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Lll-r.r, Bureau Cat. no. HO/1
fl# *
J. COMBARIEU
HISTOIRE
DE LA
MUSIQUE
Des origines au début du XXe siècle
AVEC DE NOMBREUX TEXTES MUSICAUX
III
LIBRAIRIE ARMAND COLIN
io3. Boulevard saint-michel, PARIS
HISTOIRE
DE LA
USIQUE
m
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Les Jeunes Filles françaises et la Guerre, i vol. (Librairie
Armand Colin) 3 fr 50
La Musique, ses lois, son évolution, i vol. (Flammarion). 3 fr. 50
(Ouvrage couronné par l'Académie, française.)
La Musique et la Magie, i vol., texte littéraire et musique
(A. Picard) 5 fr. ,
(Outrage couronne par l'Acuàcv.U des Beuux-^Arls.)
Rapports de la Musique et de la Poésie considérées au point
de vue de l'expression Épuisé
(Ouvrage couronne par l 'Jlcadm.it da Beaux-Arts.)
De parabaseos partibus et origine (Thorin) 3 fr. »
Théorie du Rythme dans la composition musicale moderne,
d'après la doctrine antique, suivie d'un Essai sur i'Archéo-
logie musicale au XIXe siècle et le problème de l'origine
des neumes (A. Picard) Épuisé
(Ouvrage couronné par VJlcadimit de* Beaux-Arti.)
Fragments de l'Enéide en musique, d'après un manuscrit de la
Laurentienne; fac-similés phototypiques et traduction en notation
moderne, précédés d'une introduction (A. Picard) .... Épuisé
Congrès international d'Histoire de la musique tenu à Paris
en 1900; mémoires, vœux et documents publiés au nom du
Comité. 1 vol. (Fischbacher) 12 fr.
Éléments de Grammaire musicale historique : les modes
diatoniques au point de vue de la mélodie et de l'harmo-
nie (Leçons du Collège de France publiées dans la Revue Musicale,
années 1905 et 1906).
Le Chant choral I. Chansons populaires et morceaux choisis des
auteurs classiques (100 pièces à une et deux voix), avec un exposé
de la Méthode directe. 1 vol (Hachette) 1 fr. 50
Le Chant choral. II. Morceaux choisis pour deux, trois et quatre
voix, tirés des auteurs fiançais et étrangers. 110 pièces. 1 vol.
(Hachette) 4 fr. »
J. COMBARÏEU
DE LA
Des origines au début du XXe siècle
AVEC DE NOMBREUX TEXTES MUSICAUX
Tome III
De la mort de Beethoven au début du XXe siècle
Je professe absolument et sans réserve
cette doctrine que la science n'a d'autre
objet que la vérité, et la' vérité pour elle-
même... Celui qui se permet, dans les
faits qu'il étudie, dans les conclusions qu'il
en tire, la plus petite dissimulation, l'altéra-
tion la plus légère, celui-là n'est pas digne
d'avoir sa place dans le grand laboratoire
où la probité est un titre d'admission plus
indispensable que l'habileté.
(Gaston Paris, décembre iSyo.)
LIBRAIRIE ARMAND GOLÏN
io3, Boulevard Saint-Michel, PARIS
1919
Tous dioils Je reproducùo.*, «i traduction et d'adaptaùon réservés pour lous paye
\Ue>47r
Copyright r.ineteen hundied and nineleen
by Max Lcclerc aiul II. Bourrelier,
proprietors ol' Librairie Arnaud Colin.
PREFACE
Pendant ces heures de tourmente où tout l'héroïsme
se dresse contre toute la barbarie, la musique parait
être une chose bien petite et assez compromise, une
« lampe dans lèvent», comme disaient les scolastiques
pour définir l'homme. Le goût des Beaux-Arts a pour
domaine la région des sentiments désintéressés. Loin
de la lutte pour la vie, on éprouve une sorte de
pudeur à se laisser distraire de la seule beauté dont le
culte soit en ce moment permis, le culte de l'action.
Plusieurs raisons doivent cependant triompher de ces
scrupules. La musique occupe une place nécessaire
dans l'éducation nationale, dont les organes essentiels
sont intangibles en tout temps. En second lieu, elle se
rattache par tant de liens à la vie économique et
morale, que ses titres à notre étude ne sauraient être
prescrits.
Elle ne sera pas abattue par la tempête effroyable
dont les secousses retentissent sur le monde entier, et
puisera même, dans le bouleversement profond des
éléments où tiennent ses racines, une sève nouvelle.
Car il n'est pas possible qu'elle échappe au mouvement
général d'où la civilisation va sortir retrempée et
rajeunie.
Elle est, parmi les arts, celui qui reflète le mieux
les sentiments populaires et la vie sociale. Gomment
donnerait-on un moyen d'expression collectif à tant
VI PREFACE
d'âmes éprouvées, si la musique ne venait les grouper
en un chœur immense pour magnifier ensemble leurs
douleurs, leurs fiertés et leurs espérances? Gomment
pourrait-on célébrer le triomphe du Droit, sansappeler
autour des drapeaux victorieux les puissances enthou-
siastes de l'orchestre et du chant?
La fonction de la musique sera demain plus grande
qu'elle était hier. Nous occuper d'elle, en ces heures
tragiques, c'est encore servir, avec nos faibles moyens,
les intérêts certains de la civilisation.
Juillet 1916.
Le présent volume était en cours d' exécution, quand une
mort soudaine a frappé son auteur en plein travail, au
moment oh il venait de corriger les épreuves des quatorze
premiers chapitres. Pour les chapitres suivants, il laissait des
pages définitivement rédigées et de nombreuses notes. Ces
matériaux ont été mis en œuvre, classés et, sur quelques
points, complétés par une collaboration à laquelle nous
avons fait appel, sachant que le musicien expérimenté à
qui nous la demandions apporterait, avec le respect des
idées de M. Jules Çombarieu dont il avait suivi de près les
recherches et les publications, la conscience et V indépen-
dance qui sont les qualités premières de V écrivain. Mais
les difficultés inhérentes à une histoire contemporaine ont
été encore accrues par cette circonstance douloureuse. Les
erreurs et les oublis inévitables dans une œuvre pareille ne
compromettent pas, nous en avons la conviction, la solidité
et la valeur de l'ensemble. Au surplus, nous espérons que
ces imperfections nous seront signalées et pourront être
corrigées dans l'édition suivante .
Note des éditeurs.
1919
PREMIERE PARTIE
DAUBER A BERLIOZ
Bien au delà des frontières de la France
le goût de la musique française a prédo-
miné chez presque toutes les nations et
donné le ton à toutes les œuvres.
(Richard Wagner, Rapport au roi
Louis II de Bavière, 1865.)
COMBAhlEU — Musique, lli
4 D AUBER A BERLIOZ
observé pendant et depuis le moyen âge. Après avoir créé
l'orchestre et élevé la symphonie instrumentale à une aussi
grande richesse que la polyphonie vocale d'autrefois, il a
fait du langage des sons une puissance d'expression que
la plus haute poésie verbale ne saurait égaler. Souvent
encore, la musique sera un divertissement, parfois même
un divertissement banal; mais que de chefs-d'œuvre elle
a produits! Désormais, elle sait s'affranchir des tyrannies
qui, longtemps, bornèrent son action : celle des airs de
cour, celle des rythmes de danse, celle du goût des salons.
Après avoir été un passe-temps de luxe, un thème de dis-
cussion, comme à l'époque des Bouffons et de Gluck, entre
philosophes et littérateurs amis des ariettes, elle s'est
emparée peu à peu de tous les domaines de l'esprit : elle sait
émouvoir profondément, elle sait peindre, elle veut penser
et faire penser l'auditeur sérieux. Elle se rapproche du
peuple, et, brisant le cadre fragile des genres, devient
largement humaine. Elle apparaît désormais comme une
grande force morale et sociale; en même temps, elle est
la révélatrice d'une catégorie unique de la beauté. Sans
elle, toute étude de l'homme moderne serait incomplète.
Les causes de ce renouvellement sont multiples. Des
changements politiques de plus en plus profonds qui, en
supprimant peu à peu les barrières sociales, étendent
l'action de la musique; les progrès de la richesse publique
permettant de donner plus d'éclat au culte des arts, et
ceux de la science, appliqués à la lutherie, favorisant la
virtuosité; la facilité des relations internationales, les
grands voyages découvrant le folklore universel; les tra-
vaux d'histoire, l'éblouissant essor du romantisme, la
poésie si variée des nations du nord et du midi, les pre-
miers contacts avec les civilisations orientales offrant aux
compositeurs mille sujets séduisants et neufs; enfin la ten-
dance des esprits a serrer la vérité artistique de plus près
(tendance générale qui, en peinture, remplace le travail
d'atelier par le travail de plein air) : tels sont les grands
faits qui dominent cette dernière période de l'évolution
musicale. Au xixe siècle, le génie des compositeurs se joue
sur un fonds d'expérience très riche; leur imagination a
plus de champ; leur sensibilité réagit à un flot d'impres-
UN GRAND SIECLE
sions venues de tous les points de l'horizon. Exception
faite de noms tels que Bach, Hrendel, Mozart, Beethoven,
qui gênent et découragent tout essai de comparaison entre
le passé et le présent, il est certain que la musique pro-
gresse; mais, il faut le reconnaître, ce n'est pas toujours
dans le sens de sa nature propre, en accentuant de
plus en plus son indépendance et ce qui fait d'elle un
unicum splendidement isolé, qui éclate aux esprits, aux
esprits seuls, l'existence du monde matériel ne paraissant
plus indispensable. Elle se développe et se diversifie en
se rapprochant de la vie concrète et visible. Il semble
qu'elle change de nature; elle jalouse les autres arts; elle
rivalise avec eux sur leur propre domaine. Elle reprend a
son compte la plupart des sujets traités par les poètes de
tous les pays et de tous les temps, voire par les peintres,
les paysagistes, les visuels attachés à la forme et à la cou-
leur des choses. Elle veut peindre autant qu'émouvoir, en
donnant des images saisissantes de la réalité pittoresque,
de l'histoire, de la légende, du rêve. Elle finira même par
dédaigner l'émotion; elle voudra être purement descrip-
tive. De là l'extrême variété des sujets. La grande musique,
sous l'ancien régime, avait, comme l'art antique, une dis-
position à ne traiter que des thèmes connus, fixés par la
tradition religieuse ou populaire; la musique moderne
revient assez souvent à de vieux sujets de composition
qu'elle rajeunit par l'individualisme; mais, au cours du
siècle, elle s'adonne de plus en plus à la recherche du
sujet rare, exotique, étrange et imprévu, paradoxal. Ce
changement de tendances entraîne nécessairement des
modifications profondes de la technique. On les observe
d'abord dans la langue qui se renouvelle par l'enrichisse-
ment dû à des combinaisons de timbres; ensuite dans le
plan de certaines compositions comme la sonate, la sym-
phonie, le drame lyrique, où les vieux cadres sont brisés ;
enfin dans ce qu'on pourrait appeler les lois de la syntaxe,
c'est-à-dire les règles de l'harmonie, aussi bouleversées
que celles de nos anciennes constitutions politiques. Il
arrivera même un moment où les musiciens s'ingénieront
à sortir du système fondamental dont ils sont encore pri-
sonniers; la gamme diatonique avec ses deux intervalles
6 D AUBER A BERLIOZ
de demi-ton placés entre le 3e et le 4% le 7e et le 8e degrés,
semblera frappée de discrédit.
Il y a des forces révolutionnaires qui dirigent et, vers la
fin du siècle, précipitent l'évolution musicale. Elïes entrent
en jeu à l'avènement de Berlioz. Mais il y a des forces
conservatrices qui leur font équilibre et obtiennent parfois
sur elles des triomphes plus ou moins durables, après des
conflits analogues à ceux de la politique. C'est moins un
développement parallèle qu'une bataille continue, où l'art
est pénétré par les activités contraires de la vie sociale,
par toutes les aspirations de la pensée moderne qu'arrê-
tent ou ralentissent des habitudes séculaires. Lorsqu'il se
présenta à l'Institut, Berlioz n'eut pas une seule voix : il
fut d'abord battu par A. Thomas, qui avait beaucoup moins
d'imagination que lui, mais plus de sagesse; un peu plus
tard, il fut battu par Clapisson, l'auteur de La Fanchon-
nette; à une dernière élection, il eut Panseron parmi ses
concurrents redoutables, et ne fut élu qu'après un qua-
trième tour de scrutin. Cette partie de l'histoire de la
musique fait moins songer aux temples sereins dont parle
le poète, qu'aux parlements modernes divisés en partis
très hostiles et ayant une droite, un centre, une gauche,
une extrême gauche, etc
La première période qu'on pourrait distinguer, — mais
sans dresser de barrières, car la réalité historique répugne
presque partout à des divisions rigoureuses, — tient entre
deux dates : 1827 et 1846. Ce sont deux points de repère
mémorables. 1827 est l'année de la mort de Beethoven,
celle des débuts à Paris de la Malibran, à peine âgée de
vingt ans. et de la Taglioni, celle de la première séance
(9 mars) de la Société des concerts du Conservatoire;
1846 est la date de la Damnation de Faust et du dernier
concert de Liszt. Entre ces deux limites, la musique
connut des triomphes dont les âges antérieurs offrent
peu d'équivalents. Il y eut alors des artistes dont le nom
seul, encore aujourd'hui, nous émeut, et garde, comme
les souvenirs de jeunesse, un magique pouvoir d'évoca-
tion. De 1846 à 1865, il y a une seconde étape où la pro-
duction musicale est plus riche, plus variée, et où le
génie français crée des œuvres qui sont une partie inté-
UN GRAND SIECLE 7
grante de notre Histoire nationale. 1865 est l'année de la
première représentation de L Africaine et de Tristan et
Isolde. A cette époque environ, commence une transfor-
mation qui n'est pas. comme dans la Florence du
xvie siècle, le résultat d'un rêve académique, mais une
forme inévitable des aspirations politiques, et où le rajeu-
nissement de l'art a son principe dans la réorganisation,
encore tâtonnante et trouble, de la vie sociale.
La difficulté, pour l'historien, n'est pas de signaler
des compositions belles ou originales; c'est d'adopter un
plan et un ordre d'exposition qui ne soit pas trop arbi-
traire. On pourrait distinguer les genres. — théâtre,
concert, musique de chambre, musique religieuse, — et
suivre l'évolution de chacun d'eux en particulier; mais
d'abord l'idée de « genre » impliquant un mode de
composition spécial est une idée qui tend de plus en plus
à s'effacer; en second lieu, la plupart de nos compositeurs
ont écrit dans tous les genres, si bien qu'une étude partagée
en monographies techniques devrait dans chaque chapitre
faire reparaître les mêmes noms propres. Ajoutez que la
musique moderne est à la fois humaine et très person-
nelle; ce qui nous intéresse, avant le « genre » choisi par
lui, c'est le tour d'esprit et la psychologie du musicien :
à quel moment d'un exposé faudrait-il donner la caracté-
ristique générale d'un compositeur qui a écrit des opéras,
des symphonies, des concertos pour violon et de la musique
de piano, si ces catégories d'ouvrages donnaient lieu à des
études distinctes? Enfin, des maîtres tels qu'Auber, Gounod,
Saint-Saëns, Liszt, Verdi, pour n'en pas citer d'autres,
ont traversé presque tout le xixe siècle; et quand on a
commencé à parler d'eux, on résiste difficilement au désir
de les suivre jusqu'au bout de leur carrière, sans s'arrêter
aux dates indiquées plus haut. Trompeurs sont la plupart
des écriteaux qui servent pour les classifications à com-
partiments très distincts; partout on trouve une réalité
complexe parce que cette région de la vie est très complexe
et d'ordre supérieur; partout il y a croisement des lignes
directrices, indépendance de l'esprit des vrais artistes,
compénétration des courants principaux. Nous ne serons
donc pas l'homme d'un seul point de vue. Nous avons à
8 D AUBER A BERLIOZ
parcourir des jardins d'Armide; l'itinéraire tracé à l'avance
ne doit pas constituer un esclavage.
A l'aurore du siècle, suivant une loi dont il est malaisé
de donner la raison, la musique fut en retard, mais légè-
rement cette fois, sur les autres arts. La dislocation
de l'ancien régime et les guerres de la Révolution avaient
fait naître dans les âmes des sentiments qui semblent être
le domaine propre ou préféré de l'expression musicale :
une lassitude désenchantée (produite, dès avant 1789, par
l'abus de la vie mondaine et de ses conventions), l'amour
de la rêverie et de la nature, le goût de la solitude, une
mélancolie poussée quelquefois par l'individualisme jusqu'à
une tristesse poignante et au désarroi de la volonté de
vivre. De là sortit le premier romantisme littéraire. Nous
n'avons pas à en retracer le tableau; il nous suffit d'indi-
quer quelques dates, pour une brève comparaison.
Dès 1776, le Werther de Goethe et YOssian de Mac-
pherson étaient traduits et accueillis avec enthousiasme.
Chateaubriand écrivait : « Depuis le commencement de
ma vie, je n'ai cessé de nourrir des chagrins; j'en portais
le germe en moi comme l'arbre porte le germe de son
fruit. Un poison inconnu se mêlait à tous mes sentiments » ;
c'est à peu près ce que dira Schumann, avec le langage
de l'orchestre, dans son opus 115, Manfred. René est de
1802; c'est en 1822, date de La Barque du Dante de
Delacroix et des Odes de Victor Hugo, que Pichot publia
sa traduction de Byron ; le premier cénacle romantique
est de 1823; et c'est entre 1820 et 1830 que Lamartine,
le plus musical de nos poètes, donna ses Méditations et
ses Harmonies. Or, la musique ne fut pas, comme il aurait
convenu, le premier organe de l'état d'âme romantique.
Elle ne sut pas faire immédiatement sienne la poésie qui
était diffuse autour d'elle et qui semblait la solliciter. Elle
eut quelque peine à abandonner ses carillons de Cythère,
sa rhétorique officielle, ses pompes théâtrales, et cette
esthétique des amateurs d'autrefois qu'on est tenté d'ap-
peler l'esthétique des « petits riens ». Sans doute, des
musiciens tels que Lesueur. Cherubini, Spontini, témoi-
gnent par quelques-uns de leurs ouvrages qu'ils sont au
seuil d'un monde nouveau ; mais il faut aller jusqu'à la
UN GRAND SIECLE 9
Symphonie fantastique (1830) et à Robert le Diable (1831),
pour avoir les premières impressions, très inégales, d'un
changement net. Le Freischùtz de Weber (1821) avait été
un cas isolé, de nature spéciale, et sans influence sur l'art
français. La musique prit un peu plus tard sa pleine
revanche avec Berlioz, avec Chopin, avec Liszt, avec
R. Schumann. Dans les œuvres enfiévrées de ces maîtres
passent tous les frissons et se déchaînent tous les rêves
de l'âme moderne. Spontini et Meyerbeer, après la région
assez plate où notre première rencontre sera celle d'Auber,
nous conduiront à ces sommets.
Après comme avant 1827, le centre de la vie musicale
en Europe est Paris. C'est là que le consentement uni-
versel continuait à placer les modèles du goût, de l'élégance
et de la distinction. Pour un ambitieux, dans les arts comme
ailleurs, conquérir Paris fut toujours le rêve suprême; le
manquer et le sentir hostile, était une source d'inconsolable
dépit. Tous les musiciens étrangers ont éprouvé les impres-
sions que l'Alboni nota dans son Journal, lorsqu'elle vint
chez nous pour la première fois : « Je n'oublierai jamais la
sensation que j'éprouvai en entrant dans cette adorable ville.
J'avais cependant vu pas mal de capitales; mais rien ne sau-
rait rendre l'impression que je ressentis. Etait-ce un pres-
sentiment que j'y passerais la plus grande partie de ma vie
et que j'espère y mourir? Je ne sais; mais le fait existe
et je le dis : adorable Paris! » Dans un gros livre consacré
à la Sontag (Berlin, 1913), un critique allemand, Heinrich
Stùmcke, raconte que cette cantatrice vint à Paris, en
1826, pour chanter Le Barbier en italien. Il sent bien que,
de la part d'une hambourgeoise, c'était très hardi; et il
explique ainsi cette hardiesse : « Paris était la capitale
de la musique (Musikhauptstadt) ; tout chanteur d'élite
devait y recevoir la consécration définitive » (p. 70). A vrai
dire, la contribution française à l'histoire générale des
chefs-d'œuvre n'avait pas égalé celle de la période vien-
noise, incomparablement illustrée pendant un demi-siècle
par Haydn, Mozart, Beethoven; cependant, Paris fut et
resta toujours, pour les compositeurs et les virtuoses, le
grand foyer d'attraction. Ce fait peut être justifié par un
rapide examen de l'état de l'art dans les principaux pays.
10 D AUBER A BEBL10Z
La période viennoise avait eu un éclat magnifique, mais
d'une durée assez brève. Comm'encée en 1780 au moment
où le «renie de Havdn et celui de Mozart arrivent à leur
pleine maturité, elle finit avec ces Lieder appelés « Chants
du cygne », que Schubert composa dans l'automne de
1828. quelques semaines avant sa mort. Il y eut alors une
déviation et un abaissement du goût : de Mozart, on ne
connaissait plus que La Flûte enchantée; dans cette ville
à moitié italienne où une aristocratie brillante avait pro-
tégé les premiers chefs-d'œuvre de la symphonie et du
quatuor, l'engouement allait aux comédies à couplets,
aux farces, aux opérettes des Yolkert, des Krauer, des
Mûller écrivant par centaines des pièces populaires qui
rappellent la verve facile de notre Favart. Chez les Alle-
mands du Nord, la vie musicale était certes très active :
dès 1804. on n'y comptait pas moins de 24 théâtres d'opéra
avec un grand nombre de concerts; mais nulle part, en
1827, il n'y a une maîtrise prépondérante, une capitale
d'art. Leipzig entretient la mémoire de Bach et tire un
certain prestige (depuis 1795) de la maison d'édition
Breitkopf et Hàrtel; en dehors de son Gewandhaus, l'art
v est sans éclat, dominé par l'influence des opéras-
comiques français et italiens, ou celle de petites pièces à
la mode. En 1843. un conservatoire fameux y sera dirigé
par Mendelssohn; mais son influence sera bientôt sub-
mergée par des courants puissants : ceux de la musique
de Berlioz, de Fr. Liszt, de R. Wagner. A Dresde, malgré
son génie, ses appels au public, — et cette innovation
hardie qui consistait à conduire l'orchestre à la baguette,
non au clavecin, — la tentative de Weber pour créer un
grand centre de lyrisme, avait échoué au milieu de circon-
stances défavorables et d'intrigues.
L'Italie était en décadence. Dans un article de la Revue
européenne (reproduit par la Revue musicale du 9 avril 1832),
Berlioz écrivait : « Pour les théâtres romains, je voudrais
pouvoir me dispenser d'en parler, car rien n'est plus
pénible que d'avoir toujours h répéter les mêmes critiques
et de voir se presser sous la plume les épithètes de
pitoyable, ridicule, détestable. » Des musiciens de ten-
dances opposées à celles de Berlioz ne pensaient pas autre-
UN GRAND SIECLE M
ment. Nous citerons, dans un autre chapitre, le jugement
sévère de Spohr en 1816. Mendelssohn écrivait de Rome
en 1830: « La musique italienne, de même qu'un Sigisbée,
sera éternellement pour moi quelque chose de vulgaire et
de bas » ; et dans une autre lettre (17 mai 1831) : « L'Italie
ne peut plus prétendre aujourd'hui à cette gloire d'être le
pays de la musique: elle l'a déjà perdue de l'ait; peut-
être ne tardera-t-elle pas à la perdre dans l'opinion du
monde. » Un peu plus tard (1840). voici l'opinion de
Charles Gounod : « En dehors de la chapelle Sixtine et de
celle dite des chanoines, la musique italienne est nulle, ou
exécrable. Quant aux théâtres, dont le répertoire esta peu
près entièrement composé des médiocres opéras de Bellini,
de Donizetti et de Mercadante, il n'y a aucun profit musical
à retirer de ces auditions, bien inférieures, au point de vue
de l'exécution, à celles qu'offre le Théâtre italien de Paris. »
Nous avons plus de peine que les étrangers à com-
prendre et à dire que la musique française a été prépon-
dérante chez nos voisins et leur a servi de modèle bien
au delà de 1850. Rien n'est cependant plus certain. Voici
un témoignage qui ne manque pas d'autorité : « Le style de
l'école parisienne domine encore le goût de presque toutes
les nations A Paris, l'Italien et l'Allemand devinrent
immédiatement Français; et le Français, quoique moins
bien doué pour la musique, imprima d'une façon si nette
la marque de son goût aux productions de l'étranger que,
bien au delà de ses frontières, ce goût donna à son tour le
ton à toutes les œuvres. » C'est R. Wagner qui a écrit
cela, dans un rapport au roi Louis II de Bavière, en
mars 1865. La seule ville d'Europe qui pût disputer à Paris
le privilège de la plus grande importance réelle dans les
affaires musicales était Londres. L'Angleterre dut cet hon-
neur, comme plus tard certaines villes américaines, au
besoin de compenser la modicité de sa production artis-
tique par des articles d'importation, à ses goûts musicaux
et à sa richesse matérielle. Nous verrons plus loin l'opi-
nion de Chopin sur les Anglais, et les raisons de sa prédi-
lection pour Paris. De son contact prolongé avec Haendel,
puis avec Christian Bach, Londres avait gardé un amour
de la musique chorale et instrumentale attesté par la créa-
12 DAUBER A BERLIOZ
tion de sa Société philharmonique (1813), mais n'était pas
arrivé à créer un art national; c'était, en matière de
musique, une ville ouverte : tous les virtuoses de l'Europe
vont convoiter sa conquête.
Il parait donc légitime de prendre Paris comme point de
vue pour observer l'ensemble de la musique au xixe siècle
et en tracer un tableau. Ce choix n'est pas un acte de chau-
vinisme; il nous est imposé par les faits. Il n'implique
d'ailleurs aucune exclusion et réserve tout jugement sur
la valeur relative des œuvres. L'art continue à être cosmo-
polite et connaît de moins en moins des frontières déter-
minées. Il ne nous a pas été possible de parler de Rome et
de Venise au xvic siècle sans faire intervenir les musiciens
des Pays-Bas et de la France; de même, on ne saurait
parler de la musique française dans la période moderne
sans tenir compte, presque à chaque instant, des musiques
étrangères.
Les foyers principaux de l'activité musicale dont nous
avons à suivre d'abord les manifestations et à montrer
l'influence sont le Conservatoire, l'Opéra, l'Opéra-Comique
et le Théâtre italien. Nous esquisserons rapidement la des-
cription de ces cadres que vont remplir les maîtres de
l'enseignement, les compositeurs, des virtuoses de tout
ordre.
En 1827, le Conservatoire de Paris s'appelait encore,
depuis la mesure un peu sournoise prise par l'adminis-
tration de 1815, l'Ecole de chant; c'est seulement l'ordon-
nance du 25 janvier 1831 qui, en rendant au Ministère de
l'Intérieur les théâtres royaux, lui permit de reprendre le
titre donné par la Convention. Mais sa réputation était
déjà européenne. Le Conservatoire de Paris a servi de
modèle à la fondation du Conservatoire de Prague (1811),
a la Royal Academy de Londres (1822), à V Ecole royale de
la Haye (1826). Ses concerts, en 1828, commencèrent à
donner des auditions fragmentaires de Beethoven et
s'élevèrent peu à peu à une maîtrise incomparable. « Je
ne pense pas, écrivait Mendelssohn en 1832, qu'il soit
possible d'entendre d'exécution plus parfaite des œuvres
classiques. » R. Wagner, pourtant si hostile à l'esprit
français, déclare dans son Art de diriger l'orchestre (écrit
UN GRAND SIÈCLE 13
en 18(39) que les efforts tentés au delà du Rhin « n'ont
jamais suffi à mettre les orchestres allemands, si vantés,
à la hauteur des orchestres français qui les surpassent
encore par la force et l'habileté de leurs violons et surtout
par celle de leurs violoncelles ». Il affirme n'avoir compris
la Neuvième symphonie de Beethoven, dont certains pas-
sages lui semblaient obscurs, que lorsqu'il l'entendit jouer,
en 1839, par l'orchestre du Conservatoire de Paris : « La
beauté de cette exécution, écrit-il, me demeure encore
indescriptible... Les écailles me tombèrent des yeux; je
vis nettement le rôle de l'interprétation et je pénétrai du
même coup le secret de l'heureuse solution du problème.
L'orchestre avait appris à s'identifier, dans chaque mesure,
avec la mélodie de Beethoven, qui avait, de toute évidence,
échappé à nos braves musiciens de Leipzig; et cette
mélodie, L'orchestre la chantait. » Leipzig, qui allait devenir
une école célèbre, n'était pas seulement inférieur pour les
instruments à archet. Dans une de ses lettres (datée d'Iéna,
3 juillet 1877), Borodine raconte qu'il nomma un jour à
Liszt le pianiste Goldstein :
— « Connais pas! interrompit Liszt.
— C'est un pianiste du Conservatoire de Leipzig...
— Ce n'est pas une recommandation ! répondit le grand
virtuose. Ils nous ont envoyé un tas de médiocrités ! »
Dans une lettre de la même année (12 juillet), Borodine
nous montre Liszt donnant une leçon de piano : « Ne
jouez pas ainsi, disait-il à une élève; on croirait que vous
venez de Leipzig! là, on vous expliquera que ce passage est
en sixtes augmentées, et l'on croira que cela suffit ; mais
jamais on ne vous montrera comment vous devez le jouer. »
Ou bien encore, à une élève qui venait d'exécuter une Etude
de Chopin d'une manière très incolore : « A Leipzig, on
trouverait cela très gentil!... »
L'Opéra de Paris, bénéficiant de la décadence des
théâtres italiens, fut certainement, pendant la première
moitié du xixe siècle, le plus brillant de l'Europe. Au
moment de l'assassinat du duc de Berri (1820), il jetait
situé rue de Richelieu, devant la Bibliothèque Nationale,
occupant tout le square Louvois. Il avait dépossédé la
Montausier de son théâtre (appelé en 1793 Théâtre des Amis
14 D AUBER A BERLIOZ
de la patrie, où on jouait tous les genres) et pris le titre de
Théâtre des Arts. C'est là que pour la première fois, les
spectateurs du parterre furent assis. Après l'attentat, il
fut décidé que le théâtre serait démoli. L'Académie de
musique s'était alors transportée dans la salle Favart, qui
depuis sa construction (1782) avait tour à tour abrité la
comédie italienne et l'opéra-comique; elle y était restée une
quinzaine de mois; elle y joua, malgré une installation très
défectueuse, l'Œdipe à Colorie de Sacchini. L'Opéra s'était
transporté ensuite rue Lepelletier (aujourd'hui rue Drouot),
dans une salle de moins de deux mille places, qu'il avait
inaugurée avec les Bayadères de Catel, où chantaient
Nourrit père, Dérivis, Mme Branchu, et le Retour de
Zéphyre, petit ballet de Steibelt. Le directeur, Habeneck,
dépensa 188 260 francs pour monter YAladin ou la lampe
merveilleuse d'Isouard (1822), qui connut pour la pre-
mière fois le gaz d'éclairage. En 1823 paraît le premier
« drame lyrique » d'Auber (en collaboration avec Hérold) :
Vendôme en Espagne, œuvre de circonstance destinée à
fêter le retour victorieux du duc d'Angoulême.
Voici les dates principales dans l'histoire de l'administration de
l'Opéra :
1821 : on crée l'Intendance des théâtres royaux, sous la surveil-
lance de laquelle Habeneck, chef d'orchestre de l'Opéra, est nommé
Directeur. — 1824 : Habeneck est remplacé par Duplantys à qui on
donne le titre d'administrateur; Lubbert succède à ce dernier, en
1827, avec le titre de directeur. — 1831 : le docteur Louis Véron,
directeur du Constitutionnel, est nommé directeur-entrepreneur.
L'État lui accorde une subvention de 810 000 francs pour la première
année, de 760 000 francs pour la seconde, de 710 000 francs pour les
suivantes. — 1831 : Duponchel est nommé directeur. — 1841 : Léon
Pillet lui succède. — ' 1845 : Duponchel et Nestor Roqueplan s'associent.
— 1849 : Roqueplan est seul directeur. — 1854 : la liste civile se charge
delà direction de l'Opéra. Le député Crosnier est nommé adminis-
trateur général. En 1856, Alphonse Royer, ancien directeur de
l'Odéon, lui succède; en 1862, il est remplacé par Emile Perrin,
directeur de l'Opéra-Comique, qui reçoit une subvention de
800 000 francs de l'État, et 100 000 francs de la cassette impériale.
En 1870, E. Perrin donne sa démission, mais reste administrateur
provisoire. Halanzier en 1871, Yaucorbeil en 1879, Ritt et Gailhard
en 1884, Bertrand en 1891, Bertrand et Gailhard en 1893 prendront
la direction. Gailhard est seul directeur jusqu'en 1907. Messager et
Broussau lui succèdent et sont remplacés en 1913 par Rouché.
UN GRAND SIECLE 15
L'histoire des théâtres, depuis Lulli jusqu'à nos jours,
est sans doute des plus brillantes ; mais, au point de vue
financier, c'est presque une histoire de la faillite. L'Opéra-
Comique en fut assez longtemps un exemple.
