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Full text of "Histoire de la littérature française classique (1515-1830)"

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T 


HISTOIRE 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

CLASSIQUE 


^ 


FERDINAND    BRUNETIERE 

DE     l'académie     française 


HISTOIRE 

DE     LA 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

a 

CLASSIQUE 

(1515-1830) 


TOME     TROISIEME 

LE  DIX-HUITIÈME   SIÈCLE 


DEUXIEME     EDITION 


PARIS 

LIBRAIRIE   DELAGRAVE         ^^ 

15,    RUE      SOUFFLOT,    15 
1919 


t.3 


Tous  droits  de  reproduction,  de  traduction  et  d'adaptation 
réservés  pour  tous  pays. 


Copyright  by  Librairie  Delagrave,  1920. 


LE    DIX-HUITIÈME    SIÈCLE 


Il  est  toujours  difficile,  dans  l'Histoire  de  la  Litté- 
rature, de  combiner  la  chronologie  avec  l'histoire 
des  idées  et  l'exposé  des  formes  d'art.  Mais  la  diffi- 
culté est  particulièrement  grave  au  xviii*  siècle  :  les 
écrivains  sont  plus  près  de  nous,  et  ainsi  nous 
manquons  de  perspective,  de  recul,  pour  les 
apprécier;  nous  sommes  exposés  à  prendre  fait  et 
cause  pour  eux,  ou  contre  eux,  leurs  idées  étant 
encore  dans  une  assez  forte  mesure  les  nôtres,  et 
leurs  querelles  se  perpétuant  parmi  nous.  En  outre, 
leur  vie  est  plus  mêlée  à  leur  œuvre  que  ne  l'était 
celle  des  écrivains  de  l'époque  précédente,  et  leur 
œuvre  est  par  suite  plus  diffuse  à  travers  le  siècle.  A 
cet  égard,  l'exemple  de  Voltaire  est  caractéristique  : 
si  nous  ne  parlons  de  lui  qu'occasionnellement,  nous 
n'en  donnons  qu'une  idée  fausse  et  injuste,  car  nous 
réduisons  son  rôle  à  celui  d'écho;  si  nous  en  parlons 
en  bloc,  à  quel  moment  devrons-nous  en  parler,  et 
quelle   raison    aurons-nous   de  choisir  tel   moment 


VI  LE    DIX-HUITIEME    SIECLE 

plutôt  que    tel    autre?   Comment   donc   allons-nous 
procéder? 

Jetons  d'abord  un  coup  d'œil  général,  le  plus 
général  et  le  plus  étendu  que  nous  pourrons,  et  tant 
au  point  de  vue  de  la  biographie  que  de  l'histoire  des 
idées  et  des  formes  d'art,  rendons-nous  compte  des 
conditions  et  des  exigences  du  sujet.  Quatre  ou 
cinq  hommes  nous  apparaîtront,  qu'il  nous  faudra 
connaître  à  fond.  L'Europe  moderne,  comme  l'a  dit 
Taine  dans  un  mouvement  d'enthousiasme  qui  ne  lui 
est  pas  ordinaire  en  parlant  d'écrivains  français, 
l'Europe  n'en  a  pas  de  plus  grands.  Ce  sont  Montes- 
quieu, Voltaire,  Diderot,  Rousseau,  BulTon.  Au- 
dessous  d'eux,  Bayle  et  Fontenelle,  d'Alembert 
et  Condillac;  les  économistes,  Quesnay,  Turgot, 
Dupont;  enfin  Gondorcet.  —  Quatre  ou  cinq  idées 
surgiront  :  la  toute-puissance  de  la  Raison,  le 
Progrès,  la  bonté  de  l'Homme;  à  ces  deux  ou  trois 
idées  principales  des  idées  secondaires  viennent  se 
rattacher  :  celle  du  pouvoir  de  la  Science,  de  la 
science  mathématique  en  particulier,  comportant, 
comme  conséquence,  une  diminution  de  cette  psycho- 
logie qui  avait  fait  la  gloire  du  xvii"  siècle;  l'idée  de 
la  grandeur  de  l'Institution  sociale,  et  de  la  possibi- 
lité de  son  amélioration  :  d'où  l'importance  prise 
alors  par  l'économie  politique,  et  la  faveur  dont  jouit 
l'utopie.  Enfin,  à  un  autre  point  de  vue,  secondaires 
ou  principales,  elles  se  ramènent  toutes  à  une  seule 
idée,  confuse  et  puissante  :  la  vie  a  son  but  en  elle- 


LE    DIX-HUITIEME    SIECLE  VII 

même,  ce  qui  est  la  négation  de  la  vie  religieuse,  mais 
ce  qui  a  été  d'abord,  à  cette  époque,  la  négation  de 
l'idée  janséniste  de  la  corruption  de  l'homme. 

Enfin,  pendant  cette  même  période,  l'art  a  fait 
quelques  pertes  d'une  part  et  quelques  acquisitions, 
d'autre  part.  Certains  genres  ont  péri  :  la  tragédie  et 
l'éloquence  de  la  chaire.  Certains  se  sont  modifiés  : 
l'histoire  générale  et  la  comédie,  rien  n'étant  sous 
des  noms  semblables  aussi  différent  dans  le  fond 
que  l'histoire  de  Bossuet  et  l'histoire  de  Voltaire,  la 
comédie  de  Molière  et  la  comédie  de  Marivaux  ou  de 
Beaumarchais.  Certains  genres  sont  nés  :  le  roman, 
de  Gil  Blas  à  la  Nouvelle-Héloïse  en  passant  par  Manon 
Lescaut;  et  l'article  de  journal  :  Discours  sur  Vlnégalité, 
Lettre  sur  les  spectacles^  sans  parler  de  tous  les 
factums  de  Voltaire,  et  de  tout  ce  que  publient  le 
Journal  des  Sai^ants,  les  Mémoires  de  Trévoux,  le 
Mercure  de  France,  et  tant  d'autres  feuilles  plus 
passagères  que  celles-là. 

Je  crois  donc  que  nous  tenons  là  les  éléments  et 
qu'il  s'agit  seulement  de  les  bien  combiner.  Quel  est 
le  plus  important  des  trois  :  biographie,  histoire  des 
idées,  formes  de  l'art?  Au  xvi'  siècle  l'histoire  des 
idées  était,  semble-t-il,  vide  de  tout  contenu  inté- 
ressant pour  l'histoire  littéraire  :  les  formes  de  l'art 
étaient  au  tout  premier  plan,  effaçant  tout  le  reste. 
Au  XVII*  siècle  les  trois  éléments  se  combinent 
harmonieusement,  et  forment  ainsi,  parleur  mélange, 
l'époque    littéraire    la    mieux    équilibrée,    l'époque 


LE    UIX-HUITIÈME    SIECLE 


classique.  Au  xvni*  siècle,  c'est  l'histoire  des  idées 
qui  prend  le  pas.  Si  nous  nous  plaçons  à  ce  point  de 
vue,  y  Encyclopédie  nous  apparaîtra  comme  le  noyau 
central  du  siècle  :  il  rayonne  tout  entier  autour 
d'elle,  et  si  Sainte-Beuve  a  pu  écrire  dans  les  scpl 
volumes  de  son  Port-Royal^  l'histoire  morale  et  lit- 
téraire du  XVII*  siècle  en  fonction  du  Jansénisme, 
l'histoire  des  idées  littéraires  et  philosophiques  du 
xviii'  pourra  hien  en  vérité  s'écrire  en  fonction  de 
V Encyclopédie.  —  Mais  ainsi  que  nous  le  disions,  ces 
idées  ne  se  sont  pas  élaborées  toutes  seules,  et  elles 
ne  sont  pas  demeurées  stériles;  elles  ont  été 
préparées,  elles  ont  eu  des  conséquences,  elles  ont 
lutté  pour  s'établir,  et  d'autres  à  la  fin  ont  réagi 
contre  elles.  Nous  obtenons  ainsi  la  division  suivante. 

I.  Transition  du  xvii'  siècle  au  siècle  de  VEncyclo- 
pédie. 

II.  Préparation  de  ce  siècle  nouveau. 

III.  \j^ Encyclopédie. 

IV.  Ses  conséquences. 

V.  Transition  à  l'époque  suivante. 

Ou,  en  d'autres  termes,  en  précisant  et  en 
détaillant  : 

I.  L'affaiblissement  de  l'esprit  du  xvii*  siècle  et  la 
DÉCADENCE  DES  ANCIENS.  — La  Tragédie.  — La  Comédie. 
—  Massillon.  —  Bayle.  —  Fontenelle.  —  Les 
Oubliés.  —  Les  Salons. 

II.  La  fohmation  de  l'esprit  nouveau.  —  Première 
période  de  la  vie  de  Voltaire.  —  Montesquieu.  —  La 


LE    DIX-HUITIEME    SIECLE  IX 

comédie  et  le  roman  :  Marivaux,  Le  Sage,  Fabbé 
Prévost,  La  Chaussée.  —  Seconde  période  de  la  vie 
de  Voltaire.  —  Rousseau.  —  Vauvenargues. 

III.  La  doctrine  Encyclopédique.  —  Son  histoire 
extérieure.  —  Les  influences  du  dehors.  —  Diderot. 
—  L'esprit  de  V Encyclopédie.  —  Diderot.  —  Consé- 
quences de  Y  Encyclopédie. 

IV.  La  diffusion  et  les  divisions  de  la  doctrine.  — 
Fréron.  —  Rousseau.  —  Dernière  période  de  la  vie 
de  Voltaire.  —  BufFon.  —  Les  Économistes. 

V.  La  fin  du  siècle  et  les  débuts  de  la  littérature 
nouvelle.  —  Caractère  général  de  la  Littérature 
de  1770  à  1790.  —  Beaumarchais.  —  Ducis.  —  Les 
néo-classiques  :  Delille,  Le  Brun,  Parny.  —  André 
Chénier.  —  La  Harpe.  —  Bernardin  de  Saint-Pierre. 
Condorcet.  —  Les  idéologues. 


LIVRE   I 

L'AFFAIBLISSEMENT    DE    L'ESPRIT 

DU    XVI I*^   SIÈCLE 
ET    LA    DÉCADENCE    DES    ANCIENS 


III. 


CHAPITRE  I 


LA  DECADENCE  DE  LA  TRAGEDIE 


C'est  une  conséquence  de  cet  instinct  d'initiative 
qui  nous  est  naturellement  et  heureusement  inné,  que 
toutes  les  fois  qu'il  apparaît  un  chef-d'œuvre  dans  l'his- 
toire de  la  littérature,  les  reproductions,  les  contrefaçons 
et  les  traductions  s'en  multiplient  aussitôt.  Le  Cid,  Tar- 
tufe, don  Juan,  Heinani,  Madame  Bovary,  ont  été 
répétés  et  imités  à  l'infini.  On  va  chercher  quelquefois 
bien  loin  les  origines  de  la  fortune  d'un  genre  :  elle  est 
là  tout  d'abord.  Sans  doute  il  y  en  a  d'autres  causes,  et 
pour  la  tragédie  nous  en  pouvons  dire  quelques-unes  : 
c'est  le  respect  ou  la  superstition  de  l'antiquité  qui  a 
fait  composer  des  tragédies  en  France  au  xvii*  et  au 
xviii^  siècle,  parce  que  Sophocle  et  Euripide  en  avaient 
jadis  composé  à  Athènes;  c'est  aussi  qu'avec  les  règles 
et  les  conventions  qui  étaient  devenues  les  lois  du  genre, 
il  s'est  trouvé  que  la  forme  de  la  tragédie  est  devenue 
elle-même  adéquate  à  l'esprit  de  cette  époque,  fait  de 
noblesse  un  peu  abstraite,  d'ordre  et  de  clarté,  fort  ama- 
teur d'éloquence   et  de   recherche    psychologique.   Mais 


4  HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

la  vraie  raison,  celle  h  lafiucllc  il  faut  toujours  revenir,  est 
que  le  CUl  et  Amlromaqiie  avaient  été  des  chefs-d'œuvre. 
Nous  ajouterons  seulement  ([ue  la  tragédie  était  en 
même  temps  aux  poètes  une  occasion  sûre  de  fortune. 
Une  tragédie  qui  réussissait  tirait  un  homme  de  pair,  le 
désignai  aux  bienfaits  du  roi,  attirait  l'attention  de  la 
COUT,  de  la  ville,  des  dames,  et  commençait  ainsi  une 
carrière  d'honneur,  de  popularité  ou  de  gloire.  Avant 
Œdipe,  Voltaire  était  inconnu  :  après  Œdipe,  il  est  prêt 
pour  la  célébrité. 

C'est  ce  qui  explique  l'abondance  de  la  production 
dramatique.  De  1680  à  1715,  sur  un  seul  théâtre,  —  les  ' 
deux  troupes  rivales  ayant  fusionné  le  25  août  1680—  on 
ne  joue  pas  moins  de  quatre-vingt-treize  tragédies  nou- 
velles. C'est  aussi,  malheureusement,  oe  qui  explique  la 
médiocrité  générale  du  théâtre  d'alors.  Il  faut  cependant 
ici  insister  davantage,  et  tâcher  d'éclaircir  les  caractères 
et  les  causes  de  cette  médiocrité. 

D'abord  les  sujets  et  les  héros  sont  les  mêmes,  tirés 
également    de  l'histoire   romaine,    grecque,   égyptienne, 
babylonienne.  Et  quand  je  dis  les  mêmes,  je  ne  dis  pas 
qu'ils  se  ressemblent  seulement  d'une  manière  générale, 
quant  au  décor  et  quant  â  la  couleur,  comme  la   Tour  de 
Nesle  ressemble  à  Marion  Delorme.  J'entends  quils  sont 
bel  et  bien  identiques,  yayant,  de  1560  à  1716  sept%;Ao- 
ni.^be,  de  1573  à  1735  huit  Alexandre,  de  1584  à  1720 
huit    Annibal,    de    1567    à    1726   douze    sujets   tirés    de 
l'histoire    des   Labdacides,   de  1556  à  1757,  vingt  et  un 
sujets  empruntes  à  la   légende  des  Atrides.  11  semble  en 
vérité  qu'on  éprouvait,  tous  les  dix  ans,  le  besoin  de  voir 
Clytcmnestre  assassiner  Agamemnon! 


LA  DECADENCE  DE  LA  TRAGEDIE  5 

Et  non  seulement  les  sujets  et  les  personnages  sont 
identiques,  mais  le  style  et  la  phraséologie  sont  les 
mêmes.  Partout  la  même  imitation  fastidieuse  des  maîtres, 
les  tragédies  de  Voltaire,  par  exemple,  étant  constellées 
de  vers  et  d'hémistiches  pris  à  Racine  et  à  Corneille,  de 
mouvements  qui  avaient  été  pathétiques  pour  la  première 
fois  dans  le  Cid  ou  dans  Iphigénie\  partout,  le  même 
développement  par  les  mots,  et  la  même  faiblesse  de 
style,  qu'il  s'agisse  de  La  Fosse  et  de  son  Manlius  Capi- 
tolinus,  de  Campistron  et  de  son  Andi'onic ,  de  Lagrange- 
Chancel  et  de  son  Amasis.  Enfin  tous  les  auteurs  ont  la 
même  conception  de  la  tragédie,  et  ils  y  mêlent  toujours, 
infatigablement,  l'amour  et  la  politique. 

D'où  vient  cependant  tout  cela,  car  il  semble  qu'en 
imitant  ils  eussent  pu  mieux  faire?  J'en  vois  au  moins 
deux  raisons  :  la  première  est  qu'ils  n'imitent  point 
Racine.  Tous  les  critiques  ont  prétendu,  à  la  suite  de 
Voltaire,  que  l'afFaiblissement  de  la  tragédie  résultait 
avant  tout  de  l'influence  de  Racine  :  or  il  est  très  faux 
que  Racine  ait  été  salué,  à  la  fin  du  xvii*  siècle,  comme 
le  maître  incontesté  de  la  scène  tragique.  Bayle,  en  1675, 
ne  se  fait  pas  scrupule  d'établir  un  rapprochement  entre 
Vlphigénie  de  Racine  et  celle  de  Coras;  et  en  1677  les 
deux  Phèdres,  celle  de  Racine  et  celle  de  Pradon,  lui 
paraissent  «  deux  morceaux  excessivement  achevés  ». 
Fontenelle,  bien  entendu,  place  l'auteur  du  Cid,  qui  est 
son  oncle,  très  haut  au-dessus  de  l'auteur  d'Andromaque. 
Et  en  1693,  La  Bruyère,  malgré  sa  préférence  décidée 
pour  Racine,  qui  a  fait  campagne  pour  sa  candidature,  et 
en  qui  il  estime  en  outre  un  partisan  des  Anciens,  ose 
tout   au  plus    égaler  les   deux  grandes   poètes  tragiques 


C  HISTOIRE    DE    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

l'un  à  l'autre.  Ainsi  donc  Racine,  au  moment  où  il  inter- 
rompt sa  carrière,  et  plus  tard,  quand  il  compose 
Athalie,  Racine  est  méconnu.  Il  est  trop  simple  sans 
doute,  ou  bien  son  génie  est  trop  grec  pour  les  specta- 
teurs dont  la  culture  est  toute  latine,  ou  bien  enfin  il  est 
inimitable  :  on  ne  sait  pas  comment  sont  faites  les  beautés 
que  Ton  applaudit  dans  ses  pièces,  on  ne  le  juge  pas 
assez  «  classique  »  !  Les  vraies  influences  que  l'on  subit, 
ce  sont  celles  de  Corneille,  et  de  Quinault. 

Sauf  à  revenir  tout  à  l'heure  sur  quelques  traits,  nous 
supposerons  le  système  dramatique  de  Corneille  assez 
connu.  Quant  à  Quinault,  ce  ne  sont  pas  tant  ses  tragé- 
dies qui  ont  agi  sur  les  destinées  de  l'art  dramatique, 
([ue  ses  opéras  :  Cadnius,  Alceste,  Thésée,  Atxjs,  Isis, 
Proserpine,  Persée,  Phaéloriy  Amadis,  Roland,  Arniide^ 

Et  tous  ces  lieux  communs  de  morale  lubrique, 
Que  LuUi  réchauffa  des  sons  de  sa  musique, 

de  1672  à  1686.  De  l'influence  de  Quinault  le  meil- 
leur témoignage,  et  le  plus  probant,  est  l'admiration 
que  Voltaire  a  professée  à  son  égard.  Parmi  les  écri- 
vains du  siècle  de  Louis  XIV,  il  n'en  est  aucun  que  Vol- 
taire ait  loué  plus  ou  autant  que  Quinault  :  jusque  dans 
sa  vieillesse  il  en  gardait  les  vers  dans  sa  mémoire,  et 
l'on  trouve  à  chaque  page  chez  lui  le  nom  et  des  citations 
de  l'auteur  di'Armide  et  à'Atys.  Voyez  aussi  quelle  place 
La  Harpe  fait  à  Quinault  dans  son  Cours  de  Lllléralure^ 
et  Marmontel,  dans  sa  Poétique.  Sans  doute  le  succès 
des  opéras  était  dû,  alors  comme  aujourd'hui,  à  la 
musique  plus  qu'au  livret;  mais  aussi  bien  la  musique 
contribua  à  populariser  les  paroles  légères  qu'elle  accom- 


LA  DECADENCE  DE  LA  TRAGEDIE  7 

pagnait,  les  sentiments  superficiels  qu'elle  animait,  et  h 
répandre  le  goût  de  ce  qui  parlait  aux  yeux,  plutôt  que 
de  ce  qui  parlait  à  l'esprit;  et  c'est  ainsi  que  Quinault  est 
responsable  dans  une  très  large  mesure  de  tout  ce  qu'il 
y  a  dans  la  tragédie  du  xviii"  siècle  de  galanterie  froide, 
de  merveilleux  étrange,  de  style  fade  et  diffus. 

Une  autre  raison  de  cette  médiocrité,  était  l'épuise- 
ment même  du  genre.  Car  les  genres  s'épuisent  par  leur 
fécondité  même,  et  de  deux  manières  :  par  le  nombre 
restreint  des  sujets,  qui  ainsi  sont  trop  souvent  traités  ; 
€t  parce  que  la  médiocrité,  les  écrivains  sans  valeur,  peu 
à  peu  viennent  h  s'en  mêler.  Ils  s'épuisent  par  leur  fixité  : 
tandis  que  les  règles  de  la  tragédie  restent  immobiles  et 
stationnaires,  le  monde  varie,  et  l'écart  devient  irrépa- 
rable entre  la  tragédie  et  la  réalité.  Ils  s'épuisent  enfin 
par  leur  effort  même  pour  se  renouveler,  car  ils  se  renou- 
vellent précisément  en  violant  les  règles  qui  leur  ont 
permis  d'atteindre  à  la  perfection.  Quant  aux  signes  de 
cet  épuisement  ou  de  cette  décadence,  — car  si  nous  n'en 
avions  pas,  l'emploi  du  mot  serait  arbitraire,  et  nous  impu- 
terions à  la  nécessité  ce  qui  pourrait  n'être  rien  de  plus 
que  la  faute  des  hommes,  —  ils  sont  certains,  et  les  voici  : 
la  décadence  commence  quand  on  voit  reparaître  non 
pas  n'importe  quelle  espèce  de  défauts,  mais  les  défauts 
précis  dont  l'élimination  successive  avait  amené  le  genre 
h  sa  perfection.  C'est  ce  qui  se  produit  ici. 

On  voit  en  effet  reparaître  d'abord  l'invraisemblable, 
l'extraordinaire  et  le  romanesque  chers  à  Corneille.  Les 
auteurs  cherchent  dans  l'histoire  des  crimes  exception- 
nels, et,  par  un  nouveau  raffinement,  on  transporte  et 
on    transpose  à    la    Rome    antique    une  conjuration   des 


8  HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Espagnols  contre  Venise,  comme  a  fait  La  Fosse  clans  son 
Manliiis,  ou  h  Byzance  une  aventure  qui  s'est  passée  en 
Espagne,  comme  a  fait  Campistron  pour  son  Andronic. 
Et  c'est  une  diminution  de  l'intérêt  général  et  véritable- 
ment humain  de  la  tragédie.  Le  goût  de  la  complication 
reparaît  aussi,  avec  les  intrigues  implexes  que  Corneille 
préconisait.  Enfin  la  galanterie  fade  et  précieuse  de  La 
Calprenède  et  de  Scudéry  se  prend  à  refleurir,  et  les 
dissertations  politiques  avec  elle! 

Je  passerai  donc  rapidement  sur  les  tragédies  de  cette 
époque  de  décadence,  et  ne  dirai  qu'un  mot  même  des 
deux  plus  célèbres  d'entre  elles,  le  Manliiis  CapUolinus 
de  La  Fosse  et  VAmasis  de  la  Grange-Chancel. 

Manliiis  Capitolinus,  représenté  en  1698,  est  une  des 
principales  tragédies  de  La  Fosse  (1653-1708),  les  autres 
étant  Polyxène  (1696),  Thésée  (1700),  Crésus  et  Cal- 
lirhoé  (1703).  Le  sujet  est  tiré  de  Tite  Live,  nous  dit 
l'auteur  dans  sa  Préface  :  mais  en  même  temps  il  avoue 
s'être  «  appuyé  de  la  lecture  de  plusieurs  fameuses  con- 
jurations anciennes  et  modernes  »,  et  avoir  «  beaucoup 
emprunté  à  un  savant  abbé  ».  Au  reste,  ajoute-t-il  fière- 
ment, «  je  ne  perdrai  point  de  temps  à  réfuter  les  criti- 
ques par  une  dissertation  ;  et  je  leur  donne  pour  réponse 
l'approbation  dont  le  public  a  honoré  mon  ouvrage  ».  Ce 
qui  est  vrai,  c'est  que  Manlius  obtint  en  effet  un  très 
grand  succès;  et  qu'il  est  une  imitation  confuse  de  la 
Venise  sauvée  d'Otway,  de  la  Conjuration  de  Venise  de 
l'abbé  de  St-Réal,  et  du  Cinna  de  Corneille.  De  tout  cela 
résulte  une  pièce  dont  les  combinaisons  sans  avoir  rien  de 
très  mauvais  sont  assez  maladroites,  plusieurs  situations 
extrêmement  ridicules —  entre  Servilius  et  Valérie  notam- 


LA  DECADENCE  DE  LA  TRAGEDIE  » 

ment  —  ;  les  caractèi^es  sont  médiocres,  et  le  langage  cons- 
tamment ambitieux,  sans  jamais  atteindre  à  la  grandeur. 
Joseph  de  Chancel  de  la  Grange  (1676-1758)  fit  jouer 
son  Atnasis  en  1701.  Ses  autres  tragédies  importantes 
sont  :  Adherhal  (1694),  Oreste  et  Pylade  (1697),  Atlié- 
naïs  (1699),  Ino  et  Mélicerte  (1713).  Il  est  célèbre  par 
ses  opéras  surtout  et  par  ses  Philippiques  dirigées  contre 
le  Régent.  Amasis,  qui  n'a  jamais  eu  la  réputation  de 
Manlius,  est  une  pièce  mieux  intriguée,  et  dont  l'intrigue 
d'ailleurs  fait  le  seul  mérite.  En  voici  l'exposition  rapide  : 
Amasis,  tyran  de  l'Egypte,  veut  épouser  la  fille  de  Phanès 
son  confident,  Arthénice,  qui  aime  un  jeune  homme,  dont 
elle  ignore  le  vrai  nom,  Sésostris.  Or  Sésostris  est  venu, 
pour  renverser  Amasis  avec  la  complicité  de  Phanès.  Il 
se  présente  à  Amasis  comme  l'un  de  ses  propres  fils,  et 
comme  le  meurtrier  de  Sésostris.  Nitocris,  la  vieille 
reine,  mère  de  Sésostris,  est  trompée  elle  aussi  par  cette 
ruse,  et  veut  le  tuer.  Amasis  arrête  son  bras  prêt  h  frap- 
per. Tout  marche  donc  à  souhait  pour  Sésostris,  qui 
entre  temps,  trouve  le  moyen  de  débiter  des  galanteries 
à  Arthénice,  lorsque  Menés,  gouverneur  du  jeune  prince 
fils  d'Amasis,  sous  le  nom  duquel  Sésostris  s'est  présenté, 
arrive  et  reconnaît  en  Sésostris  le  meurtrier  de  son  élève. 

—  Soudain  on  apprend  à  Amasis  qu'un  autre  conspira- 
teur vient  d'être  arrêté;  que  les  prêtres  s'agitent.  Il  part; 
et  attiré  dans  un  guet-apens,  il  est  assassiné  par  Phanès. 

—  On  le  voit,  tout  cela  n'est  rien  de  moins,  et  rien  de 
plus,  que  du  théâtre  à  la  Quinault.  Jeune  inconnu  galant 
et  brave,  reconnaissances,  coups  de  théùtre,  rien  n'y 
manque.  A  quelle  distance  sommes-nous  de  Racine! 
Mais  combien  sommes-nous  proches  de  Crébillon! 


CHAPITRE   II 


LA    TRAGEDIE    DE    CREBILLON 


C'est  bien  de  l'honneur,  en  y  songeant,  que  nous  fai- 
sons à  ce  vieux  Crébillon,  d'ctudier  dans  son  tiiéàtre,  au 
lieu  de  celui  de  La  Fosse  ou  de  Campistron,  qui  le  valent 
bien,  la  tragédie  de  l'époque  intermédiaire  entre  Racine 
et  Voltaire.  Aussi  cet  honneur,  faut  il  dire  dès  le  début 
qu'il  en  est  bien  moins  recevable  à  lui-même  qu'aux 
circonstances,  et,  comme  tel,  qu'il  est  un  bon  exemple  de 
ce  qu'il  entre  souvent  de  hasard  dans  les  renommées  litté- 
raires. En  effet,  comme  nous  aurons  plus  tard  1  occasion 
de  le  redire,  pour  en  tirer  d'ailleurs  de  tout  autres  con- 
séquences, aux  environs  de  1748,  Voltaire  étant  au  comble 
de  la  faveur,  gentilhomme  ordinaire  du  Roi,  membre  de 
l'Académie  Française,  historiographe  de  France,  comme 
il  avait  le  malheur  de  ne  pas  plaire  à  tout  le  monde,  on 
s'avisa  pour  lui  faire  pièce  d'aller  déterrer  dans  sa  retraite 
l'auteur  oublié  d'Airée  et  de  Rhadamiste  etZénobie.  Pour 
susciter  un  rival  à  Voltaire,  ses  ennemis  présentèrent 
Crébillon  à  la  Cour,  on  fit  imprimer  ses  œuvres  à  l'im- 
primerie Royale,  on  le  pressa  d'achever  un  Catilina  qu'il 


LA    TRAGEDIE    DE    CREBILLON  11 

avait  sur  le  métier  depuis  un  quart  de  siècle  ;  et  en  faisant 
ce  que  l'on  voulait,  on  fit  aussi  ce  que  l'on  ne  voulait 
point,  on  réussit  à  éloigner  Voltaire  de  la  cour  d'abord; 
puis  de  la  France  même,  et  on  fit  de  Crébillon  une  façon 
de  grand  homme.  Il  l'est  demeuré  depuis  lors;  depuis 
lors  aucun  historien  ou  critique  n'a  cru  pouvoir  se  dis- 
penser d'en  parler,  et,  de  nos  jours  même,  on  n'a  pas 
encore  osé  reprendre  ses  tragédies,  mais  il  a  trouvé  des 
admirateurs  qui  le  mettent  bien  au-dessus  de  Voltaire, 
cela  va  sans  dire,  et  quelques-uns  même  au-dessus  de 
Racine.  On  ne  saurait  commettre  d'erreur  ou  d'injustice 
plus  grossière,  et  c'est  ce  que  j'espère  montrer  clairement. 
Prosper  Jolyot  de  Crébillon,  né  à  Dijon  en  1675  et 
mort  à  Paris  en  1762,  était  un  grand  diable  de  Bourgui- 
gnon qui  se  perfectionnait  à  Paris  dans  l'étude  de  la 
chicane,  en  qualité  de  clerc  de  procureur,  et  qui,  selon 
l'ordinaire,  fréquentait  plus  la  Comédie  que  le  Palais.  On 
dit  que  son  patron  découvrit  en  lui  un  talent  dramatique 
qui  s'ignorait,  et  lui  indiqua  le  sujet  de  Brutus,  puis 
celui  d'Idoménée,  joué  en  1705  avec  un  médiocre  succès. 
Dès  lors  se  succédèrent  :  Atrée  et  Thyeste  (1707), 
Electre  (1708),  Rhadamiste  (1711),  Xerxès  (1714),  Séini- 
ramis  (1717),  Pyrrhus  (1726),  Catilina  (1748),  Le 
Triumvirat  (1754).  Très  peu  de  ces  pièces  réussirent. 
Cependant  trois  d'entre  elles  ont  laissé  une  certaine 
renommée  :  Atrée,  Rhadamiste^  Catilina.  Ajoutons  que 
Montesquieu  admirait  fort  Crébillon  :  «  Nous  n'avons 
pas,  écrit-il,  d'auteur  tragique  qui  donne  à  l'âme  de  plus 
grands  mouvements  que  Crébillon,  qui  nous  arrache  plus 
à  nous-mêmes,  qui  nous  remplisse  plus  de  la  vapeur  du 
dieu  qui  l'agite  :  il  nous  fait  entrer  dans  les  transports 


12  HISTOinE     DE    LA    LITTERATURE     FRANÇAISE    CLASSIQUE 

des  Bacchantes.  »  Mais  en  matière  littéraire,  le  troùt  de 
Montesquieu  est  un  guide  aussi  peu  sûr  que  celui  de 
Saint-Simon.  Examinons  donc  le  théâtre  de  cet  homme 
de  génie  selon  Montesquieu. 

Comment  procède-t-il  dans  le  choix  de  ses  sujets? 

Il  va  généralement  chercher  une  anecdote  épouvan- 
table. Atrée  garde  ii  son  frère  Thyeste  une  rancune 
inexpiable  de  renlèvement  d'une  certaine  Œrope  que 
d'ailleurs  il  lui  a  reprise  et  qu'il  a  empoisonnée,  et  il  le 
poursuit  de  sa  haine  sur  terre  et  sur  mer  depuis  trente 
ans  bientôt.  Or,  quand  il  a  repris  Œrope,  elle  était 
grosse  d'un  fils  de  Thyeste,  qu'Atrée  a  fait  soigneusement 
élever,  pour  lui  faire  un  jour  assassiner  son  père.  Mais 
voici  que  justement  la  tempête  a  jeté  sur  le  rivage  un 
vicilhird  et  une  jeune  fille;  ce  vieillard  est  Thyeste  ;  Atrée 
ordonne  au  fils  de  Thyeste,  Plisthènc,  qui  se  croit  tou- 
jours son  fils,  à  lui  Atrée,  d'assassiner  le  veillard  ;  et 
comme  il  s'y  refuse,  il  le  fait  tuer,  puis,  feignant  une 
réconciliation,  il  invite  Thyeste  à  la  sceller  d'un  serment 
qu'il  lui  fait  faire  sur  une  coupe  pleine  de  sang.  C'est  le 
sang  de  Plisthène,  où  peu  s'en  faut  que  Thyeste  ne 
trempe  ses  lèvres,  et  la  tragédie  se  termine  par  le  sui- 
cide du  malheureux  père. 

A  ce  sujet  atroce,  Crébillon  s'efforce  de  conformer  ses 
caractères.  Atrée  ne  respire  que  le  meurtre  et  le  sang. 
Cela  est  tout  à  fait  cornélien,  d'ailleurs,  et  ce  goût  de 
l'horrible  n'est  pas  chez  Racine.  Dans  Attila  déjà  et  dans 
Rodogutie  se  trouvaient  des  edels  du  même  genre.  Et 
maintenant,  voici  (jui  vient  de  Quinault  :  le  goût  du 
romanesque  dans  la  disposition  de  l'intrigue.  Grand 
liseur  de  romans,  admirateur  passionné  de  ce  gascon  de 


LA    TRAGÉDIE    DE    CUÉBILLON  13 

La  Calprenède,  c'est  du  théâtre  romanesque  que  Crébil- 
lon  a  fait.  Même  quand  on  croirait  qu'il  s'inspire  de 
l'histoire,  comme  dans  Rhadamiste,  c'est  un  roman  qu'il 
a  sous  les  yeux  pour  modèle,  dont  il  essaye  d'imiter  le 
genre  d'intérêt.  Et  là,  dans  cette  confusion  des  moyens 
du  drame  avec  ceux  du  roman,  là  est  son  originalité,  sa 
fâcheuse  orig-inalité. 

Prenons  Rhadamiste  pour  exemple  :  il  en  a  tiré  le 
sujet  du  roman  de  Bérénice,  attribué  généralement  à 
Seçrrais.  Notre  dramaturo^e  commence  par  décrager  de 
l'interminable  récit  du  romancier  tout  ce  qu'il  peut 
retenir  de  violences  de  meurtres  ou  d'assassinats,  choses 
sanglantes,  choses  tragiques  donc,  choses  pathétiques,  à 
ce  qu'il  croit,  par  essence  et  par  définition.  Il  n'en 
extrait  pas  moins  soigneusement  tout  ce  qu'il  y  a  trouvé 
d'occasions  de  monologues,  de  discours  outrageux,  de 
fureurs  déclamatoires.  Il  rapproche  aussi  les  uns  des 
autres  tous  les  coups  de  théâtre,  et  obtient  ainsi  comme 
qui  dirait  un  premier  dessein  de  mélodrame. 

Alors,  il  se  rappelle  le  Mithridate  de  Racine;  et  voilà 
son  Isménie  ou  sa  Zénobie  —  c'est  la  même  personne  — 
placée,  comme  autrefois  ÎNlonime,  entre  l'amour  d'un 
père,  Pharasmane,  et  des  deux  fils,  Arsame  et  Rhada- 
miste. Cette  situation  entre  trois  hommes  est  toujours 
délicate  pour  une  femme;  mais  elle  devient  terriblement 
scabreuse  quand,  au  lieu  d'être  maîtresse  encore  de  sa 
personne  et  libre  de  son  choix,  l'héroïne,  comme  ici,  est 
déjà  la  captive  du  père,  et  la  femme  de  celui  des  deux 
fils  qu'elle  n'aime  pas.  Pour  couronner  le  tout,  Crébillon 
n'imagine-t-il  pas  de  cacher,  deux  actes  et  demi  durant, 
l'idendité  de  Zénobie  à  Rhadamiste,  son  propre  époux, 


n  HISTOIRE     DE    LA    LITTEnATUUE     FRANÇAISE    CLASSIQUE 

et  celle  de  Rhadamiste,  pendant  quatre  actes  et  demi,  à 
Pharasinane,  son  propre  père...  La  première  de  ces  deux 
méprises  fournit  la  péripétie,  et  la  seconde,  le  dénouement. 

On  voit  aisément  quel  était  le  vice  essentiel  de  ce 
genre  d'intrigue.  Crébillon  ne  tendait  à  rien  moins,  en 
suivant  sa  pente  et  celle  du  mauvais  goût  de  son  temps, 
qui»  réintégrer  dans  la  notion  de  la  tragédie  ce  mauvais 
romanesque,  cette  part  d'arbitraire  et  d'invraisemblance 
que  Corneille  et  Racine,  depuis  le  Cid  jusqu'à  Phbdre, 
avaient,  eux  au  contraire,  essayé  d'éliminer.  Complica- 
tions inutiles,  surprises  et  coups  de  théâtre,  grands  sen- 
timents à  la  Scudéry,  propos  galants  à  la  Quinault, 
héroïsme  de  grand  opéra,  crimes  sur  crimes,  tout  ce  que 
Corneille  et  Racine,  en  s'aidant,  l'un  de  l'histoire,  et 
l'autre  de  la  nature,  avaient  essayé  de  chasser  de  la 
notion  du  tragique,  Crébillon  l'y  faisait  rentrer,  inocu- 
lant a  nouveau  h  la  tragédie  française  le  poison  dont 
cette  fois  elle  devait  mourir. 

En  premier  lieu,  dans  son  théâtre,  les  volontés  s'affai- 
blissent, pour  ne  pas  dire  qu'elles  s'alTaissent.  En  dépit 
de  l'emphase  du  langage,  nul  ici  ne  veut  un  peu  fortement 
ce  qu'il  désire,  n'y  fait  ce  qu'il  voudrait,  n'y  sait  même 
exactement  ce  qu'il  veut.  C'est  que  les  situations  y  sont 
plus  fortes  que  les  caractères,  ou  plutôt,  il  n'y  a  ni  ciu-ac- 
tères,  ni  passions,  mais  des  situations  seulement,  des 
aventures  singulières,  des  accidents  imprévus,  qui 
dérano^ent  comme  à  tout  coup  toutes  les  combinaisons 
les  mitux  ourdies  —  excepté  celles  du  poète  —  et  qui  ne 
laissent  pas  aux  personnages,  qui  leur  enlèvent  à  chaque 
tournant  de  l'action,  le  loisir  de  s'analyser  et  même  celui 
de  se  reconnaitic. 


LA    TRAGEDIE    DE    CREBILLON  15 

Où  suis-je?  Qu'ai-je  fait?  Que  vais-je  faire  encore? 

C'est  ce  qu'ils  ne  disent  pns,  mais  c'est  ce  qu'ils  pour- 
raient dire;  et  je  ne  crois  pas  que  les  surprises  du  hasaroj 
aient  jamais  rencontré  des  âmes  plus  ployables. 

Encore  si  Crébillon  pensait!  Si,  dans  ces  jeux  san- 
glants de  l'amour  et  du  hasard  qu'il  met  en  scène,  il  se 
proposait  de  nous  montrer  l'ironie  de  la  destinée!  Mais 
non!  pas  une  idée  là-dessous!  et,  malheureusement  poui- 
lui,  n'en  eussions-nous  pas  d'autre  preuve,  nous  en  trou- 
verions encore  une  dans  la  vulgarité  des  moyens  dont  il' 
use,  pour  rendre  à  l'action  de  son  drame  ce  que  l'alTai- 
blissement  des  volontés  lui  ôte  nécessairement  d'éneroio 

Dans  presque  toutes  ses  pièces,  il  y  a  un  personnage 
qui  n'est  pas  ce  qu'il  paraît  être.  Plisthène  est  cru  fils 
d'Atrée  ;  Oreste,  élevé  sous  le  nom  de  Tydée;  Zénobie, 
sous  le  nom  d'Isménie,  Ninyas,  élevé  sous  le  nom  d'Agé- 
nor;  Pvrrhus,  sous  le  nom  d'Hélénus.  Ainsi  les  intrisfues 
de  Crébillon  sont  fondées  sur  une  méprise,  et  ses  dénoue- 
ments sur  une  reconnaissance.  Or  la  méprise  et  la  recon- 
naissance sont  des  moyens  inférieurs  et  vulgaires,  en 
tant  qu'arbitraires  et  conventionnels,  en  tant  qu'ils 
ramènent  l'art  h  un  jeu  qui  n'a  bientôt  plus  de  rapports 
ni  avec  la  vérité  ni  avec  la  vie. 

Un  dernier  méfait  du  romanesque  au  théâtre,  et  dans 
la  tragédie  de  Crébillon,  c'est  que,  les  situations  roma- 
nesques étant  toujours  très  particulières,  plus  on  en  use, 
et  plus,  en  conséquence,  l'intérêt  général  diminue.  Dans 
Horace  ou  Polyeucte,  Tartufe  ou  Andromaque,  il  y  va  de 
chacun  de  nous;  et  dans  les  grandes  questions  qu'y 
agitent  les  créatures  de  l'imagination  du  poète,  nous  nous 


IG         HISTOIRE    DE    LA    LITTÉUATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

sentons  tous  intéressés.   ^lais  Arsame  et  Zénobie,    Plia- 
rasmanc  et  Rliadainiste, 

Qu'ils  s'accordent  entre  eux  ou  se  gourment,  qu'importe? 

et  qn'avons-nous  de  commun    avec  eux?  Que  nous   font 
leurs  aventures? 

Que  si  les  tragédies  de  Crébillon  manquent  de  cet 
intérêt  général  il  est  évident  que  c'est  surtout  à  lui  qu'il 
en  faut  faire  !e  reproche.  Un  don  lui  manque  entre  tous; 
et,  jamais  poète  n'ayant  moins  pensé,  la  faculté  qu'il  n'a 
pas,  c'est  de  voir  dans  ces  aventures  romanesques,  dont 
il  fait  ses  délices,  les  côtés  ou  l'endroit  par  lequel  il  est 
rare  qu'elles  ne  se  dépassent  pas  elles-mêmes.  Il  a  quel- 
quefois touché  la  profondeur,  mais  son  esprit  a  manqué 
d'étendue.  Là  est  sa  gfrande  faiblesse.  Fréron,  dans 
VAnnée  littéraire,  a  beau  le  complimenter  d'être  «  le 
créateur  d'une  partie  qui  lui  appartient  en  propre,  et  qui 
le  distingue  de  tous  ceux  qui  Tout  précédé  ou  suivi... 
cette  terreur,  peu  connue  du  grand  Corneille,  absolu- 
ment ignorée  de  Racine,  et  qui...  constitue  la  véritable 
tragédie.  »  Et,  sans  doute,  Crébillon  a  touché  des  situa- 
tions, il  traite  des  sujets  devant  l'horreur  desquels 
Raeine  et  Corneille  eussent  avant  lui  reculé.  Il  a  voulu 
épouvanter,  et  y  a  réussi;  il  a  donné  ainsi  un  commence- 
ment de  satisfaction  à  ce  besoin  d'être  ému  qui  allait 
devenir  la  sensibilité  de  Marivaux  et  de  Voltaire,  la  sen- 
siblerie de  Prévôt  et  de  Diderot,  la  senlin)enlalité  de 
Jean-Jacques  et  de  Bernadin  de  Saint-Pierre.  Mais 
Fréron,  qui  d'ailleurs  avait  assez  de  goût  pour  reprocher 
il  Crébillon  l'abus  de  la  reconnaissance,  n'a  pas  su  que, 
ce    qu'il  appelait    lui-même,   dans    Hliadamiste    ou   dans 


LA    TnAGÉDIE    DE    CRÉniLLON  17 

Atrée,  du  nom  de  «  la  vraie  tragédie  )),  c'était  tout  sim- 
plement le  mélodrame.  Le  principe  d'intérêt  de  la  tra- 
gédie française  est  autre  désormais,  ou  plutôt  la  tragédie 
irançaise  a  vécu. 

Faut-il  ajouter  un  mot  du  style  de  Crébillon?  II  est  à 
la  hauteur  de  la  pensée.  Sous  la  forme  de  style  galant  : 
par  exemple  dans  Electre,  acte  I,  se.  ix,  —  de  style 
<:'mouvant  :  dans  Bhadamiste,  acte  III,  se.  v,  _  de  style 
fort  :  Atrée,  acte  V,  se.  iv,  —  ou  de  style  politique  : 
Catilina,  acte  III,  se.  i  —,  il  est  également  détestable.  On 
<;onte  à  ce  sujet  que  Boileau,  à  qui  on  lisait  Rhadamiste 
en  1711,  s'écriait  :  «  Auprès  de  ces  gens-là,  c'étaient  des 
soleils,  que  les  Pradon  et  les  Boyer  dont  nous  nous 
sommes  tant  moqués  dans  notre  jeunesse!  »  Il  n'avait 
,pas  tout  à  fait  tort, 

^  Ce  qu'il  semble  d'ailleurs  qu'il  y  ait  de  plus  grave, 
c'est  que  de  ces  tragédies  tout  intérêt  humain  a  disparu,' 
en  même  temps  que  l'intérêt  historique  y  est  nul.  Tous 
ces  furieux  altérés  de  sang  ne  sont  que  des  fantômes, 
auxquels  Crébillon  lui-même  ne  paraît  s'intéresser  que 
par  l'application  d'un  procédé.  —  Pour  toutes  ces 
o-aisons,  la  décadence  de  la  tragédie  est  désormais  com- 
plète; le  retour  des  anciens  défauts  en  est  la  cause  et  le 
symptôme.  Voltaire  seul  la  retardera  ou  la  suspendra, 
par  tout  ce  qu'il  mettra  de  son  àme  dans  Zaïre,  dans 
Ahire,  dans  Mérope,  dans  Tancrède. 


III. 


CHAPITRE   III 


LA    COMÉDIE    DEPUIS    REGNARD   JUSQU'A    MARIVAUX 


Au  premier  abord,  c'est-à-dire  si  l'on  ne  jette  sur  les 
hommes  et  sur  les  œuvres  dont  nous  allons  parler  qu'un 
regard    rapide    et    superficiel,   il    semble    qu'il    n'y    ait, 
comme  pour  la  tragédie,  qu'à  chercher  les  causes  et  les 
raisons  de  la  décadence  ou  de  l'affaiblissement  dont  la 
comédie  de  Regnard  ou  de  Dancourt  nous  apparaît  par 
rapport  à  la  comédie  de  Molière  comme  un  trop  éloquent 
témoignage.  Le  Joueur,  le  Légataire  Universel,  le  Cheva- 
lier à    la   mode   ou   la   Femme  d'intrigues  sont  en   effet 
presque  autant  au-dessous  de  VÉcole  des  Femmes  et   de 
Tartufe  que  lihadamiste  est  au-dessous  de  Rodogune,  et 
Catilina  de  Brilannicus.  Mais  si  l'on  prend  la  peine  d'y 
regarder  de  plus  près,  le  point  de  vue  change,  et  non 
seulement  on   démêle  chez   Regnard  ou  chez   Lesage  un 
mérite,   une  saveur   et  une  originalité  de  style  qui  font 
défaut  à  Crébillon  ou  à  l'abbé   Gcnest,  mais  du  milieu 
même  de  cette  décadence  on  voit  surgir  les  commence- 
ments ou  l'espérance  au   moins  d'un  art  nouveau.  C'est 
ce  double  mouvement  qu'il  s'agit  d'étudier. 


LA    COMÉDIE    DEPUIS    REGNARD    JUSQu'a    MARIVAUX  19 

Quant  aux  raisons  de  la  différence,  elles  sont  faciles  h 
donner    :    d'abord  les    comiques,   plus  heureux,   ont    eu 
plus  de  talent;   puis  la  comédie  est  plus  renouvelable  • 
les  caractères  une  fois  épuisés,  il  lui  reste  I  mtri.ue  et  les 
mœurs;  enfin  le  rire  est  plus  facile  à  exciter  T  en  fait 
les    auteurs    tragiques     qui     s'exercent     dans    le    genre 
comique  y  réussissent,    comme    par    exemple    Corneille 
dans  le  Menteur,  et,  dans  Les  Plaideurs,  Racine,  tandis 
que  don  Garde  de  Navarre  est  un  échec  pour  Molière    et 
que  Sapor  en  est  un  autre  pour  Regnard.  En  droit'  le 
nre    remue    une    partie    moins    délicate     de   la    nature 
lu>nia.ne,    et    il    est   souvent   une  forme    de    l'inintelli- 
gence. 

Quatre  auteurs  méritent  vraiment  l'attention ,  durant  1-, 
pénocle  que  nous  étudions.    Ce   sont  :  Regnard  (1655- 
1/09),    Le   Sage    (1668-1747),     Daneourt    (1661-1795, 
Dufresny  (1648-1724).  En  les  suivant    dans   eet  ordre 
nous  allons  voir  le  mouvement  se  dessiner. 

Comme  les  tragiques  imitent  Corneille,  Racine  et 
Quinault,  nous  allons  les  voir  tous  imiter  Molière,  eopier 
ses  .ntngues  et  ses  caraetères,  sans  jamais  atteindre  à 
sa  profondeur,  puis  se  dégager  de  eette  imitation  et  •■, 
,  mesure  qu'ils  s'en  dégagent,  devenir  sinon  plus  orioi. 
nau.x,  du  moins  plus  personnels.  ° 

Regnard  est  évidemment  le  plus  voisin  de  Molière 
celu,  sur  qui  les  souvenirs  de  Molière  pèsent  le  pl„I 
lourdement.  Son  Joueur  (1696),  qui  est  sa  pièce  la  plus 
ser,euse  .ndique  par  son  titre  seul  un  rapport  avec 
1  auteur  de  1^.„.,  „„  d„  MUaMkro.e.  Ses  Folies  Amou- 
reuse.  (1704)  rappellent  YÈcole  des  Femmes.  Enfin  le 
Légataire  (1708),  plus  divertissant,  est  une  combinaison 


20         HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

du  Malade  Inias^inairâ,  des  Fourberies  de  Scapin  et  de 
Monsieur  de  Pourceaugnac. 

Pour   avoir    une  idée  précise  du  théâtre  de  Rognard, 
prenons  comme  exemple  son  Joueur.  On  s'attend  à  une 
comédie  de  caractères,  mais  ce  n'en  est  que  l'ombre.   Le 
Jeu,  là-dedans,  occupe  trop  peu  de  place,  et  n'est  pas  vrai* 
ment  une  passion.  Il  est  étonnant  qu'averti  par  Molière 
dans  Tartufe  ou  dans  V Avare,  pour  ne  citer  que  ces  deux 
comédies,   du   parti    que    l'on   pouvait    tirer    de    l'étude 
d'une  passion,  duns  toutes  ses  manifestations  diverses  et 
ses    conséquences     ridicules,    piquantes,    ou    sérieuses, 
Reenard  n'ait  ici  employé  le  jeu  que  comme  un  prétexte 
h  couplets,  et  à  faire  le  na-ud  de  l'intrigue.    Et  cela   est 
d'autant  plus  étrange    que  l'auteur  du  Joueur  ne  cesse 
d'imiter  Molière,  —  parfois  même  Racine,  ou  Corneille  : 
le  monologue  du  début  est  taillé  sur  le  patron  du  mono- 
loo-ue  de  Petit-Jean  dans  les   Plaideurs;  dans  le   mèm(> 
acte  I,  la  scène  vu,  entre  Gérontc  et  Valère,  ressemble 
fort  à  l'entrevue  de   don  Juan  avec  son  père,  et  même  \\ 
celle  du  Menteur  avec  son  père  également.  Dans  l'acte  II, 
j'ai  remarqué  une  imitation  des  Femmes  Savantes  (se.  i), 
une  autre,    du  Misanthrope   (se.    ii),    une  troisième   des 
Femmes  Savantes  (se.  x),  une  quatrième,  du  Dépit  Amou- 
reux (se.   xi).  La  scène  iv  de  l'acte  III    est  une  rémini- 
scence de  Y  Avare,  la  scène  vu,  àe  don  Juan,  la  scène  xi, 
de  V Avare  encore.  Enfin  la  scène  x  de  l'acte  IV  n'est  pas 
sans  rapport  avec    le  Misanthrope,  non  plus   qu'avec  les 
Fourberies   de  Scapin  la    scène    ii    de   l'acte    V.   —    Ce 
simple  coup  d'œil  jeté   sur  le  chef-d'œuvre  de  Rcgnard 
montre  à  la  fois  de  quel  poids   importun  le  souvenir  de 
Molière  pèse  sur  les  auteurs  comiques  de  cette   généra- 


LA    COMÉDIE    DEPUIS    HEGXARD    JUSQu'a    MARIVAUX  21 

tion,  et  quelles  différences  profondes  en  même  temps 
séparent  leur  théâtre  de  celui  de  Molière. 

Je  ne  dirai  rien  de  son  style  que  l'on  a  quelquefois 
préféré  à  celui  de  Molière.  Moins  solide  en  effet,  il  est 
plus  souple,  plus  spirituel,  plus  brillant;  et  toujours  il 
est  correct.  Surtout  il  est  extrêmement  gai.  Est-ce  un  si 
grand  mérite,  après  tout,  et  Molière  n'est-il  pas  privé  de 
gaîté  parfois  par  sa  gravité  même  et  la  profondeur  de 
sa  réflexion?  Le  style  de  Regnard  est  gai  en  grande 
partie  parce  qu'il  est  superficiel.  Quoi  qu'il  en  soit,  une 

scène  comme   la  scène  vu   de  l'acte  V  du  Légataire    

Géronte  apprenant  quelles  volontés  dernières  il  a  dictées, 
et  remercié  de  ses  legs  par  ses  escrocs  —  marque  peut- 
être,  avec  quelques  scènes  du  Menteur,  de  Vlllusion 
Comique  et  de  VEtourdi,  la  perfection  de  l'art  d'écrire  en 
vers. 

Ce  n'est  pas  tout  :  les  intrigues  de  Regnard  sont 
mieux  liées  que  celles  de  Molière,  chez  qui  trop  souvent 
le  dénouement  est  pour  ainsi  dire  superposé.  Reo-nard 
excelle  à  amener  le  dénoùment  :  c'est  sans  doute  le 
côté  matériel  de  l'art,  mais  il  ne  laisse  pas  d'être  consi- 
dérable. 

Et  puis,  il  a  pressé  le  mouvement  de  la  pièce.  Les 
comédies  de  Molière  se  déroulent  avec  une  lenteur  très 
louisquatorzienne,  que  des  esprits  malintentionnés  peu- 
vent appeler  de  la  lourdeur;  Molière  prend  son  temps, 
et  il  développe  certaines  tirades  sinon  étrano-ères  à 
l'action,  du  moins  telles  qu'on  pourrait  les  rogner  sans 
que  l'intrigue  en  souffrît  beaucoup.  Regnard,  qui  a 
débuté  au  théâtre  italien,  connaît  le  prix  de  la  vivacité 
de  l'action. 


22         HISTOIRE    DE    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Enfin,  si  l'on  considère  de  plus  près  le  Joucni\  les 
MénecJuncs  ou  le  Distrait^  on  voit  apparaître  chez  leur 
auteur  un  mérite  qui  manquait  à  Molière  :  l'art  de 
peindre  les  mœurs.  Mettez  à  part  Clitandre,  Oronte, 
quelques  paysans,  M.  Jourdain  et  Georges  Dandin. 
Qu'est-ce  que  Chrysale,  Argante,  Orgon,  Harpagon?  Ce 
sont  des  bourgeois,  et  rien  de  plus.  C'est  en  vain  qu'on  a 
essayé,  il  y  a  quelques  années,  de  varier  le  décor  de 
Tartufe.  Ces  détails  extérieurs  n'ont  pas  intéressé  le 
public,  parce  que  rien,  dans  la  pièce,  ne  les  soutenait. 
Molière  est  abstrait;  surtout  il  le  paraît,  quand  on  com- 
pare ses  personnages  h  ceux  de  Regnard,  dont  la  condi- 
tion, les  revenus,  les  meubles,  nous  sont  connus. 


C'est  cet  élément  de  nouveauté  que  nous  retrouvons 
dans  Le  Sage,  dont  le   Turcarel  fut  joué  en  1709. 

L'objet  principal  de  cette  pièce  fameuse  est  bien, 
comme  celui  des  comédies  de  Dancourt,  la  peinture  des 
mœurs  du  temps,  celle  du  monde  interlope,  celle 
surtout  du  pouvoir  nouveau  de  l'argent.  Conformément 
d'ailleurs  à  l'exemple  que  Dancourt  donnait  déjà,  la 
peinture  des  mœ'urs  y  est  comme  répartie  entre  tous  les 
personnages,  et  si  l'argent  engendre  quelques  ridicules 
ou  quelques  vices,  tout  le  monde  en  tient  dans  la  pièce, 
la  baronne  autant  ([ue  Turcaret,  et  M""'  Jacob,  et 
M.  Rafle,  et  M.  Furet,  et  Frontin,  sans  parler  de 
Lisette,  ni  du  chevalier.  Ai-je  besoin  d'ajouter,  qu'avec 
le  même  esprit  de  justice  et  d'équité,  tout  ce  qui  pouvait 
lui  servir  ii  peindre  la  corruption  régnante,  Le  Sage  le 


LA    COMEDIE    DEPUIS    REGNARD    JUSQU  A    MARIVAUX  23 

leur  a  partagé?  Jamais  peut-être  on  n'a  mis  semblable 
collection  de  gredins  à  la  scène;  et  cela  ne  laisse  pas  de 
rendre  la  représentation  de  Turcaret  d'abord  un  peu 
fâcheuse. 

Car  il  en  résulte  une  absence  entière  d'intérêt.  Les 
prodigalités  de  M.  Turcaret  le  ruineront-elles  ?  La 
baronne  épousera-t-elle  ou  non  son  chevalier?  Frontin 
réussira-t-il  à  dépouiller  son  maître? Toutes  ces  questions 
nous  laissent  indifférents.  Nous  ne  prenons  d'intérêt 
qu'à  la  peinture  des  personnages.  Et  n'est-ce  pas  ici  le 
principe  d'une  illusion  qu'il  semble  que  l'on  se  fasse 
quand  on  continue  de  voir  en  Turcaret  une  comédie  de 
caractères?  Entendons-nous  sur  le  sens  de  cette  expres- 
sion. Un  caractère,  dans  le  roman  du  xix^  siècle,  est  un 
ensemble  de  traits  bien  tracés,  bien  observés,  bien  vus, 
qui  donnent  à  un  personnage  son  maximum  d'individua- 
lité. Dans  la  comédie  de  Molière,  c'est  tout  autre  chose  : 
un  caractère  est  la  représentation  du  maximum  de  géné- 
ralité compatible  avec  la  nature  individuelle  d'un 
personnage  :  Agnes,  Alceste,  Tartufe,  don  Juan,  Harpa- 
gon, ne  sont  pas  des  individus,  mais  des  types.  —  En 
tout  cas,  quelle  que  soit  la  définition  du  ou  d'un  «  carac- 
tère »,  ce  n'en  est  pas  un  que  d'être  financier,  coquette 
ou  marquis  :  et  c'est  là  tout  ce  que  sont  les  personnages 
de  Le  Sage.  Ce  qu'il  faut  dire,  c'est  que  Turcaret  est  une 
comédie  de  mœurs,  traitée  par  les  moyens  de  la  comédie 
de  caractères,  c'est-à-dire  où  les  situations  sont  subordon- 
nées aux  exigences  de  la  peinture  des  personnages  ;  où  les 
scènes  épisodiques  abondent,  sans  autre  utilité  que 
d'achever  de  peindre  M.  Turcaret,  de  nous  apprendre  ses 
origines,  comment  il  se  procure  les  diamants  qu'il  donne, 


|24  HISTOIRE    DE    LA    LITTÉnATUPE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

OU  comment  il  a  lait  sa  fortune;  et  une  comédie  enfin 
où  Taclion  manquerait,  et  non  seulement  l'intérêt,  si  ce 
n'étiiit  le  personnage,  la  machine,  le  ressort  de  Frontin. 

Qu'après  cela  les  germes  de  Tiircaret  soient  dans 
Molière,  et  en  particulier  dans  deux  comédies  de  Molière, 
le  Bourgeois  gentilhomme  (acte  IV,  scènes  i,  ii,  m),  et 
la  Comtesse  d' Escarbagnas  (scènes  xvi  et  xxi),  je  n'en 
disconviens  pas.  Mais  pourquoi  Le  Sage  n'a-t-il  pas  eu 
l'heureuse  audace  de  Molière?  pourquoi  n'a-t-il  pas  fait 
des  opérations  d'argent  de  Turcaret  le  vrai  sujet  de  sa 
pièce?  S'il  nous  avait  montré  son  personnage  à  l'œuvre, 
comme  Tartufe!  En  un  mot,  si  de  la  grande  scène  de 
]M.  Turcaret  avec  M.  Rafle,  au  lieu  de  n'en  faire  que  de 
mauvaises  plaisanteries,  il  en  avait  tiré  ce  qu'elle  contient 
de  drame!  Cet  enfant  de  famille  «  auquel  il  prêta  l'année 

passée,    3  000    livres et   dont   l'oncle,    avec   toute   la 

famille,  travaille  actuellement  à  le  perdre  »  ;  ou  ce  cais- 
sier, ((  qu'il  avait  cautionné,  et  qui,  par  son  ordre,  vient 
de  faire  banqueroute  de  200  000  écus  »;  ou  encore  «  ce 
grand  homme  sec  qui  lui  donna  2  000  francs  pour  une 
direction  qu'il  lui  avait  fait  avoir  à  Valogne  »,  si  Le  Sage 
nous  les  avait  montrés!  et  Turcaret  traitant  avec  eux!  et 
l'argent  corrompant  les  consciences,  désagrégeant  les 
caractères!  Voilà  qui  eût  rappelé  Tartufe,  et  qui  eût  eu 
une  portée  et  une  profondeur  que  Turcaret  n'a  pas. 

Non  pas  que  cette  comédie  n'ait  de  rares  mérites,  qui 
justifient  sa  réputation,  et  qu'il  est  bon  de  signaler.  On 
en  doit  admirer  la  justesse,  la  force,  et  la  vérité  du  style. 
Le  Sage,  sans  être  un  grand  esprit,  est  un  observateur 
exact  et  pénétrant,  qui  sait  voir,  qui  rend  bien  ce  qu'il 
voit,   et   dont  je  dirais  volontiers  que  le  style  exprime 


LA    COMEDIE    DEPUIS    REGNAUD    JUSQU  A    MARIVAUX  25 

souvent  plus  qu'il  ne  voit  ou  qu'il  ne  croit  voir  lui-même. 
Il  a  quelquefois  l'air  profond  :  mais  ce  n'est  pas  lui  qui 
l'est,  c'est  son  modèle,  si  je  puis  ainsi  dire,  dont  la 
justesse  de  son  œil  et  la  fidélité  de  sa  main,  en  nous 
rendant  jusqu'aux  moindres  détails,  nous  rendent  donc 
aussi  la  signification  ou  le  sens  caché. 

De  là,  dans  Turcaret,  sous  l'apparence  caricaturale,  et 
en  dépit  de  Tintention  de  tourner  tout  au  rire,  ce  que 
l'on  peut  appeler  la  solidité  de  l'observation.  Relisez 
dans  les  mémoires  du  temps,  où  les  lettres,  et  vous  y 
retrouverez  des  Turcaret  :  Samuel  Bernard  ou  Paparel, 
et  des  marquis  de  la  Tribaudière  :  le  marquis  de  la  Fare, 
par  exemple. 

A  cette  vérité  d'observation  et  à  cette  justesse  de  style, 
si  nous  ajoutons  maintenant  la  force  comique,  nous 
aurons,  je  crois,  rendu  justice  à  Le  Sage.  Mais  ce  mérite 
est  de  ceux  qu'il  est  plus  facile  de  sentir  que  de  définir. 


Si  Florent  Carton  Dancourt  (1661-1725)  était  compa- 
rable comme  écrivain  à  Le  Sage  ou  à  Regnard,  sa  place 
serait  considérable  dans  l'histoire  de  notre  littérature. 
Mais  c'est  un  improvisateur  :  il  a  composé  une  cinquan- 
taine de  comédies.  Comédien  de  profession,  il  a  d'ail- 
leurs sa  part  d'imitation  de  Molière,  en  particulier  pour 
l'espèce  de  ses  intrigues.  A  ce  point  de  vue,  on  peut 
trouver  une  grande  ressemblance  entre  VEcole  des 
Femmes  et  le  Tuteur  (1695),  les  Enfants  de  Paris  (1699), 
les  Vendanges  de  Suresnes  (1695),  les  Trois  cousines  [ilOO), 
Madame  Artus  (1708).   Le  thème  de  Tartufe,  le  fourbe 


2G       HisToinE   nn   la  LixTicnATunE  française  classique 

démasque"',  se  retrouve  dans  le  Chevalier  à  la  /?îOf/e  (1G87), 
VEté  des  cofjitettcs  (1600),  la  Femme  d'Intrigues  (1002). 
les  Ai^ioteurs  (1710).  Enfin,  Dancourl  a,  connue  Molière, 
composé  des  pièces  d'actualité  :  \a  Foire  de  Bezons  [[693), 
le  Moulin  de  Javelle  (1696),  la  Lof  crie  (1697),  le  Mari 
retrouvé  (1608). 

Cependant  la  transformation  hésitante  encore  dami 
Le  Sage  est  désormais  accomplie  :  la  comédie  de  mœurs: 
règne  désorniais,  et  Dancourt  lait  sans  cesse  la  peinture 
ou  la  satire  d'une  condition  sociale.  Ses  titres  mêmes  le; 
montrent  bien  :  les  Bourgeoises,  les  Enfants  de  Paris. 
les  Agioteurs  :  il  ne  s'agit  donc  plus  de  l'étude  d'un 
caractère,  mais  de  l'étude  d'une  catégorie  de  gens.  Ainsi, 
au  xix"  siècle,  devaient  procéder  Dumas,  par  exemple 
dans  son  Demi-monde,  ou  Sardou,  dans  Nos  bons  vilhi- 
geois.  Notons  encore,  à  ce  niémc  propos,  le  nomi^ie  et 
la  diversité  des  personnages  de  Dancourt  :  il  y  en  a  10 
dans  les  Aiiioteurs,  28  dans  la  Femme  d'Intriisncs,  des 
marquis,  des  bourgeois,  des  militaires,  des  marchands, 
des  apothicaires,  des  notaires,  des  valets,  des  cochers  de 
fiacre,  des  filles,  des  fermiers,  etc.  Plusieurs'  person- 
nages, désormais,  sont  chargés  d'exprimer  ce  qu'un  seul 
représentait  jusqu'alors.  De  là,  sans  doute,  résulte  la 
dispersion  de  la  satire,  qui  devient  plus  superficielle  ; 
mais,  en  revanche,  de  l;i  résulte  aussi  son  caractère 
d'actualité.  Dancourt  semble  volontiers  suljordonner  son 
sujet  au  fait  divers  anecdoticjue,  comme  aussi  la  qualité 
de  sa  plaisanterie  aux  exigences  de  la  mode. 

Ainsi  la  principale  valeur  du  théâtre  de  Dancourt  est 
la  valeur  documentaire.  Les  types  et  le  ton  de  toutes  ses 
comédies    nous   renseignent   également  sur  ses  contem- 


LA    COMEDIE    DEPUIS    REGNARD    JUSQU  A    MARIVAUX  27 

porains.  Il  les  a  observés,  il  a  distingué  chez  eux  des 
caractères,  attitudes,  plis  professionnels,  habitudes, 
manies,  selon  lesquels  il  a  pu  les  classer,  les  difTéren- 
cier  :  intermédiaire  entre  La  Bruyère  et  Le  Sage,  il  est 
comme  eux  réaliste,  et  non  plus  naturaliste  :  ce  n'est  pas 
rhomme  qui  l'intéresse,  ce  sont  les  hommes. 


Avec  Charles  Rivière-Dufresny  (1648-1724),  nous  fai- 
sons un  pas  de  plus.  Valet  de  chambre  de  Louis  XIV, 
amateur  de  jardin  et  dilettante,  celui-ci  a  débuté  assez 
tard  au  théâtre.  En  1692,  il  donna  au  théâtre  italien  son 
Opéra  de  campagne,  en  1693,  ses  Adieux  des  officiers. 
Au  théâtre  français,  il  fît  jouer  en  1692  le  Négligent,  et 
le  Chevalier  joueur  en  1697.  Il  se  pourrait  que  Regnard 
ait  pris  à  cette  dernière  pièce  l'idée  de  son  Joueur.  Ce 
serait  d'autant  moins  étonnant  que  Dufresny  paraît  bien 
avoir  été  un  a  homme  à  idées  »,  tant  en  matière  de  jardi- 
nage, où  il  semble  avoir  le  premier  imaginé  les  «  jardins 
anglais  »  avant  qu'on  en  établît  en  Angleterre,  et  que 
de  là  ils  passassent  en  France,  qu'en  matière  littéraire, 
s'il  est  vrai  que  Montesquieu  lui  doive  l'idée  de  ses 
Lettres  Persanes. 

Il  n'a  pas  eu  de  grand  succès,  et  il  n'est  guère  demeuré 
de  lui  que  son  Esprit  de  contradiction.  Mais  c'est  (juaussi 
bien,  au  théâtre  comme  ailleurs,  il  a  été  un  inventeur, 
et  c'est  le  lot  des  inventeurs  que  d'ouvrir  la  voie,  sans 
recueillir  eux-mêmes  beaucoup  d'applaudissements.  Il 
peut  bien  encore  imiter  Molière,  comme  par  exemple 
dans    son    Malade  sans   maladie.  Mais   il    a  conscience 


2i         HISTOinE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

cju  il  laudrait  faire  autrement,  et  il  veut  se  soustraire  à 
cette  domination.  J'en  ai  la  preuve  dans  le  Prologue 
de  son  Néiiliisenl  :  le  Poète  consulte  Oronte,  riche  bour- 
geois,  sur  la  valeur  de  sa  comédie  : 

Le  pokte.  —  Et  l'intrigue? 

Oronte,  —  Javoae  quelle  est  assez  bien  conduiio. 

Le  poète.  —  Qu'y  manque-t-il  donc? 

Okonte.  — Des  caractères.  Monsieur,  des  caractères,  et  des  por- 
traits. 

Le  poète.  —  Ah!  Ah!  nous  y  voilà?  des  caractères  des  portraits; 
votre  discours  me  fait  soupçonner... 

Oronte.  —  Quoi? 

Le  poète.  —  Que  vous  êtes  un  peu  raolièriste. 

Okonte.  —  Je  ne  m'en  cache  point,  et  je  tiens  qu'où  ne  peut 
réussir  sur  le  théâtre,  qu'en  suivant  molière  pas  à  pas. 

Le  poète.  —  Cependant,  Monsieur,  quand  j'ai  commencé  je 
n'avais  jamais  lu  Molière. 

Oronte.   —  Tant  pis  pour  vous. 

Le  poète.  —  Oh  !  tant  pis  pour  moi  de  ce  qu'il  y  a  eu  un  Molière, 
et  plût  au  ciel  qu'il  ne  fût  venu  qu'après  moi! 

Oronte.  —  Vous  avez  tort  de  n'être  pas  venu  le  premier. 

Le  poète.  —  Assurément,  je  me  serais  emparé,  aussi  bien  que 
lui...,  de  ces  originaux  fameux  pour  le  comique,  dont  les  portraits 
marqués  des  plus  vives  couleurs  donnent  un  grand  plaisir,  sans 
doute,  aux  spectateurs,  peu  de  peine  à  l'auteur  comique.  Au 
lieu  (ju'il  faut  suer  à  présent  sur  des  diminutifs  des  caractères,  dont 
le  comique  est  imperceptible  au  goût  d'à  présent...  Molière  a  bien 
gAté  le  théâtre.  Si  l'on  donne  dans  son  goût  :  Bon!  dit  aussitôt  le 
critique,  cela  est  pillé,  c'est  Molière  tout  pur.  —  S'en  écarte-t-on 
un  peu  :  Oh!  ce  n'est  pas  là  Molière... 

Il  a  donc  essayé  de  briser  avec  la  tradition  ou  l'imitation 
de  Molière  par  la  nouveauté  de  ses  intrigues,  par  l'esprit 
de  son  dialogue.  Qu'il  ait  exercé  ainsi  une  action  réelle, 
il  est  difficile  d'en  douter,  quand  on  compare  sa  réputa- 
tion avec  son  insuccès.  Il  a  plus  que  tout  autre  préparé 
Marivaux. 


CHAPITRE  IV 


JEAN-BAPTISTE    MASSILLON 


On  peut  comparer  Corneille  avec  Racine,  l'un  et 
l'autre  avec  Shakespeare,  et  tous  les  trois  avec  Euripide, 
avec  Sophocle.  Si  le  parallèle  est  un  genre  aujourd'hui 
singulièrement  démodé,  cependant,  dès  qu'on  le  peut  faire, 
on  n'a  rien  trouvé  de  mieux  que  de  comparer  les  hommes 
et  les  œuvres  pour  en  sentir  toutes  les  diirérences,  et  par 
conséquent  en  apprécier  l'originalité  :  le  tout  est  de 
savoir  s'y  prendre.  Molière  est  peut-être  moins  aisément 
comparable  et  surtout  de  nos  jours,  depuis  qu'il  a  ses 
autels,  ses  prêtres,  et  surtout  ses  dévots.  Cependant,  en 
regard  du  nom  de  Molière,  le  nom  d'Aristophane,  par 
exemple,  est  un  nom  que  l'on  peut  mettre;  et  l'on  sait 
que  Fénelon  y  a  mis  celui  de  Térence.  Mais  je  ne  crois 
pas  que  dans  aucune  langue,  ancienne  ou  moderne,  il 
existe  un  orateur,  un  seul,  que  l'on  puisse  opposer  à 
Bossuet.  Il  est  inique  dans  l'histoire  de  l'éloquence, 
bien  supérieur  h  Cicéron,  supérieur  mêmeàDémoslhène, 
et  quand  ce  ne  serait  que  pour  avoir  porté  la  parole  dans 
des  intérêts  plus  considérables  que  ceux  qui  s'agitent  je 
ne    dis    pas    dans    les   plaidoyers,    mais    même    dans    le 


30         HISTOIRE    DE    LA    LITTÉUATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Discours  pour  la  Couronne,  ou  dans  les  Philip  piques.  Très 
inféiieur  à  Bossuet,  et  sous  tous  les  rapports,  comme 
théologien,  comme  orateur,  comme  penseur,  Bourdaloue, 
s'il  a  des  rivaux,  et  même  des  égaux,  chez  les  protestants 
par  exemple,  et  en  particulier  chez  les  Anglais,  n'est  pas 
moins  un  prédicateur  et  un  orateur  comme  il  s'en 
rencontre  fort  peu  dans  l'histoire  d'une  littérature. 
Jugeons  donc  à  quel  rang  nous  mettrons  Massillon,  dont 
on  peut  dire  qu'il  est  autant  au-dessous  de  Bourdaloue 
que  Bourdaloue  lui-même  est  au-dessous  de  Bossuet. 
Mais  jugeons  en  même  temps  à  quelle  hauteur  l'éloquence 
de  la  chaire  s'est  élevée  au  xvin"  siècle,  puisque  Massil- 
lon n'en  demeure  pas  moins  un  très  grand  écrivain.  De 
tous  les  écrivains  que  nous  avons  passés  en  revue  jus- 
qu'ici, Massillon,  avec  tous  ses  défauts,  qui  ne  sont  pas 
peu  nombreux,  ni  petits,  est  vraiment  le  seul  dont  on 
puisse  dire  qu'il  est  encore  un  grand  écrivain;  et  nul, 
peut-être,  dans  l'histoire  de  notre  littérature,  n'aurait 
plus  de  droits  que  lui  de  se  plaindre  : 

Dèlre  venu  trop  tard  dans  un  siècle  trop  vieux. 

C'est  un  autre  homme  ici,  j'entends  comme  écrivain,  que 
les  Regnard  ou  les  Crébillon,  et  c'est  ce  (ju'il  ne  faut  pas 
oublier  si  l'on  veut  être  équitable  envers  lui.  Tel  qu'il  est, 
sa  réputation  serait  bien  supérieure  à  ce  qu'elle  est  elle- 
même,  si  Bourdaloue  et  Bossuet  n'avaient  pas  fait  de 
l'éloquence  française  ce  que  l'on  sait  qu'ils  en  ont  fait. 
Voilà  ce  qu'il  convient  de  ne  pas  oublier,  ce  qui  devra 
corriger  ou  restreindre  la  sévérité  des  critiques  que  nous 
en  ferons,  et  ce  qui  justifiera  l'espace  et  l'attention  que 
nous  allons  lui  donner. 


JEAN-BAPTISTE    MASSILLON 


31 


I. 


Sa  vie  et  ses  œuvkes. 


Il  n'est  pas  inutile  de  connaître  sa  biographie.  Sur 
son  enfance,  nous  manquons  de  détails.  Nous  savons  seu- 
lement qu'il  naquit  à  Ilyères  en  1663,  et  que  son  père 
était  notaire.  En  1681,  il  entre  à  l'Oratoire.  La  célèbre 
congrégation,  établie  en  1611  par  M.  de  Bérulle,  était 
alors  très  florissante.  Rappelons-en  les  obligations  :  les 
membres  en  étaient  tenus  d'embrasser  toutes  les  fonc- 
tions et  tous  les  emplois  du  sacerdoce;  ils  devaient  rester 
dans  la  dépendance  des  évêques;  enfin,  vaquer  à  l'ins- 
truction et  à  l'éducation  des  prêtres.  Massillon  fut  pro- 
fesseur a  Pézenas,  à  Marseille,  à  Montbrison,  à  Vienne, 
où  il  fut  ordonné  prêtre  et  débuta  dans  l'éloquence  par 
une  Oraison  funèbre  de  M.  de  Villars,  archevêque  de 
Vienne;  à  Lyon,  où  il  prononça  VOraison  funèbre  de 
M.  de  Villeroy,  archevêque  de  Lyon;  à  Paris,  à  Montpel- 
lier,  et   de  nouveau    à    Paris,  en  1699.   Il  prêcha  ^  cette 


1.  Si 
liste  : 

l(i99. 

1700. 


1701. 
1702. 

1703. 

1704. 

170G. 

1707. 


nous  avions  la  totalité  de  ses  Sermons,  voici  quelle  en  serait  la. 


Carême  à  l'Oratoire. 

Avcnt  à  la  cour. 

Carême  aux  Nouvelles -Ca- 
tholiques. 

Are/il  il  St-Gervais. 

Carcme  h.  la  Cour. 

Carême  à  Notre-Dame. 

Ai'cnt  à  l'Oratoire. 

Carême  si  St-Eustachc. 

Ai'ent  à  Si-Germain. 

Carême  à  la  Cour, 

Ai'enl  aux  Carmélites. 

Carême  à  St-Paul. 

Ai'enl  aux  Prcmontrés. 

Carême  à  Notre-Dame. 

Afcnl  aux  Nouvelles-Catho- 
liques. 


1708. 
1709. 
1710. 


1711. 

1712. 

1713. 
1714. 
1715. 

1716. 

1717. 

1718. 


Carême  à  St-Luc. 
Carême  à  St-Sulpice. 
Carême  à  St-Germain-L'Au- 
xerrois. 

Avent  aux  Enfants-Rouges. 
Carême  à  Aotrc-Dame. 
Avetit  à  St-Roch. 
Carême  à   St-Gervais. 
Carême  à  Sl-Eustachc. 
Carême  à  Sl-Jacques. 
Carême  h  la  Cour  de  Lor- 
raine. 
Carême  à  St-Paul. 
Carême  aux  Quinze-Vingts. 
Avent  i\  St-(;ermain. 
Petit  Carême. 


32  lllSTOinE     DR    LA    I.ITTERATIIIE    FnAXÇAISE    CLASSIOfR 

année-là  le  Carême  ;i  l'Oratoire,  et  l'Avent  ;i  la  Cour.  11 
prêcha  encore  à  la  Cour,  les  années  suivantes,  le  Carême 
en  1701,  et  le  Carême  encore  en  1704.  Quant  ii  savoir 
exactement  quels  discours  il  y  prononça,  la  question  est 
il  peu  près  impossible  à  résoudre.  Il  continua  de  prêcher 
dans  les  chaires  de  Paris,  et  sauf  la  seule  année  1705 
nous  n'en  trouvons  pas  une  de  1700  à  1718  oii  il  n'ait 
prêché  soit  l'Avent,  soit  le  Carême,  et  les  deux  quohjue- 
fois,  par  exemple  en  1702,  1703,  1704,  1706,  1707,  1710, 
1711  et  1717.  De  plus,  il  prononça  des  Oraisons 
funèbres  :  en  1709  celle  du  Prince  de  Cunti;  celle  de 
Louis  A7F  en  1715;  celle  de  Madame  en  1723. 

Cependant  ni  son  zèle,  ni  ses  succès  ne  réussirent  à 
lui  faire  avoir  un  évêché  et  nous  ne  saurions  dire  qu'il 
Tait  bien  regretté.  On  l'accusait,  semble-t-il,  de  jansé- 
nisme, tout  l'Oratoire  étant  alors  considéré,  en  bloc, 
comme  partisan  plus  ou  moins  avoué  de  Quesnel.  La 
Réfrénée,  qui  porta  Noailles  à  la  présidence  du  Conseil 
de  conscience,  nomma  Massillon  à  l'évèché  de  Clermont, 
le  6  novembre  1717.  Son  sacre,  retardé  par  les  difficultés 
de  la  France  avec  Rome  au  sujet  de  la  Bulle  Unii^enitus, 
et  par  sa  propre  pauvreté,  eut  lieu  le  21  décembre  1718. 
Cette  année-là,  il  avait  prêché  les  dix  sermons  du  fameux 
Petit  Carême.  En  février  1710,  il  fut  nommé  membre  de 
l'Académie  Française.  En  1720,  il  participa,  avec  Rohan 
et  Tressan,  au  sacre  de  Dubois.  On  le  lui  a  vivement 
reproché,  sur  le  témoignage  de  Saint-Simon,  Mais  nous 
ne  connaissons  guère  Dubois  que  par  les  médisances 
passionnées  du  duc  et  pair;  nons  ne  pouvons  donc  guère 
porter  un  ju<''ement  sur  la  conduite  de  Massillon  en  celle 
affaire.    A   partir    de    1721,    l'évêque  de  Clermont  resta 


JEAN-BAPTISTE    MASSILLOX  33 

dans  son  diocèse,  et  il  n'en  revint  à  Paris  qu'une  seule 
fois,  pour  prononcer  à  Saint-Denis  VOraison  funèbre  de 
Madame,  en  1723.11  se  consacre  tout  entier  h  son  diocèse, 
alors  pauvre,  superstitieux,  et  agité  par  le  jansénisme.  Ses 
ouvrages  de  ce  temps  sont  des  Mandements,  des  Sermons 
de  Véture,  des  Conférences,  des  Discours  synodaux,  des 
Paraphrases  sur  les  Psaumes.  Il  s'occupe  aussi  de  la  révi- 
sion de  ses  sermons.  Il  meurt  le  28  septembre  1742.  Par 
le  cinquième  article  de  son  testament,  il  léguait  à  l'aîné 
de  ses  neveux  tous  ses  manuscrits  contenant  ses  sermons, 
■conférences,  oraisons  funèbres,  le  conjurant  de  les  garder 
pour  son  usage,  «  notre  intention,  disait-il,  n'étant  pas 
qu'ils  soient  jamais  donnés  au  public,  les  soumettant 
néanmoins  avec  simplicité  au  jugement  de  l'Eglise  ». 

En  réalité  contre  les  éditions  subrepiices  il  avait  pris 
jadis  un  privilège,  et  il  avait  dans  ses  dernières  années 
recopié  un  bon  nombre  de  ses  sermons.  Aussi,  peu  de 
temps  après  sa  mort,  une  édition  se  trouva-t-elle  prête, 
qui  parut  en  1745;  elle  comprenait  quinze  volumes, 
ainsi  composés  :  t.  I  :  VAvent-,  t.  II-V  :  le  Grand 
Carême;  t.  VI  :  le  Petit  Carême;  t.  VII  :  Sermons  sur 
les  Mystères;  t.  VIII  :  Panégyriques;  t.  IX  :  Oraisons 
funèbres;  t.  X-XII  :  Conférences;  t.  XIII-XIV  :  Para' 
phrases;  t.  XV  :  Pensées. 

De  sa  réputation  au  xviii*  siècle,  je  rappellerai  seule- 
ment ce  trait,  qui  ne  laisse  pas,  au  reste,  d'être  fort 
suggestif:  il  est  l'un  des  deux  seuls  hommes  d'Église  — 
l'autre  étant  Fénelon  —  qu'aient  aimés  ou  vantés  Vol- 
taire et  les  Encyclopédistes. 


III. 


34         niSTOIIlE    DE    LA    LITTEHATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 
II.     So\    ÉLOQUENCE. 

Quelle  en  est  la  matière,  et  quelle  en  est  la  forme? 

Faisons  d'abord  pour  l'éloquence  de  la  chaire  ce  que 
nous  avons  lait  pour  le  théâtre,  et  voyons  où  en  était  au 
commencement  du  xviii"  siècle  le  genre  où  Massillon 
allait  s'exercer.  Il  était  convenu  que  Bossuet  avait  excellé 
dans  V Oraison  funèbre,  Bourdaloue  dans  le  Sermon  pro- 
prement dit,  et  Fléchier  dans  le  Panégyrique.  On  vantait 
aussi  beaucoup  d'autres  noms,  mais  ils  sont  aujourd'hui 
retombés  dans  l'obscurité. 

Or  qu'avaient-ils  prêché  tous  les  trois,  et  surtout  les 
deux  premiers,  dans  les  chaires  de  Paris,  ou  à  la  Chapelle 
de  Versailles?  Bossuet,  nourri  de  la  substance  de  l'Ecri- 
ture et  des  Pères,  avait  dit  l'incompréhensibilité  des 
mystères  du  christianisme,  sans  crainte  ou  souci  ni 
d'étonner,  ni  de  fatiji^uer,  ni  d'humilier  trop  bas  son 
aristocratique  auditoire.  VA  Bourdaloue,  s'il  prèchail  la 
moi  aie  plus  volontiers  que  le  dogme,  la  prêchait  dogma- 
tiquement, n'avançant  rien  qu'il  ne  prouvât,  et  ne  prou- 
vant rien  que   sur  l'autorité  de  la  tradition  et  des  Pères. 

Et  voici  que  Massillon  vient  faire  entendre  et  goûter 
une  morale,  toujours  clirétienne  assurément,  toujours 
évangélique,  si  l'on  veut,  mais  cependant,  par  son  indé-  || 
penjhnice  relative  du  dogme,  d«''j;i  presque  philosojihique. 
Quelques  ressouvenirs  de  la  Bible,  tramés  avec  une 
merveilleuse  adresse  dans  le  tissu  du  style;  quelques 
citations  heureuses,  mais  clairsemées,  de  l'i^viingile; 
d'ailleurs  presque  pas  une  mention  des  Pères;  toutes  les 
difficultés  du  dogme  habilement  dissimulées,  ou  sauvées^ 
ou     tournées;    toutes    les    circonstances    des    mystères 


À 


JEAN-BAPTISTE    MASSILLON  35 

ingénieusement  ramenées  à  l'édification  des  mœurs;  les 
«    preuves    de    sentiment    »    invoquées    par-dessus    les 
«  raisons  de  doctrine  «,  et  le  Dieu  des  chrétiens  devenu 
«  l'Auteur  de  la  Nature  »  ;  que  voulez-vous  bien  qu'il  y 
ait  là  qui  puisse  effaroucher  nos  ombrageux  philosophes 
du  xviri'^  siècle  ?  a  Bavards  prédicateurs,  —  écrira  Voltaire 
dans    son   Dictionnaire   philosophique   —,    extravagants 
controversistes,  tâchez  de  vous  souvenir  que  votre  maître 
n'a  jamais  annoncé  que  le  sacrement  était  le  signe  visible 
de  quelque  chose  d'invisible...  11  a  dit  :  Aimez  Dieu  et 
votre  prochain.  Tenez-vous-en  là,  misérables  ergoteurs, 
et  prêchez  la  morale.  «  Massillon   a  prêché  la  morale,  et 
s'en  est  presque  tenu  là. 

On  dit,  à  la  vérité,  que  cette  morale  était  particulière- 
ment sévère  :  et  nous  conviendrons  en  effet  que  certains 
sermons,  —  le  sermon  sur  l'Unpénitence  finale,  par 
exemple,  et  le  sermon  sur  le  petit  nombre  des  Elus, 
contiennent  quelques  traces  de  jansénisme.  Mais  bien 
plus  souvent,  la  sévérité  de  cette  morale  paraît  plutôt 
l'effet  d'une  exagération  d'orateur,  sinon  même  de 
rhéteur.  Quand  Bourdaloue  prêchait  sur  le  mauvais 
riche,  «  11  est  difficile,  disait-il,  qu'un  riche  entre  dans  le 
royaume  du  ciel.  Or,  d'où  peut  venir  cette  extrême 
difficulté ^..  De  ce  que  la  raison  la  plus  générale  comme 
la  plus  naturelle  pourquoi  les  hommes  sont  injustes, 
superbes,  sensuels,  c'est  qu'ils  sont  riches  ou  qu'ils 
ont  la  passion  de  l'être.  »  Rien  de  plus  chrétien,  rien 
de  plus  humain,  rien  de  plus  solide.  Écoutez  Massillon 
maintenant  :  il  prend  son  texte  et  le  développe,  comme 
à  son  ordinaire,  par  énumération.  Homo  quidam  erat 
dives.  Voilà  le  premier  crime  du  riche  et  le  premier  signe 


30         HISTOIHE     DE    LA    LITTÉUATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

de  sa  réprobation.  Il  était  rinhe.  «  Il  était  ne  heureux.   » 
Et  il  insiste  :  on  ne  nous  dit  pas  dans  l'Évan^rilc  que  ce 
riche  eût  mal  acquis  son  bien,  par  des  moyens  injustes, 
ni  même  qu'il  l'eût  recueilli  comme  une  succession  d'ini- 
quité. «  11  était  vêtu,  non  pas  même  superbement,  mais 
de  pourpre  et  de  lin,  en  quoi  d'ailleurs  on  ne  nous  dit 
pas  qu'il  passât    les  bornes  de  son  rang  et  de  sa  nais- 
sance.   »   Il   se  traitait  bien;   mais   on  ne  dit    pas    qu'il 
tombât   dans  aucun  excès,  ni    seulement   qu'il    manquât 
«  à  l'observance  des  jeûnes!  »  Mieux  que  cela!  puisqu'il 
semble  que  ce  fût  un  «  observateur  fidèle  des  traditions 
de  ses  pères.    »   Enfin,   s'il  faut  achever  le  détail  de  son 
crime,  «  il  ne  se  servait  pas  de  ses  biens  pour  corrompre 
l'innocence...    la    réputation    d'autrui    ne    l'avait   jamais 
trouvé  envieux  ni  mordant;...  c'était  un  homme   menant 
une  vie  douce  et  tranquille,  essentiel  sur  la  probité,  réglé 
dans  ses  mœurs,  vivant  sans   reproche  »  ;  et  c'est  pour 
cela  qu'il  fut  enseveli  dans  l'Enfer! 

Je  dis  ([uc  Massillon  oublie  tout  simplement  que,  pour 
vouloir  trop  prouver,  c'est  comme  si  l'on  ne  prouvait 
rien  ;  ([ue  passer  le  but,  c'est  une  manière  de  le  manquer; 
et  (lu'encore  un  pas,  il  va  perdre  la  confiance  de  son 
auditoire  :  «  Vous  avez  entendu  parler  de  Judas,  mon 
cher  auditeur,  le  nom  de  ce  traître  n'est  jamais  venu 
(ranpcr  vos  oreilles  qu'avec  de  nouvelles  horreurs,  mais 
votre  recluile  après  les  gémissements  de  la  pénitence  me 
parait  bien  plus  noire.  »  Non!  je  ne  l'en  crois  pas  : 

Ainsi  que  la  vertu,  le  vice  a  ses  degrés! 

Ce   prédicateur  surfait  la    morale,    il   faut  contrôler    ses 
leçons;  les  mouvements  de  sa  rhétorique  l'entraînent,  et 


JEAX-nAPTISTE    MASSILLOX  37 

je  sens  que  sa  main,  qui  prétend  me  guider,  n'est  pas 
sûre.  Je  ne  dirai  donc  pas  avec  Nisard,  qu'il  essaye  de 
ressaisir,  par  la  sévérité  de  sa  morale,  ce  qu'il  fait  de 
concessions  à  l'indifFérence,  en  évitant  de  prêcher  le 
dogme  ;  mais  je  dirai  avec  plus  de  vraisemblance,  que  sa 
morale  elle-même  est  flottante,  et  sa  prédication  inspirée 
des  circonstances  plutôt  que  d'aucun  principe  fixe  de 
doctrine. 

Car  il  ne  laisse  pas  d'avoir,  par  endroits,  de  singulières 
complaisances  pour  le  monde.  N'est-ce  pas  flatter  étran- 
gement l'orgueil  des  grands,  que  de  leur  parler  du  peuple 
en  ces  termes  : 

Le  peuple,  livré  en  naissant  à  un  naturel  brute  et  inculte,  ne 
trouve  en  lui,  pour  les  devoirs  sublimes  de  la  religion,  que  la 
pesanteur  et  la  bassesse  d'une  nature  laissée  à  elle-même;  il  ne 
sent  rien  au-dessus  de  ce  qu'il  est  :  né  dans  les  sens  et  dans  la 
boue,  il  s'élève  difficilement  au-dessus  de  lui-même. 

Quels  mots,  ô  Massillon,  sur  les  livres  d'un  prêtre  du 
Dieu  qui  naquit  dans  une  crèche!  Sans  doute,  c'est  ici 
que  Voltaire,  en  vous  lisant,  tressaillait  d'aise!  Car  a-t-il 
parlé  nulle  part  de  la  «  canaille  »  en  termes,  plus  mépri- 
sants? Ou  nulle  part  a-t-il  parlé  des  grands  comme  vous 
l'allez  faire  ?  : 

Une  haute  naissance  nous  prépare,  pour  ainsi  dire,  aux  senti- 
ments nobles  et  héroïques  qu'exige  la  foi;  un  sang  plus  pur 
s'élèi-e  plus  aisément;  il  en  doit  moins  coûter  de  vaincre  leurs 
passions  à  ceux  qui  sont  nés  pour  remporter  des  victoires. 

Nous  voilà  bien  loin,  n'est-il  pas  vrai,  du  sermon  Sur 
le  mauvais  riche. 

Ailleurs,  on  pourrait  relever  encore  chez  Massillon 
quelques  imprudences,   et  critiquer  par  exemple  le  ton 


38         HISTOIRE    DE    LA    LITTEIIATUHE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

nioiulaiii  qu'il  prend  clans  son  joli  Panégyrique  de  sainte 
Madeleine;  le  cardinal  Maury  a  fait  au  Panégyrique  de 
sainte  Agnès  un  reproche  du  même  genre. 

D'où  viennent  donc  ces  fluctuations,  ou  ces  contradic- 
tions même  dans  la  morale  de  Massillon?  Uniquement 
de  l'abandon  qu'il  a  cru  devoir  faire  de  la  prédication  du 
dogme  à  l'esprit  de  son  siècle.  Il  eût  pu  prêcher  dans 
l'école  d'Athènes  aussi  bien  que  dans  la  chapelle  de 
A'ersailles;  et,  s'il  est  vrai  que  sa  prédication  est  rigou- 
reusement conforme  à  la  saine  doctrine  de  l'Eglise,  du 
moins  ne  se  préoccupe-t-il  guère  de  démontrer  cette 
conformité.  Il  oublie,  ou  il  néglige,  ce  qu'on  savait  si 
bien  au  siècle  précédent,  qu'il  n'y  a  pas  de  système  de 
morale  qui  ne  soit  dans  la  dépendance  entière  de 
quelque  métaphysique;  il  oublie  qu'en  matière  religieuse 
il  faut  savoir  de  quelles  nuances  successives  la  définition 
même  du  dogme  s'est  enrichie,  selon  (jue  l'Eglise  a  dû 
défendre  l'immutabilité  du  sens  orthodoxe  contre 
l'hérésie  d'un  Arius,  par  exemple  ou  d'un  Nestorius  ou 
d'un  Eutychès.  Les  bons  plaisants  comme  d'Aleinbert, 
peuvent  bien  dire  ici  :  «  Vous  savez  que  le  consubstantiel 
est  le  grand  mot,  Vhomoousios  du  concile  de  Aicée,  à  la 
place  duquel  les  ariens  voulaient  Vhomoiousios.  Ils 
étaient  hérétiques  pour  ne  s'écarter  de  la  foi  (jik;  d'un 
iota.  O  miseras  hominum  mentes  !  »  L'heureuse  inven- 
tion que  ce  géomètre  a  donc  trouvée  là  !  Comme  si,  par 
hasard  à  ce  compte,  un  honnête  homme  difTèrail  d'un 
malhonnête  homme  autrement  que  d'une  syllabe,  ou  le 
juste  encore  de  l'injuste,  ou  la  loyauté  de  la  déloyauté! 
Mais  quiconque  voudra  bien  prendre  la  peine  de  réfléchir 
accordera  sans  hésiter  que  la  morale  à  déduire  ne  sera 


» 


JEAX-BAPTISTE     MASSILLON  39 

pas  tout  h  fait  la  même  selon  que  Jésus-Christ  ne  sera 
qu'un  homme,  ou  qu'il  ne  sera  qu'un  Dieu,  ou  qu'il  sera 
l'Honime-Dieu. 

Le  dogme  et  la  tradition  manquent  donc  dans  les 
sermons  de  Massillon;  il  peut  être  touchant,  il  n'est  pas 
instructif,  et  il  ne  fait  que  ((  de  beaux  raisonnements 
sur  la  religion  ».  Et  c'est  justement  pourquoi  sa  morale 
«  dilate  les  voies  du  ciel  ».  Les  philosophes  l'ont  bien 
vu  ;  et  Thomas,  dans  son  Essai  sur  les  Eloges,  ne  peut 
trop  le  louer  «  d'avoir  su  peindre  les  vertus  avec  tant  de 
charmes  et  tracer  d'une  manière  si  touchante  le  code  de 
la  bienfaisance  et  de  l'humanité  pour  les  grands  », 
tandis  que  La  Harpe  déclare  que,  si  jamais  prédicateur 
«  a  tempéré  ce  que  l'Evangile  a  d'austère  par  ce  que  la 
pratique  des  vertus  a  de  plus  attrayant  »,  c'est  l'évêque 
de  Clermont. 

Et  La  Harpe  a  raison.  Massillon  ayant  à  prêcher  pour 
la  Toussaint,  établit  dans  un  premier  point  «  que  les 
Justes  ne  sont  pas  aussi  malheureux  que  le  monde  s'ima- 
gine »,  et,  dans  un  second,  «  qu'ils  sont  les  seuls 
heureux  de  la  terre  ».  Dans  un  sermon  sur  f aumône, 
voici  l'argument  dont  il  se  sert  :  «  On  voit  tous  les  jours 
prospérer  les  familles  charitables  :  une  providence 
attentive  préside  à  leurs  aQaires  et  où  les  autres  se 
ruinent,  elles  s^ enrichissent  ».  Ailleurs  parlant  sur  la 
vérité  d'un  avenir,  il  reprend  contre  les  libertins  le 
célèbre  argument  de  Pascal  :  «  Que  risque  Timpie  en 
croyant?  »  De  rencontrer  peut-être  une  éternité  de 
bonheur,  répondait  Pascal,  et  d'être,  avec  cela,  fidèle, 
honnête,  humble,  reconnaissant,  bienfaisant,  sincère, 
ami  véritable;  toutes  vertus,  comme  l'on  voit,  dont  nous 


40         IIISTOinK     DE    LA    LITTénATUIlE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

payerions  l'observunce,  presque  toujours,  du  sacrifice  ou 
de  nos  intérêts  ou  de  nos  plaisirs.  Mais,  en  plus,  ajoute 
Massillon  :  «  de  modérer  des  passions  qui  auraient  fait  le 
lualiieiir  de  notre  vie  »  ;  de  nous  abstenir  «  des  excès 
(jui  nous  eussent  préparé  une  vieillesse  douloureuse  et 
une  fortune  dérangée  »  ;  de  sacrifier  enfin  «  quelques 
plaisirs  qui  vous  auraient  bientôt  lassé  par  le  dégoût  qui 
les  suit  »  :  c'est-à-dire,  en  bon  français,  de  vous  préparer 
une  éternité  de  bonheur  par  une  vie  parfaitement  calme 
elle-même,  parfaitement  douce,  parfaitement  heureuse. 
—  A  Dieu  ne  plaise,  en  vérité,  que  nous  incriminions 
cette  morale!  Mais  nous  ne  pouvons  cependant  nous 
défendre  de  comparer  cette  manière  phdosophique  de 
Massillon  à  la  manière  dialectique  de  Bourdalouc  et  à  h> 
manière  dogmatique  de  Bossuet.  Massillon  n'est  vraiment 
pas  le  dernier  des  grands  scrmonnaires  du  xvii*  siècle; 
il  est  le  premier  des  prédicateurs  du  xviii*. 

Et  il  ne  l'est  pas  seulement  comme  «  philosophe  »y 
laissant  le  dogme  dans  l'ombre  alors  qu'il  prêche  1» 
morale.  Il  l'est  aussi  en  sa  qualité  d'homme  «  sensible  ». 
Il  a  des  attendrissements  soudains,  des  larmes  subites,, 
des  sanglots  inattendus.  Il  persuade,  il  séduit.  Et  la 
rhétorique  et  la  sensibilité  s'unissanten  son  âme  candide^ 
il  se  laisse  aller  ii  l'utopie.  Il  rêve  d'un  âge  d'or  à  venir; 
et  dans  le  Petit  Carême,  —  comme  dans  le  TélémaquCy 
déj;i,  —  on  voit  fiotter  je  ne  sais  quelles  visions  riantes, 
(juels  généreux  espoirs,  mais  aussi  quelles  étranges^ 
chimères.  Le  souverain  idéal,  selon  Massillon,  est  celui 
qui  recherche  «  la  gloire  pure  et  touchante  de  régner 
sur  les  cœurs  »,  et  à  qui  les  peuples  «  dressent  des 
trônes    dans    leur    cœur    ».    llois    sensibles  et    peuples 


JEAN-BAPTISTE    MASSILLON  41 

reconnaissants,  joie,  abondance,  bienfaisance,  douceur, 
paix  universelle,  tel  est  le  rêve  politique  de  l'orateur  du 
PeliL  Carême.  C'est  aussi  bien  celui  du  xviii'^  siècle  tout 
entier;  et  Condorcet  n'ira  pas  plus  loin  dans  la  chimère, 
et  dans  l'oubli  du  péché  originel  tel  que  le  xvii^  siècle 
janséniste  l'avait  compris. 

«  Nous  voyons  dans  Caligula,  dans  Néron,  dans 
Commode  et  dans  leurs  semblables,  ce  que  nous  serions 
tous,  si  Dieu  n'arrêtait  le  penchant  que  la  cupidité  nous 
donne  à  toutes  sortes  de  crimes.  »  Ainsi  s'exprimait  le 
Nain  de  Tillemont,  l'un  des  Solitaires,  dans  sa  belle 
Histoire  des  Empereurs.  Ecoutez  Massillon  maintenant, 
parlant  «  de  cette  garde  d'honneur  et  de  gloire  dont  la 
nature  toute  seule  avait  environné  l'âme  »  des  grands, 
dans  le  sermon  sur  le  respect  que  les  grands  doit^ent  à  la 
religion.  Voyez-le,  dans  le  sermon  sur  l'Enfant  prodigue 
montrer  le  vice  venant  corrompre  la  bonté  de  la  nature  : 
«  Vous  aviez  reçu  en  naissant  une  âme  si  pudique..., 
vous  étiez  né  doux,  égal,  accessible...,  vous  awez  eu  pour 
partage  un  cœur  doux  et  sensible.  »  Ainsi  ce  n'est  pas 
le  sentiment  d'une  déchéance  originelle  qu'il  s'efl'orce 
avant  tout  d'inculquer  à  son  auditeur;  il  le  rappelle  avec 
insistance  au  souvenir  «  de  ces  sentiments  de  vertus 
naturelles,  de  ces  impressions  heureuses  de  régularité  et 
(V innocence  nées  avec  nous  »,  ou  encore  de  ce  naturel 
heureux  et  presque  de  son  propre  fonds  ennemi  des 
excès  et  du  vice.  »  Sans  doute  Massillon  ne  proclame  pas 
la  bonté  naturelle  de  l'homme;  mais  qu'il  est  toio  de 
Port-Royal  ! 

Et  voilà  bien  en  quoi,  si  Massillon  n'a  j^as  élé  plus 
sensible,  plus  tolérant,  plus  humain  (jiio  Bossucl  cl  que 


42         HISTOIRE    DE    LA    LITTÉnATUIŒ    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Bourtlalouc,  il  l'a  été  d'une  autre  manière  qui  est  la 
manière  du  xyiii^^  siècle.  Il  n'a  pas  assez  profondément 
cherché  dans  la  connaissance  de  l'homme  intérieur  le 
secret  de  ces  restrictions  qu'il  faut  toujours  mettre  aux 
généralisations  de  la  logique.  Il  ne  s'est  pas  assez  défié 
de  «  ces  grands  raisonnements  si  aisés  à  faire,  et  de  cette 
licence  à\m  auteur  abandonné  sans  mesure  à  tout  ce 
lui  vient  dans  l'esprit  »,  dont  parle  quelque  part  Bossuet. 


Peut-être  aussi  s'est-il  parfois  abandonné  aux  mots,  à 
la  forme  même  de  son  éloquence.  En  cela  il  serait  plus 
excusable,  cette  forme  étant  très  belle,  et,  tout  en  méri- 
tant quelques  critiques,  assurant  encore  à  Massillon  le 
titre  de  classique  de  la  Chaire. 

Sans  doute  la  simplicité  n'est  pas  la  qualité  dominante 
du  Peut  Carême.  L'ingéniosité  est  trop  fréquente  chez 
Massillon,  et  il  pousse  bien  souvent  ses  anthitèses 
jusqu'à  la  pointe.  11  dira  par  exemple  de  la  foi  humble  : 

Cette  foi  à  qui  les  sens  n'ajoutent  rien,  et  qui  est  heureuse  «on 
parce  quelle  croit  sans  voir,  mais  parce  quelle  yoit  presque  en 
croyant. 

Il  jouera  sur  les  verbes  : 

Et  nas  faibles  travaux  ne  nous  sont  plus  comptés  pour  rien,  dès 
que  no.s  les  comptons  nous-mêmes  pour  quelque  chose. 

il  jouera  sur  les  adjectifs  : 

Toute  vie  q.ii  n'est  pas  digne  «l'un  saint  est  indigne  dun  ciux-lien. 
il  jouera  sur  les  substantifs  : 


JEAN-BAPTISTE    JIASSILLOX  43 

Si  l'éclat  du  trône  est  tempéré  par  l'affabilité  du  souverain, 
Vaffahilité  du  souverain  relève  l'éclat  du  trône. 

Ne  serait-ce  pas  ici  que  Voltaire  sentait  Vho/nme 
d'esprit  dans  les  sermons  de  Massillon?  — Voici,  je  crois, 
où  il  sentait  V académicien.  C'est  d'abord  dans  l'usao^e  de 
ces  expressions  abstraites  et  de  ces  termes  généraux  qui 
sont  un  caractère  manifeste  et  notable  du  style  de  Massil- 
lon. Il  dit  plus  volontiers  un  temple  qu'une  église;  dans 
sa  période  cérémonieuse,  les  domestiques  des  grands 
deviennent  leurs  esclaves,  la  faute  est  un  crime.  Ses 
périphrases  parfois  sont  obscures  :  savez-vous  ce  que 
c'est  qu'  ((  étouffer  dans  la  mollesse  du  repos  l'aiguillon 
de  la  faim  »?  c'est  dormir  en  temps  de  carême  ou  de  vigile, 
de  façon  qu'il  s'écoule  un  moindre  intervalle  entre 
l'heure  du  réveil  et  le  moment  du  repas.  D'autres  péri- 
phrases, au  contraire,  sont  trop  charmantes,  et  font  luire 
un  rayon  de  poésie  presque  païenne  dans  le  demi-jour  du 
sanctuaire  chrétien  : 

On  a  beau  monter  et  être  porté  sur  les  ailes  de  la  fortune,  la 
félicité  se  treuve  toujours  placée  plus  haut  que  nous-mêmes. 

Notons  un  autre  trait  ;  l'emploi  sans  motif  des  épithètes 
vagues  :  les  «  terreurs  cruelles  »,  les  «  horreurs  secrètes  » 
les  «  songes  funestes  »  ou  les  «  noirs  chagrins  »,  épi- 
thètes de  nature,  comme  on  les  appelle  au  collège,  parce 
qu'elles  sont  tellement  naturelles,  qu'elles  font  pléonasme 
à  vrai  dire,  et  que,  s'il  leur  arrive  parfois  d'aider,  et 
beaucoup  même,  à  la  plénitude  et  à  l'harmonie  de  la 
phrase,  il  ne  leur  arrive  jamais  ni  d'étendre,  ni  de  ren- 
forcer, ni  de  jiréciser,  ni  de  nuancer  le  sens  du  mot. 
D'Alembert  jugeait  que  Massillon  n'avait  jamais  «  prêché 


4'*         HISTOIIIE    DE    LA    LITTÉHATUnE     FHANÇAISE    CLASSIQUE 

In  morale  chrélicnne  avec  une  cliiroté  capable  de  la 
rendre  odieuse  »  :  nous  jugeons  aujourd'hui  qu'il  l'a 
piôchce  avec  trop  d'élégance. 

Et  en  elTet  l'art,  et  même  l'artifice,  est  sensible  dans  ses 
Sermons.  La  fin,  —  la  chute  —  de  ses  doveloppemenls 
est  plus  jolie  que  précise;  ses  énuinératious  piquent 
habilement  la  curiosité  de  l'auditeur.  Surtout,  il  compose 
])ar  le  dehors.  H  ne  s'établit  pas,  comme  Bossuet  et  Bour- 
daloue,  d'un  coup  de  maître  au  cuMir  de  son  sujet.  Mai* 
il  investit  la  place,  conformément  aux  règles  de  l'art,  par 
des  approches  successives  et  des  cheminements  régu- 
liers, toujours  les  mêmes.  La  division  semble  même  être 
sa  méthode  ordinaire  d'invention.  Aussi  ses  plans,  sou- 
vent ingénieux,  sont-ils  en  surface  plutôt  qu'en  profon- 
deur. Qu'on  en  juge  par  un  exemple  :  Massillon,  ayant  à 
prêcher  sur  la  mort  du  pécheur  et  la  mort  du  juste,  remar- 
que ingénieusement  que,  de  quelque  côté  que  «  cet  infor- 
tuné tourne  les  yeux  »,  il  ne  voit  rien  que  d'accablant  et 
de  désespérant  :  1°  dans  le  passé;  2°  dans  le  présent; 
3'  dans  l'avenir.  C'est  une  première  division.  Le  reste  va 
suivre  comme  nécessairement.  Arrêtons-nous  aux  souf- 
frances du  présent.  C'est  une  surprise  pour  la  plupart  des 
hommes  que  l'approche  de  la  mort,  c'est  une  sépara- 
tion, c'est  un  chanofement  d'état  :  de  là  une  seconde  divi- 
sion.  Un  peu  plus  outre  encore.  Il  pousse  la  subdivisipn 
et  découvre  bientôt  qu'il  y  a  six  surprises,  sept  sépara- 
rations,  et  quatre  changements  :  soit  en  tout  dix-sept  para- 
graphes, de  longueur  à  peu  près  égale.  Voyons  les  sépa- 
rations :  le  pécheur  mourant  se  sépare  :  a,  de  ses  biens; 
b,  de  sa  magnificence;  c,  de  ses  charges  et  de  ses  hon- 
neurs; d,  de  son  corps;  e,  de  ses  proches;  f,  du  monde; 


JEAX-BAPTISTE    MASSILLON  45 

g,  de  toutes  les  créatures.  C'est  une  troisième  division. 
Encore  plus  avant.  Car,  au  fait,  pourquoi  ne  subdivise- 
rions-nous pas  à  leur  tour  ces  idées  de  fortune  et  de 
magnificence?  Quels  sont,  par  exemple,  les  témoins  de 
la  magnificence  des  riches  de  ce  monde?  Ce  seront  : 
a,  l'orgueil  de  leurs  édifices;  ,3,  le  luxe  et  la  vanité  de 
leurs  ameublements;  y,  cet  air  d'opulence  enfin  au  milieu 
duquel  ils  vivent.  —  En  vérité,  si  Bourdaloue  passe  pour 
avoir  divisé,  subdivisé,  resubdivisé  la  matière  de  la 
prédication  jusqu'à  la  réduire  en  poussière,  Massillon  ne 
mériterait-il  pas,  et  à  plus  juste  titre  encore,  semblable 
réputation? 

Ces  réserves  une  fois  faites,  il  convient  d'admirer 
vivement  l'éloquence  de  Massillon.  Et  d'abord,  les 
défauts  n'étant  bien  souvent  que  le  revers  des  bonnes 
qualités,  j'ose  affirmer  que  si  Massillon  ne  se  fût  pas 
exercé,  comme  nous  l'avons  vu,  et  comme  nous  le  lui 
avons  reproché,  à  ce  que  l'on  pourrait  appeler  la  gym- 
nastique de  la  périphrase,  il  n'aurait  jamais  eu  de  ces 
fortunes  d'expression  qui  sont  chez  lui  si  nombreuses,  et 
si  heureuses  : 

Le  citoyen  obscur,  en  imitant  la  licence  des  grands,  croit  mettre 
à  ses  passions  le  sceau  de  la  grandeur  et  de  la  noblesse. 

Les  louanges  ne  font  que  réveiller  l'idée  de  leurs  défauts  et,  à 
peine  sorties  de  la  bouche  même  de  celui  qui  les  publie,  elles  vont, 
s'il  m'est  permis  de  parler  ainsi,  expirer  dans  son  cœur,  qui  les 
désavoue. 

Dans  ces  endroits,  Massillon  est  vraiment  inimitable. 
Ce  ne  sont  plus  de  ces  périphrases  qui  ne  servent  qu'à 
relever  un  terme  banal  ou  déguiser  le  terme  propre, 
mais  on  peut  dire  qu'elles  prolongent  le  terme  banal  au 


46         IIISTOinE    DE    LA    LITTHUATURE    FRANÇAISE    CLASSigUE 

delà  de  son  ordinaire  usage  et  qu'elles  diversifient  d'une 
nuance  nouvelle  la  signification  coutuinière  du  terme 
propre.  Et  ces  finesses  de  langage  deviennent  un  instru- 
ment de  précision  pour  l'analyse  psychologique. 

C'est  ainsi  que  Massillon  a  pu,  plus  qu'aucun  prédi- 
cateur du  siècle  précédent,  «  anatomiser  n  jusqu'aux 
moindres  fibres  du  cœur  humain.  Ce  qu'il  y  a  de  plus 
délié  dans  le  sentiment,  ce  qu'il  y  a  de  plus  subtil 
dans  les  détours  de  la  passion,  ce  qu'il  y  a  de  plus  tris- 
tement ingénieux  dans  les  illusions  de  la  conscience 
humaine,  si  habile  à  se  méprendre  elle-même  sur  les 
vraies  raisons  de  ses  actes,  voilà  ce  que  Massillon  a 
observé,  discerné,  mis  à  nu  comme  personne.  Ecoutez-le 
parler  sur  le  malheur  des  grands  qui  ahandonnenl  Dieu  : 

Accoutumés  que  sont  le.s  grands  à  tout  ce  que  les  sens  ont  de 
plus  doux  et  de  plus  riant,  la  plus  légère  douleur  déconcerte  toute 
leur  félicité  et  leur  est  insoutenable.  Ils  ne  savent  user  sagement 
ni  de  la  maladie,  ni  de  la  santé,  ni  des  biens,  ni  des  maux  insé- 
parables de  la  condition  humaine.  Les  plaisirs  abrègent  leurs 
jours,  et  les  chagrins  (jui  suivent  toujours  les  plaisirs  précipitent 
le  reste  de  leurs  années.  La  santé,  déjà  ruinée  par  l'intonipérance, 
succombe  sous  la  multiplicité  des  remèdes,  l'excès  des  attentions 
achève  ce  que  n'avait  pu  faire  l'excès  des  plaisirs  ;  et,  s'ils  se 
sont  défendus  des  excès,  la  mollesse,  l'oisiveté  toute  seule  devient 
pour  eux  une  espèce  de  maladie  et  de  langueur  qui  épuise  toutes 
les  précautions  de  l'art  et  que  les  précautions  usent  et  épuisent 
elles-mêmes. 

Celte  finesse,  cette  délicatesse,  n'est-elle  pas  digne  de 
Racine,  ou  tout  au  moins  de  Marivaux? 

Ailleurs,  ce  (|u'on  doit  admirer  chez  Massillon,  ce  qu'y 
admirait  Chateaubriand,  bon  juge  en  la  matière,  c'est 
le  nombre,  la  sonorité  de  l'élocution,  la  beauté  du 
rythme.  Ce  mérite  est  remarquable  «;n  particulier  dans 
les  exordes;  il  semble  que  le  prédicateur  les  ait  faits  plus 


JEAN-BAPTISTE    MASSILLON  47 

harmonieux  pour  en  rendre  la  séduction  plus  sûre.  A  les 
lire,  on  se  convainc  de  la  vérité  d'une  opinion  émise 
en  1745,  lorsque  les  sermons  parurent  :  quelqu'un  pré- 
tendit alors  qu'on  y  goûtait  une  sorte  de  plaisir  et 
de  volupté  même,  où  il  semblait  «  que  les  sens  partici- 
passent ». 

Enfin  la  langue  qu'emploie  Massillon  est  franche  en 
même  temps  que  curieuse;  et  il  en  connaît  tous  les 
secrets,  il  en  sait  faire  jouer  tous  les  ressorts.  Je  n'en 
veux  d'autre  preuve  que  cette  phrase,  tirée  de  l'exorde 
de  son  sermon  sur  le  respect  humain  : 

Le  respect  humain  qui  fait  que  nous  servons  Dieu  pour  mériter 
Teslime  des  hommes  est  bien  plus  rare  que  celui  qui  nous  empêche 
de  le  servir  de  peur  de  la  perdre. 

Pour  écrire  cette  seule  phrase,  toute  en  noms,  verbes 
et  pronoms,  il  fallait,  n'en  doutez  pas,  une  entière  pos- 
session des  ressources  de  la  lano-ue. 


Ainsi  donc,  et  pour  conclure,  Massillon  n'est  pas  plus- 
pathétique,  il  n'est  pas  plus  sensible,  il  n'est  pas  plus 
touchant  que  Bossuet  ou  que  Bourdaloue  qui  le  sont  où 
et  quand  il  le  faut,  mais  il  l'est  plus  constamment,  plus 
unùormément,  il  l'est  à  sa  manière,  à  lui,  plus  impru- 
dente que  la  leur,  et  qui  est  celle  du  xviii-^  siècle,  la 
manière  de  Diderot  par  exemple,  ou  de  Rousseau;  il  y  a 
de  la  préciosité  dans  l'éloquence  de  Massillon,  dans  son 
pathétique  il  y  a  de  la  sensiblerie,  et  il  y  a  enfin  de 
l'utopie  dans  sa  morale.  Venu  trop  tard  dans  un  genre 
épuisé,  Massillon    s'en  rend  compte,   et  il  essaye  de  le 


48 


IIISTOIUE     DE    LA    LITTÉRATUUE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 


rajeunir,  de  le  renouveler,  de  lui  rendre  par  des  moyens 
tout   nouveaux  quelque   chose  de   son   ancien  éclat.   Il  y 
réussit  dans  une  certaine  mesure,  mais  son  succès  même 
achève  d'épuiser  le  genre  car  ce  qu'il  y  introduit  de  plus 
neuf  Ténerve  en  quelque  sorte  et  doit  finir  par  le  tuer. 
Du  jour  où  les  leçons  de  la  morale  chrétienne  ne  dérivent 
plus  directement  et  immédiatement  de  la  dogmatique,  la 
morale   reste    la  morale,   sans   doute,   mais   elle  devient 
moins  stricte,  moins  sévère,  moins  rigide,  et  le  sermon 
est   devenu    laïque,  et  le    prédicateur    n'est   plus   qu'un 
moraliste.  C'est  un  peu,  c'est  même  beaucoup  le  cas  de 
Massillon.   Ajoutez  que   ses  préoccupations   de  rhéteur, 
trop  attentif  au  choix,  à  l'arrangement  des  mots,  à  la 
belle   ordonnance  extérieure  du  discours,  toutes  choses 
étrangères  à  la  simplicité  de  la  chaire  chrétienne,  l'éloi- 
gnent"  autant  du  vrai  rôle  du  prédicateur,  qu'ils  l'appro- 
chent de  celui  d'homme  de  lettres.  Massillon  veut  plaire 
en  instruisant;  tout  en  travaillant  au  salut  de  ses  audi- 
teurs il  se  souvient  trop  qu'il  a  sa  réputation  h  faire,  et 
sa   gloire    à    établir;  et  les    moyens    qu'il  a    fait  servir, 
tantôt  heureux,  tantôt  malheureux,  dérogent  à  la  gravité 
de    la   chaire,    et   deviennent   enfin   trop    artificiels   par 
l'abus  qu'il  en  fait. 

Avec  tous  ces  défauts,  cependant,  Massillon  n'en  est 
pas  moins  le  plus  grand  prédicateur  du  xviii'  siècle. 
Quoiqu'il  voile  les  bases  de  sa  croyance,  il  est  pourvu 
cependant  d'une  instruction  théologique  solide,  et  il 
réussit  avec  tant  de  perfection  à  séduire  l'esprit  et  à 
émouvoir  le  cœur  tout  en  captivant  l'oreille,  qu'on  ne 
saurait  lui  en  vouloir  de  n'avoir  pas  souvent  cherché  à 
convaincre  la  raison.  Au  reste,  fallait-il  autre  chose,  aux 


JEAN-BAPTISTE    MASSILLON  49 

têtes  légères  de  ses  auditeurs,  que  des  nuances  délicates, 
un  langage  exact,  d'une  noblesse  un  peu  apprêtée,  et 
d'une  harmonie  délicieuse?  Quel  plaisir  raffiné  n'était-ce 
pour  eux,  de  s'entendre  donner,  sur  un  ton  pathétique 
rappelant  un  peu  l'Opéra,  et  dans  un  style  voisin  de  celui 
de  Marivaux,  des  conseils  graves,  chrétiens,  et  rigoureux 
parfois  jusqu'à  l'apparence  du  jansénisme!  Et  ce  n'est 
pas  en  effet  la  moindre  originalité  de  iNIassillon,  ni  la 
moins  paradoxale,  d'avoir  uni  en  sa  personne,  en  son 
caractère,  en  sa  prédication,  la  sévérité  du  croyant,  et 
même  une  certaine  naïveté,  à  quelques  hardiesses,  à 
quelques  nouveautés  qui  vont  bientôt  devenir  dange- 
reuses. 


m. 


CHAPITRE   V 

PIERRE    BAYLE 
Sa  jeunesse  et  ses  premièhes   œuvres 


Si  nous  nous  en  tenions  exactement  h  la  chronologie^ 
il  :iui;iit  fiillu  parler  de  Pierre  Bayle,  qui  vécut  de  1(347 
à   1706,   avant   de   parler  de  Fénelon,   qui,   né  en   1651, 
mourut    en     1715.    Mais    plusieurs    raisons    nous    font 
adopter    l'ordre  contraire.  Le   Dictionnaire   a  beau  être 
paru  avant  le  Télèmafjue,  son  rôle  étant  moins  cfTcclif,  il 
a   agi   plus  tard.    Et  Bayle  est,    avec    Spinoza,   Auguste 
Comte,  Schopenhauer,un  des  hommes  dont  l'action  a  été 
posthume.  11  ne  serait  donc  pas   juste  ici  de  prendre  la 
chronologie  pour  seul  guide;  ou  plutôt,  ne  pas  l'observer 
à  la  lettre  ne  conduit  guère  à  la  violer  qu'en  apparence. 
Et   puis  il  a   conscience,   à    un  degré   où   Fénelon    ni 
même  IMassillon  n'en  ont  eu  conscience  pour  eux-mêmes, 
de  son  opposition   à   l'esprit  du  xvii'  siècle.  11   sait  par- 
faitement qu'il  renoue   la    tradition    du   xvi'   siècle   par- 
dessus le  xvii"  qu'il  combat.  Il   se   sent  l'héritier  d'une 
tradition  qui  s'est  obscurcie,  mais  ne  s'est  point  perdue, 
et  qui  relie  en  quelque  sorte  à  travers  le  siècle  de  Pascal 


PIERRE    BAYLE  51 

et  de  Bossuet,  celui  de  Montaio-ne  à  celui  de  Voltaire. 
Pendant  tout  le  xvn*  siècle,  en  effet,  toute  une  tradition 
de  libertinage,  comme  on  disait  alors,  une  tradition 
directe  et  ininterrompue,  selon  le  mot  de  Sainte-Beuve, 
avait  continué  d'avoir  à  la  ville  et  même  à  la  cour,  ses 
adeptes  et  ses  représentants  :  Lionne,  La  Rochefoucauld, 
Retz,  Condé,  la  Palatine,  Saint-Pavin,  Hesnault,  Des 
Barreaux,  M™^  des  Houlières,  Saint-Evremond,  Méré, 
La  Mothe  Le  Vayer.  Sans  doute  quelques-uns  d'entre 
eux  n'étaient  guère  que  des  débauchés,  des  fanfarons  de 
vice  et  d'incrédulité,  qui  ne  se  sentaient  pas  plus  tôt 
maladesqu'ils  recommençaient  à  croire  en  Dieu  de  tout  leur 
cœur,  mais  quelques-uns  étaient  pourtant  quelque  chose 
de  plus.  Je  n'en  veux  d'autre  preuve  que  les  invectives 
de  Bossuet  contre  les  libertins,  la  phrase  fameuse  de 
Nicole  :  wLa  grande  hérésie  du  monde  n'est  plus  le  luthé- 
rianisme  ou  le  calvinisme  »,  l'exclamation  de  Leibnitz  : 
«  Plût  h  Dieu  que  tout  le  monde  fût  au  moins  déiste!  »  et 
le  chapitre  de  La  Bruyère  sur  les  Esprits  forts.  Ce  sont 
ces  esprits  forts,  ces  libertins  et  ces  athées  que  Bayle 
continue,  résume  et  complète,  car  il  a  pour  lui  désormais 
tout  ce  que  la  raison  laïque,  humaine,  a  fait  de  progrès, 
et  tout  ce  qu'elle  a  acquis  de  superbe  confiance,  de  pré- 
somption et  d'orgueil. 

Pour  ces  raisons  il  est  un  homme  du  xviii*  siècle. 
«  Nous  avons  eu  des  contemporains  sous  le  règne  de 
Louis  XIV  »,  a  quelque  part  écrit  Diderot,  et  c'est  pré- 
cisément de  Bayle  qu'il  l'a  écrit.  Sa  vraie  place  est  donc 
bien  ici,  en  dépit  des  dates,  parmi  les  premiers  écrivains 
ou  penseurs  du  siècle  de  Voltaire.  —  Nous  étudierons 
d'abord   la    première   partie    de  sa  vie   et   ses    premiers 


62         HISTOIRE    DE    LA    LITTUUATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

ouvrao-es,   puis  son  Dictionnaire,  enfin   ses  luttes  et  ses 
dernières  œuvres. 

Sa  vie,  sans  présenter  rien  de   fort  extraordinaire,  ni 
surtout   de    romanesque,  —   quoi   qu'en    ait  cru    ou    dit 
Sainte-Beuve  en  calomniant  M""'  Jurieu,  —  ne  laisse  pas 
d'être  mouvementée.  Il  naquit  en  1647  au  Caria,  où  son 
père  était  ministre  protestant.  Son  éducation  paraît  avoir 
été  négligée.  En  1666,  il  est  au  collège  de  Puylaurens, 
et  il  y  lit  avidement  Plutarque  et  Montaigne.   En  1669, 
à  Toulouse,  il  abjure  le  calvinisme;  l'année  suivante,  il 
abjure  le  catholicisme.  La   France  n'étant  dès  lors  pas 
sûre  pour  lui,  il  part  pour  Genève.  Là  il  noue  des  rela- 
tions   avec     Burlamachi,    Tronchin,     Turretin,     Pictet, 
Constant,    Minutoli,   Basnage.    De    1672   à    1675,  il   est 
précepteur    chez    M.    Denormandie,    chez    le   comte   de 
Dohna,  chez  M.  de  Beringhen.  Une  chaire  de  philosophie 
étant  vacante  à  l'Académie  protestante  de  Sedan,  —  les 
autres  Académies   protestantes   du  royaume  étant  celles 
de  Montauban,  de  Nîmes  et  de  Saumur,  — il  s'y  présente 
et  est  agréé  (1676).  En    1680,   à  propos  de  l'affaire  de 
Luxembourg,     il    écrit    une     harangue    et    une    contre- 
harangue.  11  commençait  par  là  son  œuvre  de  pamphlé- 
taire  indifférent  à  la  vérité,   ou  de   sophiste,  si  on  aime 
mieux,  pour  qui  rien   n'est  tellement  douteux  qu'on  ne 
puisse  le  démontrer,  ni  rien  non  plus  tellement  sûr  qu'on 
n'en  puisse  très  bien   prouver  le  contraire.    Ce  premier, 

ou  ces    deux  premiers    ouvrages,  —   est  tout  à   fait 

caractéristique  du  manque  de  probité  morale  ou  du 
manque  de  hauteur  d'esprit  que  Ton  trouve  partout  dans 
i'œuvre  de  Bayle. 

Une  occasion  imprévue  n'allait  pas  tarder  à  lui  offrir 


I 


PIERRE    BAYLE  SS 

de  quoi  déployer  ses  talents.  Une  comète,  en  1680,  jeta 
le  trouble  dans  les  esprits  superstitieux.  Bayle  se  mit 
aussitôt  h  écrire.  II  travaillait  sur  ce  sujet  lorsqu'un  édit 
supprima  les  académies  protestantes  (juillet  1681).  Alors 
Bayle  alla  s'établir  à  Rotterdam,  en  qualité  de  professeur 
de  philosophie,  pensionné  par  la  ville.  C'est  là  qu'il  fit 
le  cours  imprimé  dans  ses  œuvres  sous  le  titre  de  Sys- 
tema  tolius  pJiilosophiœ,  dont  le  bon  M.  Damiron  a  étran- 
gement exagéré  l'importance,  et  dont,  en  vérité,  il  n'y  a 
rien  à  dire.  En  1682,  il  publiait  ses  Pensées  dicerses  sur 
la  comète. 

Arrêtons-nous  un  instant  sur  ce  livre  :  Bayle  établit 
qu'il  n'y  a  point  de  présages,  et  il  énumère  huit  argu- 
ments à  l'appui  de  sa  thèse.  Il  réfute  ensuite  trois  objec- 
tions, qu'on  peut  lui  adresser.  Dans  sa  réfutation,  il 
compare^  avec  insistance,  l'athéisme  et  l'idolâtrie,  et  il 
s'efforce  d'établir  que  celui-ci  vaut  beaucoup  mieux  que 
celle-là  pour  la  tranquillité  des  Etats  et  la  sécurité  des 
hommes.  Entre  autres  raisons  qu'il  en  donne,  figure 
celle-ci  :  les  opinions  des  hommes,  dit-il,  ne  sont  pas 
toujours  les  règles  de  leurs  actions.  —  Et  il  en  présente 
sept  preuves.  La  première  est  tirée  de  «  la  vie  des 
soldats  M  qu'aucune  religion,  fait-il  observer,  n'a  jamais 
empêchés  non  seulement  de  tuer,  —  puisqu'aussi  bien 
ils  en  font  profession,  —  de  piller,  de  voler,  de  violer  au 
besoin,  encore  qu'elles  le  défendent  toutes  ou  presque 
toutes;  que  les  soldats  ne  l'ignorent  point;  et  ([u'ils 
soient  même  capables  de  mourir,  s'il  le  faut,  pour  l'inter- 
diction qu'elles  en  font.  La  seconde  preuve  est  tirée  des 
a  désordres  des  croisades  »  ;  et,  à  ce  propos,  Bayle  se 
demande  ce  que  l'on  doit  penser  d'une  «  opinion  singu- 


54         HISTOIRE    DE    LA    LITTÉRATUHE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

lière  ».  Quelques  mouvais  plaisants  n'ont-ils  pas  en  effet 
prétendu  que  les  principes  de  l'Évangile,  s'ils  étaient 
fidèlement  suivis,  énerveraient  le  courage  de  ceux  qui  les 
professent?  Il  faut  sans  doute  examiner  ce  point,  et 
Bayle  n'a  garde  d'y  manquer.  Une  troisième  preuve  se 
déduit  de  «  la  vie  des  courtisanes  ».  Excellente  occasion 
de  donner,  en  passant,  quelque  chose  au  goût  fâcheux 
qu'il  aura  toujours  pour  les  obscénités.  Et,  comme  il  a  lu 
tout  récemment,  dans  une  Relation  d'un  M.  de  Saint- 
Didier,  des  anecdotes,  qu'il  a  trouvées  plaisantes,  sur  les 
courtisanes  de  Venise,  il  les  reproduit! 

Cependant   sa    démonstration    n'en   est   encore   qu'au 
début.   Si  «  tant  de   chrétiens  »,  comme  on  vient  de  le 
voir,  «  qui  ne  doutent  de  rien,  et  qui  même  sont  prêts  à 
croire  un  million  de  nouveaux  articles  de   foi,  pour  peu 
que  l'Église  les  décide,  se  plongent  néanmoins  dans  les 
voluptés   les    plus    criminelles    »,    que    dirons-nous    des 
magiciens,  des  sorciers  ou  des  démons?  Car,  les  démons, 
voilà,    certes,    une   espèce    d'êtres   qui    n'ont   guère    le 
moyen  de  se  dire  athées!  Considérez  donc  leur  conduite, 
et   voyez  s'il   s'en  peut  de   moins   conforme  h   leur  con- 
viction. C'est  ce  que  Bayle  appelle  sa  quatrième  preuve. 
Après  quoi,  «  toute  sorte  de  gens  »,  hommes  ou  femmes, 
pris  en  gros,  qui  vont  à  la  messe,  qu'on  voit  même  «  qui 
contribuent    à    la    décoration    des    églises    »,    qui    ont 
Ihorreur  de  l'hérétique,   mais  qui  pourtant  n'en  vivent 
p;,s  plus  saintement,   lui  sont  une  cinquième  preuve  de 
la  vérité  de  sa  proposition.  Il  en  trouve  une  sixième  dans 
la  dévotion  très  particulière  qu'au  dire  d'Alexis  de  Salo, 
de  très  insignes  scélérats  ont  témoignée  pour  la  Vierge. 
Meurtriers  ou   voleurs,  ils  continuaient  donc  de  croire, 


PIERRE    CA.YLE  65 

du  meilleur  de  leur  cœur,  aux  mystères  et  aux  obser- 
vances d'une  religion  que  leur  conduite  profanait  tous 
les  jours! 

A  ce  bel  argument,  dont  il  s'applaudit  comme  d'une 
Tare  trouvaille,  Bayle  est  curieux  de  savoir  ce  que  pourra 
bien  répondre  un  savant  jésuite  —  c'est  le  père  Rapin,  — 
qui,  dans  un  livre  alors  tout  récent,  attribuait  la  corrup- 
tion de  son  siècle  aux  progrès  croissants  de  l'incré- 
vdulité.  Mais  une  autre  question  s'élève  là-dessus  :  car, 
oh  pense-t-on  qu'il  y  ait  le  plus  d'incrédules  :  à  la  ville, 
ou  à  la  cour?  A  la  ville,  répond  Bayle,  quoique  d'ailleurs 
il  y  ait  plus  de  corruption  à  la  cour.  La  cour  le  mène 
;aux  rois,  parmi  lesquels  il  choisit  Louis  XI  pour  en  faire 
<(  une  considération  particulière  ».  Il  passe  au  grand 
Alexandre  et  découvre  dans  son  histoire  des  crimes  plus 
qu'ordinaires  mêlés  à  une  superstition  sans  mesure.  N'en 
pouvons-nous  pas  dire  autant  de  Catherine  de  Médicis? 
'de  Charles  IX?  de  Henri  III?  Non,  en  vérité,  conclut 
Bayle,  quelque  religion  que  nous  professions  des  lèvres, 
mous  ne  pouvons  rien  sans  la  grâce  ;  —  et  le  développe- 
.ment  de  sa  sixième  preuve  est  achevé.  Il  faut  toutefois 
<[u'il  en  donne  une  septième,  et,  d'avoir  en  passant  parlé 
du  livre  du  père  Rapin,  comme  il  s'est  souvenu  de  celui 
d'Arnauld  sur  la  Fréquente  communion,  c'est  de  là  qu'il 
la  tire.'  Jésuites  ou  jansénistes,  puisque  nous  voyons 
donc  que  la  fréquence  ou  lu  rareté  de  leurs  communions 
jie  les  empêche  pas  d'être  au  fond  tous  les  mêmes,  c'est- 
ii-dirc  toujours  des  hommes,  la  même  conclusion  revient 
donc  aussi  toujours;  et  c'est  enfin  là  qu'abandonnant  sa 
<lémonstration,  —  sauf  à  la  reprendre  et  à  la  continuer 
.ailleurs,  —  Bayle  passe  à  ses  hardies  conjectures  sur  a  les 


56         HISTOIIlIi:    DE    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

mœurs  d'une  société  qui  serait  absolument  sans  religion  ». 
Mais,  qu'est  devenue   la  comète? 

Ce  premier  ouvrage  de  Bayle  est  extrêmement  carac- 
téristique. Et  il  le  serait  bien  plus  encore,  s'il  était 
mieux  écrit,  avec  moins  de  prolixité.  Il  rappelle  à  la 
fois  le  XVI''  siècle,  par  le  désordre  de  sa  composition,  et 
le  xvii%  par  l'usage  constant  et  l'abus  qui  y  est  lait  du 
raisonnement;  et  il  appartient  bien  au  xviii*  siècle,  par 
l'athéisme  où  il  aboutit.  Les  Pensées  sur  la  Comète  sont 
composées  comme  l'étaient  les  Essais  de  Montaigne. 
Encore  le  procédé  discursif  de  Montaigne  était-il  excel- 
lent comme  exactement  approprié  au  projet  qu'il  avait 
de  se  peindre!  Mais  Bayle  n'a  pas  l'intention  de  se 
peindre.  Il  nous  a  promis  de  nous  montrer,  d'une  part, 
que  nous  n'avions  rien  à  craindre  de  l'apparition  des 
comètes,  et,  secondairement,  que  la  conduite  des  hommes 
se  moquait  bien  de  leurs  principes.  C'est  donc  unique- 
ment où  nous  l'attendons.  Et  c'est  ce  qu'il  ne  nous 
donne  pas.  Bayle  semble  ôtre  un  homme  pour  qui  le 
xvii"'  siècle  ne  serait  pas  intervenu  ;  qui  continuerait 
sous  Louis  XIV  de  s'habiller  comme  on  faisait  au  temps 
de  Henri  IV;  et  qui  n'aurait  pas  appris  du  Discours  sur 
la  Méthode  à  «  conduire  ses  pensées  par  ordre  ». 

De  Descartes  cependant  il  tient  son  culte  exclusif  et 
étroit  de  la  raison.  Si  ses  divisions  manquent  de  logique, 
s'il  ne  sait,  comme  il  l'avoue  lui-même,  «  ce  que  c'est  que 
de  méditer  régulièrement  sur  une  chose  »,  s'il  «  saute 
dans  des  lieux  dont  on  aurait  bien  de  la  peine  à  deviner 
les  chemins  »,  du  moins  la  même  philosophie,  la  même 
méthode  de  dialectique  rationaliste  anime-t-elle  toutes 
ses  digressions.  Son    premier  mouvement,  comme  celui 


PlEIîRE    BATLE  57 

de  Descartes,  est  de  tout  révoquer  en  doute  ;  il  craint 
par-dessus  tout  d'être  dupe.  Instinctivement,  il  croit  que 
la  plupart  des  hommes,  recevant  de  leurs  parents,  de 
leurs  maîtres,  de  l'usage  même  du  monde  et  de  l'expé- 
rience banale  de  la  vie,  leurs  préjugés  tout  faits,  sont 
incapables  de  penser.  Enfin  la  raison  est  pour  lui  le  seul 
juge  de  la  vérité  d'une  idée  ou  d'un  sentiment  :  aperçoit- 
elle  une  contradiction,  aussitôt  il  crie  h  l'erreur. 

Nous  avons  vu  plus  haut,  en  traitant  de  Descartes^ 
que,  de  toute  la  pensée  du  xvn^  siècle,  c'est  le  rationa- 
lisme cartésien  surtout  qui  passa  au  xviii*.  Bayle  est  donc, 
de  par  son  rationalisme  déjà,  un  homme  du  xviii*  siècle. 
Il  l'est  encore  par  l'idée  qu'il  se  fait  de  la  Providence. 
Alors  que  les  Bossuet  et  les  Pascal  voyaient  la  Providence 
mêlée  partout  dans  les  affaires  humaines;  qu'ils  la  con- 
cevaient comme  particulière,  et  en  quelque  sorte  person- 
nelle h  chacun  de  nous,  Bayle  n'a  d'autre  souci  que  de 
réduire  le  nom  de  la  Providence  à  n'être  que  l'expres- 
sion équivoque  de  l'immutabilité  des  lois   de  la  nature  : 

Je  ne  me  ferai  point  scrupule  de  dire  que  tous  ceux  qui  trouvent 
étrange  la  prospérité  des  méchants  ont  très  peu  médité  sur  la 
nature  de  Dieu,  et  qu'ils  ont  réduit  les  obligations  d'une  cause 
qui  gouverne  toutes  choses  à  la  mesure  d'une  Providence  subal- 
terne, ce  qui  est  d'un  petit  esprit.  Quoi  donc  !  Il  faudrait  que  Dieu, 
après  avoir  fait  des  causes  libres  et  des  causes  nécessaires,...  eût 
établi  des  lois  conformes  à  la  nature  des  causes  libi-es,  mais  si 
peu  (ixes  que  le  moindre  chagiin  qui  arriverait  à  un  Iionime  les 
bouleverserait  entièrement,  à  la  ruine  de  la  liberté  humaine!  Un 
simple  gouverneur  de  ville  se  fera  moquer  de  lui,  s'il  change  des 
règlements  et  des  ordres  autant  de  fois  qu'il  plaît  à  quelqu'un  de 
murmurer  ;  et  Dieu...  sera  tenu  de  déroger  à  des  lois,  parce  qu'elles 
ne  plairont  pas  aujourd'hui  à  l'un  et  demain  à  l'autre?...  P«ut- 
on  se  faire  une  idée  plus  fausse  d'une  Providence  générale?... 
Ceu.v  qui  voudraient  qu'un  méchant  homme   devînt   malade    sont 


58         HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

quelquefois  aussi  injustes,  que  ceux  qui  voudraient  qu'une  pierre 
qui  tombe  sur  un  verre  ne  le  casse  point:  car,  de  la  manière 
qu'il  a  ses  organes  composés,  ni  les  éléments  qu'il  prend,  ni 
l'air  qu'il  respire  ne  sont  pas  capables,  selon  les  lois  naturelles, 
de  préjudicicr  à  sa  santé,  si  bien  que  ceux  qui  se  plai^aent  de  sa 
santé  se  plaignent  de  ce  que  Dieu  ne  viole  pas  les  lois  qu'il  a 
établies. 

Et  voilà  le  dogme  chrétien  de  la  Providence  incompa- 
tible avec  l'idée  de  la  majesté  divine,  avec  ce  quelque 
chose  d'immuable,  sans  lequel  la  loi  n'est  pas  loi! 
Bayle  est  déiste,  avant  que  les  libres  penseurs  anglais 
aient  donné  la  formule  du  déisme. 

Mais  il  va  plus  loin,  et  sa  négation  de  la  Providence 
n'est  en  quelque  manière  que  la  première  démarche  do 
sa  dialectique.  Après  avoir  établi  que  la  Providence, 
comme  le  Hasard  et  comme  la  Fortune,  n'est  (ju'un  beau 
mot  dont  nous  nous  payons  pour  couvrir  notre  ignorance 
des  desseins  de  Dieu,  il  ne  s'efTorce  pas  d'établir  moins 
fortement  que  «  tous  les  usages  de  la  religion  sont  fondés 
non  pas  sur  le  dogme  de  l'existence  de  Dieu,  mois  sur 
celui  de  la  Providence  ».  La  conséquence  est  évidente, 
et  Bossuet  encore  ici  ne  s'était  pas  mépris.  A  l'égard  de 
la  religion,  nier  la  Providence  ou  nier  l'existence  de 
Dieu,  c'est  exactement  la  même  chose.  Point  de  Provi- 
tlencc,  point  de  religion.  Le  paradoxe  n'arrête  pas  Bayle, 
et  dans  une  série  de  chapitres  de  ses  Pensées  sur  la 
Comète  ou  de  leur  Continuation,  il  examine  avec  tranquil- 
lité «  si  l'athéisme  conduit  nécessairement  à  la  corrup- 
tion des  mœurs  »,  —  et  il  trouve  que  non;  s'il  est  vrai 
«  qu'une  société  d'athées  ne  pourrait  pas  se  faire  des 
principes  de  bienséance  et  d'honneur  »,  —  et  il  trouve 
que  non;  enfin  si  «   une  religion   est  absolument  néces- 


I 


PIERRE    BAYLE  69 

saire  pour  conserver  les  sociétés  »,  et  il  trouve  toujours 
que  non.  De  proche  en  proche,  comme  on  le  voit,  le 
déisme  tourne  h  l'athéisme.  Avant  même  que  Voltaire 
soit  né,  Bayle  va  plus  loin  que  Voltaire.  Ni  Bolingbroke, 
ni  Collins,  ni  Toland  n'ajouteront  rien  à  la  force  de  ses 
déductions. 

Ces  traits  essentiels  de  Bayle  :  le  caractère  d'un 
homme  du  xvi^  siècle,  d'un  Erasme  ou  d'un  Montaig-ne, 
qui  ne  demande  que  peu  de  chose  au  monde,  la  tranquil- 
lité seulement  et  la  liberté  ;  —  d'un  raisonneur  à  outrance  ; 
—  d'un  libre  penseur  antérieur  aux  philosophes  anglais 
et  à  nos  encyclopédistes;  nous  les  retrouvons  dans  un 
autre  de  ses  ouvrages,  qui  est  de  la  même  année  que  les 
Pensées  sur  la  Comète  :  la  Critique  générale  de  V Histoire 
du  calvinisme.  L'auteur  de  cette  Histoire  était  le 
P.  Maimbourg.  Le  livre  de  Bayle  obtint  un  vif  succès; 
mais  ce  succès  même  eut  une  suite  fâcheuse  :  Jurieu 
entra  en  lutte  contre  lui.  Bayle  réunit  ses  réponses  dans 
un  Recueil  de  quelques  pièces  (1684);  on  y  remarque  un 
symptôme  assez  grave  dans  l'ordre  littéraire,  dont  on 
trouvera  l'analogue  dans  Fontenelle  :  l'art  de  la  compo- 
sition disparaît  désormais  totalement  chez  Bayle. 

Comme  il  arrive  trop  souvent,  ses  amis  profitèrent  de 
son  succès  pour  l'engager  à  se  détourner  des  occupations 
qui  le  lui  avaient  valu.  Et  de  philosophe,  il  devient 
momentanément  homme  de  lettres,  dans  ses  Nouvelles 
de  la  république  des  Lettres,  qui  parurent  de  1G84  à 
1687.  Ce  lui  fut  l'occasion  d'une  querelle  avec  Arnauld, 
et  d'une  affaire  avec  Christine.  Je  ne  méconnais  point 
l'intérêt  des  Nouvelles,  mais  on  l'a  exagéré.  Et  Bayle, 
dont  on  a  voulu  faire  l'incarnation  du  géuii'  ciitique,  y 


GO         HISTOIRE    DE    LA    LITtÉuATUHE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

manque  un  peu  de  critique  et  de  discernement.  Il 
l'avouera  lui-même,  d'ailleurs,  quinze  ou  seize  ans  plus 
tard,  quand  il  écrira  : 

Il  n'y  a  guère  de  livre  qui  ne  me  paraisse  bon  quand  je  ne  le  lis 
que  pour  le  lire  :  il  faut  que,  pour  en  trouver  le  faible,  je  m'at- 
tache de  propos  délibéré  à  le  rechercher.  Je  ne  faisais  jamais  cela 
pendant  que  je  donnais  les  Nouvelles  delà  république  des  Lellves... 
Je  no  faisais  point  le  critique...  je  ne  voyais  dans  les  livres  que 
ce  qui  pouvait  les  faire  valoir  :  leurs   défauts  m'échappaient... 

Si  d'ailleurs  on  avait  pu  noter  dans  ses  premiers 
ouvragées  une  confusion  rare  et  la  liberté  d'un  homme 
qui  suit  sa  plume  au  lieu  de  la  guider,  on  peut  remarquer 
dans  les  Nouvelles  un  manque  de  goût  peu  commun. 

La  révocation  de  l'Edit  de  Nantes  sembla  devoir  un 
moment  renlcvcr  à  son  dilettantisme,  et  le  fit  souvenir 
qu'il  était  protestant.  Il  écrivit  un  factum  intitulé  :  Ce 
que  cest  que  la  France  toute  catholique  sou.s  le  règne  de 
Louis  le  Grand  :  lettre  écrite  de  Londres  à  M.  Vabbé  *** 
chanoine  de  Notre-Dame  de  ***  (1G85).  11  convient  ici  de 
le  remarquer,  tous  les  ouvrages  de  Bayle  sont  anonymes, 
et  non  seulement  anonymes,  mais  enveloppés  de  toutes 
les  précautions  qui  peuvent  dépister  les  curieux. 

Même  observation  pour  le  Commentaire  philosophique 
sur  le  Compelle  intrare,  qui  parut  également  en  1685. 
Fin  voici  le  titre  complet  :  Commentaire  philosophique 
sur  ces  paroles  de  Jésus-Christ  :  Contrains-les  d'entrer; 
ail  Von  prouve  par  plusieurs  raisons  démonstratives  qiiil 
n'y  a  rien  de  plus  abominable  que  de  faire  des  conversions 
par  les  contraintes,  et  oii  l'on  refuie  les  sopliismes  des 
convertisseurs  à  contrainte  et  Capologie  que  saint  Augus- 
tin a  faite  des  persécutions,   —  traduit  de  l'anglais  du 


PIERRE    BAYLE  61 

sieur  Jean  Fox  de  Bruggs,  par  M.  J.  F.  —  Cantorhéry, 
chez  Thos  Littvell. 

C'est  déjà  la  tactique  de  Voltaire,  poussée  jusqu'au 
désaveu  de  soi-même  s'il  le  faut,  sans  que  l'on  voie  bien 
la  raison  qui  y  oblige  Bayle  ;  mais  c'est  aussi,  déjà,  la 
tolérance.  Bayle  seul,  ou  presque  seul  à  cette  date,  en  a 
l'idée.  Son  scepticisme  grandissant  l'a  détaché  de  sa 
communion  même.  Toutes  les  religions  lui  sont  bonnes, 
et  une  seule  chose  lui  est  sacrée,  qui  est  les  droits, 
comme  il  l'appelle,  de  la  conscience  errante. 

A-t-il  poussé  le  détachement  jusqu'à  commettre  un 
acte,  ou  plutôt  deux  qui  pèsent  encore  sur  sa  mémoire? 
C'est  la  question  qui  se  pose  ici  :  Bayle  est-il  l'auteur 
de  la  Réponse  aux  nouveaux  convertis  (1689),  et  de 
VAvis  aux  Réfugiés  (1689)?  A  quatre  ans  seulement 
d'intervalle,  ces  deux  écrits,  sont  la  contre-partie  du 
Commentaire  philosophique  et  de  la  France  toute  catho- 
lique. Aussi  sévèrement  que  les  persécuteurs  dans  les 
deux  précédents  ouvrages,  aussi  durement  sont  ici 
traités  les  réfugiés.  Et  l'on  peut  ajouter  qu'il  y  règne  un 
ton  de  flatterie  à  l'adresse  de  Louis  XIV  assez  rare  dans 
la  bouche  de  Bayle.  C'est  là  un  problème  à  examiner. 
Bayle  a  bien  désavoué  l'ouvrage  :  mais  c'est  ici  la  juste 
punition  de  ces  manœuvres  où  nous  l'avons  tout  à  l'heure 
surpris.  Dans  le  temps  même  qu'il  imprimait  le  Com- 
mentaire Philosophique,  qui  est  certainement  de  lui,  ne 
s'amusait-il  pas  à  le  désavouer  dans  ses  lettres  privées  : 

Ces  messieurs  de  Londres  ont  une  étrange  démangeaison  d'im- 
primer. On  leur  attribue  un  Commentaire  philosophique  qui,  eu 
Taisant  semblant  de  combattre  les  persécutions  papistiques,  va  à 
établir  la  tolérance  des  sociniens. 


62         HISTOIRE    DE    LA    LITTÉHATUBE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Voltaire  lui  empruntera  plus  tard  ce  procédé,  cette  tacti- 
que ;  elle  n'en  sera  pas  plus  honorable  pour  cela.  — 
Quoi  ([u'il  en  soit,  si  Bayle  n'est  pas  l'auteur  des  deux 
factums,  il  faut  que  ce  soit  Pellisson  ;  mais  Pellisson  les 
a  désavoués  publiquement.  Et  puis,  leur  ton  ressemble 
plus  h  celui  de  Bayle  qu'à  celui  de  Pellisson.  Enfin,  ils 
(irrurcnt  dans  les  Œuvres  de  Bayle. 

Il  convient  d'insister  sur  Y  Avis  aux  réfugiés,  parce 
qu  il  valut  à  son  auteur  le  tourment  de  ses  dernières 
années.  En  voici  l'analyse  rapide  :  Bayle  débute  par  des 
conseils  adressés  aux  réfugiés  sur  leurs  écrits  satiriques 
et  leurs  libelles  diffamatoires.  Puis  il  examine  les  doc- 
trines séditieuses  de  ces  libelles;  il  réfute  celle  de  la 
souveraineté  du  peuple,  contre  laquelle  il  établit  les 
prérogatives  de  la  royauté;  il  étudie  l'esprit  de  rébellion 
des  calvinistes,  et  expose  les  sentiments  différents  des 
Païens  sur  ce  que  l'on  doit  à  la  Patrie.  —  Conclusion  : 
éloge  de  Louis  XIV;  dissensions  du  protestantisme. 

Ce  court  sommaire  suffit,  pour  qu'on  juge  avec  quelle 
colère  Jurieu  doit  accueillir  Y  Avis.  En  guerre  depuis  plu- 
sieurs années  contre  Bayle,  dont  le  succès  et  les  ten- 
dances le  mécontentaient,  il  éclate,  en  1691,  en  écrivant 
V Examen  cVun  libelle  contre  la  religion,  l'État,  et  contre 
la  révolution  d'Angleterre,  intitulé  Avis  aux  réfugiés, 
Bayle  répondit  par  la  Cabale  chimérique.  Il  y  allait  de 
haute  trahison  :  faute  de  preuves,  on  alla  reprendre  les 
pensées  malsonnantes.  Et  Bayle  fut  destitué  de  ses  fonc- 
tions, en  1693.  Il  avait  déjà  commencé  à  s'occuper  de  son 
Dictionnaire. 


PIEnnE    BAYLE  63 


Le  dictionnaiue  de  Bayle. 

On  ne  lit  pas  beaucoup  les  dictionnaires,  et  on  a 
raison,  puisqu'efFectivement  leurs  auteurs  ne  les  ont  pas 
composés  pour  être  lus,  mais  pour  être  consultés.  Il  y  a 
toutefois,  ou  du  moins  il  devrait  y  avoir  des  exceptions, 
et  parmi  ces  exceptions  le  Dictionnaire  de  Bayle  en  est 
une  :  d'abord  parce  qu'il  contient  h  lui  seul  Bayle  tout 
entier,  et  ensuite  parce  qu'il  est  l'arsenal  où  la  philoso- 
phie du  xviii^  siècle  a  puisé  ses  meilleures  armes  et  les 
plus  dangereuses  à  tout  ce  qu'elle  a  combattu.  Sans  l'étu- 
dier dans  le  plus  minutieux  détail,  nous  pouvons  cepen- 
dant, si  nous  savons  nous  y  prendre,  en  reconnaître 
assez  exactement  le  caractère,  l'esprit,  la  nature  d'in- 
lluence  au  xviii^  siècle. 

Bayle  en  avait  lancé  le  Prospectus  ou  le  Projet  dès 
1692,  en  le  faisant,  comme  de  juste,  procéder  d'un  aver- 
tissement où  il  en  exposait  les  intentions  avec  le  plan. 
Nous  reparlerons  du  plan  dans  un  instant  :  voyons-en 
d'abord  l'intention  : 

Il  n'y  a  point  de  prince,  quelque  soin  qu'il  prenne  de  faire  tendre 
des  toiles,  et  d'ordonner  tout  ce  qu'il  faut  pour  une  fameuse 
partie  de  chasse,  qui  puisse  être  plus  certain  de  la  prise  d'un 
grand  nombre  de  bêtes,  qu'un  savant  critique  qui  va  à  la  chasse 
des  erreurs  doit  être  assuré  qu'il  en  prendra  beaucoup. 

et  plus  loin  : 

Ce  serait  la  pierre  de  touche  des  autres  livres,  et  vous  connaissez 
un  homme  un  peu  précieux  en  son  langage,  qui  ne  manquerait  pas 
d'appeler  l'ouvrage  en  question  la  chambre  des  assurances  de  la 
république  des  lettres. 


64         HISTOinE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Ainsi,  nous  le  voyons,  dans  la  pensée  de  Bayle,  il 
s'agissait  avant  tout  et  surtout  de  donner  la  chasse  aux 
erreurs,  d'aller  dépister  les  bévues  jusque  dans  les  textes 
les  plus  autorisés,  de  rétablir  la  vérité  de  l'histoire 
faussée  par  la  superstition,  par  l'ignorance,  par  l'esprit 
de  parti,  en  quatre  mots  de  compiler  un  dictionnaire 
purement  critique  ou  rectificatif  àc  tous  les  autres  dic- 
tionnaires et  compilations  par  ordre  alphabétique. 

La  défectuosité  de  ce  plan  est  évidente.  En  effet,  un 
pareil  dictionnaire  suppose  la  possession  du  contenu  de 
tous  les  autres,  puisqu'il  ne  les  recommence  pas,  si  l'on 
peut  ainsi  dire,  mais  qu'il  ne  fait  que  s'y  ajouter,  et  non 
pas  même  pour  les  compléter,  mais  seulement  pour  les 
corrifj-er.  Quand  un  article  est  bon  dans  Moreri,  Bayle  ne 
le  refait  pas,  il  ne  lui  donne  point  place  dans  son  diction- 
naire, et  nous,  pour  juger  de  la  valeur  du  dictionnaire 
de  Bayle,  nous  sommes  obligés  d'en  faire  une  confronta- 
tion perpétuelle  avec  celui  de  Moreri.  A  la  vérité,  sur  les 
réclamations  ou  observations  des  souscripteurs,  et  heu- 
reusement pour  nous,  Bayle  ne  suivit  pas  exactement  ce 
plan;  il  n'est  pas  de  ceux  qui  suivent  un  plan,  et  d'ail- 
leurs quel  est  le  plan  qui^  dès  qu'on  le  veut  exécuter,  ne 
doive  subir  de  nombreuses  modifications?  Dans  sa  pré- 
face de  1G95,  il  annonce  en  ces  termes  ses  changements  : 


Étant  certain  que  la  découverte  des  erreurs  n'est  importante  ou 
utile  ni  à  la  prospérité  de  Téclat  ni  à  celle  des  particuliers,  voici 
de  quelle  manière  jai  changé  mon  plan...  J'ai  divisé  ma  compo- 
sition en  deux  parties  :  l'une  est  purement  historique  :  un  narré 
succinct  des  faits:  l'autre  est  un  grand  commentaire,  un  mélange 
de  preuves  et  de  discussions  où  je  lais  entrer  la  censure  de  plusieurs 
fautes,  et  quelquefois  même  une  tirade  de  réflexions  philoso- 
phiques. 


PIERRE    BAYLE  65 

Mais  enfin,  dans  l'œuvre  définitive,  il  est  demeuré  trop 
de  choses  du  projet  primitif,  et  c'en  est  une  des  infério- 
rités. De  là  viennent,  en  particulier,  les  nombreuses 
lacunes  qu'il  est  aisé  d'y  remarquer.  Il  ne  faut  pas  cepen- 
dant en  découvrir  plus  qu'il  n'y  en  a,  et,  à  ce  propos,  je 
ferai  remarquer  qu'il  y  a  une  façon  de  lire  Bayle,  qui 
est  celle  de  Voltaire,  mais  qui  ne  saurait  être  la  nôtre  : 
Voltaire  écrit  : 

M.  de...  me  disait  que  c'était  dommage  que  Bayle  eût  enflé  son 
Dictionnaire  de  plus  de  deux  cents  articles,  de  ministres  et  de 
professeurs  luthériens  et  calvinistes;  qu'en  cherchant  l'article 
■César  il  ny  avait  rencontré  que  celui  de  Jean  Césarius,...  et  quau 
lieu  de  SciPiox  il  y  avait  trouvé  six  grandes  pages  sur  Gérard 
Sciopius. 

Voltaire  se  trompe  :  il  n'y  a  pas  d'article  sur  Césauils 
-dans  le  Dictionnaire  de  Bayle,  et  au  contraire  il  y  en  a 
un,  et  même  un  très  long,  sur  César.  Cependant,  en  ce 
qu'elle  a  de  général,  sa  remarque  subsiste,  comme  l'on 
-dit  :  et  les  lacunes  sont  nombreuses  dans  le  Dictionnaire. 
Bayle  n'a  pas  réservé  d'article  à  Socrate,  à  Platon,  à 
Aristote;  il  est  muet  sur  Rabelais,  Montaigne,  Corneille, 
Descartes. 

Si  l'on  ne  trouve  pas  dans  le  Dictionnaire  beaucoup  de 
<ihoses  que  l'on  serait  en  droit  d'y  réclamer,  on  y  en 
trouve  beaucoup  d'autres  que  l'on  n'y  attendait  guère, 
et  cela  ne  fait  pas  compensation.  C'est  ici  qu'il  faut  en 
effet  se  souvenir  qu'à  beaucoup  d'égards  Bayle  est  encore 
et  toujours  un  homme  du  xvi^  siècle,  un  contemporain 
sous  Louis  XIV  des  Montaigne  et  des  Rabelais,  des  Sca- 
liger  et  des  Juste-Lipse,  des  Estienne  et  des  Pasquier. 
Il  a  comme  eux  l'érudition  étendue,  mais  désordonnée, 
mais  exubérante,  mais  méticuleuse  et  surtout  disputeuse 


m. 


C6         HISTOinE    DE    LA    LITTEnATURE    FRANÇAISE     CLASSIQUE 

De  là  cette  uboiiJance  des  notes  dont  ou  peut  vraiment 
dire  que  le  texte  n'est  que  le  prétexte.  Bayle  ne  rédige 
pas  ses  notes  pour  son  texte,  mais  son  texte  pour  ses 
notes.  De  là  tant  d'articles  sur  tant  de  Rorarius  et  de 
Sciopius  ou  de  Vortius ,  ensevelis  aujourd'hui  dans 
l'ombre  d'où  l'on  ne  saurait  conseiller  à  personne  d'es- 
saver  de  les  tirer  :  ce  serait  perdre  son  temps  et  sa  peine. 
De  là  tant  de  chicanes  et  de  digressions  sur  tant  de  ques- 
tions odieuses,  insignifiantes  et  même  saugrenues  :  si 
Achille  fut  nourri  de  la  moelle  des  cerfs  ou  de  celle  des 
lions;  —  si  Arislotc  exerça  ou  n'exerça  pas  la  pharmacie 
à  Athènes;  —  si  Loyola  dans  sa  trente-septième  année 
reçut  ou  ne  reçut  pas  le  fouet  à  Sainte-Barbe;  —  si  la 
femme  de  Luther  était  belle;  —  si  le  mariage  de  Calvin 
fut  un  mariage  d'incliiialion  ;  —  combien  de  temps  Cicé- 
ron  mit  à  se  consoler  de  la  mort  de  sa  fille;  —  et  autres 
(lueslions  qui  rappellent  celles  mêmes  dont  s'était  moqué 
La  Bruyère,  savoir  «  si  Thoutmosis  était  valétudinaire...  » 
C'est  l'acharnement  des  érudits  à  des  problèmes  de  cette 
force  qui  les  a  perdus  de  réputation  dans  l'estime  des 
honnêtes  gens;  Bayle,  sous  ce  rapport,  est  de  la  famille^ 
et  il  en  est  à  double  titre,  par  l'indiscrétion  avec  laquelle 
il  fait  étalage  de  son  grec  et  de  son  latin,  comme  par 
l'importunce  qu'on  dir;iit  qu'il  attache  et  que  je  crois- 
qu'il  attachait  réellement  à  de  telles  fadaises. 

11  en  est  encore  par  le  goût  fâcheux  qu'il  montre  à 
chaque  page  pour  la  gravclure  et  l'obscénité.  Son  Dic- 
tionnaira  ne  conliiMit  point  d'article  sur  Sophocle  ni  sur 
Démosthène;  il  n'en  contient  pas  sur  Horace  ou  sur  Cicé- 
ron,  mais  il  en  contient,  et  de  très  longs,  et  de  très  déve- 
loppés,   sur   Hélène   et   sur  Héloïse;   il   en  contient  sur 


PIERRE    BAYLE  67 

Laïs  et  sur  Thaïs,  sur  Alcmène   et  sur  Amphitryon.  De 
même,  s'il  en  contient  sur  des  personnages  encore  plus 
ignorés,  sur  M"^  de  Pienne,  ou  sur  Isabelle  de  Limeuil, 
c'est  que  l'une   et  l'autre,  filles   d'honneur   de   la    reine 
Catherine  de  Médicis,  furent  les  héroïnes  en  leur  temps 
d'aventures  et  de  procès  scandaleux.  Bayle  vécut  chaste, 
et   on    ne    lui    connaît   aucune   aventure  d'amour    ou    de 
galanterie;  cependant  toutes  ces  questions  ont  pour  lui 
le  plus  étrange  attrait,  et  il  en  parle  ordinairement  avec 
une  tranquillité  de  cynisme  qui  n'a  n'égale  que  la  satis- 
faction   qu'il    éprouve    à    badiner    sur   ces    sujets.    C'est 
encore    en    lui,    je   le    répète,    un    reste,    une    trace    du 
XVI''   siècle,   où   les   érudits,  abrités  derrière    leur   grec, 
avaient  l'air  de  croire  que  tout  ce    qui    se    fait  peut  se 
dire,   et  tout  ce  qui  se  dit  peut  s'écrire.  Mais  la  poli- 
tesse, mais  le  style,  mais  la  littérature  commencent  pré- 
cisément avec  cette  distinction  que  Bayle  ne  fait  point  : 
la  première  leçon  de  la  rhétorique  des  honnêtes  gens, 
c'est  que  tout  ce  qui  se  fait  ne  peut  se  dire,  et  que  bien 
moins  encore  tout  ce  qui  se  dit  ne  saurait  s'écrire.  Vive- 
ment attaqué   sur  ce  point,   Bayle  se    défendit   par   une 
dissertation  intitulée  bravement  :  Éclaircissement  sur  les 
obscénités,  que  l'on  trouve  selon  les  éditions  à  la  fin  ou 
au  commencement  de  son  Dictionnaire.  Mais  il  prouva 
seulement  par  cette  mémorable  dissertation,  qu'il  méri- 
tait le  reproche  qu'on  lui  faisait.  Non  pas  au  moins  que 
cette  apologie  soit  inhabile!  Elle  n'est  qu'inconsciente. 
Avec    sa    distinction    des    sept    classes    d'écrivains    qui 
peuvent    encourir   l'accusation    d'indécence,  il  épuisa  le 
sujet,  mais  on  vit  clairement  qu'il  ne  l'avait  pas  du  tout 
entendu.  Voilà  un  bel  exemple  du  pouvoir  de  la  dialec- 


68         HISTOIRE    DE    LA     LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

tique!   Au  fond,  la  liberté  du  langage  paraissait  à  Baylc 
une  condition  absolue  de  la  liberté  de  la  pensée.  Et  c'est 
une  des  grandes  erreurs  que  l'écrivain  puisse  commettre! 
Je  lui  reprocherai  moins  vivement  les  articles  (in'il  a 
consacrés  aux   gloires  du    protestantisme,    ou    plutôt,    à 
mes  yeux,   c'est  ici  le   véritable  intérêt  de  son  Diction- 
naire; ce  dictionnaire  historique  et  critique,  en  ce  qu'il  a 
de  vraiment  neuf  et  de  vraiment  original,  est  surtout  un 
dictionnaire  de  philosophie  et  de  théologie.  Non  pas  que 
beaucoup  de  ces   pasteurs   dont  il   parle   ne   soient    eux 
aussi   bien    oubliés  aujourd'hui,  mais  ce   n'est  pas   là  le 
point.  Presque  contemporain  d'un  bon   nombre   d'entre 
eux,  Bayle  n'en  est  pas  suffisamment   éloigné  pour  les 
juger  II  leur  vraie  valeur.  Il  ne  reste  pas  moins  que  c'est 
eux,  leur  biographie,  la  discussion  de  leurs  doctrines,  qui 
fait   la   curiosité   du    Dictionnaire.    Religion    et   philoso- 
phie, voilà  le  domaine  de  Bayle,  voilà  la  part  en  lui  de 
l'homme  du  xvii'  siècle,  du  contemporain  de  Bossuet  et 
de   Fénelon,    de    Claude    et    de     Jurieu,    de    Nicole    et 
d'Arnauld,  de  Malebranche  et  de  Leibnitz,  pour  ne  rien 
dire    de    tant    d'autres,   controversistes,    catholiques    et 
protestants.    Voilà    pourquoi   l'on    trouve   chez  lui    tant 
d'articles   de    religion,   et   de    si    importants    :    Spinoza, 
Mahomet,  Luther,  Calvin,  Mélanchton,  Arnauld,  Bncer, 
Nicole;  tant  d'articles   sur  les  hérésies   :  Nestorius,  les 
Manichcens,  les  Pauliciens,  les  Anabaptistes,  les  Syner- 
gistes,  les  Jansénistes  ;  —  tant  d'articles  philosophiques  : 
Arcésilas,    Anaxagoras,     Carnéade,    Pyrrhon,     Thaïes, 
Pythagore,   Déniocrite,   Leucippe,   Lucrèce.    Sur   le  seul 
énoncé  de  leur  litre,  on  devine  bien  la  signification  des 
articles  philosophiques  :  il  s'agit  là  uniquement  de  phi- 


PIERRE    BAYLE  60 

losophes  sceptiques  et  matérialistes.  Et  non  seulement 
Bayle  développe  avec  une  rare  complaisance  les  doctrines 
des  philosophes  sceptiques,  mais  il  se  dispense  d'exposer 
celles  des   autres.    Il   n'a   pas   d'articles    sur   Platon,    ni 
sur    Socrate;   il  laisse   de  côté    Cicéron    et  Sénèque.   Il 
omet  saint   Paul,  saint   Chrysostome,  saint  Basile,  saint 
Jérôme,    saint    Grégoire,   saint    Thomas    d'Aquin,  saint 
Bonaventure,   sainte   Thérèse;    il    néglige    Descartes    et 
Pascal.  En    deux   mots  il  n'a  pas  d'article  sur   les  pen- 
seurs dont  les   écrits  font  opposition  à  Bayle.   On  peut 
juger  le   procédé  ingénieux,  mais  déloyal.   En   tout  cas 
il   montre  combien  cet   esprit   réputé   critique  penchait 
d'un  seul  côté.  Quand  ses  propres  paroles  ne  déclaraient 
pas    son    scepticisme,  il    y  suffirait  de  son    silence.    Et 
quand  il  ne  ferait  pas  preuve  d'une  étrange  complaisance 
pour  les  doctrines  les  plus  monstrueuses,  ce  serait  assez 
de  la  prétermission   dédaigneuse  et  intentionnelle  qu'il 
fait  de  celles  qui  lui  sont  opposées. 

Mais  si    Ton    n'a    pas  fait  assez    d'attention   à  ce  que 
Bayle  omet  de  dire,  je  crains  qu'on   n'ait  pas  fait  plus 
d'attention  non  plus  h  ce  qu'il  a  dit.  On  a  très  bien  su 
qu'à  l'imitation  de  Pascal  et  de  Montaigne  il  se  plaisait  à 
entrechoquer  les  exigences  de  la  raison  et  de  la  foi;  on 
a  très  bien  montré   comment  l'abus  de  l'histoire  l'avait 
conduit  à   croire  et  h  professer  bien  avant  Kant  la  rela- 
tivité de  la  connaissance;  on  a  vu  le  plaisir  évident  qu'il 
trouvait   à   convaincre    de    supercherie    les    faiseurs    de 
miracles,    et   la    morale    elle-même,   selon   les   temps    et 
selon  les  lieux,  de  diversité  et  de  contradiction;  mais  on 
a  cru  qu'après  cela,  comme  Pascal  et  comme  Montaij^ne, 
il  concluait  finalement   en  faveur  de  la  foi;  ou  tout  au 


70         lUSTOIIlE    DE    LA    LITTEHATLIU:     FIIAXÇAISE    CLASSIQUE 

moins  qu'il  laissait  la  question  dans  le  Joute  :  on  ne  l'a 
pas  Lien  lu  :  qu'on  se  reporte  ii  son  article /-'////•Ao/?  ;  voici 
ce  qu'on  y  trouvera  : 

L'Art  de  disputer  sur  toutes  choses,  sans  prendre  jamais  d'autre 
parti  que  de  suspendre  son  jugement,  s'appelle  le  Pyvrlionisine... 
C'est  avec  raison  qu'on  le  déteste  dans  les  Ecoles  de  Tlicologie... 
C'est  par  rapport  à  cette  divine  science  que  le  Pyrrhonisme  est 
dangereux;  car  on  ne  voit  pas  qu'il  le  soit  guère,  ni  par  rapport 
à  la  Physique,  ni  par  rapport  à  l'Etat....  II  n'y  a  que  la  Religion 
qui  ait  à  craindre  le  Pyrrhonisme  :  elle  doit  être  appuyée  sur  la 
certitude;  son  but,  ses  effets,  ses  usages,  tombent  dès  que  la 
ferme  persuasion  de  ses  vérités  est  effacée  de  1  âme.  Mais  d'ail- 
leurs on  a  sujet  de  se  tirer  d'incjuiélude  :  il  n'y  a  jamais  eu,  et  il 
n'y  aura  jamais,  qu'un  petit  nombre  de  gens,  qui  soient  capables 
d'être  trompés  par  les  raisons  des  sceptiques.  La  grâce  de  Dieu 
dans  les  iidèles;  la  force  de  l'éducation  dans  les  autres  hommes; 
et  si  voulez  même,  l'ignorance  et  le  penchant  naturel  à  décider, 
sont  un  bouclier  naturel  aux  traits  des  Pyrrhoniens.... 

Si  ces  paroles  ont  un  sens,  que  veulent-elles  dire? 
Evidcniment  ceci:  que  non  seulement  la  religion  exige  de 
nous  l'abdication  de  notre  raison  dans  les  choses  de  la 
foi,  mais  (ju'encore  nous  ne  pouvons  pas  croire  à  la 
religion  sans  être  convaincus  par  la  raison  d'illusion  et 
de  l'i  rr  -ur  même  dans  les  choses  où  elle  n'a  rien  à  voir. 
Or  c'est  exactement  le  contraire  de  ce  que  disent  Mon- 
taigne et  même  Pascal.  Bayle  en  effet  nous  dit  ici  tout 
simplement  que  si  nous  croyons  à  la  religion  nous  abdi- 
quons notre  raison,  ou  en  d'autres  termes,  et  c'est  le 
mot  d'ordre  du  xvui*  siècle,  que  si  ce  n'était  la  religion 
qui  la  paralyse  et  l'offusque,  la  raison  toute  seule  pour- 
rait nous  conduire  à  la  vérité.  Bayle  est  déjà  un  incré- 
dule à  la  façon  de  Voltaire  et  de  Diderot.  Ou  plutôt, 
comme  nous  Talions  voir,  lui-même  a  formé  l'incré- 
dulité de  Diderot  et  de  Voltaire. 


pirnr.r,   raylf,  71 


Dernières    œuvres    et    influence    de    Bayle. 

