrangers. Il sait à l'occasion
312 HISTOIRE DE LA L1TTER.\TURE FRANÇAISE
se montrer sobre et précis, pittoresque même dans le détail,
ainsi dans ce petit tableau :
■
— La petite Louise était déjà allée à la campagne avec son père.
Elle avait entendu les premières chansons des pinsons et des merles,
et elle avait cueilli les premières violettes. Mais le temps changea
encore une fois. Il s'éleva tout à coup un vent du nord violent, qui
sifflait dans la forêt, et couvrait les chemins de neige. La petite
Louise entra toute tremblotcmte dans son lit, en remerciant Dieu
de lui avoir donné un gîte si doux, à Tabri des injures de Fair.
Le lendemain matin, lorsqu'elle se leva, ah ! tout, tout était blanchi.
Il était tombé pendant la nuit une si grande quantité de neige, que
les passants en avaient jusqu'aux genoux.
Comparez maintenant cet autre :
— Ils montèrent sur une colline du haut de laquelle s'étendait une
perspective admirable. A droite, on découvrait une vaste forêt dont
les extrémités se perdaient dans l'horizon. A gauche, on voyait s'entre-
couper, dans un agréable mélange, de riants jardins, de vertes prai-
ries, et des champs couverts de moissons dorées. Au pied de la colline
serpentait un vallon, arrosé dans toute sa longueur par mille petits
ruisseaux. Tout ce paysage était animé. Dans son immense étendne,
on distinguait des pêcheurs qui jetaient leurs filets, des chasseurs
qui poursuivaient des cerfs fugitifs avec leurs meutes aboyantes...
Quelle abondance d'épithètes banales, quelle mollesse gé-
nérale d'expressions! Je crains bien que ce soit là le vrai slyle
de Berquin.
Ce qu'il faut louer pleinement, en revanche, dans les petits
drames, c'est la vivacité et le naturel même du dialogue. L'au-
teur a beaucoup écouté parler les enfants, — ceux de son
époque, — et il a su reti^ouver leur langage.
Quant à ses idées, ce sont celles de son temps : l'homme est
naturellement bon, et des enfants bien nés devront être portés
à la vertu par leurs instincts, à moins qu'ils ne cèdent à de
mauvaises influences. Berquin connaît pourtant à merveille
tous les petits défauts des enfants, et les penchants qu'ils appor-
tent avec eux dans le monde : paresse, étourderie, égoïsme, et
il les exprime à merveille ; ce n'est peut-être pas très consé-
quent avec ses idées générales, mais c'est un illogisme fort
heureux, car cela donne justement tout leur mérite à ses petites
scènes. De toute son œuvre se dégage une impression de <
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 313
doux optimisme. Il y a cependant des méchants et qui seront
punis — les enfants sont de terribles justiciers — mais en-
core laisse-l-on espérer qu'ils se corrigeront.
JVe jugeons pas Berquin comme on fait des autres écrivains :
il n'a paà écrit pour nous, mais pour les enfants : il faut Tavoir
Ihi avant Tâge de dix ans, et faire effort pour retrouver ses
impressions premières; il faut se souvenir qu'on a été attendri
• les malheurs de la Petite Glaneuse ou du Petit Joueur
violon^ et qu'on a ri de bon cœur lorsque le petit noble
vaniteux tire contre ses amis son épéc,dont la lame n'est qu'une
pli-tixie de dinde!
^N ^ lui reprochons pas non plus ses fades imitateurs : c'est
injustice que le terme de berquinades, et ce n'est pas la
te de VAmi des Enlants^ si son disciple Bouilly a écrit tant
platitudes. Berquin a su amuser et instruire, conseiller,
i^aire, élever, intéresser les enfants. Les nôtres sont en
t d'envier leurs aînés, et de souhaiter pour eux-mêmes la
Txe d'un pareil Ami.
<i
V
nfin il est un nom qui nous retiendra un instant, parce
c'est celui d'un homme aimable et d'un conteur charmant,
Xavier de Maistre. Me direz-vous qu'il n'est pas fran-
, parce que, quand il naquit à Chambéry, en 1764, Cham-
' était ville de Savoie italienne ? Lisez-le, écoutez-le, en-
ez cette langue si fluide, si pure, si spirituelle et si
icieuse, et osez dire que c'est un italien qui a écrit le
Mjage autour de ma chambre : il est Français d'esprit et
c:œur, et fût-il né à Chandernagor, il aurait droit à sa
P*^oe chez nous, comme Grimm, de Ligne ou comme son
Joseph de Maistre.
e jeune Xavier, qui devait vivre quatre-vingt-neuf ans,
it faible, lymphatique, indolent, et dans les premiers temps
^ue bête; ses camarades lui avaient donné le surnom de
^•^ diminutif de baban qui veut dire lambin, musard.
Il alla d'abord à l'école communale; son grand frère Joseph,
*^ uste, actif et énergique, avait pour lui une affection toute
314 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
particulière : les caractères opposés s'accordent, et Xavier
avait besoin d'un protecteur.
A quatorze ans, il quitta l'école. C'était le temps de faire
ses humanités. On le mit chez le curé de la Bauche, petit
village du canton des Echelles ; il avait là, dans les environs,
une tante, la comtesse Perrin d'Avressieux, qui le voyait sou-
vent et rassurait sa mère sur sa santé.
Ce séjour fut pour lui décisif. Son esprit s'éveilla, les forces
lui vinrent, et il se sentit enfin le digne frère de Joseph.
A dix-huit ans, il avait terminé ses études. Il entra conune
cadet dans un régiment d'infanterie de marine qui tenait alors
garnison à Chambéry et qui s'appelait le Real Navi. Au bout
de trois ans, en 1784, la garnison changea, et le régiment
passa les Alpes pour aller prendre ses quartiers à xAlexan-
drie, en Lombardie, à 65 kilomètres de Turin — cette Alexan-
drie de la Paille que les Italiens fortifièrent hâtivement au
xii** siècle, pour tenir en respect les partisans de Frédéric
Barberousse établis dans Pavie.
Xavier suivit son régiment, mais avec deux jours de re-
tard ; voici à quelle occasion.
Le 4 juin 1783, les frères Montgolfier lancèrent à Annonay,
qui était leur pays natal, le premier aérostat. Ce fut partout
une grande agitation des esprits à la nouvelle de ce vol hu-
main dans les airs. A Chambéry comme ailleurs, on s'en oc-
cupa fort, et un groupe de jeunes gens, dont était Xavier,
se mit en tète de construire un ballon eî d'organiser une as-
cension. Les meneurs de l'entreprise étaient un jeune ingé-
nieur, Louis Brun, Xavier de Maislre, et un ami qui avait
plus de fonds que de surface, le chevalier de Chevelu, qui
soutint l'entreprise, mais ne fit pas Tascension, parce que sa
mère le lui défendit.
Qui payerait le ballon et les frais de rexpéricnce? C'est
Xavier qui fut chargé de rédiger le prospectus pour la récolte
des souscriptions. Ce fut là sa modeste entrée dans le do-
maine des lettres. Beaumarchais, avec qui Xavier de Maislre
eut aussi en commun la passion des inventions, en eut une
semblable.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 3i:>
Il est joli, d'ailleurs, ce prospectus qui sollicite spirituel-
lement les poches, qui trace de vastes tableaux des progrès de
l'esprit humain, à la Condorcet, et qui fait des grâces de-
"vant les daines, toujours chères à Xavier, (^est un chapitre
cie rhistoire des ballons. Xavier louche d'abord la fibre de
1 ^admiration et de l'émolion, il chanta son Illi robur et aes
triplex.
(( Qu'on se transporte par la pensée au château de la \fuette dans,
« moment où deux hommes intrépides disaient pour la première fois:
coupez les cordes !» et les premiers de leur espèce, suspendus
une frôle machine, planaient sur les têtes de cent mille spectateurs
;S=>&lpitants. »
Il y avait un savant chez cet écrivain qui fut aussi un
«chimiste, un poète et un peintre. Ses prédictions sur Télectri-
î(è sont à noter, et ce jeune homme avait un esprit de juste
ivination.
Il avait confiance dans la prompte solution du problème de
a direction des ballons non par l'action de laii\ mais par
l'action sur Vair, et il glorifia éloquemment le nom de Mont-
olfier c( inconnu un instant avant d être immortel ! »
On fît une relation de ce voyage, et c'est encore Xavier
^ui en fut chargé : c'est son second ouvrage. C'est un vivant
tableau de la vie provinciale d'alors.
Devant la foule et les toilelles claires des dames installées
SAUT Festrade, le ballon s'enlève; Xavier, qui s'était caché pour
partir malgré ses parents, sort de sa toile, prend un porte-
nroix et crie, selon la promesse du prospectus : « Honneur
aux Dames! »
Du haut de son ballon, Xavier avait aperçu son régiment
qui partait pour Alexandrie, au son des fifres. Deux jours
après, il quitta à son tour sa ville natale et rejoignit son ba-
taillon. Il demeura à Alexandrie jusqu'en 1787, puis passa
à Turin, où il était, quand éclata la Révolution Française. Elle
surmonta les Alpes, se précipita sur l'Italie, Xavier fut en-
traîné par la première vague jusqu'à Bologne; il revint l'an-
née d'après à Turin, tandis que son frère Joseph s'enfuyait à
Lausanne. En 1798, le Piémont fut envahi par les Français;
316 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Charles-Emmanuel IV dut abandonner son royaume de Sa-
voie et se réfugier en Sardaigne. Xavier alla à Aoste chez
son beau-frère, M. de, Saint-Réal. C'est là qu'il vit le Lépreux.
C'est là aussi qu'il se .perfectionna dans l'étude des lettres
en travaillant avec les pères barnabites du collège.
Peu de temps après, il prenait du service dans l'armée russe
commandée par Souvarow, le suivit et fil la bataille de Novi,
le 15 août 1799. Souvarow voulut alors opérer sa jonction
en Suisse avec Korsakow. Il fut repoussé par Masséna, vaincu
à Zurich, disgracié par le gouvernement, et rappelé en Rus-
sie. Xavier s'était attaché à lui, il le suivit, peut-être pour
sortir honorablement d'une guerre avec les Français qu'il ne
détestait pas. Plus tard, à Saint-Pétersbourg, on appela celle
retraite une désertion. Pour régulariser sa situation, n'étant
pas sujet russe, il fit signer sa démission par le prince Dol-
gorouki, et se trouvant sans ressources, il se fixa à Moscou,
où il peignit des tableaux pour vivre.
Il vécut ainsi jusqu'en 1805. Son frère Joseph avait été
nommé ambassadeur du roi de Sardaigne à Saint-Péters-
bourg, et son crédit auprès du ministre Tchilchagoff put assu-
rer un poste dans l'administration de la marine à Xavier, qui
devint même conservateur de la bibliothèque et du Musée de
l'Amirauté à la suite d'une visite qu'il fit en course à son frère.
Joseph a joliment conté ce déplacement dans une lettr« à leur
autre frère Nicolas.
Le 12 décembre 1807, il fut promu lieutenant-colonel, et
colonel le 16 août 1809.
Quand la Russie fit la guerre de Perse en 1810, l'ancien
officier de Chambéry reprit du service ; il prit part à la pour-
suite du chef Shah Aali dans l'expédition du Tabassaran. Il
se distingua et paya de sa personne. Au siège de la forte-
resse Akhaltzieh, il eut le bras droit traversé par un coup tiré
à bout portant.
La nouvelle de sa blessure émut la Cour, où le jeune
Savoyard s'était fait des amitiés par son charmant caractère.
Au moment où elle fut annoncée, une demoiselle d'honneur
pâlit, tomba à la renverse et s'évanouit. A son retour, Xavier
fut touché par cette douleur dont il était l'objet, et il demanda
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 317
en mariage celte sensible personne, Mlle Zagriatski, sœur d'un
chambellan.
A ce moment, en avril 1812, la guerre éclatait, déclarée
par les alliés à la France, pour laquelle Tère de l'expiation
sonnait. Xavier fut incorporé dans le régiment de Bagration,
et Tordre de partir arriva avant que le mariage ait pu être
célébré. Il fallut se contenter de fiançailles solennelles faites
chez une tante de la future, la comtesse Chakaskoï.
Pendant ce temps, l'empereur Alexandre, sur le point de
partir, formait son état-major. Quand passa le nom de l'offi-
cier Xavier de Maislre, le tzar dit :
— Celui-là part avec nous.
II partit. Arrivé à Vilna, il écrivit à son frère Joseph, le
21 décembre 1812, cette lettre qui fait un tableau poignant
de la Russie mise à feu et à sang.
« — Je ne puis te donner une idée de la route que j'ai faite.
Les cadavres des Français obstruent le chemin, qui depuis
Moscou jusqu'à la frontière (environ huit cents verstes) a l'air
d'un champ de bataille continu. Lorsqu'on approche des vil-
lages, pour la plupart brûlés, le spectacle devient plus
effrayant. Là les coi-ps sont entassés, et, dans plusieurs en-
droits où les malheureux s'étaient rassemblés dans les mai-
sons, ils y ont brûlé sans avoir la force d'en sortir. J'ai vu
des maisons où plus de 50 cadavres étaient rassemblés, et
parmi eux, trois ou quatre hommes encore vivants, dépouil-
lés jusqu'à la chemise, par quinze degrés de froid. L'un d'eux
me dit : « Monsieur, tirez-moi d'ici ou tuez-moi ; je m'appelle
Normand de Flage'ac, je suis officier comme vous. » Il n'était
pas en mon pouvoir de le secourir. On lui fit donner des
habits, mais il n'y avait aucun moyen de le sauver ; il fallut
le laisser dans cet horrible lieu. Un comte Berzetti de Turin
s'est dit mon parent et m'a fait demander des secours. Je
lui ai envoyé aussitôt et mon cheval et un cosaque pour l'ame-
ner, mais le dépôt des prisonniers était parti ; je ne sais ce
qu'il est devenu. (Je le fais chercher de tous côtés.) De tous
côtés et dans tous les chemins on rencontre de ces malheu-
reux qui se traînent encore, mourant de faim et de froid ; leur
grand nombre fait qu'on ne peut pas toujours les secourir à
318 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
temps, et ils meurent pour la plupart en se rendant aux dé-
pôts. Je n'en voyais pas un, sans songer à cet homme infernal
qui les a menés à cet excès de malheur. »
Après la guerre, il fut envoyé à Abo, en Finlande, comme
inspecteur militaire des forts. En 1817, son frère Joseph quitta
son ambassade"; en 1821 il mourait à Turin.
Ce fut une grande douleur pour Xavier ; il avait voué à
son frère et parrain une grande affection qui touchait au
culte.
Un malheur ne vient jamais seul. Ses enfants étaient ché-
tifs et malades. Il quitta son habitation du quai de la Moïka,
à Saint-Pétersbourg, et les conduisit d^ns le midi pour réta-
blir leur santé (1825). Il traversa l'Allemagne, la Suisse, et
arriva à Bissy, chez son frère Nicolas, où il rencontra La-
martine devenu son parent par alliance. C'est alors que le
poète fît la pittoresque description du domaine de Bissy, dans
sa Correspondance, et en outre, composa la belle Harmonie
qu'il dédiait à son ami et parent:
Salut au nom des cieux, des monts et des rivages, etc.
M. le comte de la Chavanne donna au château de Leysse,
une fête en l'honneur de Xavier, qui continua ensuite sa
route et descendit jusqu'à Naples. 'Il avait déjà perdu deux
enfants ; les deux derniers moururent aussi, et le pauvre père
revint en proie au désespoir. Il repassa par Chambéry, tra-
versa Paris où il vit Sainte-Beuve, et où Dantan fît son buste.
Il y reçut un accueil des plus sympathiques. Il fut très
surpris de s'y trouver célèbre. 11 avait vécu assez étranger
au mouvement littéraire, et il connaissait peu les ouvrages
modernes. Quand il les parcourut, il fut très inquiet de trou-
ver dans quelques-uns une langue nouvelle. — « Pourtant
ce qui me tranquillise un peu, ajoutait-il, c'est que, si Ton
écrit autrement, la plupart des personnages que je rencontre
parlent encore la même langue que moi. » (Magasin Pitto-
resque, août 1853). Paris l'enchanta. Il écrivit ses impres-
sions qui sont un piquant tableau de Paris.
Sa chère Sophie mourut le 30 septembre 1851. Il ne lui sur-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 319
vécut guère. Mme de Maistre morte, il brûla tous ses papiers,
comme si, sa vie terminée, il eût voulu anéantir jusqu'aux
derniers confidents de ses joies et de ses deuils. Peu après, il
s'éteignit à Saint-Pétersbourg, le 12 juin 1852, âgé de quatre-
vingt-neuf ans.
Lamartine l'a vu quand il avait soixante-dix ans ; il a fait
son portrait; c'est celui d'un vert vieillard, et il justifié le mot
spirituel du poète des Harmonies, quand il disait un jour :
« Il s'est conservé dans la glace de Russie. »
Il a peint lui-même ses traits sur une miniature qui appar-
tient à son petit-neveu, le comte Amédée de Foras, et qui est
au château de Thuyset, près de Thonon. Sur ce médaillon,
Xavier a l'air avenant; les cheveux sont plutôt longs, négli-
gemment ébouriffés; de petits favoris estompent le bas des
joues ; le front est haut, droit, le nez régulier, un peu fort,
la lèvre supérieure avance et donne à la physionomie un air
de bonté ; le menton est petit, rond ; les sourcils sont légère-
ment contractés, et répandent sur la figure une expression
complexe de timidité et de ténacité, avec un peu de tristesse
marquée par le pli &u coin des narines.
C'est bien l'homme qu'on se figure et que ses écrits révèlent,
avec ses sentiments complexes et ses contrastes, rêveur et
actif, galant et fidèle, et n'apportant de persistance que dans
la modestie aimable de son commerce.
Petit Senn a conté sur lui une amusante anecdote qu|
peint au vif notre circumvoyageur, comme disait Joseph pour
désigner Fauteur du Voyage autour de ma chambre ; il pré-
tendait donner à ce néologisme droit de cité dans la langue
française, à côté de circumnavigateur, Joseph avait dit à Xa-
vier : <c II faut aller te confesser. » Il y alla ; les désirs du
grand frère étaient pour lui des ordres. Il vint trouver le
curé de la Saussaye avec un petit papier : « Qu'est-ce là ? dit
le prêtre. — C'est la liste de mes péchés. — Oh ! comme elle
est courte ! — Hélas ! ce sont des têtes de colonnes ! des têtes
de colonnes ! » Le mot est drôle et constate autant de bonho-
mie naïve que de malice.
Ce soldat écrivain fut aussi un peintre : « Que la peinture
est un art sublime ! » s'écriait-il. Il s'en mêlait, à vrai dire,
320 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
mais avec son ordinaire modestie qui lui faisait écrire : le
marquis de Lagna qui i^int des croûtes comme moi. »
Et ce peintre était un savant, très épris de sciences. Il y a
de lui un Traité des couleurs selon la chimie, qui est encore
inédit. Nous avons vu comment dès vingt ans, Tinvention des
Monlgolfier le passionna. Il garda ce goût toute sa vie. Quand
il revint en Savoie, en 1825, il avait 62 ans ; un soir ctiez
M. de Chavanne, la compagnie faisait un tour de parc après
le dîner ; tout à coup on s'aperçut que Xavier n*était plus là ;
il avait été laissé en route. On le cherche, on le trouve
accroupi près de la margelle du bassin, occupé à jeter et à
faire travailler sur l'eau de petits insectes, des puces d'eau,
dislicus marginalis, qu'il n'avait jamais vues que là et en
Géorgie. Ce trait était digne de La Fontaine assis, sur le
pavé de la Cour de Versailles pour obsener les fourmis. Il
y a du La Fontaine dans Xavier de Maistre. C'était son auteur
préféré ; quand il est de loisir, il récite par cœur une des
fables du bonhomme; et, comme Jean aussi, il avait com-
posé son épilaphe :
— Ci-git, sous cette pierre grise,
Xavier qui de tout s'étonnait,
Demandant d'où venait la bise,
Et pourquoi Jupiler tonnait.
11 fouilla maint et maint gi'imoirc ;
11 lut du matin jusqu'au soir,
Et but à la fin l'onde noire,
Tout surpris do no rien savoir.
Les recherches scientifiques occu{)èrenl une part de son
temps, et les mémoires de l'académie de Turin, comme la
Bibliothè(|ue Universelle de Genève, renferment bon nombre
de ses travaux sur l'oxyde de l'or, sur les taches du crystal-
lin, — voyage autour de la chambre de l'œil, dit Sainte-
Beuve.
Tout en faisant sauter les puces d'eau du parc de Leysse
« qu'il n'avait jamais vues ailleurs sinon en Géorgie », Xa-
vier de Maisiie devait se reporter par l'imagination à ces
années de sa jeunesse, où il lit la campagne du Caucase, en
1810. Quel voyage enivrant, pour un peintre, un artiste, un
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE ^'2\
poète cl un écrivain tout à la fois! Nous n'entreprendrons pas
ici de dire le charme exotique, le pathéliqùe, la vigueur de
ce drame qui s'appelle Les Prisonniers du Caucase^ avec ses
paysages copiés d'après nature, ses costumes et ses cou-
tumes rapportés de là-bas, la peinture très obsei^ée des
mœurs, les caractères mis en saillie avec un relief puissant,
Kascambo, qui passe par tx)utes les phases de l'espérance au
découragement, àme sensible qui souffre du meurtre néces-
saire de l'enfant d'Ibrahim, esprit droit que les Tchelchengos
eux-mêmes prennent pour arbitre de leurs disputes ; ou encore
le Tchetchenge déliant qui garde le fugitif sur son toit et ne
le rend que contre monnaie échangée à distance ; mais sur-
tout Ivan, cet Ivan Smirnoff, c'est-à-dire Jean le Doux, plai-
sante paraphrase pour désigner cet expéditif vengeur, qui
abat si allègrement le geôlier en chantant son petit air Hai
luli, hai luli ! El quel décor à toute cette action ! Combien
cela est plus net, plus profondément étudié et mar(|ué que
dans Bernardin de Saint-Pierre, dont Xavier de Maislre est
plus éloigné, qu'il ne l'est de Mérimée.
Xavier de Maistre excelle dans ces récits de guerre qui
reflètent sa vie de soldat, comme ses autres œuvres d'une
note plus sensible sont le miroir de sa vie privée. L'officier
avait un beau brin de plume au bout de son sabre, et il re-
venait de ses campagnes, la mémoire chargée de souvenirs,
d'images, de scèrtes, dont il n'utilisait pas tout, mais qui
lui fournissaient des sujets à la mode, en ce temps de guerres
et de représailles. Tous les auteurs du temps et du pays en
traitaient de semblables. Karamzine mettait toutes les vi-
gueurs de sa palette dans la peinture des guerres tartares ;
Joukovsky entonnait le clairon de l'épopée pour chanter l'in-
vasion des Français en Russie, qui inspirait aussi de beaux
accents au soldat poète Batiouchkov, et Xavier de Maistre, pai-
ses œuvres françaises, semblait faire école dans la littérature
russe, puisque sept ans après la publication de sa nouvelle.
son neveu par alliance, l'illustre Pouchkine, allait, parmi les
genres nombreux qu'il aborda, exceller avec le genre des Pri-
sonniers du Caucase, d(mt il donna comme un rel'lel dans
son poème : Le Prisonnier du Caucase.
21
:i22 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
(?es histoires de prisonniers de guerre étaient attachantes
à une époc^ue où le cas était si fréquent. La publication de
quel(|ues papiers inédits de Xavier de Maïstre a montré quelle
place les sujets de cette sorte occupaient dans ses travaux de
plume. Il faut désormais placer parmi les plus saisissants
et les plus frappants tableaux de la trop fameuse retraite de
Kussie L Histoire d'un Prisonnier Français, de Xavier de
Maistre, publiée il y a vingt ans. Jamais on ne donnera une
sensation d'angoisse et de froid comparable à celle qu'on i*es-
sent en lisant les péripéties par lesquelles passe ce malheureux,
dépouillé par les cosaques, et laissé à demi nu dans la
neige, un pied gelé. Ce n'est qu'un fragment, mais il est
achevé. Il y a un épisode près d'une isba où les prisonniers
se partagent un vieux cheval, que leur a donné en pâture
un officier compatissant : c'est un croquis vibrant, pris sur
le vif, d'une émotion intense, et tout plein d'une grande sym-
pathie pour les Français.
Xavier de Maistre sciait encore exercé aux récits d'éva-
sion par l'histoire récemment publiée d'un jeune Kahn, prison-
nier des Russes pendant l'expédition de Géorgie. Il décrit
bien agréablement à son propos les manœuvres agiles des ex-
cellents cavaliers du pays et leurs fantasias.
Ces récils sentent leur cinj, ce sont des pages d'Orient où la
ruse est perspicace à i)roportion des dangers et des rigueurs
(le la servitude. Les Prisonniers du Caucase en sont une ver-
sion nouvelle et plus achevée, d'un intérêt poignant ; il y
l)asse Icsfrisson tragique, et l'œil conserve longtemps le re-
flet de l'éclair de la hache.
Reber a mis en musique la douce complainte que chante
Ivan pour saisir son arme. Elle est joliment versifiée. Xavier
(le Maistre a raillé les poètes, « ces gens qui ont quelque cliose
dans le poignet pour changer la prose en vers, à mesure
(|u'elle passe par là pour se rendre de la tête sur le papier ».
II avait lort de se plaindre, car il aurail pu s'y essayer avec
moins de bonheur. Ses traductions des fables de Kriloff sont^
avenantes, saut quand il ajoute des diatribes contre Voltaire
ol l'on a souvent cité avec faveur les gracieuses strophe^
de sa ballade: I.c Prisonnier el le Papillon:
HISTOIHE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 323
Colon de la plaine éthérée,
Aimable et brillant papillon,
Comment de cet affreux donjon,
As-tu su découvrir l'entrée?
A peine entre ces noirs créneaux
Un faible rayon de lumière
Jusqu'à mon cachot solitaira
Pénètre à travers les barreaux.
sentiments les plus délicats, rafïection conjugale et pa-
le raelle, l'amour de la liberté et de la nature y revêtent une
foniie charmante, doucement mélancolique, sans éclat ni ai-
greur. Ce sentiment à demi voilé est le grand charme des
romans de Xavier de Maistre, dont au demeurant la qualité
maîtresse resFe celle d'être un peintre, même quand il a la
plume à la main. C'esl un observateur, un voyant qui fait
voir, un esprit foncièrement concret. Il semble qu'il copie ses
descriptions, ses scènes, ses paysages d'après le modèle in-
térieur dont l'image apparaît, nette et déterminée, sur l'écran
de son imagination. Sa correspondance abonde en peintures
^t en panneaux qui le placent, comme avaient déjà fait ses
contes, au premier rang parmi nos descriptifs et nos intui-
tifs.
Au nombre de ses voyages, à lui qui parcourut l'Europe
^n tous sens, il faut mettre à part deux excursions d'un
<-ai-actère original qui ne furent pas au long cours, et dont
I itinéraire ne dépassa pas les quatre murs de sa chambre.
C'est le Voyage autour de ma chambre, suivi de \ Expédition
nocturne autour de ma chambre. Le premier parut en 1794, la
Suite fut éditée en 1825. On sait le sujet, dans tout^ sa
tt^ince ténuifé. Pour occuper l'ennui de ses arrêts, il entre-
prend l'inspection de sa chambre, et en prend l'occasion de
ï^ous parler de tout à propos de rien, à propos de son lil,
<fe son fauteuil, de sa robe de chambre, de son brosseur,
<les estampes sur les murailles, des li\Tes de la bibliothèque,
rfu buste de son père placé sur le bureau, des tiroirs qui
^nt dans la table, des lettres et des reliques qui sont dans
'^ tiroire.. C'est un caquetage charmant.
^'Expédition Nocturne est une méditation au moment de
^uilt^X' sa chambre pour fuir devant les progrès envahissants
324 UISTOIIIE DE LA LITTÉUATLRE FRAiNÇAlSE
de la Révolution. Ce petit livre, par le Ion, le sujet, le gra-
cieux bavardage et le décousu aimable, ne fait qu'un avec
Taulre.
A eux deux, ils sont un babillage exquis, plein d'agrément,
d'un style affable et sûr, de tons variés. Tantôt la note est
enjouée, spirituelle, tantôt elle est grave, éloquente. C'est
tour à tour Swift ou Charles Lamb, La Bruyère ou Mari-
vaux, Montaigne et Pascal effrayé par Tinfîni. Les grands
spectacles des cieux, les graves problèmes de la destinée,
l'émeuvent et lui inspirent des pages de belle allure. Dans
la cellule où il est retenu, sa vaste pensée fait entrer le monde.
11 discute à la façon de Kant sur les lois de notre entende-
ment. Sur la raison, sur les notions de temps, il a des vues
larges et des expressions d'une belle poésie. Il agite toutes les
questions mystérieuses que fait surgir la réflexion devant la
vie et la mort: il n'explique rien, il ne résout rien, mais son
doute est vaillant et fort, et il échappe au découragement par
Tespoir et la confiance dans Tàme inunortelle et la bont('î divine.
Si la métaphysique tourmente parfois notre charmant con-
teur, la psychologie Tamuse et il y excelle. Il invente la théorie
de V Autre ei de la bête, dans laciuelle l'homme est fait de
trois principes, le corps, l'Ame et la bêle, ou Tàme dans ses
moments d'inconscience. Lisez à ce sujet le dialogue de la
bête et de l'âme un matin, au réveil, quand le soleil dore
déjà le mont Viso. Lisez la page émue sur la mort d'un ami;
sa dissertation sur le patriotisme, apologie déguisée de son
exil; et surtout ses madrigaux aux dames, ses chastes pein-
tures de l'amour en époussetant le portrait de Mme de Ilaut-
Caslel, ou en pensant à Rosalie debout sur un tertre verdoyant.
Tout y est aimable, mesuré, frais et délicat. C'est de l'excel-
lente idylle. Amant rebuté, il ne dérange pas toutes les divi-
nités de rOlympe, il sourit, disserte sur l'optique des por-
traits de face, et écrit ce chef-d'œuvre, la Page de la Rose
et cet autre, la Voisine à la fenêtre. Il ne se peut pas d'ou-
vrage plus accompli, plus poli, plus réser\^é. C'est d'un hu-
mour fin et affable, d'un esprit souriant, d'un niarivaudage
sans afféterie et d'une forme impeccable. C'est le livre des
délicats.
■>.
CFIAPITIŒ IV
Le Théâtre.
Différence entre le théâtre du xvui^ siècle et celui du siècle înécédenl. — La
Formule nouvelle du drame. — Diderot. — Voltaire. — Divers. — Chédil-
LON, le père et le fils. — Théâtre de la terreur.
Regnard. — Marivaux. — Piron. — C.ollé. — Se daine.
Beaumarchais. — Dancourt. — Campistron. — Danchel. — La Grange-Chancel.
Destouches. — La Chaussée. — Alain. — Boissy. — Sainl-Foix. — D'Allainval. —
La Noue. — Saurin.
Gresset. — Carmontelle. — Desmahis. — Arnaud. — De La Touche. — Du
Belloy. — Rochon de Chahannes. — Palissot. — Ducis. — Les Poinsinet. —
Faiçan. — Desfor«i[es. — De Bièvro. — Maillot. — 0. de Gouges. — Fabre
d'Églantine. — Collin d'Harleville. — Andrieux. — Hoffmann. — Lava. —
Théâtre Révolutionnaire.
Raynouard. — Bouilly. — De Jouy. — Marie-Joseph Chénier. — I^ncival. —
Arnault. — Etienne. — Duval. — Picard. — Népomucène Lemercier. —
Brifaut. — Pixérécourl.
La Comédie ItaUenne.
Le Théâtre de la Foire. — Favart et TOpéra-Comique.
Le Théâtre de Société.
Le Théâtre au Collège et au Couvent.
Organisation matérielle du Théâtre. — Les Spectateurs sm* la scène. — La Scène
libre. — Costumes et Décors. — Acteurs et Actrices célèbres.
Le théâtre est l'image de la société. Il est plus rare de
voir une œuvre dramatique influer sur les mœurs, que les
mœurs inspirer les auteurs. L'évolution du genre théâtral
est une évolution sociale. Sous Louis XIV^, nous lavons vu,
la population se divisait en trois parts, dont l'une, la
plus considérable, était nulle et non avenue. En haut, quel-
ques milliers de privilégiés, qui vivent dans le faste et le rayon-
nement d'or du Roi Soleil, qui logent dans de superbes hô-
tels du châteaux, sauf le temps qu'ils passent à la cour, et
durant lequel ils occupent de pauvres et incommodes sou-
pentes à Versailles; ce sont les grands seigneurs, les nobles,
les heureux de la terre. Au-dessous, l'épaisse bourgeoisie
qui travaille, vend, afferme, juge, trafique et fait la besogne
matérielle de la vie publique. Et tout au fond, dans l'éloigne-
ment, la tourbe anonyme du populaire grouille, confuse et
y
326 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
diffuse, obscurément, sans importance et sans nom. Pour
construire Versailles, à. cause des marais et du surmenage,
il mourait une centaine d*ouvriers par semaine ; on les em-
portait clandestinement dans des tombereaux. Cela ne comp-
tait pas. Cette masse, qui remua souvent au moyen âge, aura
ses émeutes et ses révoltes de plus en plus fréquentes et
graves, durant tout le cours du xviu* siècle (voir Barbier,
Journal) jusqu'à la secousse finale, qui, le 14 juillet 1789,
fera tomber la Bastille depuis longtemps ébranlée.
I^ xviii* siècle est un siècle à bascule.
Les grands descendent.
Les petits montent.
Quand le siècle finil, ce sont les petits qui sont au-dessus.
Le théâtre fait de même.
A Tordre social, tel qu'il était sous Louis XIV, correspondait
la division nette des nobles et des ignobles, des précieux et
des bourgeois, des aristocratiques distinctions et des plates
trivialités. Tel peuple, telle scène.
Au siècle suivant, les princes et les seigneurs se retirent,
se font plus modestes, ôtent le casque à panache, découron-
nent la tragédie allière; parallèlement, les bourgeois haus-
sent le ton, s'enrichissent, ont de belles vaisselles et des col-
lections rares, raisonnent de tout, occupent^ les emplois
importants dans TEtat, et M. Jourdain n'est plus ridicule en
s*habillant chez le premier faiseur. L'aristocratie de l'argent
rivalise avec celle de la naissance, et le grand seigneur dé-
plumé ou fatigué, consent À s'asseoir à la table du marchand
ou du financier, à lui demander sa fille, et comme celle-ci est
fort riche, et qu'il ne veut pas laisser passer l'occasion, il
¥eiit l'épouser tout de suite, bien qu'elle n'ait que trois ans,
(mariage du marquis d'Oyse, etc.).
El à l'horizon, les bataillons serrés du populaire apparais-
sent, masse encore confuse, en marche l'ei's l'aube.
Le théâtre du xviii" siècle nous dit tout cela et raconte le-
bouleversement.
La tragédie s'humilie, s'abaisse.
La comédie se hausse.
Les deux genres jadis opposés, hostiles, irréductibles, voi-
i
HISTOIRE DE LA UTTÉRATURE FRANÇAISE 327
sinent, fraternisent, fusionnent ; Scapin prend Agamemnon
sous le bras, et le cothurne prêle ses talons au socque.
Achille se permet ue sourire, et Dorine a des chagrins tou-
chants. Le siècle précédent jaugeait et cataloguait les es-
pèces : tout le rire par ici, toutes les larmes là-bas. Le siècle
suivant les réunit, les confond, admet que le même person-
nage peut avoir dans sa vie des successions de moments
gris et moroses, ou souriants et roses, et les lui permet à la
scène. Comme le roman, qui, de précieux ou burlesque de-
vint véritable et vraisemblable, le théâtre, de précieux et tra-
gique, ou de ti ivial et comique, devint l'image simple et fidèle
de la réalité ; à ces deux genres de convention succéda celui
qui dure encore de nos jours, le drame, appelé d'abord, du
nom de ses ascendants directs, tragédie bourgeoise ou bien
comédie larmoyante.
<c Molière, disait Deslouches, ne nous a laissé que le déses-
poir de l'égaler. » Et il songea à des choses nouvelles. La
Chaussée fit de la comédie sensible, mal écrite, mais intéres-
sante par le souci de faire vrai, de renoncer à la peinture
des ridicules d'exception, qui sont comme des maladies mora-
les. C'est le genre de ses comédies La Fausse Antipathie (1733)
et Mélanide (1741). Marivaux, sans étalage de réalisme, avec
une émotion sans emphase, dans La Mère Confidente (1735)
et la Femme Fidèle (1755), réalisa le mélange de la gaieté
et du pathétique. Ils ne rédigeaient point de traité ni de
théorie; ils imprégnaient la comédie de sensibilité, parce que
c'était la mode. Ce fut Fontenelle qui le premier esquissa la
poétique nouvelle, destinée à allier l'intérêt puissant de la
tragédie à la grâce simple de la comédie. Il s'exerça dans ce
genre, écrivit inutilement des pièces qui ne furent pas jouées,
Macale (1722), Le Testament (1731), Henriette (1740), etc.,
et leur donna une préface qui est un manifeste. A son
sens, ce sont les situations qui distinguent les genres dra-
matiques. Des actions sont particulières aux princes, d'autres
sont celles des simples citoyens ; d'autres enfin sont com-
munes aux citoyens et aux princes. Aussi il n'y a pas de
frontière entre la tragédie et la comédie ; elles ont des con-
tacts, des points de fusion. Au lieu de dire avec Fénelon : « Il
ÎJ2S IIISTOIRK DE LV LITTÉRATURE FRANÇAISE
faut distinguer Ja tragédie et la comédie », il faut reconnaître
la continuité des degrés intermédiaires qui les relient, comme
des nuances dégradées d'un prisme. Fontenelle décompose et
classe ces nuances : terrible, grand, pitoyable, tendre, plai-
sant, ridicule. Le point est de faire la fusion de tous ces
ordres, comme dans la vie.
Jn nio crois dispensé de m'appliqiier ce qiie font les Empereurs,
ils sont trop haut pour moi ; je ne daigne pas m'appliquer ce que
font les saltimbanques ; ils sont trop bas. Les uns et les autres
ne sont que des cas extraordinaires où je ne me trouve jamais.
Il voulait que Ton représentât la mort d'Auguste avec le
double mélange des circonstances solennelles, et aussi des
mesquineries triviales qui ont encadré cet événement.
Nous avons vu que X'oltaire a favorisé Tavènement de cette
nouveauté. Bien avant la préface de Cromwell, de Victor Hugo,
qui fut une redite et une reprise, il avait observé à propos
d'une comédie de la formule neuve :
Si la comédie doit être la représentation des mœurs, cette pièce
semble être assez de caractère. On y voit un mélange de sérieux
et de plaisanterie, de comique et de touchant. C'est ainsi que la
vie des hommes est bigarrée ; souvent môme une seule aventure
produit tous ces contrastes. Rien n'est si commun qu'une nrmison
dans laquelle un père grwide, une fille occupée de sa passion pleure,
le fils se moque des deux, et quelques parents prennent difréren^ment
part à la scène. On raille très souvent dans une chambre de ce qui
attendrit dans la chambre voisine, et la môme personne a quelque-
fois ri et pleuré de la môme chose dans le môme quart d'heure.
Une dame très respectable, étant un jour au chevet d'une de ses
filles qui était en danger de morl, entourée de toute sa famille, s'écriait
en fondant en larmes: «Mon Dieu, rendez-la moi, et prenez tous mes
autres enfants ! )> Un homme qui avait épousé une de ses filles s'ap-
procha d'elle, et, la tirant par la manche: c( Madame, dit-il, les gen-
dres en sont-ils? » Le sang-froid et le comique avec lequel il prononça
ces paroles fit un tel effet sur cette dame affligée, qu'elle sortit en écla-
tant de rire; tout le monde la suivit en riant; et la malade ayant su de
quoi il était question, se mit à rire plus fort que les autres.
Nous n'inférons pas de lu que toute comédie doive avoir des scènes
de bouffonnerie et des scènes attendrissantes. Il y a beaucoup de très
bonnes pièces où il ne règne que de la gaieté, d'autres toutes sérieuses,
d'autres mélangées, d'autres où l'attendrissement va jusqu'aux
larmes. Il ne faut donner l'exclusion à aucun genre, et si Ton me
demandai! quel genre est le meilleur, je répondrais: (( celui qui est le
niirux traité ».
HISTOIIIE DE LA LITTÉRATURE FRANC \ISE 329
3t-
Dç là comédie sérieuse, Diderot fui l'apôtre, et il étaj^a sa
théorie sur les exemples variés d'Eschyle, de Térence, de
Shakespeare, de Voltaire, de Landdis, de Mme de Graffigny,
de Ed. Moore et de Lessing. Il dénonça la faillite de la co-
médie, dénuée de sens moral, la banqueroute de la tragédie,
dont les vieux rouages grinçaient, et dont l'art était devenu
du procédé. Ce fut sa marotte. Il y revint dans les Entre-
tiens, dans VEssai sur la poésie dran^alique, dans le Paradoxe
sur le Comédien, dans les Bijoux Indiscrets, où la sultane
Alirzoza se raille:
— « La ruine ou la conservation d'un Empire, le mariage
d'une princesse, la perte d'un prince, tout cela s'exécute dans
la tragédie en un tour de main. S'agit-il d'une conspiration?
On l'ébauche au premier acte, elle est liée au second, toutes
les mesures sont prises, tous les obstacles levés, les conspi-
l'aleurs disposés au troisième ; il y aura nécessairement une
l'évolte, et vous appelez cela conduite, intérêt, chaleur, vrai-
semblance. »
Le déplacement des classes sociales, l'avènement de la
chaste bourgeoise, le goût de la nature, de la morale, de la
philosophie, favorisèrent le nouveau genre, qui n'était pas
inconnu en France, car il existait au xv* siècle, et ce fut la
x^enaissance classique qui l'étouffa. Le drame bourgeois fut,
jiar là, un retour à nos vieilles traditions.
Diderot prêcha pour la nouvelle comédie, mais il ne prêcha
j^as d'exemple. Ses deux comédies sont faibles et peu pro-
liantes. Son 'traité est oublié, et il n'eut que le mérite de
:irésumer une situation qu'il ne créa pas.
Il rêva d'introduire, à côté de la tragédie, une tragédie
^domestique ou bourgeoise, comme aussi à côté de la comédie
gaie, une comédie sérieuse.
Nous verrons à propos de Beaumarchais, de ses théories
€t de ses réformes, ce qu'il y eut de louable dans cet élan et
cet essor. Mais retenez que celte apparition d'un genre litté-
raire marque le mouvement social de deux castes qui font
330 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇLUSE
osciller et penriier le fléau de la balance. C est ravènemenl
du tiei^s état.
Voltaire pour ses tragédies et ses coméaies, Diderot pour
sa théorie du drame nouveau, ont leur grande part dans l'his-
toire de ce théâtre: je vous renvoie à ce que j'en ai dit en
vous parlant d'eux, pour moins de redites et pour éviter
aussi de diviser artificiellement l'élude des auteurs, qu'il
vaut mieux considérer d'ensemble à la place que leur assigne
leur plus fameuse spécialité.
Dans ce siècle, où chacun a fait de tout, a tenté de tout,
où l'activité fut fébrile, féconde et curieusement dispersée,
il faudrait pour une histoire spéciale du théâtre, emprunter à
tous, des morceaux de leurs œuvres complètes.
Lesage est avant tout romancier ; Florian est avant tout
fabuliste ; le président llénaull est un historien ; Gresset est
le poète de Verl-Verl, Mercier est un mémorialiste: il suffira
ici de rappeler, en avertissant qu'il en est traité en soa lieu :
Turcaret, Crispin rival, lés Arlequins de Florian, François II,
Le .Méchant, ou Jenneval, Le Déserteur et La Brouette du
Vinaigrier,
Parmi ceux qui furent surtout et précisément auteurs dra-
matiques, il convient de nommer Crébillon, Regnard, Mari-
vaux, Piron, Collé, Sedame et Beaumarchais, pour les genres
différents qu'ils représentent.
Crébillon père, Prosper Jolyot de Crébillon (1), l'auteur
de Idoménée, Atrée et Thyesle, Rhadaniiste et Zénobie, Xer-
xès, Sémiraniis, Catilina, le Triumvirat, représente les droits
persistants de la tragédie classique et de l'héritage de Racine;
mais un Racine descendu de Tempyrée, familier de la Triple
Hécate cl des sataniques abominations.
Rhadamiste et Zénobie ! Electre ! Atrée et Thyestel le frère,
versant au frère le sang de son fils dans la coupe horrible,
qui fit se voiler le soleil!
Reconnais-tu ce sang?
Je reconnais mon frère I
(1) 1674-1762.
HISTOIRE D^: LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 331
Toutes les horreurs tragiques accumulées, les meurtres,
les incestes, les parricides, toutes les machines de terreur
et d'effroi furent ses éléments favoris. Il disait que Corneille
ayant pris le ciel, et Racine la terre, il lui restait l'enfer,
et qu'il s'y était jeté à corps perdu.
C'était un homme bizarre. Mercier est allé le voir.
« Sur sa renommée, j'allai voir le vieux Crébillon. Il demeurait
au Marais, rue des Douze-Portes. Je frappai; aussitôt les aboiements
de quinze à vingt chiens se firent entendre; ils m'environnèrent,
gueule béante, et m'accompagnèrent jusqu'à la chambre du poète.
L escalier était rempli des ordures de ces animaux. J'entrai, escorté
et annoncé par eux. Je vis une chambre dont les murailles étaient
nues : mi gi'abat, deux tabourets, sept à huit fauteuils, déchirés et
délabrés, composaient tout Tameublement, J'aperçus en entrant une
figure féminine, haute de quatre pieds et large de trois, qui s'enfonçait
dans un cabinet voisin. Les chiens s'étaient emparés de tous les fau-
teuils et grognaient de concert.
Le vieillard, les jambes et la tète nues, la poitrine découverte,
fumait mie pipe. Il avait deux grands yeux bleus, des cheveux blancs
et rares, une physionomie pleine d'expression. Il lit taire les chiens,
non sans peine et me fit concéder, le fouet h la main, un des fauteuils.
Il ôta la pipe de sa bouche, comme pour me saluer, la remit et
continua à fumer, avec une délectation qui se peignait sur sa physio-
nomie fortement caractérisée. Sa distraction fut assez longue. Son œil
bleu était fixe et tourné vers le plancher. Il me parla brièvement.
Les chiens grondaient sourdement. Le poète posa enfin sa pipe... »
Grand, les yeux hleus, les sourcils épais, la tête pleine de
noblesse, Tair rude, il était bien l'homme de ses œuvres. Il
avait une mémoire prodigieuse et savait ses tragédies par
cœur. Il composait en marchant, en gesticulant. Un jardinier
le prit un jour pour un fou et voulut le faire arrêter. Il était
bourru, franc, bizarre. 11 ne donnait jamais de billets pour
ses pièces, ne voulant pas que personne se crût obligé de l'ap-
plaudir. Il refusa le manuscrit d'une de ses tragédies à son
médecin, qui le lui demandait au cours d'une grave maladie,
en lui récitant ce vers de lui:
.\h 1 doit-on hériter de ceux qu'on assassine !
C'était dur pour le médecin.
Il élait prodigue, et pauvre, malgré un emploi dans la
finance, de gros bénéfices réalisés avec le Law's System, et
:j:32 iiistoirc de lv littérature française
une pension que lui accorda Mme de Pompadour,' apprenant
qu'il avait 80 ans et qu'il élail dans la gêne.
Crébillon s'empressa d'aller remercier sa bienfaitrice qui,
étant indisposée gardait le lit. La vue de ce beau vieillard
l'attendrit ; elle le reçut avec une grâce touchante. Il en fut
ému, et comme il S(î penchait sur son ht pour lui baiser la
main, le roi entra.
— Ah! madame, sécria Crébillon, le roi nous a surpris,
jfc suis perdu !
11 avait des mots.
Il dut un jour haranguer le roi. Celui-ci lui répondit:
— Crébillon, ce qui in'n fait le plus de plaisir, c'osl la dignité avec
laquelle vous m'avez parlé, vous n'avez pas tremblé.
— Sire, vous ne devez fnire trembler que vos ennemis.
Cette parole de lui est bello. In jeune auteur lui lisait une
. satire, et il lui dit:
— Jugez combien la sa lire est méprisable, puisque vous y réussis-
sez môme à votre ûge î
Voltaire le détestait, ce qui était beaucoup d'honneur, et
rivalisait avec lui, refaisant ses tragédies dont il donnait pour
ainsi dire le corrigé.
Il fut de l'Académie Française en 1731 : il écrivit son dis-
cours en vers.
Crébillon avait un fils, Claude, qui a laissé une fâcheuse ré-
putation d'écrivain licencieux, et à qui l'abbé Boudot disait :
— Tais- toi, tu n'es qu'un grand garçon, et ton père était un grand
honmie.
Mercier raconte :
Crébillon ms (1) était taillé œnmie un peuplier: haut, long, mince; H
contrastait avec la taille forte et le poitrail de Crébillon le tragédiste.
Jamais la nature ne fit deux êtres plus voisins et plus dissemblables,
Crébillon fils était la politesse, l'aménité et la grâce fondues ensemble.
Une légère teinte de causticité i>erçait dans ses discours, mais elle
ne frappait que les pédants littéraires...
(1) 1707-17*7.
■ 4
À
HISTOIRE DE LA LITTÉRVTIRE FRANÇAISE 333
Il avait vu le monde ; il avait connu les fennnes autant qu'il est
possible de les connaître; il les aimait un peu plus qu'il ne les
estimait...
Un jour, il me dit, en confidence qu'il n'avait pas encore achevé la
lecture des tragédies de son pure, mais que cela viendrait.
Ceci est intéressant comme une marque de rélat de Topi-
nion publique à Tégard du genre tragique, classique. Prenez
que Crébiîlon fils est l'écho de nombre d esprits de son temps:
« Il regardait la tragédie fran«;aise comme la fnrce la plus complète
qu'ait pu inventer Tesprit humain. Il riait, nux larme.-^, de certaines
productions théâtrales, et du public qui ne voyait, dans tous les
rois de la tragédie française, que le roi de Versailles. Le rôle du
capitaine des gardes, tantôt traître, tantôt fidèle, selon la fantaisie
du poète, le faisait surtout pâmer de joie. Il s'informait exactement
de celui qui le jouait. C'était son acteur favori pour le plaisir qu'il
lui causait. Aujourd'hui, janissaire ; demain, déposant Tarquin le
Superbe. Cheville ouvrière de tous les dénouements, il avait renversé
plus de trônes, au bout de l'année, qu'il n'avait de gardes à sa suite.
Il tuait les tyrans, trois fois la semaine, avec une précision admirable.
Crébiîlon aimait tout en lui : sa démarche, sun attitude, sa fierté
obéissante; tantôt royaliste, tantôt républicain, il suivait tous les
ordres avec une indihérence philosophique qui n'ùtait rien au tran-
chant de son sabre. )>
Collé, peu toléranl, rabroua un jour ce fils irrévérenl :
— En vérité, monsieur, c'est une chose honteuse, scandaleuse et
ridicule qu'un petit grilïonncur de prose comme vous, un rhabilleur
de vieux contes de fées, ose comparer ses frivoles rapsodies aux pro-
ductions immortelles d'un des premiers hommes de son siècle, qui
a fait véritablement un mauvais ouvrage en votre personne, mais
qui a fait Alréc et Thycste, qui a fait Electra qui a fait Rhadamiste
et Zénobie, qui a fuit Catilina, qui l'a fait, qui le fait, et qui le fera
toujours.
Collé alludait à un mot célèbre .
Un jour, au Caveau, on demandait à Crébiîlon père :
— Quel est votre meilleur ouvrage?
Il répondit :
— Le meilleur, je ne sais pas; mais voici le plus mauvais.
Et il montra son fils, qui eut cette ré[)arlie scandaleuse :
— Patience ! il faudrait d'abord prouver que tous vos ouvrages sont
de vous.
334 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Voilà un vilain homme, et c'est bien celui qilî pouvait écrire
tant de gravelures, qui n'ont même pas Texcuse de la. grâce
et de Tesprit: Tahzaî et Néadarné^ Le Sopha ou Ah ! quel
conte ou La ISluit et le Moment et les nombreuses Lettres que
lui dictait sa morbide prédilection. Mme de Pompadour elle-
môme en fut sutîoquée, cl lexila : c'est tout dire.
De Crébillon à Regnard, à Lesage, à Marivaux, il y a loin.
C'est le sourire après la terreur, et c'est un repos mérité.
Crébillon voulait conlmuer Raicine avec plus de vigueur
sombre.
Regnard (1), continua Molière, avec plus de folle gaieté.
Vous avez certainement ri à la représentation du LégatcUre
Universel, et pour peu que \x}us l'ayez vu jouer à la suite
du Malade Imaginaire, vous avez constaté Tétroite filiation qui
unit Regnard à Molière, son maîti'e. Outre cette curieuse
comédie, de gaieté un peu macabre, peut-être aurez-vous aussi
assisté au Disirait, qui se joue peu, aux Folies Amoureuses,
qui se jouent davantage, et au Joueur qui est un bon chef-
d'œuvre. Dans ce cas, vous connaissez assez voire auteur,
et Ton peut vous ([uilter de ses autres comédies, Les Filles
Errantes, La Coquette, Le Bourgeois de Falaise, ou bien les
Ménechmes, ainsi que des innombrables pièces qu'il donna à
la Comédie-Italienne, La Foire Saint-Gcrniain ou les Ven-
danges, Le Carnaval de Venise ou Orphée aux Enjers.
Le théâtre de Regnard nous reporte aux environs de 1700,
à un moment (]uc ion est convenu d'appeler l'époque attris-
tée et austère de la fin du règne de Louis XIV. Le roi, vieilli,
le c'éclare : « A nos ùges, on n'est plus heureux ». Et, en
effet, du point de vue de la grande histoire, de l'his-
toire publique et diplomatique, l'aspect est sombre.
Mais il en est de la société comme des gens ; elle a comme
eux sa vie extérieure, comme eux aussi, sa vio intime
et privée, et ses deux façons de vivre sont loin [>arfois de
se ressembler. Cette société de 1700 n'était pas aussi sévère.
A regarder l'histoire d'un peu haut, il est vrai (pril n'y a
(1) i6ju-n09.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATIHE FRANÇAISE 333
plus alors de grands noms ni de grands succès. Turenne,
Condé, Vauban onî disparu et ont été remplacés par des gens
comme Tallard ou Ghamiliard: c'est la défaite de Ramillies,
l'invasion de la France par les étrangers qu'on voit appa-
raître jusqu'à Sainl-Cloud. Ajoutez que le froid et la famine
aggravent la misère publique, et que, dans Paris, on voit
des gens courir derrière les carrosses des grands seigneurs
en leur criant : « Du pain ! Du pain !» Il fallut qu'on les
employât à déblayer une grande butte de terre qui était entre
les portes de Saint-Denis et Saint-Martin, et on les paya
avec des morceaux de pain.
Quelque gris que soit le tableau de ce temps pieux,
Quand Maintenon jetait sur la France ravie
L'ombre douce et la paix de ses coiffes de lin,
cela n'empêchait point la littérature de sourii'e, et peut-être
n'y eut-il jamais, chez nous, autant d'auteurs comiques : et
Lesage et Dufresny, et Destouches et Regnard.
Regnard habitait au bout de la rue Richelieu, à Tintersec-
tion de la rue actuelle et du boulevard des Italiens, dont il
eut déjà l'esprit avant la lettre.
C'était alors Textrémité de Paris, le rempart; de sa maison,
bel hôtel entre cour et jardin, il apercevait ce qui est aujour-
d'hui le faubourg Montmartre. C'étaient de belles plaine?,
plantées de vignobles, où Ton récollait un petit vin de Mont-
martre qui avait une certaine réputation: par delà ces vi-
gnobles, il découvrait la grande butte Montmartre sur laquelle
s'élevaient une trentaine de moulins, bien connus : le moulin
de la Galette, le moulin du Paradis, le moulin de la Lamette,
du But-à-Feu, de la Vieille Tour.
Il n'en reste plus aujourd'hui que deux : encore leur des-
tination a-t-elle été sensiblement détournée de l'intention pre-
mière des fondateurs. Regnard avait encore sous les yeux le
va-et-vient des meuniers et des ânes : les ânes de la butte
étaient légendaires, on disait des gens niais : c'est un gars
de Montmartre.
Des malades venaient faire leur cure aux fontaines d'eaux
thermales ; des pèlerins gagnaient la petite chapelle où l'on
XU\ HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
conservait une image sacrée portant le mot hébreu rabboni.
Les commères s'imaginaient que la propriété de cette image
était de rahonir. II y en eut une qui vint prîer pour que son
mari devint meilleur; un jour ou deux après, le mari mourut^
et la bonne femme de s'écrier :
Que la bonté du saint est grande!
H vous donne plus qu'on ne lui demande!
L'hôte de ce bel hùlel de la rue Richelieu était né avec
une fortune d'environ cinq cent mille francs de rentes, gagnée
par son père dans le commerce de l'épicerie, des comestibles,
de toutes ces salaisons qu'on appelait alors des éperons à
boive; et il semble que Regnard s'en soit toujours ressenti, car
ce fut un très grand buveur devant l'Eternel. Il mena une
vie de grand seigneur. Il avait à Grillon, près de Dourdan,
une campagne dont il fît une véritable abbaye de Thélème.
Il donnait de copieux repas, organisait des chasses à courre
au chevreuil et au cerf. On y menait la vie qu'il a décrite
dans son divertissement des Folies Amoureuses, C'était d'ail-
leurs alors un très grand personnage : il réunissait les titres
de trésorier des finances du roi, de conseiller du roi, de lieute-
nant des eaux et forêts, de capitaine du château de Dourdan,
de grand bailli de la province de Ilurepoix. Il avait conmie
hôtes assidus et comme amis les plus hauts seigneurs du
temps : le petit-fils de Condé, le duc d'Enghien, le marquis
d'Effiat, le prince de Conli, sans compter un certain nombre
de jolies femmes, comme Mlle Loison, et des littérateurs,
comme Palaprat, Dupré, et ce Dufresny, resté célèbre par la
façon dont, faute d'argent, il paya sa blanchisseuse.
Regnard vivail en original, à l'écart de ses voisins. Il écrit
à un ami qu'il invite à dîner :
Ne va pas t'avise i', pour ti'ouver ma maison,
Aux gens des environs d'aller nommer mon nom.
Depuis trois ans et plus, dans tout le voisinage,
On ne sait, grâce au ciel, mon nom ni mon visage.
Mais demande d'abord où loge dans ces lieux
Un homme qui, poussé d'un désir curieux,
Dès ses plus jeunes ans sut percer où l'aurore
Voit de ses premiers feux les peuples du Bosphore ;
HISTOIRE DE LA LlTTÉRATLIiE FRAiNÇAISE 337
Qui parcourant lo sein dos intidèles mers,
Par le fier ottomnn se vit charger do fers :
Qui prit, rompant sa chaîne, une nouvelle course,
Vers les tristes lapons que gèle et transit l'Ourse,
Et s'ouvrit un chemin iustiu'aux bords retirés
Où les feux du soleil sont dix mois ignorés.
Mes voisins ont appris l'histoire de ma vie,
Dont mon valet causeur souvent les désennuie.
Demande-leur encore où loge en ces murais
Un magistrat qu'on voit rarement au palais ;
Qui, revenant chez lui lorsque chacun sommeille,
Du bruit de ses chevaux bien souvent les réveille ;
Chez qui l'on voit entrer, pour orner les celliers,
Force quartauts de vin et point de créanciers.
' Si tu veux, clier €uni, leur parler de la sorte.
Aucun ne manquera de le montrer ma porte.
Les visiteurs de ce splendide home de Regnard pouvaient
voir dans son cabinet de travail, derrière le fauteuil, et
accrochée au mur, une chaîne garnie de deux boulets. C'était
un souvenir de voyage très personnel; car cette chaîne, Re-
gnard l'avait portée lui-même pendant deux années. On voya-
geait, en ce temps-là, beaucoup plus que nous ne croyons ;
. tout le monde faisait son tour d'Europe ; Montaigne et Des-
caries avaient circulé. Mais on avait beaucoup moins qu'au-
jourd'hui, riiabilude d'éditer ses impressions de voyage :
nous avons du moins en ce genre, les plus jolies lettres de
La Fontaine, le voyage de Chapelle et de Bachaumont, et,
sous forme de roman, ce charmant opuscule, trop peu lu, que
Regnard a intitulé La Provençale.
Dès l'âge de vingt ans, orphtfin en possession de son im-
mense fortune, Regnard ne sachant cjue faire, partit en Italie.
11 alla au carnaval de Venise, joua, et rapporta cinquante
mille francs de gain. Il rentra à Pans, puis à vingt-deux ans.
retourna en Italie : mais le voyage celte fois fut différent. A
Bologne, il fit la connaissance d'un ménage, M. et Mme de
Prades. Mme de l^i-ades était jeune et fort jolie. Regnard de
son côté, était le plus brillant cavalier qu'on put rêver, sou-
riant, aimable et s])iriluel. L'intimité s'établit très vite. Ce-
pendant ils se quittèrent»; mais très peu de temps après, le
hasard, ou une secrète connivence fit que le bateau (|ui par-
tait de Cività-\'ec(hia pour rentrer à Toulon réunissait encore.
338 HISTOIRE DE LA LÏTTÉR-VTl'RE FRANÇAISE
M. et Mme de Prades et Regnard. Ils élaient en pleine mer,
lorsqu'il leur arriva ce qui arrivait souvent : un flibot de cor-
saires les attaqua, s'empara d'eux et les emmena loas prison-
niers en Alger. Ils furent exposés sur le marché aux esclaves
et vendus : le mari, à un arabe nommé Omar, Mme de Prades
à un autre qui s'appelait Baba-Hassan et qui la paya
mille livres ; Regnard estimé le plus cher des trois (quinze cents
francs), fut adjugé à un certain Achmet-ïalem. Mme de
Pnidcs dut en (^Ire humiliée. Lisez dans La Provençale, le
îccil charmant de ces péripéties, de la vie qu'ils menèrent
dans leur esclavage, de leurs tentatives d'évasion. Tout se
termina par l'interv'ention tardive du consul qui paya la ran-
çon; on remit en liberté Regnard et Mme de Prades; quant au
mari, on ne sut ce qu'il était devenu ; il avait été emmené
dans le désert par Omar, et l'on n'en avait plus eu de nouvelles.
Regnard et Mme de Prades rentrèrent en France; ils se pré-
paraient à s'épouser, lorsqu'un jour deux religieux arrivè-
rent, soutenant sous les bras un pauvre vieillard qui revenait
de très loin : c'était le mari, M. de Prades, que ces religieux
avaient eu la mauvaise inspiration de sauver et de ramener.
Mme de Prades fut obligée de Taccueillir, et, le ménage étant
reconstitué, Regnard songea à autre chose, soit qu'il fût
désespéré, soit qu'il fut débarraissé. Poursuivant ses aventures,
il alla d'abord tout près en Normandie, puis plus loin, en
F'iandre, en Hollande ; de là, s'éloignant encore, en Danemark.
Kii Danemark, on rinfurmc qu'il y avait de très jolies femmes
on .Suède : il part pour la Suède ; en Suède, on lui dit
qu'elles sont plus jolies encore en Laponie, et le voilà parti en
Laponie. 11 revint ensuite par la Pologne et l'Allemagne.
Il avait poussé jusqu'au cap Nord. Là, sur le marbre, il
grava que hii, et ses compagnons étaient arrivés à Tendroit
où le monde finissait: il crut qu'il avait touché le pôle Nord,
et il laissa une insciiption pour que les ours n'ignorassent
pas sa venue. Il s'en fallait encore de quelques degrés jusqu'au
pôle.
Les voyages sont un peu comme ces luMelleries d'Espagne où
il n'y a rien ; l'on n y trouve que ce (|ue l'on y apporte. Regnard
n'était ni un observateur pénétrant, ni un philosophe, mais il
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE -VM)
aimait le pitlores<|ue et savait s'amuser. Son récit, qui est à
lire, nous le montre visitant indifféremment tout : les rois, les
savants, les musées, où on lui fait voir un ongle de Nabucho-
donosor : il se divertit des Lapons, qui lui paraissent assez
semblables à des singes, et qui sont d'une |K)lilesse aussi
large que possible. Le Lapon dit à son bote: »< Tout ici est
à vous : ma maison est à vous, mes meubles sont à vous, mes
vêtements sont à vous, ma femme est à vous » ; ils sont vexés
si l'on refuse ces avances. Regnard avoue qu'il y a des cas
où l'on a du mérite à être poli. Il visita des forges, il descendit
dans des mines de fer, et il y a là des descriptions indus-
trielles assez curieuses, d'un <;aractère très neuf alors. II
noie que ces gens s abreuvent avec de grands verres d'huile de
lialeine, et surtout avec de l'alcool. Pendant le temps des
fiançailles, c'est le liancé nui fournit l'eau-de-vie. On en
donne aux moribonds pour les aider à mourir, et aux assis-
tants pour les aider à sup]>()rt(T le coup ; on en boit encore
^il meurt, et jusqu'à ce qu'on l'emporte en terre ; à la fin, fort
peu sont capiil)les de se tenir debout et de suivre le convoi
^^ <-îinetière.
I^egnaitl rapporta de ses voyages d'abord des notes détail-
lées sur les femmes des différenis pays, puis cette idée ([ue
t2 morale est une convention, car ce nui est innnoral ici, ne
lesi pas de l'autre côté de la frontière. Il adopta pour lui
'"ônrie une morale extrêmement aisée, c[ui apparaît dans son
théâtre.
^'n jour il s'assit, les jambes pendantes, sur un rocher, au
fond du golfe de Bothnie, et là, il réfléchit : il songea c[ue,
"^Puis qu'il eiait au monde, il n'avait rien fait (Futile, d'in-
teres^anl. Il résolut de rentrer chez lui, et de prendre un
enxpl^^i En effet, de retour à Paris, il acheta une charge
^6 lï'ôsorier. Il rencontra là, comme collègues La Bruyère
^^ Losage; mais il ne fit pas comme eux. 1'aM<lis (ju'ils obser-
vaient le monde des finances j)oiu' écrire, lun. le terrible
i:hapiire des Kîens de forlinu\ l'autre, la non moins cruelle
comédie de Turcarel, Regnard ï^e tint coi et garda la plus
grande indulgence pour ses confrères. "Mais les linaiîces ne
sullîsaiont pas à son besoin d'activité. II se senlil attiré vers
:V40 HISTOIRE DE LV LITTÉR\Tl'RE FRANÇAISE
la liltéralurCj et, jetani un regard autour de lui, il aperçut
le vieux Boileau, qui, tout en finissant ses jours, avait eu la
mauvaise idée d'écrire une satire contre les femmes. Re-
gnard, qui prétendait connaître les femmes beaucoup mieux
que Boileau, répondit par une épltre contre les maris, et
pour les femmes, ce qui était galant et adroit. Sa satire des
maris a de la vigueur et constate combien le goût public deve-
nait réaliste. Rapprochez du portrait baveux de Gnatoii par
La Bruyère, ce tableau d'après nature de Regnard :
Dieux î que vois-jo ? en dépit d'une épaisse fumée,
Que répand dans les airs nuiinle pipe enflammée,
Parmi des llûls de vin en tous lieux répandu
J'aperçois Trasimou sur lo ventre étendu,
(Jui tout paie et tiéfait, rejette sous la table
Les débris odieux d'un repas .nii l'accable.
Il fait pour se lever des elfj^rUs violents,
La terre se dérobe à ses pas chancelants ;
Do mortelles vapeurs sa tùte encore pleine
Sous de honteux débris Je nouveau le renlraîne ;
Il retombe, et bientAt l'aurore en ce réduit
Viendra nous découvrir les excès de la nuit.
Mais le genix^» de l'épîti-e ne le contenta pas : il avait une
certaine difficulté à rimer : pour faire quatre vei's, il se
mangeait trois doigts. II chercha qnehiue exercice plus aisé
et fut attiré vers le tliéàtre. 11 fournit d'abord la Comédie-Ila-
liennc. Puis son talent se haussa et il lit des pièces qui ne
fuivnt pa< jugées indigm^s de la Comédie-Française. Alors
conniienca cette série d ceuvres remar([uables : I.a Sérénade,
Le Bai Le Distnùi Les Mcticclimcs, Le Joueur, Les Folies
amoureuses, et celles où le souvenir de ^I. de Prades, reve-
nant du fond de rAlVi(iue, «^enible le iKuiter: Le Retour im-
préru, et Déniocrile. où im mari cl une fenmie se renconli*enl
api'ès avoir été séparés longtemps et ne se reconnaissent
fias : le niaii est d'une amabilité charmante et fait la cour à
sa IVnime. dans une scène célèbre : mais lorsqu'ils découvrent
qu'ils sont époux, ils nont ])-ù> a>sez d'injures l'un pour Pautre.
In tel sujet axait de quoi plaire à une é|)oque où le mariage
était assez mal en point, et où le célibat, au contraire, clail
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 341
fort en honneur, où Séncoé, qui avait écrit lui aussi un Or-
phée aux enlers^ faisait dire par Pluton au chantre de Thrace:
Puisqu'une impertinente llanirnc
Jusqu'aux Enfers l'a fait venir,
Diables, qu'on lui rende sa femme ;
On ne saurait mieux le punir.
Regnard mourut en 1709 de la façon la plus maladroite.
Après avoir la veille, été à la chasse, il avait comme d'ha-
bitude bien bu et bien mangé. Il se sentit mal ù l'aise et
Toulut prendre médecine. N'ayant pas confiance dans les mé-
decins, il fit venir le vétérinaire de ses chevaux, et avala le
remède que celui-ci donnait d'ordinaire à ses bètes en pareil
cas. Regnard ne résista pas à cette médecine de cheval et
mourut aussitôt.
Son chef-d'œuvre est la comédie Le Lérjalaire Universel.
Prenons-la comme type de son talent pour le mieux caracté-
riser.
La donnée est moliéresque. Il s'agit d'un vieillard nommé
Géronte, qui a une assez belle fortune. D'après les indica-
tions qui sont données au cours de la pièce et en tenant compte
des variations dans la valeur de l'argent, Géronte peut avoir
deux millions. Sa première idée est de se marier avec une
jeune fille, Isabelle, et d'avoir d'elle un enfant, son médecin
le lui a promis. Mais, bientôt, il change d'avis, et il est à peine
besoin que .M. Clislorel lui fasse peur pour le détourner du ma-
riage. Ce AI. Clistorel est un apothicaire de très courte taille :
Géronte Ta pris tout exprès, afin qu'il lui coûtât moins cher,
car il est fort avare. Il fut même longtemps de Ira'dition
au théâtre que Tacteur chargé du rôle le jouât à genoux, sous
sa robe, pour paraître plus petit. Survient une complication :
le vieillard se met en tétc de penser à deux parents, un cou-
sin bas-normand et une cousine du Maine, à chacun desquels
il veut laisser vingt mille écus. Cette générosité ne fait pas
le compte du neveu Eraste, qui prétend avoir tout l'héritage,
ni du valet Crispin, qui se promet bien de recueillir sa com-
mission. Aussi Crispin se déguise-t-il successivement en Bas-
Normand et en Comtesse du Maine, pour dégoûter Géronte
:\12 HISTOIRE DE LA LITTKUATLKE FR\NÇAISE
(le s('s collah'iaux : il arrive en rustre de Xormandie, brutal
et violent, reproche au vieillard de durer trop longtemps, lui
déclare qu'il ne lui laisse pas plus de dix jours à vivre; sinon,
il mettra le feu à la maison.
Géronle a une telle émotion après ces bruyantes visites, qu'il
tombe en lélhargie: s'il n'est pas mort, il n'en vaut guère
mieux. Et voilà notre neveu Erasle dans l'embarras, puisque
Géronte est mort, ou à peu près, sans faire son testament.
C'est alors que Regnard se rappelle une histoire qui lui avait
été racontée à Bruxelles.
Un certain M. Dancier, de Besançon, fort riche, fil un voyage
à Rome et tomba malade. Il était lié à Besançon avec deux
pères jésuites, qui, aussitôt avertirent les jésuites de Rome
que i\I. Dancier était intéressant. Le malade fut donc reçu, à
Rome, dans la maison de la congrégation, et peu de temps
après, il y mourut. Les Jésuites auraient désiré avoir tout
riiéritage. Ils apprirent par leurs amis de Besançon qu'il y
avait un des fermiers de M. Dancier, nommé Evrard, qui
avait tout à fait la voix de son maître. Ils le firent venir,
et lui persuadèrent que Dancier avait exprimé Tintention Je
lui laisser la ferme dont il était gérant, et de léguer le reste
de sa fortune aux Jésuite^ de Besancon. Ils firent tant
([u'Evrard consentit à se mettre dans un lit, avec un bonnet
de coton sur les veux et la lace tournée vers le mur: on intro-
duisit deux Francs-Comtois qui avaient connu M. Dancier, et
qui étaient prêts à confirmer l'identité du moribond ; on eut
soin de faire des répétitions nombreuses de la comédie, pour
qu'Evrard ne se trompât pas ; et, enfin, on appela les notaires.
Evrard, en présence des deux Francs-Comtois dicta un testa-
ment au nom de M. Dancier. Cependant il changea quelques
petites clauses à son rôle : il déclara bien qu'il léguait à
Evrard la ferme, mais il y ajouta les dépendances. Les Jé-
suites se récrièrent disant que les dépendances étaient ex-
trêmement importantes. E\Tard répondit : « Je le sais, et Je
pas.se, et je lègue encore à M. Evrard dix mille écus et à sa
nièce cinq cents écus, etc., etc. » Les Jésuites furent obligés
d'en passer par où il voulut, sous i)eine de se découvrir. Lî
congrégation eut d'ailleurs le reste de la fortune.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 343
Comment l'affaii^ fut-elle sue ? Evrard, au moment de mou-
rir, pris de remords, raconta toute l'histoire. Les héritiers
firent un procès, les Jésuites le gagnèrent à Besançon ; on en
appela, ils perdirent devant la Cour d'appel de Dôle ; la Fran-
che-Comté étant alors espagnole, les Jésuites portèrent l'af-
faire devant la Cour de Cassation de Bruxelles : ils gagnè-
rent enfin leur cause, et on lit encore aujourd'hui sur une
église de Besançon : « (irûce à la munificence de M. Dancier,
cette église a été élevée par les soins des pères Jésuites. »
Telle est Thistoire que Regnard introduisit dans sa comédie.
Géronte est joué comme M. Dancier, mais il survit à la four-
berie. Naturellement, à son réveil, il ne reconnaît point le tes-
tament qu'on lui présente ; c'est alors qu'on lui persuade que
sa léthargie lui a fait perdre la mémoire, et il se résigne.
C'est un tissu d'invraisemblances : si ce testament gênait
Géronte, il n'avait qu'à le déchirer. Quarante mille écus volés
sont retenus par Isabelle. Le vieillard pouvait tout uniment
les reprendre. Cet homme à peine sprti d'une léthargie va,
vient et se promène, et raisonne comme si de rien n était.
Qu'cstJce à dire, sinon qu'avec Regnard nous sommes en
pleine fantaisie, et qu'il nous ravit à la réalité, où tout est
gène, et(|u'ilnous enlève dans un monde de liberléet d'aisance?
C'est un fantaisiste ; il n'a eu d'autre but que de rire et de faire
rire, même des vices. La société du règne de Louis XIV
finissant ne fut pas austère, et Regnard personnifiait bien
son temps lorsqu'il montrait le vice aimable et semblait l'ap-
prouver.
La Régenœ approchait ; on s'y pré\jarait en: s'amusant,
dans des réunions frivoles comme celles du Temple, où se
rencontraient La Faix*. Chaulieu et le grand prieur de Ven-
dôme. On faisait l'orgie à huis-clos, avant de la faire ouver-
tement. Louis XIV lui-même le savait bien, et il disait, en
songeant à toute cette folle jeunesse : « Il faut bien que l'on
rie quelque part. » Lisez le petit acte de Regnard qui suit
le Légataire et qui est intitulé : La Critique du Légataire.
CJ'est ce que nous appellerions aujourd'hui une scène dans la
s>alle. \'ous savez qu'il y avait alors des spectateurs sur les
planches mêmies du théâtre, et Regnard nous dit qui sont ceux
314 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
qu'on voit alors au spectacle : M. Bredouille, dont le
mérite unicpe est d'avoir invente des plats exquis, les pou-
lets aux huîtres et les poulardes aux œufs ; une comtesse
qu'on attend au Marais pour une partie de jeu ; de là elle doit
souper aux Incurables et courir le bal toute la nuit ; puis, sur
les huit heures du matin, il faut qu'elle soit à la porte Saint-
Bernard pour un réveillon ; cette comtesse avoue qu'elle aime
assez le Champagne : mais, le lendemain, il lui est fâcheux
d'avoir le coloris obscur, les nuances brouillées et des erreurs
au teint qui la vieillissent de dix années. Si elle était veuve,
elle déclare qu'elle se remarierait tout de suite pour ne pas
porter ces affreux vêtements noirs. Enfin elle sort du Ihéàtre
pour aller à sa leçon de danse, car il faut qu'elle danse le
rigodon, la jalousie, la chasse, le cotillon, toutes les danses
les plus nouvelles, où elle excelle.
Dans cette Crilique du Légataire, Regnard s'explique. II
n a voulu que divertir les spectateurs, leur donner l'occasion de
faire agréablement la digestion ». Ce i)arti pris de gaieté nous
fait comprendre que Regnard ail pu rire indifféremment des
sujets les moins risibles. Prenez le jeu, par exemple: aujour-
d'hui quand on écrit une pièce sur le jeu, on fait Trente Ans
ou la Vie (ïun loueur, un drame où s'entassent la ruine, la
misère et le déshonneur, le bagne, le suicide ; Regnard en a
fait Le Joueur, qui est un long éclat de rire. Il rit également
de la maladie et de la mort ; il n'est question dans le Léga-
taire Universel, que de néphrite, de paralysie, de toutes les
infirmités corporelles, ainsi, du reste, que dans les pièces de
Molière, de Ilauleroche et d'autres. Géronte peut dire comme
l'autre : « Mais il n'est question que de ma mort là-dedans. »
Il faut tenir compte de la différence ([ui sépare à cet égard
notre conception de celle des gens d'alors. On distinguait
nettement l'ùme, partie de notre être, siqiérieure, pure,
éthérée, — et le corps. Pascal avait bien manpié cette dis-
tinction, et tout le monde l'acceptait. On n'en imaginait pas
d'autres. J'ous ceux qui touchaient à l'Ame, confesseui*s et
directeurs, éiaient respectés. Au contraire, tous ceux dont
l'occupation était de se pencher vers les fonctions et les
infinnités du corps, <( cette guenille », les médecins, les
inSTOIUE DE LA LITTÉRATLKE FRANÇAISE :U5
chirurgiens, les apothicaires, étaient groles(|ues et voués au
ridicule. C'est beaucoup plus tard qu'est venue s'ajouter à la
profession des médecins la notion de philanthropie, de bonté, de
pitié et d'humanité. Il y a là un sens tout moderne, (lue l&e
contemporains de Molière et de Hegnard n'avaient non plus,
du reste, qu'ils n*avaient le sens de ce que nous appellerions
aujourd'hui le prix de la vie. Avec Voltaire seulement, et
depuis les procès de Calas, Sirven, La BaiTe et Lally-Tol-
lendal, on a commencé à croire que la vie humaine vaut quel-
que chose. Mais, auparavant, ils avaient la question^ la torture,
ces .spectacles ne les rebutaient pas ; lés dames venaient sur
les balcons de la place de la Grève, voir écarteler. Quand les
charretiers fouaillaient les bétes, elles s'éci;iaient : <( Oh ! les
pauvres chevaux ! » Encore aujourd'hui, certaines race^ retar-
dent, nous étonnent par leur cruauté. Tout ce cjui Wuche à la
inort, à la maladie, nous choque, nous attriste. Nous sonunes
un peu comme ce prince de Kaunitz, qui avait horreur de tout
ce qui pouvait rappeler la mort : il avait défendu que ce mol
fût jamais prononcé devant lui. Aussi son secrétaire fut-il
très embarrassé quand il eut, un joui*, à lui apprendre la fin
de son ami, le baron de Binder, il chercha une périphrase, et
vint dire : ^ Prince, on ne trouve plus nulle part le baron de
Binder ». ,
Jadis, on plaisantait volontiers avec la mort.. Les grandes
dames commandaient pour leur toilette mortuaire des robes
bleues ou roses. Elles voulaient qu'il y eût dans leurs cham-
bres, pendant leur agonie, beaucoup de lumière et de fleurs,
que l'on jouât au loto et qu'elles entendissent les conversations
et les rires. Monlcrif, l'historien des chats, ([u'on appelait
pour cette raison l'historiogriffe de Sa Majesté, fit venir des
ballerines de l'Opéra pour charmer ses derniers moments.
D'autres se commandaient des épitaphes, et promettaient cent
écus à qui composerait la meUleure.
Ci-glt un très grand personnage
Qui posséda mille vertus.
Qui ne trompa jamais, qui fut toujours fort sage
Je n'en dirai pas davantiige !
C'est trop mentir pour cent écus.
:Hfi HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Les gens d'alors ne peuvent quitter la vie sans faire un
mot, comme une pirouette ou une cabriole. C'est un Gassendi
qui meurt en disant : « Je suis né, je ne sais pas pourquoi ;
j'ai vécu, je ne sais pas comment, et je meurs, sans savoii' ni
pourquoi, ni comment. » C'est le grammairien Dumarsais,
qui meurt sur un mot de philologue : « Je m'en vais ou je
m*en vas, l'un ou l'aulrc se dit ou se disent. » C'est Piron,
qui, apercevant le convoi c'e Fonlenelle observe : ^< Voilà la
première fois que AI. de Fontenelle sort de chez lui pour aller
dîner en ville. »
Ce dédain était général. Lisez le sermon de Alassillon sur
la mort ; vous serez frappé par le réalisme brutal des descrip-
tions. La vue d'un cadavre lui inspire des tableaux épouvan-
tables, et presque aussitôt, il s'écrie : « Qu'a la mort de si
effravant ) La mort est une chose douce et désirable. » Cette
indifférence procède de la philosophie spiritualiste. On était
persuade qu'il y a en nous quelque chose sur quoi la mort n'a
pas de prise, un principe immorlel, Tàme, et que le corps n*a
ni intérêt ni beauté. Et cette conception est réconfortante.
On s'explique ainsi ([ue tant d'auteurs comiques aient plai-
santé sur cette matière. Regnard l'a fait, pour son compte,
avec la fantaisie la plus débridée; on ne saurait, à son pro-
pos, oublier le jugement de X'oltaire : « Qui ne se plaît pas avec
Regnard est indigne d'admirer Molière. » Le mot est juste, et
les deux termes sont vrais. On se plaît avec l'un, on admire
^autrt^ X'allez pas faire un parallèle entre Regnard et Mo-
lière, il n'y a entre eux rien de commun. Vous croirez recon-
naître, dans beaucoup de leurs pièces, les mêmes situations
et les mêmes personnages : c'est toujours le vieillard qui a
ridée d'épouser une jeune fille aimée par le jeune neveu ; c'est
la soubrette et le valet rusé, Scapin ou Crispin. Mais, si notre
Regnard sait beaucoup mieux que Molière construire une co-
médie, faire un plan qui se tienne, par contre, il est incapable
de créer des caractères et des types durables ; on dit aujour-
d'hui : un Tartuffe, un Harpagon ; aucun personnage de Re-
gnard n'a ainsi laissé son nom. Il lui manque la pénétration,
et aussi une certaine expérience des sentiments intenses et pro-
fonds. Cet homme, conune littérateur, a eu un défaut : il a
HISTOIRE DE lA LITTÉRATURE FRANÇAISE IMI
clé trop heureux, il n'a jamais su ce (lu'était la douleur, il n'a
jamais vibré ni souffert. Vous ne trouvez pas chez lui de ces
accents qui vont au cœur, parce qu'ils viennent du cœur.
Regnard n'est que le clair de lune de Molière, et certaine-
ment, il n'en est pas le légataire univei^cl.
Cependant, il y a chez lui des nouveautés intéressantes,
un goût décidé du réalisme.
Il aime le feu clair qui flambe près de la table servie, la
gaieté des repas, les rires des convives.
Bonne chère I bon feu I Que la cave enfoncée
Nous fournisse à pleins brocs une liqueur aisée I •
On a attribué ce souci des descriptions d'intérieur, celte joie
d'une table bien mise, aux voyages de Regnard à travers la
Hollande. En réalité, c'était une tendance générale du temps
vers l'observation plus exacte et la peinture plus complète;
elle lui est commune avec La Bruyère et Lesage, fondateur
du roman de mœurs.
La partie du talent de Regnard qui mérite le plus notre
admiration, c'est encore son style, qui a, comme celui des
écrivains du xvii^ siècle, la justesse, l'abondance, et quelque-
fois une douceur qui a pu le faire comparer à celui de
Hacine et, de plus, des envolées, du panache, de la verve
vi de l'entrain; les vers se pressent les uns les autres, comme
s'il allait en jaillir des étincelles pour brûler les planches :
c'est le don essentiel de Regnard, une saine et luxuriante
gaieté.
*
^ *
Après l'auteur des Folies Amoureuses, Marivaux nous fait
passer de la fantaisie débridée à la fantaisie qui s'observe, se
lient, et s'adonise. *
Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux (1) est un Parisien
de Paris, né sur la paroisse de Saint-Gervais, d'un père Nor-
mand, dont il tint peut-être son goût pour les subtilités. Après
(1) 1688-1763.
348 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
des études ordinaires, il sentit de bonne heure nailre la voca-
tion, et fil une comédie à dix-huit ans. Il aima à dix-neuf.
L'aventure est plaisante. La jeune fille l'avait séduit par sa
naïve simplicité et sa grâce sans apprêt.
« Jiimais je ne me séparais d'elle, dit-il, que ma tendre surprise
n'augmentât de voir tant (3e grûces dans un objet qui ne s'en estimait
pas davantage. Etait-elle assise ou debout, parlait-eUe ou marchait-
elle, il me semblait toujours qu'elle n'y entendait point finesse, et
qu elle ne songeait à rien moins qu'à paraître ce qu'elle était. »
Il la quitte un jour, à la campagne. Il s'aperçoit aussitôt
qu'il a perdu un gant. Il revient sur ses pas, et que voit-il?
Sa naïve enfant occupée à étudier devant un miroir ses mines
et ses manières d'innocence et de candeur, son jeu pour le
lendemain.
— Elle s'y représentait à elle-même dans tons les sens où, durant
notre entretien, j'avais vu son visage, et il se trouvait que ces airs
de physionomie, que j'avais crus si naïfs, n'étaient, a les bien nom-
mer, que des tours de gibecière ; je jugeais de loin que sa naïveté
en adoptait quelques-uns, qu'elle en réformait d'autres; c'étaient de
petites façons qu'on aurait pu noter, et qu'une fcnuiie aurait pu
apprendre comme un air de musique.
Il fut émerveillé de ce manège et de cette Iriponnerie, ra-
massa son gant, et salua en disant à la fausse ingénue :
Je viens de voir, Mademoiselle, les machines de l'opéra; il me
divertira toujours, mais il me touchera moins.
Arsène Houssaye ajoutait :
— Il venait de voir l'image fidèle et vivante de sa muse.
11 fut du camp des Modernes contre les Anciens, connut
La Motte, h ontenelle, lut présenté chez la marquise de Lam-
bert, chez Mme de ïencin. Il composa des satires contre les
précieuses trop renchéries, roucouja quelques romans et fil
du journalisme avec esprit. Il travestit Vlliade^ puis le Télé-
maqiie, et répandit déjà sur ses premiers ouvrages, la belle
humeur, la gaieté et la malice.
A trente-deux, le théâtre l'attirant, il donna aux Italiens sa
HISTOIRE DE L\ LITTÉRATIUE FRANÇAISE 349
première comédie L Amour al la Vcvilc, puis une Irngôdic
Annibal, puis derechef une comédie, aux Italiens, Arlequin
poli par r Amour, sur cette scène dont Théodore de Banville
lit ce gracieux croquis:
— Oh ! le mcrveilloux et divin théâtre que celui-là I Dnns le lointain
ril parmi l'azur la luxuriante verdure des feuillages; autour de nous,
sur les troncs élevés et lisses, retombent des frondaisons noires ;
les vieilles fontaines de marbre ornées de figures de Diane et de
Heurs, laissent couler leurs Ilots d'eau transparente dans les vasques
sonores ; clans les allées ouvertes en arcades, où le gazon ensok'illé
est coupé de grandes ombres, se promènent des amants jeunes, gais,
pensifs, channanls, vôtus de salins aux couleurs de fleurs, qui n'ont
d'autre occupation que d'écouler leurs cœurs' battre, de subtiliser et
ûe déraisonner sur la passion avec la logique la plus impéi-ieuse,
tandis que leurs valets, Colombine au petit manteau, et Arlequin à la
casaque aux trois couleurs, à la barbe crépue, au poignard de bois,
se baisent et s'injurient sous une treille de roses.
Une actrice exquise, la belle Sylvia. se trouva fort à point
pour dire les rôles délicieux qu'écrivit Marivaux, depuis 1722
avec La Surprise de VAmour^ jusqu'en 1746, dans ti^ente-
deux ouvrages dramatiques, qui réussirent mieux aux Italiens
qu'aux Français, parce qu'il y avait moins de raideur et plus
d'enjouement. ,
Ruiné par l'affaire Law, marié, veuf après deux ans. il
fonda et rédigea seul un nouveau journal. Le Spectateur, à ,
l'exemple d'Addisoii. Celle feuille végéta deux ans, changea
de titre et de formai, s'appela ilmligerU philosophe (<!ept
nimiéros), puis Le Cabinet du Philosophe ; Marivaux com-
mença un roman La Vie de Marianne, y travailla dur&nt
16 ans, puis le laissa finir par Mme Riccobini, en amorça un
autre, Le Paysan parvenu, qu'il ne termina pas, soutint une
querelle avec Voltaire à propos des Lettres philosopliiques,
et avec les encyclopédistes, dont il n'aima pas les doctrines
athées ; il subit les railleries des criti(jues, connue l'abbé Des-
fontaincs, ou Crébillon fils, ou Pali>sot, qui définissait son
théâtre :
Une niélapliysirpie où le j;irf,M)n domine,
Souvent imperceptible ù force d'élre fine.
Très recherché dans le monde, apprécié pour son double
IW) HISTOIRE DE LA LITTÉRATIRE FRANÇAISE
talent de causeur et de lecteur de ses propres œuvres, il
avait un carectère sensible, dont donnera idée cet épisode. II
rencontre un ami, et ne le salue pas.
— Qu'avP/.-vuus? (leiuamk* celui-ci.
— Il y a un Sn, vous avez parlé de moi à une dame en ma présence ;
je Tai vu; el ce n'était pîis pour dire du bien de moi, car vous ne
l'auriez pas dit à roreille.
Collé avait obsené ce trait de sa nature:
— Marivaux était honnête homme, mais d'un caractère ombrageux.
Il entendait tinesse à tout ; les mots les phis innocents le blessaient,
et il supposait volcmliers qu'on cherchait ù le mortifier : ce qui l'a
rendu maUieureux, et son commerce épineux et insupportable.
Il en fallait peu pour l'aigrir. Mais il avait les qualités
de ses défauts, la fierté, le culte de l'indépendance ; il aima
mieux être pauvre et libre, que riche et pensionné. Il connut
de bonnes amitiés, celle de Fontenelle, d'Helvétius, de Mme L.
de Bez, de Aime de Tencin, qui lui ouvrit les portes de l'Aca-
démie en 1743 : le public jugea cet honneur excessif. L'in-
fluence de Mme de Tencin lui fit obtenir une pension de
Mme de Ponipadour. Il en avait besoin ; sa fin fut triste, pau-
vre, éclaircie seulement par le sourire d'une excellente amie,
' Mlle de Saint-Jean. Il n'écrivait plus, ses derniers essais res-
taient sans succès. Il se tourna vers la dévotion. Vieilli, aban-
donné, oublié, il allait au jardin du Palais-Royal, et là, in-
connu dans la foule, assis sur un coin de banc, il lisait Pascal.
Il mourut à 75 ans.
m
Le 11 février, écrit Collé, mourut M. de Marivaux qui laisse une
place vacante à rAcadémie Fran(;aise. Il avait soixante-quinze ans,
et n'eu paraissait pas avoir ciiiiiuiiiito-huit: c'était un homme de
beaucoup desprit et de mœurs très pures ; il était foncièrement im
très guJant homme, mais sa gnuide facilité et une excessive négli-
gence dans ses affaires l'avaient conduit à recevoir des bienfaits de
gens dont il n'eiH dû jamais en accepter. On n*a découvert qu'à sa
mort que Mme do Ponipadour lui faisait une pension de mille écus.
11 ajoute :
— Marivaux élait curieux en linge et en habits : il était friand et
aimait les bons morceaux, il était très difficile à nourrir.
HISTOIRE DE LA LITTÉHATLRE FRANÇAISE 331
CïMail un délicat en tout, on lettres non moins qu'en linge.
Ses romans, dont les deux principaux s'appellent La Vie
de Marianne et Le Paysan parvenu, sont aujourd'hui oubliés,
après avoir eu du sueccs. Le Paysan Parvenu, par exemple,
qui parut l'année du dernier volume de Gil Blas, a une cer-
taine analogie avec le héros de Lesage.
S'ils ne sont pas tous deux paysans, ils sont tous deux
parvenus, et il y a bien du rapport entre leurs destinées. On
pourrait reprocher à ce paysan ses airs maniérés, alors qu'il
ne sait pas écrire et qu'il marivaude avec la soubrette de sa
comtesse, au début ; blftmer sa conduite avec Geneviève,
comme trop peu conforme aux coutumes de l'honneur et de
la bonne compagnie. Nous le pourrions reprcndre sur son
€sprit avec Catherine à la cuisinï^, où on les croirait en train
de jouer le Jeu de l'Amour : » Mes gages courent. — Cou-
rent-ils en bon nombre ? » Nous remarquerions chez Jacob des
allures de don Juan ambitieux, c-es façons de nouer savam-
ment des intrigues, d'arriveiv par les femmes, de faire de la
galanterie un marchepied pour se hausser à une condition
meilleure, d'exploiter son physique, de se mettre au service
des opérations les plus malpropres, de louvoyer utilement
à travers tout ce monde marécageux, les Fécourt, les Fer-
4
val, les Habert, Mme de Vambure, et ce bon M. Bono, toutes
bagatelles qui ne permettent pas d'accepter sans réserve ce
jugement de Larroumet : « Il y a plus d'élévation en dix
pages du Paysan. Parvenu que dans tout Gil Blas, et Jacob
est une ûme d'élite en comparaison de son émule. » Mais
nous aimons mieux constater combien ces deux œuvres, dont
Gil Blas est la première en date, se ressemblent par la vrai-
semblance, le naturel, le réalisme. Si l'on excepte tout le
début du Paysan, le séjour de Jacob chez la comtesse, quel
curieux titbleau du Paris de 1735, et (juel intéressant pendant
À celui de Lesage ! Ces geiïs-là vivent aussi ; ils mangent <( un
morceau, des amfs frais, un pot de confiture » ; les allures
l^auches de Jacob introduit par Dorsan au chauffoir du Ihéâ-
l.re; les scènes dans la maison écartée et susi)ecte de Mmxi Kémy,
l'intérieur Habert, la vie étrange de ces deux dévoles, la pro-
priétaire, Mme d'Alain, au (juarfier Saint-Gervais, les esca-
:io2 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
pades et escroqueries de Fécoiui, tout cela fait un ensemble
de types, de figures, de scènes se mouvant sur un fond pit-
toresque, et si la forme était toujours pure de préciosité, de
négligences, ou de lenteurs, il demeurerait sans conteste que
le Paysan Parvenu vaut Gil DIas.
Mais c'est surtout par ses comédies que Marivaux a vécu.
Collé en disait :
— Il a ou un genre de comédie à lui, sans action et sans incidents :
il a trouvé le moyen de plaire, par la chaleur et le sentiment seul
qu'il met dans ses pièces, où Ton aperçoit plus de délicatesse que de
force, plus de choses finement senties que de passion.
Le Legs, La Double Inconstance, Le Jeu de V Amour et du
Hasard, Les Fausses Confidences, LEpreuce, les titres seuls
sont des évocations charmantes de jolis minois et de jupes
en satin. rose, s'inclinant en révérences ironiques devant des
marquis vêtus de velours bleu ou grenat broché d'or; de cau-
series subtiles et galantes, de sourires, de sous-entendus,
d'œillades, de grâces apprêtées, de propos où le riiot voltige
comme une balle à la paume, où les partenaires ont l'aisance
de l'entraînement à cet exercice élégant, où le xviii' siè-
cle semble avoir déposé, comme en un fin coffret d'or ciselé en
coquille, tout ce (ju'il avait de j)i-écieux, de rare, de galant,
de féminin, de poliment sensuel et de spirituellement senti-
mental. C'est tout ce monde-là que Walteau embarque pour
Cylhére: ce sont ces soubretles distinguées comme des femmes
du monde, ces femmes du monde futées comme des sou-
brettes, ces couples savants dans le flirt de haut style, ces
amoureux délicieusement boudeurs, ces épouses délicatement
perverses, ces marquises poudrécv? et madrées, ces galants
respectueusement impertinents, c'est tout ce petit peuple de
je ne sais ([uelle île féerique et du royaume de la Beauté,
que vous retrouvez sur les délicieuses peintures d'alors, dans
les entre-fenétres, dans les dessus de portes et les trumeaux,
où les paniei's de soie rose et les chapeaux de fleurs, les lèvres
rouges de fard et de dé-^ir. les yeux pétillants de malice et
d'amour, les silhouettes des chevaliers à courte épée, s'har-
moniseid sur des fonds vaporeux de verdure, de lacs mvs-
HISTOIRE DE LA LITTÉR.\TURE FRAiNÇAISE 'Mhi
lérieux, de solitudes boisées et de cieux langoureux à la
chute bleuie du jour.