En possession d'un privilège (octroyé en 1806) et assimilés aux
(( Comédiens royaux », les artistes de l'Opéra-Comique durent
passer du régime de la Société à celui de la régie. En novembre 1823,
les sociétaires crièrent leur détresse et voulurent être déchargés de
toute responsabilité administrative ; par ordonnance du 30 mars 1824,
leur démission fut acceptée. Transporté de la rue Feydeau à la salle
Ventadour, l'Opéra-Comique fît son ouverture le 20 avril 1829 (avec
Les Deux Mousquetaires, un acte de Berton, La Fiancée, 3 actes
d'Auber, L'Illusion, un acte d'Hérold, et Paul et Virginie, 3 actes
écrits par Kreutzer en 1791). En 1831, malgré le succès de Zampa,
la situation était mauvaise; la recelte tomba jusqu'à 59 francs! On
parla de faire venir la troupe de l'Odéon pour donner alternative-
ment des spectacles de musique et de comédie. Il fallut fermer, le
8 novembre ; les artistes signèrent alors la déclaration suivante :
« Comme le théâtre de l'Opéra-Comique se trouve fermé pour la
seconde fois en dix mois,... il est de l'intérêt des artistes de faire
connaître les charges qui pèsent sur l'administration. La salle Ven-
tadour, le duc d"Aumont (premier gentilhomme du roi) et le peu de
protection accordé à l'ancienne société ont été causes de sa dissolu-
tion. On a vu la maison du Roi refuser à des Français la salle Favart,
berceau de* l'Opéra-Comique, pour la donner aux Italiens avec une
subvention de 70 000 francs, lorsqu'en même temps on imposait la
salle Yentadour aux sociétaires de Feydeau, avec l'unique secours
de 24 000 francs (puisque, sur une subvention de. 150 000 francs, il
fallait servir 126 000 francs de pension). Ils préfèrent tout aban-
donner ». Signé : A. Ferréol, LEiMONNiER, V. Rifault, Choi.let,
Ernest, Hockes, Louvet, pour tous les artistes de l'Opéra-Comique).
On retrouve ensuite le malheureux théâtre place de la Bourse.
Le Théâtre italien, de 1801 jusqu'à la fin du règne de
Louis-Philippe, hit installé tantôt à l'Odéon, tantôt à la
salle Favart, rendez-vous des plus fines élégances pari-
siennes, tantôt à la petite salle de la rue de Louvois, tout
à côté de l'Opéra de la rue Richelieu. En 1841 il se fixa
à la salle Ventadour, construite en 1830 et ouverte sous le
nom de Renaissance. On y jouait trois l'ois par semaine;
quelques soirées étaient consacrées à des auditions di-
verses. C'est là qu'on chanta lu Stabat de Rossini (1842)
et que Sivory, Liszt, Prudent, Berlioz donnèrent leurs
concerts. La seconde période de l'histoire du Théâtre italien
16 D AUBER A BEKLIOZ
s'étend de 1848 à la fin du second Empire, et correspond
aux grands succès de Verdi. La dernière, qui est celle d'une
décadence, comprend plusieurs directions éphémères, de
1872 à 1879, date de la clôture définitive.
Au Conservatoire, gardien des doctrines classiques, et
aux trois principaux théâtres attentifs à suivre les varia-
lions du goût, s'ajoutent de nombreux concerts dont plu-
sieurs eurent une valeur de premier ordre. Notre tâche
devra s'étendre aussi a ce qu'on pourrait appeler les puis-
sances auxiliaires de la musique : créations importantes de
la lutherie, institutions utiles, folklore, esprit historique
pénétrant jusque dans les programmes de concert, orga-
nisation des études d'archéologie, transformation de la
grammaire de l'art. Enfin nous ne devrons pas oublier que
dans le répertoire dont le grand public fait son aliment et
qui représente l'état des mœurs, le médiocre tient beau-
coup plus de place que le sublime.
Selon qu'on prend comme point de vue critique une con-
ception de l'art déjà réalisée dans le passé, ou une concep-
tion à réaliser dans l'avenir, le mouvement de l'évolution
apparaît aux uns comme un recul, aux autres comme un
progrès. Ce qu'on ne saurait nier, c'est la richesse éblouis-
sante du grand siècle.
CHAPITRE II
AUBER, HALÉVY, ADAM, HÉROLD
Caractères généraux des premiers maîtres de l'opéra et de l'opéra-
comiqne français. — Auber; sa carrière et ses principaux ouvrages. — La
Juive; l'œuvre et les idées d'Halévy. — Adam, élève de Boïeldieu; Le Chalet;
comédies lyriques et ballets. — Hérold ; ses premières incertitudes entre
la musique italienne et la musique allemande; Zampa.
Quels sont les caractères généraux de cette musique,
d'abord représentée par Aurer, Halévy, Hérold, Ad. Adam,
que les maîtres de tous les pays ont tenue en si bonne
estime, et qui a été une forme nouvelle de l'influence fran-
çaise à l'étranger? Elle a dû son succès à certaines qualités
fondamentales de notre esprit national, et aussi à quelques-
unes de ses faiblesses. Elle ne fut pas la meilleure, il s'en
faut, de la période où nous sommes; mais elle fut la plus
populaire.
Cette musique française, si on la restreint aux composi-
teurs que nous venons de nommer, est pénétrée de l'esprit
des races latines. Elle a très peu de goût et d'aptitude pour
le langage abstrait de la symphonie pure; son art préféré
est l'art social par excellence : celui du théâtre. Elle excelle
dans l'opéra-comique plus que dans le grand opéra, et elle
bénéficie de livrets qui, en général, sont bien conçus et
adroitement construits. Elle veut être un agrément, non
une fatigue; aussi répugne-t-elle à toute complication, aux
recherches savantes du contrepoint, à la fugue, aux grands
développements polyphoniques. Une loi qu'elle n'oublie
jamais, c'est qu'une œuvre ne peut être agréable et belle
que si elle a une étendue moyenne, une « juste grandeur ».
Elle est surtout appliquée à l'invention mélodique et
Combarieu. — Musique, III. 2
\S D AUBER A BERLIOZ
rythmique; elle fait de l'orchestre le serviteur ou le simple
auxiliaire du chant. Elle est toujours attentive à la vérité, «à
l'expression juste, mais ne va jamais très loin dans l'ana-
lyse psychologique : elle ignore systématiquement les états
d'âme exceptionnels (comme celui qui sera traduit dans la
Symphonie fantastique de Berlioz) et, sans fouiller les
caractères, elle ramène la plupart des passions à la forme
commode d'un lieu commun. Objective et non individua-
liste dans sa manière de traiter un sujet, très éloignée de
rechercher l'originalité à tout prix, beaucoup plus sou-
cieuse de s'adapter au goût du public que de le transformer
au profit d'idées nouvelles, elle n'a rien d'âpre, de brusque,
de nerveux, rien qui étonne ou soit agressif. Elle ménage
l'oreille; elle est amie des consonances, et use modeste-
ment de la langue courante. Elle est capable d'éloquence,
de pathétique et de charme. Le sentiment profond de la
nature, la rêverie, la couleur rare, le tour romanesque et
les tendances mystiques de la pensée ne sont point son
affaire; en revanche elle est claire, facilement intelligible
pour tous. Optimiste de tempérament et indulgente à la
joie de vivre, elle est sensuelle, mais sans dévergondage;
dramatique, mais sans violence ; éloquente, mais avec plus
de verve et d'esprit que d'enthousiasme. Ni aristocratique
nipeuple, elle est bourgeoise, honnêtement, assez finement
aussi. Parfois, elle tombe dans une incontestable vulgarité
qui semble être la rançon de ces précieuses qualités. En
elle est l'esprit du Mozart français : Boieldieu.
L'étude de Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871)
fait connaître une harmonie assez rare : celle qui régna,
au profit d'un même artiste, entre la vie de l'homme, la
carrière du compositeur, l'esprit de son œuvre et la société
pour laquelle il écrivit. Parisien obstiné « n'ayant jamais
eu le temps » de se promener hors de Paris, épicurien
élégant, méthodique et spirituel, galant plus que passionné,
Auber garda jusque dans l'extrême vieillesse une fine
intelligence et une verve aimable. Né à Caen (au cours d'un
voyage fortuit de ses parents) en 1782, il mourut, après
avoir traversé une douzaine de régimes politiques, pendant
l'insurrection de la Commune en 1871. Durant cette longue
période, ce fut un musicien inaltérablement heureux, aimé,
AUBER, HALEVY, ADAM, HEROLD 19
promu par ses contemporains, en raison de ses succès,
au rang de grand maître. Les critiques étrangers eux-
mêmes, et non des moindres, ont rendu hommage à son
mérite qu'ils ont considéré, en exagérant, comme repré-
sentatif de l'esprit français. Son rôle fut de continuer, en
les faisant passer de l'opéra-comique dans quelques tenta-
tives de grand opéra, certaines traditions agréables et
légères du xvme siècle. En parlant de lui aujourd'hui,
n'oublions pas qu'il eut l'honneur avec Halévy, comme
nous le verrons plus loin, d'inspirer R. Wagner (ce der-
nier en a fait l'aveu formel) et de provoquer son émulation
lorsqu'il écrivit Rienzi.
Le grand-père d'Auber était peintre du Roi sous Louis XVI. Son
père, officier des chasses royales, était à la fois peintre et grand
amateurde musique : après la Révolution, il ouvrit, rue Saint-Lazare,
un magasin d'estampes. Quelques dates, en 'dehors des grands
succès de théâtre, résument la vie du musicien : en 1805. il écrit
son premier opéra-comique pour une société d'amateurs [YErreur
d'un moment, un acte); en 1807, il reçoit les leçons de Cherubini;
en 1829, il entre à l'Institut pour remplacer Gossec ; il est nommé
directeur des concerts de la Cour en 1839, directeur du Conserva-
toire, après Cherubini démissionnaire, en 1842; directeur de la cha-
pelle de Napoléon III en 1852: grand-officier de la Légion d'honneur
en 1861. Son dernier opéra-comique, Rêve d amour, est de 1869.
Auber n'a pas écrit seulement pour le théâtre. Son œuvre com-
prend : 1° une messe (1813), dont VAgnus fournit le thème de la
marche religieuse, au 1er acte de La Muette ; des litanies à la Vierge,
un Hymne a sainte Cécile, et cinquante motets. Une telle musique
n'a d'ailleurs rien de religieux. — 2° Douze Cantates (pour le mariage
de l'empereur en 1853, pour le baptême du prince impérial en 1854,
pour la prise de Sébastopol en 1855, pour la fête des Arts et de
l'Industrie, pour célébrer la victoire de Magenta en 1859, etc.). —
3° Des airs, scènes et romances (26 numéros). — 4° Des concertos,
ouvertures, marches, trios, quatuors, variations, arrangements divers,
au nombre d'une trentaine. La plupart de ces pièces n'étaient guère
connues, il y a quelques années, que du regretté Ch. Malherbe,
collectionneur réputé, qui en possédait les manuscrits autographes.
Auber a écrit 37 opéras-comiques et 10 opéras formant
un total de 132 actes, plus une quinzaine d'airs de ballets,
de divertissements ou de pas de danse. On ne saurait
parler d'une évolution continue de son art et de son esthé-
tique. Il faut remarquer qu'il aborda le théâtre assez tard;
il commença sa carrière à l'âge où Pergolèse, Mozart.
20 D AUBFR A HK.lil.Ki/
Schubert, Weber. Bellini, Menclelssohn. avaient terminé
la leur. A Henri Maréchal qui lui parlait en 1864 de ses
projets de théâtre, il disait très justement : « Ce que vous
entreprenez jeune homme, je l'ai commencé, moi, à l'âge
de trente-cinq ans. sous la direction de Cherubini qui m'a
tenu six ans au régime ; sans lui. je n'aurais jamais été
qu'un musicien de salon »; et Adam faisait lire à ses élèves
les premières partitions d'Auber pour leur montrer, en
guise d'encouragement, qu' « un homme de génie avait
commencé par des partitions absolument nulles ». Ce musi-
cien qui lut toujours heureux eut la bonne fortune de
trouver un librettiste d'adresse consommée, parfaitement
adapté au goût du public bourgeois : E. Scribe, fournisseur
ordinaire, de 1811 à 1862, des scènes françaises (76 vol.
in-12 de pièces de théâtre, édition Dentu). Nul doute qu'une
bonne part des succès obtenus ne doive être attribuée à un tel
collaborateur. Avant le triomphe de 1828, parurent quelques
ouvrages d'Auber dont le succès fut durable. Le principal
est Le Maçon, opéra-comique en 3 actes, dont une ronde
a été célèbre, et qui, de 1825 à 1896, n'eut pas moins de
525 représentations. Emma ou la promesse imprudente
(opéra-comique en 3 actes) n'eut pas les honneurs d'autant
de reprises, mais fut joué 181 fois, sans interruption, de
1821 à 1832. Dans la même période et sur la même scène
(théâtre Feydeau), La neige ou le nouvel Eginfiard, où parait
une excessive inlluence rossinienne, eut 145 représenta-
tions, puis 31 dans la reprise de 1840. Un autre opéra-
comique bien oublié aujourd'hui. Léocadie (1824), fut joué
120 fois en huit années consécutives.
Le premier succès retentissant d'Auber et de Scribe fut
obtenu le 29 février 1828, au théâtre de la rue Le-Pelletier,
avec le grand opéra en 5 actes qu'on avait intitulé La
Muette de Portici, pour éviter une confusion avec le
Masaniello de Carafa joué en 1827. Le public fut d'abord
entraîné par l'ouverture, morceau à effet dont la verve
brillante rappelle la manière de Boïeldieu et celle de
Rossini.
L'orchestre est ainsi composé pour cette ouverture : flûte, petite
flûte, hautbois, clarinettes, 2 trompettes en ré, 4 cors, 2 bassons,
AUBER, HALEVY, ADAM, HEROLD
21
3 trombones, ophicléide, timbales (en sol), triangle, cimbales et
grosse caisse, caisse de régiment, quatuor à cordes. On y trouve
cette phrase fâcheusement caractéristique, où les temps forts sont
accentués parle tambour :
Clarinettes
Hautbois
Trompettes
et Cors
Bassons
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P»Tyffl'j^5
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On fut intéressé par un sujet qui renouvelait le réper-
toire en mettant à la scène un épisode de l'Histoire
moderne, la révolution de Naples (1647) provoquée par un
pêcheur; on fut charmé par deux interprètes d'élite :
Mmc Cinti-Damoreau, qu'on avait fait venir de Bruxelles
22 D AUBER A BERLIOZ
pour jouer le rôle d'Elvire, et Ad. Nourrit (Masaniello).
Avant La Juive (1835), La Muette fut, avec Guillaume Tell
et Robert le Diable, un des titres de gloire incontestés de
notre opéra. De 1828 à 1882, la pièce a occupé l'affiche
pour un total de 505 représentations. Plusieurs airs sont
presque populaires. Une des pages les plus connues de la
partition est le duo « Amour sacré de la patrie... », assez
banal en soi, mais d'un excellent effet et d'un bel élan
quand on l'entend ou quand on le lit à la suite de la scène
en récitatifs qui le précède. Son action sur la foule fut
profonde; elle est attestée par un événement qu'on peut
annexer à l'histoire de la musique, car il est plus certain
que les prouesses de Tyrtée. Un soir, à Bruxelles, ce duo
est applaudi à outrance ; à la sortie du théâtre se forment
des attroupements encore frémissants, enflammés pour
l'action : on se rend aux bureaux du journal Le National
pour user de violence, de là au palais de justice... La
Muette fut le point de départ de la révolution à la suite de
laquelle la Belgique fonda son indépendance en se sépa-
rant de la Hollande (1830).
En une vingtaine d'années, avec la collaboration de
Scribe, unique pour construire des livrets intéressants et
agréables, Auber donna plusieurs opéras-comiques dont le
succès a duré jusqu'à l'heure présente et qui sont les chefs-
d'œuvre du genre : Fra Diavolo ou l'hôtel de Terracine
(1830), qui, jusqu'en 1906, fut joué 909 fois; Le Philtre
(1831), qui s'est maintenu au répertoire jusqu'en 1862, et
qui. après une interruption, avait atteint, en 1876, 242 re-
présentations ; Le Domino noir (1837), qui n'a peut-être pas
disparu du répertoire après 1 209 représentations ; Les
Diamants delà Couronne (1841), La Part du diable (1843),
Haydée ou le secret (1847). Ces ouvrages ont fait la joie
de plusieurs générations. Ils n'ont pas fait l'éducation du
public ; mais ils lui ont donné ce qu'il était capable de
comprendre et ce qu'il aimait : aussi sont-ils devenus popu-
laires.
Le Dieu et la Bayadère (1830, opéra-ballet en 2 actes dont l'ouver-
ture et l'air dOlii'our, Quel vin! I, 1, peuvent être signalés), a été
joué 136 fois jusqu'en 1847 et repris en 1866 pour une dizaine de
AÙBER, ftALÉVY, ADAM, HÉROLD 23
représentations. Le serment ou les faux monnayeurs, joué sans inter-
ruption de 1832 à 1849, contient un grand air à vocalises qui a été
maintes fois entendu aux concours de chant du Conservatoire.
Gustave III ou le Bal masqué, opéra historique en 5 actes (1833, sur
un livret remis en musique par Verdi dans // ballo in maschera,
1859), fut joué 168 fois, jusqu'en 1853. Le cheval de Bronze, opéra-
féerie en 3 actes, eut 84 représentations la première année (1835), et
fut transformé en opéra en 1857... Le dernier opéra-comique d'Auber,
Rêve d'amour (3 actes, livret de d'Ennery et Cormon), fut joué
27 fois.
Voici, dans les principaux opéras d'Auber, les fragments qui,
réserve faite de leur valeur absolue, ont été les plus appréciés par
les contemporains :
Dans Le Maçon (1825), l'air Du courage, à V ouvrage ! ; dans Fia Dia-
volo, la ronde Voyez sur cette roche, la barcarolle Agnès la jouvencelle,
les couplets de l'Anglais au Ier acte, le trio du second acte, le chœur
de Pâques fleuries: dans Le Philtre, l'air Je suis sergent, brave et
salant, l'air de Fontanarose Vous mie connaissez tous, la barcarolle à
deux voix Je suis riche, vous êtes belle; dans Gustave III, le galop
(4e air de danse du 5e acte, n° 18); dans Le cheval de bronze (1835,
transformé en opéra en 1857), la ballade Là-bas, sur ce rocher sau-
vage, les couplets Quand on est fille, hélas! le duo Ah! ciel, en croi-
rai-je mes yeux ! Dans Le Domino noir, les romances Le trouble et la
frayeur et Amour viens finir mon supplice, les couplets Une fée, un
bon ange, ceux de dame Brigitte S'il est sur terre, ceux d'Inésille
D'où venez-vous, ma chère, le grand air Ah! quelle nuit! le cantique
avec chœur Heureux qui ne respire... Dans Les Diamants de la Cou-
ronne, le boléro pour deux voix de femmes Dans les défilés des Mon-
tagnes, l'air Ah ! je veux briser ma chaîne, et le quintette du 3e acte;
dans La Part du diable (1843), l'air du 1er acte, Ferme ta paupière,
dors mon pauvre enfant! au 2e, la chansonnette Qu'avez-vous, Com-
tesse ? et le quatuor pour basse et trois soprani ; au 3e, l'air Reviens,
ma noble protectrice. Dans La Sirène (1844), au 1er acte, les couplets
O chef des flibustiers, et le quatuor O bonheur qui m'arrive; au 2e,
les couplets de la Sirène Prends garde, montagnarde, la romance
insérée dans le trio De nos jeunes années ; dans Haydée, au 1er acte,
la chanson Enfants de la Noble Venise, le duettino C'est la fête au
Lido; au 2e, l'air de Raphaëla (déjà joué par le hautbois dans l'ouver-
ture), l'air Ah! que Venise est belle, lu barcarolle C'est la Corvette
accompagnée par le chœur des matelots à bouches fermées, le duo de
Lorédan et Malipieri Je sais le débat qui s'agite; dans L'Enfant pro-
digue (1850), les romances Allez, suivez votre pensée! (1er acte) et II
est un enfant d'Israël (2e acte), le quintette du 3e acte, les couplets
du chancelier, l'air final Mon fils, c'est toi! Dans Manon Lescaut
(1856), au 1er acte, le duo de Manon et de Marguerite, l'allégro Les
dames de Versailles, la bourbonnaise chantée avec accompagnement
de guitare ; au 2e acte, les couplets du marquis ; au 3e, la danse nègre,
la chanson créole, et le quatuor; dans le Rêve d'Amour, le duo
d'Henriette et du chevalier au 1er acte: la valse du 2e acte; au
24 L) AUBER A BERLIOZ
3e, la gavotte, le trio bouffe Dans un bon ménage qui doit com-
mander?...
On ferait tort à Auber si on le jugeait à l'aide de la
seule arithmétique en supputant le nombre de représen-
tations de ses opéras, bien que cette méthode, mauvaise
pour l'esthétique, soit bonne pour l'histoire. Il y a des
génies qui veulent transformer leur temps ; d'autres s'adap-
tent à lui, sans autre ambition que de donner à la moyenne
des auditeurs ee qui peut leur plaire. Auber fut de ces
derniers, et il réussit admirablement, à la suite de Scribe,
dans son entreprise. Il avait appris son métier de musi-
cien à une excellente école, celle de Cherubini; mais il
répugnait par tempérament à la gravité artistique d'un tel
maître : il fut le continuateur (après 1834) de Boieldieu,
et imita l'auteur du Barbier, alors que les jeunes compo-
siteurs s'appliquaient à faire du Rossini avec la même
conviction qu'on devait mettre plus tard à faire du
Wagner. Il eut les qualités qui sont le gage le plus sûr
des succès immédiats : la verve, le don de la mélodie et
du rythme, la clarté. Ce qui lui manque, dans celles de
ses pièces qui sont taillées sur un grand modèle lyrique
comme La Muette, Le Lac des Fées (183(J), Gustave III,
L'Enfant prodigue (1850), c'est l'émotion, la profondeur,
le style vraiment dramatique. Au fond c'était un sceptique :
« J'ai aimé la musique jusqu'à trente ans, disait-il sur le
tard, — une vraie passion de jeune homme! Je l'ai aimée
tant qu'elle a été ma maîtresse; mais depuis qu'elle est
ma femme... » C'est lui qui dit à R. Wagner, au cours
d'un entretien en 1860 : « Je n'aime que les femmes, les
chevaux, les boulevards et le bois de Boulogne. »
Ch. Malherbe, à qui j'emprunte ces deux citations, n'y
voit que des boutades; mais un musicien ayant foi dans
son art et digne du nom d'artiste ne parle pas ainsi, même
en plaisantant. En somme, avec ses qualités et ses lacunes.
Auber représente assez bien, non pas l'esprit français, mais
un aspect et un moment dans l'évolution de cet esprit.
Guillaume Tell est postérieur d'un an et demi à La Muette
(3 août 1829). L'un et l'autre devinrent des opéras de cir-
constance en 1830. Le lundi 29 juillet, l'affiche annonçait
AUBER, HALEVV, ADAM, HEROLD 25
pour le soir même le chef-d'œuvre de Rossini. Le matin à
midi, tout le personnel de l'Opéra était réuni pour un
raccord. Les fameuses Ordonnances avaient été publiées
la veille. Tout eh répétant, on causait de la chose publique,
chacun étant préoccupé des graves événements qui se pré-
paraient : « J'étais présent à cette répétition, raconte
Halévy dans ses Derniers souvenirs; j'étais seul dans la
salle obscure où pénétraient par moments des rumeurs
lointaines. Lorsqu'on arriva au trio célèbre et que Guil-
laume s'écria : Ou l'indépendance ou la mort! un frémis-
sement parcourut le théâtre et les hommes qui se tenaient
au fond de la scène ou qui remplissaient les coulisses,
acteurs, musiciens, machinistes, comparses, soldats de
garde, frappés d'une étincelle soudaine, accoururent et
répétèrent le cri de Guillaume. Jamais mouvement réglé
par un habile metteur en scène ne fut exécuté avec autant
de chaleur et d'ensemble. Trente ans écoulés n'ont pu
effacer de ma mémoire le souvenir de cette commotion
rapide et l'effet de ce chœur étrange, de cette mélopée
bizarre où se trouvaient confondus le chant et le rythme
musical avec la libre expansion de la parole... Ce fut la
fin de la répétition. Beaucoup de ces hommes partirent et
allèrent grossir les groupes qui agitaient le boulevard.
Peu d'instants après on reçut l'ordre de cesser la répé-
tition, prévoyance tardive que l'émeute avait devancée, et
de changer le spectacle annoncé. »
Nous parlerons de Robert le Diable dans le chapitre
réservé à Meyerbeer. Après La Muette, le plus grand succès
de l'Opéra fut atteint par un autre élève de Cherubini.
moins superficiel qu'Auber, plus capable d'arriver au
pathétique musical, et pratiquant son art avec plus de
conviction : Fromental Halévy, dont la figure paraît aus-
tère à côté de l'auteur à'Haydée.
Tout fut sérieux chez Halévy. Dans son œuvre littéraire,
qui est considérable, il n'y a pas une seule plaisanterie,
mais un style de tendance noble, et de belle tenue acadé-
mique ; ces qualités de l'écrivain furent aussi celles du
musicien qui eut, comme professeur, une autorité fondée
sur un savoir solide, et, comme compositeur, le double
prestige d'une « gloire » à la fois officielle et populaire.
26 D AL'BER A BERLIOZ
Né à Paris en 1799, il fut professeur adjoint au Conservatoire à
dix-sept ans, professeur d'harmonie en 1829, de contrepoint et de
composition en 1833 (comme successeur de Fétis). 11 entra à l'Aca-
démie des Beaux-Arts en 1836, pour succéder à Reicha, et fut
nommé secrétaire perpétuel de la compagnie par ses confrères qui
louaient dans son style élégant « la recherche opiniâtre de l'expres-
sion juste et correcte » ; après sa mort (1862) ils demandèrent à
l'unanimité au Corps législatif qu'une pension de 5 000 francs fût
accordée à sa veuve, comme récompense nationale.
Le premier fait à mentionner dans l'histoire de La Juive,
représentée le 23 février 1835, est le souci, chez les deux
auteurs, d'adapter une conception littéraire-musicale au
talent de chanteurs alors disponibles et à la mode. Lorsque
dans son parc de Montalais (près de Meudon), un soir
d'été, le châtelain Scribe parla pour la première fois au
compositeur de son projet de livret, il lui désigna tout de
suite les interprètes auxquels il songeait. Halévy a raconté
cette genèse de son œuvre maîtresse, dont le sujet l'émut
d'abord profondément : « Nourrit, ajoute-t-il, nous donna
d'excellents conseils. Il y avait au 4e acte un finale; il nous
demanda de le remplacer par un air. Je fis la musique de
l'air sur la situation donnée; Nourrit demanda à M. Scribe
de faire lui-même les paroles de l'air dont la musique était
prête. Il voulait choisir les syllabes les plus sonores et les
plus favorables à sa voix. M. Scribe, généreux parce qu'il
est riche, se prêta de bonne grâce au désir du chanteur,
et Nourrit nous apporta, peu de jours après, les paroles
de l'air : Rachel, quand du Seigneur la grâce tuté-
laire, etc.. » Halévy suivit le système usuel qui consiste
à bâtir un drame lyrique avec des « numéros » juxta-
posés, non sans quelques hors-d'œuvre (comme la séré-
nade du 1er acte); il fit œuvre de musicien sentimental,
sachant fort bien son métier. Le parti pris de faire un
opéra avec des « airs » soumet le compositeur à une
épreuve difficile entre toutes, celle de l'invention et du
renouvellement mélodiques continus, en le mettant con-
stamment à découvert, avec l'obligation de jouer toujours
un jeu franc, de tout dessiner en pleine lumière, et de
payer de sa personne, si l'on peut dire, sans la ressource
commode des taches de couleur instrumentale qui noient
dans l'ombre les parties du tableau difficiles à traiter.
AUBER, HALEVY, ADAM, HEROLD
27
Halévy est un mélodiste très abondant, parfois inspiré,
sincère jusqu'à la naïveté.
L'orchestre de La Juive est ainsi composé : flûte, hautbois, clari-
nette en la, 2 trompettes en mi, 2 cors en mi, 2 bassons, 2 trom-
bones, ophicléide, timbale [mi-si), triangle, grosse caisse, cimbales,
quatuor à cordes.
Il y a, dans le rôle du cardinal, des phrases de grande
allure, qui, sans des répétitions excessives de formules,
seraient de premier ordre. On aime, ça et là, des chœurs
joliment construits, bien équilibrés, un peu mous et sans
grande valeur dramatique, mais d'une très bonne écriture.
On s'étonne que deux femmes qui sont des rivales d'amour,
chantent à la tierce comme feraient Roméo et Juliette :
L'orchestration est inégale, sans unité, mais en général
fine, transparente, légère; et il y a telle page où le qua-
tuor est manié avec beaucoup de grâce. On aime cette
introduction soupirée par deux cors anglais qu'envelop-
pent les bassons et la clarinette en si bémol :
et, au début du dernier acte, ce chant plaintif de la flûte
(qui s'allie à un contre-chant de hautbois, accompagné
par les bassons et les cors) :
h
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p—a
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s
ÉÉÏÉS
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28 D AUBER A BEKL10Z
Les ballets sont médiocres. Dans l'ensemble de l'œuvre
s'exprime — lait assez rare chez l'auteur — une tendresse
qui sent encore son xvine siècle.
Les directeurs Véron et Duponchel montèrent La Juive avec luxe.
D'après Castil-Blaze, la mise en scène coûta 150 000 francs (dont
30 000 consacrés aux accessoires qui, pour la première fois, étaient
en métal, non en carton). D'après de Boigne, qui paraît plus près de
la vérité, les frais s'élevèrent à 100 000 francs. Les archives de
l'Opéra possèdent tous les mémoires de fournitures. Le costume de
cardinal (pour Levasseur) coûta 484 fr. 70... C'est Philastre et
Cambon qui firent le décor du 3e acte, payé 8 876 fr. 80. Les autres •
furent exécutés par Sèchon et Feuchères.
La gloire d'Halévy pâlit, à partir de La Juive, devant celle de
Meyerbeer. Parmi les 36 ouvrages qu'il écrivit pour le théâtre, les
plus applaudis furent les grands opéras Guido et Ginevra ou la
Peste à Florence (1838), La Reine de Chypre (1841) et Charles VP
(1843); comme opéras-comiques, V Eclair (1835), Les Mousquetaires
de la Reine (1846) et Le Val d'Andorre 11848). Ce sont les seuls que
cite le vicomte de Rougé, en 1862, dans 1' « Exposé des motifs » qui
devait appuyer le projet de loi accordant une pension nationale à la
veuve du compositeur. Halévy a écrit aussi quelques cantates,
diverses pièces de musique vocale, un De profundis pour la céré-
monie funèbre du duc de Berry... Il est l'auteur du Traité de contre-
point et de fugue signé par Cherubini.
Guido et Ginevra, livret de Scribe, est une tragédie
d'allure shakespearienne, où le pathétique est poussé jus-
qu'à l'épouvante. La fille de Cosme de Médicis, Ginevra,
s'évanouit au contact d'une écharpe empoisonnée pendant
la célébration de son mariage avec le duc de Ferrare. On
la croit morte de la peste qui règne à Florence; et on
l'ensevelit. Elle se réveille, comme Juliette; elle sort du
caveau : repoussée d'abord partout où elle se présente, elle
est recueillie par le jeune sculpteur qu'elle aime et que
Cosme de Médicis, heureux de retrouver sa fille, lui permet
enfin d'épouser. Sans avoir l'imagination nécessaire pour
traiter un sujet aussi violent, Halévy a montré, comme dans
La Juive, de sérieuses qualités mélodiques et dramatiques.
Plusieurs pages de sa partition obtinrent un vif succès :
les airs Pendant la fête, une inconnue, Quand renaîtra la
pale aurore, « écrit avec des larmes ». dit un contemporain,
et Sa main fermera ma paupière; le duo du 2e acte, le
AUBER, HALÉVY, ADAM, HEROLO
29
chœur des condottieri et le trio final Ma fille à mon amour
ravie.