Avant  de  parler  de  l'influence  de  Bayle  nous  avons 
encore  quelques  mots  à  dire  de  ses  dernières  œuvres  et 
de  ses  dernières  années. 

Le  succès  même  de  son  Dictionnaire  le  rejeta  dans 
les  disputes  d'où  il  croyait  s'être  tiré;  l'infatigable  et 
insupportable  Jurieu  revint  de  nouveau  à  la  charge;  il 
s'arma  contre  lui  des  libelles  publiés  en  France  par  les 
catholiques,  notamment  du  Jugement  de  l'abbé  Renaudot, 
et  lui  fit  affaire  devant  le  consistoire  de  Rotterdam. 
C'est  h  cette  occasion  que,  le  Consistoire  ayant  réduit 
ses  reproches  à  quatre  chefs,  Bayle  écrivit  quatre  Eclair- 
ciscements  :  sur  les  Athées^  sur  les  Manichéens,  sur  les 
Pyrrhoniens,  sur  les  Obscénités.  Il  promit  aussi  de  cor- 
riger son  Dictionnaire.  Mais  il  ne  tint  pas  grand  compte 
de  son  engagement  dans  l'édition  qui  suivit.  En  1703  il 
publia  la  Réponse  aux  questions  cV un  provincial.  Voici 
un  échantillon  de  la  table  des  matières  : 

23,  —  Des  dettes  contractées  par  la  duchesse  de  Mazarin. 

24.  —  Examen  d'une  nouvelle  démonstration  de  limmortalilé  de 
l'âme. 

28.  —  Si  le  pape  Innocent  .\II  reçut  dans  ses  ports  la  flotte 
anglaise. 

29.  —  De  labbé  Cotin. 

33.  —  De  quelques  prétendus  possédés. 

En  ITOi,  il  publie  une  Continuation  des  Pensées  sur 
la  Comète;  voulant  réfuter  les  preuves  tirées  du  consen- 
tement général,  il  professe  hardiment  la  théorie  de  lin- 


72        HISTOIUE    DE    LA    LITTKRATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

compétence  du  consentement  universel  :  il  n'est  point 
sûr,  dit-il  (ch.  23),  «  que  les  impressions  de  la  nature 
soient  un  siofne  de  vérité  ».  Cette  obstination  dans  son 
sens  lui  attirant  des  répliques,  il  y  répondit  dans  les 
Entretiens  de  Maxime  et  de  Tliéniiste  (1706).  Il  mourut  le 
28  décembre  1706.  Sa  réputation  de  désintéressement 
servit  à  la  diffusion  de  ses  doctrines.  En  outre,  le  liber- 
tinai^e  des  mœurs  ne  semble  pas  avoir  été  pour  lui 
l'occasion  du  libertinage  de  la  pensée,  et  cela  aussi  con- 
tribua à  la  propagation  de  ses  idées  philosophiques. 

De  son  influence  nous  avons  des  preuves  matérielles, 
pour  ainsi  parler.  Quatre  éditions  de  ses  Pensées  sur  la 
Comète  se  sont  succédé  en  vingt  ans,  de  1682  à  1704,  et 
c'est  moins  que  les  Caractères,  mais  c'est  plus  que  le 
Discours  sur  riiistoire  universelle .  La  Fontaine,  entre 
deux  fables,  a  lu  ses  Nouvelles  de  la  République  des 
Lettres,  et  Boileau  son  Dictionnaire  entre  VEpitre  sur 
V Amour  de  Dieu  et  la  Satire  sur  Véquivoque.  Sait-on 
encore,  ou  sait-on  assez  qu'en  moins  d'un  demi-siècle, 
de  1697  à  1741,  il  a  paru  jusqu'à  douze  éditions  de  ce 
livré  fameux,  dont  deux  traductions  anglaises?  Qu'est-ce 
à  dire,  sinon  qu'en  France,  en  Angleterre,  en  Allemagne, 
dans  l'Europe  entière  du  temps  de  la  Régence,  partout 
où  l'on  commençait  à  douter,  deux  ou  trois  générations 
d'écrivains  se  sont  formées  h  l'école  de  Bayle?  C'est 
vraiment  dans  ses  écrits  que  Montesquieu,  que  Voltaire,. 
que  Diderot,  que  Rousseau,  qu'IIelvétius  —  pour  ne  rien 
dire  des  moindres  —  ont  appris  à  lire,  à  raisonner,  à 
penser.  Et  à  cette  étendue  d'influence,  si  quelqu'un, 
comme  l'auteur  de  V Emile,  semble  d'abord  avoir  échappé,, 
il  l'a  subie  autant  que  personne,  puisque  sa  philosophie 


I 


PIERRE    BAYLE  73 

n'a  pris  conscience  d'elle-même,  ne  s'est  vraiment 
connue,  ne  s'est  enfin  posée  qu'en  s'opposant  à  celle  de 
l'auteur  du  Dictionnaire  historique  et  des  Pensées  sur  la 
comète. 

Demandons-nous,  par  exemple,  en  quoi  V Esprit  des  lois 
diffère  de  la  Politique  tirée  de  V Ecriture  Sainte,  et  l'in- 
tention de  Montesquieu  de  celle  de  Bossuet.  N'est-ce  pas 
en  ceci,  que,  les  principes  généraux  de  jurisprudence, 
les  maximes  de  politique  et  les  obligations  de  morale 
sociale,  qui  dérivaient  pour  Bossaet  des  «  propres  paroles 
de  l'Ecriture  »,  Montesquieu  les  tire,  selon  son  expres- 
sion même,  ou  prétend  du  moins  les  tirer  de  «  la  nature 
des  choses  »?  —  Montesquieu  n'examine  la  religion 
«  que  par  rapport  au  bien  que  l'on  en  tire  dans  l'état 
civil  ».  Tout  en  ayant  l'air  de  réfuter  «  le  paradoxe  de 
M.  Bayle  »,  et  tout  en  maintenant  contre  lui  qu'il  vaut 
mieux  «  être  idolâtre  qu'athée  »,  l'auteur  de  V Esprit  des 
lois  ne  fait  donc  à  vrai  dire  qu'ôter  au  paradoxe  ce  que  la 
forme  en  a  de  scandaleux,  et  ses  conclusions  reviennent 
à  celles  de  l'auteur  des  Pensées  sur  la  comète  : 

Les  points  principaux  de  la  religion  du  ceux  du  Pégu  sont  de 
ne  point  tuer,  de  ne  point  voler,  d'éviter  l'impudicité,  de  ne  faire 
aucun  déplaisir  à  son  prochain,  de  lui  faire  au  contraire  tout  le 
bien  qu'on  peut.  Avec  cela  ils  croient  qu'on  se  sauvera  dans  quel- 
que religion  que  ce  soit. 

Ces  lignes  sont-elles  de  Bayle,  ou  de  Montesquieu? 
Tout  ce  que  Bayle  a  voulu  prouver,  en  avançant  son 
paradoxe,  c'est  qu'encore  valait -il  mieux  ne  rien  croire  du 
tout  que  de  se  proposer  les  amours  de  Jupiter  ou  les 
perfidies  de  Junon  pour  modèle.  Mais  Montesquieu  que 
dit-il  autre   chose,  quand  il  essaye  de    nous  expliquer 


74  HISTOIRE     DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

«  comment  les  lois  civiles  corrigent  quelquefois  les/^w^ses 
religions?  »  C'est  donc  qu'il  n'appartient  pas  aux  reli- 
gions de  régler  la  morale  ou  la  politique,  mais,  au  con- 
traire, h  la  politique  ou  h  la  morale  de  rectifier  ou  d'épurer 
les  religions.  Et  telle  est  bien  la  pensée  de  Bayle. 

Bayle  n'a  pas  légué  seulement  des  idées  nouvelles  au 
xviii"  siècle  :  il  lui  a  transmis  une  méthode  très  propre  à 
les  répandre.  Cette  méthode,  c'est  l'art  de  diviser,  et 
comme  qui  dirait  d'éparpiller  les  idées,  de  façon  que  la 
suite,  et  au  besoin  la  hardiesse,  en  échappent  naturelle- 
ment au  lecteur  inattentif,  sans  que  pour  cela  le  triomphe 
en  soit  moins  sûr  à  la  longue.  Voltaire  a  félicité  quelque 
part  Bayle  d'être  passé  maître  en  cet  art  : 

Ses  plus  grands  ennemis  sont  forcés  d'avouer  qu'il  n'y  a  pas 
une  seule  ligne  dans  les  écrits  qui  soit  un  blasphème  contre  la 
religion  chrétienne,  mais  ses  plus  grands  défenseurs  avouent  que, 
dans  ses  articles  de  controverse,  il  n'y  a  pas  une  page  qui  ne 
conduise  le  lecteur  au  doute  et  souvent  à  l'incrédulité. 

Mais  Diderot  est  plus  explicite  encore  :  et  il  carac- 
térise ainsi  la  tactique  encyclopédique,  qui  est  aussi  bien 
celle  de  Bayle  :  —  il  vient  de  qualifier  les  rem^oia  de 
«  partie  de  l'ordre  encyclopédi([uc  la  plus  importante  )). 

Je  distingue  deux  sortes  de  renvois,  les  uns  de  choses  et  les 
autres  de  mots.  Les  renvois  de  choses  éclaircissent  l'objet, 
indiquent  ses  liaisons  prochaines  avec  ceux  qui  le  touclient  immé- 
diatement, et  ses  liaisons  éloignées  avec  d'autres  qu'on  croirait 
isolées;  rappellent  les  liaisons  communes  et  les  principes  analo- 
gues; fortifient  les  conséquences;  entrelacent  la  branche  au  tronc, 
et  donnent  au  tout  cette  unité  si  favorable  à  l'établissement  de  la 
vérité  et  à  la  persuasion.  Mais,  quand  il  le  faudra,  ils  produiront 
aussi  un  effet  tout  contraire  :  ils  opposeront  les  notions,  ils  feront 
contraster  les  principes;  ils  attaqueront,  ébranleront,  renverse- 
ront secrètement  quelques  opinions  ridicules  qu'on  n^oserait  insulter 


PIERRE    BAYLE  75 

ouvertement...  Cette  manière  de  détromper  les  hommes  opère  très 
promptement  sur  les  bons  esprits  ;  elle  opère  infailliblement  et 
sans  aucune  fâcheuse  conséquence,  secrètement  et  sans  éclat,  sur 
tous  les  esprits.  Cest  lai-t  de  déduire  tacitement  les  conséquences 
les  plus  fortes. 

On  ne  saurait  mieux  définir  ce  qui  fait  «  la  force 
interne  »  du  Dictionnaire,  et  plus  généralement  de 
l'œuvre  entière  de  Bayle.  Pour  «  attaquer,  ébranler, 
renverser  secrètement  »  les  opinions  qu'il  juge  ridicules, 
Bayle  est  incomparable.  Si  l'on  fait  attention,  mainte- 
nant, où  Diderot  a  placé  ces  quelques  lignes,  en  quel 
endroit  de  l'œuvre  commune  —  dans  cet  article  Encyclo- 
pédie qui  en  est,  avec  le  Discours  Préliminaire  de 
d'Alembert,  le  morceau  capital,  —  on  reconnaîtra  que, 
pour  avoir  tracé  d'abord  le  plan  de  leur  Encyclopédie  sur 
celui  de  la  Cyclopiedia  de  Chambers,  ce  n'eu  est  pas 
moins  de  l'esprit  de  Bayle  que  se  sont  inspirés  d'Alem- 
bert et  Diderot.  C'est  en  le  prenant  pour  guide  et  pour 
maître,  qu'ils  ont  élargi  les  proportions  d'une  entreprise 
de  librairie  jusqu'à  en  faire  le  monument  de  la  pensée 
du  xviii*  siècle. 

C'est  encore  la  méthode  de  Bayle  qu'applique  Voltaire 
historien,  dans  V Essai  sur  les  Mœurs.  Selon  le  conseil 
donné  par  Bayle  dans  le  Prospectus  du  Dictionnaire,  il 
a  fait  la  «  chasse  aux  erreurs  )).  Et,  s'il  a  élevé  comme 
à  la  hauteur  d'un  principe  de  critique  générale  la  philo- 
sophie des  petites  causes,  s'il  a  tant  tenu  à  introduire 
dans  l'histoire  les  «  maîtresses  du  prince  Eugène  »  ou  le 
«  verre  d'eau  de  la  duchesse  de  Marlborouoh  »,  ne  se 
souvenait-il  pas  d'un  passage  important  de  Bayle,  dans 
sa  Critique   de  l'histoire  du  calvinisme  : 


76  HISTOIHE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Ceux  qui  ont  comparé  les  actions  des  princes  aux  grandes 
rivières,  dont  peu  de  personnes  ont  vu  la  source  bien  qu'une 
infinité  de  gens  en  voient  le  cours  et  les  progrès,  n'ont  pas  tout 
dit.  Il  fallait  ajouter  que,  comme  ces  grands  fleuves  qui  roulent 
majestueusement  leurs  eaux  dans  un  large  et  profond  canal...  ne 
sont  qu'un  filet  deau  dans  leur  origine,  de  même  les  fameuses 
expéditions  qui  tiennent  en  suspens  une  partie  du  monde  ne  sont 
quelquefois  qu'une  bagatelle  dans  leur  première  cause. 

Knfin  il  est  vraisemblable  que  Voltaire  tient  de  Bayle 
celte  universelle  défiance  ([ui  est  la  grande  originalité  de 
sa  critique  historique. 

Sur  l'ensemble  du  xviii^  siècle,  et  non  plus  s..i'  tel  ou 
tel  penseur,  sur  tel  ou  tel  groupe  de  penseurs  particulier, 
quelle  a  été  l'influence  de  Bayle?  Nous  la  découvrirons  à 
mesure  que  nous  avancerons  dans  notre  étude.  Pour  la 
résumer  d'avance  ici,  nous  dirons  que,  dans  le  nombre 
des  éléments  constitutifs  du  xviii^  siècle,  trois  ou  quatre 
sont  de  Bayle.  C'est  lui  qui  a  imaginé  le  premier  une 
incompatibilité  de  la  raison  et  de  la  foi;  par  l'intermé- 
diaire de  ce  scepticisme  historique  dont  il  a  été  le  pro- 
pagateur infatigable,  il  a  rompu  avec  le  traditionnalisme, 
établissant  ainsi  un  premier  degré  à  la  libre-pensée; 
c'est  encore  lui  qui  a  jeté  dans  le  monde  l'idée  d'indilFé- 
rentisme,  l'idée  de  la  tolérance  fondée  sur  l'indifierence; 
enfin  c'est  lui  qui  a  essayé  le  premier  d'émanciper  la 
morale  de  la  religion. 

\'oilii  bien  des  choses,  qui  justifient  l'admiration  de 
Voltaire,  de  Diderot,  de  Frédéric  pour  lui.  Voilà  des 
idées  qui  d'ailleurs,  étant  funestes  ii  la  religion,  pour- 
raient être  mortelles  à  la  société,  si  ce  qu'elles  on! 
d'excessif  et  de  dangereux,  Bayle  ne  le  corrigeait  en  le 
tempérant  par  deux  choses  :  la  croyance  à  la  perversité! 


PIEIÎHE    BAYLE  77 

de  la  nature,  et  le  mépris  qu'il  fait  du  consentement 
général.  Selon  lui  «  l'homme  est  incomparablement  plus 
porté  au  mal  qu'au  bien  »  ;  on  ne  saurait  rien  apprendre 
à  l'école  de  la  nature,  «  qui  n'autorise  la  tyrannie  de 
ceux  qui  soumettent  le  droit  à  la  force  »;  enfin  «  la 
nature  est  un  état  de  maladie  ».  Il  n'y  a  rien  de  moins 
analogue  h  l'esprit  général  du  xviii®  siècle.  Le  seul 
Voltaire  en  a  retenu  longtemps  quelque  chose  :  mais  les 
Rousseau,  les  Diderot,  les  Condorcet,  qui  croient  h  la 
bonté  de  la  nature,  n'ont  sans  doute  pas  pardonné  à  Bayle 
cette  hérésie  contre  leur  dogfme  cher.  —  Nous  avons  vu 
d'autre  part  quel  cas  Bayle  fait  du  consentement  uni- 
versel, et  qu'il  doute  de  sa  valeur  comme  critérium  de  la 
vérité. 

Ces  corrections  suffisaient-elles?  et  ce  que  le  scepti- 
cisme de  Bayle  pouvait  causer  de  mal,  était-ce  assez  pour 
l'empêcher,  que  la  croyance  h  la  perversité  de  la  nature 
humaine,  et  que  la  conviction  que  la  vérité  ne  peut 
jamais  être  que  le  partage  d'une  élite?  On  ne  saurait 
répondre,  puisqu'en  fait  un  autre  principe  est  intervenu 
pour  fournir  à  la  philosophie  du  xviii*  siècle  le  principe 
de  stabilité  où  elle  a  pris  son  fondement  et  son  point 
d'appui  :  c'est  celui  de  l'immutabilité  des  lois  de  la 
nature.  Cette  substitution  de  la  certitude  et  de  la  néces- 
sité   des    lois   de  la  nature  à  la  certitude   reliorieuse   est 

o 

l'œuvre  de  Fontenelle. 


CHAPITRE  VI 


BERNARD  LE  BOVIER  DE  FONTENELLE 

(1657-1757) 


Nous  arrivons  à  un  homme  dont  l'influence  n'a  guère 
été  moins  considérable  sur  son  temps  que  celle  de  Bayle, 
quoique  d'ailleurs  elle  ne  se  soit  pas  exercée  de  la  même 
manière,  et  qu'elle  ait  notamment  laissé  dans  l'histoire 
litléraire  des  traces  beaucoup  moins  apparentes  et  beau- 
coup plus  difficiles  à  ressaisir.  C'est  Bernard  le  Bovier  de 
Fontenellc,  le  neveu  des  Corneille,  dont  la  vie  remplit 
tout  un  siècle,  de  1657  à  1757. 

Quel  que  soit  en  effet  le  mérite  propre  de  Fontenelle, 
et  il  est  grand,  les  circonstances  ne  l'ont  pas  moins  bien 
servi  que  sa  valeur,  et  il  a  beaucoup  agi,  sans  doute,  par 
ses  écrits,  mais  bien  davantage  encore  par  sa  personne, 
sa  conversation,  et  son  rôle  mondain.  Il  a  su  durer  et 
mourir  centenaire  en  conservant  son  esprit  jusqu'au  bout. 
Or  la  dur(''e  n'est-clle  pas,  bien  souvent,  une  des  condi- 
tions de  l'influence  ou  même  du  succès?  Voltaire,  mort 
plus  tôt,  n'aurait  passé  que  pour  un  bel  esprit;  Victor 
Ilugo  n'était  pas,  vingt  ans  avant  sa  mort,  le  mage,  le 


BEIiXAUD    LE    BOVIER    DE    FONTEXELLE    (1G57-1757)  7^^ 

pontife,  l'oracle  qu'il  devint  à  la  fin.  -  Et  le  prestige  de 
l'ûge  s'accroit  encore  lorsque,  comme  il  est  arrivé  ''pour 
Fontenelle,  on  est  membre  de  l'Académie  française  et  de 
l'Académie  des  Sciences.  Il  devint  ainsi  le  doyen  de 
l'une,  et  le  secrétaire  perpétuel  de  l'autre.  —  "^Enfin, 
parmi  les  mérites  que  les  circonstances  ajoutèrent  aux 
mérites  personnels  de  Fontenelle,  le  titre  de  neveu  des 
Corneille  ne  fut  pas  l'un  des  moindres.  Il  lui  fut  aisé 
ainsi  de  se  pousser  dans  le  monde  littéraire,  et  la  gloire 
de  son  oncle  Pierre  et  les  succès  de  son  oncle  Thomas 
facilitèrent  singulièrement  ses  premiers  pas. 

Ce  qui  lui  est    plus  personnel,   et  ce  qui  a  singulière- 
ment aussi  contribué  à  sa  renommée  et  à  son  influence, 
c'est  qu'il  est  le  premier  exemple  d'universalité  littéraire,' 
bien  plus,   de  compétence   à  la  fois  littéraire  et  scienti- 
fique. Or  ce  qui  est  ici  originalité  pour   Fontenelle,   va 
devenir    une  sorte    d'obligation    pour    les    écrivains'  du 
xvii,«  siècle.  On  ne  leur  permettra  plus,  comme  à  Racine 
et    à  Boileau,  de  se  renfermer    dans  les   bornes  de  leur 
art  :    on    leur   demandera    d'avoir   des  idées    sur    toutes 
choses,  ou  tout  au  moins  d'en  montrer.  —  Et  en  efTct,  si 
nous  jetons  un  rapide  coup  d'œil  sur  l'œuvre  de  Fonte- 
nelle, elle  nous  apparaîtra  singulièrement  variée  et  mul- 
tiple ;  et  nous  y  verrons  la    marque  d'une  activité  intel- 
lectuelle qui,  par  coquetterie  peut-être  plus   encore  que 
par  goût,  s'est  exercée  sur  des  genres  très  difTérents. 

Il  a  fait  des  tragédies,  des  opéras,  des  églogues;  et 
voilà  pour  la  poésie.  En  prose  il  a  composé  àcl  Dialo- 
gues, des  Lettres  galantes,  qui  sont  une  sorte  de  roman, 
une  Histoire  de  VAcadéniie  des  Sciences,  une  sérii 
d'Eloges  académiques-,  et  une  Histoire  des  Oracles,  et  la 


80  HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

PhtniUtè  des  Mondes...  Il  n'est  supérieur  dans  aucun  do 
ces  genres,  mais  il  donne  presque  en  tout  l'impression 
d'un  esprit  plus  grand  que  son  œuvre,  et  jamais  celle 
d'un  sot. 

Pour  étudier  ce  curieux  personnage,  plusieurs  moyens 
se  présentent  :  nous  pourrions  suivre  le  développement  de 
son  esprit,  et  la  chronologie  de  ses  œuvres  :  Persée  (1078), 
Jielléroplion  (1079),  Aspar  (1080)  sont  ses  débuts  au 
théâtre.  Il  s'aperçoit  alors  qu'il  fait  fausse  route;  mais 
cependant  il  ne  se  détourne  pas  du  théâtre  tout  à  fait  : 
il  passe  pour  avoir  eu  une  grande  part  à  la  composition 
des  tragédies  d'une  certaine  Mlle  Bernard,  de  Rouen, 
dont  un  Brutus  fut  joué  en  1090.  On  a  de  lui  des 
comédies,  publiées  en  1743  :  à  ce  moment  La  Chaussée 
avait  introduit  sur  la  scène  comique  certaines  nouveautés, 
<lont  Fontenelle  paraît  se  croire  l'inventeur. 

En  1683,  il  publie  ses  Dialogues  des  Morts,  en  1685 
ses  Lettres  du  Chevalier  d'IIer  ***;  en  1686  ses  Entretiens 
sur  la  Pluralité  des  Mondes;  en  1687,  son  Histoire  des 
oracles.  A  ce  moment  éclate  la  querelle  des  Anciens  et 
des  Modernes.  Il  donne,  en  1088,  des  Pastorales  et  des 
Eslogues  précédées  d'un  Discours  sur  la  nature  de 
l'Eglogue  et  suivies  d'une  Digression  sur  les  Anciens, 
petit  morceaux  très  hardi  dans  sa  simplicité.  Remar- 
quons d'ailleurs  à  ce  propos  qu'en  dépit  du  j)rosaïsme  et 
de  la  sécheresse  de  ses  églogues,  on  se  tromperait  de 
croire  qu'il  se  fasse  de  la  poésie  des  idées  telles  que 
celles  de  Fénelon  ou  de  La  Motte.  S'il  a  fait  de  mauvais 
vers,  il  savait  parfaitement  à  quelles  conditions  le  vers 
était  bon.  Kl  il  l'a  bien  dit  dans  son  opuscule  sur  la 
Poésie  en  général,  ou  encore,  en  1749,  dans  son  discours 


BERNARD  LE  BOVIER  DE  FONTENELLE  (1657-1757)     81 

sur  les  prix  décernés  par  l'Académie  :  «  La  rime,  dit-il, 
est  d'autant  plus  parfaite  que  les  mots  qui  la  forment 
sont  plus  étonnés  de  se  trouver  ensemble.  » 

En  1697,  il  est  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des 
Sciences;  dans  ce  rôle,  il  fait  preuve  de  grandes  qualités, 
et  consolide  une  réputation  littéraire  qui  avait  rencontré 
beaucoup  de  contradicteurs.  Il  écrit  son  Histoire  de  V Aca- 
démie des  Sciences  et  ses  Eloges  Académiques,  de  1699 
à  1740. 

Mais  cette  manière  de  l'étudier  serait  peut-être  un 
peu  bibliographique,  et  ses  ouvrages  ne  valent  pas 
l'emploi  de  cette  méthode,  qu'on  doit  réserver  aux 
grands  écrivains.  J'aime  donc  mieux  prendre  le  trait 
essentiel  et  dominant  qui  le  caractérise,  le  retrouver,  ce 
trait,  dans  ses  œuvres,  et,  avec  le  secret,  en  déduire  la 
nature  de  son  influence. 

Un  seul  mot  peut  servir  à  caractériser  Fontenelle  : 
c'est  un  homme  d'espi-it. 

L'esprit  est  à  tel  point  en  lui  la  qualité  dominante, 
qu'il  manque  absolument  d'imagination,  de  sensibilité 
et  d'éloquence.  Non  pas  que  l'esprit  soit  exclusif  de  ces 
qualités,  mais  l'accord  en  est  rare  :  les  gens  d'esprit 
s'aperçoivent  très  vite  de  ce  que  l'imagination  a  d'extra- 
vagant et  d'excessif.  Si  Hugo  avait  eu  de  l'esprit,  il 
n'aurait  pas  composé  la  moitié  de  son  œuvre!  Un  homme 
d'esprit  se  méfie  de  sa  sensibilité,  dont  il  voit  le  carac- 
tère tout  relatif  :  il  craint  d'être  dupe  de  son  cœur. 
Enfin  un  homme  d'esprit,  constatant  que,  dans  l'élo- 
quence, les  mots  ont  une  importance  et  une  influence 
souvent  au  moins  égales  à  celles  des  idées,  se  détourne 
de  l'éloquence  :  et,  en  effet,  dans  la  première  moitié  du 
m.  6 


82  HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

xviir  siècle,  où  régnent  les  hommes  d'esprit,  l'élocjucnce, 
si  florissante  au  xvn'  siècle,  semble  tout  à  fait  oubliée, 
et  démodée.  Ajoutez-y  si  vous  voulez  que  dans  les  salons 
où  ils  fréquentent  très  assidûment,  les  gens  d'esprit  du 
xviii'  siècle  sont  dominés  par  le  respect  des  convenances 
et  le  sentiment  du  ridicule,  qui  les  empêche  d'élever  la 
voix,  et  de  garder  chacun  longtemps  la  parole. 

Fontenelle  est  donc  un  homme  d'esprit  dans  toute 
l'acception,  dans  toutes  les  acceptions  du  mot.  Il  est 
bel  esprit;  il  a  Y  esprit  libre  et  hardi,  curieux  et  ouvert, 
fin  et  suggestif;  il  est  enfin,  —  Sainte-Beuve  l'a  marqué 
—  un  grand  esprit. 

Un  bel  esprit  est  celui  qui  veut  avoir  plus  d'esprit 
qu'il  n'en  a,  et  dans  les  matières  qui  en  comportent  le 
moins  :  philosophie,  science,  religion.  C'est  sous  cet 
aspect  que  La  Bruyère  a  connu  Fontenelle,  et  qu'il  l'a 
dépeint  dans  ses  Caractères  sous  le  nom  de  Cydias  : 

Ascagne  est  statuaire.  Hégion  fondeur,  Eschine  foulon,  et  Cydias 
bel  esprit;  c'est  sa  profession.  Il  a  une  enseigne,  un  atelier,  des 
ouvrages,  des  commandes  et  des  compagnons  qui  travaillent  sous 
lui;  il  ne  saurait  vous  rendre  de  plus  d'un  mois  les  stances  qu'il 
vous  a  promises,  s'il  ne  manque  des  paroles  à  Dosilhée,  qui  l'a 
engagé.'»  faire  une  élégie;  une  idylle  est  sur  le  métier...  Prose,  vers, 
que  voulez- vous?  Il  réussit  également  en  l'un  et  en  l'autre...  Il  a  un 
ami  fjui  n'a  point  d'autre  fonction  sur  la  terre  que  de  le  promettre 
longtiMiips  à  un  certain  monde,  et  de  la  présenter  enfin  dans  les 
maisons  comme  homme  rare  et  d'une  exquise  conversation;  et  là, 
ainsi  que  le  musicien  chante  et  que  le  joueur  de  luth  touche  son 
luth  devant  les  personnes  à  qui  il  a  été  promis,  Cydias,  après 
avoir  toussé,  relevé  sa  manchette,  étendu  la  main  et  ouvert  les 
doigts,  débite  gravement  ses  pensées  quintessenciées  et  ses  rai- 
sonnements sophistiqués...  ;  fade  discoureur  qui  n'a  pas  mis  plus 
tôt  les  pieds  dans  une  assemblée  qu'il  cherche  quelques  femmes 
auprès  de  qui  il  puisse  s'insinuer,  se  parer  de  son  bel  esprit  ou 
de  sa  philosophie,  et  mettre  eu   œuvre   ses   rares   conceptions... 


BERNAno    LE    BOVIElî    DE    FONTEXELLE    (1657-1757) 


83 


Cydias  s'égale  à  Lucien  et  à  Sénèque,  se  met  au-dessus  de  Platon 
de  Virgile  et  de  Théocrite,  et  son  flatteur  a  soin  de  le  confirmer 
tous  les  matins  dans  cette  opinion.  Uni  de  goût  et  d'intérêt  avec 
les  contempteurs  d'Homère,  il  attend  paisiblement  que  les  hommes 
détrompés  lui  préfèrent  les  poètes  modernes  :  il  se  met  en  ce  cas 
à  la  tête  de  ces  derniers,  et  il  sait  à  qui  il  adjuge  la  seconde  place 
C  est,  en  un  mot,  un  composé  du  pédant  et  du  précieux,  fait  pour 
être  admiré  de  la  bourgeoisie  et  de  la  province,  en  qui  néanmoins 
on  n  aperçoit  rien  de  grand,  que  l'opinion  qu'il  a  de  lui-même. 

Vous  pensez  que  La  Bruyère  a  exagéré?  qu'il  a  voulu 
ridiculiser  en  Fontenelle  un  champion  des  Modernes 
dans  la  mémorable  querelle,  dont  les  grands  combats  se 
livraient  à  cette  date  (1693,  1694)?  Mais  lisez,  dans  le 
Mercure  galant  de  1698,  la  Description  de  l'Empire  de 
Poésie,  où  Fontenelle  a  si  fidèlement  suivi  la  méthode 
que  Mlle  de  Scadéry  avait  illustrée  par  sa  Carte  du 
Royaume  de  Tendre.  Lisez,  dans  les  Lettres  du  Chevalier 
d'Her  **\  tel  récit  de  naufrage,  ou  telle  déclaration 
d'amour;  lisez,  dans  le  Premier  soir  des  Entretiens  sur 
la  Pluralité  des  Mondes,  la  description  d'une  belle  nuit 
dans  un  parc  : 

Il  faisait  un  frais  délicieux....  Il  n'y  avait  pas  un  nuage  qui 
dérobât  ou  qui  obscurcît  la  moindre  étoile;  elles  étaient  toutes 
d  un  or  pur  et  éclatant,  et  qui  était  encore  relevé  par  le  fond  bleu 
ou  elles  sont  attachées.  Ce  spectacle  me  fit  rêver,  et  peut-être 
sans  la  marquise  eussé-je  rêvé  assez  longtemps;  mais  la  pré- 
sence d  une  si  aimable  Dame  ne  me  permit  pas  de  m'abandonner 
a  la  lune  et  aux  étoiles.  «  Ne  trouvez-vus  pas,  lui  dis-je.  que  le 
jour  même  n  est  pas  si  beau  qu'une  belle  nuit?  „  -  «Qui  me 
repondit-elle  la  beauté  du  jour  est  comme  une  beauté  blonde  qui 
a  plus  de  br.llant;  mais  la  beauié  de  la  nuit  est  une  beauté  brune 
qui  est  plus  touchante....  "luue 

Qu'en  termes  galants  ces  choses^à  sont  mises,   n'est-il 
pas  vrai?   Cette   manière    diffuse    et    contournée,   aban- 


81  HISTOIRE    DE    LA    LITTEBATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

donnée  et  niinaudière,  rappelle  Voiture  et  Fénelon. 
Tout  cela  est  d'un  précieux,  et  d'un  bel  esprit. 

Et  cependant,  La  Bruyère  a  été  excessif  dans  sa  con- 
damnation, et  injuste,  en  somme,  en  ne  distinguant  pas 
ce  qu'il  aurait  dû  distinguer  :  le  bel  esprit  qui  s'exerce 
aux  dépens  de  la  science,  et  le  b.l  esprit  qui  s'exerce  au 
profit  de  la  science.  Et  ce  dernier  cas  est  en  général 
celui  de  Fontenelle.  Comme  il  le  déclare  lui-même  dans 
la  Préface  de  ses  Entretiens^  il  a  voulu  vulgariser  la 
science,  «  traiter  la  philosophie  d'une  manière  qui  ne 
fût  point  philosophique  »,  et  «  l'amener  à  un  point  où 
elle  ne  fût  ni  trop  sèche  pour  les  gens  du  monde,  ni 
trop  badine  pour  les  savants  ».  A  partir  de  Fontenelle,  il 
sera  donc  établi  (jue  l'on  peut  parler  littérairement  de 
science,  et  qu'on  doit  faire  elFort  pour  humaniser  lu 
science  au  diapason  de  la  causerie. 

En  outre,  comme  nous  l'avons  dit,  Fontenelle  est  un 
esprit  hardi,  curieux,  suggestif.  Ces  caractères  sont 
mar([ués  dans  ses  tout  premiers  ouvrages,  dans  ses 
Dialogues  et  son  Histoire  des  Oracles.  Il  s'y  montre 
curieux  de  beaucoup  de  choses  et  du  fond  des  choses. 
Religion,  philosophie,  science,  politique,  histoire,  litté- 
rature et  poésie,  vous  ne  trouverez  presque  rien  que 
Fontenelle  n'ait  voulu  toucher;  et  on  ne  peut  pas  dire 
qu'il  se  soit  expliqué  sur  rien,  mais  il  en  a  dit  assez 
pour  faire  voir  que  s'il  ne  s'expliquait  pas,  c'est  qu'il  ne 
le  voulait  pas,  et  cela  même,  on  le  sait,  est  une  manière 
de  s'expliquer. 

Voici  quelques  exemples  de  cette  curiosité,  tirés  des 
Dialogues.  On  sait  que  les  Dialogues  comprennent  trois 
séries  :  les  Morts  anciens,  les  Morts  anciens  et  modernes.. 


BERNARD  LE  BOVIER  DE  FONTENELLE  (1657-1757)      85 

les  Morts  modernes.  Ils  agitent  entre  eux,    ces  illustres 
défunts,  des  questions  mondaines  :  Laure  et  Sapho  dis- 
cutent sur   cette  question    :   est-il  vrai   qu'en  amour  ce 
soient  toujours  les  hommes  qui  attaquent  et  les  femmes 
<iui  se  défendent?  Agnès   Sorel  et    Roxelane,  Platon   et 
Marguerite  d'Ecosse  discutent  eux  aussi  de  galanterie  et 
d'amour.    Ou  bien  ce  sont  des   questions  littéraires  qui 
les   occupent  :  Homère   et  Ésope  discutent  de  l'authen- 
ticité de  V  Iliade  et  de  Y  Odyssée;  Socrate  et  Montaigne 
traitent  des  Anciens  et  des  Modernes;  ou  encore  il  s'agit 
de  questions  philosophiques  :  Athénaïs  et  Icasie  s'entre- 
tiennent de  la  bizarrerie  de  la  fortune,  des  grands  effets 
dus  souvent   aux  causes    petites;  Anne    de   Bretagne    et 
Marie    d'Angleterre    comparent    l'ambition    et    l'amour; 
Brutus  et  Faustine  parlent  de  la  liberté. 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  intéressant  dans  ces  Dia- 
logues, c'est  la  philosophie  de  la  vie  qui  s'en  dégage,  ce 
scepticisme,  cet  indifférentisme  pessimiste  et  aristocra- 
tique très  net  et  très  nouveau.  Voici  le  cas  que  Fonte- 
nelle  fait  des  grandeurs  de  ce  monde  :  Charles-Quint  et 
Érasme,  recherchant  «  s'il  y  a  quelque  chose  dont  on 
puisse  tirer  de  la  gloire  »,  aboutissent  à  cette  conclusion 
que  tout  en  ce  monde,  l'esprit  comme  la  noblesse,  «  tout 
est  hasard  ».  Alexandre  et  Phryné  conviennent  que  ce 
n'est  jamais  en  «  usant  sagement  de  sa  valeur,  de  sa 
fortune,  ou  de  sa  beauté  »  que  l'on  fait  «  parler  de 
soi  ». 

Voici  maintenant  le  cas  qu'il  fait  de  la  raison  :  Guil- 
laume de  Cabestan  et  Albert  Frédéric  de  Brandebourg 
s'entretiennent  de  la  folie,  dont  ils  ont  été  l'un  et  l'autre 
atteints  : 


86  HISTOIRE    DE    LA    LITTÉRATUHE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

G.  Dr.  Cabestan.  —  Avicz-vous  dans  votre  maladie  quelques  bons 
intervalles? 

A.   F.  Di:  Bkandebourg.  —  Oui. 

G.  nr.  G.  —  Tant  pis;  et  moi  je  fus  encore  plus  malheureux  : 
l'espi'it  me  revint  tout  à  fait. 

A.  F.  DE  B.  —  Je  neusse  jamais  cru  que  ce  fût  là  un  malheur.... 

G.  DE  C.  —  Ah  !  vous  ne  savei  donc  pas  à  quoi  sert  la  folie  ! 
Elle  sert  à  empêcher  que  l'on  ne  se  connaisse,  cai-  la  vie  de  soi- 
même  est  bien  triste....  Les  folies  de  tous  les  hommes  étant  de 
même  nature,  elles  se  sont  si  aisément  ajustées  ensemble,  qu'elles 
ont  servi  à  faire  les  plus  forts  liens  de  la  société  humaine  :  témoin 
ce  désir  d'immoralité,  cette  fausse  gloire  et  beaucoup  dautres 
principes,  sur  quoi  roule  tout  ce  qui  se  fait  dans  le  monde;  et 
Ton  appelle  plus  fous  que  de  certains  fous,  qui  sont,  pour  ainsi 
dire,  liors  dœuvre,  et  dont  la  folie  n"a  pu  saccorder  avec  celle  de 
tous  les  autres,  ni  entrer  dans  le  commerce  Oidinaire  de  la  vie. 

Ici  idée  et  accent  sont  nouveaux  également.  Il  faut 
remonter  jusqu'à  Erasme  pour  en  trouver  l'analogue,  et 
encore  avec  moins  de  profondeur!  —  En  revanche, 
voici  comme  il  entend  l'utilité  des  préjugés,  dans  le  dia- 
logue assez  bizarre  qu'il  institue  entre  Straton  et 
Raphaël  : 

Les  préjugés  so»t  le  supplément  de  la  raison,  et  tout  ce  qui  lui 
manque  d'un  côté,  elle  le  trouve  ainsi  de  l'autre. 

Prenons  donc  la  vraisemblance  en  guise  de  vérité!  — 
Pourtant  il  y  a  un  point  sur  lequel  le  scepticisme  indolent 
n'a  pas  de  prise  :  c'est  la  constance  de  l'ordre  de  la 
nature.  Fontenelle  professe  hautement,  par  la  bouche  de 
son  Montaigne  ou  de  son  Arlémisc,  qu'en  tout  temps  la 
quantité  d'erreurs,  de  vices  et  de  crimes  est  sensiblement 
la  même.  (Jn  remarquera  que  dans  les  Dialogues,  lui 
aussi,  comme  Bayle,  conserve  ce  trait  du  xvii''  siècle,  de 
ne  croire  que  modérément  à  la  Raison  et  au  Progrès. 
!Mais  il  ne  l'a  pas  conservé  toujours,  et,  à  mesure  qu'il 


BERNARD  LE  BOVIER  DE  FONTEXELLE  (1657-1757)      87 

avance  en  âge,    il  n'hésite  pas  à  se  contredire  lui-même 
et  à  encenser  les  nouveaux  dieux! 

C'est  dans  les  contradictions  de  ce  genre  que  consiste 
sa  hardiesse,  de  même  que  celle  des  écrivains  du 
xviii«  siècle,  dont  il  est  bien  ainsi  l'un  des  premiers. 
Tandis  que  la  nature  d'esprit  du  xvii*  siècle  est  déducihe; 
qu'arrivés  à  la  maturité,  Molière  et  Boileau,  Pascal  et 
Bossuet,  sont  en  pleine  possession  de  leurs  idées,  et 
qu'on  les  retrouve  tout  entiers,  tels  qu'ils  sont  et  tels 
qu'ils  seront,  Molière,  dans  VEcole  des  Femmes,  Boileau 
dans  ses  Satires,  Pascal  dans  ses  Provinciales,  Bossuet 
dans  ses  Sermons,  la  nature  d'esprit  du  xviu^  siècle  est 
au  contraire  inductive  :  les  écrivains  dès  lors  pensent  au 
jour  le  jour  : 

Avant  donc  que  d'écrire  apprenez  à  penser 

disait  Boileau.  Eux,  ils  n'attendent  pas  pour  écrire,  de 
posséder  leur  pensée;  la  plume  ne  leur  est  pas  un  moyen 
d'expression  mais  un  instrument  d'analyse  de  leurs 
idées.  A  mesure  qu'ils  vivent,  ils  s'accroissent,  leurs 
idées  se  modifient  et  se  combinent;  et  arrivés  au  bout 
de  leur  carrière  ils  se  trouvent  bien  différents  de  ce 
qu'ils  étaient  au  départ. 

Rien  d'étonnant  donc  à  ce  que  Fontenelle,  d'abord 
sceptique  sur  la  question  du  Progrès,  ait  soutenu  la 
théorie  du  Progrès  dans  la  querelle  des  Anciens  et  des 
Modernes.  Il  y  fait  intervenir  la  Physique,  fort  habi- 
lement, car  il  sait  bien  qu'en  face  d'arguments  tirés  de 
cette  science,  le  pauvre  Boileau  restera  muet  et  coi.  «  La 
Physique,  dit-il,  n'est  pas  d'accord  avec  toutes  les  belles 
phrases  »  des  partisans  des  Anciens;  car  : 


88         HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Toute  la  question  de  la  prééminence  entre  les  Anciens  et  les 
Modernes  étant  une  fois  bien  entendue  se  réduit  à  savoir  si  les 
arbres  qui  étaient  autrefois  dans  nos  campagnes  étaient  plus  grands 
que  ceux  d'aujourd'hui... 

Nous  ne  sommes  donc  pas  inférieurs  aux  Anciens. 
Bien  plus,  en  matière  de  science  et  de  philosophie,  nous 
devons  leur  être  supérieurs,  puisque  «  la  manière  de 
raisonner  s'est  extrêmement  perfectionnée  en  ce  siècle  ». 
Enfin 

II  règne  non  seulement  dans  nos  bons  ouvrages  de  physique  et 
de  métaphysique,  mais  dans  ceux  de  religion,  de  morale,  de 
critique,  une  précision  et  une  justesse,  qui  jusqu'à  présent  n'avaient 
guère  été  connues. 

et  surtout  : 

Préjugé  pour  préjugé,  il  serait  plus  raisonnable  d'en  prendre  à 
l'avantage  des  Modernes...  Les  Modernes  sont  les  Modernes,  et 
naturellement  ils  ont  dû  enchérir  sur  les  Anciens...  Un  bon  esprit 
cultivé  est,  pour  ainsi  dire,  composé  de  tous  les  esprits  des  siècles 
précédents,  ce  n'est  qu'un  même  esprit  qui  s'est  cultivé  pendant 
tout  ce  temps.  Ainsi  cet  homme  qui  a  vécu  depuis  le  commen- 
cement du  monde  jusquà  présent...  est  maintenant  dans  l'âge  de 
virilité  où  il  raisonne  avec  plus  de  force,  et  a  plus  de  lumières 
que  jamais. 

Nous  y  voilà!  En  la  réduisant  à  ses  principes,  Fonte- 
nelle  a  transformé,  sans  presque  avoir  l'air  d'y  toucher, 
une  dispute  jusque-là  purement  littéraire  en  une  dis- 
cussion de  l'ordre  philosophique.  Car  sa  comparaison  des 
hommes  de  tous  les  siècles  avec  un  seul  homme  va  plus 
loin  qu'il  ne  semble  d'abord,  et  il  la  conduit  plus  loin 
lui-même,  affirmant  catégoriquement  que  «  cet  homme-là 
n'aurait  pas  de  vieillesse  »,  et,  pour  quitter  l'allégorie, 
que  «  les  hommes  ne  dégénéreraient  jamais,  mais  que  les 
vues  saines  de  tous  les  bons  esprits  qui  se  succéderaient 


BERNAnD  LE  BOVIER  DE  FONTENELLE  (1657-1757)      89 

les  uns  aux  autres  s'ajouteraient  toujours  les  unes   aux 
autres  ». 

Je  n'insiste  pas,  d'ailleurs,  sur  les  objections  que  l'on 
peut  très  justement  faire  à  la  comparaison  de  Fontenelle, 
et  à  la  thèse  qu'elle  introduit  :  cette  comparaison  est 
aussi  fausse  qu'ingénieuse,  car  l'humanité  n'est  pas 
l'homme  :  toutes  les  nations  ni  n'atteignent  le  même 
point  de  perfection  en  même  temps,  ni  ne  sont  dévolues 
à  la  même  fonction,  ni  ne  possèdent  des  aptitudes  iden- 
tiques; et  puis,  Fontenelle  transforme  en  une  question 
de  principes  une  question  de  fait;  enfin  il  oublie  le 
pouvoir  de  la  tradition. 

Est-il  donc  un  grand  esprit,  ou  dans  quelle  mesure 
peut-on  dire  qu'il  en  soit  un?  La  lecture  de  ses  Eloges 
Académiques  est  à  ce  point  de  vue  singulièrement  instruc- 
tive. De  toutes  les  manières,  par  leurs  épigrammes  ou 
par  leurs  réticences,  les  Eloges  persuadent  le  respect, 
sinon  encore  la  religion  de  la  science.  Et  deux  idées  v 
dominent,  qui  sont  entrées  dans  la  science  pour  n'en 
plus  sortir  :  l'une,  qui  l'a  fondée,  c'est  l'idée  de  la  Sta- 
bilité des  lois  de  la  Nature;  et  l'autre,  qui  l'a  comme 
égalée  aux  proportions  de  l'immensité  de  l'univers  :  c'est 
l'idée  de  la  solidarité  des  sciences. 

Ce  sont  deux  idées  cartésiennes.  Le  jansénisme  en 
avait  arrêté  ou  suspendu  le  développement.  Elles  repa- 
raissent avec  Fontenelle,  dont  on  sait,  pour  le  dire  en 
passant,  que  la  foi  cartésienne  ira  jusqu'à  contester  les 
théories  de  Newton. 

Sur  la  première  de  ces  deux  idées,  je  n'ajoute  rien  ici 
à  ce   qu'on  peut  tirer  des  citations  tirées  tout  à  l'heure 
de   la  Digression  sur  les  Anciens  et  les  Modernes.  Plus 


90  niSTOIHE    DE    LA    LITTEHATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

nouvelle  au  xviii^  siècle,  ou  renouvelée  de  plus  loin  que 
l'idée  de  la  stabilité  des  lois  de  la  nature,  c'est  à  l'idée 
de  la  solidarité  des  sciences  qu'il  semble  que  le  nom  de 
Fontencllc  doive  surtout  demeurer  attaché.  Je  ne  crois 
pas  en  effet  qu'il  y  en  ait  une  autre  sur  laquelle  il  soit 
revenu  plus  souvent,  plus  volontiers  —  dans  les  grandes 
occasions,  quand  il  écrit  ses  Préfaces  pour  l'Histoire  de 
V Académie  des  sciences^  —  ni  dont  il  ait  mieux  vu  les 
conséquences  à  l'infini.  Il  dit  par  exemple  dans  la  Préface 
de  1699  : 

Jusqu'à  présent,  l'Acadéniie  des  Sciences  ne  prend  la  nature 
que  par  petites  parcelles.  Nul  système  général....  Mais  le  temps 
viendra  peut-être  qu'on  joindra  en  un  corps  régulier  ces  membres 
épars,  et  s'ils  sont  tels  que  l'on  le  souhaite,  ils  s'assembleront  en 
quelque  sorte  d'eux-mêmes  .. 

Ailleurs,  parlant  des  rapports  de  la  physique  et  de  la 


Si  toute  la  nature  consiste  dans  les  combinaisons  innombrables 
des  figures  et  des  moui'emerits,  la  géométrie...  devient  indispen- 
sablenicnt  nécessaire  à  la  physique,  et  c'est  ce  qui  paraît  visible- 
ment... dans  toutes  les  matière  de  physique  qui  sont  susceptibles 
de  précision,  car  pour  celles  qu'on  ne  peut  amener  à  ce  degré  de 
clarté,  comme  les  fermentations  des  liqueurs,  les  maladies  des  ani- 
maux, etc.,  ce  n'est  pas  que  la  même  géométrie  n'y  domine,  mais  elle 
y  devient  obscure  et  presque  impjénétrable  par  la  trop  grande 
complication  des  mouvements  et  des  figures. 

Non  seulement  donc,  si  nous  l'entendons  bien  —  car 
Fontcnelle  nous  laisse  aussi  le  soin  de  compléter  sa 
pensée,  —  chaque  science,  en  son  particulier,  physique 
ou  cféométrie,  progresse  en  s'enrichissant  de  vérités 
qu'elle  ne  connaissait  pas;  mais  chaque  progrès  qu'elle 
accomplit  se  répercute  lui-même  dans  les  autres  sciences  ; 


à 


BERNARD  LE  EOVIER  DE  FOXTENELLE  (1657-1757)      01 

et  ainsi  la  nature,  nssiéffée  dans  ses  derniers  retran- 
chements,  ne  pourra  tôt  ou  tard  échapper  à  la  nécessité 
de  se  rendre  en  livrant  son  secret.  Mais  de  plus,  à  une 
certaine  hauteur,  les  vérités  que  les  sciences  particu- 
lières découvrent  se  rejoignent,  se  pénètrent  pour  ainsi 
parler,  se  composent  ensemble  les  unes  les  autres,  et, 
dans  une  connaissance  h  la  fois  plus  précise  et  plus 
étendue  des  rapports  qu'elles  soutiennent,  en  cela  même 
consiste  le  progrès.  «  Amassons  donc  toujours,  au  hasard 
de  ce  qui  en  arrivera,  des  vérités  de  mathématiques  et 
de  physique  «.  Quand,  «  au  pis  aller  »,  toutes  ces 
vérités  devraient  demeurer  «  infécondes  »  par  rapport 
aux  «  usao-es  sensibles  ou  trrossiers  »,  nous  n'en  aurions 
pas  moins,  en  l'imitant,  retracé  ou  recréé  le  tableau 
même  de  la  Nature. 

Etendons-nous  peut-être  ici  la  pensée  de  Fontenelle 
au  delà  de  sa  vraie  portée?  Je  ne  le  crois  pas,  quand  je 
l'entends  lui-même  nous  dire,  en  s'étonnant  de  la  g-ran- 
deur  et  de  la  rapidité  du  progrès  des  sciences  de  son 
temps,  qu'il  ne  craint  qu'une  chose,  qui  est  de  «  laisser 
peut-être  aller  trop  loin  pour  l'avenir  ».  On  pourrait 
presque  lui  faire  honneur  là-dessus,  d'avoir  «  espéré  », 
sinon  prévu,  la  vapeur  et  l'électricité.  Mais  il  a  fait  bien 
davantage  encore,  si,  pour  avoir  posé  et  prouvé  la  soli- 
darité des  sciences,  il  a  permis  à  l'idée  de  progrès  de 
devenir  une  conception  totale  de  l'univers,  et  ainsi  de 
s'opposer  aux  conceptions  des  théologiens,  comme  aussi 
générale  qu'elles-mêmes.  Il  a  donc  contribué,  avec  la 
netteté  voilée  de  ruse  qui  est  sa  méthode  ordinaire,  à 
fonder  la  conception  qui  sera  celle  de  YEncyclopédie, 
d'une   science  anti-chrétienne.  On   ne   saurait   trop  rap- 


92  HISTOinE    DE    LA    LITTÉRATUIIE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

peler  h  ce  propos  que  la  confiance  que  Fontenelle  met 
clans  le  progrès  a  pour  contre-partie  les  épigrammes 
toujours  très  vives  qu'il  ne  perd  presque  pas  une  occa- 
sion de  lancer  à  la  théologie,  ou  même  à  la  métaphy- 
sique. Bayle  revit  encore  à  cet  égard  en  lui  :  un  Baylc 
tout  aussi  contentieux,  tout  aussi  décisif,  tout  aussi  dog- 
matique; plus  savant,  h  vrai  dire,  d'une  autre  manière, 
plus  pratique,  plus  expérimentale;  un  Bayle  plus  fin,  et 
d'autant  plus  dangereux  qu'il  est  plus  «  homme  du 
monde  ». 


CHAPITRE   VII 


LES    PREMIERS    REFORMATEURS 


Avant  de  pénétrer,  à  la  suite  de  Fontenelle,  dans  le 
salon  de  Mme  de  Lambert,  il  est  bon  de  s'arrêter  au 
groupe  intéressant  des  premiers  réformateurs  politiques. 
Ce  ne  sont  point,  en  général,  des  gens  d'esprit;  mais  ce 
sont  des  hommes  de  bonne  volonté,  qui  cherchent  des 
remèdes  aux  maux  de  leurs  semblables,  et  dont  la  cri- 
tique est  émue,  plutôt  que  railleuse. 

Nous  n'insisterons  guère  sur  Vauban  et  sur  Boisguil- 
bert.  Le  Détail  de  la  France  de  celui-ci,  paru  eu  1697, 
et  la  Dime  royale  de  celui-là,  parue  en  1707,  contiennent 
des  projets  de  réformes  de  l'ordre  administratif  dont 
aucune  n'est  inconciliable  avec  le  principe  actuel  du  gou- 
vernement de  la  France,  ni  ne  met  en  péril  l'organi- 
sation politique  d'alors.  Telle  est  leur  originalité.  Mais 
ils  sont  vraiment  trop  techniques  et  spéciaux  pour  que 
nous  les  examinions  plus  longuement  ici;  voici  seule- 
ment le  résumé  de  la  Dîme  roxjale  :  Vauban  affirme  : 
que  le  souverain  doit  protection  à  tous  ses  sujets;  — 
que  le  travail  est  le  principe  de  toute  richesse,  et  que 


94  HISTOIRE    DE    LA    LITTEIIATUHE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

l'agriculture  est  le  travail  par  excellence;  —  que  les 
taxes  indirectes  nuisent  à  l'entretien  du  peuple,  au  com- 
merce et  h  la  consommation,  — que  les  «  alTaircs  extra- 
ordinaires »,  c'est-à-dire  les  emprunts,  ont  pour  consé- 
quence d'enrichir  les  traitants  et  de  ruiner  les  nations; 
—  que  le  menu  peuple,  qu'on  accable  et  qu'on  méprise, 
est  le  véritable  soutien  de  l'Etat. 

Parmi  les  réformateurs,  nous  laisserons  de  côté 
Fénelon,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut;  et  nous  rap- 
pellerons seulement  ses  fameuses  Tables  de  Cluiidnes, 
composées  h  Chaulncs  en  1711  et  1712  au  lendemain  de 
la  mort  du  Dauphin.  Elles  comprennent  un  Projet  pour 
présent,  et  un  Plan  de  réforme  après  la  paix\  en  voici 
les  divisions  :  ï.  État  militaire.  —  II.  Dépense  de  la 
Cour.  —  III.  Administration.  —  IV.  É^ise.  —  V. 
Noblesse.  —  VI.  Justice.  —  VII.  Commerce.  Si  Fénelon 
eût  exercé  le  pouvoir,  cette  expérience  que  l'on  acquiert 
au  contact  de  la  réalité  n'eût  pas  manqué  d'agir  :  on 
peut  croire  cependant  qu'il  est  deux  ou  trois  points 
dont  il  n'eût  rien  cédé  :  ses  projets  de  lois  somptuaires, 
par  exemple,  et  son  désir  de  faire  participer  la  noblesse 
à  l'administration  de  l'État.  Somme  toute,  on  ne  trouve 
en  Fénelon,  à  ce  point  de  vue,  rien  de  bien  nouveau,  ni 
de  bien  révolutionnaire  au  fond  :  du  moins  sa  révolution 
eût  consisté  à  revenir  au  passé. 

S'il  y  a  quelques  utopies  dans  Fénelon,  il  n'y  a  rien 
que  cela  dans  l'abbé  de  Saint-Pierre,  à  qui  nous  arrivons 
maintenant. 

«  Il  est,  dit  (|uelque  part  George  Sand,  il  est  des 
génies  malheureux,  auxquels  l'expression  manque,  et 
qui,  à  moins  de  trouver  un  Platon  pour  les  traduire  au 


LES    PREMIERS    REFORMATEURS  95 

monde,  tracent  de  pâles  éclairs  dans  la  nuit  des  temps,  et 
emportent  dans  la  tombe  le  secret  de  leur  intelligence, 
V inconnu  de  leur  méditation;  l'abbé  de  Saint-Pierre  est 
de  la  famille...  »  Et  George  Sand  continue  :  «  Il  me 
semble  que  ce  rêveur  a  vu  plus  clair  que  ses  contem- 
porains, et  qu'il  était  beaucoup  plus  près  des  idées  révo- 
lutionnaires, constitutionnelles,  saint-simoniennes,  et 
même  de  celles  qu'on  appelle  aujourd'hui  humanitaires, 
que  son  contemporain  Montesquieu,  et  ses  successeurs 
Voltaire,  Diderot,  Rousseau,  Helvétius.  »  Pour  l'avoir 
célébré  moins  magnifiquement,  d'autres  l'ont  loué  cepen- 
dant, et  ce  sont  :  Voltaire,  Rousseau,  d'Alembert,  et 
Goumy,  Molinari,  Barni,  P.  Albert.  Mais  aucun  éditeur 
ne  s'est  avisé  de  nous  le  rééditer,  et  je  ne  m'en  plains 
pas.  L'Édition  complète  de  ses  Œuvres  date  de  1738- 
1740,  —  et  il  y  faut  ajouter  ce  qu'a  révélé  en  1884  le 
Portefeuille  de  Dupin. 

Charles-Irénée  Castel  de  Saint-Pierre  naquit  en  1658. 
11  vient  à  Paris  en  1686;  en  1695  il  est  élu  de  l'Aca- 
démie Française;  en  1712  il  est  secrétaire  de  l'abbé  — 
plus  tard  cardinal  —  de  Polignac.  Il  écrit  en  1713  son 
projet  fameux  de  Paix  Perpétuelle;  en  171811  publia  sa 
Pobjsynodie;  et  il  est  exclu  de  l'Académie,  pour  avoir 
médit  durement  de  Louis  XIV  dans  ce  traité.  Il  fait 
partie  du  club  de  l'Entresol  dont  nous  parlerons  bientôt, 
à  propos  de  Montesquieu.  Qu'est-ce  qu'il  proposait  dans 
les  réunions  du  club?  Toutes  sortes  de  choses  :  des 
projets  pour  l'extinction  de  la  mendicité,  l'amélioration 
des  grandes  routes,  l'agrandissement  de  Paris,  la  création 
d'un  bureau  de  statistique,  d'un  Collège  de  Filles,  d'un 
bureau  pour  faire   cesser  les   disputes  des  théologiens, 


96         HISTOinB    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

pour  l'éducation  des  Rois,  pour  rendre  les  soldats  plus 
heureux;  un  projet  pour  un  journal  littéraire,  un  projet 
pour  rendre  la  lecture  de  Plutarque  plus  utile,  un  projet 
pour  diminuer  le  nombre  des  procès,  un  projet  pour 
entretenir  la  sobriété!  Tout  cela,  le  plus  sérieusement 
du  monde  :  lisez  ces  projets  dans  ses  Œuvres  complètes, 
ou  plutôt  allez  voir,  aux  Archives  des  Affaires  étran- 
gères, où  ils  sont  déposés  je  ne  sais  trop  pourquoi,  les 
manuscrits  du  réformateur;  admirez  les  copies  soignées 
qu'il  en  a  fait  faire,  toutes  terminées  par  la  belle  maxime 
dont  il  avait  fait  sa  devise  :  Paradis  aux  bienfaisants. 
Et  vous  admirerez  alors  aussi  sa  candeur. 

Car  enfin,  pour  mesurer  ce  que  ses  idées  valent,  il  faut 
le  voir  les  appliquer.  Or  savez-vous  comment  il  réforme? 
Les  mendiants,  il  les  enferme;  les  théologiens,  il  les  fait 
taire;  les  jeux,  il  les  interdit.  Cela  n'est  pas  plus  diffi- 
cile! C'est  comme  s'il  disait  :  vous  avez  mal  aux  yeux  : 
guérissez-vous.  En  d'autres  termes,  sa  naïveté  est  poussée 
jusqu'à  la  sottise.  Et  Sainte-Beuve  avait  bien  raison  de 
définir  ainsi  le  prétendu  génie  de  l'abbé  :  «  Il  voit  loin, 
parce  qu'il  est  presbyte.  » 

Si  d'ailleurs  on  veut  ramener  ces  divagations  à  leurs 
principes,  on  trouve,  à  leur  base,  deux  erreurs  :  la  pre- 
mière consiste  dans  une  confiance  sans  bornes  accordée 
à  l'intelligence  et  à  la  raison,  pour  la  recherche  et  la 
découverte  des  maux  et  des  remèdes  en  matière  de  poli- 
tique. L'abbé  de  Saint-Pierre,  —  et  c'est  bien  en  cela 
qu'il  est  du  xviii*  siècle,  et  plus  moderne  que  ses  con- 
temporains, —  raisonne  sur  la  réalité  comme  on  ne  peut 
raisonner  que  sur  des  notions  abstraites.  La  tradition, 
les  habitudes,  les  dillérenccs  de  climat,  de  races,  n'exis- 


LES    PREMIERS    REFORMATEURS  97 

tent  pas  à  ses  yeux  d'idéologue.  —  La  seconde  erreur  a 
été  d'accorder,  d'attribuer  plutôt,  à  la  bienfaisance,  une 
place  trop  considérable  dans  la  morale.  Jusqu'alors,  la 
charité  était  un  des  devoirs  du  chrétien.  L'abbé  de  Saint- 
Pierre  en  fait  l'unique  devoir  de  l'homme.  En  cela  aussi 
il  est  précurseur  de  cette  fin  du  xviii"  siècle,  raillée  par 
l'infortuné  Gilbert  : 

Ne  lisez-vous  donc  pas  le  Mercure  de  France? 

Il  cite  au  moins  par  mois,  deux  traits  de  bienfaisance  ! 

Du  duc  de  Saint-Simon  nous  nous  contenterons  de 
dire  ici  que  sa  politique,  dans  sa  Lettre  anonyme  au  Roi 
(1712)  et  dans  ses  Projets  du  rétablissement  du  royaume 
de  France  (1712),  se  réduit  en  somme  à  trois  chefs  : 
haine  de  Louis  XIV,  haine  des  ministres,  superstition 
de  sa  noblesse.  Notons  que  c'est,  d'ailleurs,  ce  qui  a 
perdu  la  noblesse  française. 

Ainsi  donc,  la  détresse  de  la  France  et  la  misère 
publique,  à  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  ont  suscité 
un  certain  nombre  de  réformateurs.  Les  plus  positifs 
d'entre  eux,  et  les  plus  sages,  cherchent  dans  le  passé 
des  remèdes  au  présent.  Ils  sont  «  réactionnaires  ». 
Un  seul  est  entièrement  tourné  vers  l'avenir;  mais  il 
est  aussi  le  plus  chimérique.  A  ce  titre  sans  doute 
n'en  annonce-t-il,  et  n'en  représente-t-il  que  mieux  le 
XVIII''  siècle  commençant. 


m. 


CHAPITRE   Vin 


LES    OUBLIES 


Ils  le  sont,  et  ils  méritent  de  l'être.  Aussi  nous  borne- 
rons-nous à  les  mentionner.  ]Mais  cette  mention,  si 
sèche  qu'elle  soit,  est  pourtant  nécessaire  :  ils  ont  eu,  à 
loin  heure,  un  certain  succès  sur  la  scène  littéraire  :  les 
en  bannir  serait  injuste  :  et  l'on  doit,  ne  serait-ce  que 
pour  mieux  faire  valoir  les  autres  acteurs,  conserver 
ceux-ci,  a  titre  de  figurants. 

Parmi  toutes  les  femmes  auteurs,  qui,  en  ce  commen- 
cement du  XVIII*  siècle,  s'illustrèrent  dans  le  genre  du 
roman,  des  mémoires,  des  contes  :  MM™"  du  Noyer> 
de  la  Rocheguilhem,  du  Senecterre,  des  Houlières,  de 
Villandon,  d'Encausse-Bérat,  Patin  de  Pringi,  de  Van- 
deuvre,  de  Liancourl,  de  Louvencourt,  de  Tencin,  de 
Lussan,  Vatry,  de  Gomez,  du  Ilallay,  de  Ferrières,  de 
Rochechouart,  de  Vieilbourg,  de  Fontaine,  de  Murât,  de 
La  Force,  d'Aulnoy,  etc.,  etc.,  nous  ne  retiendrons  que 
la  dernière  citée,  M"°  d'Aulnoy,  dont  les  Mémoires  de  la 
Cour  d'Espagne,  et  les  Contes  de  fées  ne  manquent  pas 
d'intérêt.  On  a  lu  longtemps  son  Oiseau  bleu  et  sa  Biche 
an  bois. 


LES     OUBLIÉS  99 

Les   contes    plus    ou    moins    étranges    et    fantastiques 
deviennent   alors    à    la    mode.   Galland   traduit   et  para- 
phrase   les    Mille    et   une  nuits;   Pétis  de  la  Croix  écrit 
bientôt  les  Mille  et  un  jours.  Le  grave  Montesquieu,  le 
licencieux  Crébillon  fils,  Voltaire   enfin  se  serviront  du 
conte  pour  donner  à  leurs  idées  les  plus  profondes  comme 
à  leurs  imaginations  les  plus  légères  et  les  plus  sensuelles 
une  forme  portative.  C'est  que  le  conte  a  ses  entrées  par- 
tout; c'est  que  tout  le  monde  en  raffole,  y  trouvant  comme 
en  raccourci  les  mérites   et  les  charmes  de  l'opéra,  du 
roman,  de  la  satire,  de  la  chanson,  c'est-à-dire  le  mer- 
veilleux, la  galanterie,  l'irrespect,  et  quelques  obscénités. 
Passons  h  un  genre  plus  sérieux  :  l'histoire,  représentée 
d'abord  par  l'abbé  de  Vertot  (1655-1735).  L'histoire,  jus- 
qu'alors, avait  été  surtout  polémique,  du  moins  en  fran- 
çais sous  la  plume  de  Maimbourg,  de  Varillas,  et  même 
de  Bossuet,  dans  VHistoire  des  variations.  Elle   devient 
narrative   avec   Vertot,    dans    ses    Révolutions    de    Por- 
tugal (1689),  ses  Révolutions  de  Suéde  (1694),  ses  Révo- 
lutions de   Rome  (1719),  son  Histoire  des  Chevaliers  de 
Malte  (1726). 

Quand  on  a  mis  ces  écrivains  à  part,  on  peut  former 
deux  groupes  :  celui  des  continuateurs  du  «  siècle  de 
Louis  XIV  »  et  celui  des  novateurs. 

Dans  le  premier,  nous  rangerons  d'abord  les  poètes, 
comme  La  Fare  (1644-1712),  Ghaulieu  (1639-1720),  La 
Faye  (1674-1731),  Sainte-Aulaire  (1643-1743).  —  Vol- 
taire les  résumera  tous.  —  Puis  les  orateurs,  comme 
d'Aguesseau  (1688-1751)  et  H.  Cochin  (1687-1747).  La 
magistrature  et  le  barreau  en  étaient  au  point  de  l'élo- 
quence de  la  chaire  avant  Bossuet  :  ceux-ci  introduisent 


100        HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

dans  le  prétoire  ou  dans  l'antre  de  la  chicane  le  discours 
de  rhonnùte  homme.  Ils  sont  aussi  intéressants  pour  l'his- 
torien des  mœurs,  et  pour  l'historien  du  droit.  —  Enfin 
les  historiens  :   Fleury  (i640?-1723),  qui  publie  en  1C91 
son  Hisloire  Ecclésiastique,  RoUin  (1661-1741),  dont  le 
Traité  des  Études,  paru  en   1726,  1728,  1730,  et  VHis- 
toire  Ancienne  et  V Histoire  Romaine  ont  eu  un  si  grand 
nombre    de    jeunes    lecteurs.  Du   Bos  (1670-1742),  qui 
publie  en  1734  son  Etablissement  des  Erancs.  Il  ne  faut 
pas  médire  de  ces  honnêtes  gens;  on  peut  même  ajouter 
que  chacun  d'eux,   en  son  temps,  a  rendu  des  services, 
qu'ils  sont  encore  lisibles,  et  qu'on  y  peut,  de  nos  jours 
même,  trouver  encore  et  beaucoup  à   glaner;  mais  c'est 
le    cas    de   dire    à   propos    d'eux  ce  que   l'on    peut  dire 
à  propos  de  J.-B.  Rousseau  :   les  genres   où  ils   se  sont 
exercés  sont  trop  loin   de   la  perfection.  Leur  érudition 
est  solide,  et  leur  sens  toujours  droit  :  tel  est  leur  plus 
grand  mérite. 

Quant  aux  novateurs,  nous  avons  déjà  parlé  du  plus 
considérable  de  tous,  de  Fontenelle.  Ce  qu'ils  se  propo- 
saient exactement,  c'était  :  de  débarrasser  les  lettres  de  la 
superstition  de  l'antique;  d'introduire  la  raison  dans  les 
o-enres  qui  en  comportent  le  moins,  tels  que  le  lyrisme,  le 
théâtre,  la  fable;  de  modifier  le  style,  par  la  substitution 
du  petit  style,  haché  et  précis,  au  grand  style,  qui  pro- 
cède par  ensembles.  Dans  ce  groupe,  nous  rencontrons 
l'abbé  Terrasson  (1670-1750),  célèbre  alors  par  sa  Disser- 
tation sur  Homère,  et  par  son  Sethos  (1731);  Lamotte- 
Houdar;  enfin  Marivaux,  que  nous  retrouverons  plus  loin. 
La  Motte  (1672-1731)  s'est  exercé  dans  tous  les  genres. 
Il  a  écrit  des  Odes   :  Astrée,  le    Temple  de  Mémoire,  le 


LES    OUBLIES  101 

Souverain,  la  Descente  aux  Enfers,  et  il  se  met  en  ce 
genre  à  la  remorque  de  J.-B.  Piousseau;  des  tragédies  : 
les  Macchabées,  Romulus,  Inès  de  Castro,  Œdipe;  des 
Fables  :  VAne,  le  Pré,  le  Perroquet,  les  Grillons,  les 
Moineaux.  Sa  querelle  avec  M™^  Dacier,  où  il  eut  le  bon 
goût  et  l'adresse  de  montrer  plus  d'aménité  que  son  homé- 
rique adversaire,  le  rendit  célèbre  durant  quelques 
années.  Mais  il  n'a  aucune  originalité  profonde.  C'est  un 
Fontenelle  sans  idées  d'avenir,  un  bel  esprit,  un  raison- 
neur, plutôt  curieux  qu'intelligent,  et  de  sensibilité  à 
peu  près  nulle. 

Ces  divers  «  oubliés  »  ont,  pour  la  plupart,  meublé  le 
salon  littéraire  le  plus  important  alors,  celui  de  M™^  de 
Lambert,  dont  nous  allons  nous  occuper. 


b 


CHAPITRE    IX 


LES    SALONS     :    MADAME    DE    LAMBERT, 
MADAME    DE    TENGIN 


Ce  serait  une  chose  assurément  souhaitable,  et  assuré- 
ment intéressante,  que  de  pouvoir  faire  marcher  du 
même  pas  l'histoire  de  la  littérature  et  celle  de  la  société. 
Non  pas  que  je  croie  qu'en  tout  temps  et  partout  la  littè- 
ruture  soit  V expression  de  la  société  :  parmi  plusieurs 
inconvénients  celte  formule  trop  acceptée  en  a  un  que 
je  considère  comme  capital.  Elle  ne  tient  pas  compte  de 
ce  qui  est  le  phénomène  vivant  de  l'histoire  littéraire,  je 
veux  dire  la  création  des  idées  par  les  écrivains,  le  pou- 
voir du  talent  pour  transformer  tout  ce  qu'il  touche,  et 
le  privilège  enfin  du  génie  qui  est  d'ouvrir  les  yeux  des 
hommes  à  ce  qu'ils  ne  voyaient  pas.  Mais  dans  les  époques 
de  transition,  comme  celle  que  nous  achevons  d'étudier, 
cette  connexion,  plus  lâche  en  d'autres  temps,  ce  rapport 
de  l'histoire  de  la  littérature  avec  les  idées  devient  évi- 
demment plus  étroit,  et  après  avoir  fait  la  part  des  écri- 
vains il  faut  faire  aussi  celle  de  l'opinion.  Et  quand  les 
idées  qu'ils  ont  eues  ont  été  reprises  ou  perfectionnées 
par  d'autres,  comme  c'est  encore  ici  le  cas,  alors  il  devient 
nécessaire  de  savoir  quelles  facilités  ces  idées  ont  trouvées 


LES    SALONS  103 

pour  leur  développement  dans  la  sociélé  environnante, 
quels  encouragements  ou   quelles  résistances,   comment 
elles   ont  triomphé  des   unes   et  commn.t    elles  se  sont 
aidées  des  autres.  C'est  ce  que  nous  allons  faire,  et  c'est 
dire  que  le  salon  de  M""=   Lambert,    dont   l'importance 
peut  sembler  d'abord  limitée  à   l'histoire  des  mœurs,   a 
droit  h   une  place  assez  considérable  dans   l'histoire  de 
la  littérature.  Deux  événements,  deux  actes  capitaux  ont 
marqué   la  dernière   partie  du  règne  de  Louis  XIV  :  la 
révocation  de  l''Édit  de  Nantes,  et  la  destruction  de  Port- 
Royal.    Au    point  de   vue    littéraire  et  moral,   il  semble 
qu'on  puisse  les  considérer  comme  deux  fautes  ;  les  pro- 
testants et  les  jansénistes  constituaient  deux  des  éléments 
sérieux,   graves,    rigides,    de   la    nation.    La  persécution 
même,  en  les  inquiétant  les  avait  comme  épurés  :  ils  se 
surveillaient  plus  eux-mêmes,   se   sentant  surveillés    par 
leurs  adversaires.   Les  catholiques    eux  aussi  gagnaient 
à  leur  présence,  par  la  concurrence  de  leurs  vertus.  La 
disparition  du  protestantisme,  en  1685,  fut  donc  un  pre- 
mier malheur.  L'hostilité  déclarée  du  pouvoir  contre  les 
jansénistes  à  partir  de  1709  en  fut  un  second.  Quand  des 
gens  austères   sont  traqués  par  l'autorité,  on   se   figure 
volontiers  que  la  vertu  est  passée  de  mode,  et  la  licence 
se  donne  libre  carrière. 

Le  changement  moral  s'était  traduit  d'abord  par  l'abais- 
sement de  la  moralité  chez  les  personnages  des  comédies. 
Les  escroqueries  les  plus  fortes,  les  lâchetés  les  plus 
viles  sont  fréquentes  dans  le  théâtre  de  Regnard  et  dans 
celui  de  Dancourt.  Pour  ne  citer  qu'un  exemple,  la  ruse 
de  Crispin,  dans  le  Légataire  Universel,  est  un  vol  abo- 
minable  :  aucun  des  personnages  de  la  pièce  songe-t-il 


104       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

cependant  à  s'indigner,  h  s'étonner,  à  dire  que  la  morale 
réprouve  un  tel  acte?  Non;  tous  l'admettent,  comme  on 
admet  quelque  chose  de  journalier,  d'habituel,  de  banal. 

Alors  on  voit  réapparaître  certaines  idées  et  certaines 
tendances  que  le  xvii"  siècle  semblait  avoir  barrées.  Les 
jansénistes  et  les  protestants  n'étaient  assurément  p;s 
seuls  à  combattre  les  libertins  et  les  sceptie|ues;  mai» 
ils  contribuaient  à  les  réduire  au  silence,  ne  serait-ce 
qu'en  rendant  plus  respectable,  par  leur  propre  nombre, 
la  majorité  religieuse  de  la  nation.  Désormais  les  esprits 
religieux,  divisés  en  persécuteurs  et  persécutés,  cessent 
de  combiner  leurs  efforts  comme  l'athéisme,  et  passent 
en  querelles  intestines  le  temps  qu'ils  employaient  jadis 
contre  le  commun  ennemi.  Le  cartésianisme  renaît  aussi 
ou  plutôt  il  commence  alors  d'avoir  une  influence  pro- 
fonde en  France.  Ses  progrès  avaient  été  empêchés  par 
le  Jansénisme,  par  le  Mysticisme,  ou,  d'une  manière 
plus  générale,  par  les  idées  ou  les  sentiments  religieux. 
Désormais  il  s'implante,  et  pour  longtemps. 

Mais  de  plus,  et  en  même  temps  que  Louis  XIV  s'assu- 
rait par  ces  coups  de  force  qu'il  était  encore  le  maître,  on 
sait  le  ton  que  la  cour  avait  pris,  aussi  triste,  morose  et 
dévote  qu'elle  avait  été  brillante  et  galante  autrefois.  Le 
roi  s'était  isolé  de  son  peuple.  Il  s'en  était  suivi  une 
renaissance  des  coteries,  semblable  à  l'éclosion  de  celles 
(jui  s'étaient  formées  sous  Louis  XIII,  et  pendant  la 
Régence  d'Anne  d'Autriche,  Sans  doute  la  tradition  de 
ces  premières  ne  s'était  jamais  interrompue  :  M"®  de  Scu- 
déry  ne  meurt  qu'en  1701.  Mais  elles  avaient  été  dominées 
et  comme  écrasées  par  le  goût  de  la  cour,  par  le  goût  de 
Louis  XIV,  le  «  grand  goût  ».  Quand  les  gens  de  lettres 


LES    SALONS  105 

vivent  entre  eux,  ils  sont  inéluctablement  pédants,  liber- 
tins ou  précieux.  Il  faudra  l'intervention  de  Voltaire,  h 
qui  la  diversité  de  ses  liaisons,  son  voyage  en  Angleterre, 
et  même,  si  l'on  veut,  son  sens  de  la  vie  pratique  et  posi- 
tive ont  ouvert  les  yeux  sur  les  inconvénients  des  coteries, 
pour  ridiculiser  la  préciosité  littéraire.  Mais  Voltaire  lui- 
même  sera  impuissant  contre  une  autre  espèce  de  précio- 
sité, la  préciosité  scientifique. 

L'une  et  l'autre  s'exercent  dans  le  salon  de  l'hôtel  de 
Lambert;  et,  tandis  que  l'une  y  renaît,  l'autre  y  fait  sa 
première  apparition. 

Anne-^NIarie-Thérèse  de  Marguenat  de  Courcelles 
naquit  en  1647,  et  devait  mourir  seulement  en  1733. 
Son  beau-père  était  Bachaumont.  En  1666  elle  épouse  le 
marquis  de  Lambert,  connu  alors  sous  le  nom  de  mar- 
quis de  St-Bris;  il  est,  en  1862,  gouverneur  du  duché 
de  Luxembourg  et  il  meurt  en  1686,  laissant  à  sa  veuve 
une  succession  assez  embrouillée.  Elle  ouvre  son  salon 
en  1700. 

Il  est  difficile  de  dire  avec  précision  quels  personnages 
ont  été  ses  hôtes  habituels  :  à  part  deux  ou  trois,  ce  sont 
autant  de  noms  qu'il  ne  faut  accepter  que  sous  béné- 
fice d'inventaire  :  parmi  les  femmes,  M°*  de  Staal(M"'  de 
Launay),  j\P^  de  Caylus,  M""^  de  Fontaine,  mère  de 
M'"^  Dupin  et  qui  recevait  aussi  les  gens  de  lettres  au 
Palais-Royal,  M™"  de  Murât,  M""'  de  La  Force,  M"'  d'Aul- 
noy,  M"'  de  Villars;  parmi  les  hommes,  des  politiques, 
comme  Valincour,  Sainte-Aulaire,  le  Président  Hénault, 
le  marquis  d'Argenson,  Villars;  des  lettrés  :  l'abbé  de 
Choisy,  Terrasson,  Fontenelle,  Mairan,  peut-être  Mari- 
vaux.   Notons    enfin    que    M""^    de   Lambert   correspond 


lOG       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

avec    Fénelon,   le    consulte,   et    lui    emprunte    quelques 
idées. 

En  somme,  à  part  Valincour  et  Fénelon,  il  n'y  a  là  que  des 
partisans  des  Modernes,  des  ennemis  de  Racine,  de  Boi- 
leau,  de  Molière,  des  précieux  en  un  mot.  Pour  s'en  con- 
vaincre, on  n'a  qu'à  lire  les  plaisanteries  par  lesquelles 
Le  Sage  a  ridiculisé,  sous  le  voile  de  l'allégorie,  le  lan- 
gage des  hôtes  de  la  marquise  : 

Si  vous  me  demandez  ce  que  c'est  que  l'idiome  proconchi,  je 
vous  répondrai  que  c'est  une  langue  qui  a  ses  déclinaisons  et  ses 
conjugaisons,  et  que  l'on  peut  apprendre  aussi  facilement  que  la 
grecque  et  la  latine,  plus  facilement  même  puisque  c'est  une  langue 
vivante  qu'on  peut  posséder  en  peu  de  temps,  en  conversant  avec 
les  Indiens  puristes.  Au  reste  elle  est  harmonieuse  et  plus  chargée 
de  figures  et  de  métaphores  outrées  que  la  nôtre  même.  Qu'un 
Indien  qui  se  pique  de  bien  parler  le  proconchi  vous  fasse  un  com- 
pliment, il  n'y  emploiera  que  des  pensées  bizarres,  singulières,  et 
des  expressions  recherchées.  C'est  un  style  obscur,  enflé,  un 
veibiage  brillant,  un  pompeux  galimatias,  mais  c'est  ce  qui  en 
fait  l'excellence... 

Sans  doute  on  peut  croire  que  le  Sage  exagcrc,  la 
haine  des  précieux,  qui  était  avec  celle  des  comédiens 
et  celle  des  financiers,  l'une  de  ses  grandes  passions, 
l'emportant  au  delà  de  la  vérité.  Mais  lisez  cette  fin  d'une 
lettre  que  M""  de  Lambert  écrivait  à  Sacy  en  1712,  à 
propos  de  la  mort  du  dt.c  de  Bourgogne  : 

Un  ancien  disait  que  les  amis  étaiemt  «  les  vrais  sceptres  des 
rois  ».  —  Il  me  semble  qu'avec  vous,  cher  Sacy,  en  me  mêlant  de 
citer,  je  franchis  les  bornes  de  la  pudeur,  et  que  je  vous  fais  part 
de  mes  débauches  secrètes. 

Cependant  je  ne  puis  partager  l'opinion  de  Le  Sage,  — • 
non  plus  que  celle  de  Molière  ou  de  Boileau  —  sur  le 
slyle  précieii.v,  ou  du   moins  je  n'en  puis  accepter  qu'une 


I 


LES    SALONS  107 

partie,  et  je  ne  puis  souscrire  à  leurs  railleries  qu'autant 
qu'elles  portent  sur  l'excès  de  la  recherche  dans  le  style, 
mais  non  pas  sur  la  recherche  même,  bien  comprise  et 
bien  entendue.  Si  le  style  précieux  est  ridicule  dans  les 
périphrases  —  dans  celles  par  exemple  que  La  Motte 
consacre  au  suisse  d'un  Jardin  — ,  dans  les  pointes  : 
antithèses,  jeux  de  mots,  allitérations,  dans  les  méta- 
phores trop  poussées,  il  n'en  a  pas  moins  ses  avantages. 
Riez  tant  qu'il  vous  plaira  de  Fontenelle,  qui  écrit  cette 
page  : 

Pourquoi  vous  moquez-vous  tant  de  votre  ami  le  chevalier  sur 
ce  qu'il  aime  une  grisette?  vous  voudriez  donc  que  l'on  ne  pût 
e»trer  dans  un  cœur  que  comme  on  entre  dans  Vordre  de  Malte, 
en  faisant  ses  preuves^  Pour  moi  je  trouve  deux  beaux  yeux  aussi 
nthles  que  le  roi,  et  je  ne  demande  point  d'autre  titre  que  la 
vivacité  et  la  douceur.  Croyez-vous  que  je  pardonne  la  laideur 
d'un  visage  parce  que  ce  visage-là  sera  descendu  de  vingt  ducs? 
Non,  je  vous  avoue  que  je  n'aurais  pas  les  sentiments  assez 
élevés  pour  être  amoureux  d'un  arbre  généalogique. 

Mais  ètes-vous  sur  que  ce  ne  soit  pas  en  s'exerçant  à 
raffiner  sur  les  mots  que  Fontenelle  en  soit  venu  à  raf- 
finer sur  les  pensées,  à  être  grand  esprit,  comme  nous 
le  disions,  après  avoir  été  seulement  bel  esprit?  11  est 
certain,  —  et  l'exemple  de  Fontenelle,  de  Massillon,  de 
Marivaux  en  font  foi,  que  le  travail  du  style  permet  de 
pénétrer  plus  avant,  plus  finement  dans  les  idées.  H 
permet  aussi  de  parler  d'une  façon  plus  adéquate  ii  soi- 
même,  et  l'horreur  pour  l'expression  banale  ou  com- 
mune nous  conduit  à  choisir  dans  notre  pensée  ce  qu'elle 
a  de  plus  personnel,  de  plus  original.  11  est  enfin  néces- 
saire et  utile,  et  respectable,  quand  il  ménage  la  pudeur 
des  femmes.  Car  c'est  bien  peut-être  le  principal  service 


108       HISTOIRE     DR    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

que  les  femmes  et  les  salons  aient  rendu  aux  Lettres 
françaises,  d'empêcher  qu'elles  ne  devinssent  orossières. 
(c  II  faut  toujours  choisir  l'expression  la  plus  grossière  » 
écrira  Diderot.  A  lui,  comme  à  Molière  peut-être,  comme 
à  Bayle  certainement,  un  peu  de  saine  préciosité  n'aurait 
pas  nui. 

Les  ouvrages  de  Mme  de  Lambert,  publiés  pour  la 
première  fois  au  complet  à  Lausanne  en  1747,  sont  les 
suivants  :  Ai>is  (Tune  mère  à  son  fils;  —  Avis  d'une  mère 
à  sa  fille;  —  Traité  de  C  amitié;  —  Traité  de  la  i'ieil- 
lesse;  —  Réflexions  sur  les  femmes;  —  Réflexions  sur  le 
^oiit;  —  Réflexions  sur  les  richesses;  —  Psyché;  — 
Portraits;  —  Dialogue  entre  Alexandre  et  Diogene;  — 
Discours  sur  la  différence  de  la  réputation  à  la  consi- 
dération; —  Discours  sur  la  délicatesse  d^ esprit  et  le 
sentiment;  —  Discours  sur  l'Amour;  —  Lettres  dii^erses; 
—  La  Femme  Ermite. 

Tout  cela  ressemble  assez  à  des  conversations  de  salon, 
résumées  ou  continuées  quand  les  invités  sont  partis. 
Quels  en  sont  les  sujets  principaux,  ou  les  plus  importants  ? 

La  galanterie,  d'abord,  y  tient  une  large  place.  Ce 
n'est  i)lus  la  même  qu'au  xvii"  siècle.  Dans  ses  Réflexions 
sur  les  Femmes,  Mme  de  Lambert  parle  d'une  «  école 
de  perfectionnement  de  l'amour  »  :  il  ne  s'agit  pas  là 
seulement,  comme  à  l'Hôtel  de  Rambouillet,  de  se 
choisir  une  dame  de  ses  pensées,  pour  lui  adresser  des 
madrigaux  aimables,  et  de  feindre  l'amour,  quand  on  ne 
réussissait  pas  à  l'éprouver.  Il  s'agit  désormais  d'aimer, 
réellement,  et  d'êlre  aimé  ou  aimée;  la  galanterie  cesse 
d'être  prude  et  platonique,  et  la  subtilité  de  l'esprit 
commence  à  céder  le  pas  aux  exigences  du  sentiment. 


I 


LES    SALONS  109 

Sur  l'éducation  des  femmes,  Mme  de  Lambert  a 
l'esprit  plus  large,  ou  plus  libre,  qu'on  ne  l'avait  au 
xvii«  siècle,  que  ne  l'avait  même  Fénelon.  Elle  «  ne  blâ- 
merait pas  un  peu  de  philosophie.  » 

Enfin  nous  la  voyons  prononcer  un  des  mots  d'ordre 
du  xviii*  siècle,  le  mot  d'humanité.  «  L'humanité,  écrit- 
elle  dans  les  avis  d'une  mère  à  son  fils,  souffre  de  la 
différence  que  la  fortune  a  mise  d'un  homme  à  un  autre.  » 
Et  elle  trouve  dans  la  conscience  laïque  de  l'humanité 
quelques-uns  des  enseignements  réservés  à  la  relioion 

Tels  étaient  donc  les  sujets  des  conversations  du 
salon.  Ajoutons-y  la  politique,  ou  plutôt  les  intérêts 
généraux;  la  querelle  des  Anciens  et  des  Modernes; 
enfin,  se  greffant  sur  la  querelle,  la  question  du  pro'^rès, 
et  les  Sciences.  Fontenelle  et  Mairan,  surtout  alimen- 
tent sur  ce  dernier  point  la  curiosité  des  habituées  de 
Mme  de  Lambert.  Le  salon  sert  ainsi  à  la  diffusion  des 
idées  de  Fontenelle,  dont  nous  avons  constaté  l'impor- 
tance et  la  fécondité. 


Le  salon  de  Mme  de  Tencin  est  assez  différent.  Cette 
femme  de  lettres,  qui  fat  aussi,  comme  l'a  dit  un  de 
ses  récents  biographes,  une  «  femme  d'affaires,  femme 
d'alcôve,  de  salon,  d'antichambre,  de  concile  et  d'aca- 
démie »,  est  avant  tout  une  intrigante.  Alexandrine 
Guérin  de  Tencin  naquit  à  Grenoble,  d'une  famille  un 
peu  parvenue.  De  bonne  heure,  elle  entre  au  couvent 
de  Montfleury,  dont  la  clôture  est  peu  rigoureuse.  Elle 
en    sort    pour   être  chanoinesse.    Enfin   elle  s'installe    à 


110       HISTOIRE    DE     LA    LITTKRATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Paris.  Ses  aventures,  très  scandaleuses,  se  multiplient  : 
([u'il  s'agisse  d'amour  ou  d'agio,  elle  est  toujours  prête 
à  risquer  ce  qui  peut  lui  rester  de  réputation.  Elle 
réussit  à  faire  de  son  frère,  abbé  de  Tencin,  un  évoque 
d'Embrun,  puis  un  archevêque  de  Lyon  et  un  cardinal, 
enfin  un  ministre  d'Etat.  Fleury  mort,  elle  devient  l'amie 
de  Mme  de  Pompadour;  elle  termine  enfin  en  1749  sa 
vie,  ou  plutôt  sa  carrière  si  agitée. 

Ses  romans,  les  Mémoires  du  Comte  de  Comminge,  le 
Siège  de  Calais,  les  Malheurs  de  l'Amour,  contiennent 
quelques  souvenirs  de  sa  vie  amoureuse  et  de  sa  vie  de 
couvent.  Voluptueux  et  sentimentaux,  ils  obtinrent  en 
leur  temps  le  plus  vif  succès.  Mais  ce  n'est  pas  par  eux 
(pi'elle  a  agi  sur  ses  contemporains.  Son  salon  a  été  son 
grand  moyen  d'action,  ou  d'intrigue. 

Dès  1716,  elle  reçoit  Fontenelle,  La  Motte,  et  le 
mathématicien  Saurin.  L'abbé  de  Saint-Pierre  s'ajoute 
a  eux  bientôt,  et,  de  sa  plume  d'économiste,  écrit  des 
fadeurs  ii  l'ex-religieuse.  Duclos,  l'abbé  Prévost,  Mari- 
vaux, Montesquieu,  Piron,  plus  tard  Mably,  Helvétius, 
Marmontel,  défilent  chez  elle.  A  la  mort  de  Mme  de 
Lambert,  en  1733,  elle  constitua  définitivement  son 
«  bureau  d'esprit  ».  Sa  porte  était  ouverte  à  tous  :  finan- 
ciers, courtisans,  militaires,  hommes  de  robe  et  d'Eglise, 
les  Français  et  les  étrangers.  Tous  gardaient  un  sou- 
venir charmé  ou  ému  de  son  accueil. 

Cependant  il  faut  bien  avouer  que  dans  les  conver- 
sations de  ses  «  bêtes  »,  ou  de  ses  «  sept  sages  »,  car 
c'est  ainsi  qu'elle  surnommait  familièrement  certains 
de  ses  hôtes,  la  littérature  proprement  dite  avait  peu  de 
part.  L'art  d'écrire,  ou  plus  généralement  l'art,  est  bien 


LES    SALONS  Jjj 

la  dernière  des  préoccupations  de  cette  intrio-ante,  de 
ces  mathématiciens,  de  ces  étrangers,  de  ces  esprits 
curieux  ou  dangereux.  Les  idées  nouvelles,  les  senti- 
ments subtils,  tels  étaient  les  matières  de  leurs  discus- 
sions ou  de  leurs  entretiens.  Pour  s'intéresser  à  l'art 
d'écrire  un  certain  degré  d'idéalisme  est  nécessaire.  Il 
manquait  aux  hôtes  de  M^-e  de  Tencin  ;  elle  surtout  était 

trop  éprise   des  réalités  —  de  toutes  les  réalités  de 

ce  monde,  pour  s'élever  jusque-là. 

Ne  lui  reprochons  pas  trop  cependant  d'avoir  intrigué 
et  d'avoir  recherché  les  profits  d'ambition  ou  d'argent. 
Voici  qu'à  partir  de  1720,  depuis  l'entreprise  de  Law, 
la  société  française  est  bouleversée  par  les  suites  et  du 
succès  et  de  l'insuccès  du  financier  écossais.  Les  classes 
se  brouillent,  les  castes  se  rompent  sous  les  corps  du 
pouvoir  nouveau,  l'argent.  Et  puis,  l'on  tourne  les  yeux 
vers  cette  Amérique  où  l'on  ne  voyait  que  des  arpents 
de  neige,  où  l'on  voit  maintenant  une  terre  nouvelle  et 
sans  doute  féconde.  Enfin  l'économie  politique  est  née. 
M""^  de  Tencin  a  participé,  collaboré,  et  un  peu  présidé 
à  tous  ces  changements. 


LIVRE  II 

LA    FORMATION    DE    L'ESPRIT   NOUVEAU 


III. 


CHAPITRE  I 

LA  PREMIÈRE  PÉRIODE  DE  LA  VIE  DE  VOLTAIRE 

Les  sources   de  L'HisroinE  de  Voltaire. 

En  parlant  de  Bossuet,  considéré  comme  le  repré- 
sentant le  plus  éminent,  et  en  quelque  sorte  comme  le 
symbole  même  de  l'esprit  du  xvii^  siècle,  je  veux  dire 
comme  l'homme  dont  l'histoire  et  dont  l'œuvre  avaient 
le  plus  de  rapports  et  de  points  de  contact  avec  l'ensemble 
des  idées  de  son  temps,  j'ai  pu  disposer  ce  que  j'en 
voulais  dire  d'une  façon  relativement  systématique,  et 
ainsi,  dans  ce  que  j'en  disais,  faire  prédominer  l'ordre 
logique  sur  l'ordre  chronologique.  La  remarquable  unité 
de  sa  vie,  sa  logique  intérieure,  la  fixité  de  ses  idées, 
qui  cinquante  ans  durant  se  sont  développées,  enrichies, 
organisées,  et  jamais  démenties;  la  continuité  de  son 
action,  ne  me  laissaient  pas  de  choix.  Son  œuvre  devait 
occuper  le  premier  plan;  sa  personne  morale  y  devait 
demeurer  constamment;  et  non  seulement  ses  contem- 
porains, mais  sa  vie  privée  même  ne  devait  intervenir 
dans  son  histoire  que  pour  contribuer  à  l'explication,  au 
commentaire,  à  l'illustration  de  l'œuvre. 


IIG       HISTOinE    DE    LA    LITTERATUIIE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Il  en  est  autrement  de  Voltaire  :  je  ne  sais  s'il  n'a  pas 
agi  plus  fortement  que  Bossuet  sur  son  siècle,  et  c'est  ce 
que  nous  verrons.  Mais  homme  d'affaires  h  la  fois  et 
homme  de  lettres,  il  a  été  singulièrement  plus  mêle  que 
Bossuet  au  mouvement  de  son  temps.  Munitionnaircs 
d'armées,  fermiers  généraux,  diplomates,  ministres, 
favorites,  et  la  cour  et  la  ville,  et  la  capitale  et  la  pro- 
vince, et  la  campagne  et  l'étranger,  il  a  tout  connu,  tout 
et  tous. 

On  dira,  et  avec  raison,  que  Bossuet  n'a  pas  laissé 
d'avoir  une  certaine  universalité  :  qu'il  a  abordé,  traité, 
ou  épuisé  divers  sujets  très  différents  les  uns  des  autres. 
Sans  doute.  Mais  l'universalité  de  Bossuet  n'est  pas  de 
même  nature  que  celle  de  Voltaire.  Il  ne  s'est  pas  inté- 
ressé à  l'art;  et  il  s'est  intéressé  beaucoup  à  la  morale  et 
à  la  politique  en  raison  de  leurs  rapports  avec  la  religion. 

Enfin,  moins  diverse,  mais  plus  vigoureuse,  l'origi- 
nalité de  Bossuet  n'est  pas  au  même  degré  le  reflet  du 
temps  où  il  a  vécu.  Bossuet  est  lui-même  avant  tout. 
Voltaire,  au  contraire,  est  l'image  de  son  siècle;  et  sans 
examiner  encore  la  question  de  savoir  qui  a  plus  donné 
ou  reçu,  du  siècle  ou  de  Voltaire,  ce  qui  est  certain,  c'est 
qu'ils  concourent  indispensablement  l'un  à  l'autre. 

J'ai  donc  choisi  pour  en  parler  un  plan  purement 
chronologique,  dont  voici  les  principales  divisions  : 

I.  Première  époque  de  la  vie  de  Voltaire  (1G94-1734). 
—  Ses  débuts,  —  son  séjour  en  Angleterre,  —  son  retour 
à  Paris.  —  Les  Lettres  Pliilosophiques. 

II.  Le  théâtre  de  Voltaire. 

III.  Deuxième  époque  de  la  vie  de  Voltaire  (1734- 
1754)  :  Cirey,  —  Versailles,  —  Berlin. 


LA    PHEMIÈRE    PÉniODE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE  117 

IV.  Voltaire  historien. 

V.  Troisième  époque  de  lavie  de  Voltaire  (1754-1758). 

VI.  Les  Romans  et  les  Contes. 

VII.  Politique,  —  philosophie,  —  polémique  religieuse 
de  Voltaire. 

VIII.  La  royauté  de  Ferney,  le  retour  et  la  mort  (1759- 
1778). 

IX.  Rôle  et  influence. 

Et  je  répartirai  successivement  ces  dilTérents  chapitres 
à  travers  l'histoire  littéraire  du  siècle  tout  entier. 

Evidemment,  quoique  chronologique,  ce  plan  ne  sera 
tout  à  fait  dénué  de  logique,  et  l'on  y  pourra  apercevoir 
deux  Voltaires,  celui  du  début,  et  celui  de  la  fin,  réunis 
l'un  à  l'autre  ou  changés  l'un  en  l'autre  de  1734  à  1754, 
par  une  crise  qui  est  la  grande  crise  et  pour  ainsi  parler 
le  point  tournant  du  siècle  lui-même  autant  que  de  Vol- 
taire. Mais  je  n'insiste  pas,  et  laissant  en  quelque  sorte 
à  Voltaire  lui-même  le  soin  de  récupérer  son  unité  per- 
sonnelle à  travers  la  dispersion  de  son  œuvre  et  de  son 
activité,  j'aborde  immédiatement  la  première  question, 
qui  est  celle  des  sources  de  son  histoire. 

La  question  n'est  que  préliminaire,  mais  elle  vaut  bien 
que  l'on  s'y  arrête.  Dans  aucune  autre  littérature,  il  n'est 
pas  un  grand  écrivain  ou  un  grand  penseur,  qu'il  soit 
Shakespeare  ou  qu'il  soit  Goethe,  sur  qui  nous  ayons 
pareille  abondance  de  renseignements.  Ennemis  ou 
amis,  compatriotes  ou  étrangers,  je  n'en  connais  pas  un 
dont  on  se  soit  occupé  davantage;  pas  un  dont  il  y  ait 
de  meilleures  éditions,  de  meilleures  biographies,  de 
meilleures  bibliographies.  Aussi  nous  faut-il  distinguer 
d'abord,   et  parmi  les   sources    de  son    histoire  séparer 


118        HISTOIRE    DE    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

celles  qui  lui  sont  postérieures  de  celles  qui  lui  sont  con- 
temporaines ou  antérieures. 

Je  dis  antérieures,  et  je  ne  plaisante  pas,  ni  n'exagère. 
Non  seulement  en  effet  pour  lui,  comme  pour  Bossuet, 
comme  pour  Racine,  l'œuvre  s'explique  en  partie  par  les 
œuvres  qui  l'ont  précédée  et  l'homme  par  ses  origines, 
sa  famille,  sa  condition,  mais  je  veux  dire  qu'antérieu- 
rement h  Voltaire  il  y  a  une  tradition  de  Voltairianisme 
établie  de  tout  temps  en  France,  de  telle  sorte  que  pour 
le  comprendre,  ce  ne  serait  pas  trop  sans  doute  que  de 
remonter  à  Boileau,  à  Molière,  à  Montaigne,  à  Rabelais 
et  jusqu'à  Jean  de  Meung;  et  qui  sait?  en  dehors  et  par- 
delà  les  frontières  de  notre  littérature  jusqu'à  Lucien,  En 
ce  cas,  cela  signifierait  que  Voltaire  est  le  représentant 
d'une  partie  de  notre  esprit  national,  et  d'une  forme  de 
l'esprit  humain. 

Sans  remonter  aussi  haut,  il  est  indispensable  de 
remonter  à  trente  ou  quarante  ans  en  arrière,  jusqu'à 
Bayle,  et,  antérieurement  à  lui,  à  ce  petit  groupe  de 
beaux  esprits  ou  de  libertins,  comme  on  disait  alors,  qui 
en  plein  règne  de  Louis  XIV,  ont  préparé  pour  ainsi  parler 
la  venue  de  l'Evanoile  Voltairien. 

Parmi  les  sources  contemporaines,  j'en  distingue  de 
trois  sortes  :  les  témoignagnes  des  contemporains  sur  sa 
vie;  ses  Œuvres  et  principalement  sa  Correspondance, 
les  jugements  raisonnes  portés  sur  lui  de  son  vivant.  Le 
Sage,  Diderot,  Choiseul,  Fréron,  Grimm,  M'""  du  Châte- 
let,  M"*  de  Graffigny  fournissent  des  renseignements 
appartenant  à  la  première  catégorie.  —  Quant  à  ses 
Œuvres  et  à  sa  Correspondance,  naturellement  nous 
aurons  à  en   reparler  en  détail;  mais  déjà  nous  pouvons 


LA  PREMIERE  PERIODE  DE  LA  VIE  DE  VOLTAIRE     119 

faire  ici  deux  ou  trois  remarques  explicatives  ou  justifi- 
catives de  méthode  :  la  première  c'est  que,  si  les  Œuvi^es 
de  Voltaire,  en  général,  abondent  sans  doute  en  rensei- 
gnements sur  son  compte,  on  se  tromperait  pourtant 
de  le  trop  étudier  dans  ses  tragédies  ou  dans  ses  his- 
toires. Là  en  effet  il  est  à  bien  des  égfards  un  homme 
du  XVII*  siècle  :  il  passe  son  habit  de  cour,  quand  il  écrit 
Zaïre  ou  le  Siècle  de  Louis  XIV,  je  veux  dire  que  s'il  n'a 
pas  le  même  idéal,  il  tend  à  la  même  impersonnalité,  à  la 
même  objectivité,  que  Racine  ou  Bossuet.  Il  est  dominé 
comme  eux  par  une  conception  d'art,  par  des  conditions 
ou  règles  des  genres,  par  un  respect  des  modèles^  qui 
font  qu'il  dissimule,  qu'il  déguise  ou  qu'il  force  une  partie 
de  lui-même.  Mais  dans  ses  Mélanges  et  dans  sa  Corres- 
pondance, c'est  là  qu'il  est  vraiment  lui-même,  qu'il  s'aban- 
donne à  toute  sa  verve,  qu'il  abdique  toute  retenue,  qu'il" 
met  bas  jusqu'aux  pièces  de  son  vêtement  que  la  pudeur 
nous  interdit  de  nommer  et  selon  le  mot  du  comique, 
c'est  là  qu'il  se  montre  à  nous  in  naturalibus. 

Mais  j'ajoute  aussitôt,  et  c'est  là  ma  seconde  réflexion, 
qu'il  a  écrit  pendant  plus  de  soixante  ans,  que  sa  Corres- 
pondance n'était  pas  faite  pour  être  imprimée,  et  qu'ainsi 
nous  y  pouvons  puiser  pour  le  connaître,  mais  qu'il  n'en 
faut  pas  abuser  contre  lui.  Et  c'est  une  tentation  à  laquelle 
je  ne  sais  si  j'ai  toujours  résisté. 

Dans  la  troisième  catégorie,  je  range  les  documents 
d'ensemble  :  Vie  de  Voltaire,  par  Condorcet  (1789),  par 
Duvernet  (1797);  l'examen  de  ses  ouvrages,  par  Lin- 
guet  (1788),  etc.,  et  tous  les  jugements  portés  sur  Vol- 
taire et  son  œuvre  au  cours  du  xix*  siècle. 

Ainsi  nous  essayerons  de  nous  représenter  avec  cxac- 


120       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

titude  l'œuvre  et  la  destinée  d'un  homme  qui  n'a  jamais 
passé,  quoi  que  Goethe  en  ait  voulu  dire,  pour  le  plus 
grand,  ni  même  pour  le  plus  français  de  itos  grands  écri- 
vains, mais  qui  a  été  certainement  le  plus  considérable 
de  nos  hommes  de  lettres,  ce  qui  n'est  pas  la  même  chose, 
et  dont  la  carrière,  de  quelque  façon  qu'on  la  juge,  n'a 
rien,  dans  aucune  littérature,  qu'on  puisse  lui  comparer. 
pour  la  durée,  la  diversité,  la  singularité.  En  France 
même,  c'est  en  vain  qu'on  a  voulu  parfois  comparer 
Voltaire  et  Hugo.  Et  qu'est-ce  qu'Hugo  à  l'étranger? 

Je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que  je  n'apporterai  dans 
cette  étude  aucun  parti  pris  ;  mais  que  je  parlerai  d'ailleurs 
de  Voltaire  et  de  son  temps  avec  une  entière  liberté,  11 
serait  au  reste  assez  plaisant  que  le  seul  siècle  sur  lequel 
nous  ne  pourrions  nous  expliquer  librement  fût  celui 
auquel  on  fait  honneur  de  nous  avoir  conquis  le  droit 
qu'on  nous  refuserait  sur  lui. 

La    PREMIÈRE     JEUNESSE    DE    VoLTAIRE    (1694-1718). 

La  première  jeunesse  de  Voltaire,  c'est  cette  période 
de  sa  vie  qui  s'étend  nous  pouvons  dire  presque  depuis 
sa  naissance  jusqu'à  son  premier  succès  littéraire,  celui 
de  son  Œdipe,  le  17  novembre  1718.  Je  dis  presque 
depuis  sa  naissance,  et  en  effet  on  a  longtemps  discuté 
l;i  question  de  savoir  avec  exactitude  où  et  quand  il 
naquit,  si  ce  fut  à  Paris  ou  à  Châtenay,  le  22  novembre 
ou  le  20  février  1694,  et  la  question  n'a  été  tranchée, 
si  elle  l'est,  que  depuis  une  trentaine  d'années,  par  le 
fragment  d'une  lettre  d'un  certain  Pierre  Bailly,  cousin 
des  Arouet,  à  sa  famille  du  Poitou  : 


LA    PREMIERE    PERIODE    DE     LA    VIE    DE    VOLTAIRE  121 

24  novembre  1694. 

Nos  cousins  ont  un  autre  fils,  né  dil  y  a  trois  jours;  M^^e  Arouet... 
a  été  très  malade...  l'enfant  n'a  pas  grosse  mine,  sétant  senti  de  la 
chute  de  la  mère.... 

On  peut  s'appuyer  sur  celte  fin,  et  on  l'a  fait,  pour 
expliquer  la  délicatesse  de  Voltaire,  qui  ne  l'a  pas 
empêché  de  vivre  jusqu'à  quatre-vingt-cinq  ans  de  la  vie 
la  plus  agitée. 

Plus  intéressant  est  de  savoir  quelle  est  sa  famille.  La 
race  elle-même  importe  peu  :  si,  des  deux  côtés,  elle  est 
originaire  du  Poitou,  sa  famille  était  parisianisée  depuis 
un  siècle.  Et  d'ailleurs  il  est  bon  d'être  sobre  d'indica- 
tions de  ce  genre  :  n'oublions  pas  que  l'auteur  de  Gil 
Blas  et  celui  à'Atala  étaient  également  Bretons.  La  con- 
dition de  sa  famille  importe  davantage.  Nous  savons 
donc  qu'après  avoir  été  notaire,  de  1675  à  1692,  Fran- 
çois Arouet  devint  en  1701  payeur  des  épices  de  la 
Chambre  de  Comptes.  Il  était  donc  ainsi  de  condition 
bourgeoise,  presque  de  robe,  de  la  petite  robe.  Les  actes 
de  son  étude  nous  apprennent  qu'il  fut  notaire  des  Saint- 
Simon,  des  Sully,  des  Caumartin,  ce  qui  d'ailleurs  ne 
veut  pas  dire,  quoiqu'on  l'ait  prétendu,  qu'il  ait  été  leur 
ami  plutôt  que  leur  notaire.  Mais  si  nous  disons  que  la 
première  enfance  de  Voltaire  se  passa  dans  le  même 
milieu  que  celle  de  Molière,  ou  de  Boileau,  ou  de  Regnard, 
ou  même  de  Beaumarchais,  nous  ne  nous  tromperons  pas, 
et  la  constatation  ne  sera  pas  indifférente.  Voltaire  tint 
de  son  milieu  un  certain  goût  de  fronde  et  de  satire,  une 
certaine  vivacité  d'esprit,  une  certaine  indépendance 
d'humeur,  avec  peu  de  tendance  au  respect  des  préjugés  : 
il  est  vrai  que  pour  les  bourgeois  parisiens  est  préjugé 


122       HlSTOinE     DE    LA    LITTEHATUnE    I  RANÇAISE    CLASSIQUE 

tout  ce  qui  n'est  pas  à  riiistar  de  Paris.  11  prit  l;i  aussi 
le  goût  des  affaires,  et  cet  art  de  la  vie  pratique,  dont 
il  donnera  plus  d'une  preuve. 

Si  les  Sully  ni  même  les  Caumartin  ne  fréquentaient 
sans  doute  beaucoup  dans  la  maison  du  payeur  des  épices, 
on  y  voyait  des  beaux  esprits.  La  mère  de  Voltaire,  assez 
jolie  femme,  de  mœurs  peu  sévères,  amie  de  Ninon  de 
Lcnclos,  les  attirait  et  les  retenait.  Elle  aurait,  dit-on, 
connu  Corneille  et  Boileau.  On  cite  surtout  parmi  eux 
Rochebrune,  que  Voltaire,  dans  des  vers  assez  indé- 
cents, s'est  une  ou  deux  fois  attribué  comme  père,  et 
Châteauneuf,  son  parrain.  Ce  fut  même  ce  dernier  qui, 
quand  sa  mère  fut  morte,  en  1701,  se  chargea  de  son 
éducation  mondaine,  le  mena  chez  la  vieille  Ninon, 
laquelle,  c'est  Voltaire  qui  nous  l'apprend  lui-même, 
charmée  de  sa  gentillesse,  lui  légua  deux  mille  francs 
pour  s'acheter  des  livres. 

Resté  veuf  avec  trois  enfants,  le  père  Arouet  mit  Armand 
au  séminaire  de  Saint-Magloire  et  François-Marie  au 
Collège  de  Clermont.  Je  ne  pense  pas  qu'il  soit  ici  besoin 
d'insister  sur  ses  succès  de  collège,  sur  sa  précocité  d'en- 
fant prodige,  non  plus  que  sur  les  maîtres  qu'il  eut  : 
Porée,  Thoulier,  Tourneminc,  ou  sur  ses  camarades  : 
Fyot  de  la  Marche,  et  les  deux  d'Argenson.  Quand  il 
eut  terminé  ses  études,  en  1711,  son  père,  en  homme 
pratique,  voulut  qu'il  fit  son  droit,  mais  le  jeune  homme 
avait  de  bien  autres  ambitions,  qu'encourageaient  en  lui 
les  épicuriens  de  la  Société  du  Temple,  où  il  fréquriiUiit 
depuis  1706.  Ces  honnêtes  gens,  auxquels  nous  revien- 
drons, Châteauneuf,  Servien,  La  Fare,  Chaulieu,  •  qui 
rimaient   presque   tous   non   sans    esprit    ni    même   sans 


LA    PliEMIERE     PERIODE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE  123 

talent,  étaient  surtout  remarquables  par  le  débraillé  de 
leurs  mœurs;  mais  étant  tous  aussi  de  naissance,  ou  pres- 
que tous,  ils  gardaient  dans  ce  débraillé  même  une  cer- 
taine allure,  je  ne  dirai  pas  de  bonne  compagnie,  mais 
d'élégance  encore  aristocratique.  Voltaire  eut  vite  fait  de 
se  déniaiser  parmi  eux,  et  poussé,  encouragé,  applaudi 
par  eux,  il  suivit  son  penchant  à  rimer. 

Il  y  avait  alors  pour  les  rimeurs  deux  moyens  de  par- 
venir :  les  concours  académiques  :  et  Voltaire,  en  1712^ 
écrivit  pour  le  concours  de  Poésie  une  Ode  sur  le  vœu 
de  Louis  XIII;  —  le  théâtre  :  et  il  semble  bien  aussi 
que  c'est  dès  ce  lemps-lk  que  Voltaire  conçut  l'idée 
à^Œdipe.  Nous  dirons  tout  à  l'heure  quelques  mots 
d'un  troisième  moyen  qu'il  y  avait  encore  de  se  mettre 
en  évidence,  et  auquel  Voltaire  recourut.  Mais,  en  atten- 
dant que  la  réputation  lui  vînt,  le  bonhomme  Arouet, 
trouvant  avec  raison  que  cette  existence,  bonne  pour  un 
vidame  ou  pour  un  chevalier,  ne  menait  un  jeune  bour- 
geois à  rien,  jugea  bon  d'y  mettre  un  terme,  et  pour  cela 
de  dépayser  son  fils.  Il  le  confia  donc  à  l'un  de  ses  amis 
ou  de  leurs  protecteurs,  Chàteauneuf,  en  partance  pour 
la  Hollande,  et  le  jeune  Arouet  dut  faire  ses  paquets  pour 
La  Haye. 

Le  père  Arouet  avait  raison.  L'événement  pourtant  lui 
donna  tort.  A  peine  arrivé  h  La  Haye,  son  coquin  de  fils 
se  mit  à  fréquenter  chez  une  dame  Du  Noyer.  C'était 
une  femme  de  lettres,  auteur  de  Lettres  historiques  et 
galantes.  Elle  avait  une  fille,  dont  Voltaire  s'éprit.  Mais 
la  mère,  à  qui  ce  jeune  homme  semblait  un  assez  mince 
parti,  intervint.  Arouet  alors,  s'avisant  que  ces  dames 
étaient  protestantes,  n'eut-il  pas  l'idée  de  songer  à  con- 


12'k        HISTOinE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

vcitir  la  fille,  pour  lui  fournir  un  prétexte  à  quitter  sa 
mère  et  à  chercher  contre  elle  un  asile  en  France.  M""*  du 
Noyer  se  plaignit  à  l'ambassadeur;  le  cas  était  grave; 
celui-ci  renvoya  Arouet  à  son  père.  —  Olympe  du  Noyer 
devint  plus  tard  comtesse  de  Winterfeld.  —  Fureur  du 
père  Arouet,  qui  veut  embarquer  son  fils  pour  les  îles, 
et  se  résout  à  le  placer  à  l'élude  de  M®  Alain,  place 
Maubert.  C'est  là  que  Voltaire  connu  le  fameux  Thieriot, 
dont  il  fit  dans  la  suite  son  factotum. 

Cependant,  avec  sa  lenteur  accoutumée,  l'Académie 
s'occupait  du  concours  de  1712.  En  août  1714,  elle  cou- 
ronnait l'abbé  Du  Jarry.  C'était  trop  :  atteint  dans  son 
amour-propre  et  dans  sa  bourse,  Voltaire  répliqua  par 
Le  Bourbier  :  c'est  le  troisième  moyen  dont  je  parlais 
tout  à  l'heure  :  l'épigramme  ou  la  satire.  Une  autre 
pièce  du  même  genre,  qui  parut  en  même  temps,  VAnti- 
^'iton,  rendit  le  nom  d'Arouet  fameux  chez  Procope  et 
chez  Gradot.  Le  père,  plus  mécontent  que  jamais  de 
cette  façon  d'étudier  la  procédure,  obtient  une  lettre  de 
cachet,  et  le  jeune  homme  allait  être  enfermé  quelque 
part  ou  ailleurs,  quand  un  vieillard  le  prit  sous  sa  pro- 
tection. Louis  Olivain  de  Caumartin,  marquis  de  Saint- 
Ange  l'emmena  dans  son  château.  «  Il  savait  tout,  —  nous 
dit  de  lui  Saint-Simon,  —  en  histoire,  en  généalogie, 
en  anecdotes  de  cour,  avec  une  mémoire  qui  n'oubliait 
rien  de  ce  qu'il  avait  vu  ou  lu.  »  Il  serait  possible  que 
Voltaire  ait  pris  auprès  de  lui  l'idée  de  la  Ilenriade,  et  du 
Siècle  de  Louis  XIV. 

11  ne  séjourna  pas  longtemps  auprès  de  M.  de  Caumar- 
tin. Revenu  à  Paris,  il  écrivit  plusieurs  pièces  qui  se 
ressentent  de  la  société  du  Temple.  La  note  épicurienne 


LA    PREMIERE    PERIODE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE  125 

revient  souvent  dans  ses  œuvres  de  jeunesse,  et  peut 
servir  d'indice  sur  le  genre  du  profit  qu'il  avait  tiré  de 
son  éducation.  La  note  satirique  aussi,  quoiqu'il  ait 
toujours  désavoué  deux  pièces  injurieuses  contre  le 
Régent  qu'on  lui  imputa  alors.  Il  reçut  un  ordre  de  s'en 
aller  à  Tulle.  On  obtint  d'ailleurs  aisément  qu'au  lieu 
d'aller  jusqu'à  Tulle,  il  s'arrêtât  à  Sully-sur-Loire.  Notez 
la  qualité  de  ses  protecteurs  :  Châteauneuf,  Caumartin, 
Sully  : 

Principihus  placuisse  viris  non  ultima  laus  est... 

Nous  avons  de  jolies  lettres  datées  de  Sully-sur-Loire, 
des  lettres  dont  l'aisance,  le  tour  libertin  et  aristocra- 
tique en  même  temps  a  quelque  chose  déjà  de  parfai- 
tement original,  qui  explique  la  faveur  de  Voltaire  auprès 
du  grand  monde.  Lisez-les,  si  vous  voulez  apprendre  ce 
que  c'est  que  l'ingéniosité  mondaine,  presque  le  tact,  et 
comment  on  peut  faire  un  agréable  mélange  du  respect 
et  de  la  hardiesse.  Mais  chose  assez  curieuse,  ce  que  je 
dis  de  sa  prose,  on  ne  pourrait  pas  le  dire  de  ses  vers 
à  cette  époque  :  ils  sont  fades  et  banals. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  Régent  n'avait  pas  de  rancune, 
c'était  son  moindre  défaut;  il  pardonna  et  Voltaire  put 
revenir  à  Paris.  Il  n'y  resta  pas  longtemps  libre.  Fut-il 
encore  victime  de  quelque  perfidie  de  ses  ennemis?  On 
ne  sait  pas;  mais  en  1717  une  pièce  satirique  ayant  cir- 
culé, et  le  bruit  public  la  lui  attribuant,  le  Régent 
se  fâcha  cette  fois,  et  il  mit  le  poète  à  la  Bastille,  le 
16  mai  1717.  Voltaire  resta  en  prison  jusqu'au 
il  avril  1718.  11  y  commença  la  Henriade. 


126       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 
De    1718   A   1726. 

Sa  pièce  d'Œdipe,  reçue  par  les  comédiens,  s'était  de 
ce  chef  trouvée  suspendue.  Elle  fut  jouée  enfin  le  18  no- 
vembre 1718.  Le  succès  en  fut  prodigieux,  et  persista 
durant  quarante-cinq  représentations.  Si  elle  le  méritait, 
c'est  une  autre  question,  que  nous  examinerons  plus 
tard,  comme  aussi  celle  de  savoir  jusqu'à  quel  point  les 
vers  ou  les  tirades  «  philosophiques  »  de  l'œuvre  contri- 
buèrent à  son  succès.  —  Ajoutons  seulement  que  c'est 
alors  que  pour  la  première  fois  Arouet  prit  publique- 
ment ce  nom  de  Voltaire  qu'il  devait  rendre  fameux.  Le 
Régent  le  gratifia  d'une  pension  de  1200  livres;  Madame 
agréa  la  dédicace  de  la  tragédie.  Honoré  de  la  protection 
de  la  maréchale  de  Villars,  applaudi,  fêté,  le  voilà  entré 
dans  le  très  grand  monde. 

Je  laisse  de  côté  le  détail  des  anecdotes  qui  concernent 
cette  partie  de  sa  vie,  et  sous  le  nombre  de  qui  la  vérité 
de  son  caractère  plutôt  qu'éclairée  est  étoulTée.  Je  ne 
rappelle  donc  pas  les  mots  plus  ou  moins  piquants  qu'il 
échange  avec  Piron  ;  je  ne  dis  rien  de  la  nature  de  ses 
rapports  avec  la  présidente  de  Dernières.  Tout  cela  ne 
fait  point  notre  affaire,  et  du  milieu  de  ces  menues  choses 
il  faut  dégager  des  renseignements  plus  instructifs.  Si 
l'on  se  place  à  ce  point  de  vue,  si  on  essaie  de  ramener 
l'amas  des  anecdotes  et  des  documents  à  quelques  traits 
de  caractère  et  de  conduite,  on  en  discerne  aisément 
trois  ou  quatre.  Prenons  pour  cela  une  seule  année  de 
sa  correspondance  :  l'année  1722.  Sur  les  vingt-huit 
lettres  que  nous  en  avons  gardées,  une  est  adressée  à 
Rousseau,    huit  à   M""  de   Dernières,   seize   à   Thieriot, 


LA    PREMIÈRE    PERIODE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE  127 

deux  au  cardinal  Dubois,  une  à  Moncrif,  une  à  M"^  X***. 
Et  elles  sont  datées  de  Paris,  de  Villars,  de  Cambrai,  de 
Bruxelles,  de  La  Haye,  de  Marimont,  de  Bruel,  d'Ussé, 
de  la  Source.  Rien  que  ces  indications  sont  déjà  sio-nifi- 
catives.  A  Villars,  il  est  chez  le  Maréchal,  à  Bruel,  chez 
le  duc  de  La  Feuillade,  à  la   Source,  chez  Bolingbroke. 
Voltaire    est  donc   admis    dans   le   grand    monde.   Voici 
quelque  chose  de  déjà  nouveau  :  ni  Corneille,  ni  Racine^ 
ni  Boileau,  dont  la  naissance  était  égale,  ne  fréquentaient 
ainsi  les  grands  seigneurs.  Évidemment  la  condition  des 
hommes  de  lettres  a  changé.  —  Examinons  ces  lettres 
de  plus  près  :   dans  l'une,  la  lettre  60,  nous  remarquons 
un  accent  de  dignité,  qui  vaut  la  peine  d'être  noté;  une 
autre,  la  lettre  55,  a  un  air  d'intrigue;  telle  autre  enfin, 
la  lettre  50  est  d'un  homme  a   qui  le  soin   des  vers   ne 
fait   pas    négliger   celui   de    ses  affaires.    En    somme,   le 
monde   avec  lequel  Voltaire  alors  paraît  avoir  le   moins 
de  rapports,  c'est  celui  des  gens  de  lettres  :  il  n'y  lient 
que  par  Thieriot,  son  factotum,  son  intermédiaire.  Bien 
plus    qu'homme    de    lettres,    il    est    homme    du    monde, 
homme  d'affaires,  homme  politique  enfin  ou    diplomate 
si  on   voulait  l'employer.    Considérant  que   rintelligence 
est  un  outil  universel,  il  croit  que  qui  est  capable  d'écrire 
la  Henriade  l'est  aussi  de  faire  fortune,  de  tenir  sa  place 
à  côté  de  la  fortune  et  de  la  naissance,  et  de  conduire 
une  négociation  diplomatique. 

C'est  alors,  en  effet,  qu'il  écrit  à  Dubois  la  lettre  sui- 
vante : 

Je  peux  plus  aisément  que  personne  au  monde  passer  en  Alle- 
magne, sous  le  prétexte  dy  voir  Rousseau,  à  qui  j'ai  écrit  il  y  a 
deux  mois  que  j'avais  envie  daller  montrer  mon  poème  au  Prince 


128        HISTOlRi:    DE    l.A    LITTI- IIATL  IlE    FRANÇAISE    CLASSIQIE 

Eugène  et  à  lui.  Jai  même  des  lettres  du  Prince  Eugène  dans  ks- 
quelles  il  me  dit  qu  il  serait  bien  aise  de  me  voir.  Si  ces  considé- 
rations pouvaient  engager  V.  E.  à  memployer  à  quelque  cliosc. 
je  la  supplie  de  croire  quelle  ne  sera  pas  mécontente  de  moi.  tl 
que  j'aurais  une  reconnaissance  éternelle  de  m'avoir  permis  de  lu 
servir. 

Dubois  ne  le  prit  pas  au  sérieux.  Mais  il  n'en  fit  p:is 
moins  le  voyage  de  Hollande;  M"*  de  Rupelniondo 
l'accompagnait.  Il  lui  adressa  VEpitre  à  Uranie  (1722>, 
qu'il  ne  publia  que  plus  tard.  On  a  vanté  et  blâmé  la 
hardiesse  de  cette  pièce,  et  l'on  a  pensé  de  nos  jours 
qu'alors  elle  dut  faire  un  violent  scandale,  par  son 
déisme  catégorique  : 

Je  ne  suis  pas  chrétien,  mais  c'est  pour  l'aimer  mieux. 

Elle  ne  contenait  rien  pourtant  qui  dépassât  ce  qu'avait 
dit  M"*  Deshoulières,  dans  les  Moutons  et  le  Ruisseau  : 

...  plus  j'envisage 
La  faiblesse  de  l'homme  et  sa  malignité, 

Et  moins  de  la  Divinité 
Je  reconnais  en  lui  l'image. 


Nous  irons  reporter  la  vie  infortunée 

Que  le  Hasard  nous  a  donnée 
Dans  le  sein  du  néant  d'où  nous  sommes  sortis. 

Puis  Voltaire  revient  à  Paris.  L'impression  de  la  lien- 
riade  lui  causait  mille  soucis.  Enfin  le  poème  paraît, 
en  il'l'^^.  Le  succès  et  l'effet  en  sont  considérables.  On  y 
admire  l'emploi  du  merveilleux  pa'i'en,  dans  le  voyage  de 
la  Discorde  à  Rome,  dans  le  sacrifice  des  ligueurs  aux 
esprits  infernaux;  l'emploi  du  merveilleux  chrétien  : 
l'apparition  de  Saint  Louis  à  Henri  IV;  l'usage  enfin  de 
l'histoire.  Nous  ne  dirons  rien  ici  de  cette  épopée,  sinon 


I 


LA    PREMIÈRE    PERIODE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE  129 

■qu'elle  mérite  les  plaisanteries  de  Swift  sur  «  l'art  de 
ramper  en  poésie  ». 

En  1724,  Marianne  est  jouée  avec  succès.  Voltaire  est 
admis  à  la  cour,  auprès  de  M"^  de  Prie,  et  on  le  pré- 
sente h  la  reine.  11  chemine  le  plus  agréablement  du 
monde,  et  le  plus  rapidement  aussi,  vers  la  fortune  et  vers 
la  gloire. 

Il  était  inévitable  qu'une  telle  situation,  soutenue  par 
■un  sentiment  très  vif  de  sa  dignité  personnelle  et  ren- 
forcée de  l'impertinence  trop  souvent  naturelle  h  un 
homme  d'esprit,  excitât  le  mécontentement  de  quelques 
grands  seigneurs,  et  que  quelqu'un  d'entre  eux  le  lui  fit 
sentir  plus  ou  moins  brutalement.  Le  sort  en  tomba  sur 
un  Chevalier  de  Rohan,  lequel,  à  la  suite  de  certaines 
.reparties  un  peu  trop  piquantes  de  Voltaire,  «  prit  le 
parti  de  lui  faire  donner  en  plein  jour  des  coups  de 
bâton  »  [Mémoires  de  Villars).  Ces  coups  de  bâton  ont 
fort  égayé  quelques-uns  de  ses  biographes,  qui  ne  se 
souviennent  plus  que  s'ils  ont  cessé  d'être  exposés  eux- 
mêmes  à  en  recevoir,  c'est  h  lui  qu'ils  le  doivent.  Mais 
pour  nous,  si  nous  nous  rappelons  que  malgré  tous  ses 
■efforts  il  ne  put  tirer  satisfaction  du  vaillant  chevalier, 
^[ue  même  la  famille  de  celui-ci  obtint  qu'on  le  mît  à  la 
Bastille,  et  qu'au  sortir  de  la  Bastille  on  l'exilât,  non 
plus  cette  fois  en  province,  mais  h  l'étranger,  nous  essaye- 
rions plutôt  de  calculer  ce  que  la  brutalité  du  Chevalier 
de  Rohan  devait  coûter  un  jour  h  sa  caste.  Représentons- 
nous  en  effet  que  Voltaire  a  souffert  alors  dans  sa  sus- 
ceptibilité, défaut  ordinaire  aux  poètes;  qu'il  a  été  déçu 
profondément,  dans  la  confiance  qu'il  avait  en  son  crédit 
auprès  de  ses  aristocratiques  amis;  pensons  à  son  humi- 
iii.  9 


130       HISTOIRE    DE    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

liation  et  à  sa  rage;  comptons  encore  que  son  exil,  en  le 
privant  Je  toutes  ses  pensions,  le  réduisait  à  une  situation 
très  précaire;  ajoutons  qu'il  avait  ainsi,  à  trente-deux 
ans,  sa  carrière  à  recommencer,  et  nous  nous  ferons  une 
idée  du  fonds  de  haine  qu'il  emportait  en  Angleterre. 
Sans  doute  il  oublia  dans  la  suite,  ou  parut  oublier.  Son 
personnage  eût  été  plus  digne,  si  dès  lors,  abjurant  son 
grand  monde,  ses  princes  et  ses  impératrices,  il  se  fût 
fait  peuple.  Mais  il  était  incapable  de  cet  effort,  et  ne 
manquant  pas  de  la  dignité  qu'il  fallait  pour  prendre 
une  attitude,  il  devait  manquer  toute  sa  vie  du  courage 
qu'il  faut  pour  la  soutenir.  Il  travailla  donc  à  détruire 
cet  ancien  régime,  dont  autant  que  personne  il  devait 
aider  à  miner  les  fondements  :  mais  il  accomplit  son 
œuvre  sans  franchise,  et  presque  sans  en  avoir  nettement 
conscience. 

Voltaire   en  Angleterre. 

En  essayant  de  suivre  Voltaire  en  Angleterre,  c'est 
l'une  des  plus  courtes  périodes  de  son  existence  que 
nous  abordons;  c'est  aussi  l'une  des  plus  importantes, 
mais  c'est  surtout  l'une  des  plus  obscures.  Obscure  tout 
d'abord  en  ce  sens  que  sur  sa  façon  de  vivre  là-bas,  sur 
la  nature  de  ses  occupations,  sur  ses  relations  mondaines 
ou  littéraires,  nous  ne  connaissons  qu'un  très  petit 
nombre  de  faits  authentiques  et  précis,  séparés  les  uns 
des  autres  par  de  longs  intervalles  d'ombre;  plus  obscure 
en  ce  sens  et  de  celte  autre  manière  que  pour  déter- 
miner ce  que  V^oltaire  a  dû  à  l'influence  anglaise,  il  fau- 
drait également  et  à  fond  connaître  l'œuvre  de  Voltaire 
et  l'histoire  elle-même  de  la  Littérature  anglaise. 


I 


LA    PREMIERE    PERIODE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE  131 

Notons  un  premier  point  :  ce  n'est  pas  un  petit-maître 
qui  vient  de  débarquer  en  Angleterre,  c'est  un  observa- 
teur et  un  juge  :  Voltaire  a  trente-deux  ans,  et  une  expé- 
rience déjà  étendue  des  lettres  et  du  monde  :  aussi  d'une 
manière  générale  ne  va-t-il  point  du  tout,  comme  on  le 
dit,  subir  l'influence  de  la  littérature  ou  de  la  philosophie 
anglaise  :  mais  il  va  s'en  approprier  ce  qui  convient  à  la 
nature  de  ses  préjugés  et  de  son  génie. 

Il  était  muni  de  nombreuses  recommandations  :  pour 
Bolingbroke,  Dodington,  Falkener,  à  qui  il  devait  dédier 
Zaïre,  pour  des  banquiers  aussi.  Quant  aux  Français  de 
Londres,  qui  étaient  nombreux  alors,  et  qui  se  réunis- 
saient au  Café  de  l'Arc-en-Ciel,  Desmaizeaux,  Daudé, 
Moivre,  Coste,  La  Chapelle,  il  était  trop  gentilhomme 
pour  les  fréquenter.  Il  en  résultait  que  pour  jouir  de  la 
société  de  ses  amis  anglais,  il  lui  fallait  apprendre  leur 
langue,  —  et  c'est  à  quoi  il  employait  l'automne  et 
l'hiver  de  1726.  Il  fut  mis  à  même  ainsi  de  mieux  com- 
prendre les  penseurs  anglais,  et  d'apprécier  plus  juste- 
tement  la  littérature  anglaise. 

Quel  profit  tira-t-il  donc,  quel  bénéfice  important,  de 
son  séjour?  En  d'autres  termes,  quel  est  le  vrai  sens, 
l'exacte  portée  des  Lettres  Anglaises,  ou  Lettres  philoso- 
phiques, qu'il  publiera  en  1734?  Je  crois  avoir  trouvé  la 
formule  exacte  :  presque  tout  ce  qu'il  y  a  de  négatif  dans 
sa  pensée,  il  l'emportait  de  France,  presque  tout  ce  qu'il 
y  a  de  positif,  il  l'a  rapporté  d'Angleterre,  et  il  s'agit 
de  le  préciser.  Divisons  pour  cela  la  question,  et  si 
d'ailleurs  Voltaire  est  assez  indifférent  à  la  politique, 
en  tant  qu'il  y  est  question  de  la  valeur  des  diverses 
formes   de  gouvernement,   et  s'il  ne   l'apprécie  que  par 


132       HISTOinE    DE    LA    LITTEnATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

rapport  au  degré  de  civilisation  qu'elle  procure,  et  au 
bonheur  individuel  qu'elle  favorise  ou  amoindrit,  il  nous 
reste  alors  à  voir  ce  qu'il  a  dû  h  la  science,  h  la  littéra- 
ture, et  enfin  à  la  philosophie  anglaises. 

Il  est  certain  qu'il  a  été  séduit  par  Newton,  et  que 
dans  la  suite  il  se  fit  l'apôtre  de  son  influence.  Il  a 
d'abord  goûté  la  philosophie  générale  de  Newton,  ses 
principes,  qui  se  trouvaient  dans  Descartes,  et  que  Fon- 
tenelle  et  Mairan  développaient  en  France  :  la  fixité  des 
lois  de  la  nature,  le  pouvoir  de  la  méthode,  la  toute- 
puissance  de  la  raison  dans  les  choses  de  son  domaine, 
la  solidarité  des  sciences,  l'universel  mécanisme.  —  Mais 
ce  qui  n'était  ni  chez  Descartes  ni  chez  Fontenelle,  c'était 
la  physique  particulière  de  Newton,  et  ce  qui  s'y  trou- 
vait au  fond,  mais  que  le  goût  de  la  métaphysique  et 
celui  des  mathématiques  y  avaient  caché,  c'était  le  sen- 
timent du  pouvoir  de  l'observation,  de  l'expérience,  de 
linduclion.  Voilà  à  peu  près  tout  ce  que  Voltaire  prit 
ilans  Newton;  —  encore  doit-on  dire  que  c'était  une 
tendance  générale  du  siècle  qui  commençait. 

Il  ne  me  paraît  pas  beaucoup  plus  difficile  de  démêler 
ce  que  Voltaire  doit  à  la  Littérature  anglaise.  On  a  sur 
ce  point  beaucoup  exagéré  l'influence  de  l'Angleterre 
sur  Voltaire,  et  cela,  faute  de  se  faire  une  idée  juste  de 
l'invention  :  on  n'invente  guère,  ou  même  on  n'invente 
pas,  en  ce  qui  concerne  le  fond  :  Shakespeare,  qui  passe 
cependaût  pour  un  auteur  original,  n'est  l'inventeur 
d'aucun  de  ses  sujets.  Parce  que  donc  les  imitations  de 
Voltaire  sont  nombreuses,  qu'il  a  emprunté  à  Parnell  le 
sujet  de  Zadig,  à  Wycherley  celui  de  la  Prude,  à  Van- 
brugh  celui  des  Originaux;  parce  que  Nanine  rappelle 


LA    Pr.EMIERE    PERIODE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE  133 

Améla,  Zaïre  Othello,  Sémirntnis  Hajulet,  et  Micromégas 
Gnllà'ei-,  ne  nous  hâtons  pas  de  crier  au  plagiat.  Le  sujet 
de  Zaïre  se  retrouve  aussi  bien  dans  Bajazet,  Orosmane 
n'étant  qu'une  Roxane  retournée,  et  Micromégas  ne 
doit-il  rien  à  Cyrano?  Faisons  attention  d'autre  part  à 
ceci  :  Swift  mis  de  côté,  la  littérature  de  l'époque  de 
la  reine  Anne  est  presque  plus  française  qu'anglaise. 
Dryden  est  un  grand  admirateur  de  Boileau,  de  même 
que  Pope  et  Addison  ;  et  sans  doute,  en  passant  par  le 
milieu  anglais,  les  procédés  littéraires  français  prennent 
une  teinte  particulière;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
qu'ils  ont  le  même  idéal  que  nous  :  ils  développent  les 
mêmes  genres  :  tragédie,  comédie,  éloquence  de  la 
chaire;  ils  estiment  les  mêmes  qualités  :  l'ordre,  la  cor- 
rection la  perfection  du  style.  C'est  ce  qui  nous  permet 
de  réduire  h  deux  points  l'influence  de  la  littérature 
anglaise  sur  Voltaire  :  il  a  pris  à  Swift  le  goût  d'une 
plaisanterie  plus  libre;  et  Shakespeare  lui  a  donné  l'idée 
d'un  théâtre  diOférent  de  la  tragédie  classique  française. 
Ce  sont  là  ses  deux  acquisitions  positives,  en  matière  de 
littérature. 

Mais  enfin  quelle  fut  sur  lui  l'influence,  qui  doit 
nécessairement  être  plus  grave,  et  d'une  autre  portée, 
des  libres  penseurs  comme  Collins,  Toland,  Tvndal, 
Woolston,  et  des  philosophes  comme  Bacon,  Hobbes, 
Locke,  dont  il  lisait  les  livres  et  fréquentait  les  disciples? 

Sans  entrer  dans  le  détail  de  leurs  opinions  particu- 
lières, tous  ont  un  principe  commun,  c'est  :  qu'il  y  a 
dans  l'amas  confus  de  nos  idées  et  de  nos  croyances  des 
choses  qui  sont  adéquates  à  la  raison,  homogènes  avec 
elle,  et  qui  lui  permettent  ainsi  de  connaître  les  qualités 


134       HlSTOIllE    DE    LA    LITTEHATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

cle5  corps,  et  les  lois  de  l'esprit;  des  choses  au-dessus  de 
la  raison,  qu'elle  conçoit  sans  les  démontrer,  comme 
l'immortalité  de  l'âme,  et  l'existence  de  Dieu,  et  qui  ne 
répugnent  à  aucun  fait  d'expérience,  ni  h  aucune  loi  de 
l'esprit;  qu'elle  admet  enfin  comme  des  postulats  dont 
elle  a  besoin;  des  choses  qui  sont  contraires  à  la  raison, 
comme  la  résurrection  d'un  mort,  l'interruption  des  lois 
de  la  nature,  l'Enfer,  le  choix  que  Dieu  aurait  fait  d'un 
peuple.  On  aperçoit  aisément  les  conséquences.  Repousser 
ces  choses  contraires  à  la  raison,  c'est  nier  le  miracle, 
nier  la  Révélation,  sortir  du  Christianisme;  admettre  des 
choses  supérieures  à  la  raison,  qu'elle  peut  accorder, 
mais  non  montrer,  c'est  poser  le  déisme  ;  ne  recevoir  la 
certitude  qu'autant  que  la  faculté  qui  en  juge  lui  est 
homogène  et  analogue,  c'est  se  réduire  à  l'empirisme. 

Mais  d'autre  part  nous  avons  vu  que,  tandis  que  Bayle 
admettait  les  deux  premiers,  et  le  premier  surtout,  de 
ces  trois  points,  posant  une  contradiction  entre  la  raison 
et  la  foi,  il  ne  concluait  pas  sur  le  troisième.  Les  Anglais 
faisaient  un  pas  de  plus,  ou  du  moins,  et,  sur  une  base 
empirique,  établissaient  la  religion  naturelle,  et  un  dog- 
matisme nouveau.  C'est  là  exactement  ce  que  leur 
emprunte  Voltaire. 

Et  ceci  est  considérable,  car  il  y  trouve  un  bouclier 
contre  l'athéisme  et  le  scepticisme;  et  ce  serait  en  effet 
une  grosse  erreur,  que  de  prendre  Voltaire  pour  un 
athée  et  pour  un  sceptique.  Il  a  une  croyance  au  con- 
traire, dont  voici  les  éléments  ou  les  articles  : 

La  vie  humaine  se  suffit  à  soi-même,  —  et  c'est  la 
négation  du  christianisme; 

Tous  les  maux  qui  déciment  l'humanité  viennent  de  la 


LA    PREMIE15E    PERIODE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE  135 

superstition;  le  progrès   doit  consister  à  réduire  l'irra- 
tionnel au  rationnel. 

Ce  n'est  pas  le  temps  ici  de  la  développer  :  il  faut  la 
laisser  s'enrichir,  s'éprouver  au  contact  de  l'expérience, 
se  contredire  au  besoin.  Mais  dès  à  présent  on  en  peut 
voir  la  formule.  —  Que  maintenant  Voltaire  ait  dû  beau- 
coup d'autres  choses  à  l'Angleterre,  des  leçons  de  tolé- 
rance, de  démocratie,  je  ne  dirai  pas  le  contraire.  Mais 
que  la  vie  soit  le  véritable  objet  de  la  vie,  voilà  l'idée 
que  lui  enseigna  l'Angleterre  philosophique,  voilà  la 
leçon  de  choses  que  lui  donna  son  exil.  Sa  mobilité,  dès 
lors,  se  lesta  d'un  certain  sens  pratique;  dans  un  milieu 
plus  âpre  il  fortifia  son  esprit  pour  son  œuvre  qui  devait 
être  européenne. 

De  1729  A  1714. 

C'est  au  mois  d'avril  1729  qu'après  trois  ans  d'exil,  et 
après  bien  des  intrigues  aussi  dont  nous  n'avons  pas 
connaissance,  mais  que  nous  pouvons  supposer,  que  Vol- 
taire rentrait  à  Paris.  Nous  avons  dit  ce  qu'il  rapportait 
d'Angleterre,  et  à  ce  propos  nous  ne  saurions  trop 
insister  sur  la  signification  des  Remarques  sur  les  Pen- 
sées de  Pascal,  qu'il  joignit  aux  premières  éditions  de 
ses  Lettres  anglaises.  Il  y  attaque  le  jansénisme,  sans 
doute  ;  mais  au  fond,  il  en  a  bien  moins  dans  Pascal  à 
l'apologiste  de  la  religion  qu'à  l'ennemi  de  l'institution 
sociale  : 

Quand  je  regarde  Paris  ou  Londres,  je  ne  vois  aucune  raison 
pour  entrer  dans  le  désespoir  dont  parle  M.  Pascal;  je  vois  une 
ville  qui  ne    ressemble  en  rien  à  une  île  déserte,  mais   peuplée. 


130       HISTOIRE    DE    LA    LITTEnATUUE     FRANÇAISE    CLASSIQUE 

opulente,  policée,  et  où  les  hommes  sont  heureux  autant  que  la 
nature  humaine  le  comporte.  Quel  est  l'homme  sage  qui  sera  plein 
de  désespoir  parce  qu'il  ne  sait  pas  la  nature  de  sa  pensée,  parce 
qu'il  ne  connaît  pas  quelques  attributs  de  la  matière,  parce  que 
Dieu  ne  lui  a  pas  révélé  des  secrets?  Il  faudrait  autant  se  déses- 
pérer de  n'avoir  pas  quatre  pieds  et  deux  ailes. 

S'il  blâme  et  veut  ridiculiser  Pascal,  c'est  au  nom  de 
la  beauté  de  la  civilisation;  Montesquieu  donnera  à  ce 
principe  tout  son  développement.  Mais  c'est  en  Angle- 
terre que  Voltaire  en  a  senti  toute  la  force. 

Avant  de  rentrer  dans  la  lutte,  il  lui  fallait  arranger 
ses  affaires.  Il  revendiqua  les  pensions  dont  il  jouissait 
avant  son  départ;  il  en  réclama  même  l'arriéré;  puis  il 
se  mit  à  spéculer  dans  diverses  entreprises  financières. 
Riche  et  spirituel,  il  n'eut  pas  de  peine  à  reprendre  sa 
situation  dans  le  monde,  et  à  renouer  ses  relations  inter- 
rompues. Il  se  remit  alors  au  travail,  et  donna  à  la  scène 
lin  Briitus,  dont  les  sentiments  républicains  offensèrent 
l'opinion.  Puis  parut  le  Charles  XII^  et  enfin  les  Lettres 
Pli  ilosoph  iq  u  es . 

Je  n'insisterai  pas  sur  Brûlas,  non  plus  que  sur  les 
conditions  bizarres. dans  lesquelles  eut  lieu  la  publication 
du  Charles  XII.  Les  contemporains  admirèrent  surtout 
dans  ce  dernier  livre  la  vivacité  du  récit  et  la  justesse 
des  proportions.  Nous  sommes  aujourd'hui  plus  sévères. 
Cette  histoire  nous  paraît  romanesque,  arrangée,  com- 
posée comme  une  tragédie,  «  à  effet  n  en  un  mot. 

C'est  de  cette  époque  aussi  que  datent  ses  petits  i>ers. 
Car  je  ne  parle  ni  de  ses  Odes,  ni  de  ses  Satires  et  de 
ses  Contes.  Les  Odes  sont  la  platitude  même,  car  il  y 
manque  ce  qui  est  l'âme  même  du  lyrisme,  l'émotion 
intérieure.  Ses  Satires  et  ses  Contes  ont  plus  de  valeur; 


LA    PREMIERE    PERIODE    DE     LA    VIE    DE    VOLTAIRE  137 

et  ils  en  auraient  encore  davantage  sans  Boileau  et  sans 
La  Fontaine.  Ils  prouvent  admirablement  que  Voltaire 
n'est  pas  un  artiste.  Mais  ses  petits  vers,  épîtres  et 
madrigaux,  sont  des  chefs-d'œuvre  du  genre  :  c'est  la 
prose  rimée  la  plus  spirituelle  et  la  plus  gracieuse  qui 
se  puisse  imaginer. 

Ce  furent  pourtant  deux  ou  trois  pièces  de  ce  genre 
qui  faillirent  le  compromettre  de  nouveau.  Adrienne 
Lecouvreur  mourut  le  20  mars  1730."  Avait-elle  été 
empoisonnée?  Sur  la  foi  de  quelques  Mémoires  on  l'a 
dit.  En  tout  cas  la  sépulture  religieuse  fut  refusée,  le 
cercueil  fut  ramené  au  domicile  de  la  comédienne.  Vol- 
taire écrivit  aussitôt  quelques  vers  indignés  : 

Que  direz-vous,  race  future, 
Lorsque  vous  apprendrez  la  flétrissante  injure 
Qu'aux  beaux-arts  désolés  font  des  hommes  cruels  ? 

Ils  privent  de  la  sépulture. 
Celle  qui  dans  la  Grèce  aurait  eu  des  autels! 


Il  imprimait  aussi,  très  imprudemment,  VÉpUre  à 
Uranie,  composée  en  1722,  et  où  il  faisait  hautement 
profession  de  déisme  :  s'adressant  à  Dieu,  il  s'écriait  : 

Mon  incrédulité  ne  doit  pas  te  déplaire; 

Mon  cœur  est  ouvert  à  tes  veux. 
L'insensé  te  blasphème,   et  moi  je  te  révère, 
Je  ne  suis  pas  chrétien,   mais  c'est  pour  t'aimer  mieux. 

Il  ne  se  tira  d'alTaire  qu'en  désavouant  hautement  ÏÉpffre 
et  en  l'attribuant  à  Chaulieu  —  qui  était  mort  en  1720. 
Un  autre  moyen  qu'il  avait  de  détourner  les  rigueurs, 
c'était  de  revenir  au  théâtre,  et  d'y  obtenir  un  succès. 
Assurément  je  ne  veux  pas  nier  sa  passion  pour  la  tra- 


■ 


138        HISTOIRE    DE    LA    LITTEKATUHE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

gédie;  et  nous  allons  voir  bientôt  qu'il  s'est,  en  outre, 
servi  du  théâtre  pour  répandre  dans  le  public  ses  idées 
philosophiques.  Mais  il  y  trouvait  aussi,  il  faut  bien  le 
dire,  d'excellents  alibis. 

Briitus,  en  1730,  avait  à  peu  près  échoué;  en  1732,  il 
retira  lui-même  Eripliyle.  La  même  année,  Zaïre  fut  un 
succès  incontesté.  Ce  qui  faisait  le  mérite  ou  la  nouveauté 
de  cette  pièce,  nous  nous  en  occuperons  prochainement. 
Ce  qui  en  fit  le  succès,  ce  fut  la  tendresse,  la  sensibilité 
qu'elle  contenait.  Comme  les  madrigaux,  Zaïre  est  une 
jolie  chose  :  et  c'est  une  des  rares  tragédies  de  Voltaire 
qui  l'aient  ému  lui-même.  Contemporaine  du  Jeu  de 
V Amour  et  du  hasard,  et  de  Manon  Lescaut.,  et  aussi  de 
M"'  Aïssé,  Zaïre  participe  du  mouvement  de  sensibilité 
qui  passe  alors  à  travers  la  littérature  française. 

Mais  si  la  sensibilité  de  Voltaire  était  vive,  elle  était 
passagère,  et  la  partie  de  lui-même  qui  pouvait  le  moins 
demeurer  en  repos,  le  génie  satirique  et  critique,  repre- 
nait bien  vite  le  dessus.  Aussi  la  cour  et  les  (êmmes 
étaient-elles  encore  en  train  de  battre  des  mains  à  Zaïre, 
qu'il  soulevait  les  gens  de  lettres,  par  son  Temple  du 
Goût.  Il  jugeait  avec  une  liberté  souveraine  la  médiocrité 
des  talents  à  la  mode  :  ce  fut  une  explosion  de  colères  : 
et  sous  prétexte  que  le  Privilège  lui  manquait  pour  ce 
livre,  on  faillit  lui  faire  une  afiaire. 

Cependant  au  milieu  de  tout  cela,  sa  grande  préoccu- 
pation était  la  publication  des  Lettres  PliilosopJdfjues.  Il 
les  faisait  imprimer  en  anglais  à  Londres.  Et,  en  France, 
il  prenait  toutes  sortes  de  précautions  pour  qu'une  édi- 
tion fût,  sinon  approuvée,  du  moins  permise  par  le 
ministère  :  il  lisait  au  cardinal  de  Fleury  deux  des  lettres 


LA    PREMIERE    PERIODE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE  139 

sur  les  Quakers;  il  consentait  à  quelques  adoucissements 
que  lui  indiquait  l'abbé  de  Rothelin  :  enfin  il  achevait 
une  tragédie,  Adélaïde  du  Guesclin.  Mais  tout  cela  ne 
devait  servir  de  rien;  et  à  Monjeu,  où  il  était  pour  les 
fêtes  du  mariage  de  M"*  de  Guise  avec  le  duc  de  Riche- 
lieu, il  apprenait  à  la  fois  la  nouvelle  du  débit  de  ses 
Lettres,  commencé  par  le  libraire  Jore  sans  son  autori- 
sation, la  saisie  du  livre,  l'arrêt  de  prise  de  corps  qui  le 
menaçait  lui-même.  Le  10  juin  1734,  \e,s  Lettres  Anglaises 
sont  lacérées  et  brûlées  par  la  main  du  bourreau. 

Il  déguerpit.  Cette  fois  du  moins,  bien  loin  de  désa- 
vouer son  ouvrage,  il  ne  regretta  que  de  ne  l'avoir  pas 
fait  plus  fort.  On  venait  de  l'engager  dans  l'opposition, 
et  par  la  maladresse  ou  la  brusquerie  du  pouvoir  il  était 
désigné  dès  lors  comme  le  champion  de  l'incrédulité. 


CHAPITRE    II 


LE    THEATRE    DE    VOLTAIRE 


Sous  l'influence  de  diverses  causes,  l'opinion  a  telle- 
ment varié  sur  le  théâtre  de  Voltaire,  que  nous  pourrions 
dire  qu'on  ne  l'a  point  encore  jugé,  si  les  variations  de 
l'opinion  ne  constituaient  elles-mêmes  un  jugement,  et 
le  plus  sévère  de  tous.  Car  les  uns  ont  bien  pu  préférer 
(Corneille  ;i  Racine,  et  les  autres  Racine  à  Corneille,  mais 
de  quoi  personne  n'a  jamais  douté,  c'est  que  Polyeucte 
(ùt  un  chef-d'œuvre  et  c]\\' Andromaque  en  fût  un  autre, 
et  encore  moins  que  Racine  et  Corneille  fussent  deux  des 
plus  grands  poètes  qu'il  y  ait  dans  aucune  Littérature.  11 
n'en  a  pas  été  tout  à  fait  ainsi  de  Voltaire.  La  Harpe  a 
fait  de  son  théâtre  un  éloge  absolu;  Geoffroy,  qui  vint 
ensuite,  s'est  montré  moins  enthousiasme;  les  Roman- 
tiques enfin  n'ont  eu  pour  la  tragédie  voltairienne  que  du 
mépris  :  Stendhal  et  V.  Hugo  le  traitent  comme  un 
homme  qui  n'a  jamais  ni  compris  ni  senti  ce  que  c'était 
(jue  le  style,  les  caractères,  et  l'action. 

Les  étrangers  n'ont  pas  moins  varié.  Lessing  traite 
lavec   sévérité  les    quelques    pièces    de   Voltaire    dont    il 


LE    THEATRE     DE    VOLTAIRE  141 

s'occupe  :  Zaïre,  Mérope,  Séniiramis.  —  Mais  il  v  .'i\;iit 
eu  entre  Voltaire  et  Lessing  des  froissements  personnels; 
et  de  plus  Lessing,  dans  rintention  louable  sans  doute  de 
favoriser  à  sa  manière  la  naissance  d'un  théâtre  national 
en  Allemagne,  n'a  pas  été  moins  dur  pour  Racine  et 
pour  Corneille.  —  Un  témoignage  plus  curieux  est  '  eliii 
de  Goethe,  qui,  voulant  se  rendre  compte  du  mécanisme 
de  notre  théâtre  et  des  finesses  de  notre  langue,  choisit 
Mahomet  et  Tancrède  comme  tragédies  caractéristiques 
du  génie  français. 

Pour  nous,  la  rareté  des  représentations  des  pièces  de 
Voltaire  nous  embarrasse  extrêmement.  Car  la  lecture  ne 
fournit,  pour  l'appréciation  de  ce  qui  relève  de  ce  genre 
littéraire,  que  des  éléments  de  jugement  très  insuffisants. 

Voici  d'abord  la  liste  de  ces  pièces  : 

Œdipe  (1718).  —  Dédié  à  madame. 

Arté/nire  (1720).  —  11  n'en  reste  que  des  fragments. 

Marianne  (1724).  —  A  la  Reine. 

U Indiscret  (1725).  —  Un  acte.  —  A  M""^  de  Prie. 

La  Fêle  de  Belèbat  (1725). 

Brutiis  (1730).  —  Précédé  du  Discours  sur  la  Traité' 
die,  a  Mylord  Bolingbroke. 

Les  Originaux  (-1732).  —  Trois  actes,  en  prose. 

Eriphijle  (1732). 

Samson  (1732).  —  Opéra  en  cinq  actes,  non  joué. 

Zaïre  (1732). 

Tanis  et  Zéiide  (1733).  —  Opéra. 

Adélaïde  du  Guesclin  (1734). 

Leduc  de  Faix  (1752). 

Le  duc  d'Alençon  (1752). 

Alamire. 


142       llISTOIIlt;     DE    LA    LITTÛUATURE     FRANÇAISE    CLASSIQUE 

U Echaiii^e  (1734).  —  Trois   actes  en  prose,  prologue 
en  vers  libres. 

La  mort  de  César  (1735). 

Alzire  (1736). 

L'Enfant  prodigue  (173G).   —   Cinq  actes  en  vers  de 
dix  syllabes, 

L'Envieux  (1738).  —  Trois  actes,  en  vers. 

Zulime  (1740). 

Pandore  (1740).  —  Opéra,  non  joué. 

Mahomet  (1741,  Lille;  1742,  Paris). 

Mérope  (1743). 

La  Princesse  de  Navarre  (1745).  —  Comédie-Ballet. 

Le    Temple   de   la  Gloire    (1745).   —   Opéra    en    cinq 
actes. 

La  Prude  (1747).  —  En  vers  de  dix  syllabes. 

Sémiramis  (1748). 

Nanine  (1749).  —  Trois  actes,  en  vers  de  dix  syllabes. 

La  femme  qui  a  raison  (1749). 

Oreste    (1750).    —    Suivi  d'une   Dissertation    sur    les 
orincipalcs  tragédies. 

Rome  sauvée  (1752). 

L'OrpIielin  de  la  Chine  (1755). 

Socrate  (1759).  —  Ni  joué,  ni  jouable. 

L Ecossaise  (1760).  —  Cinq  actes,  en  prose. 
Tancrède  (1760). 

Le  droit  du  seigneur  (1762). 

Sai'il  (1763).  —  Cinq  actes,  en  prose,  non  joué.  Ce  n'est 
qu'un  p;iinphlet. 

Olympie  (1763).  —  Faite  pour  les  notes. 

Jules  César  (1764).  —  En  même  temps  que  l'édition 
'de  Corneille. 


LE    THEATRE    DE    VOLTAIRE  li3 

Héraclius  (1764). 

Le  Triumvirat  (1764). 

Les  Scythes  (1767). 

Chariot  ou  la  Comtesse  de  Givry  (1767).  —  Trois  actos^ 
en  vers. 

Le  Dépositaire  (1769).  —  Trois  actes,  en  vers. 

Le  baron  d'Otrante  (1770).  —  Opéra-bouffe,  écrit 
pour  Grétry,  non  joué. 

Les  deux  tonneaux  (1770).  —  De  même. 

Les  Guèhres  (1769).  —  Non  joué. 

Sophonisbe  (1770).  —  Joué  seulement  en  1774. 

Les  Pélopides  (1771).  —  Non  joué. 

Les  lois  de  Minos  (1772).  —  Non  joué. 

Don  Pèdre  (1774).  —  Non  joué. 

L'hôte  et  Vhôtesse  (1776).  —  Divertissement  insigni- 
fiant. 

Irène  (1116). 

Agathocle  (1779). 

Dans  une  pareille  liste,  nous  devons  faire  un  grand 
nombre  d'éliminations  :  nous  laisserons  de  côté  les  opéras, 
les  pièces  satiriques,  les  tragédies  faites  pour  les  notes 
qui  commentent,  éclairent  ou  aggravent  le  texte;  enfin 
les  comédies.  Si  Voltaire  n'avait  point  écrit  de  comédies, 
on  n'aurait  jamais  su  à  quel  point  il  était  en  dehors  et 
au-dessous  du  vrai  comique.  Faisons  pourtant  exception 
pour  Xdnine,  inspirée  de  la  Paniéla  de  Richardson,  et 
pour  l'Enfant  prodigue  :  ce  sont  des  drames  plutôt  que 
des  comédies,  ou  ce  sont  tout  au  moins  des  comédies 
larmoyantes,  où  des  scènes  attendrissantes  s'entremêlent 
aux  scènes  plus  proprement  divertissantes.  Il  nous  reste 
ainsi   :    Œdipe   et   Marianne;    puis,  sous    l'influence  de 


ik'i       HISTOIHE    DE    LA    LITTEnATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Shakespeare,  Zaïre,  Adélaïde  du  Guesclin,  Brutiis,  St'/iii- 
ramis,-  Tancrède;  sous  rinfluence  des  Grecs  et  di-s 
Romains,  Mérope,  Oreste,  Olympie^  Catilina,  le  TiuiDi^'i' 
rat  ;  sous  l'influence  enfin  des  idées  de  Voltaire  lui-mcnie  : 
Alzire,  Zulime,  Mahomet,  VOrphelin  de  la  Chine,  les 
Guèbres. 

Il  laut  éviter  une  erreur  commune,  qui  est  déjuger  de 
la  tragédie  de  Voltaire  d'après  les  Préfaces  qu'il  y  a  mises 
lui-même,  et  cela  pour  deux  excellentes  raisons  :  espacées 
sur  soixante  ans,  elles  sont  parfois  contradictoires  ;  et  la 
mobilité  de  l'esprit  de  Voltaire  l'a  empêché  lui-même  de 
s'arrêter  à  une  opinion  stable  sur  ses  pièces  mêmes.  Une 
autre  erreur,  qu'il  ne  faut  pas  moins  soigneusement 
•éviter,  c'est  de  prendre  Voltaire  auteur  dramatique  pour 
une  victime  ou  un  martyr  de  Voltaire  philosophe.  Quel- 
que intention  de  propagande  qu'il  ait  mise  dans  un  trop 
grand  nombre  de  ses  pièces,  il  a  aimé  passiouément  \c\ 
théâtre,  il  l'a  aimé  pour  lui-même,  pour  ce  qu'il  réserve, 
de  satisfactions  d'amour-propre  h  ceux  qui  y  réussissent, 
pour  le  retentissement  qu'il  donne  au  nom  d'un  poète, 
pour  le  plaisir  enfin  de  voir  vivre  et  parler  sur  la  scène» 
les  créatures  de  son  talent  et  de  son  imagination.  Rien- 
n'a  pu  l'y  faire  renoncer.  A  Ferney,  comme  nous  le  ver- 
rons, il  veille  avant  tout  ii  l'installation  de  son  théâtre,  il 
joue  lui-même;  et  il  refait  ses  pièces  jusqu'il  quatre  fois. 

Aimant  le  théâtre,  il  a  cherché  à  le  renéuveler.  Et  ses 
innovations,   qui   auraient  pu  être  plus  considérables,  si  • 
elles  n'avaient  été  gênées  par  les  trois  unités  et  la  dignité 
conventionnelle  des  personnages  de  la  tragédie,  méritent 
■cependant  l'attention. 

Elles  portent   sur   la    forme  et  sur  le  fonds  de  la  tra-  • 


i 


LE    THEATRE    DE    VOLTAIRE  l'»5 

gcdie.  Il  donne  à  ses  pièces  une  plus  grande  exte?ision 
géographique  :  il  fait  le  tour  de  la  terre  habitée  :  Guèbres, 
Chinois,  Tartares,  Péruviens,  Musulmans,  Chevaliers 
des  Croisades,  défilent  sur  son  théâtre.  —  Il  introduit  les 
foules  sur  la  scène,  à  l'imitation  de  Shakespeare.  —  De 
là  sa  diversité  de  coloris  :  il  peint  tour  à  tour  la  Grèce, 
Rome,  la  Palestine,  l'Amérique,  la  Chine.  Remarquez 
toutefois  qu'il  n'a  rien  osé  d'aussi  hardi  que  Bajazet. 

Il  s'ensuit  de  là  une  ejclension  psychologique  :  Voltaire 
le  premier  introduit  sur  la  scène  française  l'amour  pater- 
nel et  l'amour  maternel  —  dans  Brutus,  Zulime,  Sêmi- 
ramis,  Y  Orphelin  de  la  Chine,  Mérope  — ;  le  sentiment 
chrétien,  —  dans  Zaïre  et  dans  A/zire  — ,  et  Chateau- 
briand, dans  son  Génie  du  Christianisme,  ne  manquera 
pas  de  signaler  cette  innovation  de  Voltaire,  avec  une 
reconnaissance  quelque  peu  ironique;  le  sentiment  de 
l'honneur  chevaleresque,  —  dans  Adélaïde  du  Guesclin 
et  dans  Tancrède  —  :  ici  Voltaire  annonce  et  prépare  le 
genre  troubadour,  et  par  là,  une  bonne  partie  du  Roman- 
tisme; le  sentiment  de  l'humanité,  —  dans  Zaïre,  Alzire,.^ 
V Orphelin  de  la  Chine;  et  ici  je  prends,  comme  l'a  fait 
Voltaire,  le  mot  d'humanité  dans  ses  deux  sens,  à  la  fois 
comme  l'ensemble  des  hommes,  et  comme  la  faculté  de 
s'émouvoir  au  malheur  des  hommes.  Voltaire,  par  le  choix 
même  de  ses  sujets,  et  du  lieu  où  il  situe  la  scène,  répand 
cette  idée,  assez  nouvelle  alors,  qu'un  sauvage,  qu'un 
musulman  nous  valent  bien,  et  que  leurs  douleurs  sont 
émouvantes  au  même  titre  que  les  nôtres.  Enfin  il  met  à 
la  scène  la  philosophie  et  la  politique,  dans  Mahomet, 
dans  Ohjmpie,  dans  les  Guèbres,  par  exemple,  qui  sont 
des  pièces  à  thèse,  destinées  à  prouver  et  à  instruire, 
m.  10 


146       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUUE    FRA^ÇAISE    CLASSIQUE 

En  outre,  il  fortifie  et  assouplit  les  ressorts  de  l'action; 
et  l'intrigue  de  Brutus,  de  Zaïre,  d'Alzire,  de  Métope, 
de  Tancrede,  témoignent  que  Voltaire  est  véritablement 
un  écrivain  dramatique;  il  a  le  goût  de  l'instinct  du 
théâtre.  Sous  ce  rapport,  on  peut  le  comparer  à  Scribe 
ou  à  Dumas;  et  j'oserai  dire  qu'il  ajoute  quelque  chose  h 
la  tragédie  même  de  Racine,  et  qu'étrangement  inférieur 
à  l'auteur  àJ Andromaque  et  de  Phèdre  à  tous  autres 
égards,  pour  la  profondeur  de  l'observation,  pour  la 
science  du  cœur  humain,  pour  la  poésie  du  style,  il  le 
surpasse  peut-être  dans  l'art  de  ménager  l'intérêt  drama-, 
tique.  Zaïre,  Alzire,  Tancrede,  sont  à  cet  égard  très 
caractéristiques  :  ce  sont  des  historiettes  intéressantes 
en  elles-mêmes,  romanesques  si  l'on  veut,  mais  dont  il  f 
est  certain  que  l'on  suit  le  développement  avec  curio- 
sité; or  la  tragédie  classique  n'avait  pas  assez  donné  à 
cette  exigence. 

La  tragédie  classique  ne  répondait  pas  non  plus  aux- 
besoins  nouveaux  de  la  sensibilité.  Assurément,  ni  dans 
la  tragédie  de  Corneille,  ni  dans  celle  de  Racine  surtout, 
le  pathétique  ne  faisait  défaut.  Mais  il  y  dérivait  de  sa. 
source  la  plus  haute  et  la  moins  accessible  à  la  médio- 
crité, qui  est  le  combat  de  l'âme  contre  les  passions  de 
la  chair  et  du  sang.  C'est  pour  cela  qu'en  général,  —  à 
l'exception  d'Andromaque  et  d'Iphigénie,  — les  héroïnes 
de  Racine  sont  coupables  en  quelque  mesure  du  malheur 
qui  les  atteint.  Ilermione,  Roxane,  Agrippine,  Monime 
elle-même,  Phèdre,  Athalie,  elles  expient  toutes  quelque 
chose.  Conformément  d'ailleurs  à  la  vieille  maxime  et 
à  la  réalité,  elles  ne  sont  ni  tout  à  fait  méchantes,  ni 
cependant  tout  à  fait  bonnes  :  il  y  a  du  bien  en  elles,  et 


LE    THÉÂTRE     DE    VOLTAIRE  147 

du  mal,  intimement  et  savamment  mêlés.  Les  héroïnes 
de  Voltaire,  au  contraire,  n'ont  rien  fait  ni  rien  dit  qui 
puisse  leur  mériter  leur  malheur.  Jetées  par  leur  for- 
tune, ou  par  le  caprice  du  poète,  ou  plutôt  avec  une 
intention  bien  définie,  au  milieu  des  circonstances  les 
plus  tragiques,  elles  en  sont  les  victimes  innocentes.  La 
conséquence,  c'est  que  leur  aventure  nous  apparaît 
aussitôt  comme  encore  plus  lamentable  que  tragique  à 
vrai  dire,  et  l'injustice  de  leur  sort  excite  en  nous  des 
mouvements  d'une  pitié  passionnée.  L'émotion  d'art 
diminue,  mais  l'émotion  humaine  angmente.  Et  c'est  sur 
notre  horreur  ou  sur  notre  peur  de  la  mort,  sur  notre 
sensibilité  physique,  que  spécule  aussi  Voltaire.  On  ne 
craignait  pas  la  mort  dans  la  tragédie  de  Racine  ou  de 
Corneille  :  on  la  prenait  pour  ce  qu'elle  est,  un  accident 
ou  un  événement  de  la  vie.  C'est  qu'on  estimait  alors 
qu'une  foule  de  choses  pouvaient  valoir  mieux  que  la 
vie. 

Tombe  sur  moi  le  ciel,  pourvu  que  je  me  venge  ! 

disait  dans  Rodogune  la  Cléopâlre  de  Corneille.  On 
aimait  mieux  mourir  que  de  vivre  misérablement,  et 
vivre  misérablement,  c'était  survivre  à  la  délaite  de  sa 
volonté.  Mais  avec  Voltaire,  pour  toute  sorte  de  raisons, 
le  prix  de  la  vie  humaine  croissant,  la  grande  affaire  de 
la  vie  devient  d'éviter  la  mort,  et,  par  conséquent,  l'effroi 
de  la  mort,  à  son  tour,  devient  la  source  du  pathétique. 
Quoi  de  plus  tragique,  en  effet,  que  de  mourir,  ou  quoi 
de  plus  irréparable,  lorsque  la  vie  n'a  plus  d'autre  objet 
que  de  se  continuer  ou  de  s'entretenir  elle-même,  en 
attendant  qu'elle  oublie  ou  qu'elle  perde  dans  la  recher- 


■ 


148        HISTOIHE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

chc  du  bonheur  h  tout  prix  toutes  les  raisons  qu'elle  a 
d'être! 

Voilà  donc  bien  des  dons  réels,  et  si  rares  qu'après 
tout,  au  XVIII*  siècle.  Voltaire  les  a  seul  possédés.  Qu'est- 
ce  qui  les  a  stérilisés,  et  pourquoi,  une  ou  deux  exceptées 
serait-il  hasardeux  de  reprendre  aujourd'hui  les  tragé- 
dies de  Voltaire? 

A  ce  phénomène  il  y  a  beaucoup  de  raisons  :  de  bonnes, 
et  de  moins  bonnes.  Celle-ci,  entre  autres,  qui  est  mau- 
vaise, assavoir  que  les  nouveautés  de  Voltaire  sont  deve- 
nues des  banalités  de  nos  jours.  Cependant  les  nouveautés 
de  Corneille  et  de  Racine  n'ont  pas  encore  cessé  de  nous 
plaire.  On  eût  plutôt  dû  invoquer  ce  que  la  nature  d'in- 
térêt qu'il  a  voulu  mettre  dans  ses  tragédies  coûte  inévi- 
tablement à  la  dignité  du  genre  par  le  remplissage  que 
cela  exige  du  poète.  Zaïre  en  fournit  un  exemple  assez 
typique.  Supposons,  semble  nous  dire  Voltaire,  qu'une 
chrétienne  ait  été  élevée  à  Jérusalem,  que  le  Soudan  s'en 
soit  épris,  qu'elle  retrouve  son  père  et  que  son  frère 
vienne  réclamer  les  captifs  chrétiens,  supposons  qu'elle 
ne  puisse  se  décider,  et  laisse  passer  son  frère  pour  un 
rival  aux  yeux  du  Soudan,  je  vais  de  tout  cela  composer 
une  tragédie  intéressante.  Mais  il  y  a  là  dedans  trop  de 
méprises,  qui  sont  un  moyen  de  vaudeville,  et  trop  de 
reconnaissances,  qui  sont  un  moyen  de  roman. 

On  a  parlé  de  son  style.  El  en  effet,  dans  ses  tragé- 
dies politiques  Brulus  ou  Home  Sauvée,  son  style  est 
aussi  loin  de  celui  de  Corneille,  que  de  celui  de  Racine 
dans  ses  tragédies  d'amour,  Zaïre  ou  Tancrède.  Mais 
encore  ne  faut-il  rien  exagérer.  Il  y  a  de  très  beaux 
passages,   dans  Brulus,  dans  Mérope,    dans    Sémiramis^ 


I 


LE  THEATRE  DE  VOLTAIRE  liO 

Même  lorsque  son  style  est  un  peu  lâche,  les  vers  aima- 
bles et  délicats  y  abondent  : 

La  patrie  est  aux  lieux  où  l'âme  est  enchaînée. 

[Mahomet.) 

J'eusse  été  près  du  Gange  esclave  des  faux  dieux, 
Chrétienne  dans  Paris,  musulmane  en  ces  lieux. 

[Zaïre.) 

Qu'il  est  dur  de  haïr  ceux  qu'on  voudrait  aimer! 

{Mahomet.) 

Pars,  emporte  avec  toi  mon  bonheur  et  ma  vie! 

[Alzire.) 

Mon  cœur  peut-il  servir  daatres  Bieux  que  les  tiens? 

[Zulime.) 

D'autres  fois,  ce  sont  des  vers  remarquables  par  leur 
accent  de  fermeté  :  tel  le  discours  fameux  de  Lusicrnan, 
au  second  acte  de  Zaïre  : 

Mon  Dieu!  j'ai  combattu  soixante  ans  pour  ta  gloire 
J'ai  vu  tomber  ton  temple,  et  périr  ta  mémoire; 
Dans  un  cachot  affreux  abandonné  vingt  ans, 
Mes  larmes  t'imploraient  pour  mes  tristes  enfants; 
Et  lorsque  ma  famille  est  par  toi  réunie, 
Quand  je  trouve  une  fille,  elle  est  ton  ennemie! 


Ma  fille,  tendre  objet  de  mes   dernières   peines, 
Songe  au  moins,  songe  au  sang  qui  coule  dans  tes  veines  ! 