C'est toujours un grand charme d^enlendre caqueter ces
créatures si fines, si distinguées, si profondément marquées
de toutes les délicatesses et mièvreries des salons. Ecoulez
encore le sévère juge Collé:
— Ses acteurs, dans ses pièces ont tous de Fauteur : les valets,
les suivantes, jusqu'aux paysans mêmes, ont l'empreinte du style
précieux que Ton lui a reproclié avec tant de raison et dans ses i oinans
et dans ses comédies. Ce style précieux, et qui lient beaucoup à la
finesse des idées de M. Marivaux et aux nuances délicates avec les-
quelles il peignait le sentiment, n'est pas, à mon avis, un aussi
grand défaut, surtout dans ses romans, que celui de ressasser trop
■la même idée, de lépuiser, et de ne la point quitter qu'il ne l'eût quel-
quefois gâtée à force de la répéter et de la rabâcher
La phrase est courte, légère, brillante; c'est un vêtement
drapé avec recherche sur des pensées distinguées et affec-
tées, et cela n'a pas plu à tout le monde. La Harpe a fait le
procès de ce genre, que Marivaux a créé, et qu'on a appelé le
marivaudage. Ce n'est j)ourlanl autre chose qu'un don par-
ticulier de penser beaucoup, d'aller loin dans l'obseiTation,
de faire des découvertes dans Tordre moral, et d'approprier
le style à ces nouveautés. Il lui fallait une expression neuve
pour exprimer des remarques qui n'avaient pas été faites, et
pour garder le degré de finesse (lu'il avait dans l'esprit.
Cette finesse l'a (piel(|uefois mené trop loin, jusqu'au raf-
finement et à la (luintessence, à la subtilité, à l'excès, à la
satiété, à l'analyse outrée et trop poussée; il ne sait pas
s'arrêter en chemin. 11 alambique les phrases, il distille l'es-
prit, il traite chimicpiement l'élégance du verbe ; il eût ravi
la Scudéry.
On dit manquer à son devoir? H dit blesser son devoir.
On dit: le silence? Il dit: l'abstinence des paroles.
On dit : pai-ler bas ? Il dit : parler à rez-de-chaussée.
Il a beaucoup (rexrellent esprit : mais, il faut le redire
yprès Fénelon, l'excès en tout est un défaut, sans en ex-
epter l'esprit même.
II a le sens du vrai dialogue, naturel» et pétillant, sans
23
3o4 HISTOIRE DE LX LITTÉRATURE FRANÇAISE
lii^ades, preste, souple, fait de grâce légèi-e, jolie, aimable,
pimpante, très xviii^ siècle, accommodé à ce décor de la vie
qui était un opéra aux lumières, au milieu d'arceaux, iie ber-
ceaux, de charmilles que copiaient Watteau, Lancret ou
Patei', ou dans des salons tendus de soie rose, sur
laquelle se jouait toute la mythologie en broderie et en ca-
maïeu. Il symbolise le joli, on sent que devant la beauté grec-
que, il penserait comme Chérubin devant sa marraine :
(( Qu'elle est belle! mais qu'elle est imposante ! » La Beauté
n'a pas assez de vivacité et d'enjouement pour son humeur :
cl if en convenait :
« Si la Be-'iuté entretenait un peu ceux-ci qui l'admirent, si son âme
jouait ini peu sur son visage, cela le rendrait moins uniforme et plus
tonclifiiil ; il plairait au cœur autant qu'aux yeux ; mais on ne fait
que le voir beau, f»t on ne sent pas qu'il Test. Il faudrait que la Beauté
prît la peine de pitrler elle-même, et de montrer l'esprit qu^elle a. n
Il manque au beau ce tour piquanl, ce charme mobile et
flottant, cet insaiisissable attrait qu'il a si bien appelé le « Je
ne saïs quoi ».
Voltaire, dont Marivaux a dit:
<( — Ce coquin-là a un vice de plus que les autres ; il a quelquefois
des vertii«. »
s'est vengé en répliquant:
« ("(ist un homme qui passe sa vie à peser des œufs de mouches
dans une Unit d'araignée. >»
!l est vrai : il disserte, dissètiiie, cî*^ole spirituellement et
légèrement, chicane, suhtilise. quintessencio.
C'est une « pelure d'oignon » (Diderot) brodée en paillettes
d'or ot d'argent.
l'n esprit apparenté au sien, un Sénècpie brillant et mon-
dain, Pauf do Sainl-\'ictor, l'a finement dépeint et défendu:
«... Elle n'est plus, celte société voluptueuse, dont il a fixé clans
un style (t'argent et de soie, Téclat fugitif. Ses personnages nous
sont devenus aussi étrangers que pourraient TcMre les habitants de
la pliinùté de Vénus. Nous avons perdu la clef ciselée de leur fin
HISTOIRE l)E LA LITTÉRATLKE FRANÇAISE 353
langage, nous ne coiiipreiious qu'à demi leurs élégances et leurs
quintessences. Cependant, que la scène ravive cet Eldorado de la
galantene, et le charme oixtc, et le sortilège s accomplit ! Sous ces
ligures de camaïeu, court le frémissement de la vie. Nous nous repre-
nons à €umer ce monde précieux, ces mœurs langoureuses, cette méta-
physique délicate, ces tendres amants et ces douces jeunes femmes,
dont les amours subtils font penser aux mariages des fleurs et à
leurs échanges de pai-fums. Ce qui nous séduit avant tout dans le
théûtie de Marivaux, c'est sa poésie romanesque. On placerait volon-
tiers la scène de ses comédies dans une des îles merveilleuses que
Shakespeare choisit pour cadre de ses féeries. Au milieu des licences
de la littérature de l'époque, son répertoire vous apparaît conmie
une oasis où un cercle d'iionnétes jeunes femmes et d'amants discrets
s'est réfugié pour tenir un Décaméron. Les joies triviales et les
rires bruyants sont bannis de ce calme asile. On y cause à demi voix,
on y brûle à petit feu ; on s'y promène à pas lents, dans des labyrinthes
aux riants dédales. Les plus imperceptibles battements de cœur y
résonnent, comme dans ces paysages des contes bleus, où l'on entend
germer l'herbe et pousser les feuilles. Une teinte d'tlgo d'or Hotte sur
ce théAtre poétique. Ses amoureux ressemblent à des Princes Char-
mants, ses mères et ses tantes grondent et radotent à la façoa
des vieilles fées ; ses jardiniers et ses paysans ont la riante bêtise
des sylv€dns de trumeau ; les soubrettes reflètent, comme des mi-
roirs, et répètent, comme des échos, Tesprit et la beauté de leurs
jeunes maîtresses. Quant à ses fenuues, on dirait les sœurs des
héroïnes de Shakespeare. »
Et plus loin :
« Sa langue est celle d'un siècle d'analyse et de volupté. Il a décou-
vert les infiniment petits du cœur ; il a fixé des nuances, des colora-
tions, des reflets, qui sans lui se seraient à tout jamais dissipés. Il
raffine sans doute et il subtilise ; il note le soupir, il distille une
larme, il égrène le mot, il volatilise la pensée : on doit le respirer,
et non s'en nourrir. Mais Tesprit français a domié, en lui, sa fleur
des pois et son élixir ; le dessus de ses élégances est enfermé dans ce
précieux léperloire. I.e jour où il disparaîtrait, quelque chose s'en
irait avec lui, quelque chose de friMoIe sans doute, mais d'exquis
et d'irréparable.
» llélioj^'îibajo éleva un mausolée « aux MAnes d'un vasï^ de cristal »
voulant éterniseï" la nténmiie des ivresses que ce vase avait versées.
La comédie de Marivaux est fragile, comme le va:i>e du César idolAtre :
comme lui aussi, elle charme et enivre. Mais prenons garde de la
brisej', n'altérons pas sa tradition délicate : ses légers mônes ne revien-
draient pas. »
Remplacez ce vai^e de eriî^lal [)ar un.l)roe de grès où pétale
356 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
le Bourgogne, où fusent l'essence de malice et l'esprit du vin;
et vous songerez aussitôt au Dijonnais Piron.
Alexis Piron (1) est bien l'une des plus amusantes figures de
ce temps, et des plus curieuses. Sa vie offre peu d'intérêt,
ses œuvres n'en ont guère. Mais ses bons mots ont traversé
les âges, comme des flèches acérées et légères qui prendraient
les siècles pour trajectoire. Il a tant étemué de mots drôles,
qu'on lui en a prêté; on ne prêle qu'aux riches.
Grimm en parla justement :
(t En Texaminant, on voyait que les traits s'entrechoquaient dans sa
t^te, partaient involontairement, se poussaient pôle-môle, sur ses
lèvres, et qu'il ne lui était pas plus possible de ne pas dire de ^ons
mots, de ne pas faire des épigrammes par douzaines que de ne
pas respirer. Piron était donc un vrai spectacle, pour un philosophe, et
un des plus singuliers que j'ai vus. Son air aveugle lui donnait la
physionomie d'un inspiré, qui débite des oracles satiriques, non de
son cru, mais par quelque suggestion étrangère. C'était, dans ce
genre de combats à coups de langue, l'athlète le plus fort qui eût
jamais existé nulle part. Il était sûr d'avoir les rieurs de son côté.
Personne n'était en état de soutenir un assaut avec lui. Il avait la
repartie terreissante, prompte comme l'éclair, et plus terrible que
l'attaque... Les gens de lettres avaient peu de liaison avec Piron; ils
craignaient son mordant... Lorsqu'il était quelque part, tout était tini
pour les autres ; il n'avait point de conversation, il .n'avait que des.
traits. »
Il y avait du cm de bourgogne dans les veines de la famille.
Piron eut un neveu, le chansonnier Bernard Piron (2), <iui
eut la même verve, le même tour d'esprit, la même malice, el
qui s'est fait connaître à nous par son épilaphe :
Ci-gît un libertin folâtre
Qui du plaisir fut idolâtre,
Piron, le chef des étourdis,
Et qui ne songea guère à gagner paradis.
Pour le repos du bon apôtre
Passant, tu peux toujours dire un De profundis.
S'il ne lui sert à rien, ce sera pour un autre.
L'oncle Alexis, le grand Piron, par un retour imprévu, à
la fin de sa vie, se fit dévot, écrivit des poésies sacrées et rima
(1) 1689-1173.
(2) 1718-1812.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 3o7
un De ProlundiSy une traduction dont l'abbé de Voisenon
(l'abbé si piquant qu'on l'appelait « une poignée d'aiguilles »),
disait :
— Si on se connaît en vers au ciel, cette traduction est si mauvaise
qu'elle Tempôchera d'y entrer, comme son Ode à Priape Ta empêché
d'entrer à l'Académie.
C'était le diable qui se faisait ermite, car il a à son actif
plus d'une sortie qiii était alors bien hardie et sentait le
fagot. A l'archevêque de Paris qui lui demande :
— M. Piron, avez-vous lu mon dernier mcindement ?
Piron répond :
— Et vous, Monseigneur ?
Il avait l'esprit piquant et relevé ; il était bien de son pays,
de Dijon, cité moutardière. Il chassait de race, car le père était
déjà un gai luron, chansonnier local, et cet apothicaire dé-
bitait autant de sel que de rhubarbe. Le fils commença tôt.
Un jour que son père le poursuivait, canne en main, pour le
châtier, Alexis gravit l'escalier, s'arrête à la quatrième mar-
che, et se retourne en disant:
— Halte-là, mon père, passé le quatrième degré, on n'est plus pa-
rents.
C'était une habitude de naissance.
Etant enfant de chœur, il portait la croix dans une pro-
cession, et la pluie survient, les assistants se dispersent.
Piron, se sauvant commje les autres, jette, pour mieux fuir,
le crucifix dans le ruisseau, en disant :
— Tiens, puisque tu as fait la sauce, bois-la.
Plus tard, ivre un Vendredi Saint, il s'excusait:
— Le jour où la Divinité succombe, l'Humanité peut bien chan-
celer I
C'est surtout son Ode à Priape, une baliverne rimée après
boire et indiscrètement répandue, qui pesa sur toute sa
338 HISTOIRE DE LA LlTTÉRATl RE FRANÇAISE
vie de son poids obseène : utile leçon de prudence littéraire
pour la jeunesse !
Il semait J esprit sans compter ni mesurer, en s'ébrouanl.
Ce fut d'abord la province (jui en profila. 11 divertissait les
Dijonnais.
Il vengea sa ville d'une défaite dans un concours d'arba-
létiieis où les champions de Beaune eurent l'avantage. Les
ti^aits qu'il lança aux vainqueurs furent plus redoutables que
les carreaux de leurs arbalètes, et les Beaunois fuient cri-
blés. In soir, au théâtre de Beaune, un speclateur ayant crié :
— On n'entend pas!
Piron repartit:
— Ce n'est pourtant pas faule d'oreilles !
Il dut s'enfuir précipitamment. Le lendemain, on le vit dans
les champs décapiter des chardons avec sa canne : ^
— Que faites-vous?
— Je coupe les vivres aux Beaunois.
Puis il songea à s'établir ailleurs, et vint à Paris tenter la
fortune, qui lui prodigua ses faveurs avec parcimonie, dans
une place de copiste à quarante sous par jour. Il se fit des
amis, se j)oussa peu à peu, amusa les salons et s'amusa de
même.
Avec Colle, Panard et Gallet, il égayait les soupers du Ga-
veau, qu'il fonda en 1737, chez le traiteur Landelle, rue de
Bussv, où il trouvait « la bâfre et la torche ».
Il alla même à la Cour, où il ne fut pas peu étonné de se
voir. Il écrivit de Fontainebleau, en 1732, à l'abbé Legen<
dre:
<( I^s jours se suivent et se ressemblent. Tous les jours, la chasse :
plus de chenils qiio de maisons, des aboiements de chiens et des
cors, de la pluie, du vent, de la boue, voilà le pain quotidien. Voici le
pain hebdomadaire : le lundi, concert ; le mardi, tragédie ; le mercredi,
concert ; le jeudi, comédie française ; le vendredi, salut ; le sannedi.
Comédie Ilalionno, le dimanche, grand'messe. Tout maudits que je
tiens les plaisirs périodiques, cette semaine est encore plus riante
que celle de l'Anglais dont on parle dans la Gazette de Hollandù, Sa
femme tomba malade le lundi, mourut le mardi, fut enterrée le mer-
credi ; il se remaria le jeudi, eut un enfant de sa seconde femme le
vendredi et se pendit le samedi. Voilà de la variété et cela n*est pas
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 339
revenu ti l'Inglische aussi régulièrement que nous reviennent les plai-
sirs que je viens de dire.
(( Je m'ennuierais beaucoup à la Cour, sans une encoignure do fenê-
tre, dans la galerie, où je me poste quelques heures, la lorgnette à la
m€dn, et Dieu sait le plaisir que j'ai de voir les allants et venantswAhî
les masques! Si vous voyiez coiame les gens de votre robe ont l'air
édifiant ! comme les gens de Cour Tont important ! comme les autres
l'ont altéré de crainte ou d'espoir ! et surtout comme ces aixs-lii pour
la plupart sont faux k des yeux clairvoyants 1 C'est une merveille.
Je n'y vois rien de vrai que la physionomie des Suisses ; ce sont les
seuls philosophes de la Cour ; avec leur hallebarde sur l'épaule, leurs
grosses moustaches, leur air tranquille, on dirait qu'ils regardent
tous ces affamés de fortune, comme des gens qui courent après ce
qu'eux, pauvres Suisses qu'ils sont, ont attrapé depuis longtemps.
(( J'avais, à cet égard, l'air assez Suisse, et je regardais encore hier
fort à mon aise. Voltaire roulant, comme un petit pois vert à travers
les Ilots de Jean-fesses qui m'amusaient, qu€md il m'aperrut. — Ah I
bonjour, mon cher Piron ! que venez-vous faire à la Cour? J'y suis
depuis trois semaines ; on y joua, Tautre jour, ma Marianne ; on y
jouera Zaïre. A quand Gustave ? Comment vous portez-vous ?... Ah I
monsieur le duc, un mot: Je vous cherchais...» Tout cffla <lit r.iin
sur l'autre, et moi, resté planté là pour reverdir, si bien <ïue, ce matin,
l'ayant rencontré, je l'ai abordé en lui disant ; — Fort J)ien, Monsieur,
et prêt à vous servir ! » Il ne savait ce que je voulais lui dire, et je
l'ai fait ressouvenir qu'il m'avait quitté la veille en me demandant
comment je me portais, et que je n'avais pas pu lui répondre plus
tôt. »
Il ne pouvait sentir Voltaire, qui le lui rendait, et l'évitait,
par peur de ses traits trop rapides pour lui. Piron se donna
le ridicule de se comparei*. Il osait dire de Voltaire:
— Il travaille en marqueterie, moi je jette en bronze.
Du bronze qui était du simili, du plâtre bronzé !
Contre Voltaire, il usa ses dents ; il enrageait trop, et Vol-
taire le prenait de trop haut : les flèches n'arrivaient pas.
Elles frappaient à plein en revanche, les cuistres, les gri-
mauds. Contre oux, il fit un feu roulant, une pétarade de
drôleries, les asticotant à coups de bec, les criblant, les rou-
lant dans la saumure du ridicule. C'est Desfontaines, l'abbé
littéraire, qui re^joit son paauet :
Cet <'*crivain, fameux par cent libelles,
Croit que sa plume est la lance d'Argail...
!1(;0 HISTOIRE DE L\ LlTTÉRVTl-RE FRANÇAISE
Au haut du Pinde, entre les neuf pucelles,
Il est planté comme un épouvantait.
Que fait le bouc, en si joli bercail ?
S'y plairait-il ? Penserait-il y plaire ?
Non. — C'est l'eunuque au milieu du sérail :
Il n'y fait rien et nuit à qui veut faire.
Ce mot encore est terrible, après avoir lu la Poétique Fran-
çaise de Marmontel:
— Ce Marmontel est comme le législateur des Juifs, qui montre à
tout le monde la Terre promise, où il n'entrera jamais.
On sait son épigramme :
Gi-glt qui ne fut rien,
Pas môme académicien.
Il le fut à demi. Il fut élu, mais son élection fut invalidée
par le roi, à cause de la fameuse Ode, péché de jeunesse
qu'il |)aya toute sa vie, et qui fournit à Fontenelle le mot si
joli que nous avons rapporté en son lieu. Il pensait beaucoup
à TAcadémie, qui occupe une large place dans ses préoccu-
pations et ses bons mots. Son esprit vengeait son ambition, et
souvent avec bonheur, comme quand il jetait ce simple ira il:
— Us sont là quarante, qui ont de l'esprit comme quatre.
Il prévoyait même le détail de sa réception, qu'il racontait
d'avance :
— Je pnHends que le récipiendaire doit dire : « Messieurs, grand
merci »>. et le directeur lui répondre : <( Il n'y a pas de quoi ».
Ses titres à l'Académie ? Ils étaient minces : une faible tra-
gédie, Gustave Wasa, une excellente comédie, la Mclromanie^
Un jeune Damis qui versifie avec talent et se fait appeler
M. de TEmpyrée, un vieux Francaleu qui .ve^sifle avec fai-
blesse ; un oncle Baliveau qui daube sur les rimeurs, un
Dorante qui lit à sa maîtresse des vers empruntés à Da-
mis, un poète menacé de la Bastille, un valet et une sou-
brette qui s'amusent de tous ces originaux ; tels sont les élé-
HISTOIRE DE L\ LITTÉRATURE FRANÇAISE 361
I
ments de celle célèbre comédie qui vaut surtoul par les dé-
tails, la verve, le naturel, plutôt que par l'intrigue, fournie
tout entière par un fait divers du temps.
Un Bas-Breton, M. des Forges Maillard, avait adressé au
Mercure plusieurs pièces de vers, signées Mlle de Malcrais.
Cette signature mit en émoi tous les beaux esprits du temps;
on répondit par des madrigaux enflammés à la belle muse de
province, et l'admiration ne tomba que du jour où les rédac-
teurs du Mercure virent entrer dans leur cabinet un homme
vieux et laid. C/est le point de départ de la comédie.
Le vrai mérite de la Métronmnie est dans la quantité de
bons vers, nets, solides, frappés au coin du proverbe, faits
pour rouler et pour circuler. On en citerait par douzaines :
II part de moi des traits, des éclairs et des foudres.
Dans ma tête un beau jour, ce talent se trouva.
Et j'avais cinquante ans, quand cela m'arriva.
Du torrent de ses vers sans cesse il nous inonde, x
Le bon sens du maraud quelquefois m'épouvante.
Est-ce vous qui parlez, ou si c'est votre rôle?
Jai ri ; me voilà désarmé.
Voilà de vos arrêts, messieurs les gens de goût,
Que peut contre le roc, une vague animée?
Malheur aux écrivains qui viendront après moi I
Ils ont dit, il est vrai, presque tout ce qu'on pense ;
Leurs écrits sont des vols qu'ils nous ont faits d'avance ?
Le serpent de l'envie a sifflé dans son cœur
La mère en prescrira la lecture à sa filie !
Ce sont là des vers maintenant un peu démonétisés par
l'usage, mais dont la valeur intrinsèque n'a pas diminué, et
qui, autrefois, ser\^aient, comme d'argent de poche dans les
conversations entre gens d'esprit.
Grâce à son amie, Mlle Quinault, il fit jouer quelques comé-
dies aux Français, Les Fils Ingrats, Gustave Wasa (1730)
dont Maupertuis disait :
— Ce n'est pas la représentation d'un événement en vingt-
quatre heures, mais de vingt-quatre événements en une heure.
Laissons Les Courses de Tempe, L'Amant Mystérieux, Fer-
p .
3G2 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
nnnd Cordiez, La Métromanie a fail oublier les autres. Piroii
le savait :
— C'est un monstre, disait-il, qui a dévoré mes autres enfants.
Il travailla beaucoup pour le Théâtre de la Foire en collabo-
ration avec Lesage, Dorneval, Fuzelier. 11 y donna de nom-
breux vaudevilles, dont quelques-uns, comme Arlequin Deu-
calion ont de la philosophie et du mérite. Je vous parlerai
tout à l'heure de ce théâtre de la. Foire, (|ui mérite un cha-
pitre, et dont il est si souvent question.
Piron épousa à cinquante-trois ans une jeune personne qui
le battit.
Il avait quelques amis.
Il fréquentait chez le marquis de Lassay, la marquise de
Alimeure, le duc de La Vrillière, Maurepas, Mme Geoffrin.
Sa fin fut triste. Ce joyeux père eut peur de la mort, dont il
prit un avant-goût dans la nuit de sa cécité complète. Il
s'élève de ton et d'àme; l'ûge et le malheur le rendent res-
pectable.
Piron devient touchant, presque vénérable par son infirmil43
et son repentir. Qui reconnaîtrait Tauteur de l'Ode dans ces
lignes si tristement résignées :
(( J'écris, sans voir si j'écris; j"ou\y:'e inutilement deux grands
yeux qui, par cela même, achèvent de se crever. Ma nièce est là
pour m'averlir, (|UHnd il n'y a plus d'encre à ma plume : sans cela,
j'irais toujours. (Junnd votre lettre m'est arrivée, je me suis jeté avec
ferveur aux pieds du fils de David, qui a mis de sa salive sur la
visière du pauvre Quinze-V^ingt, et je profile, aussi vite que je puis,
du topique; avant qu'il se sèche. »
Anacréon finissait en Quinze-\'ingt. Ses livres ont disparu .
Son œuvre orale a seule vécu. Piron? Des mots ! des mots !
Il eut, dans Collé (1), un collaborateur, un rival et un
ami.
(1) 1709-1783.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATIRE FRANÇAISE 303
Un jour, Mme de Tencin, dans son salon rempli de lilté-
raleurs et d'amis, chanta, sur l'air de la Pupille, la romance
que voici:
Qu'il est heureux de se défendre
Quand le cœur ne s'est i)as rendu!
Mais qu'il est fi\cheux de se rendre
Quand le bonheur est suspendu !
Par un discours sans suite et tendre
Egarez un cœur éperdu :
Souvent par un niaJentendu
L anmnt adroit se fait entendre !
Fonlenelle, qui peut-être n'avait pas écouté, applaudit et
approuva fort, avec celte amabilité empressée ei commode
qui est Tindifférence déguisée. Mme de Tencin Tmlerrompil
familièrement : <( Eh ! gi'ossc bète, ne vo\-ez-vous pas que
■c'est du galimatias *? » — « Ma foi, dit Fontenelle, cela res-
■semble tellement à tout ce que vos poètes nous lisent ici tous
Jes jours, que je croyais qu'il fallût applaudir. »
i/était ce qu on appelait un amphigouri, et l'auteur était
Je maître du genre, le chansonnier Charles Collé, un des
plus féconds écrivains du xvm" siècle, qu'il a vécu pres-
qu'en entier. Il a traversé trois règnes, né à Paris sous
Louis XIV en 1709, Tannée fatale de Malplaquet, morl sous
Louis XVI en 1783, à la \^ille du dénouement qu'il avait
prévu. Après avoir été pendant dix-neuf ans le secrétaire d'un
receveur général des finances, M. de Meulan, il s'atta-
cha è la personne de S. A. S. le duc d'Orléans, petit-fils du
Régent, père de Louis-Phihppe-Egalité,et grand-père de Louis-
Philippe ; il tint Beaucoup moins de Louis- Philippe, son pe-
til4ils, que du Régent son grand-père. Collé fut son chanson-
nier, son amuseur, .son grand ordonnateur des menus plaisirs.
Au physique, c'était un homme de taille moyenne, avec un
grand nez, une petite perruque, la mine étonnée, Tair grave,
une imperturl)able et sérieuse gaieté, se divertissant de tout
et ne riant de rien, ce que nous appelons un pince-sans-
rire. Bon homme (l'aiIleui's,dont on disait: ce bon Collé ! Homme»
pratique aussi, un tantinet intéressé, conune il y paraît aux
conseils qu'il prodigue dans ses lettres à un petit cousin.
3()i HISTOIRE DE L.\ LITTÉRATURE FRANÇAISE;
Quand le duc d'Orléans lui demanda de lui donner sa presle
comédie : la Vérité dans le vin, il montra qu'il avait fré-
quenté pendant dix-neuf ans le monde de la finance ; il lit
d'abord quelques façons, ne voulant pas livrer cette polisson-
nerie ; et il n'en fit plus quand le prince lui eut accorde dans
les fermes une part, qui devait lui rapporter 100.000 livres par
an. De mémoire d'auteur dramatique, il n'y a pas d'exemple
d'une pièce qui ait été un si beau placement.
Il y a une fameuse biographie de Raphaël où la vie de ce
peintre est divisée en trois parties : dans la première il se
cherche ; dans la deuxième, il se trouve ; dans la troisième, il
se perd. Ea carrière littéraire de Collé comporte une division
analogue en trois parties : dans la première, il se cherche ;
dans la deuxième, il continue à se chercher ; dans la troi-
sième, il se trouve enfin; et heureusement pour luî, il se
trouva trop tard pour avoir le temps de se perdre.
Sa première manièix?, ce furent les chansons grivoises, ce
qu'il appelait « chansons et autres breloques ».
Il avait l'esprît enjoué. Cousin de Regnard, il s'était ap-
parenté par choix et par goût à ses auteurs favoris, Rabelais,
Marot, La Fontaine, Chapelle. Il débuta par des amphigouris,
dans le gem*e des Falrasies de Rutebeuf et des Coq-à-VAne,
de Marot. Il chantait, et il imitait les chansonniers d'alors,
entre autres un certain Huguenez, dont Voltaire disait que
ses chansons étaient si froides, que c'étaient des chansons à
boire de l'eau.
Collé édita les siennes — que nous n'aurons ni le temps,
ni Taudacc d'évoquer ici, — avec un calembour digne du
genre: Chansons ioyeuses mises au {our par un ane onime
onissime. C'était le temps où toute son esthétique tenait dans
ce quatrain :
On rend la vie aimable
En passant tour à tour
Des plaisirs de la table
Aux plaisirs de TAmour.
II menait joyeuse vie avec ses amis, Piron, Panard; et leurs
petites fêles se terminèrent plus d'une fois au poste. Cepen-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANC VISE 365
danl quelque chose devait survivre à celte première période
de folie. Gallel, Piron et Collé, Vadé, Panard, Laujon, ces
noms sont inséparables de celui du Caveau, qu'ils fondèrent.
Je vous en ai parlé au chapitre des poètes. Encore aujour-
d'hui la sonnette présidentielle est le grelot de Collé em-
manché d'ébène. Le grelot de Collé, c'est toute une évoca-
tion pimpante et bruyante de couplets égrillards et haut
troussés, gais et grivois, polissons et gaulois, que Collé
répandait à profusion, comme sonneries des grelots de
Momus, sur les soupers de Bagnolel, entre les lambris
discrets, éclairés par les appliques de bronze, et les glaces qui
réfléchissaient les flacons généreux, les coupes de fruits, tes
visages allumés des princes en fête et des demoiselles
joviales. De là ces petits lutins, qui étaient les couplets de
Collé, s'esquivaient, allaient courir la ville.
La voix plus haute
Semble un grelot ;
D'un nain qui saute
Cest le galop.
C'est le galop de ces petits diablotins allant célébrer dans
les châteaux et dans la mansarde Marotte ou les Revenants,
la Surprise nocturne, et le Goût du Jour,
Comme chansonnier. Collé fut très goûté, et ce n'est pas
son moindre honneur qu'on puisse citer, à son propos, ce
refrain de Béranger, dans son pot-pourri d'Ariane et Bac-
chus :
Près de Silène gaillard
On voyait paraître
Maître Adam, Piron, Panard
Et Collé, mon maître.
Etre salué par Béranger comme son maître, est un titre
qui est une gloire.
La seconde étape le conduisit vers l'art dramatique
Il conte que tout jeune, quand il allait au théâtre, il « sentait
un petit frisson de plaisir, pareil à celui qu'il eut à son pre-
mier rendez-vous d'amour ». Il y débuta par une tragédie dans
:W() HISTOIRE DE LA UTTÉaVTURE FR.4JVÇ.AJSE
sa noté familière, une tragédie amphigourique, Cocatrix, dont
il déclare ingénument : u Les spectateurs, les acteurs ni Tau-
teur n'y ont rien compris. » Il renouvela sa manière par des
paradeft : Hazibus, Targillasque, Alphonse llmpuissani,
Léandre étalon, le Mariage dun curé, VEvèque dWvranches,
la Vérité dans le vin. Il constitua ainsi tout un répertoire de
comédies de société, dont La Harpe disait a\^€ gravité :
« Ce qui compose le théâtre de société nie peut être joué
c(ue dans celles où l'on se met au-dessus de toute décence
en faveur 4e la gaîté. »
Elles réussissaient pourtant, et auprès du public, et auprès
de Collé lui-même, qui en était très fier. Dans sa préface en
forme de parade et en jargon paysan, il raconte d'un ton
satisfait :
(( Feu M. Duclos, scquerlaire de rAcadéinie des proscriptions ei
de la Française, m'a dit zen face que Razibus était le cidre des parades
et que j'en étais le grand Corneille, comme ça est vrai. »
Je tourne la page et je lis cette défljmition carastériefique :
(( Ces scènes crousti lieuses, la manière dont elles étaient rendues,
la franche gaieté qu'ils y mettaient, les ordures gaillardes, enfin jus-
([u'à leur prononciation vicieuse zet pleine de cuirs, faisaient rire
à gueule ouverte et ù ventre déboutonné tous ces seigneurs de la
Cour, d'autant plus, qui n'étaient i>as tout à fait dans l'habitude
d'être grossiers et de voir cheux le roi des joyeusotés aussi libres,
quoiqu'ils fussent dans Tint imité de Louis XV. »
Et au bas de la page :
« Note d'érudition: z'oa ai)p«'lle cuirs parmi les comédiens de pro-
vince, les niiHivaises liaisons d+'s moLs que font les acteurs qui n'ont
pas t'en z'une certaine éducation Mjigneuse, qui z'ont été, z*avant
de monter sur le thôAtre d'aucuns gnrçons de billards, d'autres mar-
rliands (rchandelles: voici z'un exemple de cuirs pris d'un prologue
de la tragédie de Didon:
Z*à qui de commencer ? Ce nest point z'à Didon,
Pas t'a vous, pas tïi moi. pas \'i\ lui, z'ù ([ui donc? •>
Voilà le genre d'espnl. Quand il écrivait ces choses-là.
Collé ne risquait pas de méningite. Ce sont des fai-des, des
parodies, des grivoiseries : c'est ce qui plaisait. Le duc d'Ox-
HISTOIRE DE LA LITTÉRVTIUE FRANÇAISE Ml
léans en raffolait, et Louis \VI lui-même en donna des com-
mandes à Tauleur.
Collé finit pourtant par s'apercevoir, qu'il olait trop bas, et
il franchit une dernière étape ou plutôt ce fui sa femme qui
s'en aperçut pour lui. Il s'était marié à quarante-huit ans,
en 1757. Ce n'était pas trop tard, car il fut un mari modèle, et
ils firent bon ménage. Sa femme l'aida et le conseilla, hit, cor-
rigea et amenda ses œuvres. Nous ne dirons pas que ce fut
Philémon et Baucis. car Baucis eût sans doute été scandalisée
par VEvèque d'Airanclies ou Razihus ; mais ce fiu*ent M. et
Mme Denis, car nul doute que Mme Denis eût volontiers
donné son avis en pareille matière. Ce fut elle qui le sauva et
il Itii en eut un gré infini. — « Sans elle, écrivait-il, je n'aurais
pais connu mes forces : sans ses critiques judicieuses, fines et
son goût délicat, me> ouvrages auraient été pleins de défauts,
peut-être grossiers et rebutants. Je dois prodigieusement à
ses conseils. Je suis [leut-étre Tunique auteur de comédies
qui ail rencontré dans sa femme un conseil aussi sûr, des
lumières aussi délicates. » Elle l'orienta mieux, et lui donna
1 ambition d'un art nioinis grossier, pour lequel il ne soup-
çonnait ï>as niénie qu'il était fait.
Les femmes ont plus d'ambition pour Thomme qu'elles ai-
ment, que l'homme n'en a lui-même pour elles. Elle s'aperçut
que le genre grivois était devenu chez lui une habitude,
une besogne alimentaire, qu'il eût pu rompre dès longtemps
avec elle, dès le moment dont il disait: « quand les passions
ont commencé à se ralentir chez moi, ce qui est arrivé de
bonne heure, n'élant pas né très fort ». Il honnesta sa Mtise,
et retrouva au fond de lui tout un fonds perdu de morale. Il
tenait de sa familh», — une famille de robe, — comme une tra-
dition de ( austicitè frondeuse et d'opposition parlementaire.
Et dans --a famille aussi, il trouvait le contrepoids de cette
gaillardise dans un certain i)enrhaînt vers l'austérité, qui était
représenté de son temps par sa sœur, Mlle Pétronille Collé. la
forte tête de la fainilli*. urïe janséniste rigoureuse et intransi-
geante. Tout ce roté de son carat^tère se fit jour, et il ne finit
pas dans rimpéruleiire dernière. Il était capable de bons sen-
timents. 11 eut sa fierté, il sut garder son indépendance.
3«8 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Ije vrai Collé, le Collé intime, ce n'est pas celui des
Repues franches, des chansons, des parades, le chansonnier
grivois et graveleux ; ce n'est pas non plus le compagnon
des ducs et des princes* dont il fut l'amuseur. Dstns aucun
de ces deux postes i^l n'était à sa place. Il était dans Tun
trop haut, dans l'autre trop bas. Dans Tun il s'encanaillait ;
avec les ducs, il senducaillail. Il n'était lui que chez lui; il
disait non sans noblesse : « Le vrai bourgeois gentilhomme,
c'est le bourgeois indépendant ; c'est même mieux : les gen-
tilshommes ont un maître. »
Ce fier langage l'honore. Il explique que Collé ait réussi
dans la comédie honnête, dans l'expression des beaux sen-
timents, et qu'il ait écrit avec tant d'exquise délicatesse
Dupuis et Desronais, un petit chef-d'œuvre, et ta Partie de
chasse de Henri IV.
En juin 1760, Collé était à la Celle-Saint-CIoud. Il lut une
comédie anglaise qui avait du succès à Londres, et dont il
venait de paraître une traduction française par Patu, le Roi
et le Meunier de Manslield, de Dosdiey.
Cette comédie était en même temps tombée sous les yeux
cfe Sedaine, le charmant librettiste, qui emprunta au recueil
de Patu une pièce de Farquhar le Diable à quatre oit les
Femmes métamorphosées, dont il fît le Diable à quatre,
pour la Foire de Saint-Laurent, et aussi le Roi et le Meunier,
traduit de Dosdiey, avec musique de Monsigny. joué aux Ita-
liens, le 22 mars 1762, qui rapporta 10.000 francs à Sedaine.
C'était un beau succès. Il fut éclipsé par celui de Collé.
Celui-ci travailla à sa comédie, qu'il appela d'abord le Roi
et le Meunier, dès 1760.
Dauc la pièce anglaise*, le roi d'Angleterre Henri VI s'égare
à la chasse ; il est reçu chez un fermier, incognito. Il entend
dire du bien de lui, et il rend à son amoureux, un jeune
paysan, une pauvre lille qui a été séduite par un grand
seigneur. Ce n'esl même plus un très joli cadeau à faire à ce
paysan. Les Français ont plus de délicatesse. Dans Sedaine
comme dans Collé, la jeune lille a été enlevée : mais elle
est restée pure et sans tache. L'habileté de Collé, et ce qui lui
a assuré la supérioi'ité sur Sedaine, ce fut de déplacer la
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 369
scène et de la rapporter d'Angleterre en France, puis de
choisir « une époque qui pût être agréable et piquante »,
la lin du règne de Henri IV. De là bien des différences.
Dosdley a voulu fronder les vices et les ridicules de la cour.
Collé n'a rien voulu faire de pareil, mais bien « le petit
tableau des vertus domestiques de Henri IV en déshabillé ».
L'acte P*^ est documenté d'après les Mémoires de Sully. Mais
ce ministre avait plus d'énergie ; Collé l'a fait trop tendre,
trop timide, trop avunculaire. Quant au fait en lui-même,
Collé eut pu se passer de Dosdley pour l'inventer. Il s'était
produit souvent, et bien des rois s'étaient égarés à la chasse.
On contait cette aventure de Henri VI d'Angleterre, celui
de Shakespeare. On la racontait aussi de François P' qui se
perdit également en forêt, et arriva chez un charbonnier ;
celui-ci le traita sans beaucoup d'égards, ignorant à qui il
avait affaire, et répétant pour toute excuse : « Charbonnier
est maître chez lui. »
Très peu de temps avant la comédie de Collé, Louis XV
aussi s'était égaré à la chasse. Il avait été recueilli par le
duc de Penthièvre, qu'il trouva le tablier ceint aux reins et la
cuiller à pot à la main. Le charitable duc faisait bouillir lui-
même la soupe de ses pau\Tes pour le lendemain matin.
Henri IV, dans la forêt de Sénart, est une aimable imagi-
nation qui rappelle les promenades de Germanicus, dont Ta-
cite nous dit que ce général parcourait, inconnu, les quartiers
populaires de Rome pour y jouir de sa gloire, Iruiturque
lama sua.
Les paysans chez lesquels Henri IV arrive, habitent unç
modeste chaumière. Le ménage se compose de Michaul, sa
femme Margot, sa fille Catau et son fils Richard. Catau est
fiancée à Lucas, un fin madré, type du paysan soupçonneux
et incrédule. Richard aime une voisine, Agathe, fille de Jé-
rôme; mais un grand seigneur l'a enlevée et Richard la croit
coupable. Il va se faire curé, « se précipiter dans l'église ».
L'arrivée de Henri IV arrange tout. Il y a surtout, au troi-
sième acte, qui est le meilleur, un repas de paysans qui plai-
sait fort par son réalisme aimable ; et, au dessert, on chante
toute une Henriade en couplets, un lot de chants populaires sur
2*
:nO HISTOIRE DE LA UTTÉIL^TURE FRANÇAISE
le Béarnais, peu faits, il est vrai, pour des fiancés; mais nous
sommes à ia campagne. Henri 1\\ (hml le regard s'allume à
vue de la jeunesse, de la fraîcheur et de la genlillesse de
Catau, n'oublie pas (pi'il est le \'ert-Galanl. Collé a l'habitude
de bien plus d'audace. Ils sont donc tous de coimivence, et la
petite (.'alau est à bonne école pour enlendre le récit en cou-
plets des galanteries de Henri IV :
Vive Henri IV
Vive ce roi vaillant,
Ce diable à quatre!
Charmante Gabrielle,
Percé de mille dards...
Les vers sont de Henri IV.
Cela tourne au souper de Bagnolet. Richard dit la sienne,
qui est celle d'Alceste:
Si le roi m'avait donné
Paris sa grand'villo,
vieille chanson qui vit le jour au château de Bonaventure, près
le (iué du Loir, chez Antoine de Bourbon, roi de Navarre,
père de Henri IV.
Et Ton V chante aussi les amours de Henri IV et cFe la
«
Belle Jardinière d'Anel. Le lils de cette \mion horticole et
royale, l'ut le grand-père de Dufresny, l'auteur dramatique,
confrèie de Collé, -— celui qui lava son hnge sale en famille.
Ajoutez le portrait d'un Henri IV légendaire, brave, familier,
aimant, aimable ; la sillvouetle de (juelques grands seigneurs ;
le duc de Bellegarde, confident des plaisirs du roi; Sully, rai-
sonneur, loyal, intègre et attendri ; Concini, l'Italien tortueux,
plein de réticences et de sous-entendus ; ajoutez aussi le
charme neuf, spécial et pénétrant de cette paysannerie, le
patois amusant des forestiei^s, et la scène dans la chaumière
qui nous dévoile un coin de la vie des paj^ans ; ratmosphère
fumeuse de làlre, où voltigent les revenants, les esprits des
légendes et du folklore ; et vous conviendrez qu'il n'y avait
dans tout cela rien ([ui fût de nature à soulever des tempêtes.
Il faillit pourtant y en avoir. Durant quatorze années, de 1760
HISTOIRE DE LA UTTÉRATURE FRANÇAISE 371
t) 1774, la pièce fui interdite à Paris (où Jéfense fui faite à
la Comêdie-Françaisc ilc la représeoUir}, interdite en pro-
vince, et on lit joua clandeslinenicnt avec une sorte Je ma-
licieuse fureur dans tous les théâtres de sociélé et d'amateurs,
dont il y avait alors bon nombre.
Foun[uni ? (Quelles pouvaient ôlre les raisons de cette sévé-
rilé? Collé a donné les siennes. 11 prétendit que Mme de
Porapadour lui en voulait |K'rsonnellement, Mais la mort de
celte i)dvL4'saire ne changea rien à la situation. Il alléguait
encore ijne ses ennemis ne voulaient point par là lui per-
mettre de songer à se présenlei' à l'Académie Française. H
croyait avoir contre lui surtout Voisenon, ce petit abbé malin,
tout hérissé de traits d'es])rit, et f|u'on avait surnommé " une
poignée d'épingles ». Il se pi-ésentait à l'Académie, el Collé se
persuada (piil était jaloux de lui.
Collé se <lil bien à Ini-niênie (]ue l'Académie n'est pas faite
pour lui : » Il faut, dit-il. avoir un fonds de lillérature qui
me manque. ><
En ce lemps-tà. c'était en effet, nécessaire. Collé conte pour-
tant qu'on l'avait làté là-des:^us. ^lais il ne voulait pas qu'on
dît : " Pourquoi csl-il de I.Xiadémie ? » Il aima mieux qu'on
dit : " Pouiiiuoi n'en est-il pa^^'.' » On ne l'a même pas dit.
Colle était plus près de la vérité, quand il craignait ic la
comparaison avec le temps présent ". C'était ia lin tie la gUL'rrc
de Sept ans : la situation n'était pas lirillanle en France ; nos
armes avaient été mallieuicuscs à Rosbach. à Ciwelt ; toute
l'Europe rhan.sonnait nos généraux, el le dévouement du che-
valier d'.Vssas ne siitlisait jias à réparer la honte de Soubise,
que la caricature représenlait aimé d'une lanterne el cher-
chant en vain ses armées [lerdues dans les plaines de Bosbach.
Et Collé disait à son dur : ■■ On pourra faiie des c(tmpa-
raisons du teuips de Herui l\' avec le lenq)s |)résent, qui ne
seront justeuMiit pas à l'avantage de noire siècle. » Et il
ajoute ce mol terrible, faisant allusion au respect (pi'on a
même pour le iiii jieu glorietrv qu'était alors Louis .W ;
" Tn Anglais ([ui lirait ma couiédie el qui entendrait les
raisons «pii fnnt difféi-er de la jouer, dirait bien que nous
sommes de vils esclaves, el il n'aurait pas lorl. "
372 IIÏSTOIRE DE LV LITTKKVTIRE FRANÇAISE
H passe ain<i dans les Mémoires; de Collé un souffle fron-
deur et révolutionnaire, qui maniue Tétai de l'opinion publi-
que dans la bourgeoisie de ce lemps-ià, même et surtout quand
elle était la familière des grand.s. Il semble qu'on entende
comme le prélude en sourdine d'une lointaine Marseillaise.
Ce n'était pas seulement les époques, c'étaient les personnes
que l'on comparait. On ne pouvait pas jouer Henri l\- sans
(lu'on fit des applications et des allusions. A Bagnolet, ce
roi si vaillant et si gai passait pour être le portrait de S. A. S.
le dur d'Orléans. A Bruxelles^ on saluait en lui le prince
Charles de f-orïaine, et on criait dans la salle : « Charles,
c est Charles ! \ ive Charles ! » Mais pour Louis XV, sa cons-
cience lui faisait craindre le parallèle. Il redoutait qu'on
applaudît trop Henri IV ; il est des cas où les applaudisse-
ments prennent des airs de protestations.
A son gré, Henri IV dans la F^artie de Chasse était trop
bien traité ; et Limis pouvait prétendre qu'il l'était trop mal,
comme nous Talions voir, ce qui lui donnait la plus belle ex-
cuse. Mais il ne se souciait pas de se mettre en comparaison
avec ce roi de théâtre trop idéalisé et trop embelli. La preuve
que ce souci fut prédominant dans le fait de Tinterdiclion,
c'est (|u'à sa mort, ce scnipule s'en alla avec lui.
La mort de Louis XV fut un soulagement. On crut à une
èi*e nouvelle de renaissance et de prospérité. Ce fut comme
l'arrivée d'un nouveau ministère. Louis XVI, — tout beau,
tout nouveau, — fut acclamé, adoré. Entre lui et son peuple
ce sont d(\s coquetteries, des mamours, des politesses. Henri IV
])()n\ait venir, il n avait même qu'à bien se tenir. On lisait
au bas d'une gravure représentant le troisième acte de la Par-
tie de chasse :
Aiiv pirds de ce bon Roi les I^Yançais prosternés
niTrent Iheureux tableau d'un maître qu'on adore.
iN'iiplé'.s, n'enviez ix)inl ces mortels fortunés.
Sous le nom de Louis, Henri gouverne encore.
("était trop beau ; cela ne pouvait pas durer. Dix-neuf ans
après ce peuple aima tant son roi, qu'il lui coupa la lêle.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE -HS
Si' Louis XV pouvait redoulor le parallèle avec un Henri IV
trop sympathique, en môme temps il pouvait donner cette au-
tre raison de sa défense, (fue ce roi était, dans la pièce,
traité avec trop de simplicité, et que le prestige du pouvoir
s'en trouvait atteint. Le fait de faire de Henri IV un héros de
comédie paraissait peu respectueux. La façon dont le roi y
paraît, hlessait un i^eu le décorum monarchique ; il y est pré-
senté avec une familiarité toute rustique. C'est le meunier
Michaut qui lui dit, en le tapant sur Tépaule : <( Morgue ! Ne
me tutoyez pas ! Je n'aimons pas ça » ; qui lui offre le plus
mauvais lit chez lui, qui l'emmène boire en lui criant n< Lai^»-
sez faire, nous allons en taper ! » et qui le pousse en riant
jusqu'à le faire trébucher ; et ce n était pas un spectacle
bien édifiant de voir le roi de France chanceler et rattraper
son équilibiH}, en disant : a Qu'il m'eût poussé un peu plus
fort, et il m'eût jeté à terre î »
Dans tout le troisième acte, il y a quelque sàns-gêne. et
dans la façon dont Alichaut présente le roi aux siens : « Je
Tai ramassé dans la forêt !» — et quand on lui donne
le couteau de la cuisine, parce qu'il n'y en a pas d'autre ; et
quand on trinque en l'invitant sur le mode sans-façon : « Ava-
lez-moi çà, père ! » et, quand Henri IV porte la table, les
chaises, les assiettes. — Non, pour un roi de France, c'est
trop. — Et ce ne serait rien encore que tout cela si dans une
minute d'épanchement, Alichaut, lui offrant une chaise, ne
disait avec sa brusquerie rustique : « Oh ! je savons vivre !
Avez-vous fini vos façons? Est-ce que vous nous prenez pour
des cochons? >
Il est claii* que ni le Louvre, ni Versailles n'avaient accou-
tumé les rois à celte simplicité de langage. Bachaumont no-
tait dans ses Mémoires : « Quelques gens de mauvaise humeur
jugent que c'est le dégrader. »
On peut le cron*e.
Cette humilité du sujet explique le premier acte qui n'exis-
tait uas d'abord. La pièce s'appelait le Roi et le Meunier, et
n'avait que les deux derniers actes.
F'ourquoi ce premier acte, (jui fut ajouté après coup ? Otez-
le, et vous comprendrez qu'il ne reste plus qu'un roi trop
374 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
familier, trop dépouillé de tout faste et de tout prestige. Il
fallait le relever, l'ennoblir, le montrer un instant dans l'exer-
cice de ses royales fonctions, sortant du Conseil, enlouré de
ses minisires. Ce premier acte, c'est une concession à la ma-
jesté; c'est un égard pour le trône, une politesse pour la
royauté, une révérence au droit divin.
Et, aussi, il est Toccasion de nous monli'er, à côté du ix>i,
rhomme et le père, l'ami sensible de Sully, Tépoux excel-
lent que Tambassadeur d'Espagne trouva un jour à ({uatre
pattes, promenant ses enfants sur son dos, — le même qui,
' dans la pièce de Collé, quitte Sully en lui disant : <c Je vais
voir la reine : je ïiiicurs d'envie d'aller embrasser mes en,-
fanls. »
Voilà les raisons pour lesquelles la pièce fut interdite
jusqu'à la mort de Louis XV. Par contre, qu'y avait-il en elle
qui expliquât l'engouement de tous et la fureur de la jouer
quaiïd mêmcj au point que Collé pouvait constater avec or-
gueil: « Le roi est le seul homme en France qui ne veut pas
(jue ma pièce soit jouée ! »
Entre les divers caractères que cette petite comédie peut
présenter, il en est trois qui méritent une attention plus par-
ticulière. D'abord, il s'agissait de Henri 1\'. « Je sais, di-
sait Collé, combien je dois au nom de Henri \\ . » Cela était
vrai. Henri \\ était pour le peuple le type de la bravoure,
de la vaillance, de la gaieté, de la galanterie ; il incarnait
la race ù-ançaise. Il y paraissait au regain de popularité dont
le Béarnais bénéficia au xvni*' siècle.
Sous Louis XI V\ on avait peu parlé de lui. Louis XIV nai-
mait pas les comparaisons : il ne les admettait pas, s'esti-
mant imomparable. Mais le xviii' siècle se prenait de regrets,
à mesui'e que la royauté déclinait.
V^oltaire fil la Ilenriade,
Les académies choisissaient Henri IV pour sujet de leurs
concoun?. La Harpe remi)orta un prix à l'Académie de LaRo-
chelle |)our son discours sur Henri IV, discours singulilMPe-
ment démocratique, qui contenait une véritable prosopopée^u
prolétaire.
\
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 37K
La Henriade t'Iait ré[)andiie, apprise el même Iravestic par
Alonlbrun dans sa parodie dont un vers esl resté:
l'ii jimr, iioti, c'était uno nuil.
L'Académie Française, s-uivant l'exemple des provinces, niel-
lait aussi au concours leloge de Henri FV en vers, et le prix
allait à Gudin de la Urcnellcrie, dont on emprunta, pour épi-
graphe à la statue du roi, lo vers fameux:
Seul Roi de qui le peuple ait gardé la mémoire !
La ville de Bordeaux lit frapper une médaille de Henri IV,
qu'un avocat de celte viUe envoya à Collé en échange des
larmes délicieuses rju'il devait à ta Partie, de Chasse, dont
il fait le plus bel éloge : Collé conclut que ce correspondant
est le meilleur de tous les citoyens.
La Partie de Chasse venait bien à son heure. Pour le peuple,
Henri 1\' cétail la Fraïue réfïéncrée, jeune et vaillanle, telle
que la ^ouliaitail Ja nation, qui se sentait enirainée à l'abime.
Aimer Henri IV devint synonyme d'aimer la France. Sans
doute, alors, le roi et le pays n'étaient pas deux notions bien
dislincles, el un correspondant de Collé lui écrivaif : " L'union
du prince cl de la i)atrio nail dans le berceau des Fraudais. »
Cela ne faisait qu'un : mais Henri IV', ce roi vaillant, symbo-
lisait davantage celle communion, et quand au Iroisième acte
de la Partie de Ctiasse. le meunier Michaut trouve que son
hôte n"a pas l'air trop chaud à célébrer le roi Henri, il le lui
déclare net :
'1 Oli ! vous nétes pas un bon Français! \>
Colié était, c'est une justice à lui rendi-e, un bon Fran-
çais, ennemi déclaré de l'invasion des étrangers dans notre
iitléralure, ennemi de l'Anglomanie, de la musique italienne.
Sa lyre célébrait avec orgueil nos victoires, La plus populaire
de ses chonsoiis fut ta Prise de Porl-Mahon qui courut les
rues, cl il disait : '■ Je suis chanté par lesi chanteurs des rues ;
j'ahnc mieux cela que d'être chanté par le roi : d'abord, il
376 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
chante faux. » Uni détail emprunté à cette comédie même
montrera à quel point Collé était palriolc.
Dans la Chasse, il faut que le roi répare une injustice pour
grandir encore dans noire estime. Il faut donc qu'il y ail
une violence commise par un personnage odieux.
Collé chargea d'abord de ce crime le comte d'Auvergne,
que Henri IV, dans l'histoire, condamna pour haute trahison.
Collé le choisit, non sans peitie, nous dit-il, car il voulait un
nom d'une famille disparue, afin de n'offenser aucune des
personnes présentes ; autrement le choix eût été des plus
simples, et tous ses spectateurs avaient bien quelque grcdin
parmi leur ancêtres. Mais il finit par trouver mieux. Il res-
tait encore des femmes de la famille d'Auvergne : c'était dé-
licat. Et puis, d'Auvergne était un Français, et le patriotisme
de Collé souffrait de présenter en scène un compatriote qui ne
fût pas sympathique. Il trouva l'occasion de satisfaire sa
xénophobie en chargeant de crime un étranger, un Italien,
et ce fut « l'afîreux Concini, le voracie étranger », le mari
de la Galiga'û qui devint le ravisseur d'Agathe. L'enlèvement
d'Agathe fut la revanche de la bataille de Pavie. On se venge
comme on peut.
Un autre genre d'intérêt est marqué dans une lettre écrite
au Mercure, en décembre 17G6, au sujet de cette comédie :
(( Puisse son exemple engager nos auteurs dramatiques à
prendre, dans leur propre pays, des sujets réels et fondés sur
notre tradition. » C'était déjà ce qu'avait tenté et prêché le
président Hénault dans son Théâtre historique, qu'il avait
inauguré par le drame de François II, conçu dans la manière
de Dumas père.
Un autre caractère de cette pièc^ est précisé dans une lettre
d'un correspondant de province qui y goûtait « le charme
divin de voir la majesté sourire agréablement à la vertu cham-
pêtre ».
C'était signaler, en somme, le rapprochement du roi et de
son peuple. Cette œuvre est toute démocratique. Collé a vu
les nobles de trop près pour ne pas incliner vers les petits.
De Molière à Collé, comme le paysan a grandi, et quelle
rénovation sociale s'est opérée ! Voyez, dans la Partie de
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 377
Chasse, avec (iiielle fierté le meunter refuse Targent (ju'on
lui offre ; son fils Richard a fait ses éludes, c'est un mon-
sieur, et Agathe, se menaçant de son poignard pour sauver
son honneur, et fuyant par son évasion les violences de son
ravisseur, tout cela nous entraîne loin des paysannes timides
et soumises, avec lesquelles batifolent les grands seigneurs
de Louis XIV. On sent se soulever l'avènement prochain d'un
peuple.
Enfin et surtout, une grande sensibilité est répandue sUr
toute la pièce. Elle est touchante, animée d'une émotion
douce et charmante. C'est bien ce qu'il fallait à l'époque.
Dans la seconde moitié du xviii* siècle, une tendresse
mouillée inonde les cœurs ; une inquiétude tendue secoue
cette société énei'vée, qui pleure devant toutes les fictions de
l'Art — et qui oublie de regarder les tristesses de la réalité.
C'est une émotion maladive qui se trahit dans toutes les œu-
vres d'alors, et dont Florian fut un des interprèles exacts. Ils
ont tous les nerfs surexcités ; ils tombent en pâmoison, ils
versent des pleurs, et la nature elle-même s'attendrit dans les
descriptions de cette littérature humide. Il était bien porté
d'être sensible. Il fallait des larmes à tout propos.
La société était dans cet état que Diderot a décrit, « cette
disposition composée de la faiblesse des organes, de la viva-
cité de l'imagination, de la délicatesse des nerfs qui incline
à compatir, à frissonner, à admirer, à craindre, à se troubler,
à s'évanouir ».
Tel était l'état de la santé publique : des nerfs d'une rai-
deur exaspérée par la fatigue et par l'abus du plaisir, et
cette sensibilité, amollissant les âmes, les inclinant à la bonté
compatissante et aux larmes attendries devant les toiles de
Greuze ou les œuvres nouvelles de la comédie larmoyante.
Collé l'a bien dit dans son journal: (< La jeunesse actuelle
ne connaît plus d'autre espèce de comédie que la comédie
larmoyante. I^s femmes veulent un spectacle qui les ft»sse
pleurnicher. »
Toute cette fin du xviii* siècle, avec sa sensiblerie humani-
taire, est triste, triste comme un lendemain de fête. Du moins,
ces gens sensibles ont connu la bonté, la douceur, l'atten-
378 Histoire de la littératlre fr.\nçaise
drisseinent, la compassion. Us ont élé frivoles, légers; ils
n'ont pas élé méchants. Je vous parlais tout à l'heure de
l'éclucation du XMU* siècle. Elle fut tout Topposé de la nôtre
Aujourd'hui, nous sacrifions tout à l'instruction. Nous négli-
geons de former les cœurs. Si noire système d'éducation
porte un effet moral, ( 'es! par l'influence fatale et nécessaire
que le maîlro, à son insu et comme malgré lui, exerce sur
ses élèves \WiV sa seule manière de penser, de commenter,
d'expliquer les faits et les sujets de son enseignement : il so
dégage de sa seule parole un je ne sais quoi qui traduit et
décèle sa nature, et ([ui va s'imprimer en autant d'exemplaires
qu'il a d'auditeurs. De là, le caractère si grave de la respon-
sabilité morale du professoral.
Au xvui" siècle, 1 instruction était presque nulle. Tout était
subordonné à l'éducation, et celle-ci n'était orientée que vers
les sentiments. Elle mettail son idéal dans le don de plaire,
et celui-ci était assimilé à une certaine perfection morale.
Bernardin de Saint-Pierre résumait toute la pédagogie de son
temps quand il disait : « Lire, écrire, chiffrer, n'est rien ;
être bon, officieux, aimer et secourir les hommes, voilà la seule
science digne des cœurs humains. » C'était là un système
singulièrement incomplet. Il était incomplet de moitié. Mais
cette moitié-là avait assez de mérite pour que nous puissions
encore aujourd'hui nous en servir, ne fût-ce que pour un
quart.
Voilà ce qu'était l'éducation de jadis. T^lle formait des géné-
rations qui ont mis leur signature sur des comédies comme
la Partie de Chasse de Henri /V, tout éclairée par un rayon-
nement de sentiments délicats, de sympathie, de tendresise el
d'amour.
Collé eut dans le genre aimable un confrère qui lui fut très
supérieui" : ce fut Sedaine (1).
Sedaine ! (|ue uc gracieuses idées ce nom évoque : poésie
tendre et facile, sensiblerie charmante, sentiments sains el
familiaux, i)ui*e douceur! Quels délicieux chefs-d'œuvre que le
(1] 1719-1:97.
HISTOIRE DE L.V UTTÉBATURE FR,\NÇ.4ISE 37!)
Philosophe sans le sai:oir ou Huhard C<eur rf« Liim ! \H que
dire de ces pelils ojiéi-as-coniiques, dont il faisait les ii^Tcis,
et Monsigny la musi(|ue : le Déserteur, le Roi et le Fermier,
Hose et Colas t II passe dans tout cela un souffle de candeuï
et une saine bri?? de campagne bien propre, bien arrangée,
où les paysans ont des naïvclés savantes.
Chardin a fait son jiorlrait : il est aimable ; c'est la sim-
plicité dans la cotjuettene, et le laisser-aller dans l'élégance.
Le poète a un marteau à la main, pour rappeler qu'il signa
ses premières tt'uvres ; « Sedaine, maître maron. » Le chapeau
rabattu ombrage les veux, pleins de malice spirituelle.
Il fut tailleur de pierre et maçon ; et il eut le bon goût de
ne pas s'en cacher, d'en tirer vanité même, et de faire son-
ner ses quartiers de roture. Il en plaisantait tout le premier.
— Joi rais fort à leur aise ceux (jui voudi-onl me (leviiier ; non pas
que j'aie i>lat'é au frontispice ni mes qualités, ni l'anogramnifi do mon
iiniti; niais on lira iiuekiut's détails qui pourront au muina faire deviner
ma profession; et je m'attends liirn quo quelque lecteur, qui y aura
pris garde, i>ourra me dire par forme d'uvis: Soyez piuiôl maçon.
Alais poun^uoi no scrais-je jias maçon et pointe? Apolluii, mon sei-
gneur el iiioltre, a bien été l'un et l'aulre; pourquoi ne tiendrais-je
pas sur le l'amasse un petit coin, auprès du menuisier de Neversî
l'oui'quoi n'aasocierai-Je |)as ma truelle au vilebrequin de maître
Adam? Je sais bien qu'on a lieu de se iléfier qu'un maçon poète ne
maçonne mal. et qu'un poète muvi'o ne fasse de inôchanls vers.
La-dessus, j'ai fait mon choix: j'aime encore mieux iMisser pour mal
versifier <iue pour mal bûtir. C'est pour vi\Te que je suis maçon; je
ce .suis poète que pour rire.
Ecoutez-le aussi en vers ;
Arraciié chaque jour ii llmmble matelas
Où .souvent le soumicil me fuyait. quiii(|un lae.
J'allais, les reins ployès, ôbauclier une pierre,
La tailler, l'aplanir, la retourner déquerro.
Souvent le froid ui'ùlait l'iisnge de la voix,
El mon oiseau glacé s'éobappiiit île mes duiglii.
Invinciblement attiré vers les lettres, il prenait sur ses
nuits le lenijis de travailler el il'écrire, ses journées élant
occupées, comme dit Diderot. <c à gàclier le plùtre et à couper
la pieiTe ". C'est ainsi qu'il composa la piquante épili'e .4 mon
habit :
:^S0 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Ah! mon liabit, (jiir je vous remercie!
Que je valus liier grûce ii votre valeur!
Je me connais; et plus je m'appri^cie,
Plus j'entrevois qu'il faut que mon tailleur,
Par une secrète magie,
Ait caché dans vos plis un talisman vainqueur.
Dès îors sa carrière littéraire est ouverte.
Elle allait être illustrée par ces petits chefs-d'œuvre : le
Roi el le Fermier, Rose cl Colas, le Philosophe sans le
savoir, la Gageure imprévue, le Déscrleur, Richard Cœur de
Lion, (\m fut pour Grétry l'occasion cfun triomphe de plus.
Voltaire estimait le talent de Sedaine, el lui disait :
— Je ne connais personne qui entende le théâtre mieux que vous,
et qui fasse parler ses acteurs avec i)Ius de naturel. C'est un grand
art que de rendre les hommes heureux pendant deux heures. Car,
n'en déplaise à MM. de Port-Royal, c'est être heureux, que d'avoir
du plaisir, vous devez aussi en avoir beaucoup en faisant d'aussi
jciiies choses.
L^usagç de jouer en province les pièces nouvelles qui ont
du succès à Paris n est pas nouveau. A vrai dire, le besoin
de décentraliser se faisait beuucou)) moins sentir autrefois ;
Taccaparemcnt d^ P^ris était moindre. Le centre était la cour,
qui se déplaçait, l^ajus^ quand le roi n'y était pas, était une
ville avec laquelle pouvaient rivaliser les cités provinciales
comme Montpellier, Napcy, Dijon, centres d'une vie intellec-
tuelle intense.
Le Philosophe sans le savoir lit son toui* de France et
commença, comme nous disons aujourd'hui, une tournée. A
Lyon, en particulier, il plut fort ; et voici la curieuse lettre,
fort inconnue, ([u'un Lyonnais écrivit à ce sujet au Mercure :
— Je sors du spectacle de Fa-ou; on vient d'y représenter pour hi
première fois le Philosophe sans le savoir. Cette pièce, qui mérite si
bien les applaudissr^ments continuels que Paris lui a prodigués, a été
reçue dans cette ville avec les suffrages de tous les négociants. La
distinction honorable que M. Sedaine a faite du commerce en le
rapprochant des plus nobles états de la vie. et les ménagements qu'il
a gardés avec la noblesse et le militaire, feront enfin connaître à la
nation l'intérêt et la nécessité de l'union entre ces trois états, qui
forment la base et le soutien des empires. Puissions-nous, à Texemple
de nos voisins, secouer entièrement l'indigne préjugé dç Torgueil et
HISTOIRE DE LV LITTÉRATURE FRANÇAISE 381
ramener chez nous l'abondance, en révérant dans son comptoir le
lils ou le frère d'un duc et pair du royaume! Une profession qui fait
la grandeur d'un Etat mérite, ce me semble, que le citoyen qui s'y
dévoue participe aux honneurs et aux dignités. Tel a été le sentiment
de tous les peuples qui onl existé. Le Français seul, par une incon-
•séipience sans exemple, u pu jusqu'à présent attacher au connnerce
une dégradation avilissante. L'orgueil enfanta ce système inouï; tous
ceux qui nous entourent ont ri de nos sottises et en ont profité. Le
siècle en tin plus éclairé, ramène aujourd'hui la raison; notre imagi-
nation s'épure, les préjugés disparaissent, et nous verrons bientôt les
arts et l'état le plus essentiel de la vie civile ressortir du néant où
Terreur de nos pères les avait plongés.
(Jn ne peut refuser aux principaux acteurs de cette ville les suf-
frages que méritent leurs talents distingués. La pièce a été portée
A la perfection, tant pour le jeu que pour l'ensemble et la décoration
du spectacle. Le rôle de Vanderk père a été rempli par M. Camelli;
celui de Vanderk fils, par M. Dalainville. Les scènes touchantes
entre ces deux acteurs ont été accueillies avec beaucoup d'attendris-
sement. La neuvième scène du quatrième acte, entre Vanderk père
et Antoine, jouée par M. de la Ribardière, a fait une sensation très
vive sur tous les spectateurs; mais nos plus grands éloges sont ré-
servés pour l'excellente artiste qui a joué le rôle de Victorino. Mme Ca-
melli joint à la figure la plus heureuse une ingénuité touchante et
toutes les grâces de Texpression; un sourire enfantin, des modulations
de voix, une flexibilité d'organe où l'art ne s'aperçoit point, un grand
jeu de physionomie, beaucoup de naturel, un usage consommé et
la .science certaine de son art. Toutes ces qualités, réunies à la plus
brillante jeunesse, en font, sans contredit, une des premières actrices
de l'Europe, et peut-être la seule comparable à l'illustre Mlle Doli-
gny, tant pour les talents que pour la sagesse et le caractère.
Je termine cette apologie en vous priant de me croire, etc.
Le commerce, qui est pour l'ordinaire peu littéraire, a rare-
ment entendu un si brillant plaidoyer en sa faveur.
Le rogue chansonnier Collé a souvent parlé de Sedaine dans
ses Mémoires. Il est dur pour lui. Un des moindres reproches
qu'il lui adresse est de ne pas savoir écrire en français ;
cest excessif. U le met fort au-dessous de Favarl. C'est à
voir :
— Ils ont un défaut commun: ce sont des répétitions continuelles
des mêmes mots, que la musique, dit-on, ou plutôt le musicien oblige
de faire. Tout musicien est une bét<^; c'est une règle à laquelle je n'ai
guère vu d'exception; et c'est Hameau, homme de génie dans son art,
mais béte brute, d'ailleurs, (pii le premier a amené en France la
mode de sacrifier ù la musique Faction d'un poème, le sens d'un
rôle et môme le sens commun.
382 HISTOIRE DE LA LITTÉRATL'RE FRANÇAISE
Celte .sortie conlre les musiciens donne le ton ordin&ire
de la critique dans Collé; il mérite un peu l'épilhète qu'il accole
au nom de Rameau. Xous ne refermerons pas son compte
rendu de Biaise sans y noter celte page encore ; c'est le rap-
port d'une pièce oubliée, qui paraît bien avoir été le prennier
spécimen de ce que nous appelons aujourd'hui la Revue de
fin d année. C-e n'en est encore que l'embiyon, et l'on voit
que ce genre a commencé par VActe des Théâtres^ la re\Tje
des auteurs dramatiques. Ce passage est curieux pour l'his-
loire d'un genre qui devait avoir la fortune que Ton sait.
— La Parodie du Parnasse, pièce nouvelle qui a aussi été donnée
ce mois-ci sur ce mémo théAtro, a eu quelques succès. C'est une revue
critique de tous les ouvrages dramatiques donnés cette année aux
Français et aux Italiens; il y a une scène vraiment neuve. On intro-
duit dans cette scène un personnage en long habit de deuil, couvert
de crêpe et qui pleure toujfmrs; la Parodie lui demande son nom,
il répond qu'il est le pleureur juré du Parnasse. Il gémit effectivement
sur toutes les pièces tombées, sanglote et répand des larmes à pro-
portion de leur chute plus ou moins grande; il tire à mesure des
mouchoirs de ses poches, et ces mouchoirs sont plus ou moins grands,
suivant le plus ou moins de succès qu'ont eu les ouvrages. C'est une
espèce de nappe, par exemple, qu'il déplie lorsqu'il veut essuyer les
pleurs qu'il verse sur la tragédie de Titus, qui n'a eu qu'une seule
représentation, et c'est à ce sujet qu'il déclame en sanglotant ce
vers-ci, qu'on m'a rapporté et que je trouve charmant:
Titus j)crdit un jour;... un jour perdit Titus.
Malgré sa revéche humeur, Collé a du sens et de la jus-
tesse. Une des meilleures critiques qui ait élè faite du Phi-
losophe sans le savoir est celle de Collé, qui le compare,
non >?an.s raison, à Goldoni.
A présent que ce genre du drame larmoyant, mêlé de cir-
constances ordinaires ou communes, a prospéré et est admis
au point d'être le seul possit)le parmi nous, il est curieui
d'assister aux étonnemenls des premiers spectateurs, comme
il le sera peul-étre de lire dans cent années nos indignations.
Collé a eu le mérite de prévoir les chances du genre ; il
s'étonne sans colère et concède ([iiil y a peut-être un avenir.
— Cette pièce ne ressemble à aucune de nos pièces de théâtre, ni
pour le fonds, ni pour la cojjduile, ni pour !■• dialogue. L'on ne peut
HISTOIRE DE LA LITTÉHATIRE FRAjNÇilSE 383
lui trou\Tr de pièce de cotit parai son quo dans ('cLles de Goldoiii, aux-
luellos elle reascinble parfaitement; en observant cependant h
l'avantage de Inuleur français, que dans l'auteur itaJien les iiicidenta
de aes drames sont en géni>i'aj fabuleux et romanesques, et que ceux
du Philosophe l'ans te savoir sont naturels et de la plus grande vérité.
En même temps il faut ccmvcnir que souvent c'est une nature trop
commune que celle que M. bedaine nous peint; niais, au bout du
compte, c'est in nature: et la nature même la plus simple a toujours le
droit de nous plaire et de nous amuser, quelque conunune qu'elle
soit.
Un reproche plus grave qu'il lui adresse el auquel nous pou-
vons nous associer, c'est que Sedaine ne sait pas peindre en
grand ni donner de la force. Dans les occasions où it fau-
drait prendre le Ion clevé, la voix lui manque ; il n'a pas
le patliélique, l'umplcur, la dignité. Ses qualités soot autres
el étaient celles de son genre, qui est le genre bourgeois :
— Le dialogue de rette comédie, qui, conim« je l'ai déjà dit, a son
coin de tiingularilé, ressemble au&si un peu à la manière de dialoguer
de Goldoiii; il est court, vif et précis, plein de rélicencea, et peint
mieux les petils objets que les grands. Dans les endroits de cbaleur
el du passion, celle sorte de dialogue laisse tout ù désirer.
Il y avait là de quoi étonner des gens encore accoutumés
à la grandiloquente tragédie. Aussi Collé n'est pas content.
— Le curnclère de M. Despan-îlle, dit-il, e.'ft pris dans le petit;
il en fait un père qui ne se soucie nullement de son lils... Miyti père .'...
Ek bien, mon pèrr... Eh! va te promener:... dit ce Desparville. Au
lieu de cela, il fallait donner à ce vieux militaire le caractère d'un
de ces guerriers intrépides et heureux, de ces hommes qui n'ont
jamais été blessés et qui ne croient pas qu'on puisse l'être.
En di.eant à M. le duc d'Orléans mon idée sur re i-aractère. il l'ap-
prouva et me confirma dons mon sentiment por le récit d'un fait qu'il
me Cdcila. qui csl qu'à la première blessure que reçut M. de Broglie,
feu son iirre, le Mjnréclinl de Droglie dit à son fils en lui voyant le
bras cassé: « Tu ne seras jamais qu'un sol; te voilA déjà blessé, moi
je n"ai jamnis reçu ime égralignure. ii
Sa conclusion est parfaite de justesse : Sedaine ne sera
jamais un peintre c/i (jrund. entendez un auteur de tragédies.
— Je le rrgardc c'ijiimc le ni-eu;^e du dramatique.
Le compliniciit n'csl pas mince.
Le succès du Philosopht- ne s'établit pas sans peine.
'SM HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
— Le proinicr acle de colle comédie fut assez mal accueilli à la
première représentation; le secoixl et le troisième acte furent bien
reçus, ainsi que le quatrième; au cinquièn)e, il y eut deux ou trois
bagal elles huées avec assez de dureté. Et le public de ce jour-là,
se retira fort incertain s'il devait recevoir ou rejeter cette pièce; il
balança encore pendajit deux ou trois représentations; enfin le monde
y revint avec plus d'affluence à la quatrième. On demanda l'auteur
à la deuxième, troisième et quatrième, et M. Sedaine n'a pas voulu
paraître, ce dont je lui sais très bon gré.
Diderot a gardé de ce jour-là ce souvenir :
— Je m'intéressais plus vivement que lui au succès de la pièce; la
jalousie de talents est un vice qui nVest étranger, j'en ai assez d'autres
sans celui-là; j'atteste tous mes confrères en littérature, lorsqu'ils
ont daigné quelquefois me consulter sur leurs ouvrages, si je n'&î
pas fait tout ce qui dépendait de moi pour répondre dignement à celte
marque distinguée de leur estime. Le Philosophe iians le savoir
chancelle à la première, à la seconde représentation et j'en suis
bien affligé; à la troisième, il va aux nues, et j'en suis transporté
de joie. Le lendemain matin, je me jette dans un liacre, je cours
après Sedaine; c'était en hiver, il faisait le froid le plus rigoureux;
je vais parfont où j'espère le trouver. J'apprends qu'il est au fond du
faubourg Saint-Antoine, je m'y fais conduire. Je l'aborde, je jette mes
bras autour de son oou.: la voix me manque et les larmes me
coulent le long des joues. Voilà l'honnue sensible et médiocre. Se-
daine, mimobile et froid, me regarde et me dit: h Ah! Monsieur Dide-
rot, que vous êtes beau! »
Non seulement l'étonnement du public devant un genre nou-
veau, mais la police même faisait obstacle au succès, en dé-
nonçant dans cette comédie une apologie du duel. Collé fait
celte remarque :
— On joue tous les jours le Cid; le père y ordonne le duel à son
fds. Y a-t-il rien de plus fort que: meurs on tut'?
1a\ pièce dut subir une interruption « à cause de Tagonie de
M. le Dauphin et de la descente de châsse de Sainte-Gene-
viève, où, ajouto Collé, l'archevêque a été ce matin chanter
une grancrmcsse avec tout son clergé, et demander à Dieu
qu'il nous j'envoie ce prince à la vie. On le regarde à Paris
comme mort, et il est généralement regretté ».
Le Dauphm mourut peu après, eu 1765.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 38o
La pièce, d'abord ralentie, partit pour une belle carrière.
C'était souvent le cas de Sedaine. Grimm le constatait :
— Le sort de M. Sedaine est de tomber à la première représentation,
et puis de se relever peu à peu aux suivantes, et puis de tourner les
tôles à la sixième ou septième, et puis d'être joué vingt fois de suite
avec un concours de monde prodigieux... L'hippocrène de ce poète
n'est point de ces liqueurs fortes, impétueuses, qui enivrent du pre-
mier coup ; c'est un breuvage délicieux qui charme les sens peu a
peu et finit par s'en emparer avec la plus douce volupté. Le langage
de M. Sedaine est aussi fin et aussi délié que celui de la musique ;
pour en saisir toutes les beautés, il faut Tentefidre plusieurs fois de
suite. On ne sent tout le charme d'un excellent opéra qu'à la troi-
sième ou quatrième représentation ; il en est précisément de même
des pièces de M. Sedaine.
Se peut-il encore rien de plus charmant, de plus fin, de
plus ingénieux, que le badinage de la Gageure imprévue,'
une épouse qui cache un visiteur dans un cabinet, le mari qui
rentre à l'improviste, la présence d'esprit de la marquise qui
impose à l'époux une gageure propitiatoire.
LA MARQUISE
Je regardais cette porte, et je me disais : chaque petit morceau
de fer qui sert h la ronstruire a certainement son nom ; et, hors la
serrure, je n'aurais pas dit le nom d'un seul.
LE MARQUIS
Eh bien ! moi madame, îe les dirais tous.
LA MARQUISE
Tous 7 cela ne se peut pas.
LE MARQUIS
Je le parierais.
LA MARQUISE
Ah ! cela est bientôt dit.
LE MARQUIS
Je le parie, Madame, je le parie.
Et lemcri, fier de sa science, de débiter :vis, écrous. pomme,
rosette, Jichcs, gâches, verrous, etc. Suit le récit de remploi
de la journée de la dame : un chevalier est entré, l'a courtisée-
à la venue du marquis, elle l'a caché dans ce cabinet. L'époux,
interdit, pâlit, serre les poings.
2r>
:m\ HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
LA MARQUISE
N'en parlons plus, je vois que cela vous a fait quelque peine, et
j'en suis mortifiée. Je... je... je souhaiterais être seule.
LE MARQUIS
Je le crois.
LA MARQUISE
Je désirerais...
£E BIARQUIS
El moi je désire entrer dans ce cabinet et voir Thomme qui a eu la
témérité...
' GOTTE
Ah 1 quelle imprudence!...
LA MARQUISE
Si j'ai perdu le pari, donnez-m'en la revanche.
LE MARQUIS
Madame, il n'est pas question de plaisanter.
#
LA MARQUISE
Je ne plaisante point ; je vous demande ma revanche.
LE MARQUIS
Et moi, madame, je vous demande la clef de ce cabinet, et je vous
prie de me la donner.
LA MARQUISE
La clef, monsieur?
LE &IARQUIS
Oui, la clef, la clefî
La clef ! C'est le mot qu'il avait oublié dans la nonaenclalure
dos pièces de la serrure. Avec un don bien malicieux de per-
siflage, la marquise le lui fait observer :
— Arrêtez, monsieur, dans ce pari vous avez oublié de parier
lin ne i*l<'f, d'une clef, d'une clefî vous ne douiez pas qu'elle ne soit
de fer. Vous Tavez bien nommée depuis avec une fureur et un em-
portement que je n'attendais pas ; mais il n'est plus temps. J'ai voulu
faire un badinage de ceci, et vous faire demander h vous-môme
le morceau de fer que vous aviez oublié ; mais je vois, et trop tard,
que je ne devais pas m'exposer à la singularité de vos procédés,
lisez, Monsieur. (Elle prend le papier, rompt le cachet, et le lui
donne tout ouvert. Il le prend avec dépit, et lit d'un air indécis, dis-
trail ci confus,. Quant à celte clef que vous demandez, tenez, mon-
sieur, la voici, celte clef. Ouvrez ce cabinet, ouvrez-le vous-n>éme,
regardez partout, justifiez vos soupçons, et accordez-moi assez
d'esprit pour penser que, lorsque j'ai la prudence d*y faire cacher
quohiu'un, je ne dois pas avoir la sottise de vous le dire.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 387
Le mari berné et confus s'excuse et s'agenouille. C'est une
es plus jolies scènes du répertoire.
Sedaine habitait une petite maison, rue de la Rocjuettc. Elle
xistait encore au temps où Jal l'a visitée et écrivait : « Lors-
ue Régnier, le peintre de paysages, recueillit les éléinentî» de
^ouvrage qu'il publia avec Champion le lithographe, sous ce
itre : Habitations dea personnages les plus célèbres de la
ronce, la maison de Sedaine appartenait à Mme de La Sable,
i Favait arcfuise des héritiers de notre auteur. Cette dame
l reiiianpier à Régnier, outre le plan général de la décoration
e ce petit logis assez singulier, un cadran solaire porté sur
m pied en pieiTe sculpté d'après un dessin de Sedaine, et dans
e fond du jardin, au milieu d'un bosquet, une sorte de cabi-
ef rustique, revêtu de troncs et de branches d'arbres. Au bas
e <-etle maisonnette, était la chambre du dramaturge. C'est
ans celle retraite que Sedaine composa son Philosophe.
Ififme de La Sable fit voir à Régnier une porte assez éloignée
^u kioscjuc, et lui dit : <( \'oici la i>orte à laipielle Sedaine lit
rap|)€r, pour en essayer l'effet, les trois coups cjui produi-
une si vive impression à la représentation du l^hilos,oplie
ans le Savoir, »
Sedaine res>te Itî modèle de ce genre réaliste qui ne cheichc
pas les cimes, qui calcjuc et copie la nature, et par lequel on
:se reposait en pleine bourgeoisie des fantaisies métaphysi-
ques de Gomberville et des horreurs tragiiïues de Crébillon.
^yec lui se consolide et s'aflirme l'école du vrai, de la vérité
^ans l'art, de l'exactitude dans l'imitation. Mais la dureté de
la vie est assouplie, attendrie par une sensibilité aimable, un
optimisme à l'épreuve, une bonté résistante, une douceur de
parti pris, qui font de son théâtre le temple du sourire et de
la consolai mn.
A présent, plact» au roi du genre : voici Beaumarchais (1).
La famille Caron habitai! rue Saint-Denis, en face la rue de
la Ferronnerie, et se composait du père, horloger, ('e la mère
(l) 1732-1:90.
388 HISTOIRE DE LA LITTÉRATl'RE FRANÇAISE
el de sept entants. Augustin était adoré de ses sœurs, qui
étaient fort gaies et spirituelles, comme le père était très
lettré. Elles faisaient de la musique, composaient et chan-
taient de petits vors. L'une, Lisette, fut l'héroïne du drame de
Clavijo; l'autre, Julie, était gaie, espiègle, lettrée, artiste;
elle jouait la comédie, écrivait des lettres fort drôles aux
jeunes gens, lisait Richardson. Elle eut une grande ten-
dresse pour son Irèro, nu r va et (|u'elle consola des sé-
vérités paternelles. Avec elle, il jouait au tribunal, et Augus-
tin faisait le juge : déjà la silhouette de Br;doison s'es-
tompait devant lui. Il fut au collège d'Alfort jusqu'à treize
ans, en sortit • i v\i\\ de nclit ( hérubin polisson, se fit chasser
par son père, revint repentant, se mit à l'horlogerie, inventa
un système d'échappement qui fut approuvé par l'Académie
des sciences, offrit au roi Louis XV une montre munie de cet
échappement nouveau, et le roi la porta un an ; il devint horlo-
ger de la cour, fil p«mr Mme de Pompadour une montre dans
une bague, reçut des commandes à Yei'sailles.
Une fois qu'il eut mis le pied sur ce terrain fertile, il s'y at-
tarda. Il accepta, par l'entremise d'une dame complaisante,
une charge de servant du roi, et il faut se figurer Augustin
portant les plats dans le cortège des maîtres d'hôtel. Il épousa
la dame, qui lui apporta en dot le fief de Beaumarchais. Il
se pourvut « contre quittance », d'un titre de noblesse. Bientôt
il fut veuf, et demeura sans bien.
Il avait étudié la harpe.
La harpe était un instrument nouveau en France : u Je ne
connaissais pas cet instrument », déclare Diderot en 1760,
après une soirée où il on entendit jouer.
Beaumarchais en perfectionna les pédales. Or, cet homme
universel avait fait des pendules pour Mesdames, filles de
Louis XV, que leur père apjx^lait Chiffe, Loque et Braille. Il
leur apprit la harpe et leur suggéra d'organiser des concerts ;
il se rendait utile, rlioisissait les morceaux, distrayait la mo-
rose famille royale. I^ roi voulut l'entendre jouer de la harpe,
et comme il n'y avait pas de siège, lui céda son fauteuil ce
qui fil bien des jaloux. Un petit horloger ne s'assoit pas dans
le fauteuil roval sans soulever 1 envie.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 389
Un jour, un courtisan l'aborda au moment où il sortait
en habit de gala de l'appartement des princesses, et lui pré-
sentant une fort belle montre :
— Monsieur, lui dit-il, vous qui vous connaissez en horlogerie,
veuillez je vous prie examiner ma montre qui est dérangée.
— Monsieur, depuis que j'ai cessé de m'occuper de cet art, je
suis devenu très maladroit.
A ces mots, Beaumarchais prend la montre, l'ouvre, la lève
en Tair et la laisse tomber à terre.
Ainsi Beaumarchais, comme dans les contes de fées, vit
s'ouvrir aux sons de la musique, les portes du palais.
Et il se lit pardonner d'avoir, en 1763, tué son adversaire en
duel, et « vu la garde de son épée sur la poitrine de son par-
tenaire ».
Il était très en faveur auprès de Mesdames, auxquelles il
présenta son père, et qui l'estimaient fort. La situation était
plus glorieuse que fructueuse, car elle n'était pas rétribuée,
et il fallait satisfaire les caprices des princesses, apporter
tantôt de la musique, tantôt une harpe, un luth, un tambou-
rin. Et il n'était toujours pas question de littérature.
A ce moment, un riche financier, un des frères Paris, con-
sacrait ses soins à la fondation de l'Ecole Militaire, sous les
auspices de Mme de Pompadour. Le crédit de celle-ci baissait.
Paris eût voulu que le roi vint visiter son école : et il ne
pouvait l'obtenir. Il eut l'idée de s'adresser à Beaumarchais,
de lui demander d'amener Mesdames. Mesdames vinrent, vi-
rent l'école, en parlèrent à leur père, qui y alla. Paris fut
ravi, et il lit la fortune de Beaumarchais. Il le mit dans
diverses bonnes aflaires de spéculation. Il devint successi-
vement secrétaire du roi, contrôleur, juge des délits de chasse,
mais souleva contre lui des tempêtes de haines en briguant une
charge de grand maître des eaux et forêts. Il n'y en avait que
dix-huit en France ; les autres repoussaient Beaumarchais
comme n'étant i)as assez noble, et celui-ci leur prouvait à tous
qu'ils étaient d anciens bouticjuiers : ce furent des fureurs.
En 1764, il avait trente-quatre ans. Il alla en Espagne
390 HISTOIRE DE LA LITTÉRVTLRE FRANÇAISE
exéculer et faire bannir un galanlin peu .scrui)ulcux, Claviiu
(Gœthe Ta mis au théâtre) qui avait promis mariage à sa sœur,
puis avait repris sa parole. Son séjour à Madrid fut brillant;
il avait de l'argent, des recommandations : il fut reçu et fêté
dans le monde officiel et diplomatique. Quand il j-evint, eii
1765, l'image de Figaro hantait ses pensées indécises.
Cependant il fleuretait avec une jolie créole, qu'il n'épousa
pas, parce qu'elle s'aperçut que ses charmes n'intéressaient
pas son amant autant que ses grands biens. Les lettres
d'amour de Thorloger sont plutôt des lettres d'affaires.
Tandis qu Augustin était à Madrid, sa sœur lui reprochait
d'oublier la jeune Pauline, et lui écrivait :
— Dis-lui donc quelque chose, à cette enfant !
Le roman avorta. Beaumarchais, veuf à ce moment, habi-
tait dans sa famille, rue de Condé, avec quelques-unes de ses
sœurs, qui toutes, obéissant aux lois du sang, avaient quelque
amourette en cours. Julie disait de leur maison : « C'est une
pétaudière d'amants. »
Et c'est alors qu'il tira, d'une des parades qu'il écrivait pour
les invités de M. Le Normand d'Etiolés, un opéra-comicpie,
le Barbier de Séiille, que les Italieïîs refusèrent, et dont il
fît une comédie que les Français, mieux avisés, acceptèrent,
et se félicitèrent de jouer.
Les procès contre La Blache, héritier de Paris Duverney,
contre Gœzman, un juge avide et tenace, la rédaction de ses
fameux Mémoires si pétillants de verve maligne, un séjour au
For-rEvê(]ue, l'émoi du Parlement quand ces Mémoires ren-
dirent ridicules une jurisprudence jusqu'alors forte des té-
nèbres de ses arcanes ; l'entrée de notre agile homme dans
les agents secrets, sa mission auprès du chevalier d'Eon. ses
opérations commerciales en Amérique, son nMe dans les ar-
mements des Etats-Unis contre l'Angleterre, le soin d'armer
40 vaisseaux, Ja campagne pour l'indépendance des gens de
lettres et des auteurs dramatiques, l'expédition de fournitures
d'armes aux insurgents d'outre-mer, l'organisation de sa
marine, l'édition des œuvres de Voltaire, la lutte contre Suard,
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 'iOl
irêle-nom du comte de Provence, la polémique avec Mirabeau,
affaire du divorce Kornmann et de Tavocal Bergasse. la prise
e la Bastille, en face de la superbe maison qu'il lit rlever à
rands frais et qu'on visitait le jeudi, conulie tin palais ; son
xil, sa vie précaire à Hambourg : ce furent là <juelqucs-uns
es épisodes qui occupèrent cette existence agitée, jusi|u'à la.,
îort subite, le 18 mai 1799.
Ce diable d'homme entreprenait tout, essayait tout, réus-
issait fout. La littérature n'est qu'un petit incident heureux
ans une vie remplie par mille autres objets. Il passait de lun
Vautre sans effort. Il avait la faculté de changer d ocnipa-
on inopinément, et de porter une attention aussi forte, aussi
ntière sur le nouvel objet qui survenait, que sur relui qu'il
uittait. C'est ce qu'il appelait» fermer le tiroir d'une affaire ».
!t il passait ainsi d'un tiroir à l'autre, s'occupait des fusils
B la Hollande, d'un opéra, de la coupe des bois, d'un pam*
hlet, d'un factum, d'une réponse, d'une défense, d'une alia([ue,
e la concession du commerce de la Louisiane, de la fourniture
ôs nègres, de la colonisation de la Sierra Morona, et des
rames modernes.
Il excellait dans la guerre d escarmouche à la pointe de la
lume, et il y remportait de beaux succès. Mais avec l'âge, la
3rve et la chance se retiraient, et il se brisa un jour contre
colossal Mirabeau. Il faut conter cette querelle, qui montre
IX prises le lion et le renard. Beaumarchais avait mis des
►nds dans l'affaire de la Pompe à feu de Chaillot, qui dis-
ibuait Teau dans Paris. En 1785, les actions étaient à la
ausse. Des banquiers intéressés à la chute de cette enlre-
nse la firent attaquer par le besoigneux Mirabeau. Celui-ci
nça son factum contre la compagnie des eaux. Beauniar-
lais, administrateur, riposta avec esprit, et il rappela les
taque de Démosthène :
— Quand oWo.s étaient bien amôres, disait-il, on les nommait phi-
épiques ; peiit-ôlie, un jour quelque mauvais plaisant coiffcra-t-ii
Iles-ci du joli nom de mirabelles venant du comte de Mirabeau,
I mirabelia feciU
La riposte fut terrible. Beaumarchais ne savait pas à qui il
3U2 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
s'était adresse. Mirabeau le fustigea aveq une redoutable
violence, arracha le voile de désintéressement et de patrio-
tisme qu'il jetait sur ses fructueuses spéculations, et il le dé-
masqua d'un geste superbe, et il bafoua ce a siècle où tout
se fait pour l'honneur, pour la gloire, et rien pour V argent;
où les chevaliers d^industrie, les charlatans, les baladins, les
proxénètes n'eurent jamais d'autre ambition que la gloire,
sans la moindre considération de prolii ; où le trafic à la
ville, l'agiotage à la cour, l'intrigue qui vit d'exactions et de
prodigalités, n'ont d'autre but que l'honneur, sans aucune
vue d'intérêt; où l'on arme pour l'Amérique trente vais-
seaux chargés de fournitures avariées, de munitions éventées,
de vieux fusils que Ton revend pour neufs, le tout pour la
gloire de contribuer à rendre libre un des mondes, et nulle-
menls pour les retours de celte expédition désintéressée,., où
l'on profane les chefs-d'œuvre d'un grand homme (allusion
à Tcdition de Voltaire par Beaumarchais), en leur associant
tous les Juvenilia, tous les Senilia, toutes les rêveries qui,
dans sa longue carrière, lui sont échappées-; le tout pour la
gloire et nullement pour le profit, d'être l'éditeur de cette
collection monstrueuse ; où, pour faire un peu de bruit et
par conséquent par amour de la gloire et haine du profit,
on change le Théâtre-Français en tréteaux et la scène comique
en école de mauvaises mœurs ; on déchire, on insulte, on
outrage tous les ordres de l'Etat, toutes les classes de citoyens,
toutes les lois, toutes les règles, tontes les bienséances... »
Jamais mirabelles n'ont été si chèrement payées.
En littérature dramatique, Beaumarchais se rangea au pre-
mier rang de la jeune école du drame, l'invention du siècle.
Nous avons vu l'historique de ce genre humide, et l'action
des premiers précurseurs.
Le rôle de Beaumarchais dans cet ordre d'idées est beau-
coup plus intéressant, étant plus vivant et plus actif. Il dis-
courut moins et il tenta davantage. Il étendit la réforme de
Diderot ; on l'appela l'Enfant Terrible du Père de famille.
Il rompit des lances pour la comédie larmoyante et sérieuse
et contre la tracrédie classique, et il planta sur les ruines
des Pjopylées, comme bannière, un mouchoir trempé de larmes.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 393
Tandis que Diderot tenait encore aux trois unités, Beaumar-
chais les sacrifie. 11 ne reconnaît d'autre éloquence que celle
des situations, et celles-ci doivent être continuellement en op-
position avec les désirs des personnages. De là une contra-
riété nécessaire et constante, une gêne pénible, une pitié tou-
chante, faite de mélancolie et de sympathie : et voilà les larmes
de Thalie. Poussez plus avant : vous aurez notre mélodrame
qui est 1 éternelle aventure de Tinnocence persécutée. Et
comme il arrive quelquefois dans la vie que l'innocence est
malgré tout compagne du bonheur, cette outrance devient
une entorse à la vraisemblance.
Plus de vers. Dans la vie, on ne parle pas en vers. Et il
faut, — voyez combien ces théories sont celles de noire temps,
— il faut que le théâtre donne l'illusion de la vie. En vain
direz-vous: mais la convention est l'essence du théâtre ; il faut
une rampe pour imiter le soleil, il faut un cadre pour fermer
la scène. Beaumarchais est l'homme de la vie, et il précède
de cent ans les efforts si curieux de notre théâtre réaliste. Il
veut (|ue la vie réelle entre à flots sur les planches :
— Transportez-moi loin des coulisses. Que le dialogue soit simple
et rappelle la conversation de tous les jours !
Et ceci, qui est jusie :
— Pins (le ces dialogues qui ne sont que deux longs monologues
qui se croisent ; au lieu de cela, le dialogue vif, pressé, coupé, tumul-
tueux où chacun ne parle que le temps qui lui est laissé par Tim pa-
tience de l'interlocuteur. •
Son tort fut de prendre pour du naturel d'étranges bour-
souflures de style, car si « on ne parle pas en vers rue Saint-
Denis », rue Saint-Denis non plus, un mari ne dit pas à sa
femme :
— Mon but on vous épousant fut d'unir la douce sécurité des plai-
sirs honnêtes aux charmes d'une passion vive et toujours nouvelle.
Ce qu'il eut tort aussi de méconnaître et d'ignorer, ce sont
les lois de ce qu'on appelle l'optique théâtrale. Les événe-
ments, les peisonnages, les sentiments doivent subir un gros-
394 insToiUE de la littérature française
sissemenl nécessaire derrière la rampe. Il y a des conven-
tions inévitables, et celle-ci n'est point la moindre : quels que
soient les traités et les réformes, des bourgeois en scène n'au-
ront jamais le droit de parler comme à la ville, et voici pour-
quoi. A la ville, ils se connaissent ; il y a entre eux tout un
passé de relations, tout un ensemble d'habitudes ; ils se com-
prennent d'uï^ mot ; une simple allusion en dit long pour cha-
cun d'eux. Qu'un speclateur assiste à leur conversation : si les
deux interlocuteurs ne cessent pas de converser de la même
façon qu'ils faisaient, tous les dessous profonds de Tenlre-
tien demeureront pour lui invisibles, et il ne saisira qu'une
moitié de ce qu'ils disent. Il faut donc que les personnages
de théâtre parlent autremcnl que des gens ordinaires ; il faut
que leur conversalion soit plus explicite, plus savamment me-
née que dans la vie, afin d'intéresser et d'infcnrmer le specta-
teur qui ne sait rien et qui veut savoir.
