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Full text of "Histoire de la marine française"

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TORONTO 


HISTOJRIÎ 


MARINE   FRÂi>CAlSE 


l/aiil(Mi  cl  les  iililcMis  (lichiiriU  réi^orvci-  Icui?  ilifiils  de  i  rjirniliii  lion 
ri  do  II  .idiicliiMi  rii  l''i;iiir(  r\  (l;iii-  Iniis  les  |)ii\.s  clranjjcr,'-.  v  (•(iiiilM'ls  |,i 
Suéde    el    la    ^o^ve.M■. 

r.e  volume  a  été  de|)o?e  au  luinisli  Te  de  I  liiténcur  scclion  de  la  libiairic) 
ru  dceeiubre    18'J8. 


PAtiis.  —  Tvr.  r)K  R.  PI. ON,  xoL-nniT  et  rJ',  8,  niE  gar\xciki\k.  —  425o. 


.\l  1  N  I  A  I   1    111        KI.A.AI\NI>I       lil       I.A      !■  I  N      1)1        XV      MI.CI.I 

r>iljlii)(li(  <|iM'   imiiuimI.      iii.^     h.nir    (i'i'id    loi.    17::. 

In    |M-ii    plus  l;ii,l.    le    Maiiiii-i  d.'  l'iulippi-    de    Cic  \rs  (16rcnilit  de  l;iis>cr  louli 
les  Inuipcs  en  li:i(;iilli'  sur  le  ponl      Cf   /)i/i-a,  |>     10 


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IIISÏOIIIE 


i)i:   LA 


MAIÎINE  FRANÇAISE 


LES    ORIGIJNES 


P  A  R 


CHARLES    DE    LA    RONCIERE 


A  N  (1  I  F,  X     M  L  M  B  ri  t     n  K.     L    K  C  0  L  t.     1   r,  A  >  i.  A  I  »  V.     li  F,     R  O  M  F. 


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PARIS 

LIBRAIRIE     PLOX 

f'I.ON,    N0[  RlUT   F.T   C-,    IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

n  LE     G  A  II  A  X  C  1  K  II  i;  ,      10 

J  S'.)'.» 


DC 
50 

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HISTOIRE 


MARINE  FRANÇAISE 


INTRODUCTION 


COUP    D'OEIL    SUR    NOTRE    HISTOIRE   MARITIME. 
LES    TROIS    PÉRIODES. 


<i  C'est  une  maxime  incontestable  que  l'honneui',  la  sûreté 
et  la  richesse  du  royaume  britannique  dépendent  de  l'en- 
couragement que  l'on  donne  au  commerce  et  du  soin  que 
l'on  a  d'augmenter  et  de  bien  gouverner  ses  forces  navales. 
Nous  avons  l'exemple  de  plusieurs  nations  autrefois  fortes 
et  puissantes  sur  mer,  qui,  par  négligence,  ont  perdu  leur 
commerce  et  vu  leurs  forces  maritimes  entièrement  dé- 
truites (1).  )) 

L'une  de  ces  nations  malheureuses  était  l'Espagne,  et 
l'autre  la  France,  la  France  de  Louis  XV,  que  l'Angleterre 
dépouillait  de  l'empire  des  mers,  aux  applaudissements  de 
l'historien  Lediard  qui  entonnait  cet  hymne  triomphal. 

Lediard  caractérisait  d'un  mot  les  raisons  de  notre  fai- 
blesse :  une  négligence  intermittente,  —  et  de  la  prépon- 

(1)  Thomas  Lediard,  Histoire  navale  d' Angleterre  depuis  la  conquête  des 
Normands  en  1066  jusqu'à,  la  fin  de  Vannée  1734.  Traduction  française. 
Lyon,  1751,  3  in-4'',  t.  I,  p.  ix. 

I.  1 


2  HISTOIRE    DE    LA   MARINE    FRANÇAISE. 

dérance  de  sa  patrie  :  une  sollicitude  continuelle  pour  toutes 
les  questions  maritimes.  La  marine  est  une  forme  naturelle 
de  l'activité  anglaise,  le  baromètre  de  l'énergie  nationale. 
Loin  de  moi  la  pensée  que  la  marine  n'est  en  France  qu'une 
création  artificielle.  Mais  on  ne  saurait  méconnaître  qu'elle 
ne  tient  pas  assez  de  place  dans  les  préoccupations  d'un 
peuple  que  la  mer  étrcint  au  nord,  à  l'ouest  et  au  sud.  A 
part  certaines  périodes  d'engouement  ou  d'affolement,  clic 
reste  étrangère  au  pays;  au  lieu  de  faire  corps  avec  lui,  elle 
est  comme  un  satellite  solitaire  qui  évolue  autour  d'un 
monde  plus  grand  et  en  subit  les  lois,  sans  sortir  de  son 
rôle  passif. 


Ce  serait  à  penser,  si  nous  n'avions  le  témoignage  de 
César  sur  l'intrépidité  des  marins  Venètes,  que  notre  race 
se  façonna  peu  à  peu  au  métier  de  la  mer  à  la  suite  des  in- 
vasions grecques,  romaines,  l>retonnes  et  Scandinaves  qui 
vinrent  successivement  s  abattre  sur  nos  côtes.  Leurs  ava- 
lanches ne  furent  enrayées  par  aucune  flotte,  sauf  au.v 
époques  où  l'autorité  fut  centralisée  en  une  main  puissante. 
La  flotte  romaine  de  Boulogne  avait  pendant  deu.v  siècles 
tenu  en  échec  les  pirates  saxons,  et  Charlemagne,  héritier 
de  l'Empire  romain  en  déshérence,  barra  la  route  aux  Nor- 
mands. 

Mais  toute  organisation  maritime  disparut  avec  la  féodalité 
qui  émietta  les  forces  vives  de  la  nation  et  sema  nos  côtes 
d'une  foule  de  petits  Etats. 

Les  Normands  continuèrent  leurs  conquêtes  et  leurs  expé- 
ditions navales,  leur  province  restant  au  moyen  âge  le  véri- 
table centre  maritime  de  la    France.    »  Les   Français   ne 


INTRODUCTION.  3 

connaissent  point  les  voies  de  la  mer,  "  déclarait  tristement 
Philippe-Auguste  (l);  comme  pour  lui  donner  raison,  ils 
avouaient  eux-mêmes,  au  moment  d'attaquer  Gonstanti- 
noplc,  (i  que  il  ne  savoient  mie  si  bien  aidier  sor  mer  com 
il  savoient  par  terre  (2).  » 

Les  Croisades  eurent  1  heureux  résultat,  en  dehors  de 
l'ascendant  moral  qu'elles  nous  donnèrent,  de  familiariser 
la  noblesse  avec  le  "  navi(^jaige  »  et  de  compléter  ainsi  l'édu- 
cation du  chevalier  :  le  manuel  militaire  de  Végèce,  appro- 
prié aux  I)esoins  des  armées  féodales,  se  terminait  par  un 
traité  sur  la  marine  de  guerre. 

Une  guerre  contre  l'Aragon,  en  1285,  donna  l'occasion  de 
le  mettre  en  pratique.  Or,  les  principes  de  la  stratégie 
romaine,  faussés  par  une  malencontreuse  assimilation  de 
l'art  naval  avec  la  tactique  des  armées  de  terre,  annihilaient 
la  qualité  maîtresse  de  notre  race,  la  fougue,  pour  opposer 
au  choc  une  ou  plusieurs  digues  de  vaisseaux  enchaînés  les 
uns  aux  autres.  L'élan  de  l'ennemi  rompu,  des  galères  de 
réserve,  débordant  à  droite  et  à  gauche  de  la  digue,  enve- 
loppaient l'assaillant.  Si  nous  vainquîmes  plus  tard  àZieric- 
zée  des  Flamands,  si  la  mo])ilité  et  aussi  un  retour  offensif 
après  un  premier  engagement  indécis  l'emportèrent  alors 
sur  le  nombre,  nous  avions  perdu  la  bataille  navale  de  Rosas 
pour  n'avoir  pas  tenu  compte  d'un  facteur  nouveau,  lartil- 
lerie.  Les  Catalans,  cernés  par  nos  galères,  refusèrent  l'abor" 
dage  et  criblèrent  de  traits  nos  marins.  Depuis  les  Croisades, 
le  combat  à  distance  précédant  la  mêlée  prenait  une  impor- 
tance de  plus  en  plus  grande  :  les  descendants  de  ces 
Francs  halùtués  à  manier  le  court  scramasax  ou  la  hache 
francisque  restaient  désarmés,  malgré  l'aide  des  arbalétriers 
génois,  contre  l'arc  anglais  ou  rarl)alètc  catalane. 

(1)  Guillaume  Lk  Dreton,  Philippidc,  \\\ ,  IX,  vers  560, 

(2)  Geoffroi  dk  ViLLE-HAnoouiN,  ht  Cuiti/uètc  de  Constaiitlnoplpy  éd. 
N.  de  Wailly.  Paris,  1872,  in-8%  p.  90. 


'(  HISTOIRE    DE    LA    MARIINE    FRANÇAISE. 

Durant  la  guerre  de  Cent  ans,  les  causes  premières  de 
notre  infériorité  étaient  plus  profondes  :  sur  une  base  d'opé- 
rations trop  étroite,  qui  était  en  même  temps  la  seule  source 
du  recrutement  des  matelots,  la  Normandie  et  la  Picardie 
s'accumulaient  les  coups  d'une  marine  puissante  et  bien 
informée.  A  l'encontre  de  l'ennemi,  le  service  d'espionnage, 
qui  a  toujours  répugné  à  notre  caractère,  et  même  le  ser- 
vice des  navires  éclaircurs,  si  facile  avec  des  galères  agiles, 
étaient  mal  conçus,  mal  exécutés.  Les  navires  rapides,  ga- 
lères et  galiots,  stationnaient  loin  de  la  mer,  à  Rouen;  les 
lourds  transports  seuls  restaient  à  Harfleur. 

Il  n'est  pas  inutile  de  reprendre  1  historique  de  nos  luttes 
navales  contre  l'Angleterre,  depuis  le  jour  où  la  conquête 
de  la  Normandie  lit  de  la  France  une  puissance  mari- 
time. 

Au  lieu  d'attendre  un  retour  offensif  de  Jean  sans  Peur, 
les  Français  portèrent  la  guerre  en  pays  ennemi.  Pendant 
dix-sept  mois,  le  fils  de  Philippe-Auguste,  Louis,  réussit  à 
se  maintenir  dans  les  îles  Britanniques.  Puis  le  nombre  de 
ses  partisans  s  éclaircit,  et  le  combat  naval  des  Cinq  lies  con- 
somma sa  défaite  en  arrêtant  en  mer  les  troupes  de  renfort 
qu'amenait  le  famevix  corsaire  Eustache  le  Moine  (1217). 

A  cette  époque  imprégnée  d'idées  religieuses,  les  Anglais 
affectèrent  de  voir  une  intervention  directe  du  saint  fêté  ce 
jour-là,  Saint-Barthélémy,  qui  aurait  fait  justice  du  «nécro- 
mancien »  Eustache,  du  moine  défroqué  devenu  corsaire. 
Dans  chaque  ]>ataille  remportée  sur  nous,  ils  verront  la 
main  de  Dieu,  rendant  im[)licitemcnt  hommage  au  courage 
malheureux.  Le  coml)at  naval  de  Saint-Matthieu  en  1292 
devient,  dans  la  légende  d'outre-Manche,  un  duel  à  mort 
entre  les  deux  flottes,  un  combat  singulier  dont  le  Seigneur 
est  le  juge.  La  victoire  de  l'Ecluse  parait  au  vainqueur, 
Edouard  111,  un  miracle.  De  fait,  nos  échecs  eurent  parfois 
une  cause  inlîme 


I  MRO  DICTION.  5 

En  1295,  quatre  ou  cinq  cents  navires  et  quarante  mille 
Français  errent  toute  une  saison  autour  des  côtes  an^jlaises 
sans  savoir  oh  atterrir.  Ilsépiaicnt  un  sip^nal.  Un  traître  avait 
promis  de  leur  livrer  un  port;  mais  une  de  ses  lettres  vint  à 
être  interceptée.  Tandis  que  nos  jjens  l'attendaientau  rivage, 
des  bourreau.\  hahillésen  démons  le  traînaient  à  travers  les 
rues  de  Londres  dans  une  peau  de  Ixruf  fraîchement  écorché 
qui  en  se  raccornissant  causait  une  horrible  souffrance  :  son 
corps  allait  pourrir  au  gil)et.  Le  châtiment  rendit  confiance 
aux  insulaires  et  suffît  à  faire  échouer  une  invasion.  Les 
"  gouverneurs  »  de  notre  flotte,  Montmorency  et  Harcourt, 
revinrent  piteusement  désarmer  en  Normandie.  Ce  ne  fut 
pas  la  dernière  fois,  hélas  !  que  de  grands  seigneurs  sans 
expérience  de  la  mer  se  crurent  assez  qualifiés  par  leur 
naissance  pour  commander  une  escadre. 

L'aventure  eut  cet  heureux  effet  toutefois  que,  dès  l'année 
suivante,  la  France  se  trouva  dotée  d'un  grand  officier  de 
mer,  l'amiral,  et  d'une  arme  nouvelle  contre  l'Angleterre, 
le  Blocus  continental. 

Pour  suppléer  à  la  faiblesse  de  notre  organisation  mari- 
time, Philippe  le  Bel,  comme  en  d  autres  temps  Napoléon, 
imagina  une  formidaljle  ligue  internationale,  qui  retranchait 
les  Anglais  du  monde  et  les  enfermait  dans  leur  île.  En  129G 
plus  encore  qu'en  1807,  c'était  l'isolement  absolu,  la  mise 
en  charte  privée  de  tout  un-  peuple  :  la  Grande-Bretagne 
n'avait  de  relations  commerciales  qu'avec  l'Europe,  etl'Eu- 
rope  lui  fermait  ses  ports  depuis  les  côtes  de  Norvège  jus- 
qu'à Cadix,  depuis  Riga  jusqu'à  Messine.  Dans  les  combats 
de  gladiateurs,  le  rétiaire,  d'un  coup  de  filet,  cherchait  à 
paralyser  les  mouvements  de  son  adversaire  avant  de  le 
frapper  de  son  trident.  Philippe  le  Bel  était  le  rétiaire, 
Edouard  P""  le  myrmillon.  Mais  le  filet  avait  une  déchirure, 
une  maille  s'était  rompue  :  les  Flandres,  qui  commandaient 
les  grandes  voies  fluviales    du   Rhin,    de  la    Meuse  et  de 


(j  HISTOIRE    T)K    LA    MAlilNF    F  F!  A  N  GAI  SK. 

l'Escaut,  restèrent  ouvertes  au  commerce  britannique;  ce 
fut  son  salut. 

La  terrible  leçon  du  Blocus  continental  ayant  profité  aux 
Anpflais  leur  inspira  un  moyen  de  placer  leurs  richesses 
commerciales  à  couvert  de  nos  coups.  Quand  la  parodie  de 
la  gigantesque  lutte  de  Philippe  IV  et  d'Edouard  I"  com- 
mença entre  leurs  fils,  —  deux  roitelets,  —  Edouard  II  sou- 
leva l'exception  de  droit  Jio}i  gravantihus,  non  gravandis, 
qui  mettait  hors  d'atteinte  ses  bâtiments  marchands. 
Charles  IV  refusa  d'y  souscrire,  et  avec  raison.  La  course 
resta  une  de  nos  meilleures  armes,  l'arme  des  faibles  contre 
les  forts,  durant  la  guerre  de  Cent  ans,  car  les  Valois,  pas 
plus  que  les  derniers  Capétiens,  ne  recoururent  habituelle- 
ment aux  armements  en  masse;  ils  ne  mirent  l'embargo  sur 
les  Ijatiments  des  particuliers,  par  arrêt  de  pnnce,  que 
dans  dos  circonstances  exceptionnelles,  pour  des  projets 
d'invasion  en  Angleterre. 

En  temps  ordinaire,  la  flotte  royale,  une  cinquantaine  de 
navires,  flanquée  d'une  escadre  génoise  ou  espagnole,  suffi- 
sait à  la  garde  des  côtes.  Si  l'outil  resta  le  même  durant  un 
siècle,  tous  les  Valois  ne  surent  pas  également  le  manier. 
Philippe  VI  remporta  quelques  succès  navals  suivis  d'un 
grand  désastre.  Jean  II  tint  ses  marins  en  haleine,  dans  une 
activité  fébrile  et  stérile,  qui  s'exerça  utilement  dès  que  le 
l'oi  fut  dans  les  prisons  de  l'ennemi.  Charles  V  ruina  la 
marine  anglaise.  Charles  VI  fut  ruine  par  elle  et  ne  laissa 
pas  un  vaisseau  à  son  fils.  Voilà  le  bilan  de  la  guerre  de 
Cent  ans. 

Le  passif  lemporlc  sur  l'actif.  Vous  en  savez  l'une  des 
causes.  L'espionnage  ennemi  prépare  les  campagnes  des 
Anglais  et  neutralise  les  nôtres.  Dans  l'instant  que  Phi- 
lippe VI  décide  l'envoi  d'une  grosse  flotte  au  secours  de 
l'Ecosse,  Edouard  111,  avisé  par  vui  agent  parisien,  se  préci- 
pite sur  la  Calédonie  avec  mie  rapidité  foudroyante,  enlève 


FNTRODUCTION. 


les  ports  de  la  côte  orientale,  attc rages  désignés  de  notre 
flotte,  et  rend  toute  descente  impossible  ou  inutile. 

Un  affidé  de  Charles  V  prévient  le  prince  de  Galles  des 
projets  de  son  maître  et  développe  avec  un  instinct  prophé- 
tique les  événements  qui  se  dérouleront  pendant  les  douze 
années  du  règne.  Fort  heureusement,  le  plan  de  campagne 
de  Charles  V  élait  trop  au-dessus  des  conceptions  straté- 
giques du  temps,  trop  en  dehors  de  nos  habitudes  pour 
être  facilement  compris  de  l'ennemi.  Il  fut  exécuté  par  deux 
hommes  d'une  ténacité  invincible,  par  le  breton  Du  Gues- 
clin  et  par  le  franc-comtois  Jean  de  Vienne. 

Les  Anglais  ne  se  bornèrent  point  à  escompter  de  crimi- 
nelles indiscrétions.  Leurs  espions  pvdlulent  en  Normandie 
peu  avant  la  bataille  d'Azincourt  et  les  défaites  navales  de 
Harfleur  et  la  Hougue.  Nos  discordes  intestines  leur  don- 
naient toute  impunité,  que  dis-je,  leur  ouvraient  toutes 
grandes  les  portes  des  forteresses,  à  telle  enseigne  que  notis 
faillîmes  y  perdre  notre  indépendance. 

Mais  la  défaite,  chose  étrange,  retrempe  le  courage  des 
Français.  Après  la  plus  terrible  bataille  navale  des  temps 
modernes,  vingt  mille  des  nôtres  étaient  tombés,  après 
l'Ecluse,  une  poignée  de  marais  tint  en  respect  l'Angleterre, 
Tempécha  de  goûter  les  fruits  de  son  triomphe,  amena  la 
paix.  D'autres  revers  vinrent,  clairsemés  de  succès  :  ils  trou- 
vèrent les  nôtres  inébranlables;  ce  fut  l'épreuve  décisive  de 
leur  patriotisme  :  la  guerre  de  Cent  ans,  ainsi  que  les  autres 
guerres  de  la  fin  du  moyen  âge,  contribuait  à  afHrmer  les 
nationalités  modernes.  C'est  à  la  suite  d'une  campagne  na- 
vale pour  délivrer  le  roi  Jean  que  les  Parisiens  purent 
inscrire  sur  leur  blason  une  nef  de  guerre  à  la  place  du 
modeste  chaland  des  nautes  de  Lutèce.  Un  des  capitaines 
de  la  flotte,  Enguerrand  Ringois,  se  laissa  précipiter  du 
haut  du  donjon  de  Douvres  plutôt  que  de  renier  la  France. 

Au    XV'   siècle,    quand    la    Normandie    retomba    sous    le 


8  HISTOÏKK    DK    LA    MARINK    FRANÇAISK. 

joup  de  l'Angleterre,  ses  marins  vaincus,  mais  indomptés, 
émigrèrent  en  masse.  Ils  se  réfugièrent  dans  les  dernières 
forteresses  de  la  côte,  puis  sur  le  promontoire  que  formait 
la  Bretagne  indépendante,  et,  secondés  par  leurs  frères  les- 
tés au  foyer  natal,  ils  luttèrent  jusqu'à  la  fin,  c'est-à-dire 
jusqu'à  la  victoire  enfin  reconquise  par  leur  énergie. 

Durant  toute  la  période  médiévale,  la  Méditerranée  de- 
meure le  domaine  classique  de  la  marine  militaire.  C'est  là 
que  nos  amiraux  font  leur  apprentissage,  là  que  nos  rois 
recrutent,  comme  à  l'époque  romaine,  les  équipages  et 
les  constructeurs  de  leurs  galères  de  la  Manche.  Ouverte 
à  tous  les  affluents  qui  viennent  de  Byzance,  de  Sicile  et 
d'Espagne,  et  qui  pour  la  plupart  prennent  leui\s  sources 
par  des  voies  détournées  dans  l'antiquité  latine,  notre 
marine  modifie  sans  cesse  son  architecture  et  ses  procédés. 
FAlo  enrichit  son  vocaJjulaire  de  tenues  e.votiqucs  et  sur 
un  fonds  linguistique  d'origine  noroise,  brode  des  fiori- 
tures italiennes  ou  provençales;  le  microcosme  où  com- 
mence cette  évolution  est  le  Clos  des  galées  de  Rouen. 

Les  guerres  avaient  pour  théâtre  des  mers  intérieures  : 
Méditerranée,  Manche,  mer  du  Nord,  Baltique.  Malgré 
l'appoint  que  leur  donnait  la  hardiesse  des  vikings  Scandi- 
naves, nos  navigateurs  ne  dépassaient  point  le  seuil  des 
découvertes  antiqvies  :  pour  donner  un  nom  aux  îles  ren- 
contrées à  l'ouest  de  l'Afrique,  ils  ouvrirent  Ptolémée. 


II 


Soudain,  par  delà  l'Océan  entr'ouvert,  une  terre  inconnue 
apparaît.  Alors  éclate  })armi  les  nations  européennes  une 
fièvre  de  découvertes  qui  élargit  d'un  effort  les  l)ornes  tra- 


INTISO  DICTION. 


cées  par  les  cosmographics  savantes  et  par  les  terreurs  ima- 
ginaires des  peuples;  à  l'ancien  monde  s'en  ajoutait  un 
nouveau. 

Dans  ces  courses  lointaines,  la  galère,  d'un  rayon  d'ac- 
tion restreint,  n'est  plus  d'aucun  secours.  Elle  ne  peut 
quitter  ses  parages  tutélaires,  les  mers  de  l'Evu'ope  :  comme 
elle  nécessite  une  foule  de  bras  pour  la  manœuvre,  elle  i\e- 
vient,  au  désespoir  véhémentement  exprimé  des  marins, 
une  prison  pous  les  bannis,  un  bagne. 

Le  voilier,  au  contraire,  s'est  merveilleusement  adapté 
aux  fonctions  de  long  courrier  et  de  forteresse  flottante 
qu'on  lui  impose.  Il  a  pris  à  la  galère  ce  qu'elle  avait  de 
léger,  une  longue  taille  et  la  voilure  triangulaire  qui  cou- 
pait le  vent.  La  voilure,  il  la  modifia  et  l'augmenta  à  sa 
guise,  sans  lui  enlever  sa  marque  d'origine,  ses  noms  levan- 
tins. De  nouveaux  mâts,  des  mâtereaux  de  hune,  en  présen- 
tant au  vent  une  surface  de  toile  très  étendue,  mais  fraction- 
née et  partant  facile  à  réduire,  donnent  au  navire  une  mo- 
bilité supérieure.  Du  reste,  sa  robuste  membrure  lui  permet 
de  se  charger  de  châteaux  forts  assez  puissants  pour  mettre 
à  l'abri  des  corsaires  l'or  et  les  perles  du  Nouveau-Monde, 
mais  trop  élevés  peut-être  pour  la  stabilité  du  bâtiment.  A 
chaque  étage,  l'artillerie,  parcimonieusement  employée 
jusque-là,  allonge  des  gueules  petites  et  grandes,  des  calibres 
de  tous  noms.  Le  voilier  de  forte  jauge  s'est  armé  de  toutes 
pièces  comme  un  homme  de  guerre;  il  a  pour  son  service 
des  bâtiments  plus  petits  comme  le  chevalier  avait  des 
écuyers;  les  Anglais,  en  l'appelant  un  man  of  luar,  un 
homme  de  guerre,  saluent  la  puissante  individualité  qui 
sera  l'instrument  de  leurs  conquêtes. 

Le  duel  d'artillerie  sous  voiles  qui  sert  de  prélude  à 
chaque  rencontre  amène  une  profonde  modification  dans  la 
tactique.  Il  serait  imprudent  de  laisser  l'équipage  sous  le 
tir  meurtrier  des  pièces,  d'autant  que  certaines  pièces  ac- 


10  HISTOIRK    DK    LA    M  A 1^  I  M",    FI'.ANÇAISK. 

couplées  et  articulées  autour  d'iui  pivot  tirent  sans  relâche; 
le  recul  de  l'une  après  le  feu  met  l'autre  en  batterie.  La 
défense,  il  est  vrai,  rivalise  d'ingéniosité  avec  l'attaque;  elle 
matelasse  chaque  poste  de  combat  et  dispose  au-dessus  du 
pont  une  voûte  de  cordages  et  de  planches  pour  arrêter  les 
projectiles  lancés  du  haut  des  hinies.  Néanmoins  le  manuel 
de  Philippe  de  Clèves  (1500),  le  premier  qui  rompe  résolu- 
ment avec  les  traditions  romaines,  défend  de  laisser,  comme 
autrefois,  toutes  les  troupes  en  bataille  sur  le  pont  :  il  suf- 
fira des  artilleurs  et  des  gabiers  tant  que  durera  le  combat  à 
distance.  Le  reste  de  l'équipage,  massé  dans  l'entrepont, 
s'élancera  seidement  au  moment  de  l'aljordage  et  sera  sou- 
tenu au  fur  et  à  mesure  de  ses  pertes  par  des  sections  de 
réserve. 

Cette  époque  est,  pour  la  marine,  comme  pour  les  arts, 
comme  pour  les  sciences,  comme  pour  les  lettres,  la  Renais- 
sance! Une  renaissance  exubérante  de  vie  au  sortir  des 
gangues  de  la  tradition,  où  toutes  les  manifestations  de 
l'intelligence  humaine  jettent  simultanément  un  vif  éclat. 
Ce  n'est  point  un  vain  rapprochement  qu'un  parallèle  entre 
la  marine  et  les  arts  ou  les  sciences.  Les  navires  du  xv  et 
du  xvr  siècles  s'harmonisent  par  leurs  formes  élégantes  et 
élancées  avec  le  style  flamboyant  de  larchitecture  religieuse, 
et  par  le  coloris  chatoYant  de  leurs  pavesades  n'ont  rien 
à  envier  aux  taljleaux  des  meilleurs  peintres.  Le  vaisseau 
est  devenu  une  oeuvre  d'art,  à  laquelle  des  artistes  prêtent 
leur  concours,  pendant  que  les  savants  cherchent  un  nou- 
veau propidseur,  indépendant  du  vent,  pour  augmenter  la 
mobilité  du  navire  avec  une  économie  de  frais  de  manœuvre. 
Raphaël  et  Sangallo  se  rencontrent  avec  Valturius  ou,  plus 
tard,  l'ingénieur  d'Henri  III,  Ramelli,  pour  donner  les 
plans  de  notre  moderne  navire  à  aubes  :  il  ne  manque  plus 
à  cette  machine  qu'un  souffle,  une  âme,  la  vapeur.  Au  mo- 
ment de  ])artir  jiiour  les  terres   lointaines   où    l'on   trouve 


I  N'i  lioinc.iioN.  11 


<i  l'or  en  myne  "  ,  Jean  Parmcntier,  de  Dieppe,  exprime  son 
anxiété  dans  un  charmant  petit  poème  qui  fut  couronné  au 
concours  littéraire,  au  puy  de  la  Conception  de  Rouen.  Le 
navire  qui  le  porte  vers  Sumatra  s'appelle  la  Pensée.  Les 
navigateurs  écrivent.  Rabelais  apprend  la  langue  des  mate- 
lots, mais  l'interprète  si  mal  que  son  élève  mène  son  bâti- 
ment droit  à  la  perdition.  Baïf  écrit  un  traité  De  re  navali ; 
c'est  à  Saint-Dié  qu'un  savant  baptise,  par  une  erreur  qui 
fit  fortune,  l'Amérique. 

Heureux  les  navigateurs  !  a  Icculx  voyent  les  œuvres  du 
Seigneur  !  »  écrit  le  pilote  Jacques  Devaidx  en  tête  de  son 
traité  d'hydrographie  dédié  à  l'amiral  de  Joyeuse.  La  curio- 
sité, autant  que  l'appât  du  gain  peut-être,  contribuait  à 
modifier  les  tendances  de  l'esprit  français,  si  dédaigneux 
jadis  des  «  voies  de  la  mer  ?'  .  Des  Malouins  découvrent  le 
Brésil,  Jacques  Cartier  le  Canada;  dix  ans  avant  Christophe 
Colomb,  Georges  le  Grec  vogue  vers  une  île  restée  mysté- 
rieuse, l'île  Verte;  en  1505,  Gonnevillc  atterrit  à  une  terre 
inconnue  vers  le  sud  de  l'Afrique,  un  pseudo-continent 
austral  que  nos  meilleurs  marins,  Kerguelen,  Bougainville, 
cherchaient  encore  au  xviir  siècle.  Un  autre  gentilhomme, 
de  Gourgues,  vend  ses  biens  pour  équiper  une  escadre  et 
venger  l'honneur  de  la  France.  Un  simple  armateur,  Ango, 
tient  en  échec  une  nation  et  bloque  Lisbonne.  Il  ne  manque 
à  Villegagnon  que  l'appui  du  gouvernement  pour  devenir 
roi  du  Brésil. 

La  royauté,  nantie  d'une  faible  flotte,  eut  le  tort  de  ne 
pas  soutenir  assez  l'initiative  privée,  qui  a  besoin,  pour  se 
mouvoir  à  l'aise,  de  sentir  derrière  elle  l'appui  de  l'Etat.  Si 
Louis  XI  put  adopter,  sans  mentir  à  l'histoire,  une  devise 
qu'on  croirait  du  siècle  de  Louis  XIV  :  Immensi  tremor 
Oceoni,  il  le  dut  à  l'activité  d'un  marin  plus  qu'au  nombre 
de  ses  vaisseaux.  Il  eut  Colomb,  Charles  VIII  eut  Coetanlem, 
Louis  XII  Portzmoguer,  François  I"  Prégent  de  Bidoux  et 


12  lIISTIMIil".    I)K    I>.\    AfARIM".    FRANCAISlv 

le  J)aroii  de  la  Garde.  De  pareils  marins  sviffisent  à  illustrer 
un  règne. 

N'oublions  pas  le  grand  homme  qui  arrêta  la  décadence 
économique  pi'ovoquée  par  la  guerre  de  Cent  ans.  L'axe 
commercial  de  l'Europe  occidentale  s'était  déplacé  vers 
Test,  quittant  le  cours  du  Rhône,  de  la  Saône  et  de  la  Seine 
pour  gagner  le  Rhin  par  Villefranche  et  Genève  et  débou- 
cher à  Anvers.  Toutes  les  richesses  qui  fuyaient  la  France, 
Jacques  Cœur  les  emprisonna  dans  les  madles  serrées  de 
ses  comptoirs  méditerranéens  et  sa  flotte  les  fit  converger 
vers  Aigues-Mortes.  »  Le  navigaige  »  devint  a  la  principale 
mamelle  de  la  substance  et  nourriture  du  pays  (1)  »  ;  il  n'est 
point  de  douces  épithètes,  de  comparaisons  attendries  qu'on 
ne  lui  prodigue,  de  monopoles  qu'on  ne  lui  concède  :  la 
royauté,  —  Louis  XI,  François  I",  —  continuatrice  de  la 
politique  inaugurée  par  l'argentier  de  Charles  VII,  ne 
permet  1  entrée  des  épices,  drogueries  et  denrées  analogues 
que  par  les  ports  et  havres  du  royaume.  Les  épices  nous 
arrivèrent  désormais  par  TOcéan  :  nos  marins  allaient  les 
chercher  dans  les  pays  de  production,  aux  Indes;  mais 
entravées  par  la  bulle  d'Alexandre  VI  qui  partageait  les 
mers  entre  les  Espagnols  et  les  Portugais,  leurs  entreprises 
ne  pouvaient  avoir  qu'un  caractère  individuel,  isolé  et  non 
officiel. 

En  même  temps  que  les  conditions  économiques  du 
monde,  la  situation  politique  de  la  France  avait  changé. 
Débarrassés  des  i\.nglais,  nous  nous  trouvions  en  face  d'im 
autre  adversaire  redoutable  qui  nous  étreignait  de  toutes 
parts,  sur  terre  et  sur  mer.  Notre  petite  alliée  des  guerres 
d'antan,  la  Castille,  démesurément  agrandie  et  devenue 
hostile,  disposait  des  flottes  formidables  de  l'Andalousie,  de 
l'Aragon    et   des   Pays-Bas,    dont   les   nôtres   ne  pouvaient 

(1)  Bibliothèque  nationale,  Ms.  franc,  2811,  fol.  104.  —  Ordoiin., 
t.  XIV,  p.  395. 


INTRODUCTION.  13 

contrebalancer  la  puissance.  Notre  expansion,  au  sortir  de 
l'étau  anglais,  avait  été  cependant  rapide.  La  Flandre,  la 
Bretagne,  la  Guyenne  et  la  Provence,  par  leur  réunion  à  la 
Couronne,  avaient  clos  la  ceinture  de  nos  côtes  :  un  grand 
tassement  s'était  fait.  Il  y  eut  bien  une  révolte  des  patriotes 
bretons,  jaloux  de  leur  indépendance.  Notre  marine, 
secondée  par  une  armée,  les  soumit,  puis  s'en  aida. 

L'inimitié  de  l'Espagne  obligeait  à  une  surveillance  inces- 
sante le  long  du  littoral.  Il  y  eut  trois  amiraux  au  lieu  d'un. 
Une  escadrille  stationna  quelque  temps  à  Bordeaux,  plu- 
sieurs ports  furent  fortifiés  et  le  Havre-de-Grâce  créé  à 
l'embouchure  de  la  Seine.  Une  escadre  de  galères  se  tint 
en  permanence  dans  la  Méditerranée. 

Trop  faible  néanmoins  pour  triompher,  notre  flotte  de 
guerre  dut  chercher  ailleurs  un  appui.  La  France  sembla 
rompre  avec  ses  traditions  séculaires  en  sollicitant  le  con- 
cours des  Turcs  et  des  protestants  hollandais.  Les  corsaires 
algériens  combattirent  aux  côtés  des  fils  des  Croisés.  En 
retour,  le  pavillon  fleurdelisé  remplaça  peu  à  peu  dans 
l'Archipel  le  lion  ailé  de  Saint-Marc,  et  nos  consuls,  établis 
dans  les  ports  du  Levant,  mirent  à  profit  l'accord  de  la 
Sublime  Porte  avec  François  I"  pour  étendre  la  protection 
de  la  France  aux  chrétiens  d'Orient.  Ainsi,  malgré  les  appa- 
rences, les  rois  très  chrétiens  n'avaient  pas  abandonné  la 
défense  des  faibles,  ils  l'exerçaient  sous  une  forme  nouvelle, 
qui  n'était  plus  aussi  incompatible  que  les  croisades  avec 
les  intérêts  commerciaux  de  leurs  sujets. 

Au  moment  où  se  manifestait  cet  apaisement  entre  la 
fille  aînée  de  l'Eglise  et  l'Islam,  d'autres  guerres  de  religion 
mettaient  à  feu  et  à  sang  la  France  elle-même.  Leur  action 
dissolvante  enraya  pendant  un  demi -siècle  nos  progrès 
maritimes. 


14  IIISTUIIIE    DE    LA    MAllKNE    FUAiNCAISE. 


ÎII 


Un  pénible  accident  donna  la  mesure  de  noire  faiblesse, 
en  même  temps  que  des  impérieuses  prétentions  de  l'An- 
jdeterre.  Le  duc  de  Sully,  canonné  par  une  ramberge  bri- 
tannique alors  qu'il  passait  à  Londres  comme  ambassadeur 
de  Henri  IV,  dut  amener  pavillon  en  signe  de  salut.  Henri  IV 
n'eut  pas  le  moyen  de  châtier  les  insolents.  Cette  suprématie 
de  fait  de  l'Angleterre  sur  les  mers,  Selden  l'érigea  en  doc- 
trine, sans  qu'il  se  trouvât  un  Français  pour  opposer  à  ses 
affirmations  impudentes  des  précédents,  la  bataille  du  cap 
Saint-Vincent  par  exemple,  où  un  vice-amiral  de  France 
écrasait  en  147(>  une  escadre  flamingo-génoise,  parce  qu'elle 
avait  tardé  à  saluer  les  fleurs  de  lis.  C'est  qu'en  1036,  au 
moment  où  écrivait  Selden,  notre  politique  n'était  point 
dirigée  contre  l'Angleterre  :  le  caixlinal  de  Richelieu  em- 
ployait contre  une  autre  ennemie  les  quarante  vaisseaux  et 
les  trente  galères  de  la  marine  royale,  alors  jugés  suffisants 
«  pour  se  garantir  de  toute  injure  et  se  faire  craindre  dans 
toutes  les  mers  " . 

Le  grand  maitre,  chef  et  surintendant  général  de  la  navl- 
fration  et  commerce  de  France,  Richelieu,  avait  aboli  en 
l()26  la  charge  d'amiral  du  royaume  et  rendu  à  la  marine 
la  cohésion  que  lui  enlevait  la  division  du  littoral  en  ami- 
rautés provinciales.  La  presse,  la  fameuse  institution  des 
classes,  en  1637,  assura  le  recrutement  des  matelots,  et  la 
création  du  régiment  des  vaisseaux  fournil  en  tout  temps 
des  troupes  de  dél)arquement.  De  nombreux  marins  français, 
aguerris  au  service  de  l'Espagne,  de  Malte,  de  T Angleterre, 
revenaient,  les  braves  gens,  aavecdesplaisird  avoir  si  long- 


INTRODUCTION.  15 

temps  erre  et  avec  un  désir  extrême  de  servir  utilement  le 
Roy  le  reste  de  leur  vie,  louant  Dieu  de  voir  qu'après  une 
si  longue  nonchalance  de  la  navigation,  »  la  France  se  fût 
enfin  reprise  (l). 

Et  Richelieu  s'écriait  :  «  La  providence  de  Dieu,  qui 
veut  tenir  les  choses  en  balance,  a  voulu  que  la  situation 
de  la  France  séparât  les  Etats  d'Espagne  pour  les  affaiblir 
en  les  divisant  (:2).  »  L'Espagne,  voilà  l'ennemie  de  Riche- 
lieu, ennemie  vulnérable  parce  qu'elle  est  atteinte  d'une 
faiblesse  organique.  Elle  était  trop  débile,  sa  population 
trop  clairsemée  pour  porter  sans  effort  la  lourde  couronne 
de  ses  conquêtes.  Menacée  sur  tous  les  points,  «  appré- 
hendant grandement  d'être  attaquez  à  mesme  temps  en 
Flandres  et  en  Italie  (3),  "  dans  la  péninsule  et  dans  ses 
possessions,  la  puissance  espagnole  ne  peut  se  garder  par- 
tout et  s'écroule.  Richelieu  en  profite  pour  accroître  nos 
côtes  au  nord-est  et  substituer  à  nos  comptoirs  commer- 
ciaux des  colonies  nationales,  exploitées  par  des  compagnies 
privilégiées.  Mais  il  mourut  avant  d  avoir  assuré  notre  pré- 
pondérance navale. 

Vingt-cinq  ans  après,  son  œuvre  était  des  plus  compro- 
mises. Chefs  descadre  ni  capitaines  n'étant  plus  entretenus, 
sauf  quelques  favoris,  la  marine  semblait  condamnée 
comme  un  corps  "  paralytique,  sans  espérance  de  gué- 
rison  (4)  » .  Un  homme  suivait  depuis  plusieurs  années  les 
progrès  du  mal.  Il  va  tenter  la  guérison,  qui  sera  de 
reprendre  et  achever  le  plan  de  Richelieu.  Les  Hollan- 
dais et  les  Anglais  se   disputent  la  succession  laissée   par 

(1)  Bapport  de  Ferait,  Français  ayant  servi  f|ualorze  ans  l'Espagne,  au 
cardinal  de  Richelieu.  (Frang.,  17308,  fol.  21.) 

(2)  Eufjène  SiJE,  Correspondance  de  Henri  d'Escoubleau  de  Sourdis,  da.ns 
la  collection  des  Documents  inédits.  Paris,  1839,  in-4",  t.  I,  p.  v, 

(3)  Rapport  de  Feraii,  déjà  cité. 

(4)  Mémoire  rédigé  vers  l'époque  de  la  mort  du  duc  de  Beaufort,  1669. 
(D.  Neuville,  Etat  sommaire  des  Archives  anciennes  de  la  marine,  p.  320.) 


16  HISTOIRE    DE    LA   MARJiNE    FRAiNÇAISE. 

TEspagne.  La  France  interviendra  en  faveur  des  uns, 
puis  des  autres,  et,  les  affaiblissant  tour  à  tour,  restera  la 
dominatrice  des  mei's.  Dégagée  de  toutes  compromissions 
avec  l'étranger,  assez  forte  pour  se  suffire,  notre  marine 
traversera  une  magnifique  période  de  gloire;  devant  elle,  les 
pavillons  s'inclineront  bien  bas  et  les  navires  de  commerce 
s'achemineront  en  paix  vers  les  colonies  lointaines,  tant 
qu'à  nos  destinées  maritimes  présidera  Colbert 

Par  son  ampleur  et  sa  complexité  admirables,  l'œuvre 
d'un  pareil  homme  stupéfie  l'imagination.  Elle  touche  à 
tout  :  marine  militaire,  économie  politique,  administration, 
commerce,  colonisation;  elle  ne  rencontre  point  un  pro- 
blème sans  le  résoudre.  L'unification  tentée  par  Richelieu 
est  reprise  sur  une  base  plus  rationnelle,  l'amiral  reprend  le 
commandement  de  la  flotte,  le  secrétaire  d'État  pour  la  ma- 
rine se  réserve  l'administration  des  affaires  courantes.  Pour 
appuyer  ses  projets  grandioses  ou  ses  prétentions  arbitraires, 
la  Monarchie  absolue  a  J)esoin  de  grosses  flottes.  Colbert 
les  crée  de  toutes  pièces.  Il  a  trouvé  trente  vaisseaux,  il  en 
laisse  deux  cents  ;  aux  deux  ports  de  guerre,  de  Brest  et 
Toulon,  il  en  ajoute  un  troisième,  llochefort,  et  fortifie 
Dunkerque.  Avant  lui,  nous  étions  tributaires  de  la  Suède 
pour  l'artillerie,  nos  officiers  faisaient  en  grand  nombre 
leur  apprentissage  dans  les  Caraïuines  de  la  Religion,  c'est-à- 
dire  sous  le  drapeau  de  l'ordre  de  Malte.  Colbert  crée  des 
fonderies  d'ancres  et  de  canons,  des  écoles  d'hydrographie 
et  d'artillerie;  des  compagnies  de  jeunes  garde -marines 
deviennent  des  pépinières  d'officiers,  ce  qui  n'empêche  pas 
de  conférer  des  grades  aux  capitaines  au  long  cours  les 
plus  habiles.  Dans  les  arsenaux,  une  sage  prévoyance,  qui 
se  traduit  par  des  ordonnances  de  police,  tient  en  réserve 
des  pièces  d'assemblage  pour  de  nouveavix  navires;  les 
ouvriers  ont  acquis  une  telle  habileté  qu'une  galère  est 
construite  en  quelques  heures,   «  entre  deux  soleils.  » 


INTROnUCTIOX. 


La  féerie  dura  un  quart  de  siècle.  La  marine  rul 
le  temps  de  jeter  des  racines  profondes  au  sein  de  la 
nation.  Développée  à  outrance,  elle  requit  im  énorme 
personnel;  elle  aspirait,  pour  ainsi  dire,  toutes  les  classes 
de  la  société.  Pécheurs,  mariniers,  gens  des  côtes,  enré- 
gimentés par  le  moyen  de  l'Inscription  maritime,  furent 
mis  à  la  disposition  de  TEtat.  La  noblesse,  encore  fron- 
deuse, avait  une  répugnance  [)Our  la  livrée  du  roi,  Col- 
bert  sut  l'attirer  en  foule  en  ne  donnant  Funiformo  qu  au 
mérite.  La  haute  bourgeoisie,  doucement  sollicitée  par 
le  ministre,  apportait  son  or  au.v  compagnies  commer- 
ciales, encouragées  d'autre  côté  par  des  primes  à  la  marine 
marchande.  Le  Canada  se  peuplait,  les  Antilles  doul>laient 
leur  production  :  de  l'un,  on  pouvait  surveiller  les  colonies 
anglaises,  les  autres  faisaient  contrepoids  aux  possessions 
espagnoles.  Sur  la  route  des  Indes,  nos  marins  trouvaient 
aux  Iles  de  France  un  appui  moral  et  matériel,  un  centre 
de  ravitaillement  et,  au  besoin,  de  recrutement. 

Tandis  que  les  cariatides  dorées  de  la  poupe  s'illu- 
minent aux  rayons  du  soleil  roval,  un  génie  se  glisse  le  long 
du  l)eaupré.  Ce  n'est  plus  le  dragon  grimaçant  du  moyen 
âge,  la  guibre  svelte  de  la  Renaissance,  mais  une  imposante 
figure  ciselée  par  Puget,  Jupiter  lançant  la  foudre  et  assis 
sur  l'aigle  dont  le  bec  forme  éperon.  Imposant  aussi  sous 
sa  haute  voilure,  le  vaisseau  de  ligne  n'a  plus  rien  des  grâces 
aussi  coquettes  qu'instal>lcs  de  la  grande  nef  ou  du  galion  : 
plus  de  ces  douides  et  triples  étages  élevés  sur  le  pont,  mais 
des  bastingages  à  profd  continu,  presque  rectiligne,  et  au- 
dessous  deux  ou  trois  rangées  de  sabords  l'entourant  de 
plusieurs  ceintures  de  feux. 

Il  dura  deux  siècles,  lors  même  que  des  savants  français  : 

Papin,  Jouffroy  d'Abbans,  eurent  trouvé  le  moteur  que  les 

artistes  et  les  ingénieurs  italiens  de  la  Picnaissance  avaient 

vainement  cherché.    Il  avait   inauguré   sa  longue    carrière 

I.  2 


IS  lllS'IOIliK    1)1-,    [.A    MARINK    FRANÇAIS!:. 

SOUS  les  Duquesne,  les  Tourville,  les  Château-Renault,  qui 
avaient  établi  par  leurs  victoires  les  bases  d'une  nouvelle 
stratétjie.  Par  la  combinaison  de  Tordre  perpendiculaire 
avec  Tordre  parallèle  presque  exclusivement  employé 
jusque-là,  les  amiraux  de  Louis  XIV,  rompus  à  tous  les 
artifices  de  la  jjuerre  d'escadre,  avaient  substitué  aux  pha- 
lan{Tes  épaisses  les  colonnes  ou  les  lijjnes  mobiles,  où  l'artil- 
lerie pouvait  développer  tous  ses  feux.  Escadres,  divisions 
et  proupes,  aux  ordres  des  vice-amiraux,  lieutenants  j>éné- 
raux,  chefs  d'escadre  et  capitaines,  évoluaient  aisément, 
prâce  à  la  télégraphie  optique  qui  avait  multiplié  les 
signaux. 

La  réaction  contre  la  politique  de  Colbert  commence 
avec  la  guerre  de  la  Confession  d'Augsbourj;,  guerre  d'af- 
faires, faite  dans  l'intérêt  des  marchands  anglais  et  hollan- 
dais, dont  le  commerce  et  les  moyens  d'existence  étaient 
mis  en  péril  par  l'union  de  la  France  et  de  l'Espagne  (1). 
Mais,  abstraction  faite  des  alliés  véritables  de  chaque  parti, 
c'est  la  France  etl'Angleterre  qui  se  retrouvent  en  présence: 
leur  rivalité  gigantesque,  ouverte  par  la  révolution  anglaise 
de  1()88  et  terminée  seulement  à  la  paix  de  1815,  sera 
comme  une  seconde  guerre  de  Cent  ans  (2).  L'enjeu  n'est 
plus  la  France,  mais  son  empire  colonial  et  ce  qui  en  garantit 
l'indépendance,  la  suprématie  de  la  mer.  Il  est  d'un  prix 
incalculable.  Nos  colons  occupent  les  rives  des  deux  grands 
fleuves  de  l'Amérique  du  Nord,  territoire  immense  en  com- 
paraison de  la  frange  de  littoral  possédée  par  leurs  rivaux. 
Dans  l'Inde,  Martin  et  Dupleix  nous  taillent  un  royaume 
phis  grand  que  la  métropole.  Et  ces  magnifiques  posses- 
sions vont  devenir,  lambeau  par  lambeau,  la  proie  de  Ten- 


(1)  J.-R.  Seeley,  professeur  à  l'Université  de  Cambrid^je,  l'Expansion 
de  r An(jlelerre,  traduite  par  J.-B.  Raille  et  A.  Rainiiaud.  Paris,  1885, 
in-12,  p.  158. 

(2)  IbUl.,  p.  32. 


INTRODUCTION.  Içi 

ncmi,  parce  que  la  France,  partagée  entre  une  politique 
d'expansion  coloniale  et  une  politique  de  conquête  euro- 
péenne, Janus  à  double  face  tourné  vers  l'Angleterre  et 
l'Allemagne,  laisse  péricliter  sa  puissance  maritime. 
Louis  XIV  perd  Terre-Neuve  et  l'Acadie,  Louis  XV  le 
Canada,  la  Louisiane  et  l'Inde.  De  nos  débris,  une  Plus 
Grande-Bretagne,  Greater  Britain^  se  constitua. 

L'Angleterre  était  arrivée  à  ses  lins  après  une  longue  lutte 
contre  les  derniers  corsaires  du  grand  règne  ;  de  plus,  cer- 
taines intrigues  diplomatiques  avaient  obtenu  de  la  pusilla- 
nimité du  cardinal  Fleury  l'affaiblissement  de  notre  marine. 
C'est  à  cette  époque,  nous  l'avons  vu,  que  l'historien  Le- 
diard  entonnait  son  chant  de  triomphe.  Etait-il  si  glorieux 
de  triompher  d'une  nation  qui  se  trouva  un  moment  réduite, 
en  1747,  après  les  deux  Ijatailles  du  cap  Finistère,  à  un 
seul  vaisseau  de  ligne  !  Ni  le  courage  ni  même  l'habileté  ne 
nous  manquaient,  les  victoires  de  La  Bourdonnais,  de  La  Ga- 
lissonnière  sont  là  pour  le  prouver.  Mais  l'inexoi'able  loi  du 
nombre  était  contre  nous.  Au  despotisme  anglais,  le  roi 
songeait,  dès  1745,  à  opposer  vine  coalition  des  puissances 
européennes,  qui  fut  la  neutralité  armée.  C'était  faire  la 
part  du  feu,  protéger  la  métropole  et  sacrifier  les  écuries, 
ainsi  appela-t-on  nos  colonies,  l'Inde  et  le  Canada. 

Et  pourtant,  l'exemple  du  duc  de  Choiseul  prouva  qu'il 
n'était  besoin,  pour  relever  notre  puissance  navale,  que 
d'un  programme  de  réformes  bien  arrêté;  pour  les  accom- 
plir, d'un  long  ministère.  Choiseul  laissa  une  belle  flotte  de 
74  vaisseaux  et  50  frégates.  D'intrépides  officiers  :  Ker- 
guelen,  Bougainville,  plus  tard  La  Pérouse,  cherchèrent 
du  côté  de  l'océan  Pacifique  une  compensation  à  nos  pertes 
en  achevant  la  découverte  du  monde.  Passionné  dès  l'en- 
fance pour  la  géographie,  Louis  XV  sut  encourager  leur 
initiative;  il  nomma  —  fait  unique  dans  notre  histoire  — 
un  vice-amiral  des  mers  d'Asie  et  d'Amérique.  La  reconsti- 


20  HISTOIIiK    DK    I.  A    M  A  R  I  NK    FliANCAISl. 

tution  de  notre  Hotte  permit,  sous  Louis  XVI,  d  intervenir 
dans  la  guerre  de  Sécession  des  colonies  américaines  et 
(i  d'appeler  à  l'existence  un  nouveau  monde  pour  redresser 
la  balance  de  l'ancien  (l)  »  .  Le  bailli  de  Suffren  appuyait 
vigoureusement  une  contre-attaque  contre  les  Indes,  tandis 
que  les  comtes  d'Ormesson  et  de  Grasse,  d'Estaing  et  Gui- 
cben  tenaient  tête  aux  Anglais  dans  1  Atlantique.  Le  résultat 
net  fut,  non  un  gain,  —  nos  colonies  ne  furent  pas  re- 
prises (2),  —  mais  une  victoire  morale  sur  l'Angleterre, 
diminuée  par  la  sécession  des  Etats-Unis  et  inquiète  du  sort 
de  ses  nouvelles  conquêtes,  tant  le  sentiment  de  l'indépen- 
dance est  contagieux.  La  contagion,  en  effet,  gagna  du  ter- 
rain, mais  ce  fut  à  nos  dépens.  Saint-Domingue,  le  joyau 
des  Antilles,  sourdement  travaillé  par  nos  obligés  d'hier, 
par  les  citoyens  de  la  libre  Amérique,  nous  échappait. 

En  proscrivant  l'élite  de  nos  marins,  suspects  parce  que 
nobles,  la  Révolution  française  servit  inconsciemment  l'en- 
nemi et  hâta  le  dénouement  de  notre  gigantesque  lutte 
contre  l'Angleterre  :  la  ])ravoure  des  équipages  novices  ne 
put  que  nous  sauver  l'honneur  dans  la  défaite.  L'Amérique 
nous  fut  fermée;  l'Inde,  où  se  débattait  notre  allié  Tippoo- 
Sahib,  devint,  faute  d'escadres,  inaccessible.  Bonaparte 
songeait  peut-être  à  lui  tendre  la  main  à  travers  1  Egypte. 
Mais  la  défaite  navale  d'Aboukir  isolait  le  corps  expédition- 
naire dans  les  plaines  d'Afrique  et  vouait  à  l'insuccès  final 
d'éclatants  délmts. 

Rien  n'est  plus  vrai  que  le  titre  et  1  esprit  général  de  cer- 
tain ouvrage  récent  :  The  influence  of  sea  poiver  iipon 
history  (3).  D'échec  en  échec,  notre  marine  s'était  trouvée 

(i)  Skklky,  p.  36. 

(2)  «  L'objet  de  Sa  Majesté  n'est  point  de  faire  des  conc|uête8  pour  elle,  » 
mais  «  de  détruire  ses  ennemis  naturels  »  ,  déclarait  Louis  XVI  au  marquis 
de  Bussy  en  l'envoyant  dans  l'tlindoustan. 

(3)  Du  captain  A. -T.  Maiian.  Londres,  1889-1893,  3  in-8".  L'ouvrage 
comprend  la  période  qui  va  de  KiGO  à  1812. 


INTRODLCTION.  21 

presque  anéantie;  l'expansion  de  la  puissance  française 
n'étant  plus  possible  que  sur  le  continent,  Napoléon  dut 
concentrer  de  ce  coté  tous  nos  efforts  :  ce  ne  fut  pas  la 
moindre  raison  de  son  triomphe. 

Embusquée  derrière  les  peuples  qui  se  levaient  contre 
nous  avec  son  aide,  l'Angleterre  restait  rennemie.  Faute 
d'un  "  pont  mobile  » ,  l'Empereur  ne  pouvait  l'atteindre  ;  il 
essaya  vainement  de  l'affamer  par  un  blocus  gigantesque.  Il 
échoua  et  fut  son  prisonnier. 

Depuis  lors,  l'entente  cordiale  conclue  avec  nos  voisins 
d'outre-mer  a  clos  l'ère  des  grandes  guerres  navales  et  ou- 
vert une  série  de  petites  expéditions,  où  la  marine  coopère 
aux  succès  des  armées.  Les  grandes  guerres  nous  avaient 
enlevé  un  empire  colonial,  la  paix  nous  en  a  rendu  un 
nouveau. 

Mais  l'Angleterre  veillait  toujours.  Il  nous  restait  une 
arme  qu'Eustache  le  Moine,  Marant,  Goetanlem,  Duguay- 
Troviin,  Cassart,  Surcouf,  lui  avaientappris  de  siècle  en  siècle 
à  redouter  :  la  course.  La  force  n'avait  pu  nous  l'arracher, 
cette  arme  si  terrible  que  le  commerce  ennemi,  à  chaque 
guerre,  perdait  des  centaines,  des  milliers  de  navires  et  des 
millions.  L'occupation  de  Calais,  le  bombardement  des  cités 
corsaires,  la  destruction  du  port  de  Dunkerque,  l'incendie 
de  Dieppe,  la  machine  infernale  lancée  contre  Saint-Malo, 
loin  d'arrêter  nos  marins,  excitaient  leur  audace.  Il  y  avait 
cinq  siècles  que  la  nation  libre-échangiste  chei^chait  le 
moyen  de  mettre  ses  richesses  à  l'abri  de  nos  coups.  Sous 
le  masque  de  l'entente  cordiale,  sa  diplomatie  triompha 
enfin  et  nous  prit  en  défaut.  Elle  mit  en  avant  un  de  ces 
prétextes  de  philanthropie  qu'on  ne  s'étonnera  pas  de  voir 
exposer  —  sans  succès  du  reste  —  par  quelque  disciple  de 
Rousseau,  nommé  Kersaint,  à  la  triliune  de  l'Assemblée  légis- 
lative. Moins  clairvoyant  que  ses  devanciers,  que  Charles  IV 
le  Bel  et  que  les  députés  de  l'Assemblée,  Napoléon  III  se 


22  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

laissa  prendre  aux  sophismes  de  sa  grande  amie.  Le  traité  de 
Paris  en  185()  abolit  la  course.  Lors  même  qu'elle  serait 
rétablie,  on  ne  verrait  plus  de  ces  combats  épiques  où  un 
petit  corsaire  s'attaquait  à  lui  vaisseau  de  ligne,  où  Surcouf 
avec  les  cent  trente  hommes  de  la  Confiance  s'élançait  sur 
les  quatre  cent  cinquante  hommes  du  Kent.  Les  temps  hé- 
roïques sont  passés,  les  temps  où  la  guerre  du  désespoir 
tenait  en  respect  avec  de  petits  bâtiments  un  ennemi  victo- 
rieux. Plus  d'attaque  à  l'abordage  possible  contre  le  vais- 
seau de  guerre  moderne;  avant  que  d'atteindre  le  but,  la 
mince  coque  des  steamers  déchirée  par  les  obus  serait  une 
écumoire  et  coulerait.  La  course  a  été  remplacée  par  la 
guerre  de  croisière,  qui  se  fait  au  moyen  de  croiseurs  ou  de 
steamers  armés  en  guerre. 

En  même  temps  que  la  chasse  des  bâtiments  de  commerce 
devenait  le  monopole  de  la  marine  militaire,  la  guerre  d'es- 
cadre, destinée  à  assurer  la  protection  des  côtes  et  la  supré- 
matie maritime,  se  compliquait  étrangement.  Avec  l'inven- 
tion de  la  vapeur,  du  canon  à  tir  rapide  et  des  puissants 
explosifs,  l'outillage  naval  se  modifiait  et  se  modifie  de  jour 
en  jour,  sans  qu'on  puisse  prévoir  la  fin  de  ses  métamor- 
phoses. C'est  la  lutte  à  outrance  entre  la  cuirasse  et  le  canon, 
lutte  de  chiffres  et  de  prévisions,  car  les  batailles  modernes 
sont  encore  trop  rares  pour  qu'on  puisse  en  dégager  une 
formule  stratégique.  Que  d'aléas  résultent  du  défaut  d'homo- 
généité, de  la  variété  incessante  des  types  nautiques,  de  la 
différence  des  vitesses,  de  la  difficulté  pour  des  officiers 
transbordés  subitement  d'un  Jjâtiment  sur  un  autre  de  se 
familiariser  en  peu  de  temps  avec  des  aménagements  nou- 
veaux !  Puis  le  bateau  sous-marin  rendra-t-il  des  plus  pré- 
caires l'existence  des  gros  cuirassés,  si  menacés  déjà  par  la 
torpille?  l'^t  je  ne  parle  pas  des  perfectionnements  auxquels 
la  stratégie  sera  amenée  par  la  prodigieuse  expansion  de  la 
physique  et  de  la  mécanique.  La  vitesse,  la  mobilité  semble 


INTIÎODIM;  TION.  23 

pouiiaiit  clcvcnir  de  plus  en  plus  la  meilleure  arme  défen- 
sive. C'est  dire  que  l'avenir  est  réservé  à  la  guerre  de  croi- 
sière, quand  on  aura  trouvé  un  moteur  électrique  ou  un 
combustil)le  liquide  moins  encombrant  que  le  charbon  et 
capable  de  donner  rapidement  les  plus  grandes  vitesses. 

Le  gros  souci  des  nations  maritimes  est  précisément  d'as- 
surer à  leurs  llollcs  de  croisière  cette  condition  vitale,  la 
vitesse,  en  échelonnant  sur  leur  route  des  dépots  de  com- 
Ijustibles  et  des  ports  de  refuge  où  le  navire  épuisé  puisse  se 
restaurer,  se  reposer,  se  réparer.  Défenses  fixes  et  défenses 
mobiles,  il  n'est  sorte  d'ouvrages  qu'on  n'ait  imaginés  pour 
protéger  ces  points  d  appui  indispensables. 

Au  milieu  de  1  évolution  incessante  du  matériel  naval,  un 
élément  reste  immuable,  figé  dans  une  immobilité  presque 
absolue  :  le  vieux  moule  administratif  de  Colbert  n'est  pas 
brisé.  Des  besoins  nouveaux  appelèrent  des  rouages  nou- 
veaux qui  se  superposèrent  simplement  aux  anciens. 

Fait  à  l'usage  d  une  marine  homogène,  le  système  de 
Colbert  était  excellent  lorsque  le  service  à  l)ord  des  i>âti- 
ments  de  commerce  était  un  entraînement  ou  une  prépara- 
tion au  service  en  temps  de  guerre.  Mais  à  quoi  servent 
aujourd  hui  des  gabiers  sur  les  mâts  militaires?  disent  les 
pessimistes  ;  et  sur  leurs  modestes  goélettes ,  les  terre- 
neuvas  ont-ils  rien  de  semblal)lc  aux  organes  délicats,  tant 
fonctionnels  que  défensifs,  d'un  croiseur?  Et  les  détrac- 
teurs du  système  pensent  que  les  institutions  comme  les 
hommes  ont  leur  vie  propre,  que  l'organisme  naît,  croît  et 
s'étiole,  et  que  linscription  maritime  serait  à  son  dernier 
période. 

Ce  n'est  pas  le  lieu,  ni  le  moment  de  discuter  pareille 
thèse;  à  l'heure  où  une  désaffection  progressive  pour  la  ma- 
rine marchande  peut  compromettre  le  recrutement  des 
équipages  de  la  flotte,  on  ne  saurait  songer  à  supprimer 
l'inscription  maritime,  à  retirer  à  une  classe  de  gens  admi- 


24  IIISTUIKE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

raLles  de  sang-froid,  d'audace,  de  dévouement,  d'abnégation, 
les  légers  avantages  qui  lui  permettent  de  vivre.  Si  l'ami- 
rauté anglaise  peut  recourir  aux  engagements  volontaires 
qui  grèvent  relativement  moins  son  budget,  elle  le  doit  à 
l'activité  maritime  de  la  nation  et  à  la  facilité,  par  consé- 
quent, de  recruter  une  élite  de  matelots. 

En  est-il  de  même  chez  nous?  Que  de  fois,  dans  les  ports 
étrangers,  parmi  les  pavillons  nombreux  qui  claquaient  au 
vent,  j'ai  cherché  vainement  nos  trois  couleurs!  Notre 
marine  marchande  péi'iclite,  non  pas  faute  d'hommes,  — 
marins  et  capitaines  au  long  cours  affluent,  —  mais  faute 
de  capitaux.  Et  comme  l'outillage  moderne,  très  coû- 
teux, n'est  réalisal)le  dans  un  pays  de  petits  rentiers  que 
par  des  compagnies  ou  des  sociétés,  ce  serait  l'honneur 
des  Colbcrt  futurs  de  diriger  vers  cette  œuvre  patriotique 
l'épargne  française.  Placements  plus  sûrs,  après  tout,  que 
ces  valeurs  fiduciaires  vers  lesquelles  je  ne  sais  quelle  puis- 
sance occulte  précipite  les  capitaux,  que  ces  valeurs  fictives 
ou  stériles  pour  l'industrie,  qu'une  manœuvre  de  Bourse 
crée  et  qu'un  coup  de  Bourse  effondre.  Autrement,  si  la  dé- 
croissance de  la  marine  marchande  continue  à  tarir  inie 
source  vive  de  la  richesse  nationale  et  de  l'initiative  indivi- 
duelle, si  elle  nous  prive,  en  cas  de  guerre,  de  croiseurs 
auxiliaires  indispensables,  alors,  —  pourquoi  faut-il,  hélas! 
finir  par  un  cri  d'alarme,  —  la  marine  française  est  en  dan- 
ger. 


]>ES    HISTORIENS. 

Il  ne  m'est  point  agréal>le,  crovez-le,  de  commencer  cet 
ouvrage  par  un  plaidoyer  pro  domo  :  je  me  sex^ais  volontiers 
passé  d'exorde  si  le  résumé  qu'on  vient  de  lire  n'était  une 
série  de  postulats  qui  restent  à  démontrer. 


INTRODUCTION.  25 

Les  deux  premières  périodes  de  notre  histoire  navale  ont 
été  jusqu'ici  sacrifiées,  au  point  qu'une  moisson  de  gloires 
s'y  perdait.  La  thèse  de  Touljli  avait  reçu  une  consécration 
officielle  dans  les  programmes  scolaires,  qui  dataient  de 
Richelieu  les  débuts  de  notre  marine  d'Etat. 

D'aucuns  disent  :  à  quoi  bon  les  histoires  d'antan?  Est-il 
rien  de  commun  entre  hier  et  aujourd'hui,  et  que  nous  sert 
de  connaître  des  méthodes  surannées?  —  Que  vous  sert?... 
Mais  à  éviter  des  fautes  déjà  commises.  Et  c'est,  Dieu 
merci,  le  rôle  de  l'historien  de  vous  mettre  en  garde  contre 
les  surprises  de  l'avenir  par  l'enseignement  du  passé.  Entre 
certains  événements,  il  existe  des  liens  mystérieux  qu'on 
soupçonne  à  peine.  Vous  avez  vu  avec  quelle  ténacité,  de 
siècle  en  siècle,  l'Angleterre  essayait  d'enrayer  la  course. 
Elle  a  réussi,  parce  que  nous  y  avons  prêté  les  mains.  Si 
l'histoire  est  un  perpétuel  recommencement,  c'est  apparem- 
ment qu'on  ne  tient  pas  compte  de  ses  leçons.  Depuis  César, 
que  de  tentatives  de  conquêtes  de  l'Angleterre!  Au  Portus 
Ictius,  voici  le  camp  de  Boulogne  de  Philippe-Auguste,  de 
Philippe  le  Bel,  de  Philippe  de  Valois,  de  Napoléon;  non 
loin,  celui  de  Charles  VL  Seuls,  le  général  romain  et  un  duc 
normand  surent  triompher  par  la  promptitude  et  l'audace. 

De  siècle  en  siècle,  on  proclamait  la  nécessité  de  créer  un 
port  de  refuge  dans  la  presqu'île  du  Cotentin,  dont  le  pro- 
montoire, en  s'avancant  au  large,  semble  faire  une  invite 
aux  descentes  anglaises.  En  1327,  une  commission  fait  une 
enquête  en  vue  de  fortifier  Barfleur.  Vingt  ans  après,  rien 
n'avait  abouti.  Toute  une  flotte  de  guerre,  surprise  le  long 
de  la  côte  cotentinoise,  est  brûlée  :  c'est  l'invasion  soudaine, 
c'est  Crécy,  l'écrasement  de  l'armée  après  l'anéantissement 
de  la  flotte.  En  1417,  la  dernière  escadre  qui  tienne  tête  à 
l'Angleterre  succombe  près  de  la  Hougue  :  la  Normandie 
est  de  nouveau  conquise.  Quand  nous  la  reprîmes,  l'amiral 
proposa  de  fortifier  la  Hougue.  Louis  XI  tergiversa  :  deux 


26  HISTOIRE    DK    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

siècles  après,  ces  relards  funestes  transformaient  en  un  dé- 
sastre, faute  d'un  point  d'appui,   une  victoire  de  Tourville. 

"  Le  canal  de  la  Manche  est  un  vrai  coupe-gorge  pour  la 
marine  française,  un  asile  pour  celle  des  Anglais,  un  boule- 
vard pour  la  défense  de  leur  île  !  "  C'est  un  marin  de 
Louis  XVI  qui  écrit  cela  en  1783.  ISe  croirait-on  pas  en- 
tendre plutôt  grommeler,  vingt-quatre  ans  plus  tard,  un 
vieux  grognard  du  camp  de  Boulogne. 

Aujourd'hui,  il  y  a  bien  des  fortifications  sur  cette  côte 
cotentinoise,  mais  à  la  Hougue,  elles  datent  de  Vauban. 
Suffiraient-elles  à  pi'otéger  Cherbourg  contre  une  attaque 
à  revers  ? 

Que  nous  sert  de  connaître  des  méthodes  surannées,  di- 
siez-vovis  ?  Mais  croyez-vous  que  le  progrès  soit  continu,  qu'il 
ne  se  produise  ni  reculs,  ni  éclipses,  ni  oublis,  ni  retours 
plus  tard,  aux  vieilles  méthodes  abandonnées  ?  Parmi  les 
progrès  qu'on  attribue  à  ces  dernières  années,  combien 
sont  déjà  plusieurs  fois  séculaires  !  La  télégraphie  op- 
tique au  moyen  de  pigeons  voyageurs  était  d'un  usage 
courant  dans  la  stratégie  navale  du  ix'  siècle  ;  des  cloisons 
étanches  divisaient  la  cale  des  jonques  chinoises  qui  rame- 
naient de  Chine  Marco  Polo  ;  quant  aux  quilles  latérales 
essayées  en  ces  derniers  temps  pour  diminuer  le  roulis  et 
régler  le  tir  par  grosse  mer,  il  y  a  deux  siècles  que  notre 
compatriote  Thoynard  en  préconisait  l'emploi  ;  et  je  ne  parle 
pas  des  torpilles,  ces  engins  modernes,  qu'un  contempo- 
rain de  Colbert  avait  déjà  entrevus. 

Tout  se  tient  en  histoire  :  Hisloria  non  facit  sallus. 

On  s'aperçut,  vers  le  milieu  de  ce  siècle,  qu'une  «histoire 
de  France  parla  marine,  en  même  temps  que  par  les  pro- 
vinces et  les  villes  maritimes,  n'avait  encore  aucun  précé- 
dent (1)  » .  De  fait,  les  belles  campagnes  des  Duquesne  et 

(1)   Léon  GuÉRiN,  Histoire    maritime  de    France.    Paris,    1844,    in-18, 


INTIl()[)l  CTIÔN.  27 

des  Tourville  n'avaient  inspire  d'autre  auteur  qu  un  obscur 
avocat,  qui  jugea  bon  de  garder  l'anonyme  (1).  Parleur  date 
et  par  leur  nature,  de  bons  traités,  comme  ceux  du  P.  Four- 
nier,  sur  l'hydrographie  (2),  et  de  La  Popellinière,  sur  l'of- 
fice d'amiral  (3),  ne  pouvaient  prétendre  qu'à  donner  quel- 
ques aperçus  curieux  sur  des  points  de  détail. 

Peu  après  les  remarquables  ouvrages  de  Pardessus  (4)  et 
de  Jal  (5),  parut  le  livre  de  Léon  Guérin.  Mais  il  ne  com- 
pléta point  la  trilogie  nautique  :  l'historien  se  trouvait  trop 
inférieur  au  juriste  et  à|  l'archéologue.  Jal  se  chargea  de  le 
disqualifier  et  rouvrit  la  lice  aux  écrivanis  futiu'S  (G). 

De  nombreux  champions  y  entrèrent.  Lui-même  s'y 
comptait;  nous  avons  de  lui  quelques  notes,  bien  maigres, 
rassemblées  sur  la  période  médiévale  (7);  mais  il  fit  Du- 
quesne  (8).  La  marine  jouissait  d'un  regain  d'actualité, 
moins  pour  ses  croisières  que  pour  la  révolution  radicale 
amenée  dans  son  matériel  par  la  machine  à  vapeur.  Gmq 
histoires  se  succèdent  de    1843  à   1845  (J)),   quatre   autres 

2°  éd.,  t.  I,  p.  V.  La  dernière  édition,  la  meilleure,  est  en  six  voliitnes 
gr.  in-8».  Paris,  1863. 

(1)  [De  Boismklé],  Histoire  (jenemle  de  la  marine  chez  tous  les  peuples 
(lu  monde.  Amsterdam,  1744-1758,  3  in-i". 

(2)  L'Hydrographie.  Paris,  1643,  in-fol. 

(3)  U Amiral  de  France.  Paris,  1584,  in-4°. 

(4)  Lois  maritimes.  Paris,  1828-1842,  6  in-4". 

(5)  Archéologie    navale.    Paris,    1840,   2  in-8".    —    Glossaire   nautique 
Paris,  1848,  in-4». 

(6)  Jal,  dans  certain  article  du  Journal  des  Débats,  1843.  — -  «  Cette 
œuvre  de  seconde  main  [de  Guérin]  est  au  n)ilieu  de  nos  bons  livres  d'his- 
toire d'aujourd'hui  ce  qu'est  le  vulgaire  oison  dont  parle  Virjjile  au  milieu 
des  cV{T;ne8  harmonieux.  "  (Tamizi^y  de  Lauhoque,  dans  la  Revue  critique, 
11  décembre  1893,  p.  461.) 

(7)  Bibliothèque  nationale,  collection  Margry. 

(8)  Jal,  Abraham  Du  Quesne  et  la  marine  de  son  temps.  Paris,  1872, 
2  in-8". 

(9)  La  1"  édition  de  Guérin  est  de  1842-1843,  2  in-8".  —  Eugène  Mais- 
SiN,  capitaine  de  vaisseau.  Etudes  historiques  sur  la  marine  militaire. 
Toulon,  1843,  in-8".  —  Eu'jène  Sue,  Histoire  de  la  marine  française. 
Paris,  1844,  2  in-8°  ;  1844-1845,  4  in-8o.  —  Comte  de  Bonfils-LablÉniÉ, 
lieutenant  de  vaisseau,  Histoire  de  la  marine  française.  Paris,  1845,  3  in-8". 


■28  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

de  1873  à  1879  (1),  à  une  nouvelle  époque  d'engouement, 
où  nous  fûmes,  comme  puissance  navale,  les  émules  de 
l'Angleterre.  Tel  écrivain  développe  la  mise  en  scène  selon 
le  procédé  de  l'école  descriptive  dont  M.  de  Barante  fut 
le  coryphée.  Le  romancier  Eugène  Sue,  qui  avait  jugé  la 
correspondance  de  Sourdis,  l'amiral-archevéque,  assez  im- 
portante (2)  pour  devenir  une  histoire  générale  de  la  ma- 
rine, ne  fait  qu'un  nouveau  roman  :  le  récit  de  la  mort 
du  père  Bart,  la  description  du  cahinet  de  M.  de  Lyonne, 
sont  deux  exemples  des  agréables  hors-d'œuvre  qui  tien- 
nent lieu  de  chapitres.  Des  officiers  enfin ,  aux  heures 
silencieuses  du  quart,  rêvaient  à  l'autrefois  et  fixaient  leurs 
pensers  dans  de  petits  manuels  aux  savants  commen- 
taires. Mais  ils  étaient  de  l'avis  du  capitaine  de  vaisseau 
Gougeard,  qui  déclarait  rondement  :  "  La  fondation  de  la 
marine  de  guerre  remonte  à  Richelieu  (3).  n  D'un  trait  de 
plume,  plusieurs  siècles  de  glorieux  efforts  étaient  suppri- 
més. L'opinion,  il  faut  le  dire,  ne  ratifiait  pas  ce  sacrifice. 
Si  l'histoire  moderne  était  plus  attirante  par  ces  belles 
figures  de  marins,  aux  contours  nettement  accusés,  qui 
émergeaient  du  grand  siècle,  on  ne  consentait  pointa  amoin- 
drir notre  patrimoine  traditionnel.  L'amiral  Jurien  de  La 
Gravière  remontait  jusqu'au  xv°  siècle  le  cours  de  nos  dé- 


—  CiiASSiîniAt!,  Précis  historique  de  la  marine  française,  Paris,  1845, 
2  in-8".  —  Plus  tard  paraissent  Van  Tesac,  Histoire  générale  de  lamarinc. 
Paris,    1853,   4  in-S",    et    A.    Domîaid,    Histoire  de  la   marine  française, 

1865,  in-:}2. 

(1)  Le  Saint,  Histoire  de  la  marine  française.  Paris,  1873,  in-12.  — 
E.  DE  Cobcsac,  Histoire  de  la  marine  française.  Paris,  1877,  gr.  in-8".  — 
A.  Du  Sein,  Histoire  de  la  marine  de  tous  les  peuples.  Paris,  1879,  2  in-8". 

—  Trousset,  Histoire  nationale  de  la  marine  depuis  Jean  Bart.  Paris, 
1878,  in-4". 

(2)  Correspondance  de  Henri  d'Escoubleau  de  Sourdis,  publiée  par 
Eu{jènc  Sue  dans  les  Documents  inédits  sur  V histoire  de  France.  Paris, 
1839,  3  in-4'>. 

['>)  Goi  OEAUi),  la  Marine  de  rjuerrc,  ses  institutiow:  militaires  depuis 
son  origine  jusqu  a  nos  jours.  Paris,  1877,  iu-8". 


INTRODUCTION.  09 

couvertes  (l),  Margry  poussait  ses  études  jusqu'à  la  guerre 
de  Cent  ans  (2),  étant  persuadé,  avec  raison,  que  les 
annales  maritimes  de  la  période  médiévale  restaient  à 
écrire  (3). 

Cette  lacune  est  d  autant  plus  mortifiante  pour  nous 
qu'elle  n'existe  pas  chez  la  plupart  de  nos  voisins.  Depuis 
longtemps,  sir  N.  Harris  Nicolas  y  avait  pourvu  pour  l'An- 
gleterre (4),  Capmany  pour  T Aragon  (5).  Le  capitaine  de 
vaisseau  Duro  vient  de  le  faire  pour  la  Castille  (6).  Coraz- 
zini  a  annoncé,  voici  plusievirs  années  déjà,  une  storia  délia 
marina  niilitare  italiana  delmedio  cvo  (7),  à  laquelle  il  sonp^e 
toujours,  ses  critiques  acerbes  contre  les  histoires  navales 
de  ses  compatriotes  Vecchj  et  Randaccio  en  sont  le  garant. 
L'Italie  est,  du  reste,  le  seul  pays  où  l'on  ait  songé  à  dresser 
une  bibliographie  maritime,  un  saggio  di  una  bibliografia 
marittima  italiana  (<S). 

Cinquante-huit  pages  de  texte  !  et  ce  n'est  qu'un  essai, 
reconnu  des;plus  insuffisants  par  l'auteur  lui-même  !  On 
juge  parla  de  ce  que  serait  une  bibliographie  maritime  de  la 
France.  Aussi  bien  ne  l'essaierai-je  pas,  parce  qu'elle  est 
en  partie  faite.  Il  existe  plusieurs  répertoires  des  sources 
de  l'histoire  de  France  (9)  ;  on  s'y  reportera  pour  tout  ce  qui 

(1)  Les  Marins  du  xv''  et  du  xvi"  siècle.  Paris,  1878,  2  vol.  in-12. 

(2)  Les  JSui'iijatioiis françaises  et  la  révolution  maritime  du  xis""  au  xvi' 
siècle.  Paris,  1867,  in-8",  p.  110. 

(3)  Ibid.,  p.  110.  —  Estancelin  avait  déjà  écrit  ses  Recherches  sur  les 
voyages  et  découvertes  des  navigateurs  normands  en  Afrii/ue.  Paris,  1832, 
in-8». 

(4)  Hislory  of  the  royal  Navy.  London,  1847,  2  in-8°.  Elle  va  jusqu'en 
1422. 

(5)  Ordenanzas  de  If  "•  armadas  navales  d?  la  Corona  de  Aragon,  Madrid, 
1787,  in-4°. 

(6)  La  Marina  de  Castilla.  Madrid,  1893,  in-S". 

(7)  Cf.  sa  Storia  délia  marina  militare  antica.  Livorno,  1882,  in-8", 
p.  vni. 

(8)  Par  Enrico  Gelani,  Rivista  marittima  supplemento  :  Roma,  1894, 
in-8"  de  58  pages. 

(9)  MoNOD,  Répertoire  des  souz-ces  de  l'histoire  de   France.   Paris,  1888, 


M)  IlISTOIRK    1)K    LA    MARfNK    FRANÇAISE. 

concerne  nos  provinces  côtières.  Quant  à  la  période  médié- 
vale, dont  nous  nous  occupons  exclusivementpour  l'instant, 
on  connaît  les  répertoires  de  l'abbé  U.  Chevalier  et  de 
Potthast  (l).  Comme  chacun  de  mes  chapitres  sera  accom- 
pagné de  références,  je  me  bornerai  ici  à  apprécier  rapide- 
ment la  valeur  des  ciironiques  avant  de  passer  aux  sources 
spéciales  de  notre  histoire  maritime,  c'est-à-dire  aux  ar- 
chives. 


MOYEN    AGE. 


l"  Les  chroniqueurs.  —  La  plupart  de  nos  histoires  ma- 
ritimes ne  sont,  pour  la  partie  médiévale,  que  les  variations 
d'un  même  thème  et  les  broderies  d'un  même  tissu;  le  tissu 
est  prèle.  Léon  Guérin,  qui  l'a  fourni,  avait  le  grave  défaut 
d'adopter  sans  réserves  le  récit  d'un  chroniqueur,  Froissart 
par  exemple,  qu'il  suivait  pas  à  pas.  C'était  renoncer  aux 
principes  les  plus  élémentaires  de  la  critique,  au  contrôle 
des  sources;  c'était  préférer  au  récit  d'un  témoin  oculaire 
ou  auriculaire  une  compilation  de  beaucoup  postérieure  aux 
événements.  Froissart,  qui  est  mort  en  1410,  pouvait-il  être 
une  autorité  indiscutable  pour  les  débuts  de  la  guerre  de 
Cent  ans?  Il  n'était  point,  du  reste,  un  modèle  de  fidélité 
historique,  cet  écrivain  charmant  de  coloris,  de  vivacité,  de 
pràce,  mais  souvent  sujet  à  caution. 

On  m'objectera  que  nos  autres  chroniqueurs  ne  sont  pas 
des  mieux  renseignés  sur  nos  annales  maritimes.  Il  est,  en 
effet,   curieux  de   constater,   si  toutefois   la  littéral ure    té- 

in_8«.  —  Ch.  V.  Lanclois  et  H.  Stein,  les  Archives  de  l'histoirede  France. 
Paris,  18'.)1,  in-8°. 

(1)  CiiKVALlETi,  Bépertoire  des  sources  de  l'Iiisloire  du  moyen  âf/e,  bio- 
bibliographie  et  topo-bibbogiaphie,  Paris,  1877-1898,  in-S».  —  Potthast, 
Bibliotlieca  liistorica  medii  aevi.  Berlin,  2'=  éd.,  1896,  2  in-8", 


INTRODUCTION.  31 

molgnc  des  tendances  populaires,  combien  la  foule  s'inté- 
ressait peu  aux  faits  de  mer.  Le  biographe  d'Eustache  le 
Moine  transforme  le  corsaire  en  nécromancien  et  ses  ex- 
ploits en  actes  de  sorcellerie. 

A  part  Wace,  qui  vécut  à  lépoque  héroïque  de  la  con- 
quête de  l'Angleterre,  Guillaume  Guiart,  témoin  et  acteur 
à  la  bataille  navale  de  Ziericzée,  et  les  biographes  de 
Béthencourt  et  de  Boucicaut,  aucun  chroniqueur  français 
ne  nous  donne  le  tableau  palpitant  d'un  combat,  les  péri- 
péties complètes  d'une  expédition.  Assez  abondantes  dans 
les  chroniques  normandes  d'Orderic  Vital,  de  Cochon,  et 
dans  la  chronique  des  quatre  premiers  Valois,  les  nouvelles 
maritimes  se  font  plus  rares  ou  moins  précises  chez  les  his- 
toriographes officiels,  les  religieux  de  Saint-Denis. 

Prenez  au  contraire  lui  Catalan,  un  Espagnol,  un  Génois, 
un  Vénitien,  un  Anglais,  —  Muntaner,  Gamez,  les  Annales 
de  Gênes,  Morosini,  le  moine  de  Saint-Alban,  —  vous  con- 
naîtrez les  moindres  détails  d'une  campagne.  Ce  n'est  point 
tout  profit  pour  nous  :  qui  n'entend  qu'une  cloche  n'entend 
qu'un  son;  trop  souvent,  c'est  le  son  de  l'ennemi.  En  1285, 
par  exemple,  pour  la  guerre  d'Aragon,  aucun  narrateur 
français  ne  vient  contrebalancer  les  récits  de  nos  adver- 
saires, des  chroniqueurs  Muntaner,  Bernard  d'Esclot,  Bar- 
thélémy de  Neocastro. 

Il  existe,  à  la  vérité,  des  témoins  muets  qui  nous  mon- 
trent l'état  des  flottes  au  départ  et  au  retour  et  nous  per- 
mettent de  contrôler,  soit  par  la  disparition  de  quelque 
navire,  soit  par  l'entrée  en  ligne  de  compte  de  prises  faites 
à  l'ennemi,  la  véracité  des  chroniqueurs  :  ces  témoins  sûrs, 
ce  sont  les  comptes. 

2*  Les  archives.  —  Pas  un  seul  de  nos  historiens  n'ayant 
soupçonné  l'existence  d'une  marine  de  guerre  permanente 
au  moyen  âge,  n'a  songé,  par  suite,  à   en  rechercher  les 


32  III.STOIRK    DR    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

traces  matérielles,  les  archives.  Plusieurs  archivistes  paléo- 
graphes pratiquèrent  quelques  sondages  fructueux,  qui  ne 
laissaient  pas  deviner  néanmoins  la  richesse  de  la  mine,  ni 
la  continuité  du  lilon.  Siméon  Luce  (1)  et  M.  Dufourman- 
telle  (2)  retrouvèrent  quelques  documents  sur  la  hataille  de 
l'Écluse  ;  M.  Pajot  écrivit  une  thèse  sur  la  marine  de 
Charles  V  (3);  un  ouvrage,  un  peu  vieilli  maintenant,  de 
Rosenzweig  retraçait  l'importance  de  l'office  d'amiral  du 
xiii"  au  xvir  siècle  (i);  M.  Charles  de  Robillard  de  Beaure- 
paire,  avec  les  seuls  registres  du  tal)ellionnage  rouennais, 
reconstituait  en  partie  l'histoire  du  Clos  des  galées  (5).  Je 
continuai  l'œuvre  de  mes  confrères  de  l'Ecole  des  chartes 
par  une  thèse  sur  la  marine  française  sous  Louis  XI  ((3). 

Quelques  plans  de  campagne  du  règne  de  Philippe  le  Bel, 
quelques  comptes  de  dépenses,  furent  presque  simultané- 

(1)  Sur  les  préliminaires  de  la  bataille  navale  de  l'Ecluse  (1340),  dans 
le  Bulletin  de  la  Société  des  Anticjuuii-es  de  Normandie,  t.   XllI. 

(2)  La  Marine  militaire  soia  Philippe  de  Valois  (1340).  Paris,  1880, 
in-8°.  (Extrait  du  Spectateur  militaire.) 

(3)  La  Marine  militaire  du  Ponant  (13G4-1374).  Tlièsc  soutenue  en  1878, 
inédite  :  les  positions  seules  ont  été  publiées. 

(4)  De  l'Office  de  l'amiral  du  xui^  au  xvn'^  siècle.  Vannes,  1857, 
in-8". 

(5)  Recherches  sur  l'ancien  Clos  des  galées  de  Bouen.  Rouen,  1864,  in-8''. 

(6)  Soutenue  en  1892  :  le  conseil  de  perfectionnement  de  l'Ecole  voulut 
bien  attirer  sur  celte  thèse  l'attention  du  ministre  de  l'Instruction  publique. 
—  Je  ne  saurais  trop  exprimer  ici  ma  reconnaissance  pour  les  hommes  érni- 
nents  qui  ont  encouragé  ces  études  :  M.  Delisle,  M.  le  docteur  Hamy, 
M.  Giry,  M.  Morel-Fatio,  et  mes  rej^rcttés  maîtres  S.  Luce  et  A.  Gef- 
froy.  l'ar  un  sentiment  de  confraternité  dont  j'ai  été  profondément  touché, 
un  grand  nondjre  d'archivistes-paléographes  relevaient  à  mon  intention  tel 
document  qu'ils  pensaient  ni'ètre  utile.  Leur  liste  est  trop  longue  pour  que 
je  la  transcrive  ici  ;  qu'ils  veuillent  bien  accepter  collectivement  mes  re- 
merciements cordiaux,  M.  Neuville  et  M.  Spont  surtout,  auteurs  de  si 
belles  pages  sur  l'histoire  de  notre  organisation  navale  et  sur  la  marine  de 
Louis  XI L 

Des  savants  dont  les  études  ont  des  liens  de  parenté  avec  les  miennes, 
MM.  Duruy,  Harrisse,  Marcel,  Bréard,  et  des  officiers  ou  commissaires  de 
marine  —  leur  modestie  m'empêche  de  prononcer  leurs  noms  —  m'ont  dit 
l'intérêt  qu'ils  prenaient  à  ces  recherches.  A  eux  tous,  du  fond  du  cœur, 
merci  ! 


1M'IU.)|)1  CTION.  33 

lueiiL  étudiés  par  le  baron  do  Rostaing  (1)  et  M.  Jour- 
dain (2).  D'un  l'alserau  de  pièces  qu'il  sut  réunir,  le  mar- 
quis Terrier  de  Loray  tira  la  biographie  d'un  de  nos  meil- 
leurs amiraux  du  moyen  âge,  Jean  de  Vienne  (3). 

Enfin  quelques  monographies  locales  étayèrent  sur  des 
documents  d'archives  leur  historique  maritime  (4). 

Les  premiers  jalons  d'une  histoire  de  notre  marine  mé- 
diévale se  trouvaient  ainsi  posés.  Restait  à  les  relier  et  à 
tracer  la  route. 

La  difficulté  d'y  arriver  n'aura  rien  de  surprenant  quand 
on  apprendra  l'état  lamentable  et  la  dispersion  des  archives 
navales  de  l'époque.  De  l'arsenal  de  Narbonne,  qui  sub- 
sista de  1285  à  1294  et  de  1318  à  1328,  un  inventaire  est 
conservé  à  Naples  (5),  un  compte  de  constructions  au  Vati- 
can (6),  des  pièces  comptables  à  la  Bibliothèque  natio- 
nale (7). 

Pour  l'arsenal  de  Ponant,  le  célèbre  Clos  des  galées  de 
Rouen,  dont  la  longévité  fut  plus  grande  (1294-1419),  le 
problème  était  encore  plus  difficile.  Comme  les  rôles  de 
recettes  et  de  dépenses  du  maître  du  Clos  étaient  soumis  à 
l'examen  de  la  Chaml)re  des  comptes,  on  pouvait  lépitime- 
ment  supposer  qu'ils  avaient  péri  dans  le  grand  incendie  des 
archives  de  cette  Cour  en  1737.  Personne  ne  songea  même 
à  relever  l'étendue  de  nos  pertes  au  moyen  de  l'inventalre- 

(1)  La  Marine  militaire  de  la  France  sous  l'hilippe  le  Bel.  Paris,  1879, 
in-S". 

(2j  Sur  les  commencements  de  la  marine  militaire  sous  Philippe  le  Bel, 
dans  les  Mémoires  de  V Académie  des  Inscriptions  (1881),  p.  377-418. 

(3)  L'Amiral  Jean  de  Vienne.  Paris,  1878,  in-8°  :  en  appendice,  sont 
publiés  des  documents  sur  la  marine  du  xiv*^  siècle. 

(4)  DucÉré,  Histoire  de  la  marine  militaire  de  Bayonne  :  moyen  àee. 
Bayonne,  1893,  in-8''.  —  S.  de  La  Nicollière-Teijeiro,  la  Marine  bre- 
tonne aux  xv'^  et  xvi  siècles.  Nantes,  1887,  in-8". 

(5)  Compte  rendu  le  20  janvier  1294.  (Archives  de  iNaples,  Regesti  an- 
yioini  63,  fol.  257.) 

(6)  1318-1320.  (Archives  du  Vatican,  reg.  28  des  Litroitus  et  exilus.^ 

(7)  Collection  De  Camps,  vol.  44  bis,  fol.  15  et  147,  copies. 


34  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE, 

journal  de  Mignon  (1)  et  d'un  état  dressé  avant  Tincendie  (2). 

Fort  heureusement,  au  moment  où  la  Chamhre  faisait 
procéder  à  cet  état,  quelques  rouleaux  avaient  déjà  disparu, 
distraits  par  des  mains  pieuses  plutôt  que  malhonnêtes.  Ils 
étaient  sauvés.  Dans  un  volume  de  la  Bil)liothèque  natio- 
nale, j'ai  retrouvé  le  fragment  informe,  mutilé,  méconnais- 
sahle,  de  l'un  des  premiers  rôles  du  Clos  des  galées  (3). 
D'un  autre  compte  (4),  on  perd  la  trace  à  partir  de  la  vente 
Joursanvault.  Un  procureur  de  la  République,  en  tournée 
dans  l'arrondissement  de  Redon,  étonné  de  l'étrange  reliure 
de  certains  registres  de  l'état  civil,  les  dépouilla  de  leur 
précieuse  enveloppe,  qui  est  aujourd'hui  déposée  aux  ar- 
chives d'Ille-et-Vilaine;  c'était  un  inventaire  détaillé  du 
Clos  des  galées  pour  l'exercice  1382-1384  (5).  Enfin,  un 
rôle  de  constructions  navales  de  1388  s'est  échoué  au  minis- 
tère de  la  Marine  (6),  au  milieu  d'archives  qui  ne  remontent 
pas  au  delà  de  Golbert. 

Les  ordonnancements  de  l'amiral  et  les  quittances  des 
patrons  et  capitaines,  qui  servaient  de  pièces  justificatives 
au  maître  du  Clos  des  galées,  ont  été  recueillis  par  des  col- 
lectionneurs du  xvir  siècle,  Gaignières,  Clairamhault.  On 
les  trouve  en  grand  nombre  à  la  Bibliothèque  nationale, 
dispersés  dans  les  dossiers  de  famille,  titres  scellés  de  Clai- 
ramhault, pièces  originales,  au  British  Muséum,  dans  les 
Additionnai  Charters  (7). 

(1)  Bibliothèque  nationale,  Ms.  latin  9069,  fol.  502,  504,  885,  888, 
901,  etc.  iNombreux  titres  de  loniptes  maritimes,  1293-1329. 

(2)  Inventaire  de  vingt  comptes  de  marine,  1319-1422.  (Archives  natio- 
nales PP.  99,  fol.  42.) 

(3)  Français  25992,  fol.  41.  Compte  de  1297. 

(4)  Compte  Thomas  Fouques,  garde  du  Clos  des  galées,  1334-1340. 
[Catalo(jue  Joursanvault,  3508.) 

(5)  Publié  par  M.  Gh.  IJrêard,  Compte  du  Clou  des  galées  de  Rouen  au 
xiv"  5ièt7e  (1382-1384).  Rouen,  1893,  in-8°. 

(6)  Archives  du  ministère,  vol.  B"  77,  pièce  24. 

(7)  Les  copies  des  pièces  du  British  Muséum  intéressant  la  marine  fran- 
çaise se  trouvent  au  ministère  de  la  Marine,  Archives  G  193. 


INTRODL'CTIOX, 


Autour  du  maître  du  Clos  gravitaient  d  autres  officiers 
d'administration,  le  maître  des  garnisons  préposé  à  l'achat 
des  vivres  et  munitions  (l),  le  clerc  des  arbalétriers  chargé 
de  payer  les  troupes  d'embarquement  (2),  le  trésorier  ou 
clerc  d'armée  navale  attaché  à  chaque  escadre  (3).  Tous 
tenaient  registre,  et  nous  connaissons  par  eux  soit  la  com- 
position des  flottes  (4),  soit  les  dépenses  effectuées  au  cours 
d'une  campagne  (5) , 

En  dehors  des  pièces  administratives,  nous  n'avons  rien. 
La  juridiction  de  l'amirauté  à  la  Table  de  marbre  ne  nous 
est  connue  que  par  les  registres  du  Parlement  qui  jugeait 
en  dernier  ressort.  Restent  les  archives  des  lieutenances 
d'amirauté  créées  au  xiv*  siècle?  Hélas!  on  jugera  de  leur 
sort  et  de  leur  intérêt  par  ces  mots  d'un  écrivain  du 
XVII'  siècle  qui  connaissait  le  greffe  de  Honfleur  pour  y 
avoir  fait  copier  le  rapport  d'un  célèbre  navigateur  :  n  Les 
anciens  registres  de  l'admirauté  de  France  nous  fournis- 
sent des  preuves  plus  certaines  (sur  la  découverte  de  l'Amé- 
rique). On  y  void,  avant  que  Colomb  fust  cogneu,  des 
congés  pour  (aller)  à  la  pescho  des  morues  aux  Terres 
Neufves  qui  font  partie  de  l'Amérique.  On  trouve  des  jour- 
naux et  des  raports  des  pilotes  qui  en  estoient  revenus.   » 


(1)  Compte  de  Girard  Le  Barillier,  1295.  (Archives  nationales,  K  36, 
n"  43  bis,  publié  par  J.\l,  Archcolo(jic  navale,  t.  II,  p.  301-305.) 

(2)  Comptes  de  François  et  de  Jean  de  L'Ospital,  clercs  des  arbalétriers, 
pour  la  grande  armée  de  la  mer,  1340-1341,  et  pour  le  ravitaillement  de 
Calais,  1346-1347.  (Bibliothèque  nationale,  Nouv.  acq.  franc.,  9241.) 

(3)  Comptes  de  Thoré  Ou  Puy  et  Marquis  Scatisse  pour  l'armée  navale 
de  Gènes,  1338-1339.  (Bibliothèque  nationale,  franc.  25996,  fol.  220, 
publié  par  M.  Delisle,  Actes  normands  de  la  chambre  des  comptes  sous 
Philippe  de  Valois.  Rouen,  1871,  in-8'',  n"  51.) 

(4)  Pacta  naulorum  conclus  par  saint  Louis  avec  les  Génois,  les  Marseil- 
lais et  les  Vénitiens,  1246.  (Jal,  Archéologie  navale,  t.  II,  p.  383.) 

(5)  Les  dépenses  des  escadres  de  Montmorency  et  d'Harcourt  en  124)5, 
conservées  à  la  Chambre  des  comptes  dans  «  le  sac  de  la  guerre  de  mer  »  , 
sont  aux  Archives  nationales  (K  36,  n""  43,  43  bis)  et  à  la  Bibliothèque 
nationale  (Nouv.  acq.  franc.,  2628,  p.  7). 


36  HISTOIRE    DK    LA    MARINK    FKANCAISK. 

Et  il  ajoute,  en  parlant  de  la  relation  de  l'expédition  de 
Gonneville,  que  sans  lui  elle  aurait  inutilement  «  pourry 
dans  les  poudres  du  gi'ef'fc  d'une  admirante  "   (1). 

Quant  à  l'amirauté  de  Dieppe,  qui  remontait  à  1345  au 
moins,  il  faut  à  jamais  désespérer  d'en  revoir  les  archives. 
Dans  un  procès  enlre  la  ville  de  Dieppe  et  rarchevéque  de 
Rouen  au  milieu  du  siècle  dernier,  on  déclare  qu'elles  ont 
été  consumées  ainsi  que  celles  de  la  vicomte  et  du  l)ail- 
liage  (2),  lors  du  bombardement  de  1G{)4. 

Les  comptes,  les  pièces  d'archives  ne  permettent  point 
seulement  de  rectifier  l'histoire;  ils  jettenJ  une  vive  lumière 
sur  les  origines  de  notre  lan[>jUe  maritime,  dont  nous  pou- 
vons suivre,  siècle  à  siècle,  les  développements.  Notre 
savant  Jal  n'avait  connu  d'autre  texte  philologique  que 
quelques  passages  de  Wacc,  Benoit  ou  Rabelais,  et  quand 
il  éperonnait  de  sa  critique  acérée  les  malencontreuses 
expressions  de  frère  Jean  des  Entomcures,  il  restait  recon- 
naissant au  grand  ironiste  Rabelais  d'employer,  même  de 
travers,  le  langage  des  matelots  (3)  et  d'en  marquer  par  là 
une  des  étapes. 

La  langue  ne  fait  que  reiiéter  les  progrès  de  l'art  nautique. 
Mieux  connue,  elle  précise  l'archéologie  navale  et  supplée 
aux  données  un  peu  trop  sommaires  de  l'iconographie.  A 
part  les  sceaux  au  type  naval  des  villes  (4),  des  amiraux  et 
des  capitaines  ;  à  part  la  tapisserie  de  Bayeux,  les  représen- 
tations nautiques  restent  informes  jusqu'au  xiv  siècle. 
Faute  de  perspective,  trois  têtes  d'homme  suffisent  à  rem- 
plir un  vaisseau!  Mais  au  xv°  siècle,  les  marines  deviennent 
d'une   grande   finesse  d  exécution.  Miniaturistes,  graveurs, 

(1)  Cf.  Ch.  DE  La  Roncikhe,  les  Aavicjatioiis  françaises  au  \\°  siècle, 
p.  21,  extrait  du  Bulletin  de  géographie  historique  et  descriptive  (1895). 

(2)  Archives  de  la  Sfiinc-Inféricure,  G  906. 

(3)  Jai.,  Archéologie  navale^  t.  II,  504. 

(4)  G.  Demay,  Etudes  sigillographiques.  Le  type  naval,  dans  la  Bévue 
archéologique  (1877),  planches  xxi  et  xxii. 


I  MRO  DICTION.  37 

peintres  ne  sacrifient  plus  rarcliéolojjic  navale  à  une  fausse 
conception  de  Tart.  Et  même  clans  les  grafdti  traces  par  la 
main  experte  de  quelque  captif  sur  les  murs  de  la  prison 
de  Tarascon,  les  œuvres  mortes,  les  agrès  sont  reproduits 
ayec  la  plus  scrupuleuse  fidélité.  Mais  ce  n'est  presque  plus 
du  moyen  âge. 


MARINE   GALLO-ROMAINE 


MARSEILLE. 

Une  fraîche  et  gracieuse  légende  entoure  le  i)erceau  de 
Marseille.  La  première  année  de  la  quarante-cinquième 
olympiade,  600  ans  avant  notre  ère,  une  galère  phocéenne 
abordait  dans  une  baie  abritée  de  la  Gaule.  Au  mallus 
voisin,  la  tribu  ligure  des  Ségobriges  était  en  fête.  Les 
étrangers  furent  conviés  au  banquet  que  donnait  le  chef  de 
la  tribu,  nommé  Nann  :  ce  jour-là,  sa  fille  Gyptis  devait 
choisir  parmi  les  convives  un  époux  en  lui  offrant,  d'après 
la  coutume  de  la  nation,  une  coupe  de  vin.  Charmée  de  la 
haute  mine  du  commandant  des  Phocéens,  elle  se  du'igea 
vers  lui,  lui  présenta  la  coupe  et  l'épousa.  Protis  ou  Euxène 
—  on  ne  s'accorde  pas  sur  le  nom  de  l'élu  —  reçut  des 
Ligures  un  emplacement  suffisant  pour  construire  une  ville, 
et  Massalie,  Marseille,  sortit  de  terre  (1). 

Le  site  admirable  du  golfe,  la  contrée  verdoyante  arrosée 
par  le  Rhône,  artère  naturelle  d'un  pays  riche,  émerveillè- 
rent les  asiatiques,  que  la  stérilité  de  leur  presqu  île  rocall- 

(1)  Justin,  Epitoma  historiarum  philippicarum  Pompei  Troffi,  liv.  XLIII 
p.  3.  — TiTE-LivE,  Historiœ,  liv.  V,  p.  34. 


40  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE 

leuse  obligeait  à  courir  les  mers.  La  faible  civilisation  des 
indigènes,  pasteurs  pour  la  plupart,  assurait  aux  nouveaux 
venus  le  monopole  du  commerce  maritime.  Avisée  de 
l'aventure  de  Protis,  la  métropole  se  hâta  de  lui  venir  en 
aide  ;  elle  équipa  plusieurs  galères  à  cinquante  rames, 
ornées  à  la  proue  d'une  tète  sculptée  de  phoque;  les  jeunes 
gens  s'y  embarquèrent  en  foule  avec  le  bagage  haljituel  des 
colons  :  des  vivres,  des  semences,  des  plants  de  vigne  et 
d'olivier,  des  armes.  Ils  apportaient  aussi  à  Marseille  du 
feu  sacré  pris  au  temple  de  la  mère  patrie  et  une  statue  de 
Diane,  que  la  pythonisse  d'Ephèsc  leur  avait  remise.  Deux 
temples,  dédiés  à  la  déesse  d'Ephèse  et  à  l'Apollon  Del- 
phinien,  s'élevèrent  au  sommet  de  la  ville,  dominant  le 
port,  qui  s'étendait  au-dessous  d'un  rocher  en  forme  de 
théâtre. 

Marseille  s'enveloppa  d'une  enceinte  de  tours  (1),  et  à 
bon  escient;  car  les  Ligures,  convoitant  les  riches  cargaisons 
qui  entraient  dans  son  port,  s  étaient  confédérés  pour 
chasser  les  "  chiens  » ,  auxquels  ils  avaient  donné  un 
gîte  (2).  Attaquée  de  toutes  parts,  la  petite  colonie  aurait 
succombé  sans  l'intervention  opportune  des  hordes  cel- 
tiques de  Bellovèse,  qui  descendaient  vers  1  Italie.  Elle  fut 
dégagée,  et  sa  puissance  affermie  n'eut  bientôt  plus  d'em- 
bûches à  redouter. 

Sur  ces  entrefaites,  un  grand  conflit  éclatait  dans  le 
])assin  de  la  Méditerranée  entre  les  deux  peuples  de  mar- 
chands qui  sillonnaient  les  mers,  les  Phéniciens  et  les 
Grecs.  Depuis  la  ruine  de  Tyr,  en  574,  Carthage,  la  Ville 
neuve,  avait  hérité  de  la  situation  prépondérante  de  la  mé- 
tropole phénicienne  et  de  son  empire  colonial  en  Afrique 
et  en  Europe.  Si  les  colonies  grecques,  d'origines  diverses, 
dépendances   de  la  Grèce  proprement  dite    ou  des   villes 

(1)  SriiAnON-,  rewypaçjixwv,  liv.  XIV,  ch.  n,  p.  10;  Hv.  IV,  ch.  i,  p.  4. 

(2)  Justin,  Epitomu,  liv.  XLIIi,  p.  3. 


MARINE    GALLO-HOMAIMv  41 

d'Asie  Mineure,  n  avaient  pas  assez  de  cohésion  pour  se 
grouper  sous  un  même  sceptre,  Marseille  sut  s'élever  au- 
dessus  de  toutes  les  autres  jusqu'à  devenir  la  rivale  de 
Carthage. 

Elle  recueillit  les  débris  de  la  population  phocéenne, 
qui  avait  fui  devant  Harpagus,  lieutenant  de  Gyrus,  la 
côte  ionienne  de  l'Asie  Mineure.  Avant  d'atterrir  à  Mar- 
seille, la  flotte  de  Phocée  s'était  arrêtée  dans  la  colonie 
d'Alalia,  en  Corse,  pour  livrer  combat  aux  navires  des  Car- 
thaginois et  des  Etrusques  confédérés  contre  les  pirates 
grecs.  La  rencontre  eut  lieu  dans  les  parages  de  la  Sar- 
daigne,  en  l'an  53G.  Elle  tourna  à  l'avantage  des  Phocéens, 
qui  n'avaient  cependant  qu'une  soixantaine  de  galères 
contre  les  cent  vingt  bâtiments  de  Malée.  Mais  c'était  une 
victoire  à  la  Cadmus,  suivant  l'expression  grecque,  l'égale 
d'une  défaite,  tant  les  galères  étaient  délabrées;  quatorze 
d'entre  elles  avaient  disparu  dans  ra1)înie.  Un  retour 
offensif  des  coalisés,  l'année  suivante,  obligea  les  Phocéens, 
vaincus  à  la  bataille  navale  d'iVlalia,  de  se  replier  sur  Mar- 
seille. Les  Etrusques  s'emparaient  de  la  Corse;  les  Cartha- 
ginois, maîtres  de  la  mer,  poursuivaient  leurs  succès  en 
ruinant  les  établissements  grecs  d'Espajjne;  Pihoda  (Roses) 
etEmporia^(Ampurias)  seuls  échappaient  à  la  destruction  (I). 

Marseille  répara  le  désastre  par  son  activité  colonisatrice. 
Les  comptoirs  délaissés  par  Pdiodes  "  suspendirent  gracieu- 
sement une  rose  à  l'oreille  de  la  statue  de  Diane,  manière 
charmante  de  reconnaître  la  suprématie  marseillaise"   (2). 

Des  villes  fortes,  établies  de  distance  en  distance  sur  le 

(1)  HÉRODOTE,  "IcTTopî/;,  llv.  I,p.  162-170  :  Un  pimlc  phocéen,  du  nom  de 
Denis,  se  maintint  néanmoins  en  Sicile  et  inquiéta  longtemps  le  commerce 
des  Carthaginois.  (Héhodote,  liv.  VI,  p.  17.^  — TriE-LivE,  Ilistoriœ,  liv.  V, 
p.  34.  —  PoLYBE,  'iTTopîa,  liv.  I,  p.  82. 

(2)  Louis  MÉry  et  F.  Guikdon,  Hisloire  attalytifjue  et  chi-onologùjuc  des 
actes  et  des  délibéialions  du  corps  et  du  conseil  delà  municipalité'  de  3Iai- 
seille  depuis  le  x*  siècle  jusqu'à  nos  jours.  Marseille,  1841,  in-8°,  t.  I, 
p.  40. 


42  HISTOIRE    DE    LA    MARINE   FRANÇAISE. 

rivage,  Tauroentum,  Olhia  (Eaube),  Athenopolis,  Antipolis 
(Antibes),  Nicaea  (Nice)  et  Monaeces  (Monaco),  étendirent 
cette  domination  jusqu'aux  Alpes.  A  l'Ouest,  Marseille 
rayonnait  au  delà  des  Pyrénées  par  une  ligne  continue 
d'étaldissements  :  Heraclaea-Gacabaria  (Saint-Gilles),  Rho- 
danousia  à  remboucbure  du  Rhône,  Agatha  (Agde),  Rhoda, 
Emporiae,  Dianium  (Dénia).  Des  tours  de  défense  furent 
élevées  aux  embouchures  du  Rhône.  Dans  la  ville,  une 
opulence  de  bon  goût,  la  richesse  des  édifices  publics 
revêtus  de  marbre  et  de  tuiles  légères,  la  sagesse  d'un  gou- 
vernement oligarchique  à  laquelle  philosophes  et  historiens 
rendent  hommage  (l),  marquaient  la  prospérité  de  la  répu- 
blique phocéenne. 

Garthage,  inquiète,  essayait  d'enrayer  par  des  mesures 
draconiennes  l'expansion  de  sa  rivale.  Au  traité  conclu 
en  509  avec  Rome,  elle  se  faisait  reconnaître  le  privilège 
exclusif  de  commercer  à  l'ouest  du  Beau  Promontoire  (cap 
Bon)  (2).  Pareille  clause,  grosse  de  réticences,  laissait  sup- 
poser l'existence  de  contrées  riches  ou  de  débouchés  impor- 
tants qu  il  y  avait  intérêt  à  tenir  ignorés. 

Jusqu'au  dernier  jour  de  la  cité  punique,  on  put  lire 
dans  le  temple  de  Saturne  la  relation  officielle  d'un  voyage 
au  delà  des  Colonnes  d'Hercule,  c'est-à-dire  des  deux  hautes 
montagnes,  Galpé  et  Abyla,  qui  bordent  le  détroit  de 
Gibraltar.  A  une  époque  où  Garthage  était  au  faîte  de  sa 
puissance,  le  suffète  Hannon  était  parti  avec  soixante  vais- 
seaux pour  fonder  de  nouvelles  colonies  (3).  De  fleuve  en 
fleuve,  il  côtoya  la  Libye,  ainsi  s'appelait  l'Afrique  occi- 
dentale, jusqu'au  golfe  de  la  Gorne  du  Gouchant  :  une  haute 
montagne  volcanique  reçut  du  vovageur  le  beau  nom  d'Es- 

(1)  Stiubon,  liv.  IV,  cil.  IV,  s.  — Tite-I,ive,  llistoriœ,  liv.  XXXVII,  p.  54. 

(2)  POLYIIK,  liv.  III,  p.  22. 

(3)  Haimonis  Gartliagincnsis  Poiphts,  dans  les  Geoyraphi  graeci  mino- 
res, éd.  Muller.  Paris,  Didot,  1855,  in-8",  t.  I,  ]).   xix-xxxii  et  1-H. 


MARINE    GALLO-lîOMAINK.  43 


calicr  des  Dieux  (1).  La  navigation  s'arrêta,  faute  de  vivres, 
à  l'île  des  Gorilles,  individus  très  velus,  dont  on  prit  trois 
femelles,  car  ce  n'étaient  que  des  singes,  les  prototypes 
peut-être  des  Gorgones  (2).  L'île  serait  actuellement  l'île 
Sherboro,  sur  la  côte  de  Sierra-Leone  (3). 

Soit  hasard,  soit  indiscrétion,  malgré  le  silence  des  Phé- 
niciens sur  leurs  découvertes,  les  Marseillais  connurent  le 
célèbre  périple  :  en  commerçants  avisés,  ils  chargèrent  un 
des  leurs,  Euthymène,  d'explorer  les  régions  d'où  leurs 
rivaux  tiraient  la  poudre  d'or.  Euthymène,  entravé  sans 
doute  dans  ses  projets  par  les  colonies  carthaginoises,  res- 
tait à  plusieurs  longueurs  derrière  Hannon;  il  ne  dépassa 
point  le  fleuve  des  hippopotames  et  des  crocodiles,  le 
Sénégal.  Le  seul  résultat  de  son  voyage  fut  une  erreur  géo- 
graphique. Euthymène  crut  reconnaître  que  le  Nil  coulait 
de  la  mer  Extérieure  vers  la  Méditerranée  et  que  ses  inon- 
dations coïncidaient  avec  les  vents  de  la  canicule  (4). 

Au  nord  des  Colonnes  d  Hercule,  la  voie  était  libre. 
L'explorateur  carthaginois  Himilcon,  qui  avait  reconnu 
l'île  Sacrée  (Irlande),  les  îles  de  l'Étain  (Sorlingues)  et 
Albion  (Grande-Bretagne),  cherchait  à  décourager  la  con- 
currence étrangère  en  traçant  de  1  Océan,  «  abîme  sans 
Hn,  »  un  effrayant  tableau  (5)  :  »  Aucun  souffle  de  vent  ne 
pousse  le  navire.  1  air  est  couvert  d  un  manteau  de  brouil- 
lards et  la  mer  s  enveloppe  d'une  brume  éternelle.  »  Un 
Marseillais  n'en  eut  cure  et  pénétra  jusqu'au  pays  de  1  ambre 
jaune  ou  succin,  si  recherché  dans  l'antiquité  pour  les  pa- 
rures et  les  statues. 


(1)  PUNE,  liv.  V,  p.  1;  liv.  VI,  p.  35. 

(2)  Les  peaux  de  ces  gorilles   restèrent  suspendues   dans  le   temple   de 
Junon,  où  on  put  les  voir  jusqu'à  la  prise  de  Carthage.  (Pline,  liv.  VI,  p.  36.) 

(3)  Geographi  graeci  minores,  t.  I,  p.  xxxi,  et  tabula,  pi.  1. 

(4)  SÉNÉQUE,    Nuturalium    Quaestionum,    liv.    IV,  p.    2.  —   Plutarque, 
liv.  IV,  p.  1. 

(5)  Festus  AviÉsis,  Ora  maritima. 


44  HISTOIRE    DE   LA    MARINE    FRANÇAISE. 

Un  seul  fait  montrera  sa  science.  En  observant  Tombre 
portée  d'un  gnomon  à  midi  le  jour  du  solstice,  il  détermina 
l'obliquité  de  Técliptique  et  la  latitude  de  Marseille  à 
quelques  secondes  près  (1).  Le  premier,  il  remarqua  l'in- 
fluence du  cours  de  la  lune  sur  le  mouvement  des  marées, 
et  il  e'tablit  la  distinction  des  climats  par  la  différente  lon- 
gueur des  jours  et  des  nuits.  On  ne  sait  rien  d'autre  de 
Pythéas,  pas  même  l'époque  de  sa  vie,  que  l'on  fixe  approxi- 
mativement au  quatrième  siècle  avant  notre  ère.  Le  voyage 
de  circumnavigation  qui  lui  fut  confié  était  organisé,  sem- 
ble-t-il,  aux  frais  de  quelques  particuliers  marseillais  (2). 

L'expédition  ne  perdit  point  de  vue  les  côtes.  Elle  fran- 
chit en  cinq  jours  la  distance  de  Gadès  au  cap  Sacré;  en 
trois  autres,  elle  atteignit  l'île  d'Uxidan  (Ouessant);  là,  un 
large  détroit  s'ouvrait  entre  la  Celtique  et  une  île  immense, 
la  Bretagne. 

Sur  la  gauche,  était  lerné,  l'Irlande,  que  la  sauvagerie 
des  habitants,  réputés  anthropophages,  rendait  peu  acces- 
sible. Les  Bretons,  de  mœurs  simples,  sobres,  sagement 
gouvernés,  avaient  un  tout  autre  attrait,  d'autant  que  le 
commerce  trouvait  son  compte  à  l'exportation  du  blé  con- 
servé dans  leurs  silos  souterrains,  du  bétail,  de  l'or,  de  l'ar- 
gent et  du  fer  (3).  Ajoutez  l'étain  :  si  Pythéas  ne  toucha  pas 
aux  Sorlingues,  il  put  voir  arriver  à  marée  basse  dans  l'île 
de  Mictis  (Wight)  des  chaiùots  remplis  de  ce  métal  :  fondu 
en  forme  de  dés  à  jouer,  l'étain  était  transporté  en  Celtique 
pour  gagner,  par  le  Rhône,  Marseille  (4). 


(1)  43  degrés  5  minutes  de  l'êquateur.  (STnABON,  liv.  II,  p.  115.  —  Pto- 
LÉMÉE,  rispi  T^ç  yewypatpwïjc,  liv.  II,  p.  10.) 

(2)  De  Bougainville,  Sur  l'origine  et  les  voyages  de  Pythéas,  dans  les 
Mémoires  de  l' Académie  des  Inscriptions,  t.  XIX,  p.  146-165.  —  D'An- 
viLLE,  Sur  la  navigation  de  Pythéas  a  Thulé,  Ibid.,  t.  XXXVII,  p.  436- 
442. 

(3)  SrnAitoK,  liv.  IV,  cli.  v,  p.  2-5. 

(4)  DioDOHE  DE  Sicile,  liv.  V,  p.  22. 


M  A  H I  N  I;;    C;A  L  L  O  -  R  O  M  A  I  N  E . 


l'ythcas  reconnut  la  l'orme  triangulaire  de  la  liretagne, 
dont  il  longea  deux  côtés  :  doucst  en  est,  de  Bclcrion  jus- 
qu  à  Caution,  il  compta  sept  mille  cinq  cents  stades;  de 
Caution  jusqu  au  promontoire  le  plus  septentrional,  Orcas, 
une  exagcralion  fantastique  lui  fît  noter  vingt  mille  stades, 
près  de  quatre  mille  kilomètres  (I).  Dans  le  sud,  le  jour  le 
plus  long  avait  jusqu'<à  dix-sept  heures;  dans  le  nord,  dix- 
neuf  (2).  »  Les  régions  voisines  de  la  zone  glaciale  n'ont, 
dit-il,  en  fait  de  plantes  et  de  fruits,  presque  aucune  de  nos 
espèces  cultivées.  Les  habitants  se  nourrissent  de  millet, 
d'herbes,  de  légumes  et  de  racines  sauvages;  leur  boisson 
habituelle  est  une  liqueur  tirée  du  miel  et  du  froment; 
faute  d'un  soleil  sans  nuages,  ils  battent  leur  blé  dans  des 
granges  (3).  » 

Pythéas,  quittant  Orcas,  s'était  hardiment  lancé  au  large, 
le  cap  sur  le  nord.  La  brièveté  de  la  nuit,  qui  n'était  plus 
que  de  deux  ou  trois  heures,  facilitait  la  navigation.  A  six 
journées  de  la  Bretagne,  il  arrivait  aux  limites  du  monde 
habité,  à  une  terre  qu  il  nomma  Thulé.  »  La  durée  du  jour 
y  est  de  vingt-quatre  heures;  le  soleil  ne  quitte  pas  l'ho- 
rizon. Au  delà,  il  ne  subsiste  ni  terre,  m  mer,  ni  air,  mais 
un  composé  des  trois  éléments,  quelque  chose  comme  le 
poumon  de  mer  (4),  une  matière  qui,  enveloppant  de  tous 
côtés  la  terre,  la  mer,  tout  l'univers,  en  est  comme  le  lien 
commun,  et  à  travers  laquelle  on  ne  peut  ni  naviguer  ni 
marcher  (5).  »  Notez  que  cette  énergique  métaphore  du 
poumon  de  mer  était  si  exacte  et  si  bien  appropriée  à  la 
mer  Glaciale  qu'elle  est  encore  employée  par  les  Norvé- 
giens (6). 

(1)  DiODORE  DE  Sicile,  liv.  V,  p.  22.  —  Pli>e,  Hv.  IV,  p.  30. 

(2)  Pline,  liv.  II,  p.  77. 

(3)  Strabon,  liv.  IV,  ch.  V,  p.  5. 

(4)  Zoophyte  sporijrieux. 

(5)  Pline,  liv.  II,  p.  75. 

(6)  BoL'GAiNViLLE,  article  cité,  p.  153. 


i(i  HISTOIRE    1)K    1.A    ^[  AH  I  N  K    F  R  A  ,N  C  A  I  S  P;. 

Quels  étaient  les  rivages  découverts  par  le  Marseillais? 
La  description  qu'il  donne  de  certaines  eaux  qui  s'élèvent  à 
quatre-vingts  coudées  de  hauteur  a  fait  songer  au  grand 
Geiser  :  il  aurait  touché  l'Islande  (1).  Mais  la  durée  de  la 
navigation  de  Pythéas  et  la  distance  de  trois  mille  stades 
qu'il  assigne  à  son  parcours  à  partir  d'Orcas  conduisent 
aux  îles  Shetland  et  fixent  positivement  dans  cet  archipel 
l'ultima  Thule  du  monde  antique  (2). 

Le  voyage  d'exploration,  si  loin  qu'il  eût  été  poussé, 
n'avait  pas  encore  atteint  son  but  :  la  région  de  l'ambre 
n'était  pas  trouvée.  Au  retour  de  Thulé  (3),  le  navigateur 
tourna  à  l'est  et  côtoya  le  continent  depuis  l'embouchure  dvi 
Rhin  jusqu'au  Tanaïs,  l'Elbe  sans  doute,  qui  se  déchargeait 
dans  le  golfe  Mentonomon.  Le  premier,  il  parla  des  Ostions, 
des  Guttons  et  des  Teutons,  que  les  llomains  retrouvèrent 
trois  siècles  plus  tard  dans  les  mêmes  pays  (4).  Ces  peuples 
faisaient  commerce  de  l'ambre,  précieuse  déjection  de 
l'Océan,  que  les  flots,  chaque  printemps,  déposaient  sur  les 
bords  d'une  île  du  golfe.  Cette  île,  appelée  Abalon  ou 
AIjalcia  (5),  reçut  des  Romains  le  nom  de  Glessaria,  préci- 
sément à  cause  de  l'ambre  qu'ils  y  récoltèrent  ((î). 

Les  notions  que  Pythéas  rapporta  de  son  voyage,  consi- 
gnées par  lui  dans  une  Description  de  l Océan,  Tuept  toû  wKsavoû, 


(1)  Pline,  liv.  II,  p.  99.  —  Bessel,  Uebcr  Pythéas  von  Massilieii,  p.  41. 
Pythéas  ne  localise  pas  le  phénomène  et  dit  seulement  (ju'il  a  lieu  au  nord 
de  la  Brcta{;ne  :  «  Octogenis  cubitis  supra  Britanniam  intumescere  Pythéas 
Massiliensis  auctor  est.  » 

(2)  Des  Hébrides  aux  Orcades,  dit  Solin  au  m*  sièile,  les  navigateurs 
mettent  sept  jours  et  sept  nuits,  et  des  Orcades  à  Thulé,  cinq  jours  et  cinq 
nuits.  [Poljhistor,  cap.  xxu.)  —  Lei,ewel,  Pythéas  de  Marseille  et  la  (géo- 
graphie de  sou  temps.  Paris,  in-8°,  p.  34. 

(3)  Et  non  point,  comme  le  veulent  certains  critiques,  dans  un  second 
voyage  qui  aurait  été  de  Gadès  au  Tanaïs.  Lelewel  (^Pythéas,  p.  38,  note  97) 
montre  comment  il  faut  interpréter  le  texte  de  Strabon. 

(4)  Tacite,  Germania,  p.  2. 
(^5)  Pline,  liv    XXXV 11,  p.  2. 

(6)    Pline,  liv.  IV,  p.  28  :  Glessaria  vient  de  Glessuni,   «  ambre  jaune.  » 


M  A  Kl  M'.    (;aI,I.()-H(>MAKN  k 


et  dans  un  Période  ou  Périple  de  terre,  TCcptwâoç,  arrivaient 
chez  les  Grecs  au  moment  où  les  conquêtes  d'Alexandre 
révolutionnaient  la  science  et  ouvraient  à  la  géographie  et  à 
l'histoire  naturelle  le  monde  inconnu  de  l'Inde.  C'était,  pour 
le  Marseillais,  une  terrible  concurrence.  De  ses  récits, 
l'école  aristotélique  tint  à  peine  compte  (1).  A  devancer 
son  siècle,  à  déplacer  le  nombril  du  monde,  l'ombilic  sacro- 
saint  que  la  poésie  fixait  à  Delphes,  il  gagna  d'être  traité  de 
hâbleur.  Le  poumon  de  mer  !  Quel  grossier  artifice  de  char- 
latan (2)  !  Et  Thulé,  quel  autre  voyageur  en  a  jamais 
parlé  (3)  ?  Mais  jjientôt  les  détracteurs  se  firent  les  pla- 
giaires de  leur  victime  ;  et  ce  fut  un  bonheur.  Des  ouvrages 
de  Pythéas,  il  ne  nous  est  parvenu  que  les  plagiats  à  la  se- 
conde puissance  de  Strabon,  de  Pline  et  de  Diodore  de 
Sicile  (4). 

Les  guerres  puniques  furent,  pour  Marseille,  l'occasion 
de  satisfaire  sa  haine  invétérée  contre  Carthage.  Dès  que 
Rome  fut  devenue  une  puissance  maritime  et  que  les  vic- 
toires navales  de  Duilius  en  Sicile  et  do  Cneius  Scipion  aux 
embouchures  de  l'Ebre,  en  200  et  en  218,  eurent  ébranlé  la 
suprématie  des  flottes  puniques,  Marseille  se  rangea  du  côté 
des  vainqueurs.  A  cette  alliance,  chaque  partie  avait  son 
profit.  Isolée  au  milieu  de  peuplades  hostiles,  l'une  avait 
besoin  d'mi  appui  moral  et  matériel;  l'autre,  éprise  du 
génie  de  la  civilisation  grecque,  trouvait  plus  commode 
d'envoyer  les  fils  de  ses  patriciens  achever  leur  éducation  à 
Marseille  plutôt  qu'à  Athènes.    D'autre  part,  les  flottes  ro- 


(1)  Dieéarque  et  Hécatée  il'Abdère,  plutôt  qne  d'admettre  les  données 
de  Pythéas,  conservent  les  préju{;és  de  l'époque  sur  l'Océan  inconnu  et  sur 
les  Ilvperboréens.  (Lelewkl,  Pythéas,  p.  44.) 

(2j   l'oLYDE,  dans  Strabon,  liv.  II,  eh.  iv. 

(3)  Strabon,  liv.  I,  cli.  iv,  p.  2  ;  liv.  II,  ch.  i,  p.  18. 

(4)  Strabon  n'a  connu  Pythéas  qu'à  travers  Hipparque  et  Polvbe;  Dio- 
dore de  Sicile,  à  travers  Timée  de  Tauromenium  ;  Pline  se  sert  également 
d'ouvrages  de  seconde  main.  (Lelewel,  Pythéas,  p.  25.) 


4.8  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

maines  envoyées  contre  les  Carthaginois  d'Espagne  avaient 
où  se  ravitailler,  où  rencontrer  sur  leur  roule  des  ajjris  et 
des  magasins  d'armes,  car  les  Massaliotes  entretenaient,  en 
quantité  et  toujours  prêts,  des  navires,  des  apparaux,  des 
machines  pour  armer  les  vaisseaux  et  assiéger  les  villes  (1). 
C'est  dans  leur  port  que  Scipion  l'Africain,  lancé  à  la  pour- 
suite d'Annihal,  fit  escale  avec  ses  soixante  galères  :  il  arri- 
vait trop  tard,  du  reste,  pourharrerla  route  à  rennemi,  qui 
venait  de  franchir  le  llliùne  à  quatre  journées  de  marche  en 
amont  (218)  (2). 

En  retour  de  ses  hons  offices,  la  cité  phocéenne  appela 
les  légions  transalpines  au  secours  de  ses  colonies  d'Antibes 
et  de  Nice,  menacées  par  les  tribus  des  (3xyles  et  des  Dé- 
céates  :  ainsi  commença  l'infilti'ation  romaine  dans  la  Gaule. 
Le  consul  Sextius,  après  avoir  chassé  du  littoral,  depuis 
Marseille  jusqu'en  Italie,  les  barbares  que  les  Massaliotes 
n'avaient  pu  refouler,  fit  don  de  ses  conquêtes  à  la  répu- 
blique phocéenne  ;  il  se  contenta  d'établir  une  garnison  non 
loin  de  Marseille,  dans  une  localité  qui,  de  son  nom,  s'ap- 
pela Aquœ  Sextiœ,  Aix  (123). 

La  première  colonie  latine  en  Gaule  fut  fondée,  cent  dix- 
huitans  avant  notre  ère,  à  Narho,  sur  V Atax,  ville  forte  défen- 
due par  une  enceinte  de  murailles  mégalithiques  qui  abri- 
taient le  port  le  plus  considérable  de  la  Celtique.  Les  colons 
romains,  partis  d'Ostie  sous  le  commandement  d'un  jeune 
orateur,  Licinius  Crassus,  débarquèrent  aux  embouchures 
de  l'Aude  et  entrèrent  dans  Narbonne,  serrés  autour  de  leur 
étendard  (3). 

Dès  lors,  la  domniation  romaine  se  propagea  avec  rapidité 
dans  la  Gaule  méridionale   riveraine  de   la  Méditerranée, 

(1)  SlRABON,  liv.  IV,  cil.  1,  p.  5. 

(2)  ïiTE-LivE,  liv.  XXI,  p.  20,  26.  —  Polybe,  liv.  III,  p.  43  et  suiv. 

(3)  Velleius  PATEUcrLUS,  Histoiia  romaua^  liv.  I,  p.  15.  —  Cf.  les  textes 
réunis  dans  l'Histoire  f/énéralc  du  Latitjiiciloc,  de  Dom  Vaissettk,  nouv. 
éd.  Toulouse,  l'iival,  1872,  in-4",  t.  1,  p.  9G,  n.  3. 


MARINE   G.U.LO-ROMAINE.  49 


qui  devint  une  province  romaine  sous  le  nom  de  Gaule 
Narbonnalse.  Elle  profita  de  l'état  de  division  des  nom- 
breuses Irihus  qui  couvraient  le  territoire  gaulois  pour  se 
ménager  des  intelligences  près  des  Eduens  (Autun)  et,  peu 
à  peu,  étendre  ses  conquêtes. 

César,  en  d'immortelles  campagnes  qui  durèrent  neuf  ans 
et  dont  il  a  consigné  le  récit  dans  ses  Commentaires  et 
dans  la  Guerre  gàllique,  vint  à  bout  de  tribus  qui  se  sou- 
levaient dès  qu'il  s'éloignait  et  d'assaillants  qui  surgissaient 
sans  cesse,  mais  sans  plan  de  campagne,  sans  cobésion. 
Je  n'ai  point  à  m'occuper  ici  de  la  conquête  de  la  Gaule 
continentale.  Je  me  borne  au.\  combats  navals  que  César 
eut  à  soutenir,  et  d'abord  contre  les  Marseillais. 

César  avait  franchi  le  Rubicon,  en  accusant  Pompée  d'as- 
pirer à  la  dictature.  Au  printemps  de  l'an  49  avant  Jésus- 
Christ,  il  avait  refoulé  les  troupes  de  son  luval,  qui  fuyaient 
de  toutes  parts  ,  et  il  revenait  du  fond  de  l'Italie  avec  le 
dessein  de  passer  en  Espagne  et  d'achever  la  défaite  du 
parti  adverse.  Les  Marseillais  lui  barrèrent  la  route,  man- 
dèrent leurs  alliés  et  voisins,  les  montagnards  Albices,  et 
réparèrent  leurs  murailles.  Pour  les  bloquer.  César  n'avait 
point  de  flotte  ;  en  trente  jours,  il  en  créa  une.  Des  chantiers 
d'Arles  sortirent  vingt-dcu.v  vaisseaux,  construits  sur  le  mo- 
dèle des  navires  bretons  qu'il  avait  vus  l'année  précédente, 
la  carène  et  les  varangues  en  bois  léger,  les  bordages  en 
cuir  soutenu  par  des  branches  d'osier.  Ils  vinrent  s'embos" 
ser  en  face  de  Marseille,  proljablement  dans  cette  partie 
du  golfe  où  le  nom  de  Frioul  {fretum  Jidii)  rappelle  la  croi- 
sière césarienne  (1),  puis  ils  reculèrent  du  côté  d'Hyp;ra, 
c'est-à-dire  de  l'Ile  du  Levant. 

Ainsi    provoquée ,    la    flotte    marseillaise    de    Domitius 
s'avança  en  un  gros  de  dix-sept  vaisseaux  longs,  onze  d'entre 

(1)  Méry  et  GtiSDON,  Quv.  cité,  t.  I,  p.  57. 

I.  4 


50  HISTOIRE    DE    LA    MARINE   FRANÇAISE. 

eux  pontés,  et  le  tout  précédé  d'une  nuée  de  petits  bateaux. 
Fins  manœuvriers,  leurs  navires  ])attant  neufs,  les  Marseil- 
lais cherchaient  à  environner  les  bâtiments  romains,  mau- 
vais marcheurs,  alourdis  par  une  membrure  de  bois  trop 
vert  et  gauchement  gouvernés  par  des  pilotes  encore  inha- 
biles. Le  préfet  de  la  flotte  romaine,  Decius  Brutus,  avait 
tout  contre  lui.  Les  créneaux  qui  s'ouvrent  dans  sa  ligne 
facilitent  la  manœuvre  des  Marseillais  en  leur  permettant 
d'attaquer  en  nombre  chaque  navire.  Cerné  par  eux,  le 
brave  Catus  essaie  de  saisir  une  de  leurs  enseignes;  il  est 
tué.  Mais  voici  que  les  harpons  des  Romains  ont  accroché 
les  légers  bâtiments  de  la  cité  phocéenne  et  les  main- 
tiennent immobiles.  Un  corps  à  corps  terrible  s'engage 
entre  les  vieux  légionnaires  de  César,  tous  soldats  de  pre- 
mier rang,  et  les  rudes  montagnards  ou  les  patres  de  Do- 
mitlus.  Ici  une  main  de  fer  atteint  Lycidas,  et  de  sa  griffe 
lui  laboure  le  corps.  Là  un  plongeur  phocéen  étouffe  sous 
les  ondes  les  naufragés  ennemis.  Le  pilote  Telon  é ventre 
une  carène  romaine  et  tombe  frap})é  à  mort.  Gyarée  vole  au 
secours  de  son  frère  d'armes;  une  flèche  le  cloue  au  bor- 
dape.  Une  galère  phocéenne  chavire,  une  autre  flambe. 
Bref  les  Marseillais,  vaincus  après  une  résistance  acharnée, 
reculent  vers  le  port  en  laissant  sur  le  lieu  de  la  bataille 
neuf  galères  (1). 

Marseille  était  vaincue,  non  pas  domptée.  De  guerre  lasse, 
César  en  abandonna  le  siège  à  ses  lieutenants  Trebonius  et 
Brutus.  Les  assiégés  reçurent  avis  qu'un  lieutenant  de  Pom- 
pée, L.  Nasidius,  leur  amenait  un  renfort  de  seize  navires, 
armés  pour  la  plupart  du  rostre .  Pour  forcer  le  blocus  et  don- 
ner la  main  à  ces  alliés,  de  vieilles  trirèmes  furent  tirées  de 

(1)  CÉSAR,  De  bello  civili,  liv.  I,  p.  54-58.  —  Luc.ilN,  Pliarsale,  liv.  III, 
vers  565.  Mnis  voyez  les  ré.^erves  formelles  qu'un  archéologue  compétent 
fait  sur  la  fidélité  de  la  narration  de  Lucain,  (Jal,  la  Flotte  de  César.  Paris, 
1861,  in-8°,  p.  56.) 


MARINE    GALLO-ROMAINE.  51 

l'arsenal,  des  barques  de  pécheurs  furent  pontées  et  parnies 
de  machines.  Jeunes  gens  et  vieillards,  répondante  un  appel 
nominal,  s'embarquèrent  en  masse.  Du  haut  des  collines 
voisines,  les  soldats  deTrebonius  assistèrent  à  la  scène  tou- 
chante du  départ.  La  population  sur  le  rivage,  les  gardes  sur 
les  remparts  imploraient  à  grands  cris  les  dieux  pour  ceux  qui 
s'éloignaient.  Les  Marseillais  parvinrent  à  rallier  Nasidius 
en  face  de  l'acropole  de  Tauroentum,  une  de  leurs  colonies. 

Au  fond  du  golfe  des  Lèques  (1),  dans  le  Var,  le  sol  est 
jonché  de  ruines.  C'est  là  que  fut  Tauroentum.  Sur  le  ri- 
vage, on  voit  les  vestiges  d'un  amphithéâtre  tourné  vers  la 
mer  :  on  estime  qu'il  fut  taillé  dans  le  roc  pour  permettre 
aux  habitants  de  jouir  du  spectacle  des  jeux  nautiques  et 
des  naumachies  (2).  Le  spectacle,  ce  jour-là,  fut  autrement 
palpitant  :  la  naumachie  n'avait  plus  rien  de  simulé,  et  de 
l'issue  de  la  bataille  dépendrait  le  sort  non  seulement  de  la 
mère-patrie,  mais  de  la  colonie  elle-même. 

Les  Marseillais,  poursuivis  par  la  flotte  césarienne,  firent 
face  :  dans  l'ordre  de  bataille,  ils  occupaient  l'aile  droite, 
Nasidius  l'aile  gauche. 

Devant  eux,  la  flotte  de  Brutus,  augmentée  de  six  prises, 
s'étendait  en  une  ligne  très  lâche  qui  fut  vite  trouée.  Instruits 
par  l'expérience,  les  Marseillais  ont  pour  tactique  d'éperon- 
ner  leurs  adversaires,  de  les  couvrir  de  flèches,  mais  de  refu- 
serl'abordage  :  aussitôt  que  le  harpon  d'un  césarien  accroche 
un  des  leurs,  ils  accourent  en  nombre  pour  le  dégager.  Ils 
ont  reconnu  à  son  enseigne  le  vaisseau  de  Brutus  :  des  deux 
côtés  à  la  fois,  deux  trirèmes  s'élancent  pour  le  broyer  entre 
leurs  masses.  Elles  vont  toucher  le  but,  quand  Brutus  jette 

(1)  Var,  aiTontlisscuicnt  Toulon-sur- >Ier,  canton  le  Beausset,  commune 
Saint-Gyr-de-Provence. 

(2)  Magl.  GiHaud,  Mémoire  sur  Tauroentinn  ou  Recherches  archéolo- 
giques, topo  graphiques  et  historico-criliques  sur  cette  colonie  phocéenne, 
dans  les  Mémoires  présentés  par  divers  savants  à  l'Académie  des  Inscrip- 
tions, 2"  séricj  t.  III  (1854),  p.  4. 


52  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

un  ordre,  son  navire  fait  un  brusque  écart,  et  les  trirèmes 
emportées  par  leur  élan  se  choquent  avec  fracas  :  l'une  brise 
son  éperon,  l'autre  son  avant.  Pantelantes,  engagées  l'une 
dans  l'autre,  elles  reçoivent  le  coup  de  grâce  des  Romains, 
qui  les  éventrent  et  les  coulent  bas.  Ce  fut  le  commence- 
ment de  la  débâcle.  Cependant  l'intervention  de  l'aile 
gauche,  qui  n'avait  pas  encore  donné,  eût  facilement  rétabli 
le  combat.  Sans  écouter  les  supplications  de  ses  alliés,  Na- 
sidius,  voyant  le  succès  compromis,  se  retira  lâchement 
dans  la  direction  de  l'Espagne.  Les  Marseillais  couvrirent 
sa  retraite,  mais  à  quel  prix!  Quatre  galères  étaient  prises, 
cinq  coulées  à  fond,  la  dernière  s'échappa  et  porta  à  la  mal- 
heureuse cité  la  nouvelle  de  la  catastrophe  (l). 

Marseille  résista  encore  :  elle  ne  se  résolut  à  capituler 
qu'à  l'approche  de  César,  qui  venait  de  soumettre  l'Espagne 
en  quarantejours.  Trésors,  vaisseaux,  armes,  machines,  elle 
livra  tout.  La  vigueur  de  sa  défense  en  avait  imposé  à 
César,  bon  juge  en  pareille  matière,  assez  pour  qu'il  fit 
occuper  la  ville  par  deux  légions,  douze  mille  hommes  {"2). 
Le  vainqueur  se  montra  —  contrairement  à  ses  habitudes 
—  d'une  magnanimité  rare.  Il  laissa  à  la  cité  l'autonomie 
dont  elle  avait  joui  dès  l'origine,  si  bien  qu'elle  ne  releva 
point  des  préfets  envoyés  dans  la  province  :  il  ne  lui  ôta 
même  pas  les  dépouilles  opimes  conquises  précédemment 
dans  des  batailles  navales  et  qu'on  pouvait  voir,  du  temps 
de  Strabon,  exposées  dans  divers  quartiers  de  la  ville  (3). 

Toutefois,  pour  contrebalancer  la  puissance  des  Marseil- 
lais, une  station  navale  fut  créée  en  Gaule.  Ce  fut  le  port  de 
César,  Forum  Julii,  Fréjus.  11  se  trouvait  assez  vaste  pour 
contenir  les  deux  cents  navires  de  guerre  que  l'empereur 
Auguste  y  envoya,  avec  un  importantcontingent  de  rameurs, 

(1)  Césvr,  De  hello  civili,  liv.  Il,  p.  3-8. 

(2)  Idem,  liv.  II,  p.  22. 

(3)  Strabon,  liv.  IV,  ch.  i,  p.  5. 


MARINE    GALLO-ROMAINE.  53 

après  la  victoire  d'Actium  (1).  Au  moment  de  rinsurrection 
de  Vitellius  (09  après  Jcsus-Chrisl),  des  troupes  navales  y 
étaient  encore  cantonnées  (2). 

Comblé  aujoiu'd'luil  par  les  alluvions  de  TArgons,  le  port 
de  Fréjus  est  à  un  kilomètre  dans  les  terres.  Une  enceinte 
circulaire,  partiellement  taillée  dans  le  roc,  paraît  être  un 
reste  de  l'ancien  port  de  César.  Comme  ouvrages  de  défense, 
Agrippa  avait  construit  au  bord  de  la  mer  la  citadelle  du 
couchant,  d'où  se  détachait  un  grand  môle  fortifié.  A  la 
naissance  du  môle,  une  haute  tour,  dont  les  ruines  s'élèvent 
encore  à  plus  de  vingt-quatre  mètres,  servait  de  phare  et  de 
poste  de  guetteurs.  Elle  communiquait  avec  la  citadelle  par 
des  chemins  couverts  où  on  pouvait  circuler  en  sûreté.  Une 
pente  en  maçonnerie  menait  du  port  vers  de  vastes  salles 
voûtées,  ménagées  dans  le  massif  de  la  forteresse  vraisem- 
blablement pour  servir  d'abris  aux  galères  romaines  (3). 


II 

LES    VÉNÈTES. 

Aux  populations  de  la  Gallia  comata,  de  la  Gaule  chevelue, 
non  comprises  dans  la  Province  romaine,  César  s'était  pré- 
senté comme  un  allié  prêt  à  les  aider  contre  les  Germains 
d'Arioviste.  L'attaque  repoussée,  il  resta  et  s'établit  en 
maître.  De  même  que  les  tribus  du  centre,  les  peuplades 
armoricaines,  c'est-à-dire  maritimes,  des  Veneti,  Unelli, 
Osismii,  Curiosolit;e,  Esuvii,  Aulerci  et  Redones  reconnurent, 
la  puissance  romaine  et   donnèrent  des    otages  (57    avant 

(1)  Tacite,  Annales,  liv.  IV,  p.  5. 

(2)  Tacite,  Ilistoriœ,  liv.  II,  p.  14. 

(3)  Charles  Texier,  Mémoires  sur  la  ville  et  le  port  de  Fréjus,  publiés 
dans  les  Mémoires  présentés  par  divers  savants  à  l'Académie  des  Inscrip- 
tions, 2^  série,  t.  II  (^1849),  p.  187,  195,  199. 


54  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

Jésus-Christ).  Mais  si  elles  acceptaient  d'être  amies  des  Ro- 
mains, elles  n'entendaient  pas  être  tributaires.  Leur  mécon- 
tentement éclata  quand  un  lieutenant  de  César,  Crassus, 
envoya  aux  subsistances  dans  leur  pays.  Vénètes,  Curioso- 
lites  et  Unellcs  retinrent  les  officiers  romains  et  récla- 
mèrent leurs  otages.  Toutes  les  tribus  riveraines  de  l'Océan 
depuis  la  Loire  jusqu'à  la  mer  Germanique  étaient  de  cœur 
avec  les  insurges. 

César  revint  en  hàtc  d'Illyric  povir  frapper  un  grand  coup 
contre  la  plus  puissante  des  nations  armoricaines,  la  tribu 
des  Vénètes.  Il  marcha  avec  les  troupes  de  terre,  soutenues 
par  les  navires  pictons  et  santons  de  son  jeune  lieutenant 
Dccimus  Brutus;  ses  autres  lieutenants  contenaient  le  reste 
des  insurgés. 

Les  oppida  armoricains  étaient  sis  sur  des  promontoires 
avancés,  coupés  à  la  gorge  par  un  profond  fossé,  ce  qui  les 
rendait  inaccessibles  aux  piétons  pendant  la  pleine  mer  et 
aux  navires  à  la  marée  basse.  Si  les  assiégeants  parvenaient 
à  contenir  la  mer  à  l'aide  de  digues,  les  assiégés,  voyant  la 
défense  compromise,  faisaient  approcher  leurs  navires  par 
l'autre  côté  du  promontoire  et  se  retiraient  dans  les  îles  voi- 
sines, où  les  mêmes  avantages  perpétuaient  la  résistance  (1). 

L'archipel  fortifié  où  se  déroulait  la  lutte  était-il  le  Mor- 
bihan ?  Certains  géographes  en  doutent  :  ce  n'était,  disent- 
ils,  qu'un  simple  marais,  plus  tard  effondré  par  une  oscilla- 
tion de  la  côte;  ils  proposent  comme  théâtre  de  la  guerre 
l'archipel  qui  l»ordait  la  frontière  (en  celt.  icoranda  —  Gué- 
rande)  {"1)  des  Vénètes  et  dont  l'existence  est  affirmée  par 
les  vestiges  du  détroit  qui  isolait  le  Croisic  du  conti- 
nent (;i).  Il  semble  néanmoins,  à  la  seule  inspection  de  la 

(1)  CÉSAR,  Belli  Galliii,  liv.  II,   cli.  xx.xiv,  et  liv.  111,  cli.  viii  et  suiv. 

(2)  Julien  IIavkt,  Igoranda  ou  Icoranda,  "  frontière.  "  Note  de  topo- 
nymie gauloise.  [Revue  archeoloijigite  fl892),  p.  170-175.) 

(3)  Le  Grand  et  le  Petit  Traict.  Les  îles  qui  semaient  alors  la  côte  se  se- 


MARIXK    GALLO-ROMAINE  55 

presqu'île  de  Ruis  et  de  ses  nombreux  promontoires,  que  la 
topographie  des  lieux  réponde  à  la  description  du  conqué- 
rant romain  (1). 

Fatigué  de  se  consumer  en  efforts  impuissants,  César  s'ar- 
rêta, attendant,  pour  reprendre  l'offensive,  l'arrivée  de  la 
flotte  que  Crassus  construisait  sur  la  Loire.  De  la  mer  Inté- 
rieure, Decimus  Brutus  en  amenait  une  seconde  (2)  ou  tout 
au  moins  des  équipages  recrutés  dans  la  Province  narbon- 
naise.  Les  deux  escadres,  ayant  fait  leur  jonction  sous  le 
commandement  de  Brutus,  se  portèrent  vers  la  côte  guéran- 
daise. 

A  peine  la  flotte  romaine  vonait-cUe  de  quitter  la  Loire, 
que  les  jVénètes,  avertis  par  leurs  sentinelles,  accouraient 
sur  elle.  Ils  avaient  environ  deux  cent  vingt  nefs  aux  carènes 
assez  plates  pour  glisser  sur  les  bas-fonds  et  aux  joints  bou- 
chés avec  des  algues  humides,  de  peur  f|ue  les  l);Uiiucnts 
tirés  sur  le  rivage  ne  se  consumassent  faute  d'humidité  (3). 
Tout,  en  elles,  était  disposé  pour  braver  la  violence  de  la 
tempête  :  des  bordages  de  chêne,  vuie  proue  très  haute, 
une  poupe  surélevée;  comme  bancs,  des  poutres  d'un  pied 
d'épaisseur  attachées  par  des  chevrons  de  la  grosseur  d'un 
pouce;  des  peaux  souples  en  guise  dévoiles,  et  pour  retenir 
les  ancres,  des  chaînes  de  fer  au  lieu  de  cordages. 

Elles  s'avançaient  en  une  masse  compacte,  prête  à  écraser 

raient  soudées  au  continent  par  l'exhaussement  du  sol.  (Siochan  de  Ker- 
SABiEC,  Etudes  archéologùjin's.  Coilnlon,  Saniuites,  Venètes,  Narnnetes. 
Nantes,  1868,  gr.  in-8''.  —  Ernest  Desjardins,  Géographie  Instoriijue  et 
administrative  de  la  Gaule  romaine.  Paris,  1876,  in-8'',  t.  I,  p.  280,  284.) 

(1)  Promontoires  de  Penlan,  de  Penerf,  de  Penvins,  de  Kercambre,  de 
S.-Gildas,  etc.  (Alfred  Lallemakd,  Campagne  de  César  en  l'an  56  avant 
J.-C,  p.  42.) 

(2)  Dion  Gassius,  Histoire  romaine,  liv.  XXXIX,  p.  10,  trad.  Cougny, 
dans  les  Auteurs  grecs  concernant  l'histoire  des  Gaules,  publiés  pour  la 
Société  de  l'Histoire  de  France,  t.  IV,  p.  272.  Dion  Gassius,  érudit  du 
m'  siècle  (155-230),  a  compilé  toutes  les  sources  historiques  qu'on  possédait 
de  son  temps. 

(3)  Strabon,  liv.  IV,  ch.  IV,  p.  1. 


56  HISTOIRE    DE    LA    MARINE   FRANÇAISE- 

les  bâtiments  romains.  Brutus  se  tenait  coi  au  mouillage,  ne 
sachant,  pas  plus  que  les  tribuns  et  centurions  commandant 
les  vaisseaux,  quel  genre  de  combat  adopter  contre  des 
navires  à  l'épreuve  de  l'éperon  et  des  projectiles.  Les  tours 
élevées  sur  les  ponts  n'atteignaient  même  pas  la  poupe  des 
Vénètcs.  Seule  l'agilité  des  navires,  tous  munis  de  rames, 
constituait  un  avantage. 

Dans  leur  désarroi,  les  Romains  ne  songeaient  pas  à  en 
tirer  parti  :  ils  prenaient  même  des  mesures  pour  aljan- 
donner  complètement  les  bateaux,  au  mépris  de  ce  senti- 
ment que  César,  par  un  souci  constant  de  panégyrique 
personnel,  leur  prête  bénévolement  :  suivant  lui,  le  fait  de 
combattre  sous  les  yeux  de  César  qui  était  campé  sur  les 
hauteurs  d'alentour  aurait  électrisé  les  soldats  et  décidé  de 
la  bataille  (1).  La  cause  fut  tout  autre. 

(i  Le  vent  tout  à  coup  toml>a,  le  flot  s'aplanit,  les  pesants 
vaisseaux  des  Yénètes  restèrent  sur  place.  Brutus  alors 
jDrcnd  courage,  se  porte  à  leur  rencontre,  tombe  dessus  »  , 
s'acharne  avec  plusieurs  buliments  contre  un  seul,  lançant 
ses  troupes  à  l'abordage  de  plusieurs  côtés  à  la  fois;  il  coule 
jjas  certains  ])àtiments,  amarine  les  autres,  malgré  la  valeu- 
reuse résistance  de  ses  adversaii'cs;  il  recule  même  quand 
il  a  le  dessous,  mais  multiplie  impunément  ses  redouta- 
IjIcs  maud'uvrcs.  Les  Vénètes  ne  pouvaient  remuer;  ils 
étaient  décimés  à  dislance  sans  pouvoir  riposter,  ayant  eu 
l'imprudence  de  n'emporter  ni  arcs  ni  projectiles.  De 
désespoir,  beaucoup  se  tuaient  ou  sautaient  à  la  mer  pour 
escalader  les  navires  ennemis  (2).  Dans  la  crainte  de  voir 
échapper  leur  proie,  si  quelque  brise  s'était  levée,  les  Ro- 
mains déchiraient  les  voiles  des  Vénètes  et  coupaient  les 
cordages  avec  des  faux  emmanchées  au  bout  d'une  longue 

(1)  CÉSAïi,  Bclli  Gallici,  liv.  III,  chap.  vni  à  xvi. 

(2)  Dion  Gassius,    Histoire  romaine,   liv.  XXXIX,    ch.    xli-xliii,    trad. 
Cougny.  [Auteurs  grecs  concerittnil  l'histoire  des  Gaules,  {.  IV,  p.  274-279.) 


MARINE    GALLO-ROMAliNE.  57 

hampe.  La  bataille  dura  depuis  heure  de  quarto,  dix  heures, 
jusqu'au  coucher  du  soleil.  Elle  fut  décisive  :  fort  peu  de 
navires  vénètes  s'enfuirent  à  la  faveur  de  la  nuit;  Télite  de 
la  nation  avait  péri,  tous  les  survivants  furent  faits  prison- 
niers; César,  sans  conimiscration  pour  la  bravoure,  se  Ht 
le  boucher  de  tout  un  peuple  :  il  égorgea  le  Sénat  des 
Vénètes  et  vendit  le  reste  de  la  nation  à  l'encan,  n  Voilà  un 
grand  homme  qui  ressemble  bea\i(Oup  au  dernier  des  misé- 
rables (1)!  '1   (50  ans  av.  J.-G.) 


III 

LA     FLOTTE     RRITANNIQUE.     —    ROULOGNE. 

Un  dernier  espoir,  habituel  aux  vaincus,  survivait  à  la 
défaite  :  l'espoir  d  une  intervention  étrangère.  En  Grande- 
Bretagne,  ils  comptaient  des  alliés.  Mais  César  veillait. 
Comme  s'il  eût  entrevu  le  grand  exode  qui,  cinq  siècles  plus 
tard,  peupla  de  Bretons  l'Armorique,  il  para  une  attaque 
possible  en  portant  outre-mer  la  terreur  du  nom  romain. 
Tout  concourait  contre  son  audacieuse  entreprise ,  et 
l'ignorance  des  lieux,  et  l'ahsence  d'inie  base  d'opérations. 
Sur  la  grandeur  et  la  population  de  l'île,  il  n'avait  pu  obtenir 
des  marchands  qui  la  fréquentaient  et  du  triérarque  Gains 
Volusenus  envoyé  à  la  découverte  aucun  renseignement.  Il 
partit  néanmoins  du  point  où  les  rivages  de  la  Gaule,  s'in- 
fléchissant  vers  le  nord,  se  rapprochent  de  la  Bretagne. 
Derrière  lui,  un  pays  insoumis,  le  pays  des  Morins;  devant 
lui,  des  troupes  massées  sur  la  plage  bretonne  ne  lui  lais- 
saient d'autre  alternative  que  la  victoire.  Par  surcroît,  ses 
quatre-vingts  nefs    de    charge,   calant  beaucoup,   ne  pou- 

(1)  Arthur  Le  Moyne  de  La  Bordeiue,    Histoire   de    Bretagne.    Pari», 
1896,  {jr.  ia-8»,  t.  I,  p.  77. 


.-)«  HISTOIRE    l>K    I.A    MARINE    FRANÇAISE 

vaient  serrer  d'assez  près  la  côte  pour  jeter  à  terre  ses  deux 
légions  et  restaient  impuissantes  sous  la  nuée  de  flèches  des 
Barbares. 

Sur  ces  entrefaites,  le  porte-enseigne  de  la  10*  légion 
précipita  l'attaque  en  se  jetant  à  la  mer,  l'aigle  au  poing. 
Les  soldats,  entraînés  par  son  exemple,  prirent  pied  sous 
les  charges  de  la  cavalerie  bretonne,  que  les  canots  des 
longues  nefs  et  les  machines  de  guerre  des  navires  éclai- 
reurs  finirent  par  déloger.  Dès  qu'elle  put  se  déployer  à 
l'aise,  l'infanterie  romaine  eut  vite  raison  des  insulaires. 
Ils  demandèrent  la  paix  :  des  négociations  étaient  engagées 
depuis  quatre  jours,  quand  un  accident  en  compromit  le 
succès.  Les  Romains  ignoraient  l'influence  de  la  pleine  lune 
sur  les  grandes  marées  de  l'Océan.  Une  nuit,  les  nefs  qu'ils 
avaient  tirées  sur  le  sable  et  les  ti'ansports  ancrés  au  large 
furent  balayés  par  la  mer  et  drossés  sur  la  côte  :  douze 
d'entre  eux  sombrèrent;  le  reste  ne  valait  guère  mieux, 
faute  d'outillage  pour  les  réparer.  On  ne  pouvait  songer  ni 
au  retour  ni  à  l'hivernage.  Le  moral  des  soldats,  prisonniers 
dans  l'île,  était  éljranlé  :  les  Bretons,  témoins  du  désastre, 
s'étaient  éclipsés;  bientôt  les  sentinelles  aperçurent  un 
nuage  de  poussière ,  indice  révélateur  de  troupes  en 
marche.  Guerriers  dans  les  chars,  cavaliers  et  fantassins 
avec  des  chiens  de  guerre,  les  Bretons  revenaient  à  la  charge, 
le  visage  bariolé  de  pastel  pour  se  donner  un  aspect  plus 
terrible.  César  les  reçut  de  pied  ferme,  toutes  ses  troupes 
rangées  en  bataille  en  avant  du  camp;  la  discipline  romaine 
triompha  pour  la  seconde  fois.  César  demanda  des  otages 
comme  gage  de  la  paix  et  regagna  le  continent.  Il  arrivait  à 
temps  pour  réprimer  une  révolte  des  Morins  (1). 

Édifié  désormais  sur  l'importance  de  l'île,  excité  aussi 
par   les    difficultés    de    la   conquête,    il    sut   proportionner 

(1)   CÉSAR,  Belli  Gallici,  liv.  IV,  clinp.  xx-xxxvii. 


MARINK    GALLO-ROM  AIlNE.  .-,9 

l'effort  au  résultat  à  atteindre.  Six  cents  transports  mixtes, 
des  actuaires  marchant  à  la  rame  et  à  la  voile  (1),  dont  il 
avait  tracé  le  modèle  viniforme,  furent  construits  par  ses 
légats  de  la  Morinic  pendant  l'hiver  de  l'année  55  à  54  : 
moins  lourds  que  les  hâtiments  de  charge  ou  onéraires  de  la 
Méditerranée,  ils  rentraient  par  la  largeur  de  leurs  flancs 
dans  la  catéjjorie  des  transports  à  chevaux,  des  liippa- 
gogae  (2).  Gréés  avec  des  apparaux  d'Espagne  et  renforcés 
par  les  hâtiments  de  la  campagne  précédente,  ils  embar- 
quèrent une  quarantaine  de  mille  hommes,  cinq  légions 
sur  huit,  la  moitié  de  la  cavalerie  romaine,  quatre  mille 
cavaliers  gaulois  avec  leurs  chefs  de  cités.  Quand  le  corus 
eut  cessé  de  souffler  du  Nord,  et  qu'un  soir,  au  coucher  du 
soleil,  la  brise  du  sud  se  fut  levée,  César  quitta  le  Portus 
Itius.  Le  lendemain,  dans  les  blancheurs  de  l'aube,  la  côte 
de  Bretagne  apparut  toute  blanche  elle-même.  Cette  fois, 
les  insulaires,  épouvantés  par  l'immensité  de  la  flotte,  ne 
disputèrent  point  le  rivage. 

César  les  poursuivit  à  travers  les  forêts  et  les  clairières, 
où  des  huttes,  protégées  par  des  al)atis  d'arbres,  leur  ser- 
vaient de  villes  fortes  (3).  Pendant  qu'il  poussait  vers  la 
Tamise  le  grand  chef  des  Bretons,  Cassivellaunus,  quatre 
rois  du  Cantium  (Kent)  attaquaient  à  l'improviste  le  castrinn 
navale  des  Romains  et  cherchaient  à  détruire  les  navires 
qu  on  avait  tirés  sur  le  rivage  à  l'abri  d'un  retranchement. 
Quintus  Atrius  lança  sur  les  assaillants  ses  dix  cohortes  de 
garde  et  trois  cents  cavaliers,  qui  les  l'cpoussèrent  et  rame- 
nèrent prisonnier  l'un  des  chefs,  Lugotorix.  Cette  victoire 
abattit  le  courage  des    Bretons;   ils    consentirent   à    payer 

(1)  Sur  les  Actuaires,  voyez  Gicéron,  Epistolœ,  liv.  XVI.  —  Isidore  de 
SÉviLLE,  Orig.,  liv.  XIX. 

(2)  Sur  ces  bâtiments,  voyez  Tite-Live,  Historiée,  liv.  XLIV,  p,  28. 

(3)  Strabon,  rsMypaçtxûv,  liv.  IV,  p.  Z-k,  éd.  et  trad.  Goufjny,  dans  les 
Extraits  des  auteurs  gréa  concernant  la  géographie  et  V histoire  des  Gaules, 
publiés  pour  la  Société  de  l'Histoire  de  France,  t.  I,  p.  149. 


tJO  lIISTOir.r,    l)K    [,A    MAlîlNE    FRANÇAIS!-; 

trihiil.  La  campagne  était  terminée  à  la  tin  de  rantomne54. 
César,  averti  des  mouvements  insurrectionnels  de  la  Gaule, 
repassa  la  mer  avec  toutes  ses  troupes  (l);  ses  projets  pré- 
maturés d'annexion  de  la  Bretagne  n'eurent  pas  de  suite 
immédiate.  On  montre  encore,  près  de  la  falaise  de  Piich- 
horough,  le  rempart  en  terre  qui  protégea  ses  vaisseaux. 

Pareille  fortune  n'était  pas  réservée  au  port  d'armement 
du  continent.  Du  Porlus  ïtius,  il  n'est  point  resté  de  ves 
tiges  apparents,  si  bien  qu'on  a  pu  le  placer  à  Wissant,  à 
Calais,  ailleurs  encore  (2).  La  question  a  fait  verser  des 
flots  d'encre;  contrairement  aux  controverses  de  ce  genre, 
elle  semble  avoir  abouti.  Le  Portus  Itius  était  sur  la  Liane, 
au  pied  et  en  amont  de  l'oppidum  gaulois  de  Gesoriacum. 
Le  nom  d'un  faubourg  de  Boulogne,  Brequerccque,  est  dû 
à  des  amas  de  briques  provenant  de  constructions  romaines. 
Près  de  là,  en  amont,  se  trouve  Isques.  C'était,  en  effet, 
dans  les  fleuves,  à  défaut  de  port  fermé,  que  les  flottes 
romaines  hivernaient  :  on  comprend  aussi  que  César  ait 
mis  ses  nefs  à  l'aigri  d'une  forteresse.  Longtemps  après,  les 
Romains  choisirent  pour  chef-lieu  d'une  préfecture  mari- 
time cette  même  cité  de  Gesoriacum,  dont  le  nom  gaulois 
fut  changé  en  celui  de  Bononia  Oceanensis,  Boulogne. 
L'entrée  étroite  du  port,  à  fond  de  roche,  donnait  sur  une 
vaste  baie  intérieure  protégée  contrôles  sables  par  la  falaise 
et  contre  l'ennemi  par  les  ouvrages  élevés  des  deux  côtés 
de  la  passe  (3). 

(1)  Cii.s.\R,  Belli  Gnllici,  liv.  V,  chap.  i-xxn. 

(2)  Sur  Portus  Iccius  ou  Itius,  voyez  le  résumé  des  discussions  et  la  cri- 
ti(|ue  des  diverses  opinions  par  E.  Des.iaudins,  Géoqrapliie  de  la  Gaule 
romaine,  t.  I,  p.  351,  note.  —  Cf.  aussi  le  Ms.  1381  desNouv.  acquisitions 
latines  de  la  Bibliothèque  nationale. 

(3)  Alors,  la  falaise  s'avançait  davantnjjo  :  au  xyn*^  siècle,  elle  servit  de 
carrière  de  pierres  et  fut  rognée  peu  à  peu,  ce  qui  provoqua  de  profondes 
perturbations  dans  les  courants  et  un  ensablement  progressif.  Quant  aux 
ouvrages  romains,  il  en  existait,  comme  on  va  le  voir,  un  sur  la  rive  droite  : 
en  face,  on  a  retrouvé  des  ruines  romaines  à  Chàtillon. 


MARINK    fJALLO-IlOMAlMv  61 


A  quelle  époque  la  garde  du  canal  britannique  ful-ellc 
confiée  aune  flotte  permanente?  C'est  ce  qu'il  serait  difficile 
de  préciser.  Vraisemblablement  postérieure  à  la  conquête 
définitive  du  })ays  morin,  c'est-à-dire  au  règne  d'Auguste, 
la  création  de  la  préfecture  de  Boidogne  se  rattache  aux 
projets  de  Claude  sur  la  Bretagne  ou  à  la  visite  de  Caligula, 
en  l'an  iO  de  notre  ère. 

A  Boulogne,  Caligula  ordonna  la  construction  d'un  phare 
qui  faciliterait  la  traversée  du  détroit  (1).  Le  nouvel  ouvrage 
rivalisa  par  ses  proportions  gigantesques  avec  le  fameux 
phare  d'Alexandrie,  dont  il  emprunta  du  reste  la  forme 
pyramidale.  Douze  étages,  en  retrait  d'un  pied  et  demi  les 
uns  sur  les  autres,  élevaient  le  feu  à  une  hauteur  de  deux 
cents  pieds  au-dessus  d'une  falaise  déjà  haute.  L'alternance 
des  assises  de  pierres  jaunes  et  grises  avec  des  briques 
rouges,  et  l'ouverture  d'iuie  grande  haie  sur  la  face  méri- 
dionale de  chaque  étage  donnaient  à  l'édifice  une  élégance 
et  un  éclat  incomparables.  Solidement  campe  sur  une  base 
octogone  de  soixante-quatre  pieds  de  diamèti'c  et  maçonné 
de  ce  ciment  très  dur  dont  les  Romains  avaient  le  secret,  il 
profda  pendant  des  siècles  sa  fière  silhouette  à  l'horizon 
de  la  Grande-Bretagne.  L'/iomme  vieil,  comme  on  l'appe- 
lait familièrement,  soutint  des  sièges;  au  xvi'  siècle,  il 
résistait  au  canon;  et  pour  le  laisser  écrouler  en  1644,  il  ne 
fallut  rien  moins  que  la  coupable  incurie  des  échevins  de 
Boulogne  (2).  Le  phare  fut,  cette  année-là,  complètement 
détruit. 

Nous   ne    savons   même  plus  pourquoi  on  le   nomma  la 
Tour  d'Ordre   :  on  a  vu  dans  ce  mot  une  déformation  de 


(1)  Suétone,  Vie  de  Calirjula,  paragraphes  44  et  46.  —  Dion  Cassius, 
Hisl.  rom.,  liv.  LIX,  p.  21  et  25. 

(2)  Voyez  pour  les  sources  la  notice  aussi  intéressante  que  documentée 
de  M.  E.  Egger,  Notice  sur  la  Tour  d'Ordre  à  Boulogne-sur-Mer,  dans  la 
Revue  archéologique,  nouvelle  série,  t.  VIII  (1863),  p.  410-421. 


6'i  HISTOIRE    I)K    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

turris  ai'dens,  puis  le  nom  d'une  ferme  voisine  (1),  qui  n'est 
peut-être  elle-même  qu'un  souvenir  du  corps  de  garde 
romain,  d'un  oi'do  quelconque,  manipule  ou  centurie. 

De  l'avitre  côté  du  détroit,  s'élevèrent  bientôt  deux  autres 
phares  avec  lesquels  la  Tour  d'Ordre  croisa  ses  feux  Ils 
bordaient  l'entrée  d'un  nouveau  port  romain,  Portus  Dubris, 
Douvres.  A  l'est  de  la  passe,  le  Pliaros  dresse  encore  sur 
une  hauteur  de  dix  mètres  trois  étages  de  sa  pyramide  octo- 
gone. Du  phare  de  l'ouest,  situé  sur  la  crête  d'une  haute 
falaise,  subsiste  un  pan  de  mur,  le  Braydenstone,  qui  ser- 
vait de  siège  au  lord  Warden  des  Cinq-Ports  dans  la  céré- 
monie ofHcielle  de  son  investiture  (2).  Et  ce  n'était  pas  un 
puéril  anachronisme.  Dans  ce  pays  de  traditions  aux  longues 
survivances,  le  lord  Warden  joua  longtemps  le  rôle  du 
préfet  de  la  flotte  britannique  ou  plutôt  du  Comes  littoris 
saxonici  du  V  siècle.  Les  Cinq-Ports,  dont  la  juridiction 
embrassa  tout  le  promontoire  oriental  depuis  la  Côte  du 
Signal  (Beacon  shore),  en  Esscx,  juscju'aux  Falaises  Rouges 
du  Sussex  (H),  mais  qui  furent  soumis,  en  retour  de  leurs 
privilèges,  à  une  sorte  de  conscription  maritime,  rempla- 
çaient Portus  Dubris,  Rutupiée  sur  le  Détroit  et  Regulbium 
sur  la  Tamise,  aux  deux  extrémités  du  bras  de  mer  qui 
séparait  l'île  de  Thanet  du  continent.  Des  routes  romaines 
reliaient  ces  postes  avancés  à  la  capitale  du  Cantuim,  Can- 
torbery.  Mais  la  mer  du  Nord,  par  l'effondrement  successif 
des  pays  bas  du  continent,  diminua  la  hauteur  des  marées 
de  la  Manche  et  assécha  les  ports  du  détroit  qui  relie  les 

(1)  EoGEK,  Ibidem. 

(2)  J.  PucKLE,  The  Church  and  Tower  of  Dover  Caitte.  Dover,  1880, 
in-l2,  p.  51.  —  V.-J.  Vaillant,  Classis  britannica,  classis  samarica, 
coltors  I  Morinorum.  Recherches  d'cpifjraphie  et  de  numismatique.  Arras, 
1888,  in-4°,  p.  317,  et  planche  représentant  le  phare  de  Douvres,  p.  318  : 
M.  Vaillant  cite  deux  exemples  de  la  cérémonie  du  Braydenstone  llill  en 
1094  et  1709. 

(3)  Enquête  faite  à  la  cour  de  l'Amirauté.  Douvres,  juin  1682.  —  J'em- 
prunte de  nombreux  détails  à  l'excellent  ouvrage  de  M.  Vaillant. 


MARINK    GALLO-HO.MAINK.  63 

deux  mers.  C'est  ainsi  que  le  large  chenal  qui  isolait  Thanet, 
le  Wantsum,  s'est  réduit  à  l'étroit  filet  de  la  Stour;  le  grand 
port  des  Romains,  Rulnpi;c,  est  le  village  agreste  de  Richbo- 
rougli  perdu  au  milieu  des  marais  ;  Portus  Lemanis , 
Lympne,  sur  la  Rother,  a  été  déserté  par  les  flots  ;  seules, 
les  stations  navales  de  Douvres  et  de  Pevensey,  l'antique 
Anderida,  ont  prospéré  (1). 

Organisée  comme  les  flottes  prétoriennes  de  Miscnc  et  de 
Ravenne  (!2),  la  flotte  Ijritannique  était  commandée  par  un 
préfet  résidant  à  Boulogne.  On  connaît  les  noms  de  G.  Aufi- 
dius  Pantera,  Maenius  Agrippa,  L.  Tusidius  Gampestris,  en 
même  temps  que  leins  états  de  services.  Rien  n'est  plus 
admirable  que  la  solide  instruction  de  ces  officiers  romains, 
tour  à  tour  cavaliers,  marins  ou  légionnaires.  Prévôt  d'une 
aile  de  cavalerie,  trijjun  d'une  légion  d'infanterie,  sous- 
préfet  de  l'une  des  flottes  prétoriennes,  procurateur  des 
Alpes  Gottiennes  et  préfet  des  flottilles  de  Pannonie,  de 
Mœsie  et  de  Germanie,  tel  avait  été  le  cursus  honorum  d'un 
préfet  de  la  flotte  britannique.  Les  autres  officiers  dont 
l'épigraphie  nous  a  conservé  les  noms  (3)  sont  des  triérar- 
ques  commandants  de  galères,  un  atxhigubernus  chef  des 
pilotes  ou  simple  officier  de  manœuvre,  et  un  médecin  ocu- 
liste de  la  flotte. 


(1)  MoRÉRi,  Grand  dictionnaire  historique.  Paris,  1759,  10  in-fol., 
art.  Lynine,  Rcculver,  etc.  —  H. -M.  Scartu,  Roman  Britain.  Londres, 
1885,  in-12.  —  Dumas-Ve?<ce,  Notice  sur  tes  côtes  de  la  Manche  et  de  la 
mer  du  Nord,  2"  partie.  Paris,  1876,  in-8»,  p.  95,  101,  112. 

(2)  Sur  cette  organisation,  dont  le  développement  ne  rentre  pas  dans  une 
histoire  de  la  maiine  française,  on  pourra  consulter  A.  Jal,  Etudes  sur  la 
marine  antique.  Paris,  1861,  in-8".  — E.  Ferrero,  V Ordinamento  délie 
armale  romane.  Turin,  1878  et  188^,  in-i".  —  C.  de  La  Berge,  Etude  sur 
l'organisation  de<i  flottes  romaines,  dans  le  Bulletin  épi  graphique,  t.  VL 
—  Victor  Chapot,  la  Flotte  de  Mizène,  son  histoire,  son  recrutement,  son 
régime  administratif.  Thèse  de  doctorat  en  droit.  Paris,  1896,  in-8". 

(3)  M.  V.-J.  Vaillant  a  réuni  dans  sa  Classis  britannica  tous  les  monu- 
ments de  l'épigraphie  ou  de  la  numismatique  qui  peuvent  jeter  quelque 
jour  sur  la  flotte  britannique  :  voyez  en  particulier  les  p.  18-22. 


6i  HISTOIRE    Dli    l,A    M  A  lU  ,N  E    FRANÇAISE. 

Oriinnaircs  de  toutes  les  provinces  de  TEmplre,  Africains 
de  la  Byzacène  ou  de   l'Afrique  proconsulaire,  Asiatiques, 
Paunoniens,   Dalmates  ou    Gallo-Romains    de    la    province 
narltonnaisc,  représenlanls  de  toutes  les  races  bronzées  du 
IMldi,  beaucoup  de  marins  achevèrent  sur  les  l)ords  du  dé- 
troit l)ritannique  levas  vingt-cinq  ou  trente  années  de  sti- 
j)ende,  durée  habituelle  du  service  militaire  (1).  Quel  que 
fût  le  rôle  de  chacun  d'eux,  gubernatores,  nautae  ou  rémiges, 
pilotes,  matelots,  rameurs,  ou  milites  classici  de  l'infanterie 
de  marine,  affranchis  ou  esclaves  (2),  tous,  dans  les  sièges 
comme  dans  les  combats,  concouraient  à  l'action.   Durant 
les  cntr'actes  de  la  guerre,  ils  déposaient  armes  et  bouclier, 
le  bouclier  marqué  d'un  cercle  qui  était  l'emblème  héral- 
dique de  leur  corps  (3),  pour  manier  la  truelle  ou  la  pioche. 
Les  légionnaires  ouvraient  des  roules,  jetaient  des  ponts, 
élevaient  des  forteresses  ;  les  marins  réparaient  les  ports  ou 
les  fortifiaient.  Dans  les  fondations  du  phare  ouest  et  dans 
le  pavement  des  bains  de  Douvres,  à  Lympne,  à  Boulogne, 
on  retrouve  des  tuiles  au  cachet  de  la  cl.  br.  C'est  l'œuvre 
des  marins,  et  ces  quatre  lettres  sont  leur  signature.  Plus 
haut   encore,    au   nord-ouest    de    la    muraille    d'Adrien,    à 
Netherby,   une  inscription  relate  le  nombre   de   pieds,    la 
pedatura,  dun  ouvrage  assigné  à  la  flotte  britannique  [A). 

A  l'extrémité  de  cette  muraille,  à  Glannibanta,  aujour- 
d'hui Bowness,  des  enfants  perdus  de  la  Gaule,  retranchés 
dans  un  camp  qui  domine  le  golfe  de  Solvsay,  arrêtèrent 
pendant  des  siècles  les  irruptions  des  Pictcs  et  des  Scots  de 

(1)  Un  triérarque  de  la  flolle  meurt  à  soixante-cinq  ans,  après  trente- 
cinq  ans  de  services.  (JBulletin  épigiapliiijue  de  la  Société  académique  de 
Boulogiie-sw-Mcr,  t.  IV,  p.  37V.  —  V^aii-lakt,  Classis  britannica,  p.  5V, 
55.) 

(2)  Tacite,  Annales,  liv.  XIV,  p.  4. 

(3)  VÉGÈCE,  De  re  militari,  liv.  II,  p.  28. 

(4)  Vaillant,  Classis  britannica,  p.  52.  —  Vaillant,  l'Estampille  ronde 
de  la  flotte  britannique,  extrait  de  la  Bévue  archéologique,  Z'  série,  t.  XII 
(1889). 


MARI^E   GALLO-ROMAINE.  65 

la  Calédonie.  Au  v"  siècle,  la  cohorlc  I  des  Morins,  recrutée 
aux  environs  de  Boulogne,  était  encore  à  son  poste  lointain, 
fidèle  à  l'empereur  et  au  culte  national  des  déesses  mères 
d'Outremer  (1). 

Les  marins  adoraient  les  divinités  de  Rome,  Neptune  en 
particulier,  qu'un  préfet  de  la  flotte  britannique  honorait  par 
l'érection  d'un  cippeà  Lvmpne.  Ils  imploraient  dans  la  tem- 
pête la  divinité  dont  l'emblème  figuré  à  la  poupe  (2)  proté- 
geait le  navire  de  son  génie  tutélaire  ;  Esculape,  Cupidon, 
Cérès,  Eiiphrate,  étaient  les  noms  que  plusieurs  galères  por 
taient  inscrits  à  leur  proue  (3).  Dans  un  ex-voto  qui  a  été 
conservé  (4),  deux  marins  de  la  trirème  boulonnaise  Radians 
sont  représentés  debout  dans  l'attitude  de  la  prière,  tenant 
leur  offrande  au-dessus  d'un  autel  embrasé.  Leur  hommage 
s'adresse  à  leur  génie  tutélaire,  un  dieu  radié,  Apollon  peut- 
être,  qui  occupe  le  centre  de  Fex-voto;  au-dessous  de 
chaque  matelot,  la  galère  est  figurée  en  demi-relief,  les 
rames  bordées,  la  poupe  recourbée  en  volute  ou  en  cet 
ornement  gracieux  et  léger,  semblable  à  l'aile  d'un  oiseau, 
qu'on  appelait  Vaplustre  et  qui  formait  panache  au-dessus 
du  thronus  du  triérarque. 

La  proue  se  terminait  par  un  acrostole  en  col  d'oie,  un 
peu  en  retrait  du  rostre,  comme  on  le  voit  dans  un  autre 
ex-voto  trouvé  sur  le  littoral  de  la  Manche,  petit  modèle  en 
bronze  d'un  avant  de  galère  (5).  Le  type  ne  diffère  point  des 


(1)  Vaillant,  Classis  britannica,  p.  56. 

(2)  Ovide,  Trisl.MA,  el.  3,  110;  el.  9,  1.  —  Siliua  Italicus,  liv.  XIV, 
p.  411,  439.  —  TiTE-LivE,  Historiée,  liv.  XXX,  p.  36. 

(3)  Ou  encore  Centaiirus,  Scylla,  Pi^tris,  etc.  (Virgile,  Enéide,  liv.  V, 
p.  116.) 

(4)  Voyez  la  représentation  de  cet  ex-voto  et  le  savant  commentaire  qui 
l'accompagne  dans  E.  Desjardins,  Géographie  de  la  Gaule  romaine,  t.  l, 
p.  367. 

(5)  G.  RoACH  Smith,  Catalogue  of  the  Muséum  of  London  antiquities. 
London,  1854,  in-S",  p.  10,  pi.  III.  —  Vaillant,  Classis  britannica,  p.  16 
et  suiv. 


66  HISTOIRE    DE    LA    MARINE   FRANÇAISE. 

galères  mcditerranccnnes  peintes  à  fresque  dans  le  temple 
d'Isis  à  Pompéi  ou  sculptées  sur  les  marbres  romains  (1).  Il 
se  modifia  légèrement  au  cours  des  siècles;  la  voile  vint  au 
secours  des  rames;  le  rostre  allongea  au-dessous  de  la  ligne 
de  flottaison  une  corne,  un  ergot,  un  bec  d'oiseau  ou  un 
trident  d'airain  qui  frappait  le  flanc  des  navires  ennemis 
d'une  blessure  mortelle.  Deux  grosses  lances  en  arrêt  fixées 
à  l'avant,  les  épotides,  et  une  longue  poutre  ferrée  suspen- 
due au  mât,  Yasser,  qu'on  manœuvrait  comme  un  bélier  au 
moment  de  l'abordage  (2),  complétaient  l'armement  en 
chasse. 

L'histoire  de  la  flotte  britannique  est  courte.  Les  marins 
se  trouvaient  à  la  peine.  Venait  l'heure  du  triomphe,  l'em- 
pereur en  recueillait  tout  l'éclat.  Eclat  faux  et  emprunté 
comme  ce  triomphe  de  Galigula,  qui  emporta  comme 
dépouilles  opimcs  d'une  expédition  imaginaire  en  Bretagne 
les  coquillages  ramassés  sur  le  sol  gaulois  (3).  Claude  ne  fit 
qu'achever  l'œuvre  de  ses  lieutenants  en  réduisant  Gamulo- 
dunum  (Colchester)  :  une  médaille  commémora tive  le  repré- 
sente néanmoins  en  Neptune  armé  du  trident  et  traîné  par 
deux  tritons  sur  les  flots  du  détroit  subjugué  (4).  Mais  il 
s'est  trouvé  un  historien  pour  rendre  justice  aux  oubliés  : 
dans  l'éloge  de  son  beau-père  Agricola,  conquérant  de  la 
Galédonie  (5),  Tacite  n'omet  point  le  rôled  écisif  de  la  flotte, 
qui  plus  d'une  fois  coopéra  au  succès  des  opérations  par 
d'utdes  débarquements  ou  par  des  blocus  rigoureux.  En 
l'an  83,  elle  se  divisa  en  deux  escadres  pour  contourner  la 
Galédonie,  subjugua    les    Orcades,    retrouva    dans  le  nord 

(1)  Jal,  dans  son  Archéologie  navale  (t.  1,  p.  24),  reproduit  plusieurs 
{jalères  antiques  de  Pouzzoles,  Pompéi,  etc. 

(2)  VÉGÈCE,  De  arte  uiilitari,  I.  IV,  p.  44.  —  Jal,  Etude  sur  la  marine 
antique,  p.  174.  —  Breusing,  Die  nautik  iler  Alten.  Bremen,   1886,  in-8°. 

(3)  En  l'an  40  après  J.-G. 

(4)  V.-J.  Vaillant,  Classis  bi  itannica,  p.  5. 

(5)  Tacite,  De  Vita  et  moribus  Julii  Agricolœ  liber,  paragr.  10  et  suiv. 


.MARINE   GALLO-ROMAINE.  67 

l'ultima  Thule,  une  des  Shetland  (1),  et  reconnut  que  la 
Bretagne  était  une  île  et  non  un  continent.  Une  médaille  de 
Domitien  en  perpétua  le  souvenir,  en  figurant  une  Victoire 
qui  s'avance  sur  la  proue  d'un  navire,  à  l'instar  de  la  célèbre 
Victoire  de  Samothrace. 

Une  autre  médaille,  de  l'an  191,  représente  un  sacrifice 
sur  une  falaise  ;  dans  le  lointain,  l'on  aperçoit  deux  galères 
et  trois  bateaux  forçant  de  rames  vers  le  phare  de  Douvres 
ou  de  Boulogne.  Le  pontife  n'est  autre  que  l'empereur 
Commode,  car  les  médailles  étaient  «  comme  un  bulletin 
contresigné  de  l'empereur  qui  proclamait  dans  l'empire 
entier  les  triomphes,  les  événements  heureux  et  les  faits 
divers  de  son  règne  (2)  » . 

Elles  assurèrent  de  la  même  manière  une  vaste  publicité 
à  la  révolte  d'un  commandant  de  la  flotte  britannique, 
Carausius.  Chargé  de  réprimer  les  pirateries  des  Francs  sur 
les  côtes  de  la  Gaule,  Carausius  fut  soupçonné  de  pactiser 
avec  eux.  Tout  au  moins  les  laissait-il  débarquer  et  piller 
à  leur  aise,  sauf  à  les  soulager  ensuite  de  leur  butin.  Con- 
damné à  mort,  il  souleva  les  marins  et  les  légions  campés 
en  Bretagne,  devint  le  maître  incontesté  des  rivages  de  la 
mer  britannique  et  força,  en  287,  Maximien  et  Dioclétien  à 
partager  l'empire  avec  lui.  Carausius  Vinvictus  battit  mon- 
naie dans  les  diverses  relâches  de  sa  flotte,  à  sa  villa  de 
Glausentum  ou  Bittern  près  de  Southampton,  à  Richbo- 
rough,  Londres  et  Boulogne,  et  reconnut  l'appui  que  lui 
avaient  prêté  les  marins  en  décorant  de  plusieurs  galères 
ou  d'un  Neptune  triomphant  le  revers  de  ses  médailles.  Il 
régna  sept  ans.  Lorsqu'il  mourut  assassiné  en  293,  il  était 
coupé  de  ses  lieutenants,  que  Constance  Chlore  avait  enve- 
loppés par   un   blocus    rapide   dans  Boulogne.    Constance 

(1^   Th.  Thoroddsen,    Geschiclite  der  islàndische  Géographie,  Uebersct- 
zung  von  August  Gebhardt.  Leipzig,  1897,  in-S",  t.  I,  p.  8. 
(2)  Vaillant,  Classis  hritannica,  p.  13,  33  n    I,  52. 


68  HISTOIRE    DE    LA    MARIINE    FRANÇAISE. 

passa  la  mer  et  rétablit  en  Bretagne  l'autorité  impériale  (1). 

La  Bretagne  domptée,  il  fallut  la  défendre;  pendant  le 
IV'  siècle,  la  flotte  ne  cessa  ses  croisières  et  ses  transports 
de  troupes.  Sur  une  galère  qui  sort  de  Boulogne,  une  Vic- 
toire à  la  proue  bat  des  ailes;  une  guerrier  va  percer  de  sa 
lance  le  rebelle  qui  se  débat  dans  les  flots.  C'est  un  César, 
c'est  Constant,  qui  passe,  et  sa  fortune  (2). 

La  fortune  impériale  commençait  à  sombrer  Un  nouvel 
usurpateur,  Constantin,  s'embarquait  à  Boulogne  pour  la 
Bretagne  (407)  (3),  Dès  le  m'  siècle  (4),  les  pirates  anglo- 
saxons,  venus  de  la  mer  Germanique,  des  bords  de  l'Elbe 
et  du  Weser,  ravageaient  les  côtes,  entraient  dans  les  fleuves 
avec  leurs  barques  en  osier  recouvertes  de  peaux  et  dispa- 
raissaient quand  on  voulait  les  poursuivre  ;  ils  laissaient 
comme  traces  sinistres  de  leurs  passages  des  cadavres  de 
suppliciés  ou  de  novés  :  c'était  la  di.xième  partie  de  leurs 
captifs,  les  victimes  désignées  par  le  sort,  qu'ils  avaient 
sacrifiées  à  leurs  dieux  (5). 

En  face  de  ces  insaisissables  ennemis,  la  flotte  britan- 
nique se  déploya  en  éventail  pour  couvrir  un  plus  vaste 
terrain,  installant  deux  divisions  aux   embouchures  de  la 

(1)  EuTROPE,  Epitoine  histor.  rom.,  liv.  IX,  p.  21.  —  Auhelius  Victor, 
De  Cœsaribus,  liv.  XXXIX.  —  Senebier,  l'Histoire  de  Carausiun  prouvée 
par  les  ynédailles.  Paris,  1740,  in-V.  —  Bibl.  nat.,  Ms.  franc.,  22880, 
fol.  67. 

(2)  Cf.  la  gravure  de  ce  médaillon  dans  l'ouvrage  d'E.  Desjabdins,  Géo- 
graphie de  la  Gaule  romaine,  t.  I,  p.  374.  L'empereur  Constant  organisa 
une  expédition  en  Bretagne  en  342. 

(3)  Olympiodore  de  ThÈbes  et  SozomÈne,  dans  les  Extraits  des  auteurs 
grecs  concernant  la  géographie  et  l'histoire  des  Gaules,  texte  et  traduction 
d'Edm.  Cougny,  pour  la  Société  de  l'Histoire  de  France.  Paris,  1886, 
iu-8°,  t.  V,  p.  207,  337. 

(4)  Une  médaille  de  Postume,  Nepluno  reduci,  semble  indiquer  que  dès 
259-260  Postume  avait  dû  en  purger  la  mer.  (Rabillon,  les  empereurs 
provinciaux  des  Gaule»  et  les  invasions  du  iii^  siècle.  Bulletin  de  la  Soc. 
archéol.  d'Ille~et-V Haine,  t.  XX  (1891),  p.  54.) 

(5)  Sidoine  Apollinaire,  Epistolœ ,  liv.  VIII,  chap.  6,  ad  iSamma- 
tium. 


MARINF,    GALLO-ROMAINE.  (il) 

Canche  et  de  la  Somme  (l).  Mais  elle  ne  put  empêcher  Tin- 
vasion  des  îles  britanniques,  et,  par  contre-coup,  l'émigra- 
tion des  Bretons  insulaires  qui  passèrent  en  masse  dans  la 
péninsule  armoricaine  et  fondèrent  la  province  indépendante 
appelée  de  leur  nom  Bretagne. 

Au  V*  siècle,  l'empire  romain  craquait  de  toutes  parts. 
Dans  l'ébranlement  que  produisit  la  chute  de  cette  domi- 
nation séculaire,  les  Francs,  passant  l'Escaut  et  la  Meuse, 
s'implantèrent  en  Gaule.  La  flotte  britannique  disparut. 

De  cette  flotte,  tout  n'est  point  mort.  Auprès  des  épi- 
taphes,  sur  les  ruines,  quelque  chose  vit,  quelque  chose 
vibre  :  une  race  du  midi  à  la  chevelure  noire,  clairsemée 
parmi  les  populations  blondes  du  noi'd  qui  la  traitent  au 
xr  siècle  encore  d'étrangère  (2)  ;  une  langue  mutilée,  dont 
les  rares  vocables  échappés  aux  inondations  linguistiques 
de  la  côte  formeront  la  première  assise  de  notre  langue 
maritime. 

(1)  Notitia  dignitatum  (400-410).  —  Vaillant,  Classis  britannica , 
p.  377-379. 

(2)  Les  Acta  S.  Godelevœ  (éd.  J.-B.  Sollerîus.  Antverpiœ,  1720,  p.  184) 
nous  montrent  la  jeune  épouse  d'un  Normand  abreuvée  de  mépris  et  traitée 
d'étrangère  par  la  famille  de  son  mari  à  cause  de  sa  chevelure  noire  et  de 
ses  noirs  sourcils.  (E.  Deskille,  V Antipathie  des  races  au  xi'  siècle,  dans 
le  Bulletin  de  la  Société  académicjue  de  Boulogne,  t.  IV,  p.  349.) 


CHARLEMAGNE 

ET  LA  CIVILISATION  MARITIME  AU  IX^  SIÈCLE 


Les  Francs  avaient  débuté  dans  l'art  de  la  navigation  par 
un  coup  de  maître.  Transplantée  par  l'empereur  Probus 
(276-282)  sur  les  côtes  de  la  mer  Noire,  une  de  leurs  colo- 
nies revint  dans  la  mèie-patrie  après  avoir  traversé  la  Médi- 
terranée et  l'Océan  sur  de  simples  barques. 

Etablis  dans  le  voisinage  des  côtes  septentrionales  de  la 
Gaule,  les  Francs  de  Mérovée  surent  inspirer  aux  pirates 
assez  de  crainte  pour  n'avoir  pas  besoin  de  marine  de 
guerre.  La  seule  invasion  maritime  dont  nous  ayons  con- 
naissance se  termina  à  la  confusion  des  agresseurs.  Vers 
l'an  515,  Clochilaïcus  ou  Hugleik,  roi  du  Jutland,  vint  pour 
venger  la  mort  d'un  chef  franc  de  Cambrai,  tué  à  l'insti- 
gation de  Clovis  :  tout  un  district  du  royaume  franc  fut 
livré  au  pillage,  et  la  flotte  Scandinave  allait  se  retirer, 
chargée  de  l)utin  et  de  prisonniers,  lorsque  Théodebert,  fds 
du  roi  Théodoric,  la  surprit  près  de  la  côte  et  lui  infligea 
une  sanglante  défaite,  marquée  par  la  mort  de  Hugleik  (1). 
Ce  même  Théodebert,  en  l'an  540,  occupa  la  Provence,  que 
les  Wisigoths  lui  cédèrent,  jugeant  impossible  de  la  défendre 
contre  les  attaques  franco-romaines   combinées.  Justinien 

(1)  Grégoire  de  Tours,  Historia  Francorum^  liv.  III,  chap.  ni;  cf.  aussi 
liv.  II,  chap.  SIX. 


CHARLEMAGNE   ET    LA    CI  VILI  S  AT  I  O  ^    MARITIME.  71 

s'empressa  de  ratifier  la  donation  faite  à  son  allié  (l). 
Durant  les  deux  siècles  qui  suivirent,  à  peine  peut-on  citer 
deux  vagues  expéditions  en  Galice  et  en  Frise  (2). 

Mais  les  choses  changèrent  de  face  lorsque  Charlemagne 
eut  étendu  l'empire  franc  depuis  l'Elbe  jusqu'à  la  Baltique 
et  de  l'Armorique  jusqu'à  la  Calabre.  Les  Saxons  de  Wili- 
kind ,  reculant  après  une  lutte  acharnée  des  bords  du 
Weser  et  de  rEll)e,  fuyant  autant  le  christianisme  que  la 
servitude,  firent  cause  commune  avec  les  Scandinaves  du 
Jutland,  près  desquels  un  certain  nombre  de  fugitifs  cher- 
chèrent asile.  Les  forbans  de  toutes  races,  repoussés  jus- 
qu'aux plages  glacées  du  Nord  par  les  progrès  incessants 
de  la  civilisation  dans  la  patrie  teutonique,  trouvèrent 
libre  l'empire  des  mers  (3)  et  surent  que,  du  côté  de 
l'Océan,  le  colosse  franc  était  vulnérable.  Néanmoins,  ils 
n'osèrent  point  d'abord  s'attaquer  à  lui. 

Habitués  à  intervenir  dans  les  querelles  des  Ecossais 
avec  les  peuplades  bretonnes,  les  Scandinaves  tournèrent 
leurs  regards  vers  la  Grande-Bretagne.  Ils  envoyèrent  trois 
bateaux  dans  le  royaume  de  Mercie  pour  reconnaître  les 
lieux  et  préparer  une  invasion.  Ces  éclaireurs,  battus  et 
faits  prisonniers  par  des  paysans  qui  les  conduisirent  au  roi 
Offa,  avouèrent  le  projet  de  leurs  chefs  :  Offa  eut  l'impru- 
dence de  les  relâcher  (791)  (4').  Deux  ans  après,  les  troupes 
annoncées  débarquaient  dans  la  Northumbrie  et  dévastaient 
l'île  de  Lindisfarne,  dont  le  riche  monastère  avait  excité 
leurs  convoitises  (5).   Le  célèbre  savant  anglo-saxon   que 

(1)  PiiocoPE,  De  Bello  ffot/tico,  liv.  III,  dans  Dom  Bouquet,  Historiens 
lies  Gaules  et  de  la  France,  t.  II,  p.  41. 

(2)  Au  temps  de  Contran  de  Bourgojjne  et  de  Charles  Martel.  Mais  c'est 
à  peine  si  on  sait  que  les  expéditions  eurent  lieu  par  mer. 

(3)  VÉTAULT,  Chailemagtie.  Tours,  1876,  <ir.  in-S",  p.  353. 

(4)  Cf.  les  textes  cités  par  Depping,  Histoire  des  expéditions  maritimes 
des  Normands.  Paris,  1843,  in-8o,  p.  59. 

(5)  Alcuini  Carmina,  éd.  Dumiider,  dans  les  Monumenta  Germaniœ 
historica.  Poetae  latini  aevi  carolini,  t.  I,  p.  234. 


72  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

Gharlemagne  avait  appelé  près  de  lui,  Alcuin,  avisé  des 
malheurs  de  sa  patrie,  put  engager  son  royal  maître  à 
remédier  au  mal  fait  par  les  païens  (1). 

Ces  remèdes,  Gharlemagne  eut  hientôt  à  les  mettre  en 
usage  dans  ses  propres  Étals.  En  l'an  800,  on  signalait  l'ap- 
parition des  pirates  Scandinaves  sur  les  côtes  de  l'océan 
Gallique;  tandis  que  Gharlemagne  quittait  hâtivement 
Aix-la-Ghapelle  vers  le  milieu  de  mars  et  se  rendait  de 
Saint-Riquier  près  d'Ahbeville  à  Rouen  pour  visiter  le 
littoral,  les  Scandinaves,  ou,  pour  employer  l'expression 
usitée  dès  cette  époque,  les  hommes  du  Nord,  les  Nor- 
mands, portaient  leurs  ravages  dans  les  îles  de  l'Océan  :  en 
Aquitaine,  ils  perdirent  une  centaine  d'hommes,  surpris  et 
tués  par  les  indigènes  (2). 

C'était  l'année  où  Gharlemagne  allait  recevoir  à  Rome,  le 
jour  de  Noël,  la  couronne  d'empereur  d'Occident.  Gomme 
s'il  eût  accepté  avec  l'Empire  le  legs  maritime  des  Romains 
tombé  en  déshérence,  il  réorganisa  les  Hottes  de  Gaule  et 
de  Germanie,  confiant  à  une  troisième  escadre  la  garde  de 
la  Septimanie,  de  la  Narhonnaise  et  de  l'Italie.  A  l'em- 
bouchure des  fleuves  qui  se  jettent  dans  les  mers  britanni- 
que et  germanique,  il  disposa  des  stations  navales,  qu'ap- 
puyaient les  garnisons  et  les  patrouilles  de  guetteurs  établies 
dans  tous  les  ports  où  les  Normands  pouvaient  prendre 
pied  (3).  Au  premier  appel,  les  hommes  libres  devaient 
accourir  à  la  défense  du  littoral,  sous  peine  de  vingt  sous 
d'amende  (4).  Boulogne  resta  le  grand  chantier  de  la  marine 

(1)  Alcuin,  Epistolœ,  tlans  la  Patrolo/jie  latine  de  Migne,  t.  C.  ep.  14,  15. 

(2)  Alcuin,  Epistolœ,  cp.  108. 

(3)  EiNHARD,  Annales  Francorum,  ann,  800  (Pertz,  Monumenta  Ger- 
manicc  historica,  Scriptorcs,  t.  I,  p.  187),  et  Vita  Curoli  matjni,  chap.  xvii. 
(Pertz,  t.  II,  452.) 

(4)  Capitulaires  ser%'ant  d'instruction  aux  missi  dominici  Magenard, 
évêque  de  Rouen,  et  Madelgaud,  envoyés  dans  le  Bessin,  le  Cotcntin, 
l'Avranchin,  l'Evrecin,  le  Madrie  et  le  Rouennais,  chap.  xiv  ;  le  chap.  xiii  est 
intitulé  :   »  De  navigia  praeparandum  circa  litoralia  maris.  «    (Baluze,  Capi- 


CHARLKMAGNE    ET    \.:\    CI  VI  1,1  S  ATI  ()  N    MAIUTIME.  T3 

impériale;  mais  elle  partagea  ce  monopole  avec  Gand,  qui 
communiquait  alors  facilement  avec  la  mer  (1).  C'est  que 
Charlemagne  n'était  point  maître,  comme  le  furent  les  Ro- 
mains, du  canal  britannique;  et,  pour  en  fermer  l'étroite 
entrée,  Boulogne  n'avait  plus  de  vis-à-vis.  Les  relations 
amicales  de  l'empereur  avec  un  prince  qu'on  lui  a  souvent 
comparé  et  qui,  dans  une  sphère  plus  petite,  sut  aussi  jeter 
les  fondements  d'une  monarchie  puissante,  avec  Egbert,  roi 
de  Wessex,  ou  avec  son  protégé  Eardwulf,  roi  du  !\orthum- 
berland  (2),  ne  pouvaient  compenser  l'ancien  état  de  choses, 
la  souveraineté  des  deux  rives  du  détroit. 

Gand  était  plus  proche  du  champ  do  bataille  où  les  Nor- 
mands, quittant  un  moment  la  piraterie  pour  la  grande 
guerre,  allaient  porter  leur  action;  je  veux  parler  de  la 
Frise,  pays  qui  avait  longtemps  formé  au  nord  l'extrémité 
du  royaume  franc  (3).  Charlemagne  cherchait  d'autant  plus 
à  s'attacher  les  Frisons  que  c'était  un  peuple  d'excellents 
marins  et  au  besoin  de  pirates  déterminés.  Trente  ans  au- 
paravant, le  Frison  Ubbe,  avec  ses  soixante  champions, 
s'était  illustré  dans  la  fameuse  bataille  de  Braavalla,  sur  la 
côte  de  la  Gothie  orientale,  où  les  Suédois  et  les  Norvé- 
giens, sillonnant  la  mer  avec  des  milliers  de  bateaux,  avaient 
rassemblé  toutes  les  forces  du  Nord  pour  se  livrer  une  lutte 
décisive  (-4).  L'empereur  d'Occident  laissa  aux  Frisons  leurs 
lois,  des  lois   qui  proclamaient  la  liberté  de  ce  fier  petit 


tularia  rec/um  Francovum.  Paris,  1677,  in-fol.  t.  I,  p.  377.  Cf.  aussi 
BoaMER-MuHLBACHER,iîe^e5fa  im;je;ù'.  Innsljruck,  1889,  in-4°,  t.  I,  p.  155.) 