Un  tel  style  est  bien  loin  de  mériter  le  mépris  !  —  On 
touche  plus  juste  en  disant  que  son  style  est  souvent  trop 
composite,  trop  lâche,  ou  trop  à  effet.  Voltaire  est  trop 
persuadé  que  les  modèles  étant  parfaits,  il  s'agit  seulement 
de  les  imiter  :  et  ses  vers  sont  souvent  une  marquettcrie 
d'hémistiches,  d'alliances  des  mots,  de  mouvements, 
pris  à  Racine  ou  à  Corneille.  11  traite  les  classiques  du 


150       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

xvii^  siècle  comme  ceux-ci  traitaient  les  Anciens;  mais  le 
résultat  de  son  imitation  est  différent  et  inférieur,  parce 
que,  se  produisant  h  l'intérieur  d'une  même  langue  et 
entre  les  frontières  d'une  seule  littérature,  elle  ne  prend 
pas  la  peine  féconde  de  transposer.  Et  puis,  Voltaire  a 
trop  pratiqué  la  licence  poétique  :  écrivant  vite,  il  écrit 
par  à  peu  près.  Ses  rimes  sont  faibles.  11  abuse  des 
inversions,  et  telle  d'entre  elles  est  ridicule  au  point 
d'en  être  devenue  célèbre  : 

Tu  verras  de  chameaux  un  grossier  conducteur.... 

[Mahomet.) 

Ses  périphrases  ne  paraissent  souvent  répondre  qu'aux 
besoins  de  la  rime  et  de  la  cadence  : 

Votre  plus  jeune  fils  à  qui  les  destinées 
Avaient  à  peine  encore  accordé  quatre  années. 

Enfin,  il  recherche  trop  les  tirades  qu'il  sent  attendues 
de  l'auditoire,  et  les  vers  et  les  «  traits  »  à  effet. 

Tout  cela  nous  conduit  à  une  vue  plus  juste.  Voltaire 
est  l'homme  du  monde  le  plus  incapable  de  sortir  de  lui- 
même,  de  «  s'aliéner  »,  pour  ainsi  dire,  de  songer  à  son 
sujet  plutôt  qu'à  son  succès,  et  en  fait  de  succès  le 
plus  incapable  de  sacrifier  à  l'avenir  l'espoir  du  succès 
immédiat.  Il  lui  faut  l'applaudissement  comptant,  la 
popularité  de  préférence  à  la  gloire,  et  la  gloire 
à  son  tour  plutôt  que  la  beauté.  Si  sa  prose,  dont  on  ne 
vantera  jamais  assez  le  naturel  et  la  limpidité,  la  singu- 
lière élégance  dans  la  simplicité  même,  et  la  force  uni- 
que dans  le  ton  le  plus  tempéré,  est  si  supérieure  à  ses 
vers,  c'est  qu'il  combat  en  prose  pour  des  idées;  mais  en 
vers   il  ne  songe  qu'à  sa  réputation  de  bel  esprit  et  de 


LE    THEATRE    DE    VOLTAIRE  151 

poète.  Pour  cette  raison  il  n'entre  pas  dans  l'âme  de  ses 
sujets,  ses  personnages  ne  vivent  pas,  ce  ne  sont  que  des 
mannequins  et  le  premier  effet  de  curiosité  passé,  c'est 
à  lui  qu'on  s'intéresse  en  eux.  Il  les  compose  par  le 
dehors,  tels  qu'il  les  lui  faut  pour  l'heureuse  disposition 
de  son  intrigue,  en  leur  mesurant  exactement  la  dose  de 
chacun  des  sentiments  qu'il  essayera  de  fondre  ensemble 
pour  en  former  leur  caractère.  Voyez  Traire,  voyez 
Tancrède ^\oy&z  Alzire,  il  réalise  en  eux  l'idée  qu'il  s'est 
faite  préalablement  d'une  fille  chrétienne  élevée  parmi 
les  musulmans,  d'un  chevalier  quelconque,  d'une  jeune 
Péruvienne  en  présence  d'un  Espagnol. 

Enfin,  Voltaire  vit  dans  un  monde  trop  civilisé  pour 
comprendre,  connaître,  et  exprimer  des  sentiments 
vraiment  tragiques.  La  paix,  les  salons,  les  plaisirs,  ame- 
nant avec  eux  la  «  douceur  de  vivre  »,  ont  émoussé  les 
grandes  passions,  qui  ne  subsistent  plus  dès  lors  dans 
la  littérature  que  comme  une  loi  de  la  tragédie. 

Telles  sont  donc  les  raisons  qui  ont  empêché  le  théâ- 
tre de  Voltaire  de  durer  jusqu'à  nous,  d'être  classique. 


CHAPITRE  III 

MONTESQUIEU    (1689-1755) 

Son  caractère  et  ses  premiers  écrits. 

Nous  connaissons  mal  le  personnage  :  peu  de  documents 
nous  renseignent  sur  lui.  Il  a  mis  peu  de  lui-même  dans 
ses  ouvrages,  ne  s'y  étant  confessé  ni  volontairement 
comme  Rousseau,  ni  involontairement,  comme  Vollairc. 
A  peine  ses  Pensées  dii^erses  nous  informent-elles,  de 
temps  en  temps,  de  ses  goûts.  Enfin,  comme  il  a  vécu 
tout  entier  pour  ses  livres  et  dans  son  œuvre,  les  contem- 
porains eux-mêmes  nous  ont  laissé  sur  lui  peu  de  rensei- 
irnements,  de  ces  renseigfnements  comme  nous  en  avons 
sur  la  plupart  des  hommes  du  xvin*  siècle  presque  plus 
qu'il  ne  nous  en  faudrait.  Retiré  en  province,  dans  son 
domaine  patrimonial,  qu'il  tenait  à  honneur  d'exploiter 
lui-même,  et  faisant  parade  assez  volontiers  d'être  aussi 
fier  de  ses  vins  que  de  son  Esprit  des  Lois,  peu  brillant 
dans  la  conversation,  il  a  généralement  inspiré  plus  de 
respect  et  de  considération  que  de  curiosité.  Il  est  vrai 
que  déjà  ce  soin,  non  pas  de  cacher,  mais  de  réserver 
sa   vie,  de   ne  prodiguer  ni  sou  temps,  ni  son  esprit,  ni 


I 


MONTESQUIEU    (1689-1755)  153 

sa  personne,  sont  des  traits  de  caractère,  et  des  traits 
remarquables.  Avec  une  conscience  entière,  et  même  un 
peu  hautaine  de  sa  valeur,  Montesquieu,  je  crois,  est  le 
seul  des  grands  hommes  du  xviu^  siècle  qui  n'ait  rien  eu 
des  petitesses  et  de  la  vanité  de  l'homme  de  lettres.  Dans 
les  sociétés  qu'il  (Véquentait  quand  il  était  à  Paris,  chez 
les  Ruchefort,  chez  M'^^  de  Lambert,  chez  M""*  du  Deffant, 
chez  M'""  de  Tencin,  chez  M"^  GeofFrin,  chez  M*"*  Dupin, 
il  était  l'homme  de  sa  situation  sociale,  il  était  le  Prési- 
dent, et  il  était  M.  de  Montesquieu  avant  d'être  l'auteur 
de  ses  livres.  Lui-même  d'ailleurs  nous  avoue  qu'il  tenait 
à  sa  noblesse,  qu'il  faisait  faire  sa  généalogie,  qu'il  n'était 
pas  insensible  à  la  légère  vanité  d'avoir  des  «  terres  »  et 
des  ((  vassaux  »;  on  lui  a  reproché  d'avoir  transporté  ce 
préjugé  dans  son  Esprit  des  Lois,  et  d'y  avoir  posé  l'exis- 
tence d'une  noblesse  comme  condition  nécessaire,  inté- 
grante et  constitutive  du  gouvernement  monarchique.  Sup- 
posé que  ce  soit  un  préjugé,  c'cf^ten  tout  cas  le  seul  qu'il 
ait  eu  :  aussi  libre  à  tous  autres  égards  que  le  plus  libre 
des  Encyclopédistes,  et  même  presque  trop  libre,  dans 
son  ton  de  galanterie  ou  d'indécence,  —  dans  les  Lettres 
Persanes,  VEsprit  des  Lois,  et  le  Temple  de  Gnide,  — 
qui  convient  mal  à  la  gravité  de  son  caractère  et  de  son 
esprit. 

On  l'a  jugé  de  cœur  indifférent  et  sec.  Et  l'on  sciait 
en  effet  tenté  de  trouver,  en  quelques-unes  de  ses  Pensées 
diverses,  quelque  chose  de  semblable  à  l'égoïsme,  à  la 
dureté  élégante  de  Fontenelle.  Assurément  il  n'y  a  rien  en 
lui  qui  rappelle  la  sensibilité  superficielle,  mais  si  vive, 
de  Voltaire,  ni  qui  annonce  la  sensibilité  déclamatoire 
mais  profonde  de  Rousseau.  Il  y  a  autre  chose  en  lui  : 


ISi        HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

une  bonté  sérieuse,  qui  procède  moins  du  cœur  que  de 
l'intelligence;  une  modération  grave;  un  amour  de 
l'humanité  très  effectif.  Tout  cela  compose  ensemble  du 
stoïcisme,  et  se  rapporte  au  bel  éloge  qu'il  a  fait  plusieurs 
fois  du  Portique  et  de  sa  philosophie.  La  vertu  pour  lui 
c'est  la  justice,  et  son  utopie  est  de  la  croire  plus  facile 
à  réaliser  qu'elle  ne  l'est  en  ce  monde,  mais  à  réaliser 
sans  passion,  sans  révolutions  et  sans  ces  violences  qui 
commencent  toujours,  sous  prétexte  de  réaliser  la  jus- 
tice, par  détruire  le  peu  qu'il  y  en  a  parmi  les  hommes. 
C'est  encore  ici  l'un  des  traits  originaux  du  caractère  de 
Montesquieu  :  il  aime  la  justice  et  il  en  poursuit  la  réali- 
sation, mais  il  est  convaincu  qu'elle  ne  peut  procéder  que 
de  la  combinaison  du  temps  et  des  lois  de  la  nature 
avec  la  raison  humaine.  De  là  son  respect,  son  admira- 
tion pour  l'institution  sociale.  Aussi  bien  que  per- 
sonne il  sait  les  défauts  de  la  société  de  son  temps, 
comme  il  a  vu  dans  l'histoire  ceux  de  la  société  romaine, 
ou  dans  son  Esprit  des  Lois  les  défauts  de  tant  d'autres 
sociétés  encore,  mais  il  ne  croit  pas  moins  que  la  société 
si  je  puis  ainsi  dire,  est  la  plus  belle  invention  des 
hommes,  et  c'est  à  ce  point  de  vue  qu'il  se  place  pour 
juger  les  autres,  institutions  politiques,  lettres  et  sciencs, 
institutions  religieuses  même,  —  car  il  considère  en  effet 
ces  dernières  comme  d'invention  tout  humaine. 

Un  trait  de  son  intelligence  qu'il  est  bon  de  relever, 
c'est  son  esprit,  si  je  puis  ainsi  dire,  fragmentaire. 
Même  en  se  recueillant,  il  n'a  jamais  pu  complètement 
réussir  à  aller  jusqu'au  bout  de  sa  pensée,  former  et 
dominer  un  ensemble  d'une  seule  vue.  Et  comme  il  est, 
en   même  temps,    très  profond,  c'est  ce  qui  achève  son 


MONTESQUIEU    (1689-1755)  155 

originalité.  Il  creuse  et  il  approfondit;  les  choses  sem- 
blables se  différencient  à  mesure,  divergent,  se  disjoi- 
gnent, et  pour  apercevoir  trop  de  rapports  il  n'est  plus 
maître  de  les  exprimer. 

Tous  ces  traits  composent  ensemble  une  physionomie 
singulièrement  originale  et  noble,  et  qui  explique  la  con- 
sidération, le  respect,  qui  s'attache  au  nom  de  Montes- 
quieu. Si  l'on  trouve  à  critiquer  dans  son  œuvre,  on  ne 
trouve  guère,  sauf  sur  un  ou  deux  points,  qu'à  louer 
dans  son  caractère.  Egal  en  talent  et  en  génie  à  Vol- 
taire, à  Rousseau,  supérieur  à  Diderot,  les  dépassant 
tous  pour  la  dignité  extérieure  de  sa  personne  et  de  sa 
vie,  comment  donc  se  fait-il  qu'il  soit  moins  populaire? 
Sa  renommée  moins  bruyante?  Sa  place  même  moins 
large  ou  moins  encombrante?  J'ai  peur  que  ce  ne  soit 
justement  pour  avoir  manqué  des  défauts  et  des  vices 
que  les  trois  autres  avaient  reçu  du  ciel  en  si  grande 
abondance.  Montesquieu  ne  fournit  une  matière  assez 
riche  ni  à  l'anecdote  scandaleuse  ni  à  la  déclamation 
passionnée;  il  n'en  fournit  non  plus  qu'une  assez  maigre 
à  la  critique  bibliographique...  et  puis  V Esprit  des  Lois 
est  moins  divertissant  que  Candide,  que  le  Supplément 
au  voyage  de  Bougainville,  et  que  les  Confessions  du 
citoyen  de  Genève. 

Il  naquit  au  château  de  la  Brède  le  18  janvier  1689. 
De  1700  à  1711  il  fit  ses  études  au  Collège  de  Juilly,  que 
dirigeaient  les  Oratoriens.  En  1714,  il  est  conseiller  au 
Parlement  de  Bordeaux,  et  se  marie;  il  est  président  à 
mortier  en  1716.  Il  devait  exercer  dix  ans  ces  fonctions. 
On  a  dit  qu'il  ne  prit  pas  grand  goût  à  son  métier,  et  je 
le  crois  volontiers,  mais  il  en  retira  cependant  un  profit 


15G       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

positif,  et  il  en  garda  toujours  une  empreinte  indélébile  : 
le  profit,  ce  fut  la  conviction  que  sous  les  lois  et  sous  les 
coutumes  il  y  a  la  loi,  —  ce  qui  est  le  germe  de  V Esprit 
des  Lois;  et  l'empreinte,  ce  fut  une  subtilité  poussée 
parfois  jusqu'au  machiavélisme,  une  morgue,  un  mépris 
de  grand  seigneur  ou  de  grand  robin  pour  les  lettres  et 
les  lettrés  :  «  J'ai,  dira-t-il,  la  maladie  de  faire  des  livres 
et  d'en  être  honteux  quand  je  les  ai  faits  »  ;  une  certaine 
sécheresse,  qui  tient  peut-être  à  son  tempérament,  mais 
qu'à  coup  sûr  son  métier  n'a  point  corrigée.  Il  est  aussi 
bel  esprit,  comme  un  magistrat  de  province,  et  jusqu'au 
mauvais  goût  ou  à  l'obscénité. 

En  1716,  il  écrivit  une  Dissertation  sur  la  politique  des 
Romains,  imprimée  après  sa  mort.  11  se  tourne  du  côté 
des  sciences,  et  subit  ainsi  l'influence  de  Fontenelle.  Il 
étudie  les  Causes  de  réc/io{il28),  les  Glandes  rénales,  les 
Causes  de  la  pesanteur  des  corps  (172Q),  et  celles  de  leur 
transparence.  Mais  il  paraît  s'être  livré  à  ces  travaux  et 
leur  avoir  consacré  quatre  Discours  surtout  pour  se  con- 
former à  la  mode  résinante  des  dissertations  aoréables 
sur  des  sujets  de  physique.  Il  s'occupa  en  1721  plus 
sérieusement  d'histoire  naturelle,  et  ses  Observations  sur 
quelques  insectes,  sur  le  gui,  sur  la  mousse  des  chênes, 
sur  les  grenouilles,  ne  sont  point  méprisables.  Mais  son 
vrai  début  d'écrivain  fut,  en  1721,  les  Lettres  Persanes. 

N'en  dut-il  pas  la  première  idée  aux  Ainiésementn 
sérieux  et  comiques  du  Dufresny?  C'est  Voltaire,  je  crois 
qui  a  mis  le  premier  cette  légende  en  circulation.  11  a 
d'ailleurs  lancé  contre  Lcsagc  une  insinuation  analogue. 
Il  est  étonnant  que  Voltaire,  qui  a  lui-même  tant 
emprunté  ou  tant  démarqué,  se  soit  acJiarné  de  la  sorte  a 


MONTESQUIEU    (1689-1755)  157 

chercher  les  origines  des  idées  des  antres,  et  pour 
n'aboutir  dans  le  cas  de  Le  Sage  comme  dans  celui  de 
Montesquieu  surtout  qu'à  signaler  des  ressemblances 
vagues,  et  plus  probables  que  sures.  Il  faut  plutôt  cher- 
cher une  partie  de  l'inspiration  des  Lettres  Persanes  dans 
les  Caractères  de  la  Bruyère,  dans  le  Diable  Boiteux  de 
Le  Sage,  dans  Télérnaque,  dans  les  Voyages  enfin  de 
Chardin  et  de  Tavernier.  Satire  morale,  satire  sociale, 
critique  des  institutions,  décor  oriental,  voilà  les  éléments 
que  ^Montesquieu  a  trouvés  dans  ces  livres,  dont  il  s'est 
inspiré  d'ailleurs  très  librement. 

Ce  qui  a  séduit  certains  des  contemporains  de  Mon- 
tesquieu, c'est  le  décor  oriental,  assaisonné  de  liberti- 
nage. Je  n'insisterai  pas  là-dessus,  me  contentant  d'indi- 
quer qu'en  cette  matière  l'originalité  de  Montesquieu  a 
consisté  à  n'être  ni  grossier,  comme  Voltaire,  ni  pas- 
sionné, comme  Rousseau,  mais  élégant  et  froid. 

La  veine  satirique  est  plus  intéressante.  Comme  La 
Bruyère  ou  Le  Sage,  Montesquieu  dessine  volontiers  des 
portraits  amusants,  et  d'une  malice  légère  :  il  accroche 
ainsi  dans  sa  galerie  le  décisionnaire,  l'homme  à  bonnes 
fortunes,  le  casuiste,  les  médecins,  l'Académie  française. 
Toutes  ces  plaisanteries  d'ailleurs  ont  un  peu  vieilli. 
D'autres  portent  plus  loin,  s'attaquant  à  Louis  XIV  : 

Le  roi  de  France  est  le  plus  puissant  Prince  de  l'Europe;  il  n'a 
point  de  mines  d'or  comme  le  roi  d  Espagne  son  voisin  :  mais  il  a 
plus  de  richesses  que  lui,  parce  qu'il  les  tire  de  la  vanité  de  ses 
sujets...  :  on  lui  a  vu  entreprendre  ou  souteuir  des  grandes  guerres, 
n'ayant  d'autres  fonds  que  des  titres  dhonneur  à  vendre... 
(1.  XXII). 

ou  s'attaquant  au  Pape  : 


158        HISTOIRE    DE     LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Le  Pape  est  le  chef  des  Chrétiens;  c'est  une  vieille  idole,  qu'on 
encense  par  habitude  (1.  XXII). 

raillant  l'orgueil  de  tous  les  souverains  : 

Quand  le  Can  de  Tartarie  a  dîné,  un  héi'aut  crie,  que  tous  les 
Princes  de  la  terre  peuvent  aller  dîuer,  si  bon  leur  semble;  et  ce 
barbare  qui  ne  mange  que  du  lait,  qui  n'a  pas  de  maison,  qui  ne 
vit  que  de  brigandages,  regarde  tous  les  rois  du  monde  comme  ses 
esclaves  et  les  insulte  régulièrement  deux  fois  par  jour  (1.  XXII). 

et  blâmant  l'insouciance  des  magistrats  (l.LXVI). 

INIais  voici  un  côté  plus  sérieux.  Ce  sont  d'abord  des 
réflexions  sur  la  cruauté  des  guerres  religieuses  : 

Aussi  puis-je  t'assurer  quil  n'y  a  jamais  eu  de  royaume  où  il 
y  avait  eu  tant  de  guerres  civiles,  que  daus  celui  du  Christ  (1.  XXII). 

et  l'idée  émise  que  toutes  les  religions  se  valent,  devant 
toutes  se  confondre  un  jour  dans  le  culte  de  l'Etre 
suprême  : 

Il  viendra  un  jour  où  l'Eternel  ne  verra  sur  la  terre  que  des 
vrais  croj-ants  :  le  temps  qui  consume  tout,  détruira  les  erreurs 
mêmes;  tous  les  hommes  seront  étonnés  de  se  voir  sous  le  même 
étendard  (1.  XXII). 

En  attendant,  il  faut  observer  la  religion  du  pays  auquel 
on  appartient  : 

En  efFet,  le  premier  objet  d'un  homme  religieux  ne  doit-il  pas 
être  de  plaire  à  la  Divinité,  qui  a  établi  la  Religion  qu'il  professe? 
Mais  le  moyen  le  plus  sûr  pour  y  parvenir  est  sans  doute  d'ob- 
server les  règles  de  la  société...,  les  devoir  de  la  charité  et  de 
riiumanité...,  en  ne  violant  point  les  Lois  (1.  XXII). 

Les  Lois,  en  effet,  les  règles  de  la  politique,  les  prin- 
cipes des  gouvernements,  attirent  son  attention  : 

J'ai  souvent  pensé  en  moi-même  pour  savoir  lequel  de  tous  les 
gouvernements  était  le  plus  conforme  à  la  raison..., 


I 


MONTESQUIEU    (1689-1755)  159 

dit  Usbek  à  Rhedi  (l.LXXVIII).  Dans  plusieurs  lettres, 
en  effet,  Montesquieu  fait  part  au  lecteur  de  ses  obser- 
vations en  cette  matière,  qui  va  devenir  celle  de  son 
Esprit  des  Lois.  J'indique  à  ce  point  de  vue  les  lettres 
LXXVIII,  LXXIX,  CI  (sur  la  soumission  des  Anglais  à 
leurs  Rois),  Clll,  CXI  (sur  l'esclavage  à  Rome),  CXII 
(sur  le  divorce)  CXIII  (sur  le  rapport  entre  la  religion 
et  la  prospérité  publique)  CXIV  —  CXVIII  (sur  la  popu- 
lation). 

Les  Lettrées  Persanes  eurent  un  très  vit"  succès.  ]Mon- 
tesquieu,  désireux  de  se  vouer  tout  entier  aux  recherches 
d'économie  politique  et  de  législation,  se  défait  en  1726 
de  sa  charge.  11  se  présente  à  l'Académie  Française,  et 
il  y  est  reçu  en  1727. 

Il  se  met  à  voyager,  pour  recueillir  des  observations  : 
il  va  à  Vienne,  en  Hongrie,  en  Italie,  en  Suisse,  dans 
l'Allemagne  rhénane,  en  Hollande,  en  Angleterre.  Au 
retour,  en  1730,  il  se  fixe  à  la  Brède  et  vit  à  l'anglaise. 
Nous  possédons  ses  notes  de  voyage;  on  en  a  vanté 
l'intérêt  :  c'est,  a-t-on  dit,  du  La  Rochefoucauld  poli- 
tique. Je  le  veux  bien,  car  ce  n'est  pas  là  en  faire  un  très 
grand  éloge.  En  somme,  elles  sont  assez  insignifiantes; 
et  elles  témoignent  d'une  faculté  d'observer  bien  infé- 
rieure à  celle  de  Voltaire. 

Les  Considérations  sur  les  Causes  de  la  grandeur  des 
Romains  et  de  leur  décadence  parurent  en  1734,  sans 
nom  d'auteur,  Montesquieu  faisant  profession  de  dédai- 
gner la  gloire  littéraire.  Je  n'insisterai  pas  sur  cet 
ouvrage,  car  il  n'est  qu'une  ébauche  de  VEsprit  des  Lois, 
ou  d'une  partie  de  VEsprit  des  Lois.  Il  est  remarquable 
seulement  par  son  caractère  fragmentaire,  d'autant  plus 


160        HISTOIRE    DE    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

surprenant  ici  que  In  chronologie  devrait  suffire  à  assurer 
la  composition  et  l'unité  du  livre. 

En  1745,  Montesquieu  publie  son  Dialogue  de  Sylla 
et  iV Eucj-ate;  en  1748,  V Esprit  des  Lois, 

h^Esprit  des  Lois. 

Quelle  était  sa  vraie  intention,  en  composant  cet 
ouvraf^e?  Je  crois  qu'il  ne  l'a  jamais  bien  nettement 
démêlée  lui-même,  et  que,  débordé  par  l'étendue,  comme 
aussi  dérouté  par  la  nouveauté  de  la  matière,  après  vingt 
ans  de  travail  et  de  méditation,  il  y  voyait,  si  je  l'ose 
dire,  presque  moins  clair  qu'au  premier  jour. 

Mais  pour  bien  des  raisons  le  succès  n'en  fut  pas 
moins  considérable,  ni  surtout  moins  mérité.  L'Esprit 
des  Lois  n'est  peut-être  pas  le  plus  grand  livre  du 
xvni'=  siècle  :  ce  serait  faire  tort  à  Voltaire  de  son  Essai 
sur  les  mœurs,  à  BulTon  de  son  Histoire  Naturelle,  à 
Rousseau  même  de  l'ensemble  de  son  œuvre  et  de  son 
influence,  mais  c'est  un  grand  livre,  et  c'est  un  livre 
essentiel  dans  l'histoire  de  la  littérature  européenne. 

Paru  à  Genève  en  1748,  sans  nom  d'auteur,  le  livre 
fut  traduit  en  presque  toutes  les  langues;  au  xviii*  siècle 
on  en  fit  vingt-deux  éditions.  Autre  témoignage  de  son 
succès,  il  fut  critiqué  d'acerbe  façon  :  par  l'abbé  de 
Bonnaire  qui  publia,  en  1749,  Y  Esprit  des  Lois  quin- 
tessenciè;  par  les  Nouvelles  Ecclésiastiques  (numéros 
des  y  et  16  octobre  174*J);  par  l'abbé  de  La  Porte,  dans 
ses  Observations  sur  l'Esprit  des  Lois  (1751)  par  Dupin, 
dans  d'autres  Observations  (1753);  par  Crevier,  qui 
composa  des  Observations  encore  (1764);  enfin  par  Vol- 


MONTESQUIEU    (1689-1755)  161 

taire,  dans  son  A,B,C,  (1769)  et  dans  son  Commentaire 
sur  l'Esprit  des  Lois  (1777). 

Je  ne  ferai  pas  une  critique  de  toutes  ces  critiques.  Les 
points  de  vue  ont  aujourd'hui  trop  changé.  J'étudierai 
ie  livre  lui-même  en  cherchant  son  plan,  ou  en  analysant 
son  contenu;  en  constatant  ses  défauts  ou  ses  lacunes; 
et  appréciant  son  mérite,  et  sa  portée. 

Voici  d'abord  comment  on  en  peut  répartir  les  matières  : 

1°  livre  I  à  VIII  :  Nature  et  principe  des  gouverne- 
ments; 

2°  livre  IX  à  XIII  :  Armée,  liberté  politique,  impôts. 

3°  livre  XIV  à  XIX  :  Climat,  terrain,  mœurs  et 
manières; 

4°  livre  XX  à  XXIII  :  Commerce,  monnaie,  popu- 
lation ; 

5°  livre  XXIV  à  XXVI  :  Religion;  rapport  des  lois 
religieuses,  politiques,  etc; 

6°  livre  XXVII  à  XXXI  :  Révolutions  de  Rome,  lois 
civiles  françaises,  lois  féodales. 

Montesquieu  a  donné  lui-même,  h  la  fin  du  chapitre  III 
du  livre  I,  un  résumé  de  tout  son  ouvraae  : 

o 

La  loi  en  général  est  la  Raison  humaine,  en  tant  qu'elle  gouverne 
tous  les  peuples  de  la  terre;  et  les  lois  politiques  et  civiles  de 
chaque  nation,  ne  doivent  être  que  les  cas  particuliers,  où  s'applique 
cette  Raison  humaine. 

Elles  doivent  être  tellement  propres  au  peuple  pour  lequel  elles 
sont  faites,  que  c'est  un  très  grand  hasard  si  celles  d'une  nation 
peuvent  convenir  à  une  autre. 

II  faut  qu'elles  se  rapportent  à  la  nature  et  au  principe  du 
gouvernement  qui  est  établi  ou  qu'on  veut  établir;  soit  quelles  le 
forment,  comme  font  les  lois  politiques,  soit  qu'elles  le  main- 
tiennent,  comme   font  les  lois  civiles. 

Elles  doivent  être  relatives  au  Physique  du  pays,  au  climat 
glacé,  brûlant  ou  tempéré;  à  la  qualité  du  terrain,  à  sa  situatiou, 
111.  11 


162       HISTOIRE    DE    LA    LITTEliATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

à  sa  grandeur,  au  genre  de  vie  des  peuples,  laboureurs,  chasseurs 
ou  pasteurs;  elles  doivent  se  rapporter  au  degré  de  Liberté,  que 
la  Constitution  peut  souiïrir,  à  la  Religion  des  habitants,  à  leurs 
inclinations,  à  leurs  richesses,  à  leur  nombre,  à  leur  commerce, 
à  leurs  mœurs,  à  leurs  minières.  Enfin  elles  ont  des  rapports 
entre  elles,  elles  en  ont  avec  leur  origine,  avec  l'objet  du  législa- 
teur, avec  l'ordre  des  choses  sur  lesquelles  elles  sont  établies; 
c'est  dans  toutes  ces  vues  qu'il  faut  les  considérer. 

Tel  est  le  dessein  de  VEsprit  des  Lois.  Que  d'ailleurs 
son  auteur  soit  celui  des  Lettres  Pei-sanes,  et  qu'il  y  ait 
mis  par  conséquent  des  intentions  de  satire,  cela  n'est 
pas  douteux.  Quand  Montesquieu  parle  de  Despotisme^ 
c'est  la  Perse  antique,  la  Turquie  moderne,  ou  la  Régence 
d'Alger  qu'il  faut  entendre;  lorsqu'il  écrit  Démocratie^ 
c'est  tantôt  Rome  et  tantôt  l'Angleterre;  et  enfin  et  sur- 
tout ce  qu'il  dit  de  la  MonarcJiie,  il  faut  en  général  le 
prendre  de  la  France  du  xviii''  siècle,  la  France  du 
Régent  et  celle  de  Louis  XV.  Ainsi  VEsprit  des  Lois 
serait,  dans  une  certaine  mesure,  un  «  livre  à  clé  ». 

11  convient  toutefois  de  ne  rien  exagérer.  Les  procédés 
de  Montesquieu  et  sa  méthode  sont  ceux  et  celle  des 
classiques.  Comme  à  La  Bruyère  dans  ses  Caractères, 
comme  à  Bourdaloue  dans  ses  sermons,  comme  à  Molière 
dans  ses  comédies,  les  réalités  prochaines  ou  présentes 
ne  lui  servent  que  d'une  occasion  pour  étudier  en  elles 
quchjue  chose  de  plus  général  et  de  plus  permanent 
qu'elles-mêmes.  11  a  Rome  et  l'Antiquité  dans  sa  biblio- 
thè(jue;  il  a  la  Turquie,  la  France  et  l'Angleterre  sous 
les  yeux;  mais  il  a  aussi  les  Relations  des  voyageurs,  il 
a  la  collection  des  Lettres  édifiantes;  il  voit  les  lois  se 
faire  et  se  défaire,  les  institutions  changer  avec  les  mœurs  ; 
et  de  tout  cela  il  a  bien  la  prétention  de  tirer  des  consé- 


MONTESQUIEU    (1689-1755)  1€3 

quences,  d'induire  des  principes  qui  soient  vrais  de 
l'avenir  comme  du  présent  et  comme  du  passé,  de  con- 
clure enfin  des  rapports  fondés  sur  la  «  nature  des 
choses  )),  et  qui  participent  de  sa  nécessité.  ^Montesquieu 
est  un  esprit  généralisateur,  et  il  croit  bien  légiférer  à 
fond. 

Car  enfin,  —  et  c'est  ici  une  autre  intention  du  livre, 
—  tout  en  étudiant,  comme  on  l'a  dit,  «  l'histoire  natu- 
relle des  lois  ))  Montesquieu  n'étudie  pas  les  lois  pour 
elles-mêmes,  ni  surtout  pour  elles  seules,  mais  pour  les 
leçons  ou  les  exemples  qu'on  en  peut  tirer,  et  pour  les 
applications  prochaines,  quand  il  les  trouve  bonnes,  que 
l'on  en  pourrait  faire  à  sa  propre  patrie.  C'est  un  piihli- 
ciste,  comme  on  dit  aujourd'hui;  c'est  un  citoyen,  comme 
on  disait  au  xviii^  siècle  ;  il  travaille  en  vue  du  bien  public, 
et  non  pas  seulement  pour  la  science. 

Tel  est  donc  le  plan,  telles  sont  donc  les  intentions 
de  ce  livre.  Quelles  sont  ses  lacunes  ou  ses  erreurs?  Car 
enfin,  si  grands  que  soient  les  grands  écrivains,  il  faut 
prendre  garde  à  ne  pas  abdiquer  vis-à-vis  d'eux  la  liberté 
de  nos  jugements. 

Je  ne  dis  rien  de  ce  qu'on  peut  nommer  les  petites 
erreurs  de  Montesquieu  (sur  les  Samnites  :  Vil,  16;  sur 
Louis  Xlll  :  XV,  14;  sur  François  P^  :  XXI,  22).  Il  ne  les 
a  pas  corrigées,  par  excès  d'amour-propre,  quand  ses 
contemporains  les  lui  ont  signalées.  Elles  proviennent 
d'une  critique  insuffisante  des  sources. 

Une  erreur  plus  grave  est  l'omission  qu'il  fait  de 
l'esclavage,  lorsqu'il  parle  de  Rome  et  de  la  Grèce.  Il 
semble  ignorer  que  les  sociétés  antiques  étaient  fondées 
sur   ce    principe!     Et    il    n'a    pas    assez    d'indignation 


1C4       HISTOIRK    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

contre    l'esclavage    des   nègres    dans     les    colonies ,    au 
xviii'^  siècle! 

Voici,  d'autre  part,  des  reproches  plus  importants.  Il 
n'a  pu  triompher  de  son  impuissance  à  lier  ses  idées.  11 
manque  d'ordre;  ses  liaisons  sont  superficielles;  il  n'a 
pas  le  sens  de  la  perspective,  du  relief  relatif  de  ses  dif- 
férentes idées.  Les  usages  de  Bantam  ou  de  Macassar 
prennent  dans  son  livre  presque  autant  d'importance  que 
le  Digeste  ou  les  lois  féodales  !  11  en  résulte  un  manque 
de  clarté,  et  même  de  justesse,  très  fâcheux. 

Et  puis,  on  trouve  dans  Y  Esprit  des  Lois  des  vices  de 
raisonnement.  Ici,  c'est  le  passage  arbitraire  du  parti- 
culier au  général  :  un  usage  local  sert  à  fonder  toute  une 
théorie.  Là,  c'est  le  sophisme  connu  en  logique  sous  le 
nom  de  «  dénombrement  imparfait  ».  Il  énumère,  comme 
formes  de  gouvernement,  la  monarchie,  la  république,  le 
despotisme;  et  il  leur  donne  pour  principes,  c'est-à-dire 
pour  ressorts  ou  pour  moyens  uniquement  proJDres  à 
maintenir  ces  formes  mêmes  et  à  les  développer  dans  le 
sens  de  la  perfection,  l'honneur,  la  vertu,  la  crainte. 
Or  rien  ne  tient  là-dedans.  On  ne  peut  rien  fonder  sur  la 
crainte;  il  y  a  des  despotismes  fondés  sur  l'amour  du 
peuple  pour  le  souverain,  par  exemple  l'Empire  Russe. 
C'est  une  diQ'érence  de  degré  et  non  de  nature,  qui  sépare 
la  monarchie  du  despotisme.  Si  l'on  conçoit  que  la  vertu, 
telle  que  Montesquieu  la  définit,  soit  l'âme  des  républi- 
ques, il  ne  paraît  pas  qu'elle  soit  moins  nécessaire  aux 
monarchies.  Il  y  a  des  républiques  despotiques  :  Venise, 
Genève,  la  France  en  1793.  Enfin,  bien  loin  de  périr 
presque  toujours  par  la  corruption  de  leur  principe,  les 
gouvernements    périssent    souvent    par   l'excès    de    leur 


MONTESQUIEU    (1689-1755;  165 

principe,  et  l'on  pourrait  soutenir  que  l'ancienne  France 
est  morte  de  l'exagération  de  1'  «  honneur  ». 

En  troisième  lieu,  INIontesquieu  a  le  tort  de  rester 
indécis  sur  un  point  capital  :  sa  théorie  des  climats.  A 
la  fois  fataliste  et  réformateur,  tantôt  il  affirme  que  les 
lois  dépendent  et  résultent  du  climat,  tantôt  il  nous 
invite  à  emprunter  des  lois  à  un  pays  voisin  différent  de 
climat. 

Enfin,  on  rencontre  dans  VEspi-it  des  Lois  des  vices  de 
forme,  qui,  pour  en  rendre  parfois  la  lecture  piquante, 
n'en  sont  pas  moins  choquants.  C'est  un  manque  de  gra- 
vité, un  tour  épigrammatique,  comme  dans  les  réflexions 
que  voici  : 

La  société  des  femmes  gâte  les  mœurs  et  forme  le  g©ût;  l'envie 
de  plaire  plus  que  les  autres  établit  les  parures,  et  l'envie  de 
plaire  plus  que  soi-même  établit  les  modes  (xix,  8). 

Quand  les  sauvages  de  la  Louisiane  veulent  avoir  du  fruit,  ils 
coupent  l'arbre  au  pied  et  cueillent  le  fruit.  Voilà  le  gouverne- 
ment despotique  (v,  13). 

Et  n'est-ce  pas  se  moquer  du  monde,  et  pas  très  plai- 
samment, que  d'écrire  le  chapitre  suivant  : 

Chapitre  xv.  —  Moyens  très  efficaces  pour  la  conservation  des 
trois  principes. 

Je  ne  pourrai  me  faire  entendre  que  quand  on  aura  lu  les 
quatre  chapitres  suivants. 

Et  je  ne  dis  rien  de  l'indécence,  où  Montesquieu  se 
complaît  si  souvent.  11  y  a  un  mot  plus  juste  que  celui 
de  M"""  du  Déliant  pour  caractériser  ce  genre  d'esprit, 
avec  la  nuance  propre  de  gravité  qui  persiste  sous  l'alTec- 
tatioD,  et  ce  mot  est  de  Voltaire  :  «  C'est  faire  \e  gogiie- 


16G        HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

narcl,  disait-il,  dans  un  livre  de  jurisprudence  univer- 
selle ». 

Yenons-en  aux  mérites  de  VEsprit  des  Lois.  «  U Esprit 
des  Lois,  a  dit  Sainte-Beuve,  n'a  plus  guère  d'autre  usage 
que  ce  noble  usage  perpétuel  de  porter  l'esprit  dans  la 
haute  sphère  historique,  et  de  faire  naître  une  foule  de 
belles  discussions.  »  Et  s'il  n'avait  en  effet  d'autre  usaoe, 
ce  serait  déjà  beaucoup,  les  livres  de  ce  genre  étant  en 
tout  temps  assez  rares;  mais  j'estime  que  ce  n'est  pas 
assez  dire. 

Quant  à  la  forme,  d'abord,  Montesquieu  a  été  vraiment 
dans  son  livre  le  créateur  d'une  langue  nouvelle  pour 
l'observation  politique,  comme  d'autres  écrivains  en 
avaient  créé  une  pour  l'observation  morale.  Un  livre  de 
droit  public  était  avant  lui  ce  que  peuvent  être  encore 
aujourd'hui  nos  livres  de  science  ou  nos  manuels  indus- 
triels, quelque  chose  de  technique  et  de  spécial,  qui 
n'était  fait  que  pour  les  gens  spéciaux  ou  ceux  qui  aspi- 
raient à  l'être,  avec  ses  dispositions  spéciales,  sa  termi- 
nologie spéciale,  et  conséquemment  enfin  son  obscurité 
spéciale.  On  peut  donc  lui  faire  beaucoup  de  critiques, 
mais  c'est  un  grand  écrivain,  non  pas  toujours  des  plus 
corrects,  ni  surtout  des  mieux  liés,  et  un  grand  écrivain 
dans  un  genre  qu'il  crée.  Ce  qui  fait  ordinairement  une 
grande  pensée,  c'est  «  lorsqu'on  dit  une  chose  qui  en  fait 
voir  un  grand  nombre  d'autres,  et  qu'on  nous  fait 
découvrir  tout  d'un  coup  ce  que  nous  ne  pouvions  espérer 
qu'après  une  grande  lecture  ».  Cet  éloge  lui  convient  de 
tout  point,  et  son  plus  grand  défaut,  se  sentant  capable 
de  pareilles  pensées,  c'est  de  trop  courir  après  elles. 

Il  s'est  formé  ainsi  un  style  unique,  d'une  pénétration, 


MONTESQUIEU    (1689-1755)  167 

d'une    concentration,    d'une    densité,    si  je    puis    ainsi 
parler,  et  d'une  hardiesse  d'effet  souvent  admirables  : 

Lorsque  la  vertu  cesse  dans  le  gouvernement  populaire,  l'ambi- 
tion entre  dans  les  cœurs  qui  peuvent  la  recevoir  et  l'avarice 
entre  dans  tous.  Les  désirs  changent  d'objets  :  ce  qu'on  aimait, 
on  ne  laime  plus;  on  était  libre  avec  les  lois,  on  veut  être  libre 
contre  elles;  chaque  citoyen  est  comme  un  esclave  échappé  de  la 
maison  de  son  maître  :  ce  qui  était  maxime,  on  l'appelle  rigueur: 
ce  qui  était  règle,  on  Tappelle  gêne  ;  ce  qui  était  attention,  on 
l'appelle  crainte.  C'est  la  frugalité  qui  y  est  l'avarice,  et  non  pas  le 
désir  d'avoir.  Autrefois  le  bien  des  particuliers  faisait  le  trésor 
public;  mais  pour  tous  le  trésor  public  devient  le  patrimoine  des 
particuliers.  La  république  est  une  dépouille,  et  sa  force  n'est 
plus  que  le  pouvoir  de  quelques  citoyens  et  la  licence  de  tous. 

Ce  style  imité  de  Salluste,  haché  et  heurté,  senten- 
cieux et  épigrammatique,  qui  procède  par  addition  suc- 
cessive des  traits  également  forts,  ces  antithèses  qui 
expliquent  les  lois  des  choses  en  fixant  le  sens  des  mots, 
ces  remarques  de  grammairien,  qui  sont  en  même  temps 
les  observations  d'un  moraliste  et  d'un  homme  d'État, 
une  certaine  fierté  stoïque,  — je  ne  sais  si  je  ne  devrais 
dire  une  certaine  tristesse,  —  qui  recouvre  et  enveloppe 
tout  le  reste,  voilà  ce  qui  était  sans  modèles  dans  la 
langue  française,  et  dont  nous  n'avons  revu  depuis  lors 
que  de  faibles  imitations.  C'est  que  précisément  les  par- 
ticularités du  caractère  et  de  la  condition  de  Montesquieu 
y  concourent  pour  la  meilleure  paît,  et  Bossuet  seul 
peut-être  ou  Pascal  ont  écrit  d'un  style  plus  personnel, 
sous  son  apparente  impersonnalité,  plus  original,  et  qui 
soit  plus  «  l'homme  »  tout  entier. 

C'est  pourquoi  Montesquieu  n'a  point  conformé  son 
style  à  ses  sujets,  mais  plutôt  ses  sujets  à  son  style;  et 
sa  manière  d'écrire  lui  a  comme  imposé   sa  manière  de 


1G8       HISTOinE     DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

penser.  Le  titre  importe  à  peine,  et  le  cadre,  et  la  nature 
des  digressions  :  sous  le  nom  de  Lettres  persanes,  de 
Considérations  sur  la  "randeur  et  la  décadence  des 
Romains,  d'Esprit  des  Lois,  Montesquieu,  en  réalité,  n'a 
jamais  écrit  qu'un  seul  ouvrage;  et  les  huit  ou  dix 
volumes  de  ses  Œuvres  sont  huit  ou  dix  volumes  de 
Considérations. 

Quant  au  fonds,  le  mérite  de  VEsprit  des  Lois  fut  de 
donner  décidément  aux  études  historiques  une  direction 
nouvelle.  Apologétique  ou  érudite  avec  les  Bénédictins, 
polémique  avec  Bossuet,  narrative  avec  Voltaire,  l'histoire 
avec  VEsprit  des  Lois,  devient  philosophique,  en  ce  sens 
qu'elle  fait  désormais  consister  son  principal  objet  dans 
la  recherche  des  causes.  Je  n'examine  point  à  ce  propos 
si  Montesquieu  lui-même  a  réussi  dans  cette  recherche 
des  causes,  ni  s'il  n'en  a  point  sacrifié  quelques-unes, 
et  des  plus  effectives,  à  son  goût  personnel  d'expliquer 
les  événements  par  les  plus  lointaines  ou  les  plus  géné- 
rales. La  philosophie  de  VEsprit  des  Lois  a  quelquefois 
besoin  d'être  corrigée  par  la  philosophie  de  VEssai  sur 
les  Mœurs.  Si  ce  n'est  point  «  la  fortune  qui  domine  le 
monde  »,  on  peut  douter  pourtant  que  «  tous  les  acci- 
dents soient  soumis  à  des  causes  »  qui  en  déterminent  la 
forme.  Mais  ce  qui  est  certain,  c'est  l'influence  de  Mon- 
tesquieu sur  tous  les  historiens  qui  l'ont  suivi  et  sur  la 
manière  même  de  considérer,  d'étudier,  et  d'écrire 
l'histoire. 

C'est  VEsprit  des  Lois  qui  a  dégagé  les  historiens  de 
la  superstition  des  modèles  antiques,  en  leur  proposant 
une  autre  ambition  que  d'imiter  de  loin  César  ou  Tite 
Live.   Ce   que   l'on  n'avait  pas   très    clairement  discerné 


MONTESQUIEU    (1G89-1755)  169 

dans  les  Considérations,  quoique  la  méthode  y  fût  déjà 
tout  entière,  on  le  vit  h  plein  dans  Y  Esprit  des  Lois;  et, 
«  comme  un  ouvrage  orisfinal  en  fait  toujours  éclore 
cinq  ou  six  cents  autres  »,  quand  on  l'eut  vu,  on  ne 
l'oublia  plus.  Voltaire  même,  autant  qu'il  le  pouvait,  se 
mit  h  l'école  de  Montesquieu;  les  Anglais  suivirent;  et 
de  nos  jours  encore  chez  Guizot,  chez  Tocqueville,  chez 
Taine  enfin  rien  ne  serait  plus  facile  que  de  retrouver 
l'influence  de  V Esprit  des  Lois. 

Ses  derniers  écrits  et  son   rôle. 

Sur  ses  derniers  écrits  nous  pouvons  être  brefs,  et  lui- 
même  nous  y  autorise  en  quelque  façon  :  comme  d'Alem- 
bert,  en  1753,  lui  avait  proposé  à  faire  pour  V Encyclo- 
pédie les  articles  Démocratie  et  Despotisme,  il  refusa, 
laissant  entendre  que  la  nature  un  peu  rigide  de  son 
esprit  l'empêchait  de  voir  son  idée  sous  de  nouvelles 
faces  et  de  nouveaux  aspects.  En  conséquence,  nous 
avons  un  peu  le  droit  de  négliger  les  ouvrages  de  Mon- 
tesquieu postérieurs  à  V Esprit  des  Lois  :  il  ne  s'y  renou- 
velle pas,  il  s'y  répète,  ou  s'il  acquiert  quelque  nou- 
veauté, elle  est  inférieure  aux  idées  contenues  déjà  dans 
son  grand  ouvrage. 

Ainsi  il  se  répète  dans  la  Défense  de  l'Esprit  des 
Lois,  (1751),  où  il  cherche  surtout  à  réfuter  les  accu- 
sations des  Nouvelles  Ecclésiastiques.  Arsace  et  Isménie, 
histoire  orientale  (1754),  rappelle  certaines  pages  égril- 
lardes de  \  Esprit  des  Lois,  et  surtout  certains  tableaux 
des  Lettres  Persanes,  ou  du  Temple  de  Gnide  et  du 
Voyage   à    Paphos   qu'il    avait    publiés    autrefois    (1725 


i:0       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUnE    I  IIANÇAISE    CLASSIQUE 

et  1727).  On  a  remarque  que  parmi  les  récits  voluptueux 
et  très  froids  où  il  se  complaît  quelques  traits  rappellent 
sa  o^rande  manière.  Il  se  peut  en  elTct  qu'^-lrsace  et 
Ismènie  soient  ainsi  supérieurs  aux  romans  de  Cré- 
billon... 

Son  Dialogue  de  Sylla  et  cVEucrate  (1745)  est  une 
assez  belle  chose.  Je  ne  dis  rien  de  Lysimatjue  (1754), 
ni  de  VEssui  sur  le  (iont  (1757).  Les  Pensées  diverses 
nous  ont  servi  à  préciser  certains  traits  de  son  carac- 
tère; les  Lettres  familières  sont  assez  peu  intéressantes 
en  elles-mêmes.  Mais,  pour  parler  un  peu  à  sa  manière, 
on  peut  dire  qu'en  raison  de  leur  insignifiance  même, 
ces  Lettres  ont  un  grand  intérêt,  c'est  de  nous  apprendre 
qu'aussi  lui  Montesquieu,  comme  Buflbn,  quand  il  écrit 
passe  ses  «  manchettes  de  dentelle  »,  ce  que  confirme 
d'ailleurs  son  Essai  sur  le  Goût,  et  ce  que  nous  avons 
déjà  vu  de  son  style. 

Mais  ce  sont  la  choses  secondaires,  et  d'importance 
médiocre,  si  l'on  considère  son  rôle.  A  la  société  du 
xviii"  siècle,  envahie  par  le  doute  et  l'incrédulité,  Mon- 
tesquieu vint  enseigner  la  grandeur,  et  par  consé(juent 
le  respect,  de  l'institution  sociale.  Quelques  épigrammes 
que  l'auteur  des  Lettres  Persanes  ait  dirigées  contre  les 
institutions  de  son  temps  et  de  son  pays,  quelques 
libertés  (ju'il  ait  prises  trop  souvent,  et  jusque  dans 
VEsprit  des  Lois,  avec  la  morale,  Montesquieu  n'en  con- 
sidère pas  moins  la  société  comme  la  plus  belle  invention 
des  hommes,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  puisqu'aussi  bien 
elle  est  la  condition,  le  lieu,  et  la  garantie  enfin  de  toutes 
les  autres. 

C'est  pour  cela   qu'il  a  écarté  de  son  Esprit  des  Lois 


MONTESQUIEU    (1689-1755)  171 

toute  recherche  scientifique  et  toute  spéculation  méta- 
physique sur  l'origine  et  la  formation  des  sociétés.  II  lui 
suffit  qu'elles  soient.  11  avait  écrit  dans  les  Lettres  Per^ 
sa  nés  : 

Je  n'ai  jamais  ouï  parler  du  droit  public,  que  Ton  n'ait  com- 
mencé par  rechercher  soigneusement  quelle  est  l'origine  des 
sociétés,  —  ce  qui  me  paraît  ridicule. 

Qu'importe  en  effet  l'origine,  pense-t-il,  si  le  droit 
public  ne  commence  lui-même  qu'avec  la  société  formée? 
Ne  serait-ce  pas  aussi  pour  cela  qu'il  n'a  pas  cru  devoir 
discuter  plus  à  fond  le  problème  de  la  liberté?  Toute 
société  n'est-elle  pas  effectivement  fondée  sur  le  postulat 
de  la  liberté? 

Et  c'est  encore  pour  cela  qu'en  dépit  de  beaucoup 
d'erreurs,  qu'il  ne  pouvait  pas  toutes  éviter,  et  d'un  peu 
d'utopie,  sans  laquelle  il  ne  serait  pas  tout  à  fait  de  son 
siècle,  Montesquieu  est  si  modéré,  et  au  fond  si  peu 
révolutionnaire.  Il  dit  quelque  part  : 

Il  est  (juelqMel'ois  nécessaire  de  changer  certaines  lois.  Mais  le 
cas  est  rare,  et  lorsqu'il  arrive,  il  n'y  faut  toucher  <jue  d  une  main 
tremblante  :  on  y  doit  observer  tant  de  solennités,  et  apporter 
tant  de  précautions,  que  le  peuple  en  conclue  naturellement  que 
les  lois  sont  bien  saintes,  puisqu'il  faut  tant  de  formalités  pour 
les  abroger. 

Bossuet  lui-même  n'a  pas  mieux  parlé  de  ce  «  quel({ue 
chose  d'inviolable  sans  lequel  la  loi  n'est  pas  tout  à  fait 
loi  ». 

Il  y  a  toutefois  une  différence  entre  l'auleur  de  la  Poli- 
tique  tirée  de  l'Ecriture  sainte  et  celui  de  V Esprit  des 
Lois]  il  y  en  a  même  plusieurs,  mais  je  n'en  reliens  ici 
qu'une  seule.   Tandis  que  Bossuet  fait  de  la  religion  le 


172        HlSrOlIU:     DE     LA    MTTEHATUR1':    FHANÇAISE    CLASSIQUE 

("ondeinent  inysti([ue  Je  rinstilution  sociale,  c'est  le 
respect  de  l'institution  sociale  dont  on  peut  dire  qu'il 
liiit  lui  seul  toute  la  morale,  toute  la  philosophie,  toute  la 
religion  de  Montesquieu.  Nous  sommes,  selon  lui,  nés 
pour  la  société,  pour  en  exercer  les  devoirs,  sans  en 
attendre,  en  les  exerçant,  d'autre  récompense  que  d'en 
avoir,  chacun  Dour  notre  part,  entretenu  le  culte. 

Et  c'est  ainsi  que  Montesquieu  est  venu,  de  toute  son 
autorité,  donner  un  appui  nouveau  et  un  élan  puissant  à 
la  pensée  de  son  siècle.  A  sa  manière,  il  professe  lui  aussi 
ces  principes  chers  à  tout  son  temps,  suivant  lesquels 
toute  œuvre  humaine  mérite  le  respect,  et  suivant  lesquels 
encore  le  progrès  humain,  sous  sa  forme  politique  et 
sociale,  est  digne  de  tous  nos  efforts  plutôt  que  ne  le 
sont  certaines  fins  éternelles  et  surnaturelles.  Et,  en 
revanche,  le  secret  de  son  influence  sur  son  temps  et 
£ur  une  partie  du  nôtre,  réside  dans  la  confirmation  qu'il 
donnait  à  ces  principes  :  il  a  révélé  et  formulé  à  ses 
contemporains  ce  qu'un  grand  nombre  d'entre  eux  pen- 
sait déjà  confusément. 


CHAPITRE  IV 


L'EVOLUTION   DU   ROMAN    :    ALAIN   RENE   LE   SAGE 


Il  est  entendu  que  Gil  Blas  est  le  chef-d'œuvre  de  Le 
Sage,  mais  il  est  moins  certain  qu'il  soit  en  même  temps, 
comme  on  l'a  dit  sur  tous  les  tons,  et  comme  on  le  répcte 
encore  aujourd'hui,  le  chef-d'œuvre  du  roman  français. 
On  ne  l'a  pas  trop  loué,  mais  on  l'a  mal  loué,  et  si  on 
l'a  mal  loué,  c'est  que  l'on  manquait  pour  le  bien  louer 
des  vrais  termes  de  comparaison.  Ce  n'est  pas  en  ellet 
au  XVII*  siècle  ni  au  xviii%  que  le  roman,  comme  la 
poésie  lyrique,  a  produit  ses  chefs-d'œuvre,  et  non  seule- 
ment en  France  mais  aussi  en  Anffleterre,  avec  les  Georire 
Sand,  les  Balzac,  les  Dickens,  les  Tackeray,  les  Char- 
lotte Brontë,  les  Georîie  Eliot,  ce  sont  des  œuvres  comme 
Indiana,  comme  Valeniine,  comme  Maiijjrat,  comme  Eni^é- 
nie  Grandet,  comme  le  Père  Goriot,  comme  J/""  Boi'uri/, 
ou  chez  nos  voisins  des  œuvres  comme  David  Copper- 
field, comme  Dombeij  et  fils,  comme  la  Foire  aux  vanités^ 
comme  Jane  Eijre,  comme  Adam  Bede,  qui  marquent  le 
point  culminant  que  l'art  du  roman  ait  atteint,  et  faute 
de  l'avoir  reconnu  ou  voulu  reconnaître  on  s'est  trompé 


174       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

dans  le  jugement  que  l'on  a  porté  sur  les  œuvres  roma- 
nesques du  xvui"  siècle.  'J'ous  les  jugements  de  la  criti- 
que sur  les  romans  du  xviii^  siècle,  je  dis  tous,  et  sans 
en  excepter  ceux  de  Sainte-Beuve  même  et  de  Nisard,  ont 
besoin  d'être  revisés  comme  reposant  sur  une  fausse  idée 
de  l'évolution  du  genre,  et  plaçant  trop  arbitrairement 
ses  chefs-d'œuvre  dans  les  commencements.  On  se  trom- 
perait en  effet  h  peine  davantage  en  prenant  les  Odes 
de  Le  Franc  de  Pompignan,  ou  celles  de  J.-B.  Rousseau, 
comme  les  chefs-d'œuvre  de  notre  poésie  lyrique,  ou 
encore  en  jugeant  la  tragédie  de  Mairet  ou  de  Rotrou  sans 
égard  à  la  hauteur  où  Corneille  d'abord  et  après  lui  Racine 
ont  porté  le  genre  tragique.  Or,  si  la  tragédie  meurt,  au 
XVIII"  siècle,  le  roman  en  revanche  ne  fait  que  d'y  naître, 
et  l'on  peut  bien  frapper  des  coups  de  maître  dans  un 
genre  qui  commence,  y  montrer  même,  si  vous  voulez, 
plus  de  qualités  personnelles  que  ceux  qui  suivront,  mais 
non  pas  y  laisser  au  vrai  sens  du  mot  des  chefs-d'œuvre. 
C'est  ce  que  nous  allons  voir  en  étudiant  de  près  le  roman 
de  Le  Sage. 

Le  xvii"  siècle  avait  eu  des  romans,  ou  du  moins  des 
compositions  qui  se  produisaient  sous  ce  titre,  et  de  très 
longs  romans;  mais  étaient-ce  vraiment  des  romans? 
Pour  répondre  à  cette  question  il  suffit  d'en  rappeler  la 
nature  et  le  genre  d'intérêt  :  assurément  ce  n'en  étaient 
point,  si  l'on  fait  d'abord  et  essentiellement  du  roman 
une  imitation  de  la  nature  et  de  la  vie.  Poèmes  d'aven- 
tures comme  VAstrée,  le  Grand Cyiiis,  et  tout  ce  qu'avaient 
produit  Gomberville  ou  La  Calprenède;  fabliaux,  comme 
l'Histoire  de  Francion,  le  Roman  comique  et  le  Roman 
Rourgeois;  les  uns  tendant  à  l'idéal,  les  autres  à  la  cari-  </ 


L  EVOLUTION    DU    ROMAN    .*     ALAIN    RENE    LE    SAGE  175 

catiire,  ils  ne  se  servaient  tous  de  la  nature  que  comme 
d'un  moyen  pour  l'altérer  et  la  déformer  elle-même. 

C'a  été  le  rôle  du  roman  pseudo-historique,  à  la  fin 
du  xvii°  siècle  et  au  commencement  du  xviii®,  que  de 
tracer  à  la  littérature  d'imagination  une  voie  moyenne, 
en  quelque  sorte,  et  d'y  développer  le  sens  du  réel  avec 
le  goût  de  l'observation.  Le  succès  de  la  Princesse  de 
Clèves  valut  à  M™^  de  La  Fayette  un  grand  nombre  d'imi- 
tateurs et  d'imitatrices  :  pour  ne  citer  que  les  principaux, 
M'"^  de  Murât  écrivit  un  Comte  de  Danois,  M™"  de  la  Force 
une  Histoire  secrète  de  Bourgogne,  et  Courtilz  de  Sandras 
composa  les  Mémoires  de  M.  de  Rochefort,  les  Mémoires 
de  la  Marquise  de  Fresne,  \es  Mémoires  de  M.  d'Artagnan. 
Or  il  était  bien  impossible  à  Courtilz  de  représenter  sous 
des  traits  trop  différents  de  ceux  que  tout  le  monde  leur 
avait  connus  des  personnages  historiques  dont  la  mort 
était  d'hier.  Le  moyen  de  peindre  Mazarin  sous  les  traits 
d'un  prodigue,  ou  Ninon  de  Lenclos  sous  ceux  d'une 
mère  de  l'Eglise?  Mais,  d'autre  part,  la  notoriété  de 
quelques-unes  de  leurs  plus  brillantes  aventures  ôtait  à 
l'écrivain  tout  scrupule  d'invraisemblance.  Ce  qui  s'était 
passé  s'était  passé;  l'on  n'en  pouvait  arguer  l'impossi- 
bilité; l'étonnante  fortune  d'un  Lauzun,  pour  ne  nommer 
que  celui-là,  comme  elle  permettait  toutes  les  espérances 
aux  cadets  de  Gascogne,  permettait  du  même  coup  toutes 
les  inventions  à  leurs  historiens.  Enfin  la  littérature  des 
Mémoires,  déjà  si  riche,  acheminait,  elle  aussi,  le  roman 
vers  le  même  but  :  peindre  en  détail,  et  d'une  manière 
personnelle,  les  caractères  et  les  mœurs. 

Ici  il  faut  faire  une  place,  et  très  importante,  aux  Carac- 
tères de  La  Bruyère.  Personne  n'en  ignore  le  succès,  et 


176        HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

les  neuf  éditions  qui  s'en  publièrent  de  168S  à  1G9G.  Or, 
quel  plaisir  y  cherchait-on?  et  à  quoi  la  curiosité  s'y 
intéressait-elle?  Aux  portraits.  Ce  que  les  contemporains 
ont  tout  particulièrement  goûté  dans  ce  livre,  c'en  sont 
les  applications,  ce  qu'il  y  avait  d'observé  de  près  et  par 
conséquent  d'individuel  dans  ces  portraits,  le  sel  de  la 
médisance  et  souvent  aussi,  probablement,  celui  de  la 
calomnie.  C'est  justement  1;»  ce  qui  fera  dix  ou  douze  ans 
plus  taid  le  grand  succès  à  son  tour  du  Diable  boiteux. 
Dans  cette  inépuisable  galerie  d'originaux  qui  forme  le 
livre  des  Cai-actère.s,  Le  Sage  n'aura  eu  qu'à  puiser  ii 
pleines  mains,  les  animer,  et  faire  agir  en  quelque  sorte 
sur  la  grande  scène  de  la  vie  ces  portraits  descendus  de 
leur  cadre. 

Et  en  elTet,  du  Diable  boiteux,  ôtez  la  fable,  qui,  sans 
doute,  n'y  est  pas  essentielle,  et  numérotez  les  para- 
graphes comme  on  a  fait  ceux  des  Caractères,  vous 
aurez  un  livre  de  même  genre.  Cela  est  tellement  vrai 
que,  dans  les  premières  éditions,  la  table  des  matières 
est  rédigée,  par  caractères,  dans  la  forme  suivante  : 

Ch.  m  :  la  vieille  Coquette,  le  vieux  Galant,  le  Musicien,  le 
Poète  tragique,  le  Greffier...  —  ch.  x.  Le  licencié,  le  maître  d'école, 
la  vieille  Marquise,  la  Procureuse,    le    Peintre  de  femmes...  etc. 

Et  puis.  Le  Sage  ajoute  et  retranche  à  son  livre  selon 
l'actualité,  supprimant  dans  son  édition  déHnitive  un  (ait 
divers  dont  la  singularité  faisait,  en  1707,  l'objet  des 
conversations  parisiennes,  et  en  introduisant  un  autre, 
frappé  à  la  marque  de  1726. 

L'honneur  revient  donc  à  La  Bruyère  d'avoir  eu  la 
curiosité  de  ces  anecdotes,  matériaux  épars  encore  de  ce 
qui  allait  devenir  le  roman  de  mœurs.  Il  avait  même  par- 


L  EVOLUTION    DU     ROMAN'    :     ALAIN    RENE    LE    SAGE  177 

fois  fait  plus  que  les  rechercher:  il  les  avait  développées, 
par  exemple  dans  le  fragment  célèbre  à'Emiie.  Vous 
diriez  une  intention  de  roman  qui  n'a  pas  été  ce  que  l'on 
appelle  poussée,  comme  si  La  Bruyère  s'était  défié  de  ses 
forces,  ou  comme  s'il  avait  hésité  à  s'essayer  publique- 
ment dans  un  genre  qu'aucun  vrai  chef-d'œuvre  n'avait 
encore  illustré,  qui  demeurait  le  partage  h  peu  près 
exclusif  des  femmes  ou  des  aventuriers  de  lettres,  et  une 
distraction  plutôt  qu'un  emploi  du  talent. 

Si  les  moralistes,  comme  La  Bruyère,  à  la  fin  du 
XVII*  siècle,  reculaient  encore  devant  une  exacte  imita- 
tion des  mœurs,  il  était  un  lieu  du  moins  où  cette  imi- 
tation était  déjà  poussée  jusqu'à  l'excès  de  la  fidélité  : 
c'est  le  théâtre.  Dans  la  comédie  de  Regnard,  en  dépit 
de  l'élincelante  fantaisie  qui  l'anime  ou  plutôt  qui  l'em- 
porte, il  y  a  déjà  comme  qui  dirait  des  touches  d'un 
peintre  de  la  vie  familière  et  des  mœurs  bourgeoises.  11 
y  en  a  bien  plus  dans  le  théâtre  de  Dufresny,  et  surtout 
dans  celui  de  Dancourt.  Enfin  Le  Sage  précisément  est 
l'auteur  du  chef-d'œuvre  de  la  comédie  de  mœurs  en 
cette  fin  du  xviii*  siècle  :    Turcaret. 

On  voit  dans  quel  milieu,  sous  quelles  influences  lit- 
téraires, à  quelle  école  s'est  formé  le  talent  de  Le  Sage. 
Il  y  a  des  œuvres  qui  se  suffisent,  comme  Don  Quichotte, 
par  exemple,  et  qui  n'ont  pas  besoin  que  l'on  aille  autre 
part  qu'en  elles-mêmes  chercher  de  quoi  les  comprendre 
et  les  interpréter.  Mais  il  y  en  a  d'autres,  comme  Gii 
B/as,  qui  ne  dépendent  guère  moins  du  temps  et  de  la 
circonstance  que  du  talent  de  l'écrivain  qui  les  signe. 
C'est  même  pour  cela  que  Gil  Blas  n'est  que  du  second 
ordre,  tandis  qu'au  contraire  Don  Quichotte  est  mani- 
I».  12 


178       HISTOinE    DE    LA    LITTÉKATUUE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

festemcnt  du  premier.  Et  encore  nous  n'avons  pas  tout 
dit,  ou  plutôt  nous  ne  commençons  qu'à  dire. 

Ce  n'est  pas  toujours  assez,  dans  la  nature,  que  deux 
ou  plusieurs  principes,  ayant  ce  que  l'on  appelle  des 
affinités  entre  eux,  soient  mis,  par  le  hasard  d'une  ren- 
contre, en  présence  l'un  de  l'autre,  mais  il  faut  le  plus 
souvent  qu'une  condition  extérieure  se  surajoute,  pour 
ainsi  dire>  à  leur  affinité  native,  et  opère  du  dehors  le 
mystère  de  leur  combinaison.  Il  n'en  est  pas  autrement 
dans  l'art.  Cette  condition,  pour  Le  Sage,  ce  fut  la  con-1 
naissance  de  la  littérature  espagnole.  ' 

Il  y  fut  initié,  dit-on,  par  l'abbé  de  Lyonne,  un  des 
fils  du  célèbre  ministre.  A  défaut  des  conseils  de  l'abbé, 
il  n'eût  eu  d'ailleurs  qu'à  suivre  le  courant  du  siècle. 
La  question  de  la  succession  d'Espagne  en  politique,  en 
littérature  les  Lettres  sur  l'Espagne  de  la  marquise  de 
Villars,  les  comédies  de  Thomas  Corneille,  depuis  Don 
Bertrand  de  Cigarral  jusqu'à  Don  César  d'Avalos,  les 
Nouvelles  espagnoles,  les  Mémoires  de  la  Cour  d'Espagne, 
le  Voyage  d' Espagne  de  la  comtesse  d'Aulnoy,  attiraient 
sur  les  choses  d'au  delà  les  Pyrénées  l'attention  du 
public,  et  par  conséquent  celle  des  écrivains.  Le  Sage 
tâtonna  longtemps  :  en  1700,  il  traduisait,  dans  son 
Théâtre  espagnol,  le  Traître  puni  de  Rojas  et  Don  Félix 
de  Mendoce  de  Lope  de  Vega.  En  1702,  il  imitait  de 
Rojas  le  Point  d' honneur;  en  1704,  il  traduisait  le  Don 
Quichotte  d'Avellaneda.  Enfin,  en  1715,  il  eut  l'idée  de 
faire  entrer  dans  les  formes  du  roman  picaresque  ce  qu'il 
avait  amassé  patiemment,  tout  autour  de  lui,  d'obser-1 
vations  et  de  notes;  et  de  cette  combinaison  heureuse  de  ' 
la  satire  avec  la  comédie  et  de  l'aventure  avec  la  satire/ 


L  EVOLUTION    DU     ROMAN    :     ALAIN    RENE    LE    SAGE  170 

SOUS  l'influence  de  la  nouvelle  espagnole,  naquit  Gil 
Blas. 

On  a  vivement  contesté,  —  surtout  en  Espagne  — 
l'originalité  de  Le  Sage  dans  ce  roman;  on  a  parlé  de 
ses  plagiats;  et  l'on  a  dressé  en  effet  une  liste  de  ses  imi- 
tations plus  ou  moins  libres.  Et  assurément  Le  Sage  a 
beaucoup  emprunté  aux  romans  picaresques;  mais  ce  ne 
sont  pas  ces  emprunts  qui  font  la  valeur  et  qui  ont  fait 
le  succès  de  Gil  Blas.  Car  pourquoi  les  romans  pica- 
resques ne  se  sont-ils  pas  acquis  la  réputation  europé- 
enne de  Gil  Blas?  C'est  toujours  le  cas  de  Corneille  et 
de  Guilhem  de  Castro.  Voilà  deux  cent  quatre-vingts  ans 
que  l'Europe  ne  connaît  à  peu  près  du  dramaturge 
espagnol  que  ce  qu'il  a  convenu  au  poète  français  d'en 
imiter,  pour  le  perfectionner! 

Des  six  premiers  livres  de  Gil  Blas  parus  en  1715,  il 
n'en  est  pas  un  dont  la  fable  ne  soit  plus  ou  moins  direc- 
tement imitée  d'un  original  espagnol,  italien,  ou  latin. 
Et  néanmoins  le  détail  était  si  français,  pour  ne  pas  dire 
si  parisien,  qu'en  tète  du  premier  volume  l'auteur  avait 
eu  soin  de  placer  la  déclaration  suivante  : 

Comme  il  y  a  des  personnes  qui  ne  sauraient  lire  sans  faire 
application  de  caractères  vicieux  ou  ridicules  qu'elles  trouvent 
dans  les  ouvrages,  je  déclare  à  mes  lecteurs  malins  qu'ils  auraient 
tort  d'appliquer  les  portraits  qui  sont  dans  le  présent  livre. 

Les  «  lecteurs  malins  »  devaient  cependant  être 
d'autant  plus  tentés  d'«  appliquer  les  portraits  »,  que 
l'action  dans  laquelle  étaient  engagés  ces  caractères, 
tout  en  étant  parfois  capricieuse,  ne  manquait  ni  de 
naturel,  ni  surtout  de  vraisemblance.  Ajoutez  que  le 
choix  lui  seul  de  la  profession  que    Le   Sage   donnait  h 


180       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

son  héros,  en  l'ôtant  de  cette  société  de  picaros,  coquins 
cyniques,  brutaux  et  criminels,  où  se  complaisaient  les  ; 
héros  des  romans  espagnols,  faisait  de  Gil  Blas  un  per- 
sonnage   plus  intéressant    pour  plus  de  lecteurs,   parce 
qu'il  en  faisait  un  personnage  plus  humain.  l 

Gil  Blas  n'est  pas  en  révolte  ouverte  contre  la  société,! 
comme  le  sont  au    fond    les  gueux  du  roman  espagnolJ 
Tout  laquais,  valet  de  chambre  ou  secrétaire  qu'il  soit, 
il    n'est  pas  ennemi-né  de    son  maître,   ni   de  ses  sem- 
blables. Et  s'il  est  capable  de  friponneries  un  peu  fortes, 
on  les  lui  pardonne,  parce  qu'il  n'a  pas  ce  trait  du  fripon 
de  profession,    qui   est  de  mettre  sa  gloire  dans  ses  fri- 
ponneries. Il  est  né  dans  une  condition  modeste,  humble  i^ 
même  ou  presque  misérable,  mais  toutefois  honnête,  et 
nous  rentrons  avec  lui  dans  la  vérité  de  la  vie.  On  peut 
s'intéresser  au  fils  de    la   duègne    et  de  l'écuyer,    parce 
qu'il  n'est  pas,    comme   les  picaros  espagnols,  un  rebuty, 
de  la  fortune  et  de  la  société.  Et  pour  qu'il  s'introduise  ^ 
un  jour  dans  la  compagnie  des  honnêtes  gens,  il  suffira 
qu'il  ait  reçu  de  la  vie  l'éducation  qui  lui  manque. 

C'est  encore  un  trait  de  ressemblance  avec  la  réalité*' 
que  Le  Sage  avait  sous  les  yeux.  Les  hommes  alors  se 
iormaient  au  contact  et  par  l'usage  des  hommes.  A  dix- 
sept  ans,  ou  même  plus  jeune,  on  «  montait  sur  sa  mule  m, 
comme  Gil  Blas,  on  sortait  de  sa  ville  natale,  et  l'on 
allait  «  voir  du  pays  ».  Les  principes  fléchissaient  — 
d'abord,  et,  dans  le  feu  de  la  première  ardeur,  on  s'en 
regardait  soi-même  aisément  quitte.  Ils  n'en  demeuraient 
pas  moins,  et  quand  on  avait,  par  sa  propre  expérience, 
appris  et  compris  qu'ils  étaient  encore  ce  que  l'on  avait 
trouvé  de  mieux  pour  le  gouvernement  de  la  vie,  on  s'y    >- 


I 


L  ÉVOLUTION    DU     ROMAN    :     ALAIN    RENE    LE    SAGE  181 

tenait.  C'est  cette  philosophie  qui  constitue,  par-dessou3 
la  flagrante  immoralité  des  actes,  ce  que  l'on  peut  appe-f 
1er  la  réelle  moralité  de  Gil  Blas.  f 

Les  autres  mérites  particuliers  de  ces  six  premiers 
livres  sont  assez  connus,  et  surtout  la  simplicité  du  style, 
qui  manque  pourtant  un  peu  d'abandon  et  de  grâce.  Ce 
qu'il  est  bon  encore  de  noter,  comme  une  nouveauté  de 
quelque  intérêt,  c'est  le  nombre  et  la  précision  des 
menus  détails  de  la  vie  commune  :  le  roman  de  Le  Sage 
est  un  roman  où  l'on  mange,  où  l'on  sait  ce  que  l'on 
mange,  où  même  on  aime  à  le  savoir. 

Le  Sage  ne  se  hâta  pas  de  donner  une  suite  et  une 
fin  h  cette  première  partie  de  son  roman.  En  1716,  il 
revise  les  deux  derniers  volumes  de  Alille  et  une  Nuits,  de 
la  traduction  de  Galland.  En  1717,  il  traduit  de  Bojardo 
Roland  l'Amoureux.  En  1718,  il  donne  au  théâtre  de  la 
foire  la  Querelle  des  Théâtres,  la  Princesse  de  Carisme, 
le  Monde  Renversé,  les  Amours  de  Nanterre,  Vile  des 
Amazones,  les  Funérailles  de  la  Foire;  et  il  compose  la 
Tontine.  En  1721,  ce  sont  :  le  Rappel  de  la  Foire,  la 
Statue  Merveilleuse,  Arlequin-Endymion,  la  Forêt  de 
Dodone,  la  fausse  Foire,  la  hotte  de  Pandore,  la  Tête 
noire,  le  régiment  de  la  Calotte,  En  1722,  l'Ombre  du 
Cocher  poète,  le  Rémouleur  d'amour.  Pierrot  Romulus, 
le  Jeune  Vieillard,  la  force  de  l'Amour,  la  Foire  des  Fées. 
En  1723,  les  Trois  Commères,  en  collaboration  avec 
d'Orneval.  Les  septième,  huitième  et  neuvième  livres  de 
Gil  Blas  paraissent  enfin  en  1724. 

Leur  intérêt  est  différent  de  celui  des  précédents.  Le 
Sage,  cette  fois,  ne  se  contente  plus  d'élargir  aux  pro- 
portions d'un  tableau  de  mœurs  ce  qui  n'était  dans  les 


X. 


182       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

romans  espagnols  qu'un  tableau  d'aventures  grotesques 
et  de  basses  filouteries  :  il  agrandit  maintenant  le  tableau 
de  mœurs  h  son  tour  jusqu'aux  dimensions  d'un  véritable 
tableau  d'histoire.  Gil  Blas  devient  secrétaire  de  l'arche- 
vêque de  Grenade  et  confident  du  duc  de  Lerme,  tout 
comme  Dubois,  fils  d'un  apothicaire  de  Brive-la-Gaillarde 
était  devenu  premier  ministre  en  France,  et  comme 
Alberoni,  fils  d'un  jardinier  des  environs  de  Plaisance, 
avait  un  moment  gouverné  l'Espagne.  Lorsqu'on  se 
reporte  du  roman  à  l'histoire,  il  est  impossible  de  ne  pas 
admirer  l'art  avec  lequel  Le  Sage  a  extrait  de  l'histoire 
générale  ce  qu'il  en  peut  pour  ainsi  dire  tenir  dans  la 
vie  d'un  simple  Gil  Blas.  Le  tableau  ne  déborde  pas  de 
son  cadre  :  il  y  demeure  sévèrement  maintenu.  Et  là  où 
tant  d'autres,  comme  accablés  sous  le  nombre  des  ren- 
seignements de  toute  sorte  que  leur  offraient  les  Anec- 
dotes et  les  Mémoires  du  temps,  eussent  laissé  l'histoire 
envahir  sur  le  roman,  Le  Sage,  en  cela  véritablement 
classique,  est  peut-être  encore  moins  admirable  pour  ce 
qu'il  met  que  pour  ce  qu'il  omet,  pour  ce  qu'il  dit  que 
pour  ce  qu'il  sacrifie,  et  pour  ce  qu'il  nous  montre  enfin, 
que  pour  ce  qu'il  nous  laisse  à  deviner. 

La  satire  en   même  temps  est  devenue  moins  âpre,  au   . 
moins   dans   la   forme;   la  narration  tout  entière    moins/ 
longue,  et  cependant  plus  ample.  Les  personnages,  moins* 
dessinés  en  caricature,  sont  plus  naturels  et  plus  vrais.  ■ 
Notons  aussi  l'art  de  poser  et  d'animer  les  ensembles. 
Au    lieu    de    comparaître    devant    le    lecteur    l'un    après 
l'autre,  comme  ils  faisaient  dans  les  premiers  livres,  les 
personnages     désormais     se     groupent,      s'assemblent,! 
s'arrangent  en  une  foule  en  quelque  sorte  harmonieuse^ 


I 


L  EVOLUTION    DU    ROMAN    :    ALAIN    RENE    LE    SAGE  183 

OÙ  les  lois  de  la  perspective  sont  plus  savamment 
observées. 

Le  Sage  laissa  onze  ans  s'écouler  entre  le  troisième  et 
le  quatrième  voi^yiie  de  Gil  Blas.  Il  donna  h  la  Foire  de 
nouvelles  comédies  :  en  1725  V Enchanteur  Mirliton,  les 
Enragés,  le  Temple  de  Mémoire;  en  1726,  l'année  de 
l'édition  définitive  du  Diable  Boiteux,  les  Pèlerins  de  la 
Mecque,  les  Comédiens  Corsaires,  l'Obstacle  favorable, 
les  Amours  déguisés;  en  1728,  Achmet  et  Almanzine,  la 
Pénélope  moderne,  les  Amours  de  Protée;  en  1729,  la 
Princesse  de  la  Chine,  les  Spectacles  malades^  le  Corsaire 
de  Salé;  en  1730,  les  Couplets  en  procès,  la  Reine  de 
Barostan,  VOpéra  comique  assiégé,  ï Industrie^  Zémire  et 
Almanzor ,  les  Routes  du  monde,  l'Indifférence^  V Amour 
marin,  V Espérance;  en  1731,  Roger  de  Sicile;  en  1732, 
les  Désespérés,  Sophie  et  Sigismond,  la  Sauvagesse; 
en  1734,  une  journée  des  Parques,  la  première  repré- 
sentation, les  Mariages  du  Canada.  Il  avait  traduit 
Y  Histoire  de  Guzman  d'Alfarache,  et  donné  les,  Aventures 
de  M.  de  Beauchesne,  mémoires  d'un  flibustier.  Après  le 
labeur  incessant,  et  médiocre,  de  ces  onze  années,  il  se 
décida  à  publier  les  derniers  livres   de  Gil  Blas. 

Ils  trahissent  la  fatigue.  Imités  de  plus  près  des  pica- 
resques espagnols,  ce  n'est  pas  sans  un  peu  d'ennui  qu'ils 
nous  font  retomber,  des  scènes  si  largement  humaines 
de  la  seconde  partie,  dans  des  récits  d'aventures  et  de 
friponneries  vulgaires.  Et  puis,  l'unité  de  ton  est  moins 
fortement  maintenue,  et  à  côté  de  certains  chapitres  trop 
bouffons,  on  en  rencontre  d'autres  trop  sérieux.  Et 
cependant  ces  trois  derniers  livres  ne  sont  pas  inutiles 
au  roman  :  ils  achèvent  de  déterminer  ce  que  l'on  peut 


184       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

appeler  la   philosophie  de  Gil  Blas,  la  conception  de  la 
vie  qui  s'en  dégage. 

Ce  n'est  pas  un  «  héros  de  roman  »  que  Gil  Blas,  et^ 
la  plupart  du  temps  il  porte  jusque  dans  ses  pires  fripon- 
neries une  bonne  humeur  égale  et  souriante  qui  n'est  pas 
assez    éloignée    du    cynisme.    Il    n'est   point    brave,    ea| 
amour  notamment,  où  il  est  franchement  poltron  devant 
ses  rivaux.  Sa  délicatesse  est  médiocre.  Mais  malgré  tout 
cela,  il  a  des  qualités  précieuses,  les  qualités  de  l'homme 
du  xvii<=  siècle  :  de  l'équilibre  et  du  ressort,  une  prépa- 
ration naturelle  aux  événements  de  la  fortune,  je  ne  sais 
quelle   indiirérence   aux  jeux   changeants  du  hasard,  et 
cette    conviction  qu'il   n'y  a    rien   de  tragique   dans  les 
accidents    de   la  vie   commune,  —   pas    même  la    mort. 
C'était  la  philosophie  de  son  temps,  c'était  alors  celle  de\ 
sa  race  :  prendre  le  temps  comme  il  vient,  les  occasions 
comme  elles  s'offrent,  et  se  consoler  de  l'infortune  en  la 
narguant  ou  en  en  triomphant.  Venant  après  les  excès 
de  sentiments  et  de  mots  des  Romantiques  nous  sommes 
disposés   à  la  juger  insuffisante.   Et  en  effet,  elle  serait 
meilleure,   si  Le   Sage  avait  tempéré  d'un  peu  de  sym- 
pathie pour  tout  ce  qui  en  est  digne  l'enjouement  habituel  \ 
de  sa  sagesse  égoïste.  Elle  serait  tout  à  fait  bonne,   si  j 
c'était  seulement  au  nom  de  quelque  principe  plus  relevé, 
de  quelque   morale   plus  haute,   que   Le  Sage  eût  raillé 
nos  travers,  bafoué  nos  ridicules  et  condamné  nos  vices. 
Telle  quelle,  dans  la  médiocrité  même  de  son  bon  sens, 
elle  a    son   prix,   comme    la    morale    de    La    Fontaine  et 
comme  celle  de  Molière. 

Ainsi  donc  Gil  Blas  est  presque  un  chef-d'œuvre.  Que 
lui  manque-t-il  cependant? 


L  ÉVOLUTION    DU    ROMAN    :    ALAIN    RENÉ    LE    SAGE  ^85 

Son    style,    plus   juste    qu'aisé,    manque    un    peu    de  ' 
naturel.  Les  ornements  y  abondent  trop,  surtout  les  orne-  . 
ments  convenus,  et  l'on  ne  sait,  à  de  certains  moments, 
si  le  manque  de  simplicité  tient  chez  Le  Sage  à  un  tra- 
vail trop  savant,  ou  a  une  certaine  négligence  de  l'expres- 
sion. Le  nombre  des  allusions  d'histoire  ou  de  mytho-  i 
logie  nous  étonne  : 

C'est  ainsi,  nouveau  Ganymède,  que  je  succédai  à  cette  vieille 
Hébé... 

ou  encore  : 

La  fête  pensa  finir  comme  le  festin  des  Lapithes. 

ou  encore  : 

J'envisageai  mon  maître  comme  Alexandre  regardait  son 
médecin. 

Les  admirateurs  à  outrance  répondront  sans  doute  ici 
que  c'est  un  trait  de  caractère,  que  Gil  Blas  est  tout  frais 
émoulu  de  la  discipline  du  docteur  Godinez...  En  réalité 
tous  les  personnages  du  roman  s'expriment  ainsi  :  et 
leur  style  au  fond  est  le  style  de  l'auteur. 

Allons  plus  loin,  et  regardons  les  choses  de  plus  près  : 
nous  verrons  que  Le  Sage  emploie  dans  son  style  des 
procédés  d'auteur  comique  :  il  raconte  à  peu  près  comme 
il  écrirait  pour  la  scène.  Prenez  le  mot  si  souvent  cité  du 
Diable  boiteux  : 

On  nous  réconcilia,  bous  nous  embrassâmes,  et  depuis  ce  temps- 
là  nous  sommes  ennemis  mortels. 


et  comparez  le  mot,  non  moins  souvent  cité,  du  Médecin 
malgré  lui  : 

Je  le  le  pardonne,  mais  tu  me  le  payeras. 


186       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUIIE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Il  y  a  clans  l'un  et  dans  l'autre  un  effet  de  concentration 
de  sens,  calculé  pour  l'optique  de  la  scène.  C'est  écrit' 
pour  être  dit  plus  encore  que  pour  être  lu.  Voyez  encore 
ceci,  dans  Gil  Blas  : 

J"avais  été  trop  bien  élevée  pour  me  laisser  tomber  dans  le 
libertinage  ".  à  quoi  donc  me  déterminer?  Je  me  fis  comédienne 
pour  conserver  ma  réputation. 

Ce  qui  fait  ici  la  plaisante  vivacité  de  l'expression,  c'est  ce 
qui  n'y   est  pas,  les    sous-entendus  qu'elle  enferme,    le 
raccourci  qui  sert  à  les  traduire,  l'agilité  dont  l'écrivain  ' 
saute  par-dessus  l'intermédiaire  que  l'on  attendait,  et  va- 
d'abord  au  bout  de  sa  pensée.  C'est  le  procédé  constant 
de  Molière. 

Fortement  marquée  dans  ces  bouts  de  phrase,  l'inten- 
tion comique  l'est  bien  plus  fortement  encore  dans  le 
rythme  même  du  discours.  Rappelons  cette  apologie  du 
vol,  que  Le  Sage  a  placée  dans  la  bouche  du  capitaine 
Rolando  : 

Tu  vas,  mon  enfant,  mener  ici  une  vie  bien  agréable,  car  je  ne 
te  crois  pas  assez  sot  pour  te  faire  une  peine  dêtre  avec  des 
voleurs.  Eh!  voit-on  d'autres  gens  dans  le  monde?  Non,  mon 
ami,  tous  les  hommes  aiment  à  s'approprier  le  bien  d'autrui;  c'est 
un  sentiment  général,  la  manière  seule  de  le  faire  en  est  diffé- 
rente   Les   conquérants  par  exemple,  s'emparent  des  États  de 

leurs  voisins.  Les  personnes  de  qualité  empruntent  et  ne  lendenl 
jjoint.  Les  banquiers,  trésoriers,  agents  de  change,  commis,  et 
tous  les  marchands,  tant  gros  que  petits,  ne  sont  pas  fort  scrupu- 
ileux.  Pour  les  gens  de  justice,  je  n'en  parlerai  point... 

C'est  un  morceau  de  bravoure,  comme  on  en  rencontre 
tant  dans  la  comédie  de  Regnard.  Le  premier  discours 
de  Fabrice  et  Gil  Blas  est  également  si  bien  approprié 
pour  la  scène,  qu'à  la  fin  du  siècle,  dans  le  Mariage  de 


l'évolution  du   roman  :   alain  rené  le   sage        187 

Figaro,  Beaumarchais,  —  qui  doit  tant  à  Le  Sao-e  — 
n'aura  qu'à  en  reprendre  le  mouvement  pour  obtenir  le 
fameux  monologue  :  «  J'arrivai  à  Valencia  avec  un  seul 
ducat...  »,  etc. 

Il  n'est  pas  enfin  jusqu'aux  jeux  de  scène  et  jusqu'aux 
attitudes  qui  ne  se  retrouvent  engagés  dans  la  narration 
de  Le  Sage.  Ainsi,  quand  Gil  Blas  rencontre  sa  première 
bonne  fortune  : 

Vous  ne  vous  trompez  pas,  ma  mie,  interrompis-je,  en  étendant 
la  jambe  droite  et  en  penchant  le  corps  sur  la  hanche  gauche. 

C'est  de  la  fatuité  de  théâtre,  une  façon  de  s'étaler  dont 
le  ridicule  sauterait  immédiatement  aux  yeux  dans  la  vie 
commune,  mais  ajusté  tout  exprès  à  la  scène  et  aux 
convenances  de  sa  perspective. 

En  somme,  dans  Gil  Blas,  le  roman  de  mœurs  est 
encore  engagé  dans  la  comédie  proprement  dite,  par  ses 
procédés  de  satire,  de  dérision,  de  caricature.  Le  docteur 
Sangrado,  le  seigneur  Mathias  de  Silva,  les  entremet- 
teuses, usuriers,  intendants,  laquais,  sont  échappés  des 
coulisses  du  théâtre  de  Molière,  de  Regnard,  ou  de  Dan- 
court.    Et  par  là  ce  roman  manque  un  peu  de  naturel. 

Une  autre  qualité  qui  lui  fait  défaut,  c'est  la  compo- 
sition. Il  n'y  a  pas  de  sujet,  dans  Gil  Blas,  mais  seule- 
ment une  succession  d'épisodes.  On  n'oserait  rien  y 
ajouter;  mais  on  conçoit  aisément  que  Le  Sage  y  ait  lui- 
même  ajouté  presque  autant  d'épisodes  qu'il  eût  pu  lui 
convenir,  comme  il  n'est  pas  douteux  qu'il  fût  possible 
aussi  d'en  abréger  ou  d'en  retrancher  plus  d'un.  Les 
épisodes  ne  sortent  pas  les  uns  des  autres,  la  succession 
n'en  est  réglée  par  aucune  logique  intérieure  :  il  semble 


188        HISïOinE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

que  l'assemblage  des  matériaux  a  précédé  tout  motif  de 
les  assembler,  et  que  le  choix  ne  s'exerce  sur  eux  en 
vertu  d'aucune  intention  ou  idée  préconçue.  Aussi  les 
détails  peuvent  être  admirables  :  mais  on  sent  bien 
qu'il  y  manque  quelque  chose  :  c'est  le  surcroît  de 
valeur  qu'un  détail,  pour  heureux  qu'il  soit  en  lui-même, 
tire  de  son  rapport  avec  tout  un  ensemble. 

Autre  et  dernière  lacune  enfin,  dont  il  convient  d'indi- 
quer en  deux  mots  l'importance  :  le  roman  de  Le  Sage 
manque  de  richesse  psychologique  ou  de  complexité 
morale;  et,  dans  ce  roman  de  caractère,  il  n'y  a  pas  de 
caractères.  Le  caractère,  au  théâtre,  c'est  Arnolphe, 
Tartufe,  Alceste,  Harpagon,  Trissotin,  ou  en  d'autres 
termes  ce  qu'il  y  a  de  plus  général  qui  se  puisse  concilier 
avec  la  vie  individuelle,  tandis  qu'au  rebours,  dans  le 
roman,  le  caractère,  c'est  Manon,  c'est  Clarisse,  c'est 
Tom  Jones,  c'est  René,  en  d'autres  termes  ce  qu'il  y  a 
de  plus  individuel  qui  puisse  par  quelque  endroit  demeurer 
vraiment  général,  c'est-à-dire  vraiment  et  largement 
humain.  Or  voilà  bien  ce  que  l'on  ne  trouve  pas  dans  le 
roman  de  Le  Sage  :  en  premier  lieu,  de  tels  caractères; 
et,  en  second  lieu,  la  psychologie  délicate  et  savamment 
nuancée  qui  les  explique,  les  rend  probables,  et  consé- 
quemment  viables.  La  psychologie  y  est  courte  :  les  per- 
sonnages y  sont  trop  d'une  pièce,  et  on  en  a  trop  vite 
atteint  le  fond,  si  même  ils  en  ont  un.  Tel  était  Gil  Blas 
quand  il  sortit  de  sa  petite  ville  natale,  tel  il  est  encore 
à  la  fin  du  récit.  Les  aventures  ont  glissé  sur  lui  sans  y 
laisser  de  traces  profondes.  Sans  doute,  il  s'est  enrichi 
d'expérience;  il  ne  se  croit  plus  la  huitième  merveille  du 
monde  ;"  mais  la  vie  n'a  fait  que  développer  en  Gil  Blas 


L  EVOLUTION  DU  ROMAN  :  ALAIN  RENE  LE  SAGE     189 

ce  que  la  nature  y  avait  mis  de  tout  temps;  elle  n'y  a 
vraiment  rien  transformé,  ni  surtout  rien  ajouté.  Nous 
pourrions  dire  encore  qu'il  ne  nous  émeut  guère  :  il  est 
l'occasion  et  le  prétexte  de  ses  mésaventures  plutôt  qu'il 
n'en  est  la  victime;  il  ressemble  trop  à  tout  le  monde, 
ou  du  moins  aux  valets  de  Molière  et  de  Reg^nard. 

Ainsi  donc,  quels  que  soient  les  mérites  particuliers  de 
Le  Sage,  et  quelque  estime  que  l'on  fasse  à  bon  droit, 
de  son  GilBlas,  ce  roman,  trop  voisin  encore  de  son  ori- 
gine, y  demeure  trop  embarrassé.  Auteur  comique  avant 
tout,  et  surtout  satirique,  Le  Sage  invente,  ou  plutôt,  il 
emprunte,  il  compose,  il  écrit,  il  plaisante,  comme  il  le 
ferait  pour  le  théâtre.  Même  l'observation  ou  l'imitation 
de  la  vie  commune,  dont  Le  Sage  a  vu  le  premier  tout  le 
parti  que  l'art  pouvait  tirer,  il  n'a  pu  ou  il  n'a  pas  su 
les  soustraire  aux  conventions  de  la  scène,  si  seulement 
il  y  a  songé.  Il  restait  après  lui  beaucoup  à  faire. 


CHAPITRE  V 


LE    ROMAN    DE    MARIVAUX 


Parmi  les  ennemis  littéraires  que  Le  Sage,  en  sa  qua- 
lité d'héritier  de  Molière  et  de  l'auteur  des  Caractères  a 
poursuivis  de  ses  sarcasmes  jusqu'à  son  dernier  jour,  les 
précieux  figurent  au  premier  rang.  Il  ne  se  doutait  pas 
que  son  œuvre  serait  continuée  par  l'un  d'eux,  Pierre 
Carlet  Chamblain  de  Marivaux. 

Avant  tout,  en  effet,  et  par  ses  origines,  Marivaux  est 
un  précieux,  d'une  préciosité  si  naturelle  ou  si  particu- 
lière qu'il  lui  a  laissé  son  propre  nom,  et  qu'on  la  nomme 
aujourd'hui  encore  le  marivaudage.  Marivauder,  c'est 
(lirter,  avec  la  différence  qu'il  y  a  entre  les  mœurs  élé- 
gantes de  la  France  du  xviii®  siècle,  et  la  brutalité  des 
mœurs  américaines  du  nôtre,  c'est  tourner  autour  des 
choses  de  l'amour  avec  des  phrases,  avec  des  grâces,  des 
mines,  des  métaphores  et  des  sous-entendus,  c'est  mettre 
enfin  la  galanterie  de  tous  les  entretiens,  et,  en  confon- 
dant habilement  les  choses  du  cœur  et  celles  des  sens, 
c'est  insinuer  par  l'oreille,  sans  les  conseiller  jamais,  et 
au  besoin  en  les  condamnant,  le  libertinage  et  la  coquet- 


■ 


LE    ROMAN    DE    MARIVAUX  191 

terie.  —  Or,  si  l'on  osait  parler  la  langue  de  Marivaux, 
on  dirait  que  le  marivaudage  était  né  depuis  longtemps, 
et  même  qu'il  était  déjà  «  devenu  grand  garçon  »,  lors- 
que l'auteur  de  Marianne  ou  du  Paysan  parvenu  le  vint 
prendre  par  la  main,  le  conduisit  à  sa  perfection,  et  lui 
donna  son  nom.  Il  s'était  développé  en  effet  dans  la 
société  précieuse  restaurée  au  début  du  xviii*'  siècle  par 
Mme  de  Lambert,  aidée  de  La  Motte  et  de  Fontenelle. 
Lisez  en  effet  cette  page  de  Cydias,  comme  l'appelait 
La  Bruyère,  et  vous  y  trouverez  déjà  le  tour,  le  style,  et 
la  subtilité  de  Marivaux  : 

GiGÈs.  —  Ecoutez  :  il  n'y  a  pas  tant  de  vanité  à  tirer  de  lamour 
d'une  maitresse.  La  nature  a  si  bien  établi  le  commerce  de  l'amour 
qu'elle  n'a  pas  laissé  beaucoup  de  choses  à  faire  au  mérite.  Il  n'y 
a  point  de  cœur  à  qui  elle  n'ait  destiné  quelque  autre  cœur:  elle 
n'a  pas  pris  soin  d'assortir  toujours  ensemble  toutes  les  personnes 
dignes  d'estime;  cela  est  fort  mêlé;  et  l'expérience  ne  fait  que 
trop  voir  que  le  choix  d'une  femme  aimable  ne  prouve  rien,  ou 
presque  rien,  en  faveur  de  celui  sur  qui  il  tombe.  Il  me  semble 
que  ces  raisons-là  devraient  faire  des  amants  discrets. 

Candalle.  —  Je  vous  déclare  que  les  femmes  ne  voudraient 
point  d'une  discrétion  de  cette  espèce,  qui  ne  serait  fondée  que 
sur  ce  qu'on  ne  se  ferait  pas  un  honneur  bien  grand  de  leur 
amour. 

GiGÈs.  —  Et  ne  suffit-il  pas  de  s'en  faire  un  plaisir  extrême? 
La  tendresse  profitera  de  ce  que  j'ôterai  à  la  vanité. 

Candaule.  —  Non,  elles  n'accepteraient  point  ce  parti. 

GiGÈs.  —  Vous  ne  songez  pas  que  l'honneur  gâte  tout  cet 
amour  dès  qu'il  y  entre.  D'abord,  c'est  l'honneur  des  femmes  qui 
est  contraire  aux  intérêts  des  amants;  et  près  du  débris  de  cet 
honneur-là,  les  amants  s'en  composent  un  autre,  qui  est  fort  con- 
traire aux  intérêts  des  femmes.  Voilà  ce  que  c'est  que  d'avoir  mis 
l'honneur  d'une  partie  dont  il  ne  devrait  point  être. 

N'était  le  dernier  mot,  plus  impertinent  peut-être,  et 
aussi  de  plus  de  portée  qu'il  n'appartient  à  Marivaux, 
cette  page  à  la  fois  très  précieuse  et  très  spirituelle  pour- 


li»2        HISTOIRE    DE    LA    LITTEHATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

rait  certainement  être  signée  de  lui.  Voilà  bien  jusqu'à 
ses  tics  de  style:  «  cet  honneur-là,  ces  raisons-là  »;  voilà 
bien  encore  cette  façon  de  jouer  sur  les  mots;  voilà  bien 
cette  finesse  très  réelle,  cette  finesse  d'observation  mon- 
daine qui  ne  laisse  pas  quelquefois  de  s'insinuer  dans 
la  prose  des  précieux,  parce  qu'après  tout,  les  mots  ne 
sauraient  cesser  de  représenter  des  idées,  et  que,  de 
l'alliance  nouvelle  que  l'on  en  fait,  il  ne  se  peut  pas  qu'il 
ne  sorte  parfois  une  idée  nouvelle. 

Le  style  de  Marivaux  est  donc  le  style  des  coteries 
dont  il  est  ;  il  écrit  comme  il  entend  parler  autour  de 
lui,  dans  la  société  de  Fontenelle,  dans  le  salon  de 
M""*^  de  Lambert.  Et  c'est  là  aussi,  sans  doute,  que  se 
forme  son  marivaudage,  non  plus  d'expression,  mais  de 
pensée,  auprès  de  cette  M™*  de  Lambert  qui  écrivait  : 

Puisque  ce  sentiment  (l'amour)  est  si  nécessaire  au  bonheur  des 
humains,  il  ne  faut  pas  le  bannir  de  la  société,  il  faut  seulement 
apprendre  à  le  conduire  et  à  le  perfectionner.  Il  y  a  tant  d'écoles 
établies  pour  perfectionner  l'esprit  :  pourquoi  n'en  avoir  pas  pour 
cultiver  le  cœur?  C'est  un  art  qui  a  été  négligé  :  les  passions 
cependant  sont  des  cordes  qui  ont  besoin  de  la  main  d'un  grand 
maître  pour  être  touchées. 

Telles  sont  donc  les  origines  extérieures,  pour  ainsi 
dire,  du  talent  de  Marivaux.  Qu'apportait-il  de  sa  per- 
sonne dans  ce  milieu  dont  il  a  tant  reçu?  Deux  mots  ici 
suffiront  :  une  rare  ignorance  et  un  grand  contentement 
de  soi. 

L'histoire  de  sa  vie,  très  imparfaitement  connue, 
semble  importer  de  peu  de  chose  à  l'histoire  de  ses 
œuvres.  De  ce  que  nous  savons  de  sa  naissance,  de  sa 
condition,  de  sa  fortune,  enfin  de  la  part  malheureuse 
qu'il  prit  aux  spéculations  de  la  rue  QuincaniDoix,  et  de 


LE    ROMAN    DE    MARIVAUX  193 

sa  naturelle  paresse,  nous  pouvons  du  moins  conjecturer 
que  la  vocation  littéraire  ne  s'éveilla  guère  en  lui  que 
sous  l'aiguillon  de  la  nécessité.  Ses  Effets  surpj-enants  de 
la  sympathie,  qu'il  publia  en  1713,  n'ont  qu'un  intérêt 
très  relatif.  Si  ce  n'était  un  grain  d'ironie  qui  s'y  mêle, 
et  saut" aussi  que  les  personnages  n'y  ont  point  prétention 
d'être  historiques,  vous  croiriez  lire  les  romans  de  La 
Calprenède  et  de  Scudéry  :  Cassandre,  le  Grand  Cyrus, 
Clélie  :  ce  sont  les  mêmes  aventures,  le  même  style,  la 
même  conception  de  la  vie.  En  1721,  âgé  de  trente- 
trois  ans  il  n'avait,  outre  ses  Effets  surprenants,  impri- 
mé que  des  parodies,  quelques  lettres  dans  le  Mercure, 
des  petits  vers  de  société,  et  une  tragédie  en  cinq  actes 
et  en  vers,  Annibal.  Les  circonstances  allaient  lui  révéler 
ce  talent  qu'il  ne  se  connaissait  pas.  Les  journaux  alors 
commençaient  à  poindre.  11  fit  donc  paraître,  au  cours 
des  années  1722  et  1723,  une  feuille  imitée  du  Specta- 
teur d'Addison,  le  Spectateur  Français.  En  1728,  ce  fut 
V Indigent  philosophe  ;  en  1734,  le  Cabinet  du  philosophe. 
On  y  trouve  bien  des  pages  intéressantes  :  çh  et  là,  des 
esquisses  des  romans,  des  observations  morales,  sur  la 
foi  desquelles  on  Ta  pris  pour  un  moraliste,  des  idées 
ingénieuses.  On  y  trouve  même  des  idées  qui  ont  une 
certaine  portée  sociale,  ou  du  moins  qui  en  auront  une, 
sous  la  plume  d'un  Rousseau  ou  d'un  Diderot,  qui  les 
penseront  fortement. 

Il  avait  passé  la  quarantaine,  quand  il  publia  la  Vie  de 
Marianne  et  le  Paysan  parvenu.  Le  premier  de  ces 
romans  parut  dans  l'intervalle  de  dix  années  :  la  première 
partie  en  1731,  la  seconde  en  1734,  en  1735  la  troisième, 
en  1736  les  quatrième,  cinquième,  sixième,  en  1737  les 
m.  13 


194       HISTOIRE    DE    LA    LITTÉBATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

septième  et  huitième;  les  neuvième,  dixième,  onzième, 
en  1741.  Le  Paysan  parvenu  parut  en  1735  et  1736. 

Ne  nous  attardons  point  à  l'analyse  de  ces  romans  : 
pour  qu'elle  fut  possible,  il  faudrait  qu'ils  fussent  finis. 
Mais  si  quelqu'un  a  mis  l'intérêt  du  roman  ailleurs  que 
dans  l'action,  c'est  Marivaux.  Bornons-nous  à  dire  que 
l'un  est  le  manuel  de  la  coquette,  et  l'autre  le  manuel  du 
séducteur.  Et  notons-y  seulement  quelques  points. 

Voici  la  déclaration  de  principes  qu'il  formulait  dans 
sa  première  Préface  : 

Comme  on  pourrait  soupçonner  cette  histoire-ci  d'avoir  été  faite 
exprès  pour  le  public,  je  crois  devoir  avertir  que  je  la  tiens  d'un 
ami  qui  l'a  réellement  trouvée...  Ce  qui  est  de  vrai,  c'est  que  si 
cette  histoire  était  simplement  imaginée,  il  y  a  toute  apparence 
qu'elle  n'aurait  point  la  forme  quelle  a...  il  y  aurait  plus  de  faits 
et  moins  de  morale...  on  se  serait  conformé  au  goût  général  d'à 
présent,  qui  ne  veut  dans  les  aventures  que  les  aventures  mêmes. 

Par  ce  dernier  trait,  Marivaux  s'opposait  nettement  à 
Prévost.  Et  voici  comment  il  s'oppose  à  Le  Sage,  peintre 
toujours  satirique  de  la  vie  commune  et  des  mœurs  bour- 
geoises : 

Il  y  a  des  gens  dont  la  vanité  se  mêle  de  tout  ce  qu'ils  font, 
même  de  leurs  lectures.  Donnez-leur  l'histoire  du  genre  humain 
dans  les  grandes  conditions,  ce  devient  là  pour  eux  un  objet  impor- 
tant, mais  ne  leur  parlez  pas  des  objets  médiocres,...  laissez  le 
reste  des  hommes  ;  qu'ils  vivent,  mais  qu'il  n'en  soit  pas  ques- 
tion :  ils  vous  diraient  volontiers  que  la  nature  aurait  pu  se  passer 
de  les  faire  naître,  et  que  les  bourgeois  la  déshonorent. 

Voilà  bien  ses  principes.  Et  le  dernier  surtout  est  impor- 
tant. Car  si  Marivaux  n'est  pas  le  premier  qui  ait  mis  en 
scène  dans  le  roman  des  «  cochers  »  et  de  «  petites  lin- 
gères  »,  il  est  le  premier,  —  et  c'est  là  le  grand  point,  — 


LE    ROMAN    DE    MARIVAUX  195 

qui  se  soit  avisé,  comme  il  dit,  d'étudier  «  ce  que  c'est 
que  Vhomme  »  dans  un  cocher,  et  «  ce  que  c'est  que  la 
femme  »  dans  une  petite  marchande.  La  nouveauté  d'ail- 
leurs, en  son  temps,  fit  presque  scandale.  Marivaux  était 
mort  depuis  déjà  plusieurs  années,  que  d'Alembert,  pro- 
nonçant son  Eloge,  lui  reprochait  encore  «  d'avoir  voulu 
mettre  trop  de  vérité  dans  ses  tableaux  populaires.  Nous 
sommes  aujourd'hui  reconnaissants  à  Marivaux  de  cet 
excès  de  vérité  même.  Les  peintures  de  la  boutique  de 
M"  Dutour,  la  maîtresse  lingère,  dans  Marianne,  et,  dans 
le  Paysan  parvenu,  de  la  maison  des  demoiselles  Habert, 
sont  des  peintures  d'intérieurs  bourgeois  devenues  pour 
nous  inappréciables. 

Le  champ  nouveau  qui  s'ouvrait  dès  lors  à  l'observation 
morale,  on  l'entrevoit.  C'est  ici  surtout  qu'est  grande  la 
part  de  Marivaux,  que  son  œuvre  est  instructive,  et  son 
rôle  considérable. 

Et  d'abord,  il  excelle  dans  les  portraits.  Les  deux 
hypocrites  de  Marianne,  M.  de  Climal  et  le  baron  de 
Sercour,  sans  avoir,  bien  entendu,  le  relief  de  Tartufe, 
ne  laissent  pas  d'avoir  chacun  son  genre  de  mérite  —  ou 
de  vice  —  particulier.  L'un,  homme  du  monde,  est 

_  assez  bien  fait,  d'un  visage  doux  et  sérieux,  où  Ion  voyait  un 
air  de  mortification  qui  empêchait  qu'on  ne  remarquât  tout  son 
embonpoint. 

tandis  que  l'autre,  gentilhomme  de  campagne, 

infirme,    presque    tonjours    malade,    asthmatique,    a   la    mine 
maigre,  pâle,  sérieuse  et  austère. 

Ce  que  Marivaux    a   démêlé  supérieurement  en   eux,  et 
admirablement  rendu,  c'est  cette  habitude  de  se  composer 


196       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

qui  finit  insensiblement  par  faire  de  l'hypocrite  lui-même 
sa  première  dupe  et  sa  plus  sûre  victime.  M.  de  Climal 
surtout  est  si  bien  démonté,  pour  ainsi  dire,  pièce  à  pièce, 
la  complexité  de  ses  sentiments  est  si  finement  expliquée, 
ce  qu'il  y  a  de  conscient  et  d'inconscient  enfin  dans  son 
hypocrisie  est  si  habilement  débrouillé,  qu'à  chaque  ins- 
tant on  est  tenté  de  l'excuser,  et  que,  quoiqu'il  soit  impos- 
sible de  ne  pas  le  condamner,  à  peine  peut-on  s'empccher 
de  le  plaindre  pour  ce  qu'il  y  a  de  souffrance  réelle  dans 
sa  déconvenue  finale. 

De  même,  dans  le  Paysan  parvenu,  les  deux  sœurs 
Ilabert,  toutes  deux  dévotes,  mais  l'une  par  nature, 
l'autre  pour  n'avoir  pas  trouvé  le  mari  qu'elle  eût  voulu, 
sont  admirablement  portraiturées.  Ou  encore  M"'^  de 
Fécour  et  M"'=  de  Ferval,  femmes  du  monde,  et  galantes 
l'une  et  l'autre,  mais  appartenant,  l'une  à  la  «  finance  », 
l'autre  h  la  «  robe  »,  sont  très  finement  distinguées  l'une 
de  l'autre.  On  voit  par  ces  exemples  en  quoi  consiste 
l'art  particulier  de  Marivaux  :  dans  la  ressemblance,  il 
excelle  à  discerner  la  différence,  et  dans  ce  qui  est  de 
l'humanité  tout  entière,  à  nous  montrer  ce  qui  est  de 
l'individu. 

Je  regardais  passer  le  monde,  je  ne  voyais  pas  un  visage  qui  ne 
fùl  accommodé  d'un  nez,  de  deux  yeux  et  d'une  bouche,  et  je  n"en 
remarquais  pas  un  sur  qui  la  nature  n'eût  ajusté  tout  cela  dans  un 
goût  différent. 

On  lit  ces  lignes  dans  la  première  feuille  de  son  Spec- 
tateur. C'est  précisément  ainsi,  que  dans  le  monde  moral 
comme  dans  le  monde  physique,  il  a  distingué  des  indivi- 
dualités 


LE    ROMAN    DE    MAIIIVAUX  197 

Il  voit  même,  ou  du  moins  c'est  sa  prétention,  le  moral 
à  travers  le  physique,  ou  grâce  au  physique. 

Cette  prieure  était  une  petite  personne  courte,  ronde  et  blanche, 
à  double  menton,  et  qui  avait  le  teint  frais  et  reposé.  Il  n'y  a 
point  de  ces  mines-là  dans  le  monde. 

Voilà  le  portrait.  Que  veut  dire  cette  mine-là  ?  Nous  allons 
le  savoir  : 

D'ordinaire,  c'est  ou  le  tempérament,  ou  la  moUesse  et  l'inac- 
tion, ou  la  quantité  de  nourriture  qui  nous  acquièrent  notre 
embonpoint,  et  cela  est  tout  simple;  mais  celui  dont  je  parle,  on 
sent  qu'il  faut  pour  l'avoir  acquis,  s'en  être  saintement  fait  une 
tâche.  Il  ne  peut  être  que  l'ouvrage  d'une  délicate,  d'une  amou- 
reuse et  d'une  dévote  complaisance  qu'on  a  pour  le  bien  et  l'aise  du 
corps;  il  est  non  seulement  un  témoignage  qu'on  aime  la  vie 
saine,  mais  qu'on  l'aime  douce,  oisive  et  friande,  et  qu'en  jouissant 
du  plaisir  de  se  porter  bien,  on  s'accorde  autant  de  douceurs  et 
de  privilèges  que  si  l'on  était  toujours  convalescente. 

A-t-on  jamais  mieux  montré  le  rapport  ou  la  correspon- 
dance entre  les  traits  du  visage  et  la  physionomie 
morale?  A-t-on  jamais  mieux  fait  voir  l'espèce  de  posses- 
sion que  nos  habitudes  prennent  de  notre  figure? 

Mais  où  cette  richesse  et  cette  finesse  en  même  temps 
de  l'observation  morale  se  déploient  tout  entières,  c'est 
naturellement  dans  la  peinture  des  passions  de  l'amour. 
Il  faut  encore  faire  honneur  à  Marivaux  d'avoir  introduit 
le  premier  dans  le  roman  moderne  l'analyse  de  l'amour. 
Jusqu'à  lui,  l'amour  jouait  bien  son  rôle  dans  les  romans, 
mais  ses  effets  étaient  représentés  plutôt  qu'il  n'était 
étudié  lui-même.  Et  par  là  Marivaux  a  ouvert  la  route  où 
Richardson  et  Rousseau  ont  marché. 

Cependant,  cet  éloge  une  fois  accordé,  il  faut  faire  ici 
bien  des  réserves.  Esprit  subtil  et,  sous  une  apparence 


1%       KISTOIRE    DE    LA    LITTHRATURE    PDANÇAISE    CLASSIQUE 

toute  extérieure  de  sensibilité,  cœur  très  sec,  ce  qui  faisait 
malheureusement  défaut  h  Marivaux,  et  sans  quoi  per- 
sonne jamais  n'a  su  parler  la  langue  de  la  passion,  c'était 
la  sympathie.  On  peut  dire  qu'à  cet  égard  encore  il  est 
bien  l'élève  de  ses  maîtres.  Il  y  a  quelques  traits  en  lui 
de  l'égoïsme  savant  de  Fontenelle,  il  y  en  a  quelques 
autres  de  l'élégante  corruption  de  M™''  de  Tencin  :  un 
peu  de  cervelle  à  la  place  du  cœur,  ou,  puisque  je  fais 
tant  que  de  parler  comme  eux,  tout  son  cœur  dans  sa 
tète.  S'il  s'intéresse  à  ses  personnages,  Marivaux  ne  les 
aime  pourtant  pas  :  ce  sont  pour  lui  des  sujets  d'expé- 
rience. C'est  pourquoi  l'émotion  et  la  passion  sont  à  peu 
près  absentes  de  ses  romans.  Il  est  très  convaincu,  comme 
il  le  fait  dire  à  son  Paysan,  qu'  «  il  y  a  bien  des  amours 
où  le  cœur  n'a  point  de  part  »,  et  que,  «  dans  le  fond 
c'est  sur  eux  que  roule  la  nature  ».  On  ne  pensait  pas 
autrement  dans  les  coteries  mondaines  et  galantes  qu'il 
fréquentait  trop  exclusivement. 

Mais  le  cœur  n'est  pas  seulement  remplacé  par  l'esprit^ 
dans  ses  romans  où  Marianne  est  si  coquette,  et  Jacob  si 
séducteur.  Il  l'est  aussi  quelquefois  par  le  libertinage  : 
Marianne  sait  très  bien  l'espèce  d'attrait  qui  agit  sur 
Valville  : 

Qu'une  femme  soit  un  peu  laide,  il  n'y  a  pas  grand  malheur,  si 
elle  a  la  main  belle  :  il  y  a  une  infinité  d'hommes  plus  louches 
de  ceile  beauté-là  que  d'un  visage  aimable;  et  la  raison  de  cela, 
vous  la  dirai-je?  Je  crois  l'avoir  sentie.  C'est  que  ce  n'est  point 
une  nudité  qu'un  visage,  quelque  aimable  qu'il  soit;  mais  une 
belle  main  commence  à  en  devenir  une,  et,  pour  fixer  de  (crlaines 
gens,  il  est  bien  aussi  sûr  de  les   tenter  que  de  leur  plaire. 

N'y  a-t-il  pas,  en  vérité,  dans  cette  «  ingénue  »  de  seize 
ans^  ce  que  l'on  pourrait  appeler  une  «  rouée  »? 


LE    ROMAN    DE    MARIVAUX  193 

Marivaux  ne  peut  donc  être  considéré  comme  un  mora- 
liste. Et  ses  contemporains,  Diderot  par  exemple,  ne  s'y 
sont  pas  trompés.  Marivaux  a  traité  décemment  la  licence  ; 
mais  c'est  toujours  la  licence.  Et  s'il  n'est  pas  absolument 
immoral,  son  roman  est  presque  toujours  peu  moral.  Sa 
conception  fondamentale,  sa  philosophie  de  la  vie  n'est 
rien  moins  qu'édifiante  :  ses  héros,  ses  personnages,  c'est 
toujours  et  uniquement  h  leur  fig^ure  qu'ils  doivent  tous 
leurs  succès  et  toute  leur  fortune. 

Ce  manque  de  moralité  ne  suffit  pas  à  expliquer  l'oubli 
dans  lequel  i!  est  tombé,  dès  le  milieu  du  xviii«  siècle. 
Quels  sont  donc  les  défauts  auxquels  il  dut  sa  chute? 

Une  sorte  de  critiques  dont  il  doit  encourir  et  garder 
la  responsabilité  tout  entière,  ce  sont  celles  que  l'on 
adresse  ordinairement  h  son  style.  Tout  son  siècle  a 
blâmé  d'une  seule  voix  dans  ses  romans  comme  dans  ses 
comédies,  raffectation  soutenue  du  langage  et  l'abus 
impatientant  de  l'esprit.  Le  Sage  et  Voltaire,  Grimm  et 
Diderot,  La  Harpe  et  Marmontel,  tous  enfin,  depuis  Cré- 
billon  jusqu'à  Collé,  s'accordent  à  lui  reprocher  son  ver- 
biage obscur  et  brillant,  son  galimatias  d'amour,  ses 
métaphores  prétentieuses,  ses  distinctions  à  l'infini^  sa 
rage  de  parler  autrement  que  tout  le  monde,  en  «  empa- 
quetant sa  pensée  dans  les  agréments  les  plus  rares  »,  et 
sa  manière  de  ne  pas  quitter  une  idée,  quand  il  en  tient 
une,  avant  de  l'avoir  gâtée. 

Pour  la  vouloir  outrer  et  pousser  trop  avant. 

En  vain  nous  dira-t-il  que 

le   style  ne    saurait   être   accusé   d'être  recherché  que   parce  que 
les  pensées  qu'il  exprime  sont   entièrement  fines  et  qu'elles  a"ont 


200       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

pu  se  former  que  dune  liaison  d'idées  singulières,  lesquelles 
idées  n'ont  pu  être  exprimées  à  leur  tour  qu'en  rapprochant  des 
mots  ou  des  signes  qu'on  a  rarement  vu  aller  ensemble. 

Certaines  façons  d'écrire,  qu'il  plaît  à  Marivaux  de 
croire  originales,  sont  bien  incontestablement  des  façons 
d'écrire,  et  non  pas  du  tout  des  façons  de  penser.  Et  sa 
théorie  est  l'une  des  pires  expressions  qu'il  y  ait  de 
r indwidualisme,  comme  diraient  les  philosophes,  et 
pour  parler  plus  franchement,  de  la  suffisance  en  littéra- 
ture. Elle  repose,  en  effet,  sur  trois  principes  :  le  pre- 
mier, que  tout  ce  qui  nous  passe  par  l'esprit  vaut  la 
peine  d'être  noté;  que  notre  manière  de  le  noter  est 
toujours  exactement  conforme  et  pleinement  coïncidente 
à  notre  manière  de  sentir;  le  troisième  enfin,  que  la  sin- 
gularité de  la  notation  fait  preuve  à  elle  seule  de  la 
nouveauté  de  la  pensée;  et  ces  trois  principes  sont  éga- 
lement faux,  sophistiques,  et  dangereux. 

Ils  étaient  neufs  alors,  et  ce  mot  explique  bien  com- 
ment ce  que  les  uns  apprécient  dans  Marivaux  est  au 
contraire  ce  que  les  autres  n'en  peuvent  supporter.  Dans 
le  fond  comme  dans  la  forme,  c'est  un  inventeur  que 
Marivaux,  et  l'abondance  même  de  ses  inventions  fait 
encore  aujourd'hui  l'incertitude  de  sa  réputation.  11 
annonce  Diderot,  par  certaines  de  ses  pages;  il  préparc 
Rousseau,  qui  se  met  un  moment  à  son  école.  Et  il  a 
ainsi  quelque  droit  à  notre  respect,  étant  en  somme  le 
plus  sérieux  peut-être  de  nos  auteurs  légers. 


CHAPITRE  VI 


L'ABBE    PREVOST 


Nous  venons  de  voir  ce  qui  manquait  encore  au  roman 
de  Marivaux  non  pas  précisément  pour  atteindre  la  per- 
fection de  son  genre,  mais  pour  en  être  capable  au 
besoin,  ou,  pour  mieux  exprimer  ma  pensée  par  une 
comparaison,  quelles  sont  les  cordes  qui  manquaient  à 
l'instrument  pour  être  capable  de  toute  son  harmonie 
sauf  à  cette  harmonie  de  dépendre  elle-même  de  la  main 
qui  le  toucherait.  Parce  qu'un  genre  en  effet  est 
capable  de  sa  perfection,  ce  n'est  pas  une  raison  pour 
qu'il  y  atteigne,  et  s'il  se  trouve  par  hasard  qu'une  fois 
au  moins,  dans  Manon  Lescaut,  Prévost  l'y  ait  porté 
lui-même,  nous  allons  voir,  —  et  c'est  même  l'intérêt 
particulier  de  cette  étude  —  que  son  œuvre  ne  serait 
pas  moins  importante  ni  son  action  moins  efficace,  sans 
Manon. 

La  vie  de  Prévost  n'est  pas  le  moins  curieux  de  ses 
romans.  Né  à  Hesdin  le  1"  avril  1697,  il  avait  fait  ses 
premières  études  chez  les  jésuites  de  sa  ville  natale,  et, 
au    soïtir    de    sa    rhétorique,    séduit   par   ses   succès    de 


202        HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUKE     FRANÇAISE    CLASSIQUE 

collège  autant  que  par  ses  maîtres,  il  avait  pris  l'habit 
de  novice.  Mais  cette  première  ardeur  s'était  refroidie 
proniptement,  et  il  était  entré  au  service.  C'était  en  1713 
ou  1714,  entre  la  paix  d'Utrecht  et  celle  de  Rastadt. 
Aussitôt  la  paix  conclue,  déposant  le  harnois,  il  avait 
repris  la  robe.  Mais  déjà,  selon  l'expression  de  ses  bio- 
graphes, «  un  besoin  impérieux,  devant  lequel  tout  autre 
se  tait,  même  celui  de  la  gloire  »,  avait  commencé  de  le 
dominer.  Il  n'y  tint  pas;  et,  comme  plus  tard  son  Des 
Grieux,  après  quelques  mois  de  sagesse,  pris  au  piège  de 
quelque  Manon,  il  retournait  au  métier  des  armes.  En 
1721,  trompé,  lassé  ou  dégoûté,  il  entre  chez  les  Béné- 
dictins. Il  en  sort  en  1728  «  sans  raison  et  sans  bref  de 
translation  qui  au  moins  ait  été  signifié  »,  suivant 
l'expression  employée  par  ses  supérieurs  dans  leur 
requête  au  lieutenant  de  police.  La  même  année  il 
publiait  ses  Mémoires  d' un  hvmme  de  qualité.  Quelques 
pages  de  ce  livre,  peu  révérencieuses  pour  le  grand-duc 
de  Toscane,  faillirent  le  faire  mettre  à  la  Bastille.  Il 
jugea  prudent  de  sortir  de  France  au  plus  vite,  de  passer 
la  mer  même,  et  d'aller  quelque  temps  se  faire  oublier 
en  Angleterre.  «  Une  petite  affaire  de  cœur  »,  nous  dit 
un  de  ses  biographes,  l'obligea  de  quitter  le  poste  de 
secrétaire  ou  précepteur,  qu'il  avait  obtenu,  dans  la 
maison  d'un  grand  seigneur  anglais.  Il  passe  en  Hollande, 
s'établit  à  Amsterdam,  puis  à  La  Haye.  C'est  dans  cette 
grande  officine  de  journaux  et  de  pamphlets,  de  petit-s 
romans  obscènes  et  d'énormes  compilations  érudites,  que 
la  vie  de  l'homme  de  lettres  allait  commencer  pour  lui. 

Il  ne  lui  restait  que  sa  plume  pour  toute  ressource.  Il 
se   mit  aux  gages   des  libraires.  Heureux  du  moins  si  le 


L  ABBE    PREVOST  203 

besoia  d'argent,  dans  cette  première  fougue  de  la  liberté 
reconquise,  plus  encore  que  de  la  jeunesse,  ne  l'avait 
entraîné  à  rien  de  plus  fâcheux  qu'à  composer  ses  longs 
romans,  ou  à  traduire  de  l'anglais  VHistoire  métallique 
des  Pays-Bas\  Mais  il  semble  bien  que  la  nécessité  de 
vivre,  jointe  à  son  goût  pour  le  vin,  disent  les  uns,  pour 
les  femmes,  disent  les  autres,  l'aurait  une  ou  deux  fois 
jeté  dans  les  plus  cruelles  aventures. 

Il  dut  bientôt  quitter  La  Haye,  et  repassa  en  Angle- 
terre. Il  y  fut  mal  accueilli  par  les  protestants  français, 
fort  sévères  sur  le  chapitre  de  la  morale.  En  1732,  il 
avait  publié  la  première  partie  de  son  Cleveland,  fils 
naturel  de  Cromwell;  en  1733  il  fonde  un  journal  litté- 
raire, le  Pour  et  Contre. 

Dans  cette  feuille  «  d'un  goût  nouveau  »,  dit  le  titre, 
l'extrait  des  principaux  ouvrages  qui  paraissaient  h  Paris 
ou  à  Londres  figurait  à  côté  des  a  Inventions  extraor- 
dinaires de  l'art  »  ;  et  le  «  Caractère  des  dames  distin- 
guées par  leur  mérite  »  y  tenait  aussi  sa  place,  non  loin 
du  compte  rendu  de  l'état  des  lettres  et  des  sciences. 
Quant  au  titre  lui-même,  il  signifiait  que  le  journaliste 
s'expliquerait  sur  tout  sans  prendre  parti  sur  rien.  Le 
journal  dura  de  1733  à  1740.  La  meilleure  part  en  est 
formée  d'abord  d'un  certain  nombre  de  Nouvelles  qui 
depuis,  sous  le  titre  à.^ Aventures  et  anecdotes,  en  ont  été 
tirées  pour  figurer  dans  les  Œuvres  choisies  de  Prévost, 
et  ensuite  de  quelques  traductions  de  l'anglais.  Quelques 
jugements  critiques  sur  les  ouvrages  contemporains  y 
sont  intéressants  h  relever. 

Grâce  au  prince  de  Conti,  —  qui  devait  être  dans  la 
suite  le  protecteur  aussi  de  Rousseau,  puis  de  Beaumar- 


204       HISTOIRE    DE    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE  _ 

chais,  —  Prévost  put  rentrer  définitivement  en  France, 
sous  la  seule  condition  d'une  retraite  préalable  dans  une 
îibbaye  désignée.  Quand  il  sortit  de  cette  prison,  du 
reste  fort  douce,  ce  fut  pour  devenir  aumônier  du  prince 
de  Conti. 

C'était  sans  doute  une  sinécure  :  aussi  la  payait-on 
comme  telle.  Et  le  labeur  acharné  recommence  pour 
Prévost.  Il  achève  son  Cleveland,  il  prépare  son  Doyen  de 
Killerine,  dont  les  premiers  volumes  paraissent  en  1736; 
il  entreprend  une  histoire  généalogique  de  la  maison  de 
Rohan  ;  une  fois  même,  il  s'adresse  à  Voltaire,  et  s'oflVe 
à  brocher  en  trois  mois  une  Défense  de  M.  de  Voltaire  et 
de  ses  ouvrages,  pour  la  somme  de  50  louis.  Il  se  fait 
nouvelliste  à  la  main,  colporteur  d'indiscrétions,  artisan 
de  médisances.  Mais,  novice  en  ce  métier,  ses  feuilles 
sont  arrêtées,  et  leur  auteur,  une  fois  de  plus,  prié 
d'aller  chercher  un  refuge  à  l'étranger.  En  1741,  il  est 
à  Bruxelles. 

De  retour  à  Paris,  c'est  alors  qu'il  conçut  un  moment 
la  pensée  d'émigrer  en  Prusse,  et  de  tenter  fortune 
auprès  de  Frédéric.  Il  écrivit,  il  négocia,  on  lui  donna 
des  espérances,  mais  deux  considérations  l'empêchèrent 
finalement  de  partir  :  ses  dettes,  et  l'impossibilité  de 
réunir  la  somme  nécessaire  au  voyage.  L'âge  venait, 
d'ailleurs;  et  puis,  si  ses  affaires  étaient  toujours 
médiocres,  il  sentait  bien  que  sa  réputation  commençait 
à  s'élever  au-dessus  de  sa  fortune.  Paris  aussi  le  rete- 
nait :  ses  habitudes  autant  que  ses  dettes,  et  ses  relations 
peut-être  plus  encore  que  sa  misère.  Selon  de  bons 
juges,  il  passait  pour  «  le  premier  romancier  de  son 
temps  »,  fort  au-dessus  de  Crébillon  le  fils,  de  Marivaux, 


L  ABBE    PREVOST  205 

et  surtout  de  Le  Sage.  On  le  recherchait.  Logé  chez  le 
prince  de  Conti,  il  avait  connu  la  marquise  de  Créqui,  le 
bailli  de  Froulay  et  le  chevalier  d'Aydie.  Ancien  ami  de 
Bachaumont,  il  était  aussi  du  salon  de  M™*  Doublet,  salon 
fameux,  où  Ton  ne  s'arrêtait  guère,  mais  où  défilait  le 
«  tout  Paris  »  d'alors.  Enfin,  le  temps  aidant  et  faisant 
son  œuvre,  il  réussissait  à  se  mettre  chez  lui  commodé- 
ment, vers  Passy.  C'est  là  que  Rousseau  le  connut. 
C'était,  nous  dit-il,  «  un  homme  très  aimable  et  très 
simple...  et  qui  n'avait  rien  dans  l'humeur  ni  dans  la 
société  du  sombre  coloris  qu'il  donnait  à  ses  ouvrages  ». 
Si  nous  passons  en  effet  de  l'homme  à  l'œuvre,  nous 
constaterons  que  l'imagination  de  Prévost  n'était  rien 
moins  que  souriante.  Il  est  le  vrai  créateur  du  genre  que 
la  fameuse  Anne  Radcliffe  plus  tard,  et  Lewis  le  moine, 
et  Ducray-Duminil,  et  nos  romantiques  après  eux  devaient 
porter  jusqu'à  sa  perfection,  le  genre  de  Han  d'Islande 
et  de  Bug-Jargal.  Dans  les  Mémoires  d'un  homme  de 
qualité,  dans  Cleveland,  dans  le  Doyen  de  Kitteiine,  dans 
les  Mémoires  de  M.  de  Montcal,  le  nombre  d'aventures 
effrayantes  qui  s'enchevêtrent  et  se  nouent  n'est  égalé 
que  par  celui  des  funestes  coups  d'épée  qui  les  tran- 
chent. Il  s'y  verse  des  flots  de  sang,  et  il  y  coule  des 
torrents  de  larmes.  Ecoutez,  dans  Cleveland,  le  perfide 
Gélin  : 

Je  viens  ici  combler  la  mesure  de  mes  crimes  :  Tai  séduit  votre 
épouse;  fai  massacré  votre  frère  et  votre  ami;  je  veux  vous  arra- 
cher la  vie  à  vous-même,  ou  perdre  la  mienne  par  vos  mains... 

Et  voici  une  analyse,  une  idée  générale  des  Mémoires 
de  M.  de  Montcal,  le  plus  court  des  romans  de  Prévost  : 


206       HISTOIRE     DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Une  jeune  Irlandaise,  M"*  Fidert,  «  ayant  eu  le  malheur 
de  tuer  son  père  après  lui  avoir  vu  tuer  son  amant  »,  est 
elle-même  en  grand  danger  d'être  tuée  par  son  propre 
frère.  Un  galant  homme,  en  ce  temps-là  surtout,  prend 
toujours  une  femme  sous  sa  protection;  ainsi  M.  de 
Montcal,  qui,  bientôt,  sans  l'aimer  d'ailleurs,  ne  fait  pas 
moins  de  sa  protégée  sa  maîtresse  ;  car,  comme  il  le  dit 
lui-même  avec  toute  l'ingénuité  de  Prévost,  «  de  qui 
altendrait-on  plus  de  tendresse  que  d'une  fille  qui  a  tué 
son  père  pour  venger  son  amant?  »  Cependant,  tout  en 
établissant  M"*  Fidert  dans  une  petite  maison  des  envi- 
rons de  Londres,  M.  de  Montcal  lui  porte  un  cœur  plein 
d'une  autre  femme,  pour  l'amour  de  laquelle  il  a  jadis 
débuté  par  tuer  un  officier  de  son  régiment.  M™*  de  Gien, 
—  c'est  son  nom,  —  revenant  en  Angleterre  après  une 
longue  absence,  il  est  donc  naturellement  question  de  se 
débarrasser  de  M"^  Fidert.  Manœuvres,  intrigues,  vilenies 
même  à  ce  sujet,  coups  d'épée,  coups  de  poignard, 
perfidies,  trahisons,  et  finalement  passage  de  «  cette  fille 
vertueuse  »  au  bras  du  féroce  Ecke,  qui  lui  a  rendu  le 
service  d'assassiner  ce  frère  dont  la  vengeance  la 
menaçait  toujours.  «  Dans  ce  pays,  dit  Prévost  avec  la 
noblesse  accoutumée  de  style  dont  il  enveloppe  toutes 
ces  horreurs,  les  mariages  servent  entre  les  particuliers, 
comme  entre  les  rois,  à  la  réconciliation  des  familles 
après  ces  grands  malheurs.  »  Il  est  vrai  que  la  réconci- 
liation ici  ne  dure  guère.  Ecke,  assez  naturellement 
jaloux  de  M.  de  Montcal,  a  emprisonné  sa  femme  dans 
une  espèce  de  château  fort.  Un  jour,  il  l'y  surprend  ou 
croit  l'y  surprendre  en  conversation  adultère  avec  son 
intendant;    sans    plus    d'informations,    il    assassine    ce 


L  ABBÉ    PRÉVOST  207 

traître,  le  pend,-  par  surcroît  de  vengeance,  dans  la 
chambre  même  oîi  il  vient  de  le  frapper;  et,  en  compa- 
gnie du  cadavre,  il  y  enferme  M""  Fidert.  Pour  la  déli- 
vrer, il  faut  que  M.  de  Montcal,  averti  par  un  pressen- 
timent, vienne  en  hâte  au  château  faire  deux  ou  trois 
meurtres  encore,  dont  celui  de  l'odieux  mari  tout  d'abord. 
Et,  comme  des  aventures  si  tragiquement  engagées  ne 
sauraient  finir  heureusement,  M'"  Fidert,  ou  M"'  Ecke, 
retirée  chez  M.  de  Montcal,  y  meurt  d'un  coup  d'épée,  que 
lui  donne  par  raégarde  «  un  seigneur  de  la  première  distinc- 
tion», en  disputant  cette  Alaciel  de  mélodrame  à  un  vieil 
amant,  qui  meurt  de  désespoir  de  ne  l'avoir  pas  épousée. 

Que  de  péripéties,  et  que  de  catastrophes  !  Que  de 
trahisons,  et  que  d'assassinats!  Et  j'en  passe!  Et  des 
plus  émouvantes!  Mais,  plus  longs  ou  plus  courts,  c'est 
à  peu  près  sur  ce  modèle  que  sont  bâtis  tous  les  romans 
de  l'abbé  Prévost.  Heureux  encore  quand  il  n'ajoute  pas 
à  toutes  ces  horreurs  celles  que  l'on  peut  tirer  de  la 
description  d'une  scène  de  piraterie  ou  d'un  festin 
d'anthropophages!  Joignez-y  des  cavernes  ignorées  du 
reste  de  l'univers,  des  maisons  avec  trappes  ou  panneaux 
dans  les  murs,  des  souterrains  où  s'accomplissent  des 
mystères  funéraires;  des  songes,  des  apparitions,  des 
fantômes,  que  sais-je  encore  Pet  vous  vous  rendrez  compte 
oîi  la  pente  naturelle  de  son  imagination  emportait  ce 
fécond  romancier. 

Ces  inventions  étaient-elles  neuves  alors?  Oui  et  non. 
Le  Sage  et  Marivaux  s'en  étaient  servis.  Mais  ni  l'un  ni 
l'autre  n'avait  l'air  en  pareil  cas  de  croire  lui-même  à  ce 
qu'il  racontait,  et,  dans  le  moment  le  plus  pathétique^ 
au  seuil  même  de  la  tragédie,  c'était  un  mot,  c'était  un 


208        HISTOIRE     DE    LA    LITTÉnATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

tour  de  phrase,  qui  nous  avertissait  d'être  en  garde  et 
de  résister  au  plaisir  d'être  émus.  Prévost  au  contraire  : 
dans  ses  fictions  les  plus  invraisemblables,  il  se  met  et 
se  donne  tout  entier.  Le  roman  n'est  pas  un  jeu  pour 
lui,  parce  que  la  vie  n'est  pas  une  comédie  pour  ce  cœur 
faible,  ardent  et  passionné.  C'est  pour  se  soulager  qu'il 
compose,  et,  s'il  cherche  dans  le  travail  un  moyen  de 
vivre,  il  y  trouve  d'abord  une  occasion,  avidement  saisie, 
d'épancher  sa  sensibilité.  C'est  alors  que,  pour  e.xciterles 
mouvements  de  pitié  plus  vifs  et  plus  profonds,  il  recourt 
à  ces  inventions  dont  il  n'aperçoit  que  le  pathétique.  Et 
il  n'a  pas  tort,  après  tout,  puisque,  eflectivement,  du 
milieu  même  de  toutes  ces  horreurs  et  de  toutes  ces  bizar- 
reries, le   pathétique,  pour  la   première  fois,  se   dégage. 

Les  contemporains  ne  s'y  sont  pas  trompés,  ni  surtout 
les  contemporaines.  C'est,  en  1728,  M'"  Aïssé,  déclarant 
qu'on  lit  «  en  fondant  en  larmes  »  les  Mémoires  d'un 
homme  de  qualité.  C'est,  cinquante  ans  plus  tard, 
M"^  de  Lespinasse,  qui  reconnaît  en  Prévost  l'homme 
du  monde  qui  a  le  plus  connu  ce  que  l'amour  a  de  doux 
et  de  terrible. 

Quels  cris  de  sensibilité  profonde,  de  passion  vraie, 
dans  ces  romans  pour  la  plupart  tant  oubliés! 

L'amour  me  fit  sentir  tout  d'un  coup  qu"il  avait  attaché  le  bonheur 
de  ma  vie  à  ce  qu'il  me  faisait  voir,  et  que  ce  n'était  plus  du  sort 
ni  de  mon  propre  choix  qu'il  le  fallait  attendre... 

Et  quelles  déclarations  exquises! 

Je  n'aime  point  assez  la  vie  pour  craindre  beaucoup  la  mort, 
mais  vous  pouvez  me  la  rendre  aimable,  et  je  viens  vous  demander 
si  vous  voulez  me  la  rendre  aussi  douce  qu'elle  peut  l'être  avec 
votre  tendresse... 


L  ABBE    PREVOST  209 

Ce  n'est  rien,  si  l'on  veut,  ou  peu  de  chose,  mais  dans 
ce  peu  de  chose  vibre  encore  un  tel  accent  de  sincérité, 
qu'à  côté  de  lui,  ce  n'est  pas  seulement  Marivaux  que 
je  trouve  affecté,  c'est  Le  Sage  qui  me  semble  sec,  et, 
par  moments,  presque  vulgaire.  Quelque  sujet  que  touche 
Prévost,  il  y  croit  de  toute  son  âme;  son  style,  toujours 
facile,  est  ample,  est  harmonieux,  est  noble;  et,  de 
temps  en  temps,  comme  un  éclair  pour  illuminer  toute  la 
page,  un  trait  s'en  détache,  qui  est  le  naturel,  la  sensibi- 
lité, la  passion  même. 

Son  vrai  maître,  son  principal  modèle  a  été,  parmi 
les  classiques  du  xvii^  siècle,  le  peintre  par  excellence  de 
la  passion,  Racine.  «  J'avais  trois  livres  que  j'ai  toujours 
aimés,  dit  quelque  part  un  de  ses  personnages  :  les 
Caractères  de  La  Bruyère,  le  Télémaque,  et  un  tome  des 
tragédies  de  Racine.  »  Voilà  pourquoi  ce  que  n'avaient 
vu  ni  Le  Sage  ni  Marivaux,  est  ce  que  Prévost,  après 
Racine,  a  si  bien  vu  :  le  caractère  soudain  et  irrésistible 
de  l'amour.  Dans  Marianne  l'amour  est  une  passion  (si 
tant  est  qu'il  en  soit  jamais  une)  qui  n'a  pas  d'abord 
toute  sa  force.  On  y  passe  du  caprice  à  l'estime,  de 
l'estime  au  sentiment,  du  sentiment  à  la  tendresse,  de  la 
tendresse  à  la  passion,  lentement,  successivement,  pro- 
gressivement. Mais,  dans  les  romans  de  Prévost,  comme 
dans  les  tragédies  de  Racine,  l'amour  éclate  aussitôt  de 
toute  sa  violence.  «  Toute  la  capacité  de  leur  âme  étant 
absorbée  par  le  sentiment  »,  ou  encore,  «  la  passion 
troublant  à  la  fois  tout  leur  sang;  et  toute  leur  raison  », 
ses  héros  s'élèvent  d'abord  au  paroxysme  de  l'amour  et 
s'y  maintiennent,  aimant  sans  borne  et  sans  mesure, 
parce  qu'ils  ont  aimé  sans  choix  et  sans  réflexion.  «  11  y  a 
m.  14 


210       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

des  cœurs  faits  les  uns  pour  les  autres,  déclare  uu  de 
ses  héros,  et  qui  n'aimieraient  jamais  rien  s'ils  n'étaient 
assez  heureux  pour  se  rencontrer,  »  N'est-ce  pas  comme 
s'il  disait  qu'il  y  a  des  victimes  d'amour  désignées  par 
le  sort,  et  dont  la  destinée  ne  dépend  pas  d'elles-mêmes? 
L'amour,  qui,  pour  les  amants  ordinaires,  est  le  commen- 
cement du  bonheur,  et  dans  nos  anciens  romans  le 
principe  même  de  la  gloire,  est  donc  uniquement  pour 
Les  amants  de  Prévost  la  déplorable  origine  de  leur  infé- 
iicité.  La  passion  les  plonge  dans  une  a  mer  d'infor- 
tunes »,  d'où  ils  essayent  vainement  de  se  sauver.  Car 
n'ayant  pas  en  leur  pouvoir  le  choix  de  ce  qu'ils  aiment, 
ni  la  force  de  résister  à  un  destin  dont  ils  ne  sont  pas 
tant  les  complices  que  les  victimes,  ils  n'ont  pus  non 
plus  en  leur  possession  la  fin  de  leur  amour,  ni  les 
moyens  de  le  faire  autrement  se  terminer  que  par  la 
mort. 

Je  regarde  la  fin  de  ma  vie  comme  très  prochaine,  mais  j'en  ai 
fait  le  sacrifice  à  mou  amant  en  lui  donnant  toute  ma  tendresse; 
je  savais  bien  que  je  n'étais  pas  capable  d'aimer  médiocrement,  et 
jamais  il  n'y  eut  de  malheurs  si  prévus  que  les  miens. 

Tel  est  le  langage  d'une  de  ses  héroïnes.  Et  c'est  ainsi 
•que  ses  romans  sont  vraiment  des  drames  ou  des  tra- 
gédies d'amour.  "< 

On  peut,  on  doit  ajouter  qu'en  transposant  les  histoires 
du  domaine  de  la  légende  héroïque  sur  le  terrain  de  la 
vie  familière,  il  s'est  rendu  compte,  sinon  de  la  réVolu- 
tion  (ju'il  opériiit,  à  tout  le  moins  des  raisons  qui 
rendaient  cette  révolution  nécessaire.  «  Les  grands,  dit 
son  Cleveland,  ne  connaissent  point  les  effets  des 
passions  violentes,  soit   que  la  facilité  qu'ils  ont  à  les 


L  ABBÉ    PRÉVOST  211 

satisfaire  les  empêche  d'en  ressentir  jamais  toute  la 
force,  soit  que  leur  dissipation  continuelle  serve  à  les 
adoucir.  »  Ni  Richardson  assurément,  ni  Rousseau,  ni 
Diderot,  ni  Beaumarchais  ne  diront  mieux  ni  ne  verront 
plus  clair.  Quand  ils  revendiqueront  les  droits  du  simple 
«  citoyen  »  à  remplacer  désormais  les  tyrans  sur  la  scène 
et  les  princesses  dans  le  roman,  ils  n'en  donneront  pas 
des  raisons  aussi  philosophiques. 

Il  serait  étonnant  qu'après  avoir  posé  si  hardiment  les 
prémisses,  Prévost  n'en  eût  pas  lui-même  déduit  l'inévi- 
table et  dernière  conséquence.  Aussi  l'en  a-t-il  déduite, 
et  c'est  encore  lui  qui,  le  premier  dans  le  roman,  a  pro- 
clamé le  «  droit  divin  »  de  la  passion.  Et  il  l'a  formulé 
avec  une  netteté  que  personne  n'a  depuis  dépassée  : 

Il  me  parut,  après  un  sincère  examen,  que,  les  droits  de  la 
nature  étant  les  premiers  de  tous  les  droits,  rien  nétait  assez  fort 
pour  prescrire  contre  eux;  que  V amour  en  était  un  des  plus  sacrés, 
puisqu'il  est  comme  l'âme  même  de  tout  ce  qui  subsiste;  et  quainsi 
tout  ce  que  la  raison  et  l'ordre  établi  parmi  les  hommes  pouvaient 
faire  contre  lui,  était  d'en  interdire  certains  effets,  sans  jamais 
pouvoir  en  condamner  la  source. 

On  sait  assez  la  fortune  que  la  doctrine  a  faite,  dans 
les  mœurs  comme  dans  la  littérature. 

J'arrive  à  Manon  Lescaut,  qui  survit,  en  somme,  à  peu 
près  seale,  de  tout  l'œuvre  de  Prévost.  —  Formant  le 
septième  et  dernier  volume  des  Mémoir^es  d'un  homme  de 
qualité^  Manon  parut  en  1731.  Je  ne  rechercherai  pas 
quels  modèles  vivants  ont  pu  poser  devant  l'auteur.  Peu 
importe  en  elTet,  par  exemple,  que  M.  de  B ,  le  pre- 
mier rival  de  Des  Grieux,  soit  M.  Lallemand  de  Betz, 
M.  Bonnier  de  la  Mosson  ou  M.  de  la  Live  de  Bellegarde. 
Est-il    peut-être    plus    utile    de   constater   qu'il   n'a   pu 


212       HISTOIRE    DE    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

s'introduire  que  fort  peu  d'éléments  romanesques  dans  le 
lissu  même  de  la  fable  de  Manon  Lescautl  Disons  donc 
qu'au  temps  de  la  Régence  et  bien  des  années  encore 
plus  tard,  la  transportation  des  filles  de  l'IIùpital  au 
Canada  ou  au  Mississipi  «  pour  y  peupler  »,  étant  une 
manière  de  coloniser  à  laquelle  on  recourait  périodi- 
quement, la  mort  de  Manon  au  désert  n'a  rien  de  plus 
romanesque,  c'est-à-dire  de  moins  ordinaire  que  ces  enlè- 
vements de  pirates,  par  exemple,  dont  Regnard  fut 
victime  avant  que  Le  Sage  ou  Prévost  s'en  servissent 
comme  d'un  moyen  d'intrigue  ou  de  dénouement. 

Au  reste,  il  ne  faut  pas  donner  ici  dans  le  travers  dans 
lequel  a  donné  si  souvent  la  critique  :  en  louant  par- 
dessus tout  dans  Manon  Lescaut  le  «  naturel  »  et  la  «  vie  » 
elle  s'est  efforcée  de  retrouver  dans  cet  ouvrage  une 
aventure  «  naturelle  »  et  un  roman  «  vécu  ».  Mais,  au 
contraire,  ce  qui  fait  la  rare  valeur  de  Manon  Lescaut^ 
ce  qui  met  l'œuvre  de  Prévost  au  rang  de  Roméo  et 
Juliette,  c'est  ce  qu'il  y  a  de  peu  ordinaire  et,  en  ce  sens, 
de  pou  «  naturel  »,  dans  ce  roman  d'une  fille  et  d'un  aven- 
turier, c'est  ce  qu'il  y  a  en  Manon,  et  surtout  en  Des 
Grieux,  de  supérieur  ou  d'étranger  à  eux-mêmes,  dont 
ils  n'ont  pas  conscience,  mais  dont  Prévost  a  conscience 
pour  eux  et  qu'il  a,  en  un  jour  de  bonheur  et  d'inspi- 
ration, admirablement  démêlé. 

Il  faut  partir  de  ce  principe  que  l'amour,  le  véritable 
amour,  ou  tel  du  moins  que  nous  l'avons  vu  plus  haut 
défini  par  Prévost  lui-même,  est  aussi  rare  parmi  les 
hommes  que  la  beauté  et  le  génie.  On  aime  par  mode  ou 
quand  on  en  a  le  loisir,  dans  les  intervalles  des  autres 
passions;  et   presque   toujours    on   gouverne    avec   pru 


à 


L  ABBÉ    PRÉVOST  213 

dence,  politique,  et  sang-froid,  une  folie  dont  le  propre 
serait  d'être  ingouvernable.  Quelques  hommes  seule- 
ment semblent  en  quelque  sorto  créés  pour  l'amour  : 
telle  fut,  dans  la  vie  réelle,  M"®  de  Lespinasse,  tel,  peut- 
être,  Prévost  lui-même,  et  tel  est  bien  son  Des  Grieux. 

N'allons  donc  pas  excuser  ou  atténuer,  comme  le  font 
d'ordinaire  les  faiseurs  de  préfaces,  ce  qu'il  y  a  de 
vilenies  et  de  crimes  dans  la  cruelle  histoire  du  chevalier, 
en  les  mettant  sur  le  compte  de  son  temps  :  tricher  au 
jeu,  disent-ils,  assassiner,  se  moquer  de  ses  amis,  se 
faire  un  revenu  des  dépouilles  de  ses  propres  rivaux, 
voilà  comme  en  usait  la  meilleure  noblesse;  et  ils  ne 
voient  pas  que  si  l'excuse  valait  seulement  la  peine 
d'être  discutée,  c'en  serait  fait  du  personnage,  et  partant 
du  roman.  Car,  si  Des  Grieux  n'est  plus  la  passion  toute 
pure,  la  passion  libérée  de  tous  les  liens  qui  la  brident, 
la  passion  élevée  par  sa  propre  puissance  au-dessus  de 
tout  ce  que  la  morale,  et  l'honneur,  et  les  lois,  ont 
inventé  pour  la  contenir,  il  n'est  plus  qu'un  gredin  de 
bas  étage  indigne  de  tout  intérêt.  En  réalité  ce  qui  fait 
le  prix  de  Manon  Lescaut,  c'est  d'être,  par  le  caractère 
de  Des  Grieux,  une  des  plus  parfaites  peintures  qu'il  y 
ait,  non  pas  assurément  de  l'amour  idéal,  mais  au  moins 
de  l'amour  absolu. 

C'est  ainsi  que  ce  livre,  bien  loin  de  se  distinguer, 
comme  on  l'a  cru  souvent,  du  reste  de  l'œuvre  de  Prévost, 
en  est  au  contraire  l'expression  culminante,  si  je  puis 
ainsi  dire,  l'inoubliable  et  immortel  abrégé. 

Le  style  en  a  été  souvent  blâmé.  Sans  doute  il  paraît 
négligé,  lâche,  diffus;  mais  nous  attribuons  trop  aisé- 
ment aujourd'hui  une  importance  quasi-mystique  au  style. 


214       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Les  romantiques  en  sont  la  cause.  Ne  disons  pas  que 
Prévost  écrit  mal  ou  qu'il  n'écrit  pas  bien  ;  disons  seu- 
lement qn  il  n  écrit  point,  c'est-à-dire,  qu'on  chercherait 
inutilement  dans  son  livre  Vauteur,  le  procédé,  et 
qu'emporté  lui-même  par  son  récit,  il  écrit  sous  la 
dictée  des  choses,  plus  préoccupé  de  les  représenter  au 
vrai  que  de  faire  attention  comme  il  les  représente;  ce 
qui  est,  en  vérité,  une  telle  manière  d'écrire,  que  le  triom- 
phe de  l'art  est  d'y  pouvoir  atteindre. 

Quant  à  la  facture  du  roman,  Gustave  Planche  allait 
trop  loin  quand  il  disait  :  «  11  n'y  a  pas  dans  ce  livre  un 
épisode  qui  ne  soit  utile,  ou  même  nécessaire  au  déve- 
loppement des  caractères,  pas  une  scène  qui  ne  serve  à 
dessiner,  à  expliquer  les  personnages  ».  L'éloge  était 
excessif.  Il  y  a  des  épisodes  superflus  dans  Manon,  et  on 
y  peut  signaler  des  conversations  inutiles  ou  un  peu 
longues.  Il  ne  demeure  pas  moins  vrai  que  dans  le  récit 
d'à  peine  deux  cent  cinquante  pages,  et  avec  la  profu- 
sion d'aventures  qui  s'y  pressent  les  unes  sur  les  autres, 
la  narration  marche  ou  court,  d'une  rapidité  presque 
sans  exemple.  C'est  la  vitesse  même  de  l'improvisation, 
ou  plutôt  de  l'inspiration;  et,  à  défaut  de  calcul  ou 
d'art,  c'est  l'instinct  même  des  lois  de  la  composition. 
Rien  n'est  plus  vif,  rien  n'est  plus  complet;  rien  n'est 
plus  fort,  mais  rien  n'est  plus  simple;  et,  ce  qui  ne 
laisse  pas  aussi  d'avoir  son  prix,  si  rien  n'est  moins 
moral,  rien  cependant  n'est  plus  discret  ou  même  plus 
chaste,  de  telle  sorte  que  l'on  peut  dire,  comme  de  toutes 
les  œuvres  qui  méritent  vraiment  d'être  appelées  classi- 
ques, que  Manon  Lescaut  n'est  guère  moins  admirable 
pour  tout  ce  qui  s'y   sous-entend    (pie   pour  tout  ce  qui 


J 


L  ABBE    PREVOST 


s'y  dit,  et  pour  tout  ce  qu'elle  ne  contient  pas  que  pour 
tout  ce  qu'elle  contient  en  effet.  Je  n'en  apporterai  qu'une 
seule  preuve.  Chateaubriand,  plus  poète  cependant  que 
Prévost,  en  imitant  dans  son  Atala  le  récit  ou  le  tableau 
des  funérailles  de  Manon  au  désert,  non  seulement  ne 
l'a  pas  surpassé,  mais  au  contraire  l'a  gâté,  et  unique- 
ment pour  avoir  voulu,  si  je  puis  ainsi  dire,  le  charger 
en  couleur,  et  le  monter  en  sentiment. 

Passons  aux  traductions  de  Prévost.  Ce  n'est  pas  seu- 
lement qu'elles  tiennent  dans  son  œuvre  une  place  con- 
sidérable; c'est  aussi  qu'en  les  omettant,  on  lui  ferait 
tort,  et  à  un  autre  avec  lui,  de  toute  une  grande  part  de 
l'influence  qu'il  a  exercée  sur  son  siècle. 

Dès  1731,  Prévost,  l'un  des  premiers,  avait  été  frappé 
de  l'ignorance  où  nous  vivions  d'un  grand  peuple  voisin  : 
«  Je  ne  parle  de  ces  objets  qu'en  passant  »,  dit  quelque 
part  le  héros  des  Mémoires  d'un  homme  de  qualitéy 
racontant  son  voyage  d'Angleterre,  «  et  pour  donner 
une  trop  légère  idée  d'un  pays  qui  n'est  pas  aussi  estimé 
qu'il  devrait  l'être  des  autres  peuples  de  l'Europe,  parce 
qu'il  ne  leur  est  pas  assez  connu  ».  Quelques  pages  plus 
loin,  dans  la  bouche  d'un  autre  de  ses  personnages,  il 
mettait,  quinze  ans  avant  V Esprit  des  lois,  un  éloquent 
éloge  de  la  constitution  anglaise,  et,  trois  ans  avant  les 
Lettres  philosophiques,  l'un  des  jugements  les  plus  justes 
qu'un  Français  pût  alors  prononcer  sur  Shakespeare.  On 
a  déjà  vu  que  le  Pour  et  Contre,  son  journal,  entre  1733 
et  1740,  n'eut  pas  de  plus  intéressant  objet  que  cette 
diffusion  en  France  de  la  littérature  ou  des  mœurs 
anglaises. 
.    Ceci  est  caractéristique   d'un    moment    important   de 


216       HISTOIRE    DE    LA    LITTÉRATUHE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

notre  histoire  littéraire.  Ce  n'est  plus  désormais  vers 
l'Espagne  que  se  tournent  les  regards  de  nos  écrivains, 
de  nos  romanciers  :  l'intérêt  cesse  de  se  porter  vers  les 
choses  d'Espagne  ;  un  souffle  nouveau  vient  d'ailleurs;  ce 
sont  les  noms  de  Daniel  de  Foë,  de  Steele,  d'Addison, 
de  Bolingbroke,  de  Swift,  de  Pope,  par-dessus  tous  les 
autres,  qui  résonnent  maintenant  aux  oreilles  françaises; 
il  se  trouve  des  traducteurs  pour  Robinson  Crusoé,  pour 
les  comédies  de  Steele,  pour  les  Voyages  deGuUiver\  un 
système  d'échanges  s'établit,  une  communication  d'idées, 
un  courant  de  sympathie  qui  va  durer  jusqu'à  la  fin 
du  siècle,  et  que  les  guerres  elles-mêmes  de  peuple  à 
peuple  ou  plutôt  de  marine  à  marine,  n'interrompront 
seulement  pas. 

Plus  que  personne,  et  dès  la  première  heure,  Prévost 
y  a  aidé  par  ses  romans,  ses  histoires,  son  journal,  ses 
traductions,  enfin  et  surtout  par  ses  adaptations  des  trois 
grands  romans  de  Richardson  :  Paméla,  Clarisse  et 
Grandison.  On  comprendra  la  valeur  de  cette  importation 
quand  on  saura  que  Rousseau  n'a  connu  dans  la  suite 
Richardson  qu'à  travers  les  traductions  de  Prévost. 

A  dater  de  ce  jour  en  effet,  grâce  à  Richardson  et  à 
son  traducteur,  l'aventure,  destituée  de  la  place  qu'elle 
occupait  jusqu'alors  dans  le  roman  français,  va  cesser 
d'être  le  principal  élément  du  récit.  Les  combinaisons 
chimériques  seront  abandonnées;  les  romanciers  se  pro- 
poseront pour  objet  l'histoire  «  des  mœurs  »,  comme 
disait  Richardson  lui-même,  ou  comme  nous  le  dirions 
aujourd'hui,  l'exacte  imitation  de  la  vie;  et  le  roman 
deviendra  vraiment  un  genre  littéraire. 

En  outre,  à  la  forme  du  récit  personnel  que  le  roman 


i 


L  ABBÉ    PREVOST  217 

avait  hérité  des  mémoires,  Richardson  avait  substitué  la 
forme  du  roman  par  lettres.  Le  romancier  pouvait  dès 
lors  mettre  h  la  fois  plus  de  personnages  en  scène,  et 
conserver  plus  exactement  à  chacun,  en  toute  occasion, 
son  langage  avec  son  caractère.  Observons  enfin  que  cette 
forme  du  roman  par  lettres  est,  entre  toutes,  celle  qui  se 
prête  le  plus  complaisamment  à  l'analyse  morale. 
Richardson  et  Prévost  sont  donc  venus  fournir  au  roman 
français  une  forme  plus  souple;  ils  ont  changé  sa  voie, 
et  l'ont  orientée  vers  une  voie  toute  nouvelle. 

Prévost  lui-même  l'a  très  bien  senti,  et  il  écrit  dans  la 
préface  d'un  de  ses  derniers  romans  que  son  plan  con- 
siste à  «  faire  envisager  du  côté  moral  tous  les  événe- 
ments dont  il  se  propose  le  récit  ».  Et  il  entend,  par 
«  côté  moral  »,  «  certaines  faces  qui  répondent  aux 
ressorts  intérieurs  des  actions  et  qui  peuvent  conduire, 
par  cette  porte,  à  la  connaissance  des  motifs  et  des  sen- 
timents ».  C'est  de  Richardson  que  cette  idée  lui  vient, 
et  c'est  quelque  chose  qui  date  encore  de  Richardson  dans  le 
roman.  L'auteur  de  Paméla  sut  tourner  au  profit  de  son 
art  une  expérience  consommée  de  psychologue,  acquise 
dans  cette  profession  de  directeur  de  conscience  qu'il 
avait  pratiquée  presque  dès  son  enfance.  Et,  tout  en  mora- 
lisant, il  rendait  le  roman  capable  de  porter  la  pensée, 
en  donnant  du  même  coup  le  moyen  et  l'exemple  d'y 
faire  entrer  la  discussion  des  sujets  «  où  toute  famille  de 
la  société,  comme  il  le  dit  lui-même,  peut  se  trouver 
intéressée  tous  les  jours  ».  L'honneur  d'avoir  rendu  le 
roman  capable  de  ces  ambitions  nouvelles  et  plus  hautes 
appartient,  sans  conteste,  à  Richardson  et  à  son  traduc- 
teur français. 


218        HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Nous  avons  peu  de  renseignements  sur  les  deinières 
années  de  Prévost.  Nous  savons  seulement  qu'à  partir  de 
174G  les  travaux  de  librairie  l'absorbèrent  tout  entier  : 
traductions,  Histoire  générale  des  s'oyages,  collaboration 
au  Journal  étranger,  plus  tard  au  Journal  encyclopé- 
dique. Vers  la  fin  de  sa  vie,  il  fixa  son  séjour  à  Saint- 
Firmin  près  de  Chantilly,  dans  une  maison  de  campagne 
appartenant  aux  Didot  devenus  ses  éditeurs  ordinaires. 
Il  lui  manqua  dans  ses  dernières  années  ce  qui  lui  avait 
manqué  toute  sa  vie,  un  peu  par  sa  faute,  un  peu  par  la 
difficulté  des  temps,  la  sécurité  de  la  production  litté- 
raire. Il  était  pauvre,  et,  comme  Diderot,  ne  quémandait 
pas  les  pensions  de  la  cour. 

Une  tradition  veut  qu'à  cette  même  époque,  il  ait  tra- 
vaillé à  trois  grands  ouvrages  d'apologétique  dont  les 
titres  seuls  sont  arrivés  jusqu'à  nous  :  La  religion  prouvée 
par  ce  au  il  y  a  de  plus  certain  dans  les  choses  humaineSy 
une  Exposition  de  la  conduite  de  Dieu  depuis  le  christia- 
nisme, et  un  Esprit  de  la  religion  dans  Vordre  de  la 
société.  Nous  ne  saurions  regretter  que  l'auteur  de  Manon 
Lescaut  soit  mort  sans  écrire  aucun  des  trois  livres.  Il 
faut  dire  enfin,  pour  achever  son  portrait,  qu'à  part  quel- 
ques superstitions  bizarres,  Prévost,  sans  faire  partie  de 
la  grande  boutique  encyclopédique,  n'en  a  pas  moins  été 
dans  son  siècle  un  très  libre  esprit,  et  qu'en  particulier 
il  tendait,  en  matière  religieuse,  singulièrement  au 
déisme.  Sur  ce  point  encore,  Rousseau  procède  de  lui. 

Ailleurs  encore  Rousseau  est  redevable  à  Prévost.  On 
peut  noter,  dans  le  Doyen  deKillerine,  une  certaine  forme 
du  «  libertinage  »,  comme  on  eût  dit  au  siècle  précédent, 
qui  consiste  à  chercher,  non  pas  proprement  des  excuses, 


L  ABBÉ    PRÉVOST  219 

mais  des  justifications  théoriques  pour  les  manquements 
de  conduite  où  la  fortune  peut  pousser  un  héros  de 
roman.  L'auteur  de  la  Nouvelle  Héloïse  n'aura  plus  tard 
qu'à  transformer  ces  justifications  à  leur  tour  en  glorifi- 
cations véritables,  pour  ébranler  les  bases  mêmes  et 
déplacer  presque  les  fondements  de  la  morale. 

Prévost  mourut  le  23  ou  le  25  novembre  1763,  d'apo- 
plexie, disent  les  uns,  de  la  maladresse  d'un  chirurgien, 
selon  les  autres.  Un  mot  de  son  ami  La  Place,  le  traduc- 
teur de  Fielding,  peut  encore  donner  lieu  à  une  autre 
interprétation  :  interrogé  par  un  frère  de  Prévost,  il  lui 
répondit  par  ces  mots  :  «  qu'il  n'y  avait  qu'à  gémir  et  à 
se  taire  ».  Encore  faudrait-il  bien  savoir  d'où  La  Place 
tenait  ces  renseignements. 

Pour  conclure,  reconnaissons  une  fois  de  plus  la  supé- 
riorité de  Prévost,  comme  romancier,  sur  Le  Sage  et  sur 
Marivaux.  Ses  romans  sont  vraiment  des  romans,  ce  qu'à 
peine  peut-on  dire  du  Diable  boiteux  ou  même  de  Gil 
Blas;  le  ressort  de  ces  romans  est  le  vrai  romanesque,  ce 
que  l'on  ne  pourrait  dire  ni  de  Marianne,  ni  du  Paysan 
parvenu;  le  style  de  ces  romans  enfin  est  le  vrai  style 
du  roman,  un  peu  pompeux,  un  peu  redondant  encore, 
un  peu  périodique,  mais  si  agile  malgré  tout,  si  simple, 
si  direct,  et  c'est  ce  que  l'on  ne  peut  dire  ni  du  style 
de  Le  Sage,  dont  la  concision  sent  encore  trop  l'homme 
de  théâtre,  ni  du  style  de  Marivaux,  qui,  dans  sa  précio- 
sité, s'éloigne  trop  du  commun  usage. 


CHAPITRE    VII 


JEAN-BAPTISTE   ROUSSEAU 


Il  n'y  a  pas  beaucoup  d'exemples  d'une  chute  aussi 
retentissante,  aussi  profonde,  que  celle  de  Jean-Bap- 
tiste Rousseau.  De  son  vivant,  et  cinquante  ou  soixante 
ans  après  sa  mort,  il  a  passé  pour  le  prince  des  Lyriques. 
La  répulation  de  ses  Cantates  et  de  ses  Odes  a  prcsf[ue 
é<;alé  celle  des  Fables  de  La  Fontaine,  ou  des  tragédies 
de  Racine.  Ses  ennemis  mêmes,  et  il  en  a  eu  beaucoup, 
ont  cru  devoir  distinguer  en  lui  l'homme  du  poète;  et 
tous,  Voltaire  et  Sauriu,  La  Harpe  et  Marmontel,  ont  cru 
devoir  accorder  au  second  ce  qu'ils  refusaient  au  pre- 
mier. Fréron  l'a  toujours  traite  de  classique;  et,  pour 
tout  dire  d'un  seul  mot,  après  VEmile,  la  Nouvelle 
Héloïse,  les  Confessions,  ce  n'est  pas  Jean-Jacques,  c'est 
lui,  Jean-Baptiste,  qu'on  a  continué  de  dire  «  le  grand 
Rousseau!  »  Et,  cependant,  c'est  à  peine  aujourd'iiui  si 
l'on  en  rencontre  quelques  vers  dans  les  recueils  de 
Morceaux  choisis.  Son  œuvre  a  péri  presque  entière,  et 
si  son  nom  n'est  pas  devenu  tout  à  fait  aussi  ridicule 
que  celui    de    l'auteur   de  la  Pttcelle^   Chapelain,   ou    de 


JEAN-BAPTISTE    ROUSSEAU  221 

l'auteur  âHAlaric,  Scudéri,  en  vérité,  le  recueil  de  ses  Odes 
occupe  dans  l'histoire  de  notre  poésie  lyrique  le  même  rang 
que  la  Henriade  ou  la  Pétréide  dans  celle  de  notre  poésie 
épique.  D'où  vient  ce  complet  revirement  de  l'opinion? 

Ici  il  est  bon  de  revenir  en  arrière,  et  de  retracer 
brièvement  l'histoire  de  la  poésie  lyrique  au  xvii*  siècle. 
Sous  l'influence  de  diverses  causes,  dont  la  plus  générale, 
celle  dont  on  pourrait  dire  qu'elle  contient  les  autres, 
est  le  développement  croissant  de  l'esprit  de  société, 
l'aptitude  lyrique  s'était  affaiblie,  non  seulement  dès  le 
début  du  xvii^  siècle,  en  Malherbe,  mais  chez  ceux  qui 
faisaient  profession  contre  lui  de  continuer  la  tradition 
de  Ronsard  :  Régnier,  Théophile,  Voiture.  A  mesure 
qu'on  avance  dans  l'histoire  littéraire  du  temps,  le  phé- 
nomène se  précise,  il  s'aggrave,  et  le  diagnostic  devient 
plus  évident  et  plus  sûr  de  sa  cause  profonde.  Sous  l'in- 
fluence de  Richelieu,  puis  de  Louis  XIV,  les  différences 
de  classes  s'atténuent,  et  avec  elles  l'individualité  s'efface  ; 
je  veux  dire  qu'on  ne  cherche  plus  à  se  distinguer  en 
nature,  mais  en  degré.  Proprie  communia  dicere  devient 
ainsi  la  devise  des  écrivains,  et,  bien  avant  qu'il  l'exprime 
dans   sa  Préface  de  1701,   c'est  la  maxime  de  Boileau. 

Là  encore  est  la  raison  de  la  guerre  que  l'on  fait  alors 
h  Montaigne.  Car  pourquoi  Pascal,  Malebranche,  Bos- 
suet,  l'ont-ils  tant  attaqué?  Sans  doute  c'est  le  sceptique, 
l'épicurien,  qu'ils  combattent;  et  ce  qui  déplaît  en  lui, 
c'est  le  propagateur  subtil  et  insinuant  du  culte  de  la 
nature  ;  mais  c'est  aussi  l'homme  qui  fait  profession 
d'étaler  son  moi.  «  Le  sot  projet  qu'il  a  de  se  peindre!  » 
s'écrie  Pascal.  En  d'autres  termes,  et  selon  l'expression 
encore  de  Pascal,  le  moi  devient  alors  haïssable. 


222     HisToinE  DE  LA  littératuhe  française  classique 

Enfin  ce  qui  a  été  commencé  par  le  progrès  de  l'esprit 
de  société  et  par  la  défiance  du  moi,  le  progrès  des 
genres  communs  l'achève.  Qu'il  s'agisse  en  efTet  des 
maximes,  du  roman,  du  drame,  si  différents  que  soient 
tous  ces  genres,  ils  se  ressemblent  tous  en  ce  qu'ils  sont 
objectifs,  s'adressant  à  tout  le  monde,  et  généraux. 

Dans  ces  conditions,  il  n'est  pas  étonnant  que  la  veine 
lyrique  aille  s'appauvrissant,  et,  comme  étant  privée  de 
son  premier  mobile,  qui  est  l'expression  du  moi,  qu'aux 
environs  de  1660  ou  de  1670  elle  soit  réduite  presque 
à  rien.  Non  qu'à  vrai  dire  les  œuvres  et  les  noms  n'abon- 
dent, depuis  Saint-Pavin,  Patrix,  M™*  de  la  Suze, 
Scarron,  jusqu'à  Benserade  et  Chapelle.  Mais  ils  se 
ressemblent  tous  entre  eux,  et  ce  qui  est  plus  semblable 
encore,  ce  sont  les  genres,  ce  sont  les  thèmes  où  ils 
s'exercent.  Epigrammes  souvent  cyniques,  madrigaux 
habituellement  fades,  pièces  de  circonstance,  idylles, 
élégies,  toutes  insignifiantes,  voilà  tout  ce  qu'ils  savent 
tourner,  et  chez  eux  tous  il  est  impossible  de  ne  pas  être 
frappé  de  la  même  sécheresse  de  sentiments,  de  la  même 
pauvreté  d'imagination,  de  la  même  frugalité  de  style. 
Qu'en  reste-t-i!  donc?  de  l'agrément,  de  l'esprit,  du  bon 
goût.  Ce  sont,  pour  ainsi  dire,  des  vers  anonymes,  vides 
de  la  première  condition  du  lyrisme,  la  personnalité. 

Mais  le  lyrisme  a  pour  fonction  aussi  de  servir  de  voix 
aux  sentiments  collectifs  qui  font  l'unité,  la  vie  organique 
d'un  corps,  d'une  race  ou  d'un  peuple,  d'une  croyance. 
Dans  la  mesure  donc  où  le  lyrisme  est  l'expression  de  ce 
genre  de  sentiments,  dans  la  mesure  où  il  a  une  fonc- 
tion sociale,  dans  la  mesure  enfin  où  il  ne  peut  manquer 
à  une  époque  sans  une  espèce  de  mutilation,  qu'est-il 


JEAN-BAPTISTE    ROUSSEAU 


donc  devenu  dans  cette  espèce  d'éclipsé  de  lui-même?  Il 
s'est  transformé  en  éloquence,  et  plus  particulièrement 
en  éloquence  chrétienne.  Qu'il  -s'agisse  de  prose  ou  de 
vers,  des  Pensées  de  Pascal  ou  de  Vlmitation  de  Jésus- 
Christ  traduite  par  Corneille,  des  Sermons  de  Bossuet  ou 
des  Paraphrases  des  Psaumes  si  nombreuses  alors,  la 
grandeur  des  sujets,  la  splendeur  inattendue  des  images, 
la  variété,  l'ampleur,  la  souplesse  des  mouvements  carac- 
térisent ce  lyrisme  éloquent,  ou  cette  éloquence  lyrique. 
Ajoutons  cependant,  ou  d'ailleurs,  que  l'accent  personnel 
se  trouve  seulement  chez  Bossuet  et  chez  Pascal.  Ces 
deux  prosateurs  parlent  pour  leur  compte;  et,  certes,  je 
ne  dirai  pas  que  leur  lecteur  ou  leur  auditoire  leur 
devienne  indifférent;  mais  ils  se  confondent  avec  lui;  ils 
pensent,  là,  devant  nous,  ils  méditent  en  notre  présence, 
ils  nous  associent  à  l'anxiété  de  leur  méditation. 

J'en  dirai  presque  autant  de  Racine;  j'entends  ici 
l'auteur  d'Esther  et  à'Athalie.  Dans  les  chœurs  de  ces 
deux  pièces,  l'éloquence  s'anime  de  quelque  chose  de 
personnel  :  l'intensité  du  sentiment  chrétien  recrée  ou 
réintègre  les  droits  de  la  personne  dans  cette  littéra- 
ture impersonnelle,  et  pour  un  moment  le  lyrisme 
renaît  sous  une  forme  nouvelle,  en  rentrant  dans  les 
conditions  de  sa  définition. 