La Reine de Chypre est un drame historique, mais sans
déploiement de spectacle; la politique y encadre l'action
romanesque (non sans quelques invraisemblances) comme
dans la tragédie classique. Inférieure à La Juive, l'œuvre
est écrite dans un style inégal dont les origines sont très
diverses, et qu'on a qualifié « d'international » en taisant
justement remarquer qu'on peut être « international » sans
être universel. Les premières mesures de l'ouverture font
apparaître un musicien qui cherche la formule person-
nelle et dramatique, et semble vouloir sortir des sentiers
battus. Il veut, suivre l'action de près et, parfois, il s'adapte
heureusement au caractère des personnages. Ainsi, lorsque
JVIocenigo vient annoncer à Andréa la décision secrète du
Conseil qui doit lui faire rompre le projet de mariage de
sa fille (J'apporte au nom des Dix en secret assemblés,
pour vous un important message), le récitatif est soutenu
par cet accompagnement excellent, image d'une autorité
mystérieuse et tyrannique (scène n° 3) :
Clarinettes
\f. I f
P JJJi
m
Cors
é m * »
PP
m
5=4=?^
3=$=^
SE
Le thème est repris un peu plus loin par les violon-
celles seuls. Ce qui fait honneur à l'intelligence dramatique
d'Halévy, c'est que. dans une autre scène (n° 8), lorsqu'An-
dréa s'excuse auprès de sa fille d'être obligé de la séparer
de celui qu'elle aime, cette formule reparait plusieurs fois
pour expliquer la conduite de l'acteur; elle est ce qu'on
pourrait appeler le motif du Conseil des Dix. On peut citer
aussi, comme se rapportant au même ordre d'images, les
belles harmonies et les modulations très appropriées qui
dans la scène 1 accompagnent les paroles des deux amants :
Bientôt nous quitterons cette triste Venise
Aux obscurs attentats, aux sinistres complots,
30 H AUBER A BERLIOZ
Cité de trahison qu'un noble cœur méprise,
Sombre et cruel, tyran protégé par les flots.
Des qualités de ce genre ne sont pas rares; elles sont
déparées par des faiblesses et des banalités. Halévy a du
sens dramatique, mais il manque trop souvent d'imagina-
tion et de sensibilité. A minuit, au moment où un chant
de gondolier expire sur la lagune, Gérard va se rendre
auprès de Catarina; et le musicien n'a pas de traits pitto-
resques et de couleurs pour traiter ce beau sujet : un noc-
turne d'amour, à Venise! Tout en n'usant que très rare-
ment des points d'orgue avec roulades, il a, dans la
mélodie et dans les rythmes, de fâcheux excès d'italia-
nisme : ainsi dans la célèbre mélodie Triste exilé sur la
terre étrangère (où triomphaient Baroilhet et Duprez).
Très attaché à un style tout en consonances, il use du duo
à la tierce, comme dans La Juive, alors même que les deux
personnages expriment des sentiments aussi opposés que le
bonheur et la fureur (scène entre Gérard et Lusignan, à la
fin du 3e acte). L'air de Catarima (n, 7) paraît être une
déformation de la belle mélodie de Guillaume Tell : Sombres
forêts... D'une façon générale, on regrette un système de
composition qui soumet les scènes les plus pathétiques à
la coupe traditionnelle de la cavatine, les duos avec
reprises et retour invariable à la tonique dans les clau-
sules. Enfin il y a un quatuor (n° 22) où les voix chantent
presque toujours à l'unisson. Halévy est un musicien sin-
cère, très intelligent, un peu lourd et sec, qui hésite
entre des tendances différentes, et chez lequel on sent les
habitudes trop austères de l'école de Cherubini. Il fait
songer tour à tour à Spontini, à Rossini, à Meyerbeer,
mais leur reste sensiblement inférieur. Ces observations
s'appliquent à Charles VI (1843) qui, avec un livret
pseudo-historique de Casimir et Germain Delavigne,
s'engageait dans la voie qu'avait ouverte le grand opéra de
Meyerbeer. La scène de la folie, au 2e acte, la scène des
spectres (iv, 26, où on peut signaler une belle modulation
sous les mots « oui, frappés par ton fis ») ont une réelle
valeur dramatique. Dans l'ensemble règne un art trop court,
un peu pénible, qui n'aboutit pas. Les danses (pavane,
AUBER, HALÉVY, ADAM, HÉROLD 31
mascarade, bourrée, i, 8) sont d'une musicalité particuliè-
rement pauvre.
Halévy était peu doué pour la musique de ballet; il ne
l'était guère plus pour l'opéra-comique. S'il arrive à se
rapprocher du style qui convient à ce genre aimable, ce
n'est pas par la verve ou la fantaisie, mais uniquement
par la simplification, dans le sens de la banalité, de sa
manière habituelle. Il lui arrive même, dans L'Eclair (1835),
de traiter le finale du 1er acte dans le style du grand opéra
et de faire chanter en tierces et en sixtes deux personnes
exprimant des idées opposées (duo d'Henriette et de
Mme Darbel, scènes 1 et 2). Ses mélodies ont un agrément
et une légèreté factices ; on y sent une raideur secrète. Dans
Val d'Andorre néanmoins (1848), quelques-unes sont
restées longtemps célèbres : au Ier acte, l'air du chevrier
(Voici le Sorcier...) et la romance de Rose de mai; au 3%
la romance de Stephan.
Dans ses Souvenirs et portraits (1861) et ses Derniers souvenirs
où sont réunis un certain nombre d'Eloges académiques, Halévy a
montré un réel talent d'écrivain. Les idées qu'il développe dans ses
Lettres sur la musique (sous le pseudonyme de Gervasius) font quel-
quefois plus d'honneur à son amour de l'art et à sa foi, qu'à son
esprit d'observation. Ce qu'il aime avant tout, c'est le chant. Il va
jusqu'à dire dans son enthousiasme : « Tout homme étant né chan-
teur, toute voix humaine est juste; c'est son droit et son devoir :
mais c'est un droit qui périt si on ne l'exerce, un devoir qu'il faut
exiger si l'on veut qu'il soit rempli. D'ailleurs, cet organe est si fra-
gile, tant de causes peuvent en altérer la pureté! O Muses, chastes
sœurs d'Apollon, protégez les voix humaines! » Il dit excellem-
ment : « La musique offre ce merveilleux et sublime accouplement de
l'art qui crée, qui émeut, et de la science qui régit. Mais l'art seul
domine en maître; la science gouverne et ne règne pas. » Voici qui
est moins bon! une théorie à laquelle Halévy était passionnément
attaché et qu'il soutenait... par sa croyance en Dieu, c'est qu'il y a
dans l'Univers une source objective du son, comme il y a une source
de la lumière ; et que toute créature en reçoit la dose mesurée à
l'avance par l'éternelle sagesse : « N'est-il pas vrai, mon Dieu, que
vous avez répandu autour de nous, semé dans l'air que nous respirons,
un fluide bienfaisant qui nous enveloppe, nous presse, et dont nous
ressentons la divine influence? » Peut-être ce fluide « adorable » et
« sacré » n'est-il autre que le fluide électrique... Il est en même
temps (c le lien des esprits », etc., etc.. Il y a dans Platon des
théories aussi chimériques et aussi complaisamment développées,
mais sans cette ardeur de conviction.
32 DAUBER A BERLIOZ
Cherubini, à l'enseignement duquel se rattachent Auber
et Halévy, était considéré, dans les premières années du
xixe siècle, comme écrivant une musique « sévère » et
« scientifique » ; Méhul lui-même était parfois qualifié de
« sombre ». On sortait d'une époque où la plupart des
compositeurs ne se recommandaient pas par la solidité
de leurs études initiales, et où, à en croire Adam, il n'y
avait eu que trois musiciens qui connussent le contrepoint :
Philidor (-;- 1795), Langlé (f 1807) et Cxossec (f 1829). A
l'école opposée, celle de Boïeldieu, admirateur de Grétry
et de Rossini, appartient Adolphe Adam.
Qui le croirait? l'auteur du Chalet commença par
mépriser souverainement la musique mélodique : « Je
n'estimais, nous dit-il dans ses Souvenirs, que les combi-
naisons les plus arides et les plus recherchées. » Né à
Paris en 1803, admis au Conservatoire en 1817, il entra
dans la classe de Boïeldieu qui avait succédé à Méhul
comme professeur de composition. L'auteur de Jean de
Paris et du Nouveau seigneur du village demanda à son
nouvel élève un échantillon de son savoir-l'aire. « Je lui
apportai, continue Adam, un morceau stupide où il n'y
avait ni chant, ni rythme, ni carrure, mais en revanche
force dièzes et bémols, et pas deux mesures de suite dans
le même ton.
Mon bon ami, dit le maître quand il eut examiné
mon papier, qu'est-ce que cela veut dire?
— Comment, monsieur, vous ne voyez pas ces modula-
tions, ces transitions enharmoniques?...
Si! vraiment, je vois bien tout cela; mais les choses
essentielles, la tonalité et un motif?... Allez-vous en à votre
piano, faites-moi une petite leçon de solfège à deux ou trois
parties d'une vingtaine de mesures, et sans moduler
surtout! »
Il y a dans ces quelques mots une conception de l'art
qui permet de comprendre une longue période du passé.
A cette école de la tonalité bien accusée, du « motif » et
de la modulation rare, Adam sut vaincre les velléités de
musique savante qui, sans doute, n'étaient pas l'effet de
sa vocation réelle. Il acquit les qualités de verve, de grâce
vocale et de clarté, qui ont assuré pour longtemps le
AUBER, HALÉVY, ADAM, HEROLU 33
succès de ses meilleurs ouvrages : Le Chalet. (1834),
Le Postillon de Longjuméau (1836), Le Toréador (1849),
Giralda (1850), La Poupée de Nuremberg, Si fêtais roi
(1852), Le Sourd ou l'auberge pleine (1853); oeuvres
agréables, auxquelles on ne songe pas à reprocher leur
manque de profondeur, car elles ne voulaient qu'amuser
honnêtement un public peu difficile.
Le livret du Chalet est tiré d'une pastorale de Gœthe, Jery und
Bsetely, qui, de 1790 à 1873, a été mise en musique par une quinzaine
de compositeurs (parmi lesquels P. von Winter en 1790, Sciiaum en
1795, Reichardt en 1801, Kreutzer en 1809, A. B. Maux en 1825, etc.).
Ce livret de Scribe, — style et versification à part, — est un chef-
d'œuvre de construction simple, bien ordonnée, honnêtement
agréable. Et la musique est bien celle qui lui convient. Il n'est pas
jusqu'au duo 77 faut me céder ta maîtresse ! — Moi renoncer à son
amour? qui ne soit bon, si l'on songe qu'un des deux personnages
est un sergent qui s'amuse à faire le matamore pour amener sa sœur
au mariage, et le second un fermier très naïf. Adam écrivit sa parti-
tion en deux semaines, mais après des tribulations qu'il raconte
ainsi : « ... Pendant trois jours, je ne pus accoucher de la plus
misérable idée. Le soir du troisième jour, je me couchai, pleurant
comme un enfant, persuadé que c'en était fait de ma carrière de
compositeur, et que j'avais dépensé toute la somme d'idées que le
ciel m'avait départie... Mes regards tombèrent alors sur le manu-
scrit de mon ballet de Faust. Une danse de démons pouvait convenir
à un chœur d'orgie. J'essayai d'adapter la musique aux paroles; elles
n'allaient pas. J'en lis d'autres, et je composai ces deux vers ridicu-
lement célèbres, qu'on a tant reprochés à Scribe : Bu vin, du rhum
et puis du rac, ça fait du bien à V estomac. Je trouvai dans ma scène
d'Ariane les fragments de mon introduction. A partir de ce moment,
tout alla comme par enchantement. Je fis dans la même journée les
couplets : Dans le service de V Autriche... et terminai le grand morceau
dans la soirée. Le lendemain, grâce au souvenir de quelques airs
nationaux que j'avais rapportés de Suisse, j'écrivis l'introduction de
l'ouverture et les couplets : Dans ce modeste et simple asile. Mon
imagination s'était échauffée : je n'eus plus besoin d'aller chercher
dans mes œuvres passées, oubliées ou inconnues; le quinzième jour,
ma partition était terminée, instrumentée et remise à la copie. » La
première représentation eut lieu le 25 septembre. Boïeldieu y assis-
tait; il écrivit : Je voudrais que cette musique fût de moi!
Le Postillon de Longjuméau, deux ans après, eut un très vif succès,
prolongé ensuite en Allemagne. On applaudit, au 1er acte, la scène du
mariage, le rondeau de Madeleine : Mon petit mari, le duo où les
deux époux racontent qu'ils ont consulté un sorcier, chacun de sou
côté, pour savoir si leur union sera heureuse, le trio des hommes,
le chœur en canon; au 2e acte, l'air bouffe de Biju ; au 3", le trio :
CoMHAniEU. — Musique. III. 3
34 I) AUBER A BERLIOZ
Pendu! Pendu!... qui provoqua « des trépignements, du délire »
(Adam), le duo entre les deux époux, et le finale. — Le Toréador, qui
devait s'appeler d'abord L'Accord parfait, fut écrit en six jours et
joué le 18 mai (avec Ugalde et Bataille). C'est un des opuscules
d'Adam qui ont le plus vieilli, mais on aima longtemps les couplets de
Caroline : Ah ! maris trompeurs, l'air de Belflor, le trio bouffe où
est introduit l'air populaire d'Ah! vous dirai-je maman; au 2° acte,
le duo de Belflor et Caroline, l'air de Tracolin : Dans une symphonie,
et le dernier trio.
Dans Giralda, joué le 20 juillet 1850 (reprise avec succès au
Théâtre lyrique en 1876), on peut signaler : au 1er acte, les couplets
de Ginès : Mon bel habit de mariage, l'air de Manoël; au 2° acte,
qui est le meilleur, le trio de Giralda, de Manoël et du roi, l'air de
Giralda, le quintette. — La Poupée de Nuremberg est une de ces
petites œuvres hâtives où la verve du compositeur aimait à se donner
carrière. Adam l'écrivit en huit jours, étant malade et sans quitter le
lit. — Si j'étais roi! (livret de d'Ennery et Brésil) est encore une
œuvre improvisée : « Je me mis au travail, dit Adam, le 28 mai; le
9 juin, le premier acte était terminé, on répétait le 15, et le 31 juillet,
toute ma partition était écrite et orchestrée ». A signaler : la romance
de Zéphoris : J'ignore son nom, sa naissance, les couplets du roi :
Dans le Sommeil, l'air de danse du 2e acte, le petit air indien de
Zélide. — Le Sourd ou l'Auberge pleine (2 février 1853) est la trans-
formation en farce d'opéra-comique, sur un livret de Langlé et de
Leuven, d'une pochade écrite de verve, <c en un jour d'ivresse ou
d'oubli », par l'acteur-auleur Desforges, en 1790, pour le théâtre de
la Montausier, et qui, après être passée par le théâtre de la Cité,
était arrivée à la Comédie-Française pour y prendre place à côté du
Médecin malgré lui. De l'Opéra-Comique, la pièce entra au Théâtre
lyrique et n'y perdit point sa vogue.
Adam avait débuté dans la musique en jouant du triangle au théâtre
du Gymnase, pour quarante sous par représentation, et en écrivant
des airs de vaudeville. ïl eut un deuxième second grand prix de
composition: il fut membre de l'Institut et professeur de composition
au Conservatoire (1848). Ses ballets, moins connus que ses opéras-
comiques, sont assez nombreux : La Fille du Danube (1836), Les
Mohicans (1837), VEcumeur de mer (1840), Giselle (1841), La jolie
fille de Gand (1842), Le Diable à quatre (1845), Les Cinq sens (1848),
La Filleule des Fées (1849), Or fa (1852), Le Corsaire (1856). Un
3° groupe de ses œuvres est formé par le remaniement et la réor-
chestralion d'anciens opéras. Il « arrangea » : Richard et Zémire
et Azor de Grétry, Le Déserteur et Félix de Monsigny, Gulistan de
Dalayrac, Cendrillon de Nicolo, Aline de Berton. Auber lui avait
déjà donné le mauvais exemple en arrangeant L'épreuve villageoise
de Grétry. Chargé du feuilleton musical au Constitutionnel, il a écrit
quelques petites études d'un intérêt artistique médiocre, publiées
après sa mort par sa veuve, sous le titre Souvenirs d'un musicien.
Dans la brève autobiographie qu'on y trouve, Adam parle surtout de
ses embarras d'argent, de ses dettes passées, de ses échecs comme
AUBER, HALÉVY, ADAM, HEROLD 3S
directeur de théâtre. Il fonda le théâtre de l'Opéra National, devenu
plus tard le Théâtre lyrique, mais ne trouva dans cette entreprise que
des déboires. En affaires comme en musique, c'était un grand impro-
visateur.
Adam a été populaire en Allemagne autant qu'en France.
C'est un compositeur aimable et facile, inégal, trop hâtif,
parfois charmant. L'ensemble de son œuvre, livret et
musique, est adapté à cet esprit vulgaire qui ne fut pas seu-
lement celui de la bourgeoisie sous Louis-Philippe, mais
qui, en tout temps et en tout pays, est celui de la majorité.
Il plut aussi par la vérité de son théâtre qui associait à la
tradition d'agrément qu'avait laissée le xvme siècle, une
sorte de réalisme supérieur aux anciennes farces, beaucoup
plus capable de toucher la foule que l'héroïsme chimérique
du grand opéra, et constituant une sorte de compromis
entre les tendances vers le vaudeville grivois et les ten-
dances vers le genre noble. Ce postillon de Longjumeau à
la veste galonnée, qui conduit l'amour. à coups de fouet, a
été considéré comme « l'alliance entre le village et la Cour,
le catogan et la coiffure à l'oiseau royal, la soupe aux
choux et la poudre à la maréchale ». Ainsi des autres pièces ;
réalisme gai, qui plus tard, à mesure qu'il se rapprochera
de la vie, deviendra triste et douloureux! Musicalement,
l'auteur du Chalet et de Giralda mérite indulgence, car il
faut juger un artiste d'après ce qu'il a voulu faire, et la
critique la plus exigeante peut se contenter des formules
dont Adam s'est servi pour se caractériser lui-même. Il
écrivait dans le Constitutionnel du 4 janvier 1855 : « Je
n'ai guère d'autre ambition, dans ma musique de théâtre,
que de la faire claire, facile à comprendre et amusante pour
le public. Je ne puis faire que de petite musique, c'est con
venu; je me contente donc de faire comme je puis, comme
je sais, et j'attends que le public se lasse de moi pour cesser
d'écrire. » Voici encore, à propos de ses ballets, une page
de lui, sincère autant que juste, et qui nous tiendra lieu
de conclusion : « ... Rien ne me plaît davantage que cette
besogne qui consiste, pour trouver l'inspiration, non à
compter les rosaces d'un plafond ou les feuilles des arbres
du boulevard, mais ;i regarder les pieds des danseuses. On
me blâme (et vous savez en quels termes de dédain peu
36 D AUBER A BERLIOZ
ménagés : la grande critique, voulant se grandir encore,
se croit tenue de prendre l'escalier de la colonne Vendôme
pour jeter de plus haut des pierres à une valse et à un pas
de trois), on me blâme d'user le temps de la jeunesse et du
printemps de la production à ce travail de manœuvre cho-
régraphique. Travail de manœuvre, soit! mais le travail
est ma muse et ma vie. Tout est plaisir pour moi, d'ailleurs,
dans celui qu'on fait état de mépriser... J'écris les idées
qui me viennent, et elles viennent toujours, les aimables
filles ! Et pour se presser si fort, au risque de chiffonner
leur toilette, elles ne me sourient pas moins; et il m'arrive,
tout harcelé que je sois par le maître de ballet, de les
trouver fraîches et jolies... On ne travaille plus, on
s'amuse. » Tout cela n'est pas mal. Tel fut le musicien
Ad. Adam; comme le laboureur des Saisons de Haydn, il
sifflait un air joyeux en travaillant dans la clarté du matin
et en traçant un sillon peu profond.
L.-J. -Ferdinand Hérold est né à Paris en 1791. Son grand-
père était organiste à Seltz, petite ville d'Alsace; son père,
dont l'éducation musicale s'était faite en Allemagne, ensei-
gnait le piano à Paris, depuis 1781. Entré au Conservatoire
en 1806, il apprit le solfège avec Fétis, le violon avec
Kreutzer, l'harmonie avec Catel. Très bon exécutant, il
eut le premier prix de piano en 1810, après avoir joué, au
concours, une sonate de sa composition. En 1812, il obtint
le grand prix de composition en triomphant sur son con-
current Cazot. Après avoir passé un an à Rome, il se
rendit à Naples où il eut comme élèves (pour le piano) les
filles du roi Murât; là il connut Paisiello, Zingarelli,
l'Allemand Mayr, et fit jouer son premier ouvrage
(manqué, selon son propre jugement), La Gioventù
d'Enrico Quinto, opéra-bouffe en 2 actes, après la repré-
sentation duquel il écrivait à Paris, le 5 janvier, une jolie
lettre où on lit : « Ma chère maman, je t'envoie pour
étrennes deux choses : la réussite de mon opéra, et treize
cents francs à toucher chez Goupy. Je te prie d'en prendre
mille pour toi et d'en donner trois cents à mon oncle, en
lui souhaitant la bonne année de ma part. » Après un
voyage au cours duquel il visita Florence, Bologne, Venise
(dont les barcarolles ne lui plurent point), il se rendit à
AUBER, HAI.ÉVY, ADAM. HÉR0LD 37
Vienne (juin 1815) où la musique de Girowetz lui parut
préférable à celle des Italiens. Il y connut Hummel; il
ri osa pas rendre visite à Beethoven, quoiqu'il eût une lettre
d'introduction auprès de lui. Son goût était alors indécis,
ses idées flottantes, comme l'atteste cette confession
curieuse : « ... Ce n'est pas que le séjour de Vienne
m'ennuie; mais il n'est pas très utile d'y rester longtemps.
Autant je suis satisfait d'avoir pu étudier le goût allemand
en quittant l'Italie, autant je reconnais qu'il serait dange-
reux peut-être d'entendre exclusivement cette musique
serrée qui parle toujours aux oreilles et a l'entendement
et jamais à l'âme. Les opéras modernes qui me font le plus
de plaisir sont ceux de Girowetz. Les ouvrages de Weigl
sont des chefs-d'œuvre de contrepoint; mais je n'y trouve
pas ce que je cherche actuellement dans la musique. Les
morceaux d'ensemble en sont d'une facture excellente;
mais où est l'esprit de la musique italienne? Ah ! j'ai dit
autrefois bien du mal de la musique italienne; je reconnais
mes torts tous les jours davantage. Certes, l'orchestre ita-
lien est quelquefois bien pauvre dans notre manière de
parler; mais en quoi consiste la richesse d'une musique?
Est-ce dans la manière de traiter les idées ou dans les
idées elles-mêmes? » (cité par B. Jouvin, Hérold, sa
vie et ses œuvres). Cette incertitude devait aboutir
à un peu de confusion. Quelque temps après son
retour à Paris (août 1815), il écrivait : « De toutes les
musiques, celles qui me touchent le plus, c'est la musique
de Mozart et celle de Grétry, les deux contraires. Ce sont
là mes deux hommes (peut-être après Salieiï). Je ne parle
pas de Gluck. J'ai été élevé avec sa musique et je ne puis
m'en rapporter à l'impression qu'elle produit en moi.
Alceste m'a beaucoup ennuyé dernièrement » (ibid.). Un
tel éclectisme, aussi sincèrement exprimé, serait louable,
même avec ses étrangetés d'impressions, chez un critique;
on regrette de le trouver chez un artiste. A vingt-cinq ans,
un compositeur doit avoir ses principes, bons ou mauvais,
et les suivre avec une passion intransigeante.
Ses premières compositions furent assez pâles. Il acheva d'abord,
en écrivant le second acte, le Charles de France ou Amour et Gloire
38 D'AUBER A BERLIOZ
de Boïeldieu. Sous l'influence du théâtre Feydeau et de l'Opéra-
Coraique, il donna successivement : Les Rosières (1817), 3 actes de
comédie à ariettes qui furent jouées 44 fois dans Tannée; La Clo-
chette (70 représentations), dont l'air : Me voilà! et le chœur du
3e acte furent assez goûtés. Le Premier venu ou six lieues de chemin
(1817) eut peu de succès, malgré Tassez joli trio des dormeurs au
3e acte. Les Troqueurs (ancien sujet traité par Dauvergne en 1753),
échouèrent; on y trouve un air assez amusant : Rien ne me semble
aussi joli qu'un mari (1819). L'Auteur mort et vivant (1820) n'eut pas
de succès. Le Muletier (12 mai 1813), « sifflé un peu le premier soir »
(Hérold), se releva faiblement dans la suite; Lasthénie, 1 acte,
échoua malgré les deux Nourrit comme interprètes. Le lapin blanc,
joué à TOpéra-Comique en 1825, fut sifflé « depuis la première scène
jusqu'à l'annonce, faite au public, que les auteurs voulaient garder
l'anonyme » (Hérold). En 1826, année où il devint chef du chant à
l'Opéra, Hérold eut son premier succès avec Marie, opéra-comique
en 3 actes sur un livret de Planard ; après avoir été applaudie en
France, Marie fut très aimée en Allemagne sous le titre de Heimliche
LÀebe. On y peut signaler: Tair du début C'est donc demain qu'Hymen
m'engage, le trio Comme en notre jeune âge ayons un même cœur;
au 2e acte, le duo d'Henri et d'Emilia, celui de Marie et d'Adolphe,
et le final de l'orage; au 3e acte, le sextuor 77 faut savoir avec pru-
dence la préparer à son bonheur, pages d'une aimable fraîcheur
mélodique. De 182(i à 1831, Hérold écrivit une dizaine de ballets ou
de piécettes sans valeur bien sérieuse.
Il eut enfin un succès retentissant avec Zampa ou la
Fiancée de marbre, opéra-comique en 3 actes joué le
3 mai 1831. Le livret romanesque de Mélcsville sollicitait
le compositeur vers une œuvre qui dépassait le caractère
du draina giocoso et se rapprochait d'une sorte de tragédie
lyrique et fantastique. Zampa est un capitaine de brigands
à qui « toutes les femmes appartiennent » ; c'est un Don
Juan corsaire. Pour se faire aimer de la fille, il retient le
père prisonnier avec menace de mort si la fille ne lui
obéit pas. On vénère, comme une image sainte, la statue
d'une jeune femme qu'il a jadis séduite et abandonnée; par
bravade, et comme pour une réparation dérisoire, il lui
passe au doigt une bague de fiançailles : mais il est finale-
ment puni, comme le séducteur de Zerline l'est par le Com-
mandeur. Ce livret, sorte de feuilleton un peu gros adapté à
la scène, est imité de celui de da Ponte; la musique a-t-elle
un mérite parallèle, celui de rappeler Mozart? Il est impos-
sible de donner cette compensation au reproche de pla-
AUBER, HALEVY, ADAM, HEROLD
39
giat qu'en courut le librettiste. Les « beautés » de Zampa
sont réelles, mais ont beaucoup vieilli. Il y a parfois dans la
musique d'Hérold d'heureuses idées, mais courtes, et qui
s'arrêtent au moment où il y avait, semble-t-il, du vent
dans la voile. Ainsi, cette phrase qui sert de seconde idée
à l'ouverture et qui, dans la pièce, est une introduction
à la ballade de Camille; elle semble détachée d'un bon
quatuor :
Une telle période, jouée par l'harmonie, est excellente,
bien appropriée au timbre des bois. Au lieu de se prolon-
ger et de prendre de l'ampleur en modulant, elle tourne
court, revient à son point de départ et finit ainsi, à la
dominante :
C'est une déception. Certaines grâces de la partition sont
démodées. Nous sommes un peu surpris aujourd'hui de la
désinvolture de cette phrase, accompagnant le chant de
Zampa qui raconte ses bonnes fortunes :
40
0 AUBRR A BERLIOZ
Nous pensons que cette coquetterie sautillante convient
peu au langage d'un corsaire. Selon le mot de Mendelssohn
composant ses Hébrides, nous voudrions un langage musical
qui « sentit le hareng ». Un auditeur de 1831 n'aurait
pas manqué de nous faire observer que nous sommes à
l'Opéra-Comique, et qu'Hérold, comme c'est son devoir,
adapte exactement la musique aux paroles : « Piquante
bayadère, par sa grâce légère... »
Comme Marie et Zampa, Le Pré aux clercs (15 déc. 1832)
fit une sensation durable. Sur la scène de l'Opéra-Comique,
l'œuvre atteignit sa millième représentation en quarante
ans! A l'étranger, elle eut autant de succès. La première
cause de ce fait important doit être cherchée dans le
livret de Planard, où sont adroitement réunies des sources
d'intérêt et d'agrément : une intrigue romanesque conduite
par une reine complaisante aux amants, l'idylle peuple
(Nicette et Girot) a côté de l'idylle de cour (Isabelle et
Mergy). la sentimentalité de l'honnête Isabelle, l'amour
chevaleresque de Mergy, les fanfaronnades de Comminges,
la poltronnerie et les fautes de français de l'espion Canta-
relli, l'aimable jeu de la soubrette Nicette; pour encadrer
l'action d'un réalisme assez pittoresque, des scènes
d'auberge, des épisodes de chasse, une mascarade au
Louvre, — Charles IX dans le lointain, enfin un dénoue-
ment où il y a deux mariages et une mort : tout cela était
de nature à plaire et à ('mouvoir discrètement. Ilérold
aurait pu traiter un tel livret dans le style de Meyerbeer;
il est même probable qu'il a voulu quelque chose de sem-
blable en cherchant à s'élever à un idéal assez haut. Quelle
différence y a-t-il d'ailleurs entre la Marguerite des Hugue-
nots qui fait venir Raoul les yeux bandés pour le mettre en
présence de Valentine, et la même Marguerite de Valois
AUBER, HALEVY, ADAM, HEROLD 41
qui, dans Le Pré aux clercs fait semblant d'aimer Comminges
pour débarrasser Mergy d'un rival? Hérold a montré des qua-
lités de verve mélodique et de fermeté, avec une émotion
qui manque trop souvent à Auber. Il commençait à s'affran-
chir de, l'italianisme qui (visiblement) le domine dans
Marie. Jusqu'où se serait-il élevé après avoir triomphé de
ses premières hésitations? sa mort prématurée à quarante-
cinq ans (1833) ne permet pas de le dire. On lui prête ce
mot, qui suffirait à le rendre digne de la plus grande sym-
pathie : « Je meurs au moment où je commençais à com-
prendre la musique ! »
CHAPITRE III
A L'AUBE DU ROMANTISME
SPONTINI ET MEYERBEER
Spontini et l'évolution du théâtre lyrique. — Qualités propres de Spontini ;
sa place dans l'histoire musicale du xix" siècle. — Meyerbeer. Première
période de sa production. Robert le Diable et le romantisme; attitude de
Rossini. — Les Huguenots; le livret et la partition. Lacunes de l'un et de
l'autre. — Le Prophète ; caractères généraux de l'œuvre. — Opéras secon-
daires de Meyerbeer. — L'Africaine et l'opinion des contemporains. —
Jugements portés sur Meyerbeer en France et en Allemagne. — Conclusion.
Il ne faut pas abuser, en histoire, Je la formule art de
transition ; car, en réalité, il n'est guère de catégorie
d'oeuvres à qui elle ne puisse s'appliquer. Cependant, elle
convient h la musique dont nous venons d'étudier les prin-
cipaux représentants; elle convient aussi particulièrement
à deux compositeurs qui. malgré leurs attaches aux tradi-
tions classiques du style italien et du style français, sont
au seuil d'un inonde nouveau et appartiennent au roman-
tisme. Nous ne définirons pas ce dernier terme par des
idées générales, car il y a plusieurs romantismes. Celui de
Robert le Diable est tout autre que celui de la Symphonie
fantastique et de La Damnation de Faust; celui de Liszt ne
ressemble pas à celui de Chopin, et tous les deux diffèrent
de celui de Schumann. Tout au plus pourrait-on dire que
dans l'art romantique l'imagination donne au langage
une vive couleur, et que la pensée a une telle intensité de
lyrisme qu'elle détermine librement la forme. D'ailleurs,
s'il y a une période où ces étiquettes sont utiles pour rendre
justice à certains novateurs, — pour montrer, notamment,
que la brillante svmphonie descriptive et à programme est
A L AUBE DU ROMANTISME : SPONTINI ET MEYERBEER 43
une création française, — elles deviendraient très dange-
reuses si on les conservait comme principe général de
classification. Il faut étudier en elle-même la personnalité
des compositeurs ; les classer en deux groupes, serait bien
souvent leur faire le plus grand tort.
Dans le deuxième volume de cette histoire, nous n'avons
pu, en raison du plan adopté, consacrer que quelques lignes
à Luigi Gasparo Pacifico Spontini, né le 14 novembre 1774
près de Jesi (patrie de Pergolèse), fils de paysans des
Etats Romains, devenu « comte de Saint-André », membre
de l'Institut de France (1839), mort à Majolati en 1851.
Spontini fut, avant l'invasion rossinienne, une grande
autorité du théâtre, et, à certains égards, un précurseur de
Meyerbeer. Comme ce dernier, comme Gluck lui-même
auquel on l'a parfois rattaché, il a évolué suivant des
influences qu'on n'a pas eu de peine à déterminer. Lors-
qu'il vint à Paris (1803), armé d'une technique assez
incomplète, il ne représentait que l'esprit de l'école ita-
lienne à son déclin, comme en témoignent ses deux pre-
mières opéras-bouffes, I Puntigli délie donne (1796) et La
Finta filosofa (1799). Au Théâtre italien créé à Paris
en 1801, il continua d'abord ce genre inférieur de produc-
tion avec quelques opéras-comiques [La petite maison,
Milton, 27 novembre et 12 mai 1804; Julie ou Le Pot de
fleurs, 12 mars 1905). Mais son séjour en France donna
bientôt à son talent une orientation nouvelle. Il connut la
musique de Mozart, alors ignorée en Italie, et celle de
Gluck; « J'ai pu clairement reconnaître et recueillir comme
un aveu dans ses conversations, dit Berlioz, que les vrais
maîtres de l'auteur de La. Vestale furent les chefs-d'œuvre
de Gluck, qui lui apparurent pour la première fois à son
arrivée à Paris. » Des compositions de circonstance
(entre autres une cantate sur la victoire d'Austerlitz) lui ayant
valu le titre de compositeur particulier de l'impératrice
Joséphine, il entra dans une période nouvelle, marquée par
quelques chefs-d'œuvre très importants.