(1)  EiNUARD,  Annales,  ann.  811. 

(2j  EiXHARD,  Annales,  ann.  808.  —  JaffÉ,  Monumoila  alcuiniana, 
p.  135,  167.  —  Sur  les  relations  de  Char!enia};ne  avec  Offa,  roi  de  Mercie, 
et  Egbert,  roi  de  Wessex,  depuis  802,  cf.  Edward  A.  Frekmak,  The  Ilis- 
tory  of  the  norman  conquest  of  England.  Oxford,  1877,  in-8",  t.  I,  p.  39  et 
append.  D. 

(3)  BEDE,  Hiatoria  ecclesiastica  gent.  angl.,  liv.  V,  chap.  xx. 

(4)  Depping,  ouv.  cité,  p.  50  :  la  date  de  la  bataille  de  Braavalla,  que 
certains  historiens  fixent  à    35  ou  730,  serait,  en  dernière  analyse,  770. 


74  HISTOIRE    DK    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

peuple  tant  que  le  vent  soufflerait  des  nuages  et  que  le 
monde  durerait  (l)  :  il  ne  leur  demanda  que  de  servir  dans 
les  expéditions  navales  pouvant  se  terminer  entre  deux 
marées. 

Cette  clause  les  dispensa  sans  doute  de  participer  à  la 
campagne  de  l'Elbe,  en  805  ;  la  flotte  impériale,  remontant 
le  fleuve  jusqu'à  Magdebourg,  contribuait  à  la  défaite  des 
Vélétabes  et  des  autres  tril)us  slaves  alliées  aux  Bohé- 
miens (2).  Le  long  de  l'Elbe,  la  population  slave  des  Obo- 
drites,  vint  s'établir  sur  les  terres  confisquées  aux  vaincus. 
Mécontent  de  ce  voisinage,  Gottfried,  roi  de  Jutland,  atta- 
qua brusquement  les  nouveaux  venus,  chassa  leur  chef 
Thrasico,  enleva  les  marchands  de  la  place  de  Roric  et  re- 
vint à  Sliesthorp,  port  du  Schleswig,  avec  sa  flotte  chargée 
de  butin  (3). 

Charlemagne  envoya  aussitôt  les  troupes  de  son  fils  Charles 
expulser  les  Danois,  en  prescrivant  de  redoubler  de  vigi- 
lance sur  les  frontières  de  terre  et  de  mer  et  de  mobiliser 
les  vaisseaux  garde-côtes  déjà  construits  (808)  (4).  Mais 
Gottfried  avait  exécuté  à  travers  le  Jutland  un  fossé  retran- 
ché, le  Danevirk,  qui  s'étendait  en  partie  le  long  de  l'Eider 
et  ne  donnait  accès  à  la  presqu'île  cjue  par  un  étroit  passage. 
Non  content  de  braver  les  Erancs  à  l'abri  de  ce  rempart, 
Gottfried  voulait  les  rejeter  au  delà  du  Rhin  et  rétablir  le 
paganisme  national  en  Saxe  et  en  Frise.  S'il  fut  arrêté  par 
la  ligne  fortifiée  de  l'Elbe,  dont  une  nouvelle  place,  Itzehoe 
sur  la  Sture,  constituait  l'ouvrage  avancé ,  il  réussit  partiel- 
lement en  Frise.  Avec  une  flotte  de  deux  cents  navires,  il 
triompha,  en  trois  combats,  de  la  défense  obstinée  des  habi- 

(1)  Code  des  lois  frisonnes,  Das  Asegabuch,  cité  par  Deppikg,  ouv.  cité, 
p.  50. 

(2)  EiNHARD,  Annales,  ann.  805. 

(3)  EiNHARD,  Annales,  ann.  808. 

(4)  Baluze,  Capitularia  re<juni  Fruncorum,  t.  I,  p.  464;  Gapilulaire 
de  808,  art.  9  et  10. 


CHAHLEMAGNE    ET    LA    CIVILISATION    MARITIME.  75 

tants  et  leur  imposa  un  tribut  d'un  denier  par  tête  :  il  jetait, 
paraît-il,  l'argent  du  tribut  dans  le  creux  d'un  bouclier  de 
métal  et  jugeait  de  l'aloi  par  le  son  qu'on  entendait,  si  la 
pièce  était  bonne,  à  une  certaine  distance  (1). 

Charlemagne  était  à  Aix-la-Chapelle  lorsqu'il  apprit  cette 
agression.  Il  donna  immédiatement  l'ordre  de  renforcer  la 
flotte  en  construisant  de  nouveaux  bâtiments  (2),  et  se  porta 
lui-même  au-devant  de  l'ennemi  parle  Weser.  Mais  la  mort 
de  Gottfried,  qui  périt  assassiné,  lui  évita  une  campagne, 
car  le  neveu  et  successeur  du  roi  danois,  Hemming.  plus 
pacifique  que  son  oncle,  demanda  la  paix.  L'empereur  en 
profita  pour  activer  les  travaux  de  ses  chantiers  maritimes  (3) 
et  pour  prévenir  ainsi  de  nouvelles  incursions.  Un  coup  de 
main  de  quelques  pirates  qui  avaient  osé  franchir  les  Co- 
lonnes d'Hercule  lui  avait,  en  effet,  donné  la  mesure  de 
l'audace  Scandinave  et  le  triste  pressentiment  de  l'avenir 
réservé  à  ses  successeurs. 

Un  jour  que  Charlemagne  se  trouvait  dans  un  port  de  la 
Gaule  narbonnaise,  des  barques  parurent  en  vue.  On  les 
prenait  pour  des  navires  marchands  juifs,  africains  ou  bre- 
tons ;  mais  le  roi  très  chrétien,  reconnaissant  à  leur  struc- 
ture des  navires  de  guerre,  jeta  le  cri  d'alarme.  "  Les 
Normands,  comprenant  qu'il  était  là,  celui  qu'ils  appelaient 
Charles  le  Marteau,  et  tremblant  de  l'affronter,  se  dérobè- 
rent avec  une  rapidité  inouïe  aux  coups  de  ceux  qui  les 
poursuivaient.  Or,  le  religieux  Charles,  se  levant  de  table, 
s'accouda  à  la  fenêtre  qui  regardait  à  l'est  et  y  resta  long- 
temps, le  visage  inondé  de  larmes.  Comme  nul  de  ses  grands 
n'osait  l'interroger  (4)  :   «  Savez-vous,  dit-il,  ô  mes  fidèles, 

(1)  Saxo  Grammaticus,  Historiœ  Danicœ,  liv.  VIII,  —  Cf.  sur  ce  trilmt 
appelé  Klipschielda,  Depping,  ouv.  cité,  p.  70,  n.  3. 

(2)  Capitulare  Aquisgranense,  ann.  810,  art.  15.  [Monumenta  Geimaniœ 
historica,  Legum,  t.  I,  p.  163.)  — Einhard,  Annales,  a-nn.  810. 

(3)  Einhard,  Annales,  ann.  811. 

(4)  Le  moine  de  Saint-Gall,  De  Gestis  Caroli  Ma(jni,\\\'.  II,chap.  xxii. 


7B  IIISTOlIiK    l)K    l,A    MARINE    FIIANCAISK. 

pourquoi  je  pleure?  Ce  n'est  pas,  certes,  que  je  craigne  les 
menaces  de  ces  gens-là.  Mais  je  suis  profondément  affligé 
que,  de  mon  vivant,  ils  aient  osé  insulter  ces  rivages,  et  je 
suis  accablé  de  douleur  à  la  pensée  du  mal  qu'ils  feront  à 
mes  descendants  et  à  leurs  sujets.  » 

Ce  n'était  point  là  son  sevd  sujet  d'alarmes.  Les  Sarrasins, 
refoulés  vers  l'Espagne  après  la  célèbre  bataille  de  Poitiers, 
chassés  de  Narbonneen  759,  après  un  siège  de  trois  ans  (1), 
revenaient  à  la  charge.  Ils  cherchaient  une  revanche  dans 
la  piraterie,  qu'ils  allaient  exercer  avec  succès  pendant  des 
siècles.  En  806,  une  lettre  du  pape  Léon  III  signalait  l'ap- 
parition de  pirates  musulmans  dans  les  parages  de  l'Italie  et 
priait  l'empereur  de  défendre  contre  eux  la  Corse,  rattachée 
au  patrimoine  de  Saint-Pierre  (2).  Leur  flottille,  cette^  fois, 
n'osa  point  attendre  les  vaisseaux  du  roi  d'Italie,  Pépin,  dé- 
péchés vers  la  Corse.  Elle  fuyait,  et  cette  victoire  sans  com- 
bat aurait  été  complète,  si  le  comte  de  la  cité  de  Gênes, 
Hadumar,  n'avait  eu  l'imprudence  de  mener  trop  loin  la 
poursuite  :  il  périt  dans  une  escarmouche  contre  mie  em- 
barcation ennemie  (3). 

Charlemagne  avait  confié  à  un  de  ses  officiers,  au  conné- 
table de  ses  écuries,  Burkard,  la  délicate  mission  de  châtier 
les  agresseurs  et  de  protéger  les  îles  (4).  Le  connétable 
réussit  pleinement  :  il  surprit  dans  un  havre  de  Corse  les 

dans  DoM  Bouquet,  Historiens  des  Gaules  et  de  la  France,  t.  V,  p.  130. 
Il  n'est  pas  besoin  de  dire  combien  ce  récit  présente  tous  les  caractères  de 
la  légende. 

(1)  Chronique  de  Moissac,  publiée  par  DoM  Bouquet,  Historiens  des 
Gaules  et  de  fa  France,  t.  V,  p.  69.  —  Histoire  de  Languedoc,  éd.  Pri- 
vât, t.  II,  p.  554. 

(2)  Pui)liée  par  DoM  Bouquet,  Historiens  des  Gaules  et  de  la  France, 
t.  V,  p.  599. 

(3)  EiMiARD,  Annales,  ann.  806. 

(4)  Qu'on  ne  s'étonne  pas  de  voir  confier  une  flotte  à  un  officier  du 
Palais.  Au  temps  des  rois  wisigoths,  c'était  le  comte  du  Patrimoine  qui 
s'occupait  des  rameurs  de  Bavenne.  (Marini,  I papiri  diplomatici,  n"  GXIV, 
p.    330,    note   9.)   A    Constantinople,    les    deux    dromons    de    l'empereur 


CHARLEMAGXE    ET    LA    CIVILISATION    iMARITIME.  "7 

pirates  qui  venaient  de  ravager  la  Sardaigne,  leur  coula 
treize  navires  et  leur  infligea  un  sanglant  désastre  (1)  ;  les 
débris  de  leur  flotte  ne  ramenèrent  dans  les  repaires  de  la 
côte  espagnole,  au  lieu  des  cargaisons  habituelles,  que  des 
équipages  décimés  (807);  la  leçon  ne  porta  pas  ses  fruits. 
En  808,  la  capture  de  soixante  moines  aux  îles  Baléares 
inaugura  une  nouvelle  campagne  des  pirates  :  le  samedi 
saint,  toute  la  population  d'une  ville  corse  était  enlevée  par 
eux,  à  l'exception  de  Tévêque  et  des  vieillards  trop  débiles 
pour  trouver  acheteurs  dans  les  bazars  musulmans.  Et  si  la 
Sardaigne  parvint,  en  810,  à  les  repousser,  la  Corse  tomba 
presque  tout  entière  en  leur  pouvoir.  En  813,  au  moment 
où  ils  revenaient  de  cette  île  avec  un  lourd  butin,  ils  furent 
attaqués  à  la  hauteur  de  Majorque  par  Ermanger,  comte 
d'Ampurias,  qui  leur  fit  subir  une  nouvelle  défaite,  captura 
huit  vaisseaux  et  délivra  plus  de  500  prisonniers.  Mais, 
l'année  même,  les  Maures  prenaient  leur  revanche  à  Nice 
et  à  Civita-Vecchia,  celle-ci  enlevée  par  trahison  et  ruinée, 
malgré  la  surveillance  de  Bernard,  fils  du  feu  roi  Pépin,  et 
malgré  les  mesures  préventives  prises  depuis  Tortosa  jus- 
qu'à Rome  pour  la  protection  des  côtes  (2). 

Pour  déjouer  les  attaques  incessantes  des  flottilles  rava- 
geuses qui  déferlaient  sur  le  littoral ,  il  était  besoin  d'un 
système  d'informations  rapides  et  d'une  défense  fixe.  Les 
chroniqueurs  du  temps  se  bornent  à  dire  que  Charlemagne 
organisa  partout  des  patrouilles  de  guet,  «  excubiae»  .  Moins 

d'Orient  étaient  commandés  par  le  premier  écuyer,  le  protospathaire,  et  par 
le  maître  de  la  garde-robe,  le  protovestiaire,  ce  qui  explique  qu'un  maître 
de  la  garde-robe,  Basile,  au  x^  siècle,  écrivit  un  traité  de  tactique  navale. 
(Constantin  PorpuyrogÉ>'Ète,  De  administrando  î'mpe/'io,  chap.  li.  —  FabiiI- 
cius,  Bibliotheca  grœca,  nouv.  éd.,  t.  IX,  p.  10  et  97.) 

(1)  On  peut  voir  dans  un  Ms.  du  ix^  siècle  une  miniature  représentant 
une  bataille  navale.  (Bibliothèque  de  S.  Gall,  ms.  863,  fol.  77  :  Lucani 
Lharsalia.) 

(2)  EiNHARD,  Annales,  ann.  807-813,  et  Vita  Caioli  Magni,  chap.  xvH. 
—  VÉTAULT,  Charlemagne,  p.  436-437,  450. 


78  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

laconiques  qu'eux,  nous  emprunterons  quelques  détails  à 
une  inspection  des  côtes  provençales,  de  beaucoup  posté- 
rieure, il  est  vrai  (1),  mais  laissant  pressentir  un  état  de 
choses  préexistant.  Les  patrouilles  qui  battaient  la  côte, 
gens  des  communautés,  serfs  ou  vassaux,  étaient  reliées  entre 
elles  par  un  réseau  de  télégraphie  optique  établi  aux  sail- 
lants du  rivage.  D'Albaron  jusqu'à  Nice,  il  y  avait  un  cordon 
de  vingt  farols  disposés  un  peu  partout  :  sur  la  plate-forme 
d  une  tour  d'All)aron,  dans  le  clocher  de  Villemer,  sur  la 
forteresse  de  Fos,  antique  tour  à  signaux,  élevée  dès  le  pre- 
mier siècle  pour  montrer  l'entrée  de  la  Fosse  Marienne,  et 
à  Fréjus,  ancienne  station  de  la  flotte  romaine  (2).  A  l'ouest, 
Albaron  communiquait  sans  doute  avec  la  tour  de  Mata- 
fère  (3),  que  Gharlemagne  avait  fait  construire  près  de  l'em- 
bouchure du  Petit-Rhône,  sur  la  rive  droite,  et  qu'il  cédait 
en  791  à  rabl)aye  de  Psalmody.  Plus  loin,  se  dressaient  les 
deux  phares  de  Maguelone,  du  Port  sarrazin  comme  on  ap- 
pelait la  ville,  en  souvenir  de  l'occupation  mauresque  (4). 
Au-dessus  de  Port-Vendres,  les  tours  Madaloc  et  Massanne 
servaient  à  inspecter  l'horizon  vers  l'ouest  (5).  Dans  l'atmos- 
phère limpide  du  midi,  on  n'avait  point  à  craindre  que  les 


(1)  Archives  des  Bouches-du-Rhône,  reg.  1519  :  Procès-verbal  de  visite, 
en  1323,  des  fortifications  des  côtes  de  Provence  et  des  munitions  d'armes 
et  de  vivres  depuis  Albaron  (Bouelies-du-Rhône)  jusqu'à  la  Turbie  (Alpes- 
Maritimes),  publié  par  le  D''  Barthélémy,  dans  les  Mélanges  historiques, 
t.  IV.  Paris,  1882,  in-4",  et  tirage  à  part.  Les  »  farocinatores  »  charf[és  de 
faire  les  feux  de  j;ardc  étaient  parfois  accompagnés  d'un  chien  qui,  en  cas 
de  surprise,  prévenait  par  ses  aboiements  de  l'approche  de  l'ennemi. 

(2)  StRAbon,  r£wypaçixwv,'liv    IV,  chap.  i,  p.  8.  —  Pline,  liv.  III,  chap.  5. 

(3)  xlrcbives  départ,  du  Gard  :  Cartulaire  de  Psalmody,  liv.  A,  p.  165. 
—  Pacezy,  Mémoires  sur  le  port  d' Aigues-Mortes.  Paris,  1879,  in-8'',  p.  16 
et  195. 

(4)  Frédéric  FabrÈge,  Histoire  de  Maijuelone.  Paris,  1894,  in-4'*,  t.  I, 
p.  59. 

(5)  LenthÉric,  les  Villes  mortes  du  golfe  du  Lion,  2"  partie,  p.  112.  — 
La  montagne  du  Faron,  au  nord  de  Toulon,  doit  son  nom  au  sémaphore  qui 
la  dominait  au  moyen  âge.  (Hekri,  Notice  sur  l'origine  de  la  montagne  du 
Faron.  Toulon,  1849,  in-8°.) 


CHARLK.M  AGNE    ET    I.A    CI  V  I T-I  S  ATI  OX    MARITIME.  79 

scMiiaphores  fussent  noyés  dans  la  brume;  le  signal  du 
faî'ociiiato?-,  fumée  le  jour  et  lumignon  la  nuit,  répété  autant 
de  fois  qu'il  y  avait  de  navires  suspects  à  l'horizon,  et  trans- 
mis de  proche  en  proche  sur  toute  la  ligne  de  ce  télégraphe 
militaire,  passait  en  une  demi-heure  d'Antibes  à  la  tour  de 
Bouc  (1). 

Le  long  des  rives  méditerranéennes,  en  Italie,  en  Sar- 
daigne,  en  Corse  (2),  on  voit  encore,  de  loin  en  loin,  sur 
l'éperon  que  forment  les  promontoires,  des  tours  en  ruine 
et  près  d'elles  quelque  falot  rouillé.  Elles  transmirent  pen- 
dant des  siècles  et  presque  jusqu'à  nos  jours  la  nouvelle  des 
invasions  maures.  Les  Barbares  usèrent  du  même  procédé, 
qui  remonte  peut-être  au.x  origines  de  la  civilisation  aryenne  : 
les  Baléares  sont  couvertes  de  tours  coniques,  dites  talayots, 
du  mot  arabe  at  taliya,  a  vigie  " ,  dont  la  construction  en 
grand  appareil  atteste  la  date  reculée  (3).  D'Alexandrie  à 
Tripoli  de  Barbarie,  les  feu.x  d'alarme  couraient  de  fortin 
en  fortin,  tels  des  feu.x  follets,  et  si  vite  qu'il  suffisait  de 
trois  à  quatre  heures  pour  transmettre  la  dépêche  d'un 
point  extrême  à  l'autre  (-4).  Des  croiseurs  «rapides",  les 
tarit,  bientôt  suivis  des  harraka,  u  incendiaires  (5),  »  par- 
taient en  éclaireurs.  Puis,  à  mesure  qu'ils  découvraient  de 
nouvelles  forces  ou  de  nouvelles  manœuvres  de  l'ennemi, 

(1)  Inspection  des  côtes  de  la  Méditerranée  par  M.  de  Séguiran  (1633), 
publiée  par  E.  Sue,  Correspondance  de  Henri  de  Sourdis,  dans  la  Coll.  des 
Doc.  inédits,  t.  I,  p.  xxxvii. 

(2)  J.  DE  Fréminville,  Tours  génoises  du  littoral  de  la  Corse,  dans  le 
Bulletin  archéologique  du  Comité  des  travaux  historiques,  année  1894, 
in-8",  p.  47. 

(3)  Cartailhac,  Monuments  primitifs  des  îles  Baléares.  Texte  avec 
80  plans  ou  dessins.  Toulouse,  1892,  in-4".  p.  23  et  pi.  XXVIII  et  suiv. 

(4)  Ces  fortins  byzantins  furent  détruits  en  1062  par  Mo'izz  ben  Bàdîz, 
partisan  des  khalifes  abbassides,  qui  coupa  ainsi  les  communications  entre 
les  ports  de  guerre  des  Fatimites.  ('Abd-el-Wàbid  Mehrakeciiï,  Histoire 
des  Almohades,  trad.  Fagnan,  dans  la  Revue  africaine,  1893,  p.  226.) 

(5)  Amari  a  restitué  la  véritable  étymologie  et  le  véritable  usage  des 
harraka.  {^Storia  dei  Musulmani  in  Sicilia.  Firenze,  1854,  in-8",  t.  I, 
p.  302.)  —  Jal  (Archéol.  navale,  t.  II,  p.  211)  s'est  trompé. 


80  HISTOIRE   DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

qu'ils  sentaient  le  besoin  de  renforts  ou  qu'ils  voyaient  me- 
nacer un  point  de  la  côte,  ils  lâchaient  des  pigeons  voya- 
geurs vers  l'arsenal  prochain  (1),  utilisant  ainsi,  pour  leur 
service  d'information,  la  poste  aérienne  que  les  Romains 
employaient  dans  les  provinces  nouvellement  conquises  (2). 
Près  des  ruines  de  Carthage,  l'antique  cité  phénicienne, 
—  Garthago  magna,  porte  une  carte  du  xi'  siècle  (3),  — 
s'éleva  la  «  maison  des  œuvres  »  maritimes,  daar  senaah, 
prototype  des  établissements  du  même  genre  que  l'Europe 
médiavale  adopta,  en  leur  conservant  le  nom  arabe  de 
darse,  darsena,  arsenal.  C'est  en  698  que  le  khalife  Abd  al 
Malik  avait  renouvelé  les  expéditions  carthaginoises,  dont 
les  indigènes  conservaient  pieusement  le  souvenir  (4).  Deux 
mille  Coptes  avaient  barré  d'une  chaîne  le  canal  de  la  Gou- 
lette  et  construit  au  fond  de  la  lagune  de  nombreux  vais- 
seaux sous  la  protection  d'une  ville  nouvelle,  Tunis  (5).  De 
ce  berceau  historique,  la  puissance  musulmane  allait 
prendre  un  tel  essor  que  les  navigateurs  chrétiens,  en  moins 
de  deux  siècles,  le  ix'  et  le  x%  se  virent  confinés  dans  les 
parages  nord  et  est  de  la  Méditerranée  (6).  Elle  créa  de 
nouveaux  centres  d'action  dans  les  provinces  conquises, 
tels  l'arsenal  de  Palerme,  dit  l'Elue,  et  le  Caire,  la  «  ville  de 
la  victoire  " ,  d'où  le  chef  des  Deux-Mers  (7)  surveillait  la 


(i)  'Ibn  al  Atîr,  dans  Amari,  Biblioteca  Arabo-Sicula.  Toiino-Roma, 
1880,  in-8°,  t.  I,  p.  470.  —  En  1088,  les  Musulmans  de  l'ile  de  Pantel- 
laria  envoient  une  dépêche  à  l'émir  d'Afrique  sous  l'aile  d'une  colombe. 
{Ibidem,  t.  I,  p.  441.) 

(2)  G.  Reyxaud,  la  Poste  aérienne,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes, 
1"  février  1896,  p.  641. 

(3)  Bibl.  nat.,  ms.  latin  8878,  fol.  45  ter. 

(4)  Voyez  le  résumé  des  diverses  légendes  arabes  dans  Amabi,  Storia  dei 
Musulmani  in  Sicilia,  t.  I,  p.   166-169. 

(5)  'Ibn  Khaldoun,  npud  Amari,  Biblioteca  Arabo-Sicula,  t.  II,  p.   163. 

(6)  'Ibn  Khaldoun,  Livre  das  Concepts  historiques,  parag.  I,  traduit  en 
italien  par  Amari,  Biblioteca  Arabo-Sicula,  t.  II,  p.  163. 

(7)  Du  Ra  is-el-bahrein ,  c'était  son  nom  arabe,  je  ne  puis  citer  qu'une 
mention  de   1187.    (Historiens  orientaux  des   Croisades,   t.   III,   p.    103.) 


CHARLEMAGNE    ET    LA    CIVILISATION    MARITIME.  SI 

Méditerranée  et  la  mer  Rouge,  reliées  peut-être  encore  par 
les  débris  du  canal  de  Péluse. 

Un  dernier  port  de  guerre,  El  Mehdiâh,  au  sud  de  Tunis, 
tendit  sur  les  flots  «  l'arc  de  ses  murailles  »  bossue  de 
tours  (1)  et  plongea  dans  la  mer  a  une  main  dont  le  pouce 
seul  touchait  au  rivage  (2)  " ,  comme  pour  marquer  la  prise 
de  possession  de  l'empire  maritime. 

Dans  le  duel  qui  va  s'engager  et  qui  rappellera  par  bien 
des  détails  les  guerres  Puniques,  le  second  adversaire  n'est 
point  Charlcmagne,  le  grand  empereur  connu  par  ses  lar- 
gesses aux  basiliques  de  Carthage,  d'Alexandrie  et  de  Jéru- 
salem (3)  et  par  sa  protection  puissante  pour  les  chrétiens 
d'Orient,  l'ami  enfin  du  khalife  de  Badgad,  Haroun-al- 
Raschid,  dont  les  ambassadeurs  se  rencontraient  au  palais 
d'Aix-la-Chapelle  avec  les  envoyés  d'Ibrahim,  émir  édrissite 
de  Fez  (4).  En  face  des  corsaires  d'Afrique,  nous  retrou- 
vons les  Romains  ou  du  moins  l'héritier  de  leur  nom  et 
d'une  partie  de  leurs  États,  l'empereur  d'Orient. 

Mais  justement,  en  ceignant  la  couronne  impériale,  Char- 
lcmagne enlevait  à  la  cour  byzantine  son  prestige  et  ses 
prérogatives  séculaires. 

Atteinte  dans  ses  prétentions  à  la  souveraineté  nominale 
du  monde,  blessée  dans  son  amour-propre  de  femme,  l'im- 


Mais  il  est  contemporain  sans   doute  de  la  fondation  du  Caire  et  de  son 
arsenal  en  973. 

(1)  Mehdiâh  est  VAfrica  des  chroniqueurs  chrétiens.  Elle  fut  fondée  au 
commencement  du  x"  siècle  par  les  Fatimites.  (De  Slane,  Histoire  des  Ber- 
bères d'Jbn  Khaldoun,  t.  II,  p.  43.)  —  Cf.  Delaville  Le  Roulx,  la 
France  en  Orient.  Paris,  1886,  in-S",  p.  180. 

(2)  'Ibn  al  'Atîr,  dans  Amari,  Biblioteca  Arabo-Sicula,  t.  I,  p.  487. 

(3)  EiNHARD,  Vita  Caroli  Magni,  chap.  xxv.  —  Capitulaires  de  l'an  810 
donnés  à  Aix-la  Chapelle,  art.  17. 

(4)  EiNHARD,  Annales,  ann.  801.  C'est  alors  qu'Haroun  envoya  à  Charlc- 
magne un  éléphant,  Abul  Abbas,  «  le  père  de  la  dévastation,  •>  cadeau 
princier  qui  émerveilla  les  Francs;  des  singes,  des  lions,  des  tigres,  envoyés 
par  les  princes  musulmans  d'Afrique  ou  d'Asie,  formaient  la  ménagerie 
d'Aix-la-Chapelle.  (Einhabd,  Vita  Caroli  Magni,  chap.  xvi.) 


82  HISTOIRE   DR   LA    MARINE   FRA^'ÇAISE. 

pératrice  Irène  dut  s'incliner  devant  le  monarque  tout-puis- 
sant (1),  qui  fut  dès  lors  pour  les  Byzantins  un  objet  de 
haine.  Entre  les  deux  empires  d'Orient  et  d'Occident,  le 
patrimoine  de  Saint-Pierre,  donné  par  Pépin  le  Bref  aux 
papes  (2),  formait  un  État- tampon  qui  protégeait  contre 
les  convoitises  franques  les  provinces  grecques  de  Sicile  et 
de  Calabre.  Mais  les  deux  rivaux  restaient  en  contact  sur 
l'Adriatique,  et  le  successeur  d'Irène,  Nicéphore  le  Logo- 
thète,  dut  céder  au  royaume  italique  l'Esclavonie,  la  Croatie, 
la  Liburnie,  la  Dalmatie  et  l'Istrie  (803)  (3).  Il  conservait 
les  îles  de  la  côte  dalmate,  ce  qui  était  un  tour  de  Grec,  un 
prétexte  à  croisières  incessantes  dans  les  eaux  de  l'Adria- 
tique et  le  moyen  de  garder  la  suprématie  maritime. 

Pépin,  roi  d'Italie,  fils  et  lieutenant  de  Charlemagne, 
essaya  bientôt  de  déloger  ces  flottilles  de  leurs  repaires. 
Gomme  il  ne  disposait  que  d'une  base  d'opérations  très 
faible,  du  port  de  Ravenne  bien  déchu  de  sa  splendeur 
passée  et  aussi  liche  en  arbres  à  fruits  qu'il  avait  compté 
autrefois  à" arbres  à  voiles  (4),  il  eut  recours  à  Venise. 
Entre  ses  deux  puissants  voisins,  la  petite  République,  tour 
à  tour  alliée  de  l'un  et  de  l'autre,  balançait  son  indépen- 
dance. Acquise  pour  le  moment,  c'est-à-dire  en  806,  à  la 
cause  franque,  elle  envoya  une  flotte  dévaster  les  côtes  dal- 
mates  (5).  Le  patrice  Nicétas  riposta,  l'an  d'après,  par  une 
démonstration  menaçante  dans  les  lagunes  vénitiennes  et  se 


(1)  Auquel  elle  envoya  deux  ambassades  en  789  et  799.  (Sur  les  relations 
des  deux  Empires,  voy.  VÉtault,  Charlemagne,  p.  418.) 

(2)  Le  Patrimoine  s'étendait  entre  le  Tibre,  la  Marta  et  la  mer.  Pépin  y 
avait  joint  l'exarchat  de  Ravenne,  l'Emilie  et  la  Pentapole. 

(3)  EiNHARD,  Annales^  ann.  803. 

(4)  Ce  mauvais  jeu  de  mots  de  Jordancs  [De  rébus  Geticis,  chap.  xxix) 
s'explique  par  ce  fait  que  le  mât,  dans  les  langues  du  Midi,  se  dit  arbor. 
Une  des  célèbres  mosaïques  de  S.  Apollinare  in  Città  à  Ravenne  représente 
le  port  de  la  ville,  Glassis. 

(5)  EiNUARD,  Vila  Cciroli  Mag ni,  chap.  xv.  — Boehmer-Muehlbacher,  .fie- 
gesta  Imperii,  t.  I,  p.  168. 


CHARLEMAGNE    ET    r.A    CIVILISATION    MARITIME.  83 

retira  après  avoir  conclu  avec  les  Francs  un  armistice 
valable  jusqu'en  août  808  (1).  Bien  que  la  République  se 
fût  refusée  à  une  nouvelle  expédition  contre  la  Dalmatie, 
elle  fut  bloquée  une  seconde  fois  par  l'escadre  grecque  de 
Paul  de  Géphalonie.  Aux  Byzantins  succéda  le  roi  Pépin, 
qui  s'emparait  en  810  de  Malamocco,  siège  du  gouverne- 
ment ducal,  et  imposait  au  doge  Obelerius  l'obligation  de 
cesser  tous  rapports  commerciaux  ou  autres  avec  l'Empire 
d'Orient.  Cette  prétention  exorliitante  amena  la  révolte  des 
Vénitiens,  commandés  par  les  Participatius.  Réfugiés  dans 
l'île  de  Rialto  que  couvrait  un  bras  de  mer,  le  Canalazzo, 
les  défenseurs  de  l'indépendance  repoussèrent  les  attaques 
de  la  marine  rudimentaire  des  Francs,  en  détruisant  le 
pont  de  bateaux  jeté  sur  le  Canalazzo,  et  en  harcelant  la 
flottille  étrangère,  bientôt  dispersée  par  la  flotte  de  Paul  de 
Géphalonie  (810)  (2). 

Les  empereurs  d'Occident  prétendaient  du  reste  si  peu 
à  la  suprématie  maritime  que  les  basiles  leur  offrirent 
parfois  le  secours  d'une  flotte  :  «  Ton  maître  n'a  pas  de 
navires,  disait  Nicéphore  Phocas  à  un  ambassadeur 
d'Othon  I",  mais  moi,  je  suis  puissant  sur  mer;  qu'il  dise 
un  mot,  et  ma  flotte  fera  rentrer  dans  l'obéissance  tous  les 
ports  rebelles  (3).  »  L'expansion  musulmane,  qui  arrivait 
d'une  marche  rapide  sur  Constantinople  en  suivant  la  ligne 
des  îles,  Malte,  Sicile  et  Crète  (4),  avait  secoué  la  noncha- 
lance byzantine  :  les  basiles  de  la  dynastie  macédonienne 
opposèrent  à  la  mobilité  fantastique  des  nomades  du  désert 


(1)  EiNHARD,  Annales, ann.  808.  —  Boehmer-Muehlbacher,  Regesta  Im- 
perii,  t.  I,  p.  174. 

(2)  EiNHARD,  Annales,  ann.  810.  —  Vétadlt,  Charlemagne,  p.  441. 

(3)  LiUDPRANDi,  fielatio  de  legatione  Constantinopolita?ia,  dans  Pertz, 
Monumenta  Germaniœ  historica.  Scriptores,  t.  III,  p.  349. 

(4)  Les  Musulmans  occupent  la  Crète  en  824  et  la  Sicile  en  825.  Ils  se 
maintinrent  dans  la  première  jusqu'en  959  et  dans  la  seconde  jusqu'au 
Tti°  siècle. 


84  MI.STOIP.K    DE    LA    :\fARINE    FRANÇAISE. 

et  de  I  Océan  une  triple  ceinture  de  flottes,  et  à  leurs 
énergies  puissantes  et  impétueuses  les  formules  d'une  tac- 
tique savante. 

Aux  avant-postes,  sur  les  confins  de  la  Dalmatie  et  de  la 
Calabre,  veillaient  des  divisions  de  grand'garde,  montées  en 
majeure  partie  de  Russes  (l).  On  appelait  de  ce  nom,  puis 
du  nom  de  Vaeringues  ou  Varègues  les  hommes  blonds  qui 
arrivaient  des  bords  de  la  Baltique.  C'étaient  des  Scandi- 
naves; il  avaient  fondé  sur  leur  chemin  les  principautés  de 
Kiew  et  de  Novogorod,  dernières  étapes  avant  de  gagner  le 
Dnieper  et  d'en  franchir  les  cataractes  sur  de  fragiles 
esquifs  creusés  dans  un  tronc  d'arbre.  Les  apparitions  im- 
prévues des  innombrables  skedan  russes  dans  la  mer  Noire 
semaient  l'effroi  à  Constantinople,  qui  se  hâtait  de  prendre 
à  sa  solde  les  Barbares  et  de  les  expédier  contre  les  Arabes. 

Derrière  ces  grand'gardes,  les  escadres  provinciales,  en- 
tretenues par  les  thèmes  ou  provinces  du  Péloponèse,  de 
Samos,  de  la  mer  Egée  et  de  Giljyre  et  commandées  par  les 
stratèges  des  thèmes,  décrivaient  un  vaste  demi-cercle 
depuis  les  côtes  grecques  jusqu'à  Antioche  (2).  De  cet  arc, 
la  flotte  impériale  était  la  flèche  :  ses  stations  s'échelon- 
naient en  ligne  droite  depuis  Mitylène  aux  vastes  mouil- 
lages (3)  et  Abydos,  siège  de  la  grande  douane  du  Couchant, 


(1)  Citons  par  exemple  le  stationnement  de  sept  chélandes  russes  en 
Dalmatie  en  949.  (Constantin  Porphyrogénète,  SOvTayfxa  seu  exGeaiç  trie 
paffiXeîou  Tcx^Ewi;,  De  Cerimoniis  Aulœ.  Ed.  Bonn,  1830,2  vol.  in-8",  liv.  II, 
p.  45.)  —  Envoi  de  sept  carabes  chargés  de  415  Russes  en  Langobardie. 
'Liudprandi  Legatio,  Pertz,  Mon.  Germ.  Iiist.,  Scriptorcs,  t.  III,  p.  353.) 
—  Envoi  de  marins  russes  contre  les  Normand.s  de  Sicile  en  1041.  (Abbé 
Delarc,  les  Normands  en  Italie.  Paris,  1883,  in-8",  p.  106.) 

(2)  Constantin  Porphyrogénète  [De  Cerimoniis  Aulœ,  lilj.  II,  p.  44, 
45)  donne  le  dénombrement  de  la  Hotte  byzantine  en  910  et  949  :  en  910, 
elle  comptait  34,000  rameurs,  700  Russes  et  7,340  soldats  pour  187  vais- 
seaux. 

(3)  Voyez  les  belles  descriptions  de  ces  escales  dans  Schll'mberger,  Un 
Empereur  byzantin  au  x'  siècle,  Nicéphorc  Phocas.  Paris,  1890,  in-4'', 
p.  70. 


C11AULP:MAGNE    et    la   civilisation    maritime.  85 

jusqu'à  Farsenal  de  Byzance,  fondé  en  834  sur  la  Propon- 
tide  (1),  jusqu  à  Erekli  et  Gherson  dans  la  mer  Noire.  Pour 
les  200  vaisseaux  de  guerre  qui  défendaient  TEmpire,  il  ne 
fallait  guère  moins  de  40,000  hommes. 

Un  véritable  système  d'inscription  maritime  en  assurait 
le  recrutement.  Des  chartulaires,  ancêtres  de  nos  commis- 
saires de  marine,  tenaient  registre  de  tous  les  matelots 
aptes  à  manier  la  rame.  Chaque  marin  recevait  un  fief  héré- 
ditaire, exempt  d'imposition  et  inaliénable,  fief  de  quatre 
litres  si  l'inscrit  appartenait  à  l'escadre  active  des  thèmes, 
de  deux  litres  seulement  s  il  faisait  partie  de  l'escadre  impé- 
riale, plus  rarement  mobilisée  (2). 

Un  officier  général,  le  drongaire  des  deux  escadres  (3), 
plus  tard  subordonné  à  un  mëfjaduc  (4),  exerce  le  comman- 
dement en  chef.  Investi  de  ses  fonctions  par  l'empereur,  il 
porte  comme  grande  tenue  un  bonnet  tissu  d'or,  une  au- 
musse  de  soie  et  une  tunique  or  et  orange,  ornée  par  devant 
d'un  portrait  impérial  au  type  de  majesté  et  par  derrière  de 
l'icône  équestre  du  descendant  des  iconoclastes  (5).  Il  a 
pour  chefs  d'escadre  des  comités,   et  il  est  à  la  tétc  d'une 

(1)  Du  Gange,  Historia  byzantina.  l'art.  II  :  Constantinopr)lis  christiana 
seu  descriplio  urbis  constantinopolitanœ.  Lutetiaj-Parisioruin,  1680,  in-fol., 
liv.  II,  p.  156.  — •  II  est  regrettable  que  l'autorité  citée  par  Du  Gange  soit 
Thevet  (Cosmographie,  liv.  XIX,  ch.  v),  fort  peu  exact  d'ordinaire. 

(2)  Le  fonctionnement  de  l'Inscription  maritime  nous  est  révélé  par  une 
novelle  de  Gonstantin  Forphyrogéncte  de  947  environ.  (Rambaud,  l'Em- 
pire grec  au  x"  siècle,  Constantin  Porphyroge'iiète.  Paris,  1870,  in-8", 
p.  290.)  —  Les  frais  des  croisières  retombaient  sur  les  villages  des  côtes, 
suivant  un  voyageur  du  x'  siècle.  ('Ibn  Haukal,  cité  par  Amari,  Storia  dei 
Miisulmani  in  Sicilia,  t.  III,  p.  336.) 

(3)  Elie,  drongaire  de  la  flotte  impériale  en  867,  est  le  premier  titulaire 
de  l'office  que  je  connaisse.  (Schlumbergeh,  Sigillographie  byzantine. 
Paris,  1884,  in-8",  p.  338.  — Gfroerer,  Byzantinische  Geschichten,  t.  II, 
p.  432.) 

(4)  Au  xi'  siècle.  (Anne  Comnène,  'A).£$iâ;.  Bonn,  1878,  2  vol.  in-8", 
t.  II,  p.  116.) 

(5)  GoDiNTS,  ITcpl  Twv  ôçyf/.ia),îwv  TO'j  TTa/atiou  T?/;  KwvirTav-îvou  iiô)cwç,  xal 
Tûiv  ôysixtwv  Trji;  [Xîyd/riç  £xx).rj<jiaç.  De  ofjicialibus  pulatii  Constantinopoli- 
tani  et  ofjiciis  inagnœ  Ecclesiœ.  Bonn,  1839,  in-8",  p.  23. 


86  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

hiérarchie  navale  savamment  organisée,  mais  compliquée 
peu  à  peu  par  la  funeste  habitude  de  multiplier  les 
offices  (1). 

Au  cadre  de  maistrance,  figurent  des  artificiers,  les 
stphoneurs,  chargés  de  1  engin  qui  constitua  la  force  des 
flottes  byzantines  :  le  feu  grégeois. 

Le  feu  grégeois,  qvi'était-ce  ?  —  Secret  d'État,  mystère  I 
Depuis  qu'un  transluge,  originaire  d'Héliopolis,  Gallinique, 
en  avait  fait  pour  la  première  fois  usage,  en  672  (2),  on 
cherchait  à  éluder  la  curiosité  des  Barbares.  Aux  questions 
indiscrètes,  un  formulaire  impérial  prescrivait  de  répondre 
qu'un  ange  avait  révélé  le  mystère  du  feu  grégeois  au  grand 
Constantin  avec  défense  d'en  instruire  les  peuples  étrangers; 
que  manquer  à  cet  ordre  serait  un  sacrilège  (3).  Et  de  fait, 
nous  ne  connaissons  point,  malgré  de  savants  mémoires  (4), 
toutes  les  formules  chimiques  des  terribles  mixtures,  car  il 
y  en  avait  plusieurs.  La  naphtc,  le  soufre  et  la  résine 
entraient  dans  l'une  d'elles,  que  les  Arabes  employèrent (5). 
Mais  ce  que  les  étrangers  ne  purent  de  longtemps  s'appro- 
prier, ce  fut  la  combinaison  détonante,  dont  un  auteur 
grec   du   ix'   siècle    donnait   pourtant   la  formule  :  soufre, 

(1)  Cf.  cette  hiérarchie  dans  le  texte  primitif  de  ce  chapitre  publié  dans 
le  Moyen  âge,  année  1897. 

(2)  ThÉOphane,  Chronographia,  nnn.  6164.  —  Si  le  feu  grégeois  n'a- 
vait été  qu'huile  bouillante  et  naphte,  Gallinique  n'aurait  point  eu  le  mérite 
de  l'inventer,  car  VécÈce  [De  Arte  Militari,  liv.  IV,  p.  44)  dès  le 
iv"  siècle  en  mentionne  l'emploi. 

(3)  Constantin  PonriivROcÉisÈTE,  De  administra ndo  imperio ,  éd.  J. 
Meursius.  Lugduni-Hat.,  1611,  in-4'',  chap.  xii,  p.  64. 

(4)  Anne  ComnÈne,  Alexiade,  liv.  XIII.  —  Hassan  er-Ramnah,  Traité 
des  matières  inflammables,  xin'^  siècle,  traduit  en  italien  par  Vecchj, 
Storia  générale  délia  marina  militare,  t.  I  de  la  1"^'  édition.  —  Du  Gange, 
Glossarium  mediœ  et  infimœ  latinitatis,  ignis  griecus  ;  Glossarium  med.  et 
inf.  grœcitatis,  7t\jpOa),àa(7iov.  —  Ludovic  Lalanne,  Recherches  sur  les  feux 
grégeois,  1841,  in-4''.  —  Reinaud  et  le  général  Favé,  le  Feu  grégeois, 
1845,  in-8". 

(5)  «  Ils  lancent  la  naphte  blanche  qui  paraît  de  l'eau  el  pourtant  met 
le  feu.  »  (Ibn  Hamdis,  la  Sicile  vaincue,  extraits  traduits  en  italien  dans 
Amari,  Biblioteca  Arabo-Siculu,  t.  II,  p.  335  et  suiv.) 


CHARLEMAGNE   ET    LA   CIVILISATION    MAUITIME.  8" 

charbon  et  salpêtre,  et  jusqu'au  nom  moderne,  la 
poudre  (1). 

On  lançait  le  feu  grégeois  dans  des  récipients  en  terre 
cuite  en  forme  de  pommes  de  pin  (2)  ;  on  le  projetait  avec 
de  petits  tubes  à  main  ou  par  de  gros  siphons  en  batterie 
sous  la  plate-forme  de  proue  et  ornés  à  leur  orifice  d'une 
tête  de  fauve,  dont  la  gueule  de  Ijronze  crachait  une  pluie 
de  feu. 

La  révolution  que  la  pyrotechnie  opéra  dans  la  balistique 
amena  dans  l'art  de  la  défense  des  perfectionnements  com- 
parables aux  progrès  accomplis  en  ce  siècle,  lorsque  les 
projectiles  acquirent  une  grande  forcede  pénétration.  On  re- 
vêtit d'une  cuirasse  les  acourriers»  de  la  guerre,  les  dromons  : 
par  cuirasse,  entendez  les  mantelets  de  cuir  ou  de  feutre 
qui  couraient  le  long  du  bordage,  les  étoffes  de  laine  imbi- 
bées de  vinaigre  pour  éteindre  le  feu  grégeois  (3).  Couvertes 
de  feutre  rouge  et  jaune,  ces  longues  embarcations  offraient, 
au  repos,  un  coup  d'œil  si  chatoyant  que  la  poésie  s'inspira, 
pour  les  décrire,  des  plus  gracieuses  comparaisons  :  «  Ne 
dirait-on  pas  des  jeunes  filles  du  Zanguebar  vêtues  de  leurs 
habits  de  noces  !...  »  Mais  laissons  là  l'exagération  poétique 
pour  examiner  de  près  ces  agents  de  mort,  quand  les 
fourneaux  y  fument  comme  les  cratères  d'un  volcan  (4). 


(1)  Marcus  GR.t;crs,  Liber  igniutn  ad  comburendos  hostes.  Marcus  écri- 
vait au  ix'  siècle  au  plus  tard,  car  il  est  cité  dès  cette  époque  par  J.  Mesue, 
écrivain  arabe,  auteur  âCOpera  medica  (éd.  Venise,  1581,  p.  85,  col.  i). 
Les  meilleurs  mss.  de  Marcus  sont  à  la  Bibliothèque  nationale,  lat.  7156 
et  7158.  (Cf.  Max  Jahns,  Geschichte  der  ivissenschaften  in  Deutschland, 
Munclien,  1889,  in-8'',  t.  I,  p.  156.) 

(2)  De  même,  sur  les  navires  arabes,  il  y  avait  des  kiibe,  sorte  d'obus 
remplis  de  matières  inflammables  ou  détonantes  dont  les  étroites  ouver- 
tures laissaient  passer  les  mèches  incendiaires.  (Schlumbercer,  Un  Empe- 
reur byzantin,  p.  55.) 

(3)  Co>SïANTiN  PoRPHYROGÉNÈTE,  De  Cevimoniis  Aulœ,  liv.  Il,  p.  45. 

(4)  Ibn  Hamdis,  la  Sicile  vaincue,  extraits  par  Michel  Amari,  Biblioteca 
Arabo-Sicula,  t.  II,  p.  355  et  passim.  —  On  se  fera  une  idée  de  l'usage 
des  projectilea.  incendiaires,   quand  on  saura  qu'un  incendie  en   1069  ne 


88  HISTOIRE    DE   LA    MARINE    FRANÇAISE. 

Oh  !  alors,  qu'il  y  a  loin  des  coquets  bateaux-poste  qui 
transportaient  le  long  du  Pô  Sidoine  Apollinaire  et  Théo- 
doric  (1)  à  ces  monstres  effrayants  du  ix*  siècle,  hérissés 
de  machines,  fumants,  haletants,  secoués  par  les  détona- 
tions !  Les  dromons  sont  devenus  des  vaisseaux  de  premier 
rang,  les  vaisseaux  de  ligne  par  excellence.  Leurs  deux 
étages  de  rames,  à  vingt-cinq  avirons  par  bande,  exigent  un 
effectif  de  deux  cents  rameurs  (2)  ;  avec  les  soldats  cui- 
rassés qui  défendent  la  rambade  de  proue  et  le  château  de 
bois  du  milieu  du  pont,  avec  les  siphoneurs  attachés  au 
service  des  trois  tubes  à  feu,  les  archers,  les  servants  des 
catapultes,  l'équipage  atteint  trois  cents  hommes.  A  bord, 
tout  un  arsenal  de  machines  de  jet,  tout  un  appareil  de 
siège,  des  mats  (3)  formant  pont-levis  qui  s'abattent  sur  les 
remparts,  de  lourdes  masses  qui  tombent  des  antennes  et 
"  crèvent  les  entrailles  de  l'ennemi  (4)  » ,  n'excluent  pas 
les  armes  primitives,  les  épieux,  les  javelots,  les  fauchards 
dont  on  tranche  voiles  et  coi'dages,  les  tarières  emmanchées 
qui  ouvrent  dans  les  œuvres  vives  des  voies  d'eau. 

Derrière  chaque  dromon,  voguent  ses  deux  matelots,  les 
ouzies  originaires  de  la  mer  Noire,  puis  les  pamphyles  qui 
doivent  leur  nom  à  un  rivage  de  l'Asie  Mineure.  Des  bâti- 
ments agiles,  les  chats,  éclairent  la  marche  de  la  flotte  ;  et 
les  chélandes,  ainsi  appelées  à  cause  de  leur  lenteur  de 
»  tortues  » ,  suivent  en  traînards,  bien  qu'elles  soient  équi- 


détruisit  pas  moins  de  vingt  mille  pots  à  feu  dans  l'arsenal  du  Caire. 
(Makisizi,  Kitàh-cl-Mowâiz,  Livre  des  avertissements  et  des  sujets  de 
réflexion,  t.  I,  p.  424.) 

(1)  Cf.  les  ejcemple.s  cités  par  Du  GA^GE,  Glossariwn  inediœ  et  injiniœ 
latinitatis,  au  mot  dromones. 

(2)  LÉON  LE  Philosophe,  TucUca,  liv.  XIX,  art.  4,  8,  9.  Cf.  Jal,  Archéo- 
logie navale,  t.  I,  p.  242. 

(3)  Constantin  Porphyrogénète  [De  Cerimoniis  Aulœ,  lib.  H,  p.  45, 
t.  I,  p.  670)  donne  les  détails  les  plus  précis  sur  l'armement  d'un  dromon. 
dont  il  porte  l'équipage  à  230  rameurs  et  70  soldats. 

(4)  'Ibn  Hamdis,  dans  Amaiïi,  Bibl.  AraOo-Sicula,  t.  II,  p,  403. 


CHARLEMAGNE    ET    LA   CIVILISATION    .MARITIiME.  80 

pées,  comme  les  navires  de  seconde   ligne,  de  cent  à  cent 
cinquante  hommes  (1). 

Organisées  en  escadres  et  en  divisions,  ces  flottes  deman- 
daient une  autre  stratégie  que  les  phalanges  de  front  droit 
et  en  croissant  convexe  ou  concave,  selon  que  Ton  était  en 
forces  égales,  inférieures  ou  supérieures,  que  Ton  voulait 
contenir  ou  envelopper  l'ennemi  (2).  Au  ix*  siècle,  l'ère  de 
progrès,  que  Théophile  avait  inaugurée  en  créant  un  arsenal, 
et  Basile  en  établissant  une  hiéi'archie  navale,  se  clôt  ma- 
jestueusement avec  la  Naumachie  de  Léon  le  Philosophe. 
Code  des  règlements  de  la  marine  militaire  (3),  la  Nauma- 
chie ne  comprend  pas  moins  de  soixante-quinze  articles  très 
substantiels,  très  détaillés,  un  peu  confus  peut-être,  se  ré- 
pétant parfois,  œuvre  didactique  du  plus  haut  intérêt  néan- 
moins, qui  relie  l'antiquité  aux  temps  modernes  et  marque 
la  phase  la  plus  importante  de  cette  transition.  Après  l'affir- 
mation imprudente  qu'aucun  auteur  ancien  n'a  traité  de  la 
Naumachie,  Léon  le  Philosophe  s'inflige  un  démenti  en 
utilisant  les  Stratagèmes  de  Frontin,  de  Polyénus  et  de 
l'empereur  Maurice  ;  il  cite  tel  projectile  étrange,  des  pots 
remplis  de  vipères  et  de  scorpions,  que  préconisait  Frontin, 
comme  ayant  été  employé  par  Annibal  (4).   Ce  qu'il  y  a  de 

(1)  Lkon  le  Philosophe,  Tactica,  liv.  XIX,  art.  10,  74.  —  Constanti> 
PORPHYROGÉNÈTE,  De  Cerwioniis  Aulœ,  liv.  II,  p.  45,  t.  I,  p.  661.  —  Jal 
(Archéologie  navale,  t.  I,  p.  435),  frappé  d'une  certaine  consonance  entre 
les  ouzies  et  les  huissiers  latins,  a  eu  tort  d'assimiler  les  ouzies  aux  {jrandes 
galères-transports  qu'étaient  les  huissiers. 

(2)  Petit  traité  de  stratégie  navale,  en  grec,  du  v''  ou  du  vi'  siècle,  publié 
par  K.  MuELLER,  Eine  griecliische  Schrift  ilber  Seekrieg.  Wurz!)urg,  1882, 
in-S",  —  traduit  par  Fr.  Corazzini,  Sulla  tattica  navale.  Livorno,  1882, 
in-8°,  —  analysé  par  Jurien  de  La  GraviÈre,  la  Marine  des  Byzantins, 
dans  la  Bévue  des  Deux  Mondes,  l^^  septembre  1884,  p.  130,  etc. 

(3)  LÉON  le  Philosophe,  Ilepc  Nayjxaxt'ac.  Naumachie,  titre  XIX  des 
Tactiques,  imprimée  dans  Migne,  Palrologia  Grœca,  t.  GVII,  col.  990- 
1014,  —  complétée  dans  Fabricius,  Bibliotheca  Grœca,  t.  V'II  (1801), 
p.  707-713. 

(4)  Cf.  l'art.  53  et  Frontin,  Strategematicon,  liv.  IV,  chap.  vu,  n°  10. 
—  VÉGÈCE,  De  re  militari,  liv.  IV.  —  Pglyainus,  2TpaTriYr|[j.aTa,  éd.  Joli. 
Melber  et  Woelfflin,  dans  la  collection  Teubner,  p.  xi. 


90  HISTOIRE    DE    LA   MARINE   FRANÇAISE. 

nouveau,  ce  qui  constitue  un  progrès  marqué  dans  la  tac- 
tique, provient  des  rapports  des  stratèges  sur  les  usages 
maritimes  de  l'époque.  Les  signaux,  par  exemple,  ne  se 
font  plus  de  la  façon  sommaire  d'antan,  en  agitant  des  toiles 
blanches,  un  miroir,  une  épée  nue  (1).  Des  flammes  de 
couleur  aux  combinaisons  variées,  les  différentes  positions  de 
la  bannière  indiquent  s'il  faut  engager  ou  quitter  le  combat, 
cerner  l'adversaire,  secourir  une  division  qui  fléchit,  forcer 
ou  ralentir  la  marche...  Gomme  ordre  de  bataille,  ne  figu- 
rent plus  seulement  les  formations  en  masse  profonde,  mais 
des  ordres  de  front  sur  une  seule  ligne  pour  une  charge  ra- 
pide, des  feintes  qui  déroutent  ou  divisent  les  ennemis,  des 
mouvements  tournants  irrésistibles. 

En  dépit  de  la  réglementation  sévère  des  moindres 
devoirs  de  chacun,  la  Naumachie  porte  en  elle  les  principes 
de  la  décadence  maritime  qui  ira  en  s'aggravant  depuis  le 
X'  siècle.  L'ordre  énervant  de  n'attaquer  que  dans  certaines 
conditions,  à  forces  égales  ou  supérieures  et  loin  des  rivages 
amis,  était  un  manque  de  confiance  en  soi  (2).  Il  laissait 
toute  latitude  à  la  fougue  des  corsaires  arabes,  dont  les 
attaques  impétueuses,  au  son  des  nacaires  et  des  tambou- 
rins, en  agitant  l'étendard  noué  à  la  lance  du  Prophète, 
triomphèrent  maintes  fois  de  la  discipline  grecque  ;  et  le 
drongaire  vaincu  méditait  sur  sa  défaite  en  copiant  dans  les 
prisons  des  émirs  quelque  traité  de  haute  philosophie  (3). 

Mais  à  quoi  bon,  direz-vous,  cette  digression  sur  la  marine 

(1)  Cf.  le  texte  grec  tlu  vi®  siècle  déjà  cité  dans  K.  Muellek,  Eine  grie- 
rhische  Scfirift  iiber  Seekrieg,  passim;  —  et  aussi  les  Ixpatriyiy.tx,  xm,  de 
l'empereur  Maurice,  publiés  par  Jean  Sr.iiEFFER.à  la  suite  des  TaxTi-xà  d'Ar- 
rien,  avec  traduction  latine.  Upsal,  1664,  in-8°  :  un  extrait  s'en  trouve 
dans  Jal,  Archéologie  navale,  t.  I,  p.  232-235. 

(2)  Art.  66  de  la  Naumachie. 

(3)  Ainsi  le  manuscrit  {jrec  497  de  la  Bibliothèque  nationale,  contenant 
les  Homélies  grecques  de  saint  Basile,  est  de  la  main  du  drongaire  Nicé- 
tas  :  vaincu  à  la  liataille  navale  du  Détroit  (965),  Nicétas  était  détenu  depuis 
cinq  ans  dans  les  prisons  de  Mehdiah. 


CHARLEMAGNE   ET    LA    CIVILISATION    MARITIME.  !»1 

byzantine  ?  Et  nunc  erudimini.  Cette  civilisation  ne  s'étei- 
gnit point  au  seuil  du  monde  occidental.  Au  temps  de  son 
expansion  radieuse,  pendant  deux  siècles,  elle  fut  le  phare 
vers  lequel  s'orientèrent  toutes  les  nations  maritimes.  A 
travers  nos  chansons  de  gestes,  en  apparaissent  des  reflets 
affaiblis,  rapportés  de  Gonstantinople  par  les  navires  fran- 
çais qui  voguaient  côte  à  côte  avec  les  carabes  russes  et  les 
chélandes  impériales  (1)  sous  les  plis  rouges  de  l'étendard 
de  guerre.  Au  temps  de  la  renaissance  artistique  et  surtout 
architectonique,  qui  se  produisit  en  France  sous  des  in- 
fluences byzantines,  des  termes  néo-grecs  se  glissent  dans 
notre  vocabulaire  nautique  pour  désigner  la  flotte  testoirè{^) , 
les  cales  de  construction  Peschar  {^),  les  agrès  la  sarcia  (4), 
et  certains  navires,  chalands,  chats,  pamphyles.  Au  renégat 
qui  commandait  souvent  les  escadres  musulmanes,  on  con- 
serve l'épithète  de  margari  (5). 

Nous  eûmes  des  cartulaires  sur  nos  côtes,  des  comités  sur 
nos  galères,  des  dromons  dans  nos  arsenaux.  Mais  ces  cartu- 

(1)  En  juillet  968  par  exemple,  une  floUe  byzantine  comprend  24  ché- 
landes impériales,  2  navires  russes  et  2  français.  (Lildprand,  Legatio,  dans 
les  Mon.  Germ.  hist.,  t.  III,  p.  362.) 

(2)  De  tt6),oç,  «  la  flotte  »,  qui  a  donné  iistûl  en  arabe,  stoliis,  stolium, 
stuolo,  estoire  dans  le  bas  latin  et  dans  les  langues  romanes.  (Du  Ca>ge, 
Gloss.    med.   Latin,  art.   stolus.   —  Godefroy,   Dict.  de  l' ancienne  langue 

française,  art.  estoire.  —  Heyck,  Genua  und  seine  Marine,  p.  113.) 

(3)  De  <7/(xptov,  Il  cale  déclive  >' .  (Du  Gange,  Gloss.  med.  Grœcit.);  en 
latin  scare  en  italien,  en  provençal  escliar  (Archivio  segreto  du  Vatican, 
reg.  433,  fol.  101  v°,  et  reg.  28,  fol.  37  des  Introitus  et  exilas  Camerœ).  — 
Cf.  mon  article  sur  une  escadre  franco-papale  (1318-1320),  dans  les 
Mélanrjes  d'archéologie  et  d'histoire,  publiés  par  l'École  de  Rome,  t.  XIII 
(1893),  tirage  à  part,  p.   11. 

[i)  D'sJapT^QÇtç,  «  les  agrès  »  ,  d'où  les  mots  romans  ansartia,  xartia, 
sartia. 

(5)  De  [xayapiTri;,  »  apostat  » .  (Du  Gange,  Gloss.  med.  Grœcit.)  La 
Chanson  de  Roland  (éd.  Mïdier,  v.  955)  parle  d'un  marguriz  de  Sibilie. 
Cf.  aussi  Philippe  MouskÈs,  Clironicjue ,  éd.  Reiffenberg,  t.  II,  p.  26,  418. 
—  Des  cartulaires,  sur  les  côtes  du  Languedoc,  tenaient  registre  des  ar- 
ticles soumis  aux  droits  d'entrée  ou  de  sortie  du  royaume.  [Ordonnances, 
t.  III,  p.  254.)  —  l'aramessal,  la  «  carlingue  »  provencyale,  viendrait  aussi 
du  grec  Ttapa,  (xViaoç.  (Jal,  Arche'ol.  nav.,  t.  II,  p.  57.) 


!)i  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

laires  tiennent  les  registres  de  la  douane,  et  non  plus  de 
l'inscription  maritime.  Les  comités,  de  chefs  d'escadre, 
sont  tombés  au  rang  de  chefs  de  chiourme.  Les  dromons 
sont  devenus,  au  contresens  du  mot,  de  lourds  voiliers.  Ces 
navires  ont  produit  une  telle  impression  sur  les  Occiden- 
taux que  le  pape  Jean  VIII  en  fait  construire  plusieurs  à 
Givita- Vecchia  (877)  (1),  qu'un  lexicographe  anglo-saxon 
du  X'  siècle  essaie  de  les  dépeindre  en  les  traduisant  par 
aesc  H  navire  rapide  (2)  »  et  qu'un  trouvère  français  leur 
donne  trente  pieds  de  long  (3),  piètre  mesure  pour  les  géants 
des  mers  orientales.  En  fait  de  dromons,  nos  constructeurs 
ne  connaissent  que  de  grandes  nefs  (4-)  démunies  de  l'arme 
terrible  des  pyrophores,  du  feu  grégeois  dont  ils  n'ont  ja- 
mais percé  le  secret  et  que  notre  Ives  de  Chartres  croyait 
fabriqué  avec  de  la  résine  et  de  la  graisse. 

De  la  stratégie  byzantine,  nous  avions  recueilli  des  mots, 
un  peu  comme  les  enfants,  sans  en  pénétrer  l'esprit.  A  plu- 
sieurs siècles  de  distance  et  par  des  voies  diverses,  d'autres 
élèves  des  mêmes  maîtres  allaient  nous  en  révéler  le  sens  : 
ce  furent  les  Normands,  puis  les  Génois. 

(i)  Lettre  de  Jean  VIII  à  Anfjelberge  dans  le  Decretnm  d'Ives  de  Char- 
tres, liv.  X,  chap.  Lxix. 

(2)  Publié,  pour  la  partie  nautique,  et  commente  par  Jal,  Arcliéolorjic 
navale,  t.  I,  p.  160. 

(3)  Roman  de  Blanchandin  et  Chanson  de  Roland,  cxvii,  cité  dans 
GoDEFROY,  Dict.  de  l'ancienne  langue,  art.  dronion. 

(4)  Philippe  le  Long  fait  construire  à  Rouen  des  «  naves  et  dromones  » 
en  1318.  (Bibl.  nat.,  ms.  lat.  9069,  p.  989.)  —  «  Quandam  niagnam  na- 
vem  de  Janua  vulgariter  vocatam  tironnind  »,  dit  Edouard  II  dans  une 
réclamation  à  Philippe  le  Long,  17  avril  1317.  (Rymer,  Fœdera,  t.  II, 
1'^'=  part.,  p.  97. y  —  Cf.  aussi  la  Chronuiue  rimée  de  Gcffroy  de  Paris,  ver? 
7613  (Historiens  de  France,  t.  XXII,  p.  163j,  cl  le  De  itinere  régis  Ri- 
cliardi,  dit  de  G.  de  Vinsauf,  liv.  I,  chap.  xxxiv. 


LES   NORMANDS 


LES    VIKINGS. 

Les  descendants  de  Charlemagne  payèrent  la  rançon  de 
sa  gloire  au  proHt  des  peuplades  indomptées  du  Danemark 
et  de  la  Norvège. 

Un  climat  dur,  mais  sain,  des  eaux  fluviales  chargées  de 
fer,  utilisées  comme  boisson,  les  brumes  des  montagnes  et 
les  embruns  de  la  mer,  tontes  les  forces  de  la  nature  avaient 
contribué  à  former  des  Scandinaves  une  race  rude  et  éner- 
gique. Mais  le  maigre  produit  de  la  terre  sous  un  ciel  peu 
clément  obligeait  un  grand  nombre  d'entre  eux  à  émi- 
grer  (1). 

Ils  partaient,  emportant  de  la  maison  paternelle  les  piliers 
à  tête  de  Thor  ou  d  Odin  du  siège  domestique.  En  vue  de 
quelque  côte  déserte,  ils  laissaient  flotter  au  gré  des  courants 
ces  images  sacrées  du  foyer;  où  le  destin  les  faisait  échouer, 
ils  s'installaient.    La  prise  de  possession  du  sol  avait  lieu 

(1)  DEPPiîiG,  Histoire  des  expéditions  maritimes  des  Normands  et  de  leur 
établissement  en  France  au  x'  siècle.  Paris,  1843,  in-S",  p.  10  et  suivantes. 
—  Johannes  Steenstrup,  Etudes  préliminaires  pour  servir  à  l'histoire  des 
Normands  et  de  leurs  invasions,  dans  le  Bulletin  de  la  Société  des  Anti- 
quaires de  Normandie,  t.  X  (1882),  p.  185-418. 


Oi  HISTOinK    DK    l-A    M  A  R  I  NK    FRANÇAISE. 

avec  les  solennités  habituelles  aux  sociétés  primitives;  des 
enceintes  de  bûchers,  une  hache  fichée  en  terre  en  étaient 
les  indices  visibles,  et  la  grande  salle,  :1e  sanctuaire,  s'éri- 
geaient sur  les  fragments  apportés  de  la  mère-patrie  (I). 
Dès  le  VIII*  siècle,  les  Norvégiens  colonisaient  Tile  de 
Man  (2),  les  Féroé  et  les  Orcades;  en  874,  ils  peuplaient 
rislande;  dans  Touest,  ^lls  rencontraient  le  Groenland;  ils 
découvraient  en  l'an  mil  le  Vinland  (3),  le  pays  des  vignes 
sauvages,  c'est-à-dire  l'Amérique  !  Et  l'on  prétend  avoir 
retrouvé  au  Fall  River,  dans  le  Massachusetts,  le  squelette, 
encore  revêtu  de  son  armure,  de  l'un  des  leurs  (4). 

Vers  le  midi  ils  s'enfonçaient  dans  les  fleuves  qui  débou- 
chent dans  la  Baltique,  fondaient  des  principautés  à  Kiew 
et  Novogorod  et  descendaient  jusqu'à  Gonstantinople. 

La  France,  l'Angleterre  et  l'Espagne  apprenaient  en  même 
temps  à  les  redouter,  et  les  Maures  de  la  Méditerranée  à 
compter  avec  eux.  Ces  Scandinaves,  qui  se  lançaient  hardi- 
ment du  fond  de  leurs  fiords  à  la  poursuite  de  la  baleine  et 
des  grands  cétacés  sur  des  barques  légères,  ne  reculaient 
point  devant  la  chasse  de  Thomme.  Une  religion  barbare 
les  excitait  à  la  guerre,  promettant  aux  braves  le  séjour  bien- 
heureux du  Valhalla.  "  Va,  mon  fds,  disait-elle  au  noble 
iarl,  monte  sur  un  cheval  fougueux  pour  te  précipiter  dans 
la  mêlée  poudreuse.  Les  nobles  ne  doivent  songer  qu'à 
brandir  le  glaive,  qu'à  fendre  en  bateau  les  flots  de  la 
mer  (5).  »  Séduite  par  la  vie  d'aventure  des  héros  dont  les 
scaldes  chantaient  les  exploits,  plus  d'une  femme  se  rangea 

(1)  Landnama  bok,  »  livre  de  la  prise  de  possession  du  sol  »,  et  Eyrbyg- 
qia  saqa^  chap.  viii,  cités  apud  A.  Geffroy,  V Islande  avant  le  Christia- 
nisme. Paris,  1897,  in-12,  p.  13,  24  et  suivantes. 

(2)  MuNCH,  Chronica  regum  Manniœ  et  insularum.  Christiania,  1860, 
in-4". 

(3)  Rafs,  Anticjuitates  Americaiix,  sive  scriptores  septentrionales  rerum 
ante-columbianarum  in  America.  Hafniœ,  1837. 

(4)  Smith,  Société  des  Antitjuaires  du  Nord,  1845-1849,  p.  101. 

(5)  Riijsmal,  poème  de  VEdda,  cité  par  Depping,  p.  12. 


I.RS    NORMANDS.  9.-) 

parmi  eux  ;  telle  de  ces  «  vierges  au  bouclier  » ,  skjoldmœr, 
commanda  une  troupe  de  marins  (1).  Le  métier  (2)  de  pi- 
rate devint  un  métier  de  roi;  pirate  eut  pour  synonyme 
viking  ou  "  roi  de  la  mer  "  (3).  Les  petits  souverains  Scan- 
dinaves, gênés  dans  leur  indépendance  parles  empiétements 
d'un  prince  puissant  qui  tendait  à  la  royauté  absolue, 
fuyaient  le  servage,  lui  préférant  l'exil  avec  la  liberté;  ils 
s'embarquaient  sur  des  flottes,  qu'ils  tenaient  à  honneur  de 
commander  eux-mêmes.  Tel  était,  chez  les  Normands,  le 
sentiment  de  l'indépendance,  qu'ils  répondaientà  une  ques- 
tion des  Francs  :  «  Nous  n'avons  pas  de  chef,  nous  sommes 
tous  égaux  (4).  »  En  réalité,  les  soldats  ou  champions  étaient 
des  hommes  libres  d'une  classe  supérieure  à  celle  des  ma- 
rins, qui  n'étaient  que  des  paysans. 

L'exode  des  vikings  commence  avec  le  grand  mouvement 
de  centralisation  monarchique  qui  se  produisit  simultané- 
ment en  Suède,  en  Norvège  et  en  Danemark  au  milieu  du 
IX'  siècle  (5).  Ce  qu'Halfdan  le  Noir  demandait  à  ses  sujets 
se  bornait  pourtant  au  minimum  des  obligations  imposables, 
j'entends  le  concours  de  tous  à  la  défense  du  pays,  comme 
on  le  voit  formuler  un  siècle  plus  tard  par  le  Gulatliing  de 
940.  Aussitôt  que  la  flèche  de  guerre  avait  circulé  de  district 
en  district,  que  les  feux  de  signal  avaient  couru  de  colline 
en  colline  depuis  le  sud  du  pays  jusqu'au  point  septentrional 


(1)  Depping,  p.  31.  —  Steenstrup,  p.  317. 

(2)  Tout  prince  qui  conduisait  une  expédition  maritime  était  appelé  roi. 
(Snorro,  Olafs  saga,  ch.  iv.  —  Depping,  p.  19,  n.  1.) 

(3)  Voyez  les  exemples  donnés  par  Du  Gange,  Glossarium  mediœ  et  in- 
finiœ  lalinitatis,  art.  archipirata  :  «  Archipirata,  yldest  vicing,  id  est  pirata 
praecipuus.  »  (^Glossar.  Saxonic.  jElfrici)  :  "  Archipirata,  id  est  princeps.» 
—  Cf.  aussi  Richer,  éd.  Guadet,  t.  II,  p.  308. 

(4)  DuDON,  éd.  Lair,  p.  154.  —  Steenstrup,  p.  326. 

(5)  Au  temps  d'Halfdan  le  Noir,  roi  de  Norvège  (841-863).  (Cf.  le  Gu- 
latliing de  940,  titre  I,  dernier  chapitre.)  —  De  Gorm  l'xVncien,  roi  de 
Danemark  (860-935),  et  d'Ingiald,  roi  de  Suède.  (Cf.  Snorro  Sturleson, 
Ynglinga  saga,  apud  Geffroy,  l'Islande,  p.  15-16.) 


9fi  HISTOIRE   DE    LA    MARINE   FRANÇAISE. 

du  Halogoland  et  transmis  en  sept  nuits  la  nouvelle  d'une 
invasion,  les  districts  maritimes,  skipreida,  armaient  les 
vaisseaux  de  leur  contingent  et  renforçaient  la  flotte  royale 
d'un  effectif  qui  pouvait  s'élever  à  292  bâtiments.  Les  gens 
des  côtes  contribuaient  de  leur  argent  ou  de  leur  personne 
à  la  consti'uction  et  à  Tentretien  des  vaisseaux  de  guerre 
locaux,  qu'on  rangeait  en  temps  de  paix  sous  un  abri  etdont 
on  remisait  les  voiles,  à  l'époque  chrétienne,  dans  une 
église  (1).  Assujettis  à  une  véritable  conscription  maritime 
et  à  un  dénombrement  des  personnes  imposables,  ils  de- 
vaient fournir  les  rameurs  et  le  cuisinier  du  bord  avec  des 
flèches  et  des  vivres  (2). 

Lisez  cette  description,  aux  couleurs  si  vives  qu'on  pour- 
rait lui  donner  pour  cadre,  au  lieu  des  rivages  désolés  de 
l'Islande,  quelque  île  riante  de  l'Archipel  (3).  «  Sur  les 
vaisseaux,  le  bouclier  touche  le  bouclier,  et  sur  le  pre- 
mier de  tous,  il  y  a  un  homme  debout  près  du  mat,  à  la 
casaque  de  soie  et  au  casque  doré,  les  cheveux  longs  et 
clairs.  11  tient  à  la  main  une  lance  incrustée  d'or  (4).  » 
Le  nom  même  de  certain  navire,  tEllide,   ne  contribue-t-il 

(1)  Est-ce  à  cette  coutume  qu'il  faut  attribuer  la  présence  des  Pierres 
du  soleil  ou  de  route  (Leidarstein)  dans  les  é{;lises  de  Norvège  et  d'Islande 
aux  xiii^et  kiy""  siècles.  Les  Pierres  du  soleil,  nous  le  verrons,  tinrent  lieu 
de  boussoles.  (Thoroddsex,  Geschichte  der  islandischen  Géographie,  trad. 
August  Gebhardt.  Leipzig,  1897,  in-8»,  t.  I,  p.  51,  n.  2.) 

(2)  Gulathing  de  940,  rédigé  sous  le  règne  d'Hakon  Adhalsteinfostri,  roi 
de  Norvège  (93.5-961),  liv.  XII,  ch.  i-xv,  —  analysé  par  Pardessus,  Lois 
maritimes,  t.  III,  p.  11-19.  —  Heims-Kringla,  liv.  I,  p.  146  :  Saga  af 
Hakonar  Goda. 

(3)  Dès  le  uiilie.u  du  ix°  siècle,  les  princes  Scandinaves  de  Russie  avaient 
été  en  contact  avec  Constantinople,  qu'ils  attaquèrent  plusieurs  fois,  de 
860  à  971.  Depuis  le  règne  de  Romain  III  Argyre  (1020-1034),  le  corps 
Scandinave  si  connu  sous  le  nom  de  Varègues  fut  entretenu  d'une  manière 
permanente  par  les  basiles.  (Cedrenus,  lûvovj/iç  laToptùJv,  éd.  de  Venise, 
liv.  II,  p.  575.  —  Laxdaela  saga,  ch.  Lxxiii;  cités  par  P.  Riant,  Expédi- 
tions et  pèlerinages  des  Scandinaves  en  Terre  Sainte  au  temps  des  Croi- 
sades. Paris,  1865,  in-8°,  p.  97.) 

(4)  La  Saga  de  Niai,  traduite  par  Rodolphe  Dareste,  dans  les  Annales 
du  Musée  Guimet.  Paris,  1896,  in-18,  p.  155. 


I.KS    NOIiMANDS. 


97 


point,  par  sa  toiu'nure  hellénique,  à  achever  l'illusion  (Ij. 
A  bord  des  vaisseaux  des  vikings,  au  x'  siècle  plus  qu'au 
IX'  siècle,  règne  un  luxe  insolent,  fruit  des  rapines  et  des 
pillages  (2).  Les  flancs  étinccllont  de  couleurs  éclatantes; 
la  voile  est  parfois  de  soie  pourpre,  les  agrès  de  cuir  tressé 
et  teint  en  rouge;  à  la  pointe  du  mât,  de  petits  dauphins 
d'ambre  ou  d'or,  des  oiseaux,  des  girouettes  dorées  indi- 
quent la  direction  du  vent.  Sur  la 
poupe  des  navires  du  roi  Kanut, 
des  statues  de  métal  argenté  ré- 
percutent par  tout  l'Océan  les 
rayons  du  soleil.  La  proue,  bar- 
dée de  plaques  d'airain  et  termi- 
née par  un  éperon  qui  se  relie  à 
la  ceinture  de  fer  du  navire  (3), 
est  couronnée  d'une  tête  sculptée 
de  dragon  ou  de  serpent,  insigne 
des  principaux  chefs.  Mais  la 
gueule  du  reptile  n'écume  plus 
de  cette  bave  incendiaire  que  pro- 
jetaient les  siphons  byzantins; 
elle  ne  gronde  plus  des  détona- 
tions qui  secouaient  les  protômes 
des  dromons.  L'imitation   mala-  avant  d'un  vaisseau  serpent 

.  .  „     .       .,  .         .  ou    ESNÈQUE. 

droite,  si  toutefois  il  y  a  eu  iini- 

U'a|ncs  la  tajjissciie  de  Baycux. 

tation    et    non   création   sponta- 
née, s'est  arrêtée  à  la  surface  :  tel  un  sauvage  imagine  ou 

(1)  La  Saga  de  Fridtlijof  le  Hardi,  trad.  en  français  par  Jules  Leclercq, 
dans  la  Revue  britannique,  mai  1893,  p.  51. 

(2)  Pour  l'ainénafjeuient  et  le  luxe  des  vaisseaux  Scandinaves,  voyez  le 
Mémoire  de  Jal  sur  les  navires  des  Normands,  Archéologie  navale,  t.  I, 
p.  121.  —  Riant,  Expéditions  et  pèlerinages  des  Scandinaves,  p.  52  :  On 
mettait  deux  ou  trois  hivers  à  armer  les  Snekkjur  qui,  au  xi''  siècle,  por- 
taient les  pèlerins  en  Terre  Sainte. 

(3)  Voyez  les  gravures  de  Strutt  sur  les  antiquités  maritimes  de  l'Angle- 
terre reproduites  par  Jal,  Archéologie  navale,  t.  I,  p.  142. 


98  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRAXCAISK, 

reproduit  ^j;rosslèremcnt  l'arme   perfectionnée   d'un   1)lanc. 

Déjà,  Tacite  parlait  avec  admiration  des  navires  des 
Suiones,  dont  les  extrémités,  taillées  toutes  deux  en  forme 
de  proue,  sont  toujours  parées  pour  l'attaque;  les  rames 
jouent  lil^remont  sur  le  plat-bord,  et  il  siiftit,  pour  marcher 
dans  un  sens  ou  dans  l'autre,  de  les  transporter  en  avant 
ovi  en  arrière  du  tolet  qui  leur  sert  de  point  d'appui  (I). 
Cette  description  convient  aux  bâtiments  que  les  indigènes 
se  sont  plu  à  tracer  sur  les  rochers  des  côtes  de  Suède,  en 
mémoire  peut-être  de  quelque  victoire  navale  (2),  à  une 
époque  imprécise,  que  certains  savants  reculent  jusqu'à 
l'âge  de  bronze  (lî). 

Elle  convient  partiellement  aux  navires  qui  servaient  de 
sépultures  aux  vikings. 

C'était,  en  effet,  la  coutume  de  brûler  en  mer  ou  d'ense- 
velir les  chefs  illustres  dans  leurs  bateaux  de  guerre  (4) 
avec  leurs  destriers  de  bataille.  En  1880,  on  exhumait,  à 
Gokstad  près  de  la  côte  occidentale  du  golfe  de  Christiania, 
un  bâtiment  de  seize  avirons  par  bande,  contenant  un  sque- 
lette d'homme,  ses  armes  et  les  os  de  deux  chevaux  :  il 
remonte  vraisemblablement  à  l'époque  où  les  Norvégiens 
étaient  encore  païens,  aux  gi^andes  pirateries  du  ix*  siècle. 
Long  de  22  mètres  76,  large  de  5  au  maître-bau,  profond 
de  l  mètre  75,  il  avait  un  déplacement  de  trente  tonneaux 
et  un  équipage  d'une  quarantaine  d'hommes.  Son  bordage 
de  planches  de  chênes  se  relevait  fortement  aux  deux  extré- 
mités. Au  listel  percé  de  trous  qui  couronnait  le  plat-bord, 


(1)  Tacite,  De  morilius  Gennanorum,  (•}m\).  \l\v  :  Jfistoriœ,  liv.  V,p.23. 

(2)  Depping,  ouv.  cité,  p.  42-44. 

(3)  0.  MoxTELius,  The  civilization  of  Sc/nvedeii  in  llealhen  Times, 
trad.  Woods.  London,  1888. 

(4)  Werlauff,  Mémoire  sur  la  coutume  des  Scandinaves  de  brûler  ou 
d'ensevelir  les  morts,  dan.s  les  Antiquariske  Annaler.  Copenhajjue,  1827, 
t.  IV,  p.  275.  —  Loi  de  Frode  le  Pacifique,  citée  par  Steenstrup,  ouv. 
cité,  p.  325. 


i.i:.s   \(tr,  M  AN  O.S.  *)») 

on  attachait  le  has  de  la  tente,  soutenue  d  autre  pari  par 
trois  supports  sculptés,  qui  s'élevaient  à  plus  de  deux 
mètres  au-dessus  du  plancher,  dans  Taxe  du  bâtiment.  Les 
traverses,  sous  lesquelles  on  circulait  à  l'aise,  portaient  la 
vergue  et  la  voile  qu'on  carguait  au  moment  du  combat  ovi 
pendant  la  nage  contre  le  vent.  Le  mât,  maintenu  par  des 
haubans  et  des  étais,  avait  une  voile  carrée,  primitivement 
tissue  de  laine  ou  faite  de  peaux.  A  tribord  arrière,  un  gou- 
vernail d'une  seule  pièce,  manœuvré  au  moyen  d'une 
mèche  longue  ot  mince,  trempait  dans  la  mer  un  large 
safran.  Les  avirons,  (|ui  ne  reposaient  pas  sur  le  plat-bord 
comme  jadis,  passaient  par  des  trous  pratiqués  dans  le  l»or- 
dage  à  0  mètre  47  au-dessus  de  l'eau.  Un  ingénieux  système 
de  planchettes,  glissant  sur  des  rainures,  fermait  les  ouver- 
tures quand  il  y  avait  lieu  (1).  Il  n'y  avait  pas  moins  de 
trois  barques  pour  le  service  du  ])ord.  On  retrouva  parmi 
leurs  débris  les  restes  du  siège  sculpté,  d'où  le  chef  com- 
mandait la  manœuvre  (2). 

C'est  là  une  de  ces  longues  nefs  que  les  Scandinaves 
menèrent  aux  plus  lointains  rivages,  navires  d'une  struc- 
ture si  solide  que  les  Norvégiens  en  ont  conservé  les  formes 
générales  pour  leurs  bateaux  :  proue  surélevée,  mât  trapu 
chargé  d'une  vergue  énorme,  il  ne  manque  au  navire  mo- 
derne, pour  ressembler  complètement  à  la  longue  nef,  que 


(1)  NicOLAYSEN,  Langskibel  fra  Gokstad  —  the  viking  s/iip  front 
Gokstad.  Kristiania,  1882,  in-4'',  1  carte,  10  {jravures,  danois  et  anglais.  — 
N.-E.  TuxEs,  ancien  directeur  des  constructions  navales  du  Danemark, 
les  Longues  Nefs  Je  l'ancienne  marine  septentrionale,  traduction  Be.\uvois, 
dans  les  Mémoires  des  Antv/uaires  du  Nord,  1887,  p.  277-296. 

(2)  M.  George  H.  Boehmer  a  donné  dans  une  série  de  gravures  toutes  les 
circonstances  de  cette  belle  découverte,  la  coupe  du  tunmlus  funéraire,  la 
mise  à  jour  du  liàtinient,  sa  reconstitution,  les  motifs  sculpturaux  des 
œuvres  mortes  et  la  disposition  du  gouvernail.  (Prehistorical  naval  archi- 
tecture of  the  north  of  Europe,  dans  V  Annual  report  of  the  hoard  ofrenents 
of  the  Smithsonian  Institution,  30  juin  1891.  Washington,  1892,  in-8'', 
p.  618  et  suiv.) 


100  HISTOIRK    nK   LA    MAIUNE   FRANÇAISE. 

rapparcil  des  rames  (1).  Les  bancs  des  rameurs  tenaient 
toute  la  larj^eur  de  la  longue  nef  et  portaient  jusqu'à  huit 
hommes  :  l'intervalle  entre  deux  bancs,  correspondant  à 
une  paire  de  rames,  s'appelait  riim  (2)  ;  plus  d'une  fois,  les 
sagas  évaluent  par  rums  la  force  d'un  bâtiment,  sans  spéci- 
fier autrement  le  nombre  d'hommes  casés  dans  chaque 
compartiment.  En  moyenne,  les  vaisseaux  de  guerre  avaient 
quarante  hommes  d'équipage;  le  bâtiment  de  Gokstad  peut 
servir  de  modèle   dans  l'espèce  (îî). 

Il  y  avait  différentes  sortes  de  longues  nefs  :  l'escute , 
skuta,  au  bas  de  Téchelle  (4);  Vask  ou  le  skeid,  qu'un 
auteur  du  x"  siècle  assimile  à  la  trière  latine  (5)  et  avec 
raison,  un  skeid  eut  jusqu'à  soixante-quatre  rames  et 
deux  cent  quarante  hommes  d'équipage  (0);  le  dragon, 
dre/ii,  construit  de  telle  sorte  qu'il  figurait  l'animal  fabu- 
leux, la  tête  à  l'avant  et  la  queue  à  l'arrière  (7);  enfin, 
les  vaisseaux-serpents,  les  fameux  snekkjiir  chantés  par  les 
scaldes,    admirés    par   l'empereur  Alexis    Gomnène   (8)    et 

(1)  Louis  DE  TuREMSE,  SuT  les  côtes  de  JNorvècje,  dans  la  Revue  biilaii- 
nicjue,  1893,  11°  2,  p.  367. 

(2)  Cf.  les  exemples  cités  par  Cleasby-Vigfusson,  An  Icelaudic-english 
dictionary.  Oxford,  1874,  in-4",  art.  ruai  4. 

C3)  C'est  ce  qui  résulte  des  savantes  recherches  de  Johannes  Steenstrup 
(Études  préliminaires  pour  servir  à  l'histoire  des  Normands  et  de  leurs 
invasions,  dans  le  Bulletin  de  la  Société  des  antir/uaires  de  Normandie, 
t.  X,  p.  393-396.) 

(4)  Olaf  Trygvason  Surpi,  cliap.  Lxxxni,  xLi.  (Cf.  Boehmer,  Prehistorical 
naval  architecture,  p.  589-592  :  le  busse  dont  il  parle  n'était  pas  particulier 
aux  Normands,  mais  à  tous  les  riverains  de  la  mer  du  Nord  et  bientôt  de  la 
Méditerranée.) 

(5)  Skeid;  anglo-saxon  «  scaegdh  trieris  ».  (Dictionnaire  latin-anglo- 
saxon  du  x*"  siècle  :  Jal,  Archéologie  navale,  t.  1,  p.  160,  167.) 

(6)  Olaf  Trygvason  Saga,  chap.  cv.  (Cf.  Nicolaysen,  ouv.  cité,  p.  231, 
414.) 

(7)  Olaf  Trygvason  Saga,  chap.  i.xxxv  ;  Ma//niis  the  Good's  Saga,  chap.  XX. 
(Cf.  Boehmer,  ouv.  cité,  p.  591.)  —  L'évangéliaire  de  Henri  III  (1039), 
à  la  Bibliothèque  de  Brème,  représente  un  navire  terminé  à  l'avant  par  une 
gueule  béante  de  chien.  Parmi  les  passagers,  il  y  a  deux  saints  dont  l'au- 
réole semble  illuminer  l'horizon. 

(8)  Snekkjiu-,  lat.  Hisnaechi,  Snekki,  franc.   Esnèque.  —  Sur  leur  cons- 


LES    .NUU.MAlM)S.  101 

i)roclés  sur  la  tapisserie  de  Bayeux  (1).  Les  emblèmes  de 
l'étrave  étaient  mobiles,  la  législation  païenne  prescrivant 
de  retirer  tout  visage  hideux,  toute  gueule  béante  qui  pût 
effrayer  les  génies  tutélaires  d'une  contrée  amie  (2).  Dans 
ce  cas,  l'équipage  hissait  souvent  un  bouclier  au  faîte  du 
mat  en  signe  de  paix  (3) . 

Mais  les  vikings  n'eurent  point  des  attentions  aussi  déli- 
cates lors  de  leurs  incursions  en  France  (i).  Un  historien 
des  cloîtres,  en  un  tableau  saisissant,  peint  l'arrivée  de  ces 
bétes  sauvages  émergeant  d'une  forêt  de  mâts  (5).  Sur  leur 
férocité,  les  chroniqueurs  français  (6),  anglais,  espagnols 
ne  tarissent  pas  :  s'il  est  une  gradation  dans  la  cruauté,  les 
Norvégiens  l'emportaient  encore  sur  les  Danois  (7).  Des 
sacrifices  humains,  au  départ,  leur  avaient  rendu  propice 
Thor,  le  dieu  du  tonnerre,  et  Odin,  le  protecteur  suprême 
des  marins.  C'était  la  préface  de  leurs  sanglantes  entre- 
prises. Dans  l'espèce,  les  Norvégiens  vinrent  assez  peu  en 

truction,  cf.  Scriptores  soc.  litt,'  Islaud.,  t.  VI,  p.  134;  cités  par  RiAST, 
Expéditions  des  Scandinaves,  p.  52.  —  Encomium  Enimœ,  dans  les 
Scriptores  veruni  Danicarum,  t.  1,  p.  476. 

(1)  La  tapisserie  de  Bayeux,  attribuée  à  la  reine  Mathilde,  représente  le 
départ  de  Guillaume  le  Conquérant  pour  rAnjjleterre.  Elle  a  été  reproduite 
par  MoNTFAUCON  (/e.>;  Monumens  de  fa  monarchie  française.  Paris,  1729, 
in-fol.  t.  I,  p.  376\  et  en  dernier  lieu  par  M.  Jules  Comte  (/a  Tapisserie 
de  Bayeux,  reproduction  d'après  nature  en  79  planches  phototypograplii- 
ques.  Paris,  1879,  in-4''). 

(2)  Législation  d'UIfliot  en  Islande.  (Geffroy,  l'Islande  avant  le  Chris- 
tianisme, p.  34,  d'après  le  Landnama  bolc,  4*^  partie,  ch.  vu.) 

(3)  Saxo  Grammaticus,  éd.  MuUer,  p.  116,  238.  —  Orderic  Vital,  t.  IV, 
p.  30. 

(4)  Dans  la  tapisserie  de  Bayeux,  les  esnèques  conservent  encore  leurs 
tètes  de  serpents  ou  de  dra{]ons.  Cf.  la  {gravure  ci-dessus. 

(5)  Miracula  S.  Richarii,  liv.  II,  chap.  i,  dans  les  Acta  Sanctorum  ordi- 
nis  S.  Benedicti,  t.  I. 

(6)  Di:uox  DH  s.  QrENTiN,  De  morihus  et  actis  primoruni  Normanniœ 
duciun,  éd.  Lair,  dans  les  Me'm.  de  la  Soc.  des  Antiq.  de  Normandie.) 
t.  XXIII,  p.  277.  —  Mabillon,  Annales  ord.  s.  Benedicti,  t.  III,  p.  655. 
—  Cf.  DozY,  Re'herches  sur  l'histoire  et  la  littérature  de  l'Espagne,  t.  II, 
p.  286-300.  —  Florez,  Espaiia  Sagrada,  t.  XVIII,  p.  74. 

(7)  Guillaume  de  Malmesbury,  Gesla  regum  Anglorum. 


102  IlISlOlKi:    IJK    LA    MAlUNE    FRANÇAISE. 

Neustrie.  Les  Normands  qui  s'y  établirent  considéraient  le 
Danemark  comme  leur  patrie  d'origine  (1). 

Ne  croyez  point  que  ces  barbares  fussent  dénués  de  toute 
stratégie.  Leur  esprit,  fertile  en  ruses  de  guerre,  savait,  au 
contraire,  tirer  parti  des  moindres  circonstances  pour  favo- 
riser une  surprise.  Mas(|uée,  la  nuit,  derrière  quelque  cap, 
leur  flotte  surgissait  soudain  au  lever  du  jour  devant  une 
ville  encore  endormie;  ou  bien,  par  un  clair  de  lune,  les 
troupes  de  débarquements  avançaient  à  marcbes  forcées  sur 
l'ennemi.  Dans  l'art  des  sièges,  les  Normands  étaient  passés 
maîtres,  trompant  les  assiégés  par  quelque  stratagème,  en- 
tendement simulé  ou  faux  départ  (!2).  Leur  flotte  leur  servait 
toujours  de  quartier  général  ;  ils  la  traînaient,  au  besoin, 
d'une  rivière  à  l'autre,  sur  lui  parcours  de  plusieurs  lieues, 
car  ces  athlètes  étaient  aussi  hauts  et  forts  que  légers  et 
adroits.  La  flotte  n'était,  au  début,  que  l'auxiliaire  de  lar- 
mée,  elle  n'eut  point  à  engager  les  combats  terribles  qui 
illustrèrent  les  vikings  du  X'  siècle.  Et  quand  elle  se  trouva 
en  conflit  avec  les  vaisseaux  du  roi  Alfred  ou  des  Frisons, 
elle  fut  souvent  battue  (3).  Mais  elle  remplissait  admirable- 
ment le  rôle  d'éclaireur. 

Les  Normands  savaient  se  renseigner  sur  l'adversaire  et 
choisir,  après  une  série  de  reconnaissances  préliminaires, 
le  but  de  leurs  dévastations.  C'est  ainsi  que  la  France  devint 
pour  eux  une  terre  de  prédilection,  dès  que  la  mort  de 
Louis  le  Débonnaire  mit  aux  prises  ses  trois  fils. 

Jusque-là,  le  prestige  qui  s'attachait  au  titre  d'empereur 
avait  été  la  seule  8auve{;arde  de  Louis  le  Déljonnaire;  toutes 
les  mesures  de  défense  étaient  tombées  en  désuétude,  et  le 
roi  de  Danemark  lui-même,  Oric,  faisait  en  quelque  sorte  la 
police  de  nos  côtes  en  châtiant  les  pirates  coupables  d'in- 

(i)   Steenstrip,  Eludes  préliminaires,  p.  216-231,  296,  411. 
(2)  Cf.  les  textes  réunis  par  Steenstiîup,  ouv.  cité,  p.  405. 

(3;    fSTEENSTRUP,   p.  308. 


LES    NORMANDS.  103 

cursions  sur  les  terres  impériales  (1).  En  841,  ses  bonnes 
dispositions  disparurent.  Les  pillards  eurent  toute  latitude 
d'exercer  leurs  ravages,  tandis  que  les  trois  fils  de  Louis, 
armés  les  uns  contre  les  autres,  allaient  se  livrer  la  bataille 
de  Fontenoy.  Du  1  i  au  2i  mai,  le  pirate  Oscher  pillait  les 
bords  de  la  Seine,  Foutcnellc,  Jumièges,  Rouen  (2), 
ouvrant  la  série  des  incursions  périodiques  des  Normands. 

A  les  raconter,  je  ne  m'attarderai  pas  longtemps.  D'autres 
ont  reconstitué  avant  moi  ces  lugubres  annales,  où  l'on 
chercherait  vainement  à  glaner  quelque  action  glorieuse  à 
l'actif  de  nos  marins.  Détrempé  par  les  guerres  civiles,  le 
courage,  chose  inouïe,  semble  avoir  disparu  presque  par- 
tout de  la  terre  de  France,  où  pendant  un  demi-siècle  les 
ruines  s'accumulent. 

842.  Quentovic,  célèbre  pour  son  commerce  et  dotée 
d'un  atelier  monétaire,  est  à  jamais  ruinée  (3),  Amboise 
brûlée  pendant  que  ses  habitants  attendent  les  envahisseurs 
sur  une  autre  route  (-4);  Marmoutier  est  battu  en  Ijrèche  (5). 

Le  24  juin  843,  les  Nantais,  faute  de  garder  leurs  mu- 
railles, sont  surpris  par  une  nouvelle  flotte,  appelée  peut- 
être  par  un  des  leurs,  Lambert,  que  le  roi  a  frustré  du 
comté  de  Nantes.  Dans  l'église  Saint-Pierre-Saint-Pol,  ils  se 
laissent  égorger;  l'évéque  Gunhard  tombe  fi'appé  à  mort 
près  de  l'autel  de  gauche.  .Si  grand  est  le  butin  que  les 
Norvégiens  ne  peuvent  s'entendre  pour  le  partager  :  pen- 
dant qu'ils  se  battent  dans  l'ile  d'Her  ou  Noirmoutiers  (6), 

(1)  Annales  de  S.  Berlin,  aiin.  838,  éd.  Dehaisne  pour  la  Société  de 
l'Histoire  de  France.  Paris,  1871,  in-8",  p.  27. 

(2)  Ibidem,  ann.  841.  —  Fragmenta  Chronici  Fontanellensis,  dans  les 
Mon.  Germ.  hist.,  t.  II,  p.  301. 

(^3)   BoucHËiî,  Recherches  sur  l'ancien  port  de  Quentovic.  Paris,  1831. 

(4)  Gesta  dominorum  Ambasiensium. 

(5)  De  Gestis  consiilum  Andegavensium . 

(6)  Chronicoii  Nannetense,  éd.  Merlet,  p.  14.  —  Les  assaillants  auraient 
été  (les  Norvégiens  de  Westfold,  «  Westfaldingis  » ,  suivant  une  chronique. 
(Cf.  Depping,  ouv.  cité,  p.  102,  n.   1.) 


104  IIISTOIKE    DE    LA    MAUIM-:   FRANÇAISE. 

leurs  prisonniers  s'évadent.  Un  échec  à  la  Corogne  infligé 
par  les  montagnards  de  Ramire,  roi  des  Asturies,  n'em- 
pêcha pas  les  Normands,  les  Mages  comme  on  les  appelait 
chez  les  musulmans,  d'insulter  Lisbonne  et  d'occuper 
Séville  le  1"  octobre  814  (1).  Ils  délogèrent  à  l'approche  de 
quinze  vaisseaux  ennemis.  L'émir  Abdérame  II,  aussitôt 
après  leur  départ,  s'empressa  d'organiser  un  arsenal  bien 
muni  de  vaisseaux,  de  machines  de  guerre  et  de  naphte  et 
d'enrôler,  avec  des  appointements  élevés,  des  marins  anda- 
lous.  Aussi  les  mages,  quatorze  ans  plus  tard,  trouvèrent  à 
qui  parler;  des  vaisseaux  musulmans  étaient  en  croisière 
depuis  les  frontières  de  France  jusqu'à  l'e.vtrémité  de  la 
Galice. 

Quel  contraste  entre  l'ingénieuse  prévoyance  de  l'émir  et 
la  mollesse  de  Charles  le  (îhauvc  !  Les  cent  vingt  voiles  de 
Ragnar  ou  Régnier,  remontant  impunément  la  Seine,  pénè- 
trent dans  les  faubourgs  de  Paris  le  jour  de  Pâques  846  et 
chargent  les  belles  poutres  de  sapin  enlevées  à  l'église  de 
Saint-Germain-des-Prés,  sans  que  Charles  ose  quitter  l'en- 
ceinte fortifiée  de  l'abbaye  de  Saint-Denis  (2)  et  tomber  sur 
des  troupes  décimées  par  une  cruelle  épidémie.  Bien  mieux, 
il  leur  verse  comme  viatique  et  rançon  sept  mille  livres  (3)  ; 
c'était  une  prime  à  la  piraterie. 

L'invite  fut  entendue.  Les  bandes  se  multiplièrent.  De 
retour  d'Espagne,  lune  d  elles  s  emparait  de  Bordeaux  (4). 

(i)  Récils  d'Abu-Bekr  Mohammed  ibn-Oinar  ibn  Aljdo'1-Aziz,  mort  en 
977  de  notre  ère,  d'Ihn-Adhari  et  de  INowairi,  dans  Dozy,  Recherches  sur 
l'histoire  et  la  littérature  de  V Espagne  pendant  le  moyen  âge,  3''  éd.,  1881, 
in-8",  Append.  XXXIV.  —  A.-K.  Fabricius,  la  Première  Invasion  des 
Normands  dans  l'Espatjne  musulmane  en  844,  Congrès  des  Orientalistes. 
Lisbonne,  1892,  in-8". 

(2)  Annales  Xantenses,  dans  les  Mon.  Gcrm.  liist.,  Scriptores,  t.  II, 
p.  228.  —  Annales  de  S.  Bertin,  ann.  845.  —  Aimoin,  Miracula  S.  Gei- 
mani,  liv.  I,  p.  10. 

(3)  Vita  S,  FaroniSf  dans  les  Acta  Sanclorutn  ordinis  S.  Bcncdicti, 
t.  II,  chap.  cxxui. 

(4)  Annales  de  S.  Bertin,  ann.  848  et  849. 


LES    ^NORMANDS.  105 

Roric  enlevait  la  ville  de  Dorestad  pour  venjjer  la  niorl  de 
son  frère  Héviold,  et  obtenait  ensuite,  piquant  contraste, 
d  être  investi  du  commandement  de  la  ville,  à  charge  de 
protéger  contre  ses  compatriotes  les  côtes  de  Frise  (1).  Son 
neveu  Godefroi,  tils  de  la  victime,  n'avait  pas  désarmé. 
Après  quelques  ravages  en  Frise,  il  entrait  le  9  octobre  852 
dans  la  Seine,  en  compagnie  d'un  autre  chef  arrivé  peut- 
être  d'Irlande  et  nommé  Sydroc.  Ils  succédaient  à  Oscher, 
revenu  l'année  précédente  poursuivre  ses  pillages.  A  la 
rencontre  des  deux  chefs  accoururent  Charles  le  Ohauve  et 
Lothaire,  dont  les  armées  occupèrent  les  deux  rives  du 
fleuve.  Les  pirates  hivernèrent  tranquillement  dans  1  lie 
d'Oscelle,  une  des  îles  voisines  de  Jeufosse,  à  un  endroit  où 
les  hauteurs  presque  à  pic  qui  !)ordcnt  la  rivière  rendaient 
leur  position  inattaquable  (2).  Il  fallut  traiter  avec  eux. 

Le  18  juillet  855,  Sydroc  reparaissait  sur  le  théâtre  de 
ses  exploits  avec  Biern,  pirate  de  la  Loire,  qui  construisit 
un  château  fort  dans  l'île  d'Oscelle.  Ce  fut  le  signal  de 
coups  de  main  ininterrompus.  Charles  le  Chauve  se  décidait 
enfin  en  juillet  858  à  opérer  une  descente  dans  lîle  avec  la 
plus  grosse  flottille  qu'on  eût  vue  depuis  longtemps;  la  flot- 
tille tomba  aux  mains  des  pirates;  lui-même  échappa  par 
miracle,  son  bateau,  dont  on  avait  perfidement  coupé 
lamarre,  faillit  dériver  au  milieu  des  ennemis.  Trahi  parles 
partisans  de  son  frère  Louis  le  Germanique,  le  roi  accepta, 
pour  expulser  les  Normands  de  la  Seine,  l'offre  de  services 
de  leurs  compatriotes  de  la  Somme  (3).  Wéland,  chef  des 
nouveaux   auxiliaires,    investit   immédiatement   l'île    et   le 

(1)  Annales  Fuldenses,  ann.  850. 

(2)  .1.  Lair,  les  jXorwands  dans  l'île  d'Oscelle  (^855  à  861),  extrait  des 
Mémoires  de  la   Société  hislovique   et  archéologie/ ue    de  Pontoise    et   du 

Vexin,  t.  XX,  p.  9  à  40,  tirage  à  part,  p.  8. 

(3)  S'a|;irait-il  de  ce  traité  dans  une  constitution  de  Charles  le  Chauve 
donnée  à  Quierzy  en  861  :  u  Ad  naviuni  compositionem  et  in  Nortmanno- 
runi  causa...  »  (Boretius-Ktwuse,  n"  274,  t.  II,  p.  301.) 


IO(i  HISTOIRE    DK    LA    MARI^E    FRANÇAISE. 

château  d'Oscelle  à  la  tête  de  deux  cents  navires.  Une 
soixantaine  de  ses  barques  remontent  l'Epte  et,  traînées  à 
terre  prohaUlement  entre  Gasny  et  la  Roche  (1),  à  travers  le 
col  d'une  presqu'île,  viennent  fermer  le  blocus  en  amont  de 
la  Seine.  Les  assiéjrcs  affamés  composent  moyennant  six 
mille  livres,  ce  qui  ne  les  empêche  point  d  hiverner  dans 
le  pays,  à  Saint-Maur-des-Fossés.  Mais  Charles  le  Chauve 
leur  coupa  la  retraite  au  moment  où  leurs  barques  tentaient 
de  surprendre  Meaux  et  les  obligea  à  capituler  au  pont  de 
Trilbadou,  à  une  lieue  en  aval  de  la  ville.  Afin  de  leur 
fermer  désormais  la  Seine,  il  commençait  en  juin  862  le 
Pont  de  l'Arche  commandé  parle  château  neuf  de  Pistes  (2) 
et  probablement  aussi  par  deux  forts  élevés  aux  extrémités 
du  pont  (;i). 

Les  travaux  furent  poussés  si  mollement  que,  quatre  ans 
après,  les  ouvrages  de  défense  n'étaient  pouit  termniés.  On 
ne  s'étonnera  donc  pas  de  voir  l'ennemi  remonter  jusqu'à 
Saint-Denis  et  Melun,  rançonner  le  pays  et  imposer  à  quatre 
mille  livres  pesant  d'argent  le  prix  de  son  départ  (4). 

La  bande  des  anciens  châtelains  d'Oscelle  était  allée 
s'établir  dans  les  îles  de  la  basse  Loire.  Depuis  l'année  853, 
une  autre  troupe  était  retranchée  dans  l'île  de  Biesse  près 
de  Nantes.  Elle  avait  voulu  se  réserver  comme  un  monopole 
l'exploitation  du  fleuve,  refusant  le  passage  à  la  flotte  de 
cent  barques  commandée  par  Sydroc  ou  Sidric.  Mais  après 
une  furieuse  attaque  des  nouveaux  arrivants,  elle  céda  et  se 
jeta  ensuite  sur  les  côtes  du  pays  de  Vannes  (5).  L'état 
de  guerre  permanent  qui  existait  entre  le  comte  de  Bre- 
tagne,  Salomon,  et  Robert  le  Fort,   comte  d'Outre-Maine, 

(1)  Annales  de  S.  Berlin,  ann.  861.  —  Lair,  ouv.  cité,  p.  14-17. 

(2)  Annales  de  S.  Berlin,  ann.  862.  —  Lair,  ouv.  cité,  p.  19. 

(3)  Chronique  d'Adon,  ann.  862. 

(4)  Annales  de  S.  Berlin,  ann.  866. 

(5)  Annales  de  S.  Berlin,  ann.  853.  —  A.  DK  La  BoniiEiiiK.  Histoire  de 
Bretayne,  t.  II,  p.  77. 


I,KS    NORMANDS  107 

permit  aux  pirates  de  s'installer  solidement.  Le  premier  ne 
dédaigna  point  leurs  services  pour  défendre  son  indépen- 
dance (l),  tandis  que  Robert,  leur  ennemi  acharné,  tenta 
d'arrêter  leurs  incursions  dans  les  vallées  de  la  Loire.  Il 
surprit  un  jour  leur  flottille,  qui  s'enfuit  en  laissant  douze 
barques  entre  ses  mains.  En  juillet  8()0,  il  la  cernait  de 
nouveau  à  deux  lieues  d'Angers  :  les  Normands  et  les  Bre- 
tons, leurs  alliés,  se  jetèrent  dans  une  église  qu'ils  aperçu- 
rent au  bord  de  la  rivière  et  qui  subsiste  encore,  c'est 
l'église  de  Brissarthe.  Investis  aussitôt,  ils  firent  à  l'impro- 
viste  une  sortie  sur  les  troupes  fatiguées  de  Robert,  tuèrent 
le  redoutable  chef  et  son  allié  Rainulfe,  comte  d'Aquitaine, 
et  mirent  en  fuite  ses  soldats  {"2) . 

Hugues  l'Abbé,  comte  de  Touraine  et  d'Anjou,  essaya  de 
déloger  les  Normands  de  l'île  fortifiée  où  ils  entassaient 
leurs  rapines.  Il  échoua  complètement  (S71)  (H).  Deux  ans 
après,  sa  visite  lui  était  rendue  :  les  Normands  occupaient 
sans  coup  férir  la  ville  d'Angers  et  installaient  à  l'abri  des 
hautes  murailles  romaines  de  la  cité  leurs  femmes  et  leurs 
enfants.  Cette  fois,  Charles  le  Chauve,  effrayé  de  les  voir  au 
cœur  du  royaume,  marcha  contre  eux;  Salomon,  comte  de 
Bretagne,  s'ébranla  aussi;  ce  fut  à  lui  qu'on  dut  la  reddition 
de  la  place.  Il  suggéra  l'idée  de  détourner  la  Maine,  dans 
laquelle  les  barques  normandes  étaient  mouillées  (4).  C'était 
enlever  aux  assiégés  toute  chance  de  salut;  ils  prirent  peur, 
entrèrent  en  composition,  livrèrent  la  ville  et  promirent  de 
quitter  au  printemps  les  îles  de  la  Loire.  Mais  leur  inter- 
vention dans  la  guerre  entre   les   deux  fils  de   Noménoé, 

(1)  A.  DK  La  BORDKRIE,  t.  II,  p.  88. 

(2)  Annales  de  S.  Berlin,  ann.  856.  —  Brissarthe,  Maine-et-Loire,  arr. 
Segré,  canton  Chàteauneuf-sur-Sarthe. 

(3)  Ibidem,  ann.  871. 

(4)  Ibidem,  ann.  873.  —  C.  Port,  Dictionnaire  historique  de  Maine-et- 
Loire,  art.  Reculée.  Le  lit  artificiel  creusé  par  les  Bretons  se  retrouve  dans 
le  canal  qui  passe  à  l'ouest  de  l'ile  S. -Jean. 


108  HISTOIRK    IIE    1>A    MAKIMK    FRANÇAISE. 

successeurs  de  Salomon,  leur  servit  de  prétexte  à  rester 
encore. 

Loin  de  tenir  la  main  à  l'exécution  du  traité,  Charles 
le  Chauve  s'abaissa  jusqu'à  se  soumettre  aux  conditions 
draconiennes  d'une  bande  stationnée  sur  la  Seine  :  il  acheta 
cinq  mille  livres  son  départ  (877)  (1). 

En  880,  de  nouvelles  troupes  de  pirates  arrivèrent  par 
les  vallées  de  l'Escaut  et  de  la  Somme,  ne  laissant  intact 
aucun  moutier.  Mais  le  3  août  881,  elles  furent  mises  en 
déroute  au  combat  de  Saucourt  en  Vimeu  (2),  qui  eut  un 
grand  retentissement  sans  avoir  été  des  plus  glorieux  (3)  : 
les  vaincus  avaient  même  failli  triompher  dans  un  retour 
offensif.  L'année  suivante,  ils  prenaient  une  revanche  com- 
plète en  poussant  une  pointe  jusqu'à  Reims  (4);  il  fallut 
financer  à  nouveau  pour  obtenir  leur  retraite  (5). 

En  885,  les  Normands  tournèrent  leurs  armes  contre  la 
capitale.  Exaspérés  de  l'assassinat  de  l'un  des  leurs,  Gode- 
froy,  ils  criaient  vengeance.  Toutes  leurs  bandes  se  don- 
nèrent le  même  rendez-vous  :  il  en  vint  du  Bessin,  de  la 
Loire,  de  l'Escaut;  il  en  vint  même  d'Angleterre  à  la 
suite  d'un  échec  infligé  par  les  navires  garde-cotes  du  roi 
Alfred  (6).  Elles  défdèrent  devant  Rouen  qui  fut  emporté 
le  25  juillet  (7),  devant  Pontoise  qui  capitula,  et  le  25  no- 
vembre elles  alignèrent  leurs  sept  cents  barques  sur  une 
longueur  de  deux  lieues  en  aval  de  Paris.  La  Cité,  enve- 
loppée d'une  enceinte  de  murailles,  barrait  le  fleuve  de  ses 

(i)  Annales  de  S.  Berlin,  ann.  87(i,  877.  —  Capitulaire  de  Qiiicisy-sur- 
Oise,  juillet  877. 

(2)  Hariulf,  Chronique  de  i'abbayc  de  S.  Riquier,  éd.  F.  Lot.  Paris, 
1894,  in-8",  p.  143.  —  Annales  Vedastini,  ann.  881. 

(3)  F.  Lot,  Gonnond  et  Jsembard,  dans  la  Romania,  t.  XXV JI,  tirage 
à  part,  p.  3. 

(4)  YLOnokwo^Hisloria  Eeniensis  c<clesiœ,é{\.  Couder(;,liv.  lll,cliap.  xxiii. 

(5)  Annales  Vedastini,  ann.  884. 

(6)  Ff.oiiENï.  WiGORN.,  Chronicon,  ann.  885. 

(7)  Annales  Vedastini,  ann.  885. 


r,K.S    NOltMA.N  US. 


deux  ponts,  défendus  à  leur  extrémité  par  des  tours.  lA 
l'évéque  Gozlin  pas  plus  que  le  comte  Eudes  n'étaient 
décidés  à  livrer  le  passage  (I). 

Aucune  attaque  ne  réussit  contre  les  tours  de  la  rive 
droite,  ni  la  sape,  ni  Tassant,  ni  les  châteaux  roulants  qu'on 
poussait  contre  les  fossés  préalablement  comblés  avec  les 
cadavres  des  prisonniers.  Les  brûlots  lancés  contre  le  j^rand 
pont  furent  écartés.  Seidc,  la  tour  de  la  rive  gauche  suc- 
comba, parce  qu'une  crue  subite  l'isola  de  la  cité  en  em- 
portant le  petit  pont.  La  cité  repoussa  toutes  les  escalades, 
et  les  habitants  harcelèrent  l'ennemi  par  de  fréquentes 
sorties,  de  façon  à  seconder  les  troupes  de  secours  amenées 
par  le  comte  Henri  de  Saxe,  puis  par  Charles  le  Gros.  Le 
résultat,  après  dix  mois  d'un  siège  héroïque,  fut  celui-ci  :  le 
stupide  monarque,  au  lieu  d'attaquer  les  assiégeants  et 
d'achever  la  victoire,  paya  leur  retraite,  concédant  même 
ce  que  les  Parisiens  avaient  refusé,  la  faculté  de  remonter 
la  Seine  jusqu'en  Bourgogne;  Sigefroy,  le  viking  en  chef, 
profita  de  la  permission  pour  dévaster  toute  la  Champagne. 

Cependant,  à  l'avènement  du  roi  Eudes  en  888,  la  défense 
commença  à  s'organiser.  Les  Normands  subirent  plusieurs 
échecs  à  Montfaucon  en  Argonne,  en  Bretagne  et  devant 
Saint-Omer  (2).  Leurs  bandes  quittèrent  même  la  Bretagne 
et  la  Flandre  pour  guerroyer  en  Angleterre  contre  le  roi 
Alfred;  durant  quelques  années,  le  pays  respira. 

Une  évolution  commençait  à  s'opérer  dans  l'esprit  des 
vikings.  Frappés  de  la  richesse  du  sol,  beaucoup  d'entre 
eux,  et  des  plus  considérables,  Wéland,  Hastings,  Ketil, 
demandaient  le  baptême  pour  se  fixer  paisiblement  en 
France.  Huncdeus  se  convertit  en  896,  ce  qui  ne  l'empêcha 


(1)  Abbon,  Lutetia  Paiisioiutii  a  Noimann.  olisessa,  éd.  et  trad.  Taranne. 
Paris,  1834,  m-8°. 

(2)  Annales  Vedastini,  ann.  888,  891.  —  Mircu-ula  S.   Bertini,   liv.  Il, 
chap.  VI. 


1)0  HISTOIRE    DE    T.  A    M  A  I!  I  N  E    KUANÇAISE. 

polnl  de  se  conduire  en  pillard.   Il  allait  être  imité  par  son 
neveu  RoUon,  le  fondateur  du  duché  de  Normandie. 

Proscrit  du  Danemark  (1)  pour  avoir  donné  asile  à  des 
jeunes  f,ens  expulsés  du  pays  en  temps  de  disette,  Rollon  se 
trouvait  dans  la  nécessité  de  se  créer  une  nouvelle  patrie. 
Diverses  aventures  à  Scancy,  en  Angleterre  et  en  Flandre 
précédèrent  son  arrivée  en  France.  Débarqué  à  Rouen,  en 
911,  dans  la  petite  île  de  Saint-Martin-de-la-Roquette  (2), 
il  s'y  établit  solidement  et  fit  preuve,  dans  ses  engagements 
contre  les  troupes  franques,  des  qualités  militaires  de  sa  race. 
Un  jour  entre  autres,  serré  de  près  par  la  cavalerie  franque 
au  moment  d'embarquer  son  butin,  il  se  fait  un  retranche- 
ment des  cadavres  à  demi  écorchés  des  bestiau.v  qu'il  em- 
mène :  les  chevaux  se  cabrent  devant  l'horrible  obstacle,  et 
lui  se  rembarque  tranquillement  (3). 

Au  lieu  de  continuer  des  efforts  superlius  pour  expulser 
Rollon,  Charles  le  Simple  accepta  les  faits  accomplis  :  par 
le  traité  de  Saint-Clair-sur-l'Epte,  en  91:2,  il  lui  concéda 
toute  la  partie  de  la  Neustrie  qui  est  devenue  la  Normandie. 
La  province  retrouva  enfin  la  pai.x  qu'elle  avait  perdue  de- 
puis un  siècle.  Pour  y  ramener  la  tranquillité,  Rollon  s'ins- 
pira de  la  législation  du  roi  danois  Frode  le  Pacifique,  lé- 
gislation très  rigoureuse ,  parce  qu'elle  s'appliquait  aux 
armées  en  campagne  (4)  ;  et  il  réussit  si  pleinement  à  rendre 
la  prospérité  à  la  province  que  sa  mémoire  y  resta  populaire 
pendant  des  siècles. 

En  94()  et  en  902,  il  y  eut  un  retour  offensif  des  rois  de 


(1)  Steen.stuup,  dans  une  étude  serrée  sur  Rollon  (oui»,  cilé,  p.  257- 
291),  rejette  l'identiHtation  de  Rollon  avec  le  vikinj;  norvégien  Rolf  le  Mar- 
cheur et  adopte  le  récit  de  Dudon  (p.  165). 

(2)  Actuellement  l'enclos,  dit  la  Cour  Martin,  au  bas  de  la  rue  du  Grand- 
Pont.  (E.  DE  Fréville,  Mém.  sur  le  commerce  de  Rouen,  t.  I,  p.  86.) 

(3)  DunON,  p.  165. 

(4)  Stekn.sthup,  ouv.  cité,  p.  373.  —  Guillaume  de  .IdmiÈges,  liv.  II, 
chap.   20. 


f.KS     NOiniANDS.  111 

France  conti'c  le  duché  normand.  Il  l'ut  repoussé.  Mais,  la 
seconde  fois,  le  duc  Richard  I"  avait  appelé  ses  compatriotes 
à  son  aide.  Les  pirates  danois,  cantonnés  à  Jeufosse,  rava- 
gèrent la  vallée  de  la  Seine  et  le  pays  chartrain.  Richard 
voidut  les  conjjédier  après  la  paix,  mais  il  essuya  un  refus  et 
dut  né}];ocior  durant  un  mois  pour  les  engager  à  partir.  Il 
leur  fournit  des  vaisseaux,  des  vivres  et  des  pilotes  du  Co- 
tentin  pour  les  conduire  en  Espagne  (juin  9(>())  (1).  Instruits 
par  cette  leçon,  les  ducs  eurent  soin  désormais  de  ne  plus 
laisser  prise  au.v  pirates.  Quand  Richard  II  signa  avec  le 
Danemark  un  traité  d  alliance  contre  TAngleterre,  il  ne 
reconnut  à  ses  alliés  qvie  le  droit  de  vendre  leur  butin  en 
Normandie  et  d'y  déposer  leurs  guerriers  blessés  ou  ma- 
lades (2).  A  la  fin  du  siècle,  il  n'y  avait  plus  entre  les 
Normands  et  leur  pays  d'origine  que  des  relations  purement 
commerciales  (3). 


II 


NORMANDS     DE     FRANCE. 

Les  origines  de  la  langue  maritime  du  Ponant. 

Dans  la  prise  de  possession  de  la  Neustrie,  les  Normands 
montrèrent  une  stratégie  prudente,  à  en  juger  parle  nombre 
des  /longues  (4),  d'où  leurs  vigies  surveillaient  la  plaine  et 
les  navires  en  mer.   En  cas  d'alerte,  vuie  prompte  retraite 

(1)  F.  Lot,  les  Derniers  Carolingiens  (954-991),  fascicule  87  de  la 
Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Hautes-Etudes.  Paris,  1891,  ia-8".  p.  41,  56, 
352. 

(2)  Guillaume  de  Jumikgks,  liv.  V,  chap.  7. 

(3)  E.  DE  FrÉville,  Me'm.  sur  le  commerce  de  Rouen,  t.  I,  p.  88. 

(4)  «  Hauteurs  »  fortifiées  :  Cf.  ail.  hoch,  «  haut  ».  —  Sur  les  hougues, 
on  lira  avec  fruit  Gustave  Dupont,  Histoire  du  Cotentin  et  de  ses  îles. 
Caen,  1870,  in-8",  t.  I,  p.  148,  165. 


]lo  IlISTOlllK    DM    I.A    MAIUNF.    FRANÇAISE. 

au  sommet  de  ces  hauteurs,  derrière  une  digue  (l)  flan- 
quée d'épaulements  ou  wardes  (2) ,  les  mettait  à  couvert  de 
toute  attaque.  De  leur  aire  ils  fondaient  sur  les  assaillants, 
après  avoir  juré  à  la  manière  Scandinave,  en  frappant  leurs 
l)Oucliers  de  leurs  haches  danoises,  de  combattre  jusqu'à  la 
mort  (3).  Au  nord-ouest  du  Gotentin,  au  nord  des  terres 
longtemps  occupées  par  les  Bretons,  ils  s'étaient  ménagé 
un  refuge  à  l'abri  d'un  retranchement  d'une  lieue  et  demie 
de  long,  le  Hague-Dike  (4),  qui  rappelle  le  Danevirk  du 
Jutland.  C'est  près  de  là  qu'ils  repoussèrent,  en  lui  faisant 
subir  de  grandes  pertes,  une  flotte  anglaise  envoyée  contre 
eu.x  (K)00)  (5). 

L'isolement  des  populations  et  l'arrivée  des  bandes  ame- 
nées vers  le  milieu  du  x' siècle  parles  soixante  navires  d'Ha- 
rold  conservèrent  longtemps  le  paganisme  (6)  et  la  langue 
noroise  dans  la  presqu'île  contentinaise,  que  prolongeait  au 
sud-est  un  autre  milieu  imprégné  d'éléments  germaniques, 
rOtlingic  saxonne.  A  Rouen,  le  roman  prédominait  dès  le 
X"  siècle  :  et  à  Bayeux  comme  à  la  cour  ducale  (7),  la  dispa- 
rition de  l'idiome  Scandinave  n'était  qu'vine  affaire  de 
temps,  d'un  temps  désormais  proche,  le  xi'  siècle. 

Bien  que  l'occupation  normande  n'ait  point  été,  comme 
en  Islande,  la  colonisation  d'un  désert,  mais  bien  la  con- 

(1)  Norois  dik.  (Gleasby-Vigfusson,  Icelaiidic-Eiiglish  dictioiiary.  Oxford, 
1874,  in-i".  C'est  à  ce  dictionnaire  que  j'emprunterai  désormais  les  termes 
norois.  Je  ferai  observer  toutefois  que,  faute  de  caractères,  je  ne  pourrai 
rc[)roduire  certaines  lettres  particulières  au  norois.) 

(2)  Norois  varllia,  «  monceau  de  pierres  »  . 

(3)  Wace,  Romande  Rou,  t.  I,  p.  106. 

(4)  Dupont,  Histoire  du  Cotentin,  t.  I,  p.  150.  —  De  Gerville,  Re- 
cherches sur  le  Uaipiedike.  (^Mém.  de  la  Soc.  des  Aiitir/.  de  Normandie. 
Caen,  1833.) 

(5)  Guillaume  de  Jumiègk.s,  liv.  V,  cliap.  4. 

(6)  Sur  la  survivance  du  pajjanisme  au  x*^^  siècle,  cf.  Lot,  les  Derniers 
Carolingiens,  p.  56,  357. 

(7)  Guillaume  be  .Jumikges,  liv.  III,  chap.  8.  —  Dudon,  De  nioribus 
et  actis  primorum  Nonnnndiœ  diicum,  dans  les  Mémoires  de  la  Société  des 
untii/uairus  de  IS'oniuiiidic,  t.  XXIII,  p.  221. 


LES    .NOU.M  A.NDS.  113 

quête  d'un  pays  riche  et  peuplé,  des  femmes  en  assez  grand 
nombre  prenaient  place  abord  des  vaisseaux-serpents.  Elles 
passaient  l'hiver  dans  les  cantonnements  de  l'armée  ou  dans 
l'île  choisie  comme  quartier  général  :  les  Parisiens  durant 
le  siège  les  entendaient  bercer  de  tristes  cantilénes  l'agonie 
des  Danois  blessés  (1).  Mais  plus  d'un  conquérantprit  femme 
en  Neustrie.  Une  fois  de  plus,  la  loi  qui  régit  les  conquêtes, 
le  choc  en  retour  de  la  race  civilisée  des  vaincus  sur  l'armée 
victorieuse  des  barbares,  se  vérifia.  Les  enfants  de  Nor- 
mands et  de  Neustricnnes  apprirent  la  langue  maternelle, 
sauf  les  termes  inaccessibles  à  la  femme,  le  langage  des 
marins,  des  pirates,  des  pécheurs  (2). 

Dans  cet  ordre  d'idées,  il  ne  subsista  du  latin  que  quel- 
ques noms  de  navires;  nef,  coque,  coquet,  arcbellois,  cs- 
caffe,  tronc  (3),  et  quelques  vocables  essentiels  :  voile,  gou- 
vernail, ancre,  rames  ;  quant  aux  réminiscences  classiques 
des  hagiographies  ou  des  épistolaires,  on  ne  peut  les  consi- 
dérer comme  des  expressions  d'un  usage  courant  (4). 

Le  vocabulaire  latin,  fortement  entamé  par  la  masse  im- 
posante des  termes  de  guerre,  d'équipement  et  de  construc- 
tion importés  par  les  Francs,  fléchit  donc  une  nouvelle  fois 
sous  la  poussée  des  vocables  maritimes  d'origine  noroise. 
Plusieurs  de  ces  derniers  existaient  déjà  dans  la  langue 
franque  (5) ,  sans  que  nous  puissions  —  faute  de  textes 
maritimes  antérieurs  à  l'invasion  normande  —  en  faire  le 

(1)  Abbon,  Lutecia  Parisiorum  obsessa,  liv.  I,  vers  125.  —  Steenstrup, 
ouv.  cité,  p.  319. 

(2)  Sur  la  persistance  de  la  lanjjue  noroise,  cf.  Steenstiuip,  ouv.  elle, 
p.  301. 

(3)  Exemples  du  xiv°  siècle.  (Cli.  de  Rouillaiid  de  Beaurefahîe,  Recher- 
ches sur  le  Cloj  des  galées  de  Boueu,  p.  35,  n.  1.)  —  »  Navis,  concha,  con- 
chetta,  archirnmaj^jus,  scapha...  »  (Dictionnaire  latin  et  anjlo-saxon  du 
x"  siècle,  dans  Jal,  Archéologie  navale,  t.  I,  p.  159.) 

(4)  Cf.  un  récit  de  naufrage  dans  la  vie  de  S.  Bernard  de  Tiron,  xu*  siè- 
cle. (MiGNE,  Patrologie  latine,  t.  CLXXII,  col.  1386-1387.) 

(5)  Gaston  Paris,  la  Littérature  française  au  moyen  âge,  xi'^-xiv'^  siècle. 
Paris,  1890,  in-8',  p.  22-24. 


114  HISTOIRE    DE   LA    MARINE    FRANÇAISE. 

départ  et  donner  une  autre  preuve  de  leur  existence  que  la 
diffusion  du  vocabulaire  nouveau  le  long  du  littoral  de 
l'Océan,  sur  des  rivages  où  les  Normands  séjournèrent  à 

peine. 

Par  le  fait  même  de  leur  nombre,  les  vocables  norois  se 
sont  maintenus  jusquà  nous,  sans  laisser  tomber  hors  d'usage 
beaucoup  des  leurs.  Ainsi  la  terminologie  de  nos  Ponantais 
est  le  dernier  vestige  d'un  idiome  disparu,  idiome  des  runes 
inscrits  sur  les  lions  du  Plrée  et,  vers  le  pôle,  sur  les  ro- 
chers du  Groenland,  idiome  des  sagas  islandaises  (1),  où 
nous  retrouvons  la  racine  et  le  sens  primitif  de  nos  termes 
de  marine  les  plus  usuels. 

C'est  au  XII'  siècle  seulement  qu'on  peut  dresser,  à  laide 
des  romans,  des  lais,  des  chroniques,  la  nomenclature  de  la 
langue  maritime  des  Normands  (2).  Pour  la  compléter  (3), 
il  faut  descendre  encore  deux  siècles,  en  ayant  soin  de  lais- 
ser de  côté  les  mots  exotiques  qui  commencent  alors  à  s'ac- 
climater à  liouen  (4). 

Les  'whalmans  (5),  les  baleiniers,  formaient  à  Caen  une 

(1)  Pour  la  bibliograpliie  des  sources  noroiscs,  consulter  CLf;ASBY-ViCFUs- 
SON,  préface,  p.  X. 

(2)  Jal,  Méuioire  sur  les  principaux  passages  maritimes  de  quelques 
poètes  français  des  xn'  et  xiii'^  siècles,  dans  son  Archéologie  navale,  t.  I, 
p.  169.  Ces  passages  sont  tirés  des  romans  de  Brut  et  de  Rou,  par  Wace, 
de  Tristan  et  àEustaclie  le  Moine,  du  lai  à'Havelok  le  Danois  et  de  la 
Chronique  des  ducs  de  Normandie,  par  Benoit. 

(3)  Worsaae  a  reconnu  dans  notre  langue  maritime  l'existence  de  mots 
norois  :  mais  il  en  relève  un  très  petit  nombre.  [An  account  of  the  Danes 
and  Norwegians  in  England,  Scotland  and  Ireland.  London,  1852,  in-12.) 

(4)  Ch.  BuÉaud,  Compte  du  Clos  des  gale'es  de  Rouen  au  \i\'  siècle 
1382-138V).    Rouen,    1893,    in-8".  Dans  ce  compte,  nous  le  verrons  plus 

tard,  deux  idiomes  maritimes  bien  distincts  coexistent,  et  nous  saisirons  sur 
le  vif  la  pénétration  de  la  langue  ponantaise  par  l'idiome  levantin.  Je  n'uti- 
liserai ici  que  le  vocabulaire  des  charpentiers  normands  constructeurs  de 
barges,  en  élimina :il  toute  la  terminologie  des  galères  construites  par  des 
méridionaux- 

\5)  Les  mots  tombés  hors  d'usage  sont  marqués  d'un  astérisque.  J'indi- 
querai ceux  d'entre  eux  qui  ont  persisté  dans  le  patois  normand.  Tous  les 
mots  en  italique  sont  d'origine  Scandinave,  ou  parf--*  franque  et  anglo- 
saxonne. 


LES    NORMANDS.  115 

puissante  corporation  (1).  Si  loJial^  pour  désigner  la  baleine, 
est  vite  tombé  d'usage,  combien  d'autres  termes  de  pèche 
subsistent  encore  dans  le  patois  normand,  marsouin^  orphie^ 
milgreux,  hà,  flondre,  roque...  (2). 

Petits  et  grands,  tous  les  navires  germaniques  trouvent 
droit  de  cité  en  Normandie,  bien  qu'ils  fassent  pour  la  plu- 
part double  emploi  avec  les  bâtiments  préexistants.  Voici, 
à  côté  de  l'escaffe  latine,  V esquif  et  Veurengue^  Vœrendscip 
saxonne  traduite  par  «  scapha  "  dans  le  dictionnaire  bilin- 
gue du  X'  siècle;  le  thouret,  ])ateau  passeur  analogue  au 
thurruc  anglo-saxon  (3)  ;  le  crayer  ou  la  crayére  (4),  bâti- 
ment de  haute  mer;  le  vaisseau-serpent  lui-même,  V*esnè- 
que  (5)  ;  enfin  la  barque  dont  Abbon  constatait  lui-même 
l'origine  Scandinave  : 

Exstat  eas  moris  vulgo  barcas  resonare  (6),  disait-il  en 
parlant  des  embarcations  des  Normands  devant  Paris.  Mais 
descendons  dans  le  détail  des  termes  de  construction  na- 
vale. 

Il  est  si  naturel  à  l'esprit  de  se  représenter  la  quille  (7) 
comme  l'épine  dorsale  du  navire,  que  l'image  a  été  em- 
ployée plus  d'une  fois  par  les  écrivains.  C'est,  dit  l'un  d'eux, 
Il  la  crête  et  eschine  au  long  de  la  galée  et  au  fon  par 
dehors  (8).  »    "  Par  dehors  "    n'est  pas  une  superfétatior 

(1)  Gartulaire  de  S. -Etienne  de  Caen,  ann.  1098.  (E.  dk  Frkville, 
Méin.  sur  le  comm.  de  Rouen,  t.  I,  p.  178.) 

(2)  JoRET,  Des  caractères  et  de  l'extension  du  patois  normand,  apud 
Bulletin  de  la   Société  des  antiquaires  de  Normandie,  t.  XII,  p.  97  et  suiv. 

(3)  Cf.  JiL  [Archéol.  nav.,  t.  I,  p.  159),  pour  le  glossaire  latin-anjjlo- 
saxon,  et  Ch.  de  Beaurepaire  [Reclierches  sur  le  Clos  des  calées  de  Rouen, 
p.  35)  pour  les  noms  de  navires  normands  aux  xiv'-xv'^  siècles. 

(4)  Norois  kregher.  (Cari  Gustaf  Styfie,  Bidrag  till  Skaiidinaviens  liis- 
toria.  Stockholm,  1870,  t.  III,  p.  233.) 

(5)  Cf.  plus  haut.  —  Esni'ge.  (Wace,  le  Roman  de  Rou,  éd.  Hugo  An- 
dresen.  Heilbronn,  1877-1879,  2  in-8",  3*^  partie,  v.  9875.) 

(6)  Abbos,  liv.  I,  vers  30. 

(7)  Norois  kjoll,  a.  haut-ail.  kiol,  a.  s.  eeol,  ail.  kiel. 

(8)  Philippe  de  MaiziÈRES,  le  Songe  du  vieil  pèlerin,  ms.  franc.  9200, 
fol.  307.  Il  parle  de  la  carène,  qui  est,  dans  le  Levant,  synonyme  de  quille. 


116  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

oiseuse,  car  la  quille  est  doublée,  du  côté  de  Tintérieur,  par 
une  autre  pièce  de  bois,  la  carlingue  (1),  qui  s'applique 
exactement  sur  elle.  Les  varengues  (2)  s'adaptent  à  l'épine 
dorsale  pour  former  les  côtes.  Elles  sont  prolongées  par  des 
genoux.  Aux  extrémités  de  la  quille,  deux  fortes  pièces, 
Yétamhot  (3)  et  Yétrave  (4),  dessinent  par  leur  courbe  ce  que 
seront  l'avant  et  l'arrière,  originairement  semblables  et  éga- 
lement eftilés. 

La  carcasse,  ainsi  constituée,  est  fourrée  d'une  double 
couche  de  planches  :  intérieurement  de  vaigres  (5),  extérieu- 
rement de  bords  ((>)  disposés  à  clin,  c'est-à-dire  à  recouvre- 
ment, et  non  point  ajustés  à  joints  lisses.  Par  extension, 
bord  désigna  l'un  des  flancs  du  navire,  styri-hord  (7),  «  le 
bord  du  gouvernail  »  à  droite,  et  hak-hord  (8),  "  le  bord 
derrière  »  à  gauche  :  styri-bord,  estribord,  est  devenu  par 
corruption  tribord;  l'étymologie  de  bâbord  est  plus  facile  à 
reconnaître. 

Les  flancs  sont  reliés  par  des  poutres,  des  bans  (9),  qui 
consolident  la  charpente  et  supportent  le  pont,  le  tillac  (10). 

A  l'arrière,  la  dernière  pièce  de  bois  qui  sert  à  affermir 
la  poupe  s'appelle  le  hourdis  (11). 


(1)  Callengue  (1379.   Bibl.   nat.,  ins.  franc.   26016,  p.  2578),    calengue 
(Brkard,  p.  75,  77.)  —  Dan.  kiolvin,  suéd.  kolsvin. 

(2)  JNor.  rang,  suéd.  wràngcr.  —  Le  mot  genous  en  ce   sens  est  usité  dès 
le  XIV*  siècle.  (Ijréard,  p.  77.) 

(^3)    Anciennement  étambord.  —  Nor.  stafii  ou  statua,  et  bovdhi. 

(4)  Estrible.  (Bréard,  p.  77.) 

(5)  Dan.  vaeger,  suéd.  vagare. 

(6)  Bors.  (Bréard,  p.  77.)  —  Nor.  bovdhi. 

(7)  En  norois,    ou  encore    stjôrn-bordhi.  —   L'expression  «tribord  a  été 
d'un  usage  courant  en  France  jus(ju'en  ce  siècle. 

(8)  Ou  bak-bordhi  en  norois,  de  bak  qui  signifie  «  derrière  »    sans  qu'on 
puisse  savoir  l'origine  de  cette  dénomination. 

(9)  A.  s.  baie,  «  poutre  ".  —  Bau  [Dictioiinaire  de  Nicot,  1584). 

(10)  Tilac  de   desus  et   tillac  de  dessoubs.  (BrÉard,  p.  75,  81. "1  —  Nor. 
thilja,  «plancher  "  ,  de  thil,   «  planche  >'  . 

(il)   Nor.  hurdh,  goth.  haurdsv  — ■  Hourdeis.  (BrÉard,  p.  77.) 


LES    NORMANDS.  117 

Le  long  du  hordage  sont  fixés  des  tolets  (1)  d'arrêt  avec 
des  estropes  (2)  de  cuir  pour  les  rames. 

Le  mât  (3)  est  planté  sur  la  carlingue.  A  son  passade  au 
travers  du  tillac,  il  est  serti  par  Vétamhrai^  —  culotte  ou 
étanche-braie,  explique  Jal,  — qui  empêche  Teau  de  couler 
dans  l'entrepont  (4).  Ingénieuse  explication,  trop  ingénieuse, 
ot  bien  vite  écartée  par  la  forme  primitive  du  mot,  les  tam- 
hres,  les  tamhroiz  (5).  Ce  n'était  point  une  culotte,  mais  des 
bouchons!  \.  défaut  de  braies,  le  mût  possédait  du  moins 
des  cravates,  des  haubans  (G),  dont  les  extrémités  venaient 
se  fixer  par  des  vers-hauhans  sur  les  bordages.  D'autres  cor- 
dages, les  étais  (7),  le  soutenaient  d'avant  en  arrière  contre 
les  fatigues  du  tangage  et  empêchaient  sa  tête,  la  hune  (8), 
de  branler. 

La  vergue,  au  contraire  du  mât,  est  essentiellement  mo- 
bile, et  je  vois  dans  cette  qualité  l'origine  de  son  nom, 
bregtha,  »  mouvoir  (9).  "  L'étymologie  est  des  plus  compa- 
tibles, il  me  semble,  avec  l'anglo-saxon  gyrd,  l'anglais  ^arc? 
où  la  dentale  primitive  a  subsisté.  Mais  qu'on  ne  me  donne 
point  comme  étymologie  le  latin  u  virga  (10)  n   :  un  vers  de 


(1)  A.  s.  tliutl  =  latin  «  scalmus  »,  angl.  thole.  (Jal,  Arch.  nav.,  t.  I, 
p.  167.) 

(2)  Angl.  sirop. 

(3)  Maz  [Chanson  de  Roland,  vers  186).  —  Nor.  mastr,  ail.  mast. 

(4)  Jal,  Glossaire  nautique,  p.  663,  estambraye.  —  Jal  ne  raisonne  que 
sur  des  ouvrages  du  xvn'^  siècle,  les  Merveilles  de  la  nature,  du  V.  René 
François  (1629),  l'Hydrographie  navale,  du  P.  Fournier  (1643),  etc.  D'où 
son  erreur. 

(5)  Brkard,  p.  77,  80.  —  Nor.  tappr. 

(6)  Hobans  (Wace,  Li  romans  de  Brut,  éd.  Leroux  de  Lincy.  Rouen, 
1836-1838,  2  in-8»,  \.  11487),  vers  haubens  et  haubens  (Bréard,  p.  74, 
81.)  —  Nor.  hijfud,   Il  tête  »  ,  benda,   »  lien  »  . 

(7)  Estuinc  (Wace,  vers  11508),  estuinc  {Vie  de  S.  Giles,  885),  estuins 
(1369,  inventaire  de  barge  à  Harfleur.  Bibl.  nat.,  Fr.  26009,  p.  818).  — 
Nor.  staethingr. 

(8)  Nor.  hunn. 

(9)  En  norois. 

(10)  Jal,  Archéologie  navale,  t.  I,  p.  162,  et  Glossaire  nautique. 


118  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

la  chanson  de  Roland  où  u  vernes  (l)  "  s'assonance  avec 
<i  lanternes  "  suffit  à  l'exclure. 

La  vergue  est  serrée  contre  le  mâtpar  des*V/re/zc5  (2)  dont 
l'ensemble  forme  un  collier  mobile,  le  raccage  (3).  L'appa- 
reil de  cordages  qui  la  met  en  mouvement  est  assez  compli- 
qué. Veut-on  la  descendre  ou  la  monter?  On  lâche  ou  on 
haie  un  -hetas  (4),  appelé  aussi  -ayssas  (5),  parce  qu'il  a  pour 
fonction  de  hisser.  Le  betas  n'est  pas  directement  frappé 
sur  la  vergue,  mais  sur  Vitague  (G)  qui  glisse  sur  une  rouelle 
et  saisit  la  vergue  par  le  milieu.  De  droite  à  gauche,  dans  le 
sens  horizontal,  les  mouvements  sont  imprimés  à  la  vergue 
par  les  bras  (7)  fixés  à  ses  extrémités. 

Dans  toutes  les  langues  germaniques,  la  voile  était  appelée 
segel{S)  :  nous  en  retrouvons  un  vestige  dans  l'ancien  terme 
*sigle  et  dans  sigler  (D).  Il  est  difficile  d'expliquer  pourquoi 
les  Normands,  dès  leur  arrivée  sur  nos  côtes,  ont  adopté  le 
mot  roman  voile  (10).  Sous  cette  mutation  de  mots,  faut-il 
chercher  une  modification  plus  profonde,  l'abandon  des 
segels  de  parchemin  pour  les  voiles  de  chanvre?  Peut-être; 
toutefois  les  Normands  connaissaient  déjà  le  dernier  genre  de 

(1)  Vers  186.  —  Vergue  (Inv.  de  barjje  en  1369.  Bibl.  nat.,  Fr.  26009, 
p.  818). 

(2)  Dronc  (Bréard,  p.  74).  —  ISor.  titronijua,  haut-ail.  tltiingan,  an"!. 
to  thi-ong,  «  presser  »  . 

(3)  La  raque  (BuÉaiu),  p.  74).  —  Nor.  rakki,  A.  s.  racca  =:  en  latin  «  an- 
{{uina.  »   (Jal,  Archéol.  nav.,  t.  I,  p.  165.) 

(4)  Wace,  Brut,  V.  11491.  —  Chose  curieuse,  le  mot  est  tombé  d'usajje 
dans  l'Océan  et  s'est  conservé  dans  la  Méditerranée  et  en  Espagne.  (Jal, 
Archéol.  nav.,  t.  I,  p.  179.) 

(5)  Ms.  franc.,  26016,  p.  2557.  an.  1379.  —  Nor.  hîsa,  ail.  hissen, 
«  hisser  » . 

(6)  HuitaffuezÇMs.  fr.  26016,  p.  2557).  Utagues  (Wace,  Brut,  v.  11510;. 

(7)  Hars.scs.  (Brkard,  p.  74.) 

(8)  A.  s.  .<icfjl,  nor.,  suèd.  et  ail.  segel,  dan.  seil,  hoU.  zeil,  angl.  sail. 
(Jal,  Archéol.  nav.,  t.  I,  p.  163.)  —  Sigles  (;\Vace,  Brut,  v.  11492). 

(9)  Navire  fluctuans  et  seiglans  par  la  mer.  {Rôles  d' Oléron,  art.  6.)  — 
Sigler  (Rapport  de  l'amiral  Zaccaria,  Î297  :  Archives  nation.,  J  456, 
n»  36*). 

(10)  Voiles  (Wace,  Brut,  vers  11489,  11513\ 


LKS    NOiniANDS,  119 

voilure,  la  preuve  en  est  dans  le  sens  du  mot  lof.  Le  lof  est 
le  coin  inférieur  de  la  voile  du  côté  du  vent.  Or,  le  vent  se 
dit  loft  en  norois;  voilà  une  étymologie  limpide,  s'écrie 
Jal  (1)!  Moins  limpide  qu'elle  ne  semble.  Un  texte  brémois 
nous  apprend  que  le  lof  était  vine  bande  de  parchemin  ou 
de  peau  (2);  dans  l'espèce,  elle  servait  à  renforcer  les  coins 
inférieurs  de  la  voile  de  chanvre. 

Par  quelle  étrange  aberration  certains  auteurs  ont-ils 
donc  pu  confondre  le  lof  avec  le  heaume  du  gouvernail  (3)? 
Se  seraient-ils  mépris  sur  le  passage  de  Wace  : 

Cil  qui  al  governail  s'assist 
Estreiteiuent  al  veut  se  prisl 
Le  lof  avant  et  le  lispreu  (4). 

Le  texte  est  cependant  clair.  Regardez,  au  surplus,  la 
tapisserie  de  Bayeux  qui  en  est  en  quelque  sorte  le  com- 
mentaire illustré  :  un  marin  assis  à  l'arrière  tient  d'une 
main  le  coin  de  la  voile  pour  l'orienter  dans  le  vent  ;  de 
l'autre,  il  manie  le  heaume  (5)  du  gouvernail  (G).  Il  y  a  là 
deux  mouvements  bien  distincts,  accomplis  accidentelle- 
ment par  le  même  homme  :  je  dis  accidentellement,  car  il 
y  avait  à  bord  un  timonier,  V^esturnian  (7),  et  un  pilote,  le 


(1)  Archéol.  navale,  t.  I,  p.  179.  Le  vent  se  dit  luft  en  saxon,  lyft  en 
anglo-saxon.  Or,  ni  en  anglais,  ni  en  français,  lof,  locf,  loof,  louf,  loo  n'ont 
de  t  final  :  l'étymologie  est  donc  douteuse.  —  Loo/  (année  1217  :  Histo- 
riens de  France,  t.  XIX,  p.  261). 

(2)  K  Pro  pellibus,  sive  corticibus,  seu  pro  foliis  que  lof  vulgariter  appcl- 
lantur.  »   1305.  (Bremisckes  IJrkundenbuch,  éd.  Ehnick,  t.  H,  p.  59. j 

(3)  Du  Cance,  Glossarium  média'  et  injiniœ  latinutis,  t.  II,  p.  935.  — 
Nicolas,  History  of  t/ie  royal  Navy,  t.    I,  p.  179,  note  b. 

(4)  Wace,  Rou,  éd.  Andresen,  3°  p.,  vers  9881. 

(5)  Hel  (Wace,  Brut,  11500,  11501).  —  Nor.  halmr;  hiàlmur  af  styri, 
«  barre  de  gouvernail  »  .  (Loi  de  Bergen  (1274),  eh.  xviii,  dans  PARDES.sr.s, 
Lois  maritimes,  III,  39.) 

(6)  J.  Comte,  la  Tapisserie  de  Bayeux,  pi.  VI,  XLIV. 

(7)  Estiremans,  esturmans  (Wace,  Bou,  3°  p.,  2755,  éd.  Andresen),  etc. 
—  Nor.  Styrimadr ;  styrimanne,  «  homme  de  gouvernail  ».  (Cf.  la  loi  de 
Bergen  citée  :  Jai.,  Archéol.  nav.,  t.  I,  p.  180.) 


1-20  HISTOIRE    DE    LA   MARINE   FRANÇAISE. 

lodeman  ou  laman  (1)  (de  laman,  nous  avons  fait  par  tauto- 
logie pilote  lamaneur).  Il  eût  été  gênant  pour  le  dernier  de 
garder  longtemps  le  lof  à  la  main  :  aussi  des  arcs-boutants 
de  bois,  les  portelofs,  étalent-ils  disposés  en  divers  endroits 
du  navire  (2). 

Mais  revenons  à  la  voile.  Carrée,  ourlée  de  ralingues  (3), 
elle  est  divisée  dans  le  sens  de  la  hauteur  par  des  bandes  de 
ris  (4),  qui  réduisent  la  surface  de  toile  exposée  au  vent. 
Les  cordages  qui  la  relèvent,  la  plissent  et  la  rapprochent 
de  la  vergue  s'appellent  des  "^gardinges  (5)  ou  des  breuils. 
S'agit-il,  au  contraire,  de  la  déployer?  On  raidit  les  écoutes  (6) 
ou  couets  attachés  aux  coins  inférieurs  de  la  voile  et  la  hou- 
line  Ci)  appliquée  aux  ralingues  latérales  :  la  bouline,  tirée 
vers  l'avant,  permet  de  tendre  la  toile  obliquement  au  vent, 
de  façon  à  le  prendre  sous  un  angle  étroit  et  à  marcher 
contre  le  vent  au  plus  près  de  sa  direction.  C'est  là  ce  qu'on 
appelle,  d'une  façon  abrégée,  marcher  au  plus  près. 

Dans  les  sceaux  de  divers  ports  anglais  du  xiii'  siècle  (8), 
un  bâton  est  posé  à  côté  de  l'étrave.  C'est  un  beaupré.  Jal 
en  a  conclu  que  le  mot  était  d'origine  anglaise,  boivsprit 
signifierait  "  bâton  de  l'arc  »  .  A  cela,  une  objection  :  la 
plus  ancienne  forme  connue  du  mot,  fort  altérée  sans  doute 
puisqu'elle  n'est  que  du  xiv  siècle,  est  bropié[9)\  elle  dif- 

i^i)  Noinl)reu\.  exemples  dans  Wace,  Benoît,  Coutume  d'Oléron,  etc. 

(2)  II  portelofs.  (Hréard,  p.  77.) 

(3)  Ralin{;ues  (1379,  Ms.  franc.  26016,  p.  2577).  Raelingues  (Wace, 
Brut,  V.  11504). 

(4)  Wack,  Brut,  V.  11516.  —  Dan.  riv,  suéd.  ref,  an{;l.  reef. 

(5)  Gardinges,  gurdingues  (Wace,  Brut,  vers  11505).  —  Dan.  gaarding, 
suéd.  garding. 

(6)  Escotcs  (Wace,  .B;ur,v.  11508),  escoutes,  coués.  (Ms.  franc.  26016, 
p.  2557.)  —  Ane.  haut-ail.  scôz,  «  lambeau  »  ,  anglo-sax.  sceat,  suéd.  skot, 
angl.  slieet. 

(7)  Boline  (BnÉAno,  p.  93).  —  Nor.  hog  lina. 

(8)  Sandwich,  1238;  Yarmouth,  1280;  Douvres,  1281,  etc.  (Jal,  Glos- 
saire nautique,  art.  beaupré.)  —  Cf.  aussi  les  sceaux  de  Dam,  1309,  et  de 
S.  Sébastien,  1335,  reproduits  dans  Xsi  Revue  archéologique  Aq  1877,  pi.  XXI. 

(9)  BnKAnn,  p.  74. 


I.KS    NORMANDS.  1->I 

fèrc  de  bowsprit  et  fait  songer  au  mot  'brant  employé  par 
Wace  pour  désigner  le  sommet  de  Tétrave,  «  li  chief  de  la 
nef  devant  (1).  "  Les  Scandinaves  connaissaient  le  beavipré, 
puisqu'ils  usèrent  parfois  des  focs  (;2),  voiles  triangulaires 
qui  s'appuient  à  leur  base  sur  le  petit  mât. 

Construit,  gréé  et  paré,  le  bâtiment  jette  ses  béquilles, 
les  écores  (3)  sur  lesquels  il  s'appuie  :  d'une  marclio  hési- 
tante, jjuidé  et  halé  (4)  par  les  touUnes  (5)  comme  par  des 
lisières,  il  glisse  vers  la  mer.  Il  pointe  dans  la  vague  (6), 
tangue  (7)  un  moment  avant  de  prendre  son  aplomb,  puis 
se  Ijalance  tranquille  au  flot.  Reste  à  le  lester  (8)  :  les  'hrii- 
ments  s'en  chargent;  les  bruments  sont  la  corporation  des 
portefaix  qu'j\  Rouen  (il'en  apele  la  bergue  de  antiquité  (9)  n  . 
Un  filin,  Vélingue{\0),  enlève  prestement  les  fardeaux  pour 
les  déposer  dans  la  cale. 

Voici  qu'on  appareille  avec/^tide  (11)  et  bon  vent.  Si  vous 
voulez  une  idée  de  la  manoeuvre,  lisez  Wace  (12)  :  vovis  ver- 
rez raffermir  les  haubans,  lever  l'ancre  au  guindeau,  pous- 


(i)  Wace,  Rou,  3''  p.,  v.  6475,  éd.  Antlrcsen.  —  Nor.  bartli,  «  proue 
ou  bec  du  navire  »  .  Le  mot  subsistait  encoi-e  eu  France  au  xiv''  siècle  sous 
la  forme  bras  :  «  IIII  bras  (pour  barjjes)  font  IIII  chartées  »  (1379  :  Ms. 
franc.  26016,  p.  2578). 

(2)  Nor. /oA-. 

(3)  Escores  (Buéard,  p.  73,  77,  etc.)  —  Nor.  skorda^  A.  s.  scor,  «  étan 
çon  »  . 

(4)  Nor.  hala,  anc.  liaut-all.  halôn,   «  tirer  "  . 

(5)  A.  s.  x^  siècle  lohline  =  remulcum,  "  remorque  "  .  (Jal,  Archéol. 
nav.,  t.  I,  p.  165.)  —  Nor.  tolla,  «  tendre  »  ,  lina,  «  câble  "  . 

(6)  Nor.  va^r,  «  mer  »  . 

(7)  Nor.  tangi,   u  pointe  »  . 

(8)  Nor.  lent,  «  lest  «  . 

(9)  Coustumes  de  la  vicomte  de  l'eaue  de  Rouen,  apud  E.  de  FrÉvii.le, 
Histoire  du  commerce  de  Rouen,  t.  II,  p.  74.  —  Bermen.  (BrÉard,  p.  22.) 
—  Nor.  bregtha,  «  tirer,  mouvoir  »  . 

(10)  Eslingnr,  «frondeurs  « .  (Benoit,  Chronique  time'e,  \eTs  1191.)  — 
Nor.  slyngua,  a.  s.  slingan,  atigl.  sling,   «  lancer,  jjalancer  »  . 

(11)  «  Marée.  »   Le  mot  est  resté  en  anglais.  Dan.  et  suéd.  tid,  holl.  ty. 

(12)  Wace,  Brut,  vers  11484-11516,  éd.  Le  Roux  de  Lincy,  t.  II,  p.  141, 
note  a,  variantes. 


122  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

ser  le  heaume  du  gouvernail  en  bas  pour  venir  sur  la 
gauche,  en  haut  pour  courir  à  droite,  tirer  sur  les  ralingues 
afin  de  mieux  recueillir  le  vent,  peser  sur  les  gardinges  pour 
abaisser  quelque  peu  les  voiles;  voilà  qu'on  affermit  l'écoute, 
qu'on  lâche  l'itague,  et  la  voile  vient  en  bas  ;  une  autre  nef 
court  à  deux  ou  trois  ris,  les  brails  liés  au  mât  pour  que  la 
brise  n'ait  point  de  prise  sur  la  voile. 

Brusquement,  au  moment  où  le  vent  fraîchit,  où  la  tem- 
pête s'annonce,  la  description  si  expressive  de  Wace 
s'arrête. 

Nous  pouvons  imaginer  la  suite,  sans  employer  d'autres 
termes  que  ceux  des  marins  de  son  temps.  Malgré  le  cla- 
potis, le  *chlaz  (1)  d'une  mer  démontée,  lafîotte  continuait 
à  singler  (2)  sous  une  voilure  réduite.  (Nous  disons  aujour- 
d'hui cingler,  par  un  contresens  étymologique,  que  sou- 
ligne l'existence  du  mot  sillage.)  —  La  girouette  {^),  placée 
au  sommet  du  mât,  tournait  affolée  à  tous  les  rumbs  des 
vents  (4). 

On  mouilla  une  ancre,  les  navires  étant  à  sec  de  voiles. 
L'ancre  chassa.  Il  fallut,  au  moyen  du  ^hoquereau  (5),  la 
remonter.  Sous  l'effort  des  hommes  attelés  aux  barres,  aux 
especs  (G) ,  le  câble  grinçait  en  passant  par  l'un  des  écu- 
hiers  (7)  percés  à  l'avant  et  venait  s'enrouler  autour  d  une 

(1)  Chlaz  (^Homan  de  Tristan  et  Yseult  ;  cf.  Jal,  Arcliéol.  nav.,  t.  I, 
p.  196).  —  INor.  hlakka^  «  bruit,  cri  »,  nngl.  clash. 

(2)  Sigler  (Benoit,  Chronique  rimée,  vers  3011,  3921,  etc.).  —  Nor. 
segel,  «  voile  ».  —  La  forme  ancienne  de  .sillage  est  siglage. 

(3)  Wirevvite  (Waok,  Mou,  éd.  Andresen,  t.  III,  v.  6473).  — Nor.  vedlir- 
viti,  «  indicatiufi  du  temps  ».  (Cf.  Antoine  Thomas,  dans  la  Romania, 
t.  XXV,  p.  97.) 

(4)  Nor.  7um,  «  espace  »  .  —  Le  Routier  delà  mer,  de  Garcie-Ferr.\inde, 
composé  à  S.-Giiles-sur-Vic  en  IVSS,  porte  24  «  ryns  »  des  vents. 

(5)  Hoquereau  (Bréard,  p.  84).  C'était  le  guindeau  d'avant.  — Cf.  ail. 
hoc  h. 

(6)  Vindas  garny  de  ses  champs  et  de  ses  especs  (Bréard,  p.  76).  —  A. 
s.  spaec,  «  bâton  »,  angl.  spike.  Anspect  (hand-spaec),  communément  em- 
ployé aujourd'hui,  en  est  un  dérivé. 

(7)  Esqueinbius  (Bréard,  p.  79).   —  Racine  inconnue.  Espagnol  :    «  es- 


f.ES    NORMANDS.  l-i3 

bitte  (1).  Poutre  puissante  enfoncée  jusqu'au  fond  du  na- 
vire, la  bitte  était  comme  uneépée  plantée  sur  le  tillac;  elle 
avait,  comme  l'épée,  estoc  ciheut  (2).  Un  arc-boutant  qui  la 
reliait  à  Tétrave  (3)  l'empêchait  de  fléchir  sous  le  poids  de 
1  ancre. 

Cependant,  des  paquets  de  mer  embarquaient  de  plus  en 
plus  dans  Y*ossec  (4),  cloaque  où  se  rendaient  toutes  les 
eaux  du  navire.  Les  marins  manœuvraient  au  guindeau  (5) 
pour  l'épuiser  ;  l'eau  ainsi  extraite  de  la  cale  ruisselait  par 
les  dales  [iS]  d'écoulement  ménagées  sur  le  tillac  et  serties 
de  cuir  afin  d'empêcher  toute  intiltration.  Mais  rien  n'y 
faisait.  L'eau  gagnait  sur  l'homme  et  ro])ligeait  à  fuir. 

Le  bâtiment,  après  de  vains  efforts  pour  gagner  l'abri 
d'une  crique  (7)  ou  d'un  bief  {H),  venait  se  briser  sur  une 
côte  accore.  Ses  épaves  étaient  rejetées,  triste  lagan(9),  sur 
V*estande  (10)  du  rivage,  à  la  limite  extrême  où  les  hautes 
marées  s'arrêtent.  Elles  appartenaient,  en  tant  que  bris  ou 
varech  (11),  au  seigneur  riverain.  C'était  la  coutume,  une  cou- 

cobenes  son...  coino  ojos  que  tieoe  la  nao  en  la  proa.  »  (AlonzO  de  Chaves, 
Quadripartitutn  en  costnographia,  éd.  Duro.  Madrid,  1894.) 

(1)  III  estocs  de  bite,  III  hecs  de  bite,  une  courbe  sur  les  bites  a  abou- 
ter  a  l'estrible  (BrÉ.\rd,  p.  77).  —  Nor.  biti^  «  poutre  »  . 

(2)  Gaston  Paris,  la  Littérature  française  au  moyen  âge,  p.  22.  —  Nor. 
stokkr,  a.  s.  stoc,  ail.  stock,   «  bâton  ». 

(3)  Cf.  note  2  ci-dessus. 

(4)  Osset  (Bréard,  p.  76%  —  Nor.  6s.i,   «  débouché,  voie  d'écoulement». 

(5)  I  vindas  a  tirer  l'eaue  de  l'osset  (Bréard,  p.  79).  —  JNor.  vind-àss, 
«  perche  qui  hisse  »  ,  haut  ail.  windan,  «  hisser  »  . 

(6)  Dalles  à  cuirier,  dalles  a  {jeter  l'eaue  de  l'osset  (BiiÉard,  p.  76,  79). 
—  Nor.  dallr,  «  petite  cuve,  tuyau  »  ,  haut.  ail.  dola. 

(7)  A.  s.  kriki. 

(8)  Nor.  bedr,   «  lit  »,  A.  s.  bed. 

(9)  Nombreux  exemples  cités  par  Godefroy,  Dict.  de  l'anc.  langue  fran- 
çaise. 

(10)  «  Choses  venantes  et  arivantes  a  verec  a  la  coste  et  a  l'estande  de  la 
mer,  en  la  parroisse  d'Anderville,  en  la  hague.  »  1341  (Archives  nation., 
JJ  72,  p.  224).  —  Nor.  standa,  latin  stare. 

(11)  E.  de  FrÉville,  Mémoire  sur  le  commerce  de  Rouen,  t.  I,  p.  143  et 
note  3.  —  Nor.  Vàg-rek^  «jet  de  mer,  bris  »  (Cf.  le  Gravas  islandais),  ou 
simplement  rek,  angl.  wreck. 


104  HISTOIRE    DE    LA    MAPINE   FRANÇAISE. 

tume  inique,  de  dépouiller  ainsi  les  malheureux  naufragés. 
Abolie  par  le  code  norvégien  dès  940  (1),  elle  subsista  en 
Normandie  jusqu'à  Richard  Cœur  de  Lion,  qui  sauvegarda, 
par  une  loi  humanitaire  rendue  à  Messine  le  l(i  octobre  1 190, 
la  propriété  des  naufragés  (2).  Ajoutons  que  Philippe-Au- 
guste et  la  comtesse  de  Boulogne  s'empressèrent  d'en  faire 
autant  (:i). 

En  dehors  de  la  langue,  il  est  un  autre  indice  de  l'impul- 
sion donnée  à  la  marine  par  l'arrivée  des  Normands  en 
France  :  c'est  la  création  de  nouveaux  ports,  Dieppe  (nor. 
r/e<?)5,  profond),  Harfleur,  Honfleur,  Barfleur...  (4). 

L'intelligente  initiative  des  ducs  de  Normandie  rendit  au 
commerce  maritime  une  prospérité  inouïe,  en  octroyant  aux 
monastères  des  privilèges  de  navigation  (5)  et  en  multi- 
pliant les  relations  avec  les  pays  riverains  de  la  mer  du 
Nord  ou  même  de  la  Méditerranée.  Dès  1035,  les  moines  de 
Montivilliers  tiraient  un  ])on  revenu  du  droit  de  siège  que 
payaient  les  navires  étrangers  stationnés  dans  le  port  de 
Harfleur  (6). 

Les  princes  normands  gardèrent  personnellement  pour  la 
marine  un  vif  penchant;  le  nom  de  duc  des  pirates  appliqué 

(1)  Gulathinti  île  940,  ch.  xv. 

(2)  Benoit,  de  Peterboroiigli,  Gesta  Jlenrici  II  et  Ricai-di  II.  Ed.  W 
Slulibs,  London,  1867,  8°,  dans  les  Clnoniclex  and  memorials,  t.  II,  p  140. 

(3)  L.  Delisle,  Catalogue  des  actes  de  Philippe- Auguste,  p.  349.  — 
Henri  Malo,  Un  grand  feudataire  Renaud  de  Dammartin.  Paris,  1898, 
in-8",  p.  25. 

(4)  Cf.  les  sources  citées  par  E.  de  Frkvillk,  Mém.  sur  le  commerce 
maritime  de  Rouen  ^  t.  I,  p.  133;  Gallia  Christiana,  t.  XI,  p.  326; 
JSeuslria  pia,  p.  323. 

(5)  Sur  CCS  privilèges,  cf.  de  FrÉvu.le,  ouv.  cite',  t.  I,  p.  55,  57  : 
S.-\Vandrille,  Juinicges,  Fccanip,  le  Valasse,  S.-Sever-lez-Rouen  étaient 
parmi  les  privilégiés.  —  En  1226,  les  moines  de  Bonne-Nouvelle  passent 
contrat  avec  un  charpentier  de  navires  pour  la  réparation  et  la  construction 
de  leurs  nefs.  (Ch.  de  Reaurepaire,  Recherches  sur  le  Clos  aux  g  aie  es  de 
Rouen,  p.  2.) 

(6)  E.  DE  FrÉville,  ouv.  cité,  t.  I,  p.  133  et    87-92  :    M.  de    Frcville 


LES    1\OI01AM)S.  1-25 

à  Tun  d'entre  eux,  Guillauiiie  Loii^uc-Epéc  (l),' était  un 
titre  d'honneur  équivalant  à  chef  de  la  flotte.  Dés  qu'ils 
furent  solidement  étahlis  en  Normandie,  ils  montrèrent 
qu'ils  n'avaient  rien  perdu  des  qualités  guerrières  de  leurs 
ancêtres.  L'occasion  s'en  présenta  en  lOGG. 

Edouard  le  Confesseur,  roi  d'Angleterre  et  neveu  par  sa 
mèreEmma  du  duc  Richard  II,  venait  de  mourir  sans  enfant. 
L'assemblée  de  la  nation  à  Londres  lui  donna  pour  succes- 
seur le  Saxon  Harold.  Or,  Harold,  naufragé  quelques  années 
auparavant  sur  les  côtes  normandes,  avait  été  forcé  de  jurer 
sur  des  reliques  de  seconder  les  prétentions  du  duc  Guil- 
laume au  trône  d'Angleterre.  Guillaume  se  disait  en  effet 
l'héritier  formellement  désigné  d'Edouard  le  Confesseur. 
Comme  il  ne  put  obtenir  d'Harold  1  accomplissement  de 
cette  promesse  extorquée  de  force,  il  le  fit  déclarer  parjure 
en  Cour  de  Rome  et  se  fit  investir  du  roYaume  britannique. 
L'opinion  ainsi  conquise,  il  obtint  de  l'assemblée  générale 
des  Normands  une  flotte  et  des  troupes.  Evéques  et  b:n'L;ns 
étaient  les  commanditaires  de  l'entreprise,  pieuse  puis- 
qu'elle avait  l'allure  d'une  croisade,  mais  fructueuse  aussi, 
car  chacun  comptait  se  tailler  une  large  part  dans  la  con- 
quête. Guillaume  fils  d'Osbern  promit  de  fournir  soixante 
navires,  Robert  d'Eu  également,  Roger  de  Montgommeryet 
Roger  de  Reaumont  s'engagèrent  conjointement  pour  le 
même  chiffre,  ainsi  que  Hugues  d  Avranches.  Cinquante 
navires  étaient  le  contingent  d'Hugues  de  Montfort,  qua- 
rante étaient  promis  par  Foulques  Le  Lame,  autant  par 
Gérard  le  Sénéchal,  trente  par  Gautier  Giffard  et  par  Vul- 
grin,  évéque  du  Mans,  vingt  par  Nicolas,  abbé  de  Saint- 
Ouen.  Les  plus  forts  effectifs  étaient  ceux  du  comte  de 
Mortain,  cent  vingt  bâtiments;  de  l'évêque  de  Bayeux,  cent, 

cite  des  exemples    des    relations    commerciales  nouées  avec  la  Scandinavie, 
la  Flandre,  l'Angleterre,  etc. 

(1)   RiCHEii,  Historia  sui  temporis,  éd.  Guadet,  t.  I,  p.  152. 


126  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

et  de  Guillaume  d'Évreux,  quatre-vingts.  Quant  aux  soldats 
ils  se  présentèrent  en  foule,  normands,  bretons,  français, 
bourguignons, alléchés  par  les  promesses  de  Guillaume,  qui 
ne  rebutait  personne  et  accueillait  les  prétentions  les  plus 
outrecuidantes. 

Le  12  septembre  1006,  la  flotte  profita  d'iuie  faible  brise 
pour  passer  de  l'embouchure  de  la  Dive  à  celle  de  la  Somme 
et  pour  se  rapprocher  ainsi  des  côtes  méridionales  de  TAn- 
gleterre.  Gomme  le  vent  du  sud  Lardait  à  se  lever,  le  duc 
inquiet  et  Farmée  frémissant  d'impatience  adressaient  leurs 
supplications  au  patron  de  la  localité,  saint  Valéry,  dont  la 
châsse,  exposée  à  la  piété  des  fidèles,  fut  littéralement  cou- 
verte d'offrandes.  Enfin,  le  27  septembre,  vers  le  soir,  la 
girouette  dorée  placée  au  sommet  du  mât  de  la  nef  ducale 
tourna  sa  (lèche  vers  le  nord  :  une  sonnerie  de  trompette 
donna  le  signal  du  départ;  en  même  temps,  une  lanterne 
fut  hissée  au  sommet  du  mât.  096  nefs  s'ébranlèrent, 
suivies  de  bateaux  et  d'esquifs  nombreux  qui  portaient 
l'effectif  total  à  trois  mille  l)âtiments  (1). 

Par  nefs  entendez,  en  dépit  de  l'expression  de  Wace,  des 
esnèques  :  la  tapisserie  de  Bayeux  (2)  nous  les  montre  telles 
que  les  l)âtiments  Scandinaves,  avec  leurs  proues  surélevées, 
leurs  têtes  de  serpents  ou  de  dragons  et  leurs  pavesades  de 
boucliers.  A  la  poupe  sont  accrochés  les  larges  pavois  des 
chefs,  pavois  rayés  de  stries  comme  les  clypei  romains  ou 
ornés  de  figures  emblématiques  dont  l'agencement  de- 
viendra une  science,  le  blason. 

La  Mora,  offerte  par  la  duchesse  Mathilde  à  son  mari, 

(1)  Guillaume  dK  1*oitikhs,  (,esta  Guilefmi  II,  aputl  Mignk,  Pativlog. 
lai.,    t.    CXLIX,    col.    1248.    —   Guy  d'Amiens,    Carmen   de  expeditione 

Wilhclmi  Conquestoris.  Ed.  Fr.  Michel  dans  les  Chroinques  atitjlo-iwr- 
mandes,  llouen,  1850,  t.  III,  p.  1-38.  —  Wack,  Bou,  éd.  Andrcscn,  3" 
p.,  V.  6440.  —  Frkeman,  The  history  of  the  Noiman  Conr/uest  of  £n(/land, 
2''  éd.  Oxford,  1875,  in-8»,  t.  III,  p.  377,  394. 

(2)  La  Tapisserie  de  Bayeux,  reprod.  par  J.  Comtk,  pi.  V,  VI,  XLIV, 
XLV. 


LKS    JNORMANnS.  127 

était  décorée  à  la  proue  d'une  statue  d'enfant  en  cuivre 
doré,  qui  tenait  à  la  main  un  arc  tendu,  la  flèche  bandée 
dans  la  direction  de  l'Angleterre.  Fin  voilier  et  de  plus 
n'étant  point  surchargée  comme  les  autres  bâtiments  par 
une  cargaison  de  chevaux,  la  Mora  prit  de  l'avance  durant 
la  nuit  :  au  matin,  la  vigie  envoyée  dans  la  mâture  ne  vit 
qvie  le  ciel  et  l'eau.  On  fît  halte  et  on  jeta  l'ancre  ;  le  duc 
était  dans  une  anxiété  terrible,  mais  il  n'en  fit  rien  paraître. 
Pour  ne  pas  laisser  à  ses  compagnons  le  temps  de  s'effrayer 
de  leur  fâcheuse  situation,  il  fit  servir  un  plantureux  dîner 
qu'il  anima  de  sa  parole  joviale.  La  vigie  cria  bientôt  qu'elle 
voyait  quatre  navires,  puis  une  forêt  de  mâts  :  toute  la  flotte 
arrivait  (1).  Elle  aborda  sans  résistance  à  Pevensey,  dans  le 
comté  de  Sussex. 

Elle  avait  été  admirablement  servie  parles  circonstances; 
la  diversion  opérée  dans  le  Yorkshire  par  la  flotte  norvé- 
gienne d'Harold  Hardrada  avait  immobilisé  dans  le  Wharf 
les  navires  d'Eadric  et  laissé  libre  le  passage  de  la  Man- 
che (2).  Harold  lui-même  s'était  porté  contre  les  Norvégiens 
et  contre  le  traître  qui  les  avait  mandés  et  qui  n'était  autre 
que  son  propre  frère  Tostig.  Il  venait  de  les  écraser  le 
25  septembre,  quand  il  apprit  le  débarquement  de  l'armée 
normande  sur  les  côtes  du  sud.  Il  vola  à  la  rencontre  des 
nouveaux  envahisseurs  :  on  sait  comment  il  fut  tué  à  la 
bataille  d'Hastings  après  un  sanglant  combat. 

Guillaume  le  Conquérant  profita  de  la  victoire  pour 
marcher  sur  Londres  et  pour  se  faire  couronner  roi  d'An- 
gleterre. Toute  résistance  n'était  pas  vaincue,  loin  de  là  : 
elle  s'organisa  contre  les  spoliations  des  vainqueurs  en 
s'appuyant  sur  l'étranger.  Eustache  de  Boulogne,  mandé 
par  les  gens  du  Kent,  fit  voile  vers  Douvres,  le  meilleur  des 

(1)  Guillaume  de  Poitiers,  apud  Migne,  t.  CXLIX,  col.  1248. 

(2)  Flor.  Wigorn.,  Clironicon^  anno  1066.  —  Freemas,  ouv.  cité,  t.  III, 
p.  348,  et  728-730  :  the  opérations  of  the  English  Fleet  in  1066. 


128  HISTOIRE    DE    LA   MARKNE    1  UANÇAISE. 

porls  occupés  par  les  Normands  :  il  fut  repoussé  après  un 
vif  engagement  par  Tévéque  de  Bayeux  et  Hugues  de 
Montfort;  ses  troupes,  prises  de  panique,  se  précipitèrent 
en  foule  du  haut  d'une  falaise  dans  Tabime  ou  s'entassèrent 
dans  les  nefs  les  plus  proches,  qui  coulèrent  sous  leur 
poids  (1).  Pour  lui,  il  échappa  au  désastre  et  se  garda  de 
récidiver. 

La  région  méridionale  et  occidentale  de  l'Angleterre  avait 
été  rapidement  soumise.  Mais  les  gens  du  Nord,  réconfortés 
par  la  présence  d'une  flotte  danoise  dans  l'Humber,  résistè- 
rent jusqu'à  l'hiver  de  1070.  Les  derniers  outlaws,  réfugiés 
dans  l'ile  d'Ely,  tinrent  encore  un  an,  jusqu'au  moment  où 
Guillaume  vint  en  personne  les  réduire  (2).  Il  n'y  eut  plus 
d'autre  ressource  pour  les  patriotes  irréductibles  que  d'aller 
s'enrôler  dans  la  garde  véringue  des  empereurs  byzantins  (3). 
La  domination  normande,  dont  le  Doomesday  book  fut  le 
cadastre,  étendit  sur  toute  l'île,  jusqu'à  l'Ecosse,  le  réseau 
de  ses  châteaux  forts,  et  elle  commença  de  s'immiscer  en 
Irlande. 

L'historien  Guillaume  de  Poitiers  dit  expressément  que 
Guillaume  le  Conquérant  purgea  la  merde  tous  les  pirates  (4) 
et  qu'il  assura  pour  longtemps  la  sécurité  de  la  navigation. 

Maiti'es  des  deux  rives  du  détroit,  n'ayant  rien  à  craindre 
de  leurs  faibles  voisins,  les  rois  d'Angleterre-ducs  de  Nor- 
mandie n'eurent  plus  besoin  d'entretenir  une  marine  de 
guerre.  Des  transports  suffisaient  pour  les  déplacements  de 
la  Cour  :  en  gens  pratiques,  les  souverains  s'en  procurèrent 
sans  bourse  délier.  Moyennant  quelques  privilèges,  les  ports 
de  Hastings,  New-Romney,  Hythe,  Douvres  et  Sandwich, 
les  Cinq-Ports  comme  on  les  appelait,  devaient  fournir  à 


(1)  OiiDERic  Vital,  éd.  Le  Prévost,  t.  II,  p.  172-I7:j  :  an».  lOCiT. 

(2)  Freeman,  t.  IV,  p.  250,  300,  318,  -^78. 

(3)  OuDERic  Vital,  t.  II,  p.  172. 

(4)  Frkkma>,  t.  IV,  p.  80. 


LES    NORMANDS.  129 

toute  réquisition  57  navires  équipés  et  défrayés  pour  une 
période  annuelle  de  quinze  jours.  Ils  étaient  administrés 
par  un  gardien  chargé  de  défendre  contre  toute  attaque 
maritime  les  comtés  les  plus  exposés  à  l'invasion  :  Sussex, 
Kent  et  Essex  (1). 

Les  Normands  de  F'rance  ne  devaient  rien,  mais  c'était  à 
qui  donnerait  passage  au  roi  ou  à  la  reine,  à  qui  mériterait 
la  gratification  consacrée  par  l'usage  —  une  enquête  du 
XV"  siècle  en  fait  foi  (2)  —  pour  qui  transportait  les  souve- 
rains (3). 

Barfleur,  l'un  des  ports  les  plus  rapprochés  de  l'Angle- 
terre, restait  le  port  d'embarquement  préféré  des  ducs.  C'est 
de  là  que  partit,  à  la  Noël  de  l'année  1154,  le  roi  Henri  II 
pour  prendre  possession  de  la  couronne  d'Angleterre.  Non 
loin,  s'était  produit,  en  112G,  un  lugubre  naufrage  qui 
plongea  dans  le  deuil  plusieurs  familles  princières  de  l'Eu- 
rope. Au  moment  où  Henri  I"""  s'apprêtait  à  passer  de  Bar- 
fleur  en  Angleterre,  un  patron  de  navire  s'offrit  à  le  trans- 
porter :  Il  Mon  père,  disait  Thomas,  a  donné  passage  à 
Guillaume  le  Conquérant,  je  réclame  le  même  honneur; 
voici  mon  vaisseau  la  Blanche-Nef,  équipé  et  paré  pour 
vous  recevoir.  »  Henri  déclina  l'offre  pour  lui-même,  il  avait 
fait  choix  d'un  autre  navire,  mais  il  l'accepta  pour  ses 
enfants  :  plusieurs  d'entre  eux,  en  particulier  Guillaume, 
son  héritier  présomptif,  prirent  place  à  bord  de  la  Blanche- 
Nef  avec  Thierry,  neveu  de  l'empereur  d'Allemagne; 
Richard,  comte  de  Chester;  Mathilde,  sœur  du  comte  de 

(1)  Les  privilèges  les  plus  anciens  des  Cinq-Ports  sont  antérieurs  d'an 
siècle  à  la  première  charte  de  Londres. 

(2)  «  Pro  niagistro  navis  que  reginam  duxit  in  Angliam,  de  feodo  usi- 
tato.  »  9  juin  1445.  (Rymer,  Fœdera,  t.  V,  1"^"  p.,  p.  143.)  La  nef  était  de 
Cherbourg. 

(3)  En  1254,  les  gens  de  Yarnioutli  offrent  à  la  reine  d'Angleterre  une 
magnifique  nef  pour  la  transporter  en  Guyenne.  Les  marins  de  Winchclseia 
mécontents  de  la  concurrence  se  jetèrent  sur  eux.  (Maxthiku  de  Paris,  Chro- 
itiaa  majora,  éd.  Luard,  t.  V,  p.  446.) 


130  HISTOIRE    DE   LA    MARINE    FRANÇAISE. 

Champagne,  et  un  essaim  de  jeunes  gens  des  meilleures 
familles  normandes,  en  tout  près  de  trois  cents  personnes, 
L'évéque  de  Coutances  bénit  le  départ.  Le  vaisseau  royal 
prit  de  l'avance.  Ivres  de  vin,  Thomas  et  ses  matelots, 
excités  par  les  cris  d'une  jeunesse  folâtre,  promirent  de  le 
rattraper.  La  côte  était  encore  en  vue,  quand  un  craque- 
ment... la  Blanche-Nef  venait  de  toucher  sur  l'écueil  de 
Quillebeuf.  L'eau  monta  rapidement  dans  la  cale.  La  barque 
de  sauvetage  fut,  dit-on,  mise  à  la  mer,  mais  coula  aussitôt 
sous  le  poids  des  naufragés.  La  Blanche-Nef  somhva.  Puis... 
le  silence.  La  lune  éclairait  les  efforts  désespérés  de  deux 
hommes,  puis  d'un  seul,  accroché  à  une  vergue  :  c'était  un 
boucher  de  Rouen  du  nom  de  Berold,  le  seul  témoin  du 
sinistre.  Des  pécheurs  le  recueillirent.  Ses  indications  per- 
mirent de  faire  rechercher  par  des  plongeurs  et  de  retrouver 
quelques  corps  dans  les  flancs  de  l'épave  (1). 


III 

LES    NORMANDS    DE     SICILE. 

Origines  de  la  hiérarchie  tiavale  et  de  l'hydrographie. 

Normands  de  France  et  Normands  de  Norvège,  dès  leur 
conversion,  trouvèrent  dans  les  pèlerinages  aux  Lieux  Saints 
un  exutoire  à  leur  besoin  d'activité.  Plus  d'une  saga  a  con- 
servé le  souvenir  de  ces  Jorsalafarir  accomplis  par  voie  de 
terre  ou  de  mer  (2).  Les  ducs  de  Normandie  facilitèrent  de 
tout  leur  pouvoir  les  pèlerinages  de  leurs  sujets  (3),  et  l'on 
vit  même  Robert  le  Magnifique,  en  1032,  partir  pour  la 
Terre  Sainte,  le  bourdon  à  la  main. 

(1)  OuDEiuc  Vital,  liv.  XII.  —  Wace,  Rou,  Z'  p.,  v.  10204  et  suiv. 

(2)  Riant,  Expéditions  des  Scatidinaves  en  Terre  Sainte. 

(3)  Raoul  Glabeh,  Hv.  I,  chap.  v.  —  E.  dk  Fréville,  Méni.  sur  le  com- 
merce de  Rouen,  t.  I,  p.  92-93. 


LES    NORMANDS.  131 

En  1016,  au  cours  d'un  pèlerinage  accompli  au  mont 
Gargan,  dans  la  Capitanate,  quarante  pèlerins  normands, 
entre  autres  les  fils  d'un  petit  gentilhomme  du  Gotentin, 
Tancrède  de  Hauteville,  trouvèrent  l'occasion  d'employer 
leurs  bras  contre  les  infidèles  de  Sicile;  et  comme  leurs 
alliés,  les  Grecs,  ne  valaient  guère  mieux  que  les  musul- 
mans, ils  tombèrent  ensuite  sur  les  Grecs.  Aidés  par  des 
compatriotes  venus  de  Normandie,  ils  retaillèrent  les  vagues 
Etats  qui  grouillaient  dans  l'Italie  méridionale  et  qui  élar- 
gissaient ou  rétrécissaient  tour  à  tour  leurs  flottantes  fron- 
tières, au  gré  des  stratèges,  stratigots  et  catépans,  nommés 
par  Byzance.  Naples,  qui  depuis  Î)C)8  n'avait  plus  de  duc; 
Amalfi  en  république,  Salerne  administrée  par  un  fantôme 
de  stratigot,  le  duché  lombard  de  Bénévent,  qui  coupait  en 
deux  la  péninsule  (1);  la  Sicile  enfin,  que  s'arrachaient 
Grecs  et  Arabes,  tous  ces  lambeaux  d'États  successivement 
se  rejoignirent  pour  former  le  puissant  royaume  des  Deux- 
Siciles.  Royaume  puissant  et  vivace,  car  l'esprit  pratiqvie 
des  Normands  lui  imprima  une  telle  cohésion  qu'il  a  sub- 
sisté jusqu'en  1860,  en  dépit  des  nombreuses  dynasties  qui 
ont  passé  sur  ces  terres  volcaniques  sans  y  prendre  de 
racines  profondes. 

De  la  Fouille  et  de  la  Galabre,  centre  de  leur  futur 
royaume,  Robert  Guiscard  et  son  frère  Roger,  fils  de  Tan- 
crède de  Hauteville,  commencèrent  en  1054  à  élargir  le 
cercle  de  leur  domination.  Les  soldats  grecs  reculaient 
devant  l'arme  terrible  qui  fit  la  force  des  Scandinaves  et 
plus  tard  des  Anglais,  l'arc  en  bois  d'if,  la  tzangra  (2),  ainsi 


(1)  Cf.  ScHiPA,  //  ducato  di  Napoli,  dans  V Archivio  slorico  per  le  pro- 
vincie  napoletane,  ann.  XVII-XIX.  —  Capasso,  Tavola  coroijrajica  del 
ducato  napoletano  nel  secolo  XI,  dans  le  niènie  recueil,  ann.  XVII.  — 
Aljbé  DelaRc,  les  Normands  en  Italie  ^859-862  et  1016-1073).  Paris, 
1883,  in.8-. 

(2)  Anne  ComnÈne,  Alexiade,  t.  II,  p.  42.  — '  Biiclion,  je  dois  le  dire, 
donne  une  autre  étyinolo{;ie  à  TÏâypra  :  tzanfjra,    «  en  Epirc  signifia    priiiiiti- 


132  HISTOIRE   DE   LA   MARINE   FRANÇAISE. 

appelée  sans  doute  par  harmonie  imitative  de  l'arc  qui  se 
détend.  La  tzangra  écartait  les  pyrophores  ennemis  en  déci- 
mant les  équipages;  elle  figure  au  premier  plan  dans  le 
drame  maritime  qui  se  joua  entre  les  Grecs  ou  les  Arabes 
venus  au  secours  de  leurs  provinces,  et  les  Normands  résolus 
de  leur  en  interdire  l'accès.  Montés  sur  de  simples  barques, 
les  Normands  eurent  toujours  l'avantage  dans  les  combats 
d'embuscade  ou  de  surprise.  A  Bari,  Roger,  avec  un  léger 
bâtiment,  enlevait  le  vaisseau  du  grand  drongaire  (1069)  (1)  ; 
Robert,  à  la  tête  d'une  escadrille,  infligeait  aux  Musulmans 
le  désastre  de  Palerme  (1071)  (2).  Mais  à  la  première 
bataille  rangée  qu'on  leur  livra,  les  deux  frères  furent  cernés 
par  la  flotte  vénitienne  rangée  en  croissant  et  maintenue 
par  des  cables  courant  d'un  navire  à  l'autre.  Leurs  embar- 
cations, immobilisées,  étaient  écrasées  par  les  lourds  bé- 
liers qu'on  laissait  brusquement  filer  du  haut  des  antennes 
(1081)  (3). 

Aux  Normands  (4) ,  la  tactique  faisait  défaut.  Ils  l'ap- 
prirent :  et  bientôt  la  bataille  navale  de  Corfou  effaça  le 
dé.sastre  de  Durazzo.  Robert,  si  ]>ien  nommé  Guiscard  ou 
l'xVvisé,  a  formé  quatre  escadres  de  cinq  grands  vaisseaux 
chacune,  appuyées  en  seconde  ligne  par  cent  bâtiments  lé- 
gers. Les  Gréco-Vénitiens  ont  semé  entre  leurs  neuf  gros 
navires  les  chélandes  plus  lentes,  ce  qui  n'empêche  pas  les 
neuf  monstres  d'être  pris  par  trois  divisions  normandes,  tan- 
dis que  la  quatrième  tombe  victorieusement  sur  les  ché- 

vement  un  buisson  d'épines,  puis  alêne  de  cordonnier  et  par  extension 
flèche.  "  {Chronicjuc  de  Morée,  dans  le  Panthéon  littéraire,  Chroniques 
étranjjères  relatives  aux  expéditions  françaises  pendant  le  xni'^  siècle,  p.  69, 
n.  7.) 

(1)  Caméra,  Memorie  diplomalîclie...  d'Amatfi,  t.  I,  p.  266. 

(2)  Amabi,  Sloria  dei  Musulmani  in  Sicilia,  t.  III,  p.  125. 

(3)  Cf.  le  récit  qu'en  donne  Lkiu:mi,  dans  son  Histoire  du  Bas-Empire. 
Taris,  1824-1826,  in-8%  t.  XV,  p.  129. 

(4)  «  Gens  iNormannorum  navalis  nescia  belli.  •>  (Guillalme  de  La 
Poule,  dans  Muiiatoki,  Scriptores,  t.  V,  p.  265. "l 


I,K.S    NORMANDS.  133 

landes  éperdues  (^1084)  (1).  Dans  quel  ordre  magnifique 
s'avance  Bohémond  contre  le  port  dalmate  de  La  Valonne! 
Le  mégaduc  Lantulphe  en  perd  la  tête  et  s'enfuit.  Douze 
galères,  dont  la  chiourme  est  doublée,  ouvrent  la  marche 
sous  la  conduite  do  Bohémond.  Par  derrière  et  sur  les 
ailes,  dix-huit  autres  galères,  escortant  deux  cents  trans- 
ports, forment  un  demi-cercle  et  sont  prêtes  à  faire  face  par- 
tout (1107)  (2).  Cette  combinaison  de  l'ordre  de  front  et  de 
l'ordre  lunaire  n'aurait  point  été  désavouée  parunmégaduc 
ou  un  drongaire  byzantin,  et  pour  cause.  Ce  fut  certaine- 
ment aux  Grecs  que  les  Normands  empruntèrent  la  tactique 
navale.  L'adversaire  de  Bohémond,  Lantulphe,  marin  très 
habile  au  témoignage  d'Anne  Comnène,  était  originaire  de 
la  Langobardie,  et  il  suffit  de  nommer  les  premiers  ami- 
raux des  Deux-Siciles  :  Eugène  l'archonte,  Christophore, 
Christodule  le  protonotaire,  Eugène  traducteur  de  VOptique 
de  Ptolémée  (3),  pour  montrer  la  continuité  de  la  tradition 
byzantine. 

Prétendants  déclarés  à  la  couronne  d'Orient,  —  ils  le  prou- 
vèrent en  établissant  leurs  avant-postes  en  Dalmatie,  à  Cor- 
fou,  à  Curice,  port  d'Antioche  (110;^),  et  en  poussant  leurs 
pointes  jusque  dans  le  port  de  Constantinople  (1155)  (4), 
—  Robert  Guiscard  et  ses  successeurs  retournèrent  contre 
le  basile  la  meilleure  de  ses  armes,  la  marine.  Ils  con- 
servent le  principe  de  la  double  flotte,  provinciale  et 
royale,  avec  des  officiers  feudataires  pour  encadrer  les 
contingents  des  côtes,  des  comités  (5)  placés  dans  chaque 

(i)  Lebead,  ouv.  cité,  t.  XV,  p.  175. 

(2)  Anne  ComsÈne,  Alcxiade,  t.  II,  p.  177. 

(3)  Mentionnés  respectivement  en  1105,  1110,  1119  et  vers  1130. 
(Amari,  Storia  dei  Musulmani  in  Sicilia,  t.  III,  p.  353,  354,  658.) 

(4)  Anne  Comxèke,  Alexiade,  t.  II,  p.  121,  170.  —  Nicetas  Choniate, 
Historia,  p.  116,  131,  474. 

(5)  Ils  avaient  dans  le  port  les  mêmes  attributions  que  les  protontini 
dans  le  district  :  «  Ubi  protliontini  non  sunt,  per  comitos  facias  exhiberi.» 
{^Syllabus  membranarum   ad  regiœ    siclœ    archivum   pertinentium,    t.    I, 


]3i  HtSTOFliE    DE    LA    MARINE   FRANÇAISE. 

principauté  sous  les  ordres  d'un  chef  d'escadre  ou  pro- 
tonti'no,  TTpwroç  Tfvwv,  «  le  premier  de  quelques  [dromons 
ou  comités]  (1)  "  •  L^e  droit  maritime  public  et  privé  qui  les 
régit  est  d'origine  orientale,  aussi  bien  les  lois  célèbres  de 
Trani  et  d'Amalti  que  le  consulat  de  la  mer  en  usage  dans  la 
Grande  Grèce  dès  le  xi"  siècle  (^). 

Par  la  porte  grande  ouverte  de  l'Italie  méridionale,  la 
civilisation  byzantine  s'introduit  dans  l'occident  de  l'Europe, 
elle  n'entre  pas  seule. 

La  conquête  de  Messine  et  de  Palerme,  en  10(50  et  1071, 
dévoila  aux  Normands  la  puissante  centralisation  des  Arabes, 
qui  plaçaient  arsenal  et  vaisseaux  sous  le  contrôle  direct 
de  l'émir.  Comme  il  fallait  à  cité  musulmane  magistrat 
musulman,  les  vainqueurs  respectèrent  l'émir  et  en  firent 
un  vice-roi.  Lorsque  la  Cour  vint  résider  en  (107  dans 
la  capitale  de  la  Sicile,  il  perdit  ses  attributions  de 
vice-roi;  mais,  d'autre  part,  sa  juridiction  s'étendit  à  tous 
les  musulmans  de  File ,  marins  pour  la  plupart  ;  c'est 
ainsi  que  le  ministre  d'Etat  pour  les  affaires  musulmanes, 
le   vizir,   disent    les    historiens  arabes  (3),  fut  investi    ipso 

|).  252.)  —  L'empereur  Frédéric:  II,  parlant  en  1239  des  comités  hérédi- 
taires, en  fait  remonter  l'institution  à  ses  prédécesseurs,  «  nostri  jjenitoresn  . 
(tluiLLAitD-BRKiioLLES,  Frideiici  II  liistoiiii  (Uplomatica,  t.   V,  p.  580.) 

(1)  «  "Açiymia...  {iTi'aOxoijç  tiva;  op6|JLwvaç  n  ,  définition  que  Léon  le  Philo- 
sophe donne  du  commandant  byzantin,  s'applique  au  protontino  sicilien, 
dont  elle  explique  le  nom.  [Naumachie,  art.  37.)  —  Les  textes  sont  muets 
sur  le  protontino  et  sur  ses  origines  jusqu'à  l'année  1208.  (Caméra,  Memo- 
rie  diplomatiche...  cli  Amalfi^  t.  T,  p.  532.  —  Syllabus  membvanayum,  t.  I, 
p.  20,  n.  1.  — Archivio  segreto  du  Vatican,  rcjj.  24,  fol.  129.)  — D'au- 
cuns ont  trouvé  dans  le  douzième  livre  du  traité  de  médecine  d'Alexandre 
de  Trallcs,  lequel  traite  des  fièvres,  que  protontino  signifie  capitaine  de 
vaisseau,  TtpwToç,  «premier»  et,  Tiva,  «vaisseau  ».  (  Syllabus  memhranaruni, 
t.  I,  p.  20,  n.  1.)  Mais  c'est  faire  preuve  de  peu  de  logique  que  d'aller  cher- 
cher dans  un  auteur  du  vi''  siècle  la  signification  d'un  terme  du  xii",  et  de 
prendre  un  vase  (xtva)  pour  un  vaisseau  de  guerre. 

(2)  Adolf  SciiAiiiii;,  Neiie  Aufxchliisse  ûber  die  Anfancjc  des  Consulats 
des  Meeis,  dans  le  Dcuts<he  Zeitschrift  fiir  Geschichtswisscnschaft^  t.  IX 
(1893),  p.  223-258,  et  X  (1894),  p.  127;  cf.  aussi  t.  X,  p.  288. 

(3)  'Ilm  al  Alhîr,  dans  Amari,  Storia dei Musulmani  in  Sicilia,  t.  III,  422. 


LES    NORMANDS.  185 

focto  du  commandement  de  la  flotte  ;  comme  Ici,  il  groupa 
sous  son  autorité,  dès  le  règne  de  Roger  II,  toutes  les 
forces  navales  du  royaume,  même  de  la  Grande  Grèce  (1). 
L'émir  fut  habillé  à  la  grecque,  qualifié  d'archonte,  de  pro- 
tonotaire, de  protonohilisme,  vêtu  d'une  robe  écarlate  et 
recouvert  d'une  aumusse  (:2);  son  nom  enfin,  afxyjp,  déformé 
au  génitif  en  àu.^pxdoç,,  fit  fortune  sous  la  forme  «amiraUis  n 
ou  par  euphémisme  "  admiratus  v  ,  «  amiral,  n  Comme  il  y 
avait  des  amiraux  subalternes,  plus  tard  appelés  vice-ami- 
raux (;i),  à  la  tête  des  circonscriptions  régionales  et  des 
arsenaux  de  Palerme,  Messine  et  Naples,  on  donna  au  chef 
suprême  de  la  flotte  sicilienne  le  nom  de  grand  amiral. 

Plus  d'un  grand  amiral  fut  d'origine  musulmane;  tels 
Georges  d'Antioche,  l'expert  "théoricien,  un  de  ces  hommes 
au  feu  desquels  personne  ne  se  chauffe  (4)  »  ;  Philippe  de 
Mehdiâh,  page  de  Roger  II,  qui  prit  Bône  (5)  ;  'Abd'ar  Rah- 
mân,  qui  attaqua  Mehdiâh.  Disgracié  par  Roger  II,  'Ahmed 
le  Sicilien  devint  capitaine  des  armées  navales  du  saïd  de 
Tunis  et  du  khalife  de  Maroc  (6).  C'est  par  la  Sicile,  plus 
que  par  l'Espagne,   que  les  connaissances  des  Arabes  en 

(1)  Amari  donne  de  la  iiiétamorpliose  de  l'émir  en  amiral  de  la  Hotte 
sicilienne  une  explication  judicieuse  et  documentée,  à  laquelle  je  me  rallie 
complètement.  [Storia  dei  Musulinani  in  Sicilia,  t.  III,  p.  350-354.)  — 
Voyez  au  contraire  les  étymologies  fantaisistes  du  mot  amiral  données  par 
P.  ViNCENTi,  Teatro  degli  nomini  illustri  elie  furono  (jrand^  anirnircKjH  nel 
regno  di  Napoli,  p.  5. 

(2)  Capitula  ou  articles  organiques  de  l'office  d'amiral  de  Sicile  (1305), 
publiés  par  Caméra,  Annali  délie  Due  Sicilie,  t.  II,  p.  122-124. 

(3)  Parmi  les  amiraux  subalternes  du  xn"  siècle,  je  signalerai  le  fils  du 
grand  amiral  Maione  de  Bari,  à  l'usage  duquel  Maione  composa  un  traité  de 
morale  (publié  dans  VArchivio...  napoletan.^  t.  VIII,  p.  461).  Sur  les 
quatre  vice-amirautés  des  Deux-Siciles,  cf.  Cadier,  Essai  sur  l'administra- 
tion du  royaume  de  Sicile.  Paris,  1891,  in-S",  p.  174. 

(4)  'Ibn  Khaldoun  et  As  Sabadî,  dans  Amahi,  Biblioteca  arabo-sicula, 
t.  II,  p.  207,  563.  —  Un  peu  à  l'est  de  Palerme,  la  haute  arche  aljandon- 
née  du  Ponte  dell'  Animiraglio  construit  en  1113  est  un  dernier  souvenir 
de  Georges  d'Antioche. 

(5)  En  octobre  1153.  ('Ibn 'al  Aziz,  dans  Amari,  ouv.  cité.,  t.  I,  p.  479.) 

(6)  Amari,  ouv.  cité,  t.  II,  p.  166,  206. 


136  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

nautique,  en  géographie  et  en  astronomie  se  divulguèrent 
dans  le  monde  latin,  et  que  l'on  connut  lefeusilvestrc,  pro- 
jeté ^slt  les  sarbacanes  (I),  l'aiguille  aimantée  ou  calamité 
et  les  cartes  marines. 

Par  ordre  de  Roger  II,  Moliammcd'ibn  Mohammed  com- 
pile un  grand  ouyvaQC  surles  voies  et  les  royaiwies  de  la  terre. 

Edrisi,  chassé  de  Malaga,  où  régnaient  ses  ancêtres,  reçoit 
du  même  roi  un  accueil  empressé  ;  il  fabrique  des  sphères 
célestes  en  argent  et  renouvelle  la  Cosmographie  de  Ptolé- 
mée  par  sa  célèbre  géographie  arabe  ou  Récréation  de  celui 
qiii  désire  parcourir  les  pays.  Pour  la  préparer,  Roger  II 
envoie  durant  quinze  ans,  au  levant  comme  au  ponant  de 
l'Europe,  au  midi  comme  au  nord,  de  nombreu.N;  voyageurs 
qui  lèvent  des  plans  et  recueillent  des  itinéraires  (2).  Il  y  a 
là,  en  germe,  toute  une  révolution  de  la  géographie  ;  l'usage 
des  cartes  côtières  se  générahsant  en  Sicile  (3)  substituera 
la  navigation  rationnelle  à  la  routine  du  pilotage  et  permet- 
tra la  conquête  progressive  du  monde. 

Les  marins  génois,  que  les  souverains  des  Deux-Siciles 
appelèrent  à  leur  service  au  début  du  xiir  siècle  (4)  et  qui 
n'avaient  connu  jusque-là  qu'un  organisme  maritime  rudi- 
mcntaire  (5),  se  familiarisèrent  avec  cette  civilisation;  ils 

(1)  Les  sarbacanes,  mot  d'orifjine  arabe,  zal3atàna,  étaient  de  petites 
cannes  creuses,  «  cannuculas  pro  proiciendo  ijjne  silvestro  {sic),  »  (Mande- 
ment de  Charles  d'Anjou  à  l'artilleur,  «  arlillatori  »  ,  cliâtelain  du  Castcl 
Capuano.  Naples,  12  mai  1284-.  [Archiuio  di  stato  à  Naples,  ref;.  48  (1284 
B),foi.  158  V".) 

(2)  Edrisi  termina  en  1153.  (Amari,  Bibliotcca  arabo-xicula ,  t.  II, 
p.  487,  565,  et  t.  III,  663.) 