Mais,  après  l'expression  du  sentiment  personnel  et  en 
plus  de  sa  fonction  sociale,  il  reste  un  élément  encore  du 
lyrisme  :  l'élément  musical  ou  sensuel  qu'il  faut  bien  que 
nous  retrouvions,  s'il  est  vrai  que  rien  ne  se  perd  ni  no 
se  crée  au  monde.  Or,  nous  n'avons  pas  à  le  chercher 
bien  loin,  lui  non  plus,  et,  dans  le  siècle  même  de  Cor- 
neille et  de  Racine,  il  engendre  la  tragédie  lyrique  ou 


224        HISTOIltE    DE    LA    LITTÉHATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

l'opéra  de  Quinault.  Je  ne  veux  pas  parler  de  Quinault 
longuement,  mais  il  faut  pourtant  lui  faire  sa  place  dans 
l'histoire  de  la  poésie  lyrique,  et  même  une  place  assez 
considérable,  si,  n'en  retenant  que  l'élément  le  moins 
important,  c'est  lui  qui  a  achevé  de  la  fausser.  Les  sujets 
de  ses  opéras  sont  mythologiques  ou  féeriques  :  Isis, 
Bellérophon,  Armide,  Atys\  le  ressort  en  est  l'amour, 
mais  l'amour  sans  sérieux  ni  profondeur;  l'amour  galant, 
l'amour  lubrique,  la  volupté,  pour  l'appeler  par  sou  nom; 
la  forme  seule  et  la  coupe  de  ses  vers  ou  de  ses  strophes 
est  vraiment  lyrique.  11  en  est  résulté  que  cet  aimable 
homme,  lui  tout  seul,  a  corrompu  la  notion  de  la  tragédie, 
et  la  notion  du  lyrisme,  ce  qui  ne  laisse  pas  d'être  assez 
fâcheux  pour  un  auteur  de  tragédies  lyriques.  Aussi  les 
derniers  lyriques  du  xyii*^  siècle,  ses  contemporains,  ses 
amis,  ses  imitateurs.  M™"  Deshoulières,  La  Fare,  Chau- 
lieu,  abondent  en  allusions  mythologiques;  l'allégorie 
règne  chez  eux  en  souveraine  maîtresse;  leur  inspiration 
est  vive,  leste,  voluptueuse;  on  remarque  cependant  chez 
eux  quelque  nouveauté  ;  ils  s'essaient  parfois  à  penser  en 
vers. 

C'est  de  ces  tendances  et  de  ces  éléments  très  divers 
qu'a  hérite  J.-B.  Rousseau.  Je  ne  parle  ici  que  de  son 
œuvre  lyrique,  car  nous  avons  de  lui  des  comédies,  des 
opéras,  des  épitres,  et  des  épigrammes  ;  même,  on  vante 
beaucoup  ces  dernières  qui,  cependant,  sont  fort  entor- 
tillées et  plus  grossières  que  spirituelles. 

Son  œuvre  lyrique  se  compose  de  deux  livres  (ï Allé- 
gories, de  vingt  Cantates  et  de  quatre  livres  à'Odes. 
Nous  pouvons  juger  de  ses  Allégories  par  la  citation  sui- 
vante, tirée  de  Sophronyine  : 


JEAN-BAPTISTE    ROUSSEAU  225 

Dieux  souverains  des  demeures  profondes, 

Que  le  Cocyle  arrose  de  ses  ondes; 

Pâles  tyrans  de  ces  lieux  abliorrés, 

Que  l'œil  du  jour  n'a  jamais  éclairés  ; 

Chaos,  Erèbe,  Euménides,  Gorgones, 

Styx,  Achéron,  Parques  et  Tisiphones, 

Teriible  mort,  cifroi  de  l'Univers; 

Et  si  Plulon  souffre  encore  aux  Enfers 

Quelque  Puissance  aux  mortels  plus  fatale  : 

Que  tardez-vous?  Venez,  troupe  infernale, 

Puisque  le  Ciel  a  remis  en  vos  mains 

Le  châtiment  des  coupables  humains. 

Venez  plonger  leur  race  criminelle 

Dans  les  horreurs  de  la  nuit  élernelle. 

Cai-  ce  nest  plus  ce  tems,  cet  heureux  tems, 

Qui  de  la  Terre  a  vu  les  habitans 

Faire  fleurir  sous  l'empire  de  Rhée 

Les  saintes  loix  de  Thémis  et  d'Astrée. 


Yoici  un  exemple  de  ses  Cantates  : 

A  peine  le  soleil  au  fond  des  antres  sombres 
Avait  du  haut  des  Cieux  précipité  les  ombres, 
Que  la  chaste  Diane  à  travers  les  forèls 

Aperçut  un  lieu  solitaire, 
Où  le  Fils  de  Vénus  et  les  dieux  de  Cylhère 

Dormaient  sous  un  ombrage  frais. 
Surprise,  elle  s'arrête,  et  sa  prompte  colère 
S'exhale  en  ce  discours,  qu'elle  adresse  tout  bas 
A  ces  dieux  endormis,  qui  ne  l'entendent  pas  ; 

Vous,  par  qui  tant  de  misérables 

Gémissent  sous  d'indignes  fers. 

Dormez,  Amours  inexorables. 

Laissez  respirer  l'Univers. 

Profitons  de  la  nuit  profonde, 

Dont  le  sommeil  couvre  leurs  yeux. 

Assurons  le  repos  au  monde. 

En  brisant  les  traits  odieux. 

Vous  par  qui...,  etc. 

[Cantates,  I,  Diane). 
m.  15 


226        HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Enfin,  voici  un  échantillon  de  ses  Odes  : 

Tel  que  le  vieux  pasteur  des  troupeaux  de  Neplin.o 
Prolée,  à  qui  le  Ciel,  père  de  la  Fortune, 

Ne  cache  aucuns  secrets, 
Sous  diverse  figure,  arbre,  flamme,  fontaine, 
S'efforce  d  échapper  à  la  vue  incertaine 

Des  Mortels  indiscrets. 

Ou  tel  que  d'Apollon  le  ministre  teriible, 
Impatient  du  Dieu  dont  le  souffle  invincible 

Agite  tous  ses  sens, 
Le  regard  furieux,  la  tète  échevelée, 
Du  temple  fait  mugir  la  demeure  ébranlée, 

Par  ses  cris  impuissants. 

Tel,  aux  premiers  accès  d'une  sainte  manie, 
Mon  esprit  alarmé  redoute  du  génie 

L'assaut  victorieux. 
Il  s'étonne,  il  combat  l'ardeur  (jui  le  possède, 
Et  voudrait  secouer  du  démon  qui  l'obsède, 

Le  joug  impérieux. 

[Odes,  III,  1,  au  D«  du  Luc.) 

Nous  pouvons  faire  quelques  remarques  à  l'occasion  de 
ces  trois  morceaux.  On  ne  peut  pas  précisément  dire  que 
les  vers  en  soient  mauvais,  au  contraire  ;  le  mouvement 
n'en  manque  pas  d'ampleur,  la  facture  en  est  assez  heu- 
reuse, les  rimes  sont  assez  riches,  assez  fortes,  le  style 
a  de  l'éclat,  de  la  netteté,  de  l'énergie.  Mais,  malheu- 
reusement, t(jut  cela  est  la  banalité  même;  le  lieu  commun 
dans  sa  splendeur,  un  tissu  de  généralités  et  d'abstrac- 
tions que  le  poète  n'a  pas  seulement  pensées  par  lui- 
même,  mais  qu'il  développe  comme  des  choses  apprises 
ou  reçues.  Et  puis,  l'allusion  mythologique  y  abonde  et 
le  règne  de  la  périphrase  y  commence.  Non  pas  que,  par 
une  erreur  inverse  à  celle  de  Boileau,  je  proscrive  l'em- 
ploi de  la   mythologie   :  mais   encore  ne  faut-il    pas   que 


JEAN-BAPTISTE    ROUSSEAU  22f 

ce  soit  une  mythologie  de  collège  ou  d'opéra!  On  peut, 
comme  Ronsard,  se  faire  une  âme  grecque,  et  revivre 
les  fictions  d'Homère,  de  Pindare,  s'abandonner  aux 
imaginations  qui  ont  charmé  le  monde  intellectuel  nais- 
sant, redevenir  païen  soi-même  et  réaliser  ainsi  un  rêve 
de  beauté  dans  ses  vers.  On  peut  aussi,  comme  Goethe, 
se  proposer  de  reconstituer  un  état  d'âme  autrefois  vécu 
par  les  hommes,  se  dépouiller  de  l'esprit  de  son  temps, 
et  demander  à  d'antiques  symboles,  la  synthèse  de  la 
poésie  et  de  la  vérité  de  l'art  et  de  la  science,  de  la  phi- 
losophie et  de  la  fiction,  de  tout  enfin  ce  que  l'analyse 
moderne  a  séparé,  et  comme  dissocié  l'un  de  l'autre. 
Mais  on  ne  peut  pas,  on  ne  doit  pas,  faire  ce  que  fait 
J.-B.  Rousseau,  considérer  la  mythologie  non  pas  comme 
un  symbole,  à  la  manière  de  Goethe,  non  pas  comme 
une  réalité,  à  la  manière  de  Ronsard,  mais  comme  un 
costume,  une  élégance  littéraire,  et  un  moyen  d'éviter 
d'appeler  les  choses  par  leur  vrai  nom. 

Ce  que  nous  remarquons,  en  second  lieu,  dans  ces 
échantillons  du  lyrisme  de  Rousseau,  c'est  l'absence 
complète  du  sentiment  personnel.  Sa  vie  a  été  malheu- 
reuse; il  était  tout  le  contraire  d'un  homme  insensible  : 
ses  épigrammes  le  prouvent,  il  était  rancunier,  il  avait  la 
dent  dure,  et  un  amour-propre  intraitable;  et,  malgré 
tout  cela,  tout  ce  qu'il  touche  devient  tellement  imper- 
sonnel qu'il  devient  vraiment  anonyme  :  personnalité, 
actualité,  particularité  s'évaporent  en  quelque  sorte  de 
ses  vers.  Qu'il  chante  la  Naissance  de  Mgr  le  duc  de  Bre- 
tagne {Odes,  II,  i),  ou  la  Mort  de  S.  A.  S.  Mgr  le  Prince 
de  Conli  [Odes,  II,  10),  ou  les  louanges  de  S.  A.  S.  Mgr  le 
Prince  Eugène  de  Sai>oie,  quelles  que  soient  les  époques 


228       HlSTOinE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

OU  les  circonstances,  quelque  soit  le  destinataire,  aucune 
de  ces  pièces  ne  contient  rien  qui  les  individualise,  ni 
qui  les  date.  Et  nous  en  arrivons  toujours  ii  la  même 
conclusion;  c'est  ici  le  triomphe  de  l'impersonnel,  iiinis 
la  négation  du  lyrisme.  Le  lyrisme  de  J.-B.  Rousseau  n'a 
du  véritable  lyrisme  que  les  apparences.  Et  lui-même 
n'est  pas  un  poète,  mais  un  prosateur  qui  met  des  rimes 
h  sa  prose;  et  comme  d'ailleurs  il  manque  d'originalité, 
d'idées  et  de  méditation,  ce  prosateur  n'est  qu'un  rlîétcur. 
Ne  l'a-t-il  pas  lui-même  laissé  entendre,  dans  son  Ode 
fameuse  «M  Comte  du  Luc  :  Je  n'ai  point,  dit-il, 

Je  n'ai  point  l'heureux  don  de  ces  esprits  faciles 
Pour  qui  les  doctes  sœurs,  caressantes,  dociles. 
Ouvrent  tous  leurs  trésors. 

Des  veilles^  des  travaux  un  faible  cœur  s"étonne; 
Apprenons  toutefois  que  le  fîls  de  Latone 

Dont  nous  suivons  la  cour 
Ne  nous  vend  qu'à  ce  prix  ces  traits  de  vive  flamme 


Si  les  contemporains  se  sont  mépris  sur  son  compte,  c'est 
sans  doute  par  amour-propre,  par  désir  d'avoir,  en  leur 
siècle,  un  grand  lyrique  ;  c'est  aussi  parce  que  l'expression 
des  idées  générales  étant  alors  la  fonction  essentielle  de 
la  littérature,  on  ne  demandait  pas  à  l'écrivain  des  idées 
personnelles,  mais  bien  les  idées  de  tout  le  monde.  — 
Enfin,  on  n'avait  pas  les  termes  de  comparaison,  que  les 
Romantiques  se  sont  chargés  de  nous  fournir. 


CHAPITRE    Vni 


LA  TRANSFORMATION  DE  LA  COxMÉDIE  :  DESTOUGHES. 
—  PIRON.  —  GRESSET. 


Si  jamais  on  a  pu  voir  l'utilité  de  la  distinction  sur 
laquelle  nous  avons  insisté  déjà  plus  d'une  fois  entre 
l'idée  de  progrès  et  celle  d'éi^olution,  c'est  dans  l'histoire 
de  la  comédie  française  au  xxin*  siècle.  Nous  en  avons 
déjà  marqué  le  premier  temps  ou  le  premier  moment,  en 
parlant  de  Dancourt,  de  Du  Dufresny,  de  Le  Sage,  de 
Regnard,  et  c'en  est  le  second  dont  il  s'agit  maintenant 
de  préciser  la  nature.  Mais  il  s'en  faut  beaucoup  que  la 
tâche  soit  aussi  facile  qu'à  propos  du  roman  et,  si  je  suis 
assez  sur  du  fond  des  choses,  je  le  suis  beaucoup  moins 
ici  de  la  manière  dont  elles  se  sont  passées.  Cela 
tient  à  diverses  causes.  D'abord,  il  n'est  jamais  facile  à 
l'auleur  dramatique  de  s'abstraire  du  public,  et  c'est 
même  une  nécessité  pour  lui  que  de  s'accommoder  au  goût 
de  ses  contemporains.  Et  non  seulement  il  ne  peut  pas 
éviter  de  subir  ainsi  très  profondément  l'influence  du 
milieu,  mais  il  ne  peut  pas  secouer  non  plus  la  nécessité 
de  certaines  conventions.  Ce  sont,  auxvii'et  au  xviii'^siè- 


230       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

cle,  les  trois  unités,  les  cinq  ou  les  trois  actes  clans  les- 
quels il  lui  faut  resserrer  son  sujet,  enfin,  la  présence 
d'un  personnage  sympathique,  faute  duquel  Corneille 
avait  vu  échouer  PerlJiarite,  et  Le  Sage  avait  rencontré 
quelque  froideur  chez  les  spectateurs  de  Turcaret.  C'est 
une  nécessité  enfin,  pour  l'auteur  dramatique,  que  d'en 
passer  par  les  exigences  des  acteurs.  Et  l'on  ne  saura 
jamais  tout  ce  que  Sardou  au  xix"  siècle  a  dû  à  Sarah 
Bernhardt  ou  tout  ce  qu'elle  lui  a  fait  perdre,  ni  ce  qu'au 
xviii*  siècle,  Marivaux  a  gagné  ou  perdu  en  se  montrant 
docile  à  Rosa  Benozzi  et  à  André  Riccoboni,  la  Sylvia  et 
le  Lelio  de  ses  comédies.  Pour  toutes  ces  raisons, 
l'auteur  dramatique  est  moins  maître  qu'aucun  autre 
écrivain  de  la  forme  qu'il  donne  à  sa  pensée,  et  il  en 
résulte  que  l'évolution  du  genre,  constamment  modifiée 
par  les  influences  du  dehors,  ayant  quelque  chose  de 
moins  naturel,  a  quelque  chose  aussi  de  moins  logique, 
de  moins  conséquent,  et  de  moins  facile  à  saisir.  Voici 
cependant  comment  je  la  conçois,  et  si  ce  n'est  pas  ainsi 
que  se  sont  exactement  passées  les  choses,  du  moins  elles 
ont  pu  se  passer  ainsi. 

Nous  avons  vu  que,  tout  en  suivant  les  traces  de  Molière, 
la  comédie  toutefois  s'acheminait  à  la  comédie  de  mœurs, 
la  satire  des  conditions  prenant  peu  à  peu  plus  de  place 
que  l'analyse  des  caractères.  Tout  d'un  coup  cependant, 
vers  1730,  et  sans  qu'on  en  puisse  indiquer  de  cause 
appréciable,  il  semble  qu'on  revienne  à  la  comédie  de 
caractère  :  Destouches,  Fiion,  Gresset  opèrent  cette 
réaction  momentanée.  Mais  le  f^enre  sans  doute  étant 
épuisé,  on  s'en  détourne,  et  nous  voyons  alois  apjjaraître 
la  comédie  sentimentale,  imitée  de  la  tragédie  de  Racine, 


LA    TRANSFORMATION    DE    LA    COMEDIE  231 

dans  le  théâtre  de  Marivaux.  On  trouve  enfin  dans  cette 
comédie  sentimentale  elle-même,  trop  de  conventions 
encore,  une  imitation  trop  éloi<Tnée  de  la  nature,  un 
genre  d'intérêt  trop  artificiel  :  alors,  apparaît  la  comédie 
larmoyante,  ou  le  drame  bourgeois  de  La  Chaussée.  La 
suite  de  l'évolution  de  la  comédie  appartient  à  une  autre 
période. 

Nous  étudierons  dans  ce  chapitre  le  premier  moment 
de  cette  évolution,  c'est-à-dire,  Destouches,  Piron  et 
Gresset. 

Le  Glorieux  (1732),  la  Métromanle  (1738),  le  Méchant 
(1747),  passent  encore  aujourd'hui,  dans  de  fort  bons 
livres,  pour  trois  chefs-d'œuvre.  A  mon  avis,  ni  la  pre- 
mière, ni  la  seconde,  ni  la  troisième  de  ces  comédies, 
ne  méritent  une  telle  réputation.  Elles  sont  au  contraire 
un  éloquent  témoignage,  que  quand  un  genre  est  épuisé, 
ce  n'est  ni  la  sagesse  et  la  décence,  ni  la  verve  et  la 
gaîté,  ni  l'esprit  et  le  style,  qui  sont  capables  de  le 
ranimer. 

Je  ne  dirai  rien  de  la  vie,  ni  du  caractère  de  Destou- 
ches; son  Glorieux  est  l'événement  le  plus  important  de 
sa  frivole  existence.  Le  titre  même  en  indique  bien 
l'intention  ;  la  nature  de  l'intrigue  la  précise  :  un  jeune 
gentilhomme,  dont  le  nom  est  devenu  proverbial,  le 
comte  de  Tuffière,  extraordinairement  fier  et  glorieux  de 
sa  naissance,  a  demandé  la  main  de  la  fille  d'un  riche 
financier,  et,  après  divers  incidents  plus  ou  moins  roma- 
nesques, c'est-à-dire  plus  ou  moins  arbitraires,  lesquels 
n'ont  pour  objet  que  de  rabattre  son  orgueil,  ill'obtient. 
C'est,  comme  on  le  voit,  une  comédie  morale.  xVjoutez 
que  trois  ou  quatre  vers  en  sont  devenus  proverbes  : 


232       HISTOIRE    DE    LA    LITTI- HATUHE    inANÇAISE    CLASSIQUE 

La  critique  est  aisée,  et  l'art  est  difficile. 

Chassez  le  naturel,  il  revient  au  galop. 

Car,  qu'une  fenunc  pleure,  une  autre  pleurera, 
Et  toutes  pleureront  tant  qu'il  en  surviendra. 

Vous  aurez  tous  les  mérites  de  cette  comédie. 

Les  défauts  en  sont  plus  nombreux.  C'est  d'abord  l;i 
froideur.  Destouches  avait  été  diplomate  cinq  ou  six  ans, 
et  on  le  voit  dans  sa  comédie  où  son  style  est  correct, 
discret  et  gourmé.  Il  ne  sait  pas  développer  un  carac- 
tère :  il  y  a  dans  sa  pièce  des  domestiques,  un  beau- 
père,  une  belle-mère,  un  père,  dont  les  sentiments 
n'évoluent  en  aucune  façon  et  n'agissent  guère  les  uns 
sur  les  autres.  Tout  se  passe  en  paroles,  et  il  ne  résulte 
de  la  rencontre  des  divers  personnages,  que  des  inci- 
dents qui  permettent  à  la  comédie  de  remplir  cinq  actes. 
Fnfin  l'intrigue  est  artificielle  et  romanesque  :  Pourquoi 
le  comte  de  Tuffière  rougit-il  de  son  père  ?  car  il  est  noble. 
Par  quelle  aventure  sa  sœur  est-elle  femme  de  chambre? 
—  Le  Glorieux  n'est  donc  qu'un  demi-caractère;  la 
comédie  de  Destouches  n'est  qu'une  épreuve  afTaiblie 
de  celle  de  Molière,  où  Destouches  n'ajoute  que  ses 
défauts   personnels. 

La  personnalité  de  Piron  est  plus  intéressante.  Alexis 
Piron,  né  en  1G89  à  Dijon,  la  patrie  de  Bossuet,  de  Cré- 
billon  et  de  BulTon,  est  essentiellement  un  bel-esprit  de 
province.  Il  débarqua  à  Paris  en  1719,  et  devint  secré- 
taire du  chevalier  de  Belb-Islc.  Kn  1722,  il  compose  son 
Arlequin  Deucnlion.  Il  fréquente,  avec  Voltaire,  chez  la 
mar(|uise  de  Mimeurc;  sa  conversation  était,  paraît-il, 
étincelante;  Grimm  en  parle  ainsi  dans  sa  Correspon- 
dance : 


LA    TRANSFORMATION     DE    LA    COMEDIE  233 

Personne  n'était  en  état  de  soutenir  un  assaut  avec  Piron;  il 
avait  la  repartie  terrassante,  prompte  comme  l'éclair  et  plus  ter- 
rible que  l'attaque.  C'était,  dans  ce  genre  de  combats  à  coups  de 
langue,  l'athlète  le  plus  fort  qui  eût  jamais  existé  nulle  part. 

Je  laisse  de  côté  ses  épîtresetses  odes.  Pour  le  théâtre 
français,  il  composa  le  Fils  ingrat  (1728),  Callisthène 
(1730),  Gustave  Wasa  (1733),  Fernand  Cortez  (1744), 
la  Métromanie  (1738). 

Dans  une  Préface  amphigourique,  il  a  raconté  lui- 
même  le  sujet  de  cette  dernière  pièce  : 

Un  homme  d'esprit,  de  talent  et  de  mérite  s'était  diverti  pendant 
daux  ou  trois  ans  au  fond  de  la  Bretagne  à  nous  donner  le  change, 
en  publiant  tous  les  mois,  dans  les  Mercures,  des  pièces  fugitives 
on  vers,  sous  le  nom  supposé  d'une  iV«  de  Malcrais  de  la  Vigne. 
La  mascarade  avait  parfaitement  réussi...  La  Sapho  supposée 
triompha  au  point  que  la  galanterie  bientôt  mit  pour  elle  en  jeu 
la  plume  de  pins  d'un  bel-esprit...  Ils  rimèrent  des  fadeurs  à 
ilf*'*  de  Malcrais.  Elle  de  riposter;  l'intrigue  se  noue;  les  galans 
prennent  feu  de  plus  en  plus  et  la  comédie  n'était  pas  pour  finir 
sitôt,  si  notre  poète  breton,  ayant  ri  ce  qu'il  en  voulait,  et  désirant 
jouir  de  sa  gloire  à  visage  découvert,  n'eût  précipité  le  dénouement 
en  venant  mettre  le  masque  bas  à  Paris.  Il  y  perdit  peu  aux  yeux 
du  public,  en  cela  plus  sage  et  plus  équitable  que  nos  beaux- 
esprits,  chez  qui  la  chose  se  passa  bien  différemment,  lorsqu'en 
leurs  cabinets,  où  peut-être  ils  étaient  à  polir  encore  un  madrigal 
pour  7>/"'^  de  Malcrais,  on  la  leur  vint  annoncer.  Grand  cri  de 
joiel  La  plume  tombe  des  mains;  les  portes  s'ouvrent  à  deux  bat- 
tants; on  vole  au-devant  de  la  Muse  les  bras  en  l'air,  que...  d'ici 
l'on  voit  brusquement  s'abaissera  l'aspect  de  M.  Des  Forges  Mail- 
lard... On  ne  lui  pardonna  point...  On  ne  se  souvint  pas  que 
M.  Des  Forges-Maillard  eût  seulement  fait  un  bon  vers  en  sa  vie... 

Voilà  de  vos  arrêts,  messieurs  les  gens  du  goût! 
L'ouvrage  est  peu  de  chose,  et  le  nom  seul  fait  tout. 

Pour  mettre  ce  sujet  h  la  scène,  il  a  imaginé  un  jeune 
homme  devenu  amoureux,  par  correspondance,  de  cette 
muse  de  province,  laquelle  n'est  autre  qu'un  gros  Onan- 


234       HISTOIRE    DE    LA    LITTEBATURE     FRANÇAISE    CLASSIQUE 

citT,  mordu,  sur  ses  vieux  jours,  de  la  rage  d'écrire.  Le 
financier,  de  son  côté,  s'est  lié  avec  ce  jeune  homme, 
dont  il  io-nore,  bien  entendu,  que  c'est  son  correspondant 
aiionvme,  et  l'a  pris  en  telle  amitié,  qu'il  veut  lui  donnoi- 
sa  fille.  Mais  celle-ci  en  aime  un  autre,  et  après  plu- 
sieurs incidents,  c'est  celui-ci  qui  l'épouse.  Un  person- 
nage assez  original  est  celui  de  M.  Baliveau,  oncle  du 
poète,  et  dont  le  rôle  est  d'opposer  les  bons  conseils 
de  la  sagesse  bourgeoise  aux  illusions  poétiques.  Tout  cela 
forme  un  ensemble  assez  amusant;  quelques  scènes  sont 
extrêmement  heureuses  :  —  acte  I,  scène  vu,  entre  Dainis 
et  ]\Iondor  ;  —  acte  III,  scène  vu,  entre  Damis  et  Baliveau. 
Nous  ne  dirons  pas  que  le  style  ne  soit  fort,  mais,  enfin,  les 
vers  bien  frappés  y  abondent,  dont  beaucoup  sont  devenus 
proverbes,  et  valent  mieux  d'ailleurs  à  citer  isolément, 
que  dans  la  situation  où  Piron  les   a  presque  tous  placés  : 

Dans  ma  tête,  un  beau  jour,  ce  talent  se  trouva 
Et  j'avais  cinquante  ans  quand  cela  m'arriva.... 

II,  I. 
Le  bon  sens  du  maraud  quelquefois  m'épouvante. 

II,  VIII. 

Le  serpent  de  l'envie  a  sifflé  dans  son  cœur. 

III,  IV. 

Est-ce  vous  qui  parlez,  ou   si  c'est  votre  rôle"? 

III,    VII. 

On  m'ignore,  et  je  rampe  encore  à  l'âge  heureux 
Où  Corneille  et  Racine  étaient  déjà  fameux. 

m,  VII. 

Leurs  écrits  sont  des  vols  qu'ils  nous  ont  faits  d'avance. 

III,    VII. 

Le  défaut  de  la  Mèlroinanie,  c'est  d'être  une  satire, 
fondée  sur  une  anecdote  trop  particulière.  Et  si  l'on  se 
demande  pourquoi  Piron  ne  Pu  pas  choisie  plus  générale, 


LA    TRANSFORMATION    DE    LA    COMEDIE  235 

c'est  peut-être  qu'il  en  était  incapable,  le  nombre  des 
caractères  généraux  étant  limité,  et  la  faculté  de  les 
mettre  en  œuvre  étant  plus  rare  encore. 

En  tout  cas,  il  ne  retrouvera  jamais  l'inspiration  de  la 
Métromanie.  Sa  verve  comique  et  son  esprit  gaulois,  qui 
composent  en  somme  tout  son  talent,  se  refroidissent 
dans  ses  autres  ouvrages.  On  s'étonne  dès  lors  que  ses 
biographes,  Honoré  Bonhomme,  les  Concourt,  Desnoi- 
resterres,  aient  osé  le  comparer  à  Voltaire.  Que  les  con- 
temporains aient  commis  une  semblable  méprise,  on  le 
regrette  pour  eux,  mais  après  tout  on  ne  s'en  étonne 
guère  :  au  siècle  précédent  de  prétendus  bons  juges 
avaient  bien  mis  l'éloquence  de  Bossuet  au  pair  de  celle 
de  l'abbé  Biroard  ou  du  R.  P.  Caussin  ;  et  nous,  de  combien 
s'en  est-il  un  moment  fallu  que  nous  osions  comparer 
l'auteur  de  Lucrèce  et  àWgnès  de  Méranie,  je  ne  dis  pas 
à  celui  des  Burgraves  et  de  Ruy  Blas,  mais  des  Feuilles 
d'automne  et  des  Orientales]  Mais  ce  qui  est  inadmis- 
sible, c'est  qu'on  ne  puisse  parler  de  l'un  sans  parler  de 
l'autre,  et  pour  en  parler  comme  de  deux  rivaux  de  talent 
€t  de  popularité. 

Si  Piron  est  le  bel-esprit  de  province,  député  à  Paris 
par  les  siens  pour  y  jouer  les  grands  hommes,  Gresset  est 
le  bel-esprit  de  collège,  égaré  pour  un  temps  dans  la  vie 
de  ce  monde  et  dans  la  littérature  militante  : 

Gresset  doué  du  double  privilège, 
D'être  au  collège  un  bel-esprit  mondain. 
Et  dans  le  monde  un  homme  de  collège, 

disait  de  lui  Voltaire. 

Né  à  Amiens  en  1709,  Jean-Baptiste  Gresset  composa 
des  Ejjitres,  des  OdeSj  des  Églogues.  En  173±,  il  publie 


230        mSTOMlE     Di:     LA    LITTKRATUnE    FnANÇAISE    CLASSIQUE 

son  lameux  le//- Ter/.  Puis,  c'est  son  Carême  impromptu 
et  son  Lutrin  i'ivanl.  Au  théâtre,  il  donne  en  1740 
Edouard  III,  en  1745  Sidnei,  en  1747  le  Méchant. 

Vert-Vert  commença  sa  renommée.  Quelques  malices 
que  contenait  ce  poème  lui  attirèrent  quelques  difficullés  : 
il  fut  exilé  à  La  Flèche,  et  dut  quitter  les  Jésuites.  Le 
Méchant  consacra  sa  gloire. 

Cette  comédie  est  loin  de  mériter  le  succès  qu'elle 
obtint.  Elle  n'est  guère  que  la  combinaison  d'une  assez 
médiocre  comédie  de  Destouches  :  le  Médisant,  avec  le 
Tartufe  de  Molière,  rajeunie  par  une  satire  assez  vive, 
ou  assez  pénétrante  même,  des  ridicules  et  des  vices  d'une 
jeunesse  alors  à  la  mode.  Cette  jeunesse,  on  peut  l'étudier 
dans  les  moralistes  du  temps,  notamment  dans  Duclos.  11 
nous  suffira  de  savoir  que  les  allusions  contribuèrent  pour 
beaucoup  au  succès  de  Gresset.  —  L'intrigue,  bien 
qu'empruntée  tout  entière  aux  moyens  de  l'ancienne 
comédie,  et,  selon  la  formule,  conduite  par  la  soubrette, 
ne  laisse  pas  d'être  assez  divertissante.  Le  style,  extrê- 
mement facile,  côtoyant  la  prose,  est  remarquable  de 
limpidité,  analogue,  si  l'on  veut,  à  ce  qu'est  en  prose  le 
style  de  M"*  de  Staal-Delaunay.  Ici  aussi  les  jolis  vers 
abondent,  et  les  vers  devenus  proverbes  : 

L'esprit  qu'on  veut  avoir  gAte  celui  qu'on  a. 

....  Elle  a  d'assez  beaux  yeux 
F«ur  des  yeux  de  province 

Kl  se  ni«querdu  monde  est  tout  l'art  d'en  jouir. 

...l'ouï-  il  tour  je  l'ai  vue 
Six  mois  dans  la  morale,  et  six  dans  les  romans, 
Selon  l'amant  du  jour  et  la  couleur  du  temps. 

C  est  pour  le  peuple  enfin  (jue  sont  laits  les  parents. 


LA    TRANSFORMATION    DE    LA    COMEDIE  237 

Mais  enfin  tout  cela  n'arrive  pas  à  constituer  au 
Méchant  de  très  éclatants  mérites.  Cette  comédie  pré- 
tend à  être  une  comédie  de  caractère  :  or,  il  y  a  vingt 
manières  d'être  méchant  :  il  y  a  celle  de  Néron,  celle  de 
Tartufe,  celle  de  Bélise,  celle  de  Bartholo;  et,  pour 
peindre  la  méchanceté,  Gresset  n'a  rien  trouvé  de  mieux 
que  de  l'incarner  dans  un  petit  médisant!  Il  la  réduit 
au  persiflage,  à  une  méchanceté  légère  de  société. 

Ni  Destouches,  ni  Piron,  ni  Gresset,  n'ont  donc  réussi 
a  faire  vivre  leurs  personnages.  Les  paroles  chez  eux  tien- 
nent trop  de  place,  et  ils  sacrifient  à  la  tirade;  leurs 
lintrigues  se  ressemblent  trop  :  c'est  toujours  un  mariage 
lempêché  par  un  tiers,  ou  conclu  grâce  à  l'expulsion  du 
itiers  ;  les  caractères  manquent  de  généralité,  et  ils  restent 
isubordonnés  à  l'intrigue.  Tout  cela  prouve  l'épuisement 
idu  genre,  qui  n'est  renouvelé  quelque  temps  que  par 
■Marivaux. 


CIIAPITRF.    IX 


LA    COMEDIE    DE    MARIVAUX 


Nous  aurions  pu  parler  de  Marivaux  avant  Desluuches, 
avant  Piron,  avant  Gresset,  et  même  peut-être  nous  l'au- 
rions dû,  si  nous  n'avions  consulté  que  la  chn)nologie. 
Mais  il  m'a  semblé  que  la  forme  de  sa  comédie  étant 
intermédiaire  ou  moyenne  entre  celle  de  la  comédie  de 
caractères  expirante  et  celle  du  drame  bourgeois  nais- 
sant, c'était  ici  précisément  qu'il  convenait  de  l'étudiei-, 
d'abord  pour  mieux  nouer  la  chaîne,  et  puis,  d'un  autre 
coté,  parce  qu'en  dépit  de  la  chronologie,  rinducnce  de 
Marivaux  est  vraiment,  si  je  ne  me  trompe,  de  dix  ou 
douze  ans  postérieure;  à  la  majeure  partie  de  son  uiuvre  : 
elle  s'est  exercée  non  pas  entre  1720  et  1735,  mais 
entre  1735  et  1745.  On  sait  que  le  cas  n'est  pas  rare 
dans  l'histoire  littéraire,  et  pour  n'en  citer  (ju'iin 
exemple,  encore  assez  voisin  de  nous,  c'est  bien  celui 
de  Stendhal. 

L'œuvre  dramatique  de  Marivaux  est  considérable  : 
an  rin'àtre  Italien  d'abord,  il  donne,  en  1720,  l'Amour 
el  'n    \'i''rité  et  Arlcfjiiin  poli  /uir  l'Amour;  en  1722,   la 


LA    COMÉDIE    DE    MARIVAUX  235 

Première  surprise  de  l'amour;  en  1723,  la  Double  incons- 
tance; en  1724,  le  Prince  trai^esti  et  la  Fausse  suivante; 
en  1725,  l'Ile  des  Esclaves,  C Héritier  de  village;  en  1727^ 
Vile  de  la  Raison;  en  1728,  le  Triomphe  de  Plutus;  en 
1729,  la  Ligue  des  femmes;  en  1730,  le  Jeu  de  V Amour 
et  du  Hasard;  en  1731,  /a  Réunion  des  amours;  en  1732, 
le  Triomphe  de  l'amour,  CEcole  des  mères;  en  1733, 
l'Heureux  stratagème  ;  en  1734,  la  Méprise;  en  1735, 
la  Mère  confidente  ;  en  1737,  les  Fausses  confidences  ;  en 
1738,  la  Joie  imprévue  ;  en  1739,  les  Sincères;  en  1740, 
VEpreuve;  en  1744,  la  Dispute.  Au  Théâtre  Français,  il 
fit  jouer,  en  1742,  le  Dévouement  imprévu;  en  1727,  la 
Seconde  surprise  de  Vamour;  en  1732,  les  Serments 
indiscrets  ;  en  1743,  le  Petit-Maitre  corrigé;  en  1736,  le 
Legs  ;  en  1746,  le  Préjugé  vaincu.  Ajoutez  qu'on  joua  en 
1757,  après  la  mort  de  Marivaux,  ses  Acteurs  de  bonne  foi 
et  sa  Félicie. 

Cela  fait  une  trentaine  de  pièces.  Disons  tout  de  suite 
qu'autant  que  le  nombre  en  est  considérable,  autant  la 
valeur  en  est  mêlée,  et  qu'en  essayant  d'en  déterminer 
le  caractère  général  il  nous  faut  examiner  dans  quelle 
mesure  Marivaux  lui-même  est  dij^ne  de  l'estime  tout  à 
fait  singulière  qu'on  en  fait  depuis  une  vingtaine  d'an- 
nées. Car  je  crains  qu'en  vérité  le  procédé  dont  on  use 
avec  lui  ne  lui  soit  un  peu  trop  favorable,  quand  on  extrait 
de  son  œuvre  entière  un  volume  ou  deux  tout  au  plus, 
sans  regarder  au  reste,  et  qu'on  lui  fait  honneur  de  tout 
ce  qu'il  y  a  d'exquis  dans  le  Jeu  de  C  Amour  et  du  Hasard., 
ou  dans  les  Fausses  confidences,  en  oubliant  ce  qu'il  y  a 
de  maladroit  ou  de  grossier  dans  la  Fausse  suivante  et 
dans  le  Triomphe  de  C  Amour.  Si  j'insiste,  si  je  reviens  à 


2'lO       HISTOIRE    DE     LA    LII  TÛltATU  IIE     MIANÇAISE    CLASSIQUE 

ce  point  (jue  j'ai  clt'jii  touché  en  trnitant  du  Paysan  par- 
venu, c'est  qu'il  est  essentiel  à  la  définition  de  Marivaux 
et  du  marivaudage.  Si  l'usage  ou  le  caprice  ont  en  elFet 
voulu  que  ce  mot  devînt  significatif  de  toutes  les  élégances 
(lu  hingage  et  de  tous  les  raffinements  de  la  préciosité, 
on  n'en  doit  que  mieux  marquer  tout  ce  qu'il  entre  dans 
le  goût  de  Marivaux  de  peu  délicat  et  d'indécent.  Voici 
l'intrigue  de /a  Fausse  suivante  :  pour  épouser  un  mauvais 
sujet  de  prétendant  qu'on  lui  destine,  une  jeune  folle  se 
déguise  en  homme,  se  rend  l'ami  de  son  futur,  fait  sa 
cour  à  une  comtesse  avec  laquelle  ce  futur  est  en  liaison 
réglée,  et  s'aide  pour  cette  équipée  de  la  compli(Mlé  de 
trois  laquais,  Frontin,  Trivelin  et  Arlequin,  par  lesquels 
pendant  trois  actes  elle  se  laisse  traiter  en  soubrette  :  toute 
cette  léirèreté,  tous  ces  raffinements,  tout  ce  marivaudaire 
en   un  mot  n'est-il  pas   un  peu  libertin,  un  peu  malsain? 

Un  autre  lieu  commun,  à  propos  de  Marivaux,  consiste 
dans  la  comparaison  cpie  l'on  fait  de  lui  à  Shakespeare. 
Et,  en  edet,  /e  Triomphe  de  r Amour  se  passe  à  Sparte 
et  à  Athènes,  et  le  Prince  travesti  à  Messine,  et  le  décor 
est  souvent,  chez  Marivaux  comme  chez  Shakespeare, 
italien  ou  antique;  tous  deux  aussi  sont  volontiers  jiré- 
cieux;  tous  deux  sont  romanesques.  Mais  l'âme  manque 
à  l'auteur  français,  qui  est  trop  dépourvu  de  sensibilité 
et  de  passion. 

Sous  le  bénéfice  de  ces  observations,  et  de  quelques 
autres  que  nous  ferons  tout  à  l'heure,  nous  pouvons 
reconnaître  et  louer  en  Marivaux  plusieurs  mérites. 

Le  plus  original  fut  celui  d'abandonner  les  traces  de 
Molière,  et  de  suivre  celles  de  Racine;  —  disons  aussi 
un    peu    celles    de    Corneille,    des   premières   comédies 


LA    COMEDIE    DE    MARIVAUX  241 

duquel  il  ressuscite  la  préciosité.  Sensible  et  précieux 
comme  l'était  Marivaux,  et  par  surcroît  tout  «  moderne  », 
il  ne  pouvait  guère  se  prêter  docilement  au  joug  de 
Molière.  Il  n'aimait  pas  Molière,  et  tout  lui  déplaisait 
dans  l'auteur  du  Misanthrope  :  la  nature  de  ses  intrigues 
trop  imitées  encore  à  son  gré  de  l'ancienne  comédie;  la 
franchise  hardie  de  son  langage,  souvent  voisine  de  la 
crudité;  la  généralité  même  de  ces  caractères  universels 
que  Molière  aimait  à  peindre.  Aussi  lui  tourna-t-il  réso- 
lument le  dos,  avec  un  courage  ou  plutôt  une  audace  qui 
pouvait  lui  coûter  cher;  dont  il  n'eut  pas,  d'ailleurs,  à  se 
louer  auprès  de  ces  contemporains;  et  qui  ne  lui  a  réussi 
que  dans  la  mesure  où,  —  sans  le  vouloir,  sans  le  savoir 
peut-être,  —  il  allait  imiter  Racine.  La  comédie  de  Mari- 
vaux pourrait  se  définir  ainsi  :  la  tragédie  de  Racine, 
transportée  ou  transposée,  de  l'ordre  des  choses  oii  les 
événements  se  dénouent  par  la  mort,  dans  l'ordre  des 
choses  où  ils  se  terminent  au  mariage.  —  Et  cette  for- 
mule  explique  à  la  fois  la  nature  de  ses  intrigues,  sa 
conception  du  comique  et  de  la  comédie,  et  cette  singu- 
larité de  style  qu'on  lui  a  si  souvent  reprochée. 

Notez  d'abord  les  titres  de  ses  pièces  :  comme  ils  sont, 
significatifs  !  Elles  s'appellent  :  la  Double  inconstance,  ou 
le  Jeu  de  ï Amour  et  du  Hasard,  ou  les  Fausses  confi- 
dences. Supposez  que  l'on  voulût  donner  des  sous-titres 
aux  tragédies  de  Racine,  est-ce  que  ce  ne  sont  pas  ceux- 
là  qu'on  choisirait?  Bérénice,  Mithridate,  Phèdre,  est-ce 
que  ce  ne  sont  pas  des  «  jeux  »  tragiques  «  de  l'amour 
et  du  hasard  »  ?  Andromaque  n'est-elle  pas  le  récit  d'une 
«  double  inconstance  »?  Et  Bajazet  n'est-il  pas  la  tra- 
gédie des  «  fausses  confidences  »  ? 

m.  16 


2't2       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Remarquons  une  autre  ressemblance  :  dans  presque 
toutes  les  tragédies  de  Racine,  les  rôles  de  femmes  sont 
les  plus  importants;  or  il  n'en  va  pas  autrement  dans  la 
comédie  de  Marivaux.  Le  Jeu  de  VA/nour  et  du  Hasard 
est  conduit  par  Silvia  ;  les  Fausses  confidences,  par  Ara- 
minte;  et  les  Dorante  ou  les  Bourguignon,  les  Orgon  ou 
les  Remv,  n'ont  de  raison  d'être  qu'en  elles,  par  elles, 
pour  elles,  à  cause  ou  en  fonction  d'elles.  C'est  ce  qui 
était  alors  tout  à  fait  nouveau  dans  notre  comédie.  Non 
seulement  chez  Molière,  mais  chez  Regnard,  Le  Sage  et 
les  autres,  les  femmes  restaient,  en  somme,  au  'second 
plan.  Chez  Marivaux,  c'est  pour  elles  que  la  pièce  est 
faite,  et  si  l'on  les  en  ôtait,  la  comédie  s'évanouirait  avec 
elles. 

De  cette  importance  donnée  aux  rôles  de  femmes  il  en 
résulte  naturellement  que  les  principales  comédies  de 
Marivaux  sont  des  comédies  d'amour.  11  est  trop  galant 
homme,  en  effet,  pour  nous  amuser,  cinq  actes  durant, 
comme  l'auteur  des  Femmes  savantes,  aux  dépens  de 
trois  pauvres  femmes  qui  n'ont  d'autre  tort,  après  tout, 
que  d'aimer  à  savoir  que  ce  n'est  pas  le  soleil  qui  tourne 
autour  de  la  terre,  ou  que  de  préférer  la  lecture  des  vers 
de  M.  Trissotin  aux  soins  du  pot-au-feu...  Mais,  comme 
l'écrivait  une  impératrice  à  une  reine,  si  «  le  seul  vrai 
bonheur  en  ce  monde  pour  une  femme,  c'est  un  heureux 
mariage  »,  voilà  ce  que  Marivaux  a  bien  vu,  et  voilà  ce 
qui  va  faire  le  fonds  de  ses  comédies.  Filles  ou  veuves, 
bourgeoises  ou  demi-paysannes,  toutes  les  Araminte  et 
toutes  les  Silvia,  toutes  les  Ilortense  et  toutes  les  Angé- 
lique n'ont  de  visée  qu'au  mariage;  et,  comme  aucune 
d'elles   ne   voudrait  se  marier  sans   amour,  l'intrigue  de 


LA    COMEDIE    DE    MARIVAUX  243 

ses  pièces  n'a  pour  objet  que  de  libérer,  que  crafiTranchir 
leur  droit  d'aimer  de  tout  ce  que  les  «  préjugés  »  y  oppo- 
sent d'obstacle  ou  de  retardement.  N'est-ce  pas  encore 
ici  l'objet  de  la  tragédie  de  Racine?  et  que  veulent  autre 
chose  les  Hermione,  les  Roxane,  ou  les  Phèdre?  Seule- 
ment, voici  la  différence  :  les  comédies  de  Marivaux  se 
terminent  justement  au  point  où  les  tragédies  de  Racine 
commencent  :  et  c'est  ce  qui  fait  qu'en  étant  des  pièces 
d'amour,  elles  ne  cessent  pourtant  pas  d'être  des 
comédies.  Autant  en  effet  l'amour  une  fois  formé,  mais 
surtout  lié,  devient  une  matière  aisément  tragique,  — 
s'il  est  déçu,  s'il  est  dédaigné,  s'il  est  trompé,  — autant, 
au  contraire,  quand  on  se  borne  à  nous  le  montrer  qui 
se  forme,  il  est  facile  de  le  maintenir  au  ton  de  la 
comédie.  C'est  ce  que  Marivaux  a  su  faire  avec  infini- 
ment d'habileté.  Il  disait  : 

J'ai  guetté  dans  le  cœur  humain  toutes  les  niches  différentes  où 
peut  se  cacher  l'amour  lorsqu'il  craint  de  se  montrer,  et  chacune 
de  mes  comédies  a  pour  objet  de  le  faire  sortir  d'une  de  ces  niches. 

Aucune  Gompaoraison  ne  saurait  mieux  montrer  ce  qu'il 
y  a  d'ingénieusement  comique  dans  la  donnée  même  des 
pièces  de  Marivaux. 

Prenant,  comme  Racine,  les  passions  de  l'amour  pour 
matière  de  sa  comédie,  il  les  traite,  comme  Racine 
encore,  psy^cholo^iquement.  Il  fait,  suivant  l'expression 
d'alors,  Vanatomie  du  cœur  humain.  Son  œuvre  est  ainsi 
un  trésor  d'observations,  fines,  subtiles,  profondes,  qui 
ne  sont  pas  moins  vraies  pour  être  exprimées  d'une 
façon  quelquefois  singulière  ou,  plutôt,  dont  j'oserai  dire 
que  l'expression  paraîtrait  moins  singulière,  si  l'observa- 


2'i'i       HISTOIRE    DE    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

lion,    moins   ingénieuse   et  moins   délicate,    était   moins 
neuve  elle-même. 

Remarquons  surtout  que,  chez  lui  comme  chez  Racine, 
la  psychologie  et  l'action  ne  font  qu'un.  Pas  ou  peu 
d'incidents,  rien  qui  vienne  du  dehors,  mais  une  succes- 
sion d'états  d'dme  qui  s'opposent  ou  se  contrarient,  — 
comme  par  exemple  dans  le  Jeu  de  C Amour  et  du 
Hasard,  — jusqu'à  ce  qu'ils  finissent  par  se  concilier;  ou 
qui  se  succèdent  en  se  précisant,  —  comme  dans  les 
Fausses  confidences,  —  jusqu'à  ce  qu'ils  se  connaissent 
eux-mêmes. 

Araminte.  —  Mais,  Marton,  il  a  si  bonne  mine  pour  un  inten- 
dant, que  je  me  fais  quelque  scrupule  de  le  prendre  :  n'en  dirait- 
on  rien? 

Marton.  —  Et  que  voulez-v«us  qu'on  dise?  Est-on  obligé  de 
Il  avoir  que  des  intendants  mal  faits  ? 

Ce  n'est  encore,  on  le  voit,  qu'une  disposition  générale 
et  vague.  Araminle  est  veuve  :  on  la  persécute  pour  se 
remarier  :  elle  «  aimerait  à  aimer  »;  elle  n'aime  pas 
encore  ;  elle  trouve  seulement  que  Dorante  «  a  bonne 
mine  »  ;  et  pourquoi  voudrait-on  qu'elle  s'en  interdît  la 
vue?  Elle  installe  donc  Dorante  dans  la  place.  Sur  quoi, 
M°"  Argante,  dont  il  dérange  les  plans,  presse  sa  fille  de 
s'en  délaire. 

Arami.nte.  —  Je  ne  vois  pas  le  sujet  de  me  défaire  d'u«  homme 
qui  m'est  donné  de  bonne  main,  qui  est  un  homme  de  quelque 
chose,  qui  me  sert  bien,  et  (jue  tio/j  bien  peut-être. 

^me  Argante.  —  Que  vous  êtes  aveugle  ! 

Araminte.  —  Pas  tant;  chacun  a  ses  lumières...  Si  l'on  me 
donne  des  motifs  raisonnables  de  renvoyer  cet  intendant,  il  ne 
restera  pas  longtemps  chez  moi;  sans  quoi  on  aura  la  bonté  de 
trouver  bon  que  je  le  garde,  en  atlcndanl  qu'il  me  déplaise  à  moi. 


LA    COMÉDIE    DE    MARIVAUX  245 

Le  progrès  est  sensible.  Dorante  ne  s'en  ira  pas.  On 
ne  l'aime  point  encore,  mais  on  le  préfère  déjà;  et  peut- 
être  n'est-ce  pas  lui  qu'on  épousera,  mais  sûrement  ce 
n'est  pas  le  Comte...  Faisons  donc  le  dernier  effort,  et 
qu'Araminte  achève  de  «  voir  clair  dans  son  cœur  »  : 

Mme  Argakte.  —  Yous  dites  que  vous  le  garderez?  Vous  n'en 
ferez  rien. 

Araminte,  froidement.  —  Il  restera,  je  vous  assure. 

^mc  Argante.  —  Point  du  tout,  vous  ne  sauriez.  Seriez-vous 
d'humeur  à  garder  un  intendant  qui  vous  aime? 

M.  Remy.  —  Eh!  à  qui  voulez-vous  donc  qu'il  s'attache? 

Aramimte.  —  Mais  en  effet,  pourquoi  faut-il  que  mon  intendant 
me  haïsse? 

Le  mariage  vaut  fait  maintenant  :  à  la  sympathie  d'une 
jeune  veuve  pour  un  intendant  bien  fait  a  succédé  d'abord 
un  goût  de  préférence,  puis  la  préférence  est  devenue  de 
l'amour...  La  comédie  est  terminée;  et  si  chaque  progrès 
de  l'action  nous  en  fait  faire  un  dans  la  connaissance  du 
cœur  d'une  belle  indolente,  n'avions-nous  pas  raison  de 
dire  que,  dans  le  théâtre  de  Marivaux,  comme  dans  celui 
de  Racine,  action  et  psychologie  se  confondent? 

Mais  la  ressemblance  s'arrête  là.  Et  tout  en  imitant 
Racine,  ou,  si  on  l'aime  mieux,  tout  en  transposant  la 
tragédie  de  Racine  dans  sa  comédie  de  l'amour,  Marivaux 
n'en  a  pas  moins  gardé  son  tempérament  propre  d'écri- 
vain, et  n'en  est  pas  moins  demeuré  l'homme  de  son  temps. 

Sa  prose  est  celle  d'un  précieux  à  la  Fontenelle,  d'un 
partisan  des  ^lodernes  à  qui  manque  avec  le  sens  de 
l'Antiquité  celui  du  naturel,  du  simple  et  du  grand.  Et 
son  style  est  sec,  sans  résonance,  sans  émotion  :  il  est 
impossible  de  parler  d'amour  avec  plus  d'exactitude  et 
plus  d'esprit. 


246       HISTOIRE    DE    LA    LITTÉnATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

C'est  qu'aussi  bien  la  sensibilité  de  Marivaux  n'appa- 
raît pas  très  profonde.  Il  badine  avec  l'amour,  et  il  ne 
pouvait  guère  faire  autrement  sans  doute,  s'il  ne  voulait 
pas  attendrir,  mais  bien  faire  sourire.  Mais  le  sourire 
continu  en  telle  matière  équivaut  à  l'indilFérence.  Lucidor 
aime  Angélique,  et  il  en  est  aimé  ;  l'innocente  n'a  pas  un 
regard  ou  un  sourire  qui  ne  le  lui  dise;  il  est  aussi  sûr 
d'elle  qu'un  homme  le  puisse  être  d'une  femme;  et  je  ne 
sais  pour  quelle  satisfaction  de  vanité  ce  fat,  cet  imper- 
tinent, ce  sot,  ne  craint  pas  d'exposer  cette  enfant  tour 
à  tour  aux  entreprises  de  son  fermier  d'abord,  maître 
Biaise,  et  de  son  laquais  ensuite!  Telle  est  la  donnée  de 
V Epreuve  :  Marivaux  l'a  jugée  et  l'a  faite  amusante;  nous 
ne  pouvons  nous  empêcher,  sous  ses  grâces  Pompadour 
ou  Watteau,  de  la  trouver  bien  cruelle.  —  Enfin  toutes 
les  héroïnes  de  Marivaux,  en  particulier  cette  Silvia  du 
Jeu  de  l'Amour  et  du  Hasard,  ne  semblent-elles  pas  trop 
décidées,  trop  clairvoyantes,  trop  entendues,  pour  des 
jeunes  filles,  chez  qui  l'esprit  devrait  être  au  moins 
quelquefois,  suivant  l'expression  célèbre,  «  la  dupe  du 
cœur  »? 

Marivaux  est  bien  de  son  temps  par  cette  sécheresse. 
Il  en  est  encore  par  ses  prétentions  à  la  «  philosophie  ». 
II  a  des  idées  sur  la  noblesse,  sur  l'inégalité  des  condi- 
tions, dont  ses  jeunes  gens  amoureux  ne  veulent  tenir 
aucun  compte;  sur  la  morale,  sur  l'éducation  des  femmes 
—  voir  son  Ecole  des  mères  — .  Tout  cela  constitue  en 
quelque  sorte  la  livrée  de  son  époque,  où  un  bel  esprit 
s'cfTorce  toujours  ii  a  penser  ». 

Si  maintenant  nous  nous  résumons,  je  dirai  qu'écri- 
vant en  prose,   il  a  approché  plus  que  personne  du  ton 


LA    COMEDIE    DE    MARIVAUX  247 

de  la  conversation  d'alors  :  et  ses  comédies  ont  ainsi  une 
certaine  valeur  documentaire.  J'ajoute  aussi  que  parfois, 
comme  dans  sa  Mère  confidente^  il  a  annoncé  le  drame 
bourgeois  de  La  Chaussée;  et  qu'enfin,  par  sa  nature 
elle-même,  par  les  personnages  qu'elle  met  en  scène,  par 
le  mariage  qui  en  est  si  souvent  le  dénouement,  sa 
comédie  a  embourgeoisé  désormais  le  genre  comique. 
—  Mais  il  ne  pouvait  seul  achever  l'évolution,  la  trans- 
formation. Il  lui  restait  trop  de  conventions,  trop  de 
valets  et  de  soubrettes;  trop  d'arbitraire,  et  d'intrigues 
artificielles;  et,  malgré  sa  «  philosophie  »,  trop  d'idées, 
de  ((  préjugés  »  aristocratiques.  11  a  contribué,  plus  que 
personne  peut-être,  à  préparer  le  mélange  des  genres; 
mais,  en  le  préparant,  il  l'a  cependant  retardé,  si  ses 
comédies  sont  bien  des  comédies,  et  non  pas  des  romans 
ou  des  drames. 


CHAPITRE    X 


LA    CHAUSSEE 


Trois  ou  quatre  comédies  de  Marivaux  sont  demeurées 
au  répertoire  ;  et,  si  l'on  ne  joue  guère  le  Méchant  ou  ht. 
Méttomanie,  ce  sont  au  moins  des  comédies  dont  les 
connaisseurs  estiment  encore  les  qualités  de  vérité  dans 
les  mœurs,  et  d'invention  dans  le  style.  Mais  il  n'est 
rien  resté  de  La  Chaussée,  qu'un  nom,  qui  même  n'est 
guère  connu  que  de  quelques  curieux.  Cependant  son 
rôle  a  été  considérable,  et  son  succès  égal,  sinon  même 
supérieur,  à  celui  de  Marivaux  et  de  Piron.  Son  origina- 
lité a  consisté  à  être  pour  la  comédie  ce  que  Voltaire 
était  pour  la  tragédie,  un  novateur,  ou,  plus  exactement, 
un  rénovateur.  Il  y  a  toutefois  une  difTérence  :  c'est 
qu'après  Voltaire,  on  n'a  pas  fait  de  meilleures  tragédies; 
tandis  qu'après  La  Chaussée,  on  a  fait  des  comédies  bien 
supérieures. 

Pierre-Claude  Nivelle  de  La  Chaussée  naquit  en  1691 
ou  1692  h  Paris.  Sa  famille,  d'ancienne  bourgeoisie, 
appartenait  au  monde  de  la  finance,  et  trois  ou  quatre  trai- 
tants de  ce  nom  figurent,  en  1716,  au  rôle  de  la  Chambre 


LA    CHAUSSÉE  249 

de  justice,  parmi  ceux  à  qui  le  Régent  fit  rendre  gorge. 
Grâce  à  cette  origine,  car  c'était  une  espèce  de  gloire  en 
son  genre  que  d'être  taxé  par  la  Chambre  de  justice,  et 
c'était  une  preuve  de  fortune,  l'entrée  dans  le  monde 
lui  fut  facilitée.  En  1711  il  est  en  relations  avec 
M.  de  Caumartin,  le  même  qui  accueillait  Voltaire.  11 
devient  homme  à  bonnes  fortunes,  et  joue  avec  désin- 
volture le  rôle  de  don  Juan,  avide  de  plaisir,  et  mépri- 
sant celles  qui  le  lui  accordent.  En  1719,  il  publie, 
sans  nom  d'auteur,  une  critique  mordante  des  Fables  de 
La  Motte.  Aux  trois  quarts  ruiné  par  la  chute  du  système 
de  Law,  il  conserve  assez  de  fortune  pour  spéculer;  d'ail- 
leurs il  ne  s'émeut  guère  de  ses  pertes  d'argent,  et  n'en 
continue  pas  moins  de  vivre  dans  la  société  fort  libre  où 
se  complaisaient  ses  instincts  de  paresse  et  de  débauche  : 
c'étaient,  nous  dit  M.  Lanson,  «  des  amis  d'enfance  et  des 
camarades  de  collège,  qui,  devenus  procureurs,  greffiers, 
trésoriers,  payeurs  de  rentes,  vivaient  à  l'aise  dans  ces 
emplois  peu  éclatants,  mais  lucratifs,  de  la  robe  ou  de  la 
finance;  gens  sans  soucis  ni  préjugés,  grands  buveurs 
et  fort  mauvais  sujets,  libres  d'actions  et  de  propos, 
goûtant  tous  les  plaisirs  sans  trop  de  choix  et  sans  besoin 
raffiné  d'élégance,  copistes  un  peu  lourds  des  roués,  et 
toujours  bourgeois  dans  leurs  vices  ».  —  C'est  pour  eux 
qu'il  écrivit  alors  ses  Contes. 

Il  se  lia  peu  avec  les  gens  de  lettres.  Ses  relations  sont 
froides  avec  Voltaire,  avec  Marivaux.  Il  est  susceptible, 
et  volontiers  suffisant;  et  des  contemporains  nous  le 
dépeignent  comme  d'humeur  «  difficile  et  caustique  ». 
C'est  un  indépendant. 

Son   début    dans    la  littérature  fut  VEpitre  de  CUo  à 


250       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

M.  de  B.,  lisez  de  Bercy,  en  1731.  Il  y  altnqnait 
La  Motte,  —  qui  venait  de  mourir, —  «  au  sujet,  disait  le 
sous-titre,  des  opinions  répandues  depuis  peu  contre  la 
Poésie  ».  On  a  peine  à  comprendre  aujourd'hui  l'enthou- 
siasme qui  porta  jusqu'à  quatre  éditions  ce  poème  didac- 
tique lourd,  raisonnable  et  vulgaire. 

Ce  succès  enhardit  La  Chaussée;  et  il  se  risqua  alors 
dans  le  genre  qu'il  voyait  tant  en  faveur  autour  de  lui, 
auprès  du  grand  monde  surtout,  qu'il  fréquentait  main- 
tenant :  la  comédie.  Le  2  octobre  1733,  il  fit  jouer  et 
applaudir  sa  Fausse  Antipathie.  En  1735,  c'est  le  Préjugé 
à  la  Mode.  L'année  suivante,  La  Chaussée  est  reçu  de 
l'Académie  Française. 

Il  s'y  occupa  d'intrigues,  faisant  échouer  la  candidature 
de  Piron,  peut-être,  et,  plus  certainement,  celle  de  Bou- 
gainville,  le  père  du  navigateur.  En  1737,  il  donna  au 
théâtre  V École  des  Amis;  en  1741,  Mélanide;  en  1743, 
Pa?néla;  en  1744,  V École  des  Mères;  en  1747,  la  Gouver- 
nante; en  1751,  V Homme  de  fortune.  En  1738,  il  avait 
donné  uue  tragédie,  Maximien;  en  1746,  un  acte  avec 
prologue  et  divertissements  :  le  Rival  de  lui-même;  — 
citons  encore,  parmi  ses  comédies  moins  importantes, 
Elise,  le  Vieillard  amoureux.,  les  TyrintJiiens^  la  Prin- 
cesse de  Sidon. 

La  Chaussée  passait  sa  vie  à  fréquenter  la  joyeuse 
société  qui  se  réunissait  chez  le  comte  de  Livry.  Il  s'y  lia 
avec  M'"'  Quinault,  la  fameuse  comédienne.  Il  fut  éga- 
lement assidu  au  salon  de  M"^  Duché-Lemarchant,  fille 
de  l'académicien  Duché,  Enfin,  dans  ses  dernières 
années,  La  Chaussée  fut  un  des  familiers  du  comte  de 
Clermont,  prince  du  sang.  —  Il  mourut  «  avec  fermeté  », 


:  LA    CHAUSSEE  251 

•  nous  dit  Collé,  d'un  crachement  de  sang,  le  14  mars 
1754. 

Tel  est  l'homme  :  un  indépendant,  un  bourgeois  peu 
frondeur  de  l'autorité,  mais  assez  corrompu,  et  fort 
dédaigneux  à  l'égard  des  gens  de  lettres;  impertinent, 
débauché,  en  somme  un  Voltaire  qui  serait  paresseux  et 
dénué  d'ambition  philosophique. 

Il  n'était  pas  dénué  d'ambition  littéraire;  et  ses  con- 
temporains ont  remarqué  qu'il  avait  pleinement  cons- 
cience de  sa  valeur.  Quels  sont  donc  ses  titres  à  notre 
attention  ? 

Voici  l'analyse  de  la  Fausse  Antipathie,  dont  La 
Chaussée  a  tiré  le  sujet  du  Démocrite  de  Regnard. 
«  Deux  jeunes  gens,  Silvie  et  Sainflore,  ont  été  mariés 
malgré  eux  par  la  volonté  de  leurs  familles.  A  la  sortie 
de  l'église,  Sainflore  a  été  provoqué  par  un  rival  déses- 
péré, qu'il  a  tué.  Il  a  dû  fuir  à  l'étranger  :  sa  femme  s'est 
ensevelie  dans  un  couvent.  Ils  ne  se  sont  jamais  revus, 
lorsque  au  bout  de  douze  ans  ils  se  rencontrent  chez 
Géronte,  oncle  de  Silvie.  Ils  ont  tous  les  deux  changé  de 
nom  :  ils  ne  se  reconnaissent  pas.  Silvie  et  Sainflore  se 
détestaient  sans  s'être  vus;  Léonore  et  Damon  s'aiment 
dès  qu'ils  se  voient.  Léonore  se  croit  veuve;  Damon 
déclare  qu'il  est  marié,  Léonore  apprend  que  son  mari 
vit.  Damon  espère  faire  casser  son  mariage;  Léonore 
résiste  un  peu,  sans  savoir  qu'il  s'agit  d'elle-même  :  elle 
ne  veut  pas  profiter  du  déshonneur  d'une  autre;  surtout 
elle  ne  veut  pas  ensuite  du  divorce  pour  elle-même. 
Enfin,  après  bien  des  déchirements  et  des  luttes,  ils 
s'avisent  de  la  merveilleuse  conformité  de  leurs  aven- 
tures. «  Vous   êtes   Silvie;  je  suis  Sainflore   »   :   et  tout 


252       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

s'arrange,  au  grand  chagrin  de  la  femme  de  Gérontc 
qui  voyait  dans  Damon  un  bon  parti  pour  sa  fille. 

«  0  sort  trop  fortuné!  c'est  mon  époux  que  j'aime! 
s'écrie  vertueusement  Léonore,  montrant,  sans  que  l'au- 
teur s'en  doute,  que  dans  une  âme  sensible  la  vertu  n'est 
qu'une  combinaison  du  hasard.  »  (Lanson.) 

Cela  n'est  pas  du  Marivaux;  c'est  plutôt  du  Destouches. 
Toutefois,  La  Chaussée  a  fait  un  pas  de  plus,  et,  selon  le 
mot  fameux,  a  si  Destouches  avait  mis  l'intérêt  dans  la 
comédie,  La  Chaussée  mit  l'intérêt  de  la  comédie  uni- 
quement dans  la  comédie  ».  Il  ne  s'agit  plus  de  carac- 
tères, comme  dans  Molière,  de  satire,  comme  dans 
Le  Sage,  d'analyse,  comme  dans  Marivaux;  il  ne  s'agit 
même  plus  de  comique  :  La  Chaussée  se  borne  ii  inté- 
resser ou  à  attendrir  au  profit  de  la  vertu. 

Les  critiques  dont  il  lut  l'objet,  l'avertirent  lui-même 
de  la  nouveauté  relative  de  sa  veine,  et  c'est  alors  qu'il 
en  prit  davantage  conscience.  Sans  insister  sur  chacune  de 
ses  autres  pièces,  remarquons  que  ce  qui  frappe  d  aboni, 
c'est  la  clarté  superficielle,  la  facilité  et  la  faiblesse  du 
style.  En  voici  un  échantillon,  tiré  du  Préjugé  à  la 
mode  : 

DuRVAL. 

Notre  cerf  n'a  pas  fait  assez  de  résistance. 

Da.mon. 
Il  est  vrai;  mais  entrons  un  moment  chez  Constance. 

Dlrval. 
Mon  équipage  est  bon  ;  j'imagine  qu'ailleurs 
Il  serait  malaisé  d'en  trouver  de  meilleurs. 

A  moins  qu'on  ne  préfère  le  début  de  Mélanide  : 


LA    CIIAUSSl-E  253 

Mélanide. 
J'aurai  fait  à   Paris  un  voyage  inutile! 

DoRISÉE. 

Mais  auriez-vous  mieux  fait  de  demeurer  tranquille 
Au  fond  de  la  Bretagne  où,  depuis  si  longtemps, 
Vous  avez  essuyé  des  chagrins  si  constants? 

C'est  le  vers  par  excellence  de  l'écoie  du  bon  sens,  et 
Emile  Augier  ne  l'eût  pas  désavoué.  Cela  seul,  d'ailleurs, 
est  un  signe  des  temps,  et  l'explicution  aussi  du  succès 
de  La  Chaussée.  Ce  style  moyen,  sans  relief  ni  couleur, 
j)lat  et  amorphe,  sans  dessous  ni  squelette,  inarticulé  ou 
invertébré  pour  ainsi  dire,  était  analogue  ou  adéquat  à 
la  nature  des  sujets.  Faits  de  banalités  sentimentales  et 
de  vulgarité  romanesque,  ils  sont  choisis  tout  contrai- 
rement au  précepte  de  Boileau  : 

Le  comique,  ennemi  des  soupirs  et  des  ple«rs, 
N'admet  point  en  ses  vers  de  tragiques  douleurs. 

En  d'autres  termes,  ce  sont  des  drames. 

C'est  un  drame  bourgeois  que  le  Préjugé  à  la  mode 
où  Durval  aime  sa  femme  sans  oser  l'avouer,  même 
h  elle;  c'en  est  un  encore  que  Mélanide,  qui  fit  couler 
tant  de  larmes  de  tendresse  et  de  joie  au  spectacle  des 
scènes  de  reconnaissance  entre  amant  et  amante,  père 
et  fils.  Le  comique  est  également  absent  de  la  Gouver- 
nante, où  le  rôle  du  valet  est  insignifiant  et  celui  de  la 
soubrette  tout  à  fait  secondaire.  En  revanche  la  vertu 
l'amour,  le  désir  de  fuir  le  monde  et  sa  corruption,  les 
remords,  la  résolution  de  restituer  aux  victimes  d'un 
arrêt  injuste  la  fortune  dont  cet  arrêt  les  a  privées,  les 


254       HISTOinE    DE    LA    HTTEIIATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

aveux,  la  réparation,  tous  ces  sentiments  romanesques 
et  pathétiques  sont  au  premier  plan. 

Quelles  sont  donc  les  raisons  profondes  du  succès  de 
La  Chaussée? 

C'était  d'abord  la  nouveauté  du  genre  qu'il  établissait 
sur  la  scène.  Non  pas  que  Corneille,  dans  ses  premières 
comédies,  n'ait  manifesté  quelques  tendances  à  ce  genre 
bourgeois;  mais  enfin,  la  distinction  s'était  faite  au 
XVII®  siècle,  et  demeurait  absolue,  entre  les  effets 
comiques  et  les  effets  tragiques. 

La  seconde  raison,  c'est  que  La  Chaussée  effleurait 
certaines  questions  sociales  sur  lesquelles  l'attention 
commençait  alors  à  se  porter.  Lisez,  dans  la  Fausse 
antipathie,  la  discussion  sur  le  divorce  qu'instituent 
Léonore  et  Damon  : 

Léonore. 

Non,  je  n'ai  point  assez  d"audace  ni  de  force 
Pour  aller  mendier  un  malheureux  divorce. 
Je  n'imagine  pas  qu'une  femme  de  bien 
Puisse  jamais  avoir  recours  à  ce  moyen  ; 
Il  faut  un  front  d'airain  pour  donner  ce  scandale. 

Damon. 
On  vous  excepterait  de  la  loi  générale 

Orpuise. 
Ne  vous  en  flattez  pas. 

Géronte. 

Le  cas  est  différent. 
Etc.. 

(Acte  III,  se.  iv.) 

Ou,  lisez  encore,  dans  Mélanide,  la  scène  où  Darviane 
apprend  le  secret  de  sa  naissance  : 


LA    CHAUSSEE  255 

•  MÉLAIS'IDE. 

Vous  êtes  méconnu. 
Vous  êtes  à  la  fois  le  fruit  et  la  victime 
D'un  hymen  que  la  loi  n'a  pas  cru  légitime 
Ceux  qui  vous  ont  fait  naître,  au  désespoir  réduits, 
L'un  de  l'autre  ont  été  séparés... 

(Acte  IV,  se.  V.) 

Voilà  des  discussions  qui  feraient  assez  bien  dans  une 
pièce  de  nos  jours  ! 

En  troisième  lieu,  il  y  avait  une  certaine  correspon- 
dance entre  les  pièces  de  La  Chaussée  et  un  certain  état 
des  mœurs  et  des  opinions.  On  exprimerait  assez  bien 
cette  correspondance  en  disant  que,  comme  dans  l'avenir, 
le  roman  de  la  fin  du  xix®  siècle  sera  l'expression  de 
l'avènement  de  la  démocratie,  le  drame  bourgeois  est 
l'expression  littéraire  de  la  substitution  de  la  bourgeoisie 
à  l'aristocratie.  Aussi  La  Chaussée  n'a-t-il  pas  négligé 
de  faire  l'apologie  du  commerce  ou  de  la  roture.  Mais,  ce 
n'est  là,  chez  lui,  qu'une  indication.  Diderot,  Beaumar- 
chais et  Mercier  diront  plus  et  mieux,  et  surtout  on 
les  écoutera  davantage  :  car  ce  qui  n'est  qu'à  l'état  de 
pressentiment  chez  La  Chaussée,  ils  en  feront  la  théorie 
tout  entière. 

En  résumé,  le  drame  ou  la  comédie  larmoyante,  ou  la 
tragédie  bourgeoise  de  La  Chaussée,  marque  une  date 
importante  dans  l'histoire  de  notre  théâtre.  Voltaire  a 
beau  se  débattre;  il  a  beau  traiter  ce  genre  nouveau  de 
«  monstre  bâtard  »,  né  d'  «  une  égale  impuissance  de 
faire  rire  et  de  faire  pleurer  »  ;  on  ne  l'écoute  point;  il 
crie  dans  le  désert;  le  courant  est  plus  fort;  et  ce  genre 
hybride  s'installe  victorieusement  sur  la  scène. 

Si  La  Chaussée  a  été  dépassé,  s'il  est  aujourd'hui  si 


256       HISTOIRE    DE    LA    LITTÉnATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

profondément  oublié,  c'est  que  d'abord  il  a  mêlé  trop 
de  romanesque  encore  h  l'intrigue  de  ses  pièces  et  que 
les  combinaisons  compliquées  y  masquent,  comme  par 
exemple  dans  Mélanide,  l'intérêt  de  la  situation  princi- 
pale. Et  puis,  pour  que  la  tragédie  bourgeoise  réussît  h 
se  développer,  il  fallait  encore  qu'on  la  débarrassât  de  la 
gauche  contrainte  du  vers.  Sur  ces  deux  points,  Diderot 
compléta  l'œuvre  de  La  Chaussée. 


CHAPITRE  XI 

LA    DEUXIÈME   ÉPOQUE    DE   LA    VIE   DE   VOLTAIRE 

(173'»-1754) 

I.     CiREY. 

Tandis  que  Montesquieu  publiait  ses  Considérations  et 
son  Esprit  des  lois,  que  Buffon  faisait  paraître  les  trois 
premiers  volumes  de  sa  monumentale  Histoire  Naturelle, 
que  Diderot,  d'Alembert  enfin  préparaient  leur  Encyclo- 
pédie, qu'est-ce  que  faisait  Voltaire,  et  de  quelle  manière 
occupait-il  sa  bruyante,  son  amusante,  son  universelle 
activité?  Nous  l'avons  laissé  fuyant  vers  la  frontière  pour 
éviter  l'orage  que  venaient  d'attirer  sur  sa  tète  les  Lettres 
Philosophiques,  jadis  rapportées  d'Angleterre,  et  qu'il 
avait  eu  jusqu'alors  la  prudence  de  tenir  secrètes.  On 
prétend  même  que  ce  n'est  pas  lui,  mais  son  libraire  qui 
les  avait  publiées;  et  en  ce  temps-là  les  libraires  étaient 
de  tels  forbans  que  la  chose  est  possible;  mais  Voltaire 
est  un  si  grand  menteur,  qu'il  est  fort  possible  aussi 
qu'elle  ne  le  soit  pas.  Toujours  est-il  que  décrété  d'arres- 
tation, après  avoir  erré  un  mois  ou  deux  en  Lorraine,  au 
camp  de  Philipsbourg,  en  Champagne,  en  Hollande,  il 
III.  17 


258       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

venait  enfin  se  fixer  définitivement  à  Cirey,  rentrait  à 
Paris  pour  quelques  jours,  en  repartait,  s'installait  à 
Lunéville,  à  la  cour  du  roi  Stanislas,  et  retournait  enfin 
à  Cirey.  C'était  à  la  fin  de  l'année  1735. 

Celle  qui  lui  accordait  l'hospitalité  au  château  de 
Cirey-sur-Blaise,  était  Gabrielle-Emilie  Le  Tonnelier  de 
Breteuil,  née  en  1706,  mariée  en  1726  au  marquis  du 
Châtelet-Lomont,  mise  aussitôt  à  la  mode  parle  marquis 
de  Guébriant,  et  successivement  par  plusieurs  autres, 
sans  en  excepter  le  duc  de  Richelieu.  Voici  quel  portrait 
M™*  du  DefFand  nous  a  laissé  d'elle. 

Représentez-vous  une  femme  grande  et  sèche,  sans  hanches,  la 

poitrine  étroite ,  de  gros  bras,  de  grosses  jambes,  des  pieds 

énormes,  une  très  petite  tête,  le  visage  aigu,  le  nez  pointu,  deux 
petits  yeux  verts  de  mer,  le  teint  noir,  rouge,  échauffé,  la  bouche 
plate,  les  dents  clairsemées  et  extrêmement  gâtées  :  voilà  la 
ligure  de  la  belle  Emilie,  figure  dont  elle  est  si  contente,  qu'elle 
n'épargne  rien  pour  la  faire  valoir  :  frisures,  pompons,  pierreries, 
verreries,  tout  est  à  profusion;  mais  comme  elle  veut  être  belle 
eu  dépit  de  la  nature,  et  quelle  veut  être  magnifique  en  dépit  de  la 
fortune,  elle  est  souvent  obligée  de  se  passer  de  bas,  de  che- 
mises, de  mouchoirs,  et  autres  bagatelles. 

Sans  doute  ce  portrait  est  une  caricature;  d'autres 
témoignages  contemporains  nous  permettent  de  le  com- 
pléter, en  ajoutant  que  la  belle  Emilie  avait  une  physio- 
nomie aimable  et  vivante. 

TeUe  qu'elle  était,  elle  avait  contracté  depuis  quelque 
temps  déjà  avec  Voltaire  un  de  ces  arrangements  où 
les  sens  avaient  leur  part,  peut-être,  mais  l'esprit 
aussi  la  sienne,  plus  grande,  et  la  vanité  enfin  ou  même 
l'intérêt,  une  plus  grande  encore.  Pendant  de  longues 
années,  elle  a  sincèrement  aimé  Voltaire,  et,  en  échange 
des  commodités  ou  du  luxe  de  la  vie,   elle  lui  a  rendu, 


DEUXIÈME    ÉPOQUE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE    (1734-1754)        259 

de  son  côté,  d'utiles  services,  et  de  plus  d'une  sorte. 
Elle  donna  du  sérieux  à  Voltaire  en  le  tirant  du  milieu 
mondain  dans  lequel  il  se  plaisait  et  pour  lequel  semblait 
fait  tout  ce  qu'il  y  avait  de  bel-esprit  en  lui.  Elle  veilla 
à  la  fois  aux  intérêts  de  sa  sécurité  et  aux  intérêts  de 
sa  pensée,  en  l'entraînant  avec  elle  dans  des  études 
scientifiques.  —  C'était  un  terrible  homme  à  goaverner 
que  Voltaire  ;  et  à  chaque  instant,  son  imprudence,  son 
irascibilité  risquait  de  compromettre  l'œuvre  tutétaire 
de  la  marquise  ;  «  Il  faut  à  tout  moment  le  sauver  de 
lui-même,  dit-elle,  et  j'emploie  plus  de  politique  pour 
le  sauver  de  lui-même,  que  le  Vatican  pour  retenir  la 
chrétienté  dans  ses  fers  ».  On  voit  que,  dans  l'ordre 
religieux.  M™®  du  Châtelet  pensait  comme  son  ami. 

Nous  serions  infini  si  nous  voulions  entrer  dans  le 
détail  de  la  vie  et  des  travaux  de  Voltaire  à  cette  époque. 
C'est  en  effet,  dans  la  vie  de  Voltaire,  une  des  périodes 
les  plus  agitées.  Entre  1734  et  1740,  nous  possédons  de 
lui  980  lettres,  datées  de  Bàle,  de  Philipsbourg,  de  Cirey, 
de  Bruxelles,  de  Paris,  de  Lunéville,  de  Givet,  de  Leyde, 
d'Amsterdam,  de  Louvain,  de  la  Haye,  de  Potsdam. 
Et  les  destinataires  ne  sont  pas  moins  variés  :  ce  sont 
des  gens  d'aû'aires  comme  Berger,  Moussinot,  Thieriot, 
d'Argental,  Cideville,  Formont;  ce  sont  des  savants 
comme  Maupertuis  ou  S'Gravesande  ;  ce  sont  des  gens 
de  lettres  :  La  Chaussée,  Prévost,  Helvétius,  d'Olivet;  ce 
sont  de  grands  personnages,  comme  Chauvelin,  M°*  du 
Defïand,  M.  de  Brancas,  le  Comte  de  Saxe  et  Frédéric. 
Pour  la  seule  année  1736,  nous  comptons  huit  ou  neuf 
ouvrages  assez  importants  :  VEpître  à  M.  Berger,  l'Ode 
sur  le  Fanatisme,   un  Fragment  d'une  lettre  sur  Didon. 


2C0       HISTOIRE    DE    LA    LITTEKATUnE    FRANÇAFSE    CLASSIQUE 

un  Utile  Examen  des  É pitres  de  f.-B.  Rousseau,  le  Mon- 
dain, Tanis  et  Zèlide,  la  Crépinade,  VOde  sur  Vlngra- 
titude,  VOde  sur  la  Paix  de  1736. 

Bornons-nous  donc  à  signaler,  —  quitte  à  y  revenir,  et 
à  y  insister  plus  tard,  —  ses  deux  œuvres  principales, 
pour  ne  pas  dire  capitales,  de  cette  époque,  le  Mondain 
et  les  sept  Discours  sur  l'Homme.  L'intérêt  de  ces 
pièces  consiste  d'abord  en  ce  que  la  première  attira  de  la 
part  du  ministère  une  nouvelle  aflaire  à  Voltaire  :  il  fut 
obligé  d'aller  passer  quelques  mois  en  Hollande,  et  com- 
mença sans  doute  alors  à  se  détacher  deM™'^  du  Châtelet. 
Puis  ce  fut  l'occasion  de  ses  premières  relations  avec 
Frédéric.  Dans  les  derniers  jours  du  mois  d'août  1736, 
tandis  que  l'on  cabalait  à  Paris  contre  lui,  il  avait  reçu 
d'Allemagne  l'épître  la  plus  flatteuse  et  la  plus  inattendue. 
Le  Prince  Royal  s'exprimait  ainsi  : 

Monsieur,  quoique  je  n'aie  pas  la  satisfaction  d'être  connu  de 
vous,  vous  ne  m'en  êtes  pas  moins  connu  par  vos  ouvrages.  Ce 
sont  des  trésors  d'esprit,  si  Ton  peut  s'exprimer  ainsi,  et  des 
pièces  travaillées  avec  tant  de  goût,  de  délicatesse  et  d'art,  que 
les  beautés  en  paraissent  nouvelles,  chaque  fois  qu'on  les 
relit... 

Suivait  un  éloge  détaillé  de  la  Benriade,  de  la  Mort  de 
César,  du  Temple  du  goût;  et  la  lettre  se  terminait  par 
ces  mots  : 

Si  mon  destin  ne  me  favorise  point  jusqu'au  point  de  pouvei*" 
vous  posséder,  du  moins  puis-je  espérer  de  voir  un  jour  celui  que 
depuis  si  longtemps  j'admire  de  si  loin,  et  de  vous  assurer  que  je 
suis,  avec  toute  l'estime  et  toute  la  considération  dues  à  ceux  qui, 
suivant  pour  guide  le  flambeau  de  la  vérité,  consacrent  leurs  tra- 
vaux au  public,  monsieur,  votre  alîectionné  ami  : 

Frédéuic,  prince  royal  de  Prusse. 


DEUXIÈME    ÉPOQUE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE    (1734-1754)       261 

En  troisième  lieu,  le  Mondain  et  les  Discours  contien- 
nent une  bonne  partie  de  la  philosophie  de  Voltaire. 
Apologiste  du  luxe  et  de  la  civilisation,  c-^icurien  élégant 
ou  grossier,  il  disait  dans  le  Mondain  : 

J'aime  le  luxe,  et  même  la  mollesse, 
Tous  les  plaisirs,  les  arts  de  toute  espèce, 
La  propreté,  le  goût,  les  ornements. 


O  le  bon  temps  que  ce  siècle  de  fer  ! 

Or  maintenant,  monsieur  du  Télémaque, 
Vantez-nous  bien  votre  petite  Ithaque, 
Votre  Salenle,  et  vos  murs  malheureux, 
Où  vos  Cretois,  tristement  vertueux, 
Pauvres  d'effet,  et  riches  d'abstinence, 
Manquent  de  tout  pour  avoir  l'abondance 

je  consens  de  grand  cœur 
D'être  fessé  dans  vos  murs  de  Salente, 
Si  je  vais  là  pour  chercher  mon  bonheur! 

Et,  dans  le  cinquième  Discours,  il  disait  : 

Timon  se  croit  parfait  depuis  qu'il  n'aime  rien  : 
//  faut  que  Von  soit  homme,  afin  d'être  chrétien! 
Je  suis  homme,  et  d'un  Dieu  je  chéris  la  clémence. 
Mortels,  venez  à  lui,  mais  par  reconnaissance. 
La  Nature,  attentive  à  remplir  vos  désirs. 
Vous  appelle  à  ce  Dieu  par  la  voix  des  plaisirs. 

Mortels,  à  vos  plaisirs  reconnaissez  un  Dieu! 

Dieu  nous  a  par  bonté  donné  les  passions. 
L'usage  en  est  heureux,  si  l'abus  est  funeste. 

Usez,  n'abusez  point;  le  sage  ainsi  l'ordonne. 

(Cinquième  Discours  :  Sur  la  Nature  du  Phiisir.) 

En     même    temps.    Voltaire    travaillait    à    tout    autre 
chose;  et  c'est  ici  que  se  marquait  sur  lui  l'influence  de 


262       UISTOMŒ    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

la  belle  Emilie  :  tandis  que  la  marquise  composait  ses 
Institutions  plujsiques,  le  poète  étudiait  les  sciences , 
rédigeait  un  Essai  sur  la  nature  du  feu,  un  Mémoire  sur 
la  mesure  des  forces  motrices,  et  les  Eléments  de  la  phi- 
losophie de  Newton.  Sans  exagérer  la  valeur  de  ce3 
travaux  originaux  ou  de  vulgarisation,  il  est  permis  d'y 
trouver  des  vues  ingénieuses,  quelques  faits  nouveaux  et 
des  expériences  adroitement  conduites.  Mais,  bien  plus 
qu'à  la  science,  c'est  surtout  à  Voltaire  que  ses  éludes 
scientifiques  profitèrent.  Elles  donnèrent  peut-être  à  son 
esprit  plus  de  goût  encore  qu'il  n'en  avait  pour  le  réel 
et  le  concret,  plus  d'aversion  pour  le  surnaturel  :  et  par 
là  elles  contribuèrent  sans  doute  à  affermir  sa  philoso- 
phie. Surtout  elles  furent  un  titre  pour  lui,  quelques 
années  plus  tard,  à  exercer  sur  les  Encyclopédistes  une 
espèce  d'autorité  qu'assurément  ces  Baconiens  n'eussent 
jamais  reconnue  sans  cela  à  l'auteur  de  Zaïre.  Enfin, 
elles  consacrèrent  sa  réputation  d'universalité,  elles 
furent,  auprès  de  la  génération  nouvelle,  comme  le  signe 
ou  la  preuve  de  sa  compétence  à  intervenir  dans  la  dis- 
cussion des  idées  du  siècle.  En  vérité,  c'est  bien  à 
Voltaire  seul  que  ces  études  ont  servi.  Car,  pour  la 
science,  Voltaire  l'utilisera  dans  sa  lutte  contre  le  surna- 
turel; il  fera  d'un  instrument  de  recherche  une  arme  de 
comljiit;  et  la  science,  —  nous  le  verrons  en  traitant  de 
ï Encyclopédie,  —  sortira  de  là  faussée,  ayant  appris 
pour  longtemps  à  nier,  à  détruire,  à  «  blasphémer  », 
comme  dit  Pascal,  «  ce  qu'elle  ignore  ». 

Entre  temps.  Voltaire  revenait  un  moment  au  théâtre, 
avec  Alzij-e,  en  1736,  et  Zulime,  en  juin  1740.  II  conti- 
nuait  à   correspondre  avec  Frédéric-,   les  lettres  étaient 


DEUXIEME    EPOQUE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE    (1731-1754)       263 

de  joui'  en  jour  plus  flatteuses  des  deux  parts,  plus 
caressantes,  plus  familières  :  et  l'on  n'a  pas  assez  dit 
que,  dans  ce  long  échange  de  petits  vers  et  de  madrigaux 
en  prose,  les  adulations  de  Voltaire  ne  passent  point,  ni 
même  n'égalent  toujours  les  flagorneries  de  Frédéric. 

En  même  temps,  raflfection  entre  Voltaire  et  ivl™^  du 
Châtelet  change  de  nature.  La  belle  Emilie,  jalouse  sans 
doute  de  Frédéric,  devient  impérieuse.  Elle  est  avare. 
Et  Voltaire  se  détache  d'elle. 

Sur  ces  entrefaites,  au  début  de  1740,  comme  le  poète 
était  à  Bruxelles  pour  y  suivre  un  procès  de  la  maison  du 
Châtelet,  et  en  même  temps  surveiller  de  plus  près 
l'impression  de  WA.nti-Machiarel  du  prince,  il  apprenait 
que  Frédéric  était  devenu  roi.  II  était  prié  de  se  rendre 
prochainement  à  Clèves  pour  s'y  offrir  en  personne  aux 
compliments  de  Sa  Majesté  Prussienne. 

Ce  fut  le  11  septembre,  au  château  de  Mayland,  à  deux 
lieues  de  Clèves,  que  le  poète  et  le  monarque  se  ren- 
contrèrent pour  la  première  fois.  La  cour  de  Frédéric, 
nous  dit  Desnoiresterres,  se  composait  de  INIaupertuis, 
d'Algarotti,  et  de  Kayserling,  logés  tous  trois  dans 
un  grenier  du  palais.  Voltaire  fut  enchanté.  Le  roi, 
dit-il,  est 

un  philosophe  sans  austérité,  rempli  de  douceur,  de  complai- 
sance, d'agréments,  ne  se  souvenant  plus  qu'il  est  roi  dès  quil  est 
avec  ses  amis..!. 

Et  Frédéric,  de  son  côté,  fut  ravi  de  Voltaire;  il  écri- 
vait à  Jordan  : 

J'ai  vu  ce  Voltaire,  que  j'étais  si  curieux  de  connaître. ..  Il  a 
l'éloquence    de    Cicéron,    la    douceur    de    Pline,     et   la    sagesse 


264       HISTOinC    DE    LA    LlTTEKATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

d'Agrippa;  il  réunit,  en  un  mot,  ce  qu'il  faut  rassembler  de  vertus 
et  de  talents  de  trois  des  plus  grands  hommes  de  l'Antiquité.  Sou 
esprit  travaille  sans  cesse;  chaque  goutte  d'emcre  est  un  trait 
d'esprit,  partant  de  sa  plume.... 

En  se  séparant,  Voltaire  promit  au  roi  de  l'aller  voir  à 
Berlin,  clans  l'année  même. 

M""  du  Châtelet  travaillait  à  le  faire  rentrer  en  grâce 
auprès  des  ministres.  Elle  obtint  qu'on  oubliât  l'incar- 
tade des  Lettres  philosophiques.  Voltaire,  aussitôt,  voulut 
utiliser  son  amnistie,  en  reprenant  son  ancien  projet  de 
servir  dans  la  diplomatie  royale,  —  au  moins  dans  la 
diplomatie  secrète.  Il  écrivit  à  Fleury,  lui  annonçant  son 
voyage  à  Berlin,  et  son  désir  d'en  profiter  pour  soutenir 
les  intérêts  de  la  France.  Fleury  répondit  à  sa  proposi- 
tion par  d'aimables  vérités   : 

Vous  me  feriez  tort,  monsieur,  si  vous  aviez  pu  penser  que  je 
vous  aie  jamais  voulu  le  plus  léger  mal,  et  je  n'ai  été  fâché  que  de 
celui  que  vous  vous  faisiez  à  vous-même...  Vous  êtes  bon  et  hon- 
nête homme...,  mais  vous  avez  été  jeune,  et  peut-être  un  peu  trop 
longtemps.... 

puis,  dans  une  seconde,  le  chargeait  de  sonder  et  de 
reconnaître  les  desseins  de  l'ambitieux  roi  de  Prusse.  — 
Sa  mission  n'échoua  ni  ne  réussit. 

Mais  Voltaire  n'en  était  pas  moins  rentré  en  grâce  h 
Versailles;  et  non  seulement  on  lui  laissait  jouer  à  Lille 
son  Mahomet,  quoique  ce  fût,  selon  lui-même,  une  pièce 
a  d'un  goût  si  nouveau  »  sur  «  un  sujet  si  délicat  »,  mais 
on  n'en  interdisait  pas  la  représentation  à  Paris,  La  mort 
même  de  Fleury  n'interrompait  pas  sa  fortune,  au  con- 
traire, et  s'il  échouait  dans  une  candidature  à  l'Académie 
Française,  le  succès  de  sa  Mérope,  en  1743,  était  un  des 


DEUXIÈME    ÉPOQUE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE    (173i-1754)       2C5 

plus  brillants  de  sa  carrière  d'auteur  dramatique.  Bien 
plus,  on  le  chargeait  d'une  seconde  mission  diplomatique 
en  Prusse. 

Cette  fois  son  royal  ami  se  moqua  de  lui  d'une  façon 
sanglante,  le  discréditant  à  la  cour  de  France  sous  main, 
et  répondant  par  des  persiflages  et  des  chansons  aux 
questions  que  Voltaire  lui  adressait  sur  ses  intentions 
politiques.  Le  poète  diplomate  ne  se  rebutait  pas;  il 
secouait  les  oreilles  et  revenait  à  la  charge.  Enfin  il 
quitta  Berlin,  et  retourna  h  Paris,  en  passant  par 
Bayreuth.  Les  adieux  cette  fois  furent  moins  attendris. 
Frédéric  en  Voltaire  avait  flairé  l'espion;  et  Voltaire 
avait  perdu  quelques  illusions  sur  Frédéric  et  sur  lui- 
même. 

n,  —  Versailles. 

Pendant  tous  ces  voyages,  M™®  du  Châtelet  se  désolait, 
et  regrettait  d'avoir  fait  rentrer  son  ami  en  grâce  à  la 
cour  : 

J'ai  été  cruellement  payée  de  tout  ce  que  j'ai  fait  à  Fontaine- 
bleau  je  procure  à  M.  de  Voltaire  un  retour  honorable  dans  sa 

patrie;  je  lui  rends  la  bienveillance  du  ministère...  Savez- vous 
comment  il  récompense  tant  de  zèle  et  tant  d'attachement?  En 
partant  pour  Berlin;  il  m'en -mande  la  nouvelle  avec  sécheresse, 
sachant  bien  qu'il  me  percera  le  cœur.... 

Au  retour  de  sa  seconde  mission,  elle  l'attendait  à 
Bruxelles.  Voltaire  la  vit  à  peine,  et  se  hâta  de  partir 
«  pour  revoir  enfin  ce  tumultueux  Paris  ». 

Il  ne  séjourna  pas  longtemps  dans  la  capitale,  et 
retourna  à  Bruxelles.  Cette  fois,  la  marquise  reprit  son 
empire  sur  lui.  Mais  c'en  était  fait  désormais  de  l'inti- 


206       HISTOIUE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

mité  et  de  la  solitude  de  Cirey.  Voltaire,  comme  M™^  du 
Châtelet  le  constatait  avec  mélancolie,  est  a  fou  des 
cours  ».  Il  va  entraîner  son  amie  à  Versailles. 

Nous  n'avons  rien  dit  jusqu'ici,  ou  nous  n'avons  dit 
que  peu  de  chose,  des  moyens  très  étrangers  à  la  litté- 
rature par  lesquels  Voltaire  accrut  ses  ressources.  Avant 
d'aller  plus  loin,  il  est  bon  d'y  insister.  Non  seulement 
Voltaire  se  ménage  et  se  conserve  de  précieuses  amitiés 
h  tous  les  étages  de  la  société,  depuis  Thieriot  jusqu'au 
duc  de  Richelieu,  depuis  les  comédiens  jusqu'aux  jésuites, 
mais  encore  il  intrigue  pour  être  intéressé  dans  les  four- 
nitures aux  armées.  Dès  1734,  les  frères  Paris  lui  accor- 
daient un  intérêt  dans  les  vivres.  Il  n'en  vouera  pas 
moins  plus  tard  à  l'exécration  publique  la  mémoire  de 
ces  financiers,  maudissant,  dans  un  élan  de  généreuse 
inconscience, 

Et  Paris,  et  fratres,  et  qui  rapuere  sub  illis... 

Au  règlement  définitif  des  fournitures  de  la  première 
guerre  d'Italie,  il  recevait  pour  solde  de  compte  une 
somme  de  six  cent  mille  livres.  En  1741,  mêmes  avan- 
tages. Et  M"^  du  Chàtelet  s'emploie  avec  zèle  dans  ces 
spéculations  ! 

II  est  un  genre  d'occasions  où  les  scrupules  d'honnêteté 
ou  d'honneur  le  gênent  moins  ([ue  jamais,  c'est  lorsqu'il 
s'agit  de  flatter  une  femme  puissante.  II  avait  flatté  jadis 
les  maîtresses  du  Régent;  il  avait  loué  M""*  de  Prie; 
M°"  de  Châteauroux  ne  peut  lui  refuser  sa  protection.  Et 
voici  qu'au  moment  où  il  est  las  de  Cirey,  et  n'ose  encore 
songer  à  Berlin,  la  présence  de  M°"  de  Pompadour 
l'appelle  à  Versailles. 


DEUXIÈME    ÉPOQUE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE   (1734-1754)       267 

Il  l'avait  connue  châtelaine  d'Étiolés,  et  l'avait  jugée 
«  sage,  aimable,  remplie  de  grâces  et  de  talents,  née 
avec  du  bon  sens  et  un  bon  cœur  ».  Dès  qu'il  apprit,  au 
début  de  1745,  la  liaison  du  roi,  il  se  hâta  de  compli- 
menter la  nouvelle  favorite,  «  comme  bon  citoyen  ».  En 
échange  de  ses  flatteries,  il  reçoit  la  charge  de  gentil- 
homme de  la  chambre  et  celle  d'historiographe.  «  Le 
prétexte  de  toutes  ces  faveurs,  dit  M.  de  Nolhac,  vaine- 
ment sollicitées  jusqu'alors  par  l'auteur  de  la  Henriade, 
a  été  le  ballet  qu'il  a  composé  avec  Rameau  pour  les 
fêtes  du  mariage  du  Dauphin,  cette  Princesse  de  Navarre 
où  foisonnent  les  plus  flatteuses  allusions  au  monarque.  » 
Survint  la  victoire  de  Fontenoy.  Voltaire  composa  en 
quelques  jours  son  Poème  de  Fontenoy ,  d'une  rhétorique 
un  peu  scolaire,  mais  si  habile  en  même  temps,  puisque, 
pour  le  plus  grand  intérêt  de  l'auteur,  elle  transforme  en 
héros  le  plus  grand  nombre  possible  des  combattants  de 
la  journée. 

En  1746,  M™*  de  Pompadour  contribua  puissamment 
à  faire  entrer  Voltaire  à  l'Académie  Française  :  elle  obtint 
pour  lui  non  seulement  l'agrément,  mais  un  ordre  du  roi, 
qui  «  fit  écrire  »  à  cette  occasion.  —  Sûr  désormais  de 
sa  fortune,  Voltaire  en  abusa.  Il  tâcha  d'intéresser  la 
favorite  à  ses  propres  rancunes  littéraires;  il  espéra 
même  exercer  par  elle  une  influence  sur  l'esprit  de 
Louis  XV,  et  faire  du  roi  un  monarque  «  éclairé  »,  débar- 
rassé des  «  préjugés  »,  comme  il  en  souhaitait  un  pour  la 
France  et  pour  lui-même.  Mais  il  mit  trop  d'impatience 
à  réaliser  ses  vastes  desseins.  Il  prend  la  parole  devant 
le  roi;  il  commet  la  maladresse,  l'indiscrétion  d'adresser 
à  la  favorite  le  compliment  suivant  : 


2C8       HISTOinE    DE    LA    LITTÉRATLIIE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Ainsi  donc  vous  réunissez 
Tous  les  arts,  tous  les  goûts,  tous  les  talents  de  plaire 

Pompadour,  vous  embellissez 

La  Cour,  le  Parnasse  et  Cylhère. 
Charme  de  tous  les  cœurs,  trésor  d'un  seul  mortel, 

Qu'un  sort  si  beau  soit  éteruel! 
Que  vos  jours  précieux  soient  marqués  par  des  fêtes! 
Que  la  paix  dans  nos  champs  revienne  avec  Louis! 

Soyez  tous  deux  sans  ennemis, 

El  tous  deux  gardez  vos  conquêtes  ! 


Et  puis,  il  fatigue  M"*  de  Pompadour  de  ses  doléances  : 
il  voudrait  qu'elle  l'aidât  à  faire  supprimer  des  libelles, 
et  à  faire  emprisonner  des  libraires.  Sa  Sémiramis  est 
jouée  avec  succès;  suivant  l'habitude,  on  la  parodie  : 
vite,  que  M"°  de  Pompadour  s'emploie  à  faire  interdire 
cette  parodie!  Enfin,  et  surtout,  la  favorite  ne  déteste 
point  les  tragédies  de  Crébillon  :  elle  fait  jouer  Cntili/ui 
sur  le  théâtre  de  Versailles.  Jamais  Voltaire  ne  lui  par- 
donnera d'avoir  contribué  au  succès  de  son  rival  :  «  Rien, 
dit  M.  de  Nolhac,  n'effacera  ce  qu'il  a  pris  pour  une 
injure  personnelle,  ni  les  bontés  passées,  ni  la  discrétion 
sur  les  bons  offices  rendus,  ni  ceux  qu'il  sollicitera 
encore,  et  qui  ne  lui  tuan([ueront  jamais.  Quinze  ans 
plus  tard,  (juaiid  clic  mourra,  il  proclamera  «  son  atta- 
chement et  sa  reconnaissance  »,  rendra  un  hommage 
sincère  à  la  femme  philosophe,  et  la  louera  d'avoir  pensé 
«  comme  il  faut  »  ;  mais  il  livrera  à  ses  amis  le  secret 
d'une  rancune  imlér-icinable  :  «  Quoique  M""  de  Pom- 
padour ait  prol/'gc  la  détestable  pièce  de  CaliUna,  je 
l'aimais  cependant,  tant  j'ai  l'âme  bonne;  elle  m'avait 
même  rendu  quelques  petits  services...  » 

La  faveur  de  Voltaire  diminuait  donc  à  la  cour.  Le  roi 


DEUXIÈME    ÉPOQUE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE    (1734-1754)       269 

le  tolérait,  la  reine  le  tenait  à  l'écart.  Un  petit  événement 
vint  précipiter  la  crise.  A  Fontainebleau,  dans  l'automne 
de  1747,  un  soir  M'"''  du  Châtelet  perdait  plus  de 
84000  livres.  Voltaire,  derrière  elle,  lui  fit  observer,  à 
mi-voix  et  en  anglais,  qu'elle  jouait  peut-être  avec  des 
fripons.  On  l'entendit,  on  chuchota.  La  marquise  et 
Voltaire,  effrayés  de  l'esclandre,  partirent  précipi- 
tamment. 

Ils  se  réfugièrent  auprès  de  la  duchesse  du  Maine,  à 
Sceaux.  C'est  là  que  Voltaire  demeura  jusqu'au  mois  de 
décembre,  se  cachant,  et  écrivant  quelques-uns  de  ses 
plus  jolis  contes,  entre  autres  Zadig  et  Micromégas. 
Personne,  dans  la  langue  française,  n'a  enveloppé  le 
conte  allégorique  d'un  voile  plus  transparent,  ne  l'a 
traité  avec  plus  de  grâce,  d'esprit  et  de  profondeur  : 

Ce  bon  prince  était  toujours  loué,  trompé,  et  volé  :  c'était  à  qui 
pillerait  ses  trésors.  Le  receveur  général  de  l'île  de  Serendib 
donnait  toujours  cet  exemple  fidèlement  suivi  par  les  autres.  Le 
roi  le  savait;  il  avait  changé  de  trésorier  plusieurs  fois;  mais  il 
n'avait  pu  changer  la  mode  établie  de  partager  les  revenus  du 
roi  en  deux  moitiés  inégales,  dont  la  plus  petite  revenait  toujours 

à  Sa  Majesté,  et  la  plus  grosse  aux  administrateurs 

[Zadig,  (jliap.  xiv.) 

Suit  l'histoire    du   Corridor  de   la    Tentation  :    Zadio- 

o 

promei  au  roi  de  discerner  le  degré  d'honnêteté  des 
candidats  aux  fonctions  de  trésorier  d'après  leur  agilité 
à  danser.  11  les  invite  à  un  bal;  et,  pour  accéder  à  la 
salle,  ils  doivent  passer  par  une  galerie  garnie  de  trésors. 
Aussi  dansent-ils  tous  fort  pesamment,  s'étant  lestés 
dans  la  galerie,  à  l'exception  d'un  seul. 

Le  roi  fut  fâché  pour  la  nature  humaine  que  de  ces  soixante  et 
quatre  dauseurs  il  y  eût  soixante  et  trois  liions...   Ou  aurait  en 


270       IIISTOIUK    1>E    LA     LITTKaATUlUv    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

l'erse  empalé  ces  soixante  et  trois  seigneurs;  en  d'autres  pays 
on  eût  fait  une  cliambre  de  justice  qui  eût  consommé  en  frais  le 
triple  de  l'argent  volé,  et  qui  n'eût  rien  remis  dans  les  coffres  du 
souverain;  dans  un  autre  royaume,  ils  se  seraient  pleinement  jiis- 
liGés,  et  auraient  fait  disgracier  ce  danseur  si  léger  :  h  Sereiidib, 
ils  ne  furent  condamnés  qu'à  augmenter  le  trésor  ])ublic,  car 
Xabussan  était  fort  indulgent. 

Quand  il  quitta  Sceaux,  il  ne  fit  que  toucher  à  Versailles 
et  il  reprit  avec  M™*  du  Châtelet  le  chemin  de  Cirey. 
Mais  l'ancien  charme  n'y  était  plus.  Les  deux  amis 
séjournèrent  à  la  cour  de  Lunéville,  auprès  du  roi  Sta- 
nislas. C'est  là  que  M"*  du  Châtelet  s'éprit  de  Saint- 
Lambert,  alors  jeune  officier  de  dragons,  et  futur  auteur 
des  Saisons  ;  une  grossesse  s'ensuivit;  en  il^ii),  la  mar- 
quise mourait,  des  suites  de  ses  couches,  entre  les  bras 
ou  en  présence  du  moins  de  M.  du  Châtelet,  de  Voltaire 
ot  de  Saint-Lambert  à  la  fois.  Voltaire  n'était  pas  le 
moins  attristé. 

Du  côté  de  la  cour  il  espérait  encore  quelques  faveurs. 
Il  s'était  efforcé  de  reconquérir  les  bonnes  grâces  de 
M°'  de  Pompadour,  en  lui  communiquant  une  version  de 
V Histoire  de  la  guerre  de  17 Al,  où  on  lisait  dans  la 
conclusion   : 

On  apprendra  avec  surprise  que  cette  paix  fut  le  fruit  des 
conseils  pressants  d'une  jeune  dame  du  plus  haut  rang,  célèbre 
par  ses  cliarmes,  par  ses  talents  singuliers,  par  son  esprit  et  par 
une  place  enviée. 

11  composait  un  Panègxjriquc  de  Louis  XVy  le  faisaittra- 
duire  en    quatre   langues,    et   priait  M"""  de  Pompadour       i 
d'en  présenter  un  exemplaire  au  roi.  Obligeamment,  la        | 
favorite  s'acquittait  de  la  commission  et  répondait  à  son 
protégé  ; 


DEUXIÈME    ÉPOQUE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE    (1734-1754)       271 

...  Je  vois  que  vous  vous  affligez  des  propos  et  des  noirceurs  que 
Ton  vous  fait.  N'y  devriez-vous  pas  être  accoutumé?...  Je  suis 
bien  éloignée  de  penser  que  vous  ayez  rien  fait  contre  Crébillon. 
C'est,  ainsi  que  vous,  un  talent  que  jaime  et  que  je  respecte... 
Adieu,  portez-vous  bien;  ne  songez  pas  à  aller  trouver  le  roi  de 
Prusse;  quelque  grand  roi  qu'il  soit,  et  quelque  sublime  que  soit 
son  esprit,  on  ne  doit  pas  avoir  envie  de  quitter  notre  Maître, 
quand  on  connaît  ses  admirables  qualités... 

De  ses  dernières  flatteries,  Voltaire  recueillit,  le 
27  mai  1749,  un  brevet  du  Roi,  lui  permettant  de  vendre 
sa  charg-e  de  gentilhomme  ordinaire  de  la  chambre. 
Comme  il  l'avait  reçue  sans  l'acheter,  c'était  un  cadeau 
de  soixante  mille  livres.  C'était  aussi  un  congé  honorable 
pour  Voltaire,  qui,  décidément,  se  sentait  plus  d'incli- 
nation pour  l'esprit  «  sublime  »  de  Frédéric  II  que  pour 
les  «  admirables  qualités  »  de  Louis  XV, 


m.  —  B 


ERLIN 


Il  hésitait  cependant  à  partir.  Sans  doute,  du  côté  de 
la  cour,  la  partie  était  définitivement  perdue  pour  lui. 
Mais  du  côté  de  l'opinion  ?  11  comprit  alors  que  sa  répu- 
tation restait  encore  trop  uniquement  celle  d'un  bel- 
esprit,  et  que  ses  compatriotes  ne  le  prenaient  point  au 
sérieux.  «  Vous  avez  été  jeune,  et  peut-être  trop  long- 
temps »,  lui  avait  écrit  jadis  le  cardinal  de  Fleurv.  Tous 
ses  contemporains  pensaient  de  même.  On  nesaisissait  pas 
encore  la  portée,  la  profondeur,  la  signification  d'ensem- 
ble des  ouvrages  déjà   publiés  de    Voltaire.    Le   parterre 

applaudissait  ses  tragédies,  et  se  moquait  de  lui, Et  les 

nouveaux    philosophes,    les    Grimm,    les    Diderot,     les 
Rousseau,  lui  reprochaient  sa  courtisanerie.  En  somme. 


272       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

il  était  opportun  de  se  faire  oublier  quelque  temps,  et 
d'aller  chercher  à  l'étranger  le  renom  de  grand  esprit 
que  s'obstinait  à  refuser  la  France,  1'  «  ingrate  patrie  ». 
En  juin  1750,  après  avoir  fait  ses  conditions  en  entrant, 
comme  il  disait,  «  dans  le  détail  des  misères  humaines  », 
c'est-à-dire  en  demandant  au  roi  do  Prusse  de  l'aider  à 
faire  un  emprunt  que  l'état  présent  de  ses  finances  rend 
indispensable,  il  se  décide  au  départ. 
L'arrivée  fut  un  enchantement  : 

Cent  cinquante  mille  soldats  victorieux!  point  de  procureurs  I 
opéra,  comédie,  philosophie,  poésie,  un  héros  philosophe  et  poète, 
grandeur  et  grâces,  grenadiers  et  muses,  trompettes  et  violons, 
repas  de  Platon,  société  et  liberté!  Qui  le  croirait! 

La  croix  de  l'ordre  du  Mérite,  le  titre  de  chambellan, 
20  000  francs  de  pension,  témoignaient  de  la  générosité 
de  Frédéric.  Au  bout  de  trois  mois  cependant,  les  restric- 
tions, les  «  mais  »,  se  font  jour  dans  la  correspondance 
de  Voltaire.  Et  la  désillusion  commence  de  part  et 
d'autre.  Le  poète  voit  un  peu  dans  le  roi  une  sorte  de 
barbare  qui  se  civilise,  et  il  a  un  peu  de  mépris  protec- 
teur envers  son  hôte  royal;  bien  plus,  il  ne  peut  s'empê- 
cher de  laisser  entrevoir  ce  sentiment  peu  flatteur  pour 
celui  qui  en  est  l'objet.  Car  Voltaire  est  courtisan,  il  est 
même  flagorneur,  mais  la  vivacité  de  son  humeur  et 
une  certaine  franchise  prime-sautière  de  bourgeois  indé- 
pendant l'amènent  toujours  à  venger  sans  mesure, 
même  à  ses  propres  dépens,  les  intérêts  de  son  goût 
littéraire,  de  son  amour-propre,  de  ses    idées  oflfensées. 

Et  puis  Voltaire  est  étrangement  imprudent  :  il  veut 
spéculer  et  s'engage  dans  un  procès  peu  honorable  contre 


DEUXIEME    EPOQUE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE    (1734-1754)       273 

le  juif  Hirschell.  Frédéric  est  profondément  irrité,   et  il 
écrit  à  sa  sœur  la  margrave  de  Bayreuth  : 

Vous  me  demandez  ce  que  c'est  que  le  procès  de  Voltaire  avec 
un  juif.  Cest  V affaire  d'un  fripon  qui  veut  tromper  un  filou.  Il 
n'est  pas  permis  qu'un  homme  de  l'esprit  de  Voltaire  en  fasse  un 
si  indigne  abus...  J'attends  que  cette  affaire  soit  finie  pour  lui  laver 
la  tête,  et  pour  voir  si,  à  l'âge  de  cinquante-six  ans,  on  ne  pourra 
pas  le  rendre,  sinon  raisonnable,  du  moins  moins  fripon. 

Indiscret  et  importun  à  Berlin  comme  il  l'avait  été  à 
Versailles,  le  poète-chambellan  cherche  à  faire  inter- 
venir le  roi  dans  ses  démêlés  particuliers  avec  d'Arnauld, 
avec  Fréron,  avec  La  Beaumelle.  Frédéric,  excédé, 
laisse  ou  fait  répéter  à  Voltaire  que,  «  quand  on  a  sucé 
l'orange,  on  jette  l'écorce  ».  Enfin  éclate  l'affaire  Mau- 
pertuis. 

Cette  fois  Voltaire  s'attaquait  à  forte  partie.  Pierre- 
Louis  Moreau  de  Maupertuis,  né  à  Saint-Malo  en  1698, 
devenu  célèbre  dans  le  monde  savant  depuis  son  expédi- 
tion scientifique  du  Pôle  Nord,  était  président  de  l'Aca- 
démie Royale  de  Berlin.  C'était  un  homme  d'esprit, 
orgueilleux  sans  doute  et  d'un  caractère  difficile,  mais 
enfin  Voltaire  et  lui  avaient  eu  jusqu'alors  les  meilleures 
relations.  Bientôt  Voltaire,  irrité  de  ses  grands  airs  et 
jaloux  de  sa  faveur  auprès  de  Frédéric,  le  harcela  d'épi- 
grammes.  Maupertuis  ne  répondit  pas  :  il  se  contenta  de 
prendre  contre  Voltaire  le  parti  de  La  Beaumelle,  dans  la 
querelle  qui  s'éleva  au  sujet  du  Siècle  de  Louis  XIV. 
Voltaire  répliqua  en  prenant  parti  pour  un  savant  adver- 
saire de  Maupertuis,  et  comme  lui  académicien  de 
Berlin,  Kœnig. 

Ce  fut  le  roi  qui  se  chargea  de  répondre  aux  injures 
m.  18 


274       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

que  Voltaire  avait  adressées  à  Maupertuis  dans  la 
BiliUolJteque  raisonnée.  Dans  un  article  anonyme,  il 
malmenait  rudement  son  chambellan.  Voltaire,  piqué 
au  jeu,  riposta  par  la  l'ameuse  Diatribe  du  docteur  Akakia 
qui  parut  en  1752  :  il  y  raillait  Maupertuis;  et,  comme 
il  pensait  bien  que  le  roi  ne  lui  permettrait  pas  de  la 
faire  imprimer,  il  soutira  l'autorisation  nécessaire  en  la 
sollicitant  pour  une  autre  brochure  dont  les  feuilles 
furent  habilement  mêlées  à  celles  de  la  Diatribe. 

Frédéric  se  fâcha.  La.  Diatribe  fut  brûlée  par  le  bour- 
reau et  Voltaire  dut  signer  le  plus  humiliant  désaveu. 
Dès  lors  il  songea  sérieusement  à  quitter  le  «  Salomon 
du  Nord  ».  Le  23  mars  1753,  il  partit  et  se  dirigea  vers 
la  France  à  petites  étapes,  s'arrêtant  à  Leipzig,  à  Gotha, 
à  Cassel,  à  Wabern,  à  Francfort  enfin,  cette  fois  bien 
malgré  lui,  et  parce  qu'il  était  accusé  d'avoir  volé  les 
«  poésies  »  de  Frédéric.  Avant  de  quitter  Frédéric,  il 
avait  profité  de  ce  qui  lui  restait  de  crédit  pour  rendre 
service  aux  Encyclopédistes  en  faisant  agréer  du  roi 
de  Prusse,  comme  lecteur  et  comme  secrétaire,  l'abbé 
de  Prades  alors  fugitif.  En  septembre  1753,  Voltaire 
repasse  le  Rhin  et  vient  attendre  à  Strasbourg  le  résultat 
des  démarches  que  ses  amis  faisaient  à  Versailles  pour 
qu'il  lui  fût  permis  de  rentrer  à  Paris. 

Qui  des  deux  avait  gagné  le  plus  à  cette  fréquentation 
de  trois  années,  du  poète  ou  du  roi?  On  a  prétendu  que 
c'est  le  roi  :  ((  Otez,  a  dit  quelqu'un,  de  la  vie  de  Fré- 
déric le  Grand  la  circonstance  de  ses  liaisons  avec  Vol- 
taire, et  la  renomméo  de  Frédéric  en  se'^a  diminuée  ».  Et 
l'on  a  qualifié  d'  «  étape  improductive  j)  pour  le  génie  de 
Voltaire  ce  séjour  à  Berlin. 


DEUXIÈME    ÉPOQUE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE    (1734-1754)       275 

En  réalité,  Voltaire  a  étrangement  bénéficié  de  ce 
séjour.  Sa  situation  extérieure,  son  prestige  s'en  est  accru, 
et  en  Allemagne,  et  en  Europe,  et  en  France  même.  Son 
vocabulaire  s'est  enrichi,  et  ce  bel  esprit  soucieux  de 
l'élégance,  des  termes  choisis,  du  ton  gracieux  et  délicat, 
ne  dédaigne  plus  désormais  les  mots  grossiers,  et  la 
verve  vulgaire,  dont  il  a  vu  un  roi  faire  un  cynique  usage. 
Enfin,  et  surtout,  sa  pensée  s'est  mûrie,  et  il  a  pris,  au 
contact  de  Frédéric,  conscience  de  ses  propres  tendances, 
si  l'on  veut,  de  ses  principes.  Sans  doute  il  a  souffert  du 
despotisme  du  roi  de  Prusse,  de  son  caractère  autoritaire. 
Mais  sur  la  question  du  «  fanatisme  »,  il  sait  bien  que 
Frédéric  est  d'accord  avec  lui.  Et  c'est  ce  que  révèlent 
bien  les  flatteries  incessantes  qu'en  dépit  des  affronts 
reçus  il  prodigue  jusqu'au  dernier  jour  à  Frédéric.  S'il 
oppose  ainsi  à  la  «  servitude  »  de  Versailles  la  «  liberté  » 
de  Potsdam,  s'il  célèbre  le  libéralisme  de  l'autocrate 
prussien,  c'est  qu'en  effet,  Frédéric  était  «  libre  » 
et  «  libéral  »  à  l'égard  de  toute  religion.  C'était  la  seule 
liberté  que  Voltaire  considérât  comme  essentielle.  Avant 
son  séjour  à  Berlin,  il  la  souhaitait,  sans  trop  s'inquiéter 
de  savoir  si  elle  était  réalisable,  et  d'une  manière  pour 
ainsi  dire  négative,  en  raillant  ou  en  blâmant  l'  «  intolé- 
rance ))  du  gouvernement  français.  Désormais,  l'ayant 
vu  pratiquer,  il  y  croit,  d'une  manière  positive.  Et  cette 
conscience  plus  nette  d'une  de  ses  tendances  fondamen- 
tales, et  cette  confiance  nouvelle,  il  les  doit  à  la  fréquen- 
tation de  Frédéric. 

Le  moment  semble  venu  de  parler  de  l'œuvre  histo- 
rique de  Voltaire,  puisque  aussi  bien  c'est  à  Berlin,  en 
1751,  qu'il  a  publié  son  Siècle  de  Louis  XI V. 


CHAPITRE    XII 


VOLTAIRE   HISTORIEN 


Considérable  dans  riiistoire  du  théâtre  français,  le 
rôle  de  Voltaire  n'est  guère  moins  considérable  dans 
l'histoire  de  l'histoire,  si  je  puis  ainsi  dire,  et  on  peut 
dire  qu'au  xviii*  siècle,  avec  Montesquieu,  c'est  bien  lui 
(lui  a  constitué,  telles  à  peu  près  que  nous  les  entendons 
encore  aujourd'hui,  les  règles  générales  de  l'art  d'écrire 
l'histoire.  Pour  bien  faire  comprendre  la  nature  de 
son  impulsion  et  l'importance  de  son  initiative,  il  est 
inutile  de  remonter  jusqu'aux  Anciens.  Bornons-nous  au 
xvii*  siècle,  et  rappelons  au  sujet  de  l'histoire  les  paroles 
de  Fénelon  dans  sa  Lettre  à  V Académie  : 

Un  sec  et  triste  faiseur  d'annales  ne  connaît  point  d'autre  ordre 
que  celui  de  la  chronologie;  il  répète  un  fait  toutes  les  fois  qu'il  a 
besoin  de  raconter  ce  qui  tient  à  ce  fait  ;  il  n'ose  avancer  ni  reculer 
aucune  narration.  Au  contraire,  l'historien  qui  a  un  vrai  génie 
choisit  sur  vingt  endroits  celui  où  un  fait  sera  mieux  placé  pour 
répandre  la  lumière  sur  tous  les  autres... 

Et  Fénelon  appelait  de  tous  ses  vœux  un  bon  historien, 
qui  sût  mettre  dans  ses  ouvrages  «  l'ordre  et  l'arrange- 


VOLTAIRE    HISTORIEN  277 

ment  »,  qui  constituent,  selon  lui,  «la  principale  perfec- 
tion d'une  histoire»;  qui  sût  distinguer  les  circonstances, 
les  mots  typiques,  les  «  gestes  qui  ont  rapport  au  génie 
ou  à  l'humeur  d'un  homme  »,  qui  connût  «  exactement 
la  forme  du  gouvernement  et  le  détail  des  mœurs.  » 

Fénelon  avait  raison,  quand  il  constatait  l'absence  de 
vrais  historiens  au  xvii^  siècle.  L'histoire,  sous  Louis  XIII 
et  Louis  XIV,  avait  été,  en  effet,  ou  bien  annalistique, 
avec  de  Thou  et  Mézeray  ;  ou  bien  totale,  pour  ain'^i  dire  : 
Histoire  des  Empereurs ,  Histoire  des  Ariens,  Histoire  des 
Iconoclastes^  Histoire  de  France,  celle-ci  du  P.  Daniel, 
en  1713;  ou  bien  polémique  ou  apologétique,  avec  Maim- 
bourg  et  Bossuet.  Je  ne  parle  pas  des  purs  érudits,  les 
Montfaucon  ou  les  Mabillon,  les  Adrien  de  Valois  et  les 
Du  Cange  ;  l'on  sait  que,  comme  tous  les  érudits,  ils 
n'écrivent  que  pour  leurs  semblables;  et  nous  n'avons  a 
nous  occuper  de  l'histoire  qu'autant  qu'elle  n'est  pas  uni- 
quement œuvre  de  recherche  et  de  science,  mais  aussi 
œuvre  d'art;  et  sans  doute  l'érudition  est  bien  la  base 
de  l'histoire,  mais  elle  n'est  pas  encore  l'histoire. 

Au  début  du  xviii®  siècle,  nous  avons  cependant  noté 
les  noms  de  quelques  historiens,  comme  l'abbé  Fleury, 
Saint-Réal  et  Vertot.  Mais  ni  l'un,  ni  les  autres,  n'ont 
assez  de  surface  ni  d'autorité  littéraire.  Pourtant,  si  Vol- 
taire s'est  contenté  d'appeler  Vertot  un  «  historien 
agréable  et  élégant  »,  il  a  plusieurs  fois  déclaré  qu'il 
voyait  dans  l'Histoire  de  la  conspiration  de  Venise  de 
Saint-Réal  «  un  chef-d'œuvre  »  ;  et  cela  se  comprend 
dans  une  certaine  mesure,  puisque  ce  genre  d'histoire 
épisodique  est  celui  vers  lequel  il  se  tourne  d'abord  avec 
son  Charles  XII.  La  formule  en  est  celle-ci  :  l'histoire  est 


278       HISTOIRE    DE    LA    LITTEKATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

lin  roman  qui  a  été,  comme  le  roman  est  de  l'histoire  qui 
aurait  pu  être. 

Ce  que  Volta-ire  s'est  proposé  d'abord,  c'est  de  tirer 
l'histoire  des  mains  des  éradits,  et  pour  cela  de  n'en 
traiter  que  des  épisodes.  Il  se  trouvait  dirigé  en  ce  sens 
par  son  instinct  d'homme  du  monde,  ennemi  du  pédan- 
tisme  et  d'une  certaine  érudition,  moins  curieux  de  pré- 
cision, d'exactitude,  de  vérité,  que  des  vérités  attrayantes  ; 
par  son  instinct  d'auteur  dramatique  aussi,  qui  le  portait 
à  composer  des  scènes  piquantes,  émouvantes,  romanes- 
ques. 

Le  même  instinct  de  poète  et  d'homme  de  goût  l'in- 
duit, au  lieu  d'écrire  des  Annales,  à  procéder  par 
tableaux;  en  quoi  et  par  où  l'on  peut  dire  qu'après  l'inté- 
rêt il  introduit  dans  l'histoire  l'air  et  la  perspective.  Tous 
les  faits  n'ont  pas  la  même  importance;  il  y  en  a  d'indif- 
férents; il  y  en  a  d'encombrants;  il  y  en  a  qui  ne  pei- 
gnent pas,  qui  n'ajoutent  rien  à  la  physionomie  des 
hommes,  des  temps,  ou  à  la  connaissance  de  l'esprit 
humain.  La  nécessité  dès  lors  s'impose  de  choisir.  Et 
c'est  ce  qu'a  bien  vite  compris  Voltaire. 

Enfin  l'étrangeté,  la  singularité  de  certains  faits  met 
on  doute  son  esprit  naturellement  frondeur  et  que  l'habi- 
tude de  fronder  conduit  à  un  certain  scepticisme.  Et  à  ce 
titre  il  crée  la  critique  historique.  Nous  verrons  d'ailleurs 
les  limites  de  sa  critique,  et  combien,  en  matière  d'his- 
toire religieuse  en  particulier,  elle  est  insuffisante  et 
(ausse,  ayant  à  sa  base  la  «  raison  »  toute  sèche,  et  la 
raison  de  Voltaire,  avec  ses  préjugés,  ses  rancunes,  et  ses 
incompréhensions.  Mais  le  service  qu'il  rend  n'en  est 
pas  moins  considérable  à  son  heure. 


VOLTAIRE    HISTORIEN  279 

De  tout  cela  se  dégage  une  conception  neuve  de  l'his- 
toire, que  Voltaire  a  formulée  lui-même  dans  l'Essai  sur 
les  mœurs  et  dans  le  Siècle  de  Louis  XIV.  Vous  voulez, 
dit-il  dans  Y  Aidant-Propos  de  l'essai.^  en  s'adressant  à 
M""'  du  Châtelet, 

Vous  voulez...  prendre  une  idée  générale  des  nations  qui 
habitent  et  qui  désolent  la  terre.  Vous  ne  cherchez  dans  cette  immen- 
sité que  ce  qui  mérite  d'être  connu  de  vous  :  l'esprit,  les  mœurs, 
les  usages  des  nations  principales,  appuyés   des  faits  qu'il  n'est 

pas  permis  d  ignorer Autant  il  faut  connaître  les  grandes  actions 

des  souverains  qui  ont  rendu  leurs  peuples  meilleurs  et  plus  heu- 
reux, autant  on  peut  ignorer  le  vulgaire  des  rois,  qui  ne  pourrait 
que  charger  la  mémoire.... 

et,  dans  V Introduction  du  siècle  de  Louis  XIV  : 

Ce  n'est  pas  seulement  la  vie  de  Louis  XIV  qu'on  prétend 
écrire  :  on  se  propose  un  plus  grand  objet.  On  veut  essayer  de 
peindre  à  la  postérité,  non  les  actions  d'un  seul  homme,  mais 
l'esprit  des  hommes  dans  le  siècle  le  plus  éclairé  qui  fut  jamais. 

Tous  les  temps  ont  produit  des  héros  et  des  politiques Mais 

quiconque  pense,  et,  ce  qui  est  encore  plus  rare,  quiconque  a  du 
goût,  ne  compte  que  quatre  siècles  dans  l'histoire  du  monde.  Ces 
quatre  âges  heureux  sont  ceux  où  les  arts  ont  été  perfectionnés, 
et  qui,  servant  d'époque  à  la  grandeur  de  l'esprit  humain,  sont 
l'exemple  de  la  postérité. 

C'est  l'histoire  de  l'esprit  humain.  Elle  doit  être  l'his- 
toire des  idées^  et  Voltaire  s'attache  aux  «  époques  »  ; 
l'histoire  universelle,  et  il  fait  entrer  le  premier  l'Inde  et 
la  Chine  dans  ses  récits;  elle  doit  enfin  travailler  au 
progrès.,  en  débarrassant  les  lecteurs  des  «  préjugés  » 
dont  elle  montre  la  succession  et  par  là  même  la 
vanité. 

Cette  conception  est  servie  par  une  érudition  relative- 
ment  solide,    et  surtout   étendue.   Ne  la  comparons  pas 


280       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

cependant  à  celle  d'un  Bossuet.  L'auteur  de  Y  Histoire  des 
Variations  se  documentait,  faisait,  comme  on  disait  alors^ 
des  «  extraits  »,  de  toute  sa  conscience,  et  de  tous  ses 
scrupules.  Voltaire  feuillette,  parcourt,  retient  ce  qui 
frappe  son  esprit  curieux  et  mobile;  il  lit  beaucoup 
parce  qu'il  est  avide  de  connaissances  nouvelles,  d'aper- 
çus piquants,  d'anecdotes  inédites.  Il  a,  comme  l'on  dit 
aujourd'hui,  du  «  flair  ».  Mais  il  a  peu  de  sûreté. 

Ajoutez  à  ces  lectures,  à  ces  recherches  une  intelli- 
gence pénétrante,  et  un  sens  historique  instinctif,  peu 
profond,  nous  verrons  pourquoi,  mais,  dans  de  certaines 
limites,  merveilleusement  net.  «  Qu'il  jette  seulement  les 
yeux  sur  un  sujet  quelconque  »,  dit  Carlyle,  «  il  voit  en 
un  instant,  peu  profondément  il  est  vrai,  mais  avec  une 
pénétration  instinctive,  quelle  en  est  la  portée  à  cette 
profondeur  superficielle,  quelle  est  ou  paraît  être  sa  cohé- 
rence logique,  comment  les  effets  sont  unis  aux  causes, 
comment  il  faut  comprendre  l'ensemble  et  le  représenter 
pour  lui-même  et  pour  les  autres  dans  un  enchaînement 
lumineux;  mais,  au  delà  de  cette  profondeur,  sa  vue  ne 
devient  pas  confuse,  elle  s'arrête  complètement.  »  Car- 
lyle indique  bien  ici  le  dernier  trait  sur  lequel  il  nous 
faille  insister  avant  d'entrer  dans  l'analyse  des  œuvres  : 
l'art  d'éclairer  pour  les  autres  ce  que  Voltaire  a  vu,  et  de 
faire  la  lumière  avec  une  incomparable  et  parfois  décon- 
certante décision  sur  ce  que  ses  prédécesseurs  avaient 
inutilement  tenté  de  débrouiller.  Il  a,  comme  l'a  si  bien 
dit  Taine,  le  secret  des  «  formules  portatives  »,  justes 
ou  fausses,  mais  toujours  lumineuses,  et  qui  se  fixent 
dans  la  mémoire  comme  des  proverbes,  ou  comme  les 
vers  de  Boileau. 


I 


VOLTAIRE    HISTORIEN  231 

Voici,  suivant  l'ordre  de  leur  apparition,  la  liste  de  ses 
ouvrages  historiques  : 

1731  :  Histoire  de  Charles  XII ; 

1751  :  Siècle  de  Louis  A7F; 

1753  :  Annales  de  V Empire; 

1756  :  Essai  sur  les  Mœurs; 

1759-63  :  Histoire  de  Russie; 

1769  :  Histoire  du  Parlement  de  Paris.  —  Précis  du 
îx'gne  de  Louis  XV. 

La  plupart  de  ces  dates,  malgré  leur  exactitude,  sont 
d'une  vérité  approximative.  Prenons  par  exemple  le  der- 
nier de  ces  ouvrages  :  Voltaire,  nommé  historiographe 
en  1745,  commence  aussitôt  d'écrire  l'histoire  de 
Louis  XV;  en  1741,  V Histoire  de  la  guerre  de  11kl  est 
terminée;  en  1755,  il  se  plaint  qu'on  lui  ait  volé  son 
manuscrit;  en  1755,  cependant,  Y  Histoire  paraît,  et 
l'année  suivante  elle  a  une  seconde  édition  ;  dix-huit  cha- 
pitres sur  Louis  XV  viennent  à  la  suite  du  Siècle  de 
Louis  X/Fdans  V Essai  sur  l'Histoire  générale;  en  1768, 
ce  sont  vingt  et  un  chapitres  nouveaux;  en  1769,  paraît 
la  première  édition  séparée.  On  ne  peut  donc,  en  vérité, 
parler  des  œuvres  de  Voltaire  qu'avec  sa  Correspondance 
et  sa  Bibliographie  sous  les  yeux. 

Nous  nous  occuperons  ici  de  Charles  XII.,  du  Siècle  de 
Louis  XIV  et  de  l'Essai  sur  les  Mœurs. 

Composée  en  1728  et  1729,  en  Angleterre,  l'Histoire 
de  Charles  XII  parut  en  1731.  On  s'est  demandé  pour 
quelles  raisons  Voltaire  avait  choisi  ce  sujet,  pour  son 
début  historique.  L'une  d'elle  est  certainement  le  désir  de 
faire  sa  cour  à  la  reine  de  France,  Marie  Leczinska,  dont 
le  père  avait  été  le  protégé  du  héros  suédois.   Mais  il  en 


282       HISTOIKE    DE    LA    LITTERATUnE    KUANÇAISE    CLASSIQUE 

avait  deux  autres  :  il  voulait  mettre  en  scène  Charles  XII 
et  Pierre  le  Grand  parce  que  «  ce  prince,  et  son  rival... 
avaient  été,  du  consentement  de  toute  la  terre,  les  person- 
nages les  plus  singuliers  qui  eussent  paru  depuis  plus 
de  vingt  siècles  ».  Et  il  pensait  enfin  que  «  cette  lecture 
pourrait  être  utile  à  quelques  princes  »,  en  les  gué- 
rissant «  de  la  folie  des  concpiêtes  ».  h' Histoire  de 
Charles  XII  est  donc  composée  par  un  auteur  dramatique, 
qui  se  donne  des  airs,  et  qui  a  peut-être  des  intentions 
de  philosophe. 

Auteur  dramatique,  ce  qui  a  séduit  Voltaire  dans  le 
sujet  de  Charles  XII,  c'est  évidemment  comme  il  était 
facile,  en  s'y  prenant  bien,  d'intéresser  le  lecteur  à  ces 
aventures  extraordinaires,  à  ces  grands  succès  suivis  de 
grands  revers  :  Narva,  Altranstadt,  Pultawa,  Bender,  à 
la  tragédie  du  dénouement  :  la"  mort  mystérieuse  du 
héros  sous  les  murs  de  Frederikshall.  Il  y  a  si  bien 
réussi  que  l'on  fit  difficulté  de  croire  que  les  choses  se 
lussent  passées  comme  il  les  racontait.  Et,  effectivement, 
sa  façon  de  mettre  son  personnage  en  scène,  de  ramasser 
sur  lui  tout  l'intérêt,  de  le  rendre  principal  acteur  jusque 
dans  les  occasions  où  il  ne  fut  qu'indirectement  et 
secondairement  mêlé,  tout  cela,  c'est  de  l'art,  mais  un 
art  qui  tient  moins  de  la  vérité  que  d'un  agréable  men- 
songe, plus  conforme  aux  traditions  du  théâtre  français 
qu'aux  exigences  de  l'histoire. 

Et,  cependant,  l'information  ne  laisse  pas  d'être  sûre, 
dans  le  Charles  XII.  Voltaire  a  consulté  non  seulement 
les  mémoires  —  de  Fabrice,  de  Villelongue,  de  Fierville, 
—  mais  les  témoins  oculaires,  dont  il  a  contrôlé  les 
témoignages  à  l'aide  du  Journal  militaire  d'Adlerfeld,  et 


i 


VOLTAIRE    HISTORIEN  283 

de  V Histoire  écrite  par  Norberg,  chapelain  de  Charles  XII. 
C'est  qu'en  fait  d'histoire,  comme  il  le  dira  plus  tard  lui- 
même,  «  rien  n'est  à  négliger;  et  il  faut  consulter,  si 
l'on  peut,  les  rois  et  les  valets  de  chambre  ». 

En  outre.  Voltaire  eut  là,  dès  son  début,  un  vif  senti- 
ment des  nécessités  historiques.  Aucun  autre  de  ses 
ouvrages  n'a  autant  de  couleur,  de  précision  concrète. 
Qu'on  se  reporte,  pour  en  juger,  aux  descriptions  qui  s'y 
trouvent  de  la  Suède  et  de  l'Ukraine,  aux  récits  de  la 
retraite  de  Schulenbourg,  du  supplice  de  Patkul  du 
siège  soutenu  par  Charles  XII. 

Quand  le  très  vif  succès  de  Charles  XII  n'aurait  pas 
suffi   pour    mettre    Voltaire    en    goût    de    s'appliquer    à 
l'histoire,  d'autres  raisons,  dont  on  a  dit  quelques  mots 
lui  auraient  encore  dicté  le  choix  du  Siècle  de  Louis  XIV 
comme  sujet  de  ses  études. 

C'est  d'abord,  comme  nous  l'avons  remarqué,  qu'en 
écrivant  l'histoire  d'un  conquérant  il  n'a  eu  aucunement 
l'intention  de  glorifier  l'esprit  de  conquête,  bien  au  con- 
traire :  il  plaçait,  dans  le  Discours  préliminaire  de  son 
Charles  XII,  les  conquérants  «  entre  les  tyrans  et  les 
bons  rois,  mais  plus  approchant  des  premiers  ».  Et  les 
bons  rois,  selon  lui, 

les  Princes  qui  ont  le  plus  de  droit  à  l'immortalité,  sont  ceux 
qui  ont  fait  quelque  bien  aux  hommes.  Ainsi,  tant  que  la  France 
subsistera,  on  sy  souviendra  de  la  tendresse  que  Louis  XII  avait 
pour  son  peuple  ;  on  excusera  les  grandes  fautes  de  François  I*"-  en 
faveuT  des  arts  et  des  sciences  dont  il  a  été  le  père;  on  bénira  la 
mémoire  d'Henri  IV,  qui  conquit  son  héritage  à  force  de  vaincre 
et  de  pardonner;  on  louera  la  magnificence  de  Louis  XI Y,  qui  a 
protégé  les  arts,  que  François  I"  avait  fait  naître. 

Et   puis,    aucun    sujet  ne    pouvait    mieux   convenir    ii 


284       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUBE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

A'oltaire.  Né,  pour  ainsi  dire,  sur  les  confins  de  l'un  et 
l'autre  siècle,  il  avait  connu  et  fréquenté  les  derniers 
survivants  du  grand  règne,  au  Temple  les  Vendôme,  à 
Saint-Ange  les  Caumartin,  à  Vaux  le  vainqueur  de  Denain, 
combien  d'autres  encore,  et  de  moindres,  mais  non  pas 
peut-être  de  moins  bien  informés,  comme  Fontenclle, 
comme  la  vieille  Ninon,  comme  M™*^  du  Noyer.  Et  plus 
tni'd,  en  Angleterre,  n'avait-il  pas  été  l'hôte  de  Boling- 
]»i oke  et  l'ami  de  Prior,  deux  des  négociateurs  des  traités 
d'Utrecht?  Avant  donc  de  concevoir  l'idée  de  son  Siècle 
de  Louis  XIV,  on  peut  dire  qu'il  en  était  nourri. 

Ajoutons  qu'il  éprouvait  une  admiration  très  sincère, 
très  vive,  jusqu'à  l'étroitesse  même,  envers  les  chefs- 
d'œuvre  du  grand  siècle  :  et  cette  admiration  précisé- 
ment l'empêchera  de  comprendre  bien  des  choses,  à 
mesure  que  son  propre  siècle  avancera  dans  le  temps;  et 
son  goût  sera  ainsi  la  limite  de  sa  curiosité. 

Il  commence  à  s'occuper  du  Siècle  de  Louis  XIV 
en  1732,  et  l'on  en  trouve  pour  la  première  fois  mention 
faite  dans  une  lettre  ii  Thieriot,  du  13  mai.  L'ouvrage  est 
fort  avancé  en  décembre  1737  (lettre  à  Cideville  du 
23  décembre).  Il  compose  V Introduction  en  1739;  il  la 
publie,  ainsi  que  le  premier  chapitre,  en  1740.  Enfin,  en 
1751,  paraît  la  première  édition  du  Siècle,  à  Berlin, 
mise  sous  le  nom  de  M.  Dufresne  de  Francheville. 

Comme  le  Siècle  de  Louis  XIV  esi  le  premier  ouvrage 
qui  ait  tiré  tout  à  fait  hors  de  pair  Voltaire  historien,  il 
mérite  d'être  examiné  d'un  peu  près,  —  comme  nous 
râlions  faire,  —  dans  ses  origines,  sa  valeur  historique, 
sa  composition,  son  esprit. 

Aux  raisons  un  peu  générales  que  nous  avons  données 


VOLTAIRE    HISTORIEN  285 

ci-dessus  du  choix  du  sujet,  on  peut  en  ajouter  ici  de 
plus  particulières,  qui  éclaireront  les  intentions  de  l'his- 
torien, et  l'esprit  dans  lequel  il  a  composé  son  livre.  Je 
ne  crois  pas  qu'on  doive  supposer  à  Voltaire,  lorsqu'il 
écrit  son  Siècle  de  Louis  XIV,  beaucoup  d'intentions  sati- 
riques envers  le  siècle  de  Louis  XV  :  il  y  a  chez  lui  un 
fonds  d'admiration,  de  loyalisme,  peut-être  de  supersti- 
tion monarchique,  qui  s'accommoderait  assez  mal  de  ce 
dessein.  Mais  prenons  garde  aux  dates,  aux  événements 
d'ordre  littéraire,  historique,  philosophique,  contempo- 
rains de  la  composition  du  Siècle.  En  1733,  paraissent 
les  Considérations  sur  la  grandeur  des  Romains;  en  1748, 
Montesquieu  encore  publie  Y  Esprit  des  Lois;  en  1750 
enfin,  Rousseau  lance  comme  un  manifeste  son  Discours 
sur  les  Sciences  et  les  Arts.  Je  veux  bien  que  ce  dernier 
livre  n'ait  pas  beaucoup  agi  sur  l'esprit  de  Voltaire;  mais 
le  premier  a  certainement  ouvert  ses  yeux  à  des  clartés 
nouvelles;  et  le  second,  sur  lequel  il  a  laissé  de  nom- 
breuses observations,  a  contribué  sans  doute  à  préciser 
sa  théorie  des  petites  causes,  et  sa  théorie  sur  l'inutilité 
des  recherches  subtiles,  systématiques,  profondes.  Mon-  ' 
tesquieu  avait  éliminé  de  l'histoire  l'idée  de  Providence 
qu'y  faisait  dominer  Bossuet;  et  il  l'avait  remplacée  par 
l'idée  de  Loi.  Voltaire  profite  de  l'œuvre  de  Montesquieu, 
sans  aller  jusqu'à  son  système  :  il  croit  à  une  sorte  de 
hasard  ou  de  fatalité  se  manifestant  par  de  petites 
causes,  au  delà  desquelles  il  serait  inutile  de  pousser  ses 
recherches. 

On  ne  saurait  nier,  d'ailleurs,  que  ce  que  cette  concep- 
tion de  l'histoire  a  d'un  peu  étroit  ne  l'ait  servi  dans  la 
préparation  de  son  livre,  et  ne  constitue  une  part  de  sa 


286       HISTOIRE    DE    LA    LiTTÉHATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

valeur  historique.  En  efl'et,  pour  les  écrivains  de  l'école 
de  ^Montesquieu  et  de  Bossuet,  le  danger  est  de  ne  pas 
s'enquérir  assez  des  petites  causes  telles  que  le  verre 
d'eau  de  la  duchesse  de  Marlborough,  ou  la  promenade 
du  conseiller  au  parlement  de  Douai  qui  décida  de  la 
victoire  de  Denain.  Or,  de  ces  petites  causes,  Voltaire 
en  a  le  sens  comme  auteur  dramatique  et  comme  roman- 
cier presque  autant  que  comme  historien.  Il  s'ensuit 
que,  pour  donner  de  la  vie  à  son  Siècle,  il  cherche  et  il 
emploie  de  ces  traits,  de  ces  détails  qui  peignent  les 
caractères  ou  les  époques;  de  là  encore  le  soin  avec 
lequel  il  consulte  les  mémoires  du  temps,  et  la  curiosité 
avec  laquelle  il  interroge  les  témoins  du  grand  règne. 
Aucune  histoire  ne  ressemble  moins  à  celle  de  Guizot  et 
plus  à  celle  de  Michelet;  j'entends  le  Michelet  de  la  pre- 
mière manière,  auteur  des  six  premiers  volumes  de 
l'histoire  de  France.  Aussi  a-t-on  trop  rabaissé  la  valeur 
de  Voltaire  historien  dans  ce  livre  :  il  sait  beaucoup,  il 
sait  bien,  surtout  il  résume  admirablement;  sa  critique 
ne  manque  ni  de  précision,  ni  d'ingéniosité,  et,  dans  la 
mesure  où  ses  préjugés  ne  l'aveuglent  pas,  dans  la 
mesure  où  les  événements  sont  l'effet  de  leurs  causes 
prochaines,  son  livre  est  le  portrait  le  plus  ressemblant 
du  siècle  qu'il  veut  dépeindre.  Non  qu'il  ne  se  soit 
trompé  :  il  y  a  des  faits  qu'il  n'a  pas  connus;  et  il  n'a  pas 
vu,  par  exemple,  ce  qu'il  y  avait  sous  la  Fronde;  il  a 
jugé  sans  bienveillance  Richelieu,  Mazarin  et  Turenne; 
et  trop  favorablement  Colbert,  Condé  et  Villars;  il  n'a 
pas  compris  la  succession  d'Espagne  qui  est  l'un  des 
pivots  de  l'histoire  moderne;  enfin,  dans  les  questions 
religieuses,  on  ne  peut  guère  être  plus  superficiel  : 


VOLTAIRE    HISTOniEX  287 

Il  serait  très  utile  à  ceux  qui  sont  entêtés  de  toutes  ces  disputes 
de  jeter  les  yeux  sur  l'histoire  générale  du  monde;  car,  en  obser- 
vant tant  de  nations,  tant  de  mœurs,  tant  de  religions  différentes, 
on  voit  le  peu  de  figure  que  font  sur  la  terre  un  moliniste  et  un 
janséniste.  On  rougit  alors  de  sa  frénésie,  pour  un  parti  qui  se 
perd  dans  la  foule  et  dans  l'immensité  des  choses. 

Telle  est  la  conclusion  de  son  chapitre  XXXVII  sur 
Le  Jansénisme  :  c'est  le  raisonnement,  assez  vulsaire 
en  même  temps  que  présomptueux,  de  tous  ceux  qui 
ignorent  la  pérennité  des  questions  religieuses,  de  tous 
ceux  qui  ignorent  combien  elles  sont  vivantes  et  vitales. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Voltaire  a  laissé  de  la  période  qui 
s'étend  entre  1648  et  1713,  entre  les  Traités  de  West- 
phalie  et  ceux  d'Utrecht,  un  tableau  qui  peut  parfois 
manquer  de  profondeur,  mais  qui  ne  manque  jamais 
d'agrément  ni  de  ressemblance.  Mieux  que  cela,  il  a 
compris  que  ce  qui  fait  la  grandeur,  non  seulement 
française,  mais  européenne,  du  siècle  de  Louis  XIV,  c'est 
l'heureuse  coïncidence  grâce  h  laquelle  pendant  cin- 
quante ans  la  France  a  réalisé  avec  éclat  ce  qui  était 
l'idéal  de  l'Europe  entière;  il  a  compris  et  il  a  voulu 
démontrer  que  le  siècle  de  Louis  XÏV  était  une  des 
grandes  époques  de  l'humanité,  parce  que  le  souverain 
était  alors  capable,  non  seulement  de  choisir  ses  ministres 
et  ses  généraux,  mais  de  discerner  les  talents  littéraires, 
et  de  contribuer  également  à  la  fixation  du  ooût  et  h 
l'établissement  définitif  de  la  monarchie  absolue.  Et, 
vaincues  ou  victorieuses,  les  armes  de  Louis  XIV  ont 
autant  fait  que  nos  plus  grands  écrivains  pour  la  propa- 
gation de  l'esprit  français,  puisque  l'on  peut  dire  que 
ce  sont  elles  qui  ont  ouvert  l'Europe  h  l'influence  même 
t  ^^  nos  grands  écrivains. 


288        mSTOIHE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Il  semble  qu'il  y  eût  là,  dans  cette  idée  môme,  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  organiser  et  nourrir  un  beau  livre. 
Malheureusement  le  Siècle  pèche  par  la  composition.  11 
comprend  vingt-quatre  chapitres  consacrés  à  l'histoire 
générale,  quatre  à  des  particularités,  six  au  gouverne- 
ment intérieur,  et  cinq  aux  afTaires  ecclésiastiques.  Nous 
retrouvons  ici  cette  incapacité  de  conduire  deux  ou  trois 
idées  à  la  fois,  que  nous  avons  constatée  dans  V Esprit  des 
Lois,  que  nous  constaterons  dans  V Histoire  Naturelle,  et 
qui  met  ces  ouvrages  si  fort  au-dessous  de  V  Histoire  des 
Variations  ou  de  V Histoire  de  la  Littérature  anglaise.  On 
a  essayé  de  défendre  Voltaire  en  parlant  de  la  belle 
unité  de  son  plan  primitif.  Mais  pourquoi  Voltaire  a-t-il 
abandonné  ce  plan  ?  Il  voulait,  disait-il  lui-même,  faire 
«  l'histoire  de  l'esprit  humain  en  la  puisant  dans  le 
siècle  le  plus  glorieux  h  l'esprit  humain  »  :  et  le  livre 
se  terminait  sur  les  chapitres  consacrés  aux  Beaux-Arts. 
Changeant  de  plan,  Voltaire  termina  son  livre  sur  les 
Disputes  sur  les  Cérémonies  chinoises,  parce  qu'il  voulait 
dès  lors  que  le  siècle  de  Louis  XIV  fut  une  illustration 
de  «  l'histoire  des  sottises  de  l'esprit  humain  ».  —  Tout 
cela  justifie  mal  Voltaire.  Je  ne  dis  pas  en  effet  qu'il 
n'y  ait  pas  d'ordre  dans  le  Siècle,  ni  surtout  qu'il  n'y 
ait  pas  de  dessein  profond,  de  philosophie,  d'esprit, 
•d'unité;  mais  je  dis  que  cet  ordre  n'est  pas  le  meilleur; 
et  il  n'est  pas  le  meilleur,  parce  qu'il  consiste  à  isoler, 
pour  les  juxtaposer,  des  catégories  de  faits  inséparables. 
Ainsi,  il  n'est  pas  admissible  que  la  révocation  de  l'édit 
de  Nantes  soit  séparée  des  causes  de  la  ligue  d'Augs- 
Lourg,  que  les  finances  et  l'organisation  militaire  soient 
séparées  de  la  politique  et  de  la  guerre,  que  les  anec- 


VOLTAIRE    HISTORIEN  289 

dotes  et  les  particularités  soient  comme  disjointes  des 
actions  des  personnages  h  caractériser.  L'est-il  seulement 
que  l'histoire  des  sciences  et  des  beaux-arts  soit  séparée 
de  tout  le  reste?  Ne  nous  gênons  donc  point  pour  refaire, 
en  quelque  sorte,  le  Siècle  de  Louis  XIV,  j'entends,  avec 
les  matériaux  mêmes  de  Voltaire.  Nous  aurions  ainsi 
trois  groupes  de  chapitres  : 

i°  Etat  de  l'Europe,  progrès  des  arts,  mouvement 
religieux  à  l'époque  de  la  Fronde; 

2°  Avènement  de  Louis  XIV,  guerre  de  dévolu- 
tion, guerre  de  Hollande,  Colbert  et  Louvois,  Traité 
de  Nimègue.  Administration  ;  sciences  et  arts,  influences 
fâcheuses,  révocation  de  l'Edit  de  Nantes.  Questions  reli- 
gieuses, la  ligue  d'Augsbourg,  la  succession  d'Espagne; 

3°  Etat  de  l'Europe  h  la  fin  du  règne,  progrès  de  la 
raison,  querelles  religieuses. 

N'est-il  pas  évident  que  cette  disposition  aurait  mieux 
mis  en  lumière  l'idée  de  Voltaire  et  l'esprit  du  livre? 

En  résumé,  l'idée-mère  du  livre,  c'est  l'avènement  du 
pouvoir  de  l'esprit,  dont  Voltaire,  comme  nous  l'avons 
dit  tout  à  Theure,  parle  en  ces  t£rmes  au  début  de  son 
Introduction  : 

Ce  n'est  pas  seulement  la  vie  de  Louis  XIV  qu'on  prétend  écrire; 
on  se  propose  un  plus  grand  objet.  On  veut  essayer  de  peindre  à 
la  postérité,  non  les  actions  d'un  seul  homme,  mais  l'esprit  des 
hommes  dans  le  siècle  le  plus  éclairé  qui  fut  jamais. 

Il  en  résulte  aussitôt  plusieurs  conséquences  :  d'abord, 
la    subordination    de    toute    l'histoire    à    l'histoire    des 
lettres,  des  sciences  et  des  arts;   à  l'histoire  de   l'éman- 
cipation de  la  raison,  des  progrès  de  la  civilisation  : 
III.  19 


290       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

On  doit  ces  progrès  à  quelques  sages,  à  quelques  génies 
répandus  en  petit  nombre  dans  quelques  parties  de  l'Europe, 
presque  tous  longtemps  obscurs  et  souvent  persécutés  '.  ils  ont 
éclairé  et  consolé  la  terre  pendant  que  les  guerres  la  désolaient. 

En  second  lieu,  il  s'ensuit  le  mépris  ou  le  dédain  de 
tout  ce  qui  s'oppose  aux  progrès  de  la  civilisation  :  la 
guerre  et  la  religion. 

La  troisième  conséquence,  c'est  que  les  princes  doivent, 
tout  naturellement,  leur  appui  aux  gens  de  lettres  : 

On  ne  croirait  pas  que  les  souverains  eussent  obligation  aux 
philosophes.  Cependant,  il  est  vrai  que  cet  esprit  philosophique.... 
a  beaucoup  contribué  à  faire  valoir  les  droits  des  souverains  — 
Si  on  a  dit  que  les  peuples  seraient  heureux  quand  ils  auraient 
des  philosophes  pour  rois,  il  est  très  vrai  de  dire  que  les  rois  en 
sont  plus  heureux  quand  il  y  a  beaucoup  de  leurs  sujets  philo- 
sophes. 

Enfin,  il  n'y  a  pas  à  s'occuper  du  reste  de  l'humanité  : 

Le  manœuvre,  l'ouvrier,  doit  être  réduit  au  nécessaire  pour 
travailler  :  telle  est  la  nature  de  l'homme.  Il  faut  que  ce  grand 
nombre  d'hommes  soit  pauvre;  il  ne  faut  pas  qu'il  soit  misérable.. 

Comme  on  le  voit,  c'est  la  même  idée  conductrice  que 
l'on  trouvait  déjà  dans  la  lienriade,  dans  Zaïre,  seule- 
ment elle  se  précise  de  plus  en  plus  et,  dans  le  Siècle,  de 
théorique  ou  spéculative  elle  devient  appliquée.  Voltaire 
la  démontre  par  l'histoire;  il  lui  reste  à  la  développer 
dans  son  dernier  ouvrage  historiquej  VEssal  sur  les 
Mœurs. 

L'Essai  sur  les  Mœurs  est  certainement  l'un  des  plus 
grands  livres  du  xvin^  siècle  et,  parce  qu'il  est  plus  facile 
à  lire,  ce  n'est  pas  une  raison  de  le  mettre,  comme  on 
Ta  fait,  au-dessous  de  V Esprit  des  Lois. 


VOLTArRE    HISTORIEN  291 

On  peut  dire  de  VEssai  sur  les  Mœurs,  qu'il  a  fondé 
la  critique  historique,  en  soumettant,  presque  pour  la 
première  fois,  le  témoignage  des  hommes  au  contrôle  de 
la  raison  pure.  Et  en  effet,  à  cet  égard,  Ton  a  vu,  pour- 
ne  pas  remonter  plus  haut,  avec  quelle  facilité  singulière 
Montesquieu  même  acceptait  les  anecdotes  les  plus 
suspectes.  Mais  Voltaire  a  vraiment  su  le  premier  com- 
bien la  vérité  est  délicate,  combien  elle  subit  d'alté- 
rabions  en  s'éloignant  de  sa  source,  combien  d'intérêts  les 
témoins  qui  la  rapportent  ont  généralement  à  la  fausser, 
et  de  quelle  défiance  on  doit  s'armer  quand  on  veut  écrire 
l'histoire.  Si  d'ailleurs,  dans  ce  doute  provisoire  et  uni- 
versel, il  a  été  précédé  par  Bayle  et  par  Fontenelle,  son 
mérite  n'en  est  nullement  diminué  pour  cela,  car  ce  que 
Bayle  et  Fontenelle  n'avaient  fait  servir  qu'au  doute  et  au 
scepticisme,  il  a  voulu  le  faire  servir,  lui,  à  la  construc- 
tion de  l'Histoire  universelle. 

L'ouvrage  fut  conçu  aux  environs  de  1740,  pour 
M™^  du  Châtelet,  et  dans  l'intention  de  répondre  à 
Bossuet.  C'est  ce  que  Voltaire  nous  apprend  lui-même  : 

Vous  voulez  enfin  surmonter  le  dégoût  que  vous  cause  l'histoire 
moderne,  depuis  la  décadence  de  l'empire  romain...  L'illustre 
Bossuet...,  cet  éloquent  écrivain...,  paraît  avoir  écrit  uniquement 
pour  insinuer  que  tout  a  été  fait  dans  le  monde  pour  la  nation 
juive.... 

[Essai,  Avant-propos.) 

Et  à  cette  occasion  il  n'est  pas  question  de  justifier 
Bossuet  et  l'idée  de  Providence;  mais  il  est  possible  ici 
de  répéter  que  Voltaire  a  vu  plus  loin  qu'on  ne  croit;  que 
voulant  ruiner  le  christianisme  il  choisit  très  exactement 
les  points  principaux  de  la  défense  pour  y  diriger  son 


292       lIISTOinE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

attaque  ;  et  qu'il  s'en  prend  à  Bossuet  et  à  la  Providence 
par  la  même  sûreté  de  discernement  qui  Ta  fait,  dès 
1728,  s'en  prendre  à  la  corruption  originelle  de  l'homme 
et  à  Pascal. 

UEssai  sur  les  Mœurs  parut  d'abord  par  fragments 
dans  le  Mercure  de  France.  En  avril  1745,  Voltaire 
publia  ainsi  VAçant-propos,  les  chapitres  sur  la  Chine, 
l'Inde,  la  Perse,  r Arabie  et  le  Mahométisme;  en 
juin,  la  fin  du  Mahométisme;  en  septembre,  Des  Nor- 
mands vers  le  /A*  siècle;  Etablissement  des  Danois  en 
Normandie;  l'Angleterre  au  X*  siècle;  l'Espagne  et  les 
Musulmans  au  VIII"  et  au  AY*  siècle;  en  octobre,  les 
Progrès  des  Musulmans,  V Empire  grec  aux  VI 11^  et 
IX^  siècles;  en  janvier  1746,  l'Empire  d^ Occident  et  l^ Italie 
à  la  fin  du  7X*  siècle,  au  X®  et  au  début  du  Xl^  ;  en  mai, 
la  Conquête  de  l'Angleterre  par  les  Normands;  en  juin, 
V  Espagne  et  les  MaJiométans  jusqu'au  XIP  siècle;  enfin, 
V Histoire  des  Croisades  en  septembre,  octobre,  décem- 
bre 1750  et  février  1751. 

En  1753,  le  libraire  Néaulme,  à  La  Haye,  donna,  sous 
le  titre  d'Abrégé  de  CHistoire  Universelle  depuis  Charle- 
magne  jusqu'à  Charles-Quint,  une  édition  subreptice, 
contre  laquelle  protesta  Voltaire,  et  à  laquelle  il  opposa, 
sous  le  titre  d'Essai  sur  l'Histoire  UniverseVe,  en  1754, 
à  Dresde,  chez  Walther,  un  petit  volume,  «  contenant 
les  temps  depuis  Charles  Vil,  roi  de  France,  jusqu'à 
Charles-Quint  ».  Enfin  V Essai  sur  l'Histoire  Générale  et 
sur  les  Mœurs  et  l'Esprit  des  nations  depuis  Charlemagne 
jusqu'à  nos  jours  parut  à  Genève,  en  1756  chez  Cramer,  en 
sept  volumes  in-S".  Il  contenait  215  chapitres,  y  compris 
le  Siècle  de  Louis  XIV,  qui  commence  au  chapitre  CLXV. 


VOLTAIRE    HISTORIEN  i93 

Cette  publication  fut  suivie,  en  1763,  d'Eclaircis- 
sements historiques,  et  des  Remarques  pour  servir  de  sup- 
plément à  l'Essai  sur...,  qui  font  partie  des  Mélanges 
de  Voltaire;  au  contraire,  les  Additions  à  l'Essai  sur 
l'Histoire  Générale...  sont  demeurées  incorporées  à 
VEssai.  En  1764  et  1769,  ce  fut  la  Philosophie  de 
l'Histoire,  par  feu  Vabhé  Bazin,  qui  compléta  tout 
l'ouvrage.  Cette  Philosophie  forme  aujourd'hui  Vlntro- 
duction  de  VEssai. 

h'Essai  se  compose  actuellement  de  197  chapitres,  qui 
forment  une  histoire  à  peu  prés  universelle;  le  Siècle  de 
Louis  XIV  en  a  été  disjoint  par  Voltaire  lui-même  dans 
une  édition  de  1769,  ainsi  que  quelques  fragments  posté- 
rieurs. 

Cette  lente  élaboration,  ces  compléments,  ces  supplé- 
ments, tout  cela  est  une  preuve  du  prix  tout  particulier 
que  Voltaire  attachait  à  cet  ouvrage.  Il  nous  donne  bien 
là  sa  conception,  sa  philosophie  de  l'histoire,  et  nous 
devons  y  apercevoir  nettement  cette  conception  et  cette 
philosophie.  Voltaire  nous  l'indique  lui-même  : 

Que  les  citoyens  d'une  ville  immense  où  les  arts,  les  plaisirs  et 
la  paix  régnent  aujourd'hui,  et  où  la  raison  même  commence  à 
s'introduire,  comparent  les  temps,  et  qu'ils  se  plaignent,  s'ils 
l'osent.  C'est  une  réflexion  qu'il  faut  faiae  presque  à  chaque  page 
de  cette  histoire 

Ailleurs,  il  déclare  que  : 

Les  hommes  sont  des  espèces  de  singes  qu'on  peut  dresser  à  la 
raison  comme  à  la  folie. 

Nous  tenons  dès  lors  son  idée,  qui  est  simple,  trop 
simple   même   :   l'histoire  est  un  tableau  des  progrès  de 


294       HISTOIl'.E    DE    LA    LITTÉKATL'HE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

la  raison  dans  le  monde  et  elle  doit  servir  au  progrès 
futur  de  la  raison.  Or,  l'ennemi  de  la  raison,  selon 
Voltaire,  c'est  la  superstition  sous  toutes  ses  formes, 
c'est-à-dire,  selon  Voltaire,  la  croyance  au  surnaturel  :  il 
faut  donc  détruire  la  «  superstition  ».  Mais  cela  ne  peut 
s'obtenir  que  par  une  conspiration  des  bons  esprits,  et 
les  auxiliaires  des  bons  esprits  sont  les  rois,  si  du  moins 
ils  savaient  leurs  intérêts.  Voilà,  d'après  Voltaire,  ce  que 
prouve  l'histoire,  et  ce  qu'il  veut  montrer  dans  ÏEssai 
sur  les  Mœurs. 

Je  n'insiste  pas  sur  son  postulat;  j'indique  en  passant 
que  cette  théorie  sert  en  quelque  mesure  d'excuse  aux 
flatteries  prodiguées  à  Frédéric  et  à  Catherine.  Ce  n'est 
pas  encore  le  moment  de  nous  prononcer  sur  la  valeur 
même  de  cette  conception  :  il  suffit  qu'elle  explique  et 
résolve  l'une  des  contradictions  reprochées  à  Voltaire,  et 
la  plus  apparente  de  toutes,  celle  qu'on  a  signalée  entre 
son  mépris  des  hommes  et  l'humanité  qu'il  prêche  :  il 
méprise  les  hommes  en  masse;  mais,  dans  ce  ramassis  de 
fous,  de  fourbes  et  de  méchants,  il  apparaît  quelquefois 
des  Voltaire  et  cela  est  assez  pour  ne  pas  désespérer. 
Faire  des  rois  philosophes,  ou  faire  que  les  philosophes 
soient  rois,  voilà  donc  son  idéal.  Il  faut  d'ailleurs 
convenir  que,  dans  ces  limites,  le  livre  répond  bien  à  son 
but,  en  donnant  au  lecteur  la  sensation  de  l'horrible 
condition  de  l'humanité,  et  celle  de  la  facilité,  pour 
l'humanité,  d'en  sortir. 

Mais  la  sensation  (pi'il  donne  encore  plus  nettement 
c'est  que,  jusqu'à  lui,  l'histoire  n'a  été  traitée  que  par 
des  écrivains  de  parti  :  ad  prohandum  ou  adnarrandum, 
mais  jamais  pour  éclairer  l'homme  sur  lui-même,  et  sur 


VOLTAIRE    HISTORIEN  295 

les  moyens  de  se  perfectionner.  Là  encore  est  un  autre 
mérite  du  livre  :  c'est  une  histoire  universelle  vraiment 
philosophique,  d'une  condition  très  étendue,  parfois  très 
précise,  d'une  critique  souvent  très  sagace,  et  où  l'auteur 
a  le  sentiment  net  de  ce  qui  est  à  son  dessein  utile  ou 
superflu. 

Malheureusement,  tous  ces  mérites  sont  gâtés  par  une 
légèreté  déplacée,  et  surtout  par  une  confiance  absolue 
dans  la  raison,  dans  sa  raison;  il  n'a  pas  le  sens  du 
mystère  ni  du  complexe,  et  il  est  très  inintelligent  de 
toutes  les  choses  profondes.  Dans  une  Préface  qu'il 
mettait,  en  1757,  en  tête  d'une  édition  de  son 
Charles  XII,  il  disait  : 

h' incrédulité,  dit  Aristote,  est  le  fondement  de  toute  sagesse... 
Que  de  faits  absurdes,  quel  amas  de  fables  qui  choquent  le  sens 
communl  Eh  bien!  n^en  croyez  rien...  défions-nous  de  tout  ce  qui 
paraît  exaséré...  je  ne  crois  pas  même  les  témoins  oculaires 
quand  ils  disent  des  choses  que  le  se/is  commun  désavoue. 

Voilà  des  bases  bien  étroites,  bien  insuffisantes  pour 
fonder  la  critique  nécessaire  dans  une  histoire  univer- 
selle. 

En  résumé  le  principal  intérêt  de  V Essai  sur  les  Mœurs 
est  de  contenir  la  philosophie  de  Voltaire,  de  donner 
une  formule  plus  décidée  et,  même  aux  yeux  de  son 
auteur,  une  sécurité  plus  forte  à  ce  qu'on  appellera,  dans 
la  suite,  le  Voltairianis/ne.  —  Il  est  temps  d'en  venir  à 
l'homme  dont  Tinfluence  contrecarrera  celle  de  Voltaire, 
et  dont  les  goûts,  les  tendances,  les  principes,  contre- 
diront les  principes,  les  tendances^  les  goûts  voltairiens. 


CHAPITRE  XIII 


LA   PREMIERE   PARTIE   DE   LA    VIE  DE   ROUSSEAU 


Autant  que  par  ses  œuvres,  et  nous  verrons  cependant 
si  l'influence  en  a  été  considérable,  c'est  par  sa  personne 
que  J.-J.  Rousseau  a  agi  sur  son  temps.  Il  importe  donc 
pour  être  exact  et  complet,  d'entremêler  l'étude  de 
l'homme  et  l'étude  des  ouvrages.  Nous  diviserons  donc 
ainsi  le  sujet  : 

I.  La  première  période  de  la  vie  de  Rousseau  :  son 
caractère,  ses  débuts; 

II.  Les  grandes  œuvres  :  ï Emile,  la  Noin>elle  Héloïse, 
le  Contrat  social; 

III.  Les  dernières  années  et  l'influence. 

Nous  ne  traitons  en  ce  chapitre  que  de  la  première  de 
ces  divisions. 

CARACTÈnE    DE    RoUSSEAU. 

Dans  un  siècle  où  la  politesse  des  mœurs  touchait  à  sa 
perfection,  c'est-à-dire  où  depuis  cent  cinquante  ans 
tous  les  elTorts  n'avaient  tendu  qu'à  l'organisation   de  la 


LA    PREMIERE    PARTIE    DE    LA    VIE    DE    ROUSSEAU  297 

vie  de  société,  où  tous  les  angles  s'étaient  l'un  après 
l'autre  effacés,  toutes  les  différences  annulées,  Rousseau 
apparut  comme  une  sorte  de  phénomène;  son  originalité 
amusa,  scandalisa;  et  lui,  sans  hypocrisie,  sans  charla- 
tanisme même,  mais  simplement  sous  l'influence  de  sa 
préoccupation  égoïste,  il  eut  une  habileté  singulière  et 
naturelle  à  profiter  de  cet  avantage.  Sous  ce  rapport, 
il  est  du  peuple,  il  a  la  finesse  et  la  rouerie  instinctives 
du  paysan.  Rousseau  n'a  jamais  songé  qu'à  Rousseau,  et 
c'est  un  des  plus  beaux  cas  littéraires  de  l'hypertrophie 
du  moi.  C'est  pourquoi  tous  ses  biographes  étudient  son 
caractère  :  ils  y  voient  l'explication  de  son  influence,  la 
clef  de  ses  œuvres;  et  chaque  pas  qu'ils  font  dans  la 
connaissance  de  Rousseau,  en  est  un  qu'ils  font  d'avance 
dans  rintelligence  et  l'interprétation  de  son  œuvre.  Les 
documents,  d'ailleurs,  invitent  à  cette  étude.  Pour  aucun 
écrivain  ils  ne  sont  plus  nombreux,  la  moitié  de  son 
œuvre  étant  descriptive  de  lui-même;  pour  aucun  ils  ne 
sont  plus  significatifs,  et  l'on  en  sent  bien  la  valeur  tout 
individuelle,  si  aux  Confessions  on  compare  les  Essais 
de  Montaigne  :  Montaigne,  à  travers  lui-même,  voit  et 
veut  faire  voir  l'homme  en  général;  Rousseau  s'expose 
seul  aux  regards. 

Quel  est  donc  ce  Moi?  Est-il  aussi  complexe  qu'on  l'a 
parfois  prétendu  en  Suisse,  et  qu'Amiel,  en  particulier, 
l'a  dit  en  1878?  Il  semble  que  l'on  puisse,  dans  cette 
personnalité,  distinguer  plusieurs  traits  assez  simples  et 
voir  en  Rousseau,  successivement,  comme  nous  allons  le 
faire,  un  homme  sensible,  un  plébéien  et  un  fou. 

Par  sa  sensibilité,  il  contraste  étrangement  avec  les 
Français  du  xviii^  siècle,  avec  les  Fontenelle,  les  Mon- 


208       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

tesquieu,  les  Voltaire,  si  secs  et  si  ironiques.  Cette  sen- 
sibilité est  d'abord  physique  et  tient  à  une  composition 
de  sa  nature,  en  vertu  de  laquelle  il  présente  une  surface 
plus  vaste  à  la  douleur  :  il  est  impressionné  plus  souvent 
et  plus  fortement.  C'est  en  second  lieu  une  sensibilité 
esthétique  qui  lui  confère  les  dons  du  peintre,  les  dons 
du  musicien,  les  dons  de  l'oriiteur  :  quelques  notes  suf- 
fisent à  le  déplacer  de  son  centre,  un  paysage  le  met  hors 
de  lui,  une  belle  période  ou  une  belle  action  le  ravissent 
en  extase.  Enfin,  c'est  une  sensibilité  morale  ;  j'entends 
par  là  un  pressentiment  et  un  amour  du  bien  particuliè- 
rement puissants.  En  même  temps,  cette  sensibilité 
débordante  est  liée  à  la  force  d'imagination,  et,  par  une 
conséquence  h  peu  près  inévitable,  au  manque  de  volonté. 
Longtemps  avant  que  Rousseau  eût  paru,  Malebranche 
a  expliqué  cette  liaison.  Faisons  bien  attention  qu'il  y  a 
là  un  principe  morbide  :  supposé  que  cette  sensibilité 
existât  dans  la  plupart  des  hommes  ordinaires,  elle  y  est 
contenue  par  l'entourage,  l'éducation,  les  exemples,  les 
conseils.  Pour  Rousseau,  aucun  de  ces  guides,  aucune  de 
ces  barrières  n'exista. 

C'est,  en  second  lieu,  un  plébéien.  On  a  beau  dire,  sur 
sa  famille,  qu'elle  était  de  bonne  bourgeoisie,  et  lui- 
même,  dans  une  lettre  à  Tronchin,  a  beau  vanter  1'  «  état 
médiocre  »,  c'est-à-dire  la  condition  moyenne  et  bour- 
geoise à  laquelle  il  déclare  appartenir;  non  seulement  par 
leur  situation  de  fortune,  mais  par  leur  éducation,  par 
leurs  goûts,  par  toutes  leurs  habitudes,  père  et  mère, 
oncles  et  tantes,  les  parents  de  Jean-Jacques  étaient 
peuple,  au  sens  le  plus  fâcheux  du  mot,  et  lui-même, 
on  le   verra,    devait    mettre    une    vanité  singulière   à  le 


LA    PREMIEIîE    PARTIE    DE    LA    VIE    DE    ROUSSEAU  293 

demeurer  toute  sa  vie.  La  vulgarité  de  son  orifjine,  et  de 
là  celle  de  ses  goûts,  c'est  le  second  trait  du  caractère 
de  Rousseau,  qui  le  distingue  encore  des  écrivains  de 
son  temps,  tous  bourgeois,  ou  presque  tous,  quelques- 
uns  même  de  l'ancienne  marque,  et  dont  le  premier  soin, 
quand  ils  ne  le  sont  pas,  est  de  se  vêtir,  de  se  tenir,  de 
se  conduire  surtout,  de  parler  et  d'écrire  comme  s'ils 
l'étaient.  Voltaire,  par  exemple,  est  un  aristocrate,  s'il 
en  fut;  mais  avec  Rousseau,  c'est  le  plébéien  qui  entre 
pour  la  première  fois  dans  l'histoire  de  la  littérature. 