Plus de sujets historiques. Les vivants seuls sont intéres-
sants, <c Que me font à moi, paisible sujet d'un état monar-
chique, les révolutions d'Athènes et de Rome? » Le tremble-
ment de terre de Lima l'émeut, parce que la catastrophe
pouvait se produire à Paris. La Révolution d'Angleterre le
laisse froid, parce qu'il sait bien, — il écrit cela en 17G7, —
qu'il ne peut pas y avoir de révolution à Paris.
Et plus de rois : parce que le prestige des rois commence
à pâlir, et ({u'il y a une petite satisfaction républicaine à chas-
ser les monarques de la scène du théâtre, en attendant qu'on
les raye de la scène du monde.
Ainsi la politique elle-même inclinait les esprits vers l'imi-
tation plus servile de la vie dans l'art. La tragédie bourgeoise
était un événement social un avènement : la bourgeoisie s'ins-
tallait.
Beaumarchais a poussé plus loin que personne le souci du
réalisme au théâtre. Il voulut que le temps fictif de l'action
fut égal au temps réel, et que les actes fussent reliés entre
eux par des pantomimes, pour occuper Tenir acte et ennuyer le
tapis. Il souhaita que, dans le salon désert, on vît aller et
venir des domestiques portant des flacons vides et des paquets
de carton, époussetant, rangeant les meubles:
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 395
-- L'action théâtrale ne se reposant jamais, j'ai pensé qu'on pour-
rait Ciisayor de lier an acte à celui qui le suit par une active pan-
tomime qui soutiendrait sans la fatiguer, l'attention des spectateurs
et indiquerait ce qui se passe derrière la scène pendant l'entr'acl-?.
Il se préoccupa beaucoup des costumes, s'attardanl aux plus
infimes détails pour assurer la réalité dans rimitation. Il ha-
billa SCS personnages à un bouton près, avec une telle cons-
cience, que ses c( listes des personnages » sont aujourd'hui
des documents précieux pour l'histoire des modes. Il est dom-
mage que l'habit ne fasse pas Je drame.
Tout cela, qui est vieux, est bien moderne, et recule la vé-
ritable date de la préface de CromwelL
Si les romantiques procèdent du romantisme allemiand,
celui-ci s'est inspiré du xviii* siècle français, de Diderot et
des théories d'alors, qui étaient, à l'époque, tout ensemble
sociales et littéraires, puisqu'elles revendiquaient les dignités
et la prééminence pour une caste sacrifiée.
La tragédie faisait partie des carrières fermées aux bour-
geois, qui restaient du gibier de comédies et de farces.
Beaumarchais servit cette cause avec sa fougue, son talent,
et sa fécondité d'imagination et d'invention qui l'égale aux
plus inventifs Espagnols.
Le Fils Naturel, de Diderot, est de 1757.
Le Philosophe swis le savoir, de Sedaine, est de 1765.
r^e premier drame de Beaumarchais, Eiujénie, est de 1767.
Les Deux Amis sont de 1770.
Eugénie est la fille d'un riche Anglais ; elle se croit la femme
de lord Clarcndon, qui n'est pas sans rapport avec Clavijo.
Mais elle se trompe, et elle a été trompée. Le mariage est
non avenu ; il a été célébré devant un faux chapelain. Le
mari qui est libre, se dispose à quitter Eugénie pour épouser
une riche héritière. La vérité éclate ; le père d'Eugénie tem-
pête ; la tante gémit. Clarcndon se repent, et épouse sa femme
véritablement.
\ celte intrigue s'en môle une autre, tirée du Comte de
Belflor : le frère d'Eugénie sauvé de la mort par le séducteur,
qu'il est obligé ensuite de provoquer.
Pour un partisan du naturel, cette intrigue en manque un
396 HISTOIRE DE LA LITTÉRVTL'RE FRANÇAISE
peu. Elle eut cependant du succès, elle fut traduite et jouée à'
Drury Lane.
Les entractes étaient mimés par des domestiques, tandis
que l'orchestre jouait des airs. Les indications scéniques sont
curieuses par leur souci du réalisme et leur naïve précision.
— Le Baron sort de chez sa fille d'un air pénétré, tenant d'une
main un bougeoir allumé, et de l'autre cherchant une clef dans son
gousset. Il nnient promplement avec un flacon de sels, ce qui annonce
qu'Eugénie est dans une crise affreuse. (Entr'acto).
Et les indications de jeu ne sont pas moins étonnantes:
Eugénie du ton du ressentiment que le respect réprime.
Madame Murer, du ton de quelqu'un qui croit en dire assez.
Le Baron du ton d'un homme que ce mot de Mylord ramène à
d'autres idées.
Le style est déclamatoire, emphatique, épileptique; ce ne
sont qu'exclamations : Vengeance ! soutenez mon courage !
Affreux événejnent ! Ah I grands dieux ! quelle indignité ! Et
la phrase se perd souvent en sons inarticulés : Oh ! Ah! ah :
Le ton demandé et indiqué, est tantôt désespéré, tantôt mou-
rant, ou pénétré, ou égaré, ou consterné. C'est une cascade de
larmes, un chant humide de sanglots. Mais à travers le brouil-
lard sourit déjà le masque malin de Figaro. Un intendant .,
mourant parle de rendre comple des acies de sa vie, et un la-
quais obscTve :
— Un intendant ! le compte sera long !
La note frondeuse chante entre les soupirs : « Quoique gen-
tilhomme, je ne suis qu'un homme » ou : u Les lois ? la puis-
sance et le crédit les étouffent. »
Le succès irrita l'envie, et Beaumarchais connut la satire,
cet avatar de la gloire.
Sur tes montres on lit Caron,
Beaumarchais sur ton Eugénie.
Pourquoi ce changement de nom ?
Rougis-tu de ton drame ou de Tliorlogerie ?
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 397
Il continua sans iléfourner la têle, et fit un second drame.
L'inUirél particulier de la comédie les Deux Amis est la
tentative pour faire sortir le sujet et la passion du métier, de
la prolession des personnages. Au Misanthrope, à l'Avare, à
l'Etourdi, au Distrait, à tous ces personnages de la vieille
comédie qui représentent des traits de caractère généraux,
Beaumarchais ^^ubslilue des j^ens pris dans la vie, et vivant
d'un métier particulier qui cause leurs déboires.
Aurelly est un riche négociant de Lyon. La mort subit» de
son banquier retarde l'arrivée des fonds qu'il attendait, et il va
être obligé de suspendre ses paiements, ce qui ruinerait son
crédit et sa maison. Il lui faut de l'argent tout de suite. Il va
trouver son ami Melac, receveur général des fermes. Préci-
sément, tout l'argent des impôts est rentré. H est donc en
fonds, ayant ce dépôt considérable. L'inspecteur est passé ré-
cemment et il n'est pas vraisemblable qu'il revienne en ce
moment. Pour sauver son ami, Melac puise dans sa caisse,
certain d'être remboursé dans peu de jours.
Le malheitr veut que le banquier Aurelly ait une fille, la-
quelle est aimée par l'inspecteur des finances. Et celui-ci
multiplie ses tournées à Lyon pour avoir prétexte à revoir
celle qu'il aime. II arrive pour recevoir le produit des impôts.
.\Ielar n'a pas la somme complète. Par grandeur d'ûme, il
refuse de dire l'emploi qu'il en a fait, afin qu'Aurelly ignore
l'embarras qu'il lui cause. Les pires soupçons germent dans
les cerveaux et de l'inspecteur, et d'Aurelly lui-même, et du
fils Melac. On croit le receveur coupable d'un détournement
de fonds, et tout l'accable. Melac se préparait à aller à Paris
faire aussitôt des fonds chez un banquier, et ses malles sont
prêtes. On Taccuse de fuir devant le déficit. Le brave honume
«e voit injurié, méprisé, ruiné par l'ami qu'il a sauvé. Il de-
meure muet cependant. Mais tout se découvre, et c'est alors
une exi)losion d'entliou-^iasme et d'attendrissement chez tous.
y compris l'inspecteur des finances, f|ui se retire, et laisse la
fille .aurelly épouser celui qu'elle préféi-e, le fils Melac.
Ce drame est tout moderne dans son allure.
H échoua : il réussirait aujourd'hui ; on nous a habitués
i ce genre prévu et inauguré par Beaumarchais. Il était trop
398 HISTOIRE DE LA LITtÉRATLRE FRANÇAISE
neuï de soa temps. On fui étonné par celle poussière de
grands livres remués et cette sonnaille de sacs d'écus. Un plai-
sanl dit en s'en allant :
— Allons ! c'est une banqueroute ; j'y suis pour mes vingt sous.
Beaumarchais plaisantait Sophie Arnould sur le peu dé suc-
cès de l'opéra Zovoastre, où elle dansait.
— Vous avez peu de monde ! lui dit-il.
Elle lui répondit :
— \'os Amis nous en enverront.
Et. Ion chanta :
J'ai vu de Beaumarchais le drame ridicule,
Et je vais en un mot vous dire ce que c'est :
Cest un change où Taigent circule
Sans pjroduire aucun intérêt.
A noter ce dialogue socialiste entre deux domestique?:
— Je voudrais que chacun ne fût pas plus égaux Tun que l'autre.
— Oui ! Et mes gages ? qui est-ce qui me les paierait ?
Les deux drames qui suivirent furent le Barbier de Séiilk
ou la Prtcaulion inulile, en 1775, et le Maiiarje de Figaro ou
la folle Journée en 1784.
Le Barbier et le Mariage sont des œuvres à part. Elles sont
souriantes, gracieuses, gaies. Les types en ont une vie sin-
gulière : le comte Almaviva, le Iloniéo sévillan de la rusée
Rosine, ramant épris, qui deviendra le mari blasé ; et Rosine^
la futée recluse, qui commencera par refuser à Figaro d'écrire
une lettre quelle a toute prête dans son corsage, et qui de-
viendra plus tard l'épouse attristée, délaissée, troublée par la
grâce à peine virile de Chérubin : Barlholo, le vieux gron-
deur, don Bazile, l'organiste aux longues manches noires, pa-
reilles aux ailes du hibou, et Figaro, type merveilleux de vie,
d'agilité, de prestesse ingénieuse, (|ui résume sa vie avec ce
brio :
— KsI-il nfn de ph]-' bizarre que ma destin*^ ? fils de je ne sais
pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m'en «lé-
HISTOIRE DE LA LITTÉR-VTIRE VIU.NÇVISE 391)
^oùte el veux courir une carrière hcHiiuMe ; el partout je suis re-
)oussé. . . , ^ , , ..4
J'apprerid.^ la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit
l'un grand seigneur peut à peine me mettre ii la main une lancette
vétérinaire. — Las d attrister des botes malades, et pour faii^ un
nétier contraire je me jette à corps perdu dans le théâtre ; me fussé-
e mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du
ierail ; nuleiir espn.iniol, je ciois pouvoir y fronder Mahomet, sans
ïcrupule: à l'instant un envoyé... de je ne sais où, se plaint que
'offense dans mes vers la Sublnne Porte, la Perse, une partie de la
)resqu'ile de Tlnde, toute l'Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli,
le l'unis, d'Alger et de Maroc ; et voilà une comédie flambée pour
)laire aux princes Maiiométans, dont pas un je crois ne sait lire
îl qui nous meurtûssenl l'omoplate, eu nous disant : Chiens de Chré-
:iens.
Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. — Mes
ioues creusaient, mon terme était échu : je voyais de loin arriver
f affreux recoi-s, la plume fixée dans sa perruque; en frémissant, je
m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses; et
:omme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner,
n'ayant pas un sou, j'écris sur la valeur de l'argent, et sur son
produit net ; sitôt je vois, du fond d'un fiacre, baisser pour moi le
pont d'un château fort, £l l'entrée duquel je laissai l'espérance et la
liberté.
Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours,
si légers sur le niai qu'ils ordonnent, quai^d une bonne disgrâce a
cuvé son orgueil ! je lui dirais,., que les sottises imprimées n'ont
d'importance qu'aux lieux oii Ton en gène le cours ; que sans la
Uberté de hUXmer, il n'est point déloges flatteurs, et qu'il n'y a que
les petits hommes qui redoutent les petits écrits. — Las de nourrir
un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comnae
il faut diner, je taille encore ma plume et demande à chacun de
quoi il est question : on me dit que pendant ma retraite économique,
il s'est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des
productions qui s'étend même à celle de la Presse, et que, pourvu
que je ne parle en mes écrits, ni de Tautorilé, ni du culte, ni de la
politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en
crédit, ni de i Opéra, ni des autres spectacles, ni de pei-sonne qui
tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'ins-
pection de doux ou trois censeurs. Pour pi-ofiler de cette douce
liberté, j'annonce un écrit péiiodi(ine et croyant n'aller .sur les bri-
sées d'aucun autre, je le [nomme Journal InwHe. Pou-ou l je vois
s'élever contre moi toute la foule des p.uivies diables à la feuille;
on me supprime et me voilà deiechef sans emploi ! — I.e désespoir
m'allait saisir : on pense à moi pour une place ; mais par malheur
j'y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'ob-
tint.
Le Barbier de Pétille donna l'idée d une comédie nouvelle,
iOO HISTOIRE DE LA LITTÉRATl'UE FRANÇAISE
vive, vraie, spirituelle, écrite dans le style le mieux fait pour
le lliêûlre et je dialogue ; et laut-il rappeler ces scènes deve-
nues classiques : Almaviva sous la fenêtre, Bartholo et le
billet de logement, la scène du bachelier, la leçon de musique,
la fièvre de Bazile, la scène de la lettre écrite et des expli-
cations fournies avec tant d'astuce par Rosine à son tuteur : ce
sont là des pages célèbres, charmantes, où l'intérêt va pleine-
ment à la pauvre recluse et aux tours ingénieux de
Figaro, où l'action se renouvelle et marche sans languir vers
le dénouement prévu et souhaité.
Le Mariage de Figaro qui fait suite au Barbier, ne mérite
pas de moindres éloges, et les nouveaux venus, Suzanne, Ché-
rubin, Fanchette, Bridoison, sont des types accomplis que
l'auteur lui-même caractérisait mieux que personne dans sa
liste des personnages :
Suzanne, jeune personne adroite, spirituelle et rieuse, mais non
de cette gaieté presque effrontée de nos soubrettes oorruptrices.
Chérubin, timide à l'excès devant la comtesse, un désir inquiet et
vogue est le fond de son caractère, il s'élance à la puberté, mais
sans projet, sans connaissances et tout entier à chaque événement ;
enfin il est ce que toute mère, au fond du cœur, voudrait peut-être
que fût son fils, quoiqu'elle dût beaucoup en souffrir.
Brïd'oison doit nvoir celte bonne et franche assurance des botes,
qui n'ont plus leur timidité. Il est tout entier dans l'opposition de la
. gravité de son état au ridicule du caractère.
Le Mariage se rapporte plus que le Barbier au type de la
comédie larmoyante. Toute l'aventure de Figaro reconnais-
sant sa mère dans Marceline tient de l'attendrissement à la
modo ; le sémillant Figaro prend un air raisonneur et mélan-
colique ; le fameux monologue sous les grands marronniers
ne va pas sans une tristesse ([ui correspond à la fois à la sen-
sibilité innée de l'auteur, et aussi aux revendications fron-
deuses qui grondaient dans la bourgeoisie, et le parterre y
applaudissail avec passion. Le mécontentement, le malaise en
sont les signes les plus notables, à titre d'indice sur les dis-
positions de resjirit public.
Le second acte est le meilleur par la peinture charmante
de ce personnage deuicuré typique, Chérubin, Téphèbe qui
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 401
naît timidement à la vie et à l'amour, que trouble la beauté
de sa belle marraine, et qui s'analyse si délicatement :
— Je ne sais plus ce que je suis; mais depuis quelque temps, je sens
ma personne agitée ; mon cœur palpite au seul aspect d'une femme ;
les mois amour et volupté le font tressaillir et le troublent. Enfin le
besoin de dire à quelqu'un: /e vous aime, est devenu pour moi si
pressant, que je le dis tout seul, en courant dans le parc, à ta mal-
tresse, à toi, aux arbres, aux nuages, au vent qui les emporte avec
mes paroles perdues.
La scène d'amour timide, réservé, discret, contenu de Ché-
rubin chantant sa fameuse romance à sa marraine, puis fuyant
par la fenêtre a léger comme une abeille », avec plus d'ingé-
nuité que du Marivaux, avec plus de grâce que du Sedaine,
est une des plus jolies qui soient.
Figaro attendri se préparait à jouer la comédie suivante,
la troisième de la trilogie, la Mère coupable ou V Autre Tar-
tufe, donnée au Marais en 1792. Almaviva est devenu un vieux
beau épuisé; Figaro est assagi, rente, honnête et calme ; la
comtesse est devenue épouse coupable.
La scène est à Paris, où le comte est venu habiter avec sa
femme, son fils Léon et sa filleule Florestine. Il a auprès de
lui Figaro et sa femme Suzanne, et un intrigant hypocrite,
Begearss, sous les traits duquel Beaumarchais a voulu stig-
matiser son ennemi Bergasse, l'avocat du procès Kommann,
car il aima toujours introduire dans ses pièces des gens de sa
connaissance, Pauline la créole dans les Deux Amis, ou Cla-
vijo dans Eugénie,
Begearss, fort des secrets de famille qu'il a surpris, com-
bine ses plans de façon à faire déshériter Léon, en rendant
sa naissance suspecte, au profit de Florestine qu'il veut épou-
ser, malgré qu'elle aime le fils du comte. Mais il établit que
Léon et Florestine sont frère et sœur par leur commun père,
et qu'ils ne sauraient s'aimer sans inceste. Heureusement
Figaro veille, déjoue la fourbe, et fait chasser le vilain homme,
en émettant de sages sentences et en refusant toute récom-
pense, car (( on gagne assez en chassant un méchant ». Le
diable s'est converti.
26
402 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
•
Le dernier ouvrage dramatique de Beaumarchais date de
1787.
Ce fut un opéra, Tarare, dont Salieri écrivit la musique. 11
y appliquait une formule nouvelle de sa façon, remplaçant
la vieille mythologie par une mythologie moderne, scienti-
Û(]uc, physique, métaphysique, avec tout un peuple d^Atomes,
d'Elémenls, de Lois personnifiées, qui récitent des maximes
d'égalité et de morale. Il prenait cette nouvelle manière d'ex-
primer celle théorie égalitaire dont il ne perdait pas une oc-
casion de faire applaudir l'audace, et dont Figaro donnait la
formule définitive^ après bien d'autres il est \Tai:
— Si le ciel l'eût voulu, je serais le fils d'un prince. Noblesse, for-
tune, un rang, des places, qu'avez-vous fait pour tant de biens ?
Vous vous êtes donné la peine de naître, rien de plus.
Car il souf/rait, dans sa carrière d'arriviste, de l'inégalité
sociale; il ne supportait pas d'être entouré de grands sei-
gneurs fiers de leur naissance et qui le méprisaient, et qu'il
mamtonait à coups d'épée et en déployant « plus de science
et de calcul qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner. » En
1787, à la veille de la Révolution, il dramatisait ces griefs
dans Tarare, quand il montrait parmi le chaos primitif le Génie
du Feu et la Nature, distribuant leurs sorts aux ombres toutes
égale-; avant la naissance :
LE GÉNIE DU FEU
î'n (.]o vous deux est Roi? Lequel veut l'être?
I/OMBIIE DU ROI ATAR
Roi ?
L'OMBRE DU SOLDAT TARARE
Roi?
TOUTES DEUX.
.lo ne m'y sons aururi enipresseincnt.
L.\ NATURE.
Knfans, il vous manque de naître
l^our penser bien différemment.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE Ul3
l'^l le génie <lii Fou. |)lus sitije que' le Ha>anl. Ijalance :
Mon œil eulre eux cherche «n roi préférable,
Mais iiue je crains mon jugement !
Nuture, l'erreur d'un momenl.
Peut rendre un siècle misôrable ! ■
\'uilà le commerilaire lyrique du mot de Figaro, et voilà
aussi comment les rois se font !
Au*si ne luuf-il pas selonner de voir plus lard Taulfiir
invoquer le Icmoignago de Tarare dans sa requête aux Fîeiné-
senlanls de la Commune de Paris, pour prouver ses sympa-
thies anticipées à l'égard de la Révolution.
Tout le livret développe les épisodes tragiques ou comitiiies
qui surviennent au soldai et au roi.
Telles sont les a-uvres. One fut lliomme? -Sa biograpliie
et ses travaux vous l'ont déjà'fait soupçonner.
El) 1707. (.irimm disait :
— Ce M. de Qeaumai-chais est ù ce qu'on dit un homme de pi>>rf
de quarante ans, riclie, petit maître, auteur. Je n'ai pas l'honneu]'
do le connaître, mais on m'ii assuré qu'il est d'une suffisance al
d'une fatuité Insignes.
Imaginez un être actif, pétulant, remuant, infatigable, «pu
semblait avoir une infinité de cases dans l'esprif, qui fui bor-
loger, professeur de musique, négocianl, diplomate, mar-
cband de bois, avocat, auteur dramatique, affairé, pressé,
mêlant sans les embrouiller mille al'fiiires diverses, ardent,
l^a^si^>nllé, cassant le^ vilies avec sa canne pour ne pas
perdre de tcm|)S à nnviir la fenêtre, curieux de tout, brave,
habile, soujile, inventif, sans préjugés ni routine, pienanl
pour devise (|u'un anleiu' es! un oseur.
Heaumarcliais fut surtout dans le négoce, et vécut d'indus-
trie : il y fivail même un ffrade. en éliiril chevalier, l^a litli'-
rature n'a occuiié ipio ipielques loisirs, avec {les succès di-
vers. Six œuvres ou essais dramatiques sont tout ce iniil ;i
accordé à Mincrxe, élaul fort accaparé par Mercure. :^a hio-
grapbie dégage un bruit d'écus el des nuages de poussière-
paperassières. Ses manuscrits après sa mort ctatcnl dans des
404 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
caisses pêle-mêle, et il fallut dégager Figaro du milieu de
liasses de factures ou de bordereaux.
M. de Loménie contait ainsi sa visite à la chambrette de la
rue du Pas de la Mule, où il feuilleta les manuscrits de
Beaumarchais :
— Conduit par un pctit-fiIs de Beaumarchais, j'entrai un jour dana
une maison de la rue du Pas de la Mule et nous montâmes dans une
mansarde où personne n'avait pénétré depuis bien des années. En
ouvrant, non sans difficulté, la porte de ce réduit, nous soulevâmes
un tourbiUon de poussière qui nous suffoqua. Je courus à la fenêtre
pour avoir de l'air, mais de môme que la porte, la fenêtre avait si
bien perdu l'habitude de s'ouvrir qu'elle résisia à tous mes efforts.
Le bois gonflé et altéré par l'humidité menaçait de s'en aller par mor-
ceaux sous ma main, lorsque je pris le parti plus sage de briser deux
carreaux.
La petite chambre était encombrée de caisses et de cartons rem*
plis de papiers.
J'avais devant moi dans cette cellule inhabitée et silencieuse, sous
cotte couche épaisse de poussière, tout ce qui restait de Beaumar-
chais.
Une de ces caisses renfermait une liasse de manuscrits, les
drames de Beaumarchais, et à côté un mouvement de pendule
oxéLuté en cuivre sur un grand modèle avec cette* inscription :
Caron Cilius œtatis
, XXII annorufn
Regulatorem invenit et fecit
175:j
Ce manuscrit et cette horloge dans cette même boîte, le
chef-d'œuvre de l'horloger à côté des chefs-d'œuvre de Tau-
teur dramatique, offrent un rapprochement assez piquant si
l'on songe que l'horloge et les drames sont nés de la même
tendance d'espril. chez leur auteur ; tous deux sont le résul-
tat de cette disposition naturelle qui portait Beaumarchais
vers la nouveauté. La nouveauté ? elle' l'attire invinciblement
il s'enthousiasme avec la plus grande facilité pour les genres
d'invention, iiulustiielles et mécaniques. Il s'intéresse aux "
moindres si)é('îrique< des charlatans. L'invention des Mont-
golfières le passionna. Il y a tout un dossier de ses papiers.
consacré à la recherche de la direction des ballons.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE i03
Il était enthousiaste, fiévreux, sensible, et en cela il était
de son siècle. Sa sœur Julie, toute férue de Richardson, sa-
luait en lui un autre Grandisson. Lui-même se faisait adres-
ser (quatrième Mémoire) par le Père Eternel un discours où
l'Etre Suprême lui disait :
— Tu sais avec quelle profusion je versai la sensibilité dans ton
cœur, et la gaieté sur ton caractère.
Il aimait bien son père. Il le disait à son ennemie
Mme Goezman:
— Vous me reprochez la profession de mes ancêtres. Hélas ! Ma-
dame, il est trop vrai ; j'avoue avec douleur que rien ne peut me laver
ùa juste reproche que vous me faites d'être le fils de mon père. Mais
je m'arrête, car je le sens derrière moi qui regarde ce que j'écris et
rit en m'embrassant. En vérité, horlogerie à part, je n'en vois aucun
contre qui je voulusse le troquer.
Il a des heures de bienfaisance sentimentale. Il donna aux
pauvres mères nourrices la recette de la cinquantième repré-
sentation du Mariage de Figaro, ce qui fit dire :
Il paye du lait aux enfants
Et donne du poison aux mères.
Il avait raison quand il prétendait que le Père Eternel ne
lui avait pas moins prodigué la gaieté que la sensibilité. « 11
est trop drôle », disait Voltaire. Ses Mémoire^ et Figaro sont
garants de cette joviale humeur, qu'on pouvait lire jusque sur
le collier de sa chienne :
— Beaumarchais m'appartient ; je m'appelle Florette ; nous demeu-
rons rue Vieille-du-Temple.
Il eut beaucoup de dons, un esprit pétillant, facile, riche,
bon à tout et dans tout. Quel reproche mérite-t-il ? il en mé-
rite un.
Il resta bourgeois, prosaïque, vulgaire. Il manque d'idéal et
de beaux sentiments. Son plus grand génie fut celui des af-
faires. La beauté, Théroïsme, l'art lui furent étrangers. Il ne
regarda de la vie que le côté pratique.
40fi inSTOIRE DE LA LITTÉRVTIRE FRANÇAISE
L'argent pivnd une unportanre curieuse dans ses manières
de voir et dans ses argumentalions :
— Je paierai mille écus à qui prouvera que j'ai des souterrains chez
moi.
— Je donnerai mille écus a qui prouvera que j'ai jamais eu chez
moi d'autres fusil.s que ceux qui m'étaient utiles à la chasse.
— Je paierai deux mille écus à qui prouvera que j'ai jamais eu la
moindre liaison avec ceux quon nomme aristocrates.
Sa lecture amuse, interesse, elle ne nous élève pas.
Sa vie et son œuvre portent pourtant avec elles leur en-
seignement, parce qu'elles furent le triomphe de la volonté,
de la ténacité, du courage et de la persévérance. Il ne pa-
rut jamais abattu ni découragé. 11 eut la bonne vaillance.
— Quand je me suis emporté une once de chair aux lèvres
avec mes dents, sur le passé, je travaille sur le présent, et je
ne puis m'empêcher de sourire sur Tavenir.
(Juand il é( houe, il recommence :
— Je secoue ma tête carrée, et je recommence gaiement louvTage
des Danaldes.
Utile et grande leçon: vouloir bien et longtemps, c'est là
une force, une supériorité, un exemple, une rare qualité mu-
rale, qui suffit à assurer le succès présent et la gloire à venir .
■r-
Nous avons vu les chefs de file, Créhillon, Voltaire, Diderot,
Beaumarchais, Regnard, Lesage, Marivaux, Piron. Collé, Se-
daiiie et Floriau.
11 me faut à présent vous présenter bon nombre d'auteurs
qui ont encore un nom aujourd'hui, qui ont eu leur heure de
succès, et qui ont droit à leur place ici, parce que leur temps
les a jugés avec moins d'ingratitude et de sévériré que n'
fait la postérité.
Vous distinguerez assez naturellement trois générations^
dans ces secondaires et ces dédaignés :
L'une chevauche sur lexvii* siècle et sur le xviii* siècle, doim?
elle marque les débuts ; la seconde emplit le milieu du xvm*,
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 407
el la troisième, née après 1750, égaya ou attrista la Révolu-
tion et l'Empire.
Voici d'abord un premier groupe.
Le nom de Dancourl a plusieurs fois illustré le théâtre : avec
Florent Carton Dancourt, le père, Tauteur acteur ; sa femme
Thérèse Dancourt ; ses filles Manon Dancourt et Mimi, sans
compter un cousin, un Dancourt (1) qui joua à l'étranger les
Arlequins, écrivit des farces, et n'est guère connu que par une
réponse à la lettre de Jean-Jacques Rousseau sur les
spectacles.
Florent Carton Dancourt (2) est le seul qui ait place dans
rhistoire littéraire, pour ses œuvres dramatiques, d'un carac-
tère très spécial. Elles sont multiples ; un petit nombre d'en-
tre elles sont jouées encore, le Chevalier à la Mode, les
Bourgeoises de qualilé, la Maison de Campagne, où la gref-
ûère dit cette curieuse prophétie :
— C'est la saison des révolutions que la fin des siècles.
Tout ce théâtre est charmant, mais vieillot; îl n'a plus qu'un
intérêt de gracieux bibelol, parce qu'il porte profondément et
spécialement la marque de l'époque. Parcourez les litres, ils
ont une couleur pittoresque : la Gazette de Hollande, iJm-
promplu de garnison, la Foire de Bezons, les Vendanges de
Suresnes, le Moulin de Jaoel, les Curieux de Compiègne,
les Fêles nocturnes du Cours. Dans tout cela, Dancourt saisit
et peint l'actualité avec légèreté et rapidité. Il n'a rien de
commun avec Molière, et sa visée est beaucoup moins haute.
Il ne connaît que les gens et les types de son temps. Son
théâtre est un tableau de mœurs, qui a son intérêt historique.
On y comprend que le faste des nobles sous Louis XIV les a
ruinés, que tout l'argent est aux mains des fermiers et des
financiers, des bourgeois cossus qui vont servir à redorer des
(1) 1725-1801.
»2» 1661-172;.
408 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
blasons et à refaire des fortunes ; que des aventuriers mettant
à profit ces dispositions, ont pris des titres d'emprunt et ont
berné des bourgeois ambitieux. Dancourt a peint tout ce mé-
nage avec talent et vérité, donnant à chaque classe sociale son
langage, ses mœurs, ses sentiments, et faisant parler notam-
ment les paysans avec toute la finesse madrée qui les signale.
Son père avait rang d'ccuyer. II comptait dans ses ancêtres
le fameux savant Guillaume Budé: mais il ny paraissait pas.
Sa jeunesse fut dissipée. Il connut la fille de l'acteur La Tho-
rillière, l'enleva et l'épousa. Elle l'orienta vers le théâtre.
Acteur, il plut beaucoup, et fut l'orateur de la troupe. C'est
lui qui prenait la parole devant le roi, devant les administra-
teurs de rilôtel Dieu, pour leur remettre le produit du droit
des pauvres, devant le public pour les annonces. On cite
comme un trait extraordinaire de la bonté de Louis XIV Tat-
lention qu'eut ce roi, tandis que Dancourt lui récitait une
requête en marchant à reculons, de le prévenir qu'il allait cul-
buter dans un escalier, et de le retenir par le bras. En vérité,
de quel nom de sauvage eût-il fallu appeler le Monarque, s*il
n'eût rien dit!
Il avait pris au collège, chez les Jésuites, fort dramaturges,
le goût du théâtre; et comme le P. La Rue lui reprochait un
jour de s'être fait acteur, il lui répondit :
— Ma foi, mon père, je ne vois pas que vous deviez tant blâmer Tétat
que j'ai pris ; je suis comédien du roi, vous êtes comédien du pape ;
il n*y a pas tant de différence de votre état au mien.
Quand il avait un insuccès, il allait s'enivrer au cabaret de
La Cornemuse pour oublier; c[ quand il lisait à sa lillc Minù
une œuvre dont celle-ci était mal satisfaite, elle le lui faisait
comprendre en lui disant :
— Ah î papa ! vous irez souper â La Cornemuse !
Il eut une vieillesse expiatoire, fit une tragédie pieuse, des
traductions de psaumes, le plan de son tombeau, et mourut
plus saintement qu'il n'avait vécu.
Son souvenir n'a pas persisté bien longtemps.
L'actualité toute chaude de ses comédies a refroidi. Il cou-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE i09
rail après l'hislorielte ou l'objet du moment pour en faire
une dancourade, comme on disait. Il ne pouvait être l'homme
des lendemains, parce qu'il était trop Thomme de son heure.
Si Dufresny (1) est mieux à sa place parmi les romanciers,
où vous le trouverez, Campistron (2) fut véritablement homme
de théâtre.
La vie et le caractère de Campistron nous plaisent plus
que son œuvre. C'était un petit toulousain, très crâne, tou-
jours digne avec les grands seigneurs, et refusant quelque-
fois leurs grâces pour la beauté du geste. Il aurait fait, s'il
n'avait pas été poète, un excellent officier dans l'armée du
roi, étant de famille noble. Il commença sa vie par un duel
retentissant qu'il eut à Toulouse, à dix-sept ans, et qui força
sa famille à Téloigner. A la bataille de Steinkerque, quand
Vendôme, qui l'avait pris pour secrétaire, en entendant siffler
les balles, lui demande un peu ironique : « Restez-vous, Mon-
sieur ? — Oui, Monseigneur, répond-il, à moins que vous ne
vous en alliez. » Dans une autre affaire à Luzzara, il
s'échauffa, mit Tépée à la main et chargea.
A vrai dire, ce ne fut pas ce jour-là que Campistron montra
la plus grande audace, mais le jour où. Racine renonçant
au théâtre, il accepta sa succession. Sa première tragédie,
Virginie, se soutint assez bien, quoique médiocre, ayant pour
repoussoir une pièce de Pradon, Téléphonie, — Arminius, An-
dronic, Alcibiade, grâce à de hautes protections et au
talent de l'acteur Baron, eurent quelque succès. Qimpistron
s'essaya dans la comédie, et donna V Amante amant, pièce en
prose, à déguisements et à quiproquos. Vendôme lui ayant
demandé un opéra, il fit Acis et Galatée, et continua dans ce
genre par Achille et Hercule, La dernière de ces trois œuvres,
qu'un médiocre compositeur mit en musique, et qui n'eut
qu'un mince succès, lui valut cette épigramme anonyme :
A force de foiger on devient forgeron.
Il n'en est pns ainsi du pauvre Campistron.
Au lieu d'avancer, il recule.
Voyez Hercule,
(1) 1648-1724.
(2) 1656-1723.
410 mSTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Son dernier succès fut une comédie assez bi€n conduite.
Le Jaloux désabusé, La vogue des Iragetiies de Racine
l'obligeait à les prendre pour modèles, à s'essayer dans le
même genre, à imiter rinimilable. 11 fut un de ses meilleurs
disciples.
Il avait un maigre rival dans un autre classique arriéré,
l'ami de Lesage, Danchet(r), inoffensif faiseur de livrets d'opi*-
ras, qui ne nous est plus guère connu que par deux épi-
grammes. La première, signée de J.-B. Rousseau, qui né lui
pardonnait pas ses succèS; élant auteur d'opéras lui-même,
nous le peint assez plaisamment :
Je te voiSj innocent Danchet
Grands yeux ouverts, bouche béante,
Comme un sot pris au trébucliet.
Ecouter les vers que je chante.
La seconde, signée de Voltaire, est inspirée par la réception
du poète à l'Académie:
Danchet, si méprisé jadis,
Fait voir aux pauvres de génie
Qu'on peut gagner TAcadémie
Comme on gagne le paradis.
Ces vers sont méchants, mais ils rendent malgré tout un
service à V « Innocent Danchet » dont les douze opéras et les
quatixi tragédies dorment aujourd'hui du dernier sommeil. Ce
bon Auvergnat, élève des Jésuites, avait eu d'abord le don
des vers latins, et s'était distingué en professant la rhétorique.
Venu à Paris, et n'ayant guère comme ressource que son
bagage mythologique, il en avait tiré parti en écrivant des
opéras : Hésione, Aréthuse, les Muses, Télémaque, Achille
et Déidamie. L'instruction classique était comme une pré-
paration a ce métier. Danchet, grisé par le succès de ses li-
vrets, se lança dans la tragédie avec les Tijndavides et Cyrus ;
mais, sans musique, ses vers plats et monotones furent moins
goûtés. Ils n'étaient d'ailleurs pas plus mauvais que les vers
(1) 1671-1748.
HISTOIRE DE LV LITTÉRATURE FR.^NÇAISE 411
(le (]ampistiuii. Célail, comme lous ceux de celte é()oque, se-
lon l'expression do La Harpe « de la prose commune assez
facilement rimée ».
Daiichel de\i(il censeur lilléraire et fit un bon établisse-
ment.
Lagrange Ciiancel (I) est moins célèbre par ses œuvres que
par ses aventures. A neuf ans, ce jeune prodige jouait avec
ses camarafle~ du collège de Bordeaux une comédie sati-
rique de son invention qui mettait la ville en émoi. A «jua-
torze ans, ses parents le conduisent à Paris; ta princei^e de
Conli, Racine lui-même, sont ïrappés de sa précocité, et ob-
tiennent que Ion monte une de ses pièces, Jugiiriha, au Uiéfltre
des Fossés-Saint-Germain. Fendant quelques années, c'est un
véritable triomphe ; acclamé au théâtre, fêlé à la cour, le
jeune Lagrange est le poète du jour ; mais en 1713, il fit la
connaissance du duc de La Force, et contracta une amitié qui
devint poui- lui la cause de nombreux déboires. Le duc de
La Fori-e, lui vola sa tragédie d'Ino et Mélicerle, et la fit re-
pré.«enlcr sous son nom. Lagrange protesta contre cette trahi-
son. Le duc usant de son influence le fit exiler en Périgord.
Peu de temps après, cest la (amcusc conspiration de Cella-
mare, dirigée contre le Régent: Lagrange y est enrôlé par
ses amis, et compose les Philippiques, trois pamphlets en
vers qui contiennent ronli'e le duc d'Orléans et tous les siens,
les plus odieuses accusations. Le duc de La F'orcc saisit celle
nouvelle occasion de se venger, et Ht emprisonner le poète aux
Res Sainte-Marguerite, d'où il ne s'évada que deux ans plus
tard, pour gagnei" la Sardaigne, puis l'Espagne et la Hol-
lande. Du fond de l'exil, il atxabla ses ennemis de l'hiltppi-
ques nouvelles et ne désarma qu'à la mort «lu Régent, qui lui
permit enfin de revoir la F'rance. Lagrange Chancel gaspilla
son talent comme sa vie. Ce précoce poète, sur lequel on avait
fondé tant d'espérances, ne laissa en mourant que des œuvres
médiocres, écrites à la lulte. Ses tragédies sentent encore le
collège ; et l'indignation même ne l'a pas rendu poète.
(1;
412 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Mais voici deux noms plus importants.
Le marquis de Puysieux, ambassadeur de France en
Suisse, remarqua un jour à Soleure, le jeune Destouches (1),
qui jouait dans une troupe de comédiens. Il lui trouva des
manières et de l'esprit ; sut qu'il était de bonne famille, et
avait pris la condition d'acteur par coup de tête, pour ne pas
être homme de robe. Puysieux en fit son secrétaire, et le
ramena bientôt en France. A Solcure et lors de son retour à
Paris, Destouches avait fait jouer quelques pièces, Vlrrésolu^
le Curieux Impertinent, qu'on avait fort bien accueillies.
Mais une carrière plus glorieuse que celle du théâtre s'ouvrait
à lui : le Régent le nommait bientôt secrétaire d'ambassade
à Londres, où il suivit le cardinal Dubois. Il s'acquitta fort
bien de plusieurs missions délicates, et fut à son retour en
France, nommé gouverneur de Melun.
D'Alembert, dans ses Eloges, écrivit à ce propos :
— M. Destouclies marcliail, au tliéàtrt, de succès en succès, lorsqu'il
se vit obligé de renoncer, du moins pour un temps, à ceux qu'il espérait
encore. Le Régent,- dont il avait obtenu l'amitié et l'estime non par
des bassesses de couilisan, mois par son intolligcnce dans les affai-
res, l'envoya en Angleterre on 1717... 11 fut six ans à Londres, où il
resta seul chargé des affaires de France. Il s'en était si bien acquitté,
qu'à son retour le Régent 1(î combla d'éloges en présence de toute la
cour... Ce prince, qui avec des mœurs et des principes peu sévères,
avait dans l'esprit autant de justesse que d'élévation, était bien éloi-
gné de souscrire à Tapoplit-egme, si souvent répété par la sottise
puissante, que le talent des affaires est incompatible avec celui
d'homme de lettres. Il avait la simplicité de croire que l'esprit était
bon à tout... Il venait d'être témoin qu'un poète anglais, le célèbre
Prior, avait, par les plus sages moyens, préparé cette paix d'Utrecht,
si désirée des peuples et si longtemps retardée î>ar les manœuvres ou
l'ineptie des pohtiques.
C'est alors seulement qu'il se consacra tout entier au théâ-
tre. Destouches avait rapporté d'Angleterre le goût de la litté-
rature moralisante. Les pièces de sa seconde manière ne visent
pas moins à l'instruction des spectateurs qu'à leur divertis-
sement ; elles y gagnent peut-être en profondeur ; mais elles
n'ont plus le charme et l'entrain de ses premiers essais. La
plus célèbre de beaucoup, est le Glorieux, où il allie assez
(1) 1080-1754.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 413
heureusement le comique et la prédication morale. Le comte
de Tufière, parmi beaucoup de défauts et de ridicules, en pos-
sède un qui les prime tous : il est d'un immense orgueil et veut
éblouir le monde de sa noblesse, de son esprit et de son luxe.
Il s'indigne des familiarités de son futur beau-père, Lisimont,
auquel il doit pourtant sa fortune. Son propre père, pauvre et
mal mis, vient le trouver ; il le renie et le fait passer pour
son domestique. Il souffre lui-même, plus que ses victimes :
les moindres humiliations le mettent hors de lui. Le carac-
tère est profondément observé, l'intrigue bien conduite. Le
Glorieux n'est pas puni, il reconnaît son erreur lui-même,
se corrige et répare le mal qu'il a fait. Autoui* de ce per-
sonnage assez sombre passent de plus riantes figures, d'amu-
sants bourgeois, de joyeuses soubrettes que Molière ne désa-
vouerait peut-être pas. Le Glorieux eut un immense succès, et
fut maintes fois repris dans le cours du siècle. Mais Destouches
n'eut pas toujours le même bonheur. En voulant être moral,
il perdit sa gaieté et fit, comme La Chaussée, son rival, du
drame bourgeois. Llngral, V Irrésolu, le Médisant, le Dissi-
pateur, le Philosophe marié, furent les principales comédies
par lesquelles il voulut témoigner que l'Académie Française
avait eu quelque raison de l'appeler à elle.
Le nom de Nivelle de La Chaussée (1) s'associe naturelle-
ment à celui de la comédie larmoyante. Il s'avisa que la ùo-
médie elle-même pouvait faire verser des larmes ; il Ta voulu
montrer par son exemple, et il a réussi au delà de tout espoir.
La vie de La Chaussée est sans incidents, presque obscure,
malgré deux ou trois grands succès retentissants. Il débute
dans les lettres par une <( Hpître à Clio », dirigée contre La
Mothe ; il y défend la cause des vers. A la vérité, la poésie
trouvait en lui un assez mince champion. Il s'essaya dans le
drame moralisant.
Nous avons vu comment célnit le goût de l'époque. Celui
qu'on appelait le (^ Révérend Père La Chaussée » était dans
rintimité un fort bon vivant. Mais la mode était à l'atten-
(1) 1692-1754.
m HISTOIRE DE LA LITTÉRATIRE FRANÇAISE
drissomeiit ; Ton j)arlail déjà d' « hommes sensibles » ; le
parterre et les gens du monde ne demandaient qu'à larmoyer.
La Chaussée le comprit et les conlenla. Dans le Préjugé à la
mode, la plus célèbre de ses comédies, il s'insurge contre
le discrédit du mariage. D'autres attaquaient les riditules
par le vive, La Chaussée les combat par Témotion. La femme
d'un fort honnête homme, (jui sacrifie sottement au fameux
préjugé, se désole de ses dédains, nous fait part de sa peine
et finit à force de tendresse, par reconquérir l'amour de son
mari. La pièce se dénouait dans les larmes, larmes sur la
scène, larmes dans la salle, « larmes vertueuses et tlouces »,
ijui firent oublier la platitude du style et la faiblesse des vers.
Une autre comédie de La Chaussée, non moins morale et
non moins humide, la Gouvernante, lui fut inspirée par un fait
historique. Ln conseifier au parlement de Bretagne, M. de
la Faluère, ayant été la cause, malgré lui, d'un arrêt injuste
ijui portait préjudice à quelque plaideur, répara au délrimenl
de sa fortune le tort involontaire qu'il avait fait. C'est ce
trait de générosité que notre au/eur mit en scène. Plusieurs
fois La Chaussée, encouragé par la faveur de ses drames,
avait fait jouer des tragédies, mais il avait éprouvé autant
d'échecs. La Chaussée n'est pas un grand poète; son influence
sur notre théâtre a néanmoins élé considérable, par l'appoint
qu'il a apporté à la Ihéorie nouvelle (hi drame.
Placez ici l Epreuve réciproque (1711), d'Alain, un cordon-
nier de la rue Dauphine dont on ne sait rien d'autre, sinon
qu'il collabora jiour cette comédie avec Legrand, le fameux
Legrand, un acteui' auteur laid, gros oA couil, (|ui écrivit la
Rue Mercière, le lloi de Cocarine. (^drtouche, et qm répon-
dait au parterre égayé :
— Il vous est ])lus facile de vous accouhimei- à mon visage
qu'à moi d'en changer.
Alain s'appelait Uerié. On a voulu de ce l'ail l'identifier
avec Alain René Losî'ju^c. Il ^uflil de lire t Epreuve rèci*
proijue |)0ur se convamcre (|ue cetle hypoflièse est inadmis-
sible et (|u'Alain ou Levage ne doivent l'ien l'un à l'autre.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FlUNÇAISE 41."
[ommons en passant le fécond Boissy (1), le très obsei^va-
* et très mordant auteur du Babillard et de VHomme
/oï/r, lacadémicien obscur, le \Tersiiicateur pénible, le
ancolieux désespéré et révolté, et laissons passer un rayon
lumière, de joie et de fête mondaine : c'est le théâtre de
nt-Foix.
lien de plus aimable que le théâtre étourdiment mytholo-
iie de Saint-Foix, où des formes blanches de déesses grec-
's glissent entre des bosquets de lauriers fleuris et d'oran-
s, Pandore, ou VOracle, ou Deucalion et Pyrrha, ou lei
h es. Ces déesses ont traversé les salons du temps, et s'y
t un peu perverties ; elles sont plus près de Mme Tallien
ï d'Eurydice ; mais elles sont charmantes, spirituelles, et
le Uécamier les a caimues.
^e Saint-Foix (2) fut un type fort original. Il a écrit beau-
ip, avec facilité, et quelque observ^ation. Son théâtre est
)ndanl, et il y procède en général par Tallégorie et Tal-
on, masquant les travers et la satire sous le couvert d'une
iquité de fantaisie, ou d'un orientalisme de féerie. La même
querie lui sert à faire le tableau de Paris dans trois séries
Lettres Turques,
-'renoz une idée do sa fécondité variée en notant encore
Tui se? œuvres une Histoire de Paris (1754), une Histoire
la Maison de France, une Histoire de VOrdre du Saint-Es-
/, des études sur l'Homme au Masque de Fer. Tant de
l'es sont tombés en poussière, et la postérité lui a fait le
uvais tour de se souvenir seulement ((u'il portait non une
ime, mais une épée. C'est comme bretteur qu'il est connu,
vain, selon le mot de Voisenon. <f son encrier fit couler à
ts l'eau de rose ». on se rapi)elle s^^ulement le sang qui
igit sa colichemarde. à la guerre et en paix.
Il était laid. Mlle l'iyanl disait. (*n le comparant avec le
Me Berlin, à Vœ'\\ sombre :
- Lo j^rcinier rc-sonible an criino. ot l^«Ttin au renidids.
dais il ne soid'frait pas. nouveau Tyrano, ([u'on le dévi-
416 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
sageât. Sa lame avait des fourmillements, et une semaine
sans duel lui eût paru longue comme un jour sans pain.
Lès anecdotes de ses colères sont amusantes.
Au café Procope, Saint-Foix avise un garde du roi qui
demande une tasse de café au lait et un petit pain. « Voil^
un fichu repas », répèle-l-il à plusieurs reprises. Le garde finit
par se fâcher de cette insolence réitérée. On met flamberge
au vent et le railleur est blessé. « M'eussiez-vous tué, dit-il,
vous n'en auriez pas moins fait un fichu repas. »
Une autre fois, il se prend de querelle avec un digne pro-
vincial au foyer de l'Opéra, et lui assigne un rendez-vous. Le
provincial lui répond : « Quand on a affaire à moi, on vient
me trouver, c'est ma coutume. » — « Soit ! » répond le fer-
railleur. Et le lendemain il va trouver son homme, qui d*abord
l'invite à déjeuner. (( 11 s'agit bien de cela ! Sortons.
— Je ne sors jamais à jeun, c'est ma coutume. — En
ce cas, déjeunons. » On déjeune donc, puis on se met en mar-
che. L'étranger, suivi de Saint-Foix, entre dans un café et
y fait tranquillement sa partie d'échecs. Enfin on va prendre
l'air aux Tuileries, et l'inconnu, à tout ce qu'il fait, de répéter
son refrain : « C'est ma coutume. » A la fin Saint-Foix im-
patienté lui propose de passer aux Champs-Elysées : « Pour-
quoi faire ? — Eh parbleu, pour nous battre ! — Nous battre?
Y pensez-vous, monsieur?... Convient-il à un magistrat, à
un trésorier de France de mettre l'épée à la main?... Me
prenez-vous donc pour un fou?... Adieu. »
L'aventure fit du bruit, et cette fois, les rieurs ne furent pas
du côté du littérateur.
Se trouvant au parterre du Théâtre-Français, auprès d'un
homme qui avait l'haleine forte :
— Monsieur, lui dil-il. esl-cc vous qui puez ?
Le voisin s'offense.
— Monsieur, lui dit Saint-Foix, on peut être honnête
homme et puer.
On sort pour se battre. Alors Saint-Foix :
— Monsieur, dit-il à son adversaire, si vous me tuez, vous
n'en puerez pas moins ; et si je vous tue, vous en puerez da-
vanlajiïe.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 417
Celle conclusion fît rire l'homine à l'haleine forle, et la
querelle n'eut pas de suile.
El ce flegme n'est-il pas épique ?
Voici le cas :
Il renconlre un militaire jeune et bien fail, à qui il dit brus-
quement :
— Monsieur, je vous en fais mon comi.liment, vous êtes
un joli homme !
— Qu'est-ce à dire, monsieur ?
— Que vous èles un /o/i homme, je dis franchement tout
ce que je pense.
— Monsieur, si c'esl une plaisanterie, je ne sais pas les
souffrir.
— Je ne plaisante pas. Mais vous êtes si bien partagé de la
nature que vous devez avoir quelque défaut qui compense
vos avanlages extérieurs, avouez-le.
L'homme s'impatienta, on se battit. Sainl-Foix blessé, re-
prit :
— Mais dites-moi du moins quel est votre défaut essentiel.
Le militaire recommençait à se fâcher.
— Vous manquez peut-être de patience, lui dit froidement
rentèlé Breton.
Comme il continuait ses sarcasmes, le jeune homme le
pousse vivement, et le jette dans un fossé.
Avant de se relever, Sainl-Foix s'écria :
— Je savais bien que vous aviez quelque grand défaut :
vous êtes brutal. Eh ! il fallait le dire !
Les seuls amis qu'il garda furent ceux qui, comme la Dixme-
rie, prirent le parti de ne jamais le contredire quand ils al-
laient le voir dans sa petite maison de la rue des Fossés-
Saint-Victor, où il mourut fort vieux et toujours agressif,
après la vie la plus inutilement remplie |)ar une incroyable
quantité d'actes, de paroles et d'oeuvres.
N'oubhons pas d'Allainval, ce serait injuste. Une comé-
die de lui, rEcole des Bourgeois, se jouait encore en 1848.
L'Intrigue n'est pas neuve, mais les caractères sont finement
détaillés, et l'on sourit de ce marquis de Moncaile, grand sei-
gneur aiinal)Ie, insolent, spirituel, qui veut redorer son bla-
27 "
448 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
son, fait sa cour à la fille d'un bourgeois richissime, étourdit
son futur beau-père de son air vainqueur et de ses élégances,
fait l'éducation de sa trop naïve fiancée, et se moque le plus
cavalièrement du inonde de toute sa nouvelle famille, jus-
qu'au jour où, trahi par ses comparses, il est enfin remercié.
Comme on le voit, c'est encore le Bourgeois Gentilhomme de
Molière, et c'est déjà le Gendre de M. Poirier.
Avec Lanoue, nous perdons toute attache avec le xvii* siècle.
A sa naissance, le xvni" siècle avait déjà un an. Les auteurs
suivants sont tous nés après 1700.
Lanoue (1) fut acteur et poète. On discuta fort son talent de
comédien. « Il était, nous dit un contemporain, de figure in-
grate, avait une voix rauque et sans timbre, un air ignoble,
une chaleur presque nulle..., mais il possédait une intelligence
supérieure » ; et puis Lekain était encore plus laid que lui. Son
talent d'auteur dramatique eut moins de détracteurs. Lanoue
fil jouer en 1739, un Mahomet Second, sombre tragédie, à
dénouement horrible, qui eut le plus grand succès, et à la-
quelle Voltaire ne ménagea pas les éloges, lorsqu'il publia, à
son four, un autre Mahomet, cadet de celui-là. Mais le triom-
phe de Lanoue fut une comédie en vers, la Coquette corri-
gée, petit chef-d'œuvre d'inconscience morale, et de liberti-
nage spirituel, qui resta au répertoire pendant plus de qua-
tre-vingts ans, qui mérite de perpétuer le nom de son auteur,
et ([ui serait reprise avec agrément.
Je vous ai précédemment nommé Destouches et La Chaus-
sée. Vous attendiez Saurin, car ce sont les trois inséparables-
et leurs noms réunis ont fini par prendre l'aspect d'une for-
mule.
Bernard Saurin (2), avocat au Parlement de Paris, aban-
donna le barreau à quarante ans pour écrire des tragédies.
Son Spartacus, qui fut joué en 1760, eut un succès qui dura
jusqu'y hi fin du siècle. Saurin imaginait un Sparlacus plii-
;1, 1701-i:oO.
2) 170(3-17:^1.
. HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRAXÇMSK 419
losophe, et avocat comme lui, qui se dévouait pour lliuma-
nité et qui parlait d'affranchir le monde de la tyrannie et du
knalisme. A Tamour d'une tendre fiancée, au pouvoir et à la
fortune que lui offrait Crassus, il préférait soii idéal de liberté
et de justice, et mourait en combattant pour lui; non sans
avoir eu le temps de déclamer contre les despostes, et d'an-
noncer un avenir meilleur. On ne tint pas rancune à Saurin de
son inexactitude historique, et l'on fut ravi de ces plaidoyers
politiques pleins d'allusions non douteuses; ajoutons que la
pièce méritait un peu sa réussite par la vigueur du style, et
rintensiié tragique de quelques situations. Saurin donna en-
core une tragédie, mais celle-là de sujet plus moderne, Blan-
che el Guiscard, et une pièce en vers libres, Beverley, dont
s est inspiré de nos jours l'auteur du fameux drame Trente
ans ou la vie d'un joueur. Saurin fut donc bien un des pre-
miers appuis du drame naissant.
Voisenon (1), de son nom Henri de Fusée, abbé de Voi-
senon, fut bien nommé Fusée, car sa vie fut un feu d'arti-
fice, un feu roulant de mots et de boutades, un crépitement
de malices et de pointes.
Grimm l'appelait une «poignée d'épingles ». Polignac fai-
sait la variante : « petite poignée de puces ».
Il naquit débile et à peine viable. « La nature, disait-il
plus lard, m'a lormé dans un moment de distraction. » Il cor-
rigea l'erreur, car il vécut 67 ans. De bonne heure, il se sen-
tit poète, et à onze ans, il adressait déjà une épître à Voltaire,
qui devint son conseiller, son ami fidèle, et qui l'appela son
u cher ami Greluchon. »
Le salon de Mme Doublet fut le théâtre de ses succès de
causeur badin et brillant. Il se lia avec facteur-auteur Le-
grand, qui encourai-^ea sa vocation dramatique. Il écrivit plu-
sieurs comédies, VOmbrc de Molière, rEcole du Monde, le
Retour de fOinUvc de Molière : il n'en reste rien.
L'insuccès ne l'accablait pas.
Le joyeux abbé ayant donné, au Théâtre Italien, un petit
(1) 1708-177:;.
420 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
acte froid et terne, un de ses amis lui demanda pourquoi il
Tavait fait représenter ; Voisenon lui répondit :
— Il y a si longtemps que tout Paris m'ennuie en détail, que j'ai
saisi une occasion de prendre ma revanche.
Voilà prendre galamment son parti.
Il entra au séminaire à la suite d'un duel malheureux où il
tua l'adversaire. Car cet abbé était bon bretteur.
La Place raconte qu*il portait une épée sous sa soutane ; il
eut un duel avec un officier aux gardes, qui croyait ne « faire
qu*une bouchée » de ce petit abbé; mais le petit abbé le souf-
fleta galammant du bout de son épée, et le désarma avec
une grâce parfaite.
Il était neveu de Tévêque de Boulogne-sur-Mer, Henriot,
qui joua un rôle dans la vie de Lesage (1), et qjii était un am-
bitieux habile, attaché aux De Lyonne. Il fit de son neveu un
grand vicaire bouloinnais, qui devint ensuite abbé de Jard
sans résidence. L'abbé se rendit tout aux Muses, fut assidu
chez Mme du Chatelet, chez Mlle Quinaut, à ses dîners du
Bout du Banc, rédigea des contes et des petits vers pour les
recueils mondains en vogue, revint au théâtre, y réussit
avec la Coquette fixée (1746), le Réveil de Thalie^ les Ma-
riages assortis, des opéras: V Amour et Psyché, Hylas el Zé-
lis, intéressa le duc de Choiseul, qui le fît nommer histo-
riographe, puis diplomate, académicien, malgré les licences
de ses contes: le Sultan Misapouf ou Tant Mieux pour elle^
Il alla mourir à Voisenon. Voltaire mit sur sa tombe:
Ici git ou plutôt frétille
Voisenon, frère de Chaulieu,
A sa muse vive et gentille
Jb ne prétends pas dire adieu,
Car je m'en vais au même lieu
Comme cadet de la famille.
Il fut contemporain de Gresset (2), né un an après lui, el
dont le Méchant aurait ici sa place, si Gresset ne nous avait
(1) Cf. Léo Clarelie, Lesage liom ncier, p. 57-59.
(2) 1709-1777.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 421
déjà occupés à titre de poète. Vous le retrouverez parmi ses
pairs.
Carmonlelle (l)a laissé un nom doublement célèbre, par ses
peintures ef par ses proverbes. Il mania le pinceau et la
plume. « Poil et plume » eût pu être sa devise. Il était homme
d^esprit. Il fut sinon le créateur, du moins le plus heureux
représentant de ce genre aimable, frivole, léger, mousseux et
inconsistant qu'on appelle la comédie de paravent, et plus
particulièrement le proverbe, où l'action doit démontrer quel-
que vérité de la sagesse des nations.
Le duc d'Orléans, petit-fils du Régent, fort friand de ces
divertissements galants, l'attacha à sa personne, et Carmon-
lelle trouva chez lui le cadre, les éléments, le décor, le public
dont eut besoin son talent.
Il fut l'homme utile et nécessaire. Le duc d'Orléans veut-il
transformer la butte Monceaux en un parc délicieux? C'est
Carmonlelle qui fera les dessins de ce jardin charmant,
qu'orne aujourd'hui le pavillon de la Folie de Chartres.
Ses comédies-proverbes ont du naturel et une aimable fa-
miliarité. Il les écrivait vite et à la diable. Musset a repris
et relevé ce genre, qu'il a traité avec plus d'art, de fini et
de soin.
Parfois les acteurs étaient eux-mêmes les personnages, et
parlaient selon le caractère qu'ils avaient dans la société.
Carmonlelle peignait les décors, comme aussi il avait un
album qu'il emplissait des portraits à la plum'e de ses plus
illustres contemporains.
Il maniait joliment le pastel. Enfin il inventa les transpa-
rents, une sorte de lanterne d'ombres. C'étaient des sujets
peints sur une bande diaphane qu'on déroulait devant une
fenêtre, tandis qu'il expliquait le spectacle, qui durait deux
heures. C'étail déjà le théâtre d'ombres de nos modiemes
montmartrois.
Il réussit par cette alliance des arts. Il mettait ses proverbes
en transparents et ses transparents en proverbes. Ceux-ci em-
plissent huit volumes, sans compter quatre volumes de théâ-
(1) 1717-1807.
422 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Ire de campagne, des comédies posthumes publiées par Mme de
Genlis, et des romans dont les litres très longs annoncent plus
qu'ils ne donnent.
Poursuivons : voici Desmahis (1), déjà nommé comme poète,
aifleur d'une bonne comédie, Vlmperiinenl; voici Aniaud de
Baculard, ami et ri\^l de Voltaire et d'Helvétius, con'es^
pondant de Frédéric II, qui l'appela près de lui à Berlin, et
le flatta pour agacer Voltaire ; auteur éminemment sensible,
Arnaud (2), « le doux Arnaud, le lamentable Arnaud », Tau-
teur du drame triste et du triste drame la Mort de Coligny^
qui est comme un premier état du Charles IX de Marie Ché-
nier, partisan par nature du genre lamioyant, pauvre dans
ses vieux jours, endetté, dont Chamfort disait qu'il devait
(' 300.000 francs en pièces de dix sous >», quémandeur et pleu-
reur, apôtre de sensiblerie et parrain du drame apitoyé.
Guimond de la Touche (3) avait peut-être en lui letoffe d'un
grand poète tragique. Entré dans Tordre des Jésuites à seize
ans, il y resta quatorze années sans rien produire. A trente
ans, il quitta le cloître, vint à Paris, et fit jouer une tragédie,
Iphigénie en Tauride, qui fut un des grands succès du siècle.
Il mourut presque aussitôt, emporté par une fluxion de poi-
trine, sans avoir écrit d'autre œuvre, et laissait le public déçu
dans ses espérances. On édita de lui après sa mort une vio-
lente satire, Les Soupirs du Cloître, dirigée contre les ordres
monastiques. Que serait-il devenu en se perfectionnant ? Son
Iphigénie, avec quelques déclamations humanitaires, a des
scènes excellentes, d'une rare intensité tragique et d'une tou-
chante simplicité ; c'était mieux qu'un début et plus qu'une
promesse.
De Belloy (i) aussi a une manière de chef-d'œuvre attaché à
son nom.
Pierre Buirette, qui se fit plus tard appeler De Belloy, eut
\) 172M761.
2j ni8-l«()o.
(3) 1725-1 7fi0.
(4) 1727-177.1.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 423
une existence assez romanesque. Ce basochien de Sainl-Flour
à peine débarqué dans Paris fut pris de la fureur du théâtre.
On le voyait fort peu à la plaidoirie, mais au parterre tous
les soirs. Un oncle assez grincheux, qui lui servait de tuteur,
se permit quelques remontrances. Belloy les prit très mal, et
subitement disparut. On apprit au bout de quelque temps
qu'il venait de s*engager dans une troupe de comédiens am-
bulants et qu'il errait sur les grandes roules. Comme autrefois
Molière, il alla de ville en ville, joua des rôles de matamores
dans des théûfres de village, et sur des tréteaux de foire. Il
poussa même, sur son chariot de Thespis, jusqu'à Péters-
bourg, où la tsarine lui trouva de Tesprit et le garda quelque
temps. Lorsqu'il revint en France, il rapportait une tragédie,
son Titus, Il se croyait oublié et voulait faire jouer son œuvre.
Mais son bon oncle était encore là ; n'ayant pu, comme il Tes-
pérait, faire embastiller le mauvais garnement, il se contenta
de monter une cabale et de faire tomber la pièce. L'insuccès
de Titus fut éclatant. De Belloy ne se découragea pas : quatre
ans plus tard, avec Zelmire, il eut presque des applaudisse-
ments. Enfin, en 1765, son Siège de Calais fui un véritable
triomphe. La pièce était médiocre, mais le moment bien choisi.
Le Siège de Calais, drame patriotique, exaltait les vertus de
l'ancienne France, et humiliait l'orgueil anglais. On était au
lendemain du Traité de Paris, l'enthousiasme fut général ;
on ne s'aperçut qu'un peu plus tard, et lorsqu'il était à F Aca-
démie, que Belloy écrivait fort mal en français. A propos^
Je son discours, Grimm disait: « M. de Belloy a fait en entrant
à l'Académie un acte de patriotisme en rétablissant par son
exemple les discours de réception dans leur insipidité primi-
-ive, dont quelques novateurs avaient essayé de s'écarter... »
Prenez la boutade pour ce qu'elle vaut, et retenez que le
Siège de Calais fut un triomphe.
Il y a peu à dire sur Marc-Antoine Rochon de Chabannes,
iltaché d'ambassade, jeune homme élégant et riche, que le
héâtre attira comme une vocation, qui cultiva tous les genres,
ragédie, comédïe, opéra-comique, constatant une parfaite en-
ente de la scène, en un style médiocre : VEcole des Tuteurs
1754), la Péruvienne, Heureusement, le Deuil anglaiSj
424 HISTOIRE DE LV LITTÉRATURE FRANÇAISL
r Amour Irançais, seraient de maigres tilres auprès de nous,
si Rochon n'avait été l'un des introducteurs de la littérature
allemande en France, au moment où TAllemagne comptait un
Lessing parmi ses génies dramatiques, et s'il n'était le parrain
du Second Théâtre Français (Odéon), dont il proposa Tinsti-
tulion dès 1780.
Mais, celui-ci est plus important. C'est le Nancéen Palis-
sot. Docteur en théologie à treize ans, il se sentit porté vers le
théâtre, y échoua avec des tragédies, dont l'une fut d'abord
Zarès, puis la même sous un autre titre, Ninus II; il commença
une histoire romaine, et trouva sa vraie voie dans la comédie
avec les Trois Tuteurs.
Cette pièce a des défauts sans doute; mais si les principaux
caractères semblent avoir été pris sur une nature de con-
vention, si la fable, peu vraisemblable d'ailleurs, n'a point
cette gradation d'intérêt^ nécessaire dans toute composition
dramatique, il faut du moins reconnaître qu'une versification
pure et toujours soutenue, un dialogue rapide et souvent orné
de traits piquants, expliquent encore aujourd'hui le succès
qu'eut cette comédie en 1754.
Elle fît connaître avantageusement son auteur dans le monde
littéraire; la haute société lui fut ouverte; celle du duc de
Choiseul le fixa plus particulièrement.
Fronlin et Marlon, et une adaptation des Ménechmes pré-
cédèrent un grand succès, le Cercle^ où il s'attaqua à J.-J.
Rousseau, qui répliqua avec une compassion facile :
— Si tout le crime de M. Palissot est d'avoir exposé mes ridicules,
c'e^t le droit du théâtre ; je ne vois rien là de répréhensible pour Thon-
néte homme, et j'y vois pour l'auteur le mérite d'avoir su choisir un
sujet très riche.
Il écrivait encore :
— Je vous prie de ne pas écouter là-dessus le zèle que l'amitié et la
générosité inspirent à M. d'Alembert, et de ne point chagriner, pour
une bagatelle, un homme de mérite, qui ne m'a fait aucune peine^ et
qui porterait avec douleur la disgrâce du roi de Pologne.
Le Roi Stanislas avait offert à J.-J. Rousseau de retirer sa
faveur à son détracteur. Palissot était assailli de toutes parts
HISTOIRE DE LA LÏTTÉRiVTURE FRANÇAISE 425
SOUS les récriminations des Encyclopédistes qui se défendaient
en bloc. II riposta par la comédie fameuse, les PliilosopheSj
assez vigoureuse et même prophétique :
Ces abus (pardonnez a mes pressentiments)
A la honte des n>œurs tolérés trop longtemps,
Semblent nous présager d'étranges catastrophes,
Et franchement j'ai peur de tant de philosophes !
Le rôle de Cidalise, qui croit composer ce que ses amis
\uï dictent, qui maudit le mariage pour elle-même et l'impose
à sa fille, les querelles des philosophes, sèment la pièce de
traits plaisants. Les attaques redoublèrent contre lui. Il y
répondit faiblement par la comédie le Satirique, qui le pré-
para à la satire : et ce fut la note qui domina son poème
la Dunciade, assez amusant avec sa lunette magique, ses
songes, son bûcher, son boudoir, son cortège et tout l'atti-
rail d'une parodie burlesque, à l'imitation de Pope.
Il donna une édition complète de Corneille pour reviser les
jugements du Commentaire de Voltaire, et réunit ses études de
critique dans ses utiles Mémoires Littéraires.
Diderot, dans le Neveu de Rameau, a fait de lui un cro-
quis plaisanti :
— Il y a un pacte tacite qu'on nous fera du bien, fait-il dire au neveu
de Rameau, et que, tôt ou tard, nous rendrons le mal pour le bien
qu'on nous aura fait Lebrun jette les hauts cris que Palissot, son
convive et son ami, ait fait des couplets contre lui. Palissot a dtl faire
les couplets, et c'est Lebrun qui a tort. Poinsinet jette les hauts cris
que Palissot ait mis sur son compte les couplets qu'il avait faits contre
Lebrun, et c'est Poinsinet qui a tort. Le petit abbé Rey jette les hauts
cris de ce que son ami Palissot lui a soufflé sa maltresse, Palissot a
fait son devoir et c'est l'abbé Rey qui a torL.. Qu'Helvétius jette les
hauts cris que Palissot le traduise sur la scène comme un malhonnête
homme, lui à qui il doit encore l'argent qu'il lui prête pour se faire
traiter de sa mauvaise santé, se nourrir et se vêtir ; a-t-il dû se pro-
mettre un autre procédé de la part d'un homme souillé de toutes sortes
d'infamies, qui par passe-temps fait abjurer la religion à son ami ;
qui s'empare du bien de ses associés ; qui n'a ni foi, ni loi, ni senti-
ment ; qui court à la fortune per {as et ne{as, qui compte ses jours par
ses scélératesses et qui s*est traduit lui-même sur la scène comme un
des plus dangereux coquins ? Non. Ce n'est donc pas Palissot, c'est
Helvétius qui a tort
i2(; HiSTCmii: de L\ littérature FB.vrÇAlSE
Pamphlétaire et polémislc, il déclara la guerre aux Ency-
clopédistes, contre l'armée descjucls il soutint de rudes com-
bats. La Révolution le convertit, et il en reçut même un poste
d'administrateur de la Bibliothèque Mazarine. II accepta un
grade dans la secte des théophilanthropes. 11 renonça à Tai-
greur, et finit dans l'indulgence confite.
La princesse de Robecq avait dit ce joli mot sur son pro-
tégé :
— Il a l'esprit méchant et le cœur bote.
Pélissier de Labatut, qui le connut quand il avait quatre-
vingts ans, a noté et retenu quelques-uns de ses propos, et
vante son exquise bonté.
— Il répétait souvent: <( Si vous vous sfiitez la démangeaison d'écrin»,
tâchez dY résister ; il est probable que, si vous y cédez, elle vous
nuira, sans utilité pour les autres. En tout cas, ne vous pressez pas
de publier vos premiers essais, on se repent parfois d'un empresse-
ment qui devient un regret de toute la vie. )>
Il disait aussi:
— Achevez, même après en avoir recoimules défectuosités, ridicules,
tout ce que vous aurez conunencé, et suilout, contrairement à roon
exemple, et pour votre repos, ne faites pas de poème ni de comédie
satiriques. Quelque mérite qu'on ait voulu accorder à ma Dun-
ciade et à mes Philosophes, quelque renommée qu'ils m'aient value,
ils n'ont pas, A beaucoup près, compensé ces chagrins, ces injustices
de toutes sortes dont ces ouvrages ont été, sinon la véritable cause,
du moins l'inévitable prétexte. »
Cette page résume toute une vie et tout un caractère.
Ducis (1) non plus n'est pas négligeable. Il est générale-
ment connu pour ses imitations de Shakespeare. Il fit succes-
sivement jouer Hamlet (1769), Homéo (1772), le Roi Lear
(1783), Macbeth (1784), Othello (1792). Ces pièces qu'on ne lit
plus firent fureur en leur temps, et Ducis pouvait se vanter
d'avoir fait verser des lannes à toute la France. Le plus
étrange, c'est que Ducis ne savait pas l'anglais : « Je n'en-
tends point l'anglais, avouc-l-il naïvement, et j'ai oisé faire pa-
(l) 1733-1816.
lilSTOIRE DE L.V LITTÉRATURE FRANÇAISE 427
raître llamlel sur la scène française. Tout le monde connaît
le mérite du Théâtre Anglais de M. de la Place. C'est d'après
cet ouvrage précieux à la littérature que j'ai entrepris de ren-
dre une des plus singulières tragédies de Shakespeare. » Ce
simple aveu suffit à condamner son entreprise.
Ducis n'est pas seulement un auteur dramatique, même
à' Œdipe ou d'-4 fcu|ar ou de Féodor. Le véritable Ducis n'est
pas celui des tragédies, mais celui des lettres el des poésies
lyriques. C'esi là (ju'il faut l'aller cherclier ; et Ton trouve alors
un homme au cœur dor, avec infiniment de finesse et de
bonté, un délicieux vieillard, un solitaire un peu triste, un
poète qui fait pressentir Lamartine. Ce doux Savoyard, qui
n'eut jamais d'ambition, el s'estima toujours heureux, mena
la vie la plus droite et la plus simple, fut le meilleur des pères
el des amis. Les excès de la Révolution vinrent un moment at^
(rister sa belle vieillesse ; il eut plus d'une fois, dit-il « l'envie
de se réfugier dans la lune el de cracher de là sur tout le
genre humain, i) Alors il se retira dans sa solitude, ignora
le monde el retrouva le bonheur. « Oui, mon ami, écrivait-il,
j'ai épousé le désert, comme le doge de Venise épousait
TAdriatique. J'ai jeté mon anneau dans les forêts .. J'ai fait
une lieue ce matin dans des plaines el des bruyères, el quel-
quefois entre des buissons qui sont couverts de fleurs et qui
chantent. » Le premier Consul vint le trouver dans sa retraite,
lui fit des avances. « Général, répondit-il, vous êtes chasseur;
voyez-vous ces canards sauvages qui traversent la nue ? II
n'y en a pas un nui ne sente de loin l'odeur de la poudre el
qui ne flaire le fusil du braconnier. Je suis un de ces oiseaux,
je me suis fait canard sauvage. »
Cest dans son ermitage qu'il écrivit ses principales poé-
sies lyriques. Quelques-unes sont charmantes, d'un sentiment
délicat et d'une mélancolie toute nouvelle ; ce sont les chants
de la solitude, des recueillements poétiques. Au ruisseau qui
traversait son jardin, il adressait ces vers légers et doux :
Rnissoau peu oojiiiu dont l'eau coule
Dans lin lit sauvage et couvert,
Oui, comme toi je crains la foule :
Comme toi j'aime le dôsei't.
428 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Ruisseau, sur ma peine passée.
Fais rouler l'oubli des douleurs,
Et ne laisse dans ma pensée
Que ta paix, tes flots et tes fleurs.
Par contraste, voici une figure plus comique.
Un peu après la mort du grand Poinsinet, qu'on appelait
communément le petit Poinsinet, Barthélémy Imbert dédiait à
Piron un dialogue intitulé : Poinsinet el Molière ; et Grimm,
qui a fort durement traité Tauteur du Cercle, demanda avec
un haussement d'épaules : « Je ne sais quel polisson a encore
remué les cendres mouillées (Poinsinet s'est noyé) du grand
Poinsinet. »
Il dit ailleurs qu'avant le Cercle, « M. Poinsinet (1), auteur
de celte petite pièce, n'était connu jusqu'à présent que pour
une espèce d'imbécile, faiseur de mauvaises parades et autres
drogues détestables ». '
Ce M. Poinsinet est un type. Il faisait partie d'une
joyeuse bande où l'on fréquentait la plus mauvaise compa-
gnie, où Ton s'enivrait régulièrement deux ou trois fois par
semaine. Palissot, Fréron, les acteurs Préville, Bellecour en
étaient.
Ils bernaient Poinsinet par divertissement. Ils appelaient
cela mystifier. Un jour son cousin Poinsinet de Sivry (2) et Pa-
lissot lui persuadent que le roi de Prusse a résolu de lui
confier l'éducation du prince de Prusse. Mais l'article du ca-
tholicisme était embarrassant. En conséquence, ils lui firent
faire abjuration de la religion catholique entre les mains d'un
prétendu chapelain protestant, que ce monarque était supposé
avoir envoyé clandestinement, pour enlever à la France un
homme si précieux. « Il a signé, écrit Voltaire à l'abbé de
Prades, qu'il serait de la religion que le roi voudrait. Il ap-
prend actuellement à danser et à chanter pour donner une
meilleure éducation au fils de Sa Majesté, et il n'attend que
l'ordre du roi pour partir. »
Une autre fois, on lui fît accroire qu'il avait tué un homme
en duel et qu'il était recherché par la justice. Il se fit couper
(1) 1735-1709.
(2^ 1733-1804.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 429
J<^?s cheveux et prit une perruque. Mais la plus jolie plaisan-
t-^rie fut celle que lui joua Palissot chez leur ami commun
atu. Palissot arriva un matin à Passy, chez Patu, avec une
lianson de sa composition, où il était dit pis que pendre de
atu : « Vois, ami Patu, lui dit-il, vois comment t'a traité notre
eilleur camarade, l'indigne Poinsinet! Je t'apporte cette
lianson, dont il est l'auteur. » Patu n'en peut croire ses
^ eux ; il s'indigne, s'échauffe ; Palissot l'excite, attise sa
olère, et le quitte quand il le voit suffisamment furieux.
Que Poinsinet vienne ici, criait Patu, je le rerois à coups
e "trique ! » Son charitable ami lui serre la main avec com-
assion, s'esquive et ne fait qu'un bond chez Poinsinet :
« Pauvre ami, tu ne sais pas ce qui t'arrive ? On fait courir
^)us Ion nom une méchante chanson contre Patu; Patu l'a
ue, il est hors de lui ! »
« — Diantre ! répond Poinsinet, mais il faut l'apaiser, le
élromper!
— Sans doute. Le mieux est encore que tu ailles le voir. Tu
1 ni porterais une chanson qui serait bien de toi, celle-là, quel-
^i|ue chose de gai, de facétieux, pour le mettre en joyeuse
tiumeur et lui faire oublier l'autre. »
L'idée plaît et voilà nos deux compères à l'œuvre. C'est Pa-
1 issol qui dirige la besogne, et il la dirige si bien qu'il fait
écrire à Poinsinet, d'un bout à Tautre, cette même chanson
^u'il vient de remettre à Patu. On juge de quelle façon Poin-
sinet fut reçu quand il se présenta à Passy, avec sa chan-
son, qui répétait la première et ne la réparait pas.
Sa dernière mésaventure est touchante. Il voyageait en Es-
'K)agne, et arrivé sur les bords du Guadalquivir, il ne put
^•"ésister au plaisir d'y prendre un bain ; il venait de dîner. Il
^e noya. Grimm, le dur et égoïste Grimm, n'eut pas pitié de
la pauvre victime, dont le malheureux sort avait cependant
^mu Louis XV lui-même. Ses ricanements sur cette tombe sont
impies. « Je savais bien, dit-il, que les noms de Seine ou de
ioire lui paraîtraient trop communs nour leur faire l'honneur
cle s'y noyer, et qu'il lui fallait un fleuve J'un nom plus sonore
et plus noble pour y laisser sa ])eau. Il s'est baigné pour la
430 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANC \1SE
dernière fois, très peu avancé en ûge. Il s'était rendu ridicule
et célèbre de très bonne heure. »
Plaisante oraison funèbre !
Comme écrivain dramatique, Poinsinet a peu d'originalité,
et d'invention, point. 11 ne peut voler de ses propres ailes.
Il faut qu'il s'appuie pour marcher. Ses comédies sont à peu
près toutes des parodies, où la donnée lui est fournie par son
modèle. Totinet, Gilles Garçon peintre z' amoureux et rivale
les Tramaçonnes, etc., reproduisent au burlesque les opéras
en vogue, Titon et l Aurore, les Amazones, etc. Il ne trouve
pas, il emprunte ses sujets. Alix et Alexis est la mise en scène
d'une romance de Aloncrif. Et le Cercle lui-même, qu'est-ce
autre chose que l'emploi ingénieux d'une aventure alors fort
connue, l'aventure de l'acteur Baron ?
Le duc de Roquelaure avait prié Baron à souper pour lire
devant quelques dames sa nouvelle comédie les Adelphes ou
VEcole des Pères (1705). Mais ces dames soupèrent long-
temps, et au dessert demandèrent des cartes à jouer. Baron,
outré de se voir ainsi négligé, et profondément blessé daas
son orgueil, reprit son manuscrit et sortit. C'est Thisloire
du Damon de Poinsinet.
Et dans le Cercle encore, la scène du serin, où Araminte,
que pourtant rien n'a pu émouvoir ni distraire, abandonne
là tout, le jeu et ses hôtes, pour courir après son serin en-
volé? Elle est déjà dans VEngouement et dans les Fables non-
velles parues en 1702 :
Madame, savez-vous une triste nouvelle ?
— Faites, madame. Quelle est-elle ?
— Turenne est mort... Coupez. — C'est un très grand malheur.
Si j'avais eu le roi de cœur,
J'aurais compté soixante...
Le Cercle fut cependant pour son auteur un véritable suc-
cès.
Il existait déjà au répertoire une comédie de Roclion : la
Matinée à la mode. Poinsinet fit à son tour la Soirée à la
mode on le Cercle. <« T'osl, di Grunm. au lendenpiâfc\de la
première, c'est un tableau as>.jz vrai du désœuwemeiit^ de
t.j
HlSTCiKi: i>E LA LlTTKRATl'RE FRANÇAISE 431
l'ennui, de la Irixolité des gens du monde el de la plupart des
cercles de Paris. Ce Cercle a beaucoup réussi. Ce n'est point
là une comédie ; il n'a point d*infrigne, point de scène, et sur-
tout point de dialogue ; mais, comme je l'ai déjà dit, c'est
un tableau assez frappant des sociétés de Paris. »
C'est une comédie à tiroirs, un défdé de personnages doni
l'auteur a fait des types, et qui se succèdent assez librement
dans le salon de la précieuse Amarinte: Damon, l'auteur de
tragédies, qu'on invite à lire ses œuvres et qui tente vaine-
ment d'obtenir l'attention de son auditoire : le petit abbé qui
se fait prier pour «hanter, et qu'on ne i>eut plus faire taire
quand il n'est plus prié ; le médecin des dames, galant, miel-
leux, vaniteux, et (jui, en constatant le grand nombre des
maladies régnantes, plaint, non les malades, mais ses che-
vaux ; le marquis, un jeune fat bouffi de sa (jualité, amou-
reux de sa petite fjorsonne, habile à broder, à finir un bout
de faîbala, à dessiner sur le tambour de ces dames les con-
tours de la fleur à jx^ine conmiencée, et qui s'esquive en ap-
prenant qu'il existe à cùlé une comtesse veuve et disponible,
beaucoup plus riche que la jeune Lucile sa fiancée du mo-
iùeni ; Lisidor, l'homme estimable de la pièce, bien que sen-
tant un peu son pédant ; l'aimable et naïve Lucile ; la prude
et coquette Araminte, qui rougit de l'âge de sa fille, qui
ne veut pas aller à 1 Opéra dans la même loge que Céliante,
parce que Céliante a 1 impertinente manie de ne porter jamais
que des ajustements jaunes, et qu'Araminte est blonde ; el le
baron, ce bon gentilhomme campagnard rond et franc; et les
petites mijaurée.^. Cidalise, Ismène, deux illustres renchéries:
voilà, cerles. une galerie assez plaisante, dont les types sont
pa^ssaDlement escpiisst^s et très finement observés, et qui pré-
sente pour nous aujourd'hui, un inf én^t réel, /-e Orc/^ devrait
occuper une place dans une Histoire de la Préciosité en
France. Il servirait à montrer combien les précieuses avaient
peu souffert de< atteintes ({ue leur avait portées Molière ;
combien la préciosité étiiit restée forte et vivace depuis cet
autre Cercle, celui de Saint-E\remon(lj depuis les Précieuses
ridicules, et depuis Arlhénice. La tradition se continue
sans interruption, de la Chambre Bleue aux salons du
432 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
xYiii** siècle, et aux nôlreSj tant la préciosité est innée à l'es-
prit français moderne.
Le Cercle présente un intérêt de curiosité. Noiis y revivons
une après-midi au siècle dernier. P'réron, dans le compte
rendu élogieux qu'il consacre à l'œuvre de son ami, lui en fait
un reproche. « Le vrai défaut de cette pièce, c'est qu'elle ne
peint que les mœurs du jour, du moment. Tous ces petits
traits, si joliment nuancés, sont perdus pour la postérité. »
\on. ils ne sont pas perdus.
Nous prenons place sur le pliant que nous approche Li-
sette, et nous assistons, visiteur muet, à la réception d'Ara-
minte. Nous écoutons les échos du jour, les aii^ à la mode,
les dernières nouvelles; nous sommes de la partie de /ri, nous
donnons spadille, nous cédons la prélérence, nous jetons notre
médiateur, nous aimons successivement la musique et les pe-
tits chiens, les magots, les mathématiques et les histoires de
valets ; nous discutons le prix des chevaux, le dessin de
notre voiture ; nous parlons contre la tragédie : « un tinta-
marre d'incidents impossible, de reconnaissances que Ton de
vine, des princesses qui se passionnent pour des héros que
Ton poignarde quand on n'en sait plus que faire », et nous
crions comme tout le monde: « Eh ! vive Topera comique. Mon-
sieur ! vive l'opéra comique ! » Nous nous mêlons à cette so-
ciété, nous acceptons pour un instant ces mœAirs frivoles ;
puis, quand nous quittons avec Lisidor « ce cercle d'étour-
dis », nous nous demandons, comme l'avait prévu Grimm,
(c si ces mœurs ont été réellement les mœurs d'une grande et
illustre nation ; si les femmes passaient leur vie dans ce dé-
sœuvrement, dans cet abandon de tout sentiment ; si enfin la
jeunesse distinguée par la naissance et par les autres avan-
tages de la fortune ressemblait par son oisiveté, son igno-
rance et sa dégradation à ce jeune marquis ». Grimm con-
tinuait ses mélancoliques réflexions : « Il faut espérer que
les curieux d'alors pourront se répondre que ces mœurs ont
été celîes d'une génération aussi courte que frivole. » Il ne
savait pas dire si vrai. Les « curieux d'alors », c'est nous, et
l'avenir qu entrevoyait (îrimm est déjà bien loin. Celte so-
ciété n'avait plus trente ans à vivre. Remercions Poinsinet
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 433
(l'avoir recueilli pour nous les derniers fredons de son agonie.
Il avait un cousin, Louis Poinsinel de Sivry, traducteur
d'Anacréon, Bion, Moschus, Tyrtée, qui fil non sans succès,
une tragédie de Briséis avec llliade, et deux autres, Ajax,
Caton, dans le goût de Racine, une comédie, les Philosophes
de Bois, sans compter des traités sur le Rire, sur les Mé-
dailles. A la représentation de Briséis d'après Homère, le pu-
blic demanda l'auteur. Quelqu'un du parterre dit :
— Il est mort.
Poinsinet s'élança sur la scène en s'écriant :
— Eh ! non, je ne suis pas mort.
Aujourd'hui, il l'est tout à fait.
Après Barlhe (1), l'auteur de la comédie les Fausses Infi-
délités, un au4re original fait assez bien pendant à Poinsinet.
C'est Fagan.
Fagan (2) fut une manière de bohème, râpé, à peine nippé,
ivrogne, abruti de débauche et aux trois quarts fou. Voici
un extrait de son oraison funèbre par Collé (avril 1755): « Dans
les derniers jours de ce mois, M. Fagan est mort d'hydropisie;
un mois avant sa mort, il était devenu imbécile. Ce garçon,
qui avait un talent supérieur pour la comédie, s'était laissé
abrutir par le vin, la crapule, la mauvaise compagnie et la
misère. »
Il était fort pauvre : ses moyens d'existence étaient d'abord
ses comédies représentées, soit à la Comédie-Française, soit
aux Italiens, soit dans les Jeux de la Foire. Il travaillait en
même temps dans un bureau.
Ce ne fut pas un employé modèle. II buvait et passait ses
heures de loisir au cabaret, en compagnie « de quatre ou
cinq hommes crapuleux et sans esprit ». Il arriva bientôt à
un degré rare d abrutissement, surtout après la mort de son
cousin germain, M. de Ségonzac, qui le surveillait un peu.
Le prologue de sa comédie llnquiel se passe « chez l'au-
teur ». C'est une chambrette délabrée, à peine meublée. Le
Mercure s'indigne de ce procédé mesquin « pour rendre le pu-
(1) n.u-n8«.
(2; 1702-17r>5.
28
434 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FR.VXÇAISE
I
blic sensible à ses besoins )>. Lé moyen était pourtant ingé-
nieux et on peut le recommander aux auteurs faméliques. Celte
icjée, d'étaler sa misère en public, n'est pas banale. C'est le
« tableau d'aveugle >> perfectionné.
On lui faisait laumône. Le chevalier d'Orléans lui repas-
sait ses vieux habits: son cousin lui donnait de l'argent; Fa-
gan n'était pas fier et prenait de toutes mains. Il demanda un
jour quatre louis à Mlle Quinault, l'actrice de la Comédie-
Française: elle les lui donna. Collé en lève les bras d'indi-
gnation.
Mlle Quinault était généreuse de sa nature. Un jour, elle va
complimenter le nouveau ministre d'Argenson. Quand elle sor-
tit, un vieux chevalier de Saint -Louis qui était là, croit qu'elle
a tout le crédit et se recommande à elle.
— Ma foi, monsieur, lui dit-elle, je ne pui§ mieux faire
que de vous rendre ce qu'il m'a donné.
Et elle l'embrassa.
Un baiser à celui-ci, quelques louis à celui-là, cette fille-là
n'avait rien à elle.
Comme Jean-Jacques, Fagan eut le délire de la persécu-
tion. Il nous a laissé son portrait en pied dans une petite
comédie, l'Inquiet, où Timante (Fagan) veut épouser Lucile,
mais il est à chaque instant retardé par ses scrupules ou ses
inquiétudes. Timante doute de l'arAour de Lucile, parce qu'elle
ne lui a pas encore dit : « Je vous adore ».
Damis lui représente qui! n'est pas dans les habitudes des
jeunes filles de jeter ainsi leurs aveux à la tête de leur amant:
celte discrétion est, au contraire, d'un bon signe, et c'est
preuve que Lucile aime, si elle rougit de le dire. C'est vrai,
pense Timante. Mais Lucile pendant ce temps, a appris par
Marton que Timante exige d'elle l'aveu de son amour. JElle
accourt, elle lui dit en sanglotant : « Je vous aime. » Timante,
que Damis a lait changer d'avis, tombe effaré sur un fau-
teuil en criant : « Je suis perdu ! puisqu'elle le dit, elle ne
m'aime pas ! >» Cet homme était difficile à contenter.
Tel est Timante l'Inquiet, et tel fut Fagan. Il croyait que
tout le monde 1 enviait ou le fiaïssait, qu'il était entouré d'en-
nemis et en butte à la cabale. II était persuadé qu'il déplai-
HISTOIRE DE Î.V LITTÉRATIRR FRANÇAISE 13."
sa i t paiiout où il allait, cl qu il avail dans le regaitl quelque
chose crinsolenl. Il cessa de fréquenter chez .Mme de Villelle,
paiTC^^ qu'il pensait qu'elle s'en était aperçue.
li ^tail gauche, maladroit. Il devint amoiuvux d'une de ses
int^ï* pètes, La Oaussin. Voici comme il le lui dit:
Ecaite pour un temps la foule des Amours,
Gaussin, dont ta grâce est suivie.
Aime-moi seul pendant deux jours,
Je raimerai toute ma vie.
f— <E3 madrigal devenait une impertinence, s'adressanl à la
Ciii^i-issin, dont Tabord était légendairement facile, au point
qii'oTi avait ri quand elle dit r^s vers de son rôle dans la
For^^i^^e du naturel:
I
C'est un pauvre mouton ;
Je crois que de sa vie elle ne dira non.
Il obtint ([uelque ^ïuccès au théâtre. Il avait de Tespril, de
'^ i*€icililé. Il manque d'observation. Comme il sortait peu.
il SEX peu vu. Il connaît mal les hommes. Il ne connaît que
'^i — iitîéme. Ils sont tous un |)0u déiraqués dans son théAtre.
^^-'^ t iennent de famille.
^■^ ^Inquiet fait partie d'un groupe de pièces.
I— -c; 15 juillet 1737, la Comédie-Française, donna la première
' * •"^'sentation d'une comédie qui s'appelait les CarncU'res
^^halie. Celle pièce en contient cimf : P un prologue :
" _ •ine comédie de caractère, l Inquiet; .T une comédie d'in-
*^i.je, ÏElourderie; 4' une romédie à scènes épisodique>.
'**^^ pièce à tiroirs, les Or'ujinaiix ; 5" un divertissemenl.
^^ '^^ jque de Mouret, sans aucun rapport avec ce qui précède.
était un spectacle coupé et panaché, une macédoine dra-
^^ trique. Ajoutez-y deux acics. le Rendrz-vous (I7M3) et ht
^'/^iHe (1734), et vous aurez le titre ile< ])rincipales c(mié(iie3
* ^ ï^'agan.
*-I a rempli (juatre volumes de <es onivres dramaticiues.
» ^it très goûté, el on lui reconnaissait une 1res habile entente
*^^ théâtre.
43<i HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
La Pupille et les Originaux sont deux charmants petits
chefs-d'œuvre.
La Pupille est l'histoire d'une jeune fille qui aime son tuteur
et qui s'en sait aimée, mais qui ne sait comment décider cet
amoureux transi à s'expliquer. Elle est réduite à tous les
stratagèmes que peut inventer une âme sensible, mais ingé-
nue, pour se faire entendre. A tout moment, elle refoule, par
pudeur et par dépit, l'aveu qui lui monte aux lèvres. Toute
l'œuvre est exquise. Rien ne paraît ridicule dans ce$ scènes
délicates à traiter, parce que dans un coin de tableaux de
ce genre, il semble toujours qu'on aperçoive un pan du man-
teau de Joseph accroché à la chaise de Mme Putiphar.
Dans les Originaux, un père veut dégoûter son fils des vices
et des travers, en lui présentant les types ridicules qu'ils font.
Le défilé des Originaux est du meilleur comique, et il faut
lire ces scènes excellentes qui devraient être classiques, la le-
çon de danse de M. Petitpas, professeur qui vient de perdre
sa femme, ou la leçon d'italien de M. Bambini, qui enseigne sa
langue nationale et fait le commerce de macaroni. Le mé-
lange habile et spirituel du rudiment et des contingences ac-
cessoires, produit les effets les plus gais.
Fagan n'a été encore nommé dans aucune histoire litté-
raire. C'est un oubli à réparer.
De Mercier (1), un des inventeurs du drame, l'auteur de
YEsisai sur larl dramatique, je ne vous dis rien ici, car sa place
est mieux designée parmi les historiens du temps, où le range
son célèbre Tableau de Paris.
Et voici Desforges (2).
Le? romanciers du xviii" siècle n'ont rien imaginé de plus
surprenant que la vie de Desforges. Ce fils adultérin d'une
marchande de faïences, écrit à neuf ans deux tragédies (ainsi
du moins le veut la légende), s'instruit dans la médecine, y
renonce pour être peintre dans l'atelier de Vien, lie connais-
sance avec de jeunes vauriens du grand monde, s'oublie un
(\) 1:40-1814.
2) 1740-1806.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 437
moment dans la débauche, puis se réveille à vingt ans, orphe-
lin de ses deux pères et sans un sou. Talonné par la misère,
il se fait copiste de musique, essaye de plusieurs métiers,
souffre de la faim et songe au suicide. Une troupe de com.é-
diens passe, il s^engage, fait avec elle son tour de France,
compose une trentaine de comédies, chemin faisant, épouse
r (( Ingénue » de la bande, change de troupe avec sa femme,
passe la frontière, va jouer en Russie devant Catherine II, y
trouve la fortune ei l'y laisse, revient en France, divorce et
se remarie, se fait poète jacobin sous la Terreur, s'arrête
enfin dans sa course, et se jugeant muni d'assez de souvenirs,
rédige dans ses Mémoires, l'incroyable et grivois roman de
ses aventures.
A chaque élape de sa tournée à travers la France et l'Eu-
rope, Desforges avait fait jouer quelque chose: drame, im-
promptu, opéra ou tragédie. Sous la Terreur, il écrivait des
pièces républicaines. A Pétersbourg, il traitait des sujets
russes. Entre temps, il traduisait la Jérusalem délivrée du
Tasse, et composait d'interminables romans comme Adelphine
de Roslanges ou la mère qui ne lui point épouse. Desforges
n'écrivait point pour la postérité, et la postérité s'est peu sou-
ciée de lui. De toutes ses œuvres dramatiques, une comédie
pleine de veiTe et d'entrain, le Sourd ou V Auberge pleine, lui a
seule sui'vécu. Quant à ses romans, ils sont, quoique vivement
écrits, d'un gr^nd ennui, sauf pourtant celui de ses Mémoires
qui est de tous le plus invraisemblable et le seul vrai.
Le Théâlre-Français représenta en 1783 un drame en cinq
actes et en vers, Le Séducteur, qui réussit, quand Les Brah-
mes de La Harpe échouaient. L'auteur déclara :
— - Quand le Séducteur réussit, les Brahmes tombent,
ou les bras me tombent. Et comme Facteur Mole lui disait:
— Je ne suis pas content de moi ; je crains d'avoir affaibli mon
rôle, car j'étais enroué.
— Tant mieux, répondit récrivain, il est essentiel que le Séducteur
soit joué en roué.