(3)  Un  navire  de  Messine,  le  S. -Nicolas,  en  1293,  n'a  pas  moins  de  trois 
mappemondes  de  roule  et  de  trois  calamités  à  bord.  (^Archivio  di  slalo  à 
Naples,  ref;.  Anjjioino  63,  fol.  93  v°.)  —  Cf.  aussi  Fincati,  //  magnete^  la 
calamita  e  la  bussola,  dans  la  liivista  inarittima^  ann.  1878,  t.  II,  p.  5. 

(4)  Guillaume  Porc,  Alexandre  et  Nicolas  Spinola  (1239),  Ansaldo  et 
Andreolo  de  Mari  (1241,  1254)  mandés  par  la  Maison  de  Souabe.  (Huii.- 
LAHD-BiiKnoLt,ES,  lUst.  diploniatica  Friderici  II,  introduction,   I,  cxLin.) 

(5)  Annales  Januenses  (1099-1294),  dans  les  Monumenta  Germaniœ  his- 
torica,  t.  XVIII,  p.  22,  30,   95,  etc.    —  En  1226,  1232,   apparaît  dans  les 


1,ES    NO  lî  M  AND  S  137 

l'adoptèrent  et  en  firent  dans  le  courant  du  siècle  un  article 
d'exportation  à  travers  l'Europe,  en  Espagne,  en  Portugal, 
en  France  et  en  Angleterre. 

C'est  ainsi  que  les  institutions  et  les  traditions  maritimes 
des  Deux-Sieiles,  d'origines  diverses,  mais  fondues  par  les 
Normands  dans  un  merveilleux  accord,  ont  suivi  sans  se- 
cousses ni  heurts  leur  développement  normal  pour  al)Outir 
à  une  science  nouvelle  et  féconde,  l'hydrographie,  auxi- 
liaire indispensable  de  la  navigation  au  long  cours,  et  à 
cette  conception  de  la  marine  de  guerre  universellement 
adoptée  au  xiii^  siècle  :  un  amiral  commandant  en  chef,  des 
vice-amiraux  et  des  chefs  d'escadre  appelés  capitaines  d'ar- 
mée, —  car  le  mot  de  protontini,  difficile  à  s'acclimater,  ne 
dépassa  pas  Gênes  (1),  — disposent  d'un  arsenal  central  et  de 
dépôts  régionaux  pour  organiser  ou  remiser  leurs  flottes, 
entretenues  par  des  contributions  provinciales  et  par  le 
trésor. 

Les  croisades  allaient  nous  initier  à  ce  mécanisme. 

textes  {jénois  le  mot  amiral  (^Ibidem,  p.  161,  180,  181,  239),  bien  que  l'on 
trouve,  dès  septembre  1195,  un  privilège  de  Henri,  sire  de  Saint-Jean 
d'Acre,  pour  «  Galforio,  victoriosi  stolii  Januensis  amirato  »  .  (Archives  de 
Gènes,  Materie  politiche,  mazzo  2.  pièce  publiée  dans  le  TAber  jurium  rei- 
publicae  Genueiisis,  apud  Monuinenla  histoiiœ  patriœ,  t.  I,  p.  ccccx.) 

1)  Les  portentini  génois,  comme  les  protontini  siciliens,  commandaient 
des  divisions  de  quatre  à  douze  galères  et  arboraient  la  bannière  de  l'une 
des  huit  compagnies  urbaines.  On  ignorait  jusqu'ici  l'origine  de  leur  nom. 
Ils  apparaissent  vers  1242  et  n'existent  plus  au  xiv'' siècle.  (Annales  Januen- 
ses,  p.  203,  305.  —  Cf.  Heyck,  Genua  und  seine  Marine  ini  Zeitalter  der 
Kieuzzu(/e.  Innsbruck,  1886,  in-8°,  p.  140.) 


CROISADES 


I 

PREMIÈRES    CROISADES. 

La  secousse  morale  qui  ébranla  l'Europe  en  l'an  101)5,  et 
qui  amena  de  si  magnifiques  exodes  vers  l'Orient,  fut  parti- 
culièrement ressentie  en  France.  Depuis  le  grand  seigneur 
jusqu'au  serf,  tous  prirent  la  croix.  On  saitde  quels  funèbres 
ossuaires  leur  inexpérience  joncba  les  routes  de  Hongrie  et 
les  sables  d'Asie  Mineure  dans  la  marcbe  sur  Jérusalem. 

Instruits  par  là  des  inconvénients  de  la  route  de  terre, 
beaucoup  de  croisés  s'embarquèrent  désormais  sur  les  côtes 
italiennes  ou  provençales  :  Venise,  Gênes,  Marseille,  devin- 
rent les  tètes  de  ligne  des  passages  d'outre-mer. 

Louis  VII  le  Jeune  n'avait  pas  profité  de  la  leçon  :  en 
1147,  il  s'acheminait  encore  vers  Jérusalem  par  Constanti- 
nople  et  laissait  dans  les  plaines  d'Antioche  la  plus  grande 
partie  de  ses  troupes. 

Fort  heureusement,  tous  les  croisés  français  ne  l'avaient 
pas  suivi.  Dès  la  première  croisade,  s'était  accusée  parmi 
les  marins  des  côtes  de  la  Manche  et  de  la  mer  du  Nord  la 
tendance  à  user  de  leurs  propres  bateaux  pour  gagner  la 
Palestine.  Des  escales  tout  indiqviées  pour  eux  étaient  le 
petit  royaume  français  de  Portugal  et  les  États  normands 


LES    (.ROISADKS.  I3î) 

de  Sicile  (1).  En  10i)7,  une  flotte  mouilla  devant  le  port  de 
Tarse,  en  Cilicie,  au  moment  où  les  compagnons  de  Gode- 
froi  de  Bouillon  et  de  Baudouin  venaient  de  s'emparer  de 
cette  ville.  Elle  était  llamingo-normande  et  aA^ait  pour  chef 
Guinimer,  de  Boulogne,  qui  parcourait  depuis  huit  ans  la 
Méditerranée.  Elle  concoui'ut  également  à  la  prise  de  Lao- 
dicée  (2). 

En  1147,  tout  ce  qui  gravitait  autour  de  la  Norman- 
die avait  pris  la  voie  de  la  mer  (3).  Les  101  navires 
présents  au  rendez-vous,  à  Dartmouth ,  formaient  trois 
escadres  :  les  Allemands,  aux  ordres  du  comte  d'Arscliot  ; 
les  Flamingo-Boulonnais,  sous  Christian  de  Ghistelle  ;  les 
Anglo-Normands  à  part.  Plus  importante  que  les  autres,  la 
dernière  escadre  se  subdivisait  en  quatre  divisions  régio- 
nales sous  autant  de  connétables  :  Londres,  Kent,  Norfolk- 
Suffolk  et  le  petit  groupe  des  Ecossais  et  des  Bretons.  Les 
Normands  étaient  au  milieu  des  Anglais. 

La  difficulté  de  maintenir  l'ordre  dans  une  armée  si  dis- 
parate, les  rivalités  de  nation  à  nation,  les  jalousies  de  classe 
à  classe  réclamèrent  une  discipline  impitoyable,  basée  sur 
la  loi  du  talion,  mort  pour  mort,  dent  pour  dent.  Par  mille 
hommes,  deux  justiciers  assermentés,  conjurati ^  furent 
chargés  d'appliquer  les  règlements  sous  le  contrôle  des 
connétables.  Le  luxe  était  interdit,  les  femmes  exclues  du 
saint  voyage,   la    confession   hebdomadaire  prescrite  pour 


(1)  Ordëric  Vital,  liv.  X.  Et  cf.  plus  bas. 

(2)  Albert  d'Aix,  Historia  Hierosolymitana,  dans  les  Historiens  occùl. 
des  Croisades,  t.  IV,  p.  349,  380.  —  Legrand  d'Aussy,  Notice  sur  l'état  de 
la  marine  en  France,  dans  les  Mémoires  de  V Académie  des  sciences  morales 
et  politif/ues,  t.  II,  p.  327. 

(3j  OSBERNUS,  De  expugjiatlone  Lyxbonensi  (1147),  publié  en  tète  de 
Vltinerariuni  peregrinoruni  et  g  esta  reqis  Ricardi,  éd.  W.  Stubbs,  dans  la 
collection  des  Clironlcles  and  Mcmorials  of  Great  Britain.  London,  1864, 
in-S",  p.  cxLiv-CLxxxii.  —  Le  chroniqueur  Robert  de  Torigny,  abbé  du 
Mont-S .-Michel,  était  également  de  l'expédition.  {Chronique  de  Robert  de 
Torigny,  éd.  L.  Delisle.  Rouen,  1872,  2  in-8",  ann.  1147.) 


140  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

les  laïcs,  la  présence  d'un  prêtre  rendue  obli^,atoire  à  bord 
de  chaque  navire,  les  clercs  et  les  laïcs  priés  de  tenir  cha- 
cun de  leur  côté  leurs  assemblées  particulières,  toute  cause 
de  discorde  écartée. 

Le  départ  eut  lieu  le  2;i  mai  1147.  On  reconnut  le  voisi- 
nage de  la  Bretagne  à  la  teinte  noire  et  ù  la  profondeur  des 
eaux.  Deux  jours  après,  éclatait  une  tempête,  incident  obligé 
de  tout  récit  de  croisade.  C'était  aux  approches  de  la  côte  si 
dure  de  la  Biscaie.  Dans  le  lointain,  les  monts  pyrénéens 
dressaient  leur  tête  :  la  nuit  tombait,  et  dans  les  ténèbres 
on  entendait  les  «  sirènes,  dont  l'horrible  chant  commence 
par  la  plainte  pour  s'achever  dans  un  éclat  de  rire  »  .  L'es- 
prit troublé,  notre  conteur,  Osbcrn,  crut  voir  les  Baléares, 
qu'il  place  délibérément  dans  l'Océan.  Ses  réminiscences 
classiques  le  desservaient  quelque  peu  en  lui  faisant  noter 
partout  des  vestiges  de  l'occupation  romaine.  Quant  à  Ulixi- 
bona,  Lisbonne,  par  exception  il  en  laisse  l'honneur  au 
héros  de  l'Odyssée. 

Le  28  juin,  la  flotte  chrétienne  était  entrée  dans  le  Tage, 
fleuve  poissonneux  dont  les  flots  charriaient  de  l'or.  Lis- 
bonne apparaissait  au  nord  sur  une  colline  mamelonnée  et 
ses  murailles  descendaient  en  gradins  vers  le  fleuve.  Sur  des 
mosquées  brillait  le  croissant,  au  désespoir  du  roi  de  Por- 
tugal, Alphonse  I",  prince  d'origine  française,  qui  sollicita 
le  concours  de  ses  compatriotes  pour  déloger  les  musul- 
mans. 

Des  murmures  accueillirent  sa  proposition  :  «  C'est  une 
fourberie,  disaient  les  corsaires  normands  Guillaume  et 
Raoul  Le  Veau.  Passons  outre.  Il  y  a  cinq  ans  qu'on  a  es- 
sayé de  conquérir  Lisbonne.  La  tentative  échoua.  Mieux 
vaut  courir  sus  aux  navires  des  Maures.  »  Les  équipages  de 
huit  navires  de  Normandie,  d'Hastings,  de  Bristol  et  de 
Southampton  se  déclaraient  prêts  à  les  suivre.  Mais  l'opi- 
nion  contraire  prévalut  et  les  troupes  débarquèrent  pour 


LES    CROISADES.  I.4I 

entamer  le  siège.  Les  gens  de  Boulogne,  de  Cologne  et  des 
Flandres,  désignés  sous  le  terme  générique  de  Français, 
campèrent  à  l'est  de  la  ville.  Les  Anglo-Normands  occu- 
pèrent les  faubourgs  de  l'ouest,  d'où  ils  avaient  chassé  les 
Maures.  De  ce  coté,  la  garde  des  retranchements  fut  assurée 
chaque  nuit  par  cinq  cents  hommes,  dont  le  tour  de  veille 
revenait  tous  les  neuf  jours.  Huit  bateaux  armés  battaient 
le  fleuve.  Vis-à-vis  de  la  porte  qui  donnait  sur  le  Tage,  les 
marins  dressèrent  une  gigantesque  fronde  des  Baléares.  Une 
autre  fronde  lançait  des  blocs  énormes  contre  la  porte  de 
fer  de  l'ouest. 

Dans  la  conduite  des  opérations  du  siège,  chaque  groupe 
montra  lés  qualités  militaires  de  sa  race.  Les  gens  du 
Rhin  et  des  Flandres,  tenaces  et  de  tout  temps  fouisseurs 
infatigables,  creusent  jusqu'à  cinq  mines  successivement 
éventées.  Aucun  camouflet  ne  les  rebute.  Le  16  octobre, 
leurs  galeries  arrivent  au-dessous  des  remparts,  ils  mettent 
le  feu  au.v  étais,  les  murailles  s'écroulent.  Ils  s'élancent  à 
l'assaut,  mais,  sous  une  grêle  de  traits,  ils  reculent.  Les 
Anglo-Saxons  arrivent  au  pas  de  course  à  leur  aide.  «  Ar- 
rêtez, disent  les  Flamands  ;  ce  n'est  pas  pour  vous  que  nous 
avons  ouvert  la  brèche,  mais  pour  nous.  Faites-en  autant 
avec  vos  machines.  »  Piqués  au  vif,  les  Anglo-Normands 
redoublent  d'efforts;  ils  dressent  une  tour  roulante,  qu'ils 
parviennent  par  des  efforts  inouïs  à  rapprocher  des  rem- 
parts :  du  haut  de  la  tour  ils  vont  jeter  le  pont-levis,  quand 
les  Maures,  effrayés,  capitulent  (22  octo])re)  ;  les  croisés  se 
partagèrent  les  dépouilles  des  vaincus,  puis  continuèrent 
leur  route  vers  la  Syrie,  où  nulle  action  saillante  ne  marqua 
leur  campagne. 

En  1188,  une  nouvelle  escadre,  composée  des  mêmes 
éléments  disparates,  partit  des  bouches  de  l'Escaut  pour 
châtier  les  corsaires  mauresques.  Elle  se  grossit  en  route  de 
quelques  voiles,  et,  après  avoir  pris  langue  à  Lisbonne,  elle 


142  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

assiégea  Silves,  détruisit  Cadix  et  gagna  Marseille  (1).  Mais 
ce  dernier  détail  se  rapporte  peut-être  à  la  flotte  anglo- 
normande,  qui  prit,  à  Texclusion  des  Flamands,  une  part 
active  à  la  troisième  croisade. 

L'ordonnance  qui  servit  de  préface  à  cette  croisade  tenait 
un  peu  du  mandement  épiscopal  et  beaucoup  du  code  dis- 
ciplinaire. L'état-major  était  un  tribunal  ;  les  chefs  de  la 
flotte  s'appelaient  des  justiciers.  Il  y  en  avait  trois,  et  parmi 
eux  Guillaume  de  Fors  d'Oléron.  Coïncidence  fortuite  ou 
imitation  voulue,  certaines  pénalités  de  l'ordonnance  rap- 
pellent la  loi  oléronnaise  (2),  telle  la  perte  du  poing  pour 
coups  et  blessures  graves,  peine  des  plus  fréquentes,  il  est 
vrai,  dans  les  législations  septentrionales. 

Moins  dures  qu'en  1147,  elles  étaient  néanmoins  très 
rudes;  qu'on  en  juge.  Le  meurtrier  serait  précipité  à  l'eau, 
lié  au  cadavre  de  sa  victime  ;  les  coups  et  soufflets  étaient 
punis  de  trois  plongeons  en  mer  ;  les  injures,  les  calomnies 
ou  les  reproches  d'impiété  coûtaient  chacun  une  once  d'ar- 
gent de  dommages-intérêts.  Le  voleur  serait  abandonné  au 
premier  rivage,  la  tête  tondue,  engluée  de  poix  bouillante 
et  de  plumes  (3). 

Les  navires  anglo-normands  eurent  à  subir  une  effroyable 
tempête  en  contournant  l'Espagne  ;  de  108,  il  n'en  parvint 
que  30  à  Marseille,  où  Richard  I",  Cœur  de  Lion,  les  attendait 
avec  une  autre  escadre  organisée  en  Provence.  Le  rendez- 
vous  général  des  croisés  étaitfixé  à  Messine  pour  l'été  de  1 190. 

(i)  Chronique  pul)liée  par  Gazzera,  dans  les  Mémoires  de  U Académie  des 
sciences  de  Turin,  2*'  série,  t.  II,  p.  177. 

(2)  Paiidessus,  Collection  de  lois  maritimes  antérieures  au  yiwif  siècle. 
Paris,  1828,  in-4",  t.  I,  p.  ;}0(i.  Ajoutons  que,  d'après  les  Rôles  d'Oléron, 
on  pouvait  se  racheter  de  la  perte  du  poing  moyennant  cent  sous  et  que  le 
matelot  frappé  par  le  patron  ne  pouvait  riposter  à  la  première  «  colée  ». 

{6)  BKXorr  DE  Peteiibouough,  ('.esta  Henrici  II  et  Hicardi  I  Angliac  re- 
gum,  éd.  Stubhs,  t.  II,  p.  116.  —  Mattimeu  de  Paris,  Chronica  majora, 
éd.  Henry  Richards  Luards,  t.  II,  p.  365,  dans  les  Chronicles  and  mémo- 
riais  of  Créât  Britain. 


LES    CROISADES.  143 

L'expédition  française,  commandée  par  le  roi  Philippe- 
Auguste  en  personne,  arriva  la  première  au  rendez-vous 
(1<>  septembre).  Elle  s'était  embarquée  sur  une  flotte  génoise 
retenue  d'avance  pour  le  passage  de  six  cent  cinquante  che- 
valiers et  de  treize  cents  écuyers  (1).  Philippe-Auguste  avait 
vainement  imploré  de  son  rival  Richard  I"  l'aumône  de  cinq 
galères  {"!).  Dès  qu'on  l'aperçut  avi  large,  la  population  de 
Messine  accourut  au  devant  du  grand  roi  d'Occident.  0  dé- 
ception !  une  nef  entre  silencieusement  dans  le  port;  un 
homme  en  descend,  défait  et  pâli  par  le  mal  de  mer  qui  le 
travaille  depuis  son  départ  de  Gènes;  une  suite  mesquine 
l'accompagne.  Et  la  populace  s'écoule  stupéfaite  en  mur- 
murant :  "  Comment  !  c'est  là  le  roi  de  France  (3)  !  »  Une 
semaine  après,  elle  accueillait  par  des  vivats  la  venue  de 
Richard  Cœur  de  Lion,  dont  les  galères  pavoisées,  ma- 
gnifiques, s'avançaient  en  bataille,  trompettes  sonnant.  Ce 
qui  accrut  le  prestige  des  Anglo-Normands,  fut  leur  entrée 
de  vive  force  dans  la  ville,  en  dépit  des  Français  qui  crai- 
gnaient que  l'arrivée  de  tant  de  troupes  n'amenât  la  fa- 
mine (4). 

Brutal  lui-même,  Richard  permit  à  ses  soldats  toutes  les 
violences,  traita  la  Sicile  en  pays  conquis  et  le  roi  Tancrède 
en  vassal.  Mais  ces  procédés  ne  nuisirent  point  à  sa  re- 
nommée, 

(1)  Gonvenlion  entre  la  couiinunauté  de  Gênes  et  le  duc  Hugues  de 
Bourgogne,  mandataire  du  roi  de  France,  pour  le  nolis  de  navires  de  trans- 
port. Gènes,  février  1190.  (Archives  de  Gènes,  Materie  politiche,  uiazzo2; 
impr.  partiellement  dans  les  Moiium.  Iiist.  patriae,  Chartarum,  t.  III, 
col.  355.) 

(2)  Roger  DK  HovEDEN,  C/ironica,  éd.  Will.  Stubbs,  dans  les  Clironicles 
and  inemorialx,  t.  III,  p.  39.  Richard  n'ayant  offert  que  trois  galères, 
Philippe  les  refusa. 

(3)  Jtinerariuin  peregiinorum  et  gesta  régis  Ricardi,  auctore,  ut  vide- 
tur,  RiCARDO,  canonico  S.  Trinitatis  Londoniensis,  éd.  Will.  Stubhs,  dans 
les  Chronicles  and  memorials,  t.   I,  p.  156. 

(4)  Raoul  de  Diceto,  Ms.  du  Briiish  Muséum  13  E  VI  col.  656;  apud 
Matthieu  de  Paris,  Chronica  majora,  t.  II,  p.  366. 


144  HISTOIRE   DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

Les  parades  allaient  droit  au  cœur  des  méridionaux,  et 
Richard  Cœur  de  Lion,  en  vrai  paladin,  avait  dans  les  mises 
en  scène  héroïques  une  habileté  incomparable.  L'ostenta- 
tion qu'il  déployait  à  Messine  fut  encore  surpassée  au  dé- 
part de  cette  île  pour  la  Terre  Sainte.  Le  10  avril  1191,  par 
une  belle  journée  de  printemps,  son  immense  flotte  s'enfonça 
comme  un  coin  dans  le  détroit,  sur  huit  rangs,  les  bâtiments 
à  une  encablure  les  uns  des  autres  et  les  lignes  à  une  portée 
de  trompette  (1).  La  reine  douairière  de  Sicile,  la  fiancée  de 
Richard  I",  Bérangère  de  Navarre,  ouvraient  la  marche  avec 
trois  grands  vaisseaux  et  les  Normands  de  Sicile  qui  s'étaient 
joints  à  leurs  compatriotes;  treize  dromons  suivaient,  puis 
les  transports,  les  grosses  busses,  sur  cinq  rangs  de  profon- 
deur qui  s'élargissaient  de  plus  en  plus,  par  lignes  de  qua- 
torze, vingt,  trente,  quarante  et  soixante  bâtiments.  En 
serre-file,  venaient  53  galères  que  Richard  commandait  en 
personne  :  c'était  l'arrière-garde. 

Philippe-Auguste,  pendant  ce  temps,  passait  modestement 
en  Palestine  (:2),  puis  licenciait  sa  flotte  mercenaire.  11  prit 
ses  quartiers  devant  Acre,  que  les  chrétiens  assiégeaient 
depuis  plusieurs  mois,  et  poussa  vivement  les  travaux  d'at- 
taque du  côté  de  la  Tour  Maudite. 

Avant  de  gagner  la  Palestine,  Richard  fit  un  crochet  vers 
l'Archipel  et  trouva  l'occasion  de  conquérir  un  royaume. 
Le  (>  mai,  après  une  relâche  à  Candie  et  à  Rhodes,  il  tou- 
chait Chypre.  Quelques-uns  de  ses  navires  jetés  à  la  côte 
avaient  été  pillés  par  les  insulaires,  malgré  l'énergique 
résistance  des  Normands  Roger  de  Harcourt  et  Guillaume 
Du  Bois.  Richard  envoya  demander  raison  au  prince  Isaac 
Comnène  :   «  Ptrut,  sire,  répondit  le  prince  avec  une  dédai- 

(1)  Itinerarium,  l.  I,  p.  176.  —  Raoul  de  Diceto,  col.  660. 

(2)  La  Chronique  des  patriarches  d'Alexandrie  (Bihl.  nat.,  ins,  arabe  304, 
p.  274)  évalue  à  cent  busses  la  flotte  française.  —  Philippe  était  parti  le 
30  mars  1191  (Itinerarium,  t.  I,p.  175),  et  il  arriva  devant  Acre  le  20  avril. 
{Itinerarium,  t.  I,  p.  181.) 


LES    CROISADES.  ]45 

gneuse  désinvolture,  je  n'ai   rien  de  commun  avec  le   roi 
d'Angleterre.  » 

u  Aux  armes,  »  rugit  Cœur  de  Lion  en  apprenant  la 
réponse,  et  déjà  les  barques  de  ses  esnèques  volent  vers 
Limisso.  Sur  la  plage,  les  Grecs,  les  Griffons  comme  on  les 
appelait,  avaient  formé  avec  les  objets  les  plus  disparates  : 
portes,  fenêtres,  tonneaux,  pavois,  vieilles  galères  et  pon- 
tons, une  barricade  munie  de  nombreux  arbalétriers.  Cinrr 
galères,  embossées  par  devant,  appuyaient  de  leur  tir  la  dé- 
fense fixe.  Mais  rien  n'arrêta  Richard  Cœur  de  Lion,  qui 
combattait  à  la  tête  des  siens  :  il  fonça  sur  les  galères,  et 
bientôt  les  Griffons  éperdus  tombaient  par  grappes  du  haut 
des  ponts.  La  barricade  fut  emportée,  l'île  prise,  Isaac 
Comnène  chargé  de  chaînes  d'argent  et  le  trône  de  Chypre 
donné  à  un  prince  français.  Gui  de  Lusignan  (I).  Richard, 
cependant,  avait  appris  par  un  navire  rencontré  en  route 
qu'on  l'attendait  à  Acre. 

Il  se  rembarqua  le  5  juin,  à  Famagouste,  pour  la  Terre 
Sainte.  A  la  hauteur  de  Saïda,  le  7  juin,  un  trois-màts  appa- 
rut, faisant  route  vers  Saint-Jean  d'Acre.  Son  énorme  ga- 
barit, la  hauteur  prodigieuse  de  ses  mâts,  l'apparence  solide 
et  gracieuse  de  sa  coque  cuirassée  de  feutre  vert  et  jaune, 
frappèrent  tous  les  marins  du  temps  et  produisirent  un  lou^j 
frémissement  d'admiration  dont  nous  relevons  la  trace  dans 
les  chroniques  arabes  et  latines.  On  le  rangeait  dans  la  caté- 
gorie des  dromons.  On  l'avait  vu  embarquer  à  Beyrouth 
tout  un  arsenal  d'armes  et  de  munitions,  cent  charges  de 
chameaux,  disait-on,  sans  compter  les  provisions  de  bouche. 
Mais  quelle  était  sa  nationalité  ?  Richard  I"  envoya  Pierre 
Des  Barres  aux  renseignements  :  «Le  navire  s'avoue  du  roi 
de  France,  rapporta  Pierre  Des  Barres  ;  mais  on  ne  recon- 

(1)  Itinerai-ium  régis  Ricardi,  t.  1,  p.  186-191.  —  L'Eslone  de  la 
Guérie  Sainte  (1190-1192),  par  Ambroise,  éd.  G.  Paris,  dans  la  Coll.  det 
Documents  inédits.  Paris,  1897,  in-i",  p.  40,  vers  1439  et  suiv. 

1.  \0 


l.-Ki  HISTOIHE    DE    LA    MARINE    FHANÇAISE, 

naît  pas  l'idiome  français;  aucune  bannière,  aucun  signe  ne 
laisse  croire  qu'il  est  chrétien.  »  D'autres  éclaireurs  reve- 
naient, porteurs  d'une  réponse  différente  :  «  Navire  génois, 
en  route  pour  Tyr  (l)-  " 

La  maladresse  de  ces  réponses  laissa  soupçonner  le  stra- 
tagème habituel  des  Sarrasins.  Un  bâtiment  musulman 
venait  de  s'introduire  dans  le  port  d'Acre,  en  se  donnant  les 
a[)parences  d'un  navire  chrétien  :  sur  les  voiles,  une  croix,  et 
ea  évidence,  des  porcs,  animaux  réputés  immondes  par  les 
sectateurs  de  Mahomet.  Des  soldats  francs,  choisis  parmi 
les  prisonniers,  étaient  placés  sur  le  pont,  et  des  musulmans 
habillés  à  la  mode  franque,  la  l)arbe  rasée,  avaient  jusqu'à 
la  fin  entretenu  l'illusion  en  saluant  les  marins  de  la  flotte 
de  blocus  dans  leur  langue  (2). 

(i  Je  donne  ma  tête  à  couper  que  le  navire  est  sarrasin, 
s'écria  un  matelot  de  Richard.  Lancez  une  galère  derrière 
lui,  qu'elle  s'approche  à  toute  vitesse  sans  faire  le  salut,  et 
vous  saurez  à  quoi  vous  en  tenir.  "  Ainsi  fut  fait. 

A  peine  la  galère  fut-elle  à  portée  du  dromon  que  des 
flèches  s'abattirent  sur  elle.  L'expérience  était  concluante; 
le  trois-mâts  était  bien  musulman;  il  transportait  à  Saint- 
Jean  d'Acre  un  renfort  de  huit  cents  hommes  d'élite  (3), 
commandés  par  sept  émirs.  Vingt  et  une  galères  se  jetèrent 
sur  le  géant  immobilisé  par  le  calme.  Mais  leur  allure  se 
modéra  sous  la  pluie  de  fer  et  de  feu  qui  tombait  du  haut 
des   bordages;   les  feux  grégeois  s'étalaient  en  nappes  de 

(1)  Itinerarium,  t.  I,  p.  206.  —  Raotîl  de  Diceto,  col.  661. 

(2)  L'Histoire  d'Alep  de  Kamal-ad-Dîn,  version  française  d'aprè.^  le 
texte  arabe,  par  M.  E.  Blochet,  dans  la  Revue  de  l'Orient  latin,  t.  IV 
(1896),  p.  198.  —  Monaclii  Florentini  Acconensis  episcopi  De  recupera- 
tione  Ptolemaidœ  liber,  publié  dans  l'édition  de  Rojjer  de  Hoveden, 
Chronicu,  par  le  D'  W.  Stubbs  [Chronicles  and  Memorials  of  Great  Bri- 
tain).  London,  1870,  in-8",  t.  III,  p.  cxxxii. 

(3)  Sept  cents  soldats  suivant  l'Histoire  d'Alep  (p.  199),  qui  évalue  à 
vingt  et  une  voiles  la  flotte  de  Kichard.  Baha-ad-Din  (Histor.  Orientaux  des 
Croisades,  t.  III,  p.  221),  porte  l'effectif  à  quarante  voiles. 


LES    CROISADES.  1  i7 

flammes,  des  serpents  venimeux  s'abattaient  en  sifflant  sur 
les  ponts.  «  En  avant!  cria  Richard  Cœur  de  Lion  :  si  l'en- 
nemi échappe,  vous  serez  pendus,  oui,  je  vous  ferai  périr 
dans  les  derniers  supplices.  »  Les  marins  ont  entendu;  les 
uns  lacent  les  gouvernails  du  dromon,  d'autres  se  hissent  à 
la  force  du  poignet  le  long  des  bordages.  Plus  d'un  retombe 
à  la  mer,  la  tète  fendue  ou  les  mains  tranchées  d'un  coup 
de  cimeterre  :  luie  poignée  d'hommes  cependant  s'étaient 
rendus  maîtres  de  la  proue,  quand  les  Turcs  montent  en 
masse  des  entreponts,  refoulent  les  assaillants  et  les  jettent 
par-dessus  bord.  Trois  navires  ont  déjà  sombré. 

Richard  perd  tout  espoir  d'amariner  cette  riche  proie  et 
donne  l'ordre  de  la  couler.  Ses  galères  reculent,  prennent 
leur  élan,  fondent  sur  le  trois-mâts,  qu'elles  lardent  à  coups 
d'éperon.  Suivant  une  autre  version,  ce  fut  un  plongeur  qui 
perfora  la  carène  (1).  Le  géant  s'enfonçait  peu  à  peu  dans 
l'abîme.  Yacoub,  maître  des  engins  et  commandant  des 
djandârs,  pour  ne  pas  tomber  vivant  aux  mains  des  vain- 
queurs et  leur  ôter  tout  espoir  de  s'emparer  du  dromon, 
descend  dans  la  cale,  une  hache  à  la  main,  et  agrandit  la 
voie  d  eau  (2).  Au  moment  où  le  navire  somljrait,  l'équipage 
se  jeta  à  l'abordage  des  galères  anglaises,  avec  quel  insuccès, 
vous  le  devinez.  On  n'épargna  que  les  émirs  et  les  ingénieurs 
habiles  dans  la  construction  des  machines  de  guerre  (3). 

Ce  combat  naval  hâta  la  chute  de  Saint- Jean  d'Acre.  La 
garnison,  exténuée  et  démoralisée,  incapable  de  tenir  plus 
longtemps  contre  les  attaques  de  Philippe-Auguste  et  des 
autres  croisés,  capitula  le  12  juillet,  après  deux  ans  d'un 
siège  mémorable  :  trois  cent  mille  hommes  y  avaient  trouvé 
la  mort. 


(1)  Raodl  de  DicETO,  col.  662. 

(2)  Histoire  d'Alep,  p.  199. 

(3)  Ilinerarium,  t.  1,  p.  209.  —  Raoul  de  Diceto  prétend  que  200  per- 
sonnes sur  1,500  furent  sauvées,  et  V Histoire  d'Alep  2  personnes  seulement. 


148  IIISTOIRK    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

Philippe-Auguste,  prétextant  son  faible  état  de  santé, 
mais  en  réalité  blessé  de  la  conduite  de  Richard  1%  qui 
avait  refusé  d'épouser  sa  sœur  Adélaïde,  après  s'être  hancé 
à  elle,  résolut  de  retourner  en  France.  Il  était  si  démuni, 
en  fait  de  marine,  qu'il  dut  emprunter  deux  galères  à  son 
rival  (1).  11  laissait  quelques  troupes  en  Palestine  sous  les 
ordres  du  duc  de  Bourgogne. 

Richard,  secondé  par  la  flotte,  emporta  les  places  de  la 
côte  :  Jaffa,  Ascalon,  Césarée;  deux  fois,  il  pénétra  dans 
l'intérieur  des  terres  et  parvint  en  vue  de  Jérusalem;  mais 
Saladin  l'empêcha  de  rester  dans  la  Terre  promise.  Les  con- 
quêtes chrétiennes  le  long  de  la  côte  furent  bientôt  mena- 
cées. Richard  dut  courir  au  secours  de  Jaffa  avec  cinquante 
bâtiments.  Une  galère  peinte  en  rouge,  avec  la  tente  et 
l'étendard  couleur  sang,  fut  la  première  à  débarquer  son 
monde  :  c'était  celle  du  roi;  en  moins  d'une  heure,  les 
autres  galères  en  avaient  fait  autant,  et  la  ville  fut  sau- 
vée (2).  Mais,  en  définitive,  tous  ces  beaux  exploits  n'eurent 
d  autre  effet  que  de  frapper  les  ennemis  d'admiration  pour 
la  bravoure  personnelle  de  Richard  :  ils  n'eurent  aucune 
influence  sur  le  sort  de  la  Palestine.  Richard  demanda  à 
Saladin  une  trêve  de  trois  ans  et  se  rembarqua  pour  l'Eu- 
rope. 

La  quatrième  croisade  est  l'odyssée  extraordinaire  d'une 
armée  de  pèlerins  franco-flamands  amenés  d'incident  en 
incident  à  la  conquête  d'un  empire.  Leurs  plénipotentiaires, 
en  particulier  Geoffroi  de  Villehardouin,  maréchal  de  Cham- 
pagne et  futur  chroniqueur  de  l'expédition,  avaient  traité 
du  passage  avec  Venise.  Moyennant  quatre-vingt-cinq 
nulle  marcs  (3),  la  République   se  chargeait  du  transport 

(1)  L'Estoire  de  la  Guérie  Sainte,  v.  5300. 

(2)  Anecdotes  et  beaux  traits  de  la  vie  du  sultan  Youssof  (Salafi-ed-Din), 
par  Imam,  dans  les  Historiens  Orientaux  des  Croisades,  t.  III,  p.  332. 

(3)  Environ    4  millions    1/2.    L'effectif  prévu  était  de  4,500  chevaliers. 


LFS    CROISADES.  149 

des  troupes  et  fournissait  de  plus  cinquante  galères  d'es- 
corte, «  por  l'amorde  Dieu,  "  disait-elle,  c'est-à-dire  contre 
l'abandon  de  la  moitié  des  prises;  c'était  une  façon  nouvelle 
d'entendre  le  désintéressement.  On  en  eut  bientôt  un  spé- 
cimen. 

La  flotte  préparée  se  trouva  trois  fois  trop  nombreuse 
pour  les  croisés  français  qui  vinrent  au  rendez-vous  :  beau- 
coup d'entre  eux  étaient  descendus,  en  dépit  des  conven- 
tions, vers  Marseille  ou  vers  les  Fouilles;  tout  un  corps 
d'armée  s'était  embarqué  en  Flandre  sous  les  ordres  de  Jean 
de  Néle,  châtelain  de  Bruges;  de  Thibaut,  fils  du  comte  de 
Flandre,  et  de  Nicolas  de  Mailly.  Venise  exigeait  le  paye- 
ment intégral  du  prix  convenu  ;  les  seigneurs  se  dépouillèrent 
de  leur  vaisselle,  les  passagers  se  cotisèrent;  les  escarcelles 
vidées,  il  s'en  fallut  de  plus  d'un  tiers  que  le  prix  d'affrète- 
ment fût  atteint.  Pour  se  libérer,  les  Français  acceptèrent 
d'aider  la  République  à  reprendre  Zara  en  Dalmatie.  Le 
légat  objecta  la  défense  pontificale  d'attaquer  aucun  peuple 
chrétien;  mais  la  volonté  indomptable  du  vieux  doge  Dan- 
dolo  l'emporta  :  et  la  flotte  quitta  les  lagunes  le  8  oc- 
tobre 1202. 

Le  10  novembre,  les  trois  cents  voiles  (1)  se  déployaient 
devant  Zara  :  les  galères  rompaient  la  chaîne  du  port;  une 
semaine  après,  la  ville  se  rendait  :  les  croisés  y  prirent  leurs 
quartiers  d'hiver  (2). 

Des  aml^assadeurs  se  présentèrent  au  camp  avec  de  ma- 
gnifiques promesses  qu'ils  exposèrent  de  la  part  de  leur 
maître  :  deux  cent  mille  marcs  et  des  vivres  pour  les  croi- 


9,000  écuyers  et  20,000  sergents  à  pied.  Le  tarif  adopté  était  de  2  marcs 
par  homme  et  4  par  cheval.  Les  vivres  étaient  fournis  pendant  neuf  mois 
par  la  l\épul)h'rjue.  (Geoffroi  de  Yili.euardoiik,  Conquête  de  Conslanliito- 
ple,  éd.  Natalis  de  VVailly.  Paris,  J872,  in-8°,  p.  10-14.) 

(1)  Andre.î:    D.\i\DULi,     Clironicon,    apud   Mi'RAioiii,    Retuni    ilnlicariiin 
scriptores,  t.  XII,  col.  320. 

(2)  ViLLEiiARDOui.N,  p.  36,  44  et  suiv. 


150  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

ses,  la  réunion  des  églises  grecque  et  latine,  l'entretien  d'une 
armée  en  Terre  Sainte  (1).  C'était  le  cas  d'appliquer  le 
«  timeo  Danaos,  et  dona  ferentes  » ,  ce  que  ne  manquèrent 
pas  de  faire  les  lettrés,  l'abbé  de  Vaux  entre  autres;  car  la 
proposition  émanait  d'un  Grec,  Alexis,  fils  d'Isaac  l'Ange, 
empereur  détrôné  de  Constantinople;  en  retour  de  ces 
offres,  il  implorait  notre  appui  contre  Alexis  III.  Les  barons 
français  ne  s'accordèrent  pas  sur  la  réponse  à  faire  :  les  uns, 
comme  Simon  de  Montfort,  impatients  et  las  de  tous  ces 
retards,  prirent  la  x'oute  de  Hongrie;  d'autres,  avec  Renaud 
de  Montmirail,  continuèrent  leur  voyage  vers  les  Lieux 
Saints.  Les  derniers  se  rallièrent  à  l'avis  du  doge,  dont 
l'opiniâtreté  triompba  pour  la  seconde  fois.  Dandolo  avait 
accueilli  favorablement  la  requête  du  jeune  Alexis,  sim- 
plement par  souci  des  intérêts  commerciaux  de  Venise. 
<i  C'était  assurément  se  compromettre  que  d'envoyer  une 
flotte  de  guerre  équipée  parla  llépublique  attaquer  l'Egypte, 
un  pays  où  ses  marchands  faisaient  des  affaires  d'or  (2).  » 

L'expédition  d'Orient  était  un  dérivatif  inespéré. 

Le  lundi  de  Pâques,  7  avril  1203,  la  flotte  quitta  Zara, 
préalablement  démantelée  et  ruinée.  On  donnait  comme 
rendez- vous  aux  dissidents  et  à  la  (lotte  flamande,  dont  on 
avait  appris  l'arrivée  à  Marseille,  le  port  de  Modon  en 
Grèce;  mais  aucun  bâtiment,  aucun  homme  ne  rallia.  Bien 
au  contr;tire!  A  Gorfou,  de  nouvelles  défections  faillirent  se 
produire  :  des  chevaliers  français  déclaraient  leur  ferme 
intention  de  regagner  Brindes:  ils  se  laissèrent  cependant 
toucher  par  les  prières  de  leurs  amis,  qui  les  supplièrent  à 
genoux  (h'  ne  pas  affaiblir  l'effectif  déjà  bien  amoindri  de 
1  armée. 

L  éblouissant  spectacle  ([ui  s'offrit,  le2;ijuin,  aux  regards 

(1)  Vii.i.KHAnDOUiN,  p.  62  et  .suiv. 

(2)  W.  Heyd,  Histoire  du  commerce  du  Levant  au  moyen  ûffe,  trad. 
Furcy-Raynaud.  Leipzij;,  1885,  ln-8»,  t.  I,  p.  266. 


LliS    CIîOISADKS.  i:,I 

des  pauvres  barons  d'Occident  récompensa  leur  dernier 
effort.  La  flotte  était  arrivée  près  de  Tabbaye  de  San-Ste- 
fano  sur  la  Propontide.  A  trois  lieues  de  là,  se  déroulait  le 
panorama  de  Constanlinople,  des  palais  et  églises  d'une 
richesse  incomparable,  une  ville  immense  dont  les  petites 
cités  latines  donnaient  à  peine  l'idée  :  d'un  mot,  Villehar- 
douin  peint  l'émotion  de  ses  compagnons  d'armes  :  a  II  n'i 
et  si  hardi  cui  la  chars  ne  fremist  (l).  »  Gonstantinople 
avait  la  forme  d'une  voile  latine,  triangulaire,  deux  des 
angles  tovirnés  vers  la  mer.  De  tous  côtés,  la  flotte  pouvait 
y  accéder,  les  eaux  restant  profondes  jusqu'au  pied  des 
remparts  (2). 

Les  Grecs  savaient  coml)icn  cette  longue  enceinte  mari- 
time était  vulnérable  :  ils  îa  renforcèrent  d'une  seconde  ligne 
de  murailles  et  adoptèrent  un  plan  de  défense  en  harmonie 
avec  la  topographie  locale.  Ils  jugèrent  dangereux  de  can- 
tonner leur  flotte  à  l'arsenal  de  Blachernes,  au  fond  de  la 
Corne  d'Or,  où  elle  aurait  été  acculée  par  les  assiégeants. 
Fermant  donc  la  Corne  d'Or  d'une  chaîne  dont  l'extrémité 
était  rivée  à  la  tour  de  Galata,  ils  conçurent  le  projet  de 
prendre  à  revers  la  flotte  latine  au  moment  où  elle  cherche- 
rait à  pénétrer  dans  cette  baie  intérieure.  La  défense  mol)ile 
aurait  comme  point  d'appui,  comme  refuge  au  besoin,  l'ar- 
senal de  Contoscèle  sur  la  Propontide,  dont  le  bassin,  enve- 
loppé de  hautes  murailles,  fut  approfondi  au  vif-argent  : 
une  chaîne  en  défendait  l'entrée  (3).  Mais  que  pouvait  le 
mégaduc  Théodore  Lascaris  avec  quelques  galères,  der- 
niers vestiges  des  brillantes  escadres  d'antan! 

La  flotte  des  croisés  put  parader  impunément  Sous  les 
murs  de  Byzance  afin  de  montrer  au  peuple  le  jeune  pré- 

(i)    VlLLEHAUDOUIN,   p.  72. 

(2)  Chronique  de  Romanie,  publiée  par  Ruchon  dans  ses  Chroniques 
étrangères  relatives  aux  expéditions  françaises  pendant  le  xni*  siècle,  Pan- 
théon littéraire.  Paris,  1840,  in-S",  p.  14. 

(3)  G.  PacuymÈre,  Michael  Palaeologus,  liv.  V,  chap.  x. 


152  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

tendant.  Puis  elle  s'apprêta  à  débarquer  près  de  la  ville  les 
troupes  formées  en  sept  corps  sous  les  ordres  de  Baudouin 
et  de  Henri  de  Flandre,  Hugues  de  Saint-Pol,  Louis  de 
Blois,  Matthieu  de  Montmorency,  Eudes  de  Champlitte  et 
Boniface  de  Montferrat.  A  Tavant-garde,  Baudouin  dispo- 
sait des  archers  et  des  arbalétriers  pour  balayer  la  côte;  les 
étrangers  :  Toscans,  Lombards  et  Allemands,  étaient  à  l'ar- 
rière-garde  avec  Boniface  de  Montferrat.  L'attaque  com- 
mença aux  feux  de  l'aurore  :  "  et  li  matins  fu  biels,  im  poi 
après  le  soleil  levant  "  La  flotte  s'avançait  sur  trois  lignes; 
en  tête,  voguaient  les  galères  de  guerre,  les  huissiers  en 
remorque  portaient  la  cavalerie,  les  grandes  nefs  venaient 
derrière  avec  l'infanterie.  Chevaliers  et  archers,  sautant  à 
la  mer,  délogèrent  par  une  charge  vigoureuse  l'armée 
d'Alexis  HI  qui  leur  disputait  le  rivage  et  l'obligèrent  à  se 
renfermer  dans  Constantinople. 

La  tour  de  Galata,  à  l'entrée  du  port,  fut  emportée, 
tandis  que  VAqitila  fonçait,  toutes  voiles  dehors,  sur  la 
chaîne  tendue  à  l'entrée  de  la  Corne  d'Or  et  la  brisait  (1). 
Les  Vénitiens  auraient  voulu  que  tout  l'assaut  "  fust  par 
devers  la  mer.  Li  François  disoient  que  il  ne  savoient 
mie  si  bien  aidier  sor  mer  com  il  savoient  par  terre  (2)  »  . 
On  s'arrêta  donc  à  une  attaque  par  terre  et  par  mer.  Elle 
eut  lieu  le  17  juillet  1203. 

Quatre  corps  français,  commandés  par  Baudouin  et  Henri 
de  Flandre,  Louis  de  Blois  et  Hugues  de  Saint-Pol,  mon- 
tèrent à  l'assaut  du  côté  du  palais  de  Blachernes,  pendant 
que  les  autres  corps  restaient  à  la  garde  du  camp.  Une 
quinzaine  d'hommes  parvinrent  au  faîte  des  remparts;  mais 
les  Anglo-Danois  de  la  garde  véringue,  après  un  terrible 
corps  à  corps,  les  arrêtèrent  et,  ayant  reçu  des  renforts, 
repoussèrent  l'escalade. 

(1)  Dandoi.o,  apiul  McRAToni,  t.  XII,  col.  321-322 

(2)  ViLLEHAHDOUIN,  p.   90. 


LES    CROISADES.  153 

Du  côté  des  Vénitiens,  le  succès  se  prononçait,  grâce  à 
l'admirable  «  proesce  »  d'un  vieillard  octogénaire,  Dandolo  ; 
le  premier  à  terre,  il  entraîna  les  siens  d'un  tel  élan  qu'en 
peu  d'instants  vingt-cinq  tours  tombèrent  en  leur  pouvoir. 
Les  Vénitiens  prévinrent  un  retour  offensif  de  l'ennemi  en 
masquant  leurs  positions  par  un  rideau  de  flammes  et  de 
fumée  noire  que  le  vent  chassait  en  tourbillons  vers  la 
ville  (1).  L'empereur  Alexis,  occupé  ailleurs,  était  sorti  de 
l'enceinte  pour  combattre  les  Français.  Ces  derniers  avaient 
six  corps  de  bataille  contre  quarante  ;  mais  leur  ferme  con- 
tenance en  avant  des  palissades  du  camp  donna  au  doge  le 
temps  d'arriver  et,  toutes  les  troupes  réunies,  de  mettre  en 
fuite  Alexis. 

Isaac  l'Ange  fut  rétabli  sur  le  trône.  Il  sentait,  sous  le 
«  bel  semblant  "  ,  dont  faisaient  montre  ses  sujets,  sourdre 
un  violent  dépit  contre  l'intervention  étrangère.  Les  croisés 
partis,  l'irritation  éclaterait  sans  contrainte.  11  retint  donc  à 
sa  solde  ces  auxiliaires,  non  sans  récriminations  du  parti 
français  qui,  à  Corfou,  "  avait  meu  la  discorde  »  et  voulait 
continuer  sur  Jérusalem.  Le  contrat  de  société,  «  la  com- 
paignie  "  entre  Français  et  Vénitiens,  fut  pi'olongé  d'un  an 
jusqu'à  la  Saint-Michel  de  l'année  1204.  L'armée  latine  fut 
cantonnée  dans  un  faul)ourg  de  Constantinople,  à  Galata; 
la  flotte  hiverna  dans  la  Corne  d'Or  (2). 

Entre  Latins  et  Grecs,  les  rapports  s'aigrirent  dès  que  le 
jeune  Alexis,  aidé  par  un  corps  d'armée  français,  eut  assez 
affermi  la  domination  paternelle  pour  se  passer  d'alliés.  Un 
incendie,  dont  les  causes  restèrent  inexpliquées,  dévora 
une  partie  de  Constantinople;  le  fi^ont  du  feu  parcourut 
(i  demie  lieue  de  terre  "  .  Il  s'en  fallut  de  peu  que  la  flotte 
vénitienne  n'eût  le  même  sort,  non  par  accident  cette  fois  : 
les  gens  de  Byzance  lancèrent  sur  elle  dix-sept  grandes  nefs, 

(1)  ViLLEHAiiDOuix,  p.  97  et  suiv. 

(2)  Idem,  p.  113. 


154  IIISTOIKE    DE    LA    MAUINK    FRANÇAISE. 

brûlots  énormes  chargés  de  poix  et  d'étoupcs  enflammées  : 
le  vent,  qui  soufflait  "  durement  »  de  TOuest,  les  portait  en 
plein  sur  la  flotte  à  l'ancre.  Mais  les  marins  de  Venise,  avec 
une  dextérité  remarquable,  accrochèrent  les  brûlots  et  les 
tirèrent  dans  le  courant  dvi  bras  de  Saint-Georges,  qui  les 
emporta. 

L'ingrat  Alexis  fut  payé  de  "  de  guerredon  » .  Il  fut 
étranglé  par  un  de  ses  officiers,  Murzuphle,  qui  chaussa  les 
bottes  vermeilles  d'empereur  d'Orient  (janvier  1204).  Les 
croisés,  sans  cesse  dupés,  résolurent  d'en  finir  en  prenant 
Gonstantinople  pour  leur  compte  :  un  empereur,  élu  par 
douze  des  leurs,  aurait  le  quart  des  conquêtes;  Français  et 
Vénitiens  se  partageraient  également  les  trois  autres  quarts. 

Le  vendredi  9  avril,  la  flotte,  partie  de  Galata,  s'avança  sur 
une  ligne  d'une  demi-lieue  de  long,  chaque  corps  formant 
une  escadre  distincte,  les  nefs  alternant  avec  les  galères  et 
les  huissiers  chai-gés  de  chevaux.  Le  combat  s'engagea  en 
cent  endroits  à  la  fois.  Du  haut  des  antennes,  les  échelles 
de  corde  tombaient  sur  les  murailles,  où  les  Latins  montaient 
avec  furie;  néanmoins,  après  un  rude  corps  à  corps,  ils 
furent  repoussés  avec  perte.  Quelques  nefs  continuèrent  à 
tirer  de  leur  mangonneaux  pour  couvrir  la  retraite.  Le 
conseil  de  guerre  fixa  au  lundi  12  avril  un  second  assaut  : 
les  nefs  s'attacheraient  deux  par  deux  à  chaque  tour  du  seul 
périmètre  de  la  Corne  d'Or,  car  le  courant  ne  permettait 
point  de  tenir  dans  le  bras  de  Saint-Georges. 

Par  une  forte  brise,  la  Pèlerine  et  le  Paradis  vinrent 
heurter  une  des  tours  désignées  :  l'équipage  bondit  à  l'as- 
saut, un  Français,  André  d'Urboise,  et  un  Vénitien  en  tête  : 
la  tour  était  prise,  la  brèche  faite  (1).  Les  croisés  brisent  trois 
des  portes  et  entrent  en  masse.  Murzuphle,  fait  prisonnier, 
est  précipité  du  haut  de  la  colonne  d'Arcadius  toute  chargée 

(1)     VlLLEUAllDOUIK,   p.   143. 


LKS    CROISADKS.  Ij5 

de  bas-reliefs  triomphaux,  d'où  une  prédiction  déclarait  que 
serait  jeté  un  empereur  perfide  (l). 

Quelques  jours  après,  à  minuit,  "  en  Teure  que  Diex  fu 
néz  )) ,  Baudouin,  comte  de  Flandre,  était  proclamé  empe- 
reur. L'empire  latin  d'Orient  était  fondé;  il  devait  durer 
soixante  ans  (1204-12()1).  Je  n'ai  pas  à  retracer  les  conquêtes 
continentales  des  croisés.  Ils  soumirent  promptement  les 
provinces  européennes  de  l'Empire.  Boniface  de  Montferrat 
eut  le  royaume  de  Salonique,  et  un  neveu  et  homonyme  du 
maréchal  Villehardouin  conquit  la  Morée  avec  l'appui  d'une 
flotte  vénitienne  (!2). 

La  défection  de  sept  mille  croisés,  qui  partirent  subrepti- 
cement en  s'entassant  sur  cinq  grandes  nefs  de  Venise  (3), 
réduisit,  un  moment,  à  quelques  ports  l'occupation  fran- 
çaise :  Bizoe  en  Thrace,  Selymbria  sur  la  Propontide,  Spiega 
et  Kios  sur  la  côte  asiatique.  Les  Bulgares  attaquaient  au 
nord,  les  Grecs  de  Théodore  Lascaris  au  sud.  L'empereur 
Henri,  qui  avait  succédé  à  son  frère  Baudouin,  était  sans 
cesse  sur  le  qui-vive  :  un  jour,  le  31  mars  l!2()7,  il  apprend 
le  subit  investissement  de  Kios,  que  défend  Macaire  de 
Sainte-Menehould  avec  quarante  chevaliers.  Il  était  alors  à 
ta])le  dans  son  palais  de  Blachernes.  Il  se  précipite  vers  le 
port  et,  avec  lui,  la  Cour,  les  Vénitiens,  les  Pisans  s'embar- 
quent sur  dix-sept  vaisseaux  assemblés  à  la  hâte;  Geoffroy 
de  Villehardouin  est  dans  l'un,  Milon  de  Brabant  dans  un 
autre.  La  flottille  s'avance  sur  une  ligne  contre  les  soixante 
navires  de  Lascaris,  qui  reculent  et  s'adossent  au  rivage. 
Henri  attendait,  pour  attaquer,  des  renforts  de  la  capitale  : 
mais  l'ennemi  lui  évite  cette  peine;  gardé  à  vue,  il  perd 
contenance  et  déloge  dans  la  nuit  du  P'  au  2  avril,  après 
avoir  incendié   sa  propre  flotte   (4).    Sturiouc,  l'amiral  de 

(1)  ViLLEHAnnouiN,  p.  183. —  Cluonicjue de  Homanie,  éd.  Buchon,  p.  20. 

(2)  Idem,  p.  195. 

(3)  Avril  1205.  (ViLLEUAiiDOuiN,  p.  225.) 

(4)  Villehardouin,  p.  283. 


156  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

Lascaris,  ayant  paru  avec  dix-sept  galères  devant  Cyzique, 
l'empereur  lança  à  sa  poursuite  quatorze  galères  qui  lui 
donnèrent  la  chasse  deux  jours  et  deux  nuits  sans  le  join- 
dre (1). 

A  quelque  temps  de  là,  c'était  un  pirate  de  Nègrepont, 
Ravan,  qui  insultait  les  franchises  territoriales  de  l'empire, 
sous  les  yeux  de  lempereur.  Les  galères  du  pirate  cher- 
chaient à  emmener  une  grande  nef  ancrée  dans  le  port  de 
l'Armiro,  en  Thessalie.  Pour  la  dégager,  l'empereur  dut 
lancer  sur  les  pirates  ses  chevaliers,  montés  sur  de  simples 
harques  (2). 

Des  alertes  continuelles  démontraient  l'urgence  d'une 
marine  de  guerre  permanente.  Les  empereurs  latins  ne 
surent  pas  le  comprendre.  Ils  se  contentèrent  de  mobiliser, 
à  l'occasion,  quelques  navires  vénitiens  (3),  qu'ils  remi- 
saient dans  un  petit  port  voisin  du  monastère  du  Christ 
Evergète  (4).  Cette  négligence  leur  coûta  l'empire,  en  1261; 
les  basiles  grecs,  établis  à  Nicée,  s'étaient  maintenus  dans 
la  domination  de  la  merde  Marmara  et  de  la  mer  Noire;  ce 
fut  leur  flotte  de  guerre,  une  soixantaine  de  navires,  qui 
mit  en  fuite  le  dernier  empereur  latin,  Baudouin  II  (5). 

De  même,  les  princes  francs  d'Achaïe  s'étant déchargés  de 
la  garde  de  leurs  côtes  qu'ils  confièrent  à  Venise,  la  Répu- 
blique y  gagna,  moyennant  la  solde  annuelle  de  quatre, 
puis  de  deux  galères,  les  ports  de  Coron  et  de  Modon  (6). 

Kn  définitive,  comme  souveraine  d'un  quart  et  demi  de 
l'empire,    de   la    Dalmatie,   de  la  Crète  et  de    nombreuses 


(1)  VlLLKHAnDOriN.  p.  288. 

(2)  Idem,  p.  403. 

(3}    Chronifjue  de  Romanie,  éd.   Buchon,   p.  101.  — Le  Beau,  Histoire 
du  Bas-Empire,  t.  XVII,  p.  365. 

(4)  PiCHYMÈRE,   De  Michaelc  Palaeolo'go,  liv.  V,  chap.  x. 

(5)  Chronique  de  Bornante,  p.  101.  —  Krause,  Die  Byzantiner  des  Mit- 
telaltcrs,  p.  26!). 

(6)  Clironica  de  Bomanie,  p.  179. 


LES    CROISADES.  I57 

petites  principautés  de  l'Archipel  (1),  elle  avait  été  la 
seule  à  profiter  de  la  guerre.  Nous  avions  été  sa  dupe.  Et 
comment  en  eùt-il  été  autrement? 


II 

PORTS    MÉDITERRANÉENS. 

Les  Capétiens  n'avaient  encore  aucun  débouché  sur  la 
Méditerranée  (2).  Sous  les  derniers  Carolingiens,  l'autorité 
royale,  cessant  de  se  faire  sentir  aux  extrémités  de  la  France, 
s'était  confinée  aux  provinces  du  centre  et  du  nord.  La  Pro- 
vence dépendait  de  l'Empire  ;  de  l'autre  côté  du  Petit 
Rhône,  l'ancienne  Septimanie  relevait  des  comtes  de  Tou- 
louse (3),  qui  possédaient  en  propre  les  comtés  de  Narbonne 
et  de  Saint-Gilles  (4) .  L'indépendance  avait  enfanté  l'anar- 
chie. Dès  le  milieu  du  xr  siècle,  les  guerres  particulières 
entre  les  seigneurs  languedociens,  la  levée  de  péages  sans 
nombre,  tous  les  désordres  des  luttes  intestines  avaient 
atteint  un  tel  degré  d'acuité  que  le  commerce  était  presque 
partout  interrompu  (5). 

Le  remède  fut  pire  que  le  mal.  Les  intérêts  économiques 
du  pays  restaient  subordonnés  aux  visées  ambitieuses  des 
seigneurs,  qui  payaient  des  plus  honteuses  concessions  aux 
étrangers  une  promesse  de  coopération  militaire  ou  navale. 
Le   comte    de   Toulouse,    Bertrand,    octroyait   aux    marins 


(1)  ScHLu.MBERGER,  Ics  Principautés  fraiiques  du  Levant. 

(2)  Louis  le  Gros,   le  premier,   exerça  quelque   autorité  en    Laiifjuedoc. 
{Hintoire  du  Languedoc,  nouvelle  édition,  t.  III,  p.  709.) 

(3)  Partage  de  1125  entre  Alphonse    Jourdain,    comte   de  Toulouse,  et 
Raymond  Bérenger,  comte  de  Barcelone. 

(4)  Histoire  du  Languedoc,  t.  III,  p.  771. 

(5)  Ibidem,  t.  III,  p.  401.  — W.  Heyd,  Histoire  ducornmerce  du  Levant 
au  moyen  âge,  trad.  Furcy-Raynaud.  Leipzig,  1885,  in-S",  t.  I,  p.  185. 


15S  HISTOIRK    DE    LA    MARINE    ERANÇAISE. 

génois  le  monopole  des  importations  à  Saint-Gilles  (I). 
Guillem  VI,  chassé  de  Montpellier  par  une  émeute  et  réin- 
tégré dans  la  seigneurie  grâce  au  concours  des  galères 
génoises,  leur  accordait  le  privilège  de  commercer  libre- 
ment dans  ses  domaines,  sans  autres  concurrents  que  les 
Pisans  :  comme  ces  alliés  n'étaient  pas  hommes  à  se  con- 
tenter de  si  peu,  Guillem  dut  interdire  à  ses  propres  sujets 
de  naviguer  au  delà  de  Gènes  (1143)  (2).  Douze  ans  après, 
la  République  ligurienne  réitérait  ses  prétentions  :  »  au  prix 
du  renouvellement  de  Todieuse  servitude  qui  paralysait 
notre  commerce  avec  l'Orient,  elle  eut  la  dérisoire  généro- 
sité de  promettre  assistance  à  nos  relations  avec  l'Es- 
pagne (3).  11 

De  plus  en  plus  exigeante  elle  voulait  réserver  à  ses  seuls 
marchands  l'accès  de  nos  côtes;  les  Pisans  refusèrent 
d'obéir  à  cette  injonction  et  nos  franchises  territoriales  ne 
furent  plus  respectées  par  les  navires  de  guerre.  Le  pape 
Alexandre  III,  embarqué  sur  une  galère  narbonnaise,  faillit 
être  enlevé  en  vue  de  Maguelone  par  la  flottille  pisane  de 
l'empereur  Barberousse  (août  1164)  (4). 

Les  Bouches-du-Rhône  devinrent  le  théâtre  de  sanglantes 
batailles,  de  chasses  furieuses  et  de  feintes  habiles  à  travers 
le  Delta.  En  ll(}5,  les  Pisans  envoyaient  huit  galères 
côtoyer  la  Provence  :  quatorze  galères  génoises,  lancées 
derrière  elles,  remontèrent  le  Grand  Rhône,  sur  l'avis  que 
l'escadrille  était  mouillé  à  Saint-Gilles.  Les  Pisans,  avertis, 
détalèrent  par  le  grau  de  la  Chèvre,  et,  déroutant  la  pour- 
suite, qui  alla  s'égarer  du  côté  des  graus  de  Montpellier,  ils 

(1)  JAber  jurium  reipublicœ  Genitensls,  dans  les  Histoiiœ  patriœ  inonu- 
menta,  t.  I,  p.  99  :  privilèfje  du  10  août  1109. 

(2)  Liber  jurium,  t.  I,  p.  87. 

(3)  Idem,  t.  I,  p.  182.  —  A.  Gkrmain,  Histoire  du  commerce  de  Mont- 
pellier antérieurem  eut  à  Touverture  du  port  de  Cette.  Montpellier,  1861, 
2  in-8»,  t.  I,  p.  9:3-96. 

(4)  MuiiATOiti,  Chronica  varia  pisaiia,  p.  177.  — Histoire  du  Lanquedoc, 
t.  VI,  p.  13. 


T. ES    (.ROISADES.  I59 

revinrent  achever  leurs  chargements  à  Saint-Gilles.  Dépites, 
furieux  d'avoir  été  joués,  les  Génois  n'ont  pas  abandonné  la 
chasse  ;  ils  reparaissent  à  Arles  avec  quarante-cinq  (>jalcres 
et  défdent  sans  saluer  personne,  vociférant  qu'ils  vont  châ- 
tier leurs  insolents  ennemis.  Ceci  se  passait  aux  approches 
de  la  nuit.  A  moitié  chemin  entre  Fourques  et  Saint-Gilles, 
les  galères  s'engravent  contre  un  bas-fond;  elles  s'embar- 
rassent de  leurs  rames  et  de  leurs  gaffes  et  sont  dans  l'im- 
possibilité de  continuer  leur  route  avant  le  jour.  Le  lende- 
main soir,  les  deux  parties  en  vinrent  aux  mains,  mais 
sans  résultats  décisifs. 

L'année  suivante,  les  rôles  étaient  renversés  :  les  Pisans 
poursuivent  les  Génois  et  capturent  cinq  grands  navires  aux 
graux  de  Melgueil.  Tandis  qu'ils  se  reposent  au  quartier  des 
étrangers  à  Saint-Gilles,  surgissent  soudain,  à  deux  milles 
du  campement,  cinquante  galères  génoises.  Ils  n'ont,  eux, 
que  trente  et  un  bâtiments.  L'ennemi  débarque  et,  malgré 
sa  supériorité  numérique,  est  vaincu  après  un  rude  combat. 
Néanmoins,  les  Pisans,  affaijjlis  par  leurs  pertes,  redoutent 
une  nouvelle  attaque  et  tirent  leurs  navires  fort  avant  dans 
les  terres  (1). 

Par  la  terreur  ou  par  la  diplomatie.  Gênes  arrivait  à  ses 
tins;  au  mépris  des  observations  d'Alexandre  III,  elle  s'at- 
tribuait un  monopole  inconnu  des  païens  eux-mêmes  (2). 
Elle  emprisonnait  les  marchands  de  Montpellier,  empêchait 
les  Narbonnais  d  expédier  par  an  plus  d'un  vaisseau  chargé 
de  pèlerins  et  obtenait  d'eux  d'importants  privilèges  com- 
merciaux (3)  ;  pour  couronner  son  œuvre  spoliatrice,  elle 
faisait   défendre   à    tous  les    marchands   languedociens   de 

(1)  Annales  Januenses,  dans  les  Mon.  Gernianiœ  liist.,  t.  XVIII,  p.  66 
et  suiv. 

(2)  Bulle  du  11  octobre  1168.  (Gariel,  Séries  prxsulinn  Mac/alonen- 
sium,  t.  I,  p.  220.) 

(3)  Gélestin  Port,  Essai  sur  l'histoire  du  commerce  maritime  de  Aar- 
bonne,  p.  96. 


IGO  HISTOIRE    DE   LA    MARINE    FRANÇAISE. 

naviguer  sans  son  autorisation  (1).  Raymond  V,  comte  de 
Toulouse,  avait  consenti  à  cette  stupéfiante  déchéance  de 
ses  droits  :  il  avait  abandonné  de  plus  les  ports  de  Mar- 
seille, d'Hyères  et  la  moitié  des  places  maritimes  éche- 
lonnées entre  Arles  et  la  Turbie,  à  charge  pour  Gènes  de 
fournir  la  flotte  qui  les  conquerrait.  Belles  promesses, 
dont  le  seul  inconvénient  était  d'être  faites  aux  dépens  du 
bien  d'autrui. 

La  campagne  échoua.  Mais,  avec  une  outrecuidance 
inouïe.  Gènes  exigea  et  obtint  des  rois  de  Sicile  Guil- 
laume I"  et  Frédéric  Barberousso  l'interdiction  pour  les 
Provençaux  de  commercer  dans  les  Deux-Siciles  (2). 

Aux  mesures  haineuses  et  tracassières  des  Génois,  les 
grandes  villes  de  la  côte  opposèrent  une  politique  large  et 
intelligente  ;  par  des  traités  de  commerce  ou  d'alliance,  elles 
parantirent  une  réciprocité  de  traitements  à  leui'S  natio- 
naux (;J).  Gènes  comprit  que  le  temps  des  vexations  était 
passé  et  que  mieux  valait  s'arranger  avec  Montpellier, 
Marseille  et  Saint-Gilles  ;  elle  alla  jusqu'à  contracter  une 
alliance  offensive  et  défensive  (4).  Des  villes  italiennes, 
Gaëte  etPise,  entraient  en  relations  d'amitié  avec  nos  cités 
provençales  (5).  Mais  Saint-Gilles,  le  grand  port  du  xii*  siè- 
cle, dont  l'église  magnifique  atteste  la  splendeur  passée, 
Saint-Gilles  déclinait.    Il  avait  donné  asile    à  deux    papes 

(1)  1174.  [Liber  jurium,  t.  I,  p.  296.  —  Germain,  Histoire  du  com- 
merce de  Montpelliei ,  t.  I,  p.  97.) 

(2)  1156,  119t,  etc.  (Liber  jurium,  t.  I,  p.  203,208,  371.) 

(3)  Accord  de  1140  entre  JVIajijuelone  et  Montpellier.  (Archives  nation., 
J  340.  —  Germain,  Hist.  du  comm.  de  Montpellier,  t.  1,  p.  5.) 

(4)  Traités  de  Gènes  avec  INarboiine,  1"  décembre  1182,  8  octobre  1224; 
avec  .Montpellier,  3  août  1201,  28  août  1225;  avec  Marseille,  3  mars  1211, 
7  mai  1229;  avec  Saint-Gilles,  11  juin  1232.  (Archives  de  Gènes,  Materie 
politiclie,  mazzi  2-4,  publiés  dans  le  Liber  jurium,  t.  I.  p.  760,  etc.,  par 
Germain,  Hist.  de  la  commune  de  Montpellier,  t.  II,  p.  422.) 

(5)  Traités  de  Marseille  avec  Gaéte,  l>ise  et  Nice,  1208,  1209,  1219. 
(Louis  MÉn\  et  F.  Guikdon,  Histoire  analytique  et  chronologique...  de 
Marseille,  t.  I,  p.  215,  218,  271  et  134.) 


I.KS    CriOISADKS. 


hipjitifs,  Gélasc  II  et  Innocent  II,  et  à  un  roi  de  France  mal- 
heureux, Louis  VII.  Et  ce  furent  un  interdit  pontifical  et  une 
ordonnance  royale  qui  lui  donnèrent  le  dernier  coup  en 
1217.  L'interdit  le  frappait  comme  l'un  des  foyers  d'infec- 
tion de  l'hérésie  alhigeoise  ;  l'ordonnance  lui  enlevait  toute 
clientèle  en  créant  les  fameuses  foires  de  Beaucaire. 

Deux  villes.  Tune  en  Languedoc,  l'autre  en  Provence, 
par  leur  importance  croissante,  devenaient  les  reines  do 
l'essaim  de  petits  ports  qui  couvraient  nos  rives  méditerra- 
néennes. La  guerre  des  Albigeois  les  mit  aux  prises,  sans 
les  affaiblir.  C'était  Montpellier  et  Marseille. 

Montpellier  était  à  la  fin  du  xir  siècle  le  rendez-vous  des 
a  Arabes  du  Garb  (Afrique  septentrionale),  des  marchands 
de  la  Lombardie,  du  royaume  de  la  grande  Rome,  de  l'E- 
gypte, de  la  terre  d'Israël,  de  la  Grèce,  de  la  Gaule,  de 
l'Espagne,  de  l'Angleterre,  de  Gênes  et  de  Pise  " ,  une  ba- 
bylone  de  peuples  et  de  langues  (1).  Au  siècle  suivant  la 
ville  avait  dans  le  Levant  une  grosse  clientèle  que  ses 
vaisseaux  desservaient.  Depuis  1243,  en  vertu  d'un  privilège 
de  Bohémond  V,  elle  expédiait  chaque  année  à  Tripoli  un 
chargement  d'au  moins  huit  cents  tonnes  de  marchan- 
dises (2).  En  Egypte,  elle  profitait  des  licences  de  commerce 
accordées  aux  Aragonais  (3). 

A  la  domination  directe  des  rois  d'Aragon  et  de  Majorque 
(1204),  Montpellier  avait  gagné  des  immunités  commer- 
ciales dans  les  Etats  de  ses  nouveaux  maîtres  et  l'avantage 
insigne  de  vivre  de  sa  vie  propre  (4).  Conscientes  de  leurs 
intérêts,  sollicitées  peut-être  par  l'exemple  des  Républiques 

(1)  Benjamin  de  Tudèle.  Itinerarium ,  éd.  Asher,  p.  33.  Cité  par  Ger- 
main, Hist.  du  comm.  de  Montpellier,  t.  I,  p.  4-5.  Le  voyage  de  Benjamin 
de  Tudèle  eut  lieu  en  1166-1167. 

(2)  Germain,  Hist.  de  la  commune  de  Montpellier,  t.  II,  p.  513. 

(3)  Heyd,  Hist.  du  commer-ce  du  Levant,  t.  I,  p.  421. 

(4)  L'éloignement  habituel  des  rois  d'Aragon  et  de  Majorque  permettait 
en  effet  à  Montpellier  de  se  régir  à  sa  guise.  (Germain,  ouv.  cité,  t.  I,  p.  11.) 

i.  11 


162  HISTOIRE    DR   LA    MARINE    FRANÇAISE. 

do  rilalic,  les  jurandes  villes  de  la  côte  provençale  cher- 
chaient, autant  que  nos  communes  du  nord,  à  s'émanciper 
du  joug  seigneurial. 

La  communauté  des  hahitants  de  Marseille  se  lihéra  paci- 
liquement  de  la  suzeraineté  des  vicomtes  de  Baux;  leur 
ayant  peu  à  peu  tout  soutiré,  tout  acheté  (1),  de  façon  à 
devenir  maîtresse  de  son  sort,  elle  ht  sanctionner  son  indé- 
pendance municipale  par  le  dernier  comte  de  Provence, 
Bérenger  (1225)  (2).  Des  Croisades,  date  le  réveil  de  la 
vieille  cité  phocéenne,  endormie  d'un  sommeil  léthargique 
depuis  des  siècles.  Soldats  ou  commerçants,  les  croisés 
marseillais  récoltaient  le  fruit  de  leurs  peines  sous  forme  de 
concessions  ou  de  privilèges.  Chaque  campagne  leur  était 
une  occasion  de  profits.  Foulque  III,  roi  de  Jérusalem,  leur 
octroyait  une  rue  de  Saint-Jean-d'Acre  (1136);  Aymerl,  roi 
de  Chypre,  leur  accordait  des  franchises  (l  180),  et  Conrad  de 
Tyr,  un  consulat  à  étahlir  dans  sa  ville  (3),  privilège  commiui, 
11  est  vrai,  à  Saint-Gilles,   Montpellier  et  Barcelone  (11S7). 

Des  gros  armateurs  marseillais,  de  leur  richesse  et  de 
leur  état  d'àme,  nous  avons  un  spécimen  dans  la  famille  de 
Manduel,  dont  les  archives  ont  été  conservées.  En  1200, 
Etienne  trafique  avec  la  Sicile.  Puis  son  commerce  s'étend 
à  toute  la  Méditerranée  :  le  principal  article  d'exportation, 
c'est  le  drap  de  Douai  ou  l'étamine  d'Arras.  Etienne  écovde 
en  Barharle  du  corail,  des  grains,  de  la  farine,  du  vin,  du 
coton,  des  pièces  de  sole  et  de  toile,  de  la  hasane,  du  fil  de 
Bourgogne,  des  millarès  monnayés  ;  aux  Baléares  et  en 
Syrie,  11  expédie  des  draps;  en  Angleterre,  de  l'alun  et  du 


(1)  Tel  le  droit  de  délivrer  des  sauf-conduits,  salvaloria  (1212). 

(2)  Louis  MÉRY  et  F.  Guindon,  Histoire  analytique  et  chronûlo(jique  des 
actes  et  des  délibérations  du  corps  et  du  conseil  de  la  municipalité  de  Mar- 
seille depuis  le  x'  siècle  jusqu'à  nos  jours,  t.  I,  p.  136  et  228.  Ces  au- 
teurs publient  tous  les  documents  justificatifs  de  leur  histoire. 

(3)  Louis  MÉRY  et  F.  Gt'iNDON,  t.  I,  p.  128,  et  Docum.,  p.  182, 183,  185, 
i92. 


LES    ClU)ISAI)i:S.  I,;; 

sucre.  Cette  hrillante  fortune,  les  Mandiicl  n'hésitèrent  pus 
à  la  compromettre  pour  maintenir  l'indcpendance  de  la 
cité.  Jean  est  de  ceux  qui  refusent  de  reconnaître  la  souve- 
raineté de  Charles  d'Anjoti,  devenu  comte  de  Provence  par 
son  mariage  avec  la  dernière  fille  de  Raymond  Béreup^cr  A'. 
Après  la  guerre,  il  ne  souscrit  point  les  "  Chapitres  de  paix  » 
(1252)  ;  il  entre  dans  une  nouvelle  conspiration  contre  \o 
vainqueur;  trahi,  il  est  condamné  à  mort  et  décapité  (I). 

La  vieille  cité  provençale  était  alors  des  plus  florissantes. 
Un  symptôme  significatif  des  progrès  de  son  commerce  est 
l'ensemble  des  mesures  prises  par  la  miuiicipalité  pour  en- 
courager les  armateurs  et,  en  particulier,  la  réglementation 
sévère  de  la  concurrence  étrangèrepar  un  tarif  douanier  (2). 
On  réduisait  à  un  seul  navire  le  service  de  navigation  des 
Hospitaliers  et  des  Templiers  pour  la  Terre  Sainte  ;  la  tête 
de  ligne  resterait  à  Marseille,  toute  escale  depuis  Gollioure 
jusqu'à  Monaco  étant  interdite,  deux  départs  étaient  permis, 
en  août  et  à  Pâques  de  chaque  année.  Le  navire  ne  pourrait 
recevoir  plus  de  quinze  cents  pèlerins,  mais  un  nombre  indé- 
terminé de  marchands,  tous  droits  de  droiture  et  usage  de 
la  commune  réservés  (12;i0)  (;î). 

La  tête  de  ligne  des  passages  d'outre-mer,  Marseille, 
était  enterre  d'Empire  ;  la  papauté  ne  pouvait  laisser  à  la 
merci  de  son  ennemi  mortel,  Frédéric  II,  la  destinée  des 
Croisades.  Dès  1240,  les  Légats  avaient  jeté  leur  dévolu  sur 


(1)  1264.  (Blancard,  Documents  inédits  siii-  le  commerce  de  Marseille 
au  moyen  âge,  t.  I,  Contrats  commerciaux  du  xin'  siècle.  Marseille,  1884, 
in-S",  p.  XVI,  XXIV  et  suiv.) 

(2)  yii-^y  et  Gvi^aoji,  Histoire  de  Marseille,  t.  I,  p.  271.  Les  étrangers 
étaient  soumis  au  droit  de  rivage  sur  les  marchandises  importées,  au  vinp- 
tain  de  carène  sur  leur  navire,  etc.,  1228.  {Ibid.,  t.  I,  p.  364.) 

(3)  Traité  entre  Marseille  et  les  deux  Ordres  religieux  par  devant  Eudes 
de  Montbéliard,  connétable  du  royaume  de  Jérusalem,  le  3  octobre  1230, 
ratifié  par  la  communauté  de  Marseille  le  17  avril  1234.  (Pauli,  Codice 
diplomatico  del  sacro  mitilare  ordine  Gerosolimitano.  Lucca,  1733,  in-fol., 
t.  I,  p.  124,  doc.  cxvi.) 


164  HISTOIRE    l)K    LA    M  A  H  I  lN  K    FRANÇAISE. 

une  playe  du  Languedoc  pour  en  faire  le  port  de  leurs 
rêves.  Aigues-Mortes  était  un  lieu  marécageux  et  malsain, 
«  dont  la  solitude  n'était  troublée  que  par  le  vol  des  oiseaux 
aquatiques,  par  le  bruit  des  i-ames  de  quelques  pécheurs  ou 
par  les  chants  religieux  des  moines  de  Psalmody  (I).  " 
Richard,  frère  du  roi  d'Angleterre,  sollicité  par  les  légats 
d'y  embarquer  ses  troupes  en  partance  pour  la  Palestine, 
refusa  pour  raison  d'hygiène  {"2).  Louis  IX  n'eut  pas  les 
mêmes  scrupules.  Au  cours  d'une  grave  maladie,  il  avaitfait 
vœu  de  prendre  la  croix  ;  et  comme  il  voulait,  pour  pré- 
parer l'expédition,  un  port  qui  lui  appartînt,  il  n'avait  pas 
d'autre  choix  possible. 

Le  domaine  royal,  c'est-à-dire  le  comté  de  Saint-Gilles, 
resserré  entre  le  comté  de  Melgueil  et  la  Provence,  n'avait 
pas  deux  lieues  et  demie  de  littoral.  Encore  le  territoire 
d' Aigues-Mortes  appartenait-il  à  l'abbaye  de  Psalmody,  qui 
le  céda  à  la  Couronne  par  voie  d'échange  (3). 

L'emplacement  de  la  ville  future,  terrain  d'alluvions 
coupé  de  canaux  et  de  lagunes,  avait  quelque  chose  de  la 
féerique  Venise.  Le  Rosanal  venait  du  Rhône  le  baigner;  le 
Vistre  et  la  Vidourle  descendaient  du  nord;  le  canal  de  la 
Radelle  filait  dans  la  direction  de  Lattes,  port  de  Montpel- 
lier, et  la  ville  de  Saint  Louis  put  se  mirer  dans  une  lagune, 
au  fond  de  laquelle  s'ouvrait  la  mer. 

Un  môle  aux  roches  énormes,  adossées  à  une  ligne  de 
pilotis,  s'éleva  à  l'entrée  de  la  lagune  pour  arrêter  les 
vagues  soulevées  par  les  vents  du  large.  On  en  voit  les 
ruines  à  deux  kilomètres  au  sud  de  la  ville.  On  leur  donne 
le  nom  de  Peyrade.  Galères  et  bâtiments  de  faible  tirant 
d  eau  pénétraient  dans  le  port  intérieur  :    les  nefs  de  fort 

(1)  J.  Fagezy,  Mémoires  sur  le  port  d' A'ujues-Mortes.  Paris,  1889,  in- 
8»,  p.  90. 

(^2)  MxTTiiiKU  DK  Paris,  Clironica  majora,  t.  IV,  p.  47. 

(3)  Août  1248.  (Di  PiETRO,  Histoire  d' Aigues-Mortes.  Paris,  1849,  in-S", 
p.  36  et  pièce  justif.  2.) 


LES    CROISADES.  165 

tonnage  mouillaient  en  grande  rade  en  dehors  de  la  Pey- 
rade,  les  étangs  du  Repos  et  du  Repausset  formant  à  cette 
époque  une  baie  largement  ouverte  au  nord-ouest,  mais 
abritée  des  vents  du  sud-est  par  la  pointe  de  l'Espiguette  : 
ici  était  le  Repos,  là  le  Repausset  ou  Peu  de  Repos,  noms 
significatifs  alors,  sans  raison  d'être  aujourd'hui  cpi'un 
cordon  littoral  sépare  les  deux  étangs  de  la  mer  (l). 

Une  tour  gigantesque,  commencée  dès  1240,  constitua 
le  premier  ouvrage  défensif  d'Aigues-Mortes.  Haute  de 
34  mètres,  avec  des  murs  épais  de  (3  à  la  base,  la  tour  de 
Constance  était  surmontée  d'une  tourelle  de  17  mètres  de 
hauteur  où  un  farot  s'allumait  chaque  nuit  pour  la  sécurité 
delà  navigation  ("2).  Aussi  loin  que  le  phare  étendait  ses 
feux,  les  navires  qui  touchaient  terre  devaient  acquitter 
une  taxe  d'un  denier  par  livre  pour  l'entretien  du  lumi- 
gnon (3).  Des  privilèges  nombreux  (4),  et  surtout  le  mono- 
pole du  commerce  languedocien,  attirèrent  promptement 
des  habitants  à  Aigues-Mortes  ;  les  maisons  s'alignèrent  au 
cordeau  derrière  une  enceinte  fortifiée.  Le  port  des  croi- 
sades futures  était  désormais  à  Taljri  d'un  coup  de  main,  et 
l'embarquement  des  croisés  français  ne  dépendait  plus 
d'un  caprice  impérial  ou  de  leur  soumission  aux  conditions 
draconiennes  de  Gênes  ou  de  Venise. 


(1)  J.  P.\GEZY,  Mémoires  su/-  le  port  d'Aifjues-Mortes,  p.  50  et  siiiv.,  86 
et  suiv.  —  Cette  excellente  étude,  solideiucnt  appuyée  sur  les  documents, 
complète  et  rectifie  en  certains  passades  l'étude  purement  technique  de 
l'injjénieur  LEiSTHÉnic,  le  Littoral  d' Ai^ues-Mortcs  aux  ■x.iii'^  et  xw''  siècles, 
p.  42,  47. 

(2)  Cf.  la  description  de  la  tour  de  Constance  dans  Di  Pietro,  Histoire 
d' Aigues-Mortes,  p.  116. 

(3)  Pagezy,  ouv.  cité,  pièces  justif.  XI,  XXII  et  p.  94. 

(4)  Ordonnances  des  rois  de  France,  t.  IV,  p.  47. 


l(i(i  HISTOIRE    DE    LA    .AIAUIlXE    FKAlNÇAISE. 

III 

SAINT    LOUIS. 

Saint  Louis  fut  activement  secondé,  dans  ses  préparatifs 
de  croisade,  par  le  pape  Innocent  IV,  qui  était  venu  s'établir 
à  Lyon  et  s'était  entouré  d'un  concile.  Subsides,  décimes, 
indulgences  lui  furent  prodigués  :  tout  fut  mis  en  œuvre 
pour  constituer  une  grosse  Hotte.  Au.x  armateurs  qui  donne- 
raient leur,s  vaisseaux,  aux  particuliers  qui  en  construiraient 
de  nouveaux,  les  péchés  étaient  remis.  Les  règles  de  droit 
international,  édictées  trente  ans  auparavant  par  le  concile 
de  Latran  contre  la  contrcijande  de  guerre,  armes,  chevaux, 
navires,  et  contre  l'exercice  des  métiers  de  pdote,  ingénieur 
ou  autres  en  pays  sarrasins,  furent  aggravées.  Le  concile  de 
Lyon  prohiba  pour  une  période  de  quatre  ans  toutes  rela- 
tions commerciales  avec  les  Infidèles,  de  façon  à  laisser  le 
plus  grand  nombre  de  vaisseaux  possibles  à  la  disposition 
des  croisés  (l). 

Les  mandataires  royaux  retinrent  vingt  grandes  nefs  ou 
naves  marseillaises,  g^réées  et  équipées  à  dire  d'experts, 
moyennant  treize  cents  marcs  l'une  ;  généreusement,  la 
ville  prenait  à  sa  charge  la  fourniture  et  l'entretien  de  dix 
galères  d'escorte  (2).  Bien  qu'elle  touchât  le  même  prix  pour 
douze  grandes  nefs  et  onze  cents  marcs   l'une  pour  quatre 

(i)  Elie  Berceu,  les  Eeriistrcs  d' Innocent  IV,  publiés  iLins  la  Biblio- 
thèque lies  Ecoles  françaises  d'Athènes  et  de  Rouie. Paris,  1888-18'JO,  iu-4", 
t.  1,  p.  xiAii,  et  t.  II,  p.  xcvi  :  canons  du  17  juillet  1245. 

(2)  Contrat  passé  entre  (iuillauuie  de  Mari  et  Pierre  du  Temple,  syndics 
de  Marseille,  et  les  envoyés  du  i-oi,  Renaud  de  Vieher,  précepteur  de  l'Or- 
dre du  Tcuiple  en  France,  et  André  PoUin,  prieur  de  l'Hôpital,  19  août 
1246.  (Areliives  nat.,  T  445,  p.  36,  et  J  456,  publié  par  Jai,,  Parla  Nan- 
torum,  dans  les  Mélanges  hisloiicjues  (Coll.  des  doc.  inéd.),  t.  I,  p.  607, 
et  A>-clicolo(/ie  navale,  t.  II,  p.  383.  —  Laforkt,  la  Marine  des  galères, 
p.  177-179.) 


f.KS    CROISAf)ES,  1G7 

autres  plus  petites,  Gènes  n'offrit  rien  en  retour  (I)  :  ce  qui 
ne  l'enipècha  pas  de  recevoir  encore  la  commande  de  trois 
bâtiments  réservés  S[)écialement  pour  le  roi  et  sa  suite, 
le  Saint-Esprit^  le  Paradis  et  sans  doute  la  Monnaie  (2). 

Pris  d'un  beau  zèle  pour  la  marine,  soit  ostentation  et 
désir  de  bien-être,  soit  déférence  pour  les  prescriptions  du 
concile,  quelques  grands  seigneurs  faisaient  construire  de 
magnifiques  vaisseaux  sur  les  chantiers  de  l'Océan  :  Hugues 
de  Chàtillon,  comte  de  Saint-Pol,  en  avait  commandé  un  à 
Inverness,  eiiEcosse  (3)  ;  Raymond  VU,  comte  de  Toulouse, 
en  équipait  un  autre  en  Bretagne  (4).  Hugues,  surpris  parla 
mort,  ne  vit  point  achever  le  sien  ;  l'autre  ])àtiment  ne 
toucha  point  Marseille  à  temps  pour  faire  partie  de  la  flotte 
de  saint  Louis.  Ce  ne  furent  point  les  seuls  dèl)oires.  Comme 
effectifs  navals  et  comme  date  probable  du  passage,  les 
évaluations  primitives  se  trouvèrent  loin  de  compte.  On 
avait  parlé  du  :2'i  juin  1247  pour  l'appareillage  (5)  :  il  fallut 
le  proroger  d'un  an. 

On  comptait  aussi  sur  la  formidaljlc  marine  norvégienne 
d'Hakon  IV.  Ne  devait-il  point  au  pape  sa  légitimation  et 
son  sacre?  N'avait-il  point  pris  la  croix,  lui  aussi?  Si  belle 
que  saint  Louis  lui  fît  la  part,  commandement  en  chef  de 
la  flotte  et  d'une  grande  partie  de  l'armée  :  —  «  Impos- 
sible! répondit  le  fourbe  (G),  bien  résolu  à  rompre  ses  enga- 

(1)  Contrat  entre  Guillaume  de  Varagine,  écrivain  de  la  communauté 
jjénoise,  et  les  envoyés  du  roi,  A..  Polin,  Renaud  "  Gallarum  "  et  Jean  de 
Paris.  Gènes,  13  septemlire.  —  S.  Germain  en  Lave,  octobre  1246. 
{Archives  de  l'Orient  latin,  t.  II,  2"=  p.,  p.  231.) 

(2)  Nolis  faits  par  les  amiraux  du  roi,  li.  Lercari  et  J.  du  Levant,  sur 
ordre  des  trésoriers.  Ciênes,  1248,  20  et  23  mai.  (Archives  de  Gènes, 
Archivio  notarile  Johannis  Vegii  (1235-1253),  copié  par  Richerius,  Note 
notariorum,  t.  V,  p.  2177-2187.) 

(3)  Matthieu  de  Paris,  Chroinca  majora,  t.  V,  p.  î)2. 

(4)  Guillaume  de  Puy-Laurens,  dans  les  Historiens  de  France,  t.  XX, 
p.  771. 

(5)  Jal,  Pacta  naulorum,  Mél.  historiques,  t.  I,  p.  607. 

(6)  A  Matthieu  de  l^aris,  l'envoyé  de  S.  Louis,  1248.  (Matthieu  de  Paris, 


168  HISTOIRE    DE    LA    MARK\E    FRANÇAISE. 

gements  vis-à-vis  du  Saint  Siège,  dès  lors  qu'il  n  avait  plus 
rien  à  en  attendre.  Le  caractère  français  est  incompatible 
avec  riîumeur  impétueuse  des  Scandinaves;  il  vaut  mieux 
que  chaque  armée  fasse  route  à  part.  »  La  sienne  ne  se  mit 
jamais  en  route. 

Les  croisés  frisons,  hollandais  et  zélandais  ne  furent 
point  prêts  non  plus  en  temps  utile  :  constitués  en  corps  de 
réserve,  ils  eurent  ordre  de  s'embarquer  l'année  d'après,  en 
mars  1249  (1).  Ainsi,  tout  le  faix  de  la  guerre  retombait 
sur  les  Finançais  :  l'évéque  de  Tusculum,  légat  pontifical, 
eut  défense  de  les  relever  de  leurs  vœux  si  une  dernière 
hésitation  leur  venait  au  moment  d'embarquer  (2). 

Mais,  fatalité  !  après  les  avoir  si  rigoureusement  rete- 
nus, on  ne  put  fournir  à  tous  le  moyen  de  passer  la  mer. 
Nombre  d'arbalétriers,  plus  de  mille,  ne  trouvèrent  point 
de  place  à  bord  (3).  Les  gens  responsables,  les  organi- 
sateurs de  l'expédition,  étaient,  à  Marseille,  les  trésoriers 
royaux  Otton  de  Gavi,  précepteur  de  l'hôpital  de  Marseille, 
et  frère  André  "  de  Geogniaco  "  (4);  à  (îénes,  Hugues 
Lercari  et  Jacques  du  Levant  (5),  anciens  capitaines  de  la 
flotte  qui  avaient  amené  Innocent  IV  de  Civita-Vccchia  à 
Savone,  en  1244.  Sur  la  recommandation  pontificale,  saint 
Louis  les  nomma  amiraux^  amiraux  du  roi.  Ce  sont  les  pre- 

t.  IV,  p.  652.  —  Riant,  Expédition:!...  des  Scandinaves  en  Terre-Sainte, 
p.  340.  —  Berger,  liejislres  d'Innocent  IV,  t.  II,  S.  Louis  et  Innocent  IV, 

p.   CLX.) 

(1)  E.  Bergeu,  Registres  d'Innocent  IV,  n"  3967  :  Bulie  datée  de  Lyon, 
22  juin  1248. 

(2)  E.  Berger,  n"  :5966  :  Lyon,  19  juin  1248. 

(3)  Matthieu  DE  Paris,  t.  V,  p.  24.  —  E.  Berger,  t.  il,  p.  ocxxxv. 

(4)  Mandement  adressé  par  (;es  deux  personnages  aux  amiraux  Lercari  et 
Du  Levant.  Marseille,  11  mars  1248.  (Archives  de  (Ténes,  Archivio  notarile 
Johannis  Vejjii,  i(jpié  par  HiciiERius,  Note  sumpte  nutarioruiii ,  t.  V, 
p.  2177-2178.) 

(5)  Mandement  de  S.  Louis  leur  prescrivant  d'acheter  à  Gènes  pour  cinq 
a  six  cents  livres  de  carreaux  à  un  pied.  Paris,  octobre  1247  :  Vidinius 
daté  de  Gènes,  mars  1248.  (Archives  de  Gènes,  Archivio  notarile  Bartho- 
loiiiaeide  Eurnariis  (1248),  can.  13,  fol.  30.) 


LES    CROISADES.  169 

iniers  titulaires  de  ce  nom  que  nous  ayons  eus  en  France, 
de  telle  sorte  que  la  création  de  notre  marine  de  guerre  fut 
un  acte  de  toi,  et  que  nos  premiers  amiraux  nous  furent 
donnés  de  la  main  d'un  pape.  Les  deux  Génois  étaient 
rompus  au  métier  de  la  mer;  dés  1235,  Lcrcari  commandait 
une  escadre  envoyée  contre  Ceuta  (1). 

La  besogne  n'était  point  des  plus  faciles  d'organiser  l'em- 
barquement de  3(),0()0  hommes  (2).  Quelques  seigneurs, 
comme  Jean  de  Joinville,  avaient  passé  un  traité  particulier 
avec  des  armateurs  de  Marseille  (3).  Mais  le  rendez-vous 
général  des  troupes  était  à  Aigues-Mortes  :  et  c'était  un 
grouillement  de  navires  qui  chargeaient  des  chevaux,  des 
munitions,  des  outils,  des  instruments  aratoires  ;  c'était 
un  va-et-vient  incessant  de  bateaux  qui  transportaient  les 
chevaliers  et  écuvers  dans  les  38  grandes  naves  station- 
nées dans  l'avant- port  et  spécialement  réservées  à  leur 
usage  (4).  Le  25  août  1248,  après  une  dernière  prière 
à  l'église  Notre-Dame  des  Saluions,  saint  Louis  prit  place  à 
bord  de  la  Monnaie  avec  la  reine  Marguerite,  ses  frères,  le 
comte  et  la  comtesse  d'Anjou,  le  comte  d'Artois,  le  cardinal- 
légat  Eudes  de  Châteauroax.  Les  amiraux,  évoluant  légère- 
ment au  milieu  de  la  Hotte  avec  leurs  galères  rapides, 
jetèrent  leurs  ordres  ;  et  le  signal  du  départ  fut  donné. 

La  flotte  se  dirigea  vers  Chypre,  où  l'hivernage  des 
troupes  était  préparé  :  des  monticules  de  blé,  des  remparts 
de  tonneaux  se  dressaient  en  plein  champ,  tant  les  granges 

(1)  Annales  Janneiises  Barlliulomaei  ScribcT,  dans  les  Monumcnta  Gei- 
manice  Instorica,  Scriptores,  t.  XVIII,  p.  184,  214. 

(2)  Récits  d'un  ménestrel  de  Beinis-  au  x m'' siècle,  cd.  Natalis  de  Wailly. 
Paris,  1876,  in-8'',  p.  192,  n"  372. 

(3)  Jean  de  Joinville  et  Jean  d'Aspreiiiont,  conile  de  Sarrebriick,  qui 
menaient  chacun  dix  chevaliers,  louèrent  à  eux  deux  une  nef  marseillaise. 
(Mémoires  de  Jean,  sire  de  Joinville,  publiés  par  Francisque  Michel,  pré- 
cédés de  dissertations  par  A.  Firmin  Didot,  et  d'une  notice  sur  les  mss... 
par  Paulin  Paris.  Paris,  1859,  in-12,  p.  37,  40.) 

(4)  Récits  d'un  ménestrel,  p.  192,  n"  372. 


170  HISTOIIiK    DE    LA    AlARINE    F  1<  A  .\  Ç  A  I  SE, 

regorgeaient  de  vivres.  Mais  s'écarter  du  but  de  Texpé- 
dition  —  l'Egypte  —  pour  prendre  comme  étape  de  ravi- 
taillement un  pays  beaucoup  moins  fertile  était,  tout  compte 
fait,  une  faute  que  Matthieu  de  Paris  ne  manque  pas  de 
relever  dans  sa  critique  des  opérations  mditaires  de  la  Croi- 
sade (l). 

Conséquence  plus  grave  encore,  les  armées  féodales, 
qu'on  ne  menait  pas  droit  au  but,  s'émiettaient  en  route. 
Et  ici,  que  d'occasions  se  présentaient  de  courir  des  aven- 
tures !  Tous  les  princes  chrétiens  d'Orient,  de  quelque  race, 
de  quelque  rite  qu'ils  fussent,  empereur  latin  d'Orient,  roi 
d'Arménie,  quémandaient  des  secours;  le  grand  khan  des 
Tartares  seul  en  offrait  (2).  Malgré  les  conditions  favorables 
de  l'hivernage,  deux  cent  soixante  chevaliers,  près  du 
dixième  des  cadres,  périrent.  D'autres  avaient  formé  le 
projet,  contrairement  aux  ordres  de  saint  Louis,  de  passer 
à  Saint-Jean  d'Acre.  Le  chef  des  turbulents,  Geoffroy  de 
Ghâteaudun,  qu'appuyait  Jean  de  Montfort,  était  un  homme 
à  ménager.  Ses  gens  étaient  parfaitement  armés  et  orga- 
nisés :  ils  avaient  fondé  depuis  deux  ans  une  confrérie, 
dont  les  revenus  destinés  à  l'expédition  de  Terre  Sainte 
avaient  couvert  l'achat  des  armes,  le  fret  des  vaisseaux  et 
la  solde  des  confrères  (3). 

On  se  contenta  de  défendre  aux  patrons  de  recevoir  les 
séditieux  :  les  galères  royales  appareillèrent  pour  faire  res- 
pecter la  consigne.  Là  non  plus,  abord  des  galères,  l'ac- 
cord ne  régnait  pas  toujours  entre  les  sergents  français  et  les 
marins  italiens.  A  la  suite  d'une  rixe  advenue  en  décembre. 


(1)  Matthieu  dk  Paris,  Clironica  majora,  t.  V,  p.  70.  —  Le  Nain  de 
Tii.LKMOMT,  Vie  de  saint  Louis,  rui  de  France,  publiée  par  .).  de  Gaulle, 
pour  la  Société  de  l'Histoire  de  l'iance.  Paris,  t.  III  (1848),  iii-8",  p.  206. 

(2)  Son  lieulenaiil,  llcliiklialai,  envoya  des  inessajjcrs  à  S.  Louis.  (De 
Guignes,  Histoire  (jénérale  des  Huns,  t.  III,  p.  126.) 

(3)  Lettre  du  légat  Eudes  de  Cliàteauronx  au  pape  Iiinucent  IV.  Chypre, 
31  mars  1249.  (D'Acuery,  SpicUctjium,  éd.  1723,  t.  III,  p.  624.) 


LES    C.HOISAUliS.  m 

on  emprisonna  des  uns  et  des  autres,  sans  user  de  trop  de 
rigueur  pour  ne  pas  provoquer  la  défection  des  mutins  (l). 

x\ussi  fut-ce  un  vrai  soulagement  pour  tous  que  le  signal 
du  départ,  donné  le  19  mai  I!2i9  à  la  pointe  de  Limisso. 
Dix-huit  cents  bâtiments  hissèrent  leurs  voiles  (2),  les  plus 
grands  prirent  la  tète  de  colonne,  porteurs  d'une  lettre  close 
à  n'ouvrir  qu'en  pleine  mer.  Le  sceau  brisé,  chacun  apprit 
la  destination  finale,  Damiette,  et  non  pas,  comme  on  l'avait 
cru,  Alexandrie  (3).  Presque  au  sortir  du  port,  de  violentes 
raffales  du  sud-ouest  dispersèrent  la  flotte,  partie  sur  les 
côtes  de  Syrie,  partie  sur  les  côtes  de  Chypre.  Le  22,  saint 
Louis  remit  à  la  voile  sans  avoir  pu  rallier  tous  ses  bâti- 
ments ;  mais  il  fut  rejoint  par  Hugues  de  Bourgogne  et  l'hôte 
de  celui-ci,  Guillaume  de  Villehardouin,  prince  d'Achaïe. 

En  dépit  des  précautions  prises,  le  sultan  Nedjm-eddin  (4), 
avisé  du  but  de  l'expédition  par  un  agent  secret  de  Fré- 
déric II,  avait  fait  occuper  Damiette  par  une  forte  garnison  ; 
Témir  Fakr-eddin  s'était  posté  sur  l'autre  rive  ;  une  flotte 
expédiée  du  Caire  gardait  l'embouchure  du  fleuve  (5).  Les 
musulmans  s'exaltaient  au  souvenir  de  la  terrible  défense 
opposée  aux  croisés  de  I2I8;  soixante-dix  barques  cuiras- 
sées avaient  vainement  essayé  de  forcer  la  chaîne  qui  barrait 
le  Nil,   et  il  avait  fallu,  pour  triompher  de  la  tour  élevée 


(1)  Les  transports  manquaient,  et  les  armateurs  de  S. -Jean  d'Acre,  priés 
d'affréter  leurs  bâtiments,  émettaient  des  prétentions  si  exorbitantes  qu'on 
dut  leur  envoyer  en  ambassade  le  patriarche  de  Jérusalem,  l'évèque  de 
Soissons,  le  connétable  de  France,  Jean  d'ibelin  et  Geoffroy  de  Sargines, 
pour  les  amener  à  composition.  (Lettre  du  légat  Eudes  de  Ghàteauroux, 
ibidem.) 

(2)  JOINVILLE,  p.  46. 

(3l  Récits  d'un  ménestrel  de  Reims  au  xin'^  siècle,  p.  192,  n°  373  :  ces 
récits  sont  sujets  à  caution.  —  Le  Nain  de  Tii.emoxt,  t.  III,  p.  236. 

(4)  El-Malec  es-Saleh  Nedjm  eddiii  Ayoub. 

(5)  Makrizi,  Kitah  alsolouk,  extraits  traduits  par  Reinaud,  Extraits  des 
historien:;  arabes  relatifs  aux  guerres  des  Croisades,  nouv.  éd.,  Paris,  1829, 
in-S",  p.  448;  —  autres  extraits  avec  annotations  dans  le  ms.  français 
22492,  fol.  16  V». 


172  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

dans  le  Ht  du  fleuve,  une  citadelle  flottante,  crénelée, 
blindée  de  cuir  et  surmontée  d'un  pont-levis  :  encore,  les 
gros  vaisseaux  des  chrétiens  n'avaient  pu  pénétrer  dans  le 
Nil  qu'à  la  dérobée,  par  le  canal  bleu,  en  francbissant  une 
triple  estacade  de  navires  égyptiens  coulés  au  débouché  du 
canal.  Damiette  n'avait  succombé  qu'après  un  siège  de  seize 
mois  (1). 

Le  4  juin,  le  pilote  du  vaisseau  qui  voguait  en  tête  cria  : 
Il  Dieu  aide  !  Dieu  aide  !  nous  voici  devant  Damiette  !  "  Le 
cri  fut  répété  de  nef  en  nef,  les  trompettes  sonnèrent  et 
saint  Louis  harangua  les  troupes.  Des  remparts  de  Damiette, 
qui  n'étaient  qu'à  une  demi-lieue  de  la  mer  (:2),  sur  un  des 
bras  du  Nil,  on  avait  aperçu  la  flotte  chrétienne  ;  quatre 
galères  musulmanes  partirent  en  reconnaissance.  Elles  s  ap- 
prochèrent assez  pour  évaluer  les  forces  des  croisés,  puis, 
après  un  moment  d'hésitation  devant  l'immense  cohue  des 
quinze  cents  bâtiments  qui  arrivaient,  elles  virèrent  de  bord. 
Mais  déjà  des  galères  chrétiennes  leur  coupaient  la  retraite, 
et,  sur  l'ordre  de  saint  Louis,  des  bâtiments  s'apprêtaient  à 
repousser  tout  navire  qui  viendrait  à  leur  secours.  Des 
mangonneaux  de  marine,  qui  d'un  coup  lançaient  cinq  ou 
six  pierres  et  des  projectiles  incendiaires,  eurent  bientôt 
fait  de  couler  trois  des  galères  égyptiennes.  La  qua- 
trième parvint  à  s'échapper,  tout  avariée  et  en  se  traînant, 
vers  Damiette.  Quelques  prisonniers  sauvés  du  naufrage 
avouèrent  dans  les  supplices  que  le  soudan  s'attendait 
à  voir  attaquer  Alexandrie  (3). 


(1)  1?E1NAUI),  p.  ;î88  et  siliv.  —  Chronique  d' Ernoul  et  Bernard  le  Tré- 
sorier, éd.  de  Mas-Latrie,  p.  VI6  et  suiv.  —  Dans  la  Hotte  chrétienne,  se 
trouvait  une  {jrande  nef  envoyée  par  Pliilippe-Augustc  avec  son  cliandjellan 
CJauthicr;  la  première,  elle  franchit  l'cstacade. 

(2)  Après  l'expédition  de  S.  Louis,  elle  fut  détruite  par  les  mamelouks 
et  reconstruite  à  une  lieue  et  demie  en  aval,  afin  d'être  plus  facilement 
protcjjce  contre  l'invasion. 

(3)  Lettre  de  Guy,  chevalier  de  la  suite  du  comte  de  Meluu,  sur  la  prise 


I-ES    CROISADKS.  l-;3 

La  Hotte  chrétienne  continua  d'avancer  en  ordre  de  ba- 
taille, toutes  bannières  au  vent,  et  jeta  l'ancre  à  trois  lieues 
à  l'est  deDamiette,  en  face  de  l'île  de  Mahallet,  que  iorment 
deux  bras  du  Nil.  Un  conseil  de  jjuerre  rasseniLlé  à  bord  de 
la  Monnaie  renvoya  le  débarquement  au  lendemain,  passant 
outre  au  vœu  de  })lusieurs  barons  qui  parlaient  d'attendre 
le  reste  du  corps  expéditionnaire.  Comme  les  grandes  nefs 
ne  pouvaient  [)orter  jusqu'à  terre,  les  galères  et  les  bateaux 
plats  eurent  ordre  d'appareiller.  Sur  la  .jjauclie,  une  division 
fut  chargée  de  contenir  la  flotte  ennemie. 

Le  5  juin,  à  l'aube,  après  l'office,  saint  Louis  donna  le 
signal  de  l'attaque.  L'oriflamme  de  Saint-Denis,  portée  par 
Jean  de  Beaumont  et  Geoffroy  de  Sargines,  flottait  sur  la 
chaloupe  de  la  Monnaie  qui  voguait  en  tête  de  la  ligne. 
Derrière,  venait  une  coque  de  Normandie  où  le  roi  avait 
pris  place;  à  ses  côtés,  le  légat  élevait  un  morceau  de  la 
vraie  croix  et  bénissait  les  troupes.  Le  roi  était  à  l'aile 
droite  ;  Erard  de  Brienne,  Jean  de  Joinville,  Baudouin  de 
Ileims,  occupaient  le  centre  de  la  ligne.  Sur  la  gauche,  du 
côté  le  plus  exposé  aux  attaques  de  la  flotte  ennemie,  Jean 
d'Ibelin,  comte  de  Jaffa,  arrivait  grand  train,  tambours 
battant  et  cors  sonnant,  sur  une  superbe  galère  peinte  à  ses 
armes  et  vigoureusement  enlevée  par  trois  cents  nageurs. 
On  était  à  une  portée  d'arbalète  de  la  rive,  quand  six  nulle 
cavaliers  musulmans,  soutenus  par  de  l'infanterie,  tentèrent 
de  s'opposer  à  la  descente.  Ils  poussaient  leurs  chevaux  fort 
avant  dans  la  mer  pour  attaquer  les  barques.  Mais  les 
chevaliers  d'Erard  de  Brienne  se  jettent  à  l'eau,  enfonçant 
jusqu'aux  «  mameles  ■»  ,  et,  appuyés  par  le  tir  des  arbalé- 
triers génois  postés  sur  les  bateaux,  ils  refoulent  1  ennemi, 
prennent  pied  sur  le  rivage  et  se  rangent  en  bataille;  l'écu 
fiché  la  pointe  en  terre  et  la  lance  en  arrêt  formant  chevaux 

de  DainieUe.  (Matthieu  de  Paris,    Chronica  majora,   t.    VI,  Adtlitainenta, 
p.  156.) 


ni  HISTOIRE    DE    LA    M  A  P  1  N  E    ERANÇAISE. 

de  frise,  ils  reçoivent  sans  plier  les  charges  de  la  cava- 
lerie. Soudain  éclate  derrière  eux  le  cri  mille  fois  répété 
de  Montjoie  Saint-Denis.  L'oriflamme  vient  d'être  arborée 
sur  la  côte  ;  saint  Louis  a  sauté  à  la  mer  pour  aborder  plus 
promptement,  et  toute  l'armée  le  suit.  Dès  lors  la  victoire 
était  assurée  :  les  Égyptiens  tournèrent  bride,  en  laissant 
sur  le  terrain  cinq  cents  des  leurs  et  quatre  émirs,  et  passè- 
rent le  pont  de  bateaux  qui  menait  à  Damiette  (l). 

Fakr-eddin  battit  en  retraite  sur  le  quartier  général  du 
sultan  à  Mansourab.  La  flotte  égyptienne  se  replia  en  même 
temps.  Les  Arabes  kénanites,  en  garnison  à  Damiette, 
lâchèrent  pied  à  leur  tour,  suivis  de  toute  la  population,  de 
telle  sorte  que  les  croisés  entrèrent  sans  coup  férir  dans 
une  place  de  guerre  des  mieux  approvisionnées.  Seules,  des 
hordes  de  Bédouins  gardèrent  le  contact  avec  l'armée  chré- 
tienne; les  enfants  du  désert  se  glissaient,  à  la  tombée  de  la 
nuit,  au  milieu  du  canqi,  tuaient  les  sentinelles  du  front  de 
bandière  et  fatiguaient  les  troupes  par  des  voltiges  et  des 
charges  impétueuses.  Au  lieu  de  profiter  de  ce  que  les  eaux 
du  Nil  étaient  à  leur  plus  ])as  étiage  pour  traverser  rapide- 
ment le  Delta  et  se  rendre  maîtres  de  la  basse  Egypte,  les 
croisés  perdirent  cinq  mois  à  attendre  l'arrière-garde.  La 
flotte  chrétienne,  restée  à  1  ancre,  sans  abri,  eut  à  sul)ir,  aux 
environs  du  18  octobre,  une  violente  tempête  qui  jeta  à  la 
côte  deux  cent  vingt  nefs  :  il  y  evit  «  grant  plenté  de  gens 
noies  et  grant  plenté  de  viandes  »  perdues  {^). 

En  novembre,  l'arrivée  impatiemment  attendue  du  comte 
de  Poitiers  permit  d'aller  de  l'avant.  Pierre  Mauclerc,  comte 
de  Bretagne,  opinait  pour  l'attaque  d'Alexandrie  :  »  Qui 
veut   tuer   le    serpent,    lui    doit   écraser   la  tête,  »    objecta 

(1)  JOISVILLE,    p.    48. 

(2)  Récit  de  Gémal-eddin,  qui  se  trouvait  alors  au  Caire  chez  le  gouver- 
neur. (Reinwud,  ouv.  cite,  p.  451.)  —  Lettre  de  Jean-Pierre  Sarrazix,  à  la 
suite  des  Mémoires  de  Joinville,  éd.  Fr.  Michel,  p.  259-263.  —  Joi>"VILLE, 
p.  56. 


LKS    r.HOrSADKS.  175 

Robert  d'Artois  :  la  tète  de  l'ennemi,  c'était  Babylone,  le 
grand  Caire.  Son  avis  prévalut  chez  des  esprits  sollicités 
d'une  attraction  mystérieuse  vers  un  fleuve  qu'on  disait 
issu  du  paradis  terrestre,  —  le  nom  de  Rahylone,  en  évo- 
quant des  souvenirs  bibliques,  prêtait  à  l'illusion,  —  et  qui 
charriait,  ajoutaient  les  moins  crédules,  le  gingembre,  la 
rhubarbe  et  la  cannelle  tombés  des  arbres  paradisiaques  (1  )  ! 
(On  sait  que  les  épiées  de  l'Inde  arrivaient  en  Europe  par  la 
voie  d'Alexandrie.) 

L'armée  passa  sur  la  rive  droite  afin  d'avoir  à  dos  sa  base 
d'opérations,  Damiette;  flanquée  d'une  flotte  de  convoi, 
elle  remonta  le  Nil.  Le  mouvement,  commencé  le  20  no- 
vembre, se  fit  avec  la  plus  grande  lenteur,  dix-huit  lieues 
en  un  mois,  sans  autre  engagement  qu'une  escarmouche  le 
7  novembre  contre  vui  parti  de  cavalerie.  Au  point  où  la 
branche  pélusiaque,  dite  de  Thanis  ou  d'Aschmoun,  se 
détache  du  Nil  pour  filer  vers  l'est,  les  difficultés  commen- 
cèrent. Les  croisés,  pour  la  passer  à  pied  sec,  se  mirent  à 
construire  un  barrage  en  soutenant  les  remblais  avec  les 
poutres  et  les  bordages  de  plusieurs  nefs  qu'ils  dépecèrent. 
Deux  galeries  couvertes,  défendues  à  leurs  angles  par  des 
tours,  protégeaient  les  terrassiers.  On  les  appelait  des  chats- 
châteaux.  Elles  furent  vite  démantelées  et  incendiées, 
malgré  l'appui  des  engins  de  l'ingénieur  Josselin  de  Cor- 
nant, par  la  batterie  ennemie  dressée  sur  l'autre  rive.  Du 
reste,  le  courant,  augmentant  de  violence  à  mesure  que  la 
digue  rétrécissait  son  lit,  s  élargissait  sur  la  rive  méridionale 
et  s'étalait  à  travers  les  grandes  fosses  que  les  Sarrasins  pre- 
naient soin  de  creuser. 

Les  deux  armées  en  présence  occupaient  alors  des  posi- 
tions symétriques,  leur  front  déployé  le  long  du  canal 
d'Aschmoun,  leur  flanc  couvert  du  côté  du  Nil  par  une  flotte. 

(1)    Joi.NVILLE,  p.  58,  59 


\Hy  niSTOlRK    l)K    LA    M  A  R 1  NK    FRANÇAISE. 

La  llottc  musulmane,  ancrée  en  amonl  sous  les  remparts  de 
Mansouralî,  quartier  général  du  sultan,  lança  sur  la  nôtre 
quatre  brûlots  enchaînés  les  uns  aux  autres,  sans  autre 
succès  que  l'incendie  d'un  bâtiment  :  elle  captura  un  second 
navire  monté  de  deux  cents  hommes  (I). 

Dans  la  nuit  du  8  février  1:250,  saint  Louis,  reconnais- 
sant rimpossihilité  d'endiguer  la  branche  péhisiaque,  la  pas- 
sait à  gué,  surprenait  l'armée  de  Fakr-cddin  et  tuait  l'émir. 
Son  frère,  Robert  d'Artois,  eut  l'imprudence  de  poursuivre 
les  fuyards  jusqu'à  Mansourah  et  se  fit  sabrer  avec  l'avant- 
garde  par  les  mamelouks.  Le  seul  avantage  définitif  de  la 
journée  fut  la  conquête  de  la  rive  méridionale  du  canal. 
Un  pont  jeté  par- dessus  l'amorce  de  la  digue  maintint 
les  communications  entre  le  camp  et  les  troupes  avan- 
cées. 

Un  nouveau  sultan,  actif  et  résolu,  qui  venait  de  succéder 
à  Nedjm-eddin,  Touran-schah,  par  une  manfïmvre  hardie, 
menaça  les  derrières  de  l'armée  chrétienne.  Il  semblait 
impossible  de  prendre  à  revers  la  Hotte  française  puisqvie 
les  chrétiens  tenaient  l'eml^ouchure  du  fleuve.  Touran- 
schah  fit  démonter  cinquante  galères  qu'on  traîna  par  mor- 
ceaux jusqu'au  canal  de  Mahallet  :  ce  canal  s'embranchait 
sur  le  grand  hras  du  Nil  au  sud-ouest  de  Damiette,  à  Bara- 
moun.  Tout  à  coup,  la  flotte  chrétienne  fut  chargée  en 
queue  par  les  cinquante  galères  venues  d'aval,  et  en  tête 
par  les  navires  musulmans  de  Mansourah.  LTn  spectateur 
du  combat,  Gemal-eddin,  vit  tomber  cinquante-deux  bâti- 
ments aux  mains  des  musulmans  (2).  Dès  lors,  aucun  convoi 
ne  parvint  à  l'armée  française.  Cent  cinquante  nefs  et 
galères  bien  armées,  envoyées  de  Damiette  en  deux  cara- 
vanes, furent  attaquées  et  prises  successivement  par  la  croi- 

d)  JOINVU.I.K,  p.  61.  —  Jean-Pierre  Sarrazin,  p.  267.  —  Gémal-eddiu, 
dans  Reinaud,  p.  457-458, 

(2J  Rei^add,  our.  cité,  p.  460. 


LES    CROISADES.  m 

sière  d'aval  (l)  ;  les  équipages  furent  passes  au  fil  de  Tcpée. 
Un  petit  vaisseau  du  comte  de  Flandre,  qui  parvint  à  forcer 
le  blocus,  en  avisa  saint  Louis  (2). 

A  ce  moment  même,  de  faux  bruits  sur  la  prise  d'Alexan- 
drie et  du  Caire,  accrédités  par  les  marins  marseillais  de 
retour  de  Damiettc,  provoquaient  dans  la  chrétienté  des 
transports  d'allégresse  (3).  Combien  la  réalité  en  était  loin  ! 
La  famine,  la  dysenterie  et  le  scorbut,  qui  régnaient  dans 
le  camp,  nécessitaient  une  prompte  retraite.  Les  malades 
furent  embarqués,  à  la  clarté  des  feux  de  bivouac,  sur  les 
dernières  nefs,  armées  et  équipées  en  conséquence,  et, 
dans  la  nuit  du  6  avril,  la  retraite  commença,  silencieuse. 
Les  postes  avancés  repassèrent  le  canal  de  Thanis  et  joi- 
gnirent les  troupes  du  camp,  qui  se  replièrent  à  leur  tour, 
infanterie  et  cavalerie,  suivis  de  la  flotte.  Pour  donner  le 
change  et  gagner  du  temps,  on  avait  laissé  les  tentes  toutes 
dressées  ;  l'ingénieur  Josselin  de  Cornant  avait  même  négligé 
de  couper  le  pont,  ce  qui  permit  aux  troupes  musulmanes, 
dès  qu'elles  se  rendirent  compte  du  mouvement,  de  se 
lancer  à  la  poursuite  des  nôtres.  Elles  atteignirent  les 
fuyards  dans  la  matinée  et  les  environnèrent  de  toutes 
parts.  Les  mamelouks  chargeaient  avec  furie,  sans  parvenir 
néanmoins  à  arrêter  la  marche  des  chrétiens.  Sur  l'ordre 
de  saint  Louis,  les  blessés  étaient  transportés  à  bord  des 
nefs  ou  sur  les  chariots  des  bagages  :  lui-même  avait 
refusé  de  quitter  les  siens  et  d'essayer  de  gagner  Damiette 
sur  une  galère  rapide.  On  parvint,  toujours  luttant,  mais  en 
perdant  beaucoup  de  monde,  jusqu'à  cinq  lieues  de  Damiette, 
Au  village  de  Minieh-Abou-Abdallah,  sur  une  hauteur, 
saint  Louis,  qui,  le  dernier  de  tous,  sur  un  petit  roussin. 


(1)  Jean-Pierre  Sakrazin,  p.  280. 

(2)  JOINVILLE,  p.  90. 

(3)  Matthieu  de  Pauis,  t.  V,  p.  117  :  on  expédiait  à  destination  de  l'ar- 
mée croisée  de«  navires  génois  chargés  de  vingt  deux  coffres  de  thalers. 

I.  12 


178  HISTOIRE    DE    LA    .A1ARI^E    FRANÇAISE. 

couvrait  la  retraite,  saint  Louis  s'arrêta  :  ce  fut  la  suprême 
étape.  Le  cri  d'un  lâche  avait  retenti  :  «  Seigneurs  cheva- 
liers, rendez-vous,  le  roi  vous  le  mande.  »  C'était  faux,  mais 
l'effet  était  produit,  on  cessa  la  lutte  ;  le  roi,  l'armée,  vingt 
mille  hommes  étaient  prisonniers. 

Des  fuyards  se  pressaient  du  côté  du  fleuve;  mais  la  flotte 
venait  de  passer  en  déroute;  les  troupes  d'escorte  avaient 
sauté  à  terre  au  moment  où  le  courant  chassait  les  vaisseaux 
dans  une  anse.  «  Un  pou  devant  ce  que  l'aube  crevast,  » 
les  marins  aperçurent  les  galères  ennemies  qui  arrivaient  à 
grande  allure  de  Baramoun,  avec  des  troupes  fraîches  et 
leurs  équipages  au  complet.  Néanmoins,  les  navires  d'es- 
corte, les  «  courciers  «  chrétiens  parvinrent  à  se  faire  jour, 
sauvant  le  patriarche  de  Jérusalem  et  les  prélats.  Les  nefs 
de  transport,  impuissantes  à  lutter  contre  les  vents  du  nord, 
furent  cernées  parles  musulmans,  percées  à  coups  d  éperon 
et  inondées  de  feu  grégois  (1). 

De  la  nef  où  Joinville  gisait  malade,  on  voyait  l'ennemi 
lancer  une  foule  de  cadavres  par-dessus  bord.  Joinville, 
dans  l'attente  de  la  mort,  —  quatre  galères  accouraient  sur 
lui,  —  jeta  ses  joyaux  et  ses  reliques  dans  le  fleuve.  Il  ne 
dut  son  salut  qu'au  subterfuge  de  ses  marins  qui,  pour  se 
sauver  eux-mêmes,  le  firent  passer  pour  un  cousin  du  roi. 
Il  fut  admis  à  rançon  ;  ses  marins  apostasièrent  :  quant  aux 
autres  captifs,  le  réis  de  la  flotte  les  avait  d'abord  jetés  à 
fond  de  cale  :  le  dimanche  suivant,  il  les  fit  décapiter  par 
milliers  (2). 

Saint  Louis,  ainsi  que  les  prisonniers  de  marque,  avaient 
été  ramenés  à  Mansourah.  On  sait  quelle  constance  le 
saint  roi  sut  montrer  dans  cette  épreuve,  avec  quelle  fer- 
meté il  accueillit  les   menaces  des  plus  cruels  supplices  et 

(1)  Jean-Pierre  Sarrazin,  p.  283.  —  Alioulinaliassen  et  Makrizi,  dans 
Rkinauo,  p.  463.  —  Joinville,  p.  95. 

(2)  Joinville,  p.  99. 


LES    CROISADES.  179 

comment  il  s'imposa  à  radmiration  de  l'ennemi  par  sa 
grandeur  d'âme.  Admis  à  rançon,  il  promit  cinq  cent  mille 
livres  pour  la  délivrance  de  ses  gens  et  Damiette  pour  lui- 
même,  jugeant  indigne  de  se  racheter  à  prix  d'argent. 

Damiette,  en  effet,  appartenait  toujours  aux  Français:  les 
capitaines  de  la  place,  Olivier  de  Thermes  et  le  duc  de 
Bourgogne,  avaient  déjoué  une  ruse  d'un  parti  sarrasin  qui 
avait  tenté  de  pénétrer  dans  la  ville  sous  des  hahits  fran- 
çais (1).  Mais  la  situation  était  des  plus  précaires.  Au 
moment  où  la  reine  Marguerite  accouchait  d'un  fds  qu'on 
surnomma  Tristan  en  raison  des  tristes  circonstances  de  sa 
naissance,  les  marins  italiens,  mourant  de  faim  et  surtout 
effrayés  de  l'approche  de  l'ennemi,  —  c'était  en  avril,  — 
voulurent  déserter  en  masse  avec  leurs  ])âtiments.  Margue- 
rite les  fit  venir  (2)  dans  sa  chamJjrc  et  leur  promit  des 
vivres  et  de  grosses  récompenses  s'ils  restaient.  L'amiral 
Lercari  prêta  de  l'argent  à  la  reine  (3)  et  nous  resta  fidèle 
jusqu'à  sa  mort,  survenue  à  quelques  jours  de  là  (4).  Son 
fils  Guillaume,  nommé  amiral  à  sa  place,  acheva  la  cam- 
pagne. 

La  mise  en  liberté  de  saint  Louis  allait  s  effectuer,  les 
quatre  galères,  chargées  des  barons  captifs,  étaient  en  vue  de 
Damiette,  lorsque  le  soudan  périt  assassiné.  Il  fallut  négo- 
cier de  nouveau  avec  les  meurtriers.  Le  6  mai,  Geoffroy  de 
Sargines  fut  chargé  d'effectuer  la  livraison  de    Damiette, 

(i)   Matthieu  de  Paris,  Hist.  maj.,  ann.  1250. 

(2)  JoiNviLLE,  p.  120-121.  La  reine  fit  acheter  des  vivres  pour  la  somine 
de  360,000  livres. 

(3)  Son  fils  Belmustino  Lercari  constitue  mandataires  pour  toucher  1,225 
hesants  de  Syrie  sur  le  prêt  fait  par  le  défunt  amiral  à  la  reine  de  France. 
Gènes,  9  mars  1251.  (Archives  de  Gènes,  Aichivio  nolarile  Bartholoiuaei 
de  Furnariis  (1250-1251),  fol.  110.) 

(4)  Le  10  octobre  1250,  à  Gênes,  ses  fils  constituent  mandataire  pour  ré- 
clamer à  Blanche  de  Gastille  50  1.  t.,  en  guise  du  fief  promis  à  l'amiral  Ler- 
cari et  à  ses  héritiers.  [Ibidem,  fol.  88  v".)  Ils  jouirent  de  cette  pension  jus 
qu'en  1299.  (Cf.  infra  le  livre  de  SchaObe.) 


180  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

après  rembarquement  préalable  de  la  reine  et  de  la  gar- 
nison. Faute  de  vaisseaux,  on  avait  laissé  à  terre  les 
malades  :  les  musulmans,  contrairement  à  leur  promesse 
formelle  de  les  soigner,  les  tuèrent  tous  et  brûlèrent  les 
cadavres  sur  un  monceau  de  porcs.  Ils  différaient  la  déli- 
vrance du  roi  et  parlaient  même  de  massacrer  leurs  captifs. 
Enfin,  le  vendredi  après  l'Ascension,  6  mai,  ils  les  ame- 
nèrent sur  le  rivage.  Une  galère  génoise  attendait.  On  n'aper- 
cevait qu'un  seul  homme  sur  le  pont.  Dès  qu'il  vit  arriver 
le  roi  entouré  d'une  escorte  formidable  de  vingt  mille  hom- 
mes, il  donna  un  coup  de  sifllet,  et  aussitôt  quatre-vingts 
arbalétriers,  surgissant  de  l'cnti-epont  leurs  arbalètes  ban- 
dées, couchèrent  enjoué  les  musulmans.  L'effet  fut  instan- 
tané :  les  Sarrasins  «  touchèrent  en  fuie  aussi  comme 
brebis  " ,  il  n'en  resta  que  deux  ou  trois  près  du  roi.  De  la 
galère,  on  jeta  une  planche  à  terre,  et  saint  Louis,  Charles 
d'Anjou,  Geoffroy  de  Sargines,  Joinville  et  trois  autres  mon- 
tèrent à  bord. 

Le  lendemain,  les  comtes  de  Bretagne,  de  Flandre  et  de 
Soissons,  délivrés  à  leur  tour,  prii'cnt  congé  et  partirent 
pour  la  France,  nonobstant  les  remontrances  du  roi.  Saint 
Louis  ne  quitta  les  abords  du  rivage  et  ne  gagna  sa  nef 
stationnée  au  large  qu'après  avoir  achevé  le  paiement  inté- 
gral de  la  rançon  et  recouvré  son  frère  Alphonse  de  Poitiers, 
laissé  jusque-là  comme  otage  (1).  Le  limai,  il  jetait  l'ancre 
à  .Saint-Jean-d'Acre  {2)  :  toute  la  population  vint  au-devant 
de  lui  en  procession  et  en  habits  de  fête. 

Saint  Louis  s'employa,  durant  les  quatre  années  qui  sui- 
virent, à   racheter  ceux  de    ses    compagnons   d'armes   qui 


(1)  JoiNvii.LE,  p.  114  et  suiv. 

(2)  Lettre  de  change  tirée  sur  le  trésor  de  Paris  et  délivrée  par  S.  Louis 
au  Génois  Jacques  Pinello.  Acre,  juin  1250  :  mentionnée  dans  un  acte  passé 
à  Gênes.  14  novembre  1250.  (Arcliives  de  Gènes,  Archivio  notarile  Bar- 
tholomaei  de  Furnariis  (1250-1252),  foL  22.) 


LKS    CliOISADES.  181 

étaient  restés  en  captivité  (1)  ot  à  réparer  les  fortifications 
d'Acre,  Césarée,  Jaffa  et  Sidon.  Pour  couvrir  ses  dépenses, 
il  empruntait  aux  marchands  génois,  nous  ne  savons  à  quel 
taux.  Et  Blanche  de  Castille  avait  souvent  des  nouvelles  de 
son  fils  par  les  porteurs  de  lettres  de  change  tirées  sur  le 
Trésor  {2). 

Saint  Louis  ne  devait  plus  revoir  sa  mère.  Il  était  à  Sidon 
lorsqu'il  apprit  qu'elle  était  morte.  Il  partit  aussitôt  de  cette 
ville  et  alla  prendre  sa  femme  et  trois  enfants  qu'il  avait 
eus  d'elle  en  Orient,  pour  les  mener  à  Saint-Jean-d'Acre. 
Le  25  avril  1254,  jour  anniversaire  de  sa  naissance,  il  s'em- 
barqua pour  la  France  sur  une  escadre  de  treize  nefs  et 
galères,  équipée  durant  le  carême  (3). 

La  traversée  fut  rude  et  mouvementée.  La  nef  rovale 
faillit  s'échouer  sur  les  côtes  de  Chypre.  Puis,  dans  la  cabine 
de  la  reine,  la  veilleuse  communiqua  le  feu  aux  draps  du 
lit.  l'incendie  aurait  pris  un  sinistre  développement  sans  la 
présence  d'esprit  de  la  reine  Marguerite  qui  éteignit  elle- 
même  les  flammes.  Ordre  fut  donné  au  sénéchal,  c'est-à- 
dire  à  Joinville,  de  veiller  chaque  soir  à  l'extinction  des 
feux,  sauf  du  fanal  d'arrière  :  saint  Louis  ne  se  couchait 
qu'après  avoir  reçu  le  rapport  du  sénéchal. 

Jamais  royal  passager  ne  montra  pour  ses  compagnons 
de  voyage  pareille  sollicitude  (4).  Il  mit  en  panne  toute  une 
semaine  pour  attendre  six  jeunes  bourgeois  de  Pans,  attar- 
dés  dans   l'île    de    Pantellaria  à  manger  des   fruits.    Pour 

(i)  L'échec  de  la  Croisade  provoqua  une  panique  parmi  les  navigateurs. 
Le  30  juillet  1250,  les  magistrats  de  Messine  condamnaient  les  patrons  du 
5.- Fïcfoj"  à  accomplir  leurs  promesses,  c'est-à-dire  à  transporter  leurs  pas- 
sagers, des  croisés  en  Terre  Sainte,  où  que  serait  le  roi.  (Bf.uger,  les  Re- 
gistrea  d'Innocent  IV,  t.  II,  p.  ccxlviii.'i 

(2)  ScHAUBE,  Die  Welchselbriefe  Kônig  Ludwicjs  des  lieiliqen:  cf.  le 
compte-rendu  de  ce  livre  par  Desimoni,  estratto  dal  Giornale  ligustico, 
t.  VII  (1898). 

(3)  Joinville,  p.  193. 

(4)  Cf.  le  chapitre  de  la  Vie  à  Lord. 


182  HISTOIRE   DE   LA    MARINE   FRANÇAISE. 

punir  leur  (gourmandise ,  il  les  reléfjua  dans  la  barque 
de  cantier  remorquée  par  la  nef,  "  là  où  on  met  les  mur- 
triers  et  les  larrons.  "  La  discipline  et  les  convenances, 
saini  Louis  savait  les  faire  respecter  même  de  ses  parents. 
Au  cours  de  la  traversée  de  Damiette  à  Saint-Jean-d'Acre, 
il  avait  appris  que  son  frère  Charles  d'Anjou  jouait  aux  dés 
avec  Gautier  de  Nemours,  malgré  le  deuil  tout  récent  de  la 
famille  royale.  Lui-même  relevait  de  maladie  :  il  se  traîna 
en  chancelant  près  de  Charles,  prit  les  dés,  les  tables  et 
les  jeta  à  la  mer  (1). 

Le  10  juillet  1254,  plus  de  deux  mois  après  le  départ 
d'Acre,  la  vigie  signala  les  cotes  de  France.  On  était  en  vue 
de  la  rade  d'Hyères,  port  qui  appartenait  à  son  frère  Charles 
d'Anjou,  comte  de  Provence.  Saint  Louis  refusa  pendant 
deux  jours  de  débarquer,  déclarant  vouloir  le  faire  sur  son 
propre  territoire,  à  Aigues-Mortes.  L'insistance  de  la  reine 
et  de  son  conseil  finit  par  triompher  (2)  :  et  après  six  ans 
d'absence,  il  revit  son  royaume. 

Au  cours  d'une  conversation  entre  l'émir  Hossam-eddin 
et  saint  Louis.  Fémir  s'étonnait  de  voir  un  homme  aussi 
sensé  que  le  roi  se  confier  à  la  mer  sur  un  bois  fragile  : 
a  Celui  qui  expose  deux  fois  sa  personne  et  ses  biens  à  la 
mer,  déclare  un  de  nos  docteurs,  doit  être  regardé  comme 
un  fou,  et  son  témoignage  n'est  plus  recevable  en  justice.  " 
Là-dessus,  le  roi  sourit  :  »  Qui  a  dit  cela  a  raison,  et  sa  dé- 
cision est  juste  (3).  »  Vingt  ans  à  l'avance,  il  condamnait  ce 
que  blâmèrent  pour  des  raisons  plus  positives  ses  sujets  les 
plus  fidèles,  Joinville  tout  le  premier,  je  veux  dire  la  seconde 
croisade. 

Il  n'avait  jamais  cessé  de  songer  à  la  Palestine.  Il  y  faisait 
parvenir  de  temps  à  autre    des  sommes  d'argent  pour  entre- 

(1)  Joinville,  p.  202,  122. 

(2)  Id.,  p.  205. 

(3)  Gémal-eddin,  dans  Reis.wd,  ouv.  cité,  p.  4~6. 


LES    CROISADES.  1R3 

tenir  le  petit  corps  de  troupes  qu'il  y  avait  laissé  sous  les 
ordres  de  Geoffroy  de  Sargines  (1).  Enfin  de  plus  en  plus 
soucieux  de  l'état  précaire  de  la  Terre  Sainte,  le  25  mars 
1207,  jour  de  l'Annonciation,  il  prit  la  croix,  ainsi  que  ses 
trois  fils  aînés.  Nombre  de  barons  qvi'il  avait  convoqués, 
touchés  par  ses  exhortations  brûlantes  et  par  la  vue  de  la 
couronne  d'épines,  se  croisèrent  sur  l'heure.  Les  comtes  de 
Bretagne,  d'Eu,  d'Artois,  de  Flandre,  de  Saint-Pol,  de  la 
IMarche,  de  Soissons,  de  Dreux,  de  Ponthieu,  de  Guines, 
les  grands  seigneurs,  les  grands  officiers  de  la  Couronne, 
étaient  du  nombre.  Quelques  têtes  couronnées,  Thibaut, 
roi  de  Navarre,  gendre  de  saint  Louis,  et  le  prince  royal 
d'Angleterre,  Edouard,  se  laissèrent  gagner  par  la  pieuse 
contagion. 

Le  pape  Clément  IV,  à  l'exemple  de  ses  prédécesseurs, 
attribua  l'indulgence  du  pèlerinage  à  quiconque  fournirait 
de  ses  deniers  des  navires  de  transport  (2).  Le  jour  même 
où  fut  promulguée  la  bulle,  une  nave  génoise,  le  Saint- 
Sauveur  (3),  était  achetée  par  un  envoyé  de  saint  Louis. 
D'autres  émissaires  partaient  pour  Venise,  Brindes  et  les 
autres  ports  des  Deux-Siciles  pour  retenir  des  vaisseaux  et 
des  vivres.  Venise,  d'abord  hésitante  à  traiter,  de  peur  de 
compromettre  son  commerce  d'Alexandrie  (4),  multiplia 
ses  offres  quand  elle  apprit  les  négociations  du  roi  avec  les 
autres  républiques  rivales.  Elle  offrit  de  noliser  quinze 
grandes  nefs  :  les  plus  petites,  capables  de  porter  mille  pèle- 
rins ;  les  plus  grandes  :  la  Sainte-Marie,  la  Rocheforte  et  le 
Saint-Nicolas,  d'une  capacité  double,    et  d'y  joindre  à  ses 

(1)  Servois,  Emprunts  de  S.  Louis  en  Palestine  et  en  Afrique,  dans  la 
Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes,  t.  XIX,  p.  113. 

(2)  Viterbe,  11  juillet  1267.  (Potthast,  Regesta  pontijicum  roman., 
20075.) 

(3)  Achetée  par  Pierre  Firmin,  serviteur  de  S.  Louis.  Gênes,  il  juillet 
1267.  (Archives  de  Gênes,  Archivio  notarile,  Ricuerius,  Note  sumpte  e.\ 
registris  notariorum,  t.  V,  p.  1986.) 

(4)  Raynaldi,  Annales  ecclesiastiei,  ann.  1268,  art.  51,  63. 


184  HISTOIRE    DE    LA    MARINE   FRANÇAISE. 

frais  quinze  navires  de  guerre,  sous  la  clause  que  saint 
Louis  s'embarquerait  à  Venise  en  juin  1270  (1).  C'était 
courir  au-devant  d'un  échec,  tellement  était  arrêtée  la  vo- 
lonté du  roi  de  s'embarquer  en  sa  terre. 

Les  propositions  de  Marseille  furent  de  même  écartées 
comme  trop  onéreuses  (2).  Et  ce  fut  Gènes  qui  soumissionna 
pour  la  fourniture  de  la  plus  grande  partie  de  l'escadre,  en 
particulier  du  Paradis,  retenu  })Our  la  personne  du  roi  (:î). 
Les  »  convenances  »  (4)  passées  entre  les  commissaires 
royau.\  Enguerrand  de  Journi,  Henri  de  Champrepus  et 
Guillaume  de  Mora  d'une  part  et  les  Génois  de  l'autre,  sti- 
pulaient l'achat  ou  la  faculté  d'achat  d'un  certain  nombre 
de  naves  pour  le  compte  du  roi;  le  Saint-Nicolas  (5)  et 
deux  autres  grands  bâtiments  furent  les  premiers  vais- 
seaux qui  appartinssent  en  propre  à  la  royauté.  Saint  Louis 
acheva  de  montrer  sa  sollicitude  pour  la  flotte  en  créant  en 
juillet  1209  V  Ordre  du  ?jat^îVe  pour  les  chevaliers  qui  feraient 
l'expédition  d'outre-mer  (6)  et  en  donnant  la  charge  d'amiral 
à  un  Français,  Florent  de  Varennes.  La  flotte  réunie  à 
Aigues-Mortes,  en  mal  1270,  comprenait,  entre  autres  vais- 

(1)  Venise  demandait  700  marcs  par  nave  de  1,000  pèlerins,  et  1,400 
marcs  pour  les  trois  plus  {;randes  naves.  "  Contractus  navi^ii  domini  régis 
cuin  Venetis,  1268.  »  (Jal,  Archéologie  navale,  t.  II,  p.  355.)  —  Le  Nain 

DE  TiLLEMONT,   t.    V,    p.   23. 

(2)  Archives  nation.,  J  456,  pièces  publiées  par  Jal,  Pacta  naulorum, 
dans  la  Collection  des  Documents  inédits,  Mélanges  historiques ,  t.  I, 
p.  609.  Marseille  demandait  800  marcs  pour  une  nave  de  1,000  pèlerins, 
Gênes  700. 

(3)  Ibidem,  p.  515,  528. 

(4)  Hibl.  nat.  ms.,  latin  9016,  publié  par  Ghampollion-Figeac,  Mélanges 
histoiicfues  (Coll.  des  doc.  inédits,  t.  II,  p.  61-67)  et  analysé  par  Jal.  [Mé- 
moires sur  quelques  documents  génois  relatifs  aux  deux  croisades  de 
S.  Louis,  extrait  des  Atinales  maritimes  et  coloniales,  mai  1842.)  M.  P .  Meyer 
restitue  à  l'année  1268  et  à  la  seconde  croisade  de  S.  Louis  ce  document 
que  les  savants  ci-dessus  nommés  dataient  de  1246.  (Archives  des  missions 
scientifiques  et  littéraires,  t.  III,  p.  259.) 

(5)  Archives  de  Gènes,  Archivio  notarile,  Richerius,  Note  sumpte  nota- 
riorum,  t.  V,  p.  2825. 

(6)  Franc,  22291,  fol.  5. 


LES    CItOlSADKS.  185 

seaux,  c!nquante-cin([  deux-ponts  génois  et  une  foule  de 
petits  bâtiments  de  la  même  nation  armes  en  guerre.  Les 
Génois,  au  nombre  de  dix  mille,  sous  la  juridiction  de  deux 
de  leurs  consuls,  avaient  fourni  les  équipages  des  nefs  et 
galères  royales  (1). 

Le  ["juillet  1270,  après  la  messe,  saint  Louis  s'embarqua 
dans  son  vaisseau  avec  son  Hls  Pierre,  comte  d'Alençon. 
Pbilippe,  son  Hls  aîné,  et  le  second,  Jean,  comte  de  Ncvers, 
montaient  en  même  temps  chacun  sur  le  leur.  On  ne  Ht 
voile  que  le  lendemain.  Le  mardi  suivant,  8  juillet,  une 
partie  de  la  flotte  jetait  l'ancre  en  vue  de  Cagliari  en  Sar- 
daigne,  colonie  pisane  et  par  suite  fort  mal  disposée  pour 
les  marins  génois  de  saint  Louis.  Dans  l'appréhension  d  une 
surprise,  les  habitants  accueillirent  assez  mal  les  proposi- 
tions de  l'amiral  Florent  de  Varennes,  qui  ne  demandait 
pourtant  de  mettre  à  terre  que  les  malades. 

Saint  Louis,  resté  à  bord,  écrivit  son  testament.  Quand 
les  autres  croisés,  le  roi  de  Navarre,  le  légat,  les  comtes  de 
Poitou,  de  Flandre,  Saint-Pol,  Jean,  Hls  aîné  du  comte  de 
Bretagne,  l'eurent  rejoint,  on  tint  conseil  pour  savoir  où 
aller.  Saint  Louis  songeait  bien  à  reprendre  la  campagne 
d'Egypte.  Mais  l'espoir  qu'avait  donné  le  bey  de  Tunis  de 
se  convertir  à  la  première  occasion  propice,  ou  bien  plutôt 
les  pirateries  de  ses  sujets  qui  incommodaient  les  marchands 
chrétiens  et  secondaient  les  sultans  d'Egypte,  portèrent  à 
faire  une  démonstration  contre  Tunis.  Ce  furent  là  les 
motifs  avoués.  La  véritable  raison  était  que  Charles  d'Anjou, 
roi  des  Deux-Siciles,  voulait  rétablir  à  son  profit  le  tribut 
jadis  imposé  au  bey  par  Roger  II,  l'un  de  ses  prédéces- 
seurs (2).  Louis  IX,  en  bon  frère,  appuyait  ces  prétentions. 


(1)  Annales  Januens es,  Mon.  Germ.  Hist.,  t.  XVIII,  p.  267. 

(2)  Cf,  les  sources  citées  par  Le  Nain  de  Tillemont,  Vie  de  S.  Louis, 
roi  de  France,  éd.  J.  de  Gaulle  pour  la  Soc.  de  l'Hist.  de  France,  t.  V, 
p.  148-151.  —  D'AcHERY,  Spicilerjium,  t.  HI,  p.  664-665. 


18()  HISTCJIRK    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

Ce  changement  de  direction  causa  plus  d'une  surprise, 
surtout  à  Gènes,  qui  était  en  bons  termes  avec  les  musul- 
mans de  Tunis.  Précisément,  au  moment  où  la  flotte  chré- 
tienne parut  devant  la  Goulette,  le  17  juillet,  des  navires  de 
commerce  génois,  qui  n'avaient  point  été  prévenus  de  l'ex- 
pédition, stationnaient  dans  le  port.  Le  bcy  les  ht  aussitôt 
saisir  et  garda  les  marchands  comme  otages  (1).  Rien  n'était 
préparé  du  reste  pour  repousser  une  attaque.  L'amiral  de 
Varennes,  poussant  une  pointe  dans  le  port,  reconnut  que 
les  vaisseaux  étaient  vides  et  choisit  le  lieu  du  débarque- 
ment. C'était  une  petite  île  d'une  lieue  de  long  entre  Gar- 
thage  et  Tunis  ;  les  troupes  y  prirent  terre  le  lendemain, 
avant  que  les  Sarrasins  qu'on  voyait  accourir  de  toutes 
parts  fussent  en  mesure  de  s'y  opposer.  Une  tour  qui  défen- 
dait l'ile  fut  rapidement  enlevée.  Le  21  juillet,  l'armée 
chrétienne  décampait  faute  d'eau  potable  et  marchait  sur 
Carthage,  à  une  lieue  de  là. 

La  vieille  cité  phénicienne,  restaurée  au  siècle  précédent, 
était  alors  une  petite  ville  solidement  défendue  par  un 
château  fort  sis  sur  l'emplacement  de  la  citadelle  de 
Byrsa  (2).  Le  jeudi  24,  saint  Louis  lança  contre  elle  les 
marins  génois  qui  n'avaient  pas  encore  débarqué  ;  il  les  fit 
soutenir  par  les  corps  de  bataille  de  Carcassonne,  de 
Ghâlons,  de  Périgueux  et  de  Beaucaire  (3).  Les  Génois  em- 
portèrent la  citadelle  d'assaut,  malgré  la  vigoureuse  résis- 
tance des  Maures,  et  y  plantèrent  leur  drapeau,  avant  que 
les  marins  catalans  et  provençaux,  témoins  de  leur  action 
d'éclat  et  jaloux  d'y  prendre  part,  eussent  pu  entrer  en 
ligne  (4). 

Le  lendemain,  saint  Louis  fit  part  de  sa  victoire  aux  ré- 

(1)  Annales  Januenses,  dans  les  Mon.  Germ.  Iiist.,  t.  XVIII,  p.  268. 

(2)  Le  Nain  de  Tillemont,  t.  V,  p.  154. 

(3)  Id.,  t.  V,  p.  154. 

(4)  Annales  Januenses,  p.  268. 


I,KS    CROISADES.  IS" 

gents.  Il  avait  désormais  une  base  d'opérations  contre 
Tunis.  Mais  Charles  d'Anjou  le  pria  de  ne  point  presser  les 
opérations  jusqu'à  son  arrivée,  afin  de  recueillir  lui-même, 
ajoutons-le,  les  fruits  de  la  campagne  et  d'imposer  ses  pré- 
tentions au  bey  intimidé.  Il  réclamait  en  même  temps  des 
vaisseaux  pour  transporter  ses  troupes  siciliennes.  Le 
:29  juillet,  Olivier  de  Termes,  qui  arrivait  au  caliip,  assurait 
que  Charles  était  en  partance  et  déjà  embarqué.  Cependant 
la  flotte  sicilienne  n'apparut  que  le  25  août,  au  moment  où 
saint  Louis  expirait  (1) 

Fatigué  par  la  chaleur  torride,  par  les  attaques  inces- 
santes des  Sarrasins  qui  l'obligeaient  à  s'armer  jusqu'à  cinq 
fois  de  jour  et  de  nuit  en  vingt-quatre  heures,  profondément 
affligé  par  la  mort  de  son  fils  chéri  Jean  de  Nevers,  du  légat, 
du  chancelier,  de  nombre  de  croisés,  saint  Louis  succomba 
à  une  dysenterie  violente  :  sa  fin  fut  ce  qu'avait  été  sa  vie, 
admirable  d'humilité  et  de  piété.  Il  mourut  sur  la  cendre  en 
louant  Dieu. 

Son  fils  aîné  Philippe  et  son  frère  Charles  d'Anjou  prirent 
la  direction  des  opérations.  Les  Sarrasins  avaient  établi  leur 
camp  près  de  Carthage.  Ils  recevaient  leurs  vivres  de  Tunis, 
par  bateaux,  à  travers  la  lagune.  Charles  d'Anjou  voulut  les 
intercepter  :  les  Sarrasins  essayèrent  d'empêcher  la  mise  à 
l'eau  des  barques  de  guerre  chrétiennes  dans  la  lagune  :  ils 
furent  repoussés  et  battus  après  un  vif  combat  où  succomba 
l'amiral  de  Varennes  (4  septembre).  Aux  barques  de  croi- 
sière, Philippe  substitua  des  galères  de  façon  à  presser  da- 
vantage Tuais.  Et  de  fait,  le  bey  se  résigna  à  traiter  le  30  oc- 
tobre, à  payer  une  indemnité  de  guerre  de  525,000  livres  et 
le  tribut  annuel  de  douze  onces  d'or  réclamé  par  le  roi  de 
Sicile.  La  flotte  anglaise  du  prince  Edouard  arriva  trop  tard 
pour  prendre  part  au  profit  (2).  Toute  l'armée  croisée  réunie 

(1)  Le  Nain  de  Tillemont,  t.  V,  p.  158-159. 

(2)  Id.,  t.  V,  p.  181  et  suiv. 


188  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

comprenait  plus  de  200,000  hommes.  Mais  la  contagion 
qui  régnait  dans  le  camp  força  à  déraper  au  plus  vite. 

On  décida  donc  d'hiverner  en  Sicile  :  les  troupes  se  rem- 
barquèrent dans  la  journée  du  [8  novembre  et  le  lendemain. 
Le  21,  la  flotte  arrivait  en  vue  du  port  de  ïrapani  ;  les 
grosses  nefs  jetèrent  l'ancre  à  un  mille  de  la  côte  et  les  pe- 
tites commencèrent  à  les  décharger.  Mais  dans  la  soirée  du 
22,  la  mer  commença  à  s'agiter,  et  la  tempête  éclata,  le  23, 
avec  une  telle  violence  que  les  marins  ne  se  souvenaient  pas 
d'en  avoir  vu  de  pareille.  Près  de  quatre  mille  personnes 
périrent,  dix-huit  grandes  nefs,  sans  compter  les  petites, 
sombrèrent;  de  l'une  d'elles,  qui  portait  mille  hommes, 
l'évéque  de  Langres  se  sauva  presque  seul,  en  chemise, 
dans  une  petite  ]>arque. 

La  tempête  passée,  on  tint  conseil  le  mardi  25.  On  parla 
de  passer  en  Palestine  ou  de  guerroyer  contre  Michel  Paléo- 
logue.  Mais  en  définitive,  le  moral  des  troupes  étant  for- 
tement ébranlé,  on  remit  la  croisade  à  l'année  1274  :  et 
chacun  quitta  la  croix  qu'il  portait  sur  les  épaules  (1). 

L'idée  des  croisades  ne  s'éteignit  point  avec  saint  Louis. 
En  mai  1272,  Philippe  le  Hardi,  passant  une  convention 
avec  le  viguier  d'Aigues-Mortes,  se  réservait  d'instituer 
im  amiral  au  moment  du  passage  général  (2). 

Mais  du  mot  magique  de  croisade,  des  indulgences  qui 
s'y  trouvaient  attachées,  on  abusa.  L'enthousiasme  s'égara 
aux  pseudo-croisades  contre  Constantinople,  Jean  sans 
Terre,  Pierre  d'Aragon  ;  quand,  au  xiV  siècle,  Jean  XII 
essaya  de  réchauffer  le  zèle  religieux,  il  le  trouva  presque 
partout  éteint. 

(1)  Le  Nain  de  Tillemont,  t.  V,  p.  192-193. 

(2)  Archives  nationales,  JJ  30^  ,  n"  441. 


GUERRE   D'ARAGON  (^^ 

(1285-1291) 


La  catastrophe  des  Vêpres  siciliennes,  le  30  mars  1282, 
déchaîna  la  guerre  entre  Charles  d'Anjou,  roi  des  Dcux- 
Siciles,  et  Pierre  III  d'Aragon,  fauteur  des  rebelles.  Dès  le 
début,  le  roi  de  France  prenait  position  en  signifiant  à 
Pierre  III  qu'il  se  tiendrait  pour  offensé  de  toute  inter- 
vention étrangère  en  Sicile  (2).  Bientôt,  les  désastres  du 
parti  angevin  l'obligèrent  à  mettre  en  voie  d'exécution  ses 
menaces;  comme  le  pape  Martin  IV  attachait  à  la  guerre 
les  privilèges  et  les  décimes  de  la  croisade,  Philippe  n'eut 
pas  de  peine  à  obtenir  l'assentiment  des  barons  et  des  pré- 
lats réunis  à  Paris  le  20  février  i28i  :  l'un  de  ses  fds  rem- 
j)lacerait  sur  le  trône  d'Aragon  le  roi  excommunié. 

(1)  Sur  la  guerre  d'Aragon,  les  chroni([ues  et  les  livres  abondent  :  Ber- 
nât d'Esclot,  Cronicadel  rey  en  Père,  éd.  par  Buchon,  dans  ses  CItronitjues 
étrangère'!  relatives  aux  expéditions  française.'!  du  XHf  siècle.  Paris,  1840, 
in-8",  n"  3  {Panthéon  littéraire).  —  Raiiion  Muntaker,  Chronica  o  des- 
cripcio  dels  fets  et  hazanyes  del  incljt  rey  don  Jaunie  I,  éd.  par  BofaruU. 
Barcelona,  1860,  in-8",  et  trad.  par  Buchon,  t.  V  et  VI  de  sa  Collection. 
Paris,  1827,  in-8".  —  Bartholomaeus  nt,  Neocastro,  Historia  Sicula  1 1250- 
1294),  éd.  par  Muratori,  Reruni  Ilalicariun  Scriptores,  t.  XIII,  p.  1007. 
—  Nicolaus  Specialis,  Historia  Sicula  (1282-1337),  éd.  par  Muratori,  Rer. 
Ital.  Script.,  t.  X,  p.  917.  —  Michèle  Amaui,  la  Guerra  del  Vespro 
Siciliano,  2'  éd.  Parigi,  1843,  2  in-8".  — Ch.  V.  Lanclois,  le  Règne  de 
Philippe  m  le  Hardi.  Paris,  1886,  in-8",  p.  147. 

^21  20  mai  1282.  (Publié  par  Saikt-Priest,  Histoire  de  la  conquête  de 
Naples  par  Charles  d'Anjou.  Paris,  1847-1848,  in-8",  t.  IV,  p.  203.) 


190  HISTOIRE    DE    LA    MARINE   FRANÇAISE. 

Durant  le  reste  de  Tannée,  les  prédicateurs  sillonnèrent 
le  royaume,  ébranlant  les  masses  pour  cette  croisade  d'un 
nouveau  genre.  Sur  mer  et  sur  terre,  les  préparatifs  étaient 
activement  poussés  ;  d'immenses  approvisionnements  s'en- 
tassaient dans  les  villes  du  sud,  aux  approches  de  la  fron- 
tière, à  Béziers,  Carcassonne,  Toulouse,  ou  dans  les  ports 
d'Aigues-Mortes  et  de  Marseille.  Les  transporter  à  dos  de 
mulet  par  les  cols  pyrénéens  eût  été  folie.  On  eut  recours  à 
la  marine. 

La  marine  n'existait  point;  on  la  créa.  Cent  galères  de 
guerre  furent  mises  en  chantier,  achetées  ou  nolisées  par 
les  commissaires  français,  qui  dépensèrent  de  ce  chef  plus 
de  deux  cent  mille  livres  (1).  A  ^Sarhonne,  le  "  procureur 
du  roi  pour  l'affaire  des  galères  " ,  Pons  Rasier,  organisait 
de  toutes  pièces  un  arsenal  fourni  d'agrès  et  de  vais- 
seaux (2).  Tout  le  long  des  côtes  levantines,  de  Pise  jus- 
qu'à Narbonne,  furent  dressées  des  tables  d'enrôlement  où 
des  marins  de  toutes  nationalités  venaient  s'engager  au  ser- 
vice de  la  croisade  (;î).  En  moins  d'un  an,  Philippe  put 
disposer  de  trois  cents  navires  environ,  galères  de  guerre 
ou  transports,  et  de  trente  à  quarante  mille  hommes. 

C'est  alors  qu'on  put  reconnaître  quelle  sage  prévoyance 
dictait  à  saint  Louis  la  création  d'Aigues-Mortes.  Ce  port, 
qui  dans  la  pensée  du  saint  roi  devait  servir  pour  l'embar- 
quement des  croisés,  était  devenu  depuis  peu  d'années  une 
station  navale  de  premier  ordre  :  il  avait  été  élargi  et  la 
ville  garnie  d'une  enceinte,  suivant  contrat  passé  en  mai  1272 
entre  Philippe  111  et  l'ancien  capitaine  du  peuple  de  Gènes, 

(1)  202880  livres  tournois  17  s.  2  d.  :  les  commissaires  étaient  W  de 
Sanz,  G.  le  Gorin  et  Jean  .Maillière.  (Historiens  de  la  France,  t.  XXI, 
p.  517.  Cf.  aussi  t.  XX,  p.  528.) 

(2)  Bihl.  nation.,  Doat  50,  fol.  424,  et  Langlois,  le  Règne  de  Philippe  III, 
p.  374,  et  pièce  justif.  XXIX  :  Pons  Rasier  et  Robert  le  Tabelart  dépen- 
sèrent près  de  58,000  livres. 

(3)  Rernat  d'Esclot,  ch.  cxxxi. 


GUERRE   D'ARAGON.  191 

réduit  au  métier  d'entrepreneur,  Guillaume  Boccanera.  En 
concédant  la  moitié  des  revenus  du  port  à  Boccanera,  Phi- 
lippe réservait  les  droits  éventuels  de  l'amiral  qui  serait 
institué  au  moment  de  la  croisade  (1).  Il  n'y  en  avait  point 
en  temps  ordinaire;  et  nous  allions  apprendre  par  une  dure 
expérience  que,  si  l'on  peut  créer  une  flotte,  les  amiraux  ne 
s'improvisent  pas. 

Pour  la  première  fois  que  la  P'rance  livrait  une  guerre 
maritime,  elle  avait  contre  elle  la  puissance  navale  la  plus 
redoutable  :  le  roi  excommunié,  qui  s'intitulait  chevalier  et 
seigneur  de  la  mer  (2),  appuyait  ses  prétentions  par  une 
flotte  de  cent  galères  tirée  des  quatre  arsenaux  de  Barce- 
lone, Valence,  Tortose  et  Cullera  (3).  Son  illustre  amiral, 
Roger  de  Loria,  allait  revenir  de  Sicile  avec  le  prestige  de 
la  victoire,  après  avoir  battu  en  détail,  avant  leur  jonction, 
les  flottes  de  Provence,  de  Naples  et  de  l'Adriatique,  et 
décidé  du  sort  de  la  Sicile  par  les  victoires  navales  de  Pico- 
tera, de  Naples,  de  Reggio  et  de  Malte.  Dernière  fatalité! 
le  seul  Français  qui  pût  lui  tenir  tète,  rude  capitaine  encore 
à  soixante-quatre  ans,  jamais  abattu  par  les  revers,  Charles 
d'Anjou,  mourut  en  janvier  1285. 

En  mai,  Philippe  le  Hardi  entrait  en  Roussillon  avec  une 
armée  formidable  que  les  chroniqueurs  les  plus  modérés 
évaluèrent  à  cent  mille  hommes,  les  autres  à  trois  cent 
mille  (4).  Elle  marchait  en  six  corps,  suivant  les  langues, 
les  races  ou  les  conditions,  ribauds,  chevaliers,  langue  d'oc, 

(i)  Archives  nation.,  JJ  30^  n°  441.  —  L'entrepreneur  mourut  et  ce  fut 
Philippe  III  qui  fit  achever  les  travaux.  (Archives  nation.,  J  474,  n"  40. 
—  Di  PiETno,  Histoire  d'Aigues-Mortes,  p.  112.  —  Langlois,  le  Règne  de 
Philippe  m,  p.  373.) 

(2)  VlLLAM,  apud  MURATORI,  t.   XIII,  p.  297. 

(3)  MuNTA>ER,  ch.  XXXVI.  D'un  autre  passage,  il  résulterait  que  le  roi 
d'Aragon,  après  la  conquête  de  la  Sicile,  eut  jusqu'à  220  galères  (ch.  cxxx). 

(4)  100,000  d'après  Villam,  liv.  VII,  ch.  ci  —  300,000  selon  la  chro- 
nique de  Saint-Paul  de  Narbonne.  (Catel,  Histoire  des  comtes  de  Toulouse, 
p.  169),  —  338,000  suivant  B.  d'Esclot,  ch.  cxxxlii. 


192  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

langue  d'oïl  avec  les  Flamands  et  les  Allemands,  troupes 
de  l'Église  avec  le  légat  Cholet,  enfin  le  roi  de  France  et  sa 
troupe.  Des  hauteurs  de  Panissars,  Pierre  III  d'Aragon 
assistait  terrifié  au  défilé  sans  fin  (1),  comme  autrefois 
Didier  vit  se  dérouler  dans  les  plaines  lombardes  l'immense 
cortège  de  Gharlemagne.  Le  dénouement  ne  devait  pas  être 
semblable;  non  point  que  Pierre  III  disposât  de  forces  im- 
posantes. En  déchirant  les  privilèges  de  l'aristocratie  et  les 
libertés  des  communes,  il  s'était  aliéné  l'affection  des 
Catalans,  qui  se  présentèrent  devant  lui  avec  des  fers  sans 
lances  et  des  fourreaux  vides,  prêts  à  le  défendre  de  leur 
corps  suivant  le  serment  féodal,  mais  résolus  de  ne  point 
combattre.  Pierre  III,  plutôt  que  de  s'abaisser  devant  ses 
vassaux  et  de  céder  à  leurs  revendications,  préféra  soutenir 
le  premier  choc  avec  les  gens  de  ses  propres  domaines  et 
les  Almogavares  à  sa  solde  (i2).  Et  son  opiniâtreté  le  sauva. 
La  violence  et  l'inexpérience  des  nôtres  furent  ses  meil- 
leurs auxiliaires.  Le  sac  d'Elne,  le  25  mai,  eut  un  dou- 
loureux retentissement  dans  la  chrétienté  :  le  massacre  de 
la  population  et  la  destruction  de  la  ville  par  les  croisés 
justifièrent  d'avance  les  épouvantables  représailles  que  nous 
réservait  la  guerre.  Puis  les  montagnes  franchies,  Peyralade, 
CastcUon  d'Ampurias  tombèrent,  enfin  San  Salvador,  la 
forteresse  qui  domine  Rosas.  C'est  dans  cette  baie  abritée, 
excellente  rade  pour  les  transports,  que  fut  établi  le  dépôt 
des  vivres  de  l'armée  (22  juillet)  (;i).  Une  escadre  de  vingt- 
cinq  galères  fut  affectée  à  la  garde  du  port;  une  escadre 
d'égale  force  escortait  les  convois  depuis  Marseille  et  Nar- 
bonne  jusqu'au  dépôt;  de  là,  les  munitions  étaient  dirigées 

(1)  B.  d'Esclot,  ch.  cxxxvii  :  B.  d'Esclot  dit  que  l'ierre  vit  le  (JéHlé  du 
sommet  de  l'eyralade.  Mais  le  roi  d'Aragon  put  y  assister  ([uelques  jours 
plus  tôt  au  col  de  Panissars  où  il  était  dès  le  7  mai. 

(2)  BucHO^,  Chroniques...  du  XIIT  siècle,  dans  le  Panthéon  littéraire, 
p.  XLIX  et  670. 

(3)  Coll.  Cluiraml.aull.  vol.  469,  fol.  127. 


GUERRE    D'ARAGON.  193 

SOUS  bonne  garde  vers  Girone,  que  nos  troupes  assiégeaient. 
La  marine  restait  à  la  remorque  de  l'armée,  dont  elle  sui- 
vait pas  à  pas  les  progrès.  Elle  avait  attendu  que  la  prise  de 
Kosas  lui  donnât  une  Ijase  d'opérations.  Elle  attendit  les 
ordres  du  roi  pour  occuper  la  côte  catalane,  besogne  facile  ; 
les  ports  étaient  désemparés,  d'autres  se  rendirent  à  la 
simple  apparition  des  Français.  La  flotte,  après  avoir  poussé 
une  pointe  sur  Blancs,  à  huit  lieues  de  Barcelone  (l),  rétro- 
grada jusqu'à  San  Feliu  de  Guixols,  où  l'amiral  établit  une 
avant-garde  de  soixante  galères  ;  le  vice-amiral,  avec  cin- 
quante autres  galères,  fit  le  va-et-vient  entre  San  Feliu  de 
Guixols  et  Rosas  et  continua  la  chaîne  d'escadres  qui  nous 
reliait  aux  ports  français  (2).  Satisfaits  d'avoir  établi  une 
sorte  de  parados  à  l'armée  de  terre,  un  cordon  de  cou- 
verture contre  les  entreprises  venues  du  dehors,  nos  marins 
ne  quittèrent  plus  leurs  échelons  de  ravitaillement.  Réduits 
à  ce  rôle  passif  de  garde-côles  et  de  convoyeurs,  on  prévoit 
quels  coups  de  massue  ils  allaient  recevoir  d'une  flotte 
mol>ile  et  audacieuse. 

Pourtant  la  Providence  à  ces  croisés  avait  fait  la  partie 
belle  :  ils  avaient  cette  chance  inouïe  d'être  pour  quelques 
semaines  les  maîtres  de  la  mer,  que  la  flotte  aragonaise 
retenue  en  Sicile  leur  abandonnait  sans  coup  férir,  ils  ne 
surent  point  en  profiter.  S'ils  avaient  pris  la  précaution  de 
détacher  quelques  éclaireurs  vers  Barcelone,  voici  quels 
renseignements  auraient  pu  leur  Inspirer  la  pensée  d'un 
coup  de  main.   Une  ville  affolée,  la  capitale  du   royaume, 

1)    D'ESCLOT,   ch.   CLIV. 

(21  MuNTANER,  ch.  cxxix-cxxx.  —  jSos  chroniqueurs,  r|ue  les  événements 
maritimes  n'ont  guère  le  don  d'intéresser,  sont  presque  muets  sur  nos  dé- 
sastres. Leur  sileni  e  laisse  sans  contrepoids  la  loquacité  vantarde  des  vain- 
queurs, parfois  durs  pour  nos  marins.  De  ces  chroniqueurs  étrangers,  l'un, 
Bernât  d'Esclot,  est  le  témoin  autorisé  de  la  campagne;  Muntaner,  Ara- 
gonais  à  la  verve  gasconne ,  avait  vingt  ans;  Bartiiélemy  de  ?scocastro 
était  un  jurisconsulte  de  Messine;  Nicolas  Specialis,  «  Sicilien,  »  vivait 
encore  en  i3o7,  cinquante-deux  ans  après  la  guerre. 

1.  13 


194  HISTOIRE    DE    LA    MAUINE    FKAiNÇAISE. 

s'entourait  en  hâte  d'un  retranchement  en  terre  percé  de 
meurtrières  pour  les  arbalétriers  et  muni  de  terre-pleins 
pour  de  grosses  machines  de  jet,  les  hricoles.  Onze  galères, 
les  dernières  de  l'arsenal,  équipées  en  deux  jours,  s'embos- 
saient  à  tout  événement  devant  la  plage  de  Barcelone.  Le 
roi  Pierre  III,  la  population,  étaient  dans  une  anxiété  ter- 
rible, lorsque  les  exploits  des  corsaires  catalans  sortis  de 
tous  les  ports  du  littoral  produisirent  une  détente  salutaire 
dans  l'état  d'énervement  des  es[)rit8. 

L'un  de  ces  braves,  Albesa  d'Alicante,  agissait  avec  une 
telle  maestria  —  le  mot  est  d'un  chroniqueur  aragonais 
—  que  l'histoire  en  a  conservé  le  souvenir.  Il  s'était  aven- 
turé avec  un  lin  de  vingt-huit  rames  jusqu'au  grau  de  Nar- 
bonne.  Accostant  près  d'une  roche  blanche,  il  échoua  son 
lin  de  façon  que  la  carène  de  frais  espalmée  et  toute  blanche 
elle-même  parût,  du  large,  faire  corps  avec  la  roche.  Une 
caravane  de  treize  barques  qui  arrivait  de  Marseille  passa  en 
effet  sans  rien  remarquer,  et  sept  d'entre  elles  enfilèrent  le 
grau.  Au  crépuscule,  Albesa  redressa  son  bâtiment,  joua 
des  rames  et  entra  dans  le  chenal.  Dix-huit  barques  y  dor- 
maient à  l'ancre.  Les  enlever  fut  bientôt  fait.  Quinze  ou 
seize  furent  coulées  après  transbordement  sur  les  deux  der- 
nières des  belles  étoffes,  des  pièces  d'argent  et  d'autres 
choses  nobles,  entendez  par  ce  terme  les  marchands  à 
rançonner.  Albesa,  avec  ses  deux  prises  en  remorque,  fit 
une  entrée  triomphale  à  Barcelone  ;  la  vente  à  l'encan  du 
butin  dura  huit  jours;  on  y  remarquait  trois  tentes  magni- 
fiques, dont  1  une,  destinée  au  roi  de  France,  pouvait  con- 
tenir, dit-on,  mille  chevaliers  (1).  Ce  n'était,  après  tout, 
qu'iuie  revanche  des  maux  incalculables  causés  aux  Cata- 
lans par  un  corsaire  narbonnais  (:2). 

Pareille  aubaine  stimula  l'ardeur   des    marins   catalans. 

(1)  B.  b'Esclot,  ch.  CLvn. 

(2)  Archives  de  Narbonne,  A  A  103,  toi.  63. 


GUEIIRK    D  .\KA(;()N.  I95 

L'escadre  de  garde,  onze  galères  et  deux  lins,  partit  à  son 
tour  avec  le  congé  du  roi  Pierre  qui  bénit  les  deux  amiraux, 
Raymond  Marquet  et  Bérenger  Mallol  (l).  Quelques  bor- 
dées courues  dans  l'est  laissèrent  croire  que  la  floltille  pre- 
nait la  route  de  Sicile.  Hors  de  vue  des  cotes,  MarqueL  et 
Mallol  pointèrent  au  nord  :  ils  se  portaient,  à  l'insu  des 
nôtres,  sur  les  derrières  de  notre  Holle,  vulnérable  seu- 
lement à  Farrière-garde.  La  nuit  venue,  ils  s'approchèrent 
de  Gadaquès,  dont  le  gouverneur  pour  la  France,  Gras, 
était  de  connivence  avec  eux.  A  un  signal  convenu,  les 
deux  neveux  du  gouverneur  accostèrent  la  capitane  mouillée 
au  port  Ligat  :  »  Messeigneurs,  vous  arrivez  à  point,  dirent 
aux  amiraux  les  deux  jeunes  gens.  Hier  matin,  cinquante 
galères  ont  quitté  llosas  avec  un  grand  nombre  de  barques  : 
dans  la  soirée,  nous  leur  avons  vu  doubler  le  cap  d'Aygua- 
Freda.  A  Rosas  où  j'ai  été  hier,  continua  Tun  d'eux,  il  ne 
reste,  pour  garder  le  port,  que  vingt-cinq  galères  bien 
armées  sous  le  commandement  d'un  gentilhomme  pro- 
vençal, Guillaume  de  Lodève.  —  Et  la  nuit,  où  sont-elles? 
—  Chaque  soir,  quand  elles  ont  fait  leur  salut  du  soleil 
couchant,  elles  se  placent  à  la  pointe  en  dehors  du  port  et 
s'y  tiennent  éloignées  les  unes  des  autres,  les  voiles  lar- 
guées, jusqu'à  l'aube.  Elles  observent  le  même  ordre  chaque 
jour.  J'ai  couché  plus  de  dix  nuits  à  bord  par  partie  de 
plaisir,  et  j'ai  toujours  vu  qu  on  suivait  les  mêmes  disposi- 
tions (2).  i> 

Sur  cet  avis,  Marquet  et  Mallol  décidèrent  d'attaquer  le 
lendemain  à  l'aube.  Mais  leur  surprise  fut  déjouée  :  deux 
lins  de  vigie  de  Guillaume  de  Lodève  les  aperçurent  et  don- 
nèrent l'alarme.  Trompettes  et  nacaires  sonnèrent  le  branle- 


(1)  Investis  de|)uis  le  16  mai  1285  de  l'office  d'auiirauté.  ^Isidoro  Carisi, 
Gli  urcliivi  e  le  biblioteclic  rli  Spagna,  Parte  2^,  fasc.  I.  i'alcrmo,  1884, 
in-4",  p.  79.) 

(2)  Mdntaner,  ch.  cxxx. 


]9(j  HISlOir.E    DE    LA    MARIi\E    FRA^ÇA1SE. 

bas,  et  Guillaume  manœuvra  de  façon  à  barrer  les  approches 
de  Rosas.  11  s'avançait  en  bon  oi'dre,  suivant  la  tactique  des 
flottes  supérieures  en  nombre  qui  cherchent  à  envelopper 
Fadversaire  :  une  ligne  de  quinze  galères  amarrées  ensemble 
devait  supporter  le  choc,  derrière  elles  voguaient  les  dix 
autres  chargées  de  tourner  Fennemi  et  de  le  prendre  à  dos. 
Marquet  et  Mallol  semblaient  se  prêter  à  ce  jeu  en  s'immo- 
bllisant  aussi.  Leurs  onze  galères  se  laissèrent  cerner;  mais 
Tabordage  était  impo8siI)le,  tant  ces  bâtiments  liés  les  uns 
aux  autres  par  les  câbles  et  les  avirons  formaient  un  bloc 
impénétrable.  De  leur  plate-forme  flottante,  les  arbalétriers 
de  Catalogne,  les  jdIus  habiles  du  monde,  tiraient  sans  re- 
lâche, forts  de  leur  adresse  et  de  leur  supériorité  numérique, 
car  ils  remplaçaient  sur  plusieurs  galères  les  rameurs  de 
troisième  rang. 

Sous  la  pluie  d'acier  qui  balayait  les  ponts,  sous  le  ter- 
rible choc  des  viretons  que  des  cannelures  hélicoïdales  ani- 
maient d  un  mouvement  rotatoire  et  qui  traversaient  parfois 
du  même  coup  deux  hommes  placés  l'un  derrière  l'autre  (l), 
les  malheureux  Français  attendaient  stoïques ,  l'épée  ou 
l'estoc  à  la  main;  leurs  dards  mal  Jjrandis  frappaient  aussi 
souvent  avec  Varisteuil  (le  bois)  qu'avec  le  fer.  Une  sonnerie 
de  trompette  éclata  chez  l'ennemi...  A  ce  signal,  les  galères 
catalanes,  aussitôt  déliées,  se  jetèrent  au  travers  de  nos 
lignes,  qu'elles  coupèrent  en  trois  tronçons.  Elles  em- 
portaient en  un  tourbdlon  d'écume  la  division  où  flottait 
l'étendard  de  France.  Pour  amariner  au  plus  vite  les  sept 
galères  prisonnières,  avant  un  l'etour  offensif  de  leurs  com- 
pagnes, les  Catalans  bondirent  à  labordage,  le  couteau  au 

(1)  Sur  la  façon  des  arbalètes  et  des  viretons,  voyez  le  registre  28  des 
Iiittoilus  et  E.xitus  des  Archives  «lu  Vatican,  fol.  83,  analysé  dans  mon 
étude  snr  Une  escadre  franco-papale,  apud  Mélanges  d'arclicologie  et 
d'Iii-tolrc  de  iVlcole  françaine  de  Home,  l.  XIII  (1893),  tirnpc  ;i  part, 
|i.  10-lV.  —  PiF-iNMi),  lixlrciils  des  liisioriens  inahes  leltitifs  aux  Croisades, 
!>.  255,  note  1. 


OUKRRK    D'ARACON.  ,1,- 

poing,  et  frappèrent,  frappèrent  comme  des  fous  ivres  de 
sang.  Les  chevaliers  français,  les  marins  encore  valides  lut- 
tèrent en  désespérés.  Il  n'en  resta  pas  deux  cents  debout. 
Le  grand  étendard  était  al>attu,  le  capitaine  Guillaume  de 
Lodèvc  prisonnier.  Tout  était  pris  ou  tué.  En  ce  moment, 
la  division  qui  se  trouvait  au  midi,  montée  de  INarbounais, 
arrivait  à  la  rescousse  de  son  chef.  Elle  livra  un  couihat 
furieux  et  ne  battit  en  retraite,  ses  équipages  réduits  de 
moitié  et  ses  apparaux  en  loques,  qu'après  avoir  perdu 
tout  espoir  de  revanche.  Le  troisième  tronçon  de  notre 
flotte  ,  des  galères  marseillaises  fort  éprouvées  aussi  , 
n'avaient  pas  attendu  l'issue  de  la  bataille  :  hors  de  la 
mêlée,  à  l'est,  elles  prolitèrent  de  leur  position  pour  se 
replier  sur  le  gros  de  nos  forces  navales  (1).  Ce  fut  à  cette 
lâcheté  que  Guillaume  de  Lodève,  ou  du  moins  l'un  de 
ses  amis,  un  troubadour  de  Bézici^s,  attribua  le  désastre  de 
Rosas  (2). 

De  leurs  sept  prises,  Marquet  et  Mallol  trièrent  les  deux 
plus  mauvaises,  y  déposèrent  les  marins  prisonniers  et  cou- 
lèrent le  tout,  corps  et  biens.  Ils  n'avaient  épargné  f[i\e  le 
capitaine  et  les  chevaliers  capables  de  se  racheter.  Avantde 
songer  au  retour,  ils  allèrent  prendre  un  peu  de  repos  aune 
pointe  près  de  Cadaquès,  où  leurs  deux  espions  vinrent 
recevoir  une  récompense  bien  méritée. 

Cependant  les  cinquante  galères  du  vice-amiral  français, 
avisées    par  deux  barques  ou  par  les    Marseillais    fugitifs, 

(1)  B.  d'Esclot,  cil.  ci.viii.  —  MuxTANEu,  cil.  f;xxtx-cx.\x\ .  —  Jacolji 
AuRiE,  Annales  Jaiiueiisea ,  èA .  apiul  Monumenta  Gennaniœ histor .,  t.  XVIII, 
p.  314. 

(2j  Supplique  de  Jean  Estève  de  Béziers  à  Philippe  le  Bel  en  1286, 
publiée  par  Gabriel  AzAts  dans  les  Mémoires  de  la  Société  archéolo(]ique 
de  Béziers,  S*"  série,  t.  I,  p.  221.  Jean  Estève  demande  à  l'hilippe  le  Bel 
d'obtenir  la  délivrance  de  G.  de  Lodève.  L'allusion  qu'il  fait  à  la  lâcheté 
des  compagnons  de  G.  de  Lodève  m'a  fait  adopter  la  version  de  B.  d'Esclot, 
corroborée  du  reste  par  les  Annales  de  Jacques  d'Oria.  Muntaner  préten- 
dait au  contraire  que  toute  notre  flotte  resta  prisonnière 


198  HISTOIIil';    DK    I.A    MAltlNK    FRANCAISK. 

aA'alent  quitté  la  cale  Tamarin  (1),  qui  sert  de  débarcadère 
à  Palafurgell,  et  faisaient  volte-face  vers  Rosas.  Au  delà  du 
cap  d'Aygua-Freda,  elles  aperçurent  l'escadre  victorieuse 
qui  remorquait  ses  prises  vers  Barcelone  :  aussitôt  elles 
entraient  en  chasse.  Marquet  et  Mallol,  jugeant  la  partie 
inégale,  coulèrent  les  cinq  bâtiments  amarinés  et  firent  force 
de  rames  vers  Majorque.  Le  vent  de  terre,  qui  fraîchissait, 
aidait  leur  manœuvre;  à  la  nuit,  ils  avaient  perdu  de  vue 
notre  flotte.  Le  lendemain,  ils  touchaient  Barcelone.  La 
revue  de  leurs  troupes  témoigna  éloquemment  de  leur  vic- 
toire :  trente-neuf  morts  et  moins  de  quatre  cents  blessés 
manquaient  à  Tappel,  tandis  que  nos  pertes  se  chiffraient  à 
deux  ou  trois  mille  hommes  (:2).  Sans  tarder,  Pierre  III 
manda  ces  nouvelles  à  son  fils  Jacques,  alors  en  Sicile, 
s'éfonnant  de  n'avoir  pas  encore  les  flottes  aragonaise  et 
sicilienne  rappelées  d'urgence. 

Quel  intervalle  sécoula  entre  la  bataille  de  Rosas  et  l'ar- 
rivée de  ces  renforts?  Nous  l'ignorons;  il  faut  compter  plu- 
sieurs semaines  ;  car  nos  effectifs,  à  peine  effleurés  par  la 
défaite,  furent  réduits  dans  des  proportions  effrayantes  par 
le  typhus  et  par  les  miasmes  pestilentiels  qui  traînaient  sur 
mer  et  sur  terre.  De  trois  en  trois  semaines,  aux  jours  de 
grandes  fêtes,  nos  équipages  passaient  une  revue,  une 
montre.  Le  15  août,  ils  parurent  tellement  affaiblis  qu'on 
ne  put  conserver  que  cent  vingt  bâtiments  en  service,  galères 
ou  térides,  sur  deux  cent  dix  navires  de  guerre.  Le  8  sep- 
tembre, il  n'v  avait  plus  que  quatre-A'ingts  galères  armées, 

(1)  l'ulainos.  dit  B.  d'Esclot  :  la  question  importe  peu  du  reste,  les  deux 
ports  sont  très  voisins. 

(2)  B.  d'Esclot,  cli.  clvui.  —  Muntaner  rapporte  ainsi  les  faits  :  les 
Catalans  traînaient  les  25  j«;alères  prises  (chose  bien  difficile  pour  11  {jalères), 
à  la  vue  des  Français,  ils  en  abandonnèrent  une  partie  et  prirent  avec 
22  {;alères  et  2  lins  la  route  de  Barcelone.  Suivant  lui,  4,000  Français, 
c'est-à-dire  l'effectif  exact  de  25  {jalères,  auraient  péri,  et  300  hommes  du 
côté  des  Catalans.  Ki  les  Annales  de  Jacques  d'Oria,  ni  la  relation  officielle 
de  Pierre  III  (Carini,  p.  61},  n'accusent  de  notre  côté  une  telle  perte. 


ODERRK    O'ARAGON.  100 

otà  la  fètc  de  Saiul-Michel,  cinquante-cinq.  Si  ces  chiffres 
semblent  prol)ables,  les  dates  le  sont  moins.  Le  chroniqueur 
sicilien  qui  les  donne  habitait  Messine  et  consignait  souvent 
des  nouvelles  fraîches  d'un  mois  (l).  C'est  au  mois  de  sen- 
teml)ro  que  s'accomplirent,  pour  notre  flotte,  ses  tragiques 
destinées. 

Acculé  à  une  situation  sans  issue,  l'amiral  français  Jean 
«  de  Orrco  »  ,  qu'une  lettre  de  Pierre  III  appelle  «Escotum» 
et  qu'il  faut  sans  doute  identifier  avec  le  Génois  Jean  Scoti, 
fils  de  l'armateur  Oger  Scoti  (2),  eut  ordre,  dit-on,  de  brus- 
quer les  événements  en  attaquant  Barcelone.  Il  laissa 
quinze  galères  à  la  garde  de  Rosas  et  prit  avec  le  reste, 
quarante  galères,  la  voie  du  sud  (3).  Trahis,  mal  informés 
et  d'une  personnalité  si  effacée  que  les  chroniqueurs  igno- 
rent ou  confondent  leurs  noms,  nos  commandants  d'escadre 
allaient  se  trouver  aux  prises  avec  le  plus  redoutable  marin 
de  l'époque. 

Le  :24  août,  la  flotte  sicilienne  de  Roger  de  Loria,  pré- 
venue par  trois  courriers,  une  galère  et  deux  lins,  arrivait  à 
Barcelone.  Elle  avait  soumis  la  Calabre,  pris  Tarente  le 
15  juillet  et  accourait  en  hâte  par  la  route  de  Barbarie  : 
dans  la  nuit  de  l'Assomption,  elle  avait  passé  devant  la 
Goulette;  les  Barl»aresques  avaient  dû  éprouver  quelque 
surprise  d'une  soudaine  illumination  nautique  au  milieu  des 
ténèbres  :  c'était  la  coutume,  et  les  marins  siciliens  ne  l'ont 
pas  perdue,  de  fêter  ainsi  la  Madone.  Au  milieu  des  accla- 
mations des    équipages,    Pierre    d'Aragon  passa  en   revue 

(1)  Bartholomaeus  de  Neocastro,  ch.  xcn.  —  Les  Annales  de  Jacques 
tl'Oria  f  Mon.  Germaniœ  hist.,  t.  XVIII,  p.  314)  attribuent  la  mortalité  à 
la  famine,  à  quelque  maladie  épidéniique  et  aux  moustiques,  (|ui  décimaient 
surtout  la  cavalerie.  De  100  galères,  la  flotte  active,  qui  livra  hataille  à 
Loria,  était  réduite  à  40. 

(2)  Qui  en  1264  aime  une  flotte  de  guerre  génoise  pour  la  garde  de  la 
mer.  (G.  Cauo,  Genua  und  die  Machte  am  Mittelmeer.  Halle,  1895,  t.  I, 
p.  153.) 

(3)  Bartholomaeus  de  Neoc.vstro,  cli.  xcn. 


200  HISTOIBK    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

l'escadre  de  Loria  :  carènes  peintes  aux  armes  d'Aragon  et 
de  Sicile,  écus  en  pavesade,  arbalètes  luisant  aux  bordages 
entre  les  écus,  bannières  au  vent,  tentes  en  soie  vermeille 
dressées  sur  les  poupes,  toutes  ces  teintes  chaudes  harmo- 
nisées dans  un  merveilleux  coloris  flambaient  par  un  beau 
soleil  d'août. 

Après  un  repos  de  trois  jours,  Roger  de  Loria  repartit, 
faisant  route  pour  Ilosas.  Il  en  donna  avis  à  l'escadre  <>ata- 
lane  qui  courait  des  bordées  dans  les  eaux  de  notre  flotte. 
Une  autre  division  de  quatre  galères  siciliennes  et  de  huit 
barques,  commandées  par  un  chevalier  de  la  famille  de 
Montoliu,  le  joignit  après  avoir  découvert  d'un  promontoire 
la  marche  de  la  flotte  française  (I). 

Dans  la  nuit  du  i)  septembre  (2),  nos  quarante  galères 
passèrent  sous  le  cap  de  Saint-Sébastien,  les  feux  masqués, 
un  seul  fanal  entête  de  colonne.  L'ennemi,  à  trois  milles  de 
là,  guettait  dans  l'ombre,  derrière  deux  îlots  que  leur  étroi- 
tesse  a  fait  surnommer  les  Fourmis,  Las  Hormigas.  Roger 
de  Loria,  car  c'était  lui,  reconnut  sa  proie  et,  de  peur  de  la 
laisser  échapper,   ordonna  à   dix-huit  galères   de  serrer  la 

(1)  B.  d'Esclot,  cil.  CLxvi  :  il  évalue  à  80  voiles,  dont  44  {jalères,  la 
flotle  de  Roger  de  Loria,  et  à  25  galères  seulement  la  flotte  franraise,  qui 
aurait  eu  pour  objectif  la  capture  de  2  galères  catalanes  en  radoub  à  S.-Pol 
de  Maresme  et  qui  aurait  donné  la  chasse  aux  navires  de  Montoliu,  —  Ml'n- 
TANER  (ch.  cx.KXv)  met  en  ligne  85  galères  du  côté  des  Français,  66  du  côté 
de  Loria,  qui  aurait  reçu  après  la  bataille  le  renfort  des  16  voiles  catalanes 
—  Jacques  d'Ohia  [Mon.  Genn.  fiistor.,  t.  XVIII,  p.  314),  l'ami  des  vain 
eus,  et  Barthélémy  DK  Neocastro  'cil.  xcv),  compatriote  de  Loria,  s'accor- 
dent à  peu  près  sur  les  effectifs  :  30  galères  françaises  contre  35  siciliennes 
et  18  catalanes;  40  contre  30  et  18  :  c'est  ce  dernier  texte,  de  B.  de  ÎNeocas- 
tro,  que  j'adopte. 

(2)  Dans  la  nuit  du  1*"^  octobre,  dit  Barthélémy  de  INeocastro.  Mais  les 
Annales  de  Gênes,  de  J.  d'Oria,  mieux  infornices,  relataient  le  fait  au  mois 
de  septembre  :  elles  pariaient  aussi  du  stratagème  de  Loria  qui  alluma  de 
nomljreux  fanaux  pour  donner  le  change  sur  ses  forces,  dans  la  croyance 
qu'il  avait  devant  lui  toute  la  Hotte  française,  100  galères.  —  La  date  du 
9  septembre  est  fournie  par  la  petite  chronique  publiée  par  R.  RdnriiciiT  et 
Gaston  IUynaud  sous  le  titre  d'Annales  de  Terre  Sainte.  Paris,  1884, 
in-8»,  p.  34. 


(;UKr.UE  D'AU  \(;(»N.  201 

côte  ail  nord  du  cap  Saint-Philippe  :  elles  s'cn^^agcraienl, 
au  moment  de  l'action,  entre  les  nôtres  et  la  terre.  Avecles 
trente  autres  et  les  bâtiments  légers,  Loria  se  réservait  de 
tenir  la  haute  mer  et  de  nous  prendre  entre  deux  feux.  Ces 
dispositions  arrêtées,  il  surgit  à  vme  encablure  de  nos  ga- 
lères; les  fanaux  qu'il  avait  disposés  à  l'avant,  à  la  poupe  et 
au  mât  de  chaque  navire,  afin  de  donner  le  change  sur  ses 
forces,  s'allumèrent  subitement;  les  trompettes  et  les  li in- 
hales sonnèrent,  et  un  immense  cri  de  guerre  s'éleva  : 
a  Arago,  Arago.  "  Ahuris,  épouvantés,  les  nôtres  ont  !a 
présence  d'espint  de  crier  aussi  :  "  Arago,  Arago.  »  — 
(i  Cecilia,  Cecilia,  santa  Maria  délie  scale  di  Messina,  » 
ripostent  les  Siciliens...,  qui  entendent  leur  mot  de  rallie- 
ment répercuté  comme  un  écho  par  leurs  adversaires. 

Signaux,  appels,  tout  est  répété  par  les  nôtres,  que  Loria 
ne  reconnaît  plus  dans  la  mêlée  nocturne  :  "  Allons,  dit- 
il,  puisqu'il  en  est  ainsi,  que  chacun  évite  de  son  mieux 
de  frapper  les  siens;  en  avant,  sus  à  eux,  au  nom  de 
Dieu.  " 

Et  d'un  coup  d'éperon  il  frappe  le  flanc  d'une  galère  pro- 
vençale avec  une  telle  vigueur  qu'il  précipite  à  l'eau  la 
moitié  de  l'équipage,  cinq  ou  six  hommes  exceptés.  Ses 
marins  l'imitent  ;  rien  ne  résiste;  nos  équipages,  en  grande 
partie  étrangers,  n'ont  pas  radmira])le  cohésion  de  la  flotte 
de  Loria,  où  Catalans  et  Siciliens  répartis  en  égal  nombre 
combattent  d'un  même  cœur.  Beaucoup  sautent  à  la  mer; 
des  monceaux  de  cadavres  jonchent  la  couverte  de  nos  ga- 
lères. Plusieurs  d'entre  elles,  dont  l'obscurité  empêcha  de 
reconnaître  le  nombre,  s'éloignent  du  champ  de  carnage  en 
contrefaisant  les  signaux  de  Loria  (1).  C'était  le  grand  ami- 
ral napolitain  Henri  de  Mai'i,  ancien  compagnon  de  saint 
Louis  en    1:270  et  capitaine  de  vingt-quatre   galères    fran- 

(1)     R.   d'EsCLOT,    cil.  CLXVI. 


20-i  IIISTOIRi;    l)K    LA    MAIÎI.NK    FIÎANÇAISE. 

çaiscs  (I),  qui  lâchait  pied  selon  son  habitude  (2).  Trois  ans 
auparavant,  il  n'avait  pas  fait  meilleure  contenance  devant 
le  même  adversaire  (3). 

Tout  le  reste  de  Tescadre  lut  capturé  après  un  horrible 
massacre;  les  bâtiments  qui  se  jetèrent  à  la  côte  furent 
brûlés  le  lendemain.  Suivant  les  relations  officielles  (i), 
plus  de  i,000  Français  furent  passés  avi  fil  de  l'épée,  c'est- 
à-dire  les  équipages  de  vinjjt-cinfj  ijalères.  Le  nerf  de  notre 
puissance  maritime  était  brisé,  et  ])ientôt  allaient  s'ajouter 
à  la  démoralisation  de  la  défaite  la  terreur  et  l'épouvante. 
Des  rares  vaincus  survivants,  Loria  avait  fait  deux  lots  :  une 
cinquantaine  de  chevaliers,  parmi  eu.\  Jean  Scoti  et  Simon 
«  de  Trusia  »  (3),  qualifiés  tous  deux  par  diverses  chro- 
niques du  titre  d'amiral,  furent  admis  à  rançon,  mais 
ensuite  condamnés  à  un  emprisonnement  perpétuel.  Cinq 
cent  soixante  marins,  blessés  ou  non,  qu'on  épargna  par 
ini  raffinement  de  cruauté,  servirent  de  jouets  à  la  fureur 
catalane.  Loria  les  avait  confiés  à  Marquet  et  Mallol,  chargés 

(i)  B.  DE  ÎNeocastro,  cil.  xcv.  —  Ancien  amiral  des  fjalères  de  la  Répu- 
blique de  Gênes,  il  brûla  une  nave  du  vénitien  Marino  Sanudo  (1271). 
(Arch.  de  Gênes,  Materie  politiche,  rnazzo  5.)  Grand  amiral  de  Charles 
d'Anjou,  Henri  de  Mari  aurait  un  moment  commandé  en  chef  la  flotte  fran- 
çaise. (ZuniTA,  Annales  d'Aragon,  liv.  IV,  cii.  lv.  —  Pietro  Vincenti, 
Teatro  degli  nomini  illustri  che  furono  grand'  ammiragli  nel  regno  di  Na- 
poli,  p.  47,) 

(2)  B.  d'Esclot  limite  à  J2  et  J.  d'Oria  à  8  le  nombre  des  galères  fran- 
çaises qui  échappèrent.  Muntaner  (ch.  cxxxv)  évalue  à  16  galères  {lénoiscs 
le  nombre  des  bâtiments  sauvés  du  désastre  :  54  galères  françaises  auraient 
été  prises  et  15 galères  pisanes  brûlées  à  la  côte.  Observons  qu'en  ce  moment 
même  la  guerre,  très  aiguë  entre  Pise  et  Gênes,  dut  nuire  à  la  bonne  intel- 
ligence entre  nos  mercenaires. 

(3)  Amari,  La  guerra  del  vespro  sicillano,  t.  I,  p.   193  et  333,  note. 

(4)  Lettre  de  Pierre  III  sur  les  opérations  militaires  et  maritimes  de  la 
guerre  d'Aragon.  Octobre  1285.  (Garim,  oiiu.  cité,  p.  61  .  —  B.  d'Esclot, 
(ch.  CLvij  évalue  nos  pertes  à  .5,000  tués,  plus  les  prisonniers  dont  nous 
allons  voir  le  sort  affreux. 

(5)  ^Nicolas  Spectalis,  liv.  II,  ch.  m.  —  Il  y  a  un  Simon  de  Thurey 
parmi  l'ost  de  la  sénéchaussée  de  Carcassonne,  rassemblé  l'année  suivante. 
i^IIixtoirc  de  Languedoc,  nouv.  éd.  t.  IX,  p.  125.)  Serait-ce  notre  prison- 
nier ? 


GUERRi;    D'Ar.A(;()N.  -203 

de  ramasser  à  Palamos  et  à  San  Feliu  de  Guixols  les  débris 
de  la  flotte  française,  avant  de  gagner  Barcelone.  Sur  l'ordre 
de  Pierre  III,  les  blessés,  au  nombre  de  trois  cents,  furent 
enchaînés  à  une  longue  corde  :  la  corde,  attachée  à  la  poupe 
d  une  galère;  les  rameurs  se  courbèrent  sur  leurs  avirons; 
la  foule,  toujours  friande  do  spectacles  et  admise  à  tout 
voir,  o])serve  un  témoin,  put  se  repaître  de&  râles  d'agonie 
arrachés  à  des  estropiés  et  à  des  mutilés  ;  et  la  sanglante 
guirlande  disparut  sous  les  eaux.  Restaient  deux  cent 
soixante  prisonniers  valides  :  Pierre  III  les  renvoya,  ...après 
leur  avoir  fait  crever  les  yeux;  à  l'un  d'eux  on  avait  laissé 
un  œil  ;  ce  fut  sous  sa  conduite  que  les  malheureux  s'ache- 
minèrent en  trébuchant  vers  le  camp  du  roi  de  France  (1). 
Et  le  monstre  qui  ordonna  ces  supplices  osait  traiter  son 
adversaire  de  Néron  :  Neroniczans  more  Neronii!  (2). 

Le  jour  même  de  la  bataille  de  Las  Hormigas,  Roger  de 
Loria,  transportant  son  pavillon  sur  ses  prises,  bâtiments 
tout  neufs,  avait  couru  à  la  recherche  des  galères  fugitives. 
Au  grau  de  Narbonne,  il  apprit  qu'elles  étaient  en  lieu  sûr, 
près  d'Aigues-Mortes  (3).  Virant  de  bord  sur  Rosas,  il 
apparut  en  vue  du  golfe  sous  pavillon  fleurdelisé.  La  divi- 
sion de  garde,  trompée  par  ce  subterfuge  qui  laissait  croire 
à  un  retour  triomphal  des  Français,  approcha  dans  la  plus 
jjrande  allégresse.  Soudain,  quand  il  ne  fut  plus  possible 
pour  nos  marins  de  reculer  et  de  s'échouer,  l'étendard 
fleurdelisé  s'abattit,  et  Loria,  démasquant  ses  couleurs, 
fonça  sur  nous.  Surpris,  l'amiral  Enguerrand  de  Bailleul  (4) 


(1)  B.  d'E.SCI.ot  (cil.  CLXvni)  rapporte  froidement  les  cruautés  de  son 
maître. 

(2)  Lettre  de  Pierre  III  aux  rois  d'Angleterre,  de  Castille,  etc.  Octoliro 
1285.  (Carini,  ouv.  cité,  p.  61.) 

(3;  B.  d'Esclot,  cil.  clxvi.  —  Le  viguier  de  Tarascon  envoya  trente 
hommes  d'armes  anx  Saintes-Mariés  de  la  mer  en  prévision  d'une  descente 
des  galères  aragonaises.  (Archives  des  Bouches-du-Rhône,  EE  1.) 

(4)   Guillaume   de  Nangis,    Vie  de  Philippe  III,  dans  les  Historiens  des 


204  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

opposa  une  honorable  résistance,  mais  succomba.  De  sou 
escadre,  quatre  {^alcres  avec  deux  barques  furent  l)rùlée8, 
et  les  autres  capturées.  Le  même  stratagème  devait  réussir 
le  surlendemain  contre  une  autre  division  de  douze  galères 
et  une  grande  nef  qui  apportaient  de  Provence  des  vivres, 
des  fourrages,  la  solde  des  troupes  et  les  richesses  du  duc 
do  Brabant  (1). 

Entre  temps,  Loria  avait  débarqué  ses  marins,  afin  d'en- 
lever les  approvisionnements  renfermés  dans  Rosas.  La 
garnison,  paralysée  par  linsurrection  de  la  populace,  lui 
tenait  difficilement  tête,  quand  on  signala  l'approche  du 
connétable  de  Saint-Pol  et  de  six  mille  cavaliers  détachés 
par  Philippe  III  au  secours  de  la  ville.  Le  connétable  jugea 
facile  d'enlever  les  bâtiments  tirés  sur  la  grève  et  de  dis- 
perser des  groupes  de  fantassins.  Loria  avait  deviné  son 
projet  :  avec  les  lices  de  poupe  des  galères  qu'il  tendit  sur 
des  pieux,  il  fabriqvia  luie  enceinte  et  posta  par  derrière 
ses  arbalétriers;  la  cavalerie  française,  tombant  dans  des 
fosses  dissimulées  dans  les  sables,  ne  put  franchir  ce  léger 
retranchement  :  les  Siciliens  achevèrent  la  déroute.  Le 
comte  de  Saint-Pol,  jeté  à  bas  de  son  cheval,  fut  tué. 
Quelque  soldat  lui  coupa  une  main,  qui  fut  plus  tard  ra- 
chetée sept  mille  marcs  d'argent  par  les  amis  du  défunt. 
Parmi  les  morts  on  comptait  un  vaillant  chevalier  nommé 
Aubert  de  Longueval,  et  le  ]>eau-père  du  comte  d'Artois. 
Le  désastre  était  advenu,  disait-on,  par  la  faute  du  maré- 
chal d'Harcourt,  qui  ne  soutint  pas  ses  compagnons  (2). 

La  prise  de  Rosas  et  de  ses  magasins  de  vivres  était  immi- 
nente :  Philippe  III  essaya  de  la  retarder  en  demandant 
une  trêve.  Le  comte  de  Foix  alla  trouver  Roger  de  Loria. 

Gaules  et  de  la  France,  t.  XX,  p.  537.  —  Villani,  aputl  Muratori,  Rerum 
Italicarum  scriptores,  liv.  VII,  ch.  en. 

(1)  MusTANER,  ch.  cxxxvi.  —  B.  DE  Neocastro,  ch.  xcv. 

(2)  B.  DE  Neocastro,  cil.  x(;v.  —  G.  DE  Nangis,  Ibidem.  —  >j.  Speciali.s, 
liv.  II,  ch.  IV. 