Voltaire,  en  effet,  n'a  jamais  su  ce  qui  se  passe  dans 
l'âme  d'un  paysan,  d'un  homme  du  peuple,  d'un  laquais, 
d'une  fille  d'auberge,  ce  qu'ils  ruminent  silencieusement 
de  colères  et  de  haines,  ce  qui  fronde  sourdement  en  eux 
contre  un  ordre  social  dont  leurs  épaules  sentiraient  bien 
encore,  h  défaut  de  leur  intelligence,  qu'ils  portent  eux 
seuls  tout  le  poids.  Rousseau  l'a  su,  et  il  l'a  su  par  expé- 
rience, et  il  ne  l'a  pas  dit  —  il  l'aurait  plutôt  caché, 
s'il  l'avait  pu,  —  mais  toutes  ces  rancunes  ont  passé, 
pour  le  grossir,  pour  le  gonller,  dans  le  torrent  de  son 
éloquence. 

C'est  un  des  secrets  de  la  puissance  de  Rousseau.  Il  fut 
le  premier  qui  resta  peuple  en  se  faisant  auteur,  qui 
fonda  sa  popularité  sur  le  mépris  insolemment  avoué  de 
•ce  qui  n'était  pas  lui-même.  Car  son  orgueil  même,  h  la 
nature  duquel  on  s'est  si  souvent  mépris,  n'est  pas 
l'orgueil  de  l'homme  de  lettres  ou  du  bel-esprit,  c'est 
«ncore  l'orgueil  du  plébéien,  l'orgueil  de  l'homme  qui  s'est 
fait  ce  qu'il  est  devenu,  lui  tout  seul,  et  qui  veut  bien  se 
souvenir  de  ses  commencements,  mais  qui  ne  veut  pas 
souIlVir  que  les  autres  les  lui  rappellent. 


300       HISTOinE    DE    LA    LITTÉRATUBE    FnANÇAISE    CLASSIQUE 

A  ce  même  trait  de  caractère,  on  peut  rapporter  égale- 
ment la  profondeur  de  quelques-unes  de  ses  vues  :  il 
n'accepte  pas  la  société  telle  qu'elle  est;  il  en  sonde  les 
fondements;  son  dédain  de  l'esprit,  j'entends  des  moque- 
ries spirituelles,  de  l'ironie  légère;  son  spiritualisme 
même  et  son  optimisme,  sa  confiance  en  l'avenir,  en 
l'immortalité  de  l'âme,  en  Dieu,  au  rebours  du  scepti- 
cisme matérialiste  des  aristocrates  de  son  temps. 

Enfin  J.-J.  Rousseau  est  un  fou.  Je  ne  m'étonne  pas 
que  l'on  ait  si  difficilement  voulu  croire  à  cette  folie,  et 
qu'en  se  servant  du  mot,  si  peu  de  critiques  ou  d'histo- 
riens aient  accepté  la  chose.  Qui  donc  sera  maître  de  sa 
pensée,  si  Jean-Jacques  ne  l'était  pas  quand  il  écrivait 
tant  de  pages  immortelles?  Les  faits  sont  là  cependant. 
La  maladie  constitutionnelle  dont  Rousseau  souffrit 
longtemps,  et  avec  les  crises  de  laquelle  coïncidèrent  la 
plupart  de  ses  accès  de  défiance  ou  de  misanthropie,  se 
transforma  nettement  à  la  fin  en  folie  caractérisée  :  or, 
nous  savons  que  l'invasion  de  la  folie  n'est  jamais 
brusque.  «  Plus  de  quatre  années  avant  sa  mort,  dit  son 
ami  Corancez, 

j'ai  eu  de  fréquentes  occasions  de  l'observer.  L'accès  s'annon- 
çait par  un  dérangement  du  regard  et  par  un  mouvement  très 
accentué  dans  un  de  ses  bras...  Lorsque  j'entrais  cliez  lui  et  que 
j'apercevais  ces  signes,  j'étais  assuré  d'avance  d'entendre  sortir 
de  sa  bouche  tout  ce  qu'il  est  possible  d'imaginer  de  plus  extra- 
vagant... Ces  extravagances  étaient  toujours  relatives  aux  ennem/* 
dont  il  se  croyait  entouré,  et  aux  pièges  combinés  et  compliqués 
dans  lesquels  il  se  croyait  enchaîné. 

Ouvrez  un  Traité  des  maladies  mentales,  vous  y 
verrez  que  de  tous  les  symptômes  ordinaires  de  la  lypé- 
manie,  c'est  à  peine  s'il  en  manque  un  ou  deux  dans  le 


LA    PREMIERE    PARTIE    DE    LA    VIE    DE    ROUSSEAU  301 

cas  de  Rousseau.  Il  voyait  l'univers  conjuré  contre  lui; 
son  unique  occupation  devint  de  déjouer  le  complot  dont 
il  se  croyait  le  but,  et  la  folie  s'était  emparée  de  son 
intelligence. 

Rien  n'est  plus  pénible  que  d'en  suivre,  dans  ses 
Confessions,  dans  sa  Correspondance,  dans  ses  Dialogues, 
le  fatal  progrès,  à  peine  entrecoupé  de  quelques  mois  de 
«  rémittence  »  ou  de  tranquillité  d'esprit.  Lisez  la  lettre 
du  8  septembre  1767  à  son  ami  du  Peyron.  Il  est  au  châ- 
teau de  Trye,  près  de  Gisors,  que  le  prince  de  Conti  a 
mis  à  sa  disposition  : 

Où  aller?  Où  me  réfugier?  Où  trouver  un  plus  sûr  abri  contre 
mes  ennemis?  Où  ne  m'atteindront-ils  pas,  s'ils  m'atteignent  ici 
même?...  Si  l'on  ne  voulait  que  s'assurer  de  moi,  c'est  ici  qu'il  me 
faudrait  laisser,  car  j'y  suis  à  leur  merci,  pieds  et  poings  liés; 
mais  on  veut  absolument  m'attirer  à  Paris.  Pourquoi?  Je  vous  le 
laisse  à  deviner.  La  partie  est  sans  doute  liée  :  on  veut  ma  vie, 
pour  se  délivrer  de  ma  garde  une  fois  pour  toutes.  Il  est  impos- 
sible de  donner  à  ce  qui  se  passe  une  autre  explication 

Dans  une  autre  lettre,  datée  de  1770,  il  parle  de  sa 
«  pénétration  aiguisée  à  force  de  s'exercer  dans  les  ténè- 
bres »,  des  «  manœuvres  souterraines  »  de  Grimm,  des 
«  indices 'combinés,  comparés,  à  force  de  demi-mots 
échappés  et  saisis  à  la  volée  ».  Dans  ses  Dialogues  enfin, 
il  se  voit,  lorsqu'il  entre  au  spectacle, 

entouré  d'une  étroite  enceinte  de  bras  et  de  cannes A  quoi  sert 

cette  barrière?  S'il  veut  la  forcer,  résistera-t-elle?  Non,  sans 
doute.  A  quoi  sert-elle  donc?  Uniquement  à  se  donner  l'amusement 
de  le  voir  enfermé  dans  cette  cage,  et  à  lui  faire  bien  sentir  que 
tous  ceux  qui  l'entourent  se  font  un  plaisir  d'être  à  son  égard 
autant  d'argousins  et  d^ archers....  Tous  les  signes  de  haine,  de 
mépris,  de  fureur  même  qu'on  peut  donner  tacitement  à  un 
homme  sans  y  joindre  une  insulte  ouverte  et  directe,  lui  sont 
prodigués  de  toutes  parts.... 


302        HISTOinE    DE    LA    LITTERATURE    FUANÇAISE    CLASSIQUE 

Ainsi  donc  il  était  atteint  de  la  folie  de  la  persécution. 
11  était  Ion,  au  sens  propre,  au  sens  pathologique  du 
mot;  et  ses  chefs-d'œuvre  n'y  font  rien,  si  même  sa  folie 
n'explique  la  nature,  le  caractère,  l'influence  de  quelques- 
uns  d'entre  eux.  Sa  folie  n'a  pas  été  la  condition,  encore 
moins  la  matière,  l'étoffe  de  son  génie,  mais,  du  seul 
fait  de  sa  folie,  il  s'est  insinué  jusque  dans  ses  chefs- 
d^œuvre  je  ne  sais  quoi  de  malsain,  un  principe  d'erreur 
et  de  corruption;  et  comme  c'en  était  le  plus  facile  à 
saisir,  c'est  aussi  ce  que  l'on  a  le  plus  fidèlement,  le  plus 
fréquemment  imité  de  Rousseau. 

Les  décuts  de  Rousseau, 

Il  semble  d'abord  que  pour  étudier  l'origine,  l'enfance, 
les  premières  années  et  les  débuts  de  Jean-Jacques,  nous 
avons  dans  sa  Correspondance ,  ses  Dialogues,  et  surtout 
ses  Confeesions,  un  document  inappréciable,  unique  en 
son  genre  et  digne  de  toute  confiance.  Mais  il  n'en  est 
rien.  Car  les  Dialogues  et  les  Confessions  sont  l'œuvre 
de  la  folie  de  Rousseau,  dont  ils  peuvent  même  servir  à 
marquer  les  progrès,  ou  pour  mieux  dire  les  alternatives. 
Et  sa  folie,  comme  nous  venons  de  le  voir,  consiste  à  se 
croire  persécuté  par  ceux  dont  il  nous  parle,  si  bien  qu'à 
la  fin  il  n'écrit  que  pour  se  faire  plaindre  à  la  postérité.  — 
Ce  n'est  pas,  à  dire  vrai,  que  la  «  persécution  »  dont  il  se 
plaint  soit  entièrement  imaginaire;  et,  décrété  de  prise 
de  corps  à  Paris,  à  Genève,  à  Berne,  il  a  pu  craindre 
pour  sa  liberté;  aussitôt  qu'il  eut  quitté  Paris,  tous  ceux 
dont  sa  réputation  offusquait  la  vanité  souffrante  s'effor- 
cèrent de  créer  dans  l'opinion  du  temps  un  préjugé  défa- 


LA    PREMIERE    PARTIE    DE    LA    VIE    DE    ROUSSEAU  305 

vorable  et  vaguement  hostile  à  sa  personne.  —  Mais  je 
dis  qu'il  faut  examiner  de  très  près  ces  ouvrages  d'auto- 
biographie, avant  d'en  accepter  les  témoignages. 

Mais,  de  plus,  ses  Confessions,  comme  telles,  partici- 
pent du  caractère  de  toutes  les  Confessions  et  de  tous  les 
Mémoires.  De  même  qu'en  effet,  on  n'a  pas  besoin  de  se 
confesser  quand  on  n'a  pas  péché,  de  même  on  n'a  pas 
besoin  d'écrire  ses  mémoires  quand  on  n'a  pas  besoin 
d'altérer  la  vérité.  C'est  ce  qui  est  arrivé  à  Rousseau. 
Dès  la  seconde  page  des  Confessions,  nous  le  prenons  en 
flagrant  délit  de  mensonge  ou  d'erreur  : 

Gabriel  Bernard,  frère  de  ma  mère,  devint  amoureux  d'une  des 
sœurs  de  mon  père,  mais  elle  ne  consentit  à  épouser  le  frère 
qu'à  condition  que  son  frère  épouserait  la  sœur.  L'amour  arrangea 
tout  et  les  deux  mariages  se  firent  le  même  jour. 

C'est  une  erreur  :  Gabriel  et  Théodore  Rousseau,  son 
oncle  et  sa  tante,  se  marièrent  au  mois  d'octobre  1699; 
mais  Suzanne  Bernard  et  Isaac  Rousseau,  son  père,  ne 
s'épousèrent  qu'au  mois  de  juin  1704.  Nous  voilà  loin 
de  compte. 

Il  nous  dit  un  peu  plus  loin  en  parlant  de  la  mort  de  sa 
mère,  qui  mourut  effectivement  de  sa  naissance  : 

Je  n'ai  pas  su  comment  mon  père  supporta  cette  perte,  mais  je 
sais  qu'il  ne  s'en  consola  jamais. 

Autre  erreur  :  son  père  se  consola  si  bien  qu'il  se 
remaria,  quand,  après  une  querelle  qui  ne  ressemble  pas 
elle-même  à  ce  que  son  fils  nous  en  conte,  ils  ont  dû 
quitter  Genève;  le  veuf  inconsolable  avait  cinquante- 
quatre  ans. 

Il  parle   ailleurs  du   «  ministre  »  Bernard,  père  de  sa 


30'i       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

mère,  et  son  grand-père  à  lui  par  conséquent.  Or,  le 
«  ministre  »  Bernard  n'était  pas  son  grand-père,  mais 
son  irrand-oncle. 

Un  peu  plus  loin,  Rousseau  nous  raconte  que  lors- 
qu'il lut  mis  en  pension  chez  le  pasteur  Lambercier  i\ 
Bossey,  il  avait  huit  ans,  —  autre  erreur  en  passant,  car 
il  en  avait  dix,  — et  qu'en  quittant  Bossey,  il  passa  deux 
ou  trois  ans  à  Genève  chez  son  oncle  Bernard.  11  se 
trompe  toujours.  Il  ne  passa  chez  son  oncle  qu'à  peine 
cinq  ou  six  mois  dans  l'hiver  de  1724-1725,  et  même 
moins  peut-être.  —  Il  serait  facile  de  relever  beaucoup 
d'autres  erreurs  et  de  plus  graves.  Telle  est  celle  que 
Rousseau  commet  en  plaçant  en  1736  le  début  de  son 
séjour  aux  Charmettes.  On  a  le  bail  passé  h  M™*  de 
Warens  par  le  propriétaire  des  Charmettes  :  il  est  daté 
de  1738;  et  la  chronologie  du  livre  VI  des  Confessions 
se  trouve  par  là  bouleversée  tout  entière.  Sans  nous 
astreindre  donc  à  suivre  les  Confessions  et  encore  moins 
à  les  croire,  nous  pouvons  nous  contenter  d'appuyer  sur 
quelques  traits  qui  me  paraissent  confirmer  ce  que  nous 
avons  dit  du  caractère  de  Rousseau. 

C'est  une  grande  question  de  démêler  en  chacun 
la  part  du  tempérament  et  celle  de  l'éducation.  Ce  que 
l'on  peut  dire  ici,  c'est  que,  doué  d'une  sensibilité  vive, 
s'il  en  fut  jamais,  cette  sensibilité  fut  accrue  par  l'éduca- 
tion sentimentale,  singulière  et  déplorable  qu'il  reçut. 

Il  naquit  à  Genève  le  28  juin  1712;  sa  mère  mourut  en 
le  mettant  au  monde;  son  père,  horloger  et  maître  de 
danse,  d'ailleurs  assez  mauvais  homme  et  toujours  en 
dispute,  le  confia  d'abord  à  sa  sœur  Suzanne  Rousseau, 
|)uis  il  s'en  occupa  lui-même,  lui  apprenant  à  lire  dans 


LA    PREMIERE    PARTIE    DE    LA    VIE    DE     ROUSSEAU  305 

les  romans  de  La  Calprenède  et  dans  les  Hommes 
illustres  de  Plutarque.  C'est  là  que  Jean-Jacques  prit  la 
notion  d'un  héroïsme  faux  et  déclamatoire,  d'une  anti- 
quité de  convention,  et  c'est  là  qu'il  puisa  une  fausse 
idée  du  devoir. 

Sur  ces  entrefaites,  une  affaire,  une  rixe,  oblige  son 
père  à  quitter  Genève.  C'était  peut-être  un  bonheur  pour 
lui;  on  le  mit  en  pension  avec  son  cousin  Bernard  chez 
le  pasteur  Lambercier  à  Bossey;  puis,  en  1725,  on  le 
plaça  en  apprentissage  chez  un  graveur  de  Genève 
nommé  Duconàmun;  alors,  c'est  Rousseau  lui-même  qui 
nous  l'avoue,  «  les  goûts  les  plus  vils  et  la  plus  basse 
polissonnerie  »  succédèrent  pour  lui  aux  «  aimables  amu- 
sements »  de  la  première  enfance.  Abandonné  de  son 
père  et  des  siens,  il  quitte  l'atelier  deux  ou  trois  ans  plus 
tard,  pour  s'en  aller  à  l'aventure,  sans  argent  ni  moyen 
d'en  gagner,  sans  profession  ni  recommandation,  vaga- 
bonder de  ville  en  ville,  changeant  de  religion  pour  un 
morceau  de  pain,  et  prêt  à  tous  les  métiers  pour  vivre. 
C'est  alors  qu'il  connaît  la  dégradante  promiscuité  de 
l'office  et  de  la  valetaille,  l'amical  tutoiement  des  laquais 
et  des  filles  de  chambre. 

Il  s'était  réfugié  chez  le  curé  d'Oneix,  en  Savoie,  qui 
l'envoya  à  Annecy  chez  M™^  de  Warens.  Celle-ci  l'envoya 
à  Turin,  pour  le  converti!-  au  catholicisme.  C'est  auprès 
d'elle  qu'il  revint  en  1732  après  sa  vie  aventureuse  de 
catéchumène,  de  laquais,  de  maître  de  musique,  de 
secrétaire  d'un  archimandrite,  d'arpenteur,  de  précep- 
teur. 

L'éducation  de  Jean-Jacques  se  parachève  auprès  de 
M°"  de  Warens,  ou  plutôt  Rousseau  achève  là  de  se 
m.  20 


306       HISTOIRE    DE    LA.    LITTEHATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

corrompre,  étant  chargé  de  remplir,  auprès  de  la  maîtresse 
du  logis,  les  intervalles  que  laissaient  libres  le  jardinier, 
Claude  Anet,  puis  le  perruquier  Wintzenried.  M""^  de 
Warens  donnait  ainsi  à  Rousseau  cette  idée  que  le  devoir 
peut  toujours  être  accompagné  de  plaisir,  et  l'héroïsme 
d'agrément,  car,  au  milieu  de  ces  turpitudes,  Rousseau 
conservait  toujours  son  idéalisme  à  la  Plutarque,  et  il 
continuait  à  se  croire  un  Romain  des  temps  vertueux  de 
la  République,  tout  en  se  conduisant  comme  un  Romain 
de  la  décadence. 

11  n'est  donc  pas  un  de  nos  grands  écrivains  dont 
l'enfance  et  la  première  jeunesse  aient  à  ce  point  manqué 
de  direction  morale;  pas  un  dont  l'enfance  ressemble 
davantage  à  celle  d'un  enfant,  non  pas  même  trouvé, 
mais  perdu  ;  pas  un  enfin  dont-  l'expérience  de  la  vie, 
bien  loin  de  le  tremper,  ait  à  ce  point  déséquilibré, 
dissocié,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  et  énervé  le  caractère. 
Les  parents  de  Diderot,  brouillés  avec  leur  fils,  ne 
l'avaient  pas  cependant  lâché  dans  le  monde  avant  qu'il 
fût  un  homme  ;  et,  elle-même,  la  fameuse  M""*  de  Tencin 
n'a  pas  fait  apprendre  au  futur  d'Alembert  l'état  de 
vitrier. 

En  1741,  il  quitta  M™^  de  Warens,  et  se  rendit  à  Paris, 
pour  tenter  la  fortune.  Il  avait  en  poche  un  système 
nouveau  de  notation  musicale,  qu'il  soumit  vainement  à 
l'examen  de  l'Académie  des  Sciences,  mais  qui  lui  permit 
de  connaître  quelques  gens  de  lettres  et  quelques 
savants  :  Marivaux,  Mably,  Fontenelle,  Diderot,  le 
P.  Castel,  On  l'introduit  dans  le  monde  :  chez  M""'  de 
Bezenval,  chez  M"*  de  Broglie,  chez  M"*  Dupin,  la 
femme  du   fermier  général,  fille  dç  Samuel  Bernard   et 


LA    PREMIÈRE    PARTIE    DE    LA    VIE    DE    ROUSSEAU  307 

de  M™*  de  Fontaine-Martel.  Sachant  bien  qu'  «  on  ne  fait 
rien  dans  Paris  que  par  les  femmes  »,  mais  ignorant 
que  «  ce  sont  comme  des  courbes  dont  les  sages  sont  les 
asymptotes  :  ils  en  approchent  sans  cesse,  mais  ils  n'y 
touchent  jamais  »,  il  débuta  chez  M™^  Dupin  par  une 
lourde  maladresse,  qui  montra  sa  vanité  et  sa  sottise  :  il 
tomba  amoureux  fou  de  la  maîtresse  du  logis,  et  lui 
adressa  une  déclaration  grossière  qui  le  fit  jeter  à  la 
porte.  Rousseau  se  retourna  du  côté  de  M™^  de  Broglie. 
Celle-ci  le  proposa  comme  secrétaire  au  comte  deMontaigu, 
l'ambassadeur  de  France  h  Venise,  où  il  séjourna  un  an; 
ayant  eu  un  dissentiment  avec  l'ambassadeur,  il  revint 
brusquement  à  Paris,  On  lui  fit  comprendre  qu'il  n'était 
pas  assez  gros  personnage  pour  se  plaindre.  Il  entra 
alors  chez  M™*  Dupin  comme  secrétaire  de  son  beau-fils, 
M.  de  Francœuil,  et  comme  précepteur  de  M.  de  Chenon- 
ceaux,  le  fils  de  la  maison.  Il  se  lia  alors  avec  un  certain 
nombre  de  gens  de  lettres.  C'est  à  cette  époque  égale- 
ment qu'il  s'attacha  à  Thérèse  Levasseur. 

En  1750  parut  son  fameux  Discours  sur  les  sciences 
et  les  arts.  On  sait  que  l'académie  de  Dijon  avait  mis 
au  concours  le  sujet  suivant  :  Si  le  rétablissement  des 
Sciences  et  des  Arts  a  contribué  à  épurer  les  mœurs. 

Rousseau  nous  raconte  qu'en  1749,  allant  voir  Diderot 
prisonnier  h  Vincennes,  il  lut  en  route,  dans  le  Mercure 
de  France,  la  question  posée  par  l'académie  de  Dijon. 
Aussitôt,  dit-il,  les  idées  lui  vinrent  en  foule,  ce  fut 
comme  une  révélation  subite;  il  fut  obligé  de  s'asseoir 
sous  un  arbre,  et  versa  des  larmes  abondantes.  Mar- 
montel  présente  la  chose  d'une  façon  plus  calme.  Rous- 
seau, selon  lui,  serait  arrivé  sans  encombre  à  Vincennes, 


308       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

il  aurait  montré  la  question  à  Diderot,  en  avouant  qu'il 
avait  l'intention  de  défendre  les  lettres  et  les  arts,  et 
Diderot  l'aurait  engagé,  au  contraire,  à  combattre  les  arts 
et  les  lettres.  C'est  cette  seconde  version  que  Diderot  lui- 
même  adopte  dans  son  Essai  sur  les  règnes  de  Claude  et 
de  Néron. 

11  serait  important,  cependant,  de  connaître  là-dessus 
l'exacte  vérité,  parce  que  les  œuvres  de  Rousseau  ne 
sont  que  le  développement  du  Discours.  A  tout  prendre, 
je  choisirais  plutôt  la  version  de  Rousseau  que  celle  des 
deux  encyclopédistes,  trop  enclins  à  la  malveillance  pour 
celui  qui  devint  l'adversaire  de  leur  entreprise.  A  la 
vigueur,  il  se  pourrait  que  Diderot  eut  révélé  h  Rousseau 
sa  véritable  voie;  mais,  à  coup  sûr,  il  ne  lui  a  pas  donné, 
il  ne  lui  a  pas  transmis,  à  la  fois,  toutes  les  idées,  toutes 
les  tendances  dont  le  Discours  de  Rousseau  fut  l'éclatante 
manifestation.  Ajoutons  que  le  choix  du  parti  à  prendre 
sur  la  question  paraissait  un  peu  indiqué  par  la  position 
de  la  question  même,  parce  que  le  paradoxe  à  soutenir 
était  en  même  temps  un  lieu  commun  depuis  Salomon, 
Platon  et  Bossuet,  et  que  le  tempérament  de  Rousseau 
le  portait  en  effet,  comme  la  suite  de  ses  ouvrages  se 
chargea  de  le  montrer,  à  développer  des  lieux  communs 
par  le  côté  paradoxal. 

Le  succès  en  fut  considérable,  ou  plutôt  foudroyant. 
11  était  dû  d'abord  à  réloqucnce  que  Rousseau  semblait 
ramener  dans  la  prose  iVançaisc.  Non  seulement,  en  ellct, 
il  y  a  peu  de  choses  plus  belles,  d'une  langue  plus  ner- 
veuse et  d'une  dialectique  plus  hardie  que  les  premières 
pages  où  Rousseau,  dépouillant  l'homme  civilisé  de  tout 
ce  que  le  progrès  du  temps  lui  a  comme  superposé,  le- 


LA    PREMIERE    PARTIE    DE    LA    VIE    DE    ROUSSEAU  309 

réduit  de  proche  en  proche  à  sa  condition  primitive, 
mais  encore,  par  les  perspectives  infinies  qu'elles  nous 
ouvrent,  le  caractère  étrange  et  primitif  de  ce  passé  de 
l'humanité  vers  lequel  elle  nous  reporte,  il  y  en  a  peu  de 
plus  poétiques.  En  second  lieu,  à  tous  ceux  qui  n'aimaient 
point  les  nouveaux  philosophes,  et  qui  n'avaient  à  leur 
opposer  que  Desfontaines  et  Fréron,  Rousseau  parut 
oflVir  un  secours  inattendu.  Il  ressemblait  h  un  prédica- 
teur en  chaire.  Aussi,  de  là  date  pour  lui  la  protection 
des  Luxembourg  et  des  Conti.  On  le  prit  pour  un  con- 
servateur, alors  qu'il  était  plus  radical  que  les  encyclopé- 
distes. Enfin,  comme  il  faut  des  raisons  profondes,  il 
remettait  en  question  la  civilisation  moderne,  il  posait 
à  l'Europe  lettrée  cette  interrogation  redoutable  :  La 
Renaissance  n'a-t-elle  pas  compromis  le  développefnent 
de  la  civilisation,  en  la  dévoyant  depuis  trois  cents 
ans? 

De  1750  à  1755  Rousseau  composa  un  Discoius  sur 
la  vertu  nécessaire  aux  héros  (1751)  ;  un  Discours  sur 
léconomie  politique  (1755);  il  avait  écrit  ce  dernier  pour 
V Encyclopédie  et  on  y  lit  des  phrases  dans  le  genre  de 
celle-ci  : 

Que  la  patrie  se  montre  donc  la  mère  commune  de  tous  les 
citoyens. 

Il  faut  sans  doute  rapporter  à  la  même  époque  les 
fragments  d'un  Discours  sur  les  richesses,  publié  en 
1853,  d'après  le  manuscrit  de  Neufchâtel.  Ajoutez-y, 
comme  diversions,  mais  qui  contribuèrent  à  sa  gloire, 
la  comédie  de  Narcisse,  jouée  au  Théâtre-Français  le 
18  décembre    1752,   sans  grand   succès,  et  Le  devin  du 


310       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

village,  joué  la  même  année  à  l'Opéra  et  très  applaudi; 
enfin,  une  Lettre  sur  la  musique  française  en  1753. 

Sur  ces  entrefaites,  l'académie  de  Dijon  mit  en  1754 
au  concours  une  question  qui,  de  nouveau,  séduisit 
Rousseau.  Il  s'agissait,  cette  fois,  de  rechercher  l'origine 
de  l'inégalité  parmi  les  hommes.  Rousseau  ne  fut  point 
couronné,  mais  il  publia  l'année  suivante  son  Discours  en 
le  dédiant  h  la  république  de  Genève. 

Je  ne  dis  rien  d'une  foule  de  questions  subsidiaires  sur 
lesquelles  il  a  des  vues  intéressantes  :  origine  du  lan- 
gage, puissance  des  petites  causes,  concurrence  vitale; 
je  vais  au  fonds  et  je  constate  que,  si  le  Discoujs  de  1750 
était  une  attaque  à  la  civilisation,  celui  de  1755  est  une 
attaque  à  la  société.  Voici  l'argumentation  : 

l'*^  PARTIE  :  —  Il  n'y  a  pas  d'inégalité  dans  l'état  de 
nature,  car  la  nature  suffit  elle-même  à  nos  besoins 
comme  à  ceux  des  animaux  qui  ne  se  mangent  pas  entre 
eux;  nos  désirs  ne  vont  pas  au  delà  de  nos  besoins  qui 
se  réduisent  à  deux  ou  trois  :  manger,  dormir,  aimer; 
l'intelligence  est  d'ailleurs  tellement  bornée,  qu'elle  ne 
peut  pas  sortir  de  l'état  de  nature,  ni  engendrer  l'inéga- 
lité. Comment  donc  en  est-on  sorti? 

2^  PARTIE  :  ' —  On  en  est  sorti  par  l'établissement  de  la 
loi  qui  a  divisé  les  hommes  en  pauvres  et  en  riches,  par 
l'institution  de  la  magistrature,  qui  les  a  séparés  en  forts 
et  en  faibles,  par  le  despotisme  enfin  qui  a  produit  des 
maîtres  et  des  esclaves. 

Conclusion   :  —  Tout  le  mal  vient  donc  de  la  société. 

Il  s'ensuit  donc  qu'il  faut  refaire  la  société,  en  refaisant 
la  civilisation  —  et  ce  sera  l'objet  de  la  Lettre  sur  les 
spectacles  — ;  l'Etat   —   et   ce  sera    l'objet   du    Contrat 


LA    PREMIERE    PARTIE    DE    LA    VIE     DE    ROUSSEAU  311 

social — ;  Thomme  —  et  ce  sera  l'objet  de  la  Nouvelle- 
Hêloïse  et  de  V Emile. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  conséquences  que  Rousseau 
va  bientôt  tirer  de  ses  principes,  dès  à  présent  on  sent 
combien  son  «  état  de  nature  »  est  peu  conforme  à  la 
réalité,  puisqu'il  ne  peut  pas  montrer  comment  on  en  est 
sorti  ;  parce  qu'en  vertu  même  de  l'hypothèse  l'homme 
n'est  pas  bon,  et  que  vouloir  refaire  la  société  sur  la  base 
de  son  inexistence,  c'est  vouloir  bâtir  dans  les  airs. 

Les  contemporains  ne  virent  pas  où  Rousseau  entendait 
aller  et  le  monde  s'efforça  alors  de  le  conquérir.  On 
admira  son  éloquence,  qui  bravait  le  ridicule,  on  admira 
sa  sensibilité;  on  vit  de  la  force  dans  son  orgueil  et  dans 
son  cynisme;  surtout  on  lui  fut  reconnaissant  d'admirer, 
comme  il  le  faisait,  la  nature  humaine. 


CHAPITRE  XIV 


VAUVENARGUES 


L'œuvre  inachevée  de  Vauvenargiies  représente  un 
moment  précis  de  son  siècle  qui  est  justement  celui  qcc 
nous  louchons,  aux  alentours  de  1750,  et  Vauvenargucr. 
lui-même,  pour  emprunter  une  formule  h  l'histoire  natu- 
relle, est  un  type  de  transition  original  et  curieux,  entre 
les  moralistes  passionnés  du  xvn«  siècle,  Pascal,  La 
Rochefoucauld,  La  Bruyère,  et  les  moralistes  sensibles 
du  xviii",  les  Diderot  et  les  Rousseau. 

Il  naquit  en  1715,  à  Aix,  où  son  père  vivait  modeste- 
ment en  gentilhomme  de  province.  Ses  études  furent 
empêchées  et  contrariées  par  la  faiblesse  de  sa  santé,  et 
l'on  raconte  qu'il  ne  put  de  sa  vie  lire  une  page  de  latin. 
—  C'est  vraiment  une  preuve  de  la  vigueur  de  son  esprit, 
que  cette  ignorance  ne  l'ait  pas  porté  à  la  préciosité  : 
car  il  y  a  entre  la  préciosité  et  l'ignorance  des  affinités 
singulières!  —  D'ailleurs  il  compense  les  lacunes  de  son 
instruction  par  une  lecture  assidue  des  Vies  parallèles 
de  Plutarque,  et  des  divers  Traités  philosophiques  de 
Sénèque,  qui  lui  donnèrent  ainsi  plus  qu'une  teinture  de 


VAUVENARGUES  313 

l'Antiquité.  Ces  deux  auteurs  eurent  sur  lui  une  très  pro- 
fonde influence;  lui-même  le  déclare,  dans  une  lettre  au 
marquis  de  INIirabeau  {22  mars  1740)  :  C'est  une  lecture 
touchante,  dit-il,  que  les  Vies  parallèles, 

Pour  moi,  je  pleurais  de  joie  lorsque  je  lisais  ces  Vies;  je  ne 
passais  point  de  nuit  sans  parler  à  Alcibiade,  Agésilas,  et  autres; 
j'allais  dans  la  place  de  Rome,  pour  haranguer  a%ec  les  Gracques, 

et  pour  défendre  Caton Il  me  tomba,  en  même  temps,  un  Sénèque 

dans  les  mains...;  je  mêlais  ces  lectures,  et  j'en  étais  si  ému,  que 
je  ne  contenais  plus  ce  quelles  mettaient  en  moi  :  j'étouffais,  je 
quittais  mes  livres,  et  je  sortais  comme  un  homme  en  fureur, 
pour  faire  plusieurs  fois  le  tour  d'une  assez  longue  terrasse,  en 
courant  de  toute  ma  force  jusqu'à  ce  que  la  lassitude  mît  fin  à  la 
convulsion. 

C'est  là  ce  qui  m'a  donné  cet  air  de  philosophie...,  car  je  devins 
stoïcien  de  la  meilleure  foi  du  monde,  mais  stoïcien  à  lier.... 

Il  pouvait  avoir  alors  seize  ans.  Le  moment  était  venu 
de  choisir  une  carrière.  Il  obtint  un  brevet  de  sous-lieu- 
tenant au  Régiment  du  Roi.  Il  fit  ses  premières  armes  en 
1734  daiis  la  guerre  de  la  succession  de  Pologne.  On  a 
mal  connu  cette  période  de  sa  vie  jusqu'en  1857,  date  à 
laquelle  la  publication  de  ses  lettres  au  marquis  de  Mira- 
beau en  particulier  et  au  conseiller  F.  de  Saint-Vincent 
vint  infirmer  ce  qu'avaient  auparavant  dit  de  lui  La  Harpe 
et  Suard,  Villemain  et  Vinet.  On  y  apprend  en  efTet 
qu'il  se  croyait  né  pour  l'action,  et  qu'il  aurait  voulu 
être  général  ou  diplomate.  Le  défaut  de  fortune,  qui  le 
réduisit  parfois  à  de  fâcheux  expédients,  le  défaut  de  sou- 
plesse aussi,  se  mirent  en  travers  de  ses  ambitions  : 
mais  il  ne  se  rejeta  sur  la  gloire  littéraire  que  comme  sur 
un  pis-aller.  Enfin,  de  là  procèdent  certains  traits  de  son 
caractère  :  la  hauteur,  la  mélancolie  et  la  résignation, 
car  aucune  de  ces  misères  n'entama  ou  du  moins  n'altéra 


314       HISTOIRE    DE     LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

l'extérieure  sérénité  de  son  ànie,  si  même  on  ne  doit  dire 
qu'elles  accrurent  sa  gravité  naturelle  et  sa  fierté  stoï- 
cienne. Et  voici  comment  il  s'est  dépeint  lui-même  sous 
le  nom  de  Clazomene,  ou  la    Vertu  malheureuse  : 

Clazomène  a  eu  l'expérience  de  toutes  les  misères  de  l'huma- 
nité. Les  maladies  l'ont  assiégé  dès  son  enfance,  et  l'ont  sevré 
dans  son  priutemns  de  tous  les  plaisirs  de  la  jeunesse.  Né  pour 
les. grands  déplaisirs,  il  a  eu  de  la  hauteur  et  de  l'ambition  dans 
la  pauvreté.  Il  s'est  vu  dans  ses  disgrâces  méconnu  de  ceux  qu'il 
aimait.  L'injure  a  flétri  sa  vertu;  et  il  a  été  offensé  de  ceux  dont 
il  ne  pouvait  prendre  vengeance.  Ses  talents,  son  travail  continuel, 
son  application  à  bien  faire  n'ont  pu  fléchir  la  dureté  de  sa  for- 
tune. Sa  sagesse  n'a  pu  le  garantir  de  faire  des  fautes  irréparables. 
Il  a  souffert  le  mal  qu'il  ne  méritait  pas,  et  celui  que  son  impru- 
dence lui  a  attiré....  Toutefois,  qu'on  ne  pense  pas  que  Clazomène 
eût  voulu  changer  sa  misère  pour  la  prospérité  des  hommes 
faibles.  La  fortune  peut  se  jouer  de  la  sagesse  des  gens  vertueux; 
mais  il  ne  lui  appartient  pas  de  fléchir  leur  courage. 

La  guerre  de  la  succession  d'Autriche  ne  le  tira  pas  de 
sa  situation  précaire.  Les  vaincus  ont  rarement  raison, 
et  il  faisait  partie  de  cette  fameuse  et  désastreuse  retraite 
de  Prague,  dont  les  historiens  militaires  ont  bien  pu 
vanter  la  beauté,  mais  dont  la  France  de  1743  ne  sentit 
que  l'humiliation.  Les  occasions  de  se  signaler  lui  man- 
quèrent; il  perdit  la  santé;  découragé,  désespéré  même, 
dès  son  retour  à  Nancy  il  écrivit  au  roi,  à  Amelot,  au 
duc  de  Biron,  pour  obtenir  un  emploi  dans  la  diplomatie. 
Voltaire,  avec  qui  il  s'était  lié  en  avril  1743,  intervint 
en  sa  faveur,  mais  no  parvint  i»  lui  faire  accorder  par  le 
ministère  qu'une  promesse  vague.  De  retour  en  Provence, 
il  fut  atteint  de  la  petite  vérole,  ses  jambes  gelées  pen- 
dant la  retraite  de  Prague  l'immobilisaient,  sa  poitrine 
était  prise;    il    donna   décidément  sa   démission   et  vint 


VAUVEXARGUES  3I5 

s'établir  à  Paris  à  la  fin  de  1745.  Il  mourut  en  1747.  II 
avait  eu  le  temps  de  voir  paraître  son  petit  volume  inti- 
tulé :  Introduction  à  la  connaissance  de  V esprit  humain, 
contenant  des  réflexions,  des  conseils,  des  fragments, 
des  méditations  et  des  maximes. 

A  cet  ouvrage  l'éditeur  de  1757  a  ajouté  des  Dialo- 
gues au  nombre  de  dix-huit,  imités  de  Fontenelle,  quatre 
Fragments  sur  l'éloquence  et  des  Lettres. 
Quel  est  le  caractère  de  son  œuvre? 
Il  y  a  en  lui  un  philosophe,  un  critique  et  un  mora- 
liste. Le  philosophe  n'est  pas  très  profond,  car  l'érudi- 
tion lui  manque  ainsi  que  la  dialectique.  Le  critique  est 
ingénieux  et  délicat,  mais  incomplet.  Ses  jugements  sur 
Corneille  et  sur  Racine,  sur  Pascal  et  sur  Bossuet,  sont 
intéressants  à  cet  égiird;  et  s'il  avait  vécu,  il  eût  sans 
doute  pu  sauver  la  critique  de  son  siècle,  des  déserts  où 
l'enlisèrent  Marmontel  et  La  Harpe  : 

Les  héros  de  Corneille  disent  de  grandes  choses  sans  les 
inspirer  :  ceux  de  Racine  les  inspirent  sans  les  dire  :  les  uns  parlent, 
et  longuement,  aûn  de  se  faire  connaître;  les  autres  se  font  con- 
naître parce  qu'ils  parlent.  Surtout,  Corneille  paraît  ignorer  que 
les  hommes  se  caractérisent  souvent  davantage  par  les  choses 
qu'ils  ne  disent  pas  que  par  celles  qu'ils  disent. 

Vauvenargues  a  bien  senti  qu'il  y  avait  entre  Corneille 
et  Racine,  non  seulement  une  différence  de  degré,  comme 
le  comprenaient  ses  contemporains,  mais  une  dilTérence 
de  nature. 

Comme  moraliste,  il  est  plus  intéressant  encore,  car  il 
est  un  moraliste  complet.  Certains  moralistes  bornent 
leur  observation  et  leurs  affirmations  à  des  lieux  com- 
muns prudhommesques;  d'autres  sont  satiriques  et  rcgar- 


316       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

dent  la  vie  comme  le  miroir  de  la  sottise  et  de  la  misère 
humaine;  d'autres  enfin,  et  Vauvenargues  est  du  nombre, 
constatent  les  faits,  cherchent  une  règle,  une  loi  morale, 
pour  les  actions  des  hommes.  Ce  n'est  pas  h  dire  cepen- 
dant que  Vauvenargues  soit  un  moraliste  parfait.  Il  y  a, 
dans  son  œuvre,  à  cet  égard,  trop  d'indécisions,  de  con- 
tradictions,   d'imitations    surtout;    il    imite    Pascal,    La 
Rochefoucauld  et  La   Bruyère.  Il  est  vrai  qu'en  imitant  il 
sait  garder  quelque    originalité.   Son   portrait   de   Titus 
contient  quelques  traits  empruntés  à  l'auteur  des  Carac- 
tères; mais,  combien  l'accent  est  changé!  Ce  n'est  plus 
de    la    moquerie,    c'est   de    la  générosité,    que  l'on  sent 
dans  cotte  page.  De  même,  lorsque  Vauvenargues  peint 
les   bas-fonds   de   la    société,   il    se    souvient  de    ce    que 
La  Bruyère  a  dit  des  paysans,  mais  sa  pitié  est  plus  pro- 
fonde et  moins  sèche.    S'il   imite    La  Rochefoucauld,   il 
ajoute  à  la  forme  brève  de  l'auteur   des  Maximes  je  ne 
sais  quoi  de  tendre,  de  lumineux  et  de  chaud  : 

Le  sentiment  de  nos  forces  les  augmente. 
Les  grandes  pensées  viennent  du  cœur. 

Nous   querellons   les  malheureux  pour  nous  dispenser  de    les 
plaindre. 

Enfin,  il  imite  Pascal,  mais  en  l'imitant,  il  s'en  sépare, 
et,  sans  aller  jusqu'à  l'irréligion  déclarée,  cependant,  il 
prend,  à  l'égard  de  l'auteur  des  Pensées,  une  situation 
quelque  peu  analogue  a  celle  de  Voltaire. 

Il  est  nécessaire  d'insister  sur  ce  point,  car  c'est  ici 
que  se  marque  la  véritable  originalité  de  Vauvenargues 
moraliste  et  c'est  par  là  qu'il  prend,  auprès  de  Voltaire, 
de    Rousseau    et  des  Encyclopédistes,  sa  place  dans  son 


VAUVEXARGUES 


3i: 


siècle.  Sa  morale  est  purement  humaine;  et  Voltaire, 
en  l'opposant  h  celle  de  Pascal,  l'a  bien  senti  et  bien 
(li;. 

Je  crois  que  les  pensées  de  ce  jeune  militaire  philosophe 
seraient  aussi  utiles  à  un  homme  du  monde  fait  pour  la  société, 
que  celles  du  héros  de  Port-Royal  peuvent  lètre  à  un  solitaire 
qui  ne  cherche  que  de  nouvelles  raisons  de  haïr  et  de  mépriser 
le  genre  humain.  La  philosophie  de  Pascal  est  lière  et  rude;  celle 
de  notre  jeune  officier,  douce  et  persuasive. 

Et,  en  effet,  Vauvenargues,  comme  ses  contemporains, 
rapporte  tout  à  l'institution  sociale;  il  réhabilite  les  pas- 
si  )ns;  il  va  presque  jusqu'à  proclamer  la  bonté  de  la 
nature;  et  cet  homme  qui  passe  généralement  pour  être 
si  doux,  si  indulgent,  ne  ressent,  à  l'égard  des  convic- 
tions désireuses  de  se  répandre,  que  de  la  haine  et  du 
mépris.  Dans  une  lettre  au  marquis  de  Mirabeau,  le 
13  mais  1740,  il  expose  quels  sont  les  caractères  qui  lui 
plaisent;  il  aime,  dit-il,  les  «  passions  vives  »  de  César  et 
d'Alcibiade;  il  aime  les  hommes  «  fiers  et  violents  » 
mais  «  pourvu  qu'ils  ne  soient  point  sévères  ». 

Je  ne  saurais  souffrir  un  homme  dur  et  rigide  qui  voudrait  res- 
serrer tous  les  hommes  dans  ses  maximes  étroites....  Nul  esprit 
n'est  si  corrompu  que  je  ne  le  préfère  avec  beaucoup  de  joie  au 
mérite  dur  et  rigide,...  Un  homme  amolli  me  touche...,  je  sup- 
porte la  sottise...;  l'homme  infâme  attache  mes  yeux  sur  la  sorte 
de  courage  qui  soutient  son  infamie;  le  crime  et  laudace  me 
montrent  des  âmes  au-dessus  de  la  crainte,  au-dessus  des  pré- 
jugés, libres  dans  leurs  pensées,  fermes  dans  leurs  desseins;  je 
laisse  vivre  en  repos  Ihomme  fade  et  sans  caractère  :  niais 
l'homme  dur  et  rigide,  l'homme  tout  d'une  pièce,  plein  de  maximes 
sévères,  enivré  de  sa  vertu,  esclave  des  vieilles  idées  quil  n'a  point 
approfondies,  ennemi  de  la  liberté,  je  le  fuis  et  je  le  déleste. 
C'est,  selon  moi,  l'espèce  la  plus  vaine,  la  plus  injuste,  la  plus 
insociable. 


318       HISTOIRE     DE    LA    LITTEHATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

N'est-ce  pas  le  «  fanatisme  »  que  Vauvenargues,  lui 
aussi,  comme  Voltaire,  combat  avec  acrimonie  clans  ce 
passage?  Il  n'aime  la  vertu  qu'indulgente  au  vice  et 
païenne;  son  idéal,  il  le  dit  dans  la  même  lettre,  c'est  : 

Un  homme  haut  et  ardent,  inflexible  dans  le  malheur,  facile 
dans  le  commerce,  extrême  dans  ses  passions,  humain  par-dessus 
toutes  choses,  avec  une  liberté  sans  borne  dans  l'esprit  et  dans 
le  cœur. 

Vauvenargues  réunissait  donc,  dans  son  esprit,  h  la  fois 
les  tendances  voltairiennes  et  celles  de  Rousseau,  soit 
qu'il  les  subît,  soit  qu'il  les  préparât,  soit  qu'il  les  contînt 
confusément  dans  son  âme,  commela  plupart  des  hommes 
de  son  époque.  Et  ce  qu'il  y  a  d'original  chez  lui,  ce 
qu'il  y  a  aussi  de  significatif  à  ce  moment  du  siècle,  c'est 
qu'il  prend  pour  ainsi  dire  au  sérieux,  qu'il  considère 
comme  positives  les  idées  que  Voltaire  avait  émises  jus- 
que-là surtout  par  désir  de  fronder  les  autorités  et  sans 
les  croire  lui-même,  bien  souvent,  autres  que  négatives. 
La  morale  de  Vauvenargues,  c'est  la  raillerie  de  Voltaire 
transposée  en  affirmation  enthousiaste  et  éloquente,  à 
moins  que  ce  ne  soit  la  vigueur  de  Rousseau  atténuée, 
rendue  plus  discrète  et  plus  noble. 


LIVRE   lïî 


L'ESPRIT     NOUVEAU 
L'ENCYCLOPÉDIE 


CHAPITRE    I 


LA    SITUATION   EN    1750 


Nous  avons  essayé  jusqu'ici,  sans  négliger  l'histoire  de 

l'art    littéraire,    de    suivre    surtout,    dans  un   siècle  où, 

comme  nous  l'avons  dit,   la  littérature  est  une  arme  bien 

plus    qu'un   art,    la   formation  successive   de  l'esprit  du 

siècle.   C'est  dans  \' Encyclopédie  que  nous  allons  le  voir 

maintenant  prendre  un  corps,  et  remporter  une  victoire 

demeurée  jusqu'alors    douteuse.    Ici   donc   est   le    nœud 

vital    du  xviii^    siècle.    En     1750,   la    bataille   n'est   pas 

«ntamée.  Voltaire  est  à  Berlin,  Rousseau  publie  à  peine 

son  premier  discours,    Diderot    est    encore    obscur,    et 

d'Alembert    n'est   qu'un    géomètre.    En    1760,    tout    est 

changé.   De  même  en  effet  que  dans  la  vie  des  hommes, 

il  y  a  ainsi,   dans  la  vie  des  siècles,  un  point  d'où  tout 

dépend,  un  moment  décisif  de  toute  l'orientation  future. 

C'est  Cromwell  arrêté  par  ordre  royal  au  moment  où  il 

part   pour  l'Amérique;   c'est  Louis  XIV  n'épousant  pas 

Marie    Mancini;    c'est    Napoléon    réussissant   Brumaire; 

■c'est  le  Jansénisme  barrant  la  route  au    Cartésianisme; 

c'est,  en  1750,  l'entreprise  de  V Encyclopédie. 

m.  2i 


322       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUIIE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Cette  observation  vaut  bien  la  peine  qu'on  y  insiste, 
car  elle  coupe  court  à  deux  paradoxes  aussi  contraires  à 
la  vérité  qu'à  l'opinion.  L'un,  que  l'esprit  révolutionnaire 
existait  avant  les  philosophes,  et  que  les  querelles  des 
parlements  et  les  alFaires  ecclésiastiques  avaient  mis 
sérieusement  en  danger  déjà  l'autel  et  le  trône;  l'autre 
est  qu'en  1787,  ou  1788,  on  pouvait  encore  arrêter  la 
Révolution  approchante,  et  que  par  conséquent  l'impul- 
sion donnée  par  les  philosophes  n'était  pas  d'une  telle 
force.  Mais  on  verra  que  la  Révolution  a  été  préparée  par 
V Encyclopédie  à  partir  de  1750,  qu'elle  était  ainai  inévi- 
table, et  que,  sans  {Encyclopédie,  les  querelles  des 
parlements  et  les  discussions  des  Jansénistes  n'auraient 
point  ébranlé  la  monarchie.  A  V  Encyclopédie  tout  abou- 
tit dans  ce  siècle,  et  d'elle  to-ut  dérive,  car  j'irais  jus- 
qu'à dire  que  Voltaire,  Montesquieu  et  Rousseau  ont  été 
enrégimentés  dans  l'action  commune.  11  est  donc  néces- 
saire,  avant  tout,  de  savoir  quelles  circonstances  ont  favo- 
risé, dans  son  début,  le  mouvement. 

Le  premier  phénomène  littéraire  qui  nous  frappe,  aux 
alentours  de  1750,  est  la  pauvreté  de  la  littérature  propre- 
ment dite  :  jamais  la  poésie,  le  théâtre,  le  roman,  la  cri- 
tique, n'ont  été  plus  indigents  en  œuvres  qui  comptent, 
plus  abondamment  stériles.  C'est  que  c'est  alors  que 
chanofc  la  notion  même  de  littérature.  La  littérature 
désormais,  n'est  plus  l'art  d'exprimer  la  beauté,  mais 
l'art  d'exprimer  dans  la  langue  de  tout  le  monde  ce  qui 
n'était  qu'à  l'usage  de  quelques  spécialistes.  Elle  instruit, 
au  lieu  de  toucher;  elle  ne  s'attache  plus  à  plaire,  elle 
vulgarise.  Or  il  est  assez  rare  que  deux  conceptions  aussi 
différentes,  voire  aussi  contradictoires,  prospèrent  ou  se 


LA    SITUATION    EX    1750  323 

développent  en  même  temps;  et  précisément  c'est  ce  qui 
est  arrivé  au  xviii*  siècle.  A  mesure  que  la  littérature  telle 
que  l'avaient  conçue  Boileau,  Racine,  La  Fontaine, 
Regnard  même  et  Le  Sage,  c'est-à-dire  la  peinture 
objective  et  l'impersonnelle  représentation  de  la  vie,  perd 
du  terriiin  et  cède  la  place,  elle  perd  aussi  des  moyens  : 
la  vie  se  retire  insensiblement  d'elle,  et  avec  la  vie  cette 
sympathie  qui  lui  est  nécessaire,  la  complicité  de  l'opi- 
nion, et  la  faveur  du  goût  public;  il  n'en  subsiste  que 
des  formes  vides,  qui  ressemblent  à  des  parodies  ou  à  des 
caricatures  des  grands  modèles. 

■  Je  ne  parle  qu'à  peine  de  la  poésie  proprement  dite. 
Pour  diverses  raisons  plusieurs  fois  développées,  la  litté- 
rature classique  n'était  ni  épique,  ni  lyrique  :  la  structure 
même  de  la  société  s'y  opposait  par  principe;  1'  «  honnête 
homme  »  y  étant  celui  qui  ne  mettait  pas  d'enseigne,  y 
était  donc  aussi  celui  qui  mettait  uniquement  sa  gloire  à 
faire  mieux  que  personne  ce  que  faisait  tout  le  monde. 
Ajoutons  là-dessus  qu'aux  environs  de  1750  la  grande 
poésie  est  représentée  par  Le  Franc  dePompignan,  et  la 
poésie  légère  par  Bernis  :  ces  noms  peuvent  suffire. 

Même  décadence  au  théâtre.  Considérons  en  effet  quel- 
ques succès  des  années  1747  et  1748  :  la  Gouvernante 
de  La  Chaussée,  par  exemple,  le  Méchant,  de  Gresset, 
Sémiramis  de  Voltaire.  Le  Méchant,  qui  fut  en  son  temps 
célébré  par-dessus  les  nues,  est  une  assez  jolie  chose, 
dont  le  style,  comme  nous  l'avons  vu,  est  assez  remar- 
quable :  svelte,  brillant,  spirituel,  et  qui  reste  ainsi 
agréable  à  lire;  mais  de  la  Gouvernante  et  de  Sémiramis 
on  peut  dire  que  ce  sont  de  vraies  parodies  des  pièces 
classiques,     pour   l'abondance    de    leurs    épisodes,    qui 


324       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

trahissent  la  pauvreté  de  l'invention,  pour  l'absence  de 
toute  idée  capable  de  soutenir  l'intrigue,  le  sentiment  de 
leur  inutilité  qu'elles  laissent  après  elles,  et  la  médiocrilc 
de  leur  style.  Mais  le  grand  défaut  commun  au  Méchant, 
à  la  Gouvernante,  à  Sémiraniis,  c'est  le  romanesque  ou 
l'arbitraire  des  combinaisons.  Voilà  bien  le  grand  ennemi 
du  théâtre,  et  c'est  le  signe  où  l'on  reconnaît  (ju'uii 
auteur  n'a  rien  à  dire,  que  son  unique  préoccupation  est 
de  remplir  les  cinq  actes,  et  qu'il  traite  enfin  son  art 
comme  un  métier. 

Le  roman  n'est  pas  représenté.  Le  Sage  est  mort  en 
1747  ;  Marivaux  laisse  inachevés  pendant  dix  ans  sa 
Marianne  et  son  Paysan  parvenu  ;  Prévost  traduit 
Richardson.  Et,  pour  les  remplacer,  on  ne  peut  nommer 
Crébillon  fils,  avec  son  Sopha,  ni  Duclos,  avec  ses  6'o/z- 
fessions  du  Comte  de  ***.  Il  y  a  bien  les  Bijoux  indiscrets 
de  Diderot,  et,  de  Voltaire,  Zadig,  qui  paraissent  en 
1748.  Mais  ce  sont  en  somme  des  contes,  et  non  des 
romans.  Le  roman  ne  renaîtra  qu'avec  la  Nouvelle- 
Héloïse. 

Remarquons  que  cette  stérilité  n^a  pas  de  causes  exté- 
rieures. Nous  sommes  au  lendemain  de  Fontenoy,  de 
Raucoux,  à  la  veille  du  traité  d'Aix-la-Chapelle,  traité  de 
dupe  si  l'on  veut,  mais  dont  la  duperie  a  grand  air;  la 
France  fait  encore  figure  en  Europe  ;  elle  y  est  encore 
une  puissance  prépondérante,  et  la  gloire  de  Maurice  de 
Saxe  balance  celle  de  Frédéric,  qui  d'ailleurs  est  notre; 
allié;  et  si  l'on  a  commis  une  grande  faute  en  prenant 
parti  contre  Marie-Thérèse,  personne  ne  s'en  doute.  A 
l'intérieur,  la  situation  n'est  pas  mauvaise.  S'il  règne 
quelque    embarras,    quelque   désordre    même,    dans    les 


LA    SITUATION    EX    1750  325 

finances,  il  n'y  a  rien  d'irréparable.  On  ne  reproche 
communément  à  M™*  de  Pompadour  que  de  manquer  de 
naissance,  et  aussi  bien  ne  s'est-elle  pas  encore  incrérée 
dans  le  gouvernement  :  elle  protège  les  artistes  et  les 
gens  de  lettres.  En  moins  de  cinquante  ans,  le  luxe  s'est 
développé;  l'on  n'a  jamais  tant  causé,  tant  soupe;  on  ne 
s'est  jamais  tant  amusé;  les  gens  de  lettres  n'ont  jamais 
été  plus  heureux,  plus  protégés,  plus  admirés,  plus 
choyés.  Lisez  plutôt  les  Mémoires  de  M™°  d'Épinay  et 
ceux  de  Marmontel,  et  les  Confessions  de  Rousseau.  Et 
d'autre  part  le  goût  s'est  développé,  s'est  affiné,  s'est 
subtilisé  :  tout  homme  du  monde,  et  toute  femme,  sont 
devenus  juges,  et  bons  juges  des  choses  de  l'esprit.  Que 
faut-il  donc,  dans  cette  prospérité  qui  semblerait  devoir 
favoriser  le  développement  de  la  littérature,  que  faut-il 
pour  expliquer  cette  stérilité? 

Il  faut,  comme  nous  le  disions,  une  cause  plus  inté- 
rieure, et  cette  cause  est  celle  que  nous  disions  :  c'est  que 
la  littérature  a  maintenant  d'autres  ambitions.  C'est 
qu'elle  s'attribue  une  fonction  sociale,  un  rôle  dans  l'État; 
c'est  que  la  préoccupation  morale  a  passé  au  premier 
plan,  et  que  la  préoccupation  d'art  est  devenue  secondaire. 

En  quoi  consiste  cette  préoccupation  morale,  c'est  ce 
que  nous  avons  vu,  en  étudiant  Montesquieu,  puis  Vau- 
venargues  :  l'un  et  l'autre,  ces  deux  penseurs  réservent 
toute  leur  admiration  pour  l'institution  sociale,  et  déter- 
minent par  elle  et  par  ses  intérêts  ce  qu'ils  appellent  bien 
et  mal.  La  même  idée  se  retrouve,  sous  une  autre  forme, 
dans  un  livre  aujourd'hui  bien  oublié,  mais  qui  fit  en  son 
temps  autant  de  bruit  que  pas  un  autre,  et  qui  le  dut  à 
ce  qu'il  est  l'un  des  premiers  livres  de  philosophie  contre 


326       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

lesquels  on  ait  sévi  par  la  main  du  bourreau  :  c'est  le  livre 
des  Mœurs,  de  l'avocat  Toussaint,  publié  en  1748.  Il 
contient  des  caractères,  comme  le  livre  de  Vauvenargues, 
dont  il  est  inspiré,  et  se  divise  en  trois  parties  :  Pitié, 
Sai^'esse,  Vertus  sociales.  On  y  trouve  de  curieux  détails; 
et  sur  certains  points  Rousseau  s'en  est  souvenu.  Mais 
c'est  l'inspiration  générale  qui  en  est  intéressante  : 

Ce  sont  les  moeurs  qui  en  sont  l'objet,  la  Religion  n'y  entre 
qu'en  tant  qu'elle  concourt  à  donner  des  mœurs  :  or,  comme  la 
Religion  naturelle  suffit  pour  cet  effet,  je  ne  vais  pas  plus  avant. 

[Introduction.) 

Soumettez  la  chair  à  l'esprit;  mais  ne  lanéantissez  pas....  Cette 
prévention,  qu'on  ne  saurait  aimer  Dieu  sans  contrarier  tous  les 
instincts  de  la  Nature...,  est  si  généralement  répandue,  qu'on  ne 
s'avise  pas  de  vanter  la  sainteté  d'un  homme  qui  fait  tous  les 
jours  ses  quatre  repas,  qui  mange  indifféremment  chair  ou  poisson, 
qui  porte  des  habits  propres  et  couche  sur  le  duvet — 

[I'^'^  partie.) 

Toutes  choses  égales  d'ailleurs,  de  deux  fautes  la  plus  griève 
est  celle  qui  fait  tort  à  (jul  Iqu'un  :  et  si  toutes  deux  sont  préju- 
diciables, la  plus  énorme  est  celle  qui  porte  un  plus  grand  dom- 
mage.... 

[11°  partie.) 

Littérairement  l'ouvrage  n'a  pas  grande  valeur,  mais  il 
a  fait,  h  cette  époque,  un  grand  effet,  dont  le  Journal  àe 
Barbier  est  garant. 

Voulons-nous  un  autre  exemple?  Nous  le  trouvons  dans 
les  Considérations  sur  les  mœurs,  de  Duclos,  publiées  en 
1750.  J'en  extrais  deux  passages  : 

Les  préjugés  nuisibles  à  la  société  ne  peuvent  être  que  des 
erreurs,  et  ne  sauraient  être  trop'combattus...  A  l'égard  des  pré- 
jugés (jui  tendent  au  bien  de  la  société,  et  qui  sont  des  genres  de 
vertus,  on  peut  être  sûr  que  ce  sont  des  vérités  qu'il  faut  respecter 
et  suivre.... 


LA    SITUATION    EN    l750  327 

On  déclame  beaucoup  depuis  un  temps  contre  les  préjugés  ; 
peut-être  en  a-t-on  trop  détruit  :  le  préjugé  est  la  loi  du  commun 
des  hommes...  Je  ne  puis  me  dispenser  à  ce  sujet  de  blâmer  les 
écrivains  qui,  sous  prétexte,  ou  voulant  de  bonne  foi  attaquer 
la  superstition,  ce  qui  serait  un  motif  louable  et  utile,  si  l'on  s'y 
renfermait  en  philosophe  citoyen,  sapent  les  fondements  de  la 
morale,  et  donnent  atteinte  aux  liens  de  la  société...  Le  funeste 
effet  qu'ils  produisent  sur  leurs  lecteurs  est  d'en  faire  dans  la 
jeunesse  de  mauvais  citoyens,  des  criminels  scandaleux,  et  des 
malheureux  dans  l'âge  avancé. 

Ces  deux  passages  me  paraissent  diversement,  mais 
également  instructifs.  Dans  le  premier,  c'est  la  valeur 
sociale  des  préjugés  qui  les  juge  :  utiles  à  la  société,  il 
faut  qu'on  les  conserve;  inutiles,  ils  sont  condamnés,  et 
c'est  toujours  la  même  théorie,  l'utilité  sociale  devenant 
la  mesure  du  bien  et  du  mal.  Mais  dans  le  second  l'auteur 
s'avise  qu'on  a  peut-être  détruit  trop  de  préjugés,  et  ceci 
est  le  signal  d'une  espèce  d'accalmie  dans  la  propagande 
de  l'esprit  nouveau.  Ou  plutôt,  c'est  le  signal  et  l'ex- 
pression d'une  politique  entrevue  confusément,  et  qui 
va  faire  un  moment  espérer  aux  Encyclopédistes  l'appui 
du  pouvoir. 

Cent  ans  auparavant  l'on  se  rappelle  dans  quelles  con- 
ditions Molière  avait  fait  jouer  Tartufe,  et  c'était 
en  exploitant  la  sourde  irritation  de  l'amant  de 
M"*  de  La  Vallière  et  de  M™^  de  Montespan  contre  tous 
les  gêneurs  qui,  au  nom  de  la  religion,  se  voilaient  la 
face  devant  ces  scandales.  11  se  produit  en  1750  quelque 
chose  de  semblable.  Bourgeoise  de  naissance,  le  parti 
des  novateurs  voit  dans  M""^  de  Pompadour  une  protec- 
trice obligée,  dont  les  ennemis  à  la  cour  sont  les  mêmes 
que  ceux  des  philosophes.  Et  en  effet,  fort  empêchée  de 
s'appuyer  sur  la  noblesse,   et  encore  plus  sur  le  clergé, 


328       HISTOinE    DE    LA.    LITTERATUIIE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

la  nouvelle  favorite  va  être  obligée  de  compter  avec  l'opi- 
nion, et  l'opinion,  ce  sont  les  philosophes.  lisse  flattent 
donc  de  l'espoir  qu'ayant  besoin  d'eux,  elle  agira  pour 
eux  sur  l'esprit  du  roi,  et  qu'aussi,  ayant  pour  eux  le  roi, 
ils  pourront  librement  attaquer  la  «  superstition  )), 
comme  ils  l'appellent,  et  qui  le  gène  autant  dans  la 
satisfaction  de  ses  vices  qu'elle  les  gêne  dans  l'expres- 
sion de  leurs  idées.  Voilà  pourquoi  l'on  peut  relever 
dans  la  Correspondance  de  Voltaire  d'aussi  nombreux 
passages  où  il  affirme  que  la  cause  de  la  libre  pensée  doit 
être  celle  des  rois  ! 

La  nomination  de  Voltaire  à  l'Académie  en  1746,  h  la 
place  d'historiographe,  au  titre  de  gentilhomme  ordinaire 
de  la  Chambre  en  1747,  est  comme  qui  dirait  le  premier 
effet  de  ce  pacte;  et  la  protection  que  d'Argenson  et 
Malesherbes  vont  donner  à  VEncyclopédie  en  sera  le 
second;  et  qui  sait?  si  Louis  XV  eût  été  un  autre  homme, 
le  cours  du  siècle  en  eût  été  changé,  ou  celui  des  évé- 
nements en  eût  été  précipité.  —  Mais  il  était  Louis  XV, 
indolent  à  la  fois  et  perspicace,  et  la  conscience  française 
d'alors  solidarisait  étroitement  l'idée  monarchique  et 
l'idée  religieuse.  Le  plan  des  philosophes  ne  pouvait  donc 
pas  réussir.  Ajoutons,  d'autre  part,  que  des  aristocrates 
de  naissance  ou  de  tendances,  comme  Montesquieu  et 
Voltaire,  pouvaient  le  concevoir  et  s'y  subordonner,  mais 
que  des  plébéiens  tels  que  d'Alembert,  Diderot,  Rous- 
seau, ne  le  pouvaient  guère  :  ils  ont  marché  quelque 
temps  d'accord  avec  les  premiers,  mais  c'étaient  des 
hommes  d'une  autre  espèce,  d'une  éducation  inférieure, 
et  de  passions  plus  violentes. 

En  même  temps  que  changeaient  les  idées  littéraires. 


LA    SITUATION    EN    1750  329 

OU  plutôt  les  idées  que  désormais  la  littérature  se  char- 
geait de  répandre,  les  mœurs  aussi  se  modifiaient.  La 
religion  perdant  une  partie  de  son  autorité  dans  les  que- 
relles jansénistes,  le  luxe  envahissant  la  société  davan- 
tage chaque  jour,  les  mœurs  perdirent  leur  gravité,  et 
jusqu'à  leur  tenue.  Le  vice  devient  la  preuve  de  l'indé- 
pendance de  l'esprit  et  de  l'élégance.  Les  salons  sont  pré- 
sidés par  des  femmes  tarées  ou  déshonorées.  Si  la  cour 
en  est  un,  nous  y  voyons  trôner  M™^  de  Pompadour.  A 
la  ville,  ce  sont  :  M™^  de  Luxembourg,  sur  le  compte  de 
qui  il  court,  et  très  justement,  de  vilaines  histoires; 
^|me  jjy  Deffand,  ci-devant  maîtresse  du  Régent,  puis  de 
Dubois,  puis  de  Voltaire,  et  si  déconsidérée  qu'elle  dut 
attendre,  pour  ouvrir  un  salon,  d'avoir  passé  la  cinquan- 
taine; M™^  d'Epinay,  fille  d'un  fermier  général,  qui, 
dans  ses  Mémoires,  raconte  avec  tant  d'entrain  et  d'impu- 
deur tel  amour  avec  Francueil  ou  avec  Grimm,  et  com- 
ment elle  favorisait  les  entrevues  de  sa  belle-sœur  avec 
Gélyotte  le  ténor;  enfin  au  dernier  étage  M'"  de  Lespi- 
nasse,  fille  d'un  double  adultère,  dame  de  compagnie  chez 
M™*  du  Deffand,  puis  volant  de  ses  propres  ailes,  et 
recevant  ses  adorateurs  dans  un  salon  à  elle,  trahissant 
d'Alembert  pour  le  comte  de  Guibert,  et  maîtresse  du 
marquis  de  Mora. 

De  cette  dissolution  morale  les  mauvais  romans  d'alors 
font  foi.  Nous  avons  déjà  constaté  chez  Regnard,  Le  Sage 
et  Dancourt  beaucoup  de  mauvais  ton,  quel({ue  grave- 
lure  et  un  peu  d'obscénité.  Or,  à  côté  de  Crébillon 
fils  et  de  Duclos,  Regnard  est  prude  et  Le  Sage  vertueux  ! 

Au  milieu  de  ces  bouleversements,  les  Encyclopédistes 
auront  beau   jeu.    Mais  ajoutons  qu'ils  ont  pour  eux  le 


330       HISTOinE    DE    LA    LITTEHATUUE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

talent  ou  le  génie.  Ils  auraient  pu  assurément  ne  pas 
l'avoir;  et,  au  xvii*  siècle,  par  exemple,  le  talent  ni  le 
génie  n'appartenaient  exclusivement  aux  novateurs  et 
aux  «  libertins  »  ;  en  face  de  Descartes,  il  y  avait  Pascal, 
et  Bossuet  et  Bourdaloue  en  face  de  Molière.  Mais,  au 
xviii*  siècle,  les  traditions  monarchiques  et  religieuses 
n'ont  pour  les  défendre  qu'un  Fréron,  lettré  sans  lar- 
geur de  vues,  homme  d'esprit  sans  portée,  de  nulle  élo- 
quence, et  qui  semble  parfois,  étant  gagné  lui-même 
en  partie  par  la  contagion  des  idées  nouvelles,  résister 
par  entêtement  plutôt  que  par  conviction  véritable.  Et 
qu'est-ce  que  Fréron,  en  face  de  Montesquieu,  de  Vol- 
taire, de  Rousseau,  de  BufTon,  de  Diderot? 

Si  l'on  nous  demande  la  raison  de  cette  inégalité,  nous 
pourrions  répondre  que  «  l'esprit  souffle  où  il  veut  »  ; 
mais  assurément  le  progrès  des  sciences  y  est  pour  quel- 
que chose.  Elles  avaient  ainsi  attiré  à  elles  la  plupart  des 
grands  esprits.  C'est  alors,  c'est  désormais,  que  les 
sciences  —  mathématiques,  physiques  et  naturelles  — 
se  sont  vraiment  constituées.  La  Science  a  délimité  son 
domaine,  se  déclarant  autonome,  c'est-à-dire  ne  relevant 
que  de  ses  propres  méthodes;  s'opposant  aux  autres  formes 
de  savoir,  comme  ayant  son  objet  à  elle,  tout  à  fait  dis- 
tinct de  celui  de  la  religion,  ou  de  la  philosophie,  ou  de 
l'histoire;  et  s'y  opposant  même  jusqu'à  l'hostilité,  et 
haïssant  dans  ces  autres  formes  l'esprit  de  tradition  ou 
d'autorité  qui  retardait  sa  propre  naissance,  ou  la  cou- 
science  qu'enfin  elle  a  prise  d'elle-même! 

Quels  pas  elle  fait  dès  lors!  Newton  a  modifié  de  fond 
en  comble  l'idée  qu'on  se  faisait  du  système  du  monde  : 
ses  lecteurs,    habitués   jusque-là    à    considérer    la    terre 


LA    SITUATION    EN    1750  331 

comme  le  centre  de  l'univers,  ne  la  voient  plus  que 
comme  une  simple  planète.  Les  sciences  naturelles  vont 
s'efforcer  à  leur  tour  de  démontrer  que  l'homme  n'est 
pas  le  centre  de  la  Création,  et  de  détruire  la  notion 
du  miracle  en  introduisant  l'idée  de  Loi.  Les  sciences 
morales  enfin  se  détachent  de  la  théologie,  et  VEsprit 
des  Lois  (1748)  vient  de  «  laïciser  »  la  législation.  Ainsi 
donc,  sous  l'empire  des  circonstances  commence  à  se 
dessiner  la  conception  de  la  science,  non  pas  en  soi, 
ni  spontanément,  ni  d'une  manière  qui  lui  soit  propre, 
ni  surtout  d'une  manière  désintéressée,  mais  comme  une 
machine  de  guerre.  La  Science  est  destinée  par  ceux  qui 
l'organisent  alors  à  nous  émanciper  de  la  «  supersti- 
tion »  du  'passé  :  car  il  leur  semble  qu'elle  n'a  connu 
d'obstacle  à  son  progrès  que  dans  cette  superstition 
même;  et,  de  cette  émancipation,  à  son  tour,  ils  esti- 
ment qu'on  verra  résulter  son  progrès. 

Dès  lors,  on  proscrit  les  causes  finales  :  si  nous  vou-^ 
Ions  entendre  quelque  chose  aux  phénomènes  de  la 
nature,  ne  recherchons  ni  en  quoi  ils  contribuent  à  la 
gloire  de  Dieu,  ni  l'intérêt  que  l'homme  en  tire,  ni  le 
pourquoi  de  leur  comment  :  l'objet  de  la  science  n'est 
désormais  que  la  constatation  du  fait.  Dès  lors,  on  affirme 
l'immutabilité  des  lois  de  la  nature,  et  l'on  nie  ou  l'on 
élimine,  comme  Montesquieu  vient  de  le  faire,  l'idée  de 
la  Providence,  surtout  de  la  Providence  particulière. 
Et  l'on  affirme  qu'il  peut  bien  y  avoir  des  ignorances 
actuelles,  mais  que  rien  n'est  en  dehors  de  la  compé- 
tence de  la  raison  :  et  c'est  la  négation  du  surnaturel 
général.  Et  l'on  décrète  qu'aucune  considération,  d'au- 
cune   sorte,    ne    peut   empêcher    la   rigoureuse   applica- 


332        HISTOIITE    DE    LA    LITTÉBATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

tion  de  la  loi  :  et  c'est  la  négation  du  surnaturel  parti- 
culier, du  miracle.  Moins  la  science  tient  de  compte  de 
r  «  hypothèse  Dieu  »,  prétend-on,  et  plus  elle  est  la 
science  :  et  c'est  la  négation  de  Dieu.  Plus  de  mystère, 
si  ce  n'est  seulement.  Voltaire  l'avoue,  «  celui  de  l'imper- 
fection  de  la   raison  humaine  ». 

Le  caractère  anti-chrétien  de  cette  tendance  est  assez 
évident.  En  a-t-elle  pris  conscience  d'abord?  11  n'y  a 
eu  sans  doute  au  début  qu'intention  de  «  réagir  »,  sans 
qu'on  mesurât  la  portée  de  la  réaction.  Et  c'est  VEncy- 
clopédie  qui  va  évaluer  nettement  cette  portée,  et  s'enga- 
ger sur  la  voie  avec  décision.  Mais  elle  est  responsable, 
dès  ce  moment,  d'un  abaissement  de  la  pensée.  Les 
grandes  questions,  les  questions  capitales,  vont  en 
quelque  sorte  s'évanouira  l'horizon  intellectuel;  on  se 
donnera  pour  excuse  que  «  la  recherche  n'en  est  pas 
scientifique  »,  ni  la  discussion  susceptible  d'aboutir  à 
des  conclusions  qui  répondent  au  type  de  la  certitude 
«  cartésienne  ».  Et  Voltaire  dira  : 

Allons-nous  nous  désoler  de  n'avoir  que  cinq  sens,  et  de  ne 
pas  connaître  le  secret  de  l'Univers? 

Il  est  permis  de  voir  dans  cette  indifférence  une  des 
raisons  de  l'infériorité  sfénérale  de  la  littérature  du 
xviii"  siècle,  et  notamment  du  manque  absolu  d'élo- 
quence et  de  poésie,  qui  la  caractérisera  jusqu'à  Rousseau. 

Changement  d'orientation  en  littérature,  dissolution 
morale,  formation  d'un  certain  concept  de  la  science, 
tels  sont  les  trois  phénomènes  très  apparents  à  la  fin  de 
la  première  moitié  du  xviii"  siècle. 


CHAPITRE  II 


LES    DEBUTS    DE   L'ENTREPRISE 


On  lit  dans  YHistoire  de  France  de  Michelet  : 

Diderot  fut  très  beau  en  prison —  Dans  ce  séjour  de  trois  mois 
à  Vincennes,  il  suivit  son  grand  plan  d'une  association  univer- 
selle des  gens  de  lettres,  contenant  leurs  travaux  dans  un  diction- 
naire qui  contiendrait  la  science  humaine....  Dans  sa  vaste  entre- 
prise, au  peuple  des  lettrés  sunit  le  peuple  financier....  Plusieurs 
y  mirent  leur  vie....  h' Encyclopédie  fut  bien  plus  qu'un  livre  :  ce 
fut  une  faction.  A  travers  les  persécutions,  elle  alla  grossissant. 
L'Europe  entière  s'y  mit.... 

...  Voici  ce  qui  advint.  Le  vieu.\  et  savant  d'Aguesseau,  malgré 
les  côtés  tristes,  misérables  de  son  caractère,  avait  deux  côtés 
élevés,  sa  réforme  des  lois,  et  une  passion  personnelle,  le  goût  et 
le  besoin  de  l'universalité,  certain  sens  encyclopédique.  Un  jeune 
homme,  un  jour,  vint  à  lui,  homme  de  lettres  vivant  de  sa  plume, 
et  asseï  mal  noté  pour  des  livres  hasardés  que  la  faim  lui  avait 
fait  faire.  Cet  inconnu  suspect  fît  pourtant  un  miracle.  Le  vieux 
avec  stupeur  l'écouta,  déroulant  le  gigantesque  plan  du  livre  où 
seraient  tous  les  livres.  Dans  sa  bouche,  les  sciences  étaient 
lumière  et  vie.  C'était  plus  que  parole,  c'était  création.  On  eût 
dit  qu'il  les  avait  faites,  et  les  faisait  encore,  ajoutait,  étendait, 
fécondait,  engendrait  toujours.  L'effet  fut  incroyable.  D'Agues- 
seau, un  moment  au-dessus  de  lui-même,  oublia  le  vieil  homme, 
fut  atteint  du  génie,  grand  de  cette  grandeur.  Il  eut  foi  au  jeune 
homme,  protégea  Y  Encyclopédie. 


334        HISTOIRE    DE    LA    LITTEUATUIIE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Je  n'ose  pas  dire  qu'il  y  ait  clans  ce  récit,  comme  à 
l'ordinaire  chez  Michelet,  plus  d'imagination  et  de  fan- 
taisie que  de  vérité;  mais  jusqu'ici  je  n'ai  pas  pu  trouver 
qui  a  parlé  le  premier  d'une  entrevue  de  Diderot  et  de 
d'Aguesseau.  En  tout  cas  il  n'a  pas  protégé  longtemps 
l'entreprise,  puisque  lui  et  les  siens  ont  cessé  d'avoir 
aucune  influence  en  1750,  avant  l'apparition  du  premier 
volume.  Et,  enfin,  le  gigantesque  plan  du  «  livre  où 
seraient  tous  les  livres  »  n'appartenait  pas  à  Diderot. 

En  revanche,  ce  que  nous  pouvons  retenir  du. récit  de 
Michelet.  c'est  que  le  pouvoir  ne  vit  pas  d'un  mauvais 
œil  les  débuts  de  l'entreprise  ;  —  et  nous  en  aurons  tout 
à  l'heure  d'autres  témoionagrcs. 

Comment  s'était-elle  constituée? 

L'idée  même  d'une  Encyclopédie  des  connaissances 
humaines  n'était  pas  précisément  neuve,  et  sans  parler 
des  Anciens,  ni  du  Moyen  Age,  le  premier  qui  l'émit 
dans  les  temps  modernes  fut  un  théologien  du  temps  de 
la  Réforme,  Jean  Henri  Alstedius,  qui  vécut  de  1588  à 
1638.  L'une  de  ses  principales  occupations,  nous  dit 
Bayle,  était  de  composer  des  méthodes,  et  de  réduire  en 
certains  systèmes  toutes  les  parties  des  Arts  et  des 
Sciences.  Voilà  bien  l'une  des  idées  qui  entrent  dans  la 
notion  d'Encyclopédie;  et  elle  est  confirmée  d'ailleurs 
par  le  titre  de  Encyclopicdia  omnium  scieiiliarum 
qu'Alstedt  donna  en  1620  à  son  ouvrage.  Je  ne  con- 
nais pas  cette  Encyclopicdia ,  mais  je  sais  par  ailleurs 
qu'Alstedt  était  un  grand  admirateur  de  Raymond  LuUe, 
et  j'en  profite,  ou,  si  l'on  le  veut,  j'en  abuse,  pour  conjec- 
turer que  son  illusion  était  celle  de  toutes  les  Encyclo- 
jK'dies;  c'est  l'illusion  qui  consiste  à  croire  qu'il  y  aurait 


LES    DÉBUTS    DE     L  ENTRE  PUISE  335 

comme  une  clef  de  la  connaissance  universelle,  une  a7-s 
magna,  dont  la  possession  équivaudrait  à  celle  d'une  sorte 
de  talisman,  et  qui  nous  ouvrirait  à  volonté  les  portes, 
pour  ainsi  parler,  de  tout  ce  que  nous  ne  connaissons 
pas. 

Au  surplus,  et  en  vertu  de  l'adage  :  Qui  sait  où  est  la 
science  est  tout  près  de  l'avoir,  Qui  scit  iibi  scientia  sit, 
ille  est  proximus  habenti,  il  était  naturel  qu'à  mesure 
que  le  domaine  de  la  connaissance  s'étendait,  la  littéra- 
ture des  Dictionnaires  s'étendît  à  proportion.  Et  en  effet, 
dans  les  dernières  années  du  xviu^  siècle,  sans  parler  de 
ceux  de  langue,  toutes  sortes  de  Dictionnaires  parais- 
sent :  biographiques,  techniques,  géographiques,  histo- 
riques. Le  plus  célèbre  de  tous  est,  comme  nous  l'avons 
vu,  le  Dictionnaire  historique  et  critique  de  Bayle.  Nous 
avons  constaté  combien  la  disposition  en  est  compliquée, 
et  subtile,  et  perfide,  que  le  rapport  du  texte  et  des 
notes  y  est  surtout  remarquable,  et  que  personne  comme 
Bayle  n'a  usé  des  renvois.  Je  distingue,  dit-il, 

Je  distingue  deux  sortes  de  renvois,  les  uns  de  choses  et  les 
autres  de  mots.  Les  renvois  de  choses  éclaircissent  l'objet, 
indiquent  ses  liaisons  prochaines  avec  ceux  qui  le  touchent  immé- 
diatement, et  ses  liaisons  éloignées  avec  d'autres  qu'on  croira 
isolées;  rappellent  les  liaisons  communes  et  les  principes  ana- 
logues; lorlilîent  les  conséquences;  entrelacent  la  branche  au 
tronc,  et  donnent  au  tout  cette  unité  si  favorable  à  l'établissement 
de  la  vérité  et  à  la  persuasion.  Mais,  quand  il  faudra,  ils  produi- 
ront aussi  un  effet  tout  contraire  :  ils  opposeront  les  notions,  ils 
feront  contraster  les  principes;  ils  attuiiueront,  élnanleront.  ren- 
verseront secrètement  quehjues  opinions  ridicules  f/u'on  n'oserait 
insulter  ouvertement.  Si  l'auteur  est  impartial,  ils  auront  toujours 
la  double  fonction  de  confirmer  et  de  réfuter,  de  troubler  et  de 
concilier. 

Il    y    aurait    un    grand    avantage    dans    ces   derniers    renvois. 


33G       HISTOIRE    DE    LA    LlTTEHATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

L'ouvrage  entier  e«  recevrait  une  force  interne  et  une  utilité 
secrète,  do«t  les  effets  sourds  seront  nécessairement  sensibles 
avec  le  temps.  Toutes  les  fois,  par  exemple,  qu'un  préjugé  national 
mériterait  du  respect,  il  faudrait  à  son  article  Vexposer  respec- 
tueusement^... mais  renverser  l'édifice  de  fange  et  dissiper  un 
vain  amas  de  poussière,  en  renvoyant  aux  articles  où  des  prin- 
cipes solides  servent  de  base  aux  vérités  opposées.  Cette  manière 
de  détromper  les  hommes  opère  très  promptement  sur  les  bons 
esprits;  elle  opère  infailliblement  et  sans  aucune  fâcheuse  consé- 
quence, secrètement  et  sans  éclat,  sur  tous  les  esprits.  C'est  l'art 
de  déduire  tacitement  les  conséquences  les  plus  fortes. 

Mais,  je  m'aperçois  que  je  me  trompe.  Ce  n'est  pas 
Bayle  que  l'on  vient  de  lire,  c'est  Diderot  lui-même.  Et 
j'en  suis  bien  aise,  si  l'on  ne  saurait  avouer  plus  franche- 
ment sa  dette  envers  Bayle.  C'est  en  effet  l'esprit  de  Bayle 
qui  anime  Y  Encyclopédie,  et  l'on  comprend  que  d'Alem- 
bert  et  Diderot  aient  déclaré  fl|u'ils  avaient  eu  «  des 
contemporains  sous  le  règne  de  Louis  XIV  ». 

Eniin,  en  1727,  parut  un  Dictionnaire  qui  peut-être, 
lui  aussi,  a  quelques  obligations  à  Bayle  :  V Encyclopédie, 
ou  Dictionnaire  universel  des  Arts  et  des  Sciences,  publié 
par  Chambers  en  deux  volumes  in-folio.  Le  livre  eut  cinq 
éditions.  L'auteur  était  Anglais  et  Quaker. 

«  Notre  intention,  disait-il,  est  de  considérer  ici  toutes 
les  matières,  non  seulement  en  elles-mêmes,  mais  au 
point  de  vue  des  rapports  qu'elles  soutiennent  entre 
elles  »;  ou  encore  comme  formant  chacune  un  tout  et 
comme  étant  à  la  fois  autant  de  parties  d'un  tout  plus 
considérable.  Malheureusement,  il  s'en  faut  qu'il  ait 
réalisé  son  objet,  et  son  Dictionnaire  n'est  guère  qu'une 
compilation. 

Quoi  qu'il  en  soit,  aux  environs  de  1740,  deux  étran- 
gers, un  Anglais   nommé  Mills  et  un  Allemand  nommé 


I 


LES    DEBUTS    DE    h  ENTREPRISE  337 

Scellius,  vinrent  proposer  au  libraire  français  Le  Breton, 
(le  traduire  V Encyclopédie  de  Chambers.  Le  Breton 
trouva  sans  doute  que  l'affaire  était  bonne,  car  il  se  mit 
en  devoir  d'obtenir  le  Pi-ivilege  qu'il  fallait;  mais  au  lieu 
de  le  solliciter  pour  les  traducteurs,  ce  fut  pour  lui-même 
qu'il  le  demanda  et  l'obtint.  On  se  fâcha,  on  se  disputa, 
puis,  l'Allemand  étant  mort  et  l'Anglais  ayant  repassé  sur 
son  île ,  Le  Breton  resta  seul  avec  son  Privilège  et  la 
moitié  de  sa  traduction.  Il  s'adressa  alors  à  l'abbé  de 
Gua  de  Malves.  C'était  un  singulier  personnage,  si  nous 
en  croyons  l'éloge  qu'en  a  fait  Condorcet  :  physicien, 
mathématicien,  traducteur  de  Berkeley,  son  caractère 
était  aussi  difficile  que  son  existence  fut  décousue.  On  ne 
s'entendit  pas  davantage;  mais,  avant  de  se  séparer  du 
libraire,  il  avait  eu  le  temps  de  modifier  le  caractère  de 
l'ouvrage,  au  point  d'en  faire  un  ouvrage  nouveau.  Voici 
le  témoignage  de  Condorcet  : 

Il  était  difficile  qu'il  ne  s'élevât  des  discussions  fréquentes  entre 
un  savant  qui  n'envisageait  dans  cet  ouvrage  qu'une  entreprise 
utile  au  perfectionnement  des  connaissances  humaines  ou  de 
l'instruction  publique,  et  les  libraires  qui  n"y  voyaient  qu'une 
affaire  de  commerce.  M.  l'abbé  de  Gua,  que  le  malheur  n'avait 
rendu  que  plus  facile  à  blesser,  et  plus  inflexible,  se  dégoûta 
bientôt,  et  abandonna  ce  travail  de  V Encyclopédie.  Mais  il  avait 
eu  le  temps  d'en  changer  la  forme  :  ce  nélait  plus  une  simple 
traduction  augmentée,  c'était  un  ouvrage  nouveau,  entrepris  sur 
un  plan  plus  vaste.  Au  lieu  d"un  dictionnaire  des  parties  des 
sciences  les  plus  répandues,  les  plus  usuelles,  ouvrage  utile  en 
lui-même,  et  qui  nous  manque,  M.  l'abbé  de  Gua  entreprit  de 
réunir,  dans  un  dépôt  commun,  tout  ce  qui  formait  alors  l'ensemble 
de  nos  connaissances.  Il  avait  su  de  plus  intéresser  au  succès  de 
ce  travail,  et  engager  à  y  concourir,  plusieurs  hommes  célèbres 
dans  les  sciences  et  dans  les  lettres,  MM.  de  Fouchy,  le  Roy, 
Daubenlon,  Louis,  de  Condillac,  de  Mably;  enfin  MM.  d"Alembert 
et  Diderot.... 

!"•  22 


338       HISTOIRE    DE    LA    LITTÉllATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

C'est  donc  h  ce  moment  qu'intervint  Diderot.  Né  à 
Langres  en  1713,  où  son  père  était  coutelier,  Diderot 
avait  reçu  une  très  bonne  instruction  chez  les  Jésuites  de 
Langres,  puis  au  collège  d'Harcourt.  Quand  l'âge  était 
venu  de  prendre  une  profession,  son  père  avait  voulu 
qu'il  fût  médecin,  avocat  ou  procureur;  mais  le  jeune 
homme  avait  répondu  qu'il  ne  voulait  rien  faire.  Le  père 
alors,  selon  la  coutume,  lui  avait  coupé  les  vivres,  et,  de 
ce  jour,  avait  commencé  pour  Diderot  une  existence  irré- 
gulière dont  on  sait  qu'on  retrouve  des  traits  pitto- 
resques dans  son  Neveu  de  Rameau.  On  retrouve  égale- 
ment, dans  son  Père  de  famille,  l'histoire  de  son  mariage. 
La  jeune  fille  qu'il  épousa  en  1743  se  nommait  Antoi- 
nette Champion:  elle  avait  trente-deux  ans  et  vivait  avec 
sa  mère  d'un  petit  commerce  de  lingerie.  Le  père  de 
Diderot,  qui  sans  doute  avait  rêvé  mieux,  refusa  son 
consentement.  Diderot  passa  outre,  et  le  mariage  eut  lieu 
secrètement.  M™^  Diderot  n'apportait  rien,  et  Diderot 
pas  un  sou;  il  fallait  donc  travailler  pour  vivre,  et  Diderot 
se  mit  aux  gages  des  libraires  comme  traducteur.  C'est 
à  ce  titre,  étant  déjà  de  la  maison,  qu'après  la  retraite  de 
l'abbé  de  Gua,  Le  Breton  le  chargea  de  l'affaire  de 
y Encijclopédie  :  il  avait  trente-trois  ou  trente-quatre  ans. 

Ce  n'est  pas  encore  le  lieu  de  le  juger,  et  cependant 
dès  à  présent  je  ne  puis  m'empêcher  de  le  caractériser 
avec  trois  lignes  de  ce  Bacon  dont  il  allait  se  faire 
l'enthousiaste  disciple   : 

Sunt  qui  cogitationum  vertigine  delectantur  ac  pro  servitutc 
habent  fide  fixa  aut  axîomatis  constantibus  constringi, 

c'est-à-dire  que  le  tournoiement,  l'agitation  désordonnée 


LES    DEBUTS    DE    L  ENTREPRISE  339 

de  ses  imaginations  fait  son  bonheur,  et  qu'il  croirait 
être  esclave,  s'il  s'astreignait  à  un  dessein  suivi. 

Cependant  avec  le  développement  que  déjà  l'abbé 
de  Gua  lui-même,  et  sans  doute  aussi  Diderot  avaient 
donné  à  l'idée  de  V Encyclopédie,  Le  Breton  ne  pouvait 
plus  se  risquer  seul  dans  une  affaire  aussi  grosse.  Il 
s'était  donc  associé  trois  autres  libraires,  et,  comme  il  lui 
fallait  aussi  d'autres  garanties  morales,  à  Diderot  il  avait 
adjoint  dans  la  direction  de  l'entreprise,  en  la  personne 
de  d'Alembert,  une  sorte  de  tuteur  ou  de  mentor  officiel. 

On  connaît  l'histoire  de  d'Alembert.  Fils  naturel  de 
M™®  de  Tencin  et  de  Destouches,  —  celui  qu'on  appelait 
Destouches-Canon  pour  le  distinguer  du  poète  comique 
et  parce  qu'il  était  officier  d'artillerie,  —  il  avait  été 
exposé  sur  les  marches  de  l'église  Saint-Jean-le-Rond 
par  ordre  de  sa  mère,  et  confié  par  le  commissaire  du 
quartier  à  une  brave  vitrière  qui  l'avait  tendrement  élevé. 
Au  reste,  son  père  ne  l'avait  pas  tout  à  fait  abandonné, 
et  il  avait  fait  de  bonnes  études  au  collège  des  Quatre- 
Nations.  Il  y  avait  montré,  de  bonne  heure,  une  rare 
aptitude  scientifique,  et,  entré  dès  l'âge  de  vingt-quatre  ans 
à  l'Académie  des  Sciences,  il  justifie  sa  nomination  par 
des  travaux  qu'on  dit  très  remarquables,  notamment  un 
Traité  de  Dynamique  et  un  Mémoire  sur  la  cause  géné- 
rale des  Vents.  11  est  nommé  membre  de  l'Académie  de 
Berlin. 

Or  appartenir  à  une  Académie,  ce  n'est  guère  aujour- 
d'hui qu'un  honneur,  mais,  au  xviii^  siècle,  c'était  un 
avantage  social  considérable  ;  c'était  une  garantie  assurée 
contre  l'arbitraire,  et  l'entrée  dans  la  classe  des  privi- 
légiés. Les   ennemis  de  d'Alembert  et  ceux  de  Voltaire 


340       HISTOinE     DE    LA    LlTTHRATUnE    FBANÇAISE    CLASSIQUE 

en  ont  su  quelque  chose.  Enfin  c'était  pour  le  libraire 
une  garantie  de  sécurité  relative  :  un  académicien  avait 
accès  auprès  du  directeur  de  la  Lii)rairie;  il  pouvait 
entrer  en  contact  et  traiter  avec  les  ministres;  et  enfin 
le  souci  de  sa  dignité  le  préservait  contre  les  tentations 
dont  les  gens  de  lettres  sont  coutumiers.  Telle  fut  évi- 
demment la  raison  qui  dicta  le  choix  des  libraires;  et 
ainsi  fut  formée  l'association  qui  a  rendu  inséparables  les 
noms  de  Diderot  et  de  d'Alembert. 

Le  second  a  toute  la  pondération  d'esprit,  tontes  les- 
petites  habiletés,  toute  la  prudence  qui  manquait  tant  à 
l'autre.  On  le  vit  bien  dès  le  début,  et  que  si  Diderot  eût 
été  chargé  de  l'entreprise,  elle  eût  été  dans  le  cas 
d'avorter  avant  que  de  naître.  Tout  en  s'occupant  en  effet 
et  consciencieusement  de  sa  tâche,  de  délimiter  et  de 
préciser  son  plan,  de  recruter  des  collaborateurs,  de 
s'informer  très  curieusement  des  arts  qu'il  ne  con- 
naissait pas,  Diderot  s'occupait  aussi  d'autre  chose  et 
notamment  de  s'amuser.  Il  avait  fait  en  174.5  la  connais- 
sance de  M"*  de  Puisieux,  et  pour  subvenir  aux  besoins 
de  son  double  ménage  faisant  double  besogne,  il  avait. 
en  174.5  composé  un  Essai  sur  le  mérite  et  la  vertu,  en 
1746  des  Pensées  philosophiques,  en  1748  les  Bijoux 
indiscrets.  Le  dernier  éditeur  de  Diderot  écrit  à  ce 
propos  :  «  Les  Pensées  philosophiques  furent  composées, 
dit-on,  du  vendredi  saint  au  lundi  de  Pâques  1740.  I^es 
cinquante  louis  qu'elles  produisirent  étaient  destinés  à 
M°"  de  Puisieux,  qui,  par  ses  exigences  réitérées,  a 
puissamment  excité  la  verve  créatrice  de  Diderot,  et,  par 
conséf|uent,  mérite  quelque  reconnaissance,  m  Voilà  une 
étrange    morale!   Le   même    éditeur   voudrait   bien    que 


i 


LES    DEBUTS    DE    L  ENTREPRISE  341 

l'emprisonnement  de  Diderot  en  1749,  à  l'oceasion  de  sa 
Lettre  sur  les  aveugles  à  Vusage  de  ceux  qui  voient,  eût 
eu  pour  cause  la  hardiesse  des  idées  que  Diderot 
exprime  dans  ce  factum.  Mais  les  i  îi'os  n'ont  là  rien  de 
particulièrement  hardi,  etl'embastilleitient  du  philosophe 
ne  fut  que  l'effet  d'une  vengeance  de  femme;  après  cela, 
comme  il  existait  quelques  dénonciations  de  police,  on 
ne  fut  pas  fâché  de  lui  faire  payer  d'un  seul  coup  toutes 
ses  hardiesses,  et  de  lui  donner  une  leçon.  INIais,  ce  qui 
est  bien  remarquable,  c'est  qu'en  dépit  de  ces  dénoncia- 
tions et  de  la  Lettre  sur  les  Aveugles,  ce  fut  au  nom  de 
V Encyclopédie  que  Diderot  fût  délivré.  Nous  avons  les 
requêtes  des  libraires  qui  ne  laissent  aucun  doute  là- 
dessus.  Dans  la  première,  ils  demandent  que  Diderot, 
dans  l'intérêt  de  l'ouvrage  qu'il  dirige,  puisse  librement 
communiquer  avec  le  dehors;  dans  la  seconde,  qu'on  le 
délivre  pour  qu'il  puisse  travailler  plus  aisément  à  son 
ouvragfe. 

L'entreprise  reprenait  donc  son  cours  interrompu. 
En  1750  paraissait  le  Prospectus;  en  1751,  les  deux 
premiers  volumes  précédés  d'une  Dédicace  à  M.  d'Argen- 
son,  d'un  superbe  frontispice  de  Cochin,  et  d'un  Discours 
préliminaire. 


CHAPITRE    III 


LE  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE  DE  ^ENCYCLOPÉDIE 


Ce  Discours,  sur  lequel  oi  a  épuisé  les  éloges  et  qu'on 
a  voulu  remettre  à  la  mode,  est  un  bel  exemple  de  l'insuf- 
fisance des  savants  quand  ils  veulent  sortir  de  leur 
domaine.  —  Afin  de  mieux  nous  rendre  compte  de  la 
valeur  et  du  contenu  de  ce  morceau  fameux,  nous  en 
renverserons  l'ordre  et,  au  lieu  de  deux  parties,  je  le 
diviserai  en  trois;  laissant  la  troisième  à  sa  place,  je  fais 
de  la  seconde  la  première.  A  la  vérité,  j'observerais 
l'ordre  de  l'auteur,  s'il  avait  tenu  les  promesses  de  son 
plan  :  il  disait  efTectivement  dès  le  début  : 

Le  premier  pas  que  nous  ayons  à  faire,  est  d'examiner  la 
généalogie  et  la  filiation  de  nos  connaissances. 

Voilà  qui  est  bien.  Mais  il  ne  faut  pas  ici  que  les  mots 
nous  fassent  illusion  :  ce  qu'il  a  recherché  sous  le  nom 
de  généalogie  et  de  filiation,  c'est  l'origine  métaphysique 
et  l'enchaînement  logifjue,  c'est  à-dire  quelque  cliose  de 
plus  ou  moins  arbitraire.  Il  est  évident,  en  effet,  que 
pour  connaître  la  véritable  origine,  la  source  première 


LE    DISCOURS  PRÉLIMISAIRE    DE    L  ENCYCLOPÉDIE  343 

de  nos  coanaissaces,  il  nous  en  faudrait  connaître  nous- 
mêmes  le  système  entier,  clans  son  ensemble  et  les  rela- 
tions de  ses  parties.  Mais  nous  ne  le  connaissons  pas; 
et  par  conséquent  notre  logique  ne  peut  imposer  à  la 
diversité  de  nos  connaissances  qu'une  unité  toujours  arbi- 
traire et  subjective. 

L'univers,  pour  qui  saurait  l'embrasser  d'un  seul  point  de  vue, 
ne  serait,  s'il  est  permis  de  le  dire,  qu'un  fait  unique  et  une 
grande  vérité. 

C'est  ce  qui  lui  plaît  à  dire  !  Mais  il  n'en  est  peut-être  rien 
du  tout;  et  en  tout  cas  il  n'en  sait  rien,  ni  lui,  ni  moi,  ni 
personne.  Même  aujourd'hui,  dans  l'état  de  nos  connais- 
sances, la  discontinuité  de  l'univers  n'est  pas  plus  difficile 
à  prouver  que  sa  continuité;  et  il  se  peut  qu'il  n'y  ait  pas 
d'interruption,  mais  il  se  peut  aussi  qu'il  y  ait  des  abîmes. 

Mais,  au  contraire,  la  recherche  de  la  manière  dont  les 
connaissances  se  sont,  historiquement,  formées  ou  déve- 
loppées; la  détermination  des  époques  successives  des 
acquisitions  de  l'esprit  et  de  l'intelligence  ;  les  révolutions 
ou  l'évolution  de  la  science  de  siècle  en  siècle  ou  d'âore  en 
âge;  voilà  une  recherche  qui  pouvait  être  féconde,  et  que 
d'Alembert  n'a  point  tentée,  en  dépit  de  ce  qu'il  avait 
promis.  —  Qu'a-t-il  donc  fait? 

Dans  sa  prétendue  seconde  partie,  que  je  fais  passer 
la  première,  il  a  tracé  le  tableau  du  progrès  de  l'esprit 
humain  depuis  la  Renaissance;  dans  la  première  alors, 
qui  devient  pour  nous  la  seconde,  il  a  présenté  une  ana- 
lyse lie  l'esprit  humain,  sur  laquelle  il  a  fondé  sa  classi- 
fication des  sciences;  enfin,  dans  la  troisième,  il  a  exposé 
l'ambition  dont  il  se  flattait. 


344       HISTOIRE    DE     LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Cet  ouvrage  pourra,  du  moins  un  jour,  tenir  lieu  de  bibliothèque 
dans  tous  les  genres  à  un  homme  du  monde;  et  dans  tous  les 
genres,  excepté  le  sien,  à  un  savant  de  profession;  il  dévelop- 
pera les  vrais  principes  des  choses;  il  eu  marquera  les  rapports; 
il  contribuera  à  la  certitude  et  aux  progrès  des  connaissances 
humaines;  et  en  multipliant  le  nombre  des  vrais  savants,  des 
artistes  distingués,  il  répandra  dans  la  société  de  nouveaux  avan- 
tages. 

Étudions  successivement  ces  trois  parties. 
Il  part  donc  de  la  Renaissance  : 

Quand  on  considère  les  progrès  de  l'esprit  humain  depuis  cette 
époque  mémorable,  on  trouve  que  les  progrès  se  sont  faits  dans 
l'ordre  qu'ils  devaient  suivre  :  on  a  commencé  par  Véruditiion,  on 
a  continué  par  les  belles-lettres,  on  a  fini  par  la  philosophie. 

Dans  cette  vue  très  simple  ou  très  simplifiée,  il  y  a 
bien  quelque  vérité,  mais  il  y  a  presque  autant  d'erreurs. 
Prenons,  par  exemple,  Rabelais  ou  Montaigne,  Estienne 
ou  Budé,  lequel  dirons-nous  qui  domine  en  eux,  de 
l'érudit,  de  l'écrivain,  du  philosophe?  Ou  bien  prenons 
Galilée,  Bacon,  Descartes  :  ils  sont  contemporains  du 
Tasse,  de  Shakespeare,  de  Corneille;  ils  le  sont  aussi 
de  Juste-Lipse,  de  Casaubon,  de  Scaliger.  En  d'autres 
termes,  la  loi  de  d'Alembert  a  tout  juste  ici  la  valeur  de 
la  fameuse  loi  des  trois  états  d'Auguste  Comte  :  état 
théologique,  état  métaphysique,  état  positif.  Comme 
Aug.  Comte,  d'Alembert  transforme  en  une  succession 
chronologique  et  linéaire  des  simultanéités  qui  tiennent 
à  la  nature  de  l'esprit  humain,  et  qui  partant  sont  de  tous 
les  temps.  Il  y  aura  de  tout  temps  des  esprits  que 
tourmentera  l'angoisse  métaphysique,  ou  la  question  reli- 
gieuse, plus  que  la  physiologie  de  la  digestion!  En 
d'autres  termes  encore,  d'Alembert,  comme  Aug.  Comte, 


LE    DISCOURS  PRÉLIMINAIRE    DE    L  ENCYCLOPÉDIE  345 

objective  dans  l'histoire  la  méthode  qu'il  s'est  faite  à 
lui-même  pour  se  reconnaître  dans  le  dédale  des  faits. 

Mais  comment  a-t-il  vu  ces  faits?  Prenons-le  par 
exemple  dans  la  Littérature  : 

Au  lieu  d'enrichir  la  langue  française,  on  commença  par  la 
défigurer.  Ronsard  en  fil  un  jargon  barbare,  hérissé  de  grec  et  de 

latin Bientôt  on  sentit  qu'il  fallait  transporter  dans  notre  langue 

les  beautés  et  non  les  mots  des  langues  anciennes —  Enfin,  on  ne 
se  borna  plus  à  copier  les  Romains  et  les  Grecs,  ou  même  à  les 
imiter,  on  tâcha  de  les  surpasser,  s'il  était  possible,  et  de  penser 
d'après  soi.  Ainsi,  l'imagination  des  modernes  renaquit  peu  à  peu 
de  celle  des  Anciens;  et  on  vit  éclore  presque  en  même  temps  tous 
les  chefs-d'œuvre  du  dernier  siècle.... 

Malherbe,  nourri  de  la  lecture  des  anciens  poètes  de  l'Anti- 
quité, et  prenant  comme  eux  la  nature  pour  modèle,  répandit  le  pre- 
mier dans  notre  poésie  une  harmonie  et  des  beautés  jusqu'alors 
inconnues.  Balzac,  aujourd'hui  trop  méprisé,  donna  à  la  prose  de  la 
noblesse  et  du  nombre.  Les  écrivains  de  Port-Royal  continuèrent 
ce  que  Balzac  avait  commencé,  ils  y  ajoutèrent  cette  précision, 
cet   heureux  choix  de    termes   et   cette   pureté,  qui  ont  conservé 

jusqu'à  présent  à  la  plupart  de  leurs  ouvrages  un  air  moderne 

Corneille,  après  avoir  sacrifié  pendant  quelques  années  au  mauvais 
goût  dans  la  carrière  dramatique,  s'en  affranchit  enfin,  découvrit 
par  la  force  de  son  génie,  bien  plus  que  par  la  lecture,  les  lois  du 
théâtre,  et  les  exposa  dans  ses  discours  admirables  sur  la  tra- 
gédie..., mais  principalement  dans  ses  pièces  mêmes.  Racine,  déve- 
loppant les  ressorts  du  cœur  humain,  joignit  à  une  élégance  et  une 
vérité  continues  quelques  traits  de  sublime.... 

Ceci  n'est  pas  trop  mal  vu,  sauf  en  ce  qui  concerne 
Malherbe  et  Corneille.  Sur  le  premier,  le  jugement  est 
d'une  admiration  un  peu  conventionnelle  ;  il  est  d'un  goût 
étroit  sur  le  second. 

D'Alembert  passe  alors  aux  philosophes  Bacon,  Des- 
cartes, Newton,  Leibnitz,  et  arrivant  à  son  temps  il  dit  : 

Cet  esprit  philosophique,  si  à  la  mode  aujourd'hui,  qui  veut 
tout   voir    et  ne    rien   supposer,    s'est  répandu  jusque   dans    les 


34G       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Belles-Lettres  ;     on    prétend    même    qu'il    est    nuisible    à    leurs 

progrès Il  faut  pourtant  convenir  que  cet  esprit  de  discussion 

a  contribué  à  affranchir  notre  littérature  de  l'admiration  aveugle 
des  Anciens  :  il  nous  a  appris  à  n'estimer  en  eux  que  les  beautés 
que  nous  serions  contraints  d'admirer  chez  les  Modernes —  On  a 
donc...  plus  de  principes  pour  bien  juger,  un  plus  grand  l'onds 
de  lumières,  plus  de  bons  juges  — 

Quelle  idée  ne  se  formcra-t-on  pas  de  nos  trésors  littéraires,  si 
l'on  joint  aux  ouvrages  de  tant  de  grands  hommes  les  travaux  de 
toutes  les  compagnies  savantes,  destinées  à  maintenir  le  goût  des 
Sciences  et  des  Lettres! 

Comme  vous  le  voyez,  c'est  un  hymne  au  progrès.  Et, 
en  effet,  de  toute  cette  partie  du  Discours,  s'il  sort  quel- 
que chose,  c'est  assurément  la  supériorité  du  xvm*  siècle 
sur  les  précédents.  A  cet  égard,  d'Alembert  a  fixé  l'opi- 
nion de  l'histoire  pour  cent  ans.  Quant  au  fondement  de 
cette  supériorité,  il  le  trouve  dans  l'état  de  la  philosophie  ; 
et  la  philosophie,  pour  lui,  c'est  essentiellement  la  philo- 
sophie des  sciences  :  voilà  pourquoi  on  lit  dans  le  Z)/s- 
conrs  un  éloge  aussi  vif  de  Bacon. 

A  la  tête  de  ces  illustres  personnages,  doit  être  placé  l'immortel 
Chancelier  d'Angleterre,  François  Bacon,  dont  les  ouvrages,  si 
justement  estimés,  et  plus  estimés  encore  qu'ils  ne  sont  connus, 
méritent  encore  plus  notre  lecture  que  nos  éloges.  A  considérer 
les  vues  saines  et  étendues  de  ce  grand  homme,  la  multitude 
d'objets  sur  lesquels  son  esprit  s'est  porté,  la  hardiesse  de  son 
style  qui  réunit  partout  les  sublimes  images  avec  la  précision  la 
plus  rigoureuse,  on  serait  tenté  de  le  regarder  comme  le  plus 
grand,  le  plus  universel,  et  le  plus  éloquent  des  Philosophes. 

Sur  les  bases  posées  par  Bacon,  il  s'agit  maintenant 
d'édifier  l'ordre  encyclopédique  des  connaissances,  c'est- 
à-dire  de  classer  les  sciences.  D'Alembert  commence  pour 
cela,  dans  la  première  partie  de  son  Discours,  —  celle 
dont    nous    en    faisons    la   seconde,    —  par  diviser   les 


LE    DISCOURS  PRELIMINAIBE    DE    L  ENCYCLOPEDIE  347 

connaissances,  en  connaissances  directes,  et  en  connais- 
sances réfléchies.  Les  premières  nous  sont  procurées  par 
les  sensations  :  nihil  est  in  intellectu  quod  non  prias 
fuerit  in  sensu.  Les  secondes  sont  toutes  les  autres.  Nous 
reconnaissons  ici  l'influence  de  Bacon  et  de  Locke  sur- 
tout. Remarquons,  en  passant,  que  cette  distinction  est 
insuflîsante,  et  qu'elle  repose  sur  la  confusion  si  souvent 
faite  du  comment  ou  du  pourquoi,  de  la  condition  et  de 
la  cause.  Nous  retrouvons  encore  l'influence  des  deux 
Anglais  dans  la  définition  du  souverain  bien  qui  sert  de 
base  à  toute  la  morale  de  D'Alembert. 

Chaque  membre  de  la  société  cherchant  à  augmenter  pour  lui- 
même  l'utilité  qu'il  en  retire,  et  ayant  à  combattre  dans  chacun 
des  autres  un  empressement  égal  au  sien,  tous  ne  peuvent  avoir 
la  même  part  aux  avantages,  quoique  tous  y  aient  le  même  droit. 
Un  droit  si  légitime  est  donc  bientôt  enfreint  par  ce  droit  bar- 
bare d'inégalité....  Plus  l'oppression  est  violente,  plus  ils  la 
souffrent  impatiemment —  De  là  la  notion  de  l'injuste,  et  par 
conséquent  du  bien  et  du  mal  moral —  C'est  ainsi  que  le  mal  que 
nous  éprouvons  par  les  vices  de  nos  semblables,  produit  en  nous 
la  connaissance  réfléchie  des  vertus  opposées  aux  vices.... 

Il  est  donc  évident  que  les  notions  purement  intellectuelles  du 
vice  et  de  la  vertu,  le  principe  et  la  nécessité  des  lois,  la  spiri- 
tualité de  l'âme,  l'existence  de  Dieu  et  nos  devoirs  envers  lui  en 
un  mot  les  vérités  dont  nous  avons  le  besoin  le  plus  prompt  et  le 
plus  indispensable,  sont  le  fruit  des  premières  idées  réfléchies 
que  nos  sensations  occasionnent.... 

On  la  retrouve  encore  dans  l'apologie  que  fait  d'Alem- 
bert  des  arts  mécaniques  :  on  a  tort,  dit-il,  d'attribuer  une 
supériorité  aux  arts  libéraux  sur  les  arts  mécaniques  :  car 

l'avantage  que  les  arts  libéraux  ont  sur  les  arts  mécaniques,  par 
le  travail  que  les  premiers  exigent  de  l'esprit,  et  par  la  difficulté 
d'y  exceller,  est  suffisamment  compensé  par  Vulilité  bien  supé- 
rieure, que  les  derniers  nous  procurent  pour  la  plupart.... 


348       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Mais,  chemin  faisant,  et  puisque  c'est  là  qu'il  en  veut 
aboutir,  il  s'aperçoit  qu'il  fait  fausse  route.  Il  fait  donc 
un  brusque  crochet,  et,  sans  plus  se  soucier  du  sensua- 
lisme ou  de  l'idéalisme,  le  voilà  qui  fonde  sur  le  besoin 
de  curiosité  sans  emploi,  «  cette  vaste  science  appelée  en 
rrénéral  Physique  ou  Étude  de  la  Nature».  D'où  il  déduit 
successivement  la  géométrie,  l'arithmétique,  la  méca- 
nique, l'astronomie,  la  physique.  Puis,  après  une  digres- 
sion sur  la  solidarité  de  toutes  ces  sciences  — digression 
assez  faible  où  quelques  observations  ingénieuses  sont 
noyées  dans  le  fatras,  —  il  parle  de  la  logique,  de  la 
grammaire,  de  l'histoire,  de  la  chronologie,  de  la  géo- 
graphie et  de  la  philosophie.  Il  dit  alors  quelques  mots 
des  beaux-arts  qu'il  distingue  des  arts  libéraux,  et  ceux- 
ci  des  arts  mécaniques. 

On  croit  rêver,  en  vérité,  quand  on  songe  que  cette 
logomachie  a  passé  en  son  temps  pour  l'efTort  de  l'esprit 
humain.  Mais,  à  part  quelques  considérations  sur  les 
mathématiques,  qui  ne  valent  peut-être  pas  mieux  que 
les  autres,  mais  qui  sont  d'un  spécialiste  illustre,  il  n'y 
a  rien  que  des  mots  et  du  vent  là-dedans.  Rendons-lui 
du  moins  cette  justice,  qu'il  a  l'air  de  s'en  douter  lui- 
même  quand  il  essaie  d'en  venir  à  ce  qu'il  appelle  l'ordre 
encyclopédique;  il  nous  donne  d'abord  une  belle  idée  de 
cet  ordre  : 

L"ordre  encyclopédique  de  nos  connaissances  consiste  à  les 
rassembler  dans  le  plus  petit  espace  possible,  et  à  placer,  pour 
ainsi  dire,  le  Philosophe  au-dessus  de  ce  vaste  labyrinthe  dans  un 
point  de  vue  fort  élevé....  C'est  une  espèce  de  mappemonde  qui 
doit  montrer  les  principaux  pays.... 

Mais  une  comparaison  n'est  jamais  qu'une  métaphore 


à 


LE    DISCOURS  PRÉLIMINAIRE    DE    V.' ENCYCLOPÉDIE  349 

qui  s'évanouit  quand  on  essaie  de  la  serrer  de  près,  et  il 
faut  qu'il  en  arrive  à  cet  aveu  : 

On  peut  imaginer  autant  de  systèmes  différents  de  la  connais- 
sance humaine,  que  de  mappemondes  des  différentes  projec- 
tions.... Il  reste  donc  nécessairement  de  Varhitraive  dans  la  divi- 
sion générale. 

Et,  là-desus,  tout  ce  qu'il  trouve  à  faire,  c'est  de  diviser 
la  connaissance  humaine  en  trois  branches  :  histoire, 
qui  se  rapporte  à  la  mémoire  ;  philosophie,  qui  est  le 
fruit  de  la  raison;  beaux-arts,  que  l'imagination  fait 
naître.  Or,  il  n'est  rien  de  plus  arbitraire  et  de  plus  mal 
fondé  :  la  mémoire,  la  raison,  l'imagination,  ont  en  tout 
et  partout  leur  rôle,  et  d'Alembert  le  constate  lui-même  : 

L"imagination  dans  un  géomètre  qui  crée  n'agit  pas  moins  que 
dans  un  poète  qui  invente.... 

Et,  quant  à  faire  de  l'histoire  le  domaine  de  la  mémoire, 
c'est  une  mauvaise  plaisanterie  qui  n'est  fondée  que  sur 
une  espèce  de  jeu  de  mots  :  comme,  en  effet,  c'est  par  la 
mémoire  que  nous  retenons  nous-mêmes  notre  propre 
passé,  on  généralise,  et  on  fait  de  la  connaissance  du 
passé,  l'objet  de  la  mémoire.  Mais  pour  peu  qu'on  réflé- 
chisse, il  devient  tout  de  suite  évident  qu'un  historien 
n'a  pas  plus  besoin  de  mémoire  qu'un  géomètre  ou  un 
orateur,  et  que  d'autre  part,  pour  un  chimiste  ou  un 
physicien,  toute  la  partie  de  la  science  qui  lui  est  anté- 
rieure, est  autant  dans  le  passé  que  le  règne  de  Tibère  ou 
la  première  croisade,  et  c'est  ce  qu'il  faut  bien  que 
d'Alembert  avoue  lui-même  : 

La  mémoire  renferme  la  matière  première  de  toutes  nos  con- 
naissances. 


350 


HISTOHIE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 


Quelle  concliisioii  tirerons-aous  de    cet  examen  ?  Que 
le  Discours  a  été  infiniment  trop  vanté;  que    l'ambition 
qui  l'anime  et  qui  était  d'établir  la  solidarité  des  sciences 
n'est  qu'un  leurre  ;  et  il  n'y  a  de  rapport  ni  entre  les 
principes,  ni  entre  les  résultats  des  sciences  physiques  et 
des  sciences  morales;  il  n'y  a  pas  d'ordre  encyclopédique 
en  vertu    duquel  la   connaissance  des    propriétés  de    la 
courbe   qu'on   appelle  parabole,  jette  de  la  lumière   sur 
l'interprétation  du  senatus-consulte   Velléien;  et   quand 
nous  connaîtrions  à  fond  l'histoire  de  Babylone,  nous  n'en 
serions  pas  plus  avancés  dans  la  connaissance  de  la  série 
des  éthers.  De  là  cette  conséquence,  que  tout  idéal  ency- 
clopédique étant  chimère,  nous  ne  nous  étonnerons  point 
enfin  si  nous  trouvons  que  VEnaj  dopé  clic  est  un  Diction- 
naire comme  les  autres,  comme  leMoréri  ouïe  Larousse-. 
Mais  toutefois,  dans  ce  désordre  même,  nous   retrou- 
vons peut-être   une  inspiration   générale,    et  c'est   cette 
inspiration  qui  paraît  dans  le  Discours.  On  la  peut  défi- 
nir de  la  manière  suivante  :  Considérer  qu'en  général,  et 
depuis  que  neus  sommes  en  possession  d'un  instrument 
nouveau  que   nos  pères    ne    connaissaient   pas,   rien  du 
passé  ne  compte  plus;  considérer,  qu'en  général  rien  ne 
comptant  plus  du  passé,  l'œuvre  à  faire  est  de  détruire 
ce  qui  en  subsiste  encore;  pour  réussir  dans  cette  tâche, 
ne  compter  que  sur  l'expérience  et  sur  le  raisonnement  : 
il  n'y  a  d'humain   que  ce    qui  est  rationnel,  il  n'y  a  de 
rationnel  que  ce  qui  est  logique,  et  il  n'y   a  de   logique 
enfin  que  ce  qui  l'est  pour  le  bon  sens  ou  pour  le   mini- 
mum d'intelligence  et  de  rationalité  qui  est   celui  de  la 
majorité   des    hommes.    Nous    allons    voir    dans    quelle 
mesure  cet  idéal  a  été  réalisé  et  quels  moyens  on  en  a  pris. 


CHAPITRE    IV 


LA    SUPPRESSION   DE    L'ENCYCLOPÉDIE 


Nous  avons  vu  dans  quelles  conditions  s'était  formée 
l'entreprise  encyclopédique,  comment,  entre  les  mains 
de  Diderot,  le  plan  des  libraires,  qui  n'était  d'abord  que 
commercial,  avait  changé  de  nature,  et  était  devenu 
philosophique,  c'est-à-dire  plus  vaste  et  plus  confus. 
Nous  avons  vu  comment  le  Discours  préliminaire  avait 
essayé  de  réduire  à  l'unité  d'un  dessein  général  et 
commun,  ce  que  l'ordre  d'un  Dictionnaire  par  alphabet  a 
de  dispersé,  de  difficile  à  saisir  quand  il  existe,  et 
d'inconsistant.  On  ne  lit  pas  un  Dictionnaire,  on  le  con- 
sulte, el  quand,  au  lieu  de  le  consulter,  on  le  lirait,  la 
confusion  n'en  serait  que  plus  grande  dans  l'esprit  du 
lecteur.  Mais,  si  c'est  là  un  grand  inconvénient,  nous 
avons  vu,  d'autre  part,  qu'il  n'est  pas  sans  quelque  com- 
pensation, et  que  Diderot  comptait  sur  cette  compensa- 
tion. Qu'on  se  rappelle  à  cet  égard  ce  qu'il  nous  a  dit 
des  renvois,  de  la  manière  de  les  faire  jouer  les  uns  sur 
les  autres,  et  de  l'art  d'en  tirer  parti. 

Le  Discours  préliminaii-e,  l'article  Encyclopédie  sont 


352       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

les  clefs  de  ces  dix-sept  volumes;  mais  l'article  Encij- 
dopédie  ne  fait  point  partie  du  premier  ni  du  second 
volume  et,  si  l'on  néglige  le  Discours  préliminaire  dont  la 
siguilication  a  besoin,  pour  être  bien  saisie,  d'être  éclai.ée 
p^r  tout  ce  qui  l'a  suivi  lui-même,  nous  ne  trouvons  rien 
dans  ce  premier  volume,  qui  dût  éveiller  la  susceptibilité 
du  pouvoir.  A  la  vérité,  en  y  regardant  de  près,  on  pour- 
rait découvrir  dans  quelques  articles,  tels  que  l'article 
Ame,  et  l'article  Amour,  qui  sont  de  l'abbé  Yvon,  quel- 
ques' propositions  inquiétantes,  sinon  malsonnantes,  un 
certain  air  d'ironie  qui  donne  à  douter  des  vrais  senti- 
ments de  l'auteur,  et  un  ton  de  libertinage  et  de  licence. 
Mais  ce  sont  l'air  et  le  ton  de  l'époque;  et  la  preuve, 
c'est  que  personne  n'y  vit  rien    à  reprendre. 

Aussi,  le  succès  du  premier  volume  fut-il  assez  grand, 
et  même  on  peut  dire  qu'il  fit  taire  les  plaisanteries 
qu'avait  suscitées  l'emphase  du  Prospectus.  Il  faut  dire 
aussi,  que  les  éditeurs  avaient  mis  toutes  les  chances 
pour  eux  :  ils  avaient  la  protection  du  comte  d'Argen- 
son,  celle  de  la  Pompadour,  celle  de  Malesherbes,  à 
qui'  son  père  venait  de  déléguer  la  direction  de  la 
librairie;  ils  s'étaient  attaché  comme  collaborateurs  : 
Voltaire,  Montesquieu,  Daubenton,  Dumarsais;  enfin  les 
libraires  avaient  risqué  dans  l'aftaire  un  capital  consi- 
dérable et,  à  cette  époque,  on  avait  toujours  de  la 
bienveillance  ou  de  la  complaisance  pour  ceux  qui  ris- 
quaient de  l'argent  dans  une  allaire  de  nature  à  honorer 
le  nom  français. 

Tout  semblait  donc  devoir  aller  le  mieux  du  monde  ; 
et,  en  eUèt,  les  souscriptions  affluaient,  quand  l'orage 
éclata    d'un   côté  où  on  ne  l'attendait  pas  du   tout.  Le 


LA    SUPPRESSION    DE     L  ENCYCLOPÉDIE  353 

18  novembre  1751,  l'abbé  Jean-Martin  de  Prades,  du 
diocèse  de  Montauban,  avait  passé,  en  Sorbonne,  une 
thèse  revêtue  des  approbations  d'usage,  et  que,  selon 
l'usage  aussi,  on  avait  discutée,  mais,  enfin,  que  ses  juges 
avaient  accueillie  favorablement.  L'affaire  était  donc 
terminée,  quand  un  certain  docteur  Lerouge,  à  qui, 
comme  à  tous  les  docteurs  de  Sorbonne,  on  avait  envoyé 
un  exemplaire  de  la  thèse,  l'ayant  lue,  y  découvrit  une 
proposition  qu'il  crut  devoir  dénoncer  comme  dange- 
reuse; la  voici  : 

Toutes  les  guérisons  opérées  par  Jésus-Christ,  si  on  les  sépare 
des  prophéties  qui  répandent  sur  elles  quelque  chose  de  divin,  sont 
des  miracles  équivoques,  attendu  que  l'apparence,  dans  la  plupart 
des  cas,  ne  diffère  pas  de  celle  des  prétendues  guérisons  d'Escu- 
lape. 

On  se  mit  alors  en  devoir  d'examiner  la  thèse,  et 
le  27  janvier  1752,  après  onze  assemblées  générales, 
146  docteurs  étant  présents,  à  la  majorité  de  105  voix, 
dix  propositions,  tirées  de  la  thèse,  furent  condamnées 
<(  comme  respectivement  blasphématoires,  hérétiques, 
erronées,  favorisant  le  matérialisme  et  contraires  à  l'auto- 
rité et  à  l'intégralité  des  lois  de  Moïse».  Deux  jours  plus 
tard,  paraissait  un  long  mandement  de  l'archevêque  de 
Paris,  suivi  d'un  autre  de  l'évêque  de  Montauban,  puis 
d'un  troisième  de  l'évêque  d'Auxerre,  couronnés  le 
22  mai  par  un  bref  de  Benoît  XIV,  contre  la  thèse.  En 
même  temps,  l'abbé  de  Prades  était  exilé  du  royaume, 
et  obligé  de  chercher  refuge  à  Berlin. 

Qu'y  avait-il  sous  tout  cela?  Voici  ce  que  raconte 
Barbier  dans  son  Journal  : 

m.  23 


364       HISTOinE    DE    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

On  disait  dans  Paris  que  labbé  de  Prades  était  chargé  de  la 
matière  de  théologie,  dans  le  grand  Dictionnaire  de  l'Encyclo- 
pédie, ce  qui  n'est  pas  vrai;  c'est  M.  Mallet...  et  labbé  Yvon... 
mais  comme  l'abbé  de  Prades  est  fort  lié  avec  l'abbé  Yvon  et 
M.  Diderot...  lequel  est  soupçonné  de  déisme,  on  a  fait  entendre 
qu'on  n'avait  émis  des  propositions  captieuses  et  hardies  sur  la 
religion,  dans  cette  thèse  de  l'abbé  de  Prades,  que  de  concert 
avec  Diderot  et  l'abbé  Yvon,  pour  être  autorisés,  sur  la  foi  dune 
thèse  reçue  et  soutenue  en  pleine  Sorbonne,  pour  répandre  de 
pareilles  opinions  dans  ce  grand  Dictionnaire. 

En  perdant  ainsi  l'abbé  de  Prades  et  en  faisant  passer  sa  thèse 
pour  impie,  le  dessein  de  la  cabale  était  de  faire  tomber  l'entre- 
prise du  Dictionnaire  de  V Encyclopédie, 

Un  peu  plus  loin,  il  en  dit  plus  long,  et  il  n'est  pas 
éloigné  d'imputer  aux  journalistes  de  Trévoux,  c'est-à- 
dire  aux  Jésuites,  par  jalousie  contre  le  succès  de  V Ency- 
clopédie^ d'avoir  soulevé  toute  cette  affaire;  et  nous  trou- 
vons la  même  version  dans  les  Mémoires  de  d'Arofenson. 
Mais  on  commençait  alors  à  voir  les  Jésuites  partout,  et 
l'on  préludait  ainsi  à  leur  suppression.  Ce  qui  est  d'autre 
part  certain,  c'est  que  l'abbé  de  Prades  avait  collaboré 
au  premier  volume  de  V Encyclopédie;  c'est  qu'en  réponse 
au  mandement  de  l'évèque  d'Auxerre,  ce  fut  Diderot  qui 
se  chargea  d'écrire  une  éloquente  Apologie  sur  laquelle 
nous  aurons  à  revenir,  et  enfin,  c'est  que  le  7  février 
1752,  un  arrêt  du  Conseil  supprima  les  deux  volumes 
comme 

renfermant  des  maximes  tendantes  à  détruire  l'autorité  royale,  à 
établir  l'esprit  d'indépendance  et  de  révolte,  et,  sous  des  termes 
obscurs  et  équivoques,  à  élever  les  fondements  de  l'erreur,  de  la 
corruption  des  mœurs,  de  l'irréligion  et  de  l'incrédulité. 

Assurément,  il  peut  sembler  que  c'était  là  de  bien  gros 
mots,  mais   enfin,  et  surtout  si  l'on  se  place  au  point  de 


LA    SUPPRESSION    DE    L  ENCYCLOPEDIE  355 

vue  du  roi  et  du  clergé,  ce  n'était  pas  si  mal  deviné. 
On  n'avait  pas  tort  de  soupçonner  que  cette  machine 
portait  dans  ses  flancs  quelque  chose  de  funeste  et,  en 
effet,  la  suite  allait  le  démontrer.  On  remarqua  pourtant, 
et  avec  raison,  que  si  les  deux  volumes  étaient  supprimés, 
la  continuation  de  l'ouvrage  n'était  pas  interdite;  et 
qu'au  lieu  de  permettre  au  Parlement  d'évoquer  l'affaire 
et  de  prononcer  la  condamnation  de  l'ouvrage  et  des 
auteurs,  le  Conseil  du  roi  avait  voulu  se  la  réserver,  ce 
qui  laissait  toujours  la  possibilité  d'en  appeler.  Et  on 
en  augura  qu'après  un  peu  de  temps,  la  publication 
reprendrait  son  cours  :  c'est  une  preuve  de  plus  que, 
comme  dit  le  proverbe,  mieux  vaut  avoir  affaire  à  Dieu 
qu'à  ses  saints. 

Le  troisième  volume  parut  en  1753.  La  correspondance 
de  Grimm  en  célébra  l'apparition  dans  les  termes  sui- 
vants : 

Voici  enfin  le  troisième  volume  de  l'Encyclopédie....  Toute 
l'Europe  a   été  témoin  des  tracasseries  qu'on  a   suscitées    à   cet 

important  ouvrage,  et  tous  les  honnêtes  gens  en  on4  été  indignés 

Malheureusement  pour  les  Jésuites  il  n'était  pas  aussi  facile  de 
continuer  Y  Encyclopédie  que  de  perdre  des  philosophes  qui 
n'avaient  pas  d'autre  appui  dans  le  monde  que  leur  amour  pour 
la  vérité  et  la  conscience  de  leurs  vertus.... 

Les  autres  volumes  suivirent  sans  accident  :  le  tome  IV 
en  1754,  le  tome  V  en  1755,  le  tome  YI  en  1756, 
le  tome  VII  en  1757.  Ce  n'est  pas  qu'au  point  de  vue 
du  pouvoir,  ils  ne  continssent  tout  autant  de  choses 
hardies,  et  même  davantage  que  les  précédents.  Et  ce 
n'est  pas  non  plus  que  les  attaques  eussent  manqué  : 
en   particulier,    le   26   octobre    1755,   Lefranc   de   Pom- 


356        HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

pignan,  évêque  du  Puy,  publiait  un  Mémoire  sur  les 
mauvais  livres,  dans  lequel  YEncyclopédie  était  con- 
damnée. D'un  autre  côté,  Fréron,  dans  son  Année 
littéraire,  ne  cessait  d'attaquer  les  Encyclopédistes,  au 
travers  desquels,  et  avec  raison,  il  croyait  atteindre 
Voltaire.  Voici  encore  une  curieuse  brochure  :  c'est  le 
Nouveau  mémoire  pour  servir  à  l'histoire  des  cacouacs, 
paru  en  1757.  La  fiction  en  est  imitée  de  Swift  avec  peu 
de  bonheur  à  la  vérité,  peu  de  verve  et  de  talent,  mais 
les  principes  des  Encyclopédistes  y  sont  assez  heureu- 
sement démêlés  et  V Avertissement  n'est  pas  indi<j^ne 
d'être  retenu  : 

Si  cette  relation  tombait  par  hasard  entre  les  mains  de  quelques 
cacouacs,  on  croit  devoir  les  prévenir  ici  que  l'auteur  n'a  pas  eu 
l'intention  d'en  attaquer  aucun  en  particulier.  Leurs  mœurs 
peuvent  être  en  contradiction  avec  leurs  principes;  mais,  s'il  est 
permis  d'exposer  ceux-ci,  de  les  défendre,  de  les  soutenir  même, 
il  ne  doit  pas  être  défendu  à  un  citoyen  de  les  trouver  déraison- 
nables et  dangereux. 

Rien  de  tout  cela,  cependant,  ne  semblait  émouvoir  les 
ministres  ni  le  parlement,  et  on  en  peut  donner  plusieurs 
raisons  :  c'est  que  le  parlement,  le  clergé  et  le  roi  ne 
s'entendaient  guère,  divisés  qu'ils  étaient  sur  la  question 
du  Jansénisme;  c'est  que  les  Encyclopédistes  avaient 
pour  eux  M.  de  Malesherbes,  Quesnay,  M""  de  Pompa- 
dour,  et  qu'ils  possédaient  ainsi  des  intelligences  jusque 
dans  le  cabinet  du  roi;  c'est  enfin  qu'ils  s'étaient  rendus 
maîtres  de  l'opinion  par  leur  hardiesse  et  par  leur  talent. 
Mais  deux  événements  vinrent  changer  la  face  des 
choses,  et  deux  livres  parurent  en  17.58,  qui,  pour  des 
motifs  très  différents ,  rassemblèrent  contre   VEncyclo- 


LA    SUPPRESSION    DE    L  ENCYCLOPÉDIE  357 

pédie  la  force  de  tous  ses  ennemis  :  la  Lettre  à  d'Alent' 
bert  sur  les  spectacles,  de  Rousseau,  et  le  livre  de 
V Esprit,  d'Helvétius. 

On  connaît  l'origine  du  premier  :  d'Alembert,  dans 
l'article  Genève,  avait,  suivant  les  indications  que  lui 
avait  fournies  Voltaire,  parlé  du  socinianisme  des  pas- 
teurs de  la  Rome  protestante,  et  invité  les  Genevois  à 
bâtir  un  théâtre  dans  leur  ville.  Les  pasteurs  demandè- 
rent une  rétractation  que  d'Alembert  refusa;  et  c'est 
alors  qu'intervenant,  Rousseau  satisfit  du  même  coup  en 
écrivant,  et  sa  haine  contre  Voltaire,  et  son  désir  de  ren- 
trer en  grâce  auprès  de  ses  concitoyens,  et  qu'il  brisa 
avec  Y  Encyclopédie.  Aussi  bien,  doit-on  le  dire,  ne  parta- 
geait-il qu'un  petit  nombre  des  idées  de  Voltaire,  Diderot 
et  d'Alembert,  et,  ce  qui  est  étonnant,  c'est  la  longueur 
de  leur  entente.  Mais  en  brisant  bruyamment  avec  eux, 
il  détourna  d'eux  une  partie  de  l'opinion. 

Quant  à  l'affaire  d'Helvétius,  elle  ressemble  à  celle  de 
l'abbé  de  Prades.  Helvétius,  fermier  général,  très  répandu 
dans  le  grand  monde,  riche  et  bien  apparenté,  que  la 
manie  d'écrire  avait  mis  en  rapport  avec  Voltaire  et  les 
Encyclopédistes,  avait  composé  son  livre  selon  le  dessein 
suivant  :  «  J'ai  cru  »,  dit-il  dans  sa  Préface, 

J'ai  cru  qu'on  devait  traiter  la  morale  comme  toutes  les  autres 
sciences,  et  faire  une  morale  comme  une  physique  expérimen- 
tale. 

Le  besoin  de  faire  parler  de  lui  fut  l'origine  de  son 
livre.  Il  l'avait  longuement,  et  gauchement  travaillé  : 
dès  le  second  chapitre,  ce  sont  des  plaisanteries  de  salon, 
ou   des   anecdotes   galantes,    qui   servent   à   établir   des 


358       HISTOIRE    DE     LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

vérités  fondamentales,  et  le  ton  d'un  petit-maître  qui 
fait  des  grâces.  Il  avait  pris,  avant  de  le  publier,  toutes 
les  précautions  que  l'on  pouvait  prendre;  il  avait  même 
demandé  à  Malesherbes  un  censeur  particulier,  c'est-à- 
dire  très  sévère,  et  on  lui  avait  donné  à  ce  titre  Tercier, 
premier  commis  aux  Affaires  étrangères.  Mais,  en  dépit 
de  tout  cela,  à  peine  le  livre  avait-il  paru,  qu'une  clameur 
universelle  s'était  élevée  contre  lui.  On  avait  destitué  le 
censeur  malencontreux;  on  avait  révoqué  le  Privilège  du 
livre;  on  avait  imposé  à  l'auteur  la  plus  piteuse  des 
rétractations.  Enfin,  le  Parlement  avait  évoqué  l'affaire, 
et,  profitant  de  l'occasion  qui  s'offrait,  l'avocat  général, 
Joly  de  Fleury,  avait  lié  l'affaire  de  \ Encyclopédie  à 
celle  de  V Esprit.  Le  6  février  1759,  un  arrêt  de  la  Cour, 
toutes  Chambres  assemblées,  prononça  condamnation  du 
«  livre  de  l'Esprit  et  autres  dénoncés  lors  de  l'arrêt  du 
23  janvier  »,  sur  le  réquisitoire  de  Joly  de  Fleury, 
premier  avocat  général.  Voici  l'analyse  que  Barbier 
donne  de  ce  réquisitoire  : 

M.  l'avocat  général,  après  avoir  dit  que  la  société,  l'Etat  et  la 
religion  se  présentent  au  tribunal  de  la  Justice  pour  lui  porter 
ses  plaintes,  et  qu'on  ne  peut  se  dissimuler  qu^il  n'y  ait  un  projet 
conçu,  une  société  formée  pour  soutenir  le  matérialisjne,  pour 
détruire  la  religion,  pour  inspirer  l'indépendance  et  nourrir  la 
corruption  des  mœurs,  il  entra  en  matière  :  1°  par  l'examen  des 
principaux  endroits  du  livre  de  l'Esprit,  qui  sont  condamnables; 
2°  du  Dictionnaire  des  sciences  de  l'Encyclopédie,  dont  il  regarde 
le  livre  de  V Esprit  comme  l'abrégé,  qui  devait  faire  honneur  à  la 
nation  et  qui  en  a  fait  l'opprobre,  par  les  maximes  et  les  impiétés 
de  tous  les  anciens  auteurs,  rédigées  et  mises  dans  un  plus  grand 
jour  dans  plusieurs  articles;  3°  par  l'examen  des  autres  petits 
ouvrages  dénoncés.  D'où  il  conclut  que  tous  les  ouvrages  de  ces 
philosophes  impies  méritent  que  la  Cour  exerce  contre  eux  toute 
la  sévérité  de  la  puissance  que  le  Prince  lui  confie. 


LA    SUPPRESSION    DE    l.'  ENCYCLOPÉDIE  359 

La  Cour  ordonnait  donc,  dans  son  arrêt,  que  les  sept 
volumes  parus  de  VEncyclopédie  fussent  confiés  h  neuf 
examinateurs.  Et  jusqu'à  ce  que  l'examen,  qui  s'annonçait 
long  et  difficile,  fût  achevé,  défense  était  faite  aux 
libraires  de  rien  vendre  de  VEncyclopédie.  —  Le  hui- 
tième volume  était  alors  sous  presse! 

Les  libraires  eussent-ils  pu  se  tirer  d'affaire?  En  tout 
cas,  et  avant  même  que  l'arrêt  lût  porté,  d'Alembert  avait 
abandonné  VEncyclopédie,  par  une  lettre  du  28  jan- 
vier 1758,  à  Voltaire  : 

Oui,  sans  doute,  mon  cher  maître,  V Encyclopédie  est  devenue 
un  ouvrage  nécessaire...;  mais  il  est  devenu  impossible  de 
l'achever  dans  le  maudit  pays  où  nous  sommes.  Les  brochures, 
les  libelles,  tout  cela  n'est  rien;  mais  croiriez-vous  que  tel  de  ces 
libelles  a  été  imprimé  par  des  ordres  supérieurs,  dont  M.  de  Ma- 
lesherbes  n'a  pu  empêcher  l'exécution?...  Mon  avis  est  donc,  et 
je  persiste,  qu'il  faut  laisser  là  VEncyclopédie  et  attendre  un  temps 
plus  favorable  (qui  ne  reviendra  peut-être  jamais)  pour  la  con- 
tinuer.... 

Toutes  ces  affaires  l'ennuyaient;  il  en  avait  tiré  tout  ce 
qu'il  voulait  de  notoriété;  célibataire  et  bien  renié,  il  ne 
demandait  plus  qu'à  vivre  en  paix.  Il  ne  devait  pas 
revenir  sur  sa  résolution. 

Mais,  de  plus,  un  conflit  d'attributions  surgit. 
Malesherbes  et  le  chancelier  trouvèrent  mauvais  qu'on 
nommât  des  censeurs;  ils  rapportèrent  l'affaire  au  Con- 
seil; et  deux  arrêts,  l'un  du  8  mars,  l'autre  du  21  juillet, 
prononcèrent  la  révocation  du  Privilège,  et  la  restitution 
des  souscriptions. 

La  rétractation  d'Helvétius,  la  retraite  de  d'Alembert,  la 
défection  de  Rousseau  avaient  comme  ouvert  une  brèche, 


3G0       HISTOinE    DE    LA    LITTEBATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

OÙ  les  ennemis  de  YEncyclopédie  allaient  se  précipiter, 
en  même  temps  que  les  Encyclopédistes  eux-mêmes 
allaient  accentuer  leurs  doctrines.  C'est  le  moment 
d'apprécier  l'esprit  de  l'entreprise,  en  commençant  par 
juger  Diderot. 


CHAPITRE  V 


DENIS   DIDEROT 


Comme  dans  l'histoire  même  de  l'entreprise,  les 
années  1758-1759  font  époque  dans  la  vie  de  Diderot.  Il 
penche  vers  la  cinquantaine;  il  est  brouillé  avec  Rous- 
seau ;  il  se  lie  avec  M"^  Volland,  d'une  liaison  qui  durera 
jusqu'à  sa  mort.  D'autre  part,  il  est  parvenu  à  la  moitié 
de  son  œuvre  :  il  a  publié  en  1746  les  Pensées  philoso- 
phiques, en  1748  les  Bijoutv  indiscrets,  en  1749  la  Lettre 
sur  les  aveugles,  en  1751  la  Lettre  sur  les  sourds-muets, 
en  1754  V Interprétation  de  la  nature,  en  1757  V Entretien 
entre  Dorval  et  moi,  en  1758  le  Fils  naturel  et  le  Père 
de  famille,  en  1759,  dans  la  Correspondance  de  Grimm, 
son  premier  Salon,  sans  parler  de  sa  collaboration  h 
V Encyclopédie  depuis  1750.  Il  ne  lui  reste  plus  à  publier 
qu'un  petit  nombre  d'ouvrages  et  peu  importants,  car 
Jacques  le  Fataliste,  le  Rêve  de  d'Alembert,  le  Neveu  de 
Rameau  sont  des  œuvres  posthumes,  et  ne  peuvent  ainsi, 
selon  notre  méthode,  nous  servir  qu'à  titre  de  renseigne- 
ments, ce  qui  nous  permettrait,  si  nous  le  voulions,  d'en 
parler  tout  de  suite.  En  tout  cas,  dès  à  présent,  dans  la 


362        HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE     FRANÇAISE    CLASSIQUE 

partie  de  sa  vie  qu'il  a  vécue  comme  dans  les  œuvres 
qu'il  a  données,  nous  avons  de  quoi  nous  en  faire  une 
idée.  Qu'était-ce  donc  que  l'homme  en  qui  se  résume 
V Encyclopédie'^  Et  qu'y  a-t-il  de  lui  dans  son  œuvre  :  car 
on  a  beau  dire  que  ce  sont  ses  petits  papiers  qui  font  sa 
gloire ,  V Encyclopédie  n'en  est  pas  moins  sa  grande 
œuvre  ! 

Ce  qui  le  caractérise  d'abord,  il  semble  que  ce  soit  la 
mobilité  de  l'esprit.  Nous  en  avons  un  exemple  dans  son 
article  Encyclopédie  :  il  le  résume  ainsi  lui-même,  dans 
les  dernières  lignes.  —  Notez  que  cet  article  est  long  de 
près  de  cent  pages,  dans  l'édition  Assézat  in-S"  —  : 

Yoilà  les  premières  idées  qui  se  sont  offertes  à  mon  esprit  sur 
le  projet  d'un  Dictionnaire  universel  et  raisonné  de  la  connais- 
sance humaine;  sur  sa  possibilité,  sa  fin,  ses  matériaux,  l'ordon- 
nance générale  et  particulière  de  ses  matériaux,  le  style,  la 
méthode,  la  nomenclature,  le  manuscrit,  les  auteurs,  les  censeurs, 
les  éditeurs,  et  le  typographe. 

Que  d'objets  différents  confusément  entassés! 
C'est  le  premier  trait  auquel  il  pense  lui-même,  quand 
il  fait,  comme  il  lui  arrive  souvent,  son  propre  portrait  : 

La  tète  d'un  Langrois  est  sur  ses  épaules  comme  un  coq  d'église 
au  haut  d'un  clocher  :  elle  n'est  jamais  lixe  dans  un  point;  et  si 
elle  revient  à  celui  qu'elle  a  quitté,  ce  n'est  pas  pour  s'y  arrêter. 
Avec  une  rapidité  surprenante  dans  les  mouvements,  dans  les 
désirs,  dans  les  projets,  dans  les  fantaisies,  dans  les  idées,  ils  ont 
le  parler  lent.  Pour  moi,  je  suis  de  mon  pays.... 

Garât,  qui  le  rencontra  chez  le  libraire  Panckoucke,  a 
laissé  de  lui  un  portrait  moins  connu,  mais  saisissant, 
enlevé  de  verve,  et,  quoique  caricatural,  vrai  dans  tous 
ses  détails  : 


DEMS    DIDEROT  363 

Diderot  ne  paraît  pas  plus  surpris  de  me  voir  que  de  revoir  le 
jour....  Il  se  lève,  ses  yeux  se  fixent  sur  moi,  et  il  est  très  clair 
qu'il  ne  me  voit  plus  du  tout.  Il  commence  à  parler,  mais  si  bas, 
que,  quoique  je  sois  auprès  de  lui,  quoique  je  le  touche,  j'ai 
peine  à  l'entendre Peu  à  peu  sa  voix  s'élève,  et  devient  dis- 
tincte et  sonore;  il  était  d'abord  presque  immobile  :  ses  gestes 
deviennent  fréquents  et  animés.  Lui,  qui  ne  ma  jamais  vu  aupa- 
ravant..., m'environne  de  ses  bras...  il  frappe  sur  ma  cuisse, 
comme  si  elle  était  à  lui.  Si  le  discours  amène  le  mot  de  lois, 
il  me  fait  un  plan  de  législatio-n  ;  s'il  amène  le  mot  théâtre,  il 
me  donne  à  choisir  entre  cinq  «u  six  plans  de  drames  et  de  tra- 
gédies. A  propos  des  tableaux  qu'il  est  nécessaire  de  mettre  sur 
le  théâtre,  où  l'on  doit  voir  des  scènes  et  non  entendre  des  dia- 
logues, il  se  rappelle  que  Tacite  est  le  plus  grand  peintre  de  l'anti- 
quité, et  il  me  récite  «u  me  traduit  les  Annales  et  les  Histoires. 
Mais  combien  il  est  affreux  que  les  Barbares  aient  enseveli  sous 
les  ruines  des  chefs-d'œuvre  de  l'architecture  un  si  grand  nombre 
des  chefs-d'œuvre  de  Tacite  !  Si  encore  les  monuments  qu'on  a 
déterrés  à  Herculanum  pouvaient  en  rendre  quelque  chose  !  Cette 
espérance  le  transportait  de  joie,  et  là-dessus  il  disserte  comme 
un  ingénieur  sur  les  moyens  de  faire  des  fouilles  d'une  manière 
prudente  et  heureuse.  Promenant  alors  son  imagination  sur  les 
ruines  de  l'antique  Italie,  il  se  transporte  aux  jours  heureux  des 
Lélius  et  des  Scipion,  où  même  les  nations  vaincues  assistaient 
avec  plaisir  à  des  triomphes  remportés  sur  elles.  Il  me  joue  une 
scène  de  Térence;  il  chante  presque  plusieurs  chansons  d'Horace. 
Il  finit  enfin  par  me  chanter  réellement  une  chanson  pleine  de 
grâce  et  d'esprit,  qu'il  a  faite  lui-même  en  impromptu  dans  un 
souper,  et  par  me  réciter  une  comédie  très  agréable  dont  il  a  fait 
imprimer  un  seul  exemplaire  pour  s'épargner  la  peine  de  la 
recopier. 

Beaucoup  de  monde  entre  alors  dans  son  appartement.  Le  bruit 
des  chaises  qu'on  avance  et  qu'on  recule  le  fait  sortir  de  son 
enthousiasme  et  de  son  monologue.  11  me  distingue  au  milieu  de 
la  compagnie  et  il  vient  à  moi  comme  à  quelqu  un  que  l'on  retrouve 
après  l'avoir  vu  autrefois  avec  plaisir.  Il  se  souvient  encore  que 
nous  avons  dit  ensemble  des  choses  très  intéressantes  sur  les 
lois,  sur  les  drames  et  sur  l'histoire;  il  a  reconnu  qu'il  y  avait 
beaucoup  à  gagner  dans  ma  conversation.  Il  m'engage  à  cultiver 
une  liaison  dont  il  a  senti  tout  le  prix.  En  nous  séparant,  il  me 
donne  deux  baisers  sur  le  front  et  arrache  sa  main  de  la  mienne 
avec  une  douleur  véritable. 


36'i       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Aussi  la  chose  du  monde  dont  il  est  le  moins  capable 
est-ce  de  suivre  une  idée,  de  passer  d'un  point  à  un  autre 
par  les  chemins  qui  doivent  y  conduire,  de  rejeter  les 
idées  parasites,  d'ordonner  enfin  toute  une  œuvre  par 
rapport  à  un  centre  ou  à  un  objet.  Nul  de  nos  écrivains 
n'a  ignoré  à  un  tel  degré  l'art  de  la  composition.  On 
pourrait  ajouter  que  cette  mobilité  a  atteint  son  carac- 
tère; et  si  l'on  a  pu  dire  de  Rousseau  qu'il  a  la  manie  de 
la  persécution,  on  peut  dire  de  Diderot  qu'il  a  le  tic  de 
la  brouillerie.  Il  s'éprend  en  quelque  sorte,  de  Rous- 
seau, de  Falconet,  de  d'Alembert,  de  Voltaire,  et  s'en 
détache  ;  peu  s'en  fallut  qu'il  ne  rompît  môme  avec 
Grimm.  Or,  si  cette  mobilité  est  parfois  une  qualité,  si 
c'est  l'origine  ou,  en  de  certains  cas,  la  condition  de  la 
vivacité  de  l'intelligence,  de  la  rapidité  de  la  conception; 
et,  au  point  de  vue  de  l'art,  si  elle  explique  la  préférence 
de  Diderot  pour  les  formes  qui  se  rapprochent  de  la  con- 
versation, et  sa  supériorité  dans  le  monologue  ou  le  dia- 
logue, elle  n'en  est  pas  moins  la  source  de  grands  défauts  : 
elle  atrophie  toutes  les  qualités  proprement  critiques  : 
l'esprit  de  suite,  de  mesure,  la  réflexion,  la  prudence. 

Ce  défaut  est  rendu  plus  grave  chez  Diderot  —  et  c'est 
le  second  trait  de  son  caractère  —  par  l'excès  de  la  sen- 
sibilité. Diderot  est  un  homme  sensible,  et  ses  larmes  ont 
inondé  le  siècle.  On  peut  appeler  chez  lui  cette  faculté 
congénitale,  car  il  n'avait  pas  trois  ans,  nous  dit  M"*  de 
Vandeul,  qu'ayant  vu  une  exécution  capitale  il  en  fit  une 
jaunisse.  Fausse  ou  vraie,  il  me  semble  que  nous  voyons 
dans  cette  historiette  la  caractéristique  de  Diderot,  le 
danger  de  la  sensibilité,  et  la  grande  erreur  du 
xviii^  siècle.  C'est  ici  le  moment  d'y  insister  :  la  sensi- 


DEXIS    DIDEROT  365 

bilité  qui,  au  sens  où  l'entend  Diderot,  n'est  jamais  une 
vertu,  est  souvent  un  défaut,  et  peut  devenir  un  véritable 
vice.  Les  raisons  en  sont  claires  :  elle  est  l'expression 
du  tempérament  dans  ce  qu'il  a  de  physioloo-jque  et 
d'animal  :  par  exemple,  être  incapable  de  supporter  la 
vue  du  sang,  le  spectacle  d'une  exécution,  cela  est  ]nen, 
cela  est  humain;  mais  prenons  garde  que  la  sensibilité 
pour  le  criminel  châtié  ne  dégénère  en  injustice  pour  ses 
victimes.  Prenons  garde  que  la  sensibilité  pour  les  maux 
de  la  guerre  ne  dégénère  en  apologie  de  la  lâcheté  ;  que 
la  sensibilité  pour  certains  hommes,  en  un  mot,  ne  dégé- 
nère en  cruauté  pour  d'autres,  qu'on  réserve  sa  tendresse 
aux  forçats,  et  sa  haine  aux  militaires.  En  second  lieu, 
comme  étant  l'expression  du  tempérament,  la  sensibilité 
est  ce  qu'il  y  a  de  plus  individuel  :  et  comment  alors 
établir  une  règle?  Au  moral  comme  au  physique,  ce  qui 
émeut  les  uns  n'émeut  pas  les  autres,  car  nous  ne 
sommes  pas  tous  coulés  dans  le  même  moule  :  de  telle 
sorte  que  la  sensibilité  amène  le  triomphe  de  l'individua- 
lisme dans  l'art,  dans  la  morale,  dans  la  vie.  Enfin,  elle 
est  l'expression  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  variable  dans  le 
même  homme,  et  Diderot  en  est  bien  un  exemple  :  il 
épouse  malgré  son  père  M"^  Champion,  il  la  quitte  pour 
M™*  de  Puisieux,  et  s'éprend  enfin  de  M"^  Volland.  Et, 
dans  chaque  cas,  il  est  guidé  par  la  sensibilité,  ce  qui  le 
conduit  à  ce  sophisme,  de  ne  rien  voir  de  mal,  mais  de 
voir  du  bien  dans  ces  changements.  Il  confond  spontanéité 
et  sincérité,  passion  et  vertu.  Et  c'est  presque  sans  être 
hypocrite,  sans  même  avoir  besoin  d'être  inconscient, 
qu'il  peut,  malgré  sa  conduite  désordonnée,  chanter  les 
charmes  de  la  vertu  : 


36C       HISTOIRE    DE    LA    LITTÉKATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Je  suis  plus  affecté  des  charmes  de  la  vertu  que  de  la  difTormité 
du  vice;  je  me  détourne  doucement  des  méchants,  et  je  vole  au- 
devant  des  bons.  S'il  y  a  dans  un  ouvrage,  dans  un  caractère,  dans 
un  tableau,  dans  une  statue,  un  bel  endroit,  c'est  là  que  mes  yeux 
s'arrêtent  :  je  ne  vois  que  cela;  je  ne  me  souviens  que  de  cela;  le 
reste  est  presque  oublié.  Que  deviens-je  lorsque  tout  est  beau! 

Il  est  impressionnable,  il  est  impulsif,  attiré  mainte- 
nant par  le  bien,  comme  il  l'était  hier  ou  le  sera  demain 
par  le  mal,  toujours  ému,  et  jouissant  de  sa  propre  émo- 
tion. —  Ajoutons  que  cette  sensibilité,  d'ailleurs,  n'est 
pas  morbide,  comme  l'est  celle  de  Rousseau  :  Diderot  est 
sain,  Diderot  nous  ressemble  à  tous,  Diderot  est  naturel. 

Arrêtons-nous  sur  ce  troisième  trait  de  son  caractère  : 
il  explique  ce  que  Diderot  a  de  puissance  et  de  séduc- 
tion; il  concilie  ce  qu'il  y  a  de  contradictoire  entre  ses 
qualités  et  quelques-uns  de  ses  défauts;  il  explique  - 
sans  les  justifier  —  ses  erreurs. 

Diderot  est  naturel,  quand  il  prêche  la  morale,  quand 
il  se  montre  à  nous  in  naturalibus,  quand  il  écrit  à 
M"*  Volland;  quand  il  célèbre  l'intelligence  et  quand  il 
loue  les  sens.  Mais  ici,  comme  plus  haut,  on  voit  à 
quelles  difficultés  on  se  heurte  :  car  quelles  garanties 
avons-nous  d'être  chacun  à  chacun  conformes  à  la  nature? 
On  peut  être  naturellement  boiteux,  et  bossu  naturelle- 
ment. De  même,  on  peut  être  Rousseau,  on  peut  être 
Diderot.  Sur  quoi  se  fonde,  de  quoi  s'autorise  cet  indi- 
vidualisme périlleux?  Il  plaît  à  Diderot  de  soutenir  que 
la  polygamie  est  de  droit  naturel  :  pourquoi  le  serait-elle 
plutôt  que  la  monogamie?  Est-il  plus  naturel  de  tester, 
ou  non?  qu'un  seul  gouverne,  ou  que  tous  prennent  part 
au  gouvernement?  Les  conséquences,  on  le  voit,  sont 
infinies. 


DENIS    DIDEROT  367 

D'autant  plus  que,  si  tout  est  naturel,  la  notion  de 
vice,  la  notion  de  mal  disparaît  :  d'où  vient  le  mal,  si 
tout  ce  qui  est  naturel  est  bon,  beau,  et  louable?  —  Mais, 
au  contraire  ,  est-ce  que  tout  ce  qui  fait  le  prix  de  la 
société  :  vertu,  civilisation,  art,  ne  consiste  pas  à  sortir 
de  la  nature?  Est-ce  que  les  animaux  sont  vertueux  ou 
artistes?  Est-ce  qu'il  est  dans  la  nature  de  céder  sa 
proie?  de  respecter  le  droit  des  autres,  de  continuer  le 
droit  des  parents?  Est-ce  que  l'art  est  dans  la  nature? 
Et  si  l'on  répond  qu'il  est  dans  la  nature  de  l'homme  de 
faire  tout  cela,  il  y  a  donc  nature  et  nature  :  tout  ce 
qui  est  naturel  n'est  pas  pour  cela  permis;  il  faut  dis- 
tinguer, définir,  chercher;  et  peut-être  enfin  faut -il 
modifier,  rectifier,  corriger,  épurer  notre  nature  infé- 
rieure ou  nous  créer  une  nature  supérieure.  Et  Diderot 
enfin  ne  l'avoue-t-il  pas  lui-même,  par  sa  croyance  au 
progrès? 

On  voit  donc  qu'en  le  louant  d'être  naturel,  il  se  mêle 
à  l'éloge  une  forte  part  de  critique.  Trop  naturel, 
Diderot  est  diffus,  désordonné,  confus  ;  trop  naturel,  il 
est  grossier,  débraillé,  cynique;  trop  naturel,  il  est 
emphatique,  orgueilleux  et  déclamatoire;  trop  naturel,  il 
est  barbare  en  art,  inepte  en  religion,  vicieux  en  morale. 

Ajoutons  à  cette  physionomie  un  dernier  trait  :  comme 
Fontenelle  et  comme  Voltaire,  Diderot  est  universel.  A 
vrai  dire  il  a  fait  peu  de  vers;  mais  en  revanche  il  est 
familier  avec  les  arts  mécaniques,  il  est  savant  en 
physique;  et  il  a  singulièrement  approfondi  la  philoso- 
phie, l'art  dramatique,  la  critique  littéraire. 

Je  pourrais  ajouter  d'autres  traits  encore  :  le  manque 
d'éducation,    le    manque    de   délicatesse,    le    manque,   de 


368        HISTOIUE    DE    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

modestie,  dans  tous  les  sens  du  mot  :  Diderot  est 
oro"ueilleux  et  luxurieux.  Mais  tous  ces  traits  reviennent 
h  cette  idée  de  nature,  sur  laquelle  nous  venons  d'insister, 
et  que  nous  allons  voir  s'épanouir  et  se  développer,  h 
travers  des  contradictions  apparentes,  dans  la  doctrine 
de  y  Encyclopédie. 


CHAPITRE    VI 


LA   DOCTRINE    DE    "L'ENCYCLOPÉDIE 


Il  est  nécessaire  désormais,  faisant  halte  un  moment 
au  point  où  nous  sommes  parvenus  dans  l'histoire  des 
événements,  d'étudier  la  doctrine,  ou  les  doctrines  de 
V Encyclopédie,  dans  l'ordre  intellectuel  et  philosophique, 
dans  l'ordre  religieux  et  moral,  dans  l'ordre  social  enfin 
et  politique.  Mais  en  avons-nous  bien  le  droit,  et  com- 
ment nous  y  prendrons-nous? 

La  première  question  est  de  savoir  si  les  derniers 
volumes  contiennent  quelque  chose  d'essentiel  et  de 
nouveau  par  rapport  aux  premiers.  Or,  pour  ma  part, 
c'est  ce  que  je  ne  crois  pas.  Les  principes  ont  été  posés 
dès  1750;  on  les  trouve  exposés  dans  les  sept  premiers 
volumes  :  dès  lors,  tous  les  collaborateurs  essentiels  sont 
rassemblés,  et  l'on  n'en  recrutera  désormais  que  de 
second  ordre;  même  l'un  des  principaux,  d'Alembert,  se 
retirera  à  partir  de  1760.  Enfin,  les  conditions  de  hâte 
et  de  clandestinité  dans  lesquelles  se  poursuivra  l'entre- 
prise vont  la  ramener  aux  conditions  d'une  affaire  pure- 
ment marchande.  On  peut  bien  ajouter  qu'en  toute 
III.  24 


370       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

langue,  il  est  de  l'essence  de  l'ordre  alphabétique  que, 
quand  on  approche  de  la  moitié  d'un  Dictionnaire,  par  le 
fait  même  de  la  distribution  des  idées,  le  caractère  de 
l'œuvre  est  arrêté  et  fixé.  Qu'on  se  reporte  pour  en  juger 
au  Dictionnaire  de  Bayle  :  il  forme  en  tout  quatre 
volumes,  mais  l'esprit  de  l'ouvrage  est  tout  entier  con- 
tenu dans  les  deux  premiers. 

Pour  la  seconde  question,  qui  est  de  savoir  comment 
nous  nous  y  prendrons,  il  est  évident  qu'à  la  grande 
riiïueur  nous  devrions  nous  en  tenir,  exclusivement,  aux 
articles  du  Dictionnaire.  Mais  cette  rigueur  aurait  vrai- 
ment quelque  chose  d'étroit.  Voici  par  exemple  un 
ouvrage  de  Diderot  :  V Interprétation  de  la  nature,  parue 
en  1754.  Il  serait  évidemment  excessif  de  n'y  vouloir 
rien  voir  qui  nous  éclaire  sur  les  doctrines  de  Y  Encyclo- 
pédie :  il  n'y  a  pas  deux  Diderot,  l'un  pensant  pour  les 
libraires  associés,  l'autre  pour  son  compte  personnel. 
Nous  avons  également  le  droit  de  nous  servir  de  V Esprit 
des  lois  et  de  VEssai  sur  les  mœurs.,  puisque  V Encyclo' 
pédie  est  pour  ainsi  dire  le  confluent  de  leurs  influences. 
Il  est  plus  délicat  de  savoir  si  nous  pouvons  nous  servir 
des  Discours  de  Turgot  prononcés  en  Sorbonne  en  1750 
sur  les  avantages  que  l  établissement  du  christianisme  a 
procurés  au  genre  humain,  et  sur  les  Progrès  successifs 
de  r esprit  humain  :  ils  n'ont  paru  en  effet  que  plus  tard; 
mais  il  n'est  guère  possible  que  Diderot  et  d'Alembert, 
que  Mallet,  de  Prades,  Yvon,  ne  les  aient  point  connus; 
et  il  est  même  probable  que  ce  sont  ces  Discours  qui  ont 
engagé  Diderot  à  offrir  à  Turgot  de  collaborer  à  VEncy- 
vlopédie.  Et  Turgot  n'aurait  pas  écrit  cinq  articles  consi- 
dérables comme  ceux  d'Etymologie,  Existence,  Expansi- 


LA    DOCTniXE    DE    l,' ENCYCLOPÉDIE  371 

bilité,  Foire,  Fondation,  s'il  n'avait  eu  avec  le  personnel 
encyclopédique  d'intimes  relations.  Les  vues  qu'il  a 
exprimées  ailleurs,  on  peut  donc  supposer  qu'il  les  a 
développées  dans  des  conversations. 

Pour  toutes  ces  raisons,  nous  avons  le  droit  de  rap- 
porter à  YEncyclopédie,  comme  à  son  centre  de  rallie- 
ment, tout  ce  qui,  quoique  s'étant  fait  en  dehors  d'elle, 
peut  cependant  s'y  rattacher,  sans  en  contredire  ouverte- 
ment l'esprit.  —  De  tous  ces  textes  mêlés  ensemble 
quelle  doctrine  intellectuelle  ou  philosophique  va  res- 
sortir? 

Nous  la  résumerons  assez  bien  en  disant  :  quau 
tableau  de  la  nature  que  lui  avait  légué  le  siècle  précé- 
dent, TEncyclopédie  s'est  proposé  d'en  substituer  un  tout 
autre.  Cet  objet,  on  le  voit  aussitôt,  en  impliquait  un 
autre,  qui  était  d'effacer  de  V esprit  des  hommes  j usqu  aux 
vestiges  de  cet  autre  tableau. 

Or,  les  traits  essentiels  de  cet  autre  tableau,  tels  que 
Malebranche,  Bossuet  et  Leibnitz  les  avaient  dessinés, 
consistaient  à  faire  de  la  terre  le  centre  du  monde,  de 
l'homme,  le  chef-d'œuvre  de  la  création,  de  l'humanité, 
la  préoccupation  de  Dieu  :  rappelons-nous  là-dessus  le 
Discours  sur  Vhistoire  universelle  et  les  Entretiens 
métaphysiques.  En  d'autres  termes  encore,  ce  qu'au 
xvii®  siècle  l'on  considérait  en  tout,  c'était  la  Cause 
finale. 

Or,  de  la  Cause  finale  ou  plus  exactement  contre  la 
Cause  finale,  nous  avons  vu  ce  que  Voltaire  et  Montes- 
quieu avaient  fait  :  Voltaire,  en  répandant  parmi  nous  la 
philosophie  de  Newton  qui  ruinait  l'hypothèse  géocen- 
trique,    Montesquieu,    en    expliquant    par    des    raisons 


372       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

humaines  et  même  matérielles  ce  qu'on  imputait  avant 
lui  à  la  Providence,  à  l'intervention  personnelle  de  Dieu 
dans  les  affaires  des  hommes.  Nous  verrons  dans  la  suite 
Buffon  enfin  s'efforcer  de  son  côté  de  ruiner  scientifique- 
ment l'hypothèse  anthropocentrique. 

Mais  c'est  VEncyclopêdie  qui  a  achevé  l'œuvre,  et  nous 
en  trouvons  la  preuve  dans  ses  articles.  Nous  lisons  en 
effet  dans  les  Pensées  de  Diderot  sur  V interprétation  de 
la  nature  : 

Des  causes  finales. 

Qui  sommes-nous,  pour  expliquer  les  fins  de  la  nature?  Ne 
nous  apercevrons-nous  point  que  c'est  presque  toujours  aux 
dépens  de  sa  puissance  que  nous  préconisons  sa  sagesse...?  Cette 
manière  de  l'interpréter  est  mauvaise,  même  en  théologie  natu- 
relle :  c'est  substituer  la  conjecture  de  l'homme  à  l'ouvrage  de 
Dieu Le  phénomène  le  plus  commun  suffira  pour  montrer  com- 
bien la  recherche  de  ces  causes  est  contraire  à  la  véritable  science. 

Nous  pouvons  rapprocher  de  ce  passage  l'article 
Causes  finales  de  VEncyclopêdie. 

Le  principe  des  causes  finales  consiste  à  trouver  les  lois  des 
phénomènes  dans  des  principes  métaphysiques....  Aussi  le  chan- 
celier Bacon,  ce  génie  sublime,  ne  paraît  pas  faire  grand  cas  de 
l'usage  des  causes  finales  dans  la  pliysique....  Bacon  avait  bien 
senti  que  nous  voyons  la  nature  trop  en  petit  pour  pouvoir  nous 
mettre  à  la  place  de  son  Auteur.... 

Il  sort  de  là  aussitôt  plusieurs  conséquences  : 
D'abord  :  si  nous  ne  sommes  pas  la  préoccupation 
perpétuelle  de  Dieu,  —  et  à  moins  de  le  savoir  par  la 
Révélation,  nous  n'en  pouvons  rien  savoir,  —  toute 
l'histoire  en  est  changée,  et  toute  la  philosophie  de 
l'histoire,  et  il  faut  les  reconstruire  sur  d'autres  données. 


LA    DOCTRINE    DE    L  ENCYCLOPEDIE  373 

En  second  lieu,  si  nous  ne  sommes  pas  le  chef-d'œuvre 
de  la  Création,  nous  rentrons,  comme  le  voulait  Spinosa, 
dans  l'ample  sein  de  la  nature,  et,  après  la  révolution  de 
l'histoire,  voici  la  révolution  des  sciences  de  la  nature. 

Enfin,  et  en  dernier  lieu,  il  faut  changer  les  méthodes. 

Par  là  s'expliquent  le  dédain  de  la  tradition  et  le 
mépris  de  l'autorité  si  caractéristiques  de  YEncyclo- 
pédie.  C'est  ce  qui  ressort  assez  clairement  de  l'article 
Autorité. 

Qu'importe  que  d'autres  aient  pensé  de  même  ou  autrement 
que  nous,  pourvu  que  nous  pensions  juste,  selon  les  règles  du 
bon  sens,  et  conformément  à  la  vérité?  il  est  assez  indifféient  que 
notre  opinion  soit  celle  d'Aristote,  pourvu  qu'elle  soit  selon  les 
règles  du  syllogisme.  A  quoi  bon  ces  fréquentes  citations,  lorsqu'il 
s'agit  de  choses  qui  dépendent  uniquement  du  témoignage  des 
sens  et  de  la  raison?...  Les  grands  noms  ne  sont  bons  qu'à 
éblouir  le  peuple,  à  tromper  les  petits  esprits,  à  fournir  du  babil 
aux  demi-savants....  Ceux  à  qui  il  manque  assez  d'étendue  d'esprit 
pour  penser  eux-mêmes,  se  contentent  des  pensées  d'autrui.... 

Remarquez  que  je  ne  juge  point  :  je  me  borne  à  exposer; 
voilà  donc  qui  est  entendu  :  excepté  en  matière  d'histoire 
et  de  foi,  et  nous  verrons  ce  que  vaut  la  réserve, 
chacun  de  nous  ne  devra  rien  croire  sur  l'autorité 
d'autrui,  ce  qui  revient  à  dire  que  tout  est  à  refaire  dans 
l'œuvre  de  la  science,  et  qu'une  ère  entièrement  nouvelle 
va  dater  de  V Encyclopédie.  Décidément  les  Anciens  ont 
perdu  la  bataille,  et  une  époque  nouvelle  commence  dans 
l'histoire  de  l'humanité. 

Mais,  quels  seront  les  guides  de  cette  humanité  nou- 
velle? Bacon,  maître  de  l'observation  et  de  l'expérience. 
Descartes,  qui  a  fondé  ou  revendiqué  le  premier  la  toute- 
puissance  de  la  Raison. 


374        HISTOIRE    DE    LA    LITTIUIATLIIE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Sur  ce  point  encore  il  ne  peut  y  avoir  Toiubrc  d'un 
doute.  Écoutons  Diderot  dans  rartide  Encyclopédie  : 

La  révolution  peut  être  moins  forte  et  moins  sensible  dans  les 
sciences  et  dans  les  arts  libéraux  que  dans  les  arts  niécaiii([ues  ; 

mais  il  s'en  est  fait  une Aujourd'liui  que  la  philosophie  s'avance 

à  grands  pas,  qu'elle  soumet  à  son  empire  tous  les  objets  de  son 
ressort,  que  son  ton  est  le  Ion  dominant,  et  qu'on  commence  à 
secouer  le  joug  de  l'autorité,  de  l'exemple,  pour  s'en  tenir  aux  lois 
de  la  liaison,  il  n'y  a  presque  pas  un  ouvrage  élémentaire  el  dog- 
matique dont  on  soit  entièrement  satisfait....  Tel  est  l'ellet  du 
progrès  de  la  Raison. 

Mais  si  nous  lui  demandons  ce  qu'il  entend  par  raison, 
quand  nous  n'aurions  pas  lu  Condillac  et  son  Traité  de;: 
sensations  publié  en  1754,  l'anticle  Evidence  qui  est  de 
Quesnay  nous  l'apprendrait. 

Uévidence  résulte  nécessairement  de  l'observation  intime  de  nos 
propres  sensations.  Ainsi  j'entends,  par  évidence,  une  certitude  à 
laquelle  il  nous  est  aussi  impossible  de  nous  refuser,  qu'il  nous 
est  impossible  d'ignorer  nos  sensations  actuelles. 

On  le  voit  assez  clairement,  c'est  le  pur  empirisme  :  il 
n'y  a  pas  d'idées  innées,  ni  de  pouvoir  inné  de  les 
former;  l'esprit  est  bien  la  table  rase  sur  laquelle  s'ins- 
crivent ou  se  g-ravent  l'une  après  l'autre  les  données  de 
l'expérience.  D'Alembert  l'avait  dit  le  premier;  Quesnay, 
Condillac  et  Diderot  le  doublent,  et  la  doctrine  devient 
celle  du  siècle. 

Je  ne  juge  toujours  point  ni  ne  discute,  j'expose;  mais 
il  est  difficile  de  no,  pas  remarquer  que  la  doctrine  n'a 
aucune  prétention  théorique  ;  elle  est  pratitpie  et  utilitaire. 
On  lit  dans  les  Pensées  : 

Les  faits,  de  quelque  nature  f|u"ils  soient,  sont  la  véritable 
richesse  du  philosophe. 


LA    DOCTniNE    DE    L  ENCYCLOPÉDIE  376 

Il  ne  s'agit  plus,  semble-t-il,  de  spéculer,  ni  d'atteindre 
la  vérité,  comme  telle,  mais  de  la  connaître  pour  tirer 
profit  de  sa  connaissance.  Aucun  d'eux  n'a  de  doute  sur 
la  valeur  des  données  de  l'expérience,  ni  sur  la  valeur 
de  la  raison,  mais  la  mission  qu'ils  considèrent  comme 
étant  essentiellement  celle  de  la  raison,  n'est  pas  de  con- 
naître les  secrets  de  la  nature  et  de  l'homme,  mais  bien 
de  faire  servir  les  premiers  à  la  satisfaction  du  second. 
Il  faut  donc  bien  entendre  ce  que  veulent  dire  les  ency- 
clopédistes, lorsqu'ils  parlent  de  la  souveraineté  de  la 
raison  :  ils  n'entendent  point,  comme  Descartes  lui-même 
ou  Malebranche,  que  tout  doit  s'assujettir  à  une  faculté 
supérieure  etimpersonnelle  par  l'intermédiaire  de  laquelle 
nous  participerions  d'une  nature  plus  haute;  par  Raison, 
ils  n'entendent  pas  non  plus  comme  nous  la  faculté  cri- 
tique et  métaphysique  dont  le  propre  serait  de  se  dégager 
des  apparences  pour  les  juger,  et  pour  construire  par- 
dessous  elles  un  monde  plus  solide  et  plus  réel.  Non, 
leur  Raison,  c'est  le  bon  sens  vulgaire,  c'est  la  générali- 
sation de  l'expérience  moyenne,  c'est  la  totalisation  du 
savoir  courant,  c'est  la  négation  de  tout  ce  qui  dépasse 
les  sens. 