La Vestale fut jouée à l'Opéra par des acteurs d'élite, Lainez (Lu-
cilius), Laïs (Cinna), Dérivis père (le grand pontife), Mme Bkanchu
(Julia); le succès fut triomphal. Spontini fut tout aussi heureux
avec Fevnand Cariez ou La Conquête du Mexique (1809), dont la
44 DAUBER À RKRLIOZ
musique fut remaniée en 1817, sur un texte d'Esménard et de Touv,
d'après le drame de Piron. Après avoir dirigé quelque temps le
Théâtre italien (1810), où il fit jouer Don Juan et Cosi fan tutte de
Mozart, Griselda et Camilla de Paër, il donna encore à la scène
française : Pelage ou Le Roi et la paix, opéra de circonstance (2 actes,
23 août 1814), et, après quelques opuscules moins importants, son
Olympie (20 décembre 1819, sur un livret de Brilîault, Dieulafoy et
Bujac, d'après Voltaire), qui eut moins de succès, même à la reprise
de 1827. Son étoile pâlit devant celle de Rossini. Bien qu'il fût
naturalisé français sous Louis XVIII et marié à la fille du Parisien
J.-B. Erard, il se rendit à Berlin pour exercer les fonctions effectives
de Directeur de la musique du roi de Prusse, Guillaume III. Il y lit
représenter Nurmahal ou La Fête des roses de Kaschmir, grand opéra
avec ballet (2 actes, 27 mai 1822, sujet emprunté à Lalla Rookh de
Th. Moore, où Spontini plaça une brillante bacchanale), et, pour les
fêtes du mariage royal, Alcidor (1825, sur un texte remanié que
Dezède avait déjà mis en musique en 1787), opéra-féerie où parais-
saient, avec des guerriers, des Gnomes, des Naïades, des Cyclopes
et des Sylphes. Cet opéra, auquel on reprocha trop de fracas instru-
mental (on l'accusait d'avoir accompagné un chœur de forgerons avec
un orchestre d'enclumes!), marqua les débuts des difficultés du
compositeur avec la critique allemande; le mauvais caractère et
l'orgueil de l'Italien achevèrent d'exaspérer contre lui tout un parti,
en tête duquel se trouvait le pianiste L. Rellstab. Son dernier grand
ouvrage pour Berlin, Agnès de Hohenstaufen (1828 et 1829), qui tou-
chait à un événement très important de l'histoire allemande (la
réconciliation de l'empereur Henri VI et d'Henri le lion, de Bruns-
chwig, par le mariage de leurs enfants) ne désarma point l'hostilité.
L'oeuvre parut médiocre. On attendait mieux de l'auteur de la Vestale
et de Cortez. « J'ai pu, dit Berlioz, parcourir la partition d'Agnès de
Hohenstaufen. Ce sujet comportait un style entièrement différent des
divers styles employés jusque-là par Spontini. Il y a introduit pour
les morceaux d'ensemble des combinaisons fort curieuses et très
ardues, telles, entre autres, que celle d'un orage d'orchestre exécutée
pendant que cinq personnages sur la scène chantent un quintette, et
qu'un chœur de nonnes se fait entendre au loin, accompagné des
sons d'un orgue factice. Dans cette scène, l'orgue est imité jusqu'à
produire la plus complète illusion, par un petit nombre d'instruments
à vent et de contre-basses placés dans la coulisse. » Spontini commit
des imprudences qui accrurent l'ardeur de ses ennemis: à Berlin
comme à Paris, l'italianisme avait ses fanatiques et ses adversaires
irréconciliables (sur ces querelles, v. la Musikalische Zeitung de
1827. nos 2'A, 24, l'opuscule de Rellstab. Mein Verhàltniss als Kritiker
zu Herrn Spontini, de la même année, et la Zeitung fur die élégante
Welt de 1840, n'is 253 et 254). Le 2 avril 1841, Spontini voulut diriger
lui-même, à l'Opéra de Berlin, une représentation de Don Juan. A
son entrée dans l'orchestre, il fut accueilli par les murmures mal-
veillants d'une salle comble. Pendant l'ouverture, on le siffla. Le
rideau ne fut levé qu'à moitié, tant le tumulte grandissait; Spontini
A L AUBE DU ROMANTISME : SPONTINI ET MEYERBEER 45
60rtit de la salle, et quitta Berlin (1842) pour se rendre en Italie où
il fut reçu comme un monarque.
Dans l'histoire du drame lyrique, Spontini marque un
progrès évident, dont il ne faut pas fausser le caractère par
des éloges hyperboliques. L'auteur du second acte de la
Vestale et de la scène de la révolte dans Fernand Cortez
peut sans doute être considéré comme un musicien de
haute valeur; mais Berlioz est excessif quand il dit que
ces pages sont émouvantes « jusqu'au vertige », qu'il est
« brisé » d'émotion devant ce « grandiose monumen-
tal », etc.. On a dit, à tort, que Berlioz jugeait La Vestale
en la voyant à travers l'admirable talent de son interprète,
Mme Branchu. Mme Branchu ne jouait plus le rôle de
Julia quand Berlioz l'entendit pour la première fois. Je
croirais plus volontiers, Spontini n'ayant été accueilli
qu'avec réserves par les maîtres classiques du moment, que
les dithyrambes de Berlioz sont, en partie, une forme de
son mépris pour ce qu'il appelle, en parlant du Conser-
vatoire, « la marmaille des rapins contrepointistes », ou
encore « les jeunes tisseurs de notes, capables de com-
prendre et de sentir les grandes choses de l'art musical
comme MM. les portiers, leurs pères, etc. ». Par les livrets
de ses opéras, le théâtre Spontini est d'abord remarquable :
on y trouve cette tendance au grand drame historique ou
légendaire, cette ampleur et cet éclat, ce goût de la décoration
qui sont déjà visibles dans des opéras comme Les Bardes de
Lesueur (1804) ou Le Triomphe de Trajan (1807) de Persius,
et qui, peu à peu, conduisent à Guillaume Tell, à La Juive,
aux Huguenots. Spontini, à plusieurs égards, peut être
regardé comme un précurseur de Meyerbeer. L'opposition
même qu'il rencontra autorise ce point de vue. On lui
reprochait ses hardiesses; sa Vestale fut d'abord repoussée
comme inexécutable ; Mmc Branchu déclarait qu'on n'en
pouvait chanter les récitatifs!
Son orchestre n'est pas celui de Berlioz, ni de Wagner,
mais c'est déjà celui de Meyerbeer et des maîtres de son
époque; le quatuor à cordes, 2 flûtes, 2 hautbois, 2 clari-
nettes, 2 cors en ré et 2 cors en fa, 2 trompettes en ré,
2 bassons, 3 trombones, et les timbales (en ré) : tel il appa-
46 I» /VUBER A BERLIOZ
raît dans l'ouverture de La Vestale. Suivant un procédé dont
se servira brillamment l'auteur du Prophète et qui rehausse
l'effet décoratif du drame, Spontini, à l'occasion, fait
monter l'orchestre sur la scène; pour la marche triomphale
d'Olympie (acte 111), où il faut montrer Alexandre et Cas-
sandre dans une pompe de victoire, il met sur le théâtre
une fanfare où, avec les cors et les trombones, doivent
sonner 24 trompettes, — plus l'ophicléide. le descendant
do l'antique serpent d'église, dont se servira Mendclssohn
dans Le Songe d'une nuit d'été pour représenter le rugisse-
ment burlesque du lion, et qui paraîtra encore clans les
opéras de Meyerbeer. Sauf le serpent, ce sont les ressources
employées pour l'introduction au chœur Bacchus Schlauck
ist unser Erbtheil dans La Fête d 'Alexandre de Ha?ndel
(instrumentée par Mozart). Dans son Juif errant, 1852,
Halévy emploie aussi un orchestre supplémentaire, pour la
marche triomphale qui suit le divertissement du 3e acte, où,
avec les instruments Sax, il place un ophicléide en si bémol.
Spontini aime les effets de pleine sonorité. Le crescendo
rossinien est déjà, chez lui. un moyen savant d'arriver au
pathétique : crescendo de l'orchestre et aussi des voix
qu'il sait morceler, puis réunir en masse quand la passion
atteint son plus haut degré de puissance. C'est un sym-
phoniste médiocre; il eût été incapable d'écrire la marche
religieuse d'Alceste, un air de flûte comme celui des
Champs-Elysées clans Orphée, ou celui d'Armide; ce n'est
pas un peintre à la recherche d'innovations ou de raretés
dans la couleur; mais à une époque où le choix des timbres
était déjà important, — où Méhul avait l'originalité de
supprimer les hautbois dans Stratonice (1792), les violons
clans Uthal (1806), et où Lesueur mettait en relief le rôle
des harpes dans les Bardes, — il se préoccupe, sans d'ail-
leurs aller bien loin clans cette voie, des convenances
poétiques de l'idée et de l'expression; ainsi, il emploie la
chaste sonorité du cor solo pour accompagner le chant de
la prêtresse Julia clans le larghetto Toi que j'implore...
Son mérite, là où Gluck était si négligent, est de donner à
chaque instrument un rôle écrit avec précision, et d'obtenir
des ensembles parfois un peu lourds, mais assez puissants.
Un 'peu plus compliqué clans Cortez que dans La Vestale,
a l'aube du romantisme : spontini et MEYERBEEB 47
surchargé parfois dans Olympie, son orchestre a une net-
teté qui était inconnue des compositeurs du xvme siècle.
Son écriture harmonique n'est pas toujours celle d'un
musicien armé d'une technique sûre et irréprochable, comme
le lui a reproché Fétis non sans pédantisme; mais c'est
celle d'un Italien passionné qui avait le sens dramatique et
savait atteindre, d'instinct, à la vérité de l'expression. Il
a des modulations brusques qui, si l'on excepte les chefs-
d'œuvre de Beethoven, étaient alors nouvelles et qu'on
retrouvera dans Wagner à satiété (modulations enharmo-
niques). Sur ce dernier point, il mérite encore le titre
de précurseur. Après l'avoir lu, on comprend mieux
celui auquel nous devons nous arrêter maintenant.
Né en 1791 à Berlin, fils d'un banquier juif, l'auteur de
Robert le Diable s'appelait exactement Jacob Liebmann Béer.
Il transforma son prénom en Giacomo par concession à la
mode italienne, et ajouta Meyer à son nom de famille
suivant les volontés du richissime grand-père maternel
dont il était l'héritier. Meyerbeer est une des grandes
figures du xixe siècle. Il fut le condisciple de Weber, son
aine de cinq ans, mais commença son rôle historique à un
moment où l'auteur du Freischiitz avait fini son œuvre et
sa vie (1826, deux ans avant la mort de Schubert). Comme
souverain de la scène lyrique, il fut le successeur de Spon-
tini, et de Rossini qu'il réduisit probablement au silence,
après Guillaume Tell, en imposant au maestro italien, aussi
prudent et rusé que lui, la crainte d'un duel inégal. Il a
exercé son empire, de façon plus ou moins directe, sur la
plupart des musiciens français qui ont écrit pour le théâtre
jusqu'en 1880, et il y a peu de compositeurs, y compris
l'auteur de Rienzi, de Tannhàuser et du Vaisseau fantôme,
qui ne lui doivent quelque chose. C'est un peu sous son
influence que Verdi lui-même transforma sa première
manière; et c'est certainement d'après l'idée fastueuse qu'il
avait donnée du grand opéra, que Ch. Garnier construisit
un trop vaste palais pour notre Académie de musique.
Successivement soumise à des influences contraires dont son
esprit d'assimilation, très souple et autoritaire à la fois, sut tirer
parti, sa vie peut être divisée en trois périodes inégales. La fin des
deux premières est marquée par les années 1815 et 1824. Dans la 3e,
48 D AUBER A BERLIOZ
il y eut une pause de production musicale (1824-1830). Meyerbeer
étudia d'abord le piano avec Lauska et Clementi, la composition avec
l'abbé Yogi.er. Ses œuvres, durant ces années d'apprentissage,
furent la cantate Dieu et la Nature, Le Vœu de Jephté (oratorio) et
l'opéra-comique : Alimélech ou les deux Califes. Meyerbeer semble
avoir voulu suivre d'abord une carrière de pianiste, et y avoir renoncé
après avoir un peu rivalisé avec Huinmel, malgré ses succès obtenus à
Vienne. Sur le conseil de Salieri, il se rendit en Italie pour y
compléter son éducation comme compositeur (1815). A Venise, il
prit un premier contact avec l'art de Rossini qui venait de faire
applaudir son Tancrède (1813). Il écrivit alors les opéras italiens
qui représentent sa première manière : Homilda e Constanza (Padoue,
1818), Semiramide riconosciuta (Turin, 1819), Emma di Resburgo
(Venise, 1819), Margherita d'Angiu (Milan, 1820), YEsule di Granata
(ibid., 1822) et II crociaio in Egitto (Venise, 1824), le seul ouvrage de
cette période qui ait vécu quelque temps. A partir de 1826, il entra
dans ce qu'on peut appeler la période française de sa vie, de son
art et de sa gloire; il resta à Paris jusqu'en 1842.
C'est sur un désir exprimé par Charles X et à la
demande de Sosthène de La Rochefoucauld, surintendant
des théâtres, que Meyerbeer vint une première fois h Paris
(1826) pour monter aux Bouffes le Crociato, son dernier
succès. En 1830, il revint en France pour un séjour de
seize ans; il voulait diriger lui-même les répétitions et la
mise en scène de Robert, le Diable. Le vent soufflait alors
aux révolutions de la politique, de la littérature et de l'art;
on était en plein romantisme. L'année où fut joué Robert
est celle où Victor Hugo, au lendemain à'Rernani, donnait
Notre-Dame de Paris, Marion Delorme et ses Feuilles
d'automne; Alexandre Dumas faisait jouer Anton?/ à la
Porte-Saint-Martin. Le docteur Véron, nommé directeur de
l'Opéra le 2 mars 1831, trouva dans son cahier des charges
la partition de Robert déjà prête depuis un an. destinée
d'abord à l'Opéra-Comique, remaniée et adaptée à un cadre
plus large. Il eut peu d'enthousiasme ; on dit même que
pour relever sa confiance, le compositeur dut lui faire
une avance de 30 000 francs et payer l'orgue du Ve acte.
(Plus tard, en 1854, Meyerbeer a écrit une lettre pour
démentir, mais sans beaucoup d'énergie.) La diablerie du
livret, les invraisemblances étranges qui s'y trouvent accu-
mulées, ne nuisirent pas au succès de l'ouvrage. Il y a
dans le livret de Scribe un romantisme à froid, monté
A L AUBE DU ROMANTISME : SPONTINI ET MEYERBEER
49
comme un mécanisme d'horlogorie, mais lies habilement
audacieux, digne des ballades allemandes les plus fantas-
tiques, et réglé avec soin sur le mouvement qu'avaient déjà
créé les poètes et les peintres. Il fallait un parti pris de
retour à certaines légendes du moyen âge pour concevoir
comme personnage principal ce duc de Normandie, exilé
en Sicile, qui, dans son meilleur ami, est obligé de recon-
naître à la fois son père et le diable en personne; il fallait
aussi le désir d'étonner par le mépris des convenances
traditionnelles, pour imaginer la scène capitale du poème,
annoncée dès l'Ouverture par le musicien : le ballet, indis-
pensable à tout opéra, organisé à minuit, dans les ruines
d'un monastère, et dansé par les nonnes elles-mêmes, qu'un
ordre du « roi des Enfers » fait sortir de leurs tombes pour
une dernière œuvre de séduction. Avec son adresse con-
sommée et sa grande intelligence dramatique, Meyerbeer
se fit la mentalité nécessaire pour donner une expression
musicale à ces idées. Le ballet du IIP acte de Robert (à
l'exclusion de quelques pages banales et faibles) est la
première manifestation sérieuse, sur notre scène lyrique,
du romantisme musical. Historiquement, il peut être
rapproché d'un dessin célèbre de Louis Boulanger, La
Ronde du Sabbat. C'est ainsi que Liszt sera tente d'écrire
une Bataille des Huns par une esquisse du peintre Kaul-
bach. (Le dessin de Boulanger n'était lui-même que la
réalisation, sur la pierre lithographique, d'un poème de
Victor Hugo : Odes et Ballades, XIV. Voir aussi, dans le
même recueil, La légende de la nonne.) Dans le développe-
ment musical de cette scène, Meyerbeer n'a pas montré
une hardiesse soutenue. La procession des nonnes est belle
et dramatique, la bacchanale suffisamment colorée ; mais,
au deuxième air de ballet (séduction par l'amour), on
s'étonne d'entendre un thème peu satanique comme celui-ci :
iA,.fff|fffffi|>|ff|fWfa&|
k=h
■*■ JL
*.
#-#
et<:
Combarikl'. — Musique. III
gQ d'aL'ber a hkrlioz
Les contemporains acclamèrent Robert le Diable. Dès
le premier soir, ils curent l'impression qu'il y avait
quelque chose de changé clans le grand opéra, grâce à
l'auteur du Crociato qui, rompant avec l'italianisme, se
transformait pour créer un art original, puissant, coloré,
et ouvrir une perspective nouvelle. « La pièce, disent Les
Débats du 23 novembre, a produit un effet prodigieux;
l'enthousiasme s'est accru d'acte en acte. Jamais succès ne
fut plus beau, plus éclatant. » A ce triomphe contribuèrent
des interprètes d'élite : Mmf> Dorus dans le rôle d'Alice
(en attendant que Mme Falcon, à partir de la trentième, le
jouât supérieurement), Mme Damoreau dans celui de la
princesse Isabelle, Levasseur dans celui de Bertram,
Lafont clans Raimbault. la Taglioni à la tète du corps de
ballet...
A titre de curiosité, nous reproduirons les lignes suivantes, dues
à un poète humoriste qui, comme Meyerbeer, fut un peu Français
d'adoption: sous forme plaisante, elles attestent l'énorme succès de
l'ouvrage en montrant sa répercussion dans les domaines à côté :
« Meyerbeer a fait quelque chose d'inouï en captivant les volages
Parisiens pendant tout un hiver. La foule se presse encore à l'Aca-
démie de musique pour voir Robert le Diable: mais, n'en déplaise
aux enthousiastes de Meyerbeer, je pense que beaucoup de gens ne
sont pas seulement attirés par le charme de la musique, mais bien
par le sens politique du livret. Robert le Diable, fils d'un démon
aussi dépravé que Philippe-Egalité et d'une princesse aussi pieuse
que la fille de Penthièvre, est poussé au mal, à la Révolution, par
l'esprit de son père; et, par celui de sa mère, au bien, c'est-à-dire
vers l'Ancien régime. Ces deux natures innées se combattent dans
son âme; il flotte entre les deux principes : il est juste milieu. C'est
en vain que les voix de l'abîme infernal veulent l'entraîner dans le
mouvement; en vain qu'il est appelé par les esprits de la Conven-
tion qui sortent de leur tombeau; en vain que Robespierre, sous
la figure de MUe Taglioni, lui donne l'accolade... Nous l'apercevons
à la fin dans le giron de l'Eglise, au milieu du bourdonnement
des prêtres et des nuages d'encens. » (H. Heine, De la France,
25 mars 1832.) .
Après ce triomphe, Meyerbeer fut nommé chevalier
de la Légion d'honneur. En Allemagne, à la suite
d'une représentation médiocre devant une critique assez
hostile (Berlin, 1832), il reçut le titre de maître de
chapelle de la cour prussienne, sans fonction . Cinq
A L AUBE DU ROMANTISME : SPONT1NI ET MEYERBEEH 51
années de silence suivirent la première de Robert. L'heu-
reux compositeur s'était engagé à livrer un nouvel opéra
dans un plus court délai ; mais il préféra payer le
dédit prévu (30 000 fr.) et taire attendre une œuvre dont
il ne voulait se séparer qu'après avoir pris toutes ses
sûretés, en mettant, par un travail patient et des disposi-
tions habiles, tous les atouts dans son jeu. Cette prudence
est un des traits importants de son caractère. Les Huguenots
turent enfin joués, le 21 février 1836. Ils firent de Meyer-
beer une sorte de dictateur de la scène lyrique. Leur
100e représentation fut atteinte en trois ans et cinq mois ;
et il n'est pas sûr qu'ils aient encore épuisé, comme La
Muette ou La Juive, l'amour ingénu du public pour les
beaux airs d'opéra.
Le sujet d"où Scribe a voulu tirer le livret des Huguenots est le
massacre des protestants dans la nuit de la Saint-Barthélémy, sous
Charles IX (24 août 1572). C'était une très belle matière de tragédie
pour un poète qui aurait rattaché cette scène de fanatisme à ses
origines historiques et l'aurait replacée dans son vrai cadre, en pei-
gnant ceux qui, des deux côtés, furent les inspirateurs et les appro-
bateurs, les protagonistes ou les martyrs; on peut même douter,
pour l'honneur du drame lyrique, qu'un tel sujet puisse devenir
matière d'opéra autrement qu'en conservant cette pathétique et
sinistre grandeur que lui donne la vérité de l'Histoire. Il convenait,
pour ménager les nerfs des auditeurs, d'opposer au complot quelques
scènes de couleur plus claire et riante. Scribe n'y a pas manqué; il
s'est conformé à la tradition du xvne siècle où la tragédie était une
peinture de passion très profane avec un grand fait historique pour
le fond du tableau. Il a imaginé les amours d'une dame d'honneur
de la reine Marguerite de Yalois, la catholique Valentine, dont il a
tracé le caractère avec des souvenirs de la Chimène et de la Pauline
de Corneille, et du gentilhomme protestant Raoul de Nangis. Sa
construction est fort adroite ; mais on peut lui reprocher d'avoir
trop développé, avec une phraséologie banale et à l'aide de moyens
de vaudeville, la partie romanesque et profane du sujet, en amoin-
drissant la part faite à l'essentiel. Au lien de nous donner au plus
tôt une idée du fanatisme religieux, principe de l'action, il a une
idée tellement pauvre et surannée de la fonction du compositeur,
qu'il lui propose à chaque instant des situations vulgaires qui pour-
raient figurer dans n'importe quel livret, si une esthétique aussi
superficielle était admise. Tout le premier acte est consacré à des
lieux communs sur « les beaux jours de la jeunesse » platement
identifiés aux plaisirs de la table [A table! amis, à table! — Ver-
sez de nouveaux vins, versez avec largesse! etc.), avec des fadaises
de libertinage, une <( romance » sentimentale, des jeux de comédie et
52 D AUBER A BERLIOZ
une cavatine. L'idée religieuse n'apparaît que dans les vers de
Marcel (Seigneur ! rempart et seul soutien, etc.). Pour toute image
de la mentalité protestante, il y a des couplets (A bas les couvents
maudits! etc.) qui substituent à la peinture du fanatisme religieux
une simple chanson de soudard. L'acte IL dans les jardins de Che-
nonceaux. est une idylle de comédie légère. Le premier conflit réel
entre catholiques et protestants est présenté comme la simple con-
séquence d'une erreur de Raoul qui, croyant avoir été trahi par
Valentine, refuse sa main: le massacre qu'on annonce vaguement et
à mots couverts ne semblera guère qu'une suite de la vengeance
toute personnelle de Saint-Bris exaspéré par l'injure faite à sa fille.
L'acte III commence encore par des idylles et par un ballet, sous le
grand arbre qui ombrage le pré aux clers. A partir de la scène n, qui
débute par le célèbre couvre-feu, l'idée dramatique devient plus
nette : elle se développe non sans éclat et sans force ; mais le défaut
irréparable de ce roman d'amour qui doit finir par une tuerie, c'est
que son terrible dénouement n'a pas été motivé et préparé par une
large peinture des circonstances vraies d'où il est sorti, et du carac-
tère des personnages qui l'ont voulu. Virtus in rebelles — Pietas
excitavit justitiam. lit-on (avec la date de la nuit fatale) à la face et
au revers de la médaille que Charles IX fit frapper pour perpétuer
le souvenir de la Saint-Barthélémy. Quelles passions, intéressantes
pour un homme de théâtre, nous laissent deviner ces deux formules I
Scribe aurait dû lire quelques pages des Tragiques d'Agrippa
d'Aubigné et se rappeler la devise antique du drame : Terreur et pitié.
Il serait injuste de dire qu'il l'a entièrement méconnue; évidemment,
il croyait qu'elle ne suffit pas à un opéra, œuvre de divertissement
et d'agrément.
Meyerbeer mérite d'être loué, avant tout, pour l'imagi-
nation qu'il a montrée dans Les Huguenots. Il a su, lui
Allemand des bords de la Sprée, peindre le sensualisme,
les frivolités, la coquetterie féminine de la cour des Valois,
et donner l'impression d'une vie française, élégante et
facile, sous le beau ciel de la Touraine; il a su, lui israé-
lite, marquer par quelques traits sommaires, mais justes,
l'austérité protestante concentrée dans le caractère de ce
Marcel « élevé entre un glaive et une Bible » ; il a su enfin
faire œuvre dramatique, malgré les cadres dans lesquels
le librettiste semblait l'emprisonner. Plusieurs généra-
tions ont applaudi Les Huguenots avec enthousiasme, non
pas seulement pour le charme de mélodies qui sont encore
dans la mémoire de tous les musiciens, mais pour leur
vérité. On a particulièrement admiré le duo de Marcel et
de Valentine (acte III, se. m), celui de Valentine et de
A L AUBE DU ROMANTISME : SPONT1NI ET MEYERBEER
53
Raoul (IV, Vi), dont le mouvement pathétique fait autant
d'honneur au librettiste qu'au musicien, et le trio (V, iv)
où Marcel, blessé à mort, bénit les deux amants pour leurs
« noces funèbres )>. On regrette cependant une lacune qui
est dans la partition (sinon dans la mise en scène) comme
dans l'esprit général du livret. Meyerbeer nous devait un
tableau de cette nuit d'épouvante et de sang où se déchaîna
le fanatisme. Ce n'est pas avec des chanteurs qu'il pouvait
nous le donner; mais une grande et belle ressource était
à sa disposition : l'orchestre, qui sait peindre autant
qu'émouvoir. Avec les timbres et les rythmes, avec la sym-
phonie instrumentale en un mot, il fallait évoquer les
images d'angoisse et d'horreur dont on ne pouvait faire
un spectacle réel. Il n'était pas difficile de trouver le
moment propice pour substituer cette large expression au
jeu nécessairement fragmentaire des acteurs : c'est après
le fameux duo, lorsque le rideau tombe sur ce cri pathé-
tique de Yalentine :
Dieu, veillez sur ses jours!... et moi, je vais mourir.
Là, on aurait aimé un interlude prolongé, continuant,
pour l'imagination, le drame privé par le drame public,
et soudant le IVe acte au Ve. Or Meyerbeer ne nous donne
que ce bref interlude :
Slf-Jl^
S;
f—7— ^ etc.
i •>■>«
«F*
Cet allegro agitaio a sans doute un caractère drama-
tique; mais il est trop sommaire, sans couleur suffisante,
et fait place beaucoup trop tôt ;i une nouvelle musique de
ballet.
Meyerbeer eut encore des interprètes d'élite pour la première des
Huguenots : Nourrit (Raouf), Levasseur (Marcel . La font (Raimbaud),
Dérivis (comte de Nevers), MUe Falcon (Valentine , Mlle Flécheux-
Urbain (le page). Le soliste accompagnant la célèbre romance « Plus
blanche que la blanche hermine » était le mystique Uhran qui, dit-on,
tournait le dos à la scène pour éviter la vue d'un spectacle pro-
fane, et qu'on avait surnommé 1' « alto du bon Dieu ».
54 D AURER A BERLIOZ
C'est un fait avéré que, dans la version primitive, le rideau tom-
bait, au IVe acte, après la bénédiction des poignards. Au cours des
répétitions, qui étaient habituellement pour Meyerbeer l'occasion de
retouches importantes, Ad. Nourrit suggéra l'idée d'une scène
nécessaire entre Valentine et Raoul. En cela, il voyait juste ; per-
sonnellement, il voulait un pendant au duo de Marcel et Valentine
(IIIe acte), qui paraissait assuré d'un triomphe. Après avoir hésité,
le compositeur se laissa fléchir. Scribe était absent. On eut alors
l'idée de s'adresser au poète Emile Deschamps qui, séduit par la
situation, écrivit d'un seul jet les paroles de la scène. Les répéti-
tions furent bientôt suspendues; Meyerbeer, à moitié convaincu et
contrarié, partait pour Berlin en emportant le manuscrit. Huit jours
après, il écrivait à Nourrit : « J'ai essayé d'écrire la musique de
votre duo et j'avoue que je n'en suis pas trop mécontent. » Quand il
fut rentré à Paris, on mit le nouveau duo à l'étude, mais on attendit,
pour convoquer au théâtre le compositeur, que la mise en scène en
fût réglée, tant on avait peur que Meyerbeer, toujours appliqué à
des remaniements, se rétractât. — En 1875, au progranme de la
soirée d'inauguration du nouvel Opéra, figurait la Bénédiction des
poignards.
Rossini, peu soucieux de s'engager dans une bataille
dont l'issue lui aurait paru douteuse, et Meyerbeer, en
possession de la victoire, devinrent d'excellents « amis »
qui se détestaient cordialement. « Qu'attendez-vous, disait-
on à l'auteur de Guillaume Tell, pour donner une suite à
votre chef-d'œuvre? — J'attends, répondait-il, que les
Juifs aient fini leur sabbat » ; ou encore, en désignant les
musiciens de l'orchestre : « Vous voyez bien que ces gens-
là n'entendent plus rien à la musique ! » Meyerbeer. disait-
on, se vengeait en payant des spectateurs pour dormir
ostensiblement aux opéras de son confrère.
Le Prophète (16 avril 1849) est, par sa da1 ! et aussi par
le succès obtenu, la troisième des œuvres maîtresses de
Meyerbeer. C'est une composition de beaucoup d'ampleur
décorative, un peu chargée de couleur et d' « effets ». con-
forme par la variété et la pompe du spectacle à l'esthé-
tique du grand opéra tel qu'on le comprenait il y a
soixante-cinq ans. Le sujet est tiré d'une page de L'Essai
sur les mœurs, de Voltaire (ch. cxxxn). Scribe a fait des
prodiges d'habileté pour présenter dans un cadre qui la
rendit tolérable une action encore empruntée à l'histoire
du fanatisme, mais peu intéressante par elle-même; il a
voulu rattacher à un roman d'amour la fortune de l'auber-
A L AUBE DU ROMANTISME : SPONTINI ET MEYERBEER 55
giste Jean de Leyde, couronné roi dans la cathédrale de
Munster, et opposer un peu d'humanité k des caractères
odieux ou équivoques. Le rôle de Berthe et surtout celui
de Fidès, mère du prophète, sont d'heureux moyens
employés pour retenir la sympathie de l'auditeur. A cette
matière inégale, Meyerbeer a superposé, comme une nappe
puissante, le courant de son génie mélodique, passant et
nous faisant passer avec lui sur certaines étrangetés. On se
demande comment est possible le maintien du ballet tra-
ditionnel dans la Westphalie qui était alors, dit Voltaire,
« la patrie de la stupidité », et à un moment où l'Allemagne
était désolée, au nom de Dieu, par un fanatisme qui
« n'avait point encore produit dans le monde une fureur
pareille ». Mais ce qui est perdu pour la vraisemblance est
gagné pour l'agrément. L'art de Meyerbeer. ici comme ail-
leurs, est souvent d'une vérité d'expression saisissante;
souvent aussi c'est l'art des illusions séduisantes, des rem-
plissages adroits et des jolies façades. Ça et là, on pour-
rait relever des négligences. Dans l'admirable scène de la
cathédrale, on s'étonne de voir confiés au chœur, en plu-
sieurs passages, des dessins d'altos et de seconds violons.
Contesté k son apparition et considéré par certains admi-
rateurs de Meyerbeer comme « une œuvre toute scienti-
fique », Le Prophète finit par s'imposer (avec l'illustre
créatrice du rôle de Fidès, Pauline ViAnnoT), mais n'attei-
gnit pas à la faveur extraordinaire et k la popularité des
Huguenots. (Au 31 décembre 1876, Les Huguenots avaient
eu 620 représentations, Robert 593, Le Prophète 348.)
Entre les deux ouvrages, Meyerbeer était revenu en
Allemagne où il passa presque entièrement les vingt-deux
dernières années de sa vie. En 1842, il fut nommé direc-
teur général de la musique du roi-dfe Prusse, comme suc-
cesseur de Spontini. A cette période appartiennent Le Camp
de Silésie {dus Feldlager in Scldesien, trois actes, Berlin,
1843), qu'il remania et débaptisa pour en faire, sur la
scène de notre Opéra-Comique, L'Étoile du Nord (1854),
ainsi que l'ouverture et les entr'actes pour Struensée, tra-
gédie de son frère Michel Béer. En 1854 il fit aussi jouer
k l'Opéra-Comique l'aimable Pardon de Ploërmel, devenu
Dinorah sur les scènes allemandes.