<;i   KKHK    DAllACON.  205 

(i  Aux  Provençaux  et  aux  Français,  jamais  do  trêve,  ré- 
pondit Tamiral,  quand  bien  même  le  roi  d'Aragon  raccor- 
derait. —  Mais  la  France  armera  trois  cents  galères  !  — 
Qu'il  en  vienne  trois  cents  ou  deux  mille,  peu  m'importe  ! 
Avec  cent  des  miennes,  je  réponds  de  tenir  toutes  les  mers; 
et  navire  ne  voguera,  ou  poisson  ne  lèvera  la  tète  sans  la 
permission  du  roi  d'Aragon  (1).  »  Le  sort  en  était  jeté. 
Rosas  capitula  et  fut  évacuée  le  ^7  septembre  (2).  Les  évé- 
nements se  précipitaient.  Malade,  presque  moribond,  Phi- 
lippe m  avait  quitté  (Jirone.  Les  croisés  battaient  en 
retraite  par  des  chemins  affreux,  ravinés  par  les  pluies,  sur 
une  longue  colonne  que  harcelaient  les  milices  almoga- 
vares  de  la  frontière,  féroces  miquelets  de  l'époque,  et  les 
garnisons  des  places  négligées  lors  de  1  invasion.  Au-dessus 
du  col  de  Panissars,  Loria  attendait  avec  ses  marins  postés 
sur  les  hauteurs  de  Castelbon  (3).  Bref,  ce  fut  un  désastre, 
bien  que  les  sergents  de  Narbonne  et  de  Béziers  fussent 
venus  en  armes  au-devant  des  nôtres  (4).  La  mort  de  Phi- 
lippe III,  qvii  survint  le  5  octobre  1285,  à  Perpignan,  fut  la 
dernière  catastrophe  de  cette  néfaste  campagne. 

Quel  que  fût  le  désir  de  son  fils  Philippe  IV,  tout  jeune 
encore,  de  continuer  les  hostilités,  la  guerre  languit  durant 
plusieurs  années.  Le  fait  le  plus  saillant  fut  la  descente  de 
Roger  de  Loria  au  grau  de  Serignan  en  128(5.  Une  armée 
rassemblée  en  hâte  marcha  à  la  rencontre  des  cent  cheva- 
liers et  des  deux  mille  hommes  de  pied  de  Loria  :  elle  fut 
battue  et  poussée  l'épée  dans  les  reins  jusqu  à  une  demi- 
lieue  de  Béziers.  Agde  enlevée  d'assaut,  toute  la  population 

(1)    B.    d'EsCLOI,  «11.   (JLXV(. 

(2;  27  septembre,  "  jeudi  après  la  S.  Maty  TapOïtre.  "  (Coll.  Clairam- 
liault,  vol.  469,  fol.  127.) 

(3)  MuNT.\NEii  (cil.  cxxxvn)  prête  à  Pierre  III  un  beau  rôle  qui  contraste 
-sinfjulièreiiient  avec  les  précédents  de  ce  roi  sanguinaire.  Pierre  III  aurait 
protégé  le  roi  de  FVance  et  les  chevaliers  contre  ses  propres  soldats. 

(4)  Histoire  de  Lanfjuedov,  [)ar  DoM  Vaissette,  n.  éd.,  t.  IX,  p.  113. 


206  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

mâle,  entre  quinze  et  soixante  ans,  fut  passée  par  les  armes; 
une  colonne  détachée  sur  Vias  dispersait  les  milices  de 
Saint-Thibery,  Loupian  et  Gigean,  qui  accouraient.  Rien  ne 
put  protéger  contre  le  terrible  corsaire  les  navires  français  ; 
sous  les  remparts  d'Aigues-Mortes,  aux  graus  de  Leucate 
et  de  Narbonne,  de  nouvelles  prises  s'ajoutèrent  à  une  liste 
déjà  longue  (1). 

La  destruction  de  notre  flotte  ainsi  achevée,  Loria 
rextcrminateur  se  retourna  contre  les  Angevins  de  Naples, 
qu'il  écrasait  dans  une  dernière  l)ataille  navale  devant  Gas- 
tellaniare  di  Stabia,  le  :24  juin  1:287.  Philippe  le  Bel  profita 
de  cette  absence  pour  organiser  une  nouvelle  marine  de 
guerre  sous  la  direction  d  un  homme  actif  et  énergique,  — 
son  sobriquet  en  est  le  garant,  —  Simon  Briseteste.  Brlse- 
teste,  sénéchal  de  Carcassonne,  devait  appuyer  les  incur- 
sions du  l'oi  de  Majorque  dans  le  Lampourdan.  Mais  l'irré- 
solution de  ce  dernier,  les  démonstrations  menaçantes  des 
escadres  aragonaise  (juillet  1289)  et  sicilienne  (1290)  (2),  la 
faiblesse  de  nos  forces  navales,  empêchèrent  tout  engage- 
ment à  fond.  Le  traité  de  Tarascon  (3),  sur  ces  entrefaites, 
nous  ménagea  un  accommodement  avec  l'Aragon  :  il  était 
tout  au  bénéfice  des  Angevins  de  Naples ,  vis-à-vis  des- 
quels Alphonse  d  Aragon  promettait  de  garder  une  stricte 
neutralité.  Philippe  le  Bel,  au  contraire,  s'était  engagé 
par  une  convention  antérieure  à  secourir  pécuniairement 
son  cousin  Charles  II  contre  la  Sicile  (4).  Il  s'acquitta  en 
nature. 

Son  cadeau  ne  fut  autre  chose  que  sa  marine  de  guerre. 

(1)  MuNTANEU,  cil.  CLii.  —  Lecoy  DE  La  Marche,  les  Relations  politiques 
delà  Fiance  avec  Majorque.  Paris,  1891,  in-S",  t.  I,  p.  289. 

(2)  Histoire  de  Laufjuednc,  nouv.  éd.,  t.  IX,  p.  133,  n.  4,  140,  144. 

(3)  19  février  1291,  entre  Alphonse  d'Aragon  et  Charles  II,  roi  de  INaples. 
Arcliives  nation.,  J  587,  p.  16.) 

(4)  Il  promettait  deux    eent  mille   livres.    19   août   1290.    (Archiv.    nat., 
J  511,  p.  8.) 


GUKRHK    D'ARAGON.  207 

«  Galères,  huissiers,  barges  et  tous  autres  vaisseaux,  agrès, 
voiles,  munitions,  armures  »  que  le  roi  possédait  à  Nar- 
l)onnc  ou  dans  la  sénéchaussée,  sur  un  ordre  de  la  cour  (1), 
lurent  consignés  entre  les  mains  du  mandataire  de  Charles  II. 
De  plus,  les  sénéchaux  de  Beaucaire  et  de  Carcassonne 
devaient  délivrer  chacun  cinquante  mille  carreaux  sans 
délai  (2).  Le  commissaire  angevin,  Barthélémy  Bonvin,  de 
Marseille,  qui  se  présenta  pour  prendre  possession  de  la 
flotte  royale,  essuya  un  refus.  «Je  n'ai  reçu  aucun  ordre, 
lui  dit  Guillaume  Boccuze,  viguier  d'Aigues-Mortes  (3), 
préposé  à  la  garde  des  galères;  le  sénéchal  seul  a  qualité 
pour  vous  satisfaire.  »  Il  fallut  s'adresser  à  Simon  Brise- 
teste,  qui  opéra  le  transfert  (i). 

Chose  curieuse,  Charles  II  ne  semble  avoir  eu  qu'un 
droit  de  jouissance  sur  ce  matériel  naval.  Il  le  laissa  en  ter- 
ritoire français,  sous  la  surveillance  de  deux  de  ses  officiers, 
Barthélémy  Bonvin  et  Pierre  de  Limousin,  maître  des 
comptes.  L'arsenal,  «  tarsianatus,  »  de  Narbonne,  dont  la 
clôture  fut  achevée  en  1:294,  avait  pour  recteur  Pierre  Ber- 
nuis,  bourgeois  de  la  ville,  assisté  de  plusieurs  gardiens 
pour  les  vaisseaux  désarmés  (5).  Mais  ce  n'était  plus  qu'une 
succursale  de  Marseille.  Le  maître  de  l'arsenal  de  cette 
ville,  Richau  deLamagnon,  plus  tard  amiral  de  Provence  (6), 


(1)  Asnières,  le  jeudi  avant  la  fête  de  S.  Ernoul  1291.  (BiM.  nat.,  Doat, 
vol.  156,  p.  9,  copie.' 

(2)  Lettres  de  Charles  II  sijjniHant  aux  deux  sénéchaux  un  niandeuient 
de  Philippe  le  Bel.  Aix,  18  novemljre  1291.  (Jsaples,  Archivio  di  Stato, 
/l'e^r.  Ancjioini  57,  fol.  8,  let.  1  et  2.) 

(3l   Reg-  Angioini  57,  fol.  8,  let.  1. 

(4)  Lettres  de  Charles  II  au  sénéchal  de  Carcassonne,  24  niai  1291. 
(fiey.  Angioini  10.  fol.  92,  let.  1; — Cadier,  Essai  sur  l'adminislration  du 
royaume  de  Sicile,  p.  185;  —  Bibl.  nat.,  Doat,  vol.  156,  fol.  10-11,  copie 
portant  la  date  du  23  mai  1291.) 

(5)  Compte  rendu  le  20  janvier  1294.  [Reg.  Angioini  63,  fol.  257.) 

(6)  Garde  de  l'arsenal  le  12  novembre  1293  (Reg.  Angioini  63,  fol.  16, 
let.  1;  fol.  17,  let.  4^;  amiral  des  comtés  de  Provence  et  Forcalquier , 
23  octobre  1296.  (Reg.  Angioini  88,  fol.  126  v",  let.  2-4.  —  Sur  les  Capi- 


208  HISTOIRE    l)K    LA    MAIUiNE    FRA^ÇAISE. 

réparait  les  bâtiments  de  guerre  d'Aigues-Mortes  et  de  Nar- 
])onne,  au  même  titre  que  ceux  de  Marseille  et  de  Nice  (1). 
Pareille  organisation  donne  à  penser  que  le  roi  de  France 
avait  voulu  se  décharger  temporairement  d  un  entretien 
coûteux,  quitte  à  reprendre  en  temps  opportun  son  dépôt. 
Nous  verrons  en  effet  qu'il  ne  tarda  point  à  mander  contre 
l'Angleterre  ^e^  galères  levantines  et  même  les  officiers 
nommés  par  Charles  II. 

Au  moment  où  Philippe  le  Bel  se  défaisait  de  sa  marine, 
les  intérêts  qu'il  soutenait  en  Orient  subissaient  les  plus 
graves  échecs.  Son  lieutenant  dans  les  «  parties  d'outre- 
mer» ,  Jean  de  Gradly,  n  avait  pu  rétablir  à  Tripoli  l'auto- 
rité de  Lucienne  de  Toucy,  sœur  du  défunt  prince  d'An- 
tioche.  La  galère  française  qu'il  commandait,  ainsi  que  trois 
bâtiments  du  Temple,  de  rHôpital  et  de  Venise,  chassés 
par  Icscadrille  de  Benoît  Zaccaria,  s  étaient  repliés  sur  le 
dernier  boulevard  de  la  chrétienté  en  Palestine,  Saint-Jean- 
d'Acre  (:2).  A  la  conservation  de  Saint-Jean-d'Acrc,  entre- 
pôt du  commerce  asiatique,  toutes  les  nations  maritimes  de 
l'Europe  étaient  intéressées.  Aussi  Jean  de  Grailly,  pour 
cette  cause  internationale  qu'il  alla  plaidera  Palerme  et  à 
Rome,  n'eut-il  pas  de  peine  à  obtenir  des  secours  :  sept 
galères  siciliennes  (3)  et  vingt  galères  de  Venise  nolisées 
par  le  pape   (4)  vinrent   renforcer   les   troupes  de  la   gar- 


tula  de  son  office,  le  4  octobre  1297,  voyez  Cadier,  Essai  sur  l'administra- 
tion du  royaume  de  Sicile,  p.  185.) 

(1)  Cerlilical  fies  dépenses  faites  par  H.  de  Larnagnon.  Aix,  5  janvier  1294. 
(iJcy.  AnqioinI  67,  fol.  256."* 

(2)  1288.  [Annales  Januenses,  dans  les  Monutnenta  Germaniœ  historica, 
S(  liptores.  t.  XVIIl,  p.  322.)  —  Roger  de  Loria,  quatre  ans  après,  diri- 
geait une  expédition  contre  les  feudataires  français  de  la  Morée,  et  pillait 
Corfou,  Candie,  Malvoisie.  (Barthéleniv  de  INeocastro,  ch.  cxxi.  —  Nico- 
las Speciams,  liv.  Il,  cil.  XIX.) 

•>)   1289.  (Barthélémy  de  Neocastho,  ch.  cxui.' 

(4)  1290-1291.  Marino  Sakudo,  Sécréta  JldcUum  crucis,  llh.  III,  par» 
XII,  cap.  XX,  éd.  Bongars,  229-231.) 


<;i   KHI!  K    DAIÎACON.  ._>(,<) 

Ces  mesures  préventives  se  trouvèrent  insuffisantes  deviinl 
l'énorme  déploiement  de  forces  du  Soudan  ^lansour  l"ii 
mars  1291,  il  s'ébranjait  avec  cent  soixante  mille  hommes 
de  pied  et  soixante  mille  chevaux.  Il  mourut  avant  d'arriver 
sous  les  murs  de  Saint-Jean-d'Acre ,  laissant  à  son  Hls 
Khalil-Askraf  l'honneur  d'investir  la  ville  et  de  dresser 
contre  elle  des  batteries  de  grosses  machines  de  p^uerre,  des 
carahaga  dont  les  lourds  projectiles  jetaient  à  terre  des  pans 
entiers  de  murailles,  des  tours  même.  Il  faut  lire  dans  l'ou- 
vrajje  presque  contemporain  de  Marino  Sanudo  (!)  la  dé- 
fense acharnée  des  chrétiens.  Khalil-Askraf  dut  emporter 
un  à  un  les  dix-sept  quartiers  de  la  ville,  qui  formaicnl 
autant  de  forteresses.  Une  des  colonnes  musulmanes  enleva 
la  Tour  Maudite  et  marcha  droit  sur  les  Pisans,  dont  elle 
renversa  la  barricade,  près  de  San  Romano  ;  ])ar  la  rue  des 
Allemands,  elle  arrivait  à  San  Rinaldo  et  en  sal)rait  les 
défenseurs.  Une  autre  colonne  attaquait  la  tour  du  Légal, 
sur  le  bord  de  la  mer;  arrêtée  un  instant  par  les  chevaux  de 
frise  de  la  contrescarpe,  elle  franchit  néanmoins  l'cjbstacle 
et  entra  dans  la  ville.  De  ce  côté,  étaient  postés  les  gens 
du  roi  de  France  avec  Jean  de  Grailly  et  Othon  de  Granson  : 
ils  soutinrent  énergiquement  le  choc  de  la  cavalerie  musul- 
mane ;  enhn,  accablés  par  le  nombre,  leur  capitaine  Oraillv 
blessé,  ils  reculèrent  les  derniers  et  battirent  en  retraite  (2) 
vers  la  tour  des  Mouches,  pour  s'embarquer  sur  la  flotte 
ciirétienne  (3).    C'était  le  19   mai   1291,   cent  ans  après  la 

(1)  Sanudo  coininença  en  1306  la  rédaction  de  ses  Sccrela  fidelium 
crucis. 

^'2)  Clironuiue  d' Ainadi,  l'd.  Ii.  de  Mas-Latrie  dans  les  Documents  iitc- 
diix,  p.  224. 

•Î!  Cf.  le  plan  de  S.-Jcan-dWcre  par  Sanudo  ^BiM.  nat. ,  nis.  lat. 
4939,  fol.  8;  reproduit  dans  V Haiid  atlas  de  Sprlxer-Menke,  pi.  85\  — 
La  miniature  d'un  ins.  du  British  Muséum  (Additionnai  nianuscript  27695, 
fol.  5  :  xiv'  siècle)  représente  S.-Jean-d'Acre  et  peut-être  la  scène  mèuie  de 
la  retraite  des  croisés.  Autour  de  la  ville  forte,  des  cavaliers  massacrent 
des  fuyards  qui  se  jettent  à  la  mer  pour  gagner  quatre  ou  cinq  galères  hal- 

1.  14 


•^10  mS'l OIliK    1)1.    1   \    MARIM.    FRANÇAISE. 

prise  de  SainKlean-ilAore  par  Philippe- Auguste  el  Richard 
Cœur  de  Lion.  Sur  la  Syrie  tout  entière,  le  Croissant  flot- 
tait victorieux. 

tant  pavillon  croisé.  Au  large,  croisent  deux  naves  de  guerre.  C'est  la  minia- 
ture, du  reste,  qui  Hgure  le  mieux  les  proportions  relatives  entre  les  naves, 
courtes  et  hautes,  et  les  galères.  longues  et  basses  de  bord. 


GUERRE  DE  ROMANIE  "^ 

(1306-1310) 

DERNIKRE     F.XPKDITION     FRANÇAISE     CONTRE    l'e.MPIRE    d'oRIENT. 


La  perte  de  SainL-Jean-crAcre,  supprimant  tout  eontact 
avec  l'Orient  et  par  suite  tout  point  d'appui  pour  une  croi- 
sade future,  déterminait  de  plus  une  crise  économique  en 
Europe.  Habituée  aux  épices  de  l'Inde  et  aux  étoffes 
soyeuses  du  Levant,  la  société  ne  pouvait  renoncer  à  ces 
raffinements  du  luxe  auxquels  l'interdiction  de  commercer 
avec  les  Infidèles  donnait  l'attrait  du  fruit  défendu.  Croisade 
ou  commerce  !  double  proljlème,  pour  la  solution  duquel 
hommes  d'Etat,  hommes  d'Eglise  et  marchands  longtemps 
débattirent  leurs  avis,  les  uns  mitigeant  de  considérations 
militaires  et  de  motifs  commerciaux  l'exaltation  religieuse 
des  autres. 

Mais  déjà  Venise,  maîtresse  d'un  quart  et  demi  de  l'em- 
pire byzantin,  avait  trouvé  à  ces  préoccupations  un  déri- 
vatif, en  greffant  sur  la  croisade  la  question  d'Orient  ; 
comme  jadis,  elle  sut  détourner  nos  efforts  vers  Constanti- 
nople,  objet  de  ses  convoitises.  Il  lui  fallait  un  prétendant 
pour  l'opposer  au  basile  grec  (2).   A  la  cour  de  France,  on 

(1)  On  appelait  Romauie  l'Empire  d'Orient. 

(2)  En  1281,  la  République  promettait  au  prétendant  Philippe  d'armer 
15  galères  contre  l'Empire  d'Orient  si  lui-même  en  armait  15  autres  et 
10  térides.  (Marin,  Storia  ciel  comnierclo  de'  Veiieziani,  t.  \"I,  p.  305.) 


•212  HISTOIRK    l>E    f.A    M  A  H  I  .\  K    FRANÇAISE. 

8C  prit  à  considérer  la  conquête  de  Constantinople  comme 
une  opération  «  préparatoire  et  moult  nécessaire  pour  le 
passage  d'outre-mer  (1)   " . 

Le  frère  du  roi,  Charles  de  Valois,  héritier  par  sa  femme, 
Catherine  de  Courtenay,  du  dernier  empereur  latin,  s'offrit 
à  subir  l'ascendant  de  la  répuldicpie  marchande. 

Après  divers  pourparlers  (2),  les  deux  parties  contrac- 
tantes arrêtèrent  d'armer,  à  frais  communs,  douze  galères, 
et,  aux  dépens  de  Charles  de  Valois,  tous  les  bâtiments  équi- 
pés en  sus  (3).  Le  matériel  naval,  ac(juis  à  cette  occasion 
par  le  prétendant,  fut  confié  aux  soins  de  Pierre  le  Riche, 
sous-doyen  de  Chartres,  plus  tard  remplacé  par  Pierre 
d'Erhouville  et  par  Jacques  du  Cauroy,  qui  organisèrent  à 
Venise  un  arsenal  temporaire. 

L'expédition  de  Romanie  s'engagea  d'une  façon  mesquine 
et  maladroite.  Charles  envoyait,  pour  reconnaître  les  lievix, 
le  grand-maître  des  arbalétriers,  Thibaut  de  Chepoy  (4), 
avec  une  soixantaine  de  volontaires  (5)  ;  par  un  manque  de 
tact  politique,  il  lui  adjoignit  bientôt  l'amiral  Renier  Gri- 
maldi,  un  Génois,  que  sa  nationalité  même  rendait  odieux 
aux  Vénitiens  (6).  La  république  formula  en  effet  de  telles 
plaintes  qu'il  fallut  remercier  (4rimaldi,  l'un  de  nos  meil- 
leurs amiraux  (7). 

(1)  Archives  iiat.,  J  411,  n"  42. 

(2)  Archives  de  Venise,  Eegesti  dei  commemoriall,  t.  I,  fol.  126  et  s., 
impr.  par  Predelli,  Regesti  dei  comiuemoriali. 

(3)  Traité  du  19  décembre  1306.  (Archives  nat.,  J  492,  p.  2,  Dei.aville 
Le  Roulx,  la  France  en  Orient  au  Xiv"  siècle,  Bibl.  des  écoles  de  Rome  et 
d'Athènes.  Paris,  1886,  in-8",  t.  I,  p.  45.) 

(4)  Chepoy  était  du  diocèse  de  Beauvais  —  Chepoix,  Oise,  arr.  de  Beau- 
vais,  cant.  de  Breteuil.  —  Sur  Thibaut  de  Chepoy,  voyez  l'article  de 
M.  Joseph  Petit  dans  le  Moyen  âge,  t.  X,  p.  224. 

(5)  Payés  15  sols  s'ils  étaient  chevaliers,  7  sols  6  deniers  s'ils  étaient 
écuyers.  Cette  solde  quotidienne  s'élevait  à  30  sols  pour  Chepoy.  (P.  An- 
selme, Histoire  généalogique,  t.  VII,  p.  739.' 

(6)  L'amiral  partit  de  Paris  en  septembre  1307. 

(7)  Lettre  du  doge  à  Charles  de  Valois  (mars  1308  ou  antérieur).  ^^ Archi- 
ves de  Venise,  Regesti  dei  commemoriali,  t.  I,  fol.  124.^ 


OUKRRK    DE    ROM  AME.  2!.^ 

Ghe}>oy  quitta  Paris  le  1)  septembre  i;i()(>,  s'embarqua  à 
Venise,  relâcha  à  Brindes,  puis  en  Grèce.  Sa  mission,  di- 
plomatique autant  que  militaire,  était  facilitée  par  cette 
circonstance  que  les  douze  grands  feudataires,  les  douze 
pairs  de  la  principauté  d'Achaïe,  étaient,  par  nationalité  ou 
par  sympathie,  nos  alliés  (I).  On  devine  l'accueil  charmant 
qu'il  reçut  dans  l'une  des  cours  les  plus  brillantes  de  la 
chrétienté,  célébrée  encore  par  les  poèmes  populaires  de  la 
Grèce  (2),  quand  on  voit  figurer  dans  les  comptes  du  corps 
expéditionnaire  plusieurs  gratifications  aux  ménestrels  de 
Guy  de  La  Roche,  duc  d'Athènes  (;}).  La  Grèce  insulaire, 
occupée  par  des  princes  vénitiens  (4),  était  tout  aussi  bien 
disposée.  Chepoy  choisit  comme  relâche  l'antique  Eubée, 
Nègrepont,  et  détacha  un  galion  vers  1  île  de  «  Lescople  " 
(Skopelos),  toute  voisine  (5). 

V.n  septemljre  1307,  un  an  après  son  départ,  il  se  décidait 
à  mettre  le  pied  en  territoire  byzantin;  débai'quant  sa  petite 
troupe  au  cap  de  Kassandra,  près  de  Salonique,  il  embos- 


(i)  Relevé  des  douze  hauts  feudataires  en  1301.  (Buciiox,  Beclierclies 
historiques  sur  la  pj-incipauté  française  de  Morée.  Paris,  1845,  in-S",  t.  I, 
p.  Lxx.  —  GuiCHEsoN,  Preuves  de  la  maison  de  Savoie,  p.  J27.)  —  Le 
comte  de  Brienne,  Fiançais,  était  seigneur  d'Ar^jos  et  de  Napoli.  Le  prince 
d'Achaïe.  Philippe  de  Savoie,  et  la  comtesse  de  Soula  ou  Salona  en  Pho- 
cide,  l'antifjue  Amphysse,  dépêchèrent  des  ambassades  vers  Charles  de 
Valois,  qui  les  reçut  dès  juillet  J303.  (Du  Gange,  Histoire  de  l'Empire  de 
Constantinople,  éd.  Buchon.  t.  II,  |i.  377.  —  Moeanvillé,  les  Projets  de 
Charles  de  Valois  sur  l'Empire  de  Constantinople,  dans  la  Bibliothèque  de 
i Ecole  des  Chartes,  t.  LI  (1890),  p.  78.)  —  Venise  possédait  Moron  et 
Coron.  (Du  Casgk,  ouv.  cité,  t.  II,  p.  377.) 

(2)  Buchon,  la  Grèce  continentale  et  la  Morce.  Paris,  1843,  in-8", 
p.  136. 

(3)  MoRANviLLÊ,  OUV.  cité,  p.  78  :  M.  Moranvillé  publie  dans  son  étude 
les  11  Mises  et  despens  pour  le  voiaj^e  de  Constantinople  »,  contenus  en  ori- 
ginal dans  le  vol.  394  de  la  collection  Baluze,  rouleau  696. 

(4)  Les  Sanudo  en  Dodécannèse,  etc.  (Buchon,  Recherches  historiques, 
t.  I,  p.  LXXII.) 

(5)  Il  Compte  Thibaut  de  Cepoy  pour  le  voyage  de  Romenie,  »  publié 
par  Du  Gange,  Histoire  de  l'Empire  de  Constantinople,  éd.  Buchon,  t.  II, 
p.  352. 


214  HISTOIRE    DE    LA    MARI^E    FRANÇAISE. 

sait  son  escadrille  dans  le  golfe  de  Saint-Manias  (I).  Cette 
démonstration  suffit  à  décider  en  notre  faveur  le  gouver- 
neur de  Salonique,  Jean  Monomaque,  dont  les  émissaires 
apportaient  en  France,  vers  la  mi-caréme  de  1308,  un  plan 
de  conquête  de  Tempire  grec  (!2).  L'archevêque  d'Andri- 
nople  leur  succéda  (3).  La  franchise  française  se  laissa 
prendre  aux  procédés  dilatoires  et  tortueux  de  la  politique 
orientale,  aux  offres  du  roi  d'Arménie,  "  qui  se  présentoit 
amis  de  Monseigneur  (4),  »  de  »  Votemite  " ,  grand  maré- 
chal de  la  Valachie  (5),  et  d'Ouroch,  roi  de  Serbie  ((j). 

Au  lieu  de  poursuivre  les  approches  de  la  capitale  par 
ces  longues  lignes  de  cheminement,  il  fallait  marcher  droit 
sur  elle  et  répéter  la  manœuvre  de  la  quatrième  croisade, 
l'attaque  de  vive  force,  l'assaut.  La  Grande  Compagnie  cata- 
lane, au  service  d'Andronic  Paléologue,  était  révoltée;  on 
venait  d'apprendre  qu  elle  prenait  notre  parti.  Maîtresse  de 
Gallipoli,  clef  des  Dardanelles,  elle  tenait  en  échec  les  sept 
galères  que  l'empereur  Andronic  avait  péniblement  armées 
et  qui  n'osaient  guère  quitter  l'abri  protecteur  des  hautes 
jetées  du  bassin  de  Contoscèle  (7).  Mais,  faute  d'initiative, 
elle  laissait  à  l'amiral  Antoine  Spinola  le  temps  d'arriver  au 

(1)  Nicephore  Guecoras,  'Pw[xai-/.-?iç  'Imoptac  Aôyoi,  liv.  VII,  p.  15.  — 
Lettre  de  Marino  Sanudo  relatant  l)rièvement  toute  cette  campagne.  Venise, 
10  avril  1330  (puljliée  dans  les  Abhandlungen  der  historischen  classe  der 
Koniglich  Bayeiischen  Akademie  der  Wisseiischafteii,  t.  Vil,  p.  774,  par 
Fr.  KuNSTMANN,  Studie7i  ûber  Marino  Sanudo  den  àlteren). 

(2)  MoRANViLLÉ,  ouv.  cite,  p.  74,  82  :  les  lettres  de  Jean  Monomaque, 
de  Constantin  Ducas  et  du  hiéromoine  Sophronie  en  grec  y  sont  publiées 
par  M.  Omont. 

(3)  Théoctiste,  arciievèquc  d'AndrinopIe,  séjourna  à  Paris  du  10  octo- 
bre 1309  au  28  mars  1310.  (MoranvillÉ,  ouv.  cité,  p.  77.) 

(4)  Compte  de  Tliibaut  de  Cliepoy.  (Du  Cange,  ouv.  cite',  t.  II,  p.  352.) 

(5)  Ibidem. 

(6)  Uricini,  Traité  d'alliance  et  d'amitié  entre  Charles  de  Valois  et  les 
ambassadeurs  du  roi  de  Servie  Ourocli,  1873;  cf.  lVIoRA^'VILL^:,  ouu.  cité. 
p.  76,  n.5. 

(7)  Cf.  la  description  de  ce  bassin  du  port  de  guerre  byzantin,  creusé  en 
1261  par  Micbcl  Paléologue.  (G.  PachymÈre,  Michael  PalaeJogus,  liv.  V, 
cliap.  X.) 


GLIKI!  lii;    IH-;    HOMA.N  IK.  -ilô 

secours  de  ConstaiiLinople  avec  dlx-lmlt  {jaièrcs  génoises. 
Forcés,  dès  lors,  de  vider  la  place,  les  débris  de  la  Grande 
Compagnie  s'entassèrent  sur  quatre  galères  de  l'infant  d'Ara- 
gon Ferrand  et  sur  deux  l)àtimcnts  frétés  par  l'historiographe 
de  l'expédition,  fîamon  Munlaner.  Ils  se  replièrent  sur  les 
navires  franco-vénitiens  (1)  des  capitaines  Marc  Minotto  et 
Jean  Conn  (:2),  qii  ils  joignirent  au  port  de  î^ègrepont. 

La  réception  de  ces  malencontreux  alliés  fut  loin  d'être 
cordiale.  Tandis  qu'ils  parlementaient  pour  obtenir  un  sauf- 
conduit,  nos  galères  entouraient  le  J)àtiment  de  Muntaner, 
l'Espagnole^  qu  on  savait  chargé  doret  qu'on  mit  au  pillage 
après  massacre  de  quarante  hommes  (3).  L'infant  d'Aragon, 
arrêté  au  moment  où  il  touchait  terre,  était  remis  au  duc 
d'Athènes,  qui  enfermait  le  prisonnier  au  château  de  Saint- 
Omer,  à  Thèbes.  Malgré  ces  sanglants  outrages,  le  ressenti- 
ment des  Catalans  contre  l'empereur  grec  l'emporta  sur  le 
besoin  de  vengeance  ;  leur  nouveau  capitaine,  Rocafort,  s  en- 
gagea au  service  de  Charles  de  Valois  et  prêta  solennellement 
hommage  entre  les  mains  de  son  mandataire.  D'un  carac- 
tère ambitieux,  Rocafort  songeait  à  se  faire  couronner  roi 
de  Salonique  :  il  ne  voyait  en  Chepoy  qu'un  bailleur  de 
fonds  fort  utile  pour  payer  les  violons  de  ses  noces,  car  le 
conquistador  se  maria  à  Nègrepont,  ou  pour  défrayer  ses 
soldats.  En  toute  autre  circonstance,  "  il  n'en  faisait  pas 
plus  de  cas  que  d'un  chien.  "  Ce  fut  bien  pis  quand  le  dé- 
part de  l'escadre  franco-vénitienne  eut  réduit  la  petite 
troupe  française  à  un  simple  peloton  au  milieu  des  huit 
mille  hommes  de  l'armée.  Rocafort,  ne  gardant  plus  aucun 
ménagement,  usurpa  le  commandement  des  troupes,  dont 
le  sceau  de  capitaine  général  était  l'insigne. 

(1)  Dix  galères  et  un  lin. 

(2)  «Jehan  Corin  de  Venise  »  (Mora^vili.k,  oiiv.  cité,  p.  79);  Munta- 
ner l'appelle  «  Tari  n  ,  et  Ghepoy  »  Marin  »  . 

(3)  Muntaner,  Chronica,  ch.  ccxxv-ccx.kxiv.  —  Geronymo  Zurita,  Los 
cinco  libros...  de  los  Anales  de  la  Covona  de  Aragon,  t.  II  ^1610),  fol.  13. 


216  IlISTOlPiE    DE    l,A    MAIIINE   FKANCAISE. 

Ghepoy,  exaspéré,  lui  fit  des  remontrances,  qu'il  se  réser- 
vait d'appuyer  à  l'arrivée  des  six  galères  que  son  fils  Jean 
ramenait  de  Venise.  Débauché,  avare,  détesté  des  Arago- 
nais  eux-mêmes,  Rocafort  ne  prétait  que  trop  à  la  critique. 
Accusé  en  plein  conseil  par  quatorze  chefs  de  compagnies, 
il  fut  arrêté,  secrètement  emljarqué  sur  les  galères  franco- 
vénitiennes,  qui  le  transportèrent  à  Naples  et  le  livrèrent  à 
l'ennemi  mortel  des  Aragonais,  au  roi  Robert;  Ghepoy  eut 
la  satisfaction  de  savoir  enfermés  dans  les  souterrains 
d'Aversa  son  rival  et  »  autres  traîtres  "  (I)  :  ils  y  moururent 
de  faim. 

Mais  ces  querelles  intestines  avaient  désorganisé  le  corps 
expéditionnaire.  Les  Catalans  offrirent  leurs  services  au  duc 
d'Athènes.  Les  Grecs  de  Salonique,  rassurés  par  la  faiblesse 
de  notre  effectif,  se  déclarèrent  contre  nous  et  envoyèrent 
cinq  lins  armés  a  pour  nous  destourner  les  vivres  » ,  que 
deux  galères  et  un  lin  convoyaient  à  grand'peine  (2)...  Elle 
serait  belle,  l'histoire  de  cette  poignée  de  Français,  en 
pays  ennemi,  soutenue  de  temps  à  autres  par  l'apparition 
de  quelques  galères,  parvenant  un  moment  à  inspirer  la 
confiance  et  jetant  les  bases  d'une  grande  entreprise.  Son 
chef,  Ghepoy,  a  laissé  pour  tout  récit  des  comptes,  marqués 
il  est  vrai  au  coin  des  formidables  difficultés  diplomatiques 
et  militaires  auxquelles  il  se  heurta. 

La  mort  de  Gatherinc  de  Gourtenay  (H)  nous  sortit  de 
cette    impasse    en  donnant  à   Gharles  de  Valois    un    motif 

(1)  Muntaneu,  Chronica,  cli.  cclix-cclxi.  —  «  Compte  Thibaut  de  Ghe- 
poy, "  dans  Du  Gange,  Histoire  de  l'Empire  de  Constantinople,  t.  II, 
p  .553  et  passim  :  ce  fut  à  Jacques  du  Gauroy  que  Ghepoy  confia  le  trans- 
port des  prisonniers. 

(2)  «  Compte  Thibaut  de  Gliepoy,  "  dans  Du  Ckvge,  Histoire  de  i Empire 
de  Constantinople,  éd.  Buchon,  t.  II,  p.  353  et  suivante.?. 

(3)  Elle  était  morte  dès  le  2  janvier  1308.  —  Thibaut  de  Ghepoy  était 
de  retour  à  la  cour  de  Charles  de  Valois,  à  Mons,  le  29  avril  1310.  Il  reçut 
plus  tard  de  Louis  X  une  rente  de  600  livres.  (Archives  nat.,  JJ  62, 
cap.  341).) 


GLEKHE    UE    KO.MAME.  217 

plausible  de  renoncer  à  la  couronne  d'Orienl  et  de  rappeler 
ses  volontaires  (1310). 

Dix  ans  plus  tard,  les  cinq  galères  et  le  lin  qu'il  avait 
fait  construire  pour  son  aventureuse  entreprise  achevaient 
de  pourrir  dans  le  canaletto  de  San  Lio,  à  Venise,  sous  le 
séquestre  ducal  ;  la  République  jugea  bon  de  liquider  la 
situation  en  versant  une  légère  indemnité  au  prétendant 
malheureux  (I). 

(1)  QuiUance  de  Charles  pour  4,000  florins  d'or  reçus  de  la  République. 
Paris,  4  octobre  1320,  à  bord  d'une  nef  sur  la  Seine  au  port  S. -Victor 
(Archives  des  Frari  à  Venise.  Berjesti  dei  cominetnoriali,  t.  II,  foi.  89  v". 
—  L.  DE  Mas-Lajiiie,  Commerce  et  expéditions  militaires  de  la  France  et 
de  Venise  au  moyen  âge.  Paris,  1880,  in-4",  t.  III  des  Mélanges  histor. 
{Doc.  inéd.),  p.  67.) 


CROISADE    MANQUEE 

(1316-1335) 


L'échec  de  rexpéditlon  de  Romanie  ramena  Tattentlon 
vers  la  croisade.  La  France  gardait  l'initiative  de  ces  idées 
généreuses,  dont  la  réussite  semblait  assurée  parla  commu- 
nauté de  vues  du  pape  et  du  roi,  sinon  par  le  rapproche- 
ment matériel  des  deux  Cours  :  depuis  IH05,  la  papauté, 
transférée  à  Avignon,  était  en  relations  suivies  avec  la  Cour 
de  France.  L'esprit  froid  et  calculateur  de  Philippe  le  Bel 
considérait  la  croisade  comme  le  moyen  de  glaner,  sans 
bourse  délier,  une  couronne  ;  car  l'utopie  d'un  légiste 
flatteur  mettait  au  compte  du  clergé  les  frais  de  la  croisade 
et  au  compte  du  jeune  Philippe  le  Long  les  profits,  la  cou- 
ronne d'Egypte  et  de  Syrie  (1). 

Des  auxiliaires  présumés,  les  Tartares,  dont  la  brusque 
entrée  en  scène  révolutionnait  l'Asie,  cherchaient  à  nouer 
des  relations  avec  l'Europe.  Leurs  aml)assadeurs  se  succé- 
daient aux  Cours  de  l'Occident  {'2).  Le  khan  de  Perse,  Ar- 
goun,  proposait  au  roi  de  France  son  appui  pour  reprendre 

(1)  Pierre  Dudois,  De  recuperatione  Tense  Sanclx,  Traité  de  politiijtie 
(jéne'rale,  publié  par  Ch.  V^.  Langlois.  Paris,  1891,  in-8",  fascicule  9  de  la 
Collection  des  te.xtes  pour  servir  à  l'étude  de  l'histoire. 

(2)  Par  exemple,  le  Génois  Buscarello  Ghisolti,  au  service  du  klian  de 
Perse  depuis  1284.  (Desimoni,  Conto  deW  ambascinta  al  Kan  di  l'ersia 
(1292),  dans  les  Atti  delta  societa  Ligure.) 


CHOIS.VDR    iMANQlJÉE.  219 

Jérusalem  (l).  De  retour  de  Chine,  Marco- I^olo  offrait  à 
Charles  de  Valois  le  récit  de  ses  voyages  en  Extrême- 
Orient  (i;î07)  (2),  au  moment  où  un  prince  arménien,  ré- 
fugié en  France  sous  le  froc  des  Prémontrés,  achevait  la 
rédaction  d'une  "  Hystoire  merveilleuse,  plaisante  et  récréa- 
tive du  grand  empereur  de  Tartarie  (3)  »  .  Simples  anec- 
dotes, pensez-vous  à  la  lecture  du  titre?  Erreur!  le  prince 
Hayton  s'occupait  du  moyen  pratique  de  coordonner  les 
opérations  des  croisés  avec  la  marche  en  avant  des  Tar- 
tares. 

Pour  agir,  il  fallait  des  fonds.  Le  concile  de  Vienne,  en 
1311,  les  vota.  On  mit  cinq  ans  à  les  recueillir.  Quand  l'ar- 
gent fut  prêt,  le  chef  de  la  croisade  ne  Tétait  plus.  Le  prince 
voué  au  trône  de  Jérusalem,  Philippe  le  Long,  avait  hérité 
du  sceptre  de  saint  Louis,  mais  non  de  son  aljnégation.  Un 
pape  énergique,  Jean  XXII,  va  passer  toute  sa  vie  à  sti- 
muler le  zèle  religieux  des  rois  de  France. 


I 

PHILIPPE     V    LE    LONG. 

Philippe  V,  à  l'entendre,  n'eut  rien  de  plus  à  cœur  que 
u  l'essauvement  de  la  sainte  foi  chrestienne  "  .  Il  le  désirait 
«  plus  que  rien,  moult  affectueusement  sur  toute  autre 
chose  (4)  » .  Il  en  parlait  toujours,   mais  y  pensait-il  jamais 

(1)  Lettre  d'Argoun  à  Philippe  le  lîel,  1289.  yBiljliotltèi/uc de  l'Ecole  des 
Chartes,  t.  XLI  (1880),  p.  222.  —  Ahel  RÉmusat,  Mémoires  sur  les  rela- 
tions des  princes  chrétiens  avec  les  Mongols,  dans  les  Mémoires  de  l'Aca- 
démie des  Inscriptions,  n.  s.,  t.   VI,  p.  420;  t.  VII,  p.  355.} 

(2)  Marco  Polo,  éd.  Pauthier. 

(3)  Historiens  arméniens  des  Croisades,  t.  I,  p.  469  et  suiv. 

(4)  Archives  nat.,  JJ  58,  n"'  436,  423  ;  JJ  60,  n"  66,  100,  cités  par 
Paul  LEHUoEiin,  Histoire  de  Philippe  le  Long,  roi  de  France  (1316-1322). 
Paris,  1897,  in-8".  p.  194,  195. 


220  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

séi'ieuseiuent?  Son  dernier  biographe  en  doule  (1).  Ne 
soyons  pas  aussi  injuste. 

L'avènement  de  Philippe  V  avait  ranimé  l'enthousiasme 
religieu.\  de  la  noblesse,  au  point  qu'une  foule  de  baisons 
reçurent  la  croix  des  mains  du  patriarche  de  Jérusalem  (2). 
Une  assemblée  de  prélats  et  de  barons,  chargée  d'aviser  au 
passage  d'outre-mer  (li),  décida  qu'une  avant-garde  partirait 
sous  le  commandement  d'un  petit-fils  de  saint  Louis,  Louis 
de  Glermont  :  les  lettres  de  provision  de  ce  capitaine, 
recteur  et  gouverneur  général  du  premier  corps,  furent  déli- 
vrées le  13  septembre  1318  (i). 

Des  gens  compétents,  les  Marseillais,  consultés  sur  les 
opérations  navales  à  entreprendre,  répondirent  par  le 
fameux  texte  des  Injormationes  civîtatis  Massilie pro passagio 
transmarino  (5).  L'escadre  d'avant-garde,  disaient-ils,  sous 
les  ordres  d'un  capitaine  assisté  de  quatre  conseillers,  por- 
tera Louis  de  Clermontet  sa  suite  sur  les  côtes  des  Infidèles. 
Partie  de  Marseille  le  15  avril,  elle  croisera  pendant  le  prin- 
temps à  la  hauteur  d'Alexandrie  pour  couper  les  convois 
des  musulmans.  En  août,  elle  ira  se  ravitailler  à  Chypre, 
prendra  langue  avec  les  rois  de  Chypre,  d'Arménie  et  avec 
le  Grand  Maître  de  l'Hôpital.  Puis  elle  reviendra  en  croi- 
sière de  blocus  devant  Rosette,  Damiette  et  Tripoli.  Il  sera 
temps  alors  pour  le  gros  de  l'armée  croisée  de  se  mettre  en 
mer.  Les  Marseillais,  en  bons  commerçants,  joignaient  au 
plan  de  campagne  un  projet  de  nolis  des  navires  propres  à 
l'expédition. 

On  prit  leur  avis,  mais  on  rejeta  leurs  offres.  Matthieu  de 


(1)  Lehucecr,  p.  195  et  suiv. 

(2)  Vers  la   fèlc  île  la  Madeleine,  22  juillet  1316.  (Gérard  de  Frachet, 
apiid  Historiens  de  France^  t.  XXI,  p.  45.  —  Lehligeur,  p.  196.) 

(3)  Archives  nat.,  J  4M,  n"  3. 

(4)  Ibid.,  JJ56,  n"4l3. 

(5)  l'ubl.  dans  VAnn.  bulletin  de  la  soc.  de  l'Uist.  de  Fiance,  par  M.  de 
BoiSLisLE  (1872),  p.  255. 


CnoiSADK    MANOUKK.  goj 

Varcnncs,  dcseciidanl  de  l'amiral  de  saint  Louis,  chargé 
d'organiser  l'cscadro  d'avant-garde,  «réa  un  rluuuicr  de 
constructions  navales  sur  les  bords  de  l'étang  de  Bages,  dans 
un  lieu  désert  dit  Capelas  (l).  Il  avait  quitté  Paris  en  août 
l'MH,  avait  pris  en  passant  à  Avignon  les  instructions  du 
pape,  et  il  installait  son  quartier  général  à  Narbonne.  iMii- 
lippe  V  lui  OTivrait  un  crédit  de  ({4,000  florins  chez  quatre 
marchands  de  Montpellier.  Des  bois  d'a;uvre  abattus  dans 
les  forêts  voisines  descendaient  l'Aude  jusqu'à  Veschai\ 
ainsi  nommait-on  cette  sorte  de  chantier.  Des  équipes  d(> 
charpentiers  et  de  calphats  arrivaient  de  Marseille  et  du 
Roussillon  pour  travailler  sous  les  ordres  d'un  grand  maître 
constructeur  de  galères,  Pierre  de  Berre.  Vn  maître  calphat, 
une  maîtresse  couturière  pour  la  voilure,  un  maître  de  l'ar- 
tillerie^ complélaiout  l'état-major  du  petit  arsenal.  Des 
courriers  sillonnèrent  les  routes  de  Barcelone,  Aigues- 
Mortes,  Toulouse,  Paris,  apportant  des  armes  de  Mont- 
pellier, des  armures  de  Gênes,  des  parements,  bannières, 
pennonceaux  et  flammes,  de  Paris.  En  juillet  i;îl9,  cinq 
galères  étaient  prêtes.  A  Marseille,  Matthieu  de  Varennes 
en  achetait  cinq  autres  toutes  équipées  :  ses  patrons, 
Charles  Grimaldi,  Jacques  de  Vaquères,  Frères  Pierre  de 
la  Comtesse  et  Jean  d'Avignon,  le  sergent  d'armes  Arnaud 
Figuères  de  Narbonne...,  tous  commissionnés  pour  trois 
mois,  leurs  équipages  au  complet,  attendaient. 

L'armement  de  deux  mille  marins  pour  la  croisade  était 
d'autant  plus  méritoire  que  notre  flotte  était  engagée  dans 
la  guerre  de  Flandre,  sans  escadre  de  réserve.  Consulté  par 

(i)  Le  compte  des  dépenses  de  Matthieu  de  Varennes  forme  le  re{|istre  28 
des  Introitus  et  exitiis,  aux  Archives  du  Vatican.  Gomme  il  détaille  les 
moindres  dépenses  de  la  construction  et  de  l'équipement  des  jjalères,  la  phi- 
lologie y  trouve  une  foule  de  mots  ù  glaner.  De  plus,  nous  voyons  un  chan- 
tier maritime  en  pleine  activité,  spectacle  assez  curieux  et  assez  rare  pour 
le  moyen  âge.  J'ai  analysé  ce  compte  dans  un  article  intitulé  :  Une  Escadre 
franco-papale  (1318-1320',  dans  les  Mélanges  d'archéologie  et  d'histoire, 
publiés  par  l'École  de  Rome,  t.  XIII  (1893),  tirage  à  part. 


■2-2-2  HISTOIRK    DK    I. A    MARIiNK    FRANÇAISE. 

Louis  de  Hourl)On  sur  l'opportunité  de  son  départ,  Philippe 
le  Long  avait  répondu  (1)  :  Allez  de  l'avant;  plus  tard,  le 
mois  prochain  ou  l'autre,  j'espère  me  trouver  libre  :  alors 
j'aviserai  au  passage  général.  —  Le  capitaine  Matthieu  de 
Varennes  reçut  la  consigne  d'empêcher  la  contrebande  de 
puerre  en  i)ays  infidèles.  Il  allait  partir,  quand  une  intrigue 
diplomatique  l'arrêta  aux  quais  de  Marseille. 

On  était  dans  la  seconde  quinzaine  de  septemljre  l;ilî>. 
Le  roi  Robert  de  Sicile,  comte  de  Provence,  avait  un  besoin 
urgent  d'une  Hotte  de  guerre.  Stylées  par  lui,  a  plusieurs 
personnes  expérimentées  dans  l'art  de  la  navigation  »  insi- 
nuèrent au  pape  que  l'approche  de  l'hiver  rendait  la  cam- 
pagne navale  des  plus  périlleuses.  D'autre  part,  hiverner 
dans  le  port  de  Marseille,  sous  des  pluies  torrentielles, 
c'était  exposer  galères  et  agrès  à  pourrir.  A  leurs  yeux,  la 
situation  était  critique.  Robert,  intervenant  alors,  proposa 
une  solution.  Il  prendrait  volontiers  les  galères  à  sa  charge 
durant  l'hiver  et  les  rendrait  tout  armées,  équipées  et 
soldées,  telles  qvi'on  les  lui  prêterait.  Après  avis  des  car- 
dinaux, Jean  XXII  s'empressa  d'accéder  à  la  demande  du 
très  cher  Hls  de  l'Eglise.  Il  s'excusa  près  de  Philippe  Y 
d'avoir  détourné  l'escadre  de  son  but,  ajoutant  qu'avant 
d'effectuer  la  livraison  des  galères  on  avait  pris  soin  de  re- 
tirer les  dra})eaux  de  Sa  Majesté  (i).  Heureuse  précaution, 
qui  empêcha  de  ternir  dans  une  défaite  l'étendard  de 
France  cime  d'une  fleur  de  lys  (3). 

Les  dix  galères  et  quatorze  autres  de  l'amiral  Raymond 
de  Cardona  tentèrent  de  secourir  les  Ovielfes  assiégés  dans 

(1)  22  juillet  i:U9.  (Ai(hive.s  nat.,  JJ  5!),  n"  76.  —  Lehugeur,  p.  198  : 
M.  LeliU{;eur  ne  soupçonne  pas  l'existence  de  l'escadre  de  Matthieu  de  Va- 
rennes  et  croit  par  suite  que  les  projets  de  croisade  de  Philippe  V  restèrent 
platoniques.) 

(2}  Archiviu  sefjrelo  du  Vatican,  Rcg.  Vatican  110,  fol.  13  v"  et  14  de 
la  2"  partie. 

(3)  Ibidem,  Reg.  des  Introitux  et  Exitus  28,  fol.  77.  —  Cli.  de  l\  Ros-r 
ciiinE,  Une  Escadre  franco-papale^  p.  18. 


f.liOlS  ADK    MAN()r!i:K.  2->:{ 

(jéncs.  Conrad  dOiia,  cupltaino  do  la  Hotte  coalisée  des 
Aragonais  et  des  Gibelins,  se  porta  n  apertement»  à  leur  ren- 
contre (1)  et  les  enleva. 

Révolté  contre  l'Eglise,  aveuglé  par  la  haine,  1  empereur 
Louis  lY  de  Bavière  n'oublia  point  l'appui  prêté  à  son 
adversaire,  sans  daigner  remarquer  (pie  cet  adversaire 
tenait  l'escadre  franco-pontificale  à  sa  discrétion  et  pouvait 
mettre  l'embargo  sur  elle  en  cas  de  guerre.  Il  ameuta  contre 
Jean  XXII  les  Romains  assemblés  sur  la  place  Saint-Pierre  : 
(i  Le  persécuteur,  le  larron,  le  bourreau,  le  meurtrier,  le 
parricide,  le  traître,  le  félon,  clamait-il,  a  détourné  contre 
nos  sujets  génois,  contre  des  chrétiens,  les  nombreuses  ga- 
lères que  le  magnifique  roi  de  France  envoyait  au  secours 
du  roi  catholique  d'Arménie  et  de  son  peuple  pour  les  dé- 
livrer des  Sarrasins  (!2).  " 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  roi  ajournait  la  croisade  ;  le  pape 
différait  la  croisière  (3)  ;  les  Pastoureaux  se  levèrent.  On 
parlait  guerre  sainte,  non  qu'on  la  prêchât,  mais  la  dîme 
était  plus  lourde.  Pauvre,  la  menue  gent  du  peuple  aimait 
mieu.v  payer  de  sa  personne.  Une  cohue  de  quarante  mille 
hommes  descendit  vers  la  mer,  pourchassant  en  chemin  les 
juifs,  1  ennemi  du  dedans,  disait-on,  avant  l'ennemi  du 
dehors.  Elle  se  heurta  aux  portes  d'Aigues-Mortes,  fermées 
devant  elle,  et  se  laissa  disperser  par  le  sénéchal  de  Gar- 
cassonne  (4).  C'est  que,  depuis  Pierre  l'Ermite,  les  condi- 
tions sociales  avaient  changé.  La  guerre,  même  la  guerre 
sacrée,  était   h?  fief  d'une   classe  ;  et  les  juifs,  banquiers- 


(1)  ZuniTA,  Anitles  (V Aragon,  liv.  VI,  ch.  x.kxv, 

(2)  Réquisitoire  public  de  Louis  IV  contre  le  pape.  Koine,  18  avril  1328. 
(Baldze,  Vitœ  paparnm  Avenionensium .  Parisiis,   1693,  in-4°,  p.  olo.) 

(3)  Jean  XXII  se  fit  rembourser  par  le  roi  Robert  le  prix  des  galères. 
Philippe  V  convoqua  une  nouvelle  assemblée  pour  orj^aniser  le  passajie, 
24  février  1320.  Rien  n'aboutit.  (Archives  nat.,  JJ  58,  n'"  437-441.  — 
Lehugecr,  p.  198.) 

(4)  1320.  {Continuation  de  Nangis,  éd.  Gérard,  II,  27.) 


■2U  II  ISToiliK    m-;    I.A    MAlilNK    F  It  A  N  C  A  1  S  K. 

usuriers  du  monde,  se  trouvaient  alors  les  protégés  du  roi. 
Ce  fut  un  tort  à  eux  de  s'affoler  devant  ravalanche  popu- 
laire; on  les  accusa  de  pactiser  avec  l'émir  al-omrah  de 
Grenade  et  le  hey  de  Tunis  (l);  et  ils  portèrent  la  peine  de 
leur  espionnage,  si  toutefois  ils  ne  furent  les  victimes  de  la 
suspicion  qui  pesait  sur  leur  race. 


II 

CHARLES    IV    LE    15  E  L 

A  ces  exécutions  sanglantes,  la  croisade  s'égarait.  Un 
Vénitien  lui  imprima  une  impulsion  nouvelle.  Il  avait  par- 
couru toutes  les  côtes  de  l'Europe,  de  Trébizonde  jusqu'à 
Stettin,  hanté  partout  d'une  idée  fixe,  la  conquête  de  la  Pa- 
lestine. A  l'annonce  des  projets  du  roi  de  France,  il  ter- 
minait hâtivement  un  plan  de  campagne  à  lusage  des  capi- 
taines croisés  (:2).  Le  livre  était  le  Libei^  secretorum  fidelium 
crucis ;  le  voyageur,  Marino  Sanudo. 

La  cour  d'Avignon  et  la  cour  de  France  l'accueillirent 
chaleureusement.  Pour  faire  triompher  ses  idées,  il  dis- 
tribua à  profusion  son  ouvrage  :  le  pape,  le  roi  Charles  IV, 
qui  venait  de  succéder  à  Philippe  V;  le  comte  Guillaume  de 
Hollande,  le  chef  de  la  croisade,  Louis  de  Clermont,  en 
reçurent  chacun  un  exemplaire.  Les  grands  seigneurs, 
Gautier  de  Ghâtillon,  connétable  de  France;  Robert,  comte 

(1)  Lettres  de  l'éiiiir  al-omrah  et  du  Ley  à  Samson-ben-Heiias  et  aux 
juifs  de  l'rance,  traduites  à  Màcon  le  1"^  juillet  1321  par  le  médecin  Pierre 
d'Acre.  (Archives  nat.  J  427,  p.  18.)  —  Dès  le  xiii''  siècle,  les  juifs  de 
Marseille,  les  Ferrussol,  les  fils  de  Mosé  Païenne  avaient  des  relations  com- 
uicrciales  avec  Bougie  et  rAfrif|ue.  (Louis  Bi.ancard,  Documents  inédits  sur 
le  commerce  de  Marseille  au  moyen  âfje,  t.  I,  p.  55,  69.) 

(2)  L'ouvrage  fut  écrit  par  fragments  à  trois  époques  différentes  en  1306, 
1312  et  1321.  (G.  Berchkt,  Rela-Jone  délia  sezivne  III..  del  congres'o, 
dans  VArchivio  venelo,  t.  XX,  p.  396.) 


(  ;  luj  I  s  A I  )  i'-.  M  A  \  0  u  i:  E .  -2  2  :, 

d'Auvergne;  (juillaume  Durand,  procureur  de  lu  croisade, 
écoutèrent  avec  déférence  le  voyageur  vénitien  :  »  S'il 
plaît  à  Votre  Altesse  d'ajouter  foi  à  mes  paroles,  disait-il, 
l'affaire  ira  bien.  —  Oui  certes,  répliquait-on  ;  restez  en 
France;  vous  nous  guiderez  de  vos  conseils  (l).  -i 

Sans  différer  du  plan  de  campagne  marseillais,  —  blocus 
préalable  de  l'Egypte  que  les  Nubiens  chrétiens  prendraient 
à  revers,  et  conquête  de  la  Palestine,  —  le  devis  calculait 
avec  plus  de  précision  les  moindres  frais  de  l'entreprise.  Un 
cours  de  stratégie  navale  avait  comme  perpétuel  commen- 
taire rhistorif[uo  des  premières  croisades  :  les  capitaines 
pouvaient  relever  leur  route  sur  les  quatre  cartes  qui  accom- 
pagnaient le  Liber  fidelhim  :  portulan  de  la  Méditerranée  , 
Terre  Sainte,  Egypte  et  mappemonde.  Ce  qui  gâtait  les 
hautes  spéculations  du  stratégiste,  c'étaient  les  préoccupa- 
tions intéressées  du  commerçant  :  il  voyait  dans  l'Egypte  et 
la  Palestine  l  entrepôt  des  épices  de  l'Inde  et  voulait  arriver 
premier  au  but  :  a  Seuls,  les  marins  de  Venise  sauront  se 
conduire  sur  les  plages  basses  d'Egypte,  si  semblables  à 
leurs  lagunes.  "  A  moins  que... 

Et  un  dilemme  nettement  posé  mettait  en  question  l'a- 
venir même  des  croisades  :  "  Ou  l'accès  de  l'Egypte  doit 
être  interdit  d'une  façon  absolue;  ou,  au  contraire,  il  faut 
l'élargir  et  le  faciliter  de  telle  sorte  que  chacxm  puisse  aller, 
venir,  commercer  en  toute  liberté  par  les  terres  du  Soudan  ; 
en  ce  cas,  qu'on  ne  parle  plus  de  recouvrer  la  Terre 
Sainte  (2).  i» 

A  ce  tournant  de  l'histoire,  entre  la  foi  et  l'argent,  la 
guerre  sainte  ou  le  commerce,  un  choi.v  s  imposait.  D'une 

(1)  Lettres  de  Marino  Sanudo  à  Guillaume  Durand.  Venise,  1326.  (Bon- 
cars,  Gesta  Dei  per  Francos,  t.  II,  p.  296-300.)  —  Lettres  inédites  et 
Mémoires  de  Marino  Sanudo  l'Ancien,  éd.  G.  de  La  Roncière  et  Léon 
Dorez,  dans  la  Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes,  1895,  p.  33. 

(2)  Le  Liber  secretoruin  fidelium  crucis  est  publié  dans  Bongars,  Gesta 
Dei  per  Francos,  t.  II;  cf,  t.  II,  p.  35-36. 

1.  15 


;>2(i  HISTdIRK    DE    LA    MARIN  K    FRANÇAISE. 

fol  encore  tiède,  Charles  IV  arma  une  escadre  contre  les 
Infidèles.  L'intention  sans  doute  lui  suffit:  l'escadre  fut  des- 
tinée au  commerce.  Mais  n'anticipons  pas. 

Les  projets  de  croisade  avaient  donc  repris  sur  nouveau.v 
frais  en  13:23.  Il  s'ap^lssait  de  secourir  l'Arménie,  envahie  par 
trois  fois,  et  d'empêcher  la  vente  aux  Infidèles  des  armes, 
des  munitions  de  guerre  ou  des  enfants  chrétiens  (1). 
Charles  le  Bel  décida  que  le  vicomte  de  Narhonne,  Aimery, 
et  l'amiral  Déranger  Hlanc  partiraient  avec  lavant-garde  en 
mai;  Louis  de  Bourhon  et  le  connétahle  de  Châtillon  sui- 
vraient en  août  nî!^^;  Charles  de  Valois,  commandant  en 
chef  des  croisés,  disposerait  de  vingt  mille  hommes  de 
troupes  (2).  L'avant-garde  serait  de  vingt  galères,  deux 
naves,  quatre  galiotes,  quatre  mille  huit  cents  marins  et 
trois  mille  piétons;  le  capitaine  général  Aimery  de  Narhonne 
se  chargeait  d'entretenir  le  tout  moyennant  une  solde 
convenahle  (3). 

Les  Florentins  (4)  et  les  Avignonnais  (5),  hanquiers  du 
Saint  Siège,  avancèrent  les  premiers  frais  de  la  campagne. 
Un  grand  armateur  de  Toulon,  Pierre  Médici,  qui  pourrait 
bien  appartenir  à  la  famille   des   Médicis   (0) ,   fit  marché 


(1)  Lettre  de  Cliarles  IV  à  l'cvèque  de  Carcassonne.  Février  1323.  (DoM 
MartÈne,  Thésaurus  novus  unecdotorum,  t.  I,  col.  1370.  —  Ordonuances 
des  rois  de  France,  t.  I,  p.  810.  —  Archives  nat.,  JJ  60,  p.  100;  K41, 
p.  22.) 

(2)  Arch.  vat.  rcj;.  111,  fol.  218.  —  Arch.  nat.,  J.  1026,  n"  34. 

(3)  l'ar  traité  passé  avec  Aimery  de  Narbonne,  Charles  IV  s'en{;ageait  à 
fournir  200,000  livres  parisis  pour  l'achat,  la  construction  et  le  fret  des  na- 
vires, l'entretien  et  les  gajjes  des  marins  et  des  troupes,  14  février  1323. 
(Bibl.  nat..  Collection  De  Camps,  vol.  44  Iji:,  fol.  5,  copie.  —  Histoire  de 
Languedoc,  n.  éd.,  t.  IX,  p.  419.) 

(4)  Il  Quatre  quittances  parchemin  de  1323  par  le  vicomte  de  Narbonne 
à  la  ville  de  Florence,  des  sommes  qu'elle  lui  devait  bailler,  >>  [Collect.  De 
Camps,  vol.  100,  fol.  151  ;  analyse  des  titres  de  la  vijjuerie  de  Narl)onne 
aux  Archives  de  Montpellier,  12'  continuation,  n'^  14.) 

(5)  Quittances  de  l'amiral  B.  Blanc.  Avignon,  29  mars  et  16  avril  1323. 
[Histoire  de  Languedoc,  n.  éd.,  1.  IX,  p.  410.) 

(6)  Quoi   «pie  j'aie  dit.    [Une  escadre  frunci)-papale,   p.   18,    u.   1.)  Les 


r.  Il  OIS  A  1)1-,    MANOUKl-:.  0-2-; 

avec  l'amiral  de  Fiance  pour  la  fourniture  partielle  de  Tcs- 
cadre.  Mais  il  en  retarda  la  livraison  (l),  pour  n'avoir  pas 
terminé  les  habitacles  de  deux  huissiers.  Traduit  le  23  juillet 
devant  le  juge  du  palais  à  Marseille  et  sommé  par  l'amiral 
de  s'exécuter,  il  demandait  un  délai  pour  rélléchir,  à  cause 
de  sa  grande  faiblesse  d'esprit,  «  sui  ingenii  inibecillitale 
causante  (2);  "  mlséralde  prétexte  qui  n'empêchera  pas  le 
rusé  compère  de  succéder  à  Blanc  comme  amiral  de  France. 
Blanc  mourut  en  effet  dans  le  courant  de  l'année  (;i). 

Loin  de  partir  en  mai,  le  capitaine  général  se  trouvait 
encore  à  Paris  en  juin  (4).  Il  avait  fait  un  marché  de  dupe  : 
les  deux  cent  mille  livres  que  le  roi  lui  allouait  ne  pouvaient 
couvrir  les  multiples  tlépenses  de  rarmcmcnt.  Apprenant 
notre  désarroi,  Marlno  Sanudo  proposa  une  solution  pra- 
tique :  u  Mon  révérend  père,  écrivait- il  à  l'évéque  de 
Mende,  réduisez  à  dix,  sept  ou  même  cinq  galères  la  croi- 
sière chargée  de  garder  la  mer;  mais  commencez.  A  début 
modeste,  meilleure  fin  (5).  » 

Le  conseil  venait  trop  tard.  Pressé  d'argent,  Charles  IV 
avait  trouvé  pour  sa  flotte  un  autre  emploi.  Il  liquida  une 
dette  contractée  envers  le  capitaine  Matthieu  de  Varennes, 


bourfjeois  de  Toulon,  réunis  en  parlement  ])uljlie,  lui  donnaient  procura- 
tion, en  1313,  d'aller  solliciter  auprès  du  roi  llojjert  divers  privilèj^es. 
^Archives  de  Toulon,  A  A  5,  pièce  1.) 

(1)  11  s'était  engajjé  à  livi'er,  moyennant  un  prix  convenu,  "  ccrta  !i{>na... 
usserios  scilicet  et  {{aléas  et  uavem  (piauidam.  » 

(2)  II  Actus  retjuisitionis  fact;e  l^etro  Medici  per  Bernardum  (sic)  Blanclii 
de  tradendis  navi}>iis  ah  eo  emptis  nominc  doinini  nostri  re{;is  pro  passajjio 
ultraniarino.  »  Marseille,  23  juillet  1323.  (Archives  de  Montpellier,  ancien 
«  inventaire  de  la  Viguerie  de  ïNarhonne,  n"  13,  12'  continuation  des  titres 
particuliers  »  .  —  Clopie  dans  la  Collection  De  Camps-,  à  la  Bihliothècjue  na- 
tionale, vol.  44  Lis,  fol.  15.) 

(3)  Un  document  du  temps  résume  très  clairement  les  préparatifs  d'Ai- 
mery  de  Narbonne  et  les  incidents  qui  tirent  échouer  la  croisade.  (Collec- 
tion De  Camps,  vol.  44  bis,  fol.  5,  copie.) 

(4)  Histoire  de  Lant/uedoc,  n.  éd.,  t.  IX,  p.  420. 

(5)  Lettre  de  Sanudo  à  Guillaume  Durand,  évéque  de  Mende.  Venise, 
1326.  (BosGARS,  Gesta  Dei  per  Francos,  t.  II,  p.  296.) 


■21H  IlISldf  l'iK    I)]'.    r.A    MVlil-M'.    F  1!  A  N  CA  I  S  L. 

en  lui  ccdaiiL  lu  iie  /  Sa  in/  -  Xicolas ,  slaLiounôc  ù  Gollioure  (1). 
Les  huissiers  San-Jalicadou,  San-Pcyre-et-san-Aloyy  San- 
Nicolau,  San-Gene/s ,  les  galères  Santa- Victoria,  Safita- 
Marlhe...  (2),  furent  armés  en  marchandises.  Les  deux 
(i  instituteurs,  patrons  et  recteurs  de  la  Hotte  royale  à  Nar- 
bonne  "  ,  Bernard  Foulquin  et  Jean  liidos,  curent  ordre  de 
les  mettre  à  la  dis[)08ition  des  nombreux  commerçants,  qui 
avaient  demandé  avec  instance  à  diverses  époques  de  déve- 
lopper le  trafic  avec  le  Levant,  u  utilitati  rci  puljhcae  rej^ni 
nostri  Franciac.  i>  (1:2  juillet  \?t-M)  (3).  Le  [)a[)e,  ajoutons- 
le,  avilit  reconnu  l'inutilité  d(^  l'expédition  primitivement 
projetée  en  apprenant  que  les  Arméniens  avaient  si^^né  une 
trêve  avec  le  Soudan  (4). 

L'année  suivante,  une  des  nefs  royales,  venant  de  Chypre, 
était  saisie  par  l'amiral  d'Arajjon  François  Carroz  au  mo- 
ment où  elle  atterrissait  dans  le  golfe  de  Cagliari;  son  fret, 
a[)partenant  à  des  marchands  de  Narbonne  et  de  Montpel- 
lier, était  distribué  aux  soldats  en  guise  de  gages,  tandis 
qu'elle-même  armée  en  guerre  prenait  rang  parmi  les  cin- 
quante nefs  de  Carroz,  qui  écrasaient,  le  il)  décembre  1325, 
la  flotte  de  (Gaspard  D'Oria  (5).  Le  roi  d'Aragon,  Jacques, 
ayant  indemnisé  nos  marchands  (6),  laffaire  n'eut  [)as  de 
suite. 


(1)  Elle  avait  jioiir  officiers  un  nocher,  Simon,  et  un  écrivain,  Gréj^oire 
Botarini.  Elle  fut  tlélivrée  à  Matthieu  de  Varenncs  par  le  sénéchal  de  Beau- 
caire,  4  janvier  1324.  (Archives  nation.,  Journal  du  Trésor  KK  1,  fol.  447.) 

(2)  Inventaire  de  ces  {jalères.  Narbonne,  20  novembre  1324.  (Archives 
de  Montpellier,  ancien  «  13''  continuation  des  titres  de  la  Vijjuerie  de  Nar- 
bonne, n"  3  »  .  —  Copie  dans  la  Collection  De  Camps,  vol.  44  Ois,  fol.  147.) 

(3)  Mandement  de  Charles  IV.  (Ibidem.) 

(4)  l'c{T.  Vatican  111,  «:ap.  347-370.  —  Chronique  d'Auiadi,  éd.  Mas- 
Latrie,  400.  —  CouLON,  Jean  XXII  et  la  France  (ms.). 

(5j  7.v]\n\,  Anales  d' Aragon,  liv.  YI,  ch.  LXVl. 

(6)  Moyennant  13,323  livres  7  sous  6  deniers  de  Barcelone.  Lettre  de 
Jacques  d'Aragon,  19  novcmljre  1326;  et  acceptation  de  Charles  IV'.  Paris, 
12  janvier  1327.  (D'Achehv,  Spicilegium,  n.  éd.,  par  Baluze  et  Martène. 
Paris,  1722,  in-fol.,  t.  III,  p,  712-713.) 


CROISADE    MAN(Jl"KK.  -1-1{) 

Charles  le  Bel,  c'est  une  justice  à  lui  rendre,  essayait 
d'ouvrir  de  nouveaux  débouchés  commerciaux  aux  arma- 
teurs languedociens.  Sous  couleur  de  proléger  les  intérêts 
des  chrétiens  en  Orient,  il  obtint  du  pape  la  permission 
d'envoyer  une  nef  et  une  galère  chargées  de  marchandises 
au  port  d'Alexandrie.  Nanti  de  cette  licence  apostolique, 
son  envoyé  Guillaume  dit  Bonasmas  ou  Bonnesmains,  de 
Figeac  (1),  au  lieu  de  fréter  les  bâtiments  du  roi,  eut  la 
sottise  de  s'adresser  à  un  patron  de  navire  barcelonais,  de 
passage  à  Aigues-Mortes.  Il  fut  peut-être  tenté  par  le  bas 
prix  de  l'affrètement. 

Bonnesmains  poussa  l'imprudence  jusqu'à  accepter  pour 
associé  un  concurrent,  le  barcelonais  Pierre  de  Moyenville. 
Il  en  fut  la  victime.  Arrivés  en  vue  d  Alexandrie,  les  Cata- 
lans voulurent  arborer  leurs  couleurs  sous  le  prétexte  qu'ils 
avaient  oublié  au  port  d'Aigues-Mortes  le  drapeau  français. 
Bonnesmains  protesta  énergiquement;  il  envoya  cherchera 
Alexandrie  l'étoffe  nécessaire  pour  réparer  l'oubli  et  n'entra 
au  port,  trois  jours  après,  que  sous  bannière  fleurdelisée. 
Fort  bien  reçu  d'abord  par  le  Soudan,  il  eut  une  audience 
de  congé  orageuse,  et  la  réponse  du  soudan  à  Charles  le 
Bel  ne  fut  pas  accompagnée  de  la  gratification  ordinaire- 
ment donnée  aux  armateurs  qui  fréquentaient  les  ports  mu- 
sulmans avec  l'autorisation  du  Saint  Siège. 

Entre  temps,  Movenville  avait  fait  courir  dans  la  vdle 
d'odieuses  calomnies  sur  Charles  IV,  infidèle,  disait-d,  à  la 
parole  donnée ,  faux  monnayeiu'  et  tout  près  d'attaquer 
l'Egypte  avec  trois  cents  galères.  Les  lettres  de  créance  de 

(1)  Avijjnon  ,  18  juillet  1326.  lîiille  de  .le.in  XXII  «  (^arissiiiiiis  in 
Cliristo  i>  .  [Archivlo  segreto  du  Vatican,  icg.  Vatican,  p.  113,  fol.  192.)  — 
Le  dominicain  Benoit  «  de  Guxiis  »,  ambassadeur  de  Charles  IV  près  du 
Saint  Sièjje,  avait  obtenu  cette  licence  apostolique  dès  le  mois  d'avril  1326. 
Il  partit  ensuite  pour  Gonstantinople,  afin  de  préparer  la  réunion  des  Eglises 
d'Orient  à  l'Eglise  romaine.  (Lettre  de  Marino  Sauudo  à  iMiilippe  VI, 
13  octobre  1334,  publiée  par  Kusstmanx,  dans  les  Abliandlungeii...  Baye- 
rischen,  t.  VII,  p.  808.) 


230  HISTOIHK    DE    I.A    MARINE    FRANÇAISE. 

Bonnesmains,  à  l'entendre,  avaient  été  fabriquées  par  le 
duc  de  Bourbon  (1).  C'était  préparer  un  accueil  plus  que 
froid  aux  quatre  galères  que  Louis  de  Bourbon  envoyait  à 
Gbypre  et  qui  Hrent  escale  au  port  d'Alexandrie  pour  vendre 
leurs  marcbandises  (2). 

Le  but  de  ces  manœuvres  déloyales  était  de  réserver  aux 
Catalans  le  monopole  du  transit  avec  Alexandrie,  dont  ils 
étaient  en  possession  depuis  le  xiii*  siècle.  A  la  sortie  du 
port,  les  Catalans  enlevèrent  la  bannière  fleurdelisée  pour  y 
substituer  le  pavillon  aragonais  et  ne  gardèrent  plus  aucun 
ménagement  pour  Bonnesmains,  lorsqu'ils  apprirent,  en 
Sardaigne,  la  mort  de  son  maître  Charles  IV.  Au  lieu  de 
revenir  déposer  à  Aigues-Mortes  leurs  passagers,  ils  mirent 
le  cap  sur  Barcelone  ;  comme  Bonnesmains  protestait, 
Moyenvillc  se  jeta  sur  lui  ;  il  l'aurait  tué  sans  l'intervention 
des  passagers  français  (3). 


111 

PHILIPPE    VI    DE  VALOIS. 

Avec  le  successeur  de  Charles  le  Bel,  avec  Philippe  VI, 
fils  de  l'aventureux  Charles  de  Valois,  la  croisade  tant  de 
fois  ajournée  semblait  près  d'aboutir.  Philippe  prit  la 
croix  en  1332.  Le  pape  Jean  XXII  lui  prodiguait  les  revenus 

(1)  Piainles  de  Bonnesmains  contre  Moyenville.  (Anhives  nation.,  X^°  3 
fol.  33,  publié  par  H.  Lot,  Essai  d'intervention  de  Charles  le  Bel  en  faveur 
des  chrétiens  d'Orient,  tenté  avec  le  concours  du  pape  Jean  XXII,  dans  la 
Bibllotfièf/ue  (le  l'École  des  Charles,  t.  XXXVI  (1875),  p.  588-600.) 

(2)  Jean  XXII  permet  à  Louis  de  Bourbon,  dont  la  Hlle  Marie,  épouse  de 
Guy,  fils  aine  du  roi  de  Chypre,  se  rend  à  Chypre  avec  quatre  galères,  de 
toucher  à  Alexandrie,  19  juillet  1328.  (Archivio  setjreto  du  Vatican,  reg. 
91,  p.  242.) 

(3)  H.  Lot,  article  cité  :  Bonnesmains,  avec  l'appui  du  patriarche  de 
Jérusalem  et  de  Guillaume  Durand,  évèque  de  Mcnde,  obtint  de  Philippe  VI 
des  lettres  de  marques  contre  Moyenville. 


CKOISADf:    MANQIIKE.  231 

de  l'Église  (l).  Il  remuait  l'Europe  (2),  et  sondant  l'Asie, 
dont  les  mystérieuses  profondeurs  commençaient  à  s'ouvrir, 
il  réunissait  pour  la  grande  œuvre  toutes  les  connaissances 
géographiques,  commerciales  et  ethniques  de  son  temps. 

Les  missionnaires  de  l'Orient,  de  la  Perse  (3),  de  l'Inde  (-4), 
un  marchand  crémonais,  établi  à  Sébastopol,  rédigèrent  des 
rapports,  dont  le  chef  de  la  croisade  chargea  un  marin  de 
vérifier  l'exactitude.  Guillaume  Fernand,  dit  Badin  Du  Four, 
émigré  bayonnais,  explora  tous  les  atterrages  possil)lcs  des 
croisés  depuis  Alexandrie  jusqu'à  Trébizonde  (5).  Un  autre 
voyageur,  Mondeville,  parti  en  même  temps  que  lui  avec 
instructions  d'Edouard  III,  ne  devait  revenir  que  trente-deux 
ans  plus  tard. 

On  avait  hésité  sur  la  route  à  suivre,  voie  de  terre  ou  voie 
de  mer,  préconisées,  l'une  par  Frère  Brochard  le  domini- 
cain, l'autre  par  les  Hospitaliers,  «  gens  de  grant  auctorité 
et  qui  moult  savoient  des  estaz  des  pays  ;  »  l'histoire  des 
croisades  donnait  raison  aux  Hospitaliers  et  fit  adopter  le 
passage  par  mer. 

L'armée  et  les  bagages,  à  bord  des  navcs  de  transport, 
prendraient  la  haute  mer.  Le  roi,  les  prélats  et  les  autres 
gens  d'état  éviteraient  les  périls  du  large  en  côtoyant  l'Italie 
depuis  Nice  jusqu'à  Brindcs  et  Milazzo.  En  route,  les  galères 
feraient  escale  à  Gènes,  Pise,  pour  permettre  au  roi  de 
se     »  refreschir  »  ,    de    "   prendre  aucune   recréation  »    et 

(1)  Delaville  Le  Roulx,  la  France  en  Orient,  t.  I,  p.  87. 

(2)  Riant,  Pèlerinages  des  Scandinaves  en  Terre  Sainte,  p.  403. 

(3)  Guii.LAU.^iE  d'Adam,  De  modo  extirpandi  Sarracenos  (Cf.  Delavii.le 
Le  Roulx,  la  France  en  Orient  au  xiv°  siècle,  p.  62),  et  De  l'estat  et  de  la 
gouvernance  du  grant  kami  de  Catliay.  (L.  de  Backeb,  i Erlrème-Orient 
au  moyen  âge,  p.  335.) 

(4)  Le  P.  Jourdain  Calliala  dk  SÉvERAr;,  auteur  des  Mirabilia  Indiœ, 
était  à  Avifinon  en  1330.  (Le  P.  Franeuis  Balme,  le  Vénérable  Père  Jour- 
dain Cathala  de  Séverac.  Lyon,  188G,  in-S".) 

(5)  Lettres  de  Marino  Sanudo,  apud  Kunstmann,  Studicn  ûber  Marino 
Sanudo,  dans  les  Abhandlungen  der  historischen  classe  der  Koniglicli 
Bayerischen  Akademie  der  Wissenschaften,  t.  VII,  i'^'^  p.,  p.  813-817. 


232  HISTOIKE    DE    LA    MAIUNE    FllANÇAiSE. 

d'    «  attraire  les  cuers  des  Ytaliens  (1)  ».  Le  départ  était 
fixé  au  mois  d'août  1330  (2). 

Au  lieu  d'imiter  la  sage  conduite  de  ses  prédécesseurs  et 
de  provoquer  concurremment  les  offres  de  service  des 
grandes  villes  maritimes,  Philippe  VI  eut  l'imprudence  de 
se  livrer  pieds  et  poings  liés  à  la  discrétion  des  Vénitiens.  Il 
savait  pourtant,  par  la  triste  expérience  de  son  père,  ce  que 
valait  la  coopération  de  la  République.  Les  "  citoiens, 
bonnes  personnes  et  convenables  " ,  dont  il  sollicitait  l'expé- 
rience pour  évaluer  le  nombre  des  transports  nécessaires  à 
la  Croisade  (3),  s'empressèrent  de  nous  dévoyer  sur  la  route 
de  Byzance.  A  les  entendre,  le  chemin  le  plus  court  pour 
gagner  l'Egypte  passait  par  Constantinople.  Qu'une  escadre 
d'avant-garde,  vingt  ou  trente  galères,  disaient-ils,  com- 
mence par  livrer  bataille  aux  corsaires  turcs,  afin  de  con- 
server pour  les  approvisionnements  de  l'armée  la  liberté  des 
communications  avec  les  grands  entrepôts  de  grains  de  la 
mer  Noire.  L'armée  croisée  suivra,  Venise  se  charge  de  la 
transporter,  jusqu'à  concurrence  de  trente-cinq  mille  hom- 
mes, sur  une  centaine  d'huissiers  et  de  galères  et  sur  des 
naves  (4).  Marino  Sanudo,  mis  au  fait,  ne  tint  pas  un  autre 
langage,  en  insistant  néanmoins  sur  la  nécessité  de  bloquer 
l'Egypte  avec  dix  ou  quinze  galères  (5). 

Sur  ces  instances,  une  escadre  française,  détachée  de  la 
flotte  de  Terre  Sainte,  se  tint  en  partance  pour  les  colonies 

(1)  Franc.  2833,  fol.  200  v«  et  p.  207. 

(2)  BalUze,  vitae  ]'up.  Avenion.,  I,  175.  —  (Juii.ON,  Jean  XXII  cl  la 
Fiance  (eu  préparation). 

(3)  Lettre  de  Pliili|)pc  VI  au  <lii{;c.  Gliàleauneuf-snr-Ijoirc,  JS  novon)- 
Lre  1331.  (L.  DE  Mas-La'jiiie,  Commerce  et  expéditions  militaires  ilc  In 
France  et  de  Venise  au  moyen  àrje.  Paris,  1880,  in-4",  t.  III  des  Mélanqes 
historiques  (Documents  inédits),  p.  97.) 

(4)  Réponse  des  ambassadeurs  vénitiens.  Venise,  11  mai  1332.  (Mas- 
Latrie,  ouv.  cite',  p.  100.  —  Heyd,  Histoire  du  commerce  du  Levant  au 
moyen  âge,  t.  I,  p.  538.) 

(5)  Venise,  27  avril  1332.  (Kunstmanx,  Abhamllungcn...  Bayerischen 
Akadcmie,  t.  VII,  1-^^  p.,  p.  791.) 


CKOISADl-:    MANQUÉE.  233 

vénitiennes  de  rArchipel  (1).  Ce  qui  n'était  qu'un  point, 
une  sorte  de  post-scriptum  au  projet  de  croisade,  en  devint 
bientôt  la  partie  principale.  La  diplomatie  vénitienne  sut 
{!;rouper  contre  les  Turcs  les  forces  éparses  et  les  efforts  des 
Etats  chrétiens.  Sous  les  auspices  du  pape,  mais  à  l'instilla- 
tion de  la  République,  plusieurs  Etats  s'engagèrent  à  entre- 
tenir de  mai  à  octobre  1334  une  croisière  de  quarante 
galères,  fournies  moitié  par  Venise  et  l'hôpital  de  Saint- 
Jean  de  Jérusalem,  moitié  par  le  pape,  les  rois  de  P'rauce 
et  de  Chypre  et  l'empereur  de  Constantinople.  L'année  sui- 
vante, rUnion  armerait  trente  galères  et  trente-deux  huis- 
siers, montés  de  huit  cents  hommes  d'armes  :  six  galères, 
moitié  des  huissiers  et  des  gens  d  armes  seraient  à  la  charge 
du  pape  et  de  la  France  (i).  En  1334,  notre  contingent  se 
bornait  à  quatre  galères,  celui  de  Jean  XXII  au  même 
chiffre.  Ils  furent  réunis  en  une  seule  escadre  sous  le  com- 
mandement (3)  d'un  chevalier  familiarisé  avec  les  parages 
de  l'Archipel;  Jean  de  Chepoy,  un  quart  de  siècle  aupara- 
vant, avait  accompagné  son  père  dans  l'expédition  de  Ro- 
manie.  Le  second  terme  de  la  solde  de  ses  marins  lui  serait 
versé  à  Naples  (i),  escale  hal)ituelle  des  croisés  (5).  Le 
rendez-vous  généi'al  des  escadres  était  fixé  au  mois  de  mai 
dans  un  port  de  Nègrepont. 

Les  Turcs  les  plus  redoutés  des  navigateurs  étaient 
Iakhschi,  prince  de   Marmara,   et  son    frère    Demir-Khan, 

(1)  Lettre  lie  Pliilippe  VI  au  dojje  de  Venise.  l'oissy,  3  novembre  1333. 
(Mas  Latrie,  ouv.  cité,  p.  101.) 

(2)  Convention  d'Avifjnon,  8  mars  1334.  (Mas-LatRIK,  ouv.  cité,  p.  104.) 

(3)  Jean  de  Chepoy  fut  nommé  capitaine  de  l'escadre  française  avant  le 
7  avril  1334  et  de  l'escadre  pontificale  le  19  mai.  (I'.  Ansei.mk,  Hbtoire 
'jénéalogique,  t.  VII,  p.  744.  —  Ravkai.di,  Annales  ecclesiastici,  année 
1334,  n.  X;  Aichivio  seçjreto  du  Vatican,  re{;.  Vatican  117,  fol.  302  v".) 

(4)  Instructions  du  30  mai.  [Archiuio  segreto  du  Vatican,  reg.  Vatican 
117,  fol.  303  v".) 

(5)  Suivant  les  devis  de  Guy  de  Vigevano  et  de  Brocard,  les  Croisés  de- 
vaient faire  escale  à  Naples  pour  rallier  les  troupes  du  roi  Robert.  (Dela- 
viLLE  Le  Rour.x,  la  France  en  Orient  un  xiv''  siècle,  t.  II,  p.  7.) 


234  HISTOIRE    DE   LA    MAUINE    FRANÇAISE. 

prince  d'Akseraï  et  de  Sinope  sur  la  mer  Noire.  Les  hom- 
mes d'Iakhsehi,  dit  un  auteur  contemporain,  «  sont  belli- 
queux, indomptables  dans  les  com])ats.  Jamais  on  ne  voit 
rouler  la  selle  du  dos  de  leurs  chevaux,  ni  leurs  vaisseaux 
abaisser  leurs  voiles.  Ils  ne  se  laissent  arrêter  ni  par  les 
remparts  des  villes,  ni  par  les  habitants  des  déserts.  Une 
armée  entière  ne  saurait  les  vaincre  (1).  »  Une  Hotte  chré- 
tienne pourtant  les  écrasa.  Un  Français  la  commandait  en 
second  :  c'était  Ghepoy. 

Cette  année-là,  au  printemps  de  1334,  Iakhschi  avait 
laissé  au  repos  ses  vingt  mille  cavaliers  pour  emmener  ses 
navires  (2)  sur  le  théâtre  de  leurs  déprédations  habituelles. 
Le  golfe  de  Démétriade,  actuellement  Volo  en  Thessalie, 
où  les  deux  cents  légers  bâtiments  jetèrent  l'ancre,  était  au 
nord  des  riches  colonies  vénitiennes  de  Nègrepont.  Huit 
galères  vénitiennes  du  capitaine  de  l'Union,  Pierre  Zeno, 
gardaient  à  vue  les  Tui'cs  :  embossées  dans  l'étroite  passe 
de  Ghalkis,  elles  étaient  épaulées  par  une  grosse  tour  dont 
le  pont-levis  s'abaissait  sur  la  rive  achéenne  (3).  Deux  autres 
détachées  en  Crète  pour  acheter  des  vivres,  et  quatre 
galères  chypriotes  allaient  les  rejoindre  par  le  canal  de 
l'Euripe.  Enhn,  les  huit  galères  du  capitaine  général  Jean 
de  Chepoy,  qui  en  avaient  rallié  à  Rhodes  dix  autres  des 
Hospitaliers,  venaient  se  masser  dans  le  golfe  d'Athènes, 
sous  le  vent  de  Salamine.  Tous  les  navires  de  l'Union,  for- 
més en  une  seule  flotte,  manœuvrèrent  de  façon  à  lancer 
les  Infidèles,  qu'on  craignait  de  voir  rester  tapis  dans  leur 
golfe  de  Volo  (4).  A  la  nouvelle  qu'une  de  leurs  divisions 
venait  d'être  détruite  non  loin  d'eux,   à  Kassandra,  et  que 

(1)  ScHEHAB-EDDiK,  Vojarjes  des  jeux  ilana  les  royaumes  des  différentes 
contrées  (écrits  vers  1341),  Notices  et  extraits,  par  Quatremère,  dans  ks 
Notices  et  extraits  des  manuscrits,  t.  XIII,  1"  p.,  p.  366. 

(2)  De  Hammer,  Histoire  des  Ottomans,  t.  I,  p.  132. 

(3)  MoRÉRi,  Grand  di<:tionnaire  histori(/uc,  art.  Nègrepont. 

(4)  Lettre  de  Marino  Sauudo  au  duc  Louis  de  Bourbon.  Venise,  22  octo- 


CROISADE    MArSQUEE.  235 

l'armée  impériale  arrivait  avec  le  Grand  Domestique  de 
TEmpire  f[rec  (1),  les  Turcs  déhûchèrent  toutes  voiles  dehors 
pour  rcga^rner  leurs  repaires  de  la  mer  de  Marmara;  le 
laisser-courre  commençait.  Le  8  septembre,  jour  de  la  Na- 
tivité de  la  Sainte  Vierge,  —  les  chrétiens  le  notèrent,  — 
les  fuyards  étaient  atteints  et  perdaient  huit  de  ces  petits 
bâtiments  qu'on  appelait  lins  de  Romanie  et  que  montaient 
une  cinquantaine  d'hommes.  En  vue  des  ruines  de  Troie, 
souvenir  néfaste  aux  Asiatiques,  une  habile  manœuvre  leur 
coupait  la  route  de  l'Hellespont  et  les  rabattait  sur  l'Ar- 
chipel en  leur  infligeant  une  nouvelle  perte  de  quinze  lins. 
La  chasse  continua,  ardente,  passionnée,  marquée  le  1 1  sep- 
tembre par  la  capture  de  neuf  autres  bâtiments,  et,  trois 
jours  après,  par  un  engagement  à  fond.  Acculée  dans  le 
golfe  de  Smyrne  (2),  la  barde  aux  abois  fît  tète  et  attaqua 
avec  la  fougue  orientale.  Les  Latins,  sans  se  laisser  décon- 
certer par  ces  voltiges  et  ces  chocs  furieux,  se  formèrent  en 
carré,  sur  deux  lignes,  poupe  contre  poupe,  les  éperons  des 
proues  dirigés  de  toutes  parts  contre  l'ennemi  :  des  câbles 
jetés  d'une  galère  à  l'autre  achevaient  de  consolider  cette 
forteresse  flottante.  G  était,  je  l'ai  dit,  le  14  septembre,  fête 
de  l'Exaltation  de  la  Sainte  Croix;  justement,  la  présence 
d'un  morceau  de  la  Vraie  Croix  à  bord  de  la  division  chy- 
priote  (3)    inspirait   aux  chrétiens,   sinon  la    certitude   de 

bre  1334.  (Kdnstmanx,  Studien  ûber  Marino  Sanudo  den  alteren,  dans  les 
Ahliandlungen  der  historisclien  Classe  der  Koniglich  Bayerischen  Akademie 
der  Wisseiischafteii,  t.  VII,  l"^*^  partie,  p.  810.) 

(1)   De  Hammeiî;,  Histoire  de  Vempiie  ottoman,  t.  I,  p.  60. 

2  Une  lettre  retrouvée  à  Rome  dans  la  reliure  d'un  incunaMe  et  mal- 
heureusement mutilée  donnait  la  relation  de  la  campagne.  Dans  les  frajj- 
ments  qui  en  restent,  on  lit  :  «  nostre]  sainte  armée  ardi  VIII  lins  de 
Turs  vers  l[e  jour]  de  nativité  ]Nostre  Dame  en  septembre;  entre  le... 
Troie,  XV  lins.  Item,  le  diinenche  XI  jour  d...  han,  IX  lins.  Item,  le  mer- 
credi jour  de  s[aintc]  G!-u[is],  L  lins.  Item,  le  samedi  ensuig,  ou  {;olfe  d[e 
.Smyrne  pluseurs  leus  et  en  pluseurs  Humaire.  »  (Gli.  ue  la  Rgnciehe  et 
Ij.  Dorez,  Lettres  inédites  et  Mémoires  de  Marino  Sanudo  l'Ancien,  dans 
la  Bibliotlièque  de  l'École  des  Chartes,  t.  LVI,  p.  36.) 

(3)    KUNSTMANN,  ouv .  cité,  p.  810. 


23(i  HISTOIKE    DE    LA    iMARINE   FRANÇAISE. 

vaincre,  du  moins  l'énergique  résolution  de  ne  point  aban- 
donner aux  mécréants  leur  précieux  dépôt.  Zeno  à  la  tête 
des  Vénitiens,  Ghepoy  avec  ses  Français,  les  Chypriotes 
eux-mêmes  firent  des  prodiges  de  valeur  (1).  Le  comman- 
dant d'une  des  galères  françaises,  Jean  de  Courtarvel,  périt 
en  coml)attant.  La  victoire  fut  éclatante.  Cinquante  lins 
turcs  furent  coulés  ou  pris.  Le  reste  s'échappa  en  remon- 
tant les  "  flumaire  "  de  la  côte  et  se  mit  sous  la  protection 
du  prince  turc  Omarbeg,  grand  armateur  lui-même  de  bâti- 
ments de  course  (2). 

Le  17,  l'escadre  chrétienne  débarquait  des  troupes  pour 
achever  la  déroute  des  Infidèles.  Après  une  messe  solen- 
nelle d'actions  de  grâces  que  chanta  tout  armé  l'évéque  de 
Bcauvais,  Jean  de  Marigny,  on  se  mit  à  brûler  les  «casais» 
remplis  de  grains  de  la  province  de  Smyrne,  malgré  les 
attaques  incessantes  de  la  cavalerie  et  de  l'infanterie  tur- 
ques :  dans  une  de  ces  escarmouches,  périt  le  gendre 
d  Iakhschi  (;i).  Cinq  mille  hommes  tués  à  l'ennemi,  plus 
de  cent  navires  coulés,  l'invasion  musulmane  violemment 
arrêtée,  tels  étaient  les  brillants  résultats  de  cette  campagne 
(jui  assurait  aux  navigateurs  chrétiens  une  sécurité  depuis 
longtemps  inconnue  (4). 

Malheureusement  le  répit  dura  peu  et  la  victoire  eut  un 
triste  lendemain.   L'escadre  franco-papale  était  à  peine  de 

(i)  Ray.naldi,  Annales  ecclesiaslici,  ann.  1334,  n.  X.  —  Cluoni'/ue  de 
Vilfani  et  de  Delfino.  ■ —  Hevd,  Histoire  du  commerce  dans  le  Levant,  t.  I, 
p.  539.  —  GuGLiELiNiOTTl,  Storia  délia  marina  pontificia,  t.  1,  p.  300.  — 
]îib].  nal.,  Franc.  22620,  fol.  126  \",  Généalogie  des  Courtarvel. 

(2j    Heyd,  Histoire  du  conintcrcc  dans  le  Levant,  l.  1,  p.  538. 

(3)  Gli.  DE  LA  ]?OM:iKnE  ct  L.  Douez,  Lettres  inédiles  et  mémoires  de 
Marina  Sanudo,  dans  la  Bildiothèque  de  l'Ecole  des  Chartes,  t.  LVI,  p.  36. 

(4)  Les  j;alères  pontificales,  placées  sous  les  ordres  du  capitaine  français 
Jean  de  Cliepoy,  étaient  cotnniandées  par  Pierre  Medici  de  Toulon,  Roj^er 
de  Fos,  sire  de  Canet  au  diocèse  de  I''réjus,  Raymond  Natalis  ou  Nadal  et 
Hostainj;  Eguesier,  bourjjeois  de  Marseille,  lîulle  pontificale  leur  mandant 
d'obéir  à  Jean  de  Chepoy,  19  mai  1334.  "  Cuni  nos  pro.  »  [Arcliivio  se- 
(jreto  du  Vatican,  reg.  vat.  117,  fol.  302  v".} 


CIÎOIS  \I)K    MANCMJKK.  03- 

rctour  ù  Marseille  (1)  que  ror{;anisaleur  vijjllant  de  la 
croisade,  Jean  XXII,  mourait  (i).  Il  avjiitpu  croire,  suprême 
jouissance!  au  triomphe  d'une  o'uvre  qu'il  avait  soutenue 
de  sa  foi  dapôtre  et  de  son  habileté  de  Gaoursiu;  d'iivre 
qui  domine  et  résume  une  vie  merveilleusement  unie  et 
pleine,  un  pontificat  de  dix-huit  années.  Lui  mort,  l'Union 
dont  il  était  l'ànie  se  désajjréjjea.  Son  successeur,  BenoîtXII, 
un  saint  moine  étranj^^er  aux  finesses  de  la  diplomatie, 
n'avait  pas  non  plus  Ténerj^ie  nécessaire  pour  mènera  hien 
la  jjijjantesque  enlrepnsc. 

Ce  fut  Philippe  de  Valois  qui  resta  le  dernier  fidèle  à  la 
politique  de  son  ami.  En  avril  i;î;i5,  il  nolisait  cinq  {jalèrcs 
marseillaises,  en  particulier  celles  de  Raymond  Xatalis  cl 
de  Rostaing  Eguesier,  qui  avaient  pris  part  à  la  ItataiUc  du 
golfe  de  Smyrne  {"À);  c'était  le  complément  sans  doute  des 
seize  galères  huissièrcs  qu'il  avait  promises  pour  la  campa- 
gne, et  dont  une  douzaine  étaient  sur  chantiers  à  Reaucaire; 
pour  les  hommes  d'armes  de  l'expédition,  de  jjrands  des- 
triers attendaient  à  Chalon-sur-Saône.  Trop  usé  pour  re- 
commencer la  croisière,  Jean  de  Chepoy  cédait  le  comman- 
dement au  maître  d'hôtel  du  roi,  Hue  Quiéret,  qui  avait 
combattu  contre  les  Turcs  (i)  et  qvii  fut  promu  amiral  de 
la  mer.  Ouièret  partit  pour  Rhodes.  Mais  sa  première  et  sa 
dernière  escale  lut  Xaples.  Le  roi  Robert  avait  j)romis 
(i  vivres,  navires  et  chevaux  )>  ;  il  se  déroba,  prétextant  ses 
guerres  avec  Frédéric  d'Aragon.  Aux  deux  rivaux  ,  Phi- 
lippe YI  députa  comme  conciliateurs  les  évéques  de  Beau- 
vais  et  de  Laon  ;  il  essayait  aussi  d'apaiser  les  haines  des 

(1  Lettres  inédites  et  mémoires  de  IMarino  Sanudu,  publics  par  Gli.  de 
L\  RoNCiÈnE  et  L.  Dorez,  dans  la  Bibliothèque  de  l'Eeole  des  Chartes, 
t.  LVI,  p.  36. 

(2)  11  mourut  le  4  déceuilire  1334,  à  Avignon. 

(3)  J.\i.,  Archéologie  navale, t.  II,  p.  326. 

(4)  Le  P.  Anselme,  Histoire  généalogique,  t.  VII,  p.  745.  —  Le  20  no- 
vembre 1334,  l'iiilippe  VI  envoyait  Iluc  Quiéret  à  Lucques.  (Franc. 
20590,  p.  40.) 


■JliS  HISroiliK    l)K    I.A     MAHl.M',    !■  Il  A  N  ÇA  I  S  K. 

Génois  et  des  Aragonais.  Tout  échoua  (l).  Un  des  plus  illus- 
tres croisés,  qui  devait  à  ses  relations  de  famille  d'être 
l'arbitre  de  l'Europe,  le  comte  Guillaume  de  Hollande, 
prétexta  une  maladie  qui  l'empêchait  de  monter  à  cheval, 
pour  se  faire  relever  de  son  vœu  (2). 

Les  croisés  s'égrenaient  comme  s'étaient  désagrégés  les 
membres  de  l'Union.  Ouand  Philippe  de  Valois,  au  mois  de 
février  I3;i<),  descenditdans  le  Midi  pour  organiser  le  "Saint 
Voyaige  »  ,  il  se  trouvait  dans  la  désagréable  situation  d'un 
p^énéral  sans  soldats.  C'était  au  moment  du  carnaval.  Les 
Marseillais  lui  donnèrent  le  spectacle  d'une  naumachie  où 
des  oranges  tenaient  lieu  de  projectiles  (;^).  Kt  la  croisade 
linit  par  une  parade,  un  jour  de  mardi  gras. 

\u  autre  champ  s'ouvrait  à  notre  activité;  les  grandes 
guerres  de  la  fin  du  moyenâge  où  s'affirmèrentles  nationalités 
modernes  nous  détournèrent  de  la  croisade,  préoccupation 
des  âges  précédents.  Quelque  âme  chevaleresque,  roi  ou 
chevalier,  v  rêve  encore.  Jean  II  le  Bon,  le  vaincu  de 
Poitiers,  prend  la  croix,  mais  borne  là  son  effort.  Pendant 
quarante  ans,  un  vieil  pèlerin  attardé  u  corna  as  empereurs 
et  roys  et  princes  de  la  crestienté  pour  assemblera  lâchasse 
de  Dieu  les  grands  lévriers  et  les  chiens  courants  (4)  »  sans 

(1)  «  Ce  sont  les  diligences  que  li  Roys  [Philippe  de  Valois]  a  faites  pour 
le  saint  voyage,  nionslrées  au  Saint  Père  quand  li  Roys  fu  a  Avignon.  » 
(Archives  de  la  Cùte-d'Or,  pièce  publiée  par  M.  h'Aiuiaumont,  Bévue  des 
Sociétés  savantes,  1867,  1''  semestre,  p.  435-436.)  ■ —  Pièce  faussement 
attribuée  à  juillet  1329.  Elle  est  postérieure  aux  «  II  voyaiges  que  ont  fait 
luonsicur  Jehan  de  Gepoy  et  monsieur  Hue  Quiéret  pour  la  préparation  du 
saint  voyage  »  ,  c'est-à-dire  à  1334  et  1335.  Or,  c'est  en  mars  1336  que 
Philippe  VI  se  trouvait  à  Avignon,  ce  qui  date  la  pièce.  {^Ordonnances, 
t.  II,  p.  109.) 

(2)  19  juin  1335.  [Vatikanische  Akten  zitr  deutschen  Gescliichte  in  der 
Zeit  Kaiser  Ludwiqs  des  Bayern.  Innsijruck,  1891,  p.  588,  n°  1737.) 

(3)  Les  Grandes  Clironicjues  de  France,  éd.  P.  Paris,  t.  V,  p.  364.  —  Le 
Galois  de  la  Balme  et  Nicolas  Behuchet  devaient  partir  pour  la  Pouille  et 
la  Calabre,  afin  d'y  rassembler  les  provisions  du  »  Saint  Voyaige  ».  {Revue 
des  Sociétés  savantes,  1867,  1"  semestre,  p.  436.) 

(4)  Philippe  de  Maizières  (1327-1405)  et  la  Croisade  au  xix"  siècle,  par 


CHOISADK    MAN()UKK.  -239 

que  les  grands  lévriers  de  l'Occident,  occupés  à  se  déchirer 
entre  eux,  répondissent  à  cet  appel  désespéré  de  Philippe 
de  Maizières.  Ils  laissaient  à  d'autres,  plus  faibles  et  presque 
impuissants,   l'honneur  de  soutenir  l'étendard  de  la  croix. 

La  fin  des  croisades  eut  pour  conséquence  inattendue  la 
léthargie  du  commerce  languedocien,  et  surtout  d'Aigues- 
Mortes,  où  les  étrangers  étaient  frappés  d'un  droit  d'entrée 
d'un  denier  pour  livre. 

Pour  les  détourner  du  port  franc  de  Lattes,  dépendant  de 
Montpellier,  un  sergent  royal  restait  en  permanence  sur  la 
côte,  avec  un  navire  armé.  On  l'évitait  et  l'on  passait  outre. 

En  1293,  une  tempête  ayant  forcé  quelques  l)âtiments  à 
chercher  refuge  dans  le  port  d'Aigues-Mortes  :  u  Grand 
merci/,  au  vent  et  non  à  vous,  s'écria  le  clavaire  comme 
souhait  de  bienvenue,  car  sans  lui,  vous  ne  seriez  point 
arrivés  ici  (1).  » 

Pour  comble  de  malheur,  les  canaux  d'accès,  la  roubine 
de  Rozer  et  le  grau  étaient  si  resserrés  par  les  sables  «  que 
jiul  navie  chargié  n'y  puet  entrera,  déclarait-on  en  1209. 
Des  allèges  prenaient  le  fret  en  mer,  et  le  transport,  ainsi 
délesté,  enfilait  le  chenal  (2).  Le  grau  de  communication 
entre  Aigues-Mortes  et  Montpellier,  engorgé  par  les  inonda- 
tions du  Lez,  devenait  impraticable  (;i)  ,  au  point  qu'en 
i;V3(),  au  moment  où  Philippe  de  Valois  songeait  à  la  croi- 
sade, le  port  d'Aigues-Mortes  ne  pouvait  plus  recevoir  la 
moindio  flotte  (i). 

N.  JoRCA.  Paris,  1896,  in-8",  p.  484  (liO""  fascicule  de  la  Hibliotlièque  île 
l'Ecole  des  Haiites-l'^tudes). 

(1)  Germain,  Histoire  du  commerce  de  Montpellier.  Montpellier,  1861, 
2  in-8»,  t.  I,  p.  343. 

(2)  Germaix,  ouv.  cite',  t.  I,  p.  486. 

(3)  Mandement  de  Philippe  VI,  27  juillet  1333.  (GERMAI^,  ouv.  cité, 
t.  I,  p.  487.) 

(4)  Philippe  VI,  pour  le  réparer,  lève  une  aide  sur  tous  les  habitants  de 
la  sénéchaussée  de  Heaucaire.  (MÉnard,  Histoire  de  Nismes,  t.  II,  p.  79,  et 
Preuves,  p.  95.) 


-_>iO  II  is  rrHiii-.  m;  i,  \  makink  iuA.\<:Aisr,. 

Narbonne  n'était  pas  moins  endommagée.  La  mobilité 
des  chenaux,  qui,  sur  ces  côtes  basses,  se  déplaçaient  d'un 
instant  à  l'autre,  avait  porté  un  coup  funeste  à  l'antique  cité. 
En  i;i2(),  lors  d'une  grande  crue,  l'Aude  renversait  le  bar- 
rage qui  détournait  ses  eau.\  vers  Nai"l)OMne,  et,  désertant 
son  lit,  elle  se  frayait  une  route  vers  la  mer  par  Coursan. 
Pendant  un  domi-siècde  (I),  l'administration  royale,  dé- 
routée par  les  modifications  incessantes  des  rivages  du  Lan- 
guedoc, s'occupa  de  créer  un  port  à  Leucate,  jusqu'au  mo- 
ment où  Charles  Y  fît  enireprendre  de  vastes  travaux  de 
(rurage  à  Aigues-Mortes. 

Un  autre  fléau,  non  moindre  que  l'ensablement,  la 
piraterie,  que  ne  contenaient  plus  les  apparitions  inter- 
mittentes des  flottes  françaises,  se  déchaînait  sur  les  mar- 
chands qui  osaient  affronter  le  large.  De  tous  les  points 
de  la  côte,  un  concert  de  plaintes  montait  vers  le  roi 
de  France.  Narbonne,  qui,  en  LiOO  encore,  entretenait 
des  consuls  à  Famagouste  (2)  et  dans  le  Levant,  avait 
voulu  profiter  de  notre  expédition  de  i;i3i  pour  renouer 
ses  relations  commerciales  avec  Gonstantinople.  Des  deux 
grands  transports  qu'elle  expédia  cette  année-là,  l'ini  re- 
venait du  Levant  avec  une  cargaison  de  cuirs ,  d'alun  et  de 
cire,  quand,  dans  les  eaux  de  Gamerina  en  Sicile,  il  fut 
assailli  par  deux  corsaires  catalans;  l'équipage,  dépouillé 
de  tout,  était  jeté  en  chemise  sur  la  plage  de  Malte  (;î). 
L'autre  navire,  le  Saint-Tliomas-d' Aquin,  chargé  de  draps 
et  de  toiles  de  Reims,  était  capturé  près  du  port  de  u  Sizie  » 
par  les  cinq  galères  génoises  d'Antoine  D'Oria  (i).  Sur  ces 

(1)  De  1309  à  1359.  (G.  Port,  Essai  sur  l' kisloire  du  commerce  de  Nar- 
bonne, p.  199.  —  Ordonnance:;,  t.  IV,  p.  668.  —  Germain,  ouv.  cite',  t.  I, 
p.  65,  et  Preuves,  p.  cxi.iii  et  cxi.v.) 

(2)  Desimoni,  Actes  passés  à  Famagouste  de  1299  à  1301,  pubfiés  dans 
tes  Archives  de  l'Orient  latin,  t.  II,  2''  partie.  Documents,  p.  105. 

(3)  Mandement  du  sénéclial  de  Beaucaire,  Philippe  de  Prie,  13  juillet 
1336.  (Germain,  Histoire  du  commerce  de  Montpellier,  t.  I,  509,  preuves.) 

(4)  Plainte  des  marchands   de    Narbonne   au    roi  de  France.  Narbonne, 


cr.oiSADE  man(^ul;e.  m 

pirates,  on  n'avait  point  de  prise;  ils  étaient  de  connivence 
avec  les  autorités  locales  de  leur  pavs  (1). 

Les  malheureux;  armafeurs  languedociens  continuaient 
donc  à  être  «  rohéz,  occis,  noiéz,  mutilez,  traitiez  et  tor- 
mentcz  inhumainement;  pour  quoy  leurs  femmes  et  enianz 
vont  par  le  siècle  mandianz  et  se  meittent  à  vie  desho- 
ncste  (!2)  I)  .  Qu'on  ne  m'accuse  pas  de  charger  le  laMcau; 
il  est  signé  du  roi  lui-même. 

Philippe  VI  avait  essayé  de  tout,  de  rénergio,  de  la  mo- 
dération, de  la  faiblesse.  Des  lettres  de  marcpies  furent  déli- 
vrées aux  victimes  pour  oJ)tcnir  justice  sur  les  l>iens  des 
voleurs  ou  de  leurs  compatriotes,  rendus  indistinctement 
solidaires  du  méfait (3).  Puis,  comme  les  représadles  appor- 
taient de  nouvelles  entraves  au  commerce,  le  roi  y  mit  un 
terme  en  arrêtant,  de  concert  avec  un  chargé  d'affaires 
génois,  le  chiffre  de  1  indemnité  à  payer  par  la  République. 
Cette  indemnité  (4)  fut  prélevée  au  moyen  d  un  droit  de 
douane  de  trois  deniers  sur  les  marchandises  des  Génois  et 
des  Savonais.  Pour  enlever  aux  pirates  toute  tentation  de 
récidiver,  Philippe  VI  les  appela  à  son  service  dans  la 
Manche  (5). 

9  novembre  1334.  Vitlimus  tlu  .jjaiclc  de  la  prévôté  de  Paris.  (Biljl.  nation., 
Pièces  orij;.,  vol.  157,  doss.  3240,  pièce  2.) 

(1)  Geiîmain,  ouu.  cité,  t.  I,  p.  508,  preuves. 

(2)  Geumaim,  oiiv.  cité,  t.  II,  Preuves  cxvi. 

(3)  Lettres  de  niar([ues  datées  de  Poissy,  6  novembre  1333  (Ordon- 
nances, t.  III,  p.  239  :  date  fausse  du  6  octobre.  —-  Geumain,  ouv.  cité, 
t.  I,  p.  147.) 

(4)  Fixée  à  115,886  livres  7  sous  0  deniers.  Janvier  1333.  (Gki'.maix, 
ouv.  cité,  t.  I,  p.  154),  et  4  décembre  1337  (Chambre  des  comptes,  Kc;;.  C, 
cité  dans  l'abbé  de  Giioi.sy,  Histoire  de  Philippe  de  Valois.  Paris,  1G90, 
in-4°,  p.  C6,  et  Bibl.  nat.,  l'ortefeuilles  Fontanicu,  850  à  la  date).  —  Arnaud 
Sadent  et  Jean  Golet  de  Montpellier,  en  1338  encore,  avaient  encore  uiic 
créance  de  39,045  livres  tournois  contre  les  pirates  de  Gênes.  Elle  fut 
amortie  sur  les  fermes  royales  du  sel  et  de  la  {jrande  leudc  de  Ganassonne. 
Lettres  patentes  datées  de  Paris,  2(î  juin  1334.  (Franc.  25700,  p.  7(i.)  — 
Cf.  aussi  les  Continuations  de  Nantis,  éd.  Géraud,  p.  15<}. 

(5)  \' oyez  plus  bas  le  chapitre  sur  les  Débuts  de  la  Guerre  de  Cent  ans, 
année  1337. 

r.  »  llj 


24-2  HISTOIRE    DE    LA   MARI^E    FRANÇAISE. 

Ce  n'était  pas  assez.  11  poussa  la  condescendance  jusqu'à 
confier  aux  loups  la  bergerie,  aux  corsaires  Antoine  D'Oria 
et  Charles  Grinialdi  le  monopole  du  commerce  d'Aigues- 
Mortcs.  On  a  vu  dans  cette  convention  un  coup  de  maître 
qui  consistait  à  employer  des  Génois-  à  réprimer  le  mal 
commis  par  les  leurs.  Mais  le  cahier  des  charges  des  capi- 
taines D'Oria  et  Grimaldi,  l'obligation  d'entretenir  »  tant  de 
galées  armées  qu'il  puisse  souffire  à  amener  les  marchan- 
dises par  tout  le  monde  " ,  la  défense  de  franchir  le  dé- 
troit de  Maroc  sans  autorisation  et  la  promesse  de  rester 
toujours  au  service  royal  (1),  indiquent  assez  que  Philippe 
de  Valois  sacrifiait  l'iutérét  de  ses  sujets  à  celui  de  ses 
guerres. 

Les  consuls  de  Montpellier,  sujets,  })Our  quelques  années 
encore,  du  roi  de  Majorque  et  par  suite  assez  indépendants 
pour  soutenir  les  droits  de  leurs  voisins,  protestèrent  éner- 
giquement  (:2).  Ils  alléguaient  avec  raison  que  les  Catalans 
et  les  Vénitiens  nourrissaient  d'invincibles  antipathies  pour 
les  Génois  ;  qu'à  Gènes  même,  on  venait  de  l'apprendre,  le 
doge  préparait  une  expédition  contre  les  Guelfes  de  Monaco, 
c'est-à-dire  contre  les  Grimaldi;  enfin  que  les  marchands 
des  bonnes  villes,  de  Montpellier,  de  Narbonne,  las  de  se 
voir  leurrer  par  les  patrons  génois  ou  catalans,  construi- 
saient un  grand  nombre  de  nefs  pour  se  suffire  à  eux-mêmes. 
Ils  ol)linrent  gain  de  cause;  après  avis  du  sénéchal  de  Beau- 
caire,  Philippe  VI  révoqua  le  monopole  (^i). 

Mais,  froissé  de  cet  échec  personnel  que  lui  inHigeaient 


({)  Convention  entre  IMiilippc  VI  et  les  deux  (:a[)itaine«  DUiia  et  Gii- 
uialili.  Paris,  16  décembre  l^î-iU.  ((Ieiimmn,  oui',  cite,  t.  II,  Preuves  cxvi.) 

(2)  25  janvier  1340. 

(3)  4  avril  i3V()  (Germai^,  vuu.  cité,  t.  l,[).  157,  et  t.  II,  Pieui'cs  cx\i.) 
—  Venise,  lésée  aussi  par  le  monopole  des  deux  capitaines  génois,  cessa 
d'envoyer  à  Aigucs-Mortes  son  convoi  annuel.  En  1404,  il  y  avait  plus  de 
soixante  ans  que  les  galères  vénitiennes  n'avaient  paru  à  Aigues-Mortes. 
(Petit  Thalamus  de  Montpellier,  ann.  1404.) 


CROISADE    MANQUÉE.  243 

ses  sujets,  il  se  désintéressa  désormais  du  commerce  lan- 
guedocien, qui  continua  à  languir  et  à  se  traîner  dans  le 
marasme,  jusqu'au  jour,  prochain,  hélas!  où  la  peste  de 
Florence  lui  porta  le  dernier  coup  et  transforma  en  villes 
mortes  les  ports  du  golfe  de  Lion. 


LA  MARIJNE   DES   CROISADES 


Si  vous  ouvrez  au  chapitre  Marine  une  encyclopédie 
du  xiii'  siècle,  «>uvre  du  roi  de  Castille  Alphonse  le  Sage, 
vous  trouverez,  à  défaut  de  renseignements  précis,  des 
mélaphores  audacieuses  sur  les  vaisseaux,  montures  harna- 
chées d'agrès  et  sellées  d'un  pont  (I).  Je  doute  que  l'expli- 
cation vous  satisfasse  pleinement.  Il  convient  donc  de  rou- 
vrir sur  le  matériel  naval  des  croisés  l'enquête  commencée 
par  saint  Louis  et  continuée  un  demi-siècle  plus  tard  par  le 
géographe  Marino  Sanudo,  au  temps  où  les  fils  de  Philippe 
le  Bel  se  transmettaient  pieusement,  sans  l'exécuter,  leur 
projet  de  croisade. 

Au  moyen  âge,  et  presque  à  toute  époque,  les  navires  ont 
formé  deux  grandes  familles  :  les  navires  ronds  et  les  navires 
longs.  Les  uns,  inspirés  de  la  forme  de  l'oiseau  aquatique, 
largement  assis  sur  l'eau,  courts  et  lents  dans  leur  mar- 
che (2),  se  gouvernaient  avec  deux  timons  jumeaux  comme 
l'oiseau  avec  ses  pattes,  et  se  laissaient  aller  au  souffle  des 
vents  qui  gonflaient  leurs  voiles.  Les  autres,  minces  et  bas 
de  hord,  nageaient  à  fleur  d'eau,  tel  vni  poisson,  en  s'aidant 
de  tout  un  appareil  de  rames.  Les  premiers  étaient  par 
essence  des  transports,  les  autres  des  bâtiments  de  guerre. 

(1)  Las  Siete  Partidas,  partida  2%  t.  XXIV,  ley  8. 

(2)  Jal,  Glossaire  nautique,  art.  Galère. 


F. A    MATUNK    DRS    CKOISADKS.  -245 

Coininc  type  du  premier  genre,  il  convient  de  citer  la  nave; 
comme  type  dvi  second,  la  galère. 

Croisades  et  pèlerinages,  assurant  aux  armateurs  un 
grand  nombre  de  passagers  et  le  fret  d'un  gros  matériel, 
amenèrent  par  contre-coup  l'agrandissement  des  voiliers. 
Certains  États  encouragèrent  (I)  plus  tard  par  des  primes 
el  des  avances  la  construction  des  navires  do  fori  tonnage. 
Au  moyen  âge,  il  n'en  élait  pas  besoin.  Les  privilèges  de 
transit  accordés  par  Marseille  aux  Templiers  et  aux  Hospi- 
taliers (2),  les  indulgences  pontificales  concédées  aux  grandes 
républiques  marchandes  limitaient  à  un  ou  deux  vaisseaux 
l'intercourse  entre  les  cités  latines  et  les  pays  infidèles  (3). 
C'était  donc  l'intérêt  des  privilégiés  de  profiter  le  plus  pos- 
sible de  leur  monopole  en  donnant  de  vastes  proportions  à 
leurs  transports.  On  s'explique  ainsi  que  la  Comtesse  de 
l'Hôpital  ait  servi  d'étalon  de  grand  modèle  à  la  commune 
marseillaise  (i),  et  que  le  Faucon  des  Templiers  ait  été  le 
plus  grand  vaisseau  de  l'époque,  de  l'aveu  d'un  connaisseur 
désintéressé,  le  Barcelonais  Muntaner,  qui  avait  sillonné  la 
Méditerranée  dans  tous  les  sens  (5).  Quelle  capacité  prodi- 
gieuse devait  avoir  l'immense  trois-voiles  vénitien,  l'égal  de 

(1)  C'est  aux  xiV^  et  xv^'  siècles  surtout  qu'on  note  ces  encouragements 
aux  armateurs.  Ferdinand  de  I^ortujial  (1367-1383)  accordait  aux  construc- 
teurs de  vaisseaux  de  cent  tonneaux  le  droit  de  couper  du  I)ois  dans  les 
forêts  royales.  (Pardessus,  Lois  maritimes,  t.  VI,  p.  302.)  —  En  1478, 
Oènes  prêtait  gratis  vingt  mille  livres  aux  citoyens  qui  mettaient  sur  clian- 
lier  des  navires  de  quinze  mille  cantares  ou  onze  cent  vingt-cinq  tonneaux. 
(Archives  de  Gênes,  fonds  de  S.  Georges,  C?-iminalium,  Hlza  1.)  —  Venise 
donnait  quinze  cents  ducats  pour  les  naves  de  cinq  cents  tonneaux,  mille 
bottes.  (Archives  de  Venise,    Senato  mar  (1440-1478),  rubrica  I,  fol.  11.) 

(2)  Traité  de  1230-1234.  (Pauli,  Codice  dijjlomatico  del  sacro  militare 
ordine  Gerosolimitano,  t.  I,  p.  124.) 

(3)  Bulles  d'Urliain  V  pour  les  bourgeois  de  Montpellier,  Gènes,  Venise, 
Barcelone,  1363,  29  avril,  etc.  {Archivio  segreto  du  Vatican,  reg.  251, 
fol.  222  v°;  reg.  261,  3"  pari.,  epist.  92  et  61  ;"  reg.  246,  ep.  100;  reg.  253, 
ep.  158,  370,  378.) 

(4)  u  Informationes  Massilie  pro  passagio  Ludovici  régis.  »  Cf.  J.ti., 
Archéologie  navale,  t.  II,  p.  384. 

(5)  1291.  (Bamon  Muntaner,  Chroiiitfue,  chap.  cxciv.) 


246  HISTOIRE    DE   LA    MARINE    FRANÇAISE. 

vingt  nefs,  qui  suffit  à  transporter  en  1172  toute  la  colonie 
vénitienne  émigrée  de  Gonstantinople  (l),  si  einq  autres 
nefs  de  la  même  nation  chargeaient  comme  passagers  sept 
mille  hommes  d'armes  (;2).  Pour  manœuvrer  les  naves  à 
trois  ponts  de  Catalogne,  il  ne  fallait  pas  moins  de  cent 
cinquante  hommes  et  de  cent  pour  un  hâtiment  à  deux 
ponts  ('î). 

Les  naves  de  la  Méditerranée  s'écartent  donc  de  plus  en 
plus,  par  le  tonnage  et,  nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  par 
les  œuvres-mortes,  de  leurs  sœurs,  les  nefs  de  l'Océan,  qui 
pardent  des  proportions  modestes  et  une  allure  moins  pim- 
pante. On  croirait  à  une  guerre  de  race  entre  le  dromon 
byzantin  gréé  en  voilier,  la  nave  latine,  la  carraque  arabe  (i) 
et  la  coque  germanique,  tant  s'accroît  le  gabarit  de  chacun 
de  ces  colosses. 

L'accroissement  ininterrompu  n'était  pourtant  pas  pour 
un  voilier  une  question  de  vie  ou  de  mort.  L'un  des  bâti- 
ments que  citent  le  plus  fréquemment  les  historiens  des 
Croisades,  le  busse,  n'avait  qu'une  vingtaine  de  mètres  (5); 
mais  un    jeu    de    sept   voiles,   artimon,    terzarol,   dolon   ou 


(1)  Cf.  Jal,  Archéol.  nav.,  t.  II,  p.  143. 

(2)  ViLLE[iAiiDOtii.\,  la  Conquête  de  Cunstantinoplc,  éd.  Natalîs  de 
Wailly  (1872),  p.  223. 

(3)  Soixante  marins,  vinjjt  arbalétriers,  vingt  mousses.  Un  tiers  en  plus 
pour  les  naves  à  trois  ponts.  Ordonnance  de  Pierre  III  d'Aragon.  (^Pardes- 
sus, Lois  maritimes,  t.  V,  p.  420.) 

(4)  Devenue  un  grand  bâtiment  de  charge  à  un  ou  deux  mâts.  (Alphonse 
Le  Sage,  Las  siete  Partidas,  partida  2",  t.  XXIV,  ley  7.)  —  Au  lieu  de 
faire  remonter  l'origine  des  carraques  aux  harraha  arabes,  Jal  recourt  à  des 
étymol.ogies  fantaisistes  :  angl.  carryncj,  allem.  karreii,  esp.  carranca, 
"  renfropné  >>  ovi  cara  da  rocca,  «  Kgnre  de  citadelle»  .  (Jal,  Archéol.  nav., 
t.  II,  p.  212.) 

(5)  Cependant  on  trouve  un  «  Bucium  longum  40  godis  [la  goue  marseil- 
laise avait  G™, 73  et  valait  3  palmes]  et  amplum  in  piano  palrnis  12  et  plus, 
in  buca  palmis  17.  »  (Archives  de  Gènes,  Richerius,  Note  sumpte  ex  libris 
et foliatia  diversorum,  notariorum,  t.  III,  p.  441.  —  Annales  Januenses, 
dans  les  Mon.  Germ.  Itist.,  t.  XVIII,  p.  64.  —  Chronicon  brève  Pisano- 
rum,  dans  Ughelli,  Italia  sacra,  t.  X,  p.  120.) 


I.A    MAlilM';    DKS    ClidlS.vni'S.  ._.',7 

papillon  au  mât  de  proue,  majeure,  dolon  ou  papillon  ;ui 
mat  du  milieu  (1),  lui  donnait  une  mol)ilité  supérieure  (i). 
La  selandre  (:î)  du  temps  de  saint  Louis,  analogue  au  busse, 
était  aussi  en  grande  faveur. 

Aux  immenses  transports,  les  croisés  de  quelque  expé- 
rience préféraient  les  naves  moyennes  u  plus  expéditives  » 
pour  serrer  la  terre  (4).  On  est  même  surpris  des  faibles 
dimensions  des  deux  bâtiments  génois  construits  pour  Tusage 
de  saint  Louis,  —  trente  et  une  coudées  de  longueur  en 
carène  et  cinquante  coudées  de  i^ode  en  rode,  c'est-à-dire 
de  l'étrave  à  l'étambot;  quinze  mètres  dix  de  longueur  de 
quille,  ce  n'était  guère  pour  un  deux- ponts  aménagé  de 
façon  à  contenir,  outre  les  passagers,  cent  stalles  à  che- 
vaux (5). 

La  plus  grande  des  naves  vénitiennes  offertes  à  saint 
Louis  (0),  la  Roche  forte,  était  longue  de  cent  dix  pieds  de 
l'étrave  à  l'étambot,  de  soixante-dix  en  carène,  et  large  de 
quarante  et  un  pieds  au  maître  bau,  à  la  bouche  disaient  les 
Italiens  pour  désigner  l'endroit  où  le  navire  était  le  plus 
ouvert,  le  plus  large;  la  hauteur  totale,  sensiblement  égale 
à  la  largeur,  trente-neuf  pieds  et  demi,  se  subdivisait  ainsi  : 
cale,  premier  et  deuxième  ponts,  pont  coupé  ou  corridors 
et  bastingages.  La  jauge  était  d'environ  cinq  cent  cinquante 
tonneaux;  il  y  avait  cent  dix  hommes  d'équipage.  La  Roche- 
forte  s'était  illustrée  quelques  années  auparavant  dans  un 

(1)  Capilolare  Nauticum  de  Venise,  1255.  (Jal,  Archeol.  nau.,  t.  II, 
p.  250.) 

(2)  Un  busse  pisan,  en  1204,  a  même  80  rames.  (Meyck,  Genua  und 
seine  Marine,  p.  91.) 

(3)  Loojjue  de  41  coudées,  19™, 97.  (Jal,  Pacta  naulorum,  t.  II,  p.  67.) 

(4)  Franc.  9201,  fol.  239  ;  Son{;e  du  vieil  pèlerin. 

(5)  Le  mât  du  milieu  était  un  peu  plus  petit  que  le  mât  d'avant,  louf;  de 
51  coudées.  26  novembre  1268.  (Jal,  Pacta  naulorum,  Documents  hist. 
inédits,  t.  I,  p.  516,  537.) 

(6)  Jal,  Mémoires  sur  les  vaisseaux  ronds  de  saint  Louis,  dans  l'Ar- 
chéologie navale,  t.  II,  p.  347.  Il  publie  et  commente  avec  une  autorité 
magistrale  les  «  Contractus  navigii  domini  régis  cuin  Venetis  »  de  1268. 


iiS 


iiisTOiHF.  ni;  r.A  marine  française. 


conil)at  naval  :   elle  avait  alors  cinq  cents  hommes  à  son 
bord  (l). 

Pour  concilier  les  nécessités  de  la  défense  avec  le  con- 


KAVE    GENOISE    AVEC    GALERIE    DE    COMBAT    ET    COUVERJiAlL    LATERAL. 

(Fin  (lu  xiv''  siècle.) 
liibl.  liât.,  lus.  nouv.  ni-i|.  latin.   1078.  fol.  87. 

fort,    les    constructeurs    avaient   imaginé,     comme     moyen 

(1)  Annales  Januenses,  anno  1263.  —  Capjiaxy,  Memorias  Itistoricas 
sobj-e  la  marina,  comercio  y  aitcs  de  Barcelona,  t.  I,  p.  40.  L'auteur  cite 
(le  nombreuses  naves  pisanes,  catalanes,  V(^'nitiennes  qui  portaient  de  4  à 
900  honinies  chacune.  Une  ordonnance  catalane  prescrivait  un  équipage  de 
cent  hommes  pour  mille  passagers.  (Pardessus,  Lois  maritimes,  t.  V, 
p.  420  ) 


<.i\A\-.i  111     i)v    xv    S  II:  cm; 

l|'|>'Hlr  ilr    \.,l,lrs   |,,u     Cll.ulrs    VIII      -     KlM.ulll      N.lll 


i.lllll   (il'.-'.    I,,l.    I. 


I,.\    M.VIUNK    |)i;S    CliOISADES.  -jifl 

terme,  de  transformer  les  châteaux  d'avant  et  d  arrière  en 
logements  étages  que  protégeait  une  galerie  de  combat,  le 
hellalorium,  située  eu  porte-à-faux  derrière  le  Paradis  (l). 
Le  Paradis,  au  rez-do-cliaussée  du  château  de  poupe,  était 
la  chambre  de  parade  du  vaisseau,  le  salon  d'honneur.  11 
était  surmonté  de  deux  étages  également  logeables,  le 
hannum  et  le  siiperbatmiun  vénitiens,  le  caslel/nw  et  le  suiicr- 
castellutn  marseillais  ou  génois  :  une  simple  toiture  de  toile 
couvrait  Tédibce.  Du  château  d'arrière  au  château  d'avant, 
on  communiquait  par  des  pf)nts  étroits,  des  corridors  pro- 
tégés par  des  bastingages  {"1).  Toutes  ces  dispositions  des 
navires  du  xiii^  siècle,  assez  difhciles  à  reconnaître  dans  les 
miniatures  du  temps,  qui  manquent  de  perspective,  s  ob- 
servent mieux  dans  les  miniatures  des  xiv^  et  xv°  siècles  (;i). 
Ainsi  voyez-vous  dans  une  miniature  espagnole  du  xiv^  siècle 
comment  on  montait  de  la  galerie  de  combat  au  sommet 
du  château  d'arrière  par  un  escalier  très  raide,  et  comment 
les  gabies  des  deux  mâts  étaient  évasées  et  munies  d'un 
rebord  pour  arrêter  les  flèches  tirées  de  bas  en  haut  (4). 

En  comparaison  des  étuves  mal  aérées  aux  recoins  som- 
bres, où  s'entassaient  les  chrétiens  d'Occident,  les  transports 
d'Extrême-Orient  étaient  des  bateaux  de  fleurs.  Le  Vénitien 
Marco-Polo  nous  apprit  à  les  connaître,  ce  qui  nous  aurait 


(1)  Voyez  ci-joint  le  bellatorîum  d'une  nave  génoise  de  la  fin  du  xiv'' 
siècle  :  il  est  établi  en  porte-à-faux,  au-dessous  du  cliàteau  d'arrirrc.  (INouv. 
acq.  lat.  1673,  fol.  87.) 

(2)  «  Contractus...  cuni  Venetis.  »  1268.  (Jal,  Archéologie  navale,  t.  11, 
p.  355. 

(3)  Comparez  la  miniature  d'une  nef  du  xui''  siècle,  gravée  dans  le  Geof- 
froi  de  VUlehaiclouin,  de  M.  de  Wailly  (p.  xx),  avec  la  gravure  du 
xv'  siècle  du  ms.  latin  6142,  feuillet  de  garde.  La  première,  qui  ne  tient 
aucun  compte  des  proportions  relatives  des  objets,  n'indique  que  le  profil 
du  bâtiment.  La  seconde  montre  les  dispositions  intérieures  du  pont. 

(4)  Au  sommet  du  château  d'arrière,  d'étranges  croissants  en  Ijois  sont 
fichés,  souvenirs  sans  doute  de  l'aplustre  latine.  Le  luàt  d'arrière  est  grée  à 
la  latine.  La  miniature  est  reproduite  dans  DuRO,  Marina  de  Castilla. 
Madrid,  1894,  in-8»,  p.  167. 


-250  lllSTOIliK    DR    LA    MAUINK    FKA  .\  GA  I  SK. 

permis,  dès  lors,  d'accroître  la  rapidité  et  la  sécurité  de  la 
navigation  :  la  rapidité,  par  la  multiplication  des  mâts;  la 
sécurité,  par  la  division  de  la  cale  en  cloisons  étanches. 
Mais  les  Chinois  gardèrent  leur  avance  :  ce  dernier  progrès, 
il  n'y  a  pas  un  demi-siècle  que  nous  l'avons  réalisé!  Les 
quatorze  grandes  jonques  qui  ramenèrent  Marco-Polo 
depuis  les  mers  du  Céleste- Empire  jusqu'à  Ormuz  en 
Perse  (I)  offraient  le  maximum  d'élégance  et  de  solidité 
qu'on  pût  alors  rêver.  Avec  quatre  et  parfois  six  mâts,  elles 
marchaient  à  grande  allure  sous  l'impulsion  de  douze 
voiles;  en  temps  de  calme,  elles  se  faisaient  remorquer  par 
leur  grosse  l)arque,  pendant  que  les  deux  à  trois  cents  hom- 
mes d'équipage  s'aidaient  des  avirons.  Revêtues  chaque 
année  d'un  bordage  nouveau,  elles  défiaient  les  naufrages, 
grâce  à  leurs  compartiments  étanches  qui  localisaient  la 
blessure.  Sur  le  pont,  chaque  passager  ayant  sa  cabine  ne 
manquait  ni  d'air  ni  de  liberté.  Et  cependant...  des  six 
cents  compagnons  de  Marco-Polo,  il  n'en  restait  que  dix- 
huit  quand  l'escadre  chinoise  toucha  Ormuz. 

Les  bâtiments  mixtes,  à  rames  et  à  voiles,  en  usage  dans 
la  Méditerranée,  avaient  généralement  une  destination 
militaire.  Ils  faisaient  partie  des  flottes  de  guerre;  armés  en 
marchandise,  ils  avaient  assez  d'agilité  pour  échapper  à  la 
poursuite  des  pirates.  Les  variétés  byzantine  et  arabe  de  la 
galère  latine,  le  Chat  {^2)  et  la  Taride{^),  évoquent  parleur 


(1)  1295.  (Marco-Polo,  éd.  PaïUhier,  prologue,  ch.  kviii.I  —  Cf.  les 
témoijjnafies  loncordants  d'Ibn-Batouta,  INiroIas  Conti  et  frère  Giordano, 
cités  par  Vecchj,  Storia  générale  délia  marina  militare,  2"  éd.,  t.  I,  p.  200. 

d)  Guillaume  de  Tyr  le  définit  un  navire  armé  de  l'éperon,  un  peu  plus 
{irand  que  la  galère  et  manœuvré  par  deux  rents  rameurs,  à  deux  par  rame. 
(Belli  sacri  historia,  1.  XII,  p.  22.)  —  «  Galea  mea...  oui  dicitur  gâta.  » 
(Desimoni,  Actes  passés  Cl  Famagouste,  apud  Revue  de  l'Orient  latin  (1893), 
p.  337.) 

(3)  Arabe  tarit,  «  rapide  »  .  —  Elle  avait  de  112  à  120  rames,  2  mâts, 
18  cannes  de  long,  15  palmes  de  hauteur  en  poupe,  7  palmes  1/2  de  cale. 
(Archives  de  INaples,  Reg .  Angioini,  ann.  1267,  t.  I,  fol.  224.) 


LA    MAHINK    OKS    C  I!  ()  I  S  A  DES.  05 1 

nom  et  leur  étymolojjie  l'iiua{T;e  de  croiseurs  rapides.  La 
seconde,  nuil^ré  une  façon  semblable  au  modèle  des  galères, 
«  ad  modum  galearum,  d  n'avait  point  cependant  la  sveltesse 
de  sa  rivale  (l),  ce  qui  lui  valait  souvent  d'être  reléguée  au 
rang  de  transport,  démunie  de  rames  avec  un  équipage  res- 
treint à  vingt-cinq  hommes  (2). 

Les  navires  éclaireurs  sont  de  légers  l>àtiments  plus  petits 
que  la  taride  :  les  Galiotes  équivalent,  comme  équipages,  à 
une  demi-galère,  les  Lins  (;i)  à  un  quart,  et  les  Sogettes  (i) 
partent  comme  des  flèches  avec  un  équipage  de  cinquante 
à  soixante  hommes,  pour  découvrir  l'ennemi.  Les  galères 
huissières  suivent  lourdement  avec  les  destriers  de  bataille 
embarqués  dans  leurs  cales.  Elles  devaient  le  nom  d'Huis- 
siers ou  Toforées  (5)  à  l'huis  dont  elles  étaient  percées 
[titans  for  a  taé)  à  l'arrière.  Certaines  naves  avaient  égale- 
ment une  porte,  «  enl)Ouchée  aussi  comme  l'en  naye  un 
tonnel,  "  et  impossil)le  à  ouvrir  durant  la  traversée,  car  elle 
était  au-dessous  de  la  ligne  de  flottaison  (6).  Les  taforées 
n'avaient  pas  le  même  inconvénient.  De  faible  tirant  d'eau. 
Il  deux  ou  trois  paulmes,  »  et  manœuvrées  par  vingt  ou 
trente  rames,  elles  abordaient  facilement  les  plages  les  plus 
basses  :  leur  porte  était  assez  haute  pour  que  les  gens  d'ar- 
mes pussent  la  franchir  u  montez  sur  leurs  chevaidx  dedans 

(1)  Annules  Jamienses,  dans  les  Mon.  Germ.  hist.,  t.  X.VIII,  p.  204, 
305.  —  Liber  Jurium,  t.  II,  p.  xxxix.  —  Statuta  Massiliœ,  liv.  VI, 
chap.  xxxni. 

(2)  M.  Sanudo,  Liber  secretorum  fidelium  crucis,  1.  II,  eh.  i\ ,  p.  6.  — 
Syllabus  mernbran.  reyni  Siciliœ,  t.  I,  p.  252. 

(3)  Alphonse  le  Saoe,  Ims  siete  Partidas,  part.  2*,  t.  XXIV,  ley.  7.  — 
Le  Lin  dit  de  Rouianie  avait  50  goues  (24", 36)  de  long,  40  marins  et 
10  mousses.  (^Informationes  Massilie  (1316),  dans  V Annuaire-Bulletin  de 
la  Soc.  de  l'Hist.  de  Fr.  (1872),  p.  255.) 

(4)  Archives  de  Gênes,  Archivio  notarile  Bartholoniœi  de  Furnariis 
(1248),  can.  xiii,  fol.  64. 

(5)  Dom  Pero  JNino,  qui  visita  l'arsenal  des  rois  de  France  à  Rouen  en 
1405,  appelle  taforées  les  {galères  liuissières  de  l'arsenal,  ce  qui  prouve 
l'identité  des  deuxj'enres  de  vaisseaux. 

(6)  .ToiNviLLE,  éd.  Francisque  Michel,  p.  40. 


•25-2  111  S  lO  IRE    F)K    LA    M  A  I!  I  M',    F  i;  A  N  ÇA  F  S  K. 

le  vaissaul,  la  salade  en  la  teste  et  la  lance  ou  poing  et  sans 
nul  destourhier  comme  en  ung  movement  "  .  S'ils  étaient 
serrés  de  trop  près  parFennemi,  ils  rentraient  «  tout  à  clieval 
dedens  la  tafforcsse  ",  qui  appareillait  immédiatement  (I). 

Le  Galion  et  la  Frégate.,  dont  les  destinées  devaient  être 
si  brillantes  au  xvr  et  au  xvii  siècle,  n'étaient  encore  que 
de  modestes  bâtiments  à  rames.  Le  premier  servait  de  por- 
teur d'ordres  dans  chaque  division  de  fjalères  (2).  Quant  à 
la  frégate,  d'où  venait-elle?  Que  signifiait  son  nom?  Nul  ne 
le  sait.  Jal  a  risqué  une  étymologie  grecque  de  haute  fan- 
taisie, aphracte,  c'est-à-dire  u  la  démvinie  " ,  mais  sans 
trouver  aucun  texte  à  l'appui  (3).  La  frégate  était  bien 
plutôt  un  bâtiment  de  plaisance  dont  le  nom  doit  être  rap- 
proché de  régate  (4). 

A  travers  les  multiples  métamorphoses  des  bâtiments  du 
moven  âge,  il  est  possible  de  retrouver  une  loi  qui  en  est 
comme  le  fil  conducteur.  C'est  la  tendance  à  gréer  exclusi- 
vement en  voiliers  les  bâtiments  à  rames  et  à  réduire  par  là 
les  frais  de  manœuvre. 

La  Galère  elle-même  n'échappa  point  complètement  à 
cette  loi  économique.  Pour  les  voyages  en  Ponant,  on 
élevait  parfois  ses  bordages,  ses  bandes,  de  façon  à  en  faire 
un  vaisseau  de  haut  bord  et  à  réduire  des  deux  tiers  son 
équipage  (5). 

C'était  là  une  exception,  je  me  hâte  de  le  dire,  et,  avec 


(1)  Franc.  9201,  fol.  239  v°. 

(2)  Heyck,  Genua  und  seine  Marine,  p.  74-75. 

(3)  Jal,  Archéoloc/ie  navale,  t.  I,  p.  459. 

(4)  «  Gouio  se  (lie  legnir  do  aragate  aparechiade  de  50  remi.  »  14  sep- 
tembre 1318.  (Archives  de  Venise,  Patroni  e  proveditori  aW  Arsenal, 
vol.  5,  capitolare  dalle  parti,  art.  46.)  —  Frégate  de  la  reine  Jeanne  en 
1362.  (Du  Gange,  Gloss.  mediœ  latin.,  art.  Fregata.) 

(5)  Statut  génois  de  1340.  (Jal,  Arcliéoloi/ie  navale,  t.  I,  p.  373.)  — Une 
galère  marseillaise  est  montée  de  35  marins  seulement  pour  le  voyage  sur 
lest  de  Marseille  en  Sardaigne,  1248.  (Louis  BLANCAnD,  Documents  sur  le 
commerce  de  Marseille,  t.  I,  p.  335.) 


LA    MARINK    DKS    CROISAHES.  253 

l'étal  normal  de  la  galère,   nous  abordons  Tune  des  ques- 
tions les  plus  épineuses  que  présente  Tarchéologie  navale, 
la  disposition  des  multiples  rangées  de  rames  sur  les  navires 
d'assez  fort  tonnage.  Ce  n'est  point  que  les  solutions  man- 
quent, et,  de  prime  abord,  il  faut  en  écarter  une.  Que  les 
mots  birème,  trirème,  viennent  de  ce  lait(juc  chaque  aviron 
était  manié  par  deux  hommes  ou  par  trois,  l'hypothèse  est 
inadmissible;  car  nous  trouvons  au  moyen  âge  des  galères 
armées  de  cinq  vogueurs  et  des  galéasses  de  sept  hommes 
par  aviron,    sans  que  jamais  il  soit  question  de  quinqué- 
rèmes  ou  d  heptarèmes.  On  disait  simplement  que  la  galère 
était  munie  de  tcrcerots,  quarterots,  quinterots. ..  c'est-à- 
dire    d'un    troisième,    quatrième,    cinquième  vogueur   par 
banc  :  le  chiffre  n'a  rien  d'étonnant,  quand  on  songe  au 
poids  et  à  la  longueur  de  la  rame,  lourd  instrument  de  qua- 
rante pieds  de  long  qu  on  ne  pouvait  saisir  et  manœuvrer 
qu'au  moyen  de  manilles.   L'avii'on  reposait  en  équilibre, 
treize  pieds  en  dedans,  le  double  en  dehors,  sur  la  longue 
tringle    de    bois   qui   ceinturait   les   flancs   du   navire,    sur 
Vapostis.  Il  pivotait  autour  d'un  5ca/me  d'arrêt  auquel  l'atta- 
chait une  cstropc  de  cuir  ou  de  corde.  Dans  ce  système  de 
vogue,  universellement  adopté  à  partir  du  xvi'  siècle,  il  n'y 
avait  qu'une  rame  par  l^anc  et  plusieurs  hommes  par  rame. 
La  règle  commune,   au  moyen  âge,    était   au    contraire 
d'accoupler  deux  ou  trois  rames  par  banc,  les  unes  re})0- 
sant  sur  l'apostis,  les  autres  sur  le  plat-bord  (1).  Mais  au  delà 
de  trois  rames,  bien  que  Marino  Sanudo  assure  qu'il  n  y 
aurait  aucune  difficulté  à  en  border  quatre  ou  cinq,  la  vogue 
eût  été  difficile;  la  galère  aurait  dû  être  fort  allongée,  car 
le  banc  se  serait  rapproché  de  la  parallèle  à  l'axe,  et  les 
40  mètres  63  de  long,  que    mesuraient  les   plus    grandes 

(l)  Nolis  d'une  galère  génoise  «  cum  remis  necessariis  ad  remigandnm  ad 
planum  et  aposticium  « ,  1248.  (Archives  de  Gènes,  Archivio  notarile  Bar- 
tholomiei  de  Furnarii»  (1248\  can.  xin,  fol.  G(j.} 


•254  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

{^{alères  (1),  n'auraient  pu  suffire  à  contenir,  déduction  faite 
des  plates-formes  de  poupe  et  de  proue,  vingt-quatre  à 
vingt-neuf  bancs  de  chaque  bord. 

Certains  érudits,  forts  de  quelques  textes  des  écrivains 
latins  et  byzantins,  ont  prétendu,  il  est  vrai,  que  les  bancs 
pouvaient  être  superposés  en  deux  étages.  Pour  le  moyen 
âge,  je  ne  vois  guère  qu'un  texte  du  xir  siècle  à  l'appui  de 
leur  thèse,  et  encore  faudrait-il  s'entendre  sur  le  mot  statio^ 
que  j'interpréterai  par  étage. 

Maîtres  du  pont  d'une  galère  chrétienne,  les  Turcs  cher- 
chaient à  emmener  leur  prise  :  l'équipage,  réfugié  à  l'étage 
inférieur,  faisait  force  de  rames  en  sens  contraire.  C'était 
un  poignant  spectacle  que  de  voir  la  galère  poussée  çà  et  là, 
tantôt  en  avant,  tantôt  en  arrière,  par  des  hommes  qui  lut- 
taient pour  la  liberté.  Enfin,  les  chrétiens  l'emportèrent  (2). 

Le  même  narrateur,  croisé  anglais  de  la  suite  de  Richard 
Cœur  de  Lion,  entame  sur  la  disposition  des  rames  dans 
l'antiquité  et  sur  la  stratégie  navale  vnie  dissertation  des 
plus  instructives.  Mais  c'est  en  grande  partie  un  plagiat  d'un 
écrivain  romain  de  la  décadence,  Végèce  : 

(i  Puisqu'il  est  question  de  marine,  disons  vni  mol  de  la 
flotte  de  guerre,  telle  que  l'ont  comprise  les  anciens  et  que 
la  conçoivent  les  modernes.  Dans  l'antiquité,  les  navires 
avaient  un  bien  plus  grand  nombre  de  rangs  de  rames,  les 
unes  très  longues,  les  autres  })lus  courtes,  suivant  l'étage 
d'où  elles  fouettaient  les  ondes. ..  Les  bâtiments  de  guerre, 
autrefois  emportés  sur  l'eau  par  six  rangées  de  rameurs,  en 
ont  aujourd'hui  rarement  plus  de  deux.  Ces  birèmes  que 
les  anciens  appelaient  liburnes  (du  nom  d'un  rivage  de 
l'Adriatique    réputé    par   ses   pirates),    nous    les    appelons 

(1)  Mmi^o  Skvvvo,  Libei  sccietoiuin  Jideliuin  crticis,  part.  IV,  liv.  II, 
ch.  V.  —  Jal,  Glossaire  nautique,  p.  33,  746;  Archéologie  navale,  t.  I, 
p.  252,271. 

(2)  Itinerariutn  peregrinorum  el  f/esta  re/jis  Ricardi.  auctore  Ricardo, 
canonico  S.  ïrinitatis  Londoniensis,  éd.  Stubbg,  t.  I,  p.  82. 


LA    .MAHIM',    DKS    C  li  (  )  I  S  A  DKS.  255 

galères.  Longue,  grêle,  peu  élevée,  la  galère  porte  à  la 
proue  un  morceau  de  bois  solidement  fixé,  le  calcar.  (jni 
transperce  les  bâtiments  ennemis.  Munis  d'un  seul  ranp  di; 
rames  et  moins  longs  que  la  galère,  les  galions  sont  plus 
légers  à  la  course,  évoluent  plus  facilement  et  sont  plus 
aptes  à  lancer  le  feu  grégeois.  Au  moment  du  comijat,  les 
nôtres  forment  leurs  batailles  en  lignes  cour])es  et  non  en 
lignes  droites,  afin  d  envelopper  l'ennemi  s'il  tente  de  fuir. 
Tandis  que  les  ailes  se  recourbent  en  demi-lune,  les  galères 
les  plus  fortes  disposées  sur  le  front  de  bataille  soutiennent 
le  choc.  Tout  autour  du  pont  supérieur,  les  boucliers  se 
recouvrant  en  partie  l'un  l'autre  forment  une  enceinte.  Les 
rameurs  de  l'étage  inférieur  restent  seuls  à  leur  poste,  on 
laisse  libre  le  pont  afin  que  les  soldats  puissent  combattre 
plus  à  l'aise  (1).  " 

Voilà  donc,  d'après  le  grand  maître  d'armes  et  de  cheva- 
lerie Végèce,  les  principes  fondamentaux  de  la  tactique 
navale.  Nous  en  avons  vu  l'application  désastreuse  à  la 
bataille  de  Rosas.  Dégagés  du  formalisme  minutieux  de 
Léon  le  Philosophe,  ils  furent  condensés  en  dix  courtes 
formules  qui  restèrent  jusqu'à  la  Renaissance  le  décalogue 
des  marins  d'Occident.  Ils  servirent  de  manuel  aux 
croisés  (2);  Gilles  Colonna,  précepteur  de  Philippe  le  Bel, 
les  enseignait  à  son  élève  (3)  ;  ils  se  transmirent  de  géné- 
ration en  génération  à  Charles  Y,  Christine  de  Pisan  nous 
en  est  le  garant  (4)  ;    Vincent  de   Beauvais  les  vulgarisa  ; 

(1)  liinevarium  peregrinorum  et  gesta  régis  Ricardi,  auctore  Ricahdo, 
canonico  S.  Trinitatis  Londonieiisis,  t.  I,  p.  80-82.  —  Cf.  Végèce,  De  re 
militari,  liv.  IV^,  p.  34. 

(2)  Historia   Hierosolyinituna,   dans    lîuKCAtis.    Gesta    Dei    prr    Francns, 

t.  I,p.  116. 

(3)  De  regiminc  priiicipuin,  p.  m,  cliap.  xxii.  Dis  1288,  il  était  liaduil 
du  latin  en  français  et  du  fiançais  en  toscan.  (Cf.  Del  rcggimento  de'  Priii- 
cipi  dî  Egidio  Romano  [Colonna  était  de  Rome]  volgarizzamento  trascritto 
nel  MGGLXXXVIII  puhhlicato  per  cura  di  Fr.  Coraz/.ini.  Firenze,  1858, 
in-8°,  p.  312.) 

(4)  Le   Livre   dei  fais  et  bonnes   meurs  du    sage  roy   Charles,   liv.    II 


266  HISTOIUK    DE    LA    MARINE    FRAINÇAISE. 

Priorat  de  Besançon  les  traduisit;  l'amiral  Jean  de  Bueil, 
au  w"  siècle,  ne  trouvait  rien  à  y  ajouter  dans  son  traité  du 
Jouvencel  (1),  et  l'un  de  ses  successeurs,  l'amiral  Louis  de 
Bourbon,  avait  comme  livre  de  chevet  une  traduction  com- 
mentée des  stratagèmes  de  Frontin  avec  des  extraits  de 
Végècc  en  appendice  {"2) . 

Le  décalogue  était  des  plus  simples  : 

1.  Sur  l'ennemi,  lancez  de  la  poix,  de  la  résine,  du  soufre, 
de  l'huile,  «  tout  ce  conHt  et  enveloppé  en  cstoupes  "  en- 
flammées ; 

2.  Par  vos  «cspiesfli)  »  en  mer,  sachez  quand  l'adver- 
saire sera  II  despourveu  »  ; 

;î.    Poussez-le  à  la  côte  et  tenez  le  large  ; 

4.  Suspendez  au  mat  une  poutre  ferrée  aux  deux  bouts, 
qu  un  engin  manœuvrera  comme  un  bélier; 

5.  Avec  de  larges  flèches,  trouez  les  voiles  de  l'ennemi  ; 
().   Goupez-lui    les    cordages   avec  une   faucille  emman- 
chée; 

7.  S'il  est  le  plus  faible,  accrochez-le  avec  des  grappins  ; 

8.  Aveuglez-le  en  brisant  devant  lui  des  vases  pleins  de 
chaux  et  de  poussière  ; 

î).  Et  sous  ses  pas,  jetez  des  pots  remplis  de  "  mol  savon  n 
qui  le  feront  glisser; 

10.  Que  vos  plongeurs,  avec  des  tarières,  percent  les 
flancs  du  navire;  pour  hâter  le  naufrage,  vous  lancerez  de 
grosses  pierres  du  coté  de  la  voie  d'eau  (i). 

L'emploi  du  feu  grégeois,  de  cette  eau  que    «  li   Sarrazin 

(h.  xxKvni,  éd.  BucliOn,  p.  60-61.  —  Christine  de  Pisan  avait  du  reste 
traduit  Véjjère  pour  Cliarlcs  VI.  (P.  I'aris,  Ici  Mss.  français  de  la  Biblio- 
thcquc  du  roi,  l.  V,  p.  39,  1)4,  et  t.  VI,  p.  255.) 

(i)  Éd.  Leocstre  pour  la  Société  de  l'Histoire  de  France.  Paris,  1889, 
in-8",  t.  II,  p.  55.  —  Jal,  Archéologie  navale,  t.  II,  p.  288. 

(2)  Ms.  franc,  de  la  Bibliotlu';quc  nationale  1235. 

(3)  CiiniSTiNE  DE  Pisan,  oui/,  eité. 

(4)  Les  articles  2,  3,  4,  5,  6,  7  et  8  sont  empruntés  à  VégÈce  (liv.  IV, 
p.  37,  44,  46),  les  autres  à  Lkon  le  Philosophe  (Naumacliie,  art.  49  et  60). 


LA    MARINE    DES    CROISADES.  257 

vendent  moult  chiercment  plus  que  l'on  ne  fait  l)on  vin  (l)  )> , 
marque  comme  le  plus  sûr  critérium  le  développement  pro- 
gressif de  la  stratégie. 

Le  duel  engagé  dans  les  mers  byzantines  entre  la  cui- 
rasse et  le  siphon  à  feu  se  poursuivit  en  Sicile,  où,  nous 
avons  vu,  à  la  bataille  navale  de  Palerme  livrée  aux  Sarra- 
sins (1071),  les  Normands  se  pavoiser  de  tentures  en 
feutre  ;  les  Vénitiens,  cent  un  ans  après,  agissaient  de  même 
en  ayant  soin  d'imbiber  de  vinaigre  ces  étoffes  de  laine. 
Lorsque  la  guerre  des  Vêpres  siciliennes  éclata,  Pierre  111 
d'Aragon  fit  doul)ler  extérieurement  de  cuir  deux  grands 
vaisseaux  qu'il  envoyait  contre  Charles  d'Anjou  ;  car  il  fallait 
neutraliser  l'effet  du  feu  silvestre  lancé  j)ar  de  petites  cannes 
de  fer,  cannuculœ,  dont  le  canon,  cannone,  ne  fut,  mot  et 
chose,  que  l'augmentatif.  Pierre  IV  étendit  à  toutes  les  nefs 
aragonaises  de  deux  ou  trois  ponts  l'obligation  de  porter 
cuirasse,  d'être  encuyrades. 

Si  les  navires  de  guerre  de  la  flotte  française  du  Ponant 
ne  portèrent  pas  de  cuirasse,  c'est  qu'au  moment  où  les 
pots  à  jeter  feu  commencent  à  figurer  parmi  les  projectiles 
de  l'arsenal  de  Rouen,  en  1338  (:2),  l'introduction  simul- 
tanée du  canon  rendit  presque  illusoire  contre  la  perfora- 
tion des  boulets  un  blindage  en  cuir.  A  vrai  dire,  les  ami- 
raux de  Philippe  de  Valois  et  de  Charles  V,  non  plus  que 
leurs  adversaires,  n'usèrent  pas  communément  du  feu  gré- 
geois. Si  l'amiral  Jean  de  Vienne,  assailli  dans  le  canal  du 
Zwyn  par  une  flotte  anglaise  en  1385  (3),  la  menace  et 
l'éloigné  grâce  à  ses  tubes  à  feu,  nos  marins  préféraient 
comme  projectiles  les  pots  de  savon  et  les  vases  de  chaux 

(i)  L'Imatje  du  monde,  ms.  exécuté  pour  le  chancelier  Guillauuie  Flotte, 
père  de  l'amiral  de  Philippe  VI.  (Franc.  574,  fol.  82.) 

(2)  Lacabane,  la  l'oudre  a  canon,  dans  la  Bibliotlièque  de  V Ecole  de 
Chartes,  t.  VI,  p.  36. 

(3)  Pièce  publiée  par  TKimiEn  de  Louay,  Jean  de  Vienne.  Paris,  1878, 
in-8",  Appendice,  n"  liO  :   <>  Cent  fers  a  gelter  feu.  » 

U  17 


258  IIISTOIIÎE    DE    LA    MAHINE    FRANÇAISE. 

(jui  facilitaient  l'abordage.  L'art  de  lattaque  et  de  la  dé- 
fense navale  se  perfectionna  plus  lentement  au  Ponant  que 
dans  la  Méditerranée,  qui  resta  durant  le  moyen  ùge  le 
centre  du  progrès. 

Les  grands  bâtiments  encuirés  du  Levant  offrent  avec  nos 
cuirassés  modernes  cette  autre  analogie  qu'ils  sont  escortés 
chacun  de  navires  plus  légers,  galère  et  Ijarques,  pour 
prendre  langue,  fouiller  les  havres  et  écarter  les  brûlots  (I). 
Et  à  povisser  plus  loin  la  comparaison  avec  nos  flottes  ac- 
tuelles, il  serait  facile  d'assimiler  aux  canonnières  les  Bar- 
botes^ «  vaisseaux  couviers  de  cuir  en  tel  manière  c'on  les 
menoit  bien  priés  de  tière  ;  et  si  avoit  arbalestriers  dedens, 
et  si  cstoient  les  fenestres  par  où  il  traioient  hors.  "  Inven- 
tées par  Conrad  de  Montferrat  ou  du  moins  construites  par 
son  ordre  durant  le  siège  de  Tyr  (1 187),  les  barbotes  cau- 
sèrent hcaucoup  de  mal  aux  Sarrasuis,  qui  ne  les  pouvaient 
approcher  ni  en  galères  ni  en  vaisseaux  (2).  Soixante-dix 
d'entre  elles  forcèrent  l'entrée  du  Nil  en  1:218  (;ij. 

Les  croiseurs  du  temps,  les  galères,  étaient  formidablcis 
ment  armés  pour  l'attaque.  S  ils  n'ont  pas  les  lourdes  ma- 
chines réservées  aux  gros  voiliers,  béliei's  de  bois  ferrés  du 
bout  qu'on  laisse  tomber  du  haut  de  l'antenne  sur  l'ennemi 
et  espringales  qui  lancent  des  garrots  empennés  d  airain,  ils 
ont  une  artillerie  légère  très  fournie  tout  le  long  des  bor- 
dages.  Derrière  la  pavesade,  entre  les  bancs,  luisaient  les 
arbalètes,  que  remplacèrent  dès  le  xv^  siècle  de  légères  bom- 
bardelles  fixées  au  vibord  et  mobiles  sur  une  fourche  de 
fer  (4),  telles  qu  on  les  voit  au  musée  de  marine  sur  le  mo- 

(1)   Annales  Jaimenses,  années  1195,  1209,  1210,  1211,  1216,  etc.  {Mo- 
num.  Gcnn.  hisl.,  t.  XVIII,  p.  111,  125,  120,  128,  129,  etc.) 
■    (2!    Chroniniic  d'Ernoul  et  de  Bernard  le   Trésorier,  éd.  de  Mas-Latrie, 
p.  238. 

(3)  Makrîzi,  dans  Reinaub,  Extraits  des  lilslorieiis  arabes  relatifs  aux 
guerres  des  Croisades,  p.  390. 

(4)  Fabek,  t.  I,  p.  120  [ci.  chapitre  .suiv.  '.  Les  Vénitiens  semblent  avoir 
été  les  premiers  à   réaliser   ce   progrès,   \y\    Stolononiie,   dédiée    au    roi   de 


) 


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LA    MARINE    DES    CUOISADES.  259 

dèle  de  la  Réale  de  Louis  XIV.  Mais  l'arme  la  plus  terrible 
était  l'éperon,  trident  ou  tête  de  dragon,  la  çjucule  ouverte, 
prête  à  donner  un  coup  de  dent  ;  et  quel  coup  !  celui  d'une 
masse  de  deux  cents  tonneaux,  que  les  bras  nerveux  de  cent 
quarante  à  cent  quatre-vingts  rameurs  faisaient  voler  sur 
les  ondes  :  u  senibloit  que  foudre  cheist  des  ciex  (1).  » 

Ce  qui  augmentait  l'agilité  de  la  galère,  c'était  l'adjonc- 
tion aux  deux  timons  latins  du  timon  bayonnais  ou  à  la  na- 
varresque,  gouvernail  d'arrière,  qui  devint  à  partir  du 
xiv°  siècle  le  seul  gouvernail  des  voiliers.  Le  timon  bayon- 
nais suffisait  par  les  temps  «  gracieux  » .  Mais  il  s'affolait  et 
ne  gouvernait  plus  quand  la  mer  devenait  dure.  On  bordait 
alors  les  deux  timons  latéraux;  dix  ou  douze  hommes  s  atte- 
laient à  chacun  d  eux,  et  non  sans  éprouver  »  grant  noise  » 
redressaient  le  bâtiment  battu  par  la  tempête  (2).  Joinville 
s'émerveillait  de  voir  évoluer  sa  nef  sous  l'action  des  deux 
gouvernaux,  «  si  tost  comme  l'en  auroit  tourné  un 
roncin  (3).  » 

Dans  le  couloir  central  qui  reliait  l'avant  à  l'arrière  entre 
les  deux  rangées  de  bancs,  couraient  sans  cesse  les  officiers 
chargés  d'activer  la  vogue  :  aussi  l'appelait-on  la  coursie^  ce 
qui  explique  le  nom  de  coursier  donné  au  gros  canon  de 
chasse  braqué  dans  l'axe  de  la  galère.  La  coursie,  encom- 
brée souvent  de  caisses  de  marchandises,  s'élargissait  près 
du  grand  mât  en  une  place  assez  vaste,  dite  place  publique, 
tour  à  tour  chapelle  ou  tribunal,  suivant  qu'on  y  dressait  un 
autel,  qu'on  y  rivait  sur  l'enclume  les  chaînes  des  con- 
damnés ou  qu'on  y  exposait  certains  coupables  en  robe  de 
femme  sur  un  tonneau. 

France  Henri  II,  mentionne  sur  les  {jalèrcs  françaises  «  deux  douzaines  de 
petitz  vers  »  du  poids  de  120  livres  pièce,  qui  correspondent  sans  doute  aux 
Jjon.bardelles  vénitiennes.  (Franc.  2133,  fol.  XVIII.) 

(1)  Joinville,  p.  50. 

(2)  Philippe  de  Maizièkes,  franc.  9200,  fol.  281). 

(3)  Joinville,     .  205. 


260  HISTOIRE    DE    LA    MAlilNE    FRANÇAISE. 

A  part  quelques  différences  d'aménagement,  toutes  les 
galères  se  ressemblaient  "  comme  des  nids  d'hirondelle». 
Et  cela,  à  toute  époque  :  les  principes  posés  par  les  char- 
pentiers de  l'antiquité  traversèrent  le  moyen  âge  et  guidè- 
rent les  constructeurs  jusqu'à  la  fin  du  xviii"  siècle.  Pour 
aucune  autre  espèce  de  navire,  il  n'est  d'exemple  d'une  pa- 
reille longévité  sans  dégénérescence  ou  sans  transformation 
radicale. 

Subtiles  ou  bâtardes,  construites  pour  la  guerre  ou  pour  le 
commerce,  elles  étaient  sept  fois  plus  longues  que  larges  : 
les  plus  longues  avaient  de  rode  en  i^ode  40  mètres  63,  sur 
5  mètres  50,  avec  2  mètres  50  de  creux,  ce  qui  était  une 
merveilleuse  disposition  pour  la  course  (1). 

La  mâture  était  à  l'avenant.  Avec  sa  longue  antenne 
oblique,  chargée  d'une  voile  triangulaire,  et  avec  sa  cor- 
beille [coiiffo)  (2)  sur  la  tête,  le  mât,  V arbre  planté  au 
centre  de  la  galère,  offrait  une  svelte  et  gracieuse  image.  La 
voile  qu'on  y  larguait  d'ordinaire  était  la  bâtarde  ou  \  ar- 
timoti,  plus  rarement  le  tersarol,  d'un  tiers  plus  petit  que  la 
bâtarde,  enfin  le  véloîi,  la  dernière  dans  l'échelle  des  gran- 
deurs. Quand  un  second  arbre  était  dressé  à  la  proue,  on  le 
gréait  d'une  voile  de  trinquet.  Il  était  rare  que  la  galère 
portât  en  poupe  un  troisième  mât,  qui  était  alors  gréé  d'une 
voile  moyenne,  mezzana  (3),  la  misaine. 

Jetons  un  coup  d'œil  sur  les  agrès,  la  sartie^  ne  fût-ce  que 
pour  nous  convaincre  que  la  langue  néo-latine  du  Levant 
n'avait  à  l'origine  aucun  terme  de  commun  avec  la  nomen- 
clature germanique  du  Ponant.  L'arbre  était  maintenu  par 

(1)  Cf.  aussi  lea  mesures  officielles  des  {galères  génoises,  dites  de  Ro- 
manie,  1333.  (Jal,  Aicliéol.  nav.,  I,  251.) 

(2)  En  provençal.  C'est  ce  que  les  Italiens  appelaient  la  gabie,  la  cage, 
où  veillait  le  guetteur. 

(3)  Faber,  Evagatoiium  in  Terrœ  Saiictœ  peregrinationem  (cf.  plus 
Las),  t.  I,  p.  119.  Jal  interprète  à  tort  mezzana  par  voile  de  milieu.  Le 
synonynie  dont  se  sert  Faber,  mezavala.  indi(|ue  Ijien  qu  il  s'agit  d'une 
demi-voile. 


LA    MAItlNK   nKS    CnOISADES.  -201 

des  candeles,  correspondant  aux  haubans  de  la  marine  océa- 
nique. Contre  le  màt,  on  liait  l'antenne  par  une  drosse, 
garnie  de  paillets  de  vieux  cordages  appelés  nianlelels  et  de 
morceaux  de  bois  nommés  bigots,  de  façon  à  former  un 
collier  de  raccage.  Pour  serrer  la  drosse,  on  tirait  sur  un 
an<jui{\di  forme  primitive  éi^Aangui,  dulatin  uanguina»  )  (l). 
L'<7m«/i  hissait  ou  baissait  rantonno.  Au  car  de  l'antenne, 
c'est-à-dire  à  la  pièce  dirigée  vers  l'avant,  étaient  attachés 
deux  petits  -palans,  la  poge  pour  la  porter  à  droite,  Vorze 
pour  la  porter  à  gauche  ;  à  son  autre  extrémité,  à  sa  penne, 
l'antenne  était  munie  de  deux  autres  cordages,  les  ostes, 
capelées  sur  elle  au  moyen  d'un  hragot,  dont  la  fonction 
était  de  maintenir  la  voilure  contre  l'effort  du  vent.  Des 
breuils  et  cargues  détendaient  la  voile  et  la  rapportaient 
contre  l'antenne. 

Des  manœuvres  dormantes  passées  en  couronne  à  la  tète 
du  mât  et  appelées  pour  ce  fait  couronnes  servaient  d'appui 
à  de  forts  palans,  dits  carnals,  qui  soulevaient  les  lourds 
fardeaux,  supportaient  la  tente,  hissaient  l'antenne.  Des 
groupis  levaient  l'ancre  par  son  anneau  ou  organeau  ;  le 
moi  g omènes  désignait  tous  les  gros  câbles;  caps,  les  filins, 
et  tailles,  les  poulies  (2)  ;  on  donnait  plus  particulièrement 
le  nom  de  proese  ou  prodonà  l'amarre  de  proue.  La  sagoule 
était  la  mince  corde  qui  hissait  le  sachet  destiné  à  appro- 
visionner au  sommet  du  mât  la  gahie. 


(1)  Jal,  Archéol.  vav.,  t.  I,  p,  165  ;  dictionnaire  latin-anglo-saxon  du 
x"  siècle. 

(2)  Tous  ces  tenues  existaient  au  xui°  siècle  pour  le  moins  :  ils  étaient 
communs  à  la  plupart  des  nations  méditerranéennes,  en  particulier  aux 
Génois,  aux  Provençaux  et  aux  Lan^juedociens.  On  les  tiouvc  dans  les  con- 
trats passés  par  Gènes  avec  S.  Louis  en  1246  (Jal,  Pacta  naulorum,  Mé- 
lanrjes  historiques,  t.  I,  p.  528,  Coll.  des  doc.  inéd.)  et  dans  le  compte 
de  Pierre  Rernuis  préposé  à  l'arsenal  de  Narbonne  par  Charles  II  de  Sicile, 
20  janvier  1294.  (Archives  de  Naples,  Reg.  angioini  63,  fol.  257.)  —  La 
Stolonomie  énumère  tous  les  agrès  d'une  galère  avec  leur  prix  d'achat. 
(Franc.  2133,  fol.  XIII.) 


îfîtî  flISIOlIlK    |)i:    [,  A    MARINK    F  li  A  N  Ç  A  I  S  K. 

Sous  le  tendelet  de  poupe,  léger  berceau  à  claire-voie 
recouvert  durant  les  parades  d'un  gaillard  d'étoffe  riche- 
ment brodé  qui  traînait  dans  la  mer  (1),  on  élevait  parfois 
un  trône,  tel  que  le  représente  le  modèle  de  galion  conservé 
au  musée  de  Gluny  (:2).  De  cette  chaire  magnifique,  que  les 
Italiens  appelaient  un  tabernacle  et  les  Français  vui  carrosse, 
le  capitaine  dominait  d'autant  plus  facilement  l'équipage 
que  la  plate-forme  de  poupe  était  déjà  surélevée  au-dessus 
du  pont  (;î). 

La  chambre  de  poupe,  au-dessous  du  tendelet,  était 
occupée  par  le  patron  et  par  ses  conseillers.  Le  luxe  de 
l'ameublement  consistait  en  un  plein  ciel  de  lit  pour  le 
patron  et  vm  demi-ciel  pour  les  conseillers.  «  Les  grans 
buffetz  et  dressoirs  hauls  et  à  degréz  couvers  de  grosse  vais- 
selle estoient  en  abominacion  (4),  u  mais  la  vaisselle  d'ar- 
gent ou  de  cuivre  y  était  de  mise.  Par  des  trappes,  on  des- 
cendait dans  luie  sorte  de  cave  obscure  et  sans  aucun  jour, 
asile  des  passagères  de  haut  rang.  Le  patron  y  serrait  son 
trésor  dans  une  huche  cadenassée  d'une  double  serrure  (5), 
mais  trop  peu  résistante,  semble-t-il,  pour  être  à  l'épreuve 
de  la  hache  (6).  L'une  des  clefs  pendait  au  cou  de  l'écri- 
vain. 

A  côté  de  la  chambre  du  trésor,  du  scandolar,  étaient  le 


(1)  Cf.  les  mss.  français  4274,  fol.  6;  latin  5565  A,  fol.  101,  miniatures 
des  xiv''  et  xv'  siècles  reproduites  ci-joint. 
[T]   Franc.  9200,  fol.  277. 

(3)  Faber,  t.  I,  p.  119.  —  Cf.  l'arrière  d'une  galère  dans  une  vue  du 
port  de  Gènes  en  1410.  (Jahns,  Handbuch  einer  Geschichte  des  Kriegswe- 
sen.t.  Leipzig,  1880.) 

(4)  Franc.  9200,  fol.  279,  280. 

(5)  «  I  coffre  de  nouyer  à  mettre  l'argent  de  la  recepte...  garny  de  II  ser- 
reures  et  d'un  Lougion  de  fer.  n  (Bréard,  Compte  du  Clos  aux  galées  de 
Rouen  (1382-1384),  p.  92.)  —  Statut  génois  de  1344.  (Jal,  Archéol.  nav., 
I,  255.) 

(6)  .loiNviLLE,  p.  116.  Le  commandeur  du  Temple  refusait  d'ouvrir  la 
huche  à  Joinville,  mandataire  de  S.  Louis.  Alors  Joinville  leva  une  cognée 
en  disant  :  J'en  ferai  la  clef  du  roi. 


LA    MAUINE    nRS    CROISADES.  ofiS 

cellier  et  l'étaMo  des  bestiaux  qu'on  emportait  comme 
vivres.  La  cuisine,  comme  bien  on  pense,  était  non  loin  des 
provisions  et  précisément  au-dessus  d'elles  :  elle  était  à  ciel 
ouvert,  à  tribord  arrière,  deux  l)ancs  en  cà  de  la  poupe  (I). 
Après  la  compcKjne,  —  c'était  le  nom  du  cellier,  —  venait 
la  soute  au  paui,  le  payol,  domaine  de  l'écrivain.  Le  comité 
avait  la  chambre  du  milieu  du  bâtiment,  la  miège  ou  mezance, 
où  l'on  remisait  les  voiles(2).  Son  subalterne,  le  sous-comite, 
était  charpjé  des  cordages,  emmagasinés  dans  la  chambre 
de  proue.  Dans  la  cabine  d'avant,  le  barbier  soignait  les 
malades  et  les  blessés  sur  le  lit  de  camp,  taidar,  d'un  petit 
hôpital. 

Au-dessous  des  cabines,  le  ventre  de  la  galère,  qui  allait 
en  s'effilant  vers  la  quille,  était  bourré  de  sable.  Les  pas- 
sagers et  officiers  soulevaient  les  lattes  du  plancher  pour 
mettre  au  frais  dans  le  sable  des  bouteilles  de  vin,  des 
œufs  et...  des  cadavres.  Le  lest  servait  à  l'occasion  de  cime- 
tière. Dans  la  gamme  des  odeurs  nauséabondes,  n'oublions 
pas  le  grand  égout  collecteur  des  eaux  du  navire  ;  la  sentine, 
au  pied  du  mât,  exhalait  un  tel  arôme  qu'il  n'était  pas  de 
jour  qu'il  ne  fallût  la  vider  (;î). 


l'équipage. 


Au  début  des  croisades,  le  cadre,  très  simple  (4),  com- 
prend un  commandant,  le  comité,  assisté  de  quatre  nochers; 

(1)  Faber,  t.  I,  p.  119. 

(2)  Jal,  Archéol.  navale,  t.  I,  p.  289;  Glossaire  itaïUif/ue,  art.  galère. 
(3j  Faber,  t.  I,  p.  121. 

(4)  Galère  vénitienne  en  1188.  (Jal,  Archéologie  navale,  t.  I,  p.  157.) 
—  Galères  génoises  en  1240  et  1261.  (Heyck,  Genua  und  seine  Marine, 
p.  120,  —  Du  Gange,  Histoire  de  l'Empire  de  Constautinople,  Preuves, 
éd.  Buchon ,    t.    I,    p.    445.)  —   Galère   castillane   en   1200.  (Alphonse  lk 


■26i  HISTOIRE    DK    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

un  préposé  aux  vivres,  le  pitancier  (1)  ;  puis  cent  huit 
rameurs,  et  plusieurs  supersalientes,  marins  et  combattants 
à  la  fois.  Le  XiV  siècle  est  une  période  de  crise,  surtout  pour 
Tétat-major  du  bâtiment.  La  chiourme,  qui  s'est  accrue  et 
qui  atteint  cent  quatre-vingts  hommes  répartis  en  vogue- 
avants  de  poupe,  conilliers  de  proue  et  rameurs  ordinaires, 
nécessite  un  plus  grand  nombre  d'officiers;  un  sous-comite 
et  un  argousin  sont  adjoints  au  comité  ;  le  pitancier  passe 
sous  les  ordres  d'un  écrivain  et  d'mi  sous-écrivain  ;  le  com- 
mandement en  chef  est  dévolu  à  un  patron  ["!). 

Un  assez  joli  mot  du  P.  Faber  caractérise  le  rôle  du 
patron  de  };alère  :  c'est,  dit-il,  le  premier  moteur  (3).  Le 
patron  ne  se  mêle  point  de  la  navigation,  à  peine  s'il  en 
connaît  les  règles  :  il  ordonne  où  aller,  et  sa  parole,  son 
geste  suffit  pour  mettre  en  branle  tout  l'équipage.  Assisté 
de  deux  ou  trois  conseillers  experts,  il  rend  la  justice,  sans 
avoir  toutefois  le  droit  de  vie  et  de  mort.  Au  moment  du 
combat,  il  prend  le  commandement  des  arbalétriers;  de  son 
poste  de  combat  à  l'arrière,  il  dirige  l'attaque  :  il  est  à  la 
tète  des  troupes  de  débarquement,  avec  bannière  et  trom- 
pettes (4). 

Sage,  Las  siete  purtidas,  2'  p.,  p.  xxin.)  Elles  ont  de  154  à  175  hommes 
d'équipage. 

(1)  i>  Petentarius,  senescarclius,  paiietarius.  » 

(2)  Galère  aragonaise  en  1354  :  222  hommes.  (Ordonnance  de  Pierre 
d'Aragon,  art.  31  :  I'aiidessls,  Lois  maritimes,  t.  V,  p.  449.)  —  Galère 
portugaise  en  1386  :  242  hommes.  (Rymer,  Fœdera,  anno  1386.)  —  Galère 
franco-génoise  en  1340  :  210  hommes.  (Nouv,  acq.  franc.  9241,  cf.  Cha- 
pitre sur  les  déljuts  de  la  guerre  de  Cent  ans.)  —  Galère  génoise  en  1484  : 
211  homnres.  (Archives  de  Gènes,  Criininaliuni,  filza  1.) 

(3)  Fabeh,  t.  I,  p.  122. 

(4)  Sur  les  différents  officiers  de  galère,  cf.  les  ordonnances  aragonaises 
sur  les  armements  en  course  et  sur  les  escadres  de  guerre.  (Paiides.sus,  Lois 
maritimes,  t.  V,  p.  399,  435,  etc.)  —  Alphonse  le  Sage,  Las  siete  Parti- 
das,  2°,  t.  XXIV.  —  L'ordonnance  vénitienne  de  Mocenigo  en  1420.  (Jal, 
Archéologie  navale,  t.  II,  p.  130,  et  t.  I,  p.  302.)  —  Le  Liber  secretorum 
fidelium  crucis,  de  Mauino  Sa>udo,  t.  II,  p.  iv,  20  et  suiv.  —  Le  Consulat 
de  la  mer,  eh.  xv,  etc.  (Pardessus,  t.  II,  p.  68.) 


LA    MAISINK    DKS    CROISADES  265 

Il  so  déchargeait  des  soucis  de  la  manœuvre  sur  le  comité 
et  du  soin  de  l'administration  sur  l'écrivain,  riionime  de 
conKance  du  l)ord.  C'est  devant  l'écrivain  que  les  officiers 
et  les  marins  faisaient  serment  de  servir  lovalcment  l'État, 
c'était  lui  qui  les  engageait,  lui  qui  les  licenciait.  11  tenait 
registre  des  dépenses,  dos  recettes  et  des  prises,  dressait  la 
liste  de  l'équipage  et  l'inventaire  de  la  jjalère  au  départ  et 
au  retour.  Sa  tache,  déjà  lourde,  s'aggravait  encore  de  la 
police  de  l'entrepont,  où  le  jeu  était  interdit. 

Entre  tous  les  officiers  de  la  galère,  il  en  est  un  cpie 
l'équipage  redoute  à  l'égal  d'un  démon,  sicul  diabolum.  Au 
son  bien  connu  du  sifflet  d'argent  que  le  comité  porte  au 
cou,  tous  accourent  en  répondant  à  l'appel  par  un  cri.  Il 
frappe,  il  brandit  bâton,  fouet,  nerf  de  bœuf,  et  personne 
ne  murmure  :  sur  un  signe  de  lui ,  tous  se  précipiteraient 
sur  le  rebelle  (1).  A  lui  seul  incombe  la  responsabilité  de 
la  manœuvre  :  et  des  règlements  sévères,  qui  le  punissent 
en  cas  de  négligence,  l'arment  en  retour  contre  les  moin- 
dres infractions  à  la  discipline.  C'est  un  homme  aigri,  car 
c'est  un  déclassé  ou  un  déchu. 

On  ne  peut  imaginer  de  plus  lamentable  chute  que  la 
sienne.  Est-ce  là  le  brillant  officier  qui  commandait  du 
temps  de  Léon  le  Philosophe  une  division  navale  byzan- 
tine (2)  ?  Il  est  descendu  d'abord  au  rang  de  commandant 
d'une  galère,  sous  les  ordres  d'un  nouvel  officier,  qui  s'ap- 
pelle à  Venise  le  sopracomilo ,  à  Messine  le  protontino , 
ailleurs  le  capitaine  d'armée.  Son  office,  du  temps  de  saint 
Louis,  est  encore  considérable  :  lorsqu'il  a  été  promu  après 
examen  de  l'amiral  (3)  ou  sur  les  garanties  données  par  douze 
marins  experts,  le  comité  éprouve  quelque  fierté  à  prendre 
possession  de  son  bord,  pennon  au  poing,  trompettes  son- 

(i)  Faber,  t.  I,  p.  124. 

(2)  LÉON  LE  Philosophe,  Tactica,  t.  XIX,  art.  37. 

(3)  En  Sicile  au  xm*  siècle.  [Syllabus  membraiianim,  t.   I,  p.  20.) 


■26fi  HISTOIRE    l)K    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

nant  ot  lui-même  en  uniforme  d'un  roufjc  éclatant  (1).  Au 
XIV'  siècle,  vint  la  déchéance  définitive  au  rang  de  second, 
de  chef  d'équipage,  sans  que  sa  responsahilité  se  trouvât 
dégagée  ou  amoindrie.  Le  comité  restait  passihle  de  la  pen- 
daison et  de  l'écartèlement  si  la  galère  se  perdait  par  sa 
faute  ou  ne  prenait  pas  son  rang  de  hataille  (2). 

Du  moins,  puL-il  rejeter  tout  l'odieux  des  châtiments  har- 
hares  éternels  sur  son  lieutenant,  Taljjuasil  ou  ai'{{Ousin  (;i), 
chargé  en  sous-ordre  de  la  police  du  pont.  Et  on  sait  dans 
quelle  acception  le  mot  d'argousin  parvint  rapidement  à 
vuie  triste  célébrité. 

Autrement  sympathique  est  le  pilote ,  «  pirata,  quem 
TheutonicI  putant  dici  pilatum  (4),  "  douille  erreur  en 
deux  mots  de  l'érudition  allemande.  Pilote  vient  de  l'ita- 
lien nedotto,  en  latin  »  perdoctus  (5)  "  ;  c'était,  au  moyen 
âge,  l'officier  le  plus  savant  du  bord.  Familiarisé  avec  la 
mer,  habile  à  prévoir  la  tempête  à  l'inspection  du  ciel,  à  la 
couleur  des  eaux,  au  jeu  des  dauphins  et  au  vol  des  dactylop- 
tères,  ou,  la  nuit,  au  scintillement  des  cordages  et  à  l'irra- 
diation des  rames  plongées  dans  l'eau,  il  avait  encore  des 
notions  d'astronomie  et  de  cosmographie.  La  déclinaison 
des  astres  sur  l'iiorizon,  la  nuit,  lui  tenait  lieu  d'horloge.  Et 
la  boussole,  Stella  maris,  de  l'arrière  —  car  il  y  en  avait 


(1)  Alphonse  le  Sage,  Las  siete  Partidax,  2',  t.  XXIV,  ley,  4.  —  Traité 
entre  Gênes  et  l'empereur  de  Constantinople,  1261.  (Du  Gange,  Histoire  de 
Constantinople,  t.  1,  p.  445.) 

(2)  Ordonnance  arafjonaise  de  1354,  art.  4-13,  23,  27,  32.  (Pabde.ssus, 
Lois  maiitimes,  t.  V,  p.  440.) 

(3)  De  l'arabe  al,  vizir,  le  lieuienant.  On  trouve  un  aguzerius  sur  les 
galères  siciliennes  du  xni°  siècle  (Cadier,  Essai  sur  l'administration...  de 
Sicile,  p.  193,  n.  4),  un  alguazir  dans  les  équipages  aragonais  de  1406 
(Bibliothèque  du  ministère  de  la  marine,  vol.  ms.  938-940),  un  arqousin 
français  au  xvi"  siècle.  (Fontanon,  Ordon.,  t.  IV,  p.  665.)  —  [Stolonomie, 
ms.  franc.  2133,  fol.  XXIX.) 

(4)  Faber  ,  Evaqatorium  in  Terrœ  Sanctfv...  peregrinationein ,  t.  I. 
p.  123. 

(5)  Jal,  (îlosxaire  nauticjuc,  art    pilote. 


I-A    MA  RI  M-:    DES    (.ROISADKS.  :2f)- 

uno  seconde  près  du  mât  (I)  —  lui  indiquait  la  route,  à  la 
luour  d'  (i  une  lanterne  de  fin  cristal  resplendissant,  en 
laquelle  avoit  ung  falot  que  par  nuyt  enluminoit  tous  les 
maronniers  (2)  »  .  Il  faisait  le  point  sur  une  carte  marine 
longue  et  large  d'une  aune,  où  les  latitudes  étaient  mar- 
quées ainsi  que  les  distances  évaluées  en  milles.  Et  son 
chant  lent  et  cadencé  indiquait  au  timonier  de  quel  côté 
orienler  la  l)arre  (3). 

Mais  quels  sont  ces  hardis  jeunes  gens,  agiles  et  prompts 
à  grimper  aux  cordages  ou  à  plonger  pour  dégager  les  ancres, 
toujours  prêts  à  risquer  leur  vie  ?  Ce  sont  les  compagnons 
de  l'équipage;  ils  étaient  là  huit  ou  neuf,  qui  commençaient 
ainsi  leur  apprentissage  d'officiers.  Gomme  nos  aspirants 
de  marine,  ils  avaient  sous  leurs  ordres  les  mariniers,  hommes 
d'âge  mûr  et  gens  assez  robustes  pour  exécuter  les  manœu- 
vres de  force  (4) . 

Les  arbalétriers,  une  trentaine,  en  pourpoint,  cuirasse  et 
chapeau  de  fer,  poignard  au  côté  (5),  avaient  un  capitaine 
d'armes  que  les  Vénitiens  appelaient  V armiraio  (6),  rem- 
placé plus  tard  sur  les  galères  françaises  par  le  maître  bom- 
bardier. Le  calfat  et  le  maître  de  hache  complétaient  le 
cadre  de  maistrance  (7). 

La  note  gaie  —  nous  allons  voir  tout  à  l'heure  la  note 
triste —  était  donnée  par  les  trompettes,  dont  les  sonneries 
variées  charmaient  la  monotonie  de  la  vie  du  bord.  Tout 
chamarrés  de  rouge  (8),  ils  offraient  â  l'œil  un  aspect  des 

(1)  Farer,  t.  I,  p.  123. 

(2)  Franc.  9200,  fol.  277. 

(3)  Farer,  t.  I,  p.  124.  Je  réserve  à  plus  tard  l'occasion  de  discuter 
l'origine  des  instruments  nautiques,  usités  dès  le  xin''  siècle. 

(4)  Faber,  t.  I,  p.  125. 

(5)  Ordonnance  aragonaise  du  début  du  xiv''  siècle,  ch.  xii.  (Pardessus, 
Lois  maritimes,  t.  V,  p.  409.) 

(6)  Faber,  t.  I,  p.  123. 

(7)  Ordonnance  de  Henri  II,  roi  de  France,  sur  l'amirauté,  15  mars  1538. 
(Fontanon,  Ordonnances,  t.   IV,  p.  665.) 

(8)  Ms.  franc.  5594,  fol.  109,  miniature  de  l'an  1488   se  rapportant  aux 


■268  HISTOIKK    DK    LA    M  A  R I  NK   FRANÇAISK. 

plus  chatoyants,  surtout  lorsque  des  lambrequins  armoriés 
aux  armes  du  capitaine  pendaient  au  long  tube  de  leur  ins- 
trument (1).  Au  contact  des  Arabes,  les  Latins  apprirent 


DEPART. 

(Biljl.  uat.,  iiis,  franc.    103,  fol.  1   :  xv»  siècle.) 


l'usage  des  "  nacaires,  tabours  et  cors  sarrazinois  ",   que 
Joinville   remarquait  déjà  sur  la  galère  de  Jean  d'Ibelin, 

Passages  d'Outremer,   de   Sébastien    Mamerot.  —  Ms.  fran(;.  261,    fol.  1, 
miniature  du  début  du  xv''  siècle. 

(1)   Mandement  du  capitaine  d'année  navale  Robert  de  Houdetot.  Rouen, 


LA    MAIUM-:    DKS    CKOl  S  A  DKS.  269 

comte  de  Jaffa  (1).  Un  demi-siècle  plus  tard,  sur  la  Hotte 
française  engagée  à  Ziericzée,  on  entendait  u  clairain  n 
sonner, 

Tabours  croistrc,  corz  bomionner, 
Flagiex  piper  et  trompes  Ijraire  (2). 

La  cour  des  rois  de  France  ne  dédaignait  point  d'entendre 
les  (ijoueux  de  ])asteaux  (;i)  "  ;  et,  à  vrai  dire,  l'orchestre 
royal  n'était  pas  mieux  fourni  (i)  que  la  fanfare  des  Hottes 
de  guerre. 

Il  y  avait  trois  ou  quatre  ménestrels  à  I^ord  de  la  nef  ami- 
raie  (5)  ou  de  la  galère  capitane,  et  nous  aurons  lieu  de 
nous  demander  (6)  quelle  action  ils  pouvaient  exercer  sur 
l'àme  des  marins. 

Durant  les  croisades  et  jusqu'au  XV  siècle,  les  rameurs, 
les  galiots  étaient  des  hommes  libres,  des  honnevoglie.  Mais 
leur  vie  était  si  dure  et  les  pénalités  corporelles  dont  on  les 
frappait  si  effroyables  qu'ils  s  élevaient  peu  au-dessus  de  la 
bestialité  dépeinte  par  le  P.  Faber  chez  les  galériens  du 
XV  siècle.  Nus  jusqu'à  la  ceinture,  le  dos  meurtri  par  le 
fouet  des  comités,  essorillés  parfois  pour  tentative  de  déser- 
tion (7)   et  amputés  d'un  pied  en  cas  de  récidive  (8),  les 

15  juillet  1340.  (Pièces  orij;.,  vol.  1537,  doss.  Houdetot,  p.  2.  Cf.  plus  ba.s 
le  fhapitre  sur  les  débuts  de  la  guerre  de  Cent  ans.) 

(1)  JOINVILLE,  p.  50. 

(2)  1304.  (Guillaume  GuiAnr,  la  Branche  des  royaus  lignages,  dans  les 
Historiens  de  France,  t.  XXII,  p.  272,  273,  vers  1854  1  et  1859  2-3.) 

1^3)  Don  de  Charles  VI  à  «  certains  joueux  de  basteaux  " .  Gisors, 
10  juin  1387.  (Clairambault,  reg.  216,  fol.  9761.) 

(4)  Franc.  21451,  fol.  273,  277  v». 

(5)  En  1347,  Charles  de  Grimaldi.  (Franc.  25698,  fol.  139.)  —  En 
1356,  l'amiral  flamand  de  Buuk  a  trois  ménestrels.  {Bull,  de  la  commission 
roy.  de  Belgique,  1887.) 

(6)  Lors  du  siège  de  Calais. 

(7)  La  coutume  était  de  couper  l'oreille  droite  aux  marins  déserteurs, 
pendant  qu'une  sonnerie  de  trompettes  couvrait  leurs  cris  de  douleur, 
Ex.  de  1365.  (MachÉhas,  Chionique  de  Chypre,  éd.  Sathas,  p.  75.) 

(8)  Constitution  donnée  en  1282  par  Frédéric  I",  roi  de  JNaples  et  de 
Sicile,  ch.  xxix;  la  première  désertion,  en  ce  code,  était  punie  de  la  prison. 
(Jal,  Archéol.  nav.,  t.  Il,  p.  328,  n.  4.) 


270  HISTOIRE    DE    LA   MAHINE   FRANÇAISE. 

malheureux  sont  comme  ces  bétes  de  somme  qui  tirent 
un  pesant  fardeau  :  plus  elles  peinent,  plus  on  les  excite 
et  plus  on  les  frappe;  l'aiguillon,  les  menaces,  les  coups, 
tout  est  bon  pour  les  atroces  conducteurs  de  ces  attelages 
humains,  ^uit  et  jour  sur  leur  banc,  qu'il  pleuve  ou  qu'il 
fasse  une  chaleur  torride,  les  rameurs  y  mangent,  y  dor- 
ment, V  jouent,  y  travaillent  :  quelques-uns  exercent  la 
profession  de  tailleurs,  de  cordonniers  ou  de  blanchisseurs. 
Les  plus  honnêtes,  préposés  aux  autres  comme  gardiens, 
veillent  du  côté  des  portes  d'entrepont,  que  les  rameurs 
ont  défense  de  franchir  (1). 

La  raison  en  est  bien  simple.  Les  vols  étaient  fréquents. 
Portez  votre  argent  sur  vous,  conseillait-on  aux  pèlerins,  ne 
le  déposez  jamais  dans  la  cassette  de  votre  cadre  :  étoffes, 
lacets,  chemises  disparaissent,  soustraites  par  quelque  voi- 
sin qui  s'est  pourvu  ainsi  per  phas  et  nephas  de  vêtements 
de  rechange  indispensables  (2). 

Richard  Cœur  de  Lion,  durant  la  croisade  de  1190,  essaya 
de  réagir  contre  la  honteuse  coutume,  en  déclarant  que  tout 
voleur  surpris  à  bord  de  sa  flotte  aurait  la  tête  tondue,  en- 
duite de  poix  et  couverte  de  plumes,  et  qu'il  serait  aban- 
donné en  cet  état  sur  le  prochain  rivage.  Le  code  nor- 
végien de  1274(3)  reproduisit  la  clause  avec  cette  addition 
que  le  coupable  traverserait  les  rangs  de  l'équipage  et  rece- 
vrait de  chacun  un  coup  de  bâton. 

L  habitude  des  coups,  l'habitude  u  abominable  "  d'être 
"  piles  et  robes  par  les  soudoyers  et  propres  aubales- 
triers  de  la  navc  "  détendait  chez  u  les  povres  maronniers  " 
tout  ressort  moral  (4).  Aussi  n'est-il  point  surprenant  de 
voir   avec   quelle    passivité    résignée    tous    les   marins    de 


(1)  Faber,  t.  I,  p.  126  :  Cf.  plus  bas. 

(2)  Fabeii,  t.  I,  p.  144. 

(3)  Biarkeyar-Rett,  ch.  i.xx;  cf.  Jal,  Archéologie  naualc)  t.   II,  p.  110. 

(4)  FuiLU'i'E  DE  Maizièkes,  fr.  9200,  fol.  :j12  v». 


LA    >1AUI\E    DKS    CUOlSADliS. 


■271 


l'équipage  de  Joinville  apostasient   la   foi    chrétienne    (1). 

Dans  sa  conception  idéale  du  gouvernement  de  la  cité 
antique,  Aristote  n'accordait  (|u'une  place  des  plus  res- 
treintes aux  marins.  Son  traducteur  français,  Nicole  Oresme, 
renchérit  encore  sur  le  contraste  peu  flatteur  entre  les  bour- 
geois et  les  marins  :  »  Gens  qui  sont  partie  de  cité,  sont  rai- 
sonnables et  ordrenables  à  vertu  et  obéissans  aux  loys  et  aux 
princes.  Et  gens  de  mer  sont  communelment  orgueilleux 
et  mal  ordenables  aux  vertus  morales.  Et  pour  ce  n'est  pas 
sceure  chose  qu'il  aient  aucto- 
rité  en  la  policie,  car  ilz  sont 
enclins  à  rébellions  et  à  com- 
motions (:2).  1)  Il  reste  bien  en- 
tendu qu'Oresme  songeait  aux 
levantins  et  non  à  ses  compa- 
triotes normands. 

Les  marins,  du  reste,  chaus- 
sés d' escarpins  de  laine  et  coiffés 
d'un  bonnet  à  oreilles  ou  d'un 
capuchon,  ne  payaient  pas  de 
mine  en  temps  ordinaire,  c'est- 
à-dire  en  dehors  des  revues  ou  Rameurs.  —  Passai^es  d'Outremer. 

,.  r  1  Bibl.  liât.,  ms.   flanc.  .î.S'Ji.  fol.  -211. 

montres  d  armes.  Leurs  cabans 

de  gros  drap  et  leurs  jaques  de  bougran  n'avaient  guère  de 
valeur.  Ln  matelas  une  couverture  et  un  tapis  par  homme 
formaient  toute  la  literie  de  l'équipage.  8i  vous  cherchez  un 
signe  de  la  richesse  relative  de  chacun,  sachez  que  le  patron 
avait  quatre  paires  de  culottes  et  ses  rameurs  seulement  deux 
paires  de  "  chaulées  marines  »  de  grosse  toile  avec  deux 
camisoles  de  drap  (3).   En  tenue  de  ville,  le  patron  avait 

(1^    JoiîiVILLE,  p.   100. 

(2)   Traduction  et  glose  de  la  Politique  (C Aristote,  par  Oresme,  iiis.  franc. 
22499,  fol.  190. 

3    Stolonomie  :  «  habitzde  forsaires.  «  (Franc.  2133,  fol.  XXVI-XXVII. 
—  Ordonnance  d'Henri  II,   15  mars  1548.)  C'était  le  ba{»age  des  forçats, 


272  IIISTOIliE    DE    I.A    MARINE    FK  AIN  CAI  SE. 

peut-être  grand  air  avec  ses  fourrures  de  peaux  de  lapin,  une 
culotte  de  soie,  le  sifflet  d'argent  sur  la  poitrine  et  le  ventre 
sanglé  de  la  courroie  de  cuir  où  pendaient  des  tablettes  pour 
écrire,  une  bourse,  un  encrier  et  des  plumes  en  roseau.  Celui- 
là  commandait  un  petit  navire  marchand  ;  et  on  s'explique 
ainsi  qu  il  se  soit  affublé  des  insignes  habituels  de  l'écri- 
vain, dont  il  remplissait  les  fonctions.  Mais  en  grande  tenue 
de  combat,  sous  la  cuirasse  couverte  de  soie  dorée,  les  offi- 
ciers de  marine  étaient  autrement  imposants,  au  milieu  de 
leurs  hommes  tous  armés  jusqu'aux  dents,  l'écu  au  bras 
gauche,  la  lance,  le  poignard  ou  l'arbalète  à  la  main  droite, 
que  garantissait  un  gant  de  fer  (1). 

Sous  la  cuirasse,  une  jaque  d'armes  moulait  le  ])uste  et 
tombait  sur  les  cuisses;  une  gorgerine  s'adaptait  à  un  cha- 
peau d'acier,  d  où  une  cervclière  parfois  descendait  pour 
protéger  la  nuque.  Tel  inventaire  de  bord  de  1294  devient 
ainsi  un  petit  tableau  de  genre  où  se  meuvent,  s'habillent 
et  s'arment  des  marins  siciliens.  Mais,  comme  le  costume 
militaire  évolua  sans  cesse,  le  tableau  ne  saurait  convenir 
qu'aux  marines  méditerranéennes  de  la  fin  du  xiii*  siècle  et 
du  commencement  du  Xiv%  c'est-à-dire  des  dernières  croi- 
sades. 

mais  celui  des  marins  du  moyen  âge  n'en  différait  ;;nère,  comme  on  le  voit 
par  un  texte  de  1294-  cjue  je  cite  ci-dessous,  par  les  sceaux  de  Dam,  Dun- 
wich  (1200),  etc.  (Jal,  Archeol.  nav.,  I,  307.) 

(1)  Cil.  DE  LA  RoNCiÈRK,  Un  Inventaire  de  bord  en  1294,  et  les  origines 
de  la  navigation  hauturière,  tirage  à  part  de  la  Bibliothèque  de  l'Ecole  des 
Charles,  t.  LVIII  (1897),  p.  2  du  tirage  à  part. 


LA    VIE   A  BORD 


AU    TEMPS     DES      CROISADES     ET     DES     Pft  LE  lîT  N  AGE  S 
DU    MOYEN     AGE. 


Lorsque  apparaissait  sur  les  quais  de  Venise,  de  Gênes 
ou  de  Marseille  un  groupe  de  pèlerins  ou  de  croisés,  un 
grand  brouhaha  s'élevait  à  bord  des  navires  dont  la  des- 
tination était  inscrite  sur  les  voiles  en  une  croix  écarlalc. 
Des  appels,  des  offres,  des  objurgations,  des  imprécations 
venaient  de  tous  les  côtés  s'abattre  sur  les  malheureux  :  les 
serviteurs  des  différents  patrons  de  navires  se  disputaient 
leurs  bagages,  s'injuriaient,  dénigraient  la  concurrence, 
protestaient  de  leur  dévouement.  Ahuris  et  indécis,  les 
pèlerins  se  laissaient  tenter  par  les  succulentes  collations 
disposées  à  la  poupe,  vins  de  Crète  et  confitures  d'Alexan- 
drie, dont  le  patron  faisait  lui-même  les  honneurs  (I).  Plus 
que  "  les  riches  ouvraiges  de  la  nave  "  ,  c'était  là  a  une 
mélodie  et  plaisant  armonie  à  la  vue  des  hommes  " ,  le 
meilleur  des  arguments  (^). 

La  vie  nouvelle  qui  s'offrait  aux  pèlerins  contrastait  trop 
avec  leurs  habitudes  pour  ne  pas  provoquer  de  leur  part  une 

(1)  F.  Fabek  [aliàs  Schmidt],  Evagatorium  in  Terrœ  Sanctœ,  Arabiœ  et 
Egypti  peregrinationein  (1480  et  1483),  éd.  C.  Dietericus  Hassler.  Stutt- 
(jardiae,  1843,  3  in-8%  t.  I,  p.  86-88. 

i^2)  Philippe  de  Maizières,  le  Songe  du  vieil  pèlerin,  ms.  franc,  de  la 
Bibliothèque  nationale  9200,  fol.  278. 

I.  i8 


•27  4  1 1  I  S  1'  ()  I  li  I',    I  )  1<;    L  A    iM  A  l{  I  ^  l'I    I  '  fi  A  N  (  :  A I  S  i<: . 