Et  là  est  bien  l'explication  à  la  fois  de  la  force  et  de 
la  faiblesse  de  la  doctrine  encyclopédique.  Si  cette  doc- 
trine a  si  vite  conquis  tant  de  monde  à  sa  cause,  c'est 
qu'elle  ne  demandait  à  l'intelligence  nul  effort  sérieux. 
Mais  c'est  aussi  pour  ce  motif  qu'à  mon  avis  elle  a  causé 
tant  de  mal,  comme  ne  constituant  qu'une  vue  superfi- 
cielle des  choses^  une  conception  de  la  science  un  peu 
basse,  et  une  manière  de  penser  vulgaire.  J'en  trouve  la 
preuve  dans   la    conception   du  progrès  telle  qu'elle  se 


376       HISTOIUE    DE    LA    LITTÉnATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

détermine  cl;ins  Y  Encyclopédie ,  et  en  particulier  dans  les 
Discours  de  Turgot.  L'on  sait  que  Turgot  a  formulé  la 
loi  du  progrès  et,  depuis  lui,  on  a  développé  ce  qu'il 
avait  indiqué,  en  ajoutant  quelques  détails,  mais  rien 
assurément  d'essentiel.  Voici  un  extrait  de  son  Discours 
sur  les  progrès  de  l'esprit  /tu main. 

Les  phénomènes  de  la  nature,  soumis  à  des  lois  constantes,  sont 
rcnformés  dans  un  cercle  de  révolutions  toujours  les  mêmes  — 
La  succession  des'hommes,  au  contraire,  offre  de  siècle  en  siècle 
un  spectacle  toujours  varié.  La  raison,  les  passions,  la  liberté, 
produisent  sans  cesse  de  nouveaux  événements....  Le  genre 
Iiumain,  considéré  depuis  son  origine,  paraît  aux  yeux  du  philo- 
sophe un  tout  immense,  qui  lui-même  a,  comme  chaque  individu, 
son  enfance  et  ses  progrès.... 

Ce  que  Turgot  n'a  pas  moins  bien  vu,  c'est  qu'il  n'y 
avait  de  progrès,  c'est-à-dire  d'avancement  et  de  gain  cer- 
tain, que  dans  le  domaine  scientifique  ou  intellectuel;  et 
qu'il  était  vain  de  parler  de  progrès  esthétique,  et  difficile 
ou  impossible,  a  moins  d'être  chrétien,  de  parler  de 
progrès  moral. 

La  poésie,  la  peinture,  la  sculpture  ont  un  point  fixe  qu'elles 
atteignent  h  pas  lents  et  ne  peuvent  passer. 

Comme  cette  constatation  le  gêne,  et  que  le  progrès  ne 
signifie  rien  s'il  n'est  conçu  comme  indéfini,  il  pose,  ail- 
leurs, qu'étant  en  fonction  du  progrès  de  l'esprit,  toutes 
les  autres  formes  de  progrès  doivent  être  possibles,  et 
qu'elles  sont  même  probables,  en  raison  des  progrès 
de  l'esprit.  Enfin,  et  comme  c'est  lui  qui  le  premier,  je 
crois,  a  posé  les  sciences  mathématiques,  les  sciences 
j)hysiquc8,  les  sciences  morales,  comme  des  sciences 
parallèles,  on  peut  dire  que  c'est  lui  quia  établi  la  science 


LA    DOCTRINE     DE    l.' ENCYCLOPÉDIE  377 

dans  le  degré  de  domination  et  de  souveraineté  qu'elle 
a  prétendu  depuis  lors  occuper.  Ce  que  vaut  la  préten- 
tion, nous  ne  l'examinerons  pas  ici:  le  moment  n'en  est 
pas  encore  venu;  et  il  faut  attendre  pour  en  juger  que 
Rousseau  ait  donné  ses  œuvres  capitales,  que  Kant  et 
Chateaubriand  aient  paru. 

Mais  nous  observerons  seulement  que  cette  souverai- 
neté, cette  royauté,  cette  papauté  de  la  science,  est 
fondée  sur  une  base  fragile.  Car  d'où  vient  l'autorité  que 
nous  attribuons  à  l'expérience  des  sciences  ?  Et  pourquoi 
ne  l'attribuerions-nous  pas  à  l'expérience  du  sentiment 
ou  à  l'expérience  de  l'histoire?  Qui  donc  nous  assure  de 
la  véracité  de  notre  Raison,  de  l'identité  de  notre  repré- 
sentation du  monde  et  de  sa  réalité  substantielle?  Quelle 
est  l'origine,  la  justification  des  principes  sur  lesquels  se 
fende  la  science  :  l'étendue,  la  vie,  l'esprit?  Et  quand, 
pour  pouvoir  se  construire,  la  science  a  décidé  qu'elle  les 
accepterait  sans  examen  plus  ample,  la  fécondité  de  ces 
principes,  leurs  applications,  leurs  actions  et  leurs  réac- 
tions sont-elles  épuisées?  Toutes  ces  questions,  les 
encyclopédistes  ne  les  ont  pas  examinées,  et  cependant 
elles  sont  fondamentales.  Mais,  comme  je  le  disais  tout 
h  l'heure,  leur  dessein  était  pratique,  utilitaire  même  et, 
encore  une  fois,  c'est  là  une  raison  de  leur  succès.  Idée 
de  la  nature,  idée  delà  méthode,  ils  ont  tout  renouvelé, 
mais  en  vue  de  l'humanité,  et  c'est  ce  que  nous  allons  le 
mieux  voir  en  étudiant  leur  idéal  religieux  et  moral. 


378       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 


En  songeant  au  sujet  que  j'aborde,  et  en  parcourant  ce 
que  d'autres  en  ont  pu  dire,  j'ai  souvent  pensé  à  deux 
choses  :  l'une,  c'est  que  quand  on  parle  de  la  philosophie 
d'un  homme  ou  d'une  école,  on  procède  vraiment  d'une 
manière  trop  uniforme  en  examinant  ce  qu'elle  dit,  ce 
qu'elle  apprend,  sur  Dieu,  sur  l'âme,  sur  la  liberté  :  la 
division  en  théologie  ou  théodicée  morale  et  psychologie 
est  artificielle,  et  le  moindre  danger  de  cet  éparpillement 
est  que  l'originalité  propre  des  doctrines  s'y  noie.  Athées, 
déistes,  panthéistes,  idéalistes  ont  des  qualifications  trop 
crrossières;  quand  on  les  a  trouvées  et  tant  qu'on  s'y 
tient,  on  n'est  pas  beaucoup  avancé.  Je  faisais  ensuite 
une  autre  réflexion  :  c'est  que  nous  traitons  tout  sur  le 
pied  d'égalité,  je  veux  dire  que  nous  raisonnons,  comme 
si  les  mêmes  mots  avaient  le  même  sens  ou  la  même 
portée,  et  dans  l'exposition  que  nous  faisons  des  doc- 
trines, et  dans  la  discussion,  nous  parlons  comme  si  nous 
qui  parions,  ceux  dont  nous  parlons,  et  ceux  à  qui  nous 
parlons,  avaient  le  même  degré  de  culture  générale. 

Mais  ces  inconvénients  qui  sont  toujours  considérables 
le  sont  bien  plus  quand  il  s'agit  de  la  philosophie  ou  de 
la  religion  de  gens  (|ui  n'ont  pas  fait  profession  d'être 
théologiens  ou  philosophes,  et  dont  l'originalité  ne  con- 
siste que  dans  l'application  qu'ils  ont  faite  des  données 
du  sens  commun.  Tel  est  justement  le  cas  des  Encyclopé- 
distes :  ils  veulent  tout  soumettre  à  la  raison,  sans  définir 
nulle  part  la  raison,  et  en  évitant  même  de  la  définir; 
sans  s'interroger  sur  les  titres  qu'elle  peut  avoir  à  la 
domination   de   l'intelligence,   sans  s'expliquer  enfin  sur 


LA    DOCTRINE    DE    L  ENCYCLOPEDIE  379 

le  caractère  sacré  qu'ils  lui  attribuent.  C'est  ce  que  nous 
allons  les  voir  faire  encore  ici,  en  examinant  leur  morale 
et  leur  religion.  Et,  pour  le  bien  voir,  nous  n'allons  pas 
les  interroger  article  par  article,  chercher,  par  exemple, 
ce  qu'ils  pensent  et  ce  qu'ils  disent  précisément  de 
l'existence  de  Dieu,  de  ses  attributs,  de  la  Création  et  de 
l'impératif  catégorique,  mais  nous  allons  essayer  de  res- 
saisir, pour  ainsi  dire,  le  bloc  de  leurs  intentions  et 
leur  dessein  total.  Or,  ce  dessein  a  été  tout  bonnement 
de  soumettre  à  la  raison  la  philosophie,  la  religion,  la 
morale,  et  ils  ont  entendu  par  là  les  épurer,  ou  les 
purger  de  toute  métaphysique,  les  rendre  logiques,  posi- 
tives, expérimentales. 

Si  donc  nous  tombions  dans  l'erreur  de  méthode  que 
je  signalais  tout  à  l'heure,  nous  pourrions  établir  par 
une  série  de  citations  appropriées  que  tel  a  bien  été  leur 
dessein,  et  d'Alembert,  Voltaire,  Rousseau,  nous  en 
fourniraient  autant  que  nous  en  voudrions.  Nous  montre- 
rions ensuite  que,  sur  tel  ou  tel  point  en  particulier,  ils 
ont  plus  ou  moins  bien  observé,  raisonné,  et  conclu. 
Nous  ajouterions  enfin  qu'ainsi  posé,  le  problème  est 
insoluble,  attendu  qu'il  est  contradictoire.  Qu'est-ce,  en 
effet,  qu'une  religion  rationnelle? qu'est-ce  qu'une  morale 
sans  métaphysique,  c'est-à-dire,  sans  obligations,  sans 
sanctions? Mais,  en  agissant  ainsi  nous  n'aurions  rien  fait, 
car  il  n'en  serait  pas  moins  vrai  que  cette  idée  encyclo- 
pédique de  la  morale  et  de  la  religion  a  fait  son  chemin 
dans  le  monde,  qu'elle  a  été,  nous  le  verrons,  ce  que  l'on 
pourrait  appeler  le  véhicule  de  la  propagande  encyclo- 
pédique. 

Les  Encyclopédistes  ont  été  amenés  à  fonder  la  reli- 


380       HISTOIHE    DE    LA    LITTl- HATinE    rilANÇAISE     CLASSIQUE 


gion  naturelle  sur  la  triple  base  de  la  négation  du 
surnaturel,  de  rcxclusion  de  la  finalité,  de  la  négation  de 
la  Providence.  Ils  ont  nié  la  Providence  parce  qu'il  existe 
du  mal  en  ce  monde;  et  en  efTet,  suivant  une  certaine 
raison,  c'est  ce  qui  ne  se  conçoit  pas  d'un  Dieu  de 
justice  et  de  bonté;  ils  ont  nié  la  Providence  parce  que 
la  dignité  d'un  Dieu  tout-puissant  s'accommode  mal, 
suivant  une  certaine  raison,  de  l'intervention  dans  les 
petites  afTaires  des  hommes;  ils  ont  nié  la  Providence 
enfin,  parce  que  cette  intervention  divine  leur  a  paru  peu 
compatible  avec  l'idée  du  progrès.  Et,  en  elFet,  le 
progrès  suppose  que  nous  sommes  maîtres  de  nos  des- 
tinées, chacun  à  chacun,  et  tous  ensemble.  Et  tout  cela, 
s'il  n'est  pas  raisonnable,  du  moins  paraît  l'être;  tout 
cela,  en  tout  cas,  est  à  la  portée  de  la  moyenne  des 
intelligences,  surtout,  peut-être,  des  intelligences  fran- 
raises. 

Quant  à  la  finalité,  n'ayant  construit  leur  philosophie, 
comme  nous  l'avons  vu,  que  pour  l'en  exclure,  ce  n'était 
pas  pour  la  garder  dans  leur  religion.  Mais  ils  avaient 
d'autres  raisons  de  la  rejeter.  C'est  que,  s'il  faut  élever 
l'édifice  de  la  religion  sur  la  considération  de  notre  fin, 
comme  celle-ci  ne  nous  est  donnée  que  parla  Révélation, 
il  semble  que  l'on  tourne  dans  un  cercle  vicieux:  Pourquoi, 
demande-t-on,  devons-nous  nous  conduire  ainsi?  —  Pour 
faire  notre  salut.  Mais  qu'est-ce  à  dire,  faire  notre  salut?  — 
C'est  admettre  que  nous  soyons  coupables  et  que  nous 
sommes  ici-bas  pour  expier.  Or,  comment  le  savons-nous  ? 
Par  la  Révélation  qui  est  justement  en  cause.  Si  vous 
rencontrez  M.  Homais  sur  votre  route,  vous  ne  doutez 
pas  que  cette  argumentation  lui  paraisse  triomphante;  et. 


LA    DOCTRINE    DE    L  ENCYCLOPÉDIE  381 

je  le  dis  sans  plaisanterie,  en  dépouillant  le  personnage 
de  ce  qu'il  a  de  caricatural,  Homais  n'est  pas  le  premier 
venu.  Homais  est  même  intelligent,  il  est  d'ailleurs 
suffisamment  honnête.  Homais  représente  la  majo- 
rité des  Français,  et  surtout  peut-être  des  hommes  poli- 
tiques ! 

Enfin,  le  rationalisme  a  mené  nos  Encyclopédistes  à  la 
négation  du  surnaturel.  D'abord,  parce  qu'il  est  le  rationa- 
lisme et  que  rationalisme  et  surnaturel  sont  contra- 
dictoires; ensuite,  parce  que  la  possibilité  du  surnaturel 
semblerait  ébranler  le  principe,  auquel  les  rationalistes 
tiennent  tant,  de  l'immutabilité  des  lois  de  la  nature. 

La  Providence,  le  surnaturel,  la  finalité,  une  fois  retirés, 
que  reste-t-il?  Il  reste  un  Dieu,  créateur  et  ordonnateur 
du  monde,  rémunérateur  et  vengeur.  C'est  le  Dieu  de 
Voltaire,  de  Bérenger,  de  Renan,  le  Dieu  des  bonnes 
gens,  un  bonhomme  de  bon  Dieu  qui  a  façonné  le  monde 
comme  un  horloger  construit  une  horloge,  en  le  réglant 
d'ailleurs  pour  qu'il  aille  plus  longtemps;  un  Dieu  qui 
nous  a  donné  le  goût  du  plaisir,  pour  que  nous  le  satis- 
fassions par  le  vin,  les  femmes,  etles  bonnes  choses.  Enfin, 
un  Dieu  qui  punira  paternellement.  Mais  ceci  déjà, 
quelques  Encyclopédistes  ont  plus  de  peine  à  le  croire,  et 
l'un  des  grands  griefs  de  d'Alembert  contre  Voltaire, 
c'est,  comme  il  dit,  la  persistance  du  patriarche  à  croire 
son«  Dieu  vengeur  et  rémunérateur  ». 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'homme  étant  ainsi  isolé,  il  s'agit 
pour  lui  de  vivre,  et  de  fonder  la  morale  sur  des  bases 
aussi  naturelles  et  raisonnables  que  la  religion.  Pour  y 
arriver,  on  débute  par  une  des  affirmations  les  plus 
simples,  en  apparence,  et,  en  réalité,  les  plus  audacieuses 


382       HISTOIUE    DE    LA    LITTÉHATUIUS    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

qu'il  y  ait  :  celle  de  la  bonté  de  l'homme.  C'est  le  dogme 
qu'émet  Helvétius,  dans  son  livre  De  l'esprit  : 

Je  donne  le  nom  de  vertus  de  préjugés  à  toutes  celles  dont  l'obser- 
Yation  exacte  ne  contribue  en  rien  au  bonheur  public  :  telles  sont 
la  chasteté  des  Vestales,  et  les  austérités  de  ces  fakirs  insensés 
dont  l'Inde  est  peuplée. 

C'est  celle  que  proclame  Diderot  dans  son  Supplément 
au  voyage  de  Bougainville  : 

A.  —  Que  le  code  des  nations  serait  court,  si  on  le  conformait 
rigoureusement  à  celui  de  la  nature  1  Combien  d'erreurs  et  de  vices 
épargnés  à  Thomme  ! 

B.  —  Voulez-vous  savoir  Thistoire  abrégée  de  presque  toute 
notre  misère?  La  voici.  Il  existait  un  homme  naturel  :  on  a  intro- 
duit au-devant  de  cet  homme  un  homme  artificiel,  et  il  s'est  élevé 
dans  la  caverne  une  guerre  civile  qui  dure  toute  la  vie.  Tantôt 
l'homme  naturel  est  le  plus  fort;  tantôt  il  est  terrassé  par  l'homme 
artificiel....  Cependant  il  est  des  circonstances  extrêmes  qui 
ramènent  l'homme  à  sa  première  simplicité....  Dans  la  misère, 
l'homme  est  sans  remords,  et  dans  la  maladie,  la  femme  est  sans 
pudeur.... 

On  nous  dira  sans  doute  que  c'est  là  un  ouvrage 
posthume,  mais  les  mêmes  idées  sont  développées  dans 
l'article  Jouissance,  de  V Encyclopédie. 

S'il  y  avait  quelque  homme  pervers  qui  pût  s'offenser  de  l'ëloge 
que  je  fais  de  la  plus  auguste  et  la  plus  générale  des  passions, 
j'évoquerais  devant  lui  la  nature,  et  elle  lui  dirait  :  ...  Tais-toi, 
mallteureux,  et  songe  que  c'est  le  plaisir  qui  t'a  tiré  du  néant.... 
La  propagation  des  êtres  est  le  plus  grand  objet  de  la  Nature.... 

(Art.  Jouissance.) 

Je  dis  que  cette  affirmation  est  l'une  des  plus  témé- 
raires ;  et,  en  efTet,  d'où  nous  vient  cette  idée  de  bonté 
en  général?  De  quelle  origine?  De  quelle  expérience? 
Et  comment  le  concept  s'en  détermine-t-il  ?  Qu'est-ce  que 


LA    DOCTRINE    DE    L  ENCYCLOPEDIE  383 

le  bien  et  qu'est-ce  que  le  mal  ?  On  peut  encore  demander  : 
qu'est-ce  que  cet  homme  en  général  dont  vous  nous  parlez, 
à  nous,  Italiens,  Anglais,  Russes,  Français  ?  Enfin, 
l'expérience  et  la  raison  s'unissent,  pour  s'opposer  à  la 
bonté  de  l'homme.  En  effet,  un  chrétien,  un  déiste,  Un 
idéaliste,  un  spiritualiste  peuvent  y  croire,  comme  se 
déduisant  de  la  bonté  de  Dieu,  qui  ne  saurait  rien  avoir 
créé  d'entièrement  et  d'irrémédiablement  mauvais.  Mais, 
au  contraire,  un  naturaliste  n'a  que  l'expérience,  et  il  est 
bien  obligé  de  constater  par  elle  le  vice,  le  crime,  la 
guerre.  C'est  ici  qu'avec  aplomb  les  Encyclopédistes 
disent  :  Les  maux  viennent  de  la  société  : 

Crois- moi,  vous  avez  rendu  la  condition  de  l'homme  pire  que 

celle   de  l'animal Hier,    en   soupant,   tu  nous  as  entretenus  de 

magistrats  et  de  prêtres;  je  ne  sais  quels  sont  ces  personnages 
que  tu  appelles  magistrats  et  prêtres,  dont  l'autorité  règle  votre 
conduite;  mais,  dis-moi,  sont-ils  maîtres  du  bien  ou  du  mal?...  Tu 
es  en  déliire,  si  tu  crois  qu'il  y  ait  rien,  soit  en  haut,  soit  en  bas, 
dans  l'univers,  qui  puisse  ajouter  ou  retrancher  aux  lois  de  la 
Nature. 

[Supplément  au  voyage  de  Bougainville.) 

Que  ces  doctrines,  que  ces  raisonnements  ne  tiennent 
pas  debout,  c'est  ce  qui  me  paraît  évident  ;  le  prêtre  et  le 
magistrat  n'ont  pas  été  inventés  par  eux-mêmes  et  pour 
eux-mêmes  ;  ils  sont  nés  du  besoin  qu'on  en  a  éprouvé. 
Ce  qui  revient  à  dire  qu'ils  sont  des  créatures  de  la 
méchanceté  des  hommes.  Nous  n'en  aurions  pas  besoin 
si  les  préceptes  de  la  morale  nous  étaient  innés,  si 
l'impulsion  de  l'instinct  était  infailliblement  bonne,  si  la 
vertu  ne  consistait  qu'à  suivre  la  nature. 

Mais  il  n'est  pas  possible  de  méconnaître  ce  que 
l'hypothèse   a  de  séduisant  pour  tous  ceux  qui  ont   des 


384        HISTOinE     DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

passions  fortes,  un  égoïsme  solide,  et  ce  sont  la  plup:irt 
des  hommes.  C'est  aussi  bien  ce  que  les  Encyclopédistes 
ne  peuvent  s'empêcher  de  voir  et,  après  avoir  posé  en 
principe  cette  bonté  de  la  nature,  ils  ont  donc  cherché  les 
moyens  de  régler  cette  nature  même  :  ce  qui  est  encore 
une  contradiction;  mais  les  contradictions  ne  les  embar- 
rassent point  et,  rendons-leur  cette  justice,  ils  ont  par- 
faitement vu  que  ce  n'est  pas  la  logique  qui  gouverne  les 
hommes.  Où  s'arrêtera  donc  l'expansion  de  notre  nature? 
On  sait  la  réponse  :  elle  s'arrêtera  où  commence  le  droit 
de  la  société.  Et  ceci  nous  explique  les  théories  des 
Encyclopédistes  relatives  à  l'origine  des  sociétés.  Il  s'agit 
de  trouver  une  doctrine  qui  rende  compte  des  faits,  si 
c'est  possible,  mais  surtout  en  vertu  de  laquelle  le  droit 
de  la  société  puisse  s'opposer  au  droit  de  la  nature.  Il 
n'y  a  rien  de  plus  difficile.  Mais,  aux  yeux  de  la  logique 
vulgaire,  il  n'y  a  rien  de  plus  acceptable,  parce  qu'il  n'y  a 
rien  de  plus  conforme  aux  habitudes  sociales.  C'est  le 
principe  même  des  transactions  :  tu  as  des  droits,  j'en  ai 
aussi  ;  nous  en  sacrifions  une  part  à  notre  commun  intérêt. 
Et  c'est  ainsi  que,  par  un  lien  assez  fragile,  mais  suffi- 
samment probable,  se  trouvent  réunis  les  deux  principes, 
l'idée  de  la  bonté  de  la  nature,  et  celle  de  la  nécessité 
du  contrat  social.  Voici  ce  que  nous  dit  sur  ce  sujet 
Diderot  : 

A.  —  Qu'enlenrlez-vous  flonc  par  des  mœurs? 

B.  —  J'entends  une  soumission  générale  et  une  conduite  consé- 
quente il  des  lois  bonnes  ou  mauvaises.  Si  les  lois  sont  mauvaises, 
les  mœurs  sont  mauvaises;  si  les  lois  sont  bonnes,  les  mœurs 
sont  bonnes.... 

A.  —  D'où  vous  conclurez,  sans  doute,  qu'en  fondant  la  morale 
sur   les   rapports  éternels,  qui   subsistent   entre  les  hommes,  la 


LA    DOCTRINE    DE    'L'ENCYCLOPEDIE  385 

loi  religieuse  devient  peut-être  superflue;   et  que  la  loi  civile  ne 
doit  être  que  renonciation  de  la  loi  de  nature. 

B.  —  Et  cela,  sous  peine  de  multiplier  les  méchants,  au  lieu  de 
faire  des  bons. 

[Supplément  au  voyage  de  Bougainville.) 

Et  nous  voyons  deux  choses  dans  ce  passage  :  d'abord, 
la  détermination  de  l'idée  de  progrès  qui  va  consister  à 
dépouiller  l'homme  civilisé  de  tous  ses  «  préjugés  »  reli- 
gieux, moraux,  philosophiques,  pour  le  rendre  à  la 
nature.  Puis,  la  transformation  de  la  question  morale  en 
question  sociale  :  si  les  lois  sont  bonnes,  les  mœurs  sont 
bonnes.  Or,  c'est  précisément  le  contraire  qui  est  vrai; 
et,  sans  parler  même  des  préceptes  chrétiens,  rappelons- 
nous,  à  ce  sujet,  l'aphorisme  antique  d'Horace  :  Quid 
leges  sine  moribusP  Mais  on  voit  ce  que  la  doctrine  a  de 
séduisant,  puisqu'en  efiPet,  quoi  que  nous  fassions,  elle 
nous  libère  à  la  fois  de  l'effort,  du  remords,  et  de  la  res- 
ponsabilité. De  l'effort  :  car  nous  n'aurons  point  d'effort 
à  faire  sur  nous-mêmes,  puisque  la  nature  est  bonne,  et 
que  ce  qui  s'y  insinue  de  mauvais  est  l'œuvre  en  nous  de 
la  société.  Du  remords  :  nous  n'avons  pas  à  en  sentir, 
puisque,  dans  une  société  donnée,  ce  que  nous  faisons, 
nous  ne  pouvions  pas  ne  pas  le  faire.  Et,  enfin,  nous 
n'avons  pas  de  responsabilité,  puisque  la  société  ne  peut 
nous  juger  sans  condamner  sa  propre  organisation. 
Nous  verrons  quelles  conséquences  sociales  et  politiques 
sont  sorties  de  là. 


Il    est    assez  difficile    de    déterminer   avec    cxaclilude 
l'idéal  politique  et  social  de  l'Encyclopédie,  Et  cela  ne 
m.  2S 


38G       UISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

tient  pas  seulement  à  la  difficulté  de  déterminer  les 
sources  où  l'on  doit  puiser  pour  le  découvrir,  mais  encore, 
(|uand  on  les  a  choisies,  à  ce  qu'elles  offrent  de  trouble 
ou  de  confus.  On  sait  qu'aujourd'hui  même,  s'il  existe 
wiic  science  de  la  politique  ou  de  la  sociologie,  ni  l'une 
ni  l'autre  ne  sont  bien  avancées  :  leurs  principes  sont  très 
iloltants,  et  les  problèmes  eux-mêmes  qu'elles  posent, 
sont  bien  confus.  A  plus  forte  raison,  en  1760,  la  clarté 
n'était  pas  le  propre  de  la  socioloo^ie  et  de  la  politique. 
Songeons  un  peu,  pour  nous  eu  faire  une  idée,  à  ce 
qu'étaient,  par  exemple,  alors,  la  chimie  ou  la  zoologie, 
par  rapport  à  ce  qu'elles  sont  devenues  :  aucun  principe 
encore  n'était  posé,  la  nomenclature  n'existait  pas,  et, 
même  dans  Vllistoire  naturelle  de  Buffon,  on  voit  avec 
quelque  étonnement  les  animaux  distribués  en  animaux 
domestiques,  animaux  de  chasse,  animaux  féroces  :  on  ne 
connaissait  que  des  faits,  on  les  connaissait  mal,  et  on 
u'avait  pas  le  moyeu  de  les  interpréter. 

Tel  ou  plus  confus  encore  était  l'état  de  la  science 
politique  et  de  la  sociologie.  C'est  ce  qui  nous  permet  de 
dire  que  si  les  Encyclopédistes  ont  su  en  morale,  en  reli- 
gion, en  philosophie,  ce  qu'ils  voulaient,  ils  n'ont  donc 
eu  et  ne  pouvaient  avoir,  en  matière  de  politique  et  de 
sociologi»,  que  des  aspirations  extrêmement  confuses. 
Pour  essayer  de  nous  en  (aire  une  idée,  il  n'y  aura  donc 
pas  grand  mal  si  nous  nous  bornons  à  quelques  textes 
choisis,  dont  les  princij)aux  sont  :  V Analyse  de  V esprit  des 
luis,  de  d'Alcmbert  (1755);  l'article  Économie  politique^ 
de  Rousseau  (1754);  les  articles  Arts  mécaniques,  et 
J'hilosophie  des  Chinois,  de  Diderot;  le  livre  de  l'Esprit, 
dllelvélius  (1758);  et  celui  de  Quesnay  sur  le  Despotisme 


LA    DOCTRINE    DE    L  ESCTCLOPÈDIE  387 

de  la  Chine  (1767);  et,  enfin,  par  une  anticipation  hardie, 
les  Mémoires  sur  Vinstruction  publique  de  Condorcet 
(1791-92);  en  revanche,  j'écarterai  V Esprit  des  lois,  le 
Contrat  social,  VAnii  des  hommes,  et  le  Code  de  la  nature. 
Ce  dernier  ouvrage  est  de  Morelly  et  date  de  1755.  On 
l'a  plus  d'une  fois  attribué  à  Diderot  et  on  le  lui  attribue 
quelquefois  encore;  et,  en  effet,  certaines  idées  en  pré- 
sentent quelques  ressemblances  avec  celles  du  Supplé- 
ment au  voyage  de  Bougainville;  cependant,  Morelly 
a  vraiment  existé  ;  et  après  l'avoir  relei,  je  n'y  ai  pas 
retrouvé  les  caractères  de  Diderot,  cette  espèce  de  fougue 
et  de  débordement  naturaliste  qu'il  apporte  en  de  pareils 
sujets. 

Des  principes  de  morale  posés  par  Diderot,  il  résultait 
avant  tout  l'émancipation  de  toute  contrainte,  et  l'apo- 
logie des  passions  ou,  si  l'on  aime  mieux,  une  politique 
et  une  sociologie  dont  l'idée  de  liberté  était  l'âme.  Or, 
nous  lisons  dans  Y  Analyse  de  l'Esprit  des  lois  : 

La  liberté  politique  considérée  par  rapport  au  citoyen  consiste 
dans  la  sûreté  où  il  est  à  labin  des  lois,  ou  du  moins  dans  l'opi- 
nion de  cette  sûreté —  C'est  principalement  par  la  nature  et  la 
proportion  des  peines,  que  cette  liberté  s'établit  ou  se  détruit.  Les 
crimes  contre  la  religion  doivent  être  punis  par  la  privation  des 
biens  que  la  religion  procure.  Les  crimes  contre  les  mœurs,  par 
la  honte:  les  crimes  contre  la  tranquillité  publique,  par  la  prison 
ou  l'exii;  les  crimes  contre  la  sûreté,  par  les  supplices.  Les  écrits 
doivent  être  moins  punis  que  les  actions,  jamais  les  simples 
pensées  ne  doivent  l'être.... 

Mais  ce  n'est  là  qu'un  point  de  départ,  une  manière  de 
lier  la  politique  à  la  morale;  et,  en  effet,  la  liberté  peut 
bien  être  si  l'on  veut  la  condition  de  tout,  elle  n'est  l'ori- 
gine de  rien;  le  plus  bel  exemple  de  cette  infécondité  de 


388        niSTOinE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

la  liberté  est  le  romantisme  :  les  romantiques  ont  pro- 
clamé la  liberté  de  l'art  :  mais,  qu'en  ont-ils  tiré?  Rien 
du  tout;  et  à  peine  eurent-ils  profité  du  principe  pour 
secouer  le  joug  des  règles,  qu'ils  ont  inventé  d'autres 
règles  auxquelles  ils  se  sont  soumis.  Pareillement,  les 
Encyclopédistes.  Aussitôt  qu'ils  eurent  proclamé  la 
liberté,  ils  éprouvèrent  la  nécessité  de  la  guider,  et  c'est 
peut-être  ce  qu'il  y  a  de  plus  solide  et  de  plus  durable 
dans  leur  œuvre;  pour  la  diriger,  ils  ont  fondé  un  système 
d'éducation  publique. 

Voici,  en  eflet,  une  chose  remarquable  :  depuis  l'Anti- 
quité et  jusqu'à  eux,  l'éducation  avait  été  une  chose 
purement  privée;  il  y  avait  des  religions  d'État,  il  n'y 
avait  pas  d'instruction  d'Etat  :  un  ministre  de  l'In- 
struction publique  aurait  paru  chose  extraordinaire  à 
Louis  XIV.  Or  écoutez  Rousseau,  en  1754,  développer  là- 
dcssus  l'idée  encyclopédique  : 

On  doit  d'autant  moins  abandonner  aux  lumières  et  aux  préjugés 
des  pères  léducation  de  leurs  enfants,  qu'elle  importe  à  l'État 
encore  plus  qu'aux  pères....  L'éducation  publique  sous  des  règles 
prescrites  par  le  gouvernement,  et  sous  des  magistrats  établis 
par  le  souverain,  est  donc  une  des  maximes  fondamentales  du 
gouvernement  populaire  ou  légitime. 

Avec  infiniment  moins  de  clarté,  de  fermeté  dans  les 
vues,  de  force  dans  le  style,  et  en  y  mêlant  d'ailleurs 
(juantité  de  paradoxes  souvent  saugrenus,  on  retrouve 
les  mêmes  idées  dans  le  livre  d'IIelvétius.  Et,  h  ce  pro- 
pos, puisque  nous  avons  été  interrompus  d'en  parler  à 
sa  date,  je  le  signale  comme  un  des  plus  importants  du 
xviii'  siècle.  C'est  de  là  que  vient  l'idée  de  l'utilité 
du   hixo  et  celle  même  de  la  corruption  des  mœurs  : 


LA    DOCTRINE     DE    L  ENCYCLOPÉDIE  389 

Mais  que  de  maux,  dira-t-on,  attachés  à  cette  espèce  de  corrup- 
tion! 

Aucun,  répondrai-je;  le  libertinage  n'est  politiquement  dange- 
reux dans  un  Etat,  que  lorsqu'il  est  en  opposition  avec  les  lois  du 
pays,  ou  qu'il  se  trouve  uni  à  quelque  autre  vice  du  gouverne- 
ment. En  vain  ajouterait-on  que  les  peuples  où  règne  ce  liberti- 
nage sont  le  mépris  de  l'univers.  Mais,  sans  parler  des  Orientaux 
et  des  nations  sauvages  ou  guerrières,  qui,  livrées  à  toutes  sortes 
de  voluptés,  sont  heureuses  au  dedans,  et  redoutables  au  dehors, 
quel  peuple  plus  célèbre  que  les  Grecs!...  J'en  conclus  que  la 
corruption  des  mœurs...  n'est  point  incompatible  avec  la  prudence 
et  la  félicité  d'un  État. 

[Disc,  II,  ch.  XIV.) 

De  là  vient  aussi  l'apologie  des  passions  : 

Ces  mêmes  passions,  qu'on  doit  regarder  comme  le  germe  d'une 
infinité  d'erreurs,  sont  aussi  la  source  de  nos  lumières.  Si  elles 
nous  égarent,  elles  seules  nous  donnent  la  force  nécessaire  pour 
marcher;  elles  seules  peuvent  nous  arracher  à  cette  inertie  et  à 
cette  paresse  toujours  prête  à  saisir  toutes  les  facultés  de  notre  âme. 

[Disc,  I,  chap.  ii.) 

Suivant  Helvétius,  on  devient  stupide  dès  qu'on  cesse 
d'être  passionné.  —  Il  insiste  aussi  sur  l'idée  de  la  sou- 
veraineté du  salut  public  :  Salus  populi  suprema  lex  esto. 

Et  ce  sont  justement  quelques-uns  des  points  où  nous 
verrons  que  Rousseau  s'est  séparé  de  V Encyclopédie.  ^\i\\s 
le  grand  principe  d'Hélvétius,  c'est  celui  qu'avait  exprimé 
Diderot,  à  savoir  que  les  lois  peuvent  tout  sur  les  mœurs  : 

Les  vices  d'un  peuple  sont  toujours  cachés  au  fond  de  sa  légis- 
lation. C'est  là  qu'il  faut  fouiller  pour  arracher  la  doctrine  pro- 
ductrice de  ces  vices. 

(Helvétius,  Discours,  II,  chap.  xv.) 

C'est  encore  qu'il  y  a  d'ailleurs  entre  les  hommes 
moins  de  diCTérences  qu'on  ne  le  croit,  et  qu'enfin  ces 
différences  peuvent  être  atténuées  ou  même  annulées  par 


390       HISTOIHE    DE    LA    LITTEUATUIIE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

l'éducation.  Retenons  donc  bien  ce  point.  Géomètres  et 
romanciers,  rationalistes  ou  sentimentaux,  pessimistes 
ou  optimistes,  toute  VEncyclopédie  est  d'accord  sur  le 
pouvoir  de  l'éducation. 

Les  hommes  sont  des  espèces  de  singes  qu'on  peut  dresser  à  la 
raison  comme  à  la  folie. 

Voilà  ce  que  disait  Voltaire,  et,  h  la  fin  du  siècle,  les 
mêmes  idées  se  retrouvent  chez  Condorcet. 

Si  j'ai  insisté  longuement  sur  ce  point,  c'est  qu'il  n'y 
en  a  pas  où  tous  les  Encyclopédistes  aient  insisté  davan- 
tage, et  une  foule  d'idées  sont  répandues  aujourd'hui  sur 
ce  sujet  qu'on  croirait  presque  innées,  et  qui  nous  vien- 
nent de  VEncyclopédie.  C'est  encore  un  des  points  sur 
lesquels  ils  se  sont  le  plus  clairement  expliqués  et  d'une 
manière  vraiment  pratique.  J'ajouterai  qu'à  certains  égards 
il  n'y  a  pas  de  conquêtes  dont  nous  leur  devions  savoir 
plus  de  gré,  ni  d'idée  qui  fût,  dans  une  certaine  mesure, 
plus  juste.  11  me  semble  en  effet  que  l'un  des  devoirs 
essentiels  de  l'Etat,  à  condition  de  ne  jamais  manquer 
aux  règles  de  justice  et  de  tolérance,  est  de  pourvoir  à 
l'éducation  publique.  Toute  la  question  est  de  savoir  ce  que 
l'Etat  enseignera,  ou  plutôt,  pour  revenir  à  notre  sujet, 
ayant  reconnu  le  pouvoir  de  l'éducation,  la  question  est  de 
voir  à  quoi  nos  Encyclopédistes  ont  voulu  la  faire  servir. 

Sur  la  morale,  la  réponse  est  facile.  Sur  la  religion  et 
la  philosophie,  la  réponse  est  déjà  faite  :  ils  ont  fondé 
l'éducation  sur  la  nécessité  d'établir  parmi  nous  l'empire 
de  la  Raison  et  la  morale  de  la  nature.  Mais  à  un  point 
de  vue  plus  particulier?  Ils  ont  voulu  la  faire  servir  à 
combattre  les  a  préjugés  »,  à  détruire  l'inégalité  des  con- 


1 


LA    DOCTRINE     UE    L  ESCYCLOPÉDIE  391 

ditions,  à  perfectionner  la  vie  matérielle.  Ouvrons  VEn- 
cyclopédie  à  l'article  Arts  : 

Distribution  des  arts  en  libéraux  et  en  mécaniques.  En  exa- 
minant les  produits  des  arts,  on  s'est  aperçu  que  les  uns  étaient 

plus  l'ouvrage   de   l'esprit   que   de   la   main Cette   distinction, 

quoique  bien  fondée,  a  produit  un  mauvais  effet,  en  avilissant  des 
gens  très  estimables  et  très  utiles,  et  en  fortifiant  en  nous  je  ne 
sais  quelle  paresse  naturelle,  qui  ne  nous  portait  déjà  que  trop  à 
croire  que  donner  une  application  constante  et  suivie  à  des  expé- 
riences et  des  objets  particuliers,   sensibles  et  matériels,  c'était 

déroger  à  la  dignité  de  l'esprit  humain Ce  n'est  pas  ainsi  qu'ont 

pensé  Bacon...,  Colbert..,,  enfin  les  bons  esprits  et  les  hommes 
sages  de  tous  les  temps —  ' 

Vous  comparerez  à  ce  passage  le  mot  du  Philosophe 
sans  le  savoir  : 

Les  Commerçants...  les  Commerçants...  c'est  l'état  de  mon  père, 
et  je  ne  souffrirai  pas  qu'on  l'avilisse  !... 

(Acte  II,  se.  III.) 

De  cette  disposition  d'esprit  toute  nouvelle  et  dont  les 
Encyclopédistes  ont  été  les  ouvriers,  il  en  résulte  une 
autre  dont  je  trouve  un  symptôme  significatif,  non  pas 
même  dans  le  fameux  Discours  de  Rousseau,  mais  dans 
le  fait  qu'une  Académie  de  province  ait  posé  la  question 
qui  fait  le  sujet  de  ce  Discours.  Et,  en  effet,  si  le 
xviii'  siècle  a  travaillé  à  quelque  chose,  c'est  à  détruire 
l'inégalité  des  conditions,  ainsi  qu'en  témoignent  à  la 
fois  les  comédies  de  Marivaux,  les  romans  de  Richard- 
son,  les  livres  de  Rousseau  et  de  Gœthe.  C'est  bien 
ainsi  que  les  Encyclopédistes  ont  conçu  ce  que  nous 
appelons  la  Réforme  sociale.  Mais,  de  plus,  cette  réforme 
c'est  eux  aussi  qui  l'ont  fondée  sur  le  caractère  utilitaire 
et  pratique  des  occupations  des  hommes  :  ils  ont  voulu, 


302       HISTOinB    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

de  la  caste  utilitaire,  faire  passer  le  pouvoir  aux  classes 
productrices.  Ils  n'ont  pas  d'idées  claires  sur  les  moyens, 
et  tous,  ou  presque  tous,  ils  acceptent  la  royauté  ou  le 
despotisme  depuis  Helvétius,  qui  écrit  : 

C'est  en  affaiblissaat  la  stupide  vénération  des  peuples  pour  les 
lois  et  les  usages  anciens,  qu'on  met  les  Souverains  en  état  de 
purger  la  terre  des  maux  qui  la  désolent. 

jusqu'à  Quesnay  à  qui,  dans  son  Despotisme  de  la  Chine, 
le  despote  éclairé  apparaît  comme  le  meilleur  moyen  de 
f;»ire  triompher  ses  idées.  C'est  d'eux,  également,  que 
date  la  superstition  des  concours,  capables,  selon  eux, 
de  faire  ressortir  la  valeur  réelle  des  individus. 

Quoi  ^u'il  en  soit  du  fond  des  choses,  on  voit  le  prin- 
cipe. Tout  le  reste  est  flottant  ou  indécis  dans  la  pensée 
politique  et  sociale  des  Encyclopédistes  :  sur  la  question 
de  la  souveraineté,  de  la  division  des  pouvoirs,  des  lois 
précises  et  déterminées  qui  peuvent  réaliser  tel  ou  tel 
objet,  sur  l'objet  propre  de  l'Etat,  sur  la  limite  de  ses 
devoirs  et  de  ses  droits,  ils  n'ont  pas  d'opinion  bien 
arrêtée  :  les  problèmes  ne  se  posent  à  eux  qu'en  gros, 
d'une  manière  vague  et  théorique,  mais  ce  n'en  sont  pas 
moins  trois  points  d'importance  qu'on  peut  résumer  ainsi  : 

Tout  est  possible  aux  lois  ; 

L'inégalité  des  conditions  est  le  grand  mal  des  hommes  ; 

L'éducation  est  un  objet  capital. 

Reste  à  voir  maintenant  ce  que  ces  idées  vont  devenir. 
Mais  auparavant  il  faut  étudier  l'eflet  qu'elles  ont  produit 
sur  les  ccMitemporains  et  l'effet  même  qu'elles  ont  pro- 
duit parmi  les  Encyclopédistes  :  la  propagande  de 
V Encyclopédie  et  les  divisions  de  ses  collaborateurs. 


LIVRE  IV 

LES  CONSÉQUENCES  DE 
L'  a  ENCYCLOPÉDIE  » 


CHAPITRE  I 


LA  PROPAGANDE  ENCYCLOPÉDIQUE 


C'est  une  question  très  controversée  que  celle  du  pou- 
voir des  idées,  et  pour  beaucoup  de  gens,  il  serait  tout 
à  fait  nul  :  les  hommes  ne  seraient  guidés  que  par  des 
instincts,  des  passions,  des  intérêts.  Je  ne  suis  pas  de 
cet  avis,  et  au  contraire,  je  crois  que  les  idées  gouver- 
nent le  monde.  Il  est  d'ailleurs  certain  que  ce  n'est  pas 
h  l'état  pur  qu'elles  atteignent  les  dernières  couches  de 
la  société  d'un  temps  dans  leur  formule  ou  sous  leur 
forme  abstraite,  et  il  est  encore  plus  certain  qu'en  pas- 
sant d'un  milieu  dans  un  autre,  elles  se  réfractent,  s'al- 
tèrent, ou  se  déforment.  Par  exemple,  quand  nos  jour- 
naux parlent  couramment  de  sélection  naturelle  et  de 
concurrence  vitale,  ils  ne  l'entendent  point  comme  les 
Darwin,  les  Hœkel,  les  Huxley,  qui  ne  l'entendent  pas 
toujours  eux-mêmes  de  la  même  manière.  Mais  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  tous  ceux  qui  se  servent  de  ces 
mots,  entendent  par  ces  mots  quelque  chose,  et  quelque 
chose  de  différent  de  ce  qu'ils  savaient  du  sujet  avant  de 
les  connaître.  Et  c'est  ce   qui   suffit.   Quelle   que    soit  la 


306       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

nature  de  la  modification,  l'esprit  humain  en  a  subi 
une,  il  est  autre  après  Darwin  qu'il  n'était  avant  lui. 
Mais  ce  que  je  ne  fais  pas  difficulté  d'accorder  a  ceux  qui 
nient  le  pouvoir  des  idées,  c'est  que  les  historiens  des 
idées  ne  se  sont  pas  assez  préoccupés  de  suivre  le  trajet 
des  idées  dans  la  réalité  de  l'histoire.  Voyez,  par 
exemple,  les  historiens  du  Cartésianisme  :  ils  savent  et 
(lisent  ce  que  les  idées  cartésiennes  sont  devenues  entre 
Malebranche,  Geulinx,  Spinoza,  Leibniz,  Locke,  ou  dans 
l'esprit  d'Arnauld,  de  Bossuet,  de  Fénelon.  Mais,  à 
quelle  profondeur  ces  idées  ont-elles  pénétré,  que  sont- 
elles  devenues  dans  l'esprit  d'un  courtisan,  d'une  femme 
de  cour,  d'un  bourgeois?  Quelle  déformation  ou  quelle 
accommodation  elles  ont  subie,  dans  quelle  mesure  elles 
se  sont  changées  en  principes  d'action,  voilà  le  point, 
voilà  l'ignoré. 

Ajoutons  qu'un  point,  dans  la  diffusion  des  idées 
encyclopédiques,  reste  particulièrement  mystérieux  : 
dans  quelle  mesure  les  loges  maçonniques,  si  vivantes 
dans  le  dernier  tiers  surtout  du  xviii'  siècle,  ont-elles 
contribué  à  répandre  les  théories,  les  principes,  les  ten- 
dances de  V Encyclopédie'^ 

Tenons-nous-en  aux  faits  connus,  aux  livres  imprimés  : 
nous  avons  là  déjà  ample  matière  à  réflexion. 

Et,  d'abord,  nous  savons  par  le  témoignage  de  Grimm 
le  nombre  des  souscripteurs  :  4  300.  Je  dis  le  nombre  des 
premiers  souscripteurs,  ceux  de  1750,  ce  qui  est  énorme 
et  extraordinaire,  si  l'on  compte  que  l'ouvrage  revenait 
à  980  livres.  Or,  en  évaluant  la  population  de  la  France 
à  24  ou  25  000  000,  cela  fait  un  exemplaire  de  V Ency- 
clopédie   par   6  000  tètes,    d'où,    si  vous   retranchez   les 


LA  PROPAGANDE  ENCYCLOPEDIQUE  397 

enfants,  un  exemplaire  pour  2  QOO  hommes  environ;  il 
est  difficile,  dès  lors,  de  ne  pas  sentir  un  peu  d'éton- 
nenient  de  ce  chiffre,  car  si  l'on  fait  un  autre  calcul, 
très  aléatoire  je  le  reconnais,  et  que  l'on  se  demande 
combien  il  y  avait  d'illettrés  sur  2  000  hommes  ou 
femmes  vers  1760,  on  est  amené  à  conclure  qu'il  n'v  a 
pas  de  Français  lettré  qui  n'ait  connu  VEncyclopédie,  par 
bribes,  du  moins,  et  par  morceaux,  la  comprenant  ou  ne 
la  comprenant  pas.  Nous  pouvons  donc  dire  que  depuis 
l'aristocratie  de  cour  et  de  salons,  jusqu'à  la  petite 
bourgeoisie  de  province,  toute  la  France  pensante  a 
connu  VEncyclopédie,  ou,  si  l'on  veut,  l'influence  de 
VEncyclopédie  a  été  proportionnelle  à  la  masse  des  50  et 
quelques  kilos  qu'en  pèsent  les  27  volumes. 

Nous  avons  d'autres  témoins  à  l'appui  de  ce  témoi- 
gnage purement  statistique  et  matériel.  Voici  quelques 
lettres,  et  des  lettres  de  femmes;  celle-ci  est  datée  de 
1771,  et  elle  est  adressée  à  Linguet  par  une  corres- 
pondante de  province,  M'°^  Buttet,  de  Noo-ent-le- 
Rotrou  : 

Sauf  la  théologie  payenne,  qui  a  prêté  tant  de  charmes  à  la 
poésie,  les  opinions  religieuses  n'ont  servi  qu'à  flétrir  Fàme. 
engourdir  l'esprit  des  humains,  affliger  les  sociétés,  dévaster  les 
nations,  ensanglanter  la  terre,  et,  au  nom  du  ciel,  placer  l'enfer 
sur  le  globe. 

Je  ne  suis  pas  surprise  du  déchaînement  que  ce  système  (le 
Système  de  la  Nature)  a  produit  parmi  les  défenseurs  de  la  supei'- 
stition...  :  ils  ont  dû  craindre...  que  leurs  possessions  et  l'oisive 
existence  qui  leur  ont  été  conférées  par  l'aveugle  crédulité,  ne 
fussent  au  moins  exposées  par  l'examen  de  la  raison. 

Et  en  voici  une  autre,  datée  de  1776  : 


398       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

On  a  dit  ce  matin  le  service  de  ma  mère;  je  me  suis  rendue  à 
l'église  de  très  bonne  heure.  Tu  sens  quelle  impression  doivent 
fwire  sur  une  imagination  comme  la  mienne  les  appareils  funèbres.... 
Si  j'eusse  été  obsédée  de  mes  anciennes  idées  religieuses,  j'aurais 
étoulTé  mille  fois.  Mais  fort  tranquille  sur  le  sort  d'une  mère, 
dont,  s'il  reste  quelque  chose,  le  bonheur  doit  être  le  partage,  je 
pleurais  sur  moi  seule,  et  cela  n'est  pas  sans  douceur.... 

Ce  sont  là  des  femmes  de  petite  bourgeoisie  ;  ce  ne 
sont  pas  des  M™*  du  Deffant,  ou  des  Julie  de  Lespinasse, 
qui  sont,  elles,  de  quasi  grandes  dames;  elles  ne  vont 
point  dans  le  monde  comme  M™^  GeofTrin  ou  M™*  Necker  : 
ce  sont  presque  des  boutfquières.  Et  vous  voyez  quel 
est  leur  état  d'esprit  :  c'est  le  rationalisme  pur  de  la  doc- 
trine encyclopédique.  Voilà  donc  toute  une  portion  de 
l'opinion  sur  laquelle  Rousseau  et  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  auront  difficilement  prise. 

Mais  d'autres  moyens  contribuaient  encore  à  la  propa- 
rralion  de  la  doctrine.  11  y  avait  à  Paris,  aux  environs  de 
1750,  un  nommé  Rousseau,  qui  après  avoir  fait  tous  les 
métiers,  rédigeait  \e  Journal  des  Affiches  de  Paris.  Quand 
il  vit  paraître  les  premiers  volumes  de  V Encyclopédie,  il 
conçut  l'idée  de  se  mettre  au  service  des  chefs  du  mou- 
vement, et  il  leur  proposa  de  fonder  un  journal  :  ce  fut  le 
Journal  Encyclopédique,  qui,  commencé  le  l"janvier  1756, 
devait  continuer  de  paraître  jusqu'en  1793,  avec  un 
succès  considérable  dont  les  Mémoires  de  Bachaumont 
font  foi.  Or,  non  seulement  le  titre  lui  seul  du  journal 
était  une  déclaration  de  ses  idées,  mais  la  liste  de  ses  col- 
laborateurs :  Voltaire,  Carra,  Formey,  Chamfort,  Deleyre 
et  les  deux  Naigeon,  prouve  bien  que  les  collabo- 
rateurs du  journal  sont  les  collaborateurs  eux-mêmes 
et  les  disciples  de  V Encyclopédie.  Ce   ne  sont  là  que  de 


LA    PROPAGANDE    ENCYCLOPEDIQUE  399 

menus  faits,  mais  l'importance  en  est  considérable,  et  ils 
sont  plus  instructifs  que  toutes  les  dissertations.  Un 
journal  ne  se  soutient  pas  pendant  quarante  ans  sans 
avoir  des  moyens  d'existence,  et  des  moyens  d'existence, 
ce  sont  des  abonnés.  Si  cela  est  vrai  de  nos  jours,  ce 
l'était  bien  plus  alors,  où  il  n'y  avait  pas  d'annonces,  et 
où  l'abonnement,  par  conséquent,  était  le  seul  béné- 
fice. 

Joignez  maintenant  à  la  propagation  par  en  bas,  la 
propagation  par  en  haut,  je  veux  dire  celle  dont  la 
Correspondance  de  Grimm  fut  le  principal  intermédiaire, 
et  que  favoriseront,  qu'étendront  à  qui  mieux  mieux, 
Frédéric  II,  Joseph  II  et  Catherine  II.  De  Frédéric  et  de 
Catherine,  je  n'ai  rien  à  dire,  car  l'on  connaît  assez  les 
doctrines  et  les  écrits  du  premier,  sa  correspondance 
avec  Voltaire,  son  libéralisme  irréligieux  et  son  cynisme. 
On  connaît  également  la  seconde,  et  ses  complaisances 
pour  Voltaire,  Diderot  et  Grimm.  Mais,  si  le  rôle  de 
Joseph  II  est  moins  connu,  quatre  décrets  qu'il  porta 
peuvent  nous  le  faire  apprécier  à  sa  juste  valeur  au 
point  de  vue  des  idées  qui  nous  occupent  :  en  1781,  il 
subordonne  l'Eglise  à  l'Etat;  la  même  année,  il  proclame 
la  tolérance  religieuse  pour  les  protestants  des  deux 
confessions  et  les  Grecs  non  unis;  le  16  janvier  1783  il 
institue  le  mariage  civil  et  le  divorce.  Le  11  juin  1781, 
il  avait  aboli  la  censure  et  proclamé  ainsi  la  liberté  de  la 
presse. 

Ainsi,  comme  on  le  voit,  du  haut  en  bas  de  l'échelle 
sociale,  les  doctrines  de  V Encyclopédie  ont  opéré,  non 
seulement  en  France,  mais  dans  l'Europe  entière;  sous 
une  forme  ou  sous  une  autre,  elles  ont  atteint  les  couches 


400       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUUE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

profondes,  elles  ont  modifié  l'esprit  humain  :  c'est  qu'elles 
étaient  éminemment  pratiques. 

L'homme  est  le  terme  unique  auquel  il  faut  tout  rameuer; 
abstraction  faite  de  mon  existence  et  du  bonheur  de  mes  sem- 
blables, qu'importe  le  reste? 

Ainsi  s'exprimait  Diderot  dans  l'article  Encyclopédie. 
Il  n'est  personne  qui  ne  l'entende  quand  il  parle  ainsi; 
de  cette  formule,  il  n'y  a  si  mauvais  raisonneur  qui  ne 
sache  tirer  les  conséquences;  et  il  en  résulte  un  effet 
imprévu,  qui  est  que  les  adversaires  de  V Encyclopédie  ne 
réussissent,  en  l'attaquant,  qu'à  propager  ses  propres 
idées. 

C'est,  en  effet,  le  troisième  moyen  de  propagande  que 
les  Encyclopédistes  ont  h  leur  service.  Parmi  ces  adver- 
saires, prenons-en  deux  seulement,  par  exemple,  les 
plus  célèbres  ou  les  plus  bruyants  :  Palissot  et  Fréron, 
l'auteur  de  la  Comédie  des  philosophes,  et  le  directeur  de 
YAnnée  littéraire.  Il  ne  survit  du  premier  qu'un  titre, 
celui  de  sa  comédie  jouée  le  2  mai  1760,  un  an  après 
l'interdiction  de  V Encyclopédie,  et  l'honneur  d'avoir  été 
mêlé  à  une  querelle  qu'il  n'était  pas  de  force  à  soutenir. 
Sa  comédie  n'est  qu'un  pastiche  des  Femmes  savantes. 
L'intrigue  est  à  peu  près  la  même  :  c'est  une  mère  philo- 
sophe (jui  veut  marier  sa  fille  à  un  philosophe,  en  la 
reprenant  à  un  ancien  fiancé,  et  qui  en  est  empêchée 
par  les  preuves  qu'on  lui  donne  de  la  trahison  de 
ses  amis  les  philosophes.  Dans  cette  pièce,  Rousseau, 
d'Alembert,  Duclos,  Diderot  sont  pris  à  partie,  le  dernier 
surtout,  dont  Palissot  raille  les  prétentions,  l'emphase, 
les  doctrines,   mais  d'une  façon  si   misérable   que  c'est 


LA    PROTAGANDE    ENCYCLOPÉDIQUE  401 

lui,  Palissot,  que  l'on  prend  en  pitié.  Mais  un  trait,  entre 
tous,  indigna  les  philosophes  :  le  voici  : 

M.  Caro^cdas. 
Vive  le  bel  esprit  et  la  philosophie  I 
Rien  n'est  mienx  inventé  pour  adoucir  la  vie  I 

Yalère. 

Commeat!  sur  des  rochers  «n  plaçait  la  vertu! 
Y  grimpait  qai  pouvait.  L'homme  était  méconns. 

Mais  enfin  nous  savons  quel  est  son  vrai  moteur  : 
L'homme  est  toujoars  conduit  par  l'attrait  dn  bonheur. 
C'est  dans  ses  passions  qu'il  en  trouve  la  source,.. 

Du  globe  où  nous  vivons  despote  universel, 

Il  n'est  qu'un  seul  ressort,  l'intérêt  personnel.... 


M.  Caroxdas. 
J'avais  quelque  regret  à  tromper  Cydalise  ; 
Mais  je  vois  clairement  que  la  chose  est  permise. 

Valère. 
Il  s'agit  d'être  heureux,  il  n'importe  comment. 

Bien  voir  ses  intérêts,  c'est  être  de  bon  sens. 
Le  superflu  des  rois  est  notre  patrimoine. 
Ce  que  dit  un  corsaire  au  Roi  de  Macédoine 
Est  très  vrai  dans  le  fond. 

M.  Carondas,  fouillant  dans  la  poche  de  Valère. 
Oui,  monsieur. 

Yollaire  crut  devoir  intervenir  et  protester  de  l'honnê- 
teté de  ses  amis. 

Pardieu,  la  raillerie  est  trop  forte.   S'ils  étaient  tels  que  vous 
les  représentez,  il  faudrait  les  envoyer  aux  galères,  ce  qui  n'entre 
point  du  tout  dans  le  genre  comique.  Je  vous  parle  net  :  ceux  que 
m.  26 


402       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

voulez  deshonorer  passent  pour  les  plus  honnêtes  gens  du  monde  ; 
et  je  ne  sais  moi-même  si  leur  probité  n'est  pas  encore  supérieure 
à  leur  philosophie. 

(Lettre  du  4  juin  1760.) 

Mais  le  plus  admirable,  c'est  qu'au  moment  même  où 
Voltaire  écrivait  cette  lettre,  il  faisait  répéter  VEcosnaise, 
qui  fut  jouée  le  27  juillet  1760.  La  pièce  était  tout  entière 
diriffée  contre  Fréron. 

Celui-ci.  Élie-Catherine  Fréron  (1719-1776),  était  plus 
redoutable  que  Palissot.  Ce  n'était  pas  qu'il  eût  beaucoup 
plus  de  talent  ni  d'esprit,  et  sa  plaisanterie  bien  souvent 
sent  l'homme  de  collège  ou  de  sacristie;  mais  il  avait  un 
journal,  V Année  littéraire,  et  dans  ce  journal  s'il  n'atta- 
quait pas  les  grandes  questions,  ce  qu'il  n'était  pas 
d'envergure  à  faire,  il  harcelait  les  Encyclopédistes  par 
des  moyens  qui  sont  encore  aujourd'hui  ceux  de  nos 
journaux.  Par  exemple,  si  quelqu'un,  co^mme  l'architecte 
Patte,  se  plaignait  qu'on  l'eût  pillé  dans  V Encyclopédie, 
sa  réclamation  trouvait  toujours  place  dans  V Année  litté- 
raire. Si  quelque  adversaire  des  Encyclopédistes,  comme 
Lefranc  de  Pompignan,  faisait  paraître  une  brochure 
contre  les  incrédules,  Fréron  l'analysait  tout  au  long;  ou 
bien  encore,  si  Voltaire  ou  Diderot  publiaient  quelque 
opuscule,  il  les  critiquait  d'une  manière  facile,  en  mon- 
trant des  contradictions  :  c'est  ainsi  qu'il  procéda  par 
exemple,  en  1760,  dans  un  article  sur  Candide.  Ou  bien, 
enfui,  si  les  docteurs  de  Louvain,  ou  l'évêque  de  Liège, 
condamnaient  le  Journal  Encyclopédique^  il  insérait  le 
m;indement  et  la  condamnation.  Mais  le  plus  loin  qu'il 
allât,  dans  les  grands  jours,  c'était  quand  il  accusait  les 
philosophes,  eu  termes  généraux,,  de  renverser  les  bases 


LA  PROPAGANDE  ENCYCLOPEDIQUE  403 

de  la  morale  et  de  la  reliefion,  et  cela,  sans  articuler 
d'ailleurs  aucun  grief  précis,  mais  surtout  sans  rien  leur 
opposer  de  contradictoire,  aucun  contre-principe,  et  en 
se  contentant  d'être  le  porte-voix  du  passé. 

Les  choses  auraient-elles  autrement  tourné  s'il  avait 
lui-même  été  un  plus  honnête  homme,  plus  considéré, 
moins  discrédité  par  le  métier  qu'il  faisait,  et  qui  était 
alors  le  dernier  de  la  littérature,  s'il  avait  eu  plus  d'idées, 
je  veux  dire  s'il  avait  mieux  su  lui-même  la  religion,  le 
passé,  la  morale  dont  il  se  portait  défenseur;  s'il  avait  eu 
plus  de  talent,  et  s'il  n'avait  pas  cru  que  la  littérature  ne 
consiste  que  dans  l'arrangement  des  mots?  C'est  possible, 
et  même  probable,  puisqu'enfin  la  face  du  combat 
changera  quand  paraîtront  dans  quelque  temps  Bonald, 
Chateaubriand,  de  Maistre.  Mais,  en  attendant,  il  lui 
arrivait  ce  qui  arrive  toujours  dans  ces  combats  d'idées 
quand  on  n'est  pas  le  plus  fort  :  il  répandait  ce  qu'il 
attaquait,  et  la  faiblesse  de  ses  réfutations  devenait  pour 
ses  adversaires  un  instrument  de  propagande;  de  telle 
sorte  que,  quand  ils  n'auraient  pas  été  les  gens  actifs  et 
remuants  qu'ils  étaient,  les  Encyclopédistes  auraient 
trouvé  dans  leurs  ennemis  des  complices,  et  le  bruit 
maladroit  qu'on  faisait  autour  d'eux  n'aurait  servi  qu'à 
fortifier  leur  cause.  Il  nous  reste  maintenant  à  voir 
co:nment  ils  se  sont  affaiblis  eux-mêmes  en  se  divisant, 
's  ir  quels  points,  et  à  quelle  profondeur. 


CHAPITRE    II 


LES    DIVISIONS    DES    ENCYCLOPEDISTES 


I 


Nous  avons  jus([u'icl  parlé  des  Encyclopédistes  comme 
formant  tous  ensemble  une  bande,  un  corps,  une  troupe. 
Et,  en  effet,  cette  bande  ou  ce  corps,  ils  l'ont  formé 
lonortemps.  Mais,  h  mesure  que  leurs  hardiesses  leur 
attiraient  plus  d'ennemis,  et  des  ennemis  plus  divers,  plus 
nombreux  et  plus  puissants,  à  mesure  aussi  que  leurs 
idées  se  formulaient  et  se  précisaient,  prenaient  une 
forme  plus  personnelle  à  chacun  d'eux,  à  mesure  même 
enfin  ([u'ils  réussissaient  et  qu'ils  subissaient  comme 
toujours  l'enivrement  du  succès,  il  était  difficile  que  la 
division  n'intervînt  pas  entre  eux,  et  ne  compromît  pas 
l'entreprise,  et  l'unité  de  l'effort.  Sur  quels  points  se 
sont-ils  divisés  et  jusqu'à  quelle  profondeur,  c'est  la  ques- 
tion que  je  vais  examiner. 

Je  ne  parlerai  ni  de  Buffon,  ni  de  Montesquieu,  Mon- 
lescjuieu  étant  mort  en  1755,  n'ayant  collaboré  que  pour 
un  article,  et  n'ayant  frayé  que  de  loin  avec  les  chefs  de 


LES    DIVISIONS    DES    EXCYCLOPEDlSlilS  405 

l'entreprise.  BufTon,  comme  nous  le  verrons,  avait  fait  de 
bonne  heure  bande  à  part  : 

Buffon,  environné  chez  lui  de  complaisants  el  de  flatteurs,  et 
accoutumé  à  une  déférence  obséquieuse  pour  ses  idées  systéma- 
tiques, était  quelquefois  désagréablement  surpris  de  trouver 
parmi  nous  moins  de  révérence  et  de  docilité.  Je  le  voyais  sen 
aller  mécontent  des  contrariétés  quil  avait  essuyées.  Avec  un 
mérite  incontestable,  il  avait  un  orgueil  et  une  présomption  égale 

au  moins  à  son  mérite Buffon,  mal  à  son  aise  avec  ses  pairs, 

s"enferma  donc   chez  lui  avec  des  commensaux  ignorants  et  ser- 
viles... 

(Marmontel,  Mémoires.) 

Il  y  a  de  la  rancune  dans  ce  portrait,  mais  il  se 
pourrait  qu'il  y  ^'^^  quelque  vérité;  ce  qui  est  d'ailleurs 
certain,  c'est  que,  sans  rompre  avec  les  philosophes, 
Buffon  se  tint  h  distance,  et  l'on  retrouve  ses  idées,  mais 
non  sa  personne,  dans  V Encyclopédie.  Je  ne  dirai  rien 
non  plus  de  d'Alembert,  qui  s'était  retiré  pour  des  raisons 
toutes  personnelles,  quand  il  avait  craint  que  l'affaire 
ne  tournât  mal  pour  lui,  ou  plutôt,  après  en  avoir  tiré 
ce  qu'elle  comportait  de  profit  pour  sa  gloire.  Mais  les 
divisions  les  plus  intéressantes  et  les  plus  instructives 
sont  celles  que  créèrent  Voltaire  et  Rousseau. 

Voltaire  avait  d'abord,  contre  Y  Encyclopédie,  des 
objections  littéraires  que  l'on  trouve  consignées  dans 
sa  Correspondance.  Dans  une  lettre  à  d'Alembert  du 
13  novembre  1756,  il  s'exprime  en  ces  termes  : 

J"ai  vu  par  hasard  quelques  articles  de  ceux  qui  se  font,  comme 
moi,  les  garçons  de  cette  grande  boutique  ;  ce  sont  pour  la  plupart 
des  dissertations  sans  méthode.  On  vient  d'imprimer  dans  un 
journal  l'article  Femme....  Je  ne  peux  croire  que  vous  ayez  souf- 
fert un  tel  article  dans  un  ouvrage  si  sérieux....  Il  semble  que  cet 
article  soit  fait  par  le  laquais  de  Gil  Blas. 


'i06       HISTOIKE    DE    LA    LITTIÎRATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Le  16  novembre  1758,  il  écrit  à  Diderot  : 

Je  me  flatte  que  vous  ne  souffrirez  plus  des  articles  tels  que  celui 
(le  Femme,  de  Fat,  et  ni  tant  de  vaines  déclamations,  ni  tant  de 
puérilités  et  de  lieux  communs  sans  principes,  sans  définitions, 
sans  instructions. 

Et  il  avait  été  plus  explicite  encore  avec  d'Argental,  le 
4  avril  1758  : 

Je  suis  toujours  affligé  que  Diderot,  d'Alembert  et  autres,  ne 
soient  pas  réunis,  n'aient  pas  donné  des  lois,  n'aient  pas  été 
libres,  et  je  suis  toujours  indigné  que  l'Encyclopédie  soit  arrêtée 
et  défigurée  par  mille  articles  ridicules,  par  mille  déclamations 
d'écolier  qui  ne  mériteraient  pas  de  trouver  place  dans  le  Mercure. 
Voilà  mes  sentiments,  et  parbleu  j'ai  raison. 

Les  articles  de  Diderot  lui-même  n'avaient  pas  toujours 
tout  le  sérieux  que  les  sujets  pouvaient  comporter;  par 
exemple,  nous  lisons  dans  l'article  Avaler  : 

Avaler,  v.  act.  [PhysioL).  On  voit  parmi  les  raretés  qu'on  con- 
serve à  Leyde,  dans  l'école  danatomie,  un  couteau  de  dix  pouces 
de  long,  qu'un  paysan  avala,  et  fit  sortir  par  son  estomac.  Ce 
paysan  vécut  encore  huit  ans  après  cet  accident. 

Sans  parler  de  l'article  Jouissance,  où,  comme  nous 
l'avons  vu,  Diderot  élevait  la  sensualité  à  la  hauteur  du 
mystère  le  plus  respectable! 

Mais  Voltaire  avait  d'autres  g-riefs  d'une  autre  nature 
et  de  plus  de  portée.  C'était,  au  fond,  un  aristocrate, 
conservateur  en  tout,  sauf  en  religion,  le  moins  répu- 
blicain des  philosophes,  un  «  Constitutionnel  »,  un 
«  Feuillant  »,  comme  on  dira  quelques  années  plus  tard, 
quelque  chose  comme  un  Renan  qui  n'eût  point  passé 
par  le  séminaire  et  n'eût  point  connu  l'hébreu,  comme 


LES    DIVISIONS     DES    ENCYCLOPEDISTES  407 

un  Renan  très  riche,  et  joignant  la  morgue  de  la  fortune 
à  l'orgueil  de  l'esprit,  mais  formant,  comme  Renan,  le 
rêve  d'une  humanité  gouvernée  par  les  savants  et  les 
gens  de  lettres.  On  lit  dans  la  Corn'ersation  d'un  Inten- 
dant des  Menus  avec  l'abbé  Grizel  : 

Ce  monde-ci,  il  faut  que  jen  convienne,  est  un  composé  de 
fripons,  de  Sanatiques  et  d'imbéciles,  parmi  lesquels  il  y  a  un 
petit  troupeau  séparé,  qu'on  appelle  la  ho/me  compagnie:  ce  petit 
troupeau  étant  riche,  bien  élevé,  instruit,  poli,  est  comme  la  fleur 
du  genre  humain:  c'est  pour  lui  que  les  plaisirs  honnêtes  sont 
faits;  c'est  pour  lui  que  les  plus  grands  hommes  ont  travaillé.... 

Et  à  la  vérité,  c'est  dans  la  bouche  de  Grizel  cpae  sont 
placées  ces  paroles,  mais  elles  expriment  bien  la  pensée 
de  Voltaire,  et  pour  nous  en  convaincre,  nous  n'avons 
qu'à  lire  sa  lettre  à  d'Argental  du  27  avril  1755,  et  sa 
lettre  à  Damilaville   du  l^""  avril  1766  : 

C'est  à  mon  gré  le  plus  grand  service  qu'on  puisse  rendre  au 
genre  humain,  de  séparer  le  sot  peuple  des  honnêtes  gens  pour 
jamais;  et  il  me  semble  que  la  chose  est  assez  avancée.  On  ne 
saurait  souffrir  l'absurde  insolence  de  ceux  qui  vous  disent  :  «  Je 
veux  que  vous  pensiez  comme  votre  tailleur  et  votre  blanchisseuse  ». 

Je  crois  que  nous  ne  nous  entendons  pas  sur  l'article  du  peuple. 
que  vous  croyez  digne  d'être  instruit.  J'entends  par  peuple  la 
populace,  qui  n'a  que  ses  bras  pour  vivre.  Je  doute  que  cet  ordre 
de  citoyens  ait  jamais  le  temps  ni  la  capacité  de  s'instruire;  ils 
mourraient  de  faim  avant  de  devenir  philosophes.  Il  me  paraît 
essentiel  qu'il  y  ait  des  gueux  ignorants....  Quand  la  populace  se 
mêle  de  raisonner,  tout  est  perdu.... 

On  le  voit,  ce  n'est  point  du  tout  une  boutade,  mais 
une  déclaration  de  principes.  Le  dernier  paragraphe  de 
cette  lettre  répond  à  un  passage  de  l'article  Population 
dans  ÏEncî/clopédie,  dont  Damilaville  était  l'auteur. 


W8       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Mais,  ni  dans  cet  article,  ni  dans  l'article  Vingtième, 
qui  est  aussi  de  Damilaville,  je  n'ai  rien  découvert  sur 
rinstruction  populaire.  Peut-être  Damilaville  a-t-il  exprimé 
son  opinion  dans  un  autre  article  sur  ce  sujet,  ou  bien 
dans  une  lettre  privée,  mais  en  tout  cas,  j'y  insiste,  il 
s'agit  bien  ici  d'une  question  de  principe.  Voltaire  n'est 
pas  avec  les  Encyclopédistes,  dans  l'eflort  qu'ils  ont  fait 
pour  propager  et  répandre  jusqu'aux  dernières  couches 
l'instruction  publique  :  il  n'y  a  pas  ombre  en  lui  de 
socialisme,  et  l'inégalité  des  conditions  est  pour  lui  une 
loi  de  nature. 

C'est  encore  d'une  question  de  principe  qu'il  s'agit 
quand  Voltaire  se  séparé  des  Encyclopédistes  sur  les 
deux  points  de  l'idée  de  Dieu  et  de  l'idée  de  la  nature. 
Il  ne  croit,  en  effet,  ni  que  la  nature  soit  bonne,  ni  qu'elle 
soit  autre  chose  qu'un  mot.  Pour  croire  qu'elle  soit 
bonne,  on  pourrait  dire  en  plaisantant,  mais  en  plaisan- 
tant sérieusement,  qu'il  se  connaît  trop  bien  lui-même, 
qu'il  se  fait  trop  peu  d'illusions  sur  son  compte,  et  qu'il 
lui  manque  l'ingénuité  cynique  de  Diderot,  et  l'incom- 
mensurable orgueil  de  Rousseau.  Son  éducation  est 
d'ailieurs  à  cet  égard  encore  du  xvii*  siècle,  et  il  croit, 
avec  Bayle,  que  la  nature  humaine  est  dans  un  certain 
état  de  maladie.  Mais,  à  un  autre  point  de  vue  plus  inté- 
ressant, il  sait  bien  que  la  nature  n'est  qu'un  mot,  et  il  le 
dit  expressément  dans  V Histoire  de  Jenni,  dans  les  Oreilles 
du  Comte  de  Cliesler field ,  et  dans  les  Dialogues  £ Evliémere. 

BiKTON. 

...  En  un  mot,  je  ne  crois  qu'à  la  nature. 

I'hei.xd. 
Et  si  je  vous  disais  qu'il  n'y  a  point  de  nature,  et  que  dans  nous, 


LES    DIVISIONS    DES    ENCYCLOPEDISTES  409 

autour  de  nous,  et  à  cent  mille  millions  de  lieues,  tout  est  art  sans 
aucune  exception. 

[Histoire  de  Jenni.) 

Après  bien  des  observations  sur  la  nature,  faites  avec  mes 
cinq  sens,  des  lunettes,  des  microscopes,  je  dis  un  jour  à 
M.  Sidrac  :  On  se  moque  de  nous,  il  n"y  a  point  de  nature,  tout 
est  art. 

[Oreilles  du  Comte  de  Chesterfield.) 

Vous  m'avouerez  que  vous  ne  pouvez  entendre  par  ce  terme 
vague  :  nature,  qu'un  assemblage  de  choses  qui  existent,  et  dont 
la  plupart  n'existeront  pas  demain  ;  certes,  des  arbres,  des  pierres, 
des  légumes,  des  chenilles,  des  chèvres,  des  filles  et  des  singes, 
ne  composent  point  un  être  absolu,  quel  qu'il  soit  :  des  effets  qui 
n'existaient  point  hier  ne  peuvent  être  la  cause  éternelle,  néces- 
saire, et  productive.  Votre  nature,  encore  une  fois,  n'est  qu'un 
mot  inventé  pour  signifier  l'universalité  des  choses. 

[Dialogues  d'Evkémère.) 

Rien  de  plus  clair,  on  le  voit.  Il  est  resté  de  son  temps, 
je  veux  dire,  du  temps  de  sa  jeunesse. 

Aussi,  comme  La  Bruyère  et  Fénelon,  a-t-il  quelque 
considération  pour  la  preuve  de  Dieu  par  l'ordre  du 
monde.  Il  peut  rire  des  causes  finales,  mais,  en  somme, 
il  y  croit  fermement.  Comment  d'ailleurs  concilie-t-il 
cela  avec  sa  négation  de  la  Providence,  c'est  son  affaire; 
nous  verrons  dans  la  suite  ce  qui  fait  l'unité  des  idées 
voltairiennes.  Autant  dirons-nous  de  son  Dieu  rému- 
nérateur et  vengeur  :  «  Le  patriarche  »,  écrit  de  lui 
d'Alembert, 

Le  patriarche  ne  veut  pas  se  départir  de  son  Dieu  rémunéra- 
teur et  vengeur.  Il  veut  bien  qu'on  détruise  le  Dieu  des  fripons 
et  des  superstitieux,  mais  il  veut  qu'on  respecte  celui  des  lion- 
nétes  gens  et  des  sages.  Il  raisonne  là-dessus  comme  un  enfant, 
mais  comme  un  joli  enfant. 


410        IIISTOIKE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Nous  touchons  encore  ici  un  point  de  division.  Pour 
les  Encyclopédistes,  Voltaire  n'est  qu'un  joli  enfant,  c'est- 
à-dire  un  bel-esprit  et,  en  effet,  il  est  étrangement  éloigné 
de  la  philosophie  de  M"""  Buttet,  ou  de  M"«  Phlipon! 

Que  reste-t-il  donc  de  commun  entre  les  Encyclopé- 
distes et  lui?  D'abord,  une  hostilité  générale  et  comme 
indéterminée  contre  beaucoup  de  choses,  un  tempérament 
d'opposition,  de  grandes  espérances  d'avenir  :  défiez-vous 
de  l'ordre,  semble-t-il  dire  lui  aussi,  du  magistrat,  du 
prêtre,  du  financier,  et  généralement  de  tous  les  pouvoirs 
qui  rivalisent  avec  le  pouvoir  de  l'esprit;  ce  dernier 
n'est  pas  encore  assez  établi,  mais  il  s'affirmera  un  jour. 
Il  reste  de  commun  aussi  à  Voltaire  et  aux  Encyclopé- 
distes, la  haine  du  Christianisme,  ou  plutôt  du  Catholi- 
cisme, plus  ardente  et  plus  combative  chez  lui  que  chez 
la  plupart  d'entre  eux,  d'Alembert  excepté.  Cette  haine 
semble  être  vraiment,  comme  nous  le  verrons,  le  fonds 
de  Voltaire.  11  reste  enfin  un  rationalisme  assez  plat,  qui, 
pourvu  qu'il  vive  agréablement,  ne  s'inquiète  pas  des 
grandes    questions. 

Maintenant,  ces  points  de  contact  et  d'entente  sont-ils 
plus  ou  moins  importants  que  les  points  de  division? 
C'est  ce  qu'il  est  assez  difficile  de  dire,  puisqu'en  somme 
Voltaire  et  les  Encyclopédistes  se  sont  entendus  jusqu'au 
bout  :  ils  y  avaient  d'ailleurs  un  égal  intérêt.  Obligé 
de  vivre  hors  de  France,  et  n'imaginant  avec  cela  l'exis- 
tence  qu'à  Paris,  il  importait  à  Voltaire  qu'un  grand 
parti  contribuât  à  maintenir  sa  gloire  et  son  influence, 
le  prônât,  lui  fît  la  politesse  de  le  tenir  pour  son  chef. 
D'un  autre  côté,  il  n'était  pas  indiffèrent  aux  Encyclo- 
pédistes d'avoir  avec  eux  un  tel  homme,  le  plus  illustre 


LES    DIVISIONS    DES    ENCYCLOPEDISTES  411 

après  tout  des  gens  de  lettres,  et  un  homme  qui  tenait  à 
tout,  dont  la  réputation  était  européenne,  et  les  rela- 
tions nombreuses  dans  le  monde  que  fréquentaient  les 
Encyclopédistes.  La  distance,  au  surplus,  leur  rendait 
l'entente  aisée,  parce  qu'il  ne  se  mêlait  à  leurs  divisions 
de  principes,  ni  animosités  personneHes,  ni  questions 
d'amour-propre.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'on 
ne  peut  pas  croire  entre  eux  à  une  entente  entière.  Alliés 
comme  les  libéraux  et  les  bonapartistes  sous  la  Restau- 
ration, comme  les  républicains  et  les  légitimitses  sous 
le  second  Empire,  la  victoire  les  aurait  divisés. 

Il   n'a   pas    été   besoin   d'attendre  jusque-là  pour  que 
Rousseau   se  séparât  d'eux  brusquement. 


II 


A  mesure  que  nous  avançons  dans  cette  étude,  je  suis 
frappé  des  obscurités  que  l'on  rencontre,  des  contra- 
dictions de  toute  nature  qui  s'y  joignent  et,  finalement, 
de  l'impossibilité  de  dire  :  voilà  ce  que  Voltaire  ou  Rous- 
seau ont  en  effet  pensé.  On  a  pu  spirituellement  appeler 
l'œuvre  de  Voltaire  un  «  chaos  d'idées  claires  »,  faisant 
ainsi  la  part  de  la  clarté  souveraine  du  style,  et  de  l'indé- 
cision ou  du  flottement  apparent  des  doctrines;  et  nous 
avons  vu  nous-mêmes  ce  qu'il  y  avait  de  confusion  dans 
les  idées  des  Encyclopédistes.  Mais  le  plus  obscur  de 
tous  est  peut-être  encore  J.-J.  Rousseau.  Notons  bien  ce 
caractère.  Le  doute  n'est  guère  possible  sur  la  pensée  de 
Pascal,  de  Bossuet,  ou  de  Malebranche  ;  il  ne  l'est  pas 
davantage  sur  celle  d'Auguste  Comte,  de  Taine,  de 
Guizot  et  de    Renan.  Mais  les  hommes  du  xviii*  siècle 


412        HISTOinE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

n'ont  pas  su  ce  qu'ils  voulaient,  et  peut-être  est-ce  là, 
dans  une  certaine  mesure,  le  secret  de  leur  action,  si  le 
pouvoir  des  formules  est  souvent  en  raison  directe  de 
leur  obscurité.  Nous  en  voyons  encore  des  exemples  tous 
les  jours! 

Un  historien  du  socialisme,  M.  Lichtenberger,  estime 
que  les  doctrines  des  Jacobins  «  n'étaient  guère  nou- 
velles ».  Il  écrit  : 

Théoriquement,  les  Jacobins  n'étaient  pas  plus  socialistes  que 
Montesquieu  et  Rousseau....  Il  n'y  eut  chez  les  Jacobins  nulle 
volonté  arrêtée...  de  procéder  à  une  réorganisation  de  la  société 
sur  des  bases  nouvelles. 

Là-dessus,  je  suis  un  peu  étonné  que,  parmi  tant  de 
commentateurs  ou  interprètes  de  Rousseau,  M.  Lichten- 
berger ne  cite  pas  Saint-Marc-Girardin,  et  d'autant  plus 
étonné  que  c'est  à  lui,  Saint-Marc,  qu'il  emprunU-  mie 
de  ses  conclusions  : 

L'influence  de  Rousseau  est  énorme,  et  l'on  néglige  souvent  les 
restrictions  par  lesquelles  il  avait  atténué  la  portée  de  ses  para- 
doxes. 

Cette  dialectique  de  Rousseau  qui  semble  d'abord  vou- 
loir tout  renverser,  dont  le  mouvement  consiste  ensuite 
à  retirer  ce  qu'il  y  avait  d'excessif  dans  le  paradoxe  ini- 
tial, et  qui  finit  par  échouer  dans  le  lieu  commun,  c'est 
Saint-Marc-Girardin  qui  l'a  le  premier  reconnue,  mise 
en  lumière,  et,  si  c'est  une  découverte,  c'est  à  lui  que 
nous  devons  en  faire  honneur. 

Mais  alors,  si  les  idées  politiques  de  Rousseau  sont 
aussi  flottantes  que  celles  des  Encyclopédistes,  si  les 
réformes   qu'il  réclame  se  réduisent  à  si  peu  de  chose, 


LES     DIVISIONS     DES    ENCYCLOPÉDISTES  413 

d'où  vient  donc  la  division  entre  eux  et  lui,  et  pourquoi 
cette  rupture  si  violente? 

Un  passage  bien  connu  de  M™*  d'Épinay  peut  nous 
renseigner  sur  ce  point  : 

Je  me  trouvai  assise  auprès  de  Rousseau  :  nous  rêvions  tous  les 
deux.  «  Qu'avez-vous?  me  dit-il.  —  C'est  que  je  suis  fâchée,  lui 
dis-je,  que  Saint-Lambert,  qui  est  un  des  hommes  les  plus  instruits 
et  les  plus  honnêtes,  ne  croie  pas  en  Dieu....  —  Je  ne  puis  souf- 
frir, me  répondit  Rousseau,  cette  rage  de  détruire  sans  édifier.  — 
Il  faut  cependant  convenir,  monsieur,  quil  plaide  son  opinion 
d'une  manière  bien  spécieuse.  —  Quoi!  seriez-vous  de  son  avis? 
Gardez-vous  de  le  dire,  madame,  car  je  ne  pourrais  m'empècher 
de  vous  haïr....  » 

Nous  pouvons  conclure  de  là  que  ce  qui  a  choqué 
Rousseau  dans  les  doctrines  des  Encyclopédistes  est  leur 
côté  négatif.  Et,  en  effet,  il  faut  bien  avouer  que  leurs 
affirmalions,  en  général,  ne  sont,  pour  ainsi  dire,  que  le 
résidu  de  leurs  exclusions.  Jamais  personne  mieux  qu'eux 
n'a  réalisé  la  vérité  de  la  formule  spinosiste  du  rationa- 
lisme :  Omnis  determinatio  negaiio  est  :  c'est  l'affirmation 
du  pouvoir  de  la  raison,  au  détriment  de  l'autorité,  du 
cœur,  de  l'imagination,  de  la  tradition.  De  même,  en 
inorale,  leur  affirmation  du  droit  de  la  nature  n'est 
qu'une  négation  de  tout  ce  que  les  religions,  les  lois  et 
les  coutumes  ont  inventé  pour  constituer  une  doctrine 
des  mœurs.  Et  qu'est-ce  enfin  que  leur  religion  quand  ils 
en  ont  une?  C'est  ce  qui  reste  quand,  du  fonds  commun 
des  religions  positives,  christianisme,  judaïsme,  maho- 
métisme,  qui  sont  les  seules  qu'ils  connaissent,  on  a 
extrait  les  deux  ou  trois  idées  les  plus  abstraites  et  les 
plus  vagues. 

C'est  ce  caractère  limitatif  et  négatif  que  Rousseau  a 


414       niSTOIllE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

parfaitement  vu,  et  c'est  le  point  de  départ  de  la  division 
qu'il  l'a  séparé  d'eux. 

Que  d'ailleurs  il  s'y  soit  mêlé  des  questions  person- 
nelles, des  questions  d'amour-propre,  qu'il  s'y  soit  joint 
des  questions  de  femmes,  je  ne  dirai  point  ici  le  contraire. 
Et  aussi  bien  en  trouve-t-on  partout  les  échos.  Mais  ce 
n'est  point  de  cela  qn'il  s'agit,  et  nous  ne  faisons  pas  ici 
la  psychologie  de  Rousseau  ;  nous  cherchons  à  déterminer 
le  caractère  de  sa  doctrine.  Or,  je  dis  que  ce  qui  dis- 
tingue la  doctrine  de  Rousseau  de  celle  des  autres,  est  la 
puissance  d'affirmation.  Les  autres,  au  fond,  sont  des 
sceptiques  :  Rousseau,  lui,  est  un  croyant;  et  ce  sont  des 
familles  différentes  d'esprit;  —  c'est  pour  cela,  disons-le 
en  passant,  que  Rousseau  est  un  orateur,  si  l'une  des 
facultés  de  l'orateur  est  de  croire  aux  choses  qu'il  dit. 
Les  autres  sont  des  critiques  :  critiques  à  froid,  comme 
d'Alembert,  Grimm  et  Duclos;  critiques  surtout  litté- 
raires et  mondains,  critiques  enthousiastes,  comme  Dide- 
rot, la  "pire  espèce  de  toutes,  en  tant  que  contradictoire 
à  la  notion  même  de  critique;  mais  ce  sont  tous  des  cri- 
tiques, tandis  que  Rousseau  est  un  croyant;  et,  comme 
tel,  il  a  eu  de  bonne  heure,  pour  les  Encyclopédistes, 
toute  la  défiance  de  l'espèce  des  Hugo,  pour  l'espèce  des 
Sainte-Beuve  :  ceux-là  aussi,  on  le  sait,  après  avoir  com- 
mencé par  s'entendre,  ont  fini  par  se  brouiller  mortelle- 
ment :  et  sans  doute  on  en  a  donné  des  raisons  d'ordre 
intime  et  privé,  mais  les  raisons  véritables,  c'est  l'incom- 
patibilité d'humeur,  une  sorte  de  contradiction  physique, 
une  haine  de  tempérament  ou  de  race. 

Comment,  cependant,  et  à  quelle  occasion,  la  division 
a-t-elle  éclaté? 


LES    DIVISIONS    DES    ENCYCLOPEDISTES  415 

Nous  lisons,  dans  les  Confessions  : 

Après  la  publication  du  Fils  naturel,  il  (Diderot)  m'en  avait 
envoyé  un  exemplaire....  En  lisant  l'espèce  de  poétique  en  dia- 
logue qu'il  y  avait  jointe,  ie  fus  surpris,  et  même  un  peu  contiisté, 
d"y  trouver  parmi  plusieurs  choses  désobligeantes,  mais  tolérables, 
contre  les  solitaires,  cette  âpre  et  dure  sentence,  sans  aucun  adou- 
cissement :  //  n'y  a  que  le  méchant  qui  soit  seul....  J'aimais  ten- 
drement Diderot....  Mais,  excédé  de  son  infatigable  obstinaUon  à 
me  contrarier  éternellement  sur  mes  g»ûts,...  rebuté  de  sa  facilité 
à  promettre,  et  de  sa  négligence  à  tenir,...  j'avais  déjà  le  cœur 
plein  de  ses  torts  multipliés 

IConfessions,  Partie  II,  liv.  IX,  1757.) 

Mais,  serrons  la  question  de  plus  près.  A  mesure  que 
l'esprit  de  V Encyclopédie  se  développe,  Rousseau  s'est 
donc  aperçu  que  l'esprit  de  Y  Encyclopédie  était  d'encou- 
rager cette  civilisation  matérielle  d'où  il  estimait,  lui, 
que  sortent  tous  les  vices.  Et  cette  remarque  suffit  à 
réfuter  tout  ce  que  l'on  a  dit  de  l'origine  accidentelle  de 
son  premier  discours,  et  de  la  dette  qu'il  en  aurait  à 
Diderot.  Toute  son  œuvre,  et  surtout  toute  sa  vie,  pro- 
testent là-contre.  Aucun  homme  n'a  moins  pris  sa  part 
de  tous  les  plaisirs  auxquels  allaient  tous  les  autres  ;  ne 
s'est  passé  plus  simplement  et  sans  en  moins  souffrir, 
des  raffinements  de  la  civilisation  de  son  temps,  n'a 
moins  ressemblé  à  Helvétius,  à  Voltaire,  ou  à  Diderot. 
Diderot  est  curieux  de  science,  de  sculpture,  de  peinture, 
d'érudition  ;  il  a  une  belle  bibliothèque,  il  aime  la  table, 
puisqu'à  vrai  dire  il  mourra  d'une  indigestion  de  pêches 
ou  d'abricots.  Rousseau,  lui,  n'a  aucun  de  ces  goiits  ni 
de  ces  besoins.  Et  je  venx  bien  que  dans  les  Discours 
abondent  les  sophismes  de  raisonnement,  qu'on  y  trouve 
uae  dialectique  tortueuse  d'où  la  franchise  est  absente  ; 


416        HISTOinE    DE    LA     LITTERATURE     FRANÇAISE    CLASSIQUE 

mais,  quoi  qu'on  puisse  dire,  il  y  a  là  quelque  chose  de 
profondément  sincère  :  c'est  que  la  civilisation  est  la 
i^rande  ennemie.  Et  comparez  alors  aux  Discours  le 
Mondain  ou  le  livre  de  V Esprit,  et  généralement  la  ten- 
dance de  Y  Encyclopédie  :  le  genre  de  progrès  dont  tous 
ces  gens-là  se  réjouissent  est,  suivant  Rousseau,  l'origine 
de  la  pire  corruption;  ce  qu'ils  travaillent  à  développer, 
c'est  ce  qu'il  croit,  lui,  Rousseau,  qu'il  faudrait  détruire; 
et,  en  attendant,  ce  qui  les  préoccupe  le  moins,  c'est  ce 
qui  lui  semble  à  lui  principalement  et  uniquement  inté- 
ressant :  la  morale. 

La  morale  des  Encyclopédistes,  en  effet,  n'est  pas  une 
vraie  morale;  c'est  même  la  négation  de  la  morale. 
Lorsque  Diderot  dit  :  «  Si  les  mœurs  sont  mauvaises, 
c'est  que  les  lois  sont  mauvaises  »,  il  entend  que  les  mœurs 
varient  avec  les  lois,  et  la  morale  avec  les  mœurs,  que  le 
bien  est  relatif,  perpétuellement  changeant  de  siècle  en 
siècle,  d'homme  à  homme,  de  moment  en  moment.  Mais 
Rousseau,  lui,  quand  il  dit  la  même  chose,  entend  tout 
le  contraire;  Kantien  avant  Kant,  l'évidence  du  sentiment 
intérieur  l'assure  de  l'universalité  de  la  morale;  enfin, 
ce  qu'il  attend  des  lois,  c'est  de  faire  régner  la  morale. 

Sans  doute  il  s'agit  d'une  morale  issue  de  l'État  et 
réglée  par  lui,  d'une  morale  «  laïque  »,  comme  l'on  dit 
aujourd'hui,  et  qui  peut  être  un  instrument  parfait  de 
tyrannie.  Il  disait,  dans  son  article  Economie  politique, 
écrit  pour  Y  Encyclopédie  : 

Le  corps  politique  est  donc  aussi  un  être  moral  qui  a  une 
\oIonté;  et  cette  volonté  générale,  qui  tend  toujours  à  la  conser- 
vation et  au  bien-être  du  tout  et  de  chaque  partie,  et  qui  est  la 
source  des  lois,  est  pour  tous  les  membres  de  l'État,  par  rapport 


LES    DIVISIONS    DES    ENCYCLOPÉDISTES  417 

à  eux  et  à  lui,  la  règle  du  juste  et  de  Tinjuste;  vérité  qui,  pour  le 
dire  en  passant,  montre  avec  combien  de  sens  tant  décrivains 
ont  traité  de  vol  la  subtilité  prescrite  aux  enfants  de  Lacédémone, 
pour  gagner  leur  frugal  repas,  comme  si  tout  ce  qu' ordonne  la  loi 
pouvait  ne  pas  être  légitime! 

Sans  doute  cette  confusion  ou  ce  mélange  de  la 
morale  et  de  la  politique  est  le  plus  sûr  moyen  qu'il  y 
ait  d'instituer  parmi  les  hommes  une  dure  tyrannie; 
mais  c'est  ici  le  moment  de  nous  souvenir  que  Rousseau 
est  protestant  et  genevois,  que  dans  la  Lettre  sur  les 
spectacles,  la  Nouvelle  Héloïse,  le  Contrat  social,  c'est 
Genève  qu'il  propose  en  exemple,  dont  il  admire  les 
lois  et,  de  ces  lois,  la  domination  qu'elles  exercent  sur 
les  mœurs.  En  tout  cas,  même  ainsi,  la  morale  est  la 
grande  préoccupation  de  Rousseau;  et  c'est  bien  cet 
idéal  qui  explique  à  la  fois  sa  haine  pour  Diderot, 
Helvétius,  d'Holbach  et  Saint-Lambert,  tous  épicuriens, 
la  prise  et  l'action  qu'il  a  eues  sur  Kant  et  sur  Fichte,  et 
enfin  l'influence  qu'il  exerce  encore  sur  quiconque  pos- 
sède, selon  l'expression  du  poète,  un 

cœur  gros  de  haine,  affamé  de  justice. 

Il  suit  de  là  plusieurs  conséquences,  qui  se  transforment 
en  autant  de  points  de  division  entre  lui  et  ses  anciens 
amis  :  il  croit  à  la  liberté,  je  veux  dire  au  libre  arbitre 
et  il  le  déclare  formellement  dans  la  profession  de  foi  du 
Vicaire  savoyard  : 

S'ensuit-il  que  je  ne  sois  pas  mon  maître,  parce  que  je  ne  suis 
pas  le  maître  dêtre  un  autre  que  moi? 

Le  principe  de  toute  action  est  dans  la  volonté  d'un  être  libre; 
on  ne  saurait  remonter  au  delà.  Ce  n'est  pas  le  mot  de  liberté  qui 
ne  signifie  rien,  c'est  celui  de  nécessité. 

m. 27 


418       HISTOIKE    DE    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Il  croit  à  l'existence  d'un  Dieu  personnel  : 

Je  vous  avoue  aussi  que  la  sainteté  de  l'EvaBgile  est  un  argu- 
ment qui  parle  à  mon  cœur,  et  auquel  j'aurais  même  regret  de 
trouver  quelque  bonne  réponse.  Voyez  les  livres  des  philosophes 
avec  toute  leur  pompe  :  qu'ils  sont  petits  près  de  celui-là!...  Oui, 
si  la  vie  et  la  mort  de  Socrate  sont  d'un  sage,  la  vie  et  la  mort  de 
Jésus  sont  d'un  Dieu.... 

Et  enfin,  et  c'est  un  nouveau  principe  de  division,  il 
croit  à  la  révélation  de  la  conscience,  et  à  la  force  du 
sentiment. 

Entendons  bien  ce  que  cela  veut  dire,  et  rappelons-nous 
le  mot  de  Pascal  : 

Nous  avons  un  besoin  de  croire,  invincible  à  tout  le  Pyrrhonisme. 
C'est  ce  que  Rousseau  a  répété  avec  lui  : 

Il  est  donc  au  fond  des  âmes  un  principe  inné  de  justice  et  de 
vertu,  sur  lequel,  malgré  nos  propres  maximes,  nous  jugeons  nos 
actions  et  celles  dautrui  comme  bonnes  ou  mauvaises;  et  c'est  à 
ce  principe  que  je  donne  le  nom  de  conscience. 

Mais  à  ce  mot  j'entends  s'élever  de  toutes  parts  la  clameur  des 
prétendus  sages  :  Erreurs  de  l'enfance,  préjugés  de  1  éducation, 
sécrient-ils  tous  de  concert.  11  n'y  a  rien  dans  l'espiit  humain  que 
ce  qui  s  y  introduit  par  l'expérience,  et  nous  ne  jugeons  d'aucune 
chose  que  sur  des  idées  acquises.... 

N'épiloguons  pas  sur  le  sens  des  mots  :  qu'est-ce  que 
cela  veut  dire  ?  Cela  veut  dire  que  l'expérience  et  la 
raison  ne  sont  pas  les  seules  sources  de  nos  connais- 
sances; que  ce  qu'il  nous  importe  le  plus  de  connaître 
nous  est  donné  d'ailleurs,  et  que  la  vraie  société  des 
hommes  ne  peut  se  fonder  que  sur  cette  sorte  de  don- 
nées. Nous  touchons  ici  le  fond  du  débat.  Je  n'examine 
point  encore  la  profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard, 
et  je  ne  parle  point  de  sa  valeur  métaphysique.  Je   dis- 


LES    DIVISIONS    DES    ENCYCLOPEDISTES  419 

seulement  que  nous  sommes  en  présence  d'une  opposi- 
tion radicale,  l'idéalisme  sentimental  étant  ce  qu'il  y  a 
de  plus  contraire  au  rationalisme  empirique;  ou,  en 
anticipant  sur  l'ordre  des  temps,  c'est  l'opposition  du 
romantisme  et  du  positivisme,  et  sans  doute  il  n'y  en  a 
guère  de  plus  profonde. 

On  s'explique  alors  sans  difficulté  l'alliance  momen- 
tanée des  Encyclopédistes  et  de  Rousseau  contre  les 
mêmes  ennemis,  l'ancienne  métaphysique  et  l'ancienne 
religion  ;  on  s'explique  que,  comme  il  arrive  dans  les 
coalitions,  ils  aient  cessé  de  s'entendre  ensemble  dès 
qu'au  lieu  de  tailler,  il  a  fallu  recoudre.  On  s'explique, 
par  la  nature  des  divisions,  la  vivacité  de  la  polémique, 
et  l'ardeur  de  la  bataille.  Et  en  elTet,  depuis  Voltaire, 
Grimm,  Diderot,  Marmontel,  jusqu'à  Condorcet,  Saint- 
Lambert  et  Volney,  il  n'y  en  a  pas  un  qui  ne  se  soit 
expliqué  sur  Rousseau  avec  la  dernière  violence.  On 
connaît  les  injures  de  Voltaire.  Celles  de  Diderot  se  trou- 
vent dans  V Essai  sur  les  règnes  de  Claude  et  de  Néron. 

...  Si,  par  une  bizarrerie  qui  n'est  pas  sans  exemple,  il  parais- 
sait jamais  un  ouvrage  où  d'honnêtes  gens  fussent  impitoyable- 
ment déchirés  par  un  artificieux  scélérat,  qui,  pour  donner 
quelque  vraisemblance  à  ses  injustes  et  cruelles  imputations,  se 
peindrait  lui-même  de  couleurs  odieuses;  anticipez  sur  le  moment, 
et  demandez-vous  à  vous-même  si  un  impudent,  qui  s'avouerait 
coupable  de  mille  méchancetés,  serait  un  garant  bien  digne  de 
foi;  ce  que  la  calomnie  aurait  dû  lui  coûter,  et  ce  qu'un  forfait 
de  plus  ou  de  moins  ajouterait  à  la  turpitude  secrète  d'une  vie 
cachée  pendant  plus  de  cinquante  ans  sous  le  masque  le  plus 
épais  de  l'hypocrisie?  Jetez  loin  de  vous  son  infâme  libelle,  et 
craignez  que,  séduits  par  une  éloquence  perfide,  et  entraînés  par 
les  exclamations  aussi  puériles  qu'insensées  de  ses  enthousiastes, 
vous  ne  finissiez  par  devenir  ses  complices.  Détestez  lingrat  qui 
dit  du   mal  de  ses  bienfaiteurs;  déteste-z  l'homme  atroce  qui  ne 


420       IIISTOinE    DE    LA    LITTERATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

balance  pas  à  noircir  ses  anciens  amis;  détestez  le  lâche  qui  laisse 
sur  sa  tombe  la  révélation  des  secrets  qui  lui  ont  été  confiés,  on 
qu'il  a  surpris  de  son  vivant.,..  Mais  ce  monstre  a-t-il  jamais 
existé?  Je  ne  le  pense  pas.... 

Comment,  d'ailleurs,  cette  diatribe  contre  Rousseau 
vient-elle  ainsi  dans  un  Essai  sur  Claude,  c'est  le  secret 
de  Diderot  que  cet  ouvrage  achève  de  juger,  où  son 
désordre  habituel  est  plus  grand  que  de  coutume,  et  dont 
l'intention  ne  répond  à  rien,  je  veux  dire,  dont  l'idée,  à 
la  date  de  1778,  était  aussi  démodée  que  celle  de  mettre 
les  Atrides  ou  les  Labdacides  à  la  scène.  En  tout  cas,  le 
passage  ci-dessus  montre  bien  la  haine  de  Diderot,  et 
l'espèce  de  crainte  qu'il  a  des  Confessions.  Un  autre 
passage  n'est  pas  moins  caractéristique  :  je  le  tire  des 
Leçons  dliistoire  de  Volney  : 

Quand  on  cherche  tous  les  motifs  que  les  hommes  peuvent  avoir 
de  publier  leur  vie,  on  les  voit  se  réduire,  ou  à  lamour-propre 
blessé....,  ou  à  l'amour-propre  ambitieux  de  gloire....  Il  était 
réservé  à  notre  siècle  de  nous  en  montrer  un  autre  [exemple, 
autre  que  celui  des  Confessions  de  S.  Augustin]  où  l'amour-propre 
s'immolerait  lui-même,  uniquement  par  l'orgueil  d'exécuter  une 
entreprise  qui  n'eut  jamais  de  modèle....  Comme  si  le  sort  eût 
voulu  qu'une  vie  passée  dans  le  paradoxe  se  terminât  par  l'idée 
contradictoire  d'arriver  à  l'admiration,  et  presque  au  culte,  par  le 
tableau  d'une  suite  continue  d'illusions  d'esprit  et  d'égarements 
de  cœur. 

(IV«  Séance.) 

\Li  généralement,  chez  tous  ceux  qui  s'appelleront  tour 
à  tour  idéologues  ou  positivistes,  on  retrouvera  la  même 
opinion. 

il  nous  reste  à  voir  maintenant  sur  quels  points  les 
Economistes,  issus  de  V Encyclopédie  s'en  sont  divisés. 


CHAPITRE   III 


LES    ECONOMISTES 


En  1756,  c'est-à-dire  à  la  veille  même  des  divisions 
qui  allaient  éclater  entre  les  Encyclopédistes,  paraissait 
sans  nom  d'auteur  ni  de  libraire,  sous  l'indication  fausse 
d'Avignon  comme  lieu  de  publication,  un  livre  confus, 
diffus,  incohérent,  mais  parfaitement  original,  écrit  de 
verve  et  à  la  diable,  en  son  style  incorrect  plein  de 
remarques  neuves,  de  portraits,  de  tableaux  satiriques, 
qu'on  s'arrachait  pour  cette  raison,  et  dont  le  gouver- 
nement s'empressait  d'achever  de  faire  la  popularité,  en 
l'interdisant  :  c'était  VAmi  des  hommes  ou  Traité  de  la 
population,  du  marquis  de  Mirabeau.  Or,  il  y  avait  alors, 
à  Versailles,  un  collaborateur  de  V Encyclopédie,  François 
Quesnay,  médecin  de  la  Pompadour,  que  ses  études,  ses 
préoccupations,  son  système,  disposaient  à  goûter  par- 
ticulièrement ce  livre  de  Mirabeau.  Ils  se  connurent  et 
se  comprirent  bien  vite.  A  partir  de  ce  moment,  la  secte 
des  Economistes  était  fondée,  dont  Dupont  de  Nemours, 
Mercier  de  la  Rivière,  l'abbé  Beaudeau,  Turgot  quoique 


422       HISTOIRE    DE    LA    LITTKRATUUE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

dans  une  faible  mesure,  et  Letrosne  devaient  être  les  prin- 
cipaux représentants. 

11  n'en  est  guère  parlé  dans  les  histoires  de  la  littéra- 
ture; et,  en  effet,  Mirabeau  excepté,  il  est  impossible 
d'écrire  plus  mal,  plus  obscurément,  d'un  style  à  la  fois 
plus  amphigourique  et  apocalyptique.  Mais,  pour  incon- 
nus qu'ils  soient  de  nos  historiens,  leur  influence  n'en 
est  pas  moins  considérable.  Et  T-ocqueville,  dans  son 
Ancien  régime,  l'a  bien  reconnu. 

Mais  en  quoi  consiste  leur  ressemblance  avec  les 
Encyclopédistes,  et  par  où  s'en  distinguent-ils?  On  cite 
à  cet  égard  un  mot  de  Turgot  : 

Je  ne  suis  point  Encyclopédiste,  car  je  crois  en  Dieu,  et  je  ne 
suis  point  Économiste,  car  je  ne  voudrais  point  de  roi. 

Mais,  si  ce  mot  est  curieux,  il  reste  un  peu  vague,  et 
nous  voudrions  quelque  chose  de  plus  précis.  Je  crains 
que  Tocqueville  ne  se  soit  trompé  sur  leur  compte,  quand 
il  a  vu  en  eux  des  précurseurs  du  socialisme,  et  que,  pour 
le  prouver,  il  s'est  autorisé  du  Code  de  la  nature  de 
Morelly.  Morelly  n'est  point  du  tout  un  Économiste;  et 
ce  que  les  Economistes  ont  prêché  le  moins  au  monde, 
c'est,  pour  prendre  deux  de  ses  expressions,  la  commu- 
nauté des  biens  et  l'égalité  des  conditions. 

Pour  ce  qui  est  de  l'égalité,  nous  avons  le  témoignage 
de  Mirabeau  : 


Vous  avez  excité  une  rébellion  générale  de  la  canaille,  qui 
argumente  toute  d'après  l'égalité  naturelle....  Nous  navons  pas 
en  un  seul  endroit  prêché  Cégalité  '.  nous  avons,  au  contraire, 
démontré  l'essence  naturelle  des  distinctions  et  la  nécessité  sociale 
des  prérogatives. 


i 


LES    ECONOMISTES  523 

Quant  h  la  communauté  des  biens,  les  Maximes  géné- 
rales de  Quesnay  sur  le  gouvernement  économique  d'un 
royaume  agricole,  nous  livrent  également  la  pensée  des 
Economistes. 

IV.  —  Propriété  assurée.  —  Que  la  propriété  des  biens-fonds 
et  des  richesses  mobilières  soit  assurée  à  ceux  qui  en  sont  les 
possesseurs  légitimes;  car  la  sûreté  de  la  propriété  est  le  fonde- 
ment essentiel  de  l'ordre  économique  de  la  société. 

Au  surplus,  sur  la  question  du  respect  de  la  propriété 
il  n'y  a  pas,  en  général,  l'ombre  d'un  doute  :  jamais 
hommes  ne  furent  plus  loin  de  ce  qu'on  appelle  la  natio- 
nalisation du  sol,  et  tout  leur  socialisme  se  réduit  à  une 
confiance  entière  dans  le  pouvoir  de  l'Etat.  Ajoutons,  si 
l'on  veut,  leur  confiance  dans  le  pouvoir  de  l'Instruction 
publique.  On  peut  voir  comment  Quesnay  en  parle;  avec 
quel  enthousiasme  et  quelle  sensibilité,  dans  son  Despo- 
tisme de  la  Chine,  il  trace  l'image  d'une  société  gouvernée 
par  une  aristocratie  de  lettrés.  Mirabeau  n'est  pas  moins 
explicite. 

C'est  mutiler  une  créature  humaine  que  de  dédaigner  de  lui 
faire  apprendre  dès  son  enfance  et  aux  dépens  du  public,  si  ses 
parents  ne  sont  pas  en  état  de  le  faire  eux-mêmes,  la  lecture, 
l'écriture,  l'arithmétique. 

C'est  l'instruction  obligatoire  et  gratuite.  On  retrouve 
l'expression  des  mêmes  idées  en  plusieurs  endroits  de 
Turgot. 

On  le  voit,  jusqu'ici,  il  n'y  a  pas  de  division  entre  les 
Economistes  et  les  Encyclopédistes,  si  ce  n'est  sur  un 
point,  et  ce  point  c'est  l'inégalité  des  conditions.  Et 
après  tout,    puisqu'il  faut  bien  qu'il  se  mêle  toujours  un 


42i       HISTOIHE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

peu  de  nous-mêmes  dans  nos  idées,  on  conçoit  que  ce 
qui  choquait  si  fort  un  d'Alembert,  fils  non  reconnu  de 
M™°  de  Tencin,  unDiderot,  fils  d'un  coutelier  de  Langres, 
un  Rousseau,  fils  abandonné  d'un  horloger  de  Genève, 
ait  touché  médiocrement  le  marquis  de  Mirabeau,  et  le 
médecin  de  M™*  de  Pompadour. 

Où  donc  est  le  point  de  division,  où  sont  les  diffé- 
rences? 

En  voici  une  première  :  c'est  qu'au  rebours  des 
Encyclopédistes,  les  Economistes  croient  que  les  lois 
constitutives  des  sociétés  ne  sont  pas  d'institution 
humaine  et,  par  là,  ils  sont  voisins  de  Bossuet,  dans  sa 
Politique  tirée  de  l'Ecriture  Sainte,  et  de  Joseph  de 
Maistre,  dans  ses  Considérations  sur  la  France.  C'est  une 
idée  que  Quesnay  exprime  avec  force  : 

Mais  en  considérant  les  facultés  corporelles  et  intellectuelles» 
et  les  autres  moyens  de  chaque  homme  en  particulier,  «ous  y 
trouverons  encore  une  grande  inégalité  relativement  à  la  jouis- 
sance du  droit  naturel  des  hommes.  Cette  inégalité  n'admet  ni 
juste  ni  injuste  dans  son  principe  :  elle  résulte  de  la  combinaison 
des  lois  de  la  natwre,  et  les  hommes,  ne  pouvant  pénétrer  les 
desseins  de  l'Être  Suprême,  dans  la  construction  de  r Univers,  ne 
oeuvent  s'' élever  jusqu'à  la  destination  des  règles  immuables  qu'il 
a  instituées  pour  la  formation  et  la  conservation  de  son  ouvrage 

[Droit  Naturel,  ch.  m.) 

De  même  Mirabeau,  dans  une  lettre  à  J.-J.  Rousseau: 

L'homme,  ainsi  que  tout  le  reste  de  la  création,  est  assujetti  et 

englobé  dans  les  lois  essentielles  de  l'ordre  naturel Il  ne  s'agit 

donc  que  d'un  gouvernement  qui  montre  la  loi  à  l'homme,  et  qui 
la  lui  fasse  observer. 

Voilà  des  déclarations,  je  pense,  assee  formelles.  Ils 
croient  qu'il  y  a  des  lois  naturelles  qui  gouvernent  l'indi- 


LES    ÉCONOMISTES  425 

vidu;  que  la  science  par  excellence  a  pour  objet  de 
dégager  ces  lois  du  milieu  des  obscurités  qui  nous  en 
cachent  la  vue  ;  que  le  bonheur  de  l'humanité  ne  consiste 
qu'à  suivre  ces  lois. 

La  différence  est  considérable  avec  les  Encyclopédistes. 
S'ils  prêchent  une  doctrine,  elle  aussi  révolutionnaire  en 
son  genre,  ce  n'est  point  du  tout  au  nom  d'un  idéal 
métaphysique  de  justice  absolue;  ce  n'est  pas  davantage 
en  vue  de  détruire  l'inégalité  des  conditions  que  vous 
avez  vu  qu'ils  croient  nécessaire,  fondée  en  nature  sur 
l'inégalité  des  aptitudes;  et  ce  n'est  pas  enfin  pour  nous 
émanciper  des  contraintes  que  nous  subissons  :  ils  sont 
tous  monarchistes  et  partisans  du  despotisme  légal.  Mais 
c'est  au  nom  d'une  science  de  l'humanité  ou  de  la  réalité, 
qu'ils  croient  possible,  qu'ils  croient  certaine,  qu'ils 
croient  aussi  qu'on  a  ignorée  jusqu'à  eux.  Et,  à  cet  égard, 
on  peut  dire  qu'il  y  a  quelque  ressemblance  entre  eux 
et  Montesquieu.  Je  me  suis  demandé  parfois  à  quel 
moment,  s'il  avait  vécu,  la  division  eût  éclaté  entre  lui 
et  les  Encyclopédistes.  Et  j'ai  toujours  pensé  qu'elle  eût 
éclaté  sur  ce  point  sans  doute,  à  savoir  qu'il  y  a  des  lois 
naturelles. 

On  voit  d'ailleurs  quel  est  le  danger  de  la  doctrine,  et 
à  quelles  conséquences  elle  peut  aboutir.  La  doctrine 
économique  une  fois  posée  devient  fatalement  le  pire 
instrument  d'inhibition  sociale,  et  c'est  ce  qu'on  a  vu 
plusieurs  fois  dans  le  temps  où  nous  sommes. 

De  cette  première  différence  combinée  avec  leur  doc- 
trine du  Produit  net  qui  consiste  essentiellement  à  voir 
dans  l'agriculture  la  source  unique  de  la  richesse, 
résulte  une  autre  différence  qui  les  rapproche  de  Rous- 


426       IIISTOIHE    de    la    LITTERATURE     FRANÇAISE    CLASSIQUE 

seau.  Ils  admirent  bien  les  arts  en  général,  mais  ils  ne 
font  point  du  tout  de  leur  prospérité  la  mesure  de  la 
civilisation.  Écoutez  VAmi  des  hommes  déclamer  contre 
le  luxe  : 

Je  viens  prêcher  le  stoïcisme  à  des  gens  instruits  également  de 
la  vanité  des  préjugés  du  vice,  et  de  ceux  de  la  vertu..,. 

...  On  jugera  que  les  esprits  sont  comme  engloutis  dans  la  ser- 
vitude volontaire,  et  l'on  connaîtra  ce  que  c'est  que  les  effets  de  la 
crainte  et  de  l'espérance  sur  des  esprits  ouverts  à  la  cupidité. 

C'est  le  langacre  de  Rousseau  dans  ses  Discours,  et 
c'est  le  contraire  de  celui  d'Helvétius,  de  Voltaire,  ou  de 
Diderot.  Relisez  à  ce  propos,  l'article  Luxe  de  V Encyclo- 
pédie qui  est  de  Diderot,  et  où  il  s'efforce  de  tenir  la 
balance  égale  entre  les  partisans  et  les  détracteurs  du 
luxe.  Quelque  habileté  qu'il  mette,  on  voit  bien  qu'il 
penche  pour  le  luxe  : 

Les  philosophes  les  plus  modérés  qui  ont  écrit  contre  le  luxe 
ont  prétendu  qu'il  n'était  funeste  aux  Etats  que  par  son  excès.... 

...  L'opinion  la  plus  générale  aujourd'hui  est  que  pour  tirer  les 
nations  de  leur  faiblesse  et  de  leur  obscurité,  et  pour  leur  donner 
une  force,  une  consistance,  une  richesse,  qui  les  élèvent  sur  les 
autres  nations,  il  faut  quïl  y  ait  du  luxe. 

...  Cette  envie  de  jouir  dans  ceux  qui  ont  des  richesses,  et 
l'envie  de  s'enrichir  dans  ceux  qui  n'ont  que  le  nécessaire,  doivent 
exciter  les  arts  et  toute  espèce  d'industrie 

Encyclopédistes  et  Economistes,  ils  ne  conçoivent  donc 
pas  du  tout  de  la  même  manière  le  progrès  social,  ni  les 
moyens  de  le  réaliser.  Les  premiers  sont  des  Girondins, 
les  autres  sont  des  Jacobins,  du  moins  sous  ce  rapport. 

Et  de  là  résulte  une  différence  encore  entre  eux,  qui 
est  que  leurs  méthodes  vont  aller  en  divergeant.  Les 
Encyclopédistes  sont  des  à-prioristes,  rationalistes,  philo- 


1 


LES    ECONOMISTES  427 

sophes;  les  Economistes  sont  des  empiristes,  utilitaristes. 
Je  veux  dire  par  là  que  les  premiers  partent  de  la  consi- 
dération de  ce  qui  devrait  être,  les  seconds  de  la  consi- 
dération de  ce  qui  est.  Avec  eux  et  par  eux  un  peu 
d'expérience  rentre,  pour  ainsi  parler,  dans  la  doctrine 
du  xv!!!**  siècle,  et  la  pure  logique  se  leste  d'un  peu  de 
réalité.  Mais  entendons-nous  bien  :  cela  ne  signifie  pas 
que  les  doctrines  de  Quesnay,  de  Mirabeau,  de  Turgot, 
contiennent  plus  de  vérité  que  celles  de  Diderot  ou  de 
d'Alembert^  non  !  et  depuis  longtemps  elles  sont  battues 
en  brèche;  mais  je  parle  des  intentions  ou  des  méthodes, 
et  je  dis  que  la  doctrine  des  économistes,  indépen- 
damment de  son  contenu  particulier  au  xviii''  siècle,  est 
fondée  sur  cette  idée,  non  seulement,  comme  nous  le 
disions,  qu'il  y  a  des  lois  sociales,  mais  que  ces  lois  ne 
peuvent  être  connues  que  par  l'observation;  et  que,  quand 
elles  révolteraient  même  nos  instincts  de  justice,  il 
faudrait  cependant  nous  y  résigner,  puisque,  étant  des 
lois,  nous  sommes  impuissants  contre  elles. 

Telles  sont,  en  gros,  les  principales  différences  que 
j'aperçois.  Il  y  en  a  d'autres  sans  doute,  mais  elles 
portent  sur  des  points  de  détail,  et,  pour  les  faire  sentir, 
il  faudrait  être  plus  compétent.  Celles-ci  m'apparaissent 
comme  les  principales.  On  remarquera  que,  si  elles  sont 
profondes,  elles  sont  subtiles,  et  cela  nous  explique  que 
la  dispute  ait  été  moins  aigre  qu'avec  Rousseau,  Et  puis, 
sans  parler  de  l'éducation  publique,  elles  ont  en  quelque 
manière  été  masquées  ou  déguisées  par  l'entente,  ou  la 
confusion,  sur  un  point  principal,  qui  est  que  l'ordre 
moral  dépend  de  l'ordre  social,  lequel  dépend  lui-même 
de  l'ordre  physique. 


428       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASfSIQUE 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'à  la  date  où  nous  sommes, 
trois  ou  quatre  courants  de  pensée  se  sont  formés  :  cou- 
rant voltairien,  courant  encyclopédique,  courant  senti- 
mental, courant  économique.  Après  être  venus  de  diffé- 
rents points  de  l'horizon,  ils  ont  un  moment  mêlé  leurs 
eaux,  et  coulé  tous  ensemble,  de  1750  à  1760.  Mais  les 
voici  maintenant  qui  de  nouveau  se  séparent.  Imaginons 
trois  ou  quatre  fleuves  ayant  chacun  sa  source  à  distance 
l'un  de  l'autre,  coulant  chacun  selon  sa  pente,  puis  à  un 
moment  donné  se  déversant  dans  un  grand  lac,  où  peut- 
être  leurs  eaux  se  sont  moins  mêlées  que  dérobées  à 
notre  vue;  elles  en  ressortent  alors,  et  chacun  en  en 
ressortant  se  creuse  un  nouveau  lit,  parcourt  ou  reflète  en 
son  cours  des  campagnes  nouvelles,  s'éloigne  des  autres, 
s'en  rapproche,  se  confond  encore  un  moment  avec  eux, 
pour  s'en  écarter  de  nouveau.  Telle  est  bien  un  peu 
l'image  du  développement  de  l'esprit  encyclopédique. 


CHAPITRE    IV 


GEORGES-LOUIS    LEGLERG    DE    BUFFON    (1707-1788\ 


Il  est  temps  de  faire  place  à  un  grand  esprit,  qui  en 
même  temps  est  un  grand  écrivain,  et  qui,  sans  se  tenir 
à  proprement  parler  en  dehors  du  mouvement  encyclopé- 
dique, n'a  pas  été  enrégimenté  dans  la  bande  de  Diderot 
et  de  d'Alembert.  Fort  de  sa  naissance,  de  sa  situation 
de  fortune,  de  sa  valeur,  il  avait  la  prétention  de  ne 
dépendre  que  de  lui-même.  C'est  l'explication  de  l'espèce 
de  discrédit  où  il  est  tombé  de  nos  jours  :  les  Encyclo- 
pédistes ont  fait  l'opinion  de  la  postérité  sur  le  xviii'  siècle. 
Nous  parlons  donc  des  «  erreurs  »  de  Buffon,  sans 
remarquer  que,  ce  que  l'on  appelait  ses  «  erreurs  »  à 
l'époque  où  l'histoire  naturelle  de  Cuvier  régnait  souve- 
rainement dans  l'école,  est  redevenu  des  «  vérités  » 
depuis  que  l'histoire  naturelle  de  Cuvier  a  elle-même  été 
remplacée  par  celle  de  Darwin  et  d'Hteckel. 

Les  Encyclopédistes,  en  effet,  n'ont  pas  pardonné  à 
BufFon  son  indépendance.  «  Ne  me  parlez  pas  »,  disait 
d'Alembert, 


430       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Ne  me  parlez  pas  de  votre  Bullon,  ce  comte  de  Tuflières,  qui, 
au  lieu  de  nommer  simplement  le  cheval,  s'écrie  :  La  plus  noble 
conquête  que  l'homme  ait  jamais  faite  est  celle  de  ce  fier  et  fou- 
gueux animal  qui.... 

Si  d'AIembert  reprochait  à  BufTon  son  emphase, 
Grimm  lui  reprochait  de  manquer  d'idées;  s'étonnait, 
en  Allemand  de  son  temps  qu'il  était,  du  «  cas  singulier 
que  l'on  faisait  h  Paris  du  style  »,  et  prédisait  avec  auto- 
rité qu'un  jour  la  gloire  de  M.  Daubenton  éclipserait 
celle  de  BuETon.  Ou  bien,  dans  ses  Mémoires,  Marmontel 
allait  plus  loin,  réduisant  le  mérite  entier  de  l'auteur  de 
Vllistoire  Naturelle  h  celui  d'un  «  poète  distingué  dans  le 
genre  descriptif  »  ;  attaquant  jusqu'à  son  caractère;  et 
nous  le  présentant  comme  un  courtisan  assidu  des  puis- 
sances, et  même  un  peu  servile  : 

Comme  Bulîon  voyait  que  l'école  encyclopédique  était  en  défa- 
veur à  la  cour  et  dans  l'esprit  du  roi,  il  craignit  d'être  enveloppé 
dans  le  commun  naufrage,  et  pour  voyager  à  pleines  voiles,  ou 
du  moins  pour  louvoyer  seul  et  prudemment  parmi  les  écueils,  il 
aima  mieux  avoir  à  soi  sa  barque  libre  et  détachée. 

Nous  verrons  d'ailleurs  qu'indépendamment  de  l'ennui 
de  n'avoir  pas  avec  eux  un  homme  de  cette  valeur,  ils  sen- 
taient en  lui,  et  en  raison  de  son  indifférence  hautaine, 
un  ennemi  plus  dangereux,  capable  de  rectifier  leur  con- 
ception fausse  de  la  nature. 

Nous  étudierons  successivement  en  lui  l'homme,  le 
penseur,  l'écrivain. 


GEORGES-LOUIS    LECLERC    DE    BUFFON    (1707-1788)  431 

I.  —  Sa  vie  et  l'histoire  de  son  œuvre. 

Georges-Louis  Leelerc  de  Buffon  naquit  en  1707  à 
Montbard  en  Bourgogne,  où  son  père  était  conseiller  du 
roi,  commissaire  général  des  maréchaussées,  et,  à  partir 
de  1720,  conseiller  au  Parlement  de  Bourgogne.  Il  fit  ses 
études  à  Dijon,  et  il  y  connut  le  futur  Président  de 
Brosses,  le  Président  de  RufTey,  l'abbé  Le  Blanc.  Une 
autre  liaison  qu'il  contracta  alors  fut  celle  du  duc  de 
Kingston,  qui  devait  lui  être  bientôt  singulièrement 
utile.  En  1730  en  effet,  à  la  suite  d'une  querelle  de  jeu, 
il  quittait  1'  «  académie  »  d'Angers,  où  il  était  venu  se 
parfaire  dans  les  exercices  physiques  ;  et  le  duc  de 
Kingston,  qui  se  préparait,  comme  tous  les  jeunes 
nobles  Anglais  d'alors,  à  faire  son  tour  de  France  et 
d'Europe,  lui  proposa  de  l'emmener.  Il  visita  ainsi  non 
seulement  la  France,  mais  l'Italie,  la  Suisse,  l'Angleterre. 

Sa  fortune  lui  permettait,  comme  à  Montesquieu,  avec 
qui  il  présente  tant  d'analogies,  de  se  passer  de  profes- 
sion. Heureusement  il  avait  très  vif  le  goût  des  lettres 
et  des  sciences  :  ses  travaux  en  géométrie  le  firent 
remarquer,  et,  dès  1733,  il  fut  nommé  membre  de  l'Aca- 
démie des  Sciences.  Deux  ans  après,  il  publiait  une 
Statique  des  végétaux,  et  un  Traité  des  Fluxions  en  1740. 
Mais  déjà  les  mathématiques  commençaient  à  perdre  de 
leur  ancien  crédit,  et  d'ailleurs  Buffon  s'était  déjà  tourné 
vers  l'Histoire  naturelle,  quand  il  fut,  en  1739,  nommé 
Intendant  du  jardin  du  Roi. 

Il  se  consacre  absolument  à  ses  fonctions;  et  il  com- 
mence à  préparer  son  Histoire  Naturelle,  avec  l'aide  des 


432        HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

collections  uniques  dont  il  disposait  désormais.  En  1749 
paraissaient  les  trois  premiers  volumes. 

C'est  un  des  grands  livres  du  xviii'^  siècle,  et  l'un  de 
ceux  dont  nous  ne  sommes  pas  assez  fiers  :  il  est  sans 
doute  moins  amusant  que  Candide  ou  les  Lettres  Per- 
sanes, mais  il  est  considérable,  et  c'est  un  de  ceux  qui 
font  honneur  h  un  temps,  à  un  homme,  h  une  nation,  par 
ses  vues  toujours  élevées,  toujours  claires,  et  capables 
aussi  de  détail. 

Les  quinze  premiers  volumes  parurent  de  1749  à  1767  : 
ils  comprenaient  la  Théorie  de  la  Terre^  Y  Histoire  Natu- 
relie  de  t Homme,  les  Quadrupèdes.  Puis,  de  1770  à  1783, 
neuf  volumes,  sur  les  Oiseaux.  En  1774  et  ïllb,  deux 
volumes  de  Suppléments .  En  1776,  un  recueil  de 
Mémoires  sur  les  Quadrupèdes;  un  autre,  sur  V Histoire 
de  V Homme,  en  1777;  un  autre,  en  1778,  contenant  les 
Epoques  de  la  Nature;  deux  autres,  en  1782  et  en  1789, 
sur  les  Quadrupèdes.  ]J Histoire  des  Minéraux  parut  en 
cinq  volumes,  de  1783  à  1788.  Rien  que  dans  l'énumé- 
ration  de  ces  livres,  on  voit  la  grandeur  du  plan,  la 
quantité  des  recherches,  et  le  haut  degré  de  conscience 
du  savant. 

Pour  les  recherches,  il  est  vrai  que  Buflbn  s'est  fait 
aider  :  par  Daubenton  pour  les  Quadrupèdes,  par 
l'abbé  Bexon  et  Gueneau  de  Montbeillard  pour  les 
Oiseaux,  par  Faujas  de  Saint-Rond  pour  les  Minéraux. 
On  a  quelquefois  abusé  de  cette  collaboration,  pour 
prétendre  que  la  science  de  Buffon  n'était  en  somme  que 
de  seconde  main.  Mais  il  faut  bien  prendre  ses  matériaux 
quelque  part!  Et  d'ailleurs,  ayant  su  corriger  ses  colla- 
borateurs, tant  pour  la  forme  que  pour  le  fonds,  ayant  su 


GEORGES-LOUIS    LECLERC    DE    BUFFON    (1707-1788)  433 

les  appliquer  chacun  aux  fonctions  qui  lui  étaient  pro- 
pres, ayant  enfin  su  mettre  sa  marque  sur  l'ensemble,  son 
originalité  n'est-elle  pas  suffisante? 

Aussi  le  succès  de  VHistoire  Naturelle  fut-il  considé- 
rable, dès  le  début.  «  Ce  livre  »,  dit  Grimm  dans  sa 
Correspondance  y 

Ce  livre,  qui  est  du  petit  nombre  de  ceux  qui  iront  à  la  postérité 
et  qui  devraient  y  aller  seuls,  a  réuni  dès  le  commencement  tous 
les  suffrages.... 

On  espérait  d'ailleurs,  à  ce  moment,  qu'on  pourrait 
user  de  BufTon,  et  on  lui  faisait  des  avances.  Mais  le 
succès  n'en  continua  pas  moins  quand  les  Encyclopédistes 
eurent  cessé  de  lui  être  favorables,  désespérant  de  le 
gagner. 

Sur  son  caractère  et  sa  vie  dans  ses  dernières  années, 
nous  avons  le  récit  humoristique  d'Hérault  de  Séchelles, 
qui  était  allé,  comme  nous  dirions  aujourd'hui,  1'  «  inter- 
viewer »  à  Montbard.  Mais  Hérault  se  borne  trop  à  faire 
ressortir  la  vanité  solennelle  du  grand  homme,  plus 
vain,  plus  solennel  et  plus  grand  dans  sa  province. 

Si  nous  ajoutons  à  son  Histoire  naturelle  le  Discours 
qu'il  prononça,  en  1753,  à  l'Académie  Française,  à 
l'occasion  de  sa  réception,  et  qui  est  connu  sous  le  nom 
de  Discours  sur  le  style,  nous  avons  la  totalité  de  son 
œuvre.  Essayons  maintenant  d'en  apprécier  le  fonds  et  la 
forme. 

H.  La    SCIENCE   ET  LA  PHILOSOPHIE   DE    BuFFON. 

Le  sujet,    à  vrai  dire,  comporte  de  graves  difficultés. 
Sans  parler  de  l'immensité  de  la  matière,  la  variation  des 
III.  28 


434        HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE     FRANÇAISE    CLASSIQUE 

opinions  scientifiques  de  Buffon  ne  laisse  pas  de  nous 
embarrasser.  Car  un  trait  caractéristique  de  ce  génie, 
c'en  est  la  souplesse,  ou  peut-être  et  plutôt  la  perfectibi- 
lité. Durant  les  trente  années  qui  séparent  "les  premiers 
volumes  de  VHistoire  naturelle  des  Epoques  de  la  nature, 
pas  un  seul  jour  Buffon  n'a  cessé  d'étendre,  de  rectifier, 
de  modifier,  d'élargir  et  d'approfondir,  de  corriger  ses 
idées.  Très  différent  en  cela  de  quelques-uns  de  ses 
contemporains,  de  Rousseau,  par  exemple,  qui  a  vécu  du 
fonds  d'idées  qu'il  s'était  fait  jusqu'à  ses  Discours,  Buffon 
a  constamment  travaillé  sur  lui-même,  et  recommencé, 
d'année  en  année,  son  éducation  scientifique.  Aussi, 
pour  ne  parler  ici  que  d'une  seule  question,  Flourens 
n'hésitait  pas  à  faire  de  lui  un  partisan  décidé  de  la  fixité 
des  espèces;  et,  à  l'appui  de  son  dire,  il  abondait  en 
citations  topiques.  Mais  Lanessan  n'en  a  pas  apporté  de 
moins  nombreuses  ni  de  moins  caractéristiques  pour 
prouver  qu'au  contraire,  avant  Lamarck  et  Darwin,  Buffon 
avait  conçu  la  doctrine  de  l'indéfinie  variabilité  des 
espèces. 

Il  faut  donc  distinguer  entre  les  différentes  parties  de 
son  œuvre,  les  différents  temps  de  la  publication,  qui 
sont  marqués,  le  premier  par  le  Discours  sur  l'histoire 
naturelle,  la  Théorie  de  la  terre,  VHistoire  de  Vhomme 
(1749-1758);  le  second  par  les  Animaux  carnassiers,  les 
Vues  de  la  nature,  les  Animaux  des  différents  continents, 
la  Nomenclature  des  singes  (1758-1764);  et  le  troi- 
sième par  les  Minéraux  et  les  Époques  de  la  nature 
(1764-1789). 

Ce  qui  complique  encore  l'étude  des  idées  de  Buffon, 
c'est  que,  n'en  déplaise  à  Grimm,  il  avait  précisément  un 


GEORGES-LOUIS    LECLERC     DE     BUFFON    (1707-1788)  435 

très  grand  nombre  d'idées.  Assurément,  et  c'est  là  sans 
doute  où  Grimm  trouvait  à  redire,  il  n'en  avait  point  sur 
les  fondements  de  l'État,  ni  sur  l'organisation  de  la 
société  future.  Mais  pour  des  idées,  de  véritables  idées, 
personne  au  xviii^  siècle,  ni  Voltaire,  ni  Diderot,  quoi  que 
l'on  en  dise,  n'en  a  eu  davantage,  ni  de  plus  grandes  ou 
de  plus  fécondes  que  Buffon.  Son  imagination  scienti- 
fique l'emporte  au  delà  et  au-dessus  des  êtres  particu- 
liers qu'il  étudie,  et  qui  dès  lors  lui  apparaissent  seule- 
ment comme  des  cas  servant  d'exemple  à  l'appui  d'une 
théorie,  d'un  système,  d'une  hypothèse.  De  VAne,  il  s'élève 
ainsi  à  l'idée  de  la  dégénérescence  et  de  la  variabilité  des 
espèces;  du  Lièvre,  à  celle  de  leur  diffusion;  de  V Élé- 
phant, à  des  considérations  sur  l'intelligence  des  ani- 
maux; de  la  Mule,  à  des  considérations  sur  le  métissage 
et  l'hybridité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  commence,  de  1749  à  1758,  par 
faire  la  guerre  aux  classifications,  et  pour  deux  raisons, 
qui  ne  sont  pas  celles  qu'on  donne  en  général  :  c'est 
d'abord  qu'il  sent  combien  les  classifications  sont  artifi- 
cielles, étant  sans  fondement  dans  la  nature,  et  dès  lors 
purement  mnémotechniques  : 

L'espèce  est  donc  un  mot  abstrait  et  général.,.. 

Il  ne  faut  pas  oublier  que  ces  familles  sont  notre  ouvrage,  que 
nous  ne  les  avons  faites  que  pour  le  soulagement  de  notre  esprit, 
que  s'il  ne  peut  comprendre  la  suite  réelle  de  tous  les  êtres,  c'est 
notre  faute  et  non  pas  celle  de  la  nature,  qui  ne  connaît  point  ces 
prétendues  familles,  et  ne  contient  en  effet  que  des  individus. 

C'est  en  second  lieu  qu'il  juge  quels  peuvent  être  les 
dangers  des  classifications.  Faut-il  croire,  à  ce  propos, 
que  Buffon  se  dérobe?  Non   pas,  mais  s'il   repousse  la 


436       HISTOIRE    DE    LA    LITïÉUATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

classification,  c'est  pour  ne  point  faire  de  l'homme  un 
singe  dégénéré  ou  perfectionné.  L'homme  lui  apparaît 
comme  occupant  une  place  h  part,  comme  constituant  en 
quelque  sorte  un  «  règne  »  dans  la  nature  : 

Pourquoi  vouloir  nous  forcer  à  ne  le  voir  que  comme  un  animal, 
tandis  qu'il  est  en  effet  d'une  nature  très  différente,  très  distin- 
guée, et  si  supérieure  à  celle  des  bêtes,  qu'il  faudrait  être  aussi 
peu  éclairé  qu'elles  le  sont  pour  pouvoir  les  confondre? 

Bien  loin  donc  de  l'absorber  parmi  les  animaux,  il  l'en 
distingue  avec  soin.  Et  c'est  ce  qui  le  sépare  lui-même 
du  groupe  des  Encyclopédistes.  De  là  l'ordre  qu'il  suit 
dans  la  distribution  de  sa  matière  :  il  ordonne  tout  par 
rapport  à  l'homme,  passant  des  animaux  domestiques  aux 
animaux  sauvages,  et  de  ceux-ci  aux  carnassiers,  distin- 
guant ainsi  nettement  le  bœuf  du  cerf,  et  ce  dernier  du 
tirrre;  ou  bien  encore  passant  des  animaux  européens  à 
ceux  du  reste  de  l'Ancien  Continent,  puis  à  ceux  du 
Nouveau  Continent;  de  telle  sorte  que  l'homme  qui  va  le 
plus  faire  pour  élargir  l'horizon,  et  réduire  la  planète  à 
son  peu  d'importance  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  est 
celui  qui  semble  le  plus  subordonner  l'évolution  entière 
de  la  nature  à  la  formation  de  l'homme  et  au  dévelop- 
pement de  la  civilisation.  Il  est  vrai  d'ajouter  cependant 
que,  même  alors,  il  nie  la  finalité. 

Ce  point  de  vue  contestable  le  met  néanmoins  sur  la 
voie  d'une  découverte  nouvelle,  celle  de  la  géographie 
zoologique.  Et  tandis  qu'il  procède  par  «  faunes  »,  sur 
sa  route  que  voit-il?  Il  voit  que  les  animaux  du  Nouveau 
Monde  ne  sont  pas  les  mêmes  que  ceux  de  l'Ancien, 
qu'un  puma  n'est  pas  un  lion,  ni  le  tapir  un  porc,  ni  le 


GEORGES-LOUIS    LECLERC    DE    BUFFON    (1707-1788)  437 

lama  un  chameau;  que,  s'ils  ne  sont  pas  les  mêmes,  ils 
sont  pourtant  analogues,  appartenant  respectivement  au 
genre  félin,  pachyderme,  ruminant,  qu'ils  sont  enfin 
généralement  plus  petits.  Il  cherche  les  causes  de  cette 
différence  dans  la  ressemblance,  et  il  n'en  trouve  d'au- 
tres qu'une  certaine  élasticité  de  la  nature,  une  certaine 
plasticité  des  espèces,  qui  peuvent  se  modifier  sous 
diverses  influences,  telles  que  le  climat,  le  régime  alimen- 
taire, la  concurrence  vitale,  la  sélection.  Son  plan  général 
alors  s'infléchit;  il  perd  de  sa  vigueur  et  de  sa  fixité, 
mais  en  même  temps  il  s'élargit,  et  ces  lacunes  entre 
espèces  se  comblent  par  l'enchaînement  que  désormais  il 
aperçoit.  C'est  le  moment  (1759-1764)  où  ses  idées  ont 
été  le  plus  voisines  de  ce  que  devaient  être  un  jour 
celles  de  Darwin.  S'il  persiste  à  faire  de  l'homme  un  être 
à  part,  c'est  sur  d'autres  bases,  parce  que  l'homme 
échappe  aux  transformations  qu'il  remarque  chez  les  ani- 
maux. 

Cependant  ce  ne  devait  pas  être  le  dernier  état  de  la 
pensée  de  Buffon;  ou  plutôt,  si!  c'est  bien  le  dernier 
état  de  sa  pensée,  mais  elle  s'élève  :  il  possède  sa  matière, 
il  la  domine,  il  écrit  ses  Epoques  de  la  nature.  On  lui  a 
reproché  d'avoir  manqué  de  poésie.  Qu'on  se  reporte 
donc  au  début  de  ses  Epoques  : 

Comme  dans  l'histoire  civile  on  consulte  les  titres,  on  recherche 
les  médailles,  on  déchiffre  les  inscriptions  antiques  pour  déter- 
miner les  époques  des  révolutions  humaines,  et  constater  les  dates 
des  événements  moraux;  de  même,  dans  l'histoire  naturelle,  il 
faut  fouiller  les  archives  du  monde,  tirer  des  entrailles  de  la  terre 
les  vieux  monuments,  recueillir  leurs  débris,  et  rassembler  en  un 
corps  de  preuves  tous  les  indices  des  changements  physiques 
qui  peuvent  nous  faire  remonter  aux  différents  âges  de  la  nature. 


43S       HISTOIRE    DE    LA.    LITTERATURE    FRANÇAISE     CLASSIQUE 

C'est  le  seul  moyen  de  fixer  quelques  points  dans  l'immensité  de 
l'espace,  et  placer  un  certain  nombre  de  pierres  numéraires  sur 
la  route  éternelle  du  temps.  Le  passé  est  comme  la  distance,  notre 
vue  y  décroît,  et  s'y  perdrait  de  même,  si  l'histoire  et  la  chrono- 
logie n'eussent  placé  des  fanaux,  des  flambeaux  aux  points  les 
plus  obscurs. 

Images,  rythme  même,  gravité  du  ton,  tout  cela  n'est- 
il  pas  digne  de  la  poésie? Mais,  surtout,  combien  d'idées 
nouvelles  et  fécondes  apparaissent  alors  dans  son  œuvre! 
Celle  de  l'infinitude  du  monde,  de  la  conservation  de  la 
force,  de  la  transformation  à  jamais.  Il  n'importe  qu'au 
milieu  de  tout  cela  il  ait  continué  à  affirmer  le  pouvoir 
particulier  de  l'homme,  ou  plutôt  ce  pouvoir  se  concilie 
avec  la  grandeur  accordée  par  BufFon  à  la  nature  :  dans 
les  limites  posées  par  la  nature  le  pouvoir  de  l'homme, 
pense-t-il,  est  infini,  mais  dans  ces  limites  seulement. 

Et  c'est  ainsi  que,  sans  rabaisser  l'homme,  sans  même 
décrier,  comme  le  faisait  son  contemporain  Rousseau, 
l'œuvre  principale  des  hommes  :  la  société,  Buffbn  déta- 
chait l'homme  de  la  superstition  de  lui-même  et  de  son 
espèce,  lui  donnant  la  claire  conscience  du  peu  de  place 
qu'il  occupe  dans  l'espace  comme  du  peu  de  durée  qu'il 
occupe  dans  le  temps.  Ce  lieu  commun  de  la  théologie 
chrétienne,  si  éloquemment  développé  par  Pascal,  c'est 
BufTon,  le  moins  pieux  assurément  de  nos  grands  écri- 
vains, qui  l'a  renouvelé  en  en  faisant  l'objet  d'une 
démonstration  proprement  scientifique.  Il  a  montré,  dans 
ses  Ei>o(ines  de  la  nature,  quel  accident  c'était,  aux  yeux 
d'un  savant,  que  l'existence  de  l'humanité  à  la  surface 
du  globe.  Et  c'est  lui  qui,  de  tous  les  philosophes  du 
xviii*  siècle,  a  ainsi  le  plus  fait  pour  débarrasser  la  science 
de    cette    adoration   de   l'homme    qui    l'encombrait    tant 


GEORGES-LOUIS    LECLERC    DE    BUFFON    (1707-1788)  439 

alors.  Tandis  qu'en  effet  la  philosophie  de  Voltaire,  celle 
de  Montesquieu,  de  Rousseau,  de  Diderot,  sont  essen- 
tiellement des  philosophies  sociales,  si  l'on  peut  ainsi 
dire,  des  philosophies  dont  le  progrès  ou  la  réformation 
de  l'institution  sociale  est  le  commencement  et  la  fin,  la 
philosophie  de  Buffon,  prenant  son  origine  dans  celle 
même  des  mondes,  et  prolongeant  ses  suites  au  delà  de 
l'existence  de  l'espèce,  a  rouvert  l'infini  à  la  pensée  scien- 
tifique. 

III.  —  L'Ecrivain  et  ses  théories. 

Nous  venons  de  voir  qu'il  s'en  faut  que  Buffon,  comme 
naturaliste  ou  comme  philosophe,  fût  aussi  démodé  qu'on 
l'a  souvent  prétendu.  Considérons  en  lui  l'écrivain.  C'est 
ici  qu'il  faut  distinguer  :  certaines  descriptions,  on  pour- 
rait dire  certains  «  portraits  »  d'animaux,  sont  dûs  à  ses 
collaborateurs.  Le  Paon,  par  exemple  : 

Si  l'empire  appartenait  à  la  beauté  et  non  à  la  force,  le  paon 
serait,  sans  contredit,  le  roi  des  oiseaux, etc. 

Le  Paon  est  de  Guéneau  de  Montbéliard.  Ainsi 
quelques-uns  des  morceaux  les  plus  brillants,  je  veux 
dire  les  plus  clinquants,  ne  sont  pas  de  lui.  Ses  collabo- 
rateurs ont  toutefois  pris  sa  manière,  et  puisqu'ils  ont 
paru  sous  son  nom,  c'est  qu'il  avait  bien  lui-même  le 
goût  du  brillant,  et  même  du  brillante. 

lia,  en  second  lieu,  le  goût  du  pompeux,  de  la  noblesse, 
de  la  majesté  ;  et  cette  tendance  est  bien  sensible  dans 
les  morceaux  fameux  du  Cheval  et  du  Cerf.  Sous  ce  rap- 
port  on    peut   dire    de   Buffon   qu'il   est    l'antithèse  de 


440       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Diderot.  L'auteur  de  V Encyclopédie  écrit  «  en  robe  de 
chambre  »,  mais  celui  de  YHistoire  naturelle  prend  pour 
écrire  ses  «  manchettes  de  dentelle  ».  Buffon  aime  les 
longues  périodes,   les  périphrases,  les  termes  généraux. 

Si  maintenant  nous  cherchons  d'où  procède  ce  goût  de 
la  pompe  et  de  l'éclat,  nous  trouvons  qu'en  réalité  BufTon 
a  plutôt  l'ambition  du  style  qu'il  n'en  a  le  don.  Il  fait 
constamment  effort  d'écrivain,  et  il  est,  au  fond,  moins 
pompeux  encore  que  tendu.  Buffon  a  une  manière 
d'écrire  très  éloignée  de  sa  façon  de  parler.  Il  se  met, 
pour  composer,  dans  un  certain  état  violent,  un  état  litté- 
raire, très  différent  de  son  état  normal.  —  C'est  ce  que 
confirme  encore  l'examen  de  ses  manuscrits,  et  des 
corrections  qu'il  fait  au  style  de  ses  collaborateurs.  Beau- 
coup de  ces  corrections  sont  extrêmement  heureuses; 
mais  beaucoup  en  revanche  sont  inutiles,  ou  vaines,  et 
qui  ne  sont  pas  précisément  d'un  «  phrasier  »,  comme 
l'appelait  d'Alembert,  mais  un  peu  d'un  rhéteur.  Il 
veut  orner  jusqu'aux  plus  petites  choses,  et  quand  il  y 
réussit  le  mieux,  on  sent  encore  la  peine,  l'apprêt,  et 
l'artifice. 

Les  théories  du  Discours  sur  le  style  sont  d'accord 
avec  ces  goûts.  Il  y  préconise  l'éloquence,  la  beauté  du 
style,  et  sa  pureté  : 

Le  style  n'est  que  l'ordre  et  le  mouvement  qu'on  met  dans  les 
pensées.... 

Le  plan  n'est  pas  encore  le  style,  mais  il  en  est  la  base.... 

Rien  n'est  plus  opposé  à  la  véritable  éloquence  que  l'emploi  de 
ces  pensées  fines,  la  recherche  de  ces  idées  légères,  déliées,  sans 
consistance.... 

Pour  bien  écrire,  il  faut  donc  posséder  pleinement  son  sujet;  il 
faut  y  réfléchir  assez  pour  voir  clairement  l'ordre  de  ses  pensées, 
et  en  former  une  suite,  une  chaîne  continue.... 


GEORGES-LOUIS    LECLERC    DE    BUFFON    (1707-1788)  441 

Ici  encore  songeons  à  Diderot,  et  mesurons  la  diffé- 
rence ! 

Arrêtons-nous  h  ce  Discours  su?'  le  style.  Son  impor- 
tance lui  est  venue  non  pas  de  ce  qu'il  fut  le  premier  dis- 
cours académique  de  ce  genre,  mais  de  ce  que  l'on  a 
voulu  y  voir  l'expression  parfaite  de  l'idéal  classique  : 
en  réalité  il  exprime  surtout  l'idéal  de  Buffon.  C'est  un 
premier  point  auquel  on  doit  prendre  garde  :  le  Discours 
ne  contient  les  principes  ni  de  Pascal,  ni  de  Bossuet,  ni 
de  La  Bruyère,  ni  même  de  Voltaire.  Toutefois  ses  prin- 
cipes, tout  en  n'étant  pas  à  proprement  parler  classiques, 
sont  loin  d'être  simplement  pseudo-classiques. 

Quant  aux  vérités  particulières  dont  le  Discours  est 
rempli,  il  y  en  a  trois  principales  :  l'une,  que  l'écrivain 
doit  employer  de  préférence  les  termes  généraux;  la 
seconde,  que  «  le  style,  c'est  l'homme  même  »;  la  troi- 
sième :  «  Le  style  n'est  que  l'ordre  et  que  le  mouvement 
que  l'on  met  dans  ses  pensées  ».  Usez  de  termes  géné- 
raux, c'est-à-dire  évitez  les  termes  propres  et  les  termes 
techniques  ;  employez  la  langue  de  tout  le  monde,  et 
non  les  idiomes  ou  les  jargons  spéciaux,  si  vous  voulez 
faire  œuvre  de  grands  écrivains,  c'est-à-dire  annexer  une 
nouvelle  province,  en  quelque  sorte,  à  la  littérature  fran- 
çaise ;  dites  :  il  résulte,  et  non  :  il  appert;  conséquence 
et  non  corollaire;  jambe,  et  non  tibia  ou  péroné.  — Celte 
recherche  du  langage  le  plus  intelligible,  le  plus  acces- 
sible, sera  la  marque  particulière  que  vous  mettrez  sur 
vos  ouvrages;  les  idées  sont  à  tout  le  monde,  mais  votre 
style  vous  sera  ainsi  personnel  :  a  Le  style,  c'est  l'homme 
même  ».  —  Ordonnez  enfin,  puisque  l'ordre  donne  plus 
de  valeur,  ou  toute  leur  valeur,  aux  détails.  Et  observez 


4i2        HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

le  mouvement,  le  rythme  de  la  phrase  ou  de  la  pensée  : 
en  rendant  au  mouvement  ses  droits,  Buffon  rendait  les 
leurs  h  l'éloquence  et  à  la  poésie. 

Buffon  a  donc  beaucoup  réfléchi  sur  son  art.  Mais 
aussi  il  a  trop  donné  à  l'art  dans  ses  théories  et  quel- 
quefois dans  son  œuvre.  Heureusement  pour  lui,  il  s'est 
trouvé  que  ses  qualités,  et  ses  défauts  mêmes,  répondaient 
au  ton  de  son  sujet.  Les  défauts  sont  en  général  très  sen- 
sibles :  Buffon  discourt,  au  lieu  d'expliquer;  il  commet 
volontiers  des  anachronismes  d'expression,  et  surtout  il 
manque  de  goût  et  de  proportion.  Mais,  sans  parler  de 
la  beauté  et  de  la  grandeur  de  l'hypothèse,  le  souffle  de 
l'éloquence  est  chez  lui  continu,  et  la  poésie  parfois  très 
véritable. 

C'est  aussi  que  le  style  de  Buffon,  emphatique  lors- 
qu'il décrit  les  mœurs  du  cheval  ou  du  cerf,  parce  qu'il 
les  décrit  d'un  point  de  vue  trop  humain,  se  dépouille 
et  se  simplifie  avec  la  grandeur  des  objets  qu'il  expose. 
Comparez,  si  vous  voulez  bien  voir  ce  caractère,  les 
Epoques  de  la  nature  avec  l'Exposition  du  système  du 
monde  ou  le  Discours  sur  les  révolutions  du  globe. 
Laplace  et  Cuvier  sont  des  savants  qui  écrivent  :  Buffon, 
au  contraire,  est  un  écrivain  qui  s'empare  de  la  science 
pour  lui  communiquer  ce  caractère  d'universalité  et  de 
popularité  que  les  savants  ne  lui  donneront  jamais.  Et 
bien  loin  qu'on  le  puisse  accuser  ici  d'emphase  ou  de 
déclamation,  c'est  plutôt  sa  froideur  ou  son  impassibilité 
qu'on  lui  a  reprochée.  «  Il  raconte  que  la  terre  est  des- 
cendue du  soleil,  a  dit  E.  Montégut,  et  que  les  mers 
sont  tombées  un  beau  jour  sur  la  terre  des  hauteurs  de 
l'espace  où  elles  étaient  retenues,  sans  plus  d'émotion, 


1 


GEORGES-LOUIS    LECLERC    DE    BUFFON    (1707-1788)  443 

de  tressaillement  et  d'admiration,  que  s'il  s'agissait  d'un 
ancien  incendie  d'une  tourbière  éteinte  depuis  long- 
temps... »  Mais,  quand  on  fait  h  Buffon  ce  reproche,  ne 
méconnait-on  pas  la  grandeur  et  l'originalité  de  sa 
manière?  Que  les  mers,  en  effet,  soient  tombées  un  beau 
jour  sur  la  terre  des  hauteurs  de  l'espace  infini,  cela 
sans  doute  est  merveilleux;  et  cependant  cela  ne  l'est 
pas  plus  que  le  retour  des  saisons,  que  la  croissance  d'un 
brin  d'herbe,  que  la  vie  même  et  que  la  mort.  Ainsi  donc 
Buffon  croit  que  les  grandes  choses  parlent  assez  élo- 
quemment  d'elles-mêmes  et  qu'au  contraire  des  petites, 
qu'il  faut  relever  par  l'éclat  de  l'expression,  plus  on  est 
simple  et  mieux  on  les  exprime.  On  pourrait  enfin  presque 
prétendre  qu'il  n'y  a  pas  pour  lui  de  «  grandes  choses  », 
en  ce  sens  que  rien  n'est  «  grand  »  que  par  rapport  à 
l'homme,  et  qu'aux  yeux  de  Buffon,  dans  la  dernière 
époque  de  la  pensée,  il  faut,  en  étudiant  la  nature,  com- 
mencer par  faire  abstraction  de  l'homme.  C'est  par  là 
que  son  idée  ou  sa  pratique  du  style  rejoint  les  principes 
scientifiques  auxquels  il  avait  abouti. 


CHAPITRE  V 


LA  DERNIÈRE  ÉPOQUE  DE  LA  VIE  DE  VOLTAIRE: 
LES  DÉLIGES 


Nous  avons  laissé  Voltaire,  après  l'aventure  de  Franc- 
fort, fuyant  l'Allemagne  h  toute  bride,  et,  dans  sa  fuite, 
fort  embarrassé  de  savoir  où  il  fixerait  son  séjour.  Si 
l'Allemagne,  en  effet,  n'était  plus  sûre  pour  lui,  il  crai- 
gnait que  la  France  ne  le  fût  pas  davantage,  et  qu'on  ne 
lui  en  voulût  de  son  retour  comme  de  son  départ.  Et  c'est 
pourquoi,  tandis  qu'il  chargeait  sa  nièce,  M™^  Denis, 
d'aller  droit  à  Paris  pour  y  tâter  le  terrain  auprès  des 
puissances,  lui-même,  pour  attendre  le  résultat  des 
démarches,  séjournait  à  Mayence,  à  Mannheim,  à  Stras- 
bourg, à  Colmar,  à  Senones,  où  il  mettait  la  dernièie 
main  à  ses  Annales  de  V Empire,  et  où,  pour  hâter  le  succ(  s 
de  sa  nièce,  il  inventait  de  faire  ostensiblement  ses 
Pâques.  Il  est  bien  étonnant  qu'un  homme  aussi  fin  se 
fût  imaginé  retirer  le  moindre  profit  de  cette  communion 
sacrilège,  dans  le  temps  même  où  paraissait  sa  Pncelle. 
Un  incident,  fâcheux  pour  lui,  contribue  à  faire  échouer 
ces  manœuvres  :  c'est  la  publication,  frauduleuse  d'ailleurs 


DERNIERE  EPOQUE  DE  LA  VIE  DE  VOLTAIRE        445 

et  inexacte,  de  son  Histoire  universelle  par  Néaulme.  Il 
proteste  et  conteste.  Les  lettres  qu'il  reçut  à  ce  propos 
de  ses  amis,  et  le  dédaigneux  silence  que  M"*  de  Pom- 
padour  opposa  à  ses  supplications,  lui  firent  comprendre, 
si  d'ailleurs  il  conservait  quelques  illusions,  qu'il  devait 
renoncer  à  ses  espoirs  de  rentrée  en  orâce. 

Il  prit  donc  le  chemin  de  Lyon,  puis,  en  1754,  après 
dix-huit  mois  de  pérégrinations,  arriva  à  Genève.  En 
attendant  qu'il  eût  fait  choix,  s'il  le  pouvait,  d'une  rési- 
dence définitive,  il  se  fixa  au  château  de  Prangins.  Il 
n'y  devait  pas  rester  longtemps.  Deux  mois  après,  il 
négocie  la  location  d'une  maison  à  Monrion,  entre  Lau- 
sanne et  le  Léman.  Ce  sera  sa  résidence  d'hiver.  Quant 
à  la  résidence  d'été,  il  trouve  l'occasion  d'acquérir  à 
Saint-Jean,  sur  le  territoire  de  la  République  de  Genève, 
une  maison  charmante,  avec  de  beaux  jardins,  tels  que 
M"^  Denis  en  souhaite.  Et  il  écrit  le  9  février  1755  : 

J'apprends,  dans  ce  moment,  que  le  marché  de  Saint-Jean  est 
entièrement  conclu —  J'appelle  Saint-Jean  les  Délices...;  les 
Délices  seront  pour  l'été,  Monrion  pour  l'hiver....  Je  ne  voulais 
qu'un  tombeau,  j'en  aurai  deux.... 

Il  goûte  enfin,  d'autant  plus  vivement  que  c'est  la 
première  fois,  le  plaisir  d'être  chez  lui,  d'être  proprié- 
taire. 

Nous  sommes  occupés,  M™«  Denis  et  moi,  à  faire  bâtir  des  loges 
pournos  amis  et  pour  nos  poules.  Nous  faisons  faire  des  carrosses 
et  des  brouettes;  nous  plantons  des  orangers  et  des  oignons,  des 
tulipes  et  des  carottes 

J'ai  la  plus  jolie  maison,  et  le  plus  beau  jardin  dont  on  puisse 
jouir  auprès  de  Genève.... 


446       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Malheureusement,  dès  le  début  il  allait  s'en  rendre  le 
séjour  difficile.  Les  Genevois  étaient,  à  son  égard,  par- 
tagés entre  deux  sentiments  :  le  respect  de  l'homme  riche 
et  célèbre,  et  la  terreur,  car  la  crainte  ne  serait  pas  assez 
dire,  du  corrupteur,  du  tentateur  qu'ils  sentaient  en  lui. 
L'inquiétude  fut  si  forte  parmi  les  «  gens  sages  »  et  la 
«  bonne  bourgeoisie  »,  que  le  pasteur  Vernet  écrivit  à 
Voltaire,  lui  demandant  de  les  rassurer.  «  Nous  espé- 
rons »,  disait-il  en  terminant, 

Nous  espérons  que  vous  entrerez  dans  nos  vues,  et  que  vous 
vous  unirez  à  nous,  quand  l'occasion  s'en  présentera,  pour 
détourner  notre  jeunesse  de  l'irréligion,  qui  conduit  au  liberti- 
nage.... 

Voltaire  répondit  par  de  belles  paroles.  Mais  il  atten- 
dait la  visite  de  Lekain,  et,  à  Paris,  l'on  imprimait  la 
Pucelle  ! 

Cette  publication  inquiéta  Voltaire,  et  il  s'efforça  par 
tous  les  moyens  de  l'empêcher.  11  prie,  il  menace,  il  écrit, 
il  fait  écrire,  il  poursuit  les  libraires,  en  fait  emprisonner 
un.  L'édition  paraît  cependant,  à  Bâle. 

]J Orphelin  de  la  Chine,  représenté  avec  succès  à  la 
cour  et  à  Paris,  vint  consoler  le  poète  de  ce  déboire. 
Mais  en  même  temps  ce  succès  avait  à  Genève  un  reten- 
tissement fâcheux  pour  Voltaire.  On  savait  qu'il  était 
décidé  à  établir  un  théâtre  aux  Délices,  et  à  y  attirer  les 
Genevois,  malgré  les  lois  formelles  de  la  République.  Le 
Conseil  d'Etat  délibéra  sur  ce  sujet  : 

M.  le  pasteur  de  Roches  a  dit  que  le  sieur  de  Voltaire  se  dis- 
pose à  faire  jouer  des  tragédies  chez  lui  à  Saint-Jean,  et  qu'une 
partie  des  acteurs  qui  les  représentent  sont  des  particuliers  de  la 
ville.  On  ajoute  qu'il  a  fait  établir  un  théâtre  et  des  décorations. 


DERNIÈRE    ÉPOQUE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE  447 

Dont  opiné,  Tavis  a  été  d'en  parler  à  M.  le  premier  syndic,  et  de 
dire  que  le  Consistoire  est  dans  une  parfaite  confiance  que  le 
Magnifique  Conseil  ne  se  prêtera  jamais  à  donner  atteinte  à  ses 
arrêléb...,  qui  défendent  toutes  représentations  de  comédies,  tant 
publiques  que  particulières.... 

Et  le  Conseil  ajoutait  : 

Ce  qui  doit  nous  faire  penser  que  la  comédie  convient  moins  ici 
qu'en  aucun  autre  endroit,  c'est  le  goût  extraordinaire  qu'on  y  fait 
paraître  pour  le  plaisir  et  le  spectacle.... 

Un  autre  événement  aggrave  la  mésintelligence.  Le 
1''' novembre  1755,  le  tremblement  de  terre  de  Lisbonne 
jette  la  consternation  dans  l'Europe  entière.  Voltaire, 
atterré,  y  voit  «  un  horrible  argument  contre  l'optimisme;). 
Et  il  compose  son  Poème  sur  le  désastre  de  Lisbonne.  Le 
libraire  trouvant  ces  deux  cent  trente-quatre  vers  de 
trop  mince  volume,  leur  adjoint  le  Poème  sur  la  Religion 
naturelle,  que  Voltaire  avait  composé  en  1752-53.  Cette 
fois  l'indignation  des  pasteurs  fut  assez  vive  pour  que, 
contre  Voltaire,  ils  fissent  appel  à  l'éloquence  de  Rous- 
seau :  le  ministre  Roustan  écrivit  à  ce  dernier  : 

Laisserez-vous  passer  sans  mot  dire  ces  tristes  choses?  Je  vous 
signale  surtout  ce  passage  : 

Quand  la  mort  met  le  comble  aux  maux  que  j'ai  soufferts. 

Le  beau  soulagement,  d'être  mangé  des  vers  ! 

Tristes  calculateurs  des  misères  humaines, 

Ne  me  consolez  point,  vous  aiguisez  mes  peines. 

Et  je  ne  vois  en  vous  que  l'effort  impuissant 

D'un  père  infortuné  qui  feint  d'être  content. 

Rousseau  venait  précisément  d'échanger  avec  Voltaire, 
au  sujet  du  Discours  sur  l'inégalité,  une  correspondance 
tout  aimable,  un  peu  condescendante,  à  vrai  dire,  de  la 
part  de  Voltaire,  et,  de  la  part  de  Rousseau,  d'une  défé- 


448       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

rence  un  peu  forcée,  mais  où  l'opposition  de  leurs  ten- 
dances, de  leurs  principes,  commençait  déjà  à  se 
marquer.  Flatté  de  l'appel  que  lui  adressaient  ses  com- 
patriotes, il  résolut  bien  vite  de  prendre  en  main  contre 
l'homme  des  Délices  la  cause  de  la  Providence.  Et  il 
écrivit  à  Voltaire  la  lettre  célèbre  du  18  août  1756,  qui 
caractérise  si  bien  l'attitude  morale  de  Voltaire  en  même 
temps  que  les  sentiments  de  Rousseau  et  des  Genevois 
à  son  égard,  et  qui  finit  ainsi  : 

Je  ne  puis  m'empêcher,  monsieur,  de  remarquer  à  ce  propos 
une  opposition  bien  singulière  entre  vous  et  moi  dans  le  sujet  de 
cette  lettre.  Rassasié  de  gloire  et  désabusé  des  vaines  grandeurs, 
vous  vivez  libre  au  sein  de  l'abondance;  bien  sûr  de  votre  immor- 
talité, vous  philosophez  paisiblement  sur  la  nature  de  l'âme;  et, 
si  le  corps  ou  le  cœur  souffre,  vous  avez  Tronchin  pour  médecin 
et  pour  ami;  vous  ne  trouvez  pourtant  que  mal  sur  la  terre.  Et 
moi,  homme  obscur,  pauvre,  et  tourmenté  d'un  mal  sans  remède, 
je  médite  avec  plaisir  dans  ma  retraite,  et  trouve  que  tout  est 
bien.  D'où  viennent  ces  contradictions  apparentes?  Vous  l'avez 
vous-même  expliqué  :  vous  jouissez;  mais  j'espère,  et  l'espérance 
embellit  tout. 

N'étant  pas,  pour  le  moment,  disposé  à  s'expliquer, 
Voltaire  se  borne  à  accuser  réception  de  la  lettre.  Dans 
cette  première  escarmouche  avec  Genève,  s'il  n'était  pas 
vainqueur,  il  n'était  pas  vaincu  non  plus.  Mais  il  n'était 
pas  homme  à  s'en  tenir  là.  Et  la  visite  de  d'Alembert  aux 
Délices,  en  1756,  allait  lui  fournir  l'occasion  d'une  nou- 
velle attaque. 

D'Alembert  séjourna,  tant  à  Genève  qu'auprès  de 
Voltaire,  cinq  semaines,  pendant  lesquelles  il  se  docu- 
menta en  vue  de  son  article  Genèi>e  dans  V Encyclopédie. 
Le  clergé  protestant  l'avait  accueilli  avec  empressement; 
les  savants  l'avaient  fêté.   Mais  Voltaire  avait  complété 


DERNIERE    EPOQUE    DE    LA    VIE    DE    VOLTAIRE  449 

avec  perfidie  la  documentation  de  son  encyclopédique 
confrère.  Aussi  l'homme  des  Délices  se  réjouit-il  fort,  et 
les  Genevois  furent-ils  fort  scandalisés  quand  ils  lurent, 
dans  l'article  Genève,  les  réflexions  suivantes  : 

On  ne  souffre  point  à  Genève  de  comédie;  ce  n'est  point  qu'on 
y  désapprouve  les  spectacles  en  eux-mêmes,  mais  on  craint,  dit-on, 
le  goût  de  parure,  de  dissipation  et  de  libertinage,  que  les  troupes 
de  comédiens  répandent  parmi  la  jeunesse.  Cependant  ne  peut-il 
pas  être  possible  de  remédier  à  cet  inconvénient,  par  des  lois 
sévères  et  bien  exécutées  sur  la  conduite  des  comédiens?  Par  ce 
moyen,  Genève  aurait  des  spectacles  et  des  mœurs,...  réunirait  à 
la  sagesse  de  Lacédémone  la  politesse  d'Athènes 

et  celles-ci  : 

Le  clergé  de  Genève  a  des  mœurs  exemplaires  :  les  ministres 
vivent  dans  une  grande  union;  on  ne  les  voit  point,  comme  dans 
d'autres  pays,  disputer  entre  eux  avec  aigreur  sur  des  matières 
inintelligibles....  Plusieurs  ne  croient  plus  à  la  divinité  de  Jésus- 
Christ....  l'enfer,  un  des  principaux  points  de  notre  croyance, 
n'en  est  pas  un  aujourd'hui  pour  plusieurs  ministres  de  Genève.... 

Pour  tout  dire  en  un  mot,  plusieurs  pasteurs  de  Genève  n'ont 
d'autre  religion  qu'un  socinianisme  parfait,  rejetant  tout  ce  qu'on 
appelle  mystère...  Aussi,  quand  on  les  presse  sur  la  nécessité  de  la 
Révélation,  ce  dogme  si  essentiel  du  Christianisme,  plusieurs  y 
substituent  le  terme  d'utilité.... 

On  ne  douta  pas,  à  Genève,  que  le  coup  ne  vînt  de 
Voltaire.  L'accusation  de  socinianisme  était  sa  venoeance, 
et  il  continuait  à  conseiller  le  théâtre  aux  disciples  de 
Calvin.  La  Compagnie  des  pasteurs  se  réunit,  désigna 
une  commission  pour  composer  une  déclaration  de  prin- 
cipes en  réponse  à  l'ouvrage  français.  Tronchin  fut  chargé 
d'une  démarche  de  conciliation  auprès  de  d'Alembert. 
Mais  d'Alembert  refusa,  avec  sa  politesse  froide,  d'ac- 
corder satisfaction  aux  plaintes  des  pasteurs. 

m.  20 


450       HISTOIRE    DE    LA    LITTEHATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Ce  fut  encore  Rousseau  qui  vint  au  secours  de  ses 
compatriotes  par  sa  Lettre  sur  les  spectacles.  Pas  plus 
qu'à  la  lettre  sur  la  Providence  Voltaire  ne  répondit 
à  celle-là;  il  lui  plaisait  d'attendre  son  moment.  Mais  il 
comprit  que  le  territoire  de  la  République  avait  cessé 
désormais  d'être  sûr  pour  lui.  Il  cherche  donc  une  autre 
installation.  Monrion  ne  lui  suffit  pas.  Il  a  acheté  une 
maison  à  Lausanne,  et  il  y  joue  la  comédie.  Enfin,  les 
premiers  jours  de  novembre  1758,  il  achète  Ferney,  et  le 
président  de  Brosses  lui  cède  à  vie  le  comté  de  Tournay, 
Désormais,  il  est  indépendant,  et  il  écrit  avec  joie  à 
Thieriot  : 

Vous  vous  trompez,  mon  ancien  ami,  j'ai  quatre  pattes  au  lieu 
de  deux  :  un  pied  à  Lausanne,  dans  une  très  belle  maison  pour 
l'hiver;  un  pied  aux  Délices  près  de  Genève,  où  la  bonne  com- 
pagnie vient  me  voir  :  voilà  pour  mes  pieds  de  devant.  Ceux  de 
derrière  sont  à  Ferney,  et  dans  le  comté  de  Tournay.... 

C'est  là  qu'après  avoir  été  longtemps  esclave  chez  les 
rois,  Voltaire  est  enfin  roi  lui-même.  Un  rôle  nouveau 
commence  pour  lui.  Et  il  rentre  sur  la  scène  littéraire 
et  philosophique  avec  Candide. 


CHAPITRE  VI 


LES  ROMANS  ET  LES  CONTES  DE  VOLTAIRE 


De  toutes  les  parties  de  l'œuvre  de  Voltaire,  les 
romans  :  Candide,  Micromégas,  et  les  contes  :  Zadig, 
l'Ingénu,  sont,  avec  Zaïre,  Y  Histoire  de  Charles  XII  et  le 
Siècle  de  Louis  XIV,  la  seule  qui  survive  vraiment,  que 
tout  le  monde  connaisse,  dont  les  plaisanteries  soient 
devenues  proverbiales,  et  dont  les  personnages  soient 
passés  à  l'état  de  types.  Et  il  faut  dire  tout  d'abord  que 
quelques-uns  d'entre  eux  n'ont  sans  doute  rien  de  si 
merveilleux,  mais  les  meilleurs  d'entre  eux,  néanmoins, 
ne  sont  pas  indignes  de  leur  réputation. 

Répartis  comme  ils  le  sont  sur  une  trentaine  d'années, 
depuis  la  Vision  de  Babouc  (1747)  jusqu'aux  Oreilles  du 
Comte  de  Chesterfield  (1775),  ils  ont  d'abord  une  valeur 
historique  certaine  et,  pendant  trente  ans,  les  variations 
de  l'opinion  publique  et  de  l'opinion  de  Voltaire  s'y 
reflètent  avec  une  fidélité  très  singulière  :  tous  les  événe- 
ments du  temps  y  ont  laissé  leur  trace  :  tremblement  de 
terre  de  Lisbonne,  conspiration  de  Pombal,  discussions 


452       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

économiques,  projets  d'embellissement,  haines  de  Vol- 
taire, afTaires  AeV Encyclopédie,  guerre  de  Sept  ans.  Mais 
leur  valeur  littéraire  est  encore  plus  grande.  En  effet, 
tandis  que,  partout  ailleurs.  Voltaire  est  contenu,  limité, 
par  les  exijçences  de  son  sujet  comme  en  histoire,  ou 
par  les  exigences  d'un  genre  comme  dans  sa  tragédie,  ici 
au  contraire  il  est  maître,  entièrement  maître  de  lui,  il 
y  lâche  la  bride  à  son  imagination,  dont  nous  ne  pouvons 
guère  ailleurs  apprécier  tout  l'éclat  et  toute  la  brillante 
souplesse.  Il  y  met  bas  le  grand  habit  du  classique,  il 
s'y  montre  au  naturel,  il  s'y  peint  lui-même,  et  sa  nature 
propre  d'esprit  ou  de  génie.  Enfin,  la  valeur  philoso- 
phique de  quelques-uns  d'entre  eux  n'est  pas  moindre 
que  leur  valeur  littéraire  ou  historique,  tant  au  point  de 
vue  de  Voltaire,  qu'au  point  de  vue  de  l'histoire  des  idées 
de  son  temps.  C'est  ce  que  nous  allons  tâcher  de  démêler 
en  étudiant  les  plus  célèbres,  la  Vision  de  Babouc,  Zadig, 
Microniégas^  Candide,  Vlngénii  et  la  Princesse  de 
Babijlone. 