56 D AUBER A BERLIOZ
Son dernier grand opéra, auquel il travailla cinq ans
et qu'il remania jusqu'à son dernier jour, ne fut joué qu'un
an après sa mort (2 mai 1864), à Paris et à Berlin. Dans
L'Africaine, Scribe a encore traité un grand sujet histo-
rique. Vasco de Gama doublant le cap de Bonne-Espé-
rance (1498), tel est, en somme, le l'ait qui a servi de
point de départ à son livret. Il en a d'abord tiré, sans
peine, quelques scènes de caractère : l'opposition jalouse
faite au navigateur dans le conseil du roi de Portugal;
Vasco emprisonné, puis gracié; — le navire assailli en
pleine mer par la tempête, — le tableau pittoresque d'une
île de l'Océan indien. A ces scènes imposées par l'His-
toire, il a associé un roman d'amour, inspiré du théâtre
de Racine : Nelusko aime Sélika, tous deux amenés à Lis-
bonne comme esclaves; mais Sélika aime Vasco, lequel
aime Inès, fille d'un membre du conseil... Et à ces quatre
personnages, Scribe a prêté l'héroïsme le plus cornélien :
Vasco, qui a frété un navire à ses frais, vient sauver, au
milieu de l'Océan, son rival égaré sur une mauvaise route;
Inès s'offre comme victime à Sélika, redevenue reine,
pour sauver Vasco; Sélika sauve Vasco (comme Rachel
sauve Léopold dans La Juive); elle assure sa fuite et celle
de sa rivale Inès, puis se tue; Nélusko refoule lui-même
son amour et se prête au stratagème de Sélika, près de
laquelle il vient mourir. C'est un général assaut de gran-
deur d'âme et de sacrifice. L'action est suivie avec sympa-
thie; l'ensemble a de l'éclat. Malgré la suppression, au
IIL acte, d'une scène entre Vasco et Inès surpris par
Sélika et d'un grand finale, la partition de L, 'Africaine a
une longueur un peu insolite; elle la doit sans doute aux
scrupules de Fétis, exécuteur testamentaire de Meyerbeer,
qui n'osa pas retrancher un assez grand nombre de pages
ajoutées pendant les répétitions.
Brandus a publie la partition piano et chant telle qu'elle est
exécutée: mais, dans un second volume, il a reproduit les morceaux
supprimés, de manière qu'on peut avoir une idée exacte de l'état de
la partition à la mort de Meyerbeer (Joh. Weber, Meyerbeer, Notes
et Souvenirs d'un de ses secrétaires, Paris, 1898, p. 104-105).
L'Africaine Fut un des plus grand succès de l'Opéra de Paris, et
le plus rapide. Au bout de dix mois et dix jours, le 8 mars 1866,
A L AUBE DU ROMANTISME : SPONTINI ET MEYERBEER 57
avait lieu la 100e représentation. La presse, ainsi que le constate la
Revue et Gazette musicale du 4 juin 1865 (p. 180), fut unanime
« d'approbations, d'éloges, d'enthousiasme »; sauf les variantes de
l'expression, tous les articles aboutissaient à cette conclusion :
L'Africaine est un chef-d'œuvre digne des autres chefs-d'œuvre du
grand maître; un chef-d'œuvre tel que Meyerbeer seul pouvait le
faire ; « un monument destiné à durer autant que Robert le Diable,
Les Huguenots et Le Prophète ». La Revue citait ensuite une liste de
trente-deux journaux unanimement favorables, entre autres : Le
Moniteur Universel (Th. Gauthier), Le Constitutionnel (Nestor Roque-
plan), Les Débats (d'ÛRTiGUE), La Presse (Paul de Saint-Victor),
Le Figaro (Jouvin), Le Temps (J. Weber), La France (Hipp. Pré-
vost), etc. « En face de cette réunion de suffrages non moins impo-
sante par leur nombre que par leur poids », la Revue et Gazette
relevait avec indignation l'article défavorable d'AzEVEDO (dans L'Opi-
nion nationale), « arrêt d'un écrivain véritablement unique en son
genre ».
Quelques lignes de Blaze de Bury (de Lagenevais à la Revue des
Deux Mondes) donnent le ton des éloges qui furent décernés à
L'Africaine par toute la critique : « J'ignore, encore aujourd'hui, dit
Blaze. si L' Africaine n'est pas le chef-d'œuvre de Meyerbeer, mais
je sens que c'est un chef-d'œuvre. Dès la fin du premier acte, les
amis du maître savaient à quoi s'en tenir sur la portée de cette
musique, et ses ennemis aussi, ceux qui, avec dix ou douze enfants
perdus de l'Allemagne raisonnante et raisonneuse, afïectent de
méconnaître l'importance de ce nom, et disent boufïonnement « la
période IVagner-Liszt » pour caractériser une époque où les Hugue-
nots et Le Prophète ont vu le jour. Il y a au théâtre de ces manifes-
tations auxquelles bon gré mal gré on doit céder. » (Revue des Deux
Mondes, 1er juin 1865.) — Berlioz, après la répétition générale,
écrivait à un ami : « Je ne crois pas y retourner jamais... Ce ne sont
pas des ficelles, mais des câbles tissus de paille et de chiffons. J'ai
le bonheur de n'être pas obligé d'en parler... » (28 avril 1865.) —
Gounod, alors dans le Midi, où il composait son Roméo, écrivait à
sa femme : « Au récit que tu me fais de ce duo du 5e acte, je n'ai pu
me défendre d'une grande émotion ; je songeai à l'illustre défunt
dont la vaste intelligence a conçu et enfanté de si belles choses, et
qui n'est là ni pour diriger la marche de son œuvre, ni pour jouir de
l'impression produite : puis je me disais, que cette gloire, quand on
la recueille, n'est encore que l'intérêt payé par l'opinion publique. »
(Lettre inédite, du 27 avril 1865, citée par Prod'homme et Dandelot,
Gounod, II, p. 73.) — L'Africaine fut représentée sans retard sur
toutes les grandes scènes d'Europe et d'Amérique. A Londres Le
Times exprimait ce jugement : « Si Meyerbeer s'est montré mélo-
dieux et sentimental dans Robert le Diable, harmonieux dans Les
Huguenots, religieux dans Le Prophète, on peut dire que dans
L'Africaine il est regrettable qu'il n'ait point combiné plus ingé-
nieusement ces diverses expressions musicales. Leur habile assem-
blage eût, en effet, produit un chef-d'œuvre, et la première audition
58 I> AUBER A BKULIOZ
de l'opéra posthume du maestro eût plus complètement répondu à
notre attente. » [France musicale, 30 juillet 1865.)
Meyerbeer n'arrête l'attention que par ses œuvres de théâtre, qui
forment 22 numéros en comprenant les pièces oubliées, les scènes,
les fragments, les morceaux ajoutés et les remaniements. Mais, si
l'on tient compte des papiers posthumes (propriété de M. Raoul
Richter, docent à l'Université de Leipzig), on arrive à un catalogue
de 150 ouvrages, parmi lesquels 2 oratorios, 13 cantates ou hymnes,
8 compositions religieuses (Pater noster, Cantique tiré délimitation
de Jésus-Christ, Salve Regina, Prière du matin, Te Deum, Stabat
mater, Miserere, Le Psaume 91), 47 mélodies avec accompagnement
de piano, 6 chœurs pour voix d'hommes, 7 marches... A ce dernier
groupe appartiennent les 4 Marches aux flambeaux, assez caracté-
ristiques de la manière du compositeur, écrites pour des mariages
de princesses de Prusse. Une édition des OEiwres n'a pas encore
été entreprise.
Il a été jugé dans son pays beaucoup plus sévèrement que
chez nous. A vrai dire, la critique allemande n'a jamais pu
s'entendre avec lui. Dans ses œuvres de la première
période comme Emma de Resburg, elle voyait « du Rossini
un peu développé », et parlait déjà de a réclames » pré-
cédant les représentations ; dans Marguerite d'Anjou, qui
eut cependant un certain succès à Munich en 1820, on
signalait « une tendance à l'effet, qui n'arrive pas à l'ex-
pression dramatique ». Weber considérait son ancien con-
disciple comme un déserteur ayant trahi la patrie alle-
mande pour se faire italien. Plus tard, on l'accusa plus ou
moins ouvertement de trahir encore pour se faire français.
Robert le Diable, qui a été joué 593 fois à Paris dans l'es-
pace de quarante-cinq ans, n'a eu que 226 représentations
à Berlin en soixante-quatre ans (de 1832 à 1896), et
encourut, au début, le reproche de plagiat. L'hostilité
éclata surtout après Le Prophète. Le Signale écrivait :
« Nulle part nous n'apercevons le génie véritable, cette
force primordiale de celui qui toujours crée et se renou-
velle... Tantôt l'orchestre est un volcan en ébullition;
tantôt il n'est qu'un léger bruissement et se réduit à la
maigreur de quelques instruments. » R. Schumann, qui ne
pardonnait pas à l'auteur des Huguenots d'avoir profané sur
la scène le choral de Luther, classait Meyerbeer parmi les
écuyers de Franconi ; il a fait une déclaration terrible :
a Je méprise cette gloire Meyerbeerienne du plus profond
a l'aube du romantisme : spontini et meyerbeek 59
de mon cœur. » Mendelssohn, qui était à Paris en 1832.
juge ainsi Robert le Diable : « Cet opéra ne me satisfait
pas du tout. Je le trouve froid et sans âme d'un bout à
l'autre, et je ne me sens nullement remué. On loue la
musique; mais pour moi. là où la vie et l'intérêt font
défaut, tout moyen d'appréciation manque » ; et encore :
« Le sujet est romantique, c'est-à-dire que le diable y joue
un rôle, cela suffit f aux yeux des Parisiens pour constituer le
romantisme, la fantaisie; c'est cependant très mauvais, et,
sans deux brillantes scènes de séduction, cela ne ferait
aucun effet. Ce diable est un pauvre diable! » (Lettre datée
de Pa/'is, 11 janvier 1832.)
R. Wagner réduisait « au zéro absolu » la valeur de
Meyerbeer a spécifiquement musicale ».
Après avoir cité des témoignages reflétant l'opinion du
temps, nous essaierons de conclure. En 1897, dans une
lettre datée de Las Palmas, M. Saint-Saëns se défendait de
tout esprit de dénigrement envers un génie qu'on s'efforce
aujourd'hui de déprécier contre toute justice; c'est un
exemple dont la critique doit s'inspirer. Ce qui d'abord
semble pouvoir être réduit au zéro absolu, c'est la valeur
du principe au nom duquel certaines condamnations som-
maires ont été prononcées. « Meyerbeer, dit-on, cherchait
avant tout l effet. » C'est fort exact; mais peu nous importe.
L'esthétique orientée vers la recherche de « l'effet » est
tout aussi bonne ou mauvaise, selon le cas, tout aussi légi-
time, en somme, que celle dont le credo affiche le mépris
d'une pareille tendance, mais qui, volens nolens, aboutit à
un résultat qu'on ne saurait qualifier d'un autre mot.
Qu'est-ce que l'art, sinon l'emploi de moyens spéciaux
pour arriver à certains « effets »? Il y a des « effets » qui
réussissent, il y en a qui avortent; là est toute la diffé-
rence. Si on juge dégradante une telle recherche, il n'y a
qu'à supprimer l'art et à se contenter de la vie. Peut-être
y a-t-il des compositeurs qui écrivent sous l'empire d'une
nécessité intérieure ; ceux-là mêmes ne sont pas en dehors
des conditions communes. — « Meyerbeer n'a montré nulle
part qu'il eût une conception générale et personnelle du
drame lyrique; il s'est laissé conduire par les circonstances
et par la mode. » C'est très vrai; mais est-il nécessaire que
60 D ATBKH A BERLIOZ
le musicien nous expose d'abord, dans une préface ou
dans un livre, l'idéal qu'il se propose de réaliser? On pour-
rait soutenir que cet ordre, suivant lequel la conception
abstraite et raisonnée précède l'exécution, convient au
professeur qui enseigne, non à l'artiste qui crée. Bach,
Haendel, Beethoven, n'ont jamais été des théoriciens. D'ail-
leurs, les programmes musicaux ressemblent un peu à cer-
tains programmes politiques : il est rare qu'ils concordent
avec tous les actes de ceux qui les ont rédigés. Meyerbeer
s'est adapté à ses contemporains au lieu de déranger vio-
lemment leurs habitudes; cela ne permet de préjuger en
rien la valeur de son œuvre. — « Meyerbeer manquait de
spontanéité ; ses opéras, longtemps retouchés et remaniés,
turent de patients travaux de mosaïque. » Ceci est encore
très exact, et sur ce point on est bien près de s'entendre,
tout en n'oubliant pas que Beethoven lui-même, ami des
retouches (mais pour d'autres raisons dont la principale
n'était pas la recherche de l'effet), livrait rarement à ses
éditeurs des inventions thématiques de premier jet. Il est
certain que, soit dans cette usine, a vaudevilles et articles de
littérature, théâtre en tous genres, que dirigait Scribe, soit
dans le cabinet de son heureux collaborateur, la préparation
d'un opéra n'aurait pas été plus agréable à regarder que la
cuisine de certains dîners d'apparat. On voulait satisfaire
à toutes les exigences de la vanité ou de l'intérêt. Scribe
avait des accès de fureur qui n'étaient pas toujours ceux de
l'inspiration. Il se plaignait, après avoir écrit un livret
selon les convenances de M. Meyerbeer, d'être obligé de le
refaire selon les convenances des interprètes, et d'avoir à
le recommencer selon les convenances de M. le Directeur.
Meyerbeer tyrannisait son parolier. Nous le savons par les
notes très longues qu'il lui adressa sur le premier livret de
Y Etoile du Nord. On y trouve des demandes comme celles-
ci : « Le rôle de Danilowicz... que je voudrais donner à
Boulo (?) n'a absolument rien à chanter seul. Boulo est très
bien dans la romance à sentiment. Il faudrait donc lui en
faire une à la place du duo n° S, ou, mieux encore, lui
faire un joli air développé de son air d'entrée dans l'intro-
duction. — Je voudrais une autre romance pour Catherine,
bien tendre et amoureuse, avec des effets d'écho pour la
A L'AUBE DU ROMANTISME : SPONTINI ET MEYERBEER 61
voix de Mme Ugalde. — Il y a au second acte le rôle d'un
hussard qui a une chanson et puis un trio boufîe; ne pour-
rait-on pas développer ce rôle un peu comiquement dans le
dialogue, pour que Saint-Foix acceptât le rôle? » Des pré-
occupations de cet ordre lui firent plus tard insérer, dans
Le Pardon de Ploërmel, une « scène et canzonetta » (éditée
à part chez Brandus), pour être chantées par Mme Nantier-
Didiée, dans une représentation à Londres, et la polonaise
« Wern Mut... » (éditée par Schlesinger), pour ténor et
orchestre, destinée au célèbre chanteur Tichatscheck pen-
dant les représentations de Berlin. Le célèbre Mario doit-il
débuter dans Robert le Diable (1839)? Meyerbeer écrit pour
lui une « scène et prière » (Brandus). L'Alboni chante-t-elle
à Londres (1848) le rôle du page des Huguenots p II écrit
pour elle un Rondo (ibid.). Une telle esthétique est évi-
demment étroite. Cette application à profiter de toutes
les ressources étrangères au sujet d'un drame, dange-
reuses pour son unité, mais dont on pouvait tirer une con-
tribution au succès, s'alliait chez Meyerbeer à une prudence
consommée et toujours en éveil dans ses relations sociales.
Administrateur de ses propres triomphes, il conduisait ses
affaires de musique un peu comme son père conduisait ses
affaires de banque. « Qui donc s'occupera de sa gloire
après sa mort? » disait malicieusement Henri Heine. Cet
esprit tout pratique eut ses avantages, dont la rançon fut
un certain nombre de défauts mêlés à des qualités de pre-
mier ordre : l'absence d'unité, le style disparate, la com-
position faite de fragments juxtaposés, la préoccupation
constante du « motif », la ritournelle se glissant aux
endroits marqués pour l'applaudissement, une part insuf-
fisante faite a l'élément symphonique, une sorte d'indiffé-
rence à l'égard de la langue du livret, une prosodie défec-
tueuse, des rythmes vulgaires, un' système de modulations
dites « plaques tournantes », une orchestration pitoyable;
avec cela, une belle richesse mélodique et un réel senti-
ment de la grandeur. Meyerbeer est trop souvent boursouflé,
tapageur, orphéonique, altesse en ruolz. Ses qualités n'en
restent pas moins éminentes. C'était un génie clair et
puissant; il avait une brillante imagination décorative.
Avec Scribe il a fait passer dans le drame lyrique un cou-
62
I) ATIÎKK A BKHLIOZ
rant d'histoire analogue à celui qu'Alexandre Dumas père
et Y. Huo-o ont mis clans le roman. C'est un musicien de
théâtre qui ne s'était pas donné, comme les artisans pas-
sionnes du progrès, a un idéal supérieur, mais qui savait
son métier. Si nous voulions une formule musicale pour
traduire l'impression de force noble, de style plein et
arrondi que nous laisse Meyerbeer, nous la trouverions
dans cette phrase célèbre où les clarinettes, les bassons et
les cordes chantent à l'unisson (et que nous citons d'après
la partie de l'instrument dont le timbre convient particu-
lièrement aux idées sur lesquelles nous concluons) :
Tout sur la 3eCprde
Alto
Tout sur la o^uorde
r.J J-J|,J I MJ,Mp
f sostenuto
CHAPITRE IV
HECTOR BERLIOZ. — FÉLICIEN DAVID
Berlioz, personnification du romantisme musical; il domine le xixc siècle.
— Il a donné les premiers modèles du poème symphonique. — Les Troyens
et les grands drames lyriques de R. Wagner. — ■ Comment la critique alle-
mande a rapetissé le rôle historique de Berlioz. — Caractère et vie de
Berlioz; ses premiers ouvrages. ■ — Lesueur. — De la Symphonie fantastique
à V Enfance du Christ. — L'œuvre de théâtre et l'œuvre littéraire de Berlioz.
— Félicien David et sa place dans l'histoire du romantisme.
Dans une liste des personnes enrôlées pour assurer le
succès à'Hernani en 1830, on trouve, avec les noms de
Th. Gautier, Petrus Borel, Balzac, Cabat, Bouchardy,
Gigoux, etc., celui de Berlioz. L'auteur de Huit scènes
de Faust était désigné pour un poste d'honneur et de
combat au moment où la poésie enthousiaste de la jeune
école allait triompher de la tradition. Avec lui, l'esprit
nouveau ne se contente pas, comme dans les œuvres de
Spontini et de Meyerbeer, d'une sorte d'audace sage et bien
réglée : il va faire explosion. Berlioz a été plus qu'un
musicien romantique : il fut le Romantisme personnifié,
qualités et défauts compris. C'est un Rousseau exaspéré,
qu'un tumultueux instinct dirigeait sans cesse vers les
plus grandes conceptions musicales, mais en qui l'imagi-
nation était plus forte que le sens critique, l'enthousiasme
littéraire supérieur à la maîtrise technique, le sentir et le
vouloir plus étendus que le pouvoir. Historiquement, son
importance, presque égale à celle de Victor Hugo en litté-
rature, est celle d'un chef d'école à qui est dû, dans l'His-
toire musicale du xixe siècle, le premier rang. C'est un
flamboyant. Il domine la période moderne, comme la cime
64 D AUBER A BERLIOZ
d'un volcan qui dominerait un grand pays. La critique
allemande s'est trop souvent appliquée à le déposséder de
la place qui lui convient. On réunit bien trois noms glo-
rieux en parlant de « l'époque Berlioz-Liszt-Wagner »,
mais on insiste sur les « lacunes » du premier, on met en
lumière l'originalité du second, on exalte le troisième
au-dessus de tout, si bien qu'en fin de compte notre grand
compositeur français, rapetissé systématiquement, n'ap-
paraît plus, dans l'évolution de l'art moderne, comme
un sommet dominateur. Pour remettre les personnes au
point, il suffirait de rappeler quelques dates. La Sym-
phonie fantastique a été jouée en 1830; et, dès 1829
(2 février), Berlioz écrivait à son ami Ferrand : « Ecoutez-
moi bien, Ferrand; si jamais je réussis, je sens à n'en
pouvoir douter que je deviendrai un colosse en musique;
j'ai dans la tête, depuis longtemps, une Sy/fiphonie descrip-
tive de Faust, qui fermente; quand je lui donnerai la
liberté, je veux qu'elle épouvante le monde musical »
(Lettres intimes). Il faudrait donc, pour la Damnation,
remonter plus haut encore que 1830. Et Harold en Italie
est de 1833. Or la série des « Poèmes symphoniques » de
Liszt, qu'on pourrait rapprocher de ces deux monuments,
ne commence qu'en 1849, avec Torquato Tasso. Pour le
théâtre aussi, les dates sont significatives. Berlioz (dont le
Benvcnuto Cellini est de 1838) travailla, dès 1851, à ce
magnifique et vaste drame lyrique sur Les Troyens, qui,
s'il lui avait donné encore un peu plus d'ampleur, eût été,
pour nous Français, héritiers de l'esprit latin, ce que L'An-
neau des Nibelungen a voulu être pour les Allemands. Les
Troyens à Carthage, 2e partie de l'œuvre, ont été joués h
Paris en 1863. A cette époque, Wagner avait composé Les
Fées (1833), son Liebesverbot (1836), Rienzi (1842;, Le
Hollandais volant (1843), Tannhâuser (1845), Lohen-
grin (1850), c'est-à-dire des opéras conçus d'après le sys-
tème de Meyerbeer; il n'avait nullement réformé le théâtre
lyrique, car on fait habituellement commencer la série de
ses drames musicaux (en donnant à cette formule une
signification révolutionnaire) à Tristan, et Isolde (1865).
Berlioz, Liszt, Wagner peuvent être rapprochés pour leur
taçon de traiter l'orchestre et de concevoir la musique; ce
HECTOR BEKLIOZ 65
sont d'ailleurs trois natures d'artiste très différentes l'une
de l'autre; mais Berlioz est le vrai créateur du mouve-
ment romantique : le premier il alluma le flambeau; les
autres l'ont reçu de sa main.
Voici une autre singularité de la critique. Berlioz a créé l'art de
la couleur instrumentale. Après avoir rappelé la première appari-
tion de cet art dans certaines œuvres de ses prédécesseurs comme
VU thaï de Méhul, Y Eurranthe de Weber, M. Hugo Riemann attribue
à Berlioz le mérite d'avoir « mis en ordre et érigé en système de
doctrine » (zu einem Lehrsystem geordnet zu haben) tout ce qu'on
avait fait avant lui ; mais il ajoute qu'un tel mérite doit être partagé
également entre Berlioz et l'honnête Alsacien Kast.ner (1810-1867),
auteur d'un Traité général d'instrumentation paru en 1837, d'un
autre ouvrage où l'instrumentation est considérée sous les rapports
poét'ujiies et philosophiques (1839), d'un Manuel général de musique
militaire (1848); et Chketiiîn Ukhan (1790-1845), ancien élève de
Lesueur, auteur de 2 Quintettes romantiques, de 3 Duos romanti-
ques, et qui ne fut pas, selon l'historien allemand, sans influence sur
le travail de Kaslner. Le rapprochement de ces noms nous parait
doublement paradoxal : d'abord, parce que le Traité et les œuvres
descriptives de Kaslner (d'une tout autre nature que celles de
Berlioz!), La harpe d'Éole et la musique cosmique (1856), Les voix
de Paris (1857), sont très postérieurs aux premiers chefs-d'œuvre
de Berlioz; en second lieu, parce que le coloris instrumental (qu'il
ne faut pas confondre avec la citation pittoresque) tel que l'a pratiqué
Berlioz, ne peut pas faire l'objet d'une théorie {Lehrsystem) et ne
s'enseigne pas plus que le coloris des grands peintres. Quant aux
quintettes et aux duos « romantiques » d'Urhan, il vaut mieux- n'en
pas parler.
La vie de Berlioz nous est parfaitement connue, grâce à
de nombreux documents qui ont été réunis avec le plus
grand soin; au premier rang sont ses Lettres, très supé-
rieures à ses Mémoires, comme source de renseignements
exacts. Son œuvre est facile a saisir : il n'a écrit qu'une
trentaine d ouvrages. Cette production peu étendue
s'explique par un fait qui .détermine le point de vue
auquel il faut se placer en parlant d'un tel compositeur.
Les musiciens qui. comme les anciens classiques, ne voient
dans l'art qu'un jeu de formes sonores, sont ii leur aise
pour fabriquer de la musique; ils font une économie d'âme
qui semble rendre leur richesse inépuisable. Tout autre
est Berlioz. On connaît la brillante allégorie où A. de
Musset compare le poète au pélican qui nourrit ses fils
Combarieu. — Musique. UI. :j
66 1» AlBER A BERLIOZ
avec ses entrailles et, « pour toute nourriture, apporte son
cœur ». Elle s'applique exactement a l'auteur de la Sym-
phonie fantastique. Cette conception de l'art impose néces-
sairement des limites à la puissance créatrice ; le génie,
comme a dit un autre grand poète, est consumé par la
lave qu'il laisse échapper. Chez Berlioz, l'artiste et
l'homme ne l'ont qu'un; et rarement chez un homme la
vie intérieure eut une intensité aussi bouillonnante; ima-
gination passionnée, sensibilité maladive, aptitude singu-
lière à sentir et à souffrir en musique, goût du grandiose,
inquiétude d'un cœur profond qui connut l'extrême ten-
dresse et l'extrême détresse et se tourmenta lui-même, non
sans une amère fierté : tels sont les traits principaux qui
peuvent le caractériser.
Voici d'abord, pour la biographie, les faits et documents qu'on
trouve dans les registres de l'état civil : 1° naissance et acte de
baptême, à la Cote Saint-André, le 9 juin 1776, de Louis-Joseph
Berlioz, fils de M" L.-J. Joseph Berlioz, avocat en la Cour (Registres
déposés au greffe du tribunal de première instance de Vienne,
Isère). Ce fut le père du compositeur: 2° naissance, à la Cote
Saint-André, le 19 frimaire an XII, 11 décembre 1803, de Louis-
Hector Berlioz (Registres de la commune, de la Cote S.- A.): 3° mariage
d'Hector Berlioz et d'Henriette Smithson le 3 octobre 1833 (Pièce
conservée aux Archives de l ambassade d'Angleterre à Paris, n° 359).
Parmi les quatre témoins du mariage est mentionné F. Liszt;
4° naissance du fils d'Hector Berlioz, Louis, le 15 août 1834 (Préfec-
ture de la Seine, Extrait des minutes des actes de naissance recons-
titués en vertu de la loi du 12 février 7872, ancienne commune de
Montmartre) ; 5° décès d'Henriette Smithson. le 3 mars 1854, (ibid., II);
6° second mariage d'Hector Berlioz, le 19 octobre 1854 avec Marie-
Geneviève Martin (ibid., Actes de mariage, ancien Paris, année t85â);
7° décès, à Saint-Germain, le 13 juin 1862, de la seconde femme de
H. Berlioz <c membre de l'Institut de France, domicilié à Paris, rue
de Calais, n'J 4 » (Registres de la commune de Sainl-Germain-en-
Laye déposés au greffe du tribunal de Versailles); 8" - du mardi
9 mars 1869, une heure et demie de relevée, acte de décès de Louis-
Hector Berlioz, compositeur de musique, membre de l'Institut,
officier de la Légion d'honneur, âgé de soixante-cinq ans, décédé hier
à midi en son domicile, etc.. » {Préfecture du département de la Seine,
Extrait des minutes des actes de décès du IXe arrondissement de Paris.)
On ne peut compter comme période musicale les années
d'adolescence passées à la Cote Saint-André. Il faut noter
cependant qu'en 1819 (lettre du 25 mars, datée de la Cote),
HECTOR BERLIOZ 67
le futur rénovateur de la musique offrait aux éditeurs
Janet et Cotelle des « pots-pourris concertants pour flûte,
cor, deux violons, alto et basse », et des romances avec
accompagnement de piano. Il payait son tribu au dragon
Routine avant de le percer de sa lance. A la fin d'oc-
tobre 1821, Berlioz vint à Paris comme étudiant en méde-
cine. Il abandonna bientôt des études qu'il trouvait « répu-
gnantes » et fut admis parmi les élèves particuliers de
Lesueuh.
Lesueuk (1760-1837) exerça une influence profonde sur son élève en
l'engageant dans les voies de la musique descriptive et « à pro-
gramme ». En un tel maître, il y avait l'ébauche de plusieurs hommes
de premier ordre : celle d'un compositeur de grands opéras, celle
d'un réformateur de la musique religieuse, celle d'un archéologue,
d'un théoricien, d'un romantique ingénieux; mais tout cela dispersé,
peu net, entaché de maladresses insignes, avec des insuffisances
de fond que ne rachetait pas le génie, et comme effacé aujourd'hui
par l'éclat éblouissant du glorieux élève. Maître de chapelle, après
Paisiello, de Bonaparte premier Consul, membre de l'Institut où il
succéda à Grétry en 1813, surintendant de la chapelle du roi en 1814,
professeur de composition en 1817 au Conservatoire (alors Ecole
royale), Lesueur fut, comme Cherubini, une grande autorité. Il a écrit
10 opéras, 33 messes, motets ou oratorios, beaucoup de pages de
valeur, et pas un chef-d'œuvre.
La vocation de Berlioz pour la musique était irrésistible ;
il la suivit malgré l'opposition de plus en plus menaçante
de son père auquel il écrivait (31 août 1824) : « ... Je veux
me faire un nom; je veux laisser sur la terre quelque
trace de mon existence; et telle est la force de ce senti-
ment qui en lui-même n'a rien que de noble, que /aime-
rais mieux être Gluck ou Mèliul mort que ce que je suis
dans la fleur de l âge. » La première œuvre qu'il fit exé-
cuter publiquement, le 10 juillet 1825, à l'église Saint-
Roch, fut une Messe solennelle, "" avec 150 musiciens de
l'Opéra et du Théâtre italien sous la direction de Valen-
tino. Dans une lettre du 20 juillet (à Albert du Bovs), il
donne quelques détails montrant que l'effet produit fut
considérable. Le Gloria in excelsis était d'un style « bril-
lant et léger », à l'ancienne manière : il plut à la majorité
des amateurs ; le Kyrie, le Crucifixus, Y Iterum venturus,
le Domine salvum, le Sanctus avaient déjà une allure
68 O AUBEK A BERLIOZ
révolutionnaire et presque agressive : « Quand j'ai entendu
le crescendo de la fin du Kyrie, ma poitrine s'enflait
comme l'orchestre, les battements de mon cœur suivaient
les coups de la baguette du timbalier. » Dans Ylterum ven-
turus, après les trompettes et les trombones annonçant
l'arrivée du Juge suprême, se déployait un chœur des
humains séchant d'épouvante. Une dernière bordée de
cuivres annonçait aux méchants que le moment des pleurs
et des grincements de dents était arrivé : « J'ai appliqué un
si rude coup de tam-tam, que toute l'église en a tremblé. »
Après l'audition on venait dire au jeune maître : « Il faut
vous modérer!... vous vous tueriez!... Vous avez le diable
au corps! » Le bon Lesueur voyait juste en disant à son
élève : « Vous avez du génie; je vous le dis, parce que cela
est vrai. » Après avoir péniblement obtenu, malgré l'oppo-
sition de Cherubini, la salle de l'Ecole royale (Conserva-
toire), Berlioz donna un concert, le 29 mai 1828. Avec
l'ouverture de Waverley et le chœur final de la première
partie de la Messe (Resurrexit), on joua l'ouverture des
Francs-Juges (écrite pour un poème refusé par le jury de
l'Opéra en 1829). Dès la première répétition, les formes
gigantesques de cet ouvrage provoquèrent l'étonnement.
Pendant l'introduction, un violoniste s'écria : « Ah! ah!
l'arc-en-ciel joue du violon, les vents jouent de l'orgue, le
Temps bat la mesure!... » Un effet nouveau et monstrueux
était obtenu par tous les instruments de cuivre réunis en
octaves dans un chant « d'une expression grandement féroce
pour peindre la terrible puissance des Francs-juges et leur
sombre fanatisme ». C'est ainsi que parle Berlioz, en exa-
gérant. L'auditoire comprit peu cette diablerie et resta
froid. En cette même année, le jeune compositeur obtint
le second prix de Rome au concours de l'Institut; son père,
de plus en plus hostile, lui avait coupé les vivres. L année
1829 fut mêlée d'échecs et de succès. Berlioz publia ses
Huit scènes de Faust qui portèrent d'abord le n° d'opus 1,
et qui, plus tard, devaient se transformer en Damnation de
Faust. Il envoya un exemplaire de la partition à « Monsei-
gneur » Gœthe qui, peu compétent en musique, demanda
son avis à Zelter, professeur de contrepoint de Mendels-
sohn. Ce Zelter répondit que la musique de Berlioz était
HECTOR BERLIOZ 69
faite « d'expectorations bruyantes, de croassements, d'ex-
croissance et de résidus d'avortement résultant d'un hideux
insecte » ! Berlioz, s'efforça de détruire sa partition de
Faust et attribua le numéro d'opus 1 à son ouverture de
Waverley. Il prit part au concours de l'Institut pour le prix
de Rome; mais le premier prix ne fut donné à personne.