étude  attentive  du  mécanisme  de  la  vie  maritime.  Leurs  re- 
lations de  voyage  ont  ainsi  parfois  la  fidélité  d'un  journal 
de  bord,  semé  des  réflexions  piquantes  et  naïves  d'hommes 
que  le  métier  n'a  point  blasés. 

Pour  n'être  pas  suspect  de  partialité,  nous  prendrons 
comme  types  un  pèlerin  anglais  du  xir  siècle,  un  Italien  du 
xiii%  deux  Français  du  Xiii"  et  du  Xiv*,  vm  Allemand  du  xv»  : 
Richard  de  Londres  (1),  Francesco  da  Barberino  (:2),  Jean 
de  Joinville  (3)  et  Philippe  de  Maizières,  et  le  P.  Faber, 
d'Ulm. 

L'Anglais  note  en  connaisseur  les  péripéties  de  la  naviga- 
tion. L'Italien  donne  des  préceptes  d'amour.  Dans  de  petits 
tableautins  lestement  troussés,  le  Français  Philippe  de  Mai- 
zières trace  quelques  scènes  de  la  vie  à  bord,  qu'il  fait 
suivre  de  pensées  élevées,  car  c'est  un  moraliste  comme 
l'Italien  était  un  poète  erotique  et  l'Anglais  un  marin.  Quant 
au  dernier  pèlerin,  écoutez-le  geindre  sur  la  mauvaise  cvii- 
sine,  sur  la  chambrée  d'entrepont,  sur  tout;  il  tient  bou- 
tique d'érudition  et  découvre  des  étymologies...  Caliphe 
pourcalphat,  Pilate  pour  pilote,  comte  pour  comité  et  pour 
patron  baron.  La  modestie  ne  l'étouffé  pas;  mais  il  est  con- 
sciencieux, pratique,  avec  une  pointe  d'émotion,  copieux, 
abondant,  trop,  hélas!  pour  des  oreilles  délicates.  Il  con- 
sacre deux  pages  à  la  façon  de  se  dépouiller  de  la  vermine 
et  quatre  à  la  difficulté  de...  Vous  m'avez  compris,  et  à  ces 
traits  vous  avez  reconnu  la  i"ace  :  l'Allemand. 

Robe  grise  et  longue  sous  une  coule  monacale,  chapeau 
noir  ou  gris  orné  sur  le  devant  d'une  croix  rouge,  croix  sur 
la  poitrine,  bourdon  à  la  main,  pannetière  à  l'épaule,  tel 
est  l'uniforme  du  pèlerin.  Le  teint,  l)lafard,  est  pâli  par  les 

(1)  Itinerarium  peregrinoriim  et  (jesta  régis  Ricaidi,  éd.  Stuhbs,  dans 
les  Chronicles  and  memotials  of  Great  Rritain.  London,  1864,  in-8",  t.  I, 
p.  80. 

(2)  Documenli  d'amore.  Francesco  vivait  entre  1264  et  1348. 

(3)  Mémoires,  éd.  Fr.  Michel.  Paris,  1859,  in-i2. 


LA    VIK    A     If(lltl).  275 

fatigues  de  voyage;  et  pour  achever  d'un  mot  un  portrait 
classique,  le  pèlerin  porte  la  l)arl)e  longue  et  soif^neusement 
peignée,  "  à  l'exemple  du  premier  voyageur  qui  Ht  le  tour 
du  monde,  Osiris,  ancien  roi  d'Egypte,  »  affirme  doctement 
notre  Allemand  (I) 

Peut-être  se  trouvait-on  l)eaucoup  plus  sensiMe  au\  in- 
convénients de  paraître  iml)erbc  en  pays  musulman  qu'au 
plaisir  d'imiter  un  des  dieux  de  l'Egypte  ! 

Au  moment  d'entreprendre  un  pèlerinage,  irait-on  cher- 
cher conseil  aujourd'hui  dans  des  Préceptes  d'Amour?  Nos 
pères  le  faisaient  et  trouvaient  dansErancesco  da  Barherino 
un  manuel  du  confort  :  un  bon  navire,  un  patron  qui  ne 
louche  pas,  des  poules  et  des  chapons,  de  bons  vins,  un 
moulin  à  Inas,  un  l)arbier-chirurgien,  un  chapelain,  un 
cercueil  pour  le  cas  où...  votre  femme  viendrait  à  décéder 
on  mer,  une  croix  à  mettre  entre  les  mains  de  la  défunte, 
une  inscription  priant  de  l'enterrer  honorablement  si  les 
flots  la  portent  au  rivage,  une  bourse  d'argent  à  y  joindre 
pour  les  messes  funéraires  et  la  tombe.  A  part  le  cercueil 
dont  les  Célestes  seuls  se  munissent  en  voyage,  —  Marco- 
Polo  en  pouvait  témoigner,  —  les  conseils  de  Erancesco  da 
Barherino  n'étaient  point  du  domaine  des  chinoiseries. 
Nous  avons  le  contrat  en  vingt  articles  passé  par  le  Père 
Faber  avec  un  patron  de  galère  vénitienne  ;  il  est  spécifié 
que  les  pèlerins  auront,  comme  de  coutume,  un  petit  verre 
de  malvoisie  avant  le  repas  du  matin  et  qu'ils  pourront  em- 
porter des  poules.  Il  y  avira  deux  repas  par  jour;  le  navire 
n'abordera  qu'aux  escales  accoutumées;  il  ne  touchera 
point  Chypre,  l'île  de  Vénus,  «  dont  l'air,  suivant  une  an- 
cienne tradition,  est  funeste  aux  Allemands  (:2).  )» 

Le  marché  conclu,  on  embarque  les  bagages.  Sur  les 
passerelles  jetées   à  quai,  les  portefaix  courent  avec   une 

(1)  Faber,  t.  I,  p.  65. 

(2)  Faber,  t.  I,  p.  89. 


•2T6  HISTOIRE    I)K    LA    MARINK    FRANÇAISE. 

agilité  surprenante,  ployant  sons  les  coffres  lourds  aux  fer- 
rures massives  et  les  arches  couvercle  renflé,  telles  que  nos 
malles  (1).  Les  balles  de  marchandises  et  les  sacs  de  den- 
rées s'entassent  dans  les  endroits  secs  du  navire,  loin  du 
mât,  des  écoutilles  et  des  ancres,  arrimées  avec  ce  solide 
nœud  marin  que  les  princes  angevins  de  Naples,  dès  1351, 
choisirent  comme  emldème  d'un  ordre  de  chevalerie  (2). 

Et  maintenant  tout  est  prêt.  La  galère  tout  équipée  se 
balance  au  flot.  La  grande  barque  de  cantier  et  la  petite 
palischarme,  qui  tout  à  l'heure  seront  hissées  à  la  poupe, 
accostent  à  l'arrière,  au  bas  de  l'escalier  d'honneur. 

Chaque  pèlerin  défile  devant  l'écrivain  qui  consigne  sur 
un  registre  tenu  en  double  exemplaire  et  sans  rature  les 
noms  et  prénoms  des  passagers,  le  nombre  de  leurs  chevaux 
et  le  nom  de  leur  restaurateur,  puis  délivre  à  chacun  un 
billet  numéroté  (3).  L'un  des  registres  est  déposé  aux 
archives  communales,  le  second  reste  à  bord. 

Une  législation  spéciale  assurait  aux  pèlerins  et  aux  croi- 
sés toutes  les  garanties  possibles  de  sécurité.  Sur  les  navires 
marseillais,  ils  étaient  dispensés  d'une  formalité  requise  des 
autres  passagers,  du  serment  de  prêter  main-forte  aux  ma- 
rins de  l'équipage  ;  au  contraire,  le  patron  leur  devait  aide 
et  secours  durant  toute  la  ti*a versée,  des  soins  durant  leur 
maladie,  et,  en  cas  de  mort,  la  conservation  scrupuleuse  de 
leurs  effets. 

Trois  inspecteurs,  que  la  municipalité  marseillaise  (4) 
avait  eu  l'excellente  idée,  bientôt  suivie  par  les  Génois  (5), 

(1)  Franc.  4274,  fol.  6;  et  franc.  22553,  fol.  4  v°  :  scènes  d'embarque- 
ment des  xiv'  et  xv''  siècles. 

(2)  Franc.  4274,  fol.  6.  Une  des  bannières  porte  un  nœud  marin. 

(3)  Statuts  de  Marseille  de  1253  à  1255,  liv.  IV,  cb.  xxvi.  (Pardessus, 
Collection  de  lois  maritimes,  t.  IV,  p.  279.)  —  Fabeu,  t.  I,  p.  127. 

(4)  Statuts  de  Marseille  de  1253  à  1255,  liv.  I,  ch.xxxiv.  (Pardessus, 
Collection  de  lois  maritimes,  t.  IV,  p.  259.) 

(5)  Statuts  de  1330.  (Pardessus,  t.  IV,  p.  445.)  —  jNous  retrouvons 
aussi  dans  le   Consulat  de  la  mer  des  dispositions  sensiblement  analofjues 


(?1 


I.A    VIE    A    ROUn.  27" 

daffecter  à  chaque  convoi  de  Palestine,  veillaient  à  rexacle 
observation  des  règlements.  Les  trois  prud  hommes,  experts 
dans  1  art  maritime,  évaluaient,  une  palme  à  la  main,  le 
nombre  des  places  disponibles  pour  les  passagers  et  les  che- 
vaux. Ils  consignaient  leur  rapport  en  double  sur  le  registre 
de  la  commune  et  entre  les  mains  du  patron,  qui  ne  pouvait 
dès  lors  arguer  d  ignorance.  Ils  veillaient  aussi  à  ce  que  les 
vivres  fussent  de  bonne  qualité  et  en  quantité  suffisante  et 
que  la  limite  de  tirant  d'eau,  marquée  par  trois  fers  de 
couleur  blanche,  ne  fût  pas  dépassée  par  des  capitaines 
trop  cupides  (1). 

D'autres  officiers  municipaux,  les  consuls  sw  mer,  ac- 
compagnaient les  convois  ou  même  au  besoni  les  navires 
isolés  (:î)  pour  leur  assurer  une  sauvegai'de  permanente 
jusqu'à  destination.  Commissaires  et  juges  à  la  fois,  ils  ar- 
rangeaient les  contestations  entre  les  passagers  et  pour- 
voyaient aux  successions  qui  s'ouvraient  (3).  A  bord  de  lu 
flotte  nolisée  à  saint  Louis,  Gênes  stipulait  que  ses  natio- 
naux relèveraient  de  deux  consuls  génois  (4).  Outre-mer, 
dans  les  Échelles  du  Levant,  à  Chypre,  à  Rhodes,  le  passa- 
ger trouvait  aide  et  confort  près  du  représentant  attitré  de 
la  métropole,  près  du  consul  que  les  grands  ports  de  com- 

aux  statuts  maiseillais.  (Pardesscs,  t.  II,  p.  26,  118.^  Les  inspecteurs  por- 
tent dans  les  statuts  marseillais  le  nom  d'  «  observatores  »  ,  et  dans  les  sta- 
tuts génois,  le  nom  d'  •<  inquisitores  »  .  Ils  touchaient,  à  Marseille,  dix  sols 
sterling  par  mille  pèlerins,  plus  des  frais  de  nourriture. 

(1)  Statuts  ;;énois  de  1330.  1340.  fjAL,  Archéol.  iiav..  I,  263.) 

(2)  Privilège  de  S.  Louis  pour  Aigues-Mortes,  1246.  Ordonnances  des 
rois  de  France,  t.  IV,  p.  47.  —  Pardessus,  Ia){s  maritimes,  t.  IV,  p.  233.) 

(3)  Les  consuls  sur  mer  étaient  élus  par  les  consuls  mayeurs  avec  le 
concours  des  marchands,  du  moins  à  Aigues-Mortes,  ^larscille,  Montpel- 
lier. (Germaix,  Histoire  du  commerce  de  Montpellier,  t.  II,  p.  84.  —  l'etit 
Thalamus  de  Montpellier, 11.  247.  —  Statuts  de  Marseille, Uv.  IV,  ch.  xxiv, 
et  Consulat  de  la  mer,  ch.  Lxxiv.  (Pardessus,  Lois  maritimes,  t.  II,  p.  119  ; 
t.  IV,  p.  277.)  —  L.  Blancakd,  Du  consul  de  mer  et  du  consul  sur  mer, 
dans  la  Bibl.  de  l'Ecole  des  Chartes,  X,  435. 

^^4'  Annales  Januenses, dansles  jMonumenta  Germaniœ  historica,  t.  XVIII, 
P.  267. 


278  IIISTOIRE    DE    LA    MAlil^E    FRANÇAISE. 

merce,  Marseille,  Montpellier,  Barcelone,  Gènes,  Pise, 
Venise,  entretenaient  dans  chacune  de  leurs  colonies  dès  le 
xir  siècle  (1);  colonies  autonomes,  cercles  fermés,  dans  un 
quartier  à  part,  qui  conservaient  les  usages  de  la  métropole 
municipale  (2). 

La  surveillance  des  inspecteurs  et  des  consuls  empêchait 
le  patron  de  réduire  les  places  fort  congrues  réservées  aux 
pèlerins  et  fixées  par  la  loi  à  sept  palmes  de  long  sur  deux 
et  demie  de  large,  soit  l"',82  sur  0"',65;  encore  l'espace 
était-il  jugé  suffisant  pour  deux  personnes,  les  pieds  de  l'une 
tournés  vers  la  tète  de  l'autre  (3).  Gomme  on  n'avait  pas 
l'habitude  de  superposer  les  cadres,  le  patron  encombrait 
de  cadres  supplémentaires  les  couloirs  et  parquait  ses  pas- 
sagers comme  du  bétail,  sans  autre  souci  que  d'en  loger  le 
plus  possible  (4).  Le  jour,  draps,  nattes  et  couvertures 
étaient  accrochés  aux  parois  du  navire,  afin  de  ne  pas 
gêner  la  circulation  (5).  Sur  certain  navire  de  commerce, 
une  centaine  de  pèlerins  étaient  consignés  à  l'avant,  tandis 
qu'à  l'arrière,  à  l'abri  des  fatigues  du  tangage,  se  prélas- 
saient une  douzaine  de  gros  marchands  (G).  Le  bâtiment, 
par  une  ironie  amèi'e,  s  appelait  le  Grand  Paradis. 

Dans  les  grandes  naves  de  transport  que  saint  Louis 
nolisa    pour   l'expédition   d'Egypte,   les  logis  aérés  étaient 

(i)  Montpellier  avait  des  consulats  à  Tripoli,  Alexandrie,  Rhodes,  Chy- 
pre; Marseille,  à  Boufjie,  dans  les  Erhelles,  etc.;  Narbonne,  à  Fania- 
gousle,  etc. 

(2)  Heyd,  Histoire  du  commerce  du  Levant  au  moyen  âge.  Leipzig, 
1885,  2  in-S",  —  G.  Salles,  V Institution  des  Consulats ,  dans  la  Revue 
d'histoire  diplomatique,  octobre  1895-avril  1896. 

(3)  Statut  marseillais  de  1253,  liv.  IV,  <;h.  xxv.  (Pardessus,  Lois  mari- 
times, t.  IV,  p.  278.) 

(4)  FABEii,  t.  I,  p.  92. 

(5)  Voyage  de  la  sainte  C  y  té  de  Ilie'rusalem  [par  un  Parisien  en  1480], 
publié  par  Sciiefeh  dans  le  Recueil  de  voyages  et  documents  pour  servir  à 
rilistoirc  de  la  géographie  depuis  le  xui'^  jusqu'à  la  tin  du  xvi'  siècle.  Paris, 
Leroux,  1882,  in-8",  p.  24. 

(6)  Archivio  notarile  de  Gênes,  contrat  du  23  février  1250,  publié  par 
Jal,  Glossaire  nautique,  art.  Particeps. 


LA    VI K    A    BOItl).  279 

réservés  aux  premières  classes  qui  payaient  quatre  livres 
tournois  pour  aller  de  Marseille  en  Terre  Sainte  ;  aux 
secondes  classes,  on  affectait  le  premier  et  le  deuxième 
pont,  moyennant  soixante  sous  par  tète;  enfin,  pour  qua- 
rante sous,  les  croisés  pauvres  avaient  le  dioit  d'étouffer 
dans  la  troisième  couverte  (I).  La  concurrence  entre  les 
grands  ports  abaissa  même  les  tarifs  marseillais  à  soixante 
sous,  eau  et  feu  compris,  en  première;  quarante  sous  en 
seconde,  trente-cinq  en  troisième  et  vingt-cinq  en  quatrième 
pour  les  malheureux  logés  dans  les  écuries.  Le  fret  à  la 
grosse  tombait  en  même  temps  de  treize  cents  marcs  à  huit 
cents  pour  un  millier  de  pèlerins,  ce  qui  donnait  par  tête 
quarante-quatre  sous,  prix  de  revient  quelque  peu  supé- 
rieur à  la  moyenne  des  locations  au  détail  (2).  Si  nous  tra- 
duisons en  monnaie  actuelle  ces  quarante-quatre  sous,  on 
verra  qu'un  croisé  du  xiir  siècle  passait  en  Palestine  pour 
une  centaine  de  francs,  c'est-à-dire  beaucoup  plus  écono- 
miquement qu'on  ne  le  fait  de  nos  jours  (3). 

A  Venise,  le  fret  à  la  grosse  offrait  plus  de  profit  que  le 
fret  au  détail,  sept  cents  marcs  pour  mille  passagers.  On 
perdait  beaucoup  à  louer  individuellement  les  places.  Un 
chevalier  payait  huit  marcs  et  demi  pour  lui  et  pour  son 
train  d'équipage,  cheval,  palefrenier,  deux  serviteurs,  vivres 
et  bagages.  Logé  dans  une  chambre  de  1  arrière,  il  laissait 


(1)  Contrat  passé  en  1246  avec  Marseille  par  les  envoyés  de  saint  Louis. 
(Archives  nat.,  J  456,  Jal,  Archéologie  navale,  t.  II,  p.  383.) 

(2)  «  Contractus  navium  Massilie,  1268.  «  Le  marc  y  est  évalué  à 
55  sous.  (Franc.  2833,  fol.  202.  Jal,  Pacta  nauloruin,  dans  la  Collection 
des  Documents  inédits,  Documents  historiques,  t.  I,  p.  609-615.} 

(3}  La  livre  tournois  valait  au  temps  de  saint  Louis  80  grammes  d'arjjent 
fin,  soit  17  francs  76,  valeur  métallique  qui  représenterait  en  notre  siècle 
un  pouvoir  triple.  (Desimoni,  Moneta  ed  il  rapporta  dell'  oro  aW  argento, 
estratto  délie  Memorie  délia  R.  Accademia  dei  Lincei.  Classe  di  scienze 
morali,  t.  III,  p.  I,  5,  6  ;  —  et  du  même,  compte  rendu  du  livre  de  Schacbe, 
die  Wechselbriefe  Kônig  Ludwigs  des  heiligen,  estratto  dal  Giornale  ligus- 
tico,  VII  (1898),  p.  5.) 


2«0  IIISTOIIIE    DE    LA    MAllINE    FJlAi\gAISE. 

sur  le  seuil  de  la  porte  son  écuyer,  qui  dormait  enveloppé 
dans  un  manteau  sous  la  voûte  du  firmament  (I). 

Les  réductions  faites  aux  croisés  en  raison  de  leur 
nombre  ne  s'appliquaient  pas  aux  pèlerins  isolés.  Un  pèleri- 
nage en  Palestine,  via  Venise,  coûtait,  auxxiv^  etxV  siècles, 
45  ducats  pour  la  traversée  (2),  55  en  y  comprenant  les 
«  despens  et  tributz  du  Soudan  » ,  et  il  fallait  tabler  sur  une 
dépense  totale  d'environ  100  ducats,  soit  744  francs  en 
valeur  intrinsèque,  le  double  en  valeur  relative  (3).  Afin  de 
venir  en  aide  aux  passagers  pauvres,  Louis  de  Bourbon 
avait  fondé,  la  veille  de  l'Epiphanie  de  l'an  1325,  la  con- 
frérie des  pèlerins  et  des  voyageurs  de  Terre  Sainte  (4). 

Dans  l'élévation  des  tarifs,  mettez  en  ligne  de  compte 
l'affaiblissement  de  la  valeur  de  l'argent,  les  taxes  munici- 
pales établies  sur  cette  classe  de  passagers  (5)  et  le  fait  que 
les  pèlerins  embarquaient  le  plus  souvent  non  sur  des 
naves,  mais  sur  des  galères  dont  les  frais  de  manœuvre 
étaient  plus  chers,  la  sécurité  plus  grande,  la  course  plus 
rapide,  la  cargaison  plus  légère.  Ils  occupaient  la  place  des 
marchandises  précieuses,  draps  d'or  et  d'argent,  laque,  in- 

(1)  JoiNViLLE,  p.  203.  —  «  Contractus  navigii  régis  a  Veiietis,  1268.  » 
Une  place  à  l'avant  coûtait  3/4  de  marc,  tandis  qu'un  logement  dans  les 
cabines  de  poupe  revenait  à  2  marcs  et  demi.  (Franc.  2833,  fol.  200  v" 
et  201.  Jal,  Archéologie  navale,  t.  II,  p.  355.)  —  Les  prix  du  temps  de 
S.  Louis  différaient,  comme  on  le  voit,  des  conditions  obtenues  par  Geof- 
froi  de  Villehardouin  en  1202  et  fixant  uniformément  à  deux  maris  par  tête 
le  transport  de  ses  compagnons.  (Villehahdouin,  p.  14.) 

(2)  Faber,  t.  I,  p.  89.  —  En  1392,  Thomas  de  Swinburiie  dépense  en 
tout  477  ducats  1/2  pour  lui  et  sa  suite,  dix  personnes.  Le  ducat  avait  alors 
un  poids  métallique  de  12  francs  17,  et  une  valeur  commerciale  au  moins 
double.  (Voyage  en  Terre  Sainte  d'un  maire  de  Bordeaux  au  xiv''  siècle 
dans  les  Archives  de  l'Orient  latin,  t.  II,  p.  378,  n.  3,  note  de  M.  Desi- 
moni.) 

(3)  Voyage  à  la  sainte  Cyté,  éd.  Schefer,  xxxviii  et  24.  La  valeur  in- 
trinsèque du  ducat  était,  en  1480,  de  7  fr.  44. 

(4)  Ibidem,  p.  XL. 

(5)  A  Marseille,  les  navires  des  bourgeois  payaient  douze  deniers  par 
pèlerin  embarqué  et  les  navires  des  étrangers  un  tiers  du  nolis.  Statuts  de 
1228.  (Mért  et  GuixDON,  Histoire  de  Marseille,  t.  I,  p.  364,  366.) 


I,A    VIE   A    BOHD.  281 

digo,  hrésil,  encens,  dont  le  transport  était  réservé  aux  ga- 
lères armées  (I).  Or,  une  galère  portait  quatre  fois  moins 
de  fret  qu'une  nave  et  coûtait  trois  fois  plus  (2). 

Une  des  vexations  fiscales  qui  attendaient  les  infortvniés 
passagers,  dès  qu  ils  avaient  mis  le  pied  à  bord,  c'était  le 
pourboire.  Vexation  prévue,  mais  tellement  invétérée  dans 
les  moeurs  du  Levant  que  les  statuts  de  Marseille  spécifiaient 
seulement  quand  elle  n'aurait  pas  lieu  :  ainsi,  l'écrivain 
avait  défense  de  rien  recevoir  pour  la  délivrance  des  billets 
de  passage  (3).  De  même,  toute  promesse  faite  en  haute 
mer  par  quelque  brave  homme,  hometi  honrat,  qu'affolait 
la  tempête,  était  caduque  (i).  A  l'arrivée  à  destination,  les 
officiers  vénitiens  venaient  l'un  après  l'autre  trouver  les 
passagers,  une  fiole  d'argent  à  la  main,  avec  un  geste  ex- 
pressif qui  dans  toutes  les  langues  signifie  :  pour  boire.  La 
chose  s'appelait,  chez  ce  peuple  subtil,  une  courtoisie  :  la 
courtoisie,  c'était  à  vous  de  la  faire  (5). 

Plus  d'un  pèlerin  a  décrit  la  scène  féerique,  mais  poi- 
.gnante,  du  départ,  attristé  par  l'appréhension  de  ne  plus 
revoir  la  patrie.  On  se  remettait  à  la  garde  de  Dieu  par  ce 
cantique  de  pèlerinage,  courte  prière  qui  s'échappa  plus 
d'une  fois  de  lèvres  frémissantes  aux  heures  d  angoisse  : 
«  Naviguons  au  nom  du  Seigneur  pour  obtenir  sa  grâce  ; 
qu'il  soit  notre  force  et  le  Saint  Sépulcre  notre  sauvegarde. 
Kyrie  eleison  (0) .  » 

Joinvillc  relate  assez  bien  les  mandeuvrcs  et  les  cérémo- 
nies  de  l'appareillage  :     «  Est  arée  vostrc  besoigne  ?  »    de- 


(1)   Statuts  génois  de  1339.  (Pardessus,  Loin  maritimes,  t.  IV,  p.  45(5.) 
(S^i   Kalize,    Vitae  papar.  arenion.,  t.   II,  p.   178,  cul.  2,  :    »  Consilium 
iiiajjistri  templi  datuui  Gleiaenti  V,  »  ann.  1311. 

(3)  Liv.  IV,  cil.  XXVI.  (Pardessus,  t.  IV,  p.  279.) 

(4)  Consulat  de  la  mer,  ch.  CGvm.  (Pardessus,  t.  II,  p.  257.) 

(5)  Faber,  t.  I,  p.  193.  —  Saxcto  Iîrasciia,  apiul  Schefer,  Voyat/e  à  la 
sainte  Cjté,  p.  xxxvir, 

(6)  Cantique  en  allemantl  dans  Faber,  t.  J,  |>.  82,  150. 


282  inSTOUiE    DE    LA    MAKINE    FRANÇAISE. 

mande  le  maître  d'équipage  aux  nuutonniers  qui  «  au  bec 
de  la  nef  »  lèvent  l'ancre.  —  «  Sire,  vieignent  avant  les 
clercs  et  les  proveres  "  .  Au  clergé  qui  s'avance  procession- 
nellement  :  a  Chantez  de  par  Dieu,  "  crie  le  maître  ;  et 
tandis  que  vibrent  les  strophes  du  Veni  creotor  spirùus,  un 
nouveau  commandement  retentit,  bref  et  sec  :  n  Faites  voille 
de  par  Dieu.  »  Au  dernier  étage  du  château  d'arrière  se  dé- 
ploient les  bannières  que  les  trompettes  saluent  d'une  fan- 
fare éclatante.  Le  peuple  assemblé  sur  le  rivage  répond  par 
des  clameurs  et  des  sanglots. 

«  En  brief  tens,  le  vent  se  féri  ou  voille  et  nous  ot  tolu 
la  veue  de  la  terre,  que  nous  ne  veismcs  que  ciel  et 
yaue  (1).  " 

Hors  de  vue  des  côtes  (2),  le  bâtiment  quittait  sa  parure 
de  fête  (3),  et  le  voyage  de  pénitence  commençait  au  milieu 
des  tribulations  physiques  et  morales  et  avant  tout  du  mal 
de  mer,  de  Volws  de  mer  dont  parle  Wacc  (-4). 

La  plupart  des  pèlerins  écrivent  en  latin,  langue  qui  a 
l'avantage  que  l'on  sait  de  tout  dire  jusqu'à  braver  l'honnê- 
teté. Les  scènes  naturalistes  qu'ils  brossent  d'un  trait  vigou- 
reux sont  assez  difficiles  à  retracer  en  français,  à  moins  de 
jeter  sur  les  défaillances  de  la  nature  humaine  la  brillante 
parure  des  métaphores  orientales  :  a  L'agitation  des  eaux  de 
la  mer  faisait  fondre  mon  corps  à  l'égal  du  sel  trempé  dans 
l'eau  ;  la  violence  du  déluge  anéantissait  et  faisait  dispa- 
raître la  constance  qui  me  soutenait,  et  mon  intelligence, 
jusque-là  si  ferme,  était  comme  la  glace  qui  se  trouve 
exposée  à  la  chaleur  du  mois  de  tamouz  (5).  " 


(1)  JOINVILLE,   p.  40. 

(2)  Faber,  t.    I,  p.  150.  —  Statuts  de  Marseille  de  1253  .'i  1255,  liv.  IV, 
cliap.  XIV.  (Pardessus,  Lois  maritimes,  t.  IV,  p.  272.) 

(3)  Cf.  la  miniature  du  ras.  latin  de  la  Bibl,  nation.,  5565  A,   fol.  101  : 
flotte  rasseuiblée  à  Aneône  pour  une  croisade  contre  les  Turcs  (1464). 

(4)  Wace,  JÎou,  vers  2080  et  suiv. 

(5)  Matla-Assaadeïnou-madjma-Albahreïn,  ouvrage  persan  du  xv''  siècle. 


LA    VI K    A    lîORI).  283 

Ces  touches  délicates  d'un  écrivain  persan  prouvent  rpie 
la  poésie  parvient  à  embellir  les  effets  désastreux  du  mal 
de  mer.  On  ne  s'en  douterait  guère  à  lire  Eustache  Des- 
champs et  à  voir  : 

L'un  mettre  à  hort  l'autre  desgosiller, 
L'un  dessus  l'autre,  et  venir  et  aler. 
Et  soy  bouter  en  soulte  u  fons  aval, 
Pour  le  tenipest  (i). 

'  Mais  où  la  trivialité  devient  écœurante,  c'est  chez  l'auteur 
allemand  :  "  Tempore  tempestatum,  evomitatio  et  comestio 
celebrantur  simul  (2).  d  On  ne  saurait  exprimer  plus  bru- 
talement ce  principe  d'allopathie  que  le  mal  de  mer  n'exclut 
pas  la  boulimie. 

Il  II  me  convient  aux  et  becuit  riffler  (3),  "  se  disait  alors 
Eustache  Deschamps,  avec  un  haut-le-cœur  de  dégoût  pour 
1  assaisonnement  ol^ligé  de  la  cuisine  méridionale,  l'ail.  Un 
autre  homme  du  nord,  Philippe  de  Maizières,  forcé  de  subir 
le  condiment  durant  ses  nombreuses  navigations  dans  la 
Méditerranée,  le  stigmatisait  des  épithètes  de  "  chault  et 
puant,  esmouvant  à  luxure  (4)  »  .  En  cas  de  maladie,  on 
pouvait  recourir  au  barbier  du  bord  (5),  et  puiser  à  son 
(I  apoticairie  de  erbes,  de  espices  et  de  aromat/,  ((>)" ,  sirops, 
opiats,  poudres,  emplâtres  (7),  si  on  n'avait  eu  la  précaution 
de  s  en  pourveoir  soi-même,  surtout  de  »  médecnies  froydes, 
par  le  conseil  des  médecins  (8)  " .  Voulez-vous  une  idée  des 

traduit  dans  les  Notices  et  extraits  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  natio- 
nale, t.  XIV,  p.  470. 

(1)  Deschamps,  OEuvres  complètes,  Coll.  des  anc.  textes  français,  t.  IV, 
p.  309. 

(2)  1-ABEIl,  t.  I,  p.  i37. 

(3)  Deschamps,  t.  IV,  p.  309. 

(4)  Fr.  9200,  fol.  289. 

(5)  Jal,  Glossaire  nautique,  art.  taulnr. 

(6)  Fr.  9200,  fol.  277. 

(7)  Barone,  Le  cedole  di  tesorcria  delV  archivio  di  stato  di  Napoli 
(1460-1504),  dans  l'Atchiuio  storico  délie  provincie  Napoletane,  t.  IX, 
p.  232,  année  1471. 

(8)  Voyagea  la  sainte  Cyté,  éd.  Schefer,  p.  24. 


•284  lllSTOlIiK    DE    LA    MAlilNE    FRANÇAISE. 

préceptes  hygiéniques  du  temps  et  de  la  vertu  curative  de 
certains  remèdes?  Lisez  le  P.  Faber  :  il  vous  édifiera  (1). 

Le  meilleur  réconfortant,  c'était  le  malvoisie  :  on  le 
servait  comme  apéritif;  à  l'escale  de  Grêle,  les  passagers  en 
achetaient  toujours  (2),  chaque  galiot  en  avait  dans  la  pa- 
cotille logée  sous  son  l)anc,  et  le  débitait  durant  la  tra- 
versée. Nos  compatriotes  n'en  usaient  qu'avec  réserve, 
trouvant  les  vins  liquoreux  «fortissima  et  terri bilia  vina  (îî)» . 

Dès  que  la  sonnerie  des  trompettes  annonçait  l'heure  du 
repas,  les  passagers  se  précipitaient  vers  la  poupe  :  les 
premiers  arrivés  choisissaient  leur  place,  sans  distinction 
de  rang,  autour  du  triclinium  (4)  dressé  sous  le  gaillard 
d'arrière.  Le  menu  comprenait  une  salade,  de  l'agneau  ou 
autre  viande  les  jours  gras,  des  poissons  de  conserve  ou  des 
jaunes  d'œuf  les  jours  maigres,  une  pâte  au  fromage,  du 
biscuit  et  du  vin  à  discrétion.  Mais  la  viande,  provenant 
d'animaux  étiques  qu'on  emportait  comme  vivres,  était 
fdandreuse  et  la  chère  très  maigre  (5). 

Comment  en  eût-il  été  autrement  quand  le  gargotier  du 
bord  se  chargeait,  moyennant  trente-huit  sous  par  tête,  de 
la  nourriture  durant  la  traversée,  du  service  et,  en  plus,  des 
droits  à  payer  à  la  municipalité  (6).  A  Marseille,  en  effet, 
des  restaurateurs,  à  l'exclusion  des  patrons  de  navire, 
avaient  l'entreprise  des  vivres  et  le  droit  d'embarquer  gra- 
tuitement un  garçon  par  vingt-cinq  pèlerins.   On   les    appe- 

(1)  FABEii,  t.  I,  p.  140,  143. 

(2)  ^^oyage  d'un  maire  de  Bordeaux  au  xiv'^  siècle.  (^Archives  de  i Orient 
latin,  t.  II,  p.  387.^ 

(3)  C  Coudehc,  Journal  de  vojac/e  à  Jérusalem  de  Louis  de  Rocheclwuart 
(1461).  Paris,  1893,  in-8",  p.  (u,  70. 

(4)  Suivant  Philippe  de  Maizières,  les  tal)lcs  étaient  soudées  au  pont 
«  par  un{;  cynient  fait  d'une  florette  qui  se  appelle  <onsaude  royale  »  . 
(Franc.  9200,  fol.  289.) 

(5)  Faber,  t.  I,  p.  136. 

(6)  Contrat  passé  entre  un  garjjotier  et  lariuateur  d'un  buzo-nave,  1248. 
(Louis  Br.ANCARD,  Documents  ÏJte'dits  sur  le  commerce  de  Marseille  au 
moyen  âfje.  Marseille,  1884,  in-8",  t.  I,  p.  333.) 


I. A    VIK    A    ROI!  I).  285 

lait  carcjatores,  et  un  savant  auteur  présume  que  leur  mau- 
vaise cuisine  serait  l'origine  du  mot  gargote  (1).  Pour  s\ 
soustraire,  les  dames  et  les  gentislhommes  dînaient  à  part, 
dans  leur  cabine  (2). 

Si  mauvaise  que  fût  la  cuisine  des  passagers,  les  rameurs, 
à  en  respirer  les  effluves,  subissaient  le  supplice  de  Tan- 
tale. Assis,  enchaînés  parfois  à  leur  banc,  ils  dévoraient  les 
provisions  journalières  que  leur  remettaient  trois  distribu- 
teurs choisis  parmi  eux  :  une  once  de  fromage,  un  brouet 
de  fèves,  de  pois  ou  de  lentilles  où  tremper  le  biscuit,  une 
fiole  de  vin  ou  de  vinaigre  coupé  d'eau,  parfois  du  lard,  et 
plus  rarement  des  viandes  sanguinolentes,  presque  crues  (3). 
Un  procédé  économique  pour  eux  de  se  procurer  un  supplé- 
ment de  vivres  était  de  descendre  en  pays  ennemi  :  pendant 
que  les  hommes  d'armes  rangés  en  bataille  dans  la  cam- 
pagne paraient  à  une  surprise  éventuelle,  les  rameurs  en- 
traient dans  les  villages  et,  chargés  de  butin,  chassaient  vers 
les  galères  les  bestiaux  (4). 

Pour  charmer  la  monotone  existence  du  bord,  les  croisés 
et  les  pèlerins  jouaient  aux  dés,  plus  souvent  aux  échecs  (5), 
jeu  de  soldats  qui  offrait  l'image  de  la  guerre,  mais  qui  u  é- 


(1)  Statuts  de  Marseille  de  1253  à  1255,  liv.  IV,  cli.  xxiv.  (Pardessus, 
Lois  maritimes,  t.  IV,  p.  277  et  280,  n.  2.)  Le  gargotier  avait  défense  de 
s'approvisionner  chez  l'inspecteur  maritime,  chez  le  patron  ou  chez  leurs 
parents. 

(2)  Pour  un  chevalier  et  sa  suite  de  trois  hommes,  les  Vénitiens  esti- 
maient la  consommation  journalière  à  quatre  livres  de  vin,  autant  d'eau, 
autant  de  pain  et  de  farine,  plus  cent  livres  de  viande,  trente  livres  d'huile, 
autant  de  fromage  et  des  légumes  pour  la  traversée,  1268.  (Franc.  2833, 
fol.  201.) 

(3)  Alphonse  le  Sage,  Las  siete  Partidas,  2%  t.  XXIII,  ley  9.  — 
Mauino  Sanudo,  Liber  secrelorum  fidelium  criicis,  liv.  II,  p.  iv,  ch.  x,  éd. 
Bongars,  t.  II,  p.  61.  —  Statuts  marseillais  de  1253.  (Pardessus,  t.  IV, 
p.  274.)  —  F4BER,  t.  I,  p.  137. 

(4)  Cf.  plus  bas,  au  chapitre  des  débuts  de  la  guerre  do  Cent  ans,  l'or- 
donnance maritime  de  1338,  et  le  Victorial,  de  Gamez,  trad.  de  Puymaigre 
et  de  Circourt,  liv.  II,  ch.  xxxvH. 

(5)  Faber,  t.  I,p.  134. 


2S(i  IIISTOUÎK    DK    LA    M  A  H  I  N  K    F  1!  AN  C  AI  S  K. 

tait  pas  à  la  portée  de  tous.  Aussi  les  cartes  (1),  dès  leur  ap- 
parition au  xv«  siècle,  jouirenl-elles  d'une  si  grande  vogue 
que  nous  les  voyons  entre  les  mains  des  forçats  vénitiens. 

La  nervosité  des  passagers,  remarque  le  P.  Faber,  s'irrite 
ou  se  calme  suivant  le  cours  des  astres,  l'état  de  l'atmo- 
sphère et  de  la  mer.  Certains  jours,  à  voir  les  passagers  gais 
et  rieurs,  on  les  prendrait  pour  des  frères.  Luths,  flûtes 
et  musettes,  violes  et  guitares  invitent  aux  chants  et  aux 
danses,  à  moins  qu'on  ne  préfère  lire  ou  rêver,  assis  sur  le 
bordage  entre  deux  agrès,  les  pieds  pendants  sur  l'eau  ; 
mais  attention,  alors,  aux  chapeaux,  aux  livres  d'heures 
enrichis  de  pierreries  ou  aux  livrets  de  pèlerinage  qu'une 
secousse  arrache  et  qu'un  coup  de  vent  emporte.  Soudain 
la  scène  change  :  plus  de  rires  ou  de  graves  discussions; 
plus  de  gymnastique  et  de  courses  dans  les  cordages.  Les 
passagers  somnolent  dans  un  état  de  prostration  lugubre  (2). 
Le  temps  a  tourné  à  l'orage.  Les  Allemands  cherchent 
noise  aux  Français,  qu'ils  traitent  de  gens  «  orgueilleux, 
violents,  les  plus  passionnés  du  monde  (3)  i> ,  et  des  que- 
relles s'engagent.  Des  râles  d'agonie  montent  de  l'hôpital, 
car  c'est  durant  les  bonasses,  lorsque  l'atmosphère  alourdie 
ne  vient  plus  rafraîchir  le  sang  enfiévré  des  malades,  que  la 
mort  commence  son  oeuvre.  Couché  et  cousu  dans  un  suaire 
sur  quelques  poignées  de  sable,  le  corps  est  jeté  à  la  mer 
pendant  que  l'assistance  psalmodie  le  Libéra  me.  Seuls,  les 
gentilshommes  vénitiens  ont  droit  pour  leur  dépouille  aune 
inhumation  provisoire  dans  le  sable  du  lest  des  galères  de 
la  République  (4). 

Dans  les   flâneries   de  l'avant,   les    curieux   s'instruisent 

(1)  Faber,  t.  I,  p.  38,  134. 

(2)  Ibid.,  t.  I,  p.  134,  145. 

(3)  Ibid.,  t.  I,  p.  32,  38. 

(4)  Ilnd.,  l.  I,  p.  133.  —  Le  Voyaqe  de  la  sainte  Cyté,  éd.  Srhefer,  p.  33. 

Le  malade  pouvait  dicter  son   testament  à  l'écrivain  qui  l'enregistrait, 

(Statuts  de  Marseille  de  1253,  liv.  II,  eh.  l.) 


I-A    VIK    A    lîOIin.  -28T 

près  des  matelots,  en  regardant  (iler  la  soud(>,  a  pranl  i)lon<' 
très  pesant  attaichié  à  une  soubtlle  corde  de  mil  pas  de 
long.  Par  le  plonc  encrassié  de  sien  (graissé  de  suif),  qui  du 
fons  rapportoit  de  la  terre,  on  recougnoissoit  la  région  et 
païs  là  où  la  nave  se  trouvoit(l)  »  .  On  en  usait  souvent,  dès 
que,  dans  un  remous,  deux  courants  se  heurtaient  avec 
violence,  ou  que  la  mer  se  marbrait  de  taches  vertes,  indices 
inquiétants  d'un  banc  de  sable  ou  de  rochers  à  fleur  d'eau. 
Les  pèlerins  y  trouvaient  l'occasion  de  faire  appel  aux  élé- 
ments de  la  science  nautique  enseignés  par  le  maistre  des 
histoires,  Vincent  de  Beauvais  (2),  et  uniformément  repro- 
duits dans  leurs  relations  de  voyage.  En  voici  un  échantillon  : 

«  Abisme  est  une  congrégacion  d'eaues  si  pcrfondes  que  on 
ne  la  puet  comprendi'c  (èî).  "  Aussi,  la  fiction  des  poètes, 
avec  la  complicité  des  matelots,  eut-elle  vite  métamorphosé 
l'abîme  en  une  femme  errant  au  fond  de  la  mer,  Charybde, 
qui  cherche  à  entraîner  le  navire  dans  des  tourbillons  aussi 
irrésistibles  que  les  tornades  de  vents. 

Parfois,  un  poisson  d'assez  forte  taille  apparaît  dans  le 
sillage  du  navire,  et  d'un  coup  violent  de  la  longue  tarière 
dont  est  armée  sa  gueule,  le  troys,  l'espadon  troue  le  bor- 
dage.  Il  y  a  un  moyen  de  l'éloigner  :  c'est  de  se  pencher  par- 
dessus bord  et  de  le  regarder  sans  crainte,  les  yeux  dans  les 
yeux.  Si  vous  tremblez  devant  l'aspect  terrible  du  monstre 
et  que  vous  détourniez  la  tête,  le  monstre  surgit  d'un  bond 
et  vous  entraîne  pour  vous  dévorer  sous  les  eaux  (4). 

Un  autre  poisson  n'est  pas  moins  redoutable.  Le  moron 
ou  rémora,   qui    «  n'a  pas  demy  pié  de  long  "  ,  possède  si 

«  grant  vertu  que,   quant  il  se  prent  à  une  nef,  il  l'arreste 

(i)   Philippe  de  MaiziÈres,  fr.  9200,  fol.  277  v°. 

(2)  Spéculum  natur.,  liv.  VI. 

(3)  Livre  des  Propriétés  des  choses,  fr.  22531,  fol.  210.  —  Cf.  Fabeu, 
t.  I,  p.  116-117  et  108. 

(4)  Faber,  t.  I,  p.  117. —  CL  Mémoires...  du  général  Beaulieu  (1619- 
1621),  p.  5. 


288  IIISTOIRF,    DK    LA    MARINK    FRANÇAISE. 

tellement  qu'elle  ne  se  puet  bougier  ne  pour  vent,  ne  pour 
tempeste  (1)  »  . 

Légendes  des  bestiaires,  crainte  des  pirates  et  récits  ter- 
rifiants des  matelots  surexcitaient  l'imagination  de  pèlerins 
ignorants  en  fait  de  navigation.  Ajoutez  encore  que  les  offi- 
ciers de  marine  leur  inspiraient  peu  de  confiance. 

Plus  d'une  fois,  —  les  témoignages  en  abondent,  —  des 
naufrajjcs  furent  évités  par  l'intelligente  initiative  d'un  offi- 
cier subalterne  ou  d'un  passager.  Certaine  galère  marchait 
vent  debout  sous  de  violentes  raffales,  sans  que  »  l'outre- 
cuidant ')  comité  et  l'arrogant  patron  consentissent  à  car- 
guer  la  voile.  "  Le  raffle  enforsa.  »  Sous  une  <i  bouffée  de 
vent  »  courte,  mais  périlleuse,  le  l)âtiment  se  coucha  sur 
l'eau  et  le  faîte  du  màt  plongea  dans  la  vague.  La  carène 
émergea.  D'habitude,  quand  la  quille  a  se  montre  dehors 
de  l'eaue,  de  cent  il  ne  en  eschappe  pas  les  trois  "  .  Mais  le 
vaillant  conseiller  mit  la  main  au  grand  timon  latéral  »  et 
le  list  tourner  à  pooge,  c'est  à  dire  aval  le  vent  en  moings 
d'un  quart  de  heure  »  .  Le  navire  était  sauvé  (2). 

Contrairement  à  nos  habitudes  chevaleresques,  le  patron 
quittait  le  premier  le  bord  en  cas  de  naufrage  :  l'esquif 
promptement  paré  par  ses  serviteurs  attendait  à  la  poupe 
son  II  évasion  «  ,  (3)  pendant  que  les  passagers  restaient 
voués  à  une  mort  certaine. 

Un  roi  de  France,  saint  Louis,  dédaigna  cette  barbare 
coutume  pour  n'écouter  que  son  cœur.  C'était  dans  les 
parages  de  Chypre.  Un  brouillard  qui  traînait  sur  les  eau.\ 
reculait  à  l'horizon  les  amers,  si  bien  que  les  marins  de  la 
nef  royale  n'apercevant  que  le  sommet  de  la  montagne  de 
la  Croix,  Stavro  Vouni,  se  croyaient  fort  éloignés  de  la  terre 

(1)  Livre  des  propriétés  des  choses,  fr.  22531,  fol.  215.  —  Cette  légende 
qui  date  de  l'antiquité  est  encore  rapportée  au  xv!*^  siècle  par  Du  Bartas, 
dans  la  Semaine,  éd.  Paris,  1601. 

(2)  Philippe  de  Maizières,  franc.  9200,  fol.  307. 

(3)  Fabkh,  t.  I,  p.  155. 


LA    VIF,    A    liOliD 


et  par  conséquent  eu  route  libre.  Un  choc  subit  les 
détrompa.  Ils  étaient  au  milieu  des  brisants.  Un  immense 
cri  s'éleva  :  «  hé  las!  i>  et  tous  claquaient  des  mains  "  pour 
ce  que  chascun  avoit  poour  de  noier  h  .  Saint  Louis  se  pros- 
terna les  bras  on  croi.v,  »  tout  deschaiis,  en  pure  cote  et 
tout  deschevelé  devant  le  cors  Nostre-Seip^neur.  »  Le  maître 
de  la  nef,  Frère  Raymond  le  templier,  fit  jeter  la  sonde  : 
«Ha  las!  nous  sommes  à  terre!  "  gémit  le  valet.  —  «Et 
ini,  ai  mi!  »  hurla  Frère  Raymond,  en  déchirant  sa  robe 
jusqu'à  la  ceinture  et  en  s'arrachant  la  barbe,  ce  qui  ne  fit 
qu'accroître  l'affolement  général. 

Il  Sa,  la  galie  !  »  cria-l-on  au.x;  quatre  galères  d'escorte. 
Aucune  n'avança  à  l'ordre,  les  patrons  craignant  de  couler 
sous  le  poids  des  huit  cents  personnes  qui  se  seraient  toutes 
précipitées  du  haut  de  la  nef  dans  la  première  galère  venue. 
Cependant  la  sonde,  jetée  pour  la  seconde  fois,  accusa  plus  de 
fond.  La  nef  reprit  le  flot  et  on  put  se  rendre  compte,  au 
moyen  des  plongeurs,  de  l'importance  de  l'avarie.  Quatre 
pieds  de  la  quille  avalent  été  enlevés  «  Les  mestres  no- 
thonniers  "  mandés  en  conseil  devant  saint  Louis  conclu 
rent  unanimement  que  le  roi  devait  se  transborder  sur  un 
autre  bâtiment  :  pareil  accident  est  arrivé  à  une  autre  de 
vos  nefs,  disaient-ils,  elle  s'est  ouverte  sous  le  choc  des 
lames,  et  elle  a  péri  corps  et  biens  :  seuls,  une  femme  et  un 
enfant  ont  été  sauvés.  —  Si  la  nef  était  vôtre  et  chargée  de 
vos  marchandises,  on  descendriez- vous?  demanda  saint 
Louis  avix  nautonnlers.  —  Nenni,  sire,  répliquèrent-ils  tous 
ensemble  :  plutôt  risquer  le  naufrage  que  d'acheter  une  nef 
quatre  mille  livres  et  plus. 

Mais  il  faut  citer  textuellement  tout  le  reste  du  passage 
de  Joinville,  pour  apprécier  l'un  des  plus  héroïques  traits 
de  patriotisme  et  de  charité  d'un  roi  et  d'un  saint  :  »  Pour- 
quoy  me  loez-vous  donc  que  je  descende?  —  Pour  ce, 
firent-ils,  ce  n'est  pas  geu  parti  :  car  or,  ne  argent  ne  peut 
I.  ly 


;>90  IIISTOIRK    HK    l,.V    MAIIINK    FRANÇAIS!;. 

esprisier  le  cors  de  vous,  de  vostre  femme  et  de  vos  enfants 
qui  sont  séans,  et  pour  ce  ne  vous  loons-nous  pas  que  vous 
metez  ne  vous,  ne  eulz,  en  avanture.  " 

Lors  dit  le  roy  :  "  Seigneurs,  j'ai  oy  vostre  avis  et  l'avis 
de  ma  gent;  or  vous  redirai-jc  le  mien,  qui  est  tel  :  que,  se 
je  descent  de  la  nef,  que  il  a  céans  ticx  cinc  cens  persones 
et  plus,  qui  demorront  en  l'ille  de  Gypre  pour  la  poour 
du  péril  de  leur  cors;  car  il  n'y  a  celuy  qui  autant  n'aynie 
sa  vie  comme  je  fois  la  mienne  et  qui  jamcz  par  avan- 
ture en  leur  païz  ne  renterront  :  dont  j'aimme  miex  mon 
cors  et  ma  femme  et  mes  enfans  mettre  en  la  main  Dieu, 
que  je  feisse  tel  doumage  à  si  grant  peuple  comme  il  a 
céans  (l).  " 

Comme  pour  déjouer  l'héroïque  projet  de  sainl  Louis,  un 
vent  d'une  grande  violence  poussait  sa  nef  sur  la  côte 
chypriote  :  cinq  ancres  furent  successivement  emportées. 
Il  fallut  abattre  les  parois  de  la  chambre  royale  qui,  à 
l'étage  de  poupe,  offraient  trop  de  prise  au  vent  :  personne 
n'osait  v  demeurer.  La  reine  Marguerite,  informée  du  péril, 
pi'omit  un  ex-voto  à  saint  Nicolas  si  le  vent  tombait.  Elle 
fut  exaucée.  L'ex-voto,  que  Joinville  s'était  chargé  déporter 
pieds  nus  de  son  château  de  Joinville  à  Saint-Nicolas-de- 
Varangeville,  représentait  une  nef  gréée  d'argent  du  poids 
de  cinq  marcs,  avec  toute  la  famille  royale  en  statuettes  du 
même  métal  (2). 

Saint  Nicolas  était  le  patron  par  excellence  des  marins  du 
Levant,  bien  que  chaque  navire  eût  son  saint  «  dévot  " .  Sur 
un  rétable  de  l'église  qui  Ivii  est  dédiée  à  Burgos,  sont  figu- 
rées deux  scènes  de  naufrage  :  le  bâtiment  fait  eau  de 
toutes  parts;  tonneaux,  ballots  de  marchandises  ont  été 
jetés  à  la  mer,  les  matelots  étreignent  en  pleurant  les  mâts 
que  secoue  la  rafale,  tout  semble  désespéré  quand  le  saint 

(1)  Joinville,  p.  193  à  197. 

(2)  Ibid.,  p.  198. 


I. A    vu:    A     ItORD.  .JOI 

apparaît  à  la  poupe,  et  les  démons  s'enfuyent  éperdus  dans 
la  hune  où  un  matelot  les  poursuit  (1). 

Saint  Jacques  avait  plus  particulièrement  comme  pieuse 
clientèle  les  marins  de  l'Océan;  dès  le  xii°  siècle,  des  marins 
normands  en  danger  promettent  un  pèlerinage  à  Compos- 
telle  {2).  Saint  Pierre,  le  pécheur  d'hommes,  était  aussi 
souvent  invoqué;  lorsqu'on  passait  au  large  d'une  chapelle 
mise  sous  son  vocable,  les  trompettes  sonnaient  et  l'équi- 
page poussait  en  son  honneur  trois  grands  cris  (3). 

Enfin,  chaque  soir,  sur  tous  les  navires  en  mer,  avait  lieu 
une  singulière  invocation  qu'un  pèlerin  curieux  et  observa- 
teur ne  put  élucider.  Après  que  du  haut  du  (  liiUoau  d  ar- 
rière l'écrivain  aA^ait  égrené  une  longue  mélopée  on  lanjjue 
vulgaire,  puis  des  litanies  auxquelles  galiots  et  officiers, 
genou  à  terre,  répondaient,  la  prière  se  terminait  par  un 
Pater  et  un  Ave  Maria  pour  les  parents  de  saint  Julien. 
C'était,  prétendaient  les  marins,  en  l'honneur  de  Simon  le 
Lépreux,  d'abord  appelé  Jidien,  qui  reçut  chez  lui  le  Sei- 
gneur :  par  son  intercession  ils  espéraient  bon  port  et  bon 
gîte.  —  Mais,  objecta  le  P.  Faber,  pourquoi  adressez-vous 
votre  oraison  aux  parents  de  saint  Julien  et  non  au  saint  lui- 
même.  —  Ils  ne  surent  que  répondre  (4). 

Quand  le  vent  était  bon  et  que  la  voile  épargnait  aux 
rameurs  tout  effort,  ils  entonnaient  un  hymne  de  recon- 
naissance à  Dieu,  à  la  Vierge  et  aux  saints.  Une  bordée 
répondait  à  l'autre  sans  discontinuer,  et  ces  chants  alter- 
natifs étaient  si  suaves  qu'ils   triomphaient  de    l'insomnie 

(i)  Ces  bas-reliefs  exécutés  entre  1480  et  1503  sont  reproduits  dans  Lu 
Nao  Santa  Maria,  capitana  de  CristoLal  Colon  en  el  descubrimiento  de  las 
Indias  occidentales,  dans  la  Meinoria  de  la  Collusion  arqucoloçjica  ejeeu- 
tiva.  Madrid,  1892,  in-V,  p.  20. 

(2)  Vie  de  S.  Bernard  de  Tiron,  xu'  siècle.  (Mignk,  Patrol.  lat.^  clxxii, 
col.  138T.) 

(3)  Voya(je  a  la  sainte  Cyté,  éd.  Schefer,  p.  31. 

(4)  Sinon  par  une  explication  invraisemblable  :  S.  Julien  aurait  tué  par 
erreur  son  père  et  sa  mère!  ! 


■_>0-2  IIISTOIRK    DK    LA    M  A  H  1  N  K    l' li  A  N  C  A  I  S  K. 

des  passagers,   bercés  comme  des  enfants  au  chant  d  une 
mère  (1). 

Si  les  croisés  n'étaient  pas  des  modèles  de  patience,  si 
plus  d'un  avait  son  juron  favori  comme  il  avait  son  cri  de 
ffuerre,  quelque  chose  malgré  tout  leur  attire  la  sympathie  ; 
c'est  leur  piété  naïve  et  profonde.  Et  il  fallait  un  lien  moral 
bien  fort,  à  défaut  de  discipline  rigoureuse,  entre  des 
troupes  qu'aucune  obligation  ne  retenait  au  service  d'Outre- 
Mer  et  qui  pouvaient  s'égrener  tout  le  long  de  la  roule,  à 
chaque  escale,  on  l'avait  bien  vu  durant  la  croisade  de 
Constantinople.  Un  exemple  suffira.  Au  moment  de  débar- 
quer à  Constantinople  et  à  Damiette,  chacun  se  confessa, 
fit  son  testament  n  et  atorna  bien  son  affaire  comme  por 
morir  se  il  pleust  à  Notre-Seigneur  Jhésu  Christ  (12)  »  . 

Le  service  religieux  était  minutieusement  réglé  à  ]>ord 
des  galères  de  pèlerinage,  du  moins  à  Venise.  Le  matin,  au 
lever  de  l'aurore,  un  coup  de  sifHcl  parlait  de  la  poupe... 
un  serviteur  du  patron  élevait  luie  image  de  la  Madone, 
devant  laquelle  tous  fléchissaient  le  genou  pour  réciter 
l'Ave  Maria.  A  huit  heures,  messe  aride  ou  torride  célébrée 
au  pied  du  mât  devant  un  crucifix  et  vni  missel  déposés  sur 
une  caisse.  On  appelait  ainsi  l'office  que  le  prêtre  lisait, 
Tétole  au  cou,  depuis  le  Confitcor  jusqu'à  l'Evangile  de 
saint  Jean,  mais  en  omettant  le  Canon  (5).  L'Eucharistie 
ne  pouvait  être  consacrée  à  bord.  Seul,  saint  Louis  obtint 
du  légat,  par  une  exception  insigne,  l'autox'isation  d'exposer 
le  Saint-Sacrement  dans  sa  nef  (-d). 

Au  coucher  du  soleil,  les  passagers  se  i^assemblaient  près 
du  mât  et  chantaient  à  genoux  le  Salve  Regùia,  qu'ils  fai- 
saient précéder,   en  cas  de  détresse,  des  litanies.  Coup  de 

(1)  Faber,  t.  I,  p.  127,  50. 

(2)  JOISVILLE,  p.  108.  ViLLEH.tRDOUIN,  p.  84-86. 

(3)  Faber,  t.  I,  p.  128. 

(4)  Vie  de  S.  Louis,  par  Guillaume  de  Nangis,  publié  dans  les  Historiens 
des  Gaules  et  de  la  France,  t.  XX,  p.  389. 


LA    VIK    A    BORD.  203 

sifflet  :  le  valet  de  chambre  du  patron  souliaituit  bonne  nuit 
à  tous  de  la  part  de  son  maître.  Il  élevait  de  nouveau  l'image 
de  la  Sainte  Vierge,  devant  laquelle  on  récitait  trois  Ave 
Ma7'ia,  à  l'heure  où,  sur  terre,  tintait  V Angélus  du  soir.  Les 
pèlerins  tenaient  cercle  quelques  instants  encore  sur  la 
place  publique,  avant  de  descendre,  une  lumière  à  la  main, 
dans  leur  cabine. 

Si  j'insiste  sur  les  cérémonies  journalières  pratiquées  à 
bord  des  navires  de  pèlerinage,  c'est  qu'elles  furent  adoptées 
dès  le  XV^  siècle  par  notre  marine  de  guerre.  Le  matin, 
après  que  les  trompettes,  puis  les  tambourins,  avaient  salué 
par  une  «  baterye  »  le  lever  du  jour,  l'amiral  faisait  célé- 
brer une  messe  sèche.  Au  crépuscule,  quand  les  navires  de 
l'escadre  avaient  fini  de  défiler  devant  lui  et  «  fait  la  révé- 
rence en  gectant  trois  crys  "  suivis  d'une  sonnerie  de  trom- 
pettes, quand  à  chacun  d'eux  il  avait  indiqué  la  route  à 
suivre  et  donné  le  mot  de  la  nuit,  il  achevait  la  journée  par 
un  salut  chanté  «  devant  l'ymage  Nostre-Dame  »  .  C'était  le 
signal  de  l'extinction  des  feux,  sauf  pour  les  «  gens  de 
biens  »  ,  qui  pouvaient  garder  en  leur  chambre  une  veilleuge 
où  l'huile  parcimonieusement  mesurée  nageait  sur  l'eau  (1). 

Ah  !  ces  nuits  à  bord,  avec  la  gène  d'un  lit  étroit  comme 
une  gaine,  des  conversations  entre  voisins,  des  disputes,  des 
cauchemars  terrifiants,  des  saccades  imprimées  par  les 
lames,  une  atmosphère  lourde  et  empestée,  des  mousti- 
ques, des  rats,  des  vers  gras  et  gluants  qui  grouillent  par 
les  temps  de  sirocco ,  quelle  effroyable  peinture  nous  en 
trace  le  P.  Faber  !  En  Allemand  consciencieux,  il  ne  nous 
fait  grâce  d'aucun  détail,  et  son  réalisme,  touchant  d'incon- 
science en  fait  de  délicatesse,  consacre  une  longue  descrip- 
tion au  «  De  modo  quo  tam  urinatio  quam  stcrcorisatio  fit 
in  navi  »  .   «  Parum  dicam  !  »  J'en  parlerai  peu,  ajoute-t-il, 

(1)  Philippe  de  Ravrnstein,  Traité  de  guerre  (1500)  :  ins.  franc.  12W, 
fol.  94  et  96  v». 


29i  IIISTOIUE    l)K    LA    M  A  1!  I  Mi    F  R  A  N  C  A  1  S  K. 

et  il  écrit  trois  pages  (I)  !  Les  lieux  d'aisances,  disposés  à 
l'avant  des  galères,  des  deux  côtés  de  l'éperon,  formaient 
saillie  à  l'arrière  des  carraques  du  xv"  siècle  (:2)  et  plus  tard 
des  vaisseaux  :  en  raison  de  leur  forme,  on  les  appelait  des 
Bouteilles,  et  l'expression  consacrée  était  :  aller  à  la  bou- 
teille. 

La  chose  n'était  pas  facile,  explique  notre  ol^ligeunt  cicé- 
rone, que  vous  m'excuserez  de  ne  pas  suivre  jusqu'au  bout. 
Les  promeneurs  nocturnes  qu'un  Ijcsoin  urgent  chassait  de 
leur  lit  n'avaient  pas  le  pied  sûr,  et  comme  les  vases  de 
nuit  étaient  dans  le  passage  central,  au  pied  des  dormeurs,... 
vous  devinez  le  reste.  A  l'obscure  clarté  qui  tombait  des 
étoiles,  —  car  il  était  défendu  d'emporter  de  lanterne  et 
d'offusquer  ainsi  les  rameurs  endormis,  —  d'autres  mésa- 
ventures attendaient  les  infortunés  qui  se  hasardaient  sur 
le  pont  des  galères.  Pour  arrivera  l'avant,  à  la  bouteille,  il 
fallait  enjamber  la  chiourme,  en  sautant  de  Ijanc  en  banc  ; 
venait-on  à  tomber  sur  un  rameur,  la  maladresse  soulevait 
une  tempête  de  malédictions.  Les  gens  peu  sujets  au  vertige 
prenaient  un  chemin  plus  périlleux  ;  ils  marchaient  sur  le 
bord  du  navire  en  se  retenant  aux  cordages  et  gagnaient 
ainsi  l'avant;  d'autres  se  soulageaient  simplement  par  des- 
sus bord,  assis  sur  les  rames.  Mais  la  "  ventris  purgatio  » 
devenait  un  problème  impossible  à  résoudre  décemment 
par  les  gros  temps,  quand  l'avant  était  balayé  par  les  lames 
et  les  avirons  rentrés  sur  les  lianes. 

Quand  l'horreur  de  la  tempête  se  mêlait  aux  angoisses 
nocturnes,  les  pèlerins  étaient  dans  un  état  d'âme  indescrip- 
tible. Aussi  Ijien  laisserai-jc  la  parole  à  l'un  d'eux  (3).  Au 
milieu  des  éclats  du  tonnerre  et  dans  la  lumière  fulgurante 


(1)  FABEn,  t.  I,  p.  142,  149. 

(2)  La  première  bouteille  que  je  ronnaisse   est  tiguréc  dans   une  jjravure 
flamande  exécutée  entre  1480  et  1490.  (Hibl.  nation.,  Estampes  E  a  43rés.) 

(3)  Faber,  t.  I,  p.  51. 


t.A    VIE    A    liOltl»  29» 

des  éclairs,  la  jner,  par  endroits,  semblait  de  lou.  l^a  pluie 
tombait  en  déluge,  les  nuées  se  fondaient  en  eau.  Des 
vagvies  énormes  balayaient  le  pont  et  heurtaient  les  bor- 
dages  avec  autant  de  fracas  que  des  rochers  précipités  du 
haut  d'une  montagne.  Phénomène  étrange  !  la  tempête 
donne  au  choc  d'un  élément  mou  et  ténu  comme  l'eau  un 
son  dur  et  strident.  Le  jour,  les  tempêtes  sont  supportables, 
attrayantes  même  par  leur  sinistre  grandeur  et  leurs  jeux  de 
lumière.  Mais,  la  nuit  !  le  spectacle  dépasse  toute  conception 
humaine.  Cette  nuit-là  était  particulièrement  horrible.  Il  n'y 
avait  d'autre  lumière  que  les  éclairs. 

Les  passagers  ne  pouvaient  rester  ni  couchés,  ni  assis,  ni 
debout,  tant  la  galère  roulait  dans  la  vague.  Il  fallait  se 
cramponner  aux  poutres  qui  supportaient  le  pont  ou  s'ac- 
croupir près  des  coffres  et  les  saisir  à  bras-le-corps.  Encore 
ces  lourdes  masses,  dans  de  violentes  secousses,  roulaient 
avec  leurs  paquets  humains.  Les  objets  étaient  arrachés  des 
portemanteaux  fixés  aux  flancs  du  navire.  L'eau  filtrait  de 
toutes  parts  par  des  fentes  invisibles  jusque-là,  les  lits  plon- 
geaient dans  l'eau,  le  biscuit  était  dilué,  en  bouillie. 

En  bas  régnait  la  terreur,  en  haut  l'angoisse.  Le  vent  avait 
mis  en  pièces  la  grande  voile.  On  abattit  l'antenne  pour  la 
garnir  de  la  voile  de  fortune,  voile  carrée  et  forte  dite  papa- 
figo  ou  perroquet.  A  peine  hissé,  le  perroquet  se  déploya 
par  un  coup  de  vent  et  arracha  aux  galiots  l'amure,  qu  ils 
allaient  fixer  au  bordage.  Il  coiffa  la  petite  cage,  la  gabie^ 
posée  au  haut  du  mat,  en  voletant  avec  rage.  L'antenne  qui 
le  retenait  était  tendue  comme  un  arc.  Le  mat  fait  de  plu- 
sieurs pièces  accolées  craquait  et  menaçait  ruine.  S'il  se 
rompait,  la  galère  était  perdue.  L'angoisse  était  au  comble. 
Les  galiots  hurlaient  comme  des  malheureux  qu'on  passe 
au  fil  de  l'épée  :  des  marins  grimpant  aux  cordages  cher- 
chaient à  atteindre  l'antenne  ;  d'autres  couraient  après 
l'amure   qui  claquait  dans  le  vent.    Les  pèlerins  se  confes- 


206  IIISTOIHE    DE    LA    MAHINE    FRANÇAISE. 

saicnt  et  se  vouaient  aux  saints.  Un  d'entre  eux  songeait 
aux  paroles  du  philosophe  Anacharsis,  qui  ne  compte  les 
navigateurs  ni  parmi  les  vivants  ni  parmi  les  défunts,  quatre 
doigts  seulement,  l'épaisseur  des  parois  du  navire,  séparant 
les  malheureux  de  la  mort.  Il  commentait  ces  paroles  du 
philosophe,  que  les  navires  les  plus  sûrs  étaient  ceux  qui 
étaient  tirés  sur  la  plage,  hors  de  l'eau. 

A  travers  les  éclats  de  la  foudre,  une  aigrette  lumineuse, 
haute  d'vuie  coudée,  apparut  à  la  proue,  s'y  posa  un  mo- 
ment, voltigea  jusqu  à  la  poupe,  puis  s'évanouit.  Sur  le 
pont,  tous  les  bruits  s'étaient  tus,  tout  travail  avait  cessé. 
Marins  et  pèlerins,  à  genoux,  les  mains  tendues  vers  le  ciel, 
criaient  un  seul  mot  :  «  Sanctus,  sanctus,  sanctus.  "  Les 
passagers  de  l'entrepont,  épouvantés  de  ce  silence  subit  et 
de  cette  prière  insolite,  dont  ils  ignoraient  la  cause,  crurent 
la  situation  désespérée  :  pâles  d'effroi,  ils  attendaient  la 
mort.  Voici  que  la  porte  de  l'escalier  qui  descend  du  pont 
s'ouvre  et  qu'une  voix  crie  :  "  0  signior  pelegrini ,  non 
habeate  paura  que  queslo  note  non  avereto  fortuna.»  N  ayez 
point  peur,  cette  nuit  il  n'arrivera  pas  de  malheur,  le  ciel 
est  pour  nous,  il  a  fait  paraître  un  signe.  Lumen  in  cœlol  Et 
qu'on  ne  traite  pas  cette  lumière  de  fiction,  ajoute  le  narra- 
teur, plus  de  deux  cents  témoins  sont  là  pour  l'attester.  Le 
météore  était  appelé  feu  Saint-Elme  ou  corpo  santo  par  les 
marins,  qui  le  regardaient  sans  doute  comme  une  émana- 
tion du  corps  de  Jésus-Christ  (1). 

Il  se  produit  dans  une  atmosphère  chargée  d'électricité. 

Du  reste,  la  Méditerranée  ne  prêtait  pas  comme  les  mers 
du  nord  aux  illusions  d'optique,  si  grosses  de  conséquences 
pour  la  formation  des  légendes,  et  les  "  fantosmes  et  diable- 
ries " ,  enfants  des  brumes,  dont  Philippe  de  Maizières  rele- 
vait l'existence  de  son  temps,  restaient  localisés  dans  l'Océan 

(1)  Pic.NFET'jA,  Primo  via(jijio  (1519-1522),  p.  13.  —  Jal,  Gloss.  naut., 
art.  Gorjjo  snnto. 


LA    VIK    A    BORD  297 

Rien  ne  rappelle  dans  le  folk-lore  levantin  le  Vaisseau 
fantôme  qui  figure  déjà  dans  l'œuvre  d'un  graveur  flamand 
du  XV"  siècle,  du  graveur  inconnu  W  |  (1).  Rien  de  sem- 
blable non  plus  à  la  Navigation  du  hollandais  Jean  Struys(2). 
Struys  était  descendu  dans  la  cale  :  les  Hancs  du  navire 
lui  paraissaient  transparents,  et  la  mer  en  iurie,  éclairée 
d'une  lueur  verdàtre  ;  des  cadavres  passaient  et  repas- 
saient en  lui  faisant  signe  et  en  l'appelant  d'une  voix  caver- 
neuse. 

Le  pèlerin  n'avait  même  pas  en  perspective  l'émotion 
d'une  découverte.  La  Méditerranée  était  bien  connue  et, 
dès  le  xiii°  siècle,  relevée  sur  les  portulans.  Et  le  navire  ar- 
rivait à  bon  port,  àJaffa,  sans  avoir  eu  chance  de  rencontrer 
quelqu'une  de  ces  îles  mystérieuses  ou  enchantées  dont  la 
cosmographie  médiévale  avait  semé  la  Mer  Ténébreuse. 
l'Océan  aux  profondeurs  insondées. 

(1)  Bilil.  nul.,  Estampes  E  a  43  rés. 

(2)  l'uhliée  à  Amsterdam  en  1528. 


PONANT 
CONQUÊTE  DE  LA  NORMANDIE  ET  DU  POITOU 

OCCUPATION    DE    L  '  ANGL  E  T  E  RRE. 


Cernée  de  toutes  parts  par  de  puissants  vassaux,  la  France 
royale  du  xir  siècle  ne  prenait  jour  sur  la  mer  qu'en  Picar- 
die. Les  comtes  héréditaires  de  Flandre,  de  Boulogne  (1), 
de  Ponthieu  et  de  Bretagne,  dont  Findépendance  de  fait 
n'avait  cessé  de  croître  depuis  l'époque  carohngienne, 
étaient  autant  de  petits  souverains,  astreints  seulement,  vis- 
à-vis  de  la  couronne,  à  la  formalité  de  la  foi  et  de  l'hom- 
mage. Plus  redoutable  qu'eux  tous,  le  roi  d'Angleterre 
occupait  la  moitié  de  la  France,  Henri  II  Plantagenet  ayant 
joint  à  la  Normandie  et  au  Maine  ses  domaines  paternels, 
la  Touraine  et  l'Anjou,  et  la  dot  de  sa  femme  Eléonore 
d'Aquitaine,  la  Guyenne,  la  Saintonge,  le  Poitou,  l'Angou- 
mois,  le  Limousin,  le  Périgord  (1152). 

Il  Trop  riche  et  de  terre  et  d'avoir,»  Piichard  Cœur  de  Lion 
humilia,  pendant  la  croisade  de  1190,  un  suzerain  pauvre  ; 
celui-ci  songea  dès  lors  à  l'évincer  du  continent  comme  des 
Iles  l)ritanniques.  Le  mariage  de  Philippe-Auguste  avec 
Ingeburge  de  Danemark  en  llî);i  fut  un  mariage  de  raison, 
dicté  par  ces  préoccupations  politiques  ;   il  assurait,  en  cas 

(ij  Henri  Malo,  Un  Grand  Feudalaire  :  Renaud  de  Daminartiit  et  la 
coalition  de  Bouvines.  Paris,  1898,  in-8",  p.  24. 


CONQUETE    DE    LA    .NOU.MANDIE    ET    DU    POITOU.         l'OO 

de  Ijesoin,  le  concours  de  la  flotte  du  roi  Canut  et  trans- 
mettait au  roi  de  France  les  vieux  droits  des  Danois  sur 
l'Angleterre,  simple  fiction  sans  doute,  mais  qui  constituait 
un  semblant  de  titre  (l). 

Prévenu  ou  prévoyant,  Richard  Cœur  de  Lion,  de  retour 
de  Palestine ,  créa  une  flotte  de  soixante-dix  navires  cor- 
saires, aptes  à  tenir  la  mer  comme  à  remonter  les  fleuves  (2). 
Un  indice  laisse  supposer  qu'il  profita  des  leçons  de  l'expé- 
rience acquise  au  Levant,  etque  les  croisières  dans  la  Manche 
furent  un  succédané  delà  croisade.  Les  bâtiments  de  course 
commandés  par  l'ancien  pilote  du  roi,  Alain  Tranchemer,  gar- 
dèrent le  nom  levantin  de  galères  ou  galées,  sans  que  leur 
gabarit  et  leur  équipage,  de  40  à  60  hommes  (3),  fussent, 
du  reste,  de  beaucoup  supérieurs  à  ceux  des  esnèques  et 
des  barges  normandes. 

Personne  ne  disputait  aux  Anglo-Normands  la  souverai- 
neté de  la  mer.  Dire  que  tout  bâtiment  devait  amener  pavil- 
lon n  au  commandement  du  lieutenant  du  roi  ou  de  l'ami- 
ral "  est,  pour  l'auteur  du  Dominiuvi  maris  de  l'Angleterre, 
un  triomphe  facile,  trop  facile,  puisqu'il  a  pour  base  un 
texte  apocryphe  :  l'ordonnance  de  l'an  1200-1201,  dont 
Selden  invoque  les  termes  à  l'appui  de  sa  thèse  (4),  est 
fausse,  par  ce  fait  seul  qu'en  1200  le  mot  amiral  n'avait  pas 
encore  pris   place  dans  les  vocabulaires  du  Ponant.   Ajou- 

(1)  Dwwsoati,  Philipp  II  Aiu/ust  von  Frankreich  uud  Ingeborg.  Stutt- 
gart, 1888,  in-8°,  p.  21.  ' 

(2)  Septuaginta  rates  quibus  est  cursoria  nouien, 
Quas  pelagi  struxit  Ricliardus  et  amnis  ad  usuiii. 

(GuiLLAU.ME  LE  BnEïON,  PhlUppide,  chant  IX,  v.  172,  éd.  Delaborde  dans  la 
Société  de  l'Histoire  de  France.  Paris,  1882-1885,  ia-8",  t.  II  des  OEuvres 
de  Rigord  et  de  Guillaume  le  Breton.) 

(3)  Henri  III  mande  d'équiper  deux  galères  à  Bordeaux  «  videlicet  iinaiii 
L  marinellis  et  alteram  XL  et  utramque  muniri  X  balistariis  pedilibus  »  . 
20  octobre  1252.  {^Rdles  gascons,  éd.  Francisque  Michel,  t.  I,  p.  23.) 

(4)  Selden,  Mare  clausum  seu  de  dominio  maris.  Londres,  1663,  in-S", 
lib.  II,  cap.  XXVI.  —  L'ordonnance  serait  datée  de  Hastings  et  de  la 
deuxième  année  du  roi  Jean  (27  mai  1200-27  mai  1201). 


300  lIISTOIliK    I)K    l-A    M  Ali  IN  E    FRANÇAISE. 

tons,  il  est  vrai,  que  cette  date  coïncide  avec  les  débuts  de 
la  guerre  franco-anglaise. 

Richard  Cœur  de  Lion,  dont  le  surnom  dit  assez  la  bra- 
voure sauvage,  n'avait  point  attendu  l'attaque  pour  porter 
le  fer  et  le  feu  dans  le  camp  ennemi.  Philippe-x\uguste, 
forcé  de  traiter,  guetta  pour  exécuter  ses  plans  une  occasion 
plus  favorable  et  la  trouva  dans  l'avènement  d'un  prince  ma- 
ladroit et  criminel  (1);  Jean  sans  Terre  ceignit  la  couronne 
au  détriment  d'Arthur  de  Bretagne,  fds  de  son  frère  aîné 
Geoffroi  et,  par  droit  de  représentation,  héritier  légitime. 
La  défense  des  droits  de  l'orphelin  fut  un  excellent  prétexte 
pour  envahir  en  temps  vitile,  enjuillet  l!202,  le  pays  de  Caux 
et  prendre  Gournay,  pendant  que  le  jeune  duc  de  Bretagne 
attaquait  de  son  côté  Mirebeau  en  Poitou  ;  mais,  battu  par 
Jean  sans  Terre,  Arthur  fut  enfermé  au  donjon  de  Falaise, 
à  la  tourneuve  de  Rouen;  puis  il  disparut  sans  que  l'on  pût 
savoir  ce  qu'il  devint,  poignardé,  dit-on,  dans  un  bateau  au 
large  de  la  ville  ou  précipité  par  son  oncle  du  haut  des  fa- 
laises de  Cherbourg  (2). 

Ce  meurtre  odieux  hâta  la  conquête  de  la  haute  Norman- 
die, prise  à  revers  par  les  Bretons  et  les  mécontents  du 
Cotentin.  Les  soixante-dix  bâtiments  d'Alain  Tranclicmer, 
qui  entravaient,  par  une  croisière  incessante  entre  les  îles 
d'Ouessant  et  de  Guernesey,  l'intervention  maritime  des 
Bretons,  furent  rappelés  dans  la  Seine,  où  l'île  fortifiée  d'An- 
dely,  étroitement  bloquée  par  Philippe-Auguste,  était  surle 
point  de  capituler.  Alain  remonta  le  fleuve  avec  trois  mille 
hommes  pour  dégager  la  forteresse.  Il  devait  couper  le  pont 
qui  reliait  les  deux  corps  de  l'armée  française,  établis,  l'un 
sous  les  murs  du  Petit- Andely,  l'autre  dans  la  pi'esqu'ile  Ber- 


(1)  Le  27  mai  1199. 

(2)  Radulphi  de  Coggeshali,,  Chrouicon  Anqlicanum,  éd.  J.  Stevenson, 
dans  les  Rerum  britannicafuni  medii  œvi  scriptores  or  Ckroiiictes  and  ine- 
morials  of  Great  Britain  and  Ireland.  London,  1875,  in-8",  p.  137  et  suiv. 


CONOCKTK    I)K    I.A    .\  ()  I!  M  A  M)  I  K    KT    DU    POITOU.  :?0I 

nicres;  Guillaume  Le  Maréchal  le  seconderait  en  attaquanl 
avec  sept  à  huit  mille  hommes  les  troupes  de  Bernières.' Mais 
Alain  arriva  trop  tard,  Maréchal  était  en  pleine  déroute.  Et 
lui  se  heurta  à  un  barrage  formidable  derrière  lequel  un  pont 
de  bateaux  formait  courtine  :  les  arbalétriers  et  les  fron- 
deurs français  Jourdain,  Paviot,  Tatin...,  accueillirent  les 
assaillants  ù  coups  de  masses  de  fer,  de  gloljcs  do.  feu,  avec 
des  jets  de  poix  bouillante  ou  d'autres  projectiles  incen- 
diaires. Une  grosse  poutre  que  les  Anglo-Normands  cher- 
chaient à  détacher  de  la  digue  tomba  sur  deux  de  leurs 
galères  qu'elle  fracassa.  Découragé,  Alain  se  retira,  non 
sans  abandonner  deux  autres  bâtiments  charjjés  de  vivres  à 
un  pécheur  de  Nantes  (1),  Gaubert,  qui  s'était  lancé  à  sa 
poursuite  (1203). 

L'année  suivante,  le  Château-Gaillart,  puis  Rouen,  der- 
nier rempart  de  Jean  II,  tombaient  au  pouvoir  du  roi  de 
France.  Le  Poitou  fut  également  soumis  sans  que  l'on  pût 
faire  fonds  sur  la  fidélité  de  ces  nouveaux  sujets  (2). 

La  conquête  n'eut  pas  de  prise  immédiate  sur  les  hommes 
de  la  côte,  assez  indépendants  des  gouvernements  et  forl 
attachés,  dans  l'espèce,  aux  couleurs  qui  pendant  deux 
siècles  avaient  flotté  sur  leurs  vaisseaux.  Plus  d'un  suivit  la 
fortune  de  Jean  sans  Terre  sous  les  ordres  des  Normands 
Fauquet  de  Bréauté  et  Pierre  d'Auge  (3),  du  Poitevin  Savari 
de  Mauléon,  du  Picard  Eustache  le  Moine. 

(1)  Gl'illal'me  le  Breton,  Philippide,  cliant  VII,  vers  168  et  suiv.  — • 
Henri  MaLO,  Un  Grand  Feudataire,  Renaud  de  Danimaitin...  Pari.-;,  1898, 
in-8",  p.  77. 

(2)  Roger  de  Wesdover,  Chronic/ue  puliliée  dans  l'édition  de  Matthiev 
DE  Paris,  Chronica  majora,  par  H.  Luard  (Reruni  britannicarum  medii 
(l'vi  scriptores  or  Chronicles  and  memorials  of  Greal  Britain  and  Ireland), 
t.  II,  p.  494.  —  Histoire  des  ducs  de  Normandie  et  des  rois  d'Anr^/eterre, 
éd.  Fr.  Michel  pour  la  Société  de  l'Histoire  de  France.  Paris,  1840,  in-S", 
p.  108. 

(3)  Le  «  Peter  de  Auxe  »  de  H.  Nicolas,  Hislory  of  the  British  Navy, 
t.  I,  p.  164.  —  Voyez  le  portrait  que  trace  de  ces  routiers  M.  Petit-Do- 


302  HISTOIRE    DE    l.A    MARINE    FRANÇAISE. 

Eustache  le  Moine  se  détache  en  un  puissant  relief  sur 
les  figures  assez  effacées  des  corsaires  du  moyen  â{^e.  Béné- 
dictin de  Saint- Vulmer,  il  jette  le  froc  pour  venger  l'assas- 
sinat de  son  père  Baudouin  Busket.  Sénéchal  du  comte  de 
Boulogne,  il  se  fait  chasser  pour  concussions,  passe  au  ser- 
vice de  Jean  sans  Terre  (1205)  et  commence  une  carrière 
extraordinaire  de  Robin  Hood  de  la  mer,  de  pirata  fortissi- 
tnus,  liomo  nequissimus,  dont  la  légende  était  fixée,  dès 
l'année  1233,  dans  un  long  roman,  épopée  ou  complainte 
si  l'on  veut,  de  deux  mille  trois  cents  vers. 

Loin  de  grandir  son  héros,  le  narrateur  Adam  le  Roi  ré- 
duit ses  hauts  faits  à  des  "  brigandages,  caraudes  et  espi- 
rcments  »  contre  le  comte  de  Boulogne  ;  ses  audacieux  coups 
de  main,  à  des  tours  de  nigremanche  ou  de  magie  noire 
qu'Eustache  aurait  appris  aux  écoles  arabes  de  Tolède.  Eus- 
tache  était  trop  au-dessus  de  ses  contemporains  pour  en 
être  compris  (l). 

C'était  une  fort  juste  conception  de  la  guerre  navale  que 
de  choisir,  comme  il  le  fit,  une  position  stratégique  à  portée 
de  nos  nouvelles  conquêtes.  Eustache  le  Moine  avait  comme 
moyen  d'action  une  des  trois  divisions  de  Jean  II,  celle  des 
Cinq-Ports  (2),  et  comme  objectif  les  îles  du  Cotentin,  que 
les  Français  venaient  d'occuper.    «  Vincenesel  »  [Winchel- 


TAii.Lis  dans  l'excellent  ouvrage  qu'il  a  consacré  à  Louis  VIII,  Etude  sur 
la  vie  et  le  rècjiie  de  Louis  Y III  (1187-1226),  fascicule  101  de  la  Biblio- 
thèque de  l'Ecole  des  Hautes-i^^tudes.  Paris,  1894,  in-8'',  p.  66-67. 

(1)  Roman  d'Eustache  le  Moine,  pirate  fameux  du  xui"  siècle,  éd.  Fr. 
Michel,  pour  la  Société  de  l'Histoire  de  France.  Paris,  18.34,   in-S". 

(2)  Les  51  fjalères  royales  de  Jean  sans  Terre  étaient  réparties  en  trois 
quartiers  :  10  à  Londres,  Newhaven  et  Sandwich  sous  la  garde  de  Regnauld 
de  Cornhill;  17  à  Piomney,  Rye,  Winclielsea,  Shoreham,  Southampton, 
Exeter  sous  la  garde  de  William  de  Wrotham,  archidiacre  de  Taunton  ; 
24  sur  les  côtes  occidentales  et  en  Irlande,  avec  deux  autres  gardes.  C'est  ;\ 
l'archidiacre  de  Taunton,  garde  pour  le  quartier  des  Cinq-Ports,  qu'Eus- 
tache remettra  ses  prises.  i^Rotuli  litterarum  Clausarum  in  turri  Londi- 
nensi  asservati,  éd.  Th.  Dulfus-Hardy.  Londres,  1833-1834,  2  in-fol.,  t.  I, 
p.  33.) 


CO.NOIM'TK    ni'.    [.A    NonMANDIE    KT    0  1      IMUToC.  tO:? 

sea]  (1),  crie-t-il  en  sautant,  une  grande  hache  au  poin{^ 
sur  la  grève  de  Guernesey.  —  a  Godehière,  »  Dieu  aide  ! 
LGod  help],  riposte  le  châtelain  Ronicrol,  qui  reçoit  brave- 
ment le  choc  à  la  této  des  insulaires. 

L'issue  de  la  bataille  malheureusement  n'était  pas  dou- 
teuse devant  l'énorme  supériorité  numérique  des  assail- 
lants. Vainqueur,  Eustache  ravagea  les  îles,  et,  chargé  de 
butin,  il  vint  à  l'embouchure  de  la  Seine  Ijraver  la  flotte 
française,  une  douzaine  de  galères  et  trois  cents  sergents  de 
garde  sur  les  côtes  normandes.  Sou  adversaire  était  un  chef 
do  routiers  gallois,  Cadoc,  nommé  Tannée  précédente,  en 
1204,  châtelain  do  Gaillon  {'2).  Gallois  et  Français  étaient 
alliés,  depuis  que  les  ambitions  indécises,  les  vagues 
croyances  des  Celtes  à  de  hautes  destinées,  ravivées  par  une 
prétendue  découverte  du  tombeau  du  roi  Arthur,  héros  de 
la  Table  ronde,  et  par  la  mystérieuse  disparition  de  son 
homonyme,  le  jeune  duc  breton,  se  fixaient  sur  Philippe- 
Auguste  :  les  bardes,  sinspirant  des  prophéties  de  Merlin, 
voyaient  en  lui  le  Grand  César  destiné  à  assurer  le  triomphe 
de  leur  race;  le  chef  des  insurgés,  LloAvelyn  ap  Jowerth,  le 
remerciait  de  la  lettre  scellée  d'une  bulle  d'or  reçue  de  lui 
en  témoignage  de  l'alliance  des  Gallois  et  des  Français  (3). 

Cadoc  avait  juré  de  «  crucefier, 
U  prendre,  ou  ardoir,  ou  noier  (4)  » 

le  redoutable  commandant  de  la  flotte  anglaise. 

Il  faillit  subir  la  peine  du  talion,  s'il  est  vrai,  comme  le  dit 
la  légende,  que  son  adversaire  lui  vola  une  cape  do  vair  de 

(1)  Roman  d'Eustache  le  Moine,  p.  108  :  l'étymologie  proposée  par 
l'éditeur,  qui  traduit   »  Vincenesel  '>   par  «  Vincent  aide  »  ,  est  inadiiiissil)le. 

(2)  Roman  d' Eustache  le  Moine,  p.  70-71. 

(3)  Vers  1212.  La  lettre  de  LIewelyn  est  au  Trésor  des  Chartes.  [Layettes 
du  Trésor  des  Chartes,  publiées  par  Teulet.  Paris,  1863-1875,  in-4", 
n"  1032.)  —  Roger  de  Wendover,  Chronique,  éditée  avec  la  Chronique  de 
Matthieu  de  Paris,  t.  II,  p.  534. 

(4)  Roman  d'Eustache  le  Moine,  p.  71. 


,{()/,  IIISTOIKi;    r)K    LA    MARIiSE    ["Il  A^  C  AISK. 

,<>,ns  fourrée.  Eustache  le  Moine  avait  remonté  TEure  jusqu'à 
Pont-Audemer,  sans  autre  suite  que  vin^'^t-neuf  hommes 
déterminés.  La  bravade  donna  le  temps  à  Cadoc  de  rallier 
sa  flottille  et  de  se  jeter  à  la  poursuite  du  pirate;  serré  de 
près  en  vue  de  Boulogne,  Eustache  parvint  à  jjagner  Sand- 
wich et  à  mettre  en  lieu  sûr  son  hutin.  Le  1:2  novembre  1205, 
l'archidiacre  de  Taunton,  garde  des  vaisseaux  royaux,  rece- 
vait ordre  d'encaisser  les  sommes  d'argent  gagnées  par  Eus- 
tache et  autres  hommes  de  justice  (I).  De  ces  derniers,  était 
le  Normand  Pierre  d'Auge,  qui  avait  enlevé,  au  mois  d'août, 
une  de  nos  galères  et  repris  un  bâtiment  anglais  (2). 

L'année  12()()  fut  désastreuse.  Investi  delà  seijjneurie  des 
îles  anglo-normandes  et  assuré  de  l'impunité  pour  tout  fait 
de  course  (3),  Eustache  le  Moine  installa  une  petite  garni- 
son, commandée  par  son  oncle  et  par  un  de  ses  frères,  dans 
une  forteresse  naturelle  que  de  hautes  falaises  et  un  ressac 
furieux  rendent  difficilement  acccssilîle;  de  l'île  de  Serk,  il 
pouvait  s'élancer,  avec  les  cinq  galères  et  les  trois  vaisseaux 
affectés  à  la  garde  des  îles  (4),  sur  nos  possessions  continen- 
tales. Il  frappa  Barfleur  d'une  contribution  de  trente  marcs 
d'argent,  somme  égale  au  tribut  exigé  de  l'archipel  anglo- 
normand.  Cadoc  accourait  au-devant  de  lui  aussi  vite  que 
le  permettaient  des  navires  mauvais  marcheurs  ;  mais  il 
s'enfuvait  dès  le  premier  engagement,  abandonnant  six 
galères  et  l'empire  de  la  Manche.  Eustache  rançonnait 
encore  à  Geffosse,  à  l'embouchure  de  la  Vire,  un  bâtiment 
richement  chargé  (5),  peut-être  une  grande  coque  à  desti- 
nation de  Nîmes,  dont  le  chargement  servit  à  défrayer  une 

(1)  Rotuli  litterarum  clausarum ,  t.  I,  p.  57. 

(2)  Ibidem,  t.  I,  p.  47. 

(3)  Par  des  lettres  de  marques  en  date  du  25  mai  1206.  (Ibidem,  t.  I, 
p.  65.  —  Histoire  des  ducs  de  Normandie,  p.  167.) 

(4)  Ces  huit  bâtiments  portaient  270  marins.  Avril  1206.  [Rotuli  litte- 
rarum. clausarum,  t.  I,  p.  69.) 

(5)  Roman  d'Eustadie  le  Moine,  p.  72-76. 


(:()^QUl•:Tl•;  de  i,a  Nou.MA.NDiK  kt  du  l'ojTor.       30:, 

expédition  de  ciuquunle  navires  anglais  envoyés  en  Poi- 
tou (1). 

D'aussi  brillants  débuts  lui  valurent,  en  1207  et  1208,  la 
confirmation  de  ses  pleins  pouvoirs  et  amenèrent  dans  ses 
parages  un  nouveau  pirate,  Guy  de  Guivillc  (2). 

Mais  une  lourde  oppression  commençait  à  peser  sur  l'An- 
gleterre; l'interdit  était  jeté  sur  l'île;  l'année  suivante,  .Ican 
sans  Terre,  portant  le  châtiment  de  ses  crimes,  était  excom- 
munié par  Innocent  111.  Une  conséquence  de  l'excommuni- 
cation aggravait  la  peine  en  dégageant  ses  sujets  de  leur 
allégeance.  Les  corsaires  qui  dirigeaient,  au  début  de  1212, 
plusieurs  expéditions  contre  les  ports  de  la  Seine,  contre 
Fécamp,  Dieppe  et  Barlleur  (3),  passèrent  dès  la  fin  de  l'an- 
née à  la  solde  de  Philippe-Auguste.  En  juillet,  Savary  de 
Mauléon  recevait  en  fief  la  ville  de  la  llochellc,  à  charge 
de  la  prendre  aux  Anglais  (4), 

Geoffroy  de  Lucy,  au  lieu  d'arrêter  la  désertion  des  ma- 
rins poitevins,  entrait  en  même  temps  qu'eux  au  service  de 
la  France;  Eustache  le  Moine  offrait  comme  monument 
expiatoire  des  défaites  qu'il  nous  avait  infligées  sa  forteresse 
de  Serk.  On  pouvait  croire  que  ces  marins,  joints  à  leurs 
anciens  adversaires  Gadoc  et  Louis  le  Galiot  (5),  porteraient 
le  dernier  coup  au  prince  excommunié. 


(i)   II.  Nicolas,  Ilistory  ofthe  Royal  Navy,  t.  I,  p.  16.5. 

(2)  Rotidi  litterarmn  clausariun,  t.  I,  p.  81.  — 'Rotull  lilteraïuin  patei:- 
tiuin  in  tuiri  Londinensi  asservati,  éd.  Thomas  Duffus-llardy.  Londini, 
1835,  in-fol.,  t.  I,  p.  84.  —  Durant  une  expédition  en  Irlande,  Jean  sans 
Terre  détache  contre  des  pirates,  que  je  présume  français,  six  jjalèrcs  com- 
mandées par  Geoffroy  de  Lucy.  Juin  1210.  (H.  Nicolas,  Histoiy  ofthe 
Royal  Navy,  t.  I,  p.  165.) 

yà)  Chtonicon  Frioris  de  Dunstaple,  éd.  llearne,  t.  I,  p.  59. 

(4)  Traité  entre  Philippe-Auguste  et  Savari,  publié  parDoM  E.  MautÈne, 
Amplissima  collectio,  t.  I,  p.  1088.  —  Delisle,  Catalogue  des  actes  do 
Philippe-Auguste,  n''1391. 

(5)  Roliili  litlera/uiu  clausariun,  p.  126.  —  Gum.laumk  le  lîuii'roN,  /'///' 
lippide,  chant  IX,  vers  290  et  suiv.  — '  Histoire  des  ducs  de  Normandie. 
p.  37.  —  PETn-DuTAiLLiS,  Étude  sur  lu  uie  et  le  règne  de  Louis  VIII,  p.  37. 


306  HISTOIRE    DE    LA    MAR1>E   11!  AiN  CAI  SE. 

Avec  la  sanction  pontificale,  Philippe-Auguste  préparait 
une  nouvelle  conquête  de  l'Angleterre;  ses  courtisans,  à  la 
vue  des  dix-sept  cents  nefs  réunies  le  22  avril  1213  sur  la 
côte  boulonnaise,  parlaient  complaisamment  du  départ  des 
Grecs  pour  Troie  (1).  Ce  ne  fut  point  TEurus  qui  nous  re- 
tint au  rivage  :  un  contretemps  autrement  grave,  la  récon- 
ciliation subite  de  Jean  II  avec  l'Eglise,  enlevant  à  la 
croisade  sa  raison  d'être,  obligeait  de  donner  un  autre  buta 
l'expédition. 

Le  comte  de  Flandre  ayant  refusé  de  suivre  son  su/crain, 
ce  fut  contre  le  vassal  rebelle  que  Philippe-Auguste  tourna 
ses  armes.  Après  une  escale  à  Calais,  puisa  Gravelines,  l'im- 
mense flotte  s'engouffra  dans  le  vaste  estuaire  du  Zwyn,  qui 
baignait  Dam  (2)  et  se  fermait  en  impasse  non  loin  de 
Bruges.  Dans  cette  magnifique  rade,  toutes  les  richesses  du 
monde  semblaient  s'être  donné  rendez-vous.  L'argent  en 
lingots,  l'or  aux  reflets  fauves,  rivalisaient  d'éclat  avec  les 
pourpres  de  Syrie,  les  tissus  de  la  Chine  et  des  Cyclades; 
les  étoffes  de  Venise,  les  pelleteries  de  Hongrie,  alternaient 
avec  les  laines  d'Angleterre  et  les  draps  de  Frandre,  ou 
avec  les  graines  d'écarlate  qui  donnent  aux  étoffes  une  cou- 
leur éclatante;  d'Espagne  venaient  des  chargements  de  fer 
et  de  Gascogne  de  grands  convois  de  vins  (3).  La  moisson 
était  trop  riche  pour  ne  point  tenter,  malgré  la  foi  jurée, 
les  corsaires  poitevins  de  Savary  de  Mauléon  et  les  Gallois 
de  Gadoc.  Aussi,  ces  riantes  images  firent  place  à  des  scènes 
de  désolation  et  bientôt  à  un  effroyable  carnage. 

Le  31  mai,  un  messager  arrivait  au  camp  de  Philippe- 
Auguste  devant  Bruges  :   <>  Hier,  à  l'aube,  dit-il,  Guillaume 

(i)   GtiLLADME  LE  Bretok,  PhUippide,  chant  IX,  vers  290. 

(^2)  Voyez  une  description  du  port  de  Dam  dans  le  récent  ouvrage  de 
M.  Fr.  FuNCK-Bi.ENTANO,  Philippe  le  Bel  en  Flandre.  Paris,  1897,  in-8", 
p.  33. 

(3)  Guillaume  le  Breton,  PhUippide,  cluint  IX,  vers  374-391,  éd.  De*- 
laborde,  t. II,  p.  263. 


CONQUKTE    DE    I.A    M)  I!  M  A  N  DI K    KT    DU    l'OITOL!,         307 

Longue  Épce,  comte  de  Sulisbury,  et  Renaud  de  Boulogne 
ont  paru  à  Dam  avec  une  foule  de  galères  et  de  nefs, 
chargées  d'Anglais  (l).  Les  Blavotins,  les  Isangrins,  les  gens 
de  Furnes  et  les  autres  sujets  du  comte  Ferrand  de  Flandre 
les  ont  rejoints  :  ils  cernent  votre  flotte.  »  Un  second 
courrier,  tout  haletant,  succède  au  premier  :  «  L'ennemi 
s'est  emparé  de  quatre  cents  nefs  qu'il  a  trouvées  à  flot.  Il 
en  a  brûlé  les  trois  quarts  et  emmène  le  reste.  D'autres, 
les  plus  grandes,  tirées  à  terre  près  de  Dam,  sont  menacées. 
Le  port  est  bloqué.  Guillaume  Poulain  craint  pour  l'argent 
de  la  solde  qu'il  garde  dans  des  tonneaux  cerclés  de  fer.  Ni 
les  Poitevins,  ni  les  Gallois  ne  défendent  les  bassins  mari- 
times. Robert  de  Poissy  avec  une  faible  troupe  soutient  seul 
lassant  "  .  Ses  deu.v  frères  sont  tués  à  ses  côtés...  Une  lettre 
du  comte  de  Soissons  confirme  le  désastre  que  n'ont  pu  em- 
pêcher ses  deux  cent  quarante  chevaliers  et  dix  mdle  sou- 
doyers  :  »  8irc,  tout  est  perdu,  si  vous  tardez  à  nous 
secourir.   » 

Pierre  Mauclerc,  comte  de  Bretagne,  part  ventre  à  terre 
avec  cinq  cents  chevaliers,  chevauche  toute  la  nuit  et  arrive 
à  Dam  vers  la  troisième  heure  du  jour.  L'armée  de  Phi- 
lippe-Auguste suit  de  près  ;  elle  fait  son  entrée  dans  la  ville 
le  lendemain  1"  juin  et  refoule  les  ennemis,  qui  reculent 
sous  une  grêle  de  traits  et  sous  les  coups  terribles  de  Guil- 
laume Des  Barres.  Vingt-deux  chevaliers  et  de  nombreux 
sergents  anjjlais  se  rendent  prisonniers.  Les  comtes  de  Sa- 
lisbury,  de  Boulogne  et  de  Flandre  s  enfuient  ;  regagnant 
péniblement  leurs  vaisseaux,  ils  vont  jeter  l'ancre  près  de 
l'île  de  Walcheren  ;  de  là,  leurs  quatre  cents  navires  épient 

(1)  La  flotte  anjjlaise,  aux  ordres  des  comtes  de  Salisbury  et  de  Boulo{;ne, 
de  Hugues  et  Henri  de  Boves,  Brien  de  l'isle,  était  amenée  par  Robert, 
avoué  de  Béthunc,  et  Baudouin  de  Haveskerke,  délégué  du  comte  de  l'Man- 
dre.  {Hotuli  litt.  claus.,  p.  133.  —  V.\nENBERGii,  Hist.  des  relations  diploin. 
entre  le  comte  de  Flandre  et  l'Angleterre  au  moyen  âge.  Bruxelles,  1874, 
in-8",  p.  105.) 


308  HISTOir.E    DE    LA    MARINE   FRANÇAISE. 

la  sortie  de  notre  flotte  pour  se  ruer  sur  elle.  Les  vainqueurs, 
à  leur  tour,  désespèrent  d'échapper  à  ce  guet-apens  ; 
Philippe-Auguste  pris  de  découragement,  tant  «les  Français 
connaissaient  mal  les  voies  de  la  mer  » ,  juge  impossible  de 
défendre  ceux  de  nos  bâtiments,  encore  nombreux,  que  la 
flamme  de  l'ennemi  avait  épargnés  :  et  les  Français  eurent 
la  suprême  douleur  d'achever  eux-mêmes  l'incendie  de 
leurs  propres  navires  en  lui  gigantesque  embrasement  d'un 
millier  de  voiles  (1). 

A  l'automne,  la  petite  {jarnison  qu'Eustache  avait  laissée 
à  Scrk  succombait  sous  les  attaques  de  Philippe  d'Aul)ij{né, 
gardien  de  Jersev.  Vingt  prisonniers  saisis  dans  l'île  furent 
jetés  au  fond  des  cachots  de  Porchcstcr,  puis  de  Winton  (2). 
Les  captifs  étaient  des  parents  ou  des  amis  d'Eustache  le 
Moine.  Ce  serait  méconnaître  le  caractère  du  redoutable 
forban  que  de  le  supposer  au-dessus  du  sentiment  de  la 
vengeance.  Philippe  d'Aubigné  s'attendait  si  bien  à  une 
contre-attaque  qu'il  obtenait,  le  3  novembre  1214,  trois 
galères  de  Jean  sans  Terre  pour  la  garde  des  îles  (3).  Mais 
ce  fut  Folkestone,  mollement  défendue  par  Guillaume  d'A- 
vranches,  qu'Eustache  le  Moine  frappa  et  pilla  dans  l'été 
de  1215  (4).  Folkestone  faisait  partie  des  Cinq-Ports  comme 
membre  de  Douvres  ;  et  la  puissante  marine  des  barons  des 
Cinq-Ports,  choyée  par  Jean  sans  Terre,  qui  passait  à  Sand* 
wich  le  28  août  1215  et  à  Douvres  le  l"  septembre,  formait 
contrepoids  par  sa  fidélité  à  l'esprit  d'insurrection  de  laris- 
tocratie  anglo-normande.  11  n'y  avait  même  plus  d'autre 
obstacle  qu'elle  à  la  conquête  de  l'Angleterre.  Les  nobles 

(i)  Guillaume  le  Breton,  P lui ifj pi d c,  ihanl  IX,  vers  380-520.  — //(s- 
toire  des  ducs  de  Normandie,  p.  lliO-134.  —  VVendover,  Chronirjue,  t.  II, 
p.  548. 

(2)  Botuli  Utterarum  claus/nui»,  t.  I,  p.  177.  - —  DiipdM,  Hisloiie  du 
Cotentin,  t.  II,  p.  32. 

(3)  Rotuli  Utterarum  patentium,  p.  122. 
(3)    Ibidem,  p.  155. 


coNOfKTK  \)K  r.A  NonMANDir-:  i;ï  nr  poitou.       300 

d'Outre- Manche,  las  do  la  tyrannie  de  leur  roi,  avaient 
offert  la  couronne  au  fils  de  Philippe-Auguste;  Louis 
accepta.  En  dcceml)re,  il  envoyait  aux  insurges  un  secours 
de  sept  mille  hommes;  un  mois  plus  tard,  le  7  janvier  1216, 
de  nouvelles  troupes,  transpoilécs  par  quarante  et  une  nefs 
françaises,  débarquaient  à  Londres  (I). 

Ce  fut  dans  ces  conditions  que  le  rôle  d'Eustache  le 
Moine  grandit  étrangement.  Du  maintien  des  communica- 
tions entre  le  continent  et  la  Grande-Bretagne,  de  la  marine 
en  un  mot  dépendait  en  bonne  partie  le  succès  de  la  con- 
quête. L'honneur  d'Eustache  le  Moine  fut  d'assurer  cet 
important  service,  avec  quels  faibles  moyens,  on  le  devine 
quand  on  se  rappelle  l'hécatombe  navale  de  Dam.  Près  de 
huit  cents  nefs,  néanmoins,  embarquèrent  à  Boulogne, 
Wissant,  Gravelines  et  Calais  l'armée  d'invasion  ;  douze 
cents  chevaliers,  avec  leur  nombreuse  suite,  se  mêlaient 
sous  les  ])annières  des  comtes  de  Guines,  de  Nevers,  de 
Hollande  et  de  Rouci,  d'Enguerran  de  Gouci,  de  Raymond  lY 
de  Turenne,  de  Robert  de  Gourtenai  (2).  Eustache  le  Moine 
reçut  à  son  bord  le  prétendant,  accompagné  de  quelques 
intimes,  du  chambellan  Ours  de  la  Ghapelle,  de  Simon  de 
Langton,  archevêque  d'York,  etc.  Le  vendredi  20  mai  1210, 
à  neuf  heures  du  soir,  toutes  les  nefs  étant  l'éunies  dans 
le  port  de  Galais,  les  trompes  du  prince  sonnèrent  le 
départ.  «  La  nuit  fut  mauvaise  ;  un  vent  violent  s'était 
levé  du  nord-est,  et  la  traversée  menaçait  d'être  labo- 
rieuse. Plusieurs  chevaliers  se  noyèrent  et  Ton  parlait  déjà 
de  retour  (3).  »  Des  nefs  revinrent  à  Galais  attendre  la  fin  de 
la  tempête  ;  le  prince  Louis  n'avait  que  sept  bâtiments  avec 
lui  lorsqu'il  toucha  le  21  mai  à  Stonor,  dans  l'île  de  Thanet. 


(1)  Histoire  des  ducs  de  Normandie,  p.  160.  —  Coggesiiall,  p.  176.  — • 

P.STIT-DUTAILLIS,   p.   90. 

(2)  Histoire  des  ducs  de  Normandie,  p.  165  et  167. 

(3)  Petit-Dutaillis,  p,  99. 


310  IIISTOIHE    DE    LA    MARINE    FliANÇAlSE. 

Le  retard  des  autres  vaisseaux  était  amplement  compensé 
par  un  avantage  inappréciable.  La  flotte  de  Douvres,  dis- 
persée elle  aussi  par  l'ouragan,  n'avait  pu  profiter  de  sa 
gi-ande  supériorité  pour  bloquer  dans  le  port  de  Calais 
l'armée  expéditionnaire.  Les  Français  saisirent  au  contraire  à 
Sandwich  plusieurs  nefs  du  roi  Jean,  que  le  prétendant  unit 
aux  siennes  et  renvoya  en  Artois.  Gomme  le  fait  spirituelle- 
ment remarquer  un  historien,  c'était  une  manière  de  brûler 
ses  vaisseaux  (1),  procédé  qui  réussit  toujours,  car  en  moins 
de  cinq  mois  Louis  ralliait  à  sa  cause  nombre  d'Anglais, 
lùistache  exerçait  sur  le  détroit  une  police  si  vigilante  que 
le  légat  du  pape,  Galon  de  Beccaria,  partisan  du  roi  Jean  et 
enclin  à  frapper  d'excommunication  son  rival,  recevait  de 
Philippe-Auguste  ce  conseil  ironique  :  Prenez  garde  do 
tomber  entre  les  mains  d'Eustache  le  Moine  ou  des  autres 
hommes  de  Louis  qui  gardent  les  sentiers  de  la  mer  (2)  ; 
il  vous  en  messiérait.  Eustache  réinstalla  ses  frères  dans 
les  îles  du  Cotentin  et  captura  la  nef  de  son  ancien  maître, 
le  comte  de  Boulogne,  allié  de  l'ennemi.  Enfin,  ses  vaisseaux 
bloquèrent  Douvres,  l'une  des  dernières  forteresses  du  roi 
Jean,  que  les  troupes  du  prince  Louis  investissaient  depuis 
le  25  juillet.  La  lutte  acharnée  qu'Eustache  avait  entamée 
contre  ses  anciens  matelots,  les  marins  des  Ginq-Ports,  l'a- 
mena à  d'ingénieux  perfectionnements  pour  suppléer  au 
faible  tonnage  de  ses  vaisseaux.  Il  fit  élever  sur  une  grande 
galère  un  château  «  si  grant  ke  tôt  le  regardoient  à  mervelles, 
car  il  passoit  de  grant  masse  toz  les  hors  de  la  nef  de  cascune 
part  » .  Derrière  le  château  flottant,  une  pierrière  ou  trébu- 
chet  (i  dont  gran  parole  fu,  car  à  cel  tems,  en  avoit  on  poi 
veus  en  France  (3)  "  suivrait  sur  une  grande  nef  et  défon- 

(i)     PETIT-DUTAILLIS,  p.    iOi. 

(2)   Wendover,  Chronique,  t.  II,  ^.  650-653. 

(8)   Jfistoire  des  ducs  de  Normandie,  p.   185,  188.  —  Histoire  de  Guil- 
laume le  Maréchal,  vers  15761  à  15869. 


CONQUKTK    PR    L\    NOinfANnrF,    RT    DU    POITOr'.         :U  | 

cerait  à  loisir  les  bâtiments  ennemis.  Ce  fut  à  Winchelsea, 
paraît-il,  qu'Eustache  fit  œuvre  d'Archimède.  La  situation 
était  critique  ;  il  avait  avec  lui  les  troupes  du  prétendant  et, 
pour  les  transporter  en  France,  un  nombre  insi^^nifiant  de 
navires  ;  la  famine  sévissait  dans  la  ville,  déserte  et  morne  ; 
les  troupes  françaises  se  nourrissaient  de  noix  et  de  blé 
broyé  à  la  main.  La  flotte  des  Cinq-Ports,  massée  sous  le 
commandement  de  Pbilippe  d'Aubifjné  au  port  de  Rye,  pa- 
ralysait nos  mouvements  ;  l'arrivée  soudaine  do  deux  cents 
nefs  françaises  expédiées  par  le  prieur  de  S.  Waast,  bailli  du 
Boulonnais,  nous  dégagea.  Les  marins  anglais,  pris  de  pa- 
nique, battirent  en  retraite  sans  oser  même  défendre  Rye 
(février  1217)  (l).  î^Iéanmoins  Louis  s'embarqua  aussitôt  pour 
chercher  des  renforts  en  France. 

C'est  que  les  progrès  de  la  conquête  française  avaient  été 
brusquementarrêtésparlamortduroi  Jean  le  12octobre  1216. 
L'antipathie  qvi'il  inspirait  cessait  d'être  un  appui  pour  le 
prétendant;  le  fils  du  défunt,  un  enfant  de  dix  ans,  couronné 
sous  le  nom  d'Henri  III,  recueillait  au  contraire  les  sympa- 
thies de  la  nation  ;  on  ne  vit  plus  dans  le  prince  Louis  qu'un 
étranger.  Le  22  avril  1217,  Louis  quittait  Calais  avec  les 
détachements  des  comtes  de  Bretagne,  de  Dreux,  du  Perche 
et  de  Guines  ;  il  prenait  terre  à  Sandwich.  Douvres,  assaillie 
pour  la  quatrième  fois  par  ses  troupes,  les  tint  encore  en 
haleine.  Le  16  mai,  une  flottille  se  détachait  des  côtes  de 
France  pour  seconder  l'armée  de  siège  ;  mais  Philippe 
d'Aubigné  fondait  sur  elle,  capturait  huit  nefs  et  dispersait 
les  autres;  les  mariniers  et  sergents  prisonniers  furent  jetés 
par-dessus  bord,  les  chevaliers  à  fond  de  cale.  Dès  lors,  la 
flotte  de  Philippe  d'Aubigné,  ancrée  devant  Douvres,  para 
toute  surprise  contre  la  place  du  côté  de  la  mer  (2).  Mais 
elle   ne    put    empêcher   cent   vingt  nefs    de  débarquer,  le 

(1)  Petit-Dutaillls,  p.  141-142. 

(2)  Histoire  des  ducs  de  Normandie,  p.   188-190.  —  Histoire  de  Guil- 


312  IIISTOIIÎF,    OE    LA    IM  A  li  I  N  R    FRANÇAISE. 

29  mai,  de  nouvelles  troupes  (1).  Elle  échoua  même  dans 
une  contre-attaque  contre  Calais,  ce  qui  lui  coûta  quelques 
bateaux  (2). 

Cependant,  une  san^jlanlo  défaite,  essuyée  à  Lincoln  par 
les  partisans  de  Louis  de  France,  néccssilajrenvoi  de  nou- 
veaux renforts.  Blanche  de  Castille,  dont  la  conduite  fut 
admirable,  seconda  éner5;i(|uement  son  époux:  de  son  beau- 
père  Philippe-Au[{uste,  elle  sollicita  de  l'argent;  aux  vassaux 
et  aux  commîmes  d'Artois,  elle  demanda  des  hommes;  aux 
armateurs,  des  vaisseaux,  si  bien  que,  dans  la  nuit  du  23  au 
2i  août  1217,  soixante-dix  »  menues  "  nefs,  chargées  de 
harnois  et  de  marchandise,  quittèrent  Calais  sous  l'escorte 
de  dix  grands  navires  embastillés  en  guerre  :  les  vaisseaux 
d'Eustache  le  Moine,  du  maire  de  Boulogne,  du  châtelain 
de  Saint-Omer  et  de  Michel  de  Harnes  avaient  embaixjué 
les  chevaliers  ;  les  six  autres  contenaient  les  troupes  des 
sergents. 

«  Si  ces  (jens  prennent  terre,  l'Angleterre  est  perdue,  » 
avait  dit  Huljert  de  Bourg,  gouverneur  de  Douvres.  — 
«  Nous  ne  sommes  ni  soldats  de  mer,  ni  pirates,  ni  pêcheurs  : 
allez  à  la  mort  !  »  répliquèrent  violemment  les  barons  des 
Cinq-Ports,  assez  mal  disposés  pour  Henri  III.  L'insistance 
de  Guillaume  le  Maréchal,  porteur  de  belles  promesses, 
triompha  de  leurs  refus  :  quand  la  Hotte  française  parut  en 
vue  de  la  Tamise,  dix-huit  jjrandes  nefs  et  une  vingtaine  de 
Jiarques,  commandées  par  Hubert  de  Bourg  et  Philippe 
d'Aubigné,  se  détachèrent  du  port  de  Sandwich.  Elles  ran- 
gèrent à  bâbord  la  flotte  d'Eustache  qu'une  brise  fraîche  du 
sud-est  poussait  à  pleines  voiles  vers  le  fleuve;  et  marchant 
au  plus  près  du  vent,  le  cap  sur  Calais,  elles  laissèrent  passer 


laume  le  Maréchal,  vers  16063  à  16092.  —  Wendovkr,  t.  III,  p.  15-16. 
—  Petit-Dutaillis,  p.  146-148. 

(1)  Histoire  des  ducs  de  Normandie,  p.  195. 

(2)  Ibidem^  p.  198. 


('.(INUUKTK    l)K,    I. A    NOllM  WniK    KT    \)V    POITor.         :i|3 

tout  notre  convoi.  "  Los  nn8éral)lcs  !  {{rondait  Eustaclie,  ils 
pensent  attaquer  Calais  ;  ils  trouveront  à  qui  parler.  »  Mais 
non!  voilà  que  les  An{;lais  virent  lof  sur  lof  (I)  et  nous  atta- 
quent vivement  en  poupe  ;  tous  les  avantajjes  sont  pour  eux, 
et  les  stratagèmes  et  le  vent  ;  la  chaux  qu'ils  projettent  en 
poudre  fine  aveugle  les  nôtres,  les  arbalétriers  de  IMiilippc 
d'Aubigné  couvrent  les  ponts  d'une  nuée  de  morts;  l'éperon 
troue  nos  vaisseaux,  et  nos  cordages  coupés  à  coups  de 
hache  laissent  tomber  les  voiles  comme  un  fdet  sur  des 
oiseaux.  Une  coque  du  comte  de  Varenne,  pleine  de 
sergents  anglais,  aborde  la  nef  d'Eustache  le  Moine,  qu'une 
lourde  cargaison  d'argent,  de  chevaux  et  de  passagers  en- 
fonce au-dessus  de  la  ligne  de  flottaison  :  Eustachc  a  mis  en 
panne  pour  protéger  les  siens  :  «  Prends  ta  hache,  dit  un 
marin  anglais  à  son  compagnon  ;  pendant  que  nous  enva- 
hirons le  navire  du  tyran,  monte  au  mât  et  al)ats  l'étendard 
qui  flotte  au  sommet.  Ce  sera  pour  les  ennemis,  privés  de 
de  chef,  le  signal  de  la  dispersion  »  .  Un  sergent  de  Guer- 
nesey,  Renaud  Paien,  saute  le  premier  à  l'abordage  ;  les 
équipages  de  trois  autres  bâtiments  suivent  en  bandes 
serrées,  car  la  nef  d  Eustache  se  trouve  en  contrebas  et  son 
trébuchet  ne  peut  plus  tirer.  Un  corps  à  corps  s'engage 
entre  les  assaillants  et  trente-six  chevaliers,  passagers  à 
bord;  un  oncle  delà  reine  de  France,  Robert  de  Gourtcnay, 

(1)  u  Perrcxerunt  igitur  audactcr  oljliquando  taïuen  dracenam,  id  est 
loof,  ac  si  voilent  adiré  Galesiain;...  versa  dracena  ex  transverso  vento  jaiii 
cis  secundo  irruerunt  in  hostcs  alacriter.  »  (Matthieu  de  Paris,  Ilistoria 
Aiiglorum,  t.  II,  p.  217-219.)  — Ces  deux  manœuvres  sucressivcs  des 
Anglais,  fort  bien  décrites,  ont  été  incomprises  des  historiens,  qui  voient 
dans  le  lof  l'avant  du  navire  (Fr.  Michel,  dans  l'étlition  du  Roman  d'Eus- 
tache le  Moine,  xiv)  ou  le  heaume  du  gouvernail.  (H.  Nicolas,  llistory 
of  the  Bojal  Navj,  t.  I,  p.  179,  note  h.)  Un  passage  du  Roman  (V Eustache 
le  Moine  (p.  82)  montre  bien  du  reste  que  les  Anglais  gagnèrent  le  vent  : 

Cil  estoient  desor  le  vent 
Ki  lor  faisoient  le  tonnent. 

L'édition  de  cet  ouvrage  par  Fr.  Michel  porte  en  tète  la  reproduction 
d'une  miniature  figurant  la  bataille  navale. 


ai'i  mS'l  (>l  liK    DK    LA    MAIMNK    K  I!  A  N  C  A  I  S  Iv 

le  vaillant  Guillaume  Des  Barres,  Raoul  de  La  Touinelle, 
opposent  une  résistance  désespérée.  D'un  lourd  aviron, 
Eustache  fracasse  bras  et  têtes.  Mais  c'en  est  fait  :  il  faut  se 
rendre.  Les  chevaliers  seuls  sont  admis  à  rançon,  tout  le 
reste  est  massacre.  Tiré  de  la  cale  où,  paraît-il,  il  avait 
cherché  un  dernier  refuge  sous  lui  déguisement,  Eustache 
est  amené  sur  le  pont;  un  de  ses  anciens  compagnons, 
Etienne  Trabe  de  Winchelsea,  lui  demande  quel  billot  il 
préfère,  du  trébuchet  ou  du  bordage,  et  sans  autre  forme 
de  procès  lui  tranche  la  tête.  Suivant  une  autre  version,  le 
bourreau  fut  un  bâtard  de  Jean  sans  Terre,  Richard.  A  part 
quelques-unes  de  nos  dix  grandes  nefs,  qui  avaient  échappé, 
tout  le  convoi  était  coulé  ou  pris  (l).  La  lettre  d'un  abbé 
anglais  évalue  nos  pertes  à  cent  vingt-cinq  chevaliers,  trente- 
trois  arbalétriers,  cent  quarante-six  sergents  à  cheval  et 
iiuit  cent  trente-trois  sergents  à  pied  (2),  chiffres  exagérés 
et  représentant  sans  doute  le  total  du  corps  expéditionnaire, 
dont  une  partie  fut  sauvée.  La  bataille  est  souvent  appelée 
la  l)ataille  des  Ginq-Iles. 

Les  vainqueurs,  dont  l'un,  Philippe  d'Aubigné,  se  disait 
chef  de  l'armée  du  Christ,  et  dont  l'autre,  Hubert  de  Bourg, 
était  grand  justicier  d'Angleterre,  furent  accueillis,  au  chant 
des  psaumes,  par  le  clergé  en  surplis  et  par  le  peuple  en 
fête.  Justice  était  faite  d'Eustache  Le  Moine,  le  redoutable 
pirate.  Sa  tête,  fichée  au  bout  d'une  lance,  fut  promenée 
dans  Gantorbéry  et  à  travers  la  contrée  «  por  monstrer  " 
qu'il  était  bien  mort.  Et  en  vérité,  des  deux  côtés  du  détroit, 
on  lui  avait  cru  un  pouvoir  magique.  Une  légende  qui  s'ac- 
crédita en  Angleterre  attribuait  la  victoire  à  l'intervention 
directe  de  saint  Barthélémy,  fêté  ce  jour-là  ;  le  saint  aurait 


(1)  Histoire  des  ducs  de  Normandie,  p.  200  et  suiv.  —  Wendover, 
t.  III,  p.  26-30.  —  Histoire  de  Guillaume  le  Maréchal,  vers  17365  et  suiv. 
Annales  de  Dunstaple,  p.  50.  —  Petit-Dutaillis,  p.  166-168. 

(2)  Chronique  de  Mailros,  p.  128-129. 


CONQCJKTK    DK    I,.\    N  (>  11  M  A  M)  I  K    Kl     DC    l'OITOC.  :{ |  5 

sviscité  une  tempête  et  détruit  le  charme  par  lequel  Eus- 
tache  rendait  sa  nef  invisible  (l). 

La  victoire  navale  des  An^jlais  n'était  que  trop  décisive. 
Louis  de  France,  qui  attendait  anxieusement  à  Londres  les 
renforts  du  continent,  désespéra  de  la  lutte  ;  le  1 1  septembre, 
il  signait  la  paix,  abandonnant  tout,  ses  prétentions  au  trône 
d'Angleterre,  ses  conquêtes  et  les  îles  anglo-normandes  pos- 
sédées par  les  frères  d'Eustache  le  Moine  (2).  L'occupation 
épiiémère  du  royaume  britannique  avait  duré  seize  mois. 

Quelques  années  après,  Louis  succédait  à  son  père  sur  le 
trône  de  France.  Les  puissants  moyens  d'action  que  lui 
conférait  sa  nouvelle  dignité  ne  lui  servirent  pas  à  reprendre 
son  rêve  de  jeunesse,  mais  à  étendre  et  affermir  le  domaine 
de  la  couronne.  La  fidélité  du  baronage  poitevin  restait  flot- 
tante :  depuis  la  conquête  de  Philippe-Auguste,  elle  avait 
oscillé  vers  l'Angleterre,  mais  de  telle  façon  qu'on  disait  dans 
l'entourage  de  Louis  VIII  :  "  Que  le  roi  le  veuille,  et  villes 
et  barons  du  Poitou  retourneront  sous  sa  juridiction  (3).  » 

Or,  le  roi  voulut,  sollicité  du  reste  par  un  grand  seigneur 
du  pays,  Hugues  de  Lusignan.  Niort  et  Saint-Jean-d'Angély 
ouvrirent  leurs  portes;  le  15  juillet  1224,  l'armée  française 
investissait  la  Rochelle.  Ce  n'était  plus  la  bourgade  obscure 
du  siècle  précédent,  la  succursale  de  la  puissante  forteresse 
et  du  port  de  commerce  de  Châtel-Aillon,  Ghastel  Aiglon, 
ainsi  appelé,  disait  la  légende,  de  l'emblème  de  son  fonda- 
teur, de  Jules  César  (4). 

Les  dix-sept  cent  quarante-neuf  bourgeois  de  la  Rochelle 

(1)  Walteri  de  Hemingburgu,  Chronicon,  éd.  H. -G.  Ilamilton,  pour 
VEnglixh  historical  Society .  Londini,   1848-1849,  2  in-8",   t.   I,  p.  260.  — 

PeT1T-Du TAILLIS,  p.  66. 

(2)  Petit-Dutaillis,  p.  169  et  suiv. 

(3)  Protestation  des  Rochelais  contre  ces  propos,  dont  Henri  III  avait 
été  avisé,  novembre  1222.  (SmnLEY,  Royal  and  historical  letters  illustrative 
of  the  reign  of  Henry  III,  t.  I,  p.  195.) 

(4)  Sur  l'état  de  Châtel-Aillon  au  xii"^  siècle,  voyez  les  Historiens  de 
France,    t.   XII,    p.    418.   —    Elie    Berceis,    Richard  le    Poitevin,    dans  la 


316  niSTOIlSK    l)K    LA    M  A  11  1  \  E    FliANÇAISE. 

qui,  le  12  août  1224,  prêtèrent  serinent  de  lidélité  à 
Louis  A  111  (1),  attestent  par  leur  nombre  la  vitalité  de  la 
cité  nouvelle.  Ils  ne  s'étaient  rendus  qu'après  la  défection 
de  la  milice  bayonnaise  qui  s'était  embarquée  (2).  Notre  suc- 
cès avait  été  singulièrement  favorisé  par  les  circonstances, 
toutes  au  détriment  des  Anglais.  Leur  armée  et  leur  Hotte 
étaient  retenues  par  une  insurrection  en  Irlande.  Un  de 
leurs  meilleurs  corsaires,  Geoffroy  de  Lucy,  attardé  à  cap- 
turer quelques  vaisseaux  à  Auray,  à  Quimperlé,  à  Vannes, 
s'était  laissé  arrêter  une  nuit  par  les  sergents  du  duc  de  Bre- 
tagne (3).  Quant  au  gouverneur  de  la  Rochelle,  Savary  de 
Mauléon,  s'il  ne  provoqua  pas  la  capitulation,  comme  les 
Anglais  l'en  accusèrent,  il  poussa  l'oubli  des  convenances 
jusqu'à  offrir  son  épée  aux  vainqueurs.  Confirmé  dans  son 
office  par  Louis  VIII  et  chargé  de  garder  les  îles  de  Ré  et 
d'Oléron,  il  lança  ses  galères  sur  les  navires  de  ses  anciens 
amis.  G  est  ainsi  qu'une  flotte  anglaise,  surprise  par  un 
calme  près  de  laRochelle,  futsommée  d'entrer  au  port;  sur 
le  refus  des  marchands  et  malgré  des  offres  de  grosse 
rançon,  Savary  allait  attaquer,  quand  la  brise  se  leva  et, 
enflant  les  voiles,  ravit  au  corsaire  son  butin  (fin  de  1225)  (4).  ' 
Henri  III  se  tint  pour  averti  et  manda  aux  barons  des  Cinq- 
Ports  d'être  sur  leurs  gardes  (5). 

Bibliotlièquc  des  Ecoles  de  Rome  et  d'Athènes,  fasc.  VI,  p.   111.  —  Girv, 
les  Etablissements  de  Rouen,  l.  I,  p.  61. 

(1)  Archives  nation.,  J  626,  n"  135.  —  Jusqu'en  1153,  une  seule  église 
rivait  suffi  pour  la  population,  encore  peu  nomlireuse.  (Maruhkgav,  Chartes 
lie  Fontevrand  concernant  l'Aunis  et  la  Rochelle,  Bibl.  de  l'Ecole  des 
Chartes,  t.  XIX,  p.  169. 

(2)  Rymeu,  Fœdera,  t.  I,  1"^  part.,  p.  91,  175.  —  Matthieu  de  Paris, 
Clironica  inajora,  t.  III,  p.  84.  —  Litterœ  clausœ,  t.  I,  p.  599. 

(3)  Lettre  du  duc  de  Bretagne  à  Henri  III.  Vers  1223,  dit  Cha.mpolliox- 
FinEAC  [Lettres  des  rois,  reines,  etc.,  dans  les  Documents  inédits,  t.  I,  p.  30), 
mais  plutôt  en  1224,  car  nous  le  verrons  reprendre  ses  courses  au  mois 
d'octobre  de  cette  année. 

(4)  Wendover,  t.  III,  p.  97. 

(5)  Annales  de  Dunstaple,  p.  98.  —  Record  office,  Patent  rolls,  10'' 
Henry  III  meinbr.  6.  —  Petit-Dutaillis,  p.  245,  255,  258,  520. 


CONQUETE    DE    LA    .NOKMANDrE    ET    DU    POITOU.  317 

D'autres  corsaires  français,  parmi  eux  le  Génois  Guil- 
laume Spinola,  déjà  récompensé  pour  ses  services  sur  terre 
et  sur  mer  (1),  prenaient  l'offensive.  Dès  le  mois  de  juil- 
let 1224,  ils  rôdaient  aux  alentours  de  Jersey  (2),  que  Geof- 
froy de  Lucy,  à  peine  sorti  des  prisons  bretonnes,  vint 
occuper  et  défendre  (3), 

La  mort  de  Louis  VIII,  en  122G,  changea  brusquement 
le  cours  de  ces  succès.  Les  Anglais  comptèrent  sur  la  tur- 
bulence féodale,  difficilement  contenue  par  une  régence 
féminine,  pour  reprendre  pied  en  France. 

Ils  s'y  préparèrent  à  loisir,  fomentant  les  troubles,  soute- 
nant les  factieux,  sauf  à  agir  eux-mêmes  eu  temps  opportun, 
c'est-à-dire  à  l'expiration  de  la  trêve  conclue  jusqu'au 
22  juillet  1229.  Le  moment  venu  de  prendre  loffensive, 
Henri  III  répandit  le  bruit,  dans  un  l)ut  facile  à  comprendre, 
que  les  vaisseaux  français  s'apprêtaient  à  faire  la  course  (4). 

Mais  ces  corsaires  si  redoutés,  il  eût  été  fort  en  peine  de 
dire  quels  ils  étalent.  —  Bretons?  Le  comte  Pierre  Mau- 
clerc,  partisan  déclaré  d'Henri  III,  avait  passé  le  détroit 
pour  offrir  ses  services  et  prêter  hommage.  —  Normands? 
Les  marins  de  Barlieur  et  de  Dieppe  étaient  convoqués  offi- 
ciellement au  service  d'Henri  III  (5),  et  tous  leurs  compa- 
triotes, loin  d'être   traités  en  ennemis,  eurent  libre  accès, 

(1)  En  1226,  Louis  VIII  lui  confirme  la  rente  viagère  île  ilix  niaics, 
constituée  par  Plillippe-Augu.ste.  (PETri-D€T.\iLLis,  p.  507.) 

i^2)   Becord  office,  Patent.    VIII    Henry  III,  part.  3,  ineiubr.   0;    Petit- 

DUTAILLIS,   p.   251. 

(3)  Il  partit  de  Soutlianipton  le  22  octobre  1224  avec  quatre  vaisseaux, 
huit  chevaliers,  trente-cinq  sergents  à  cheval  et  quarante  sergents  île  pied. 
(Cf.  Dupont,  Histoire  du  Cotentin  et  de  ses  îles,  t.  II,  p.  77.) 

(4)  17  juillet  1229.  (Shiiiley,  Royal  and  other  historical  letters  illustra- 
tive  ofthe  reign  of  Henry  III  [Collection  du  maître  des  rôles),  t.  I.  p.  35-5l-.) 
—  Élie  Bekger,  les  préparatifs  d'une  invasion  anglaise  et  la  descente  de 
Henri  III  en  Bretagne,  dans  la  Bibliothr'que  de  l'École  des  Chartes,  t.  LIV 
(1893),  p.  5-V4. 

(5)  Record  office,  Patent  rolls,  13«  année  de  Henri  III,  p.  37:  4  octo- 
bre 1229.  —  lîEr.GEi',,  ouv.  cité,  p.  S.  27, 


âl8  HISTOIliE    DE    LA    MAlîINK    FHAINÇAISE. 

au  fort  de  la  guerre,  dans  les  ports  britanniques.  Quant  au\ 
Rochelais,  ils  se  débattaient  contre  Savary  de  Mauléon, 
passé  une  nouvelle  fois  dans  le  camp  anglais,  ce  qui  était 
mauvais  signe,  la  girouette  se  tournant  toujours  du  côté  du 
vainqueur  présumé.  De  toute  la  guerre  il  n'y  eut  d'autres 
opérations  maritimes  que  les  courses  du  misérable  contre 
les  gens  de  la  Rochelle  et  d'Olérou  (I).  Pour  s'y  soustraire, 
pour  se  dérober  aux  vexations  de  tous  genres  dont  Henri  III 
les  frappait  (2),  les  marchands  poitevins  confiaient  leurs 
ballots  aux  Templiers  de  la  Rochelle,  dont  le  pavillon  était 
toléré  par  les  Anglais  (3). 

L'expédition  d'Henri  111,  remise  de  la  saint  Michel  1:2:29 
au  printemps  de  l'année  suivante,  fut  une  simple  prome- 
nade militaire  à  travers  la  Bretagne,  le  Poitou  et  la  Guyenne, 
depuis  Saint- Malo  (1  '  mai  1:230)  jusqu'à  Blaye,  avec  retour 
en  Angleterre  par  Saint-Pol-de-Léon  (:2t)  octobre).  Fati- 
gante pour  les  troupes,  ruineuse  pour  le  Trésor,  compro- 
mettante potir  les  amitiés  latentes  qui  subsistaient  dans  les 
pays  annexés  et  qui  durent  s'affirmer  sans  fruit,  la  cam- 
pagne ne  réussit  point  à  reconquérir  les  provinces  perdues. 
Quant  aux  marins  de  Saint-Malo,  qu'Henri  avait  cru  gagner 
en  les  prenant  sous  sa  sauvegarde  et  protection  spéciale  (4), 
nous  allons  voir  ce  qu'ils  en  firent. 

Au  bout  de  douze  ans,  Henri  III,  jugeant  qu'il  était  temps 
de  répai'er  son  échec,  le  15  mai  1242,  met  à  la  voile  pour 
la  Guyenne  et  le  Poitou.   Il  n'a  plus  affaire  à  une  femme, 


(1)  Berger,  ouv.  cité,  p.  10,  37,  39. 

(2)  Litterœ  Clausœ,  t.  II,  p.  10,  14  b,  15  b.  —  Petiï-Dutaillis,  p.  258. 

(3)  Licence  du  4  mai  1230  pour  la  Templière  et  la  Buzarde  [Record 
office,  Patent  roUs,  p.  38,  9  i".  —  Berger,  p.  23).  —  Les  Templiers  pous- 
saient l'esprit  d'accaparement  jusqu'à  convoiter  l'hôpital  fondé  à  la  Rochelle 
par  l'armateur  A.  Auffredi  ou  Auffray.  (Protestations  des  Rochelais.  Lettres 
de  rois,  reines  [Doc.  inédits),  cil.  Chanipollion-Figeac,  t.  I,  p.  31.) 

(4)  Record  office,  Patent  rolls,  p.  38,  9  r".  —  Bercer,  ouv.  cité,  p.  23. 


CONQUETE    DE    LA    iNOUMAM)lE    ET    1)1'    POITOU.         .31!) 

cette  fois,  mais  à  un  jeune  homme  énergique  et  vigilant, 
saint  Louis. 

Dans  le  match  qui  s'engage  entre  eux,  les  coups  lui  sont 
rendus  coup  pour  coup.  Qu'on  en  juge.  En  juin,  arroslu- 
llon  des  marchands  anglais  en  France  aussitôt  le  séquestre 
des  négociants  français  outre-Manche.  Toutes  les  galères 
royales  d'Angleterre  et  d'Irlande  étant  mandées  d'urgence  à 
Tonnay-Gharente  (1),  des  bâtiments  français  leur  barrent  la 
route  et  les  forcent,  durant  une  tempête,  à  se  disperser  au 
large  (:2).  Henri  III  en  conçoit  une  telle  inquiétude  qu'il 
songe  à  se  porter  au-devant  de  sa  flotte  dans  les  parages 
de  Saint-Mahé  (3)  et  déchaîne  contre  tous  les  navi{ja- 
teurs,  contre  des  Anglais  même,  les  pirateries  des  marins 
des  Ginq-Ports;  mais  aussitôt,  sur  un  signe  de  Louis  IX, 
quatre-vingts  navires  tombent  sur  la  tourbe  des  écumeurs 
de  mer  «  per  mare  debacchantium  »  et  les  capturent  sans 
merci  (4). 

En  juillet,  investissement  de  la  Rochelle  par  les  galères 
d'Henri  III  et  par  les  galères  que  devaient  en  service  féodal 
les  gens  d'Oléron  et  de  Bayonne  (5).  Les  Bordelais  ont 
ordre  d'intercepter  une  nef  espagnole  envoyée  au  secours 
des  assiégés  (G).  L'hiver  arrive  :  le  siège  n'avance  pas;  les 
Anglais  sont  forcés  de  ramasser  leur  flotte  dans  l'île  de  Ré 
sous  la  protection  d'une  forteresse  en  bois  construite  pour 
la  circonstance  (7). 

(i)  Bdles  gascons,  publiés  par  Francisque  MiciiiiL,  dans  la  Collection 
des  Documents  inédits,  t.  I,  u»"  170,  171,  p.  1.  6,  26,  W;  6  juin,  2  cl 
3  juillet  1242. 

(2)  Matthieu  de  Paris,  Chronica  majora,  t.  IV,  p.  199. 

(3)  Bordeaux,  22  août  124.2.  {Rôles  gascons,  t.  I,  p.  149,  n"  1130.)  — 
S.  Mahé  en  Bretagne,  à  l'entrée  du  goulet  de  Brest. 

(4)  Matthieu  de  Paris,  Chronica  majora,  t.  IV,  p.  209. 

(5)  2,  17  juillet,  23  octobre.  {Rôles  gascons,  t.  I,  p.  6,  8,  77,  n"'  26,  39, 
571.) 

(6)  7  juillet.  {Râles  gascons,  t.  I,  p.  7,  n"  31.) 

(7)  7  novembre.  {Rôles  gascons,  t.  I,  p.  86,  n°  631.) 


320  IIISTOllii:    DE    LA    MAUINE    FIIANÇAKSE. 

En  avril  1243,  six  galères  bayonnaises  continuaient  le 
blocus,  sans  avoir  pu  triompher  de  l'opiniâtre  résistance  des 
habitants  (l).  Et  voici  le  bilan  de  la  campagne  dressé  par 
les  marins  des  Cinq-Ports  : 

<i  Les  Calaisiens  nous  ont  infligé  trois  défaites  ;  en 
hommes,  en  navires  et  en  biens,  nos  pertes  sont  irrépa- 
rables. La  Hotte  anglaise  tout  entière  ne  peut  tenir  tête  à 
l'ennemi.  Corsaires  bretons  et  corsaires  poitevins  sont  en 
embuscade  sur  la  route  que  nous  suivons  pour  rejoindre  le 
roi  ou  pour  revenir  de  Guyenne.  Les  marins  des  confins  de 
la  Normandie,  les  garde-côtes,  les  gens  de  Wissant ,  de 
Calais,  rendent  la  pèche  impossible.  En  haute  mer,  les  ga- 
lères des  pirates  empêchent  les  pèlerins  de  rentrer  dans 
leurs  foyers.  Le  roi  Henri  est  comme  emprisonné  dans  Bor- 
deau.v  : 

In  terris  galeas,  in  a({uis  forniido  {jafeas, 
Inter  eas  et  eas,  consulo  cautiis  cas  (2).  » 

Henri  III,  dans  ces  conditions,  fut  contraint  de  demander 
une  trêve  le  2;i  avril  1243  et  de  regagner  l'Angleterre.  Aigri 
par  son  échec,  il  voulut,  peut-être  pour  donner  le  change, 
un  retour  triomphal.  La  noblesse  et  le  clergé,  par  ordre, 
vinrent  au-devant  de  lui  sur  les  plages  ])ritanniqucs  ;  ils 
l'attendirent  six  mois,  une  sédition  des  (  îascons  l'ayant  forcé 
de  retarder  son  retour.  Saint  Louis,  au  contraire,  eut  la  vic- 
toire modeste  et  sans  vaine  ostentation.  Il  dut  réfréner  le 
zèle  des  Bretons,  qui  prenaient  à  la  guerre  de  course  contre 
les  Anglais  un  goût  immodéré,  mais  significatif  (3). 

Au  cours  des  opérations,  venait  de  se  dessiner,  tel  qu  il 
devait  subsister  pendant  deux  siècles,  l'échiquier  des  guerres 
maritimes  entre  la  France  et  1  Angleterre.  Les  Frères  de  la 

(1)  25  avril  1243.  {Râles  gascon':,  t.  I,  p.  23L  n"  1763.) 

(2)  Matthieu  de  Pakis,  Chronica  majora,  t.  IV,  p.  239. 

(3)  Rymer,  t.  I,  p.  419,  et  Mémoires  de  Bretagne,  éd.  D.  Morice,  t.  1, 
p.  922. 


CONQUKTE    UE    LA    NOIiMANDIF,    KT    DU    l'OIToij.         Ml 

Côte  basque  menaçaient  Bayonnc  :  au  début  du  xiir  siècle 
Gastro-Urdiales,  Santander,  Laredo  et  Saint-Vincent  de  la 
Barquera  s'étaient  étroitement  unies  en  une  association  dite 
des  Quatre  villes  de  la  côte,  assez  analogue  aux  Cinq- Ports 
anglais,  mais  avec  plus  d'indépendance  et  moins  de  privi- 
lèges. L'un  des  premiers  actes  de  la  fédération  avait  été  de 
secourir  saint  Louis  en  défendant  la  Rochelle  (l);  d'autres 
villes  basques  allaient  s'agréger  au  noyau  primitif  sous 
forme  de  fraternité,  pour  {juerroyer  contre  l'Angleterre  : 
leurs  sympathies  pour  nous  agirent  puissamment  sur  la 
politique  de  la  cour  de  Gastille,  qui  resta  francophile.  Beau- 
coup de  II  Biscaïens  "  s'installèrent  à  la  Rochelle,  devenue 
la  rivale  de  Bordeaux,  la  grande  escale  maritime,  où  les 
marchands  du  Levant  et  du  Ponant  échangeaient  leurs 
produits  (2), 

Dans  la  Manche,  les  Malouins,  qui  joignaient  à  une  auda- 
cieuse bravoure  le  sentiment  de  l'indépendance,  n'avaient 
pas  la  politique  indécise  de  leur  suzerain,  le  duc  de  Bre- 
tagne; leurs  corsaires,  hostiles  aux  Anglais,  surveillaient  les 
îles  anglo-normandes.  Les  marins  picards  tenaient  en  échec 
la  flotte  des  Ginq-Ports. 

Seule,  la  fidélité  de  la  Normandie  branlait  encore.  En 
politique  adroit,  Louis  IX  ménagea  longtemps  les  suscepti- 
bilités de  ces  Français  de  fraîche  date  (3).  Avec  quelle 
exactitude  d'expressions  nos  chroniqueurs  ne  mettent  en 
ligne  que  les  marins  des  confins  de  la  Normandie  ;  il  n'est 
jamais  question  des  Normands  eux-mêmes.  Au  lendemain 
de  la  paix,  saint  Louis  voulut  savoir  sur  lesquels  d'entre  eux 

'Ti  C.-F.  DURO,  La  Marina  de  Castilla,  desde  su  oriçeit  y  piiijna  cou  ta 
de  liif/latena  liasta  la  lefundicion  en  la  Armada  espaiiola.  (^Ilistoria  {jene- 
ral  (le  Espana  por  individuos  de  niiiiieio  de  la  real  Academia  de  la  Fiisto- 
ria.)  Madrid,  1894,  in-8». 

(2)  Cf.  la  Coutume  d'Oléron. 

(3)  En  1250,  l'anhevèquc    de  Houen  profitait  de  l'absence  de  S    Lou 
pour  aller  rendre  honunage  au  roi  d'Angleterre. 

I  21 


32-2  HISTOIRE    DE   LA    MARIINE    FRANÇAISE. 

il  pouvait  compter  :  «  Vous  ne  pouvez  servir  deux  maîtres  à 
la  fois,  dit-il;  entre  Henri  et  moi,  choisissez.  »  Des  Nor- 
mands optèrent  pour  l'Angleterre  ;  des  Anglais ,  auxquels 
Henri  III  adressa  le  même  ultimatum,  optèrent  pour  la 
France,  au  mieux  de  leurs  affaires  privées  (I).  La  renoncia- 
tion officielle  d'Henri  III  au  patrimoine  de  ses  pères, 
moyennant  le  don  du  Limousin,  du  Quercy  et  du  Pcrigord, 
trancha  la  question  féodale  et  délia  les  vassaux  normands 
de  leur  serment  (1259)  (2). 

Néanmoins  des  sympathies  subsistaient.  Des  deux  côtés 
du  détroit  on  parlait  la  même  langue.  Le  clergé  normand 
possédait  outre-Manche  des  prieurés  et  des  bénéfices;  en 
12(36,  il  votait  Tentretien  de  plusieurs  galères  contre  les 
pirates  (îi),  sans  spécifier  que  les  pirates  étaient  anglais  (4). 
L'aristocratie  avait  des  siens  sur  les  marches  du  trône  d'An- 
gleterre; les  coutumes,  les  traditions  entravaient  l'annexion 
de  la  Normandie.  Quelque  chose  y  aida,  quelque  chose  de 
très  puissant  sur  un  peuple  aussi  pratique  :  l'intérêt. 

(1)  Matthieu  de  Paris,  Chronica  majofa,  t.  IV,  p.  288. 

(2)  Ibidem,  t.  V,  p.  741. 

(3)  Lettres  de  S.  Louis.  Paris,  20  septembre  1266.  (Archives  de  la  Seine- 
Inférieure,  G  1878.) 

(4)  Les  marins  des  Cinq-Ports,  faisant  cause  commune  avec  les  barons 
révoltés  contre  Henri  III,  fondaient  sur  les  navires  de  toutes  les  nations 
qu'ils  pillaient  sans  scrupules.  En  cette  nièine  année  1266,  une  partie  des 
rebelles  occupaient  l'île  H'Axholine,  dans  le  Lincoln  :  ils  se  rendirent  à  la 
discrétion  de  Henri  III.  (Coll.  Clairainbault.  vol.  1188.  fol.  75.  — Vaken- 
ULiiCH,  Hist.  des  relations...  entre  la  Flandre  et  l'Angleterre,  p.  157.) 


LE   BLOCUS   CONTINENTAL  DE   L'ANGLETERRE 

sous    PfULIPPE   LE    BEL 


I 

PIRATEUIE. 


Rivalité  commerciale,  diversité  de  langues,  animosité 
politique,  creusaient  un  abîme  entre  les  Normands  et  les 
Aquitains.  Je  n'en  citerai  qu'une  preuve.  Des  Normands, 
établis  depuis  dix  ans  à  Bordeaux  et  à  Bourg-sur-Dordogne, 
furent  massacrés  dans  une  émeute,  par  la  seule  raison  qu'ils 
parlaient  français  (l).  Actifs  et  entreprenants,  les  Bayonnais 
encombraient  les  marches  du  Nord,  Caen  par  exemple.  Sept 
d'entre  eux,  constitués  en  Compagnie,  obtiennent  en  1279 
1  adjudication  des  sécheries  ducales  de  la  pointe  Saint-Mat- 
thieu en  Bretagne.  Les  sécheries  de  poisson,  analogues  à 
nos  sardineries,  donnaient  de  jolis  bénéfices  en  un  temps 
où  les  prescriptions  de  l'Eglise  imposaient  un  grand  nombre 
de  jours  maigres.  Le  monopole  de  ces  étrangers  lésait  les 
pécheurs  bretons,  qui  se  révoltèrent.  Mal  leur  en  prit.  Le 
28  août  1289,  le  Gonquet  était  pillé  et  brûlé  par  une  troupe 

(1)  K  01)  hoc  soluiii  quia  lingua  gallica  loqueliantur.  «  En  1292.  {Les 
Olim,  éd.  Beugnot,  t.  II,  p.  6.)  —  Le  texte  primitif  de  ce  chapitre  a  été 
pul)lié  dans  la  Revue  des  t/uestioiis  liistoriques  du  1"  octobre  1896,  p.  401. 
Je  l'ai  couiplètement  remanié. 


324  HISTOIRE    DE    LA    MARINE   FRANÇAISE. 

de  pirates  (1).  Les  armateurs  bayonnais  se  maintenaient  en 
Bretagne  (2).  Mais  la  paix  n'existait  plus.  Alléchés  par  le 
pillage,  les  pirates  irlandais  tombèrent  sur  nos  convois. 

La  course  engendrait  la  grande  guerre.  Fatalement,  le 
conflit  s'élargissait  ;  aux  Bretons  se  substituaient  les  Nor- 
mands, et  aux  Bayonnais  les  Anglais.  Le  lien,  que  le  temps 
rendait  plus  lâche  entre  la  Normandie  et  l'Angleterre,  allait 
recevoir  une  définitive  secousse  qu'Edouard  t'  s'efforçait 
en  vain  d'atténuer,  en  mandant  au  justicier  d'Irlande,  Guil- 
laume de  Vescy,  de  ne  plus  molester  les  marchands  fran- 
çais et  de  restituer  les  prises  (;î).  Au  moment  même  où  il 
annonçait  que  la  concorde  était  rétablie  (4),  son  optimisme 
intéressé  recevait  un  démenti  éclatant. 

Pendant  le  carême  de  1292,  un  incident  futile,  une  rixe 
entre  matelots,  détermina  la  conflagration  générale.  On  n'en 
connaît  pas  très  bien  les  détails,  tant  la  rumeur  populaire 
les  a  déformés  et  grossis.  Suivant  la  plainte  des  sujets 
d'Edouard  (5),  la  rixe  éclata  entre  un  matelot  bayonnais  et 
un  matelot  normand  à  la  fontaine  de  "  Kymenois  "  ,  près  de 
la  pointe  Saint-Matthieu  (6)  :  chacun  d'eux  voulu  avoir  le  pas 


(i^   DoM  MoiîiCE,  Histoire  de  Bretarjne,  t.  I,  j).  211. 

(2)  ErnaiU  Bidon  à  Saint-Brieuc,  Pierre  Doumas  à  Quiiiiper,  Pierre  Dar- 
sis  au  Mont  Sainl-Mirlicl,  oîi  nous  les  retrouvons  en  1296.  (Archives  nat., 
J  240,  pièce  18.)  —  Dupont,  Histoire  du  Coteiitin,  t.  II,  p.  195. 

(3)  15  mai  1291.  {Table  chronologique^  t.  VII,  p.  278.  —  Fr.  Michel, 
Histoire  du  commerce  et  de  la  navigation  a  Bordeaux,  t.  1,  p.  134.) 

(4)  Entre  Gascons,  Flamands  ou  autres  gens.  Avril  1292.  (Dupont,  Hist. 
du  Cotentin,  t.  II,  p.  180.) 

(5)  (I  Ce  sount  les  grevances  et  damages  queux  les  Normauns  ont  faits  à 
vos  gens  de...,  de  Baione,  d'Irland  et  d'aillours  de  la  marine  d'Englcterre, 
et  les  respons  queux  vos  dite  gens  vous  ount  faits  sur  les  choses  dount  vous 
les  avés  cliargées.  »  (Original  au  Record  office,  copié  par  Bréquigny,  Bihl. 
nat.,  Moreau,  vol.  690,  f"  127;  publié  par  Ghampollign-Figeac,  Lettres  de 
rois,  reines,  etc.,  dans  les  Documents  inédits,  t.  I,  p.  392.) 

(6)  Cette  dernière  mention  est  de  la  Chronique  de  Saint-Bertin  (apud 
Maiitkne,  N(wus  thésaurus  anecdotorum,  t.  III,  ,')'' partie,  p.  767).  — Wai.- 
TKin  itii  Uemincdurgu,  Chronicon  (1048-1346),  éd.  II. -C.  Hamilton.  Lon- 
dini,  1848,  iu-8",  t.  Il,  p.  41.  — Willelmi  Risuangeu,  Chronica  et  annales 


LK    HLOCUS    CONTINK.NTAL    l)K    LA  N  (iLKT  EH  11  K  :ti:. 

sur  l'autre  et  puiser  de  l'eau  le  premier.  Un  des  conibaltaiils 
tire  son  couteau  :  le  Normand  tombe,  frappe  ou  accidcnltl- 
lement  blessé.  Haro  !  vengeance  !  ses  compagnons  jettent  le 
grappin  sur  la  nef  de  Pierre  de  Nuunay,  coupent  le  mat, 
exterminent  les  matelots.  A  Royan-sur- Gironde,  quatre 
autres  bateau.v  de  Rayonne  sont  coulés,  les  matelots  tués. 

Ces  sanglantes  Iraces  nous  permettent  de  suivre  la  flotte 
normande.  Elle  allait  à  Bordeau.\  charger  des  vins.  Fidèle  à 
la  politique  de  conciliation  de  son  maître,  le  connétable  do 
Bordeaux,  Iticr  d'Angouléme,  assemble  les  maîtres  d'équi- 
page de  toutes  les  nationalités  et  leur  fait  jurer  de  ne  plus 
causer  u  à  autres  grevaunce  ne  damage  " ,  sous  peine  d'élre 
lynchés  (1). 

D'abord,  tout  va  selon  ses  souhaits.  Les  Anglo-Bayonnais 
quittent  Bordeaux  par  petits  groupes  de  quatre  ou  ciurj 
navires.  Les  Normands  restent  les  derniers  pour  terminer 
leur  fret.  Et  voici  que  leurs  quatre-vingts  nefs  se  couvrent 
de  châteaux  à  l'avant,  à  l'arrière,  et  mettent  bannières  de 
guerre  au  vent.  Elle  cinglent  vers  la  Rochelle,  cueillent  au 
Pertuisd'Antiocheune  nef  bayonnaise  qui  arrivait  de  Flandre 
avec  une  cargaison  de  draps  (2),  vingt  autres  Bayonnais  à  la 
Tour  de  «Vylein» ,  vingt-deux  Irlandais  à  la  Jarrie  dans  la  baie 
de  Bourgneuf.  Une  nef  de  Ross  {'^)  venait  d'écoulerà  llouen 
des  cuirs  et  des  laines  pour  une  valeur  de  cinq  cents  livres; 
elle  est  amarinée  en  vue  de  Cherbourg,    l'équipage  exter- 


retjnantibua  Henrico  tertio  et  Edwaido  primo  (1259-1307),  éd.  11.  Tli. 
Riley,  dans  les  Chroincles  and  memorials  of  Great  Britain.  London,  18G5, 
in-8",  p.  130.  —  Tous  les  historiens  ont  laissé  de  côté  ces  témoignafjos  con- 
temporains pour  adopter  la  version  d'un  compilateur  du  xv"  siècle,  Wal- 
singham,  qui  place  la  rixe  en  Gascogne  entre  un  Normand  et  un  Annlais. 
(Historia  Anglicana  (1272-1422;,  éd.  H.  Tli.  Riley,  dans  les  Chronltles 
and  memorials.  London,  1863,  in-8",  t.  1,  p.  39.)  Rislianger  appelait  le 
lieu  de  la  rencontre  «  Gartonia  »  ;  Walsingham  en  a  fait  «  Gasconia  « . 
(i)    Frappés   «  tanques  le  trespas  fust  amendé  »  . 

(2)  Valant  3,000  livres. 

(3)  Irlande. 


;î2(i  IlISTOIFiE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

miné,  un  des  garçons  pendu  à  la  vergue.  Le  lugubre  trophée 
se  balançait  au  mât,  quand  la  flotte  normande  entra  dans  le 
havre  de  Gaen.  En  avril,  deux  nefs  de  Wycheringe  (1)  et  de 
Drogheda  (2)  ont  le  même  sort.  Deux  autres,  de  Winchelsea 
et  de  Hastings,  furent  coulées  en  vue  de  Dieppe,  et  les  Diep- 
pois  «  coupèrent  les  péesàla  mountancc  de  XL  hommes,  qui 
mariners,  qui  pellerins  (3)  »  . 

On  peut  juger,  par  ces  menus  faits,  de  l'effroyable  réveil 
de  la  férocité  Scandinave.  Épouvantés  «  par  ce  qu'ils  sa- 
voient  bien  que  Normans  les  avoient  maudis",  les  sujets 
d'Edouard  I*""  qui  se  rendirent  à  Bordeaux  au  temps  des  ven- 
danges ne  prirent  que  demi-fret,  redoutant  d'être  attaqués 
au  retour  [A). 

En  cette  occurrence,  l'attitude  de  l^hilippe  le  Bel  futassez 
équivoque  pour  donner  lieu  aux  interprétations  les  plus 
diverses.  Rishanger  et  le  chroniqueur  de  Saint-Bertin  s'ac- 
cordent à  affirmer  que  le  roi,  loin  de  calmer  les  passions 
ardentes  des  marins  normands,  se  plut  à  les  exciter  (5),  es- 
pérant ainsi  élargir  la  distance  qui  les  séparait  de  leurs 
frères  d'outre- Manche.  Officiellement,  Philippe  IV  parut 
s'interposer  entre  eux,  en  faisant  bannir,  à  Bordeaux  et  à 
Bayonne,  défense  de  molester  les  Anglais  (6). 

Il  était  trop  tard.  Les  représailles  avaient  commencé 
contre  les  sujets  français.  On  mutile  les  uns,  on  suspend  les 
autres,  un  l)âton  dans  la  bouche  en  guise  de  bâillon.  Sur 
les  places  pul)liques  de  Bordeaux  et  de  Bourg,  on  massacre 
les    marchands    normands,    on    écartèle    un   des   cadavres, 

(1)  Sussex. 

(2)  Irlande. 

(3)  Champolmon-Figeac,  Lettres  de  rois,  reines,  t.  I,  p.  392. 

(4)  Ibidem. 

(5)  Rishanger,  Chronica,  p.  130.  —  Chronicon  S.  Bertini,  apud  Mab- 
TKNE,  Novus  thésaurus  an ecdotorum,  t.  III,  part.  5,  p.  767. 

(6)  Ordres  du  roi  datés  du  16  mars  1293.  Ses  envoyés  étaient  Jean  de 
Tournay,  Girard  de  Provins  et  Jacques  de  Bailleul.  (Archives  nat.,  J  631, 
pièce  8,) 


LK    l!I,()CUS    CONTINRNT  Ar.    DK    L' A  N  GLRT  K  R  II  E.  32- 

doat  les  membres  sont  jetés  à  leau.  Un  navire  de  pirates 
surprend  les  collecteurs  royaux  du  port  de  Fronsac,  nul 
sont  décapités,  au  mépris  du  roi  de  France  et  de  son  frère 
Chariot.  Aux  châteaux  de  Bouzet  et  QulUier,  même  mas- 
sacre ;  les  envoyés  du  sénéchal  de  Toulouse  sont  détenus 
neuf  jours  à  fond  de  cale.  Six  vaisseaux  insultent  la  ville  de 
Lihourne  (I  ). 

La  réaction  contre  ces  atrocités  fut  aussi  atroce.  Aux  en- 
voyés  du    roi    de    France,    les    Bayoïniais   répondaient    le 

4  mai  1293  :  a  Ces  Normands,  qui  ne  craijjnent  ni  Dieu 
ni  les  hommes,  ont  passé  au  fd  de  l'épée  \u\c  foule  de  nos 
}>;ens,  écorché  P.  de  llibera,  un  do  nos  maîtres  de  navires, 
assommé  ignominieusement  l'équipage  à  coups  de  hâ- 
tons, d'épées  et  de  pierres,  mis  aux  fers  quantité  de  ma- 
rins (2).  » 

Les  Normands,  en  effet,  avaient  continué  leurs  arme- 
ments. Au  printemps  de  12î);î,  à  peine  ont-ils  appris  la  pré- 
sence de  la  flottille  hayonnaise  dans  la  Manche  et  de  la  flotte 
anglaise  à  Boi^deaux,  qu'ils  s'ébranlent  avec  trois  cents  nefs 
pour  intercepter  le  retour  de  leurs  adversaires.  Très  savam- 
ment ils  se  forment  en  trois  escadres  :  l'arrière-garde,  em- 
hossée  devant  l'île  de  Batz,  garde  la  Manche;  le  centre 
est  à  la  pointe  Saint-Matthieu;  lavant-garde  à  Penmarch. 
Soixante-dix  navires  britanniques,  qui  arrivent  par  petits 
groupes,  sont  facilement  cueillis,  les  nolis  enlevés,  les 
matelots  exterminés  :  1  Angleterre  éprouve  de  ce  chef  une 
perte  de  20,000  livres  sterling  (;i).  A  Lannion,  neuf  nefs 
bayonnaises   sont   brûlées  ;    vingt    autres    s'échappent    de 

(1)  Aux  environs  (ie  la  Saint-Nicolas.  Plainte  du  roi  de  France  contre  le 
roi  d'Angleterre  et  les  habitants  de  Bayonne  (1293).  Elle  commence  par  la 
phrase  Olim  homine';  de  Bayona,  dont  le  premier  mot  est  i'^ri-ine  du  nom 
iVOlim  donné  aux  premiers  registres  du  Parlement.  {Les  Olt'iii,  t.  II,  p.  15.) 

(2)  Archives  nat..  J  631,  p.  8,  orig.  en  latin. 

(3)  Aux  îles  Glenans,  le  Godier  de  Sandwich,  16  marins,  est  enlevé  par 

5  nefs  normandes. 


328  HISTOIRE    DE    LA    MAHliNK    FliANÇAISE. 

.Saint-Malo ,  en  laissant  deux  l)âtimcnts  et  soixante -dix 
hommes  aux  mains  des  vainqueurs.  Mais  quel  horrible  sort 
attendait  les  prisonniers!  Les  Normands  «les  uns  pendirent, 
et  les  autres  escorchèrent  et  les  pendirent  par  leurs  quirs  de 
mené,  et  pendirent  mâtins  juste  les  cristiens  en  despit  de  la 
cristenté  »  . 

L'une  des  escadres  normandes  se  détacha  pour  ramener 
les  prises.  Les  autres  continuèrent  leur  route  vers  Tonnay- 
Gharente  et  Saint-Jean-d'Angcly.  Elles  n'y  prirent  que  demi- 
fret  pour  revenir  plus  lestement  contre  une  escadre  cpu  leur 
coupait  la  retraite. 

Ému  des  plaintes  de  ses  sujets,  Edouard  I"  s'était  fait 
adresser,  en  janvier  I29;i,  par  Etienne  de  Pencester,  conné- 
table de  Douvres,  le  relevé  des  navires  que  les  Ginq-Ports 
devaient  équiper  à  toute  réquisition  (l)  et  qui  entrèrent 
aussitôt  en  ligne.  Le  capitaine  Robert  Typtoft,  à  la  tête  de 
soixante-quatorze  (i2)  vaisseaux  l>ien  armés,  fouilla  l'estuaire 
de  la  Seine  (;^)  et  défit  une  escadre  marchande,  qui  perdit 
six  bâtiments. 

Puis  il  attendit  à  la  pointe  Saint-Matthieu  le  gros  de  nos 
forces  navales.  Le  15  mai,  deux  cents  nefs  normandes  appa- 
rurent, un  baucent  de  cendal  flottant  à  chaque  mât.  Non 
plus  blanches  et  noires  comme  les  bauséants  des  Templiers, 
mais  rouges  comme  l'oriflamme,  ces  grandes  flammes, 
longues  de  trente  aulnes  sur  une  largeur  de  deux,  étaient 
le  signal  d'une  guerre  à  mort.  «  Gèles  banères  signefient 
mort  sans  remède  et  mortelle  guerre  en  tous  les  lious  où 
mariniers  sount.  "  Tout  ce  qu'on  prenait  à  l'ombre  de  ses 

(1)  Rapport  présenté  à  l'Erhiquier  par  Etienne  de  Pcncestre  en  janvier 
1293.  (Bihl.  nat.,  collection  Moreau,  vol.  686,  f"  iJ9,  copie,  pulilié  par 
RÉmont,  Sinion  de  Mont  fort,  p.  137,  note  1.) 

(2)  Mentionnés  par  Pierre  de  Langtoft,  poète  contemporain.  [Chronique 
en  vers  français,  éd.  Wriglit,  dans  les  Clironicles  and  Menwrials  of  Great 
Britain.  London,  1868,  in-8»,  t.  II,  p.  196.) 

(3)  Hemingburgh  dit  à  tort  le  Swyn,  c'est-à-dire  le  canal  de  l'Ecluse  en 
Flandre.  (Clironicon,  t.  II,  p.  41.) 


LE    HLOCtJS    CdNTINKNT.U,    l)K    l.'A  N  (;  1. 1  T  K  i;  I!  i;  :\>ç\ 

plis  était  de  honnc  prise  (I).  Le  conibat  commença  par  une 
mer  houleuse.  Il  fut  désastreux  pour  les  Normands,  qui 
perdirent,  soit  pendant  la  bataille,  soit  à  la  cote  où  d'autres 
ennemis  débarqués  avant  eux  les  attendaient,  «  moult  jurant 
foison  »  de  navires  et  d'hommes  (2),  quinze  mille  iiommes, 
s'il  fallait  prêter  foi  à  l'aveugle  enthousiasme  d'un  eonieiu- 
porain  (:i). 

Enthousiasme  compréhensible,  car  le  peuple  d'outre- 
Manche  considérait  la  bataille  comme  une  sorte  de  jugement 
de  Dieu,  un  duel  où  Anglais  et  Normands  vidèrent  leur 
querelle.  Voici  la  légende  rapportée  par  Hemingburgh  :  Un 
cartel  fixait  d'avance  la  rencontre;  au  milieu  de  la  Manche, 
à  égale  distance  des  deux  pays,  une  énorme  nef,  vide,  sur- 
montée d'un  étendard,  marquait  le  champ  de  bataille.  Le 
14  avril,  les  flottes  furent  au  rendez-vous  :  soixante  voiles 
du  côté  des  Anglais,  Irlandais  et  Allemands  ;  deux  cent 
quarante  et  plus  du  côté  des  Normands,  Flamands  et  Génois. 
Un  Anglais  contre  quatre  Français  !  L'épopée  naissante 
s'enrichit  d'une  description  de  tempête  :  »  A  l'instar  des 
passions  humaines,  les  éléments  étaient  déchaînés.  Il  nei- 
geait, il  grêlait;  le  vent  soufflait  par  rafales  Le  cumbal 
s'engagea  avec  une  extrême  violence.  Mais  Dieu  nousdonna 
la  victoire.  Des  milliers  d'hommes  périrent  par  l'épée  ;  des 
milliers  furent  ensevelis  dans  les  flots  avec  leurs  bâtiments. 
Notre  butin  s'éleva  à  deux  cent  quarante  navires  chargés 
de  richesses  (4)  »  . 


(\)  CuAMPOLLiON-FiGEAC,  Lettres  de  roi5,  reines,  etc.,  t.  I,  p.  392. 

(2)  Rartholom/EI  de  Cotton,  Historia  anglicana  (449-1298),  ccl.  H.  Ri- 
chards Luaril,  ilans  les  Clironides  and  Meinorials  ofGreat  Britain.London, 
1859,  in-8'',  p.  227.  —  Grandes  Chroniques  de  France,  éd.  P.  Paris,  t.  V, 
p.  103.  —  Lettre  de  Philippe  IV  à  Edouard  /",  28  octobre  1293  (publiée 
par  D.  MautÈne,   Thesaui-us  novus  anecdotorum,  t.  I,  col.   1249). 

(3)  RiSiiANOEn,  Chronica,  p.  137. 

(4)  Hemincrcrgii.  Clironicon,  l.  1,  p.  42.  —  Ai-je  besoin  de  faire  remar- 
quer qu'en  1293  Edouard  n'avait  pas  encore  conclu  d'alliance  avec  les 
princes  allemands  et  que  les  marins  génois  n'anivi  reut  eu  Normandie  que 


330  HISTOIRE    T)K    LA    MARINE    FRANC  AISE. 

Cette  victoire  fut  suivie  flu  pillage  de  la  Rochelle  par  les 
Bayonnais  (I).  Contre  leurs  insultes,  Regnaud  de  Pressigny, 
aidé  par  l'abbaye  de  Maillezais,  mit  son  château  de  Marans 
en  état  de  défense  (2). 

La  gravité  des  événements,  en  nécessitant  une  interven- 
tion souveraine,  démasqua  la  politique  des  deux  rois.  Au 
ton  impérieux  dont  Philippe  IV  réclamait  satisfaction,  on 
vit  qu'il  ne  blâmait  point  la  conduite  des  Normands,  mais 
seulement  leur  désastre  (27  octobre)  (3).  L'acquisition  de 
Harfleur  acheté  au  duc  de  Gueldres,  leur  assurant  un  port 
de  refuge  (4),  les  encourageait  à  la  vengeance.  Devant  son 
suzerain,  Edouard  s'abaissa,  espérant  transiger,  promettant 
de  comparaître  devant  ses  pairs,  livrant  pour  quarante  jours 
les  clefs  de  Bordeaux,  Bayonne,  Agen,  gages  de  sa  soumis- 
sion (5  février  1294)  (5).  Malheureux!  Le  séquestre  devient 
confiscation;  Edouard  est  déclaré  contumace. 

l'année  suivante?  Ajouterai-je  aussi  (juc  la  lettre  de  Philippe  le  Bel,  les 
autres  textes  contemporains  et  le  départ  de  la  flotte  anjjlaise  le  24  avril 
fixent  le  combat  au  15  mai  et  non  au  14  avril,  dans  les  eaux  françaises  et 
non  en  pleine  mer?  —  Barthélémy  de  Cotton,  toutefois,  place  l'événement 
aux  ides  de  juin,  c'est-à-dire  le  13  juin,  et  non  aux  ides  de  mai  :  est-ce  un 
lapsus?  11  évalue,  du  reste,  la  flotte  anglaise  à  74  bâtiments  et  la  flotte  nor- 
mande à  180. 

(1)  Lettres  de  Philippe  IV  du  27  octobre  1293.  (Marti.:ne,  Thésaurus 
novns,  t.  1,  p.  1249.) 

(2)  5  juillet.  (Dom  Fonteneau,  vol.  III,  p.  409.) 

(3)  En  même  temps,  Philippe  IV  faisait  «  guernir  les  frontières  de  Gas- 
coigne  »  par  ses  gens  d'armes.  (Arch.  nat.,  J  654,  n"  16,  |)ublié  par  Bod- 
TARIC,  Documents  inédits  relatifs  à  V  histoire  de  France  sous  Philippe  le  Bel, 
apud  Notices  et  Extraits  des  manuscrits,  t.  XX,  2''  p.,  p.  123.) 

(4)  Août  1293.   (Bibl.  nat.,  Chartes  de  Colhert,  p.  30.) 

(5)  Table  chronologique,  t.  VII,  p.  369,  375.  —  Spicilegium,  t.  VIII, 
p.  661.  —Les  Olim,  t.  II,  p.  9. 


LE    BLOCUS    CONTINENTAL    l)K    L'A  NGLET  K  R  UK .  331 

II 

GUERRE     d'escadre 

Furieux  d'avoir  été  joué  et  menacé  d'abandon  par  ses 
marins,  qui  parlent  de  s'exiler  avec  femmes  et  enfants,  si 
tort  ou  p^revance  leur  soit  fait  en  autre  manière  (1),» 
Edouard  organise  trois  escadres  :  à  l'ouest,  Ormond  garde 
le  canal  de  Saint-Georges  avec  les  vaisseaux  d'Irlande  et 
de  Bristol;  à  l'est,  les  cinquante-trois  voiles  de  Yarmouth, 
capitaine  Jean  de  Botetourt,  et  les  barges  royales  couvrent 
la  Tamise.  A  Portsmoutli,  l'escadre  des  Cinq-Ports,  capi- 
taine Typtoft,  et  les  deux  cents  transports  de  (Juillaume  de 
Libourne  embarquent  à  destination  de  la  Guyenne  un  corps 
de  cinq  cents  hommes  d'armes  et  de  vingt  mille  piétons,  que 
commandent  Jean  de  Saint-Jean.  Jean  II,  duc  de  Bretagne 
et  neveu  du  roi,  et  Guillaume  Latimer  (l"  août  l:2*J'i-).  L'é- 
crasement de  la  Hotte  normande  permet  de  dégarnir  ainsi 
les  côtes  de  la  Manche. 

Retenus  par  les  vents  à  Plymouth  et  à  Dartmouth,  les 
Anglais  n'abordent  que  le  1 1  octobre  à  la  pointe  Saint- 
Matthieu  (2).  L'abbaye  est  saccagée;  blés,  vins,  couëtes, 
draps,  croix,  livres,  ferrures  emportés  ;  le  pays  ravagé  et  mis 
à  feu  jusqu'à  Brest,  sur  une  longueur  de  cinq  lieues  et  une 
profondeur  d'une  lieue  dans  les  terres.  A  Saint-Guénolé-du- 
Bois,  les  Anglais  butinent  du  blé,  du  sel,  des  bois  d'œuvre 
pour  construction  navale,  ils  incendient  deux  grandes  nels; 
mais  l'abbaye  repousse  leur  assaut.  Fort  madrés,  les  babi- 
tants  de  Landerneau,  ayant  enfoui  dans  des  silos  leurs  biens 
les  plus  précieux,  ne  voient  enlever  par  le  torrent  de  l'mva- 

(1)  Champollion-Ficeac,  Lettres  (le  rois,  reines,  etc.,  t.  I,  p.  398. 

(2)  RiSHANGER,  Chronica,  p.  143.  —  DoM  MoMCV.,  Histoire  de  Bretagne, 
t.  I,  p.  215    —  Nicolas,  History  of  the  royal  jSavy,  t.  I,  p.  271. 


33-2  IIISTOIHK    l)K    L.\    >fAI!(\'K    FKANCAISK. 

sion  que  les  objets  «  par  dessus  terre  (I)  n  .  Le  15  octobre, 
les  Anglais,  touchant  à  Ré,  mettaient  à  mort  une  foule  d'in- 
sulaires (2).  Leur  flotte  jetait  l'ancre  à  Bour;;  en  Dordojjne, 
le  I"  novembre  ;  elle  prenait  Blaye  le  8  (3).  Défilant  devant 
les  troupes  du  connétable  Raoul  de  Nesles,  qui  défendait 
Bordeaux  (4),  et  passant  outre,  elle  débarquait  à  la  Réole 
le  corps  d'armée  de  Jean  II  de  Bretagne,  qu'appuyait  la  di- 
vision Typtoft  (5).  Le  reste  de  la  flotte  ralliait  Bayonne,  où 
elle  provoquait  ce  soulèvement  du  l"  janvier  1:295,  qui 
chassa  les  officiers  français  et  leurs  partisans  :  Michel  du 
Mans,  dit  Michel  Gascoin  ;  Amé  de  Soubist,  Jean  d'Aix  (fi). 
A  la  tête  des  émeutiers,  avaient  marché  les  ouvriers  des 
mines  de  fer,  assez  nombreux  pour  fournir  cent  soixante 
hommes  de  pied  en  temps  de  guerre.  Ils  étaient  mécontents 
de  la  concurrence  de  la  métallurgie  espagnole,  qui  lésait 
leur  monopole  et  nous  fournissait  des  armes  (7).  Du  coup, 
Edouard  disposait  d'une  nouvelle  escadre,  des  vingt  navires 
de  guerre  que  Bayonne  devait  en  service  d'ost  (8),  et  dont 
Barrau  de  Sescars  fut  nommé  amiral  (9). 

(1)  Archives  iiat.,  J  240,  p.  18,  analysée  par  M.  de  la  Borderie,  le 
Commerce  et  la  féodalité  eji  Bretagne,  a^md  Bévue  de  Bretagne  et  Vendée, 
t.  \  (1859),  p.  357  :  c'est  une  enquête  faite  par  le  vicomte  d'Avranches  en 
Bretagne  en  1296. 

(2)  Fragments  d'une  Chronique  de  Maillezais,  publiée  par  Marchegay, 
apud  Bihliothèque  de  l'Ecole  des  Chartes,  t.  II,  p.  162. 

(3)  llEMiNonLiuGH,  Chronicon^  t.  II,  p.  47. 

(4)  Lat.  9069,  fo»  802,  884  v"  :  Journal  de  Bobert  Mignon. 

(5)  Hemiscburgu,  Chrojticon,  t.  II,  p.  48. 

(6)  Coll.  Clairamliaulî,  vol.  825,  p.  48.  — Ce  n'étaient  que  des  repré- 
sailles du  parti  anglais.  Les  officiers  du  roi  de  France  avaient  abattu  la 
maison  d'Arnald  de  Maurie  dans  la  rue  du  Borgnau.  (Moreau,  vol.  640, 
f"  291.)  —  RiSHAKGER,  Chronica.,  p.  147. 

1^7)  Pétition  de  ces  ouvriers  à  Edouard  I",  février  1295.  (Moreau  , 
vol.  640,  fol.  219.) 

(^8)  «  .luxta  modunx  in  casu  tali  progenitorum  nostrorum  temporibus  usi- 
tatum,  velitis  [c'est-à-dire  les  Bayonnais]  viginti  naves  gucrrinas  hene  parare 
ad  proficiscenduni  in  nostris  obsequiis  supra  mare,  «  Westminster,  20  mars 
1337.  (Rymer,  t.  II,  3»  p.,  p.  163.) 

(9)  Botuli  Vasconiœ,  ann.  23,  Edward  I,  membr.  22;  Copie  apud  Mo- 
reau, vol.  640,  fo223. 


LE    BLOCUS    CONTlNEiNTAL    DE    L' AN  GLETEK  R  K.  3:1.1 

Quelles  forces  s'opposeront  à  ces  progrès?  En  I2i)i. 
Philippe  IV  n'a  pas  un  navire  royal  :  des  matelots  démura- 
lisés,  une  marine  décimée.  —  Mais,  d'une  année  à  l'autre, 
tout  va  changer;  nous  aurons  l'empire  de  la  mer  ;  rAn};le- 
terre  tremblera.  Aucun  historien,  que  je  sache,  n'a  montré 
clairement  cette  merveilleuse  création  d'une  marine  d'État, 
puissante  et  vivace,  que  nous  dûmes  au  génie  de  IMii- 
lippe  IV  (1).  Tout  était  à  créer  :  matériel,  personnel,  tacti- 
que, arsenaux,  navires,  amiraux,  capitaines  ;  une  année 
après,  nous  possédions  tout  cela. 

De  longue  date,  Philippe  IV  avait  songé  à  mander  le 
Midi  à  la  rescousse  du  Nord.  Il  pensait  que  les  Hnes  galères 
de  la  Méditerranée  pourraient  tenir  l'Océan,  et  que  les 
Provençaux,  les  Languedociens,  aguerris  par  les  guerres 
d'Aragon,  encadreraient  bien  les  marins  de  la  Manche.  Le 
l"  décembre  129:2,  les  Génois  n'avaient  pas  été  peu  surpris 
de  la  commande  de  vingt  grandes  jjalères,  faite  par  les  cn- 
vovés  des  rois  de  France  et  de  Sicile.  "  On  les  aurait  construi- 
tes  en  Provence  à  moindres  frais,"  remarquait  avec  étonne- 
mentrannalistedeGénes(2).Maisla  discrétion  a  son  prix  :lcs 
Français  y  tenaient,  puisqu'ils  firent  endosser  le  marché  par 
Charles  le  Boiteux,  soit  quatorze  galères  à  construire  par 
adjudication  ad  estalium,  et  six  à  crédit  ad  credenliam  (3). 
Au  moment  de  la  livraison  (4),  le  4  avril  1294,  Charles  le 
Boiteux  donnait  ordre  de  les  consigner  immédiatement  entre 
les  mains  de  Guillaume  Boccuze,  délégué   et  ancien  garde 

(1)  Jourdain  et  Routaiic,  malgré  leurs  savantes  reclierclies,  ignorent  le? 
alentours  du  sujet  et  ne  mettent  pas  en  reliel'  la  prodigieuse  activité  du  roi. 
Ils  n'ont  guère  fait  que  disséquer  le  Journal  de  Robert  Mignon  et  le  plan 
de  campagne  de  Zaccaria. 

(2)  Jacobi  Auriœ  Annales,  o.\HM\MonumeiUa  (icrmaniœ /li.ttortca^l.  W  III. 

p.  344. 

(3)  Philippe  IV  en  remboursa  le  prix.  (Anliives  de  Naples,  fi<;</.  An- 
(jioini  68,  fol.  63.) 

(4)  Mandement  royal  daté  d'Aqullée,  4  avril  1294.  Archives  de  iNaples, 
Herj.  Angioini  63,  f"  65.) 


334  HISTOIHE    DE    LA    MAHIINE    FllANÇAISE. 

des  galères  de  Philippe  le  Bel.  Les  constructeurs  à  crédit 
ne  manquèrent  pas  de  réclamer  une  indemnité  (1).  Qu'on 
ne  s'étonne  pas  de  trouver  parmi  ces  gens  de  mauvaise  foi 
le  lâche  qui  avait  fui  à  Las  Hormigas,  en  abandonnant  l'é- 
tendard fleurdelisé  :  j'ai  nommé  Henri  de  Mari. 

Ces  retards  empêchèrent  Boccuze  de  rallier  Marseille 
avant  le  15  août  (2),  saison  trop  tardive  pour  songera  gagner 
le  Ponant. 

Mais  déjà,  par  un  touchant  exemple  de  solidarité  fami- 
liale, Charles  V  avait  restitué  à  Philippe  le  Bel  les  vaisseaux 
et  l'arsenal  de  Narbonne,  reçus,  trois  ans  auparavant,  en 
fidéicommis  ou  en  don.  Le  recteur  de  cet  arsenal,  Pierre 
Bernuis  ou  Binucci  (3),  avait  été  immédiatement  dirigé 
avec  ^on  connétable  et  ses  ouvriers  sur  Bordeaux  (4). 

Guillaume  Boccuze  profita  de  son  séjour  forcé  à  Marseille 
pour  construire  ou  achever  d'autres  galères  (5).  Trop  âgé 
pour  prendre  le  commandement  de  l'escadre,  il  confia  la 
tâche  à  son  fils  (ruillaume  Père  de  Mar,  châtelain  d'Aigues- 
Mortes,  tel  était  son  nom,  s'engagea,  vis-â-vis  de  Philippe 
le  Bel,  à  entretenir  trente  de  ses  galées  de  Provence, 
«  montées  chacune  de  cent  soixante  hommes»   (août)  (6). 

Avec  l'autorisation  royale  (7),  le  châtelain  d'Aigues- 
Mortes  quitta  immédiatement  son  poste  pour  enrôler  â 
Gènes  des  équipages.  Aux  noms  des  patrons  italiens  que 
nous  allons  retrouver  dans  la  flotte  française,  on  peut  juger 
qu'il  réussit  (8). 

(1)  Charles  II  orilonne  de  faire  droit  à  leurs  requêtes.  Bari,  20  juin 
1294.  (Archives  de  Naples,  Reg.  Aiujioini  68,  f"  236.) 

(2)  Latin  9069,  f"  901. 

(3)  Le  20  janvier  1294.  (Anliives  de  Naples,  Reg.  Angioini  QS.) 

(4)  Latin  9069,  f  895. 

(5)  «  De  galeis  faetis  apud  Massiliam.  »    (Lat.  9069,  f"  901.) 

(6)  Arcli.  nat.,  J  385,  p.  12,  pulilié  dans  le  Musée  des  Archives  natio- 
nales. Paris,  1872,  in-4",  n"  295. 

(7)  Mandement  de  Philippe  IV  au  sénéchal  de  Beaucaire  (19  août  1294.) 
Ms.  latin  1017,  f"  42  v».  —  Ménard,  Histoire  de  Nîmes,  t.  I,  p.  131. 

(8)  Raffaele  Embriaci,  Golto  Malloiio,   Ujjulino  Gaslellaiii,  INicculo  Tar- 


Li:    BI.DCUS    (JOMIINKMAL    DE    L'AN  GI.KTKR  II  K.  .VA., 

Des  patrons  provençaux,  Pierre  Raphaël  et  Pcrue  i\v 
Marseille,  Fouque  Sereine,  Fouque  Bronart,  Ileinon  Feu- 
quier,  etc.,  complétaient  ses  cadres.  Il  voulut  recruter  aussi 
des  matelots  à  Montpellier;  mais  il  se  heurta  à  ropj)osilion 
du  roi  de  Majorque  ou  de  son  lieutenant,  qui  déclara  n'être 
point  tenu  de  fournir  des  hommes  au  roi  de  France  (I). 

Les  trente  galères  du  capitaine  (2)  Guillaume  de  Mar 
quittèrent  Marseille  le  1"  avril  1295  (;i).  Deux  mois  après, 
elles  étaient  en  Normandie,  non  sans  avoir  abordé  à  Jersev 
et  commis  de  grands  ravages  dans  l'ile  (4).  C'était  la  pre- 
mière fois  qu'une  flotte  de  guerre  méditerranéenne  faisait 
pareil  voyage. 

Elle  rejoignit  à  Rouen  une  seconde  division  de  galères 
que  Philippe  IV  venait  de  faire  construire  par  des  Génois 
experts  sur  le  »  fait  de  la  mer  » ,  Henri  Marchese,  lluguet 
et  Albertino  Splnola,  Lanfranc  Tartaro,  Nicolas  Du  Parraz 
et  une  foule  de  charpentiers  ou  maîtres  de  hache  amenés 
avec  eux  pendant  l'hiver  de  121)3-1294  (5). 

En  mars  1294,  Marchese  (6)  installa  pour  la  première  fois 
un  arsenal  maritime  ou  Dorsenal  à  Rouen,  dans  le  quartier 
de  Richcbourg,  en  la  paroisse  Saint-Martin-jouxte-le-Pont 


taro,  Oberto  Inghi,  Ugo  Bonzi,  Rosso  Goba,  «  Nicbolas  de  Sori,  Vas|)al, 
Ahon  Donte,  Ponnence  Gouran,  Mehletc  Po{»nant,  Jehan  de  Sinac,  Rcnoiil 
Souchier,  Girart  Lion,  Robin  Chybout.  »  (Gonipte  de  Girart  le  Barillier 
(1295),  pul)lié  par  Jal,   Archéol.  nav.,  t.  II,  p.  301-305.) 

(1)  Décembre  1294.  (Lat.  9192,  P  54.) 

(2)  «  Galée  de  la  Gapitaine.  »    (Jal,  Archéol.  nav.,  t.  II,  p.  301.) 

(3)  Lat.  9069,  f"  901. 

(4)  Mandement  d'Edouard  I",  du  28  août  1295.  (Dupont,  Hist.  du  Co- 
lottin,  t.  II,  p.  193.)  Le  mandement  ne  spécifie  pas  quelle  était  cette  flotte 
française. 

(5)  M"  Clément  du  Sain,  le  visiteur  du  Temple  et  autres  envoyés  du  roi 
les  avaient  amenés.  (.Archives  nat.,  J  654,  p.  16  :  publié  par  Boltaiiic, 
Documents  inédits  relatifs  à  V histoire  de  France  sous  Philippe  le  Bel, 
apud  Notices  et  Extraits  des  manuscrits,  t.  XX,  2°  p.,  \).  123.) 

(6)  Appelé  dans  les  comptes  Henri  le  Marquis  :  «  Compotus  llcurici  \c 
Marquis  militis  pro  Dorseval  [sic  pro  Dorsenal]  pro  galcis  apud  liothoma- 
gum.  »  (Lat.  9069,  fo  901.) 


336  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

de  Rouen  (I).  De  cette  époque  date  la  création  définitive  de 
notre  marine  de  guerre. 

Si  chaque  ville  de  la  côte  (2)  supporta  les  frais  de  cons- 
truction d'une  galère,  s'il  y  eut  la  galère  normande,  le  galiot 
normand  (3),  si  tous  les  bourgeois  contribuèrent  à  l'aide 
des  galères  (4),  aucun  Normand  ne  prit  part  à  leur  équipe- 
ment. Des  maîtres  de  hache  génois  les  construisirent;  des 
calfats  provençaux,  expédiés  par  Guillaume  Boccuze,  les 
espalmèrent  (5)  ;  enfin,  elles  furent  montées  par  seize  cents 
marins  venus  d'Aigues-Mortes  ((>)  avec  deux  mille  armures 
que  le  roi  avait  demandées  au  sénéchal  de  Beaucaire  (7), 
Leurs  gages  étaient  payés  par  les  Siennois  Pietro  Bicci  et 
Musciatto  Guidi,  banquiers  du  roi  (8). 

l'ar  un  étrange  retour  des  destinées  humaines,  le  courant 
qui  jusque-là  avait  porté  les  foules  vers  le  midi,  vers  l'orient, 
refluait  vers  le  nord;  Italiens  ou  Provençaux  voyaient  dans 
ia  France  leur  terre  promise.  Tandis  que  les  banquiers 
lombards  et  florentins  (9),  en  affermant  les  revenus  royaux, 
supplantent  les  Templiers,  des  officiers  napolitains  admi- 

(1)  Cil.  DK  DEAtiiEFAiRE,  Rechevchcs  sur  le  Clos  des  (Calées,  p.  4. 

(2)  Lat.  9069,  f  902. 

(3)  La  galère  Jeiiar  \^Gennaro^  de  Rouen,  le  galiot  Saiiit-Jame  de  Gaen. 
(Goiupto  de  Girard  le  Rarillier  (1295),  Jal,  Archéol.  luiv.,  t.  H,  p.  304.) 

(4)  Robert  de  Trousseauville,  bourgeois  de  Rouen,  est  déclaré  non 
exempt  «  a  dono  a  villa  Rothoniagensi  domino  régi  pro  auxilio  galearum  ». 
1294.  {Les  Olim,  arrêts,  t.  11,  p.  374.) 

(5)  Lat.  9069,  P  899. 

^6)  Sous  le  commandement  de  Marc,  Jacques  et  Raymond  Sequer,  Jean 
de  Gliartres,  Philippe  de  Boret,  François  Ronabelia,  Guillaume  de  Quart  cl 
l'ierrc  de  Roux  de  Nîmes,  Rertrand  de  Garcia,  Jean  de  Moulins  en  Auver- 
j;nc,  Pierre  Robert  de  Volobrigne,  Gappoboni  et  Pagano  de  Florence, 
Honiface  de  Sienne,  Theobaldino  de  Marmaha  et  Rernard  di  Gastellario. 
{Ibidem,  p.  898-901.) 

(7)  Gotes  gambesées,  bassinets,  arbalètes  d'it  et  gorgerettes  gambesées, 
23  février  1295.  (Lat.  11017,  fol.  54  v".) 

(^8)  Ijat.  9069,  f"  802.  —  Sur  Musciatto  Guidi,  surnommé  dei  Francesi, 
cf.  l'article  de  M.  Funck-Brentano,  Mémoire  sur  la  guêtre  contre  l'Angle- 
terre, apud  Revue  historique  (1888). 

(9)   Les  Perruz/i,  les  Frescobaldi,  les   Rardi,  les   Acciaiuoli,  les  Gerchi, 


LK    BLOCIKS    CONTINENTAL    DE    I.'ANGi,  iriKIt  RE.  337 

nlstrent  les  domaines  de  Roherl  d'Arlois  :  témuia  lliiialdo 
Grinetti  de  Barletta,  qui  s'enfuit  après  neuf  années  do  ser- 
vice, emportant  plusieurs  actes  qu'il  juge  sans  doute  com- 
promettants (1). 

En  Bretagne,  nous  rencontrons  plusieurs  armateurs  ita- 
liens, Guido  Bonini  par  exemple.  Machiavel,  quelque  an- 
cêtre du  grand  Florentin,  établi  à  Quimpcr,  embrasse  dans 
ses  opérations  commerciales  le  nord  et  le  midi  de  la  France, 
la  Flandre  elle-même  {"2).  Puisque  je  parle  de  Machiavel, 
nommerai-je  un  de  ses  devanciers,  Egidio  Golonna  ou  Gilles 
de  Rome,  le  savant  conseiller  de  Philippe  le  Bel,  dont  l'ou- 
vrage De  regimine  Principum  eut  un  aussi  grand  retentisse- 
ment au  moyen  âge  qu  au  xvi*  siècle  le  traité  du  Prince. 
Longtemps,  notre  tactique  navale  s'inspira  du  décalogue 
maritime  d'Egidio  Golonna,  qui  reflétait  Végèce  et  Léon  le 
Philosophe,  nous  rattachant  ainsi  à  l'antiquité  et  au.v  tradi- 
tions byzantines.  Marins,  constructeurs,  patrons,  amiraux, 
écrivains,  tous  ces  Méridionaux  apportèrent,  dans  nos  insti- 
tutions, notre  langue,  notre  stratégie  maritimes  du  Ponant, 
une  révolution  inouïe,  qui  laissa  de  profondes  traces  et  dont 
j'expliquerai  plus  tard  les  effets.  En  retour,  ils  emporte renl 
des  côtes  de  la  Manche  et  de  l'Océan  une  notion  si  exacte 
que  la  cartographie  génoise  (3),  née  du  lendemain,  donna 
les  contours  précis  de  l'Espagne,  de  la  France,  delà  Flandre 
et  de  l'Angleterre. 

SouG  l'étendard  fleurdelisé,  on  comptait  six  nations,  trois 

es  Scala,  les  Spina,  les  di  Giuilice,  les  Dio-te-Salva,  les  Dio-te-Viva,  les 
Mozi,  les  Giacomi.  (Lat.  9069,  f"  802  et  passim.  —  Gioriiale  stoiico  derjli 
archivt  toscaui.  Firenze,  1857,  p.  258.) 

(1)  Thèse  de  M.  de  Genniny  sur  lei,  Baillis  d'Attois,  soutenue  à  l'Ecole, 
des  Chartes  le  28  janvier  1896  (en  ms.). 

(2)  u  Banguel  Malclavel  »,  italien.  (Archives  nat.,  J  240,  p.  18  :  A.  r.K 
LA  BoRDERiE,  le  Commerce  et  la  féodalité  eii  Bretagne,  apud  Revue  de  Bi  t- 
tagne  et  Vendée,  t.  V(1859),  p.  .357.) 

(3)  Les  premières  caries  génoises,  les  premiers  portulans  datés  que  1  ou 
connaisse  sont  ceux  de  Pierre  Vesconte,  1311,  1313,  1318,  1321. 

I.  22 


;î:îS  IIISTOIIIF.    DK    LA    MAlilM".    FltANCAISE. 

coutumes  maritimes,  deux  grands  idiomes.  Les  Rôles  d'Olé- 
ron  furent  coudoyés  par  les  coutumes  delà  Méditerranée  et 
de  la  Baltique,  par  le  Consulat  de  la  mer  et  la  Coutume  de 
Wishy.  Aux  bords  de  la  Seine,  les  idiomes  du  nord  et  du 
midi  se  rencontrèrent,  et  de  leur  harmonieux  accord  naquit 
notre  langue  du  Ponant,  rude  de  mots  Scandinaves,  moel- 
leuse d'inflexions  italiennes.  Tel  Norvégien  qui  revenait  du 
Groenland  ou  du  Vinland  put  se  trouver  en  rapport  avec  les 
frères  de  ces  Génois  qui  avaient  construit  une  flotte  de 
guerre  dans  le  golfe  Persique  ou  qui,  depuis  quatre  ans, 
s'étaient  perdus  sur  la  route  des  Indes.  C'était  l'année  où 
Marco-Polo  apportait  des  profondeurs  de  la  Chine  les  mes- 
sages que  Khouhilaï-Kan  adressait  au  roi  de  France  et  aux 
princes  de  l'Occident  (I). 

L'ensemble  des  bâtiments  à  rames  de  Rouen  et  Harfleur 
au  début  de  1295  atteignait  cinquante  galères,  sept  ga- 
liots  (2),  montés  par  sept  à  huit  mille  Italiens  ou  Proven 
çaux.  Si  le  nombre  de  ces  croiseurs  annonçait,  de  la  part  du 
roi,  l'intention  d'enrayer  les  pirateries  britanniques,  l'achat 
d'une  foule  de  transports  laissait  supposer  qu'ilnese])orne- 
rait  pas  à  la  défensive. 

Les  transports  venaient  de  la  Baltique.  C'est  à  la  Ligue 
Hanséatique,  encore  puissante,  que  Philippe  IV  s'était 
adressé.  En  janvier  1295,  cinquante-cinq  nefs  hanséatiques 
s'acheminaient  vers  la  France,  quand  Edouard  I"  les  fit 
arrêtera  Ravensey,  Scardeburg  et  Newcastle-sur-Tyne  (3). 
La  violence  ne  servit  à  rien.  Le  10  février,  Philippe  IV 
mandait  à  ses  gardes  des  ports  et  à  ses  baillis  de  faire  bon 
accueil  aux  marchands  de  la  Hanse,  sous  la  réserve  qu'ils 
n'importeraient   pas  les    denrées   ennemies  et  qu'ils  loue- 

(1)  Livre  de  Marco-Polo,  éd.  Pauthier,  p.  29. 

(2)  Compte  de  Girart  le  Barillier  (1295),  publié  par  Jal,  Archéol.  »av., 
t.  II,  p.  301. 

(3)  Karl  Kunze,  Hanseakten  aus  Eiigland ,  1275  bis  1412.  Halle-a-S., 
1891,  ln-8".  n°'  15-16. 


T,F.    BLOCIS    CONTINKNTAI.    I)F-:    L"  A  N  (;  MIT  KlUt  i:.  ;{39 

raient  ou  vendraient  les  nefs  dont  on  aurait  besoin  pour  ]:i 
guerre.  Quant  au  prix  de  vente  ou  de  location,  il  serait  (i\é 
par  quatre  prud'hommes,  deux  j)onr  cliaque  partie  (1).  A 
cet  achat  les  officiers  royaux  apportèrent  un  tel  zèle  que  le 
roi  dut  intervenir  le  (J  mars  pour  déclarer  ceci  :  »  Notre  in- 
tention n'est  pas  de  retenir  la  totalité  des  nefs  et  vaisseaux 
de  la  Hanse,  mais  d'en  laisser  assez  aux  marchands  pour 
retourner  chez  eux  [-2).  »  Néanmoins  les  nefs  achetées  par 
Philippe  furent  nombreuses  ;  soixante-six  mariniers  les  gar- 
dèrent au  port  (;î),  et  l'on  sait  qu'il  suffit  d'un  «jarde  par 
navire  désarmé.  L'embargo  jeté  sur  tous  les  navires  d'Alle- 
magne, d'Espagne  ou  d'ailleurs,  qui  fréquentaient  les  grands 
entrepôts  des  Flandres  sur  les  bords  du  Zwyn,  permit  en- 
core de  choisir  dix  nefs  hispano-portugaises,  capitaine  Jean 
Dès,  quelques  nefs  flamandes  et  peut-être  les  vaisseaux  du 
roi  (4),  le  Crincus  (5),  le  Saint-Jehan,  la  Superbe  (\q  Bayonne. 
Tous  ces  bâtiments  furent  bordés  et  accastillés  en  guerre  (0)  : 
une  partie  d'entre  eux  furent  confiés  aux  réfugiés  bayon- 
nais,  capitaine  Michel  du  Mans,  dit  de  Navarre. 

Aux  deux  escadres  de  galères  et  de  nefs  royales,  ajoutez 
la  flotte  marchande  de  Normandie,  qui  fournit  encore  mal- 
gré ses  désastres  deux  cent  vingt-trois  bâtiments  armés  (7), 
et  vous  avez  l'effectif  formidable  de  la  flotte  française  en 

(1)  Suerges  tvaktaler  med  frammande  magter  jemte  andra  dit  horande 
handlingav,  ufgîfne  af  S.  Rydbeug.  Stockholm,  1877,  in-4",  t.  I,  p.  30(î- 
308. 

(2)  Codex  diplomatlcus  Luijecensis.  l/iibeik,  1843,  in-V',  t.  I,  p.  T)")*), 
doc.  619. 

(3)  «  Four  Lxvi  mariniers  qui  ont  gardées  les  nés  le  roy.  »  1297.  (Fr. 
25992,  P  41.) 

(4)  Compte  de  Jean  Arrode,  publié  par  .Ial,  Archeol.  na».,  t.  II,  p.  307. 
Des  marins  espagnols  restèrent  en  France  en  1295  et  1296.  Lat.  9()(i9. 
f"  916.)  —  Bartholom.ei  de  Gotton,  Historia  Aiu/licaïui.  p.  282. 

(5)  Lat.  9069.  f  897. 

(6)  Jal,  Archeol.  nav.,  t.  II,  p.  324. 

(7)  Jal,  Archeol.  nav.,  t.  II,  p.  324.  —  Dieppe  venait  en  tête  avec 
46  nefs,  Leure,  Chef-de-Cauxet  Harfleur  avec  45  nefs  (y  compris  les  navires 
étranpers\  Saint-Malo  avec  23,  Caen  avec  16,  Étretat  14,  Cherbourg  9.  etc. 


340  HISTOIHE    I)K    I.  A    M  A  lî  1  N  K    FHANCAISK. 

1295.  llien  n'é{Tale  l'in^'^éniosité  avec  laquelle  le  Siennois 
Musciatto  Guidi  dei  Francesi  se  procura  des  ressources 
pour  la  marine  :  une  aide  sur  la  bourj^eoisie  (1)  elle  clergé, 
V Obole  de  la  mer  sur  les  marchands,  la  taille  des  juifs,  des 
Lombards,  des  Italiens,  la  confiscation  des  biens  des  Bayon- 
nais  à  la  Rochelle,  la  levée  d'un  centième  dans  le  royaume, 
la  levée  d'un  cinquantième  en  Champagne,  produisirent  la 
somme,  énorme  pour  l'époque,  de  1,571), 200  livres  (2). 