V\H HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Loixiuil remit à rimprinieur Praiill le iiianuscril du Sé-
duclcur, celui-ci s*avi<a de trancher du luagister :
— ^ Monsieur le marquis, lui dit Prault, voici que vous prenez classe
parmi nos meilleurs auteurs dramaliques ; mais plus de calembours,
car...
-^ Ah ! pardi, c'est nous la donner belle, répliqua le marquis ; eii
bien ! puisque lu le prends ainsi, mon cher Prauît, j'en ferai sur toi
et sur toute ta maison ; pour toi, tu es un problème (Prault blènie)
ta femme une profanée (Prault fanée) et ta tille une pro nobis.
Ce singulier auteur fut le marquis de Bièvre (1). Il n'eut
pour rien |)erdu c(^tt(M)(rasi(m de faire un calembour, car les?
calembours, calembredaines, coq-à-l'àne, niaiseries étaient
sa principale fonction. Il fui le Tabarin aristocratique de son
temps, le Gui Gorju des salons.
Il avait commencé en 1770 par publier une lettre folle de la
comtesse Tation, où figuraient l'abbé Quille, Sainte-Ure,
Saint-Onge, l'abbé Quée, l'abbé Trave, l'abbé Tise, l'ami
Taine, Tami Nute, 1 ami Graine, Tami Traille, le père Foreur,
le père Igor, le père Sonnage, le père A'icicux, le père Clus
et Tabbé Gueule.
Voilà la note. Il débuta par une pirouette, et ne descendit
plus de son trapèze. Il érigea la perruque Louis XVI en
toupet de clown, et changea la culotte de velours pour la
culotte à pois du pitre.
Ses ouvrages suivants furent VHisloire de la Fée Lure et
de lAngc Lure. Il voulut porter ce genre au théâtre, mais il
échoua. La scène se refusa à deA^enir tréteau, ou ruisseau. Son
VcrcirKjêtorix demeura une pauvreté dont il suffit, pour l'en
punir, de le citer.
Une femme très peinte, lui disant un jour qu'elle Taimait à rado>
ration : (( Madame, répondit-il, parlez-moi sans fard, »
Louis XVI dit un jour au facétieux marquis : k Monsieur de Bièvre,
vous qui faites des calembours sur toutes soites de sujets, faii€s-eii
donc un sur moi. — Oh ! sire, répondit le marquis en souriant et en
s'inclinant, Votre Majesté n'est pas un sujet. »
Apercevant ime jolie femme en amazone: (( Paibl^îu! s'écria-t-il,
voilà une belle équipée ! )>
(1, 1747-1789.
HISTOIRE DE L\ LITTÉRATURE FRANÇAISE 439
rurgot et Miromesnil ttanL fort incommodéa de la goutte, il disait
que ces ministres s'en allaient goutte ù gouUc.
Une de ses maîtresses lui ayant donné son portrait fait par un
peintre maladroil, il s'écria : « Ah quel est le sol qui a fait une croûte
ile ma mie! •<
l,e soir où fut repri>senlé le Persifleur, pif'CC de Sauvîgny, qui
épri-)uva une cliute complitp, M. de Bi^v^e dit « que le père siffleur
avait, ce soir-lû, tous ses eiitiinls au parterre ".
lieux marniilons se battaient et avaient attroupé beaucoup de
monde autour d'eux; oinme on demandait à de Bièvre ce que c'était:
i< Ce n'est rien, c'est une batterie de cuisine. »
En 1785, Ir ciel de lil de M. de Calonne se délaclia et lui tomba
sur le corps. En apprenant cette nouvelle, le marquis de Bièvrc s'écria:
ic Jusie ciel ! »
Il promenait avec lui sa not^ive manie, et sa vie fut la plus
grande jneplic dii siècle.
Il apci'çoit trois dames de sa connaissance dans une voiture.
II s'empresse <raHer les saluer.
Elles l'invitèrent alors ix monter.
— Pierre, dit l'une, ouvrez la portière ù M. le marquis.
— Comment ! Mesdames, reparlit M. le marquis, votre cocher se
nomme Pierre 7 son parrain s'est trompé ; il devait le nommer Béné-
dicité. Et comme tes dames semblaient très étonnées, le marquis ajoula
galamment :
— Le benedirile ne pi écède-t-îl pas toujours le^^ grâces ï
Il avait une cuisinière qui nvnit la main assez maltieureuse ; aussi
la nofjimait-il Inès de Castro (cassc-lrop).
Le Dieiriaiia apporte ainsi dans les bibliothèques des bi-
bliophiles \f relt'nl des recueils oléagineux de calembours fo-
rains el de bourdes dignes des carrefours.
Il fallait (piil fût puni et ijuc Minerve lûl vengée.
Elle le tut une fois entre autres:
Surpris par une ondée, il vit posser le carrosse d'un ami et s'élança
à la portière :
— Mon cher, je vous demande une place, je suis trempé.
L'ami leint de rétlécliir:
— Décidément, <iit-il. je ne trouve pas celui-là.
Et il fait sifînc au etwlicr, qui s'élail ari-èlé, de continuer son
chemin.
Mais il était incorrigible.
La Révolution força le marquis, ancien mousquetaire, à se
440 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
joindiv à la foule dos émigrés: il se rendit aux eaux de Spa en
1789, et c'est là ([u'il mourut, conservant sa jovialité jusqu'à
sa dernière heure, qu'il égaya par celte facétie : « Mes amis, je
m'en vais de ce pas (de Spa), »
Il devait faire hausser les épaules à son contemporain
Maillot, soldat, acteur et auteur, commissaire sous la Con-
vention et persécuté sous TEmpire, que je cite ici rapidement
parce qu'il est l'auteur du fameux vaudeville la Nouvelle
Parvenue, qui devint plus lard Mme Angoi et qui nous
amuse encore. Et avec lui, à cette même date, se place encore
la fameuse Olympe de Gouges, fille naturelle de Lefranc de
Pompignan, épouse du restaurateur Aubry, auteur de Zamor
et Mirza, un drame qui raconte la découverte de rAmérique.
du Mariage Inallendu de Chérubin, — un sourire à Beaumar-
chais, — de Molière chez Ninon, du Prince Philosophe, drame
révolutionnaire (1791) ; candidate à la députalion, actrice à
Bruxelles ; bouillante Montalbanaise, intrépide, orgueilleuse,
inconsidérée, qui égratigna Robespierre à pleines griffes, et
paya cette audace de sa tète sur l'échafaud, où elle mont^
crânement en disant :
— Fatal désir de la renommée, j'ai voulu être quelque
chose !
Elle y a à demi réussi, puisqu enfin encore aujourd'hui son
nom n'est pas tout à fait rien.
Nous approchons de la Révolution. A partir de Fabre
d'Eglantine, nos auteurs naissent après 1750 ; ils ont tous vu
1793. Celui que je viens de nommer est un de ceux qui y lais-
sèrent aussi leur tète.
Il faut compter parmi les poètes et les auteurs comiques de
la période révolutionnaire Fabre d'Eglantine (1). Ce farouche
conventionnel dont le nom reste associé au souvenir des guil-
lotinades, faisait des vers et des comédies quand la Révolu-
lion vint le surprendre. On connaît son fameux calendrier
jacobin d'où les saints étaient expulsés, et dans lequel les noms
des mois, par des effets d'harmonie imitative, devaient être
d*un son gai ou grave, selon le caractère des saisons.
(1) 1755-1794.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE iil
Il s'était fait acieur comme Belloy, par vocation. A force de
Jouer des comédies, l'idée lui vint d'en écrire. Il entreprit de
i^emanier le Misanthrope de Molière, et de le mettre au cou-
rant des idées nouvelles. Rousseau avait dénoncé dans V Emile,
1 " ^goïsme de Philinte, à qui Molière semblait donner le beau
i^<3le; Fabre d'Eglantine écrivit une Suite du Misantlirope où
t x^iomphait Alceste, où Philinte était confondu. L'idée de la
ièce est ingénieuse et l'action est assez bien nouée. Pliilinle
^ureux, riche et plein de lui-même, professe ouvertement
i * ^goïsme et le mépris des infortunes d'autrui. Or il arrive
ii'Alceste, son ancien ami, vient lui demander un service. Il
'agi! de sauver un homme dont le nom doit rester secret,
t qu'un danger pressant menace. Philinte s'excuse assez sé-
liement et trouve divers prétextes à refuser son secours.
Jceste insiste, mais en vain. A bout d'arguments, il révélera
onc le nom de l'inconnu, peut-être Philinte se décidera-t-il
lors à agir. Cet inconnu, c'est Philinte lui-même, dont les
ffaires sans qu'il s'en doute, sont dans le plus triste état.
L'égoïste, à cette révélation, d'abord stupéfaitj se lamente et
^^ désespère. Mais Alceste, toujours généreux dans sa ra-
diasse, et satisfait de voir cpie la leçon a porté, lui tend la
XTnain et s'offre à le tirer d'embarras. ]je Philinte ou la Suite
u Misanthrope, eut un réel succès, malgré les faiblesses du
tyle et Tennui de quelques déclamations.
Une autre pièce, l Aristocrate ou le Convalescent de qualité,
lut par l'actualité et le piquant d'une situation. Un vieux
^"inarquis convalescent, que la maladie a retenu plusieurs an-
ées au coin du feu, (|uan<! la Révolution s'achève, ignore
ncore la chute de l'ancien régime, l'apprend tout à coup, et
^"fciarche d'élonnements en élonnements.
Fabre d'Eglantine fut condamné et exécuté avec les Daii-
lionistesen 1794. De ses pièces, il ne reste guère aujourd'hui,
ixiais quelques-uns de ses vers légers survécurent ; entre au-
tres cette chanson, vive et gracieuse, qui est assurément
de toute son œuvre ce <pii vaut le mieux :
M pleut, il [)l«Mit, InT^'èif.'.
Presse tes blancs moutons.
ii2 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Son nom appelle celui de Collin d'Harleville (1), le charmant
auteur de ces jolies comédies qui s'appellent tOplimisle, les
Châteaux en Espagne, le Vieux Célibataire, qui sont saines,
réconfortantes, vaillantes, souriantes, et qu'on lit toujours
avec plaisir.
H Quel charmant homme », disait-on de Collin d'Harleville ;
et aussitôt quelqu'un de répondre: « Quel homme charmant! »
Rivarol rapporte sur son compte une anecdote, qui nous peint
assez son caractère. Collin était malade chez lui ; Baculard
d'Arnaud, son ami, celui qu'on appelait ï « homme aux petits
ccus )\ vient lui rendix? visite. Or il y avait précisément sur
la cheminée une pile de petits écus. Baculard, toujours à
court et toujours sans gène, les fait disparaître dans sa poche,
abrège sa visite et s'en va. Collin, quelques secondes après,
s'aperçoit du larcin, se précipite, et ne rejoint son visiteur
que sur le quai, près du pont des Arts. « Mon bon ami, dit-il,
c'est toi qui m'as pris mes six écus? — Oui, mon ami, —
C'est que j'en ai justement besoin. — Et moi aussi, mon ami.
— Je ne i)laisante pas. reprend Collin, il faut que je paye
aujourd'hui même 60 francs qu'on va venir chercher tout à
l'heure. — Ah çà ! Collin, est-ce que tu me crois capable
de te laisser dans Tembarras pour 60 francs ; tiens, les voilà.
— Ah ! je te remercie, c'est qu'en vérité, je n'aurais su com-
ment faire. » Là-dessus Collin renti'e chez lui tout content,
et plus tard, à tous ceux qui dénigraient Baculard, il disait :
« Mais non, mais non, c'est un homme excellent, et qui m'a
tiré d'un grand embarras. »
Collin d'Harleville était poète ; voici comment lui vint sa
vocation. Au collège de Lisieux. tout enfant, étant monté sur
une fable, il lit une chute terrible et pensa se rompre le crâne.
Les médecins prédirent qu'il en mourrait, ou qu'il resterait
fou. « ils n avaient pas tort, ajoute-l-il, puisque je suis de-
venu poète. » Il voulut l'être à tout prix, malgré les objurga-
tions d'une vieille tante qui poussait les hauts cris, et lui
faisait signer des traités en bonne forme pour qu'il renonçât à
<es projets. Il conseiitil un moment à se faire avocat, et a à
HrSTOlRE DE U LiTTÉRATlRE FRANÇAISE itS
endormir un auditoire ». Maie à ses momenls perdus, il com-
poiïait S€ï premières pièces, Vlnconslanl el le Poète de Pro-
vince. Quand il eul enfin jelé la robe aux orties, il vinl à Pa-
ris, se mil copiste chez un libraire, à trente sous pai- jour, el
iinit par faire jouer ses œuvres. -Mole disait avec quelque
mépris «le son Inconslanl : « C'est du Regnaril n. Mole, sans
le savoir. Taisait de Collin d'Harleville un fort bel éloge et
qu'il méi'ilait. Ses pièces, comme celles de Regnard, sont d'un
obsoiTOteur pénétrant et d'un délicat écrivain : il n'y man-
quait qu'un peu de vîo et de comique.
La dernière, la Querelle des deux /'r/Tfs, qu'on ne joua
qu'après sa mort, eut une étrange aventure. Se sentant ma-
lade, çî voulant détruire quelques essais dont il était mécon-
tent, Coilin dit à sa gouvernante de vider ses tiroirs cl de
brûler se?; vieux papiers. Celle-ci, pour en tirer quelques sous,
les vendit à un épicier et ne les brûla point. Ce tut un
client de l'épicier qui découvrit le manuscrit de la Querelle,
dont on avait fait des sacs à pruneaux. On s'amusa de l'his-
toire ; la pièce fut jouée et réussit.
Il fut lié d'une bonne amitié avec Andrieus. à qui Ducis
écrivait:
Clier .\nilrieu.\, tous deux simples el sons envio.
Les iiiprues goOl^ cliaruiaient voire paisilili; vie.
Je ti^ vois près de lui, ton croyon rouge «n main,
NutnnI un manuscrit qui to supplie en vain.
De Vi vocalion jp reconnais la marque ;
ExpnXs, Dieu pour Collin te fit un Aristarque.
-Mais Andrieux ^1) a déjà ligure parmi les poètes. Je n'y re-
viens pas et je passe à leur contemporain Hoffmann (2).
Se.'^ Iragédios. ses drames, ses comédies eurent un succè-
très éphémère ; mais l'un de ses opéras, les Itendez-vous
bourgeois, a duré et nous amuse encore. Hoffmann s'est aussi
signalé par sa collaboration au Journal des Débats; ses arti-
cles de littérature el de poUlique sont d un maître ironiste et
d'un agréable écrivain. Journaliste pendant la Révolution,
(li 17S',M8-«.
(2) 1760-18-28.
iii ItlSTOIRE DE LA LIT" t'UATUiE FRANÇAISE
SOUS TEmpire et sous Louis XVIII, il sut toujours conserver
intactes, et c'était malaisé, son indépendance et sa dignité.
Du même temps, VAmi des Lois, de Lava, ne se lit plus, mais
est resté célèbre par la polémique et la véritable émeute dont
il fut Toccasion. On était en pleine Révolution. La Conven-
tion jugeait Louis XVI, quand Laya fît jouer cette pièce, qui
malgré ses protestations de jacobinisme, blâmait énergique-
ment le régicide. Le succès fut tel qu'à la seconde représen-
tation, nombre de spectateurs passèrent une nuit et un jour
dans la rue pour avoir des places. Dans la salle, le tumulte
était indescriptible. Le drame de Laya contenait des allusions
où tout le monde trouvait son compte. Les Jacobins applau-
dissaient les vers jacobins. Les modérés acclamaient ceux-ci :
Patriotes ? eh ! qui ? ces poltrons intrépides,
Du fond d'un cabinet prêchant les homicides?
Un conflit éclala bientôt entre la Convention et la Com-
mune, Tune voulant autoriser la pièce, et l'autre l'interdire.
Au milieu du procès de Louis XVI, il fallut à plusieurs re-
prises, arrêter les débats pour s'occuper de Laya et des théâ-
tres : « Je l'avouerai, citoyens, s'écria Danton, je croyais
qu'il était d'autres objets que la comédie qui dussent nous
occuper... Il s'agit de la tragédie que vous devez donner aux
nations. »
La pièce de Laya n'est ni bonne ni mauvaise, l'intrigue
est assez bien nouée, mais le style plein de faiblesses. Les
deux vers cités donnent une idée des autres. On se souvient
aujourd'hui moins de l'œuvre que du tapage qu'elle fit.
C'est une période à part (jue celle de la Révolution, où
aboutissent toutes les mines et galeries sapées durant des
siècles sous les substructions de la société.
La littérature révolutionnaire a ses caractères : patriotisme,
actualité, férocité. Au théâtre, ce sont des sans-culottides dé-
diées au peuple souverain: la Journée du 10 août, la Des-
IrucHon de V Arislocralisme , les Crimes de la Féodalilé, le
Clergé dévoilé ; le passé honni et vilipendé, aboli ;'comme sa
sœur jumelle, la jeune République des Etats-Unis d'Amérique,
la République Française rompt les entraves de la tradition, de
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 4iD
I ~ Jiabitude, de la routine, et vogue toutes voiles dehors vers
1 ^ avenir grand ouvert. Le peuple est roi, est adulé, encensé,
t s'admire lui-même sur les affiches des spectacles qu'éclai-
— ^nt les quinquels, à la lueur desquels il lit les litres des
luvrages que les Muses lui dédient : les Salpêlrièrs républi-
j-^ains, r Epoux Républicain, le Départ des Volontaires, Agri-
:—ole Viala ou le jeune héros de la Durance, Au plus brave,
^3 plus belle ! Ouel(|ues paisibles aspirent après la tranquil-
îté, et c'est pour eux qu'on joue des comédies qui sont des
rœux : On respire ! ou encore Nous respirons ! L'opéra s'apj
j^)elle le Théâtre de la République, la Comédie-Française est
1 e Théâtre de la Nation. Tous les acteurs, dans tous leurs
mrùles, y compris celui de Phèdre, ont la cocarde tricolore.
X)es sous-titres enrichissent les placards : Guillaume Tell ou
les Sans-Culottes Suisses; le vieux répertoire est remanié,
épluché, expurgé de tous les mots : duc, baron, marquis,
cîomte, monsieur, madame. Dans Corneille, la Place Royale
devient la Place des Piques. Dans le Bourru, le joueur
ci échecs dit non pas Echec au Roi, mais Echec au tyran. Dans
Alexis, on remplace 24 louis par une bourse.
Dans Calus Gracchus, de Joseph Chénier, Graccluis dit*
Dés lois et non du sang l
Le parterre protesta :
Du sang et non des lois I
La forme, en général faible, terne, comporte de pâles imi
talions classiques/et des timidités de langage qui contras-
tent avec la vigueur sauvage des sentiments.
Dans un cylindre renfermé
Déjà le salpêtre enflammé
Des magistrats du peuple annonce la présence.
Ce qu'on aime ? Le drame noir d'horreur ou humide de
larmes, Fénélon, VAbbé de iEpée, le Menuisier de Livonie,
le Chien de Montargis, Colas, la Nuit d'un proscrit, ou po-
pulaire et niais, avec des types nés d'alors: la Mère Angot,
Nicodème, M. de Crac, Cadet Roussel (par Aude).
IU\ HISTOIRE DE LA LITTÉRVTLRE FRANÇAISE
De Raynouard, né la même année que Lava, on sait à
peu près loul ce qu il est ulile de savoir, si l'on n'ignore pas
le grand succès de ^a tragédie les Templiers^ de ses travaux
sur la langue romane, et son beau caractère.
Il clail du Var : il lut longtemps avocat à Draguignaii. Elu
député à la Législative en 1791, il vint à Paris, et y resta pour
s'y livrer à ses travaux littéraires. Il a écrit beaucoup de tra-
gédies: les Etats de Biais, Débora^ Charles /**, Jeanne dWvc
à Orléans^ etc. Toutes n ont pas été jouées. En 1805, Bona-
parte sut par hasard qu'il y avait à la Comédie-Française,
une tragédie sur les Templiers. Le sujet l'intéressait; il vou-
lut la lire, et appela l'auteur, avec lequel il s'entretint, fai-
sant des critiques, demandant des changements.
« Pourquoi^lui dit-il,n' avoir pas montré ces moines guerriers,braves,
mais ambitieux, riches, intrigants, voluptueux, comme les rivaux de
la royauté, ennemis du trône et justement suspects ù. PhQippe-le-Bel
qui avait le droit de les frapper ? — Sire, répondit le poète je n*aurai.s
eu pour moi ni rautorité de l'histoire ni la sanction du public ; ou bien
il aurait fallu que Votre Majesté me donnât un parterre de rois. )>
Bonaparte lui conseilla de remplacer la réponse du grand
maître à Taveu de Marigny par ces simples mots : <' Je le
sais », ce que fît Raynouard, et il ajouta : « Prenez garde que
Philippe le Bel, en menaçant les Templiers, ne parle d^écha-
faud. Un prince peut se servir de la chose, jamais il ne pro-
nonce le mot. )^
Cette tragédie fut jouée eu 1805, avec faveur. Il y eut des
scènes qui firent Ijeau^oup d'effet, et on a retenu le vei's fa-
meux :
Les cii.-nil.s avaient cessé.
La fortune de Raynouard data de ce jour. II devint secré-
taire perpétuel de lAcadémie Française, membre de TAoa-
démie des Inscriptions, membre du Coq>s Législatif, et s'il
n'eut pas d'autres honneurs, e est (juil les refusa quand on les
lui offrit. C'était un honune droit, intègre, brusque.
— Son ;j|.i»i(i ]ini«\ -■ 1 .lir f1i>h\*nf, son drbit outreoonpé. vif et que
lu('c-ii^U inér'idiMiir»! ii'iirNiUci-x'Mf pii.s, dit l-*ongpn-ille, ne prévenui*>nt
i
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 4i7
guère en sa faveur; les mouvements de tùule sa personne déoeliient
une aclivitc incessante. Petit de taille, rol)\islo, pétulant, il ne restait
jamais cinq minutes assis -ou debout à la rnt^me place. Peut-4tre poiu*-
rait-on trouver dans cette mobilité nerveuse et intellectuelle la cause
de ces brusques transitions, de ces phrases hachées qui font perdre
au discours la liaison progiessive qui donne de la puissance et du
charme aux penseurs.
Il avait des saillies amusantes :
— Un jour, A propos d'un travail qu'il n'osait entreprendre, on lui
jdisait : ^
— Vous le feriez, si vous vouliez ; vous pouvez faire loxit ce que
vous voulez.
— Ah î répondit-il, il y a pourtant une chose que je n'ai jamais
pu faire, c'est de me marier. J'en ai bien eu envie une fois ; meiis
allant un jour chez ma future, j'entrai par la cuisine où la domestique
venait de laisser fuir le lait qui était sur le feu, et elle la grondait,
mais sur un tel ton que je me suis dit : «. Ce ne sera pas pour celte
fois encore. » •
Et il s'en alla.
Bonaparte songea à lui pour la présidence du Corps Légis-
latif. Il dit à Fonlanes :
« Qu'est-ce donc que votre confrère Raynouard ? — C'est, répondit
celui-ci, un homme de bien, d'un grand sens, provençal, iDrutal, origi-
nal u
Bonaparte avait besoin de plus de souplesse: il ne nomma
par Raynouard, mais ce refus honore Técrivain. Il déclina les
postes qui lui furent offerts et qui eussent gêné son indépen-
dance, et quand on voulut faire de lui un conseiller de TUni-
versité, et quand Carnot lui proposa d'être ministre de la jus-
tice.
Il montra, en 1820, ouvertement, son hostilité à la loi sur
la presse, et se fît estimer par sa franchise et sa netteté.
Il avait acquis un peu de bien, et il habitait une petite mai-
son à Passy, — la rue |)orle son nom, — quand son frère
fut ruiné. Uaynouard vendit tout ce nu'il avait pour le sau-
ver de la faillite et de la misère. Ce fut un beau caractère,
qu'on estime encore à distance.
Ses travaux de linguisticjue méritent notre hommage, et s'il<
448 HISTOIRE DE L.V LITTÉRATURE FRANÇAii)^
ont été depuis dépassés, s'ils sont arriérés, il convient néan-
moins de se souvenir qu'il l'ut le grand promoteur des études
romanes au temps où le retour au moyen âge annonçait et
préparait le romantisme. Dans les Recherches, dans la Gram-
maire des Troubadours, dans ses nombreuses plaquettes sur
la littérature médiévale, dans son Lexique de la langue ro-
mane, resté classique, il a défriché un terrain neuf, et tracé
la voie aux romantiques pour la connaissance de nos vieux
poèmes, aux médiévistes pour là philologie romane, qui est
née avec lui. A voir les beaux travaux qui ont suivi son ef-
fort, on juge assez l'importance de son initiative.
Laya, dont il vient d'être question, avait un émule dans le
drame révolutionnaire : Bouilly. Ce fut un personnage adroit.
Sa première pièce, Pierre le Grand, ménageait la monar-
chie ; la seconde, J.-J. liousseau^qui Va suivie d une année à
peine, fut d'un libéralisme attendri. Pendant la Terreur, noire
poète, ai)pelé à des fonctions publiques dans sa ville de Tours,
se signala par quelques exécutions dans le goût de Carrier ;
et comme on disait un jour de lui qu'il connaissait bien la
scène, le comte de Ségur fit un sinistre calembour en ajou-
tant: (( Encore mieux la I.oirc ». Il fit plus en organisant
les écoles primaires.
Plus tard, Bouilly délaissa le drame et l'opéra, pour écrire
des choses sentimentales: les Conles aux enfanls de France^
les Conles à ma lille, les Causeries d'un Vieillard, qui lui
valurent le nom de u poète lacrymal ». Il disait de lui avec
atten(h*issemenl : <. Fa)1"s(iup je serai pour toujours endormi,
plus d'une jeune fille viendra laisser tomber sur ma tombe
une fleur de sa couronne virginale en disant: « Il fut notre
fidèle ami ». Mais je ne sais (]ui déclarait :
— Les œuvres do M. Bouilly ressemblent ù son nom.
Son chef-d'a^uvre est la comédie lAbbé de iEpée, Ajoutez-y
fierquin ou iAmi des enfatds^ et si Ton veut, Fanchon la
vielleuse. Son théâtre est instructif ; il a mis l'hi'^toire en
scène : Agnès SoreL Mme de Sévigné, Florian, Piron, Va-
lenline de Milan, Descartes, Turenne, Téniers, etc. Il fut aimé,
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 449
estimé, et. eut une belle vieillesse. Les enfants l'associent à
Berquin dans leur reconnaissant souvenir.
Ils n'en accordent certainement pas autant à De Jouy. qui fit
Guillaume Tell et la Vestale : les noms de Rossini et de
Sponlini ont seuls duré avec ces œuvres. De Jouy donna
Line tragédie, Tippou Sahib, dont il avait un peu vécu l'intri-
gue. A vingt ans, ce jeune aventurier, après avoir servi en
Guyane, avait passé aux Indes, gagné les faveurs de Tippou
Sahib, puis encouru sa colère à la suite d'une intrigue amou-
i-euse assez romanesque. Il avait échappé à grand'peinc,
se sauvant seul dans une barque, faisant plusieurs î(Jîs riau-
Trage, avant d'atteindre la France, où l'attendaient d'autres
aventures. Le succès de Tippou Sahib fut brillant autant
lu'éphémère. Mais l'œuvre capitale de De Jouy est la série
les Ermites, En 1812, il écrivit, en signant VErmite de la
"Chaussée (TAntin, une sorte de courrier amusant, une légère
esquisse de mœurs parisiennes, satirique, sans aigreur et
pleine d'esprit. Sous la Restauration, il continua par ÏErmile
m Province^ et les Ermites en liberté où il mit moins de
jaieté et plus de politique.
S'il est question de politique, place à Marie-Joseph Chénier,
e frère d'André. Il fut le poète lyrique et dramatique de la
dévolution. Il attacha, disait Desmoulins, la cocarde tricolore
i Melpomène; le Chant du Départ, cette autre Marseillaise^
ist son œuvre. Longtemps on put croire que des deux Ché-
lier, c'était lui le grand homme; mais son succès était d'ac-
ualité; il ne dura pas. Ses tragédies, qui mirent Paris en
lélire, Charjes IX, Henri VIII, Graochus, Calas, étaient
)leineè de harangues contre les ci-devant et pour la liberté.
}uand il n'y eut plus de ci-devant, les tragédies tombèrent
lelles-memes. Au reste, les contemporains de Chénier, et
usqu'à ses amis, goûtaient peu son caractère.' Tou< nous le
(lonti'ent violent, su.scei)lible, desprit élroit et d'un immense
•rgueil, <( qui, nous dit Mme Suard, rempéchail de se por-
?ctionner ». 11 se perfectionna pourtant, et il eut vers la lin
;e sa vie un rcvcil de son talent. Les satires mordantes dont
2y
♦ t
I
450 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
il ci«gla alors Chateaubriand, sont d'excellents pamphlets, et
t'esl aussi do celle époque que dale la fameuse Epilre sur la
Calomnie.
Morellel demandait à thénier s'il n'avait pas rapporté
d'Orient les mœurs des pachas sanguinaires, laissant enten-
dre à demi-mots qu'il était pour quelque chose dans la mort
de soii frère André. Chénier répondit par cette épitre, qui
est son rliel-d'œnvre, et se termine ainsi:
Hélas ! i)our arracher la victime aux supplices.
De niob pleurs chaque jour fatiguant vos complices,
J'ai courbé devant eux mon front humilié ;
Mais il vous ressemblaient, ils étaient sans pitié.
O irion frère, je veux relisant tes écrits,
Chanter l'hymne funèbre à tes mânes proscrits ;
Là souvent tu verras près de ton mausolée,
, Tes frères gémissants, ta mère désolée,
Quelques amis des ai^ts, un peu d'ombre et des Heurs,
Et ton jeune laurier grandira sous mes pleurs.
Après le poète de la Révolution, celui de l'Empire : LancivaK
— Monsieur de Lancival, disait Napoléon, le lendemain du
succès d'Hector, il faut nous faire beaucoup de tragédies
conrnie cela. »
V Hector de Lancival était en effet une œuvre guerrière,
enthousiaste et vibrante. On voyait sur la scène des combats de
héros, de tendres épouses qui disaient sans faiblir adieu à
leurs époux. L'empereur était fort satisfait: « Une vraie
pièce de quartier général, dit-il; quand on l'a vue, on marche
mieux à Tennemi. » Ajoutez à cela quelques allusions asset
flatteuses auxquelles le maître n'était pas insensible. On l'ap-
pelait César depuis longtemps. Lant-ival le comparait à Hector.
Il avait toujours eu le don de plaire aux princes. Encore
au collège Louis-le-Grand, il écrivait sur la mort de Marie-
Théi'èso de mauvais vers qui lui valaient une lettre flatteuse
de Frédéric IL II avait dès lors trouvé sa voie, et ne s'en
était plus écarté* Il fut un causeur charmant, un heu-
reux vivant qui abusa de la vie. En 1810, usé par le plaisir,
umpulé d*unc jambe, et rongé par la ^gangrène, il agoni-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 431
sait, ([uand on lui apporta sa dernière couronne, récom-
pense de ses vers pour le mariage de l'Emi^ereur. Il mourut
satisfait.
Un autre poète de la pléiade impériale fut Arnault (1).
Au printemps de l'année 1797, Bonaparte, étant à Milan,
rencontra par hasard Arnault qui voyageait • avec le général
Leclerc. Aî^nault était un causeur d'esprit et lui plut; après
une heure de conversation, ils se séparèrent ravis l'un de
l'autre. Bonaparte avaft trouvé, non pas son faiseur de ballets,
comme fut Etienne, mais son poète; il n'hésita pas, dans la
suite, à lui donner les plus hautes missions, et le fil un mo-
ment gouverneur des Iles Ioniennes. Le jeune Arnault, entré
dans la vie à la veille de la Révolution, avait acheté en 1788
une chai'ge d'officier du comte de Provence, le futur
Louis XVIII. « C'était, conune il a dit, se faire poissonnière
la veille de Pâques. » Le comte, son seignteur, émigra. Ar-
nault resta, et fit jouer des tragédies à la romaiae: Marias, Lu-
irèce, Cincinnalus. Sous le Directoire, il plut à Bonaparte, et
le premier Consul lui aurait dit un jour : « Faisons une tra-
gédie ensemble ». On sait conmient Arnault s'en tira : « Vo-
lontiers, général, quand nous aurons fait ensemble un plan de
campagne. » Pourtant, Bonaparte fut une fois son collabora-
teur, pour le 1" acte de ses Vénitiens, drame en vers dans la
couleur d'Othello, dont le dénouement est une invention du
Premier Consul. Ce fut le dernier succès d' Arnault au théâtre.
Sous l'Empire, il y renonça et ne composa plus que des fables.
31 ne les traitait point dans la manière de La Fontaine; il y
mêlait plus de traits satiriques et leur donnait un tour d'épi-
grammes. Quelques-unes, comme celle du Colimaçon, sont
d'une bonne brièveté :
Sans amis, comme sans famille,
Ici-bas vivre en étranger,
Se retirer daius sa coquille
Au signal du moindre danger ;
S'aimer d'une amitié sans bornes :
De soi seul emplir sa maison :
En sortir suivant la saison,
Pour faire à son prochain les cornes ;
(1) 176G-1834.
452 HISTOIRE DE LA LITTÉRATLUE FRANÇAISE
Signaler ses pas destructeurs
Par les tracos les pins impures,
Outrager les plus tendres fleurs
Par ses baisers et ses morsures ;
Enfin, chez soi, comme en prison,
Vieillir de jour en jour plus trisie.
C'est l'histoire de l'égoïste,
Et celle du colimaçon.
Par un hasard assez étrange, ce ne sont ni les tragédies,
ni les fables d'Arnault qui ont le plus duré; c'est une douce
élégie de quelques vers: la Feuille. Cette note mélancolique
est rare, unique peut-être dans toute son œuvre. Arnault
n'est pas un rêveur triste comme Millevoye, mais un esprit
vif et satii'ique comme Piron. L'épigramme improvisée,
la réplique du tac au tac étaient son triomphe. Dès le
collège, un de ses maîtres, moins spirituel que lui, connais-
sant son penchant pour la raillerie, voulut le corriger et
s'en trouva fort mal. L'ayant vu qui se promenait seul pen-
dant une récréation, il l'interpella: « Eh bien, vous cherchez
un sujet dépigrammc? — Je l'ai rencontré, » dit Arnault en
le regardant.
Il ne faut pas séparer Arnault et Etienne, bien qu'il y eût
onze ans de différence entre eux, parce qu'on est dans l'ha-
bitude, quand on parle d'Êtiennc, de nommer aussitôt Arnault.
La Coin* Impéi'iale trouva dans Etienne (1) son poète drama-
tique, son faiseur d'impromptus. Comme jadis Molière à Ver-
sailles, Etienne au camp de Boulogne, au camp de Bruges,
aux Tuileries rimait en quelques heures une opérette, que
l'Empereur offrait en sjyectacle à ses maréchaux. Dan^ ce
genre, assez modeste, il avait un véritable talent. On connais-
sait de lui ([uelques saynètes sans conséquence, le Hêve,
le loucha (le Suresnes, le Chaudronnier homme d'Etal, quand
Mai^et le découvrit au camp de lioulogne, et se l'attacha. Un
jour que Davout, installé dans un château près d'Ostende.
donnait une fêle et ne savait ([ue faire jouer, Maret lui offrit
son poète ; Etienne s'enferma deux heures dans sa chambre,
et en sortit avec une opérette Les Petits bateaux, qui réussit
(1)1777-1845.
IIISTOIRK DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 433
fort. Quelque temps après, c'était au quartier général de
1 "^Empereur; Napoléon se trouvait dans le même embarras
ue Davoul. On manda Etienne, qui improvisa pour lui La
ournée au camp de Bruges. En échanee de ces précieux ser-
ices, Etienne fut bientôt nommé censeur. Méprisant alors
1 ' opérette, il s'essaya dans la comédie sérieuse, et donna
-es Deux Gendres,
Le succès des Deux Gendres fut l'occasion d'une émotion,
e bruit courut après quelques représentations qu'il y avait
la bibliothèque impériale, un exemplaire d'une ancienne
omédie d'un père jésuite du xvn* siècle, qui s'appelait Conaxa
H les Gendres dupés, et qui ressemblait furieusement à la
ièce de notre poète. Ce fut un scandale. Etienne avait en
c^ffet utilisé cette œuvre oubliée ; et c'était son droit ; il eut
le tort de ne pas avouer son procédé ; il -nia qu'il eût connu
CJonaxa. Un de ses amis, celui-là même qui lui avait désigné la
pièce et conseillé d'en profiter, le trahit. Ses ennemis voulant
savourer leur vengeance, firent jouer Conaxa exhumée, sur
la scène de l'Odéon. La polémique fut interminable. Les
pamphlets se succédaient. 11 fallut la chute de l'Empire pour
cju'on cessât d'y penser.
La nouvelle cour remercia le poète de l'ancienne ; il fut
même rayé de l'Académie. Mais le titre de persécuté lui ou-
vrit d'autres portes. Il cnira aux Chambres avec les députés
de l'opposition.
Dans le même groui)e, il faut ranger Duval (1), qui écrivit
en courant plus de cinquante pièces, opéras, comédies, dra-
mes, levers de rideau. Ajoutez que Duval eut la vie la plus
romanesque et la plus agitée et qu'on s'étonnerait déjà, s'il
eût trouvé le temps d'en écrire une seule. A quinze ans.
évadé du collège, après quelques jours d'école buissonnière,
il part comme volontaire pour l'Amérique ; de retour en
France, glorieux et sans un sou, il s'engage dans un théâtre,
se fait ingénieur, puis architecte, puis peintre de portraits
à deux écus, puis de nouveau devient acteur, et de nouveau
volontaire. Il dissipe ainsi sa vie et son talent, quitte l'armée
(1) 1761-1842.
454 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
pour le théâtre, le théâtre pour Tarmée, disparaît de Paris,
fait son tour d'Europe, trouvant le temps d'écrire ou plutôt
d'improviser quelque pièce à chaque étape. « Je ne me suis
jamais dit, avoue-t-il, je veux faire une comédie, un drame t
mais je me laissais dominer par la première pensée venue
que faisait naître en moi le hasard des entretiens, des
rencontres, des voyages. » Ses œuvres ne sont que des ébau-
ches, mais révèlent une imagination singi^lière et une rare
entente de la scène: l'intrigue se noue aisément; le dialogue
surtout en prose, est vivant, familier avec esprit et naturel,
sans vulgarité. Les caractères n'ont pas grande profondeur,
mais Duval leur donne un peu de son entrain et de sa vie
ardente. Il n'est ni larmoyant, nd terrible, mais dramatique,
simplement. Son œuvre la plus célèbre est La Nuit d'un'
Proscrit, ou Edouard en Ecosse (1802) qui lui valut une année
d'exil. Un autre drame, tiré des Mémoires de Richelieu, le
Lovelace Français fît verser des torrents de larmes: le duc
de Richelieu,* nouveau Don Juan, séduit la femme de son
tapissier, Mme Michelin, bourgeoise honnête et passionnée,
l'abandonne et la laisse mourir de désespoir. L'action est ra-
pide et bien menée.
S'il faut parler de dramaturge fécond, nommons Pi-
card (1): il fit près de quatre-vingts pièces de théâtre, dont quel-
ques-unes en vers. C'est dire qu'il ne lui faut pas demander
des qualités de style. Picard n'est nullement poète, à peine
écrivain, mais il possède à un rare degré l'art de composer,
et d'ordonner les scènes. 11 passa sa vie au théâtre, conrnie
acteur, comme auteur, et comme directeur. De plus, sans
être moraliste, il fut observateur; il saisit promptemeril, sinon
les caractères, du moins les ridicules, les manies qui carac-
térisent une époque, et ses comédies sont comme de vieilles
gravures du temps.
11 s'est essayé dans le genre sérieux, avec son drame Mé-
diocre et Rampant. 11 a peint fortement le désarroi de la so-
ciété française sous le Directoire, le pêle-mêle des classes,
(1) 1169-1828.
I
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FR\NÇAISE 435
les agissements des Turcarel de Tépoque. Mais soit par goût,
soit par ordre, il se borna à la petite comédie de mœurs, à
la peinture des ridicules bourgeois, et ses succès ne se comp-
tèrent plus. Ce Parisien gouailleur s'amusa surtout des niai-
series provinciales. Avec Le Collatéral ou la Diligence de Joi-
gny, avec La Petite Ville, il nous mène en province, et Labiche
plus tard dans ta Cagnotte ne fera guère ijuc limiter.
Dans les Provinciaux à Paris, nous voyons quelques paisibles
habitants d'une îjutre Ferté-sous-Jouarre, perdus dans le
brouhaha parisien, bernés par les escrocs et passant par mille
aventuœs. Quand Picard sait s'arrête^ aux limites de la
bouffonnerie, et rester simplement gai, il est un des maî-
tres du vaudeville. Ses amis l'ont appelé quelquefois le
« Petit Molière ». C'était beaucoup dire, et Picard lui-même
avait trop d'esprit pour ne pas décliner un tel titre. Mais il
est l'honneur d'un genre où Duvert et Lauzanne, Labiche et
nos nombreux contemporains devaient le sui\Te avec esprit
pour notre ébattement.
Les temps marchent, et voici surgir les champions de
la bataille des Classiques et des Romantiques^ que nous re-
trouverons.
Népomucène Lemercier (1), passa pour un très grand poète et
pour un novateur. Il représenta le parti littéraire avancé.
Mais quand parut le romantisme, par un retour des choses,
ce fut son tour d'être retardataire et ce fut lui qui ra-
dota. Lemercier, celui que la jeune école appelait « Népomu-
cène » tout court, fulmina contre Hernani, et refusa toujours
sa voix à Victor Hugo, candidat à l'Académie française. Le
romantisme le lit mourir de chagrin. Il conserva quelques
obstinés admirateurs. Il est plus célèbre aujounl'hui par sa
résistance à la l'évolution romantique, ue pai* ses pro|)res œuvres.
Il est l'auteur d'un « Agamemnon » assez fidèlement. imité
d'Eschyle, où l'on retrouve les conventions et le langage de
Fancienne tragédie classique. Un drame historique, PiniOy
dont le sujet est la révolution qui donna le trône de Portugal
(1) 1771-1840.
450 HISTOIRE DE LV LITTÉRATURE FRANÇAISE
aux Bragance, contient quelques belles scènes de vive allure.
Mais tout ce aue fit Lemercier resta inégal. Son style passe
de la trivialité au sublime; il manque de sûreté dans le goût.
Il est bon ou très mauvais, sans s'en douter; il imagina dans
un poème de l'Atlanliade, toute une mythologie nouvelle se-
lon Newton, dont les dieux sont TOxygène, la Gravitation, le
Calorique ! Une telle étrangeté fit passer Lemercier pour
un précurseur du romantisme; à vrai dire, il n*est d'aucune
(Volo : il rompt sur plus d'un point avec les classiques eux-mêmes
Avant d'arrêter là notre revue, nommons encore Brifaut (1).
Il est presque célèbre par l'histoire assez plaisante de Tune de
ses tragédies, Ninus IL Brifaut avait présenté au Théâtre-
Français en 1808, une tragédie espagnole, qui se passait à
Madrid, et dont le héros s'appelait Alvarès; il avait fort mal
choisi son moment ; Napoléon était en pleine guerre d'Es-
pagne. La pièce fut interdite. Brifaut qui, sauf cette méprise,
s'enlendit toujours à plaire, et avait commencé de très bonne
heure à encenser les princes, changea seulement les noms
de son drame, et de Madrid le transporta à Babylone. Alva-
rès devint Arsace, et la pièce s'appela Ninus IL Elle n'était
pas bonrde avant, elle ne le devint pas; elle enrichit d'une
tragédie le petit bagage poétique de Brifaut, composé d'élégies
et de poèmes moraux.
Il est un (le leurs contemporains que je m'en vou-
drais domellre, car il a eu le succès qui est le plus à l'image
de la gloire: c'est le fameux Pixérécourt.
Guilherl de Pixérécourt (2), auteur dramatique, directeur de
rO|)éra-Comi(iue et du théâtre de la Gaîté, et simultanément
Inspecteur de l'Enregistrement et des Domaines, était Nan-
céen. Sa famille était de noblesse. A la Révolution, il avait
dix-sept ans. Ilémigra.
Au mois de juin 1791, dit-il, les princes quittèrent la France, et
rémigration devint à la niude. Ce fut une rnge. Tous les jeunes gens
(1) 17M-18:i7.
(2) i:73-lN44.
I
HISTOmE DE LA LITTÉRATURE FRANC \ISE 137
de foniille, aous peine d'être déshonorés, devaient abandonner leur
pays pour aller 4 TtHranger faire la guerre.
Le vertige fut universel, ef fose dire qu'il n'en était que plus
insensé. Mon père ordonna : je dus obéir. Au mois de septembre, on
me donna une bourse de quinze luuis, avec défense de rentrer en
France avant que la crise ne fût terminée.
II mena joyeuse vie à Lintz, en compagnie " d'une quinzaine
de nobles Angevins, braves gens fort inoffensits, tous bons
vivants et aimant peu la guerre ». La nostalgie le prend;
il s'attendrit et s'atlriste à la lecture des :Vui7s d'Young, et
de Florian ; il renli-n en France, déguisé en mendiant, el
broche un premier drame, Geiico ou le Nègre généreux. Le
directeur du Théâtre Molière lui acheta son manuscrit 25 louis,
Barrèrc et Carnot sinléresscnl à lui, lui donnent un emploi
dans les bureaux: il se m rie. écrit coup sur coup quinze
drames, tous refusés, et [jarvicnl seulomenf en 1799 à faire
jouer trois fois fjonidas ou le Départ des Sparliales.
Son premier succès est demeuré célèbre: c'était Victor ou
lEiiJanl tîe la Forêt, qui a eu depuis 900 représentations. Mais
en ce temps-là, il était dans la gêne, peignait des éventails
comme Favart, et vendait ses drames pour deux louis. Il re-
trouva le succès avec la fameuse Cœlina ou l'Enfant du Mys-
lére, qui a eu 1.600 représenta lione de son vivant. Mais sou-
cieux d'un revenu plus lixe, il entra dans l'administration.
Indépendamment du théâtre, j'ai voulu, dit-il dans ses souvenirs
du jeune âge, m'attaclier à une administration financière, aiin d'obte-
nir des appointements pendant trente ans, et une retraite sûre dans
un avenir lointain.
Pour avoir un emploi dans l'administration des Domaines, j'ai dû
rester surnuméraire pendant six ans, et ma persévérance a été récom-
penst-o par une faveur spéciale. Grâce à Monsieur le Comte IJuchaiel,
directeur général, j'ai élé pourvu d'une inspection ù Paris, que j'ai
gardée pendant viiigt-deu.v ans, jusqu'à ce que l'événement arrivé A
Conti-exéviile m'ait niisdaus lanécessilé de deinuiider mu relraile
apri'S trente ans de service.
Ccelina le mil à Vu'y^v. l'insliilla dans la fortune et ht consi-
dération. Il connut le maréchal Oudinot, le dur Decaze, le
duc de Choiseul. le conile Duchâlel, et il recevait dans son
cottage de Fontenay-sous-Bois ses amis Bouilly, Charles No-
438 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
«
(lier, Paul Lacroix, à qui il montrait ses beaux livres ornés
de ses ex-libris, en leur récitant son célèbre distique:
Tel est le triste sort de tout livre prêté ;
Souvent il est perdu, toujours il est gâté.
Il fut un bibliophile éminent.
Mon amour pour le théâtre et les fonctions de ma place ne suffirent
pas encore à l'immense activité de ma vie. J'ai réussi à force de
soins, de courses, de recherches et d'argent à former d mon usage
une magFiifique bibliothèque composée de livres rares et de gravunis
ciioisios dont la valeur s'est élevée à 100.000 francs, valeur qu'elle
empruntait non moins à la rareté de la plupart des exemplaires
qu'aux reliures sorties des mains des Dus.seuille, des Pasdeloup, des
Derome, des Simier, des Bozériau.
Cet homme vécut fort occupé. Il réalisa le comble du cumul.
Fonctionnaire de l'Enregistrement, il dut très peu enregistrer,
si l'on songe qu'il lui fallait en même temps écrire ses 120 dra-
mes, diriger l'Opéra-Comique, diriger aussi la Gaité, et vaquer
à sa bibliothèque. La troupe de TOpéra-Comique protesta
contre la direction d'un homme si occupé. Cette lettre inédile
est curieuse.
15 août 1827.
Craignant, Monsieur le Vicomte, que toutes les calomnies et les
sottises répandues dans le public par les acteurs révoltés du théâtre
royal de l'Opéra-Comique, qui veulent se venger de la juste sévérité
que ToL est forcé d'exercer contre eux, ne puissent à Iqi fin vous faire
prendre une prévention défavorable contre M, de Pixérécourt, je crois
de mon devoir do vous assurer que sa conduite a été constajnment
parfaite. Trois ans et demi de rapports journaliers m'ont mis à même
de le bien connaître et de le bien juger; il unît à de très grandes
connaissances théâtrales une droiture sévère et une probité inatta-
quable.
M. le comte de Ghabrc»l a bien voulu permettre il y a trois ans et demi»
sur la demande du marécbal de Lauriston et sur la mienne, que ^L de
Pixérécourt partageât ses moments entre le théâtre soumis à ma
sur\'eillance et ses fonctions dans l'administration des domaines.
C'était un double moyen d'utiliser sa vie au profit du gouvernement.
Je peux bien affirmer qu'on lui doit la restauration de ce théâtre émi-
nemment national, qui n'avait plus que quinze jours d'existence au
moment où je l'appelai pour me seconder.
Chargé de réformer des abus enracinés, de froisser continuelle-
ment des amours-propres de comédiens, il devait s^attendre à se faire
HISTOIRE DE LA LlTTÉKATl UR FRAIHÇAISE 4:59
des ennemis nombreux', s'il n'avait pas fait son devoir» il ne serait
point tourmenté aujourd'hui, mais aussi le IhéAtre n'existerait plus
et le genre de TOpéra-Gomique serait perdu à jamais.
Je vous prie, Monsieur le vicomte, de ne pas trouver mauvais que
M. de Pixérécourt reste encore quelque temps à TOpéra-C^omique, sa
coopération m'est absolument nécessaire jusqu'à l'installation du
théâtre dans son nouvel emplacement, et je vous demande avec insis-
tance de n'y mettre aucun obstacle et suiiout de ne pas prendre contre
lui une impression défavorable et si éloignée de la vérité.
Agréez, Monsieur le vicomte, l'assurance de ma considération dis-
tinguée.
Le Duc d'AuMONT.
L'inîcendie du théâtre de la Gaîté, en 1835, le ruina. La
goutte le taisait beaucoup souffrir ; il alla à Contrexéville, où
il se brûla dans un bain trop chaud.
Ma pauvre tête, écrivait-il 22 janvier 18il, en a sauté ; je devais
rester fou et mourir; mon heure n'était pas venue. J'ai perdu pres-
qu'entièrèment la mémoire des mots. Depuis cinq ans, seize médecins
se sont exercés à qui mieux mieux sur mon triste individu sans réus-
sir à me tuer. Je commence môme à croire que je recouvrercd la
santé, à la vue près.
Il vendit Fontenay, ses chers livres et autographes. Les va-
cations produisirent 80.000 francs. Une partie est à la Biblio-
thèque du Palais-Bourbon. 11 mourut sans fortune, mais en
laissant un lot énorme de drames, dont 94 ont eu 29.000 re-
présentations.
C'est un ensemble formidable.
On avait conseillé à Mcycrbeer, dans les premiers temps
de son séjour à Paris, de choisir pour sujet de ses opéras
des mélodrames de Pixérécourt, toujours riches en situations
dramatiques.
Meyerbeer s'acrjuilta avec tant de conscience de sa lâche»
qu'un jour, à un dîner, chez la comtesse de Bruce, il put citer
de ménioire le titre de toutes les pièces de Pixérécourt, —
plus d'une centaine.
Pixérécourt, qui était un des convives, s'écria:
— Comme ce gaillard-lii, quoique Prussien, connaît la littérature
française !
C'était peut-être se vanter, que de parler de littérature à
460 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
propos (le Cœlina et de Lalude, mais c'était à coup sûr être
injuste, de ne pas, avant tout, rendre hommage à la prodi-
gieuse mémoire de l'artiste.
Ses œuvres choisies ont été éditées par Ch. Nodier avec
ses Souvenirs, Dans ces quatre volumes, vous lirez en fré-
missant: Le Château des Apennins ou les Mystères d'Udolphe,
L'Homme à trois visages ou le Proscrit de Venise, Robinson
Crusoé (Porte Saint-Martin. 1.000 représentations à Paris et
en province), Le Chien de Montargis, Le Monastère aban-
donné ou la Malédiction Paternelle, et n'admirez-vous pas
l'éloquence poignante de pareils titres ? Mais irions-nous ou-
blier La Fille de VExilé ou huit mois en deux heures, ou bien
encore et surtout Latude ou trente-cinq ans de captivité ? Cet
oubli ferait injure à notre Shakespeare du Boulevard, beau-
coup plus simple et plus moral que l'autre, car avec lui, le
vice est toujours puni, et la vertu est toujours récompensée.
C'est d'ailleurs tout ce qu'elle lui doit.
Je ne sais quel rang, déclare Ch. Nodier, la postérité réserve à
M. de Pixérécourt parmi les écrivains de son siècle ; mais il y a
bien des années que l'Académie française lui doit le prix Monthyon.
M-
^ ■*-
Ces derniers auteurs nous ont fait amorcer le xix** siècle.
Arrêtons-nous. Mais avant de quitter l'histoire du théâtre
au xviii" sicde. j'ai encore quelques sujets à aborder, el j'y
nuui(|uerai d'autant moins, que la place leur est ou parcimo-
nieusement mesurée ou neltement refusée dans les histoires
liltéraires: la Comédie-Italienne, le Théâtre de la Foire,
le 1 héàlre de Collège. C'est par là que je terminerai, après
(juehiues vues sur les progrès du théâtre au point de vue de
l'organisation matérieMe, et sur quelques acteurs, dont le
nom se rattache élioitement à l'hisloij'c des auteurs.
*-
^
Paris avait une troupe d'acteurs italiens, autorisés par le
roi, el qui jouaient len français des pièces françaises.
IIJSTOIUE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 461
Les annales du Ihéalre italien sont un chapitre important
de notre histoire littéraire. Dès 1570, Catherine de Médicis
appela à Paris des comédiens de son pays. Ils n'avaient
point de pièces écrites, et jouaient cette « commedia dellarte »
où chaque acteur improvisait son rôle au gré de son ima-
gination. Mais les comédiens de la reine faisaient payer
dans leur théâtre cinq et six sous par personne ; et le par-
lement qui avait, par un édit, décrété le prix unique de « deux
sols » les lit expulser. La troupe de Catherine de Médicis se
dispersa. Henri III, (uielques années plus tard, en appela une
autre, celle des « Gelosi », fort célèbre alors. Elle atteignit
Paris après maintes aventures. A Lyon, les Réformés les
avaient retenus prisonniers, et le roi avait dû payer leur
rançon. Les Gelosi, bien qu'ils ne parlassent qu'italien,
firent mer\'eille. Ils avaient, dit un chroniqueur, un plus
nombreux auditoire que les trois plus célèbres prédicateurs
de la ville réunis.
Depuis les derniers règnes, l'italien était assez répanjdu en
France; la mimique savante et perfectionnée des acteurs était
compréhensible pour tous, et les plus ignorants en' mouraient
de rire. On s'aperçut assez vite que les Italiens étaieat supé-
rieurs aux acteurs français. Après les « Gelosi », d'autres
troupes se succédèrent à Paris. Le règne de Marie de Médicis
'et le gouvernement de Mazarin n'étaient pas faits pour dimi-
nuer leur faveur. Alors parut la troupe du fameux Tiberco
Fiorelli, le premier « Scaramouche », qui obtint du roi, en
1660, le théâtre du Palais-Royal, et amusa Paris pendant
près d'un demi-siècle. Louis XIV ne cessa de lui témoigner son
intérêt. On racontait, pour expliquer la faveur de Scaramou-
che, une anecdote assez acide. Un jour qu'il était venu rendre
visite à la reine, au Palais-Royal, Fiorelli avait trouvé le jeune
roi tout en larmes, dans un violent accès de fureur. 11 se
chargea de le calmer, le prit dans ses bras, et lui fit de si irré-
sistibles grimaces, que l'enfant cessa de pleurer, el, à force
de rire, inonda la mancJie du comédien. Ce fut une tomm^ bien-
faisante.
Fiorelli «< le Scaramouche >» avait un illusti'e compagnon,
Dominique, celui (|ui jouait rArIe(]nin diuis la lron|;e. Donii-
462 HISTOIRE DE LA LITTÉUATLRE FRANÇAISE
nique était aussi fort bien, en cour, et ses bons mots amu-
saient le roi. C'était à Versailles, il avait l'honneur d'as-
sister au déjeuner de sa Majesté. Louis XIV le voyant
contempler d'ua regard d'extase deux perdreaux qu'on lui
serait sur un plat d'or, le montra à son écuyer, et dit:
« Donnez ce plat à Dominique ». Et l'Italien aussitôt, fei-
gnant de mal comprendre les paroles du roi, s'écria : « Les
perdreaux aussi? — Les perdreaux aussi! » répondit en riant
Louis XIV.
La troupe de Fiorelli n'avait d'abord joué qu'en italien. En
IG68, elle monta une pièce française; il s'y mêlait encore
du jargon, et les parties inprovisées restaient italiennes,
mais l'innovation était importante. A partir de cette dalç, des
auteurs français, et non des moindres, Regnard, Dufresny,
Nolant de Fatouville, écrivirent pour elle, et le thv?àlixî italien
devint le rival de la Comédie-Française.
Il s'en distinguait pourtant par certains caractères qui
mirent longtemps à disparaître. Depuis sa plus ancienne
origine, depuis Tatellane des paysans romains, la comédie
italienne comportait un certain nombre de rôles traditionnels,
qui reparaissent dans toutes les pièces, et dont les auteurs
ne doivent pas modifier la formule: un Arlequin, un Scara-
mouche, un Pantalon, un Docteur; et, quant aux femmes, ce
sont toujours Colombine, Isabelle et Marinette. L'intrigue varie
à l'infini, mais les noms restent les mêmes; les costumes sont
consacrés et traditionnels.
De temps en temps, à de rares intervalles, un type nou-
veau apparaît. Dominique modifia le caractère d'Arlequin,
et, d'un valet lourdeau, en fit un hardi vaurien. Ije type pri-
mitif devint le grotesque Pierrot. Les auteui^s français qui
fournirent de pièces la comédie italienne, se conformèrent tous
à ces traditions; l'amoureuse fut toujours Colombine, le père
grondeur et 'upé demeura Pantalon, inséparable du Docteur.
Dans ce cadre qui semble gênant et monotone, ils surent
mettre pourtant de la nouveauté, de l'entrain, de la gaieté fan-
tasque, et de la bonne satire. Ils parodient le Cid et Bérénice,
et dénoncent certains abus avec une audace qui nous étonne.
Avant ïurcaret, ils mettent en scène les financiers et les Irai-
HISTOIRE DK LV LITTÉUArLUE FUANÇAISE 4G3
tants, amusent le. public aux dépens des notaires, et peignent
le poi'trait lerribie et vrai du procureur.
On osa même, suprême bravade, narguer la police et les
commissaires. Dans une pièce de Nolant de Fatouville, Co-
lombine déguisée en commissaire pour la circonstance,
s'écriait: « Attendu que personne ne nous offre de l'argent
pour arrêter le cours de la justice, nous commençons notre
procédure. »
Le théâtre italien montrait la voie a la comédie satirique,
et Lesage s'en souviendra. Par là aussi, il attira les foudres
du pouvoir. Le lieutenant de police La Reynie le rappela à
la prudence ei au i^spect. Les Italiens s'en soucièrent peu, et
mal leur en prit. C'était en 1697: une violente satire contre
Mme d-e Maintenon, intitulée La Fausse Prude, venait de pa-
raître en Hollande et faisait grand tapage. Les compagnons
de Fiorelli montaient précisément une pièce de Notant, qui
s'appelait La Fausse Belle-Mère. Ils eurent rincroyable har-
diesse d'en changer le titre, et d'annoncer La Fausse Prude,
Le lendemain môme, d'Argenson, le successeur de La Iteynie,
fermait leur théâtre, ei il leur était interdit de s'approcher à
moins de 30 lietics de la capitale. Leui- exil dura jusqu'en
1715. Mais le roi à peine enterré, le Régent les rappela el
leur fit fête. Le chef de la troupe était alors ce fameux Ric-
coboni, qu'on appelait Lelio; il avait avec lui Fiamina sa
sœur, Mario son beau-frère, et cette charmante Sylvia, qui
créa tous les rôles d'ingénues de Marivaux. Leur théâtre
acheva de se franciser, et ne garda plus d'italien que son nom
et ses traditions scéniques.
La mode était à la politique; Arlequin devint philosophe,
el Lelio fit des plans de réformes.
Dans une des comédies de son nom^au répertoire, on enten-
dit ce dialogue:
Lelio
« Il y a deux sortes de gens parmi nous, les riches et les pauvres.
Les riches ont tout l'argent, et les pauvres n'en ont point. Aussi pour
que les pauvres en puissent avoir, ils sont obligés de travailler pour
les riches.
464 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
ARLEQUIN
Et que font les riches, tandis que les pauvres travaillent pour eux ?
Lelio
Ils dorment, ils se promènent, et passent leur vie à se divertir et
à faire bonne chère.
ARLEQUIN
C'est bien commode pour les riches !
Marivaux, qui durant cette période fut le plus actif des
auteurs de la comédie italienne, commença par des allégories
politiques, et mit de la philosophie dans la farce. Il y renonça
d'assez bonne heure, et donna au Théâtre de la Foire Saint-
Laurent, ces délicieux chefs-d'œuvre: Arlequin poli par
Vamour, la Surprise de VAmour, le Jeu de rAmour et du
Hasard.
Ce fut le beau temps de la comédie italienne. Puis vint
la décadence, ou du moins la transformation. Déjà, dans les
pièces de Marivaux, les traditions s'effaçaient une à une, et
faisaient place à la pure fantaisie. Arlequin paraissait encore,
mais Ton ne voyait plus guère le manteau noir de Scaramou-
che et la casaque blanche de Pierrot.
La Comédie-Italienne et le Théâtre de la Foire, — nous allons
voir ce que c'était, — entremêlèrent leurs pièces d'ariettes,
de couplets et de morceaux d'ensemble ; un genre nouveau,
l'opéra-comique, fut inventé. Le public en raffola, et les Ita-
liens durent suivre la mode.
En 1702, menacés par la concurrence du Théâtre de la Foire,
qui avait pris le nom d'Opéra-Comique, ils obtinrent par
manœuvres qu'il leur fût annexé, lui prirent ses acteurs, et
Favart son poète. Avec Favart et Sedaine, et pour musicien
Monsigny, la Comédie-Italienne et l'Opéra-Comique réunis,
firent meneille.
Le Grand Opéra ayant eu Tà-propos de brûler l'année sui-
vante, en 17G3, leur triomphe était assuré. Mais de plus en
plus, les Iraditions de la vieille comédie italienne s'en allaient.
Malgré l'aiTivéc de Goldoni, qui, avec sa fécondité et sa
verve, hàcla et fit jouer à Paris une douzaine de pièces
mSTOlUE DE LA LITTÉRATLUE FRANÇAISE • 465
italiennes, la vogue du genre allait décroissant. Lui-même le
reconnut, et composa en français des œuvres dans le goût
du nouveau répertoire. Les comédiens italiens avaient cru
s'annexer l'Opéra-Comique, ce fut lui qui les absorba. Arle-
quin et Colombine passèrent aux théâtres de marionnettes et
sur les scènes des boulevards, chez Nicolet (La Galle), chez
Audinot (L'Ambigu), aux Asssociés, aux Variétés, qui égayè-
rent le boulevard du Temple et résistèrent aux tracasseries
des Français. L'an 1789 abattit aussi la bastille des mono-
poles dramatiques. La liberté des théâtres fut proclamée en
1791 •
Ainsi finit l'histoire de ce théâtre étranger qui s'implanta
chez nous de si étrange façon. Son influence fut heureuse
et durable. Tandis que la Comédie-Française restait solen-
nelle et prude, férue de ses traditions, il permettait à nos
auteurs, malgré ses conventions et son cadre arrêté, d'être ce
qu'il leur plaisait d'être, et de laisser libre cours à leur
imagination; il acclimata chez nous cette chose exquise,
que les Anglais avaient connue avec Shakespeare, que les
Italiens nous apprirent: la fantaisie.
Mais le complément indispensable de son histoire est celle
du Théâti^ de la Foire, son rival inséparable.
*
* *
Il y avait à Paris, comme encore dans nos villes de pro-
vince, de grandes foires annuelles qui étaient ce que sont au-
jourd'hui les Expositions. Sur l'emplacement actuel du mar-
ché Saint-Germain se tenait la foire Saint-Germain. La foire
Saint-Ovido était aussi fort achalandée.
La foire Saint-Laurent eut lieu d'abord le jour de la Saint-
Laurent ; elle était finie au coucher du soleil. Elle s'allongea
peu à peu, et atteignit une durée de quatre mois, de juin à
septembre.
Elle se tenait sur l'emplacement qu'occupe la gare de l'Est.
Le terrain appartenait aux pères Lazaristes, dont il reste en-
core le bâtiment, qui est la prison Saint-Lazare.
Les Pères recevaient un droit pour location de leur terrain,
payé par les forains. Ils eurent à défendre ce droit par de nom-
iO
466 ■ HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
breux procès contre les prétentions élevées de toutes parts
par le Chapitre de Notre-Dame de Paris, celui de Sainte-Op-
portune, et les abbés de Saint-Denis. Ils étaient tenus en
tous cas de réser\'er à travers la foire un chemin fort large,
pour le passage des gens de pied et de cheval.
Le jour de la Saint-Laurent, le Châtelet venait en corps
prendre possession de toute la justice de la Foire, haute,
moyenne et basse, et les délégués faisaient un copieux ban-
quet chez les Lazaristes, qui les invitaient.
Une vieille gravure représente cette foire. Dans un grand
carré clos de murs, des allées de baraquements étaient ré-
gulièrement dessinées, et formaient des halles parallèles. Cha-
que corporation de métier avait son coin et sa place ; le client
savait tout de suite où aller. Deytiers, patenostriers, merciers,
ferronniers, tous étaient là, parqués et groupés.
Dans le fond, c'étaient les théâtres appelés ieux ou loges, et
tous les divertissements, guinguettes, marionnettes, cabarets,
baraques de phénomènes. La foule était toujours considé-
rable. Les filous et les tire-laine opéraient parmi les dames
élégantes, qui venaient là, comme la Marianne de Molière,
dans YAvare, admirer
Cent plaisantes diversités,
Quantité de bijoux fort beaux,
Qui brillent le soir aux flambeaux.
Outre mainte belle marchande,
Outre les toiles de Hollande,
De beaux rubans, de fins mouchoirs,
Des porcelaines, des miroirs,
Des tableaux et des antiquailles
Qui ne sont pas pour des canailles.
II faut suivre Scarron dans sa visite à la foire, parmi ces
souillons de gaufriers qui font sentir Todeur du fromage,
et les noirs chaudronniers qui font un fâcheux carillonnage,
dans la foule des pages qui détroussent effrontément les ache-
teurs, des lilles galantes, des souteneurs, des bonneteurs,
des soldats ivres et des bons bourgeois. On allait beaucoup
du côté des Portugais, qui étalaient des marchandises de
Chine, ambre gris, vernis, porcelaine, et donnaient à boire
HISTOIRE DE LA ^LITTÉRATURE FRANÇAISE 467
de Taigre de cidre, liqueur fort goûtée, faite avec du jus de
citron, du cédrat, du sucre, de Feau glacée.
Et c'était partout une bousculade dans le bruit, les cris,
les chants, les musiques : pages, laquais, militaires, ne payaient
pas et faisaient mille esclandres par leur effronterie. Quant
aux merveilles et phénomènes, il en était d'admirables. On
voyait un nouveau-né âgé de trente et un ans; la mère mourut
à THôtel-Dieu, âgée de 62 ans. L'entrée était de 24 sols. 1^'af-
fiche portait: « On ira chez les gens de condition. »
La duchesse d'Orléans rit beaucoup de ce cas étonnant,
et déclara que si pareille chose lui était arrivée, pour ne pas
laisser son enfant sans éducation, elle aurait avalé un pré-
cepteur.
On voyait aussi un rhinocéros rapporté par un capitaine hol-
landais. Le boniment décrivait: « cet animal cru apocryphe
jusqu'à présent », qui a sur le nez une corne pour >e défendre
contre « son ennemi antipathique », l'éléphant, (et animal
est « doux comme une tendre colombe » et il « rourt dans
les appartements comme pourrait faire un chien ». Il faut
jusqu'à vingt chevaux pour tirer le chariot « du monstre ».
Son succès fut si grand que la comédie de La Chaussée,
VEcole de la Jeunesse^ jouée non loin de là, à la Comédie-
Franyaise, rue de TAncienne-Comédie, n'eut aucun succès,
et La Chaussée en rima des vers de fureur:
Quoi ! mon Ecole est délaissée,
Tandis qu'on voit, contre toute raison,
Deux monstres faits et bâtis Dieu sait comme,
Deux vilains riens attirer les badauds,
Sémiramis et le rhinocéros !
C'était la Sémiramis de Voltaire. On payait 24 sols aux
premières pour voir le rhinocéros; et les domestiques, qui
entraient gratis à presque tous les spectacles de la foire,
durent payer ici comme tout le monde.
On voyait ailleurs une vache sans pareille, venue d'Améri-
que, ayant deux têtes, cinq jambes ; lisez le prospectus:
« L'une de ces têtes ressemble à un homme vivant dont les
cheveux sont blancs comme neige et la barbe qu'on rase tous
les huit jours comme un homme. »
4G8 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Ajoutez une jambe de cerf, deux griffes d'aigle, le loul
<( vivant comme la vache ». Elle a fait douze veaux dont onze
ordinaires et le douzième « ayant léle et (îueue de lièvre, trois
pieds de veau et une patlc de loup, avec le derrière d'une
biche. »
Les étalages des lingères, des bijoutiers, des confiseurs,
alUraient la foule; quelquefois le carrosse d'un grand seigneur
survenait, et c'était une bousculade pour faire place à Tatle-
lage bruyant.
Les théâlre^s étaient un fort attrait. Brioché et ses pantins
faisaient fureur. On fil tant et de si belles marionnettes, qu'elles
donnaient l'illusion.
Mme Vigée-Lebrun conte que sa' fille ne pouvait croire
qu'elles fussent en bois. Par contre, la première fois qu'elle
alla à la Comédie-Française, elle demanda à sa mère:
— Et ces acteurs-là, est-ce qu'ils sont vivants ?
Puis parurent les Loges, théâtres véritables, où l'on joua
des pièces qui furent d'abord des féeiies, avec clowns et
cabrioles.
A la foire Saint-Laurent de 1063, nous apprend Loret:
Trcûs enfants de nu'^mc famille,
Deux fils, une fort jolie lille,
Donnèrent un plaisir, nia foi
Qu'on peut dire un plaisir de roi,
Par de charmantes mélodies,
Par de petites comédies,
El par d'agréables ballets.
C'est donc vers cette époque (lu'il faut placer l'origine du
Tliéûtre de la Foire.
En 1700, il est passé à l'élat dinslitution.
Un divertissement représenté en 1678 nous donne une idée
de ce (jue furent à l'origine les spectacles d'acteurs. Il est
intitulé : Les Forces de lArnour cl de la Magie. C'est This-
foire en trois intermèdes, d'ua magicien (jui, ne pouvant se
faire aimer d'une Ijergère, essaie de foi'cer son cœur par
recours à la magie. Le canevas est faible et lâche ; la donnée
de la pièce n'est qu'un prétexte à des tours de physique,
des ballets de démons, dor^ exercices r!e sauteurs experts.
IllSTOIUE DE LA LlTTÉRVTl RE FRVNÇMSE 409
« La décoration du Ihéalre représente une grande forêt, cl.
« l'on voit dans les côtés des ailes du théâtre quantité de
« sauteurs. » Après que les hautbois ont joué « une ouverture
fort agréable », dit le livret, on voit paraître un acteur
sous le nom de Merlin: c'est le valet de Zoroastre. Il est
un peu magicien, il tient de son maître. A sa voix, un crapaud
paraît ; — on voit un sauteur qui semble voler d'un bout à
Fautre du théâtre: — un démon bondit « en tourbillon ». C'est
lui qui termine la farce, par cette maxime: Tout par amitié,
et rien par force. Il en prouve la vérité en exécutant une sa-
rabande à neuf postures, dont on donne les noms: l'escalier,
le berceau, la fontaine, la grand'route, etc.
Puis le caractère littéraire s'affirma. On joua de véritables
eomédies, pour remplacer, en 1697, les Italiens, que Mme de
Mainlenon avait fait supprimer à cause de leur Fausse Prude.
Tente la clientèle de la Comédie Italienne vint à la Foire,
et les Forains devinrent inquiétants pour les théâtres régu-
liers. La persécution commença.
La Comédie-Française leur fit défense de parler.
L'Opéra leur interdit de chanter.
A part ces deux détails, ils étaient libres de représenter tout
ce qu'ils voulaient.
Ils furent réduits aux subterfuges. Ils eurent recoui-s à di-
vers moyens, entre autres celui des « pièces à la muette et
par écriteaux ». Les acteurs ne parlaient pas. Ils avaient leur
rôle écrit en gros caractères sur des rouleaux séparés, qu'ils
mettaient dans une poche. Ils en sortaient chaque rouleau à
son tour, le déroulaient, et le montraient au public, qui lisait
ce qu'il lui était interdit d'entendre.
Quand les paroles étaient des couplets, l'orchestre attaquait
la ritournelle d'un air connu ; des gens gagés l'entonnaient
au parquet et à l'amphithéâtre ; la salle faisait chorus. C'est
le public qui travaillait. L'état de comédien devenait une siné-
cure, et l'Opéra n'avait plus rien à dire, car nul privilège ne
pouvait empêcher le public de chanter.
Pour que l'effet fût plus gracieux, les rouleaux, au lieu
de sortir de la poche de l'interprète, descendirent du cintre,
déployés par deux jeunes garçons volants vêtus en amours.
470 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Une autre malice des forains fut d'imaginer les pièces à
jargon.
l'uisque la Comédie-Française interdisait le dialogue, on
fîl des pièces à monologues. Un seul personnage parlait intel-
ligiblement. Son interlocuteur n'émettait que des sons inarti-
culés. Un seul parlait, il n'y avait pas dialogue, les Romains,
(c'élail le surnom des Français) ne pouvaient sévir. Dans une
pièce chinoise de Lesage, on voit, par exemple, en scène
Arle([uiti et Colao. Voici la manière:
COLAO
Oh î oh ! oh !
ARLEQUIN
Piall-il ? Comment dites-vous cela ? Ma charge m^obhge à regarder
l'Empereur dîner? Pour prendre garde à ce qu'il a mangé? Pour
qu'il no mange pas trop?
COLAO
Oii î oh ! r
Le dialogue continue ainsi ; nous n'entendons qu'une des
deux parties, comme au téléphone.
Parfois encore, l'acleur, après avoir parlé, se relirait dans
la coulisse, tandis que son interloculeur venait en scène don-
ner la réplique, puis se retirait à son tour.
Les directeurs forains ne se tirèrent de ce pas qu'en rem-
plaçant le dialogue par des couplets, pour désintéresser les
Romains, et en payant un tribut annuel à l'Opéra, pour l'in-
demniser de la concurrence.
Ivcs principales loges étaient celles de Rochefort et Tiquet
tl703-1708), celle de PoUegrin (171M718), et surtout celle des
sieurs Bertrand, Dolet, Laplace et Selles et de la dame de
Beaune, sœur de l'acteur Baron.
Les meilleurs auteurs ont travaillé pour le théâtre de la
Foire: Lesage, Dorneval„ Fuzelier, Piron, Anseaume, Pa-
nard, Sedaiiie, Favart. L'Opéra-Comique eut dès le berceau
d'illustres parrains.
Il paraissait dans un cadre agréable; la décoration et la
mise en scène étaient importantes, la figuration était nom-
breuse. Les opéras-comiques se terminaient par des divertis-
sements qui faisaient prévoir les ballets de l'avenir.
HISTOIRE DE LV LITTÉRATURE FRANÇAISE 471
Les Jeux de la Foire avaient sur la scène une espèce de châs-
sis dont l'usage a disparu à tort.
C'étaient des décors en forme de prismes, dressés debout,
sur pivot. Il suffisait de les tourner d*un cran pour que tous les
plans changeassent en même temps. Il est étonnant qu'on
n'ait pas songé à reprendre ce procédé, que les Grecs connais-
saient sous le nom de « Périactes », et qui réalise le plus
rapide moyen de changement à vue.
Tant d'efforts étaient rémunérés. La foule accourait aux
Loges Foraines, fort brillamment fréquentées.
La Cour se dérangeait pour venir aux Forains; le Régent
alla chez eux. Louis XV les manda chez lui.
Le public était souvent distingué, toujours difficile. Une
pièce a-t-elle quelque succès, la cour fait venir la troupe
au Palais-Royal. Le 24 septembre 1736, la reine étant allée
au château de Meudon, le roi de Pologne son frère lui
donna le divertissement de plusieurs pièces exécutées par
rOpéra-Comique. La reine qui parut très satisfaite, eut la
bonté d'accorder à la troupe une prolongation de huit jours
pour la continuation de la foire.
Le 23 août 1728, on avait vu M. le Duc, Mlle de Clermont
sa sœur, accompagnés d'un grand nombre de seigneurs et de
dames, honorer de leur présence la représentation d'Achmet
et Almanzine, Le 56. du même mois, Mme la Duchesse douai-
rière et Mme la Duchesse de Bourbon, sa bru, lui firent le
môme honneur. Le Régent, qui aimait à rire, allait bourgeoi-
sement à la foire.
Les acteurs étaient des célébrités: Lalauze, Belloni, Tincom-
parablc Dominique, Octave, Mlles Lambert, Babron, Le-
grand, Dolisle, Maillard fiix^nt fureur.
La demoiselle Babron était ouvreuse aux Italiens avant de
venir jouer à la Foire les Colombine et les rôles de femmes
travesties en hommes. La demoiselle Lambert, la femme de
Dolet, jouait les amoureuses avec intelligence; elle quitta
le théâtre pour devenir marchande de modes aux foires de
Saint-Germain et de Saint-Laurent. Quand son marivse re-
tira, elle lui fit prendre l'état de limonadier. Voyez la sou-
plesse des aptitudes. Belloni nous en fournil un autre cxem-
472 lIISTOiUE DL LA LlTTÉiUTURE FUANÇAI.S>:
pie. 11 ctail né dans l'île de Zanle, en Grèce. Le prince Phi-
lippe de Soissons s'intéressa à lui, le prit pour valet de pied,
et lui fit apprendre la guitare. La reconnaissance n'était pas
la vertu de notre jeune Hellène. Un jour qu'il vit jouer la
troupe italienne appelée à l'hôtel de Soissons, il s'amusa si
fort qu'il quitta son bienfaiteur pour suivre les acteurs Fran-
cassani et Drouin le Bossu. Il colporta quelque temps ses
talents en province, épousa, à Saint-Denis, la fille d'une faïen-
cière, et se perfectionna par l'élude dans le rôle de Pierrot.
Il se fit recevoir à Paris, d'abord chez Selles, puis chez la
dame Baron. A l'exemple de Dolct, il rêva de devenir limo-
nadier. Il ouvrit boutique à l'enseigne: « Au Caflé Comique ».
Sa boutique était achalandée, quand un matin, un particu-
lier Irouva une tache de chandelle au fond de sa tasse à café.
Ce coup fut mortel à Belloni. Il resta seul dans sa boutique
déserte, et put méditer à loisir sur les avantages de la pro-
preté.
C'est Mlle Maillard à qui arriva ce trait. Un seigneur de-
manda à son mari, sans connaître celui-ci, s'il savait le nom
de cette jolie actrice. Maillard répondit:
Eh ! cadedis ! si je le connais ?
Au gré de mes désirs
J'ai goûté dans ses bras mille et mille plaisirs !
Touchez là, repart son interlocuteur imprévoyant, je puis vous en
dire autant.
Tant ces artistes étaient répandues !
Losage fut Tune des gloires du Théâtre de la Foire.
En 1709 il écrivait: « La |)lu|)art des dames courent avec
fureur au spectacle de la Foire; je suis ravi de les voir dans
le goût de leurs laquais et de leurs cochers. »
Trois ans après, Lesage jugeait la Foire moins sévèrement,
puisqu'il travaiUait pour elle.
La raison de cette palinodie fut l'affaire de Turcaret. 11
avait fallu faire jouer la pièce de force, en dépit des trai-
tants, en dépit des comédiens : il avait pris en haine la
ri
ÏIISTOIUE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 473
Iroupe de la Comédie-Française, et toute sa vie il allait cri-
bler de brocards la vanité de ces histrions qui avait mis à
lepreuve son orgueil de Breton.
Cependant il fallait vivre.
A cette époque, la querelle des théâtres souffrait une ac-
calmie.
En 1708, la veuve Maurice, directrice foraine, eut l'idée de
se constituer un privilège pour se protéger. Elle traita avec
rOpéra, à qui elle s'engagea de payer une redevance annuelle
pour avoir le droit de représenter chez elle des pièces mêlées
de couplets, qu'on appela opéras-comiques, avec faculté de
changer les décors et d'avoir des chanteurs et des danseurs.
L'exemple fut suivi par les autres théâtres forains de Saint-
Edme, de Pellegrin, d'Octave, et de la dame Baron. C'est
celle-ci, une parente du fameux acteur Baron, que Lesage a si
fort malmené, qui engagea Lesage à titre d'auteur gage à l'an-
née, à raison d'un traitement annuel de 4.000 livres. Son théâtre
s'appelait le Jeu du Bel air. Pendant 26 ans, Lesage ne cessa
de fournir le répertoire des forains de sa copie, de sa verve,
de son esprit, qu'il prodigua dans des pièces de tous genres,
prologues, opéras comiques, pièces par écrileaux ou en jar-
gon, pièces chinoises, satires de circonstance, vaudevilles sur
des faits divers, parodies des récents succès: la Jeune fille à
tète noire, Arlequin Télérnaque^ la Querelle des Théâtres,
les Funérailles de la Foire, le Rappel de la Foire à la vie,
Arlequin partisan dHonxère, et autres.
Le Théâtre de la Foire a été publié vers 1730. Il comprit
dix volumes (jui sont divertissants, intéressants, trop peu
connus.
C'est le journal d'une époque: ce sont des Annales. Arle-
quin nous dit quelles pièces curent la vogue. Il joue Agnès
de Chaillol et le Cheveu quand Inès de Castro et Scijlla
ont réussi.
Arlequin prend, parti pour les anciens contre les modernes
dans le Jugement de Paris, le Ravissement dHélène ; le
système de Law l'émeut ; il flétrit les Turcarets dans Arle-
quin traitant, dans Crédit est mort; il étudie les affaires
coloniales d'Amérique dans Vlsle des Amazones. L'Orient est
474 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE
à la mode? Il part pour l'Asie, et voici Arlequin, roi de Seren-
dib, nous contant les Amours des Indes.
Au point de vue de l'histoire générale des mœurs, des
idées et du goût public, le succès de ce théâtre forain n'est
peut-être pas une heureuse constatation. Ce ne fut pas seule-
ment une question d'intérêt commercial qui fil poursuivre les
forains par la haine des pouvoirs. La faveur dont on les ac-
cueillait conslatait une dégénérescence, une moins robuste
facullV* chez le public d'admettre, d'encourager et d'admi-
rer les œu\Tes grandes, élevées, nobles et généreuses : tout
comme aujourd'hui tant de petits théâtres, non classés, sans
autre effet que de divertir brièvement et de faire rire sans scru-
pule, énerv'ent sans profit l'esprit public.
Le théâtre de la Foire présentait un danger dont on se
préoccupait.
Depuis, nous avons fait du chemin, et dépassé copieusement
ces limites. Le rapporteur du projet de suppression de l'Opéra-
Comique lui faisait un crime, et peut-être avec quelque ap-
parence de raison, de gâter et d'abaisser le goût public qu'il
convenait mieux de tourner vers Jes « bonnes pièces » de la
Comédie-Française, et les grands ouvrages de l'Opéra. C'était
au moins une école de bon goût et de bonnes mœui's.
En ce temps là, il y avait une censure de l'esprit public ;
et elle était mal satisfaite de voir la foule se porter à des
specta<:les frivoles: <( se ruer dans la boutique de Biaise le
savetier poui' applaudir au jargon et au ton dégoûtant
de son étal, tandis que nos plus belles pièces sont abandon-
nées. >' Il s'agissait de TOpéra-comique de Sedaine, mu-
sicjue de Philidor, joué à la Foire. Le jugement nous étonne
à présent par sa sévérité. Ainsi va le monde. Aujourd'hui
lilaisir ])asse pour un i)etit clief-d'œuvre de délicatesse, auprès
de nos spectacles libres. Mais alors, il n'y avait pas d'injiire
as>ez forte contre les forains, qui jouaient des opéras-comi-
ques de Philidor et de Monsigny.
De bons esprits tonnèrent au nom du goût et de l'art. Ils ne
souffrirent pas que le genre de l'Opéra, qui a grande et belle
allure, reçût un dommage par l'innovation d'un opéra
bas, po|)ulaire, accessible, ni que les grandes pièces fussent
ri
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 475
désertées pour des œuvres plus capables d'amuser les spec-
tateurs que de leur profiler.
En fait, la noblesse élevée, digne, majestueuse des grands
chefs-d'œuvre du xv!!** siècle, qui demeurent incontes-
tablement les plus purs et les plus grands de toute notre lit-
térature, n'a jamais été retrouvée. Il s'est produit après le
siècle de Louis XIV un déclin, et le théâtre de la Foire en porte
toute sa part de responsabilité.
Le succès fut tel que la jalousie des grands théâtres se
réveilla. Les comédiens forains furent suspendus.
Lesage, réduit au silence, remplaça les acteurs par des ma-
rionnettes. Les forains, selon son expression, s'établirent dans
une loge comme des assiégés dans leurs derniers retranche-
ments, et ils rendirent encore leurs armes redoutables.
La Comédie-Française ne désarma pas devant la batte de
Polichinelle, qui obtint un succès considérable avec une pa-
rodie de Romulus. Le Régent passant, une nuit, par la Foire,
à deux heures du matin, se la fit jouer. C'était le triomphe
et la gloire, par conséquent l'envie. On chansonna Lesage
sur un air connu:
Lesage et Fuzelier dédaignant du haut style
La beauté,
Pour le Polichinelle ont abandonné Gille
La rareté !
Il ne leur manque plus qu'à montrer par la ville
La curiosité.
Peu de temps après, les Loges purent rouvrir, et Arlequin
chanta de plus belle.
Le Régent disait:
— L'Opéra-Comique ressemble au cygne qui ne chanfe jamais mieux
que lorsqu'il va njourir.
Il ne mourut pas tout à fait. 11 devait même avoir la vie
longue. Après avoir joué les Funérailles de la Foire, les
forains purent représenter le Rappel de la Foire à la vie.
Elle allait encore fournir carrière.
Après la suppression de 1719, la troupe Baron Saint-Edme
se reforma, dirigée par un imprésario nommé Francisque, à
476 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANC VlSJi:
qui succéilèrenl, Ponlauol Alonncl. En 17G2, l'Opéra-Comique
fusionna avec les Ilalien.s, el s'installa dans la salle de l'Hôtel
de Bourgogne, sous la direction d'un ancien patron de loge
foraine qui avait déjà fait de jolies choses et qui allait en faire
de plus belles, Favart. C^tte troupe se transporta, en 1783, au
boulevard de la Chaussée d'Antin, entre la rue de Grammont
et la rue de Richelieu. LOpéra-Comique y habite depuis ce
temps-là.
J'ai nommé Favart. Il fut à la lin du siècle aussi brillanl
que Lesage au début. Avec Sedaine, que je vous ai présenté
déjà, il assura le triomphe du genre, qui s'éleva peu à peu vers
l'art et la distinction.
Ce sont en effet d'aimables souvenirs qu'évoquent les noms
de Favart et de sa femme, Mlle de Chantilly, la petite Bouffe,
la jolie Pardine, célèbre par sa beauté et les dangers qu'elle
lui créa. Favart! c'est l'Opéra comicjue moderne, élevé à la
hauteur d'un premier genre, par le fils d'un pâtissier qui dul
sa gloire à l'invention des échaudés ; et le fils continua la
tradition en écrivant des œuvres qui, par leur légèreté mous-
seuse, ressemblent assez aux échaudés paternels. Pendant son
enfance, ils chantaient tous deux à gorge déployée dans la
boutique: et le fils n*a plus cessé de chanter. Tout jeune,
il allait souvent avec son père à l'Opéra-Comique : et il n'en
est plus sorti. Il donna d'abord une douzaine de ces i)etiles
œuvres, dont une seule réussit assez. C'était les Deux Ju-
melles,
Le soir de la première représentation, Favart en rentrant
chez lui, apprend qu'il lui a été fait une forte commande de
pâtisseries; il revêt le tablier blanc et met la main à la pâte,
A peine était-il à l'œuvre, qu'un équipage s'arrête à sa porte;
un gros fermier général en descend el demande à voir l'auteur
des Deux Jumelles, dont l'osjiril l'a charmé toute la soirée.
Favart, honteux d'être surpris dans ce costume, joue alors le
rôle d'un simple mitron, dit au visiteur qu'il va prévenir son
maître, et passe dans un cabinet voisin faire une rapide toi-
lette. Le malheureux avait compté sans la fatale disposition
IIISTOIUE DE LA LITTÉRVTURE FRANÇAISE 477
d'une porte vitrée, à travers la(|uelle le financier aperçut tout
le manège.
Il fut le premier à en rire de bon cœur, demanda à Favart
des couplets pour la fête de sa femme, l'invita à souper, et
devint son protecteur.
Une des plus jolies pages de ce prestigieux critique que
fut Paul de Saint-Victor, lui fut inspirée par le spectacle des
Trois Sultanes de Favàrt:
Avez-vous janmi.s entendu, dans quelque château de pro\incft, un
clavecin du dernier siècle se réveiller, à l'appel dune main curieuse
et savante, et reprendre en sourdine une arielle de Rameau ou une
sonate de Philidor ? Le son est fêlé, la touche engourdie; il manque
des notes Çii et là, à cette lyre surannée, comme il manque des
dents à la ])ouche des vieillards; mais que sa faiblesse est véné-
lable cl tourhanle ! Vous diriez qu'une àme d'aïeule, enfermée dans
liustrumont centenaire, vous raconte, avec un doux radotage, les
histoires, les amours, et les refrains d'autrefois. Je ne sais rien
de pénétrant comme cette voix sonore et cassée des vieux cla-
vecins.
Pour peu que vous l'entendiez dans des circonstances favorables
d'illusion et de rêverie, — le soir, par exemple, avant qu'on ait
allumé les bougies, à Theuhe où le salon se décore et se revêt de
brunes demi-teintes, — elle évoquera devant vous les ombres fami-
lières dont elle a jadis accompagné le chant, marqué la danse, bercé
lo3 rêves et encouragé les amours.
L'ne forme blanche et poudrée viendra devant l'instrument défunt
et tournera par instants vers vous sa tête mollement tanée de rose
antique et de lillette séculaire. Derrière elle, se dressera indécis,
mais élégant encore, le fantôme du jeune virtuose qui accompagnait
si tendrement sa voix mortelle, et vous distinguerez même, à l'autre
angle du clavecin, la siHiouette, penchée et pâmée, du petit abbé,
qui tournait si galamment les feuillets du cahier de musique, en sif-
llant, de sa bouche en cœur, dos bravos fliMés et discrets. Peu à peu,
le sortilège opérera; la lyre morte appellera et groupera autour
d'elle tous ceux qu'elle a émus et charmés pendant sa vie musicale.
Le salon so remplira de personnages de tapisseries et de vieux
lortraits: douairières en rol)es feuille sèche, grands-parents vêtus
'e noir; frères au service du Roi, seiTés dans leur hanits d'ofticiers;
îunes sœurs croisant, sur leurs sveltes corsages, leurs petites
nins gantées de mitaines; tout cela tremblant, vague, elTacé, flot-
ut à l'étal d'c^mbres, dans un pâle clair-obscur; mais la douce
îion, \c calme tableau, l'innocente magie ! et que vous seriez
irmé d'engag(M' un dialogue des morts, à la manière de P'énelon
de Fonlenollo, avec ces mânes de l'Elysée des vieilles familles
les vieux fovers d'autrefois.
478 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Avec la Chercheuse d'Esprit^ agréable et délicat badinage,
le succès vint, et Crcbillon rima:
Il est un auteur en crédit
Qui de tous les temps saura plaire; •
Il fit la Chercheuse d'Esprit,
Et n'en chercha pas pour la faire.
Est-il rien de plus charmant que les Trois Sultanes, la Fée
Urgèle, Nineile à la Cour, l Anglais à Bordeaux, la Rosière
de Salcncy, Acajou, Dastien et Dastienne, Annette et Lubin?
Ces jolis riens faisaient sourire un auditoire frivole et léger,
qui s'amusait de ces scènes gracieuses, images de sa vie et
de ses mièvreries. Les incidents même semblaient faire corps
avec l'œuvre et tenir au sujet par des faveurs de soie et des
rubans de velours. Un jour, à l'entrée en scène d'une actrice,
on chuchote, on regarde, on sourit. Celle-ci ne prend d'abord
pas garde, puis, intriguée, s'examine. Elle voit, accrochée
à la dentelle de sa robe à paniers, la perruque d'un soupirant
qui était tout à l'heure à ses genoux, et qu'elle a brusquement
quitté, un vrai marquis de Favart.
Le souvenir de Mme Favart est inséparable de son mari,
et tendrement célèbre.
Pauvre petite Pardine! Il n'est pas dans toutes ces menues
ligures ou figurines de pàtc tendre, que le xviii* siècle a ani-
mées de son sourire et de sa galanterie, d'évocation plus
touchante, plus radieuse, plus séduisante que la gentille
Mme Favart. Au demeurant, cette femme fut charmante
par les qualités du cœur et de l'esprit; elle écrivait, conseillée
par le très fidèle ami, l'abbé de Voisenon, et au théâtre, elle
sen'it la cause de la vérité dans le costume, en paraissant sous
le véritable accoutrement d'une paysanne, en cheveux plats,
sans poudre, en habit de laine et en sabots. La littérature
dramatique lui doit son plus gracieux salut.
La veine poétique et musicale n'était pas tarie dans la fa-
mille après les œuvres de ]\L et de Mme Favart; leur fils, Jus-
tin Favart, écrivit des comédies comme le Diable Boiteux
et le Déménagement d'Arlequin, marchand de tableaux, et
le i^tit-fils, Charles, qui fut secrétaire de M. de Polignac,
peignit, grava et fit jouer des comédies encore et toujours,
HISTOIKE DE LA LITTÉRVURE FRANÇAISE 479
dans lesquelles il s'abritait sous l'égide du grand-père, dont
il racontait, en 1808, la Jeunesse de Favarl, en vaudeville.
Voilà quelles furent les curieuses origines de l'opéra-co-
mique, qui les oublie aujourd'hui, et qui ee préoccupe beau-
coup plus d'être opéra que comique. 11 peut faire sonner fiè-
rement ses quartiers de roture.
Nous n'en avons pas terminé avec le théâtre, car il se jouait
des pièces intéressantes ailleurs que sur les scènes des entre-
preneurs : je veux dire les théâtres de société en général,
et en particulier les théâtres de couvents et de collèges.
Le xvin* siècle vit le triomphe des théâtres de société, qui
auparavant furent surtout théâtres de cour, avec un carac->
tère ofliciel et un pompeux apparat. On ne songeait pas à se
divertir loin du roi. Après Louis XIV, le goût public pour les
réunions mondaines, les réceptions, les divertissements mixtes,
la galanterie, mirent ce genre dans la plus folle vogue. C'était
bien l'occupation qui convenait à cette société frivole et oisive,
et elle devint la plus importante affaire de la vie. Les acteurs
en renom se firent de gros gages en donnant des leçons. Les
femmes raffolèrent de cet amusement qui leur permettait de
se farder, de se prodiguer les ivresses du succès, le triomphe
de la beauté, le mensonge des décors, l'excitation de l'exhi-
bition, les gaietés des répétitions, la multiplicité des essayages,
la variété des toilettes, le charme de la séduction. Ce fut une
fureur. L'instruction de la jeunesse fut orientée vers ce côté,
au détriment des autres connaissances.
Cette mode introduite dans tous les ordres de l'Etat, faisait
de ce talent une partie essentielle dans l'éducation de
nos petits maîtres et de nos agréables ; il n'était pas de noble
fille, pas de femme de cour ou de haute finance, qui ne ren-
contrât dans la rue la Lisette ou la Célimène d'une troupe
rivale. On entendait souvent les hommes les plus qualifiés,
s'aborder par leur nom de théâtre le plus habituel : M. le
480 HISTOIRE DE LA LITTÉRATIUIE lUANÇAlSE
duc élail Criî^pin; M. le marquis, Dorante; tel grave magis-
trat Damis: tel mousquetaire, Purgon ou Sganarelle.
Ouvrez les Mémoires Secrcls vers 1770:
<( La fureur incroyable de jouer la comédie gagne journel-
lement, el, malgré le ridicule dont l'immortel auteur de la
Mélromanie a couvert tous les histrions bourgeois, il n'est
pas de procureur qui, dans sa bastide, ne veuille avoir des
tréteaux et une troupe. »
Ce fut le plus délicat plaisir d'acquérir les manières des
artistes, la grAce dans le mainti(Mi, le |)enché de la révérence,
Tarrondi des bras, la science des fards, des mouches el des
poudres. Le théâtre alors, dit Taine, prépare l'homme au
monde, comme le monde prépare l'homme au théâtre ; dans
Tun et dans l'autre, on est en sfjectacle, on compose son at-
titude et son ton de voix, on joue un rôle ; la scène et le
salon sont de plain-pied.