L'honnête Boieldieu traduisait ainsi les impressions du
jury : « Oh! mon ami! Qu'avez-vous fait? Nous comptions
tous vous donner le premier prix. Nous pensions que vous
seriez plus sage que l'année dernière; et voilà qu'au con-
traire vous avez été cent fois plus loin, en sens inverse! Je
ne puis juger que ce que je comprends : aussi suis-je bien
loin de vous dire que votre ouvrage n'est pas bon; j'ai
déjà entendu tant de choses que je n'ai comprises et admirées
qu'à force de les entendre! mais que voulez-vous? Je n'ai pu
encore comprendre la moitié des œuvres de Beethoven; et
vous allez plus loin que Beethoven! Vous avez une organi-
sation volcanique au niveau de laquelle nous ne pouvons
pas nous mettre. D'ailleurs, je ne pouvais m'empècher de
dire à ces messieurs, hier : ce jeune homme, avec de telles
idées, une semblable manière d'écrire, doit, nous mépriser
du plus profond de son cœur; il ne veut pas absolument
écrire une note comme personne. Il faut qu'il ait jusqu'à
des rythmes nouveaux; il voudrait inventer des modulations
si c'était possible. Tout ce que nous faisons doit lui paraître
commun et usé. » Cette conversation est reproduite dans
une lettre à Ferrand (21 août) et dans les Mémoires, écrits
vingt ans plus tard. Il parait impossible que Berlioz n'ait
pas appuyé sur les derniers traits en forçant un peu la
parole de Boieldieu (reprocher à un jeune compositeur de
chercher « des rythmes nouveaux » est une sottise dont
Boieldieu était incapable); mais il écrivait à un père très
hostile dont il avait à calmer les inquiétudes! Le 1er
novembre 1829, il donna, dans la salle du Conservatoire,
un très beau concert, dirigé par Habeneck. qui lui rap-
porta 150 francs de bénéfice! II v avait au programme le
Concerto en mi bémol de Beethoven joué par Hiller, le
chœur du jugement dernier de la Messe solennelle, et
l'ouverture des Francs-juges, dont l'effet fut « terrible,
affreux, volcanique ».
70 D AUBER A BERLIOZ
Dans la biographie du compositeur comme dans l'his-
toire du xixc siècle, 1830 fut une année mémorable. D'abord,
au mois de mars, Berlioz fit recevoir par le jury de l'Opéra
« à l'unanimité, sans corrections ni conditions », un grand
opéra, Atala. que Lubbert, alors directeur, refusa plus
tard de jouer par peur d'innovations excessives; et il écri-
vit l'ouverture de la Tempête, pour orchestre, chœurs,
harmonica et deux pianos à quatre mains, qui fut exécutée
à l'Opéra, le 7 novembre. Cette année fut marquée par
deux faits d'importance capitale. D'abord, le concours de
l'Institut. Il eut lieu, on peut dire, sous le feu de la révo-
lution. La mitraille et les boulets arrivaient aux jeunes
concurrents, en ligne directe, d'une batterie du Louvre
qui balayait le pont des Arts et donnait dans les portes
du palais, qui en furent criblées. Berlioz sortit de l'Institut
au moment où s'achevait la prise du Louvre (29 juillet; le
3 août, à l'Opéra, le public demandait La Marseillaise,
qu'Ad. Nourrit vint chanter, drapeau en main- accom-
pagné par les chœurs et l'orchestre). Le premier prix lui
fut enfin décerné, à l'unanimité, pour sa cantate de Sarda-
napale. « Il y a fort peu de choses que j'aime, écrivait-il à
Ad. Adam, dans cette partition : elle n'est pas au niveau
de l'état actuel de la musique; elle est pleine de lieux
communs, d'instrumentations triviales, que j'ai été forcé
d'écrire pour avoir le prix. » Il écrivit à son père, le
31 octobre : « Depuis que le prix m'a été décerné, j'ai
ajouté un grand morceau de musique descriptive pour
l'incendie du palais de Sardanapale; je ne craignais plus
les Académiciens, f ai laissé agir mon imagination. J'ai fait
revenir, au milieu du tumulte de cet incendie, tous les
motifs de la scène amoncelés les uns sur les autres : d'un
côté, le chant des Bayadères de la première partie changé
(en le modifiant mélodiquement) en cris d'effroi féminins;
de l'autre, le morceau de fierté dans lequel Sardanapale
refuse d'abdiquer; puis, tout cet effroyable mélange
d'accents de douleur, de cris de désespoir, ce langage
orgueilleux dont la mort même ne peut effrayer l'audace,
ce bruissement de flammes aboutissent à un écroulement
du palais qui fait taire toutes les plaintes et éteint les
flammes. J'ai eu un succès épouvantable. » — -Le second fait
HECTOR BERLIOZ 71
important est l'achèvement et la première exécution de la
Symphonie fantastique, dont la dernière note fut écrite le
16 avril 1830. Jouant avec sa souffrance et exaltant sa
sensibilité par son imagination. Berlioz avait pris comme
sujet son amour pour Henriette Smithson, l'actrice dont
il s'était épris éperdument en lui voyant jouer le rôle
d'Ophélie dans YHamlet de Shakespeare. Le Figaro publia
le programme explicatif de cette symphonie ; le composi-
teur était anxieux, comme le fut -R. Wagner avant la
représentation de Tristan et /solde. Le concert eut lieu le
5 décembre. Berlioz parle ainsi du succès dans une lettre
écrite le lendemain à son père : « Pixis, Spontini, Meyer-
beer, Fétis, ont applaudi comme des furieux, et Spontini
s'est écrié en entendant ma Marche au supplice : Il
n'y a jamais eu qu'un homme capable de faire un pareil
morceau; c'est prodigieux! Pixis m'a embrassé, et plus de
cinquante autres. C'était une fureur. Liszt, le célèbre pia-
niste, m'a pour ainsi dire emmené de force dîner chez lui,
en m'accablant de tout ce que l'enthousiasme a de plus
énergique. » À la fin du mois, suivant le règlement de
l'Institut, Berlioz partait pour Rome.
Dans cette première période, Berlioz apparaît comme un
romantique qu'il faudrait mettre hors cadre après l'avoir
comparé à ses contemporains. Il écrit à Hiller (5 mars 1830) :
« Qu'est-ce que cette faculté de souffrir qui me tue? » Il
a une personnalité débordante; constamment, il porte dans
sa tête des projets gigantesques ; il méprise la vieille
rhétorique musicale des classiques ; il pousse l'amour de
la liberté pour l'artiste jusqu'au goût de l'extravagance et
des succès « épouvantables ». Le séjour en Italie, au lieu
de discipliner un peu sa nature, devait l'exaspérer par le
contact obligé avec des formes d'art qu'il détestait. « Il faut,
écrivait-il, que j'aille me fourrer dans ce guêpier, parce
que quarante radoteurs, grands prêtres de la routine, ont
décidé que je ne serais habile qu'en sortant de ce cloaque
musical » (lettre du 2 mars 1831, datée de Florence). Le
premier opéra qu'il entendit fut liornéo et Juliette, de Bel-
lini. Il le trouva « ignoble, ridicule, impuissant, nul; ce
petit sot n'a pas eu peur que l'ombre de Shakespeare vint
le fustiger pendant son sommeil: il le mériterait bien »
1) AI'BER A BERLIOZ
(ibid.). Ailleurs, le même Bellini est appelé « un petit
polisson ». Dans une lettre à Liszt, du 8 février 1838, il
appelle Rossini un « Robert Macaire ». Rome est «la ville
la plus stupide que je connaisse; on n'y vit pas, si on a une
tète et un cœur ». La Villa Médicis est une « caserne
maudite » (Rome, 14 juin 1831). Il s'y ennuie à « devenir
fou » (7 août). Le commentaire de cette déclaration se
trouve dans toute la première partie de l'ouverture du
Carnaval romain, où le compositeur apparaît comme un
témoin mélancolique de la joie populaire. « On m'avait
beaucoup parlé, écrit-il à son grand-père Marnion. du beau
ciel d'Italie : il est beau effectivement, pour les gens à qui
sa constante uniformité peut plaire; mais j'avoue que j'aime
le vent, la pluie, le tonnerre, les orages qui font ressortir
la beauté calme des jours de soleil » (15 sept.). Aussi s'ap-
plique-t-il à fuir Rome le plus possible, pour errer dans
la campagne de Tivoli, courir clans les rochers, se mêler
à la vie des paysans. « Je ne puis vivre sans musique, je
ne puis m'y accoutumer, c'est impossible. Ma haine pour
tout ce qu'on a l'impudence de décorer de ce nom. en Italie,
est plus forte que jamais. Oui, leur musique est une
catin; de loin, sa tournure indique une dévergondée; de
près, sa conversation plate décrie une sotte bête » (de
Rome, 28 nov. 1831). Il voyage à pied, un fusil sur l'épaule;
à l'occasion, il s'arrête, prend une guitare et s'amuse à
faire danser les villageois. C'est un Hernani musicien,
vagabond, désireux d'aventures, aimant à trouver un gîte
dans les cavernes de la montagne, un jour brûlé de soleil,
un autre jour h demi mort de froid, ne voulant d'autre
maître que sa fantaisie. Pendant une course dans les mon-
tagnes il compose La Captive, sur les vers de V. Hugo
(Orientales). Il est ravi de voir Naples, et le Vésuve qu'il
salue comme un ami : « Il y a en moi tant de champs rava-
gés, de palais déserts, de ruines déjà froides, que je
cherche au moins au dehors le mouvement, la chaleur, la
vie. Il y a tant de matières fulminantes accumulées an fond
de mon caractère refroidi, que vous pouvez penser si mes
entrailles fraternelles ont dû s'émouvoir aux cris du Vésuve
souffrant et furieux. J'y suis arrivé h pied, à minuit : les
étoiles scintillaient sur ma tête; au-dessous de moi. la mer.
HKCTOK BKRLIOZ 73
resplendissante des feux des pêcheurs, semblait une vaste
prairie avec un conciliabule de vers luisants, et, tout près,
le Vésuve soufflant, râlant, vomissant contre le ciel des
tourbillons de flammes et de roches fondantes, comme de
brûlants blasphèmes auxquels j'applaudissais avec trans-
port » (lettre du 12 janvier 1832, à Mme Lesueur).
Une lettre du 7 nov. 1832 nous montre Berlioz rentré à
Paris et logeant, rue Neuve-Saint-Marc, dans la maison
anciennement habitée par Henriette Smithson qui occupait
et tourmentait plus que jamais sa pensée. Là commence une
période de grande activité créatrice et de luttes souvent
tragiques, où se succèdent et se mêlent souvent les mys-
tères joyeux, les mystères douloureux, les mvstères glo-
rieux d'une biographie ravagée par les passions. Le grand
musicien est presque toujours talonné par le besoin, au
point de ne pouvoir lui échapper qu'à force de travail, de
patience et de courage (lettre du 2 août 1835). Il a des
amis illustres, V. Hugo, de Vigny, Liszt. Chopin, Paga-
nini, Emile et Antony Deschamps, Legouvé, Brizeux,
E. Sue..., et des ennemis d'élite : Cherubini l'exècre « tout
en affectant une amitié obséquieuse », et Fétis ne vaut pas
mieux. L'exaltation de son caractère, l'àpreté à se tour-
menter soi-même, la violence de ses jugements restent les
mêmes. Il connaît de « profonds abattements succédant
toujours à ces rages concentrées qui rongent intérieure-
ment » et qu'il appelle des tremblements de cœur sans
éruption (lettre à Liszt. 25 juin 1836). Mais le génie eut
ses heures d'éclatante revanche! La première fut le concert
du 9 décembre 1832, où fut joué Y Episode de la vie d'un
artiste, remaniement de la Symphonie fantastique avec Le
Retour à la Vie, « mélologue » composé de musique et
déclamation, pour soli, chœur et orchestre. Il faut repro-
duire ici le fragment d'une lettre à A. du Bovs. qu'on ne
peut lire sans émotion :
Henriette Smithson a été amenée à mon concert, ignorant qu'il
était donné par moi. Elle a entendu l'ouverture dont elle est le sujet
et la cause première, elle en a pleuré, elle a vu mon furieux succès.
Cela est allé droit à son cœur; elle m'a fait témoigner après le
concert tout son enthousiasme; on m'a présenté chez elle; elle m'a
écouté tout en larmes, lui racontant comme Othello les vicissitudes
74
]) AUBF.R A RKRLIOZ
de ma vie depuis le jour où je l'aimais: elle m'a demandé grâce pour
les tourments qu'elle m'a fait souffrir (sans le savoir, car elle igno-
rait presque tout), et enfin, le 18 décembre, en présence de sa sœur,
j'ai entendu ces mots : « Eh bien, Berlioz... je vous aime ». Depuis
lors tous mes efforts se sont bornés à éteindre le volcan de ma tète :
j'ai cru perdre la raison. Oui, elle m'aime ! Elle a un cœur de
Juliette: c'est bien là mon Ophélie ! Quand je ne puis la voir, nous
nous écrivons jusqu'à trois lettres par jour, elle en anglais, moi en
français; oh! mon cher, il y a donc une justice au ciel! Je ne le
croyais pas. Mon art, ma pensée, c'est à vous deux que je dois d'être
ainsi! Ma chère symphonie! Je voudrais la mettre sur un autel et lui
brûler des parfums (Lettre du 5 janvier 1833).
Au point de vue purement musical, abstraction faite des
circonstances romanesques d'où elle est sortie, cette œuvre
de Berlioz était, à plus d'un titre, géniale. La passion la plus
désordonnée en apparence s'y adapte instinctivement à une
loi essentielle de l'art classique et s'exprime en créant un
système que les réformateurs de l'opéra, dans la suite,
seront heureux de prendre pour modèle. Remarquons
d'abord que Vidée fixe n'est pas uniquement un phénomène
passionnel ou morbide, mais un principe fondamental de
la composition : reproduire, en le variant et même en l'al-
térant, un thème principal autour duquel jouent des idées
accessoires, est bien, pour tout musicien, une règle supé-
rieure et quasi universelle; en exploitant cette idée, on
devait arriver li créer la sonate appelée « cyclique », celle
dont toutes les parties s'inspirent d'un motif prédominant,
toujours reconnaissable bien qu'il subisse des modifications
de rythme, de structure mélodique, de tonalité, de mouve-
ment et de timbre. En second lieu, lorsque Berlioz repré-
sente un personnage déterminé et l'idée précise attachée à
ce personnage par une formule mélodique,
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est-il possible d'oublier que, dans sa Tétralogie, R. Wagner
s'est emparé de ce système et en a fait abus? Berlioz l'a
exagère lui-même jusqu'il la caricature dans la dernière
scène. Songe (Tune nuit de Sabbat, où grimace une parodie
HECTOR BERLIOZ " 75
satanique du Dies iras; en tout cas, on ne saurait mécon-
naître la part d'invention qui lui revient dans les transfor-
mations parallèles de la symphonie et du théâtre lyrique
au xixe siècle. Par sa maîtrise dans le maniement de l'or-
chestre, il créait d'incontestables modèles dont l'influence
a été aussi prolongée. Tous les tableaux dont se compose
la Fantastique ont la qualité maîtresse du genre : une net-
teté parfaite, saisissante, due à une double intensité, celle
de la passion et celle de la vision, auxquelles s'ajoute l'art
de combiner les timbres, analogue au coloris des grands
peintres. Il est impossible d'entendre sans frissonner d'émo-
tion les dernières pages de la Marche au Supplice.
Lélio ou le Retour à la Vie, monodrame lyrique avec
orchestre, chœurs et soli invisibles (1831), est précédé de
cet avertissement de l'auteur :
Cet ouvrage doit être entendu immédiatement après la Symphonie
fantastique, dont il est la fin et le complément. L'orchestre, le chœur
et les chanteurs invisibles doivent être placés sur le théâtre,
derrière la toile. L"acteur parle et agit seul sur l'avant-scène. A la
fin du dernier monologue, il sort, et le rideau, se levant, laisse à
découvert tous les exécutants pour le final.
Cette œuvre additionnelle, où passe un vent de folie, est
certainement ce que Berlioz a écrit de plus romantique :
nulle part il n'a poussé aussi loin la liberté du plan, l'au-
dace de l'expression, l'intensité du lyrisme et de l'indivi-
dualisme, avec cette sentimentalité mêlée de sarcasmes
féroces qui lui est propre. Sous le nom de Lélio composi-
teur de musique, il se met lui-même sur la scène du théâtre-
concert; au jeu de l'orchestre invisible, il associe une série
de monologues où il s'acharne, toujours en proie à l'idée
fixe, à parler de sa détresse morale et a jouer avec sa souf-
france. Ses premières paroles font suite au cauchemar de
la nuit du sabbat :
(( Lélio. — Dieu! Je vis encore... 11 est donc vrai lia vie comme un
serpent s'est glissée dans mon cœur pour le déchirer de nouveau...
Mais si ce perfide poison a trompé mon désespoir, comment ai-je
pu résister à un pareil songe?. . Comment n'ai-je pas été brisé par
les étreintes horribles de la main de fer qui m'avait saisi?... Ce
supplice, ces juges, ces bourreaux, ces soldats, les clameurs de
76 U AUBER A BERLIOZ
cette populace, ces pas graves et cadencés tombant sur mon cœur
comme des marteaux de Cyclopes... Et l'inexorable mélodie reten-
tissant à mon oreille jusque dans ce léthargique sommeil, pour me
rappeler son image effacée et raviver la souffrance endormie. La
voir, l'entendre, elle! elle!... ses traits nobles et gracieux défigurés
par une ironie aiîreuse, sa douce voix changée en hurlement de
bacchante; puis ces cloches, ce chant de mort religieux et impie,
funèbre et burlesque, emprunté à l'Eglise par l'Enfer pour une
insultante parodie!... et encore elle, toujours elle, avec son inexpli-
cable sourire, conduisant la ronde infernale autour de mon tom-
beau... » — Ici, évoquant un passé plus calme, Lélio fait jouer,
« derrière la toile », Le Pêcheur, ballade de Gœthe, où il intercale
quelques mots et qui fait reparaître, après la seconde strophe, la
mélodie fatidique. Le monologue reprend alors : « Étrange persis-
tance d'un souvenir!... Vivre, pour moi, c'est souffrir; et la mort,
c'est le repos... Hamletl... Profonde et désolante conception! que
de mal tu m'as fait! oh! il n'est que trop vrai : Shakespeare a opéré
eu moi une révolution qui a bouleversé mon être... » — - Ici, un
<( chœur d'ombres... Froid de la mort, nuit de la tombe, bruit
éternel des pas du Temps... » — Nouveau monologue : d'abord, une
tirade sur l'auteur d'Hamlet : <c O Shakespeare! Shakespeare! Toi
dont les premières années passèrent inaperçues, dont l'histoire est
presque aussi incertaine que celle d'Ossian et d'Homère, quelles
traces éblouissantes a laissées ton génie !... » La tirade est suivie d'une
bordée d'injures contre les défenseurs du goût classique. On trouve
ensuite : 1° une Chanson de brigands où un chef de bande chante :
«Nous allons boire à nos maîtresses dans les crânes de leurs amants»;
2° un nouveau monologue de Lélio, débutant ainsi : « Que mon esprit
flotte incertain! ... 3° un Chant de bonheur, où Lélio est censé
écouter sa propre voix; 4°, un 5'" monologue : « Oh! que ne puis-je
la trouver, cette Juliette, cette Ophélie que mon cœur appelle! Que
ne puis-je m'enivrer de cette joie mêlée de tristesse que donne le
véritable amour; et, un soir d'automne, bercé avec elle par le vent
du nord sur quelque bruyère sauvage, m'endormir enfin dans ses
bras, d'un mélancolique et dernier sommeil ! etc. »; 5° un bref mor-
ceau symphonique commentant cette idée; 6°, un 6* monologue où le
sujet du poème est enfin abordé : puisque la mort n'a pas voulu de
lui, Lélio vivra en demandant à l'art de le consoler : « O Musique!
maîtresse fidèle et pure, respectée autant qu'adorée, ton ami, ton
amant t'appelle à son secours ; viens, viens, déploie tous tes
charmes!... » Berlioz trace alors le programme d'une symphonie d'où
les couleurs sombres seront exclues. La toile se lève. On voit des
musiciens assis sur une estrade; des choristes viennent se ranger
sur les côtés de la scène. Lélio donne alors aux exécutants ces ins-
tructions pitoyables, dramatiques parce qu'il cherche à se tromper
lui-même en jouant le retour au sang-froid et à la santé ; « Laissez
la place pour le piano. Ici! ici! Vous ne comprenez donc pas qu'ainsi
tournés les pianistes ne verront pas le chef d'orchestre?... Encore
plus à droite; bien ! nous allons essayer une Fantaisie sur la Tempête
HECTOR BERLIOZ 77
de Shakespeare. Regardez le plus souvent possible les mouvements
de votre chef; c'est le seul moyen d'obtenir cet ensemble nerveux,
carré, compact, si rare même dans les meilleurs orchestres. Les
chanteurs ne doivent pas tenir leur cahier de musique devant leur
visage; ne voyez-vous pas que la transmission de la voix est ainsi
plus ou moins interceptée? N'exagérez pas les nuances, ne confondez
pas le niezzo forte avec le fortissimo. Pour le style mélodique et
l'expression, je n'ai rien à vous dire; etc.. » L'imitation de Shakes-
peare [Hamlet) est visible: tout cela est fou! 7° Cette étrange sym-
phonie continue par la Fantaisie annoncée sur la Tempête, avec
Chœur des Esprits de l'air et, à la traverse, une reprise de l'Idée
fixe... — (( Assez pour aujourd'hui, conclut Lélio; votre exécution
est remarquable par la précision, l'ensemble, la chaleur... Adieu,
mes amis, je suis souffrant; laissez moi seul! » Une partie de l'or-
chestre et tout le choeur sortent alors. Quand le devant de la scène
est dégagé, la toile se baisse de nouveau. Lélio se retrouve seul sur
l'avant-scène. Après un bref silence, l'orchestre fait entendre, derrière
la toile. l'Idée fixe de la Symphonie fantastique. Lélio s'arrête
comme frappéau cœur d'un coup douloureux, et s'écrie : «Encore!...
Encore et pour toujours! »
Le retour à la vie ne sera donc qu'un retour à la souf-
france et a l'esclavage' Cette œuvre originale, maladive, se
rattache par des liens si étroits à des faits réels, qu'elle
échappe aux mesures habituelles de la critique. Ne pas
laisser l'auditeur sous l'impression de ricanements sacri-
lèges, revenir à la Musique comme à la grande consola-
trice, donner à l'artiste une revanche sur l'homme, était
une très belle idée; Berlioz l'introduit assez gauchement,
et très tard, après des hors-d'œuvre, selon l'habitude qui,
en un sujet déterminé, lui fait toujours donner à l'acces-
soire plus de place qu'à l'essentiel. Le musicien de génie,
victime d'un amour malheureux, et surtout victime de lui-
même, inspire une profonde sympathie; on regrette qu'il
n'ait pu dominer suffisamment et épurer sa souffrance pour
en tirer (comme Musset, en un cas analogue, ou comme
l'auteur de Tristan) une œuvre de plasticité parfaite,
répondant bien à son propre dessein ; on regrette aussi ce
mélange de musique incohérente et de littérature assez
médiocre, de symphonie et de polémique : ce dévergondage
d'une imagination qui pousse des pointes en des sens
opposés, et qui crée des disparates fâcheux, finit par
n'être plus musical.
78 D'AUBER A BERLIOZ
La symphonie fantastique, pleine de pages fulgu-
rantes, lancée comme un défi à toutes les convenances, eut
un succès d'enthousiasme. La consécration des attaques
injustes ne lui fit pas défaut. Dans Le Temps du 14 décembre,
Fetis écrivait : « M. Berlioz n'est pas musicien ». Il est
vrai que dans Lélio, Fétis avait été le sujet d'une tirade
cinglante contre les correcteurs de chefs-d'œuvre, et fort
malmené : « Malédiction sur eux! avait déclamé Bocage
en imitant les gestes et l'attitude du docte critique; ils
font à l'art un ridicule outrage! Tels ces vulgaires oiseaux
o o
qui peuplent nos jardins publics... Quand ils ont sali le
front de Jupiter ou le sein de Vénus, ils se pavanent, fiers
et satisfaits, comme s'ils venaient de pondre un œuf
d'or. »
L'orchestre de la symphonie fantastique est ainsi constitué (pre-
mière scène) : 2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes en si ; bémol, 2 cornets
à pistons en sol, 2 trompettes en ut, 2 cors en mi bémol et 2 cors en
ut, 4 bassQns, timbales ut-sol, 1ers violons (au moins 15), 2es violons
(au moins 15), altos (au moins 10), violoncelles (au moins 11),
contrebasses (au moins 9). — ■ La partition gravée fut dédiée « à
Nicolas Ier, empereur de toutes les Russies ». Wagner, peu juste
et ingrat, en a fait un éloge très ironique, concluant sur une réserve
inadmissible : « Berlioz connaissait les symphonies de Beethoven; il
y a plus, il les comprenait; elles l'avaient inspiré, elles avaient enivré
son esprit. Il sentit alors qu'il ne pouvait devenir Beethoven, mais
il eut aussi la sensation qu'il ne pouvait pas écrire comme Auber. Il
devint Berlioz et écrivit sa Symphonie fantastique, œuvre qui eût
fait sourire Beethoven, tout comme elle a fait sourire Auber, mais qui
était capable de plonger Paganini dans l'extase la plus fiévreuse, et
de gagner à son auteur un parti qui ne veut entendre d'autre musique
au monde que la Symphonie fantastique de Berlioz. Quiconque entend
cette symphonie ici, à Paris, exécutée par l'orchestre de Berlioz, croit
certainement entendre une merveille qu'il n'a jamais encore entendue.
Une richesse intime énorme, une imagination vigoureuse fait jaillir
comme d'un cratère tout un bourbier de passions; ce que nous
apercevons, ce sont des nuages de fumée aux proportions colossales,
que partagent seulement les éclairs et des bandes de feu modelées
eu formes fugitives. Tout est énorme, hardi, mais infiniment doulou-
reux. On n'y rencontre nulle part la beauté de la forme, nulle part
ce fleuve majestueusement tranquille, à la marche sûre, auquel nous
voudrions, pleins d'espoir, nous lier » (écrit en 1841; Bayreuther
Blàlter, 1884, p. 65 et 66).
Berlioz dut gravir un douloureux calvaire avant d'épouser l'actrice
Henriette Smithson. Cet amour joua un si grand rôle dans sa vie de corn-
HECTOR BERLIOZ 79
positeur, que nous en indiquons le caractère par les textes suivants :
<■< ... — Mais, a-t-elle dit, s'il m'aime véritablement et si son
amour n'est pas de la nature de ceux que j'ai le devoir de mépriser,
ce ne sont pas quelques mois d'attente qui pourront lasser sa
constance. — Oh! Dieu! si je l'aime véritablement! Comment! Je
parviendrais à être aimé d'Ophélie? ou du moins mon amour la
flatterait, lui plairait?... Mon cœur se gonfle et mon imagination fait
des etîorts terribles pour comprendre cette immensité de bonheur,
sans y réussir. Comment! Je vivrais donc? J'écrirais donc? J'ouvri-
rais mes ailes? O dear friend! O my heart! O Life! O Love! AU!
AU! » [Lettre d'H. Berlioz à son ami Ferrand, 2 février 1829.)
« ... Oui. mon pauvre et cher ami, mon cœur est le foyer d'un
horrible incendie; c'est une forêt vierge que la foudre a embrasée;
de temps en temps le feu semble assoupi, puis un coup de vent... un
éclat nouveau... le cri des arbres s'abîmant révèlent l'épouvantable
puissance du fléau dévastateur. » [Lettre du même au même,
21 août 1829.) — Un mois avant le mariage :
« Je ne sais ce que je vous avais écrit de ma séparation d'avec
cette pauvre Henriette, mais elle n'a pas encore eu lieu, elle n'a pas
voulu. Depuis lors, les scènes sont devenues plus violentes; il y a
eu un commencement de mariage, un acte civil que son exécrable
sœur a déchiré: il y a eu des désespoirs de sa part; il y a eu un
reproche de ne pas l'aimer; là-dessus, je lui ai répondu, de guerre
lasse, en m'empoisonnant à ses yeux. Cris affreux d'Henriette! —
Désespoir sublime! Rire atroce de ma part!... désir de revivre
en voyant ses terribles protestations d'amour... émétique... ipéca-
cuana ! vomissements de deux heures. Il n'est resté que deux grains
d'opium; j'ai été malade trois jours, et j'ai survécu. Henriette,
désespérée, a voulu réparer tout le mal qu'elle venait de me faire,
et m'a demandé quelles actions je voulais lui dicter, quelle marche
elle devait suivre pour fixer enfin notre sort; je le lui ai indiqué. Elle
a bien commencé, et à présent, depuis trois jours, elle hésite encore,
ébranlée par les hésitations de sa sœur et par la crainte que lui cause
notre misérable situation de fortune. Elle n'a rien ; et je l'aime ; et elle
n'ose me confier son sort... » [Du même au même, 30 août 1833.)
Pour compléter ces renseignements sur la Symphonie fantastique,
voici les deux épigraphes de l'œuvre, non reproduites dans l'édition
française, mais figurant dans le manuscrit autographe :
Certes, plus d'un vieillard sans flamme, sans cheveux,
Tombé de lassitude au bout de tous 'ses vœux,
Pâlirait, s'il voyait, comme un gouffre dans l'onde,
Mon âme où ma pensée habite comme un monde,
Tout ce que j'ai souffert, tout ce que j'ai tenté,
Tout ce qui m'a menti comme un fruit avorté,
Mon plus beau temps passé sans espoir qu'il renaisse,
Les amours, les travaux, les deuils de ma jeunesse,
Et, quoiqu'encor à l'âge où l'avenir sourit,
Le livre de mon cœur à toute page écrit.
(Victor Hugo.)
80
D AUBER A BERLIOZ
Nou9 sommes aux dieux ce que sont les mouches
Aux folâtres enfants : ils nous tuent pour s'amuser,
(Shakespeare, Le roi Lear.)
Tout aussi « fantastique » fut Harold en Italie, grande
symphonie avec alto principal, terminée le 22 juin 1833;
elle eut peu de succès la première fois, par suite d'une
exécution « un peu chancelante », au concert du 23 no-
vembre; mais en 1835 et dans la suite, l'œuvre fut de plus
en plus appréciée. Ce titre byronesque mettait à peine un
lien entre des tableaux dont l'ensemble aurait pu être
appelé exactement « Impressions d'Italie » : Harold aux
montagnes, « scènes de mélancolie, de bonheur et de joie » ;
Marche des pèlerins chantant la prière du soir; Sérénade
d'un montagnard des Abruzzes à sa maîtresse, Orgie de
brigands. Berlioz est de la famille artistique de Byron :
c'est lui-même qu'il met en scène sous divers masques.
Avec son imagination de poète et ses hardiesses coutu-
mières de coloriste, il évoque les souvenirs de l'époque
où, fuyant la société romaine, il vagabondait, un fusil sur
l'épaule, observant et rêvant, dans la campagne italienne.
Au lieu de chercher à peindre, selon la coutume banale,
l'Italie voluptueuse et ensoleillée, il reste très personnel,
et débute par une scène où il exprime l'inquiétude, le
malaise de l'âme, l'angoisse des rêves non réalisés. Une
des pages les plus belles du poème est la Marche des pèle-
rins, avec son paradoxal mouvement d'Allegretto et cette
note de cor obstinée {ut naturel, 9e de la dominante du
ton), touche de couleur en clair-obscur, dissonance admi-
rable, persistant jusqu'à la fin; elle donne à la scène un
lointain estompé de mélancolie qui suffit à suggérer l'idée
d'un crépuscule enveloppant, d'une douceur infinie :
Flûte
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HarpeJ^ ^1
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Violons
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non leaato
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Inst. a vent
Flûte ,
HauthL — .1
L'orchestre d'IIarold est ainsi composé (première scène I : flûtes,
hautbois, clarinettes, 1er et 2e cors en sol. 3e et 4e cors en ré,
2 trompettes en ut, 2 cornets à pistons en la, 4 bassons, trombones,
triangles, timbales sol et ut. harpe, alto solo, 1er violon (au moins 15),
2e violon (id.), alto (au moins 10). violoncelles (au moins 12), contre-
basses i au moins 9).
La Sérénade, souvenir des musettes et des chansons
entendues dans les Etats romains, a la fraîcheur des
rythmes et des airs populaires (avec une secrète mélancolie
dans l'accompagnement). Elle est dramatisée par la mélan-
colie du rêveur Harold qui lui répond. Quant à la dernière
scène, où se mêlent des réminiscences de toutes les précé-
dentes, et où Berlioz, parodiant un usage classique de la
composition, semble narguer les thèmes dont il s'est déjà
servi, c'est un des sabbats les plus violents qui aient jamais
secoué l'orchestre, une véritable orgie instrumentale, un
digne pendant de la Marche au supplice dans la Fantastique
et du Tuba mirum dans le Requiem.