De  tout  temps  la  mise  à  la  mer  de  plusieurs  centaines  de 
vaisseaux  présente  les  plus  grandes  difficultés,  lors  même 
qu'un  personnel  d'élite  y  préside.  Songez  qu'en  1295  il 
n'existait  aucun  officier  d'administration  navale.  Personne 
n'était  préparé  à  cette  lourde  tâche;  et  tout  se  passa  à  sou- 
hait. Plusieurs  agents  se  répartirentles  opérations  si  diverses 
de  l'armenuMit.  Au  maître  des  garnisons  des  châteaux 
rovaux  (3),  Girart  le  Barillier,  revint  la  fourniture  des  bois- 
sons (4).  L'approvisionnement  en  biscuit,  farines,  viande 
et  hadoc  ou  aigrefin  fut  dévolu  à  Jean  de  Compiègne  et  Si- 
mon Larchier  (5).  Simon  Pelitot  acheta  les  fromages  (0); 
Jean  d'Aix  les  épices,  la  cire  et  la  poix  (7).  Chargé  de  l'ha- 
billement de  la  flotte,  Gauthier  de  Bruxelles  fournit  les 
bannières,  les  étendards,  les  panonceaux  (8).  Enfin,  le  tré- 
sorier Jean  Arrode  et  le  capitaine  Michel  de  Navarre  ame- 
nèrent de  Bruges  les  armes  elles  munitions,  lances,  haches, 
épées  ou  couteaux,  pots  de  terre  pleins  de  chaux  pour  aveu- 

(1)  En  1290,  1299,  1315,  etc.  (Lat.  9069.  f  502,  504,  etc.) 

(2)  Archives  nat.,  J  654,  n°  16,  publié  par  Boutaiih;,  Documents  inédits 
relatifs  à  l'histoire  de  France  sous  Philippe  le  Bel,  dans  les  Notices  et 
Extraits  des  manuscrits,  t.  XX,  2^  p.,  p.  123-129. 

(3)  De  Saint-Germain,  Paris  et  Vincennes,  1287.  (L.  Dklisle,  Mémoires 
sur  les  opérations  Jinancieres  des  Templiers,  p.  144.) 

(4)  Archives  nat.,  K  36,  n"  43,  publié  par  Jal,  Archéologie  nav.,  t.  II, 
p.  301. 

(5)  Lat.  9069,  f  885  v°. 
(,6)  Ibid.,  f»888  y". 

(7)  Archives  nat.,  K  36,  n"  43. 

(8)  Latin  9783,  f  71  v»  et  75  v". 


LE  BLOCUS  CONTINENTAL  DE  L'AN  GLKTEU  HE.    :UI 

gler  l'ennemi  (l),  en  un  mot  de  quoi  équiper  vlnf;t  à  vingt- 
cinq  mille  hommes  :  comme  les  marins  de  l'escadre  pro- 
vençale et  les  gentilshommes  possédaientdéjà  leurs  armures, 
il  faut  évaluer  à  une  quarantaine  de  mille  hommes  (2)  les 
corps  d'armée  échelonnés  sur  les  côtes,  à  Boulogne,  Abbe- 
ville,  en  Normandie  et  Poitou  (3). 

Deux  grands  seigneurs,  Jean  d'Harcourt  et  Mathieu  de 
Montmorency,  avaient  été  préposés,  dès  le  mois  de  mai, 
«au  gouvernement  de  l'armée  et  du  navire  devant  dit,  cl  à 
faire  faire  les  garnisons  d'armes,  de  gens  d'armes,  de  toutes 
choses  convenables  à  la  guerre,  de  vitailles,xle  porteurcs,  de 
passages  et  quelque  elles  soient  (4).  "  Nommésconjointement 
conduiseurs  de  la  flotte,  les  deux  chefs  gardaient  l'un  vis-à- 
vis  de  l'autre  toute  liberté  d'action.  Chacun  d'eux  eut  son 
escadre  :  sa  nef  (Jean  d'Harcourt  en  eut  même  trois)  et 
galère  de  commandement,  avec  pavillon  et  fanal  à  l'arrière, 
ses  trompettes,  son  secrétaire-chapelain  (5).  En  sous  ordre, 
se  trouvaient  les  capitaines  de  galères  Henri  Marchese  et 


(1)  Voici  le  relevé  complet  de  leurs  achats  :  1,219  veq^es  d'if  prêtes  pour 
faire  des  arbalètes,  672  bâtons  creux  et  arbres  pour  arbalètes,  1,885  arba- 
lètes, 40  espringales  (ou  balistes  qui  lançaient  de  gros  traits) ,  1,263  Jjau- 
driers,  666,258  carreaux  à  un,  deux  pieds,  à  tour,  à  espringale,  1,126  car- 
quois, 2,853  liassinets,  4,511  cottes  gambesées,  751  paires  de  gantelets, 
373j;orgcres,  13,485  lances,  1,989  haches,  2,067  plates  de  fer,  1,599  èpécs 
ou  couteaux,  618  lanternes  et  chandeliers  à  mettre  dans  ces  lanternes. 
105  ancres  de  fer,  5,280  avirons,  100,550  pots  de  chaux.  (Publié  par  .ÎAr., 
Archéol.  nav.,  t.  II,  p.  321-326.) 

{^)  700  navires,  80,000  hommes,  suivant  un  contemporain,  .Ikan  dk 
THtLRODK  (Mo«.   Genii.  Hixt.,  Scriptores,  t.  XXV,  p.  5S3). 

(3)  A  Boulogne  et  Calais  avec  le  comte  d'Artois;  à  Abbeville  avec  le 
comte  d'Aumale;  en  Normandie  avec  ,Iean  d'Harcourt  et  Jean  de  Rouvray; 
à  la  Rochelle  avec  Fouques  du  Melle  et  Hugues  de  Thouars.  (HoirrAnic:. 
Documents  ine'difi...  Philippe  le  Bel,  apud  ISol.  et  ICxlr.  des  Mss.,  t.  X\, 
2-=  p.,  p.  126.) 

(4)  Paris,  saint  Nicolas  en  mai  1295.  (Boutaric,  Documents  inédits... 
Philippe  le  Bel,  apud  Notices  et  Extraits  des  manuscrits,  (.  XX,  2''  partie, 
p.  119.) 

(5)  Jal,  Archéol.  nav.,  t.  II,  p.  326.  —  Archives  nat.,  K  36,  n°  43  bis. 
—  L.  Delisle,  Mem.  sur  les  opérations  financières  des  Templiers. 


34-2  IllSTOIUE    Dli    LA    MAKKNE    l- U  A  iN  CAI  S  K. 

Guillaume  Père  de  Mar  (1),  le  capitaine  de  nefs  Guillaume 
de  Harcourt. 

Malgré  la  dualité  du  commandement,  une  pensée  unique 
dirigeait  l'expédition  :  cette  pensée  était  celle  du  roi.  Où 
qu'ils  fussent,  à  Dieppe,  à  Rouen,  à  Harfleur,  pour  presser 
les  armements,  les  deux  conduiseurs  \enaientk\a  cour  faire 
leurs  rapports.  C'est  ainsi  que  Jean  d'Harcourt  vint  succes- 
sivement à  Pontoise,  à  Saint-Germain-en-Laye,  au  château 
de  Vincennes  {"2).  Si  Philippe  le  Bel  jugeait  prudent  de  ne 
rien  confier  à  l'écriture  ni  aux  chevaucheurs,  c'est  qu'il  y 
avait,  comme  on  le  verra,  un  plan  de  campagne  secret. 

Armée  la  première,  l'escadre  de  Montmorency,  forte  de 
trois  cents  nefs,  ou  même  de  six  cents  nefs  et  trente  galères 
selon  un  chroniqueur  anglais  qu'on  peut  croire  affligé  du 
don  de  double  vue,  se  porte  vers  la  Flandre.  Elle  embarque 
un  grand  nombre  de  Flamands  (3)  ;  puis,  revenant  brusque- 
ment en  arrière,  elle  jette  quinze  mille  hommes  le  1"  août 
à  l'ouest  de  Douvres  sur  un  point  qu'on  ne  songeait  pas  à 
garder,  tant  y  sont  hautes  les  falaises.  La  ville  est  surprise, 
les  moines  du  prieuré,  qui  ont  cherché  un  refuge  dans  leur 
clocher,  échappent,  sauf  un,  aux  assaillants  :  le  feu  ne  s'ar- 
rêta qu'aux  remparts  du  château.  Mais  là  se  trouvait  le  gar- 
dien des  Cinq-Poi'ts  :  sa  résistance  donne  aux  milices  de  la 
côte  le  temps  de  charger  en  masse;  refoulés  vers  les  vais- 
seaux, les  Français  laissent  cinq  cents  hommes  sur  le  ter- 
rain, soit  sur  le  rivage,  soit  dans  les  moissons  où  ces  fuyards 

(i)  La  «  jjalie  Monseigneur  Henri  [le  Marquis]  "  eL  «  la  Capitane  »  de 
Guillaume  l'ère.  (Jal,  Archcol.  nav.,  t.  II,  p.  326.)  —  Compte  de  Henri  le 
Marquis  pour  le  fait  de  la  mer  «  cum  ilominis  llaricuric  et  Montisnioren- 
ciad  ».  (La t.  9783,  f"  77.) 

(2)  Compte  des  dépenses  de  la  Hotte  de  Jean  de  Harcourt  en  1295. 
(Nouv.  acq.  franc.  2628,  pièce  7,  orig.) 

(3)  JoHANNiS  DE  ThilrOde,  C/uonicoH  (1295),  apud  Monumenta  Gertna- 
niœ  hislorica,  t.  XXV,  p.  583  :  il  fixe  l'attaque  de  Douvres  au  2  août,  mais 
il  a  tort  de  dire  que  Jean  d'Harcourt  accompagnait  Montmorency.  Cf.  le 
«  Gompotus  domini  Monlis  Morenciaci  de  expensis  suis  pro  duabus  viis 
Flandrii»  ...  (Lat.  9069,  1"  929.) 


I,K    15LOGUS    CONTINKNTAL    l)i;    I.  A.NGLKTKUHr.,  ;5i3 

furent  massacrés  par  les  paysans.  Trente  braves,  coupés  de 
leurs  compagnons,  se  retranclicnt  dans  le  cloitre  de  l'ab- 
baye :  la  nuit  venue,  après  une  résistance  désespérée  qui  ii 
mis  hors  de  combat  quatorze  Anglais,  ils  se  jettent  dans 
deux  barques;  mais  deux  vaisseaux  ennemis  les  poursuivent 
à  travers  les  ténèbres  et  les  capturent  (1). 

Montmorency,  après  son  échec,  se  retira  à  Calais  (2)  en 
laissant  aux  aguets,  dans  les  parages  de  Boulogne,  deux  ga- 
lères et  deux  galiots  (3).  Un  cinquième  ])àtimcnt,  détaché 
en  éclaireur  le  long  des  côtes  anglaises,  eut  Timprudence 
d'aborder  à  Hythe  :  ses  deux  cent  quarante  marins,  attirés 
dans  les  terres  par  une  feinte  de  l'ennemi,  tombèrent  dans 
une  embuscade  où  ils  furent  massacrés.  La  galère  elle-même 
fut  saisie  par  Jean  Colombcrs  à  la  vue  des  quatre  croiseurs 
français  (4). 

Les  Flamands  qui  accompagnaient  .Montmorency  reçu- 
rent à  Fécamp,  où  Philippe  IV  inquiet  d<;  la  campagne 
s'était  porté,  un  accueil  charmant  (5)  autant  qu'intéressé, 
car  leur  pays  constituait  pour  nos  marins  une  excellente 
base  d'opérations. 

Le  :24  août,  Jean  d'Harcourt  s'ébranlait  avec  la  seconde 

(1)  Pierre  DE  Lanctoft,  Chronii/ue  en  vers  français  tinissant  en  1297, 
éd.  Thomas  Wright,  dans  les  Chroiiictes  and  menwrials  of  Great  Biitain, 
t.  II,  p.  224.  —  Hemingburgh,  Chronicon,  t.  II,  p.  62.  —  15ARTHoi,OM.t:i  de 
COTTO^ jHistoria  Anglicana,  p.  295.  —  Clironif/ues  de  France,  t.  V,  p.  113. 
—  A.  DcOhesne,  Hist.  de  la  maison  de  Montmorency,  p.  130. 

Dovere  Krent  sodoineincnt 
Un  assaut  e  de  leur  gcnt 
Pi«s  «le  V  sent  y  perdirent. 

{Trahison  et  supplice  de  Thomas  de  TurbcviUe,  puldic  par  Fr.  .Michel, 
dans  le  Roman  d' Eustache  le  Moine.) 

(2)  Compte  de  Geoffroy  Gorjus,  maître  d'hôtel,  pour  l'armement  de» 
vaisseaux  et  des  galères  à  Calais.  (Lat.  9069,  f"  896.  —  Archives  nat.,  K 
36,  n°  43  bis.) 

(3)  Lat.  9069,  f  902. 

(4)  Bartholom^i  de  Cotton,  Historia  Anf/licana,  p.  296. 

(5)  JoHANNis  DE  Thilrode,  Chronicou  (1295),  apud  Mon.  Germ.  hist., 
t.  XXV,  p.  583. 


344  HISTOIRE    DE    LA   MAUINE    FRA^ÇAISE. 

escadre,  avec  le  contingent  naval  de  Rouen,  Leure,  Graville, 
Chef-de-Gaux,  Dieppe,  soixante-dix  chevaliers  normands, 
quatre  cents  écuyers,  cent  cinq  dizainiers  et  leurs  es- 
couades (1)  comme  troupes  de  débarquement. 

Il  ralliait  dans  le  pas  de  Calais  la  grosse  flotte  de  Mont- 
morency; et  Fimmense  armée,  sept  cents  nefs  et  cinquante 
galères,  dit  un  chroniqueur  anglais  (2),  tenta  un  coup  de 
main  sur  Winchelsea,  vers  la  fête  de  saint  Jean  Décolasse, 
le  29  août.  Quatre-vingts  nefs  de  Yarmouth,  qui  se  trouvaient 
par  hasard  dans  le  port,  protégèrent  la  ville  en  se  déployant 
en  bataille.  Elles  esquissèrent  même  des  évolutions  d'at- 
taque promptement  réprimées  par  l'attitude  menaçante  de 
notre  flotte,  qui  se  retirait,  dédaignant  de  combattre.  Les 
deux  escadres  françaises  se  disloquèrent,  l'une  pour  re- 
prendre sa  station  dans  le  pas  de  Calais,  l'autre  pour  aller 
jeter  l'ancre  dans  le  ZAvyn,  «  la  Soyne,  »  à  l'Écluse  et  à 
Sainte- Anne-ter-Muyden ,  «  la  Mothe.  )>  Chacune  d'elles 
passe  l'été  sur  le  qui-vive,  sans  quitter  son  poste,  attendant 
quelque  événement  qui  tarde  à  se  produire.  De  l'Ecluse, 
Harcourt  dépêche  à  chaque  instant  des  messagers  vers 
Montmorency,  qui,  lui  aussi,  se  tient  aux  écoutes...  Rien 
d'insolite  de  l'autre  côté  du  détroit!  Montmorency  se  décide 
à  rejoindre  Harcourt  et  dépose  à  Montendre  ses  troupes  fla- 
mandes (3).  Le  9  octobre  (4),  on  dérape  :  des  lettres  de  rap- 
pel sont  venues.  Philippe  le  Bel  craignait  que  «  l'intelli- 
gence qu'il  avait  avec  l'Angleterre  ne  manquât  (5)  » .  Crainte 
trop  justifiée. 

Un  hasard  avait  révélé  à  Edouard,  avec  le  plan  de  cam- 
pagne de  Philippe  IV,  le  danger  qui  menaçait  son  royaume. 

(t)  Nouv.  acq.  franc.  2628,  pièce  7  :  Compte  de  l'expédition  de  Jean 
de  Harcourt. 

(2)  BARTHOLOM.t:i  DE  CoTTON,  Histoiiu  AiifjUcana,  p.  296. 

(3)  Lat.  9069,  f- 802  et  929. 

(4)  INouv.  acq.  franc.  2628,  pièce  7. 

(5)  A.  Du  CiiESNi:,  Tfi^l.  delà  imn'ion  de  Uloutmoreiicy    Pieiifcs,\>.  130. 


I,K    HLOCrS    GO  Ml  m:  NT  Al.    I)K    i,' AN  OLKTKIl  II  K.  315 

Ou  intercepta  une  lettre  où  un  chevalier  du  (Flamorran, 
Thomas  de  Turbeville,  indiquait  au  prévôt  de  Paris  le  point 
faible  du  littoral.  La  torture  lui  arracha  l'aveu  qu  il  avait 
promis  de  livrer  un  port,  et  que  la  Hotte  française  guettait 
son  signal,  l'apparition  de  sa  bannière  féodale  Holtant  au- 
dessus  de  l'étendard  du  roi.  Condamné  à  mort  pour  haute 
trahison,  il  fut  traîné  jusqu'à  la  potence  par  des  tortion- 
naires habillés  en  démons,  sur  un  cuir  de  bœuf  fraîchement 
écorché  :  "là  est-il  pendu  de  une  cbcnc  de  fer  et  pendra 
taunt  que  ren  de  ly  durer  pura  (l).  ^ 

La  lettre  de  Turbeville  explique  l'inaction  de  notre  flotte 
qui  attendait  des  renseignements  pour  préciser  son  attaque  : 
"  Sachez,  disait-il  au  prévôt  de  Paris,  ke  poy  de  garde  i  ad 
vers  le  su  de  la  mer.  Et  sachez  que  ille  de  Wycht  (Wight) 
est  saunz  garde...  Jeo  vous  conseyl,  ke  vus  hastyvement 
maundez  granz  genz  en  Escoce,  kar  si  lenz  poez  entrer,  à 
tuz  jurs  gayné  le  avérez.  "  L'Ecosse  une  fois  soulevée,  les 
Gallois  <i  se  relèverunt  "  aussi  (2). 

Faute  de  ces  instructions,  notre  flotte  était  rentrée  piteu- 
sement à  l'embouchure  de  la  Seine;  Jean  d'Harcourt  partit 
aussitôt  pour  Paris,  h  parler  au  Roi.  "  Comme  escorte,  il 
avait  quatorze  maîtres  de  nefs  (3)  ;  autant  de  témoins  à  dé- 
charge! La  rumeur  populaire,  et  Philippe  lY  n'était  pas 
loin  de  la  partager,  accusait  les  deu.v  chefs  de  n  avoir  pas 
voulu,  malgré  leurs  forces,  occuper  l'Angleterre  (i).  Tous 
les  deux  furent  destitués;  mais,  si  Matthieu  de  Montmorency 
reçut  du  roi  le  château  d'Argentan  (5),  Jean  d'Harcourt  se 


(1)  Bartholom.i;i  de  Cottok,  Ilistoria  Aitfjlicann,  \>.  ;<<•().  —  IIkming- 
nunoH,  C/iionicoii,  t.  II,  p.  00.  —  Vers  sur  la  trahison  et  le  supplice  rie 
Thomai  de  Turbeville,  édilée  par  Fr.  MiciiEi,,  dans  le  liomun  li Eustaclic 
le  Moine,  p.  l.  —  PiKnnK  de  Langtoft,  Chronique,  t.  II,  p.  228. 

(2)  BARTuoLOM.fii  DE  CoTïON,  Historiu  Ani/Hcaiia,  p.  30 'f. 

(3)  Nouv.   acq.    franc.,  2628,  piik-e  7. 

(4)  Chroniques  de  France,  t.  V,  p.  113. 

(5)  A.  Du  Chesne,  Hist.  de  la  maison  de  Montmorency,  Preuves,  p.  130. 


34()  HISTOIRE    DE    LA    M  A  It  I  N  E    FRANÇAISE. 

vit  condamner  pour  une  vieille  affaire  exhumée  par  le  par- 
lement :  une  agression  contre  le  sire  de  Tancarville  (1). 
Fut-il  seul  coupable  d'indolence?  Je  ne  le  crois  pas.  Si  des 
conflits  avec  les  Bayonnais,  les  Irlandais,  puis  les  Anglais, 
avaient,  par  une  gradation  insensible,  désaffecté  de  l'Angle- 
terre les  marins  normands,  trop  de  liens  de  parenté,  trop 
d'intérêts  rattachaient  la  noblesse  normande  à  la  féodalité 
britannique  pour  qu'on  pût  en  attendre  une  action  vigou- 
reuse. Deux  ans  plus  tard,  Edouard  ne  craindra  pas  d'en 
appeler  aux  barons  du  Gotentin,  à  Jean  d'IIarcourt  tout  le 
premier,  contre  Philippe  le  Bel  (2).  Le  roi  de  France  dé- 
daigna désormais  d'employer  des  vassaux  qui  discutaient 
ses  ordres  et  contrôlaient  ses  actes.  Les  frais  énormes  de 
l'expédition  —  la  solde  seule  des  marins  atteignait  cent  cin- 
quante-huit mille  livres  (3)  —  contrastaient  avec  les  maigres 
résultats  qu'on  en  retirait  :  quelques  bateaux,  du  blé,  des 
maquereaux  pris  à  l'ennemi  [A).  Seuls,  les  Méridionaux 
avaient  coulé  de  nombreux  bâtiments  anglais  (5).  Poiu'  la 
première  fois,  nous  faisions  la  triste  expérience  d'un  phéno- 
mène maintes  fois  éprouvé  :  courses  fructueuses,  guerre 
navale  stérile. 

Stérile,  sinon  désastreuse.  Les  évéques  de  Saint-André  et 
de  Dunkeld,  venus  sous  un  déguisement  de  marchands  de 
laine  à  la  cour  de  Philippe  le  Bel,  avaient  assuré,  comme  le 
disait  Turbeville,  qu'une  démonstration  navale  sur  les  côtes 


(1)  Toussaint  1296.  {Les  Oliin,  t.  II,  p.  404.  —  Histoire  de  la  maison 
d'Harcourt,  t.  I,  p.  343.) 

(2)  Dupont,  Hist.  du  Cotcntin,  t.  II,  p.  197. 

(3)  Lat.  9069,  f"  802  :  à  35  sols  par  mois  et  par  homme  et  pour  quatre 
mois  de  eampagne,  cette  solde  correspond  à  un   effectif  de  22,500  marins. 

(4j  Historiens  de  France,  t.  XXII,  p.  763  :  «  E  computo  hallivorum 
Francia;  anno  1295.  » 

(5)  u  lllo  tempore  venerunt  domino  rojjl  Francorum  soldarii  Venetici  et 
Genetici,  scientes  deliellare  et  defcndere  se  in  mari,  qui  multas  naves  An- 
jjlorum  destruxerunl.  »  (Ghronicou  Gaufridi  de  Golione,  apud  Histor.  de 
France,  t.  XXII,  p.  10.) 


LE    BLOCUS    CONTINKMAL    IIK    L  A  N  (;  1. 1  1  i;i:  it  K.  347 

d'Ecosse  (1)  amcnemit  un  soulèvement  du  peuple  contre 
l'Angleterre  :  en  prévision  de  quoi  on  avait  chargé  quelques 
vaisseaux  de  soldats,  d'armes,  de  chevaux  et  de  munitions. 
Dans  la  nuit  du  l  "  novembre  1205,  la  Hotte  française  voulut 
surprendre  les  habitants  de  Berwick,  la  dernière  ville  an- 
glaise au  nord;  mais  une  effroyable  tempête  engloutit  les 
vaisseaux,  corps  et  biens,  sans  qu'un  seul  homme  échappât 
pour  porter  la  nouvelle  du  désastre  (2).  Ce  qui  tendrait  à 
infirmer  ce  récit,  c  est  que,  huit  jours  seulement  auparavant, 
les  ambassadeurs  écossais  se  trouvaient  encore  à  Paris  (3). 
Au  mépris  de  notre  flotte,  qui  ne  désarma  qu'à  la  Saint- 
Martin  (i),  les  flottes  britanniques  s'ébranlaient  :  l'iuie,  de 
Portsmouth,  entraitdàns  le  Zwyn,  que  nous  venions  d'aban- 
donner, et  capturait  à  Dam  quinze  nefs  espagnoles.  Une 
autre,  de  Yarmouth,  vengeait  à  Cherbourg  le  sac  de  Dou- 
vres (5)  :  le  château  de  Cherbourg  résista  (6),  car  les  com- 
missaires royaux,  chargés  d'inspecter  les  places  fortes, 
l'avaient  mis  en  état  de  défense  en  rasant  les  maisons 
d'alentour.  Mais  ral)]jaye  fut  pillée,  l'abbé  jeté  à  fond  de 
cale,  le  Cotentin  ravagé  avec  une  telle  rage  que,  trente  ans 
plus  tard,  les  ha])itants  de  Barfleur  en  gardaient  le  souvenir 
très  vivace  (7). 

(i)  Jj'  "  Acsliiiiatio  reruiii  necessariaruiii  pro  cxcrcilu  Scotix'  «  ,  duiis  le 
rejjistre  Ci-oix  de  la  ChamUre  des  Comptes  aujourd'hui  perdu,  que  Dom 
Gahpestier  (Glossarium  mediœ  et  injimœ  lalinilatis,  art.  Baucens)  attribue 
à  l'année  1295,  est  en  réalité  de  1336.  On  le  verra  plus  loin. 

(2)  C/iioniifue  de  Lanercost ,  p.  166:  apud  Michel,  les  Écossais  en 
France  i  t.  I,  p.  42. 

(3)  Le  23  octobre  1295,  les  deux  cvéques  écossais  susdits  et  les  «licva- 
liers  Jean  de  Soûles  et  Engucrrand  d'Uniframviilc,  audiassadeurs  du  roi 
il'Écosse,  avaient  promis,  par  la  convention  de  Paris,  le  maria{;e  ilu  hls 
aine  de  leur  maitre  ave<-  la  Hlle  de  Charles  de  Valois.  (Pièce  publiée  dans 
Memingburgh,  Clironicon,  t.  II,  p.  88,  note  1.) 

(4)  Nouv,  acq.  franc.  2628,  p.  7. 

(5)  RiSHANGER,  Chronica,  p.  150. 

(6)  Arch.  nat.,  JJ  49,  foi.  103  v". 

(7)  Franc.  25697,  pièce  126 


348  HISTOIRE    DE   LA    MARINE   FRANÇAISE. 


III 


BLOCUS  CONTINENTAL  DE  L  ANGLE  TER RE 


L'Angleterre  sortait  grandie  de  la  lutte.  Le  péril  de  l'in- 
vasion était  conjuré;  à  ses  frontières,  les  Gallois  re]>elles, 
les  Ecossais  hostiles,  se  ti'ou\ aient  arrêtés.  Les  uns  per- 
dirent leurs  bardes,  les  autres  leur  palladium,  la  pierre  de 
Scone  où  l'on  sacrait  les  rois;  et  leur  roi  lui-même,  Jean  de 
Badleul,  battu  à  Dunbar,  était  enfermé  dans  la  Tour  de 
Londres.  Sur  le  continent,  l'Allemagne,  le  Brabant,  Juliers, 
Bar  et  Ferret,  inondés  de  sterlings,  allaient  se  déverser  sur 
France,  tandis  qu'Edouard  s'enfermait  dans  son  île  comme 
un  sanglier  dans  sa  jjauge,  prêt  à  découdre  l'ennemi  de  ses 
flottes  puissantes. 

Une  attitude  aussi  résolue  laissa  Philippe  le  Bel  fort  per- 
plexe. Non  qu'il  manquât  de  moyens  d'attaque  :  au  moindre 
signe  de  lui,  huit  cents  vaisseaux  de  guerre  jetteront  cent 
vingt  mille  hommes  dans  1  île.  Le  signe  ne  fut  pas  fait.  A 
côté  du  projet  d'invasion,  un  autre,  immédiatement  réali- 
sable, s'élabore.  Où  l'agression  échoue,  la  faim  réussit. 
Laissant  à  plus  tard  l'invasion,  Philippe  IV  adopta  contre 
l'Angleterre  la  stratégie  passive  du  Blocus  continental. 

"  Pour  réduire  cette  insaisi8sal)le  ennemie,  il  doit  cher- 
cher de  tous  côtés  des  moyens  de  guerre  indirecte,  prendre 
des  sûretés  et  des  gages,  s'emparer  de  toutes  les  positions 
d'où  il  pourra  inquiéter,  mena(-cr,  léser  l'Angleterre;  il  doit 
opposer  partout  la  terre  à  l'Océan.  .11  introduit  de  force  ou 
insinue  son  autorité  chez  tous  les  Etats  qui  ronvironnent... 
allongeant  sa  domination  sur  les  côtes  de  la  mer  du  Nord  et 


I.K    lU.OCL-S    CONTINKNTAi.    ItF    l.' A  N  (;i.  I  T  l.r.  l!  I  ,  :un 

de  celle  du  Midi,  pour  en  interdire  lappruilie  an  conuncrce 
insulaire  (1).  " 

Laissez  la  violence,  mettez  en  relief  l'adresse;  aux  vic- 
toires napoléoniennes  sultstituez  de  pacifiques  traités  qui 
furent  aussi  des  victoires;  et  vous  pourrez  dire  de  IMiilippo 
le  Bel  ce  que  fit  Napoléon.  A  cinq  siècles  de  distance,  a 
deux  souverains  de  génies  si  divers,  la  mènie  haine  inspiia 
la  même  politirpie  de  domination  universelle.  Les  vues 
qu'exposait  le  petit  avocat  Pierre  Dubois  sur  l'extension  et 
l'omnipotence  de  la  monarchie  française  (2),  si  elles  furent 
goûtées  de  Philippe  le  Bel,  ne  l'auraient  pas  moins  été  de 
Napoléon. 

De  Gibraltar  jusqu'au  pôle,  la  diplomatie  de  Philippe  IV 
isole  les  Anglais  dans  leur  île  et  les  retranche  du  monde. 
Des  rivages  siciliens  jusqu'au  fond  de  la  Baltique,  un  im- 
mense réseau,  à  peine  troué  sur  les  côtes  de  Gascogne,  en- 
veloppe et  paralyse  le  commerce  l^ritannique.  Tandis  que 
la  zone  extrême  mobilisera  de  puissantes  flottes,  aux  rive- 
rains de  l'Océan  et  de  la  Baltique,  aux  Basques  et  aux  Han- 
séates,  Philippe  IV  insinuera  le  blocus;  il  l'imposera  à  ses 
vassaux,  aux  Flamands  et  aux  Bretons. 

Les  traités  passés  en  1295  ne  reflètent  pas  encore  —  sauf 
un  —  le  gigantesque  projet  du  roi.  Il  n'y  est  question  que  do 
l'invasion  éventuelle  de  l'Angleterre,  en  vue  de  laquelle  «m 
retient  les  flottes  étrangères  pour  le  printemps  de  129(J. 

Une  convention  secrète  annexée  au  traité  d'Anagni  pro- 
mettait au  roi  de  France  le  concours  de  quarante  galères 
aragonaises,  coiumandées  par  un  amiral  et  plusieurs  capi- 
taines, et  montées  de  7,200  hommes.  Philippe  se  réservait 
les  places   conquises   et  la  moitié  du  butin  pris  en  mer,  à 

(1)  Vandal,  Napoléon  et  Alexandre  l\  Paris,  1891,  in-8".  Avant-propos, 
p.  IX. 

(2)  Cf.  RouTARic,  Notices  et  extraits  de  documents  inédits...  sous  Phi- 
lippe le  Bel,  apud  Notices  et  extraits  des  mss.,  t.  XIII,  1'"  p..  p.  167. 


;j .^o  H I  s  r  (  )  I R  v:  I  )  i>:  l  a  m  a  r  i  n  e  f  h  a  .\  (;  a  i  s  k . 

l'exception  dn  roi  d  Angleterre,  qui  resterait  prisonnier  de 
l'amiral  d'Aragon  (1). 

L'amiral  dont  il  escomptait  les  services  était  le  redou- 
table Roger  de  Loria,  le  libérateur  de  l'Aragon;  Philippe 
avait  gardé  un  profond  souvenir  de  cette  rude  figure  appa- 
rue menaçante  un  soir  d'octobre  1285,  au  col  de  Panissars, 
lorsque  les  débris  de  nos  troupes  repassaient  les  Pyrénées 
espagnoles  derrière  la  litière  du  roi  de  France  moribond  (2). 

Or,  Roger  de  Loria,  loin  de  songer  à  capturer  le  roi 
d'Angleterre,  venait  de  lui  offrir  ses  services.  L'indépen- 
dance dont  jouissaient  tous  les  grands  amiraux,  aventuriers 
et  armateurs  autant  qu'officiers,  le  prestige  que  Loria  devait 
à  ses  nombreuses  victoires  (ïî),  justifiaient  l'audacieuse  dé- 
marcbe  du  vieux  héros  des  guerres  de  Sicile  et  d'Aragon. 
Le  :27  avril  lii95,  Edouard  I  "  lui  dépéchait  un  clerc  avec 
prière  d'obtenir  du  roi  Jayme  quelques  troupes  et  d'aviser 
au  meilleur  moyen  de  servir  l'Angleterre  (4).  Ce  moyen  ne 
fut-il  point  de  refuser  de  souscrire  au  traité  et  de  continuer 
la  guerre  contre  les  Français  de  Sicile? 

Au  moment  même  où  il  signait  le  traité  d'Anagni,  à  mille 
lieues  de  là,  Philippe  le  Bel  mendiait  une  flotte  plus  puis- 
sante. En  juin  1295,  Eric  VI,  roi  de  Suède  et  Norvège,  don- 
nait pleins  pouvoirs  à  son  cousin  Ouen  Huglac  (5),  jarl 
d'Hegrenes,  pour  traiter  avec  la  France.  La  convention  fut 
passée    le  21   octobre  suivant,  à   Paris,   l'avant-veille  d'un 


(1)  Traité  d'Anagni  entre  Jayme  d'Arajjon  et  Philippe  le  Bel,  23  juin 
1295.  (Zl'RITA,  Anales  d'Aracjon,  t.  I,  p.  358.)  La  solde  était  tixée  à 
40,000  livres  tournois  le  premier  trimestre,  puis  à  30,000  livres  tous  les 
deux  mois. 

(2)  MuNTANER,  Cliroiiica  dels  reys  de  Aragon,  cap.  cxxxvui. 

(3)  Voyez,  sur  l'indépendance  de  caractère  de  Loria,  Delaville  le  Roulx, 
la  France  en  Orient,  t.  I,  p.  57. 

(4)  Rei'ord's  office,  Rotuli  Vasconiœ,  ann.  23  Edward  I,  mcudjr.  22; 
copié  par  Bréquigny,  apud  Biblioth.  nat.,  Coll.  Moreau,  p.  690,  ï"  163.  Le 
clerc  s'appelait  Arnal  Lopez. 

(5)  Audoenus  Muglaci, 


LE    BLOCUS    GOMIM'.NTAL    H  K.    l'AN  (;f.F.T  KHR  i:.  :i:,| 

auliv  Iralté  avec  l'Ecosse,  qui  pourtant  s'riail  inmvro  en 
conflitavec  la  Norvège.  Le  plénipotentiaire  promit,  pendant 
la  durée  de  la  {;ucrrc,  200  jjalères  et  100  grands  navires 
bien  armés,  approvisionnés  pour  quatre  mois  chaque  année 
et  montés  de  50,000  hommes,  chaque  navire  ayant  un  état- 
major  de  quatre  officiers  (1). 

Ces  chiffres  fantastiques  n'excédaient  point  les  ressources 
de  la  presqu'île  Scandinave.  La  seule  flotte  provinciale  en- 
tretenue par  les  districts  de  Norvège  s'élevait  à  2})2  bâti- 
ments, 12,700  rameurs  (2). 

Huglac  s'était  engagé  à  équiper  l'avant-garde  (3),  que  les 
commissaires  royaux  G.  Fresmade  et  Bertrand  de  Cressy 
allèrent  chercher  (4).  Mais  la  guerre  éclate  entre  la  Suède 
et  le  Danemark.  Et,  bien  que  le  roi  Eric  ratifie  le  traité  (5), 
bien  que  son  frère  Haquin,  duc  de  Norvège  (6),  épouse  une 
Française,  Isabelle,  comtesse  de  Joigny,  oncques  ne  pa- 
rurent les  flottes  Scandinaves. 

Les  Hanséates,  nous  l'avons  vu,  en  particulier  Wisby 
dans  l'île  de  Gothland,  si  célèbre  par  ses  coutumes  mari- 
times; Riga,  Elbing,  Greifswald,  Stralsund,  Rostock,  Wis- 
mar,  Lûbeck,  Hambourg,  Campen,  avaient  promis  à  Phi- 
lippe le  Bel  de  n'importer  ni  laines,  ni  cuirs  anglais,  écossais 
ou  irlandais  (7). 

Le  blocus  continental  de  l'Angleterre,  dont  le  premier 
jalon   se   trouvait   ainsi   posé,    ne  devint  effectif  qu'après 

(1)  Moyennant  30,000  livres  sterling.  Archives  nation.,  ,1  457,  pièce  2, 
orij».,  publiée  par  Jal,  Archéologie  navale,  t.  II,  p.  291i-. 

(2)  Pardessus,  Lois  maritiines,  t.  III.  p.  11-19  :  Gidathiiuj  de  9V0  .on- 
lirmé  en  1274. 

(S'I   Moyennant  6,000  mares  sterling.  (Areliivcs  nation.,.!  457,  pièce  5.) 

(4)  Compte  de  Jean  Arrode  arrêté  le  28  août  1296.  yJAL,  Arcliéol.  nav., 
t.  II,  p.  326.)  —  Archives  nation.,  .T  457,  pièce  6. 

(5)  Bergen,  1296.  (Archives  nation.,  J  457,  pièce  10.) 

(6)  Archives  nation.,  J  457,  pièce  9. 

(7)  Paris,  16  février  1295.  Suerges  traktater  med  hammamle  maijter 
lemte  andra  dit  horande  Uandlingar,  uFgifne  af  S.  Hydherg.  Stockholm, 
1877,  in-4",  t.  I,  p.  306. 


352  IIISTOIP.K    DK    l.A    MARINE    FRANÇAIS!:. 

l'échec  de  nos  projets  criuvasion.  Défense  expresse  d'im- 
porter des  marchandises  anglaises  et  d'exporter  des  chevaux 
de  bataille,  des  blés,  vins  ou  autres  munitions  dont  l'en- 
nemi pût  protiter,  fut  alors  l)annie  par  tout  le  royaume  (l). 
De  gré  ou  non,  la  Flandre  s'y  trouva  comprise;  seule,  était 
autorisée  l'entrée  des  marchandises  en  provenance  d'un 
pays  désormais  allié,  l'Ecosse  (2)  ;  les  navires  neutres  saisis 
avec  carjjaison  écossaise  furent  relâchés  (;V). 

A  la  suite  d'une  conférence  de  Philippe  le  Bel  avec  le 
comte  Florent,  la  Hollande  se  fermait  à  son  tour  au  com- 
merce brilannique.  Le  24  janvier  l!29(),  Edouard  mandait 
en  hâte  à  ses  baillis  d'arrêter  tout  départ  pour  cette  destina- 
tion et  de  diriger  les  marchands  sur  le  Brabant  encore 
fidèle  (4).  Mais,  devant  le  dernier  asile  des  négociants  an- 
glais, une  escadre,  partie  de  llarfleur  au  mois  de  mars  (5), 
apparut.  Son  commandant,  Michel  du  Mans,  dit  de  Navarre, 
enleva  lestement  les  bâtiments  ennemis  (6).  Il  songeait  à 
mieux.  Un  prompt  ravitaillement  (7)  à  Rouen,  Leure , 
Harfleur,  lui  permit  de  reprendre  la  mer  au  mois  de  juillet. 
Il  avait  combiné  contre  Yarmouth  un  coup  de  main  qu'un 
millier  d'hommes,  Français  et  Flamands,  déguisés  en  pé- 
cheurs devaient  exécuter.  Malgré  la  précaution  que  le  roi 
avait  prise  de  dépécher  en  Flandre  deux  commissaires  avec 
ordre  de  consigner  tous  les  navires  en  partance  (7  juillet)  (8), 

(1)  Guillaume  de  Bernav  et  Jean  Widerue  reçoivent  un  nouvel  ordre  de 
faire  exécuter  cette  consigne.  Paris,  17  octobre  1296.  i^Mélancjes  Colbert, 
vol.  346,  p.  48.) 

(2)  Saint-Gerniain-en-Laye,  28  août  1296.  (^Mélaii(jes  Colbert,  vol.  346, 
p.  47.) 

1^3)    Paris,  l-"- juin  1296.  (Mélanges  Colbert,  vol.  346,  p.  37.) 

(4)  Bartholom.ei  de  Gotton,  Hist.  angL,  p.  303. 

(5)  Lat.  9069,  P  884  v°. 

(6)  Lat.  9069,  f"  910.  Il  était  de  retour  le  31  mai  avec  cinq  prises. 

(7)  Le  ravitaillement  de  la  flotte  fut  confié  à  Gilet  Châtelain,  qui  rendit 
son  compte  le  samedi  après  la  Saint-Jean-Baptiste,  30  iuin  1296.  (Lat. 
9069,  f"  885.) 

(8)  Mélaïuje^  Colbert,  vol.  346,  p.  46 


LI-:    BLOCrS    CONTINKNTAI     1)1      I.  A  N  (;  I.  IT  K  n  (t  K  :{:,;{ 

lo  mystère  transpira  :  Michel  du  Mans,  à  son  arrivée  de- 
vant Yarniouth,  trouva  en  face  de  lui  les  vaisseaux  de  guerre 
de  l'amiral  Botetourt,  massés  là  depuis  le  iS  juillet  'I  .  Il 
se  borna  donc  à  balayer  la  mer  du  Nord  durant  Véiv  cl  l'au- 
tomne (2),  et  le  fit  avec  un  tel  succès  qu'Edouard  I"  défen- 
dit de  laisser  sortir  aucun  convoi  à  la  merci  de  la  en  li- 
sière (3).  On  n'eut  à  déplorer,  du  côté  des  Français,  (pic  la 
perte  de  la  nef  royale  P/n'/ipix-,  la  plus  fameuse  des  cocpics 
des  deux  pays,  qui  succomba  dans  un  san};lant  conflit  contre 
une  division  anjjlaise  (i). 

Une  seconde  escadre  mouillée  à  Cherbourg,  qu'elle  était 
venue  occuper  précipitamment  au  moment  de  la  descente 
ennemie,  y  complétait  ses  armements  (3).  De  là,  V amiral 
des  (jnlères  Otton  de  Toucy  ((>),  le  premier  amiral  en  titre 
que  nous  ayons  eu  dans  les  mers  du  Ponant,  observait  les 
mouvements  d'une  grosse  flotte  massée  à  Plymouth  au  com- 
mencement de  l'année  1296.  Elle  s'ébranla  le  15  janvier  et 
mit  le  cap  au  sud-sud-ouest;  une  pointe  dans  la  rade  de 
Saint-Matthieu,  où  cette  fois  la  ruse  des  Bretons  ne  put 
sauver  «  ce  qui  estoit  rcpost  sous  terre  " ,  lui  procura  des 
vivres,  mais  fut  suivie  d'un  échec  devant  l'abbaye  de  Sainl- 
Guénolé  du  Bois  (7).  A  bord  des  trois  cent  cinquante-deux 
bâtiments  qui  composaient  l'expédition,  une  armée  anglaise 

(i)   Nicolas,  History  of  the  royal  Navy,  t.  I,  p.  278. 

(2)  Le  21  décembre,  il  rendit  compte  de  sa  campagne.  (Lat.  9069, 
fol.  931.) 

(3)  30  août  1296.  (BARTHOLOM,t:i  de  Gotton,  Hist.  cutrjL,  p.  313.) 

(4)  Flores  historiarum,  t.  III,  p.  99,  289. 

(5)  En  pavois,  lances,  apparaux  fabriqués  dans  les  forêts  de  Robert  Ber- 
tran,  sire  de  Bricquebec.  IMiilippe  IV  donne  l'ordre  d'en  solder  les  frais, 
19  février  1296.   (Jourdain,  Ui  Marine  sous  Philippe  le  Bel,   p.  386,  n"  2.) 

(6)  JNommé  le  23  décembre  1295.  (Lat.  9069,  fol.  898.)  —  Lat.  9069, 
foi.  898  v". 

(7)  Archives  nation.,  J  240,  p.  18,  analysée  par  M,  de  i.a  Borderie,  le 
Commerce  et  la  féodalité  en  Bretagne,  dans  la  Revue  de  Bretagne  et  de 
Vendée,  t.  V  (1859),  p.  357.  —  Do.\i  Morice,  Histoire  de  Bretagne,  t.  I. 
p.  216. 


354  IIISTOIlli:    1)K    LA    MAfSIM.    l'R  AN  CA  I  S  K. 

passait  en  GuyGune  sous  le  conunandeineiit  des  comtes 
Edmond  de  Leicester,  Henry  de  Lincoln  et  de  Jean,  duc 
de  Bretagne.  Elle  enleva  Lesparre  le  jeudi  saint  22  mars; 
le  samedi,  elle  se  heurtait  aux  dix  mille  hommes  du  maître 
des  arbalétriers  Jean  de  Brûlas  et  du  capitaine  de  l'armée 
navale  de  la  Gironde  (1),  Oudart  de  Mauhuisson,  qui  cou- 
vraient Bordeaux.  Un  combat  sanglant  engagé  sur  le  Heuve 
et  dans  les  rues,  tourna  à  notre  avantage;  la  Hotte  ennemie, 
se  repliant  en  désordre,  descendit  la  (jironde,  brûla  Lan- 
gon,  Saint-Macaire,  et  vint  atterrir  à  Bayonne  (2).  Elle  fut 
renforcée  par  les  "bonnes  gens  "  de  mer  de  l'amiral  Barrau 
de  Sescars,  qui  avait  reçu  l'avis  de  se  ranger  aux  oi'dres 
des  amiraux  de  la  métropole,  Libourne  et  Botetourt  (3). 

Mais  Philippe  le  Bel  ne  lui  laissa  point  poursuivre  ses 
avantages;  profitant  des  fautes  qu'elle  avait  commises  en 
spoliant  à  nouveau  les  Bretons  et  en  inquiétant  les  Basques, 
il  étendit  sur  l'Océan,  comme  il  l'avait  fait  sur  la  mer  du 
Nord  la  trame  du  blocus  continental.  Dans  la  trouée  de 
Guyenne,  il  jeta  l'armée  de  Robert  d'Artois  et  l'escadre 
d'Otton  de  Toucy  :  une  vingtaine  de  galères  et  de  galiots  (i). 
Toucy,  muni  d'une  provision  de  route,  le  P'  avril,  à  son 
départ  de  Cherbourg  (5),  débarqua  à  Guernesey  quelques 
troupes  qui  détruisirent  le  quai  de  Saint-Pierre-Port  et  oc- 
cupèrent pour  un  temps  éphémère  le  Château-Cornet  ((5)  ; 
puis  il  vint  bloquer  les  places  fortes  occupées  par  les  An- 
glais sur  la  Gironde.  Bourg,  étroitement  serrée  (7),  était  en 

ri)  Lat.  9069,  fol.  896  et  926  v'\  —  Lat.  17658,  fol.  20. 

(2)  Guillaume  Guurt,  la  Brandie  des  royaiis  liiif/iuit/es,  dans  les  Histo- 
rieim  de  France,  t.  XXII,  p.  220. 

(3)  Mandement  d'Edouard  I"  à  l'amiral  Barrau  de  Sescars,  12  décembre 
1295.  (Moreau,  vol.  640,  fol.  239.) 

(4)  Lat.  9069,  fol.  925. 

(5)  P.  Anselme,  Histoire  (jénéalog.,  t.  VII,  p.  734. 

(6)  Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes,  t.  XXXVII,  p.  143.  —  DuPOST, 
Hist.  du  Cotentin,  t.  II,  p.  194. 

(7)  Le  1"  septembre,  devant  Bourj;,  Toucy  toucbait  20,000  livres  pour 
l'entretien  de  l'escadre.  (P.  Anselme,  Hist.  ijcnéalog.,  t.  VII,  p.  734.) 


LK    lif^dCrs    CdNTIM-NI  AI     m;    l/ A  \  C  I,  i:  |  i:ii  |î  I  t  .o 

détresse,  quand  soudain  une  ucf  sortit  de  liluye  avec  une 
cargaison  de  vivres  et  passa  au  travers  des  galères  du  1.1..- 
cus  (l).  Elle  était  commandée  par  Tintrépide  Simon  d.- 
Montégu.  Sur  ce,  la  grosse  flotte  qu'Henry  de  Lincoln  rame- 
nait de  Bayonne  fut  signalée.  Trop  failde  pour  risquer  une 
bataille,  Toucy  se  replia  sur  les  places  françaises  de  Hor- 
deaux  et  la  Réole  ;  malade,  moribond,  il  résignait  son  com- 
mandement entre  les  mains  d'Henri  Marchese  (:2:i  oelo- 
bre)  (2).  Bientôt  l'ennemi  s'éloigna  et  disparut.  Pour  la 
campagne  prochaine,  le  nouveau  capitaine  échelonna  ses 
navires  de  course,  quatorze  galères,  cinq  huissiers  et  plu- 
sieurs galiots,  depuis  la  Réole  (;^)  jusqu'à  la  Rochelle,  de 
façon  à  intercepter  les  convois.  La  mémo  tactique  était 
adoptée  dans  la  Manche,  où  la  seconde  escadre  royale, 
d'égale  force,  avait  Rouen  comme  base  d'opérations  et 
Calais  comme  poste  avancé  ;  elle  pourchassait  l'ennemi  avec 
sept  huissiers,  dix  galères  et  plusieurs  {jaliots  (4).  Gomme 
on  renonçait  à  envahir  l'Angleterre,  Philippe  le  Bel  s'était 
défait  de  ses  nefs  de  transport  et  n'employait  plus  que  des 
croiseurs  pour  maintenir  rigoureusement  le  blocus  Suivant 
l'expression  énergique  d'un  contemporain,  «  nostre  segneur 
le  roy  ot  tout  désarmée  la  mer,  c'est  à  savoir  l'an  1111  '^ 
XVI  (5).  » 

(1)  RiSHAKGER,  Chronica,  p.  155.  —  l'.douanl  \"  mand.iil  le  I  1  u\  lil 
1296  à  Richard  Fitz  James,  gouverneur  de  Bourg,  qu'il  lui  envoyait  si\  nefs 
chargées  de  blé.  (Moreau,  vol.  640,  fol.  249.) 

(2)  Lat.  9069,  fol.  858.  —  Lat.  9783,  fol.  87.  —Du  Gange,  Glossaiium 
mediœ  latinitatis,  art.  Admir.  —  En  mémoire  des  bons  services  de  ïoucv. 
sa  fille  reçut  du  roi  une  dot  de  1,500  livres.  (Coll.  Clairambault,  vol.  107, 
p.  8365.) 

(3)  Lat.  9783,  fol.  87.  — Le  compte  de  «G.  de  Cornalli  »  pour  les 
galères  de  la  Gironde  est  rendu  le  mardi  après  les  Brandons,  1296  (n.  st. 
1297)  (Lat.  9069,  fol.  898  v".)—  Moreau,  vol.  640,  fol.  261. 

(4)  Rapport  de  l'amiral  Benoît  Zaccaria  [Rouen,  fin  de  l'année  1297]. 
(Archives  nation.,  J  456,  n%36*;  publié  dans  les  Notices  et  extraits  des  mss., 
t.  XX,  2'  p.,  p.  112-117,  par  Boutaric,  Documents  inédits  relatifs  U  l'his- 
toire de  France  sous  l'Iiilippe  le  Bel.) 

(5)  Notices  et  extraits  des  mss.,  t.  XX,  2^  p.,  p.  126. 


;5r)(i  MIS  TOI  liK    DE    LA    M  A  li  I  N  K    FI!  A  XC  AI  SK. 

Le  vicomlc  d'Avranches,  déléjjué  en  Bretagne,  informait 
contre  les  armateurs  qui  tratlqualent  et  vendaient  des  muni- 
tions en  Angleterre.  De  Saint-Malo  à  Quimper,  dans  dix- 
huit  ports,  le  vicomte  nota  peu  de  délinquants;  il  recueillit 
au  contraire  de  nombreuses  doléances  de  populations  exas- 
pérées par  la  dernière  descente  des  Anglais  (1).  A  l'imi- 
tation des  Malouins,  qui  comptaient  l'année  précédente 
vingt-trois  nefs  dans  la  Hotte  française  (2),  les  marins  bre- 
tons, Even  de  Coquez,  par  exemple  (3),  allaient  s'engager 
au  service  de  la  France. 

Le  séjour  de  la  flotte  anglaise  à  Bayonne  avait  donné  une 
chaude  alerte  aux  Basques,  coupables  de  quelques  pirate- 
ries contre  les  convois  de  leurs  voisins  (i)  ;  la  menace  de 
représailles  provoqua  une  formidable  ligue  des  ports  de  la 
Navarre.  Santander,  Laredo,  Castro-llrdialcs,  Yittoria,  Ber- 
meo,  Guetaria,  Saint-Sél)astien,  Fontara]>ie,  se  confédérc- 
rent  immédiatement  en  inie  Hennandad  ou  Confrérie,  dont 
le  statut  principal  spécifiait  l'interruption  de  tout  négoce 
avec  Bayonne,  avec  l'Angleterre  et  avec  la  Flandre  durant 
la  guerre  (mai  l!29())  (5).  Si  la  Flandre  était  comprise  dans 
la  prohibition,  c'est  que,  on  se  le  rappelle,  quinze  navires 
basques  furent  capturés  dans  les  eaux  de  Dam  (6).  La  ran- 
cune navarraise,  conseillée  par  Philippe  le  Bel,  ne  se  borna 
pas  à  une  simple  mise  en  interdit.  Le  2  mai  de  l'année  sui- 
vante, Bermeo  nommait  des  plénipotentiaires  à  une  nouvelle 

(1)  1296.  (Archives  nation.,  J  240,  p.  18,  analysée  par  A.  de  la  Borde- 
niE,  le  Commerce  et  la  féodalité  en  Bretagne,  apud  Revue  de  Bretagne  et 
de  Vendée,  t.  V,  p.  357.) 

(2)  Compte  de  Girart  le  Barillier,  publié  par  Jal,  Archéol.  nav.,  t.  II, 
p.  304. 

(3)  1299.  (Latin  9783,  F  100.) 

(4)  Les  Basques  avaient  intercepté  les  nefs  bayonnaises  :  Sainte-Marie, 
revenant  d'Afrique  (1295);  Saint-Pierre  et  Saint-Nicolas,  revenant  d'An- 
gleterre (1297).  (Rymer,  Fœdera,  t.  I,  3''  p.,  p.  150,  178.  —  Coleccion 
diplom.  de  la  Cronica  de  D.  Fernando  el  IV,  t.  I,  p.  286-352.) 

f5)    Coleccion  diplomatie  a  de  la  Cronica  de  don  F'ernando  el  IV ,  t.  I,  p.  53. 
(6)   Cf.  supra,  p.  347, 


LE  BLOCUS  CONTINKNTAf,  1)K  L' AN  G  LLTE  K  UK.     3:,7 

assemblée  de  la  Hermandad  à  Castro-Urdiales  pour  enten- 
dre les  propositions  du  roi  de  France  aux  villes  maritimes 
et  se  concerter  avec  ses  messagers  sur  la  guerre  anglaise  (  I  ) . 

A  mesure  que  Tétau  se  resserrait  davantage  sur  le  com- 
merce britannique,  s'élevait  par  toute  l'Angleterre  un  con- 
cert de  plaintes  de  plus  en  plus  vives  :  le  Parlement  les  lit 
entendre  au  roi  dans  de  violentes  remontrances. 

La  laine,  qui  constituait  à  elle  seule  «  la  moyté  de  la 
value  de  tout  la  terre  »  ,  ne  peut  plus,  disait-il,  s'écouler  à 
l'étranger.  Et  pour  achever  la  ruine  de  vos  malheureux 
sujets,  vous  ne  permettez  plus  l'exportation  des  laines  que 
par  certains  ports  où  elles  sont  frappées  d'une  "  maltote  " 
destinée  à  couvrir  les  frais  de  l'expédition  de  Flandre  (2). 

En  dépit  des  protestations  de  ses  sujets,  Edouard  avait 
trouvé  le  point  faible  de  la  politique  française.  Le  blocus 
continental  n'atteignait  point  seulement  l'Angleterre  ;  il 
frappait  aussi  les  Flamands,  privés  par  là  des  matières 
premières  d'outre-mer;  Philippe  le  Bel  ne  put  empêcher 
entre  ses  victimes  une  association  d'infortunes.  Sur  ses 
mesures  prohibitives,  un  souffle  de  liberté  passa. 

Libertaires  par  nature,  libre-échangistes  par  besoin,  les 
Flamands  ne  purent  supporter  d'entraves  à  leur  commerce. 
Et  le  blocus  continental,  entamé  aux  Pays-Bas,  s'effon- 
dra. Ce  fut  l'œuvre  du  traité  de  Bruges  du  8  mars  1:25)7  : 
l'alliance  d'Edouard  l'  et  du  comte  Guy,  un  mutuel  res- 
pect de  leurs  pavillons,  en  constituaient  la  base;  ou  stipu- 
lait l'obligation  pour  chaque  navire  flamand  ou  anglais  île 
porter  un  certificat  de  son  port  d'attache,  de  façon  à  dé- 
jouer tout  subterfuge  de  l'ennemi,  et  l'on  adopta  la  loi  du 


(1)  Original  aux  Archives  de  la  chambre  des  comptes  de  Navarre,  copie 
en  la  Collection  Vargas  Ponce,  t.  LU,  n"  8;  analyse  dans  DriiO,  La  marina 
fie  Castilla,  t.  I,  p.  231. 

(2)  Remontrance  du  parlement   anglais    au  roi,  1297  (publiée  dans  Me- 

ÎMINGBURGH,    ClironicOH,   t.   II,  p.    125). 


3:.S  mSTOIRK    DE    l>A    .MARINE    FRANÇAISE. 

talion  en  cas  de  rixe  entre  les  matelots  des  deux  pays  (1). 

Par  la  brèche  qui  s'ouvrait  sur  le  continent,  Edouard  1" 
s'élança  avec  une  flotte  imposante,  cinq  cents  vaisseaux, 
dit-on  (2).  Assailli  en  route  par  le  vaillant  armateur  calaisien 
Pédrogue,  il  perdait  quatre  beaux  navires  (3).  Quelques 
heures  après,  un  combat  terrible  s'engageait  entre  deux  divi- 
sions de  sa  propre  flotte,  entre  les  marins  des  Cinq-Ports  et  les 
gens  d'Yarmouth.  Edouard  n'eut  qviele  temps  de  dégager  ses 
trois  grandes  nefs,  en  particulier  le  Bayard^  qui  portait  le 
trésor,  et  de  les  pousser  au  large,  hors  du  foyer  d'incendie 
allumé  par  les  marins  des  Cinq-Ports  :  vingt-cinq  nefs 
d'Yarmouth  brûlaient  (4).  Ce  fut  à  ces  sinistres  lueurs,  avec 
des  troupes  hargneuses  de  mécontentement,  que,  le  23  août, 
il  abordait  à  l'Ecluse. 

L'armée  française,  le  roi  en  tétc,  était  alors  occupée  au 
siège  de  Lille  :  en  ce  moment  même,  arrivait  en  France, 
pour  prendre  la  direction  des  opérations  maritimes,  le 
grand  amiral  de  Castllle.  Il  reçut  le  titre  d'amiral  général 
du  roi  (5) . 

Benoît  Zaccaria,  digne  émule  de  Roger  de  Loria,  n'avait 
pas  cette  fougue  impétueuse,  cette  audace  dans  les  péril- 
leuses reconnaissances  et  cette  imagination  fertile  en  strata- 
gèmes, qui  eussent  secondé  puissamment  l'invasion  de  l'An- 
gleterre. Mais  il  était  instruit  et  prudent;  dès  lors  qu'on  s'en 
tenait  à  un  blocus,  un  tacticien  convenait  mieux  qu'un 
foudre  de  guerre. 

(1)  Rymer,  Fœdera,  t.  I,  'A'  p.,  p.  176. 

(2)  De  nombreux  Gallois  et  Irlandais  étaient  à  bord.  {Calendar  of  docu- 
ments relating  to  Jrelaiid  (1293-1301),  p.  224.)  —  Contrairement  à  l'opi- 
nion des  chroniqueurs,  l'expédition  comprenait  quelques  milliers  d'hommes 
seulement,  et  non  pas  1,500  chevaliers  et  50,000  soudoyers.  (Cf.  Fukck- 
BitENTANO,  Philippe  le  Bel  en  Flandre,  p.  256,  n.  6.) 

(3)  Chronique  artésienne,  publiée  par  De  Smet,  Corpus  chronicorutn 
Flandriœ.  Bruxelles,  1837-1845,  t.  IV,  p.  457.  —  Funck-Brentano,  ouv. 
cité,  p.  255. 

(4)  Hemingburgh,  Chronicon,  t.  II,  p.  158. 

f5)  Lille,  août  1297.  (Du  Cange,    Glossar.  med.  latinitatis,  art.  Admir.) 


[.!•;    FU.OCIS    COMliNKMAI,    1)1-,    I.  A  .\  (;  I.  I.T  Kl;  It  i:.  :'.y) 

Zaccaria  avait  fait  son  apprentissage  en  (lélriilsaiit  par  de 
multiples  croisières  les  principautés  franco-vénilieuiies  de 
TArchipel  (I).  Il  commandait  alors,  comme  mégaduc  de 
l'empire  grec,  les  galères  que  la  commune  de  Gênes  sV'lait 
engagée  à  fournir  aux  basiles  (2). 

Familiarisé  de  b.onne  heure  avec  la  stratégie  by/anllnc,  il 
eut  l'occasion  d'appliquer  ses  connaissances  lors  de  la  bataille 
de  Porto-Pisano,  qui  écrasa  pour  jamais  la  puissance  navab' 
de  Pise.  Il  y  commandait  la  seconde  ligne  des  galères  génoises, 
qui  étaient  rangées  sur  deux  lignes  (^i),  suivaiitTunc  des  for- 
mations de  bataille  exposées  par  Léon  le  Philosophe  (4)  :  les 
expressions  grecques  de  Pamphiles  et  Protontins  ou  Porten- 
tins  qui  se  sont  glissées  dans  le  récit  du  chroniqueur  officiel 
trahissent  à  quelles  sources  les  amiraux  s'étaient  inspirés. 
D'humeur  voyageuse,  Zaccaria,  passé  au  service  du  roi 
Sanche  de  Castille,  battit  l'émir  al-omrah,  le  a  miramolin  » 
du  Maroc,  lui  prit  douze  galères  (août  1291)  (5)  et  emporta 
Tannée  suivante  (:20  août)  la  ville  marocaine  de  Rabat,  qti'il 
assiégeait  comme  amiral  mayor  des  escadres  castillane,  gé- 
noise et  catalane.  Le  port  Sainte-Marie,  sur  le  Guadalquivir, 
qu'il  reçut  comme  gratification  (()),  ne  lui  fut  pas  une  oc(;a- 
sion  de  rester  en  Espagne,  et,  sans  cesser  ses  relations  avec 

(l:  Tous  les  ans,  à  partir  de  1265,  il  organisait  une  expédition  contre  les 
Français  de  Guillaume  de  la  Roriie  en  Grèce  ou  contre  les  Vénitiens  de 
^èffrepont  et  des  îles.  (Di;  Gange,  Histoire  de  l'empire  de  Constantiuople, 
éd.  Buclion,  t.  I,  p.  394.)  —  En  1288,  Jean  de  Grailly  fut  encore  repoussé 
par  lui  devant  Tripoli.  (JacObi  Auri.e,  Annales  Janueiises,  dans  les  Monu- 
menta  Gerinaniœ  historicu,  t.  X\"I1I,  p.  322.) 

(2)  Par  traité  du  13  mars  1261.  (Du  Gange,  Histoire...  de  Constanti- 
uople, t.  I,  p.  445.  —  Atti  délia  societa  ligure,  t.  XVII,  p.  277.) 

(S)  6  août  1284.  Oberto  D'Oria,  capitaine  de   la  commune,  s'était  posté 
bravement  en  avant  du  front  de  bataille;  huit  chefs  de   division  ou  porten- 
tins,  dont  les  paniphyles  débordaient  un  peu  de  la  première  ligne,  transmet- 
taient ses  ordres.  (JacObi  Auri.e,  Annales  Janitenses,  dans  les  Mon.    Cerni 
hist.,  Scriptores,  t.  XVIII,  p.  307.) 

(4)  Tactica,  t.  XIX,  p.  37-38. 

(5)  Annales  Januenses,  dans  les    Mon.  demi,  liist.,  t.  XVIII,  p.  34'fc. 

(6)  P.  Anselme,  Histoire  généalogi'jue,  t.  VII,  j).  71)8. 


3bO  HISTOIRE    DK    J.A    MAHINK    FKAMCAISE. 

rOrienL   byzantin   (J),    il    trouva  le   moyen  de   répondre   à 
l'appel  de  la  France. 

A  peine  débarqué  à  Rouen  avec  l'escorte  habituelle  des 
amiraux,  deux  galères  (2),  dont  l'une  était  peut-être  le  su- 
perbe trois  mats  la  Richesse,  tout  incrusté  de  nacre  et  de 
perles  (3) ,  il  élabora  un  plan  de  campagne  en  harmonie 
avec  la  politique  de  Philippe  le  Bel. 

Voici,  dit  le  vieux  corsaire  (4),  «  la  melleur  manière  de 
guerroier  que  nous  sachon  pourvoier  en  nostre  avis  :  "  avec 
une  escadre,  «  offendre  "  l'ennemi  en  mer  et  dans  ses  terres, 
dans  ses  vaisseaux  et  dans  ses  ports  :  par  des  descentes  mul- 
tipliées, le  mettre  sur  les  dents.  Vingt  huissiers,  quatre  ga- 
lères et  vingt-quatre  bateaux  me  suffiront.  Le  roi  a  treize 
huissiers,  j'en  ai  deux,  les  marchands  de  la  Rochelle  un, 
(i  llll  des  plus  grandes  galies  du  dit  roy  "  qu'on  peut  u  hau- 
ccr  et  eslargir  et  ouvrir-les  par  derrière,  à  guise  d'ussiers  » , 
feront  le  compte.  Chaque  huissier  embarquant  vingt  cheva- 
liers avec  leur  suite,  l'expédition  s'élèvera  à  400  cavaliers, 
400  piétons,  4,800  mariniers.  Deux  galères  suivront  les 
huissiers  et  resteront  à  la  garde  des  bateaux  pendant  les 
descentes  :  les  autres  feront  le  va-et-vient  entre  Rouen 
et  l'escadre,  pour  apporter  des  vivres  et  des  fourrages. 
Ainsi,  les  besoins  de  ravitaillement  n'interrompront  pas  la 
campagne.  Le  "  conduiseours  "  des  chevaliers  doit  être 
fidèle,  «  de  haut  affaire  ",  dur  à  la  peine,  cl  les  équi- 
pages seront  recrutés  parmi   l'élite  des  marins,  moyennant 

(1)  En  1287,  il  y  envoie  sa  galère  la  Richesse  pour  ses  affaires.  {Annales 
Januenses,  Mon.  Germ.  Iiist.,  t.  XVIII,  p.  318.) 

(2)  L'année  même,  le  4  octobre  1297,  les  Capitoli  délivrés  à  l'amiral  de 
Provence  lui  reconnaissaient  le  droit  d'entretenir  deux  galères  qui  fussent 
toujours  à  sa  disposition.  (Gadieb,  Essai  sur  l'administration  du  royaume 
de  Sicile,  p.  185,  287.) 

(3)  Annales  Januenses,  Mon.  Gerni.  liist.,  t.  XVIII,  p.  312. 

(4)  Archives  nationales,  .1  456,  n"  36*,  publié  par  Boutaric,  Documents 
inédits  relatifs  à  l'iiittoire  ilc  France  sous  Philippe  le  Bcl^  t.  XX,  2''  p., 
p.  112-119. 


LE    BLOCUS    COMIMsNTAL    DE    L'A  ^  GL  ETE  U  H  K.  ;i6l 

une  haute  paie  mensuelle  de   40   sols   au    lieu   de   35  (1). 

Dès  maintenant,  il  faut  choisir  secrètement  le  chef  de 
l'expédition,  acheter  les  apparaux,  les  armes  et  les  vivres; 
retenir  les  hommes  en  janvier  prochain,  sauf  à  leur  donner 
en  mars  le  reste  de  leur  solde.  Les  marins  engagés  auront 
défense  de  revenir  à  terre  pendant  la  durée  de  la  cam- 
pagne, de  mars  à  juillet.  Quant  à  moi,  ajoutait  Zaccaria,  je 
ferai  toujours  mon  devoir.  Je  vous  envoie,  du  reste,  sire, 
mon  neveu  Charles  di  Negro  et  Albert  Vonnart  pour  tout 
renseignement. 

Cet  important  mémoire,  que  jusqu'ici  on  a  attribué  à 
l'année  1295  (2),  date  en  réalité  de  1297,  du  séjour  de  Zac- 
caria à  Rouen  (3)  :  sans  doute  faut-il  voir  dans  les  mille 
livres  qu  il  reçut  le  22  novembre  du  bailli  de  Rouen  (4) 
une  récompense  de  son  judicieux  avis. 

Ce  fut  à  la  Rochelle,  en  décembre,  que  Zaccaria  connut 
les  instructions  royales.  Son  fils  Paléologue  en  était  por- 
teur (5).  Le  plan  de  campagne,  scmblc-t-il,  était  approuvé, 
et  le  grand  amiral,  en  plein  hiver,  s'apprêtait  à  ramener 
dans  la  Manche  l'escadre  de  l'Océan  (6).  Durantl'année  1298, 
il  ne  cessa  de  sillonner  la  mer  au  grand  dommage  des  Anglais. 
En  janvier,  le  M)  juillet,  le  M)  octobre,  il  touchait  diverses 
sommes  pour  l'entretien  de  son  armée  de   mer  (7).  Une  nef, 


(1)  Les  frais  (Vune  campagne  île  quatre  mois,  solde,  vivres,  réparations 
d'armures  et  d'apparaux  compris,  étaient  évalués  à  64,000  livres. 

(2)  BorTAnic,  Documents  inédits  relatifs  à  l' histoire  de  France  sous  Phi- 
lippe le  Bel,  dans  les  Notices  et  extraits  des  manuscrits,  t.  XX,  2''  partie, 
p.  111-112. 

(3)  Août  à  novembre  1297.  —  Ai-je  besoin  de  faire  remarquer  que 
B.  Zaccaria  laisse  clairement  entendre  qu'il  écrit  à  Rouen  et  dans  la  der- 
nière saison  de  l'année,  quand  il  dit  :  «  nous  n'en  avons  à  Rouen  que  X,  » 
et  qu'il  parle  de  janvier  prochain. 

(4)  P.  Anselme,  Histoire  (jénéalogir/ue,  t.  YII,  p.  738. 

(5)  Ibidem. 

(6)  «  Guillelmus  Vitalis  de  Ripparia,  pro  toto  residuo  vadiorumjjalearmn 
de  Rupella  LXV  1.  XI  s.  XI  d.  t.  .   (24jnillet).  (Lat.  9783,  f"  81.) 

(7)  7,000,  4,000,   12,000  livres.   (P.  Anselme.  Hist.  généalog.,  t.  VII, 


3()2  HISTOIRE    l)K    LA    MAUIM-;    FRANÇAISE. 

une  galiote  et  d'autres  navires  achetés  par  le  roi  vinrent  suc- 
cessivement renforcer  son  escadre  (1).  Bien  que  les  chro- 
niques soient  muettes,  nous  pouvons  être  certains  que  notre 
croisière  gêna  les  opérations  maritimes  d'Edouard  1"  (2)  et 
qu'elle  ne  fut  pas  sans  poids  sur  la  conclusion  d'une  trêve. 
A  Bayonne,  Blaye,  Bourg,  Yarmouth,  aux  Cinq-Ports, 
quatre  bons  hommes  nommés  par  Edouard  faisaient  jnrcr 
aux  maîtres  de  nefs  de  servir  fidèlement  l'Angleterre  contre 
les  Français  (3).  Preuve  certaine  qu'on  craignait  des  défail- 
lances. 

La  division  navale  de  Michel  de  Navarre,  «  amiral  du 
roi  de  France  dans  le  fleuve  de  Bordeaux,  »  (i)  avait  tenu 
en  échec  les  pirates  qui  infestaient  la  Gironde  (5).  Je  ne 
sais  si,  parmi  ses  compagnons,  il  ne  faut  pas  compter  un 
aventurier  que  les  l)allades  écossaises  ont  rendu  populaire. 
Wallace  serait  venu  en  France,  où  ses  exploits  contre  les 
pirates,  contre  un  Jean  de  Lynn  entre  autres,  auraient 
excité  la  verve  de  nos  trouvères.  Ce  fut  surtout  en  Guyenne 
qu  il  se  distingua  ;  mais  les  ballades  écossaises,  aussi  pauvres 
en  données  historiques  que  l'iclies  en  réminiscences  bibli- 
ques, ne  rapportent  de  ses  hauts  faits  qu'un  combat  contre 
un  lion...  en  Guyenne  (0)  ! 

Lion  et  léopard,  Ecosse  et  Angleterre,  allaient  se  retrou- 
ver en  présence,  mais  seuls  et  sur  un  autre  terrain. 

Le  ;iO  juin  1:298,  était  intervenue  une  sentence  arbitrale 
de  Boniface  VIII.  La  guerre  s'assoupit  par  une  trêve  entre 

p.  738.)  —  17  juillet  1298.  Tiiibaut  Cochevil  paie  76  mines  de  blé  prises 
«  pro  fjarnisione  jjaleaium  régis  in  INorniannia  »  .  (Lat.  9783,  1"  80.) 

(1)  .(ournal  du  Trésor  à  la  date  des  7  juin,  4  aoi'il,  16  décembre  1298. 
(Lat.  9783,  f"  68,  etc.) 

(2)  Documents  illustrative  of  thc  liif!toi-j  of  Scothind  (1286-1306),  t.  Il, 
p.  342-344. 

(3)  Janvier  1298.  (Archives  nation.,  J  652,  p.  21.) 

(4)  Glairambault,  vol.  825,  pièce  48. 

(5)  Le  compte  des  prises  fut  rendu  le  5  mai  1298.  (Lat.  9069,  f»»  897- 
898.) 

(6;   l'r.  Michel,  les  Ecossain  en  France,  t.  I,  p.  44. 


1,K    BLOCUS    CONTINENTAL    DE    L'ANGLETERRE.  Sli:? 

les  peuples,  par  des  alliances  de  famille  entre  les  rois. 
Edouard  I"  épousa  Marguerite;  Edouard,  son  fils,  épousa 
Isabelle,  sœur  et  fille  du  roi  de  France  (1).  La  trêve,  pro- 
longée en  IMH)  et  i;i()l,  spécifiait  que  chaque  parti  gar- 
derait ses  positions  et  délaisserait  ses  alliés  :  l'Ecosse,  la 
Flandre. 

Philippe  IV  semblait  triompher.  Il  se  maintenait  en 
Guyenne;  des  germes  de  discorde  semés  entre  la  Normandie 
et  l'Angleterre  séparaient  à  jamais  les  deux  nations.  L'An- 
gleterre pei'dait  l'empire  de  la  mer,  que  conservaient,  (|ue 
disputaient  tout  au  moins  nos  deux  escadres  permanentes 
de  la  Manche  et  de  l'Océan  ;  elle  avait  failli  sul)ir  l'invasion, 
elle  souffrait  du  blocus  continental. 

Mais  à  ces  trois  actes,  pirateries,  invasion,  blocus,  il 
manquait  un  épilogue;  le  statu  quo  de  la  trêve  n'en  était 
pas  un.  L'épilogue  se  déroula,  rapide,  foudroyant,  au  tra- 
vers de  la  guerre  de  Flandre.  La  sédition  de  Bordeaux 
décidait  de  la  perte  de  la  Guyenne,  que  sanctionna  le  traité 
du  ^9  mai  1303  (2). 

(1)  Juin  1299. 

(2)  RvMEii,  Fœdera,  t.  I,  4«  p.,  p.  3,  14,24. 


GUERRES    FLAMANDES 


I 

(1299-i;i0i) 


Le  blocus  continental  de  l'Angleterre  eut  pour  corollaire 
la  guerre  de  Flandre.  Le  traité  de  Bruges,  en  réservant  aux 
pavillons  anglais  et  flamand  le  monopole  de  l'intercourse, 
avait  déterminé  une  crise  économique  dans  les  ports  fran- 
çais. Une  émeute  éclata  à  Calais  en  liî)8  et  dut  être  sévè- 
rement réprimée.  Mais  l'hommage  que  Guy  de  Flandre 
prêta  au  roi  d'Angleterre  porta  à  son  comble  l'exaspération 
de  Philippe  IV.  En  mars  I29Î),  Renaud  Barbou,  bailli  de 
Rouen,  équipait  les  navires  du  roi  (1)  :  la  Superbe,  de 
Rayonne;  le  Crinciis  (2),  dix  galères  et  une  galiotc,  que 
montèrent  des  marins  provençaux  (3),  soldés  le  13  avril.  Le 
lendemain,  l'amiral  Benoît  Zaccaria  (4)  partait  pour  barrer 
le  Zwyn,  l'artère  fluviale   qui  alimentait  Dam,  l'Écluse  et 

(1)  Jl  touche  16,000  livres.  .louriial  du  Trésor  à  la  date  des  3  et  6  mars. 
(Latiii  9783.) 

(2)  La  t.  9069,  f»  897. 

'3)  Lat.  9069,  f"  900  :  >■  Compotus  l'icj'inaldi  Barltou  de  solulionibus  pcr 
ipsutn  factis  apud  Rothomagum,  lunœ  ante  Pasclia  1299  [13  avrilj  pro  dc- 
ccm  jjalcis  et  uno  galioto  missis  in  Flandiiam,  rpiibus  Renedictus  Zacliariœ 
fuit  admiraldus.  » 

^4)    Il  touchait  une  provision  de  7,000  livres,    Lat.  9783,  f  "  44,  68.) 


(lUKIlHES    FI.AMAMlKS. 


;iti5 


Bruges  (I),  et  qui  rayonnait,  par  un  admirable  système  de 
canaux,  jusqu'à  Lille,  Ypres  et  ïhourout  (2).  Les  malheu- 
reux ambassadeurs  du  roi  d'Ecosse ,  éconduits  par  Phi- 
lippe IV,  l'accompagnaient.  Ils  s'embarquèrent  à  Dam  (;i). 

La  croisière  de  Zaccaria  dura  toute  l'année,  jusqu'en 
janvier  1300,  où  il  était  de  retour  à  Rouen  (4).  Il  avait 
chargé  son  Hls  Paléologue  de  protéger  en  son  absence  les 
côtes  françaises  (5).  Mais  la  nostalgie  du  pays  natal,  le  désir 
do  batailler  encore  contre  les  mécréants,  étreijniaient  ces 
rudes  hommes  de  mer.  C'était  l'année  du  grand  Jubilé,  où 
Rome  attirait  tant  de  pèlerins.  Le  père  et  le  fils  s  en  allèrent, 
libérés  de  toute  dette  vis-à-vis  du  Trésor  ((>),  commander 
une  escadre  que  les  dames  de  Gènes  armaient  contre  les 
Sarrasins  (1300).  Benoît  finissait  sa  carrière  comme  lll'avait 
commencée,  par  la  croisade.  Il  toucha  jusqu'à  sa  mort, 
en  1314,  la  pension  du  roi  ;  ce  fut  avec  l'argent  de  la  France, 
on  peut  le  dire,  qu'il  fonda  le  petit  royaume  de  Ghlos  dans 
l'Archipel,  sentinelle  perdue  aux  avant-postes  de  la  chré- 
tienté (7),  sur  la  route  de  Byzance,  la  ville  impériale  que 
Philippe  IV  convoitait  (8). 

Remplacer  les    Zaccaria  n'était  pas   facile.   On    rappela 

(1)  Annales  reijis  Edwardi  I,  à  la  suite  des  Willelmi  Hisliatiycr  Cliro- 
nica,  p.  438. 

(2)  Funck-Brentano,  Philippe  le  Bel  en  Flandre,  ]>.  33. 

(3)  Edouard  I"  les  fait  poursuivre  par  quatre  navires  armés  à  Douvres 
(10  juin).  (^Documents  illustralive  of  tlie  history  of  Scotland,  t.  II,  p.  373.' 

(4)  Paléologue  touche  une  indemnité  le  15  novembre.  (!'.  Anselme, 
Hist.  généalog.,  t.  VII,  p.  738.) 

(5)  Il  touche  500  livres  du  hailli  de  Rouen.  (Lat,  9783,  f"  5  v".) 

(6)  Zaccaria  verse  240  livres  18  sols  au  Trésor  1300).  {V .  Anselme, 
Hist.  généalog.,  t.  VII,  p.  738.) 

(7)  P.  Anselme,  Ibidem.  —  Il  y  ajouta,  en  1308,  File  de  Thaxos  (MtN- 
TANER,  Chronique,  cli.  ccxxxiv),  son  successeur  grossit  l'héritage  en  acqué- 
rant la  baronnie  de  la  Chalandritza.  [Chronique  de  Morée,  éd.  Morel-Fatio 
pour  la  Société  de  l'Orient  latin.  Genève,  1885,  in-S",  p.  136.)  —  En  l.>17 
encore,  Paléologue  Zaccaria  se  faisait  recommander  à  Philippe  le  Long  par 
le  pape  comme  le  Hls  d'un  loyal  serviteur  de  la  France.  (Archives  du  Vati- 
can, reg.  vat.  109,  fol.  42,  cap.  173.) 

(8)  Delaville  Le  Roulx,  la  France  en  Orient,  t.  I,  p.  48,  72. 


:5()(;  HISTOIRE    DE    LA    MAIilNE    FRANÇAISE. 

dans  la  Manche  Tamiral  de  l'escadre  bordelaise;  Michel  du 
Mans,  portant  sa  base  d'opérations  de  Rouen  à  Calais,  à 
proximité  de  la  Flandre,  put  ainsi  coordonner  ses  mouve- 
ments avec  Charles  de  Valois,  commandant  l'armée  de  terre, 
qui  lui  donna  ordre  d'appareiller  en  avril  i;iOO  (1).  Micheldu 
Mans  fut  activement  secondé  par  le  sire  de  Heleville  et  par 
l'armateur  Jean  Paie-d'Ogre  (2)  ou  Pédrogue.  Au  port  do 
Calais,  des  mesures  très  sévères  empêchaient  les  surprises 
do  l'ennemi.  Tout  maître  de  vaisseau  devait  arborer  ses 
couleurs,  sous  peine  de  00  sous  d'amende  "  pour  deffaute 
d'un  pénonchel  à  se  nef  {'^)  "  .  Un  sémaphore,  tenu  par  les 
maîtres  de  la  maladrerie,  indiquait  aux  navires  quand  ils 
pouvaient  enfiler  le  chenal  (i). 

On  connaît  cette  campagne  de  CÎOO,  commencée  parla 
victoire,  par  la  prise  de  Douai,  Béthune,  (îand;  terminée 
|)ar  la  perhdie,  par  u  la  lance  du  parjure,  la  lance  de 
Judas  (5)  »  .  Guy  de  Flandre  s'était  rendu  à  Charles  de 
Valois,  sur  la  promesse  qu'on  lui  restituerait  ses  domaines. 
Emmené  à  Paris,  au  mépris  de  la  parole  donnée,  il  fut  jeté 
en  prison,  ses  Etats  confisqués. 

Philippe  IV  confia  l'administration  de  la  Flandre  à  un 
capitaine  énergique,  mais  arrogant  et  cupide.  Une  année 
s'écoule.  Bruges,  grevée  d'exactions,  murmure.  Dans  la 
nuit  du    17  au  18  mai  1302,  une  émeute  y  éclate  soudain, 

(1)   Jourdain,  la  Marine  militaire  sous  Philippe  le  Bel,  p.  388,  n.  4. 

1^2)  Pédrogue  avait  enlevé,  peu  avant,  la  nef  de  l'ierre  de  Saint-Paul, 
marchand  de  Bayonne.  (^Lettres  de  7-ois,  reines,  etc.,  publiées  par  Ghampoi.- 
LiON-FiGEAC,  Documents  inédits,  t.  II,  p.  30.) — 2  janvier  1300.  «  Johannes 
Paie  d'Ogre,  niarinarius  de  Calays,  pro  XVIII  doliis  alectium  suorum  cap- 
tis...  pro  garnisione  Flandrie,  XVIII  1.  X  s.  p.  »    (Lat.  9783,  f°  5  v".) 

(3)  Rùle  d'amendes  et  de  retraits  de  la  haillie  de  Calais  pour  la  Chande- 
leur 1300.  (Archives  du  Pas-de-Calais,  comptes  des  baillis  de  Calais  pour 
1300.) 

(4)  Ibidem.  "  Les  maistres  de  la  maladrerie,  pour  chou  qu'il  falirent  a 
mètre  l'estake  sour  le  banc  qui  est  signe  d'entrer  les  nés  au  havcne,  jugié 
par  le  prévost  a  X  livres,  paiet  s'il  plet  as  maistres  :  paiet  X  livres  parisis.  » 

f5)   Dante,  Purgatorio,  ch.  xx. 


(il'ERIiES    FLAMANDKS.  ;^,;- 

ct  les  gens  d'armes  l'rançais,  surpris  par  ces  matines  hrn- 
(jeoises  aussi  imprévues  que  les  Vêpres  siciliennes,  sont 
massacres  dans  leurs  lits  et  dans  les  rues,  qu'ils  jonchent  de 
cent  vingt  cadavres  (l).  L'insurrection  gagne  la  côte,  Dam, 
l'Ecluse,  Nieuport,  (Jra vélines. 

Dès  le  début  du  mois,  le  château  de  Maele,  aux  environs 
de  Bruges,  avait  été  enveloppé  par  des  milliers  d'insurgés. 
L'amiral  Michel  du  Mans  y  gardait,  avec  une  petite  garni- 
son de  dix-sept  hommes,  les  approvisionnements  de  l'armée 
française  et  les  richesses  des  patriciens  flamands. 

Il  opposa  à  ces  vagues  humaines  qui  déferlaient  contre  le 
château  inie  résistance  désespérée.  Ce  ne  fut  qu'après  un 
assaut  de  plusieurs  heures  et  au  prix  de  nombreuses  pertes 
que  les  insurgés  pénétrèrent  dans  la  place  à  la  suite  de  leurs 
meneurs,  un  grand  seigneur,  un  tisserand  et  un  boucher. 
Ils  décapitèrent  l'héroïque  amiral  et  fêtèrent  leur  succès  par 
l'orgie  (2). 

Des  deux  armées  françaises  envoyées  pour  venger  les 
malheureux,  l'une  se  fait  écraser  à  Gourtrai  (Il  juillet), 
l'autre  ne  remporte  aucun  avantage  et  doit  être  licenciée 
(novembre).  Le  contre-coup  de  ces  échecs  est  ressenti  sur 
mer,  oh  les  galères  de  l'amiral  Renier  Grimaldi  ('î)  et  les 
nefs  bretonnes  mandées  le  15  juin  (4)  ne  peuvent  prendre 
l'offensive.  Bien  plus,  nos  marins  se  voient  enlever  tout  un 
convoi  (5).  Bordeaux,  mal  gardée,  passe  aux  Anglais.  Phi- 
lippe le  Bel,  attaqué  de  tous  côtés,  en  guerre  avec  Boni- 
face  VII,  doit  restituer  l'Aquitaine  (mai  1303). 

Ce  sacrifice  lui  permet  de  reprendre  les  hostilités  contre 

(1)  Funck-Brentano,  Philippe  le  Bel  en  Flandre,  p.  392. 

(2)  Coll.  Clairainbault,  vol.  825,  p.  48.  —  Fun'ck-Hrentano,  ouu.  cité, 
p.  383. 

(3)  Lat.  9069,  f"971. 

(4)  Fontanieu,  porteFeuilie  50,  P  11  v°  et  12  v",  analyse. 

(5)  L.  Vax  VKr.TUEN,  Spiegel  historical  of  Rym-Spiegel,  éd.  Isaac  Le 
Long.  Amsterdam,  1727,  iii-fol.,  lib.  IV,  cap.  xlui. 


3(i8  HIS'IOIHE    DE    t,A    M  A  I!  I  NK    F  It  AN  Ç  A  I  S  K. 

la  Flandre.  En  1304,  d'immenses  approvisionnements  con- 
vergent de  tous  les  bailliages  vers  Calais  pour  une  armée 
de  72,000  hommes,  pour  une  Hotte  puissante  en  proportion. 
Dix  galères  royales  sont  réparées  à  Sainl-Savinien  (1);  d'au- 
tres galères,  des  nefs  normandes  et  espagnoles  s'apprêtent 
à  Ilouen,  Leure  et  Calais  (2).  Vingt  nefs  anglaises  bien 
armées,  capitaines  Robert  de  Burghersh,  Roger  le  Sauvage, 
Pierre  de  Dunwich,  ont  ordre  de  quitter  Sandwich  le  2i  juin 
et  de  rallier  la  Hotte  française  (3).  Les  corsaires  commis  à 
la  garde  de  nos  ports  ramassent  tous  les  bâtiments  sus- 
pects (4). 

A  la  Pentecôte,  la  trêve  accordée  aux  Flamands  expirait. 
Le  capitaine  de  Calais  Oudart  de  Mauljulsson,  le  capitaine 
do  Saint-Omor  Jionaud  de  l'Eglantier,  Houiry  L'Allemand, 
les  sires  de  Fiennes,  d'Haveskerke,  de  Ghistelles,  rassem- 
blent 900  hommes  d'armes,  2,000  piétons,  et  marchent  sur 
(rravelines.  Cinq  galères,  commandées  par  l'amiral  Renier 
Grimaldi,  les  appuient  (5). 

Comme  le  reflux  laissait  à  sec  les  fossés  de  Gravelines, 
Oudart  de  Maubuisson  en  profite  pour  conduire  ses  colonnes 
ù  l'assaut.  Mais  le  capitaine  Gautier  de  Brukerque,  résolu 
de  mourir  sur  la  brèche,  les  arrête  et  les  refoule  sur  la 
contrescarpe.  La  position  des  Français  était  critique.  Le 
Hux,  qui  montait,  leur  arrivait  aux  épaules;  heureusement 
il  amenait  du  secours,  les  galères  de  Grimaldi;  des  en- 
treponts surgissent  500  soldats. 

(1)  Far  le  sénéchal  de  Saintonge,  Pierre  le  Baleux.  (Lat.  9069,  f"  272.) 

(2)  «  CompoUis  P.  Le  Rêve  et  Barbou  praedicti  de  armata  maris,  tain 
pro  galeis  quaiu  navibus,  facta  apud  Rothomaguni,  Leurain  et  Calesium, 
1304.  ..  (Lat.  9069,  f"  971.) 

(3)  Rymer,  Fœdera,  t.  I,  4«  p.,  p.  31-32. 

(4)  Tel  est  le  métier  de  Guillaume  Guérard  et  de  Guillaume  du  Mous- 
tier,  maîtres  de  la  Bofarde  et  de  la  Mariote.  (Les  Olim,  éd.  Beugnot, 
t.  III',  196.) 

(5)  Guillaume  Guiart,  la  Branche  des  royaux  lingnayes,  vers  16371, 
apud  Historiens  de  France,  t.  XXII,  p.  253. 


(;LKKHl!;S    FLAMANDES.  3(iO 

L'aiiliraut  qui  les  doit  mener 
A  voiz  haute,  clère,  en  riant. 
Les  va  de  bien  faire  priant  (1). 

Electrisées  par  cette  voix  de  tonnerre,  les  troupes  fraîches 
sautent  dans  les  fossés,  s'élancent  sur  les  remparts  et  (Jra- 
velines  est  nôtre.  C'était  le  mardi  14  juillet   1304. 

Cet  heureux  début  fut  suivi  d'une  grande  victoire  navale. 
Toute  la  Handre  insurgée  attaquait  la  France  au  sud,  la 
Zélande  au  nord.  A  la  nouvelle  que  son  allié,  le  comte  de 
Hollande  et  de  Hainaut,  était  assiégé  dans  Zierikzée  par 
un  corps  de  15,000  Flamands,  Philippe  le  Bel  manda  à  sa 
flotte  d'appareiller  immédiatement.  Sans  attendre  les  ren- 
forts anglais,  l'amiral  Orimaldi  part  avec  1  [  galères,  8  nefs 
de  Galice  et  30  nefs  normandes  ou  calaisiennes  rassemblées 
par  Pédrogue  (2). 

Cependant  le  fils  du  comte  de  Hollande,  Guillaume,  avait 
réuni  10,000  hommes  à  Schiedam  pour  dégager  son  père. 
Mais  de  tous  ses  bâtiments,  courts  et  bas,  cinq  seulement 
pouvaient  être  armés  en  guerre  ;  ses  troupes  auraient  été 
immobilisées  à  l'embouchure  de  la  Meuse,  si  la  flotte  fran- 
çaise n'avait  apparu.  Elles  s'embarquèrent  en  masse  sur 
les  nefs  hollandaises  et  françaises,  qui  rebroussèrent  che- 
min vers  la  Zélande.  Non  sans  peine,  on  remonta  l'Escaut, 
chaque  nef  remorquée  par  son  bateau,  feux  allumés  au  haut 
des  mâts,  afin  de  prévenir  les  assiégés.  Le  port  de  Zierikzée 

(1)  Ibidem,  vers  17020  et  suivants. 

(2)  Je  suis  désormais  le  récit  si  curieux  et  si  développé  que  Guillaume 
Guiart,  l'un  des  combattants  français,  et  Melis  Stoke,  Hollandais  qui  se 
battait  aussi  sous  notre  pavillon,  ont  laissé  de  la  bataille  navale  de  Zie- 
rikzée. (Guiart,  la  Branche  cla  royaus  lingiiages,  apud  Historiens  de 
France,  t.  XXII,  p.  269-281,  vers  18044- à  19471.  —  Melis  Stokk,  liv.  I.\ 
de  sa  Chronique,  éditée  par  W.-G.  Brill.  Utrecht,  1885,  2  in-S».  —  Cf. 
aussi  Legraxd  d'Aussy,  dans  les  Mémoires  de  l'Institut,  Académie  des 
sciences  morales  et  politicjues,  t.  II,  p.  302-375.  —  De  Smkt,  Guerre  de 
Zélande,  p.  21-36.  —  Jourd.\i.\,  la  Marine  militaire  sous  Philippe  le  Bel. 
dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  t.  XXI, 
p.  1,  401.  —  Punck-Brkmano,  Philippe  le  Bel  en  Fiandic,  |i.  470.) 


370 


HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 


était  barré  par  une  digue  que  défendait  la  flotte  ennemie. 

A  cette  vue,  l'amiral,  «qui  sus  touz  les  vessiaux  est  mes- 
tre,  »  et  le  souverain  des  nefs,  Pédrogue,  rangent  leurs  bâti- 
ments sur  quatre  lignes  de  profondeur.  L'infant  de  Hainaut 
et  Pédrogue,  «  qui  n'a  pas  nef  à  garçonnaille,  »  occupent  le 
front  de  la  phalange  avec  quinze  nefs  ;  quinze  autres  sont 
en  seconde  ligne  et  quatorze  au 
troisième  rang.  La  quatrième 
ligne  comprend  les  onze  jja- 
1ères  de  Grimaldi  (l). 

Aux  créneaux  veillent  les 
soudoyers,  la  lance  au  poing, 
l'épée  au  clair,  les  fauchons 
à  portée  de  la  main.  Dans  les 
hunes  carrées,  garnies  de  traits 
et  de  pierres,  trois  sergents 
sont  montés.  Cinq  ou  six  au- 
tres, dans  les  batelets  qu'on  a 
hissés  à  mi-mât,  ajustent  leurs        sceau  de  calais,  1308. 

(Cf.  Demay,  le  Costume  au  moyen  âge  d'après 

arbalètes,    tandis    que    leurs  les  sceaux,  ik  wo) 

compagnons  tendent  lespringale  que  chaque  navire  porte  à 
la  proue. 

Sous  Cirioé,  en  la  rivière, 

Fu  l'euvre  espoventable  et  Hère. 

Ainsi  commence,  avec  une  allure  d'épopée,  le  récit  de  la 
bataille.  Cent  mille  hommes  vont  se  heurter.  Flamands  "  à 
plenté,  ardanz  de  guerre  comme  brèse  " ,  sont  quatre  contre 
un,  80,000  contre  21,000,   500  nefs  contre  55  ou  50  (2). 

(1)  Vers  18308  cl  suivants. 

(2)  Villani,  non  moins  bien  inforuié  que  nos  auteurs,  mais  plus  rassis, 
ramène  les  chifi'res  fantastiques  <le  la  Hotte  flamande  à  80  vaisseaux  île 
{juerre,  équipés  chacun  de  100  hommes  et  de  {jens  d'armes.  (Historié Jioren- 
tiiie,  dans  MuRAXoni,  Rerum  italicaruin  scriptorea,  t.  XIII,  col.  411-412.) 
Il  se  trompe  toutefois  en  évaluant  la  flotte  française  à  16  galères  génoises  de 
Grimaldi  et  à  20  nefs  anglaises. 


GUERRES    FLAMANDES.  371 

Songez  que  c'est  un  poète  et  combattant  qui  parle,  deux 
motifs  pour  exagérer  et  décupler  le  noml)re  de  nos  ennemis 

Nous  avions  pour  adversaire  un  jeune  homme  plein  de 
fougue,  dont  les  manœuvres  imprévues  surprenaient  et  cul- 
butaient les  meilleures  troupes,  (yénéreux,  élégant,  il  était 
Tidole  des  soldats.  La  victoire  le  suivait;  etce  jour-là,  comme 
il  soutenait  les  droits  que  son  père  lui  avait  cédés  sur  les  îles 
de  l'Escaut,  il  devait  s'obstiner  à  vaincre  (l).  (îuy  de  Namur 
—  c'était  lui  —  mit  habilement  à  profit  sa  supériorité  nu- 
mérique, en  plaçant  sur  le  front  de  bataille  toutes  ses  grandes 
nefs  et  en  soutien  les  bâtiments  plus  petits  : 

Les  granz  nés  furent  es  frontières 
Et  les  petites  derrenières. 

Sans  attendre  l'attaque,  il  s'ébranle  vers  midi,  son  mn}',ni- 
fique  vaisseau  en  tête  de  file. 

Pédrogue,  qui  occupe  la  droite  de  la  première  ligne  fran- 
çaise, vole  à  sa  rencontre  avec  quatre  navires.  Il  est  à  une 
portée  d'arbalète  quand  ses  bâtiments  touchent  par  une 
brasse  de  profondeur  sur  un  banc  de  sable.  Dans  cette  posi- 
tion difficile,  il  est  obligé  de  repousser  les  assauts  de  l'en- 
nemi. Il  Les  flèches  volent  dru  comme  des  flocons  de  neige, 
elles  bruissent  comme  des  abeilles  en  essaim.  »  L'accident 
renverse  les  plans  des  Français,  ramenés  de  l'offensive  à  la 
défensive.  Les  quarante-quatre  nefs  qui  ont  suivi  le  mouve- 
ment de  leur  u  souverain  "  se  massent  en  un  bloc,  attachées 
entre  elles  par  des  câbles, 

De  leurs  m  batailles  font  une, 

où  d'un  bord  à  l'autre  on  peut  sauter  sans  craindre  de  tom- 
ber :  sur  cette  immense  plate-forme,  il  faut  vaincre  ou 
mourir,  car  il  n'est  point  de  coquet  ou  de  barque  de  sauve- 
tage que  l'amiral    Grimaldi    n'ait   fait  retirer;   ses  galères, 

(1)    Funck-BremaiNO,  Pliilippe  le  Bel  en  Flandre,  p.  Îi32. 


372  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

seules  lil>rcs  de  leurs    mouvements,    mouillent  à  Tarrière- 
garde,  assez  loin  du  corps  de  bataille. 

Ces  nefs  échouées,  cette  masse  immobile,  offrent  une  si 
belle  proie  au  feu  que  les  Flamands  ne  résistent  pas  à  la 
tentation  de  lancer  contre  elles  deux  brûlots.  Mais  le  vent 
détourne  de  leur  but  les  nacelles  incendiaires  et  les  rejette 
sur  la  flotte  flamande,  où  elles  commencent  leur  œuvre  de 
destruction.  Pédrogue,  que  le  reflux  vient  de  dégager,  pro- 
fite de  ce  désordre  pour  attaquer  T Orgueilleuse  de  Bruges. 
Des  deux  espringales  qu'il  a  au  u  mcstre  bout  " ,  il  crible  de 
garrots  son  adversaire  :  l'un  des  garrots  traverse  les  galeries 
du  château  d'avant,  où  les  »  trompeeurs"  soufflent  dans  des 
trompettes  d'argent  ;  et  telle  est  la  force  du  coup  qu'un  des 
musiciens  a  le  bras  arraché,  un  second  la  poitrine  transpercée 
par  le  trait,  qui  va  ensuite  "  d  alée  legière  »  se  ficher  dans 
les  hourdis  du  château  d'arrière.  De  la  hune,  pleuvent  des 
galets  «  plus  durs  qu'acier,  gros  comme  miches  » ,  auxquels 
Flamands  ripostent  à  coups  de  briques.  Mais  Pédrogue  ar- 
rive «  bort  à  bort  contre  l  Orgueilleuse  )> ,  que  laJehannète  de 
Normandie  presse  d'autre  part.  Il  saute  à  1  abordage  et  à  la 
tombée  de  la  nuit  se  rend  maître  des  bourgeois  de  Bruges 
qui  la  défendent. 

Tandis  que  notre  aile  droite  est  victorieuse,  Guy  de 
Namur  entame  notre  aile  gauche.  Il  a  concentré  les  efforts 
de  sept  nefs  "  longues  et  hautaines  "  contre  trois  naves  espa- 
gnoles, dont  les  "  piautres  " ,  à  l'extrémité  de  la  ligne  fran- 
çaise, dépassent  tous  les  autres  éperons.  Assaillis  sans  trêve 
ni  répit  par  des  troupes  fraîches  qui  se  relaient  à  l'abordage, 
les  Espagnols  et  les  Hollandais  ripostent  vaillamment  :  leurs 
bretèches  fracassées  à  coups  de  hache,  des  voies  d'eau  dans 
leurs  œuvres  vives,  150  morts  .gisant  "  par  javèles  "  sur 
leurs  ponts  inondés  de  sang,  les  trois  naves  sont  enfin  ama- 
rinées  par  Guy  de  Namur;  leurs  derniers  défenseurs,  haras- 
sés de  fatigue,  ont  pu  gagner  les  navires  voisins. 


(;i;krri:s  flamandes.  :n3 

Il  est  aiiiiLiit  environ.  Pédroguc  charge  de  «  gloes  »  en- 
flammées deux  nefs,  que  le  flux  emporte  au  milieu  de  la  flotte 
ennemie.  Les  clartés  des  bûches  lancées  dans  les  hàli- 
ments  ennemis  dirigent  les  coups  des  Français,  dont  la 
flotte  reste  dans  l'ombre.  Mordu  de  mort,  plus  d'un  Flamand 
sanglotte 

En  criant  :  wacarme  !  wacarme  ! 
Oui  vaut  autant  ton  dire  lialas! 

Leurs  bâtiments  épars  çà  et  là  n'ont  plus  aucun  ordre. 
Guy  de  Namur  envoie  chercher  à  terre  des  troupes  fraîches, 
qui  arrivent  deux  heures  avant  l'aubo.  Mais  le  nombre  des 
cadavres,  les  cris  des  Idessés,  dans  la  nuit,  les  frappent 
d'épouvante. 

C'est  le  moment  pour  la  réserve  française  d'entrer  en 
ligne.  L'amiral  Grimaldi,  monté  sur  im  galiot  armé  de  qua- 
rante arbalétriers,  a  observé  les  dispositions  de  l'ennemi.  Il 
revient  vers  les  galères  réveiller  ses  gens,  qui  font  aussitôt 
armes  sur  couverte.  Lancées  comme  des  chevaux  au  galop, 
enlevées  par  les  rames,  fouettées  par  le  flux,  les  galères 
foncent  sur  une  nef  flamande,  «  que  loing  des  autres  seule 
avisent.  »  Elles  l'enveloppent  et  la  capturent;  une  seconde, 
une  troisième  nef,  ont  le  même  sort.  Mais  Guy  de  Namur  fait 
hisser  ses  voiles  et  accourt  à  la  rescousse  avec  une  forte 
division.  Il  prend  à  partie  la  galère  amirale,  contre  laquelle 
une  autre  nef  se  lance  comme  la  foudre.  Grimaldi  repous- 
sait à  grand'peine  l'abordage,  quand  éclatent  les  cris  :  Mont- 
joie,  Calais,  Normandie,  Hollande.  Ce  sont  les  nefs  fran- 
çaises qui  surviennent.  Les  Flamands  s'épouvantent;  les 
coups  pleuvent;  point  de  merci  à  attendre.  Zierikzée  va 
venger  Courtrai,  n  où  la  fleur  de  France  fu  ocise  à  si  granl 
viltance.  »  Cerné  par  qviatre  navires  (1),  Guy  de  Namur  re- 
fuse de  se  rendre  :  «  Je  resterai  ici  jusqu'à  ma  mort,  pour 

(l)  ViLLANi,   liv.    VIII,   ch.   Lxxvu,    apud   Muratorf,  Rerum  italicarum 
scriptores,  t.  XIII,  col.  411-4i2.  Villani  dit  4  {jalères. 


374  HISTOIRE    DE    LA    M  A  lU  iN  E    FRANÇAISE. 

<;ran(lo  que  soit  la  détresse.  On  m'emportera  de  force,  mort 
ou  vif.  "  J'ris  enfin,  soit  par  un  des  soudoyers  de  Pédrop^ue, 
soit  par  Guillaume  de  Hollande,  et  entouré  par  une  horde 
de  soldats  furieux  qui  voulaient  le  tuer,  il  se  réfugia  sur  la 
galère  de  Grimaldi  (I).  Lui  disparu,  la  flotte  flamande  fut 
écrasée. 

Les  vaincus  étaient  égorgés  ou  précipités  par-dessus  l)ord. 
Trois  mille  d'entre  eux  seulement  furent  admis  à  rançon. 

Les  vainqueurs  débarquent  des  troupes,  qui  marchent 
vers  les  tentes  des  assiégeants;  ils  n'y  trouvent  que  des  cada- 
vres, l'armée  a  levé  le  camp.  Accueillis  comme  des  libéra- 
teurs à  Zierikzée,  les  Franco-Hollandais  y  séjournent  deux 
jours;  le  troisième  jour,  à  la  nouvelle  que  1,515  fugitifs 
de  la  flotte  ennemie  ont  dressé  leurs  tentes  aux  Dunes  de 
Zélande,  ils  envoient  contre  eux  une  colonne  qui  les  défait 
complètement;  les  survivants,  sous  les  ordres  de  Jean 
de  Renesse,  s'entassent  dans  une  nef,  qui  coule  sous  leur 
poids. 

Gomlilc  de  présents  par  Guillaume,  comte  de  Hollande  et 
du  Hainaut  (:2)  ;  adulé  par  les  Hollandais,  qui  le  vantaient 
de  plus  savoir  l'affaire  de  la  mer  que  les  Flamands  (3),  l'ami- 
ral Grimaldi  revint  en  France,  où  d'autres  récompenses, 
d'autres  succès  l'attendaient.  Laissant  Pédrogue  à  Calais,  il 
débarque  à  Boulogne  (4),  d'où  il  expédie  son  prisonnier  (juy 
de  Namur  à  Paris.  Puis  il  amène  ses  troupes  victorieuses,  et 
désormais  inutiles  sur  mer,  au  secours  du  roi  de  France, 
qui  assiège  Lille.    Une  gratification  de  mille  livres  de  rente 


(1)  Fcnck-Brentano,  Philippe  le  Bel,  p.  332. 

(2)  Qui  lui  donna  le  domaine  de  Koudekerke  en  Zélande,  cchanjjé  le 
28  décembre  1307  contre  une  rente  de  300  1.  t.  [Bulletin  de  la  commission 
royale  d'histoire  de  Belgicjue,  2*  série,  t.  IV,  p.  78.) 

(3)  Anchiennes  Chroniques  de  Flandre,  apud  Historiens  de  France, 
t.  XXII,  p.  393.  —  Annales  Gandenses,  apud  Mon.  Gerni.  hist.,  t.  XVI, 
p.  575. 

(4)  Guillaume  Guurt,  vers  19470. 


(lUKll  IIKS    FLAMANDES. 


encouragea  ses  bons  et  loyaux  services  (1).  Quelques  jours 
après,  Grimaldi  faisait  des  prodiges  de  valeur  à  la  bataille 
de  Mons-en-Puelle  (2)  ;  les  Flamands  éprouvaient  une  se- 
conde défaite  et  signaient  le  traité  d'Atbies. 

La  paix  qui  suivit  permit  à  l'amiral  de  se  livrer  atix 
charmes  de  la  piraterie,  qu'il  avait  jadis  pratiquée  avec  suc- 
cès (3).  Il  y  aurait  Hétri  sa  gloire,  si  (Ibarlcs  de  Valois 
n'avait  fait  appel  à  son  dévouement  pour  l'expédition  de  Ho- 
manie  en  1307  (i). 


II 

(13  15-1318) 

Le  traité  d'Atbies  était,  aux  yeux  des  Flamands,  un  i\c 
ces  pactes  d'iniquité  qui  amorcent  de  nouvelles  guerres. 
Ils  avaient  cédé  Lille,  la  rage  dans  le  cœur.  Deux  fois,  en 
1313  et  13  li,  le  comte  de  Flandre,  Robert  de  Bétliune, 
essaya  de  reprendre  sa  ville;  des  démonstrations  militaires 
suffirent  quelque  temps  à  l'arrêter.  Mais  la  guerre  devenait 
inévitable;  de  fréquentes  incursions  des  Flamands  dans  le 
Tournaisis  réclamaient  un  cbatiment.  En  1315,  Louis  X  le 
Hutin,  qui  venait  de  succédera  son  père  Pbilippe  le  Bel,  se 

(1)  2  septembre.  (P.  Anselme,  Histoire  génealot/it/ue,  t.  VII,  p.  738. 
—  Du  Gange,  Glossarium  mediœ  latinitatis,  art.  Admir.J 

(2)  En  novembre  1293,  une  galère  armée  par  Renier  Grimaldi  et  autres 
Niçois  enlève,  dans  les  eaux  d'Agosta,  le  Saint-Nicolas  de  Messine.  (Archi- 
ves de  Naples,  Reg.  Angioini  63,  f""  93  v",  94.) 

(3)  Enquête  d'Hugues  de  la  Celle  et  du  prieur  de  Saint-Martin-dcs- 
Champs  sur  la  prise  de  plusieurs  navires  de  coinmeree  espagnols.  Aoiît-sep- 
tembre  1305.  (Collection  P.aluze,  vol.  394,  P  695"  V.  —  Les  Olim,  en- 
quêtes et  procès,  p.  175.) 

(4)  En  1311,  il  y  eut  quelques  pirateries  sons  ronsécpience  entre  Anglais 
et  Français.  (Rymer,  t.  I,  4^  p.,  p.  188,  197,  200.)  — On  continuait  du 
reste  à  entretenir  les  galères  de  Rouen,  u  Compotus  Renaudi  Renier  et 
P.  Prœpositi  de  operibus  galearum  apud  Rothomagum.  »  1"^  mars  1304- 
1"  novembre  1308.  (Lat.  9069,  f»  971.) 


37tt  HISTOIRE    l)K    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

porta  eiilre  Lille  et  Cambrai.  Des  pluies  torrentielles  l'ohli- 
gèrent  à  rétrograder,  »  dolens  et  courouciés,  moilliéz  et 
crotés,  "  fuyant  devant  l'inondation,  sans  bagages  et  avec 
l'ignominieuse  escorte  des  Flamands,  qui  le  poursuivirent 
jusqu'en  Artois  (1). 

La  Hotte  de  l'amiral  Bérenger  Blanc  (2)  et  du  réfup^ié 
havonnais  Amé  de  Soubist  {'■)),  réunie  à  Calais,  répara  par 
une  j)romple  offensive  la  mauvaise  impression  que  causait 
léchée  royal. 

Elle  avait  ordre  d'intercepter  toute  importation  en  pays 
ennemi  (i).  Les  amiraux  anglais  Humpbroyde  Littlcburyet 
Jean  Sturmy,  sous  couleur  de  rallier  notre  pavillon,  exer- 
çaient une  surveillance  contre  nous;  leur  coopération  fut 
illusoire  :  leurs  instructions,  en  date  du  18  septeml^re  (5), 
portaient  de  res})ecter  durant  quarante  jours,  délai  habituel 
des  lettres  de  marque,  les  marchands  flamands  qui  reve- 
naient d'Angleterre.  Exaspéré  de  cette  mollesse,  Bérenger 
Blanc  se  chargea  de  faire  la  police  jusque  dans  les  eaux 
britanniques.  Avec  vingt-deux  vaisseaux,  il  enfila  la  Tamise 
au  mois  d'octobre  I3L5,  et  l'audacieux  marin  arrêta,  sans 
acception  de  nationalités,  tout  ce  qui  avait  une  provenance 
ou  une  destination  suspecte.  Un  convoi  de  cinq  bâtiments 
se  formait  à  Margate  pour  Anvers;  deux  navires,  la  Petite 
Edward  de  Londres  et  un  voilier  hanséatique,  furent  confis- 
qués par  l'amiral  français  ((>) .  Tn  grand  dromon  de  (rênes, 

(1)  Historiens  de  Fiance,  t.  XX,  p.  614,  698. 

(2)  La  flotte  fut  armée  en  INorinandie  par  Martin  îles  Essars  et  Raoul 
Rousselet,  évèque  de  Saint-Malo.  (Bibl.  nat.,  De  Camps,  vol.  83,  fol.  92.) 
—  Blanc  était  un  marin  narbonnais;  son  prénom  était  déjà  un  indice  de  son 
origine  méridionale;  ses  héritiers  sont  deux  Narbonnais,  Bernard  Baron  et 
Jean  Foulquin.  Mai  1325.  (Arch.  nat.,  JJ  62,  cap.  347.) 

(3)  Clairambault,  vol.  825,  fol.  31. 

(4)  Chronique  rimée  de  Geffrov  de  Paris.  [Historiens  de  France,  t.  XXII, 
p.  163).  —  Grandes  clironiques  de  France,  éd.  P.  Paris,  t.  V,  p.  226. 

(5)  Rymer,  Fœdera,  t.  II,  1"^^  p.,  p.  86. 

(6)  Réclamations  d'Edouard  II  en  date  du  2  novembre  1315,  etc. 
(Rymer,  t.  II,  1'^  p.,  p.  88,  159,  160;  t.  II,  2^  p.,  p.  70.) 


OUKKRES    FLAMAMIKS.  377 

chargé  de  iToment,  de  miel  el  de  vivres,  soi-disant  pour 
combattre  la  famine  qui  sévissait  en  Angleterre,  éprouva  le 
même  sort  non  loin  de  Sandwich,  aux  Dunes  (l).  l'nis  ce 
fut  le  tour  d'une  nef  castillane  et  d'une  nef  portugaise  (2), 
amenées  comme  les  autres  prises  à  Calais  (:i).  Atleiiils  dans 
leur  commerce  et  dans  leur  industrie, 

Flaiiians  en  orent  la  |jerte. 
Hlez,  chars,  vins,  joiaux  et  avoir, 
Droinons,  chalanz,  nez  —  ce  fu  voir  — 
Perdirent  :  mors  et  tant  furent 
Que  rontrester  lor  il  ncl  purent  (4). 

Ils  signèrent  donc  une  trêve  (5).  Mais  la  niorl  do  l'un  dos 
contractants,  Louis  X,  en  juin  hîKî,  sembla  pour  l'autre 
partie  la  rescision  pure  et  simple  du  contrat,  cl  ll(d)orl  do 
Béthune  pressa  ses  préparatifs  de  guerre. 

Notre  escadre  se  trouvait  également  prête.  Réparées  par 
des  calfats  d'Aigues-Mortes,  les  galères  royales  avaient  rejoint 
à  Dieppe  le  gros  de  l'escadre  ;  en  juillet,  elles  entraient  en 
campagne  (6)  ;  1  armée  de  Louis  d'Evreux  poussait  jusqu'à 
Bergues  (14  août). 

Mais  Bérenger  Blanc,  pas  plus  que  Louis  d'Evreux,  n'en- 
gageait d'action  décisive.  La  politique  du  nouveau  roi  de 
France,  Philippe  le  Long,  était  la  paix,  flotte  et  armée  ne 
devant  servir  qu'à  peser  sur  l'insurrection   flamande.    Le 

(i)  La  prise  fut  évaluée  à  la  somme  énorme  de  cinq  mille  sept  cent  seize 
livres  douze  sols  sterling.  (Rymer,  t.  II,  1'^'  p.,  p.  97,  98;  t.  II,  2'^  p., 
p.  26,  27.) 

(2)  Archives  nat.,  KK  1,  fol.  79,  191,  309;  94  v",  338  v°. 

(3)  Réclamations  d'Edouard  II  en  date  du  2  novembre  1315  (IW.MKn, 
t.  II,  1"  p.,  p.  88)  et  du  26  juillet  1326  (Bibliothèque  de  Rouen.  Mss.  Leber 
3,  fol.  88),  etc. 

(4)  Clironicjiie  de  Geffroy  de  Paris.  [Historiens  de  France,  t.  XXII, 
p.  163.) 

(5)  Valable  jusqu'au  22  juillet  1316.  (Archives  nation.,  J  561  A,  n»  24.) 

(6)  Franc.  20683,  fol.  25  et  29.  —  Blanc  rendait  ses  comptes,  le  relevé 
de  ses  vaisseaux  et  de  la  solde  de  ses  matelots  le  24  août  à  Rouen.  (Lat. 
9069,  fol.  688.) —  Le  29  août,  Philippe  V  supprimait  l'aide  pour  l'armée 
de  la  mer.  {Ordonnances,  t.  I,  p.  627.  Cf.  aussi  Lehugeur,  p.  53.) 


878  IIISroiliK    DE    I.A    \[  A  li  I  N  K    FI!  A  N  Ç  A  I  S  K. 

l"  septembre  i;UG,  il  signait  avec  Robert  de  Bcthune  un 
traité  de  paix  ;  quelques  jours  plus  tard,  des  pirates  flamands 
le  récompensaient  de  sa  modération  en  brûlant  quatre  nefs 
de  Normandie  dans  la  baie  de  Bourgneuf  (l). 

Circonstance  aggravante,  les  pirates  avaient  pour  com- 
plices des  Bayonnais.  Là  était  le  danger  pressenti  et  redouté 
par  Philippe  le  Long.  L'Angleterre  pouvait  à  Timproviste 
créer  des  complications  redoutables.  Elle  ne  cachait  plus 
son  antipathie  à  notre  égard. 

Le  sénéchal  de  Saintonge,  Arnaud  Cailhou,  résumait  la 
situation  politique  par  cette  apostrophe  aux  marins  nor- 
mands qu'il  molestait  :  a  Le  roi  de  France  a  tant  à  fere  aus 
Flamans  qu'il  ne  vous  aidera  pas  ;  et,  ce  guerre  comance  et 
vos  appelans,  le  roi  angleis  gannera  Normandie  et  nos  vos 
tuerons.»  En  attendant,  Cailhou  prenait  des  arrhes  :  il  déro- 
bait nos  marchands,  en  renvoyait  plusieurs  en  chemise, 
emprisonnait  les  autres  et  faisait  «  gaiterau  chemin  et  tuer  » 
ceux  qui  échappaient.  Il  "  fîst  geter  M'  Guillaume  de  Larue 
sus  le  pavement  etli  fist  oster  la  langue  hors  de  la  bouche" . 
Un  sergent  du  roi  ne  fut  pas  mieux  reçu  :  »  Soufreres-vos 
que  ses  Franchois  vous  viengent  ainsi  semondre  !  criait-il  à 
la  populace.  —  Et  qu'en  ferons-nous?  —  Faites  le  geter  en 
trébvicher.  Adonques  prindrent  une  table,  et  le  mistrent 
(le  sergent)  hors  la  fenestre,  et  le  firent  monter  sus,  et  le 
leisseront  chair  en  la  rue  {'2) .  »  Cailhou  était  un  affreux  bri- 
gand, sans  foi  ni  loi,  détesté  de  ses  administrés,  craint  de 
tout  le  monde,  un  accapareur  qui  provoquait  à  son  profit  la 
hausse  du  blé  et  du  sel,  un  louche  tenancier  d'agence  matri- 
moniale. Néanmoins,  une  enquête  ordonnée  par  Edouard  II 
sur  la  plainte  de  la  France  proclama  son  innocence  (3). 

(i)  Grandes  chroniques  de  France,  éd.  P.  l'aris,  t.  V,  p.  231.  —  Chro- 
nique de  Geffhoy  de  Paris.  {Historiens  de  France,  t.  XXII,  p.  163.) 

(2)  Extrait  des  rouleaux  anciennement  conservés  à  la  Tour  de  Londres, 
copie  de  Bréquigny  dans  Moreau,  vol.  660,  fol.  71  et  suiv. 

(3)  Lehugeur,  Histoire  de  Philippe  le  Long,  p.  248. 


<aJEI!l!i:S     II.AM  ANDKS.  ;l-;i. 

De  cette  sentence  inùpie,  la  };iierjfe  pouvait  sortir.  La 
conduite  de  Philippe  le  Long  fut  ce  qu'elle  devait  être, 
digne,  sans  faiblesse  ni  colère.  Il  cita  Cailhou  devant  ses 
justiciers  et  provoqua  la  grève,  «  le  niainpoli,  »  des  arri- 
meurs  et  gabarriers  bordelais  pour  paralyser  le  gouverne- 
ment local.  Puis  il  adressa  aux  pirates  bayonnais  une  lettre 
comminatoire,  et,  appuyant  ses  menaces  par  l'effet,  inaiid;i 
de  saisir  en  Bretagne  les  navires  britanniques  (I)  et  d'ap- 
prêter une  armée  navale  (1317)  (2).  Cette  attitude  énergique 
réussit  à  en  imposer  :  une  trêve  de  quarante  ans  intervint 
entre  les  Normands  et  les  Bayonnais  (3). 

Tout  le  règne  de  Philippe  le  Long  se  passe  à  négocier;  un 
projet  de  croisade  est  en  l'air  et  en  perspective  vnie  attaque 
à  revers  des  Anglais  ;  l'armée  ou  la  flotte,  toujours  prêtes, 
n'agissent  jamais.  C'est  ainsi  que,  le  1:2  juin  I3IS,  l'amiral 
Bérenger  Blanc  venait  se  poster  à  Calais  avec  les  galères 
royales  et  plusieurs  nefs  ou  dromons  nouvellement  cons- 
truits à  l'arsenal  de  Rouen  (4)  ;  les  deux  maréchaux  étaient 
non  loin,  à  Saint-Omer,  sous  le  commandement  en  chef  du 
comte  d'Evreux,  lieutenant  es  frontières  de  Flandres.  Quel- 
ques marchands  d'Ypres  et  de  Bruges  et  un  navire  espagnol 
furent  pillés  en  mer  (5).  Ce  fut  toute  la  vengeance  exercée 
contre  les  Flamands,  qui  essayaient  d'entraîner  la  défection 
des  Picards  et  qui  comptaient  pour  partisans  les  complices 
de  Robert  d'Artois.  Les  nefs  bretonnes,  armées  à  tout  évé- 

(1)  Août  1317.  (Rymer,  t.  II,  l"^"-  p.,  p.  133.)  — ■  FcNCK-IÎREMANo,  les 
Luttes  sociales  au  xiv"  siècle.  Jean  Colomb  de  Bordeaux,  dans  le  Moyen  âge 
(1897),  extr.,  p.  30. 

(2)  Lat.  9069,  fol.  636.  —  Lehugeur,  p.  255. 

(3)  Gonfimiée  par  Edouard  II  le  18  janvier  1318.  (Rymkr,  t.  II,  1"  p., 
p.  145.)  On  ne  put  s'entendre,  il  est  vrai,  sur  les  indemnités  à  i)ayer. 
(Lehugeur,  p.  257.)  Plus  tard,  en  février  1320  environ,  trentc-cjuatre 
barques  anglaises  attaquaient  et  pillaient  près  d'Esnandcs  la  Sainte-Marie 
de  Castro.  [Actes  du  Parlement,  t.  II,  n"  5973.) 

(4)  Lat.  9069,  fol.  989.  —  Franc.  23256,  fol.  17. 

(5)  Plaintes  du  comte  de  Flandre,  août  1318.  (Archives  nat.,  J  562  B, 
n"  30.  —  Lat.  9069,  fol.  987.) 


;î80  HIS'lOlliK    l»l';    LA    M.\lil^K    l'ISANCAISK. 

ncmciiL  (I),  n'eurcal  pas  à  enLreren  ligne.  Et  la  guerre  s'as- 
soupit (2),  sans  que  les  procureurs  des  Flamands  se  fussent 
même  dérangés  pour  fixer  les  bases  de  la  paix. 

Par  précaution,  Béranjjer  Blanc  tint  les  galères  royales  en 
état  de  prendre  la  mer  à  chaque  printemps  {•V).  La  précau- 
tion n'était  pas  vaine. 

(1)  Juillet  1318.  (^Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  Bretagne,  t.  I, 
p.  1280.) 

(2)  Le  clerc  des  ari)alétiiers  Jean  le  Mire  établissait  le  8  août  le  coût  <le 
l'expédition  navale.  (Archives  nat.,  KK  1,  fol.  72  v".) 

(3)  Réparations  des  navires  royaux,  21  niai  1321,  l'àque.s  1323.  (Arclii- 
ves  nat.,  KK  1,  fol.  308  v",  312  v".)  —  Gentian  Tristan  avait  la  garde  de 
l'arsenal.  (Glairembault,  vol.  825,  p.  56.)  —  Pour  ses  noinlireux  services, 
pour  s'être  trouvé  plusieurs  fois  en  péril  de  mort,  il  fui  gratifié  des  liiens 
confisqués  siu'  le  sire  de  Fiennes  dans  le  Boulonnais.  Paris,  juillet  1321 . 
(Archives  nat.,  JJ  60,  c.  133,  137;  JJ  62,  c.  402.) 


GUERRE    ANGLAISE 

(1323-1328) 


La  modération  de  Philippe  V  avait  retardé  un  conflit  im- 
minent avec  l'Angleterre.  D  humeur  plus  bouillante,  son 
frère  et  successeur,  Charles  le  Bel,  ne  put  se  contenir 
longtemps. 

En  1323,  un  criminel  artifice  de  procédure  ralluma  la 
guerre.  Un  légiste,  le  nommé  André  de  Florence,  chargé  de 
citer  Edouard  II,  transl'orma  le  silence  de  l'intimé  en  un 
refus  formel  d'hommage.  La  Guyenne  fut  confisquée. 
Edouard  II  voulut  la  reprendre,  et  la  parodie  de  la  gigan- 
tesque lutte  de  Philippe  IV  et  d'Edouard  I"  commença  entre 
leurs  fils,  deu.v  roitelets. 

La  terrible  leçon  du  blocus  continental  ayant  toulelois 
profité  aux  Anglais  leur  inspira  un  moyen  de  mettre  leurs 
richesses  commerciales  à  couvert  de  nos  coups.  Ils  émirent 
pour  la  première  fois  le  principe  de  droit  maritime  qu'ils 
ont  fait  triompher  en  ce  siècle  :  non  gravanUbus,  non  gra- 
vandis.  Edouard  II  prenait  prétexte  de  la  saisie  de  dix  na- 
vires marchands  par  le  roi  de  France  pour  déclarer  qu  il 
n'agirait  pas  de  même  et  que  sa  flotte  n'attaquerait  que  les 
vaisseaux  de  guerre  (4  août  1321)  (1).  Les  flottes  ne  prirent 

(1)  Ih.Mhn,  t.  11,  2'  i».,  |i.  107. 


38^2  HISTOIUE    DE    LA   MARINE    FRANÇAISE. 

pas  contact.  L'escadre  des  Cinq-Ports,  amiral  Jean  Crom- 
Avell,  transportait  en  Guyenne  huit  cents  archers  (1).  Notre 
amiral,  Gentian  Tristan,  «  commis  garde  »  (2)  de  la  flotte 
royale,  opérait  dans  la  Manche  et  dans  la  mer  du  Nord  avec 
des  vaisseaux  normands,  calaisiens  et  zélandais  Ç^)  :  il  me- 
naçait le  Norfolk,  du  côté  de  Lynn  (4).  Sur  ces  entrefaites, 
le  gardien  des  Cinq-Ports  reçut  Tordre  de  suspendre  les  hos- 
tilités (5).  Des  négociations  étaient  ouvertes  par  la  média- 
tion du  pape.  Elles  languirent  plusieurs  mois. 

Des  deux  côtés,  on  ne  prépara  que  plus  activement  la 
guerre.  Edouard  choya  les  Vénitiens,  escomptant  l'appui 
des  galères  de  Flandre  (()),  travailla  les  Flamands  et  obtint 
du  roi  Alphonse  de  Castille  promesse  de  trois  mille 
hommes  (7).  Charles  le  Bel  s'assurait  le  concours  de  Robert 
Bruce  (8)  ;  les  galères  de  Rouen,  réparées  par  des  calphals 
narbonnais  (9),  étaient  prêtes  à  rallier  les  nefs  «  appareil- 
liées  à  Dyeppe  pour  aler  en  l'armée  de  la  mer  toutes  foiz 
que  mestier  en  feust  (10)  n  .  On  s'était  procuré  des  fonds 
d'une  manière  aussi  économique  qu'ingénieuse,  aux  dépens 
des  Anglais  et  au  mépris  de  leur  fameux  principe  de  droit 
des  gens.  Leurs  «biens,  meubles  et  héritages,  comme  nefs, 
maisons  de  blés  et  autre  biens  "  confisqués  le  long  du  littoral, 
de  Calais  jusqu'en  Poitou,  étaient  vendus  au  fur  et  à  mesure 


(1)  Idem,  p.  93,  99,  105. 

(2)  Glairambault,  vol.  825,  fol.  56. 

(i)  Rtmer,  t.  II,  2-=  p.,  p.  114.  —  Lat.  9069,  fol.  936.  —  Pendant  (-e 
temps,  Matthieu  de  Varennes  et  le  connétable  Raoul  d'Eu  gardaient  la  côte 
normande.  (^Historiens  de  France,  t.  XXII,  p.  773.) 

(4)  Mandement  d'Edouard  II  aux  habitants  de  Lyon,  1"^  octobre  1324. 
(Rymer,  t.  II,  2'^  p.,  p.  114.) 

(5)  12  novembre  1324.  (Rvmer,  t.  II,  2"=  p.,  p.  118.) 

(6)  Rymer,  t.  II,  2'  p.,  p.  120.  Depuis  1317,  Venise  envoyait  annuelle- 
ment un  convoi  en  Flandre. 

(7)  Vnlladolid,  22  mai  1325.  (Lat.  5924,  fol.  20.) 

(8)  Dundee,  20  avril  132.5.  (Lat.  5924,  fol.  33.) 

(9)  Mars-juin  1325.  (Archives  nat.,  KK  1,  fol.  794.1 

(10)  11  mars  1325.  (Franc.  25697,  p.  118,  119;  franc.   25994,   p.  335.J 


GUERRE   ANGLAISE.  3S3 

de  nos  armements  maritimes.  "  Te  mandons  —  disait 
Charles  IV  au  garde  de  ses  navires  —  de  vendre  deux  nefs, 
ou  trois  ou  quatre  maisons  qui  sont  en  Normendie,  appelle 
avec  toy  à  ce  les  justiciers  des  lieux  en  quelles  jurisdictions 
les  biens  soient  trouvez.  Et  des  exploits  que  tu  feras,  fais 
faire  et  aprester  nos  nefs  qui  sont  à  Rouen  et  à  Leure  (l).  » 
L'armement  était  dirigé  contre  la  Flandre,  de  plus  en  plus 
hostile  (2)  ;  l'Angleterre,  à  la  sollicitation  du  pape,  venait 
de  se  décider  à  la  paix  (mai  1325).  Le  traité  péchait  par  la 
base  ;  il  maintenait  l'occupation  française  en  Guyenne,  occu- 
pation trop  faible  pour  être  définitive  ;  l'an  d'après,  il  était 
lettre  morte. 

La  bonne  foi  anglaise  réservait  une  cruelle  surprise  aux 
marchands  dont  la  solennelle  déclaration  d'Edouard  II  avait 
endormi  les  défiances.  En  mai  1320,  Jean  Sturmy,  Jean 
Felton  et  Nicolas  Kyriel,  amiraux  du  Nord,  de  l'Ouest  et  du 
Sud,    tombaient   sur   les    convois  normands,  massacraient 

«  grandement  des  genz  qui  y  estoient  »  (3)  et  capturaient 
cent  vingt  navires  (4).  La  soudaineté  de  l'attaque  dérouta 
nos  escadres,  les  galères  et  nefs  royales  de  Rouen  armées  dès 
la  semaine  de  Pâques  (5),  les  galères  retenues  à  Bruges  et  à 

«  Broiss  "  et  dix  nefs  dieppoises  toutes  prêtes  à  «résister  aux 
provinces  d'Angleterre  (6)  " .  Chose  inouïe,  nous  n'avions 
pas  d'amiral  !  Gentian  Tristan  était  mort  ;  comme  son  fils 
et  homonyme  (7)  était  trop  jeune  ou  trop   peu    familiarisé 

(1)  Berchères-lez-Ghartres,  3  mai  1325.  (Clairambault,  vol.  825,  pièce 
56.)  —  Le  garde  des  navires  royaux,  Gentian  Tristan,  touche  300  livres  sur 
la  vente  des  biens  d'Antoine  Pcssagno,  saisis  à  la  Rochelle,  juillet  1325. 
(Archives  nat.,  KK  1,  fol.  794.)  x\ntoinc  Pcssagno,  sujet  d'Edouard  II, 
était  Génois  et  frère  de  l'aniiral  de  Portugal. 

(2)  Lat.  9069,  fol.  938. 

(3)  «  Assez  tost  après  »  [la  Pentecôte].  (Franc.  25697,  p.  125.) 

(4)  Nicolas,  History  of  the  Royal  Navy,  t.  I,  p.  349. 

(5)  Quittance  de  Matthieu  Blanc,  comité  d'une  galère  royale.  17  mars 
1326.  (P.  Anselme,  Hist.  ^enéalof/.,  i.  VU.  p.  742.) 

(6)  Lat.  9069,  fol.  938. 

(7)  Clairamliault,  vol.  825,  pièce  56. 


384  lII.SrOlRK    DE    l,A    M  A  U  I  NK    F  U  A  N  CAI  S  K. 

avec  le  métier  de  marin,  on  avait  fait  appel  à  un  grand  arma- 
teur de  Toulon,  Pierre  Medici  ou  Miège  (I),  qui  avait  fourni 
deux  ans  auparavant  l'escadre  destinée  à  la  Terre  Sainte. 
Une  seconde  charge  furieuse  des  Anglais  acheva  de  nous 
déconcerter.  La  flotte  du  Sud,  amiral  Kyriel  (2),  se  jetait 
sur  le  Gotentin.  Le  14-  septembre,  «  jour  Sainte-Grois  l'an 
GGGXXVi,  vindrent  devant  Barefleu  sept-vinz  quatorze  nez  et 
autant  de  bargiaux  chargiés  de  gens  armés,  qui  ardirent  le 
pais  d'entour  et  robèrent  et  firent  pluseurs  maulx  (3).  » 
L'abbaye  de  Ghcrbourg,  que  ne  pouvait  protéjjer  la  faible 
garnison  de  la  ville  (4),  fut  pour  la  seconde  fois  livrée  au 
pillage  :  ornements,  chartes,  manuscrits,  trésors,  tout  fut 
de  bonne  prise  (5).  Il  nous  était  difficile  de  rendre  aux  An- 
glais leurs  politesses  autrement  qu'en  retenant  leurs  bâti- 
ments de  commerce.  Trois  divisions  de  douze  nefs  chacune, 
l'une  dans  les  parages  du  cap  Foreland,  l'autre  en  vue  de 
Shields,  la  troisième  prèsd'Oxfordness  (0),  rendaient  presque 
impossil>le  l'approche  des  côtes  britanniques. 

La  guerre  eut  la  solution  la  plus  inattendue.  Edouard  II 
fut  détrôné  par  sa  femme  Isabelle,  sœur  de  Giiarles  le  Bel. 
Elle  avait  débarqué  en  Angleterre  le  22  septembre,  au  mo- 
ment précis  où  les  Anglais  dévastaient  la  Hague  Cotenti- 
naise.  Une  femme  avait  été  l'instrument  de  notre  vengeance. 
Le  25  janvier  i;i27,  son  fils,  le  neveu  du  roi  de  France, 
montait  sur  le  trône  d'Angleterre. 

Si  l'avènement  d'Edouard  III  apaisa  pour  un  temps  bien 

(i)    1'.  Anselme,  Hist.  généalog.,  t.  VII,  p.  742. 

(2)  llYMER,  t.  II,  2'^^  p.,  p.  163. 

(3)  Franc.  25697,  p.  126. 

(4)  27  sergents  :  le  garde  des  ports  de  la  côte  norinanile  Guillaume  Du 
Merle  disposait,  en  outre,  de  285  lionuues.  [Historiens  de  France,  t.  XXII, 
P-  772.) 

(5)  Archives  départementales  de  la  Manclie,  Il  li)S3.  —  (i.  T3rroiN'r, 
Histoire  du  Cotentin,  t.  II,  p.  228. 

(6)  .luillet  1326.  Des  bâtiments  anglais  avaient  été  arrêtés  à  «  Grocey  »  , 
sans  doute  au  Crotoy.  (Rymkh,  t.  II,  2"  p.,  p.  161,  162.) 


GUKRHK    ANOI.AISK.  3x5 

court,  hélas  !  les  inimitiés  entre  souverains,  les  peuples 
n'avaient  pas  déposé  leurs  haines  Les  marins  des  Ginq- 
Ports  comptaient  nous  attaquer,  malgré  la  défense  d'E- 
douard III  (l).  Les  Normands,  cette  fois,  étaient  prêts  à  la 
riposte  :  les  garnisons  du  littoral  étaient  renforcées  (:2)  :  les 
vaisseaux  de  la  province,  inspectés  par  l'amiral  IMcrre  Miègc 
et  par  l'huissier  d'armes  Jean  Le  Mire,  allaient  }jucrroyer 
en  Guyenne  (^î).  Rnfin  une  aide  pro  tuitione  >nercaturartnii 
maris  (4)  assurait  l'entretien  d'une  croisière  protectrice.  La 
campagne  de  l.\'21  se  borna  à  l'incendie  de  quelques  navires 
anglais  à  Leure  et  à  "  Bune  "  en  Poitou  (T)).  Déjà,  l'on 
pouvait  prévoir  latin  des  hostilités,  quand  Charles  IV  mourut 
en  janvier  1328. 

La  caractéristique  de  son  règne  est  la  préoccupation  tout 
à  fait  nouvelle  de  concilier  les  nécessités  de  la  défense  na- 
tionale avec  les  intérêts  économiques  des  ports  de  mer. 
Charles  le  Bel  refusa  d'adopter  la  solution  a  priori  des  An- 
glais ;  il  préférait  garder  toute  liberté  d'action  contre  les 
nombreux  bâtiments  marchands  de  l'ennemi  et  remédier, 
suivant  les  cas,  aux  besoins  de  notre  commerce  maritime. 
Dans  le  Levant,  il  armait  en  marchandise  sa  flotte  mili- 
taire ;  il  prescrivait  au  bailli  de  Caen  d'enquérir  sur  la  moins- 
value  des  importations  et  des  exportations  pendant  la 
guerre  (G)  ;  et  il  faisait  examiner  «  quel  profit seroittautaus 
habitanz  (de  Barfleur)  comme  à  ceuls  de   dehors   qui    ont 

(1)  8  août  1327.  Rymer,  t.  II,  2^  p.,  p.  194.) 

(2)  Lat.  9069,  fol.  938. 

(3)  P.  Anselme,  Hist.  généalog.,  t.  VII,  p.  744  :  octobre  1327. 

(4)  De  septembre  1327  à  avril  1329.  .'Lat.  9069.  fol.  938.) 

(5)  Rymer,  t.  II,  3*  p.,  p.  14.  —  Les  marins ile  1  escadre  française  rece- 
vaient leurs  gages  en  novembre  1327.  (Franc.  21406,  p.  177,  366.) 

(6)  l'aris,  28  janvier  1327.  Suit  le  rapport,  très  curieux,  du  bailli  sur  les 
«  dcrrées  qui  souloicnt  venir  en  nez  par  la  mer,  comme  vins  de  (Jascoij^nc 
et  d'ailleurs,  sel  de  l'oitou,  cuirs,  cendres,  pion,  estain,  cire,  pois,  gomme 
et  harens,  que  l'on  apele  les  milliers  »  et  sur  les  «  bléz,  canevaz,  grcsscs, 
Hle,  lange,  fer  et  autres  derrées  »  e.vportécs  de  Caen.  (Franc.  2.5697. 
p.  125.) 

I.  26 


386  IIISTOIHE    DK    ],A    iMARINE    FR  AN  CM  S  E. 

acouslunié  de  venir  inarchaander  en  ladite  ville,  se  elc 
estoit  close  de  murs  et  de  fosséz»  (1).  Malheureusement,  on 
ne  donna  point  suite  avi  projet  de  fortifier  Barfleur  :  la  côte 
orientale  de  la  presqu'île  resta  vulnérable  ;  nous  verrons 
quels  désastres  causa,  vingt  ans  plus  tard,  cette  négligence. 

(1)    S.  Cliristophe  en  Ilallate,  26  mai  1327.  (Franc.  25697,  p.  126.) 


GUERRE    DE    CENT   AINS 

PREMIÈRES    CAMPAGNES 


I 

EXPÉDITION    d'eCOSSE. 

Les  guerres  de  Flandre  et  d'Ecosse,  qui  avaient  été  le 
corollaire  du  Blocus  continental^  devinrent  le  prélude  de  ce 
formidable  corps-à-corps  où  la  France  et  l'Angleterre  allaient 
s'étreindre  pendant  cent  ans.  Elles  servirent  à  masquer, 
sous  une  apparence  d'intérêt  général,  les  rivalités  person- 
nelles de  Philippe  de  Valois  et  d'Edouard  III,  l'un  cousin, 
l'autre  neveu  du  roi  défunt,  et  tous  deux  prétendants  à  la 
couronne  de  France.  Philippe  avait  triomphé;  mais  le  can- 
didat évincé  ne  se  tenait  pas  pour  hattu. 

La  révolte  des  communes  Ilamaudos  contre  leur  seigneur 
Louis  de  Flandre  donna  l'occasion  à  Philippe  VI  de  se  faire 
un  obligé,  mais  de  s'aliéner  un  peuple.  En  vertu  de  la  soli- 
darité féodale  qui  liait  le  suzerain  au  vassal,  le  roi  marcha 
en  personne  au  secours  du  comte  de  Flandre.  Son  amiral, 
Pierre  Miège,  avec  la  flotte  armée  pour  la  garde  de  la 
mer  (I),  força  Dunkerquc  et  Nieuport  à  faire  leur  soumis- 

(1)  En  1328,  Pierre  Mièjje  reçoit  J  1,342  livres  |)oiir  la  Hotte  envoyée 
contre  les  Flamands.  Lat.  Ît06!),  fol.  1000.  —  P.  .Anskf  mk.  IHilnhe  (jeiiea- 
logique,  t.  VIT,  p.  TW."» 


388  HISTOIRE    l)K    LA    MAIIIINE    FRANÇAISE. 

sion  (1).  Il  suffît  d'une  campagne  pour  dompter  les  re- 
belles (1328). 

Au  contraire,  la  guerre  qu'Edouard  III  intenta  à  David 
Bruce  devait  traîner  en  longueur  :  les  Français  allaient  in- 
tervenir; la  guerre  de  Cent  ans  éclatait. 

Un  chevalier  d'origine  française  servit  d'instrument  aux 
desseins  d'Edouard  III  sur  l'Ecosse.  En  août  1332,  Edouard 
de  Bailleul  ou  Baliol  s'emharquait  (2)  avec  quinze  cents 
hommes  pour  son  aventureuse  conquête.  Au  lieu  d'attaquer 
Edimbourg  que  couvrait  une  escadre  (3)  de  galères,  armées 
comme  projectiles  de  lourds  boulets  de  fer  (i),  û  pointa  au 
nord  et  emporta  Perth  (5). 

La  politique  la  plus  élémentaire  lui  prescrivait,  dès  lors 
qu'il  avait  pris  pied  dans  la  péninsule,  d'intercepter  les  rela- 
tions de  David  Bruce  avec  l'étranger  :  deux  escadres  an- 
glaises eurent  donc  l'ordre  de  se  tenir  en  permanence  dans 
le  canal  de  Saint-Georges  et  dans  la  mer  du  Nord,  Edouard  III 
n'ignorant  point  quelles  sympathies,  en  quelque  sorte  tradi- 
tionnelles, allaient  vers  la  dynastie  légitime  d'Ecosse.  Mais, 
de  peur  de  prononcer  le  mot  fatal  de  guerre,  il  désignait 
par  l'épithète  vague  d'étrangers  ou  d'alliés  des  Ecossais  (t>) 
le  peuple  contre  lequel  il  prenait  des  mesures  préventives. 

Philippe  VI  se  prêtait  à  ce  petit  jeu  d'hypocrisie  diploma- 
tique :  dix  navires  dieppois,  envoyés  au  secours  de  Bruce, 
étaient  censés  faire  un  voyage  en  Ecosse  (7).  Empêchés  par 

(1)  2  déceiiiln'e  1328.  i^Chartcs  de  Colhert,  ii"  152  dans  li-  manuscrit  352 
des  Mélanges  Colbert.) 

(2)  Près  de  Kin{^horne.  (RoBiinT  d'Avesbuiiy,  De  fjestis  Edwanli  tertii, 
éd.  E.  Maunde  Thompson,  p.  296.) 

(3)  Chroniques  de  Froissart,  éd.  Luce,  t.  I,  2'  p.,  p.  1,  291. 

(4)  The  Ëxchequer  Rolls  of  Scotland,  cdiled  hy  John  .Stuail  and  Gcor(>c 
Burnett.  Edinbur{.„  1878,  gr.  in-8%  t.  I,  p.  125-127,  136,  269. 

(5)  Henrici  Knighton,  Chionicon,  éd.  J.  Rawson  Luniby  dans  les  Cliro- 
nicles  and  memorials  of  Great  Britnin.  Londres,  1889,  in-8",   t.  I,  p.  464. 

(6)  Hotuli  Scotiœ,  inembr.  12  iNotinghani. 

(7)  Compte  lie  Thomas  Fourjues,  garde  du  Ch)s  des  galées  du  roi  à  Rouen 
(1333-1340).  {Cal,dor/ue  Jonisanvatilt,  p.  3568.) 


OUERRK    l)K   CKN  r    ANS.  USO 

les  vonls  (J'onlrcr  à  temps  en  li{j;no  (l),  ils  ramenèrcnl  .i 
Boulogne  le  monarque  infortuné  (1  i  mai  1334). 

L'hospitalité  offerte  aux  fugitifs  à  Château-Galllart  (2), 
puis  la  signature  d'une  trêve  avec  l'Angleterre  (3),  impli- 
quaient un  état  d'hostilité  latente,  qui  n'allait  point  tarder 
à  dégénérer  en  guerre  ouverte  (4).  De  part  et  d'autre,  on 
se  préparait  sourdement,  comme  le  prouve  certaine  clause 
d'un  nolis  do  cinq  galères  marseillaises,  affrétées  soit-disant 
pour  participer  à  la  croisade,  en  réalité  pour  suivre  l'amiral 
de  France  en  quelque  pays  que  ce  fût  (5).  A  tout  hasard, 
nous  resserrions  avec  l'ancienne  Hermandad  fédérale,  Fon- 
tarabie,  Saint-Sébastien,  Santander  etLaredo  (G),  l'alliance 
politique  et  commerciale  qu'avait  ébranlée,  quelques  an- 
nées auparavant,  l'éviction  des  baleiniers  Itasques  établis 
à  la  Rochelle  (7). 

L'année  1335  se  passa  sans  trop  d'accrocs,  dans  une  sorte 
do  paix  armée.  Anglais  et  Bayonnais  prêts  à  tout  évé- 
nement (8),  les  îles  anglo-normandes  en  état  de  défense  (9), 


(1)  Les  Grandes  Chronùjues  de  France,  éd.  l'anlin  Faris,  t.  V,  ji.  3i5V. 
—  Chronoqrapltia  reqiini  Francoruni,  éd.  Moranvillc,  t.  II,  p,  24. 

(2)  Où  David  II  séjourna  à  plusieurs  reprises  juscpi'en  1341.  (^Tlie  Exche- 
fjuer  Rolls  of  Scotland,  t.  I,  préface  ci,vni.)  Dans  la  suite  de  David  II  tijjn- 
raient  les  évèques  de  Moray,  Glascow,  Brecliin,  les  abbés  de  Kelso,  Kilwiu- 
iiing,  le  chancelier,  etc. 

(3)  De  septembre  1334  à  la  Sainl-Jean  ou  24  juin  1335.  (Rymer,  Fœdera, 
t.  II,  3"  p.,  p.  119.) 

ik)  La  Little  Lechevard,  navire  anjjlais,  était  coulée  à  l'embouchure  de 
la  Seine  par  le  corsaire  Jean  de  Sainte-Agathe,  le  20  avril  1335  (Rymeh, 
Fœdera,  t.  II.  3'=  p.,  p.  129),  et  la  coque  de  lord  Mcnri  Reawrnont  était 
enlevée  par  les  Ecossais.   (Nicolas,  ouv.  cité,  t.  II,  p.  10.) 

(5)  Avril  1335.  (Jal,  Archéologie  navale,  t.  II,  p.  326.) 

(6)  25,  26  avril  et  2  mai  1335.  (Archives  nationales,  J  615,  n  «  9'  à  9*.) 

(7)  A  la  suite  de  l'éuieute  ou  «  esmouvements  »  qui  éclata  à  la  Rochelle 
en  1327,  les  biens  des  Espagnols  résidant  dans  la  ville  furent  confisqués. 
Fortin  Yagncz  de  Biscaye  et  Xanche  Montero,  en  particulier,  perdirent 
«  seis  pipes  de  balaine  es  <pielles  il  avoit  quarcnto  i|uintaux  de  balaine  >•  et 
'<  de  l'argent  yssu  d'ancre  de  balaine  ".  (Fr.  25698,  p.  25.) 

(8)  25  et  26  juillet  1335.  ^Rymer,  Fœdera,  t.  II,  3'  p.,  p.  131.) 

\^)   Mandement  d'Edouard    III    au    gardien    des   îles  anglo-normandes, 


390  11  ISI'OI  l!K    DE    I,  A    M  A  R  I  NK    FRANÇAISE 

et  les  divisions  Cobhani  et  Bardi  sur  pied  de  guerre  pour 
surveiller  nos  corsaires  calaisiens  (I).  Avec  le  reste  de  ses 
forces  navales,  Edouard  III  s'était  jeté,  dès  le  l"  juil- 
let 1335,  sur  l'Ecosse  (2),  voulant  en  finir  avec  ces  indomp- 
tables montagnards.  Il  comptait  sans  son  hôte. 

Si  perfide  qu'eût  été  l'attaque,  elle  n'avait  pu  étouffer  les 
appels  désespérés  de  la  victime.  Philippe  VI  les  entendit  et 
résolut  immédiatement  de  dégager  l'Ecosse.  Il  était  alors 
dans  le  midi  de  la  France  (3),  à  Marseille,  où  il  avait  passé 
les  fêtes  du  carnaval  de  1336  (4).  Il  démasqua  tout  à  coup 
une  flotte  de  guerre,  organisée  sans  bruit  avec  les  dîmes  de 
la  croisade  :  douze  grandes  galères  en  construction  à 
Beaucaire,  huit  autres  sorties  des  chantiers  de  la  Rochelle 
et  de  Normandie,  ainsi  que  deux  lins  et  trois  grandes  nefs  (5). 
Au  lieu  d'expédier  en  Crète  les  galères  de  Beaucaire  ((>)  et 
plusieurs  l)àtiments  étrangers  nolisés  en  vue  de  la  croisade, 
Philippe  VI  les  dirigea  sur  la  Manche  (7)  malgré  les  pro- 
testations du  comte  de  Provence  et  de  la  république  de 
Gênes  (8),  et  l'escadre  levantine  commandée  par  le  Mar- 
seillais Durand  Pélegrin  (9)  rejoignit  la  division  royale  du 
Ponant. 

Guillaume  de  Monlaigu,  et  à   Henri    de   Ferrièies,  22  août.  (Dupont,  His- 
toire du  Cotent  in  et  de  ses  îles,  t.  Il,  p.  261.) 

(1)  Rymer,  Fœdera,  t.  II,  3*=  p.,  p.  129-131. 

(2)  RoBKRT  d'Avesblry,  p.  298.  —  Kmgiiton,  t.  I,  p.  472. 

(3)  En  février  1336,  Philippe  VI  était  à  Kéziers.  {Ordonnances,  t.  II,  106.) 

(4)  Les  Grandes  Clironiques  de  France,  éd.    Paulin  Paris,  t.   V,  p.  364. 

(5)  Suivant  les  déclarations  mêmes  de  Philippe  VI  (mars  1336,  date  rec- 
tifiée). {Revue  des  Sociétés  savantes,  1867,  1"  sein.,  p.  435.) 

(6)  Où  attendaient  les  };alères  des  autres  croisés,  Vénitiens  et  Hospita- 
liers. (JoRCA,  Philippe  de  Maizières,  p.  38.)  —  Le  patron  et  recteur  de  la 
flotte  royale  s'appelait  Jean  Bedos  d'Alet.  (Franc.  25996,  fol.  109.) 

(7)  Déclaration  d'Edouard  III  sur  la  rupture  des  néfjociations  avec  Phi- 
lippe VI.  (Froissart,  éd.  Kervyn,  t.  XVIII,  p.  49.) 

(8)  Qui  aurait  même  fait  brûler  plusieurs  des  {jalères.  — Lettre  Edouard  III, 
3  septembre  1336.  (Rymer,  t.  II,  3"  p.,  p.  150-151.) 

(9)  Que  nous  allons  voir  à  l'œuvre  tout  à  l'heure.  Il  était  de  Marseille. 
(Ger.main,  Histoire  du  commerce  de  Montpellier,  t.  I,  p.  489.)  —  60  autres 
marins  de  Marseille  furent  amenés  à  Paris.  (Franc.  25996,  fol.  109.) 


GTKRRK    l)K   CENT    ANS  301 

Tout  restait  à  Improviser  :  cadres,  (lotte  de  transport, 
troupes  de  débarquement,  plan  de  campagne  (I).  Le  séné- 
chal de  Beaucaire,  Hue  Quiéret,  devint  amiral  et  passa  sous 
les  ordres  du  connétable  Raoul  d'Eu,  promu  »  capitaine  gé- 
néral dessus  et  devant  tous  les  autres  de  l'armée  de  la  mer  » 
(17  avril  l'SMt)  (2).  Un  maréchal  de  France,  Bertran,  lui 
était  adjoint  pour  commander  le  corps  expéditionnaire, 
grosse  armée  de  douze  cents  hommes  d'armes  et  vingt  mille 
sergents.  Ainsi  en  avait  décidé  le  conseil  dans  1'  a  estima- 
tion f[ue  l'armée  d'Escosse  se  peut  monter  "  :  sur  le  papier, 
tout  allait  bien,  tout  était  prévu.  Sous  l'escorte  de  'M)  jja- 
Icres,  200  grosses  nefs  transporteraient  en  Ecosse  l'armée, 
et  (>0  nefs  de  pèche  les  vivres.  Mais  les  grosses  nefs,  où  les 
trouver?  Le  constructeur  de  la  marine  royale,  Gillebert 
Poolin,  n'en  put  équiper  que  trente  au  port  de  Leure, 
vingt-quatre  dans  les  bailliages  de  Gaen  et  du  Cotentin, 
autant  à  Dieppe  et  seize  dans  les  havres  de  l'est,  depuis 
Fécamp  jusqu'à  Calais.  En  Flandre,  pensait-on,  on  se  pour- 
voirait du  demeurant.  Il  mancjuait  des  milliers  d'armures  : 
on  envoya  des  émissaires  en  Provence  et  à  Avignon  pour 
s'en  procurer.  Pour  l'argent,  c'était  pis  encore  :  le  devis 
était  hors  de  toutes  proportions  avec  les  ressources  finan- 
cières de  la  royauté  :  et  les  trésoriers  des  guerres,  Barthé- 
lémy Du  Drach  et  Jean  du  Gange,  ne  virent  point  sans  effroi 
s'aligner  les  dépenses  probables  de  l'expédition  :  180,000  li- 
vres pour  lasolde  desgens  de  guerre,  moitié  pour  la  flotte,  etc. 
Quant  au  plan  de  campagne,  il  fut  promptement  éventé. 

Dès  le  début  de  cette  longue  guerre,  nous  sommes  forcés 

(1)  «  Estimation  ([ue  l'année  d'Estosse  se  peut  monter  »  dans  le  Mémo- 
rial Croix,  aujourd'hui  perdu,  de  la  Chambre  des  Comptes,  en  copie  dans 
le  ms.  franc.  2755,  fol.  216.  Le  tonnajje  moyen  des  {jrosses  nefs  était  évalué 
à  180  tonneaux  et  des  nefs  u  pescheresses  »  à  48  tonneau.i:.  Chaque  grosse 
nef  devait  porter  cent  hommes  et  distraire  troi.s  hommes  pour  Téquipajje 
des  nefs  de  pêche. 

^2)   Mémorial  B  de  la  Chandjre  des  Comptes.  Archives  nation.,   1'  2291. 


392  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FIIANCAISE. 

de  constater  l'admirable  service  de  renseignements  des  An- 
glais :   (1  Le  roi  de  France,   écrivait  iin  de  leurs  émissaires, 
s'est  rendu  à  Avignon  vers  la  mi-caréme  ;  il  a  eu  avec  le  pape 
lui  entretien  secret  dont  rien  n'a   transpiré...  A  Pâques,  il 
était  à  Lyon  ;  il  a  conclu  un  traité  avec  les  Écossais,  leur  pro- 
mettant de  ramener  leur  maîlreetdele  rétablir  sur  son  trône. 
(  >ii  a  réuni,  dit-on,  à  Maillenr  età  Leuro,  200  à  ;iOO  nefs  (I), 
(|ni  peuvent  porter  en  moyenne  220  hommes,  et  30  galères 
d'escorte.  De  Paris  on  a  expédié  à  Leure  de  quoi  équiper 
;i,000  hommes  d'armes  et  10,000  arbalétriers,  entre  autres 
choses,  des  pourpoints  renforcés  de  plates  de  fer  à  l'épreuve 
des  llèchos  et  des  lances.  De  plus,  le  jour  de  l'Annonciation, 
des  navires  chargés  d'armures  (2)  ont  apporté  205  tonneaux 
de  carreaux.   Les  capitaines  nommés  par   le    roi   sont,   en 
dehors  du  connétalile  :  Matthieu  de  Trie  et  Thomas  Bertran 
pour  les   troupes,  Jean  le  Mire  et  Hue  Quiéret  (3)  pour  la 
Hotte.  Les  bourgeois  de  la  capitale  prétendent  qu'une  partie 
de  l'expédition  prendra   terre  du  côté  de   Portsmouth;   le 
reste  de   la   flotte,    dirigé  sur   l'Ecosse,  touchera    dans   le 
comté  d'Athol.   Alexandre  de  Seton,  —  énergique  patriote 
qui  avait  juré  au  pape  que  jamais  son  pays  ne  subirait  la 
domination  anglaise,  —  Twynam  et  Jean  de  Suède  la  gui- 
deront. C'est  au  mois  de   mai  passé,  à  la  fête  de  la  Sainte- 
Croix,  qu'était  fixé  le  départ.   Ajouterai-je  que  tous  les  tail- 
leurs habiles  de   Paris  sont  restés  quinze    semaines  et  six 
jours  à  Leure  pour  fabriquer  des  bannières,  autant  qu'on 
a  pu  s'en  rendre  compte  ?  Des  soudoyers  allemands,  bra- 
bançons et  flamands  y  affluent.  Les  Écossais  ont  convenu  do 
jour  et  du  lieu  où  ils  viendront  à  la  rencontre  de  l'armée 
française  :  ils  seront,  paraît-il,  40,000  au  rendez-vous  (i).  » 

(1)  "  II"  et  CGC  naves.  »    Mais   c'est  une   faute    de  copiste  :    cette   (lotie 
correspondrait  à  un  effectif  de  200,000  lionunes. 

(2)  L'escadre  partie  de  Marseille. 

(3)  «  De  Haukeneys  Ilevanire?  » 

(^«■''   T.eKre   anoiivine   datée    d'Vork,    19    juin.  (British    Muxeum,    Cott., 


GUKRHE    nF,   Cr.NT    ANS.  393 

Instruit  do  nos  projets,  Edouard  III  les  déjoua  avec  cette 
décision  qui  lui  assura  si  souvent  la  victoire.  Son  armée, 
divisée  en  deux  corps,  refoulait  à  travers  les  montagnes  les 
partisans  de  William  Douglas,  le  long  de  la  côte  rarméc  de 
Murray.  Lui-même,  à  la  tête  d'une  colonne  volante,  s'en- 
l'onçant  dans  la  partie  sauvage  de  la  presqu'île,  pénétra  i)ar 
les  montagnes  d'Athol  dans  le  Badenoch,  atterrage  désigné 
de  la  flotte  française.  Il  dis[)ersa  vingt  mille  lionimes  (pic 
Murray  avait  amenés  au  rendez-vous,  força  la  hande  de 
Douglas,  embusquée  dans  les  profondeurs  de  la  forêt  do 
Platere,  à  rétrograder  vers  le  sud  et  détruisit  le  port  le  pins 
confortable  de  la  région,  Aberdeen  (I). 

Aussi  hardie  que  remarquable  par  la  science  de  la  stra- 
tégie qu'elle  dénote,  cette  chevauchée  enlevait  à  la  flotte 
française  tovit  point  d'appui  sur  la  côte,  et  par  suite  entra- 
vait son  action  dans  la  mer  du  Nord. 

Voici  comment  nous  nous  étions  laissé  devancer.  La  cause 
on  est  étrange.  Au  moment  d'emltarqucr,  le  chef  de  notre 
Hotte,  le  connétable,  déclara  qu'il  avait  des  scrupules  :  il 
a  ne  devoit,  ne  voloit  aller  encontre  li  (Edouard),  sanz, 
avant,  li  renvoyer  son  hommage  d  pour  quelques  fiefs 
sis  en  Angleterre  et  en  Irlande  (2).  L'opération  prit  du 
temps  :  et  l'on  se  décidait  à  placer  à  la  tête  de  l'expédition 


Vesp.  F.  VII,  f"  2,  publiée  par  M.  Keuvyn  de  Lettenhovk,  OEuvics  de 
Froissait,  t.  XVIII,  p.  39.)  —  M.  Kervyn  de  Lettenhovc  publie  cette  lettre 
sous  la  date  de  1337  :  «  Il  suffit,  dit-il,  de  consulter  Walsiiijjhain,  qui  rap- 
porte aussi  dans  son  récit  la  mort  de  Thomas  Rosslyn.  »  C'est  là  son  seul 
synchronisme,  fort  vague.  Or,  c'est  en  mars  1336  que  Philippe  VI  se  trou- 
vait à  Avi;;non  [Ofclonnaiices^  t.  II,  p.  114),  et  en  avril  1336  que  le  conné- 
table fut  nommé  capitaine  général  de  l'expédition;  les  synchronismes  écos- 
sais donnent  également  la  date  de  1336,  car  la  suite  de  la  campagne  d'Ecosse, 
dont  la  lettre  retrace  les  débuts,  se  trouve  dans  une  seconde  lettre  datée 
d'York  le  3  août,  et  que  M.  Kervyn  attribue  lui-même  à  l'année  1336. 
Ibidem,  t.  XVIII,  p.  27.  — Froissart,  éd.  Luce,  t.  I,  p.  342.) 

(1)  Dix  bâtiments  (juittent  précipitamment  Aberdeen  "  causa  ininiico- 
runi  1)   (1336).  (^Exchecjuer  rolb  of  Scotland,  t.  I,  p.  449.) 

^2)   Archives  nat.,  JJ  74,  c.  74,  fol.  44. 


394  HISTOIRE    DK    I.A    MAHINK    KHANÇAISK. 

d'Ecosse  Arnoul  d'Audrehem  et  le  sire  de  Garancières,  qui 
se  couvrirent  de  gloire  outre-mer,  mais  sans  fruit  (l). 

Quant  à  la  seconde  partie  du  plan  de  campagne  dont 
jasaient  les  Parisiens,  l'attaque  de  Portsmouth  n'eut  même 
pas  lieu.  Ce  fut  un  piètre  résultat,  après  de  si  grands  pré- 
paratifs, que  la  capture  de  quelques  bâtiments  au  large  de 
Wiglit  par  les  2(3  galères  du  connétable  et  de  David 
Bruce  (2)  ou  la  panique  provoquée  par  une  feinte  de 
l'amiral  Quiéret  (ïi)  contre  l'île  de  Jersey  (4).  Et  pourtant, 
jamais  nos  marins  n'eurent  pareilles  facilités  pour  un  covq) 
de  main.  Immobilisée  par  une  (|uorolle  qui  éclata  entre 
les  marins  des  Cinq-Ports  et  ceux  d'Yarmouth  ,  la  Hotte 
occidentale  était  impuissante  même  à  protéger  ses  convois, 
qui  n'osèrent  quitter  Orwell  et  Porsmoutli  qu'aux  appro- 
ches de  l'hiver,  les  30  novembre  et  G  décembre  i;î3(). 

Quiéret  les  aurait  cueillis  au  retour  (5)  s'il  n'avait  été 
rappelé  à  Paris  (6)  pour  signer  avec  la  Castille  un  traité 
d'alliance  et  de  mutuelle  assistance  sur  mer  (7).  Il  aban- 
donna le  commandement  de  l'expédition  à  un  armateur  de 

(1)  Froissart,  éd.  Luce,  t.  1,  p.  146. 

(2)  Lettre  d'Edouard  III  au  uiaire  de  Bayonne,  3  septembre.  (Rymkk, 
Fœdera,  t.  II,  3'  p.,  p.  156.) 

(3)  Le  8  septenil)re,  la  nef  royale  Saiiite-Aïuie  reçoit  son  bauchent  de 
j>uerre.  (L.  Delisi.k,  Actes  normands  de  la  Chambre  des  Comptes  sous  Phi- 
lippe de  Valois  (1328-1350;,  publiés  pour  la  Société  des  Antiquaires  de 
Normandie.  Rouen,  1871,  in-8'',  n"  51,  p.  142.)  —  La  Kateline  Jehan 
Ertaut,  »  retenue  pour  aler  en  ceste  présente  armée  en  la  compaignie  de 
Monsieur  Hue  Cueret,  clievalier  et  auiiraut  dudil  segneur,  »  reçoit  son 
armement  à  Leure,  le  17  octobre.  (Delisle,  Actes  noi-mands,  n^SS,  p.  144.) 

(4)  Rymer,  Fœdera,  t.  II,  3''  p.,  p.  156  :  Lettres  patentes  d'Edouard  III 
du  11  décembre. 

(5)  Les  navires  qui  font  partie  de  l'escadre  sont  en  armement  du  20  no- 
vembre au  27  décembre  1336.  (Delisle,  Actes  normands,  n'"  55-61, 
p.  146-151.  —  Dépôt  de  la  Marine,  Bibliothèque,  vol.  A  87,  1"  vol.,  p.  1. 
—  Catalojjue  de  livres,  pièces  historiques...  dont  la  vente  aura  lieu  le  lundi 
31  mars  1884.  Paris,  Voisin,  in-8°.) 

(6)  A  partir  du  15  déceudjre,  les  ordonnancements  ne  sont  plus  délivrés 
par  Hue  Quiéret,  mais  par  son  lieutenant  Enguerrand  Quiéret. 

(7)  27  décembre  1336.  L'amiral  est  un  des  signataires.  (Archives  nation., 
JJ  81,  cap.  497.  —  Bibl.  nation.,  manuscrits  De  Gauips,  vol.  83,  fol.  155  v".) 


GUERRK    DE   CKN  1     ANS  395 

Leure,  Danois  de  Laguillon,  promu  u  capitaine  do  chcste 
présente  armée  de  la  mer  (l)  »  .  Kn  janvier  l:i:n,  les  vais- 
seaux ennemis  fuyaient  éperdument  devant  notre  escadre 
sans  trouver  dans  les  rades  de  Fowey  et  sur  les  côtes  de 
Gornwall  et  de  Devonshire,  où  Ils  cherchaient  un  refuge, 
un  abri  contre  ses  coups  (:2). 

Le  Parlement  anp^lais  vota  immédiatement  une  aide  de 
guerre  (3);  les  Normands,  peu  convaincus  de  «  l'évident 
péril  "  du  pays  et  jaloux  des  privilèges  de  leur  cliarte 
de  1315,  firent  beaucoup  plus  de  difficultés  à  consentir 
"  certaine  somme  de  pécune  »  .  Leurs  prélats  exhibèrent 
même,  pour  ne  point  y  contribuer,  un  document  qui  sem- 
blait, à  première  vue,  créer  un  précédent  contre  eux,  la  lettre 
de  saint  Louis  les  priant  de  subvenir  à  l'entretien  des  galères 
gardes-côtes  :  une  des  clauses  finales  spécifiait  toutefois,  et 
c'est  cela  qu'ils  invoqvialent,  qu'aucun  préjudice  n'en  résul- 
terait à  l'avenir  pour  eux  ou  pour  leurs  successeurs  (•4). 

«  Fors  périlis  par  eau,  mors  et  destruimens  de  grans  per- 
sonnes :  "  tels  étaient,  pour  l'année  1337,  les  pronostics 
motivés  par  l'apparition  d'une  «  comette  eschevelée  engen- 
drée d'une  commotion  de  Mars  et  de  Saturne  (5)  " . 
Point  n'était  besoin  d'être  astrologue  pour  jouer  le  rôle 
d'augure  :  il  suffisait  d'observer;  partout,  on  faisait  des  pré- 
paratifs de  guerre.  Notez  que  la  guerre  n'était  pas  déclarée; 
par  une  fiction  étrange,  les  opérations  de  nos  Hottes  étalent 
considérées  comme  pirateries  sans  conséquence,  ce  (jui 
permettait  à  la  diplomatie  de  gagner  du  temps  et  de  pré- 

(1)  Quittuiice  datée  de  Leure,  24  décembre  t336.  (Bil.l.  iial.,  l'ièces 
orig.,  vol.  1619,  dossier  37661,  Laguillon,  p.  2.) 

(2)  «  Naves  tam  volantes  supra  mare  (juain  aiichoratas  in  littore.  » 
(Rymer,  t.  II,  3'=  p.,  p.  163.) 

(Z)   KVMER,  t.  II,  S-^p.,  p.   151. 

(4)  Paris,  20  septembre  1266;  vidiiiius  daté  de  Paris,  22  août  1337. 
(Archives  de  la  Seine-Inférieure,  G  1878.  —  Coville,  les  Etats  de  Nor- 
mandie. Paris,  1844,  in-8",  p.  44,  et  pièces  justif.  I.) 

(5)  Vers  le  24  juin  1337.  (Franc.  1366,  fol.  311.) 


306  HISTOIRE    DE    LA    MAIUNE    FlîANÇAISK. 

parer  des  alliances.  Edouard  essayait  d'intéresser  à  sa  canso 
le  roi  de  Norvège  (1);  le  comte  do  Flandre,  à  rinstigalion 
de  Philippe  VI,  interdisait  aux  niarcliaiids  anglais  l'accès 
de  ses  ports  ('2).  Au  mois  de  juillet,  la  Hollande,  la  (kieldre, 
le  Brabant,  se  déclaraient  contre  nous  (ii).  Des  troupes  furent 
concentrées  à  la  frontière  du  nord  :  et  l'amiral  Quiéret  (4), 
alin  de  prévenir  de  nouvelles  défections  ou  de  rétablir 
rc(|iiilil)re  entre  les  influences  française  et  anglaise,  vint 
prêter  au  comte  de  Flandre  l'appui  de  son  escadre  (5).  Le 
H  août,  il  arrivait  »  en  la  mer  assés  près  de  l'Escluze  (0)  »  ; 
le  surlendemain,  les  gailères  d'avant-garde  :  Saint-Maurice, 
Sainte-Esclaire,  Sainte- Catherine,  Saint-Nicolas,  Roche  fort, 
Saint-Michel,  jetaient  lalarme  du  côté  de  Brele  et  de  Schic- 
dam.  L'amiral  traquait  au  passage  les  ambassadeurs  anglais 
et  les  papiers  de  leurs  négociations  avec  les  seigneurs  des 
Pays-Bas  et  du  Rhin.  Malheureusement,  il  était  filé  par 
deux  espions  :  les  ambassadeurs  prévenus  évitèrent  de 
passer  près  de  Cadzand  où  il  croisait;  ils  allèrent  s'embar- 
quer à  Dordrecht,  et  pendant  qu'une  bande  d'indigènes 
soudoyée  par  eux  détournait  par  une  fausse  attaque  notre 
avant-garde,  ils  enfilaient  les  passes  de  la  Meuse  sur  l'es- 
cadre de  l'amiral  Roos  et  gagnaient  la  pleine  mer  (7). 

Par  une  nouvelle  fatalité,  deux  bâtiments  chargés  de  mu- 


(1)  :î  novembre  1336.  (Rymer,  t.  II,  3«  p.,  p.  153.^ 

(2)  5  o.tol)i-e  1336.  (Rymer.  t.  II.  3'^  p.,  p.  149.) 

(3)  l'ai-  les  traités  des  24  mai,  12  juillet  1337.  (Rymer,  t.  II,  3''  partie, 
p.  165,  etc.) 

(4)  Son  escadre  était  en  armement  à  Leure.  dn  10  au  13  juin,  il  avait 
pour  second  Rarhavera,  patron  d'une  des  galères.  (Delisle,  Actes  iiormanda, 
n"'  63-65,  p.  15.3-154.  —  Pièces  orig.,  vol.  1528,  doss.  Danois,  p.  2,  et 
vol.  1619,  doss.  37661,  p.  2.  — Nonv.  acq.  franc.  3653,  p.  79.  —  Archi- 
ves nat.,  JJ  81,  c.  202.) 

(5)  Il  était  à  Calais  le  30  juillet.  (Delisle,  Acte.i  normands,  n"  69.) 

(6)  Pièces  orig.,  vol.  2415,  doss.  Quiéret,  p.  2. 

(7)  Compte  de  l'ambassadeur  anglais  Jean  de  Woume,  juin  1337-février 
1338.  (Froissart,  éd.  Kervyn  de  Lettenliove,  t.  XVIII,  p.  50-55.  —  Fnois- 
SART,  éd.  Luce,  t.  I,  p.  134,  407.) 


GUKIlliK    l)K    ci: NT    ANS.  39T 

nitions  que  Philippe  VI  envoyait  au  secours  de  l'Ecosse 
tombaient  au^  milieu  de  la  flotte  anglaise.  Ce  fut  une  lulle 
héroïque,  désespérée,  songez  donc,  deux  navires  contre 
quarante  :  les  matelots  se  firent  tuer;  l'évéque  de  Glascow , 
Jean  Lindsay,  qui  conduisait  l'expédition,  ne  survécut  pas 
à  la  défaite,  et  plusieurs  ladies  qui  retournaient  de  Flandic 
dans  leur  patrie  se  laissèrent  mourir  d'inanition  plutôt  que 
de  vivre  en  captivité  (l).  Les  vainqueurs,  des  marins  du 
Norfolk  et  du  Suffolk,  firent  main  basse  sur  les  jovaux  et 
sur  l'argent  qu'ils  trouvèrent  à  bord  de  la  Cogge  de  Flandre^ 
sans  égard  aux  droits  de  la  couronne  (:2).  L'amiral  Jioos  fut 
révoqué  (3).  Quiéret,  son  coup  manqué,  se  replia  sur  nos 
côtes  (4).  La  présence  de  son  escadre  avait  pesé  toute- 
fois sur  les  décisions  du  comte  Louis  de  Flandre,  qui  signa 
un  traité  d'alliance  avec  Philippe  YI  (5). 

Mais  un  revirement  se  produisit  presque  aussitôt  :  les 
Flamands  se  laissèrent  ébranler  par  l'éloquence  persuasive 
d'un  brasseur  de  Gand,  Jacques  Arteveld,  homme  d'une 
haute  intelligence  qui  n'eut  pas  de  peine  à  leur  démontrer 
les  avantages  économiques  de  l'alliance  anglaise  (G).  l'ne 
ambassade  fut  envoyée  par  eux  à  la  cour  d'Edouard  111. 
Le  Parlement  réuni  à  Londres  opina  pour  la  guerre,  et  le 
19  octobre  Edouard  envoyait  défier  le  roi  de  France.  Phi- 
lippe YI  ne  fit  qu  en  rire,  mais  bien  à  tort  (7). 

(1)  Août  1337.  (HE.MixcBuncii,  Cliroincon,  t.  II,  p.  314.  —  Clironùjin: 
de  Lanercost,  p.  291.  —  Cf.  la  bibliographie  îles  ouvrages  qui  parlent  tic  la 
rencontre  daus  Fr.  Micuel,  les  Écossais  en  France,  t.  I,  p.  61,  n.  4.^ 

(2)  Enquête  prescrite  à  ce  sujet  par  Edouard  III,  1"  septendjre.  [Calen- 
darof  the  patents,  olls.  Edward  III  (1334-1338),  p.  513.) 

(3^  Edouard  lui  reprochait  de  ne  pas  intercepter  toutes  nos  coniniunica- 
lions  avec  l'Ecosse.   Jîotuli  Scotlœ,  t.  I,  p.  498.) 

(4)  Le  11  septenihre.  il  comparaissait  à  S.  Riquier  coinnic  chevalier  li.in- 
neret  devant  les  coniniissaires  chargés  d'organiser  la  défense  du  pays, 
(t*.  Anselme,   t.  VII,  p.  745.) 

(5)  16  août.  (Archives  nat.,  .IJ  70,  p.  207  et  337.; 

(6)  Froissart,  éd.  Luce,  t.  I,  p.  391,  394. 

(7)  Froissari,  éd.  Luce,  t.  I,  p.  401. 


398  HISTOIRE    UE   LA    MARINE    FRANÇAISE. 

Le  10  novembre,  Tennemi  s'emparait  de  l'île  de  Cadzand, 
clef  des  communications  maritimes  de  la  Flandre;  Tescadre 
d'Henri  de  Derby  et  de  Gautier  de  Mauny  prit  prétexte  du 
meurtre  de  deux  matelots  envoyés  à  l'aiguade,  pour  jeter 
des  troupes  dans  l'île;  les  cinq  mille  hommes  de  la  gar- 
nison, commandés  par  Guy,  frère  bâtard  du  comte  de 
Flandre,  ne  purent  soutenir  ni  le  tir,  ni  le  choc  de  l'en- 
nemi (l).  On  attribua  partiellement  cet  échec  à  l'absence 
de  notre  escadre  (:2). 

Elle  venait  de  partir  pour  la  Saintonge  sous  les  ordres  du 
capitaine  Dvirand  Pclegrin,  lieutenant  de  l'amiral  (3).  Aux 
signes  avant-coureurs  de  la  guerre,  Philippe  VI  avait  jugé 
urgent  de  consigner  dans  les  ports  de  l'Océan  tous  les  na- 
vires de  commerce  jus(ju'à  l'arrivée  d'une  escorte  «  si  forte 
et  souffisant  que  les  vins  et  autres  marchandises  pourroient 
estre  menées  seurement  par  la  mer  (4)  »  .  Dès  le  mois  d'août 
il  avait  pris  sous  sa  protection  la  Rochelle  (5)  en  y  créant 
une  station  navale  :  le  capitaine  bayonnais  Badin  Du  Four, 
l'intrépide  aventurier  qui  avait  sillonné  l'Asie  et  l'Afrique 
avant  de  commander  un  vaisseau,  y  était  arrivé  avec  trois 
galères  et  de  quoi  en  armer  une  quatrième  :  l'ancien  patron 
de  l'escadre  royale  de  Narbonne,  Bernard  Foulquin,  et  le 
commis  aux  constructions  de  la  flotte,  Guillebert  Poolin, 
l'accompagnaient   (6).    Les    Rochelais,    néanmoins,    conti- 

(i)  Ancienne/;  Chronirjues  de  Flanchex,  t.  III,  p.  147.  —  Chronique  de 
Flandre,  t.  II,  p.  219.  —  Villani,  llist.  Florent.,  apud  Muratori,  t.  XIII, 
p.  808.  —  Froissart,  éd.  Luce,  t.  I,  p.  132-138. 

(2)  Chronographia  regum  Francorum,  t.  II,  p.  46. 

(3)  Il  commençait  ses  armements  à  Rouen  le  12  octobre  (Franc.  10430, 
p.  222),  et  quitta  Hontleur  peu  après  le  4  novembre,  (franc.  10430, 
p.  227.  —  Delisle,  Actes  normands,  n"  76,  p.  166.) 

(4)  Les  frais  de  l'escorte  furent  couverts  par  une  taxe  sur  les  marclian- 
dises  exportées.  La  taxe  fut  établie  le  12  novembre  1337  à  S.-Jean-d  A  n- 
gély  et  le  20  novembre  à  la  Rochelle.  (Archives  nat.,  P  2291,  p.  445,  45J.) 

(5)  Août  1337.  (Archives  nat.,  .1.1  70,  c.  204.) 

(6i  Badin  armait  son  escadrille  à  Leure  le  24  juillet.  (Pièces  ori{].,  vol. 
1220,  doss.  27368,  Du  Four,  p.  2.) 


GLKKHK    DK   Ci; NT    ANS.  300 

nuaient  à  se  plaindre  qu'il  n'y  eût  «  en  la  mer  (armée)  nul 
résistast  «  :  et  de  fait,  guettés  par  le  vice-amiral  de 
Guyenne,  Uso  di  mare,  et  par  l'amiral  bayonnais  Pès  de 
Puyane  (1),  ils  perdaient  quantité  de  vaisseaux.  Pès  de 
Puyane  remporta  sur  eux  ou  sur  d'autres  marins  français 
une  victoire  navale,  dont  Edouard  III  témoigna  sa  satisfac- 
tion de  façon  singulière,  en  graciant  six  maîtres  de  navires 
lïayonnais  qui  avaient  combattu  dans  nos  rangs  (2).  C'est  en 
ce  moment  critique  que  Pélegrln  apparut  sur  les  côtes  sain- 
tongeaises,  il  réussit  à  ramener  intact  le  convoi,  malgré  une 
attaque  des  «  malfaiteurs  »  ;  une  de  leurs  barges,  cernée 
par  ses  galères,  fut  même  capturée  (3). 


II 


LA  MARINE  FRANÇAISE 
AU  DÉBUT  DE  LA  GUERRE  DE  CENT  ANS. 

C'est  bien  le  moins,  au  moment  d'entreprendre  le  récit 
de  cette  longue  guerre,  de  recbercher  les  ressources  mari- 
times des  deux  nations  en  présence. 

Disons-le  tout  de  suite,  notre  marine  de  guerre  était 
admirablement  organisée.  L'ébauche  commencée  sous  le 
règne  de  Philippe  le  Bel  se  précisa  pour  ne  plus  varier 
durant  un  siècle.  Quléret  n'y  resta  point  étranger.  Il  groupa 
et  hiérarchisa  tous  les  services  maritimes,  de  peur  que  le 
connétable  ne  profitât  de  sa  commission  transitoire  de  capi- 
taine de  l'armée  de  mer  pour  empiéter  sur  l'amirauté.  La 

;1)  Rymer,  t.  II,  3^  p.,  p.  167,  178. 

(2)  Lettres  d'Edouard  III  aux  Rayonnais,  2  novembre.  (Ryinikr,  t.  Il, 
3^  p.,  p.  190.) 

(3)  Delisle,  Actes  normands,  n°  82,  p.  170.  —  Far  contre,  les  niar- 
rhands  de  Bristol  nous*  enlevèrent  un  vaisseau  noimné  Noèl.  (rnoissAirr, 
éd.  Kervyn,  t.  XX,  p.  437.) 


400  HISTOIRE    1)K    LA    MARINE    FRANÇAISE, 

crainte  n'était  pas  chimérique,  puisqu'on  jugea  nécessaire 
d'insérer  dans  une  Ordonnance  royale  que  le  connétable 
n'avait  nul  droit  sur  les  soudoiers  de  la  mer  (1). 

Chef  suprême  de  la  flotte,  l'amiral  eut  sous  ses  ordres  un 
lieutenant  à  la  mer,  —  création  nouvelle,  —  le  vice-amiral, 
un  commis  en  Picardie  (2),  d'autres  commis  dans  les  grands 
ports,  Leure,  Dieppe,  Ahheville,  Boulogne.  Les  chefs  d'es- 
cadre commissionnés  pour  une  campagne  spéciale  sous  le 
nom  de  capitaines  de  la  présente  armée  de  la  mer,  et  les 
commandants  de  division,  qualifiés  capitaines  ou  gouver- 
neurs^ reconnaissaient  sa  prééminence  et  sa  juridiction  en 
matière  criminelle.  L'un  d'eux  établissait  ainsi  les  droits 
respectifs  du  capitaine  et  de  l'amiral.  J'ai  nia  congnoissance, 
la  correction  et  punition  de  tous  les  dits  mariniers,  excepté 
de  condempnation  de  mort,  laquele  cognoissance,  quant  à 
punition  de  mort,  appartient  à  l'amiral  de  la  mer  (3)  "  .  Les 
criminels  étaient  remis  au  prévost  de  l armée  de  la  mer, 
pourvu  de  "  caienne,  coliers  et  toutes  autres  choses  néces- 
saires pour  genz  mettre  et  tenir  en  prison  (i)  "  .  Je  ne  parlerai 
pas  ici  de  la  juridiction  de  l'amiral  en  matière  civile, 
d'abord  parce  que  ce  n'est  d'aucune  importance  pour  la 
guerre,  puis  parce  que  cela  nous  entraînerait  trop  loin. 
Elle  fut  chaudement  discutée  par  tous,  seigneurs,  abbayes, 
villes,  justices  royales  et  privées,  elle  donna  lieu  à  une 
foule  de  conflits,  mais  triompha  et  eut  son  siège  central  à  la 
Table  de  Marbre  à  Paris. 

Tous  les  officiers  d'administration  de  la  marine,  nommés 
par  le  roi,  dépendaient  de  l'amiral,  qui  leur  donnait  le  titre 

(1)  Février  1341.  {Ordon/ia)iccs,  t.  II,  p.  156.) 

(2)  Cf.  plus  bas  les  préparatifs  de  la  bataille  île  l'Ecluse. 

^3)  Déclaration  île  l'iei  re  Damas  ou  dMnyas,  capitaine  de  deux  galères 
royales,  23  avril  1338,  (Archives  nation.,  P  2291,  fol.  467.) 

(4)  De  1337  à  1341,  le  prévôt  fut  .lean  Montai{;ue.  (Delisle,  Actes  nor- 
mands., n"  76.  —  INouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  26,  —  Pièces  orig.,  vol.  1065, 
dos,.;.  Montaigne,  p.  3.) 


GUKHRK    OE   CEiNT   ANS.  lOi 

de  lieutenants  pour  affirmer  leur  subordination  vis-à-vis  de 
lui  (l).  Ils  ne  délivraient  d'objets  que  sur  ses  ordres  cl 
contre  quittance  du  preneur  (2),  double  pièce  justiKcallvc 
nécessaire  pour  établir  leurs  comptes. 

Les  paiements  à  la  mer  étaient  faits  par  le  clerc  des  arba- 
létriers. C'est  lui  qui  passait  les  revues  au  moment  de  Tup- 
pareillage  (3),  à  lui  que  les  trésoriers  d'armée  navale  remet- 
taient leur  bilan  certifié  par  le  capitaine  (4).  il  avait  comme 
l'amiral  un  pourcentage  sur  les  prises  (5), 

Gros  personnage  appointé  à  300,  puis  iOO  livres  par 
an  (6),  logé  dans  un  manoir  aux  frais  de  l'Etat  (7),  asser- 
menté devant  la  Chambre  des  Comptes  (8),  le  garde  du  clos 
des  galées  du  roy  et  des  armeures  et  artilleries  dudit  seigneur 
pour  le  fait  de  la  mer  était  en  quelque  sorte  le  commissaire 
général  de  la  marine,  avec  les  pouvoirs  les  plus  étendus.  Il 
avait  la  direction  de  tout  le  matériel  non  seulement  à  l'ar- 
senal de  Rouen,  où  il  résidait,  mais  dans  tous  les  ports 
d'amirauté  (9).   De  plus,  il  avait  le  droit  de  faire  abattre 


(i)  «  II ue  Quiéret,  chevalier  le  roy  et  son  admirât.  Nous  avons  fiiit 
Franchoiz  de  l'Ospital,  Guillebert  Poolin  et  Thomas  Fuuques,  tous  enseiidiie 
et  chascun  par  soy,  nostres  lieus  tenans.  "  3  août  1337.  (^Pièces  orig.,  vol. 
2415,  doss.  Quiéret,  p.  2.)  François  était  clerc  des  arljalétricrs;  Guillcljert, 
commis  aux  constructions  navales;  Thomas,  garde  du  clos. 

(2)  Cf.  par  exemple  Clairambault,  vol.  41,  p.  3069,  n°'  96-97  :  nous  pos- 
sédons une  foule  de  ces  quittances. 

(3)  Nouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  35  v". 

(4)  Ainsi  Jean  Gaite,  trésorier  de  l'armée  des  galères  nolisées  à  Gènes, 
remet  ses  comptes  à  François  de  l'Ospital,  clerc  des  arbalétriers,  et  député 
à  oir  et  recevoir  les  comptes  sur  le  fait  de  l'armée  navale.  Leure,  novembre 
1338.  (Clairambault,  vol.  92,  p.  7145,  n°  25,  et  vol.  41,  p.  3069,  n"'  96, 

(5)  1339.  (^Chronique  normande,  éd.  Molinier,  220."^ 

(6)  Cil.  BRji.\RD,  le  Compte  du  Clos  des  galées  de  liouen  au  xiv"^  siècle 
(1382-1384),  p.  38. 

(7)  Pièces  orig.,  vol.  492,  doss.  Brandis,  11076,  p.  2. 

(8J  Serments  du  30  avril  1392  et  30  septembre  1472,  sic  pro  1372. 
{Table  de  la  Chambre  des  Compte'^,  t.  I,  foi.  208,290  v°.  Franc.  21315, 
fol.  67.) 

(,9)   Cf.  plus  bas  la  bataille  de  l'Écluse.  —  Dréaud,  ouv.  cité,  p.  43. 

I.  26 


402  HISTOIRK    DE    LA    MARIN  F,    FRANÇAISE. 

pour  les  constructions  navales  les  plus  beaux  arhros  des 
forêts  de  Roumare  et  de  Rouvray  (1). 

Les  frais  d'entretien  de  la  flotte  étaient,  pour  le  moment, 
couverts  par  l'aide  spéciale  consentie  par  les  états  de  Nor- 
mandie et  les  villes  de  Saintonge.  Imposée  sur  1  exportation, 
l'aide  était,  en  Saintonge,  supportée  partie  par  l'affréteur, 
partie  par  le  maître  de  navire  (2).  Les  collecteurs  en  ver- 
saient le  montant  entre  les  mains  du  garde  du  Clos  des 
galées,  qui  l'affectait,  sous  le  contrôle  de  la  Chambre  des 
Comptes,  aux  «  soudoyers  de  la  garde  de  la  mer,  construc- 
tions et  garnisons  de  nefs  et  galies  (;i)  "  . 

A  chacun  de  ces  services  spéciaux,  était  préposé  un  offi- 
cier technique  :  le  clerc  des  arbalétriers  payait  les  marins; 
un  tnailre  des  œuvres,  dit  aussi  visiteur  et  estorcur  du  navire 
du  roy^  était  commis  aux  constructions  navales  (i);  un 
viaitre  des  garnisons  s'occupait  des  vivres  (5) .  Ils  avaient  eux- 
mêmes  des  commis  où  il  était  besoin,  un  spécialement  en 
Picardie. 

Quant  à  la  gestion  financière  de  1  arsenal,  le  garde  du 
clos  en  fut  seul  chargé  jusqu'au  règne  de  Charles  VI  (6)  :  on 

(i;^  1298  (Franc.  25992,  fol.  41).  —  1371  {Bulletin  caelte'ologù/ue  du 
romite  des  travaux  historiques,  1885,  p.  191).  —  Ordonnance  du  3  septem- 
hrc  1376.  [Ordonnances,  t.  VI,  p.  218.) 

(2)  Cinq  sols  par  l'affréteur,  deux  par  le  luaitre  de  navire.  Taxes  établies 
à  la  Rochelle,  le  20  novcnd.re  1337.  (Archives  nat.,  P  2291,  p.  445,  451.) 

(3)  Compte  clos  le  27  juillet  1337  et  délivré  par  le  garde  du  Clos  de» 
galées  Thomas  Fouqucs  à  la  Chambre  de*  Comptes.  (Delislk,  Actes  nor- 
mands, p,  155.) 

(4)  Jjaurcnt  Poolin,  «  député  sur  le  fait  des  ouvrages  et  réparations  «  au 
Clos,  1351.  —  Asselin  Grille,  «  niaistre  des  œuvres  de  nostre  navire,"  1372. 
(Delisle,  Mandements  de  Charles  V,  n"'  847,  873,  p.  435,  440.)  — 
Antoine  Blegier,  »  visiteur  et  estorcur  »  au  Clos,  1396.  (Ch.  de  Robii.lard 
DE  Beaurepaire,  Recherches  sur  l'ancien  Clos  des  galées  de  Rouen.  Rouen, 
1864,  in-8'',  p.  12.)  Le  dernier  touchait  144  livres  de  gages  annuels.  Quitt. 
du  10  mai  1401.  (^De'pôt  des  cartes  de  la  marine,  A  87.  2'"  vol.,  p.  26.) 

(5)  Cf.  plus  bas  les  préliminaires  delà  bataille  de  l'Ecluse.  Dei-isle,  Actes 
norm.,  p    142.  W2.) 

(6)  BrÉaud,  ouv.  cité,  p.  18,  37  :  les  gages  du  contrôleur  furent  fixés  par 
des  lettre*  de  Charles  VI  en  date  du  8  septembre  1382. 


GllKlil!  K    DE    r.F.NT    ANS.  ',„;{ 

lui  arljoi^^nit  alors  un  contreroleiir  beaucoup  moins  payé  ciuo 
lui,  (>0  livres,  mais  char^jé  comme  lui  dune  des  clefs  do  la 
caisse.  L'innovation  semble  avoir  été  empruntée  à  l'An- 
gleterre, où  il  existait  à  côté  du  a  clcricus  iiavium  • 
d'Edouard  III  et  du  »  clericus  arraiamentorum  '> ,  un  «oiiirn- 
leur  de  la  Hotte  royale  (I). 

Cet  état  de  choses  dura,  avec  des  modifications  insen- 
sibles, de  \^\)\  à  lilJ),  c'est-à-dire  tant  qu'exista  le  Clos  des 
galées.  Le  grand  établissement  de  notre  marine  de  guerre 
s'appelait  primitivement  le  dorsenal  ou  le  tersenal.  C'est  le 
nom  de  baptême  consigné  dans  les  comptes  de  construction 
de  1294-1298,  dont  il  reste  une  loque  informe  de  parche- 
min (2).  Plutôt  que  d'adopter  le  terme  exotique  des  cons- 
tructeurs levantins,  nos  marins  le  traduisirent  par  la  péri- 
phrase clos  des  galées,  de  même  que  les  Vénitiens  tran.^for- 
maient,  pour  les  besoins  d  une  étymologie  nationale,  — 
étrange  patriotisme  !  —  arsenal  en  arx  senatus,  que  les  Por- 
tugais en  faisaient  tersanahal  et  les  Espagnols  el  Arenal  (;î), 
mots  bâtards  qui  rappellent  malgré  tout  le  radical  arabe 
daar  Sanâa,  «  la  maison  des  a-uvres  •■>  .  La  marque  de  pro- 
venance orientale  subsista  dans  les  mots  Darse,  Arsenal, 
que  la  Renaissance  introduisit  définitivement,  avec  tant 
d'autres  mots  levantins,  dans  notre  vocabulaire. 

Le  plan  du  Clos  des  galées  de  Rouen  ne  coûta  p(jinl  à 
Henri  Marchese,  Lanfranc  Tartaro  et  xVlbcrtino  Spinola 
grand  effort  d'imagination.  Il  semble  que  ces  habiles  entre- 
preneurs de  constructions  navales  qu'étaient  les  (Jénois 
avaient  un  archétype  tout  fait,  l'arsenal  de  Séville.  Sis  éga- 

(1)  Cf.  par  exemple  l'étal  <lc  la  iiiariuc  royale  d'Angleterre  au  22  <léifiii- 
brc  1365  et  au  17  novemlne  1376.  {Record  office,  Wanirohe,  VO/J"  et 
41/10.) 

(2)  Franc.  25992.  fol.  41.  —  «  Conipotus  Henriti  le  Manjuis  niilitis 
pro  dorsevai  [sic  pro  dorsenal]  pro  jialeis  apud  ]',otlioina;;uin.  "  (Lat.  9069, 
fol.  901.)  —  Lat.  9783,  fol.  62. 

(3)  DrRO,  La  maiiitft  fie  Castilii,  l.  I,  p.  39. 


iOi  HISTOIRE    \)E    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

lement  au  bord  d'un  fleuve  et  bâti  par  le  Génois  Bonifacio, 
c'était  un  grand  édifice  rectangulaire  à  dix-sept  travées- 
abris  pour  les  galères,  flanqué  aux  angles  de  magasins  à 
munitions  et  plus  loin  d'habitations  pour  les  employés  :  une 
inscription,  au-dessus  de  la  porte  d'entrée,  relatait  le  nom 
du  fondateur  et  l'année  de  la  fondation,  1252  (1).  Ce  qui 
tend  à  prouver  la  similitude  des  deux  établissements  fran- 
çais et  espagnol,  c'est  que  le  Clos  des  galées  eut  d'abord  le 
même  chiffre  de  cales  couvertes  qvi'el  Arenal,  17  (2),  et  qu'il 
fut  achevé  sous  les  yeux  du  grand  amiral  de  Castille,  Benoît 
Zaccaria. 

Il  était  sur  la  rive  gauche  de  la  Seine,  vis-à-vis  Rouen, 
presque  à  l'extrémité  du  pont.  Du  château,  on  voyait,  par- 
dessus le  fleuve,  travailler  les  ouvriers  de  l'arsenal.  Cette 
proximité  d'une  fortei'esse  constituait  une  sauvegarde  pour 
les  navires  royaux. 

Mais  le  Clos  des  galées  avait  ses  propres  moyens  de  dé- 
fense, "  closture  et  forteresce  (î^),  »  munies  de  fossés.  Un 
canal,  le  grand  fossé,  y  pénétrait  par  une  écluse  «gasonnée 
de  pieux  et  dais  (4)  » ,  s'élargissait  en  un  bassin  de  caré- 
nage, l'étang  (5),  et  regagnait  la  Seine  par  une  seconde 
écluse  ménagée  à  l'autre  extrémité  du  Clos.  Les  écluses, 
portes  d'entrée  et  de  sortie  des  navires  de  guerre,   permet- 


(1)  Onriz  DE  ZuMGA,  Anales,  l.  I,  ann.  1252.  —  Duro,  La  marina  de 
Castilla,  t.  I,  p.  39.  —  Les  arsenaux  ara{»onais,  Barcelone,  Valence,  Tor- 
tosc,  avaient  vinjjt-cinq  galères.  1267.   (Mu\taser,  Chronique,  ch.  xxxvi.) 

(2)  En  1295,  le  compte  de  Girard  le  Barillcr  mentionne  17  galères  à 
Rouen.  (Jal,  Archéologie  navale,  t.  II,  p.  304.)  —  En  1297,  Benoit  Zac- 
cai'ia  ne  dispose  à  Rouen  que  de  7  huissiers  et  1.0  galères.  (Cf.  supra,  p.  355.) 

(3)  Mandement  des  généraux  des  finances  au  payeur  des  ouvriers  des 
barges,  au  «  commis  à  faire  pourveance  de  bescuit  «  ,  au  garde  du  Clos  et  au 
«  paieur  des  marineaux  »  .  Paris,  29  juin  1370.  (Vente  d'autographes, 
28  mai  1887,  n"  44.) 

(4)  Les  deux  écluses  »  derrompues  et  débrisées  par  forche  des  grosses 
eaux  »  en  janvier  1372  furent  réparées  aussitôt.  (Terriep,  dk  Loray,  Jean 
de  Vienne.  Appendice  n°  15,  p.  xi.) 

(5)  Gh.  DE  Beaurepaire,  Beclier(-lics  sur  iancien    Clos  des  (jalécs,  p.  13. 


(*;ii:Rr.F.  dk  crnt  ans  to.'i 

taient  de  retenir  les  eaux  ou  de  les  lâcher  (jiuukI  nu  vfjulait 
curer  le  bassin.  Sur  la  vaste  cour  intérieure  d(jnnaient  le 
«  manoir»  du  garde  (I),  un  atelier  pour  les  agrès,  les  ma- 
gasins aux  vivres  ou  «  maisons  des  garnisons  »  et  les  halles 
qui  servaient  de  cales  de  construction  et  d'abris  pour  les  p^a- 
1ères  (2),  d'où  le  nom  de  Clos  aux  galées  donné  à  l'arsenal. 
La  porte  d'entrée  se  trouvait  près  des  halles  (3). 

Il  est  assez  difficile  de  se  rendre  compte  de  ces  disposi- 
tions en  lisant  les  dépenses  du  premier  garde  du  Clos  des 
galées  (4')  :  nous  y  voyons  l'arsenal  en  pleine  activité.  Des 
charpentiers  et  des  berments  apportent  de  la  forêt  de  Rou- 
vray  des  bois  d'oeuvre  dégrossis  dans  les  chantiers  de  Cou- 
ronne et  d'Oissel;  les  édifices  s'élèvent;  des  femmes  montent 
des  tuiles  aux  couvreurs,  tandis  que  des  plâtriers  travaillent 
aux  colombages  et  aux  planchers  et  que  des  plombiers 
ajustent  les  gouttières;  des  fossoyeurs  creusent  le  canal; 
d'un  ciment  fait  avec  de  la  limaille,  on  assèche  les  cales. 
On  suife  les  galères,  qu'on  graissera  bientôt  avec  un  produit 
d'origine  et  de  nom  arabes,  importé  par  les  ouvriers  génois, 
le  goutran  ou  goudron  (5).  Et  "  faiseurs  d'avirons  »  de 
dresser  des  rames,  cordiers  de  tordre  les  agrès,  femmes  de 
coudre  les  voiles,  tonneliers  d'apprêter  les  barils.  Des  fa- 
rines, envoyées  au  four  «  pour  cuire  et  pour  bescuire  » , 
sont  rangées  dans  les  magasins  avec  des  pois,  des  fèves  et 
des  tonneaux  de  vin,  toutes  provisions  que  le  roi,  d'après  la 
tradition  levantine,  doit  fournir  aux  équipages  des  galères. 

(1)  Pièces  orig.,  vol.  492,  doss.  Brandis,  11076,  p.  2. 

(2)  Barge  tirée  du  fossé  du  Clos  et  mise  en  l'atelier  pour  la  refaire  appa- 
reiller. (Terrier  de  Loray,  ouv.  cité,  append.  n"  84,  p.  lxxx.)  —  Comptes 
de  construction  du  Clos,  1298.  (Franc.  25992,  fol.  41.) 

(3)  Delisle,  Actes  normmids,  p.  302. 

(4)  Compte  du  1"  novembre  1297-1"  novembre  1298.  (Franc.  25992, 
fol.  41.)  —  La  liste  des  premiers  comptes  du  Clos  des  galées,  de  1294  à 
1308,  se  trouve  dans  le  ms.  lat.  9069,  fol.  893. 

(5)  De  l'arabe  katliràn,  de  kathara,  «  couler  goutte  à  goutte  ».  —  «  Gou- 
tran »  ,  1383.  (Bréard,  oiiv.  cité,  p.  64. 1 


iOtJ  IIISTOl  lil'.    |)K    LAMAIIINK    FRANÇAISE. 

Au  parc  d'artillerie,  Y arlillerir  du  Clos  gauchit  les  ar]>a- 
Ictes  et  empenne  les  carreaux;  son  compte  occupe  un  cha- 
pitre important,  car  l'arsenal  fournissait  de  munitions  et 
d'armes  non  seulement  la  Hotte,  mais  les  châteaux  royaux 
de  la  région.  Dès  le  début  de  la  guerre  de  Cent  anSj  dès 
juillet  13;î8,  l'arsenal  maritime  contient  une  nouvelle  espèce 
d'engins,  des  »  pots  de  fer  à  traire  garros  à  feu  "  dont  les 
projectiles  incendiaires  sont  lancés  par  l'explosion  d'une 
matière  détonante,  la  poudre  (I).  La  même  année,  les 
canons  faisaient  leur  apparition  sur  plusieurs  navires  dvi  roi 
d'Angleterre;  et  c'est  sur  mer,  on  l'ignorait  jusqu'ici,  dans 
un  combat  entre  Anglais  et  Français,  que  tonnèrent  les  pre- 
miers coups  de  canon  qui  aient  jamais  été  tirés  (:2).  La  proxi- 
mité de  matières  explosives  était  un  danger  pour  les  édifices 
du  Clos,  bâtis,  comme  la  plupart  des  maisons  de  Rouen,  en 
bois  et  plâtras,  sauf  le  manoir  du  garde  et  les  pignons  des 
magasins  qui  étaient  en  pierre  (^i).  On  y  obvia  en  reléguant 
la  poudrière  derrière  l'étang,  dans  un  appentis  adossé  au 
mur  latéral  à  la  Seine  (4). 