A la Folie-Titon, au Temple, chez le baron d'Esclapon, chez
AL de Alorville, chez Mme de Rochefort, chez la comtesse
d'Amblimont, sur les deux théâtres du comte d'Artois, chez
M. de La Popelinière, chez Mme de Meulan, chez le baron de
Thiers, chez M. de Magnanville, chez la marquise de Mau-
conseil, dans son château de Bagatelle, chez le marquis de
Paulmy d'Argenson, chez M. de Maurepas où M. de Miromes-
nil excella dans les rôles d'ivrognes ; chez la comtesse de Pro-
vence, à Passy ; chez la duchesse de Villeroy ; chez Mlles de
Castellan(\ chez le duc de Penthièvre, partout enfin où il y
eut un château et des réunions mondaines, on dressa des tré-
teaux, des coulisses, et on donna le spectacle.
Dès Louis X\' on jouait la comédie partout, à tous les étages
de la société, dans tous les manoirs, dans tous les hôtels,
chez les grandes dames, chez les magistrats, chez les
demi-mondaines, sur une scène provisoire, et le plus
souvent sur le théâtre permanent de la maison. Car chaque
immeuble comportait un théâtre, devenu aussi nécessaire
qu un salon. Et c'est ainsi chez la duchesse de Bour-
gogne, chez le duc de Noailles, à Saint-Germain, chez le duc
d'Ayen, dont la fillo, la comtesse de Tessé, jouait dans un
drame de Lessing, traduit par ïrudaine; à Chilly,
HISTOIRE DE LA UTTÉRVTIRE FRANÇAISE 481
chez la duchesse de Mazarin, qui offre à Mesdames la
représentation die la pièce interdite de Collé, la Partie de
chasse de Henri IV, chez M. de Montgeron, intendant du
Berry, où Ton va applaudir Paris et Hélène, tragédie mise en-
musique ; à Clichy, chez le duc de Grammont, où jouent les
demoiselles Fauconnier, et où Durosoy fit un rôle dans sa tra-
gédie le Siège de Calais, qu*il voulut opposer au triomphe
bruyant du Siège de Calais de Du Belloy; à Puteaux, où Ton
entendait les œuvres du comte de Senectère, de Hoy, de Lau-
jon, sur la musique de Le Vasseur, de Leclerc, de Martin ;
chez la duchesse de Bourbon, à Chantilly, où Laujon orga-
nisa en 1777, sa jolie Fête villageoise donnée en un hameau,
avec ses divers tableaux si pittoresques: le Rocher et la petite
Rivière, le Port aux gondoles, le Cabaret, le Moulin, le Salon,
le Cabinet de lecture.
Mercier y a été et en rapporte celte bonne note:
c( J*ai vu jouer la comédie à Chantilly, par le prince de
Condé et par Mme la duchesse de Bourbon. Je leur ai trouvé
une aisance, un goût, un naturel qui m'ont fait grand plaisir.
Vraiment ils auraient pu être comédiens, s'ils ne fussent pas
nés princes. »
Mme de Pompadour organisa, en 1747, dans la galerie de
Versailles avec MM. de Nivernais, de Duras et de Richelieu,
le fameux Théâtre des Petits Cabinets où elle parut à son avan-
tage, avec trop de succès. La troupe était de grande noblesse
et sévèrement réglementée; la machinerie fort belle,, les décors
dignes d'un grand théâtre; sept tailleurs costumiers, deux
cents habits d'hommes, cent cinquante-trois babils de femmes,
donnent une idée de Timportance de cette institution, qui lit
maugréer.
Moufle d'Angerville se fait l'écho des protestations dans sa
Vie privée de Louis XV:
u Mme de Pompadour jouait très bien la comédie, il y avait 1j6-
quemment des speclacles aux petits appaitements pour amuser le
roi. C'est à elle qu'on doit le goût scénique qui s'est emparé géné-
ralement de toute la France, des princes, des grands, dos bourgeois,
qui a pénétré juscjue dans les couvents, et qui, empoist)nnant les
mœurs do Tenta noo par eette foule d'élèves dont ont besoin tant
de spectack.s, u porté la corruption à son (.-onible. »
31
482 IHSTOlRt: DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Oïl lisait clans YEcolc de ihommc ou parallèle (les portraits
du siècle et des tableaux de VEcriture Sainte: « Lindor trop
gêné dans sa grandeur pour prendre unie fille de coulisses se
" satisfait en prince de son rang: sa maîtresse devient danseuse.
Le derniiM' des Gygès n'es! pas mort en Lydie. »
Lindoi" fut blessé de tant d'échos. Il supprima le théâtre des
Petits Cabinets en 1750, d'autant plus aisément que la Pom-
padour venait de faire bâtir Bellevue, où elle eut son théâtre
à elle et chez elle, de 1751 à 1753.
La petite-fille du Grand Condé, la duchesse du Maine, }>elite
femme trépidante, neigeuse, remuante, frivole, occupa ses
insomnies en instituant les fameuses fêtes dramatiques des
Grandes Nuits de Sceaux. Le régisseur de ces spectacles fut
M. de Alalézieux, qui en organisa aussi à Chatenay. et intro-
duisit à Sceaux les séances de marionnettes. \ oltaire et
Mme du Châtelet firent partie de la troupe du Maine. L'au-
teur de Catalina y vint jouer en 1750 sa tragédie, que la Co-
médie-Française avait ajournée.
<( Il fait, disait La Chaussée, comme les pâtissiers qui mangent
leurs pâtés, quand ils ne peuvent les vendre. »
Un des pl^s faiheux amateurs fut le duc d'Orléans, petit-
fils du Régent, gros homme sensible et naïf qui jouait la
comédie avec u facilité et rondeur », dit Mercier. Il eut plu-
sieurs théâtres : un au faubourg Saint-Martin, un autre rue
Cadet, un autre à Bagnolet, et sa maîtresse, Marquise, y
triompha. C'est là que fut produite d*abord la pièce interdite
de Collé, /« Partie de cliasse de Henri IV, Marquise <:essa de
plaire ; elle lit place à Mme de Montesson. la tante de Mme de
Genlis ; ce fut l'étoile du nouveau théâtre (|ue le duc fit bâtir à
Villers-Cotterets. Elle eut elle-même une scène dans son hôtel
de la rue d'Anthi. Mme de Montesson tenait les rôles d'amou-
reuses et de bergères, mais de bergère? trop bien nourries.
I^lle était très forte, et son embonpoint gênait un peu son jeu
et ses grâces. Le prince en badinait:
(« Vous voyoz qiKr; l'air de la campagne est excellent pour ma ber-
(juand se déclara la rivalité entre le théâtre de la Chaussée
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 483
d'Antin et celui de Trianon, dans la petite guerre d'épigram-
mes qui amusa Paris de ses fusées, les charmes opulents de
la Montesson furent souvent visés. Le comte Adhémar l'appe-
lait Vin-lolio Philis.
Et Philis se vengeait comme elle le pouvait, en se rappe-
lant que, dans le Devin du village, le comte d*Adhémar portait
un habit de berger qui le faisait ressembler à un laquais. Et
elle rappelait Tircis-Laflèche.
Le théâtre Montesson fut le premier de Paris par son éclat.
la noblesse et le mérite de ses interprètes, de 1770 à 1780.
La grosse dame jouait des rôles, écrivait des pièces. Un
soir, elle fut sifflée, sans qu'on pût voir par quelle loge. Mais
le lendemain, les laquais ramassèrent dans la salle un sifflet
à soufflet, qu'il suffisait de presser avec le pied. Le dud le fil
accrocher avec une faveur de soie dans le salon de la mar-
quise, et chaque fois que celle-ci se laissait aller en paroles à
trop de confiance ou de vanité, il appuyait sur l'instrument,
dont le sifflement rappelait aussitôt la perfidie des amis, et
la fausseté des applaudissements de parade.
Le comte de Clermont aussi eut un illustre théâtre à Berny,
et un encore rue de la Roquette.
Je vous ai raconté en son lieu, la passion de Voltaire pour
le théâtre, et quel régisseur judicieux, quel acteur passionné,
quel redoutable metteur en scène il fut, soit rue Traversière,
soil à Lausanne, ou à Tournay, ou à Ferney, ou à Châte-
laine. Sa nièce Aime Denis, Lekain, Clairon, furent ses nar-
tenaires.
C'était un diable enragé; il galvanisait les acteurs, et les ré-
pétitions avec lui étaient d'une vie intense et bruyante. Il sur-
veillait, contrôlait, conseillait, rectifiait, apercevait tout à la
fois. Un jour, raconte Lekain, nous répétions chez lui, rue
Traversière, la tragédie de Mahomet; je jouais Séide. Une
jeun<î demoiselle, fille d'un procureur au parlement de Pa-
ris (Mlle Bâton), jouait le rôle de Palmire. Elle n'avait tout
au plus que quinze ans ; elle était très intéressante ; elle était
aussi fort éloignée d'exhaler les imprécations qu'elle vomit
contre Mahomet, avec la force et l'énergie que la situation de
son rôle exigeait.
484 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
M. de Voltaire, pour lui montrer combien elle était éloignée
du sens de ce rôle, lui dit avec douceur:
« Mademoiselle, figurez-vous ([ue Mahomet est un impos-
teur, un fourbe, un scélérat qui a fait poignarder votre père,
qui vient d'empoisonner votre frère, et qui, pour couronner
ses bonnes œuvres, veut absolument coucher avec vous. Si
tout ce petit manège vous fait un certain plaisir, vous avez
raison de le ménager comme vous faites : mais si cela vous
répugne à un certain point, voilà comment il faut vous y
prendre. » Alors M. de Voltaire, joignant l'exemple au pré-
cepte, répète lui-même cette imprécation et parvient à faire de
cette demoiselle une actrice intelligente et très agréable.
Gibl>on a noté ses souvenirs de Voltaire acteur:
(( Le plus grand agrément que je tirai du séjour de Voltaire à
Lausanne fut la circonstance rare d'entendre un grand poète décla-
mer sur le théûtre ses propres ouvrages. Il avait formé une société
d'hommes et de femmes, parmi" lesquels il y en avait qui n'étaient
pas dépourvus de talent. In IhéfMre décent lut arrangé à Mon-Repos,
maison de campagne à lextrémité dun faubourg; les habillements
et les décorations faits aux dépens des acteurs, les répétitions soi-
gnées par Fauteur avec TaUcntion et le zèle de l'amour paternel.
Deux hivers consécutifs, ses tragédies de Zaïre, d'Alzire et de Zulime
et sa comédie sentimentale de YEn/ant Prcdiguc furent représentées
sur le théâtre de Mon-Repos. Voltaire jouait les rôles convenables
à son âge, de Lusignan, Alvarès, Bcnassar, Euphémon.
Sa déclamation était modelée d'après la pompe et la cadence
de l'ancien Ihéùlre, et respirait plus l'enthousiasme de la poésie
qu'elle n'exprimait les sentiments de la nature.
L'Anglais John Moore, quand il passa à Ferney en 1776, à
la fin de la vie de Voltaire, consigna dans son livre .1 \'iciu
ol Sociehj ce court historique:
(( Voltaire avait ci-<:levanl un petit théâtre dans son château, nii
les gens de sa société jouaient des pièces de théâtre; lui-même fn;
chargeait ordinairement d'un des principaux rôles; mais, suivant
ce qu'on m'en a dit, ce n'était pas là son talent, la nature l-ayant
doué de la faculté de peindre les sentiments des héros et non de celle
de les exprimer.
M. Cramer de Genève était ordinairement acteur dans ces occa-
sions. Je l'ai souvent vu jouer sur un théâtre de société de cette vine
avec un siiccùs uiOrilé. Peu de ceux qui ont fait leur unique étude
du théâtre, et qui paraissent tous les jours en public auraient été
capables do jouer avec autant d'énergie et de vérité que lui. r.a
1
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 485
célèbre Clairon môme na pas dédaigné de monter sur le théâtre
de Voltaire, et d'y déployer ii la fois le génie de cet auteur et ses
talents d'actrice. »
Et Gui de Chabanon lui rendit cet hommage en 1767 :
<« La première qualité du comédien, Voltaire l'avait; il sentait
vivement: aussi faisait-il beaucoup d'effet. Il pensait qu'un grand
volume de voix et des inflexions fortes sont nécessaires pour émou-
voir la multitude, pour ébranler celle masse inactive du public.
Il n'a point exercé d'acteur tragique à qui il n'ait dit en plus d'un
endroit: « Criez, criez! — Point de grands effets sans cela. »
Il nous donne de Fernev ces détails utiles :
Rien de si solennel que nos représentations. On y accourait de
Genève, de la Suisse et de la Savoie. Tous les lieux circonvoisins
étaient garnis de régiments français dont les officiers affluaient à
notre théûtre. Nos habits étaient propres, magnillques, conformes
aux costumes des pièces que nous représentions. La salle était
jolie, le théAtre susceptible de changements, et digne de rendre la
pompe du spectacle et des prodiges de Sémiramis. Un jour, des
grenadiers du régiment de Conti avaient servi de gardes à la repré-
sentation. Voltaire ordonna qu'on les fît souper à l'office, et qu'on
leur donnât le salaire qu'ils demanderaient. L'un d'eux répondit :
{( C'est là notre payement. » Voltaire entendit cette réponse; il fut
dans le ravissement. (( 0 mes braves grenadiers, s'écria-t-il avec
transport, ô mes braves grenadiers. » Il leur dit de venir manger
au château tant qu'ils voudraient
Chaque jour de représentation était au château jour de fête. Il
restait soixante et quatre-vingts personnes à souper, et l'on dansait
toute la nuit. Volaire ne faisait que paraître quelques moments au
repas ou à la danse, et Ton se peint aisément l'effet que sa pré-
sence y produisait. Après avoir payé ce tribut à l'empressement de
ceux qui le désiraient, il se retirait chez lui et travaillait ou s'en-
dormait au son des violons, car sa chambre à coucher était voi-
sine de l'antichambre où les domestiques dansaient. Ce bruit ne
l'incommodait point, et il aimait à voir régner l'allégresse dans
sa maison. »
Il se déplaçait; il alla jouer à Sceaux chez la duchesse du
Maine. Ce fut un fervent amateur.
Florian. chez ]e duc de Pcnihièvre, organisa des arlequi-
nades intéressantes, nous l'avons vu.
Marie-Anloinefte a laissé un souvenir aimable dans l'histoire
des théâtres de société.
A Versailles, n'étant encore que la femme du Dauphin, elle
486 HISTOIRE DE LA' LITTÉRATURE FRANÇAISE
s'ennuya d'abord. Elle se lia avec ses belles-sœurs, la comtesse
de Provence et la comtesse d'Artois.
Les trois jeunes femmes ne se quittaient plus, faisaient
servir leurs repas à la même table, bâillaient ensemble; de
là à jouer la comédie il n\' avait que l'épaisseur d'un rideau.
On chargea Campan de l'installer.
Le Dauphin fit, à lui seul, le public, mais il fallait jouer en
catimini, avec un matériel volant qu'on pliait et cachait à la
moindre alarme.
On riait, on s'amusait des costumes et des déguisements,
du secret dans lequel on devait rester; car il ne fallait pas que
le roi sût rien. Le théâtre pouvait tout entier disparaître à la
moindre alerte dans une armoire; mais un jour M. Campan,
qui jouait Crispin, fut aperçu dans un corridor par un valet,
qui fut épouvanté et hurla. La troupe prit peur, et les amu-
sements cessèrent. C'était dans l'hiver de 1773.
En mai Vt i4, Louis XV mourut. La dauphine fut reine.
Elle hésita à reprendre un divertissement qui l'attirail. Elle
commença par faire jouer des comédies ; une actrice sans em-
ploi fut chargée de l'organisation de ces spectacles, pour
lesquels fut construit en 1775, le théâtre des Réser\'oirs.
La Reiuie remonta sur les planches d'abord à Choisy, où on
donnait deux représentations par jour, du classique à quatre
heures, et des folies à minuit. A ïrianon, ce fut un théâtre
complet. La salle, blanc et or, fut décorée de colonnes io-
niennes, d'amours à lyres, de nuages ouatés.
Le public, d'abord cortgtitué par le roi seul, devint plus
nombreux ; il y eut quarante places, puis cent ; les officiel
des gardes du corps, les écuyers, des grands, des dames, fu-
rent admis.
Les représentations à Trianon durèrent de 1780 à 1785. Le
dernier rôle de la reine y fut Rosine, du Barbier de Séville.
Ce fut la soirée la plus éclatante, celle du mois d'août 1785. On
vit une reine, des princes du sang, des grands seigneurs,
jouer la pièce incendiaire et révolutionnaire de Beaumarchais,
et l'auteur fut invité.
Figaro allait bien mal payer tant d'amabilité.
De la noblesse, ce goût passa dans la magistrature, comme
I
j
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 487
chez la présidente Lejay, chez le président Hénault, chez l'avo-
cat Legouvé ; dans la bourgeoisie, dans le demi-monde ; les
jolies demoiselles Verrières produisaient chez elles devant des
salles brillantes les œuvres de leurs amis Colardeau et La
Harpe; la Guimard avait à Paris, à la Chaussée d'Antin, et
a Pantin, des théâtres célèbres et recherchés. Elle jouait elle-
même, elle avait la voix rauque, mais beaucoup de grâce. Ses
camarades de l'Opéra et de la Comédie-Française la secon-
daient. Elle fut divine dans le joli personnage de Victorine
du Philosophe sans le savoir.
Elle était plutôt laide, noiraude, grêlée ; mais elle était
endiablée et séduisante, intelligente et vibrante. Joseph II
rayant entendue disait :
(c II est étonnant qu'on puisse tirer un si grand parti d'un
asthme. »
On iréquenlait fort aussi chez Mlle Contât, chez Mme de
Meaux, fille du comédien Dufresne et de l'actrice Mlle Seine,
chez Mlle Dangeville, chez le danseur d'Auberval, chez les
filles galantes : car la fureur du théâtre avait gagné toutes
les classes de la société. Les acteurs se plaignirent du dom-
mage que leur causait la concurrence des gens du monde.
Sous la Révolution, les émigrés menèrent une existence
souvent précaire : mais ils n'avaient pas renoncé à la plus
chère de leurs habitudes parisiennes, et ils jouaient la comédie
en exil.
Les comédies pour salons furent une part importante de
la littérature dramatique au xvui* siècle. Elles n'ont pas assez
de valeur pour avoir survécu en grand nombre. Celles qui
furent les meilleures appartiennent à l'histoire du théâtre en
général, et je vous les ai nommées déjà en vous présentant
leurs auteurs, comme Carmontelle, Collé, ou Florian. Les
autres furent des improvisations rapides, dont leis actualités et
les allusions n'ont plus ni sens ni sel.
Collé, Laujon, Carmontelle, Mme de Genlis, de Moissy,
se consacrèrent exclusivement au théâtre privé. Les talents
de leurs interprètes ne les satisfaisaient pas toujours. Ceux-ci
manquaient le plus souvent de mémoire. Le plus remarqua-
488 HISTOIUE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
ble paraît avoir été un avocat, Coquely de Chaussepierre, « un
des meilleurs comédiens que j'ai connus, affirme Collé. Il a
un masque excellent, une intelligence supérieure, un comique
et un naturel que je n'ai vus qu'à lui. Je ne crains point de
dire .|u*il est au-dessus de Pi'éville ». ('Ortains avaient de l'esprit .
Chez xMme d'Epinay, à la Chevrette, un soir, Bacquencourt,
dans une tragédie s'arrêta court :
(c Mais, Seigneur, si Louis
Il répétait éperdument cet hémistiche en attendant le secours
tardif du souffleur. Son partenaire, La Lire, riposta :
— Eh bien. Seigneur, six louis font 140 livres. »
On rit, et l'incident passa.
(Juant aux auteurs, c'était une profession — et une pro-
fession lucrative -^ d'écrire pour les théâtres d'amateurs. On
y gagnait le logement, la nourriture, une pension, des égards,
tout comme pour les dédicaces. On devenait l'ami de la mai-
son, parfois l'amant de la dame, comme La Harpe et Colar-
deau, souvent l'associé du mari dans ses fermes et ses reve-
nus. Il faut lire avec quel souci pratique et commercial, Collé
combine son affaire, à l'affût des théâtres privés qui s'ouvrent
dans les grandes maisons, prêt à s'y immiscer, (car il y a tou-
jours gros à gagner), et à disputer la place à son concurrent
perpétuel Laujon. C'est la lutte pour la vie, une entreprise,
une affaire, un rapport.
Collé a consigné, dans son JournaU ses espoirs, ses ran-
ccinirs, ses joies, son mépris pour ces seigneurs dont il est
lamuseur, T homme obligé, et au milieu desquels il vient « s'en-
ducailler ».
Le besoin docile des autours, le goût persistant des ama-
teurs, la fidélité du public, expliquent la vogue persévérante
d'un genre qui a changé de caractère, (jui s'est embourgeoisé
et ré|)andu, mais (jui est loin d'avoir disparu ou diminué de
nos jours.
■?» ^
'Déjà du temps d'Abailard, les collèges donnaient des repré-
sentations latines. Les drames d'Hilarius étaient fort goûtés.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 489
Au moyen ûge, à la Saint-Nicolas, on jouait des Miracles
Notre-Dame au collège. Le Miracle Sainl-Xicolas de Jean
Bodel (xiii* siècle) a vraisemblablement été joué par des éco-
liers.
Dès le xv"^ siècle, on représenta des pièces en français, et
elles étaient en général frondeuses, satiriques, insolentes. 11
fallut un édil en 1462 pour y interdire « tout jeu qui touche
l'état des princes et des seigneurs ». Les Universitaires riaient
sous cape de ces hardiesses. Ravisius Textor, professeur de
rhétorique au collège de Navarre, puis recteur de l'Université
(le Paris, faisait jouer des comédies satiriques d'une grande
, virulence. François I" dut châtier les écoliers qui avaient raillé
sa sœur, Marguerite de Navarre^ sous les traits d'une furie
incendiant le royaume. L'auteur, Noël Béda, docteur en Sor-
bonne, fut enfermé au mont Saint-Michel.
La répression rendit cet art plus littéraire. Les premières
tragédies imitées de l'antiquité furent d'abord jouées dans des
collèges: la Cléopâlre de Jodelle, en 1552, au collège de Bon-
cour, la Mort de César, de Grévin, en 1560, au collège de
lieauvais.
Au xvii* siècle, céisÀi un événement parisien qu'une repré-
sensation au collège. Le roi y venait. La foule s'y pressait,
les plus hautes notabilités de la société tenaient à honneur
d'v être.
On invitait la critique et la presse; les places se payaient
cher. Quel bizarre aspect d'un des côtés de la vie studieuse
d'antan! Les régents se faisant régisseurs et les élèves parta-
geant avec les artistes des théâtres, la récolte des louanges,
dans les feuilletons dramatiques !
Le collège des Jésuites avait son service de billets de faveur ;
il faisait commerce des autres, et les Jansénistes ne man-
quaient pas de dauber sur eux à ce propos. Il y a une vieille
estampe de 1750 où Ton voit deux jésuites à genoux, vis-à-
vis d'un théâtre ; Tun disait : Ad inaiorcm Dei gloriam, et
Tautre : Ad utililatem quoque nostranu par une allusion aux
recettes des représentations. Los Xoui^lles ecclésiastiques,
journal rédigé par les Jansénistes, sont remplies de railleries
en ce genre. Les Jésuites se vengèrent, et l'on vit, dans un
490 HISTOIRE DE LA LlTTÉRATl RE FRANÇAISE
de leurs ballets, Jausenius emprisonné par la Grâce Suffi-
sante !
Le plus beau théâtre jésuite fut celui du collège de Clermonf ,
aujourd'hui le lycée Louis-le-Grand. Il était installé dans la
cour d'honneur qui existe encore aujourd'hui, — celle cour où
Ton montre aux nom^aux, dans une des tours carrées, la
chambre de Robespierre et la cellule de Gresset.
La scène élail ado.^sée à la classe de rhétorique, et s'avançait
jusqu'au milieu de la cour. Les spectateurs occupaient trois
amphithéâtres qui étaient installés au devant, et toutes les
fenêtres d'où l'on pouvait voir quelque chose. On payait sa
place. Les dames étaient admises.
Tous les collèges de province donnaient aussi de ces repré-
sentations. L'importance de ces divertissements était telle,
que d'Aubignac prend, pour le former, le futur poète drama-
tique, dès le collège, où il a dû gagner par les représen-
tations théâtrales qui s'y donnent, le goût de son art, a les-
time du théâtre qui lui reste après avoir achevé le cours de
ses premières études le portant aussitôt à la Comédie. »
C'était un beau spectacle que celui du défilé à .son entrée :
le corps universitaire tout couvert d'hermine, M. le recteur
suivi des quatre Facultés, M. le premier président,
Aussi, monsieur le gouverneur,
Dont, lame généreuse et franche
Plus que sa barbe encore est blanche.
Pour (les abbés venus exprès,
Tant effectifs qu'ad hcnores,
Tant maigrets que gens k bedaines
On en compta quatre douzaines.
Pour ces autres petits messieurs
Qu'on appelle des gens de \ille,
Ils étaient environ trois mille,
Y compris cent jeunes museaux
Qui faisaient fort les damoiseaux,
Et plus de quarante femelles,
Dont vingt seulement étaient belles.
Le répertoire des Jésuites est très riche. Il y a une contra-
diction étrange entra la haine du clergé contre les comédiens
et sa passion pour la comédie. Il excommunie les uns^ il pra-
tique Tautre.
-Si
HISTOIRE DE LA LITTÉRATIRE FRANÇAISE 49 1
On donnait des représentations même dans les couvents
de femmes. Dans Orilhye, jouée par les sœurs de Saint-Fran-
çois, une sœur travestie fait le rôle d'Hercule.
Parmi les pièces du répertoire collégiaque, il y en a de
toutes formes, tragédies, comédies, des grecques, des latines,
des fraûçaises, les inepties du P. Le Jay et la Mort de César,
de Voltaire.
On peut abandonner à la poussière des rayons, les grecques
et les latines, pastiches laborieux, traductions d'œu\Tes con-
nues et démarquées. Voici Pohjeucte dans YAgapilus du P. Po-
rée. Voici Le Joueur dans le Philedonus, Voici Valère et
son valet Hector dans Paezophilus, conversant avec son esclave
Parmeno, qui répond, quand on lui demande l'heure : Manuale
horologium inspice !
Quelques pères Jésuites se sont lait au xviii* siècle une
façon de réputation dramatique par les œuvres qu'ils écrivi-
rent pour leui*s cphèbes, et l'on n*a pas tout à fait oublié les noms
des pères Pon'*e, Le Jay, Tournoniine, Thouzier, du (Vrceau.
Mais, bien que le P. Tournemine ait écrit en tête de Sylla
du P. La Rue, qu'il recopiait, une tragédie digne de Corneille,
nous n'avQns plus celte indulgente bienveillance. En vain vou-
drait-on feuilleter ce répertoire spécial, ni Annibal, ni Hermé-
nigilde, ni VEmpcreur Maurice, ni Régulas, ni Sennacherib,
ni Jonathas Macchabée, ni Isaac, ni Télégone, ni Philochry-
sus, ni cent autres ne donnent l'idée d'un nouveau Cinna.
Les pièces françaises sont plus abordables. Tous les genres
y sont, y compris le genre ennuyeux. C'est déjà la famille de
ces drames qui égayaient Musset :
Où l'intrigue enlacée et roulée en feston
Tourne comme un rébus autour d'un mirliton.
Des vers de mirlitons, en voici à la douzaine :
Pur mille maux,
Mille travaux,
Dans la paix, clans la gueire.
Sur la mer, sur la terre.
Ou cherclie le repos.
Pour le trouver TelTort est inutile,
On perd ses pas,
(Juand on le cherche on ne le trouve pas.
492 HISTOIRE DE L\ LITTÉRATIHE FRANÇAISE
Dans Joseph vendu, Ruben endormi récite quarante-deux
vers qui ne le réveillent pas, au risque, l'imprudent ! d'endor-
mir tout le monde avec lui.
Il était des sujets plus classiques, par exemple, la Défaite
du Solécisme, où rin/mi/i/ terrasse le Que retranché. Quels
costumes avaient-ils? Qu'est-ce que s'habiller en SubloncUl
ou se costumer en Gérondif ? Mais il n'était pas besoin d'aller
au collège pour trouver de ces allégories savantes. On n'avait
pas encore oublié ïAmour logicien ou Logique des amants
imaginée, en 1668, par François de Callière, où l'auteur an-
nonce que son but a été « de rendre l'étude de la logique
plus agréable », où les Catégories d'Aristote s'appellent Beauté.
Jeunesse, Galanterie, etc. ; où l'on distingue les AnlécédenU,
tels que bals, spectacles, soupirs ; les Concomitants, soupirs
plaintes, langueurs; les Subséquents, satisfaction ou satiété.
Et qu'était ce jeu mi-mondain et mi-scolastique, sinon un
souvenir de la grammaire faite. cinquante ans auparavant pour
Gaston d'Orléans. On avait eu raison de son aversion pour la
syntaxe, en imaginant un rudiment par figures coloriées sur
vélin: la particule On est un régiment; le Que retranché, une
citadelle ; le Nom, une brigade; le capitaine Volo, commande
les verbes irréguliers.
Passons à la comédie.
Les régents du temps jadis faisaient de la comédie dans des
conditions toutes spéciales. D'abord, ce n'était pas leur mé-
tiei*. De ce qu'on a traduit les tluèpes, il ne s'ensuit pas qu'on
soit en état d'écrire les Plaideurs, Et puis, combien de sources
d'excellent comique leur étaient fermées! Si l'on serre sous
une triple clef les sujets dont la galanterie, l'amour, la ja-
Jousie, les infortunes conjugales font les frais, on ne laisse
plus guère le choix à qui voudrait choisir. Il en résulte que
tout le comique de ces pièces tient en deux ou trois travers am-
plement exploités, surtout la gourmandise et l'ivrognerie. Ils
ne sont pas rares, ces types d'ivrognes et de débauchés, comme
le Néophileou l'Acastc de V Ecole des Pères, petits jeunes gens
batailleurs, la terreur du bourgeois, qui vont la veste ouverte
et débraillée, qui sont l'effroi des patrons de café, cassent
tasses et verres, rossent la patronne et les garçons, dégainent
HISTOIRE DE LA LITTÉRATUHE FRANÇAISE i'Xi
devant le guet qui accourt, et s'évadent par une porte de der-
rière,
En laissant leur chapeau sur le champ de bataille.
Toutes les pièces ne sont pas aussi bachiques.
L'une des plus pardonnables est assurément celle du P. Du
Cerceau, les Incommodilés de la grandeur ou le Faux duc de
Bourgogne. C'est, à pari l'amour de Néméa et la jalousie de
Cadour, le livret que MM. d'Ennery et Bi'ésil ont écrit en 1852,
pour la musique d'Adam, sous le titre : Si i'éiais Roi.
L'auteur, le P. du Cerceau est un digne homme. Dans ses
fpuvres on trouve, outre des vers sur les dégâts causés par
un chat ou les stances de la bienheureuse chienne Popelle,
une épître à l'abbesse de Préaux sur un plancher dont on lui
avait fait présent le jour de sa îête. On y entend un chêne qui
malmène et humilie les bouquets de fleurs :
Votre beauté fragile est courte et passagère;
Un gratecu sur pied vaut mieux, sans vous r.léplaire,
Que tous autant que vous voici.
Puis, il s'immole galamment à l'abbesse :
Qu'elle me foule aux pieds dons son appartement!
Elle est de lui, la fameuse Epître au duc de Bouillon Sur
la Raiigole :
Sur celle sauce verte avec de l'échalote
Dont l'acide bénin picole.
Sa pelite comédie des Incommodilés de la Grandeur est assez
gaie. Grégoire a été rencontré par des racoleurs. Il a signé
son engagement ; c'est donc qu'il avait bien bu. II est tombé
ivre-mort sur le pavé. On l'y laisse cuver son vin. Le duc de
Bourgogne vient à passer. Il voit le dormeur : il lui prend une
fantaisie. Qu'on Icmporlc lout endormi au palais, qu'on lui
melfe les |tlus beaux habits de la garde-robe ducîde. ai (ju'ù
son réveil, (irégoire soit Iraité en duc de Bourgogne. On
devine la ^uito. Les courtisans s'amusent des balourdises de
494 IliSrOiUE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
ce nigaud. 11 reçoit les ininislres, les officiers, son « cham-
brelan », comme il l'appelle. Un ambassadeur de la Chine
vient, lui déclarer la guerre ; il le bourre à coups de poings et
le met dehors. Le conseil s'assemble. Mais Grégoire com-
mence à avoir faim. Il aperçoit la table du Conseil ; il veut
qu'on mette la nappe dessus. On a toutes les peines de lui
faire comprendre que :
Ce n'est pas pour dîner que cette table est mise.
Les délibérations lui paraissent bien sèches. Cela manque
de rafraîchissements. Pour apaiser son estomac qui chante,
on lui donne une fête en musique. Puis commencent les em-
barras du pouvoir : c'est une invasion bien inopinée des Chi-
nois en Bourgogne; c'est un astrologue qui prédit au duc toutes
sortes d'infortunes, des émeutes, la prison, la corde. Enfm
le voilà à table. Mais le médecin de la Cour y est aussi, qui,
par intérêt pour la santé ducale, fait enlever tous les plats
avant que Sa Grandeur affamée y ait louché.
GRÉGOIRE.
Ça, Çà ! donnons d*abord. dfissua cette salade î
LE MÉDECIN la fait enlever.
Les herbes, monseigneur, causent des crudités.
GRÉGoraE.
Ces canards que je vois ont assez bonne mine,
Et me feront grand bien, gités dans ma poitrine.
Enlevés, les canards ! Mais le ragoût ? Non pas ! Mais les
fruits? Oh ! que non ! C'est un suc flatueux, fluxionnaire ! Le
supplice de Tantale continue. Grégoire est dégoûté des gran-
deurs. Le duc enfin, jugeant l'épreuve suffisante, le fait repor-
ter endormi sur le trottoir où on l'a pris, et où il se réveille
(irégoire comme devant. Tout cela se déroule en vers faciles et
prosaïques, dan« un milieu un peu embourgeoisé; mais Ton
riait, et le public ne regrettait pas ses quinze sols. Le succùs
fut tel que la pièce fut jouée aux Tuileries devant Louis XV
enfant.
Pour une comédie passable, que d'insanités l Dans, le Da-
modes du P. Le Jay, Denys, le tyran, condamne le philosophe,
'1
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 493
non au banal supplice de Fépée suspendue, mais à avoir la
iDarbe coupée. On le barbifie sur là scène. Ailleurs le P. Gilles
cle la Sanlé fait dire par un fils à son père aveugle :
O mon père, prenez, prenez l'un de mes yeux I
Borgne, je verrai moins lorsque vous verrez niionx ;
laie parodie de l'épigramme sur deux beaux enfants, frère
l soeur, tous deux borgnes, où l'on dit au garçon : « Aimable
nfant, cédez à votre sœur l'œil que vous avez, vous serez
reugle comme l'Amour, elle sera belle comme Vénus ! »
Voulez-vous un autre exemple de ces jeux d'esprit? Je le
trouve dans la comédie des Cousins, en 1725; c'est une
s^nigme :
Sans que je sois ni roi ni roc
Partout où je veux je me plaque ;
Avant que de donner le choc
Je fais sonner un fouet qui claque.
J attire avec un petit croc
De quoi pouvoir garnir ma caque,
Et quand j'ai bien sucé le broc
Je ni'épouffe et ma place vaque.
Jattaque l'oiseau de saint-Luc (le bœuf)
Et sans craindre prince ni duc
De les faire fuir je me pique.
Je ne crains qu'un maudit coup sec.
Tel, hélas ! qui me fait la niniic
Péiit comme moi par le bec.
C'est un cousin, « insecle-v^olatile «. Quel passe-temps pour
des régents de collège !
Ces pauvretés faisaient bondir Geoffroy. Le piquant est
qu'il avait lui-même autrefois commis une tragédie de collège
où on peut cueillir cette perle :
Toi, ministre sacré, non d'un dieu, mais d'un homme !
Des tragédies, des comédies, c'éfait bien ; c'étaif trop peu.
11 fallait corser le spectacle par le ragoût de quelque cantate
de M. Campra, et surtout d'un ballet. I.c ballet est la grande
attraction. II est souvent splendide.
Le Père Méneslrier a composé un traité des ballets, et c*était
i
496 IIISTOiRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Dupré, de l'Opéra, « le dieu de la danse », qui venait lui-
même régler les pas des collégiens.
On demeure confondu quand on songe aux frais et aux
embarras d'installation qu'il fallait à ces théâtres éphémères,
décors multiples, costumes, machines. Ici, c'est la Vérité qui
sort de son puits ; Loret l'a vue :
Et vrai comme rimeur je suis
La Vérité sortant du puUs
Par ses pas et ses pirouettes
Ravit et prudes et coquettes.
Là, c'est le char de la Folie entraînant toutes les nations,
tandis que les nuages s'entr'ouvrent, et que Minerve s'élance
des cieux pour mettre en fuite la Folie et ses pâles adorateurs.
Ailleurs Ulysse offre rfux dieux un sacrifice qui est une restau-
ration archéologique et minutieuse du rite antique. Le repor-
ter du Mercure fait un compte rendu enthousiaste de la mise
en scène : « Le spectacle de ce sacrifice a fait plaisir, et nous
remarquerons à ce sujet qu'il serait à souhaiter que nos tra-
gédies françaises employassent plus souvent ce moyen des
grands spectacles pour faire des impressions vives et durables.
Le Théâtre-Français est trop timide ou trop réservé en
ce genre. » Cette comparaison n'est pas un mince éloge.
Le P. Menestrier avait su justifier ces goûts chorégraphi-
ques au collège. Quand Virgile dans ÏEnéide décrit le
bonheur des Champs-Elysées, ne nous dit-il pas :
Pars plaudunt choreas 7
Et qu'est-ce à dire, sinon qu'Achille, Anchise et tous les
bienheureux, pour passer le temps, organisaient des ballets?
Comment récuser de pareils précédents? Elèves et régents
pouvaient danser la conscience tranquille.
Ce n'était pas une mince affaire que d'inventer, combiner,
monter ces ballets avec leurs entrées, parties et subdivisions
qui les font ressembler à quelque démonstration algébrique.
Ce ballet s'appelait ^ ballet d'attache », parce qu'il était
comme l'expansion, le [)rolongemen!, Tépanouisscment de la
tragédie représentée.
HISTOIRE DE LA LITTÉJi\TURE FRAiNÇAISE 497
Comme il devait servir d'intermède dans la tragédie, il se
divisait naturellement en quatre parties, dont chacune s'inter-
calait dans un entracte.
L'art consistait à trouver pour chaque sujet les quatre divi-
sions les plus naturelles. Chacune des parties comportait
alors quatre ou cinq entrées et subdivisions.
Ballet des Arts : Les Arts nécessaires, les Arts utiles, les
Arts agréables, les Arts pour l'art.
Ballet du Temps : La Nature du Temps, les Changements
du Temps, les Ennemis du Temps, les Victoires du Temps.
Ainsi pour tous : Ballet du Destin, de la Curiosité, de la
Vérité, de l'Illusion, de l'Idolâtrie. Voici le libretto de l'un
d'eux, non l'un des moins bizarres. Je n'en donne que la
carcasse, car il est fort prolixe :
LES NOUVELLES
Ballet
DU PÈRE LEJAY
1703
Partie L — La Source des nouvelles.
1® Les Armes : Mars et Janus ;
29 Les Leftres : Cadinus invente l'alphabet ;
3* La Vie civile : Les dieux artisans ;
4» Le Commerce : Les dieux voyageurs.
Partie IL — Les Auteurs des nouvelles.
!• Les hommes politiques ;
2? Les curieux ;
3*» Les gazetiers métamorphosés on grenouilles.
Partie IIL — Les Impressions que {ont les nouvelles,
1» La Surprise : Ballet de la boite de Pandore ;
2* La Douleur : Achille aprend la mort de Patrocle ;
29 La Joie : Les Romains apprennent la ruine de Carthage.
Partie IV. — Le Sort des nouvelles.
l* On croit les fausses nouvelles : exemple du cheval de Troie ;
2** On ne croit pas les vraies : Gassandre ;
3<> On les croit quand il n'est plus temps : Prise de Troie.
Ballet général.
Mercure annonce la paix générale à l'Euiope.
Ballet des Nations en liesse.
Voilà un spécimen de ces récréations scolaires par accolades.
32
498 IIISTOillE DE LA LITTÉUATURE FHAiNÇAlSE
Le Ballet de VAmbilion est envisagé, dit le programme, sous
quatre rapports différents, qui renferment ce qu'il y a d'es-
sentiel en cette passion : P ses déguisements; 2° ses attentats;
3** ses succès ; 4" ses désastres. Voilà le sommaire. D'abord la
Fortune paraît sur un globe terrestre prodiguant ses faveurs.
Le globe s'ouvre. On en voit sortir les (juatre parties du
monde, qui se prosternent devant l'ambition. Puis c'est le cor-
tège des ambitieux heureux ou malheureux : Mahomet exé-
cute un entrechat, la figure masquée, signe d'hypocrisie ; An-
tonin Caracalla « feint, dit le livret, d'épouser la fille du roi
des Parlhes » ; la Politique enseigne aux jeunes gens à prendre
deux visages ». Et ce n'est là qu'un extrait de la première
entrée de la première partie, et il y a quatre parties avec
quatre entrées chacune; pour les ambitieux heureux, Sylla,
Alexandre, un tyran de l'Inde ([ui faisait piler dans un mortier
ses prisonniers ; — le rôle des prisonniers piles devait man-
quer de charmes ; — sans compter les ambitieux déçus ou cri-
minels, Egisthe, César, Capanée, Bajazet, etc.; jus^^iu'au bal-
let final où les Ambitieux louables dansent le quadrille de la
Gloire devant le palais de l'Honneur.
Ailleurs, c'est VArl militaire, les racoleurs, les prépara-
tifs, dangers et horreurs de la guerre, l'exercice de la pique
et du mousquet.
Dans un ballet du P. Poréc, les Plaisirs conduisent l'Amour
aveugle vers la Mer infidèle, escortés par Momus, le Car-
naval et d'improbables personnages dénommés par le livret :
les Songes Agiéablcs. Que de grâces, d'agréments on exi-
geait de ces grands dégingandés de collégiens ! Faut-il croire
à la lettre le témoignage de Loret, qui rentre chez lui ravi
d'une de ces princesses mâles :
Cyaiié, fort jeune princesse,
Par son esprit et son adresse
Bonne grûce et naïveté,
Charma des cœurs en quantité.
Nous le voulons bien, mais nous continuons de penser avec
Rollin que ces travestissements (( ne sont pas fort honnêtes. »
Par quel prodige d'inventions di(lacti(|ues, les Pères ren-
daient-ils visibles et tangibles ces abstractions -J^.ussi froides
HISTOIRE DE LA LITTÉRATLKE FRANÇAISE 499
que creuses ? Leur ingéniosité ne s'y épargnait pas, même au
prix des plus grosses dépenses.
Décors et costumes étaient richement apprêtés. Le Mercure
décrit la toile de fond qui sei^vit en 1748 : elle était peinte par
Franklin et Labbé, sous la direction de l'architecte Blondel ;
elle avait cent deux pieds de longueur sur quarante-huit de
hauteur. La description en est fastueuse : pilastres, balustres,
coupole, niches, statues de grands hommes peints en bronze
antique, rehaussé d'or, effets saisissants de perspective, rien
n'y laisse à désirer. On en fit la gravure.
Les jésuites ne reculaient devant aucune tentative pour as-
surer l'éclat de leur mise en scène. Ils montraient, par un truc
ingénieux, Nabuchodonosor changé en bêle fauve ; des chars
ailés promenaient les dieux à travers les airs, on voyait le
globe terrestre s'ouvrir et des personnages en sortaient
pour danser le ballet; on voyait encore les arbres et les
rochers danser aux accents d'Orphée, et des ballets de
singes et d'Indiens ou de démons.
Les costumes allégoriques étaient minutieusement réglés.
Nous eussions voulu savoir quelle était la tenue des choristes
dans le ballet du Triomphe de llnliniiil. Nous en connaissons
d'autres, que le P. Meneslrier a décrits :
a On heibille les villes en habit d'amazone de la couleiu* des émaux
de leurs armoiries, et on leur donne pour coiffure une couronne de
tours. Quelques-uns sèment leurs vestes des pièces de leurs blasons,
comme cello de Paris qui serait couverte de petits vaisseaux ; celle de
Lyon, de lions.
« Les vents s'habillent de plumes h cause de leur légrrolé ; le soleil
de toile d'or a\ec une chevelure dorée : la lune, de toile d'argent, et Tun
avec un masque d'or à rayons, Tautre d'argent.
(( J'ai vu une fois le monde agréablement vêtu. 11 avait pour coiffure
le mont Olympe, et son habit était fait en table géographique ; il avait
écrit sur le sein, à Tendroit ilu cœur GalUa, sur le ventre Gcnnania,
sur la jambe Ifalia, parce que l'Italie a cette figure sur la cart-e ; sur
le derrière Terra Australia incognita, sur un bras Hisimnia. Le sujet
de la pièce était le Monde Malade. Il était porté par Atlas et Hercule.
Apollon et Esciilape qui sont les dieux médecins lui lAtaiont le ponls :
Bacchus et Cérès lui donnaient sa nourriture ; Mars le devait soigner, n
Et ce dernier, bien imprévu dans ce milieu d'éducateurs
et d^élèves :
" L*Amour doit paraître vêtu de couleurs roses, semé de coeurs
enflammés, les yeux voilés, l'arc en mains, la trousse sur le dos. »
500 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Oiiand ces petits écoliers ont dansé, ils ont si chaud, ils
soufflent tant, et ils sont si rouges, que les dames s'apitoyent
et leur envoient des rafraîchissements (1).
i.e spectacle n'était pas toujours sur la scène, mais
quehiuefois dans la salle.
Les mémoires de Collé content une plaisante aventure.
C'était le jour de la grande tragédie des Jésuites.
« Mlle du Luc, sœur du comte du Luc, et nièce de Tanciea
archevêque de Paris {M. de Vintimille), leur fit une malice
(|iron ne peut pas appeler une malice noire, comme on va le
voir, mais une polissonnerie fort puérile et peu convenable
à son âge ; elle a au moins trente ans et beaucoup d'esprit,
dit-on ; ce n'est point ce trait-ci qui pourra en faire preuve.
Elle était placée chez MM. de Nicolaï, ses neveux, dont les
fenêtres donnent sur la grande cour^ au-dessus d'un grand
amphithéâtre réservé pour tous les religieux qui veulent venir
à ce spectacle. On en voit toujours dans cet endroit deux ou
trois cents, tant jacobins, carmes, capucins que théatins, cor-
deliers, récoUels, barnabites.
« Aille du Luc trouva dans la chambre de ses neveux quel-
c|ues livjes de poudre à poudrer, qu'elle fit voler le plus loin et
1
le mieux qu'elle put sur ces bons Pères. L'air en fui un instanl.
obsK:urci, et un moment après les saints personnages se trou-
vèrent tout poudrés à blanc, exposés à la risée et aux huées
des écoliers et du reste du public.
(' Le Père de la Tour eut grand'peine à apaiser toutes ces
orgueilleuses révérences qui se trouvaient insultées et il n'en
vint à bout ([u'en leur promettant satisfaction, et de faire don-
ner le fouet à l'écolier auteur de cette espièglerie. Mais il
ne put leur tenir parole, quand il eut reconnu que c'était
Mlle du Luc seule (|ui avait fait cette niche, qui est demeurée
impunie, un Jésuite ne pouvant naturellement mettre la main
sur une femme. »
Se représente-t-on ce que devaient être les classes des deux
derniers mois de Tannée scolaire ? Le régent aux prises avec
la tragédie qu'on attend pour la répéter ; les élèves émancipés
1 Collé, D-^c 1748.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATLHE FRANÇAISE 501
jetant aux quatre coins de l'étude livres et dictionnaires;
le collège transformé en foyer de théâtre, et le vestiaire des
professeurs en « salle de comité », où l'on discute s'il serait
plus dramatique que Syrbophile tuât Eurythanès, ou que Ca-
riathès fût exilé par le roi des Parthes ? Il nous semble sur-
prendre à distance des colloques étranges au cours des classes,
entre le régent, dont tout le temps a été pris par la scène
de son Jonathas Macchabée, et l'écolier, qui n'a pas fait son
thème, parce qu'il a dû apprendre son rôle de Rhombopou-
los, mais qui n'apprendra pas son rôle, si on le force à faire
son thème.
Voilà le malheureux régent à la merci de ses interprètes,
aux prises avec les pénibles angoisses d'un directeur obligé
de ménager son premier rôle.
Les longs corridors sombres du collège s'égayent et pren-
nent de vagues aspects de coulisses. On y sent la poudre de
jiz, et les pots de fard roulent dans les coins. A la porte du
réfectoire, au-dessous du menu de la semaine, est affiché le
tableau des amendes avec le nom des délinquants : un tel,
pour n'être pas venu à la répétition ; un tel pour avoir fait
une tache à son maillot rose de Folie : un tel, pour avoir man-
qué sa rentrée à la troisième du second; un tel pour avoir
dérobé le casque à plumes de Pyrrhus ; un tel pour avoir fait
un trou avec son coude dans le globe terrestre du ballet ; un
tel pour s'être fait promener par les corridors sur le char de
la Fortune sans permission. Et Y Avis final: ce soir, à huit
heures, on répète généralement le ballet. En vérité, sommes-
nous au collège?
On a renoncé à ces sornettes. Et l'on a bien fait. Le P. Pu-
rée, Tun des apôtres de la dramaturgie scolaire, défend sa
manie par des arguments de ce genre : « Il faut habituer à
jouer un rôle sur la scène des jeunes gens destinés à jouer,
plus tard, un rôle dans le monde ». Voilà la condanmation de
ces divertissements d'ancien régime ! Ils convenaient niciTeil-
leusement à la jeunesse studieuse d'alors, jeunesse dorée, « les
fils des héros et des dieux », comme Gresset appelait ses
élèves, dont la grande affaire sera de faire figure dans le
monde, de mirer leurs talons rouges dans les parquets cirés
502 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
de Fontainebleau ou de Bagatelle. Les temps sont changés.
L'éducation s'est répandue, démocratisée. 11 ne s'agit plus
de former des comédiens de cour dont se moquait Saint-Si-
mon. C'est rhonneur de notre époque et de la pédagogie mo-
derne que maintenant, au collège, on ait autre chose à faire
flue jouer Philedonus ou danser le ballet de l'Infinitif.
Les filles aussi eurent leur beau temps ; il fut plus court
que pour les garçons. On sait avec quel éclat, quelle pompe,
quel faste de décor, quelle noblesse dans les noms des inter-
prètes, furent jouées à Saint-Cyr les tragédies de Racine : An-
dromaquc\ Esiher, Athalie.
C'étaient pour ces tranquilles jeunes filles des joies mal-
saines, qui amenèrent des complications et des incidents.
Elles ne voulaient plus chanter à la messe pour ne pas gâter
leur voix ; elles devenaient mondaines, discoureuses, mu-
tines ; elles refusaient de balayer ; et il y a des lettres de
Mme de Maintenon qui sont d'une dureté étonnante, et par
lesquelles elle s'appliqua à les faire rentrer dans le devoir. Il
y eut même des intrigues. Trois des pensionnaires voulurent
empoisonner une de leurs maîtresses qui surveillait de trop
près leur correspondance. Mlle de jMarcilly eut une aventure
avec M. de \ illelte; et le scandale se termina par un mariage.
Mlle de Saiiil-Osmane fut punie de sa légèreté et enfermée au
couvent où elle dut porter une vocation bien douteuse. Ce
sont ces épisodes qui ont ïourni à Alexandre Dumas pèi'e
l'idée première de sa comédie : Les Demoiselles de Sainl-
Cyr. Us sont racontés tout au long dans un petit vaudeville
très gai, aujourd'hui bien oublié, de Deforge, Leuven et Ro-
che, joué au Palais-l{oyal, en 1835, On y assiste à la répétition
d'EslIier dans le dortoir de Saint-Cvr. Ces demoiselles chan-
taient, sur l'air de lEcu de six Irancs, en parlant de Racine et
de Mme de Maintenon :
Du succès il a l'habitude
Pour eUe s'il n'avait pas fait
Un chef-d'œuvre, alors il faudrait
Qu'il eût bien de l'ingratitude.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE S03
Et on reprenait en chœur sur Tair du Galop de Gustave :
Devant la cour
En ce beauxjour
Nous jouons une tragédie.
D'être applaudis, ah ! quel bonheur !
Et par la cour l c'est très llatteur.
Des mousquetaires s'introduisaient sous le déguisement de
jardiniers et de coiffeurs, et une mutinerie finale se termi-
nait par plusieurs mariages.
Esther ne disparut jamais du répertoire de Saint-Cyr. Elle
fut jouée en 1731, devant la reine Marie Leczinska (jui y
bâilla ; en 1750, devant et pour les dauphines, qui demandèrent
à Racine le fils de tenir le rôle de surveillant et de directeur
qui avait appartenu au père.
La pièce ne fit son appai'ition au théûlre qu'en 1721.
Après les brillantes et mondaines journées d'Esther et
d\Alhalie, Mme de Maintenon prit ombrage de tant de succès
et les représentations se bornèrent à des entretiens, à des
à-propos, des proverbes édifiants, des actes intructifs, des co-
médies morales, œuvres de dames, de religieuses ou d'élèves.
Saint-Cyr représenta encore le Jonathas de Duché, et quel(|ues
conversations écrites par Mme de Maintenon, reproduisant
ses entretiens vrais ou supposés avec les demoiselles, et des-
tinées à répandre d'utiles vérités sur l'ordre, le courage, les
vertus cardinales, les proverbes les plus utiles : En forrjeani
on devient forgeron ; sur la nécessité pour une fille d'appren-
dre à tenir sa maison, dans Les femmes font et défont les mai-
sons, où deux servantes, Justine et Suzanne, se rencontrent
au marché, et font un tableau comparatif des ménages où
elles sont en service. Mme du Château est une excellente
femme d'intérieur ; Mme «le Rémont est une gaspilleuse ; leurs
amies communes, Mme Duvernois, Mme Clairfayt, admirent
lune, plaignent l'aulre ; l'économie domestique de Tune est
récompensée, le gasi)illage de l'autre est puni, et ce sont les
deux servantes (pii résument la morale de l'affaire.
Et ainsi de même pour la Droiture, pour les Réi)rimandes.
C'est le tliéàiri» enfantin et moral, sur lequel prendront modèle
Mme de Genlis et Berquin.
504 HISTOIRE DE LA LITTÉIUTUUE FRANÇVISS
Ces représentations eurent lieu à huis clos, et dans Tinti-
mité du couvent : on réservait pour les fils, le gala des grandes
séances présidées par le roi au collège; les filles ne valaient
ni tant d'honneur, ni tant d'embarras, tout étant assez bon
pour elles dans l'esprit de nos sévères aïeux. ^
Elles avaient pourtant des représentations l^rillantes et de
belles toilettes. Malgré cette intimité fermée, écoulez la prin-
cesse Massalska raconter ces fameuses journées:
« Nous résolûmes en ce temps de donner un spectacle à
Mme de Rochechouart, pour sa fête qui arrivait le 15 août, car
elle se nommait Marie. Nous voulions mettre plus de soins
que jamais pour que cette fête eût du succès. Nous donnâmes
donc Eslher, Je jouai ce rôle. Mlle de Choiseul fut Mardo-
chée; Mlle de Chûtillon, Assuérus, et Mlle de Chauvignie,
Aman. On nous dessina nos costumes d'après ceux de la Co-
médie-Française. J'avais un habit blanc et argent, dont la jupe
était tout agrafée en diamants du haut en bas, car j'en avais
pour plus de cent mille écus, ayant tous ceux de Mmes de
Mortemart, de Grammont et de Mme la duchesse de Choiseul.
Ce fut la vicomtesse de Laval qui m'habilla. J'avais un man-
teau de velours bleu pâle et une couronne d'or. Toutes les
pensionnaires des chœui^s avaient des robes de mousseline
blanches et des voiles. »
C'était La Harpe, fort goûté alors, qui avait composé les
vers du prologue.
Il y avait d'autres réjouissances.
A ces fêtes du couvent, d'anciennes pensionnaires, demeu-
rées en relations de lettres avec leurs amies, étaient admises.
Ces anciennes, par permission de l'archevêque, rentraient
pour un jour, en l'honneur de la fête de la supérieure.
Tout est en mouvement; les élèves ont mis l'uniforme des
grands galas, la salle commune est ornée de fleurs, le réfec-
toire sent bon les friandises. Sur une scène, on joue une petite
pièce de théûtre avec chœurs de jeunes filles, puis on danse,
on rit, on cause : ces fillettes s'enivrent de gaieté, de liberté,
de changement d'habitudes.
« Le docteur ! le docteur. »
C'est l'heure du médecin (|ui vient pour visiter ses petites
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 305
malades à l'infirmerie. Les plus osées vont le chercher, l'in-
vitent à la partie et voilà cet homme noir mêlé à la fête vir-
ginale, entraîné sous un cloître décoré de guirlandes de ver-
dure, où est établie une sorte de foire; là de jeunes professes
vendent des chansons, distribuent des gâteaux, tirent une lo-
terie, disent la bonne aventure ; à côté, c'est un chaste con-
cert avec clavecin et guitare. A Tarrivée de la perruque
du docteur, les novices baissent leur voile, les grandes pen-
sionnaires regardent si leur parure n'est pas dérangée, cha-
cune s'examine et se compose, l'entrain se fige; le médecin
part, la joie renaît, et si chacune est satisfaite de le voir
s'éloigner, chacune aussi eût été fâchée qu'il ne fût pas venu.
A Notre-Dame-aux-Bois, pendant le carnaval, il y avait bal
au couvent. Ce jour-là, on quittait l'uniforme et les élèves re-
vêtaient la robe de soirée. Il venait du dehors des jeunes fem-
mes du monde, qui faisaient parfois la partie de demeurer au
couvent jusqu'au lendemain matin.
Le ballet et la tragédie n'étaient pas négligés; on répétait
les rôles à toutes les récréations.
Le théâtre était au fond du jardin « près de l'ancienne infir-
merie des pestiférées », la salle était « très jolie et il y a beau-
coup de décors ».
Le public se composait des mères des élèves et de leurs
amies. C'était un événement. La petite Hélène de Massalska
nous conte ces brillants événements :
« Nous étions en tout cinquante-cinq qui dansions ; Mlle
de Choiseul, dansait Orphée; Mlle de Damas, Eurydice, moi
l'Amour, xMlles de Chauvigny et de Monlsauge, deux sui-
vantes. Il y en avait dix pour Tentrée funèbre ; dix pour les
Furies, dix pour les suivants d'Orphée, dix pour ceux d'Eu-
rydice et dix pour la cour d'amour.
« Cet hiver-làj nous jouâmes aussi Polyeucle, Mlle de
Choiseul fit Sévère; cela réussit fort bien. Aussi, bientôt après
on nous fit étudier le Cid; je jouai Rodrigue, et enfin Cornélie
dans la Mort de Pompée, »
Pour les jours de pluie, on montait (|uel(iues scènes em-
pruntées au Magasin des enlanls de Mme Leprince de Beau-
monl, modèle d'histoires enfantines, leçons de choses qui
506 insToiiit: de la littérature française
réalisent ritléal des insiruclions indirectes préconisées par
Fénclon.
Nous pouvons en citer celle page ([ui n'est pas sans intérêt.
Mlle Bonne vient de narrer le conte Les Trois souhaits que
le paysan et sa femme ont si mal utilisés.
LADY MARY, ciliq ttnS.
Si j'avais la liberté de souhaiter quelque chose, je souhaiterais d*«Hre
tout diin coup la plus savante du monde.
m"' bonne
Mais, ma chère, cela no serait pas assez : il faudrait encore souhaiter
de faire un bon usage de votre science, car sans cela eUe pourrait
servir h vous rendre plus sotie, plus orgueilleuse et plus méchante,
LADY CHAHLOTTE, Sept anS.
Et moi, je souhaiterais de devenir la meilleure de toutes les filles,
car j'ai beaucoup de peine à n'être plus méclianle.
m"' bonne
Il n'y a rien à dire à ce souhait ; il est parfaitement bon. Mais, ma
chère, il y a encore uu autre avantage que vous ne connaissez pas.
Je suppose que vous souhaitiez d'être belle, d'être riche, ou quelque
autre avantage ; vous aui'cz beau souhaiter toute votre vie, vous ne
serez jamais ni plus riche ni plus belle. Los souhaits que nous faisons
ne nous avancent de rien. Mais sitùl qu'on souhaite vérilablement
d'être bonne et \erfueuse, on cnnnnence h le devenir, et on prend
toute la peine nécessaire pour cela : car ils n'y a personne, même
parmi les plus inéchanles, qui ne suuliaitàt de dexenir vertueuse tout
d'un coup, pourvu qu<^ cela ne donnât aucune peine ; mais si l'on
souhaite véritablement de devenir bonne, on en prend les moyens.
Dites-moi, Lady Charlotte, n'est-il pas vrai que vous souhaiteriez d'être
bonne tout d'un coup, pour être débarrassée de la peine de corriger
vos défauts.
lauy charlotte
Tout justement, ma Bonne, je crois (|ue vous devinez. Quand je pense
à la peine que j'aurai à devenir d(juc(', cela m'effraye. Je vous assur*.-
que je i)rends bcMucoup de peine, et rinalgré cela, à tous moments
je fais des faules, j'ai peur de ne me^ corriger jamais.
m"' bonne
C'est la paresse qui vous donne cette peur, ma bonne amie. Retenez
bien qu'on se corrige toujours quand on répare ses fautes. Si vous
vouliez aller d'ici à Kensinglon et que vous tombassiez à chaque pas,
HISTOIRE DE LA LITTÉR.VTURE FRANÇAISE 507
VOUS seriez sans doute bien longtemps à faire le chemin ; mais enftn
vous arriveriez, pourvu que vous eussiez soin de vous relever. Si, au
contraire, vous disiez : Je tombe trop souvent, et cela me donne trop
de peine à me relever, ainsi je veux rester à terre, certainement vouô'
n'arriveriez jamais. Il en est ainsi du voyage que nous faisons pour
acquérir la vertu : nous arriverons un jour, pourvu que nous ne res-
tions pas à terre par paresse.
LADY CHARLOTTE
Je ne croyais pas être paresseuse, ma Bonne, j'aime à travailler,
à apprendre par cœur et je sais une grande leçon de géographie.
m"* bonne
On peut être paresseuse, quoiqu'on aime à travailler et à apprendre,
mais d*une paresse d'esprit qui est dangereuse, car elle vous ôte
le courage. Voyons donc cette leçon de géographie ?
Comme tous ces entretiens moraux entre petits enfants bien
sages devaient ennuyer leurs jeunes actrices, qui hésitaient
entre rétonnement d'entendre ces jeunes personnages expri-
mer si bien des sentiments si louables, et le désespoir d'arri-
ver jamais à leur ressembler.
Tallemant écrivait en 1657 :
« Il y a il cette heure une incominndité épouvantable à la comédie,
c'est que les deux côtés du tiiéàtrt' sont tout pleins de jeunes gens
assis sur des chaises de paille ; — cola giVte tout, et il ne faut quel-
quefois qu'un insolent pour tout troubler. »
Cet insolent, nous le connaissons; c'est ce fâcheux si joh-
ment mis en scène par Molière, et dont Eraste maudit la
tenace imporlunité :
J'étais sur le théâtre en humour d'écouter
La pièce qu'à plusieurs j'avais ouï vanter...
Mais l'honnue pour s'asseoir a fait nouveau fracas;
Et, traversant encor le tliéAtro ù. grands pas
Bien que dans les côtés il ])ût étro h sou ai.: ,
Au milieu du devant il a planté sa chaise,
Et de son large dos morguant les spectateurs.
Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.
C'est un cousin du marquis de Regnard, qui vient au spec-
tacle pour qu'on le voie peigner sa perruque, prendre son
508 IIISTOIRK DE L\ LITTÉRATIHE FRANC VISE
tabac et faire son carrousel sur le théâtre : « Moi, dans les
loges ! oh ! je vous baise les mains. Je n'entends pas la co-
médie dans une loge, comme un sansonnet. Je veux, mordi !
qu'on me voie de la tête aux pieds ; et je ne donne mon écu
que pour cela. »
Il était incommode pour les acteurs, de jouer, et, pour les
spectateurs, d'entendre au milieu d'une galerie aussi bruyante;
la pièce était souvent interrompue par les éclats, les rires,
Ifes extravagances, les caquetages, les embrassades frivoles de
ces petits marquis, a familiers jusqu'à se tutoyer » même
sans se connaître, comme celui qui rencontre un jour sur la
scène le comte Louis de Aarbonne, et lui dit à brùle-pour-
point : (( bonjour, mon ami, comment te portes-tu? » Le
comte ne s'étonna point et repartit sur-le-champ : « A mer-
veille, mon ami, et toi, comment t'appelles-tu ? »
Tantôt c'est un petit maître (jui trouve plaisant d'amener
sur la scène son chien avec lui, un chien savant ; tantôt c'est
quelque puissant duc donnant tout haut à l'acteur des con-
seils sur son art, ou récitant un madrigal à Rodogune ou à
Lisette qui sort de scène. On avait peine à obtenir le silence.
Baron, quand il était en scène, avait imaginé, pour faire taire
ses bruyants voisins, de se tourner vers eux et de leur réciter
dans le visage les vers de son rôle.
C'est pis encore les jours de représentation extraordinaire,
où les femmes elles-mêmes veulent prendre place près des
coulisses pour mieux voir et pleurer de plus près. On vit ce
spectacle à la Judith de Boyer. Lesage s'en souvient:
c( Imaginez-vous deux cents dames assises sur des banquettes où
Ton ne voit généralement que des hommes, et tenant des mouchoirs
étalés sur leurs genoux, pour essuyer leurs yeux dans les endroits
touchants ! Je me souviens surtout qu'il y avait au quatrième acte
une scène où elles fondaient en pleurs, et qui, à cause de cela, fut
appelée la scène des mouchoirs. Le parterre, où il y a toujours des
rieurs, au lieu de pleurer avec elles, s'égayait à leurs dépens. »
Le mal élait grave. On chercha le remède. Une barrière fixe
fut installée au-devant des banquet les de la scène, pour assurer
aux acteurs un espace libre, qui cessât d'être exposé aux em-
piétements des chaises et des spectateurs. Défense fut faite
de franchir la barre. Des exempts prenaient les noms des gens
UJSTOlUi:: DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 509
à qui une curiosité trop indiscrète faisait dépasser les limites.
Celle mesure fut insuffisante. Le voisinage des acteurs et du
public derrière la rampe, les conversations, les allées et ve-
nues, nuisaient à l'effet et distrayaient le public.
L'hilarité s'empara un soir de la salle tout entière: un
gros traitant, qui s'était assoupi sur sa chaise, son chien sur
ses genoux, avait posé sur la tête de l'innocente bête, sa per-
ruque, qui lui tenait trop chaud. Il n'en fallait pas plus pour
ruiner une tragédie.
L'abbé de Pure proposa un moyen décisif. 11 fut d'avis « de
tenir le théâtre vide et de n'y souffrir que les acteurs. Le monde
qui s'y trouve ou qui survient, tandis qu'on joue, y fait des
désordres et des confusions insupportables. Combien de fois,
sur ces morceaux de vers : Mais le voici, ou Mais /e le vois,
a-t-on pris pour un comédien et pour le personnage qu'on at-
tendait, des hommes bien faits et bien mis qui entraient alors
sur le théâtre, et qui cherchaient des places après même plu-
sieurs scènes déjà exécutées ? »
L'obstacle était d'ordre financier : frais d'installation, de tra-
vaux dans la salle et sur la scène, et surtout diminution forcée
de la recette par la suppression d'un grand nombre de places.
Or, à une épo((ue où le théâtre rapportait peu, où la lit-
térature ne suffisait pas pour faire vivre, où les gens de lettres
ne subsistaient que de pensions, fruits de leurs flatteries et
de leurs dédicaces, des raisons aussi graves étaient faites
pour retarder indéfiniment un projet qui portail atteinte à la
caisse. Aussi n'est-on pas étonné de retrouver en 1730 le même
état de choses. Rien n'a été fait, et Voltaire déplore encore,
dans son discours à Bolingbroke sur le Brulus, l'encombre-
ment de la scène.
« Les bancs qui sont sur le théâtre, destinés au spectateur, rétré-
cissent la scène et rendent toute action presque impraticable. Co
défaut est cause que les décorations, tant recommandées par les
anciens, sont rarement convenables à la pièce. Il empêche surtout
que les acteurs ne passent d'un appartement dans un autre aux yeux
des spectateurs, comme les Grecs et les Romains le pratifpiaient sage-
ment, pour consacrer à la fois l'unité de lieu et la vraisemblance. »
Ce triste inconvénient menaçait de s'éterniser. Le théâtre
310 iJJSTOiRE DE LA LITTÉUATIRE FRANÇAISE
ne pouvait plus compter pour en être délivré ciue sur sa bonne
fortune. Celle-ci le servit enfin, en 1759.
Un jeune seigneur se rencontra, qui leva les difficultés avec
une générosité qui lui fait honlieur. Le comte de Lauraguais,
homme intelligent et dévoué aux lettres, ému des instances de
Voltaire et de Lekain, se déclara prêt à couvrir les frais que
devait entraîner la suppression des balcons.
La campagne fut vivement menée.
Lekain rédigea un Mémoire qui lend à prouver la nécessiic
de supprimer les banquettes de dessus le théâtre de la Comé-
die-Française, en séparant ainsi les acteurs des spectateurs
(29 janvier 1759).
Il y disait : « Ne nous paraît-il pas à nous-mêmes de la der-
nière absurdité de voir figurer sur notre théûtre les pères de
la Grèce et de Rome avec nos jeunes colonels, nos élégants se-
nateurs, nos opulents financiers, et leurs plus riches inten-
dants? »
Et plus loin: « Los acteurs étant aujourd'hui coudoyés, dé-
chirés et distraits par le tourbillon des spectateurs qui les en-
vironnent, il n'est pas possible qu'ils ne perdent le fruit de
leur travail. Ce vice est encore bien plus dangereux pour les
jeunes actrices; car leur ajustement, leurs i)ompons, leurs
grâces, ou naturelles ou forcées, sont les moindres objets des
satires qu elles sont contraintes d'essuyer. »
\'oltaire s'employa avec chaleur dans celte affaii'c qui ser-
vait d'ailleurs ses desseins, et son désir de replacer les person-
nages dramatiques dans leur milieu, de faire entrer le décor
et le costume pour une part dans l'art du théâtre, de ne plus
.voir jouer l'empereur Auguste en pourpoint et en canons, por-
tant l'ample perrucpie bordée de fouilles de laurier.
Otte cause avait pour elle l'opinion publique. Ce ([uo \o\-
tairo pensait, bien d'autres le pensaient aussi, et cette ques-
tion eut l'heureux privilège de réunir dans une même
conformité d'idées deux hommes qui jugeaient rarement de
même. Voltaire et Fréron. Ce dernier écrivait vers le même
temps :
(( Ln Conié(li«^-Française donna lo samedi 31 mars pour sa chMure,
la touchciiite Irogédie des Troyennes, de M. de Chutoaubrun. M. Bri-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 311
zard, acteur qui se fait goûter de pins en plus, prononça entre les
deux pièces, le compliment d'usage qui fut applaudi à rordinaire. Ce
que ce compliment avait de particulier, c'est qu'on annonça un grand
changement dans ce spectacle par la suppression des banquette -o qai
rétrécissaient la scène, incommodaient les acteurs et détruisaient Til-
iusion. On a travaillé jour et nuit pendant les trois semaines de
vacances, et le lendemain de Quasimodo, jour de la rentrée, tout Paris
a vu, avec une satisfaction que je ne puis vous exprimer, le premier
de nos théâtres, notre théâtre par excellence, tel qu'on le désirait
depuis si longtemps, c'est-ù-dire délivré de cette portion brillante et
légère du public, qui en faisait l'ornement et l'embarras, de ces gens
du bon ton, de ces jeunes officiers, de ces magistrats oisifs, de ces
petils-maltres chaiTnants qui savent tout sans rion apprendre, qui
regardent tout sans rien voir, qui jugent de tout sans rien écouter;
de ces appj^éciateurs du mérite qu'ils méprisent, de ces protecteurs
des talents qui leur manquent, de ces amateurs de l'art qu'ils igno-
rent. La frivolité française no controstera plus ridiculement avec la
gravité romaine. Le marquis de "** ne donnera plus des coups de
coude à Caton, et le chevalier de *" sera placé dans l'cloignement où
il convient qu'il soit d'Achille, de Nérestan, de Châtillon. »
On se mit à l'œuvre aussitôt. Les vacances de Pàcjues furent
employées à opérer cette transformation.
« Les comédiens fraiiçais, dit Collé, font travailler à changer la
forme de leur salle, pour qu'il n'y ait plus de monde sur le théâtre.
Les ouvriers s'en sont emparés samedi 31 courant ; ils y travaillent
jour et nuiL M. le conite de Lauraguais est la cause de cet heureux
changement. Il y a quelques mois qu'un architecte ou un artiste quel-
conque, lui fit voir un plan pour arranger la salle des Freuiçais de
façon qu'il n'y ait plus de spectateurs sur le théâtre : il le fit commu-
niquer aux comédiens qui l'approuvèrent et lui firent dire que quoi-
qu'ils perdissent et diminuassent très fort leur recette par le nouvel
arrangement, ils l'adopteraient pourtant s'ils avaient de quoi faire
la dépense nécessaire. M. de Lauraguais a offert la somme de
12.000 livres, à laquelle l'entrepreneur a assuré que cela monterait
tout au plus. On prétend aujourd'hui que cette dépense passera
40.000 et on imagine que cela fera contestation entre M. de Laura-
guais et les comédiens, qui dimnt qu'ils n'ont consenti à ce change-
ment que sous la condition ([u'il ne leur en coûterait rien, et cela
me parait assez juste. Quoi qu'il en soit, c'est le plus grand service
que l'on puisse rendre au théâtre, que de débarrassée la scène de
nos insipides spectateurs, qui nous ôtaient toute l'illusion des poèmes
dramatiques. »
Un mois après, il constatait l'effet produit par cette inno-
vation :
" Le lundi 30 du courant, nous dit-il, je fus voir la salir- de la Comé-
die-Française sur le théâtre de laquelle on ne souffrira plus per-
512 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
sonne ; Dieu veuille que cela dure î Cela fait le meilleur effet du
monde ; je crus même m'apercevoir que l'on entendait iniininient
mieux la voix des acteurs. L'illusion théâtrale est actuellement entière.
on ne voit plus César prêt à dépoudrer un fat assis sur le premier
rang du théâtre, et Mithridate expirer au milieu de tous gens de
notre connaissance ; Tombre de Ninus heurter et coudoyer un fermier
général, et Camille tomber morte dans la coulisse sur Marivaux et
sur Saint-Foix, qui s'avancent ou se reculent pour se prêter à l'as-
sassinat de cette Romaine par la main d'Horace, son frère, qui fait
rejaillir son sang sur ces deux auteurs comiques. Cette nouvelle
forme de théâtre ouvre aux tragiques une nouvelle carrière pour
jelor du spectacle, de la pompe et plus d'action dans le poème. Le
costume dans les habillements, que Clairon a établi depuis quelques
années, ne contribue pas peu encore <'i rendre l'illusion complète. A
présent nous avons les habits tragiques dans le costume et point de
comédiens ; au lieu que dans le temps nous avions d'excellents comé-
diens et point ces habits. »
Relirons ce dernier trait, celte flèche de Parthc décochée par
habitude. L'approbation fut générale.
Grimni est enchante :
« On a enfin réussi à bannir tous les spectateurs du théâtre de la
Comédie-Française, et à les reléguer dans la salle où ils doivent être.
C(^ changement s'est fait pendant la clôture, et c'est M. le comte de
Lnuraguais qui en a fait la dépense. Cette opération non seulement
obligera les acteurs de décorer leur théâtre plus convenablement,
niais elle entraînera une révolution dans le jeu théâtral. Lorsque les
acteurs ne seront plus resserrés par les spectateurs, ils n'oseront
plus se ranger en rond comme des marionnettes. »
Voltaire dans l'Epître dédicaloire de YEcossaise, entonne
un hymne à la louange du comte de Lauraguais, dont le tort
fut de vouloir s'essayer sur les planches qu'il avait déblayées.
Il se crut un homme de théâtre pour avoir arpenté la scène, la
toise en main. Près de la pile des mémoires d'entrepreneurs
entassés sur sa table, il déposa un jour le manuscrit d'une
Il)hi(jcnie en Tauride. Il fut injouable.
Il ne faut pas s'exagérer la portée de celle réforme. Elle
exposait le Ihéatre à un danger dont l'imminence inquiète déjà
les rriticiues du xvin* siècle.
Fréron l'a énoncée dès le premier jour :
«( J'applaudis sincèrement ti cette innovation. Mais je ne puis vous
dissimuler les alarmes qu'elle me donne. J'ai peur que nos poètes
dramatiques ne s'écnrtent des anciennes règles; qu'ils ne perdent
de vue la route noble et simple des Corneille et des Racine ; qu'ils
\
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 513
n'abusent de cet agrandissement de la scène pour niiiltiplicr les évé-
nements tragiques, les coups de théâtre, les situations pittoresques,
les poignards, les tombeaux, les spectres, les flambeaux, les com-
bats, etc. . . ; qu'ils ne se souviennent plus que tout cela n'est pas Ja
vraie tragédie, que ce n'en est que le dehors, Textérieur, le masque. »
Débarrassée du public ambiant, l'action dramatique, allégée
de celle convention, secoua les autres, et s'orienta vers la vé-
rité. Les acteurs n'eurenl plus l'air de jouer dans un salon
des comédies de paravent ; le souci du décor et du costume
s*imposa. Apollon en chausses et Hercule en pourpoint, An-
dromaque poudrée, en gants blancs et maniant l'éventail, les
bergers en habits brodés, les fleuves en bas rouges, Ulysse
sortant des roseaux où la tempête l'a jeté, tout frisotté et pom-
ponné, la perruque farcie de lauriers; pour les Romains, les
tonnelets aux hanches, les Troyennes en hauts panaches
blancs, Mérope en « petite mère », cessèrent de paraître le
dernier fin du vrai.
Le plus grand obstacle à la réforme était l'économie. Ac-
teurs et comédiennes portaient pour leurs rôles, les habits
somptueux et les robes magnifiques que grands seigneurs et
grandes dames, après les avoir exhibés une fois aux fêles
royales, leur donnaient pour leur garde-robe. Les acteurs
paraissaient en scène avec des habits de 8.000, ou 10.000 li-
vres, ou 15.000 livres même. La Raucourt, Adrienne Lecou-
vreur revêtaient ces riches défroques en scène. A la mort do
celle-ci, sa garde-robe fut achetée 300.000 francs.
La Clairon et Lekain réagirent dans le sens de la vérité, de
la vraisemblance, du rapport plus direct entre le rôle et l'ha-
bit. L'exemple fut bien accueilli. Mme Favart osa représenter
la paysanne Baslienne, sans diamants, ni gants, ni poudre,
mais en serge et en sabots. Lekain se fil faire un manteau
d'Oresle, devant lequel Dauberval s'écria, dans sa naïve con-
fusion qui est un trait de leur ignorance à tous :
— Le premier habit romain qu'il me faudra, je le ferai faire
à la grecque.
La Clairon joua Electre en robe d'esclave, chaîne aux poi-
gnets, et Roxane en costume mi-turc.
Les perruques, les chapeaux à plumes, furent réduits de
33
314 HISTOIRE DE LA LITTÉRATIRE FRANÇAISE
volume, sans disparaître encore tout à fait. Lekain dans» Oresle
avait un petit toqiiet à mèche. Le grand manteau drapa les
dames romaines : le manlelet pendu aux épaules, désigna les
gens du moyen âge.
Le costume antique ne fut retrouvé et adopté qu'à partir de
Talma ; il l'élndia avec David au moment de la renaissance
latine nui suivit la Révolution éprise des Gra^ques. 11 fil
couper ses cheveux, se coiffa à la Titus pour Bérénice, se
drapa dans la toge, et Mlle Contai s'écria en le voyant :
— Mais il n'a pas de pantalon ! Oh ! le c !
Les exclamations les plus diverses se croisaient :
— Il a les bras nus comme un boucher !
— Qu'a-t-il sur le dos? Un drap mouillé !
La Révolution gâta ce progrès vers la documentation et
l'exactitude, en épinglant sur le péplum de tous les Romains
et grecs de la tragédie, une cocarde tricolore.
Lekain et la Clairon ont bien mérité du costume au théâtre;
ils ont battu en brèche des erreurs qui n'ont peut-être paru
ridicules qu'après leur disparition.
Le théâtre du xvui" siècle a ainsi été seni par la concordance
de tous les éléments et de toutes les réformes : avènement du
drame bourgeois, (jui est devenu notre grande comédie : ré-
forme de la mise en scène et du costume ; ajoutez qu'il y
eut alors une pléiade d'artistes excellents pour défendre,
présenter et l'aire valoir les œuvres.
-if-
Lekain, un beau talent découvert par Voltaire, un «■ laid
et rau([ue » comédien, connue l'appelh* Collé, doué dune intel-
ligence vaste et renqili du feu sacré, fut rinleq)rète attitré
et a[)proprié des tragédies voltairiennes ; il joua souvent à
Feiney : il a laissé dans ses Métuoircs le récit de sa carrière
glorieuse, et des études intéressantes sur ses rôles. Il fui
riionneur de l'art du comédien.
Combien d'aulies furent illustres : Préville, t|ui pro-
testa contre Finterdiclibn du sifllel; Larive, le rival de Pon-
teuil: A'anhove, qui n'aimait pas la mode nouvelle de la loge
■<■.:
ItlSTOIRE DK LA I.ITTER^TIRE FIUNÇVISE ^ 31"i
pour les rùles de Homains, — parce qu'il n'y avail plus de
poche pour mettre la clef de sa loge ; Mole, le demi-dieu <]' An-
tinous, le concurrent de Fleiiry, l'idole du public ; Auger,
comique par sa verve cl ses lapsus, qui ne pul jamais jouer
ies Plaideurs san.s dire :
Et si dans In province
II se doniiatt on luut vingt coiiiiti de nerf de bu'Uf.
Mmi piTC pmir sa pjirt en eniiRicImit dix-neuf.
(irandval, avec son visage violel et ses yeux de dial lâché;
Daulierval. Bourel.I.a Noue, Poisson. Armand et Deschamps,
valets: Rozelly ijui tut lue en duel par son camarade Ribou;
Deses'rurls, le gi'os Desessaris, qui faisait rire dans /c
Siège de Calais, sous les traits d'un assiégé exiénué par les
privalious: Desessarls (jui ne pouvait entrer par la porto trop
étroite au restaurant où >es amis l'invitaient malicieusement:
Desessarls qui eut un duel avec Duga/.on, el son adversaire
lui fit un rond à la craie sur le ventre en lui disant ;
— Tu es lri;p gru.s ; les coups qui portiTunl iior-^ du rond ne coniple-
rotit [las.
Et lant d'autres : Dazincourl, auteur diiitércssants Mê-
riiuiies. vaiel excelleni, rival, sur ce chapitre de la (irandf
ciinaque. de Dufïazon, avec qui il eul un duel, — et de troi>.
Les acieurs avaient la lame prompte : — Bcaul)oui'g. si laid,
que (|uand Adiicnnc l.ecouvi'cur, dans Milliriilalc, lui dit :
— Sciiineiir. vunw diiinfîe?, ùv visage !
On lui ciia:
— I-iiisye-lc fîiiro !
ni'iziu'd. un homme d un sang-froid admirable, donl les che-
veux avaient l)lan<lii d;iii> une noyade sur le Hbône, et qui
jouail avec un llegmc itiqieiturbable Achille, bien que le feu
fut â SCS l■||;^lI^>t■s, et Danaûs. bien qu'un figuranl Uii eut véri-
tublemeiif peri r la main d'un fer de lance.
La pléiade féminine n'est pas moins fournie: elle* font un
516 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
essaim gracieux, ces figures charmantes qui ne se distinguent
pas des portraits des femmes du monde, car le rouge, la poudre
et les mouches n'étaient pas moins de rigueur au salon qu'en
scène, et les minauderies des dames fardées sous les lustres des
fêtes ne le cédaient en rien aux manières des comédiennes
devant la rampe.
C'étaient Mlle Contât, Mlle Lamotte, si maltraitée par
Saint-Foix; la fameuse Adrienne Lecouvreur, initiatrice de
la réforme du costume des actrices en scène, et du débit natu-
rel dans la tragédie. « On ne voyait, dit un de ses specta-
teurs, que le personnage qu'elle représentait ; elle excellait
dans les endroits où il fallait de la finesse, plus que dans ceux
où il fallait de la force. On n'a jamais rendu comme elle le
premier acte de Phèdre et le rôle de Monime ; il s'en fallait
bien qu'elle fût aussi bonne dans le comique. Elle rendait ses
rôles avec esprit, intelligence et noblesse. >»
Mlle Raucourt, tragédienne au jeu réaliste et intéressant,
femme ardente qu'on applaudissait à ce vers de Phèdre :
De l'auslère pudeur les bornes sont passées ;
Mme Drouin, Mlle Doligny, toute gracieuse, la jolie Victo-
rine de Sedaine, Mlle Gaussin dont le jeu naturel et pathé-
tique causait de flatteuses illusions dans la foule, où une sen-
tinelle pensa tirer sur elle pour sauver Egisthe;
Mlle Dumesnil qui demandait à Bacchus le secret de son
feu et de sa force, et qu'un officier frappa du poing dans le
dos, en lui criant : « Va-l'en, chienne, à tous les diables l >»
tant elle fut terrible dans le rôle de Cléopâtre. Elle le
remercia; — Mlle Dangeville, l'inimitable soubrette, Mlle La-
motte ((ui faisait les paysannes, Mlle Gauthier, Mlle Lavoye,
dans les rôles de mère et de ridicule^ Mlle de Beauménars,
Mlles Vestris et Sainval, les deux rivales; Mlle Beaumesnil,
et au-dessus d'elles toutes, la grande image de la Clairon.
La Clairon, ainsi qu'on appelait familièrement la grande
tragédienne Claire-Hippolyte-Josèphe Legris de Latude, née
en 1723, morte en 1802, élève, puis rivale de la Dumesnil, pro-
fesseur de la terrible Sophie Arnould, maîtresse de beaucoup
de grands personnages, le maréchal de Richelieu, Marmon-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 517
f,el, le marquis de Ximénès, le margrave d'Anspach; inler-
£)rèle divine de Corneille, de Racine, de Voltaire, à ce point
c^ue Bachaumonl écrivait : « Elle n'est point annoncée qu'il
M\'y ait chambrée complète ; dès qu'elle paraît, elle est applau-
die à tout rompre ; c'est l'ouvrage le plus fini de l'art, c'est
IVlelpomène arrangée par Phidias » ; amie de toute la haute
^t belle société ; visitée chez elle par les comtesses, les prin-
cesses, par Louis XV lui-même ; enivrée de triomphes, au point
d'avoir dit de Mme de Pompadour : « Elle doit sa royauté
^u hasard, je dois la mienne au génie » ; honorée môme, pour
sa mutinerie, d'un emprisonnement au Fort-l'Evêque, tout
comme un homme d'Etat, et adulée dans sa prison, où elle
donnait des « soupers divins », et devant laquelle il y avait
«iffluence de carrosses ; montée au plus haut degré de gloire
triomphale où une femme se soit jamais élevée ; puis précipi-
tée de ce pinacle par la disgrâce et la gêne, ruinée, oubliée,
réduite à balayer elle-même son unique chambre, en robe
passée, de ses mains ridées et maigries ; telle fut la Clairon,
qui a parcouru la plus surprenante carrière, qui a connu les
plus somptueux honneurs comme les pires misères, et qui a
traversé toutes les étapes, de la plus splendide royauté à l'ad-
versité la plus éprouvée. Partie de rien, elle revint à rien,
-ayant suivi le grand cercle qui passe par les sommets de la
gloire.
Mais elle n'est pas morte tout entière. Son nom a résisté
à l'oubli, et demeure parmi les plus précieux de ceux qui illus-
trent les annales du théâtre.
Il marque une révolution heureuse dans l'art dramatiaue,
une orientation nouvelle vers la vérité, vers l'étude critique des
rôles, vers le souci du viMement, de la vraisemblance et du
Jiaturel. Avec Lekain, avec Voltaire, elle a inventé le costume
vrai et le jeu exact. Elle a pris soin de marquer sa place
dans l'histoire, et d'assurer la durée de son nom par des pages
toujours bonnes à relire, dans lesquelles elle a étudié quelques
rôles importants du répertoire.
Ainsi, il ne faut pas lire ou jouer Bajazet sans savoir ce
qu'elle a écrit de Roxane, dont le rôle fut un de ses triomphes.
Ce sont d'excellents morceaux de critique littéraire, par les-
318 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
quels elle éc)iapi)e à la loi de roiibli ((iii pèse sur les talents
de théâtre :
l'no croix î et l'oubli, la nuit et le silonce !
Et do iant de beauté, de gloire ot d'espérance,
De tant d'accords si doux d'un instrument divin,
Pas un faible soupir, pas un éctio lointain î
Si ! l'écho de la Clairon est parvenu jusqu'à nous non seule-
ment par la gloire de son nom, mais aussi par ses livres, ses
très curieux Mémoires, i-^es lettres, ses réflexions et >es
aperçus.
Elle était agréable à voir. Voici son portrait à vingt-
deux ans, par un contemporain :
Aille Clairon est âgée de vingt-deux ans ou vingt-trois. Elle
est extrêmement blanche, sa tète est belle, ses yeux sont
grands, pleins de feu. Sa bouche est ornée de belles dents, sa
gorge est bien placée, elle s'élève sans affectation.
Sa taille est aisée, elle se présente avec beaucoup de
décence. Un air modeste et prévenant intéresse en sa faveur.
Sans être une beauté accomplie, il faut lui ressembler pour
être charmante.
C'est à elle-môme qu'il faut laisser le soin de nous raconter,
avec sa vivacité amusante, la façon peu banale dont elle vint
au monde :
— L'usage de la petite ville dans laquelle je suis née était de se '
rassembler, en temps de carnaval, chez les plus riches bourgeois,
pour y ])asser tout ]o jour en danses et festins. Loin de désapprou-
ver ce plaisir, le curé le doublait en le partageant et se travestissait
comme les autres. Un de ces jours de fête, ma mère, grosse seule-
ment de se])t mois, me mit au monde entre deux et trois heures
après-midi.
.rétais si rliètive, qu'on crut que très j)eu de moments achèveraient
ma carrière. Ma gi'and'mère, femme d'une ])iété vraiment respec-
table, vouhit (ju'on me portût sur-le-champ même à l'église, recevoir
au moins mon passe-port pour le cirM.
Mon grand-père et la sage-femme ine r*(Midiiisire]it à la paroisse :
elle était fermée : lo bodeau n'y était même pas et ce fut inutilement
qu'on fut aussi au presbytère. Une voisine dit que tout le monde était
à rassemblée, ainsi que M. le ruré, chez M...; on m'y porta.
Le curé, habillé en arlequin et son vicaire en gille, trouvèrent mon
danger si pn^ssant, qu'ils jugèrent n'avoir pas un moment ù penlre.
On prit promptement sur le buffet tout ce qui pouvait être néces-
saire ; on fit taire un moment le violon, on dit les paroles recpiises,
et l'on me ramena h la maisoa
HISTOIRE DE LA LITTÉR-VTURE FRANÇAISE 519
Sa mère fut une marâtre, qui l'enfermait seule, en péni-
tence, clans une chambre isolée, dont la fenêtre donnait vers
la fenêtre de Mlle Dangeville, qui devait devenir une des meil-
leures soubrettes. Elle la voyait prendre ses leçons de chant,
«le danse, recevoir les félicitations et les embrassements de
.sa famille, et cette différence de soH lui était pénible. Mais
<léjà sa vocation se déclarait, à regarder la jolie actrice.
Que dire du premier soir où elle alla au théâtre :
T- Il n'est point en mon pouvoir de rendre aujourd'hui ce qui se
passait alors en moi : je sais seulement que, pendant le spectacle et
le reste de la soirée, on ne put ni me faire manger, ni me faire arti-
culer une parole.
Toute ronoentrée en moi-même, je ne voyais, n'entendais rien
autour de moi. Allez vous coucher, grosse hête, furent les seuls
mots qui me frappèrent et j'y courus ; mais au lieu de chercher à
dormir, je ne m'occupais que du soin de retrouver, de dire, de faire
tout ce que j'avais vu : et l'on fut confondu le lendemain de m'en-
tendre répéter plus de cent vers de la tragédie, et les deux tiers de
la petite pièce.
Elle imitait le ton et le geste de tous les acteurs, et les
amis riaient. Mais la mère déclara qu'elle aimerait mieux
qu'elle sût faire une robe ou une chemise que toutes ces
sottises là. C'était une vocation contrariée à coups de taloches
^t de soufflets, qui sont l'engrais de la volonté.
— On me déclara qu'on me laisserait mourir de faim, ou qu'on
casserait bras et jambes si je ne travaillais pas.
Les traits de caractère ne s'oublient jamais et je me vois encore
ce moment : j'eus la fierté de retenir mes larmes, et de prononcer,
vec toute la fermeté (jue mon âge pouvait permettre : (( Eh bien I
tuez-moi donc tout de suite, car sans cela je jouerai la comédie. »
Elle fut mal élevée ; on ne lui contait que des histoires
^e revenants et de sorciers. Il y parut par la suite. Elle fut su-
perstitieuse et crédule, et il y a dans le récit de sa vie une
-étonnante histoire qu'elle donne pour vraie.
Elle avait éconduit un soupirant, de S..., qui se ruina pour
^le, et mourut en lui faisant demander de le venir voir à son
lit de mort. Elle n'y alla pas. C'était le soir. Quand onze
heures sonnèrent, tous ceux (]ui étaient à souper chez elle,
520 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
enlendirenl un cri aigu, dont la sombre modulation et la lon-
gueur étonnèrent tout le monde.
La Clairon s'évanouit pleura, pâlit. On mit des espions
dans la rue, la police veilla ; et cependant, tous les soirs, à
onze heures, sous ses fenêtres, ce même cri retentissait.
Une fois que le président de B. ramenait la Clairon à sa
porle, le cri partit sur le trottoir entre elle et lui. Elle alla
jouer à Versailles; le soir, le cri éclata. On ne causait plus
d'autre chose dans Paris, que du revenant de la Clairon, et
se<^ amis avaient peur de rester chez elle le soir.
Quelques semaines après, le cri cessa; mais un coup de
feu résonna dans la fenêtre (à la même heure), tous virent le
feu ; la fenêtre n'avait nul dommage.
On mit partout tous les espions possibles de peur que ce ne
fût quelque valet. Mais toujours le même coup fi'appait dans
le même carreau, sans qu'on pût voir d'où il venait.
Un soir que la Clairon prenait le frais sur son balcon, le
coup parlit, et elle sentit comme un fort soufflet sur sa joue,
l^ne autre fois, comme elle passait devant la maison où était
mort de S..., trois coups de feu éclatèrent dans les vitres du
carrosse, et le cocher fouetta, croyant avoir affaire à des vo-
leurs .
Aux coups de fusil succédèrent des claquements de mains,
puis ce fut une voix céleste qui donnait le canevas d'un air
noble et touchant.
Un jour, une dame âgée, en noir, demanda à voir la grande
artiste. C'était une amie du pauvre de S... Elle avait assisté à
ses derniers moments, et de S... avait dit en apprenant le
refus de la Clairon de venir : « Je la poursuivrai mort, comme
je l'ai fait vivant. »
La grande tragédienne avait enfin l'explication logique de
vc> phénomènes étranges. C'était la vengeance du mort.
Si elle eut des aventures, faut-il le demander, au cours de
son existence vagabonde et lâchée ? Il lui en arriva une assez
plaisante, quand elle n'était encore que petite cabotine de pro-
vince :
— Un pauvre diable, faisant des vers en cherchant partout à sou-
per, obtint de ces dames de les venir amuser quelquefois. J'avais
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 521
tous les jours, ou mon petit couplet de chanson, ou mon quatrain,
dans lesquels Vénus et Ve&ta n'étaient rien en comparaison de moi :
mais tout en louant mes charmes et ma vertu, il lui passa dans la
tête de jouir des uns et de chasser l'autre.
Connaissant tous les aîtres de la maison, sachant un jour que ma
mère devait sortir pour affaires, il obtint d'une vieille servante que
nous avions, de le laisser pénétrer jusqu'à ma chambre. Il n'était
que neuf lieures du matin ; j'étais encore couchée, j'étudiais. Il faisait»
cliaud, nul bruit ne m'avertit de réparer mon désordre ; je n'avais
pas encore quinze ans, et nui chemise et mes cheveux étaient ma
seule couverture.
Cette vue ne lui permit pas de rester plus longtemps maître de
Ini-méme, il accourut, vouhit me prendre dans ses bras ; j'eus le
bonheur de m'écliapper. Mes cris firent entrer la servante et une
voisine qui logeait sur le même carré que moi. Nous i)rimes alors les
balais, les pelles, et nous chassâmes ce malheureux.
Les Réllexions sur la Déclamation théâhale, sont un pré-
cieux manuel du comédien. La première, elle eut l'idée de fon-
der un conservatoire où les comédiens recevraient tous les
enseignements nécessaires à leur art, dont elle eut la fierté
et Torgueil. La première, elle eut l'intuition de la puissance
d'effets que permettait le réalisme du théâtre anglais, au
scandale de la scène française, sur laquelle on n'eût pas osé
représenter Richard 111 avec sa bosse.
Elle détermina une révolution dans le costume, et déclara
ridicule de jouer Roxane avec des robes à la française. On lui
doit beaucoup en ce sens.
Elle ne voulait pas qu'une actrice mît du blanc, qui est
un masque bon pour gêner et cacher la mobilité de l'expres-
sion.
A travers toutes ces pages, on sent un esprit alerte, délié,
délicat et fin, qui se traduit par une foule de réflexions jolies,
comme celle-ci sur le blanc qu'on met :
— On ne peut s'approprier le compliment qu'on reçoit sur
sa figure.