Le 17 avril 1835, Berlioz écrivait à sa sœur Adèle (la
seule dont l'affection ne lui avait pas manqué depuis son
mariage avec Henriette Smithson) : « Hugo m'a offert un
opéra le mois dernier; Scribe de son côté en a fait autant;
mais ces offres sont inutiles à cause de l'opposition des
Combarieu. — Musique. III. 6
82 D AUBER A BERLIOZ
directeurs de l'Opéra-Comique. Il me faut écrire encore
pendant quelques années hors du théâtre avant de mettre
le pied sur la nuque de ces stupides industriels. En atten-
dant, c'est une vie bien pénible et bien cruelle que la
mienne sous le rapport de l'art. Etre obligé de voir les
plus belles années de ma vie perdues pour la musique dra-
matique, par la seule raison que trois gredins ont en même
temps le malheur d'être des imbéciles! » Il y avait peu de
clairvoyance et de justice dans ces plaintes brutales. Pour
devenir homme de théâtre, Berlioz avait des qualités
superflues, et ne possédait peut-être pas tout l'essentiel.
Son esprit était trop indiscipliné pour s'astreindre à cer-
taines exigences du genre. Avec moins de génie, Meyerbeer
était mieux doué pour le succès. Benvenuto Cellini subit
un échec éclatant; une tentative en 1913, pour réhabiliter
l'œuvre, ne fut pas plus heureuse. Le sujet, mettant en
vedette « un bandit homme de génie », était bien dans la
note du romantisme berliozien . Le livret, rédigé sur les
indications du compositeur par A. Barbier et L. de Waillv,
avait été d'abord refusé par l'Opéra dont la résistance ne
céda qu'à une intervention ministérielle et à l'influence,
alors très puissante, du Journal des Débats. Sûr de lui.
Berlioz avait écrit sa partition malgré le premier échec de
ce livret semi-sérieux, où le bouffon et le trivial se mêlaient
de façon agressive à l'héroïque, et qui dut subir un assez
grand nombre de remaniements. Après bien des vicissi-
tudes et des ajournements, l'ouvrage fut joué, sans luxe
de mise en scène, le 10 septembre 1838. Les ennemis du
compositeur y trouvèrent l'occasion de plaisanteries
faciles ; ses amis s'efforcèrent vainement de créer un peu
d'enthousiasme. Le chiffre des recettes (moins de
3 000 francs, alors qu'une représentation des Huguenots
valait près de 9 000) parut une preuve sans réplique de
défaite irrémédiable. « Nous avons eu tort de croire qu'un
livret d'opéra roulant sur un intérêt d'art, sur une passion
artiste, pourrait plaire â un public parisien » {lettre de
Berlioz à son père, 20 sept. 1838). La vérité, c'est que
la pièce était mal construite, sans action, incohérente,
dépourvue d'intérêt; c'est aussi que la musique, malgré de
très belles pages, participait quelquefois de ces défauts;
HECTOR BERLIOZ 83
1' « odieux » italianisme s'y montrait plus dune fois. On
avait annoncé que Berlioz devait bouleverser le monde
musical ; et cette menace de révolution ne se trouvait pas
justifiée. Le Carnaval romain écrit en 1844, qui sert de
« seconde ouverture » à Benvenuto, est resté au répertoire
des concerts. De Weimar, le 21 février 1854, Liszt écri-
vait à Wagner : « Berlioz reviendra à Hanovre à la fin de
mars ; puis il ira à Dresde où il dirigera quelques concerts
au théâtre... on parle d'une représentation de Cellini à
Dresde. Cet opéra est l'œuvre la plus fraîche, la mieux
tournée qu'ait produite Berlioz ; sa chute à Paris et à
Londres n'est que le résultat de vulgaires infamies et de
l'inintelligence du public. »
L'histoire de Benvenuto est traversée par la préparation
d'une œuvre qui ne rencontra guère moins d'obstacles :
le Bequiem. Vers la fin de l'été de 1835, Berlioz annonçait
à son ami Ferrand qu'il avait commencé un immense
ouvrage intitulé Fête funèbre à la mémoire des hommes
illustres de la France. Il eut un sursaut d'enthousiasme
lorsqu'en mars 1837 le Ministre de l'Intérieur, M. de
Gasparin, le chargea d'écrire une Messe pour l'anniversaire
de la mort du maréchal Mortier tué par la machine infer-
nale de Fieschi, le 28 juillet 1835. Cherubini avait déjà
écrit un Bequiem; Berlioz jouit avec une ironie un peu
féroce de la préférence qui lui était accordée. Son imagi-
nation fut surtout exaltée par le texte du Dies iree : « Il
m'avait enivré à un tel point, écrit-il à sa sœur Adèle, que
rien de lucide ne se présentait à mon esprit, ma tête bouil-
lonnait, j'avais des vertiges. » Soudain, on annonce qu'après
trois jours d'indécision, le Conseil des ministres a sup-
primé la cérémonie pour, des raisons politiques ! « Dis-
moi, écrit le compositeur à Liszt, s'il n'y a pas là de quoi
souffler comme un cachalot! Tout marchait à souhait,
j'étais sûr de mon affaire, l'ensemble des quatre cent vingt
musiciens était disposé et accordé comme un de tes excel-
lents pianos Erard!... » Le Bequiem trouva pourtant son
emploi, mais, selon le mot du Figaro, après avoir frappé
à plusieurs tombes et reçu maintes fois la réponse : Ce
n'est pas ici! Il fut acquis (au prix de quatorze mille francs)
pour la cérémonie funèbre qui eut lieu aux Invalides en
84 1> AUHEH A BERLIOZ
l'honneur du général Damrémont et des autres Français
tués au siège de Constantine le 12 oet. 1837. Trois cents
musiciens l'exécutèrent le 5 déc. 1837, à midi, aux Inva-
lides, en présence des princes de la famille royale, du corps
diplomatique, de la Chambre des pairs et de la Chambre
des députés, de la Cour de Cassation, de tous les corps
constitués, enfin du public habituel de l'Opéra et des
Italiens. Berlioz raconte que le chef d'orchestre Habeneck
(son ancien ennemi) eut une singulière insolence : à un
moment où le tempo s'élargit et où l'action du chef est
indispensable, Habeneck tira tranquillement une tabatière
de sa poche et prit une pincée de tabac!... Il déclare d'ail-
leurs que « l'effet fut terrible sur la majorité des auditeurs »,
mais que « la minorité n'a rien senti ni compris et ne
sait trop que dire ».
Ce Requiem est une œuvre dramatique et descriptive,
beaucoup plus qu'une prière. Berlioz laisse de côté les
ressources qu'auraient pu lui fournir les modèles litur-
giques. Il refait à sa façon, — qui ne vaut pas celle de
l'Eglise, — le chant du Dies irse; il semble en vouloir à cet
admirable thème : il l'a parodié dans la Fantastique; et il
termine ainsi ses Grotesques : « Chassons les idées noires
et d'une voix légère chantons ce gai refrain si connu :
(suit le texte du Dies irie liturgique ! !). Bien qu'il emploie
quelquefois le style a capella et qu'il ne néglige pas le
fugato, il s'écarte de la tradition sur la plupart des points
et suit, avec sa grande imagination passionnée, un senti-
ment tout personnel du sujet. L'idée d'employer plusieurs
orchestres distincts n'était pas, en soi, une nouveauté.
Sans parler de certains opéras comme ceux de Spontini,
Méhul, dans une composition destinée à célébrer l'anni-
versaire du 14 juillet, avait employé trois orchestres
distincts (le 15 messidor, an VIII); et quelques mois après,
pour l'exécution de son Ode sympho nique en faveur du
rétablissement de la paix (dans la chapelle des Invalides,
alors « Temple de Mars », le 1er vendémiaire, an VIII),
Lesueur, qui avait la manie de diviser ses interprètes, avait
employé un très nombreux orchestre, divisé en quatre
groupes. Mais, s'il faut s'en rapporter au compte rendu de
cette dernière œuvre donné par le Mercure de France, la
Hector Berlioz 85
distinction des orchestres était motivée uniquement par
celle des sentiments à exprimer et de leurs nuances. Dans
le Requiem, Berlioz a voulu sans doute obtenir un con-
traste esthétique, mais aussi et surtout composer un tableau
grandiose dont les motifs ont une position déterminée dans
l'espace, à une distance réelle les uns des autres. îl n'est
pas moins original dans le détail du style. Au lieu de
déployer le Kyrie en phrases solennelles, il le condense
en formules brèves, réalistes en leur mode de déclamation
lyrique, émises tour à tour par les voix de femmes, les
ténors et les basses; dans le Lac.rymosa, il lui arrive de
côtoyer, sans s'y abandonner complètement, la mélodie de
théâtre. Il a voulu surtout produire des effets d'angoisse,
d'effroi, d'épouvante même. Le Tuba mirum où éclatent de
divers côtés les fanfares annonciatrices du Jugement.
accompagnées aux timbales par des grondements de
tonnerre prolongés, fait passer des frissons sur l'auditeur ;
c'est une scène qui suffirait à mettre hors de pair cet admi-
rable poème romantique.
Nous avons déjà vu, au xvi« siècle, des compositeurs tels qu'Ugo-
lini, Agostini, Abbatini, Benevoli, rechercher les grandes masses
vocales et écrire leurs messes, leurs hymnes jusqu'à 48 parties et
plus. Berlioz a une tendance analogue, mais plus exagérée encore :
il associe les masses instrumentales aux masses vocales et l'esprit
des fêtes de la Révolution au genre religieux. L'orchestre de sa
Messe était ainsi constitué, pour l'Introït : 4 flûtes, 2 hautbois,
2 cors anglais, 4 clarinettes en si bémol, 6 cors en ut et 6 cors en
mi bémol, 8 bassons, 25 1ers violons, 25 2es violons, 20 altos, 20 vio-
loncelles, 18 contrebasses ; pour les voix : 70 soprani. 60 ténors,
70 basses. Dans le Tuba mirum du a Dies iras », venaient s'ajouter à
cette masse imposante 4 orchestres d'instruments de cuivre placés,
isolément, aux quatre angles du groupe central : le 1er, formé de
4 cornets à pistons en si bémol, de 4^ trombones ténors et d'un
ophicléide monstre à pistons; le 2e, de 4 trompettes et de 4 trom-
bones ténors; le 3e et le 4e, comme le précédent, plus 8 paires de
timbales, 2 grosses caisses, 10 paires de cymbales, 4 tamtams...
Par contraste, le n° 5, Quœrcus me, est un chœur sans accompagne-
ment. Les 5 orchestres reparaissent dans le n° 6, Lacrynwsa dies
illa. Dans le Sanctus, il y avait, avec 8 bassons, 4 cors en mi bémol,
4 cors en mi naturel, 4 cors en si bémol, 4 cornets à pistons en si
bémol, 4 ophicléides en ut. L'édition originale qu'on trouve à la
B.N. (Vin 121) est un in-f° de 156 pages, portant cette indication :
<c Op. 5, Messe des morts, dédiée à M. le Comte Gasparin, pair de
86 D AUBER A BERLIOZ
France ». Le Conservatoire de Paris possède un exemplaire de la
partition pour orchestre, corrigé de la main de Berlioz et « conforme
à la 2e édition ainsi qu'aux parties séparées ». La réduction pour
piano et chant, publiée chez Brandus, a pris ces mots pour épigra-
phe : « Si j'étais menacé de voir brûler mon œuvre entière, moins
une partition, c'est pour la Messe des morts que je demanderais
grâce » (Berlioz, lettre du 11 janvier 1867).
Ce Requiem, composé de dix numéros, est une sorte de drame
très brillant ou de symphonie fantastique, admirable par l'intensité
du lyrisme, par la pénétration profonde du sujet et l'éclat de la forme.
C'est, en pleine messe, du romantisme à toutes voiles, très divers
de style, tantôt inquiétant par les outrances de l'imagination, tantôt
remarquable par un réalisme simple inspiré des usages liturgiques et
un art de la construction rappelant les polyphonies du xvie siècle.
Dans le premier mouvement (second motif), le chœur des ténors
morcelant par syllabes, sur une gamme chromatique descendante,
Requiem œternam dona eis, peut être comparé au chant d'un prêtre
qui, devant l'autel, revêtu de ses habits sacerdotaux, aurait le jeu
d'un acteur de théâtre; d'un même caractère dramatique sont les cris
d'angoisse des ténors et des basses dans le dies irœ, tout ce qui
tend (4e partie, Rex tremendse majestatis...) à traduire la vision de
l'enfer dans une foule épouvantée et hurlante. Tout autre est le
Kyrie eleison, psalmodié comme à l'église; et les effets d'unisson ne
sont pas rares (ex., dans la 7e partie, le chant des âmes du purga-
toire, sauf à la fin, sur le mot promisisli). Le chœur est tantôt fugué
(Quœrens me), tantôt en harmonie verticale et tout en accords (Hostias
et preces...). La forme a-capella (5° partie) n'est pas absente de
cette composition, dont l'originalité réside surtout dans la puissance
émouvante et la couleur très riche de l'orchestre. On y peut signaler
surtout, après la 2e partie qui est le sommet de l'œuvre, la grandeur
calme de la 6e [Lacrymosa], la beauté sublime du sanctus et de
VAgnus dei. En principe, une messe des morts est une prière, un
acte de foi dans la miséricorde divine; Berlioz, traitant le texte reli-
gieux comme celui d'un poème profane, n'y a vu qu'une matière
appropriée à son goût pour les effets énormes, une occasion excep-
tionnelle d'agir sur l'imagination et de secouer violemment la sensi-
bilité. Son œuvre domine, comme un monument imposant, les nom-
breuses compositions similaires du xixe siècle : placée aux antipodes
de celles de Cherubini, elle est très supérieure à celle de Schumann
(op. 148), comme au Requiem un peu étrange de Liszt, pour voix
d'hommes et orgue (dont le Recordare, pie Jesu, est d'ailleurs très
beau).
Ce Requiem, auquel pourraient être rattachés tant
d'ouvrages ultérieurs suscités par lui, laisse cependant
quelque chose à désirer. La composition est morcelée en
une série de fragments trop courts et insuffisamment
HECTOR BERLIOZ 87
variés. Le solo vocal est employé de façon exceptionnelle,
non motivée. La scène du Tuba mirum, avec son tragique
déchaînement des cuivres, apparaît aussi dans l'ensemble,
en tant qu'effet de surprise et d'émotion, comme un unicum
après lequel l'orchestre parait nécessairement un peu
maigre, bien que dans la suite les trombones aient sou-
vent à donner les notes les plus graves dont ils sont capa-
bles. 11 serait assez ridicule de souhaiter ici des modifica-
tions; on regrette néanmoins qu'à la fin, à l'occasion des
mots lux seterna luceal eis, le compositeur ne tasse pas
parler encore les quatre orchestres supplémentaires, non
pour marquer une seconde lois les appels terrifiants du
Juge, mais avec des timbres plus doux, pour ouvrir le
Ciel, pour laisser pressentir l'immortalité bienheureuse
des élus et faire tomber sur ce dernier drame du monde la
lumière d'une espérance infinie... Il est vrai qu'une telle
conclusion eût changé le caractère de l'œuvre; elle en
aurait l'ait un acte de foi, peu conforme sans doute à la
pensée de Berlioz.
A la tradition des grandes solennités de la lin du xviii" siècle, se
rattache (avec le Cinq mai, chanté au concert du 22 novembre 1835,
sur les vers de Béranger, par vingt basses à l'unisson), la Symphonie
funèbre et triomphale, pour instruments à vent (cordes et chœurs ad
libitum), exécutée le 2b juillet aux concerts Vivienne, et écrite pour
l'inauguration de la colonne érigée sur la place de la Bastille. Vers
la même époque, on demanda à Berlioz une Marche triomphale pour
le retour des cendres de l'Empereur, qui eut lieu le 15 décembre 1840.
« J'ai refusé, écrit-il, sous prétexte qu'il ne s'agissait pas là d'un
couplet de mariage qu'on peut improviser le soir en se couchant. Au
fond, je voulais me donner le plaisir de voir Auber, Halévy et Adam
se casser les reins sur mon apothéose de juillet; et j'ai réussi à tel
point, que j'en ai encore le cœur tout saignant. Il n'est pas possible
de voir une chute plus absolue et plus honteuse que celle de ces trois
pauvres diables devant la salle de l'Opéra remplie jusqu'aux combles
de billets donnés le jour de la répétition.,. Oh! notre sublime
Empereur! Quelle réception on lui a faite! » Une autre œuvre de
circonstance fut VHymne à la France, pour l'Exposition de 1844,
moins important par sa valeur musicale que par son exécution
(douze cents interprètes).
L'énorme Requiem eut un frère musical, monstrueux comme lui,
« venu au monde avec les dents, comme Richard III, moins la bosse »
(Berlioz) : c'est le Te Deum, commencé en 1849, comme par prévision
du prochain (loup d'Etat, et exécuté le 30 avril 1852 à Saint-Eustache ;
88 D AUBER A BERLIOZ
œuvre pour deux chœurs de cent choristes chacun, un troisième
chœur de six cents enfants, un orchestre complet comprenant deux
cents instruments, et le grand orgue; création gigantesque, mais
dont il serait trop difficile d'apprécier la valeur sans l'avoir entendue
en entier. Nous en signalons la magnifique Marche pour la présenta-
tion des drapeaux.
Nous n'avons encore rien dit de cinq grands chefs-
d'œuvre, inégaux d'ailleurs, de Berlioz. Le plus caractéris-
tique, au jugement de C. Saint-Saëns, est Roméo et Juliette,
commencé le 24 janvier 1839, terminé le 8 septembre de
la même année, et exécuté au Conservatoire, sous la direc-
tion de l'auteur, le 24 novembre suivant : œuvre paradoxale
par l'étrangeté du plan, comme toutes les œuvres de Ber-
lioz, lyrique et dramatique à la fois, d'un sentiment et
d'une couleur intenses. « A pareil défi au sens commun, il
ne pouvait y avoir qu'une excuse : faire un chef-d'œuvre;
et Berlioz n'y a pas manqué. Tout y est neuf, personnel,
de cette originalité profonde qui décourage 1 imitation. Le
fameux Scherzo de la reine Mab vaut encore mieux que
sa réputation; c'est le miracle du fantastique léger et
gracieux. Auprès de telles délicatesses, de telles transpa-
rences, les finesses de Mendelssohn, dans le Songe d'une
nuit d'été, semblent épaisses. » (Saint-Sabns, Portraits et
souvenirs.)
Cette symphonie dramatique, Roméo et Juliette, est toute
pénétrée de sentiment et de poésie. Le sujet n'est pas
traité d'après ses aspects extérieurs : c'est avec la vie
intime des choses généralisée et magnifiée que s'identifie
le compositeur; et la profondeur de cette sympathie a
pour eliet les formes d'expression les plus originales.
Pour donner l'idée d'un bal chez Capulet, quel est le
musicien qui, tout naturellement, n'eût pas songé à écrire
une musique de ballet? Berlioz fait mieux que dessiner
des gestes de menuet ou de passe-pied; par le mouve-
ment de la mélodie et du rythme, comme Beethoven
dans sa VII' Symphonie, il exprime, sans écrire de
danses proprement dites, l'âme de joie qui semble donner
des ailes aux danseurs; et rien n'est plus vif, plus brillant,
plus jeune, que cette fête. Admirable pour une raison du
même genre est la « Scène d'amour ». On connaît les
HECTOR BERLIOZ
89
paroles consacrées aux duos d'amour dans les opéras :
c'est, en général, la honte de la littérature. Berlioz ne
traîne pas avec soi ces pitoyables haillons de la phraséo-
logie erotique, auxquels on ne pourrait songer ici sans
avoir l'impression d'un abîme ouvert entre le musicien de
génie et les trivialités de l'usage. Les sonorités cares-
santes des cordes, la variété des timbres, l'harmonie
pleine des voix instrumentales, un complexus d'idées
mélodiques ayant la même pureté de lignes, la même
grâce que le groupe célèbre de Canova où l'Amour mire
ses yeux dans les yeux de Psyché : tels sont ses moyens
d'éloquence. C'est un monde d'enchantement, de bonheur
calme et prolongé, où il s'absorbe et se recueille, lui
d'habitude si « volcanique ». Il a répudié la convention
et retrouvé la nature, dans laquelle il se plonge délicieu-
sement. Rien de sensuel, non plus, dans son langage;
lame parle seule :
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Adagio
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Que signifie cette figure de cinq triples croches qui
reparait si souvent?... les souffles de la nuit complice
passant sur le front des deux amants?... Il y a souvent dans
les compositions de Berlioz des traits qui sont inexpli-
cables, mais paraissent parfaitement en place.
90 D AUBER A BERLIOZ
Sur Roméo et Juliette, voici l'opinion singulière de R. Wagner,
qu'il faut citer comme document d'histoire, marquant l'opposition de
deux caractères : « L audition de sa symphonie Roméo et Juliette
me remplit l'âme d'une grande tristesse. A côté des trouvailles les
plus géniales, on trouve dans cet ouvrage tant de manque de goût et
un usage si défectueux des procédés d'art, que je ne puis m'empêcher
de regretter qu'avant l'exécution Berlioz n'ait pas présenté cette
composition à un homme tel que Cherubini qui certainement, sans
causer le moindre tort à l'œuvre originale, aurait su la décharger
d'une forte quantité de passages qui ne sont pas beaux et qui la
gâtent. Mais avec sa susceptibilité excessive, son ami le plus intime
n'eût pas osé lui faire une telle proposition » (R. Wagnik, OEuvres
complètes, 1857, p. 250-1). On remarquera que quand ils parlent l'un
de l'autre, Berlioz et Wagner redeviennent classiques pour mieux
se critiquer. — La partition, paroles d'Emile Deschamps (texte
allemand par Emma Klingenfeld, anglais par John Bernhoff), fut
publiée en 1859 (op. 17) et dédiée à Paganini, qui en 1838, à la
suite d'un concert, s'était agenouillé devant Berlioz, l'avait proclamé
supérieur à Beethoven, et lui avait fait cadeau de vingt mille francs.
Malgré le témoignage de C. Saint-Saëns, plus qualifié
que tout autre pour juger Berlioz, parce que la musique
de l'un est aux antipodes de la musique de l'autre, on
hésiterait à mettre Roméo et Juliette au-dessus de La Dam-
nation de Faust et de U Enfance du Christ.
Commencée en 1828, contenue en partie dans les Huit
scènes de Faust qui parurent en avril 1829, exécutée pour
la première fois en décembre 1846, La Damnation ne triom-
pha qu'après 1870. L'œuvre frappe d'abord, comme la plu-
part de celles qui sont parties de la même main, par
l'incohérence singulière de son plan. Elle est faite de
tableaux de genre et d'épisodes rapprochés, plutôt que
reliés. Les seules scènes qui se rapportent au sujet essen-
tiel de Faust, sont (avec la première, peut-être) le n° 1 de
la 2e partie, Faust dans son cabinet de travail, et le n° 2 de
la 4e partie, Invocation à la nature. Presque tout le reste
est fait de hors-d'œuvre : chœurs de buveurs, chanson de
Brander sur le rat, chanson de Mephistophélès sur la puce,
fugue sur la chanson de Brander. ballet des Sylphes,
menuet des Follets, etc.. Comme expression ou interpré-
tation musicale du drame de Goethe, ;i jnger froidement,
ce serait ridicule. La Damnation est pourtant un chef-
d'œuvre de premier ordre, dont l'unité réelle tient à l'in-
HECTOR BERLIOZ
91
tensité du lyrisme. Berlioz s'est mis là tout entier avec son
génie de poète et de coloriste, ses ironies cruelles (fugue
de parodie, chansons d'une trivialité voulue), sa libre ima-
gination. Pourquoi Faust se promène-t-il en Hongrie?
Parce que Berlioz a plaisir à orchestrer la marche de
Rakoczy; l'auditeur bénéficie de ce plaisir; le reste (objec-
tions de principe, au nom de la règle d'unité) n'a aucune
importance. Berlioz louait V. Hugo de s'affranchir de la
règle des unités et « d'aller bravement faire sauter la mine,
sous le feu des balles ennemies » ; il agit ici comme
V. Hugo, — ou comme Shakespeare dans ses drames. Lui
reprocher, comme a fait M. Hugo Riemann, de faire un
travail de rapiéçage (Flickwesen), un habit d'Arlequin,
c'est lui faire injure et le juger d'après l'esthétique de com-
positeurs autres que lui, ce qui est inadmissible. La liberté
de la composition et du plan est une des originalités du
romantisme. Les divers morceaux du poème ont une admi-
rable netteté d'expression; tous mériteraient d'être cités.
Une scène sans fracas, mais singulièrement belle et inspirée,
est la 17e. Méphistophélès vient dire à Faust que Margue-
rite, à chaque rendez-vous d'amour, endormait sa mère avec
un narcotique; et qu'à force d'en user, elle l'a empoisonnée,
ce qui l'a fait mettre en prison. A quoi Faust répond qu'il
acceptera d'être damné pourvu que Marguerite soit sauvée.
Ce pathétique récitatif, point culminant de l'action, a pour
accompagnement une banale fanfare de chasseurs qu'on
entend passer au loin dans la forêt :
jjlJiJNJilfjjJlJJ^
etc.
fi
Ce simple contraste de la vie orageuse de l'âme et d'un
trait pittoresque de la vie réelle, est une trouvaille de
génie. Comme tableau de plein air fait à l'aide d'un con-
traste aussi saisissant et aussi simple, on pourrait en rap-
procher la Scène aux champs de la Symphonie fantastique,
où la chanson d'un berger est accompagnée par de loin-
tains grondement de tonnerre. Le coloris instrumental est
partout original, obtenu par des moyens nouveaux qui,
92 t>1AUBER A BERLIOZ
théoriquement, paraissent aussi étranges que cet accompa-
gnement de la scène 17 : « Quand on étudie ce coloris pro-
digieux en cherchant à se rendre compte des procédés de
l'auteur, on marche d'étonnements en étonnements. Celui
qui lit ces partitions sans les avoir entendues ne peut s'en
faire aucune idée; les instruments paraissent disposés en
dépit du sens commun : il semblerait, pour employer l'argot
du métier, que cela ne dût pas sonner; et cela sonne mer-
veilleusement. » (Saint-Saëns.) Cette opinion si juste peut
être rapprochée d'une lettre de Berlioz à sa sœur Nanci :
« Ah ! ma sœur, tu ne peux te figurer le plaisir du compositeur
écrivant librement sous l'influence directe de sa seule volonté.
Quand j'ai tracé la première accolade de ma partition où sont
rangés en bataille mes instruments de différents grades,
quand je songe à ce champ d'accords que les préjugés scolas-
tiques ont conservé vierge jusqu'à présent et que depuis
mon émancipation je regarde comme mon domaine, je
m'élance avec une sorte de fureur pour y fourrager. J'adresse
quelquefois la parole à mes soldats : Toi, grossier person-
nage, qui jusqu'à présent n'as su dire que des sottises,
viens çà que je t'apprenne à parler; vous tous, gracieux
follets musicaux, que la routine avait relégués dans les
cabinets poudreux des savants théoriciens, venez danser
devant moi et montrez que vous êtes bons à quelque chose
de mieux que des expériences d'acoustique; et surtout,
dis-je à mon armée, qu'on oublie les chansons de corps de
garde et les habitudes de caserne! » (Beulioz, Paris, 30 jan-
vier 1830.) Accompagner une sorte de berceuse comme le
Sommeil au bord de l'Elbe par les cuivres seuls, la chan-
son de la puce par le Ijasson, le chœur des soldats par des
clarinettes qui exécutent des gammes rapides tout en fes-
tons, ce sont des paradoxes que le génie seul a pu se per-
mettre avec un plein succès.
Nous achèverons de caractériser ce chef-d'œuvre singu-
lier en disant, d'après les Mémoires de Berlioz, comment il
fut composé : « Une fois lancé, je fis les vers qui me
manquaient au fur et à mesure que me venaient les idées
musicales, et je composai ma partition avec une facilité
que j'ai bien rarement éprouvée pour mes autres ouvrages.
Je l'écrivis quand je pouvais et où je pouvais : en voiture,
HECTOR BERLIOZ 93
en chemin de fer, sur les bateaux à vapeur, et même dans
les villes, malgré les soins auxquels m'obligeaient les soins
que j'avais à y donner. Ainsi, dans une auberge de Passau,
sur les frontières de la Bavière, j'ai écrit l'introduction :
Le vieil hiver a fait place au printemps . A Vienne, j'ai
fait la scène des bords de l'Elbe, l'air de Méphistophélès
Voici des roses, et le ballet des Sylphes... Je fis en une
nuit, à Vienne, la marche sur un thème hongrois de
Rakoczy. L'effet extraordinaire qu'elle produisit à Pesth,
m'engagea à l'introduire dans ma partition de Faust... A
Pesth, à la lueur du bec de gaz d'une boutique, un soir
que je m'étais égaré dans la ville, j'ai écrit le refrain en
chœur de la Ronde des paysans. A Prague, je me levai au
milieu de la nuit pour écrire un chant que je tremblais
d'oublier, le chœur d'anges de l'apothéose de Marguerite :
Remonte au ciel... En France, à la campagne de M. le
baron de Montville, je composai le grand trio : Ange adoré,
dont la céleste image... Le reste a été écrit à Paris, mais
toujours à l'improviste : chez moi, au café, au jardin des
Tuileries, et jusque sur une borne du boulevard du Temple.
Je ne cherchais pas les idées; je les laissais venir. »
Quelques morceaux du livret de La Damnation de Faust sont
empruntés à la traduction du Faust de Gœthe par Gérard de Nerval:
une partie des scènes 1. 4. 6. 7, est de Gandonnière ; le reste, de
Berlioz. La grande partition, intitulée Légende dramatique, avec
texte français et allemand (par Minslafî). fut publiée par G. Richault
(op. 24) et dédiée à Liszt (1854). La première exécution eut lieu à
l'Opéra-Comique, sous la direction de Berlioz, avec les interprètes
Roger (Faust), Hermann Léon (Méphistophélès), Henri (Brander),
Mme Duflot-Maillard (Marguerite). Elle n'eut aucun succès. La 2e audi-
tion eut lieu le 13 décembre à la salle Favart, devant une salle
presque vide (v. la Revue et Gazette musicale du 27 décembre 1846,
p. 414, et celle de 1855, p. 28). Berlioz, alors en pleine maturité, fut
accablé de chagrin par cet échec.
Un romantique aime les contrastes. Par le sujet, par son
style et ses proportions modestes, L Enfance du Christ
s'oppose aux compositions énormes et fantastiques dont
nous venons de parler. Divisée en trois parties [Le songe
d'Hérode. La Fuite en Egypte, L'Arrivée à Sais), écrite à la
façon des anciens oratorios pour un orchestre moyen, un
94 D AUBER A BERLIOZ
récitant, quelques solistes et un chœur peu nombreux, elle
fut achevée le 27 juillet 1854, et jouée dans un concert de
bienfaisance, à la salle Herz, le 28 janvier 1855; quelques
jours après (3 février), une audition eut lieu à Hanovre,
devant le roi et la cour. C'est une délicieuse pastorale
biblique, apaisée, de couleur orientale et de sentiment
virgilien, où Berlioz a mis, avec sa grande imagination
créatrice, toute la tendresse que cachait son caractère
combatif.
C'est ici le lieu d'indiquer l'influence de Lesueur sur Berlioz.
V Enfance du Christ, jouée à Bruxelles la même année qu'à Paris,
fut le premier oratorio français connu à l'étranger, et peut-être
aussi en France. J.-J. Rousseau écrivait en 1769 que ce genre était
inconnu chez nous. Or Lesueur avait déjà donné des exemples,
sinon des modèles; mais son rôle eut une signification et une impor-
tance beaucoup plus générale. Lesueur avait introduit l'orchestre à
l'Église et tracé le plan de compositions descriptives et dramatiques
devant accompagner les grandes solennités du culte. Ses idées ont
été exposées en divers opuscules réunis en un volume portant ce
titre : Exposé d'une musique une, imitative et particulière à chaque
solennité où Von donne les principes généraux sur lesquels on l'éta-
blit..., à Paris, chez la veuve Hérissant, 1787 (B. N.,V. 2680). Voici
quelques lignes du plan qu'il recommande pour la fête de Noël : « On
se proposera, dans le début de l'ouverture, de rappeler plusieurs
prophéties sur la naissance du Messie. Pour cela, un trait imposant
sera d'abord exécuté par tous les instruments à cordes et les instru-
ments à vent, mêlés aux inflexions sombres des trombons (sic), dont
les sons ressemblent beaucoup à ceux des trompettes religieuses
des anciens grands prêtres, si l'en en croit plusieurs auteurs. Bien-
tôt, trois trombons se détacheront du reste de l'orchestre pour faire
entendre une annonce imposante à laquelle devra succéder une
musique dont l'harmonie grave, sombre, pourra inspirer une certaine
horreur sacrée. Dans le fond de cette harmonie produite par l'or-
chestre, on devra distinguer une voix qui, dans le bas de son dia-
pason et sur des sons permanents, prononcera les paroles suivantes,
d'un ton prophétique : Ecce dies venient... Un chant de cor s'élèvera
ensuite sur un orchestre paisible, dont les accents devront être
plaintifs et entrecoupés. » Pour le Kyrie : « L'orchestre devra, ainsi
que la voix, emprunter toutes les inflexions de la prière la plus
ardente. Supposé que la mesure soit à deux temps, les seconds
violons s'unissant aux sons lourds des bassons feront entendre,
dans leurs sons graves et pendant tout le morceau, des plaintes
sourdes par le moyen de vrais sons ».