Les  deux  catégories  des  navires  de  guerre  étaient  la  ga- 
lère levantine  avec  ses  dérivés  :  huissier,  galiote,  lin,  et  la 
barge  normande  dont  le  barjot  et  le  bateau  flaml)art  étaient 
les  diminutifs  (5).  Un  capitaine  français  posait  en  principe 
qu'une  seule  de  ces  «  nefs  virantes  "  était  capable  de  tenir 
tête  à  dix  navires  (6).  Chaque  fois  qu'on  avait  à  réparer  ou 
à  construire  les   galères,    on    mandait  à    grands    frais    des 

(1)  Ils  sont  délivrés  par  le  garde  du  Clos  à  «  Guillaume  Du  Moulin,  do 
tîouloignc,  artilleurs  »,  2  juillet  1338.  (Lacabane,  la  Poudre  a  canon,  apud 
Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes,  l.  VI,  p.  36.) 

(2)  Cf.  plus  bas  le  combat  du  Christophe  contre  l'escadre  française,  en 
septembre  1338  (p.  417). 

^3)  Franc.  25992,  fol.  41. 

(4)  L'appentis  fut  construit  en  1372.  (Cli.  dk  Beaurkpairk,  Recherches..., 
p.  13.) 

(5)  Cf.  la  marine  de  Jean  II. 

(6)  1339.  Cf.  plus  bas,  p.  434. 


(;iJKRRK    l)K   CENT    ANS  iO" 

équipes  de  (léncs,  Marseille,  Aijjiics-Mortes,  Narljoiinc; 
maîtres  de  hache,  réiuolas  et  calphats  mcridionanv  sachant 
ajuster  les  navires  à  joints  lisses  (l).  Les  harjjes  au  contraire 
étaient  des  navires  à  clin,  pour  lesquels  on  enihauchait  des 
charpentiers  et  des  clinqueurs  normands.  C'étaient,  en  prin- 
cipe, les  lonjjues  nefs  Scandinaves,  mais  très  ajjiandics. 
pourvues  de  pont  et  entrepont,  de  calcines  et  de  deux  chà- 
taux  :  le  château  d'arrière,  le  plus  {jrand,  avait  juscpi "a 
trente  pieds  de  long  sur  six  de  haut  (:2),  l'équipage  variaitde 
cent  à  deux  cent  dix  hommes  (;i).  Ces  modiHcations,  ipii 
datent  du  règne  de  Pliilippe  de  Valois,  firent  de  ranciennc 
harge  normande  l'un  des  plus  redoutahles  vaisseaux  de 
l'Océan,  le  l^âtiment  de  guerre  par  excellence  du  xiV  siècle. 
Tandis  que  les  galères  restaient  mollement  couchées 
sous  les  halles  du  Clos  et,  vieilles  de  vingt-sept  hivers,  pou- 
vaient encore  marcher  au  comhat,  les  barges  tirées  à  terre 
sur  leurs  accores  étaient  hors  d  usage  après  cinq  ou  six 
campagnes  (i).  Elles  servaient  de  stationnaires  dans  les 
ports  les  plus  exposés  du  littoral.  Philippe  VI  (5),  qui  en 
ht  construire  vingt  en  I:î38-i;i39,  les  répartit  entre  Bou- 
logne, Etaples,  Wahen,  Abbeville,  Dieppe,  Leure,  Caen  ((>) 
et  plus  tard  Cherbourg  (7).  La  station  de  beaucoup  la  plus 
importante  était  Leure-Harfleur,  qui  commandait  l'embou- 
chure de  la  Seine.  Elle  servait  de  succursale  au  Clos  des 
galées  :  c'est  là  que  se  trouvait  en  bloc  la  troisième   caté- 


(i)  Il  vint  de  ces  équipes  levantines  à  Kouen  en  1294,  1295,  1302,  1316, 
1325,  1336,  1341,  1351,  1369,  1371,  1377,  1388,  1416,  etc.  (Cf.  à  ces 
diverses  dates.) 

(2)  BrÉard,  le  Compte  du  Clos  des  galées  de  Rouen,  p.  79,  83. 

(3)  Cf.,  à  la  bataille  de  l'Écluse,  les  effectifs  des  harj'.es  royales. 

(4)  BrÉard,  le  Compte  du  Clos  des  galées,  p.  49. 

(5)  Mention  du  «  compte  des  XX  barges  qu'il  fist  faire  à  Abbeville  es 
ans  XXXVIII  et  XXXIX  »  .  (Compte  de  Jean  Du  Can{;e,  trésorier  de  la 
baiilie  d'Amiens.  Nouv.  acq.  franc.  9240,  fol.  211.) 

(6)  Cf.  plus  bas  les  effectifs  des  différents  ports  à  la  bataille  de  l'Écluse. 

(7)  1350.  (Dklislk,  Actes  normands,  n"  250,  p.  419.) 


408  HISTOIRE    DE   LA    MARINE    FRANÇAISE. 

gorie  des  navires  de  l'État,  les  transports,  nefsetcoques  (l) 
étant  des  vaisseaux  ronds  et  de  trop  forte  jeauge  pour  re- 
monter le  fleuve.  Boulogne  et  Abbeville  avaient  chacune  un 
petit  arsenal  maritime  (2). 

Plusieurs  dynasties  de  maîtres,  les  Hélie,  Hardi,  Bru- 
ment,  Du  Moustier,  La  Hogue,  de  Gromesnil. ..,  se  succé- 
dèrent à  la  tète  des  vaisseaux  royaux.  Les  stalionnaircs  en 
effet  n'étaient  pas,  comme  les  nefs,  désarmés  en  temps  de 
paix  et  confiés  à  un  gardien  (;i).  Ils  étaient  livrés  à  des  ar- 
mateurs sous  certaines  conditions  d'exploitation  ou  d'entre- 
tien dé])attues  entre  les  preneurs  et  l'amiral  (4)  :  ce  qui 
permit  à  certains  armateurs  peu  scrupuleux  de  s'approprier 
à  une  époque  d'anarchie  les  Larges  de  Charles  VI  (5).  De 
ces  sortes  de  traités  nous  avons  un  spécimen,  non  pour  la 
marine  royale  à  la  vérité,  mais  pour  la  marine  des  ducs 
de  Bretagne,  calquée  sur  la  nôtre.  Le  duc  remettait  à 
Jean  Bouchart  la  l)arge  Catherine  et  l'en  constituait  pro- 
priétaire pour  un  quart,  à  charge  au  capitaine  d'entrete- 
nir son  navire  au  port,  de  contribuer  dans  la  proportion 
d'un  quart  aux  frais  d'équij)cment  et  de  verser  au  trésor 
les  trois  quarts  des  gains  ((>).  Le  procédé  était  des  plus  éco- 
nomiques. 

Edouard  III,  au  contraire,  gageait  ses  maîtres  de  nefs  et 


(1)  Ainsi,  en  1340,  les  sept  nefs  royales  s'y  trouvent;  en  1346,  la  grant 
nef  du  roi;  en  1351,  les  quatorze  nefs  achetées  en  Flandre,  etc.  (Cf.  plus 
bas,  à  ces  dates.) 

(2)  Cf.  plus  bas,  p.  432. 

(3)  En  1297,  66  mariniers  gardent  les  nefs  du  roi.  (Franc.  25992, 
fol.  41.) 

(4)  C'est  ainsi  que  l'amiral  A.  de  Narbonne  établit  Pierre  Bouffarl  gou- 
verneur et  maître  de  la  barge  Notre-Dame,  «  moyennant  certains  promesses 
et  accors  fais  et  passez  entre  nous  et  lui.  "  Rouen,  14  juin  1370.  (Pièces 
orig.,  vol.  2090,  doss.  Narbonne,  p.  23.) 

(5)  Je  renvoie  aux  chapitres  :  Charles  VI  l'Insensé,  et  Anéantissement  de 
la  marine  française,  t.  II  de  cet  ouvrage. 

(6)  10  juillet  1390.  (De  La  INicoLLiènE-ÏEUEiRO,  la  Marine  hretoinie  aux 
xv«  et  xvi'  siècles.  Nantes,  1887,  in-8°.  p.  15.) 


GUERRh    DE    CENT    ANS.  409 

leur  louniissail  ainsi  qu  à  leurs  hommes  (1)  coLle  el  ehapc- 
ron  d'uniforme. 

Il  était  d'usaj^c,  l)ien  que  nous  connaissions  plus  d'une 
exception  à  cette  règle,  de  confier  le  commandement  des 
p^alèrcs  à  des  Levantins.  lV)iir  parer  aux  prohd)itions  pos- 
sibles des  républiques  maritimes,  fort  peu  soucieuses  de 
léser  leur  commerce  en  prenant  parti  dans  une  guerre  étran- 
gère, Angelino  Baloce  conseillait  d'attirer  et  de  fixer  sur  nos 
côtes  des  familles  de  marchands  génois,  de  fa(;on  à  possé- 
der l'état-major  des  vingt  à  vingt-cinq  galères  royales  (2). 
L'idée,  sans  être  rejetée,  n'eut  pas  la  même  fortune  qu  en 
Portugal,  où  le  roi  Denis  avait  stipidé,  dans  le  cahier  des 
charges  de  l'amirauté,  l'obligation  d'entretenir  vingt  patrons 
génois  (3). 

Résumons  d'un  mot  létat  de  notre  marine  de  guerre  au 
début  et  pendant  une  bonne  partie  de  la  guerre  de  Cent  ans  : 
une  cinquantaine  de  bâtiments  des  meilleurs  types  :  galères, 
barges  et  nefs,  autrement  dit  croiseurs,  navires  de  ligne  et 
transports  de  guerre,  bien  en  main  de  leur  chef,  sont  dis- 
posés en  éventail  le  long  du  littoral  et  s  appuient  au  centre 
sur  le  gros  de  l'escadre  masqué  derrière  les  méandres  d'un 
fleuve,  à  Rouen.  Jusqu'ici,  rien  que  de  très  normal  et  de 
très  supérieur,  comme  effectif  et  disposition,  à  la  marine 
d'Edouard  III,  aux  vingt-cinq  nefs  massées  près  de  la  Tour 
de  Londres  (4).  Et,  le  dirai-je  aussi,  rien  que  de  parfaite- 
ment inconnu  de  nos  historiens.  Où  leur  méprise  dépasse 
les  bornes,  c'est  d'affirmer  le  contraire  de  la  vérité,  que  les 

(1)  Mandements  du  22  décembre  1365,  déccndire  1373,  etc.  [Record 
office,  Wardrobe,  40/17,  39/7,  etc.) 

(2)  Mémorial  B  de  la  Clianiljre  des  Comptes.  xVrcliives  nat.,  P  2291. 

(3)  1"  février  1317.  (Canale,  Tentativo  dei  iiavigatori  c  scopritori  tje- 
lovesi  per  riuscire  alT  ludia.  Genova,  1881,  p.  38-43.) 

(4)  Vin^jt-cinq  navires  étaient  l'effectif  normal  de  la  flotte  royale  anglaise. 
Elle  atteignait  ce  chiffre  en  1346-1347  (Champollion-Ficeac,  Lettre!  de 
rois,  reines,  clc.  (^Documents  inédits'),  t.  II,  p.  92);  vingt-deux  nefs  en  1376. 
(Record  office,  Wardrobe,  41/10.) 


iio  II  is'ioi  i!K  ni:  r,\  maiiiiNK   i'isancaisk. 

\  iiJoKs,  laiiLe  de  uiariiKMlc;  ,j;iicne  rcj^ulièrc,  avaient  recours 
aux  armements  particuliers. 

Le  vice  de  notre  organisation  navale,  le  seul,  mais  il  était 
radical,  fut  précisément  l'absence  d'une  iiotte  de  réserve, 
d'une  sorte  d'arrière-ban  maritime  analogue  au  contingent 
des  Cinq-Ports.  One  le  roi  eût  le  droit  de  mettre  arrêt  de 
prince  sur  les  navires  des  partnuliers,  je  ne  le  nie  pas; 
mais  on  verra  de  quelle  mauvaise  grâce  les  armateurs  s'y 
prêtaient,  au  lieu  que  c'était  chez  l'ennemi  un  jeu  natu- 
rel des  institutions.  L'amiral  de  France  ne  pouvait  donc 
opposer  qu'une  escadre  aux  deux  .grosses  flottes  an.glaises 
des  amirautés  de  1  ouest  et  du  nord  ,  au  .gardien  des 
Cinq-Ports,  au  vice-amiral  de  (luyenne  et  à  l'amiral  bayon- 
nais. 

Que  si  vous  me  [)arlez,  pour  contre-balancer  les  efforts  des 
deux  derniers,  des  secours  promis  par  les  marins  basques, 
les  traités  d'alliance,  je  vous  le  demande,  sont-ils  jamais 
devenus  effectifs  avant  que  les  deux  partners  eussent  mu- 
tuellement d'appui?  Ce  n'est  que  du  temps  de  Charles  V 
que  nous  eûmes  l'occasion  de  rendre  service  aux  sujets  du 
roi  de  Castille  et  qu'ils  nous  prêtèrent  dès  lors  régulière- 
ment un  concours  actif  et  empressé. 

Notre  seule  ressource  était  de  recourir  aux  ports  médi- 
terranéens, véritables  entrepôts  de  flottes  mercenaires.  Aussi 
nos  diplomates  eurent-ils  pour  objectif  d'en  l)arrer  l'accès  à 
l'ennemi.  Edouard  III  usa  de  même,  et,  les  autorités  gé- 
noises ayant  brûlé  quelques  galères  de  guerre  plutôt  que  de 
les  laisser  entrer  au  service  de  la  France,  il  se  flatta  de  n'y 
être  pas  resté  étranger  (1).  C'était  chanter  trop  tôt  victoire. 
En  \^M,  nos  envoyés  trouvaient  moyen  de  "  destorber 
l'armée  que  le  roy  d'Engleterreavoit  faicte  es  dictes  parties»  ; 
au  lieu  de  suivre  le  fondé  de   pouvoirs  britannique,  Pierre 

{i)  Lettre  (l'Kdouard  III,  'l  sopteiiilne  i'.V^C}.  (RvMEn,  1.  Il ,  3°  partie, 
p.  150.) 


<;i  KiîUK  i»K  t;i;N  r  ans.  iii 

Basso  nous  aniona  ses  dou/c  [jalèrcs  :  il  nv  dépassa  pas 
Aigues-Mortes   (1). 

Dès  que  la  guerre  franco-anglaise  fut  déclarée,  nous  nu- 
lisàmes  d'un  coup  deux  escadres,  chacune  de  vingt  galères 
et  une  galiote,  huit  mille  cinq  cent  soixante  hommes  en 
tout.  Antoine  D'Oria,  célèl^re  corsaire  connu  de  nos  chroni- 
queurs sous  le  nom  d'Ayton  Dore,  conduirait  les  Gi])elins 
génois  ;  Charles  Grimaldi  arriverait  de  Monaco  et  de  Nice 
avec  les  Guelfes  exilés  de  Gênes  (2).  De  crainte  d'une  colli- 
sion entre  Guelfes  et  Gibelins,  on  assignait  à  ces  frères 
ennemis  deux  itinéraires  distincts  :  l'un  contournait  la  pénin- 
sule ibérique,  l'autre  serrait  les  côtes  barljaresques.  Ainsi, 
descendaient  dans  l'arène  où  les  deux  nations  occidentales 
se  mesuraient,  les  quatre  grandes  familles  de  la  République, 
D'Oria  et  Spinola,  Grimaldi  et  P'ieschi,  pour  mettre  à  notre 
service  leur  prestige  séculaire. 

Avant  qu'elles  fussent  en  route,  Edouard  leur  dépécha 
un  raccoleur  de  marque,  le  vice-amiral  Uso  di  Mari,  avec 
une  surenchère  (3).  Philippe  VI  ne  put  moins  faire  que  d'en- 
voyer son  amiral,  tant  il  avait  à  cœur  de  les  voir  prompte- 
ment  arriver  (4) .  Il  n'eut  pas  l'adresse  de  le  cacher,  ce  dont  les 
Génois,  gens  iCtors,  profitèrent.  Il  suffirait  d'un  léger  retard 
pour  arranger  les  affaires  d'Edouard,  décidé,  il  venait  de  le 
faire  savoir,  à  envahir  la  France  au  printemps  de  1338  (5). 

(1)  Qu'il  quiua  le  27  juin.  (Britisk  Muséum,  Additionnai  Gliartci s,  p.  8  : 
copie  au  ministère  de  la  marine,  Archives,  G  193.) 

(2)  Le  traité  fut  signé  par  les  négociateurs  habituels  de  Philippe  VI  enj 
CCS  matières  :  Thoré  Du  Puy,  receveur  de  Beaucaire,  et  Marquis  Scatissc, 
receveur  de  Toulouse.  Chaque  galère  devait  avoir  210  hommes,  la  galiote 
100,  un  lin  50.  (Traité  du  25  octobre  1337  et  du  15  avril  1338,  publié  par 
•Ial,  Arcliéolo(jie  navale,  t.  II,  p.  333-338  et  par  Saice,  Monaco  et  les 
Grimaldi,  1899,  in-4«,  p!  219.) 

(3)  2  janvier  1338.  (Rymer,  t.  II,  Z"  p.,  p.  201.) 

(4)  «  Ut  armata  galcarum  cito  acceleretur  et  veniat  ad  bas  partes.  » 
(Franc.  25698,  p.  173.) 

(5)  Compte  des  dépenses  de  la  flotte  génoise,  1337-1339.  (Deli.slk,  Actes 
normands,  n"  120,  p.  231.) 


412  11  I. SI' 01  R  F,    DE    I,  A    M  A  R  I  N  K    FRANCAISK. 

D'Oria  trouva  moyen  do  i-eslcr  quatre  mois  en  route  et  tenta 
de  s'arrêtera  Majorque  pour  trafiquer,  malgré  les  injonctions 
formelles  de  l'amiral  ;  Quicret  dut  même  requérir  la  police 
urbaine  d'entraver  tout  achat;  enfin,  une  des  galères 
sombra  sous  le  cap  d'Aiguafreda  en  Catalogne  (1)  ;  de  l'es- 
cadre Grimaldi,  deux  bâtiments  désertèrent  (2).  Le  hasard, 
disons  mieux,  une  cornhinazione  où  l'or  français  aurait  eu 
pour  contrepoids  les  livres  sterling,  servait  assez  bien  la 
mission  du  vice-amiral  anglais  (3). 


lïl 

DÉIiUTS     DE     LA    GUERRE    DE    CENT    ANS. 

Cependant  Edouard  III  armait;  à  Pâques  1338,  ses  deux 
flottes  avaient  ordre  de  partir  :  soixante-dix  grandes  nefs 
pour  la  Guyenne,  deux  cents  à  destination  de  la  Flandre  (4). 
Lui-même  s'embarquerait  avec  ses  troupes  sur  la  seconde 
escadre.  Faute  de  vaisseaux,  il  resta  en  panne  jusqu'en 
juillet. 

De  notre  côté,  le  même  inconvénient  était  à  redouter, 
faute  de  chefs,  l'amiral  étant  sur  l'escadre  génoise.  En  l'oc- 
currence, «  un  des  petits  hommes  de  France  de  corpulence, 
mais  un  des  plus  hardis  et  de  grant  entreprize,  u  se  présenta 
et  eut  le  talent  de  se  faire  agréer.  »  Thomas  Fouques, 
écrivait  le  roi  à  son  garde  du  clos,  nous  avons  en  char;;ié 

(i)  Certificat  de  l'amiral  Ouiéret,  20  novembre  1338.  (Glairamhaiilt 
vol.  92,  p.  7145,  n»  25.) 

(2)  Archives  nal.,  .IJ  72,  c.  72-73. 

(3)  Il  faut  dire  toutefois  que  l'émissaire  anjilais  à  INice,  Jacohin  de  Sar- 
y.ane,  ne  réussit  guère  :  l'argent  que  lui  avait  envoyé  son  maître  pour  noliser 
des  galères  fut  confisqué  par  les  officiers  du  comte  de  Provence.  (Lettre 
d'Edouard  III  pour  le  réclamer,  30  novembre  1338.  PiYmer,  t.  II,  4"  p., 
p.  39.) 

(4)  Ordres  des  24  février  et  6  mars  133S.  i^Rymkr,  t.  II,  4''  p.,  p.  7-8.) 


GUKIUIE    DE   CENT    ANS.  413 

certaines  besoignes  secrètes  à  nostre  amé  et  féal  conseiller 
Nicolas  Behuehet,  par  lesquelles  il  pourra  avoir  mestier  des 
artilleries,  armeures  et  des  autres  choses  que  tu  as  en  ta 
garde.  Si  voulons  que  tu  les  lui  bailles  (1).  »  Par  "  autres 
choses  i> ,  entendez  les  galères.  Ce  ne  fut  pas  un  médiocre 
étonnement  que  de  voir  un  trésorier  royal,  étranger  à  la 
mer,  —  sauf  qu'il  possédait  en  fief  l'île  d'Oléron  (:2),  —  re- 
vêtir le  pourpoint  de  soie  dorée  de  capitaine  d'armée  na- 
vale (3). 

Pourtant,  Behuehet  était  bien  l'homme  de  la  situation, 
un  officier  vif,  décidé  et,  ce  qui  a  bien  aussi  sa  valeur, 
discret.  Il  ne  laissa  rien  transpirer  du  secret  de  sa  mission. 
Et  ce  fut  un  coup  de  foudre  que  sa  subite  apparition,  le 
!24  mars  1 338,  veille  de  l'Annonciation,  devant  Portsmouth  (4)  ; 
les  habitants,  qui  n'avaient  eu  vent  de  rien,  purent  croire  à 
l'arrivée  des  contingents  de  l'amirauté  de  l'Ouest;  l'escadre 
en  vue  était  sous  pavillon  anglais.  Leur  ville  fut  enlevée 
sans  coup  férir.  «  Incendies,  pillages,  "  je  vous  laisse  à 
penser,  ou  du  moins  Edouard  III  nous  laisse  à  penser  sous 
cette  courte  rubrique  (5)  ce  qui  s'ensuivit;  le  but  de  l'expé- 
dition était  d  anéantir  les  armements  de  l'escadre  de 
Guyenne.  Rien  ne  fut  épargné,  que  l'hôpital  et  l'église  pa- 
roissiale :  les  corsaires  s'assurèrent,  en  restant  plusieurs 
jours  aux  aljords  de  Wight,  que  le  convoi  de  secours  à  des- 
tination de  la  Guyenne  ne  se  formait  pas. 

On  vit,  une  fois  de  plus,  qu'il  n'est  pas  besoin  d  une  grosse 

(1)  13  février  1338.  (Pièces  orig.,  vol.  265,  doss.  Behuehet,  p.  il.) 

(2)  P.  Anselme,  t.  Vil,  p.  750. 

(3)  Les  officiers  de  marine  se  distinguaient  souvent  des  matelots  en  re- 
vêtant des  armures  de  plate  couvertes  de  soie  dorée.  Armements  de  nefs  à 
Leure,  février  1339.  (Delisle,  Actes  normands,  n""  102-103.) 

(4)  Nicolas  {ouv.  cité,  t.  Il,  p.  27)  cite  les  divergences  des  chroniqueurs, 
mais  a  le  tort  d'adopter  la  date  1337,  contredite  formellement  par  la  lettre 
d'Edouard  111  du  15  avril  1338. 

(5)  Lettre  d'Edouard  III  aux  châtelains  de  Wight,  15avrili338.  (Rymer, 
t.  II,  4'=  p.,  p.  12.)  —  Grandes  Chroniques  de  France,  t.  V,  p.  369. 


/(li  HISIOII'.K    l)K    LA    MAIÎINI',    I  l'.ANf.AlSE. 

iloUc  pour  harasser  Fennemi  :  cinq  j-^alères  royales  (l),  les 
nefs  du  vice-amiral  Hélie  avec  cinq  cents  hommes  (2),  parfois 
la  division  des  {galères  de  Pelegrin,  suflîsaienl  à  l'activité  infa- 
tijjable  du  capitaine  d'armée.  Chaque  mois  {}\),  il  reprenait 
la  mer  après  un  prompt  ravitaillement  (4).  Mais  l'activité  ne 
servait  à  rien  contre  la  Hotte  imposante  enfin  réunie  par 
Edouard  III,  deux  cents  vaisseaux  et  onze  mille  six  cents 
combattants  ;  le  roi  d'Angleterre  passa  donc  sans  encombre 
en  Flandre  (5). 

Philippe  de  Valois  vint  se  })Oster  à  la  frontière,  pour  re- 
culer bientôt,  —  cela  devint  chez  lui  une  douce  habitude,  — 
dès  qu'il  eut  constaté  que  l'ennemi  ne  ferait  pas  les  pre- 
miers pas. 

Au  printemps,  nos  marins  avaient  sondé  le  terrani  de 
leur  pr(jchaine  campagne  en  croisant  dans  l'ai'chipel  anglo- 
normand  et  en  débarquant  à  Serk  et  Aurigny  (6).  Ils  étaient 
prêts  à  agir  dès  que  les  escadres  levantines  parurent  dans 
la  Manche,  en  août. 

Après  un  prompt  ravitaillement,  on  mit  le  cap  sur  Guer- 
nesey.  Douze  cents  Anglais,  enfermés  dans  le  Château- 
Cornet,  eurent  la  fâcheuse  idée,  à  la  voix  de  leurs  chefs, 
Avmar  de  Valence  et  le  comte  de  Clèves,  de  résister  à  ou- 

(1)  I\éarinéc.s  du  13  au  16  avril  1338.  (Glairanihault,  vol.  212,  p.  25. 
—  Franc.  10430,  fol.  333.) 

(2)  150  1.  t.  «  estoient  deucs  au  dit  visadniirail,  pour  le  dcniourant  des 
pajjes  de  V*^  mariniers  qui  ont  esté  en  cette  armée  en  sa  compaijjnie  souz  le 
pouverncment  «le  sir  iNicole  Beluichct,  capitaine  il'icelle  »  .  Quittance  de 
.lelian  de  l'Ospital,  neveu  et  lieutenant  du  clerc  des  arlialétricrs.  Harlleur, 
5  juillet  1338.  (Pièces  orig.,  vol.  1531,  doss.  34987,  pièce  68.) 

(3)  Armement  des  bateaux  Sai)ite-Marie-la-Bariande  et  de  la  nef  Saint- 
George.  Leure,  28  mai  1338.  (Delisle,  Actes  normands.,  n'"  80-89,  p.  182- 
184.  —  Pièces  orig.,  vol.  265,  iloss.  Beliuchet,  p.  3.) 

(4)  Les  galères  Sainte-Esclaire ,  Sainte-Katherine,  sont  armées  à  Leure 
les  23  et  27  juin.  (Pièces  orig.,  vol.  265,  doss.  Behuchet,  p.  8  et  10.)  — 
Pelegrin  arme  à  Leure,  le  25  juin.  (Franc.  10430,  p.  234.) 

(5)  Il  s'embarqua  le  17  juillet.  (BvMEn,  t.  H,  3°  p.,  p.  108;  4'  p.,  p.  28, 
66.) 

(6)  BvMKn,  t.  IL  .3"  p.,  p.  167 


GUElîRE    Dl-:    CENT   A^S.  415 

Irancc.  Ils  lurent  enlevés  d'assaut  et  bon  noiuhre  passés  au 
lil  de  Tcpée  (1).  Là  s  arrêtèrent  les  seènes  de  désolation 
coutuinières  à  toute  invasion,  car  défense  fut  "  faicte  par 
vox  de  criée  que  nul  n'en  ausast  faire  aucun  domniajje  auz 
gens  de  ladicte  ille,  ne  à  leurs  causez"  .  L'amiral  indemnisa 
la  seule  partie  lésée,  «  une  bone  famé  ;  »  et  des  largesses  à 
peu  de  frais,  deux  deniers  par  tète,  aux  pauvres  (2),  mar- 
quèrent comme  il  convenait  le  retour  à  la  couronne  d'un 
territoire  français.  Il  y  a  loin,  on  le  voit,  de  la  réalité  au 
récit  fantaisiste  d'un  chroniqueur  qui  représente  notre  inva- 
sion comme  celle  d'une  nuée  de  sauterelles  (3).  Le  conné- 
table de  France,  dit-on,  avait  été  de  la  partie  (4),  bien 
que  je  soupçonne  qu'on  ait  confondu  l'expédition  de  Li3(), 
où  il  était,  avec  celle  de  1338.  Mais  un  maréchal  y  fui, 
Bertran,  dont  les  ancêtres  possédaient  la  moitié  de  l'île.  On 
lui  rendit  son  patrimoine  (5),  et  il  déploya  sur  Guernesey  sa 
bannière  d'or  au  lion  de  sinople,  la  bannière  du  Chevalier  au 
vert  lion,  dont  la  garde  fut  confiée  au  vice-amiral  Hélie  (6), 
investi  du  commandement  de  Chàteau-Cornet  (7).  Une  ga- 
lère royale  y  fut  détachée  en  permanence  sous  les  ordres  du 
capitaine  Danois  de  Laguillon  (8).  Deux  autres  Normands, 
Jean  L'Allemant  et  Henri  de  Heuqueville,  eurent  le  soin  de 
1  artillerie   insulaire  (9).  Ainsi  fut  consommée  l'annexion  de 


(1)  Chronùjue  normande,  éd.  Molinier,  p.  24-5,  ii"  5.  —  Anciennes 
Chroniques  de  Flandres,  t.  III,  p.  147.  —  Continuation  de  Nangis,  p.  158. 

(2)  Certificat  de  l'amiral  constatant  les  dépenses  du  trésorier  de  l'année 
des  jjalèrcs  génoises.  Lcure,  20  novemhre  133S.  (Clairatabault,  vol.  92, 
p.  7145,  n"  25.) 

(3)  Chronographia  rcfjum  Francoriini,  t.  II,  i).  94. 

(4)  Anciennes  Chroniques  de  Flandres,  t.  III,  p.  147. 

(5)  Lettres  de  Philippe  VI,  3  octobre  1338.  (Cf.  Franc.  10430,  n"  1129.) 

(6)  Archives  nation.,  J  211,  p.  34. 

(7)  Par  Philippe  VI.  (Du  G*nge,  Glossarium  niediœ  latinitatis,  art. 
Amir,  citant  le  Reg.  B^  de  la  Chambre  des  Comptes,  fol.  130  v".) 

(8)  Ravitaillée  à  Leure,  le  7  septembre  1339.  (Dei.isi.e,  Actes  normands, 
n"  116.) 

(9)  Franc.  10430,  n"  1129. 


416  IIISTOIKK    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

l'île  au  duché  de  Normandie  (l),  pour  un  temps  bien  court 
Philippe  VI  ne  le  prévoyait  que  trop,  et  il  avait  pris  ses  pré- 
cautions en  conséquence  en  stipulant  que  le   maréchal  lui 
rétrocéderait  l'île  au  cas  d'un  traité  de  paix  avec  l'Angle- 
terre (2). 

Quiéret  ht  route  sur  la  Normandie.  Il  rallia  l'escadre  de 
Behuchet,  les  divisions  de  galères  Pelegrin  (3)etDamas  (4), 
et,  toutes  forces  réunies,  le  21  septembre,  se  porta  sur  les 
côtes  flamandes.  Edouard  III  s'y  trouvait  dans  luie  position 
critique.  En  débarquant  à  Middell)ourg,  il  s'était  aperçu 
avec  stupeur  qu'il  avait  manqué  de  parole  à  ses  alliés  :  au 
lieu  de  vingt  mille  sacs  de  laines  promis  pour  rétablir  leur 
industrie  drapière,  il  apportait  le  misérable  stock  de  deux 
mille  cinq  cents  sacs.  Il  envoya  au  plus  vite  chercher  de 
quoi  combler  le  déhcit  (5).  C'est  ce  que  nos  gens  venaient 
entraver. 

En  contournant  l'île  de  Walcheren,  ils  découvrirent  dans 
l'anse  d'Arnemuiden  (6),  près  de  Middelbourg,  cinq  magnih- 
quesnefs  arrivées  depuis  peu  avec  un  chargement  de  laines. 
C'étaient  les  plus  beaux  vaisseaux  de  guerre  du  roi  Edouard, 
en  particulier  le  Christophe  et  r Edouarde  (7).  Une  partie  des 


(1)  Philippe  VI  avait  donné  l'île  à  son  HIs  Jean,  tluc  de  Nonnantlic,  en 
accroissement  de  son  duché;  Jean  la  donna  au  maréchal. 

(2)  Bois  de  Vincennes,  novembre  1338.  (Archives  nat.,  J  211,  p.  35; 
Analyse,  ms.  franc.  21098,  p.  7.) 

(3)  Armées  le  19  seplemhre.  (Franc.  10430,  p.  224.) 

(4)  Deux  jjalères  armées  les  19  et  20  septembre  à  Harfleur  (Pièces  orig., 
vol.  77,  doss.  1572,  d'Anyas,  p.  2,  3),  et  montées  de  400  marins  de  Nar- 
lionne  et  Béziers,  suivant  traité  passé  avec  Philippe  VI.  (Archives  nation., 
P  2291,  fol.  467.^  —  Les  bateaux  Jelian-Hiant,  Binet-de-Castellon  et  Saint- 
Georges  étaient  armés  à  Leure  le  20  septembre  également.  (Delisle,  Actes 
normands,  n""  92-97.  j 

(5)  Rymer,  t.  II,  4'  p.,  p.  28. 

(6)  "  Areinouth  » .  (Laurence  Minots  Lieder,  von  Wilhelm  Schoile. 
Strassburg,  1884,  p.  11,  dans  les  Quellen  und  Forschiingen  zur  Sprach-und 
Cuhurgeschichte  der  Gennanisc/ien  Vôlker,  52  heft.) 

(7)  Grandes  Chroniques  de  France,  éd.  P.  Paris,  t.  V,  p.  375.  — Les 
autres  nefs  an{>laises  étaient  la    Catherine,  la  Rose,  la  Saintc-Marie-l' An- 


OUKRRE    DE   (^KNT    ANS.  417 

équipages  était  descendue  à  terre.  En  revanche,  le  Chris- 
tophe^ spécialement  aménagé  pour  le  passage  du  roi,  était 
muni  d'armes  redoutables,  trois  canons  de  fer  et  un  canon 
à  main  (1),  analogues  aux  pots  de  fer  embarqués  l'année 
même  sur  une  des  nefs  de  Behuchet  (2).  C'est  ce  qui  expli- 
querait l'énorme  retentissement  donné  à  ce  combat  naval, 
le  premier  où  ait  tonné  l'artillerie  à  feu.  Ajoutons  que  la 
liille  fut  acharnée.  Un  contre  cent,  disait  une  complainte 
anjjlaisc  qui  évaluait  nos  forces  à  quarante-huit  galères, 
deux  carraques  et  quelques  vaisseaux.  Le  capitaine  du  Chris- 
tophe^ Jean  Kingston,  nous  tint  tête  pendant  un  jour  entier. 
Pour  un  de  ses  hommes  qui  mordait  la  poussière,  six  des 
nôtres  tombaient  (;i).  Enfin,  un  dernier  assaut  triompha  de 
sa  résistance,  et  nos  matelots  exaspérés  par  l'acharnemenl 
de  l'ennemi  massacrèrent  les  survivants  :  i!  périt  près  de 
mille  hommes  sur  les  cinq  nefs  anglaises,  un  peu  moins  à 
bord  des  nôtres  (4).  Les  prises,  avec  leur  riche  cargaison, 
furent  amenées  à  Calais  (5). 

Vivement  ému  de  notre  coup  de  main,  Edouard  111  man- 
dait le  27  septembre  à  ses  deux  amiraux  Bardi  et  Drayton 
d'unir  leur  flottes  et  d'arrêter  les  pirateries    françaises  en 

(jlaise,  mentionnées  l'année  suivante  comme  prises  faites  à  l'ennemi  : 
c'étaient  du  reste  des  navires  de  guerre. 

(1)  Remise  par  Jean  Starling,  clerc  des  vaisseaux,  barges,  balingers  et 
autres  vaisseaux  du  roi,  à  Helmyng  Leget,  garde  desdits  vaisseaux,  de  lu 
»  hulk  appellée  Christofre  de  la  Tour,  dont  Johan  Kyngeston  est  meistre, 
ove...  III  canons  de  ferr  ove  V  cliambres,  un  handgone  ».  22  juin  1338. 
(Nicolas,  ouy.  cité,  prouves,  t.  II,  p.  475.) —  Adam  Muri.muth  (Continualio 
Chronicorum,  p.  87)  dit  que  les  cinq  grandes  nefs  anglaises  étaient  prcstjiie 
vides  quand  on  les  prit.  —  Froissart,  éd.   Luce,  t.  I,  p.  IGO. 

(2)  Livrés  par  le  garde  du  Clos  à  «  (Guillaume  du  Moulin  de  Bouloiguc, 
artilleurs",  Lcure,  le  2  juillet  1338.  (Lacaba:<k,  la  Poudre  à  canon,  apiid 
Bibliothè(jue  de  l'Ecole  des  Charles,  t.   VI,  p.  36.) 

(3)  MiNOTS  Lieder,  p.  11. 

(4)  La  Continuation  de  Nangis  (p.  162)  dit  mille  Anglais  ;  mais  ce 
chiffre,  supérieur  au  total  des  équipages  anglais,  peut  représenter  la  perle 
des  deux  partis. 

(5)  Froissart,  t.  I.  j).  188.  —  Le  3  octobre,  la  galère  Sainte-Aventure 
se  ravitailla  à  Boulogne.  (Franc.  10430,  fol.  333.) 


'lis  II  ISIOIRI.    I)K    LA    MARIM'.    F  II  A  N  C  A  I  S  K  . 

Zélundc  (I).  Qu'ils  cusscnl  intercepté  ou  deviné  les  plans  de 
Fennemi,  nos  officiers  surent  les  déjouer  en  prévenant  la 
jonction  des  amiraux  anglais. 

Au  fond  d'un  golfe  qu'abritent  comme  deux  vigies  Wight 
et  Portsmouth ,  dormait  la  ville  de  Southampton,  jusque- 
là  épargnée  par  la  guerre.  Le  5  octobre  13;i8  fut  pour  elle 
un  jour  de  malheur  (2).  Vers  trois  hexu'cs  de  l'après-midi, 
cinquante  galères  apparurent  faisant  force  de  rames  vers  le 
port.  Quiéret  avait  fait  proclamer  <i  que  les  premiers  qui 
entreroienl  dans  la  ville  de  Hantonne  aurolent  100  livres 
tournois  (îi)  "  .  "  IMus  courageus  et  volontieus  "  que  tous 
autres,  ses  propres  écuyers  et  ses  marins  bondirent  à  Tas- 
saut.  Mais  les  soldats  (jui  couronnaient  les  remparts  pen- 
dant que  la  population  {>jémi8sait  devant  les  autels,  les  re- 
çurent si  chaudement  que  la  petite  troupe  courait  les  plus 
grands  dangers ,  quand  éclata  derrière  elle  la  sonnerie 
des  Génois  :  l'équipage  d'Antoine  D'Ona  accourait  à  la 
rescousse  (4)  ;  les  défenseurs  de  la  place  furent  écrasés;  la 
ville  était  nôtre;  elle  fut  aussitôt  livrée  au  pillage.  Ghevale- 

(1)  RïMER,  t.  II,  ¥  p.,  p.  36. 

(2)  Nicolas  [ouv.  rite,  t.  II.  p.  34,  ncjte  fl)  relève  l'erreur  de  Froissart, 
qui  plaçait  le  5  0(toi)rc  au  dinianclie.  —  llistoria  aiionymi  Edw.  IIJ, 
cap.  LV  et  cccxvin.  —  Continuation  de  Niincfis,  éd.  Géraud,  p.  161.  — 
Adam  Murimuth,  Continuatio  Clironicarutii,  éd.  E.  Maunde  Thompson, 
dans  les  Chronicles  and  inemoriaLt  of  Great  Britain.  Londres,  1889.  in-8", 
p.  87. 

(3)  Lettres  patentes  de  laiiiiral  Hue  (Juiéret,  Leure,  15  novcndire  1338  : 
«  Combien  que  trouvé  ait  esté,  par  information  sur  ce  faite,  que  noz  escuiers 
et  gens  propres  y  fussent  premièrement  entrés,  emprès  euls  les  gens  et  ma- 
ronniers  de  la  galie  Ayton  Doyre,  les  quiex  secoururent  et  aidèrent  les 
nostres  dictes  genz  ou  péril  ou  ils  se  mirent,  toute  vois  n'avons  mie  voulu 
que  noz  dictes  genz  eussent  les  dictes  cent  livres  :  Ançois  avons  voulu  et 
voulons  que  cil  qui  les  secoururent  comme  dit  est  les  eussent.  »  (Clairam- 
bault,  vol.  825,  fol.  19,  orig.)  —  Dans  sa  quittance  datée  de  Leure,  21  no- 
vembre 1338,  Antonio  D'Oria,  en  touchant  les  cent  livres  de  récompense, 
ne  fait  aucune  difficulté  de  reconnaître  que  les  écuyers  et  gens  de  Quiéret 
pénétrèrent  les  premiers  dans  la  ville.  (ClairaudDauIt,  vol.  41.  p.  3069, 
n°^  96,  97,  orig.) 

(4)  Cf.  la  note  précédente. 


(;rFI{HK    DK    CKNT    ANS,  410 

resqiies  comme  toujours,  1rs  français  céderont  leur  prime 
aux  marins  de  la  capitane  jjénoise.  ^Notons  aussi  le  malin 
tour  d'emporter  les  balances  publiques  sans  lesquelles  on 
ne  pouvait  lever  les  droits  de  douane  (1).  Pourquoi  faut-il 
assoml)rir  le  tableau  en  ajoutant  le  cortèjje  ordinaire  de  la 
guerre,  lincendie  allumé  par  les  maraudeurs  dans  les  ha- 
meaux des  environs,  le  viol  des  femmes  jusque  dans  les 
églises  (2),  la  mise  à  sac  des  maisons,  puis,  quand  on  eut 
couché  sur  les  positions  pour  affirmer  la  victoire,  le  feu  mis 
aux  cinq  quartiers  de  la  ville.  Les  milices  de  Winchester, 
Salisbury,  Londres,  accouraient  bride  al)attue  :  trop  tard. 
Nos  marins  voguaient  tranquillement  vers  Dieppe,  pour 
mettre  en  sûreté  leur  immense  butin  (3). 

Une  brusque  volte-face  porta  notre  flotte  sur  un  point  où 
on  ne  s'attendait  plus  à  nous  voir  et  où,  la  confiance  renais- 
sant, les  marchands  se  hasardaient  à  sortir  des  ports.  Dans 
la  seconde  quinzaine  d'octobre,  l'amirauté  du  nord  était 
dans  le  plus  vif  émoi.  Shepey  est  menacée;  les  Français 
sont  à  Fembouchure  de  la  Tamise;  la  terreur  règne  à  Lon- 
dres; le  tocsin  sonne  partout;  les  signaux  d'alarme  s'allu- 
ment de  poste  en  poste  ;  les  habitants  enfoncent  des  esta- 
cades  dans  le  lit  du  fleuve  en  avant  de  la  capitale  (4)  ;  Quié- 
ret  va  faire  dans  la  Tamise  la  campagne  qui,  trois  siècles 
plus  tard,  illustra  Ruyter. ..  Un  hasard  arrêta  tout. 

Tandis  qu'on  croisait  devant  Margate,  quatre  vaisseaux 
suspects  parurent  dans  le  sud,  luttant  contre  une  forte  brise 
qui  les  poussait  vers  la  Tamise.  Nos  bâtiments,  au  nombre 
de  soixante-quinze,  prirent  chasse  aussitôt,  toutes  bannières 
au  vent.  A  l'Ecluse,  où  ils  avaient  touché,  les  marins  de 

(1)  Rymkr,  t.  II,  V'  p.,  p.  41. 

(2)  Froissart,  éd.  Luce,  t.  I,  p.  158  et  variantes. 

(3)  Fhoissart,  t.  I,  p.  158.  —  Le  14  octobre,  une  galère  jjénoi.se  se 
trouve  à  Leure.  (Glairanibault,  vol.  41,  p.  3069,  n*  96.) 

(4)  Lettres  patentes  du  conseil  royal  d  Angleterre,  14  et  23  octobre 
1338.  (Rymer,  t.  II,  4^  p.,  p.  36.) 


',20  HISTOIRE    I)K    LA    MARIN  K    FRANÇAIS!:. 

l'escadrille  s'étaient  fait  passer  pour  uiarchands  norvégiens 
et  pour  pèlerins  qui  s'en  allaient  à  Samt-Jacques-de-Com- 
postelle,  ce  qui  les  avait  dispensés  d'une  inspection  sévère. 
Levir  contenance  fut  tout  autre  devant  notre  escadre.  Après 
un  court  conciliabule  où  ils  jurèrent  de  ne  pas  se  rendre, 
mais  de  se  battre  »  tant  que  durer  poroient  "  ,  on  les  vit 
faire  le  branle-bas  de  combat,  bisser  la  bannière  d'Ecosse, 
jeter  l'ancre  et  attendre  lièrenient  leurs  innombrables  ad- 
versaires. 

a  Qui  étes-vous?  crièrent  les  nôtres.  —  Ecossais  et  au  roi 
d'Ecosse.  Et  vous?»  demanda  (Guillaume  Douglas.  —  "Et 
quels  gens  étes-vous  d'Ecosse?  reprit  l'amiral  de  France  en 
s'avançant.  Nommez-vous  ;  autrement  vous  êtes  tous  morts, 
car  nous  vous  soupçonnons  fort  d'être  des  Anglais.  »  Son 
interlocuteur  poussa  un  soupir  de  soulagement.  C'était  le 
roi  d'Ecosse  lui-même,  David  Bruce,  qui  venait,  avec  les 
principaux  seigneurs  de  sa  cour,  demander  des  secours  en 
France.  Il  avait  cru,  lui  aussi,  tomber  au  milieu  d'une  es- 
cadre anglaise  et  se  disposait  à  vendre  cbèrement  sa  vie, 
quand  il  s'aperçut  de  sa  méprise.  Quiéret,  pour  lui  éviter 
de  pareilles  alertes  ,  l'escorta  respectueusement  jusqu'à 
Calais  (1),  puis  reprit  jusqu'au  8  novembre  sa  croisière, 
sans  qu'aucun  incident  important  vînt,  cette  fois,  la  signa- 
ler. De  retour  à  Leure  et  Harfleur  (:2),  Quiéret,  rachetant  à 
tout  prix  les  armes  que  des  soldats  indisciplinés  vendaient 
aux  courtiers  de  l'ennemi  (3),  procédait  à  la  distribution  du 
butin  (4),  de  la  solde  et  des  récompenses  (5).  Les  marins 
prirent  leurs  quartiers  d'hiver  à  proximité  de  la  Flandre  et 
s'échelonnèrent  le  long  des  côtes,  de  façon  à  prévenir  toute 

(1)  Froiss.\rt,  t.  I,  p.  429. 

(2)  Frani;.  10430,  p.  235.  —  Nouv.  acq.  lalines  2365,  pièce  40. 

(3)  De  1''rÉvili,e,  Mémoire  sur  le  commerce  maritime  de  Jiouen,  t.  I, 
p.  261. 

(4)  15  novembre.  (Clairamhault,  vol.  825,  p.  49.) 

(5)  20  novembre.  ;^Glairambault,  vol.  92,  p.  7145,  n"  25.) 


GUERRE   DE   CENT   ANS.  42t 

incursion  de  l'ennemi.  Le  corsaire  Marant  et  le  capitaine 
Pierre  Damas  tinrent  garnison  dans  le  Ponthicu  :  leurs  Lan- 
guedociens occupaient  le  Grotoy,  Saint- Valéry,  Rue,  Abhe- 
ville,  Saint-Riquier.  Les  Génois  étaient  cantonnés  à  Gapé- 
cure,  près  de  Boulogne-sur-Mer,  à  Boulogne,  Rellcfontaine, 
Gamiers,  Etaples  et  Saint-Josse,  près  de  Montrcuil  ;  les 
Guelfes  monégasques,  isolés  de  leurs  compatriotes  gibelins 
par  mesure  de  prudence,  stationnaient  à  Galais  (I).  Le  con- 
nétable, à  Tournay,  occupait  l'extrémité  du  camp  retranché. 
Quelques  croiseurs,  le  galiot  Sainte-Amie  (2),  par  exemple, 
étaient  détachés  à  la  surveillance  des  côtes. 


IV 

PRO.IET    DE     CONQUETE     DE     l'a  N  GL  E  T  E  Ulî  E. 

La  journée  des  Normands. 

La  Manche  balavée  d  ennemis,  l'Angleterre  privée  de  son 
roi,  rien  n'empêchait  l'invasion  des  îles  Britanniques.  C'est 
alors  que  Philippe  VI  suggéra  aux  Normands  une  nouvelle 
conquête  de  l'Angleterre.  Nul  doute  que  l'inspiration  vînt 
d'en  haut  et  non  du  peuple,  quelque  grisé  qu'il  fût  par  les 
succès  de  la  campagne.  Comparez  ces  dates  :  le  M)  jan- 
vier 1339,  sur  l'ordre  exprès  du  roi,  le  connétable,  campé  à 
la  frontière,  emmène  "  grant  partie  de  ses  gens  »  pcRir  lu 
Journée  des  Nornians,  à  Rouen  (3).  Or,  la  convention  de  Vin- 
cennes  où  les  notables  décidèrent  le  passage  en  Angleterre 

(1)  Chronographin  regum  Francorum,  éd.  Moranvillé,  t.  II,  p.  94. 

(2)  Armé  le  18  décembre.  (Delisle,  Actes  tiormands,  n"'  99  et  lOJ , 
p.  193-194.) 

(3)  II  ne  laisse  à  la  frontière  qu'un  Français  de  l'Ile-de-France,  Charles 
de  Montmorency,  et  80  cavaliers.  (Comptes  du  connétable  Raoul  d'Eu, 
1338-1346  :  Fontanieu,  vol.  864,  p.  148.) 


'i2-2  IlISTOini',    l)K    l.A    Al  A  111  m;    111  ANC  ai  se. 

11  est  que  du  :23  mars  (1),  et  la  latiHcation  par  les  Etats  de  la 
province,  du  25  avril  (2). 

C'était  un  va-tout  de  la  politique  royale,  impuissante  à 
obtenir  des  subsides.  L'entreprise,  d'une  conception  gran- 
diose, rappelait  les  temps  béroïques.  "  Si  elle  entraînait  de 
lourdes  charges,  les  Normands  croyaient  que  ce  n'était  pas 
acheter  trop  cher,  et  les  espérances  qu'elle  faisait  naître,  et 
surtout  les  privilèges  définitifs  qui  devaient  les  dédommager, 
la  confirmation  solennelle  de  leur  charte  (3).  » 

Mais  le  chef  de  l'expédition,  Jean,  fils  du  roi  et  duc  de 
Normandie,  n'ayant  pas  leiivergure  d'un  conquérant,  l'ar- 
mée de  i,00()  hommes  d'armes  et  de  40,000  sergents  que 
la  province  mettait  à  sa  disposition,  pas  plus  que  les  dix  à 
douze  semaines  de  durée  fixée  pour  la  campagne  ne  pou- 
vaient suffire  à  dompter  une  nation  où  tout  homme  maniait 
l'arc  et  l'épée  et  devenait  au  besoin  soldat.  Le  Dooniesday- 
hook  de  la  conquête  n'en  fut  pas  moins  arrêté  dans  ses 
grandes  lignes  :  il  répartissait  les  biens  des  laïques  entre  les 
églises,  les  barons  et  les  bonnes  villes  de  Normandie,  ne 
laissant  aux  églises  anglaises  que  20,000  livres  sterling  de 
revenu.  Parmi  les  signataires  du  traité,  il  y  avait  le  conné- 
ta])le,  un  maréchal  et  de  grands  seigneurs  dont  la  guerre 
était  la  vie,  des  gens  des  communes  dont  lamour  du  gain 
expliquait  l'adhésion;  mais  il  y  avait  aussi  un  futur  pape  et 
des  évéques  (4)  qui  avaient  le  devoir  de  s'opposer  à  la  spo- 


(i)  Archives  nation.,  J  210,  n'"  5  et  7,  orig.  ;  copie  dans  la  collection 
De  Camps,  vol.  45,  p.  422,  à  la  Bibliothèque  nationale;  —  publié  par  Du 
TiLLET,  Recueil  des  traités,  p.  46,  232,  et  par  Rvmer,  Fœdera,  t.  II,  4''  p., 
p.  197.  —  Plusieurs  historiens,  en  particulier  Michelkt  IJIistoire  de 
France,  t.  III,  p.  323),  ont  nié  l'existence  de  ce  traité. 

(2}   Archives  nation.,  J.  210,  n"  5. 

(3)  CoviLLE,  les  Etats  de  Normandie,  p.  47-49. 

(4)  Pierre  Ro{>er,  archevêque  de  Rouen,  pape  sous  le  nom  de  Clé- 
ment VI;  Guillaume  Bertran,  évèque  de  Baveux;  Jean  de  Hautfrine, 
évéque  d'Avrauches;  connétable  Raoul  d'Eu,  maréchal  Bertran,  Jean  de 
Harcourt,  etc. 


CrEHKK    DP,   CENT    ANS.  4-23 

liation  injuste  de  tout  un  peuple.  Le  projet  de  conquête  de 
l'An^jleterre,  qui  aboutit  l'année  suivante  à  une  catastrophe, 
légitima  aux  yeux  des  Anglais  la  conquête  de  la  France. 

En  se  chargeant  du  transport  éventuel  de  l'armée  expédi- 
tionnaire, les  Etats  laissaient  à  la  flotte  royale  le  soin  de 
garder  la  mer. 

La  lourde  responsabilité  qu'assumait  le  conseil  royal, 
instigateur  de  l'entreprise,  se  trouvait  encore  aggravée  par 
les  difficultés  de  l'exécution.  Elles  furent  surmontées,  il  est 
vrai,  par  le  zèle  admirable  des  officiers  de  la  marine  royale, 
qui  se  hâtèrent  de  dresser  un  plan  de  manœuvres  simple  et 
clair,  accessible  à  tous  les  marins  et  facile  à  exécuter  par 
une  flotte  de  transports. 

Les  Ordinations  classis,  rédigées  en  français  en  dépit  de 
leur  rubrique  latine  (1),  sont  les  premières  en  date  des  nom- 
breuses ordonnances  maritimes  que  vit  éclore  le  xiV  siècle. 
Elles  fixent  le  poste  de  l'amiral  à  lavant-garde  avec  les  gens 
de  Seine  et  les  Flamands  ;  Dieppois  et  Picards  seront  au 
corps  de  bataille,  les  marins  de  Caen  et  du  Gotentin  feront 
l'arrière-garde.  Pour  une  conversion  en  une  seule  ligne,  les 
Dieppois  et  les  Picards  se  masseront  à  la  droite  et  les  Bas- 
Normands  à  la  gauche  de  l'amiral,  dont  personne  ne  dépas- 
sera la  bannière.  Chaque  maître  de  navire  restera  sous  la 
bannière  de  son  capitaine.  N'iront  au  pillage  que  les  gens 
d'armes  désignés  pour  «  apporter  la  roberie  et  le  gayn  et 
amener  le  bestail  " .  ils  remettront  le  tout  à  deux  hommes 
préposés,  en  chaque  nef,  à  la  répartition  proportionnelle  du 
butin  «  soulonc  les  condiciouns  des  persones  »  .  —  Remar- 
quez, entre  parenthèses,  l'assonance  de  ces  mots,  qui  laisse 

(1)  Brilish  Muxeum,  Gotton,  Claudius  E  VIII,  f"  248  v",  publié  par 
M.  Edward  Maunde  Thompson,  en  appendice  à  son  édition  d'Adam  Muri- 
mulh,  Coiitiiniatio  Chronicaruin,  p.  257-261,  et  par  sir  Travers  Twiss,  en 
appendice  du  Black  book  of  the  admiralty,  dans  les  Chronicles  and  memo- 
rials.  London,  1871,  in-8'%  t.  I,  p.  426-429.  Mais  ces  éditeurs  lisent 
«  Savie  »   au  lieu  de   «  Saine  »,  et,  déroutés,  expliquent  Savie   pur  Savoie 


424  lllSTOlKli    1)K    LA    MAlilNK    F  1!  A  N  Ç  AI  S  K 

deviner  l'origine  méridionale  des  rédacteurs.  —  «  8i  Tamiral 
fait  soner  la  retrète  » ,  Tarrière-garde,  Caen  et  Gotentin,  se 
retirera  la  première  en  ordre  de  bataille  et  s'embarquera, 
les  gens  d'armes  passant  d'al)ord  ;  elle  renverra  les  bateaux 
à  la  côte  et  laissera  tous  ses  arbalétriers  près  de  l'amiral.  Le 
second  corps,  Dieppois  et  Picards,  se  retirera  de  même, 
couvert  par  l'amiral,  qui  commandera  l'arrière-garde  etsera 
le  dernier  au  combat  comme  il  y  fut  le  premier.  Personne  ne 
descendra  à  terre  ou  n'abandonnera  sans  ordre  la  garde  des 
nefs,  barges  ou  bateaux  ([ui  lui  aura  été  confiée,  sous  peine 
d'être  puni  comme  traître.  \in  cas  de  rébellion,  les  maîtres 
enverront  à  l'amiral  les  coupables  ou  "  les  noms  de  yceux 
par  escript  » ,  et  le  prévôt  de  l'armée  de  la  mer  en  fera  jus- 
tice. Afin  que  personne  ne  puisse  arguer  d'ignorance,  les 
articles  de  l'ordonnance  seront  publiés  et  criés  plusieurs  fois 
sur  toutes  les  nefs  de  l'armée  et  en  chacune  des  i<.escheles  "  , 
c'est-à-dire  des  escadres. 

iMarche  de  jour  :  le  vice-amiral,  chargé  des  signaux,  dé- 
filera en  tête  de  colonne,  et,  à  moins  d'un  ordre  de  lui,  nul 
ne  le  dépassei'a  sous  peine  de  60  florins  d'amende.  De  jour, 
sa  nef  se  distinguera  en  arborant  deux  bannières  des  autres 
navires,  qui  n'en  porteront  qu'une.  Elle  hissera  une  troi- 
sième l)annière,  et  tout  autre  bâtiment  une  seconde,  si  une 
»  nief  cstrange  "  est  en  vue  :  chacun  se  rapprochera  du  na- 
vire qui  a  fait  le  signal.  Toutes  les  fois  que  le  vice-amiral 
hissera  l'étendard  en  une  f;ourdlne  au  haut  du  mât,  tous  le 
rallieront  pour  »  prendre  conseil»  .  Nul  ne  prendra  terre  sans 
son  commandement. 

De  nuit,  la  nef  vice-amirale  portera  un  feu,  deux  feux  s'il 
faut  jeter  l'ancre,  trois  feux  s'il  faut  la  lever.  Le  premier 
qui  découvrira  une  nef  suspecte  doit  n  fussiller  » ,  c'est-à- 
dire  tirer  du  briquet  une  fusée  d'étincelles.  Une  nef  qui 
ralliera  la  flotte  mettra  bannière  carrée  au  mât,  et  les 
nefs  qui    l'apercevront  répéteront  ce  signal  de  reconnais- 


OT'KRIiK    ])[■;   CKINT    ANS.  -425 

sance,  tout  en  voguant  à  sa  rencontre.  Nul  ne  pourra  entrer 
en  II  nief  vacante  "  avant  Taniiral  ou  son  délégué.  Enfin, 
l'ordonnance  rappelle  que,  dans  une  descente,  personne 
ne  doit  dépasser  la  bannière  du  roi,  ni  quitter  celle  de  son 
capitaine. 

"  Criée  »  de  temps  à  autre  à  bord  de  chaque  escadre, 
elle  finit  par  arriver  au.\  oreilles  de  rcnnemi.  Nous  la  re- 
trouvons presque  tout  entière  et  en  français  dans  le  Code 
fondamental  de  la  marine  anglaise  dont  elle  fut  la  première 
assise  (1).  Plus  complète,  mais  plus  diffuse,  l'ordonnance 
anglaise,  rédigée  aux  environs  de  la  bataille  de  l'Écluse  et 
en  tout  cas  entre  1337  et  1351,  s'étend  longuement  sur  les 
devoirs  de  l'amiral  en  temps  de  paix,  le  choix  de  ses  «  lieu- 
tenants, députez  et  autres  officiers  des  plus  loyaulx,  sages 
et  discrets  en  la  loy  marine  et  anciens  coustumes  de  la 
mer  " ,  le  dénombrement  des  vaisseaux  de  guerre  et  des 
«  mariners  deffensibles  »  qui  permette  au  roi  de  connaître 
à  tout  moment  "  sa  force  par  la  mer  »  .  Notez  que  l'amiral 
français  s'acquittait  des  mêmes  fonctions  et,  en  particulier, 
des  recensements  maritimes.  Voici  maintenant  l'organisa- 
tion de  la  flotte  de  guerre  ennemie  : 

Les  cinq  meilleures  nefs  seront  réservées  pour  le  roi  et 
pour  les  divers  services  de  la  cour  :  la  chambre,  la  sale,  la 
garde-robe,  la  larder  et  la  cuisine. 

Chaque  soir,  l'amiral  ira  savoir  du  roi  "  ([ucl  cours  ils 
tendront  celé  nuyt  et  le  jour  subséquent  »  .  La  nef  royale 
aura  trois  grandes  lanternes  en  triangle;  l'amirale,  deux 
grandes  lanternes  accouplées  au  sommet  du  mât;  les  sous- 
amiraux  du  Nord  et  de  l'Occident  en  porteront  chacun  une, 
à  la  volonté  de  leur  chef.  Lorsqu'une  ])annière  sera  hissée 
au  milieu  du  mat  de  lamirale,  tous  les  capitaines  et  maîtres 
mettront  leurs  bateaux  à  la  mer  pour  venir  au  conseil. 

(1)    Black  book  of  the  admiiafty,  éd.  Travers  Twiss,  t.  I,  p.   xxx  et  1-39. 


42(j  HlSTOlKi;    DE    LA    MARI  Mi    FRANÇAISE. 

Toute  prise  sera  répartie  entre  le  roi  pour  un  quart,  les 
seigneurs  des  nefs  pour  vin  autre  et  les  marins  des  navires 
qui  se  trouvaient  en  vue  de  la  prise  ou  qui  cinglaient  vers 
elle.  Seront  attribués  à  l'équipage  qui  a  amariné  la  prise, 
tous  les  biens  et  harnois  trouvés  sur  le  tillac.  L  amiral  pré- 
lèvera deux  parts  de  matelot  s'il  est  présent  à  l'action,  une 
seule  part  s'il  est  absent. 

En  escadre,  tous  les  navires  se  masseront  autour  de  la 
nef  amirale;  aucun  d'eu.x  ne  s'éloignera  sans  congé,  ne 
croisera  sa  voile  en  haut  ou  ne  jettera  l'ancre  avant  elle, 
sous  peine  d'être  traité  comme  rebelle.  En  cas  de  tempête, 
les  bâtiments  qui  perdraient  de  vue  1  amirale  feraient  route 
derrière  le  sous-amiral. 

Un  détachement  d'archers  et  de  gens  d'armes  sera  com- 
mandé, dans  chaque  navire,  pour  escorter  les  fourrageurs 
ou  les  équipes  qui  iront  à  l'aiguade  en  terre  ennemie.  Sous 
peine  de  mort,  défense  à  tous  d'attaquer  une  forteresse  en- 
nemie ou  d'allumer  un  incendie  sans  ordre  de  l'amiral; 
défense  à  tout  maître  ou  connétable  de  nef  de  laisser  débar- 
quer ses  hommes,  s'ils  ne  sont  sous  le  commandement  d'une 
personne  autorisée. 

A  la  vvie  d'un  vaisseau  suspect,  on  hissera  une  bannière  à 
la  pointe  du  mât.  Si  c'est  un  navire  de  commerce,  on  exa- 
minera sa  charge  en  même  temps  que  ses  «  minuments  et 
endentures  »  ;  notez  cet  article  qui  consacre  le  droit  de 
visite,  pratiqué  de  tout  temps  par  la  marine  anglaise.  La 
cargaison  est-elle  reconnue  suspecte?  on  amènera  le  bâti- 
ment devant  l'amiral,  qui  relâchera  les  uloyaulx  marchants 
et  amys  »  ou  autrement  «  raensonnera  selon  la  loi  de  la 
mer  »  les  coupables.  En  cas  de  rébellion,  les  navires  étran- 
gers seront  assaillis  de  «  forte  mayn  »  et  amenés  devant 
l'amiral.  Toute  la  juridiction  criminelle,  la  connaissance 
des  rixes  à  bord,  par  exemple,  était  concentrée,  de  même 
qu'en  France,  entre  les  mains  du  chef  suprême  de  la  Hotte. 


GUKU1U-:    I)K   GKNT    ANS.  427 

Et  la  discipline  était  d'autant  plus  rigoureuse  que  Fespoir 
de  l'Angleterre  reposait  sur  ses  vaisseaux  et  que  c'était  pour 
elle  une  question  vitale  de  briser  notre  élan. 

Au  moment  où  l'on  arrêtait  de  part  et  d'autre  ces  plans 
d'attaque  et  de  défense,  toute  notre  flotte  de  guerre  était 
en  évolutions.  Après  un  hiver  long  et  rigoureux,  qui  avait 
entravé  toutes  les  opérations  de  décembre  à  mars  1339, 
elle  poursuivait  de  tous  les  côtés  les  convois  anglais,  en 
particulier  les  transports  chargés  des  laines  que  la  crainte 
des  croiseurs  français  avait  tenues  accumulées  dans  les 
docks  d'outre-mer  et  au  port  d'Harwich  (1).  L'amiral  avait 
lancé  une  escadre  dans  chacune  des  trois  mers  qui  baignent 
nos  côtes  du  Ponant,  tandis  que  l'ennemi  confiait  à  une 
seule  flotte,  aux  soixante  nefs  des  Ginq-Ports,  la  sauvegarde 
de  ses  rivages  (2) . 

Il  était  urgent  de  rétablir  en  Guyenne  le  prestige  de  la 
France,  fortement  compromis  depuis  la  campagne  de  1338. 
Le  traître  Robert  d'Artois,  abordant  une  nuit  sous  les  rem- 
parts de  Blaye,  avait  surpris  cette  place  :  en  vain  les  deux 
capitaines  français  barricadés  dans  l'église  avaient-ils  pro- 
longé la  résistance  (3).  11  avait  fallu  se  rendre.  L'amiral  se 
chargea  de  la  revanche.  Il  prit  l'escadre  génoise  (4),  laissant 
à  Nicolas  Behuchet  le  soin  de  garder  la  Manche  avec  les 
bâtiments  royaux  (5)  et  le  contingent  normand  (()).  Il  savait 

(1)  Adam  Murimuth,  CoiUinuatio  Chronicarum,  p.  88. 

(2)  Kmghton,  Cfiroiiicon,  t.  II,  p.  8. 

(3)  Froissart,  t.  I,  p.  386. 

(4)  La  galère  Sainte-Antoine,  entre  autres,  armée  en  février  1339. 
(Franc.  10430,  p.  232.  —  Glairamhault,  vol.  104,  p.  8117.) 

(5^  Les  galères  Sainle-Katheline,  Sainte-Marie-AIatlcleinc,  la  coque 
Saint-Nicolas,  les  nefs  Saint-Denis,  Saint- Georq es,  armées  à  Harfleur  du 
8  nu  14  mars  1339.  (IMèces  orijj.,  vol.  265,  doss.  Behuchet,  p.  9,  et  vol. 
1806,  doss.   Maiscelle,  p.  3.  —  Catalogue  Joursanvault,  1855.) 

(6)  Le»  nefs  la  Thomassp.tte ,  de  Gaen;  la  Catherine,  de  Leure  ;  la 
Martinette,  de  Fécamp,  etc.  (Delisle,  Actes  normands,  n"  102-108.  — 
Pièces  orig.,  vol.  972,  doss.  Danois,  p.  4,  et  vol.  1642,  doss.  Langlois, 
p.  2.  —  Dépôt  de  la  marine,  Bibliothèque,  A  87,  2°  volume.) 


4'->S  IIISTOIRK    DK    LA    M  A  U I  NK    FRANÇAIS!:. 

la  manière  de  stimuler  les  Génois,  il  leur  promit  le  pillage  (l) 
et  son  entreprise  fut  couronnée  de  succès  par  la  prise  de 
Blaye,  le  18  avril  1339,  et  de  Bourg,  le  ±2;  la  campagne 
fut  interrompue  à  la  nouvelle  des  projets  de  conquête,  qui 
nécessitaient  la  présence  de  toutes  nos  forces  nayales  dans 
la  Manche.  L'amiral  raniena  les  prisonniers  à  la  Ro- 
chelle (2).  Précédé  de  la  division  du  capitaine  Badin  du 
Four  (3),  il  continua  son  voyage  de  retour,  marqué  çà  et  là 
par  l'incendie  des  navires  de  Bristol,  de  Cornwall  et  de 
Devon  (4). 

Le  20  mai,  sa  division,  forte  de  dix-huit  galères  et 
pinasses,  brûlait  sept  vaisseaux  de  Bristol  en  rade  de  Ply- 
mouth.  Les  nôtres  voulurent  poursuivre  leur  avantage,  sans 
tenir  compte  de  la  position  de  la  ville,  assise  à  une  grande 
hauteur  du  côté  de  la  mer  et  défendue  du  côté  de  la  terre 
par  une  bonne  forteresse  sur  un  petit  mamelon.  "  Il  n'y  a 
pas  moyen  d'y  atterrir  en  cas  de  résistance,  disait,  quelques 
années  plus  tard,  l'enseigne  d'un  corsaire  castillan,  à  moins 
d'opérer  la  descente  loin  de  la  ville.  »  Ce  corsaire  dut  re- 
culer, en  effet,  sous  un  feu  nourri  (5). 

Quiéret  eut  plus  d'opiniâtreté    :    un  premier  débarque- 

(1)  Franc.  1366,  fol.  312  :  la  chronique  a  le  tort  de  placer  l'affaire  en 
juin.  —  Un  peu  plus  tard,  la  reprise  de  Bour^;  par  le  parti  anglais  n'offrit 
pas  plus  de  diftîcullés.  II  suffit  de  65  hommes  déterminés  pour  s'emparer  du 
château.  Postés  une  nuit  dans  des  barques  au  pied  de  l'abbaye,  ils  mon- 
tèrent à  l'escalade  au  signal  donné  par  un  moine  de  leurs  complices.  [Chio- 
nique  normande,  éd.  Molinier,  Preuves,  p.  225.) 

(2)  D'où  l'amiral  les  dirigea  sur  Paris,  sous  la  conduite  de  son  tils  Guv, 
1^''  mai.  (P.  AxSEi-MK,  Histoire  généalogique,  t.  VII,  p.  745.)  —  Au  milieu 
des  contradictions  des  chroniqueurs  et  avec  le  laconisme  des  textes,  la  re- 
constitution de  ces  campagnes  navales  est  d'une  difficulté  inouïe. 

(3)  Mandement  royal  pour  «  jjadin  Du  Four,  qui  a  fait  faire  une  galée  à 
la  Rochelle  et  icelle  amenée  en  Normandie  avec  ses  autres  galées  « .  Con- 
flans,  19  mai  1339.  Quiéret  n'a  pu  contresigner  l'ordre  (ju'à  son  retour,  le 
7  juin,  au  Crotoy.  (Franc.  10430,  p.  248,  analyse.) 

(4)  Adam  Murimuth,  Conlinuatio  Chronicarum,  p.  89. 

(5)  En  1405.  i^Le  Victorial,  clironii/uc  de  dom  Pedro  Niiio,  par  GuTiEnRE 
DiAZ  DE  Gamez,  son  alferez  (1379-1449),  trad.  par  les  comtes  de  Circonrt  et 
de  Puymaigre.   Paris,  1867,  in-S",  p.  294.) 


or  Kl!  liK    l)K    Ci;  M'    ANS.  40.) 

ment  échoua  avec  perte  de  cinq  cents  hommes  contre 
quatre-vingt-neuf  Anf[lais  tués  ou  blessés.  Deux  jours  après 
une  nouvelle  attaque  aboutissait  à  l'incendie  de  tous  les 
navires  en  rade  et  de  plusieurs  maisons.  Les  assaillants 
durent  se  replier,  le  25  mai,  devant  un  fort  détachement 
ennemi,  amené  par  un  indomptable  octojjénaire,  Hupues 
de  Courtenay,  comte  de  Devon,  qui  avait  repoussé  la  pre- 
mière attaque  (I).  Ils  brûlèrent  dcuv  navires  à  Southiimp- 
ton  (2),  avant  d'atterrir  au  Grotoy  (;i). 

Southampton,  pour  sa  richesse  sans  doute,  semble  avoir 
fasciné  les  marins  de  Philippe  de  Valois.  Vers  Pâques,  s'ali- 
gnaient devant  la  ville  douze  galères  et  huit  pinasses  mon- 
tées par  quatre  mille  hommes  (4),  effectifs  qui  corres- 
pondent à  la  division  de  Charles  Grimaldi  (5). 

Elles  venaient  d'Harwich;  la  veille  de  l'Annonciation, 
elles  avaient  allumé,  sur  trois  points  différents,  des  incen- 
dies dont  les  vents  contraires  avaient  arrêté  les  ravages.  La 
population,  accourue  au  tocsin,  avait  empêché  les  envahis- 
seurs de  causer  grand  dommage  au  pays  (0).  A  Southamp- 
ton, l'accueil  fut  encore  plus  rude.  «  Débarquez,  criait-on, 
reposez-vous  pendant  deux  jours ,  puis  nous  nous  l^attrons 
dix  contre  dix,  vingt  contre  vingt,  ou  en  tel  nombre  que 
vous  voudrez.  "  Des  Français  eussent  relevé  le  gant,  mais 
les  mercenaires  monégasques  vidèrent  la  place  (7).  Eurent- 

(i)  Adam  Murimuth,  Contiituatiu  C/uonicuruin,  p.  90. 
2)  Adam  de  Murimuth  ne  donne  pas  le  nom  du  chef  de  l'escadre  fran- 
çaise. Mais  il  est  hors  de  doute,  pour  moi,  cjue  c'était  Quiéret.  Le  1""  mai, 
l'amiral  est  à  la  Rochelle;  le  7  juin,  au  Crotoy.  Or  l'escadre  qui  prit  Ply- 
niouth  arrivait  de  l'Océan  et  se  dirigeait  vers  Southampton,  par  conséquent 
du  côté  du  Crotoy. 

(3)  Franc.  10430,  p.  248. 

(4)  «  Cuin  XII  galcis  et  Vlll  spinachiis,  cuin  manu  bene  arinata  circiter 
IIII  mille  viroruui.  »    (Knighton,  t.  II,  p.  8.) 

(5}  Quittance  de  Charles  Grimaldi  pour  les  «  XII  galées  de  sa  compai- 
gnie  ».  Calais,  2  juin  1339.  (Clairambault,  vol.  165,  p.  4951,  n"  47.) 

(6)  Adaji  Murimuth,  Continuatio  Chiouicurunt,  p.  88. 

(7)  Knighton,  Chronicon,  t.  II,  p.  8. 


430  HISTOTHR    0  F,    LA    M  A  R  I  N  K    FRANÇAISK. 

ils  honte?  Oa  put  le  croire  à  Southampton,  quand  on  les 
vit  reparaître  à  la  mi-mai.  Mais  la  ville  se  f;ardait  bien.  Les 
a  voleurs  "  ravajjjèrent  la  côte  voisine.  Leurs  descentes  à 
Hastinjfs  le  27  mai,  à  Thanet,  Douvres,  Folkestone  (l), 
n'aboutirent  qu'à  l'incendie  des  hameau.x  de  pêcheurs. 
Néanmoins,  leur  retour  à  Calais,  le  2  juin  (:2),  fut  triom- 
phal; comme  trophées,  ils  donnaient  en  spectacle  des  dé- 
bris humains,  des  evirati  qui  se  traînaient,  le  nez  et  les 
oreilles  coupés  (3);  pauvres  victimes,  ignorantes  de  la 
guerre,  qui,  la  veille,  péchaient!  L'atroce  cruauté  des  Mo- 
négasques, en  soulevant  contre  Calais  la  haine  mortelle  des 
Anglais,  explique  l'acharnement  d'Edouard  III  à  faire 
pendre  les  pirates  de  cette  ville  (4)  ;  elle  nous  valut,  en  fin 
de  compte,  huit  ans  plus  tard,  la  perte  de  Calais. 

Les  dix-huit  galères  génoises  d'Antoine  D'Oria  (5)  gar- 
daient la  mer  du  Nord.  Le  bruit  courut  qu'Edouard  III, 
effrayé  de  l'audace  des  corsaires,  était  revenu  précq^ltam- 
ment  de  Gand  à  l'Ecluse  pour  regagner  son  royaume  (0). 
Il  s'occupait,  en  réalité,  de  sauvegarder  ses  nationaux,  qui 
arrivaient  à  Bruges  et  à  Anvers  avec  des  cargaisons  de 
laines.  Le  l"  avril,  il  mandait  aux  marchands  de  Londres 
de  bien  armer  leurs  navires,  afin  de  pouvoir,  le  cas  échéant, 
se  défendre  (7)  contre  la  croisière  du  capitaine  D'Oria  sur 
les  côtes  de  Flandre,  Hollande  et  Zélande  (8).  D'autre  part, 

(1)  Adam  Murimuth,  Continuatio  Chronicarum,  p.  89. 

(2)  Clairaiiibault,  vol.  165,  p.  4951,  n"  47. 

(3)  u  Nasos  et  aures  abseiderunt,  et,  quod  liorrenduin  auditu  et  rclatu 
verecundum,  amputata  sibi  ineinbra  pudoris  posuerunt  in  ore  sinjiuloruin 
atque  ducentes  eos  per  villam  de  C(alaisio)  in  spectaculum.  »  (Kymer, 
Fœdera,  t.  II,  4'  p.,  p.  66.)  On  hésite  toutefois  sur  l'identification  de  ce  G 
avec  Calais. 

(4)  ViLLANi,  Hist.  florentine,  1.  XII,  c.  95. 

(5)  Clairandjault,  vol.  104,  p.  8117,  n°  148  :  Quittance  du  procureur 
des  dix-huit  patrons  {jénois. 

(6)  Clironoqraphia  regum.  trancoriun,  t.   II,  p.  94. 

(7)  INicoLAS,  ouv.  cité,  t.  II,  j).  40. 

(8)  l'ayement  des  gages  de  l'escadre  génoise  pour  niai.  31  mai.  (Clairam- 


GIKHI'.F,    t)K    CENT    ANS  431 

les  Frisons  venaient  d'embrasser  noire  parti  on  mémoire 
des  franchises  que  leur  avait  accordées  Charlemaj^ne  (l). 

Enfin  les  cinq  vaisseaux  de  Guillaume  Douglas  avaient 
quitté  Calais  à  destination  de  l'Ecosse.  Poursuivis  par  la 
galère  de  Hull  et  des  navires  de  Newcastle,  ils  perdirent  un 
bâtiment,  la  Mandalayyie,  de  l'Ecluse  (;2),  mjiis  forcèrent 
l'entrée  du  Tay  :  leur  arrivée,  en  coupant  les  conimiuiica- 
tions  de  Perth  avec  l'Angleterre,  réconforta  l'armée  écos- 
saise qui  assiégeait  la  ville  (3). 

Inquiétés  sur  tous  les  points,  les  Anglais  affolés  ne  sa- 
vaient à  quel  parti  s'arrêter.  C  eût  été  le  moment  de  frapper 
Tui  grand  coup  et  de  tenter  l'invasion.  Nos  forces  navales, 
concentrées  sous  les  ordres  de  l'amiral,  trente-deu.\  galères, 
<i  l'armée  des  XX  nefz  "  de  Normandie  (i)  qu'il  comman- 
dait en  personne  et  quinze  bâtiments  plus  petits  (5),  pa- 
rurent dans  la  dernière  semaine  de  juillet  en  vue  de  Sand- 
wich. Tenues  en  respect  par  l'attitude  des  habitants,  elles 
tournèrent  vers  Rye,  où  elles  commencèrent  leurs  ra- 
vages (6), 

bault,  vol.  104,  p.  8117,  n°  148.)  —  Payement  des  pilotes  Guillaume 
Labbe,  Jeban  de  la  maison  de  Bobs,  et  Jehan  le  lils  Jehan  Poppe,  et  de 
Domingue  Paschal,  qui  ont  servi  es  parties  de  P'iandres,  Hollande  et 
Zélande  dans  l'escadre  d'Antoine  D'Oria.  Boulogne,  18  juillet  1339.  (Clai- 
rambault,  vol.  41,  p.  3069  et  3071,  n"  99.) 

(1)  13  mars  1339.  (Froissart,  éd.  Kervyn,  t.  XVIIl,  p.  66.) 

(2)  Registrum  palatinum  Duneluiense,  dans  les  Britannicarum  reruni 
scriptores,  aliàs  C/u-onicles  and  Memorials  of  Great  Britain,  t.  IV,  p.  241- 

243. 

(3)  Les  écuyers  français  Giles  de  La  Heuse  et  Jean  de  Braisy  faisaient 
partie  de  l'expédition.  (^Holiiishead's  chronicles.  Scotland,  t.  V,  p.  379.  — 
Fr.  Michel,  les  Écossais  en  France  et  les  Français  en  Ecosse,  t.  I,  p.  63.) 

(4)  De  ces  vingt  nefs,  étaient  la  coque  du  roi,  la  nef  royale  Saint-Denys, 
la  Thomassete,  de  Gaen,  et  le  Beaurepalre,  de  Leure.  (Delisle,  Actes  nor- 
mands, n"'  112-115,  p.  205-207.) 

(5)  Knighïon,  Chronicon,  t.  II,  p.  9. 

(6)  Barbavera  fait  payer  le  pilote  du  lin  de  l'armée  navale  pour  les  dix 
jours  qu'il  a  servi  en  mer,  du  21  juillet  au  31.  Boulogne,  9  août.  (Clairam- 
bault,  vol.  10,  doss.  Barbavera,  p.  561.)  La  campagne  navale  ne  dura  donc 
que  dix  jours. 


i3'->  HISTOIHK    DE    LA    MARIN  K    FllAiNÇAlSIi. 

Mais  une  puissaale  Hotte,  accourue  du  large,  arrête  nos 
marins  et,  prenant  à  son  tour  1  Offensive,  apparaît  devant 
Wissant.  Jacques  d'Arteveld,  Tami  des  Anglais,  n'a-t-il  pas 
«  fait  serement  qu'il  verroit  vir  Callais  et  osteroit  le  mais  ni 
de  cliiaus  qui  roboient  les  marclians  et  [les]  mettoient  à 
mort  »  !  Behuchet,  parti  de  Calais  à  l'encontre  de  l'ennemi, 
fit  savoir  qu'il  se  trouvait  en  présence  de  quatre  cents  nefs 
anglaises  ([),  fjui  voguaient  vers  la  Flandre.  Une  escadre 
s'en  détacha  et  fit  voile  vei^s  le  Tréport;  la  ville  fut  brûlée, 
nombre  d'habitants  tués.  Le  comte  de  Derby  avait  fait  le 
scuiucnt  de  bouter  le  premier  le  feu  en  France.  Il  avait  tenu 
sa  gageure  (2).  Cependant  Behuchet  s'était  replié  devant 
lénorme  supériorité  de  ses  adversaires. 

(Jue  se  passa-t-il  exactement?  ïlne  fuite  à  la  débandade 
ou  une  retraite?  Behuchet  gagna-t-il  Calais  ou  Boulogne? 
L'histoire  ne  le  dit  pas.  Toujours  est-il  que  l'amiral  Morley 
dirigea  son  attaque  contre  la  dernière  de  ces  villes.  Par  un 
temps  de  brume,  il  pénètre  au  quartier  de  «  Nostre-dame  »  . 
Quatre  grands  vaisseaux,  vingt  petits,  dix-neuf  galères, 
surpris  au  mouillage,  sont  détruits,  douze  capitaines  ou  pa- 
trons pendus;  un  grand  bâtiment  servant  d'arsenal  pour  les 
rames,  les  voiles  et  les  armes  de  la  flotte,  est  livré  aux 
flammes,  la  basse  ville  mise  à  sac  (3).  Quatre  villes  nor- 
mandes éprouvent  le  même  sort;  (juand  l'ennemi  se  retira, 
quatre-vingts  navires  avaient  disparu  (4). 

C'était  aux  premiers  jours  d'août.  L'amiral  essayait  de 
relever  le  moral  de  ses  marins  et  faisait  racheter  les  armes 


(i)  Compte  du  ])ailli  de  Calais  pour  le  terme  de  la  Toussaint  1330. 
(Archives  départementales  du  Nord,  rej;.  A  363,  publié  par  extraits  par 
M,  GuESNON,  dans  le  Bulletin  historique  du  Comité  des  travaux  historiques 
(1897),  p.  230etsuiv.) 

(2)  Clnonographia,  t.  II,  p.  67. 

(3)  Adkm  Murimuth,  Continuatio  Chronicarum,  p.  104.  —  Continuation 
de  Nanfji^,  éd.  Géraud,  p.   162.  —  Kmoutox,  Chronicon,  t.   II,  p.  9. 

i^'fj    Grandes  Chroniquis  (le  France,  t.   \',  p.  379. 


GUERHK    l)K  CENT    ANS.  43;^ 

que  des  soldats  indisciplinés  vendaient  (1).  Un  symptôme 
plus  grave  était  la  désertion  des  Gibelins,  qui  avaient  résolu 
de  s'en  aller  à  la  lin  de  la  saison,  leurs  galères  chargées  de 
laines  anglaises,  soit  pour  l'ennemi  un  profit  de  cent  mille 
livres  (:2). 

Avisé  de  ce  dessein,  on  retint  leur  solde.  Les  victimes 
croient  à  une  fraude  de  leurs  patrons  et  en  appellent  à  la 
justice  du  roi  ;  à  la  tète  de  leurs  délégués  était  Pietro  Ca- 
purro,  de  Voltri  :  on  le  jette  en  prison  avec  quinze  autres 
mutins.  Ces  dédains  exaspèrent  les  matelots  de  la  division 
gil)eline,  qui  partent  aussitôt  pour  Gênes  (3).  Ils  répandent 
partout  le  long  de  La  Rivière  que  leurs  compagnons  ont 
péri  du  dernier  supplice,  que  les  nobles  en  sont  cause.  A 
leur  voix,  la  populace  se  soulève  ;  une  querelle  de  quelques 
marins  à  Boulogne-sur-Mer  amenait  une  révolution  fonda- 
mentale dans  la  république  ligurienne.  Impuissants  contre 
l'insurrection,  les  deux  capitaines  du  peuple  se  démettent 
le  23  septembre.  Le  lendemain,  l'assemblée  populaire  leur 
substitue  un  doge,  en  maintenant  la  loi  d'exil  contre  les 
Guelfes  (i).  Les  exilés  ne  tardèrent  point  à  venir  demander 
compte  du  verdict;  pendant  plus  d'un  siècle,  la  malheureuse 
cité  allait  se  débattre  entre  la  réaction  démocratique  et 
l'exclusivisme  de  l'oligarchie,  jusqu'au  moment  où  elle  im- 
plorera la  souveraineté  de  la  France,   souveraineté  éphé- 


(1)  8  août,  (l^ièces  ori{;.,  vol.  2415,  closs.  Quiéret,  p.  3.) 

(2)  «  Mémoire  que  les  galées  des  Guilielins  avaient  einpiis  de  eux  en 
aller  en  la  Hn  de  ceste  saison  par  l'ile  Gersi  (Jersey),  et  fait  l'eussent,  — 
s'il  ne  se  fussent  départiz  par  ceste  voie,  —  à  tout  leur  galées  vuides  pour 
les  emmener  chargiez  de  lainnes,  de  f|uoy  le  roy  d'Angleterre  eust  bien 
G"  livres.  »   (Cf.  plus  bas  ce  mémoire,  p.  38,  n.  i.) 

(3)  La  Continuation  de  la  Chronique  de  Nangis  (éd.  Géraud,  p.  163)  et 
les  Chroniques  de  Saint- Denys  (éd.  P.  Paris,  t.  V.  p.  377)  placent  le  dé- 
part des  Génois  aux  environs  de  la  Saint-Michel.  En  réalité,  leurs  gages  ne 
furent  payés  que  jusqu'à  la  fin  de  juillet  1339,  ce  qui  fixe  leur  départ  au 
mois  d'août.  (Delisle,  Actes  normands,  n°  120.) 

(4)  CvNALE,  Nuova  storia  d!  Genova.  t.  III,  p.  147-1.53. 

i-  28 


434  IIISTOIMK    ni;    LA    MAHINK    F  It  A  N  C  Al  S  K. 

mère,    est-il  besoin  de  le  dire,  sur  un  peuple  à  qui  pesait 
toute  forme  de  gouvernement. 

Cependant  Behuchet,  homme  de  conception  prompte, 
loin  de  se  laisser  décourager,  songeait  aux  moyens  de  dé- 
truire la  marine  anglaise  par  une  guerre  de  détail,  afin  de 
faciliter  la  prochaine  invasion  des  îles  Britanniques. 
Quelques  jours  après  le  désastre  du  mois  d'août,  il  pro- 
posait au  roi  (1)  d'attaquer  le  convoi  anglais  d'été  qui  reve- 
nait du  Poitou  et  de  Bretagne  avec  une  cargaison  de  sel,  et 
le  convoi  d'automne  chargé  des  vins  de  Gascogne.  Il  suffi- 
rait pour  s'en  rendre  maître  d'  n  un  bon  navile  fort  et 
poissant  "  de  bâtiments  à  rames,  "  quar  une  nef  virante 
puet  desconfire  dix  autres.  " 

On  pourrait  même  atteindre  le  roi  Edouard  dans  la  source 
de  sa  puissance  navale.  Chaque  année,  à  la  Saint-Michel, 
s'assemblent  devant  Yarmouth  pour  pécher  le  hareng  six 
mille  II  petites  nefs  pescheresses  »  :  plus  de  mille  appar- 
tiennent à  l'Angleterre,  et  chacune  d'elles  peut  avoir  quinze 
hommes,  u  A  autant  de  mise  comme  on  fcroit  le  mois  pour 
les  galées  des  Guelfes  et  des  Guibelins,  »  on  trouverait  bien 
le  moyen  de  détruire  ces  barques  ;  et  voyez  le  profit,  le  roi 
d'Angleterre  perdrait  les  gens  qu'il  recrute  comme  matelots, 
et  son  pays  éprouverait  une  perte  de  trois  cent  mille  livres. 
La  flotte  française  continuerait  ses  ravages  sur  la  côte  en- 
nemie et  causerait  "  graigneur  damaige  d  que  ne  l'ont  fait 


(1)  Moyens  proposés  au  roi  de  France  pour  détruire  la  marine  anglaise. 
(Archives  de  la  Côte-d' Or,  pièce  publiée  par  M.  Jules  d'Arbacmont,  dans 
la  Revue  des  Sociétés  savantes  des  départements,  4"  série,  t.  V  (1867), 
1"  semestre,  p.  436.)  —  Ce  plan  de  cauipagne,  que  M.  d'Arbaumont  date 
approximativement  de  1350,  est  en  réalité  de  1339,  seule  année  oîi  nous 
eûmes  à  la  fois  "  les  galées  des  Guelfes  et  des  Guibelins  » .  Elles  ne  vinrent 
qu'en  septembre  1338  dans  la  Manche.  Or  la  pièce  datée  «  de  ce  mois 
d'Iiaoust  »  les  suppose  depuis  longtemps  en  service  et  parle  du  départ  des 
«  galées  des  Guibelins  » ,  toutes  choses  qui  s'appliquent  au  mois  d'aoîit 
1339.  On  lit  du  reste  au  verso  le  nom  de  Nicolas  Behuchet,  ce  que  M.  d'Ar- 
baumont a  oublié  de  dire. 


OUKUIIK    l)K   CKNT    ANS.  /,;{5 

les  galères  génoises.  "  Et  avec  ce,  se  le  conte  de  Havnnaut 
se  portoit  autrement  qu'à  point,  "  on  le  frapperait  du  mémo 
coup,  car  ses  sujets,  comme  les  Flamands,  vont  tous  à  la 
<i  dicte  pescherie  "  .  D'Yarmouth,  la  flotte,  piquant  vers 
l'Ecosse,  irait  au  secours  de  nos  alliés,  si  le  roi  le  désirait  ; 
ou  bien,  dans  son  voyage  de  retour,  elle  rangerait  la  côte 
anglaise,  de  façon  à  barrer  la  route  au  convoi  de  Poitou.  Si 
le  roi  approuve  l'expédition,  qu'il  le  fasse  savoir  avant  la  fin 
de  ce  mois  d'août,  et  envoie  les  deniers  do  la  solde  une 
quinzaine  de  jours  avant  la  Saint-Michel. 

La  proposition  était  trop  alléchante  pour  que  Philippe  Yl 
n'y  acquiesçât  pas.  Le  8  septembre,  Charles  Grimaldi  tou- 
chait la  solde  de  ses  douze  galères  guelfes  (1);  Barbavera 
apprêtait  ses  trois  galères  (i),  et,  pour  combler  le  vide 
laissé  par  la  division  gibeline,  Quiéret  disposa  de  vingt 
barges  royales  sorties  des  chantiers  d'Abbeville  (3).  La 
flotte  se  concentra  devant  l'Ecluse,  de  façon  à  jeter  son  coup 
de  filet  sur  les  pêcheurs  d'Yarmouth.  Nos  gens  partirent  le 
2  octobre,  jurant  de  ne  pas  revenir  au  port  avant  d'avoir 
capturé  cent  navires  et  brûlé  quatre  cents  villes;  mais  une 
violente  tempête  fracassa  plusieurs  bâtiments  et  rejeta  les 
autres  en  Flandre  (4).  L'amiral,  débarquant  ses  troupes, 
alla  tenir  aussitôt  garnison  à  Douai  avec  cent  cinquante- 
huit  chevaliers  ou  écuyers  (5).  Ses  capitaines,  Behuchet  et 
Barbavera,  chargeaient  en  hâte  les  armures  laissées  par  les 
escadres  génoises  à  Boulogne  et  à  Calais  pour  les  trans- 
porter   «  où  besoin  sera   (6)   ».    Le   besoin    était  extrême; 


(1)  Soit  109,000  livres.  (Jai.,  Archéologie  navale,  t.  II,  p.  ;i39,  n.  1.) 

(2)  INouv.  acq.  franc.  9241,  f"  27. 

(3)  Idem,  p.  9240,  f  211. 

(4)  KxiGHTON,  Chroiiicon,  t.  II,  p.  14. 

(5)  Où  il  resta  comme  capitaine  de  la  ville,   tlu  28  octobre  au  6  décem- 
bre 1339.  (De  Camps,  vol.  83,  P  311.) 

(6)  10  et  11    octobre.    (Pièces  orig.,   vol.    1797,   doss.  41588,   p.   2.    e 
vol.  265,  doss.  Behuchet,  p.  4.  —  Clairambault,  vol.  10,  p.  561.) 


A3(i  HISTOIRE    DE    EA    MARINE   FRANÇAISE. 

Edouard  III,  passant  la  frontière  avec  des  troupes  anglo- 
allemandes,  avançait  dans  un  sillon  de  flammes  large  d'une 
douzaine  de  lieues  (1). 

Philippe  VI  accourut  par  Noyon  et  Péronne,  décidé  à 
une  u  hastyve  bataille"  .  Le  23  octobre,  les  deux  rois  étaient 
en  présence,  à  Buironfosse,  masqués  derrière  des  abatis 
d'arbres.  Bientôt  Philippe  VI,  à  en  croire  son  adversaire, 
recula  vers  Saint-Quentin  et  Avesnes,  toute  son  armée 
»  desparpillée  »  ;  Edouard  se  retira  sur  Anvers,  pour  tenir 
conseil  avec  ses  alliés.  XTne  escadre  française  surveilla  ses 
agissements  jusqu'aux  environs  de  INoél  (2). 

Après  la  dislocation  de  la  croisière,  la  division  Orimaldi 
et  les  débris  de  la  division  D'Oria  (3)  furent  dirigés  sur  la 
Méditerranée  pour  subvenir,  comme  je  l'ai  dit  ailleurs,  à 
l'état  lamentable  de  notre  marine  marchande.  Une  autre 
armée  navale  fut  envoyée  dans  l'Océan. 

Le  18  décembre,  par  l'intermédiaire  des  maires  de  Saint- 
Valery,  Crotoy,  Etaples,  Boulogne  et  Calais,  l'amiral  avisait 
«  tous  les  seigneurs  et  maistres  de  nefs  et  vaisseaux  de  les 
radouber  et  de  se  tenir  prests  " .  Il  réclamait,  en  même 
temps,  l'envoi  à  Fécamp  de  délégués  compétents,  afin  d'or- 
ganiser le  convoi  sous  sa  direction  et  sous  celle  du  maréchal 
Bertran  (4). 

Parti  en  janvier  1340  à  destination  de  la   Saintonge,   le 

(1)  Lettre  d'Edouard  III  sur  son  expédition,  l""^  novembre  1339.  [OEuvres 
de  Froissait,  éd.  Kervyn  de  Lettenhove,  t.  XVIII,  p.  93.)  —  Robert  de 
AvESBURY,  éd.  Maunde-Tlioinpson,  p.  304.  —  Franc.  1366,  f"  315. 

(2)  Floton  de  Revel,  futur  amiral  de  France,  de  retour  de  l'armée  de  la 
mer,  reçoit  ses  Rages  et  ceux  de  ses  compagnons,  29  décembre  'J339.  (Cdai- 
rambault,  vol.  48,  p.  3585.) 

(3)  Philippe  VI  leur  donne  décharge  ou  quitus  de  leurs  engageuients  pour 
les  campagnes  de  la  Manche  en  décembre.  (Arch.  nation.,  JJ  72,  p.  72 
et  73.)  —  Antoine  D'Oria  et  Charles  Grin)aldi  avaient  reçu  chacun  une 
rente  de  mille  livres  sur  le  revenu  du  clavaire  d'Aigues-Mortes  (25  février 
1339)  ou  à  défaut  sur  la  recette  de  Nîmes  (novembre).  —  (Franc.  7334, 
f»  308  y".) 

(4)  Franc.  10430,  p.  247. 


GLEUllIi    DE   CEM'    A.\S.  437 

convoi  s  ébranla  pour  le  retour  au  mois  de  mars.  Alourdies 
par  leur  car^jaison  de  «  grosses  marchandises  » ,  les  six  car- 
raques  et  les  quarante  nefs  (1)  qui  le  composaient  s'arrê- 
tèrent en  Bretagne  »  pour  doubte  d'anemis  (:2)  »  :  on  avait 
vu  rôder  aux  alentours  de  la  Normandie  (ii)  les  amiraux 
Arundel  et  Huntingdon  avec  une  centaine  de  vaisseaux  (4) 
anglais.  Le  vice-amiral  Hélie,  qui  se  porta  courageusement 
à  la  rencontre  du  convoi  avec  sa  division  normande  et  six 
vaisseaux  royaux  (5),  fut  assez  heureux  pour  le  ramener 
intact  à  Leure. 

Ce  n'était  là  qu'un  succès  relatif  et  nullement  probant 
pour  notre  suprématie  maritime.  Trop  faible  pour  attaquer, 
la  marine  royale  se  résignait  à  la  défensive  :  l'audace  des 
corsaires  anglais  augmentait;  Edouard  III,  usurpant  le 
titre  de  roi  de  France,  recevait  le  serment  de  fidélité  des 
communes  flamandes  (H)  et  leur  jurait  de  revenir  avec  des 
renforts  à  la  Saint-Jean.  Gomment  prévenir  cette  jonction 
qui  entraînerait  l'invasion  immédiate  de  la  France? 

Aux  termes  de  la  convention  de  Vincennes  (7),  les 
Normands  s'engageaient  à  fournir  au  roi  trois  mille  hommes 
d'armes  et  vingt  mille  sergents  pendant  huit  semaines,  lors 
même  que  l'expédition  d'Angleterre  ne  se  réaliserait  pas  ; 
ils  se  chargeaient,   en  même  temps,   du  transport   de   ces 


(1)  Franc.  25997,  p.  311  :  l'ainirnl  fait  publier  l'arrivée  du  convoi, 
avril  1340. 

(2)  Pièces  ori{».,  vol.  1220,  doss.  27368,  p.  3. 

(3)  En  février  1340,  on  arma  plusieurs  crayers  normands  pour  la  défense 
des  «parties  maritimes  n  .  (Delislk,  Arles  normands,  n"' 122-123.^ 

(4)  Nicolas,  A  histoty  oftlie  royal  Navy,  t.  II,  p.  45. 

(5)  Galères  royales  de  Badin  du  Four,  Jehan  Musselo,  baige  royale  de 
Guillaume  de  La  Uogue,  coque  royale  de  Guillaume  de  Bordeaux,  nef 
royale  la  Magdeleine,  nefs  Notre-Dame,  de  Gaen;  Sainte-Catherine,  de 
Leure;  la  Thomassette,  de  Caen,  armées  à  Leure  du 7  au 27  mars.  (Delisle, 
Actes  normands,  n"'  124-132.  —  Pièces  orig.,  vol.   1220,  doss.  27368,  p.  3.) 

(6)  Le  28  janvier  1340. 

(7)  Du  23  mars  1339.  Cf.  Supra,  p.  422.  Le  roi  avait  réduit  de  moitié 
l'effectif  offert  par  la  province 


438  IIISTOIKI-:    DK    LA    MAKliXE    FKAiNCAISE. 

troupes.  Telles  lurent  les  forces  (1)  que  Philippe  VI  jeta 
au-devant  de  la  flotte  anglaise. 

La  Grande  a?mée  de  la  mer  se  substitua  aux  escadres  mer- 
cenaires du  roi.  Pour  la  mettre  en  mouvement,  chacun 
aidant  du  sien,  il  suffit  d'un  mois.  Tous  les  vaisseaux  de  fort 
tonnage  furent  consignés  dès  le  mois  de  mars  et  leur  fret 
payé  aux  seigneurs  des  nefs,  c'est-à-dire  aux  armateurs  {"2)  : 
chaque  maître  fut  chargé  d'approvisionner  son  l)àtiment 
pour  une  campagne  de  deux  mois  ;  le  maître  des  garnisons 
du  roi  et  le  député  aux  garnisons  de  la  flotte  qui  parcoururent 
les  ports  du  2  au  8  mai  (3)  se  contentaient  de  distribuer  une 
provision  de  3/5    de  livre  par  homme  d'équipage. 

Vers  le  20  mai,  l'armement  commença  sous  la  direction 
du  garde  du  clos  des  galées  (4)  et  sur  mandement  de  l'a- 
miral, de  Béhuchet  ou  de  leur  commis  en  Picardie  (5). 

En  dehors  des  armures  et  des  munitions,  les  plus  forts 
bâtiments  recevaient  une  puissante  arme  de  jet,  un  garrot, 
qui  protégeait  de  ses  redoutables  carreaux  l'avant  du 
navire. 

11  n'est  pas  indifférent,  pour  apprécier  l'importance  res- 


(1)  Philippe  VI  avait  chargé  Christophe  Du  Puy  et  Marquis  Scatisse  de 
recruter  1.000  arbalétriers  et  1,000  pavoisiers  à  Gênes  et  à  Monaco.  Vin- 
ccnnes,  12  janvier  1340  n.  st.  (Fontanieu,  vol.  73,  f "  200.)  —  Edouard  III 
envoyait  en  même  temps  Nicolino  Fieschi  noiiser  les  galères  génoises, 
8  février  1340.  (Rymeh,  t.  II,  4^'  p.,  p.  66.) 

(2)  Compte  de  feu  François  de  l'Ospital  pour  les  armées  de  la  mer  : 
«  Compte  de  la  (irant  Armée  «le  l'an  39  à  l'an  42.  »  Il  contient,  avec  leur 
tonnage  et  le  chiffre  de  leurs  équipages,  la  liste  des  200  vaisseaux  qui  com- 
battirent à  l'Écluse.  Il  vient  d'être  acquis  par  la  Bibliothèque  nationale  et 
porte  la  cote  :  manuscrit  français,  n.  acq.  9241. 

(3)  Le  «  rnaistre  des  garnisons  du  roy  »  ,  Jean  Langlois,  escorté  de  son 
aide  Laurent  de  Valrichier,  et  du  »  député  sur  le  fait  des  garnisons  de  la 
présente  armée  »  litienne  de  Compiègne,  passa  à  Leure  les  2  et  3  mai,  a 
Ronfleur  le  4,  à  Harfleur  le  5,  à  Caen  le  8.  «  A  Dieppe  et  es  parties  d'en- 
viron, »  il  avait  un  lieutenant,  Jean  Champenois  (7  mai). 

(4)  Thomas  Fouques  en  Normandie  et  son  lieutenant  d'Abbeville,  Guif- 
frey  de  Hasteville,  en  Picardie  (24-28  mai). 

(5)  François  Colletet  ou  Caletot. 


GLM'.ltHK    I)F,   CEiNT    ANS.  439 

pcctive  de  nos  ports,  d'énumérer  leur  continfjent  (1).  8ensi- 
l)lement  pareil  à  celui  de  1:21)4,  le  nouveau  contingent  s'en 
écartait  par  le  tonnage,  qui  était  plus  fort  et  variait  entre 
quatre-vingts  et  deux  cent  vingt  tonneaux.  La  force  des 
équipages  avait  suivi  la  même  progression  :  elle  atteignait 
parfois  deux  cents  hommes  et  ne  descendait  pas  au-dessous 
de  soixante. 

ARMÉE  DES  200  NEFS. 

sous  le  (joaveinement  de  M.  Hue  Quiéret,  admirai  de  la  mer  (2). 

Nefs.  Ilumiiirs. 

Cherbourg  (3) 4  320 

Barfleur  (4) 9  700 

La  Hogue  (5) 10  920 

(1)  A  défaut  du  compte  du  Clos  des  jjalées  de  1333  à  1340,  naguère  dis- 
paru (^Catalogue  Joursanvault,  n"  3568  ;  Cf.  De  Labordk,  les  Ducs  de  Bour- 
(jogne,  t.  III,  p.  xxiii,  n"  i),  on  consultera  avec  fruit  sur  les  préliminaires 
de  la  bataille  de  l'Ecluse  :  le  compte  de  François  de  l'Ospital,  clerc  des 
arbalétriers  (Nouv.  acq.  franc.  9241),  analysé  par  ïhaullk,  Abrégé  des 
Annales  du  commerce  d'Abheville,  1819,  in-8",  p.  31-39.  —  Caix,  les  No?- 
mands  à  la  bataille  de  l'Écluse.  —  Léon  GuÉrin,  Histoire  maritime  de  la 
France,  t.  I,  p.  264.  —  Dufourmantelle,  la  Marine  militaire  en  France 
au  commencement  de  la  guerre  de  Cent  ans,  apud  Spectateur  militaire, 
1878.  —  S.  LucE,  Sur  les  préliminaires  de  la  bataille  navale  de  l'Ecluse, 
apud  Bulletin  de  la  Société  des  Antii/uaires  de  Normandie,  t.  XIII  (1885\ 
p.  6-42. —  Delisle,  Actes  normands,  n"'  139-152.  —  Bibliothèque  nation., 
Franc.  25997,  p.  279.  —  Clairambault,  vol.  24,  p.  173;  vol.  25,  p.  1795; 
vol.  37,  p.  2819;  vol.  47,  p.  3543;  vol.  70,  p.  5419  et  5453;  vol.  89, 
p.  7023;  vol.  107.  p.  8351;  vol.  114,  p.  8933  et  8943;  vol.  64,  p.  4917; 
vol.  87,  p.  6865;  vol.  92,  p.  7139;  vol.  102,  p.  7339;  vol.  109,  p.  8053; 
vol.  104,  p.  8133;  vol.  74,  p.  5821.  —  Pièces  orig.,  vol.  1481,  doss. 
Hardy,  p.  9.  —  Dépôt  des  cartes  et  plans  de  la  marine.,  Bibliothèque  A  87, 
1"  vol.,  pièces  2  et  3.  —  Vente  du  26  mai  1886,  p.  100. 

(2)  J'emprunte  ces  données  au  compte  de  F^rançois  de  l'Ospital,  en  indi- 
quant simplement  les  totaux.  L'Ospital  donne  en  détail  le  nom  des  navires, 
leur  seigneur,  leur  maître,  leur  tonna;;c  et  le  chiffre  de  l'équipage.  (Nouv. 
acq.  franc.  9241,  f«'  9-28.) 

(3)  Saint-Nicolas,  Saint-Jame,  Notre-Dame,  Jésus-Christ. 

(4)  La  Riche,  la  Gagne-Pain,  la  Pèlerine,  la  Fleurie,  Saint-Huistasse 
(Eustache),  Notre-Dame,  Saint-Pierre,  Saint-Nicolas,  Saint-Sauveur. 

(5)  Deux  Saint-Jean,  deux  Sainl-Jame,  Notre-Dame,  Saiiil-Fspril,  la 
Jeannette,  la  Pèlerine,  la  Miquolette,  Sainte-Marie. 


i40  HISTOIRE    nF.    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

Nefs,  Honiiiics, 

La  baie  de  Vire  (1) 8  600 

Caen  {i),  1  barge 13  1 .210 

Pont-Audemer  (3) .  . 4  320 

Touque  (4) 5  460 

Fiquefleur  (5) 1  80 

Honfleur  (6) 6  540 

Rouen  (7) 7  540 

Gaudebec  (8), 2  180 

Harfleur  (9) 9  800 

Leure,  3  galères  royales  (10) »  600 

Id.,     1  barge  royale  (11) »  100 

Id.,    7  nefs  royales  (12) »  1 .060 

(1)  Notre-Dame,  Saint-Jame,  la  Bernade,  Sainte-Croix,  le  Faucon, 
Saint-Père,  la  Dieiidonnée,  Saiut-Barthélemy ,  la  Grâce-Dieu. 

(2)  Nef-Dieu,  la  Thomassette,  chacune  de  220  tonneaux  ;  la  Marchande, 
Dieu-la- G  art,  Saint-Janie,  trois  Jeannette,  V  Hôtel-Dieu,  V  Amoureuse, 
Sainte-Anne,  Notre-Dame,  Saint-Pierre,  et  la  barge  Saint-Pierre,  uiaiUc 
Jean  Saquespéc. 

(3)  Sainte-Marie,  Saint-Jean,  la  Jeannette,  Notre-Dame. 

(4)  Saint-Denis,  Saint-Thomas,  Saint-Sauveur,  Saint-Jean,  \d  Jeannette. 

(5)  Catherine. 

(6)  Saint-Etienne,  la  Heraude,  la  Mère-Dieu-de-Brlr/uebec,  Saint-Nico- 
las, Saint-Esprit,  Saint-Huistasse. 

(7)  Saint-Etienne,  la  Pèlerine,  Sainte-Catherine ,  la  Ma><juerite ,  la 
...ont,  la  Catherine,  Notre-Dame. 

(8)  Saint-Nicolas,  Notre-Dame. 

(9)  Saint-Anton,  Saint-Jean,  la  Barraude,  Saint-Jean,  Sainl-Euslachc, 
Suinte-Marie- Porte- Joie.,  Notre-Danic-la-Marietle,  Saint-Pierre,  la  Hicarde. 

(10)  Saint-Etienne,  Sainte-Venture,  Saint-François,  patrons  (Guillaume 
Du  Moustier,  Colin  Helye  le  jeune,  Ktiennc  Olivi(  i . 

(il)    Saint- Andrieu,  maître  Robin  <le  la  IIojjuo. 

(12)  Jj'ïùlouarde,  maître  i\flam  Hcicnguicr ;  Saint-Nicolas,  i\itc  la  Co^iue- 
a-Brc,  maître  (îuiilavune  de  Bordeaux;  la  Cécile,  maître  Atlam  de  Varcn- 
j;uicrville,  cliacune  de  220  tonneaux  et  de  120  Iiommes  d'équipage;  Saintc- 
Marie-V Anglaise,  dite  la  Commune,  maître  Adam  Escocliie,  160  tonneaux, 
100  hommes;  le  Christophe,  maître  Jean  Godefroy  le  Jeune;  Saint-Denis, 
maître  Martin  Danoys;  Saint-Geor(jes,  maître  Philippe  Bouvet,  chacune 
de  200  hommes.  (Juelques-unes  de  ces  nefs  portent  la  mention  "  qui  est  du 
roy  >i  ,  mention  incidente  qui  n'est  pas  limitative.  Certaines  nefs,  comme  la 
Cécile,  le  Saint-Denis,  sont  dites,  dans  d'autres  parties  du  compte  ou  dans 
les  quittances  des  maîtres,  appartenir  au  roi.  Le  critérium,  dans  le  conqite 
de  rOspital,  pour  savoir  si  un  navire  appartient  à  l'Etat  ou  à  un  particulier, 
est  celui-ci  :  est-il  question  du  seigneur  auquel  on   paie  le  fret?   Si   oui    le 


GLERRE    DE   CENT    ANS.  441 

Ni-fs.  Hommes. 

Leure(l) 31  2.800 

Chef  de  Gaux  (2) -4  340 

Fécamp  (3) 2  180 

Étretat  (4) 6  160 

Saint-Savinien  (5) 2  160 

Dieppe  (6) 21  1.770 

Et  en  outre  120  arbalétriers. 

6  barges  royales  «  années  des  genz 

de  Dieppe  "  (7) »  1 .  032 

Le  Crotoy  (8) 1  67 

Saint-Valéry  (9) 4  320 

Abbeville  (10) 1  60 

10  barges  et  bargots  royaux  (11).  »  1 .330 

navire  est  à  un  particulier.  !Si  n(jii,  il  est  au  roi.  G  est  ainsi  que  nous  pour- 
rons conclure  que  toutes  les  harjjes  étaient  au  roi,  ce  que  conHrnic  un  autre 
compte.  (Nouv.  acq.  franc.  9240,  f"  211.)  J'en  donne  l'état  avec  le  nom 
des  maîtres,  car  c'était,  en  délinitive,  la  marine  de  guerre  régulière. 

(1)  Sainte-Marie-Rosc,  la  Catherine^  le  Beaurepaiie,  de  220  tonneaux 
chacun;  la  Riche,  encore  plus  forte;  la  Marfdeleine,  deux  Saitite-Mmie,  la 
Marie,  le  Bon-An,  Saint-Martin,  Saint-Louis,  Saint-Denis,  Saint-Jouen, 
deux  Saint-Eloy ,  deux  Saint-Jean ,  Saint- Andrieu ,  I\otre-Dame,  deux 
Sainte-Croix,  Saint-Nicolas,  Saint-Georges,  deux  Saint-Antoine,  Saint- 
Janie,  la]Chrétienne,  Saint-Julien,  le  Jeannet. 

(2)  Deux  Jeannette,  Saint-Denis,  Nolre-Danie-de-Leure. 

(3)  La  Martinetle,  Saint-Martin. 

(4)  Deux  Saint-Nicolas,  deux  Notre-Dame,  Saint-Julien,  la  Nicliole. 

(5)  La  Grâce-Dieu,  Sainle-Croix. 

(6)  Jésus-Christ.,  la  Gaillarde,  deux  Catherine,  la  Sauvée,  la  Pèlerine, 
le  Raseur,  Saint-Fol,  Notre- Danie-l' Assomption,  Sainte-Catherine,  Saint- 
Nicolas,  Saint-Julien,  deux  Notre-Dame,  Sainte-Croix,  Saint-Gille,  Saint- 
Jame,  Saint-Sauveur,  Sainl-l'ierrc,  Saint-Jean,  Notre- Dame-de-la-Nati- 
vitc. 

(7)  Barges  Saint- Georges,  maître  Maliieu  i^e  Mire,  200  hommes,  avec  le 
galiot  de  cette  barge,  maître  Vincent  Heriz,  28  hommes  ;  Saint-Denis,  ca- 
pitaine Mathieu  Quief  fie  Ville,  maître  Thomas  Orient,  200  hommes;  Saint- 
Jean,  maître  Roger  Caron,  131  honunes;  Saint-Jean-d' Abbeville,  maître 
Jean  Du  Jardin,  128  hommes;  Saint-Louis,  maître  Jean  Dalivet,  100  h.  ; 
Notre-Dame,  maître  Pierre  Le  Valois.  205  hommes. 

(8)  Nef  de  Fiernard  Le  Guièvre. 

(9)  Notre-Dame,  tvois  Saint-Valery. 

(10)  Saint-Ouffran . 

(11)  Barges  Notre-Dame,  maître  Jean  Legier,  155  hommes;  Saint-Nico- 
las,   maître    Jean    de    Boulo{;ne,    209    hommes;   Saint- Christophe,    maître 


442  HISTOIRl':    DE    LA    MA1U.\K    FliANÇAISE. 

Nefs.  Hommes. 

Waben   (1),    une   barge   royale    et  1  170 

Élaples  (2) 7  540 

1  barge  et  1  bargot  l'oyaux  (3) .  .  .  »  190 
Boulogne  (4) 7  520 

2  barges  royales  (5) »  300 

Calais  (6) 1  101 

Division  génoise  du  capitaine  Bar- 

bavera  :  3  galères  (7) 600 

Un  corps  de  trois  cent  soixante-dix  arbalétriers,  com- 
mandé par  onze  connétables,  renforça  les  équipages.  Mal- 
heureusement, la  noblesse  s  abstint  en  masse,  furieuse  de 
la  vaine  chevauchée  de  Buironfosse  et  de  la  brusque  retraite 
du  roi  devant  l'ennemi.  "  En  détestacion  et  mocquerie  de 
la  besoigne  "  du  conseil  royal  qvi'ils  appelaient  le  Conseil 
des  Renards,  les  preux  avaient  jugé  à  propos  de  porter  des 
chapeaux  de  feutre,  fourrés  de  peaux  de  renards  (8). 

Willart  le  Flanienl,  209  hommes;  Saint-Julien^  maître  Pierre  Reut, 
104  hommes;  Saint-Louis,  maître  Pierre  Reut,  160  hommes;  Sainlc- 
Catherinc,  maître  Roljert  Le  Damoysel,  199  hommes;  Saint-Esprit,  maître 
Thomas  Reut,  99  hommes;  Ijarjje  du  Tréport,  maître  Jean  d'Avranchcs, 
99  hommes;  barj^jots  Saint-Firmin,  maître  Etienne  Le  Requim,  39  hommes; 
Saint-Geoff/es,  maître  Bernard  Le  Guièvre,  49  hommes. 

(1)  Saint-Jean,  de  Rcrck,  et  harjje  Saint-Martin,  maître  Jean  Renaut, 
109  hommes. 

(2)  Jésus-Christ,  Saint-Nicolas,  Saint-Jacques,  Noire-Dame,  hi  Pèlerine, 
deux  Saint-Jean. 

(3)  Barjje  Sainte- Croix,  maître  Baudouin  de  Bars,  150  hommes;  petit 
barfjot  Saint-Nicolas,  d  Etaplcs,  maître  Clément  llainjjuet,  39  hommes. 

(4)  Saint- Jacques,  Notre-Dame,  la  Rose,  Suinte-Marie,  Saint-Jean,  la 
Sauvée,  la  Blide. 

(5)  Saint-Firmin,  maître  Jean  Sauvin,  151  hommes;  Saint- Georges, 
maitre  Jean  Lommel,  149  hommes,  et  le  bateau  de  la  barge  Saint-Jean 
du  Porte!,  près  Boulogne,  maitre  Evron  d'Isquc. 

(6)  Saint-Louis. 

(7)  Saint-Jean,  capitane,  patron  Jean  Du  Piège,  et  deux  autres  galères, 
patrons  Badin  Du  Four  et  Sorleon  île  l'ortovencre.  L'une  a  200  hommes, 
les  deux  autres  392,  sans  comptei-  les  patrons  et  l'état-major,  capitaine, 
éj'rivain. 

(8)  Chronique  française    s'arrêtant     à    décembre    1339   :    Fianc.     1366, 

f"315. 


GUKRRE    DE   CKNT    ANS.  443 

Cent  à  cent  cinquante  gentilshommes  au  plus  (I)  consen- 
tirent à  embarquer.  Ajoutez  un  orchestre  de  ménestrels,  le 
service  de  la  prévôté,  un  chapelain,  et  vous  aurez  la  compo- 
sition exacte  de  la  flotte  commandée  par  l'amiral  Quiéret, 
par  Behuchet  et,  en  sous-ordre,  par  le  vice-amiral  Hélie  et 
par  les  capitaines  Barbavera  et  Matthieu  Quiefdeville,  de 
Dieppe;  ;202  vaisseaux  et  un  peu  plus  de  20,000hommes  (;2), 
mais  non  pas  une  trentaine  de  mille  hommes  (3),  comme 
on  l'affirme.  De  cette  armée  formidable,  il  était  si  difficile 
d'assurer  les  subsistances  que,  le  29  mai,  sur  le  point  de 
lever  l'ancre,  l'amiral  Quiéret  et  Behuchet  faisaient  "  hasti- 
vement  venir  à  Leure  »  toute  la  farine  et  le  biscuit  dont 
disposait  le  commis  aux  garnisons  de  la  flotte  (4).  Un  four  fut 
installé  sur  la  nef  dite  Truchebec,  d'Allemagne  (5).  Et  cela 
ne  suffisant  pas,  on  forma  au  Grotoy  un  magasin  de  muni- 
tions (()). 

La  flotte  touchait  à  Boulogne,  où  des  prisonniers  anglais 
furent  enfermés  au  beffroi,   faisait  une    dernière  escale  à 


(1)  Pierre  d'Estelant,  Guillaume  de  Maintcnay,  Robert  Du  Fay,  Guil- 
laume (l'Yvetot,  Guillaume  (l'Aigneaulz,  chacun  avec  6  à  8  hommes;  le  der- 
nier, en  particulier,  avec  4  gentilshommes,  3  valets,  2  fourniers,  2  ouvriers, 
semble  avoir  été  chargé  des  subsistances.  Le  prévôt  de  l'armée,  Jean  Mon- 
taigne, avait  dix  sergents  sous  ses  ordres. 

(2)  Compte  officiel  de  François  de  l'Ospital.  (Nouv.  acq.  franc.  9241, 
fol.  9-28.) 

(3)  30,000,  selon  Edouard  III.  (Cf.  sa  lettre  du  30  juin  ci-dessous.)  — 
30,000,  au  moins,  car  ce  serait  là  le  chiffre  de  nos  pertes.  {Chroniques  de 
Flandres,  éd.  de  Smedt,  t.  III,  p.  151.  —  Grandes  Chroniques  de  France, 
éd,  P.  Paris,  t.  V,  p.  386.  —  Froissaut,  éd.  Luce,  t.  II,  p.  34-38.  — 
Chronique  normande,  éd.  Molinier,  p.  43.)  —  24,000,  d'après  un  texte 
français  contemporain.  (Franc.  2598,  PSI  v».)  —20,791,  plus  10,000 
marins  bretons,  génois  ou  espagnols,  selon  les  calculs  longs,  mais  fantai- 
sistes, de  M.  Dufourmantelie  (apud  Spectateur  militaire  (1878),  p.  385). 
Ainsi,  où  prend-il  ces  Bretons  et  ces  Espagnols? 

(4)  Pièces  orig.,  vol.  265,  doss.  Behuchet,  p.  5.  —  La  mise  à  la  ?ner 
aurait  commencé  le  «  venredi  après  l'Ascension  »  26  mai.  (Franc.  2598, 
i"  51  v".) 

(5)  Nouv.  acq.  franc.  9241,  f  37  v". 

(6)  16  juin.  (Clairambauit,  vol.  36,  p.  2687.) 


44i  HISTOlltt:    DE    I.A    MARINE    FH  A  .\  C  A  1  S  E. 

Calais  et,  le  8  juin,  jetait  l'ancre  dans  le  Zwyn.  Là,  pre- 
mière faute.  Les  Génois  de  Barbavera,  «t  naturellement  eulx 
et  les  autres  Ytaliens  moult  convoiteux  [(l),  "  en  quoi  ils 
tenaient  de  leur  chef  »  grantpirade  de  mer  (2)  " ,  ouvrent  les 
hostilités  contre  les  indigènes  en  pillant  la  rive  zélan- 
daise  (3).  Le  meurtre  de  trois  cents  indigènes  à  Gadzand  fut 
une  des  causes  de  nos  malheurs. 


V 

BATAILLE    DE    LÉGLUSE. 

Prenez  une  carte  de  la  Belgicpje.  Dans  une  faible  échan- 
crure  de  la  côte,  entre  la  Flandre  et  la  Zélande,  débouche 
un  fdet  de  canal,  étriqué  par  les  polders,  engorgé  par  les 
alluvions  :  voilà  ce  qui  reste  du  Zwyn  majestueux  où  Phi- 
lippe-Auguste et  Charles  VI  réunirent  un  millier  de  navires, 
de  Tcstuaire  ouvert  et  profond  où  tant  de  fois  se  déployè- 
rent nos  flottes  avec  Tespérance,  toujours  vaine,  d'envahir 
l'Angleterre. 

L'amiral  eut  le  tort  de  s'engager  dans  cette  impasse  sans 
s'assurer  aucun  point  d'appui  sur  les  rives.  Depuis  1337, 
Cadzautl  restait 'démantelée  ;  l'Ecluse  ne  reçut  de  remparts 
qu'à  la  fin  du  siècle;  Dam,  sur  la  rive  gauche  Bruges,  au 
fond  de  l'entonnoir  (-4),  étaient  hostiles.  Les  grandes  digues 
de  la  rive,  que  Dante  chanta  dans  son  Enfer  (5),  nous  en- 
fermaient de  leur  cercle  infernal.  Mais  la  consigne  était 
de  barrer  la  route  de  Bruges;  on  l'exécutait  aveuglément. 

(i)   Franc.  693,  f"  153  :  Chroniques  de  Vincent,  abrégées. 

(2)  Célèbre  par  ses  "  roberies  et  oppressions  "  contre  les  {jens  d'Aigues- 
Mortcs.  (l^ranç.  1366,  fol.  310  v".) 

(3)  Keuvyn  dk  Letïenhove,  Histoire  de  Flandre,  t.  III,  p.  250. 

(4)  GiLHODTS  VAN  Severen  (L.),  Brugcs,  port  de  mer,  avec  cartes  et 
plans.  Bruges,  1895,  in-S". 

(5)  XV,  4  à  6. 


(lUKRRK    DK    CKNT    ANS.  445 

Le  23  juin,  les  éclaireurs  de  la  flotte  anglaise,  Renaud  de 
Cobham,  Jean  de  Cuiidy  et  Etienne  de  Laburkin,  découvri- 
rent nos  trois  divisions  et  notèrent  particulièrement  la  pré- 
sence de  li)  vaisseaux  de  haut  bord  (1).  Edouard  III  pouvait 
apercevoir  dans  le  lointain  la  forêt  de  nos  mâts,  et  cette 
vue,  si  elle  lui  inspira  quelques  mesures  de  prudence,  le 
détermina,  dans  un  transport  de  rage,  à  reprendre  les  beaux 
vaisseaux  qu'on  lui  avait  naguère  dérobés  sur  cette  même 
côte.  Parti  la  veille  de  Londres,  il  se  trouvait  à  Blanker- 
berghe,  à  dix  milles  dans  l'ouest.  Autour  de  lui  se  pressait 
la  fleur  de  la  noblesse  britannique  (2),  une  foule  de  francs 
archers  et  200  vaisseaux,  renforcés  dans  le  courant  do  la 
journée  par  les  50  vaisseaux  de  l'amiral  Robert  Morley  (;î). 
Lo  conseil  de  guerre  renvoya  le  combat  au  lendemain,  afin 
de  laisser  à  l'évêque  de  Lincoln,  dépêché  vers  la  petite  ville 
d'Ays  à  mi-chemin  de  l'Ecluse,  le  temps  d'ameuter  les  Fla- 
mands (4);  ce  qui  ne  fut  pas  difficile,  étant  donnée  leur  exas- 
pération contre  nous. 

De  notre  côté,  le  capitaine  des  galères  en  vigie,  Barbavera, 
avait  reconnu  l'ennemi  :  «  Messeigneurs,  voici  le  roi  d'An- 
gleterre et  sa  flotte  qui  viennent  sur  vous.  Prenez  la  pleine 
mer  avec  tous  vos  navires  ;  si  vous  restez  ici,  les  Anglais,  qui 
ont  pour  eux  vent,  soleil  et  marée,  vous  serreront  tant  que 
vous  ne  pourrez  vous  aider.  »  Et  il  prêcha  d'exemple  en 
dérapant.  Behuchet  ne  voulut  rien  entendre  :   «  Honni  soit 


(1)  Knighton,  Chronicon,  t.  II,  p.  18. 

(2)  Les  comtes  de  Glocester,  Waiwick,  Lincoln,  Lancastre,  Peiuhroke, 
Arundel,  Northanipton,  Huntinfjdon,  llereford  et  Artois;  lords  CoLliaiii, 
l*ercy,  La  Warr,  Multon,  Gautier  de  Maimy,  Jean  Chandos,  Guillaunie  Fol- 
ton,  Thomas  Bradeston,  Guillaume  Trussell,  2,000  {jentilshoniines.  (Fnois- 
SART,  éd.  Luce,  t.  II,  p.  318.  —  Rymer,  Fœdera,  t.  II,  4''  p.,  p.  78.  — 
îSiCOLAS,  A  liiitoyy  of  the  royal  Navy,  t.  II,  p.  48. 

(3)  120  coques  de  guerre,  suivant  Villani,  Historié  florentine^  apud  Mu- 
RATORi,  t.  XÏII,  col.  837.  —  260  navires,  selon  Adam  Murimcth,  Conti- 
nuatio  Chronicaruin,  p.  107. 

(4)  Nicolas,  A  history  of  the  royal  Navy,  t.  II,  p.  51,  note  a. 


/,U>  HISTOIRK    l)K    r-A    MARINK    F  1!  AN  Ç  AI  S  I,. 

qui  s'en  ira  d'ici  (1)!  »  Pour  notre  malheur,  l'opinion  du 
comptable  prévalut  sur  celle  du  marin.  On  resta  sur  place, 
les  voiles  carguées,  au  mépris  du  manuel  militaire  du 
temps  (2),  qui  prescrivait  de  garder  le  large  et  de  pousser 
l'ennemi  à  la  côte. 

Les  deux  chefs  suprêmes  de  notre  flotte  ne  s'entendaient 
point.  Leur  mésintelligence,  où  entrait  beaucoup  de  jalou- 
sie, venait  de  ce  fait  que  Behuchet  s  était  haussé  au  rang  de 
son  chef  hiérarchique  :  sur  l'escadre  flottaient  les  trois 
roses,  serties  d  étoiles,  de  sa  Ijannière,  à  côté  des  trois  lys 
héraldiques  de  Quiéret  :  lys  au  pied  coupé,  qui  allaient  se 
flétrir  sur  leur  champ  d'hermines,  comme  les  roses  de  Behu- 
chet allaient  s'empourprer  de  son  sang  (:î). 

Le  24  juin,  au  lever  du  soleil  (i),  la  flotte  anglaise  quitta 
Blankenberghe.  Vers  six  heures  du  matin  (5),  elle  arrivait  en 
vue.  Une  nef  s'en  détacha,  vint  heurter  la  Riche  de  Leure, 
de  120  hommes  d'équipage.  C'était  une  cargaison  d'écuyers 
d'outre-mer,  impatients  de  | gagner  la  chevalerie  par  une 
action  d'éclat.  Mais  Guillaume  de  Grosmesnil,  maître  et 
seigneur  de  la  Riche,  brisant  leur  juvénile  élan,  les  exter- 
mina et  coula  leur  bâtiment  (6). 

Cependant,  Edouard  III  et  son  maréchal  massaient  leurs 
vaisseaux  sur  deux  lignes,  les  plus  grands  en  tête,  les  plus 
petits  en  arrière  ;  un  navire  rempli  d'hommes  d'armes  alter- 
nait avec  deux  autres  chargés  d'archers.  A  l'écart,  une  ré- 
serve de  huit  cents  hommes  gardait  u  une  navée  de  dames 
d'Angleterre  que  le  roy  emmenoit  à  Gand  pour  la  royne  sa 

(1)  Froissart,  éd.  Jjiice,  t.  II,  p.  36-38.  —  Nicolas,  dans  i'ouvr.ige  cité 
ci-dessus,  confond  Barbavera  avec  Boccanera,  qui  n'entra  au  service  de  la 
France  qu'en  1346. 

(2^   VÉcÈcE,  De  arte  militari,  1.  IV,  cap.  46. 

(3)  Continuation  de  Nangis,  p.  168.  — -  P.  A>selme,  t.  VII,  p.  744. 

(4)  «  Orto  vix  sole  »  .  (Hemisgburgu,  Chronica,  t.  II,  p.  356.) 

(5)  Franc.  2598,  f»  51  v». 

(6)  Chroniques  de  Flandres,  éd.  de  Sniedt,  t.  III,  p.  8.  —  Nouv.  acq. 
franco  9241,  f"  18. 


(;i   KlUiK    l)K    CENT    ANS.  ii7 

famc  accompagnier  (1)  ».  Face  à  Test,  le  soleil  clans  les 
yeux,  Edouard  amena  d'un  quart  sur  tribord  ;  Tabatée  ne 
suffisant  pas  pour  gagner  le  vent  qui  soufflait  du  nord-est, 
il  vira  de  nouveau  et  "  détria  un  petit  »  en  mer,  où  sa  flotte 
tournoya  quelque  temps.  La  manœuvre  ressemblait  à  une 
retraite  :  uLes  voilà  qui  prennent  soin  deux  ;  ils  se  sauvent, 
les  valets,  sans  oser  lutter  contre  n(nis  !»  Et  nos  pens  de 
rompre  leurs  formations  de  combat,  comme  luie  meule  ar- 
dente (2).  L'illusion  fut  courte. 

Les  Anglais  revenaient  à  la  charge,  maîtres  cette  fois  du 
vent  et  de  la  marée  qui  commençait  à  onze  heures  vingt- 
trois  (3).  Ils  enfilaient  le  chenal  du  Zwyn,  en  serrant  la  cote 
occidentale  vers  les  polders  d'Et-Hazegras,  tandis  que  notre 
flotte  était  acculée  à  l'est  sur  Gadzand  (4).  «  On  véoit  plai- 
nement  les  batailles  et  les  assauLv,  des  diges  et  du  port  de 
TEscluse  (5).  » 

Sur  le  terrible  drame  qui  se  déroula  entre  ces  quarante 
ou  cinquante  mille  hommes,  nos  chroniqueurs  sont  muets 
ou  diffus.  Les  écrivains  anglais,  beaucoup  mieux  renseignés, 
s'accordent  à  dire  que  la  flotte   française   était  rangée  sur 

(i)  Froissart,  éd.  Luce,  t.  II,  p.  36  et  suiv.  —  Adam  Miiriiiiiitli  dit  que 
la  Hotte  anfjlaise  formait  trois  divisions,  et  que  la  bataille  s'engagea  pou 
après  neuf  heures.  (^Coittinuatio  C/nonicarum,  p.  106.) 

(2)  «  Quand  le  roi  d'Angleterre  et  son  maréchal  curent  ordonné  les 
batailles  et  leurs  navies  bien  et  sagement,  ils  tirent  tendre  et  traire  les  voiles 
contre  ujont,  et  vinrent  au  vent,  de  quartier  sus  destre,  pour  avoir  l'avan- 
tage du  soleil,  qui  en  venant  leur  estoit  au  visage.  Si  s'avisèrent  et  regardè- 
rent que  ce  que  leur  pouvolt  trop  nuire,  et  détrièrent  un  petit,  et  tour- 
noyèrent tant  qu'ils  eurent  vent  .■»  discrétion.  »  (Froissart,  éd.  Luce,  t.  II, 
p.  27.  —  AvESBURY,  éd.  Maunde-Thompson,  p.  312.) 

(3)  D'après  le  Bureau  des  longitudes  anglais.  (Nicolas,  ouv.  cilé,  t.  II, 
p.  51,  note  e.) 

(4)  "  In  crastino  (24  juin),  praMlictum  navigium  divertit  se  de  portu  de 
Swyne,  apud  Grongne,  per  acies  dispositum.  »  (Knighton,  C/nuiiicon, 
t.  II,  p.  18.)  —  »  In  liostio  fluvii  de  Sclusa  decurrentis,  ad  mare  se  statue- 
runt.  »  (Hemingbuhoh,  Chroiiicoit,  t.  II,  p.  356.  —  «Versus  Catat  « , 
Cadzand.  (^Continuation  de  Nangis-,  éd.  Géraud,  p.  168.) 

(5j  Les  vrayes  Chroniques  de  messiie  Jehan  le  Bel,  publiées  par  M.  L. 
POLAIN.      ruxellos,       63,  in-8",  t.  I,  p.  171. 


'<48  HISTOIRK    I)  K    LA    MaHINE    FUANÇAISE. 

trois  lignes  formant  une  triple  chaîne  ;  des  câbles  couraient 
d'un  bâtiment  à  l'autre.  Chaque  navire  était  transformé  en 
inie  forteresse  qui  aurait  eu  pour  barbucane  le  parapet  cré- 
nelé de  l'avant,  pour  donjon  la  hune  et  pour  sainte-barbe 
les  bateaux  hissés  à  mi-mâts  avec  une  provision  de  projec- 
tiles. Nous  savons,  d'après  le  plan  de  manoeuvres  arrêté 
l'année  précédente,  que  les  marins  de  la  Seine  étaient  en 
tête,  les  Picards  et  les  Dieppois  au  centre,  les  gens  de  Caen 
et  du  Gotentin  en  queue. 

Sur  le  front  de  bataille  et  un  peu  en  avant  de  la  première 
ligne,  l'amiral  Quiéret  détache  quatre  grandes  nefs  royales 
(b^  la  division  de  Leure,  dont  les  équipages,  aguerris  par  les 
campagnes  précédentes,  donneront  l'exemple  du  courage 
atix  conscrits  des  contingents  locaux.  Ce  sont  le  Christophe^ 
maître  Jean  Godefroy  ;  le  Saint-Denis^  maître  Martin  Danovs  ; 
le  Saint-Georges^  maître  Philippe  Bouvet,  chacun  de  200 
hommes  d'équipage  ;  le  Saint-\Hcolas^  dit  aussi  la  Coque  à 
bec  ou  la  Coque  noire,  maître  Guillaume  de  Bordeaux,  de 
1:20  hommes  (1).  L'amiral  et  Behuchet  ont  leurs  bannières 
sur  le  Saint- Georges^  arsenal  flottant  chargé  des  munitions 
de  rechange  à  »  distribuer  là  où  monsieur  l'admirai  comman- 
dera (2)  11  .  Ils  ont  adopté  le  plan  de  bataille  qui  nous  valut 
la  victoire  à  Ziericzée. 

«  Saint-Georges  !  Guyenne  !  »  —  «  France  !  »  l'action 
s'engageait  entre  nos  quatre  vaisseaux  de  tête  et  les  meil- 
leurs capitaines  anglais  qu'Edouard  III  venait  de  lancer  en 

(1)  Adam  Murimuth,  Continuatio  Cliruiiicaiiini,  p.  106.  —  Hemingrurgh 
[Clironicon,  t.  II,  p.  356),  substitue  au  Saint-Denis  et  au  Saiut-Gcorrjes  la 
Hose  et  VÉdouarde;  mais,  pour  le  dernier  au  moins,  l'assertion  est  fausse; 
les  quatre  vaisseaux  d'avant-garile  tombèrent  au  pouvoir  de  l'ennemi  ;  or, 
l'année  suivante,  VÉdouarde  continue  à  figurer  dans  la  marine  de  Phi- 
lippe VI.  (Nouv.  acq.  franc.  9241,  f  31.) 

(2)  u  60  banères  de  camelot  des  armes  de  France,  2  baucens  des  dites 
armes,  7  banères  des  armes  d'Escosse,  3  banères  des  armes  monseigneur 
l'admirai,  2  banères  des  armes  sire  JNicolas  Behuchet.  "  (Franc.  25997, 
p.  279,  publié  par  M.  Delisle,  Actes  normands,  n°  152.) 


GUEUUK    ])]■:  ci: NT    ANS.  440 

avant  pour  faire  une  trouée  :  le  vainqueur  de  Boulogne, 
amiral  Morley;  le  comte  de  Huntingdon,  chef  de  l'escadre 
des  Cinq-Ports;  le  comte  de  Northampton  et  Gautier  de 
Mauny  (1)  choisirent  chacun  leur  adversaire  ;  la  l)ataille 
débuta  comme  il  arrivait  souvent,  par  un  combat  sinjjulicr, 
mais  entre  vaisseaux  et  non  plus  entre  hommes.  «  La  grosse 
nave  Cristofle,  qui  povait  destruirc  molt  de  petites,  fit 
moult  de  dommages  aux  An^^lois,  et  se  Dieu  ne  leur  eust 
aidié,  ilz  n'avoient  pas  povoir,  n'espérance  de  résister  aux 
Françoys(:2).  »  L'amiral  avait  fait  passer  à  bord  du  grand 
vaisseau  presque  tous  ses  arbalétriers,  près  de  quatre  cents, 
ce  qui  était  néanmoins  fort  peu  en  face  des  douze  mille 
archers  anglais.  Ajoutez  que  les  archers  «  trop  plus  isnicl 
que  ne  soient  arbalétriers  » ,  décochaient  trois  flèches  contre 
un  dard  ou  un  carreau  (3).  Leur  tir  rapide  eut  bientôt  fait 
de  réduire  à  l'impuissance  les  garrots  établis  sur  nos  châ- 
teaux d'avant. 

Ce  fut  de  vaisseau  à  vaisseau  un  corps  à  corps  terrible  ; 
les  grappins  s'abattaient  en  sifflant  d'un  bord  à  l'autre  ;  la 
hache  ou  le  couteau  au  poing,  etaubrasl'écu  rouge  aux  armes 
de  France  (4),  nos  matelots  défendaient  pied  à  pied  leurs 
tillacs.  Toute  notre  première  division  entrait  en  lifnic; 
Edouard  se  jetait  dans  la  mêlée.  Enveloppé  de  toutes  parts, 
le  Christophe  fut  enfin  enlevé  à  l'abordage  et  son  équipage 
massacré.  Un  long  hourrah  retentit. 

Guillaume  Clinton,  l'ancien  amiral  ;  le  comte  de  Gloces- 
ter,  aisé  à  reconnaître  aux  grands  coups  qu'il  portait;  Jean 
Badding,  un  des  plus  vaillants  combattants  (5),  attaquaient 
les  nôtres  avec  furie.  Mais  plus  d'une  épave  anglaise,  la  ga- 
lère de  Hull  défoncée,  le  vaisseau  des  dames  d'honneur  de 

(1)  Hemingburgu,  Chronicon,  t.  II,  p.  356. 

(2)  Jeuak  le  Bel,  éd.  Polain,  t.  I,  p.  171. 

(3)  Froissart,  t.  II,  p.  115,  220. 

(4)  Pièces  orig.,  vol.  1619,  doss.  Laguillon,  p.  4, 

(5)  MiNOTS  Lieder,  p.  18-19. 


450 


HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE- 


f; 


la  reine  coulé  à  fond,  la  Rich-Oliver  un  moment  amarinée 
par  Barbavera,  attestaient  la  bravoure  de  nos  «  povres  pois- 
sonniers et  mariniers  »  (1). 

D'une  taille  colossale,  Pierre  d'Estelant,  Normand  «  aussi 
fors  comme  géans  "  ,  secondé  par  quatre  écuyers  et  autant 
de  valets  (2),  «  tint  tout  le  derrain  en  un  chastel  d'une  barge 
où  nul  n'osoit,  ne  ne  povoit  de  lui  aprochcr;  ne  devant  lui, 

tant  fust  hardi,  n'osoit  nul  ar- 
rcster.  Tout  entour  de  lui  estoit 
la  barge  couverte  de  gens  morts  : 
bien  occist  de  sa  main  plus  de 
cent  Anglois.  Mais  par  force,  par 
t'  li'^^SJ/l/ll  IIW  ^''~' ''/  /'/  derrière, il  futmortetocciz(3).  " 
V      ^^^i^^^^^^î/^    il  ^^   ^^   combat   était  le  plus 

acharné  ,  c'était  autour  d'une 
grande  coque  pavoisée  d'un 
étendard  aux  armes  écartelées 
de  France  et  d'Angleterre ,  et 
cimée  au  sommet  du  mât  d'une 

(D'après  le  sceau  de  Deinizel,  maître  de  ,,  J         '  • 

a  baiifc.  Mai  1340.  ciaiianibauit,  vol.  40,  courounc  d  argent  dorcc  qui 
p  2971,110  42  Hamboyait  au  soleil  (4).  A  l'ar- 

rière, un  houime  vêtu  d'une  longue  cotte  de  cuir  blanc 
«  faisoit  de  si  grands  proesses  de  son  propre  corps  qu'il  res- 
baudissoit  et  donnoit  cuer  à  tous  les  autres  (5)  »  .  C'était 
Edouard  111.  A  quelques  brasses  de  lui,  le  transport  de  sa 
garde-robe  venait  d'être  capturé  :  lui,  défendait  en  bon  che- 
valier la  Thomas  contre  les  assauts  des  deux  commandants 
de  la  Hotte  française,  et  point  ne  s'épargnait,  car  l'attaque 
était  rude.  Malgré  Ghandos,  Pembroke,  Derby  et  tant  d'au- 
tres qui  lui  faisaient  un  rempart  de  leurs  corps,  il  fut  blessé  à 

(1)  Chroniques  de  Saint-Denis,  ch.  xx. 

(2)  Nouv.  acq.  franc.  9241,  fui.  26. 

(3)  Chronique  (les  fiuatre  premiers   Valois,  p,  10.  12. 
(4j  Froissart,  i.  II,  [j.  220,  eic 

(5;   Jehan  le  Bel,  éd.  l^olain    l.  I,  [>.  171. 


BAUGE  SAINTE-CATHERINE    DE   CAYEU^ 

(200  h.  d'équipage,  qui  com- 
battit à  l'Ecluse) , 


GUERRE    DE   CENT    ANS.  451 

la  cuisse.  Mais  Beliucliet,  qui  venait  de  lui  porter  ce  coup, 
fut  saisi  et,  après  un  jugement  sommaire  de  l'amiral  anglais, 
pendu  au  mât  comme  voleur  ;  Hue  Quiéret  était  blessé  à 
mort  :  il  fut  décapité,  dit-on,  sur  le  bord  d'une  nef  (1). 
Le  beaucent  du  Saint-Georges  était  abattu,  les  quatre  vais- 
seaux d'avant-garde  capturés,  toute  la  première  ligne  rom- 
pue, émiettée,  après  une  magnifique  défense  de  liuit  beures. 

La  seconde  ligne  fléchit  du  coup  :  plusieurs  équipages 
saisis  de  panique  se  précipitèrent  dans  les  bateaux  de  sau- 
vetage, qui  coulèrent  sous  leur  poids.  Deux  mille  hommes 
périrent  noyés  (2).  La  tache  de  l'ennemi  en  devint  plus  fa- 
cile. La  division  picarde  fut  écrasée,  les  barges  d'Abbeville 
écharpées;  le  maître  de  l'une  d'elles,  Wvlart  le  Flamand, 
commandant  du  Saint-Christophe  (3),  appelé  Jean  d'Aile 
ou  Heyla  dans  le  chant  de  victoire,  était  venu  de  l'Ecluse 
défier  l'ennemi;  vaincu  par  Edouard,  il  gagna  péniblement 
la  terre  et  se  sauva  (4).  La  division  diep})oise,  au  contraire, 
ne  se  laissait  pas  entamer.  Autour  de  Ma'.lbieu  Quiefdeville, 
sergent  d'armes  du  roi  et  capitaine  du  Saint-Denis  de  Dieppe, 
tous  les  maîtres  de  barges  tenaient  ferme  :  Matthieu  le  Mire, 
Roger  Caron,  Jean  Du  Jardin,  Jean  Dalivet,  Pierre  Le  Valois, 
devaient  ramener  leurs  bâtiments  â  bon  port  (5).  Acculés 
sur  la  troisième  ligne,  encore  compacte,  ils  se  défendaient 
comme  des  lions. 

Dans  le  crépuscule  qui  tombait,  la  lutte  commençait  à 
décroître  :  les  Anglais,  harassés  de  fatigue,  incertains  de 
leurs  coups,  se  décidaient  à  faire  relâche  jusqu'au  lende- 
main; les  cris  de  mort,  le  cliquetis  des  armes,  tous  les  bruits 

(1)  MiNOTS  Lieder,  p.  18-19.  —  Clironif/ues  de  Fltiiidie,  éd.  de  Sineilt, 
t.  111,  p.  151.  —  Rymeiî,  l.  II,  4'  p.,  p.  78.  —  Continuation  de  Nanijis, 
éd.  Géraiid,  p.  168.  — Froissaut,  éd.  Luce,  t.  II,  p.  220  et  variaoles. 

(2}  Hemisgburgh,  t.  II,  p.  357. 

(3)  Luce,   Sur  le:  préliminaires  de  la  bataille  navale  de  l'Ecluse,  p.  40. 

(4)  MixoTs  Lieder,  j).  18.  —  JSicoi.as,  ouu.  cité,  l.  II,  p.  52.  —  Mevkk, 
Annales  rerum  Flandricaruni,  p.  141. 

(5'    Voyez  ci-dessous  l'expédition  de  Robert  d'Houdelol. 


452  HISTOIRE   DK    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

graduellement  s'éteignaient. . .  Tout  à  coup,  des  onihres  se 
profilèrent  dans  la  passe  de  Cadzand,  d'autres  se  glissaient 
derrière  nous,  dans  le  Z\vyn.  Elles  arrivaient  de  tous  côtés, 
de  Bruges,  Dam  et  l'Ecluse  au  sud,  de  Blankenbcrghe, 
Aardenburg,  Oostburg  et  Nieuport  sur  la  côte  (l).  C'étaient 
des  Flamands,  plus  de  huit  mille,  qui  accouraient  à  la 
rescousse  d'Edouard,  sur  des  nefs  et  des  barques.  Ils 
prirent  à  revers  notre  troisième  ligne,  une  soixantaine 
de  navires  (2).  Dès  lors,  ce  fut  la  dél)âcle.  Enfermés 
comme  dans  une  cage  (3),  affolés,  cherchant  une  issue, 
nos  marins  se  heurtaient  ')"?.:l.out  au.\  Anglais  ou  au.v 
naufrageurs.  Ils  semèrent  de  leurs  cadavres  "  tut  plevn  de 
lieux  sur  la  costere  de  Fflaundres  (4)  "  .  Quelques-uns  lut- 
taient encore;  Guillaume  d'Argouges,  capitaine  de  la  Jean- 
nette, de  Gaen,  repoussa  l'assaut  de  l'ennemi  (5).  Barbavera 
s'enfuit. 

Bref,  à  la  faveur  de  la  nuit,  une  trentaine  de  navires  se 
frayèrent  un  passage  à  travers  la  flotte  d'Edouard  111,  em- 
portant les  blessés  et  les  fuyards  qui  s'étaient  traînés  à 
leur  bord,  cinq  mille  hommes  environ  (6).  Ce  fut  tout  ce  qui 
échappa.  La  plus  grosse  partie  de  cette  escadrille  était  for- 
mée par  la  division  des  galères,  par  la  division  des  l)argcs 
dieppoisesetpard'autres  navires  royaux,  la  Cécile,  l'Edouarde, 
de  Leure;  le  Saint-Martin,  de  Waben;  le  Saint-Fimiin  elle 

(1)  Froissart,  t.  II,  p.  222.  —  Franc.  2598,  fol.  51  v".  —  Continuation 
de  Nangis,  éd.  Géraud,  p.  168. 

(2)  Hemingburf[h,  qui  compte  les  quatre  vaisseaux  d'avaut-jjjarde  pour 
une  ligne,  donne  à  la  3"  ligne  le  rang  de  4'  ligne.  [Cluonicon,  t.  II,  p.  357.) 

(3)  "  Tutti  rimasono  rinchiusi  sicome  in  una  gabbia.  »  (Villani,  Historié 
Florentine,  apud  Muiutori,  t.  XIII,  col.  837.) 

(4)  Cf.  la  lettre  d'Edouard  III,  reproduite  ci-dessous. 

(5)  Il  avait  poiu-  état-major  son  frèie  Raoul,  chevalier;  Thomas  Carvillc 
et  Héon  Ixouséc,  écuyers  ;  Robert  Rroquel,  chapelain.  yBullclin  de  In 
Société  des  Antiquaires  de  Normandie,  t.  XIII,  p.  429.) 

(6)  Cf.  la  lettre  d'x^douard  III  ci-dessous.  —  2  nefs  et  20  galères  ou  bar- 
ges se  seraient  sauvées  selon  Villani  (^Historié  Florentine,  apud  Muratoiu, 

-  XIII,  col.  SSô^i;  une  trentaine  de  navires,  selon  Adam  Murimuth. 


OUKHKK    l)K   CENT    ANS,  453 

Saint-Georges,  crAbbeville  (I).  De  rares  armateurs  parvin- 
rent à  (Iror  leurs  vaisseaux  de  la  baj^jarre  :  Jean  Huelinc,  le 
Saint-James  ;  .leaii  l^rtaiil,  le  Saint-Ëloy ,-  (Juillauuie  IJardi 
le  Sainl-Gcarges  ;  Robert  Nordest.  la  Jeannèle^  tous  de  la  di- 
vision de  Leure  (2).  Les  équipages  de  la  marine  royale, 
plus  aguerris,  gardaient  leur  discipline  dans  la  déroute;  les 
recrues  des  contingents  provinciaux  furent  victimes  de  leur 
inexpérience. 

Un  des  navires  qui  fuyaient,  le  Sainl-Janies,  de  Dieppe, 
de  deux  cent  dix  tonneaux,  c'est-à-dire  un  des  gros  bâti- 
ments de  la  flotte,  eut  encore  l'audace  de  jeter  le  grappin 
sur  une  nef  de  Sandwich,  appartenant  au  prieur  de  Chrlst- 
Church,  à  Gantorbéry.  Il  l'aurait  emmenée  sans  l'interven- 
tion de  l'amiral  de  Huntlngdon.  Forcé  de  lâcher  prise  et 
enveloppé  de  toutes  parts,  le  vaillant  Guillaume  Avestoize, 
maître  du  Saint-James,  soutint  toute  la  nuit  un  combat  dé- 
sespéré. Le  matin  venu,  il  succoml)ait;  les  vainqueurs 
comptèrent  à  son  bord  plus  de  quatre  cents  cadavres  (3). 

Ce  fut  le  dernier  épisodcde  la  journée.  Edouard  III  atten- 
dit au  lendemain  pour  lancer  à  la  poursuite  des  nôtres  l'un 
de  ses  meilleurs  marins,  Jean  Crabbe,  avec  quarante  nefs 
bien  armées;  Crabbe  devait  achever  la  victoire  en  fouillant 
les  ports  français,  bien  connus  de  lui,  car  c'était  un  traître. 


(1)  Nous  retrouvons  tous  ces  bâtiments  dans  les  couiptes  pour  la  uiarino 
(les  années  1340  ^septeiubre),  l'>4i,  1346.  (Nouv.  acq.  franc.  9241, 
f"  29  v",  30,  31,  72  v",  75.)  —  On  ne  peut  guère  aduiettre  que  les  galères 
de  Barbavera  se  soient  retirées  à  Gand.  (^Grandes  Clironùjiies  de  France, 
t.  V,  p.  387.; 

(2)  Parmi  les  autres  maîtres  et  armateurs  de  Leure  qui  revinrenl  de  la 
l)ataillc,  mais  sans  leurs  vaisseaux,  furent  Guillaume  de  Tourncville,  de  lu 
Catherine;  Jean  Flaquet,  du  Saint-hloi ;  Guillaume  le  Brument,  de  la 
Sainte-Marie.  Nous  les  retrouverons  en  1342,  avec  d'autres  navires,  tandis 
que  Huelinc,  Ertaut,  Hardi  et  Nordest  ont  les  mêmes  bâtiments  qu'à 
l'Ecluse.  (Dei.isle,  Actes  normands,  n"  188.) 

;3)  Adam  Murimuth,  Continuatio  Chronicaruni,  p.  107.  —  Au  départ, 
Avestoize  avait  sur  le  Saint-James  100  hommes  d'équipage,  il  commandait 
aussi  le  Saint-Jean,  de  Dieppe.    Nouv.  acq.  franc.  9421,  f'  21  v".) 


454  HISTOIP.E    DK    LA    M  A  I!  I  N  F,    FRANÇAISE. 

Il  n'al>outit  à  rien  (1).  Un  autre  traître,  dont  nous  devons 
flétrir  le  nom,  s'était  distingué  aux  côtés  d'Edouard  :  c  était 
le  comte  Rol)ert  d'Artois. 

La  "  félonneuse  et  très  horrible  »  bataille,  la  plus  terrible 
des  temps  modernes,  nous  avait  coûté,  à  l'estime  du  vain- 
queur, cent  soixante-six  vaisseaux,  ce  qui  est  vrai,  et  trente 
mille  hommes,  ce  qui  est  exagéré  de  près  de  moitié  {'2).  Si, 
pour  un  pareil  désastre,  il  est  un  réconfort,  on  peut  le 
trouver  dans  ce  témoignage  d'un  chroniqueur  flamand, 
qu'Edouard  avait  plutôt  à  déplorer  sa  victoire  qu'à  la  })ro- 
clamer.  Neuf  mille  hommes  hors  de  coml)at,  sa  noblesse 
décimée  (3)  »  cum  lœsione  gentis  nostrœ  non  modica  (4)  «  , 
avouait-il  ;  c'était  chèrement  acheter  la  gloire. 

Mais  Edouard  s'attendait  si  peu  au  succès  qu'il  saluait  par 
des  transports  de  joie  ce  «  miracle  "  .  Quatre  jours  après 
l'action,  le  2S  juin,  dès  (pie  les  douleurs  cuisantes  de  sa 
blessure  furent  lui  peu  calmées,  il  écrivaità  son  fils  Edouard  : 

«  Dieu,  par  sa  puissance  et  miracle,  nous  ottroia  la  victorie 
demesmes  noz  enemys,  de  qui  nos  mercions  si  dévoutement  corne 
nous  poeins.  Et  si  vous  fesons  savoir  que  le  nombre  des  niefs, 
galeyes  et  grant  barges  denosenneniys  aniountaaIX"et  diz[190], 
lesquels  estoient  toutz  pris,  sauf  XXIIII  en  tut  lesqueles  s'enfui- 
rent, et  les  uns  sont  puys  pris  sur  niier.  Et  le  nombre  des  gentz 
d'armes  et  autres  gents  armez  aniounta  a  XXXY  mille,  de  quele 
nombre  par  esme  cink  mille  sont  escbapées  ;  et  la  remenaunt,  ensi 
comme  nous  est  doné  à  entendre  par  ascuns  gents  qui  sont  pris 
en  vie,  si  gisent  les  corps  mortz  et  [en]  tut  plevn  lieux  de  sur  la 

(1)  Adam  Murimuïh,  ibidem. 

(2)  Cf.  la  lettre  d'Edouard  ci-dessous  et  Froissart,  t.  II,  p.  38. 

(3)  Oddeghepst,  Chroni(jiies  de  Flandres,  p.  266,  —  Adam  Murimutli 
accuse  4,000  morts.  {^Continuatio  Cliroiiicnrum,  p.  109.)  —  La  Cliro)ti<iiif 
des  quatre  premiers  Valois  (éd.  Luce,  p.  11)  parle  de  10,000  Anglais  liois 
de  combat,  4  comtes,  24  barons,  100  chevaliers,  chiffres  quelque  peu 
épiques. 

(4)  Ou  «  modica  respective  »  comme  variante.  (Rymer,  t.  II,  2*^  partie, 
p,  1129.)  —  Je  ne  sais  pas  pourquoi  ÎNicolas  {ouv.  cité,  t.  II,  p.  57)  atté- 
nue les  jiertes  de  ses  compatriotes. 


OT'ERRK    DK    CENT    ANS.  >,r,'i 

costere  de  Fflaiindres.  D'autre  part,  totrs  nos  niefs,  c'est  assavoir 
Cristofre  et  les  antres  qui  estoient  perdues  à  Middelbnrghe,  sont 
orée  regfaignéz,  et  il  y  ount  gaignéz  en  ceste  navie  trois  ou  quatre 
ausi  graundes  corne  la  Cristofre  (1). 

En  France,  ce  fut  de  la  stupeur  :  comme  il  arrive  tou- 
jours après  un  désastre,  on  cria  à  la  trahison;  les  Génois  do 
Barbavera  furent  les  boucs  émissaires  de  la  fureur  popu- 
laire; le  bailli  de  Caux  lança  contre  eux  un  mandat  d'ar- 
rêt (2).  On  incrimina  d'avarice  Behuchet  pour  n'avoir  em- 
bauché que  de  pauvres  pêcheurs  au  lieu  de  robustes  gens 
d'armes.  Bref,  on  chercha  partout  la  cause  de  la  défaite, 
sauf  où  elle  était,  dans  l'infériorité  de  la  position,  la  lenteur 
de  notre  tir,  la  dislocation  de  nos  lignes,  Tintcrventiou  des 
Flamands. 

Puis  la  fureur  se  fondit  dans  une  immense  pitié.  Jamais, 
après  aucune  bataille,  on  ne  vit  pareille  effloraison  de  fon- 
dations pieuses  ou  hospitalières,  de  complaintes,  de  mani- 
festations patriotiques.  Des  blessés  arrivaient  de  Flandre, 
tout  nus,  traînant  la  jambe  (^i),  le  bras  en  écharpe  ou  la  tête 
bandée.  Emu  de  compassion  pour  a  plusieurs  du  dit  pais, 
qui  onc  de  nostre  armée  de  la  mer  avoient  esté  navrez  et 
mehaigniéz  si  griément,  qu'il  ne  pouoient,  ne  ne  pourront 
jamais  gaigner  leurs  vivres  (4)  » ,  Philippe  VI  amortit  cent 
livres  de  terre  pour  la  création  d'un  hôpital  à  Leure.  Ce 
furent  nos  premiers  Invalides  de  la  marine. 

Il  y  eut  aussi  des  retraités.  L'héroïque  Pierre  d'Estelant, 
porté  pour  mort,  survécut  à  ses  blessures  et  reçut  du   roi 

(1)  Lettre  publiée  par  Nicolas,  A  history  of  the  royal  Navy,  t.  II,  p.  502. 

(2)  Mandement  à  tous  les  justiciers  des  ports  de  ■<  faire  prendre  et  arrcs- 
ter  tous  les  Genevoiz  de  la  galiée  Barbevaire,  pour  la  trahison  que  li  avoient 
faite,  si  comme  le  bailli  de  Caux  tesmoignoit  ".  Franc.  25996,  p.  235, 
publié  par  Delisle,  Actes  normands,  p.  268.) 

(3)  "  HéonRousée...  moult  {jriefvement  navrée  parmi  les  cuisses  et  parmi 
le  corps...  estoit  venu  tout  nu  à  Galays.  »  [Bull,  de  la  Soc.  des  Anticjuaires 
de  Normandie,  t.  XIII,  p.  429.) 

(4)  Février  1342  n.  st.  (Archives  nation.,  JJ  74,  f"  418.) 


i56  II  IS  roim,    |)K    I,A    MAlilM'l    Fit  ANCAl  S  i;. 

(i  de  grâce  espéciale  »  la  tutelle  ou  garde  d'un  gentilhomme 
mineur,  ce  qui  était  une  façon  de  retraite  (1).  Un  lieu  de 
pèlerinage  tout  indiqué  aux  éclopés  de  la  grande  bataille 
était,  pour  les  Picards,  la  chapelle  d'Arjjuey,  que  la  piété 
filiale  avait  élevée  à  la  mémoire  de  l'amiral  Quiéret  (2)  ; 
pour  les  Normands,  le  prieuré  bénédictin  de  Notre-Dame 
du  Bois  d'Aurichier,  construit  par  frère  Jean  le  Marchand, 
clerc  de  Behuchct  et  témoin  de  sa  mort  tragique  (ii). 

Voyez  comme  l'opinion  est  vite  retournée.  Des  accusa- 
lions  d(^  parcimonie  qu'on  lançait  contre  Behuchel,  on  en 
vint  à  ne  plus  parler  que  de  sa  vaillance,  de  l'audace  avec 
laquelle  "  il  avoit  féru  le  roy  d'Engleterre  devant  toutes  ses 
gens,  et  la  fu  tué".  Un  demi-siècle  plus  tard,  les  pastou- 
reaux normands  chantaient  encore  une  complainte  sur  la 
bataille  de  Buchet  de  VEscluse  (4). 

Une  série  de  mesures  pallièrent  pour  1  avenir  les  consé- 
quences néfastes  de  la  bataille.  Les  armateurs  furent  rem- 
l)Oursés  (5).  Un  octroi  accordé  aux  ports  de  Dieppe  (G)  et  de 
Saint- Valery-sur-Mer,  »  en  considération  des  grandes  pertes 
et  dommages  (7)  qu'ils  ont  eus  de  leurs  genzetvesseaux  (8),  » 
encouragea  la  construction  de  nouveaux  navires;  sur  tous 
les  points  du  littoral  les  chantiers  activèrent  leur  travaux. 

Mais,  pour  le  moment,  la  flotte  ennemie  pouvait  tirer 
parti  de  sa  victoire  :  c'était  même  certain.  Philippe  VI  avait 
été  avisé  que  les  ennemis  tenteraient  quelque  coup  de  main 

(1)  Evaluée  49  livres  tournois  de  rente.  (Pièces  ori{;.,  vol.  676,  doss. 
Chaponval,  p.  6;  vol.  1078,  doss.  Esterlan,  p.  2.) 

(2)  Archives  nation.,  JJ  89,  cap.  337,  analysé  dans  le  vol.  Glairauibault, 
825,'p.  51. 

(3)  En  juillet  1346,  Philippe  VI  dotait  ce  prieuré.  (Archives  nation.,  JJ 
81,  cap.  918.) 

(4)  P.  Cochon,  Chronicjue,  ann.  1340. 

(5)  «  Compte  relatif  au  paiement  des  nefs.  (Delisle,  Actes  normands, 
n"  188,  p.  334.) 

(6)  ViTEï,  Histoire  de  Dieppe,  année  1345. 

(7)  23  octobre  1345.  (Ordonnances,  t.  XII,  p.  82.) 

(8)  De  Camps,  vol.  83,  p.  296. 


(;UKI!KK    l)K    ci: NT    ANS.  457 

sur  les  frontières  maritimes  (<>  juillet).  C'est  alors  que  Thé- 
roïsme  des  vaincus  atteignit  au  sublime.  Les  capitaines  des 
frontières  maritimes,  prêts  à  toute  éventualité,  réunirent  à 
leurs  hommes  d'armes  les  pelotons  d'arbalétriers  en  faction 
dans  la  «  loge  »  de  chaque  paroisse  côtière  (I).  Loin  de  se 
laisser  abattre,  les  enfants  des  victimes,  Jean  Pestel  le  jeune, 
Jean  Godefroy  le  jeune,  Hue  Quiéret  le  jeune,  Jean  Lan- 
glois  le  jeune  (2),  remplaceront  à  bord  les  Vieux  morts  an 
champ  d'honneur.  Deux  mois  après  le  désastre,  mie  poignée 
d'entre  eux  en  imposait  à  l'Angleterre. 


VI 

CAMPAGNE  DE  ROBERT  DE  HOUDETOT. 

Les  deux  divisions  royales  «  retournées  de  l'armée  » ,  les 
galères  Saint-Etienne,  Sainte-Venture,  Saint-Jean,  Saint- 
François,  la  barge  Saint-Laurent  (3)  de  Leure,  etles  barges 
de  Dieppe  :  Saint-Georges,  Notre-Dame,  Saint-Jouen,  Saint- 
Louis,  Saint-Denis,  Saint-Jean  d'Abbeville,  Saint-Jame  du 
Tréport  (4),  constituèrent  une  escadre  de  dix-neuf  cents 
hommes  d'équipage  (5).  Les  troupes  d'embarquement  fu- 
rent fournies  par  l'arrière-ban,  les  arbalétriers  par  les  ser- 

(1)  Franc.  20685,  P  327. 

(2)  Pièces  orig.,  aux  dossiers  Pestel,  Quiéret,  Langlois  :  Delisle,  Actes 
normands,  n"  157,  p.  281. 

(3)  Patrons  :  Guillaume  Du  Moustier,  Jean  Prud'homme,  Robert  Rouxel, 
dit  Tartarin,  Etienne  Olivier  et  Robert  Blanche.  Le  Saint-François,  porté 
comme  galère  à  la  bataille  de  l'Ecluse,  est  appelé  ici  barge. 

(4)  Maîtres  :  Matthieu  Le  Mire,  Pierre  Le  Valois,  RogerCaron,  JeanDa- 
livet,  Matthieu  Quiefdeville,  capitaine  du  5ai»f-A?e«w,  Jean  Du  Jardin,  Guil- 
laume de  Bras. 

(5)  La  liste  des  douze  bâtiments  de  l'escadre  avec  leurs  équipages  est  don- 
née dans  le  compte  de  François  de  L'Ospital.  (Nouv.  acq.  franc.  9241, 
f"  29  V",  30.  —  Cf.  aussi  :  Clairandiault,  vol.  75,  p.  5878  v".  —  Pièces 
orig.,  vol.  1642,  doss.  Langlois,  p.  3.  —  Franc,  10430,  p.  258.; 


'..-)S  HISTOIRE    I)K    LA    MARINE   FRANÇAISE. 

genteries,  les  armes  par  le  Clos  des  galées  (1),  la  grosse 
artillerie  par  les  forteresses  (2). 

On  mit  un  mois  et  demi  à  organiser  l'expédition.  Le 
2  septembre,  elle  était  en  partance  au  Chef  de  Gaux  :  des 
officiers  subalternes  du  clerc  des  arbalétriers  passèrent  de 
barge  en  barge  pour  u  voir  les  montres  ",  c'est-à-dire  pour 
vérifier  la  revue  de  l'armée  navale  (3).  Le  chef  d'escadre 
était  un  marin  novice. 

Des  officiers  généraux  de  la  flotte,  aucun  ne  survivait  : 
le  vice-amiral  Hélie  était  indisponible.  Restait  Barbavcra. 
Mais  s'il  avait  la  confiance  du  roi,  qui  fit  venir  sa  femme  et 
ses  enfants  de  Gènes  afin  de  lui  ôter  toute  cause  de  s'ab- 
senter (4),  son  origine  étrangère  et  sa  conduite  à  l'Ecluse, 
très  logique,  mais  mal  interprétée,  impressionnaient  défa- 
vorablement nos  marins.  On  avait  donc  improvisé  capitaine 
de  la  mer  le  Normand  Robert  de  Houdetot,  en  lui  adjoignant 
comme  conseillers  sur  la  Sainle-Venture  «  dix  hommes  des 
plus  souffisants  de  Leure  >» ,  Robert  Roussel,  dit  Tartarin, 
patron  du  Saint-Jean,  et  l'ancien  capitaine  de  la  division 
rochelaise.  Badin  Du  Four  (5). 

Le  bruit  courut  à  Londres  que  la  flotte  française  allait  re- 
joindre les  Espagnols  (6),  qui  venaient  d'obtenir  l'entrée  en 
franchise  dans  nos  ports  (7).  Empêcher  la  jonction  des  alliés 
devint  la  pensée  fixe  d'Edouard  III.  Les  deux  flottes  du  nord 
et  du  sud-ouest,  envoyées  en  bloc  dans  les  parages  d'Oues- 

(1)  Mandement  de  Robert  de  Houdetot  au  {jarde  du  Clos  Thomas  Fou- 
cjues.  Rouen,  15juillet  1340.  (Pièces  oiif;.,  vol.  1537,  doss.  Houdetot,  p.  2.) 

(2)  Franc.  25997,  p.  311-312,  publié  par  M.  Delisle,  Actes  normands, 
p.  267-268. 

(3)  Nouv.  acq.  franc.,  9241,  f"  35  v".  —  Pièces  orig.,  vol.  1642,  doss. 
Langlois,  p.  3. 

(4)  12  janvier  1341.  (Archives  nation.,  J.T  8J ,  cap.  202.) 

(5)  Nouv.  acq.  franc.,  9241,  f  29  v",  30. 

(6)  L'Espagnol  Jean  Gonssal,  maître  de  la  nef  Sainte-Marie-Mudelcine, 
était  déjà  au  service  de  la  France  au  sièjje  de  Tonnay-Gharente.  25  janvier 
1340.  (Clairambault,  vol.  19,  p.  1295,  et  vol.  54,  p." 4069.) 

(7)  30  juin  1340.  {Ordonnances,  t.  III,  p.  166.) 


(UFintK    |)K    CK.NT    ANS.  ',59 

sant,  dressèrent  une  embuscade,  où  six  galères  de  marchands 
génois  qui  arrivaient  sans  songer  à  mal  tombèrent  :  elles 
furent  brûlées  en  septembre,  à  Brest  (I). 

Robert  de  Houdetot  s'était  arrêté  non  loin  de  là,  ayant 
mission  de  préserver  du  contre-coup  de  la  défaite  la  garni- 
son du  Châtcavi-Cornet  (2).  Il  avait,  en  cours  de  route,  sao 
cagé  les  établissements  anglais  de  1  île  de  Herm  (li).  A  son 
tour,  il  allait  se  faire  écharper  par  les  grosses  tlott(>s  de 
l'ennemi,  si  Edouard  III  n'avait  reculé.  Impressionné  par 
notre  tlère  attitude,  effrayé  du  délabrement  de  la  marine 
l)ritannique  jusqu'à  interdire  toute  vente  de  vaisseaux  (4),  il 
s'empressait  de  conclure,  le  ^5  septembre,  une  trêve  de 
neuf  mois.  Deux  mois  après,  Robert  de  Houdetot  ramenait 
au  port  de  Leure  sa  vaillante  petite  escadre  (5). 

L'automne  etl'biver  s'écoulèrent  dans  l'inaction  (G)  :  trois 
mois  avant  la  lin  de  la  trêve,  rien  n'était  prêt  pour  soutenir 
une  guerre  navale.  Le  Li  mars  DÎ^I  enfin,  l'office  d'amiral, 
vacant  depuis  la  mort  de  Quiéret,  fut  pourvu  d'un  nouveau 
titulaire,  Louis  d  Espagne,  comte  de  Talmont  (7),  arrière- 
petit-fîls  d'Alphonse  X  de  Castille  et  de  saint  Louis.  Aussi- 
tôt, tout  s'anima  comme  par  enchantement.  Des  u  maistres 
d'aisse,  calfats  et  remiers  i>  de  Garcassonne  affluèrent  aux 
chantiers  maritimes  de  la  Seine.  La  division  Grimaldi,  rap- 

(1)  Rymek,  t.  IL  4'  p.,  p.  8i,  97,  et  t.  III.  i^'  p.,  p.  14. 

(2)  jNouv.  acq.  franc.  9241,  f"  8. 

(3)  Franc.  20901,  p.  110. 

(4)  11  octobre.  En  décemljre,  il  inantlait  aux  vicomtes  de  faire  le  «lé- 
nombrement  de  tous  les  vaisseaux  de  son  royaume.  i^RvMKn,  t.  II.  4'"  p., 
p.  85.) 

(5)  ÎNouv.  acq.  franc.  9241,  f"  8. 

(6)  Edouard  III  fait  rijjoureuseiiient  observer  la  trêve  par  le.s  marins  de 
Southampton,  Cornwall,  Somerset,  Dorset  et  Devon,  tout  prêts  à  nous  mo- 
lester. 18  janvier  1341.  (Hymer,  t.  II,  4'"  p.,  p.  87.)  —  Il  fait  escorter  les 
convois  de  Guyenne.  Octave  de  Pâques  1341.  (Uymer,  t.  II,  4''  p.,  p.  102, 
104,  110.) 

(7)  Compte  de  François  do  l'Ospital.  (Nouv.  acq.  franc.  9241,  f"  34.) 


i(iO  IIIS'l'OI  m;    l)K    LA    MAHIM-:    FIIANÇAISK. 

pelée  d'urgence  (1),  franchit  en  plein  hiver  le  détroit  de 
Gibraltar.  Tout  le  long  du  littoral,  »  de  Xantonge  jusqu'à 
Calés  "  ,  un  notaire  rédigeait  <i  l'inventoire  des  nefs  de  touz 
les  porz  du  royaume  "  .  Durant  le  recensement,  qui  dura  six 
mois  (2),  le  capitaine  Robert  de  Iloudetot  (li)  s'occupait  de 
mobiliser  nos  forces  navales. 

Quant  à  l'amiral,  il  s'embarquait  (i)  à  la  Rochelle  pour 
aller  faire  appel  aux  sympathies  d'une  nation  étrangère.  La 
trêve  le  couvrant  encore,  il  ne  fit  escorter  sa  nef,  VKdouarde, 
que  par  six  bateaux  de  Hartlcur.  Le  capitaine  de  pavillon, 
Guillaume  de  la  Hogue,  avait  cédé  galamment  son  poste  à 
l'Espagnol  Ferrand  Martinez.  D'autres  Espagnols,  des  arba- 
létriers, avaient  embarqué  pour  servir  de  recruteurs  et  le 
Rayonnais  Radin  Du  Four  pour  servir  d'interprète  dès  l'ar- 
rivée en  pays  basques.  C'est  là  qu'on  se  rendait.  L'amiral  ve- 
nait Il  traitier  aus  bonnes  genz  du  pais  afin  qu'il  venissent  au 
servise  »  de  la  France.  Le  21  avril,  l'escadre  jetait  l'ancre  à 
Rcrmeo  (5). 

Froissart,  le  seul  auteur  qui  parle  de  ce  voyage,  sans  en 
connaître  les  motifs  et  la  date,  l'a  placé  à  la  suite  de  la  ba- 
taille de  (Tuernesev,  qui  eut  lieu  lui  an  plus  tard.  Un  récit 
mouvementé,  dramatique  autant  que  faux,  rachète  chez 
notre  conteur  l'insuffisance  des  renseignements  (0).  Enve- 
loppée parla  tourmente,  l'escadre  s'écarta,  dit-il,  de  la  côte 
où  elle  craignait  de  "  froter  »  ,  et  dériva  pendant  la  nuit  et 
la  journée  du  lendemain  jusqu'en  vue  de  la  iNavarre  (7)  : 
deux  navires  sombrèrent.  Le  troisième  jour,  le  calme  re- 

(1)  Le  !«'  mars.  {Ibidem,  9241,  f  38.) 

(2)  Du  13  mars  au  6  septeml^re.  Le  notaire  s'appelait  Jean  de  Saint-Simon. 
[Ibidem,  f"  34.) 

(3)  De  concert  avec  Guillaume  Pinchon  et  Simon  Bautlry  14  mars.  {Ibi- 
dem, f»  29  V".) 

(4)  Il  quiUa  Paris  le  19  mars.  [Ibidem,  f"  VI.) 

(5)  Nouv.  acq.  franc.  9241,  f»  VI. 

(6)  Froissart,  éd.  Luce,  t.  III,  p.  13,  211. 

(7)  Ce  que  la  distance  de  Guernesey  à  l'Espagne  rend  invraisemblable. 


ou  EU  RE    DE    CENT    ANS.  461 

vint.  L'amiral  vira  vers  la  Rochelle;  il  y  Ht  son  entrée  avec 
quatre  nefs  bayonnaises  capturées  en  route. 

La  vérité  est  que  Louis  d'Espagne  perdit  deux  mois  on 
pourparlers  avec  les  Frères  de  la  côte.  Il  se  rendit  à  Castro, 
ancienne  capitale  de  leur  confédération,  obtint  quelques 
promesses,  manda  au  roi  des  "  nouvelles  du  navire  d'Espal- 
gne  "  ,  mais  dut  revenir  au  plus  vite  pour  prendre  le  com- 
mandement de  la  flotte  française.  A  peine  débar(|ué  à  la 
Rochelle,  le  3  juillet,  il  envoyait  deux  bâtiments  «  ovier  vl 
contraitier  ans  ennemis  (1)  »  .  La  trêve  était  expirée.  L'ami- 
ral Clinton  et  Pès  de  Puyane  (2)  entraient  en  ligne,  quand 
une  nouvelle  trêve  fut  signée  (3).  David  Bruce,  qui  avait  été 
l'occasion  ou  le  prétexte  de  la  guerre,  quittait  la  France  et 
regagnait  l'Ecosse  (4).  Les  belligérants  allaient  se  retrouver 
en  présence  sur  un  terrain  neutre,  en  Bretagne. 

(1)  Nouv.  acq.  franc.  9241,  f°  VI. 

(2)  Kymef,  t.  II,  V  p.,  p.  110. 

(3)  Août  1341.  (RY.MER,  t.  II,  4''p.,  p.  111.) 

(4)  Sur  les  vaisseaux  français  de  Lambert  Spaldfis  et  de  Copin,  dit  Go- 
dard. Il  abordait  le  2  juin  1241  à  Inverbervie.  [Exchequerrolls  of  Scotland, 
t.  I,  préface  clxi.) 


GUERRE 


SUCCESSION   DE   BRETAGNE 


La  mort  de  Jean  111  de  Bretagne,  en  avril  1341,  ouvrit 
une  lutte  sanglante  entre  ses  héritiers,  sa  nièce  Jeanne  de 
Penthièvre,  mariée  à  Charles  de  Blois,  et  son  troisième  frère, 
Jean  de  Montfort.  Le  roi  de  France,  répudiant  la  pseudo-loi 
salique  qui  l'avait  porté  au  trône,  soutint  les  droits  de 
Jeanne  (1),  tandis  que  le  roi  d'Angleterre,  tout  aussi  illo- 
gique, épousait  la  cause  de  Jean. 

La  Bretagne  n'avait  point  de  marine  de  guerre,  bien  qu'on 
ait  soutenu  que  les  ducs  possédaient  depuis  1231  le  droit 
régalien  d'amirauté  (2).  Ce  (jue  Pierre  Mauclerc  obtint  de 
saint  Louis  se  bornait  au  droit  de  bris  (3)  sur  les  vaisseaux 
naufragés,  coutume  inique  qu'un  de  ses  prédécesseurs  avait 
pris  l'initiative  généreuse  d'abolir  (4).  Surdes  côtes  crénelées 
de  dentelures  et  bordées  d'écueils,  où  des  courants  rapides 
déferlent  avec  rage,  les  épaves  étaient  une  source  de  prolits 

(1)  Dont  il  proclama  les  droils  en  courde  i'arlenient  le  7  septembre  l;>41. 

(2)  RoSENzwEiG,  De  l'ufjice  île  l'atniral  de  France.  Vannes,  1857,  in-8", 
p.  40. 

(3)  "  Peceium  seu  naufragiuin  marinum.  » 

(4)  En  1127.  (Cf.  sur  l'abolition  du  lagan  :  Dn  Gange,  Gloss.  med.  et  iiif. 
latinitatis^  art.  Laj|an.  —  Delisle,  Caldloijue  des  actes  de  Philippe- Auyuste. 
Paris,  1856,  in-8",'  n"  349.) 


GUERRE  DE  LA  SUCCESSION  DE  BRETAGNE.      463 

trop  importante  pour  que  les  riverains  l'abandonnassent 
volontiers  (1).  Les  vicomtes  de  Léon,  dans  un  moment  de 
détresse,  préférèrent  céder  au  duc  de  Bretagne  les  ports  de 
Brest  (mars  1240)  (2)  et  de  Morlaix  (1275),  plutôt  que  de 
renoncer  à  un  certain  roc,  fertile  en  naufrages,  qu'ils  appe- 
laient leur  pierre  précieuse.  Les  brefs  de  mer  (8),  lettres 
de  sauvegarde  délivrées  aux  navires  marchands,  donnaient 
aussi  des  revenus  que  les  belligérants  n'eurent  garde  de  né- 
gliger pour  l'entretien  de  leurs  Hottes  de  guerre. 

Dès  que  la  Cour  des  Pairs,  réunie  à  Gonflans  le  7  septem- 
bre 1341,  se  fut  prononcée  en  faveur  de  Charles  de  Blois,  le 
roi  seconda  énergiqueraent  son  neveu.  Il  le  fit  appuyer  par 
l'armée  de  son  fils  Jean,  duc  de  Normandie,  et  par  une  es- 
cadre lestement  armée  en  septembre  134L  L'amiral  Louis 
d'Espagne  avait  ramassé  tout  ce  qu'il  avait  pu  trouver  en 
fait  de  croiseurs  rapides  :  deux  galères  commandées  par  son 
second,  Pierre  Barbavera,  quatre  autres  venues  de  Boulogne 
avec  D'Oria  et  la  division  monégasque  (4),  en  tout  vingt  et 
une  galères  et  quelques  bateaux  (5)  étaient  aptes  à  couper  les 
arrivages  étrangers.  L'armée  cheminait  le  long  de  la  Loire, 
par  Ancenis  et  Châteauceaux;  les  Génois  se  distinguèrent  au 
siège  de  cette  dernière  forteresse,  sise  sur  une  haute  col- 
line. Bien  que  les  historiens  taisent  le  rôle  de  la  Hotte  fran- 
çaise durant  le  siège  de  Nantes,  il  est  indul)itable  qu  elle 
contribua  au  succès  final,  c'est-à-dire  à  la  capitulation  de  la 

(1)  En  1234,  le  comte  de  Bretagne  affirme  ses  droits  aux  «  débris  dts 
vaisseaux  aux  costes  de  la  mer  »  .  (^Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  Je  Bre- 
taqne,  éd.  Doin  Morice,  t.  I,  col.  890.)  —  En  cédant  le  Penthiovre  à  son 
frère  Guy,  Jean  III  spécifie  qu'il  se  réserve  le  «  peceiuiu  seu  naufia{;ium 
marinum  >'   et  les   "  breveta  marina  »   (^1317).  (//'/</em,  col.  42.) 

(2)  Mémoires...  de  Bretagne,  t.  I,  p.  911. 

(3)  Brefs  de  Saint-Mahé ,  de  Bordeaux  et  la  Rochelle.  {Ibidem,  col. 
1346,  1439,  1550.) 

(4)  Pièces  orig.,  vol.  1065,  doss.  Espagne,  pièces  2,  3,  6. 

(5)  Franc.  25997,  pièces  330,  331,  publiées  par  M.  DEr.iSLE,  Actes  nor- 
mands, n""  157,    158.   —  Compte  de    François  de   L'Ospital.    ÎNouv.    acq 
franc.  9241,  fol.  32  v»  et  36  v^ 


464  lUSTOIRK    I)K    LA    MAKI  MO    IKANÇAISE. 

ville  cl  à  la  capture  de  Jean  de  Montfort  (novembre)  (i).  La 
plus  grande  partie  des  galères,  les  divisions  D'Oria  et  (îri- 
nialdi  retournèrent  hiverner  à  Caen.  L'amiral  garda  le 
reste. 

Gomme  la  guerre  navale  a  besoin  d'un  soutien,  d'un  poste 
détaché  suftisamment  fort  où  le  croiseur  puisse  se  réfugier, 
Louis  d'Espagne  s'assura  des  deux  avenues  de  la  péninsule  : 
au  nord,  Guernesey,  dont  les  troupes  d'occupation  furent 
ravitaillées  (2)  ;  au  sud,  la  Rochelle,  où  il  acheta  un  maga- 
sin (3)  pour  les  garnisons  (4).  Entre  les  deux  grosses  tours 
du  havre  qui  enserrait  le  clos  du  roi  (5),  la  flotte  se  trouvait 
en  sûreté.  Saint-lNIalo  et  le  Penthièvre  d'un  côté,  Nantes  de 
l'autre,  enlevée  à  Jean  de  Montfort,  tenaient  pour  Charles 
de  Blois.  Il  n'en  était  pas  de  même  de  la  Basse-Bretagne, 
dont  le  promontoire  s'offrait  à  l'ennemi. 

A  la  fin  de  novembre,  l'escadre  des  Cinq-Ports  y  jetait  des 
troupes  (6);  en  avril  1342,  cent  vingt  hommes  d'armes  et 
mille  archers  de  Mauny  dégageaient  la  comtesse  Jeanne  de 
Montfort,  assiégée  dans  Henuebont.  La  flotte  de  Mauny, 
avec  Brest  comme  base  d  opérations,  devait  s'emparer  des 
ports  bretons.  La  même  mission  incombant  à  Louis  d'Es- 
pagne, une  rencontre  était  fatale.  Elle  eut  lieu  dans  la  rivière 
de  Quimperlé.  Après  avoir  capturé  les  bâtiments  marchands 
du  Croisic,  enlevé  d'assaut  Guérande,  les  marins  franco- 
génois  s  étaient  engagés  dans  l'Ellé.  Laissant  leur  flotte  à 
l'ancre,  ils  se  dispersèrent  pour  butiner. 

Mais  voici  les  vaisseaux  de  Mauny,   montés  d'une  foule 

(1)  A/cm...  de  Bretagne,  t.  I,  col.  1428. 

(2)  Delisle,  \ctes  normands,  n°  164. 

(3)  Acquisition  confirmée  par  le  roi  en  juin  1343.  ^Archives  nation.,  .1,1 
74,  fol.  290  v°.) 

(4)  Le  niaitre  des  garnisons  était  Derniaut  Du  Seret,  1342.  (Franc. 
2.J996,  fol.  189.) 

(5)  Franc.  23915,  fol.  204. 

(6)  Parties  de  Portsmouth  le  18  novembre.  (Nicolas,  History  of  tlic 
royal  ISuvy,  t.  II,  p.  72.) 


OUERIÎK    [)K    LA    SUCCESSION    I)  K    B  R  KT  ACNE.  4(i5 

de  chevaliers  anglo-bretons,  Yves  de  Tresiguidy,  Landrc- 
man,  les  deux  Spinefort  et  trois  mille  archers.  Les  Anplais, 
facilement  maîtres  de  la  flotte  française,  en  confient  la 
garde  à  trois  cents  archers,  tandis  que  leurs  troupes  de  dé- 
barquement dispersent  l'armée  des  pillards.  De  ses  six  mille 
hommes,  l'amiral  Louis  d'Espagne  n'en  peut  réunir  que 
trois  cents;  après  une  courte  résistance,  il  se  jette  dans  un 
lin,  qui  gagne  à  force  de  rames  la  ville  de  Redon  ([). 

Cependant,  l'échéance  de  la  trêve  anglo-française  (2) 
approchait.  Des  pourparlers  en  cours  pour  une  prorogation 
de  l'armistice  n'avaient  pas  encore  abouti  (3) . 

A  tout  événement,  Philippe  VI  chargea  le  vice-amiral 
Nicolas  Hélie  et  le  constructeur  Guillebcrt  Poolin  de  ras- 
sembler une  flotte  à  Leure,  Rouen,  Dieppe,  Abbeville  (4). 
Les  armateurs,  très  refroidis  depuis  le  désastre  de  l'Ecluse, 
ne  consentirent  à  fréter  leurs  nefs  qu'après  une  prisée 
dûment  faite  au  moment  du  départ  et  après  le  paiement  de 
quelques  arrhes.  Le  Saint-Eloy,  le  Saùit-Georges,  la  Jean- 
nette de  Leure,  échappés  au  désastre,  se  retrouvèrent  avec 
d'autres  bâtiments  du  même  port  sous  le  commandement 
du  vice-amiral  Hélie  (5).  Hélie,  ainsi  que  le  fds  de  Hue 
Quiéret  et  le  corsaire  Charles  Dyscoudère  de  Marant,  autre- 
ment appelé  Marant  de  son  lieu  d'origine  (6),  préposés  au 
commandement  de  l'escadre  (7),  pointèrent  sur  Portsmouth, 

(1)  Froissart,  éd.  Luce,  t.  Il,  p.  161. 

(2)  24  juin.  Y  a-t-il  aussi  une  corrélation  entre  ce  désastre  qui  anéantis- 
sait à  peu  près  l'escadre  de  Bretagne  et  l'armement  subit  d'une  flotte  en 
Normandie? 

(3)  Malgré  l'envoi  d'un  plénipotentiaire  anglais  en  France  pour  proroger 
la  trêve. 

(4)  Les  frais  devaient  être  couverts  par  une  imposition  sur  le  vin  et  le  sel. 
(Franc.  25997,  pièce  372,  publiée  par  M.  Delisle,  Actes  normands,  p.  288.) 

(5)  Fragment  de  cette  prisée  pour  Leure.  (Delisle,  ouv.  cité,  p.  334, 
n"  188.) 

(6)  Marant,  Pas-de-Calais,  arr.  Montreuil,  canton  de  Campagne. 

(7)  Le  14  juin,  Hélie,  à  Rouen,  donne  quittance  de  deux  cents  gorgières 
de  fer,  cent  vingt  écus,  etc.,  reçus  du  garde  du  Clos.  (Franc.  25997, 
pièce  348.) 

30 


'.(i(i  IIISTOIRi:    1)K    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

OÙ  rcgnuit  un  mouvement  insoliLe.  Ils  saccagèrent  Sou- 
thampton  (I),  puis  mirent  le  cap  au  sud-ouest. 

Le  corps  crarmée  assemblé  à  Portsmouth  s  apprêtait  à 
gagner  la  Bretagne  sous  les  ordres  du  comte  de  North- 
amplon,  lieutenant  général  du  roi.  Sous  le  nouvel  éten- 
dard qui  couvrait  de  ses  plis  les  vaisseaux  anglais,  un  mys- 
tique symbolisme  de  gens  d'armes  avait  figuré  un  Saint- 
Georges  aux  armes  d'Angleterre  terrassant  le  dragon 
normand  (2).  Cet  étendard  qui  depuis...  mais  alors  il  fut 
mal  étrenné,  ce  fut  le  dragon  qui  battit  Saint-Georges. 

Ici,  les  événements  s'enclievétrent  de  telle  façon  que  le 
bon  chanoine  Jean  le  Bel  renonce  à  raconter  les  bourdes  et 
les  7nenteries  des  i.  jongleour  et  enchcnlcour  en  place  '>  qui 
Il  ont  chantet  et  rimet  les  guerres  de  Bretaigne  et  corronq)ut 
par  les  chansons  et  rimes  conlrouvécs  la  juste  et  vraie  his- 
toire (3)."  Pareille  réserve  honore  un  chroniqueur,  mais 
embarrasse  l'historien,  car  les  chroniques  rimées  des  jon- 
gleurs sont  perdues. 

Informé  que  la  comtesse  de  Montfort  allait  quitter  l'An- 
gleterre avec  les  troupes  de  relève  de  iNorthampton,  Phi- 
lippe VI  manda  à  l'amiral  d'appareiller  »  les  nefs  et  les 
barges  pour  entrer  en  mer  deux  jours  ou  trois  après  les 
trièves  faillans  (4)  »  .  Les  dix-huit  galères  des  capitaines  Gri- 
maldi  et  D'Oria,  flanquées  de  huit  bateaux  recrutés  dans 
l'estuaire  de  la  Seine,  partirent  en  avant-garde  au  début 
d'août.  Elles  avaient  hiverné  à  Caen  et  auraient  pris  la  mer 

(1)  Clironùjue  des  quatre  premiers   Valois,  p.  13. 

(2)  Record  office,  Exchet/uer  Q.  R.  Mise.  Wardrol)e,  37/3,  ann.  15-17, 
Edward  III.  —  Il  est  bon  de  rappeler  cjue  les  rois  de  France  avaient  parmi 
leurs  étendards  un  dra{»on  vert,  la  gueule  ouverte  et  la  queue  figurée  par 
des  pans  d'étoffe  ;  ou  le  portait  au  haut  d'une  lance.  Une  miniature  du 
Psautier  Doré  de  Saint-Gall  en  Suisse,  ix°  siècle,  en  donne  une  représen- 
tation. 

(3)  CliroHifjue  de  Jean  Le  Bel,  éd.  Polain,  t.  II,  p.  11;  t.  1,  p.  126. 

(4)  Ordonnance  de  Philippe  VI.  Bois  de  Vincennes,  13  août  1342. 
(P.  Anselme,  Hist.  généalogifjue,  t.  VII,  p.  912.) 


(;URRRE    l>K    LA    SUCCKSSION    DK    H  R  i:  T  A  f  ;  NK .  767 

dès  le  mois  de  juin,  si  les  exigences  des  mercenaires 
n'avaient  retardé  le  départ.  Grimaldi  avec  quatorze  f^alères 
poursuivit  sa  route  sur  Brest  (I),  afin  de  barrer  aux  Anglais 
la  route  de  l'Océan.  D'Oria  forma  lavant-garde  de  l'escadre 
de  l'amiral  Louis  d'Espagne,  qui  resta  croiser  sur  les  côtes 
septentrionales  de  la  Bretagne.  La  trêve  n'était  pas  encore 
expirée  :  on  trouva  comme  excuse  que  les  trêves  ne  cou- 
raient pas  sur  mer. 

Peu  après  la  mi-août,  Louis  d'Espagne  et  Antoine  D'Oria 
louvoyaient  donc  dans  les  parages  de  Guernesey  avec  trois 
galères,  six  vaisseaux  de  haut  bord,  vingt-trois  autres  na- 
vires et  quatre  mille  hommes  environ,  lorsque  quarante-six 
voiles  se  profilèrent  à  l'horizon,  grossirent  et  pointèrent 
droit  sur  eux  (2).  Vers  trois  heures  de  l'après-midi,  com- 
mençait un  duel  d'artillerie  entre  les  arcs  anglais  d'un  côté 
et  de  l'autre  les  arbalètes  génoises,  les  dards  et  les  barres 
de  fer  qui  pleuvaient  du  haut  des  hunes  françaises.  Quand 
les  hommes  d'armes  en  vinrent  aux  mains,  la  comtesse  de 
Montfort  u  qui  bien  valoit  un  homme,  car  elle  avoit  cœur 
de  lion  " ,  repoussa  l'abordage  des  nôtres  :  sur  ces  entre- 
faites «  la  vesprée  se  couvri  et  une  noire  nuée  monta,  qui 
l'air  obscurchi  durement».  Décidés  à  ne  point  quitter  la 
place  tant  que  l'une  des  parties  ne  serait  pas  "  desconfite  »  , 
les  combattants  jetèrent  l'ancre  à  quelques  brasses  les  uns 
des  autres  et  s'occupèrent  «  de  remettre  en  point  v  leurs 
blessés. 

a  Un  petit  devant  micnuit.  s'esleva  ungs  vens,  ungs 
orages  si  très  grans  et  une  pleuve  si  très  grosse,  et  ungs 
tonnoires  et  ungs  esclistres  si  mervilleux,  que  il  sambloit 
proprement  que  li  monde  devist  finir.  Et  n'y  avoit  si  hardi, 

(i)  Nouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  32  v°,  37,  38  v".  —  L'ordonnance  pré- 
citée du  13  août  parle  de  la  présence  de  Charles  de  Grimaldi  à  Harfleur, 
d'où  il  était  déjà  parti. 

(2)  La  flotte  anglaise  avait  quitté  Portsiuouth  entre  le  30  juillet  et  le 
15  août  1342.  (Rymer,  t.  II,  4^  p.,  p.  132,  135.) 


mu  HISTOIRE    DE   LA    MARINE    FRANÇAISE. 

ne  si  preu  bacheler,  ne  qui  tant  amast  les  armes  qui  ne 
volsist  bien  estre  à  terre,  car  ces  barges  et  ces  naves  hur- 
taient  les  unes  as  autres,  et  sambloit  que  elles  se  deuis- 
sent  ouvrir  et  fendre  (1).  "  Après  avis  des  marins,  les 
seigneurs  anglais,  leur  voilure  réduite  "  ainsi  qu'à  demi 
cjuartier  " ,  laissèrent  porter  vers  la  terre  (2),  en  »  eslon- 
geant  »  la  flotte  française  qui  leur  barrait  la  route.  Ils  aban- 
donnaient quatre  nefs  mauvaises  marcbeuses,  chargées  de 
chevaux  et  de  "  pourvéances  »  ,  qui  tombèrent  au  pouvoir 
de  Louis  d'Kspagne. 

Peut-être  faut-il  donner  à  celte  bataille  une  date  pos- 
térieure au  mois  d'août,  car  il  n'est  point  question  de 
défaite  navale  dans  le  rapport  du  comte  de  ]Soi'tham- 
pton  et  de  ses  collègues  qui  s'empressent  au  contraire 
de  chanter  victoire.  Deux  cent  soixante  nefs  du  convoi 
anglais,  ralliées  en  vue  de  Brest  le  dimanche  de  l'octave 
de  l'Assomption  (18  août),  aperçurent  quatorze  galères  em- 
bossécs  devant  le  château.  C'était  la  division  Grimaldi, 
qui  secondait  les  opérations  du  comte  de  Blois  contre 
la  forteresse  bretonne,  où  la  duchesse  s'était,  paraît-il, 
enfermée  avec  ses  enfants  :  trois  de  nos  galères  par- 
vinrent à  sortir  du  goulet  avant  d'être  complètement  enve- 
loppées. Les  onze  autres,  en  particulier  trois  magnifiques 
bâtiments,  s'enfoncèrent  entre  les  rives  de  la  Penfeld, 
qui,  hélas  !  ne  put  les  protéger  contre  la  poursuite  des 
Anglais.  Elles  furent  assaillies  par  de  simples  barques  et 
brûlées.  Les  équipages  s'étaient  enfuis  à  terre  et  reculaient 
avec  l'armée  de  terre  vers  Morlaix  (3).  Charles  Grimaldi 
réclama  aussitôt  de  l'artillerie  et  des  armures,  que  le  garde 
du  Clos  des  galées  eut  ordre  de  lui  envoyer  par  la  voie  de 

(1)  Froissart,  éd.  Kervyn  de  Lettenhove,  t.  IV,  p.  140-142. 

(2)  Froissart  dit  qu'ils  jetèrent  l'ancre  dans  un  petit  port  près  de  Vannes, 
c'est-à-dire  bien  loin  du  théâtre  de  la  rencontre.  Il  aura  confondu  sans 
doute  avec  une  autre  affaire  dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure. 

(3)  Adam  Murimuth,  Continuatio  Chronicarum,  p.  126-127. 


GUERRE  DE  LA  SUCCESSION  DE  BRETAGNE.      469 

terre  (1).  Le  30  septembre,  il  en  accusait  réception  à  Mor- 
Iaix(2),  et,  le  même  jour,  il  les  abandonnait  sur  le  champ 
de  bataille  :  ses  li2  ou  1,500  Génois,  qui  formaient  un  des 
corps  d'armée  de  Charles  de  Blois,  étaient  battus  par  le 
comte  de  Northampton  (iî). 

Cependant  Louis  d'Espa{j;ne  avait  rallié  l'escadre  soit  du 
vice-amiral  Hélie,  qui  venait  de  saccager  Bourg  et  Blaye  (4)  ; 
soit  la  flotte  basque,  mouillée  dans  le  petit  port  du  Collet, 
au  fond  de  la  baie  de  Bourgneuf  (5).  Ses  effectifs  s'élevaient 
subitement  de  trente -deux  à  cinquante  et  un  navires  de 
guerre  ((>),  avec  lesquels  il  relâcha  à  Guérandc  (7). 

De  son  côté,  Gautier  de  Mauny  voyait  arriver  à  Brest  une 
Hotte  commandée  par  Edouard  III  lui-même,  qui  avait 
quitté  Sandwich  le  5  octobre  (8) .  Edouard  III,  prenant  vigou- 
reusement l'offensive,  assiégea  Vannes;  son  avant-garde, 
commandée  par  les  comtes  de  Northampton,  de  Warwick, 
Hugues  le  Despencer,  marchait  sur  Nantes  (9).  Mais  l'amiral 

(1)  Mandement  de  Philippe  VI  au  liailli  de  Rouen,  Royal  Lieu-de-Iez- 
Conipicgne,  1^''  septembre  1342.  ;^Archives  de  la  Seine-Inférieure,  layette 
Clos  des  c/alées.) 

(2)  Clairambault,  vol.  165,  p.  4951. 

(3)  Adam  Murimuth,  Continuatio  Chronicarum,  p.  127,  227. 

(4)  «  Bourc  et  Blame.  "  [Chronique  des  quatre  premiers  Valois,  éd. 
Luce,  p.  13.) 

(5)  Blasch.\rd,  Cartulairc  des  sires  de  Rays,  dans  les  Archives  histo- 
riques du  Poitou,  XXVIII,  XXV. 

(6)  Froissart,  t.  III,  p.  VII,  28-29,  238-239. 