Elle fut un esprit supérieur et un beau talent.
Avec tant d'éléments, de vitalité, de progrès, de renouvelle-
ments, avec tant de causes de rajeunissement, il n'est pas
étonnant que le théâtre ait été un des genres les plus consi-
dérables et les mieux aimés du temps. Ce fut le creuset où
r>22
HISTOIRi: DE LA LITTKn\TVnE l'R\NÇAISE
les idées neuves liouillnnnèrenl : la scène devint la tribune îles
philosophes, el tous philosophèrent, même inconsciemment.
Le théâtre fut l'image do la vie, et la vie était si imprégnée
de tliéories, de problèmes, d'espoii's, de revendications, de
craintes, d'ambitions, que cette agitation a galvanisé le drame,
el en fit le premier interprète de l'âme moderne.
CriAPlTKE V
Les Salons littéraires.
La Manjuiso do Lambert. — Mmo Duuhlel. — Mme de Tenein. — iMmc Gcoffrin. —
M ne du Deffant. — Mlle de Lesi)inasse. — Mme d<î Staal de Launay. —
.Ime de Graffigny. — Mme du Chatelet. — Mme d'Épiiiay. — Mme d'Houdetot. —
Suard. — Autres. — Le Temple. — Les Sociétés Littéraires. — La Duchesse
du Maim\ — MIleQuiiiault. — Le Prince deLij^ne. — Grimm. — L'abbé Galiani.
Une étude des salons ressortit plutôt à l'histoire des mœurs
qu'à celle des lettres. Mais les salons du xviii' siècle furent
peuplés (le tant d'écrivains, de philosophes, de femmes au-
teurs, que c est rester dans la littérature de parler d'eux, et
les passer sous silence serait creuser une lacune et créer
une erreur d'optique. Là sont nés les meilleurs livres: là furent
agitées les idées les plus généreuses et les plus neuves ; là
travaillèrent les pensées les plus solides et les plus fécondes,
animées et stimulées par ce milieu sans lequel elles eussent
plus paresseusement agi. Là enfin triomphe cette préciosité
calomniée par les bourgeois du siècle précédent; elle ne se res-
sentit pas de leurs coups, et inspira plus généreusement et
plus fortement que jamais l'esprit français.
D'autre part, cette étude a été assez souvent faite, et excel-
lemment, entre autres par les frères de Concourt, pour que
je puisse ne pas trop longtemps vous attarder. Xous n'ouvri-
rons que quelcjues portes à divers étages, pour saluer les plus
intéressantes parmi ces maîtresses de maison.
Allons d'abord chez la marquise de Lambert (1), leur
doyenne.
On aime assez connaître la figure des personnes dont le
souvenir ou les œuvres ont gagné Rclre sympathie. La célèbre
marquise de Lambert, qui présida càez elle, rue de Richelieu,
de 1710 à 1733, le salon le plus recherché de tout Paris, n'a
pas laissé beaucoup d'exemplaires de son image. Sainte-Beuve
(1) 1647-1733.
524 HISTOIRE DE L\ LITTÉRATIRE FRANÇAISE
déclarait: <( Je ne sais rien de son visage, et ceux qui ont écrit
d'elle ont oublié de nous en parler. » Ce silence donne à penser
qu'elle pouvait se dire à elle-même ce qu'elle disait à sa fille :
« Vous n'êtes pas sans agréments, mais vous n'êtes pas une
beauté. »
J'ai sous les yeux un portrait d'elle : c'est l'impression qu'il
donne. Les vers qui sont au bas du médaillon vantent son es-
prit, ses vertus, son savoir ; on y a oublié ses traits. A vrai
dire, c'est une méchante gravure de Desrochers. J'en ai re-
trouvé une autre, parue chez Daumont, après la mort de la
marquise; elle est plutôt agréable que belle : le front est haut,
la coiffure relevée avec deux boucles tombant au-dessus des
tempes ; le nez est régulier, les sourcils peu arqués, les yeux
noirs, le regard vif, caressant, soutenu par un léger bourrelet
de la paupière inférieure, qui donne un air bon et gai ; les
lèvres sont un peu grosses; elle semble les mordre i>endanl
la pose pour les diminuer. La bouche est entourée de fos-
settes sympathiques. Les joues sont remplies, la figure est plus
ronde qu'ovale ; le menton est dodu, les épaules belles, la toi-
lette somptueuse ; un ample manteau de velours garni de bro-
deries est rattaché par une boucle de diamants ornée d'une
très grosse perle, au-dessus d un corsage de dentelle blanche
échancré jusqu'aux seins. La physionomie est avenante, pé-
tillante, mobile, éveillée. Je l'aurais crue plus sérieuse, mieux
en conformité avec le décor de fond, une colonne d'ordre
dorique et des rangées de livres.
En 1700, elle avait la cinquantaine. Elle était veuve du
général Henri de Lambert, marquis de Saint-Bris, qui lui
avait fait passer sa vie dans la ville de Luxembourg, dont il
était gouverneur. Elle s'installa en son hôtel Lambert, au coin
de la rue de Richelieu- et de la rue Colbert, et elle ouvrit chez
elle un salon académique, sérieux, fermé, d'où le jeu était
proscrit, où l'on admettait les grands écrivains et les grands
seigneurs, où l'on faisait les élections à l'Acadéoiie, et à la
porte duquel la duchesse du Maine, propre petite-fille du
grand Condé, dut faire un stage. D'Argenson disait vrai :
<c Les savants et les honnêtes gens se souviendront longtemps
d'elle. Sa maison faisait honneur à tous ceux qui y étaient
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 525
admis. » Le grand jour était le Mardi. Ecoutez la duchesse
du Maine frappant à la porte :
— O mardi respectable ! Mardi iniposarfl ! Mardi plus redoutable
pour moi que tous les autres joui's de la semaine! Mardi qui avez
servi tant de fois au triomphe des Fonlenelle, des Lamotte, des
Marrau, des Mongault ! Mardi auquel est introduit l'aimable abbé de
Bragelonne; et, pour dire encore plus, Mardi où préside Mme de
Lambert ! je reçois avec une extrôme reconnaissance la lettre que
vous avez ou la bonté de m'écrire. Vous changez ma crainte en
amour, et je vous trouve plus aimabie que les Mardis Gras les plus
charmants. Mais il manque encore quelque chose à ma gloire,
c'est d'être reçu à votre auguste sénat.
Toute sa correspondance à ce sujet avec le président du
Mardi, le fin, spirituel et galant Lamotte-Houdarl est exquise
et devrait être dans tous les recueils de morceaux choisis.
Lamolie-Houdart est injustement délaissé et Mme de Lam-
bert, qui s y connaissait, pouvait dire de lui : <» Avec quelle
grâce ne nous présenle-t-il pas le vrai et le nouveau ! N'aug-
mente-t-il pas le droit qu'ils ont de nous plaire ?
Enlre-bâilions la porte du Mardi. On a dîné à midi. La récep-
tion est l'après-midi, car chez Mme de Lambert, il n*y a ja-
mais nuit blanche. Chacun paye son écot esprit comptant.
Dans les salons lambrissés et bossues d'or, se presse une foule
brillante et parée où vous reconnaissez tout d'abord les habi-
tués, le marquis de Saint-Aulaire et Bachaumont, qui sont
chez eux ; Fontenelle l'aimable, qui susurre : « De mémoire .
de rose, on n'a vu mourir un jardinier », en se penchant vers
Mlle de Launay qui arrive de la cour de Sceaux. Lamotte-
Houdart fait briller son esprit auprès de Mmes Vatry et
Dreuillet, et s'excuse de l'ùprelé de son vers en déclarant :
« Un poète n'est pas une flûte. »
On voyait là encore le fougueux prédicateur P. Buffier, le
léger abbé de Choisy, le spirituel président Hénauh, père du
drame historique ; le marquis d'Argenson, dit d'Argenson la
Bête; l'abbé de Bragelonne, l'abbé Mongault, de Sacy, traduc-
teur de Pline ; Trublet le compilateur, Terrasson, Fénelon,
Mme Dacier, l'érudite ; Mme d'Aulnoy, qui revenait d'Espagne
526 IIISTOIKE DE L\ LITTÉR.VTURE FRANÇAISE
el préparait ^s Contes ; Catherine Bernard, descendante de
Corneille ; Aimes Mural, de la Force, de Xainlonge, toutes
romancières dans la manière de Mme de Villedieu. .Vnimanl
de son esprit el de sa vivacité celle chambrée éblouissante,
la maîtresse de maison avait un mol pour chacun, dirigeait
Tentrelien, apportail de la lecture, mettait à l'ordre du jour
des questions d'arl, de littérature, de science ou de mœurs,
el méritait (|u'on dît d'elle :
Sous le nom de Lnmbcrt, Minerve lient sa cour.
La littérature occupait chez elle la première place ; elle
s'en piquait elle-même, toul en se défendant d'écrire, el en
redoutant autant le public que la publicité. « Nous autres
femmes, disait-elle, nous ne sommes faites que pour être
ignorées. » Ses familiers seuls étaient les confidents de sa
plume.
Les œuvres complètes de Mme de Lambert tiennent on deux
jolis pelits lomcs in-18, datés de 1701, vingl-huil ans après sa
mort. Elle ne voulut pas que ses écrits fussent livrés au pu-
blic de son vivant : quelques-uns le furent/ par surprise, par
l'indélicatesse de queUiues amis. Elle racheta tous les exem-
plaiies qu'elle put retrouver.
Ce fut tant pis pour le public. Le marquis d'Argenson avait
inscrit celle note parmi ses Remarques en //6C(/i/ ; « Mmcde
Lambert, élevée par Bachaumonl, nourrie de lecture, des
anciens dans les traductions seulement, n'ayant fréquenté que
des gens de mérite, ayant cultivé son esprit, son cœur, sa
verlu, n'eul de passion qu'une lendressc constante el assez i)la-
tonique (marquis de Saint- Aulaire); elle était riche, faisait bon
et honorable usage de ses richesses, el fit du bien à ses amis
el aux malheui'eux autant (]u'elle put. Ses œuvres se ressen-
tent de lanl de bonnes sources ; on y trouve qut^Ique affecta-
lion dé précieux dans les lermes : ils sont cependanl justes el
e\pj'("-sif-*. qii()i(|U(* parfois néolugi(|ues el Irop figurés. Mais
(\\w de belles choses i-ans loul cela sur les femmes, l'amilié
et la vieillessr pr.inci])a]emenl. Livre à lire continuellement. •>
L'éloge final conqiense anqjlemenl la petite réserve (|ui 1^
précèfle, relalivenieni au précieux. Elle en fut un peu enli-
/
i
IIISTOllU: DE L.V LlTTÉUATl'RE FUVNÇAISE ri27
dire, il est vrai, et l'on s'en douterait, à recueillir, en la lisant,
plus d'une exj)res,sion qui eut fùché Molière, (|u'elle déteste :
« 11 avait pour moi un de ces goùls d'étoile », dit Eléonore
pour peindre la passion du comte. La même a « personna-
lisé une idée, et nous avons nos querelles et nos raccommo-
dements )', c'est le fin du fin. Elle dit « commettre » pour
compromettre, <( laire ma charge », pour m'accuser, ou en-
core : « de quelle main le perds-je ! » Mais on ne pense plus à
ces bizarreries quand on rencontre une de ces jolies pensées
dont elle a le secret : « Il n'appartient qu'à l'amour de donner
des tristesses, dont on le remercie. »
Elle a laissé, outre les célèbres Avis et quel([ues lettres, plu-
sieurs opuscules, dialogues, dissertations, et tout cela est
marqué au sceau d'un esprit fin et supérieur.
Psyché est une amplification en cinq pages sur une compa-
raison, à la Scudérv, eîitre la curiosité de Psvché et notre
âme qui veut connaître l'Inconnu, et qui appelle aussi ses deux
sœurs, Curiosité et Vanité. C<îla fleure le précieux et n'est (jue
piquant. X'ienl ensuite une série de portraits de quelques habi-
tués de son salon : elle y excelle ; il y a notamment un por-
trait de Lamotle-Houdart, qui est achevé. Ce genre est inté-
ressant, il vit toujours, mais il a glissé dans les fâcheuses
mains dc> journalistes qui massacrent les figures sous le nom
« d'instantanés ». Il faut lui souhaiter de retomber en que-
nouille. Les femmes savent peindre à la plume.
Motons encore de courtes œuvres dont les seuls titres mar-
quent les tendances et les prédilections de l'auteur: Réflexions
sur les Uichesses, ou bien : Dialogue enlre Alexandre et Oio-
yène sur l éffalifé des biens, où Alexandre n'en mène pas
large, ou bien: Discours sur le senlimenl d\ine dame qui
iroijail que t amour convenail aux femmes lors même qu'elles
n étaient plus jeunes, ou encore : Discours sur la délicatesse
desprit el de sentiment, ou !>iscours sur la différence quil y
a fie la réputation à la consi<lération. Ci* sont de petits mor-
ceaux achevés, taillés à facettes, qui obtenaient de grands
succès de lecture au Mardi.
Il faut mettra à ])arl les Lettres, les Traités <le la Vieillesse,
de l'Amitié, y\e< Femmes, el les Avis.
528 HISTOIRE DE LA LITTÉR.ATURE FRANÇAISE
Les Réllexions sur les lemmes sont un petit chef-d œuvre.
Il n'est pas d'auteur ni de penseur à -qui il ne fît honneur.
Dans une lettre à l'abbé de Choisy, elle lui envoie le manuscrit
en lui disant : « Vous êtes le seul confident de mes débau-
ches d'esprit. » Il y a dans ce livre plus d'esprit que de dé-
. bauche. L'apologie de la culture intellectuelle de la femme y
est encadrée par une floraison touffue de pensées justes et
fines, qui sont d'un moraliste. Elle dit tout de suite son
chagrin : « Si on pasee aux hommes l'amour des lettres, on
ne le passe pas. aux femmes. » Et c'est là que vient la charge
contre Molière et ses Femmes Savantes : a Depuis ce temps-là,
on a attaché presqu'autant de honte au savoir des femmes,
qu'aux vices qui leur sont le plus défendus. Lorsqu'elles se
sont vues attaquées sur des amusements innocents, elles ont
compris que honte pour honte, il fallait choisir celle qui leur
rendait davantage, et elles se sont livrées au plaisir. » Il y a
peut-être quelque excès à faire Molière responsable des désor-
dres de la Régence. Mais que de bonnes et belles maximes
dans le reste :
Le règne de la Beauté est peu durable. Le règne de la Vertu est
pour toute la vie.
Il y a peu do temps ù être belle et beaucoup à ne ïùire plus.
Le mérite n'est pas brouillé avec les grâces.
La vertu n'a jamais enlaidi personne.
' Il est dangereux de croire que ce qui est ignoré est innocent
Il y a là encore des pages définitives sur Tlmagination, et
surtout sur le Goiût, dont elle parlait en connaissance de
cause. La dissertation peut soutenir le parallèle avec Voltaire
ou Marmonlel.
Le Traité de VAmitié est une œuvre d'expérience remar-
quable par la finesse de l'analyse, la sagesse des conseils,
l'appel à l'indulgence; Cicéron et La Fontaine n'ont pas mieux
dit. Tout au plus, la jeunesse pourrait-elle reprendre la mar-
quise, d'avoir trop fait de l'amitié l'apanage de la vieillesse.
Elle plaidait un peu pour elle-même. Elle eut une vieillesse
trop aimable pour ne pas l'aimer. Son Traité de la Vieillesse
devrait être le vade mecum des gens d'âge. Ils n'y puiseraient
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 529
que d'utiles préceptes, qui peuvent tous se résumer dans cette
pensée si belle par sa simplicité :
Dans la jeunesse, on songe à vons ; dans la vieillesse, il faut son-
ger aux autres.
Et quelle variété de Ion ! Tantôt ce sont des remarques pi-
quantes :
Le grand inconvénient des femmes qui ont été aimables est Q'ou
blier qu'elles ne le sont plus.
Une vieillesse avouée est moins vieille.
Tantôt le ton s'élève, comme dans cette page éloquente
sur notre indifférence à l'égard de notre mort certaine :
Qui croirait que ces mêmes hommes qui sont si ardents sur ce
qui regarde leur gloire et leur fortune quand ils la croient en péri\,
sont tranquilles et indolents sur la connaissance de leur être, qu'ils
se laissent mollement conduire à la mort sans s'instruire si ce qu'on
leur dit sont des chimères ou des réalités ; qu'ils s'acheminent et
voient venir vers eux la mort, l'éternité, les peines et les récom-
penses éterneUes sans penser que ces grandes vérités les regar-
dent et les intéressent? Peut-on sans prévoyance ei sans crainte
aller tenter un si grand événement?
Dans sa ferme sobriété, ce lieu conamun ne fait-il pas
penser à Bossuet : « Les mortels n'ont pas moins de soin
d ensevelir les pensées de la mort que d'enterrer les morts
mêmes » ; ou à Massillon : « Vous qui êtes si épineux, si
difficile, si plein de précautions quand il s'agit de vos intérêts
terrestres, dans cette grande affaire toute seule, vous vous
conduisez par opinion ! » Xavier de Maistre aussi a fortement
exprimé la même idée : « Personne ne songe qu'il doit mou-
rir. S'il existait une race d'hommes immortels, l'idée de la
mort les effrayerait plus que nous. )> Mais avec son indulgence
coutumière, il donnait de cette insouciance cette ingénieuse
excuse :
Comment se fait-il que les honames, sans cesse agités par Tes-
pérance et par les chimères de l'avenir, s'inquiètent si peu de ce
que cet avenir leur onie de certain et d'inévitable? Ne serait-ce
point la nature bienfaisante elle-même qui nous aurait donné cette
heureuse insouciance, afin que nous puissions remplir en paix notre
destinée?
34
530 inSTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
C'est à rhoniteur de Mme de Lambert quil faille à son pro-
pos évoquer, de si grands esprits. Mais n'était-ce pas un esprit
supérieur, la femme qui, dans ce même traité, écrivait celte
remarque si profonde :
T.e monde nous dérobe à noiis-niéme, et la solitude nous y rend.
Le monde n'est qu'une troupe de fugitifs deux-mômes.
Un des mérites les moins connus du salon de Mme de Lam-
bert est (lavoir favorisé l'évolution du roman, et achevé la
défaite du genre intronisé par Mlle de Scudéry. Aux fantai-
sies métapliysi(iues et galantes se substituaient peu à peu
des contes plus vraisemblables, des pseudo-mémoires : les
dimensions aussi changeaient: le roman en six volumes
faisait place à la nouvelle de trente et quarante pages. La mar-
quise approuva cette nouveauté. Elle a même sur la cons-
cience un court roman, où il y a de jolies choses, bien Mue Ten-
semble ne soit pas un chef-d'œuvre. Il a pour titi'e la Femme
Ermite. Il donne assez bien le ton du jour, le goût naissant
pour la nouvelle espagnole, avec ses jalousies d'amour, et
ses cascades de récits intercalaires qui s'emboîtent l'un dans
l'autriN t(*ll(»s les tables gigognes. Comme vous ne le lirez de
votre vie, je le résumerai brièvement. Il a un petit air vieillot
qui est délicieux.
Adélaïde était avec ses amii^ chez Bellamirte, à la campagne.
On proposa une promenade à l'Ermitage, et le carrosse fut
attelé. Le pays était agréable : d'un côté du bois est un rocher
assez escarpé sur lequel il y a un ermitage, et le rocher est
bordé d'un ruisseau assez large (jui semble en défondre l'en-
trée. Ce ruisseau se forme d'un torrent ([ui tombe de la mon--
tagne sur les rochers, u II y fait un bruit et forme une cascade
nalurelle qui, dans le sombre du bois, offre aux yeux
le même agrément que les lieux les plus cultivés par l'art. »
\'()ilà à quoi se bornent les descri])tions. Ce n'est pas encore
très poussé. Quant aux personnages, on ne nous les présente
qu'au moral ils semblent n'avoir ni gestes, ni costumes.
Mais suivons Bellamirte et ses amies. Elles péjfètrent dans
l'ermitage. Elles voient une femme belle et bien faite qui rentre
et qui referme la porte. Elles frappent. On n'ouvre point.
niSTOIRE DE L\ LITTÉIUTURE FRANÇAISE iVM
Eloniiros (le voii' celle leinuu' rhe/ l>i'inite, elles insisteni avec,
ijuelqiie iiuliscrèle curio^iité. EuWn l'iiiconnue ouvi*e. ]-lle esl
îreiile. ( 'eï^l elle (jui est rerniil(\ l!lle ne se fail pas prier pour
laconhM' quelle siiile (ravenlures l'a amenée là.
Fille d'un personnage considérable de TEtal (|ui, un jour de
méconlenlemenl, passa à lennemi, elle fui recueillie par la
princesse Zélie, dont le fils, le prince Camille, devint très
épris d'elle, ce qui fâcha fort \'alérie, éprise du prince.
La mère de Camille lavorisail \'alérie, de plus haute nais-
sance, r.lle (^nvoya son lils à la guéire avec plusieurs régimenis
quelle lui acheta. [Mjur taire diversion à son fâcheux amour
par la gloire. Durant la halaille, le prince Camille sauva la vie
a un officier ennemi : c était le transfuge, père de son ami4* que
nous a[>pe!ons Alcine. Celle-ci lemercia fort le prince qui
obtint pour le traître le pardon et la restitution de ses biens.
C'était un lien de plus entre Alcine et Camillo, et la rivale
Valérie se désola.
Elle va être vengée. I/amour du prince Camille a mis Al-
cine en vue. La reine la fait venir à la coin*, où sa vue
embrase aussitôt le comu- du duc de Praxède. Li* prince de-
vient Jaloux et malheureux, il lui semble (jue le regard d'Al-
cîne est [jIus vif (piand elle daiise avec le duc (|ue (piand elle
est avec lui. 11 dé[>érit. L4» père de la jeune fille, (pii doit au
prince la vie et les biens, entre en fureur de voir so!i bien-
faiteur souffrir à cause de sa iille, et il exile celle-ci à la
campagne». L'exilée reçoit un jour ta visite de la comtesse
Emilie, dont la fille demande à rester là ([uelcfues jours. Tau-
dis qu'elle tient rcmipagnie à Alcine. ellos voient arriver le
duc qui prend le prétexte de présenter ses homuiages
à la jeune I^milie. Le prince ayant connu cette démarche,
fait de même. Les deux rivaux se rencontrent, tirent l'épée;
le prmce est tué, .\lcine s'enfuit, et elle a choisi cet ermitage
pour y cacher sa douleur durant ]o lestanl de sa vie.
L'histoire finit là. Je vous ai fait grâce (le< épisodes, des
récils s(*con(laires que ] plusieurs i)ersonnages font de leurs
aventures, connue c'était alors le goût du jour: le Gil Bla.^ de
Le Sniro en est le meilleur modèle. Ce récit de Mme de Lamberl
lî^est pas sans finesse. L'héroïne demeure, tout le long, inno-
532 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
cente, calomniée par de fausses et frêles apparences, et la
peinture en est touchée avec grâce et légèreté. On sent l'imi-
lalion (le Mme de La Fayette et Tinfluence de cette école que
mena Mme de Villedieu, et dont les feiTentes, Mmes de Xain-
tonge. de la Roche Guilhem, Gomez, Murât, de Lussan d'Aiii-
noy, de la. Force et bien d'autres fréquentaient assidûment
chez l'auteur de la Femme Ermite, Alors pullulèrent les nou-
velles qui réjouissaient Bayle par leur nouveauté, « parce
qu'on peut les lire d'un bout à Tautre en moins de deux
heures ».
1^ Sage a vraisemblablement pris Mme de Lambeii pour
modèle de sa marquise de Chaves, dans Gil Blas de Sanlil-
lane. Mais la ressemblance n'est pas absolue; elle ne pouvait
pas l'être. Il manque un trait important à la peinture, car
Mme de Chaves « n'avait point d'enfants ». La marquise de
Lambert sans ses deux enfants, c'est, comme on eût dit chez
elle, l'ormeau dépouillé de ses pampres. Elle eut un fils qui
devint gouverneur d'Auxerrc, et une fille qui fut comtesse de
Sainte-Aulaire, par son mariage avec le fils du marquis au
quatrain.
Mme de Lambert a laissé deux excellents petits livres, des
Avis à ses enfants. Les Avis à son fils prêchent un peu trop
l'ambition. Fénelon le lui reprocha. C'est le manuel du par-
fait officier qui veut se tirer de pair. Mme la marquise se
souvient qu'elle est aussi Mme la générale. De nos jours, elle
eût de bonne heure dirigé son fils sur Saint-Cyr. EUe lui
acheta des régiments pour hochets. Il y a un esprit pratique
dans CCS pages utilitaires, où l'on vous apprend qu'il faut né-
gliger rintérét pour la gloire, ]}arce que la gloire a toujours
la fortune à su suite.
Il serait injuste pourtant de ne tenir compte que des récils
guerriers et des conseils ambitieux: ce serait, sans raison, né-
gliger les autres, (fui sont sages et bons:
Pou do ^('ï\s snvoiit <^lro iiniis dfs morts.
Los polih's unies soni cTuolles, los grands linmmes ont de 1>
cl(Mnen<-(.\
— Rion de pins faiblo que do faire tout le mal qu'on peut faire.
— ].or^ rr^^los pour plaire sont do s'oublier soi-même, de ramoner
les autres à co qui les intéresse, de les rendre contents d'eux-mêmes,
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 513
de tes faire valoir et Je leur passw les qualités qui leur sont contos-
tâea.
Cest là parler d'expérience, et ce sont choses toujours
bonnes à redire. Les .4t;is au fils ne semblent pas avoir porté
de fort beaux résullals. Sa mère lui avait pourtant dit : <■ Fi-
dèle au sang dont vous sortez, songez qu'il ne vous esl pas
permis d'être un homme médiocre ». Il le fut pourtant, el
finit par épouser une veuve éi|uivoque.
Les Avis à sa fille sont plus tendres, plus délicats, plus pré-
cieux. Que d'excellentes vérités, que d'utiles préceptes, (jue
de sages observations, le tout présenté dans un style qui est
exquis de netielé et de pensée forte.
On devrait toujours faire suivre la publication des Aiia à
sa fille, d'une fort belle lettre peu connue qui en fait le com-
plémenl, Le.llre ù madame la Supérieure de la Madeleine de
Tresnel, sur l'éducation d'une jeune demoiselle.
Ces dcu.x ouvrages sont indispensables l'un à l'autre. La
Lettre prend la jeune fille en bas âge, et les prescriptions en
sont sages dans leur sévérité:
~ Il faut ûlre en garde contre les grâces de l'enfance, dont elle suit
se servir très avonlageusement pour arracher ce qu'elle veut de nous.
On reronnail là une lectrice de La HocUefoucauld, qui cher-
che le mobile el l'intérêt derrière la grâce même. Il faut se
défendre des compliments: ils donnent aux enfants la vanité:
— Il faut leur inspirer qu'il n'y a rien de si grand que de dire fran-
chement ; j'ai lor(, et se garder de les punir des fautes avouées.
— Qu'ils regardent l'estime comme le premier des biens et le mépiia
;onru»e le plus grund dos maux. ,
Toute celte lettre est admirable. C'est comme un beau
préaml)ulc aux Avis.
Elle a dit toute sa pensée sur le rôle de la femme, dans
ine autre lettre à Fonelon, dont le Traité de l'Education des
ilU's fui son modèle.
— On n'allend rien de nous, on ne nous demande que des agn^nifOls,
ît on nous lient quitte du reste.
Elle le répète dans les Avis, et elle déclare que <c rien n'est
534 HISTOIRE DE LA LITTÉKATIRE FRANÇAISE
si mal entendu ». Pour y parer, que de belles réflexions elle
prodigue à sa fille. i4iês aux laides :
— Les belles personnes porlenî' sur le front des lettres de recom-
mandation.
.Mais si vous n'êtes pas belle, c'est une autre affaire, a On
ne vous fera grâce de rien; c'est une grosse affaire quand il
faut que le mérite se fasse jour à travers la laideur. » Elle
n'esj pas encourageante. Elle exagèn». Chapitre des modes:
— Il faut donner à la mode ce qu'on ne i^eut lui refuser.
Elle ne veut pas des spectacles pour sa fille : il n'y avait
pas alors de théâtre blanc ni bleu, et ce n'était peut-être pas
une grande perte. Elle tient qu'il n'y a point de dignité à se
montrer toujours. Mais c'est surtout sur le chapitre de l'ins-
truclion qu'elle est instructive. Il faut l'écouter :
— Il est bon que les jeunes personnes s'ccupent de sciences solides.
L'histoire grecque et romaine élève Tàme, nourrit le courage par les
grandes actions qu'on y voit. Il faut savoir l'histoire de France; il
n'est pas permis d'ignorer l'histoire de son pays. Je ne blâmerais pas
même un peu de philosophie, surtout de la nouvelle, si on en est capa-
ble : elle vous met de la précision dans l'esprit, démêle vos idées, el
vous apprend à penser juste. Je voudrais aussi de la morale. A force
de lire Gicéron, Pline et les autres, on prend du goût pour la vertu,
il se fait une impression insensible qui tourne au profit des mœurs. La
pente aux vices se corrige par l'exemple de tant de vertus ; el rare-
ment trouverez-vous un mauvais naturel avoir du gotit pour ces sor-
tes de lectures. On n'aime point à voir ce qui nous accuse, et ce qui
nous condanme toujours.
Pour les langues, quoique une femme doive se contenter de parier
celle de son pays, je ne m'opposerais pas à Tinchnation que l'on pour-
rait avoir pour le latin : c'est la langue de l'Eglise. Elle vous ouvre
la porte de foules les sciences ; elle vous met en société avec ce qu'il
> a de meilleur dans tous les siècles.
La poésie peut avoir des inconvénients. J'aurais pouilant peine à
interdire la lecture des belles tragédies de Corneille ; mais sou\'eiit
les meilleures en vous donnant des leçons de vertu, vous laissent l'iffî-
pression du vice.
La lecture des romans est plus dangereuse : je ne voudrais pas que
l'on en fit usage. Le roman n'étant jamais pris sur le vrai, allume rima-
gination, affaiblit la pudeur, met le désordre dans le cœur, et, pour
])eu qu'une jeune pei^sonne ait de la disposition à la tendresse, hâte et
précipite son penchant. Il ne faut point augmenter le charme ni l'illu-
sion de l'amour ; plus il est adouci, plus il est modeste, et plus il est
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE Sio
dangereux. Je ne voudrais point les défendre ; toute défense blesse la
liberté, et augmente le désir ; mais il faut, autant^ qu'on peut, s'accou-
tumer à des lectures solides, qui ornent l'esprit et fortilient le cœur ;
on ne peut trop éviter celles qui laissent des impressions difticiles à
effacer.
Modérez votre goût pour les sciences extraordinaires ; elles sont dan-
gereuses, et elles ne donnent ordinairement que beaucoup d'orgueil ;
ellos démontent les ressorts de l'ùme. Si vous avez uno imagination
vaste, vive et agissante, et une curiosité que rien ne puisse arrêter,
il vaut mieux occuper ces dispositions aux sciences, que de hasarder
qu'elles .^e tournent au protit des passions ; mais sihj^cz que les liJles
doivent avoir sur les sciences une pudeur presqu'aussi tendre que sur
les vif'Cs-
Soyez dune en garde contre le goût du bel esprit : ne vous amusez
point à courir après des sciences vaines, et après celles qui sont au-des-
sus de votre portée. Xotre Ame a bien plus de quoi jouir, qu'elle n'a de
quoi connaître : nous avons les lumières propres et nécessaires à
notre bien-être ; mais nous ne voulons pas nous en tenir là : nous
courons après des vérités qui ne sont pas faites pour nous.
Si la page do cette femme savante est remarquable, n'est-ce
pas par la modération et la mesure ?
Ce livre est ainsi plein d'excellentes choses dont les jeunes
filles ne sont pas seules à profiter ou à avoir besoin. Un trait
particulier, (pii réparait souvent, c'est la sympiilhie pour les
humbles, avec son corollaire ordinaire, le mépris des grands
qui ne sont que des grands. Elle disait à son lîls : y Vanter sa
race, c'est louer le mérite d'autrui », du même ton dont
M. Poirier dit. à son noble gendre : « Mais vous, vous n'êtes
pas mort à la ci'oisade ! » Avant Figaro, elle avait dit :
— Sommes-nous en droit de vouloir nos domestiques sans défauts,
nous qui leur en montrons tous les jours ?
Nos ministres eux-mêmes pourraient y lire avec fruit par-
dessus l'épaule des jeunes filles l'exemple de ce favori qui
disait :
— Quand la fortune me renverra à mon premier état, je suis tout
prêt
Mme de Lambert fut une femme de lettres honteuse, en ce
sens qu'elle rougissait de l'être. On la raillait de restaurer la
Chambre Bleue, et elle était sensible à ce reproche. Fonle-
nelle nous dit qu'elle avait soin de se rassurer en protestant
336 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAIS!:
que dans sa maison, accusée d'esprit, il se faisait une noble
dépense, et il venait plus de grands seigneurs que d'écrivains.
Elle avait la pudeur de ses livres. Ceux-ci méritaient un sort
plus doux. C'est par les livres que son nom lui a survécu. Les
lustres de son salon sont depuis longtemps éteints sous les
lustres des années ; mais ses écrits nous out conservé ses hé-
roïques campagnes en faveur d'un féminisme éclairé et dis-
tingué. Quant à elle-même, si elle revit, c'est dans les mé-
moires du temps, c'est dans les romans, dont elle favorisa
l'évolution vers le roman de mœurs, c'est dans la marquise
de Chaves, de Le Sage, c'est dans la Madame de Miran, de la
Vie de Marianne par Marivaux, et ce ne sont pas de médiocres
titres à notre intérêt d'avoir été choisie par son temps conune
le modèle de la femme d'esprit, en même temps qu'on la louait
d'être femme de cœur ; d'avoir su concilier la littérature et
la maternité, séduire le bel esprit Lamotte et l'évêque Féne-
lon, d'avoir, au total, été le plus louable représentant de
cette préciosité si excellente quand elle est bonne, si mécon-
nue et si calomniée, qui est l'une des faces de l'esprit français,
et qui signifie : atticisme et distinction.
Toute proche d'elle, habitait une autre grande dame de lettres.
Mme Doublet de Persan (1) aimait les nouvelles mondaines
et littéraires. Restée veuve, sans fortune, après la mort de
M. Doublet, elle se retira dans un des appartements exté-
rieurs du couvent des Filles-Saint-Thomas. Elle v demeura
quarante ans sans sortir. On venait la voir, lui raconter les in-
cidents de la vie parisienne. Il y avait là Tabbé Legendre,
Bachaumont, son commensal, Alexis Piron, l'abbé Chauvelin,
les frères La Curne de Sainte-Palave, fondateurs des études
médiévales ; Foncemagne l'antiquaire, d'Argental, Voisenon.
C'était la Paroisse. On tenait registre des conversations :
ce furent les Nouvelles à la main, comme aussi ce fut le ber-
ceau des Mémoires secrets pour servir à Vhisloire de la Ré-
publique des Lettres en France depuis 1762 {usqu'en 1787,
par Bachaumont et par Pidanzat de Mairobert, qui se tua,
compromis dans les affaires du marquis de Brunoy, puis par
il) 1677-1771.
HISTOIRE DE LA LITTÉR.VTIKE FRANÇAISE 537
Mouffle d'Angen^ille. Mn gai souper suivit la séance des
entreliens. Mme Doublet mourut à 94 ans : son dernier mot
fut de gourmander le prêtre qui en l'administrant, avait dé-
rangé le rouge de ses joues. Il reste de ce salon, les 36 volumes
des Mémoires, chaos de renseignements amusants et utiles,
indiscrets et pervers comme le sénile Bachaumont lui-même,
document indispensable à la connaissance de la société de
cette époque triste, babillarde, frivole et déshabillée, si fidè-
lement personnifiée encore par Claudine de Tencin.
Claudine-Alexandrine Guérin de Tencin (1), ex-religieuse
dominicaine du monastère de Montfleury, chanoinesse du no-
ble chapitre de Veuville-les-Dames en Bresse, dame de la
baronnie de Saint-Martm en Tîle de Ré, est célèbre par ses
amours, ses intrigues et son salon littéraire.
Elle était fille cadette de la famille Guérin. Elle avait un
frère abbé qui disait toujours oui. On l'appelait l'abbé Oui-Da!
Par contre, sa sœur était Mlle Nenni. Sa mère lui dit : « Si
dans un an, tu n'es pas mariée, le voile ! » Elle le fît comme
elle le dit.
Claudine démoralisa le couvent de Montfleury. Elle fut chas-
sée, vint à Paris, fît des amis, trafiqua avec Law, lassa le
Régent, se contenta de Dubois, fut accusée de la mort du
conseiller Lafresnaye qui s'était seulement suicidé pour elle,
s*aboucha avec Richelieu dont on disait que c'était un honneur
d'être déshonoré par lui, fît avec lui de l'amour et de la poli-
tique, eut un salon de lettres, envoya tous les ans à ses amis
écrivains en détresse, une culotte de velours noir, et mourut
en disant: a Ixîs gens d'esprit font beaucoup de fautes de con-
duite, parce (ju'ils ne croient jamais le monde aussi bête
qu'il est. » Fontenelle lui fit cette oraison funèbre :
— Elle connaissait mes goûts ot m'offrait toujours le mets que je
préférais. Je ne trouverai pas cela aux dîners de Mme Geoffi in.
Comme on connaît les femmes, on les honore.
L'histoire de ses amours, si incomplète qu'elle soit encore,
(1) 1682-1749.
538 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FaVNÇAÏSE
demanderait un volume. Une liste exacte de ses amis serait
une belle nomenclature : le Régent, le cardinal Dubois, d'Ar-
genson, le financier Law, Tabbc de Louvois, le duc de
Richelieu, Brolingbroke, Dillon, son médecin Astruc, de La-
motte-Iloudart, le vieux Fonienelle, d'Argental, le chevalier
Destouches (dont elle eut un fils, d'Alembert), le banquier de
la Fresnaye. Nous en passons. Elle fut vraiment, selon l'ex-
pression de Richelieu, « la maîtresse de tout le inonde ».
Elle était capable d'autres fautes : on la soupçonnait de
n'être pas restée étrangère à plusieurs affaires d'empoison-
»ement. On louait, devant l'abbé Trublel, ses bonnes ma-
nières et sa douceur : « Oui, dit l'abbé, si elle avait intérêt
à vous empoisonner, elle choisirait le poison le plus doux. »
Les intrigues d'amour ne lui suffisaient point ; depuis le jour
où elle s'évada du couvent de Montfleury, elle tâcha « de
concilier, dit-elle, le plaisir et l'intérêt » et de jouer par
ses amants un rôle politique. Elle y réussit. Grâce à Dubois,
elle devint une puissance dans l'Etat, et fit nommer son frère
cardinal. Grâce à son excellent ami Law, elle fit sa fortune ;
grâce à Fontenelle, elle s'entoura d'écrivains et de beaux es-
prits, ce qui était sa dernière ambition. La gloire littéraire
la tenta ; elle écrivit des romans de sentiment et d'aven-
tures, dont le plus célèbre, le Comte de Comminges, est
encore d une agréable lecture ; elle lut théologienne et entre-
tint une correspondance avec le pape Benoît XIY. Son esprit
était vif et pénétrant ; plusieurs de ses jugements littéraires
sont d une singulière profondeur ; l'on cite d'elle ce mot,
qu'elle aurait dit en i7i7, et qui prouve la sûreté de son coup
d'œil : « A moins que Dieu n'y mette visiblement la main, il
est physiquement imposisible que TElat ne culbute. »
A la mort de iMme de Lambert, <( le Mardi, dit l'abbé Trublet,
fut chez iMme de Tencin ». Elle eut le salon à la mode. Les
invités lui reconnaissaient beaucoup desprit et s'inquiétaient
fort peu du reste. Il fallait une grande dame, riche et ins-
truite pour héberger les gens de lettres ; elle seule était ca-
pable d'exercer cette mission. Quelques années plus tard, à
son déclin, Mme Geoffrin viendra guetter son héritage, et
prendre des leçons à son école. « Savez-vous ce oue la Geof-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 539
frin vient faire ici, dira-l-elle, elle veut voir ce qu'elle pourra
recueillir de mon inventaire. »
Ainsi, pendant le xviii'' siècle, se succédèrent les « bureaux
d'esprit ».
On nuironlrait aux Mardis de Mme de ïencin, Marivaux,
Montesquieu, Duclos. La Molhe, Piron, Helvétius, Fontenellc
qui était de fondation. Selon l'usage, (juelques étrangers,
Bolingbroke, Chesterfield, Tronchin, venaient se joindre à
ceux qu'elle appelait ses « bêles », et sa « ménagerie ».
Elle gouvernait son monde d'assez haut, faisant des cadeaiix,
mais disant à plus d'un ses vérités. La conversation était
moins sérieuse que chez Mme de Lambert, mais tout aussi
philosophique. Si nous en croyons Marmonlel, il y manquait
parfois, malgré la gaieté (jue la maîtresse de maison savait
ramener, un peu de naturel et de laisser aller. Il y avait là
plusieurs « faiseui's de phrases ». Marivaux était « fort attentif
à se bien exprimer », et le vieux Fonlenelle, horriblement
sourd, ne pouvant plus écouter, se consolait en discourant
sans fin.
Le règne de Mme de ïencin dura jusqu'à sa mort, en ITiO.;
son salon était devenu illustre ; nul ne se souvenait plus de son
orageuse jeunesse, des tragiques aventures auxquelles son
nom était mêlé, et des jours qu'elle avait passés à la Bas-
tille.
Mme de Tencin avait bien désigné sa légataire : ce fut
Mme (ieoffrin.
Il V avait deux dîners de fondation, rue Saint-Honoré, celui
du lundi pour les artistes, où l'on voyait Boucher, Van Loo,
Vernet, Lagrenée, Latour; celui du mercredi pour les gens
de lettres, dont d'Alembert, Morellet, Raynal, Grimm, d'Hol-
bach, Marivaux, Marmontel étaient les habitués. Pour faire
la liaison des deux mondes, quelques littérateurs étaient in-
vités au souper des artistes, et réciproquement. Le mercredi
comme le lundi, l'on ne rencontrait pas d'autres femmes que
Mlle de Lespinasse.
Mme Geoffrin (1) était jolie; son portrait peint par \attier,
^1) 1699-1777.
540 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
a grand air et donne l'impression d'une grande, belle el jo-
lie femme avec des traits réguliers, un visage en ovale parfait,
les cheveux rebroussés droit au-dessus du front, le nez grec,
les yeux beaux et grands, la poitrine plastique.
Ne songez plus à la vieille Mme Geoffrin, gravée par Miger,
l'air pensif, la figure allongée par les joues autrefois si fraî-
ches, aujourd'hui tombantes ; c'est la vieille femme, gravée
aussi par Chardin (musée de Montpellier), peinte par Hubert.
Robert dans une série de panneaux qu'elle commanda elle-
même et qui figurent des scènes de son existence intime :
Mme Geoffrin dans sa chambre à coucher, dégustant une
t^sse de chocolat ; Mme Geoffrin, déjeunant avec les reli-
gieuses de l'abbaye de Saint-Antoine de Paris. Elle soignait
sa postérité.
Il y eut une Mme Geoffrin, jeune orpheline, élevée singuliè-
rement par une singulière grand'mère, grand'maman Chemi-
neau.
Ses derniers historiens, de Ségur et Tornezy, ont dé-
pouillé les sept grands cahiers reliés en maroquin vert, écrits
de la main de Mme Geoffrin et qui sont actuellement chez la
marquise d'Etampes; et aussi les papiers manuscrits de la
fille de Mme Geoffrin, Mme de La Fertc-Imbault, et encore
une collection de lettres adressées à Mme Geoffrin par l'im-
pératrice Catherine, et également les lettres de Mme Geoffrin
à Hume, qui sont à la société royale d'Edimbourg. Ce sont
là de précieux et nouveaux documents pour mener un sup-
plément d'enquête.
Mme Geoffrin est l'une des plus bi-illantes parmi ces char-
mantes figures de femmes du xvin* siècle, Mmes de Lambert,
de Tencin, d'Epinay,do La Fayette, du Deffant, du ChateleU de
Staal-Launay, du Maine, de Staël, etc.
Regardez ce joli portrait que fit Horace Walpole de cette
illustre bourgeoise « d'une roture infinie ». Il dit d'elle:
(( Mme Geoffrin est une femme extraordinaire qui possède
plus de sens commun que je n'en ai jamais rencontré pour
découvrir les caractères et les pénétrer jusqu'aux derniers
replis, et un crayon qui n'a jamais manqué un portrait, ordi-
nairement peu flatté : elle exige et elle conserv-e en dépit de
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 541
sa naissance et des i)réjugés absurdes d'ici sur la noblesse,
une véritable cour et beaucoup d'attentions. Elle y réussit par
mille petites manœuvres et par une franchise et une sévérité
qui semblent être son seul moyen pour attirer chez elle un
concours de monde; car elle ne cesse de gronder ceux qu'elle
veut s'attacher. Elle a peu de goût et encore moins de savoir,
mais elle protège les artistes et les auteurs, et elle courtise
un petit nombre de personnes pour avoir le crédit nécessaire
à ses protégés. Elle a fait son éducation sous la fameuse
Mme de Tencin qui lui a conseillé de ne jamais rebuter au-
cun homme, parce que, disait son institutrice, quand même
neuf sur dix ne se soucieraient pas plus de vous que d'un sol,
le dixième peut devenir un ami utile. »
Ah ! la délicieuse femme ! On ne la connaît, on ne la voit
que vieille et célèbre, parce que sa jeunesse fut obs'.ure. Il fal-
lait éclairer cette jeunesse.
Mlle Rodet habitait rue des Prouvaires, chez son père, un
commissaire contrôleur juré, mouleur de bois de la ville de
Paris. Devenue orpheline, elle habita chez la grand'mère Che-
mineau, rue Saint-Honoré, — une femme qui prisait plus le
jugement que le savoir. Elle disait : « Si ma petite-fille est
une bêle, le savoir la rendrait confiante et insupportable ; si
elle a de l'esprit et de la sensibilité, elle suppléera par son
adresse à ce (ju'elle ne saura pas. »
Il est curieux de voir que Mme Geoffrin, qui devait plus tard
tenir un salon littéraire et obtenir un grade élevé dans le
corps des bas-bleus, n'a pas reçu d'instruction dans sa jeu-
nesse. Même le maître à danser fut congédié. « Quand cette
enfant, disait la grand'mère, voudra sauter, elle sautera ; elle
n'a que faire d'être une danseuse. » C'est un type, cette
grand'mère Chemineau, d'esprit droit, solide, résolu et sim-
ple. Elle fit apprendre à Thérèse (Mme Geoffrin, jeune fille,
s'appelait Thérèse Hodet) le chant, mais sans accompagne-
ment d'instruments ; elle n'en voulait à aucun prix : « Cela
fait trop de bruit. »
Thérèse se jeta d'abord dans la dévotion et le mysticisme.
A quatorze ans, on parlait d'elle dans le quartier, el Diderot
lui-même avait remarqué cette fillette « en cornette plate, en
342 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
mince et légère siamoise». Elle pensait aux ordres. L'an
d'après^ elle épousait un vieux veuf riche, AI. Geoffrin, fabri-
cant de glaces et miroirs. Il avait cinquante ans ; elle en
avait quinze.
Ce ménage bizarrement assorti, logea dans cet hôtel de la
rue Saint-Honoré, dont Fa façade exisfe encore au n"* 372, et
qui allait devenir le royaume du bel esprit.
Les premiers temps furent calmes. M. Geoffrin avait tout
lieu de s'estimer heureux d'avoir trouvé une jeune femme
modeste, rangée, économe. Il comptait sans la littérature. Sa
femme connut cette gredine intelligente qui fut la marquise
de Tencin, femme supérieure en tout, en esprit et en vice,
qui déposa un soir son enfant surdes marches de Saint-Roch,
sans se douter qu'il était d'Alembert.
Ce fut pourtant elle qui servit de marraine à Mme Geoffrin
dans le monde des lettres. Elle l'attira dans son salon.
Mme Geoffrin y fit ses orges. Elle plut à tous les habitués,
et elle les entraîna tous dans ses salons à elle, qu'elle ouvrit
en son hôtel tle la rue Saint-Honoré.
Ce fut grand émoi ; M. Geoffrin, qui s'était arrangé une
petite vie si tranquille, poussa les hauts cris devant cette inva-
sion de beaux esprits et de gros appétits.- Ce furent des que-
relles, des disputes à l'occasion de chaque dîner. Il finit par
céder en maugréant, et se résigna à se rcncoigner dans son
fauteuil, dans un coin du salon rempli de célébrités, silen-
cieux, solennel, ennuyé. Un jour sa place demeura vide. On ne
le remarqua pas. Plus tard, lorsqu'un habitué s'avisa de ré-
clamer ce vieux monsieur qu'on voyait toujours là et qui ne
disait mot, la maîtresse de la maison répondit : « C'était mon
mari. Il est mort. » Et ce fut tout. On ne parla plus do
M. Geoffrin, et personne n'en a plus parlé.
Mme Suard admirait Mme Geoffrin « avec sa taille élevée,
ses cheveux d'argent couverts d'une coiffe, sa mise si noble et
si décente, et son air de raison mêlée à la bonté. » Raison
et bonté, raison surtout, tels sont bien les traits dominants
de son caractère ; ajoutons-y une pointe d'orgueil bourgeois,
une intime satisfaction de se savoir regardée, presque illustre,
de se dire qu'on a le plus be^u salon littéraire de Paris. Mais
• <
HISTOIRE DE LA LITTÉIUTIRE FRANÇAISE lyi'â
sa saine raison la préserva presque toujours du riilirule, et
lui tint lieu d'espril.
Walpole écrivait :
« La prochaine fois que je la verrai, je compte bien lui
dire : « O Sens commun, assieds-loi là ! »
A défaut d'autres talents, elle eut du moins celui de rendre
son salon le i)Ins célèbre de la ville, et le plus important du
siècle. Les étrangers de marque, étant de passage à Paris,
se croyaient trop heureux d'être admis une seule fois chez
elle. L'Allemagne, l'Italie, l'Angleterre étaient représentées
rue Saint-Honoré par Creutz, Galiani, Hume et Walpole.
Ce bon M. Geoffrin avait, en fabriquant des glaces, gagné
une fort Eelle fortune, et Mme Geoffrin faisait bien les choses.
Est-ce unufuement aux qualités de son esprit, au charme
de sa causerie dont ses amis nous i>arlent, que Mme Geoffrih
dut son succès? Est-ce aux petits cadeaux dont elle comblait
son monde? Nous n'osons le dire. Elle avait, il faut le recon-
naître, un certain art de conduire la convei*sation, de l'arrê-
ter au bon moment sur le bord de la plaisanterie illicite.
Burigny, le vieil académicien, lui senait de majordome, et
c'est à lui qu'elle s'en prenait de tous les faux pas que faisait
la causerie. Sa familiarité voulue, ses façons de maman gron-
deuse, étaient au fond assez habiles, et lui permettaient de
gouverner un peu son salon. Tous les sujets n'étaient pas per-
mis, rue Sainl-Ilonoré ; il ne fallait ni trop de gaieté ni trop
de philosophie : surtout pas d'opinions avancées. Mme Geof-
frin aimait fort l'Encyclopédie, mais elle avait sa tribune à
l'église des Capucins, et voulait rester l'amie de tout le monde.
C'était pour les habitués de l'hôtel une très mauvaise note que
d'avoir été embastillé, môme i>eu de jours : Marmontel en
sut (pielque chose.
' En 1706 un grand événement marqua un beau jour dans
la vie de Mme (ieoffrin. Stanislas Poniatowski, celui (pielle
avait connu et reçu chez elle tout enfant, lui avait écrit un
jour : <^ Maman, votre fils est roi », et l'avait invitée à venir
le visiter dans sa coin*. Mme Geoffrin accepta l'invitation.
Otte bourgeoise <le Pai'is, ciui n'avait jamais dépassé Poissy
à l'ouest cl SuinL Denis au nord, se mit en route pour la Po-
544 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
logne. Ce voyage fut une sorte de triomphe. Mme Geofïrin
était illustre ; tout le long du chemin, des princes, ses an-
ciens invités, vinrent la saluer comme une souveraine. A
Vienne, on lui rendit les plus grands honneurs. En Pologne
enfin, l'attendrissement atteignit à son comhle. Un moment
même, la gloire tourna la tête à Mme Geoffrin ; malgré son
grand bon sens, elle perdit un peu le sentiment du ridicule,
et ne s'en aperçut que plus tard, lorsqu'elle fut revenue parmi
les siens, dans son paisible royaume de la rue Saint-Honoré.
L'originalité, ce fut de voir cette femme sans naissance,
sans titre, vivant avec quarante mille livres de rentes, pren-
dre le haut pas sur la société mondaine et lettrée : ce salon
bourgeois brillait devant les plus aristocratiques maisons de
Paris, et devenait le centre, le foyer des lettres françaises,
sans noblesse et sans richesse, car Marmontel nous confie
qu'on y dînait le plus souvent d'une omelette, d'un poulet et
d'un plat d'épinards.
Elle était secondée par sa fille, d'une gaieté intarissable,
d'une gaieté immortelle, disait Maupertuis, rieuse et folle, la
future Mme La Ferté-Imbaull, qui devait plus tard succé-
der au salon académique de sa mère les réunions, sur sa ter-
rasse, de l'ordre dont elle avait la grande maîtrise, Tordre des
Lanfurelus et des Lampons. Sa mère se fût voilé la face, si
elle les eût entendus chanter. Les salons se suivent et ne
se ressemblent pas.
Mme Geoffrin avait une rivale, la marquise du Deffand (1),
celle qui l'appelait « la Geoffrin » tout court, et qui fit à sa
mort ce mot méchant, quand Morellet, Thomas et d'jMem-
bert lui composaient des oraisons funèbres: « Voilà bien du
bruit poui* une omelette au lard ».
Dana son appartement du couvent de Saint-Joseph, rue
Saint-Dominique. Mme du Deffand recevait une société moins
nombreuse cl plus choisie. Elle excluait les médiocrités, ne
faisait pas grand cas des artistes, et n'aimait pas beaucoup
les « philosophes in-foHo ». Par exception, elle accueillit
(1) 1697-1780.
HISTOIRE DE LA LITTÉR.\TLRE FRANÇAISE 345
(rAIcmberl avec quelques-uns des cncyclopéilislcs, et n'eut
pas lieu de s'en féliciter. Elle marchandait ses bonnes grâces
même à ceux qui passaient pour ses amis, et se livrait peu :
(( Des imbéciles, disait-elle, qui ne débitent que des lieux com-
muns, qui ne savent rien et ne sentent rien; quelques gens d'es-
prit pleins d'eux-mêmes, jaloux, envieux, méchants, qu'il faut
haïr ou mépriser... )> C'est de ses invités qu'elle parlait. Elle les
supportait néanmoins, car eux seuls pouvaient la distraire de
son incurable lassitude. Et pourtant, malgré son éternelle froi-
deur, et le mordant de son esprit, elle avait un grand charme
et on le subissait. Elle était impitoyable dans ses moqueries,
vous prenait les gens sur le vif, en faisait d'un mot la carica-
ture, et s'amusait méchamment de tout le monde, mais avec
tant d'esprit, qu'on était toujours de son avis.
Un mol revient sans cesse dans ses Lettres, et nous donne le
secret de son caractère : l'ennui. La marquise du Deffant s'en-
nuyait, et c'était chez elle une souffrance continue, une mala-
die sans remède. De sa jeunesse et de ses romanesques débuts
dans le monde au temps de la Régence, elle gardait un fonds
d'amertume, une méfiance générale à l'égard des hommes, une
froideur souveraine. Son cœur s était desséché de bonne heure;
elle était toute intelligence et toute esprit, incapable de senti-
ment et navrée de se savoir telle. Sans foi religieuse, et sans
foi philosophique, se sentant l'àme déchirée, elle chercha dans
l'amitié un refuge (ju'elle ne trouva pas. Le Président Hé-
nault, Voltaire, Pont de Veyle, furent pour elle, d'excellents
amis, discutèrent son scepticisme, lui firent passer quelques
heures en l'écoulant analyser son malaise, en s'entretenant par
lettres avec elle, dé morale, de littérature, et d'elle-même à
propos de tout cela. Mais ils souffraient un peu de la môme
détresse, et leurs ennuis ne se consolaient pas l'un par l'autre.
1-^s Lettres de Mme du Deffant, qui sont peut-être, après celles
de Mme de Sévigné, le chef-d'œuvre de notre littérature épis-
tolaire, nous racontent par le menu l'histoire de cette âme en
peine, les progrès de son pessimisme et ses stériles discussions.
Son salon, sa domination littéraire, qui fil triompher d'Alem-
bert à l'Académie, semblèrent un moment l'arracher à son
oterncl désenchantement. Une autre infirmité alors la frappa.
35
L
546 HISTOIRE DE LA UTTÉRATURE FRANÇAISE
Elle devint aveugle. Ses amis ne furent pas moins empres-
sés autouj* d'elle, mais la « nuit de mort » qui l'entourait, et
rînaction et la méditation continue à laquelle elle se trouvait
conti'ainte, n'étaient ]>as faites poiu* soulager le malaise de son âme
Enfin, vers 1766, ayant déjà usé sa vie et touchant à ses
soixante-dix ans, elle connut Horace Walpole, le reçut chez
elle, devint sa correspondante et, unpeusurlelard. s'épritdehii.
Walpole craignant le ridicule, voulut en vain la décourager.
Ses rudesses et ses rebuffades, loin de calmer cette affection,
l'exaspéré rent. Ce fut une amitié ardente, disons le mot, ud
amour véritable, et sans exemple. Ce besoin de lendres5>os
et de larmes, qu'elle avait au fond du cœur et dont elle souf-
frait depuis si longtemps, put enfin se satisfaii'e. Elle pleura
et se trouva heureuse. Ces dernières années furent les plus
douces de sa vie.
Mais avant de connaître Walpole, Mme du Deffanl avait
été douloureusement atteinte dans son amour-propre. En 1752,
elle avait ramené, d'un voyage en Bourgogne, une demoiselle
de compagnie, qui lui était un peu parente et qui s'appelait
Mlle de Lespinasse (1). La nouvelle venue, sans être jolie, se
trouvait avoir par Tespril et le charme de ses manières, autant
de séduction que sa maîtresse.
Elle causait délicieusement. On sut bientôt quelle écrivait
de même. Dès le premier jour, on la remarqua, et d'Alembert
lui fut conquis. Bientôt les invités de Mme 4lu Deffant pri-
rent la fâcheuse habitude d'arriver rue Saint-Dominique
une heure avant que la marquise fût visible, pour causer avec
Mlle de Lespinasse. Marmontel, d'Alembert, Turgot, Condor-
cet avaîl ourdi cette conspiration. Mme du Deffanl ne tarda
pas à la découvrir ; son orgueil en souffrit [>rofondément, elle
cria à la trahison, et Mlle de Lespinasse fut chassée comme
une domesli(iue. Mais tous ses amis la suivirent, et avec l'aide
(le Mme Geoffrin (qui n'était pas fâchée de l'aventure), l'iustal-
Icrent rue de Belle-Chasse, à quelques pas du couvent de Saint-
Joscplî. C'est là qu'elle eut à son tour son salon littéraire ;
c'est là ([u'rmigrèrent beaucoup des anciens amis de sa maî-
1) 17:J2-1776.
lllSTOiRli: DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE TJiT
lr€sse. Il régnait chez elle plus de libeiié et d'abandon. 11 y
lïvaii moins de grands seigneur^? e\ plus de |diilusophes :
irAlemberl, Tui-got, Condillac, Mably, Suard, Thomas, Mur-
luonlci. Aille de l^spinasse avait appris de sa maîtresse l'art de
iliriger lentretieu : <( Nulle part, écrit Mai-monlel, la conver-
sation n'était plus vive, plus brillante, ni mieux réglée que
chez elle. C'était un raie phénomène que <:c degré de chaleur
tempérée et toujours ég^le où elle savait l'enti'eteuir, soit en ia
modérant, soit en l'animant tour à tour. La continuelle acti-
vité de son être se communiquait à son esprit, mais avec
mesure : son imagination en était le mobile^ sa raison, le régu-
lateur. » Ce mot <c la raison » revient souvent dans les juge-
ments des contemporains sur Mlle «le I^espioasse : elle passa
pour une personne très raisonsaMe, ayant comme sa protec-
trice un peu plus d'esprit que de cœur. Sa rorres]>ondanre,
publiée par la suite, nous l'a montrée sous un tout autre
jour, en nous livrant le secret d'un drame poignant qui se
passait diins son âim» e4 qiM? le monde ignoriiil.
Du vivant de Mlle de Lespiftasse, on la supposait à tort la
niaîtresse de d'Alembert, parce que cchii-ci était venu ha-
biter sous son toit; personne no lui connaissait d'autre amour.
On apprit plus tard, quand furent publiées les lettres à
M. de (iuiborl. que ce clair legard. iet cv si ralme visage
avaient pendant des années caché l'àme la plus orageuse, la
plus tounnefitée d'amour et de remords. « Quelque jour, écri-
vail-dle à d'Alembert, je vous conterai des rlnises (pion ne
trouve point dans les romans àe Prévost, ni dans ceux de
Hichardson. » Maïs il n^avait jamais reçu d'autres confi-
dences. Il ignora son roman. Le cendre du comte d'AramIes,
le célèbre ministre espagnol, "M. de Mora, gentilhomme ([ui
fut «n moment « Tespon* de TEspagne », et qui irrounil très
jeune, avait séjourné à Paris en 1706. Mlle de Lespifiasse
le rencontra; et ils s ainuM^nt.
Mais bientôt M. de Moia dut regagner l'Espugne. malade
de îa poitrine et déjà 4ondamné. Deux ans |dus tard. s(» sen-
tant à bout de foires, et vendant revoir celle qu'il aimait, il
partit de Machid pour la France. 11 n'eut pas le leinp> d'arri-
ver, et mourut en chemin à Bordeaux. Mlle de Kespi nasse ne
548 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
l'avait pas oublié; mais elle avait rencontré depuis son départ,
un autre homme, illustre lui aussi, ou prêt à 1 elre, croyail-on,
M. de Guibert ; et malgré ses remords, malgré le souvenir
de son ami qui se mourait, elle n'avait pu s'empêcher de Tai-
mer éperdument. Alors commença dans son âme une lutte
affreuse, un tourment de tous les jours, que la mort de M. de
Mora rendit plus douloureux encore. Véritable victime de
Tai^our, Mlle de Lespinasse resta à jamais déchirée entre
sa nouvelle passion et ses remords. Elle goûta Tâpre joie de se
sentir anéantie, vaincue, par un sentiment fatal, se méprisa,
se maudit elle-hiême, et ne put s'empêcher d'aimer. Ses lettres
à M. de Guibert, sont le plus frémissant livre d'amour qu'il y
ait dans toute notre littérature, et jamais le hasard n'avait mis
un tel talent au service d'une telle passion.
Ce drame intérieur ne dura pas longtemps. En 1776, IroLs
ans après le jour où elle avait rencontré M. de Guibert, à bout
de forces, épuisée de souffrances et de larmes contenues (car
elle avait su rester la même aux yeux du monde), Mlle de
Lespinasse vit venir la mort qu'elle avait ardemment sou-
haitée.
Si Mlle de Lespinasse fut la rivale de sa maîtresse, MUe de
Launay (1) faillit avoir le même sort.
La turbulente duchesse du Maine, voulant un jour se mo-
quer par lettre de son ami Fontenelle, se souvint d'une de ses
femmes de chambre, qui venait comme lui de Normandie, et
qui le connaissait assez bien. C'était Mlle de Launay. Elle la
prit pour secrétaire, et fut tout étonnée qu'elle eût de les-
prit. Fontenelle de son côté, ayant r^çti la missive, s'extasia
el voulut en connaître l'auteur. La soubrette fut tirée de son
obscurité ; les habitués de Sceaux, frappés de son intelli-
gence, l'admirent aussitôt à leurs réunions, aux fameuses
Nuits Blanches. Tous devinrent ses amis ; elle eut même un
soui)irant, le vieux Chaulieu.
Mais elle était pauvre, de naissance à peine honorable (elle
porlait le nom de sa mère), el condamnée à subir la protec-
(1) î 684-1750.
HISTOIRE DE LA LITTÉllATLUE FRANÇAISE 549
tion autoritaire de la duchesse, qui malgré ses succès d esprit
la maintenait toujours dans une sorte de domesticité. Lorsque
fut ourdie cette fameuse et plaisante conspiration de Cellamare,
dirigée contre le Régent, Mlle de Launay se trouva compi omise
par les folies de sa maîtresse, et fut embasiilléo. Ce fut le
meilleur moment de son existence. « En prison, dit-elle, on
ne fait pas sa volonté, mais on ne fait pas non plus celle
d'autrui. » Elle y resta près de deux années, crut un moment
aimer son compagnon de captivité, le chevalier de Mesnil, qui
se hâta de l'oublier dès qu'il fut sorti de prison; quand après
tous ces événements, elle retrouva celte petite égoïste que fut
la duchesse du Maine, elle fut accueillie par ces simples pa-
roles : « Ah ! voilà Mlle de Launay, je suis bien aise de vous
revoir », ce fut tout. Quelques années plus lard, elle épousait
un gentilhomme îIu régiment des Gardes Suisses, M. de Slaal;
pauvre connue elle, il ne put la soustraire à cette éternelle do-
mesticilé, dont elle avait déjà tant souffert.
Mme de Slaal de Launay n'était pas seulement spirituelle
causeuse. Ses Mémoires^ dans lesquels elle raconte en détail,
avec une gaieté un peu désabusée, sa vie pleine de déceptions
et d'aventures, tiennent, par Tinlérêt et les qualités du
style, une bonne place dans notre histoire httéraire.
Plus encore, Mnie de Graffigny fut avide de gloire litté-
raire (1). Elle ne se contenta pas d'être la reine d'un sa-
lon, de passer pour une femme d'esprit ; elle rêva d'autres
lauriers, et fut auteur. Mariée à un vieux chambellan du duc de
Lorraine, quinteux et brutal, elle dut s*en séparer, et vint à
Paris, comme un jeune poète de province, chercher fortune.
Elle essaya du théâtre; son premier drame, Cénie fut pres(|ue
un succès ; son second, la Fille d'Aristide, une éclatante dé-
faite. Mais un roman qu'elle publia en 1740, les Lettres dune
Péruvienne^ (ut bientôt dans toutes les mains. A vrai dire, il
le méritait assez peu, mais la mode était à l'exotisme, et
Mme de Graffigny nous menait au pays des Incas. Son héroïne
Zeila était une vierge consacrée au soleil, et cela plut autant
(Ij 16!)5-17j.S.
550 HISTOIRE DE LA UTTÉR.VTURE FRANÇAISE
que le rVnfïlodyle de MonteKHiuicu. I-es seuls noms lib Paciia-
niaciii.' cl (k- Mancdcapac lui gu;j;iU'reiil des ac'mii'atouTS. Le
slyle (lu 11I1IKUI éiait faible, mais la forme t'pis-lolaire, qiie
Mme de CirafligiiT emprunlail à Ridiardson, eut un succès de
iiotivi-auté el fil Iwtune. hcs-lil de la Bretonne et Housseau,
dyiiB la .\t'iii:cllr tlrloînf. usèrent du même procédé, Ims décla-
mations itlteiidrit's de l'adoi'atriee d*; Pachamacac oe nous (ont
phw verser de larmes ; les Lctirtu Péruiiciuws .sont oubliées.
Mais Mme de Graffigny ne nous a i»as seulement laisse ce
médiori'e romim et tes niaiivuibes ti'agédies. S'élanl arrOtée à
L'ii-cy en I7JS. forsquelk se i-eudait de Lorraine à Paris, elle
eut l"oct:a>~iou d'y voir \'oltaire et la maniuise du Chatelol.
Dans une série de lettres, tTrilcs à la diable, el qui n'étaient
pas faites |)Oiir le iiublic, elle nous a raconté eu détail les
journées dos amants illustres. Les lettres n'ont qu'un mérite
littéi'aire assez' mime, mais leur intérêt historique est capital.
\(ius Iroiniins là \"oI1aire intime, ni ehargé. ni flatté, ressem-
blant, irritable, maniaque, sans gène, grondeur et bomleiir ;
nous assistons aux séances du sr)ir, où il montre les marion-
nettes et la lanterne magiijiie ; et iu)us voyons la Belle Emilie
s'enfermer dan> son laboratoire, entre ses in-folio et ses coi-
nues. -Mme de tirafligny nt)us raroiile loul c'ela, d'ailleurs, sans
maliie. simiilement el utilement.
("est ia marquise du Cbatelel U), dont X'olfaire éri'ivait :
<i Lue l'omine qui a traduit et êelaiiTi .\e\\lon, et qui avait
fait une Iraduclion de \'irgile. sans laisser soupçonner dans
sa C(m\ersation qu'elle avail fait ees ]irodiges ; une femme
qui n'a jamais proféré un mensonge : une amie attentive et
courageuse dans l'aniitié, en un mol un 1res grand lionime. »
te |)or[l■a^t, comme une oraison funèbre qu'il est en elTct, eoii-
ticnl qiieiqui's iiicvîKlitudes : il n'en est pas moins vrai que
.Mme du (balelel ét;iil un grand savant, (|u'olle avait des qtini-
liti'S d esprit et de eai'actèrc toutes masculines. Mais écoutons
un autre son : ■■ lie présentez- vous une femme grande et
st'i'iie, le teint éihuul'fé, le visugc aigu, le nez pointu, voilà
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 551
le visnge de la Belle Emilie : figure dont elle est si contente
qu'elle n'épargne rien pour la faire valoir : frisures, pompons,
pierreries, verreries, tout est à profusion ; mais comme elle
veut paraître belle, en dépit de la nature, et qu'elle veut être
magnifique en dépit de la fortune, elle est obligée pour se don-
ner du superflu de se passer du nécessaire, comme che-
mises et autres bagatelles... Elle travaille avec tant de soin à
paraître ce quelle n'est pas, qu'on ne sait plus ce qu'elle est
en effet : ses défauts même ne lui sont peut-être pas naturels;
ilî? pourraient tenir à ses prétentions. » C'est Mme du Deffanl
qui parle, ne nous y fions pas trop non plus ; mais dans toutes
les caricatures, il y a pourtant quelques traits véritables. En
corrigeant l'un par l'autre ces deux portraits, nous aurons
peut-être la marquise au naturel.
Le trait le plus singulier était, à coup sûr, un mélange
pres(ju€ incompi-éhensible de futilité et de sérieux. Il est très
vrai, comme l'a dit Voltaire, (lu elle fut dans le bon sens du
mot, ime femme savante. Il est très vrai, comme le montre
Mme du Deffant, qu elle fut une grande coquette, entre toutes
les femmes de son temps, qui, sous ce rapport pourtant en
valaient bien d'autres. Elle savait le latin, l'anglais, l'italien,
se délassait à lire Cicéron, discutait Leibniz, et par ainsi
évitait plus d'un défaut féminin, comme la médisance. Mais
elle était aussi, ou voulait passer pour une grande amoureuse;
elle afficha plusieurs liaisons, et finit par enlever Voltaire.
En 173Î, poursuivi pour ses LeAtres Anglaises, menacé de
la Bastille dont il avait déjà tàté. Voltaire trouva chez elle un
refuge, à Cirey; ii y avait déjà près d'une année qu'elle était
son amie. A partir de cette date, il fit tous les ans de longs
séjours à Cirey, et ne parut dans Paris que par intervalle. Ce
fut grâce à la Belle Emilie, à son esprit sérieux, et à son
amour <lr la science, une des périodes les plus fécondes de sa
vie.
Mme du Chatelel lui donna le goût des éludes austères, le
détourna des vaines polémiques où il gaspillait son talent.
Elle avait pris des leçons de Maupertuis, de BernouiHi, de
Clairaul et étudiait Newton : Voltaire, de concert avec elle,
fit un laboratoire du château de Cirey.
552 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Quand ils allèrent à Sceaux, Mlle de Launay fit des gorges
chaudes de ce couple savant, dont l'homme était le moins ridi-
cule, tandis que la femme réquisitionnait pour sa chambre,
toutes les tables de la maison, afin d'y étaler ses travaux, et
elle écrivait à Mme du Deffant :
— Mme du Chatelet est d'hier à son troisième logement: elle
ne pouvait plus supporter celui qu'elle avait choisi ; il y avait
du bruit, de la fumée sans feu (il me semble que c'est son em-
blème). Le bruit, ce n'est pas la nuit qu'il l'incommode, à ce
qu'elle m'a dit, mais le jour, au fort de son travail : cela dé-
range ses idées. Elle fait actuellement la revue de ses prin-
cipes : c'est un exercice qui réitère chaque année, sans quoi
ils pourraient s'échapper et peut-être s'en aller si loin, qu elle
n'en retrouverait pas un seul. Je crois bien que sa tête est
pour eux une maison de force, et non pas le lieu de leur nais-
sance : c'est le cas de veiller soigneusement à leur garde.
Voltaire et Emilie préparèrent à eux deux concurremment,
pour l'Acadéniie des Sciences, un Mémoire sur la Propagation
du Feu. Ce qui n'empêchait pas la marquise de redevenir
femme et coquette tous les soirs, et de jouer la comédie avec
Voltaire sur un théâtre de salon.
Cette idylle new^tonienne dura jusqu'à la mort de Mme du
Chatelet, en 1749. Il y eut cependant un nuage avant la fin.
La Belle Emilie aima Saint-Lambert et fut infidèle à son il-
lustre ami. Mais Voltaire prit assez bien son parti et par-
donna à son jeune rival. Quelques jours après la mort de la
dame, il faisait rechercher par un domestique une bague où la
marquise avait mis son portrait sous le chaton. On lui répon-
dit que la bague était en effet retrouvée, mais qu'elle conte-
nait, au lieu du sien, le portrait de Saint-Lambert. « Voilà
bien les femmes, murmura philosophiquement Voltaire; j'avais
moi-même enlevé celui de Richelieu, et Saint-Lambert a pris
ma place. Un clou chasse l'autre ! »
Si Voltaire eut ses amours, Jean-Jacques Rousseau eut ses
intrigues, et à son sujet, les noms de Mme d'Epinay et de
Mme d'Houdetot se présentent aussitôt. Ce furent aussi d'ai-
mables mondaines.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 533
De charmants souvenirs se ratlachenl au nom de Mme d'Epi-
nay de La Live (1), née d'Esclavelles, femme d'un fermier géné-
ral qui la délaissa pour des danseuses dont il lui apportait
naïvement des nouvelles, maîtresse de l'aimable Fran.'ueil,
puis de Grimm, aimée de J.-J. Rousseau, qu'elle logea à
TErmitage de Montmorency, qu'elle accepta comme hôte et
comme ours, et qu'elle éconduisit comme amoureux : corres-
pondante vive et spirituelle de l'abbé Galiani, mère romanes-
que, qui par malheur, se mêla à l'éducation de ses enfants ;
auteur facile et prolixe qui a romancé sa biographie, écrit
des traités d'éducation, et tracé d'elle ce portrait :
(I Je ne suis point jolie, dit-elle, je ne suis cependant pas laide.
Je suis petite, maigre, très bien faite ; j'ai l'air jeune, sans fraîcheur,
noble, doux, vif, spirituel et intéressant. Mon imagination est tran-
quille. Mon esprit est lent, juste, réfléclii et sans suites J'ai dans
Tâme de la vivacité, du courage, de la fermeté, de l'élévation et une
excessive timidité. Je suis née tendre et sensible, constante et point
coque Ue. »
Sa liaison avec Grimm eut un début romanesque. La belle-
sœur de Mme d'Epinay, qui était Mme de JuUy, lui confia en
mourant une clef d'un secrétaire, où s^ trouvaient des lettres
d'amour à détruire. Elle les brûla, mais un papier de créance
ayant disparu, on l'accusa de l'avoir compris sciemment et
habilement dans cet autodafé. Cette histoire ayant filtré dans
le monde, Grimm releva vertement un propos désobligeant
pour Mme d'Epinay qu'il connaissait à peine, et se battit pour
elle : elle n'eut plus rien à lui refuser.
Ses Mémoires sont un des plus agréables livres que le
xviii" siècle nous ait laissés. Ecrits d'un stvle facile et alerte,
ils marquent de l'observation, de la pénétration, de l'esprit
et une sensibilité touchante. Les scènes y sont conduites avec
un art naturel, et ce sont des évocations vives et expressives
des mœurs et de la société d'alors. Les discussions avec le
mari, avec les amants, les querelles ou les conseils aux en-
fants et au précepteur, les prétentions philosophiques appor-
tées en tout et partout, les vétilles et les menus racontars
de cette société oisive qui clabaude avec fureur, les jalou-
(1) 1725-1783.
r;.j4 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE PRA?fÇ.4ISE
si€S, les adorations, les exécrations, tous les sentiments portés
à rexlrême et pour peu de temps, les larnies, les regrets,
les morbides mélancolies, les riens qui prennent une im-
portance, les rivalités, les propos de Paris, les petits triom-
phes mondains, le néant bruyant de ces pauvres coeurs
et de ces pauvres tèles, font de ces Mémoires une lecture à la
fois édifiante, agréable et utile, par le charme de la plume, et
leffet sensible de ses leçons.
Son amie inséparable fut Mme d'Houdetot(l).
Bien qu'elle ne fût pas belle, elle fut très aimée. Sur son
portrait le plus authentique, un dessin au crayon noir apparte-
nant à la famille de Crèvecœur, elle se présente de profil : l'as-
pect général manque de douceur; l'expression est un peu mas-
culine ; les traits sont fortement accusés. Les cheveux sont
rebroussés au-dessus du front, qui est bas, et retombent en
boucles sur les épaules, sans raie ni frisure, ni coiffure d'au-
cune sorte, ce qui contribue encore à donner à la tète un
air mâle. Le nez est fort, un peu busqué. Dans la cinquième
des Lettres de la Montagne, J.-J. Rousseau parle de la femme
pour laquelle il écrivit VEmile, Il dit d'elle, entre autres choses:
« Elle est [)ar la figure un ornement de son sexe, et par le
génie une exception. » On disputa pour savoir de qui il s'agis-
sait, et comme on avait nommé Mme d'Iloudetot, Mme de Ver-
delin écrivait : « Cela va bien à ses talents, m'ais pas à
son nez. »
Il faut que le dessinateur ail embelli la nature, car le nez
du portrait ne mérite pas cet outrage. Le menton est fuyant,
avec un gros pli sous le cou, (jui rejoint la commissure des
lèvres. Elle porte sur les épaules un châle à la Charlotte
Cordav.
La comtesse préférait naturellement poser de profil, et parce
qu'elle avait les traits nettement et purement marqués, et parce
qu'elle louchait un peu.
Dans son portrait, le regard n'a pas la vivacité qu'on s'at-
tend à trouver dans les yeux d'une femme si pétillante et si
gaie.
(1) 1730-1813.
HISTOIRE DE LA UTTÉRATURE FRANÇUSE 335
L'âge a éteint les flammes, (jui s€ rallument sans doute à
la conversation. Jms lévites sont un peu pincées, et donnent un
air sérieux.
A défaut de ia beauté physique, c'est i>ar d'autres mérites
qu'elle a laissé à ses amis des souvenirs impérissables, tous
conformes entre eux, quelques-uns très passionnés» ; c'est
par ce que Mme d'Epinay appelle fort gracieusement sa « jolie
âme ».
Elisabeth-Sophie-Françoise de la Live de Bellegarde.
femme du comte d'IIoudetot, lieutenant général des armées
du roi, naquit en 1730 et mourut à Paris, le 28 janvier 1813,
-à l'âge de quatre-vingt-trois ans. Son nom usuel était Elisa-
beth. Colardcau lui a souhaité sa fêle en veis le jour de la
sainte Elisabeth. Dans l'intimité elle s'appelait .Mimi. Rous-
seau choisit le nom de Sophie pour son usage, et la comtesse
l'adoptait souvent, dans ses vers à ses enfants, dans ses lettres
^19 novembre 1785). Elle était la belle-s(jeur de Mme d'Epinay.
Ce fut une femme des plus distinguées par les (lualités de l'es-
prit et du cœur.
c( Elle avait, dit Jean-Jacques, l'esprit très naturel et très
agréable; la gaieté, l'élourderie et la naïveté s'y mariaient
heureusement : elle abondait en saillies charmantes qu'elle ne
rerherrhait point, et qui partaient quehpiefois malgré elle. »
Elle avait plusieurs talents agréables, jouait du clavecin,
dansait bien, faisait d'assez jolis vers. Pour son caractère, il
était angélique ; la douceur d'âme en faisait le fond ; mais
hors la prudence et la force, il rassemblait toutes les vertus.
Elle appartenait au plus grand monde et à la plus brillante
société. Elle était fort riche, et Jean-Jacques le lui reproche à
plusieurs reprises juscpi'à l'indiscrétion, dans les Lettres ù
Sophie :
« Une grande fortune son.s adversités a dû vous endurcir Fâme ;
vous avez trop peu connu de maux pour ôtre sensible à ceux des
-autres. Ainsi les douceurs de la commisération vous- sont encore
inconnues. » El plus loin : « Vous n'ignorez pas ([ue la fortune même
ne garantit pas toujours des peines I »
Rousseau a mauvaise grâce à faire le censeur; il a profité
de ce luxe qui l'a fait vivre, qui l'a logé et entretenu, qui lui
556 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
a procuré les dislraclions d'une société spirituelle el at-
trayante. Son amie était très femme du monde, musicienne,
éprise de tous les plaisii*s mondains, réunions, parties, danse
et poésie. Quand elle ne dansa plus, elle écrivait :
o J'aime encore la danse, qui est un exercice qui lient à la gaieté,
mais je n'ai plus le courage de Taller chercher. »
Elle avait tout ce qu'il fallait pour tenir son rang, pour
être une brillante maîtresse de maison, pour animer ses ré-
ceptions, et être dans son salon comme on disait au siècle pré-
cédent, « l'âme dd rond ». Dans un article qu'il donna
au Journal des Débals, quelques jours après la mort de
Mme d'Houdetot, Suard disait:
(c Mme d'Houdetot avait un esprit plus piquant, un talent plus natu-
rel, un goût pliLs rxercé que la plupart des femmes qui se sont fait
un nom dans les lettres : elle eût aisément obtenu ce genre de gloire,
si elle avait pu l'ambitionner; et elle était bien loin de désirer la
célébrité qu'elle a acquise malgré elle, m
Ses habitués ont consei'vé de ses réceptions le plus re-
connaissant souvenir : témoin Guizot, qui fut introduit à vingt-
deux ans dans le salon de Mme d'Houdetot, et qui écrivait
en 1841, dans sa Notice sur Mme de Rennefort :
« Les mercredis, Mme d'Houdetot donnait à dîner à un certam
nombre de personnes invitées une fois pour toutes, et qui pouvaient
y aller quanti il leur plaisait. Elles s'y trouvaient en général, huit,
dix, quelquefois davantage. Point de recherche, point de bonne
chère; le dtner n'était qu'un moyen, nullement un but de réunion.
Après lo dîner, assise au coin du feu, dans son grand fauteuil, le
dos voûté, la tète inclinée sur la poitrine, parlant peu, bas, remuant
à peine, Mme d'Houdetot assistait en quelque sorte à la conversation
sajis la diriger, sans l'exciter, point gênante, point maUresse de
maison, bonne, facile, mais prenant à tout ce qui se disait, aux dis-
cussions littéraires, aux nouvelles de société ou de spectacle, au
moindre incident, au moindre mot spirituel, un intérêt vif et curieux ;
mélange piquant et original de vieillesse et de jeunesse, de tranquillité
et de mouvement. ))
C'est là une comtesse vieillie. Mais ce qu'il faut s^imaginer,
c'est cette pétillante et souriante créature au temps de sa
S[)lendeur, telle qu'elle apparut à Jean-Jacques, gaie, étour-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 557
die, vive et rieuse, (aile pour amuser et séduire le cercle de
ses amis.
C'était une aimable société que celle de ses intimes, gens
galants et d'esprit alerte, dont les réunions étaient les assises
des grâces et des délicats plaisirs, comme le rendez-vous des
noms les plus distingués, Rousseau, Grimm, Buffon, Florian,
Diderot, Saurin et les La Rochefoucauld-Liancourt, d'Estis-
sac, Breteuil, Rohan-Chabot, Beauveau, Necker, les acadé-
miciens d'Alembert, Delille, Marmonlel, Suard, Grimm,
Rulhière. le maréchal de Beauveau, le financier de Laborde,
le propre frère de la comtesse, La Live de la Briche,
le grand Franklin, la comtesse de Damas, Saint-Lambert, et
la belle-sœur de Mme d'Houdetot, « sa grosse Mme de Blain-
ville », comme l'appelle Mme d'Epinay, << femme d'une bonté
pesante et insupportable », et Mme d'Epinay elle-même, dont
le jugement et la modération apportaient aux entretiens une
sagesse sans pruderie et sans gravité morose, comme en fait
foi le ton si souvent plaisant de ses Mérnoire^i :
<( Nous vîmes hier le vieux secrétaire de TAcadéniie française chez
le bon M. *** ; c'est comme qui dirait le Temps chez l'Eternité. Il y
avait encore là une demoiselle; je n'en ai jamais vu qui ait mérité
autant de le demeurer ; aussi je la crois intacte comme l'enfant qui
vient de naître. »
Il y avait là encore le fin Duclos, — ce Duclos dont on voit
encore aujourd'hui à Dinan, en Bretagne, la modeste mai-
son natale, sur les hauteurs de la Rance, et qui eut à son
lit de mort, ce plaisant dialogue avec son curé:
« Commçni vous appelez-vous, monsieur le curé ?
— Chapeau. — Eh bien ! je suis venu au monde sans culotte, je
puis fort bien en sortir sans chapeau. »
Diderot nous a laissé quelques curieux crayons de ces
séances. 11 nous fait pénétrer dans Tinlérieur '^îe ces chû-
leaux élégants, ce sont des tableaux intimes, am* sanls comme
des indiscrétions:
« A midi, M. de Villeneuve airiva. Nous étions dans le magnifique
salon vers la fenêtre qui donne sur le jardin. M. Grimm se faisait
:i58 UISTOIBE r>F: LA LITTÉBATURE FRANÇAISE
tieindfe el Miid- d'Epiiiny^ élûit appuyée sur ]c dos de lu chaise de
lu personne qui \c peignait. Il es! chnritiaiit, ce pmlU : il n'y a puint
(li: fi'nune (pii lit- fiU lentée de voir s'il ressemble.
■■ M. de SHinl-I.umbert lisait dans »n coin la dernière brochure
rjiie je lui ai imvoyée.
I- Je jouais an.\ échecs avec Mme d'Houdelot, La vieille et bonne
Mme d'Esclavell>*s, uvnit autuur d'elle tous sea entants, et causait
;i\ec eux et «^■ee le gouverneur. »
Cest là un coup d'œil jflt dans le saion )»arla fenle de la
jiorte i i'iieuro de l;i pleine intiniité. Les lète? y étaienl bril-
lantes. Chez -Mme d Houdclol venait le pins beau monde,
qu'elle prenail soin de recruter ulle-ménie. Bitn qu'en dise
Mme d'E^pinay quand elle la loue « d'êlre loin de iinlrigue ",
elle s'entendait à attirer les célébrités chez elle, el ne dédai-
gnait pas de taire les plus séduisantes a\'anccs quand sa va-
nité de maflresse de maison y trouvait son compte.
I-'IK; déploya toute son habilelé diplomatique pour avoir
Diderot citt-7. file, et elle y réussit.
A une extrême ijonté. elle uni.<sail un espi-it des plus posilifs,
des plus praliques. ne ilodaignant point le souci des intérêts
malériels, saclianf ee qu'il en coûte pour vi^re, et lotyours
préoccuijéc ^Ili rolé inulériel de la vie. Elle savait que Rous-
seau n'était iKÛnl riche, et K-lle apporte à le payer une rôjïu-
larité, une exMclitude qui son! de la charité, Klie note el tout
ce qu'il dé[ifii-e pour elle, et tout ce qui lui est i\ù : elle inel
une ingénio-ilr des plu> savantes à lui lairc accepter «tïs
dons, .«es léli'ibutions, ses restitulions ou ses aumônes, loul
en ménageant l'amour-proprc si pointilleux de cet oui's qui
s'ofîensail de cliaque liliéralilé comme d'une insulte à sa di-
gnité. Le pnK des comriers. des arti-anchissements, des copies
qu'elle lui cuuutiunde est scrupuleusement noté, el celle cotnp-
labilité sévèiv donne pjiil'ois un faux air di' bordereau à leur
correspond iuue amoureuse. A travers les déclarations et les
protestations de Icndresse s'échappent des appels de comp-
table revi^anl son inventaire: les poulets sentent la quittance
el l'amour lend sa facture.
Ce fut une àine et une intelligence délite, et la délicatesse
de ses pensée^ neul d'éi,'ale que celle de ses sentiments.
L'éloge de Suard n'e<l ni suspect ni e.\cessi{ ;
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇiVISE 5o9
« i^alement passionnée pour les beautés de la nature et pour celles
des arts, elle passait constamnient la belle saison dans une maison
de campagne qu'elle avait ornée sans luxe et uniquement pour ses
goûts ; elle s'entourait de fleurs et de verdure, son jardin offrait à
chaque pas les bustes des grands hommes, avec des inscriptions en
vers composées par elle, où le bon esprit et le bon goût se faisaient
remarquer. Des comédies et des proverbes, de la musique, une con-
versation spirituelle et animée, y offraient une succession d'amuse-
ments variés k une réunion choisie de personnes distinguées dans
toutes les classes de la société. »
Celle dont d'Alembert déclarait : « Elle aurait dû être nom-
mée académicienne », aimait e.l pratiquait les lettres. Malgré
sa détestable écriture dont elle plaisante elle-^méme, et qui
lobligeait à employer son secrétaire Girard, elle écrivait
beaucoup : « Vous savez, dit-elle, dans une lettre à Jean-Jac-
ques, quelle est ma vie : je la passe presque à écrire, et
cette occupation, ma seule consolation, est tout ce qui me rend
ce que Tabseiice me fait perdre. » A quinze ans, elle avait
traduit le Paslor Fido. Elle eut l'esprit cultivé et le goût sûr.
Crèvecœur qui l'a biea connue, l'atteste avec raison dans ses
Souienirs: « ElJe avait une connaissance parfaite de sa lan-
gue, un jugement et surtout un goût qui approchait souvent
de l'infaillibilité. Voilà pourquoi elle était souvent consultée
par de jeunes auteurs. Florian, l'aimable Florian, l'un des
intimes de sa société, n'a pas publié un ouvrage, pas une
fable qu'il n'ait préalablement soumis à la sage et lumineuse
critique de Mme d'Houdetot, qui cependant a éié toute sa vie
bien éloignée de se croire savante et n'a jamais désiré d'être
considérée comme telle ». Elle se mêlait de tout, et savait
discourir même de politique.
On tenait compte de ses jugements, et souvent Mme d'Epinay
les transcrit, comme cette appréciation sur Vlphigénie en
Aulide de Guimond do La Touche : « La comtesse vient d'ar-
river. Elle nous a parlé d'une tragédie qui a parfaitement
réussi : le sujet est grec et fort intéressant : mais, dit-elle, ces
(irecs-là pensent et parlent à la française ; les vers sont par-
faitement beaux, et dans le goût de Racine. »
Elle se connaissait en vers, et pouvait en raisonner, à lilre
de bonne faiseuse : Diderot l'affirme :
360 HfSTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
« Mme d'Houdetot, dil-il, fait de très jolis vers : elle m'en
a récité quelciues-uns qui m'ont fait le plus grand plaisir. Il
y a tout plein de simplicité, de délicatesse. »
Elle avait un culte pour les bonnes gens. Au milieu des
statues de grands hommes qui décoraient son parc de San-
nois, elle avait placé Fénelon avec celte inscription dont l'em-
phase ne détruit pas l'excellente intention : u Fuis, méchant :
Fénelon te voit ! » Elle était d'une famille où la bonté et la
bienfaisance sont de tradition. C'est son petit-fils oui a in-
venté pour le salut des marins en détresse le canon porte-
amarre d'IIoudelot, toujours en usage.
Elle eut deux liaisons célèbres, l'une durable avec Saint-
Lambert, l'autre à peine esquissée avec J.-J. Ifîousseau.
Saint-Lambert avait alors quaiante ans, était fort répandu
et fort recherché, et promenait avec orgueil par le monde sa
réputation de soldat-poète (1). Il n'avait jms encore à cette éjK)-
que publié son chef-d'œuvre, les Saisons, qui devaient précé-
der d'un an et annoncer les Géorgiques de Délille, et dont
Boufflers disait : « Ce sont autant de myrtes dont une feuille
ne passe pas l'autre. »
Ce poète rustique, parle de la nature sans la connaître ni
la regarder. Quand il va à la campagne, il emporte « Mon-
taigne et la P ficelle », pour s'occuper, au lieu de courir les
champs.
Sa conception de la nature, est toute <lans son petit conte,
joliment fait d'ailleurs, intitulé Savait Th... où la fermière a
des h'vros de philosophie dans sa bibliothèque, et répand des
fleurs sur la table et sur le sol, au moment où l'on sert la
viande, pour mêler leur parfum au fumet du rôti.
Combien il y a plus de vérité, d'émotion et de sentiment
dans Ziinco, rpii est un bien éloquent plaidoyer en faveur de
l'égalité et de l'abolition de l'esclavage. Il y a là des pages
foites el belles qui vieiinenl du cœur. Saint-Lambert eut de la
s<»nsibililé, à défaut d'yeux pour regarder la campagne avant
de la décrire. Il est plus heureux dans la peinture des senti-
ments louchants, que dans celle des Saisons,
'Ij 1*liM8!)3.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 561
Mme du Deffant jugeail sévèrement Tœuvre et Tiiomme.
_ •
Elle trouvait le poète fastidieux, et elle disait de l'auteur :
« Ce Saint-Lambert est un esprit froid, fade et faux ; il croit regor-
ger d'idées et c'est la stérilité môme. Sans les roseaux, les ormeaux,
les ruisseaux, il aurait bien peu de choses à dire. »
.dme d'Houdetot fut moins sévère.
Ils furent liés jusqu'à leurs derniers jours.
Quant à J.-J. Rousseau, son roman fut celui d'un homme
qui, vivant près d'un brasier, espère en recueillir quelques
étincelles : son espoir avorta, et son passage ne laissa pas de
marque dans la fidèle union du poète des Saisons qui mourut
en 1803, à 87 ans, et de la comtesse qui s éteignit en 1813,
à 83 ans, veuve depuis sept années. Car il y avait un mari, le
comte d'IIoudetol, qui, selon l'usage du tem|)s, s'accommodait
avec indifférence et des galanteries de J.-J. Rousseau pour sa
femme, et de l'assiduité de Saint-Lambert. Il les en remercia
peut-être. Militaire et honmie d'affaires, il se sentait déplacé
dans le milieu trop littéraire que sa femme avait créé autour
d'elle. La mode n'était pas aux ménages unis, à cette époque,
où un mari disait tendrement à sa femme qu'il n'avait vue
depuis longtemps :
— Veux-tu me tutoyer?
— Oui ! va-t'en !
Le temps qui dissout quelquefois les ménages d'abord unis,
lui dévoila plus tard qu'il eût aimé sa ienune, et le rappro-
cha d'elle. La place était prise, et il y consentit; il y eut trois
places à son foyer, qui réunissait le soir la femme, le mari
et Tamant ; mais l'amant était si grondeur et le mari si pré-
venant, (ju'un étranger s'y fût trompé, et les aurait pris l'un
pour l'autre.
En 1793, Mme d'Houdetot avait soixante-îcinq ans. Elle
avait encore de fort beaux cheveux; un jour d'émeute et de
disette, son mari parcourut toutes les bouti([ues de Paris afin
de rapporter de la poudre pour la chevelure» de sa femme.
Il disparut en 1806.
La comtesse vieillit auprès de son caduc ami.
En 1801, M. et Mme d'Houdetot célébraient la cinquan-
562 HISTOIRE DE LA LlTTÉRATi'RE FRANÇAISE
laine dans leur jolie maison de Sannois. Les amis 4e la
famille se réunirent pour tliner. Au dessert, Tun des con-
vives remit à Mme d'Houdetot de très jolis couplets de cir-
constance, Aime dlloudetol, après avoir beaucoup loué les
vers, se mil à les chanter d'ui>e voix tremblante. M. de Saint-
Lambert, tout troublé, 5>e lève et sort de table. Mme d'Hou-
detot s'inciuièlo, l'appelle et parvient à le rejoindre, en se
soutenant sur sa canne, avant qu'il n'ait gagné l'escalier. Elle
lui criait:
— Monsieur de i>«int -Lambert, ijuavez-vous ? Etes-vous incom-
modé?
— Non, Madame, je ne suis i)oint incommodé, lui dît-il en frappant
sa canne sur les planches, niaif; puisque je ne puis plus vous 'faire
des vers, vous ne devriez en accepter de personne.
Après ces mots, il tourna le dos à l'infidèle, et disparut pour
toute la soirée.
Des sorties de ce genre étaient de nature à chatouiller le
coeiu* de la trop aimanle. comtesse. Saint-Lambert lui fit jus-
<ju'au bout l'honneur d'élre jaloux, même rétrospectivement,
jaloux de ce Rousseau <|ui avait étalé sa passion dans ses
livres, et dont le souvcmir lui semblait encore un rapt posthume.