Au  double  titre  d'auteur  tragique  et  d'historien.  Vol- 
taire avait  longtemps,  il  a  même  toujours  affecté  de 
mépriser  le  roman,  qu'il  s'agît  de  Gil-Blas  ou  de  Cle- 
veland,  de  Marianne  ou  de  la  Nouvelle  Héloïse.  C'est  ce 
qui  explique  qu'il  n'ait  commencé  lui-même  d'en  écrire 
que  fort  tard,  à  plus  de  cinquante  ans,  et  que  tous  ceux 
qu'il  a  laissés  soient  plus  ou  moins  allégoriques  ou  phi- 
losophiques. On  remarquera  que  ce  caractère  les  distin- 
gue profondément  de  ceux  de  Rousseau  et  de  Diderot. 
Quelque  intention  qu'ils  aient  de  prouver  quelque  chose, 
Diderot  et  Rousseau  se  laissent  emporter  eux-mêmes  à 
leur  sujet,  et  ils  en  deviennent  plus  ou  moins  les  dupes. 


LES  ROMANS  ET  LES  CONTES  DE  VOLTAIRE       453 

Ils  finissent  par  croire  et  nous  faire  croire  à  la  réalité  de 
leurs  personnages. 

Voltaire,  lui,  demeure  le  maître  de  son  sujet,  et  on 
pourrait  lui  appliquer  le  mot  qu'il  a  répété  si  volon- 
tiers : 

On  se  moque  de  nous,  il  n'y  a  pas  de  nature,  tout  est  art. 

Il  veut  dire  parla  plusieurs  choses  et  notamment  ceci  : 
que  l'imitation  pure  et  simple  ne  saurait  être  l'objet  de 
l'artiste  ou  de  l'écrivain;  qu'il  faut  que  l'on  sente,  par- 
delà  la  nature  et  l'imitation,  une  pensée  qui  les  juge, 
une  intelligence  qui  les  interprète;  et  qu'enfin  la  fiction, 
n'ayant  pas  d'intérêt  par  elle-même,  ne  doit  être  que 
l'enveloppe  de  la  vérité. 

Aussi  ses  premiers  contes  sont-ils  purement  allégori- 
ques :  ce  sont  la  Vision  de  Babouc,  Zadig,  Cosi  Sancta, 
Micromégas.  Mais  ce  qui  est  remarquable,  c'est  que, 
pour  être  allégoriques,  ils  n'en  sont  pas  moins  amusants, 
vivants,  et  brillants.  Et  l'on  s'en  convaincra  aisément  si 
on  les  compare  aux  contes  de  Marmontel.  Grâce  peut- 
être  à  son  habitude  de  la  tragédie.  Voltaire  a  le  génie 
de  l'allégorie;  il  s'y  complaît  par  une  espèce  de  prudence 
ironique,  dont  le  triomphe  est  de  voiler  la  satire  de  son 
temps  sous  une  enveloppe  orientale.  Il  y  est  à  l'aise 
parce  que  cet  art  du  sous-entendu  malicieux,  de  l'allu- 
sion spirituelle,  est  le  chef-d'œuvre  de  la  politesse  et  de 
l'esprit  de  conversation.  Et  il  y  atteint  la  perfection  atout 
coup,  parce  que  son  imagination  n'a  rien  de  sombre 
ni  de  mélancolique,  mais  qu'elle  est  au  contraire  agile, 
souple,  voluptueuse  et  brillante.  Prenons  au  hasard,  dans 
Zadig  : 


454       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Zadig  parla  ainsi  à  Ogul  :  «  Seigneur,  on  ne  mange  point  mon 
basilic,  toute  sa  vertu  doit  entrer  chez  vous  par  les  pores.  Je  l'ai 
mis  dans  une  petite  outre  bien  enflée  et  couverte  d'une  peau  fine  : 
il  faut  que  vous  poussiez  cette  outre  de  toute  votre  foi'ce,  et  que 
je  vous  la  renvoie  à  plusieurs  reprises;  et  en  peu  de  jours  de 
régime  vous  verrez  ce  que  peut  mon  art.  »  Ogul  dès  le  premier  jour 
lut  tout  essoufflé,  et  crut  qu'il  mourrait  de  fatigue.  Le  second  il 
fut  moins  fatigué,  et  dormit  mieux.  Eu  huit  jours  il  recouvra  toute 
la  force,  la  santé,  la  légèreté,  et  la  gaîlé  de  ses  plus  brillantes 
années.  «  Vous  avez  joué  au  ballon,  et  vous  avez  été  sobre,  lui  dit 
Zadig  :  apprenez  qu'il  n'y  a  point  de  basilic  dans  la  nature,  qu'on 
se  porte  toujours  bien  avec  de  l{i  sobriété  et  de  l'exercice,  et  que 
l'art  de  faire,  subsister  ensemble  l'intempérance  et  la  santé  est 
un  art  aussi  chimérique  que  la  pierre  philosophale,  l'astrologie 
judiciaire,  et  la  théologie  des  mages.  » 

Le  premier  médecin  d'Ogul,  sentant  combien  cet  homme  était 
dangereux  pour  la  médecine,  s'unit  avec  l'apothicaire  du  corps 
pour  envoyer  Zadig  chercher  des  basilics  dans  l'autre  monde. 
Ainsi,  après  avoir  été  toujours  puni  pour  avoir  bien  fait,  il  était 
près  de  périr  pour  avoir  guéri  un  grand  seigneur  gourmand.  On 
l'invita  à  un  excellent  dîner.  Il  devait  être  empoisonné  au  second 
service  ;  mais  il  reçut  un  courrier  de  la  belle  Astarté  au  premier. 
Il  quitta  la  table,  et  partit.  Quand  on  est  aimé  d'une  belle  femme, 
dit  le  grand  Zoroastre ,  on  se  tire  toujours  d'affaire  en  ce 
monde. 

Qu'est-ce  qui  fait  le  prix  de  ce  morceau  ?  C'est  non 
seulement  la  rapidité  de  la  narration  et  la  lucidité  du 
.style,  c'en  est  surtout  le  ton,  fait  de  politesse  et  d'ironie, 
mêlées  au  plaisir,  à  la  complaisance  du  conteur  dans  sa 
propre  invention.  Dans  un  salon  Louis  XV,  parmi  des 
meubles  de  BouUe,  sous  la  lumière  des  lustres,  ils  évo- 
quent l'image  du  cercle  qui  les  écoute,  financiers  et  belles 
dames,  grands  seigneurs  et  gens  de  lettres,  al)bés  de 
cour  et  diplomates.  C'est  aussi  l'expérience  très  réelle 
des  bommes  et  de  la  vie  que  l'on  sent  sous  les  déguise- 
ments de  l'alléfrorie. 

o 

La  pbilosopbie  n'en  est  pas  moins  intéressante.  On  y 


LES    ROMAXS    ET    LES    CONTES    DE    VOLTAIRE  455 

sent  l'optimisme  d'un  mondain,  qui  ne  trouve  pas,  sans 
doute,  que  tout  aille  bien  dans  le  monde,  mais  qui  pense 
qu'avec  un  peu  d'adresse  et  de  bonne  volonté,  on  se  tire 
encore  assez  bien  d'affaire;  qu'il  n'y  a  pas  de  maux  sans 
compensation,  dont  il  ne  sorte  quelque  bien  ;  et  que 
quelques  imperfections  n'empêchent  pas  la  vie  humaine 
d'être  bonne.  Elle  est  bizarre,  capricieuse,  irrégulière, 
on  ne  peut  jamais  s'en  rendre  maître,  les  plus  belles 
qualités  y  échouent,  mais  enfin  elle  est  bonne.  Et  c'est 
la  signification  de  la  Vision  de  Babouc.  Pour  bien  com- 
prendre cet  optimisme,  rappelons  que  Voltaire  est  au 
plus  beau  moment  de  sa  fortune  :  il  est  historiographe, 
gentilhomme  ordinaire  de  la  Chambre,  en  passe  enfin  de 
faire  fortune. 

Mais,  nous  le  savons,  au  moment  même  où  il  se  flat- 
tait d'avoir  maîtrisé  le  sort,  c'est  le  moment  où  il  allait 
éprouver  les  plus  cruelles  humiliations,  et  où,  quittant  la 
France,  il  allait  trouver  dans  Frédéric  un  maître  bien  plus 
dur  et  plus  hautain  que  Louis  XV.  Ajoutez-y  le  senti- 
ment de  sa  valeur  méconnue,  mise  en  balance  avec  celle 
de  Maupertuis,  l'effet  que  lui  a  produit  le  tremblement 
de  terre  de  Lisbonne,  dont  il  reparlera  jusqu'à  la  fin  de 
ses  jours,  le  désir  aussi  de  contredire  Rousseau,  dont  il 
croit  avoir  à  se  plaindre,  et  vous  vous  expliquerez  que  la 
philosophie  de  Candide,  qui  paraît  en  1759,  soit  le  con- 
traire  de  celle  de  Zadig. 

Candide  est  un  roman  triste  où  s'agitent  les  convul- 
sions de  l'inquiétude,  à  moins  que  n'y  soit  répandue  la 
léthargie  de  l'ennui.  Telle  est  en  effet  la  morale  de  ce 
roman  :  l'humanité  n'est  qu'un  ramassis  de  fripons  et 
d'imbéciles;    s'il   y  a  une  Providence,  le  bonheur  de  su 


456       HISTOinE    DE    LA    LITTERATUUE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

créature  est  le  moindre  de  ses  soucis,  et  le  seul  remède  qu'il 
y  ait  à  la  misère  de  notre  condition  est  de  s'abandonner 
h  l'indifférence  égoïste,  ou  de  «  cultiver  notre  jardin  ». 
On  remarquera  là-dessus  que  cette  différence  de  philo- 
sophie se  traduit  dans  Candide  par  la  différence  de  l'in- 
vention et  du  style.  Tout  imaginaire  que  soit  le  pays 
d'Eldorado,  tout  invraisemblables  que  soient  les  aventures 
de  Candide,  elles  sont  cependant  plus  près  de  la  réalité 
de  la  vie  que  celles  de  Zadig  :  la  scène  n'est  plus  au  pays 
de  la  fable  conventionnelle,  les  personnages  ne  sont  plus 
vêtus  à  la  persane.  L'allégorie  a  un  air  voulu  de  réalité  : 
Candide  et  Cunégonde,  Pangloss  et  Martin,  toutes  ces 
caricatures  ont  la  vie  de  celles  de  Molière  ;  la  plaisanterie, 
plus  voisine  de  celle  de  Swift,  est  plus  libre,  plus  hardie, 
plus  amère.  Mais  le  style  surtout  n'a  plus  cette  souplesse, 
cette  légèreté,  ce  brillant  qu'il  avait  dans  Zadig;  il  est 
toujours  aussi  clair  et  aussi  facile,  mais  il  est  plus  fort, 
plus  nerveux,  plus  sombre  : 

Rien  n'était  si  beau,  si  leste,  si  brillant,  si  bien  ordonné,  que 
les  deux  armées....  la  mousqueterie  ôta  du  meilleur  des  mondes 
environ  neuf  à  dix  mille  coquins  qui  en  infectaient  la  surface.... 

Enfin,  tandis  que  les  deux  rois  faisaient  chanter  des  Te  Deum, 
chacun  dans  son  camp,  Candide  prit  le  parti  d'aller  raisonner  ail- 
leurs des  effets  et  des  causes.  Il  passa  par-dessus  des  tas  de 
morts  et  de  mourants,  et  gagna  d'abord  un  village  voisin;  il  était 
en  cendres  :  c'était  un  village  abare  que  les  Bulgares  avaient 
brûlé,  selon  les  lois  du  droit  public 

Le  lendemain,  en  se  promenant,  il  rencontra  un  gueux  tout 
couvert  de  pustules,  les  yeux  morts,  le  bout  du  nez  rongé,  la 
bouche  de  travers,  les  dents  noires,  et  parlant  de  la  gorge,  tour- 
menté d'une  toux  violente,  et  crachant  une  dent  à  chaque  effort. 

(Ch.  III.) 

Les  premiers  objets  qui  se  présentèrent  furent  Cunégonde  et  la 


LES  ROMANS  ET  LES  CONTES  DE  VOLTAIRE       457 

vieille,  qui  étendaient  des  serviettes  sur  des  ficelles  pour  les  faire 
sécher. 

Le  baron  pâlit  à  cette  vue.  Le  tendre  amant  Candide,  en  voyant 
sa  belle  Cunégonde  rembrunie,  les  yeux  éraillés,  la  gorge  sèche, 
les  joues  ridées,  les  bras  rouges  et  écaillés,  recula  trois  pas,  saisi 
d'horreur,  et  avança  ensuite  par  bon  procédé.... 

(Ch.  XXIX.) 

Visiblement,  ce  n'est  plus  la  plaisanterie  d'un  homme 
de  cour  ;  Voltaire  prend  décidément  à  cœur  les  ques- 
tions dont  il  se  jouait. 

Mais,  si  l'on  aurait  tort,  comme  on  l'a  fait  quelquefois, 
de  voir  dans  Candide  une  démonstration  de  l'optimisme, 
on  aurait  plus  tort  encore,  comme  on  l'a  fait  trop  souvent, 
d'y  voir  le  dernier  mot  de  Voltaire.  L'espèce  de  décou- 
ragement dont  Candide  est  le  témoignage  n'a  pas  duré, 
et  ne  pouvait  durer  chez  lui.  V Ingénu  (1767)  et  la  Prin- 
cesse de  Babylone  (1768)  en  sont  la  preuve. 

Il  est  très  remarquable  que  V  Ingénu  a  une  signification 
moins  précise  que  Candide  ou  même  que  Zadig.  On 
pourrait  dire  que  c'est  le  seul  roman  de  Voltaire  qui  soit 
un  véritable  roman,  dont  la  situation  soit  touchante,  et 
l'intrigue  intéressante,  où  la  satire  enfin  ne  tienne  pas 
toute  la  place.  Il  est  vrai  qu'elle  prend  sa  revanche  dans 
la  Princesse  de  Babylone  et  dans  les  Lettres  d'Amaheb, 
qu'elle  remplit  à  peu  près  uniquement  tout  entières. 
Mais,  à  la  différence  de  Candide,  ici  l'espoir  est  rentré. 
Voltaire  a  confiance  au  progrès  et  confiance  dans  la  raison. 

Ils  traversèrent  ainsi  toute  la  Germanie,  ils  admirèrent  les 
progrès  que  la  raison  et  la  philosophie  faisaient  dans  le  Nord  : 
tous  les  princes  y  étaient  instruits,  tous  autorisaient  la  liberté  de 
penser...  on  les  avait  élevés  dans  la  connaissance  de  la  morale 
universelle.... 

[Princesse  de  Babylone,  VL) 


458       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUBE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Comme  on  le  voit,  Voltaire  est  revenu  à  son  opti- 
misme primitif.  Et,  si  j'y  appuie,  c'est  qu'on  a  trop 
insiste  sur  l'impossibilité  de  saisir  sa  pensée.  Or,  comme 
nous  l'avons  vu  déjà.  Voltaire  estime  que  dresser  les 
hommes  à  la  raison  est  long,  difficile,  hasardeux,  mais 
possible. 

Ce  qui  nuit  à  la  clarté  de  la  leçon,  c'est  l'ironie  qui  s'y 
mêle  et  dont  Voltaire  s'est  fait  une  manière  poussée  jus- 
qu'au cynisme,  dans  l'histoire  de  Jenni  (1775),  et  dans  les 
Oreilles  du  comte  de  Chesier/ied  (1775).  L'ironie  prolongée 
a  en  effet,  d'abord,  quelque  chose  d'artificiel  :  il  faut  se 
guinder  pour  se  moquer  de  tout,  ou  se  dédoubler  d'une 
façon  un  peu  hypocrite,  si  on  se  moque,  chez  les  autres, 
de  ce  qu'on  trouve  naturel  en  soi-même  :  elle  a  quelque 
chose  d'insolent,  en  tant  que  l'affirmation  de  la  supério- 
rité de  celui  qui  se  moque  est  comme  enveloppée  dans 
les  railleries  qu'il  fait  des  autres.  Mais,  surtout,  elle 
a  quelque  chose  d'infécond,  de  cruel,  et  d'inintelligent. 
Aussi,  quel  que  soit  le  talent  dont  brillent  ses  romans 
et  ses  contes,  et  quels  qu'aient  été  leur  succès  et  leur 
popularité,  ils  n'auraient  pas  suffi  pour  faire  à  Voltaire 
la  royauté  de  ses  dernières  années,  si  un  souffle  d'huma- 
nité plus  généreux,  plus  large,  et  peut-être  plus  sincère, 
passant  au  milieu  de  tout  cela,  n'était  venu  grandir  Vol- 
taire h  ses  propres  yeux,  comme  aux  yeux  de  ses  contem- 
porains. 


CHAPITRE  VII 


VOLTAIRE   ET    LA   TOLERANCE 


Si  Molière  n'était  pas  l'auteur  de  Tartufe,  sa  réputa- 
tion serait  moins  étendue,  il  n'aurait  pas  dévoilé  toute 
sa  philosophie,  en  un  mot  il  ne  serait  pas  Molière. 
Pareillement,  si  Voltaire  n'était  pas  intervenu  dans  les 
affaires  Calas,  Sirven,  La  Barre,  en  vain  il  eût  écrit 
Zaïre  et  Tancrède,  en  vain  V Essai  sur  les  mœurs,  en 
vain  Zadig  et  Candide  :  il  ne  serait  pas  Voltaire.  C'est 
son  intervention  qui  a  triomphé  des  défiances  des  philo- 
sophes ;  c'est  elle  qui  a  fait  pénétrer  son  nom  jusque 
dans  les  couches  profondes  delà  nation,  où  s'engendre  la 
popularité  d'un  grand  homme;  et,  si  l'on  considère  enfin 
que  cette  intervention  date  de  1762,  c'est  elle  enfin  qui  a 
fait  plus  pour  la  propagation  de  ses  idées,  que  toute  son 
œuvre  et  tout  son  talent.  Il  importe  donc  au  plus  haut 
degré  de  savoir  et  d'examiner  les  raisons  ou  les  mobiles 
de  son  intervention,  ce  qu'il  faut  nous-mêmes  penser  des 
Calas,  de  Sirven,  de  La  Barre;  et  quels  résultats  sont 
sortis  de  la  manière,  du  jour  sous  lequel  Voltaire  a  pré- 
senté ces  affaires. 


460       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Nous  ne  manquons  pas  de  renseignements.  La  Coi-res- 
pondance  de  Voltaire,  de  1762  à  17G6,  est  pleine  des 
Calas;  ses  Œuvî'es  aussi  nous  documentent  :  car  c'est 
alors  qu'il  écrit  :  EUsabelh  Canning  et  les  Calas,  le 
Traité  sur  la  tolérance,  VAvis  au  public,  la  Relation  de 
la  mort  du  chevalier  de  La  Barre,  le  Cri  du  sang  inno- 
cent, le  Précis  de  la  procédure  d'Abbeville.  Enfin  de  nos 
jours  ces  alTaiies   ont  été   l'objet  de  nombreux  travaux. 

Si  l'on  en  croyait  un  biographe  de  Voltaire,  l'un  des 
plus  passionnés,  il  est  vrai,  l'abbé  Maynard,  Voltaire, 
l'apôtre  de  la  tolérance,  aurait  été  le  plus  intolérant  des 
hommes;  il  n'aurait  prêché  la  tolérance  que  par  intolé- 
rance; et,  si  seulement  il  eût  été  toléré,  mais  surtout  s'il 
eût  été  maître,  il  n'eût  rien  toléré,  ni  la  plus  petite  cri- 
tique de  ses  vers,  ni  la  plus  raisonnable  contradiction  à 
ses  folles  idées,  ni  la  moindre  apologie  de  la  religion. 
Mais  on  ne  peut  raisonner  plus  sophistiquemcnt.  11  est 
certain  que  Voltaire  n'a  pas  aimé  la  contradiction,  et  il  a 
laissé  de  tristes  exemples  de  son  antipathie  et  de  sa  ran- 
cune pour  ses  contradicteurs;  il  a  cruellement  injurié 
ses  ennemis,  et  s'est  bassement  réjoui  des  emprisonne- 
ments de  Fréron,  des  exils  de  Rousseau;  il  a  vu  avec 
plaisir  les  livres  de  ses  adversaires  condamnés  et  brûlés, 
et  il  n'a  pas  répugné  à  l'idée  de  voir  le  gouvernement 
faire  taire  ses  contradicteurs.  Mais  tout  cela  n'a  guère 
affaire  avec  la  question  proprement  dite  de  la  tolérance. 

Ce  qu'il  s'agit  en  efTet  uniquement  de  savoir,  c'est  s'il 
y  a  des  crimes  de  pensée  autrement  que  par  métaphore; 
en  admettant  qu'il  y  en  ait,  de  savoir  si  la  société  a  la 
mission  ou  le  droit  de  les  punir;  et,  en  supposant  qu'on 
lui  concède  ce  droit  ou  cette  mission,  de  savoir  s'il  y  a 


VOLTAIRE    ET    LA    TOLERANCE  461 

une  commune  mesure  entre  ces  crimes  de  pensée  et  les 
crimes  qui  entreprennent  sur  l'honneur  ou  la  fortune,  la 
liberté  ou  la  vie  de  nos  semblables.  Oui,  voilà  bien  toute 
lu  question  de  la  tolérance,  qu'il  ne  faut  embrouiller  ni 
de  complications  inutiles  ni  de  sophismes  vains  :  ai-je  le 
droit  de  penser  ce  que  je  veux  —  sentire  quse  velim'^  Ai- 
jc  le  droit  de  dire  ce  que  je  pense  —  dicere  quse  sentiam  ; 
l'ai-je  en  matière  surtout  de  religion?  S'il  y  a  des  limites 
à  ma  liberté,  peuvent-elles  être  autres  que  civiles,  — 
a  parle  societatis^  non  a  parte  reP.  et,  s'il  y  a  des  péna- 
lités qui  frappent  la  violation  de  ces  limites,  comment 
les  établira-t-on  proportionnées  au  délit?  Ce  sont  ces 
questions  que  l'affaire  des  Calas  allait  offrir  à  Voltaire 
et  à  l'opinion  de  son  temps  l'occasion  de  discuter. 

Non  pas  qu'il  s'en  soit  avisé  le  premier  :  la  tolérance, 
en  1760,  avait  une  longue  histoire  :  Bayle,  Locke,  Mon- 
tesquieu, avaient  plaidé  sa  cause,  et  depuis  lors,  les 
mœurs  devançant  les  lois,  c'était  en  France  un  universel 
apaisement  des  querelles  religieuses.  Non  pas  aussi  qu'en 
prenant  la  défense  des  Calas,  de  Sirven,  de  La  Barre, 
Voltaire  n'ait  été  animé  que  des  motifs  les  plus  purs,  et 
uniquement  poussé  par  l'amour  de  l'humanité.  Il  y  a  de 
petits  motifs  dans  sa  résolution.  Il  y  a  de  la  curiosité 
d'auteur  dramatique,  ou  de  la  passion  d'avocat  pour  une 
belle  cause  ;  il  y  a  de  l'horreur,  du  frisson  physique, 
l'effroi  de  la  mort  et  du  sang,  car  Voltaire  a  le  corps 
moins  brave  que  l'esprit.  Il  y  a  de  l'ironie  et  une  satis- 
faction de  vengeance,  à  convaincre  les  magistrats  de 
sottise  et  de  cruauté,  et  à  accuser  les  prêtres  de  super- 
stition sanguinaire;  il  y  a  aussi  l'intention  de  se  créer  une 
clientèle  protestante,  en  Suisse,  en  Allemagne,  en  Angle- 


462       HISTOIRE    DE    LA    LITTBUATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

terre  :  à  l'étranger,  pense-t-il,  on  lui -saura  gré  de  paraître 
plus  raisonnable  que  sa  patrie.  Enfin  il  y  a  la  surprise  et 
la  douleur  de  voir  le  peu  de  progrès  que  font  la  «  raison  )> 
et  la  «  philosophie  )>,  alors  que  les  Lettres  philosophiques 
en  1734,  V Esprit  des  lois  en  1748,  V Encyclopédie  enfin 
depuis  1750,  auraient  si  bien  dû  les  accélérer!  Ajoutez 
encore,  si  vous  le  voulez,  le  désir  de  tenir  les  Parisiens 
en  haleine,  par  autre  chose  que  des  tragédies,  des  contes, 
des  histoires. 

Mais  il  y  a  autre  chose.  Car  enfin  ni  Diderot,  ni 
d'Alembert,  ni  Buffon,  ni  Rousseau  ne  sont  intervenus, 
€t  Rousseau  même  a  refusé  d'intervenir.  Ceci  peut  et  doit 
nous  suffire.  Quels  que  soient  les  motifs  de  Voltaire, 
nous  voulons  les  connaître,  mais  nous  ne  devons  lui  en 
savoir  de  mauvais  gré  que  dans  la  mesure  où  ils  lui 
auront  inspiré  quelque  chose  de  reprochable  en  soi, 
comme  de  mêler  dans  ses  défenses  des  plaisanteries 
qu'elles  ne  comportaient  pas.  Voyons  donc  les  faits  et 
l'attitude. 

Le  13  octobre  1761,  à  Toulouse,  rue  des  Filatiers,  dans  le 
corridor  de  la  boutique  d'un  marchand  protestant  nommé 
Jean  Calas,  un  de  ses  fils,  Marc-Antoine,  était  trouvé 
pendu.  Comme  un  frère  du  suicidé,  Louis  Calas,  s'était 
déjà  fait  catholique,  et  que  Marc-Antoine  lui-même,  s'il 
ne  s'était  pas  converti,  avait  éprouvé  les  cruels  effets  du 
protestantisme,  qui  le  privait  de  la  possibilité  de  plaider 
quoiqu'il  eût  fait  son  droit,  la  voix  populaire  accusait 
Jean  Calas  d'avoir  tué  son  fils.  On  jetait  aussitôt  toute  la 
famille  en  prison,  on  conduisait  la  procédure  avec  une 
passion  manifeste,  les  imaginations  méridionales  pre- 
naient feu,  la  ville  entière  se  divisait,  et,  le  9  mars  1762, 


VOLTAIRE    ET    LA    TOLERANCE  463 

sur  des  preuves,  semble-t-il,  insuffisantes,  le  Parlement 
de  Toulouse,  par  huit  voix  contre  six,  déclarait  Jean  Calas 
coupable,  et  le  condamnait  au  supplice  de  la  roue.  11  fut 
exécuté  le  10  mars  1762. 

Comment  Voltaire  en  fut-il  informé?  C'est  ce  qui 
importe  peu.  Toujours  est-il  que,  le  25  mars,  il  demande 
au  cardinal  de  Bernis  ce  qu'il  «  doit  penser  de  l'aven- 
ture affreuse  de  ce  Calas,  roué  à  Toulouse  pour  avoir 
pendu  son  fils  »  ;  il  incline  à  croire  Calas  coupable.  Mais 
bientôt,  d'autres  renseignements  arrivent,  plus  circon- 
stanciés; lui-même,  animé  par  la  diversité  des  mobiles 
que  nous  disions,  s'efforce  à  s'en  procurer  de  toutes  parts, 
de  Paris,  de  Toulouse  et  d'ailleurs  :  magistrats,  grands 
seigneurs,  petites  gens,  il  s'adresse  à  tous.  L'affaire 
prend  une  autre  tournure.  Donat  Calas,  le  plus  jeune 
des  fils,  arrive  à  Genève.  Voltaire  acquiert  la  conviction 
de  l'innocence  du  malheureux  père,  et  à  partir  de  ce 
moment  il  n'a  plus  de  repos  qu'il  n'ait  obtenu  la  réha- 
bilitation. Ses  démarches  sont  intéressantes  à  suivre 
dans  sa  Correspondance .  L'affaire  est  évoquée  au  conseil 
du  Roi  le  8  mars  1763;  le  jugement  de  Toulouse  est 
cassé  le  4  juin  1764;  le  9  mars  1765^  la  réhabilitation 
est  prononcée.  Si  l'on  ne  pouvait  rendre  la  vie  au 
malheureux  Calas,  du  moins  le  triomphe  de  Voltaire  était 
complet. 

On  en  a  discuté  la  nature,  et  l'on  s'est  demandé  si 
vraiment  Calas  était  innocent.  C'est  une  de  ces  ques- 
tions difficiles  à  résoudre,  puisque  ce  n'est  pas  un  flagrant 
délit,  et  qu'il  y  manque  l'aveu  des  accusés.  Quoi  qu'il  en 
soit,  il  semble  évident  que  les  juges  avaient  jugé  avec 
passion,  et  sous  la  pression  de  l'opinion  populaire. 


4G't        HISTOIUE    DE    LA    LITTERATURE     FRANÇAISE    CLASSIQUE 

C'est  également  ce  que  je  dirai  de  l'affaire  Sirven,  qui 
se  produisit  dans  la  même  région.  Le  16  décembre  1761, 
Elisabeth  Sirven  avait  disparu;  le  3  janvier  1762,  son 
cadavre  était  retrouvé  dans  un  puits.  Elle  aussi,  fille  de 
protestants,  avait  voulu  se  convertir  au  catholicisme; 
elle  était  entrée  même  au  couvent  des  Dames-Noires,  qui 
l'avait  restituée  comme  folle  à  sa  famille.  On  prétendit 
que  son  père  l'avait  assassinée.  Il  y  avait  dans  l'afl'aire 
des  éléments  obscurs  :  le  cadavre  séjourna  dix-huit  jours 
dans  le  puits;  quand  les  médecins  eurent  fait  leur  rap- 
port, qui  concluait  à  l'étranglement,  l'avocat  Jalabert, 
chargé  des  intérêts  Sirven,  essaya,  dit-on,  de  le  leur 
faire  modifier;  enfin,  le  6  janvier,  le  cadavre  disparut.  11 
serait  abusif  d'en  arguer  la  culpabilité  de  Sirven,  et  l'on 
ne  saurait  guère  non  plus,  quand  il  vit  la  tournure  que 
prenaient  les  choses,  lui  reprocher  de  s'être  enfui.  Il  se 
réfugia  h  Lausanne. 

Voltaire  prit  en  main  sa  cause;  mais  il  comprit  le  dan- 
ger qu'il  y  aurait  à  la  lier  avec  celle  de  Calas.  Les  Sirven 
d'ailleurs  étaient  en  sûreté  ;  de  France  et  d'Allemagne 
les  protestants  leur  envoyaient  des  secours  :  Voltaire 
attendit.  Il  entre  en  action  en  avril  1765.  L'arrêt  inno- 
centant Sirven  ne  fut  prononcé  que  le  25  novembre  1771. 

Comme  on  l'a  remarqué,  cet  arrêt  prouve  le  chemin 
fait  par  les  idées  de  tolérance  ;  mais  ne  prouve-t-il  pas 
autre  chose  aussi?  C'est  une  question  h  laquelle  nous 
répondrons  mieux,  si  à  ces  deux  affaires  nous  joignons  la 
troisième,  celle  du  chevalier  de  La  Barre.  Dans  une  tout 
autre  partie  de  la  France,  à  Abbeville,  le  9  août  1765,  on 
trouva  des  crucifix  mutilés.  On  accusa  trois  jeunes  gens: 
La  Barre,    d'Etallonde,    Moisnel,  qui    s'étaient  signalés 


VOLTAIRE    ET    LA    TOLERANCE  465 

par  leur  attitude  indécente  sur  le  passage  d'une  proces- 
sion. C'étaient  de  tout  jeunes  gens,  mais  d'assez  tristes 
sires,  dans  la  bibliothèque  desquels  on  trouva  le  Diction- 
naire philosophique  et  le  Portier  des  Chartreux.  Mais 
enfin  le  crime  dont  ils  s'étaient  rendus  coupables 
n'était  puni,  si  l'on  se  reportait  à  un  certain  édit  de 
Louis  XIV,  que  de  peines  relativement  légères.  Les 
juges  d'Abbeville  n'en  condamnèrent  pas  moins  La  Barre 
à  avoir  la  langue  arrachée,  h  subir  la  question  et  le  sup- 
plice du  feu;  et  le  Parlement  de  Paris  confirma  cet  arrêt. 
Cette  fois,  Voltaire  eut  peur  : 

Mon  cœur  est  flétri;  je  suis  atterré.  Je  me  doutais  qu'on  attri- 
buerait la  plus  sotte  et  la  plus  effrénée  démence  à  ceux  qui  ne 
prêchent  que  la  sagesse  et  la  pureté  des  mœurs.  Je  suis  tenté 
d'aller  mourir  dans  une  terre  où  les  hommes  soient  moins 
injustes.... 

D'ailleurs,  ce  qui  est  bien  singulier,  c'est  qu'il  n'y  a  point  de 
loi  propre  pour  un  pareil  délit  :  il  est  abandonné,  comme 
presque  tout  le  reste,  à  la  prudence  ou  au  caprice  du  juge. 

Notons  bien  cette  dernière  phrase  :  la  question  a 
changé  de  nature,  et  Voltaire  s'aperçoit  qu'en  même 
temps  que  la  cause  de  la  tolérance,  il  en  plaidait  une 
autre  sans  s'en  apercevoir.  Et,  en  effet,  il  se  peut  que 
dans  les  affaires  Calas,  Sirven,  La  Barre,  le  «  fanatisme» 
soit  pour  quelque  chose;  mais  ce  qui  y  est  de  bien  plus 
^t  ce  qui  a  frappé  surtout  les  esprits,  ce  sont  les  vices, 
l'arbitraire,  la  cruauté  de  notre  procédure  et  de  notre 
droit  criminel;  ce  sont  ces  instructions  secrètes,  qui 
livrent  l'accusé  à  la  discrétion  des  juges,  c'est  cet  abus 
tic  la  question  :  tout  cela  paraît  alors  monstrueux, 
m.  30 


466       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

démesuré,  barbare,  atroce,  parce  que  les  mœurs  se  sont 
adoucies,  ou  amollies,  et  qu'au  fond,  disons-le,  on 
éprouve  désormais  moins  d'horreur  pour  le  crime,  pour 
le  mal,  que  l'on  n'a  d'égar4s  pour  l'a  humanité  ».  Et  ainsi 
nous  voilà  ramenés  à  une  idée  essentielle  de  Voltaire, 
c'est  le  prix  de  la  vie  lium/iine.  Je  ne  nie  pas  sans  doute 
que  ces  «  affaires  »  aient  contribué  à  améliorer  la  con- 
dition des  protestants.  J'admets  aussi  qu'en  fait  il  a 
détourné  de  la  religion  tous  ceux  à  qui  il  a  persuadé  que 
l'Église  était  responsable  de  ces  erreurs  ou  de  ces  excès 
judiciaires.  Mais  surtout  ce  qu'il  a  prétendu  enseigner, 
c'est  que,  protestants  ou  juifs,  nous  sommes  tous  des 
hommes;  que  la  vie  humaine  a  droit  au  respect  de  tous; 
que  les  magistrats  n'ont  été  institués  que  pour  veiller  à 
notre  sécurité  matérielle. 

Voilà  donc  où  aboutit,  pour  l'esprit  positif,  pratique, 
réaliste  de  Voltaire  cette  grande  question  de  la  Tolérance  : 
réformer  la  procédure  criminelle,  et  attaquer  le  «  fana- 
tisme »,  combattre  les  Parlements  et  l'Église.  Que  tout, 
dans  le  droit  criminel  d'alors,  fût  encore  dominé  :  qua- 
lification des  faits,  échelle  des  pénalités,  par  le  point  de 
vue  théologique;  que  la  loi  criminelle  crût  avoir  fonction 
non  seulement  de  garantir  la  sécurité  sociale  matérielle, 
mais  encore  de  veiller  à  l'observation  de  la  morale;  qu'on 
punit  le  blasphème,  l'hérésie,  le  sacrilège,  c'est  là  ce 
qui  semblait  à  Voltaire  monstrueux.  Et,  en  effet,  il  était 
étrange  sans  doute  (|u'une  société,  dont  l'âme  et  surtout 
l'intelligence  se  détachait  de  plus  en  plus  du  Christia- 
nisme, continuât  d'être  soumise  à  des  lois  tout  empreintes 
de  l'esprit  de  l'Église.  Et  au  fond,  pour  qui  sait  le  bien 
prendre,    Voltaire  n'a   fait  que    souligner    et    irriter     le 


VOLTAIRE    ET    LA    TOLERANCE  467 

désaccord  existant  entre  l'esprit  chrétien  et  l'esprit 
général  du  xvm®  siècle.  Mais  il  ne  l'entendait  pas  ainsi! 
Et,  croyant  dépasser  son  siècle,  c'est  au  nom  de  tous  les 
temps,  c'est  au  nom  de  la  Raison  elle-même  qu'il  s'ima- 
ginait et  prétendait  parler. 


CHAPITRE    VIII 


LA  POLEMIQUE  ANTICHRETIENNE  ET  LA 

PHILOSOPHIE  RELIGIEUSE 

DE  VOLTAIRE 


Comme  ce  que  l'on  conteste  le  plus  de  Voltaire,  c'est 
l'unité  systématique  de  sa  pensée,  une  conception  rai- 
sonnée  du  monde  et  de  la  vie,  une  idée  première,  maî- 
tresse et  souveraine,  dont  toutes  ses  œuvres  ne  seraient 
que  les  manifestations  dictées  par  le  temps  et  par  les 
circonstances,  c'est  pour  cela,  qu'étant  d'un  avis  tout  à 
l'ait  opposé,  j'insiste  au  contraire  sur  la  liaison  de  toutes 
ses  idées  entre  elles,  leur  coordination  par  rapport  à  un 
point  commun  et  à  un  centre  unique,  leur  développe- 
ment progressif.  Quel  est  donc  le  but  vers  lequel  con- 
verge sa  pensée  ?  Il  n'est  autre  que  la  destruction  du 
Christianisme  au  profit  de  1'  «  humanité  ».  Examinons  les 
raisons  que  Voltaire  a  eues  d'y  viser,  les  moyens  qu'il  y  a 
employés,  et  ce  que  valent  enfin  ces  moyens  et  ces  rai- 
sons. 

C'est  de  1762  et  du  Sermon  des  Cinquante,  que  les 
éditeurs  de  Kehl,  Decroix  et  Condorcet,  ont  daté  ce  que 


LA    PHILOSOPHIE    RELIGIEUSE    DE    VOLTAIRE  469 

l'on  pourrait  appeler  la  déclaration  de  guerre  de  Vol- 
taire au  Christianisme.  Ils  ajoutent  qu'il  y  fut  poussé  par 
le  désir  de  rivaliser  avec  Rousseau  qui  venait  de  publier 
au  mois  de  mai  de  la  même  année,  dans  V Emile,  la  Pro- 
fession de  foi  du  vicaire  savoyard. 

Je  laisse  de  côté  la  question  de  priorité,  qui  a  d'ailleurs 
son  intérêt  et  son  importance  :  il  n'est  pas  indifférent 
de  savoir  qui  des  deux  a  été  le  chef  de  chœur.  Mais  ce  qui 
est  certain,  c'est  que  si  Voltaire  a  attendu  pour  éclater 
que  Rousseau  lui  eût  donné  l'exemple,  il  y  avait  long- 
temps alors  que  son  opinion  était  faite  sur  ce  point. 
Nous  en  avons  vu  les  preuves,  dont  je  ne  rappelle  que  les 
principales  :  VEpître  à  Uranie  (1722)  témoignant  de 
son  déisme,  et  les  Remarques  sur  les  pensées  de  Pascal 
(1734),  de  son  optimisme;  dans  Mahomet  (1741),  il  don- 
nait sa  théorie  de  la  religion,  et  dans  V Essai  sur  les 
mœurs  (1756),  il  combattait  le  «  fanatisme  ».  Pascal  et 
Bossuet,  Malebranche  et  Leibniz,  voilà  les  hommes  qu'il 
n'a  pas  un  seul  jour  cessé  de  combattre,  et  le  choix  des 
adversaires  est  assez  significatif  de  la  nature  du  combat. 
Mais  tout  en  le  livrant,  il  semblait  qu'il  ne  voulût  pas  en 
courir  les  risques.  Ce  qu'il  faut  donc  dire,  c'est  qu'à 
mesure  qu'il  avançait  en  âge,  il  se  sentait  plus  hardi  ; 
c'est  qu'à  mesure  que  ses  pamphlets  portaient  leurs  coups, 
il  se  sentait  encouragé  à  en  porter  de  plus  violents  ;  c'est 
qu'enfin  ayant  pour  lui  ce  qu'il  n'avait  pas  dans  sa  jeu- 
nesse, la  complicité  de  l'opinion,  sa  pensée  se  dépouil- 
lait de  ses  voiles  et  de  ses  déguisements. 

Il  serait  un  peu  long  d'étudier  un  à  un  tous  les 
écrits  échappés  de  sa  plume  sur  le  sujet  du  Christianisme, 
et  d'ailleurs  ce   serait  assez   inutile  ;  il  y    a  là   du  rabâ- 


470       HISTOIUE    DE    LA    LITTEKATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

chage,  Voltaire  y  répète  les  mêmes  faits,  les  mêmes  argu- 
ments, les  mêmes  plaisanteries;  la  qualité  de  l'esprit  y 
va  diminuant,  et  l'obscénité,  l'injure,  l'ordure  y  abon- 
dent. Voltaire  a  beaucoup  d'esprit,  mais  l'esprit  ne  suffit 
pas  h  tout,  et  des  pantalonnades  ne  résolvent  pas  les 
questions  religieuses.  Je  me  contente  donc  d'indiquer  les 
principaux  de  ces  factums,  en  suivant  l'ordre  de  leur 
publication. 

1762,  Extraits  du  testament  du  curé  Meslier ^  Sermon 
des  Cinquante 

1766.  Le  philosophe  ignorant;  Questions  de  Lapata. 

1767.  Examen  important  de  milord  Bolinghroke  ou  le 
Tombeau  du  Fanatisme  ;  le  Dîner  du  comte  de  Boulainvil- 
lier  s;  le  Discours  de  Julien. 

1768.  Profession  des  Théistes;  EpUre  aux  Romains; 
VA  B  C. 

1769.  Collection  d'anciens  Evangiles;  Dieu  et  les 
hommes. 

nii.  Lettres  de  Memmius  à  Cicéron. 

1772.  //  faut  prendre  un  parti,  ou  Principe  d'action. 

1776.  La  Bible  enfin  expliquée. 

1111 .  Etablissement  du  Christianisme  Dernières  remar- 
ques sur  les  Pensées  de  Pascal. 

Sans  nous  astreindre  à  une  analyse  plus  inutile  encore 
qu'ennuyeuse,  demandons-nous  donc  ce  que  Voltaire 
reproche  h  la  religion,  pourquoi  il  lui  en  veut,  et  ce  qu'il 
combat  en  elle. 

II  lui  reproche  trois  choses,  qui  sont  :  d'être  inhu- 
maine, irrationnelle,  démocratique. 

Inhumaine  :  elle  est  à  ses  yeux  l'origine  de  tous  les 
maux,  et  il  semble,  à  l'entendre,  que  sans  religion  l'on 


LA    PHILOSOPHIE     RELIGIEUSE    DE    VOLTAIRE  471 

vivrait  en  ao^neaux.  C'est  la  vieille  idée  de  Bavle,  dans 
ses  Lettres  sur  la  comète.  Voltaire  l'exprime  très  nette- 
ment dans  son  pamphlet  Dieu  elles  hommes  : 

Il  faut  prendre  Jésus-Christ  comme  on  nous  le  donne....  Nous 
n'avons  ni  de  Clarendon  ni  de  Hume  qui  ait  écrit  sa  vie.  Ses 
évangélistes  ne  lui  imputent  d'autre  action  d'homme  violent  et 
emporté,  que  d'avoir  battu  et  chassé  très  mal  à  propos  les  mar- 
chands de  bêtes  de  sacrifice  qui  tenaient  leur  boutique  à  l'entrée 
du  temple.  A  cela  près,  c'était  un  homme  fort  doux,  qui  ne  battit 
jamais   personne,   et  il   ressemblait    assez    à    nos   jquakers,     qui 

n'aiment  pas  qu'on  répande  le  sang Je  suppose  donc  que  Jésus 

a  été  toujours  honnête,  doux,  modeste;  examinons  en  peu  de  mots 
comment  les  chrétiens  l'ont  imité,  et  quel  bien  leur  religion  a  fait 
au  genre  humain. 

Il  ne  sera  pas  mal  à  propos  de  faire  ici  un  petit  relevé  de  tous 
les  hommes  qu'elle  a  fait  massacrer On  a  supputé  que  l'hor- 
rible folie  des  saintes  croisades  avait  coûté  la  vie  à  deux  millions 
de  chrétiens;  mais  je  veux  bien,  par  la  plus  étonnante  réduction 
qu'on  ait  jamais  faite,  les  réduire  à  un  million  :  ci  :  1  000  000.  etc. 

La  manière,  on  le  voit,  est  imitée  de  Swift.  Mais  ce 
qui  est  étonnant,  c'est  que  Voltaire  n'ait  vu  dans  les 
Croisades  qu'un  «  effet  de  l'opinion  ». 

Les  Croisades  ont  été  l'effet  le  plus  mémorable  de  l'opinion.  On 
persuada  à  des  princes  occidentaux,  tous  jaloux  l'un  de  l'autre, 
qu'il  fallait  aller  au  bout  de  la  Syrie.  Un  mauvais  succès  pouvait 
les  faire  tous  exterminer;  et,  s'ils  réussissaient,  ils  allaient 
s'exterminer  les  uns  les  autres. 

{Remarques  de  VEscai  sur  les  Moeurs.) 

Qu'on  me  montre  dans  l'histoire,  depuis  Constantin,  un  seul 
mois  où  les  disputes  théologiques  n'aient  pas  été  funestes  au  monde. 

{Ibid.) 

Son  second  grief  contre  la  religion,  c'est  qu'il  la  juge 
irrationnelle,  ou  déraisonnable. 

J'étais  frappé  de  ces  grandes  leçons  de  vertu  que  l'Antiquité 
nous  a  laissées.  Mais  enfin  tous  ces  gens-là  ne  connaissaient  pas 


472       HISTOIUE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE     CLASSIQUE 

la  théologie;  ils  ne  savaient  pas  quelle  est  la  différence  entre  la 
grâce  efficace  à  laquelle  on  peut  résister,  et  la  grâce  suffisante 
qui  ne  suffit  pas;  ils  ignoraient  que  Dieu  était  mort —  Ah  I  mon- 
sieur le  Comte...,  si  les  Anciens  avaient  été  théologiens,  quels 
avantages  n'auraient-ils  pas  procurés  aux  hommes  !  La  Consuhstan- 
tialité  surtout,  monsieur  le  Comte,  la  Transsubstantiation  sont  de 
si  belles  choses.... 

[Dîner  du  Comte  de  BoulainviUiers .) 

C'est  toute  la  question  du  mystère,  du  miracle,  du 
surnaturel  cj-ui  est  en  jeu,  et  qu'il  tranche  avec  cette 
désinvolture!  Et  voici  comment  il  parle  du  Sacrement  de 
l'Eucharistie  : 

Un  gueux  qu'on  aura  fait  prêtre,  vient,  pour  douze  sous,  revêtu 
d'un  habit  de  comédien,  me  marmotter  en  une  langue  étrangère 
ce  que  vous  appelez  une  messe,  fendre  l'air  en  quatre  avec  trois 
doigts,  se  courber,  se  redresser,  faire  autant  de  Dieux  qu'il  lui 
plaît.... 

[Dîner....) 

Enfin,  aux  yeux  de  Voltaire,  le  Christianisme  n'est 
bon  que  pour  la  «  canaille  ».  Homme  de  lettres,  Français, 
Européen  du  xviii*  siècle,  Voltaire  ne  supporte  pas  la 
pensée  d'avoir,  lui,  successeur  de  Racine  et  de  Corneille, 
gentilhomme  ordinaire,  ami  de  Richelieu,  commensal  de 
Frédéric  et  de  Catherine,  le  même  Dieu  que  son  cocher, 
que  le  peuple,  que  tant  d'hommes  depuis  dix-sept  cents 
ans  ; 

Voilà  le  fondement  de  la  religion  chrétienne,  vous  n'y  voyez 
qu'un  tissu  des  plus  plates  impostures,  faite  par  la  plus  vile 
canaille,  laquelle  seule  embrassa  le  Christianisme  pendant  cent 
anni-es. 

La  canaille  créa  la  superstition,  les  honnêtes  gens  la  détruisent. 

[Dîner...,] 


LA    PHILOSOPHIE    RELIGIEUSE    DE    VOLTAIRE  473 

Jésus  est  évidemment  un  paysan  grossier  de  la  Judée,  plus 
éveillé,  sans  doute,  que  la  plupart  des  habitants  de  son  canton.... 

A  quels  imbéciles  et  à  quels  coeurs  abrutis  de  la  vile  populace 
écrivait-il  ainsi  (St  Paul)  en  maître  tyrannique?... 

Autant  de  mots,  autant  d'erreurs  dans  les  Evangiles.  Et  c'est 

ainsi  qu'on  réussit  avec  \e  peuple 

[Examen  important ) 

Si  on  rapproche  de  ces  déclarations,  non  seulement 
certains  passages  de  sa  Correspondance,  mais  sa  vie 
entière,  sa  fortune,  ses  goûts,  on  se  convaincra  de  la 
gravité  de  ce  grief  h  ses  yeux.  Un  homme  comme  lui  ne 
pouvait  partager  une  opinion  du  bas  peuple! 

II  a  donc  manqué  de  générosité,  d'élévation,  de  con- 
science, de  franchise.  Sa  science  est  superficielle,  et  il 
n'est  ni  hébraïsant,  ni  helléniste,  ni  théologien,  alors 
qu'il  discute  des  origines  du  Christianisme!  INIais  surtout 
sa  philosophie  religieuse  pèche  par  le  réalisme  analytique 
de  sa  méthode,  par  l'étroitesse  de  la  base  donnée  à  la 
religion,  et  par  la  méconnaissance  enfin  du  Christianisme. 

A  ne  prendre  en  effet  le  Christianisme  que  comme 
fait,  l'erreur  de  Voltaire  est  la  même  que  celle  de  Taine 
parlant  de  la  prise  de  la  Bastille  :  leur  méthode  à  tous 
deux  consiste  à  ne  retenir  que  les  caractères  extérieurs 
des  faits,  en  en  laissant  échapper  l'àme.  Voici  comment 
Voltaire  discute  la  vocation  de  saint  Paul  : 

Chapitre  xii.  De  la  secte  chrétienne,  et  particulièrement  de  Paul. 

—  Celui  qui  avait  donné  le  plus  de  vogue  à  la  secte,  était  ce 
Paul  au  grand  nez  et  au  front  chauve,  dont  Lucien  se  moque.  Il 
sutUt,  ce  me  semble,  des  écrits  de  ce  Paul,  pour  voir  combien 
Lucien  avait  raison.... 

La  fureur  de  la  domination  ne  paraît-elle  pas  dans  toute  son 
insolence,  quand  il  dit  aux  mêmes  Corinthiens  :  «  ...  Je  ne  par- 
donnerai à  aucun  de  ceux  qui  ont  péché....  » 


474       HISTOIRE    DE    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE     CLASSIQUE 

Dédaigné  par  Gamaliel  et  par  sa  fille,  comme  il  méritait  de 
l'être,  il  se  joignit  à  la  secte  naissante  de  Céphas,  de  Jacques,  de 
Matthieu,  de  Barnabe,  pour  mettre  le  trouble  chez  les  Juifs.  Pour 
peu  qu'on  ait  une  étincelle  de  raison,  on  jugera  que  celle  cause  de 
l'apostasie  de  ce  malheureux  juif  est  plus  naturelle  que  celle  quon 
lui  attribue.  Comment  se  persuadera-t-on  qu'une  lumière  céleste 
l'ait  fait  tomber  de  cheval  en  plein  midi?...  Il  n'y  a  jamais  eu  de 
légende  plus  folle,  plus  fanatique,  plus  dégoûtante,  plus  digne 
dhorreur  et  de  mépris. 

[Examen  important...) 

Il  oublie  que  dans  toute  combinaison  il  entre  autre 
chose,  et  plus,  que  la  somme  des  éléments;  et  la  preuve, 
c'est  que  nous  ne  pouvons  pas  reconstituer  la  moitié  des 
choses  que  nous  dissocions.  Il  n'a  pas  vu  d'assez  haut  les 
choses,  il  n'a  voulu  les  voir,  pour  ainsi  dire,  qu'en  myope, 
en  les  réduisant  aux  proportions  de  sa  vision. 

Sans  doute,  comme  nous  l'avons  vu  dans  l'histoire  de 
V Encyclopédie.,  il  y  ^  trois  vérités  que  Voltaire  n'a  point 
abandonnées  :  l'existence  de  Dieu,  l'immortalité  de 
l'àme,  la  rémunération  et  le  châtiment.  Mais  ce  ne  sont  là 
que  des  vérités  ou  des  hypothèses  métaphysiques,  et  la 
religion  est  quelque  chose  de  plus.  C'est  ce  que  Voltaire 
n'a  pas  compris.  Que  l'instinct  religieux  fût  un  instinct 
primordial  de  l'àme,  aussi  naturel  que  le  sentiment  de 
l'art;  que  la  vie  présente  ne  nous  satisfasse  pas,  et  que 
nous  éprouvions  le  besoin  de  la  dépasser  pour  la  com- 
prendre et  la  vivre  ;  qu'il  n'y  ait  point,  d'autre  part,  de 
religion  sans  surnaturel  et  sans  révélation,  voilà  ce  qu'il 
a  ignoré  ou  nié.  Et,  à  cet  égard,  il  n'est  rien  de  plus 
pauvre  que  la  Remontrance  finale  de  sa  Profession  des 
Théistes. 

Enfin  il  méconnaît  le  Christianisme  comme  force  histo- 
rique, et  comme  conception  de  la  vie.  Il  semble  ignorer 


LA    PHILOSOPHIE    RELIGIEUSE    DE    VOLTAIRE  475 

que  le  Christianisme  a  renouvelé  la  face  du  monde; 
qu'aucun  fait  ne  s'est  produit,  dans  l'histoire  du  monde, 
qui  lui  soit  comparable  en  grandeur  et  en  portée;  qu'il 
a  refondu  l'âme  humaine;  qu'il  a  changé  enfin  le  prin- 
cipe idéal  de  nos  actions  en  plaçant  l'objet  de  la  vie 
au  delà  de  la  vie  même,  et  en  lui  donnant  ainsi  un  prix 
qu'en  elle-même  elle  n'aurait  pas,  en  en  faisant  un  moyen 
au  lieu  d'une  fin.  Tout  cela,  c'est  ce  que  Voltaire  n'a  pas 
su  ou  n'a  pas  voulu  voir.  Et  là  est  le  vice  de  sa  philo- 
sophie religieuse.  C'est  par  là  qu'elle  est  superficielle, 
étroite,  haineuse,  et  en  somme  fausse.  Car  non  seule- 
ment elle  n'a  presque  rien  de  positif,  se  bornant  à  nier 
et  à  combattre  le  Christianisme;  mais  même  elle  va,  d'une 
certaine  manière,  contre  le  propre  dessein  de  Voltaire, 
puisque,  pour  donner  plus  de  prix  à  la  vie  humaine,  il  a 
commencé  par  en  retrancher  ce  qui  en  fait  le  prix. 


CHAPITRE  IX 


LA  PHILOSOPHIE  SOCIALE  DE  VOLTAIRE 


Les  religions  en  général,  et  le  Christianisme  tout  par- 
ticulièrement, ont  ceci  d'avantageux,  qu'enveloppant  par 
définition  la  totalité  de  l'existence  humaine,  elles  sont, 
en  même  temps  qu'une  métaphysique,  une  morale  et  une 
politique.  Cela  ne  veut  pas  dire  que  tous  les  chrétiens 
soient  d'accord  entre  eux  de  tous  les  principes  de  con- 
duite, de  gouvernement,  de  pensée.  «  Il  y  a  beaucoup 
de  chambres  dans  la  maison  de  mon  père,  »  Mitllœ  siint 
mansiones  in  domo  patris  mei,  dit  l'Evangile.  Mais  cela 
veut  dire  qu'en  dépit  des  divergences  et  au  bout  de 
toutes  les  discussions  on  rencontre  des  bornes  qu'on  ne 
saurait  transgresser  sans  tomber  dans  l'hétérodoxie.  C'est 
ainsi  qu'un  chrétien  ne  saurait  pousser  ni  le  panthéisme 
en  philosophie  jusqu'à  l'immanence,  ni  l'individualisme 
en  morale  jusqu'à  l'orgueil,  ni  le  particularisme  en  poli- 
tique jusqu'à  la  négation  de  la  catholicité.  11  rencontre 
partout  le  mur.  Mais  en  revanche  il  a  plus  que  des 
clartés,  il  a  des  solutions  de  tout,  et,  en  morale  comme 


LA    PHILOSOPHIE    SOCIALE     DE    VOLTAIRE  477 

en  politique,  pour  trouver  un  principe  d'action,  il  lui 
suffit  presque  d'abdiquer  son  sens  propre. 

Lorsque  l'on  attaque  donc,  comme  Voltaire,  une  reli- 
gion par  sa  base,  et  que,  sous  le  prétexte  assez  fallacieux 
de  l'épurer,  on  entend  en  réalité  la  détruire,  on  ne  tarde 
pas  à  se  sentir  obligé  de  remplacer  ce  que  l'on  renverse  : 
et  Voltaire  était  trop  intelligent  pour  n'en  pas  voir  la 
nécessité.  Il  croit  voir  et  il  croit  mettre  la  théologie  en 
désarroi  :  dans  ce  désarroi  de  la  théologie,  il  faut  pour- 
tant que  la  société  subsiste,  et  elle  ne  peut  subsister  sans 
base  morale.  C'est  précisément  pour  cela  qu'au  lieu  de 
parler  de  sa  philosophie  sociale  avant  de  parler  de  sa 
philosophie  religieuse,  comme  on  l'a  fait  quelquefois,  je 
trouve  plus  logique  et  plus  naturel  de  placer  sa  philosophie 
sociale  dans  la  dépendance  étroite  de  sa  philosophie 
religieuse. 

Indifférent  en  politique,  ou,  plus  exactement,  aux  prin- 
cipes politiques,  et  peu  curieux  de  tant  de  questions 
relatives  à  la  forme,  à  l'origine,  au  mécanisme  du  gou- 
vernement; tout  prêt  à  croire  que  les  libertés  nécessaires 
à  la  sécurité  de  l'individu  et  à  la  durée  de  la  société  peu- 
vent aussi  bien  s'accommoder  de  la  monarchie  que  de  la 
république,  de  la  démocratie  que  de  l'aristocratie;  con- 
vaincu que  la  torture  ou  l'Inquisition  n'ont  rien  d'inhé- 
rent à  la  constitution  de  la  France  ou  de  l'Espagne, 
puisque,  si  la  presse  est  libre  en  Angleterre,  elle  peut 
également  l'être  en  France  ;  si  Voltaire  a  une  philosophie 
sociale,  c'est  uniquement  parce  qu'il  a  une  philosophie 
religieuse;  et  qu'ayant  voulu  séparer  la  politique  et  la 
morale  des  credo  qui  leur  servaient  de  base,  il  lui  a  fallu 
fonder  en  dehors  de  la  religion  les  nécessités  d'institu- 


478       HISTOinE    DE    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

tion  sociale  que  son  anti-christianisme  a  mises  en  péril. 
—  Dans  quelle  mesure  y  a-t-il  réussi? 

On  se  rappelle  d'où  il  était  parti,  en  1728,  dans  se& 
Remarques  sur  les  Pensées  de  M.  Pascal.  Celte  philo- 
sophie souriante,  quelque  peu  superficielle  d'ailleurs,  et 
optimiste,  s'était  précisée  dans  la  Défense  du  Mondain 
et  dans  le  Siècle  de  Louis  XIV.  Sous  l'influence  de  se& 
réflexions,  de  ses  propres  mécomptes,  et  de  circon- 
stances particulières,  elle  s'était  assombrie  depuis  dans  le 
Poème  sur  le  désastre  de  Lisbonne,  V Essai  sur  les  Mœurs, 
et  Candide.  Et  plus  tard  encore  on  citerait  des  pages 
de  Voltaire  dans  le  Dictionnaire  philosophique  (articles 
Homme  et  Ignorance)  où  le  pessimisme  est  plus  dur  et 
plus  ordurier  que  celui  de  Swift  lui-même.  On  en  trou- 
verait d'analogues  dans  V Homme  aux  quarante  écus,  ou 
dans  les  Oreilles  du  comte  de  Chesterfield  :  et  l'on  ne 
peut  dire,  en  vérité,  qu'elles  soient  d'un  homme  qui  se 
fasse  illusion  sur  la  dignité  de  l'espèce,  non  plus  que  sur 
le  pouvoir  de  la  raison,  les  limites  du  progrès,  les  charmes 
de  la  vie. 

Mais  cette  philosophie  désolée  ne  pouvait  pas  long- 
temps lui  convenir  :  elle  était  trop  disparate  à  son 
besoin  d'action,  et,  comme  il  était  Voltaire,  c'est-à-dire 
l'un  des  hommes  les  plus  contredisants  qu'il  y  ait  eu,  ce 
fut  assez  que  Rousseau,  dans  ses  Discours,  eût  attaqué 
la  civilisation,  pour  qu'il  sentit,  lui,  redoubler  toute  son 
admiration  pour  elle.  Nous  en  avons  la  preuve  dans  ses 
Dernières  remarques  sur  les  pensées  de  Pascal  (1778). 
11  dit  dans  V Avertissement  : 

Quelle  lumière  s'est  levée  sur  l'Europe  depuis  quelques  années! 
Elle  a  d'abord  éclairé  presque  tous  les  princes  du  Nord;  elle  est 


LA    PHILOSOPHIE    SOCIALE    DE    VOLTAIRE  479 

descendue  même  jusque  dans  les  universités.  C'est  la  lumière  du 
sens  commun. 

Et  voici  quel  commentaire  il  donne  à  la  pensée  suivante 
de  Pascal  :  Tous  les  hommes  désirent  d'être  heureux... 
et  cependant  y  depuis  un  si  grand  nombre  d'années,  jamais 
personne,  sans  la  foi,  ri  est  arrivé  à  ce  point  oii  tous  ten- 
dent continuellement 

Je  sais  qu'il  est  doux  de  se  plaindre;  que  de  tout  temps  on  a 
vanté  le  passé  pour  injurier  le  présent....  Cependant  j'arrive  de 
ma  province  à  Paris;  on  m'introduit  dans  une  très  belle  salle  où 
douze  cents  personnes  écoutent  une  musique  délicieuse  :  après 
quoi  toute  cette  assemblée  se  divise  en  petites  sociétés  qui  vont 
faire  un  très  bon  souper —  Je  vois  tous  les  beaux-arts  en  honneur 
dans  cette  ville,  et  les  métiers  les  plus  abjects  bien  récompensés, 
les  infirmités  très  soulagées,  les  accidents  prévenus;  tout  le 
monde  y  jouit,  ou  espère  jouir,  ou  travaille  pour  jouir  un  jour,  et 
le  dernier  partage  n'est  pas  le  plus  mauvais.  Je  dis  alors  à  Pascal  : 
Mon  grand  homme,  êtes-vous  fou? 

Comme  on  le  voit,  il  est  difficile  d'être  plus  conforme 
à  soi-même  :  il  finit,  après  cinquante  ans,  comme  il  avait 
commencé,  et  ses  variations  ont  été  plus  apparentes  que 
profondes  :  elles  s'expliquent  d'ailleurs  par  les  progrès 
de  sa  propre  pensée,  par  la  diversité  d'aspect  des  choses, 
humaines,  par  le  mouvement  des  idées  de  son  temps,  et 
par  le  nombre  aussi  de  ses  écrits.  Mais  ce  qui  est 
toujours  demeuré  en  lui,  c'est  le  défenseur  de  l'insti- 
tution sociale,  l'admirateur  de  la  civilisation;  c'est  aussi 
l'aristocrate  convaincu  que  les  loisirs  de  la  bonne  com- 
pagnie ne  sont  pas  trop  payés  au  prix  de  la  servitude  et 
de  la  misère  du  reste  de  l'humanité. 

Quant  aux  principaux  points  de  sa  philosophie  sociale, 
ils   se    sont    achevé    de    déterminer  par  rapport  ou  par 


480       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

opposition  h  ceux  de  Bossuet,  de  Montesquieu,  de 
Rousseau. 

Dans  un  certain  nombre  d'articles  de  son  Dictionnaire 
phUosopJiique  :  les  articles  Chine ^  Démocratie^  Droit, 
Economie,  Etat,  Femmes,  Fertilisation^  Gouvernement, 
Guerre,  Hommes,  Ignorance,  Liberté,  Lois,  Politique, 
Pourquoi?  Supplice,  Tolérance,  etc.,  et  dans  quelques 
opuscules,  parmi  lesquels  je  citerai,  indépendamment  de 
ceux  qui  concernent  la  Tolérance  et  le  Droit  criminel, 
les  Idées  Républicaines  (1765),  les  Dialogues  A,  B,  C 
(1768),  le  Commentaire  de  VEsprit  des  Lois  [Mil),  on 
est  d'abord  frappé  de  la  supériorité  de  son  esprit  pratique 
et  critique  sur  celui  de  Montesquieu  ou  d'Helvétius  :  ce 
n'est  point  lui  qu'on  prend  avec  Bantam  ou  Macassar;  sur 
celui  de  Diderot  et  de  Rousseau  :  ce  qu'il  y  a  dans  le 
Contrat  Social  d'arbitraire,  d'inexécutable,  de  tyran- 
nique^  lui  saute  aux  yeux  d'abord.  Dirons-nous  que  sous 
ce  rapport  il  continue  les  Anglais?  Nous  dirons  plutôt 
qu'il  a  été  mêlé  au  monde;  qu'à  défaut  d'un  État  il  a  du 
moins  administré  sa  fortune  et  ses  paysans;  et  qu'à  l'école 
de  Frédéric  il  est  devenu  opportuniste  et  utilitaire. 

C'est  un  réaliste  aussi,  qui  va  même  quelquefois  bien 
loin,  et  il  s'en  faut  de  peu  qu'il  n'approuve  l'escla- 
vage : 

B-  —  Quoi!  vous  croyez  qu'un  homme  peut  vendre  sa  liberté 
qui  n'a  point  de  prixl 

^-  —  Tout  a  son  tarif  :  tant  pis  pour  lui,  s'il  me  vend  à  bon 
marché  quelque  chose  de  si  précieux.  Dites  qu'il  est  un  imbécile, 
mais  ne  dites  pas  que  je  suis  un  coquin. 

[A  B  C,  chap.  VIII.) 

Rapprochons  un  autre  passage  : 


LA    PHILOSOPHIE     SOCIALE    DE    VOLTAIRE  481 

Je  sais  tout  ce  qu'on  a  dit  sur  cette  matière  abstruse,  et  je  ne 
m'en  soucie  guère.  Je  veux  que  mon  procureur,  mon  tailleur,  mes 
valets,  ma  femme  même,  croient  en  Dieu;  et  je  m'imagine  que 
j'en  serais  moins  volé  et  moins  cocu. 

{A  B  C,  ch.  XVII.) 

On  n'est  pas  plus  réaliste,  ni  plus  utilitaire;  on  n'est 
pas  non  plus  plus  dédaigneux  des  humbles. 

Il  suit  de  là  que  sa  philosophie  sociale,  épurée  —  ou 
privée  —  de  toute  métaphysique,  de  toute  spéculation 
sur  l'origine  des  sociétés  et  sur  le  fondement  du  droit, 
repose  ou  s'appuie  sur  trois  ou  quatre  postulats  qu'il  tire 
ou  qu'il  croit  tirer  de  sa  seule  expérience  de  l'histoire  : 

1°  L'objet  de  la  vie  humaine  est  en  elle-même,  sur 
cette  terre,  et  toute  notre  affaire  est  de  la  vivre.  Voilà 
son  premier  point.  Et  l'on  voit  comment  il  se  lie  lui- 
même  à  sa  philosophie  religieuse. 

2°  Comment  cependant  assurerons-nous  le  bonheur  de 
la  vie?  En  nous  résignant  à  une  part  d'imperfection  et 
de  souffrance  inévitable;  en  concevant  comme  une  loi 
même  du  mécanisme  universel  la  misère,  le  crime, 
l'impossibilité  de  sortir  de  notre  humaine  condition;  en 
conformant  notre  conduite  et  nos  désirs  à  la  loi  naturelle, 
que  Voltaire  conçoit,  explique  et  définit  de  la  manière 
suivante  : 

L'instinct  et  le  jugement,  ces  deux  fils  aînés  de  la  nature,  nous 
enseignent  à  chercher  en  tout  notre  bien-être,  et  à  procurer  celui 
des  autres,  quand  leur  bien-être  fait  le  nôtre  évidemment. 

{A  B  C,  ch.  VII.) 

Enfin  un  autre  moyen  d'assurer  le  bonheur  de  la  vie, 
c'est,  au  nom  de  la  Loi  naturelle,  ainsi  définie,  de  croire 
au    Progrès,  et   d'y   travailler.  Voltaire   n'a  pas  dans  le 
III.  Zi 


482       mSTOIIiE    DE    LA    LIÏÏEIiATLKE    FHANÇAISE    CLASSIQUE 

Progrès  la  loi  robuste  des  Encyclopédistes.  Il  y  croit 
cependant,  en  ne  doutant  jamais  que  son  siècle  ne  soit 
bien  meilleur  que  les  siècles  précédents. 

3°  Reste  h  savoir  comment  on  s'y  prendra,  pour 
assurer  ce  minimum  de  progrès  réalisable?  Voltaire  a 
encore  une  réponse  à  la  question  :  toutes  les  vérités 
utiles  au  genre  humain,  on  les  maintiendra,  comme  la 
croyance  à  un  Dieu  rémunérateur  et  vengeur,  ou  la 
croyance  à  l'universalité  de  la  morale.  Est-il  avantageux 
que  l'assassinat  et  le  vol  soient  partout  réputés  crimes? 
Oui,  sans  doute,  puisque  sans  cela  il  n'y  aurait  pas  de 
sécurité  pour  la  vie,  la  liberté,  la  propriété.  Est-il  avan- 
tageux que  le  père  de  famille  soit  chargé  de  pourvoir  à 
l'éducation  de  ses  enfants?  Oui,  sans  doute.  Que  l'on 
observe  sa  parole?  Oui,  sans  doute.  Voltaire  n'en  demande 
pas  davantage.  INIais  inversement  il  rejette  tout  ce  qu'il 
considère  comme  nuisible  au  genre  humain  :  religion, 
guerre,  contrainte. 

Nous  l'avons  suffisamment  entendu  s'expliquer  sur  le 
premier  et  sur  le  troisième  de  ces  articles.  Quant  à  la 
guerre,  c'est,  selon  lui,  une  «  maladie  attachée  à  la  con- 
stitution de  nos  organes  »  et  rien  de  plus  : 

Ji.  —  (Jiioi!  point  de  loi  de  la  guerre?  point  de  droit  des  gens? 

A.  —  J'en  suis  fâché;  mais  il  n'y  en  a  point  d'autre  que  de  se 
tenir  coulinuellomcnt  sur  ses  gardes 

C.  —  Mais  les  Romains,  les  Romains,  ces  grands  législateurs? 

A.  —  Ils  faisaient  des  loife,  vous  dis-je,  comme  les  Algériens 
assujettissent  leurs  esclaves  à  la  règle;  mais,  quand  ils  combat- 
taient pour  réduire  les  nations  en  esclavage,  leur  loi  était  leur 
épée 

C.  —  Quoi!  vous  n'admettez  point  de  guerre  juste? 

A.  —  Je  n'en  ai  jamais  connu  de  cette  espèce;  cela  me  paraît 
contradictoire  et  impossible. 


LA    PHILOSOPHIE     SOCIALE    DE    VOLTAIIiE  (83 

Il  répond,  comme  l'on  voit,  à  Montesquieu,  sur  le  droit 
de  conquête;  et  il  répond  en  quelque  sorte  ;iussi,  par 
avance,  aux  théories  de  Joseph  de  Maistre.  L'horreur  de 
la  guerre  est  un  des  points  essentiels  de  sa  philosophie 
sociale. 

Tout  cela  forme  un  ensemble  assez  fortement  lié.  Ses 
goûts  aristocratiques  expliquent  la  nuance  de  son  pessi- 
misme, lequel,  en  somme,  n'est  fondé  que  sur  la  gros- 
sièreté de  la  plupart  des  hommes.  Mais  son  pessimisme 
nous  rend  compte  de  son  amour  de  la  société  :  si  la  société 
est  la  première  condition  du  progrès  de  l'homme,  son 
amour  de  la  société  nous  explique  sa  superstition  de  la 
culture  ;  et  cette  superstition,  à  son  tour,  nous  donne  la  rai- 
son de  sa  haine  pour  tout  ce  qui  la  gêne  ou  l'interrompt. 

Que  penserons-nous  de  cette  philosophie? 

Elle  a  certainement,  dans  sa  simplicité,  quelque  chose 
de  séduisant;  mais,  en  pareille  matière,  il  faut  se  défier 
de  la  simplicité.  Si  nous  y  regardons  de  plus  près,  nous 
constaterons  qu'elle  est  bien  aristocratique,  en  ce  sens 
que,  pour  que  quelques-uns  aient  les  loisirs  dont  parle 
Voltaire,  il  faut  que  le  reste  de  l'humanité  se  travaille  et 
sue  d'ahan  à  les  lui  faire.  Rappelons-nous  la  lettre  à 
Damilaville,  et  qu'il  semble  «  essentiel  »  à  Voltaire  qu'il 
y  ait  des  «  gueux  ignorants  »!  Et  il  se  peut  bien  que 
leur  existence  soit  une  nécessité,  je  veux  dire  une  consé- 
quence nécessaire;  mais  on  ne  peut  admettre  qu'on  les 
y  maintienne  systématiquement,  ni  qu'on  fonde  l'édifice 
social  sur  leur  misère  comme  sur  une  pierre  angulaire. 

Ceci  revient  à  dire  qu'une  idée  fait  à  Voltaire  absolu- 
ment défaut  :  c'est  l'idée  de  solidarité  sociale,  en  tant 
que  la  solidarité  sociale  est  quelque  chose  de  plus  qu'une 


484       HISTOIHE    DE    LA    LlTTEKATt  l'.E    1-llANÇAISE    CLASSIQUE 

solidarité  d'intérêts.  Pour  Voltaire,  riiomme  n'est  pas  un 
loup;  mais  il  n'est  pas  un  frère  ni  un  semblable;  il  n'est 
qu'un  concurrent,  ou  tout  au  plus  un  collègue  dans  la 
recherche  du  bonheur  égoïste  ;  et  c'est  vraiment  trop  peu! 
Supposé  que  l'inégalité  des  conditions  soit  un  mal  néces- 
saire, il  ne  s'ensuit  pas  qu'on  doive  l'entretenir;  il  faut 
se  souvenir  au  contraii"«  que,  quelle  que  soit  l'inégalité 
naturelle  d'intelligence  et  de  force,  d'appétits  et  de  capa- 
cités, elle  est  dominée  par  l'égalité  devant  la  souffrance 
et  devant  la  mort.  Qu'on  lise  là-dessus  le  beau  sermon  de 
Bourdaloue  sur  la  Pensée  de  la  Mort,  et  l'on  verra  ce  que 
cette  seule  idée  peut  mettre  parmi  les  hommes  d'esprit 
de  concorde  et  de  paix,  ou  de  justice  et  de  charité. 

Enfin,  et  par  cela  même  qu'elle  est  bornée  à  la  vie 
présente,  la  philosophie  sociale  de  Voltaire  manque  de 
profondeur  et  d'élévation.  Mais  nous  reviendrons  sur  ce 
point  en  parlant  de  son  rôle  et  de  son  influence. 

En  attendant,  nous  ne  méconnaissons  pas  le  bon 
sens  utilitaire  de  cette  philosophie.  Ne  disons  pas,  bien 
entendu,  que  le  bien  que  Voltaire  a  fait  ou  essayé  de 
faire  en  ce  sens  compense  le  mal  qu'il  a  fait  et  voulu  faire 
en  un  autre;  mais  sachons-lui  gré  d'avoir  compris  que 
s'il  voulait  vraiment  démolir  et  détruire  la  religion,  il 
devait  mettre  autre  chose  à  la  place. 


CHAPITRE  X 


LA  ROYAUTE  DE  FERNEY.  —  LE  RETOUR  ET  LA  MORT 


C'est  au  mois  de  mars  1759  qu'est  révoqué  \e  Prwilege 
de  V Encyclopédie;  c'est  au  mois  de  juin  1759  qu'est 
consommée  l'acquisition  de  Ferney.  Quoiqu'il  n'y  ait 
pas  de  rapports  entre  ces  deux  faits,  la  coïncidence  est 
digne  de  remarque,  et  je  ne  dirai  pas  que  j'y  vois  une 
délicate  attention  de  l'histoire  pour  nous;  mais  assuré- 
ment elle  est  très  significative.  En  effet,  à  dater  de  1759, 
l'étoile  de  Voltaire,  un  moment  éclipsée,  remonte;  et  l'on 
peut  dire  sans  exagération  que  le  centre  des  idées  et  de 
l'action  philosophique  se  déplace.  Il  était  à  Paris,  chez 
Le  Breton,  rue  Taranne;  c'était  de  là  que  partait  le  mot 
d'ordre,  et,  du  fond  des  provinces,  c'était  là  que  venait 
aboutir  le  mouvement.  Il  sera  maintenant  à  Ferney;  et 
l'orientation  est  changée  :  c'est  Voltaire  qui  va  devenir 
chef  de  ces  forces  éparses,  c'est  lui  qui  va  les  assembler 
dans  sa  main;  et  jamais  homme  de  lettres  n'aura  exercé 
une  pareille  influence,  ou,  pour  mieux  dire,  et  selon 
l'expression  consacrée,  une  pareille  royauté. 

Il  y   a  d'ailleurs  un  moyen  très  simple  de  constater 


486        HISTOIRE    DE    LA    LITTEUATURE    FIIANÇAISE    CLASSIQUE 

retendue  de  cette  royauté  :  c'est  d'ouvrir  la  Corres/)on- 
dance.  Nous  possédons,  pour  la  période  qui  s'étend  de 
1760  à  1778,  six  mille  deux  cent  dix-neuf  lettres  de  Vol- 
taire, depuis  la  lettre  4  012,  datée  du  1"  janvier  1760, 
et  adressée  au  Président  de  Ruffey,  jusqu'à  la  lettre 
10  231,  à  Lally,  du  26  mai  1778.  Six  mille  lettres,  pour 
dix-huit  années,  contre  quatre  raille,  pour  quarante- 
neuf  ans  !  Et  la  qualité  des  correspondants  n'est  pas  moins 
curieuse  :  c'est  Frédéric  II,  c'est  Catherine  II,  c'est  le 
landgrave  de  Hesse-Cassel.  Enfin,  si  l'on  regarde  la 
nature  des  affaires  qui  y  sont  traitées,  on  s'aperçoit  que 
les  questions  littéraires  y  diminuent  d'importance,  et 
que  presque  toutes  ces  lettres  sont  vraiment  autant 
d'actes. 

Comment  et  pourquoi  cela  ?  dans  quelles  conditions,  par 
quels  moyens,  h  la  faveur  de  quelles  circonstances  s'est 
formée  cette  royauté? 

Notons  d'abord,  sans  y  insister,  quelques  circonstances 
purement  extérieures  qui  peuvent  paraître  insignifiantes, 
et  cependant  dont  l'histoire  prouverait  que  toujours  le 
pouvoir  est  si  grand  :  l'âge,  la  fortune,  les  liaisons.  Il 
avait  soixante-cinq  ans,  et  depuis  quarante  ans  il  était  sur 
la  scène,  depuis  Œdipe,  et  depuis  la  Henriade.  Quarante 
ans,  c'est  beaucoup,  et  par  la  force  des  choses,  quiconque 
a  écrit  quarante  ans  sans  interruption  ni  repos,  ne  peut 
pas  ne  pas  être  quelqu'un  :  c'est  ainsi  que  Fontenelle  et 
Hugo  ont  su  durer.  De  plus  il  était  riche,  et  môme  très 
riche,  ayant  cent  mille  livres  de  renies,  qui  équivau- 
draient à  cinq  cent  mille  de  nos  jours;  et  c'était  pour  la 
première  fois  qu'un  iiommc  de  lettres  avait  fait  une  telle 
fortune,  ii  une  époque  où  les  gens  de  lettres  étaient  sous 


LA  ROYAUTK  DE  FERNEY.  LE  HETOUR  ET  LA  MORT   487 

la  dépendance  du  pouvoir  et  des  libraires  ;  il  existait  donc 
en  faveur  de  Voltaire  un  préjugé  de  liberté  d'esprit  pour 
l'action  et  pour  la  parole.  Enfin,  bien  loin  de  lui  nuire, 
ses  relations  princières  et  royales  en  avaient  fait  un 
personnage  presque  européen.  Et  d'autre  part  on  savait 
qu'il  avait  toujours  à  Paris  l'oreille  de  Richelieu,  de 
Choiseul.  Je  ne  dis  rien  de  l'art  avec  lequel  il  avait  su 
conserver  ses  anciennes  relations  un  peu  dans  tous  les 
mondes,  dans  la  magistrature,  la  bourgeoisie,  les  minis- 
tères, et  jusque  dans  la  bohème  littéraire. 

Je  ne  crois  pas  non  plus  qu'il  soit  possible  de  passer 
sous  silence  les  avantages  de  sa  situation  géographique, 
en  pays  neutre,  en  terre  libérée  d'impôts  et  de  droits 
seioneuriaux,  et  à  bonne  distance  des  orands  hommes 
de  la  capitale.  Aussi  quand,  dix-huit  ans  durant,  vous 
l'entendrez  se  plaindre  d'être  éloigné  de  Paris,  ne  l'en 
croirez-vous  pas  ! 

Il  est  d'ailleurs  bien  évident  que  toutes  ces  conditions 
n'auraient  pas  suffi,  je  dis  même  avec  l'appoint  du  talent, 
s'il  n'y  avait  joint  une  adresse  tout  à  fait  supérieure,  une 
souplesse  infinie  de  caractère,  un  don  surtout  d'assimi- 
lation qui  croissait  en  lui  avec  les  années,  et  qu'on  ne 
saurait  trop  admirer.  Tandis,  en  effet,  que  la  plupart  des 
hommes  pour  ainsi  dire  s'ankylosent,  et  qu'en  même 
temps  que  leurs  articulations  se  roidissent,  leurs  idées, 
elles,  s'ossifient,  Voltaire,  lui,  presque  jusqu'au  dernier 
jour,  est  demeuré  ployable  en  tous  sens,  prêt  à  toutes 
les  transformations  qu'il  jugeait  compatibles  avec  sa 
popularité  ou  nécessaires  à  sa  sécurité.  C'est  aussi  bien 
ce  que  l'on  veut  dire,  quand  on  dit  de  lui  qu'en  dépit 
de  Zaïre ^  du  Siècle  de  Louis  A7F,  de  Candide,  son  chef- 
d'œuvre  est  encore  sa  vie,  la  manière  dont  il  l'a  conduite, 


488       niSTOIlil-:    DE    LA    LITTI- RATUilE     FHANÇAISE    CLASSIQUE 

cf,  au  travers  Je  bien  des  imprudences,  l'œuvre  d'art 
enfin  qu'on  ne  peut  nier  qu'il  en  ait  fait. 

Et  il  avait  certes  besoin  de  cet  art  et  de  cette  adresse, 
pour  ramener  à  lui  les  sympathies  des  gens  de  lettres, 
qui  l'avaient  vu  plutôt  de  mauvais  œil.  Plébéiens  de  cœur, 
d'Aleinbcrt,  Diderot,  Rousseau  se  défiaient  en  lui  de  ses 
goûts  aristocratiques.  Diderot  le  juge  trop  railleur  : 

Il   en   veut  à   tous  les   piédestaux Il   aura   beau  faire,   beau 

dégrader  :  je  vois  une  douzaine  d'hommes  chez  la  nation  qui,  sans 
s'élever  sur  la  pointe  du  pied,  le  passeront  toujours  de  la  tète. 
Cet  homme  n'est  que  le  second  dans  tous  les  genres. 

Et  Rousseau,  qui  devait  bientôt  rompre  si  crûment  avec 
lui,  lui  écrivait,  en  1756  : 

Je  ne  puis  m'empêcher,  monsieur,  de  remarquer  à  ce  propos 
(la  Providence)  une  opposition  bien  singulière  entre  vous  et  moi.... 
Rassasié  de  gloire  et  désabusé  des  vaines  grandeurs,  vous  vivez 
libre  au  sein  de  l'abondance;  bien  sûr  de  votre  immortalité,  vous 
philosophez  paisiblement  sur  la  nature  de  l'âme;  et,  si  le  corps 
ou  le  cœur  souffre,  vons  avez  Tronchin  pour  médecin  et  pour 
ami  :  vous  ne  trouvez  pourtant  que  mal  sur  la  terre.  Et  moi, 
homme  obscur,  pauvre,  et  tourmenté  d'un  mal  sans  remède,  je 
médite  avec  plaisir  dans  ma  retraite,  et  trouve  que  tout  est  bien 

Pour  triompher  de  cette  défiance,  le  plan  de  Voltaire 
fut  vite  arrêté  :  flatter  les  personnes  d'abord,  et  en  parti- 
culier d'AIembert  et  Diderot,  pour  ne  rien  dire  des 
moindres  ;  prendre  sa  part  de  l'œuvre,  collaborer  à  Y  Ency- 
clopédie, user  pour  eux  de  l'influence  dont  il  dispose 
auprès  de  Frédéric,  ou  auprès  de  la  cour  de  Versailles; 
se  faiie  leur  intermédiaire  auprès  de  Catherine.  Tel  fut 
le  premier  moyen  qu'il  imagina.  —  Le  second,  qui  lui  fut 
plus  utile,  fut  de  courir  sus  à  leurs  ennemis  :  Fréron, 
Le  Franc  de  Pompignan,  Rousseau.  A  la  vérité,  les  pam- 


LA  ROYAUTE  DE  FERXEY.  LE  RETOUR  ET  LA  MORT   489 

phlets  qu'il  a  dirigés  contre  eux  ne  valent  pas  plus  que 
n'avait  valu  sa  Diatribe  du  Docteur  Akakia.  Admettons 
qu'il  y  ait  quelque  esprit  dans  les  Quand,  les  Car,  les  Qui, 
les  Quoi,  et  autres  pièces  contre  Le  Franc  de  Pompi- 
gnan  : 

Quand  on  ne  fait  pas  honneur  à  son  siècle  par  ses  ouvrages, 
c'est  une  étrange  témérité  de  décrier  son  siècle. 

Quand  on  est  à  peine  homme  de  lettres,  et  nullement  philo- 
sophe, il  ne  sied  pas  de  dire  que  notre  nation  n'a  qu'une  forte 
littérature  et  une  vaine  philosophie. 

Il  y  en. a,  en  tout  cas,  bien  peu  dans  l'Ecossaise,  et  pas 
davantage  dans  les  Anecdotes  sur  Frêron.  Tout  cela  est 
bien  grossier.  Les  Lettres  sur  la  Nouçelle-Héloïse  ne  le 
sont  pas  moins,  pour  l'être  d'une  manière  un  peu  diffé- 
rente : 

Le  bon  petit  homme  nous  parle  des  cinquièmes  étages  :  il  y  a 
été  souvent;  il  dit  que  c'est  là  qu'on  apprend  à  connaître  les  véri- 
tables mœurs  de  la  ville;  qu'il  y  retourne  donc,  et  il  verra  si  l'on 
y  mange  du  pain  noir,  comme  il  nous  le  reproche. 

[Lettres  sur  la  Nouvelle-Hcloïse.) 

Et  je  ne  dis  rien,  ne  pouvant  les  citer  ici,  des  attaques 
particulièrement  odieuses  contre  l'honneur  de  Fréron 
ou  de  Jean-Jacques!  Mais,  grossières  ou  odieuses,  toutes 
ces  plaisanteries  n'opéraient  pas  moins  leur  efï'et,  et  les 
ennemis  de  Fréron  ou  de  Rousseau  en  savaient  gré  h 
Voltaire. 

Ce  n'est  pas  tout,  et  il  semble  qu'il  se  soit  imposé  la 
loi  d'intervenir  en  toutes  les  questions,  littéraires,  scien- 
tifiques, politiques,  économiques,  sociales,  religieuses. 
En  tout  et  sur  tout  il  va  dire  son  mot,  faisant  ainsi  pro- 
fiter le  parti  de  sa  réputation  européenne,   assurant  aux 


400       HISTOIRE    DE    LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

idées  une  didiision  qu'elles  n'auraient  pas  sans  lui,  et 
travaillant  à  la  gloire  des  hommes  de  V Encyclopédie 
autant  qu'à  la  sienne  propre.  Ici  encore,  un  simple 
calcul  est  assez  significatif  :  les  Œuvres  de  Voltaire 
comportent  quatorze  volumes  de  Mélanges;  trois  sont 
antérieurs  à  1759;  et  onze  y  sont  postérieurs!  Et  il  faut  y 
joindre  les  sept  volumes  du  Dictionnaire  philosophique. 

Naturellement,  à  Paris,  on  ne  peut  pas  faire  autrement 
que  de  lui  rendre  ses  complaisances,  et  il  faut  jjien  que 
les  défiances  tombent.  Après  l'affaire  de  Calas,  après  le 
Sermon  des  Cinquante,  Diderot  lui-même  se  laissera  con- 
vaincre, et  finalement,  puisque,  selon  le  mot  de  Bossuet, 
«  l'action  de  toute  une  armée  s'attribue  au  chef  qui  la 
conduit  »,  c'est  Voltaire  qui  profitera  de  la  popularité 
du  parti  philosophique. 

Il  en  résulte  qu'à  partir  de  ce  moment  aussi  son 
œuvre  prend  un  autre  caractère  :  elle  avait  d'abord  été 
purement  littéraire,  avec  Œdipe,  la  lienriade,  Zaïre, 
Charles  XII\  ce  que  Voltaire  s'était  alors  proposé,  c'était 
uniquement  le  succès  ;  plus  tard,  il  s'était  proposé  de 
persuader  et  de  plaire  dans  le  Siècle  de  Louis  XIV;  et, 
s'il  ne  cachait  pas  ses  idées,  il  en  adoucissait  l'expression. 
Maintenant  sa  littérature  ne  sera  plus  qu'un  acte;  il  ne 
se  proposera  plus  que  de  guider  l'opinion;  dans  quel 
sens  et  comment,  c'est  ce  que  nous  avons  vu  en  étudiant 
sa  tolérance,  sa  philosophie  religieuse,  et  sa  philosophie 
sociale. 


Si  nous  avons  dii  négliger  un   certain  nombre  de   ses 
écrits,  je  n'ai  pas  l'intention  d'y  revenir  ;  en  fait  d'idées 


LA    nOYAUTÉ    DE    FERXEY.   LE    RETOUR    ET    LA    MORT       491 

nous  n'y  en  trouverions  pas  de  nouvelles;  et,  quant  à  la 
forme,  elle  ne  nous  apprendrait  de  sa  personne  et  de  son 
talent  rien  que  nous  ne  sachions  déjà.  Je  me  bornerai 
donc  h  faire  observer  que  c'est  à  peine  si  Ton  y  trouve 
quelques  traces  d'un  adaiblissement  de  l'intelligence  ou 
de  la  main.  h'Epître  à  Boileau  (1769)  et  VEpUre  à  Horace 
(1772)  contiennent  même  quelques-uns  de  ses  meilleurs 
vers;  et  sa  prose  a  été  quelquefois  plus  pleine,  mais 
jamais  plus  vive,  que  dans  les  Lettres  à  V Académie  fran- 
çaise (1776).  Au  surplus,  sa  Correspondance  des  dernières 
années  peut  nous  prouver  qu'il  n'avait  rien  perdu,  ni 
ardeur  ou  universalité  de  l'intérêt  qu'il  prenait  à  tout, 
ni  souplesse  de  talent,  ni  entêtements  d'opinions,  ni 
activité.  Il  ne  faut  pas  s'étonner  et  crier  au  miracle  : 
nous  pouvons  faire  presque  indéfiniment  les  choses  que 
nous  avons  toujours  faites,  mais  il  ne  faut  pas  croire  non 
plus  que  cela  soit  aussi  très  fréquent,  et,  somme  toute, 
Voltaire  est  un  bel  exemple  du  pouvoir  de  la  volonté  sur 
des  orofanes  affaiblis. 

Si  encore  il  n'avait  pas  voulu  revoir  Paris  !  Mais  il 
tenait  à  revoir  sa  grand'ville,  et  M™*  Denis  y  tenait  plus 
encore.  Il  se  figurait  qu'il  importait  à  sa  gloire  de  ne 
pas  être  exilé  dans  sa  propre  patrie  ;  il  en  voulait 
donner  le  démenti  à  ses  ennemis;  il  voulait  jouir  enfin 
de  sa  réputation.  Elle  avait  singulièrement  grandi  depuis 
quelques  années,  et  on  peut  dire,  h  la  vérité,  qu'en  dépit 
des  noms  qu'on  veut  lui  comparer,  comme  ceux  de 
Pétrarque  et  d'Erasme,  elle  était  sans  exemple;  car  ni 
le  nom  d'Erasme  ni  celui  de  Pétrarque  n'avaient  pénétré 
comme  le  sien  jusqu'au  peuple,  jusqu'à  cette  «  populace» 
qu3  Voltaire  méprisait  tant;  ni  leur  œuvre  n'était  com- 


492       HISTOIRE    DE    LA    LITTERATUHE    FRANÇAISE     CLASSIQUE 

parable  à  la  sienne.  Aussi  Ferney  était-il  devenu  un  lieu 
de  pèlerinage  européen.  Tout  ce  qu'il  y  avait  de  philoso- 
phes s'y  rendait  comme  à  la  Mecque  les  Musulmans,  et 
femmes,  ambassadeurs,  savants,  et  princes,  tous,  tout  le 
monde  suivait  le  mouvement.  Un  seul  homme  n'y  céda 
point,  qui  par  malheur  pour  Voltaire  n'était  pas  le  pre- 
mier venu  :  Joseph  II,  l'empereur,  le  beau-frère  du  roi 
de  France,  qui  voyageait  incognito  en  1777.  Voltaire 
comptait  sur  cette  visite,  et  même  son  Frédéric  la  lui 
avait  annoncée;  on  raconte  qu'il  avait  fait  de  grands 
préparatifs;  mais  il  en  fut  pour  ses  frais  :  l'Empereur 
passa  devant  Ferney,  sans  daigner  en  visiter  l'hôte,  et 
les  ennemis  de  Voltaire  en  firent  des  gorges  chaudes.  Il 
avait  de  quoi  se  consoler  en  Frédéric  II  et  en  Cathe- 
rine II.  Et  h  cette  occasion,  quand  on  parcourt  cette 
correspondance,  on  ne  saurait  trop  remarquer  le  ton 
dont  l'un  et  l'autre  parlent  au  patriarche  de  Ferney. 
Evidemment  Voltaire  représente  une  nouvelle  puissance, 
celle  du  talent,  ou  de  l'opinion,  ou  de  la  presse,  avec  laquelle 
bientôt  il  n'y  aura  pas  de  potentat  qui  ne  doive  compter. 
C'était  également  ce  qu'on  sentait  à  Versailles. 
Louis  XVI  avait  pour  lui  peu  de  sympathie  ;  mais  Marie- 
Antoinette  éprouvait  à  son  égard  une  vive  curiosité;  et 
l'étourdi  comte  d'Artois  se  déclarait  un  de  ses  partisans. 
Et  en  effet,  après  tout,  par  quelques  moyens  qu'il  l'eût 
obtenue,  sa  gloire  européenne  était  un  triomphe  du 
goût  français,  de  l'esprit  français,  du  nom  français,  et 
le  patriotisme  du  temps  ne  pouvait  pas  ne  pas  se  sentir 
intéressé  dans  sa  réputation.  On  pourrait  ajouter  que 
depuis  des  années  il  avait  des  amis  au  ministère  :  Bernis, 
Choiseul,  Maupeou,  Turgot,  Necker,   etc.  :    et  l'on  avait 


LA    nOYAUTÉ    DE     FERNEY.   LE    RETOUR    ET    LA    MORT       493 

pour  lui  des  complaisances;  presque  tout  ce  qu'il  deman- 
dait, on  le  lui  accordait  :  on  empêchait  ses  ennemis  de 
parler,  on  les  obligeait  à  se  rétracter  ou  à  s'excuser... 

Dans  ces  conditions  il  pensa  que  l'interdiction  de 
séjour  qui  avait  pesé  sur  lui  tant  d'années  était  levée  par 
la  force  des  choses,  pour  ne  pas  dire  par  la  gloire;  et, 
cédant  aux  sollicitations  de  ses  amis,  au  désir  de 
M™*  Denis,  aux  ovations  qu'on  lui  promettait,  il  quittait 
Ferney,  le  5  février  1778,  pour  arriver  le  10  à  Paris, 
où  il  descendait  chez  le  marquis  de  Villette,  à  l'angle  de 
la  rue  de  Beaune  et  du  quai  de  Théatins,  dans  un  hôtel 
peuplé  pour  lui  de  souvenirs  :  plus  de  cinquante  ans 
auparavant,  c'était  là  qu'il  avait  connu  et  aimé  l'une  des 
grandes  amies  de  sa  jeunesse,  la  Présidente  de  Dernières. 

Il  était  à  peine  arrivé,  que  le  20  février,  il  recevait  la 
lettre  suivante  : 


Beaucoup  de  personnes,  monsieur,  vous  admirent  :  je  désire 
du  plus  profond  de  mou  cœur  être  de  leur  nombre;  j'aurai  cet 
avantage  si  vous  le  voulez  et  cela  dépend  de  vous.  Il  en  est  encore 
temps  ;  je  vous  en  dirai  davantage  si  vous  me  permettez  de 
m'entretenir  avec  vous.  Quoique  je  sois  le  plus  indigne  de  tous 
les  ministres,  je  ne  vous  dirai  cependant  rien  qui  ne  soit  digne  de 
mon  ministère,  et  qui  ne  doive  vous  faire  plaisir.  Quoique  je 
n'ose  me  flatter  que  vous  me  procuriez  un  si  grand  bonheur,  je 
ne  vous  oublierai  pas  pour  cela  au  très  saint  sacrifice  de  la  messe, 
et  je  prierai,  avec  le  plus  de  ferveur  qu'il  me  sera  possible,  le 
Dieu  juste  et  miséricordieux,  pour  le  salut  de  votre  âme  immor- 
telle, qui  est  peut-être  sur  le  point  d'être  jugée  sur  toutes  ses 
actions.  Pardonnez-moi,  monsieur,  si  j'ai  pris  la  liberté  de  vous 
écrire;  mon  intention  est  de  vous  rendre  le  plus  grand  de  tous 
les  services;  je  le  puis  avec  le  secours  de  Celui  qui  choisit  ce 
qu'il  y  a  de  plus  faible  pour  confondre  ce  qu'il  y  a  de  plus  fort. 
Que  je  me  croirai  heureux,  si  votre  réponse  est  analogue  aux 
sentiments  avec  lesquels.... 

Gaultier,  prêtre. 


49i  HISTOIiîE    DE    LA    LIÏTKRATLUE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

A  cette  lettre  si  mesurée  et  si  touchante,  Voltaire 
répondit  par  une  artirniatioa  aimable,  mais  nette,  de  sa 
philosophie  : 

Votre  lettre,  monsieur,  me  paraît  celle  d'un  honnête  homme,  et 
cela  me  suffit  pour  me  déterminer  à  recevoir  l'honneur  de  votre 
visite  le  jour  et  les  moments  qu'il  vous  plaira  de  le  faire.  Je  vous 
dirai  la  même  chose  que  j'ai  dite  en  donnant  la  bénédiction  au 
petit-fils  de  l'illustre  et  sage  Franklin,  l'homme  le  plus  remar- 
quable de  l'Amérique;  je  ne  prononçai  que  ces  mots  :  Dieu  et  la 
liberté!  Tous  les  assistants  versèrent  des  larmes  d'attendrisse- 
ment. Je  me  flatte  que  vous  êtes  dans  les  mêmes  principes. 

J'ai  quatre-vingt-quatre  ans;  je  vais  bientôt  paraître  devant 
Dieu,  créateur  de  tous  les  mondes.  Si  vous  avez  quelque  chose  à 
me  communiquer,  je  me  ferai  un  devoir  et  un  honneur  de  recevoir 
votre  visite,  malgré  les  souffrances  qui  m'accablent. 

Après  avoir  reçu  plusieurs  visites  de  l'abbé  Gaultier, 
le  2  mars,  se  sentant  plus  mal,  il  le  manda  en  hâte,  pour 
se  confesser.  Il  dut  alors  signer  la  rétractation  sui- 
vante : 

Je  soussigné  déclare  qu'étant  attaqué  depuis  quatre  mois  d'un 
vomissement  de  sang,  à  l'âge  de  quatre-vingt-quatre  ans,  cl  n'ayant 
pu  me  traîner  à  l'église,  M.  le  curé  de  Saint-Sulpicc  ayant  bien 
voulu  ajouter  à  ses  bonnes  œuvres  celle  de  m'envoyer  M.  l'abbé 
^aullier,  prêtre,  je  me  suis  confessé  à  lui,  et  que,  si  Dieu  dispose 
de  moi,  je  meurs  dans  la  religion  catholique  où  je  suis  né,  espé- 
rant de  la  misijricorde  divine  qu'elle  daignera  pardonner  toutes 
mes  fautes  et  que,  si  j'avais  jamais  scandalisé  l'Église,  j'en 
demande  pardon  à  Dieu  et  à  elle. 

Kt  il  ajoutait  : 

M.  l'abbé  Gaultier  m'ayant  averti  qu'on  disait  dans  un  certain 
monde  que  je  protesterais  contre  tout  ce  que  je  ferais  à  la  mort, 
je  déclare  que  je  n'ai  jamais  tenu  ce  propos,  et  que  c'est  une 
ancienne  plaisanterie  attribuée  très  faussement,  dès  longtemps, 
à  plusieurs  savants  plus  éclairés  que  Voltaire. 


LA  nOYALTE  DE  FERNEY.  LE  HETOUK  ET  LA  MORT   495 

Mais  on  voulait  quelque  chose  de  mieux,  de  plus  caté- 
gorique ;  et  ce  fut  sans  doute  l'objet  d'une  visite  que  lui 
fit  plus  tard  M.  de  Tersac,  curé  de  Saint-Sulpice.  Toute- 
fois, comme  dans  l'intervalle  la  santé  lui  était  revenue, 
les  choses  en  restèrent  là  momentanément,  et  Ycltaire 
reprit  dès  le  milieu  de  mars  un  train  de  vie  qui  devait 
d'ailleurs  le  mener  à  la  mort.  La  journée  du  30  mars 
fut  celle  qui  mit  le  comble.  II  se  rendit  vers  quatre 
heures  à  l'Académie,  au  milieu  des  acclamations  popu- 
laires; l'Académie  alla  en  corps  au-devant  de  lui.  Il  pré- 
sida la  séance  en  qualité  de  Directeur,  et  entendit 
d'Alembert  lire  VEloge  de  Desprèaux,  où  Voltaire  était 
mis  au  même  rang  que  Boileau  et  Racine  ;  et  d'Alembert 
disait  : 

Je  nomme  Voltaire,  quoique  vivant,  car  pourquoi  se  refuser  au 
plaisir  de  voir  d'avance  un  grand  homme  à  la  place  que  la  posté- 
rité lui  destine? 

A  sou  départ,  la  foule  se  pressait  de  plus  belle  sur  son 
passage;  on  grimpait  sur  les  roues  et  l'impériale  de  son 
carrosse  pour  le  contempler  de  plus  près.  On  lui  baisait 
la  main,  on  arrachait  le  poil  de  sa  fourrure.  Enfin  il 
arriva  à  la  Comédie.  Là,  nouvel  enthousiasme  :  le  comé- 
dien Brizard  pose  sur  la  tète  de  poète  une  couronne  de 
lauriers.  Voltaire  l'ayant  ôtée,  ce  fut  le  prince  de  Beau- 
veau  qui  en  ceignit  derechef  le  front  du  patriarche.  Ce 
fut,  raconte  Grimm,  un  «  transport  »,  une  «  espèce  de 
délire  universel,  qui  dura  plus  de  vingt  minutes  ».  C'était 
la  sixième  représentation  d'//è/ze.  La  pièce  ne  fut  pas 
écoutée,  mais  les  applaudissements  l'interrompirent  sans 
cesse.   Enfin  les  comédiens   vont  chercher  le    buste    de 


49i'.       IIISTOIIIE     DE    LA    LITTEIIATLUE    EHANÇAISE    CLASSIQUE 

Voltaire.  liri/ard,  en  liabit  de  moine  de  Saint-Bazile,  — 
il  jouait  dans  Jihne  le  rôle  de  Léonce,  —  couronna  le 
buste.  Le  comte  d'Artois,  la  duchesse  de  Chartres, 
M™*  de  Cossé,  joio^naient  leurs  clameurs  d'enthousiasme 
h  celles  de  la  foule.  On  joua  Nanine.  Nouveaux  cris, 
nouveaux  applaudissements.  Le  retour  rue  de  Beaune  fut 
triomphal. 

De  semblables  émotions  ne  pouvaient  guère  manquer 
d'avoir  un  fâcheux  retentissement  sur  la  santé  d'un  vieil- 
lard de  quatre-vingt-quatre  ans.  Son  médecin  Tronchin 
s'en  aperçut  bien  vite,  et  à  partir  de  ce  jour  il  ne  tint 
pas  à  lui  que  Voltaire  ne  regagnât  au  plus  tôt  Ferney. 
Mais  ce  n'était  pas  l'afTaire  de  son  entourage,  et 
M""*  Denis  fit  tout  au  monde  pour  l'empêcher.  Voltaire 
céda;  il  acheta  une  maison,  prit  ses  mesures  pour  s'éta- 
blir, et,  nommé  directeur  de  l'Académie  française,  se 
donna  ce  prétexte  à  lui-même  pour  reculer  à  la  belle 
saison  le  moment  d'une  absence  qui  serait  une  villégia- 
ture. C'est  à  cette  occasion,  dans  la  séance  du  27  avril, 
qu'il  proposait,  pour  la  faire  voter  dans  la  séance  du 
7  mai,  l'entreprise  du  Dictionnaire  historique.  Comme 
d'ailleurs  le  projet  avait  rencontré  quelque  résistance, 
Voltaire  voulut  en  triompher,  et  pour  cela  il  se  mit  en 
tète  de  composer  un  discours  où  il  exposait  l'importance 
littéraire  et  l'intérêt  patriotique  de  la  chose.  On  ne  sait 
s'il  s'alita  le  11  ou  le  18  mai;  en  tout  cas  il  ne  se  releva 
plus,  et  il  mourut  le  30  mai. 

On  a  beaucoup  écrit  sur  cette  mort,  et  sans  doute  on 
écrira  beaucoup  encore;  car  des  récits  que  nous  avons 
il  n'en  est  pas  un  qui  vienne  d'un  témoin  oculaire,  si  ce 
n'est  une   lettre  assez  vague  de  Tronchin  à  Bonnet,  du 


LA  ROYAUTÉ  DE  FERNEY.  LE  RETOUR  ET  LA  MORT   497 

27  juin   1778.    En   voici  les   passages  les   moins   impré- 
cis : 

En  comparant  la  mort  d'un  homme  de  bien,  qui  n'est  que  la  fin 
d'un  beau  jour,  à  celle  de  Voltaire,  j'aurais  vu  bien  sensiblement 
la  différence  qu'il  y  a  entre  un  beau  jour  et  une  tempête,  entre  la 
sérénité  de  l'âme  d'un  sage  qui  cesse  de  vivre,  et  le  tourment 
affreux  de  celui  pour  qui  la  mort  est  le  roi  des  épouvantements.... 

...  Il  a  pris  en  bonne  fortune  tant  de  drogues,  et  a  fait  toutes  les 
folies  qui  ont  hâté  sa  mort  et  qui  l'ont  jeté  dans  l'état  de  déses- 
poir et  de  démence  le  plus  aiîreux.  Je  ne  me  le  rappelle  pas  sans 
horreur.  Dès  qu'il  vit  que  tout  ce  qu'il  avait  fait  pour  augmenter 
ses  forces  avait  produit  un  efîet  tout  contraire,  la  mort  fut  toujours 
devant  ses  yeux.  Dès  ce  moment,  la  rage  s'est  emparée  de  son 
âme.  Rappelez-vous  les  fureurs  d'Oreste  '.Fiiviis  agitatus  Orestes.... 

C'est  sur  les  sous-entendus  de  cette  lettre  qu'on  a 
bâti  la  légende,  —  si  c'en  est  une,  —  qui  nous  repré- 
sente Voltaire  expirant  au  milieu  des  blasphèmes. 

Si  d'ailleurs,  en  signant  l'espèce  de  rétractation  que 
nous  avons  vue,  Voltaire  croyait  assurer  son  repos,  il  se 
trompait.  Le  curé  de  Saint-Sulpice  refusa  de  l'enterrer. 
On  craignait  qu'à  Ferney  l'évèque  d'Annecy  ne  fît  les 
mêmes  difficultés  :  l'abbé  Mignot,  neveu  de  Voltaire, 
emmena  le  corps  à  l'abbaye  de  Scellières,  en  Champagne, 
dont  il  était  abbé.  Le  prieur,  qui  consentit  à  l'ensevelis- 
sement, fut  bientôt  après  destitué. 

Le  il  juillet  1791,  Voltaire  était  transféré  au  Pan- 
théon. 


III.  32 


CHAPITRE  XI 


ROLE    ET    INFLUENCE    DE  VOLTAIRE 


Il  est  difficile  de  préciser  et  de  caractériser  son  rôle  et 
son  influence,  tion  pas  tant  en  raison  de  leur  complexité, 
mais  en  raison  de  la  difficulté  d'être  juste,  et  de  faire 
entre  le  mal  et  le  bien  un  partage  équitable.  Il  nous  faut 
cependant  l'essayer,  il  nous  faut  trouver  le  sens  de  cette 
existence,  résoudre  l'énigme,  trouver  le  mot  de  cette  popu- 
larité littéraire  unique  dans  l'histoire,  il  nous  faut  enfin 
dire  ce  que  signifient  les  batailles  qu'aujourd'hui  même 
encore  on  se  livre  autour  de  ce  nom,  et  pourquoi  les  fana- 
tiques de  Voltaire  et  ses  ennemis  ne  s'entendront  jamais. 

Le  plus  visible  de  ces  dons  ([u'il  a  eus,  c'est  l'univer- 
salité. Il  est  possible  qu'il  ne  soit  le  premier  nulle  part, 
qu'il  ne  le  soit  à  tout  le  moins  que  dans  la  satire  et  le 
pamplilet  ;  il  est  possible  qu'il  ne  soit  pas  poète,  malgré 
la  Ilenriade,  malgré  Zaïre,  malgré  même  ses  petits  vers  : 
nous  avons  dit  ce  qui  lui  manquait  pour  cela,  forme  et 
fonds,  ce  souci  de  la  rime,  du  mot  mis  en  sa  place,  de  la 
perfection  et  de  la  probité  littéraire  sans  lequel  il  n'est 
pas  d'artiste,  et  l'imagination,  et  l'inspiration.  Il  est  pos- 


ROLE    ET    INFLUENCE    DE    VOLTAIRE  499 

sible  également  qu'il  soit  un  historien  inférieur,  qu'il 
n'ait  ni  la  naïveté  et  la  bonhomie  d'Hérodote,  ni  le 
sérieux  et  la  dignité  de  Thucydide,  ni  la  force  du  trait 
et  le  coloris  de  Tacite,  ni  la  méthode  de  nos  historiens 
du  xix^  siècle  et  du  xx\  Enfin  nous  avons  vu  tout  ce  qu'il 
y  a  dans  sa  polémique  religieuse  d'étroitesse,  de  mau- 
vaise foi,  de  passion.  Mais,  après  tout  cela,  s'il  n'a  pas 
également  réussi  partout,  je  ne  vois  rien  qui  lui  soit 
demeuré  étranger,  rien  qu'il  n'ait  agréablement  ou  heu- 
reusement touché,  ni  même  qu'il  n'ait  compris,  très 
facilement  et  très  vite,  dans  les  limites  du  moins  de  son 
rationalisme. 

Est-ce  à  dire  qu'autant  qu'universel  il  soit  superficiel? 
C'est  bien  tôt  et  bien  aisément  dit;  et  il  faut  s'entendre 
sur  ce  mot.  S'agit-il  de  sa  conception  de  l'art?  de  sa 
conception  de  la  vie?  de  sa  conception  de  l'histoire?  Si 
par  exemple  en  matière  d'art,  et  sans  s'égarer  dans  les 
régions  nébuleuses  de  la  haute  esthétique,  il  a  cru  que 
l'objet  de  l'art  était  de  plaire  et  d'instruire,  dirai-je  qu'il 
est  superficiel,  et  montrerai-je  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 
étroit  et  de  plus  mesquin?  Seulement,  je  ne  suis  pas  sur 
que  l'art  eût  été  autre  chose  pour  Homère  et  Dante, 
Eschyle  et  Shakespeare,  Aristophane  et  Molière,  Michel- 
Ange  et  Raphaël,  Beethoven  et  Mozart!  Et  je  suis  avec 
eux,  plutôt  qu'avec  Hegel  et  Schopenhauer.  On  a  dit 
également  que  sa  conception  de  l'histoire  manquait  de 
profondeur  :  et  ce  n'est  certainement  pas  celle  de  Mon- 
tesquieu, de  Carlyle  ou  de  Taine.  Mais,  à  côté  de  la  leur, 
la  sienne  conserve  sa  part  de  vérité.  Faisons  en  effet  la 
part  aussi  large  qu'on  le  voudra  aux  grandes  causes,  aux 
lois  cachées,  aux  lois  profondes  dont   les  événements  ne 


500       IIISTOIUE    DE    LA    LITTEUATUUE    FllANÇAISE    CLASSIQUE 

seraient  que  des  manifestations  :  on  ne  détruira  pas  la 
part  des  petites  causes.  J'ajouterai  que  j'ai  une  raison 
personnelle,  qui  est  dans  une  certaine  mesure  celle  de 
Voltaire,  pour  tenir  à  l'importance  des  petites  causes  :  il 
ne  s'aoit  de  rien  de  moins  que  de  maintenir  la  liberté.  La 
liberté  est-elle  une  simple  hypothèse,  comme  le  déter- 
minisme en  est  une  autre,  je  n'ai  pas  à  l'examiner  ici  : 
en  tout  cas  elle  est  le  fondement  de  la  société,  le  fonde- 
ment impliqué  dans  toutes  les  lois  positives,  du  Code 
civil  comme,  du  Code  pénal.  En  même  temps,  elle  nous 
représente  la  part  de  l'homme  dans  les  faits,  et  donne  à 
notre  histoire  un  intérêt  qu'on  chercherait  en  vain  dans 
l'histoire  des  abeilles  ou  dans  l'histoire  des  fourmis. 
Quant  à  sa  conception  de  la  vie,  si  ces  mots  ont  une 
valeur,  s'ils  représentent  des  idées  et  des  nuances,  ce 
n'est  pas  superficielle  qu'on  doit  la  nommer,  mais  bien 
étroite,  car  elle  manque  plutôt  de  largeur  que  de  profon- 
deur. Je  veux  dire  qu'en  diflerents  sens  cette  intelligence 
universelle  a  rencontré  ses  limites  dans  sa  propre  in- 
suffisance, dans  Tégoïsme  du  caractère,  et  dans  la  dis- 
position à  l'ironie. 

Je  ne  reviens  pas  sur  le  premier  point,  ou  du  moins  à 
peine  ai-je  besoin  d'y  insister.  Nous  sommes  entourés  de 
mystères,  et,  qu'il  s'agisse  de  nous-mêmes,  de  la  vie,  du 
monde,  de  Dieu,  dans  quelque  route  que  ce  soit,  nous 
n'avons  pas  plus  tôt  fait  trois  pas,  que  nous  rencontrons, 
la  borne,  ou  le  mur.  Voltaire,  qui  avait  bien  entendu  dire 
<ju'il  y  avait  là  quelque  chose,  a  pensé  qu'en  somme  il 
n'y  avait  rien  derrière  ce  mur.  Mais  il  n'avait  le  droit  ni 
de  le  dire,  ni  de  le  croire  :  ce  qu'il  ne  comprenait  pas  n'é- 
tait pas  fatalement  et  universellement  incompréhensible! 


RÔLE    ET    INFLUENCE     DE    VOLTAIRE  501 

Et  ce  n'est  pas  qu'il  fût  peut-être  incapable  de  s'élever 
jusque-là;  mais  sa  personnalité,  ou  son  égoïsme,  le  rete- 
naient et  l'aveuglaient.  Ils  percent  dans  tous  les  écrits, 
et  nous  avons  pu  voir  qu'ils  n'ont  pas  peu  contribué  à  la 
médiocrité  de  ses  tragédies  :  il  est  incapable  de  s'aliéner. 
Comment  cela  se  concilie-t-il  avec  son  amour  de  l'huma- 
nité ?  Bien  simplement  :  dans  toutes  les  formes  de  Tin- 
justice,  de  la  tyrannie,  de  la  contrainte,  Voltaire  a 
reconnu  et  détesté  autant  d'obstacles  au  libre  exercice  de 
l'intelligence  et  de  la  raison.  C'est  ce  qui  explique  ses 
flatteries  aux  puissances,  pourvu  qu'elles  soient,  ou  pour 
qu'elles  soient  «  philosophes  »,  sa  docilité  entêtée  aux 
règles  littéraires,  qu'il  juge  conformes  à  la  raison;  son 
respect  de  la  société,  qui  est  nécessaire  aux  arts.  Prenez 
ce  critérium,  il  est  absolu  :  sinon  dans  ses  actes,  au 
moins  dans  ses  pensées.  Voltaire  est  l'homme  de  la 
raison.  Cet  égoïsme  explique  encore  la  vivacité  de  ses 
colères,  la  soudaineté  de  ses  actes  ;  mais  surtout  il 
explique  la  sécheresse  de  son  cœur. 

Cette  sécheresse  est  elle-même  accrue  par  l'ironie;  e'c 
nous  touchons  ici  le  fonds  primitif,  l'aptitude  essentielle 
et  originale  de  l'homme.  Cette  disposition  fut  cultivée 
en  lui  par  le  milieu  dans  lequel  il  vécut,  surtout  à 
l'époque  de  la  Régence;  par  son  expérience  de  la  vie, 
quelquefois  amère,  et  par  la  nécessité  de  se  revancher. 
Dans  la  langue  emphatiqne  et  déclamatoire  d'alors,  on 
peut  dire  que  l'ironie  est  une  vertu  d'esclave,  et,  dune 
manière  générale,  elle  naît  quand  on  ne  peut  pas  dire  ce 
qu'on  voudrait. 

Nous  sommes,  je  crois,  en  état  maintenant  de  définir 
son  influence. 


502        niSTOIHE    DE    LA    LITTERATURE     FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Littérairement,  en  y  introduisant  le  dernier  degré  de 
clarté  et  de  logique,  il  a  achevé  le  triomphe  de  la  prose 
française,  dont  il  a  fait  en  quelque  sorte  un  filtre  où  les 
idées  se  décantent,  se  clarifient,  se  simplifient.  Dans  son 
Discours  sur  l'uiiwersdlitè  de  la  langue  française, 
Rivarol  développera  des  considérations  justes  et  sensées; 
mais  un  mot  suffisait  :  Voltaire  a  existé.  Ajoutons  qu'il 
a  énervé  en  mêine  temps  notre  prose,  par  sa  phrase  trop 
courte,  et  qu'il  lui  a  donné  une  limpidité  trop  inco- 
lore. 

Historiquement,  son  influence  a  été  plus  grave  et  plus 
fâcheuse.  Il  a  rendu  l'histoire  trop  mondaine,  et  lui  a  fait 
perdre  ses  habitudes  de  gravité,  par  sa  plaisanterie  per- 
pétuelle. 

Philosophiquement,  non  seulement  il  a,  autant  qu'il 
était  en  lui,  déshabitué  les  esprits  du  sérieux,  mais  il  a 
découronné  la  spéculation  et  la  pensée,  en  supprimant 
l'idéal.  El  cependant,  et  avec  cela,  il  a  fait  de  l'esprit  un 
pouvoir. 

Pour  toutes  ces  raisons,  on  peut  prévoir  quels  sont 
ceux  qu'il  aura  presque  toujours  avec  lui,  et  ceux  qu'il 
aura  contre  lui.  Avec  lui  il  aura  les  aristocrates  d'esprit, 
les  gens  du  monde,  les  gens  heureux,  les  épicuriens 
faciles  qui  trouvent  la  vie  bonne,  et  qui  la  trouveraient 
bien  meilleure  encore  si  l'on  réussissait  à  supprimer  ou 
à  faire  taire  quelques  gêneurs,  quelques  mécontents, 
gens  il  remords  ou  à  idéal.  II  aura  aussi  la  tourbe  des 
mauvais  plaisants,  des  turlupins,  qui  croient  avoir  raison 
des  idées  avec  une  pantalonnade.  Il  aura  enfin  beaucoup 
de  faibles  d'esprit,  ceux  qui  croient  faire  preuve  d'aris- 
tocratisme    intellectuel,    et   de    force,    et    de  libéralisme 


RÔLE    ET    INFLUENCE    DE    VOLTAIRE  503 

d'esprit,  en  se  distinguant  de  la  «  canaille  ».  Il  aura,  en 
somme,  ce  qu'en  fait  il  a  eu  :  les  bourgeois  du  temps  de 
Louis-Philippe,  les  matérialistes  du  Second  Empire,  les 
indifférents  de  la  fin  du  xix*  siècle.  Déranger  est,  en 
grande  partie,  issu  de  lui;  Homais  est  sa  caricature;  et 
plus  généralement,  sa  postérité  sera  faite  de  tous  les 
esprits  qui  opposent  a  pj'iori  religion  et  raison,  et  de 
tous  ceux  qui  ne  prennent  pas  véritablement  la  vie  au 
sérieux,  admettant  bien  qu'on  tire  d'elle  tout  ce  qu'elle 
peut  comporter  de  plaisirs,  mais  se  fâchant  dès  qu'on 
leur  dit  qu'elle  pourrait  bien  annoncer  ou  préparer  autre 
chose  :  alors  ils  crient  au  fanatisme,  à  l'intolérance! 
Voilà  les  descendants  de  Voltaire,  voilà  l'armée  du  Vo!- 
tairianisme. 

Je  pourrais  me  contenter  maintenant  de  dire  quii 
aura  contre  lui  tous  les  autres;  mais  cela  manquerait  de 
précision.  Il  aura  donc  contre  lui  beaucoup  de  sots  aussi, 
plus  dangereux  peut-être,  quoique  moins  odieux  :  tous 
ceux  qui,  sur  la  parole  de  Rousseau,  vivent  perpétuelle- 
ment dans  l'attente  d'un  bouleversement  social.  Il  aura 
contre  lui  les  hommes  qui  prennent  la  vie  au  sérieux,  et 
même  au  tragique,  les  pessimistes,  les  moralistes,  les 
chrétiens.  Il  aura  contre  lui  ceux  qui  ont  besoin  d'un 
appui  dans  la  vie,  d'un  encouragement  ou  d'une  consola- 
tion. Il  aura  contre  lui  ceux  qui  pensent  que  la  charité  et 
la  pitié  sont  nécessaires  à  la  société.  Il  aura  contre  lui 
enfin  les  idéalistes.  Pour  moi,  je  n'hésiterais  pas  à  con- 
clure 'que  cet  homme  a  fait  en  somme  une  œuvre 
mauvaise,  et  qu'il  vaudrait  mieux  sans  doute,  actuel- 
lement, qu'il  n'eût  pas  existé.  C'est  un  jugement  qui 
n'exclut    pas    une    certaine    admiration,    non    plus    que 


504       HlSTOinE    DE    LA    LITTEKATURE    FRANÇAISE     CLASSIQUE 

l'étonnement  devant  ses  qualités  brillantes  et  sa  force 
d'influence  incontestable.  Je  crois  aussi  lui  rendre  jus- 
tice. Mais  c'est  un  jugement  qui,  sans  aucun  doute, 
exclut  la  sympathie,  la  confiance,  et  le  désir  de  le  voir 
revenir. 


CHAPITRE    XII 


;EAN-JAGQUES    ROUSSEAU    :    LES    GRANDES    ŒUVRES 


Nous  avons  vu  comment  Rousseau  s'était  séparé  de 
y  Encyclopédie,  et  nous  avons  dit  pourquoi,  pour  quelles 
raisons  profondes,  pour  quelle  antipathie,  quelle  incom- 
patibilité de  tempérament,  de  tendances,  de  principes. 
Nous  devons  voir  maintenant  le  développement  de  ces 
principes,  de  ces  tendances,  de  ce  tempérament,  dans  les 
grandes  œuvres  de  Jean-Jacques.  Dans  la  Nouvelle- 
Héloïse,  VE/nile,  le  Contrat  social,  il  ne  se  borne  plus  à 
attaquer,  à  critiquer,  à  maudire  :  il  réédifie  ;  réhabilitant 
le  droit  de  l'amour  dans  son  roman,  régénérant  en 
quelque  sorte  l'homme  par  l'enfant  dans  son  traité 
pédagogique,  reconstruisant  enfin  la  société  dans  son 
livre  de  politique. 


I 

Si  la  Nouvelle-Héloîse  est  bien  ce  que  nous  disons,  il 
me  paraît  assez  inutile  d'en  rechercher  les  origines 
anecdotiqucs,  et  pour  combien  y  entrent  les  souvenirs  de 
M'°'    de  Warens    ou    ceux   de  M"'''    de    Houdetot.    Avec 


50r.       inSTOinE    de    I,A    LITTI-RATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

quelques  matériaux  que  Rousseau  ait  construit  son  œuvre, 
ils  sont  assimilés,  et  l'œuvre  existe  en  soi,  elle  vit  tle 
sa  vie  propre,  comme  les  romans  de  Richardson,  comme 
Wertlier,  comme  Adolphe,  comme  les  romans  de  George 
Sand.  Il  est  plus  utile  de  dire  quel  en  fut  l'effet,  qui  fut 
subit  et  foudroyant.  Jamais  peut-être,  depuis  les  Proi>in- 
ciales,  un  livre  n'avait  ainsi  fait  brèche  dans  l'opinion 
publique,  ni  ne  le  méritait  plus  par  sa  nouveauté. 

C'était  dans  l'hiver  de  1761.  On  était  lassé  des  polis- 
sonneries de  Crébillon  le  fils,  lassé  des  déguisements, 
lassé  de  la  vie  parisienne  ;  on  demandait  autre  chose.  La 
Nouvelle-Hèlo'ise  apporta  aux  esprits  blasés  et  aux  âmes 
fatiguées  ces  choses  différentes,  ces  sentiments,  ces  idées 
nouvelles,  qu'on  attendait  sans  les  prévoir.  Elle  appor- 
tait d'abord  un  décor  nouveau,  que  son  titre  même  indi- 
quait :  Julie  ou  la  Noiivelle-IIêloïse,  lettres  de  deux 
amants,  liabitanls  d'une  petite  ville,  au  pied  des  Alpes. 
Au  «  pied  des  Alpes  »,  une  «  petite  ville  »,  voilà  dont  on 
s'avisait  pour  la  première  fois!  Autre  nouveauté  :  la  con- 
dition des  personnages;  ils  n'étaient  plus  pris,  pour 
ainsi  dire,  aux  extrémités  de  l'échelle  sociale,  comme  la 
Princesse  de  Clèves,  et  Manon  Lescaut;  ils  n'avaient  plus 
ce  rôleou cette  apparence  épisodiquo  qu'avaient  les  petites 
gens  dans  Marivaux.  C'étaient  des  bourgeois,  et  le  prin- 
cipal héros  était  un  précepteur.  Mais,  ce  n'était  pas  tout  : 
le  roman  était  capable  de  porter  la  pensée.  Au  lieu  de  la 
psychologie  menue  de  Marivaux,  au  lieu  de  l'emphase  où 
Prévost  tombait,  dès  que,  quittant  les  sentiments,  il  tou- 
chait aux  idées,  on  trouvait  dans  la  Nouvelle-IIéloïse  des 
dissertations,  des  discussions  d'idées  nourries  et  élo- 
quentes, et  des  descriptions  de  la  nature. 


JEAX-JACQUES     ROUSSEAU    :    LES    GRANDES    ŒUVRES  507 

Est-ce  h  dire  que  le  livre  soit  sans  défauts,  et  que, 
même  aujourd'hui,  il  ne  faille  pas  de  la  patience  pour  le 
lire?  Non  sans  doute.  Il  porte  l'empreinte  de  Rousseau, 
o/est-à-dire  que  l'amour  sensuel  y  tient  une  grande  place, 
avec  la  passion  déclamatoire,  et  surtout  la  passion  sophis- 
tique :  tous  ces  gens-là  ont  l'air  de  se  dévouer  en  se 
faisant  plaisir!  Et  c'est  le  mélange  le  plus  parfait,  le  plus 
enchevêtré  qu'on  puisse  voir  d'esprit  de  sacrifice  et  de 
désir  de  jouissances,  d'épicuréisme  et  de  christianisme. 
Il  porte  l'empreinte  du  siècle,  par  l'insistance  avec  laquelle 
l'auteur  s'arrête  sur  les  scènes  voluptueuses,  par  l'abon- 
dance des  larmes  qu'on  verse,  par  le  romanesque  enfantin 
qui  y  est  déployé.  Tout  cela  est  vieux,  rococo,  d'une 
naïveté  démodée.  Mais  après  tous  ces  défauts,  et  indé- 
pendamment des  nouveautés  dont  je  parlais  tout  à  l'heure, 
j'ai  gardé  les  principales  pour  la  fin,  et  elles  emportaient, 
elles  emportent  encore  tout  le  reste. 

C'est  d'abord  la  nouveauté  de  l'éloquence  et  de  la 
langue.  Le  lyrisme  reparaissait,  sans  se  demander  s'il 
était  ridicule;  sans  se  soucier  de  tempérer  ou  de  corriger 
l'expression  de  leur  amour,  Saint-Preux  et  Julie  se 
livraient  à  tous  les  mouvements  de  leur  cœur.  C'est 
ensuite  le  droit  de  la  passion,  s'affirmant  par  delà  les 
conventions  sociales.  Enfin,  un  rideau  se  déchirait,  et 
l'on  découvrait  la  nature;  V Elysée  créé  par  Julie  était 
supérieur  à  tous  les  jardins  machinés  du  temps  : 

Ce  lieu  est  charmant,  il  est  vrai,  mais  agreste  et  abandonné;  je 
n'y  vois  point  de  travail  humain....  L'eau  est  venue  je  ne  sais 
comment  :  la  nature  seule  a  fait  tout  le  reste,  et  vous-même  n'auriez 
jamais  su  faire  aussi  bien  quelle 

...  Si  je  ne  trouvais  point  de  plantes  exotiques  et  de  productions 
des  Indes,  je  trouvais  celles  du  pays...  Le  gazon  verdoyant,  épais, 


5C8        niSTOIHS     DE    LA    LITTJilîATURE     FRANÇAISE    CLASSIQUE 

mais  court  et  serré,  était  mêlé  de  serpolet,  de  baume,  de  tliym, 
de  marjolaine,  et  d'autres  herbes  odorantes.  On  y  voyait  briller 
mille  fleurs  des  champs,  parmi  lesquelles  l'œil  en  démêlait  avec 
surprise  quelques-unes  de  jardin,  qui  semblaient  croître  naturel- 
lement avec  les  autres.... 

{lY"  partie,  lettre  XI.) 

Ce  lieu  solitaire  formait  un  réduit  sauvage  et  désert,  mais  plein 
de  ces  fortes  beautés  qui  ne  plaisent  qu'aux  âmes  sensibles,  et 
paraissent  horribles  aux  autres.  Un  torrent  formé  par  la  fonte  des 
neiges  roulait  à  vingt  pas  de  nous  une  eau  bourbeuse,  et  chari-iait 
avec  bruit  du  limon,  du  sable  et  des  pierres.  Derrière  nous  une 
chaîne  de  roches  inaccessibles  séparait  l'esplanade  où  nous  étions 
de  cette  partie  des  Alpes  qu'on  nomme  les  glacières....  Des  forêts 
de  noirs  sapins  nous  ombrageaient  tristement  à  droite.  Un  grand 
bois  de  chênes  était  à  gauche  au  delà  du  torrent,  et  au-dessous  de 
nous  cette  immense  plaine  d'eau  que  le  lac  forme  au  sein  des  Alpes 
nous  séparait  des  riches  côtes  du  pays  de  Vaux,  dont  la  cime  du 
majestueux  Jura  couronnait  le  tableau. 

(lye  partie,  lettre  XVII.) 


II 

Nous  venons,  en  parlant  de  la  Nouvelle-Héloïse ,  d'es- 
sayer de  suivre  un  plan  dont  l'intention  était  d'envelopper 
et  pour  ainsi  dire  de  noyer  la  critique  du  livre  dans 
l'éloge  de  ses  qualités.  Pour  parler  de  VEmile,  nous  sui- 
vrons la  disposition  précisément  inverse,  et,  sans  mar- 
chander, ce  sont  plutôt  les  lacunes  ou  les  vices  que  nous 
en  ferons  ressortir.  Et  voici  la  raison  de  cette  dilïerence  : 
la  Nouvellc-Iléloïse  était  destinée  à  plaire  plutôt  qu'à 
instruire;  le  lecteur,  en  l'ouvrant,  a  fait,  d'abord,  la 
part  de  la  fiction;  et  la  leçon  enfin,  s'il  y  en  a  une,  est 
affirmée  plutôt  qu'énoncée.  VJùnile,  au  contraire,  con- 
tient une  doctrine,  est  un  livre  pratique,  faitpour  l'action 
et  pour  le  combat.  Il  s'ensuit  que  les  erreurs  ici  devien- 
nent capitales,  et  que  le  prestige  de  l'art  ou  le  sentiment 


JE.VX-JACQUES     ROUSSEAU    :     LES     GRANDES    ŒUVRES  509 

personnel  doivent  s'évanouir   et  laisser  place    à  la    dis- 
cussion. 

Je  n'insisterai  pas  su)-  le  mérite  littéraire  de  l'ouvrage  : 
il  est  analogue  h  celui  de  la  Nouvelle-Héloïse ,  et  cela  se 
comprend  d'autant  plus  aisément  que  la  publication  de 
VEinile  date  de  1762.  Peut-être  même  Rousseau  est-il 
ici  moins  guindé,  plus  souple,  plus  varié,  plus  vraiment 
éloquent.  Voici  trois  exemples  qui  le  montrent  bien  :  l'un 
est  une  narration  familière,  l'autre  une  méditation  ora- 
toire, l'autre  une  invective  passionnée. 

Je  m'étais  chargé,  durant  quelques  semaines,  d'un  enfant  accou- 
tumé non  seulement  à  faire  ses  volontés,  mais  encore  à  les  faire 
à  tout  le  monde,  par  conséquent  plein  de  fantaisies.  Dès  le  premier 
jour,  pour  mettre  à  l'essai  ma  complaisance,  il  voulut  se  lever  à 
minuit.  Au  plus  fort  de  mon  sommeil,  il  saute  à  bas  de  son  lit, 
prend  sa  robe  de  chambre  et  m'appelle.  Je  me  lève,  j'allume  la 
chandelle,  il  n'en  voulait  pas  davantage  :  au  bout  d'un  quart  d'heure 
le  sommeil  le  gagne,  et  il  se  recouche  content  de  son  épreuve. 
Deux  jours  après  il  la  réitère  avec  le  même  succès,  et  de  ma  part 
sans  le  moindre  signe  d'impatience.  Comme  il  m'embrassait  en  se 
recouchant,  je  lui  dis  très  posément  :  Mon  petit  ami,  cela  va  fort 

bien,  mais  n'y  revenez  plus 

[Emile,  liv.  II.) 

On  a  beau  vouloir  établir  la  vertu  par  la  raison  seule,  quelle 
solide  base  peut-on  lui  donner?  La  vertu,  disent-ils,  est  l'amour 
de  l'ordre.  Mais  cet  amour  peut-il  donc  et  doit-il  l'emporter  en 
moi  sur  celui  de  mon  bien-être?  Qu'ils  me  donnent  une  raison 
claire  et  suffisante  pour  le  préférer....  Si  la  Divinité  n'est  pas,  il 

n'y  a  que  le  méchant  qui  raisonne,  le  bon  n"est  qu'un  insensé 

(Liv.  IV.) 

Vis  selon  la  nature,  sois  patient,  et  chasse  les  médecins,  tu 
n'éviteras  pas  la  mort,  mais  tu  ne  la  sentiras  qu'une  fois,  tandis 
qu'ils  la  portent  chaque  jour  dans  ton  imagination  troublée,  et  que 
leur  art  mensonger,  au  lieu  de  prolonger  tes  jours,  t'en  ôte  la 
jouissance....  Souffre,  meurs,  ou  guéris,  mais  surtout  vis  jusqu'à 
la  dernière  heure. 


ÔIO       llISTOIl'.K    DE    L.V    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIOUE 

Tout  n'est  que  iolie  et  contradiction  dans  les  inslilulious 
humaines.... 

(Liv.  II.) 

Mais  arrivons  air  livre,  et  pour  nous  y  reconnaître, 
résumons-le  :  jusqu'à  deux  ans,  l'enfant,  nourri  par  sa 
mère,  sera  préservé  des  mauvaises  habitudes  ou  des  défor- 
mations physiques;  de  deux  ans  à  douze,  son  précepteur 
exercera  ses  sens;  de  douze  à  seize,  son  intelligence  sera 
développée  d'une  manière  d'ailleurs  toute  pratique;  de 
seize  à  vingt-deux,  on  en  fera  un  être  moral  et  religieux; 
de  vingt-deux  à  vingt-cinq,  il  se  destine  au  mariage  et  il 
finit  par  épouser  Sophie.  Soit  dix  ans  pour  l'éducation 
des  sens,  cinq  pour  celle  de  l'esprit,  sept  pour  celle  du 
caractère  :  admirons  ces  proportions  et  cette  succession! 

Quels  étaient  les  titres  de  Rousseau  à  composer  ce 
traité  de  pédagogie?  Son  éducation  sentimentale  par 
M™*^  de  Warens;  son  préceptorat  manqué  auprès  des 
enfants  de  M.  de  Mably,  à  Lyon;  ses  propres  enfants  mis 
à  l'hôpital.  Ce  sont  en  vérité  de  mauvaises  conditions, 
pour  disserter  en  maître  sur  ces  matières! 

Et,  en  effet,  ce  qui  me  frappe  d'abord  dans  ce  livre, 
c'en  est  le  caractère  romanesque  et  utopique.  11  faut  à 
Rousseau  un  enfant  sans  père  ni  mère,  riche,  vivant  à 
la  campagne,  sans  carrière;  c'est-à-dire  que,  pour  nous 
ramener  à  la  nature,  il  commence  par  nous  sortir  de  la 
réalité.  Ce  n'est  pas  tout.  Son  Emile  est  longtemps  sen- 
sitif;  puis  il  devient  intellectuel,  et  enfin  il  devient 
moral  :  ce  développement  successif  n'est-il  pas  imagi- 
n:iire?  Ces  stades,  ces  périodes  si  délimitées  correspon- 
dent-elles à  la  réalité?  Sa  construction  va  donc  s'élever 
dans  le  vide. 


JEAN-JACQUES    ROUSSEAU    ;    LES    GRANDES    ŒUVRES  511 

Mais,  alors,  comment  a-t-il  pu  l'élever,  et  en  faire 
quelque  chose  qui  ressemble  à  un  être  vivant?  Ici  il  faut 
noter  et  faire  intervenir  le  caractère  sophistique  de 
l'ouvrage.  On  le  sent  dans  l'intrépidité  d'affirmation. 

Un  enfant  supportera  des  changements  que  ne  supporterait  pas 
un  homme 

Nos  plus  grands  maux  nous  viennent  de  nous.... 

Un  homme  qui  vit  dix  ans  sans  médecin,  vit  plus  pour  lui-même 
et  pour  autrui  que  celui  qui  vit  trente  ans  leur  victime 

Tous  les  sauvages  sont  cruels;  et  leurs  mœurs  ne  les  portent 
point  à  l'être  :  cette  cruauté  vient  de  leurs  aliments.... 

Ce  sont  là  des  assertions  à  vérifier!  Puis,  Rousseau 
jongle  en  quelque  manière  avec  les  mots  : 

Comment  se  peut-il  qu'un  enfant  soit  bien  élevé  par  qui  n'a  pas 
été  élevé  lui-même? 

Enfin,  une  dialectique  subtile  est  répandue  dans  tout  le 
livre.  Tantôt  les  questions  sont  escamotées,  tantôt  les 
problèmes  sont  dénaturés,  et  le  paradoxe  s'unit  étran- 
gement au  lieu  commun. 

Qu'y  a-t-il  donc  dans  l'Emile,  et  en  quoi  donc  est-ce 
un  livre  considérable? 

Il  y  a  d'abord  l'exaltation  du  sentiment  moral  ;  l'affir- 
mation des  devoirs  envers  nous-mêmes,  de  notre  con- 
science, et  de  notre  liberté.  Il  ne  s'agit  plus  ici  des 
devoirs  sociaux,  commandés  par  Thumanité,  se  rappor- 
tant uniquement  à  elle,  et  relatifs  par  conséquent,  chan- 
geants, incertains,  et  dépourvus  de  caractère  vraiment 
obligatoire.  Non,  selon  Rousseau,  l'homme,  l'individu 
a  son  prix  en  lui-même,  c'est  sa  conscience  qui  le  fait, 
c'est  sa  conscience  qui  le  révèle  : 


512       inSTOlUE    DE     LA    LIÏTCnATLllE    FIIAXÇAISE    CLASSIQUE 

La  conscience  est  la  voix  de  rànic....  Trop  souvent  la  raison 
nous  trompe,...  mais  la  conscience  ne  nous  trompe  jamais;  elle 
est  le  vrai  guide  de  l'homme.... 

Conscience!  Conscience!  instinct  divin,  immortelle  et  céleste 
voix;  guide  assuré  d'un  être  ignorant  et  borné,  mais  intelligent  et 
libre;  juge  infaillible  du  bien  et  du  mal,  qui  rends  l'homme  sem- 
blable à  Dieu  !  C'est  toi  qui  fais  l'excellence  de  sa  nature  et  la 
moralité  de  ses  actions;  sans  toi  je  ne  sens  rien  en  moi  qui  m'élève 
au-dessus  des  bêtes,  que  le  triste  privilège  de  m'égarer  d'erreurs 
en  erreurs  à  l'aide  d'un  entendement  sans  règle  et  d'une  raison 
sans  principe. 

Ce  qui  donne  une  âme  à  l'Emile,  c'est  encore  le  spi- 
ritualisme généreux  de  la  Profession  de  foi  du  Vicaire 
savoyard.  A  la  fois  disciple  et  ennemi  des  philosophes, 
Rousseau  ne  se  borne  pas  à  leurs  négations,  il  les  combat 
ou  plutôt  les  complète,  s'émancipe  du  rationalisme  vul- 
gaire, et  s'élève  à  Dieu  par  l'instinct,  le  cœur,  le  sentiment. 

Voyez  le   spectacle  de  la  Nature,  écoutez  la  voix  intérieure 

Si  l'on  n'eût  écouté  que  ce  que  Dieu  dit  au  cœur  de  l'homme,  il 
n'y  aurait  jamais  eu  qu'une  religion  sur  la  terre 

Mon  fils,  tenez  votre  âme  en  état  de  désirer  toujours  qu'il  y  ait 
un  Dieu,  et  vous  n'en  douterez  jamais 

Fuyez  ceux  qui,    sous   prétexte   d'expliquer  la   nature,   sèment 

dans  les  cœurs  des  hommes  de  désolantes  doctrines Du  reste, 

renversant,  détruisant,  foulant  aux  pieds  tout  ce  que  les  hommes 
respectent,  ils  ôtent  aux  affligés  la  dernière  consolation  de  leur 
misère,  aux  puissants  et  aux  riches  le  seul  frein  de  leurs  passions; 
ils  arrachent  du  fond  des  cœurs  le  remords  du  crime,  l'espoir 
de  la  vertu,  et  se  vantent  encore  d'être  les  bienfaiteurs  du  genre 
humain. 

Un  autre  principe,  un  autre  sentiment,  c'est  l'opti- 
misme, l'idée  de  la  possibilité  du  progrès  moral,  et  du 
pouvoir  de  l'éducation.  l'Emile  n'est  pas  seulement  instruit, 
éclairé,  «  dressé  à  la  raison  »,  comme  disait  Voltaire, 
perfectionné   ou,    si  j'ose  dire,   perfectibilisé,  comme  le 


JEAN-JACQUES    ROUSSEAU    :    LES    GHANDES    ŒUVKES  513 

voulaient  les  Encyclopédistes  :  il  est  élevé,  rendu  mora- 
lement et  religieusement  meilleur.  Il  n'acquiert  pas 
sitnplement  une  supériorité  physique,  matérielle,  intel- 
lectuelle :  il  y  a  un  idéal  moral  dans  son  éducation. 

Malheureusement,  tout  cela  est  vicié  chez  Rousseau 
par  deux  choses  :  —  je  ne  parle  pas  des  erreurs  de 
métaphysique  et  de  psychologie,  elles  sont  innombra- 
bles, et,  pour  quelques  analyses  bien  faites,  combien 
en  trouve-t-on  qui  sont  viciées  dès  le  principe  ou  au 
cours  de  leur  développement,  par  tout  le  romanesque  qui 
s'y  mêle  !  Mais  on  s'aperçoit  bientôt  que  les  devoirs 
prêches  par  Rousseau  manquent  de  sanction  :  la  mora- 
lité de  nos  actions  est  dans  le  jugement  que  nous  en 
portons,  dit  Rousseau.  IMais,  si  je  sens  autrement  que 
lui,  ce  qui  est  toujours  possible,  au  nom  de  quoi  m'im- 
posera-t-il  les  vérités  qu'il  proclame,  et  les  conséquences 
qu'il  en  tire  ?  Il  faut  une  morale;  mais  il  faut  aussi  qu'elle 
s'appuie  h  quelque  chose  de  consistant,  car  autrement, 
et  c'est  le  second  reproche  à  lui  faire,  le  moraliste, 
éducateur  des  individus  et  des  peuples,  n'aura  d'autre 
recours  que  la  force  :  pour  assurer  l'exécution  du  bien, 
pour  ramener  l'homme  à  la  nature,  il  faut  commencer 
par  détruire  la  société,  puisque  c'est  elle  qui  a  écarté 
l'homme  de  la  nature.  Et,  en  effet,  il  n'est  rien  de  plus 
autoritaire  que  le  gouverneur  d'Emile,  et  tout  son  art  est 
d'obliger  son  élève  à  faire  ce  qu'il  lui  dit.  Voyez  à  cet 
égard  le  livre  V  de  V Emile,  où  vous  pouvez  constater,  à 
propos  de  Sophie,  tout  ce  que  ce  despotisme  a  de  dur, 
et  parfois  de  cruel.  Rousseau  a  beau  exalter  la  liberté 
dans  la  Profession  de  foi;  partout  ailleurs  il  la  gêne  ou  la 
supprime. 

m.  ii. 


51i       mSTOIP.I-:     DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Les  Jacobins  ne  s'y  sont  pas  trompés  ;  et  c'est  le 
déisme  de  Rousseau  que  prêche  Robespierre  dans  son 
Rapport  sur  les  rapports  des  idées  religieuses  et  morales 
avec  les  principes  républicains. 

Toutes  les  sectes  doivent  se  confondre  d'elles-mêmes  dans  la 
religion  universelle  de  la  nature....  Le  véritable  prêtre  de  l'Être 
Suprême,  c'est  la  nature;  son  temple,  l'univers,  son  culte,  la 
vertu....  Laissons  les  prêtres  et  retournons  à  la  Divinité 

Et  ce  sont  les  principes  pédagogiques  de  Rousseau 
qu'applique  Saint-Just,  avec  le  libéralisme  que  voici  : 

Les  enfants  appartiennent  à  leur  mère  jusqu'à  cinq  ans,  si  elle 
les  a  nourris,  et  à  la  République  ensuite  jusqu'à  la  mort. 

La  mère  qui  n'a  point  nourri  son  enfant  a  cessé  d'être  mère  aux 
veux  de  la  patrie.  Elle  et  son  époux  doivent  se  présenter  devant 
le  magistral,  pour  y  répéter  leur  engagement,  ou  leur  union  n'a 
plus  d'effets  civils 

On  élève  les  enfants  dans  l'amour  du  silence  et  le  mépris  des 

rliéteurs 

[Institutions,  VP  fragment.) 

Vaut-il  la  peine,  là-dessus,  de  discuter  les  bienfaits 
attribués  à  YÉmile?  Sans  doute,  R.ousseau  a  recommandé 
l'allaitement,  l'importance  des  exercices  physiques,  des 
métiers  manuels,  et  l'utilité  des  leçons  de  choses.  Mais 
qu'y  avait-il  là  de  si  nouveau?  Au  surplus  il  semble  qu'il 
l'ait  avoué  lui-même  dans  l'étrange  dénouement  qu'il  a 
commencé  pour  son  livre  :  Emile  et  Sophie,  ou  les  Soli- 
taires. Emile  néglige  sa  femme,  Sophie  trahit  son  mari; 
et  toutes  les  leçons  et  tous  les  discours  du  maître  tournent 
en  précautions  inutiles... 


JEAN-JACnUES    liOUSSEAU    :    LES    GRANDES    ŒUVIîES  51; 


m 


Je  dois  commencer  par  déclarer,  en  abordant  le 
Contrat  social,  que  le  terrain  ici  me  paraît  moins  solide 
et  moins  consistant  qu'il  ne  me  le  semblait  dans  VÉmile. 
La  faute  en  est  sans  doute  à  mon  incompétence  :  la 
politique  n'est  pas  ma  partie.  Non  pas,  à  la  vérité,  que 
je  m'en  désintéresse;  mais,  à  l'exception  de  la  tyrannie 
pure  :  Néron  ou  Caligula,  ou  de  l'anarchie  pure  :  les 
débuts  de  la  Révolution,  je  ne  vois  aucune  forme  de 
gouvernement  qui  soit  absolument  incompatible  avec  le 
respect  des  intérêts  sociaux  essentiels,  et  il  me  semble 
que  c'est  là  l'important.  Ce  qui  redouble  mon  embarras, 
c'est,  sous  le  dogmatisme  apparent  et  tout  à  fait  tranchant 
de  la  forme,  de  saisir  la  vraie  pensée  de  Rousseau. 
Pour  Vinet,  les  Discours,  le  Contrat  social,  VÉmile  se 
ressemblent,  se  complètent,  s'expliquent  mutuellement  ; 
pour  Saint-Marc-Girardin,  il  y  a  contradiction  entre 
VEmile  et  le  Contrat  social;  pour  d'autres,  les  Discours 
sont,  en  quelque  sorte,  en  dehors  de  la  série.  Je  pen- 
cherais cependant  pour  l'opinion  de  Vinet,  et  je  croi- 
rais volontiers  à  la  continuité  de  la  pensée  de  Rousseau  : 
l'objet  de  VEmile  serait  dès  lors  de  former  le  citoyen  du 
Contrat;  ou,  si  l'on  veut,  l'objet  du  Contrat  serait  de 
faire  vivre  comme  citoyen  l'enfant  et  le  jeune  homme 
élevé  dans  V Emile. 

D'où  viennent  donc  ces  divergences,  dans  l'interpré- 
tation de  la  pensée  de  Rousseau?  Des  interprètes  eux- 
mêmes  sans  doute,  de  leur  tempérament,  de  leur  éduca- 
tion différente  ;  de  Rousseau  lui-même  aussi,  qui  a  pu  se 


blfi       IIISTOlIiF,     DE    I.A    LlTTLr.ATUnE     FRANÇAISE    CLASSIQUE 

contredire  parfois;  et  de  la  nature  enfin  du  sujet  :  il 
en  est  des  idées  politiques  de  Rousseau  comme  il  en 
est  de  la  Révolution,  comme  il  en  est  de  la  Réforme  : 
elles  sont  encore  en  cours  d'expérience.  Je  me  bor- 
nerai donc  h  marquer  les  origines  de  ces  idées;  à  en 
définir  les  deux  ou  trois  principales;  à  indiquer  leur 
infiucnce. 

Pour  juger  des  idées  politiques  de  Rousseau,  il  ne  faut 
pas  oublier  qu'il  est  Rousseau,  qu'il  est  protestant,  qu'il 
est  Genevois.  —  11  est  essentiellement  le  théoricien  de 
l'idée  pure,  il  est  l'utopiste  par  excellence,  l'homme  le 
plus  incapable  qu'il  y  ait  eu  de  soumettre  ses  raisonne- 
ments aux  faits,  celui  qui  aie  plus  insolemment  dédaigné 
l'expérience,  enfin  un  dialecticien  redoutable  :  aussi  le 
Contrat  social  abondera-t-il  à  la  fois  en  idées  justes  et 
en  idées  fausses.  11  est  aussi  un  plébéien,  beaucoup  plus 
partisan  de  l'égalité  que  de  la  liberté,  la  liberté  étant 
aristocratique,  et  l'égalité  étant  démocratique.  —  Mais  il 
est  surtout  protestant,  je  veux  dire  que,  nouvelles  dans  la 
France  encore  catholique  du  xviii^  siècle,  ces  idées  étaient 
le  lieu  commun  de  la  polémique  protestante,  depuis  les 
Lettres  pastorales  àç:  Jurieu,  que  Bossuet  avait  condam- 
nées avec  tant  de  véhémence  :  J'ai  vengé,  dit  Bossuet 
dans  son  Cinqiuemc  Avertissement^ 

J'ai  vengé  le  droit  des  rois  et  de  toutes  les  puissances  souve- 
raines; car  elles  sont  toutes  également  attaquées,  s'il  est  vrai, 
comme  on  le  prétend,  que  le  peuple  domine  partout,  et  que  l'état 
populaire,  qui  est  le  pire  de  tous,  soit  le  fond  de  tous  les  États.... 

Mais  examinons  encore  ce  rare  principe  de  M.  Jurieu  :  «  Il  faut 
qu'il  y  ait  dans  les  sociétés  une  certaine  autorité  qui  n'ait  pas  besoin 
d'avoir  raison  pour  valider  ses  actes.  Or  cette  autorité  n'est  que 
dans  le  peuple.  » 


JEAN-JACQUES    HOUSSEAU    :    LES     GRANDES    ŒUVRES  517 

Et  enfin  Rousseau  est  Genevois,  il  aime  sa  patrie,  et  il 
rêve,  qu'il  se  l'avoue  ou  non,  d'une  constitution  de  Genève, 
généralisée,  avec  le  gouvernement  direct  et  l'intolérance 
religieuse  propres  à  la  cité  de  Calvin. 

Dans  les  principes  des  protestants,  il  n'y  a  point  d'autre  Église 
que  l'Etat,  et  point  d'autre  législateur  ecclésiastique  que  le  sou- 
verain. C'est  ce  qui  est  manifeste,  surtout  à  Genève 

[Lettres  écrites  de  la  Montagne,  Y*'  lettre.) 

Voilà  les  origines.  Et  voici  le  contenu  du  livre  : 

I.  Contrat  social; 

II.  Souveraineté; 

III.  Gouvernement; 

IV.  Constitution. 

Quoi  qu'il  en  soit  du  contenu  de  ces  quatre  livres,  ce 
qui  est  certain,  c'est  que  Rousseau  a  fortement  établi 
trois  principes  :  l'égalité,  la  souveraineté  du  peuple,  le 
droit  de  l'Etat.  Égalité  civile,  politique,  sociale.  Je  me 
borne  h  dire  brièvement  que  sur  la  première  de  ces 
formes  d'égalité  le  service  rendu  par  Rousseau  a  été 
grand,  —  quoique  j'aimasse  mieux  la  fonder  sur  l'égalité 
dans  la  souffrance  et  dans  la  mort!  Pour  l'égalité  poli- 
tique, c'est,  à  mon  avis,  une  question  assez  grave  :  elle 
heurte  la  justice,  gêne  la  liberté,  et  finalement  se  trans- 
forme en  inégalité.  L'égalité  sociale,  elle,  est  une  chi- 
mère, et  une  chimère  dangereuse  :  c'est  la  ruine  de  la 
famille,  de  l'esprit  d'entreprise,  des  parties  hautes  d'une 
nation  ou  de  l'humanité. 

Sur  la  souveraineté  du  peuple,  je  passe  rapidement, 
sentant  bien  d'une  part  l'inconvénient  qu'il  y  a  h  remettre 
les  intérêts  vitaux  entre  les  mains  d'un  seul  homme,  et, 
d'autre    part,    l'inconvénient    qu'il   y  a   à    remettre  à  la 


518       HISTOIRE    DE    LA    LITTKIiATUIlE    FnANÇAISE    CLASSIQUE 

multitude  des  intérêts  délicats.  Sur  la  question  du  droit 
de  ri^tat,  je  crois  seulement  qu'en  proclamant  l'infailli- 
bilité de  la  volonté  générale,  Rousseau  a  jeté  dans  le 
monde  un  principe  dangereux  :  «  Tant  pis  pour  la  loi 
quand  elle  s'oppose  aux  passions  populaires  :  nous  n'y 
obéirons  pus,  disent-ils,  on  fait  des  lois  comme  on  veut  ». 
(Taine,  Origiîies  de  la  France  contemporaine,  IV,  120.) 
Taine  a  vu  juste  :  quand  les  mêmes  font  les  lois  et  les 
subissent,  le  caprice  et  l'anarchie  sont  fort  à  craindre. 

Indépendamment  de  ce  qu'elle  suggère  de  commen- 
taires, cette  phrase  de  Taine  suffirait  à  nous  indiquer  ce 
(ju'a  été  l'influence  de  Rousseau  sur  la  Révolution.  Elle 
s'est  exercée  dès  le  début,  et  en  tout  :  sur  la  Déclaration 
lies  Droits  de  V Homme  et  du  Citoyen  : 

m.  —  Le  principe  de  toute  souveraineté  réside  essentiellement 
dans  la  nation.  Nul  corps,  nul  individu  ne  peut  exercer  d'autorité 
qui  n'en  émane  expressément. 

VI.  —  La  Loi  est  l'expression  de  la  volonté  générale  — 

—  sur  la  Constitution  civile  du  clergé^  qui  est  autorisée 
par  l'avant-dernier  chapitre  du  Contrat  aocial  :  De  la  reli- 
gion civile;  —  sur  le  culte  de  l'Etre  Suprême  :  si  Robes- 
pierre a  réuni  ou  confondu  la  morale  et  le  droit  civil,  si 
la  divinisation  de  la  nature  fait  partie  du  programme 
jacobin,  la  faute  n'en  est  elle  pas  aux  idées  affirmées,  plus 
que  prouvées  d'ailleurs,  par  Rousseau  dans  le  Contrat 
social? 


CHAPITRE   XIII 


l'i^;fluence  de  rousseau 


Nous  ne  dirons  rien  des  Confessions,  ni  des  Dialogues^ 
ni  des  Rêveries  d'un  promeneur  solitaire;  car,  outre  que 
ce  sont  les  œuvres  d'un  ton,  nous  en  avons  dit  l'essentiel, 
en  parlant  du  caractère  de  Rousseau;  et,  s'il  y  faut 
ajouter  quelque  chose,  nous  allons  le  faire  en  parlant  de 
son  influence. 

Nous  venons  de  voir  quelle  a  pu  être  l'influence  immé- 
diate et  particulière  du  Contrat  social  sur  la  Révolution. 
A  un  point  de  vue  plus  général,  la  Révolution  doit  à 
Rousseau  son  caractère,  pour  ainsi  dire,  abstrait,  svm- 
Ijolique  et  apocalyptique.  Roussseau  avait  prétendu 
légiférer  pour  les  «  hommes  tels  qu'ils  sont  »  ;  les 
Révolutionnaires  firent  des  lois  non  pas  pour  les  Français 
de  la  fin  du  xviii«  siècle,  mais  pour  l'homme  en  général, 
l'homme  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  lieux.  Et 
puis,  désormais,  un  événement  insignifiant  en  lui-même 
devient  un  symbole,  prend  un  sens  universel  :  on  prend 
la  Bastille  pour  avoir  des  munitions,  —  et  on  se  trouve, 
et  l'on  croit,  avoir  ruiné  à  jamais  le  régime  féodal.  On 


5.;0        IliSrolKi:    de    la    LITTliUATUUK    FKANÇAISE    CLASSIQUE 

abolit  les  privilèges  en  France  clans  la  nuit  du  4  août, 
—  et  c'est  l'humanité  entière  que  l'on  pense  avoir  délivrée 
de  toutes  les  inégalités!  De  sorte  que  l'inllucnce  de 
Uoussem:  ne  se  trouve  pas  seulement  dans  tel  ou  tel  évé- 
nement révolutionnaire,  mais  dans  l'interprétation  qu'on 
lui  donne  :  elle  est  la  vie,  le  souffle,  l'àme  de  la  Révolu- 
tion. 

C'est  qu'effectivement,  et  on  ne  saurait  trop  le  redire, 
Rousseau  a  été  en  quelque  sorte  un  révélateur.  Quelle  a 
été  la  nature  de  sa  révélation? 

Il  a  enseigné,  d'abord,  le  retour  h  la  nature,  par  la 
rupture  de  la  tradition.  Et  c'est  là,  nous  l'avons  vu,  un 
des  points  de  division  entre  les  Encyclopédistes  et  lui. 
Sans  doute  ils  méprisaient  l'autorité  et"  croyaient  au 
progrès;  mais  ils  étaient  élevés  sous  la  discipline  de 
l'humanisme,  dans  le  respect  sinon  du  passé,  du  moins 
du  présent;  ils  admiraient  la  continuité  des  efforts 
humains,  ce  qui  est  une  façon  encore  d'admettre  la  tra- 
dition. Rousseau  vient  annoncer  que  tout  cela  a  fait  son 
temps.  Il  n'est  pas  le  premier  à  le  dire,  et  Fontenelle^ 
Perrault,  Marivaux,  l'ont  pensé  et  indiqué,  et  insinué 
avant  lui.  Mais  il  est  le  plus  éloquent,  et  le  seul  dont  la 
voix  ait  atteint  les  couches  profondes  de  la  nation.  La 
tradition  qu'il  ruine,  il  la  remplace  par  la  nature,  substi- 
tuant aux  raffinements  de  la  civilisation  les  plaisirs 
simples,  h  la  perpétuelle  représentation  le  goût  des 
choses  inapprétécs,  à  l'éducation  de  l'esprit  celle  du 
corps,  à  l'admiration  des  beautés  artinciolles  l'admiration 
des  beautés  de  la  nature  :  il  déchire  enfin  l'espèce  de 
voile  interposé  jusque-là  entre  la  nature  et  l'homme. 

D'un  autre  côté,  ou,   par  une  espèce  de  conséquence,. 


L  IXFLUEN'CE    DE    ROUSSEAU  521 

il  émancipe  la  sensibilité  de  la  longue  contrainte  où 
l'avaient  maintenue  l'éducation  janséniste  et  le  rationa- 
lisme cartésien.  Sur  les  dangers  de  la  sensibilité  je  ne 
reviendrai  pas,  me  bornant  à  rappeler  que  de  s'y  aban- 
donner, c'était  risquer  d'énerver  le  ressort  de  la  volonté, 
et  de  livrer  au  caprice  le  règne  des  choses  humaines. 
Mais  aussi,  et  après  les  dangers,  pour  en  dire  le  charme 
et  la  séduction,  c'est  la  passion  réintégrée  dans  ses 
droits,  la  chaleur,  l'ardeur  eommunicative  de  la  croyance 
substituée  à  la  froideur  du  raisonnement,  le  cœur  enfin 
rendu  à  lui-même.  A  cet  égard,  toute  la  littérature 
romantique  est  issue  de  Rousseau.  Tous  les  romantiques 
d'ailleurs  l'ont  reconnu  et  salué  comme  leur  ancêtre, 
depuis  Chateaubriand  et  Byron  jusqu'à  George  Sand. 
Les  philosophes  eux  aussi  procèdent  de  lui,  et  Kant, 
exaltant  au  détriment  de  la  raison  pure  la  raison  pra- 
tique, se  souvenait  de  la  Profession  de  foi  du  Vicaire 
savoyard. 

Enfin  Rousseau  restaure  et  rétablit  les  droits  de  la 
personnalité,  et  la  souveraineté  du  Moi.  Le  lyrisme  du 
xix^  siècle  a  donc  sa  source  en  lui. 

Pour  exprimer  ces  idées,  Rousseau  a  trouvé  une 
langue  unique,  dont  assurément  quelques  parties  oi'.t 
vieilli,  mais  qui  était  et  reste  encore  neuve  et  hardie, 
familière  et  forte,  sonore  et  cadencée,  et  où  la  sincérité 
de  l'accent  a  renouvelé  tous  les  procédés  de  la  rhéto- 
rique. Elle  est  ainsi  sinon  la  plus  pure,  du  moins  la  plus 
belle  que  l'on  ait  parlée  depuis  Bossuet  et  depuis  Pascal. 
On  l'appelle  déclamateur.  Il  n'est  que  sophiste,  et  excel- 
lent, et  passionné  orateur. 


LIVRE   V 


LA    FIN    DU    SIÈCLE   ET   LES   DÉBUTS 
DE  LA  LITTÉRATURE  NOUVELLE 


CHAPITRE    I 


CARACTERES   GÉNÉRAUX    DE    LA    LITTÉRATURE 
DE   1770  A   1790 


Quelle  a  été  l'influence  des  doctrines  encyclopédiques 
sur  la  conception  de  la  littérature,  c'est  chose  difficile  à 
dire,  en  raison  du  nombre  des  œuvres,  et  du  manque  de 
valeur  de  la  plupart  d'entre  elles.  Que  dirons-nous  en 
effet  qu'il  y  ait  dans  les  tragédies  de  Marmontel  ou  de 
Laharpe?  dans  des  pièces  comme  Wanvick  ou  TimoUon, 
dans  des  romans  comme  Bélisaire  ou  les  Incas?  Rien  du 
tout,  et  c'est  le  pur  néant.  D'autres  œuvres,  h  la  vérité 
sont  plus  faciles  à  caractériser,  comme  le  Système  de  la 
nature  de  d'Holbach,  et  l'Histoire  plùlosophique  des  deux 
Indes,  de  Raynal.  On  trouve  une  bonne  analyse  du  livre 
de  d'Holbach  dans  les  Mémoires  du  vénérable  Damiron. 
Et  l'on  est  frappé  de  voir  combien  on  a  eu  tort^  sur  la  foi 
de  Voltaire,  de  se  faire  un  monstre  de  d'Holbach.  Si 
celui-ci  a  en  effet  violemment  attaqué  le  Christianisme, 
c'est  pour  imiter  Voltaire  ;  et,  dans  son  Système  de  la 
Nature  ou  Morale  universelle,  il  a  sur  Voltaire  cet  avan- 
tage,  d'aller  jusqu'au  bout   de   ses   doctrines.   On   peut 


520        HISTOIRE    DE    LA    LITTEIîATUnE    FKANÇAISE    CLASSIQUE 

reprocher  à  un  homme  de  prêcher  l'athéisme;  mais 
peut-on  hii  reprocher  d'avoir  essayé  de  sauver  la  morale 
de  la  ruine  de  la  religion,  qu'il  croyait  consommée?  C'est 
ce  que  d'Holbach  a  fait.  Pour  Raynal,  et  quoique  peu 
de  livres  aient  eu  plus  de  succès  que  le  sien,  ce  n'est 
qu'un  déclaniateur.  Mais  je  n'ai  pas  besoin  d'insister  sur 
ces  ouvrages.  Si  Diderot  a  passé  pour  être  l'auteur  du 
premier;  s'il  y  a  de  lui  dans  le  second  des  pages  ou  des 
chapitres  entiers,  et  si  le  fond  des  doctrines  en  est  sen- 
siblement analogue  à  celui  des  siennes,  d'Holbach  et 
Raynal  sont  de   purs  Encyclopédistes. 

Il  n'y  a  pas  de  doute  non  plus  sur  les  Satires  de  Gil- 
bert qui  paraissent.  Le  XVIll^  siècle  en  1775,  et  Mon 
Apologie  en  1778.  Le  sens  en  est  bien  clair  :  il  attaque 
les  philosophes  et  la  philosophie^  et  c'est  ce  que  prou- 
vent des  vers  comme  ceux-ci  : 

Quel  siècle  d'ignoiance,  en  beaux  faits  plus  siérilc. 
Que  cet  âge  nommé  siècle  de  la  raison? 
Tout  un  monde  sophiste,  en  style  de  sermon. 
De  longs  écrits  moraux  nous  ennuie  avec  zèle, 
Et  l'on  prêche  les  moeurs  jusque  dans  la  Pucelle. 

Ces  deux  satires  furent  fort  bien  accueillies.  Mais  un 
jeune  homme,  et  un  inconnu,  ne  pouvait  guère  arrêter  le 
mouvement,  et  d'ailleurs  celui-ci  devait  mourir  trop 
jeune  pour  avoir  donné  sa  mesure. 

Il  y  a  mieux,  ou  il  y  a  plus,  et  l'influence  de  Rousseau 
encore  vivant,  puisqu'il  ne  meurt  qu'en  1778,  ne  réussis- 
sait pas  à  contre-balancer  celle  des  Encyclopédistes.  Et, 
à  cette  occasion,  rappelons-nous  les  quelques  lettres  de 
femmes  citées  ci-dessus  ;  en  voici  encore  une  de  Manon 
Phlipon  à  Sophie  Cannet  : 


LA    LITTElîATUr.E     DE    1770    A    1790  527 

Le  ciel  brillait  sans  éblouir...  aucune  étoile  ne  paraissait  encore... 
Emue,  ravie  par  ce  tableau,  je  m'écriai  :  «  O  toi,  dont  mon  esprit 
raisonneur  va  jusqu'à  rejeter  l'exislencc,  mais  que  mon  cœur 
souhaite  et  brûle  d'adorer,  première  intelligence,  suprême  ordon- 
nateur. Dieu  tout-puissant  et  bon,  que  j'aime  à  croire  l'auteur  de 
tout  ce  qui  m'est  agréable,  accepte  mon  hommage,  et,  si  tu  n'es 
qu'une  chimère,  sois  la  mienne  pour  jamais  !  »  Le  créjjuscule  fit 
place  à  la  nuit  ;  l'émotion  s'apaisa  ;  plus  calme,  je  voulus  m'appuyer 
sur  la  réflexion...  hélas!  quel  dommage  que  les  sentiments  ne 
soient  pas  des  preuves! 

Et  je  n'en  sais  rien,  mais  on  en  trouverait  de  sembla- 
bles par  douzaine,  dans  les  lettres  du  temps.  C'est  comme 
si  l'on  disait  que,  sous  l'influence  de  \ Encyclopédie,  la 
sécheresse  devient  un  premier  caractère  de  la  littérature 
entière  de  cette  époque. 

Prenons,  en  effet,  des  œuvres  très  différentes  :  le 
Barbier  de  Séville  (1775),  les  Liaisons  dangereuses 
(1782),  le  Discours  sur  V universalité  de  la  langue  fran- 
çaise de  Pvivarol  (1784),  tout  cela  est  sec  et  brillant.  On 
n'a  pas  plus  d'esprit  que  Beaumarchais,  mais  jamais 
amours  ne  furent  moins  sentimentales  que  celles  de 
Rosine  et  d'Almaviva.  Quant  aux  Liaisons  dange- 
reuses, le  héros  n'en  est  qu'un  drôle.  On  éprouve  une 
impression  du  même  genre  en  lisant  Rivarol.  Evi- 
demment, tous,  tant  qu'ils  sont,  ils  manquent  d'un 
sens  ou  d'une  faculté  :  rien  n'existe  pour  eux  qu'eux- 
mêmes,  leur  plaisir  ou  leur  intérêt,  et,  ce  qui  est  grave, 
même  chez  Beaumarchais,  mais  surtout  chez  Laclos 
et  chez  Rivarol,  c'est  qu'il  semble  fait,  ce  plaisir, 
du  mal  ou  de  la  souffrance  des  autres.  C'est  ainsi  que 
Y Almanach  de  nos  petits  grands  hommes,  que  publie 
Rivarol  en  1788,  est  le  triomphe  de  l'impertinence. 
Charaiort,  encore,  est  un  bon  exemple  de  cette  méchan- 


5':S       IIISTOIIÎE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

ceté  sarcastique  dont  l'objet  n'est  que  de  blesser  ou 
d'insulter. 

Une  œuvre,  cependant,  fait  exception  à  cette  séche- 
resse, et  rompt  cette  monotonie,  c'est  celle  de  Bernardin 
de  Saint-Pierre,  avec  ses  Etudes  de  la  nature  parues  en 
1784,  et  son  roman  de  Paul  et  Virginie,  en  1787.  Contre 
les  Encyclopédistes,  il  continue  Rousseau,  comme  nous 
le  verrons.  Il  est  de  l'école  de  Jean-Jacques  avec  moins 
de  bon  sens  et  de  raison,  plus  de  franchise  et  de 
bonhomie,  plus  de  naïveté,  et  avec  plus  de  sottise  mais 
moins  de  paradoxe.  Mais  il  n'a  pas  plus  réussi  que  son 
maître,  à  enrayer  le  mouvement  encyclopédique  :  on 
raconte  que  quand  il  lut  Paul  et  Virginie  dans  le  salon 
de  M™^  Necker  la  lecture  ne  produisit  aucun  ell'et.  Sans 
doute  il  n'en  fut  pas  de  même  dans  le  public,  mais  le 
livre  n'eut  pas  d'action  immédiate,  et  n'empêcha  pas  les 
choses  de  suivre  leur  cours. 

J'en  vois  la  preuve  dans  une  renaissance  inattendue 
du  goût  de  l'antiquité,  qui  semble  assez  caractéristique, 
et  dont  l'effet  n'est  nulle  part  plus  saisissable  qu'en 
peinture  et  dans  les  arts  plastiques.  On  voit,  en  cfiet, 
reparaître  les  sujets  antiques,  avec  VHercule  sur  VŒta 
de  Lefèvre,  VAntigone  de  du  Ponceau,  le  Méléagre  de  Le 
Mercier,  Y Astianax  de  Richerolle.  Notez  que  le  Voyage 
du  jeune  Anacharsis  est  de  1789.  C'est  le  temps  aussi 
où  André  Chénier  commence  d'écrire,  et  où  toute  une 
génération  qui  sera  celle  des  Révolutionnaires  se  forme 
à  l'école  de  Plutarque.  Mais  ce  qui  est  surtout  remar- 
quable, c'est  le  succès  du  peintre  David,  au  salon  de 
1787.  Grimm,  dans  sa  Correspondance,  se  faisant  l'écho 
du  sentiment  public,  assure  que  le  tableau  représentant 


LA    LITTEHATURE    DE     1770    A    1790  529 

Socrate  au  moment  de  prendre  la  ciguë  i.(.  suffirait  seul  pour 
soutenir,  pour  relever   l'honneur  de  l'école   française  ». 

Le  genre  déclamatoire  et  bourgeois  de  Greuze  a  dis- 
paru avec  la  comédie  de  Sedaine;  un  autre,  déclamatoire 
aussi,  mais  pompeux  et  civique,  qui  tend  à  la  noblesse, 
et  qui  se  traduit  jusque  dans  l'ameublement,  a  pris  sa 
place.  D'où  procède  ce  mouvement,  et  pouvons-nous  le 
rattacher  à  celui  de  l'enseignement  encyclopédique? 
Oui,  car  il  y  a  un  biais,  un  point  de  vue  d'où  tout  se 
compose,  s'arrange  et  s'ordonne,  un  point  de  vue  d'où 
les  tempéraments  divers  se  montrent  comme  tendus  vers 
un  efibrt  commun  :  c'est  la  déchristianisation  ou  la  laïci- 
sation de  l'idéal  social. 

Ce  qui  nous  montre  bien  que  telle  est  la  vraie  cause, 
c'est  une  émancipation  de  la  littérature  galante  ou 
obscène,  telle  qu'il  ne  s'en  était  pas  vu  depuis  le 
xvi"  siècle  :  alors  Restif  de  la  Bretonne  publie  son 
Paysan  perçei'ti,  Louvet  son  Faublas,  Casanova  de  Sein- 
galt  ses  Mémoires.  Je  n'examine  pas  ici  la  question  de  savoir 
si  la  cause  de  la  morale  en  soi  doit  être  considérée  comme 
inféodée  à  celle  de  l'idée  chrétienne  :  je  constate  qu'en  fait, 
avec  le  paganisme  littéraire  et  philosophique  de  la  Renais- 
sance, on  voyait  aussi  reparaître  alors  les  mœurs  païennes. 