(7)  La  Chronique  normande  (p.  54-55),  qui  ne  dit  rien  des  rencontres  de 
Guernesey  et  de  Brest,  place  l'action  loin  du  centre  de  la  guerre  à  Beau- 
voir-sur-Mer,  en  Poitou  (Vendée,  arr.  les  Sables  d'OIonne).  Louis  d'Es- 
pagne et  Antoine  D'Oria,  qui  ont  10,000  Génois  et  Espagnols,  laissent 
4,000  hommes  à  la  garde  du  port  et  montent  sur  leurs  galères  pour  dispu- 
ter la  descente  aux  40,000  hommes  de  Robert  d'Artois,  Salisbury,  Stafford, 
Beaufort  et  Suffolk,  qui  veulent  débarquer.  La  l)ataille,  très  chaude,  tourna 
au  détriment  des  Anglais,  qui  perdirent  3,000  hommes  et  le  baron  de 
»  Stanfort  »  et  se  replièrent  sur  Vannes.  —  NicoL.iS  {History  of  the  royal 
Navy,  t.  II,  p.  79,  note  a),  repoussant  avec  raison  cette  version,  fait  remar 
quer  que  lord  Stafford  ne  mourut  qu'en  1372. 

(8)  Rymer,  t.  II,  ¥  p.,  p.  135,  146. 

(9)  Lettre  d'Edouard  III  datée  du  .5  décembre  du  camjD  devant  Vannes. 
(AvESBURT,  Historia  Edwardi,  III,  p.  342.) 


no  IIISTOIIÎE    l)K    LA    MAiîIAE    FRANÇAISE. 

Louis  d'Espagne,  maître  de  la  mer,  surprit  la  Hotte  anglaise 
à  Tancrc,  non  loin  de  Vannes;  il  l'aurait  enlevée  tout 
entière,  si  les  gardiens  n'avaient  donné  l'alarme  et  fourni 
aux  troupes  du  camp  le  temps  d'accourir;  l'amiral  avait 
déjà  coulé  trois  vaisseaux  et  capturé  quatre  autres  navires 
chargés  de  provisions.  Les  débris  de  la  Hotte  anglaise, 
abandonnant  le  blocus,  durent  se  replier  partie  sur  Brest, 
partie  sur  Hennebont  (1). 

Cette  brillante  action  amena,  le  lî)  janvier  1343,  la  con- 
clusion d'une  trêve.  Nonobstant,  Olivier  de  Clisson  incendia 
plusieurs  galères  de  Grimaldi  à  Nantes.  Arrêté  aussitôt 
comme  fauteur  des  Anglais,  il  fut  décapité  le  2  août  à  Paris. 
Sa  veuve,  Jeanne  de  Belleville,  jure  de  le  venger;  elle  vend 
ses  terres,  ses  bijou.v  et,  avec  trois  vaisseaux  de  guerre, 
croise  sur  les  cotes  de  France,  biûlc  les  hameaux,  coule 
les  navires,  égorge  les  équipages;  ses  deux  jeunes  hls 
combattaient  à  ses  côtés. 

Tel  fut  l'apprentissage  du  futur  connétable  de  France, 
dont  les  Hottes,  quarante  ans  plus  tard,  terrorisèrent  l'An- 
gleterre. 

(1)  Froissart,  t.  III,  p.  VII,  29,  239 


LA   MARINE 

AU  SIÈGK  DE  CALAIS 


La  guerre  anglo-française  reprenait  pins  furieuse  que 
jamais,  mais  aussi  plus  méthodique,  avec  plus  de  liaison 
dans  l'attaque  de  l'ennemi  (1).  Avant  d'engager  à  fond  les 
hostilités,  les  deux  partis  cherchèrent  à  gagner  l'appoint  des 
Espagnols.  Le  plénipotentiaire  anglais,  Henri  au  Cou  tors, 
comte  de  Lancastrc,  crut  y  arriver  en  mettant  à  profit  la 
vénalité  du  grand  amiral  Gilles  Boccanera  (2),  qui  promit 
en  effet  ses  services  et  ses  galères  (îi).  Mais  l'outrecuidance 
de  ce  Génois,  en  hlessant  la  fierté  castillane,  servit  notre 
cause;  le  l"juillet  1345,  Alphonse  XI  et  Philippe  VI  se  pro- 
mettaient un  mutuel  appui  conti'e  l'Angleterre  ou  contre  les 
Maures  (4). 

Malgré  son  origine  et  ses  relations  familiales,  l'amiral 
Louis  d'Espagne  n'avait  point  contribué  au  succès  des  né- 

(i)  Derby  atterrit  à  Bayonuc  le  5  juin  1344.  Thomas  Dagwortli  ])assait  en 
même  temps  en  Bretagne  avec  600  lioniines.  (^Rotuli  Parlament.,  t.  II, 
p.  148.  —  Robert  d'Avesbury,  Hisloria  Edwardi  Ifl,  p.  352.  —  Nicolas, 
A  History  of  the  Royal  Navy,  t.  II,  p.  83.) 

(2)  Que  le  roi  de  Castille  avait  incomplètement  soldé.    (Cronica  del  rey 
D.  Alonso  el  Onceno,  éd.  D.  Francesco  Gerda  y  Rico.  Madrid,   1787,  in-4", 
t.  I,  p.  594.  —  Illustraciones  de  la  casa  de  Niebla,  par  P.-R.   Maldonado 
apud  Mémorial  historico  espanol,  t.  IX,  p.  383.) 

(3)  Edouard  III  députa  ])rès  de  lui  son  négociateur  habituel,  Nicolino 
Fieschi.  Lettres  du  1"  septembre  1344.  (Rymer,  t.  II,  4'  p.,  p.  167.) 

(4)  Arch.  nat.,  JJ  81,  p.  497. 


472  HISTOIRE    DE   LA    MARINE    FRAiNÇAISE. 

gociations.  Préoccupé  des  îles  mystérieuses  qu'on  venait  de 
découvrir  et  qu'on  appelait  les  îles  Fortunées,  il  allait  rece- 
voir du  pape,  avec  le  sceptre  et  le  diadème,  le  titre  vain  de 
Prince  de  la  Fortu?ie  (1). 

Pierre  Flotte,  dit  Floton  de  Revel,  lui  succéda  comme 
amiral  de  la  mer  le  28  mars  1345  (2).  Rien  ne  désignait  le 
nouvel  officier  au  choix  du  roi,  sinon  une  petite  croisière  en 
Flandre  où  il  servait  en  sous-ordre  (3),  et  surtout  la  protec- 
tion du  chancelier  Guillaume  Flotte,  son  père;  sa  santé 
délicate  (4)  aurait  même  dû  l'écarter  d'un  poste  qui  de- 
mande autant  de  vigueur  physique  que  d'énergie.  L'épreuve 
fut  bientôt  faite.  Le  17  mai,  Floton  avait  convoqué  à  Har- 
fleur  les  Ijaillis  du  littoral  à  certaines  fins  »  lesquelles  nous 
ne  voulons  pas  escripre,  disait-il,  et  pour  cause  (5)  »  .  Ces 
fins,  on  les  devine  quand  on  voit,  trois  semaines  plus  tard, 
partir  une  escadre  (6).  L'amiral  n'en  était  pas  le  chef  :  on 
avait  eu  recours  à  un  vieux  loup  de  mer,  Jean  Marant,  qui 
était  venu  prendre  à  Saint-Mandé  les  instructions  verbales 
du  roi  (7). 

Une  foule  d'escadres  britanniques  infestaient  la  mer  et 
donnaient  de  chaudes  alertes  aux  capitaines  des  côtes  nor- 
mandes (8).  Edouard  III  passait  le  5  juillet  à  l'Ecluse,  Nor- 
thampton  débarquait  en   Bretagne,    Glocester   et   Arundel 

(1)  Avignon,  28  novembre  1344.  (Raymaldi,  Annales  ecclesiastici,  t.  VI, 
p.  361.  — Faucon,  Librairie  dei  papes  d'Avignon,  l.  I,  p.  ix.) 

(2)  P.  Anselme,  Histoire  génealogii/ue,  t.  VII,  p.  752. 

(3)  En  1339.  (Clairambault,  vol.  48,  p.  3585.) 

(4)  Quittance  du  9  août  1344.  (Pièces  orig.,  vol.  2467,  doss.  Revcl,p.2.) 

(5)  Convocation  du  bailli  de  Caen.  ("Pièces  orig.,  vol.  2467,  doss.  Revel, 
p.  3.) 

(6)  KicoLAS,  A  History  of  the  Royal  JSavy,  t.  II,  p.  85. 

(7)  Saint-Mandé,  6  juin.  (Franc.  20437,  fol.  58,  publiée  dans  \g,  Biblio- 
thèque de  l'Ecole  des  Chartes,  t.  LIV  (1893),  p.  208.)  La  date  d'année  n'y 
est  pas;  mais  il  est  clair  qu'il  s'agit  de  cette  expédition  secrète  de  1345. 

(8)  Le  maréchal  Rertran,  de  Honfleur  jusqu'en  Bretagne.  Acte  du 
26  août  1345.  (Pièces  orig.,  vol.  521,  doss.  Briquebec,  p.  2.)  —  Le  capi- 
taine d'Harcourt  en  pays  de  Caux  et  de  Rouen.  Acte  du  23  juillet  1345. 
(Franc.  21406,  p.  583.) 


Cl)  M  I!  A  T      X  \V A  r. 


,Ms    (li-s  Coiniiiriit.nrrs  ilr  César,  W'  ^i.cl,-,  .i|i|i.ii  li'ii.iiil 
;i    1,1    r.iMilllr    ,1.-    M.„l.,v 


LA    MARINE    AU    Sn;(;E    DE   CALAIS.  i73 

revenaient  de  (Tuyenne.  Ce  furent  ces  derniers  que  Marant 
étrilla.  "  Tant  fist-il,  »  à  la  tête  de  trois  cents  corsaires, 
qu'il  enleva  une  nef  chargée  de  richesses  en  massacrant 
soixante  hommes  du  comte  d'Arundel.  Une  autre  escadre 
anglaise,  chassée  par  la  tempête  dans  les  parages  de  Guer- 
nesey,  laissa  six  nefs  entre  les  mains  de  Marant,  qui  en 
égorgea,  selon  son  hahitude,  les  équipages  (l). 

Nos  corsaires  défendaient  les  abords  de  Guernesey,  que 
le  vice-amiral  Hélie  occupait  avec  cinq  cents  hommes  (2). 
Mais  levir  guerre  d'extermination,  loin  de  conjurer  la  foudre, 
en  provoqua  les  éclats.  L'armée  anglaise  du  maréchal  Re- 
naud Cobham,  conduite  par  le  traître  Godefroid  de  Har- 
court,  débarqua  dans  l'île.  Le  Château-Cornet  résista  trois 
jours  :  la  belle  défense  du  vice-amiral,  qui  justifia  sa  répu- 
tation de  «  moult  bons  chevaliers  et  preudons  ^ ,  n'empêcha 
pas  le  massacre  de  la  garnison  et  la  prise  de  la  forteresse  (3). 
Le  28  août,  Edouard  III  mandait  à  plusieurs  patrons  de 
nefs  bayonnaises,  qui  avaient  secondé  l'attaque,  de  remettre 
la  place  au  gardien  des  îles  (4).  L'amiral  bayonnais  Pierre 
de  Vynam  [Poyane?]  continuait  sa  croisière  dans  l'archipel, 
lorsqu'un  convoi  passa  en  vue.  A  divers  indices,  l'amiral  le 
reconnut  pour  ennemi .  Les  réponses  embarrassées  des 
maîtres  confirmèrent  ses  soupçons  :  c'étaient  des  nefs  his- 


(i)  Les  Clironiques  de  Flandres,  éd.  de  Sinet,  t.  III,  p.  168,  qui  relatent 
le  fait,  prétendent  à  tort  qu'Edouard  III  était  à  bord  de  la  flotte.  —  Le 
16  janvier  1340,  Philippe  VI  donne  cent  livres  tournois  de  rente  à  Pierre 
Crespin,  de  Leure,  "  pris  et  navré  en  moult  de  lieus,  en  son  corps...  en  la 
derraine  armée  de  la  mer.  "    (Franr.  25698,  p.  138.) 

(2)  Le  18  juillet  1343,  Philippe  VI  fait  donner  trente  livres  à  Adam 
Charles,  sergent  royal  au  château  de  Cornet,  qui  a  perdu  sa  nef  en  venant 
chercher  des  vivres  et  des  munitions  en  Cotentin.  (Delisle,  Actes  nor- 
mands, n°  164,  p.  286.) 

(3)  Chroniques  de  Flandres,  éd.  de  8met,  t.  III,  p.  168.  —  Dupont,  His- 
toire du  Cotentin,  t.  II,  p.  312. 

(4)  Rymer,  t.  III,  i''  p.,  p.  256  :  Mandement  à  Bernard  de  Toulouse, 
Pierre  Farges  et  autres  patrons  de  la  Katerine,  la  Dieu-garde,  la  Nave-Dieu, 
la  Sainte-Marie,  le  Saint-Pierre. 


't'i  HISTOIRE    DE   LA    MARINE    FRANÇAISE. 

pano-flamandcs  chargées  de  vins  à  destination  des  côtes 
françaises;  elles  furent  cernées  et  prises  (l).  L'archipel 
anglo-normand  devenait  le  repaire  des  pirates  anglais.  Mais 
ce  n'était  rien  à  côté  des  conséquences  qu'entraînait  la 
})crte  de  ce  poste  avancé,  du  garde-corpa  de  la  France.  Par 
là,  préludait  l'invasion.  La  convocation  à  Porthsmouth  de 
tous  les  navires  britanniques,  })Our  le  15  février  i;M()  (2), 
ne  laissait  aucun  doute  sur  les  intentions  de  l'ennemi. 

Philippe  VI  avait  engagé,  au  cours  de  l'année  1345, 
toute  sa  petite  marine  de  guerre,  la  division  des  galères 
commandée  par  Antoine  D'Oria  (3),  et  quelques  Itarges;  il 
tenait  en  réserve  la  coque  le  Jour-de-Pàques  et  une  grande 
nef  encore  en  construction  à  HarHeur,  «  de  laquelle  on 
disoit  que  oncques  mais  si  belle  n'avoit  esté  armée  ne  mise 
en  mer  (4).  »  C'était  insuffisant  pour  couvrir  nos  côtes. 
Résolu  d'organiser  une  bonne  et  grande  armée  en  la  mer,  le 
roi  adressa  au  seigneur  de  Monaco,  Charles  Grimaldi,  une 
dépêche  confidentielle  que  celui-ci  promit  «  d'acomphr  à 
l'aide  de  Dieu  de  tout  son  pouvoir  (5)  u .  Au  reçu  de  cette 
réponse,  l'amiral  Floton  de  Kevel  partait  pour  Monaco  et 
Nice  (G).  Grimaldi  lui  confirma  par  acte  notarié  la  promesse 

(1)  Lettre  clEdouarcl  III  annonrant  aux  éclievins  de  Gand,  Bruges  et 
Ypres  que  la  capture,  après  enquête,  a  été  trouvée  de  l)Onne  prise.  28  juin 
1346.  (Varenbkrgh,  Histoire  des  relations...  entre  le  comté  de  Flandre  et 
l' Angleterre  au  tnoyen  âge,  p.  444.) 

(2)  Nicolas,  A  Historj  of  the  Boyal  Navj,  t.  Il,  p.  86. 

(3j  Paris,  22  janvier  1346,  quittance  valable  pour  le  mois  de  mai  précé- 
dent. (Franc.  21406,  p.  234.)  —  En  octobre  1345,  Jean  Malet,  sire  de 
Graville,  guerroyait  en  mer  pour  Philippe  VI.  (Arcii.  nat.,  X'*8848,  cap. 
G,  fol.  204.)  En  décembre  1345,  la  barge  royale  Saint-Lorens,  maître  Mi- 
chiel  Le  Venier  de  Dieppe,  va  en  mer  sur  l'ordre^  de  Piobert  Bertran, 
maréchal  de  France.  (Nouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  74  v".) 

(4)  Grandes  Chroniques  de  France,  éd.  P.  Paris,  t.  V,  p.  451. 

(5)  Monaco,  27  décembre  1345.  La  lettre  de  Grimaldi  arriva  à  Paris  le 
11  janvier  1346. 

(6)  L'amiral,  qui  était  encore  à  Paris  le  2janvier  (Pièces  orig.,  vol.  2467, 
doss.  Revel,  p.  4),  séjourna  à  Nice  du  21  janvier  au  2  mars,  où  M**  Philippe 
Luillier,  avocat  du  roi  en  la  sénéchaussée  de  Beaucaire,  vint  le  rejoindre. 
(«Compte  de    Jean   de  L'Ospital,  clerc  des  arbalestriers,  pour  l'armée  de 


LA    MAIUM':    Al     SIKOE    l)K   CALAIS.  /(--) 

<|ue  contenait,  à  mots  couverts,  sa  lettre,  d'à  mener  au  ser- 
vice de  la  France  trente-deux  galères,  une  galiote  et  sept 
mille  hommes  environ  (1). 

Le  2;î  mars  1340,  Philippe  de  Valois  aimonçait  cette 
l»onne  nouvelle  aux  baillis  de  la  côte  :  «  Ayons  envoie 
querre  une  grant  quantité  de  galées  armées  vei'S  les  parties 
de  Jennes,  et  de  Jennevois  pour  mettre  en  neifs;  les  quiex 
doivent  bien  briément  estre  es  parties  de  Normendie  et  de 
IMcardie,  et  les  attendons  de  jour  en  jour...  Nostrc  voulenté 
soit  que  les  neifs  des  diz  pais  de  Normendie  et  de  Picardie 
soient  garnies  et  armées  tant  des  diz  Jennevois  comme 
d'autres  avecques  les  dites  galées,  pour  les  conforter  et  ai- 
dier,  et  la  dicte  armée  enforcier.  »  C'était  dire  de  façon 
assez  claire  qu'il  plaçait  en  première  ligne  les  Levantins  et 
(|ue.  pour  lui,  les  nefs  nationales  étaient  aux  galères  ce  que 
les  milices  communalesétaient  à  la  chevalerie,  un  bourgeois 
à  un  homme  d'armes.  Le  roi  restait  sous  l'impression  du 
désastre  de  l'Ecluse;  un  passage  de  sa  lettre-patente  laisse 
entendre  qu'il  songeait  à  nos  défaites  navales  au  moment 
même  où  il  écrivait  aux  baillis  ceci  :  si  les  armateurs  refu- 
saient d'appareiller,  sous  prétexte  qu'il  leur  «  est  deu  avicune 
chose  pour  cause  de  la  restitution  du  navire,  faciez  leur 
en  faire  assignation  sur  les  marchanz  de  nos  forez  (^)  •  •  Et 
nous  rescrlvez  quantes  neifs  vous  trouverez  en  chascun 
port,  de  quel  grant,  les  noms  de  ceulz  à  qui  elles  sont  et 
lestât  où  elles  sont  (3)  "  . 

Nous  ne  possédons  plus  cette  statistique  maritime,  qu  il 

mer  sous  ^.  S.  Mgr  Floton  de  Rcvel,  admirai  de  France,  depuis  mai  13V6 
jusqu'au  31  octobre  «  ,  abre'îgé  publié  par  Jal,  Archéol.  navale,  t.  II,  p.  338.) 
(11   Mémorial  B   île  la  Gbambre  des  comptes,  aux"  Archives  nationales, 
P  22k,  fol.  163. 

(2)  Telle  est  la  nature  du  fragment  du  ms.  franc.  25998,  fol.  462,  puldié 
par  M.  Delisle,  Actea  normands,  p.  334.  La  «  Despence  et  mise  de  la  re- 
cepte  ci-dessus  aux  personnes  qui  s'ensuivent  »  est  un  rôle  d'indemnités 
aux  armateurs. 

(3)  Franc.  20410.  p.  28,  original. 


.i7(i  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

eût  été  curieux  de  comparer  à  un  recensement  semblable 
opéré  l'année  suivante  en  Angleterre.  Elle  comprenait  sans 
nul  doute  plusieurs  centaines  de  bâtiments,  puisque  les 
petits  ports  du  Gotentin  et  du  Bessin  n'armèrent  pas  moins 
de  cent  onze  vaisseaux.  Ce  qui  prouve,  contrairement  aux 
assertions  de  tous  les  historiens  (I),  que  les  sages  libéralités 
de  Philippe  VI  avaient  porté  leurs  fruits  et  qu'en  quelques 
années  notre  marine  s'était  complètement  relevée. 

Les  nefs  devaient  être  appareillées  à  Pâques;  le  Kî  avril  (2), 
les  marins  furent  à  leur  poste  ;  mais  ils  n'avaient  ni  chef  ni 
compagnies  de  débarquement,  l'arrière-ban  de  Normandie 
guerroyant  en  Guyenne.  Il  fallut  attendre  l'escadre  moné- 
gasque. Attendre!  au  moment  où  nos  espions  signalaient 
l'imminent  départ  de  la  flotte  anglaise!  Et  cela  pendant 
quatre  mois!  Les  pillards  du  Levant  allaient  arriver  trop 
tard.  L'invasion  de  la  France,  deux  désastres,  des  milliers 
de  victimes,  la  prolongation  indéfinie  de  la  guerre  :  voilà 
quelles  furent  les  conséquences  incalculables  de  leur  len- 
teur. Lenteur  et  trahison  ici  vont  de  pair. 

Les  équipages  de  Grimaldl,  au  moment  d'entrer  en  cam- 
pagne, avalent  passé  une  revue  dans  le  jardin  des  "  frères 
carmenistrcs  jNostre-Dame  »  à  Nice,  le  8  mars  (3).  Pour- 
suivie par  le  gibelin  Simone  Vignoso  et  par  vingt-neuf  ga- 
lères génoises,  la  division  se  réfugia  à  Marseille  (-4).  Un 
délégué  de  l'amiral,  Jean  Le  Meingre,  dit  Boucicaut,  par- 
vint à  la  dégager  en  intervenant  auprès  du  doge  (5).  Mais 
Grimaldi  se  laisse  entraîner  à  Majorque  par  l'ex-roi  Jacques 


(1)  M.  Dufouriiiantelle  s'en  fait  l'écho  dans  sa  Marine  militnirc  uu  com- 
meiu-cment  de  la  guerre  de  Cent  ans,  apurl  le  Spectateur  militaire  (1878), 
p.  5y2. 

(2)  Jour  de  Pâques. 

(3)  Compte  de  Jean  de  L'Ospital.  (Nouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  67  v".} 
('4)  Canale,  Nuova  storia  di  Genova,  t.  IV,  p.  9. 

(5)  Nouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  67.  —  Jal,  Archéol.  navale,  t.  II, 
p.  340. 


LA    MAHIMÎ    Ai:    SIEGE    DE  CALAIS.  47- 

dc  Montpellier.  8cs  bravaches,  si  peu  fiers  en  face  de  les- 
cadre  ennemie,  ne  reculent  pas  devant  l'attaque  d'un  navire 
marchand,  qu'ils  volent  et  dont  ils  vont  rançonner  le  patron 
à  Montpellier  (1).  Le  reste  de  la  campagne  fut  à  lavenant. 
Le  5  juillet,  Grimaldi  n'avait  pas  dépassé  a  la  contrée  de 
Calcas  " ,  sans  doute  Cascaes  à  reml)ouchurc  du  Tago. 
Le  19,  il  touchait  à  la  Rochelle,  où  l'attendait  depuis  plus 
d'iui  mois  l'amiral.  Au  lieu  de  marcher  à  grande  allure,  il 
s'attardait  à  commettre  des  ravages,  «  tant  de  larrccin 
comme  de  roberies,  »  dans  les  îles  de  Hé,  d'Ouessant  et  le 
long  des  côtes  bretonnes.  Il  n'entra  dans  la  Seine  qu'à  la 
mi-août  (:2). 

Les  Anglais  étaient  en  France.  Détachant  en  Flandre  les 
u  dix-huit  barges  et  autres  nés  »  de  Jean  Hastings  (3), 
Edouard  III  avait  pris  la  mer  avec  la  flotte  de  Portsmouth, 
un  millier  de  vuilcs('i)  et  trente-deux  mille  combattants  (5). 
Jusqu'au  dernier  moment,  il  laissa  ignorer  le  but  de  1  expé- 
dition, ou,  du  moins,  il  défendit  de  laisser  partir  aucun 
vaisseau,  de  peur  que  les  ennemis  n'eussent  connaissance 

(i)  Pierre,  roi  d'Aragon,  clans  une  lettre  adressée  au  due  de  ÛNoniiandie, 
Jean,  relate  la  prise  du  navire  de  lîcrnard  Sa  Forcea  :  il  demande  1  annula- 
tion de  l'obligation  de  1,500  Horins  que  Bernard  a  di'i  souscrire,  la  restitu- 
tion des  marchandises  valant  3,250  florins  d'or  et  une  enquête  sur  les 
auteurs  de  la  piraterie.  Poblet,  13  juillet  1346.  (Arch.  de  Barcelone,  reg. 
1410,  fol.  99,  publié  par  Lecov  de  La  Marche,  les  Eclations  politiques  de 
la  France  avec  le  royaume  de  Majorque,  t.  II,  p.  354,  doc.  LXXXVIII.) 

(2)  Compte  de  Jean  de  L'Ospital.  (Nouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  45  v", 
46,  63  v",  67.)  — Le  20  août,  Grimaldi  touchait  ses  gages  à  Bouen.  (Clai- 
rambault,  reg.  55,  p.  4203.) 

(3)  16  juillet.  (J.->I.  BiCHARD,  Compte  de  l^ierrede  Ham,  dernier  bailli 
de  Calais  (1346-1347),  apud  Mémoires  delà  commission  départementale 
des  monuments  historiques  du  Pas-de-Calais,  t.  I,  p.  245.  —  Yii.laxi,  His- 
torié Jlorentine,  apud  MuRATORi,  t.  XIII,  col.  946.) 

(4)  600  voiles  selon  Viliani;  1,000  d'après  Avesbury,  le  mieux  informé 
des  chroniqueurs  [Ilistoria  Edwardi  III,  p.  357);  1,200  grosses  nefs,  sui- 
vant les  Grandes  Chroniques  de  France  (éd.  P.  Paris,  t.  V,  p.  4ol)  ; 
1,600,  à  en  croire  Knigutox.  [Chronico^i,  t.  II,  p.  33.) 

(5)  4,000  hommes  d'armes,  10,000  archers  anglais,  12,000  fantassins 
gallois,  6,000  coutiliers  irlandais. 


/mS  lIISTOIIiE    DE    LA    MAlilMi    FRANÇAISE. 

de  ses  secrets  (1).  Le  II  juillet,  il  quittait  l'île  de  Wiglit;  le 
lendemain,  il  abordait  à  Saint- Waast  la  Houj^^ue  (2).  Ainsi 
s'évanouit  la  légende  si  connue  qui  laissait  croire  que  la 
descente  n'était  pas  préméditée  sur  ce  point.  Les  ennemis 
voguaient,  dit-on,  vers  la  Guyenu(\  quand  un  coup  de  vent 
les  rejeta  sur  les  côtes  de  Cornwall.  Le  traître  Godefroid  de 
Harcourt  aurait  alors  conseillé  d'atterrir  dans  la  plantu- 
l'cuse  Normandie  (3). 

Le  traître  vit  se  dresser  devant  lui  son  ennemi  hérédi- 
taire, qu'il  avait  dépossédé  de  Guernesey  :  le  maréchal 
liertran  n'avait  que  trois  cents  hommes  en  tout;  lui  tren- 
tième, il  osa  néanmoins  disputer  le  rivage  (i).  Au  havre  de 
la  Hougue  dormaient  huit  vaisseau.vaccastillés  de  l'avant  et 
de  l'arrière,  et  trois  autres  bâtiments;  ils  furent  incendiés. 
Barfleur  se  rendit  sans  coup  férir,  ce  qui  n'empêcha  pas  les 
ennemis  de  livrer  aux  flammes  neuf  vaisseaux,  deuxcrayers, 
tous  les  bateaux  et  plusieurs  quartiers  de  la  ville,  et  d'em- 
mener prisonniers  dans  leurs  nefs  les  hommes  en  état  de 
porter  les  armes.  Les  pillards  trouvèrent  dans  la  ville  une 
telle  abondance  d'or,  d'argent  et  de  jovaux  u  que  gardions 
n'avoient  cure  de  drap  fourré  de  vair,  ne  de  couvertures, 
ne  de  telles  coses  (5)  » .  Le  château  de  Cherbourg  résista, 
sans  pouvoir  protéger  la  belle  abbaye  voisine  et  les  navires 
du  port.  Ce  fut  une  escadre  détachée  qui  opéra  tous  ces 
ravages,  du  12  au  18  juillet,  pendant  le  débarquement  des 
troupes.  Tandis  que  les  transports  retournaient  en  Angle- 
terre, les  deux  cents  vaisseaux  du  comte  deHuntingdon  res- 
tèrent pour  appuyer  les  deux  corps  d'armée  qui  longeaient 
les  côtes  du  Cotentin.  Ils  vinrent  s'embosser  dans  la  Fosse- 

(1)  10  juillet.  (Rymer,  t.  II,  4«  p.,  p.  202.) 

(2)  ^Nicolas,  A  History  of  the  Royal  Savy,  t.  II,  p.   88,  note  a,  relève 
les  contradictions  de  Froissart. 

(3)  Froissart,  éd.  Luce,  t.  III,  p.  131. 

(4)  Chronique  finissant  en  1346.  (Franc.  20363,  fol.  Clxxv  V.) 

(5)  Froissart,  éd.  Kervyn  de  Lettenhove,  t.  IV,  p.  388. 


T-A    MAI!  I.NK.    AU    SIÈGE    DE   CALAIS.  /i7<l 

(Ic-CoUeville  ,  près  de  Cacn ,  après  avoir  délruit,  de  la 
Roche-de-Maizy  à  Ouistrcham,  soixante  et  un  vaisseaux  de 
guerre  et  vingt-trois  crayers ,  sans  compter  une  foule  de 
barques. 

Caen  était  le  lieu  de  ralliement  fixé  par  Edouard,  qui 
arrivait  avec  le  troisième  corps  par  Garentaii  et  Saint-Lô  (1). 

Par  une  lourde  faute  de  stratégie,  je  dirai  plus,  par  une 
complète  absence  de  logique,  le  connétable  de  France 
choisit,  pour  attaquer  l'armée  anglaise,  le  moment  où  elle 
achevait  sa  concentration,  Raoul  d'Eu  n'avait  que  seize 
cents  hommes  d'armes,  arrivés  bride  abattue  de  Guyenne, 
et  la  milice  communale  de  Gaen.  Sa  lutte  fut  honorable,  et 
les  bourgeois  défendirent  avec  acharnement  leurs  murailles. 
Mais  les  uns  et  les  autres  payèrent  leur  téméraire  audace 
de  leur  liberté  :  Ijattus  et  faits  prisonniers,  ils  furent  aussitôt 
expédiés  en  Angleterre  sur  l'escadre  de  Huntingdon.  Des 
monceaux  de  richesses  pillées  à  Caen,  un  exemplaire  du 
fameux  projet  de  conquête  que  le  vainqueur  trouva  aux 
archives  municipales,  prirent  le  même  chemin  et  attisèrent 
contre  nous  les  convoitises  ou  la  haine  de  l'ennemi  (2).  En 
chevauchant  vers  Gaen,  Raoul  d'Eu  avait  forcé  une  con- 
signe dont  sa  défaite  montra  la  sagesse.  Il  avait  abandonné 
une  ligne  de  défense  naturelle,  la  Seine,  que  le  roi  l'avait 
chargé  de  renforcer,  en  rassemblant  à  Harfleur  les  gens 
d'armes  et  les  vaisseaux  disponibles  (3). 

Les  galères  génoises  (4),  embossées  également  à  l'embou- 
chure du  fleuve,  formèrent  pont  entre  les  deux  rives,  entre 

(1)  Lettre  de  Michel  de  Nortlil)urgh,  dans  Avesbury,  HistoriaEdwavdi  III, 
p.  357.  —  Nicolas,  A  History  of  the  Royal  Navy,  t.  II,  p.  91  :  lettre 
d'Edouard  III,  datée  de  Gaen,  30  juillet,  évaluant  la  perte  des  ports  français 
de  Barfleur  à  la  Fosse-dc-Colleville  à  plus  de  100  vaisseaux. 

(2)  Avesbury,  Historia  Edivardi  III,  p.  364.  —  Froissart,  éd.  Lucc, 
t.  III,  p.  XXXIX,  p.  147. 

(3)  Franc.  20363,  fol.  cr.xxv  :  Chronique  française  s'arrêtant  à  l'an  1346. 

(4)  La  flotte  anglaise  s'était  formée  en  bataille  pour  les  recevoir.  (Nico- 
las, ouv.  cité,  t.  II,  p.  92,1 


480  HISTOIRE    DK    LA    MAP.INK    FRANÇAISE. 

les  troupes  du  comte  Louis  d'Harcourt  (1)  et  celles  du  bailli 
de  Caux  (2).  Edouard  III  jufjea  imprudent  de  heurter  les 
fortes  garnisons  de  la  Gueule  de  Seine;  il  fit  un  coude  par 
Evreux,  Vernon,  Poissy  et  profila  d'une  maladresse  de  son 
royal  adversaire  pour  franchir  la  Seine.  Philippe  VI  manda 
aussitôt  les  équipages  des  galères  génoises  qui  furent  dé- 
sarmées à  Piouen  (Ji)  ;  il  rassembla  d'autres  troupes  et  se 
jeta  ù  la  poursuite  des  Anglais.  Avec  soixante-quatorze 
mille  iiommes,  il  se  fit  écraser  le  20  aoîit  à  la  bataille  de 
Crécy. 

Directement  menacée  par  larméo  victorieuse,  Abbeville 
organisa  une  compagnie  de  bourgeois,  vêtus  comme  uni- 
forme u  d'unes  robes  et  d'un  paremens  »  .  On  ne  peut  ad- 
mettre le  jugement  de  Froissart  sur  ces  gens  des  commu- 
nautés, qui,  dit-il,  fondent  dans  une  mêlée  comme  la  neige 
au  soleil.  Les  bourgeois  de  Caen  s'étaient  héroïquement 
Ijattus,  derrière  leurs  remparts,  il  est  vrai  ;  les  gens  d'Abbe- 
villc  jurèrent  de  se  faire  "  découper  pièce  à  pièce  »  plutôt 
que  d'ouvrir  au  roi  d'Angleterre  (4)  ;  les  Boulonnais,  dirigés 
par  le  vice-amiral  Firmin  d'Aust  (5),  repoussèrent  une  pre- 
mière attaque  des  troupes  de  terre  et  une  seconde  de  quatre 

(1)  A  Honfleur  avec  1,000  arbalétriers  et  les  gens  d'armes  de  Rouen. 
17  août.  (Franc.  21406,  p.  188.) 

(2)  A  Harfleur,  le  bailli  de  Caux,  Jean  de  Chaponval,  lieutenant  de 
l'amiral  ;  à  Leure,  Jean  de  Turj^oville.  26  juin.  (Clairambault,  reg.  107, 
p.  8329.) 

(3)  jNouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  46,  63  v",  etc.  —  Le  12  août,  Jean  de 
Chaponval  commet  «  plusieurs  personnes  »  à  la  "  garde  et  seurté  de  la  ville 
de  Harefleu  et  du  navire  »  .  (Clairambault,  reg.  29,  p.  2121.)  —  Parmi  les 
patrons  génois,  il  v  avait  neuf  Griuialdi  :  Carlo,  Pierino,  Visconti,  Richiere, 
Christiano,  Ricardo,  Nicoloso,  Ambrogio  et  Aymone;  quatre  Maloisel  : 
Manfredo,  Antonio,  Giuda  et  Carlotto  ;  Pictro  Rarbavera,  Giovanni  Du 
Piège,  Antonio  di  Negro,  Oberto  Uso  di  Mare,  Agostino  Lercari,  Perieval 
Lomellino,  etc. 

(4)  Ils  11  amassent  mieulx  à  estre  découppéz  jiièco  à  pièce  que  le  roy  d'En- 
gleterre  fust  entré  en  leur  dicte  ville  ».  (Ribl.  nat.,  collection  de  Picardie, 
vol.  298,  fol.  159.) 

(5)  Improvisé  vice-amiral  le  28  août  en  face  de  l'ennemi,  il  avait  avec  lui 
quatre  écuyers.  (Jal,  Archéol.  navale,  t.  II,  p.  338.) 


I,A    MAlilNK    AIT    SIKGK    DK    CAF.AIS  481 

cents  nefs  anglaises,  qui  avaient  débarqué  quinze  mille 
hommes  dans  la  nuit  du  4  septembre  (1)  ;  un  siège  mémo- 
rable enfin  allait  rendre  à  jamais  célèbres  les  bourgeois  de 
Calais. 

Edouard  III,  rentre  en  communication  avec  sa  flotte, 
suivait  la  côte  par  Etaples,  Saint-Josse-sur-Mer  etWissant; 
il  parut  le  3  septembre  devant  Calais.  La  profondeur  des 
fossés,  balayés  sans  cesse  par  le  flux,  empêchait  l'assaut.  Il 
fallut  se  résigner  au  blocus,  à  un  blocus  long  et  rigoureu.\. 
Edouard  en  prit  son  parti  ;  il  éleva  un  camp  retranché  en 
forme  de  ville,  aux  maisons  de  bois  et  aux  toits  de  chaume, 
Villeneuve-la-Hardie,  que  les  cités  d'outro-mor  furent  char- 
gées de  ravitailler  (2). 

Les  débuts  furent  durs  pour  les  assiégeants.  Le  17  sep- 
tembre, Edouard  assistait,  impuissant  et  furieux,  à  la  cap- 
ture des  vingt-cinq  vaisseaux  du  blocus,  que  Grimaldi,  à  la 
tête  de  ses  galères  (3)  et  de  plusieurs  barges  françaises,  en- 
levait à  Tabordage. 

Les  galères  désarmèrent  très  tôt  (i),  selon  le  vieil  usage 

(1)  Cfi/onirjue.'!  de  Flandres,  t.  II,  p.  263,  Cluoiiitjue  de  Gilles  le  Mui- 
sis.  —  De  Bréqcigny,  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  Calais,  dans  les 
Mémoires  de  t' Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres,  t.  I;  p.  597. 

(2)  Mandement  du  6  septembre.  (Rymer^  t.  Il,  4"  p.,  p.  205.) 

(3j  Gilles  le  Muisis  dit  à  tort  trente-deux  nefs.  {^Chroniques  de  Flandres, 
t.  II,  p.  264.)  —  Grimaldi,  sur  l'ordre  de  Philippe  VI,  avait  réarmé  le 
26  août,  le  jour  même  de  la  défaite  de  Crécy,  et,  le  il  septembre,  il  était 
avec  sa  division  à  Dieppe.  (Nouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  46.)  —  Nous 
allons  suivre  mois  par  mois,  grâce  à  divers  rôles  de  paiements,  les  efforts  de 
nos  marins  pour  dégager  la  place.  Le  Compte  du  dernier  bailli  de  Calais. 
Pierre  de  Ham,  nous  renseignait  seulement  sur  les  défenseurs  enfermés  dans 
Calais.  Le  Journal  du  Trésor  donnait  quelques  noms  et  quelques  dates. 
Mais  un  registre  comptable,  réceniment  découvert  et  acquis  par  la  Biblio- 
thèque nationale,  est  autrement  précieux  :  il  donne  en  détail  les  armements 
faits  par  chaque  port  pour  secourir  Calais.  A  défaut  du  «  Compte  de  Calais  »  , 
aujourd  hui  perdu,  il  permet  de  reconstituer  ce  drame  de  onze  mois.  C'est  le 
Compte  du  clerc  des  arbalétriers,  Jean  de  L'Ospital,  chargé  de  payer  les 
transports  de  vivres.  J'ai  déjà  cité  le  fragment  publié  par  Jal.  (^Archc'ol.  na- 
vale, t.  II,  p.  338.)  Le  compte  original  est  dans  le  ins.  des  Nouv.  acq. 
franc.  9241. 

(4)   Les  trente  galères  et  deux  lins,   achetés  aux  Génois   (fol.  70),  furent 

I.  31 


',82  IHSTOlliK    l)K    LA    M  A  lî  I  NK    FR  A  IN  ÇAl  SK. 

latin  (|iil  lixait  leur  liivcrna^e  à  mars.  Fmi  rabsenee  de  celle 
croisière  nrolectrice,  les  maîtres  de  nefs  se  dérobèrent  au 
transport  des  vivres  qu'on  expédiait  aux  assiégés.  L'amiral 
en  fil  emprisonner  neuf  par  le  maire  d'Abl^eville  (1).  Mais 
telle  est  la  contagion  de  la  peur  que  les  marins  et  les  arba- 
létriers refusèrent  à  leur  tour  d'embarquer;  il  fallut,  à  plu- 
sieurs reprises,  les  envoyer  «  (juerre  en  leurs  maisons  "  par 
les  sergents  de  ville  (2).  Usant  d'un  autre  stimulant,  l'ami- 
ral fit  publier  partout  qu'une  récompense  serait  accordée 
à  "  quiconque  rafraîchirait  de  vivres  la  ville  de  Calais  "  . 
L'espoir  d'une  "  bonne  rente  à  vie  ou  à  perpétuité  ou 
d'autres  dons  (3)"  décida  Colin  Hardy,  de  Leure,  à  s'exposer 
à  un  a  .grant  et  évident  péril  de  mort  "  .  Sans  autre  équipage 
que  cinquante  hommes,  il  introduisit  dans  la  place  cinq  nefs 
chargées  de  vivres,  puis  six  autres.  De  son  côté,  l'armateur 
Guillaume  Dauvelle  tentait  la  traversée  avec  onze  petits 
bâtiments  et  soixante-dix-sept  matelots  ;  une  partie  de  la 
flottille  fut  jetée  à  la  côte,  le  reste  passa.  Ces  braves  étaient 
l'objet  des  plus  délicates  attentions.  Dauvelle  ayant  oublié 
de  payer  son  écot  à  certain  hôtelier  de  Saint- Valéry,  le 
ïi'ésor  solda  la  dépense  (4). 

Les  18  et  19  novembre,  Bernard  Le  Guièvre  allait  de  port 
en  port  presser  le  départ  de  plusieurs  navires,  la  Notre-Dame 
de  Boulogne,  rEsliirgeon  de  Wissant,  la  nef  de  Geoffroy 
Collard,  dit  Frédégaire. 

désarmés  et  conservés  à  Abbeville  du  11  novembre  1346  au  9  mai  1347 
sous  la  garde  de  Thomas  Peurel,  prêtre,  et  sous  le  {{ouverncmeut  de  Guille- 
bert  Poolin.  (Fol.  62  v"  du  iiis.  \ouv.  aiq.  franc.  9241.) 

(1)  Saint-Valery,  24  octobre.  (Bibl.  nat.,  collection  Moreau,  vol.  231, 
fol.  34.  Analysée  par  Cocheris,  Notices  et  extraits  des  documents  maniis- 
crits  relatifs  à  l'hisloire  de  Picardie.  Paris,  1854,  in-S",  t.  I,  p.  59.) 

(2)  Nouv.  acfj.  franc.  9241,  fol.  69. 

(3)  Pièces  orig.,  vol.  2467,  doss.  Revel,  pièces  5  et  6.  — Colin  Hardy 
commandait,  à  la  bataille  de  l'Ecluse,  la  Notre-Dame  de  Saint-Sari  ni  en. 
(Pièces  orig.,  vol.  1481,  doss.  Hardy,  pièce  8.) 

(4)  Nouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  67.  Le  paiement  est  du  19  novem- 
bre 1346. 


I,  V     \)  Mil  Ni:    AI      SIK(;i':     ni'.    CALAIS.  '.Sfl 

La  mer  élult  restée  pratieahle  tout  l'autoniiie.  Mais 
l'ennemi  étant  revenu  en  force  au  mois  de  décembre  (1), 
une  galère  et  deux  harjjots  agiles  (2)  eurent  mission  de  le 
surveiller  et  de  défendre  la  rade  de  Calais. 

Janvier  s'écoula.  La  mer  devenait  dure  et  trop  peu  ma- 
niable pour  tenter  le  passage  à  travers  l'escadre  du  comte  de 
Kent.  Edouard  III,  profitant  de  notre  inaction  force'e,  com- 
pléta ses  lignes  d'investissement.  Le  recensement  des  deux 
(lottes  du  nord  et  du  sud,  exécuté  par  tous  les  ports  britaii- 
ni<jues  dans  la  seconde  quinzaine  de  février  (3),  n'eut 
d'autre  but  que  de  savoir  (juelles  forces  pourraient  être  mo- 
bilisées. Il  atteignit  le  total  formidable  de  sept  cent  trenle- 
sept  navires  (4)  ;  Edouard  III  le  mit  en  coupe  réglée  pour 
relever  successivement  les  escadres  du  blocus. 

L'accès  de  Calais  devint  d'une  difficulté  inouïe.  Ce  fut,  à 
plusieurs  siècles  de  distance,  la  répétition  du  siège  d'Alésia; 
la  ténacité  anglaise  autant  que  la  discipline  romaine  allait 
briser  nos  impétueux  élans.  Du  monis,  l'béroïque  défense 
de  Jean  de  Vienne,  éveillant  au  fond  des  C(eurs  un  sentiment 
nouveau,  le  patriotisme  national,  transforma  les  plus  tièdes 
en  héros.  Cette  action  se  fit  sentir  bien  au  delà  des  murs  de 
Calais  ;  mais  l'histoire  jusqu  ici  oul)liait  de  joindre  aux  dé- 
fenseurs de  la  place  ceux  qui  risquèrent  dix  fois  leur  vie  pour 
leur   apporter   du  pain;    du  pain,  c'est-à-dire  du  blé,   des 

(1)  Le  20  décembre.  (Rymer,  t.  II,  4'=  p.,  p.  207.) 

(2)  C'était  une  galère  d'Ahheville,  le  bargot  ou  barjot  royal  Saint-Georges 
de  Leure,  maître  Colin  Hardi,  45  hommes  d'équipage,  et  le  bargot  Saint- 
Firmin  d'Abbeville,  maître  Michel  de  Boulogne,  armés  les  10  et  14  décem- 
bre. (Nouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  72  v°,  75.) 

(3)  Sur  un  ordre  d'Edouard  III,  en  date  du  15  février  1347.  (Rymer, 
t.  III,  1-  p.,  p.  5.) 

(4)  Pour  quatre-vingt-trois  ports  :  la  flotte  du  Sud  comprenait  468  vais- 
seaux, 9,844  mariniers  de  manœuvre;  parmi  les  vaisseaux,  figurait  mie  divi- 
sion royale  de  25  bâtiments.  La  flotte  du  nord  de  la  Tamise  s'élevait  à 
214  vaisseaux,  5,513  mariniers;  les  navires  étrangers  arrêtés  dans  les  ports 
étaient  au  nombre  de  38  avec  805  mariniers.  ^Ghampollion-Figeac,  Lettres 
de  rois,  reines,  etc.  (^Documents  inédits),  t.  II,  p.  92.) 


/i8i  IIISTOIliK    l)K    l,.\    MAlilNK    F  11  A  N  C  AI  S  F,. 

fèves,  des  pois,  de  l'ail  et  des  oignons,  maigres  condiments  du 
hareng  salé  qui  soutuiL  durant  le  carême  la  garnison  de  la 
bonne  ville  (1).  A  partir  du  mois  de  février  lrV47,  on  note 
dans  tous  les  ports  de  la  Manche  à  l'est  de  la  Seine  une 
animation  fébrile.  Des  «  vitaillers"  de  petite  taille,  manœu- 
vres par  huit  ou  dix  hommes,  embarquent  des  munitions  ; 
des  vaisseaux  d'escorte  arment  en  guerrre,  et  des  flottilles, 
sorties  de  toutes  les  rivières  qui  peuvent  abriter  vui  convoi, 
de  la  Bresle,  de  la  Somme,  de  l'Authic,  de  la  Canche,  de  la 
Liane,  tentent,  à  plusieurs  reprises,  de  pénétrer  dans  la 
place. 

Vers  la  fin  de  février,  le  hruit  se  répandit  (pie  le  roi  d'An- 
gleterre s'était  (i  deslogiés  don  siège  n  .  Un  nouvel  assaut 
contre  Calais,  en  montrant  combien  le  bruit  était  faux, 
augmenta  l'anxiété  des  populations.  "  Li  roys  noz  souverains 
sires,  ce  nous  semble,  met  très  petite  aide  ctrésistement(!2)i) 
aux  efforts  de  l'ennemi,  écrivaient  les  échevins  de  Saint- 
Omer  à  leurs  collègues  d'Ari'as.  Pour  répondre  à  ces  repro- 
ches, Philippe  VI  confia  ses  derniers  vaisseaux  au  peloton  de 
braves  échappé  au  désastre  de  l'Ecluse.  Le  sergent  d'armes 
Colin  Hélie,  maître  du  Sainl-Espint;  Colin  Hardi,  maître 
du  bargot  Saint-Georges  ;  Guillaume  de  La  Hogue,  maître 
de  la  nef  Sainte-Marie-de-Morticle ^  dite  la  Testière,  partagè- 
rent, durant  le  siège,  les  mêmes  destinées.  Trois  fois  ils 
durent  changer  de  navire  et  retournèrent  ensemble  contre 
l'ennemi.  Le  reste  de  la  division  royale  de  Leure  était 
formé  des  barges  Saint-Martin,  maître  Adenet  Berengier  ; 
Saint-Andrieu,  maître  Jean  Houe;  Sainte-Croix^  maître 
Robin  de  La  Hogue,  et  de  la  nef  Sainte-Marie,  dite  la  Gon- 
herde,  maître  Pierre  de  Préaux.  Avec  les  nefs  du  Dieppois 

(1)  Cliargement  rie  plusieurs  grandes  nefs  à  Saint-Valciy,  21  février 
1347.  {Bulletin  de  la  Société  académique  de  Boulo(jne-sur-Mer,  t.  IV^ 
(1885-1890^.,  in-8%  p.  368.) 

(2)  27  février  1347.  (l'ublié  par  M.  Guksnon,  Bulletin  historiijuc  du 
Comité  des  travaux  historiques,  année  1897,  p.  237-241.) 


LA    MARINE   AU    SIEGE    DE   CALAIS.  485 

Matthieu  Quiefdeville,  en  armement  à  Leure,  c'était  un  effec- 
tif de  neuf  vaisseaux  et  de  neuf  cent  trente  hommes  d'équi- 
page (1),  sans  aucun  commandant  en  chef;  et  cela  vaut 
mieux  ainsi,  que  nous  puissions  partager  entre  tous  la  gloire 
d'une  belle  campagne. 

L'escadre  stoppa  devant  Dieppe  ;  on  apercevait  dans  le 
port  quatre  nefs  et  une  barge  que  seize  bateaux  essayaient 
de  touer  en  mer.  Le  lieutenant  d'amirauté  François  Caletot 
y  avait  déposé  une  telle  cargaison  de  vivres  ou  le  reflux  était 
si  faible  que  les  remorqueurs  patinaient  sur  place  sans 
avancer.  Ce  voyant,  par  centaines,  des  femmes  (!2)  entrèrent 
dans  l'eau,  s'attelèrent  aux  câbles;  et  le  Ll  mars,  les  bâti- 
ments mis  à  flot  ralliaient  l'escadre. 

Une  mer  démontée  fracasse  l'un  des  bâtiments  dans  la 
Fosse-de-Gayeux  et  jette  trente  cadavres  à  la  côte.  Le  vide 
est  aussitôt  comblé  par  six  nefs  d'armée  que  le  vice-amiral 
Firmin  d'Aust  a  rassemblées  à  l'embouchure  de  la  Somme. 
270  arbalétriers,  venus  d'rVbbeville  pour  aider  dans  sa  rude 
tâche  la  garnison  de  Calais  (3),  l'achèteront  de  leur  sang  le 
court  moment  de  défaillance  de  leurs  compatriotes  (i). 

Un  des  vaisseaux  qui  les  portent,  le  Saint-Jacques  d'AI)be- 
ville  (5),  a  pour  mailre  et  seigneur  un  Régulus  français  in- 
dignement méconnu,  Enguerrand  Ringois,  dont  vous  lirez 
plus  tard  la  mort  sublime. 

Pour  des  âmes  de  cette  trempe,  rhéroismc.  Dieu  merci! 
a  d'autres  mobiles  que  l'argent,   et,   parmi   eux,   la  gloire, 

(1)  Nouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  72  v",  73.  La  Testièrc  avait  178  lioiii- 
mes  d'équipage,  la  Goubcrde  112,  le  Sainl-Georijes  45,  les  autres  barfjes 
100  houiines. 

(2)  338  femmes.   (Nouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  63.) 

(3)  Nouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  75,  76. 

(4)  En  retour,  Philippe  VI  accorde  aux  Abbevillois  l'exemplion  de  l'ar- 
rière-ban.  Juillet  1347.  (CocHEnis,  Notices  et  extraits  des  docuiiientf:  manua- 
crils  relatifs  à  l'histoire  de  la  Picardie^  t.  I,  p.  59.) 

(5)  Le  Saint-Jaccjues  avait  100  hommes  d'équipage.  (Nouv.  acq.  fianc. 
9241,  fol.  75.) 


486  HISTOIRE    DE    LA    MAHINE    FRANÇAISE. 

cette  gloire  des  vikings  que  chantaient  les  scaldes  Scandi- 
naves. Ici,  les  scaldes,  c'étaient  les  ménestrels  de  la  division 
Grimaldi  (l).  L'un,  Hugues  ou  Huon  de  Villeneuve,  person- 
nage énigmatique,  auteur  ou  jongleur,  trouvère  ou  rhapsode 
du  Benaut-de-Montauban  (2),  put  approprier  aux  circons- 
tances le  siège  de  Montauhan  où  Menant  tint  si  longtemps 
en  échec  le  grand  empereur  Gharlemagne.  Une  forte  grati- 
fication que  les  ménestrels  reçurent  le  11  mars  réchauffa 
leur  enthousiasme;  et,  sur  toute  cette  flotte  de  braves,  un 
souffle  d'épopée  glissa. 

Au.x  avant-postes,  à  Boulogne,  attendait  Jean  Marant, 
marin  du  roi,  maître  de  la  Sainte-Marie  :  Mestnel  et  lui 
avaient,  durant  tout  l'hiver,  ravitaillé  les  assiégés  "  en  lar- 
recin  et  par  eulz  hardiement  enventurer  (3)  »  .  Un  de  leurs 
matelots,  un  assassin,  s'était  réhabilité  jusqu'à  mériter  du 
roi  un  certificat  de  bons  et  loyaux  services  (4).  Marant 
avait  derrière  lui  Jean  Baalart  le  Jeune,  maître  de  la  barge 
Sainl-Jean;  llaoul  Le  Grenu,  ilu  Saint-Pierre  ;  iQ^n  Cache- 
marée  au  surnom  significatif,  les  frères  Glay  et  JouenPach, 
maîtres  de  l'Esturgeon  et  du  Saint-James  de  Wissant,  ettous 
les  hôtes  de  la  taverne  du  Pot-d'Êtain,  où  les  marins  de  la 
région  touchaient  leur  prêt  (5). 

Les  corsaires  calaisiens    Fleur  Fleurin,  du  Saint-Chris- 


(1~!  Giiillaiinie  Dinisse  un  d'Ivissc  \Iviça  ,  Hugues  île  Villeneuve,  Guil- 
laume de   Castelianne  et  Guillot  Dalons.  (Fiant;.  25697,  pièce  139.) 

(2)  Jfùloire  littéraire  de  la  France,  t.  XVIII,  p.  721.  —  Romania^ 
t.  IV,  p.  471.  Toutef(jis,  notre  luénestrel  ne  pourrait  être  le  Huon  de  Vil- 
leneuve du  Reliant,  si  le  vers  intercalé  dans  le  Rcnaut,  «  Huon  de  Ville- 
nfieuve  l'a  niolt  eslroit  gardée,  »  se  trouvait  dans  un  manuscrit  antérieur  au 
xiv*^  siècle.  Dans  notre  hypothèse,  Huon  ne  serait  que  jongleur,  et  non 
trouvère. 

(3)  Froissart,  éd.  Luce,  t.  IV,  p.  30. 

■^  (4)  Rendus  «  en  la  mer  en  la  compagnie  de  Marant,  nostre  marinier  »  . 
Lettre  de  rémission  accordée  à  Perrinet  Le  Scot,  décembre  1346.  (Arch. 
nat.,  J.T  76,  cap.  71.) 

(5)  Tous  ces  bâtiments  avaient  de  60  à  80  hommes  d'équipage.  (Nouv. 
a.^j.  franc.  1)241.  fol.  62.  69.) 


LA    MARIM-:    AU    SIEGE    DE    CALAIS.  -487 

lovhe,  et  Pierre  Golant,  du  Fluin  (1),  prirent  la  tête  de  co- 
lonne; et  1  on  alla  de  l'avant,  malgré  les    renseignements 
terrifiants  qu'un  éclaireur  rapportait  le  (>  avril  sur   «  la  con- 
vine  1)  de  l'ennemi  (2).  1:20  vaisseaux  et  neuf  mille  six  cents 
hommes  venaient  d'entrer  en  croisière,   sous  le  comman- 
dement des  amiraux  Suffolk  et  Arundel  (3).  A  l'entrée  du 
chenal  de  Calais,  «sur  le  sablon,"  on  apercevait  un  château 
fort  en  l)oi8,  dont  les  matériaux  avaient  été  tirés  de  la  futaie 
de  Boulogne  (4).  Le  risban,  comme  on   appelle  ces  terre- 
pleins  garnis  de  canons    qui  battent   l'entrée   d'un   port,  le 
risban  d'Edouard  III  était  abondamment  pourvu    de    bom- 
bardes, despringales  et  de  puissants  arcs  à  tour  servis  par 
une  garnison  de  deux  cent  quarante  hommes.   Ce   fut,  au 
témoignage  de  Froissart,  1'  u  ordenance  »  qui  causa  le  plus 
de  mal  aux  Calaisiens  «  et  qui  plus  tos  les  fist  afamer  (5)  n 

D'un  prodigieux  effort,  nos  trente  vaisseaux  forcèrent 
l'entrée  de  la  rade  sous  le  feu  de  la  flotte,  du  risl)an  et  du 
camp  ennemi.  Un  dernier  obstacle  faillit  les  arrêter. 
Edouard  III  avait  obstrué  le  chenal,  en  y  coulant  une  ou 
plusieurs  nefs  ((>).  L'un  tirant  l'autre,  les  navires  d'escorte 
passèrent.  Leur  convoi  entra  indemne.  Ce  fut  le  dernier  (7). 
Surpris  de  cet  échec  qu'il  devait  à  sa  pénurie  de  navires 
rapides,  Edouard  III  donnait  ordre,  le  13  avril,  à  des  Génois 

{!)  ]Nuuv.  acq.  franc.  1)2 VI,  lui.  02,  77. 
(2)  IbiiL,  Fol.  65. 

'(i)  Le  2  avril,  elle  devait  se  trouver  eu  partance  à  Sandwich.  (NiCOLAS, 
A  History  of  the  Royal  Navy,  t.  II,  p.  95.) 

(4)  Une  vue  de  Calais  existe  dans  le  uis.  636  de  la  Bodléienne  à  Oxford» 
MIS.  du  XV'  siècle. 

(5)  Froissart,  éd.  Luce,  t.  IV,  p.  4S. 

(6)  '<  En  récompensation  d'une  nef  à  Piers  Foulk  de  Winclielse  que  nous 
avons  fait  foundrer  par  certaine  cause  en  port  de  Caleys,  »  l',douard  III 
donne  audit  Foulk  la  Michiel  de  Fowey,  saisie  par  «  Philippot  de  Whitton, 
naj;uères  lieutenant  nostre  adiniraill...,  pour  robberie  faite  à  la  mer  », 
18  février  1347.  {Reco?d  Office,  Privy  seuls,  21  Edward,  t.  III,  p.  317, 
n"  18113.) 

7  Vers  le  début  d  aviil.  i^RMCUTO.N,  Chrunicun,  t.  II,  p.  46.  —  De 
lévrifr  à  avril,  52  vitailliers  furent  charjjé»  à  destination  de  Calais.  La  plu- 


'*^'"'  HISÏ(HI!E    ])K    La    MAlilM<;    FliANCAlSE. 

(1  aller  noliscr  douze  fjalères  clans  leur  pairie  (l).  En  atten- 
dant, les  vaisseaux  du  comte  de  Warwick,  renforcés  au  mois 
de  mai  par  l'escadre  d'Henri  de  Lancastre,  resserraient 
l'orbe  de  leur  croisière  (2), 

Les  commandants  du  convoi  français  avaient  été  témoins 
de  l'horrible  famine  qui  sévissait  dans  la  place  et  de  la  mor- 
talité effrayante  des  assiégés.  A  peine  de  retour,  ils  sautèrent 
à  bord  de  nouveaux  bâtiments  de  guerre,  afin  d'escorter  de 
nouveaux  transports  Hélie,  Hardi  et  La  Hogue  montèreni 
sur  trois  des  cinq  galères  armées  à  Abbeville  ;  Ringois  ra- 
menait au  combat  le  Sainl-Jacques^  Bernard  Le  Guièvre  et 
Jean  Coulomb  restaient  à  la  tête  de  trois  grosses  nefs  espa- 
gnoles (:5)  montées  par  les  marins  de  Saint-Valery  et  du 
Crotoy.  Remué  jusqu'au  fond  de  l'âme  par  les  souffrances 
des  assiégés,  tel  marchand  d'Isigny  s'était  montré  «  bien 
obéissant  à  l)ailler  de  ses  l)iens  au  liesoing  »  ;  d'autres 
livrèrent  à  crédit  leurs  marchandises  (4).  En  mai,  le  convoi 
partit.  Traverser  les  lignes  anglaises  semblait  fou  ;  nos  ma- 
rins eurent  cette  folie  sublime;  ils  échouèrent,  et  vingt  petits 
l)atimcnts  restèrent  aux  mains  du  duc  de  Lancastre  (5). 

Mais  l'amiral,  que  faisait-il  donc?  On  ne  le  voyait  pas  à  la 
tête  de  nos  escadrilles.  Et  le  peuple,  énervé  par  l'insuccès, 
pris  d'une  anxiété  poignante  pour  les  malheureux  affamés, 
1  accusait  d'un  crime  hideux,  la  prévarication,  le  vol  ((>). 

Non,   Floton  de   Revel  ni  les  siens  n'étaient   coupables. 

|i.ul,  CM  cliarjjeiiiciU  le  18  mais  à  Saint- N'alciy,  lirciil  partie  tlii  {jrand  con- 
voi. ^iNoiiv.  acq.  frani;.  9241,  fol.  77  v",  78.) 

(1)  Les  envoyés  étaient  Antoine  Uso  ili  marc,  (liiillauine  et  Antoine 
Fieschi.  Ils  traitèrent  à  Gènes  le  5  juillet.  (Rymki!,  t.  III,  1"^  p.,  p.  10.) 

1^2)   KsiGiiTON,  Cluonicon,  t.  II,  p.  47. 

(3)  Nouv.  ai;c[.  franc.  9241,  fol.  72  v°,  74  v»,  75.  Les  [jalères  étaieni 
éfjuipées  de  130  hommes,  les  nef.s  espajjnoles  de  120,  le  Snint-Jucf/ucs  de  100. 

(4)  Mai  1347.  (l'ièces  orig.,  vol.  996,  doss.  22471,  pièces  2  et  3.  —  Les 
Journaux  du  Trésor  de  Philippe  de  Valois,  imprimés  par  M.  Viard  dans  la 
Collection  des  Document  inédits  {sous  presse),  n"  1975.) 

(5)  Knightos,  Chronicon,  t.  II,  p.  48. 

(6)  Guillaume  de  JNangis,  éd.  Guérand,  i.   Il,  p.  205. 


LA    :MAliINK   AU    SIEGE    DE   CALAIS.  489 

Mais  la  fatalité  qui  s'attache  aux  vaincus  leur  enlève  tout 
prestige  et,  au  moment  décisif,  tout  appui.  La  Castillc,  en- 
gagée par  le  traité  d  alliance  à  nous  secourir,  nous  avait 
dépéché  son  amiral  pour  fixer  les  conditions  où  elle  enver- 
rait sa  flotte. 

Boccanera  vint  à  Paris,  encaissa  une  pension  à  titre  de 
conseiller  royal  (1),  prêta  serment  de  fidélité  et  promit  de 
cinquante  à  deux  cents  vaisseaux  de  guerre  et  de  cinq  à 
vingt  mille  marins.  Déplus,  il  stipulait  l'entretien,  aux  frais 
du  Trésor,  de  deux  galères  et  quatre  lins  de  Grimaldi  pour  le 
gouvernement  de  ses  voiliers  :  curieux  exemple,  n'est-il 
pas  vrai,  de  cette  sorte  de  syndicat  international  que  for- 
maient les  armateurs  génois.  La  convention  avait  été  signée 
le  25  janvier  13-47  (2);  des  mois  s  écoulèrent;  l'ancien  ami 
des  Anglais  ne  parut  pas. 

Tous  CCS  Génois  se  valaient.  On  confiait  à  l'un  d'entre  eux 
la  conduite  d'un  nouveau  convoi.  Impérial  D'Oria  arbora  le 
"  grand  baicen  des  armes  de  France  fait  en  guise  d'esten- 
dart  (3)  »  en  tête  des  galères  que  commandaient  ses  parents 
Kenaud,  Raymondin  et  Pascalin  D'Oria  (4)  et  les  Français 
Hélie,  Hardy,  La  Hogue  (5).  Il  devait  profiter,  pour  péné- 
trer dans  la  place,  du  momentoùles troupes  de  Saint-Omer, 
conduites  par  le  prieur  d'Aquitaine,  le  duc  d'Athènes  et  le 
comte  d'Armagnac,  occuperaient  l'ennemi  (6). 

Le  25  juin,  ses  dix  galères  sortaient  du  Crotoy  avec  trcnte- 


(1)  11  janvier  1347.  (Aitli.  nat.,  .1  602,  p.  46.) 

(2)  La  France  paierait  une  solde  mensuelle  de  600  florins  par  navire  : 
(juant  au  licenciement  de  la  flotte,  les  deux  amiraux  se  réservaient  d'en  fixer 
de  concert  la  date.  (Arcli.  nat.,  J  602,  p.  47.) 

(3)  Franc.  21406,  p.  303. 

(4)  Armées  le  9  juin  à  Abbeville.  (Franc.  21406,  p.  29i,  235,  303.) 

(5)  Nouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  73,  76.  Les  {;alères  avaient  200  hom- 
mes :  Matthieu  Quiefdeville,  avec  ses  deux  bâtiments;  Jean  Coulomb,  avec  un 
bateau  armé  de  20  hommes,  et  Simon  CrouUe,  avec  une  nef  d'Espajrne 
armée  au  Crotoy,  faisaient  partie  de  l'escadre 

(6;  Franc.  20363,  fol.  oim^Hu,  v". 


i  90  1 1 1  S  1  (  )  1  11  li    DE    LA    MARI  l\  !•:    F  K  A  IN  Ç  A 1  S  K . 

quatre  transports,  quand  une  forêt  de  mâts  surgit  à  l'hori- 
zou.  Vers  neul"  heures,  lèvent  qui  soufflait  de  Touest  avait 
sauté  à  l'est;  il  amenait  les  amiraux  anglais  et  lords  Morley, 
Talbot,  Bradestone,  qui  venaient  fouiller  nos  ports  à  la  tête 
de  quatre-vingts  vaisseaux  (1).  Nos  voiliers  d'arrière-garde 
jettent  aussitôt  leurs  munitions  à  la  mer  pour  regagner  plus 
vite  le  Grotoy;  une  flûte  et  douze  transports  de  l'avant- 
garde  n'ont  plus  cette  ressource;  «  fortement  pursuiz,  »  ils 
essayent  de  s'échouer;  leurs  équipages,  sautant  par-dessus 
l)ord,  se  «  néièrent  si  purement  que  une  soûle  persone  ne 
remient  en  vie  » .  Quant  aux  galères,  elles  s'étaient  dérobées 
en  haute  mer,  sans  risquer  la  bataille.  Fait  surprenant,  les 
vainqueurs  n'osèrent  point  poursuivre  leur  avantage  en  re- 
montant la  Somme;  la  haute  mer  portant  alors  jusqu'au 
Pont-de-Remy,  l'attaque  leur  eût  été  facile. 

Après  le  départ  des  Anglais,  les  Génois  ne  quittaient  plus 
les  eaux  du  Grotoy  où  ils  s'étaient  affalés.  Le  30  juin,  on 
leur  envoya  de  Saint- Valéry  une  forte  sommepour  leur  don- 
ner du  cœur.  Ils  reculèrent  sur  Gayeux.  On  les  pressa  d'aller 
de  l'avant.  Ils  reculèrent  à  Ault-sur-la-Mer.  Le  vice-amiral 
Firmin  d'Aust  arriva  le  5  juillet,  pour  arrêter  les  déserteurs 
et  II  faire  recuillir  les  genz  à  force  n  :  il  passa  en  revue  les 
équipages  de  six  galères  qu'Antoine  D'Oria  reçut  ordre  de 
conduire  en  Bretagne  (2).  Du  lit  de  douleur  où  le  clouaient 
les  blessures  reçues  au  coiiil)at  de  la  Koche-Derrien  le 
^20  juin,  notre  allié  Gharles  de  Blois,  en  détresse,  prisonnier 
des  Anglais  et  laissé  nu  dans  un  cellier,  réclamait  des  se- 
cours. Peu  après,  l'escadre  génoise  était  signalée  au  Ghef 
de  Gaux  (3),  faisant  route  vers  l'ouest.  Un  mardi  d'août,  elle 

(1)  Lettre  d  un  Anglais  à  Edonaril  111,  ccintenant  le  réoit  du  (•uiid)at. 
(RouRRT  D  AvESDURY,  De  Gt'stis  Edn<ai(li  III,  p.  385.) 

(2)  Nouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  66,  69. 

(3)  Ibid.,  fol.  69.  —  Le  22  août,  D'Oria  touche  la  solde  et  les  vivres  de 
ses  sixfjalères,  qui  tiennent  encore  la  mer  (Journal  du  Trésor  à  la  date  du 
10  août  1349.) 


LA   MARINE   AU    SIEGE    DE   CALAIS.  491 

apparut  devant  la  Roche-Derrien.  Le  sire  de  Graon,  (pii 
commandait  les  troupes  de  débarquement,  donna  un  pre- 
mier assaut,  puis  d'autres,  sans  discontinuer,  jusqu'au  ven- 
dredi. L'affaire  traînait.  11  eut  l'idée  géniale  de  suspendre 
à  une  perche,  bien  en  vue,  une  bourse  de  cinquante  écus 
pour  le  premier  qui  entrerait  dans  la  ville  forte.  Quelques 
heures  après,  il  était  maître  de  la  Roche-Derrien;  un  Gé- 
nois avait  mérité  la  bourse.  Mais  le  prisonnier  que  l'escadre 
venait  délivrer,  Charles  de  Blois,  ne  se  trouva  point. 

La  malheureuse  affaire  du  !25  juin  avait  dérangé  un  plan 
sagement  conçu.  A  Boulogne,  Marant  attendait  avec  un  ba- 
teau armé  et  paré  pour  piloter  l'escadre;  à  Ambleteuse,  un 
autre  Boulonnais,  Jean  Darîay,  avait  amené  une  compagnie 
de  gens  d'armes  que  la  flotte  devait  jeter  dans  la  place  (1). 

De  leur  côté,  les  assiégés  profitèrent  de  l'éloignement  de 
la  flotte  de  blocus  pour  envoyer  de  leurs  nouvelles.  Le 
2(3  juin,  au.\  lueurs  blafardes  de  l'aube,  deu.\  bâtiments  se 
glissaient  silencieusement  hors  de  la  rade  quand  une  vigie 
anglaise  donna  l'alarme.  Aussitôt,  la  chasse  commence.  Des 
deu.x:  bâtiments,  l'un  regagne  Calais  à  force  de  rames  et 
sauve  la  poignée  d'arjjalétriers  et  de  marins  (:2)  qui  reste- 
ront aux  côtés  du  gouverneur  jusqu'à  la  dernière  heure  du 
siège.  L'autre  navire  est  atteint;  un  patron  de  galère,  com- 
mandant les  Génois  enfermés  dans  la  ville,  s  y  trouvait  avec 
di.x-sept  de  ses  hommes.  On  lui  avait  confié  quarante  lettres. 
Avec  un  sang-froid  merveilleux,  l)ien  différent  de  la  piètre 
attitude  de  ses  compatriotes  et  qui  nous  fait  regretter  da- 
vantage d'ignorer  son  nom   (3),   le  patron  attache  une  des 

(1)  iSouv.  acq.  fraiu;.  9241,  fol.  69. 

(2)  Vingt-sept  hoiiiincs  coininandés  par  Jean  >iii'aise  et  payés  de  leurs 
gages  pour  la  garde  de  Calais  du  4  septembre  1346  au  4  août  1347.  (Journal 
du  Trésor  à  la  date  du  16  avril  1349;  cf.  éd.  Viard,  n"  2239.) 

(3)  Peut-être  était-ce  Pierre  Barbavera,  doté  plus  tard  de  maison  et  jar- 
din à  Harfleur  pour  avoir  «  longuement  et  lovaument  servi,  tant  par  mer 
(•(iiiiiiic  parterre».   (Arili.  nat.,  .1,1  68.  caj).  422.) 


192  HISTOIRE    DE   LA    MARINE    FRANÇAISE. 

lettres  à  une  lourde  hache,  qu'il  jette  à  la  mer  au  momcnL 
même  d'être  pris.  La  dépêche  était,  en  effet,  d'une  extrême 
importance  ;  elle  était  du  gouverneur  Jean  de  Vienne  et  ré- 
vélait la  situation  désespérée  de  la  place.  Retrouvée  le  len- 
demain à  marée  basse,  elle  fut  portée  au  roi  Edouard,  qui 
lui  ces  lignes  destinées  à  Philippe  VI  : 

«  Tout  est  mangé,  chiens,  chats  et  chevaux,  et  de  vivres 
nous  ne  pouvons  plus  rien  trouver  en  la  ville,  si  nous  ne 
mangeons  chairs  de  gens...  Nous  issirons  hors  de  la  ville 
pour  combattre,  pour  vivre  ou  pour  mourir,  car  nous  aimons 
mieux  mourir  aux  champs  honorablement  que  de  nous 
manger  l'un  l'autre...  vous  n'aurez  jamais  plus  de  lettres  de 
moi,  et  sera  la  ville  perdue  et  nous  qui  sommes  dedans. 
Notre-Seigneur  vous  donne  bonne  vie  et  longue  et  vous 
mette  en  volonté  que,  si  nous  mourons  pour  vous,  que  vous 
le  rendiez  à  nos  hoirs  (l).  " 

Par  ce  testament  sublime  semblait  finir  la  lutte  palpitante 
d'une  ville  contre  une  nation.  La  ville,  pourtant,  résista 
encore  plus  d'un  mois  et  donna  à  Philippe  VI  le  temps  d'ar- 
river. Le  !27  juillet,  l'armée  française  apparut  sur  le  mont 
de  Sangatte  ;  les  Calaisiens,  délirant  d'allégresse,  virent 
poindre  ses  lances  et  liotter  ses  l)annièrcs,  comme  jadis  les 
Parisiens  assiégés  avaient  entrevu  les  troupes  de  Charles  le 
Gros.  Puis,  le  mirage  s'évanouit.  Le  camp  anglais,  entouré 
de  marais,  était  inaccessible  ;  des  trois  chaussées  praticaljles, 
1  une,  le  pont  de  Nieulai,  était  défendue  par  le  coniLe  de 
Derby  et  une  "  foison  de  gens  d'armes  et  d'archers  »  ;  la 
route  de  Gravelines  était  occupée  par  les  Flamands,  la 
route  des  Dunes  battue  par  les  bombardes  etles  espringales 
de  la  flotte  anglaise. 

L'armée  de  Philippe  VI  s'était  embourbée  dans  les  ma- 
rais (2).  La  milice  de  Tournai  emporta,  a})rès  un  rude  assaut, 

(i)   UoBKRT  d'Avesbury,  Historia  Edwardi  III,  p.  386. 

(2)  31  juillet  et  l^août.  (Airli.  nat.,  ,1,1  68,  n«246,  295,  cl  ,T.)  77.  n"  386.;) 


LA    MAIilNK    An    SIKOE    DF    CALAIS.  493 

une  haulc  tour  élevée  entre  le  mont  de  Sangatte  et  la  mer 
pour  garder  les  Dunes  (1).  L'apparition  d'une  grosse  flotte 
française  aurait  eu  en  ce  moment  un  résultat  décisif,  car  la 
flotte  anglaise,  menacée  d'être  prise  entre  deux  feux,  aurait 
délogé  et  laissé  libre  le  chemin  des  grèves...  Quelques  voiles 
blanchirent  à  l'horizon.  Elles  arrivaient  de  Dieppe  avec  une 
cargaison  de  vivres.  Dans  une  suprême  tentative,  l'inl'ali- 
gable  Philippe  le  Dépensier  essayait  de  venir  au  secours  des 
assiégés  ["2).  ïl  n'avait  que  huit  barges;  c'était  trop  peu  pour 
inquiéter  l'ennemi;  elles  furent  enlevées  à  l'abordage  (3). 

Après  un  vain  déploiement  de  forces,  Philippe  VI,  déses- 
])éré,  congédia  ses  troupes  le  2  août.  L'amiral,  avec  un 
petit  corps  d'armée,  resta  en  armes  jusqu'à  ce  que  tout 
espoir  fût  perdu  (4).  Le  (>,  le  vice-amiral  Firniin  d'Aust  ces- 
sait aussi  sa  longue  faction  (5).  La  malheureuse  cité  avait 
capitulé  la  veille.  A  grand'peine,  six  bourgeois  héroïques, 
en  chemise,  la  corde  au  con,  avaient  obtenu  la  pitié  du  vain- 
queur. Et  quelle  pitié  !  tous  les  habitants  dont  on  redoutait 
à  bon  droit  l'attachement  à  la  France  furent  chassés  de  leurs 
foyers. 

Ils  emportaient  avec  eux  la  haine  de  l'Anglais.  Pierre  Ai- 
mar,  Jean  Masterel,  Guillaume  Coble ,  Etienne  Pillart, 
maîtres  de  navires,  avaient  conservé  chacun  vingt-six  com- 
pagnons. Deux  galères  royales,  commandées  par  Jean  Houe 
et  par  le  Boulonnais  Jean  Truffe,  les  rejoignirent  (());  Ma- 
rantse  mit  à  la  tète  de  l'escadrille  ;  et  tous,  comme  des  bêtes 

(i)  Froi.s.s.vrt,  éd.  Kcrvyii,  t.  V,  p.  188. 

(2)  Ces  vaisseaux  étaient  en  armement  à  Dieppe  le  14  juillet.  (Clairani- 
bault,  re<;.  40,  p.  2997,  n°  107.) 

(3)  Chroniques  de  Flandrex,  t.  II,  p.  271. 

(4)  Floton  de  Revel  servit  dans  l'armée  royale  du  .5  mai  au  14  août  avec- 
un  Ijanneret,  18  chevaliers  et  112  écuvers.  (Journal  du  Trésor,  éd.  Yiard, 
n"  2356.) 

(5)  Jal,  Arche'ol.  navale,  t.  II,  p.  338. 

(6)  Compte  de  Jean  de  L'Ospital.  (Nouv.  acq.  franc.  9241,  fol.  73, 
76  v",  77.)  Armement  de  ces  navires  du  6  au  11  septembre. 


49i  II  ISlOlItM    ni',    I.A    MAi:i\l',    Fli  ANCAlSi;. 

aux  abois,  foncèrent  sur  Tennemi.  D'une  escadre  qu'ils  ren- 
contrèrent vers  le  milieu  de  septembre,  ils  coulèrent  la 
moitié  et  ramenèrent  l'autre,  cinq  nefs  chargées  de  nobles 
dames,  à  Abbeville  (1). 

Dent  pour  dent!  A  cette  époque  fut  ruinée  la  ville  de 
Budleigh  dans  le  Devonshire  {"2)  par  une  escadre  française. 
La  brusque  arrivée  des  vaisseaux  de  Boccanera  aurait  produit 
un  coup  de  théâtre,  qu'on  escomptait  peut-être...  Mais  rien 
n'apparut  (;î).  Il  fallut  se  résigner  à  perdre  la  clef  qui  nous 
ouvrait  la  mer  du  Nord.  Avec  une  implacal)le  logique,  les 
Anglais  fermaient  la  Manche  à  1  orient  comme  ils  l'avaient 
fermée  à  l'occident  en  prenant  Guernesey;  et  dans  le  Canal 
britannique  où  le  pavillon  de  Saint-Georges  flotterait  tout- 
puissant,  Calais,  attirant  à  son  étaple  le  commerce  de  lu 
Hanse,  des  Flandres  et  de  l'Angleterre,  ruinerait  la  Nor- 
mandie. 

La  trêve  du  28  septembre  consacra  l'abandon  de  nos  espé- 
rances. Elle  nous  laissait  lui  répit  de  dix  mois,  ainsi  qu'à 
nos  alliés,  aussi  meurtris  que  nous,  David  Bruce  battu  et 
pris  à  Nevill's  Cross,  Charles  de  Blois  battu  et  pris  à  la 
Roche-Derrien.  Humilié  et  déçu,  Philippe  YI  laissa  peser  la 
responsabilité  du  désastre  sur  l'amiral,  qui  se  démit  de  son 
office  le  19  octobre  (4).  Il  se  hâta  de  distribuer  des  récom- 
penses aux  infortunés  Calaisiens,  des  indemnités  aux  mar- 
chands qui  avaient  ravitaillé  la  place,  «  en  tele  manière, 
ajoutait  le  roi,  que  plus  n'en  doions  oir  parler  (5).  »  Que 
d'amertume  dans  cette  phrase  !  Oublier... 

(i)    Chronifjues  de  Flandres,  t.  II,  p.  275. 

(2)  Nicolas,  A  History  of  the  Royal  Navy,  t.  II,  p.  99. 

(3)  Alphonse  XI,  loin  de  nous  venir  en  aide,  s'occupait  de  marier  son 
fils  Pierre  à  Jeanne,  fille  du  roi  Edouard  III.  (Daumet,  Etude  sur  l'alliance 
de  la  France  et  de  la  Castille  au  XIV^  et  au  XV'  siècles.  Paris,  1898,  in-8", 
p.  16-17.  (Bibl.  des  Hautes-Études,  n"  118.) 

(4)  P.  A>SELME,  Histoire  généalogique,  t.  VII,  p,  752. 

(5)  Mandement  royal  aux  trésoriers.  Paris,  19  décembre  1347.  (Pièces 
orif;.,  vol.  996,  doss.  22471,  pièce  2.) 


LA    \i\niNK  AI     sii:f;i;   m-;  calais.  /,«(.-, 

Il  laissait  à  son  fils  Jean,  duc  do  Normandie,  qui  avait 
et  qui  eut  toujours  l'âge  des  illusions ,  le  souci  de  la 
revanche. 

Jean  avait  qvielque  expérience  de  la  marine  de  f^uerre  de- 
puis qu'il  avait  fait  battre  la  ville  d'Aiguillon  par  une  flot- 
tille de  quatre  vaisseaux  armés  de  machines  (1). 

Et  cette  expérience  ne  lui  était  pas  inutile,  puisqu'il  médi- 
tait une  descente  en  Angleterre  ;  sur  sa  demande,  les  états 
de  Rouen,  en  novembre  1347  ;  les  états  de  Pont-Audemer. 
en  mars  1348,  votèrent  la  levée  et  l'entretien  d'un  homme 
d'armes  par  paroisse  {"2).  Il  ne  manquait  qu'un  amiral  et 
une  flotte.  Mais  Boccanera  ne  devait-il  pas  fournir  l'un  et 
1  autre,  admonesté  comme  il  l'était  par  son  roi  de  nous  ame- 
ner un  grand  nombre  de  vaisseaux  (;i)? 

Cette  fois,  il  se  décida  à  nous  envoyer  l'escadre  de  la 
Ccrda,  contre  paiement  du  premier  terme  de  la  solde  (4). 
Mais  nous  ne  sûmes  point  en  tirer  parti. 

Le  maréchal  de  Néelle  assiégeait  Tonnay-Charcnte  avec 
des  sapeurs  aragonais  et  une  flottille  espagnole  (5),  au  mo- 
ment où  Henri  de  Lancastre  prit  la  mer  a  pour  venir  doma- 
gier  »  le  roi  (<>).  Un  seigneur,  Geoffroy  de  Gharny,  crut  le 
moment  venu  de  reprendre  Calais,  et,  de  son  propre  chef, 
il  soudoya  le  capitaine  des  douze  vaisseaux  de  garde,  Ame- 

(1)  1346.  (Froissart,  t.  III,  p.  xxxui,  127,  349.) 

(2)  CoviLLE,  les  Etats  de  Normandie,  p.  60.  —  Le  19  mars  1348,  Jean 
nommait  un  maître  des  garnisons  de  l'armée  de  la  mer.  (Nouv.  acq.  franc. 
3637,  p.  59.) 

(3)  Ordre  d'Alphonse  XII  à  Boccanera.  Caiïete,  29  mars  1348,  v.  st. 
(Madrid  Academia  de  la  Historia,  coleccion  Salazar  M  114.  Cf.  Cesareo 
Feisnandez  Duro,  La  Marina  de  Castilla  desde  su  origcn.  Madrid,  1894, 
gr.  in-S",  p.  97.) 

(4)  Journal  du  Trésor  à  la  date  du  14  juillet  1349,  éd.  Viard,  n°  4240. 

(5)  Les  nefs  Santa-Maria  de  Bilbao  et  Santa-Maria-Magdalena,  entre 
autres,  furent  coulées  en  travers  de  la  Charenle  pour  bloquei-  Tonnay.  Sep- 
teudire  1349.  (Clairambault,  reg.  47,  p.  3517;  reg.  40.  p.  3011;  rcg.  54, 
p.  4069.  —  Franc.  20683,  fol.  337.) 

(6)  Lettres  de  Jean,  duc  de  Normandie.  Bonport,  4  octobre  1349.  (De- 
LiSLE,  Actes  normands,  n"  235,  p.  409.) 


',9ii  HIS'I'OIRI',    1)F.    I-A    MAIUM',    FnA^ÇAISK. 

rigo  ou  Aimeiyde  Pavie  (1);  il  aurait  réussi  dans  son  auda- 
cieuse entreprise  si  Edouard  III  ne  l'avait  lui-même  déjouée 
et  anéantie  le  2  janvier  1350.  Cet  échec  devança  le  rassem- 
blement d'une  escadre  à  Harfleur  sous  les  ordres  du  capi- 
taine d'armée  Galois  de  La  Heuse  (2),  lequel  ne  sut  point 
non  plus  agir  de  concert  avec  nos  alliés. 

Deux  négociateurs,  lestés  d'une  forte  somme  et  munis 
d'instructions  secrètes  (3),  étaient  partis  pour  la  Flandre,  où 
latlotte  espagnole  de  Charles  de  La  Gerda,  frère  de  l'ancien 
amiral  Louis  d'Espagne,  déchargeait  ses  marchandises.  La 
Ccrda,  ([ui  avait  sur  la  conscience  la  capture  de  douze  vais- 
scau.x  anglais  à  (Tuérande,  dut  trouver  que  l'ai'gent  arrivait 
à  point  pour  lui  permettre  de  renforcer  ses  équipages  et  d'af- 
fronter les  l'eprésailles  probal^les  du  retour. 

Edouard  III  l'attendait,  en  effet.  Le  2î)  août,  ses  dix-huit 
nefs  royales  montées  de  quatre  cents  chevaliers  et  d'une 
foule  d'archers  croisaient  en  vue  de  Winchelsea;  à  bord  de 
la  coque  Thomas^  retentissaient  les  gais  aecords  d'une  danse 
allemande  modulés  par  les  ménestrels  du  roi,  quand  la  vigie 
signala  un,  deux,  quatre,  puis  quarante  vaisseaux,  qui  arri- 
vaient en  un  train  par  brise  fraîche  de  nord-est.  C'était  la 
flotte  de  La  Cerda.  Les  ménestrels  se  taisent.   Edouard  fait 

(i)  Lettres  d'Eilouard  III  nomiiianL  Aiinery  de  l'avie  capitaine  et  «  con- 
(luiscur  de  ses  {jalécs  et  arhalétriers  "  .  24  avril  ISIS.  (Froissart,  éd.  Luce, 
t.  IV,  p.  xxviu,  n.  2.)  —  Ainicry  ou  Amerigo  montait  la  galère  capitane 
Thomas  de  Calais,  avec  40  arbalétriers  et  200  marins  d'équipage.  (^Hecord 
Office,  Wardrobc  38/2  E<hvard  III,  mcudir.  21-23.) 

(2)  Nommé  ou  du  moins  payé  le  15  mars  1350.  (Journal  du  Trésor,  à 
la  date  du  19  mars  1350,  éd.  Viard.  n"  4647.)  —  L'archevêque  de  Rouen 
Taisait  réparer,  le  22  mars,  600  armures  pour  la  «  présente  armée  de  Hare- 
ileu  ».  (Franc.  20887,  p.  95.)  —  Enfin,  à  Cherbourg,  on  réparait  trois 
barges  ducales.  Février-avril  1350.  (Delislk,  Actes  normands,  n°  250, 
p.  419.)  Et,  à  Saint-Savinlen,  appareillaient  les  nefs  de  Robert  de  Marchi(> 
et  de  Martin  .Juan,  marins  du  roi.  (Franc.  20684,  fol.  346  v",  350.) 

(3)  Le  22  février  1350.  Ordres  donnés  à  Pierre  Scatisse  et  Jean  Poille- 
villain,  qui  reçoivent  20,000  florins;  la  somme  est  portée  au  Journal  du 
Trésor  connne  versée  au  roi  de  Castillc.  (Journal  du  Trésor  à  la  date  du 
9  mars  1350,  éd.  Viard,  n»  4239.) 


LA   MAKINK    AU    SIEGI>;    DE   CALAIS.  497 

apporter  du  vin  et  boit,  ainsi  que  tous  ses  chevaliers.  Se 
portant  en  tête  de  colonne,  il  reçoit  le  choc  d'une  nef  espa- 
gnole, qui  «  s'en  vient  au  vent  de  grant  randon,  »  le  heurte 
et  passe.  Le  château  d'avant  défoncé  parle  beaupré  ennemi, 
une  voie  d'eau  dans  sa  carène,  la  coque  Thomas  accroche 
néanmoins  une  seconde  nef  grande  et  grosse,  et  l'amarine, 
en  dépit  des  barreaux  de  fer,  des  pierres  et  des  flèches  qui 
pleuvent  de  la  hune  et  des  gaillards.  De  leur  côté,  le  prince 
de  Galles  et  Henri  de  Lancastre  cernent  une  nef  castillane 
qui  baisse  pavillon.  Un  quatrième  navire,  les  drisses  et  les 
bragots  coupés  par  l'Anglais  Hanequin,  est  capturé.  Malgré 
la  perte  de  la  Sale  du  roi,  qui  contenait  la  garde-robe,  les 
Anglais  remportèrent  une  victoire  complète.  Quatorze 
grosses  nefs  restaient  entre  leurs  mains.  Le  reste  s'en- 
fuit sans  être  inquiété  (1). 

La  victoire  de  Winchelsea  assurait  la  suprématie  navale 
de  l'Angleterre,  que  nos  corsaires  tenaient  en  échec.  Par  un 
contre-coup  funeste,  elle  ébranla  l'alliance  franco-espagnole; 
peu  soucieux  d'endosser  seul  le  poids  de  la  guerre,  inquiet 
du  reste  pour  son  trône,  Pierre,  le  nouveau  roi  de  Castille, 
signa  un  traité  de  paix  avec  Edouard  (^).  Philippe  de  Valois 
n'avait  pas  vu  l'effondrement  suprême  de  sa  politique  ;  il 
était  mort  le  :2i2  août  1350. 

(1)  AvESBURy,  Historia  Edwardi  III,  p.  412.  —  Knighton,  Chronicon, 
t.  II,  p.  53.  —  Chroniques  de  Flandres,  t.  II,  p.  400  :  Chronique  de  Gilles 
li  Muisis.  —  Fkoissart,  éd.  Luce,  t.  IV,  p.  88.  — Le  Moine  de  Saint-iVlban 
[Chronicon  Angliœ,  p.  28)  fixe  à  26  le  nombre  des  vaisseaux  capturés  par 
Edouard  à  la  bataille  de  Winchelsea,  Froissart  à  14.  L'un  de  ces  chiffres 
doit  représenter  le  nombre  des  vaisseaux  pris,  l'autre  celui  des  navires  sau- 
vés, au  total  40.  —  Gilles  li  Muisis  parle  de  50  navires  et  2,500  hommes. 
[Chroniques  de  Flandres,  t.  II,  p.  400.)  —  C'est  probablement  à  l'arme- 
ment de  la  flotte  d'Edouard  III  que  se  rapporte  la  mention  suivante  :  «  Ad 
facicndum  86  pcnnuncellos  pro  navibus  régis  de  armibus  (51c)  vSanrti 
Gcorgii.  «    {Record  office,  Wardrobe,  38/2,  p.  21-23,  Edward  III.) 

(2)  1"  août  1351." 


3« 


JEAN  II 

MARINE   ROYALE   ET    MARINE   DES   VILLES 


Réduit  à  ses  seules  forces  navales,  Jean  II  n'eut  garde  de 
les  essaimer.  Charles  de  Blois,  forcé  de  se  suffire  en  Bre- 
tagne, eut  un  amiral  distinct  de  Tamiral  de  France  (1).  Le 
nouvel  oflicier,  Baldo  ou  Baude  D'Oria,  ne  quitta  };uère, 
il  est  vrai,  le  continent.  De  Paris,  on  suit  son  itinéraire  par 
Château-Chinon,  Angers  {"2),  où  on  relève  des  traces  peu 
équivoques  de  son  passage,  un  viol  et  un  vol;  Touffou,  où  il 
se  fait  verser  40  livres;  Redon,  où  il  installe  le  gros  de  sa 
troupe,  cinquante  arbalétriers  et  quinze  écuyers  génois  (3). 
Paris  exerçait  sur  l'amiral  une  telle  fascination  qu'on  le  vit 
plus  souvent  à  l'hôtel  de  la  rue  du  Bourg-Tibout  (4)  qu'en 
Bretagne. 

Ce  n'est  pas  que  le  fils  de  l'ancien  capitaine  des  galères 
royales  eût  dégénéré.  Mais  il  n'avait  ni  vaisseaux  ni  ports  : 

(1)  "  Amiiaiit  (le  la  mer  pour  Monsour  de  Rrct;i{jne  »  ou  "  aiiiiraut  de 
Bretagne  "  1351.  (^Mémoires  pour  servir  a  V histoire  de  Bretagne,  par  DOM 
MoiucE,  t.  I,  coK  1474  et  1485.) 

(2)  Lettres  de  rémission  des  23  mars  1352  et  4  mai  1353.  (Archives  nal., 
JJ  81,  n"'  281  et  SUS.) 

(3)  Mémoires...  île  Bretagne,  t.  I,  ooL  1474,  1485:  il  est  à  Paris  le 
26  février  1353  et  en  1355.  (Glairair.l)aii!t,  vol.  60,  pièce  4613.) 

(4)  l'hilippe  VI  avait  donné  à  Antoine  D'Oria,  en  raison  de  ses  l>ons 
services,  deux  maisons  sises  à  Paris,  rues  du  Bourg  Tiliout  et  du  Franc 
Mourier,  près  du  vieux  cimetière  Saint  Jean.  Janvier  1348.  (Archives 
nationales,  JJ  77.  cap.) 


JEAN    II.  499 

Jean  II  dut  lui  prêter  une  nef  (1)  et  un  quartier  spécial  au 
Clos  des  galées  de  Rouen,  celui  qu'on  appela  depuis  les 
Halles  de  Bretagne  (2).  Quant  au  littoral,  Matthieu  de  Gour- 
nai,  capitaine  de  Brest,  qu'Edouard  III  avait  investi  de 
l'amirauté  bretonne  (3),  l'occupait  de  Saint-Pol  de  Léon 
jusqu'à  Vannes.  Il  accaparait  si  bien  les  profits  des  brefs  de 
Bretagne  que  le  duc  Jean  IV  résolut  de  faire  concurrence  à 
ses  alliés. 

A  cet  ordre  d'idées  se  rattache  la  création  d'une  troisième 
amirauté  bretonne,  que  Jean  IV  institua  dans  son  apanage 
de  Guérande,  et  dont  Nicolas  Bouchart  fut  le  titulaire.  Bou- 
cliart  construisit  le  château-fort  du  Croisic  pour  la  protec- 
tion des  navires  marchands  (4)  ;  un  feu  fut  allumé  chaque 
nuit  au  sommet  de  la  collégiale  guérandaise  de  Saint- 
Aubin  (5),  dont  le  clocher  émerge  encore  si  haut  au-dessus 
des  alluvions  de  la  plaine  ;  la  division  guérandaise,  qui  con- 
serva son  autonomie  sous  la  puissante  dynastie  des  Bou- 
chart (6),  menaça  les  dernières  possessions  de  Charles  de 
Blois  sur  l'Océan. 

Pour  les  sauvegarder,  Baldo  d'Oria  ne  pouvait  mettre  en 

(1)  Que  Baldo  rend  le  22  mai  1354  au  {jarde  des  nefs  royales  de  Har- 
Heur,  Etienne  Du  Moustier.  (Pièces  orig.,  vol.  2076,  doss.  Moustier,  p.  2.) 

(2)  Ch.  de  Beaurepaire,  Rechei'ches  sur  Vaiicien  Clos  des  galées,  p.  13. 

(3)  20  septembre  1357.  [Mémoires...  de  Bretagne,  t.  I,  col.  1521.) 
Parmi  les  revenus  de  Matthieu  de  Gournai,  sont  mentionnés  les  profits  du 
château  de  Brest,  les  brefs  de  S.  Matthieu,  les  pêcheries. 

(4)  Alain  Bouchart,  Croniccjue,  liv.  IV,  fol.  131,  132. 

(5)  Bulle  de  Léon  X  «  Ecclesiaruni  fabricis  "  pour  la  réfection  du  clo- 
cher de  Saint-Aubin,  cpii  depuis  un  temps  immémorial  servait  de  phare, 
l"^""  mai  1521.  [Archivio  segreto  du  Vatican^  reg.  Vatican,  1202  fol.  60-61.) 

(6)  En  1369,  1377,  jNicolas  Bouchart  envoie  ses  nefs  au  service  de 
Charles  V.  (Franc.  26008,  p.  806.  —  Franc.  26009,  p.  813.  —  Delisle, 
Mandement:  de  Charles  V,  p.  781,  n°  1570.1  —  En  1390,  Jean  Bouchart 
commande  la  barge  ducale  la  Katherine.  (De  La  XicolliÈre,  la  Marine 
bretonne  aux  xv"  et  xvi*  siècles,  p.  15.)  En  1407,  il  fait  partie  de  l'armée 
navale  de  Guérande  qui  causa  tant  de  dommages  aux  Anglais.  (Blanchart, 
Lettres  et  mandements  de  Jean  V,  t.  II,  p.  38,  45,  47.)  —  A  cinq  cents 
mètres  du  bourg  de  Batz,  le  château  de  Kerbouchart  rappelle  le  souvenir 
des  grands  armateurs  guérandais. 


500  HISTOIRE  DE   LA    MARINE   FRANÇAISE. 

ligne  que  deux  galiots  stationnés  à  Nantes.  Le  Dauphin  lui 
prêta,  le  18  mars  1358,  une  galère  et  une  galiote  royales 
de  la  Rochelle,  et  prit  à  sa  solde,  pour  une  campagne  de 
deux  mois,  les  quatre  cents  Franco-Génois  de  la  flottille  (1). 
C'était  trop  peu,  on  l'imagine,  pour  ramener  la  victoire  sous 
les  drapeaux  de  Charles  de  Blois.  Les  marins  du  Croisic 
redoublèrent  d'audace,  et,  en  fin  de  compte,  ayant  "  moult 
bien  conforté  le  conte  de  Montfort  de  navires  et  de  gens  (:2)  )> , 
contribuèrent  à  son  triomphe  décisif  en  1364. 

Les  destinées  de  la  France  et  de  la  Bretagne  s'écoulaient 
parallèles,  aussi  sombres  d'un  côté  que  de  l'autre.  La  France 
avait  un  souverain  que  l'on  se  plaît  à  représenter  comme  un 
prince  orgueilleux,  fastueux,  emporté,  entièrement  igno- 
rant des  plus  simples  notions  du  gouvernement  et  de  la 
guerre  (3)  :  jugement  trop  sévère,  inspiré  et  presque 
motivé  par  les  nombreux  revers  du  règne  de  Jean  II.  Mais 
était-ce  ignorer  le  gouvernement  que  de  renouveler,  au 
moment  d'une  guerre  navale,  une  alliance  offensive  et  dé- 
fensive avec  la  Castille  (4) ,  d'obtenir  des  Génois  l'offre  de 
leurs  galères  (5) ,  ou  d'imposer  aux  bourgeois  d'Aigues- 
Mortes,  en  retour  de  la  confirmation  de  leurs  privilèges, 
l'engagement  de  servir  sur  la  flotte  royale  (6). 

Une  mesure  autrement  heureuse  et  qui,  au  service  d  une 

(1)  Franc.  26008,  p.  781,  publiée  par  S.  Llxe,  Histoire  rie  Du  Gues- 
clin,  p.  534-535,  pièce  justificative  XIII.  —  Mandement  de  Charles  V  aux 
trésoriers  de  payer  6,940  livres  tournois  à  Baldo  D'Oria  pour  l'entretien  de 
la  galère  et  des  trois  galiotes.  17  mars.  (Franc.  25701,  p.  133.) 

(2)  Al.iix  BorcH.\RT,  Cronicque,  liv.  IV,  fol.  132. 
(3j   Henri  3Iartin,  Histoire  de  France,  t.  V,  p.  120. 

(4)  Traité  de  Burgos  ronfirmé  par  Jean  II.  A1)haye  de  Preuilly,  juillet 
1352.  (Archives  nation.,  JJ  81,  cap.  497.) 

(5)  Edouard  III  écrit  au  doge  de  Gènes  d'empêcher  le  nolis  des  jjaièrcs 
de  la  République  par  les  Français.  Westminster,  6  mai  1352.  (Hymeis,  t.  III, 
l-p.,p.78.)  _  . 

(6)  Février  1351.  (Archives  nation.,  JJ  81,  cap.  465.) 


JEAN    II.  501 

haute  intelligence,  eût  porté  de  nombreux  fruits,  fut  la  réor- 
ganisation de  la  marine  royale. 

A  la  dure  école  de  la  défaite,  Jean  II  s'était  plus  que 
jamais  convaincu  de  la  nécessité  d'avoir  sons  la  main  une 
flotte  suffisante  pour  arrêter  l'ennemi  et  exempte  des  retards 
qu'entraînait  le  nolis  à  l'étranger. 

Quinze  nefs  ou  coques,  que  le  vicomte  de  Montivilliers 
acheta  en  Flandre  en  ]^Tr2  (I),  rejoignirent  la  grande  nef 
l'oyale  d'Harfleur  (:2).  Un  progrès  notable  a  été  réalisé  dans 
l'armement  des  l)âtiments  flamands,  ainsi  que  le  montre  un 
acte  contemporain,  le  compte  de  la  flotte  de  Louis  de  Maie 
en  1350  (3).  On  y  voit  figurer  quatre  ribaudequins ,  mitrail- 
leuses de  u  ti'ois  à  quatre  canons  rangés  de  front  sur  hautes 
charrettes  en  manière  de  brouettes  devant,  sur  deux  ou 
quatre  roues  bardées  de  fer,  à  tout  longues  piques  devant  à 
la  pointe  (4)  »  .  On  reconnaît  là,  il  est  vrai,  des  pièces  de 
campagne,  analogues  aux  chars  de  guerre  à  deux  canons 
adoptés  plus  tard  par  les  Ecossais  ;  elles  furent  débarquées 
au  camp,  devant  Anvers.  Les  engins  propres  à  l'escadre  de 
Louis  de  Maie  étaient  des  cernons^  provenant  des  ateliers  de 
Tournai  ;  la  poudre  et  le  plomb  avaient  été  achetés  à 
Bruges.  De  même,  les  nefs  de  Jean  II  ont  "  III  canons» 
parmi  leurs  «  estoreûres»  de  réserve,  venues  de  Flandre  (5). 
Et  qu'on  nous  parle  encore,  après  ces  exemples  multipliés, 

(1)  Jean  II  mande  à  l'amiral  de  recevoir  par  inventaire  <>  les  nef/,  ou  co- 
quez  ou  apparaulx  et  garnisons  que  nostre  viconte  de  Monstivillicr  a  fait  et 
fera  venir  de  Flandrcz  à  Harefleu»  .  Bois  de  Vincennes,  22  septembre  1352  : 
Vidiums  de  l'amiral.  (Franc.  25700,  p.  48.) 

(2)  Qu'on  réparait  le  23  mars  1351.  (Pièces  orig.,  vol.  2337,  doss. 
Poolin,  p.  2.) 

(3)  Les  douze  vaisseaux  de  Louis  «le  Maie,  huit  grands  et  quatre  petits, 
capitaine  Jacques  Buulc,  avaient  un  effectif  de  1,316  hommes.  (A.  Goovaerts, 
la  Flotte  de  Louis  de  Maie  devant  Anvers  en  1356,  dans  le  Compte  rendu 
des  séances  de  la  commission  royale  d'histoire.  Bruxelles,  t.  XIV  (1886), 
p.  33-58.) 

(4)  Fkoissakt,  cité  ibidem. 

(5)  5  janvier  1356.  (Pièces  orig.,  vol.  2089,  doss.  47597,  p.  6.) 


502  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRA^ÇA1SE. 

—  combat  de  1338,  Hotte  de  Jean  II,  —  de  l'apparition  de 
l'artillerie  navale  en  1372  (1). 

La  coque  Saint-Christophe  ^  la  nef  Sainte-Marie  et  les 
autres  voiliers  du  roi  (2)  furent  confiés  à  un  garde  général, 
Etienne  Du  Moustier,  assisté  de  quinze  gardes  subalternes  (3). 
Le  garde  général  allait  passer  vice-amiral.  Ainsi  se  recons- 
titua, avec  état-major,  magasin  (4)  et  budget  spécial  imputé 
sur  la  recette  de  la  vicomte  do  Montivllliers  (5),  l'escadre 
des  transports  royaux. 

A  Rouen,  la  seconde  escadre,  entretenue  sur  le  budget 
de  la  vicomte  de  Rouen  et  composée  des  croiseurs,  s'aug- 
menta, dans  le  courant  de  l'année  1352,  de  "  nombre  de 
galées  et  autres  vaisseaux  (<))  " ,  réparés  ou  construits  par 
Guillebert  et  Laurent  Poolin  :  20  galères,  l  galiote,  I  lin, 
5  barges  et  3  bargots  (').  Ajoutez  aux  deux  escadres  plu- 
sieurs bateaux  éclaireurs  (8),  les  barges  stationnaires  des  ports 
d'amirauté  (0),  le  Sagittaire  ou  Seetier  détaché  à  Paris  (10). 

Un  Frère  hospitalier  fut  l'artisan  de  cette  rapide  réorga- 

(1)  Froissart,  éd.  Luce,  t.  VIII,  p.  37. 

(2)  Gardes  Adam  Beugler  et  Guillaume  Godeffroy.  Quittances  datées  de 
Leure,  10  février  1359.  (^Ventes  cVautoqraplies  du  18  mars  1885,  n"  152,  et 
du  26  mai  1886,  n"  106.) 

(3)  Moyennant  une  solde  quotidienne  de  six  sols  pour  Etienne  Du 
Moustier  et  de  trois  sols  pour  chacun  des  autres.  Quittances  des  4  juin  et 
i"  septembre  1354.  (Pièces  orig.,  vol.  2076,  doss.  Moustier,  p.  2,  3.) 

(4)  Qui  était  la  maison  du  bourgeois  liarflcurais  Jeannet  le  Courtois. 
(Pièces  orig.,  vol.  2089,  doss.  47597,  p.  6.) 

(5)  Les  comptes  de  Jean  Riliaut,  vicomte  de  Monlivilliers,  pour  les  dé- 
penses de  la  marine  existaient  encore  en  1737,  avant  l'incendie  de  la 
Chambre  des  Comptes.  (Archives  nation.,  PP  99,  fol.  32.) 

(6)  Clairandjault,  1313,  p.  60.  —  Pièces  orig.,  vol.  2089,  doss.  47597, 
p.  4  :  Mandements  du  roi  et  de  l'amiral  en  date  du  20  décembre  1351. 

(7)  Franc.  25701,  pièce  124.  —  Franc.  26001,  p.  482,  —  Franc, 
25999,  p.  39.  —  Pièces  orig.,  vol.  2337,  doss.  52645,  p.  3,  4,  5.  —  De 
Beaurepaire,  Piecherches  sur  l'ancien  Clos  des  galées,  p.  13, 

(8)  Franc.  26001,  p.  490. 

(9)  Pièces  orig.,  vol.  1522,  doss.  La  lieuse,  p.  13  et  15,  et  cf.  Infra. 

(10)  Jean  II  mande  au  vicomte  de  Rouen  d'envoyer  à  Paris  «  navem  nos- 
tram  marinam  vocatam  Seetier,  apud  Rothomagum  vel  circa  existentem, 
munitam  nantis  ".  Paris,  5  décembre  1351.  (Franc.  25700,  pièce  33.) 


IKAN     II.  r,03 

aisation.  Le  roi  lui  avait  donné  pleins  pouvoirs,  juridiction 
étendue  (l),  nom  et  office  d'amiral  de  France.  Jean  de 
Nanteuil,  prieur  de  l'Hôpital  en  Aquitaine,  avait  appris  la 
stratégie  navale  dans  les  croisières  que  tout  chevalier  de 
Saint-Jean  devait  faire  contre  les  musulmans.  Sa  compa- 
gnie d  hommes  d'armes  fut  la  pépinière  des  amirau.x:  et  vice- 
amiraux  du  XIV  siècle  :  Jean  de  Ghamigny,  Ktienne  Du 
Moustier.  un  Jean  de  Vieiuie  (2),  servirent  sous  ses  ordi'es. 
A  une  épofjue  où  les  meilleurs  capitaines  recherchaient  les 
appertises  d'armes,  Jean  de  fauteuil  proposa  à  ses  compa- 
gnons un  grand  exemple  à  imiter,  le  célèhre  comhat  des 
Trente,  qui  traversa  comme  un  météore  le  .'^ombre  ri-gnc  de 
Jean  II.  Il  s'entoura  de  ce  nombre  fatidique  de  trente 
hommes  d'armes,  que  suivirent,  selon  l'usage,  deux  fois 
autant  d  hommes  de  pied ,  archers ,  ai^balétriers  ou  lan- 
ciers (3). 

A  ce  beau  corps  manquait  la  vie,  l'audace  ou  la  force, 
depuis  que  l'ennemi,  à  l'Ecluse,  avait  fauché  toute  une 
génération  de  marins.  Les  bandes  du  duc  de  Lancastrc 
purent  incendier  les  faubourgs  et  les  vaisseaux  de  Bou- 
logne. L'année  suivante,  en  mars  1352,  les  sept  vaisseaux 
du  corsaire  Thomas  Cock  rôdaient  impunément  sur  les 
côtes  normandes  et  picardes  (4)  ;  et  «  trente-huit  nefs  d'ar- 
mée "  anglaises  étaient  signalées  à  l'horizon  du  Cotentin , 
sans  qu'on  les  attaquât  (5).  C'est  que  l'ennemi  avait  ha])i- 
lenient  profité  de  la  gestation  de  notre  marine  pour  prendre 


(1)  Ordonnance  du  25  mais  1351.  [Ordonnances,  t.  II,  p.  408-409.) 

(2)  Montre  de  l'amiral  de  Nanteuil  en  mai-juin  1355.  (Clairamhault, 
vol.  1313,  p.  65-66.)  —  Les  mots  «  amiral  de  France  »  se  substituent  à 
cette  époque  à  l'ancien  titre  «  amiral  de  la  mer  "  :  la  création  de  l'amirauté 
de  Bi-etagne  oblige  désormais  à  préciser  le  domaine  du  granil  officier. 

(3)  Mandement  royal  du  12  novembre  1353.  (Archives  nation.,  K  47, 
n"  24,  orig.  :  Tardif,  Cartons  des  rois,  p.  388.) 

(4)  Nicolas,  Ilistory  of  the  Royal  Navy,  t.  II,  p.  115,  116. 

(5)  Fr.  25999,  p.  132. 


501  iiisToir.i':  m-   la  maiuM';  françaisk. 

Toffensive.  Il  se  retrancha  derrière  des  trêves  (l),  dès  que 
nous  fûmes  en  mesure  de  le  repousser. 

L'attente  énerva  nos  marins,  sans  cesse  tenus  en  haleine. 
A  peine  Jean  II  avait-il  prescrit  de  réparer  «  tout  le  navire 
que  nous  avons,  disait-il,  es  parties  de  Normandie  et  de 
Picardie  et  ailleurs,  en  faire  de  nouvel  certaine  quantité  et 
envoier  certains  messages  et  cspies  en  plusieurs  parties  (2)  » , 
qu'une  trêve  venait  annihiler  ces  efforts. 

En  1355  enfin  éclata  la  guerre.  Le  1"  mai,  vingt-quatre 
galères  et  vaisseaux  devaient  appareiller  (3)  avec  six  mille 
arbalétriers  et  pavoisiers  des  capitaines  Renier  (Trimaldi  et 
Baldo  D'Oria  (4).  On  commit  une  première  faute  en  diffé- 
rant d'un  mois  l'entrée  en  ligne  de  la  flotte  (5),  une  seconde 
faute  en  se  laissant  prévenir  par  l'ennemi.  Le  5  juin,  on 
apprenaitqu'il  était  en  mer.  Le  Dauphin  Charles,  qui  s'était 
porté  à  Deville,  près  de  Rouen,  manda  aux  milices  de 
gagner  la  côte  au  premier  signal  «  des  fouyers  acoustuméz 
à  faire  en  tel  cas  sur  les  lieux  de  la  marine  (G)"  .  Mais  l'orage 
se  détourna  de  la  Normandie.  Où  était-il  passé?  C'est  ce 
que  deu\  bateaux  de  l'amiral  de  Nanteuil  allèrent  savoir  (7). 

Edouax'd   III,   avec  une  grosse  Hotte   et  trois  mille  cinq 


(1)  Trûvcs  (lu  10  mars  au  i"  août  1353,  —  du  20  novembre  1353  au 
15  avril  1354,  prolongée  jusqu'au  l"  avril  1355. 

(2)  10  mai  1354.!  (Clairaml)ault,  vol.  213,  fol.  9463,  p.  25.)  —  Vidimus 
de  l'amiral  Jean  de  ISanteuil  du  4  juin  1354.  (Clairambault,  vol.  1313, 
p.  67.) 

(3)  Mandement  royal  de  préparer  du  biscuit  pour  ces  liàtiments  pour  le 
!"•  mai.  Teuiple-lés-Paris,  22  février  1355.  (Franc.  25700,  p.  01,  orig.) 

(4)  Du  3  décembre  1354  au28  juillet  1355.  (P.  Axselme,  Ilisloire  généa- 
logique, 1"  éd.,  t.  II,  p.  898.  —  Clairambault,  vol.  60,  p.  4613.) 

(5)  La  trêve  expirant  le  1"  avril.  —  Seule,  la  galère  de  Jean  D'Oria  par- 
tait le  9  avril  1355  en  reconnaissance.  (Franc.  25700,  p.  93.) 

(6)  Biitish  Muséum,  Additional  Charters,  n"  15,  lot  acheté  à  M.  de 
Courcelles  en  1855  :  Coj)ie  aux  Archives  de  la  Marine  G  193.  —  Cf.  Le- 
MOiNE,  Chronique  de  R.  Lescot,  publié  pour  la  Soc.  de  l'Hist.  de  France. 
Paris,  1896,  in-8». 

(7)  Maîtres  Guillaume  de  Franche  et  Colas  Lambert.  4  août  1355. 
(Franc.  26001,  p.  490.) 


.IKAN    II.  505 

ceiils  soldats,  courait  la  mer  depuis  le  10  juillet.  N'ayant  |)a 
atterrir  à  Cherbourg,  il  touchait  à  Saint-Picrre-Port  en 
Guernesey,  puis  regagnait  péniblement,  en  septembre,  la 
ville  de  Winchelsea.  Deux  mois  après,  il  allait  dépfapor 
Calais,  qu'iHic  armée  française  menaçait.  Les  vents,  con- 
traires au  roi  d'Angleterre,  avaient  favorisé  son  lils  le  prince 
de  Galles,  dont  les  trois  cents  navires  voguaient  tranquille- 
ment vers  la  Guyenne  (I). 

Avant  de  s'embarquer,  Edouard  III  avait  prescrit  aux 
hal)itants  des  côtes  de  tirer  chaque  soir  leurs  navires  à  terre, 
en  lieu  sûr,  et  de  ne  s'aventurer  en  mer  qu'en  flottilles  bien 
armées  (2).  Précautions  superflues!  Les  dix  galères,  cinfj 
barges  et  trois  bargots  du  clos  de  Rouen,  commandés  pour 
la  croisière  estivale  (;i),  n'avaient  pas  encore  reçu  leurs 
vivres  à  la  mi-août  :  et  le  î)  septembre,  au  moment  où  ils 
étaient  en  partance  au  Chef  de  Caux  (i),  l'amiral  de  Nan- 
tenil  s'attardait  à  «  arrimer  "  les  agrès  de  l'arsenal  et  à 
mener  les  galères  de  réserve  en  amont  de  Rouen  u  tant  pour 
péril  de  feu  comme  autrement  (5)  »  . 

La  campagne  de  1355  eût  été  stérile,  si  les  Écossais 
n'avaient  envahi  l'Angleterre  avec  l'aide  d'Yon  de  Garen- 
cières,  lieutenant  du  roi  de  France  es  parties  d'Ecosse  ((>). 
En  dehors  d'un  subside  de  dix  mille  marcs  que  les  prélats 
et  les  barons  se  partagèrent,   Yon  de  Garencières  amenait 

(1)  Ils  étaient  partis  de  Plymoutli.  (Nicolas,  History  oftlie  Royal  Navy, 
t.  II,  p.  118-119.) 

(2)  8  juillet  1355.  (^Lettres  de  roi.%,  reine:i,  etc.,  éd.  Champollion-Figeac, 
t.  II,  p.  111.) 

(3)  -Mandement  de  i'ainiral  fixant  les  garnisons  de  vivres  nécessaires  pour 
ces  18  bâtiments.  Rouen,  16  août  1355.  (Franc.  26001,  p.  482.) 

(4)  Entre  autres,  la  barge  royale  Saint-Nicolas,  70  hommes  d'équipage, 
qui  accompagnait  les  galères.  (Franc.  26000,  p.  468.) 

(5)  16  septembre.  (Clairambault,  vol.  1313,  p.  64.  —  Pièces  orig.,  vol. 
2337,  doss.  52645,  p.  7.) 

(6)  Biblioth.  nation..  Collection  De  Camps,  vol.  83,  fol.  559  copie.  Plu- 
sieurs chevaliers  revinrent  avant  leur  chef  :  tels,  Robert  Du  Bus,  qui  partit 
d'Ecosse  le  24  août  1355;  Jean  de  Vaux,  qui  revint  le  2  novembre  1355 


:)()li  H  ISIOIII  K    1)1',    I.A     MAIÎINI',    FRANÇAIS!;. 

une  soixantaine  de  chevaliers  et  écuyers,  deux  frères  de 
Vaugontart,  quatre  Du  Bus,  deux  de  Vaux,  trois  de  Mesa- 
lent,  trois  de  Guiencourt,  trois  LM^standart,  de  vrais  clans 
français  au  pays  des  clans.  La  petite  bande  rejoignit  dans  le 
Border  les  troupes  de  William  Douglas,  qui  faisaient  une 
guerre  atroce  aux  Anglais.  Plusieurs  ennemis  étant  tombés 
prisonniers  dans  une  embuscade  à  Nesbit,  comté  de  Durham, 
un  des  gentilshommes  français  les  acheta  à  prix  d'or  et  leur 
trancha  la  tête  pour  venger  la  mort  de  son  père,  tué  en 
France  (1). 

Garencières  assista  au  siège  de  Berwick,  qui  fut  emportée 
et  remise  au  gardien  du  royaume,  Robert  Stuart.  Son  «  em- 
prise i>  terminée,  il  revint  par  la  voie  d'Aberdeen,  le  ^:2  jan- 
vier 1356  (2).  Il  avait  réussi  à  détourner  contre  l'Ecosse 
une  partie  des  armements  anglais. 

Il  Plusieurs  escumeurs  tant  de  Seine  que  de  Somme  (3)  v 
profitèrent  de  cette  diversion  pour  mettre  au  pillage  les 
côtes  méridionales  de  l'Angleterre,  que  l'amiral  Jean  Pave- 
ley,  prieur  de  Saint-Jean  de  Jérusalem,  vint  à  la  hâte  pro- 
téger (4).  Chose  étrange!  deux  prieurs  de  l'Hôpital,  Frère 
Jean  de  Nanteuil  et  Frère  Jean  Paveley,  deux  frères  d'ar- 
mes ou  de  religion,  se  trouvaient  en  présence.  Qu'ils  aient 
évité  de  parti  pris  toute  rencontre  serait  une  explication 
plausible  de  l'extraordinaire  pénurie  des  engagements 
navals. 

Fn  mars  1356,  quatorze  galères  flanquées  d'un  lin  appa- 

(1)  FoRDUN,  Scotichionicon,  lib.  XIV,  cap.  ix,  val.  II,  p.  350.  —  Fran- 
cisque Michf:l,  Le<!  Ècossain  en  France,  t.  I,  p.  67. 

(2)  Chronocjraphia  regum  Francoruni,  éd.  Moranvillé,  t.  II,  p.  255, 
n.  h.  —  Clairambault,  vol.  7,  p.  ?,^1  ;  vol.  68,  p.  5281;  vol.  84,  p.  6649. 
—  Chronique  normande,  p.  299,  n.  4.  —  NîCOLAS,  History  of  the  Royal 
Navy,  t.  II,  p.  129. 

(3)  Armés  par  l'amiral  de  JNanteuil  avant  le  10  janvier  1356.  (Pièces 
orijT.,  vol.  2089,  doss.  47597,  p.  6.) 

(4)  Aux  abords  de  Soutliampton.  Mandement  d'Edouard  III  à  Paveley, 
18  janvier  1.356.  (Rymer,  t.  III,  1'"  p.,  p.  114.) 


•>KA\    n  50- 

reillaient  au  clos  de  Rouen  pour  la  défense  du  pays  de 
Normandie  et  du  royaume  de  France  (1).  Le  roi  d'Arapon. 
Pierre  IV.  en  promettait  quinze  autres  avec  trois  cents  cava- 
liers et  neuf  cents  piétons  (8  janvier)  (:2). 

Stoïcisme  ou  abnégation,  je  ne  sais  comment  qualilier  la 
conduite  du  roi  d'Aragon.  Oul)liait-il  quel  appui  avaient 
prêté  à  son  rival  Jacques  II  de  Majorque  l'escadre  de  Charles 
Grimaldi  et  les  Languedociens?  Ou  peut-être  la  vic-loirc 
efface-t-elle  toute  rancune.  Le  2~)  oelobrc  i;>49,  les  trois 
mille  cinq  cents  Français  de  Jacques  II  étaient  écrasés 
par  des  forces  aragonaises  six  fois  supérieures  dans  la 
grande  plaine  majorquaine  qui  s'étend  entre  Palma  et  Luch- 
mayor  (3).  Si  le  roi  Jean  s'adressa  sans  vergogne  au  vain- 
queur, c'est  que  la  guerre  de  Gènes  avec  Venise  avait  tari  la 
source  de  notre  recrutement  habituel,  c'est  aussi  que  la 
marine  aragonaise  jouissait  d'un  grand  prestige,  auquel 
les  Ordonnances  de  ce  même  Pierre  IV  sur  tes  escadres  de 
guerre  [A)  et  sur  la  navi galion  en  temps  de  gner^re  (5)  n'avaient 
pas  peu  contribué. 

Au  moment  où  l'escadre  promise  à  la  France  s'équipait, 
Pierre  IV  déclara,  le  :2()  février  1^556,  qu'il  prêterait  ses  ga- 

l'I)  Suivant  mandement  des  généraux  des  aides,  en  date  du  dernier 
février  1356.  Rouen.  (Franc.  26001,  p.  523.) 

(2)  Chaque  galère  devait  porter  trente  arbalétriers  en  plus  des  rameurs. 
Jean  II  rendrait  les  bâtiments  dans  leur  état  et  valeur,  .sauf  à  les  acheter 
suivant  prix  arbitré.  Il  paierait  mille  florins  d'or  pour  la  solde  mensuelle  de 
chaque  galère  et  fournirait  en  outre  le  pain.  La  convention,  passée  à  Séri- 
gnan,  près  de  Béziers,  le  8  janvier  1356,  ratifiée  en  février  par  Jean  II, 
entra  en  cours  d'exécution  le  27  mars  où  le  clerc  des  arbalétriers  Jean  de 
L'Ospital  partait  de  Paris  avec  la  solde  des  galères  aragonaises.  Le  paie- 
ment eut  lieu  à  Vallone  au  diocèse  d'Elne  le  13  mai  1356  en  présence  du 
Montpelliérain  Jacques  de  Magnane,  commissaire  royal  de  la  flottille. 
(Clairambault,  vol.  60,  p.  4611,  a»' 110-111;  vol.  84,  p.  6647,  n"  193.  — 
ZuRiTA,  Anales  d'Aiagoti,  liv.  VIII,  cap.  lxi.  —  Capmanv,  Memorias...  de 
Barcelona,  t.  IV,  p.  U7.  —  Histoire  du  Languedoc,  n.  étl.,  t.  IX,  p.  160.) 

(3)  Lecoy  de  la  Marche,  Relations  de  la  France  avec  le  royaume  de 
Majorque,  t.  II,  p.  162-163. 

(4)  Barcelone,  5janvicr  1354.  (Pardes.sus,  Lois  maritimes,  t.  V,  p.  432.) 

(5)  Barcelone,  4  mars  1354.  {Ibidem,  p.  460.) 


r.OS  HISTOFHK    l)K    I.A    AIARI.NR    l' lî  A  N  ÇA  f  SK. 

Icres  aux  armateurs  qui  voudraient  courir  sus  aux  Génois  (I). 
L'empressement  de  ses  sujets  fut  tel  que  le  roi  dut  réduire 
à  huit  galères,  une  galiote  et  l,7S5  hommes  les  secours 
promis  à  Jean  II.  Ils  quittèrent  Barcelone  le  H  juin  \:\T){i 
sous  les  ordres  du  majordome  François  de  Perillos  {"2). 

Cette  escadre  déchaîna  une  grosse  guerre  pour  un  petit 
fait,  pour  la  capture  de  deux  navires  })laisantins  que  des 
Génois  chargeaient  de  vinaigre  à  San  Lucar  de  Barrameda. 
Le  fait  en  lui-même  s'expliquait  par  les  hostilités  de  Gênes 
et  de  l'Aragon  :  mais  il  v  avait  violation  des  franchises  ter- 
ritoriales do  rKs})agno,  violation  ([ui  s'aggrava  d'un  crime 
do  lèse-majesté.  Non  loin  de  là,  le  roi  do  Castillc  Pierre  se 
récréait  à  la  pèche  du  thon  aux  Alniadravcs.  Une  galiote 
génoise  poursuivie  par  Perillos  vint  chercher  un  refuge  au 
iianc  de  sa  galère.  Sommés  d'arrêter,  les  assaillants  répon- 
dent par  une  grêle  de  traits  et  dévastent  les  rives  du  Gua- 
dalquivir.  De  rage,  Pierre  gagne  Séville,  arme  sept  galères, 
six  nefs  et  se  lance  à  la  poursuite  des  pirates.  Malgré  sa 
diligence,  quand  il  arriva  à  Tavira  en  Portugal,  l'escadre 
aragonaise  avait  passé  depuis  plusieurs  jours  et  ravageait 
déjà  les  côtes  de  Galice.  Il  revint  pâle  de  fureur  et  demanda 
au  roi  d'Aragon  raison  de  l'insulte;  une  guerre  atroce 
éclatait  (3) . 

En  France,  tout  allait  à  la  dérive,  faute  de  direction  ou 
d'énergie.  L'amiral  de  Nanteuil  (4)  n'avait  pu  tenir  tête  aux 
cinquante-deux  voiles  du  duc  de  Lancastre   (5),   dont  les 

(1)  Ordonnance  sur  la  Course.  (^Ihidem,  p.  465.) 

(2)  P.  Anselme,  Histoire  (jénéaloçjique,  t.  VII,  p.  758. 

(3)  GoNZALO  DE  Lk  HiNOJOSA,  Cltronicoii,  apud  Colleciàn  de  documeiitos 
iuedilos  para  la  historia  de  Espaiia^  t.  GVI,  p.  78.  —  Zurita,  Anales  d'A- 
racjon,  liv.  IX,  cap.  i,  p.  269.  —  ÎNavarrete,  Coleccion  de  viarjes,  t.  1, 
p.  XX.  —  Duno,  La  Marina  de  Cas ti lia,  t.  I,  p.  113. 

(4)  Qui  est  à  Caen  le  14  juin  1356.  (Pièces  orij;.,  vol.  2089,  doss.  INau- 
teuil,  p.  1.) 

(5)  Parti  le  18  juin  d'Anjjleterre.  :]Nicoi.as,  Flistorj  of  the  Royal  Navy, 
t.  II,  p.  121.)  Il  avait  2,100  Anglo-Navarrais  coinine  troupes. 


JEAN    II.  509 

troupes,  débarquées  à  la  Hougue  au  mois  de  juin,  déj^aîrè- 
rent  les  forteresses  navarraises  de  Pont-Audemer  et  de  Bre- 
teuil  (l).  Il  n'avait  alors  soi:o  la  main  que  les  quatre  galères 
de  son  vice-amiral  Jean  de  Charaigny  (2).  Les  renforts 
amenés  par  Perillos  ne  firent  pas  meilleure  besogne  :  dès 
leur  arrivée  à  Quillebeuf,  les  marins  aragonais  désertent, 
quelque  mesure  que  l'on  prenne  de  leur  barrer  les  routes  (3) 
et  de  désarmer  leurs  galères  au  clos  de  Rouen  (4).  Une  ter- 
reur panique  les  a  saisis,  bien  compréhensible,  hélas!  Le 
H)  septembre,  l'armée  française,  écrasée  par  les  Anglais, 
dormait  son  dernier  sommeil  dans  les  champs  de  Poitiers; 
le  roi  était  prisonnier. 

On  ne  peut  guère  imaginer  de  situation  plus  désespérée 
que  celle  du  royaume  et  de  position  plus  difficile  que  celle 
du  régent,  jeune  homme  sans  expérience.  Les  Anglais  se 
répandent  partout  :  point  de  troupes  à  leur  opposer,  rien 
dans  le  Trésor  de  guerre.  Le  prince  de  Galles  emmène  en 
Angleterre  (5)  l'armée  vaincue,  le  roi  et  la  chevalerie  de 
France  (avril  1357)  :  et  Jean  II,  devenu  le  jouet  de  son 
geôlier,  mande  à  son  fils  Charles  «  que,  sur  encourre  en  son 
indignation  et  sur  toute  s'amour,  il  ne  feist  armée  "  de 
mer  (6).  Force  fut  de  signer  le  23  mai  une  trêve  de  deux 
ans.    Lors  même    que    le    régent  eût  voulu,    malgré   tout. 


(i)  Dupont,  Histoire  du  CoteiUin,  t.  II,  p.  348. 

(2)  En  particulier,  la  galère  vice-auiirale  Saint-Georges,  armée  le  10  sep- 
tembre. (P.  Anselme,  Histoire  (fénéalogi(jue,  t.  VII,  p.  758.) 

(3)  Le  15  octobre,  le  bailli  de  Rouen  fait  barrer  les  routes  aux  fugitifs, 
en  ordonnant  de  les  ramener  vers  leur  patron  à  Rouçn.  (Franc.  26001, 
p.  710.)  —  Le  18  octobre,  Perillos  touchait  4,912  Vwhei  à  Rouen.  (Clai- 
rambault,  vol.  84,  p.  6649,  n»  194.) 

(4)  En  novembre.  (De  Beaurepaire,  Reclierches  sur  le  Clo:;  des  gale'es, 
P-  13.) 

(5)  SouS  la  garde  de  2,500  hommes  de  troujjes.  Il  aborda  le  5  mai  à 
Plyraouth,  et  non  à  Sandwich  comme  le  dit  Froissart.  (Kmghton,  t.  II, 
P-  93.) 

(6)  CEuvres  de  Froissart,  éd.  Kervvn  de  Lcttcnhove,  t.  XYIII,  p.  408- 
410. 


510  HISTOIRE    1)K    LA    MARIINE    FRANÇAIS!-;. 

arracher  son  père  à  rennemi,  il  n'avait  aucune  Hotte  dispo- 
nible. Perillos  avait  mené  ses  Ara5i[onais  au  secours  de 
l'ont-Audemer  (1)  que  venaient  de  prendre  les  Français; 
puis  sa  troupe  s'était  évanouie.  Les  marins  normands  étaient 
retenus  à  la  défense  de  leurs  propres  foyers  :  une  bande  de 
six  cents  Anglais,  installés  à  llonfleur,  barrait  la  Seine  en 
aval,  tandis  que  Charles  le  Mauvais  l'occupait  en  amont,  du 
côté  de  Paris. 

Solidarisés  pour  la  commune  défense  de  leurs  intérêts,  les 
villes  commerciales  organisèrent  une  flotte  :  le  prévôt  des 
marchands,  Etienne  Marcel,  envoya  des  soudoyers  pari- 
siens; Rouen,  Harfleur,  Chef  de  Caux,  toute  la  côte  jusqu'à 
Dieppe  mobilisa  vaisseaux,  arbalétriers  et  marins  {"2).  Ce 
fut  avec  cette  flotte  improvisée  qu'im  amiral  au  nom  popu- 
laire, Enguerrand  Quiéret,  vint  bloquer  Ronfleur  vers  la  fin 
d'août  1357.  Dans  la  hâte  du  départ,  on  avait  négligé  les 
vivres  (3),  ce  qui  fit  brusquer  l'attaque. 

Dès  (ju'il  aperçut  dans  le  lointain  l'armée  de  Louis  de 
Harcourt  (4)  et  de  Roltertde  Clermont  qui  arrivait  de  Pont- 
Audemer  pour  seconder  les  opérations  du  siège,  l'amiral 
Quiéret  accosta  les  remparts  du  port.  "  Et  assaillirent  ceulx 
des  vaisseaulx  tant  longuement  que  la  mer  se  retraïst  »  en 
laissant  à  sec  plusieurs  bâtiments  français  :  les  Anglais  les 
brûlèrent  en  dépit  de  Louis  de  Harcourt.  Les  troupes  de 
terre    durent  de  même,   au  bout  de   quelque   temps,  al>an- 

(1)  23  octobre  1356.  (Franc.  26001,  p.  710.) 

(2)  Chronique  des  quatre  premiers   Valois,  p.  63. 

(3)  Le  31  août  1357,  Enguerrand  Quiéret  fait  savoir  au  A-icouitc  d'Auj;c 
«  (jue  nous  sommes  devant  Honnctleu,  o  tout  grant  quantité  de  gens  d'ar- 
mes, arbalestriers  et  de  pié  estans  en  certain  navire  pour  obvier  à  l'aide  de 
Dieu  à  la  inale  volenté  et  euiprinse  d'aucuns  des  anemis  du  roy  et  du  duc 
nosseigneurs,  et  illecques  avons  grant  neccessité  de  vivres  pour  la  garnison 
dudit  navire".   (Franc.  26002,  p.  746.) 

(4)  Le  27  aovit,  le  garde  du  Clos,  Vincent  du  Ilonmie,  porte  1,600  livres 
au  Pont  Audemer  à  Louis  de  Harcourt  et  ses  gens  de  ]iied  »  ordennés  de 
présent  à  aler  es  parties  de  Honnefleu  pour  la  deffense  d'icelli  pays  »  .  (Clai- 
rambault,  vol.  213,  p.  9497,  n»  82.) 


,)i;a\   m.  511 

donner  le  siège.  Seuls,  les  croiseurs  de  Leure  et  de  Har- 
fleur  restèrent  «garder  la  rivière  (1)"  durant  Tautoiime  (:2). 
Un  moment,  l'office  d'amiral  fut  confié  par  le  dauphin  au 
sire  d'Aubigny,  prisonnier  des  Anglais.  Mais  le  parti  popu- 
laire, représenté  par  les  Etats  de  février  1358  (3),  fit  réin- 
tégrer Quiéret  dans  sa  charge,  en  faisant  déclarer  qu'il 
avait  été  révoqué  injustement. 

La  fin  de  la  trêve  approchait,  et  avec  elle  le  souci  de 
parer  aux  éventualités  d'une  guerre  prochaine.  Comme  il 
arrive  parfois  après  de  grands  désastres,  la  nation  perdant 
confiance  en  elle-même  souhaitait  une  intervention  étran- 
gère, un  coup  de  théâtre,  d'où  qu'il  vînt.  Elle  reprit  à  son 
compte  les  prophéties  de  Merlin  l'Enchanteur,  qui  avaient 
pesé  pendant  des  siècles  comme  la  malédiction  des  Gallois 
vaincus  sur  leurs  vainqueurs.  Aux  Etats  de  Languedoc,  le 
frère  du  régent,  Jean,  ne  craignait  pas  de  les  rappeler  en 
ces  termes  :  «  aucunes  pronostications  dient  bien  que  le 
roi  de  Danemarche  destruira  le  pays  d'Angleterre.  " 

Conclusion  :  des  subsides  permettraient  d'armer  Valde- 
mar  III  contre  l'Angleterre  et  d'  «  avoir  vengeance  par 
estranges  gens,  »  au  grand  profit  du  roi  et  du  peuple.  C'est 
du  reste  une  nécessité,  ajoutait  le  prince;  «carnous  n'avons 
mie  navire,  ne  l'appareil  »  naval,  dont  les  Anglais  ont 
«  plus  grant  paour  que  de  riens  du  monde  (4)  " 

Il  se  trompait.  L'énergie  de  la  nation  se  réveilla.  D'un 
trait  de  plume,  le  prisonnier  d'Edouard  III  ayant  sacrifié  à 

(1)  Chronique  des  rjualre  premiers  Valois^  p.  64. 

(2)  D'oclobre  1357  à  janvier  1358,  Gîlbert  Gaude,  bourgeois  de  Mar- 
fleur,  fournit  des  munitions  à  l'armée  navale.  (P.  Anselme,  //JJfOîVe  (jénéa- 
logique^  t.  VII,  p.  753.) 

(3)  Les  Etats  de  Paris  en  février  i'io'6,^d.v  Paul  Viollet,  Mémoires  de 
V Académie  des  Inscriptions,  t.  XXXIV,  2"  p.,  p.  271,  276. 

(4)  Mémoire  de  Jean  de  France  ,  plus  tard  duc  de  Berry  ,  aux  Etats 
de  Languedoc.  Mars  1359.  (Pièce  du  grand  chartrier  de  Montpellier,  pu- 
bliée par  Kekvyn  le  Lettemîove,  OEuvres  de  Froissart,  t.  XVIII,  p.  408- 
413.1 


5l'2  IIISTOIRK    DE    LA    MARINE   FRANÇAISE. 

renncmi  la  moitié  du  royaume  (1),  les  Etats  généraux, 
mandés  dans  la  capitale,  refusèrent  de  ratifier  le  honteux 
traité  et  jurèrent  bonne  guerre  aux  Anglais.  Du  coup,  la 
marine  de  guerre,  qu'on  croyait  morte,  se  releva.  Six  jours 
après  la  déclaration  des  Etats,  le  25  mai,  le  capitaine  de  la 
mer,  promu  vice-amiral,  prêtait  solennellement  serment  de 
fidélité  en  Cour  du  Parlement  (2).  Le  3  juin,  c'était  le  tour 
du  nouvel  amiral.  Le  Baudrain  de  la  Heuse,  maréchal  de 
Normandie  (3).  Les  corsaires  dieppois  avaient  étrenné  la 
campagne  en  janvier  par  la  capture  d'une  «  grant  quantité 
de  ])iens,  tant  vins  et  autres  denrées  »  anglaises  (-4). 

Mais  Edouard,  avec  sa  promptitude  ordinaire,  débar- 
quait à  Calais  une  grosse  armée  (5),  sans  que  le  lieutenant 
de  l'amirauté  à  Dieppe,  Jean  de  Clares,  et  plusieurs  vais- 
seaux de  guerre  picards  et  normands  pussent  faire  autre 
chose  que  harceler  ses  convois  (novembre)  (6).  Si  tout 
mal  comporte  un  bien  relatif,  c'était  le  cas  de  l'invasion 
présente  :  en  dégarnissant  les  côtes  britanniques,  elle  ren- 
dait possible  l'enlèvement  du  roi  Jean.  Ce  fut  un  trait  de 
lumière  pour  le  lieutenant  général  Louis  de  Harcourt.  Sur 
son  ordre,  l'amiral  de  France  vint  entretenir  le  conseil  de 
certaines  "  besoingnes  touchans  le  bien  et  prof  fit  du  pais  de 
Normandie  (7)  » .  Ecouté,  applaudi  de  tous,  Le  Baudrain 
de  la  Heuse  emporta  la  conviction  que  la  cour,  comme  les 
populations,  lui  prêteraient  leurs  concours. 

(1)  Traité  de  Londres,  24  mars  1359,  signé  par  Jean  H. 

(2)  l'ranç.  21309,  fol.  63  :  Table  alphabétique  des  registres  du  Parle- 
ment, par  Le  Nain.  Le  nom  d'Etienne  Du  Moustier  y  est  détiguré. 

(3)  Ibidem,  et  P.  Anselme,  Histoire  généaloqique,  t.  VII,  p.  758. 

(4)  Franc.  26002,  p.  899". 

(5)  Le  30  octobre. 

(6)  Le  Saint-Esprit  de  Rouen  armé  le  2  novembre,  la  coque  de  Jean  de 
Clares  armée  le  8  novembre,  devaient,  ■-  avec  pluseurs  autres  vesseaux  tant 
des  jiarties  de  Normandie  que  de  Picardie...  porter  dommage  aux  ennemis 
du  royaume.  «  (Pièces  orig.,  vol.  2076,  doss.  Moustier,  p.  4;  vol.  1522, 
doss.  Heuse,  p.  13.) 

(7}    Pièces  orig.,  vol.  1522,  doss.  Heuse,  p.   14. 


JEAN    H.  513 

Aussitôt  à  l'œuvre,  en  plein  hiver,  il  préparc  l'expédi- 
tion. Le  :20  décembre,  il  est  à  Rouen,  le  M)  à  Abbeville, 
en  compagnie  du  Aace-amiral  (1). 

Ce  jour-là,  le  niaitre  du  stalionnaire  d'AI)l)cvillc  s'apprê- 
tait à  partir  avec  la  barge  royale  et  une  nef,  la  Catherine, 
rpi'il  possédait  (2).  Ses  chefs  lui  avaient  confié  la  périlleuse 
mission  de  découvrir  la  prison  du  roi  Jean  (li).  C'était  un 
hommage  rendu  à  la  valeur  dont  il  avait  fait  j)rcuve  toute 
sa  vie  et  en  particulier  durant  le  siège  de  Calais,  lin  trait 
peint  riiommc.  L'année  suivante,  il  refusait  de  prêter  ser- 
ment au  roi  Edouard,  devenu  maître  d'Abbevillc.  Trans- 
porté à  Douvres,  il  est  écroué  dans  un  cachot,  sans  cpi'on 
daigne  lui  a  ouvrir  voie  de  droit  ne  à  ses  amis  rpii  le  pour- 
suivoient  »  .  Quand  on  le  croit  brisé,  il  est  tiré  de  prison  et 
conduit  au  sommet  d'une  tour  battue  par  un  ressac  furieux. 
Des  hallel)ardes  s'enfoncent  dans  sa  chair  :  u  Jure  fidélité  à 
notre  glorieux  Edouard,  roi  de  France  ;  tu  auras  la  vie  sauve. 
—  Jamais,  "  s'écric-t-il,  et  il  est  précipité  dans  l'abîme  (4). 

Tel  était  le  capitaine  Enguerrand  Ringois,  modeste  héros 
dont  rien  ne  rappelle  le  souvenir,  dont  on  a  tout  oul)lié, 
jusqu'au  nom,  au  point  d'en  faire  un  "  Jean  d'Abbevillc, 
héritier  présomptif  de  la  sirerie  et  pairie  de  Bouberch  et 
Domvast  (5)  » .  Mais  sa  clairvoyance  ne  fut  pas  à  la  hau- 


(1)  Pièces  orig.,  vol.  1522,  doss.  lieuse,  p.  14  et  15. 

(2)  Pièces  orig.,  vol.  1522,  doss.  lieuse,  p.  15  :  "  Avons  ordenc  que 
nostre  amé  Enguerran  Ringot,  inaistre  lie  la  nef  appellcc  Le  Katcriiie,  mete 
che  ycelle  nef  sur  la  mer  avecques  une  barge  appartenant  à  nos  dis  sei- 
gneurs, de  laquelle  il  est  garde  et  maistre.  «   Prenez,  dit-il  au  garde  du  Clos, 

Il  lettre  de  recognoissancc  dudit  Ringuois  »  .  Cette  lettre  de  reconnaissance  ou 
quittance  de  Ringois  existe  aussi  en  original  aux  Pièces  originales,  vol.  2488, 
doss.  Ringois. 

(3)  Ou  du  moins  de  servir  d'éclaireur  et  d'aller  aux  renseignements. 

(4)  Griefs  adressés  au  roi  d'Angleterre  par  Charles  V,  mai  1369.  (Archi- 
ves nation.,  J  654,  p.  4.  —  Grandes  chronùjues  de  France,  éd.  P.  Paris, 
t.  VI,  p.  291.) 

(5)  0.  de  Poli,  Un  martyr  de  la  pairie  :  Recherches  sur  Binr/ois  d'Abbe- 
villc. Paris,  1879,  in-18,  p.  204. 

I.  33 


514  HISTOIRE    DE    LA    MAUINE    FRANÇAISE. 

teur  de  son  courage,  si  c'est  lui  qui  détourna  nos  efforts 
contre  les  Ginq-Porls,  alors  que  Jean  II  était  enfermé  à 
Somerton  dans  le  Somerset,  puis  à  Berkhamstead,  château 
du  prince  de  Galles  situé  dans  le  Hertford  (1). 

Marins  et  soldats,  paysans  et  bourgeois,  tous,  dans  la 
commune  détresse,  marchaient  à  l'ennemi.  L'élan  de  la 
nation  pour  délivrer  son  roi  fut  tel  que  l'absence  de  l'insti- 
gateur de  l'entreprise  (2),  tombé  prisonnier  au  combat  de 
Préaux,  passa  inaperçue.  Le  connétable,  le  comte  de  Saint- 
Fol,  Hugues  de  Ghâtillon  et  les  grands  seigneurs,  à  la  tête 
de  leurs  troupes,  se  pressaient  vers  les  ports  d'embarque- 
ment (3).  Fremin  Andeluye,  écuyer  du  Dauphin,  amenait  les 
bourgeois  d'Amiens;  Rifflard,  fi'ère  bâtard  du  comte  de 
Flandre,  arrivait  avec  les  Flamands  (i).  Paris  lui-même 
envoya  un  contingent  de  bourgeois  commandés  par  Pépin 
Des  Essarts,  le  patriote  qui  renversa  Etienne  Marcel  (5). 
Au  lendemain  de  la  chute  de  son  tribun  (6),  la  Cité  avait 
hissé  au  mat  de  sa  nef  emblématique  le  pavillon  fleurdelisé, 
comme  pour  marquer  sa  fidélité  à  la  Couronne.  Quelques 
mois  plus  tard,  la  nef  symbolique  des  INautes  devenait  une 
réalité  ;  elle   était  armée  en   guerre,   pourvue  d'un  gaillard 


(1)  Chronographia  rerjum  Francoruin,  l.  II,  p.  292. 

(2)  Louis  de  Ilarcourt.  —  M.  Dupont  {Histoire  du  Cotcntin,  t.  II,  p.  364), 
ne  tenant  pas  compte  de  ce  fait  que  l'année  commençait  à  Pâques,  a  le  tort 
de  placer  l'expédition  de  Winchelsea  en  mars  1359,  au  lieu  de  mars  1360. 

(3)  Chronique  des  quatre  premiers  Valois,  p.  110-113. 

(4)  S.  LuCE,  Histoire  de  Bertrand  Du  Gueselin,  p.  546-530,  et  pièces 
justiHcatives  XXII. 

(5)  Ibidem. 

(6)  Un  des  derniers  actes  auxquels  est  appcndu  l'ancien  sceau,  en  date 
du  18  avril  1358,  est  une  mutinerie  contre  l'autorité  royale,  avec  la  com- 
plicité de  Marcel.  (Glairambault,  re{;.  69,  p.  5411.)  Â  la  fin  de  l'année, 
Marcel  ayant  succombé,  la  nef  du  sceau  est  surmontée  de  la  flamme  fleur- 
delisée :  c'est  du  reste  comme  auparavant  une  nef  marcliande  aux  bor- 
dages  plats.  (Voyez  sur  les  modification.s  du  sceau  de  la  ville  de  Paris,  le 
comte  UK  CoETLOCON  et  TiSSAKDiER,  Emblèmes  de  la  Ville  de  Paris.  Paris, 
1875,  t.  I,  p.  62-63,  dans  la  collection  in-4"  publiée  par  la  Ville  de 
Paris.) 


JEAN    II.  515 

d'avant  et  d'un  (gaillard  d'arrière  (1);  et  ce  vaisseau  des 
armes  de  Paris,  qui  a  traversé  les  âges,  est  peut-être  celui 
([ui  déploya  sa  vodc  pour  voler  à  la  délivrance  du  roi  Jean. 
Derrièi'e  les  hommes  d'armes  et  les  bourgeois,  le  lieutenant 
du  maréchal  d'Audrehem,  Jean  de  Neuville,  alijjna  six 
cents  brigands  (i)  recrutés  dans  les  Grandes  Compagnies. 
Le  nombre  et  la  hardiesse  de  ses  soldats,  le  soin  qu'il  avait 
pris  d'assembler  pour  le  transport  des  troupes  les  vaisseaux 
normands  et  picards,  le  firent  reconnaître  unanimement 
comme  capitaine  par  les  gens  des  communes,  les  marais  et 
les  arbalétxiexs.  C'est  un  signe  des  temps  que  cette  mise  au 
second  plan  de  1  armée  régulière,  connétable,  seigneurs  et 
hommes  d'armes  (.3),  dont  le  prestige  s'est  évanoui  à  Poi- 
tiers, tandis  que  bourgeois  et  paysans  se  lancent  dans  la 
lutte  avec  une  naïve  confiance.  Cette  année-là,  les  paysans 
de  Guillaume  L'Alouc  faisaient  face  aux  Anglais  :  et  par- 
tout la  victoire  couronna  l'audace  que  donne  le  désespoir. 
Aux  premiers  jours  de  mars  1360,  la  Hotte  française, 
partie  du  Crotoy,  jetait  l'alarme  à  Southampton,  Portsmouth 
et  SandAvich  (4).  Une  croisière  d'une  semaine  témoigne  de 
l'incertitude  où  l'on  était  sur  le  lieu  de  détention  du  roi; 

(1)  Elle  est  presque  semblable  à  la  nef  de  l'amiral  d'Anjjleterre  en  1395, 
le  comte  de  Rutland.  (Cf.  Demay,  te  Costume  au  moyen  âge  d'après  les 
sceaux.  Paris,  1880,  in-8'',  p.  261.)  La  vérité  m'oblige  à  reconnaître  que 
ce  type  du  sceau  parisien  n'apparait  que  depuis  l'année  1406  et  en  tout  cas 
après  1395.  Mais  c'est  en  1300  seulement  que  Paris  arma  et  mit  en  mer 
un  vaisseau  de  guerre  comme  celui  qui  figure  dans  ses  armes. 

(2)  Charles  V  lui  avait  donné  pour  faire  cette  levée  2,000  deniers  d'or. 
(■S.  LucK,  Histoire  de  Bertrand  Du  Guesclin,  p.  547.)  —  Paiement  de 
2,382  crus,  restant  des  gages  de  l'armée  navale,  28  septembre  1360. 
(Franc.  26002,  p.  995.  i 

(3)  Citons  parmi  les  chevaliers  qui  participèrent  à  la  campagne,  Jean  de 
Longvillcrs,  Engucrrand  Deudin,  etc.  —  Parmi  les  vaisseaux  ligure  la  nef 
Rostre-Dame  de  Leure,  seigneurs  Jean  Houe  et  Gobelet  Godcfroy,  qui  vont 

K  en  cest  présent  voiage  de  la  mer  pour  porter  grieves  et  domage  aus  enne- 
mis "  sous  le  gouvernement  de  l'amiral.  Rouen,  9  février  1360.  (Franc 
26002,  p.  916.) 

(4)  Mandcmeirts  d'Edouard  III.  2  mars  1360.  (Rymer,  t.  III,  3°  partie, 
p.  194.) 


51()  HISTOIRE    l)K    LA    MARINE    ERANÇAISE. 

mais  elle  avait  sufli  à  dérouter  remieini.  Le  12  mars,  douze 
cents  lances  et  huit  cents  arijalétrlers,  débarquant  à  quel- 
cjues  lieues  de  Winchelsea  (1),  marchent  rapidement  sur  la 
ville  au  son  des  araines,  des  trompettes  et  des  clairons. 
Normands  en  tête  avec  Neuville,  Picards  au  centre  et  en 
queue  avec  le  connétahle  et  Saint-Pol,  nos  trois  batailles 
ont  vite  raison  de  trois  cents  cavaliers  qui  harcèlent 
rarrièrc-jjarde.  Le  15  mars,  ils  livrent  l'assaut  pendant 
que  la  Hotte  de  l'amiral  de  la  Heuse,  avec  les  contingents 
flamands  et  parisiens,  pénètre  dans  le  port,  l'un  des 
plus  heaux  de  l'Angleterre.  Sur  un  vaisseau  de  guerre 
anglais  à  la  carène  écarlate,  le  hrave  Gamache  plante  le 
pennonceau  d'un  chevalier  de  Bergues,  son  maître;  mais 
les  Flamands  de  Rifliard  d'accourir  et  d'accaparer  la  prise 
après  avoir  tué  Gamache  (2).  Qu'on  juge  par  ce  menu  fait 
du  désordre  qui  eût  éclaté  dans  les  rangs  français,  si  on 
n'avait  pris  soin  de  répartir  les  troupes  suivant  leurs  pro- 
vinces d'origine.  Winchelsea  emportée  d'assaut,  tout  de- 
vient la  proie  des  vainqueurs,  qui  ne  respectent  ni  le  sexe, 
ni  l'âge;  une  femme  expire  sous  leurs  outrages  dans  l'église 
même  où  elle  entend  la  messe  (3).  Un  retour  offensif  de 
douze  cents  hahitants,  vigoureusement  repoussé  par  Neu- 
ville, fait  craindre  l'arrivée  de  forces  plus  considérables  ; 
aux  lueurs  des  incendies  allumés  dans  la  ville  et  sous  les 
charges  d'un  corps  de  cavalerie  qui  tue  cent  soixante 
hommes,  les  corsaires  se  rembarquent  et  cinglent  vers 
Calais;  mais,  découverts  et  tenus  en  respect  par  le  guet,  ils 
reviennent  désarmer  à  Boulogne  (i). 

(1)  Le  débarquement  se  fit  à  une  lieue  de  hi  ville  selon  la  Chronogra- 
phia  (t.  II,  p.  292);  cà  huit  lieues,  selon  la  Chroniiiiic  des  quatre  premiers 
Valois  (p,  li2),  plus  vraisemblable. 

(2)  Chrono(jraphia  recjum  Francoruin,  t.  II,  p.  293. 

(3)  Chrotiicon  Angliœ  a  inonacho  S.  Albani,  p.  40-41.  —  La  Conthiua-- 
tion  de  ISangis  (t.  II,  p.  298)  fixe  l'attaque  de  Winehelsea  au  samedi 
14  mars. 

(4)  Chronifjae  des  (juaLre  premiers  Valois,  p.  113. 


JEAN    II.  517 

Rien  ne  peut  peindre  Témoi  des  Anglais,  sinon  leurs  me- 
sures hâtives  pour  prévenir  le  retour  de  nos  corsaires  : 
transfert  des  prisonniers  dans  les  forteresses  de  Tinté- 
rieur  (I),  armement  de  toutes  les  jurandes  nefs  (2),  équipe- 
ment d  une  flottille  par  un  des  [jros  armateurs  de  Londres, 
Henri  Picart  (3).  Bref,  en  avril,  les  quatre-vinfjts  vaisseaux 
de  l'amiral  Jean  Pavcley  jettent  dix  mille  hommes  à  l'em- 
houchure  de  la  Seine  (4).  Le  fort  de  Leuro  est  emporté 
d'assaut.  Harfleur  enveloppé  de  tous  côtés.  Mais  Louis  de 
Harcourt  a  pu  pénétrer  dans  la  ville  à  la  tête  des  gentils- 
hommes du  pays  de  Caux  (5);  Jean  de  Clares  accourt  de 
Dieppe  avec  la  harge  royale  Notre-Dame  et  d'autres  vais- 
seaux pourvus  d'vui  (i  bon  équippage  de  gens  de  deffense  (0)  "  , 
})our  prendre  à  dos  Tennemi.  Sur  ces  entrefaites,  la  paix 
était  signée  à  Brétigny,  le  8  mai. 

Moins  onéreuse  que  le  traité  de  Londres,  la  nouvelle 
convention  mutilait  néanmoins  la  France  de  noml)reuses 
provinces,  du  Ponthieu  et  du  Poitou,  entre  autres,  et  de 
deux  grands  ports,  Ahbeville  et  la  Piochelle.  Par  luie  mai- 
gre compensation,  elle  nous  rendait  Jean  II  dit  le  Bon,  le 
bon  roi  qui  réservait  ses  largesses  aux  ouvriers  de  la  nef 
royale  d'Angleterre  (7),  rouge  encore  du  sang  de  ses  fidèles 
sujets.  Nos  marins  ne  lui  gardèrent  pas  rancune.  Parmi  les 
seigneurs  qui  vinrent  à  sa  rencontre  à  Boulogne,  on  voyait 
aux  côtés  du  régent  le  vice-amiral  Etienne  Du  Moustier  (8). 

La    puerre  finie,   restait  la  piraterie,    terrible   fléau  que 

(1)  Ordre  d'Edouard  III.  17  mars.  (Rymer,  t.  III,  l'^p.,  p.  198.) 

(2)  Ibidem.  Gliaque  grosse  nef  est  armée  de  cent  soixante  hommes.  Le 
31  mars,  270  hommes  d'armes  et  760  archers  vont  s'emharquer  à  Sand- 
wich sur  la  flotte. 

(3)  Clironifjue  ila  f/uatre  premiers  Valoi.<;,p.  117-119.  —  INicolas,  ///t- 
tory  of  the  Royal  Navy,  t.  II,  p.  127. 

(4)  Le  28  avril,  la  flotte  an{;lai.sc  est  en  mer.  (PiV.MEii,  t.  HIjl^p.,  p.  200.) 

(5)  Chioniffiie  des  r/natre  premiers  Valois,  p.  117. 

(6)  Sur  l'ordre  de  l'amiral.  Rouen,  1*"^  mai.   (Franc.  26002,  p.  967.) 

(7)  DotJET  d'Arcq,  Compte:  de  l'argenterie  des  rois  de  France,  p.  254. 

(8)  Que  le  régent  avait  spécialement  mandé  de  Harfleur  à  Paris,   et  qui 


518  HISTOIRE    DE    LA    MARINE    FRANÇAISE. 

Tamiral  et  le  vice-amiral,  sur  la  plainte  des  Harfleurais,  eu- 
rent ordre  de  réprimer  (1).  Restaient  aussi  des  bandes  de 
brigands,  si  connues  sous  le  nom  de  Grandes  Compagnies, 
qui  battaient  l'estrade  et  menaçaient  le  commerce  fluvial. 
Dès  le  4  novembre  1358,  Charles  V,  encore  Dauphin,  avait 
confié  à  "  certains  batteaux  covivers  " ,  montés  de  «  genz 
d'armes  et  de  pié,  brigans,  pavoisiers,  archiers  et  arba- 
Icstriers  " ,  l'escorte  des  convois  marchands  depuis  Me- 
lun  (2).  La  galère  Saint-Victor  allait  et  venait  «  par  la 
rivière  de  Seigne,  pour  la  garde  et  sceurté  d'icelle  et  du 
païs  de  environ  (3)  u .  Trois  bateaux  du  Clos  des  galées  gar- 
daient la  capitale  (4).  Enfin,  sans  lénergie  des  Rouennais 
qui  éloignèrent  les  Navarrais  de  la  Seine,  aucun  vaisseau 
n'eût  pu  remonter  ni  descendre  le  fleuve  entre  Paris  et 
Rouen  (5). 

C'étaient  d'abord  Thomas  Hurcz  et  Jean  de  Marie  qui 
installaient  leurs  bandes  dans  le  vieux  château  d'Orival, 
construit,  disait-on,  du  temps  du  roi  Arthur,  et  qui  pla- 
naient de  leur  aire  sur  Elbeuf  et  Rouen.  Les  Rouennais, 
n'avant  «  cure  de  telz  hostes  à  voisins  " ,  tentèrent  une 
attaque  de  nuit  contre  la  forteresse  :  leurs  galères  et  leurs 
foussets,  aprc«  une  vive  escarmouche,  enlevèrent  les  ba- 
teaux des  pirates,  non  sans  laisser  garnison  dans  l'île  voi- 
sine pour  protéger  la  «  marchandise  (6)  (1360)  "  .  Un 
second    brigand,    que    Rertrand   Du   Gucsclin  refoulait  de 


ramena  ensuite  Jean  II  et  son  fils  de  Boiilofjne  ?i  Paris.  (Franc.  2fi01 1 , 
pièce  1366.) 

(Il    Juillet  1362.  (GrÉRix,  Histoire  maritime  de  la  France. 

(2^  F.  Lecarox,  Origines  (le  la  municipalité  parisienne,  apail  Mémoires 
de  la  Soc.  de  l'IIist.  de  Paris,  t.  VIII,  p.  181. 

(3)  9  mai  1359.  (Franc.  26002,  p.  82'i-  et  827.)  Le  patron  se  nommait 
Jean  Tartarin. 

(4)  Octobre  1359.  Guillaume  de  Waste-terre,  cliambellan  ilu  roi,  les 
conduisait.  (Franc.  26002,  p.  858.) 

(5)  Continuation  de  Nangis,  éd.  Géraud,  t.  II,  p.  259,  277. 

(6)  Chronique  des  quatre  premiers  Valois,  p.  107,  110. 


JEAN    II.  519 

la  vallée  de  la  Divc,  s'emparail  de  l'abbaye  de  Cormcilles  (l) 
et  poussait  des  incursions  jusqu'aux  portes  de  Rouen.  Contre 
ce  James  de  Pipes,  on  dut  protéger  l'arsenal  maritime  situé 
sur  la  rive  gauche  et  les  a  galées  et  vessiaux,  en  péril 
d'cstre  arcs  et  gastés  (2)  » .  Un  adversaire  plus  redoutable 
encore  s'emparait  du  donjon  de  Rolleboise,  près  de  Mantes. 
Rocher  escarpé,  murailles  épaisses  de  vingt-huit  pieds  qui 
baignaient  dans  la  Seine,  c'était  assez  pour  que  Jean  Joël, 
l'homme  d'Edouard  III,  le  pillard  sans  vergogne,  se  crût  à 
l'abri  de  tout  et  de  tous  : 

Qui  Jelian  JoucI  prendra 

Chent  mille/,  francs  ara 

Et  autant  l'en  tlemourra  (3). 

Plus  tard,  un  autre  homme  ne  devait  pas  s'évaluer  à 
moins  que  cet  ancien  tailleur  anglais  :  mais  il  était  conné- 
table de  France,  et  il  s'appelait  Bertrand  Du  Guesclin.  Ce 
fut  lui  précisément  qui  releva  le  défi  de  Joël  en  mars  1304. 
Un  l)alcinier  de  Leurc,  commandé  par  Jacques  Brnment, 
et  huit  ])atcaux  d'armée  l'avaient  précédé  des  le  mois  de 
novem])re  (4)  avec  un  matériel  de  siège  :  leurs  troupes  de 
débarquement,  des  arbalétriers  et  quelques  jeunes  gens  de 
Rouen,  avaient  même  enlevé  un  monastère  voisin  défendti 
par  une  trentaine  d'Anglais,  mais  n'avaient  pu  s'y  main- 
tenir (.">).  Du  Guesclin,  de  même,  dut  abandonner  le  siège 

(1)  17  avril  1362. 

(2)  Le  capitaine  «le  Rouen,  .Tacqucs  Le  Lieur,  mit  au  Clos  des  galées  une 
{Tarnison  de  vingt  arbalétriers.  Mandement  de  Charles  V  régent  confirmant 
cette  décision.  Rouen,  21  juillet  1362.  (Franc.  25701,  p.  238.) 

(3)  P.  Cochon,  Chronif/ne,  p.  111.  —  CuÉrdel,  Histoire  de  Rouen 
(1150-1.382),  t.  II,  p.  220. 

(4)  Maître  Guillaume  Gueront,  Guillaume  Gonihout,  Gycffroy  le  Bou- 
clier, Jean  Cave,  Jean  Caperon,  Petit  du  Fossé,  Adam  Le  Breton;  chacun 
d'eux  reçut  du  maître  du  Clos  des  galées  10  armures,  2,000  viretons,  6  pha- 
nars  ou  fanais,  2  bannière.'*  de  France,  5  pics  et  autant  de  houes.  2  novem- 
bre 1363.  (Franc.  26005,  p.  1481-1490,  1500-1506.)  —  L'ordre  d'armer, 
donné  par  Charles  dauphin,  est  du  31  octobre.  (Franc.  25701,  p.  292.) 

(5)  Chronique  des  quatre  premiers  Valois,  p.  136. 


5i»0  HISTOIRE    PK    LA    MARINE   FRANÇAISE. 

de  Ilolleboisc  pour  faire  face  aux  Navarrais.  La  prise  de 
Mantes  et  de  Meulant,  la  victoire  de  Gocherel  le  1  (i  mai  1 3G4, 
luarqucrent  la  défaite  de  Charles  le  Mauvais.  Mais  des 
renforts  venus  de  Navarre  (I)  coml)lèrent  les  vides  de  son 
parti. 

Pour  protéger  les  convois  fluviaux,  le  »  cappitaine  do  la 
mer  et  garde  des  pors  et  rivières"  ,  Etienne  Du  Moustier  (2), 
et  le  capitaine  de  Rouen,  Jacques  Le  Lieur,  redoublèrent 
de  vigilance.  Des  bateaux  de  guerre,  échelonnés  sur  la 
Seine,  formèrent  une  chaîne  continue  de  Paris  jusqu'à  la 
mer.  La  levée  du  siège  de  Moulineaux  avait  parliculière- 
ment  «  effroyé  le  païs,  mis  en  doubtc  que  les  ennemis  qui 
avoient  bateaux  ne  s'efforchassent  de  passer  par  dccha 
l'eauc  de  Saine  "  .  Aussi,  dès  le  12  septembre,  une  flottille 
de  quatre  bateaux  patrouillait  entre  Pont-de-lWrche  et 
Caudebec  (;i).  Deux  autres  bateaux  la  rejoignaient  un  mois 
plus  tard  (i)  :  un  petit  stationnaire  gardait  Caumont,  et  un 
autre  les  environs  du  Val  de  la  Haie  (5).  Tous  ces  postes, 
astreints  à  une  vigilance  de  jour  et  de  nuit,  étaient  tenus 
sur  le  qui-vive  par  le  capitaine  de  Rouen,  qui  les  inspectait 
à  l'improviste  (G).  Le  chevalier  Colin,  marincl  de  Leure, 
capitaine  du  lin  du  roy  et  de  deux  bateaux,  occupait  l'ex- 
trémité de  la  ligne  "  es  parties  devers  Yernon  et  Roule- 
boise   (7)  »  .   Il    fut   bientôt  rejoint  par  Jacques  Le  Lieur, 

(1)  En  juillet  1304.  (RnuTAir.iiS,  Documents  extraita  ilca  Arclilvcx  de 
Navarre,  p.  95,  121.) 

(2)  Franc.  26002,  p.  827. 

(?>)  Quittances  de  {;n{;es.  Rouen,  13  septembre  1364.  (Glnirainl)au]t, 
vol.  214,  p.  9541.) 

(4)  Montres  tics  deux  maîtres  Jean  Cave  et  Jean  le  lîoucliet,  (|ui  ont 
chacun  7  arbalétriers  et  19  mariniers.   8  octobre.    (Franc.  25764,  p.  152.) 

(5)  Maîtres  Guillaume  le  Rarrier  et  Jean  de  Salvarville  :  avec  chacun 
d'eux,  2  jjlaivcs,  5  arbalétriers  et  5  nageurs.  6  décembre.  i^Franç.  25764 
p.  152-153.) 

(6)  Quittance  de  Jacques  Le  Lieur.  Rouen,  28  octobre  1364.  (Archives 
de  Seinc-liiférieure,  Lavette  Clos  des  qalécs.^ 

(7)  Il  avait  sous  ses  ordres  le  lin  monté  de  27  mariniers,  12  arbalétriers 


JEAN    II.  521 

charçc  par  le  roi  de  «  miner,  raser  et  abatre  "  la  forteresse 
de  Ilolleboise  :  en  mai  13()5,  c'était  chose  faite  (I). 

Les  maraudeurs,  empêchés  de  franchir  le  fleuve  en 
amont,  se  décidèrent  à  tenter  le  passage  à  Tcstuairc  de  la 
Seine.  Mais  là,  Etienne  Du  Moustier  veillait  :  ayant  appris 
par  ses  i;  cspics  "  que  deux  vaisseaux  de  guerre,  armés  à 
Pont-Audemer,  descendaient  la  Ilille  avec  des  intentions 
hostiles,  il  fit  retirer  au  pays  de  Caux  «  tous  vesseaux  estans 
en  païsdesu  entre  Dyve  etCaudebec»  (18  février  \Mny)  (2). 
Puis  il  lança  en  éclaireur  le  bateau  Saint-Jean.,  maître  Jean 
Houe,  avec  ordre  de  barrer  rembouchure  de  la  liillc  (:5). 
Le  crayer  La  Mahière,  qu'un  «  maronnier  »  royal  de  Leurc, 
Jean  Bonne,  armait  à  ses  frais,  allait  aussi  courir  sus  à 
l'ennemi  (4).  Les  équipages  de  tous  ces  petits  l)âtiments, 
forts  de  treize  à  cinquante  hommes,  "  glaives,  arbalestriers 
et  nageurs,  "  firent  courageusement  leur  devoir. 

C'est  ainsi  que  la  marine  partagea  les  travaux  de  1  Hercule 
breton  nettoyant  les  écuries  d'Augias  ou,  pour  employer 
l'expression  officielle,  «  vuidant  »  les  repaires  des  brigands. 
Il  serait  injuste  d'oublier  son  rôle,  d'autant  que  l'amiral 
de  La  Heuse  y  perdit  un  moment  la  liberté  (5),  que  les 
marins  s'aguerrirent  à  cette  rude  école  et  que  leurs  offi- 


ct  «  une  trompeté  »  ;  un  bateau  d'année  monté  par  un  «  nicstrc  des  en- 
pins  »,  8  arbalétriers  et  10  nageurs;  un  second  i)ateau  commandé  j)ar  Guil- 
laume Gueroult,  7  arbalétriers  et  8  nageurs.  Quittances  des  5,  10  et 
11  mars  1365.  (Franc.  25764,  p.  162-164.) 

(1)  Jacques  Le  Lieur,  que  Charles  V  chargeait  de  cette  besogne  par 
lettres  du  30  avril  1365,  ne  jugea  pas  suffisant  l'effectif  de  vingt  hommes 
d'armes  couimandé  pour  protéger  les  sapeurs.  Il  prit  un  plus  fort  détache- 
ment, que  Charles  V  fit  payer  le  16  mai.  (Franc.  20584,  p.  37,  38.) 

(2)  Pièces  orij.,  vol.  2076,  doss.  Moustier,  p.  16. 

(3;  14  juin  1365.  Houe  avait  7  arbalétriers  et  16  mariniers.  (Franc. 
25764,  p.  176.)  Ordre  de  pnvcr  Jc.in  Cave  qui  a  gardé  la  Seine  contre  l'en- 
nemi. 20  janvier  1365,  n.  st.  [Bnli-.h  Muséum,  Add.  Charters.,  p.  6720.) 

(4)  Acte  de  1366,  cité  dans  Du  C\noe,  Glossarium  mediœ  et  in/îinœ  l,itl- 
nitalis,  t.  I,  p.  645,  col.  1. 

(5)  Pièces  orig.,  vol.  1522,  doss.  La  Heuse,  p.  18-20. 


522  HISTOIRE    DE    LA    MARKXE    FRANÇAISE. 

ciers,  })ar  la  manœuvre  incessante  des  bateaux  de  guerre, 
se  familiarisèrent  avec  la  tactique  navale. 

Dans  la  lutte  qui  va  recommencer,  l'Angleterre,  amollie 
par  les  douceurs  de  la  paix,  sera  seule  à  s'étonner  si  l'em- 
pire de  la  mer  lui  écliap])e. 


FIN    DU    TOME    PREMIER. 


TABLE   DES   MATIÈRES 


INTRODUCTION 

Coup  d'oeil  sur  nothe  histoire  maritime.  Les  trois  périodes  :  —  I.  es 
Origines  :  Moyen  âge.  —  II.  La  Renaissance.  —  III.  Rirhelieu,  Colbert, 

période  contemporaine 1 

Les  Historiens 24 

Moyen  âge  ou  période  des  Origines.  —  Rihliograpliie  :  1"  Les  (^In'oniqucurs. 
—  2°  Les  Archives ^ÎO 

MARINE   GALLO-ROMAINE 

I.  Marseille.  —  Fondation  phocéenne.  Rivalité  de  Marseille  et  de  Car- 
thage  :  batailles  navales  sur  les  côtes  de  Sardaigne  et  à  Alalia  en  Corso 
(536  et  535  av.  J.-C).  Colonies  et  comptoirs.  Vovagcs  d'explorations 
commerciales  organisés  par  les  deux  villes  rivales  :  Navigations  d'Eulliy- 
niène  jusqu'au  fleuve  des  hippopotames  et  de  Pythéas  jus(|irà  Thulé  et  à 
l'île  de  l'ambre.  —  Marseillais  et  Romains  :  batailles  navales  d'IIypaca 
et  de  Tauroentum  (49  av.  .L-C.\  Fondation  du  port  et  de  l'arsenal  de 
Fréjus 39 

II.  Les  Vénètes.  —  Ralaille  nav.ile  contre  la  flotte  de  César  (56  avant 
J.-G.) 53 

III.  La  flotte  britannique.  —  Double  expédition  de  César  en  Grandc- 
Rrctagne.  Portus  Ictina.  Boulogne  :  les  phares  du  délroil,  l'/iamme  vieil. 
—  La  flotte  britannique  :  stations;  carrière  militaire  des  préfets  de  la 
flotte;  marins  du  midi;  ex-voto  païens;  termes  nautiques.  Expéditions 
diverses,  autour  de  la  Caiédonie  (83  ap.  J.-C),  contre  les  pirates 
saxons,  etc.  Médailles  triomphales  de  Commode,  Carausius,  Constant. — 
Survivances  ethniques •)7 

CHARLEMAGNE 

ET     LA     CIVILISATION     AI  A  R  I  T  I  M  E     AU     I  X  ''     SIECLE. 

Incursions  Scandinaves.   Charleinagne,  empereur,  réorganise   les   flottes   de 
Gaule  et  de  Germanie  :  Boulogne  et  Gand  (800).  Marins  frisons.  Retraite 


524  TAHLE   DES   ^lATIERES. 

des  Danois  derrière  le  Danevirk.  —  Pirateries  musulmanes  :  comliats 
navals  en  Corse  ^806-807)  et  aux  Baléares  (813).  Télégraphie  optique  le 
long  des  rôles  et  poste  aérienne  à  bord.  Arsenaux  musulmans.  —  Charle- 
magne  et  l'empire  d'Orient  :  siège  de  Venise  (810).  Marine  de  guerre 
byzantine:  inscription  maritime;  siphons  à  feu  grégeois;  dromuns  cui- 
rassés de  cuir;  stratégie,  la  Naumachie  de  Léon  le  Philosophe.  Reflets  de 
cette  civilisation  en  France 70 

LES    NORMANDS 

L  Les  virings.  —  Causes  de  l'émigration  Scandinave  au  ix*"  siècle.  Coloni- 
sation et  pirateries.  Décoration  des  navires  des  vikings  :  sépulture  des 
chefs  dans  leurs  vaisseaux;  la  longue  nef  de  Gokstad;  bateau-serpent  et 
bateau-dragon,  snekhar  et  drakar.  Stratagèmes  Scandinaves.  —  Pirateries 
des  Normands  en  France  (SIl-l-OlS)  :  leur  installation  dans  la  Seine  et  la 
Loire;  siège  de  Paris;  Rollon;  son  établissement  en  Normandie.  .  .        93 

IL  Les  Normands  de  France.  —  Orirjines  Scandinaves  de  notre  langue 
maritime  du  Ponant  :  persistance  de  nombreux  termes  de  constructions 
navales,  de  navigage  et  de  pêche.  Sollicitude  des  ducs  de  Normandie 
pour  le  commerce  maritime.  Conquête  de  l'Angleterre  (1066).  Pas  de 
marine  de  guerre  :  contingent  des  Cinq-Ports.  Naufrage  de  la  Blanche- 
Nef  {Hm  111 

III.  Les  Normakds  de  Sicile.  —  Origines  de  l'hjdro<jrapliie  cl  de  la  hié- 
rarchie navale  :  fusion  des  institutions  et  des  traditions  byzantines, 
arabes  et  Scandinaves 130 

LES    CROISADES 

I.  Premières  Croisades,  —  Des  Flamands  et  des  Normands  vont  directe- 
ment par  mer  en  Terre-Sainte.  Siège  de  Lisbonne  par  eux  (1147).  —  Des 
ordonnances  règlent  la  police  à  bord.  La  flotte  de  Richard  Cœur  de 
Lion  :  combat  naval  de  Limisso,  combat  contre  un  grand  dromon  musul- 
man, prise  de  S.-Jean-d'Acrc  (1191).  —  Quatrième  Croisade  :  In  (lotte 
vénitienne,  nolisée  par  les  Franco-Flamands,  les  emmène  à  Zara  (1202), 
|)uis  à  Constantinople  :  attaques  de  Constantinoplc  par  mer  et  par  terre 
1 1203-1204).  Empire  latin  d  Orient  :  il  s'écroule  faute  d'une  marine  de 
guerre  (1261) 138 

IL  Ports  méditerranéens.  —  Monopole  commercial  des  Génois  le  long  de 
nos  côtes  (xn""  siècle).  Traités  de  commerce  entre  les  ports  franco-italiens. 
Saint-Oilles.  Développement  du  commerce  maritime  de  Montpellier  et  de 
Marseille  au  moment  des  Croisades  :  leur  indépendance.  Création  d'un 
port  relevant  du  roi,  Aigues-Mortes 157 

m.  Saint  Louis.  —  Préparatifs  de  Croisade.  NoHs  de  navires  génois.  Nos 
premiers  amiraux.  S.  Louis  dcliarque  près  de  Damiette,  après  avoir 
hiverné  à  Chypre  :  combat  naval  (4  juin  1249).  L'armée,  escortée  d'une 
flotte  de  convoi,  marche  sur  le  Caire.  La  flotte  cernée  en  amont,  à  Man- 
sourah,  et  en  aval,  à  Baramoun,  par  deux  flottes  musulmanes.  Retraite 
désastreuse.  S.  Louis  pris  et  rançonné  (1250).  —  Nouvelle  Croisade  de 


TABLE    DES    .MATIERES.  525 

S.  Louis  :  pourparlers  avei;  Venise.  On  traite  pour  le  pass;t{>e  avec  Gènes. 
h'Ordre  du  navire.  S.  Louis  s'empare  de  Cartilage  et  meurt  (1270).      166 

GUEURE   D'ARAGON 
(1285-1291). 

Vêpres  sirilieiines  :  Croisade  prèeliéc  contre  les  Aragonais.  Philippe  III 
rassend)Ic  une  flotte  puissante  à  Narbonnc  pour  appuyer  l'armée  d'inva- 
sion. La  flotte  s'échelonne  de  iNarljonnc  à  Rosas  :  son  inertie.  Corsaires 
etespions  ennemis.  Première  bataille  navale  de  Rosas  entre  (Jnillanmc 
de  Lodèvc  et  les  Catalans  Marquet  et  Mallol.  Arrivée  de  Roger  de  Lori.i 
et  de  la  Hotte  sicilienne.  Rataille  navale  de  Las  Ilormigas  :  supplice  atroce 
des  prisonniers  français.  Roger  de  Loria  poursuit  ses  succès  et  prend  tout 
le  reste  de  la  flotte  franijaise  à  Rosas.  Philippe  III  meurt.  Retraite  do 
l'armée  croisée  (1285).  —  Philippe  IV^  réorganise  à  ÎNarbonnc  sa  marine 
de  guerre,  puis  la  cède  à  Charles  le  Boiteux.  Traité  d'Anagni.  Perte  de  la 
dernière  place  chrétienne  en  Palestine,  S.-Jean-d'Acre,  maigre  les  troupes 
de  Jean  de  Graillv,  lieutenant  du  roi  de  Fraïu'e  (1291) 189 

GUERRE   DE    ROMAIN  lE 
(1306-L310). 

Prétentions  de  Charles  de  Valois  à  l'Empire  d'Orient.  Expédition  franco- 
vénitienne  de  Thibaut  de  Cliepoy  à  Nègrepont.  Intrigues  orientales.  La 
grande  compagnie  catalane.  Dissensions  entre  Chcpoy  et  Rocafort.  Aban- 
don de  l'entreprise 210 

CROISADE    MANQUÉE 

I.  Philippe  V  le  Long.  —  Le  plan  marseillais.  L'escadre  d'avant-garde  des 
Croisés,  prêtée  par  le  pape  au  comte  de  Provence,  est  détruite  par  les 
Gibelins  (1320; 218 

II.  Charles  IV  le  Bel.  —  Le  plan  vénitien;  Marino  Sanudo.  jSouvclle 
escadre  d'avant-garde;  rouerie  de  l'armateur  Pierre  Medici.  L'escadre  est 
nolisée  en  marchandise  par  les  négociants  languedociens  il324).  Les 
mésaventures  d'un  envoyé  français  en  Egypte  (1327) 224 

III.  l'uiLiPPE  VI  DE  Valois.  —  La  Question  d'Orient.  L'Union  latine  au 
profit  de  Venise.  Une  escadre  franco-papale,  avec  les  autres  navires  ilc 
VUiiion,  surprend  une  flotte  turque  dans  le  {jolfe  de  Volo,  lui  donne  la 
i-hasse  et  l'écrase  dans  le  golfe  de  Smyrne  (1334).  ■ — ■  La  Croisade  aban- 
donnée        230 

Décadence  du  commerce  lanj;uedocien.  Monopole  du  commerce  maritime 
accordé  par  Philippe  VI  à  Antoine  D'Oria  et  Charles  Grimaldi  :  il  est 
presque  aussitôt  révoqué  (1340-1341) 239 

LA    MARINE   DES    CROISADES 

Naves  et  GALÈRES.  ^  Navircs  ronds   et  navires  longs.  —  Agrandissement 


526  TAIiJ.K    !li:.S    M  AT  I  EU  i:.S  . 

(les  iiaves  ;)y;nU  le  iiiuiKipole  de  l'intei course  avec  les  pays  intidèles  : 
ainénagciiieut  de  rarrièrc  en  étajjes  habitaldes;  {jalcric  de  combai  et  cor- 
ridors. Supériorité,  rouiinc  confort  et  sécurité,  des  jonques  chinoises  du 
temps  :  cabines  de  pont  et  cloisons  étanchcs.  • —  Làliuients  mixtes  à 
rames  et  à  voiles.  Disposition  des  rames  à  bord  des  galères.  —  Stratégie 
navale  :  le  maître  d'armes  Vcgèce;  le  décalogue  maritime  de  Gilles  de 
Rome.  Le  feu  grégeois.  Navires  cuirassés,  ciicujracles  :  barbotes.  Arme- 
ment et  disposition  intérieure  des  jjalèrcs.  —  La  langue  du  Levant.  244 
L'ÉQUIPAGE.  —  Le  «  premier  moteur»,  le  [)atr(in;  déchéance  ilu  lomitc;  le 
pilote,  etc.  ;  les  bonncvorjli.  Tenue  de  condjat  et  tenue  de  service.       263 

LA    VIE   A    BORD 

AU    TEMPS    DES    CROISADES    ET    DES    PliLERlNACES    DU    MOYEN  AGE. 

Récits  de  pèlerinages.  Conseils  aux  pèlerins  dans  les  Préceptes  d'Ainoui'. 
Inscription  sur  le  registre  de  bord.  Billet  de  passage.  Inspecteurs  muni- 
cipaux. Consuls  sur  rner.  Dimensions  des  cadres.  Logements  en  l"^*^,  2', 
3"^  et  4*^  classes  :  différence  des  prix  selon  qu'il  s'agit  de  croisés  ou  de 
pèlerins.  L'origine  du  mot  garfjote  :  le  restaurateur  du  bord.  Menu  des 
rcj)as.  Occupations  des  pèlerins  :  Allemands  et  Français.  Légendes;  jeux. 
Conduite  des  officiers  en  cas  de  naufrage  :  héroïsme  de  S.  Louis.  Ser- 
vice religieux,  adopté  dès  le  xv"  siècle  dans  notre  marine  de  guerre  : 
messe  aride,  prières  du  matin  et  du  soir.  La  nuit.  Récit  de  tempête.  Le 
feu  Saint-Elme 273 

PONANT 
CONQUÊTE   DE    LA    NORMANDIE   ET    DU    POITOU 

OCCUPATION     DE     L  '  A  S  G  L  E  TE  li  R  E  . 

Flotte  de  Richard  Cœur  de  Lion  en  Normandie.  Jean  sans  Terre.  Philippe 
Auguste  conquiert  la  Normandie  et  le  Poitou  :  la  flotte  d'Alain  Tranche- 
mer  devant  Andely  (1203).  —  Le  corsaire  Euslache  le  Moine  au  service 
de  Jean  sans  Terre,  puis  de  Philippe  Auguste.  —  Flotte  rassemblée 
contre  l'Angleterre.  Guerre  de  Flandre  :  combat  et  désastre  naval  à  Dam 
(1213).  —  Louis,  fils  de  Philippe  Auguste,  oicupe  l'Angleterre.  Bataille 
navale  près  de  Sandwich  :  Eustache  le  Moine  battu  et  tué  (24  août  1217). 
Evacuation  de  l'Angleterre.  —  Tentatives  infructueuses  de  Henri  III 
contre  la  France  en  1229  et  1242.  Victoires  de  nos  corsaires.  Échiquier 
des  guerres  navales  franco-anglaises 298 

LE    BLOCUS    CONTINENTAL    DE   L'ANGLETERRE 

sous     PHILIPPE     LE     II  E  L . 

I.  PiHATEiiiE.  —  Rixes  entre  marins  normands  et  marins  bayonnais  (1292). 
Réveil  de  la  cruauté  Scandinave.  Victoire,  puis  défaite  d'une  flotte  nor- 
mande à  la  pointe  S. -Matthieu;  l'histoire  et  la  légende.  Intervention 
royale;  la  Guyenne  confisquée  (1293) 323 


TAliLi:    DKS    MATIÈUES.  527 

II.  GiEnRE  d'escadiik.  —  Expédition  anglaise  en  Guyenne.  Insuncclion  îles 
ouvrier»  niétallurjjistes  à  Bayonnc  (ISl)'»-).  —  Création  d'une  marine 
d'Etat  en  France.  Marins  et  stralégistcs  méridionaux  dans  le  Ponant. 
Escadres  {;énoise,  provençale,  cspajjnole,  lianséatique  et  normande  ras- 
semblées par  Philippe  le  Bel.  Projet  d'invasion  en  Angleterre.  Les  flottes 
de  Jean  d'IIarcourt  et  Matthieu  de  Montmorency  errent  sur  mer  toute 
une  saison  :  échecs  de  Douvres  et  de  Hythe.  Un  traître  anglais  démasqué  : 
chàtinicnt  effroyable.  Descentes  dans  le  Cotentin  (1295) 331 

III.  Blocus  continental  de  l'Ancleterhe.  —  Philippe  le  Bel  et  Kapoléon. 
A  la  recherche  d'un  amiral.  Le  blocus  continental  accepté  par  les  Nor- 
végiens, les  Hanséates,  les  Hollandais,  les  Flamands,  les  Basques,  est 
imposé  aux  Brabançons  et  aux  Gascons  par  les  croisières  de  Michel  Du 
Mans  et  de  l'amiral  des  galères  Otton  de  Toucv,  aux  Bretons  par  les  en- 
quêteurs royaux.  La  Hermandad  des  villes  basques  (I296j.  —  Effondre- 
ment du  blocus  :  traité  anglo-flamand.  L'amiral  général  Benoît  Zaccaria  : 
ses  brillantes  campagnes;  son  plan  de  croisières  contre  la  marine  Ijritan- 
nique  (1297).  —  Trêve  (1298) 348 

GUERllES    FLAMANDES 

I.  (1299-1304).  —  Croisière  de  Zaccaria  sur  les  côtes  flamandes  (1299).  — 
Les  matines  briigeoises.  Siège  de  Maele  :  mort  héroïque  de  l'amiral 
Michel  Du  Mans  1302).  —  Attaque  par  mer  et  par  terre  de  Gravelines, 
qui  est  emportée  d'assaut  par  les  troupes  de  l'amiral  Renier  Grimaldi. 
Victoire  navale  de  Grimaldi  à  Ziericzée  :  le  Calaisien  Pédrogue  et  Guy  de 
Namur  (1304) 364 

II.  (1315-1318j.  —  Campagne  de  l'amiral  Béranger  Blanc  contre  les  Fla- 
mands :  outré  du  mutisme  des  marins  anglais,  al»rs  nos  alliés.  Blanc 
pousse  une  pointe  dans  la  Tamise  (1315).  —  Le  sénéchal  de  Saintonge. 
Grève  ou  niainpoli  des  gabarriers  bordelais 375 

GUERRE    ANGLAISE 
(1323-1328). 

Non  (jravantibus,  non  (jravandis  :  l'Angleterre  cherche  par  ce  principe  a 
sauvegarder  son  conmicrce  maritime  (4  août  1324).  —  Budget  de  la 
marine  de  Charles  le  Bel.  Descente  anglaise  à  Barfleur  (1326).  —  Aide 
levée  pour  la  garde  de  la  mer 'j81 

GUERRE   DE    CENT    ANS 

P  R  E  SI  1  È  n  E  s     CAMPAGNES. 

I.  Expédition  d'Écosse.  —  Intervention  de  la  France  dans  la  guerre  anglo- 
écossaise.  Les  scrupules  du  capitaine  général  de  l'expédition  française. 
Trop  parler  nuit  :  le  plan  de  campagne,  divulgué,  est  déjoué  par 
Edouard  III.  Croisières  dans  les  eaux  de  Wight  et  Jersey  (1336).  — 
Equilibre  des  influences  anglaise  et  française  aux  Pays-Bas  :   croisière  de 


528  TABLE    DES    ÎMATIEllES. 

lamiiMl  Qiiiûrct  dans  ces  parages;  l'évèque  de  Glascow  siiccomljc  dans 
un  comJjat  sur  mer.  Station  navale  créée  à  la  Rochelle  (1337)..  .  .      387 

II.  L\  MARINE  I'HAKçaisk  au  début  de  la  GUEnnE  DE  Cent  ans.  —  llicrardiic. 
Officiers  d'administration.  Tersenal  ou  Clos  des  {jalécs  de  lloucn.  Galères 
et  barges.  Stationnaires  du  littoral.  Le  ■cice  de  notre  organisalion  navale  : 
absence  d'une  flotte  de  réserve.  Escadres  génoises,  guelfe  et  ;;ibcline.      399 

m.  DÉBUT  DE  LA  GUERRE  DE  Cekt  aks.  —  Le  trésorier  Behuchet,  capi- 
taine d'armée  de  mer.  Siu-prise  de  Portsmoutli.  Conquête  de  Guernesey  : 
le  chevalier  au  vert  lion.  Combat  naval  d'Arnemuidcn  :  les  premiers 
coups  de  canon.  Southampton  saccagé,  Londres  menacé.  Une  mé- 
prise (1338) 412 

IV.  I'rojet  de  comjuèje  de  L'AiscLE'rEniiE.  La  Journée  des  IWirniands. 
Orilonnance  navale  orj;anisant  l'invasion  de  l'Angleterre  :  Contre-ordon- 
nance anglaise.  Campagnes  préliminaires  de  l'amiral  (Juiéret  en  Guyenne, 
d'Antoine  D'Oria  sur  les  cotes  des  Pays-Bas  et  de  Charles  Grimaldi  dans 
la  Manche  :  atrocilés.  Riposte  des  Anglais  :  mise  à  sac  du  Tréport  et  de 
Boulogne.  Désertion  des  (Tibclins  :  révolution  à  Gènes.  Le  plan  de  Behu- 
chet pour  détruire  la  marine  anglaise.  L'invasion  de  la  France,  Le  convoi 
de  Saintonge  (1339).  —  La  tjrande  armée  de  la  mer  :  mobilisation  des 
contingents  des  ports  de  la  Manche 421 

V.  Bataille  de  l'Écluse  (24  juin  1340) 444 

VI.  Campagne  de  Robert  de  Houdetot.  —  Les  iles  anglo-normandes  pré- 
servées du  contre-coup  île  la  défaite  (septembre  1340).  —  L'amiral  de 
France  va  faire  appel  aux  sympathies  des  marins  basques.  Trêve 
(1341) ". 457 

GUERRE  DE  LA  SUCCESSION  DE  BRETAGNE 

Bris  et  brefs  de  mer.  Anglais  et  Français  en  Bretagne.  Croisières  de  l'ami- 
ral Louis  d  Espagne.  Rencontre  de  Quimperlé.  Bataille  navale  de  Guer- 
nesey. Combat  de  la  rade  de  Brest  (1342) 462 

LA    MARINE    AU    SIÈGE   DE   CALAIS 

Le  corsaire  Marant.  Perte  de  Guernesey.  Les  retards  de  l'escadre  moné- 
gasque. Invasion  de  la  France  par  Edouard  III  :  destrui'tion  de  la  flotte 
du  Cotentin  (1346).  • —  Le  blocus  de  Calais  :  condjats  navals,  dévouement 
des  marins  des  ports  de  la  Manche,  le  blocus  forcé  plusieurs  fois.  Le 
risban.  La  sortie  tlu  26  juin  1347.  Dernières  nouvelles.  L'escadre  castil- 
lane n'apparait  pas.  Capitulation.  Division  D'Oria  envoyée  à  la  Roche- 
Derrien  (1347).  Projets  de  Jean  II.  Coudjat  naval  tic  AVincheisea  (29  août 
1350) 471 

JEAN    II    :     MARINE    ROYALE    ET    MARINE   DES    VILLES 

Les  amirautés  de  Bretagne.  —  Les  deux  escadres  de  Jean  II  :  canons  et 
ribaudequins.  Armements  stériles  (1352-1355).  'i'on  de  Garencières, 
lieutenant  du  roi  de  France  en  Ecosse.  —  Une  escadre  aragonaise  envoyée 


I'\r.  l.K    DKS     MAI'IKI!  i:.S 


•i-iyi 


;m  sccuiirs  (le  .liMii  II  ik'clwiliic  une  |]U(ii'e  iiispano -ar;u'Oii.iisc  :  8cs 
tnaiiiis  (Irscrlciil  :  (Irsasiic  dr  l'ollicis  ^135()  .  —  A  i'iii('iiioiil.s  il  iiih; 
Hotte  pai-  li'S  \ril{'s  coiimicrcialcs  :  sirijc  de  lloiiiieur.  ()((ii|)('  iiar  les 
Aiij;lais.  Ap|ifl  aux  DaiHils.  Lis  l'".tats  l'ont  iévoi|ii(  r  l'aniiial  I  )  A  iiiiij>nv. 
Projet  (I  cnlè\  t'iiieiil  du  roi  .leaii.  lîinnois  iii\(i\c  <ii  éclaireiir  :  un 
Héjjiillis  fVaiicais.  l'ilse  de  W'inelielse a  |)ai-  iiiie  llotle  iiiinilée  lie  i'ai'isieiis, 
Picards,  Noniiands  et  l'iauiands  1.")  mais  \-](W  :  il|)oslc  anglaise.  Traité 
de  Rré(nii{;nv.  —  l'.\  ;u  ii  alion  des  lorleresses  (ieiii|iécs  ])ar  les  l)rij;aiids. 
Kseadîilles  de  ,;'aiile  dans  l.i   SciiU'  v\   les  rivières  du    iii\aiiiiie  VDS 


ERRATA    I:T    ADDENDA 


Paee  2»>.  "  I.  avenir  est  réservé  à  la  jjuerre  de  eroisièie. . .  " 
"  Si  j'é>i()i.s  moins  vieux  et  flans  un  temps  abondant  ronune  celuy  que 
I  av  ven  ilii  passé,  il  ne  tiendroit  (pian  Rov  qu  on  ne  luv  Kst  un  hou  poil  à 
(.'.alais,  un  autre  à  Dieppe,  un  aiUre  à  Oiune\ille  sur  le  milieu  de  la  rade  de 
La  lliiujpie,  un  très  excellent  à  S.  Malo,  où  il  v  auroit  un  bassin  capable 
de  contenir  3  ou  'fOO  vaisseaux;  encore  un  à  !'ont[r]ieux  et  deux  à  Brest 
tpii  vaudroient  n\ieux  rpie  celuv  dont  on  se  sert;  sans  parler  des  autres 
enderoits  du  Rovuiune.  Après  ipiov,  renoitceant  à  la  vanité  des  (grandes 
urinées  iiavulles  i/iii  ne  jjeuvenl  jniiiais  nous  cnnrenir  et  employant  les  vais- 
seaux du  roy,  partie  à  la  roursi'^  et  partie  en  escadres  pour  lu  soutenir,  on 
ferait  tomber  dans  2  ou  '■)  mi'i  les  Ant/hiis...  de  hien  haut,  a  raison  du 
ijrand  eonimerre  au  ils  ont  dans  toutes  les  parties  du  inonde.  "  —  l'oint  de 
batailles  rangées,  mais  jjm'i  ic  i\t'  cinisièrc  à  nutrance  :  voilà  tpu'lle  devrait 
èti'e  de  tout  temps  la  véritable  l'ormule  de  noltc  stratéjjie  navale  :  elle  est  de 
Vaul)an.  (Lettre  i\e  Vaubaii  à  .lérôme  de  l'ontcbartrain  ,  jtunkerque. 
24  octobre  1700  :   ludilice  <lans  .Ial.  Piclinniiaire  <-riti//ue,  art.  Vaubaiî,) 

PajjC  25.  Il  J>es  deux  priiuièrcs  périodes  i\r,  notre  liistoire  n.ivale  ont  été 
jusqu  ici  sacriliées...  " 

.Fal  éciivail  à  la  lin  de  son  (''ludc  Marie-la-Cordeliere  : 

,.  l'n  dis  motilV  [xiur  lexpicb  j  ni  ('-rrit  l'c  Mémoire  csl  le  besoin  (pie 
j  éprouve  (le  r(|i(Uidic  .iii\  iMariii>  i{ui  me  lont  bien  scMixiiit  I  lioniuMir  df 
me    demander    ipi.iiMl    je    |iuliliciai    \  lli<ii(iir<'    ilr    la    marine  fram-aise.    Ils 

aurnni   pu  le  \(iir  :  ce  ii  csl  pas     cliosi'     lnuli'    simple    (pic    de   démêler  la 

M'i'llé  de  len  l'ur  (piand  il  >  .i;;il  de  faits  ipii  <nil  di'i  pa^^in|l  ncr  lis  liistorlens. 
Ils  pourriinl  compienclrr  niainlrnanl  ipu'  lr>  l'Iudes  à  lalirpuur  une  liistnin; 
de  la  marine  doivent  clic  Innjpio  si  !  un  \cul  i-lrc  inipaillal  el  scilcusemenl 
criticiue  ;  ils  coucevrtm  t  i|ii  il  \  i  pour  I  l'cnvain  une  laclic  préalable  ipii  a  l.i 
plus  j'rande  importance  :  la  ni  lu  iclic  des  (lucuincnls  inuiveanx  et  leur 
examen  allculir...  On  s  est  liop  pressé  décrire  lllisloire  de  la  marine, 
dei)uis  (pie  je  léludle,  j  ai  pu  me  coinalnerc  ipi  il  v  a  nue  moitié  des  laits 
ipii  ne  sont  puint  cuiinus  et  ipu'  de  raiilie  moitié  il  y  .1  au  moins  une  moitié 
encore  qui  le  sont  très  mal.  "  (A.  .lu.,  liist(uio{;rapbe  de  la  marine.  Marie- 
la- Cordelière  ^XVl'  siècle),  l'.lude  pour  une  Histoire  de  la  marine  fran- 
çaise, l'aris,  1845.  in-8".  p.  80.  note.  Extrait  dos  Annales  maritimes, 
décembre  1844.) 


r.3i> 


Kl!  Il  AT  A    KT    A  I)  I)  Il  \  I)  A  . 


l'ape  80.   Il  iiiétiiav.'ile  "  .  —  Corr    :  in('ili(''\-.ile. 

(jiiehjiii's  erreurs  se  sont  jjlissées  (l.ins  riKJii  ('-liKle  sut  le>  teiines  uiu'oi» 
«le  l.i  lanjjue  uiaritiuie.  .le  dois  à  I  (ilill;;eaiire  lialiiliulle  de  M.  Antoinc 
Tlioiuas  do  uic  les  avoir  si.onalées  ; 

l'ajjC  il7.  Estrnpe  n  est  p,is  d  oriMinr  n()nlic|iie:  d  icinoule  au  l.iliii  'ilniji- 
/ni.'!  t[ui  dérive  du  j;ree  moô'-poz- 

l'aj;e    118.     Le    vers    de    la    Clr,nn<„i    ,lr    lt,il,n,<l.    vis,',    lei.    est   le    2V,:]-1    de 

I  édition  (lavUier.   Brct/llui  ne    sei-,iil    |>as   du    reste    I  i'tvnioloi;ie  i\c   rrjij iic  cl 
«le   ,w/v/. 

l'ajje  121.  jlaus  1  ,\n;;lo-sa\on  loliliiic  (dOu  luilrc  toiiliiic  .  le  |ucinier 
<-leuienl  est  le  \crl(e  aujd.iis  l<i  linv  Ir.iucais  tiiiifr  ,  anuari'Ule  à  I  allemand 
iii'lii'ii,    "  tiicr  "  ,   et  n(ui  le  ruiriiis  lol/ti,    "  tendre  »  . 

I'aj|e  121.  La  l'oiane  ancienne  de  '  liruiii  dit  est  hfrituni.  Il  l'aut  I  adopter 
|p(Uir  lie  |ias  ])ro\oc|uer  uiu'  eoniusioii  .i\-ee  un  autre  mot  norm.inil  bnniian, 
i|ui  veut  dire    .'  liancé  "  . 

l'ajje   122,  n.    V.  S'  (Tilles  sur    Vii:  :  eorr.    Vie. 

l'ajje   122.   n.  .).    ]]iiii/aii  sijjiiilie   "  t(un  ner  »    el   mm    "  Insser  "  . 

l*a;;e  I2.).  "  '-Exlaïu/e  >■  .  —  Cf.  (iodel'roN  ,  \"  /■slniii/c  el  v"  e>;/iiiii(li-,  el 
Lillré  eslr<(n  :  cslande  scr.ut  une  l'aule. 

l'âge  12'5.  'Ossec  existe  encore  d.m;-  le  l.iUjjajM'  maiilime  :  (11.  Littré. 
v"  loiisseaii  et  ossec. 

l'ajje  302.  «  Le  narr.ileur  Adam  le  l'.oi...  "  —  Caur.  :  en  n'alili-,  I  u'uvre 
est  anomnie.  ( '.  esl    p.ir  une  erreiu'  de  lecture  du  vers   :    ..  od    lui   mena  /<■  rui 

II  i/iiii   ",    ijue    l'r.     Miclud    altriliua    le    liiiniail    d' Jùi:liii-lu;   à    .Vdam    le    lioi. 
CI.    A.  CîiKSNoN.  les  OriijliKJs  d  Arras.  Arras,   1800.   in-8",  p.  (i8.  n.   V.) 


Mus.ivT.  iiK  K.  pi,(v.v,  Muiiinr  Kic"",  8,  r.iK  nAiiANciKiii;. 


"^^ 

DC 

La  Roncière,    Charles  Germaine 

50 

Marie  Bourel  de 

^c 

L37 

Histoire  de  la  marine 

t.l 

française 

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