Sophie mourui le 2 janvier 1813. Saint-John de Crèveranir
a raconté sa fin. \'ers la fin du 28 janvier, elle avait paru
plus fatiguée que malade ; elle se plaignit d'un resserrement
subit qu'elle éprouvait dans la gorge. l'ne heure après, ce
resserrement ayant reparu, elle envoya chercher M. de
Sonmia-Riva: « Je vousdemande]»aj'don,lui dit-elle, de la iH?ii>e
que je viens (te vous donner, et probablement ai.ssi de celle
d'élre témoin d'une scène lugubre, quoicpie instructive, la mort
de voire amie. J'ai fait un testam<*nt dont je vous prie d'être
l'exécuteur. Je désire cpie mon rœnr soit porlé à Epinay. pour
être déposé dans l'église de ce village, à cùié de la tombe de
uiou père... \'ous diiez à mon petit-fils Fré^léric, combien je
regrette de n'avoir pas pu le voir avant de mourir. Je recom-
mande ma mémoire à son souvenir et au vôtre. »
Au moment où elle venait de cesser de s'entretenir avec
M. <le Somma-Riva, on la prévint à l'oreille, que le curé de la
Madeleine, homme dont la sagesse et la modération sont bien
HISTOIRE J)E LA LITTÉRATrRE FRA^ÇA^SE 563
connues, faisait ctemander si Mme d'Houdetot voudrait lui
permettre de la voir. — « Qu'il entre, dit-elle, je le verrai avec
plaisir. Mon ami, ne sortez pas de ma chambre ! »
Après quelques instants de conversation f|ue personne
n'enl(»n(lit (son ouïe était encore parfaite), M. le curé lui de-
manda à haute voix, si elle consentait à recevoir les seuls se-
cours (le l'Eglise qu'il pouvait lui administrer dans c^ moment
pressant, les saintes huiles: « Avec plaisir, répondit-elle, d'une
voix lerme, avec plaisir. » Sitôt que celte cérémonie reli-
gieuse fut terminée en présefice de toute la famille réunie,
le pasteur s'approcha de la cheminée, s'entretint pendant un
([uarl d'heure avec la vicomtesse d'Houdetot et disparut. Il
était dix heures du soir. « Notre dière comtesse, doni l'une
des mains ix^posait dans celle de son ami, n'éprouvait aucune
douleur, causait doucement avec lui, et, de iemps en temps,
adressait aussi quelques paroles à Girard... Tout ce qu'elle
dit jusqu'à près de onze heures, distinctement prononcé, cor-
rectement exprimé, portait un caractère de douceur, de calme,
et de sang-froid extrêmement louchant : elle parlait encore,
mais d'une voix considérablement affaiblie, quoique audible,
lorsque sa tête s'étant lentement inclinée sur son oreiller, elle
parut s'endormir, et deux minutes après, elle rendit douce-
ment, sans la moindre apparence de mouvement, le dernier
souffle de sa belle e<t longue exist<ence : le sommeil d'un voya-
-geur fatigué n'aurait pas été plus tranquille. »
Otto lin paisible, n'est-ce pas la seule qui convenait '^ <ette
femme ex^iuise, qui conquiert encore nos sympathies par delà
la tombe et les années, qui fut si bonne, si supérieure en tout,
si finement aimable, et qui p>emble avoir voulu se [)eindre elle-
même dajis<(*lle l)ien jolie définitiim quelle a donnée de la fcrnnxs
(( Sans les femmos, h\ \ie de Thorame serait sans assistance au
comnioncpiiiont, sans j»l;n'sir au milieu, et sans ronsolation à la fin. »>
Aux beaux causeurs, «pie nous avons croisés dans les salons
de ces femmes de lettirs. il convient d'adjoindre Siiard (1),
B64 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
lo bel esprit qui se piqua de philosophie, de poésie et
denidition. Il dit son mot sur toutes les questions à la mode,
non sans justesse et presque toujours avec esprit. Il fui bril-
lant causeur, écrivit des lettres charmantes, et se tint au cou-
rant des littératures étrangères. Anglomane comme Tabbé
Prévost, il rédigea avec lui le Journal étranger puis fonda une
autre rev ue internationale : la Gazette littéraire de VEurope. Il
traduisit en enjoliva les Voyages de Cook et VHistoire de Char-
les-Quint, par Roberston. Entre temps, il se jeta dans la
queielle des Gluckistes et des Piccinistes, et railla finement ces
derniers dans ses Lettres de V Anonyme de Vaugirard,
D'autres salons encore méritent un souvenir ; je ne vous ai
pas nommé le Palais-Royal, dont une amie du duc d'Orléans,
Mme de Blot, faisait les honneurs, et les salons de la maré-
chale de Villars, de la maréchale de Luxembourg, de la
princesse de Talmont, de la martiuise de Livry, de la
duchesse de Alirepoix, de la maréchale de Beauveau, de la
comlesse de Noisy, de Mme de Brienne, de Mme de Mazarin,
de la princesse de Bouillon, qui donnait des soupers de
femmes ; de la comtesse de Sassenage, celte épouse demeurée
célèbie par sa letti^ à son mari.
Ajoutez tant d'autres maisons encore^ et si brillamment fré-
(juentées, chez la duche&se de Villeroy, la duchesse de Choi-
seuK la duchesse de Brancas, la comtesse de Tessé, la com-
lesse (le Valbelle à Courlxnoie, on y jouait; belles réunions
aussi chez la comlesse de Custinc, chez Mme de Rochefort,
<( cet le bégueule spirituelle >>, qui donnait la comédie à ses
hôie^. moins brillanunent que chez Mme de Montesson; chez
la duchesse de Chaulnes, « échappée des mains de la nature
quand l'air el le feu existaient seulement »; chez Mme de Sa-
gonne, fille de Samuel Bernard ; chez Law lui-même, chez
Mme (le FMrneuf, chez Mme de Prie sa fille, chez Grimod de
La Reynière, chez Mme ïrudaine, dans tous l?s mondes,
iK^blesse, finance et galanterie.
El k* Temple! 11 y a au musée de Versailles un tableau d'Oli-
vier : le Thé à ^anglaise dans le salon des Quatre-Glaces au
Ttmple. On y voit toute la société des familiers du Temple,
HISTOIRE DE LA LITTÉR.\TURE FRANÇAISE S6S
SOUS la présidence des princes de Vendôme, le duc et le grand
prieur. Il y a là, le président Ilénault, Pont de Veyle, le cheva-
lier de Lorenzy, la maréchale de Mirepoix, la comtesse d'Eg-
mont, Mozart enfant et Jelyotte. Ces réunions du vieux palais
du Temple furent surtout brillantes jusqu'en 1712, quand le
duc de Vendôme, le grand prieur Chaulieu, La Fare, J.-B.
Rousseau étaient encore là.
Voltaire y fut, et plaisanta le gros Courtin' à la croupe re-
bondie. Le prince de Conti, à la fin du règne de Louis XV,
et la comtesse de Boufflers lui rendirent son éclat d'antan.
Là, fréquentait le chevalier d'Aydie, qui fut l'ami de la
ravissante Aïssé, celte jolie Circassienne achetée par de Fer-
réol, ambassadeur à Constantinople, beau-frère de la Ten-
cin. (Lire abbé Prévost, Histoire d'une Grecque moderne,)
Mlle Aïssé, devenue parisienne, a écrit de nombreuses lettres
d'un style agréable qui sont, notamment les lettres à Mme Ca-
landrini, d'intéressantes chroniques du temps.
On a pu bourrer deux gros in-octavo (1) avec la seule no-
menclature des sociétés littéraires de ce temps:
L'Académie Galante, où les hôtes devaient répondre à des
questions galantes, raconter des histoires galantes, et celles-
ci devaient avoir un certain charme quand c'étaient Fontenelle
ou Saint-Aulaire qui les faisaient; l'ordre de la Guêpe d'Or,
société littéraire, dont Danchel, Voltaire, le président Hé-
nault faisaient les beaux jours ; on y tirait au sort des lettres
qui indiquaient l'initiale du genre que Ton exigeait sur le
champ de chacun, A pour une ariette, ou une apothéose,
O i)our une ode, F pour une fable, P pour un portrait ou un parallèle.
La confrérie de la Fontange, fondée par la duchesse du
Maine cpii avait remis à Sceaux l'usage des fontanges à la
mode. Elle aimait les jeux d'esprit. Un jour elle proposa ces
bouts rimes: fontanges, collier, oranges, soulier. Fontenelle
répondit:
Que vous montrez d'appas depuis vos deux fontanges
Jusqu'à votre collier î
Mais que vous en cachez depuis vos deux oranges
Jusqu'à votre soulier.
(1> A. DiNAUX. Sociétés.
566 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Aux dîners du Bout du Banc, de .Mlle Ouinaull, un encrier
fai.sail milieu de table. L'Académie de ces Dames et de ces
Messieurs, l'ordre (k» 1 Aimable Cojtiimerce, l'ordre de la Féli-
cité, dont le vocabulaire a donné naissance à nombre d'ex-
pressions et de inétapltores qui durent encore, et qui sont
empruntées au langage des marins, constatent assez que ce
siècle fut éniinenunent sociable.
Ajoutez accueillant, car les étrangers tenaient à figurer et
ét^iicnt les bienvenus ^dans ces cénacles aimables et savants,
où Ton fétail les œuvres et la personne de Grimm, de Galiani,
du prince de Ligne.
f^ prince de Ligne (1), lieutenant général des armées au-
trichiennes, ambassadeur des Polonais auprès de la tsarine,
général d'artiUerie dans Tannée russe, nous appartient par
son œuvre littéraire et son tour d'esprit. Né à Bruxelles, il
eut pour patrie toute l'Europe. Il entra de bonne heure au
service de l'Autriche, commanda les armées de TEmpereur,
puis celles de la tsarine, et coaime un condottiere du x^^ siècle,
il fit toute sa vie la guerre pour l'art. Aussi brillant cour-
tisan que bon stratégiste, causeur incomparable, flatteur déli-
cat, il fit merveille à la cour de Vienne, à Berlin, à Péters-
bourg^ à Paris et à Versailles oè il revenait entre deux
campagnes, et letî Français ne pouvaient s'empêcher de recon-
naître ((ue ce Belge au service de TAutriche avait autant d'es-
prit qu'eux, et le même. Il était reçu, fété partout. Le comte
d'Artois l'appelait son meilleur ami ; il était invité chez Vol-
taire et s'en allait dans le taudis de la rue Plâtrière, rendre
visite à Jean-Jaccjues Rousseau. Catherine IL, celle qu'il appe-
lait Catlïerine le Grand, lui fit don d'un territoire en Crimée.
Un jour, qu'il voyageait du côté de la mer Noire, l'idée lui
vint d aller visiter ses Etats. Il y court, et s'extasie, ravi de
posséder un si joli pays. Un moment apaisé par la beauté
du paysage, par la vue de celte « rive argentée », par la
douceur des soirs d'Orient, il se met à rêver aux inconsé-
({uences de son caractère, s'attendrit jusqu'aux larmes, se
persuade qu'il a mancfué sa vie, songe à se faire pacha et
(Ij 1735-1814.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 567
à vivre en é[>ieui ien 5K)litaire dans son i*éeri([ue domaine. Mais
le même soir, il remontait en x^lle et rejoignait la conr au galo|>.
Knlre temps, il trouve moyen d'écrire pli st'e trenle volumes,
dont quatorze d'art militaire, les autres de romans, de poé-
sies, de correspondance philosophique ou mondaine, de dis-
fiertations sur les janlins. de contes immoraux^ de souvenirs
et cle pensées. Dans cette œuvre considérable, l'oubli a fait
sa part, mais quel(|ues excellentes page^ ont vécu. Les
lettres surtout, méritent encore d'être lues. Le prince de
Ligne se répèle quek[uefois. et nous informe trop souvent
qu'il est au mieux avec le grand Frédéric, qu'il fait des bouts-
rimes avec Catherine II, que Joseph 11 est presque son élève et
(|He le comte d'Artois raffole de lui. Mais cela est dit d'un
style si alerte, et si spiritue-l, qu'on l'excuse. 11 a toujours
quelque piquante anecdote, en post-scriptum, quelque hor-
l'ible récit de ses guerres chez les Turcs, qu'il file en sou-
riant, quel([ue apologue vif ou pittoresque, dans le goût de
lablx^ Galiani.
On connaît sa fable du L^pin de La Fontaine:
Etant un jour à î aflùt et s'ennuyant à mourir, le prince
de IJgne voit venir à lui, parmi de tout jeunes lapereaux,
un vieux lafïin de poil gris et d'allure |>0'^ée. Ajirès avoir
fait sa toilette tout à son ai^e, voyant que le prince le tenait au
bout de son fusil : « Tire donc, me dit-il, qu*altends-tu ? »
Ri ipiand le chasseur fut revenu de son légitime étonnemenl,
le lapin, qui se présente» lui-même : « Je suis un vieux lapin
(ie La Fontaine », se lamente sur la décadence du siècle, et
explique son dégoût de l'existence. « C-e ne sont pins les
bêles do mon temps. O sor»t de petits lapins musqués qui
cherchent des flenrs : ce sont des lapins géomètres, polir
tiffues, philosophes, cpio sais-je ? D'autres qui ne parlent qu'al-
lemand : d'autres qui parlent un français que je n'entends pas
dax'antage. » El le chasseur alors de dire, que les hommes
aussi, (iepuis La Fontaine ont changé comme les lapins !
("est moins (|ue rien, mais c'est un exquis et channant badi-
nage.
Grimm (1) était Allemand <le naissance, mais comme le
(1) IISS-ISOT.
568 HISTOIRE DE L\ LITTÉRATIRE FRANÇAISE
printe ilv Upiie, lu l'raiice se l'annexa. \ul ne se lûl doulé que
ceciili<|Lte, si cxceilcnl écrivain, avail autrefois composé pour
un Ihcàtre de Saxe, des ti'iigéiiies en allenianil. " De quoi
e'avise donc ce Bohémien, disait \'ollaire, d'avoir plus d'es-
prit que nous ? " Il y avait pourtant dans sa pei-sonne, dans
sa nonchalance, d'ans sa naïveté timide, queJque cliose qui
rappelait l'Allennigne. <i Ses gestes, dit Mme d'Epinay. son
maintien et sa démarche, annoncent ta bonté, la modestie,
la paresse. 1 euibarrus... Il uinie la solitude... il est aisé
de voir (|ue le goûl pour la société ne lui est pas naturel. "
La douce gravité de Grimm, contraste assez singulière-
ment avec les (jualités et les défauts du monde qu'il fréquente.
En face de l'abbé Galiani, toujours gesticulant, minaudant, se
trémoussant, en face de Housseau <|ui tempête, et de Diderot
qui s'attendrit, Grimm garde toujours son grand calme et
ne s'émeut ]>resque jamais. Sauf Rousseau, qui dans sa folie
de la [tei'sécution. rompit avec lui hruyaimnent. il n'eut pas
d'ennemis. Mme d'I-^iiinay, mal mariée, diffamée par Jean-
Jacques, trahie pai' Uuclos, et tenue à l'écart de la société
parisienne, le re<;ut un jour à la Chevrclte, et depuis.lors ils ne
se i|uillèi'enl plus. Il était, comme elle, scntimenlal, fait pour
aimei-, avec un gi-and fonds de droilure. Leur amour sérieux
comme une amilié fui it-specté de tous, et la sauva.
Grimm appartient à notre histoire littéraire surtout par sa
« CoiTes}>ondance avec les cours du -\ord ». Dans ce siècle
où Paris pensait et écrivait pour toute l'Europe, il rédigeait
et envoyait aux princes étrangers une sorte de gazette, une
revue des écrivains et des livres. Pen<lunt trente-sept ans, il
composa deux fois par mois cette con-espoiidance. que s'arra-
chaient Stanislas de Pologne. Catherine 11 et tous les princes
allemands. Il fut, selon le mot de Sainte-Beuve, ■■ le secré-
taire de l'esprit [rançai;^ auprès des |>uissances ». Il eut ainsi
l'occasion de juger à leur apparition et avant l'arrêt du public,
toutes les a'uvi'es tpii parurent pendant près d'un demi-siècle,
et il le fit avec une sûreté de goût singulière.
La Révolution iie le siii"|trit jioinL II était moins optimiste
que les philosoidics et prévoyait la tempête. L'n jour de l'an-
née 1757, Diderot lui exposait ses rêves, lui montrait le pro-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 569
grès en marche, son siècle, plus glorieux que tous les autres,
el l'humanité régénérée par les philosophes. « Il me semble,
dit Grimm, que ce siècle-ci a surpassé tous les autres dans les
éloges qu'il s'est prodigués à lui-même... mais je suis bien
éloigné de croire que nous touchons au siècle de \^ Raison,
et peu s'en faut que je ne croie l'Europe menacée de quel-
que révolution sinistre. » Diderot, protestait, toujours enthou-
siaste, et attestait que la concorde était née des idées nou-
velles. A ce moment la porte s'ouvrit, un valet entra et dit : « Le
roi est assassiné ! » C'était le jour de l'attentat de Damiens.
Les deux amis se regardèrent et Diderot ne répliqua plus.
Quant à l'abbé Galiani (1), il était Napolitain et ne s'en con-
sola jamais.
Comme Grimm et le prince de Ligne, il avait adopté la
France pour patrie et ne la quittait que les larmes aux yeux.
Dans les dix années qu'il passa à Paris comme secrétaire
d'ambassade, il se fit rechercher de tout le monde, amusa
tout le monde, el s'amusa lui-même plus encore. C'était un
grand économiste ; il écrivit en se jouant un dialogue sur le
commerce des blés, où il y a parmi beaucoup d'esprit, bien
des vues profondes ; mais ce (ju'on estimait surtout en lui,
c'était le charmant causeur, le délicieux faiseur de contes,
mieux (|ue le philosophe. En écrivant à .Mme Geoffrin, il se
peint lui-même, d'assez piquante façon : <( Me voilà donc tel
que toujours, l'abbé, le petit abbé, votre pelil chose. Je suis
assis sur le bon fauteuil, remuant des j)ieds et des mains
comme un énorgumène, ma perru(|ue de travers, parlant
beaucoup et disant des choses qu'on trouvait sublimes... »
Quand on lui demandait son avis sur quelque point d'histoire,
de morale, ou de littérature, il répondait par un apologue de
sa façon, qu'il mimail à merveille en véritable italien.
Diderot et Morellet nous l'ont montré débitant ses contes,
ses « histoi-ielles a mourir de riie, assis dans son fauteuil,
les jambes croisées, en tailleur, tenant sa perruque d'une main
el gesticulant de l'aulre. » El sous ces contes d'une irrésis-
tible gaieté, il se cachait de bons avis et de fins jugements.
(i) 1728-1 7S7.
570 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FR.\NÇAISE
Quand il fallut quitter Paris pour toujours, le pauvre abbé
pensa mourir de tristesse. Longtemps, il fut en correspon-
dance avec Mme d'Epinay; ces lettres sont tout ce qui nous
reste de son esprit. Ouand son amie mourut, et qu'il a'eut
plus personne avec qui échanger ses chers souvenirs, il sentit
que son cœur se brisait, II s'écria : « J'ai tout perdu, »> et il
quitta cette vie où il n'avait plus que faire.
Dans ce lot de noms étrangers tiui ont honoré, la littéra-
ture française, il faut mettre en bonne place les de Maistre;
je vous ai parlé d'eux déjà.
Enfin, nous aurons fait le tour de la littérature de ce siècle
quand nous aurons passé en revue les historiens et les ora-
teurs.
C'e.st ce qu'il nous reste à faire.
(.1IAPITRE VI
Histoire et Gritiqpie.
L'abbé FIcuit. — Ycrlof. — Tinulaiiivillieis. — Lo Pi-t^sidenl Hénault. — Le
TliëUic Historique. — Duclos. — Mably. — Lo Président de Brosses. —
Dii^iaty. — Ramil. — Rulliièro.
Le Journal de Barbier. — Htoa Rolamt. — MiMcier.
Les Critiques. — MarmouteL — La Harpe.
Les Savants. — Labbé Terrasson. — Le Comte de Cayhis. — L'abbé BartbtHeuiy. —
La Bibliographie. — Le P. Xieenm. — L'abbé Goujel.
C'est Voltaire qui a renouvelé et fondé la science histo-
rique, la philosophie des faits et la documentation sûre. Je
ne reviendrai pas sur ce que je vous ai dit plus haut à son
sujet. Quelques autres historiens ont porté leurs études
vers le passé avec plus d'exactitude qu'on n'avait fait encore.
L'abbé Fleury (1), Tauteur de VHistoire ecclésiastique,
étonna son temps non par cet excellent ouvrage, qui lui coûta
trente années d'études, et ([ue Voltaire lui-même, admirait,
mais par un trait d'honnélet^^» et de désintéressement. Il avait
reçu depuis assez longlemjis labbaye de Loc Dieu, près de
Rodezj lorsque le roi lui donna le prieuré d'Argenteuil. L'abbé
Fleury, pour ne pas cumuler les bénéfices rendit son abbaye;
c'était neuf. Du coup labbé fut célèbre. Aussi humain et aussi
habile que Fénelon, il le seconda, lors de la révocation de
TEdit de Nantes, dans ces missions de Saintonge, qui ga-
gnèrent au roi pFus de convertis que ne firent les dragon-
nades.
Vertot (2) a conté dans un bon style les Révolutions du Por-
tugal (1689), celles de la Suède (1696), et surtout celles de
la Républi(iue Romaine (1719).
Cet abbé avait été d'abord capucin; il passa ensuite dans
d'aufres ordres et changea souvent de bénéfices; on appelait
cela les Révolulions de Tabbé Vertot.
(1) 1640-1723.
(2) 1655-1735.
o72 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Son souci tie l'exactilucle élait modéré ; on en prendra idée
par le mot célèbre, à propos de son Histoire de l'Ordre de
Malle [1119). l\ écrivil le fameux siège de Hhodes sans at-
tendre les documents qu'il avait demandés et qui tardaient à
arriver. Quand on lui remit enfin le paquet, il s'écria:
— Tant pis, mon siège est fait.
El il ne le retoucha pas.
Le comte de Boulainvilliers (1) fut un politicien phUosophe,
un faiseur de systèmes, un propagateur d'idées médiocre-
ment généreuses. Ses ouvrages qui furent tous publiés après
sa mort, l'Histoire du Gouvernement de l'ancienne France,
l'Histoire du Parlement et de la Pairie, font l'apologie pa-
radoxale du ?yslème féodal.
Plus jeune que lui, le président Hénaull fit dans Paris assez
bonne figure. Sa conception du drame historique mérite l'in-
térêt.
François Hénault (il, était né avec un tempérament qui
devait à la fois le porter vers les fortes études el vers la vie
mondaine. Il sut user de celles-ci sans négliger celle-là.
Le goût <Iu travail, il l'avait contracté durant son séjour à
l'Oratoire, où il demeura deux années, au temps où il pen-
sait entrer dans les ordres. Il a consente un aimable sou-
venir de celle l'elraite qu'il a chantée :
Où le désir est calme el la chaîne légère.
Il sut .se faire une place el un nom parmi les érudils de son
Icmps. Son Abrégé chronologique n'est pas encore démodé.
Voltaire Un envoya son Siècle de Louis XIV en lui demandant
ses criliques. Le travail le consola pendant sa vieillesse ma-
ladive, le jour où les plaisirs mondains lui furent refusés, où
il dut vivic Iraiiquille, retiré. » seul comme las de pique ».
11 navail jamais élé seul pendant sa vie fort répandue. Son
père, pour le délournor de ses goûts de prùlrise, l'avait do
bonne heure introduit dans les salons; il lui avait acheté la
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 573
chasse de Corbeil; il lui avait donné dès sa jeunesse le goût
du monde, et en avait fait un parfait « honnête homme ».
Il fut l'un des habitués les plus recherchés des cercles et
des sociétés, THôtel Sully, la Cour de Sceaux, les salons de
Mme de LamberL de la maréchale de Luxembourg, du duc
de Nivernais. C'est dans son hôtel, dont il louait une partie à
l'abbé Alary, que se tenait le Club de l'Entresol. Son salon,
dont sa sœur, Mme de Jonzac, faisait les honneurs, était très
fréquenté. Il avait succédé à Bernard de Coubert auprès de
Marie I^rzinska en aualité de surintendant de sa maison, et lui
traduisait les psaumes en petit vers d'opéra-comique. La
reine lui écrivait un jour ce billet anonyme: « Devinez quelle
est la main qui vous souhaite ce petit bonjour » ; et le prési-
dent répondait galamment :
Ces mots tracés par une main divine
Ne m'ont causé que trouble et qu'embarras ;
C'est trop oser si mon cœur le devine,
C'est être ingrat que ne deviner pas.
Mme du Deffant, puis Mme de Castelmoron retinrent tour
à tour ce sémillant causeur, le Pasquin du Méchani, qui savait
joindre à un labeur persévérant l'art délicat de présider d'ai-
mables soupers, et mériter que Voltaire chantât :
Hénault, fameux par vos soupes
Et par votre Chronologie.
Le Président avait un goût très vif pour le théâtre, — plus
de goût (|ue de génie. Il a plusieurs drames dans son œuvre:
Marias à Cyrlhe (1710), tragédie signée Caux de Montlebert,
qui avait fait quelques corrections ; le Temple de la Chimère,
divertissement joué à l'Hôtel de Belle-Isle, et dont Voltaire le
félicita en vers ; Cornélie Veslale, à qui Horace Walpole fit
Thonneur de l'imprimer avec les presses de son imprimerie
privée, à Strawberry-Hill. Trois comédies : le Jaloux de
lui-même^ le Réveil d'Epimcnide, la Petite Maison, com-
plètent son répertoire.
Ses pièces n'obtenaient pas mieux qu'un succès d'estime,
('ollé nous confie :
«t J'ai fait relier le Fils naturel avec les œu\Tes dramatiques du
574 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
prôsidcul Ilrnanll o[ la trngpdio ilii TJVtnhlrmcnt de terre de lAn-
bonne, par André, perruquier, et j'ai fait mettre au dos de ce livre :
ReCURIL DE MONSTRES DRAMAT1QDF.S. »
Or ujî jour, en lisant Sliakespeare dans le \ oui eau Théâtre
Anglais de M. de la Place, l'idée vint à Hénault d'un genre neuf:
et il écrivit la pi-eniière pièce — ce devait être aussi la dernière,
— d un Xouveau Ihéùlre français, 11 nous explique rom-
menl il lut amené à en concevoir l'idée. « Comme tout rap-
pelle à notre esprit les objets où il se i)laît davantage, et
comme je m'occupe assez volontiers de l'histoire, je n'ai pres-
que vu que cela dans Sliakespeare ». Il se félicita d'avoir
su éviter « ses grossièretés et ses extravagances » et Texcusa
à sa manière : <( Comme les monstres mêmes sont utiles dans
ranatomie, les tragédies de Shakespeare m'ont fait aperce-
voir un genre d'utilité aucuiel je n'aurais jamais pensé sans
lui. »
Le Président fut surpnis de trouver dans Heitri VI le récit
net et exact de la guen^ de la Rose Rouge et de la Rose
Blanche. Il fut frappé de la clarté lumineuse que jette sur
les laits la mise en s< ène. La mémoire et l'imagination sont
autrement saisies par le drame que par la narration. 11 rêva
de substituer Tun à l'autre, de créer un genre entre le théâtre
et rhisloire. Il em[>runta à l'art dramatique ses ressources
matérielles, le (lé<M)r, le dialogue, les monologues passioiuiés ;
il demanda aux annales les personnages, les faits, Tact ion,
tous les événements garantis par une longue e1 patiente éru-
dition. " En lisant Henri 17, j'ai vu les principaux person-
nages de ce temps-là mis en action; ils oal jo«é devant moi ;
j'ai reconnu leui^s mœurs, leurs intérêts, ieurs paissions qu'ils
m'ont api^rises eux-mêmes : et tout à coup, owibliant que je
lisais une tragédie, je nu^ suis cm avec un historien et je me
suis dit : (^ Pourquoi notre histoire n'es4-elle pas écridie ainsi ?
L'histoire instruit fiwlement parce q^u'feîle ne fait que nous
raconter. Elle ne séjourne pas assez sur les évCTiemenls, un
fait chasse l'autre, un personnage hiit presque aussitôt qu'il
a été ai>erçu. D'autre part, la tragédie a le iorl-de ne peindre
qu'une seule action; elle recueille sur une intrigue unique totit
notre inlérêL qui st» refroidit quand l'imagination se pro-
HISTOIRE DE lA UTTÉRATl RE FRANf^lAISE 575
mène sur plusieurs actions différentes. Ainsi l'histoire peint
froidement une suite longue et exacte d'événements. La tia-
gédie, vide de faits par rapport à l'histoire, peint fortement le
seul événement qu'elle a entrepris de nous re^présenter. Ne
pourrait-il résulter de leur union quelque chose d'utile et
d'agréable ? »
L'inventeur est rarement le praticien de son idée, Héuault
passa de la théorie à l'effet. L'exécution fut l'écueiL Mais l'idée
semée allait germer.
Hénault écrivit le drame de ses rêves.
Le sujet de la pièce ? C'est le règne de François IL Le
sommaire. Ouvrez YAbrégé chronologique à l'année 1559.
François II n'est qu'un extrait dialogué. Les morceaux sont
intercalés dans le tissu ti*ès lâche de la pièce. Telle réplique
de la duchesse de Montpensier reproduit le début d'un cha-
pitre de la Chronologie.
Ces pages de manuel sont insérées sans éclat :
<( Je suis bien aise, dit la reine nu ronnétable de Montmorency,
pour la gloire de mon fils, de vous exposer quelles sont les premières
opérations de son règne ; je vais vous en lire le préds. »
Au quatrième acte, la scène est à Fontainebleau. Après une
sérieuse conférence entre le cardinal de Lorraine et la du-
chesse de Guise, le duc de Nemours tombe aux pieds de la
duchesse et lui déclare son amour, à notre grand élonnement
que cette machine à réciter de l'histoire puisse ressentir un
mouvement du cœur. Ce duo n'a pas d'écho dans le reste de
la pièce et l'auteur écrit au bas : <• Il n'est prouvé nulle pai't
que la duchesse de Guise ait aimé le duc de Nemours du
vivant de son mari. » Tout cela est encore gauche et timide.
L'intérêt dramatique est entravé dans le document. L'auteur
se flatte de « n'avoir rien omis d'essentiel de ce qui s'est passé
tant qu'a vécu François II, de ne s'être pas permis la moindre
altération dans les faits, ni le moindre anachronisme : j'ai
lu tous les historiens qui en ont écrit, tous les Mémoires du
temps ; j'en ai fait une espèce de concordance. »
Il résout naïvement des difficultés inutiles. Il s'inauiète de
l'unité des vingt-quatre heures, et il observe qu'il la viole
570 irESTorRE de la littérature françafse
moins en contant ie règne de Frani,'ois II, qui a duré dix-sept
mois, qu'en contant celui de Françuis I" qui a duré Irenle-
deu\ ans. Ces personnages onl l'air de se parler sans se
regarder, de réciter une leçon d'histoire par devoir, pour ins-
truire le lapis. On se croirait au musée des souverains. Ils
ne Irittent |ms contre leur chrysalide. Mme du Deffant raconte
à Horace Walpole — le successeur du Président dans son
cœur — qu'elle a ouvert le François II. La préface lui en
avait paru très intéressante, mais, quand elle voulut lire la
pièce, le livre lui tomba des mains. D'Argenson accordait à
François II son véritable mérite, u Sur le petit théâtre que je
(ais construire à ma maison de campagne, disait-il, je vou-
drais qu'on jouât des pièces de ce genre, cela vaudrait mieux
que de retenii des rôles insipides. » C'est du théâtre scolaire,
et c'est ainsi qu'on le prit.
i< Ce genre d'ouvrage eût été très convenable pour les
maisons d'éducation où l'on avait l'habitude de donner des
i-eprt'sentulions dramatiques. On eùi fait tourner ces jeux au
profit de l'inslrurlion. La plupart des jeunes gens, rebutés
lie l'étude de l'histoire par la sécheresse avec laquelle nos
annales sont écrites, en auraient contracté le goût, et cette
étude si néressairr n'eùl été |ïOur eux ipi'un amusement. »
Kn réalité, c'était avoir la vue trop courte : cotte idée était
plus féconde. Elle marcpie l'origine d'un nouveau théâtre, nn
Ihét'ilre historique français. Celait, en 1710. une innovation
d'écrire ;
" r'(mi'((u(ji Hc Irmivi'rail-oii pas ilaus iiolrt.' Iiis|r)iri' d'aussi grands
iiiU'irêts û tt'fiitor et {faiissi grandes passions ft peindre? Epl-ce que
il' rardiniLl de Liirniinc et le i.iiic dp Guise iinidilant lu perle du duo
(le Ci.ndr, lie hnni pjis iiiLssj inliTi's.-iiuits ijuo les .■..tiiidciiccs (le l'iu-
léiitce diililiéniTLl stir !ii mort île l'om]iée? E.st-ce que Catherine de
.\Iédi<-is ne \ aiil jiiis bien la Cléo]>fttre de Hodogunc ou TAijrippine de
Néron? Ksl-<.e ijuc Charli's-Qiiint, Fninçuis 1", llcnri IV, ne sont pas
flea liérij-s h moltre à cAib de Nicomède, de Serinrius et de Milïiri-
diiln ? Kst-(?e <iiii? lu France ne vniU. pas le Pont ou la Billiynie ? n
Ces vérités, à celte époque, avaient besoin d'être dites.
Elles pouvaient mémo passer pour des audaces, soixante ans
après que Kacine s'cxrusail de produii'e un Sultan turc sur
lu scène française.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 577
Un seul critique, qu*il ne faut pas juger d'après les invec-
tives de Voltaire, Fréron, signala le drame historique en
prose du Président « comme une pièce de théâtre d'une es-
pèce singulière qui ne rentre pas dans Tidée des tragédies
en prose de Lamotte, qui, sans offrir le langage propre de
Helpomène et en s'affranchissant de la règle des unités, ne
laisse pas d'avoir un intérêt général ». Il ajoute que cet ou-
vrage lui semblait propre à créer un nouveau genre, ce qui
était voir juste.
Depuis le moyen âge, qui eut quelques essais de drame his-
torique, tels que la Moralité de VEmpereur, une pièce bien
curieuse; — si Ton excepte la Prise de Grenade, où Charles
Verardi mil en scène cet événement contemporain, on cher-
cherait en vain quelque ouvrage digne de mention, qui pût
constater l'existence de ce système. L'œuvre qui passe ordi-
nairement pour ôtre la première en date de nos drames histo-
riques, le Siège de Calais, de du Belloy, n'est que de 1765.
Hénault l'avait devancé de dix-neuf ans.
Les débuts du genre furent humbles. Il risquait de demeu-
rer bien obscur, s'il n'eût eu pour l'illustrer que le Cromwell
(1764), VHenri IV de Collé, le Charles IX ou VHenri VIII, de
Chénier, la Brunehaut (1810) de M. Aignan, le Jean sans Peur
(1821) ou le Conradin et Frédéric de M. Liadières, le Clovis
de Viennel, le théâtre de Raynouard, de du Belloy, de La-
fosse, de La Chaussée, de Lemercier, d'Ancelot, d'Alex. Du-
val, ou encore les Soirées de Neuilly, de M. Fongeray.
Mais vienne le romantisme mettre en œuvre ces matériaux
que le Président accumula le premier à' la porte du théâtre : et
la scène va s'éclairer, le décor prendre sa couleur locale, le
vestibule grisâtre de la tragédie classique s'effondrera, et sur
ses ruines, ressuscitera le passé, avec toute sa vérité, ses
teintes, sa vie, toute la splendeur de ses évocations, toute la
douleur, la haine ou l'amour de son âme à nouveau vivifiée
par la magie du souvenir, le talent du dramaturge et l'imagi-
nation du public.
Hénault amenait l'histoire aux confins du drame ; Du-
clos la conduisit aux confins du roman.
•37
578 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Dinan est une des cités pittoresques de Bretagne, avec ses
rempails qui dominent le cours sinueux de la Rance el les
vestiges imposants de son vieux château. Une des rue§ s'ap-
pelle rue Duclos. Celui qui la baptisa fut maire de la ville,
tiistoriographe de Louis XV, romancier charmant, causeur
inlassable, écrivain eslimé ; ce fut Duclos, né à Dinan (1),
envoyé tout jeune à Paris, confié au cocher de la diligence
comme un colis, oublié au bureau du coche, emporté dans un
hospice de Charonne, élevé à la diable, lié avec des vauriens,
rossant le guet au pont Saint-Michel, pilier de café, au Pro-
cope ou chez (iradot, collaborateur des petits recueils licen-
cieux : Recueil de ces Messieurs ou les Œufs de Pâques, auteur
des scandaleuses Conlessions du aymte de *** el du joli conte
Histoire de la baronne de Luz, épisode du temps de Henri IV
(17 il), un modèle du roman historique, bien supérieur à son
autre conte, Acajou et Zirphile, Si son Histoire de Louis XI a
quelque mérite encore, il faut en accorder davantage à ses
Considérations sur les mœurs de ce siècle, tableau de mœurs
intéressant, et parce que cet historiographe a tout vu, tout lu,
tout nott», tout fouillé, et parce qu'il peignait un temps
dont la licence convenait à son talent et à sa nature débraillée
de garçon mal ékn'é. Du moins, dut-il à son genre de vie et à
sa bniscnicrie, des qualités de franchise, de courage, Thor-
renr de l'hypocrisie et le franc-parler.
A l'Académie française, dont il fut, il s'opposa aux propo-
sitions qui f m'ont faites pour permettre au prince de Cler-
mont de siéger avec une marque distinclive, et au maréchal
de Belle-lsle d'éti'e dispensé des visites académiques. Il dé-
fondit noblement la dignité des lettres et Tégalilé des deux
aristocraties de naissance et d'intelligence, et il osa déclarer:
— Ce ne sont pas les tyrans qui font les esclaves, ce sont les
esclaves qui font les tyrniis.
H disait encore des grands seigneurs qui affectaient de dé-
daigner les gens de lettres :
— Ils nous craignent comme les voleurs craignent les lanternes,
(1) 170i-1772.
HISTOIBE DE L\ LITTÉRVTLRE FRANÇAISE 579
Il avait les manières nides, sans souplesse ni compromis.
Vous vous rappelez Le Sage, cet autre Breton, venu clicz la
duchesse de Bouillon, pour lire Turcarel, arrivant en i*etard,
mécontent ((u'on Je lui fît sentir, et s'en allant avec son ma-
jiuscril sous le bras sans l'ouvTir. Duclos avait les mêmes
aménités. Invité à dîner, il entend annoncer M. de talonne,
se \è\i\ et dit, en se retirant, au maître de maison :
— Ignorez-vous donc qiu.' cet homme et moi. nous ne pouvons nous
asseoir ù. Ja même Uiblc ?
Historiographe de cour mêlé à la vie des courtisans, dont il
entendait les conversations remplies des détails* futiles de
la vie du roi, du le\x^r, du coucher, du déboîter, il faisait cette
réflexion ([ui le peint tout entier :
— Quand 'je dine à Versailles, il me semble que je dîne à luffice;
on croit voir di's valets ciui ne s'entretiennent que de ce que f« nt leurs
maîtres,
Duclos est une figure intéressante et trop oubliée : il con- .
viendrait de repasser sur ces traits effacés, de faire revivre
l'agréable romancier historiïjue, et l'homme d'esprit (|ui lança
ce mot d'allure si moderne :
— Sans les bt^tises du gouvernement, on ne rirait plus en l'rance
Mably (1) c()m|>osa en 1707 un ouvrage, VElude de IHis-
ioirey qu'on croirait écrit au lendemain de la Révolution,
tant il renferme de vues })r()phétîques et de sages avertisse-
ments. On l'avait chargé d'instruire le jeune duc de Panne,
et c'est à lui <iu'était destiné ce livre ; il débute par ces mots
(|ui semblent s'adresser aur»^)! de France : <( Vous ne <onnais-
sez pas le malheur, je dirais prestpie la misère de votre con-
dition. » Et j)lus loin il ajoule : « l\e croyez pas, .Monseigneur,
ce qu'on dit de l'amour des nations pour leui**^ rois!»
Louis X\ 1 trouva 1 ouvrage incendiaire et lintenlit en I^'rance:
il eût mieux fait d'en méditer les leçons. « Pour une rélorme,
(1) 1709-1785.
S80 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
disait Mably, gardez-vous d'employer la ruse et l'adresse,
vous ne calmeriez les esprits que pour un instant ; après avoir
été la dupe d'un mensonge, on refuserait de croire à la vé-
r\U\ » L'avenir ne devait pas tarder à lui donner raison.
-Son contemporain, le président De Brosses (1), tient à la
fois de Montesquieu et de l'abbé Galiani. Conseiller, puis pré-
sident au parlement de Bourgogne, il passa sa vie à écrire un
vaste et aride ouvrage d'érudition, VHistoire romaine, selon
Salluste, inspiré de Grandeur et décadence des Romains.
Il collationna des manuscrits, réunit des médailles, sonda des
bibliothèques pour cet austère travail qui ne parut qu'à la
veille de sa mort. Mais ce n'est là qu'un des côtés de son
esprit et de son caractère, et l'auteur de VHistoire romaine
est tout autre qu'on l'imaginerait d'après son livre. Il était
remarquablement petit, plus petit que Galiani lui-même ; il
fallut le hisser sur un escabeau quand il soutint ses thèses.
Il avait, nous dit Diderot, « une petite tête gaie, ironique et
salyresque ». Sorti de son Parlement, c'était le plus sémillant
petit homme qu'on ait jamais vu en Bourgogne, où la tris-
tesse n'est pas de tradition. A vingt ans, avec un sien cousin,
et deux amis, tous Bourguignons et gens fort gais, l'idée lui
vint d'aller visiter l'Italie. Ses compagnons le prirent pour
secrétaire, et il fut chargé d'écrire pour toute la joyeuse cote-
rie dijonnaisc, pour les amis qu'on laissait, le « gros Blan-
cey », le « bon Quantin » et pour les belles dames de la ville,
la relation de ce voyage. De là viennent ses Lettres dltalie,
si pleines de descriptions spirituelles et de récits amusants.
De Brosses visita Gènes, Milan, Florence, Rome, Naples et
Venise. Il s'intéressait aux tableaux, aux statues, aux pay-
sagei=?, et aux mœurs de la société. Il avait l'esprit curieux et
il était bourré de notes. Son goût en fait d'art est celui de son
siècle. Michel-Ange lui semble trop « féroce », mais Raphaël
lui plaît et le Corrègo l'enthousiasme. Il écrivit à l'aventure ses
imj)ressions, mais il savait trouver le mot amusant et souvent le
mot pittoresque. II voit les choses en gai : le lac Majeur est
un (( petit [afiuîn ». qui singe lOcéan ; la Durance a Tair
.1) 1709-1777.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 581
d'une « décoction d'ardoise ». Même aujourd'hui, après tant
d'autres « Impressions d'Italie », les Lettres du président De
Brosses sont une agréable lecture.
Il quitta [Hîu Dijon par la suite. Un mauvais hectare de
bois, qu'il avait vendu à X'ollaire, lui valut des tracasseries
sans fin. Sa partie adverse se vengea en lui fermant l'Acadé-
mie.
Le président De Brosses eut vers la fin du siècle un imila-
teur. Dupaty (1), magistrat comme lui et président à mortier
au parlement de Bordeaux, publia en 1788, des Lettres sur
lltalie. Mais Dupaty est philosophe, il se mêle à ses impres-
sions beaucoup de déclamations sur la politique;, son livre,
écrit pour le grand public, et non comme celui de De Brosses
pour le plaisir de quelques amis, n'a plus autant de charme.
Dupaty, dont le goût n'est pas très sûr en matière d art, ex-
prime son admiration en termes prétentieux. Il s'attendrit jus-
qu'aux larmes et loue magnifiquement le génie de l'homme.
On sent que Rousseau a passé là. I^s réflexions philosophi-
ques dont est semé l'ouvrage, et une mise à l'index retentis-
sante, firent surtout son succès.
Parmi les livres qui préparèrent les voies à la Révolution
et signalèrent quelques-unes des réformes nécessaires, il faut
faire une place à celui de Raynal (2), Histoire philosophitine
des établissements ef du commerce des Européens dans les
deux Indes. Cet ouvrage, interminable comme son titre,
contient les éléments les plus divers; des récits de colonisa-
lion, des statistiques commerciales, des renseignements sur
les différentes cultures, des réflexions philosophiques, des
digressions sur les mœurs des blancs à propos de celles des
noirs, de violentes déclamations contre la cupidité et le fana-
tisme. L'abbé Raynal, ami de Diderot, de d'Alembert et de
Holbach, ne parle des sauvages que pour montrer la méchjun-
ceté des hommes civilisés. L'ouvrage était inégal, indi-
geste et mal composé; il plut cependant par le pi<iuant
(1) 1744-1"Î88.
(2) 1711-nUt>.
liS'l HISTOIRE DE LA UTTÉRVTIRE FRANÇAISE
(Je^ anecdotes et la hardiesse des opinions; de plus, il
y avait rà et là des pages admirables, et l'on ne savait pas
encore qu'elles n'élaicnt pas de Uaynal, mais de Dfderot.
Dans la seconde édition, 1 auteur ((ui, pour le grand public,
restait anonyme, devenait plus audacieux, signalait de nou-
veaux abus et indiquait toiit un plan de réformes. Enfin, en
1780, il se nomma. L'effel fut immédiat, un arrêt du Parle-
ment l'exila du royaume et confisqua ses biens. La convoca-
tion des EiSLl< et l'ouverture de la Constituante ramenèrent
Raynal à Paris, mais cette Uévolution (}u'il avait si ardemment
souhaitée, soudain l'effraya. Dans une lettre qu'il écrivit à
l'Assemblée et dont il ne fut d'ailleurs tenu aucun compte, il
désavoua publiquement l'ouvrage qui l'avait rendu si célèbre
et adjura ses anciens amis d'oublier cette erreur. Il n'y pouvait
plus rien, et il regarda flamber l'incendie sur lequel il avait
soufflé.
Rulhière (1), encore, a fait de l'hisloire, un peu par occa-
sion.
(/iiand il revint de Pétersbourg, où il avait suivi conune se-
crétaire d'ambassade le baron de Breteuil, il rapportait sur
la rour de Russie de piquantes histoires. Dans les salons, on
ne se lassait pas de lui demander des détails sur cette étrange
révolution de Palais qui venait de mettre Catherine II sur le
tifme, en supprimant si cavalièrement Pierre III. Et Rulhière,
qui avait eu la chance d'assister à tous ces événements, les ra-
contait fort bien. On lui conseilla d'en écrire une relation. Il
le fit pour ses amis, et le livre eut dans son cercle un grand
succès. Si bien que Rulhière fut chargé peu après d'écrire pour
le dauphin une histoire des troubles de Pologne.
Ces deux livres ne l'égalent pas à Thucydide, comme le
voudrait André Chénier, mais ils sont d'une lecture agréable
et pleins de renseignements précieux.
\jQ xvin* siècle s'est beaucoup raconté et nous a laissé
nombre de mémoires. Il se notait, s'obser\^ail, s'analysait, se
(1) 1735-1791.
HISTOIRE DE L\ LITTÉRATURE FRANÇAISE 583
coiiîsignail lui-même ; il a usé beaucoup de cahiers el de car-
nets, il s'est complaisamment décrit et narré ; il était déjà
travaillé par les approches du lyrisme el du romantisme.
Que de noms à lire au dos de ces volumes neufs ([ui ont été
publiés depuis, après avoir été retrouvés dans les vieux meu-
bles à papiers d'héritages : Collé, BachaumonI, Buvat, Ma-
rais, dArgenson, de Luynes, de Staal de Launay, Marmonlel,
Mme Roland, Mme du Haussât, Mme d'Epinay, J.-J. Bous-
seau, Bezenval, (îenlis. De beaucoup, je vous ai parlé quand
les noms des anteui*s se sont produits. Dans le reslo, je pren-
drai quelques exemples typiques du genre. L'un des plus com-
plets pour le xviii* siècle, avant la Révolution, est l'avo-
cal Barbier, <iue je veux vous présenter.
On cite souvent l'avocat Barbier (1), pour lui comparer nos
chroniqueurs modernes qui font l'histoire de notre temps par
les menus faits de chaque jour, qui sont les historiographes de
la vie à Paris, qui recueillent pour l'avenir les échos, les indis-
crétions, les anecdotes, les racontars, qui regardent le cours
des événements par le petit bout de la lorgnette, qui sont les
mémorialistes du journalisme. Quand on parle d'eux, il est
de règle de nommer leurs aïeux : Saint-Simon, Buvat, Métra,
Grimni, Collé, et l'on n'oublie jamais Barbier, l'auteur d'une
intéressante chroniijue de la Régence et du règne de Louis XV.
Journal, a-t-il éciit en tête de ses volumes manuscrits. Au-
cun mot n'est plus juste, car ces inémoii*es renferment exacte-
ment les malières (jui constituent nos journaux : bulletin poli-
tique, échos, faits divers, chronique des tribimaux, sports,
nouvelles du monde savant et littéraire, nouvelles des théâtres
el des coulisses, des cabarets el de la rue. Les dimensions res-
pectives (ju'il accorde à chacune de ces rubriques, enlacées ei.
enchevêtrées, mais qu'il est facile de démêler, constatent suf-
fisammenl ses prédilections coutumières et nous renseignent
sur son compte.
La vie parlementaire el judiciaii^ y occupe une large
place.
Les tribunaux, les assassinats, crimes, accidents, incendies,
(1) l6H9-n-1.
584 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
inondations, vols et viols, y sont aussi Tobjet de chroniques
amples et scrupuleuses.
C'est surtout la vie de la ville, les rues, les événements pu-
blics qui fournissent la matière, ce que nous appelons les
échos et les faits divers. On sait que ce n'est pas la partie la
moins vivante ni la moins intéressante d'un journal, et que
bien des lectrices commencent toujours par là la lecture des
feuilles publiques. Le recueil de Barbier est animé, varié et
plaît à lire.
C'est le calepin d'un excellent bourgeois d'esprit net et
juste, qui a entendu causer de tout, et qui a consigné durant
cinquante ans ses impressions et ses souvenirs, sans grande
philosophie, sans beaucoup d'idées générales ni géniales, mais
avec agrément, justesse et esprit.
Son parenl, l'abbé d'intreville, a écrit : « Ce n'était pas un
homme de parti! » C'était un agréable vivant.
Le mérite de ses Mémoires est complexe.
D'abord, tout autre document fait défaut sur celle période.
Le Journal commence en 1718, et les Mémoires de .Saint-
Simon s'arrêtent en 1723.
Le Journal finit en 1763, et les Mémoires de Bachaumonl
commencent le 1*' janvier 1762.
Ainsi, entre Saint-Simon et Bachaumonl, il y avait une
lacune, sauf pour cinq années, de 1721 à 1726, que Mathieu
Marais a racontées aussi, mais tout autrement.
Cette grosse lacune est comblée par Barbier, dont la chro-
nique fait le pont de l'un à l'autre.
Un second mérite est son indépendance. Comme elle n'était
pas destinée à être publiée, du moins immédiatement, Barbier
ne garde aucun ménagement. Il écrit sa pensée. Il n'est pas,
comme les gazelles, soumis à l'approbation et au privilège
du roi; aussi est-il plus libre, plus personnel. Il aborde des
sujels que le Mercure de France^ à la môme date, passe sous
silence. En parlant du Parlement <c la Gazette de France
ne parle jamais des affaires de cette cour souveraine », dit
Barbier. On peut ajouter que les aulres publications pério-
diques, c'est-à-dire le Journal de Verdun et le Mercure de
France, n'en parlent pas davantage. Du moins, ce qu'ils en
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 585
rapportent est tellement succinct et tronqué, qu'ils n'offrent
aucun intérêt. Barbier tomberait peut-être dans un autre ex-
cès. Il enregistre minutieusement, jour par jour, les démar-
ches du Parlement, les résolutions prises dans les assemblées
particulières, les phases variables de la lutte que soutient ce
grand corps de magistrature contre la cour de Versailles et le
clergé.
Il n'a rien à craindre, et il peut étaler à loisir ses décla-
mations parfois très libérales et libertines, en tous sens, car
on sait que le mot, autrefois, entraînait surtout une idée d'es-
prit fort. C'est bieji quelque chose d'avoir le fond de la pensée
d'un riche bourgeois du siècle dernier sur les faits de son
temps. A le lire, il prend des envies de cacher le livre sous
le manteau, comme si nous bravions Versailles. Qu'eût fait le
roi, s'il eût su que Barbier se permettait chez lui, à huis clos,
des entrefilets de ce genre :
(t On commence à craindre que le caractère du roi ne soit
mauvais et féroce; il a, par devers lui, l'air très sérieux et
morose, mais il lui est arrivé une vilaine aventure, il y a
trois semaines.
« Il avoil une biche blanche qu'il avoit nourrie et élevée,
laquelle ne mangeoit que de sa main, et qui aimoit fort le Roi;
il l'a fait mener à la Muette, et il a dit qu'il vouloit tuer sa
biche. Il l'a fait éloigner, il l'a tirée et l'a blessée. La biche
est accourue sur le Roi et l'a caressé, il l'a fait remettre au
loin et l'a tirée une seconde fois et tuée. On a trouvé cela
bien dur. On conte quelque histoire pareille sur des oiseaux
qu'il a. »
Il use ainsi partout de cette licence, et l'on peut dire que le
dépôt de ses papiers chez son parent d'Increville, qui fut son
légataire, était aussi compromettant que la cassette confiée
par Orgon à Tartufe:
Celte cassette est donc un important mystère !
A cette utilité incontestable, à ce rare caractère d'indépen-
dance, joignez encore deux nouveaux litres, celui d'informa-
teur curieuxj consciencieux, de reporter ingénieux, comme
nous disons, de fureteur avisé et amusé, et en outre,
586 HISTOIRE DE LA LITTÉItVTURE FRANÇAISE
celui d'écrivain dis<?rt, facile, clair, pittoresque, tenant ie
milieu, comme il convient dans un pareil genre, entre This-
torien, le journalisle et le romancier : et vous conviendrez que
voilà un talent bien moderne, un précurseur bien curieux et
très litléraire du reportage, un mémorialiste précieux, un
conteur amusant, dont le livre ne saurait manquer d'intérêt.
Quand Barbier mourut, il légua ses papiei*s à un parent, qui
était curé, Barbier dincreville. Cehii-ci les garda, les lut par
plaisir, les annota par passe-temps, et les ratura souvent par
pruderie.
Dans ces papiers il y avait sept volumes manuscrits d'une
belle écriture, agrémentés de documents, lettres rapportées,
figures, gravures; c'était le journal que Barbier avait tenu au
courant chaque soir, et auquel il doit un petit rayon de gloire.
Le premier feuillet date du mercredi 21 avril 1718 : le der-
nières! du samedi 31 décembre 1763. Durant ces 45 années,
notre avocat consigna chaque soir ses impressions et ses ob-
servations ; ce sont des mémoires au jour le joi^r.
Il n'y manqua pas une seule fois, sauf en 1736 où il iiécrivit
que quehiues pages sur les probabilités de la paix, et vn 1739
où il s'oublia.
La monographie de Barbier est encore à faire. Personne ne
s'est occupé de lui. 11 est étonnant que Sainte-Beuve ait pu
assister à la première éditi»)n de 1847, à la seconde pius
complète de 1866, et parcourir ces curieux feuillets inédits
sans (pie l'idée, ni le désir lui soient venus de consacrer un
article à ce précieux mémorialiste, dont la mémoire a bien
pâti. Cet homme, (|ui n'a pas d'histoire, a curieusement
regardé l'histoire îles autres et de son pays.
Kn <iuelle posture était la majesté royale dans ce milieu
parlementaire, bourgeois, (]ui vivait à l'écart de la cour, et
que les grands seigneurs dédaignaient, qui constituait le
foyer du libéralisme,, de l'opposition sourde et à peine cons-
ciente encore, d'où jailliront en 1789 les flammes de la fournaise?
Il y a un prestige, et ce grand nom de Royauté impose.
Le peuple en est toujours ébloui. Ce nom magique, grandi
pai* des siècles de gloire et de puissance, exerce une fasci-
nation.
HISTOIRE DE LA LITTÉR-VTURE FRANÇAISE 5SI
Barbier, sans être républicain, — on ne se doutait pas de ce
que ce pût être, — napas d'attache avec la royauté à qui il
dit sévèrement son fait, quand elle le mérile, et cela d'au-
tant plus à l'aise que la royauté ne le saura jamais.
Mais il aime f.onis W, cl il en est fier, et il le voudrait sans
reproche ; aimer le roi, c'était le patriotisme de nos aïeux.
Mais derrière le contentement de ses visites à Versailles,
entendez déjà gronder Topinion publique, rcoulez gi-imer la
satire et bruire le quolibet dans cet ajouté fâcheux :
« Il n'a point la physionomie de tout ce qu'on dit de lui.
Morne, indifférent et bête. »
On dit de lui de jolies choses, et vous avez là l'écho des
refrains gouailleurs (jui devaient courir sous cape.
L'année d'après, cela ne va guère mieux.
« On se plaint fort de la taciturnité du roi, on ne sait de
quel caractère cela provient. » De fait, ce jeune prince est
plutôt fermé. Le duc d'Orlé^ans vient en grande pompe lui
faire compliment de sa majorité, le mardi 10 févTier 1723 :
c'est un événement capital, dont tout Paris s'entretient. Le
roi « ne répondit rien ». De très hauts personnages vinrent
lui faire signer le contrat de mariage. <« Il ne leur dit pas
un mot ». L'Infante au contraire, qui n'a pas cinq ans, mais
qui est très jolie, dit au président : « Monsieur, je vous
souhaite toutes sorU^s de bonheurs! » Du moins, cela contente.
Voilà qui n'est guère bien, et l'exemple de la petite Infante
ferait croire que les filles ont plus d'esprit (pie les gar-
çons.
Elle le prouva un jour, l'année d'après ; elle avait six ans.
On avait présenté la nouvelle duchesse d'Orléans au roi.
« Le roi étoit dans son cabinet ; le roi l'embrassa, mais ne
lui dit pas un mot, car elle ne fit quVntrer et sortir. »
Et Barbier ajoute :
« On dit aussi au sujet du silence Ou roi, un bon mot de
rinfante, qui, quoique enfant, a beaucoup d'esprit. Elle dit.
au maréchal de Villeroi : (c H faut que le roi vous aime
bien, lui dit-elle, car il ne vous a rien dit. » Cela vient de
ce que le roi ne lui dit pas un mot à elle, et on lui fait
accroire néanmoins que le roi l'aime bien. »
588 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Ce serait peu si c'eût été là le plus gros péché du roi, qui
en eut beaucoup d'autres, et Ton ne peut pas parler de tous,
bien que Barbier ne se gêne pas. Il en est un au moins qui
revient bien souvent, c'est la dureté. Il ne ménage pas son
entourage.
« Jamais le service n'a été moins ménagé et plus dur qu'à
présent, il se plaît à les faire souffrir. »
Le roi occupe une large place dans ces notes journalières,
qui nous tiennent au courant de ses faits et gestes, ses
chasses, ses maladies, ses galanteries, ses promenades, ses
bals, ses déguisements en chauve-souris, ses deuils, ses oreil-
lons, ses rêves, ses campagnes, ses jeux, ses indigestions,
ses dartres, ses infamies, ses cadeaux à sa fiancée, la petite
Infante, entre autres une poupée de vingt mille livres, et sur-
tout ses luttes de plus on plus molles contre le Parlement :
et il sort de tous les détails qui s'accumulent en petites tou-
ches superposées une figure sans grandeur, peinte par les
petits côtés, un personnage assez triste, dissimulé, taciturne,
entêté, sans résistance aux séductions dont on l'enlace, inca-
pable de travailler par lui-même, ignorant de tout, indifférent
à tout, frivole et peu digne de son sang. Il n'a pas réalisé
les espérances que Barbier avait conçues de l'enfant aperçu
dans les jardins de Versailles.
La chronique du palais est largement contée par cet avocat.
Elle offrait parfois des cas intéressants, comme celui de
M. (le la Bedoyère. C'était un fils de* famille à qui son père
n'avait pas payé régulièrement sa pension, qui fit des dettes,
et assez de scandale pour être révoqué comme avocat géné-
ral de la cour des Aides. Réduit à la misère, il fut sauvé
de la famine par une actrice des Italiens, Agathe Sticotti,
à qui il promit le mariage. Ce n'était pas un personnage
bien intéressant, et sa jeunesse roula dans plus d'une igno-
minie. Pourtant il tint promesse et épousa Agathe. Celle-ci
étant mineure, la famille attaqua le mariage en nullité. Le
prévenu plaida lui-même : et voilà un procès bien parisien.
11 y eut foule. Sa cause était belle et prêtait au pathé-
tique. Il la plaida do manière à faire pleurer les femmes,
ce qui est une manière de les conquérir. Le bruit de la pre-
HISTOIRE DE h.K LITTÉRATURE FRANÇAISE 589
mière séance se répandit dans Paris : la seconde ne put avoir
lieu, tant l'affluence fut considérable ; les fenunes du inonde
emplissaient tout, et le président ne trouvait plus où s'as-
seoir. La séance fut levée avant d*être commencée, à huit
heures du matin.
Cela n'est-il pas d*hier? Celte foule, ces grandes dames
sempilant pour voir Tinléressant visage d'un jeune mari
d'actrice? Ajoutez Tattrait si rare alors d'un mari attaché à
sa femme.
Ce sont des faits, des anecdotes de ce genre qui défraient
la plus grande part de ses mémoires. Il en est de bien plai-
sajntes, et il les conte dans un style agréable.
C'est la vie à Paris. C'est ce que Nadar le père appelait
la « Petite Histoire ». Avec Barbier pour guide, nous péné-
trons partout, chez les grands et les humbles, au Louvre, à
Versailles, à Compiègne, au Parc aux Cerfs, à l'Académie,
au théâtre, à la Foire, chez les actrices, nous flânons sur les
boulevards, qui commencent déjà à être la promenade à la
mode, au Bois de Boulogne, au Parlement, au Châlelet, à la
Chambre de Torture ou aux maisons de plaisirs, dans les
petites rues borgnes et dans les hôtels somptueux, et nos
excursions sont éclairées tantôt par les lustres des palais,
tantôt par le pâle réverbère qui pend à une potence au-
dessus du noir carrefour ; nous voici à Téglise, puis à la
Morgue, à la Sorbonne, chez un marchand de faïences,
à la tontine, aux illuminations, et c'est le plus curieux, le
plus varié des cinématographes, comme nous disons aujour-
d'hui, avec ses vues de Paris par tous les temps et par tous
les effets, le soir, la nuit, au soleil, sous la pluie.
Ce sont des drames de magie noire, avec les racontars
(dont Barbier est friand), sur les convulsionnaires de Saint-
Médard, les Elisiens, les Secouristes. Il doit y avoir dans tout
cela « du manège et de la supercherie »; mais il se passionne
pour ces séances occultes où Ton n'entre qu'avec les « amis
de la clique ».
Il sait narrer avec agrément et vivacité. Lisez le récit de
la fuite de Stanislas, roi de Pologne, s'évadant de Dantzick;
ou eiicore tout ce drame si curieux, l'émeute du peuple de
390 IIISTOIKE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Paris contre la police (jui vole les enfants dans la rue, pour
les envoyer aux magnaneries (Je la Louisiane, où il faut des
petits doigts pour dévider les cocons de soie ; ce sont des
pages d'un véritable romancier qui n'est ni historien ni
prophète. Il no voit pas (]ue la populace prend, dès 1750, une
vitalité et une audace inconnues, qu'elle s'exerce pour 1789.
II croit qu'on aurait raison de fout en mettant seulement
quelques exempts « au carcan pendant plusieurs joiu^ de
maii*ché ». Il n'a pas compris l'état de surexcitation popu-
laire de son époque '; il n'a pas senti le souffle de révolte
qui soulève déjà les premières ondes sur cette marée humaine.
La bourgeoisie du xviii'' siècle n'a rien prévu, rien pressenti.
Beaumarchais disait : « Le tremblement de terre de Lis-
bonne nous émeut parce ({ue nous ne savons pas si ce
cataclysme ne se produira pas chez nous, mais la révolution
de Lima nous laiî^se indifférents», parce que nous ne crai-
gnons rien de pareil. » Barbier non plus n'a pas deviné îa
Révolulicm ; il n'a pas vu la nature explosible de V Ency-
clopédie^ dont il parle comme d'une ordinaire enti^eprise de
librairie.
Les récits d'émeutes, les mouvemeiilv^ de la police pour
cerner ou refouler les masses, les épisodes dramatiques^ tout
cela est vivant, et pourrait dater d'hier, tant la physionomie
de Paris garde le souvenir de son passé.
Il n'est pas jusqu'au bal de THôtel de Ville qui ne fît déjà
sourû'e : « D'ailleui's tout étoit un i>eu gris, comme cela est
toujours à la Ville. Le tumulte est arrivé après la sortie du
roi : les j>ages du roi el dos princes et d'autres jeunes gens
ont ballotté des femmes, les ont décoiffées, jetoient des per-
ruques sur les lustres, et ont fait le tapage. »
Ce journal est animé comme la vie même. Peu de nouvelles
littéraires ou artistiques : mais beaucoup de ces menus ra-
contars qui donnent comme un écho de la trépidation du vieux
Paris vivant : le prix du bois, de la bougie, du café, une
épidémie de rhume, le système de Law, les tontines, tes
illuminations, les foii-es, les brouillard^?, les exploits de Car-
touche, les galanteries de la Camargo, les courses de che-
vaux, les mauvais procédés d'un bâtonnier qui s'appelle Tar-
lîISTOlRE DE L\ I.ITTÉIIVTIRE FRANÇAISE -591
tarin envers un avocat (|ui s'appelle Cadet : le refus d'un
prolixe appelé Coquelin, d'administrer la duchesse de Perlh ;
le cas de l'avocat Legouvé, qui faillit payer de sa vie lim-
prudence de n'avoir pas pris assez au sérieux la tentative
d'assassinat de Damiens sur la personne du roi Louis XV
le Bien- Aimé.
(3ette affaire Damiens, i>uis<:iue nous y voici, est capitale
dans ce journal, où elle occupe une place fort étendue. La
relation en est célèbre.
On sait comment Pierre Damienis, marchand de pierres
à dégraisser, au Ponl-Xeuf, frappa le roi Louis XV d'un coup
de couteau qui ne fut pas mortel. Barbier relate avec une
curiosité complaisante tous les détails <lu châtiment terrible;
Damiens écroué, on lui a ferré les mollets nus avec des fers
rouges, et tandis que lopinion publique s'alarmait, accusait
les Anglais et les Jésuites, on préparait en place de Grève
l'enceinte d'écartèlement. On ne peut, sans frissonner, lire le
détail de ces précautions horribles : la table basse et épaisse,
en gros chêne, élayée de larges pieux, sur laquelle le corps
nu sera étendu, retenu par d«es barres de fer scellées dans
le bois au-dessus de la poitrine, du ventre et des cuisses,
de façon que les chevaux en tirant ne puissent arracher que
les quatre? membres. Et voici la victime, un gars solide, ter-
rassé par les bourreaux qui le rivent au bois de douleur ;
avec «les barres rougies au feu, ils lui brûlent et tenaillent les
mamelles, les biceps, les mollets ; sa main droite, tenant
le couteau du parricide, est maintenue au-dessus d'un brasier
de soufre incandescent ; sur les plaies, on verse dti plomb
fondu, de Thuilc bouillante, de la cire et du soufre en fusion,
et rien n'est épouvantable comme celle cniauté tout orien-
tale qui a des ménagements terribles et prolonge la vie et
le sens pour plus de souffrance.
« A|>rès l'amende honorable, Damiens a été conduit à la
Grève, toutes les boutiques et fenêtres garnies de monde pour
le voir passer. Arrivé à la Grève, dans l'enceinte garnie tout
autour d'archers à pied et à cheval, il a monté à l'Hôtel de
Ville, où éloient les quatre commissaires et autres : mais
point de princes ni de ducs. Il y est resté près d'une heure,
892 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
d'où on Ta redescendu comme on Tavait monté, dans une
couverture, pour le mettre soi* l'échafaud c'est-à-dire sur
la table de bois où on Ta attaché. Il est resté près d'une
demi-heure assis vis-à-vis de Téchafaud, tandis que Ton pré-
paroit tout pour son supplicp, et qu'il regardoit tranquille-
ment. Il auroit eu le temps de déclarer ce qu'il auroit voulu
au peuple, s'il avoit eu des complices. Le supplice a com-
mencé vers les cinq heures : la main brûlée, le tenaillement
avec le plomb fondu lors duquel il a fait des cris terribles;
ensuite il a été écantelé, ce qui a été long parce qu'il étoit
fort. On a été même obligé d'ajouter deux chevaux de plus,
quoique les quatre fussent vigoureux. Comme on ne pouvoit
pas parvenir à l'écarteler, on a monté à l'Hôtel de Ville de-
mander aux commissaires la permission de donner un coup
de tranchoir aux jointures, ce qui a été refusé d'abord, pour
le faire souffrir davantage, mais à la fin il a fallu le permettre.
Il n'y avoit personne monté sur les chevaux, ni bourreau^ ni
huissiers comme on avoit dit. Il a fait des cris, mais il n'a pro-
féré aucuns jurements soit à la question, soit au supplice.
Les deux cuisses ont été démembrées les premières, ensuite
une épaule, et alors le patient est expiré à six heures un
quart, après quoi les quatre membres et le corps ont été
brûlés sur un bûcher. Le criminel a souffert les plus grands
tourments, pendant plus de cinq grands quarts d'heure, avec
assez de fermeté. On dit que les confesseurs n'ont pas été
trop contents de lui pour la religion. Les toits de toutes
les maisons dans la Grève, et les cheminées même, étoient
couverts de monde. Il y a eu même un homme et une femme
qui en sont tombés dans la place et qui en ont blessé d'au-
tres. On a remarqué qu'il y avoit beaucoup de femmes, et
même de distinction ; qu'elles n'ont point quitté les fenêtres,
et qu'elles ont mieux soutenu l'horreur de ce supplice que
les hommes, ce ([ui ne leur a pas fait honneur. »
C'est apparemment ce jour-là que Tune d'elles s'écria :
« Les pauvres chevaux ! »
C'est bien là un des plus saisissants chapitres de l'histoire
de la procédure sous l'ancien régime.
On ne résume pas un journal ; on le parcourt. Celui-ci est
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 593
rédigé par un honime curieux, à Taffût, de sens généralement
rassis et assuré, d'information bien avertie, de jugement vrai,
sauf quand il appelle Bossuel janséniste. Le palais, la cour,
la rue n'ont pas de secrets pour lui; c'est un babillard qui
entend beaucoup babiller et qui a bonne mémoire.
Ce qui manque, comme à toute celle époque, c'est le pay-
sage, la toile de fond, le costume, la couleur locale ; mais
l'aclion est vive, alerte et lient déjà un peu du roman-feuil-
leton.
Tel il apparaît à travers ces notes. Elles sont bien per-
sonnelles ; sa figure s'y reflète, une figure de bourgeois heu-
reux et placide, reporter scrupuleux et raisonneur.
Il y a chez lui un peu d'égoïsme, de sécheresse ; point
d'émotion, point d'attendrissements. Il chante assidûment le
Suave mari magno, et il aime voir pleuvoir sur les autres.
« Les pluies continuent toujours abondamment dans ce
pays-ci, et les processions du jubilé ne laissent pas que de
marcher, en sorte que les prêtres et le peuple y assistent
en grand nombre sont mouillés jusqu'aux os. Ce qui est
divertissant à voir promener par les rues. »
Un innocent a été torturé, tordu, déchiré, exprimé, abîmé
par erreur : il le raconte avec un calme un peu bien détaché,
et s'en tire en disant : « Ah ! que loift cela est délicat ! »
Le prix sacré de la vie humaine est une notion toute récente
dans l'histoire de Thumanité.
C'est une question de savoir si Barbier en écrivant, son-
geait au public et à des lecteurs éventuels. Il y a de l'un et
de l'autre.
Certains passages sont dénués de tout conunentaire et ne
constatent pas le souci de communiquer des impressions à
un tiers. Des pages portent la preuve qu'il ne se relisait pas
toujours, et laissait des répétitions et des redites de consé-
quence.
Mais il y a d'autre part tant de développements, d'explica-
tions, de raisonnement, que ces parties-là étaient évidemment
destinées au lecteur invisible et souhaité, car on ne se parle
pas à soi-même avec une telle faconde.
Quel qu'ait été son but, qu'il ait écrit pour lui ou pour
38
o9i HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇÎAISE
nous, il paraît s'être fort diverti, et par surcroît, il nous a fort
senis, car sans lui nous serions démunis de documents pré-
cieux pour une époque de notre histoire qui n'est pas négli-
geable, puisqu'elle commence Tannée de la quadruple al-
liance de 1718, et se termine Tannée où la France, délivrée
de la Pompadour, allait confier à Choiseul ses destinées com-
promises et diminuées par les cotillons. Au total, le journal
de Barbier ne fait pas aimer son temps, trop méprisable.
C'est le journal d'une longue débauche, et d'une lente dé-
chéance ; le tableau est d'autant plus sombre qu'il est éclaii'é
par les bougies des orgies ou les torches des émeutes, sans
que Barbier ait jamais songé à promener devant sa toile
le flambeau de Tari, de la poésie et de Tidéal.
■ ^
Parmi les mémoires de femmes, Mme Roland (1) mérite une
place à part, car elle nous donne autre chose que des infor-
mations utiles à la chronique ; elle traduit Tétat d'âme d'un
temps.
Son nom est populaire, et sa mort admirable émeut encore
à dislance. L'écho de son dernier cri vers la Liberté vibre
toujours.
Quelle physionomie extraordinaire que cette femme intel-
ligente et supérieure. Dumont de Genève, dans ses Souvenirs
sur la Révolution, raconte qu'il assista, chez son mari, à
plusieurs comités de ministres et de girondistes, et que
Mme Roland ne se mêlait point des discussions ; elle se tenait
à son bureau, écrivait des lettres et semblait occupée d'autre
chose. Elle était trop avisée pour ne pas entendre.
Mme Roland était jolie. Elle nous a laissé son portrait, écrit
par elle dans la prison, la veille de Téchafaud. Elle s'y montre
avec des traits agréables, le teint frais, Tœil gris et doux, le
som'cil brun, comme les cheveux, et bien dessiné, le nez un
peu gros au boui, le menton retroussé, des dents saines et
(1) 1734-1793.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 595
bien rangées, Tembonpoinl d'une santé parfaite, une phy-
sionomie mobile et \dve, le front large, au milieu duquel des
veines en Y s'épanouissaient à Témotion la plus légère, la
peau douce, le bras arrondi. Cette image ne comporte au-
cune exagération, quelque îiivraisemblable que cette modes-
tie puisse paraître chez une femme qui pose pour la posté-
rité. Ses amis Tonl dépeinte avec infiniment plus de charmes
qu'elle ne dit.
Cette seconde Cornélie, qu'on appela << Thonime de la
Gironde », et qui joua à la raideur romaine, a clé gracieuse,
fine, très féminine, sans rien de masculin, très distinguée
même, malgré ses origines populaires, avec un certain dédain
du peuple, commun aux par\^enus, au point (jue Louis
Blanc a pu l'accuser d'aristocratie.
Cette femme admirable, épousa un mari qui lui fut infé-
rieur, quoique deux fois ministre. Ces choses-là se voyaient
déjà. C'est une aventure amère pour un mari d'avoir une
femme supérieure et, cjui pis est, une femme qui, prenant
conscience de sa supériorité, fait effort pour repêcher l'autre,
soit par bonté d'âme, soit par une petite vanité qui veut
ennoblir et rehausser le compagnon de tous les jours.
(( Il y a telle femme, dit La Bruyère, qui anéantit son mari
au point qu'il n'en est fait dans le monde aucune mention. »
Mme Roland ne fut pas de celles-là. Elle tâchait de hausser
son mari à elle. Roland a été victime de cette alliance, et il
a passé jusqu'à nous avec un tantinet, une légère nuance de
ridicule. Comme il arrive toujouj's, on exagère : mais Mme
Roland fait tellement ombre sur son mari, que celui-ci s'ef-
face dans les plis de sa jupe.
Et puis il y a Buzot.
Quelle plaisante histoire, s'il n'y avait pas au bout
l'échafaud et la mort!
Mme Roland, née Manon Phihpon tout court, élevée dans
la boutique de son père, qui fut graveur, rue de la Lanterne,
a des origines humbles. Il faut lire ses Mémoires si attachants,
pleins d'une sincérité un peu noneuse et morbide. On l'y
voit toute petite, dans le réduit qu'elle occupe chez son père,
aidant celui-ci dans ses travaux d'armoiries, lisant au hasard
590 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
et en liberté les livres qu'elle trouve sous une poutre de sou-
pente, trottant chez les boutiquiers de la rue voisine pour
faire les commissions avec tant de grâce que le fruitier la ser-
vait la première; maltraitée par un père bourru qui la bat
pour lui faire prendre médecine, rêvant au couvent dans ses
méditations extatiques de névrosée ou s'enivrant d'air et de
poésie romantique sous les ombrages de Meudon.
(( Où irons-nous demain, s'il fait beau ? » demande le père
le soir des samedis d'été.
El, regardant sa fille en souriant:
« A Saint-Cloud ? les eaux doivent jouer, il y aura du
monde.
— Ah ! papa, si vous vouliez aller à Meudon, je serais bien
plus contente. »
A cinq heures du matin, le dimanche, chacun est debout ;
un habit léger, frais, très simple, quelques fleurs, un voile
de gaze, et c'est tout l'ajustement. Les voilà partis, le père,
la mèiv, la fille ; on prend le bateau au Pont-Royal, un bate-
let qui dans le silence d'une navigation douce les conduit aux
rivages de Bellevue, en face de la verrerie dont les panaches
de fumée noire s'accrochent et se déchirent aux branches des
coteaux boisés. Par des sentiers escarpés, on gagne les hau-
teurs (le Meudon ; on aperçoit une maisonnette dans les bois ;
c'est le logis d'une laitière : une veuve vit là avec quel-
ques poules et deux vaches. Ah ! les délicieux goûters, chez
la bonne vieille, avec un peu de pain bis et beaucoup d'ap-
pétit. En route, pour courir ou rêver sous les hautes futaies,
qui mettent un peu de leur fraîcheur ou de leur ombre sur
le terrain brun du chemin. On soupe gaiement chez le suisse
du parc : au soir, on rentre à Paris, et l'on recommence le
dimanche suivanl.
Un jour, les promeneurs arrivent à une vaste clairière à
laquelle aboutissent de larges avenues dont le sol est cou-
vert «riiri'he el dont les arbres élevés forment un dôme im-
mense de tendre verdure. L'endroit est écarté ; les prome-
neurs viennent rarement. Voici deux tout jeunes enfants qui
jouent sui' le pas de la porle d'une modeste maison blanche
. IIISTOIUE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 597
encadrée de glycines et de chèvrefeuille. Les arbres dissimu-
lent un caquet jardinet orné d'un bosquet d'ifs sous lesquels
il y a un banc de pierre. Dans les carrés du potager, un digne
vieillard, dont les cheveux blancs tombent en boucles sur sa
veste brune, bêche, penché sur ses jambes grêles habillées
d'une courte culotte et de bas bruns. Dans ce silence et celte
solitude, l'imagination de notre jeune fille s'ébranle et s'atten-
drit; les nerfs se distendent, et des pleurs de tendresse mouil-
lent ses yeux.
<( Qui êles-vous, digne vieillard ? demande le père.
— Mon excellent monsieur, je suis fontainier du Moulin-
Rouge, qui alimente une partie des bassins du parc de notre
roi, à Versailles.
— Et ces enfants? demande la jeune fille.
— Ce sont mes petits-enfants; voici le père et la mère. »
A ce moment arrive un jeune couple de paysans, d'air pro-
pre et convenable, sans rien qui sente la misère.
C'est le fils du vieillard et sa compagne. Ils cultivent leur
petit terrain et vont en vendre les produits au marché de
Versailles pour augmenter leurs ressources.
« Qu'on est bien ici ! s'écrie la romanesque jeune fille ;
on voudrait y rester toujours ! »
C'est là pour elle le tableau de cette rustique innocence
dont elle a lu les contes charmants dans Gessner, dans Saint-
Lambert, dans Florian. Ce couple, n'est-ce pas Estelle et
Némorin ?
« Donnez-vous à manger?
— Non, mon excellent monsieur. »
Mais Némorin n'est pas d'une nature si élhérée que celui
de Florian. car il se hâte d'ajouter :
« Cependant, bien qu'il passe peu de monde par ce côté-ci,
quand il se présente des visiteurs, nous ne leur refusons point
les produits de notre jardin et de notre basse-cour. »
Et il leur sert un frugal repas sous les arbres, dans ce
décor rustique où les fleurs émaillent les carrés de légumes.
La jeune fille enthousiasmée et pleine de ses réminiscences
de lectures, sent son cœur se fondre dans un attendrissement .
général.
598 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
« Oh ! qu'on est bien dans ce séjour de la paix et de Tin-
nocence ! » s ecrie-t-elle en battant des mains.
Et, le soir elle écrira sur son cahier d'impressions jour-
nalières, ces notes d'un lyrisme ému et presque morbide :
« Aimable Meudon ! combien de fois j'ai respiré sous tes
ombrages, en bénissant l'auteur de mon existence, en dési-
rant ce qui pourrait la compléter un jour ; mais avec ce charme
d'un désii' sans impatience qui ne fait que colorer les nuages
de l'avenir des rayons de l'espoir ! Combien de fois, j'ai
cueilli, dans les fraîches retraites, des palmes de la fougère
marc[uetée, des fleurs de brillants orchis ! Comme j'aimais à
me reposer sous ces grands arbres, non loin des clairières,
où je voyais quelquefois passer la biche timide et légère.
Je me rappelle ces lieux plus sombres où nous passions les
moments de la chaleur; là, tandis que mon père couché sur
l'herbe et ma mère doucement appuyée sur un amas de feuilles
que j'avais préparé, se livraient au sommeil de l'après-dîner,
je contemplais la majesté de tes bois silencieux, j'admirais la
nature, j'adorais la Providence dont je sentais les bienfaits ;
le feu du sentiment colorait mes joues humides, et les
charmes du paradis terrestre existaient pour mon cœur dans
tes asiles champêtres ! »
Quand deux jours de fête se suivent, on ne rentre pas
à Paris, on couche à l'auberge de la Reine de France, et ce
sont quelijuefois des awnlures plaisantes qui font égrener
par la chambre les rires de la joyeuse jeune fille, mise en
gaieté par le grand air. Car ils n'occupent qu'une chambre
à eux trois : la fille couche avec sa mère, le père occupe l'autre
lit ; il veut lirei' les rideaux, le ciel de lit se détache et tombe
si exactement qu'il lui fait une couverture. Après le premier
moment de frayeur, les rires sonores fusent et partent, et re-
doublent quand l'hôtelière accourue, stupéfaite de voir son lit
ainsi décoiffé, s'écrie en levant l«s bras :
« Ah ! mon Dieu ! comment est-il possible que ce ciel de
lit soit tombé ! Il y a dix-sept ans qu'il est posé, et il n'a ja-
mais bougé ! »
Manon était douée d'une intelligence hors ligne, vive, cu-
rieuse, éveillée, inquiète. Toute jeune elle étudiait avec pas-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 599
sion, avec furie. Elle dévorait tous les livres avec une incohé-
rence ingénue, le Roman Comique, le Traité des Conlrats,
ou les Guerres civiles d'Appien. Elle se fil religieuse, ne pro-
nonça pas ses vœux, quitta le couvent, lut Montesquieu,
Diderot et Jean- Jacques-Rousseau, cl vit qu'il fallait se marier.
Elle avait fait son programme :
« Depuis quatorze ans jusqu'à seize, je voulais un homme
poli; depuis seize ans jusqu'à dix-huit, un homme d'esprit;
depuis dix-huit, un vrai philosophe. »
Elle trouva ce dernier dans la personne de Roland, de vingt
ans plus, âgé qu'elle, et vrai philosophe. Il fit sa cour en de-
visant de Cicéron et de Montesquieu.
Manon fut ravie.
La première année de son mariage, elle eut un enfant,
l'allaita, et collabora au livre en cours de son mari, lArl du
tourbier.
C'était peu. Manon se contenta de ce peu. Les consola-
teurs affluaient, elle traînait après soi une foule d'adorateurs
alanguis, Lanthenas, Bosc. Bancal des Issarts. Barbaroux,
qu'elle compare pour, la beauté à Antinous, et Buzol. Tous,
même le plus heureux, qui fut ce dernier, en furent pour leurs
frais. Elle resta pure et fidèle.
Une seule fois son cœur fut pris. C'était en faveur de Buzol.
Celui-ci n'obtint rien, d'ailleurs, que des lettres enflammées
où il était tutoyé. L'honnéle Mme Roland poussa le scrupule
jusqu'à des limites ignorées avant elle. Sentant qu'elle aimait
Buzot, de six ans plus jeune qu'elle, elle se mil en règle
avec sa conscience, en le déclarant à son mari.
Celui-ci manifesta quelque mécontentement, et sa femme
lui en voulut de ne pas se montrer plus ravi.
Elle gémit de sentir qu'il lui faisait le pénible sacrifice
de son acquiescement, de son pardon, de sa jalousie :
« Mon mari n'a pu supporter l'idée de la moindre alté-
ration dans son empire... la connaissance acquise que je fais
un sacrifice pour lui, renverse sa félicité. »
Il y avait un peu de quoi.
Pourtant Roland n'a pas été fort éprouvé, il ne fut trompé
que de cœur et sans fraude, puisqu'il était averti.
(500 HISTOIRE DE LA LlTTÉHATUllE FRANÇAISE
Elle fut foncièrement honnête femme. C'est elle qui a écrit
cette jolie pensée:
(( Dans les âmes honnêtes et délicates, Tamour ùe se présente jamais
que sous le voile de restimo. m
On lui a reproché des peintures trop libres de ses Mémoires.
Elles sont un peu excusables. Il faut n'y voir que Tinstinct
d'imitation, si fort chez la femme, après la lecture des Con-
lessions, dont elle s'était pénétrée et qui l'ont souillée; elle
imitait le cynisme de son maître pour inspirer Thorreur du
vice par sa peinture; chez elle, ces pages sont l'impudeur de
la vertu militante, pour que les mères considèrent avec effroi
l'étendue de la vigilance qui leur est imposée
Elle a en tous cas héroïquement payé sa dette au devoir
conjugal. Tandis que son mari fuyait à Rouen, elle lut arrêtée
un peu pour lui, et jetée à la Conciergerie. Le récit de sa
fin demeurera éternellement une des plus louchantes et des
plus belles pages d'histoire.
Mais sous Théroïne, il est intéressant de chercher et de
retrouver la femme. Le secret de sa constance et de
son courage fut assurément pour une part son amour pour
Buzot. Elle avait son portrait dans son sein, elle lui écrivait,
et elle était si pleine de cet amour qu'elle bénissait sa pri-
son ; c'était pour elle, pour une femme aussi énamourée, un
genre de vie dont elle ne souffrait pas autant qu'une autre,
c'était l'isolement, le silence, la retraite, l'état qui convient
à une àme éprise, avide de se recueillir, de vivre en secret
avec l'image, la pensée, le souvenir de son ami.
Kt, voyez comme tout s'arrange.
Par cet amour, elle sent qu'elle manque à son devoir envers
son mari : mais elle écarte par sa captivité, la mort pro-
chaine et certaine de son époux.
Je n'invente pas. Elle le déclare elle-même, en parlant do
son mari:
(( Par ma prison, je m'acquitte envers lui d'une indemnité due
à ses chagrins. »
Xo'ûix un mari bien indemnisé. Les drames ont leurs mots
drôles.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 60 i
Elle rêvait d'amour dans cet isolement précieux qu'elle ne
maudit pas, et elle s'en explique avec une finesse qui rap-
pelle Sénèque, tecum erras:
« Les méchants croient m'accabler en me donnant des fers ; les
insensés ! Que m'importe d'habiter ici ou là ! Ne vais-je pas partout
avec mon cœur, et, me resserrer dans une prison, nest-ce pas me
livrer à lui sans partage ? »
C'est par ce raisonnement dialectique que Manon se per-
suadait à elle-même du bonheur de son infortune, en ajou-
tant : « Je dois à mes bourreaux de concilier le devoir et
l'amour; je ne me plains pas. »
Certes, il y aurait injustice à borner là le secret de son
courage. Elle fut une femme supérieure. Mais il y aurait une
inexactitude historique à oublier cet clément dans les res-
sorts de sa résistance aux derniers jours.
Quelle noblesse, quelle fierté, quelle vaillance devant les
Montagnards qu'elle brave, devant ses amis de prison qu'elle
encourage et q i pleurent sur elle, devant l'échafaud qu'elle
regarde sans peur!
On lui fournit les movens de s'évader. Avec tout rhéroïsme
vaillant et intègre de Socrate dans le Criton^ elle refusa; et
si l'on allègue ici son espoir d'être acquittée, sa tenue devant
la mort a prouvé qu'elle ne la craignait pas.
Un compagnon de captivité s'était attaché à elle, dans les
dernières heures, avec celte force décuplée d'affection que
fait naître la terreur. En descendant de la charrette, elle le
fît passer devant, bien que son tour fût le second, en lui disant :
— Passez le premier, vous n'auriez pas le courage de me
voir mourir.
Le bourreau protestait ; il fallait défiler sous le couperet
dans l'ordre indiqué.
— Ne refusez pas la dernière prière d'une femme, lui dit
doucement Manon.
Combien je trouve ce mol et ce fait plus louchants que la
fameuse apostrophe, trop répétée:
— 0 liberté, que de crimes on commet en ton nom !
J'aimerais qu'on oubliât moins l'autre, son : (( Passez le
602 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
premier ! » Mais il y avait chez elle un instinct déclamatoire,
et cette belle phrase finale, cette prosopopée de la liberté
correspond à un goût un peu théâtral qu'elle porta partout.
L'échafaud est un théûtre aussi, un théâtre lugubre et très
en vue. Je veux seulement marquer une tendance de Manon
à cultiver la phrase. Ses contemporains nous disent telle-
ment qu'elle parlait bien, que nous la prendrions volontiers
pour une phraseuse, si ce terme n'était trop dur pour n'être
pas injuste.
Dans ses épanchements même elle vise à l'eBet, et à imiter
Tacite. Elle compare Buzot, réfugié en Calvados, à Brutus
près des cham])s de Philippes, deux lignes après lui avoir dit
qu'elle cou\Te ses lettres de baisers. Son amour s'exhale en
couplets à la Thompson.
Elle cultive les apostrophes à la Caton, elle excelle dans
des pastiches sincères. Car ils sont sincères. L'éducation a
gâté chez elle un fonds natif de spontanéité, qui reparaît
quand elle se laisse aller et se détend, s'occupe des soins du
ménage, vaque aux travaux de la campagne en petite Pari-
sienne de la rue de la Lanterne qui s'amuse aux champs,
prend les habitudes de la béte dont le lait « me restianx> >•,
se plaît à « asiner » .
Elle fut excellente mère de famille, et c'est tout un côté de
sa physionomie que ses futui^s historiens devront mettre en
lumière, ce rôle d'éducatrice qu'elle prit et dont on a trop
peu i)arlé. A vingt-trois ans, elle donna un mémoire à TAca-
démie de Besançon sur Téducation des femmes et leur ins-
truction, qu'elle voulait étendre.
Instruite, distinguée, aimable, élociuente, remaniuablenient
intelligente, elle élait faite jiour personnifier le parti des Gi-
rondins, ces élégants artistes égarés dans la politique. Sa
mori est le plus atroce des crimes, et les regrets qu'elle
laissa ont trouvé un écho par delà les frontières.
Gd'the écrivit dans ses Annales une profonde vérité, quand
il dit de Manon Holand :
« L'apparition de pareils talents et de pareils caractères
sera peut-être le îM-i!ici|)al avantage que des temps malheu-
reux auroni procuré à la posléi'ité. Ce sont ces caractères qui
HISTOIRE DE LA LITTÉRVTURE FRANÇAISE 603
donnent une si haute valeur aux jours les plus abominables
de rhistoire du monde. »
*
* *
A la même époque, Mercier réclame de nous un souvenir.
Sébastien Mercier (1) est à présent coiinu pour deux raisons:
parce qu'il fut un peu fou, et parce qu'il a écrit un ouvrage
important, Tableau de Paris (1781-1789).
Excentrique, il l'était avec joie: professeur d'Ecole centrale,
qui fit de tout et loucha à tout, théâtre, arts, sciences, jour-
nalisme, histoire, et qui dans le fatras de ses idées entre-cho-
quées, touffues, innombrables, a parcouru tous les degrés de
Tutopie rêveuse à la prédiction \Taie. Il disait :
— Je suis le véritable prophète de la Révolution.
Et ce n'était pas totalement faux, car dans son ouvrage
Rèic s il en lût iaïuais ou lAu 2410, il a prévu des réformes
qui n'ont pas mis tout ce temps à s'accomplir. Il fut ro-
mantique, il fut réaliste. Il honnit la tragédie et traita les
classiques, Racine et Boileau, de « pestiférés de la littéra-
ture », bien avant que Théophile Gautier ait hurlé :
— Ce Racine, quel porc !
Mercier, qui appelait" Chamfort : Champsec, a fait des
drames, des théories dramatiques, (jue Rivarol traitait, nous
lavons vu, avec autant de désinvolture que son Tableau de
Paris, u la cave et le grenier en sautant le salon ». C était
enti*e eux une guerre d'épigrammes, et .Mercier n'y laissait
pas sa part. Il a eu des mots heureux, comme ceci :
— Lhonneur d'une fille est à elle, elle y regarde h deux fois ; l'hon-
neur d'une femme est à son mari, elle y regarde moins î
Son Essai sur larl dramatique a prévu révolution du
drame, et y a plus contribué que ses œuvres théâtrales: Olinde
(1) 1740-1814.
604 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
et Sophronie, la Maison de Molière, ou celte Brouette du
vinaigrier, qui lui valut la protection de Marie-Antoinette et
celle boutade de iUvarol :
— Ma vie est un drame si ennuyeux, que je soutiens que c*€st Mer-
cier qui Ta fait.
Réformateur insatiable, il eût tout changé si on Teût laissé
faire. Il voulait que les artistes fussent soumis à une patente
comme des commerçants, et cette idée, reprise par les députés
de nos jours, n'est pas plus neuve qu'heureuse ; il contestait
le système de Copernic et affirmait que la terre est plate et
inmiobile ; il prétendait connaître le caractère des gens par
rinspection, non pas encore des mains, mais des pieds ; U
avait fabriqué 3.000 néologismes pour enrichir la langue. Il
joua un rôle politique, assez flottant, parfois plein d'audace,
appela Napoléon <( un sabre organisé », et écrivit assez d'ou-
vrages pour remplir cinq ou six rayons de bibliothèque. Un
seul a résisté au temps.
Rivarol disait du Tableau de Paris :
— Cest un livre pensé dans la rue et écrit sur \:ne borne.
Grimm ajoutait:
— C'est un excellent bréviai'ro pour un ngent de police.
C'est déjà à moitié caractériser ce livre curieux et utile,
parfois encombré de déclamations inutiles, mais plein d'ob-
serv^ation, de vérité et très documenté. Avec un style souvent
trop ambitieux et trop déclamatoire, dans un désordre qui
n'a aucun souci ni aucun soupçon de la composition, Mercier
décrit et enregistre pour nous les aspects des quartiers, les
tableaux de mœurs, les paysages de Paris. Ce sont des pro-
fils d'album, le bourgeois, l'écrivain, la femme auteur, le
bourreau ; ce sont des catégories : le clergé, la police, la
basoche ; dos monuments : la Bastille, Notre-Dame, Bicêlre,
la Sainlc-Cliapelle. Aucune science du passé, aucune vraie
philosophie et beaucoup de fausse, pas de rapports tirés de
l'histoire ; pas de \iies élevées et générales. C'est du repor-
tage conune l'entend le journalisme moderne, des coins de
HISTOIRE DE LA LlTTÉRATlîRE FRANÇAISE 605
Paris, des physionomies de la rue, des momenls de la vie
publique, les dimanches, les fêles, la foire Saint-Germain,
les modes, coutumes, costumes, chapeaux, le cabaret, le pavé
cîc Paris, les dessous, les substructions de la ville, les bouges,
l'enfer parisien, les maisons borgnes et les ténèbres des bas-
fonds. Ce sont des promenades, le carnet à la main, faites par
un raisonneur parfois prolixe, mais par un observateur atten-
tif qui sait raconter. Sans ce livre, qui emplit douze volumes
in-octavo, el qui fut fini dans Texil à cause de ses hardiesses,
il manquerait l'élément le plus considérable pour la connais-
sance des mœurs parisiennes, vers 1785 (1).
Voici un autre nom qui nous ramène en plein xviii*
siècle, et qui nous donne la transition entre les faiseurs de
mémoires el les critiques littéraires. C'est Marmontel.
Il faut faire dans Tœuvre de Marmontel (2), la part de Tou-
bli. Ses tragédies : Denys le Tyran^ Clêopâlre, SésostriSy
dont les premières furent de brillants succès, et la dernière
une vraie déroule, ne méritent même plus cTètre citées. Son
Bélisaire, vaste roman social, dut sa vogue aux poursuites
dont il fut Tobjel. Ses Incas, poème en prose, sont un plai-
doyer pour la tolérance. Le Marmontel philosophe et le
Marmontel poète, ne s'élèvent pas au-dessus d'une honnête
aisance. Mais il reste le Marmontel des Mémoires, conteur
charmant el séduisant.
En 1789, ce mondain, cet habitué des soupers d'Helvétius
et des fêles de M. de Marigny, se retira avec sa femme et ses
enfants dans une « chaumière » à Abloville, près de Gaillon,
en Normandie. C'est là qu'il rédigea ses Mémoires, « C'est
pour mes enfants, dit-il que j'écris l'histoire de ma vie ;
leur mère l'a voulu. » Son récit commence par ses plus loin-
4ains souvenirs, et nous reporte vers ce joli village de Borl,
on Limousin, enfoui dans une vallée volcanique, qui fut le
berceau de son jeune âge. Il y a dans ces premières pages,
(1) A lire S>.'hastien Mercier, 2 vol., par L. Béclahd-
(2) 1728-1700.
606 HISTOIRE DE LA LITTÉILVTURE FRANÇAISE
quelques dôlicieux tableaux d'intérieur, à la Chardin, des
scènes demi-bourgeoises, demi-campagnardes, peintes avec
un profond sentiment des joies du coin du feu, des souvenirs
attendris pour les « galettes de sarrazin, humectées, toutes
brûlantes, de ce bon beurre du Mont-d'Or »; pour les « grosses
châtaignes si savoureuses et si douces, qu'à les entendre cuire
dans la marmite, le cœur vous palpitait de joie ». Puis vien-
nent les années de jeunesse, l'entrée au collège d'Aurillaç, la
terreur du premier jour, la présentation au préfet des études,
enfin le succès et les aventures d'écoliers. Un jour, menacé du
fouet, tout rhétoricien qu'il était, Marmontel se révolte, ha-
rangue ses camarades et leur propose de se retirer sur l'Aven-
tin. Son discours, ses marques de désespoir, entraînèrent la
foule, et comme on était à la veille des vacances, la classe
tout entière sortit du collège en bon ordre et prit la clef
des champs. Le préfet les regarda passer, stupéfail, et prédit
à Marmontel qu'il serait « un chef de faction ».