De  la  propagande  encyclopédique  tel  est  donc  le 
résultat  immédiat  le  plus  clair  :  la  laïcisation  de  la  cul- 
ture. Nous  en  verrons  bientôt  les  affirmations  et  les 
progrès  avec  Condorcet,  les  Idéologues,  et  un  poète  chez 
qui  les  traditions  littéraires  de  l'époque  classique  s'unis- 
sent à  la  tradition  encyclopédique  la  plus  pure  :  André 
Chénier.  Mais  auparavant  nous  devons  étudier  l'évolu- 
tion du  théâtre  dans  les  trente  dernières  années  du  siècle. 
m.  3i 


CHAPITRE    II 


LE   DRAME    BOURGEOIS 


Dans  le  théâtre  de  La  Chaussée,  nous  avions  remarqué 
rjue  le  romanesque  des  combinaisons  masquait  encore 
l'intérêt  de  la  situation  principale;  nous  remarquions 
aussi  que  les  vers  de  cet  auteur  étaient  particulièrement 
prosaïques  et  plats  :  c'est  que  les  détails  de  la  vie  com- 
mune ne  se  laissent  guère  exprimer  en  vers;  et  cependant, 
de  ces  détails  —  d'ameublement,  de  toilette,  d'office  ou 
de  cuisine  même,  —  la  comédie  réaliste  en  a  besoin  pour 
serrer  d'un  peu  près  l'imitation  de  la  vie.  Qu'est-ce  à  dire  ? 
Sinon  que,  pour  que  la  tragédie  bourgeoise  réussît  à  se 
développer,  il  fallait,  après  La  Chaussée,  qu'on  la  débar- 
rassât de  la  contrainte  du  vers,  et  du  trompeur  attrait  du 
romanesque.  Ce  fut  l'œuvre  de  Diderot,  de  Sedaine,  de 
Beaumarchais  par  accident,  et  de  Mercier. 

Tel  fut  bien  en  elTct  le  dessein  de  Diderot  dans  ses 
drames,  le  Fils  naturel,  le  Père  de  famille,  et  dans  ses 
écrits  théoriques,  dont  le  principal  est  daté  de  1758  :  c'est 
VEssai  sur  la  Poésie  dramatique.  Dans  ce  dernier 
ouvrage,   Diderot   abonde    sans    doute   en    idées    parfois 


LE    DRAME    BOURGEOIS  531 

étranges,  mais  aussi,  en  vues  neuves,  originales,  souvent 
profondes.  Quant  aux  réformes  qu'il  y  propose,  et  indé- 
pendamment de  rimportance  étrange  qu'il  attache  aux 
«  tableaux  »  et  à  la  «  pantomime  »,  —  on  dirait  en  effet  ' 
qu'il  a  toujours  sous  les  yeux  quelque  toile  de  Greuze, 
une  «  Accordée  de  village  »,  ou  une  «  Malédiction  pater- 
nelle »,  —  elles  se  réduisent  à  deux  :  il  demande  que, 
dans  tous  les  genres,  ce  soient  les  situations  qui  décident 
des  caractères;  et,  dans  tous  les  genres  aussi,  qu'à  la 
peinture  des  caractères,  on  substitue  celle  des  conditions. 

Nous  avons  vu  déjà  ce  que  cela  veut  dire  :  c'est,  au 
lieu  de  l'Avare,  ou  de  l'Hypocrite,  ou  du  Misanthrope, 
nous  représenter  sur  la  scène  le  Magistrat,  le  Financier, 
le  Négociant,  le  Militaire,  le  «  Père  de  famille  »  ou  le 
«  Fils  naturel  ».  La  Chaussée,  Lesage  ou  Dancourt, 
l'avaient  fait  avant  Diderot.  Mais  ils  l'avaient  fait 
d'instinct;  Diderot,  lui,  le  fait  ou  propose  de  le  faire 
systématiquenïent.  Il  a  vu  le  premier  que,  si  la  peinture 
du  caractère  ne  laissait  pas  de  pouvoir  se  mêler  à  celle 
des  conditions,  cependant,  c'étaient  là  deux  objets  diffé- 
rents, et  en  un  certain  sens  inverses.  Et  quant  au 
principe  de  la  subordination  des  caractères,  Diderot  ne 
l'a  certes  pas  inventé,  puisque  c'est  le  principe  même  de 
la  tragédie  cornélienne,  et  à  plus  forte  raison  de  Li 
tragi-comédie  des  contemporains  de  Corneille.  Eux  aussi, 
comme  Diderot  le  montre,  ils  avaient  arrêté  le  plan  de 
leurs  drames,  avant  de  savoir  quels  caractères  ils  y  enga- 
«reraient. 

Mais  c'est  Diderot  encore  le  premier  (jui  donne  au  _ 
principe  tout  son  sens  et  toute  sa  portée;  c'est  lui  qui  en'-^ 
voit  la  liaison  avec  les  questions  qu'il  propose  à  l'auteur 


532        HISTOIRE    DE    LA    LITTEHATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

dramatique  d'agiter  sur  la  scène  :  «  celle  du  suicide, 
celle  de  l'honneur,  celle  du  duel,  celle  de  la  fortune,  celle 
de  la  dignité,  et  cent  autres  ». 

Malheureusement,  ce  qui  manquait  le  plus  à  Diderot, 
c'était  le  don  du  théâtre,  l'aptitude  originelle.  Tous  ses 
dialogues  ressemblent  trop  à  sa  propre  conversation,  telle] 
que  nous  l'avons  vue  plus  haut  dépeinte  par  Garât  :  ce 
ne  sont  qu'exclamations  exagérées;  ce  n'est  qu'étalage  de 
sensibilité;  ce  ne  sont  que  propos  interrompus,  paroles! 
entrecoupées,  qui  retardent  l'action,  bien  loin  de  la  fairej 
avancer.  Les  personnages,  non  seulement  ne  sont  pas 
caractérisés,  mais  au  contraire,  à  chaque  mot  qu'ils 
échangent,  ils  deviennent  plus  semblables  entre  eux, 
moins  individuels,  plus  généraux,  plus  ressemblants  à 
Diderot  lui-même.  Ce  ne  sont  donc  pas  les  drames  de 
Diderot  qui  prouvent  ou  qui  éclairent  ses  théories  drama- 
tiques, mais  bien  ses  théories  qui  éclairent  et  précisent 
au  contraire  ce  qu'il  y  aurait  sans  elles  d'obscur,  de  vague,  j 
et  d'indéterminé  dans  ces  drames. 

Il  le  comprit  bien  lui-même  d'ailleurs,  puisqu'il  prit  au 
succès  de  Sedaine  presque  plus  de  part  qu'il  n'en  aurait 
pris  au  sien  propre. 

Michel-Jean  Sedaine,  dont  le  nom  est  resté  assez 
populaire,  était  né  à  Paris  en  1719,  et  il  y  devait  mourir 
en  1797.  Fils  d'un  architecte  qui  avait  fait  de  mauvaises 
affaires,  obligé  de  quitter  ses  études  à  l'âge  de  douze  ou 
treize  ans,  la  mort  de  son  père  en  avait  fait,  un  ou  deux 
ans  plus  tard,  un  chef  de  famille,  et  l'unique  soutien  d'une 
mère  et  de  deux  petits  frères.  L'humble  et  dur  métier 
qu'il  choisit  pour  subvenir  à  leurs  besoins,  fut  celui  de 
tailleur  de  pierres.  Un  architecte  qui  l'employait,  Buron,^ 


LE    DRAME    BOURGEOIS  533 

remarqua  ce  jeune  homme  qui,  dans  ses  rares  loisirs, 
lisait,  dit-on,  et  relisait  Molière  et  Montaigne.  11  s'v 
intéressa,  l'introduisit  dans  la  société  de  quelques  gens 
de  lettres  de  ses  amis,  lui  procura  la  connaissance  d'un 
modeste  protecteur  qui  le  mit  à  l'abri  du  besoin,  et  ce 
fut  ainsi,  qu'après  avoir  publié  VEpilre  à  mon  liahit  et  un 
Recueil  en  1752,  Sedaine  débuta  au  théâtre  en  1758,  à  la 
Foire  Saint-Laurent,  par  Je  Diable  à  quatre,  bientôt  suivi 
de  Biaise  le  saçetier  (1759),  musique  de  Philidor. 

D'autres  opéras  suivirent,  entre  lesquels  on  cite  surtout 
Rose  et  Colas,  le  Déserteur,  Richard  Cœur  de  Lion.  Et 
c'est  sans  doute  à  la  musique  de  Monsigny  et  de  Grétrv 
qu'ils  doivent  leur  célébrité;  mais  Sedaine  y  est  bien  de 
quelque  chose  aussi,  pour  des  qualités  analogues  à  celles 
que  l'on  retrouve  dans  son  drame  du  Philosophe  sans  le 
sa^foir  (1765)  et  dans  sa  petite  comédie,  à  la  vérité  trop 
vantée,  de  la  Gageure  inipréi>ue. 

Le  Philosophe  sans  le  savoir  est  vraiment,  en  elTet,  le 
drame    bourgeois    tel    que    l'avait    rêvé    Diderot,    par    la 
nature   de  l'intrigue,  par  la  condition  des  personnages, 
par  la  solennité  de  leurs  discours,  par  leur  préoccupation 
de  la  morale,  et  par  la  vulgarité  soutenue  du  style.  Son 
intrigue  est  ingénieuse  en  même  temjjs  que  simple;  et  il 
y  a  quelque  chose  de  plus  qu'heureusement  inventé  dans 
cette  histoire  de  duel  jetée  comme  au  travers  des  apprêts  t-^ 
de  la  noce  de  la  fille  du  logis.  Quelques  caractères  sont 
habilement  ou  délicatement  tracés  :  celui  de  M.  Vandcrk"^ 
père,  celui  d'Antoine,  le  fidèle  serviteur,  celui  surtout  de 
Victorine,  où  l'on  ne  saurait  dire  ce  qu'il  y  a  de  mieux  et 
de  plus  agréablement,  de  plus  délicatement  touché  :  de  ' 
l'amour  qui  s'ignore,  ou  du  respect  qui  combat  encore, 


53i        IIISTOIliE    DE     LA    LITTERATURE    FRAiVÇAISE    CLASSIQUE 

diins  le  cœur  de  la  fille  d'Antoine,  ce  qu'elle  sent  encore 
de  penchant  vers  son  jeune  maître.  Par  là,  Sedaine 
dépasse  étrangement  Diderot  :  sa  sensibilité  est  discrète, 
son  naturel  n'a  rien  de  voulu,  et  sa  morale  part  simple- 
ment d'un  cœur  honnête.  Enfin,  et  surtout,  nous  sommes 
ici  en  présence,  non  plus  d'une  imagination  d'auteur, 
mais  d'une  véritable  imitation  de  la  réalité,  d'un  sujet  où 
le  romaiiesque,  s'il  est  encore  dans  les  sentiments,  n'est 
plus  du  moins  dans  l'intrigue,  ni  dans  la  combinaison  des 
événements. 

C'est  dans  la  réalité  encore  que  VEugénie  de  Beau- 
marchais (1767)  prend  racine  :  la  lâcheuse  aventure  de 
Marie-Louise  Caron,  l'une  de  ses  sœurs,  avec  le  «  seigneur 
Clavico  »,  lui  en  fournit  la  matière.  Mais  Beaumarchais 
avait  dans  son  talent  trop  de  fantaisie,  pour  s'en  tenir  ii 
cette  simple  histoire.  Il  la  complique  au  moyen  de, 
réminiscences  du  Diable  boiteux  de  Lesage,  de  VEcolier 
de  Salamanque  de  Scarron,  des  Ennemis  généreux  de 
Boisrobert  et  de  'J'homas  Corneille.  Aussi  les  invraisem- 
blances romanesques  abondent-elles  dans  Eugénie  :  faux 
mariage,  intendant  déguisé,  frère  revenant  d'Irlande  à 
point  nommé  pour  recevoir  du  propre  séducteur  de  sa 
sœ'ur  un  service  signalé,  tout  cela  tend  à  faire  d'Eugénie 
moins  un  drame  qu'une  tragi-comédie  en  prose.  Tout  en 
louant  Diderot,  Beaumarchais  ne  l'a  qu'à  moitié  compris; 
tout  en  admirant  le  Père  de  famille  et  le  PJiilosophe  sans 
le  savoir,  il  n'a  pas  vu  clairement  où  en  était  la  nouveauté, 
et  il  n'a  pas  aidé  nettement  l'évolution  que  ces  pièces 
avaient  commencé  à  déterminer  au  théâtre. 

Il  en  est  autrement  des  drames  de  Sébastien  Mercier, 
l'auteur  de  l'An  22'iO,  du  Tableau  de  Paris,  de  je  ne  sais 


r.E    DP.AME    BOURGEOIS  535 

combien  de  drames,  et  d'un  Essai  sur  l'art  dramatique, 
où  il  y  a  force  sottises,  mais  aussi  quelques  bonnes 
choses,  en  raison  de  la  liberté  qu'il  se  donne  de  dire,  à 
propos  de  rien,  tout  ce  qui  lui  passe  par  la  tète.  Mercier 
fut  la  caricature  de  Diderot  :  sensible,  prêchant  la 
morale,  déclamateur,  il  ne  recule  en  outre  devant  aucun 
paradoxe. 

Voici  le  début  de  son  Essai  : 

Le  spectacle  est  un  mensonge,  il  sagit  de  le  rapprocher  de  la 
plus  grande  vérité;  le  spectacle  est  un  tableau,  il  s'agit  de  rendre 
ce  tableau  utile,  c'est-à-dire,  de  le  mettre  à  la  portée  du  plus 
grand  nombre,  afin  que  l'imago  qu'il  présentera,  serve  à  lier  entre 
eux  les  hommes  par  le  sentiment  victorieux  de  la  compassion  et; 
de  la  pitié.  Ce  n'est  donc  pas  assez  que  l'àme  soit  occupée,  soit 
même  émue.  Il  faut  qu'elle  soit  entraînée  au  bien,  il  faut  que  le, 
but  moral,  sans  être  caché  ni  trop  offert,  vienne  saisir  le  cœur  et 
s'y  établisse  avec  empire. 

Quant  à  ses  drames,  pour  en  avoir  une  idée,  prenons 
le  plus  célèbre  d'entre  eux  :  la  Brouette  du  vinaigrier. 
Le  sujet  en  est  d'une  simplicité  enfantine. 

Un  riche  négociant,  M.  Delomer,  emploie  dans  ses 
bureaux  un  jeune  homme  du  nom  de  Dominique  :  c'est  le 
fils  du  vinaigrier.  Bien  élevé,  s'il  est  modestement  né, 
Dominique  n'a  pu  voir  M"^  Delomer  sans  en  devenir 
épris,  et  il  lui  semble  que  M"^  Delomer  ne  le  regarde 
pas  d'un  œil  indifférent,  lorsqu'il  apprend  que  M.  Delo- 
mer a  fait  choix  pour  sa  fille  unique  d'un  M.  Jullefort. 
La  soumission  de  M""  Delomer  au  désir  de  son  père 
étant  d'ailleurs  parfaite,  1#  mariage  s'accomplirait  donc, 
si  la  banqueroute  de  1  un  de  ses  correspondants  de 
Hambourg  n'obligeait  M.  Delomer  à  déposer  son  bilan. 
Jullefort,  qui  n'en  voulait  qu'à  la  dot,  se  retire  aussitôt^ 


536        niSTOinE    DE    LA    LITTÉRATURE     l'UANÇAlSE    CLASSIQIE 

et  la  niairâ  de  M"*  Delomer  se  retrouve  libre.  Dominique 
fils  la  demanderait  bien,  mais  il  n'ose  :  «  N'est-ce  (|ue 
cela?  lui  dit  Dominique  père  :  sois  tranqtiille,  et  repose- 
t'en  sur  moi  :  c'est  moi  qui  la  demanderai,  cette  belle 
demoiselle,  et  qui  te  réponds  d'avance  que  M.  Delomer 
ne  te  la  refusera  point.  »  La  brouette  apparaît  alors,  et 
Dominique  père  fait  sa  demande.  M.  Delomer  s'étonne 
un  peu,  mais  Dominique  insiste,  et,  lui  montrant  son 
baril  qui  ne  contient  plus  aujourd'hui  de  vinaigre,  mais 
«  trois  mille  sept  cent  soixante  et  dix-huit  louis  d'or  en 
rouleaux  bien  comptés  et  six  sacs  de  douze  cents  livres  », 
il  emporte  le  consentement  du  négociant  ruiné  : 

Métal  pernicieux,  tu  as  fait  assez  de  mal  dans  le  monde;  fais-y 
du  bien  une  seule  fois.  Je  t'ai  enchaîné  pour  un  moment  d'éclat  : 
voici  le  moment  tant  désiré;  sors,  va  fonder  la  paix  et  la  sûreté 
d'une  maison  où  habiteront  l'amour  et  la  vertu. 

Ce  qui  frappe  ici,  c'est  la  banalité,  et  du  sujet,  et  de 
la  leçon  que  l'auteur  nous  propose.  Car,  enfin,  que  veut- 
il  dire?  Veut-il  prouver  que  l'argent  égalise  toutes  les 
conditions?  Sans  doute;  mais  il  n'y  a  rien  de  plus  banal, 
et  il  n'était  pas  nécessaire  de  faire  une  pièce  en  trois 
actes  à  seule  fin  de  nous  le  démontrer.  A  force  de  vouloir 
moraliser,  le  drame  tourne  à  l'anecdote  édifiante,  etf  le 
sentiment  de  l'art  en  disparait.  Trop  de  morale,  trop  de 
sensibilité,  tels  sont,  dès  le  début,  les  deux  excès,  les 
deux  défauts  du  drame. 


CHAPITRE  III 


PIERRE-AUGUSTIN    CARON    DE    BEAUMARCHAIS 


Il  s'appelait  Pierre-Augustin  Caron,  et  il  ne  prit  le 
nom  de  Beaumarchais  qu'à  vingt-cinq  ans,  l'âge  où  le  jeune 
Arouet  avait  jadis  pris  celui  de  Voltaire.  11  naquit  le 
24  janvier  1732,  dans  une  boutique  d'horloger  de  la  rue 
Saint-Denis.  Mais  la  petite  bourgeoisie  d'alors  ne  laissait 
pas  d'être  fort  cultivée,  à  Paris  surtout,  où,  selon  une 
expression  qu'emploiera  plus  tard  Beaumarchais  lui- 
même,  «  le  bon  air  et  le  bel  esprit  avaient  gagné  tous 
les  états  ».  Ses  grands-parents  étaient  calvinistes,  et 
d'une  condition,  paraît-il,  assez  relevée.  Son  père,  après 
s'être  enoraoé  dans  le  réfjiment  des  dragons  de  Roche- 
pierre,  prit  son  congé  en  1721,  vint  s'établir  à  Paris 
pour  y  étudier  l'horlogerie,  et  abjura  le  calvinisme.  Sa 
mère  était  fille  d'un  «  bourgeois  de  Paris  ».  Beaumar- 
chais eut  cinq  sœurs  :  les  deux  aînées  allèrent  se  fixer  à 
Madrid;  la  quatrième,  Julie,  était  fort  séduisante,  et 
jouait  la  comédie  à  ravir. 

Seul  garçon  de  la  famille,   Pierre-Augustin  fut  choyé; 


538        IllsroiliE     DE    LA    I.ITTÛnATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

et,   n'en  déplaise  à  Victor    Hugo,  qui  écrira    d'un    style 
d  oracle  : 

Ces  Déniocriles  sont  des  Héraclites  :  Beaunicirchais  était 
morose,  Molière  était  sombre,  Shakespeare  niolaricolicjue..., 

Beaumarchais  était  fort  gai,  fort  espiègle,  fort  ingé- 
nieux à  se  niocpier  d'autrui.  II  était  passionné  pour  la 
musique,  il  aimait  le  jeu  ;  d'autres  fredaines,  peut-être,- 
amenèrent  son  père  à  le  chasser  du  logis.  Pour  y  rentrer, 
le  jeune  homme  dut  signer  une  promesse  de  sagesse,  de 
bonne  conduite  et  de  bonne  volonté. 

Il  tint  parole  ;  et  si  bien,  qu'à  vingt  ans  il  découvrait 
un  nouvel  échappement  pour  les  montres.  Cette  inven- 
tion fut  l'occasion  du  premier  procès  qu'il  soutint.  Il 
l'avait  confiée  au  fameux  horloger  Lepaute  :  celui-ci  se 
l'appropria.  Le  jeune  Caron  protesta  dans  le  Mercure  de 
France  et  en  appela  à  l'Académie  des  Sciences  :  il  eut 
gain  de  cause.  La  voilà  o  horloger  du  roi  »  ;  il  présente 
à  M""  de  Pompadour  «  une  montre  dans  une  bague  »  : 
c'est  le  chemin  de  la  fortune. 

Mais  bientôt  il  aspire  à  mieux  qu'à  vendre  avantageu- 
sement ses  montres.  Un  de  ses  amis  a  tracé  de  lui  ce 
portrait,  vers  cette  date  : 

Dès  que  Beaumarcliais  parut  à  Versailles,  les  femmes  furent 
frappées  de  sa  haute  stature,  de  sa  taille  svelte  et  bien  prise,  de 
la  régularité  de  ses  traits,  de  son  teint  vif  et  animé,  de  son  regard 
assuré,  de  cet  air  dominant  qui  semblait  l'élever  au-dessus  de 
lotit  ce  qui  l'environnait,  et  enfin  de  cette  ardeur  involontaire  qui 
s'allumait  en  lui  à  leur  aspect. 

Moins  favorablement,  d'autres  de  ses  contemporains 
l'ont  jugé  assez  fat.  11  eut  l'heur   de  plaire  à  la  femme 


PIE  li  RE-AUGUSTIN    CAIÎOX    DE    BEAUMAUCHAIS  539 

d'un  contrôleur  clerc  d'office  de  la  maison  du  roi,  qui 
lui  céda  sa  charge  moyennant  une  rente  viagère  (1755). 
Deux  mois  après,  le  contrôleur  clerc  meurt  d'apoplexie, 
et  Beaumarchais  épouse  la  veuve  (1756);  elle  meurt  h  son 
tour  l'année  suivante.  La  mort  de  sa  femme  le  rejetant 
dans  la  pauvreté,  il  étudie  la  harpe,  pour  laquelle  il 
invente  même  un  perfectionnement.  Et  il  devient  ainsi 
professeur  de  harpe  des  Mesdames,  filles  de  Louis  XV; 
chaque  semaine,  il  organise  un  concert  de  famille  que 
les  princesses  donnent  au  roi,  à  la  reine,  au  dauphin  et 
à  quelques  privilégiés.  Sa  faveur  soudaine  l'expose  h 
l'envie  :  il  la  combat  par  l'esprit,  la  souplesse,  il  se  bat 
en  duel  et  il  tue  son  adversaire.  L'occasion  se  présente 
pour  lui  de  rendre  service  au  vieux  financier  Paris  du 
Verney  :  il  la  saisit,  et  le  financier  reconnaissant,  non 
seulement  s'attache  à  faire  sa  fortune,  mais  lui  enseicrne 
l'art  de  la  spéculation.  Alors  Beaumarchais  achète  la 
charge  de  lieutenant  général  des  chasses  aux  bailliage  et 
capitainerie  de  la  varenne  du  Louvre. 

C'est  à  ce  moment  que  se  place  son  aventure  d'Espa- 
gne. Il  va  à  Madrid  soutenir  l'honneur  d'une  de  ses 
sœurs  contre  un  littérateur,  nommé  Clavijo,  qui,  s'étant 
engagé  h  épouser  la  jeune  fille,  avait  tout  ii  coup  refusé 
de  tenir  sa  parole.  Après  un  an  de  séjour  à  Madrid,  il 
revient  en  France,  et  débute  dans  la  littérature,  avec 
Eugénie  (1167)  etV  Essai  sur  le  genre  dramatique  sérieux. 
En  1770,  il  donne  un  second  drame  :  les  Deux  Amis.  Il 
se  remarie. 

Cette  existence  mouvementée  est  troublée  encore  par 
un  nouveau  procès,  qu'il  gagna,  perdit,  g:<gna  de  nou- 
veau, et  d'où  sortit  le  fameux  procès  Goëzman.  Le  comte 


5i0        lIISTOir.E    DE    LA    LlTTl- UATLIIE     TKANÇAISE    CLASSIOIE 

de  La  L)lache,  héritier  de  Paris  du  Verney  qui  venait  de 
mourir,  refusa  de  payerles  sommes  que  le  vieux  rinaiicioi 
avait  reconnu  devoir  à  Beaumarchais.  Il  accusait  ce  der- 
nier de  faux.  Sur  ces  entrefaites,  il  se  prend  de  querelle 
avec  le  duc  de  Chaulnes;  il  est  le  rival  du  duc  aupiès 
d'une  comédienne,  M""  Ménard.  L'autorité  royale  envoie 
le  duc  à  Vincenncs,  et  Beaumarchais  au  For-l'Évêque. 
Cet  emprisonnement  le  discrédita  sans  doute  auprès  des 
juges  auxquels  le  comte  deLaBlache  avait  fait  appel  du 
premier  arrêt  :  sur  le  rapport  du  conseiller  Goëzman, 
un  nouvel  arrêt  fut  rendu,  déclarant  que  Beaumarchais 
était  bel  et  bien  un  faussaire. 

Goëzman,  jurisconsulte  assez  érudit,  faisait,  depuis 
1771,  partie  du  parlement  que  Maupeou  venait  d'établir. 
Sa  moralité  était  fort  suspecte,  et  d'autant  plus  que  sa 
femme,  jeune  et  jolie,  était  fort  dépensière  ;  il  avait  donc 
trouvé,  comme  disait  sa  femme,  «  l'art  de  plumer  la 
poule  sans  la  faire  crier  »,  d'exiger  des  plaideurs  des 
«  épiées  »,  quoique  Maupeou  eût  supprimé  cet  abus.  On 
avait  conseillé  à  Beaumarchais  de  donner  h  M™*^  Goëzman 
un  présent  de  200  louis.  11  en  donna  100,  et  une  montre 
enrichie  de  diamants  d'une  valeur  é^ale.  M"''  Goëzman 
réclama  encore  quinze  louis,  destinés,  disait-elle,  au 
secrétaire  de  son  mari  :  elle  s'enciïffcait  à  tout  restituer. 

Do  ' 

sauf  ces  quinze  louis,  si  Beaumarchais  perdait  son  procès. 
Il  perdit;  elle  restitua  les  100  louis  et  la  montre.  Mais 
Beaumarchais  apprit  qu'elle  avait  gardé,  sans  les  donner 
au  secrétaire,  les  quinze  louis  :  il  eut  l'audace  d'écrire  pour 
les  réclamer.  M""'  Goëzman  nia  avoir  rien  reçu,  et  accusa 
Beaumarchais  d'avoir  cherché  à  la  corrompre  et  son  mari 
par  elle.  Goëzman  dénonça  Beaumarchais  au  Parlement. 


PIERRE-AUGUSTIN    CAROX    DE     BEAUMARCHAIS  541 

Beaumarchais  était  alors  en  plein  discrédit,  depuis 
l'arrêt  qui  l'avait  jugé  faussaire.  Son  nouveau  procès 
allait  être  jugé  h  huis  clos,  et  il  pouvait  tout  craindre, 
lorsqu'il  eut  l'idée  de  génie  de  faire  appel  à  l'opinion,  en 
composant  ses  fameux  Mémoires.  Le  succès  en  fut  fou- 
droyant. C'est  qu'aussi  le  public  fut  étourdi  de  la  verve 
de  l'auteur.  Lisez  le  début  du  Quatrième  Mémoire  :  Beau- 
marchais suppose  que  Dieu  lui  apparaît  et  lui  dit  : 

Je  suis  celui  par  qui  tout  est;  sans  moi  tu  n'existerais  point;  je 
te  douai  d'un  corps  sain  et  robuste;  j"y  plaçai  l'âme  la  plus  active; 
tu  sais  avec  quelle  profusion  je  versai  la  sensibilité  dans  ton  cœur 
et  la  gaîté  sur  ton  caractère;  mais,  pénétré  que  je  le  vois  du 
bonheur  de  penser,  de  sentir,  lu  serais  aussi  trop  heureux  si 
quelques  chagrins  ne  balançaient  pas  cet  état  fortuné;  ainsi  tu 
vas  être  accablé  sous  des  calamités  sans  nombre,  déchiré  par 
mille  ennemis,  privé  de  ta  liberté,  de  tes  biens,  accusé  de  rapines, 
de  faux,  de  corruption,  de  calomnie,  gémissant  sous  l'opprobre 
d'un  procès  criminel,  garrotté  dans  les  liens  d'un  décret,  attaqué 
sur  tous  les  points  de  ton  existence  par  les  plus  absurdes  on  dit. 
et  ballotté  longtemps  au  scrutin  de  l'opinion  pour  décider  si  tu 
n'es  que  le  plus  vil  des  hommes,  ou  seulement  un  honnête  citoyen. 

Et  Beaumarchais  répond  à  Dieu  en  lui  demandant  des 
ennemis  faciles  à  combattre,  un  gazetier  Marin,  par 
exemple  : 

Je  désirerais  que  cet  homme  fût  un  esprit  gauche  et  lourd;  que 
sa  méchanceté  maladroite  l'eût  depuis  longtemps  chargé  de  deux 
choses  incompatibles  jusqu'à  lui  :  la  haine  et  le  mépris  public;  je 
demanderais  surtout  qu'infidèle  à  ses  amis,  ingrat  envers  ses  pro- 
tecteurs, odieux  aux  auteurs  dans  ses  censures,  nauséabond  aux 
lecteurs  dans  ses  écritures,  terrible  aux  emprunteurs  dans  ses 
usures,  colportant  les  livres  défendus,  espionnant  les  gens  qui 
l'admettent,  écorchant  les  étrangers  dont  il  fait  les  affaires,  déso- 
lant pour  s'enrichir  les  malheureux  libraires,  il  fût  tel  enfin,  dans 
l'opinion  des  hommes,  qu'il  suffit  d'être  accusé  par  lui  pour  être 
présumé  honnête,  son  protégé  pour  être  à  bon  droit  suspect  : 
donne-moi  Marin, 


5i2        IIISTOIKE    DE    LA    LITTKIîATLltE     l'IîANÇAISE    CLASSIQUE 

C'est  déjà  le  tour  d'ccprit,  le  tour  de  phnise,  du 
Barbier  et  du  Mariage  de  Figaro  :  un  mélange  d'imper- 
tinence et  d'éloquence,   la   période    unie  aux    traits  secs 

et  hachés,  les  mots  familiers,  les  allitérations  amusantes,  

et  l'harmonie  du  style.  —  Ce  ne  furent  pas  les  seuls 
mérites  que  le  public  admira  dans  les  Mémoires  :  il  y  vit 
surtout  le  discrédit  jeté  sur  le  Parlement  Maupeou. 

Enfin  les  juges  rendirent  leur  sentence.  Beaumarchais 
était  blâmé,  Goézman  mis  hors  de  cour;  mais  M"""  Goëz- 
man  était  condamnée  à  restituer  les  quinze  louis,  et 
blâmée  elle-même.  La  sentence  ne  fut  pas  appliquée  à 
l'auteur  des  Mémoires  :  sa  popularité  était  trop  forte  ;  le 
prince  de  Conti  et  le  duc  de  Chartres  donnèrent  le  len- 
demain même  une  fête  en  son  honneur.  Son  habileté  le 
désignait  à  l'attention  du  roi,  qui  le  chargeait  d'une 
mission  diplomatique  secrète  à  Londres.  Il  s'agissait  de 
préserver  des  attaques  d'un  libelliste  l'honneur  de 
M™^  du  Barry.  Louis  XV  meurt  :  Louis  XVI  recourt  à 
Beaumarchais  pour  arrêter  la  publication  d'un  pamphlet 
contre  Marie-Antoinette. 

Sa  carrière  diplomatique  était  à  peine  commencée, 
r[u'il  trouvait  au  théâtre  une  nouvelle  occasion  d'activité 
et  de  succès;  en  février  1775,  il  faisait  jouer  le  Barbier 
de  Séville.  Dans  son  dessein  primitif,  c'était  un  opéra- 
comique;  mais  les  comédiens  italiens  l'avaient  sous  cette 
forme  refusé  en  1772.  La  popularité  que  les  Mémoires 
avaient  conquise  à  Beaumarchais  procura  des  applaudis- 
sements au  Barbier. 

Je  passe  rapidement  sur  la  querelle  de  Beaumarchais 
avec  les  acteurs  du  Théâtre-Français;  sur  son  interven- 
tion politique  et  commerciale  dans  les  affaires  d'Améri- 


PIERRE-AUGUSTIN    CAUON    DE    BEAUMARCHAIS  543 

que;  sur  son  édition  de  Voltaire  au  fort  de  Kehl.  En 
1781,  il  termine  le  Mariage  de  Figaro^  que  les  comé- 
diens français  reçoivent  par  acclamation.  Mais  le  roi 
désapprouve  la  pièce.  Beaumarchais  en  fait  des  lectures, 
et  entretient  habilement  la  curiosité  publique;  enfin,  en 
mars  1784,  le  Mariage  est  joué,  devant  trois  mille  spec- 
tateurs éblouis,  grisés,  ravis  d'assister  non  seulement  à 
la  représentation  d'une  comédie,  mais  à  la  mise  en  scène 
d'un  pamphlet! 

De  Beaumarchais  après  le  Mariage,  je  ne  dirai  rien  ; 
en  1786  il  eut  la  malchance  de  s'attaquer  à  INIirabeau,  et 
d'intervenir,  en  1787,  dans  le  procès  du  sieur  Kornmann 
et  de  sa  femme,  où  l'avocat  Bergasse  le  maltraite  encore 
plus  qu'il  n'avait,  lui  Beaumarchais,  douze  ans  aupara- 
vant maltraité  Goëzman  ;  et  pour  d'autres  raisons  sans 
doute,  mais  avec  autant  d'apparence  de  justice,  et  non 
moins  d'applaudissements  à  son  tour.  —  Pendant  la 
Révolution,  il  fait  jouer,  en  1792,  son  drame  de  la  Mère 
coupable,  puis,  quoique  riche  et  âgé  de  plus  de  soixante 
ans,  la  fureur  des  affaires  le  reprend;  il  s'entremet  pour 
une  fourniture  de  fusils  venant  de  Hollande.  11  est  arrêté, 
relâché,  chargé  d'une  mission  par  le  comité  de  Salut 
Public,  en  même  temps  que  déclaré  par  la  commune  de 
Paris  suspect  et  émigré,  11  séjourne  à  Hambourg,  revient 
en  France;  mais  il  y  est  perdu  et  comme  stupide  :  ail 
ne  reconnaissait  plus  ni  les  hommess  ni  les  affaires  », 
nous  dit  son  ami  Gudin.  Et  il  écrivit  en  1799  deux 
Lettres  sur  Voltaire  et  Jésus-Christ.  Ce  lut  un  scandale  ; 
Beaumarchais  se  croyait  encore  aux  jours  d'impiété 
d'avant  la  Révolution.  Le  18  mai  1799,  il  meurt  d'apo- 
plexie foudroyaute.   Il  avait  mené  gaiement  une  vie  très 


Bi'i      iiisToir.E   ni:   la   littp.uatlue   fhançaisf.   classique 

active  et  très  vide  de  grands  intérêts;  il  avait  préparé 
d'importants  événements  sans  les  prévoir,  il  y  avait  assisté 
sans  les  comprendre. 

C'est    bien    cette    même    activité   étourdissante,    mais  ) 
superficielle  et  mesquine,  qui  fait  l'àme  de  sa  comédie  la  ( 
plus   caractéristique,  le  Mariage   de  Figaro.  Il  dit  dans 
VAi'iinf-propos  : 

Tous  les  états  de  la  Société  sont  parvenus  à  se  soustraire  à  la 
censure  dramatique  :  on  ne  pourrait  meltie  au  théâtre  les  Plaideurs 
de  Racine  sans  entendre  aujourd'hui  les  Dandins  et  les  Bridoi- 
sons,  même  des  gens  les  plus  éclairés,  s'écrier  qu'il  n'y  a  plus  ni 
mœurs,  ni  respect  pour  les  magistrats...  On  ne  jouerait  point  les 
iàchcux,  les  marquis,  les  emprunteurs  de  Molière,  sans  révolter 
à  la  fois  la  haute,  la  moyenne  et  l'antique  noblesse.... 

Aussi  l'auteur  qui  se  compromet  avec  le  public  pour  l'amuser 
ou  pour  l'instruire,  au  lieu  d'intriguer  à  son  choix   son  ouvrage, 
est-il  obligé  de  tourniller  dans  les  incidents  impossibles,  de  per-  v 
sifler  au  lieu  de  rire,  et  de  prendre  ses  modèles  hors  de  la  société, 
crainte  de  se  trouver  mille  ennemis. 

J'ai  donc  réfléchi  que  si  quelque  homme  courageux  ne  secouait 
pns  toute  cette  poussière,  l'ennui  des  pièces  françaises  porterait  la 
nation  au  frivole  opéra-comique  et  plus  loin  encore,  au  boule- 
vard.... J'ai  tenté  d'être  cet  homme,  et,  si  je  n'ai  pas  mis  plus  de 
talent  à  mes  ouvrages,  au  moins  mon  intention  s'est-elle  mani- 
festée dans  tous 

Il  a,  en  effet,  tenté  d'être  cet  homme,  s'en  prenant  à 
tous  les  abus,  à  toutes  les  institutions  de  son  temps,  et 
voulant,  par  là  même,  restaurer,  rétablir  dans  ses  véri- 
tables tendances,  la  comédie  française.  ^ 

Pour  y  réussir,  il  n'a  eu  garde,  sous  prétexte  d'être 
original,  de  ne  pas  profiter  des  exemples  de  Regnard,  de 
Lesage,   de   Marivaux.  Il   a    donc   appris   du   premier  à 
mettre   l'intérêt  dans   l'intrigue,  à  combiner,  à  disposera/ 
ses  fils  en  vue  du  dénouement,  à  donner  une  allure  rapide 


PIEnnE-AUCUSTIX    CAIÎOX    DE     UEAUMARCHAÎS  545 

et  presque  fébrile  au  dialogue.  Au  second,  l'auteur  de 
Tiircaret^  mais  surtout  de  Gil  Blas,  il  a  emprunté  ses 
décors  et  ses  costumes,  son  Espagne,  et  son  Figaro.  A 
Marivaux,  il  a  pris  certains  traits,  mais  surtout  l'art  de 
mettre  les  femmes  à  la  scène. 

Mais  le  grand  attrait,  la  grande  originalité  du  Mariage, 
c'est  que  Beaumarchais  s'y  est  mis  tout  entier  lui-même. 
Chérubin,  par  exemple,  c'est  lui;  et,  polisson  précoce, 
il  lui  a  suffit,  pour  dessiner  le  personnage  du  petit  page, 
de  se  revoir  tel  qu'il  était  à  treize  ans,  racontant  à  ses 
sœurs  l'histoire  de  ses  premières  amours.  C'est  encore 
lui,  Almaviva,  avec  sa  haute  stature,  sa  taille  svelte  eii^ 
bien  prise.  C'est  lui,  surtout,  Figaro.  Car,  comme  Figaro, 
quel  métier  n'a-t-il  pas  fait?  Horloger,  maître  de  harpe, 
financier,  homme  d'affaires,  magistrat,  homme  de  cour, 
auteur  dramatique,  agent  secret,  espion  diplomatique, 
éditeur,  manufacturier,  fournisseur,  que  sais-je  encore? 
Et,  parmi  tout  cela,  infatigable,  imperturtable,  quelquefois 
digne,  et  toujours  impertinent.  Voilà  pourquoi  le  mono- 
logue de  Figaro  au  cinquième  acte  est  si  important  :  il 
contient  la  «  philosophie  w,  la  «  morale  »  de  la  pièce,! 
c'est-à-dire  le  résultat,  les  réflexions  que  Beaumarchais  1 
avait  retirés  de  son  expérience  de  la  vie.  Avec  cela,  ce 
n'est  pas  lui  seulement,  ce  sont  aussi  les  siens  qu'il  a  mis 
tout  vifs,  pour  ainsi  parler,  dans  son  œuvre  :  et  l'on 
retrouve  les  traits  de  sa  seconde  femme  dans  ceux  de  la 
comtesse  Almaviva,  et  Suzanne,  c'est  sa  sœur  Julie. 

Le  style  du  Mariage  est  celui  du  pamphlet,  et  on  Vwi^ 
reproché  à  l'auteur.   Et  il  faut  bien   reconnaître  que  la 
hardiesse  et  la  passion  qui  l'animent  le  font  moins  litté- 
raire  que  celui  du  Barbier;  que  certaines  plaisanteries 
m.  35 


546       lIISTOIIiE    DE    LA    MTTini.VTLRi:     rit.VNÇ.VISE    CLASSIQUE 

i^\  sont  un  peu  vives,  et  quelques  situations  assez 
scabreuses.  Mais  tout  cela  est  comme  emporté  dans 
l'allure  d'un  mouvement  si  rapide,  et  si  ingénieux! 

Ne  nous  laissons  pas  éblouir  cependant,  Beaumarchais 
'-thanque  de  délicatesse  et  de  goût;  il  manque  surtout 
''d'élévation  et  de  noblesse  d'esprit.  On  s'en  aperçoit  bien, 
toutes  les  fois  qu'il  essaye  de  traiter  le  pathétique.  *^ 
Enfant  de  la  nature,  comme  on  disait  alors,  mais  surtout 
de  son  siècle,  il  n'a  de  règle  que  celle  de  ses  instincts  ou 
de  sa  sensibilité.  Aussi  n'est-il  capable  ni  de  a  former 
'  les  cœurs  »,  ni  même  de  les  corrompre.  La  sensualité 
de  Chérubin  n'est  pas  capiteuse,  tout  en  étant  malsaine; 
les  leçons  de  Fitraro  sont  danirereuscs  à  suivre;  elles  sont 
.basses,  elles  sont  cyniques.  Mais  a-t-on  vraiment  envie 
de  les  suivre,  quand  on  les  entend  débiter?  Tout  cela 
n'est  que  raillerie;  tout  cela  n'est  que  négatif;  tout  cela 
manque  trop  de  profondeur  pour  faire  du  mal.  En  vérité, 
pour  que  le  Mariai^e  lui  fût  nuisible,  il  fallait  que 
l'Ancien  Régime  fût  déjà  très  malade  ! 

Beaumarchais  n'a  donc  pas  ramené,  comme  ill'espérait 
présomptueusement,  la  comédie  française  à  ses  vraies 
tendances.  Il  ne  l'a  pas  ramenée  à  Molière,  puisqu'il  ne 
lui  a  pas  rendu  la  profondeur;  il  l'a  mise  plutôt  à  l'école 
de  Diderot,  j'entends  de  Diderot  critique  dramatique  et 
I  à  la  lois  de  Diderot  encyclopédiste,  en  attribuant  une 
1  importance  primordiale  aux  «  conditions  »  :  le  valet,  le 
grand  seigneur  ;  et  en  insultant  les  pouvoirs  que  V Encyclo- 
pédie avait  minés.  Mais  il  l'a  approchée  enfin  de  l'opçra- 
comique,  —  dont  il  était  lui-même  parti  jadis,  —  en 
donnant  à  ses  personnages  des  caractères  de  convention, 
des  sentiments  superficiels,  et  une  allure  falote. 


PIERRE-AUGUSTIN    CARON    DE    BEAUMARCHAIS  5i7 

Le  Ma/iage  se  ressent  trop  du  caractère  de  son 
auteur  :  c'est  vraiment  la  meilleure  comédie  que  put 
écrire  cet  homme  affairé,  un  peu  fat,  diseur  de  bons 
mots,  bon  caractère,  au  cœur  assez  sec;  peu  capable  de 
réflexion  sérieuse,  et  se  figurant  qu'il  «  pensait  w  parce 
qu'il  était  assez  avisé  pour  mettre  à  la  scène,  au  moment 
opportun,  les  pensées  des  Encyclopédistes,  qui  devenaient  , 
les  préjugés  de  toute  une  nation.  I 


CHAPITRE    IV 


LA    FIN    DE    LA  TRAGEDIE.  —  DUCIS 


Ducis,  dans  son  Discours  de  réception  à  l'Académie 
Française,  le  4  mars  1779,  glorifiait  en  ces  termes 
l'œuvre  de  Voltaire  poète  tragique  : 

Il  donna  plus  de  rapidité  à  l'action,  plus  de  force  à  l'intérêt, 
plus  de  précipitation  au  dialogue,  plus  d'impétuosité  aux  senti- 
ments, et,  en  général,  je  ne  sais  quoi  de  plus  véhément  et  de  ter- 
rible au  pathétique N'est-ce  pas  lui  qui  a  tiré  la  tragédie  parmi 

nous  de  cette  langueur  de  galanterie...,  dont  le  ton  était  soigneu- 
sement conservé,...  comme  un  vieux  titre  de  noblesse  que  Racine 
et  Corneille  avaient  consacré  au  théâtre  par  leur  exemple...? 
M.  de  Voltaire  était  destiné  à  agrandir  le  champ  de  la  tragédie 
parmi  nous.:..  C'est  lui  qui,  mettant  sur  la  scène  beaucoup  de 
nations  qui  n'y  avaient  point  paru  jusqu'alors,  a  conquis  à  la  tra- 
gédie presque  tous  les  peuples  de  la  terre,  et  toutes  les  richesses 
de  l'histoire Il  a  fait  de  la  tragédie  entière  une  école  de  philo- 
sophie;... semblable  au  feu  qui  transforme  tous  les  corps  en  sa 
propre  nature,  son  génie  a  rendu  la  morale  même  sensible  et 
passionnée 

Telle  a  été,  messieurs,  l'influence  de  M.  de  Voltaire  dans  la 
tragédie,  dans  cet  art  qu'on  peut  véritablement  appeler  le  sien.... 

Ducis  avait  raison.  A  cette  date  encore,  ou  plutôt  à 
cette    date    plus    que   jamais,   Voltaire    exerce   sur  notre 


LA    FI\    DE     LA    TIÎAGEDIE.     DUCIS  549 

théâtre  tragique  une  inlkience  souveraine  et  domi- 
nante :  c'est,  pour  ainsi  dire,  son  domaine  propre.  Et,  à 
cet  égard,  il  est  extrêmement  typique  et  symbolique  qu'en 
1778,  le  Théâtre-Français  ait  été  le  lieu  de  son  triomphe, 
et  que  l'occasion  en  ait  été  la  représentation  de  sa  tra- 
gédie à' Irène.  Ducis  nous  indique  d'ailleurs  les  résultats 
de  cette  influence  :  la  tragédie  devient  dès  lors  philosophi- 
que, nationale,  exotique,  gréco-romaine,  shakespearienne. 
Philosophique,  elle  évolue  peu  à  peu  vers  le  mélodrame. 
La  Harpe  développe  les  idées  encyclopédiques  dans  sa 
Mêlante  (1770)  et  dans  ses  Brames  (1783).  Marie- 
Joseph  Chénier  s'efïorce  dans  son  Charles  IX  (1789) 
d'inspirer  l'horreur  du  «  fanatisme  »,  et,  pour  ne  rien 
dire  de  son  Henri  VIII,  ni  de  son  Jean  Calas  (1791), 
de  donner  dans  son  Fénelon  (1793)  d'attendrissantes 
leçons  de  «  tolérance  ».  Seulement,  tandis  que  La  Harpe 
borne  la  tragédie  philosophique  «  à  la  défense  de  quelque 
opinion  religieuse,  politique  ou  morale  »,  ce  qui  est  le 
contraire  même  de  la  tragédie  et  du  théâtre,  Chénier 
cherche  davantage  et  réussit  mieux  à  émouvoir  le  spec- 
tateur. Pour  obtenir  cette  émotion,  il  fait  sans  doute 
appel  à  des  moyens  très  extérieurs  :  le  tocsin  de  la  Saint- 
Barthélémy  dans  Charles  IX,  les  souterrains,  les  cachots 
où  l'on  détient  les  religieuses  coupables,  dans  Fénelon. 
Cela  n'est  pas  d'un  art  très  raffiné;  mais  enfin  cela  a  fait 
verser  des  larmes;  et  l'on  peut  dès  lors  penser  que  Marie- 
Joseph,  en  voulant  simplement  illustrer  avec  vigueur  des 
idées  philosophiques,  a  contribué  à  détourner  peut-être 
la  tragédie  de  la  sécheresse,  du  ton  prédicant,  où 
l'influence  des  Encyclopédistes,  de  Diderot  et  de  l'auteur 
4e  Mahomet  l'avait  peu  à  peu  engagée. 


550       HISTOIRE     DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

C'est  encore  Voltaire,  avec  sa  Heiiriade  et  sa  Zaïre, 
que  l'on  retrouve  aux  origines  de  la  tragédie  «  natio- 
nale )),  c'est-à-dire  tirée  de  l'histoire  de  France,  avec 
l'intention  d'en  rendre  au  public  les  souvenirs  familiers. 
Dans  ce  genre,  l'objet  des  auteurs  est  à  peine  drama- 
tique, et  l'intention  didactique  s'étale  en  revanche  naïve- 
ment, dans  les  pièces  qui  immortalisèrent  alors  le  nom  de 
de  Belloy  :  le  Siège  de  Calais  (1765),  Gaston  et  Bayard 
(1771),  Gabrielle  de  Vergy  (1777). 

De  la  tragédie  exotique  la  conception  n'est  pas  autre, 
en  dépit  des  premières  apparences,  que  celle  de  la 
tragédie  nationale  :  l'intention  en  est  d'enseigner  par  le 
théâtre  la  géographie  ou  l'histoire  étrangère.  Contentons- 
nous  donc  ici  d'énumérer  quelques  titres,  comme  le 
Guillaume  Tell  de  Lemierre  (1766),  et  sa  Veuve  du 
Malabar-,  le  Pierre  le  Cruel  de  de  Belloy  (1778)  et  le 
Menzicoff  àe  La  Harpe  (1775);  le  Tliamas  kouli  khan  de 
Du  Buisson  (1780)  ;  enfin,  de  Marignié,  Zoraï,  ou  les  Insu- 
laires de  la  Nouvelle-Zélande.  Toutes  ces  inventions 
procèdent  de  Voltaire,  de  son  Alzire  et  de  son  Orphelin 
de  la  Chine;  elles  reflètent  les  événements,  les  opinions, 
les  préjugés  nouveaux  alors,  depuis  les  voyages  de  Cook 
jusqu'aux  affirmations  de  Rousseau  touchant  l'état  de 
nature  et  son  innocence,  le  bonheur  et  la  liberté  de  la 
Suisse,  l'honnêteté  native  des  sauvages!  La  géographie 
sert  ici  la  cause  de  la  philosophie,  et  contribue  ainsi 
doublement  à  hâter  la  (in  de  la  trao^édie. 

\in  devenant,  ou  en  continuant  à  être  gréco-romaine,  la 
tragédie  ne  faisait  que  suivre  la  voie  tracée  par  l'auteur 
de  Brutus  et  de  Mérope\  et  je  ne  dirai  rien  de  V Hyper- 
mnestre  de  Lemierre  (1758),  non  plus  que  de  son  Idoménée 


LA    FIN    DE    LA    TRAGEDIE.    DUCIS  551 

(1764);  non  plus  que  du  Philoctète  de  La  Harpe  (1783), 
ni  de  son  Coriolan  (1784).  Le  Méléngre  de  Népomucène 
Lemercier  (1788)  et  V Epicharis  de  Legouvé  (1794),  en 
témoignant  d'une  préférence  donnée  aux  sujets  grecs, 
semblent  un  moment  rompre  avec  la  tradition  voltairienne. 
Cette  rupture,  toute  passagère  du  reste,  est  plus  accusée 
dans  Y  Œdipe  chez  Admets  de  Ducis.  Nous  arrivons  ainsi 
au  seul  écrivain  dramatique  de  cette  période  qui  soit 
vraiment  dierne  d'intérêt,  et  dont  l'originalité  s'est  mani- 
festée  non  seulement  dans  la  tragédie  gréco-romaine, 
mais  surtout  dans  ce  qu'on  peut  appeler  la  tragédie 
shakespearienne.  Là  encore.  Voltaire  avait  montré  la  voie  ; 
mais  il  fut  singulièrement  dépassé  par  Ducis. 

Jean-François  Ducis,  fils  d'un  commerçant  de  Savoie 
établi  à  Versailles,  naquit  le  22  août  1733.  Ses  parents 
prirent  à  cœur  son  éducation,  et  l'habituèrent  à  la  piété. 
De  caractère  gai  et  indépendant,  fort  sociable  et  assez 
paisible,  il  se  contenta,  ses  études  une  fois  finies,  d'en- 
treprendre une  traduction  de  Juvénal;  son  père  essaya 
en  vain  de  le  déterminer  à  prendre  l'état  de  procureur  ou 
la  profession  de  commerçant.  En  1756,  le  maréchal  de 
Belle-Isle  se  l'attache  en  qualité  de  secrétaire  ;  et  Ducis 
parcourt  ainsi  la  France,  visitant  les  places  fortes,  visi- 
tant aussi  les  monuments,  cathédrales,  châteaux,  en 
véritable  touriste.  En  1757,  il  devient  secrétaire  de 
M.  de  Montazet,  qui  suit  en  Allemagne  les  opérations 
de  la  guerre  de  Sept  Ans.  Ducis  parcourt  la  Bavière, 
l'Autriche,  la  Bohème,  la  Prusse,  la  Saxe.  11  assiste  à 
une  bataille,  mais  ce  spectacle  ne  lui  inspire  que 
l'horreur  de  la  guerre. 

Tempérament  doux  et  assez  paresseux,  esprit  curieux 


552        IMSTOinE    DE     I.A     I.ITTI- UATL  liE    Fr.AXÇAISE    CLASSIQli; 

et  plus  encore  accueillant  aux  impressions  venues  du 
dehors,  il  n'était  ^uère  fait  sans  doute  pour  l'emploi  de 
commis  au  ministère  de  la  guerre  que  son  père  lui 
assigna  à  son  retour.  Le  maréchal  de  Belle-Isle,  généreu- 
sement, le  débarrassa  de  cet  emploi,  tout  en  lui  en  con- 
servant les  appointements.  Dès  lors  Ducis,  libre  et  à 
l'abri  des  soucis  pécuniaires,  put  satisfaire  à  ses  goûts 
d'oisiveté  et  de  dilettantisme.  Il  prenait  alors,  nous 
dit-on,  un  égal  plaisir  à  assister  aux  sermons  du  P.  de 
Neuville,  et  à  applaudir  Le  Kain. 

Il  se  sentait  pour  le  théâtre  une  vocation  déterminée. 
En  1764,  son  Aniélise,  où  il  suivait  très  servilement  Cor- 
neille et  Racine,  eut  peu  de  succès.  En  1769,  son  Hamlet 
vint  révéler  au  pul)lic,  «  et  peut-être  à  lui-même  »,  nous 
dit  Campenon,  «  qu'une  sympathie  puissante  l'entraînait 
à  l'imitation  de  l'Eschyle  anglais  ».  Encouragé  par  le 
succès  Ôl  Hamlet,  Ducis  adapte,  en  1772,  lionico  et 
Juliette;  il  sacrifie  au  goût  gréco-romain  dans  Œdipe 
chez  Admete  (1778),  puis  revient  à  Shakespeare  avec  le 
Roi  Lear  (1783),  Macbeth  (1790),  Jean-Sans-Terre 
(1791),  Othello  (1792).  J.-J.  Rousseau  l'avait  encouragé 
dans  son  admiration  pour  le  tragicjue  anglais,  et  Sedaine 
lui  écrivait,  le  9  novembre  1776  : 

Celui  qui  n'a  pris  que  Zaïre  dans  Othello  a  laissé  le  meilleur. 

Il  fut  moins  heureux  dans  deux  traffédies  dont  il  ima- 
gina  lui-même  le  sujet  :  Abu  far,  ou  la  Famille  arabe 
(1795),  et  Fu'dor  et  Wladimir,  on  la  Famille  de  Sibi'rie 
(1801). 

Les  honneurs  lui  étaient  venus  :  après  l'Académie 
(1778),    la  charge,    tout    honorifique,    de    secrétaire  des 


LA    FIN    DE    LA    TRAGEDIE.     DUCIS  553 

commandetnents  de  Monsieur,  comte  de  Provence.  Il  était 
l'ami  du  grandiloquent  et  vertueux  Thomas.  Mais  Thomas 
mourut  en  1785,  et  la  Révolution  priva  Ducis  de  ses 
sinécures.  Il  refusa  de  la  Convention  l'emploi  de  gar- 
dien (conservateur)  de  la  Bibliothèque  Nationale;  les 
événements  politiques  l'effrayaient  :  il  m'est,  écrivait-il 
à  un  de  ses  amis, 

il  m'est  impossible  de  m'occuper  de  tragédies,  je  vois  trop 
d'Atrées  en  sabots  pour  oser  jamais  en  mettre  sur  la  scène,  et 
c'est  un  terrible  drame  que  celui  où  le  peuple  joue  le  tyran. 

Alors  il  songea  à   s'occuper,  selon  son  expression,  de 

sa  «  grande  affaire  »,  c'est-à-dire  de  son  salut  éternel.  Il 

refuse  un  sièffe  au  conseil  des  Anciens  en  1798;  il  refuse 
o 

un  siège  au  Sénat  sous  le  Consulat;  il  refuse  la  Légion 
d'honneur;  il  refuse  en  1810  toute  participation  au  con- 
cours des  grands  prix  décennaux.  En  1814  seulement, 
il  accepte  de  Louis  XVIII  la  Légion  d'honneur  et  une 
pension.  Il  mourut  pieusement  le  30  mars  1816. 

Mais  cette  distinction  morale  et  cette  droiture  suffi- 
saient-elles pour  faire  de  Ducis  un  grand  tragique? 
Il  fallait,  nous  disent  ses  contemporains,  «  que  son  cœur 
fût  séduit  et  son  imagination  dominée  par  quelque  sujet 
où  l'extraordinaire  se  joignit  au  pathétique  ».  Son  âme 
tranquille  et  volontiers  passive  ne  se  mettait  pas  en  branle 
d'elle-même  ;  elle  avait  besoin  d'une  agitation  extérieure 
assez  forte  :  Ducis  était  né  imitateur,  et  imitateur  d'écri- 
vains puissants  ou  violents.  Ainsi  s'explique  la  préférence 
qu'il  accorda  toujours  à  Corneille  sur  Racine;  ainsi 
s'explique  qu'on  ne  l'ait  vu  qu'une  seule  fois  aller  choisir 
ses  sujets  chez  les  tragiques  grecs.  Ainsi  s'explique  sou 


554        HISTOIlin     DE    LA    MTTHRATUItE    l'KAXÇAISE    CLASSIQUE 

enthousiasme    pour-    Shakespeare,    et   les    imitations   ou 
adaptations  qu'il  en  fit. 

Œdipe  chez  Admèle  ne  mérite  pas  une  longue  atten- 
tion. Notons  cependant  que  Ducis  s'y  est  préoccupé  du 
décor,  au  point  de  ne  pas  respecter  l'unité  de  lieu  :  trois 
actes  se  passent  dans  le  palais  d'Admète  ;  le  troisième  et 
le  cinquième  ont  lieu  «  devant  et  dans  le  temple  des 
Euménides  ».  Polynice  «  s'échappe  à  travers  un  bois  de 
cyprès  »,  et  Œdipe  «  s'assied  sur  un  débris  de  rocher  ». 
Quant  à  l'intrigue,  elle  est  assez  vide,  quoique  Ducis  y 
ait  réuni  celle  d'Œdipe  à  Colone  et  celle  àWlceste.  Le 
dénouement  est  un  dénouement  d'opéra  : 

La  porte  de  C intérieur  du  temple  s'ouvre,  l'encens  fume;  on  y 
voit  les  figures  des  Euménides,  les  instruments  nécessaires  aux 
sacrifices....  L'autel  est  au  centre,  la  flamme  y  brille,  et  sa  clarté 
illumine  le  i-isage  d'OEdipe,  qu'on  y  voit  dans  Vattitude  d'un  sup- 
pliant. Le  grand-prétre  et  sa  suite  forment  un  cercle  autour  de 
lui...  Les  gardes  d'Admète,  le  Peuple  et  les  autres  pcrsonnitges 
garnissent  le  fond . 

Œuii'i:.  tenant  l'autel  embrassé. 

O  moit  1  enloiids  ma  voix!  Grands  dieux,  apaisez-vous! 
J'ai  nicM-ilé  l'Iionneur  de  suspendre  vos  coups! 

Mais  quel  nouveau  transport  me  saisit  et  m'anime? 
Mon  esprit  se  dégage  '.  il  n'est  plus  arrêté; 
Je  tombe:  et  je  m'élève  à  l'immortalité. 
[L'éclair  brille,  la  foudre  gronde  et  renverse  OEdipe  mourant  au 
pied  de  l'autel.) 

Les  sentiments,  les  caractères,  la  psychologie  en  un 
mot,  se  ressentent  de  l'aversion  de  Ducis  pour  Racine  : 
ils  sont  rudinu'ntaires,  indiqués  plutôt  que  développés, 
et  jamais  analysés.  Tristesse  et  désespoir  d'CEdipe, 
dévouement  filial  d'Antigone,  dévouement  conjugal  d'Al- 


LA    FIN    DE    LA    THAGEDIE.    DUCIS  555 

cfste,  de  tout  cela  rimpression  arrive  au  spectateur  d'une 
manière  diffuse,  assez  pénétrante,  assez  enveloppante, 
mais  vague,  et  plus  voisine  des  procédés  de  la  musique, 
peut-être,  que  de  ceux  de  la  littérature.  Autre  ressem- 
blance enfin  avec  l'opéra  d'alors  :  le  style  est  volontiers 
lyrique,  très  riche  en  exclamations,  toujours  élégant,  et 
souvent  harmonieux. 

C'est  par  ce  souci  d'élégance  et  d'harmonie  que  Ducis 
a  affadi  Shakespeare.  Il  n'était  aucunement  insensible 
à  la  puissance,  à  l'énergie  violente  du  tragique  anglais. 
Mais  il  était  persuadé  que  ses  contemporains  français  ne 
pourraient  ni  la  comprendre,  ni  même  l'admettre.  Nous 
lisons,  par  exemple  dans  V Avertissement  de  son  Otliello  : 

La  tragédie  d'Othello,  par  Shakespeare,  est  une  des  plus  tou- 
chantes et  des  plus  terribles  productions  dramatiques  qu'ait 
enfantées  le  génie  vraiment  créateur  de  ce  grand  homme  L'exé- 
crable caractère  de  Jago  y  est  exprimé  surtout  avec  une  vigueur 

de   pinceau   extraordinaire Je   suis   bien   persuadé   que    si    les 

Anglais  peuvent  observer  tranquillement  les  manœuvres  d'un 
pareil  monstre  sur  la  scène,  les  Français  ne  pourraient  jamais  un 
moment  y  souffrir  sa  présence,  encore  moins  l'y  voir  développer 
toute  l'étendue  et  toute  la  profondeur  de  sa  scélératesse. 

Jago  est  donc  remplacé  par  «  Pézare,  vénitien  »,  qui 
ne  paraît  plus  sur  la  scène,  dès  que  sa  trahison  est  connue  ; 
bien  plus,  «  un  prince  ennemi  de  la  fraude  »,  comme 
disait  Molière,  ou,  comme  dit  Ducis, 

Ces  mortels  dont  l'Etat  gage  la  vigilance, 

l'ont  mis  en  prison  :  et  la  morale  est  vengée!  Durant 
tout  le  cours  de  la  pièce,  le  caractère  atroce  de  l'exé- 
crable Pézare  est  caché  soigneusement,  afin,  déclare 
Ducis,  «  de  ne  pas  révolter  les  spectateurs  ».  —  Aussi 


5J»)        lIlSTOlliE    DE     LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSI^IT 

rinipressioii  d'horreur  est-elle  iitténuc'e,  pour  que  prédt)- 
ininent  l'intérêt  et  la  compassion  en  faveur  d'IIédelnione 
—  et  non  Desdémona  — ;  aussi  Ducis  a-t-il  préféré 
donner  au  More  de  Venise,  au  lieu  d'un  visage  noir, 
«  un  teint  jaune  et  cuivré  ».  Ne  sourions  pas  trop  cepen- 
dant de  ces  atténuations.  Ducis  parut  trop  hardi  à  ses 
contemporains.  En  1792,  un  an  avant  la  Terreur,  Hédel- 
mone,  frappée  sur  la  scène  par  le  poignard  d'Othello, 
provoqua  des  murmures;  et  plusieurs  femmes  s'évanoui- 
rent. 

L'œuvre  de  Ducis,  malgré  ses  timidités,  ne  fut  pas  sté- 
rile :  elle  popularisa  Shakespeare  en  France,  et,  par  ses 
timidités  mêmes,  contribua  à  montrer  combien  la  tra- 
gédie classique  était  désormais  démodée  :  la  voie  allait 
s'ouvrir  plus  aisément  au  drame  romantique. 


CHAPITRE  V 


LA  POESIE:  DELILLE,  LE  BRUN,  PARNY 


Comme  le  théâtre,  la  poésie  de  la  fin  du  siècle  se  res- 
sent de  Voltaire  et  de  V Encyclopédie  :  elle  est  sèche, 
claire,  raisonneuse,  froide.  Elle  ne  sait  plus,  ou  elle  ne 
sait  pas  encore  s'émouvoir  :  elle  analyse.  Ou  plus  exac- 
tement, les  écrivains  qui  la  pratiquent  ne  sont  que  des 
versificateurs  :  ingénieux,  exercés,  féconds  même,  il  ne 
leur  manque  des  qualités  du  poète  que  la  poésie! 

On  les  admire  cependant,  et  l'on  croit,  par  exemple, 
alors  faire  preuve  de  «  sensibilité  »  en  goûtant  le  genre 
descriptif  et  son  représentant  autorisé,  l'abbé  Delille 
(1738-1813).  Ce  spirituel  Auvergnat  eut,  en  1769,  l'à- 
propos  de  traduire  en  vers  les  Géorgiques  de  Virgile.  On 
se  mettait,  à  Paris  et  à  Versailles,  à  aimer  la  nature  : 
Delille  présentait  et  paraissait  découvrir  à  ses  contempo- 
rains la  nature  telle  qu'ils  pouvaient  la  comprendre,  clas- 
sique, toute  fardée  encore  des  vers  de  Virgile  d'où  il  la 
tirait.  Ce  fut  une  véritable  révélation.  Voltaire  écrivit  de 
Ferney  au  novateur  : 


558        IIISIDIIIE    DE    L.V    I.ITTÉIlATLltn    FnANÇAISE    Cl.ASSKILE 

Vous  n'êtes  point  savant  en  us; 
D"un  Français  vous  avez  la  grâce; 
Vos  vers  sont  de  Yirgilius, 
Et  vos  Epitres  sont  d'Horace. 

L'abbé  avait  fait  preuve  clans  sa  traduction  d'ori^^ina- 
lité,  ou  du  moins  d'ingéniosité,  en  s'efTorçant  de  donner 
à  ses  vers  français  l'harmonie  imitative  qu'il  avait  remar- 
quée dans  les  vers  du  poète  latin.  Cette  attention  portée 
à  la  musique  des  mots  doit  bien  lui  valoir  de  notre  part 
quelque  reconnaissance. 

Avec  la  même  opportunité,  et  le  même  succès,  il  donna 
en  1782  ses  Jardins.  Les  Mois  de  Koucher,  parus  en 
1779,  avaient  été  jugés  trop  solennels.  Les  Jardins 
furent  plus  riants.  Sans  doute  le  dessein  général  en 
semble  bien  didactique,  et  cet  Art  poétique  du  jardinage 
rappelle  trop  Boileau.  Mais  quelle  aimable  conversation 
l'auteur  entretient  avec  son  lecteur!  quel  badinage 
agréable,  et  qui  se  ressent  de  la  «  douceur  de  vivre  » 
chère  à  Talleyrand!  C'est  un  ton,  un  tour  sans  cesse 
spirituel,  aisé,  dépourvu  de  lourdeur,  mais  aussi  de  gra- 
vité, varié,  pimpant,  presque  ému  parfois,  et  clair  et  gai 
jus(jue  dans  l'émotion.  Voici  les  vers  les  moins  prosaï- 
ques de  ce  même  «  poème  m  ;  il  semble  d'ailleurs  que 
Lamartine  s'en  soit  souvenu  dans  une  de  ses  Miklilalions  : 
Remarquez  les  nuances  dillérentes,  dit-il,  que  présen- 
tent les  feuilles, 

I»eniarqu(!Z-les  surtout,  lors(|ue  la  pâle  automne, 

Près  de  la  voir  flétrir,  embellit  sa  couronne. 

Que  de  variété,  que  de  pompe  et  d'éclat  1 

Le  pourpre,  l'orangé,  1  opale,  l'incarnat 

De  leurs  riches  couleurs  étalent  l'abondance. 

Hélas  1  tout  cet  éclat  marque  leur  décadence. 


LA    POESIE     :     DELILLE,     LE    BRUN,    PAUXY  55» 

Tel  est  le  sort  commun.  Bientôt  les  Aquilons 
Des  dépouilles  des  bois  vont  joncher  les  vallons; 
De  moment  en  moment  la  feuille  sur  la  terre, 
En  tombant,  interrompt  le  rêveur  solitaire. 
Mais  ces  ruines  même  ont  pour  moi  des  attraits. 
Là,  si  mon  cœur  nourrit  quelques  profonds  regrets, 
Si  quelque  souvenir  vient  rouvrir  ma  blessure. 
J'aime  à  mêler  mon  deuil  au  deuil  de  la  nature. 

Viens,  je  me  livre  à  toi,  douce  mélancolie; 
Yiens,  non  le  front  chargé  des  nuages  afTreux 
Dont  marche  enveloppé  le  chagrin  ténébreux. 
Mais  l'œil  demi-voilé,  mais  telle  qu'en  automne 
Au  travers  des  vapeurs  un  jour  plus  doux  ray»nue. 


Je  ne  dis  rien  ni  de  V Homme  des  champs,  ni  des  Trois 
règnes  de  la  nature,  ni  de  V Imagination,  ni  de  la  Conver- 
sation; ces  ouvrages  appartiennent  au  xix'^  siècle  : 
YHomîiie  des  champs  eut  l'audace  de  paraître  la  même 
année  o^ Atala  !  On  y  rencontre  les  mêmes  mérites, 
timides,  mondains,  prosaïques  en  somme,  qu'on  ren- 
contre dans  les  Jardins.  Les  Trois  règnes  de  la  nature 
témoignent  en  outre  de  la  durée  de  l'influence  de  Buffon. 

La  grâce  de  BuiFon  toucha  également  Écouchard- 
Le  Brun,  dit  Le  Brun-Pindare  (1729-1807).  Secrétaire 
des  commandements  du  prince  de  Conti,  protégé  de 
Louis  Racine,  il  commença  par  la  poésie  lyrique,  et  con- 
tinua par  la  poésie  élégiaque.  Vers  17Gi  il  entreprit  son 
poème  De  la  nature.  C'est  là  qu'il  paraphrase  V Histoire 
naturelle,  en  vers  solennels,  assez  froids,  mais  aisés  et 
ne  manquant  pas  d'énergie  : 

O  Nature,  ù  ma  mère!  6  déesse  éternelle  I 

Toi  que  l'erreur  des  lois  veut  rendre  criminelle, 

Je  t'implore,  descends,  respire  dans  mes  vers  ! 


500       mS'vdilK     l)i:     LA.    LlTTlhtATLltE    FlîANÇAISE    CLASSIQUE 

Éclaire  des  mortels  rorgueilleuse  ii^iiorance, 
O  centre!  qui  jamais  n'eus  de  circonférence, 
Comment  lis-tu  rouler  dans  le  ceicle  des  ans 
Et  les  rapides  jours  elles  siècles  pesants? 

Je  ne  dis  rien  de  ses  Odes,  ni  de  ses  Elégies,  de  ses 
Epitres,  de  ses  Veillées  du  Parnasse,  ni  de  ses  Epi- 
grammes.  Je  laisse  de  côte  l'Ode  trop  célébrée,  très 
contournée,  très  mythologique,  Au  vaisseau  Le  Vengeur. 
J'ajoute  seulement  que  Le  Brun-Pindare  avait  une  haute 
iiléc  do  l;i  poésie,  du  génie  poétique  : 

Il  veut  planer  aux  voûtes  éternelles: 
L'aigle  n'est  pas  un  oiseau  de  boudoir. 

Cet  enthousiasme  est  intéressant  à  constater,  car  il  n'a 
pas  été  sans  influence  sur  Chénier,  et  sur  l'idée  que  les 
Romantiques  se  feront  du  poète. 

La  poésie  élégiaque  est  représentée  par  le  vicomte  de 
Parny.  Ce  créole,  né  à  l'Ile  Bourbon  en  1753,  avait  été 
élevé  en  Fran.ce,  au  collège  de  Rennes,  et  il  avait  étonné 
ses  maîtres  par  son  mysticisme  exalté;  il  voulut,  ses  étu- 
des finies,  entrer  à  la  Trappe.  Mais  sa  sensibilité,  qui 
seule  le  guidait  en  cette  affaire,  prit  bientôt  un  autre 
tour.  Un  amour  malheureux  le  rendit  pour  quelque  temps 
mélancolique;  il  se  consola  vite.  Ses  Poésies,  parues  en 
illb,  ne  méritent  en  aucune  façon  l'éloge  qu'en  fait  un 
de  ses  biographes  :  «  Le  style  en  est,  dit-il,  celui  de 
l'àme  ».  C'est  uniquement  l'amour  sensuel  qu'il  chante, 
en  quatre  livres  d'élégies.  Encore  s'il  le  célébrait  avec 
fougue!  si  ses  vers  étaient  animés,  et  emportés,  par  une 
sorte  de  délire!  Mais  Parny  est  correct;  il  est  discret;  il 
est  spirituel;  il  ne  dit  les  choses  qu'il  demi,  pour  rester 


LA    POESIE     :     DELILLR,     LE    BUUX,    PAIINY  561 

élégant,  et  pour  que  la  recherche  de  l'expression  fine  et 
subtile  attarde  plus  longtemps  sur  les  objets  qui  lui  sont 
chers  son  imagination  pervertie.  Sa  première  élégie  est 
intitulée  :  Le  lendemain.  —  Il  est  vrai  qu'une  autre, 
moins  voilée,  a  pour  titre  :  Le  cabinet  de  toilette.  — 
Tout  cela  est  écrit  en  vers  courts,  aisés,  sur  un  rythme 
qui  se  rapproche  de  celui  de  la  chanson  ;  et  une  pointe, 
souriante,  émue,  spirituelle,  termine  chaque  pièce.  La 
seule  note  intéressante  qu'on  rencontre,  c'est,  comme 
chez  Delille,  la  note  mélancolique  :  Parny  est  parfois  las 
du  plaisir  et  sa  santé  «  chancelle  »  Mais  il  revient  vite  à 
son  épicurisme  grossier  : 

Le  plaisir  seul  donne  un  prix  à  la  vie. 
Plaisirs,  transports,  doux  présents  de  Vénus! 
Il  faut  mourir  quand  on  vous  a  perdus. 

Telle  est  la  philosophie  de  ce  païen.  —  Ajoutons,  pour 
compléter  sa  physionomie,  qu'il  écrivit  dans  la  suite, 
contre  le  «  fanatisme  »,  une  Guerre  des  Dieux,  poème 
voltairien  en  dix  chants,  auxquels  il  en  ajouta  quinze, 
donnant  à  l'ensemble  le  titre  de  Cliristianide. 


36 


CHAPITRE    VI 


ANDRÉ-MARIE    DE    GIIÉ>'IER 


«  Rendons  Chénier  au  xviii*  siècle  »,  a  dit  un  critique, 
mais  «  isolons-le  dans  le  xviii^  siècle  ».  Et  M.  Faguet  à  son 
tour  déclare  :  «  C'est  un  poète  dans  un  siècle  de  prose; 
un  ancien  dans  un  temps  où  les  Anciens  ont  cessé  d'ins- 
pirer la  littérature;  un  Grec  dans  un  temps  où  l'on  est 
aussi  éloigné  que  possible  de  ces  sources  antiques  de 
l'art  européen  ».  En  réalité,  il  y  a,  comme  nous  le  ver- 
rons, du  Dorât,  du  Parny,  du  Bertin,  dans  les  Elégies 
de  Chénier;  il  y  a  aussi  du  Le  Brun-Pindare.  Et,  à  vrai 
dire,  Chénier  n'est  pas  plus  isolé  parmi  ces poetœ minores 
que  Corneille,  autrefois,  dans  la  troupe  des  Mairet,  des 
Rotrou,  des  du  Ryer,  ou  encore  que  Ronsard  dans  la 
compagnie  des  Baïf  et  des  Jodelle  :  il  les  dépasse  seule- 
ment. Et  ce  Grec  et  cet  Ancien  l'est  plus  intimement, 
mais  non  pas  autrement,  que  Caylus  l'archéologue,  ou 
David  le  peintre,  ou  le  savant  auteur  du  Voyage  du  Jeune 
Anacharsis. 


ANDRE-MARIE    DE    CHEMER  563 


Aussi  la  couiuiissiiace  de  sa  vie,  et  des  milieux  dans 
lesquels  il  a  vécu,  est-elle  nécessaire  à  l'intelligence  de 
son  œuvre.  —  Il  naquit  h  Constantinople,  le  30  octo- 
bre 1762.  Son  père  était  consul  de  France,  et  avait 
épousé,  en  1775,  Elisabeth  Santi-Lomaca,  d'une  famille 
grecque  presque  illustre.  André  eut  quatre  sœurs  et  trois 
frères,  et  il  était  né  l'avant-dernier.  Son  cadet  était 
Marie-Joseph.  En  1767,  M"""  de  Chénier  vint  résider  à 
Paris,  pour  veiller  à  l'éducation  de  ses  enfants.  Fort 
curieuse  des  choses  de  l'intelligence,  auteur  elle-même 
d'une  Lettre  sur  les  Enterrements  grecs,  et  d'une  Lettre 
sur  les  Danses  en  Grèce,  possédant  une  collection  de 
médailles  et  d'estampes,  elle  réunissait  dans  son  salon 
des  savants,  des  lettrés,  des  peintres,  Le  Brun-Pindare, 
l'érudit  Brunck,  Alfieri,  M™^  Yigée-Lebrun,  David, 
Florian,  le  peintre  Gazes,  l'abbé  Barthélémy.  Tel  est  le 
milieu  dans  lequel  André  fut  élevé  :  l'art,  l'archéologie 
tiennent  dans  les  conversations  de  cet  aimable  monde  la 
plus  grande  place. 

En  1773,  il  fut  mis  au  collège  de  Navarre  ;  en  1780,  il 
terminait  ses  études.  Au  collège,  il  s'était  lié  avec  les 
frères  Trudaine  et  les  frères  de  Pange,  à  qui  il  adressera 
plus  tard  quelques-unes  de  ses  Elégies.  En  1782,  il  entre 
au  service,  en  qualité  de  cadet  gentilhomme,  au  régiment 
d'Angoumois,  à  Strasbourg.  Mais  il  s'ennuie;  la  gravelle 
se  joint  à  sa  mélancolie,  et,  au  bout  de  six  mois,  il 
revient  à  Paris  pour  se  consacrer  uniquement,  nous  dit 
M.  Faguet  avec  beaucoup  de  justesse,  «  aux  lettres,  à 
l'amitié,    h    l'amour  et    au    monde   ».    Il    sent    sa    voca- 


564       HISTOinE    DE    LA    LlTTlUiATUnE     riîANÇAlSE    CLASSIQUE 

tion    poétique,   et    il    veut,   en   outre,  jouir  de    tous    les 
plaisirs. 

Car  il  est  sensuel  et  de  bien  des  manières,  à  commencer 
par  la  gourmandise.  Et  ses  contemporains  ont  noté  son 
«  penchant  naturel  pour  la  bonne  chère  ».  11  est  débau- 
ché, et  lui-même  nous  en  a  laissé  la  confidence  : 

Entrons!  oh!  quelle  nuit,  joie,  ivresse,  folie! 


11  faut  que  de  la  Seine,  au  cii  de  notre  fête, 
Le  flot  résonne  au  loin,  de  ces  jeux  égayé, 
Et  qu'en  son  lit  voisin  le  marchand  éveillé, 
Ecoutant  nos  plaisirs  d'une  oreille  jalouse. 
Redouble  ses  baisers  à  sa  trop  jeune  épouse  ! 

11  lit  aussi,  mais  en  érudit,  en  curieux,  plus  qu'en 
amateur;  il  annote  Malherbe,  il  recueille  des  «  expres- 
sions »,  comme  on  disait  autrefois,  des  images,  des 
métaphores,  dans  les  Poètes  de  V Anthologie,  et  dans 
leurs  imitateurs  latins.  Chose  étrange,  il  a  peu  de  sym- 
pathie pour  le  xvi"  siècle;  mais  il  en  a  beaucoup  pour  le 
XVII*  siècle  littéraire  et  pour  le  xvin'^  siècle  philosophi- 
que, je  veux  dire  encyclopédique,  car  il  méprise  Voltaire. 
Il  écrit  quelques  pages  d'observations  morales,  aisées, 
agréables,  assez  pénétrantes,  mais  surtout  satiriques,  et 
témoignant  surtout  d'une  sensibilité  vive,  à  la  manière 
de  La  Bruyère,  qui  souffre  de  la  sottise  d'autrui  comme 
d'une  blessure.  Et  il  compose  quelques  pièces  de  vers 
tout  imprégnées  de  ses  lectures  des  Anciens. 

En  1783,  il  se  met  à  voyager  :  il  veut  aller  en  Suisse, 
en  Italie,  en  Grèce.  Il  ne  va  qu'en  Italie,  et  séjourne  à 
Rome  et  à  Naples.  De  retour  à  Paris,  il  se  remet  au 
travail  poétique.   La  vie   mondaine   en    même    temps  le 


AXDIiE-MAP.IE    DE    CIIEMEP.  5G5 

reprend;  parfois  sa  guîté  est  traversée  de  mélancolie 
romanesque;  il  est  un  peu  blasé;  il  est  un  peu  mûri; 
mais  bientôt  : 

Adieu  les  grands  discours  et  le  volume  antique, 
Et  le  sage  Lycée  et  l'auguste  Portique  ! 
Et  reviennent  en  foule  et  soupirs  et  billets, 
Soins  de  plaire,  parfums,  et  fêtes  et  bouquets 

A  la  fin  de  1787,  on  lui  trouve  une  place  de  secrétaire 
d'ambassade  à  Londres.  Il  quitte  Paris  h  grand  regret. 
Et  il  s'ennuie  h  Londres  comme  il  s'était  ennuyé  au  régi- 
ment d'Angoumois.  Les  Anglais  lui  déplaisent,  pour 
leur  «  mélancolie  »,  pour  leur  «  joie  ignoble  »  et  leur 
«  faste  grossier  »,  pour  leur  «  insolent  orgueil  fondé  sur 
quelque  argent  ». 

Il  prend  en  haine  les  poètes  anglais,  «  durs  chanteurs  » 
buvant  les  flots  d'un  «  faux  et  bruyant  Permesse  »,  qui 
les  enivre  «  pesamment  ».  C'est  à  Londres,  vraisembla- 
blement, qu'il  compose  son  poème  de  V Invention.  Enfin, 
en  1791,  il  résigne  ses  fonctions  diplomatiques. 

Dès  avant  son  retour  il  était  partisan  delà  Révolution, 
et  avait  écrit,  dans  le  Journal  de  la  société  de  1789,  un 
Avis  au  peuple  français  sur  ses  véritables  ennemis  : 
l'émancipation  du  peuple  est  juste,  dit-il,  mais  précisé- 
ment pour  cette  raison  il  doit  redouter  les  dangers  qui 
sont  les  plus  capables  de  la  compromettre  :  l'esprit  de 
parti,  la  délation,  les  «  insurrections  illégitimes  »,  bref, 
le  jacobinisme,  sectaire  et  violent,  dénonciateur  de  «  sus- 
pects »  et  organisateur  de  «  journées  ».  Dans  le  même 
esprit,  il  célèbre  dans  les  lourdes  strophes  de  son  feu 
de  paume  la  liberté  sortant  de  1'  «  enfer  de  la  Bastille  », 
en  même  temps  qu'il    met  le  peuple  en  garde  contre  les 


566        HIsrollîE     DE     LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

excès  ordinaires  aux  vainqueurs.  L'année  suivante,  il 
raille  l'indiscipline  triomphante  des  Suisses  du  régiment 
de  Chàteauvieux,  dans  un  Hymne;  en  1793,  il  exalte 
Charlotte  Corday.  11  combat  en  prose  les  Jacobins,  il 
écrit  un  Projet  d'une  lettre  de  Louis  XVI  aux  députés  de 
la  Convention.  Puis  il  se  retire  à  Versailles,  et  là  travaille 
à  cet  Hermès  qu'il  ne  devait  pas  finir.  Le  7  mars  1794, 
on  l'arrête  à  Paris,  comme  suspect.  On  l'écroua  à  Saint- 
Lazare.  Le  7  thermidor,  sa  tète  tombait  sur  l'échafaud. 


Son  œuvre,  en  très  grande  partie,  ne  parut  qu'en 
1819,  par  les  soins  d'H.  de  Latouche.  Et  c'est  pourtant 
ici  le  lieu  d'en  parler,  car  beaucoup  de  ses  contempo- 
rains l'ont  en  partie  connue,  ou,  comme  Millevoye, 
imitée  même.  Et  surtout,  il  est  le  plus  grand  poète  qu'ait 
produit  cette  école  néo-classique,  dont  nous  parlions  au 
chapitre  précédent;  et  en  même  temps  il  est  le  seul  vrai 
poète  dont  l'inspiration  reflète  la  pensée  encyclopédi- 
que. Rien  de  plus  faux,  en  conséquence,  que  de  voir, 
comme  on  l'a  fait,  dans  André  Chénier  un  précurseur 
du  Romantisme.  Et,  au  contraire,  la  juste  idée  que  nous 
devons  nous  former  de  lui,  ce  n'est  pas  seulement  celle 
d'un  Boileau  ou  d'un  Malherbe  inspirés;  mais  d'un 
Rr)nsard,  qui  aurait  lu  Voltaire,  Montesquieu,  BuIIbn, 
Buflon  surtout  peut-être. 

L'esprit  classique  du  xvi*^  siècle  et  l'esprit  de  Y  Encyclo- 
pédie sont  en  efl'et  plus  apparentés  qu'on  ne  pense,  dans 
ces  dernières  années  du  siècle  de  Voltaire  et  de  Condor- 
cet.  On  connaît  le  mot  de  Chamfort  : 


ANDUE-MARIE    DE    CHENIER  667 

M.  de...,  qui  voyait  la  source  de  la  dégi-adation  de  l'espèce 
humaine  dans  l'établissement  de  la  secte  nazaréenne  et  de  la  féo- 
dalité, disait  que,  pour  valoir  quelque  chose,  il  fallait  se  dchap- 
tiser  et  se  défranciser  et  redevenir  Grec  et  Romain  par  lame. 

C'est  ce  que  la  philosophie  du  xviii'^  siècle  a  essayé  de 
faire.  Mais  si  l'idéal  classique  du  xviii^  siècle,  celui  de 
Racine  et  de  Fénelon,  de  Boileau  si  l'on  veut,  de  Bos- 
suet  même  et  de  Corneille,  n'avait  consisté  qu'à  insinuer 
pour  ainsi  dire,  dans  une  forme  vaguement  ou  à  peine 
antique,  des  sentiments  nouveaux,  modernes,  chrétiens 
et  français,  quel  pouvait  être  le  résultat  de  se  débaptiser 
et  de  se  défranciser?  Uniquement  de  ramener  à  l'anti- 
quité ou  au  paganisme  l'inspiration  du  fond  des  choses 
comme  l'imitation  de  la  forme.  Et,  en  effet,  le  vers  sou- 
vent cité  : 

Sur  des  pensers  nouveaux  faisons  des  vers  antiques, 

n'a  pas  d'autre  signification;  et  le  vœu  qu'il  exprime  est 
d'ailleurs  un  peu  contradictoire,  parce  que  la  forme  ne 
se  distingue  pas,  ne  se  sépare  pas  ainsi  du  fond,  mais  il 
dit  admirablement  en  quoi  cette  renaissance  du  classi- 
cisme a  consisté;  ce  qu'elle  a  eu  d'analogue  ou  de  presque 
identique  dans  la  peinture  de  David  et  dans  les  vers  de 
Chénier;  par  où  elle  diffère  de  l'idéal  classique  et  chré- 
tien du  xv!!**  siècle,  pour  rejoindre  l'idéal  classique  et 
païen  du  xvi*,  de  Ronsard. 

Aussi  n'est-il  pas  étonnant  que,  comme  Ronsard, 
Chénier,  autant  qu'un  poète,  soit  ce  qu'on  appelle  un 
artiste,  ou  un  dilettante.  De  tous  les  dons  du  poète,  il 
possède  le  premier,  le  don  de  penser  par  images,  ou 
même  de  ne  penser  qu'autant  qu'il  imagine  et  qu'il  voit 


503        lIISTOir.E    DE    LA    LITTÉItATLItE    1HANÇAISE    CI.ASSIQIE 

SCS  idées  s'animer,  se  réaliser  plastiquement,  prendre 
une  (orme  et  des  couleurs  ;  c'est  ce  qu'il  est  à  peine 
utile  de  rappeler  : 

C'est  le  dieu  de  Nysa,  c'est  le  vainqueur  du  Gange, 
Au  visage  de  vierge,  au  front  ceint  de  vendange, 
Qui  dompte,  et  fait  courber  sous  son  char  gémissant 
Du  lynx  aux  cent  couleurs  le  front  obéissant.... 

OU  encore  : 

Une  ruche  nouvelle  à  ces  peuples  nouveaux 
Est  ouverte;  et  l'essaim,  conduit  dans  les  rameaux 
Qu'un  olivier  voisin  présente  à  son  passage. 
Pend  en  grappe  bruyante  à  sou  amer  feuillage.... 

Mais  idées  ou  sentiment  n'ont  d'intérêt  pour  lui  que 
s'ils  se  revêtent  naturellement  d'une  forme  exquise  ou 
somptueuse.  A  cet  égard,  les  notes  qu'il  avait  écrites  aux 
marges  de  son  Malherbe  sont  tout  à  fait  instructives  : 

Celle    Ode    est  bien   écrite,    pleine    d'images   et    d'expressions 

heureuses,...  mais  un  peu  froide Un  poète  fécond  et  vraiment 

lyrique...    eût  fait  un   tableau    court,   pathétique   et   chaud    de    la 

barbarie  où  nous  étions  jusqu'au  règne  de  François  I"^"" Ce  plan 

eût  fourni  à  Malherbe  un  poème  grand,  noble,  varié,  plein  d'âme 
et  d'intérêt. 

Nous  croyons  qu'il  lui  eût  surtout  fourni  un  poème 
plein  d'art,  des  développements,  des  ornements,  des 
imitations,  des  allusions  historiques  encadrées  ou  serties 
dans  l'or  des  ciselures  d'expression.  Et  la  matière  n'en 
eût  pas  eu  pour  cela  plus  d'  «  âme  »  ou  d'  «  intérêt  »  ; 
mais  le  travail  y  eût  surpassé  la  matière,  comme  dans  les 
Klègies  et  surtout  dans  les  Idylles  de  Chénier  lui-même. 

Aimer  ainsi  l'art,  de  cette  manière  un  peu  exclusive,  et 
à  ce  degré,   c'est  être  «  sensuel   »  autant  qu'artiste.  Ne 


ANDRÉ-MAIÎIE    DE     CHÉMER  569 

nous  étonnons  donc  pas  de  retrouver  dans  l'œuvre  de 
Chénier  tout  entière  la  sensualité  que  nous  avons  remar- 
quée dans  son  caractère  et  dans  sa  vie.  Il  sait  noter, 
comme  l'a  indiqué  M.  L.  Bertrand,  «  l'éclair  des  vins 
dans  une  coupe,  la  profusion  des  fruits  en  pyramides 
croulantes  ;  il  célèbre  surtout  les  vins,  vins  d'Espagne  et 
vins  de  France,  madère,  nialaga,  Champagne  et  bour- 
o-oofne  »,  et,  dans  son  Ilvmne  à  la  France  : 

France,  ô  belle  contrée,  ô  terre  généreuse! 

il   insiste   sur  les  parfums    pénétrants   des  fleurs,   sur  le 
goût  délicieux  des  fruits  que  produit  sa  patrie.  La  nature^ 
d'ailleurs,  qu'il  ne  sent  guère   qu'au  travers  des  élégia- 
ques  latins,  n'est  pour  lui  trop  souvent  que  l'initiatrice 
de  la  volupté  : 

L'amour  aime  les  champs,  et  les  champs  l'ont  vu  naître  I 
ou  encore  : 

Que  l'air  est  suave  et  frais!  Le  beau  ciel!  Le  beau  jour! 
Les  dieux  me  le  gardaient  :  il  est  fait  peurlamour! 

C'est  à  ce  titre,  et  en  ce  sens,  que  l'on  a  pu  l'appeler 
un  «  pur  païen  »,  à  la  manière  de  Diderot,  par  exemple; 
et  dans  la  mesure  exacte  où  la  renaissance  du  classicisme 
est  elle-même  alors  une  renaissance  du  paganisme. 

C'est  dans  ses  Elégies  que  son  paganisme  sensuel  est 
le  plus  marqué.  Sans  doute  les  idées  et  les  sentiments 
s'y  enveloppent  souvent  d'une  phraséologie  de  conven- 
tion ;  elles  sont  placées  sous  l'invocation  des  Lycoris,  des 
Camille,  des  Fanny;  et  le  poète  s'est  efforcé  d'y  observer 
un  caractère  impersonnel  et  objectif.  Mais  la  sensualité 


570       HISTOIIIE    DE    LA    LITTERATUIŒ    FIIANÇAISE    CLASSIQUE 

qu'elles  respirent,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  l'es- 
pèce d'amoureuse  férocité  qu'elles  traduisent,  trahit  le 
voisinage  des  Liaisons  dangereuses.  Il  ne  s'y  agit  pas 
uniquement  de  galanterie  froide,  à  la  Gentil  Bernard,  ni 
de  descriptions  enjolivées  de  périphrases,  à  la  Delille  : 

Pourquoi  vois-je  languir  ces  vins  abandonnés, 
Sous  le  liège  tenace  encore  emprisonnés? 

Elles  sont  capiteuses  et,  du  moins  pour  quelques-unes 
d'entre  elles,  malsaines,  tout  comme  celles  du  chevalier  de 
Parny. 

Chénier  est  encore  païen  par  le  caractère  de  son  incré- 
dulité, qui  n'est  pas  agressive  ni  taquine  comme  celle 
de  Voltaire,  mais  calme,  comme  celle  de  BufTon,  tran- 
quille et  sûre  d'elle  : 

Je  ne  veux  point,  couvert  d'un  funèbre  linceul, 
Que  les  pontifes  saints  autour  de  mon  cercueil, 
Appelés  aux  accents  de  lairain  lent  et  sombre, 
De  leur  chant  lamentable  accompagnent  mon  ombre. 
Et  sous  des  murs  sacrés  aillent  ensevelir 
Ma  vie  et  ma  dépouille,  et  tout  mon  souvenir. 

Plus  significatif  encore  que  ces  vers,  —  qui  pourraient 
n'être  qu'une  boutade,  —  est  le  dessein  de  son  Hermès, 
tel  que  l'a  résumé  Sainte-Beuve  dans  ses  Portraits  litté- 
raires :  «  Par  ses  plans  de  poésie  physique,  y  dit-il,  en 
retournant  à  Empédocle,  André  était  Iç  contemporain  et 
le  disciple  de  Lamarck  et  de  Cabanis;  il  ne  l'est  pas 
moins  de  Boulanger  et  de  tous  les  hommes  de  son  siècle, 
par  l'explication  qu'il  eût  tentée  de  l'origine  des  reli- 
gions... On  a  peu  à  regretter  qu'André  n'ait  pas  mené 
plus  loin  ses  projets  :  il  n'aurait  en  rien  échappé,  malgré 


AXDRE-MARIE    DE    CHEXIER  571 

toute  sa  nouveauté  de  style,  au  lieu  commun  d'alentour; 
et  il  aurait  reproduit,  sans  trop  de  variantes,  le  fonds  de 
d'Holbach,  ou  de  V Essai  sur  les  préjiii^^és.  »  Sainte-Beuve 
a  raison;  mais  il  eût  dû  marquer  que  Chénier  était  tout 
imprégné  des  idées  de  Buflbn  ;  et  qu'il  se  fût  ainsi  montré 
dans  V Hermès,  s'il  avait  pu  l'achever,  l'interprète  enthou- 
siaste des  Epoques  de  la  Nature,  et  déjà  le  poète  de  la 
«  concurrence  vitale  ».  Il  y  eût  expliqué  à  la  manière  de 
Voltaire  et  de  Condorcet  l'origine  des  religions,  en  les 
accusant  de  la  plupart  des  maux  qui  ont  désolé  l'huma- 
nité, et  en  reprochant  aux  «  prêtres  »  de  les  avoir 
exploitées  : 

La  vie  humaiue  eriaute  et  vile  et  méprisée 
Sous  la  religion  gémissait  écrasée 


La  religion  tombe  et  nous  sommes  sans  maître: 
Sous  nos  pieds,  à  son  tour,  elle  expire,  et  les  deux 
Ne  feront  plus  courber  vos  fronts  victorieux. 

Enhu,  dans  son  troisième  chant,  disciple  de  Condilhic, 
il  eût  développé  la  doctrine  de  la  «  sensation  trans- 
formée »,  proclamé  d'ailleurs  la  tendance  invincible  de 
l'homme  «  à  la  vertu  et  à  la  vérité  »,  et  terminé  par  un 
hymne  à  la  «  science  ».  C'est  la  pure  philosophie  des 
Encyclopédistes;  et,  sans  doute,  Chénier  l'eût  développée 
autrement  que  son  ami  Le  Brun;  mais  il  n'y  en  a  pas  de 
plus  éloignée  non  seulement  de  celle  des  prochains 
romantiques,  qui  sont  religieux,  mais  de  celle  même  d(; 
Rousseau. 

L'inspiration  des  Idylles  ne  diffère  pas  de  l'inspiration 
des  Élégies  et  de  Vllermès,  telle  du  moins  t|u'elle  vient 
d'être  définie.  Mais,  comme  Chénier  remonte  directement 


572     iiisToinr,   or:   la   mti  KiiATuun   miançaise  classiovk 

îiiix  sources  grecques,  et  que,  sinon  de  la  haute  anli- 
([uilé,  sophocléenne,  pindariquo,  lioniérique,  il  a  le  sens 
profond  de  l'alexandrinisme,  il  y  retrempe  le  vers 
inconsistant  et  décoloré  qui  est  autour  de  lui  celui  de  ses 
émules,  sans  qu'il  y  ait  rien  là  de  contradictoire  aux 
idées  de  son  temps  ;  ou  plutôt,  et  semblable  en  tout  le 
reste  à  ses  contemporains,  il  ne  s'en  distingue  que  par 
une  intelligence  plus  subtile  de  ce  classicisme  dont  ils 
ont  perdu  le  sens,  et  pour  avoir  en  lui  réconcilié  cette 
admiration  de  leur  temps  et  ce  sentiment  de  l'art 
qu'exprime  le  vers  devenu  proverbial  : 

Sur  des  pensers  nouveaux  faisons  des  vers  antiques. 

Aussi  bien  les  doctrines  de  Chénier  sont-elles  entière- 
ment conformes  au  caractère  de  son  œuvre  :  elles  sont 
classi(]ues.  Il  proteste  contre  l'anglomanie  : 

Les  poêles  anj^lais 

'l'iisles  comme  leur  ciel  toujouis  ceint  de  nuages, 
ICnflés  comme  la  mer  qui  blanchit  leurs  rivages, 
Lt  sombies  el  j)esanls.... 

Lisez  encore  la  quatrième  de  ses  KpUres  à  Le  Brun, 
ou  son  poème  de  V Invention,  et  vous  y  verrez  exposée 
cette  théorie  de  l'assimilation,  ou,  si  l'on  veut,  de  I'  «  in- 
nutrition »,  (|ui,  depuis  Boileau,  depuis  du  Bellay, 
depuis  Quintilien,  est  ii  la  base   du  classicisme  : 

Tantôt  citez  un  auteur  jadople  une  pensée, 
Mais  qui  revêt,  chez  moi,  souvent  entrelacée, 
Mes  images,  mes  tours,  jeune  et  frais  ornement, 
Tantôt  je  ne  retiens  que  les  mots  seulement; 
J'en  déloui-ne  le  sens;  et  l'art  sait  les  contraindre 
Vers  des  objets  nouveaux  (ju'ils  s'étonnent  de  peindre 


AXDRE-MAP.IE    DE    CHÉ.MEP.  573 

Le  critique  imprudent,  qui  se  croit  bien  habile, 
Donnera  sur  ma  joue  un  soufflet  à  Virgile; 
Et  ceci  (tu  peux  voir  si  j'observe  ma  loi), 
Montaigne,  il  t'en  souvient,  l'avait  dit  avant  moi. 

{IV^  Ep.  à  Le  Brun.) 

Changeons  en  notre  miel  leurs  plus  antiques  fleurs  ; 
Pour  peindre  notre  idée  empruntons  leurs  couleurs: 
Allumons  nos  flambeaux  à  leurs  feux  poétiques, 
Sur  des  pensers  nouveaux  faisons  des  vers  antiques. 

[Vlm-ention.) 

Enfin  et  surtout,  il  est  classique  parce  que  sa  poésie 
est  objective,  et  le  modèle  y  en  est  extérieur  au  poète. 
C'est  même  là  ce  qui  a  permis  à  Gabriel  de  Chcnier  de 
soutenir  que  son  oncle  n'avait  pas,  comme  l'on  dit, 
«  vécu  »  ses  Elégies,  Que  voulait  dire  en  effet  ce  pieux 
et  chaste  neveu?  Que  Camille  et  Lycoris  n'étaient  que  des 
maîtresses  imaginaires!  qu'elles  s'étaient  appelées  à 
Rome  la  Délie  de  TibuUe  ou  la  Cynthie  de  Properce? 
Oui,  mais  surtout  il  voulait  dire  que,  pour  André  Chc- 
nier comme  autrefois  pour  Ronsard  chantant  sa  Cas- 
sandre,  ou  du  Bellay  son  Olive,  le  plaisir  et  l'amour 
avaient  été  des  «  thèmes  poétiques  »,  choisis  et  traités 
pour  ce  qu'ils  contenaient  de  vérité  générale,  de  matière 
poétique,  de  beauté  permanente.  Si  le  plaisir  et  l'amour 
se  définissent  par  de  certains  traits,  qui  sont  les  mêmes  à 
Londres  et  à  Paris,  qu'à  Rome  et  à  Alexandrie,  ce  sont  ces 
traits  qu'André  Chénier  s'estproposé  de  fixer  dans  ses  vers: 

...  Dans  les  arts  l'inventeur  est  celui 
Qui  peint  ce  que  cliatun  peut  s(Milir  comme  lui. 

C'est  encore  celui  qui,  parmi  tous  ces  traits,  sait 
choisir  pour  les  associer  ceux  qui  formeront  l'ensemble 
le  plus  harmonieux  : 


57i        HlSTOIliE    DE    LA    LITTEKATUUE    FHANÇAISE    CLASSIOl'R 

C'est  le  fécond  pinceau  qui,  sûr  de  ses  regards, 
Retrouve  un  seul  visage  en  vingt  belles  épars, 
Les  fait  renaître  ensemble,  et  par  un  art  suprême, 
Des  traits  de  vingt  beautés  forme  la  beauté  mémo. 

Reconnaît-on  assez  la  pure  tradition  classique  ! 

Classique  et  païen,  et  l'un  parce  que  l'autre,  tel  est 
tlonc  celui  dont  on  a  voulu  faire  un  précurseur  des 
Romantiques.  Il  nous  a  lui-même  livré,  en  deux  vers,  le 
secret  de  sa  double  admiration  pour  les  Anciens  : 

Mais  leurs  mœurs  et  leurs  lois,  et  mille  autres  hasards, 
Rendaient  leur  siècle  heureux  plus  propice  aux  heaux-arts. 

Un  tel  artiste,  et  un  tel  penseur,  s'il  eût  vécu,  n'au- 
rait-il pas  été  le  plus  redoutable  adversaire  des  nova- 
teurs prochains? 


CHAPITRE  VU 


JACQUES-HENRI    BERNARDIN    DE   SAINT-PIERRE 


C'est  un  étrange  personnage.  Il  a  débuté  dans  la  vie 
comme  Marmontel  et  comme  Rivarol,  en  se  servant  de 
sa  jolie  figure  comme  d'un  moyen  de  fortune;  il  a  eu  de 
singulières  aventures,  où  il  a  laissé  quelque  chose  de 
sa  probité;  il  a  été  d'un  caractère  irritable,  mesquin, 
envieux.  Mais,  après  tout  cela,  ce  qui  manque  à  la  plu- 
part des  gens  de  lettres  de  son  temps,  cette  fleur  de  sen- 
timent, cet  idéal  intérieur,  cette  noblesse  réelle  de 
pensée,  il  l'a  eue,  comme  Rousseau,  dont  nous  savons 
par  lui-même  le  personnage  qu'il  fut,  et  cependant  qui  a 
été  dans  la  littérature  le  rénovateur  du  sentiment  de  la 
nature,  de  l'amour,  de  la  religion.  Comme  Rousseau 
enfin,  il  en  est  venu  à  haïr  les  Encyclopédistes  et  V Ency- 
clopédie :  et  ce  n'est  là  ni  son  moindre  mérite  ni  alors  sa 
moindre  originalité. 

Jacques-IIenri  Bernardin  naquit  au  Havre  en  1737, 
d'une  famille  honnête  et  bourgeoise,  qui  prétendait  avoir 
quelque  droit  à  ajouter  au  nom  de  Bernardin  celui  de 
Saint-Pierre.  L'auteur  de  Paul  et  Virginie  se  croira  de  la 


57G      iiisroiiti:    di:   i.a   LiiTiiiiATi'itE   iiiançaise   classique 

sorte  issu  criùislachc  de  Saint-Pierre,  l'un  des  fameux 
bourgeois  de  Calais.  Elève  des  Ponls  et  Cluiusscos,  il  fut, 
en  1759,  remercié  avant  d'être  devenu  ingénieur,  l'admi- 
nistration royale  ayant  fait  porter  une  de  ses  économies 
sur  les  fonds  destinés  aux  Ponts  et  Chaussées.  De  ce  pre- 
mier contretemps,  rencontré  au  début  de  sa  carrière, 
Jacques-IIenri  gardera  toujours  un  instinct  de  défiance, 
une  crainte  de  la  persécution,  qui  contribuera  sans  doute 
à  la  sympathie  de  Rousseau  pour  lui. 

De  là  également  datent  et  procèdent  ses  voyages  à  tra- 
vers l'Europe  :  en  Allemagne,  où  ses  services,  en  qualité 
d'ingénieur,  sont  agréés;»  l'armée  du  Rhin.  Mais  il  souffre 
des  plaisanteries  de  ses  camarades,  de  l'oubli  où  l'ingé- 
nieur en  chef  laisse  dormir  ses  volumineux  mémoires  : 
il  quitte  l'armée  du  Rhin  pour  Midte.  De  là  11  va  en  Hol- 
lande; de  là  enfin  en  Russie,  mais  il  n'y  reste  pas  long- 
temps :  c'est  que,  racontera-t-il  dans  la  suite,  l'Impéra- 
trice l'avait  «  remarqué  »  et  avait  fait  de  lui  beaucoup 
plus  que  son  confident  :  l'envie  des  courtisans  s'attacha 
;»  sa  fortune.  Il  passe  donc  en  Pologne,  où  l'amour  d'une 
princesse  encore  le  retient  quelque  temps;  mais  «  le 
remords  n  assiège  son  cœur  vertueux  :  le  voilà  de  nou- 
veau en  Allemagne,  puis  en  h'rancc.  Lii  il  obtient  un 
brevet  d'ingénieur  des  colonies  (1708).  Il  part  pour 
Madagascar,  mais  s'arrête  à  l'île  de  France  (Maurice). 
Durant  les  trois  années  qu'il  y  séjourna,  il  recueillit  sur- 
tout les  impressions  de  nature  exotique  qui  allaient  faire 
en  partie  le  charme  de  Paul  et  Virginie. 

En  1771,  il  rentre  en  France,  et  court  au  mariage,  ou 
plutôt  il  la  dot.  Il  se  lie  avec  Jean-Jacques  Rousseau,  et 
tous  deux  s'en  vont  herboriser  et  philosopher  aux  alen- 


JACQUES-HEMU     DERXAKDIX    DE    SAINT-PIEItRE  577 

tours  de  Paris.  Sa  relation  de  son  Voyage  à  Vile  de 
France  lui  vaut  d'être  admis  dans  la  société  de  M"'  de 
Lespinasse  et  de  M"^  Geoffriii.  Les  Encyclopédistes  ont 
tôt  fait  de  lui  déplaire.  Non  qu'il  repousse  toutes  leurs 
idées  :  mais  d'Alembert  ne  lui  obtient  pas  de  Turgot  une 
pension  et  une  place.  Il  publie  les  Etudes  de  la  nature 
(1784),  où  il  se  déclare  nettement  partisan  de  la  Provi- 
dence et  des  causes  finales.  Aussi  la  lecture  qu'il  fait  de 
Paul  et  Virginie  manuscrit  est-elle  accueillie  froidement 
par  le  salon  de  M"*  Necker.  Publié  en  1787,  le  roman 
obtient  le  plus  vif  succès.  En  1788,  il  publie  le  premier 
livre  de  son  Arcadie;  en  1790,  la  Chaumière  Indienne, 
petit  conte  allégorique,  d'inspiration  parfois  un  peu  vol- 
tairienne.  Il  dit  son  mot  sur  les  affaires  publiques  dans 
ses  Vœux  d'un  solitaire  (1790).  On  lui  en  fut  recon- 
naissant en  le  nommant  intendant  du  jardin  du  Roi, 
en  1792.  Nous  lui  devons  la  présence  d'animaux  au 
Jardin  des  Plantes,  car  il  rédigea  alors  un  mémoire  sur 
la  nécessité  de  joindre  une  ménagerie  au  Jardin  des 
Plantes.  La  réorganisation  du  «  muséum  »  le  prive  de 
ses  fonctions.  Mais  on  le  nomme  professeur  de  morale 
à  l'Ecole  Normale;  là,  il  se  signale  par  la  ferveur  de  son 
déisme  :  chaque  fois  qu'il  prononce  dans  son  cours  le 
nom  de  Dieu,  il  s'incline  respectueusement. 

Les  honneurs  qui  lui  viennent  lui  paraissent  toujours 
au-dessous  de  son  mérite,  tant  son  imagination  a  anti- 
cipé sur  sa  gloire!  Il  est  nommé  h  l'Institut;  Bonaparte 
s'efforce  de  se  l'attacher  par  des  compliments;  mais  Ber- 
nardin souhaite  mieux  encore  :  de  l'argent;  on  lui  en 
donne.  Il  a  la  croix,  il  a  des  pensions;  sa  première 
femme,  Félicité  Didot,  est  morte  :  il  se  remarie,  et  sa 
m.  37 


578        llISTtHHK     UK    LA    LITT1£I!ATI  HE    l'IlANÇAISE    CLASSIQUE 

secniule  iVmine,  (jui  l'aclmire,  qui  le  choie,  parvient 
etiliii  à  calmer  son  irritable  humeur,  qu'il  avait  encore 
exercée  en  180G,  en  donnant  h  la  grande  édition  de 
Paul  et  Virginie  un  préambule  «  contre  les  tyraiis  de  la 
littérature  et  du  sens  commun  ».  11  meurt  enfin,  en  ISl'i, 
laissant  à  son  secrétaire  Aimé  Martin  sa  femme  et  ses 
manuscrits.  En  1815,  Aimé  Martin  publia  les  Ifarinonics 
de  la  nature. 

Au  fond,  il  n'avait  pas  tort,  dans  la  conscience  qu'il 
avait  de  sa  valeur.  Car  son  rôle  littéraire  est  extrê- 
mement important.  11  représente  éminemment  trois 
choses  :  les  commencements  de  Yexotisme  dans  la  litté- 
rature descriptive;  la  réaction  du  sentiment  contre  les 
abus  du  rationalisme  ;  et  la  transformation  du  style  algé- 
brique en  style  concret,  vivant  et  coloré.  Assurément  il 
marque  le  début  de  ces  nouveautés,  et  non  leur  plein 
épanouissement  :  et  Chateaubriand  aura  beau  jeu  de 
railler  la  «  lumière  argentée  »,  et  les  teintes  plates  des 
tableaux  de  Bernardin  de  Saint-Pierre.  Mais  Chateau- 
briand aurait-il  pu  être  ce  qu'il  a  été,  s'il  n'avait  été  pré- 
cédé par  Bernardin,  si  Bernardin  ne  lui  eût  montré  la 
voie?  Comparez  à  cet  égard  les  descriptions,  ou  simple- 
ment les  notes  prises  par  celui-ci  dans  ses  Relations  de 
voyage,  avec  les  descriptions,  je  ne  dis  pas  de  l'abbé 
Delille,  mais  même  de  Rousseau.  Les  paysages  alpestres 
de  la  Nouvelle  Ildloï.sc,  (juoique  vivifiés  par  le  sentiment 
et  la  passion  auxquels  ils  servent  de  décor,  sont  secs, 
impersonnels,  presque  jjanals.  Les  paysages  exotiques 
de  Paul  et  Virginie,  mêlés  eux  aussi  aux  sentiments 
humains  qui  se  déroulent  au  milieu  d'eux,  sont  nets, 
précis,  colorés;  ce  n'est  plus  une  gravure,  c'est  presque 


JACQUES-HEXRI    BEP.XAIIDIX    DE    SAINT-I'IEHRE  579 

un  tableau;  c'est,  si  l'on  veut,  une  gravure  en  cou- 
leurs. 

Tel  est  bien  le  principal  mérite  de  Paul  et  Virginie  : 
car  que  resterait-il  de  l'idylle  un  peu  niaise  de  la 
quinzième  année,  si  l'on  en  ôtait  la  séduction  et  le  charme 
des  paysages  qui  l'encadrent? 

On  avait  laissé  cet  enfoncement  du  rocher  tel  que  la  nature 
l'avait  orné.  Sur  ses  flancs  bruns  et  humides,  rayonnaient  en 
étoiles  vertes  et  noires  de  larges  capillaii-es,  et  flottaient  au  gré 
des  vents  des  touCes  de  scolopendre,  suspendues  comme  de  longs 
rubans  d'un  vert  pourpré.  Près  de  là  croissaient  des  lisières  de 
pervenche,  dont  les  fleurs  sont  presque  semblables  à  celles  de  la 
giroflée  rouge,  et  des  piments  dont  les  gousses,  couleur  de  sang, 

sont  plus  éclatantes  que  le  corail Du  haut  de  l'escarpement  de 

la  montagne,  pendaient  des  lianes  semblables  à  des  draperies 
flottantes....  Les  merles  siffleurs,  les  bengalis  dont  le  ramage  est 
si  doux,  les  cardinaux  dont  le  plumage  est  couleur  de  feu,  quit- 
taient leurs  buissons;  des  perruches,  vertes  comme  des  éme- 
raudes,  descendaient  des  lataniers  voisins 

Ou,  dans  un  genre  diflérent  : 

La  mer,  soulevée  par  le  vent,  grossissait  à  chaque  instant,  et 
tout  le  canal...  n'était  qu'une  vaste  nappe  d'écumes  blanches, 
creusées  de  vagues  noires  et  profondes.  Ces  écumes  s'amassaient 
dans  le  fond  des  anses....  A  leurs  flocons  blancs  et  innombrables 
qui  étaient  chassés  horizontalement  jusqu'au  pied  des  montagnes, 
on  eût  dit  d'une  neige  qui  sortait  de  la  mer.  L'horizon  offrait  tous 
les  signes  d'une  longue  tempête;  la  mer  y  paraissait  confondue 
avec  le  ciel.  Il  s'en  détachait  sans  cesse  des  nuages  d'une  forme 
horrible,  qui  traversaient  le  zénith  avec  la  vitesse  des  oiseaux, 
tandis  que  d'autres  y  paraissaient  immobiles  comme  de  grands 
rochers.  On  n'apercevait  aucune  partie  azurée  du  flrraament;  une 
lueur  olivâtre  et  blafarde  éclairait  seule  les  objets  de  la  terre,  de 
la  mer  et  des  cieux. 

Tout  cela,  assurément,  était  très  nouveau  en  1787,  et 
allait  êlre  singulièrement  fécond. 


6S0        HISTOlltE     1)F.    LA    LITTK  KATLUE    TltANÇAISE    CLASSIQUE 

Ce  qui  était  uii  renouvellement  aussi,  maladroit  sans 
doute,  mais  cependant  digne  d'intérêt,  c'était  la  philo- 
sophie de  l'auteur  des  Etudes  de  la  Nature  et  des 
Harmonies.  L'idée  de  finalité  y  tient  une  place  prépon- 
dérante, et  l'on  a  souvent  cité,  et  souvent  raillé,  les  exa- 
gérations naïves  de  Bernardin  à  cet  égard  :  il  interprète 
trop  vite  les  desseins  de  la  Providence,  ou  plutôt,  épi- 
curien à  la  fois  et  chrétien,  dans  la  mesure  où  ces  deux 
attitudes  se  peuvent  combiner,  non  seulement  il  croit 
que  Dieu  veille  sur  l'homme,  mais  il  estime  que  Dieu 
veille  au  plaisir  de  l'homme.  Il  réagissait  ainsi  contre 
V Encyclopédie^  et  ainsi  il  annonçait  dans  une  certaine 
mesure  Chateaubriand. 

A  cet  égard  ses  Etudes  de  la  Nature  sont  vraiment 
significatives.  Il  avait  d'abord  formé  le  projet  d'écrire 
une  histoire  générale  de  la  nature,  «  à  l'imitation 
d'Aristote,  de  Pline,  du  chancelier  Bacon,  et  de  plusieurs 
modernes  célèbres  ».  Mais  bientôt  il  n'a  pas  voulu  se 
borner  à  cette  science  toute  théorique  :  il  a  souhaité  de 
«  servir  le  genre  humain  »,  en  faisant  connaître  par 
exemple  les  «  vertus  des  plantes  »,  leur  utilisation 
possible  pour  le  bien  de  l'homme,  qu'il  considère  comme 
leur  destination  véritable.  Il  considère,  en  outre,  comme 
indigne  d'intérêt  une  science  qui  ne  s'attacherait  qu'au 
détail  : 

C'est  leur  ensemble  (des  plantes),  leur  attitude,  leur  port,  leur 
élégance,  les  harmonies  qu'elles  forment  étant  groupées  ou  en 
contraste  les  unes  avec  les  autres,  qu'il  serait  intéressant  de  (Ii'Ilt- 
miner.... 

Et  cette  recherche  conduira  à  découvrir  que,  vrai- 
ment. 


JACQUES-HEXRI     BERXAUDIX    DE    SAINT- nEURE  581 

un  sentiment  moral  semble  avoir  déterminé  leur  organisation 
physique. 

Les  botanistes  et  les  naturalistes  «  nous  éloignent  de 
la  nature  »  : 

Nos  livres  sur  la  nature  n'en  sont  que  le  roman,  et  nos  cabinets 
que  le  tombeau. 

La  réalité  et  la  vie  échappent  aux  hommes  de  raison- 
nement : 

Pour  bien  juger  du  spectacle  magnifique  de  la  nature,  il  faut 
en  laisser  chaque  objet  à  sa  place,  et  rester  à  celle  où  elle  nous 
a  mis. 

Dès  lors,  nous  apercevrons  Dieu  dans  la  nature. 
L'  «  instinct  religieux  »,  caractérise  l'homme,  parmi 
tous  les  êtres.  Soyons  vertueux,  car  la  vertu  est  «  l'har- 
monie des  harmonies  »,  et  le  plus  bel  hommage  rendu 
par  l'homme  à  son  Créateur. 

L'étude  de  la  nature,  on  le  voit,  n'est  pour  l'auteur 
qu'un  prétexte  ou  un  point  de  départ  :  et  il  subordonne 
la  science  à  la  morale,  h  l'esthétique,  et  h  son  déisme 
intermédiaire  entre  Epicure  et  l'Evangile;  il  médit  de  la 
raison,  et  se  laisse  guider  au  sentiment.  Sa  «  philoso- 
phie »  se  montre  donc,  d'une  manière  très  exacte, 
comme  la  transition  entre  celle  de  Jean-Jacques  Roussenu 
et  celle  de  Chateaubriand. 


CHAPITRE   Vli 


L'ŒUVRE    DE    GOXDORGET 


Je  ne  sais  pourquoi  l'on  a  épuisé,  contre  Jean-Antoine- 
Nicolas  Caritat  de  Condorcet  (1743-1794),  toutes  les 
formes  de  la  critique  violente,  haineuse  et  passionnée. 
Assurément  ce  ne  fut  pas  un  grand  homme,  non  plus 
qu'un  grand  écrivain  ni  un  grand  penseur  :  trop  de 
choses  lui  ont  manqué  pour  cela.  11  semble  même  qu'il  y 
ait  eu  en  lui  un  fonds  de  naïveté  ou  de  niaiserie,  à  en 
juger  par  certaines  de  ses  affirmations,  comme  celle-ci  :' 

Le  triomphe  du  Clirislianismc  fut  le  signal  de  l'cnticTe  déca- 
dence et  des  sciences  et  de  la  philosophie. 

(P  Époque,  p.  W.].j 

Sa  faculté  de  résistance  est  nulle  aux  idées  qu'il  croit 
être  avancées,  ce  qui  est  proprement  une  forme  de  la 
hadauderie.  C'est  une  forme  de  l'impertinence  que  de 
s'inscrire  en  faux  contre  toutes  les  nouveautés,  comme  l'a 
fait  Joseph  de  Maistre;  mais  c'en  est  une  de  la  sottise, 
que  d'accepter  ce  qui  est  nouveau  parce  qu'il  est  nou- 
veau :  or  c'est  lii  un  trait  essentiel  de  l'intelligence  de 


L  ŒUVIiE    DE    COXDOIiCET  583 

Condorcet.  Enfin,  il  est  fanatique,  sectaire;  ses  idées 
s'embrouillent  aussitôt  qu'il  est  question  de  religion,  de 
toutes  les  religions.  Je  dirais  qu'il  entre  en  fureur  et  qu'il 
voit  rouge,  si,  sous  la  violence  de  ses  expressions,  son 
tempérament  n'était  plutôt  froid,  ou  même  doux. 

Mais,  avec  tout  cela,  il  a  malgré  tout  deux  mérites  :  il 
est  le  produit  le  plus  distingué  de  l'esprit  du  xviii^  siècle, 
le  plus  complet  en  qui  revivent  les  qualités  et  les  défauts 
du  temps  ;  et,  quoi  que  l'on  pense  de  la  théorie  du  Progrès, 
c'est  lui  qui,  définitivement,  l'a  constituée.  Je  pourrais 
ajouter  qu'il  ne  fut  pas  une  âme  vulgaire,  l'homme  qui, 
proscrit  et  condamné  à  mort,  trouva  dans  sa  retraite,  je 
ne  dis  pas  seulement  le  calme  d'esprit  qu'il  fallait  pour 
écrire  son  Esquisse  des  progrès  de  l'esprit  humain,  mais 
encore  et  surtout,  en  pleine  Terreur,  la  force  et  la  con- 
fiance d'espérer  contre  l'espérance,  et,  dans  le  temps 
même  qu'il  assistait  à  la  ruine  de  tous  ses  rêves,  le  courage 
d'affirmer  qu'ils  se  réaliseraient.  Si  c'est  notre  mort  qui 
juge  la  sincérité  de  nos  opinions,  la  mort  de  Condorcet 
est  il  son  honneur. 

Son  œuvre  est  considérable  ;  et  il  est  bien  vrai  qu'elle 
manque  d'originalité  dans  le  fond  et  dans  la  forme;  mais 
on  pourrait  dire  qu'elle  en  est  d'autant  plus  intéressante, 
comme  n'étant  que  plus  représentative  de  l'opinion 
commune  alors.  Il  y  a  chez  lui  de  l'homme  de  lettres  et 
du  savant,  de  l'encyclopédiste,  de  l'économiste  et  de  l'ami 
de  Turgot.  Il  y  a  aussi  de  l'homme  de  sa  caste,  car  il  était 
d'excellente  famille.  Et,  pour  toutes  ces  raisons,  qui 
connaîtrait  bien  Condorcet  aurait  une  idée  à  peu  près 
complète  de  ce  que  l'on  pourrait  appeler  l'état  des 
esprits  vers  1780. 


58'i        IIISK.IIΠ   DE    LA    LlTTKllATliiE    ritAN(..AISE    CLASSIQUE 

Je  laisse  de  côté  ses  œuvres  scientifiques,  son  Trailé 
du  calcul  intégral  et  son  Essai  sur  le  calcul  des  prohaln- 
litès.  Je  constate  seulement  que,  si  l'on  en  a  contesté 
vivement  la  valeur,  d'Alembert,  La  Grange  et  Arago 
n'ont  pas  laissé  de  les  louer,  et  après  tout  ce  sont  là  des 
juges!  Je  n'insiste  pas  non  plus  sur  ses  travaux  d'éco- 
nomie politi(iue  et  de  pure  politique,  ni  sur  ses  œuvres 
proprement  littéraires,  éloges  académiques  et  pamphlets. 
Mais,  après  ces  éliminations,  il  demeure  trois  ouvra '^es 
capitaux  de  lui,  ou  trois  groupes  d'ouvrages  :  sa  Vie  de 
Voltaire  (1776)  et  son  Édition  de  Pascal  (1778);  ses 
Mémoires  sur  V Instruction  publique  (1792);  son  Esquisse 
des  progrès  de  l'esprit  humain  (1795). 

Je  relève  d'abord  une  remarque  curieuse  dans  son 
Pascal,  c'est  une  remarque  de  style  qui  n'est  pas  de  notre 
sujet,  mais  qui  d'ailleurs  vient  à  l'appui  de  ce  que  je 
disais  : 


Si  on  osait  trouver  des  défauts  au  style  des  Provinciales,  on 
lui  reprocherait  de  niauquer  quelquefois  délégance  et  d'harmonie; 
on  pourrait  se  plaindre  de  trouver  dans  le  dialogue  un  trop  grand 
nombre  d'expressions  familières  et  proverbiales,  qui  maintenant 
paraissent  manquer  do  noblesse.... 

On  ne  comprend  plus  la  simplicité  des  classiques,  en 
cette  fin  de  xyiii^  siècle!  —  Mais  d'autres  remarques 
nous  importent  davantage  :  par  exemple,  Pascal  avait 
écrit  : 

Rieu  ne  marque  davantage  une  extrême  bassesse  de  cœur,  que 
de  ne  pas  souhaiter  la  vérité  des  promesses  éternelles.  Rien  n'est 
plus  lâche  que  de  faire  le  brave  contre  Dieu.  Qu'ils  laissent  donc 
ces  impiétés  à  ceux  qui  sont  assez  mal  nés,  pour  en  être  vérita- 
blement capables.... 


L  ŒUVRE    DE    CONDOIICET  585 

Condorcet  commente  : 

Il  s'agit  ici  de  savoir  si  l'opinion  de  limmortaliié  de  l'âme  est 
vraie,  et  non  pas  si  elle  annonce  plus  desprit,  une  âme  plus  élevée 

que  l'opinion  contraire D'ailleurs,  il  me  semble  que  c'est  moins 

d'après  les  opinions  d'un  homme  sur  la  métaphysique  et  la 
morale,  qu'il  faut  se  confier  à  lui  ou  s'en  défier,  que  d'après  son 
caractère.... 

Ailleurs,  Pascal  ayant  écrit  : 

Jamais  on  ne  fait  le  mal  si  pleinement  et  si  gaiement,  que  quand 
on  le  fait  par  un  faux  principe  de  conscience. 

Condorcet  développe  : 

Cela  prouve,  selon  moi,  que  pour  donner  aux  hommes  une 
morale  bien  sûre  et  bien  utile,  il  faut  leur  inspirer  une  horreur 
pour  ainsi  dire  machinale  de  tout  ce  qui  nuit  à  leurs  semblables.... 

Evidemment,  on  ne  saurait  être  moins  curieux  des 
premiers  principes  et  des  grandes  questions;  Condorcet 
oublie  ici  les  vraies  conditions  du  problème,  il  oublie 
qu'en  un  certain  sens  il  peut  m'ètre  très  indifférent  de 
savoir  ce  qui  se  passe  dans  Sirius  ou  dans  Aldébaran  ; 
tandis  qu'il  ne  m'est  pas  indifférent  de  savoir  quelle 
est  la  loi  morale,  et  on  ne  peut  nier  qu'elle  ait  quelque 
relation  avec  l'immortalité  de  l'àme.  Il  oublie  également 
que  le  calcul  des  probabilités  ne  renseigne  ni  sur  la 
nature  de  l'espace,  ni  sur  la  nature  de  la  force  ;  et 
cependant  toute  la  solidité  de  la  science  en  dépend.  En 
tout  cas,  c'est  le  pur  esprit  de  Y  Encyclopédie,  de  Diderot 
et  de  d'Alembert,  absolument  dépouillés,  pour  le  coup, 
de  tout  ce  qui  se  mêlait  encore  de  métaphysique  à  leur 
positivisme. 

Et  pareillement  sa   Vie  de  Voltaire  et  surtout  les  Notes 


586       IIISTOIHE     DE    LA    LITTKlîATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

qu'il  a  mises  aux  Œuvres  de  Voltaire  dans  l'Edition  de 
Kehl,  sont  du  Voltaire  dépouillé  de  ce  que  l'éducatioil  de 
Voltaire,  ses  habitudes  anciennes  d'esprit,  son  déisme,  sa 
modération  relative,  mettaient  encore  de  tempérament 
dans  son  irréligion.  Supposons  un  Voltaire  franchement 
athée  :  c'est  Condorcet.  Et  j'ajoute  un  athée  presque 
sans  le  savoir  ou  sans  l'avoir  voulu,  un  athée  de  sang- 
froid,  un  athée  qui  ne  comprend  même  pas  que  l'on  pose 
l'existence  de  Dieu,  qui  n'a  pas  besoin  de  «t  cette  hypo- 
thèse »,  qui  ne  voit  pas  qu'il  y  ait  là  de  question;  vio- 
lent ailleurs  et  passionné  contre  les  prêtres,  mais  juste- 
ment parce  qu'il  voit  en  eux  des  inventeurs  de  problèmes 
qui  n'ont  pas  de  Heu  d'être,  des  explorateurs  du  néant, 
de  grands  trompeurs  de  l'humanité.  C'est  l'état  d'esprit 
qui  va  devenir  celui  de  presque  toute  une  génération,  la 
génération  des  hommes  de  la  Révolution  et  de  l'Empire. 
On  remarquera  qu'il  est  corrélatif  d'une  grande  igno- 
rance de  la  nature  humaine,  s'il  l'est  de  la  croyance  à 
l'universalité  du  pouvoir  de  la  Raison  pure.  Peu  impor- 
tent à  Condorcet  les  enseignements  de  l'histoiie  et  ceux 
de  la  psychologie  :  ce  qui  n'est  pas  rationnel  ne  lui 
semble  pas  raisonnable,  et  dès  lors  ne  compte  pas  pour 
lui,  n'existe  pas  pour  lui,  à  véritablement  parler,  n'est 
qu'une  invention  de  l'ambition  et  de  l'orgueil.  Après 
s'être  fo^mé  de  la  raison  une  idée  toute  particulière,  ils 
ont,  lui  et  les  Encyclop«'Mlistes,  décrété  que  l'homme 
raisonnable  était  tout  l'homme,  et  ils  se  sont  mis  à  rai- 
sonncnsur  lui  comme  sur  une  entité  mathématique.  Ou 
plut«")t  encore,  ils  l'ont  considéré  comme  une  matière 
neutre,  indéfiniment  malléable  et  plastique,  constamment 
semblable  à  elle-même,  susceptible  de  recevoir  toutes  les 


l'œuviie  de   condorcet  587 

formes,  et  c'est  ce  qui  explique  le  pouvoir  énorme  qu'ils 
ont  attribué  h  l'éducation. 

C'est  ici,  de  toute  leur  doctrine,  la  partie  la  plus 
solide.  Il  n'est  certes  pas  vrai  que  l'homme  soit  une 
argile  indéfiniment  plastique  ;  et,  dans  un  sujet  donné, 
tous  les  éducateurs  savent  que  l'on  rencontre  prompte- 
ment  les  limites  de  la  plasticité;  il  y  a  des  natures  qu'on 
ne  change  point,  et  celles  que  l'on  modifie,  on  ne  les 
modifie  que  dans  une  certaine  mesure.  La  véritable  édu- 
cation est  peut-être  celle  que  l'on  se  donne  à  soi-même 
ou  que  l'on  reçoit  de  l'expérience  et  de  la  vie.  Mais  il 
n'en  reste  pas  moins  que  si  l'on  peut  dresser  les  animaux 
contre  leur  nature,  à  plus  forte  raison  peut-on  agir  sur 
les  hommes,  et  c'est  l'objet  de  l'éducation.  Publique  ou 
privée,  toute  éducation  a  pour  objet  nécessaire  de  corri- 
srer  en  nous  la  nature,  de  substituer  les  motifs  moraux, 
sociaux,  religieux,  aux  mobiles  intéressés  et  individuels 
d'action;  de  faire  servir  les  aptitudes  individuelles  au 
bien  d'une  communauté.  Et  h  la  vérité  j'ai  l'air  en  par- 
lant ainsi  de  confondre  éducation  et  instruction,  qu'au 
contraire  Condorcet  distingue,  laissant  l'une  à  la 
famille,  n'attribuant  que  la  seconde  à  l'Etat.  Mais  c'est 
qu'il  croit  que  la  meilleure  éducation  se  fonde  sur  l'ins- 
truction la  plus  solide  et  la  plus  étendue,  et,  avec  les 
Encyclopédistes,  maisplusabsolumentencore,  que  science 
implique  morale  : 

Généreux  amis  de  l'égalitô,  de  la  liberté,  réunissez-vous  pour 
obtenir  de  la  puissance  publique  une  instruction  c[ui  rende  la 
raison  populaire,  ou  craignez  de  perdre  bieutùi  tout  le  fruit  de 
vos  nobles  efforts.... 

Les  institutions  les  plus  justes,  les  vertus  les  plus  pures,  ne 
sont,  pour  la    corruption,    que   des   instruments    plus  difficiles   à 


588       IIISTOIUE    DE    LA    LITTÉRATrRE    THANÇAISE    CLASSIQUE 

manier....  Or  tout  son  pouvoir  n'est-il  pas  fondé  sur  rignorancc? 
...  C'est  en  i-épandant  les  lumières  que,  réduisant  la  corruption  à 
une  honteuse  impuissance,  vous  ferez  naître  ces  vertus  publi- 
ques.... 

Cette  réserve  faite,  on  est  étonné  de  ce  qu'il  y  a  d'actuel 
encore  aujourd'hui  dans  les  Mémoires  su/-  rinstniciion 
publique. 

Ils  sont  au  nombre  de  cinq  : 
I.  Instruction  en  général; 

II.  Instruction  pour  les  enfants; 

III.  Instruction  pour  les  hommes; 

IV.  Instruction  professionnelle; 
V.  Instruction  scientifique. 

Il  y  faut  joindre  encore  le  Rapport  et  projet  de  décret 
sur  V organisation  de  V Instruction  publique  présenté,  les 
20  et  21  avril  1792,  à  l'Assemblé  législative. 

Le  premier  de  ces  Mémoires  est  le  plus  remarquable, 
ou  le  plus  intéressant,  comme  posant  les  principes  de  la 
matière,  et  les  justifiant  par  des  raisons  qui  n'ont  rien 
perdu  de  leur  intérêt.  Pourquoi  la  société  doit-elle  au 
peuple  une  instruction  publique?  C'est  que  : 

Vainement  aura-t-on  déclaré  que  les  hommes  ont  tous  les 
nèmcs  droits..,  si  rinégalité  dans  les  facultés  morales  empêchait 
le  plus  grand  nombre  de  jouir  de  ces  droits  dans  toute  leur 
étendue 

L'inégalité  d'instruction  est  une  des  principales  sources  de  la 
tyrannie.... 

C'est  qu'il  faut  aussi 
augmenter  dans  la  société  la  masse  des  lumières  utiles. 

Même  actualité  dansle  second  Mémoire.  On  y  remarque 
toute  une   théorie  sur   la   nécessité    de    l'éducation    des 


L  ŒUVaE     DE     CONDORCET  589 

femmes,  qu'il  veut  nou  pas  identique,  mais  analogue  h 
celle  des  hommes;  et  sur  le  mélange  des  sexes  à  l'école 
primaire,  La  raison  qu'il  en  donne  est  assez  curieuse,  et 
elle  consiste  en  ceci,  que  la  séparation  des  sexes  ayant 
pour  effet  d'empêcher  le  mélange  des  conditions,  il  im- 
porte à  une  démocratie  de  prévenir  ce  mal.  —  Du  troi- 
sième Mémoire,  sur  l'instruction  des  adultes,  on  a  fait 
grand  bruit,  sans  en  faire  peut-être  à  Condorcet  assez 
d'honneur.  —  Dans  le  quatrième,  il  veut  qu'on  donne 
l'instruction  professionnelle  en  vue  de  l'exercice  des 
professions,  mais  principalement  et  surtout  pour  que  la 
division  des  métiers  et  des  professions  ne  conduise  pas 
le  peuple  a  la  stupidité  : 

L'instruction  est  le  seul  remède  à  ce  mal,  d'autant  plus  dange- 
reux dans  un  Etat,  que  les  lois  y  ont  établi  plus  d'égalité. 

Enfin,  dans  le  cinquième,  sur  V Instruction  relative  aux 
Sciences,  Condorcet  envisage  l'enseignement  de  toutes 
les  sciences,  des  mathématiques  aux  sciences  morales, 
préconise  les  sociétés  savantes,  et  les  engage  à  dresser 
un  tableau  général  des  Sciences. 

Et  tout  cela  forme  un  plan,  dont  nous  n'avons  pas  à 
discuter  les  détails,  mais  qui  ressemble  fort  à  celui  sur 
lequel  on  construira  bientôt  l'Université  de  France,  telle 
qu'elle  existe  encore  substantiellement,  avec  la  liaison 
entre  eux  de  trois  degrés  d'enseignement,  qui  en  est  le 
trait  vraiment  caractéristique,  et  qui  implique,  avec 
une  théorie  de  la  pédagogie,  une  théorie  de  l'État  et 
une  théorie  de  la  Science.  —  C'est  ce  qui  explique, 
soit  dit  en  passant,  l'àpreté,  qui  serait  sans  cela  inexpli- 
cable, avec  laquelle  on  discute  en  France  sur   les  moin- 


690        HISTDIHE    DK    LA    LITTEBATURE    I-UANÇAISK    CLASSIQUE 

cires  réformes  do  notre  enseignement,  sur  la  question, 
par  exemple  du  Baccalauréat.  —  Tout  cela  très  pratique, 
très  réalisable,  et  en  grande  partie  réalisé  depuis  plus  de 
cent  ans,  a  fait  passer  du  domaine  de  la  théorie  dans 
celui  de  la  pratique  la  partie  la  plus  considérable  des 
idées  de  V Encyclopédie  qu'un  seul  homme  y  ait  fait 
entrer.  Là  est  le  vrai  titre  de  Condorcet  :  ce  qui  était 
encore,  avec  les  Encyclopédistes  et  avec  Rousseau,  du 
domaine  de  la  théorie  et  de  l'utopie,  c'est  lui  qui  l'a 
rendu  viable. 

Ce  n'est  pas  là  cependant  ce  qui  a  perpétué  son  nom; 
et  ce  que  l'on  voit  surtout  en  lui,  c'est  le  théoricien  du 
progrès  à  l'infini.  Nous  avons  vu  dans  quelles  conditions 
Condorcet  a  écrit  son  Esquisse;  et  je  n'examine  pas  si 
cette  idée  lui  venait  de  Turofot.  Mais  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  lui-même  n'a  pas  poussé  plus  loin  l'optimisme. 
Et  eritis  sicut  DU  pourrait  servir  d'une  épigraphe  à  ce 
livre.  Si  nous  savons  nous  y  prendre,  dit  l'auteur,  l'iné- 
galité des  fortunes,  et  par  conséquent  celle  des  condi- 
tions, doit  un  jour  disparaître  du  monde;  la  diffusion  de 
l'instruction  détruira  l'inégalité  des  intelligences,  les 
aveugles  verront,  les  sourds  entendront,  et  si  la  méde- 
cine enfin  ne  trouve  pas  l'art  de  nous  rendre  immorlels, 
il  ne  s'en  faudra  de  guère  : 

Serait-il  absurde,  maintenant,  de  supposer  que  ce  perfection- 
nement de  l'espèce  humaine  dont  être  regardé  comme  susceptible 
d'un  progrès  indéfini,  qu'il  doit  arriver  un  temps  où  la  mort  ne 
serait  plus  que  l'effet,  ou  d'accidents  extraordinaires,  ou  de  la 
destruction  de  plus  en  plus  lente  des  forces  vitales?...  Sans  doute 
l'homme  ne  deviendra  pas  immortel;  mais  la  distance  entre  le 
moment  où  il  commence  à  vivre  et  l'époque  commune  où  naturel- 
lement, sans  maladie,  sans  accident,  il  éprouve  la  difficulté  d'être, 
ne  peut-elle  s'accroître  sans  cesse?... 


L  ŒUVRE    DE    CONDORCET  591 

Nous  observons  deux  choses  là-dessus  :  la  première, 
qu'avant  Condorcet,  Descartes,  dans  la  dernière  partie 
du  Discours  de  la  Méthode,  avait  exprimé  des  espérances 
analogues;  la  seconde,  qu'on  ne  saisit  nulle  part  mieux 
ce  qu'il  y  a  d'utopique  dans  la  pensée  de  Condorcet. 

On  lui  a  fait  plus  d'une  critique,  parmi  lesquelles  je 
signale  celle  d'Aug.  Comte.  Mais  la  vraie  est  celle-ci  :  il 
ne  connaît  pas  la  nature,  ou,  si  on  l'aime  mieux,  il 
l'ignore  systématiquement.  Au  point  de  vue  de  la  durée 
de  la  vie,  il  ne  sait,  ou  ne  veut  pas  voir  que  nous  portons 
notre  arrêt  de  mort  dans  la  nature  de  nos  organes,  et  que 
le  vrai  miracle  est  déjà  qu'avec  tant  de  chances  de 
ruine  nous  vivions  si  longtemps.  La  durée  de  la  vie 
humaine  est  liée  à  des  conditions  générales  qui  ne  domi- 
nent pas  seulement  l'homme,  mais  la  nature  entière,  dont 
il  n'est  qu'une  partie.  Généralisons  cette  observation:  la 
première  erreur  de  Condorcet  est  de  ne  pas  tenir 
compte  de  la  nature,  de  raisonner,  sans  le  savoir,  dans 
l'hypothèse  anthropocentrique;  et  peut-être  est-ce  pour 
cela  qu'il  a  rempli  les  Académies  de  ses  lettres  contre 
BufTon;  sa  seconde  erreur  est  de  croire  que  la  plasticité 
humaine  est  infinie,  et  il  raisonne  comme  la  femme  dont 
Montaigne  a  parlé,  et  qui  pensait  qu'en  s'exerçant  chaque 
jour  à  porter  le  même  veau,  à  mesure  qu'il  grandirait, 
on  arriverait  à  porter  un  bœuf.  Ce  mathématicien  ne 
connaît  pas  les  questions  de  limites.  Et  sa  troisième 
erreur  est  enfin  de  ne  pas  tenir  compte  de  l'histoire,  qui 
est  la  démonstration  de  l'existence  de  ces  limites.  Il  a 
l'air  d'en  tenir  compte,  et  sa  division  en  Epoques  semble 
historique;  mais  elle  ne  l'est  pas  plus  que  ne  le  sera,  chez 
Comte,  la  loi  des  trois  états,  et  toute   sa  d-ialectique  ne 


532        HISTOlllE    DE    LA    LITTlil!  ATUUE    EliANÇAISE    CLASSIQUE 

consiste  cju'ii  transformer  arbitrairement  des  coexistences 
en  successions. 

Mais,  après  tout  cela,  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que 
son  hypothèse  s'est  emparée  fortement  des  imaginations  : 
s'il  n'a  pas  introduit  l'idée  de  progrès  dans  le  monde, 
nul  n'a  plus  fait  que  lui  pour  l'y  répandre;  et  quand  on 
l'a  réduite  à  ce  qu'elle  contient  de  conforme  à  la  nature 
et  à  l'histoire,  il  en  reste  l'idée  maîtresse  de  la  philoso- 
phie du  xix^  siècle,  l'idée  d'évolution. 


CHAPITRE    IX 


LES   IDÉOLOGUES 


Nous  aurions  pu  parler  de  Volney,  puis  de  Cabanis, 
mais  vraiment  c'eût  été  accorder  à  chacun  de  ces  deux 
auteurs  une  place  trop  considérable  :  ce  ne  sont  en  effet 
que  des  disciples.  J'en  parlerai  donc  ensemble,  et  à  cette 
occasion  je  dirai  quelques  mots  des  Idéologues,  du  salon 
de  M™*  Helvétius,  de  la    Décade. 

Et  d'abord,  quel  est  le  sens  de  ce  mot  même  d'idéologie? 
Il  n'y  a  pas  à  cet  égard  de  grandes  recherches  à  faire,  et 
nous  savons,  par  Destutt  de  Tracy,  que 

l'idéologie,  c'est  la  philosophie  même,  en  tant  qu'elle  réduit  la 
connaissance  de  l'homme  et  de  la  nature  même  à  ce  que  l'on  peut 
connaître  par  l'analyse  de  ses  facultés. 

Et,  à  cet  égard,  je  ne  sais  ce  qu'en  penseront  les 
philosophes  de  profession;  mais  l'homme  que  j'appelle- 
rais le  prince  des  idéologues,  c'est  l'auteur  de  la  Critique 
de  la  Raison  pure. 

Mais  comment  les  Idéologues  se  rattachent-ils  aux 
Encyclopédistes?  Par  les  raisons  mêmes  qu'ils  ont  don- 
nées pour  justifier  le  mot  d'idéologie  :  comme  les  Ency- 
III.  38 


504        IIISTOII'.E     DK     I.A    LITTÉUATUnE    FFIANÇAISK    CLASSIQUE 

clopédistes,  ils  méprisent  la  métaphysique,  comme  impli- 
quant (les  spéculations  sur  une  cause  première  qui  n'ont 
rien  de  «  scientifujue  »;  et  ils  rejettent  également  une 
psychologie  qui  supposerait  une  connaissance  de  l'àme, 
que  nous  ne  saurions,  selon  eux,  nous  flatter  d'atteindre, 
ils  se  rattachent  encore  aux  Encyclopédistes  par  la  place 
qu'ils  ont  assignée  à  l'idéologie  en  en  faisant  une  partie 
de  la  zoologie,  en  posant  en  principe  la  soudure  des 
sciences  morales  et  des  sciences  naturelles  ;  enfin,  en 
voyant  dans  l'idéologie  la  connaissance  maîtresse  d'où 
dépendent  nécessairement  l'art  de  communiquer  ses 
idées  :  Grammaire  ou  Linguistique  ;  l'art  de  les  combiner  : 
Logique  ou  Méthode;  l'art  de  les  enseigner  :  Education; 
et  enfin,  l'art  de  les  faire  régner,  soit  chez  l'individu  : 
Morale;  soit  dans  la  société  :  Politique. 

Tel  est  du  moins  le  domaine  de  l'idéologie  rationnelle, 
car,  dit  Tracy,  à  qui  j'emprunte  ces  définitions,  il  y  a 
une  idéologie  physiologique.  C'est  Cabanis  qui  est  le 
représentant  de  la  seconde,  et,  au  lieu  de  Tracy  lui- 
même,  si  je  choisis  Volney  comme  expression  de  la  pre- 
mière, c'est  que  nous  nous  occupons  avant  tout  de  litté- 
rature :  Tracy  n'est  que  philosophe,  Volney  est  aussi 
écrivain,  déclamatoire  sans  doute  et  emphatique,  mais 
enfin  écrivain.  Et  j'entends,  par  là,  un  homme  qui  a  pris 
la  peine  ou  qui  a  eu  le  don  de  mettre  dans  un  langage 
accessible  à  tous,  ce  que  Tracy  a  mis  en  termes  techniques 
«•L  spéciaux. 

Il  n'est  pas  besoin  d'ajouter  que  l'un  et  l'autre, 
Cabanis  et  Volney,  sont  admirateurs  de  l'œuvre  de  leur 
siècle  :  Cabanis,  dans  son  Discours  dC oiiverture  du  cours 
sur  Hiiipocraley  la  vante  en  ces  termes  : 


LES    IDÉOLOGUES  595 

Le  bonheur  d'être  né  à  l'époque  où  l'esprit  humain  vient  non  seu- 
lement de  briser  toutes  ses  chaînes,  mais  de  se  tracer  des  routes 
sûres  dans  la  recherche  de  la  vérité,  promet  à  cette  génération, 
vraiment  favorisée  par  le  sort,  un  avenir  dont  o»  n'avait  point 
encore  osé  concevoir  l'espérance. 

Et  pour  Volney,  s'il  y  a  deux  livres  qui  soient  caracté- 
ristiques de  l'esprit  de  son  temps,  ce  sont  bien  les 
Ruines  et  la  Loi  naturelle.  Les  Ruines  (1791)  débutent 
par  une  invocation  que  voici  : 

Je  vous  salue,  ruines  solitaires,  tombeaux  saints,  murs  silen- 
cieux.... C'est  vous  qui,  lorsque  la  terre  asservie  se  taisait  devant 
les  tyrans...,  attestiez  le  saint  dogme  de  I'Egalité 

Je  trouve  dans  ce  passage  une  transition  de  Diderot  à 
Chateaubriand.  Quant  au  contenu  du  livre,  le  sous-titre. 
Méditations  sur  les  révolutions  des  empires,  nous  édifie 
assez.  Mais  ce  qui  est  propre  à  cet  ouvrage,  c'en  est  la 
fiction,  où  Volney  se  représente  enlevé  par  un  génie  qui 
lui  révèle  le  secret  des  temps  écoulés,  avec  ceux  de  l'ave- 
nir; c'est  le  ton  de  déclamation  qu'il  prête  au  génie  des 
Ruines,  c'est  la  philosophie  qu'il  en  tire,  et  qui  paraît  au 
premier  abord  non  seulement  inoffensive,  mais  même 
généreuse,  en  tant  qu'elle  consiste  à  nier  le  hasard  et  à 
faire  des  hommes  les  artisans  de  leurs  destinées  :  d'où 
viennent  donc  tant  de  ruines  et  de  maux?  De  ce  que  nous 
avons  perdu  de  vue  la  nature.  Et  la  nature  pour  Volney 
ne  consistant  qu'en  ce  qui  tombe  sous  le  sens,  il  aboutit 
h  cette  conclusion  : 

Le  législateur  ayant  repris  la  recherche  et  l'examen  des  attributs 
jihysiques  et  constitutifs  de  l'homme,  des  mouvements  et  des 
alïections  qui  le  régissent  dans  l'état  individuel  et  social,  déve- 
loppa en  ces  mots  les  lois  sur  lesquelles  la  nature  elle-même  a 
fondé  son  bonheur.... 


596       HISTOIRE     nr,    I.A    I.ITTHIÎATL'UE     IKANÇAISE    CLASSIOIE 

C'est  cette  coDclusii)n  qu'il  développe  en  forme  de  caté- 
chisme dans  la  Loi  naturelle. 

Mais  ce  n'est  pas  là  la  partie  essentielle  de  son  œuvre, 
non  plus  que  ses  Leçons  d'histoire,  qui  d'ailleurs  con- 
tiennent d'excellentes  choses.  Car  si,  comme  dit  Molière, 
il  n'est  pas  incompatible  qu'on  soit  honnête  homme  et 
ridicule,  il  n'est  pas  incompatible  non  plus  qu'on  soit 
fanatique  et  raisonnable;  et  c'est  justement  ce  qui  est 
arrivé  à  Volney.  Mais  d'autres  parmi  ses  ouvrages  sont 
plus  intéressants;  ce  sont  ceux  qui  sont  relatifs  ii  l'his- 
toire de  l'antiquité  :  Discours  sur  les  langues,  HecJiercJics 
chronologiques.  Sainte-Beuve  en  a  bien  vu  l'importance; 
nous  pouvons  en  dire  aujourd'hui  plus  que  lui;  ou  plutôt 
nous  pouvons  préciser  davantage.  En  transportant  l'idéo- 
logie dans  l'histoire,  Volney  a  fait  trois  choses  :  il  a 
déplacé  la  polémique  anti-religieuse,  en  la  rendant  de 
rationnelle  philologique,  et,  pour  ainsi  dire,  de  voltai- 
rienne  renanesque;  il  a  voulu  rabattre  la  Bible  sur  le 
plan  général  de  l'humanité  en  en  faisant  un  livre  comme 
un  autre,  comme  le  Ramayana  ou  Y  Odyssée;  et  enfin  il 
a  constitué  la  linguistique  et  la  philologie  à  l'état  de 
moyens  d'investigation  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  intime  dans 
les  aptitudes  originelles  des  races,  dans  le  caractère  des 
littératures,  dans  le  fonctionnement  des  facultés  humaines. 
C'est  Volney  qui  a  été,  en  France,  le  vrai  précurseur  de 
Uciian,  du  j)rcmier  et  du  meilleur  Renan,  et  c'en  doit 
("Ire  assez  pour  lui  faire  une  place  considérable  dans 
l'histoire  des  idées. 

S'il  y  a  deux  hommes  qui  aient  continué  Volney,  c'est, 
dans  l'histoire,  Daunou,  et,  dans  la  philologie,  Fauriel. 
Or   non  seulement  ils  se   sont   connus,  mais   ils   ont  été 


LES    IDEOLOGUES  597 

liés,  et  l'un  des  endroits  où  ils  se  rencontraient  le  plus  est 
le  salon  de  M™^  Helvétius,  le  seul,  ou  presque  le  seul 
salon  de  l'Ancien  Régime  qui  ait  traversé  la  Révolution, 
le  salon  où  est  née  l'idéologie,  et  le  salon  enfin  dont  il 
suffit  de  prononcer  le  nom,  pour  qu'on  voie  la  liaison  des 
Idéologues  avec  les  Encyclopédistes.  M""^  Helvétius  était 
veuve  de  l'auteur  de  F  Esprit,  et,  sans  parler  des  rencon- 
tres qui  se  faisaient  naturellement  chez  elle  des  anciens 
amis  de  son  mari  avec  ses  amis  nouveaux,  je  ne  sais  trop 
comment  tout  le  monde  chez  elle  se  trouvait  être  parent  : 
Condorcet  avait  épousé  M"^  de  Grouchy,  et,  quand  Con- 
dorcet  fut  mort,  sa  veuve  contracta  avec  Fauriel  une 
liaison  que  l'on  regardait  comme  un  véritable  mariage; 
M"®  de  Condorcet  avait  une  sœur  qui  devint  M"*  Cabanis 
en  1796;  Cabanis  lui-même  était  devenu  le  fils  adoptil 
de  M™*  Helvétius  :  c'était  elle  qui  l'avait  accueilli,  hébergé, 
défrayé,  qui  lui  avait  permis  de  faire  ses  études  de  méde- 
cine. Toutes  ces  liaisons  donnaient  aux  réunions  un 
caractère  d'aisance  et  d'intimité. 

Un  autre  endroit  encore  où  tous  se  rencontraient, 
c'étaient  les  bureaux  de  la  Décade,  le  journal  fondé  par 
Ginguené  en  1794,  dont  les  principaux  collaborateurs 
étaient  Andrieux,  Amaury  Duval,  J.-B.  Say,  Fauriel, 
Thurot,  Rœderer,  et  enfin  Cabanis  lui-même.  On  a  été 
sévère  pour  la  Décade,  et  Sainte-Beuve  et  Guizot  l'ont 
assez  maltraitée.  Guizot  a  écrit  : 

Dans  les  réunions  de  la  Décade,  Montesquieu,  Voltaire,  Buffon, 
Turgot,  Diderot  même  et  Rousseau,  se  seraient  sentis  dépaysés 
et  comme  étrangers.  Ils  y  eussent  trouvé  plus  d'aisance  que  d'élé- 
vation, je  ne  sais  quoi  de  méfiant,  d'envieux  et  d'insociable,  des 
haines  de  factions  s'unissant  aux  préjugés  de  coterie,  tous  les 
ridicules  des  lettrés  de  province  vivant  seuls  et  entre  eux.... 


508       HISTOIRE    DE    LA    LITTEUATURE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

Et  pour  parler  ainsi  Guizot  avait  ses  raisons.  Mais  il 
avait  surtout  un  sérieux  dans  le  caractère,  une  gravité 
crintelligence,  une  préoccupation  de  la  tenue,  qui  le  ren- 
daient assez  naturellement  hostile  à  ces  héritiers  de 
V Encyclopédie.  On  peut  même  dire  que,  sous  le  nom  de 
haines  de  faction,  ce  qu'il  détestait  en  eux,  c'étaient 
les  ennemis  de  M""  de  Staël  et  de  Chateaubriand, 
c'était  l'esprit  de  V Encyclopédie  et  enfin,  pour  en 
venir  à  lui,  c'était  l'œuvre  où  demeure  attaché  le  nom  de 
Cabanis. 

Nous  avons  de  Cabanis,  indépendamment  du  récit  de 
la  mort  de  Mirabeau,  trois  écrits  :  Quatre  discours  sur 
l'éducation  publique;  les  Rapports  du  physique  et  du 
moral  et  la  Lettre  à  Fauriel  sur  les  causes  premières. 
Celle-ci  n'a  paru  qu'en  1824,  et  c'est  une  pleine  apologie 
du  stoïcisme,  qu'il  définit,  assez  heureusement,  une  doc- 
trine qui  associe  l'existence  de  chaque  individu  à  celle 
du  genre  humain,  et  qui  donne  à  la  vertu  des  motifs 
particulièrement  nobles,  en  la  faisant  concourir  à  l'ordre 
de  tout  l'Univers.  Voici  d'ailleurs  une  page  qui  peut 
donner  une  idée  de  cette  foi  stoïcienne  : 

Cette  religion,  car  peut-être  convient-il  en  effet  de  la  nommer 
ainsi,  fut  et  sera  toujouiss  la  seule  vraie,  la  seule  qui  donne  à  la 
fois  une  idée  grande  et  juste  de  la  cause  suprême;  qui  élève 
lesprit  et  satisfasse  le  cœur,  sans  égarer  la  raison;  qui  fonde  sur 
des  bases  éternelles,  inébranlables,  les  vertus  particulières  et 
publiques,  le  bonheur  des  individus  et  celui  des  nations;  qui,  en 
associant  l'homme  à  Tordre  de  l'univers,  ne  pose  aucune  borne  à 
sou  existence,  et  lui  donne,  eu  quelque  sorte,  bien  plus  que 
l'immortalité,  en  lui  montrant  cette  même  existence,  si  frêle 
et  si  passagère,  liée  à  tous  les  faits  des  temps  antérieurs, 
et  prolongeant  son  influence  dans  tout  le  cours  des  âges  à 
venir.... 


LES    IDEOLOGUES  599 

Si  nous  avons  vu  tout  à  l'heure  Volney  faire  la  transi- 
tion entre  Voltaire  et  Renan,  ici  Cabanis  fait  transition 
entre  Montesquieu  et  Auguste  Comte.  Mais  n'insistons 
pas,  puisque  cette  Lettre  n'a  paru  qu'en  1824. 

Quant  aux  Discoias  sur  l'Instruction  publique,  c'est 
une  autre  question  :  ils  sont  parus  en  1791.  jNIais  sont-ils 
de  Cabanis,  sont-ils  de  Mirabeau?  En  tous  cas,  rap- 
prochés des  Rapports  de  Condorcet,  ils  leur  apparaissent 
singulièrement  inférieurs  à  tous  égards,  pour  la  forme  et 
pour  le  fond.  Et  quelques  idées  justes  y  sont  mêlées  de 
rêveries  bizarres. 

Mais  l'œuvre  capitale  de  Cabanis,  ce  sont  ses  Rapports 
du  physique  et  du  moral.  C'est  un  livre  encore  aujour- 
d'hui, quoique  dépassé  dans  tous  les  sens,  intéressant  à 
lire,  et  qui  n'a  pas  encore  été  jugé  à  sa  vraie  valeur.  Les 
éclectiques  et  les  spiritualistes  en  ont  parlé  comme  de 
l'expression  du  plus  grossier  matérialisme.  Mais  depuis 
quelque  temps  on  en  a  appelé  de  leur  décision,  et  l'on  a 
fait  de  Cabanis  un  devancier  de  Schopenliauer,  de  Hart- 
mann, de  Darwin,  de  Hœckel,  ce  qui  n'est  pas  sans  doute 
une  moindre  exagération.  La  vérité,  c'est  que  la  valeur 
scientifique  du  livre  de  Cabanis  est  tout  à  fait  secondaire, 
parce  que,  si  quelques  sciences  ont  fait  des  progrès  au 
XIX*  siècle,  ce  sont  tout  justement  les  Sciences  biolo- 
giques; et  l'œuvre  de  Cabanis,  étant  faite  de  théorie 
autant  que  d'observation,  s'est  trouvée  par  là  en  partie 
ruinée  comme  œuvre  scientifique-  Il  en  est  de  lui  comme 
de  Bichat,  par  exemple,  ou  de  Broussais. 

^lais  son  influence  n'en  a  pas  moins  été  considérable 
en  son  temps,  et  on  la  retrouve  en  plusieurs  points.  Cette 
soudure  des  Sciences  naturelles  et  des  Sciences  mordes, 


600        HISTOIUE    DE    LA    HTTÉltATUHE    FI.ANÇAISE    CLASSIQUE 

c'est  lui  qui  Ta  opérée.  II  semble  qu'il  ait  fondé  le 
déterminisme  physiologique  et  la  psycho-physiologie.  Et 
enfin,  l'un  des  premiers  il  a  rétabli  l'indispe^^nsable 
union  des  sciences  et  de  la  philosophie.  Il  lui  manque 
d'ailleurs  en  tout  d'avoir  été  vraiment  original  :  il  n'a  pas 
d'idées  qui  soient  vraiment  neuves;  il  n'a  pas  non  plus 
une  façon  nouvelle  de  présenter  les  idées  anciennes.  Il  a 
seulement  donné  plus  de  précision,  des  contours  plus 
arrêtés,  à  des  idées  confuses  dans  l'esprit  des  premiers 
Encyclopédistes. 


CHAPITRE    X 


LA  CRITIQUE.  —  L'ELOQUENCE 


Les  idées,  en  efiet,  voila  ce  qui  importe,  en  cette  fin 
du  siècle  :  la  forme  littéraire,  l'expression  artistique, 
semble  reléguée  au  second  plan.  Aussi  un  critique, 
comme  La  Harpe,  compte-t-il  peu  dans  l'histoire  intellec- 
tuelle de  ce  temps,  —  malgré  l'opinion  présomptueuse 
qu'il  avait  de  sa  personne  et  de  son  talent.  Et  l'éloquence 
ressuscitée  présente  aux  contemporains  moins  d'intérêt 
par  sa  force  même,  que  par  les  passions  qu  elle  met  en 
valeur,  et  les  préjugés  nouveaux  qu'elle  contribue  à 
répandre  :  c'est  elle  cependant  qui  contribuera,  pour  une 
large  part,  à  restaurer  l'art  dans  la  littérature. 

Ce  serait  pourtant  une  histoire  assez  attrayante  à  com- 
poser, que  celle  de  la  critique  littéraire  au  cours  du 
xviii'  siècle  :  le  rôle  de  Voltaire,  celui  de  Diderot,  celui 
de  La  Harpe  enfin,  mériteraient  qu'on  les  mît  en  relief. 
Dans  son  Essai  sur  le  poème  épique,  dans  ses  Lettres 
anglaises,  dans  les  Préfaces  qu'il  mettait  en  tète  de  ses 
Tragédies,  dans  son  Commentaire  sur  Corneille  enfin,  on 
pouvait  saisir  nettement  l'attitude  de  Voltaire  en  matière 


602       HISTOIRE    DE    LA    LITTEnATUKE    llîANÇAISE    CLASSIQUE 

de  critique  littéraire  :  il  y  montrait  autant  de  curiosité, 
et  même  de  hardiesse  d'esprit,  que  de  timidité  dans  le 
goût;  il  admirait,  il  imitait  même  Shakespeare,  —  et  il 
le  traitait  de  «  barbare  »  ;  il  vénérait  Corneille,  —  et  lui 
en  remontrait  dans  son  Commentaire;  et  l'on  peut  dire 
qu'ainsi,  dès  1740,  il  eût  immobilisé  la  critique,  si 
l'esprit  du  siècle  n'avait  essayé  de  faire  sentir  son  influence 
dans  ce  domaine  comme  dans  les  autres.  Ce  fut  l'œuvre 
de  Diderot  :  il  prétendit  s'émanciper  des  règles  au  nom 
de  l'imitation  de  la  nature;  il  rétablit,  au  nom  de  l'utilité 
morale,  des  règles  presque  plus  étroites  que  celles  impo- 
sées jusqu'alors  au  nom  de  la  réalisation  de  la  beauté. 
Mais,  sous  le  nom  de  l'imitation  de  la  nature,  il  ne  pro- 
posait que  l'imitation  de  la  sienne,  qui  était  vulgaire, 
mêlée  de  naïveté,  obscène;  et  ses  principes  ne  firent  pas 
école,  immédiatement  du  moins.  L'autorité  morale  de 
Voltaire  croissant,  les  idées  voltairicnnes  gagnèrent  alors 
un  prestige  nouveau.  Marmontel  les  vulgarisa  dans  ses 
Eléments  de  littérature,  et  La  Harpe  les  développa  dans 
son  Lycée. 

C'est,  ou  c'a  été  une  mode,  que  de  railler  La  Harpe. 
On  s'est  moqué  de  son  caractère,  arrogant,  suffisant, 
poltron,  vaniteux,  représentant  à  merveille  l'homme  de 
lettres  de  la  fin  de  l'Ancien  Régime,  bouffi  d'orgueil 
philosophique,  de  colère  contre  les  rois,  les  prêtres,  la 
noblesse,  mais  incapable  d'être  indépendant  autrement 
qu'en  paroles  et  ailleurs  que  dans  un  salon  aristocratique, 
courbant  au  besoin  sa  tête  poudrée  sous  le  bonnet  rouge 
de  la  Terreur.  Après  la  Révolution,  La  Harpe  redevint, 
ou  devint  catholique,  il  expia  en  prose  et  en  vers  ses 
erreurs  politiques,  philosophiques,  religieuses;  mais  alors 


LA    CRITIQUE.     L  ELOQUENCE  603 

on  douta  de  sa  sincérité,  on  suspecta  sa  conversion;  et 
sa  renommée  n'en  fut  pas  grandie  auprès  de  la  posté- 
rité. 

Sa  réputation  de  critique  manque  également  de  lustre  : 
étroitesse  de  goût,  esprit  de  dénigrement,  ignorance, 
voilà  ce  qu'on  lui  reproche.  Et  il  est  certain  qu'il  n'est 
pas  très  instruit  des  Grecs,  qu'il  maltraite  outrageuse- 
ment ses  ennemis  personnels,  et  qu'en  général  sa  cri- 
tique manque  de  largeur  et  de  portée.  Mais  il  n'est  pas 
moins  vrai  que  son  Lycée  est  une  œuvre  considérable  :  il 
témoigne  du  dernier  état  du  classicisme;  il  est,  en 
matière  de  critique  littéraire,  l'aboutissement  de  l'es- 
prit du  xviii^  siècle,  il  forme  un  corps  organique  d'his- 
toire et  de  critique;  enfin  la  disposition  même  du  livre 
en  laissait  voir  pleinement  les  lacunes,  et  permettait 
d'essayer  de  les  combler.  C'est  presque  tout  ce  que  l'on 
peut  demander  à  ceux  qui  font  du  nouveau  en  ce  genre. 
Quant  à  dire  que  sa  doctrine  soit  fort  originale,  on  ne  le 
peut  guère.  La  Harpe  répète,  ressasse,  délaye  le  principe 
littéraire  énoncé  par  Voltaire  dans  le  Siècle  de  Louis  XIV  : 
«  Le  génie  n'a  qu'un  siècle,  après  quoi  il  dégénère  », 
Et  il  voit  la  source  de  toute  beauté  dans  «  l'imitation  des 
grands  modèles  », 


L'éloquence  avait  été  restaurée  par  les  Discours  de 
Rousseau,  puis,  plus  généralement,  par  les  accents  ora- 
toires si  fréquents  dans  la  Nouvelle-Hèloïse  et  dans  V Emile. 
C'était  une  éloquence  très  voisine  du  lyrisme,  faite  non 
seulement  de  la  passion    de  convaincre,   mais    aussi   du 


604        HISTOIRE    DE    LA    LITTEllATUnE    FRANÇAISE    CLASSIQUE 

besoin  de  parler  de  soi,  de  dire  ses  souffrances;  éloquence 
individualiste  sans  doute,  mais  qui  gardait  cependant  le 
caractère  tout  général  de  l'éloquence  véritable,  par  suite 
même  de  l'orgueil  démesuré  de  Rousseau,  désireux  de 
se  faire  connaître  h  tous,  et  d'imposer  à  tous  l'admira- 
tion de  ce  qu'il  était,  l'amour  de  ce  qu'il  aimait  lui- 
même. 

Les  Encyclopédistes  avaient  vite  senti  quelle  puissance 
le  rythme  oratoire,  le  nombre  et  le  mouvement,  pou- 
vaient seuls  donner  aux  idées.  Et,  tandis  que  d'Alembert 
s'évertuait  à  la  grandiloquence  dans  ses  Eloges,  ils 
gagnaient  à  leur  cause  le  pompeux  rhéteur  Thomas.  Cet 
honnête  honmic,  assez  benêt,  ne  vit  dans  les  principes 
de  VEncyclopédie  que  matières  à  développements,  que 
sujets  de  discours  français.  Le  succès  lui  vint;  il  en  fut 
étonné,  et,  à  ses  derniers  moments,  paraît-il,  scandalisé. 
Sa  période,  quoique  compassée  et  monotone,  réhabitua 
le  public  académique  au  rythme  de  l'éloquence. 

Enfin  vinrent  les  orateurs  révolutionnaires.  Je  ne  cite 
que  le  plus  grand  d'entre  eux,  Mirabeau.  Etudiez  la 
phrase  suivante;  voyez  combien  elle  comporte,  combien 
elle  commande  pour  ainsi  dire  de  gestes  différents,  de 
chansfements  dans  le  ton  et  dans  le  débit  :  voilà  enfin  de 
l'éloquence,  nourrie,  forte,  passionnée  : 

Dans  tous  les  pays,  dans  tous  les  âges,  les  aristocrates  ont 
implarablement  poursuivi  les  amis  du  peuple;  et  si,  par  je  ne  sais 
quelle  combinaison  de  la  fortune,  il  s'en  est  élevé  quelqu'un  dans 
leur  sein,  c'est  celui-là  surtout  qu'ils  ont  frappé,  avides  qu'ils 
étaient  d'inspirer  la  terreur  par  le  choix  de  la  victime.  Ainsi  périt 
le  dernier  des  Gracques  de  la  main  des  patriciens;  mais,  atteint 
du  coup  mortel,  il  lança  de  la  poussière  vers  le  ciel  en  attestant 
les  dieux  veugeurs;  et  de  cette  poussière  naquit  Marins  :  Marius, 


LA    CRITIQUE.     L  ELOQUENCE  G05 

moins    grand   pour  avoir   exterminé  les  Cimbres   que  pour  avoir 
abattu  dans  Rome  l'aristocratie  de  la  noblesse. 

Voilà  des  accents  nouveaux;  voilà  une  puissance 
inconnue  ou  oubliée  qui  renaît.  Les  orateurs  révolution- 
naires n'ont  assurément  pas  équipé  de  toutes  pièces  la 
génération  littéraire  du  romantisme  prête  à  se  lever  :  ils 
ont  pourtant  sonné  en  quelque  sorte  le  clairon  pour  son 
éveil. 


TABLE    DES   MATIERES 


Le  dix-huitième  sièclk 


LIVRE    I 

L'affaiblissement  de  l'esprit  du  XVII''  siècle  et  la  décadence 
des  anciens. 

Chapitre  I.  —  La  décadence  de  la  tragédie 3 

—  II.  — •  La  tragédie  de  Crébillon 10 

—  m.  —  La  comédie  depuis  Regnard  jusqu'à  Mariraux.    .    .  18 

—  IV'.  — •  Jean-Baptiste  Massillon 29 

—  V.  —  Pierre    Bayle.    —   Sa    jeunesse    et    ses    premières 

œuvres 50 

—  VI.  —  Bernard  le  Bovier  de  Fontenelle 78 

. —    VII.  —  Les  premiers  réformateurs 93 

—  VIII.  —  Les  oubliés 98 

—  IX.  —  Le  salon  de  M""  de  Lambert 102 


LIVRE    II 
La  formation  de  l'esprit  nouveau. 

Chapitre  I.  —  La  première  période  de  la  vie  de  Voltaire    ....  115 

—  II.  —  Le  théâtre  de  Voltaire 140 

—  III.  —  Montesquieu  (16»9-1755) 152 

—  IV.  —  L'évol«tion  du   roman  :  Alain-René  le  Sage.    .    .    .  173 

—  V.  —  Le  roman  de  Marivaux 190 

—  VI.  —  L'abbé  Prévost 201 

—  VII.  —  Jean-Baptiste  Rousseau 220 

—  VIII.  —  La  transformation  de  la  comédie  :  Destouches.  — 

Piron.  —  Gresset 229 

—  IX.  —  La  comédie  de  Marivaux 238 

—  X.  —  La  Chaussée 248 

—  XI.  —  La  deuxième  époque  de  la  vie  de  Voltaire 257 

—  XII.  — ■  Voltaire  historien 276 

—  XIII.  —  La  première   partie  de  la  vie  de  Rousseau  ....  296 

—  XIV.  —  Vauvenargues 312 


608  TABLE    DES    MATIÈRES 


LIVRE    III 
Li'esprit  nouveau.  —  iS Encyclopédie. 

Chapitre  I.  —  La  situation  en  1750 321 

—  II.  —  Les  débuts  de  l'entreprise 333 

—  III.  —  Le  Discours  préliminaire  de  V Encyclopédie .    .    .    .  3'i2 

—  IV.  —  La  suppression  de  V Encyclopédie 3",1 

—  V.  —  Denis  Diderot 361 

—  VI.  —  La  doctrine  de  VEncyclopédie 36t» 

LIVRE   IV 
Les  conséquences  de  VEncyclopédie. 

Chai  111;]:  1.  —  La  propagande  encyclopédique 3<J5 

—  II.  —  Les  divisions  des  Encyclopédistes 40i 

—  III.  —  Les  Economistes 421 

—  IV.  —  Georges-Louis  Leclerc  de  BufFon  (1707-1788).   .    .    ,  429 

—  V.  —  La    dernière    époque   de    la   vie    de    Voltaire  :   les 

Délices 4'£4 

—  VI.  —  Les  romans  et  les  contes  de  Voltaire 451 

—  VII.  —  Voltaire  et  la  tolérance 459 

—  VIII.  —  La     polémique     anticlirctienne    et    la    philosophie 

religieuse  de  Voltaire 4G8 

—  IX.  —  La  philosophie  sociale  de  Voltaire 476 

—  X.  —  La  royauté  de  Ferney.  —  Le  retour  et  la  mort.    .    ,  4b5 

—  XI.  —  Rôle  et  influence  de  Voltaire 4'JS 

—  XII.  —  Jean-Jacques  Rousseau  :  les  grandes  oeuvres.   .    .    .  505 

—  XIII.  —  L'influence  de  Rousseau 5iy 

LIVRE    V 

La  fin  du  siècle  et  les  débuts  de  la  littérature  nouvelle. 

Cii.vi  TIRE  I.  —  Caractères  généraux  delà  littérature  de  1770  à  1790.  525 

—  II.  —  Le  drame  bourgeois 5301 

—  III.  —  Pierre-Augustin  Caron  de  Beaumarchais 5371 

—  IV.  —  La  fin  de  la  tragédie.  —  Ducis b'iH 

—  V.  ^  La  poésie  :  Delille,  Le  Brun,  Parny 557 

—  VI.  —  André-Marie  de  Chénier 562», 

—  VII.  —  Jacques-Henri  Bernardin  de  Saint-Pierre 575 

—  VIII.  —  L'oeuvre  de  Condorcet 582 

—  IX.  —  Les    Idéologues 593 

—  X.  —  La  critique.  —  L'éloquence 601 


IMPKI.MERIE     DELAGRAVE 
VILLEFRANCHE-DE-ROUERGUE 


PQ  Brunetière,  Ferdinand 
226  Histoire  de  la  littéra- 

B8  ture  française  classique 

t. 3  (1515-1830) 


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