Après la sortie du collège, viennent les débuts littéraires,
la première lettre à Voltaire, les premiers succès dramati-
ques, l'étrange histoire de cette Mlle Navarre, qui s'éprend du
jeune poète, l'enlève et, nouvelle Calypso, le retient plusieurs
mois dans une villa qu'elle avait près d'Avenay. Après
Mlle Navarre, nous faisons la connaissance de Mlle Clairon,
la célèbre actrice, et d'autres encore. « C'est pour mes en-
fants que j'écris... » Espérons qu'ils ont sauté des pages.
Le tableau de la société littéraire est moins piquant, f?eut-
être, mais plus instinictif. Marmontel nous conduit dans tous
les salons : chez Mme Geoffrin, chez d'Holbach, aux soupers
d'ilolvélius, à la Bastille môme, où tout homme de lettres
avait sou logis prêt.
Ses badinages de salons, ses livrets d'opéras-comiques,
dont Rameau faisait la douce musique, sont charmants de
mièvrerie et de sentiments délicats. La Guirlamâe est un mo-
dèle du genre et veut, pour être jouée, des berceaux de ver-
dure, piqués par les notes blanches des statues en marbre
de l'Amour et des Drvades.
Ainsi, nous arrivons jusqu'à la veille de 1789, jusqu'au mo-
ment, où prévoyant la tempête, et se demandant s'il n'avait
HISTOIRE DE LA LITTÉRATIRE FRANÇAISE 607
pas gaspillé sa vie, Marmontel épousa à 5i ans, une jeune
et jolie nièce de l'abbé Morellet, devint le plus amoui^cux des
époux, le meilleur des pères, et se relira du monde pour
vivre aux champs. Tout cela est agréablement raconté, sans
trop de philosophie et de sentimentalité. Marmontel n'est pas
im grand caractère ; c'est un honnête homme doublé d'un
bon conteur; à lire ses Mémoires, on devient son ami
L Essai sur les Romans ou les Eléments de Littérature, de
Marmontel, font pendant à' l'œuvre plus considérable de La
Harpe (1).
Celui-ci s'est fait de son vivant et même après sa mort,
beaucoup d'ennemis. Les auteurs, ses contemporains, qu'il
critiquait d'assez mordante façon, ne l'aimaient pas. La jeu-
nesse du siècle, excédée de sa domination littéraire, ne lui a
pas ménagé les sarcasmes. De nos jours, on ne le lit plus.
Il faut distinguer en lui deux hommes: un poète dramatique,
l'auteur de Warwick et de Philoclète, qui est assez médiocre;
et un critique littéraire, l'auteur du Lycée, qui n'est nulle-
ment méprisable.
Pour l'auteur dramatique, retenez le mot de Grimm, le jour
du mariage de La Harpe, un peu après la tragédie de
Timoléon :
(( Une mauvaise tragédie et un mauvais mariage, c'est
deux sottises coup sur coup. »
La Harpe s'était trompé le jour où il avait abordé le théâtre;
il eut le mérite de reconnaître son erreur, et retrouva sa véri-
table vocation, qui était celle de la critique. Tout jeune
homme, à Ferney, chez Voltaire qu'il appelait son <( papa )\
quand on jouait une œuvre du maître, il relevait les faiblesses
dans son rôle et les corrigeait audacieusement. Et Voltaire,
s'en apercevant, criait : « Le petit a raison, c'est mieux comme
cela ». A Dorât qui se plaignait un jour de ses critiques, il
répondait naïvement : « Je ne puis m'empêcher, cela est plus
fort que moi ». Cette impérieuse vocation lui valut dès le
(1; 1739-1803.
608 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
collège des haines robustes, et ce fut pis quand le Mercure
(dont il prit la direction) lui mit une arme dans la main. Il
fut criblé d'épigrammes, de pamphlets, de mots méchants.
Un jeune rimailleur qui croyait que le suffrage de La Harpe
était un titre qui lui donnerait de la réputation, se vantait de-
vant la femme du critique, d'être un de ses plus intimes amis.»
La dame protesta en disant :
— Apprenez, monsieur, que mon mari n'est Tami de personne.
La Harpe écrivait à Voltaire :
(( Il est également triste et inconcevable d'être haï par une foule
de personnes qu'on n'a jamais vues. »
El pour le consoler. Voltaire lui répondait:
« Il y a eu de tout temps des Frérons dans la littérature : mais on
dit qu'il faut qu'il y ait des chenilles, pour que les rossignols les
mangent afin de mieux chanter. »
Sa personne prétait au persiflage. On ne l'épargna pas ;
il avait une assez jolie tète avec un air d'impertinence, nmais
la taille trop courte et l'épaule un peu déviée ; on l'appela
Bébé, du nom d'un nain qu'avait le roi Stanislas. On son
prit à sa famille qui était pauvre, mais honorable. On allait
jus((u'à prétendre, dit Sainte-Beuve, nue le jour de son bap-
tême et pendant la cérémonie, il avait annoncé par ses cris
son caractère irascible et présagé son goût pour les futurs
vacarmes littéraires. Il eut des disputes sans nombre, et s'y
compromit plus d'une fois.
Son confrère à l'Académie, l'abbé de Boismont, disait :
« Nous aimons tous infiniment M. de La Harpe, mais on
souffre en vérité de le voir arriver toujours l'oreille déchi-
rée )•.
Lors de sa réception. Marmontel, chargé de lui répondre,
lit, selon l'usage, l'éloge de son pi'édécesseur, (pii était Colar-
deau. Mais il se plut à montrer Colardeau modeste et cha-
ritable, modéré dans ses critiques, ne se faisant jamais d'en-
nemis, et il ajouta : « Voilà, Monsieur, dans un homme de
leî*i,vs,:-un caractère intéressant... l'homme de lettres que
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 009
VOUS remplacez, pacifique, indulgent, modeste, ou du moins
attentif à ne pas rendre pénible aux autres l'opinion qu'il
avait de lui-même, s'était annoncé par des talents heureux. »
Tout le monde comprit l'allusion méchante, et l'auditoire
fit des applaudissements hostiles.
A force d'obstination et de talent, La Harix) triompha de
cette impopularité. L'élégance de sa parole et de son style,
la sûreté de son goût, lui gagnèrent le vrai public. Dans sa
chaire du Lycée, sorte d'institut littéraire à l'usage des gens
du monde, qui venait d'être fondé rue Saint-Ilonoré, il fit avec
le plus grand succès, devant un auditoire de beaux esprits, le
premier cours public de littérature. Il sut trouver le moyen
terme entre la pédanterie et la frivolité. Ses leçons, qu'il pu-
blia par la suite, sont injustement oubliées. On y trouve de
fines études et de solides jugements.
Avec Boileau, La Harpe est, de tous les criliques, celui qui
sut le mieux prévoir les arrêts de la postérité.
Après la Terreur, La Harpe, jadis l'enfant gâté de \ oltaire,
abjura la philosophie et se convertit solennellement. De là,
dans son cours de littérature, une brisure, un défaut d'unité.
Mais son nom reste considérable dans les annales de la cri-
tique.
Non seulement la critique littéraire, mais l'érudition, l'ar-
chéologie eurent leurs estimables représentants.
L'abbé Terrasson (1), qui appartint aux deux Académies,
et guerroya glorieusement dans la querelle des Anciens et
des Modernes, fut surtout un charmant causeur. Tous ceux
qui l'approchèrent devinrent ses amis. Son apparente fatuité
n'était que naïveté et franchise. Il disait un jour d une
harangue qu'il allait bientôt prononcer : « Elle est bonne, je
dis très bonne, tout le monde ne la jugera pas ain^i, mais je
m'en inquiète peu. » Mme de Lassay écri\ait en parlant de
lui, « qu'il n\y avait qu'un homme de beaucoup d'esprit (jui
pût être dune pareille imbécillité ».
(1) 1670-1750
:\9
610 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Il fil preuve de philosophie. Il était riche, aussi disait-il
qiieh|uefois :
— Je réponds de moi... jusqu*à un million.
Quand des revers de fortune lui firent perdre son opulence
et le réduisirent au striict nécessaire, il se consolait en di-
sant :
— Me voila tiré d'affaire ; je revivrai de peu, cela m'est
plus commode.
Il était dislrail. Il lui arrivait des mésaventures, mais il s'en
consolait avec bonhomie.
Un jour il sortit à moitié habillé ; son accoutrement attroupa
et fît rire la foule. Ayant découvert à la fin de quoi il était
question, il rentra chez lui.
— Je viens de donner, dit-il à sa gouvernante, à la populace
du quartier un petit amusement qui ne lui a rien coûté... ni
à moi non plus.
Il conserva son caractère jusqu'à la fin de sa vie.
Son confesseur vint le voir à son lit de mort.
En le voyant entrer, Terrasson lui dit avec sa naïveté or-
dinaire :
— Monsieur, voici ma gouvernante, Mme Lucquet, qui vit avec moi
depuis vingt ans. Je ne saurais parler ; j'ai perdu la mémoire ; je
suis exténué. Mais confessez Mme Lucquet ; elle répondra pour son
maître : c'est absolument la même chose.
Le confesseur, voyant que le malade parlait avec une grande
légèreté de la confession, voulut qu'il fît cet acte lui-même.
L'abbé Terrasson se résigna.
— Vovons, commença le confesseur, avez-vous été luxu-
ricux?
~ Madame Lucquet, cria le malade, ai-je été luxurieux ?
— Un peu, monsieur Tabbé, répondit la dame.
Le confesseur n en voulut pas entendre davantage ; il se
retira indigné, et Tabbé Terrasson mourut dans Timpénitence
finale.
Son Séthos (1) fait de lui un des initiateurs des temps mo-
dernes à l'étude des mœurs antiques.
(1) Cf., pago 26 j.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 6H
Il eut un illustre confrère dans la personne du comte de
Caylus (1), qui fut d'abord officier dans l'armée du roi ;
mars il avait la vocation de Tarchéologie, et bientôt il aban-
donna tout pour la suivre. Il voyagea en Italie et en Angle-
terre pour étudier les œuvres d'art, poussa jusqu'en Grèce et
en Asie Mineure, chercha, sans le trouver, l'emplacement
de la Troie homérique, traita avec les brigands turcs
pour visiter sous leur escorte les ruines d'Ephèse et de
Colophon. De ses voyages, il rapporta des notes précieuses et
de nombreux croquis, étant peintre et graveur de talent. Le
comte de Caylus élait, si l'on en croit Diderot, acariâtre et
grincheux, quoiqu'il aimât de temps en temps à rimer quel-
ques vers légers. On lui doit, non pas seulement, d'avoir dans
les quarante-cinq Mémoires qu'il lut à l'Académie, éclairci
sur quelques points l'antiquité, mais surtout d'avoir intéressé
les gens du monde à l'archéologie, et attiré l'attention de son
siècle vers des études qu'on ignorait.
Quand il mourut, Bachaumont nota :
M. de Caylus, en mourant, avait souhaité qu'on mit sur son tom-
beau à Saint-Germain-l'Auxerrois, sa paroisse, un vase antique de
porphyre très cher et très précieux. On lui fit, à cette occasion, cette
épitaphe satirique :
Ci-gtt un gentilhomme, acariâtre et brusque.
Oh ! qu'il est bien logé sous cette cruche étrusque.
Le curé de la paroisse a fait des difficultés ; il a témoigné des scru-
pules de faire entrer dans son église cet ornement profane. La chose
n'est point encore décidée. M. de Caylus voulait qu'on y joignit pour
épitaphe : Ci-glt Caylus.
Il corrigea l'ironie de ce témoignage par d'autres meil-
leures paroles :
— La république des lettres et les arts regrettent un savant illus-
tre et un Mécène peu commun en la personne de M. le comte de
Caylus. Il est mort hier, âgé de soixante-treize ans, de la suite de
ses infirmées qui le tourmentaient depuis longtemps. Il a conservé
sa philosophie jusqu'au bout. On ne saurait croire de combien de
livres rares et de choses curieuses il a enrichi la Bibliothèque du Roi et le
cabinet des médailles. On lui doit une bonne partie de nos découvertes
sur les antiquités égyptiennes ; il a fondé à l'Académie des Inscrip-
(1) 1692-17G5.
612 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
tions et Bolles-Lcttros, dont il était mcmbro, un prix pour ces recher-
ches, et lui-même est l'auteur de divers ouvrages où les peintres el
les sculpteurs trouvent beaucoup à profiter. Nous lui devons aussi
linvention de la peinture encaustique, ou en cire, dont M. Bachelier
et d'autres artistes ont fait depuis un usage avantageux.
Les conjectures hardies des Pouilly et des Beaufort consla-
laient que l'érudition ne restait ni inactive ni stérile. Les
savants travaux de Dom Calmet, les patientes recherches des
auteurs de Vllisloire litléraire de la France, ont honoré la
science, mais n'ont pas contribué à la vulgariser en dehors
(les monastères et des académies, comme firent les ouvrages
d'un écrivain élégant et averti, l'abbé Barthélémy (1), Tauieur
du Jeune Anacharsis. Peu de livres firent, dans leur temps,
autant de bruit. Barthélémy y avait consacré vingt ans de
sa vie; adjoint par Boze, au Cabinet des Médailles, tout en
faisant la chasse aux bibelots antiques, en parcourant Tltalie
où l'avait emmené Choiseul, en étiquetant sa collection, il
avait nîcueilli les matériaux de ce volumineux ouvrage. A
70 ans, après bien des hésitations, il se décida à le publier,
en l'année 1788, à la veille des Etats Généraux, comptant
(jue le public, occupé ailleui*s, n'y ferait pas trop attention.
Le succès fut prodigieux. Le Voyage du ieurte Anacharsis fut
immédiatement traduit en plusieurs langues; savants et mon-
dains, tous le lurent. Barthélémy, qui n'était auparavant qu'un
excellent conservateur de musée, eut aussitôt la réputation
d'un grand érudit, d'un gj'and écrivain.
Son livre avait le mérite d'être à la fois 1res scientificjue el
très allrayant. Il réconciliait Tanhéologie avec les gens du
monde. Barthélémy imagine un jeune Scythe qui voyage
en Grèce un peu avant le règne d'Alexandre. Il nous conduit
avec lui de ville en ville, nous montre l'état des lieux, des
mauH's el i\c< arts à cette épo([ue, nous instruit sans pédan-
terie, par dos conversations ou des anecdotes ingénieusement
amenées, de tout ce ([ui touche à la Grèce antique. On lut
ce livre comme un roman. De plus, on sut quelque gré à
l'auteur d'avoir pensé aux Français en peignant les Athé-
niens, et ce fut un chœur de louanges.
(1) 1716-1795.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATLUE FRANÇAISE G13
Aujourd'Hui, nous laissons dormir les dix volumes d'Ana-
(lian^is. Le temps a marché, l'archéologie, alors dans l'en-
fance, a fait de grands pas; elle sait beaucoup de choses nou-
velles et renie ses premiers essais. FriedlaendeT et Mommsen
sont plus savants que Barthélémy. Que ne sont-ils aussi
agréables !
La Bibliographie elle-même devenait une science raisonnée,
méthodique, et constatait Tavènement de l'esprit scientifique.
Paris possédait alors de belles bibliothèr|ues. Dans l'intro-
duction Ad Historiam Utlerariam de Prœcipuis Uibliolhccia
Parisiensibus, Daniel Mouchel, un jeune théologien de Wur-
temberg, passait en revue les principales bibliothèques de
Paris, en 1720. On y voit qu'elles étaient nombreuses et
riches.
D'abord, c'était la superbe Bibliothèque du Roi. Elle
venait d'être singulièrement enrichie par les acquisitions de
Louis XV, à oui elle devait entre autres livres rares, un exem-
plaire du livre Gallia Christiana de M. de Sainte-Marthe,
avec des obsei-vations de la main de M. Bavle.
On y trouvait mainte curiosité : « Les évangiles en langue
copte, un exemplaire grec de la Lettre du pape Léon à Uni'
pcralrice Pulchérie, la Bible de Mayence de 1462 » et bien
d'autres richesses commises à la garde de labbé Bignon et
de iM. Boivin.
La bibliothèque Colbertine était la plus considérable après
celle du Roi. Elle n'était pas la moins utile, car M. de Sei-
gnelay, son propriétaire, d'après les témoignages du temps,
en permettait l'entrée aux savants. Ils pouvaient y consul-
ter un très grand nombre de manuscrits grecs, et dix-huit
mille volumes imprimés. Un des manuscrits les plus estimés
était celui de la Mort des persécuteurs, retrouvé en 1078 par
Foucaut à l'abbaye de Moissac, et unique non seulement en
France, mais en Europe.
La bibliothèque de Saint-Germain-des-Pré>, commencée
par le père Du Breuil, s'était considérablement augmentée
614 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
par les dons du médecin Vaillant, du célèbre géographe Bau-
drand et de Tabbé d'Estrée ; elle renfermait quarante-deux
mille volumes.
Ajoutez que dans celle même abbaye se trouvait la biblio-
thèque de Coislin, fondée par Séguier.
L'érudition obligeante des bibliothécaires, dom Antoine de
la Prade et dom Marlin Bouquet, facilitait singulièrement
les recherches dans celte accumulation énorme de volumes.
Il faudrait encore rappeler les dépôts de la Sorbonne, de
Sainte-Geneviève, la bibliothèque Mazarine, sans compter les
riches collections que possédaient les jésuites au collège de
Clermont^ à la maison professe de la rue Saint-Antoine et
au noviciat fondé en 1610, par Mme Luillier, veuve de Claude
Le Roux, seigneur de Sainte-Beuve. Et comment ne pas men-
tionner encore la bibliothèque de Saint-Victor, celle des
P.P. de l'Oratoire, celle des Jacobins de la rue Saint-Honoré,
celle des Augustins déchaussés, des Minimes, des Céles-
tins, etc.
Les grandes bibliotlièques ne manquaient pas. Le clei^é
avait les plus belles.
De plus, combien ne compte-t-on pas, au siècle dernier,
de ces riches collections particulières, encore célèbres au-
jourd'hui dans le souvenir des bibliophiles? Pour peu qu*il
eût accès dans la société élevée, le bibliographe pouvait
s'adresser à quelqu'un de ces riches amateurs, au vicomte
de Fonsperluis, à Caylus, à La Roque, à Crozat de Tugny,
à Desniarels, à Huxellcs, à Blanchard de Changy, à Moulin
et des Thuilleries. La liste est très longue de ces aimables
lettrés dont plus d'un, sans doute, dut suivre Texemple de
M. de Miron.
Ce savant docteur mettait ses livres à la disposition du
public, les mardis et les vendredis, dans les salles de sa mai-
son de Saint-Charles.
Voilà pour les bibliothèques.
Quant aux ouvrages de bibliographie générale, on en avait
composé de considérables avant le xviii* siècle.
Pour ne parler que des plus récents, une vingtaine d'an-
nées avant que le P. Xiceron se mît à l'œuvre, le P. Menés-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE ()15
trier avait déjà publié à Trévoux, en deux vohimes, une Biblio-
thèque curieuse et instructive de divers ouvrages aniciens et
modernes de littérature et des arts. Vers la même époque,:
paraissait à Magdebourg, en trois volumes in-octavo, une
Bibliotheca nova librorum rariorum.
Déjà à la fin du xvii* siècle, beaucoup de bibliographies
avaient paru, mais, comme le remarque avec tristesse le
P. Niceron , ce sont les Anglais, les Allemands, les Italiens
qui composent ces recueils et pour les ouvrages de leur na-
tion ; en 1699, à Trêves, paraît, en six volumes in-octavo,
la Bibliotheca novorum librorum collecta de L. Neocorus et
Henricus Sichius ; la même année, à Leipzig, le traité curieux
de Rod-Martin consacré à la bibliographie des ouvrages restés
inédits. Antonius Teisserius, en 1686, Martinus Lipenius en
1685, Rud. Capellus, en 1682, Math. Barthels la même année,
Jo. Hallervordt, en 1676, composent des bibliothèques Ihéo-
logico-philosophiques ou politico-géographiques : mais elles
paraissent à Francfort, à Hombourg, à Venise.
En France, ce genre d'études était délaissé. Au milieu du
xvii* siècle, il y avait bien eu une renaissante bibliogra-
phique ; son éclat fut de courte durée. Il en resta quelques
bons recueils qui ne furent pas inutiles au siècle suivant.
Il s'était fondé une sorte de catalogue de la librairie fran-
çaise pendant les années 1643, 1644 et 1645. Ce fut la Biblio-
graphia Parisina du R. P. Ludovicus Jacob. Elle parut
encore en 1646, puis ne fut plus éditée que pour les années
1650, 1652, 1653. La Bibîiographia Parisina était alors de-
venue la Bibîiographia Gallica Universalis, hoc est catalogus
omnium librorum per universum Galliœ regmim excussorum.
Ajoutons la Bibliothèque universelle de Paul Boyer, qui
est de la même époque (Paris, 1649, deux volumes in-S"*), et
nous aurons les principaux ouvrages qu'il était facile de con-
sulter au xvn* siècle. Je ne parle pas des anciens recueils
antérieurs à 1643; la grande Bibliothèque universelle de
Francfort U625), contenant le Catalogue de tous les livres qui
ont été imprimés ce siècle passé aux langues lran'4^aise, ita-
lienne, espagnole et autres qui sont aujourd'hui plus com-
munes, depuis Van 1500 jusqu'à l'an MDCXXIV; ou le
616 ' HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
catalogue de Johannes Molanus, à Cologne, 1618. Nous ne re-
monterons pas jusqu'au xvi* siècle et jusqu'à Conrad Gesner :
ce serait faire l'histoire de la Bibliographie.
Au xviii** siècle, les études bibliographiques attirèrent les
savants. C'était une occupation intellectuelle qui devait conve-
nir à cette époque plutôt critique que créatrice.
Burette en 1748, Le Boucher en 1749, Formey en 1756,
traitent la question du classement et de la composition des
bibliothèques. En 1750, David Clément commence sa Biblio-
thèque curieuse, historique et critique, ou Catalogue rai-
sonné des livres diUiciles à trouver, A la même époque, deux
savants religieux entreprenaient de donner le catalogue ana-
lytique, l'un d'une bibliothèque universelle, l'autre d'une
bibliothèque exclusivement française. Ce furent le P. Nice-
ron, et, après lui, l'abbé Goujet.
L'idée d'une bibliothèque, universelle ou française, avait
déjà provoqué des travaux bibliographiques avant le xviii* siè-
cle. Dès le XVI* siècle, Alexo Vanegas de Busto, Conrad
Gesner, Florian Triffer, La Croix du Maine, Mutio Pansa,
Arias Montanus et le sieur de La Roche s'étaient occupés de
réunir dans un ensemble harmonieusement et clairement
composé, les principaux livres imprimés depuis le siècle
précédent. A ce moment, il était encore possible de dresser
un état général de toutes les richesses bibliographiques de
l'époque. Ces éludes ne furent pas abandonnées au siècle sui-
vant : elles occupèrent Henry Dupuy, Naudé, le savant
bibliothécaire de Mazarin,, le P. Pierre Blanchot, Da-
niel Heinsius, Le Gallois, le P. Garnier, l'illustre Baillet.
Au xviii* siècle, Gabriel Martin, aussi savant libraire qu'in-
génieux classificateur, venait de donner un beau système
de bibliothèque (1725) et Lenglel Dufresnoy avait rédigé, en
1736, le prospectus d'un grand ouvrage qui ne fut pas pu-
blié et qui devait porter pour titre : De Vusage et du choix
des livres pour Vclude des belles-lettres avec des catalogues
raisonnes des auteurs utiles et nécessaires pour se lormer
dans les diverses parties de la littérature.
Le P. Niceron, qui est le premier en date, trouvait donc
le terrain déjà préparé.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 617
Né à Paris, le 11 mars 1685, il entra de bonne heure dans
la Congrégation des Bamabites, dont son oncle faisait par-
tie.- Il professa la rhétorique, les humanités, et, le fait est
à noter, les langues vivantes. 11 a traduit plusieurs ouvrages
anglais. Il possédait la clef de presque toutes les littératures
connues, anciennes et modernes.
Jusqu'en 1716, il avait professé en province à Loches, à
Montargis où il resta six ans. De retour à Paris, il obtint
quelques brillants succès de prédication ; mais il s'adonna
surtout à l'étude des lettres. Le travail abrégea sa vie : il
mourut le 8 juillet 1738, âgé de cinquante-trois ans, après
une carrière qui l'honore.
Il avait amassé des matériaux considérables sur la vie et
les ouvrages d'un grand nombre d'écrivains.
En 1729, parut le premier volume de ses Mémoires pour
servir à Vhisloire des hommes illustres dans la république
des lettres. Son but fut de faire connaître dans la mesure du
possible tous les ouvrages de quelque valeur composés de-
puis la Renaissance. Quant aux anciens, ils sont assez mal
représentés dans cette galerie. Quelques mots sur Tacite, sur
Pline, sur Tite-Live ne constituent qu'un bien maigre inven-
taire des richesses littéraires de l'antiquité.
Par contre, bon nombre d'ouvrages étrangers emplissent
son recueil. « Je n'ai pas cru, dit-il, devoir m'attacher seule-
ment aux Français ; tous les savants de quelque nation qu'ils
soient trouveront place dans ces Mémoires. » Ce n'est pas
une bibliothèque nationale; c'est une bibliothèque universelle.
Il est facile de s'assurer a priori que ce projet était trop
vaste pour n'être pas insuffisamment réalisé : les quarante-
trois volumes qui composent ces mémoires ne contiennent que
1.600 articles. Seize cents ouvrages à citer depuis le xiii" siè-
cle (il remonte jusque-là) dans. toutes les langues, chez toutes
les nations ! C'est peu, en vérité ; surtout si l'on songe que
l'auteur omet à dessein les auteurs connus, ceux « qui portent
des noms si respectables, que tout détail et tout éloge est
inutile à leur égard » . Il se lient dans la sphère des talents
moyens ou des médiocrités, c'est-à-dire là où la quantité rem-
place la qualité.
618 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
La méthode de railleur a été de n'en avoir aucune, et cela,
de parti pris. « ir aurait été fort inutile d'observer quelque
ordre dans un ouvrage qui comme celui-ci est composé de
parties qui n'ont aucun rapport entre elles ; la quantité suffi-
sante de matériaux que je me trouve sur un auteur est la
seule raison qui fait paraître l'un devant l'autre. >> On ne sau-
rait se mettre plus à son aise. ""
Il fit d'abord Irente volumes. A ce moment le P. Niceron
s'aperçut que son œuvre manquait de limpidité. Il prit alors
un parti qu'il eût pu prendre trente volumes avant : il classa
ses auteurs par ordre alphabétique. Pour le reste, il s'ingé-
nia à réparer sa faute. Tables nécrologiques, tables de ma-
tières, tables alphabétiques augmentant à chaque nouvelle
publication encombrent les douze ou treize derniers volumes,
sans jeter une lumière bien vive dans cet amas.
Sous ces apparences un peu informes, cet omrage est iin
trésor pour le bibliophile.
Le P. Niceron a connu ou feuilleté beaucoup d'éditions, et
il les cite toutes. Comme il parle surtout de gens assez mal
connus, on conçoit l'intérêt que prennent pour nous les indi-
cations qu'il a laissées. Niceron a collectionné les infini-
ment petits : ils lui doivent beaucoup.
Interrogez-le sur Molière, il vous dira peu de chose : il
vous apprendra ce que vous savez, que sur les trente comé-
dies, il n'y en a eu que vingt-trois qui furent imprimées de
son vivant, que les sept autres parurent en 1683, que Denys
Thierry publia toutes les œuvres de Molière en 8 volumes
in-12, que le poème du Val-de-Grâce fut imprimé d'abord à
Parir5, 1669, in-4°, que Tfdition en 6 volumes in-4** de 1734 est
plus complète : que Grimarest et M. de la Serre ont écrit la
vie de Molière. Et voilà lout. pas un mot de plus sur la bi-
bliographie moliéresque; tout -juste une petite page sur ce
sujet, qui a fourni la matière d'un gros in-8** à Paul Lacroix,
Ne le consultez pas non plus sur Bossuet, sur Fénelon ; il
ne les honore que de quelques lignes; mais choisissez un
écrivain moins célèbre. Symphorien Champier, occupe à lui
seul près de quarante pages : et tous ses confrères en modes-
tie, à Tavenant.
HISTOIRE DE LV LITTÉUATLUE FRANÇAISE GlU
Xe craignez pas de descendre à des personnalités encore
plus ignorées : Niceron ne faillira pas, vous le trouverez tou-
jours prêt, quelque obscure que soit la région où vous vous
engagez. Ou'on se figure une bibliothèque dont les Mémoires,
de Niceron seraient le catalogue. Les raretés, les in-quarto
poudreux, rarement ouverts, oubliés, en constitueraient le
plus grand fonds. Niceron a pris la tâche, par le petit côté,
par le détail minuscule et minutieux ; c'était son droit. A ce
titre, il mérite la reconnaissance des bibliographes qui l'ont
suivi. On ne saurait trop louer l'idée du P. Niceron. Elle était
grande, trop vaste môme, étant donnés les moyens d'exécu-
tion. Niceron a fléchi sous le fardeau. Il a entassé les livres,
il sest encombré, et pourtant ses quarante-trois volumes sont
insuffisants et incomplets. Il faut du moins lui tenir compte
des articles qu'il nous a légués; c'était autant d'arraché à
l'oubli.
Le P. Niceron mourut pendant l'impression du trente-neu-
vième volume de ses Mémoires. Les quatre derniers tomes ne
restèrent pas manuscrits. Ils furent publiés par les soins de
plusieurs amis, le P. Oudin, (jui a composé sept cents notices
dans sa vie, J.-B Michault, enfin l'abbé Goujet, qui fit l'éloge
de Niceron et lui donna une place dans sa Bibliothèque iran!-
çaise.
Avant de parler de ce nouveau recueil, quelques mots sur
la vie de son auteur. Il l'a racontée lui-même dans ses Mé-
moires, que son ami, l'abbé Barrai, a publiés en 1767, chez
du Sauve t, à La Haye.
Né à Paris, le 19 octobre 1697, sur la paroisse de Saint- ^
Jacques-de-la-Boucherie, il fut souvent malade dans sa jeu-
nesse. A cinq ans, il fut mis à la pension Davesne, rue Gist-
le-Cœur.
Son père le détournait de l'étude, lui l'efusait les livres.
Claude-Pierre se cachait pour travailler, souvent contraint
« de chercher quelque coin ignoré, souvent désagréable et
malsain ». C'est un trait de sa vie commun avec celle de
Pascal, cette enfance maladive et studieuse.
Il garda toute sa vie cette passion de l'étude, qui le faisait
vivre à part, plongé dans ses livres, loin du monde, où il
620 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
faisait Irislc figure, si l'on en juge par ce galant madrigal
d'une demoiselle qu'il venait d'inviter à danser : « Hélas,
monsieur, vous jouez ici un personnage forcé; vous n'êtes
pas fait pour lui. J'es[)ère que vous le déposerez bientôt. »
Ce compliment eût décontenancé quelque autre. Claude-
Pierre, lui, s'aperçut que la demoiselle avait raison; il se re-
commanda à ses prières, ne dansa plus, abandonna un roman
dont il avait déjà écrit quatre cents pages, ne fit plus pour
le Mercure ni énigmes ni épigrammes, et se lança dans la
philosophie. Il en sortit janséniste. Il a eu de beaux traits
dans sa vie. En 1724, on le sollicita de continuer VHistoire
ecclésiastique, de Fleury. D'abord effrayé de l'entreprise, il
s'y détermina cependant. Il avait déjà achevé pour cet ouvrage
VIIisLoire du Concile de Constance, lorsqu'il apprit que le
P. Fabre, prêtre de l'Oratoire, faisait le même travail. Goujet
s'arrêta : il fit mieux, il aida le P. Fabre et corrigea ses
épreuves.
11 eut des heures moins chevaleresques. Ainsi, il fut trop
peu désintéressé le jour où, invité chez Coignard, — l'impri-
meur du Moreri, que Goujet continuait, — il vola dans un
tiroir une lettre, — ■ l'ordre donné à Coignard de supprimer
daDs le manuscrit de Goujet, les passages où il exaltait les
Jansénisles aux dépens des Jésuites.
Ajoutons, à sa décharge, qu'il raconte lui-même avec fran-
chise ce qu'il appelle « cette espèce de larcin ». A ses yeux,
contre-les Jésuite?, le larcin était de bonne guerre.
Il avait comj)()sé un nombre respectable de Vies et d'Eloges.
Les loisirs de sa vie retirée lui permettaient de beaucoup
travailler. Le catalogue de ses œuvres, donné par lui-même
dans SCS Mémoires, ne tient pas moins de cent pages. Le
labeur lui faisait oublier et mépriser les attaques de ses enne-
mis, quelque puissants qu'ils fussent.
Il faisait diversion aux sévérités de l'abbé Fleurj^, qui lui
fermait obstinément l'Académie et le Journal des Saianta.
Mais bientôt le travail lui-même lui devint impossible, il per-
dit la vue. Ne pouvant plus écrire, il fut réduit à la pénible
extrémité de vendre sa bibliothèque. Belhune-Charost la lui
acheta, sans avoir, comme autrefois Boileau pour Patru, la
HISTOIKE Ï)E LA LITTÉRATUKE FRANÇAISE 621
(îc^licalesse de lui en laisser la jouissance jusqu'à la mort.
En perdant ses livres, il perdait ses plus chers, ses plus
vrais amis. Celte séparation cruelle Tacheva. Il mourut, le
dimanche suivant, !•' février 1767.
Parmi ses œuvres nombreuses, ouvrages historiques, élo-
ges, Mémoires de la Ligue, etc., sa Bibliothèque Française
a seule droit de vie. D'Argenson Tavait engagé à faire une
histoire littéraire. sur un plan conçu par Chauvelin. (îoujet
recula. Plus lard, il remania ce plan et, à force d'y songer,
il se familiarisa avec ce projet grandiose. 11 l'a exécuté en
seize années. La patience et la persévérance ne Tabandon-
nèrent jamais. Son ouvrage se compose de vingt volumes
dont les deux derniers n'ont pas paru. Il les publiait par sé-
ries de deux tomes, à des intervalles assez rapprochés.
Chaque série est précédée d'un nouvel avertissement et sui-
vie d'une table. Les articles sont de simples notices sur la
vie et les œuvres de chaque écrivain. L'ouvrage est incom-
plet. Il ny figure que des grammairiens, des orateurs, et
surtout des poètes. Ils sont classés chronologiquement. Le
plan de Goujet était beaucoup plus vaste :
<( J'entreprends de parler des ouvrages qui concernent
toutes les sciences et tous les arts ; mon dessein est de nommer
tous ceux (|ui méritent d'être connus. »
Goujet n'a réalisé qu'une partie de ce plan gigantesque.
Elle est intéressante. Les premiers volumes furent goûtés du
public. Goujet dit au tome 111 : « L'accueil (lu'on leur a
fait et qui a passé mes espérances, m'invitait à ne pas faire
attendre trop longtemps la suite de mon travail. »
Ouvrons ce volumineux recueil. Dès le premier coup d'œil,
il nous paraît intéressant. On reconnaît dès l'abord l'ama-
teur curieux et érudil, cjui possédait celle belle bibliothèque
sur laciuelle Hélhuno-Charost a laissé une bonne notice.
Les premières galeries de celle bibholhèque sont affectées
aux traductions. Dante n'est représenté que par les Hiines
Françaises de Haltliazar Grangier, trois volunn^s in-1*?. ([ui
dataient déjà de deux ccMits ans: ils furent pul)liés à Paris <"he/
Georges Drobet, au xvi* siècle. Pélranjue, Boccacc, et surtout
le Tasse sont mieux partaj^és. Dans le nombrtî, on dcrouvrc
622 HISTOIRE DE L.V LITTÉRATURE FRANÇAISE
quelques éditions rares : Quatre chants de ia Uiérusalem de
Torquato Idsso, traduits en vers français, par Pierre de
Brach, sieur de la Motte Montusson « à toujours victorieux el
débonnaire Henri IV, roi de France et de Navarre », à Paris,
chez Abel TAngelier, 1569 ; ou encore YAminle, fable boca-
gère du seigneur Torquato Tasso, italien, mise en prose fran-
çaisi», par G. Belliard ; Paris, in- 12, 1596.
Quant aux poètes anglais, la connaissance de cette litté-
rature en France était trop récente pour que Goujet ait pu
mentionner autre chose que des publications presque toutes
contemporaines, les commentaires de M. de Crousaz sur
Pope, ou les traductions de M. Provost d'Exilés.
Les huit premiers volumes sont consacrés aux traductions.
La revue des poètes français commence avec le tome IL
Comment Goujet se comporte-t-il à Tégard des poètes illus-
tres ? A ce point de vue, il laisse autant à désirer que Xiceron.
Ce dernier donnait au moins une courte bibliographie de
Molièi^e. Chez Goujet, on la cherche en vain.
Flcmerciement au roi^ par J.-B. Poquelin Molière : puis
la Gloire du Val-de-Grâce, poème par le même; voilà tout ce
qui est dit sur ce sujet. Sur dix-huit volumes, deux lignes
pour Molière. Je veux bien que Molière ait été négligé et
méconnu pendant la première moitié du xviii* siècle.
Mais ici Téclipse est trop complète. Le théâtre sortait-il du
cadre qu'il a choisi? Mais avait-il la même excuse pour La
Fontaine, par exemple, qu'il nomme à peine, ou pour le
malheureux Boileau Nicolas, qui n*a même pas, comme son
frère Gilles, les honneui's d'un paragraphe ? pour Corneille,
traité eu six lignes ?
Les bibliographies des autours moins connus sont plus
complètes.
On trouve des indications bonnes à retenir sur les diffé-
rentes éditions des Lunettes des princes composées par noble
homme Meschinot Escuier, chez Nicolas Higman, par Nicole
\'osti"e, à Paris 1522, in-octavo gothique, par Pierre Caron.
chez Alain Lotriau. 1534, ou chez Olivier ArnouUet, à
Lyon, etc. ; sur le Livre de la chasse du grand seneschal de
Normandie et les Ditz du bon chien Souilliart qui fut au
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE G23
roij Loys de France, onziesme de ce nom, petit in-quarto de
douze feuillets sans date ni marque du lieu de l'impression ^
et sans chiffres aux pages; sur les Œuvres de Jehan le Maire
de Belges, indicutire el hysloriographe de la roijne, à Paris,
1535, chez Denys et Simon Janot, in-16, etc.
Cette nomenclature donne une idée du genre d'utilité que
présente ce recueil. Est-il aussi complet que le Niceron? En
général, sur un point déterminé, Goujet est plus pauvre que
son devancier. Mais il a entraîné la science bibliographique
l)lus loin et dans une voie plus sûre que le P. Niceron. Moins
prolixe sur chaque auteur dont il parle, il a procédé avec
méthode et il adopte l'ordre chronologique, qui est un ordre
logique. A l'abondance touffue et embrouillée de son devan-
cier, il substitue des aperçus clairs et méthodiques. Il a jeté
un peu de jour dans les broussailles. Niceron avait produit
une œuvre forte, nourrie, vigoureuse, mais encore informe.
Il l'emporte sur Goujet par la richesse des informations ; plus
complet que son successeur, il nous est d'un plus grand se-
cours. Il est plus utile au savant ; mais Goujet a été plus
utile à la science. C'est à Goujet que doit aller la recon-
naissance de tous ceux qui s'intéressent à la bibliographie,
à son histoire, à ses progrès.
Son exemple ne fut pas perdu pour ses successeurs, qui
perfectionnant sans cesse leur méthode préparèrent le ter-
rain aux bibliographes de notre siècle. Depuis le Muséum
Typqgraphicum de Guill. François Rebude Junior, paru en
1755, depuis la Bibliothèque Instructive de Debure, les tra-
vaux de J.-B. Losmont, en 1768, ou de Desessarts, en 1799,
jusqu'aux premières années du xix* siècle, jusqu'au Manuel
de Peignot (1800), jusqu'aux fortes études du savant Laire,
et plus tard jusqu'à Petit-Pradel ou Bailly, on suit le contre-
coup de cette forte impulsion qui ne fut Jamais perdue, el
dont nos savants ont tiré profit.
CHAPITRE VII
L'Éloquence.
Éloquence Rolijjjiouse. — Massiiion. — L'al)bé Poulie.
liloquence Académi(iue. — Thomas.
Orateurs de la Révolution. — A la Con^^tituanle : Mirabeau. — Barnave. —
Sieyès. — Mcnou. — Les frères Lameth. — L'abbé Maur}\ — A la Législalive :
Vergniaud. — Camille Desmoulins. — A la Convention : Danton. —
Robespierre. — Saint-Just. — Marat. — Napoléon /**".
L'Eloquence, au xvnr siècle, a suivi le mouvement
social. Jusqu'en 1789, ses plus brillantes manifestations fu-
rent à l'église, ensuite elles furent à la tribune. Entre Télo-
quence religieuse et Téloquence politique, une petite place
peut être faite à Téloquence académique.
L'éloquence religieuse eut un très grand orateur, Massillon.
On sait vaguement que Massillon (1) a prononcé devant
Louis XV enfant, des sermons réunis sous le nom de Peiil
Carême : ils ne sont pas ses meilleurs, et ils ne furent pas
ses plus efficaces, à en juger par la vie de son royal audi-
teur.
Mais les grands sermons? Qui donc a le courage d'aller
quelquefois, mettons une fois dans sa vie, prendre Massillon
dans sa bibliothèque, — à supposer qu'il y soit, — pour lire
ses discours? Il y a là des chefs-d'œu\Te qui devraient être
immortels, et qui dorment profondément sous l'épaisse pous-
sière de deux siècles d'oubli ! Parfois un curieux ouvre et
feuillette les volumes, et il se trouve alors en pays aussi neuf
que s'il explorait une île inconnue. Quelques candidats au
baccalauréat ont lu avec dégoût, dans les morceaux choisis,
une page ou deux du grand orateur parmi les excerpla. Pour
le reste, très peu en parlent.
Il sciait à souhaiter (jue I Eglise, qui admet les chanteurs
et les chants des maîtres au jubé, reprit de temps en temps des
(1) ir.G3-n42.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FR.\NÇAISE 625
pages de ses grands sermonnaires, et ne laissât pas en friche
cette merveilleuse moisson qu'elle pourrait faire parmi ses
orateurs siicrés. Massillon triompherait dans r,es résurrections.
C'est une grande et séduisante ligure que cet Oratorien
provençal ^ Né en 1663, à Hyères, mort à ClermonUFerrand
en 1742, il fut appelé par hasard dans ce Paris, dont il allait
devenir le premier conseiller et directeur. Quand il y fut, de
toutes parts on accourait l'entendre, et les voilures arrêtaient
la circulation aux abords de Saint-Eustache.
Si Louis XIV, gêné par ses attaches avec les Jésuites, se
montra un peu froid envers cet Oratorien, il Teut cependant
en assez haute estime pour lui avoir décerné des compliments
qui sont demeurés parmi les mots historiques de son règne.
L'admiration était générale, on venait de loin pour Touïr,
et quand il prêchait, les chaises étaient à cinq et six francs.
C'était être à la mode, s'il en faut croire une petite bro-
chure, frs Ihtf/atciics /tK^nifcs, (jui i'(M:onuuandc î' la femme
à la mode de n'aller (ju'aux sermons chers :
« Une jolie femme est faite pour les jolis sermons ; ils s'an-
noncent assez par l'affluence des équipages, et le prix des
chaises. Il est ignoble de s'édifier pour deux sols. »
Il recevait des hommages plus imprévus. Un jour, dans
un sermon sur le luxe, il reprocha aux dames de la cour le
décolletage exces&if et impudent. Il ajoutait : « Il ne manciue
|)lus ((uo d'cUlirer rattention |»ur (rimi)ertinentos mouches! »
C'était la grande affaire, dans la toilette, de bien choisir et
de bien placer les mouches, qu'on faisait en toutes formes,
en étoiles, en comètes, en lunes, en rondelles entourées de
diamants, et qu'on mettait sur les tempes, le front, le coin
des lèvres. On n'en collait pas encore sur la poitrine. Le len-
demain du sermon de Massillon, au bal, les dames se mirent
toutes une mouche sur les seins, et comme c'est Massillon
qui en avait parlé le premier, on baptisa ces mouches du nom
.de Àiassillonnes. C'était un triste résultat pour un prédicateur.
II connut les plus rares succès de paroles. Quand il pro-
nonça la péroraison de son sermon sur le « Petit nombre
des Elus », tout l'auditoire se leva, transporté d'enthou-
siasme; un long murmure courut, et Massillon lui-même fut
40
626 HISTOIRE DE LA LITTÉR.\TURE FRANÇAISE
si ému par ses propres paroles, dont la chaleur lui était pour
ainsi dire renvoyée, toute décuplée par l'assemblée, qu'il mil
les mains sur son front, et demeura quelques instants muet
devant ses ouailles troublées.
La mort de Louis XIV, dont il prononça Toraîson funèbre,
lui apporta les honneurs jusqu'alors refusés. Il fut nommé
presque en même temps académicien et évêque de Clermont.
Sa vieillesse s'est passée parmi ses diocésains auvergnats,
qui étaient de rudes sauvages à gouverner.
Il leur fît beaucoup de bien et se fil aimer d'eux.
Il se consacra surtout à l'édification de son clergé, qu'il
eut de la peine à tenir en bon accord.
Massilhm eut un génie simple, marqué par deux qualités
maîtresses. Il fut un perspicace moraliste et un inimitable
rhéteur.
La morale de Massillon présente ce caractère particulier
d'être mondaine, on dirait volontiers laïque.
Elle ne pose pas sur le dogme.
Elle put se concilier les sympathies mêmes des Encyclopé-
distes. Voltaire se faisait lire en mangeant les sermons de
Massillon; d'Alembert, la Harpe le mettaient au-dessus de Bos-
suet. Cet oratorien avait sécularisé la morale.
Que d'enseignements, que de conseils à lui emprunter,
qui ne vieilliront jamais ! Comme il les traite, ces mondains
qui viennent au sermon par genre ou pour le flirt. « Vous
êtes conduits ici par des vues criminelles dont je n'ose parler
de peur d'avilir la gravité de mon ministère ! » Aux grands,
il recommande l'affabilité envers les gens du peuple, la mo-
destie, malgré l'antiquité du nom, et si vous lisiez le sermon
sur niumanité des Grands envers les Pauvres, vous ne seriez
pas peu surpris que Massillon ait dit bien avant Beaumar-
chais : « Si le sort l'eût voulu, je serais fils d'un prince ».
Quelle science du cœur humain dans l'admirable sennon
des Afflictions, dans la peinture de l'amour et de ses égare-
ments ! Quand on lui demandait où il avait appris tout cela,
il répondait : « Dans mon cœur ».
A-t-il connu ou imaginé les tourments du cœur ? C'est un
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 627
petit problème dont la discussion seule prend Tair d'un sacri-
lège.
Le fait certain est que Massillon, sermonnaire fort goûté
des dames, a été fort calomnié, raillé, même chansonné. Sa
réponse fut éloquente, et ce fut ce beau sermon sur la Médi-
sance, où, avant Beaumarchais, il fit un joli crayon de la
Calomnie : « Ce rien qui prend une réalité en passant de
bouche en bouche. »
Affable, jeune, ardent, méridional, il apportait à Paris dans
son regard de flamme les rayons du soleil de la Côte d'Azur.
Les dames en raffolèrent, plusieurs ne s'en cachèrent pas, et
le prirent pour directeur, l'invitèrent dans leurs châteaux,
et on nommait en souriant la belle Mme de Simiane, petite-
fille de Mme de Sévigné, la belle marquise de L'Hôpital,
femme du géomètre, très éclairée elle-même sur les mathé-
matiques, et aussi la duchesse de Berry.
La Cabale est méchante, et le succès mondain du bel ora-
lorien avait suscité des jalousies, des railleries ; quand il fut
nommé évêque de Clermont, on alla jusqu'à le chansonner
dans ce refrain du Recueil Maurepas :
Massillon s*en va à Clermont
Pour prendre aux dames le menton^
Ainsi qu'il faisait î Paris.
La faveur et le respect des grands le consolèrent, surtout
la sympathie du roi, qui lui disait :
J*ai entendu plusieurs prédicateurs et j*ai été très satisfait. Mais en
vous écoutant, mon Père, jai été très mécontent de moi-môme.
Ces triomphes n entamaient pas sa modestie spirituelle.
On le complimentait un jour sur son sermon.
— Ah ! que vous avez bien prêché !
Et il répondit avec finesse, avec une humilité qui voulait
expier en le commettant le péché de fatuité :
— Je le sais bien, le Diable me l'a dit avant vous. »
C'était un conciliant, un apaisé, un médiateur.
Un comte de Rosemberg, blessé à la bataille de la Mar-
628 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
saille, promit s'il réchappait, d*entrer ix la Trappe. Guéri, il
oublia son vœu. « Dieu se servit d'une douleur d'entrailles
pour le lui raj)peler », dit le P. Bourgerel. Le malade consulta
Massillon, qui arrangea cette affaire avec Dieu.
Les rapprochements avec les écrivains qui le suivirent
immédiatement naissent sous la plume, parce qu il fut vrai-
ment et pleinement un homme du dix-huitième siècle. Il n'a
rien de commun avec Bossuel, ni avec Bourdaloue, qui ne
parlaient déjà plus, quand il monta en chaire.
Bossuet combat pour le dogme avec une éloquence forte,
animée par la flamme intérieure et jaillissant en images gran-
dioses, saisissantes.
Bourdaloue, c'est le redoutable avocat de Tautel, accu-
mulant les preuves, lançant au pas de charge les escadrons
d'arguments, faisant feu de toutes les pièces de sa puissante
dialectique, et, selon le mot de Mme de Sévigné : « frappant
comme un sourd. »
Il faudrait dire de Massillon qu'il fut un grand rhéteur, si
le mot de rhétorique n'entraînait une idée défavorable. Mais
n'est pas rhéteur (jui veut. La rhétorique est une puissante
qualité quand elle est l'art défini et conseillé par Quint ilien,
d'amplifier l'idée en l'ornant, et surtout, comme le disait Buf-
fon en songeant évidemment à Massillon, quand elle est Tor-
dre et la clarté qu'on met dans son discours.
Massillon excelle par un charme d'élocution continuel, une
harmonie enchanteresse, une intarissable fécondité demovens,
des imagos grandioses, gracieuses ou effrayantes, un pathé-
tique entraînant, une science rare du plan et de l'ordre, cl
surtout la richesse magnifique de ses amples périodes qu'il
jette sur l'idée <( comme un pan déployé du rideau du Tem-
ple. >'
C'est à la fois doux et fort ; les temps de vigueur nous par-
viennent à travers une musique qui séduit. On a dit de son
éloquence que c'était un torrent de lait et de miel et Mme de
Maintenon ne faisait pas de lui un petit éloge en disant :
«' Il a la même diction dans la prose que Racine dans la
poésie. >^
Il faut se le représenter en chaire, tel que les conlempo-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇ/USE 629
rains nous Font montré, avec l'air simple, les yeux baissés,
le ton aflectueux. Il ne tonnait pas dans le sermon, mais sa
douce persuasion versait dans ses auditeurs les sentiments
qui se manifestent par les larmes et le silence. Un jour, devant
le roi, il demeura court.
Le roi lui dit : « Remettez-vous, mon Père, il est bien
juste de nous laisser goûter les belles et utiles choses que
vous nous dites. »
Jamais on n'a approché dans l'éloquence de cette période,
large, pleine, musicale, admirablement disposée, moel-
leuse pourtant et charmeuse ; c'est un enchantement, et l'es-
prit demeure confondu devant un si beau génie oratoire, une
des plus grandes gloires de la chaire, la plus éclatante après
Bossuet.
Sainte-Beuve a écrit des couplets célèbres : « Aimer Mo-
lière. » Il Ta fait aussi pour Massillon, qu'il caractérise joli-
ment en usant du même procédé. « Aimer Massillon, c'est
une qualité de certains esprits qui peut servir à les définir.
Celui-là aimera Massillon qui aime le juste et le noble, la
riche fertilité, qui a dans l'oreille un vague instinct d'harmo-
nie... Il plaira à ceux qui aiment à naviguer sur de larges
fleuves unis, qui préfèrent au Rhône impétueux, à l'Erîdan
tel que l'a peint le poète, ou même au Rhin, dans ^s âpres
majestés, le cours du fleuve français, de la royale Seine bai-
gnant les rives de plus en plus élargies d'une Normandie flo-
rissanle. »
Le trait est juste, et il le serait davantage, si Sainte-Beuve
n'avait pas été conduit à simplifier pour la symétrie et à
négliger dans Massillon la part de la terreur et de l'épouvante.
C'est un préjugé de faire de sa parole un verbe de miel pur; il
a, quand il veut, la force, l'image saisissante de réalité, l'ima-
gination puissamment créatrice, et je vous renvoie aux pages
où Massillon convoque son auditeur sur le lit de la mort, ou
procède, séance tenante, au partage entre le froment et la
paille destinée au feu, dont nous sommes, hélas ! à peu près
tous.
Il trouve alors la force, la vigueur, les valeurs chaudes et
crues, qui contrastent avec sa mielleuse réputation.
630 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
« Descendez vous-même en esprit dans ces lieux d'horreur
et d'infection, et choisissez-y d'avance votre place ; repré-
sentez-vous vous-même, dans cette dernière heure, étendu
sur le lit de votre douleur, aux prises avec la mort, vos mem-
bres engourdis, et déjà saisis d'un froid mortel ; votre lan-
gue déjà liée des chaînes de la mort ; vos yeux fixes, immo-
biles, couverts d'un nuage confus devant qui tout commence
à disparaître ; vos proches et vos amis autour de vous, fai-
sant des vœux inutiles pour votre santé, redoublant votre
frayeur et vos regrets par la tendresse de leurs soupirs et
l'abondance de leurs larmes ; le ministre du Seigneur à vos
côtés, le signe du salut, alors votre ressource, entre ses mains,
des paroles de foi, de miséricorde et de confiance à la bouche.
Rapprochez ce spectacle si instructif, si intéressant : vous-
même alors, dans les tristes agitations de ce dernier com-
bat, ne donnant plus de marques de vie que dans les con-
vulsions qui annoncent votre mort ; tout le monde anéanti
pour vous; dépouillé pour toujours de vos dignités et de vos ti-
tres ; accompagné de vos seules œuvres, et près de paraître
devant Dieu. Ce n'est pas ici une prédiction ; c'est l'histoire
de tous ceux qui meurent chaque jour à vos yeux, et c'est
d'avance la vôtre. Rappelez ce moment terrible ; vous y vien-
drez, et le jour peut-être n'est pas loin, et peut-être y touchez-
vous déjà. »
Mais la terreur n'était pas son moyen d'action ; il ne nous
épouvante que pour mieux nous consoler et nous rassurer.
Plus il nous plonge dans l'abîme, plus il semble nous pro-
mettre au sortir de celte nuit une clarté vive et vivifiante. Il
nous abat pour nous relever; l'encouragement suit la répri-
mande.
Ecoulez son Sermon sur la Mort, et voyez comme les teintes
sombres du début servent de repoussoir aux espérances et
aux consolations de la péroraison.
Il apporta dans la chaire une science extraordinaire de
l'agencement, de la. progression dans le développement, de
la structure artistique et solide.
C'est comme un monument dont les charpentes seraient
apparentes, mais si harmonieujsement enlacées, si artiste-
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 631
ment disposées et décorées, que loin d'enlaidir la façade, elles
lui sont une décoration et un charme de plus. Jamais on
n'entendit plus belle harmonie que ces amples périodes qui
se déroulent dans un glissement moelleux, et étalent avec
aisance la prodigalité de leurs nuances et de leurs couleurs.
Il faut entendre lire à haute voix, comme on l'a fait de
nos jours, ces belles pages, dont Sainte-Beuve disait jus-
tement :
(( N'oublions jamais que dans cette éloquence si copieuse
et si redoublée, chacun des auditeurs trouvait sur chaque
point la nuance de parole qui lui convenait, l'écho qui répon-
dait à son cœur; que ce qui dans le livre nous paraît au-
jourd'hui prévu, parce que notre œil, comme dans une grande
allée, dans une longue avenue, court en un instant d'un bout
de la page à l'autre, était alors d'un effet croissant et plus
sûr par la continuité même, lorsque tout cela, du haut de la
chaire, s'amassait, se suspendait avec lenteur, grossissait en
se déroulant, et tombait enfin comme des neiges. »
Il voulait gagner les cœurs par Voreille, séduire avant de
convaincre.
C'est le prodige de l'éloquence suave et musicale.
Les progrès du rationalisme étouffèrent la voix de la pré-
dication, qui n'a plus eu d'illustres représentants après Mas-
sillon. On peut cependant nommer encore l'abbé Poulie (1),
qui passa dans son temps pour une manière de très grand
homme.
Son plus célèbre discours est un panégyrique de saint
Louis, qu'il prononça en présence de l'Académie française.
Ce détail est caractéristique de l'époque. L'éloquence de la
chaire, oubliant son véritable rôle, rejoint l'éloquence aca-
démique, et ne dédaigne pas les ornements de la rhétorique
à la mode.
L'abbé Poulie se contentait de sa renommée de prédica-
teur, quand son neveu, en 1778, le supplia d'écrire ses ser-
mons pour n'en pas priver la postérité. L'abbé se fit la vio-
(1) 1702-1781.
632 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
lence d'obéir. Il n'en avait pas conservé le texte, mais il
les avait ciselés avec tant de soin, qu'il les possédait tout
entiers, de mémoire, et qu'il put les dicter.
Il n'en est pas aujourd'hui plus avancé.
*■
L'Académie fut le refuge qui recueillît un instant l'éloquence
aux abois.
Dans ce genre de l'éloquence académique, Thomas fut le
grand parleur d'une époque sans éclat.
Ses contemporains le comparaient de bonne foi à Cicéron,
son modèle. Quand vint la Révolution, quand il y eut une tri-
bune en France et de véritables orateurs, on s'-aperçut que
Thomas n'en était pas un. Pendant un demi-siècle, il avait
personnifié TEloge académique, il en avait donné la théorie
dans son « Essai sur TEloge », et l'exemple dans ses Eloges
de Marc-Aurèle, du maréchal de Saxe, de d'Aguesseau, de
Duguay-Trouin, de Sully, de Descartes et de bien d'autres.
Thomas avait l'âme belle et le style ampoulé. Il avait la pas-
sion des grandes choses et des héroïsmes. Il n'estimait que
deux genres : l'éloquence et la poésie épique.
Son œuvre épique comprenait deux poèmes : Jumonville,
récit d'un épisode de la guerre américaine et la Pétréidey
en l'honneur de Pierre le Grand. Thomas que les applaudis-
sements de son siècle grisaient, voulut se risquer hors de
la littérature majestueuse. Il écrivit un Essai sur les lemmeSy
et se travailla pour être enjoué. On lui fit comprendre son
erreur ; Caton n'était pas né pour marivauder. Il revint à
ses éloges et à sa grandiloquence. Critique écoulé, arbitre
du goût, il eut quelques jugements malheureux et célèbres,
entre autres sur Paul et Virginie, dont il prédit solennelle-
ment la chute à brève échéance; mais le billet a été protesté.
*
La Révolution ranima un genre qui se vidait et se mourait.
Elle lui communiqua le souffle ardent de la vie, des fureurs,
(1) 1732-1785.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇUSE 633
des enthousiasmes, des explosions fiévreuses, et la grandeur
majestueuse des graves problèmes sociaux et moraux qu'elle
avait jetés sur l'arène de la discussion publique. Elle fut
essentiellement une superbe période oratoire : Guadet, Gen-
sonné, Buzot, Lanjuinais, Brissot, si éloquents, sont des tri-
buns ordinaires, auprès de ceux que j'ai à vous énumérer.
A la Constituante et môme dès les premières séances des
Etats, un nom, celui de Mirabeau (1), domina tous les autres.
On le vit bien, à la première rencontre, au 20 juin, lorsque le
marquis de Brézé vint au nom du roi inviter les députés du
Tiers à se retirer. L'Assemblée hésitait. Son président Bailly
gardait le silence. Mirabeau sortit alors de la foule, vint au-
devant de l'élégant marquis, et le congédia par la rude répli-
que que l'on connaît : « Allez dire à votre maître que nous
sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sor-
tirons que par la ])uissance des baïonnettes ». Bailly, qui seul
alors avait droit de prendre la parole au nom do rAssemblée,
fut plus mortifié de cette audace que Brézé lui-même. Mais
il fallut bien s'y résigner; et depuis ce jour, l'Assemblée fut
dirigée par Mirabeau.
Au reste, cet avènement ne surprit pas ; il était déjà célèbre
avant d'être envoyé aux Etats ; les Riquelli, famille florentine
exilée et établie en Provence, avait, depuis un demi-siècle,
rempli la France de leurs scandales. Us avaient gardé quel-
que chose de leur origine, l'esprit de révolte, le besoin de
dominer, le cynisme des mœurs et la violence des instincts.
Mirabeau l'orateur, portait à lextrême les qualités et les
vices de sa race. Sa jeunesse n'avait été qu'un roman et des
plus scabreux.
Révolté dès son enfance contre l'autorité d'un père des-
pote et brutal, emprisonné pour dettes, chassé de l'armée
pour intrigues, dépossédé de son nom, interdit, frappé, sur
la demande de son père, de trois lettres de cachet, il avait
passé par bien des prisons en France, depuis le Château dlf,
jusqu'à Vincennes, trouvant moyen entre temps de s'ins-
truire à la diable, de lire tout ce qui s'écrivait, et d'écrire à
(1) 1749-1791.
634 HISTOIRE DE LA LITTÉaVTURE FRANÇAISE
son tour une douzaine de volumes, d'intenter des procès à
son frère, de se marier et de plaider contre sa propre femme.
Son frère, le vicomte, était célèbre aussi par ses désordres,
mais pouvait passer pour honnête auprès^ de lui. « Dans
une autre famille, disait-il, mon frère serait Thomme d'esprit
et le mauvais sujet ; dans la nôtre, c est le sot et Thomme
de bien. »
Le vicomte, celui qu'on appelait Mirabeau-Tonneau, n'était
qu'ivrogne, c'était peu pour un Riquetti: « Que voulez-vous,
disait-il, à son frère, vous ne m'avez laissé que ce défaut-là. »
Un des plus jolis mots de l'abbé Maury fut dit à l'Assem-
blée Nationale.
L'abbé descendait de la tribune, très applaudi par les roya-
listes.
Mirabeau s'y élance, et débute en disant:
— Je vais enfermer l'abbé Maurv dans un cercle vicieux.
L'orateur royaliste se retourne, et lui réplique avec sang-
froid :
— Vous voulez donc m'embrasser?
Mirabeau était connu lorsqu'il fut envoyé aux Etats. Mais
quand on le vit face à face, il parut plus horrible eacore que
sa réputation. Sa laideur était indicible. Il était né avec un
pied tordu, la langue enchaînée, et ayant déjà perdu plusieurs
molaires. A trois ans, une petite vérole l'avait défiguré.
Mis en cause pour rapt et séduction, il disait au tribunal :
— Messieurs, je suis accusé de séduction; pour toute ré-
ponse et pour toute défense, je demande que mon portrait
soit mis au i^reffe.
Le commissaire ne comprenant pas :
— Bêle, dit le juge, regarde donc sa figure.
Il faut voir, pour se le représenter, non pas les portraits
trop idéalises, mais le masque en plâtre qu'on moula sur son
visage après sa mort. La bouche, large et tordue, garde en-
core une expression d'ironie méprisante; la face a des plis
et grimace, le cou est énorme, les yeux sont cachés der-
rière de lourdes paupières. « La nature, dit Chateaubriand,
semblait avoir modelé sa tête pour l'empire ou pour le gibet,
taillé ses bras pour étreindre une nation ou pour enlever
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 635
une femme. Quand il secouait sa crinière, en regardant le
peuple, il l'arrêtait; quand il levait sa patte et montrait ses
ongles, la plèbe courait furieuse. Au milieu de Teffroyable
désordre d'une séance, je Tai vu à la tribune, sombre, laid,
immobile ; il rappelait le chaos de Milton impassible ef sans
forme au centre de sa confusion. » Il riait lui-même de sa
laideur et disait : « Quand je secoue ma hure, il n'est per-
sonne qui ose m'interrompre. »
Cette laideur devenait sublime, lorsqu'il s'animait en par-
lant, (( lorsqu'il mettait en branle son soufflet de forge ».
Ses grands discours sont d'une inégalité surprenante. Il
y avait dans son style, comme dans son caractère, une in-
compréhensible confusion de défauts et de qualités rares. A
côté de mouvements admirables, ce sont des passages de mau-
vais goût et d'effrontés plagiats. Il prend son bien où il le
trouve, et déclame comme étant de lui des pages entières, qu'il
a pillées. Pour suffire au torrent de son éloquence, il lui faut
quatre ou cinq secrétaires, sans cesse occupés à préparer, à
écrire pour lui des discours qu'il déclame à l'Assemblée, mais
en les remaniant, en y mettant ses mots à lui, ses tours, ses
images, et l'allure entraînante de sa phrase.
Reybaz, l'un de ses secrétaires, lui prépare une harangue
contre la traite des nègres, amasse les documents et rédige ;
mais Mirabeau la traduit à sa manière, y ajoute des trou-
vailles. « Suivons-le sur l'Atlantique, ce vaisseau chargé de
captifs, ou plutôt cette longue bière ! »
C'est qu'il est un improvisateur de génie ; témoin cet admi-
rable discours contre la banqueroute qu'il n'avait pas pré-
paré, et dont la péroraison est à coup sûr son chef-d'œuvre:
« Mes amis, écoutez un mot, un seul mot. Deux siècles de
déprédations et de brigandage ont creusé le gouffre où le
royaume est près de s'engloutir. Il faut le combler, ce gouffre
effroyable. Eh bien, voici la liste des propriétaires français :
choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de
citoyens, mais choisissez, car ne faut-il pas qu'un petit nom-
bre périsse pour sauver la masse du peuple ? Allons, les deux
mille notables possèdent de quoi combler le déficit. Ramenez
l'ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le
636 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
royaume. Frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes ;
précipitez-les dans l'abîme: il va se refermer... Vous ne reculez
d'horreur ! »
Quand vint la discussion des prérogatives royales, il prit
la défense de la royauté; il fut dès lors impopulaire et son
rival Barnave triompha. On vendit dans les rues un pamphlet
violent qui l'accusait de trahison et de vénalité. « Et moi
aussi, (lit-il, on voulait, il y a peu de jours me porter en
triomphe et maintenant on crie dans les rues: « la grande
trahison du comte de Mirabeau ». Je n'avais pas besoin de
cette leçon pour savoir qu'il y a peu de distance du Capilole
à la roche Tarpéienne ; mais l'homme qui combat pour la
patrie ne se tient pas pour vaincu. »
A partir de ce moment, il essaya d'enrayer les progrès de
îa Révolution, et se rapprocha résolument de la Cour. « Si
vous faites une loi sur les émigrants, dit-il un jour, je jure
de ne lui obéir jamais. » La gauche montagnarde, qui n'était
encore qu'une très faible minorité, protestait par des mur-
mures. II se retourna vers elle, menaçant, et cria : « Silence
aux trente voix ! »
ê
La royauté forte de son appui se relevait, et tenait tête,
quand il mourut. Orateur jusqu'au bout, il dit en expirant,
ces dernières paroles éloquentes et prophétiques : « J'emporte
avec moi le deuil de la Monarchie, les factieux s'en dispute-
ront les lambeaux. »
Auprèî? de Mirabeau, les autres orateurs de la Constituante
palissent.
Barnave (1) eût pu passer sans lui pour très grand ; mais
ce voisinage l'écrase. Barnave était encore jeune lorsqu'il
parut aux Liais ; on remarqua qu'il parlait sans notes, chose
a^sez rare, et sa réputation d'orateur fut assez vite établie ;
d'autant i)lus, que sa jeunesse ne lui permettait pas encore de
diriger l'Assemblée et qu'il n'inspirait pas de jalousie. Nous
possédons quelques-uns de ses discours; ils sont d'un style
(1) i"61-1793.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 637
correct, élevé el fort. On y voudrait plus de passion. Il y
manque, disait Mirabeau, « la divinité ». Maury eut sur Bar-
navc un mot cruel qui fit fortune : il l'avait appelé un jour
« le Robinet d'eau tiède ». Ce nom lui resta, il lui convenait.
En juriste et en protestant qu'il était, il méprisait de parti
pris l'éclat du style. Dans son plus fameux discoui*s, celui
qu'il prononça pour défendre l'inviolabilité royale au retour
de Varennes, tout est net et fortement pensé, sans éclat ni
ressort. Barnave ne trouve pas le trait frappant, qui devient
historique. Il eut des mots, mais malheureux. Le soir de la
Bastille, quand le peuple promenait sur des piques les têtes
de Foulon et de Berthier, il avait dit : « Le sang qui coule
était-il donc si pur? » Môme ses amis s'en indignèrent. On
l'appela c bourreau » et « Xéron. »
Sa popularité sombra après le retour de Varennes, (juand
il eut pitié de la famille royale el voulut la défendre. L'ou-
verture de la fameuse armoire de fer au 10 août, fit connaître
une correspondance qu'il avait (|uclque temps entretenue avec
la Cour. On l'arrêta. Devant ses juges, il se défendit nettement,
froidement, en juriste, comme s'il se fût agi d'un autre. Ce
fut Tun de ses meilleurs discours et l'un des moins passion-
nés. Celle belle défense resta vaine; il fut exécuté en 1793,
à trente-deux ans.
A côté de Mirabeau et de Barnave, défendant également la
cause de la Monarchie constitutionnelle, louvovait Sieyès d).
L'impassible Sieyès est, à tous égards, l'opposé de Mira-
beau. Ce petit abbé au profil de loup, aux lèvres pincées,
aux yeux gris et perçants, n'était pas fait pour la tribune; il
prononça peu de discours, el pourtant, il fut un de ceux qui
dirigèrent l'Assemblée. Il avait, ce qui mancjuait à Barnave,
l'art de trouver le mot juste el frappant qui fait fortune. 11 sut,
aux divers moments de la période révolutionnaire, envisager
la situation d'un seul coup d'œil et la caractériser d'un seul
mot. Avant la convocation des Etats Généraux, dans son libelle
intitulé: QiC est-ce que le Tiers Liât, il débute ainsi: « Qu'est-ce
que le Tiers Etal? Tout. Qu'a-t-il été jusqu'à présent? Rien.
(I) i";48-i.s3r».
638 HISTOIRE D£ LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Que demande-l-il ? A devenir quelque chose ». Quand la rup-
ture éclata entre le roi et TAssemblée, quand les Etats furent
proclamés dissous, quand les plus audacieux hésitèrent et
crurent tout compromis, Sieyès, d'un seul mot, sauva la situa-
lion et leur rendit courage. « Nous sommes aujourd'hui ce
que nous étions hier, délibérons. »
Quelques jours plus tard, ce fut encore lui qui trouva pour
le Tiers « le nom d'Assemblée Nationale » et qui cria le
premier : « Vive la Nation ! » Avant la fin de la Constituante,
Sieyès se vit dépassé, et en vain essaya de ralentir les progrès
de la Révolution. Sous la Convention, il resta dans l'ombre;
presque seul de son parti; les Montagnards 1 épargnèrent et,
plus tard, quand on lui demandait ce qu'il avait fait pendant
la Terreur, on sait ce qu'il répondit : « J'ai vécu ». Lorsqu'il
revint aux affaires, sous le Directoire, il eut encore un mot
prophétique : « Il me faut une épée ». Quelques mois plus
lard, Bonaparte revenait d'Egypte, et faisait son coup d'Etat
militaire.
Mirabeau, Barnave et Sieyès sont les trois grands noms
de la Constituante. Citons encore dans leur parti, celui des
réformes et de la royauté constitutionnelle, Menou et les frères
Lameth. Le baron de Menou (1), député de la noblesse de
Touraine, qui siéga aux côtés de Mirabeau, n'était autre que ce
Menou qui commandera l'armée d'Egypte, et se fera appeler
Abdalla Menou, celui aussi qui gouvernera le Piémont, sous
l'Empire, dont Napoléon aura cinq ou six fois à payer les
dettes, et qui amusera longtemps la France par ses étranges
aventures.
Les deux frères, Charles et Alexandre de Lameth, avaient
servi en Amérique sous Rochambeau. La noblesse les envoya
siéger aux Etats, mais ils embrassèrent dès le début le parti
des réformes. Charles de Lameth (2), l'aîné, est le plus célèbre;
une histoire fit beaucoup parler de lui. Il était, en 1790,
membre du comité des recherches, et fut chargé par l'As-
semblée d'une perquisition nocturne au couvent des Annon-
ciades, pour y découvrir la trace de M. de Barentin, l'un des
(1) 1750-1810.
(2) 1757-1832.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 639
ministres décrétés d'accusation. Lameth, qui voulait laisser
à Barentin le temps de s'échapper, simula un siège en règle,
resta toute la nuit autour du couvent et ne trouva rien. On
s'en amusa' fort. Le marquis de Bonay écrivit un poème
épique, la Prise des Annonciades^ qui célébrait ce fait d'armes.
Alexandre Lameth (1), son frère, qui, Tun des premiers,
dans la nuit du 4 août, abandonna ses privilèges, soutint
quelques joutes oratoires avec Mirabeau au club des Jaco-
bins, et eut plusieurs fois l'avantage. Camille Desmou-
lins put dire un jour: « Hercule Mirabeau a perdu sa massue,
Alexandre Lameth la lui a arrachée. )>
Le parti de la cour et de la contre-révolution eut aussi
ses orateurs: Cazalès (2), Desmoutiers (3), l'abbé Maury (4).
Cazalès, ancien capitaine de cavalerie, est le plus éloquent
des trois ; Desmoutiers le plus grave ; et Maury le plus spiri-
tuel. On aurait pris Maury, dit un journal du temps pour « un
grenadier qui s'habille en abbé, un spadassin en culotte ».
Taillé en hercule, il tançait dans la rue les camelots qui ven-
daient des pamphlets contre lui, et jetait à terre un député
qui lui disputait la tribune.
Il avait une mémoire prodigieuse. Lorsqu'il était au sémi-
naire Saint-Charles, à Avignon, l'abbé Poulie vint y prêcher.
Désirant entendre ce prédicateur, il demanda une permis-
sion à son supérieur, qui la lui accorda. Ce supérieur s'était
rendu de son côté à l'église Saint-Agricole et n'y avait point
aperçu Maury.
— Où étîez-vous donc allé courir ? lui dit-il le soir; vous
n'assistiez donc point au sermon?
— Pardonnez-moi, répondit Maury, j'y étais fort bien.
— C'est faux, je suis sûr que vous seriez très embarrassé,
si je vous demandais sur quel sujet a prêché l'abbé Poulie.
— Voilà qui tombe admirablement, à telles enseignes que
j'ai transcrit de mémoire la première partie du discours et que
j'allais achever la seconde quand vous m'avez fait appeler.
(1) 1760-1829.
(2) 1752-1805.
(3) 1752-1829.
(4) 1746-1817.
V
640 HISTOIRE DE LA LITTÉItVTURE FRANÇAISE
El c'était vrai.
Prêchant un jour à Vei^sailles devant la cour, il n'avait pas
ménagé son auguste auditoire. S'apercevanl de signes non
douteux do mécontentement, il ajouta :
— Ainsi parlait saint Jean Chrysostome, devant la cour de
Constantinople.
Ce mol raccommoda tout.
— Leur en ai-je... donné du saint Jean Chrysostome, disait-
il, en sfyle <le grenadier, quand ses amis vinrent le complimen-
ter à rissue de ce sermon — qui lui valut un bénéfice et sa
nomination cà T Académie française.
Il avait des traits et de la ])résence d'esprit.
A propos de la question des assignats qu'il avait combattue
avec heancDUp d'éloquence, comme il était assailli par dos
clameurs, il s'écria :
— Ix tumulte de colle Assemblée pourra bien étouffer ma
voix, il nV'touffera point la vérité.
Son imj)oi)ularité était très grande, mais il y faisait face en
homme (rosi)rit.
Un jour, on sortant do rAssomblée, un groupe menaçant,
criait sur son i)assage:
— - L'abbé Maurv, à la lanterne [
— El quand j'y serai, répliqua-l-il d'un ton goguenard, y
verroz-vous plus rlair?
l no autre fois, un foirono, brandissant un couperet, le mo-
naçail do lonvoyor dire « la messo à tous les diables ».
— - Soi!, (lit Alaury, mais lu viendras me la servir: voici
mes bui'ottos.
Et il lui i)rôsonla doux pistolets.
L'oralour royaliste étant à la tribune, des dames causaient
assez haut pour couvrir sa voix ; il s'écria d'un air moqueur :
— .Monsieur le pr(\sidont, laites donc taire ces sans-culottes.
Fj'anrois Arnaull a tracé ce cro(iuis du célèbre prélat:
Cest à (linrr :snilou( (ju'il .^o révclail tout entier, mangeant beau-
coup, binant à Tuvriianl et i)l<içant dans les trêves qu'il accordail
à sa nK\cUoiié, pliil-M <|iià son aiïputit, soit une anecdote philoso-
pLiqiio, .soit une bribe de sermon, soit un passage du discours qu'il
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 641
venait de prononcer, soit enfin une histoire bien graveleuse, un conte
de nature à déconcerter même une femme de la cour.
Ceci s'accorde bien avec le personnage que le même auteur
nous peint, avec son regard effronté, ses larges épaules, ses
mollets carrés et sa corpulence athlétique.
Lorsqu'il fut rallié à Napoléon, Regnault de Saint-Jean-
d'Angély, voulant l'humilier, lui disait :
— Vous vous estimez donc beaucoup, Monsieur ?
Le cardinal Maury lui répondit avec son flegme:
— Très peu, quand je me considère, beaucoup quand je
me compare.
Cet abbé pittoresque se croyait un grand orateur; mais, en
fait, il réussissait bien moins dans ses discours ({ue dans ses
interruptions.
A la Législative, les Girondins dominèrent, et leur grand
orateur fut Vergniaud (1). Dans leur langage du temps, on
disait que la foudre de Mirabeau s'était rallumée entre ses
mains. Et de fait, il y a plus d'un rapport entre l'éloquence de
Mirabeau et la sienne: l'art de manier la période, les souve-
nirs de l'antiquité, les brillantes métaphores. C'est Ver-
gniaud qui dans un de ses discours a comparé la Révolution
à Saturne « dévorant successivement tous ses enfants ».
Ce Bordelais indolent ne s'animait qu'à la tribune. Ses
amis essayaient en vain de le pousser à l'action, le secouaient
de sa torpeur ; Vergniaud se faisait prier, se résignait à
prendre la parole, faisait un discours, et retombait aussitôt
dans son incorrigible paresse. Ses convictions étaient indé-
cises conune son caractère ; il étudiait peu la question ; sa
pensée ne s'exprime pas toujours avec précision ; mais un
grand souffle de patriotisme anime ses harangues, et dans
le feu de la discussion une force se réveillait en lui, le ren-
dait entraînant et énergique. Son discours le plus célèbre est
cet appel aux armes, qu'il prononça à la veille de l'invasion
étrangère pour réclamer la formation sous Paris d'un camp
de 20.000 hommes, discours plein de passion et d'art, où re-
(1) 1753-1793.
41
642 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
vient à chaque instant, comme un refrain, cette vibrante
apostrophe : « Au camp, citoyens, au camp ! »
Au même moment, voici une figure bien vivante. C'est Ca-
mille Desmoulins (1). Le 12 juillet 1789, on l'ignorait; le 13,
on le vît monter sur une table au Palais-Royal et, dans une
vibrante allocution, appeler aux armes les patriotes. Son nom
fut aussitôt dans toutes les bouches ; et depuis ce jour jusqu'à
sa mort, véritable enfant gâté de la Révolution, il amusa ou
enflamma Paris de ses articles. Dans les deux journaux qu'il
dirigea successivement, les Révolutions de France et de Bra-
bant et le Vieux Cordelier^ il se montre bien tel que nous le
connaissons par ses amis, ses propres lettres et ses portraits,
gouailleur et passionné, ardent dans ses amours et dans ses
haines, plein d'une étemelle et enfantine gaieté. C'est un
joli contraste que Desmoulins et sa charmante femme Lucile,
en face de ces « bonnets de nuit » (le mot lui appartient)
qu'étaient Saint-Just ou Robespierre. Danton souriait de le
voir si jeune, si content même aux plus mauvais jours, et
l'appelait « gamin », en passant son énorme patte dans ses
jolis cheveux blonds.
Desmoulins est le type du journaliste révolutionnaire. Sa
verve infatigable ne tarit pas; il s'amuse de cette polémique
endiablée : « C'est mon élément », dit-il. Son style est joyeux.
Il mêle les plaisanteries des clubs à ses souvenirs de rhéto-
ricien ; il parle du « jacobin Gracchus » et du « feuillant Dru-
sus ». Il trouve le mot cruel, qui peint un homme et le tue.
C'est lui qui appelle le duc d'Orléans, complice silencieux de
la Montagne, « un Robespierre par assis et levé ». Mais il est
surtout inimitable lorsqu'il prend à parti son adversaire, s'en
amuse, le reîourne, comme il fit plus d'un jour du pauvre Ma-
rat. « Marat, tu as raison de m'appeler jeune homme, puis-
qu'il y a vingt-quatre ans que Voltaire s'est moqué de toi ; de
m'appeler malveillant, puisque je suis le seul écrivain qui ai osé
te louer. Tu auras beau me dire dos injures, tant que je te ver-
rai extravaguer dans lo sens de la Révolution, je persisterai à
te louer parce que je pense que nous devons défendre la li-
(1) ncu-i:i»4.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 6i3
berlé comme la ville de Saint-MalOj non seulement avec des
hommes, mais avec des chiens. »
Ce ton devait lui couler cher ; il l'a payé de sa vie.
Avec la Convention commence le règne de la Montagne.
C est à gauche maintenant que nous trouvons les plus célè-
bres orateurs : Danton, Robespierre, Marat, Saint-Jusl.
Pour imaginer ce que devait être Féloquence de Danton (1),
il faut se rappeler ses portraits, sa face aussi ravagée que
celle de Mirabeau, ses trails vulgaires et puissants, sa bouche
effrayante, son regard insolent et clair. Comme Robespierre
et tous les autres, il avait étudié ses auteurs et fait au collège
des discours en trois points; mais il ne préparait pas ses
harangues et, une fois à la tribune, oubliant la rhétorique, il
avait des mots familiers et vigoureux, des métaphores popu-
laires, des plaisanteries qui déconcertaient les puristes. Il
n'apostrophait guère comme les autres orateurs, Brutus ou
Horatius Coclès, mais souvent il prenait à parti son homme
dans l'auditoire, le plaisantait d'un ton bonhomme ou l'étour-
dissait de sa voix terrible. Il passait pour peu instruit, parce
qu'il ne citait pas les anciens, parce qu'il était débraillé, et
ne savait que faire, en parlant, de son énorme personne.
Mais son éloquence est singulièrement plus forte et plus vi-
vante que celle des laconiques comme Saint-Jusl ou des prê-
cheurs comme Robespierre. Il trouvait naturellement la méta-
phore familière, l'expression colorée, poétique, qui séduit les
foules et se grave dans les mémoires. On se rappelle son fa-
meux discours de la Convention, lors de la levée en masse :
« Le tocsin qu'on va sonner, s'écrie-t-il, n'est point un signal
d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie. » La
dernière fois qu'il prit la parole, ce fut au Tribunal révolu-
tionnaire, pour se défendre. Le géant, qui depuis quelque
temps s'était assoupi, se réveilla. On ne le laissa pas finir.
Son énorme voix remplissait la salle et foudroyait les juges.
De la rue, la foule entendait et lui répondait par des cla-
JEil.
044 HISTOIRE DE LA LimiRATLRE FRANÇAISE
meurs. Un ami lui conseilla de se sauver en quiltanl la France;
il haussa les épaules et murmura : « Est-ce qu'on emporte
la patrie à la semelle de ses souliers ? »>
Devant la guillotine, quand le bourreau s'approcha de lui :
tf Tu montreras ma tête au peuple, lui dit-il, elle en vaut la
peine. »
Par sa mort, Robespierre (1), l'homme à la perruque pou-
drée, l'énigmatique, que nul ne vit jamais sourire, triompha.
Ce dictateur jacobin avait été dans sa jeunesse un fort en
Ihème. Au collège Louis-le-Grand, ses maîtres l'appelaient
u le Romain ». II avait le don du discours et des vers lathis;
aussi le chargeait-on de haranguer le roi quand il visitait
le collège. De retour à Arras, sa patrie, il concourait encore
pour des prix d'éloquence. Quand il vint comme député du
Tiers siéger à la Convention, on ne le prit pas d'abord au
sérieux. Son habit bleu, ses jabots, ses cheveux poudrés, ses
élégances vieillottes, prêtèrent à rire; son éloquence pompeuse
et provinciale pâlissait étrangement en face des argumenta-
tions pressantes de Sieyès et de la fougue de Mirabeau. C'est
seulement dans les derniers mois de l'Assemblée, qu'il réus-
sit à jouer un rôle et à faire passer quelques motions.
Ses discours sont ennuyeux. Rentré chez lui, dans sa cham-
bre blanchie à la chaux, sur la table de bois blanc où sa
vieille servante lui servait ses repas « à la Spartiate )>, l'in-
corruptible écrivait, brouillonnait, polissait longuement ses
harangues, y semait les fleurs de rhétorique et les citations
anciennes. On a retrouvé de lui des brouillons couverts de
ratures. La veille de sa morl, se sentant déjà perdu, il trouve
encore le temps d'écrire et de ciseler, pour en donner lecture
à rAssemblce, un interminable discours, monotone et pompeux
comme une prédication. De la philosophie de Rousseau, il
tirait une sorte de catéchisme, qu'il enseignait à la tribxme. Il
parlait comme on parle au prêche, avec une élégance ver-
beuse, avec de longs et vagues développements sur la vertu.
Robespierre avait un second, Saint-Just (2), qui lui ressem-
blait. Impassible comme lui, mais d'un visage agréable et
!;■ i::i.s-i:'.«4.
fi: ITii-^-IT'.»'».
HISTOIRE DE LA LlTfÉRATURE FRANÇAISfc fi45
d'une parfaite distinction, Saint-Jusl fut une assez belle
figure. Quand il montait à la tribune, lentement, avec son
éternel pli de dédain aux lèvres, un frisson passait, car ce
pâle jeune homme, silencieux et triste, n'ouvrait la bouche
que pour demander qu'on coupât quelques têtes. Il imitait le
laconisme antique, parlait peu et par sentences. Collot d'Her-
bois le surnommait « la boîte aux apophtegmes ». Il méprisait
les faiseurs de discours, Pour les fuir, il se faisait envoyer
comme représentant aux armées, là ou l'on agissait plus, en
parlant moins ; et quand on lui amenait un parlementaire :
« La République, répondait-il, ne donne à ses ennemis et ne
reçoit d'eux que du plomb. )>
Sainl-Just était le plus beau des terroristes; Marat (1) fut
le plus laid. Danton le plaisantait sur son air renfrogné et son
bonnet de vieille femme. Bilieux et maussade, il voulait être
célèbre. Ses travaux de médecine ne l'ayant pas assez fait
connaître, en 1789, il renonça à la science, se fit journaliste
et se jeta furieusement dans la Révolution. Un premier jour-
nal qu'il fonda mourut presque aussitôt. Marat ne se décou-
ragea pas et parvint à en faire vivre un second, VAmi du
peuple, qu'il publia jusqu'en 1793. Là, du moins, il put épan-
cher sa bile et réclamer justice. Mais la clémence des
autres terroristes le désespérait. A la Conventi^^n, on lui re-
fusait les 270.000 têtes qu'il demandait. Il tempête, se lamente;
on veut donc le faire mourir. Et de fait, il était épuisé, pres-
que mourant quand Charlotte Corday l'acheva.
L'éloquence politique, que la Révolution avait fait naître,
mourut avec la liberté, le 18 Brumaire. Un seul orateur prit
alors Ici parole, et la garda, c'est Napoléon. Homme d'action,
il ne fut pas un faiseur de discours, mais il sut le pouvoir
de l'éloquence, et il s'en servit pour gouverner. Ses procla-
mations à l'armée sont les chefs-d'œuvre du genre. L'idée est
simple, accessible à tous, la phrase courte et nerveuse ; les
mots frappent, les chutes sont habilement ménagées. Cette
élonuence pratique n'est pas sans beauté.
(1) 1744-1793.
G4r» HISTOIRE DE L.V LITTÉRATURE FRANÇAISE
La première île ses proclainalions, aux troupes crilalie, est
restée célèbre. « Soldais, vous êtes mal nourris et presque
nus, le gouvernement vous doit l)eaucoup et ne peut rien pour
vous. Votre patience, votre courage, vous honorent, mais ne
vous procurent ni gloire, ni avantage. Je veux vous conduire
dans les plus foililes plaines du monde: vous y trouverez hon-
nein\ gloire et richesse. Soldats d'Italie, manqueriez-vous de
courage? »
Lo M .Mémoj'ial >s ci» journal de Sainte-Hélène, tenu pen-
dant dix-huit mois par Las Cases, et qui relate fidèlement les
actes et entretiens de lEmpereur, contient quelques fortes
pages d'un genre analogue: même pendant les soirs d'exil,
iMo'me dans ses i^onversations et dans ses lettres, Napoléon
1 e?tc orateur, et plus d'une l'ois, sous le style impersonnel et
froid (in setM'élaire, nous retrouvons la concise et impériale
«'loqueiice des proclamations. Happele/-vous la protestation
■lu vaincu contre la Irahison <!e l'Anglelerre, page inoubliable
et J)rrdaïde, où frémissent la colère et l'orgueil blessé. « J'en
appelle à l'hisloire : elle dira <|u'un ennemi, qui fit vingt ans la
guerre au peu])le anglais, vint librement dans son infortune
chercher un asile sous ses lois. Mais comment répondit TAngle-
leri'c à une telle matînanimilé ? Elle feignit de tendre une
main hospitalière à son ennemi, et quand il se fut livré elle
l'immola. »
Alais alors Xapolcon a cr(^vé le masque de Bonaparte. Les
cloclies de 180i ont sonné Tavènement des temps nouveaux,
le couronnement de rMm|M?jcur. et ra<iieu au xviir siècle. Le
XIX® siècle commence. Xous Tétudierons dans le prochain
volume.
FIN nu TROISIEME VOLIME
r .
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE PREMIER
Les Penseurs.
Rôle des Philosophes au xviii* siècle 1
Voltaire. — Sa naissance, sa famille, sa jeunesse. — Les J'ai vu. —
Arouet devient Voltaire. — Prison et exil. — En Angleterre. — M"'*" lu
Ghatelet. — Voltaire en Prusse. — Querelle avec Mauperluis. — Le
retour. — En Suisse. — Femey. — Les spectacles. — Lutte pour la
inlérance. — La Nièce de Corneille. — Voltaire intime. — Ses ennemi.^».
— Fréron. — Voltaire et Dieu. — Son humeur. — Fermé aux Beaux-
Arts. — Lès vfeiteurs. — Bons effets de sa vanité. — Franklin à Parî>.
— l'riomphe (Tll^he. — Sa mort. — Voltaire et Hugo. — Les OEuvre> :
le Théâtre. — Poésie. — Histoire et ]>hilosophie. — Romans. -
Mélanges. — Correspondance. — Conclusion sur Voltaire 2
Jeàn-Jacques Rousseau. — Sa vie. — M™® de Warens. — Les Ghar-
mettes. -^ VagalyonJage. — Thér^se Lcvassciu*. — L'Ermitage. — Mo-
tiers. — M™» Boy de la Tour. — Le costume arménien. — Ermenon-
ville. — Sa mort: — ^ Sa tombe. -^ Les Œuvres. — La Nature. — Le
Contrat social. — La Nouvelle H'.'loïse. — Emile. — LesContessions.
— Son caractère, son inlluence HS
FoNTEiCKLLE. — Ses mots. — Montesquieu. — Diderot et VEncyclopt-
die. — Le Drame. — La critique d'art. — En Russie. — D'Alembkri.
— RUFFON 96
Les Économistes. — Turgot VA
Les Moralistes. — Malebranche. — L'abbé de Saint-Pierre. — Rollin. —
D'Aguesseau. — Vauvenargues. — Condillac. — La Mettrie. — Helvétius.
— D'Holbach. — Morellet. — Linguet. — Chamfort. — Rivarol. —
Condorcet. — Volney. — Joseph de Maistre V\i
CHAPITRE II
Les Poètes.
Poésie Satirique. — Les Chansonniers historiques. — Le Recueil Clai-
rambault-Maurepas 176
Le Lyrisme. — J.-B. Rousseau. — Lamotte-Houdart. — Louis Racine. —
L'abbé de L'Attaignant. — Gresset. — Le Franc de Pompignan. — Gentil
Bernard. — Saint-Lambert. — Desmahis. — Ecouchard Lebrun. — Mal-
filâtre. — Colardeau. —Le Mierre. — Dorât. — Chevalier de Boufflers. 181
648 TABLE DES MATIÈRES
Le Gàvrau. — Son histoire 201
L'A.bbé Delille. — Un jugement à reviser , 205
RoQcher. — Sylvain Maréchal. — François de NeufchAteau. — Gilbert.
— Bertin. — Gubiôres. — Parny 209
Florian. — Sa vie. — Son théâtre. — Ses romans. — Ses fables. —
Florian déflorianisé 215
Fontanes. — Andrieux 236
Demoustîer. — Les lettres à Emilie 238
Rouget de Hsle 242
André Giiénier. — Garacléres de son génie 2i5
Gabriel Legouvé. — Le Mérite des Femmes. — Son théâtre. — Berchoux
et la Gastronomie. — Esmenard et la Navigation. — Chénedollé. —
Baour Lormian. — Millevoye. — Gonclusion 252
GHAPITRE III
Le Roman.
Caractères du roman au début du xviii*^ siècle. — J.-B. Née de la Ro-
clielle. — Serviez. — Vignacourt. — Séthos. — Dufresny • . • . - 262
Les.vge. — L'homme. — Le dramaturge. — Le romancier • 267
L'abbé Prévost. — Marivaux. — Voltaire. — J.-J. Rousseau. — Flo-
rian. — M*** de Lussan. — De la Morlière. — Dorvigny. — Fromaget.
— Gazotto. — Reslif de la Bretonne. — Ghoderlos de Laclos. —
Plancher Valcour. — Divers. — Gorjy 283
Bernardin de SAi>T-PreRRE. — Le Sentiment de la Nature. — Berquin. —
Xavier de Maistre 293
CHAPITRK IV
Le Théâtre.
Ditrorence entre le tlu^Ure du xvnr- siècle et celui du siècle précédent.
— La Formule nouvelle du drame. — Diderot. — Voltaire. — Divers.
— Crébillon, le père et le fils. — Théâtre de la terreur 325
Regnaud. — Marivaux. — Piron. — Gollé. — Se dune 334
Béai marchais. — Dancourl. — Campistron. — Danchet. — La Grange-
Gliancel. — Deslouches. — La Chaussée. — Alain. — Boissy. — Saint-
Fui.^t. — DAllainval. — La Noue. — Sauriu .387
Gressol. — Carninniclle. — Desmahis. — Arnaud. — De La Touche.
— Du Belloy. — Rochon de Ghabannes. — Palissot. — Ducis. — Les
Poinsinet. — Fairan. — Desforges. — De Bièvre. — Maillot. — 0. de
Guuyos. — Fabrc d'I-viantine. — Collin d'Ilarleville. — Andrieux. —
Hoffmami. — Luya. — Théâtre Révolutioimaire 420
Raynouard. — Bouilly. — De Jouy. — Marie-Joseph Chénier. — Lan-
cival. — Arnaull. — Ktienne. — Duval. — Picard. — Népomucene
I-emercier. — Brilaut. — Pixérécourt 446
TABLE DKS BfATlÉRES 649
La Comédie Italienne.. .T. • • ^^^
Le Théâtre de la Foire. — Favart et TOpéra-Comique 65
Le Théâtre de Société 479
Le Théâtre au Collège et au Couvent -iSS
Organisation matérielle du Théâtre. — Les Spectateurs sur la scène. — La
Scène hbre. — Costumes et Décors. — Acteurs et Actrices célèbres.... o07
CHAPITRE V
Les Salons littéraires.
La marquise de Lambert. — Mme Doublet. — Mme de Tencin. — Mme
Geoffrin. — Mme du Deiïant. — Mlle de Lespinasse. — Mme de Staal
de Launay. — Mme de Graffigny. — Mme du Ghatelet. — Mme d'Épinay.
— Mme d'Houdetot. — Suard. — Autres. — Le Temple. — Les So-
ciétés Littéraires. — La Duchesse- du Maine. — Mlle Quinault. — Le
Prince de Ligne . — Grimm. — L'abbé Galiani o23
CHAPITRE VI
Histoire et Critique.
L'abbé Fleury. — Vertot. — Boulaiuvilliers. — Le Président liénault. —
Le Théâtre Historique. — Duclos. — Mably. — Le Président de Brosses.
— Dupaly. — Raj-nal, — Rulliièrc 571
Le Journal de Barbier. — Mme Roland. — Mercier o82
Les Critiques. «— Marmontel. — La Harpe 005
Les Savants. — L'abbé Terrasson. — Le Comte de Caylus. — L'abbé Bar-
thélémy. — La Bibliographie. — Le P. Niceron. — L'abbé Goujet ♦)09
CHAPITRE VII
L'Éloquence.
Éloquence Religieuse. — Massillon. — L'abbé Poulie t>24
Éloquence Académique. — Thomas 082
Orateurs de la Révolution. — Constituante : Mirabeau. — Bamave. —
Sieyès. — Menou. — Les frères Lamelh. — L'abbé Maury. — Lcgisla-
live : Vergniaud. — Camille Desmoulins. — Convention : Danton. —
Robespierre. — Saint-Just. -— Marat. — Napoléon I^^ 032
Paris. — Imp. P. Mouiliot, 13, quai Voltaire. — *JUW. "
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