Berlioz a réalisé au concert, et en l'appliquant à des sujets de
tout ordre, l'idée d'une musique « imitative » ou descriptive, et « à
HECTOR BERLIOZ 95
programme », que son maître avait conçue pour les cérémonies reli-
gieuses, en introduisant l'orchestre dans l'église. La tentative de
Lesueur, bien que conforme aux traditions italiennes et allemandes,
était très hardie en France. La maladresse consistait à donner un
plan minutieux pour chaque composition.
En dehors de cette influence très générale, il n"y a aucun trait
commun dû au caractère des deux hommes ni à celui des deux
musiciens; et l'étude du premier serait une introduction illusoire à
celle du second. Bien qu'il ait toujours parlé de son maître avec
reconnaissance et convenance, Berlioz déclare dans ses Mémoires,
qu'il a perdu beaucoup de temps à étudier les « théories antédilu-
viennes » de Lesueur (disciple de Rameau dans la stricte observance
des règles d'harmonie) et que, quand il aperçoit une partition de lui,
il (( détourne involontairement les yeux ». Un seul sentiment accor-
dait ces deux esprits si différents : leur égale admiration pour la
Bible, pour Virgile et pour Gluck.
Comme la plupart des polémistes qui, la plume à la
main, sont féroces, Berlioz, ainsi qu'un fauve au repos,
était un tendre. Le Repos de la sainte famille, entre autres
pages admirables, montre que certaines scènes de la Bible,
avec le pittoresque de leurs figures, leur couleur orientale,
la simplicité des lignes et des sentiments, le pénétraient
d'émotion comme les beaux vers de Virgile. Ici encore,
bien qu'il soit classique par la pureté du style, il montre
son goût pour le hors-d'œuvre, en écrivant le trio des
Ismaélites, un vrai « morceau », au sens suranné du
terme, mais composé par un musicien de génie à la fois
inspiré et amusé, qui, en se conformant à un usage, l'élève
jusqu'à lui : enfant terrible qui réclamait toutes les liber-
tés, y compris celle d'être, à l'occasion, très raisonnable et
bien sage.
Le 17 mai 1856, Berlioz venait de commencer le livret
de ses Troxjens; il écrivait à la princesse Caroline Sayn-
Wittgenstein : « Je ne vous dirai pas par quelles phases
de découragement, de joie, de dégoût, de plaisir, de fureur,
j'ai passé successivement pendant ces dix jours. J'ai vingt
fois été sur le point de tout jeter au feu et de me vouer
pour jamais à la vie contemplative. Maintenant, je suis
certain de ne plus manquer de courage pour aller jusqu'au
bout; l'œuvre me tient... Pour la musique, il faudra bien
un an et demi, je suppute, pour la construire. Ce sera une
grande construction : puisse-t-elle être faite de briques
96 I» ai BEB A BERLIOZ
cuites au feu et non de l>ri(|ii<'s crues, comme furent faits
les palais de Ninive. Sans la cuisson, les briques tournent
vite eu boue el en poussière. » La correspondante du
compositeur avait des titres sérieux à pareilles confidences.
Berlioz raconte dans ses Mémoires que, se trouvant à
Weimar chez la princesse Wittgenstein, en 1856, il parla
de son admiration pour Virgile et du projel (<pi il ruminait
depuis 1831) d'un grand opéra dans le système shakes.
pearien dont le sujet sérail tiré des ohants III et l\ de
L'Enéide. Il ajouta qu'il hésitait devant les difficultés de la
lâche... Emue par sou enthousiasme, la princesse lui dit
alors : « Si vous reculez devant les peines (pie cette uuivre
peut et doit vous causer, si vous ave/ la faiblesse d'en avoil
peur el de ne pas tout braver pour Didon et Cassandre, ne
vous représentez jamais chez moi! » Berlioz se remit
courageusement au travail.
Sans prendre comme point de départ tout un appareil
de considérations sociales, patriotiques, esthétiques et un
système de théories. Berlioz avait conçu un très vaste
ouvrage qui, par son ampleur et sa beauté, suggère l'idée
d'une comparaison avec la Tétralogie de II. Wagner.
.Malheureusement, ce qui, du côté allemand, put être réalisé
pleinement grâce a la ténacité du génie et à certaines
circonstances favorables, n'a pour équivalent, du côté
français, qu'un chef-d'œuvre resté à mi-chemin du succès.
Berlioz est l'auteur du livret, qu'il a appelé une « épopée
musicale ». 11 avait imaginé un orchestre très puissant.
pour lequel il fallait des exécutants supplémentaires, avec
une mise en scène exceptionnelle (nombreuse figuration,
défilé, trois armées, etc...).
Voici le contenu du drame :
Acte I. — Scène i : Le peuple troyen se répand joyeusement dans
la plaine. Après dix ans de siège, il se réjouit du départ des Grecs.
Il court admirer, sur le bord du Scamandre, le cheval de bois laissé
par les Grecs comme offrande à l'allas. — n : Cassandre, fille de
Priam, paraît. La prophétesse prévoit les malheurs qui vont fondre
sur Troie et déplore l'aveuglement du roi Priam et de sou peuple.
~- m : Chorèbe, son fiancé, qu'elle supplie de quitter Troie, essaie
inutilement de dissiper ses funestes pressentiments. — iv : Le roi
Priam, Hécube sa femme, les princes et les princesses viennent
prendre place sur le trône Procession autour «le l'autel champêtre
HECTOR BERLIOZ
97
sur lequel on dépose des offrandes aux dieux protecteurs de la ville.
— v : Danses et jeux populaires: combat de ceste. — vi : Andro-
maquc, veuve d'Hector, tenant par la main Astyanax,jtous les deux
vêtus de deuil, vient déposer une corbeille de fleurs au pied de
l'autel. Le roi bénit son petit-fils. — vu : Enée accourt. Il annonce
la mort du prêtre Laocoon que deux serpents ont dévoré. Il excitait
le peuple à brûler le cheval de bois. Pallas s'est vengée. Pour
apaiser la déesse, Priam donne l'ordre de conduire en grande pompe
le cheval de bois vers le Palladium, statue placée au milieu de la
citadelle. — vin '. La marche troyenne retentit :
Saxhorns et. Orchestre du. théâtre
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Désespoir de Cassaudre qui assiste à l'entrée triomphale du colosse
dans la citadelle. — ix : Elle essaie, inutilement, de faire entendre
sa voix : »
Le destin tient sa proie;
Sœur d'Hector, va mourir sous les débris de Troie!
Acte II. — Scène i : Humeurs de combats éloignés. Enée, à demi
armé, dort sur son lit. L'ombre d'Hector s'avance vers Enée qui se
réveille en sursaut. Hector lui ordonne de fuir, Troie est aux mains
de l'ennemi. C'est en Italie qu'Enée doit aller pour fonder un
empire nouveau. — n : Panthée, Ascagne et Chorèbe viennent suc-
cessivement confirmer la nouvelle du désastre. Troie est en feu,
mais la citadelle tient encore. Enée sort à la tête de ses soldats pour
un effort désespéré :
Le sulut des vaincus est de n'en plus attendre;
Mars, Erynnis, conduisez-nous!
ni : Polyxcue, fille de Priam et les femmes troyeunes sont pros-
ternées autour de 1 autel de Vesta-Cybèle qu'elles invoquent. — iv :
Cassandre survient. Elle annonce qu'Enée et ses compagnons ont
pu gagner la citadelle, sauver le trésor de Priam et fuir vers l'Italie.
Son fiancé, Chorèbe, est mort, et elle est prête à le suivre dans la
tombe. Elle exhorte ses compagnes à mourir comme elle$ plutôt que
Comuahieu. — Musique, III. 7
98 D AUBER A BERLIOZ
d'appartenir aux vainqueurs. — v : Toutes sont décidées à mourir.
Quelques femmes thessaliennes qui hésitent et tremblent sont chas-
sées par Cassandre. Les Grecs à la recherche du trésor de Priam
font irruption dans le palais. Cassandre et Polyxène se frappent,
d'autres se précipitent du haut du parapet de la galerie. On voit au
loin Enée et ses compagnons gravir le mont Ida :
Oui, nous bravons votre furie :
Sauve nos fils, Enée! Italie! Italie!
La ville est en flammes; le palais s écroule.
Acte III. — Scène i : A Carthage. On célèbre la fête de la cité.
Un trône entouré des trophées de l'Agriculture, du Commerce et des
Arts est dressé pour Didon, reine de Carthage. Le peuple cartha-
ginois est placé sur un amphithéâtre en gradins. — n : Didon entre,
avec sa suite. Elle rappelle au peuple que depuis sa fuite de Tyr à
la rive africaine, Carthage s'est élevée et a vu son commerce
prospérer; mais le farouche Iarbas veut lui imposer un hymen
odieux. Elle se confie à son peuple pour le soin de sa défense. —
m : Didon reçoit successivement les députations des ouvriers con-
structeurs, des matelots et des laboureurs et remet à leurs chefs
divers présents, emblèmes de leur profession : une équerre et une
hache aux constructeurs, un gouvernail et un aviron aux matelots,
une faucille d'or aux laboureurs. C'est une scène dans le goût des
solennités de la Révolution. — iv : Restée seule avec Anna, sa sœur,
Didon est tout heureuse d'avoir retrouvé le calme et la sérénité.
Anna lui fait entendre qu'un nouvel hymen lui fera oublier ses
malheurs; Carthage veut un roi : mais Didon restera éternellement
fidèle au souvenir de Sichée, son malheureux époux. — v : Iopas
vient annoncer à la reine que les députés dune flotte inconnue
échappée au naufrage, demandent la faveur d'être admis devant elle.
Didon accueille favorablement leur demande. — vi ; On entend la
marche troyenne dans un mode triste. Enée se présente sous un
déguisement de matelot. Il est suivi de Panthée, d'Ascagne et des
chefs troyens qui portent des présents. Ascagne dépose aux pieds de
la reine le sceptre d'Ilione, fille du roi Priam, la couronne d'Hécube
et le voile d'Hélène : « Nous sommes Troyens, ajoute-t-il, et notre
chef est Enée. » Didon est heureuse d'accueillir un tel héros, que
Carthage connaît et admire. — vu : Narbal, ministre de Didon,
accourt annoncer à la reine que le farouche Iarbas s'avance vers
Carthage à la tète d'innombrables soldats. Le peuple demande des
armes. Enée laisse tomber son déguisement. Il porte un brillant
costume et la cuirasse. Il offre de combattre à la tête de ses Troyens.
Didon accepte avec joie le secours d'Enée et tous, Troyens et
Carthaginois, jurent d'exterminer les rebelles. Enée confie Ascagne
aux soins généreux de la reine :
Exterminons la noire armée.
Et que demain la renommée
Proclame la honte et la mort d'Iarbas !
HECTOR BERLIOZ 99
vin : Au matin. Une grotte au pied d'un rocher, le long duquel
coule un ruisseau qui va se perdre dans un bassin naturel, bordé
de joncs et de roseaux. Deux Naïades se laissent entrevoir un
instant et disparaissent; puis on les voit nager dans le bassin. Des
fanfares de trompe retentissent au loin dans la forêt. Les Naïades
effrayées se cachent dans les roseaux. On voit passer des chasseurs
tyrieus. Ascagne traverse le théâtre à la course. Le ciel s'obscurcit,
la pluie tombe. Orage grandissant. Bientôt la tempête devient ter-
rible : torrents de pluie, grêle, éclairs, tonnerre. Appels réitérés des
trompes de chasse au milieu du tumulte des éléments. Les chasseurs
se dispersent dans toutes les directions; en dernier lieu, on voit
paraître Didon vêtue en diane chasseresse, l'arc à la main, le car-
quois sur l'épaule, et Enée en costume demi-guerrier. Ils entrent
dans la grotte. Aussitôt les Nymphes des bois paraissent, les che-
veux épars, au sommet du rocher, vont et viennent en courant, en
poussant des cris et faisant des gestes désordonnés. Au milieu de
leurs clameurs, on distingue de temps en temps le mot : Italie! Le
ruisseau grossit et devient une bruyante cascade. Plusieurs autres
chutes d'eau se forment sur divers points du rocher et mêlent leur
bruit au fracas de la tempête. Les Satyres et les Sylvains exécutent
avec les Faunes des danses grotesques dans l'obscurité. La foudre
frappe un arbre, le brise et l'enflamme. Les débris de l'arbre tom-
bent. Les Satyres, Faunes, et Sylvains ramassent les branches enflam-
mées, dansent en les tenant à la main, puis disparaissent avec les
Nymphes dans les profondeurs de la forêt. La tempête se calme.
Acte IV. — Scène i : Anna et Narbal s'entretiennent des derniers
événements survenus à Carthage. Iarbas et ses Numides ont été taillés
en pièces par Enée. Didon oublie ses plus chers souvenirs pour ne
s'occuper que du héros troyen qu'elle aime. Ce ne sont que chasses
et festins donnés en l'honneur d'Enée. — n : On fête le retour
d'Enée, vainqueur d'Iarbas, en jetant des fleurs sous ses pas. Le
cortège royal fait son entrée dans les jardins préparés pour la fête.
Ascagne reçoit des mains de son père les armes et va les suspendre
sur la colonnade du temple de Minerve. Didon est tout absorbée par
sa passion naissante pour Enée qui est entré à ses côtés. — ni :
Didon assiste à la fête, assise avec Anna sur une estrade ayant Enée
et Narbal auprès d'elle. — iv : Les danseurs se retirent sur l'in-
vitation de la reine. Iopas fait entendre son poème des champs, mais
ses strophes ne parviennent pas à la captiver. Elle demande à Enée
le récit de ses aventures et apprend ainsi que l'amour obstiné de
Pyrrhus a pu faire oublier à Andromaque le souvenir d'Hector. —
v : Enée est assis aux pieds de Didon: Ascagne appuyé sur son
arc et semblable à une statue de l'amour se tient debout aux
côtés de la reine. Anna, inclinée, appuie son coude sur le dossier du
lit de repos ou Didon s'est assise. Ascagne, tout en jouant, a enlevé
de la main de Didon l'anneau de Sichée. Le récit d'Enée a vaincu
les derniers scrupules de la reine. — vi : Didon s'est levée pour
parcourir les jardins et respirer l'air pur et caressant de cette nuit
splendide. Tous se sont groupés autour d'elle et sont comme en
100 D AUBER A BERLIOZ
extase devant la sérénité, la paix et le charme de cette fête. Peu à
peu, tout le monde sort, excepté Didon et Enée. — vu : clair de
lune. Didon et Enée sont restés seuls. Ils se rappellent que par une
telle nuit Vénus suivit le bel Anchise aux bosquets de l'Ida, que
Troïlus vint attendre la belle Cressida au pied des murs de Troie.
Ils échangent les serments les plus tendres, et se tenant embrassés,
gagnent lentement les jardins et disparaissent. Au même moment
Mercure paraît dans un rayon lumineux. S'approchant de la colonne
où sont suspendues les armes d'Enée, il frappe de son caducée le bou-
clier qui rend un son lugubre et prolongé, et répète d'une voix
grave : « Italie! Italie! Italie! »
Acte V. — Scène i : Le bord de la mer est couvert de tentes
troyennes. Les vaisseaux sont amarrés au port. Deux sentinelles
montent la garde; un jeune matelot, Hylas, en vigie au haut du
mat d'un navire, chante son pays. — n : Panthée donne aux chefs
troyens l'ordre de préparer le départ. Chaque jour des signes
effrayants avertissent Enée de la colère des dieux. La mer, les
monts, les bois gémissent. Les armes résonnent sous d'invisibles
coups. Hector est apparu, l'œil courroucé, suivi d'un chœur
d'ombres répétant le mot fatidique : Italie ! Italie ! — m : Les deux
sentinelles, restées seules, parlent des plaisirs qu'elles trouvent
à Carthage. — iv : Enée entre, il est décidé à quitter Carthage,
malgré le désespoir de Didon. Il tremble à l'idée des suprêmes
adieux! — v : Au même moment, il s'entend appeler par des voix
invisibles, puis apparaissent successivement Priam, Chorèbe, Hector
et Cassandre, qui tous lui répètent : Il faut partir, vaincre et
fonder ton empire ! — vi : Enée cède aux ordres de ces spectres
inexorables et, passant rapidement devant les tentes, donne les
ordres de départ. L'alerte est dans le camp; tous se précipitent
vers les vaisseaux qui bientôt commencent à se mettre en mou-
vement. — vu : Didon surprend Enée dans sa fuite. Elle le sup-
plie de retarder son départ; mais ni ses supplications, ni sa
colère ne parviennent à fléchir Enée... Enée a résisté aux prières de
Didon, il monte sur un vaisseau et la flotte quitte le port aux cris de :
Italie! Italie! — vin : Didon espère qu'Enée a cédé à ses désirs
et a retardé son départ. Elle charge Anna et Narbal d'aller le trouver
et d'essayer de le retenir, ne fût-ce que quelques jours seulement.
— ix : Iopas vient annoncer à la reine le départ définitif des
Troyens. Didon veut qu'on les poursuive et qu'on brûle leurs vais-
seaux. Mais, sentant l'impuissance de sa fureur, elle se résigne et
se décide à mourir. Elle donne l'ordre d'élever un bûcher. — x :
Restée seule, la reine se livre au plus violent désespoir; décidée
à mourir, elle adresse ses derniers adieux à sa cité florissante, à
sa sœur et à son peuple. — xi : Les prêtres de Pluton viennent
processionnellement se grouper autour de deux autels où brillent
des flammes verdâtres. Didon est couverte d'un voile et couronnée
de feuillage. — xn: Elle monte rapidement les degrés du bûcher, saisit
l'épée d'Enée et prophétise l'avenir de son peuple, la destruction
de Carthage, la naissance d'Annibal, qui sera son vengeur; puis
HECTOR BERLIOZ 101
elle se frappe. — Scène dernière : on voit dans une gloire le capi-
tule romain au fronton duquel brille ce mot : Roma. Didon s*est
relevée une dernière fois pour s'écrier : Rome! Rome immortelle!
Elle retombe et meurt. Pendant que les sons éclatants de la marche
troyenne se font entendre, le peuple carthaginois jette sa malédiction
et sa haine à Enée et à sa race.
L'Opéra opposa un refus en alléguant l'impossibilité
matérielle de représenter un tel ouvrage. Après beaucoup
d'hésitations et de marchandages. Carvalho joua, au Théâtre
lyrique (4 nov. 1863). l'œuvre amoindrie et mutilée. Les
difficultés matérielles étaient considérables. On en jugera
par cette note que Berlioz mit sur son manuscrit, au sujet
de la symphonie descriptive {chasse et orage) qui remplit le
3e acte :
Dans le cas où le théâtre ne serait pas assez vaste pour permettre
une mise en scène animée et grandiose de cet intermède, si l'on ne
pouvait obtenir des choristes femmes de parcourir la scène les che-
veux épars. et des choristes hommes costumés en Faunes et en
Satyres de se livrer à de grotesques gambades en criant Italie; — si
les pompiers avaient peur du feu, les machinistes peur de l'eau, le
directeur peur de tout, on devrait supprimer entièrement cette sym-
phonie. Il faut d'ailleurs, pourla bien exécuter, un puissant orchestre
qui se trouve rarement dans les théâtres (cité par Ad. Boschot, dans
Le Crépuscule d'un romantiaue).
Tous les musiciens de Paris connaissaient et admiraient
déjà, pour les avoir entendus dans des réunions intimes, la
marche, le septuor, le duo d'Enée et de Didon, où Berlioz,
s'inspirant de Gluck, de Spontini, et d'un modèle latin
qui vaut bien le poème des Nibeluîigen. avait cherché, avec
une sincérité passionnée, la beauté pure de la forme. Le
succès, au début, fut assez vif; il déclina bientôt; la 21e et
dernière représentation eut lieu le 20 décembre 1863.
Les Troyens devaient d'abord former un poème unique, et furent
gravés sous cette forme, dont quelques exemplaires sont encore con-
servés aujourd'hui. Berlioz dut se résigner à des coupures énormes :
à l'acte III, celle de la 3e scène, et de tout le 2e tableau ; à l'acte IV,
celles des scènes 1 et 4 ; à Pacte V, celles des scènes 3 et 7. L'œuvre
fut ensuite divisée en deux parties : La prise de Troie et Les Troyens
a Carthage, qui parurent en deux volumes. Pour cela, une défor-
mation inverse fut nécessaire : il fallut allonger au lieu de couper.
Lorsque Les Troyens à Carthage, opéra numéro 2, furent joués au
102 D'AUBER A BERLIOZ
Théâtre lyrique (4 novembre 1863), Berlioz les fit précéder d'un pro-
logue où, substituant les usages de la symphonie à programme à
ceux du drame lyrique, il introduisait un rhapsode qui, la lyre en
main, rappelait en strophes libres, coupées par quelques notes
de harpe, les événements exposé.-- dans l'opéra n° 1; un rappel de la
marche troyenne et une toile de fond représentant Troie en flammes
complétaient cette introduction. Pour le volume I, les planches du
premier tirage furent utilisées et bénéficièrent de la non représen-
tation au théâtre : aucune mutilation ne leur fut infligée. Il n'en est
pas de même pour la seconde partie, représentée en novembre 1863.
Les divers tirages de la partition pour piano, imitant les remanie-
ments qu'on se permettait sans cesse au cours des représenta-
tions, sont en désaccord les uns avec les autres. Quant à la partition
d'orchestre, elle ne fut publiée qu'une quinzaine d'années après la
mort du compositeur, à la suite d'un procès qui obligea l'éditeur à
remplir d'anciens engagements. Elle était tellement inexacte, qu'à la
suite de réclamations venues de tous côtés, elle dut être refaite. On
finit par publier une édition pour piano, comprenant les deux parties
réunies, sans coupures, conforme au manuscrit autographe légué au
Conservatoire, dont Berlioz était bibliothécaire. Choudens avait
acheté la partition 15 000 francs, et, selon l'usage des éditeurs, en
avait fait des extraits pour la vente courante. Berlioz parle ainsi
de lui : « Je suis sur son étal, comme le corps d'un veau sur l'étal
des bouchers!... On me débite par tranches;... on peut même en
acheter pour deux sous, comme du mou pour régaler les chats des
portières!... Ah! le commerce et l'art s'exècrent terriblement! »
Les Troyens doivent être considérés non comme un opéra
fabriqué en vue du succès sur un livret d'heureuse ren-
contre, mais comme une œuvre de sincérité profonde et
d'enthousiasme inspiré. Berlioz admirait la beauté plasti-
que des vers de Virgile autant que la poésie de Shakes-
peare; et il avait foi dans la grandeur du monument qu'il
avait élevé d'après le modèle latin divo virgilio, au divin
Virgile, lit-on entête de sa grande partition pour orchestre.
Il avait voulu lire son poème à l'impératrice Eugénie: et
on a conservé de lui un projet de lettre où il demande à
Napoléon III. pris pour arbitre suprême, de lui accorder
la même faveur. Désespérant de voir jouer la première
partie de ses Troyens, il écrivait, dans ses Mémoires, ces
lignes qui sont citées sur la première page d'une édition
réduite pour piano : « O ma noble Cassandre, mon héroï-
que vierge, il faut donc me résigner! Je ne t'entendrai
jamais ! » On ne saurait trop déplorer qu'une œuvre aussi
grandiose, aussi vécue, en imagination, (pie la Fantastique,
HECTOR BERLIOZ 103
n'ait été, pour le compositeur, qu'une occasion nouvelle
de se voir méconnu et de souffrir. Il faut reconnaître que
ce ne fut pas entièrement la faute des contemporains. L'art
du théâtre exige une science de la composition tout autre
que la symphonie à programme. Berlioz avait transporté à la
scène, avec l'éclat de ses épisodes et la variété de ses con-
trastes, une épopée magnifique, mais en lui donnant trop
d'ampleur pour une représentation unique, pas assez pour
deux, et en prenant mal ses mesures ; il lui manquait ce
romantisme à froid, cette méthode réfléchie et obstinée
qu'eut son successeur R. Wagner et qui, au début d'une
entreprise, permettent au musicien de dire, comme le
héros de Racine,
Je sais tous les chemins par où je dois passor.
Dans la première partie de l'œuvre, Cassandre est au
premier plan; dans la seconde, c'est Didon qui devient
protagoniste. L'unité n'est marquée que par l'appel de
Mercure : Italie! Italie!
Les Troyens peuvent cependant et doivent être opposés
à la Tétralogie. Musicalement, ils ne sont pas toujours au
même niveau ; mais avec des beautés de premier ordre, ils
ont des qualités propres qui nous touchent profondément :
c'est une oeuvre claire, humaine, un opéra où l'on chante,
malgré l'emploi du vrai style dramatique; le pathétique de
l'action n'est pas surchargé de mythes et de symboles com-
pliqués. C'est l'opéra national des peuples latins.
« J'avoue avoir, moi aussi, ressenti à l'audition des Troyens des
impressions violentes de certains morceaux bien exécutés. L'air
d'Enée : « Ah! quand viendra l'instant des suprêmes adieux » et sur-
tout le monologue de Didon :
Je cnis mourir.
Dans ma douleur immense submergée,
me bouleversaient. Mme Charton disait grandement et d'une façon
si dramatique le passage :
Enee, Enéel
Oh! mon âme te suit!
et ses cris de désespoir, sans paroles, en se frappant la poitrine et
s'arrachant les cheveux, comme l'indique Virgile.
104 DAUBER A BERLIOZ
« Il est singulier qu'aucun des critiques aboyants ne m'ait reproché
d'avoir osé écrire cet effet vocal; il est pourtant, je le crois, digne
de leur colère. Dans tout ce que j'ai produit de musique douloureu-
sement passionnée, je ne connais de comparable à ces accents de
Didon, dans cette scène et dans l'air suivant, que ceux de Cassandre
dans quelques parties de la Prise de Troie qu'on n'a encore repré-
sentée nulle part... » (Berlioz.)
Berlioz avait déjà commencé le plan des Troycns lorsque, au
milieu de ses tribulations coutumières, il fut élu membre de l'Institut
(21 juin 1856, après 3 tours de scrutin : au premier tour, Gounod
avait obtenu 3 voix, Niedermeyer 5. Panseron 7). Il écrivit à son
oncle Marmion : « J'étais assis sur une bayonnette; me voilà dan6
un fauteuil. »
La dernière page du manuscrit, des Troyëns porte la date
du 28 mars 1858; celle du manuscrit de Béatrice et Bénédict
est datée du 15 février 1862. Dans ce dernier ouvrage en
2 actes, dont Berlioz écrivit les paroles d'après la comédie
de Shakespeare Beaucoup de bruit pour rien, apparaît un
musicien d'imagination apaisée, de sensibilité pénétrante
et de netteté classique pour la composition, mais encore
ami de la singularité, voire de la parodie, et voulant, comme
le grand romantique anglais, associer le boulTon à la poésie
sérieuse. Au début du premier acte, un chœur chante :
Le Maure est en fuite, victoire!
Don Pedro s'est couvert de gloire;
A ces braves, honneur!
Vive la Sicile !
Que les monts et la plaine, et la cour et la ville.
Répètent le nom du vainqueur!
« Assez! Assez! s'écrie Béatrice en interrompant;
aurez-vous bientôt fini de nous chanter gloire et victoire,
guerriers et lauriers? Quelles rimes! Voilà les suites de la
guerre !
— Ne l'écoutez pas, mes amis, interrompt à son tour
Iléro ; continuez! je suis heureuse, moi, de vous entendre
et de partager votre joie. »
Cet opéra fut joué deux fois à Bade (9 et 13 août 1862),
pour l'inauguration du nouveau théâtre, sous la direction
de l'auteur, et eut un assez vif succès. On applaudit parti-
culièrement le célèbre duo-nocturne du 1er acte, rappelant
la manière de Gluck, d'expression et de poésie fort
agréables, mais que l'abus des consonances dans les deux
HECTOR BERLIOZ \Q^
voix fait dégénérer parfois en ronnronage un peu fade.
Berlioz, aigri et vieilli, parlait alors du duo qui chantait
constamment à son oreille : celui de l'isolement et de
l'ennui. Les dernières années de sa vie furent, de toute
façon, une sorte de martyre. Il mourut le 8 mars 1869.
Avant de conclure, nous devons dire un mot de son
œuvre littéraire.
Berlioz était un écrivain de très grand talent, coloré,
personnel, plein d'humour et habile à lancer le trait, mor-
dant pour ses ennemis et très souvent pour lui-même,
ironique à la façon de Heine. En tète de cette partie de
son œuvre, règne le Traité d'instrumentation, qui malgré
quelques affirmations paradoxales et certaines bizarreries,
a une très haute valeur. « C'est grâce à lui, a écrit
C. Saint-Saëns, que toute ma génération s'est formée, et
j'ose dire qu'elle a été bien formée. Il avait cette qualité
inestimable d'enflammer l'imagination, de faire aimer l'art
qu'il enseignait. Ce qu'il n'apprenait pas, il vous donnait
la soif de l'apprendre ; et l'on ne sait bien que ce qu'on a
appris soi-même. »
Au-dessous se placent (avec les livrets et fragments de
livrets) : Le voyage musical en Allemagne et en Italie,
études sur Beethoven, Gluck et Weber, Mélanges et Nou-
velles (Paris, 1844. 2 vol. in-8°); Les Instruments de musique
(dans le tome III. 2' partie des Travaux de la Commission
française sur l Industrie, à propos de l'Exposition uni-
verselle de 1851, Paris, 1855, in-8°); les Soirées de l'or-
chestre (in-18 de 429 p., Paris, Michel Lévy, 1852; 2e éd.
en 1854, 3e en 1878); Les grotesques de la musique (in-18
de 308 p.. Librairie nouvelle, 1859). Dans A travers chants
(1863) on trouve, entre autres pages brillantes, une analvse
des 9 symphonies de Beethoven qui est un chef-d'œuvre
de critique d'art. Les publications posthumes comprennent
les Mémoires (1870, rééd. en 1878 et 1881. 2 vol.) et les
divers recueils de Lettres.
Berlioz a écrit dans divers journaux. Il s"est plaint maintes fois de
cette besogne qu'il jugeait « misérable », mais nécessaire comme
gagne-pain. On a réuni en volume quelques-uns des feuilletons qu'il
écrivit aux Débats, de 1835 à 1863 {Les musiciens et les musiques,
par H. Berlioz, avec introduction d'A. Hallays, 1903). Berlioz y donne
106 d'aUBER A BERLIOZ
son opinion sur Mozart, Cherubini, Auber, Lesueur, Meyerbeer,
Herold, Donizetti, Halévy, Bellini, Adam, Glinka, Félicien David,
A. Thomas, Gounod, Littolfï, Ofîenbach, Bizet, et presque toujours
cette opinion est favorable. Il est vrai que dans une lettre à Ferrand
(mai 183k) il se déclare « tué de travail et d'ennui, obligé de gri-
bouiller à tant la colonne pour ces gredins de journaux »; il traite
ses articles de « balivernes » [lettre à Adèle, 31 juillet 183k). Il écrit
à sa sœur Nanci : « Je vais avoir à dire passablement de bêtises
indulgentes pour une énorme niaiserie musicale appelée Stradella
(opéra en 5 actes de Niedermeyer) dont j'ai vu la répétition hier soir,
à l'Opéra. Mille convenances m'y obligent Mais je te préviens de
ne rien croire de ce que je dirai de la musique, car, depuis quinze
ans que j"en entends, je n'ai encore rien rencontré d'aussi tranquille-
ment plat » (lettre du 27 février 1837). Il écrit ailleurs :
« La violence que je me fais pour louer certains ouvrages est telle,
que la vérité suinte à travers mes lignes, comme dans les efforts
extraordinaires de la presse hydraulique l'eau suinte à travers le
fer de l'instrument. » Ayant à parler de La Juive, et obligé par les
circonstances d'atténuer sa critique, il disait ironiquement : « En
ce moment. Halévy, Scribe et Saint-Georges dorment du sommeil
réparateur des femmes en couches, et me voilà avec leur enfant sur
les bras, obligé de cajoler sa nourrice pour qu'elle lui donne le sein,
de le laver, de le bichonner, de dire à tout le inonde : Comme il est
joli ! comme il ressemble à son père ! de tirer son horoscope et de lui
prédire une longue vie » (Les soirées de l'orchestre, XVIII).
Berlioz a fait bien souvent sa profession de foi. Quelques
documents ont un intérêt particulier. Le premier est la
lettre qu'il écrivit à un publiciste, C. Lohe, sur la demande
de ce dernier, en 1852, au moment où on venait de jouer,
à Weimar, Benvenuto Cellini et Roméo et Juliette. Voici le
principal passage de cette lettre (qui fut publiée dans les
Fliegende Blâtter f. Mitsik) :
« ... Comme musicien, il nie sera,je l'espère, beaucoup pardonné,
parce que j'ai beaucoup aimé. Comme critique, j'ai été, je suis et
serai cruellement puni, parce que j'ai eu, j'ai et j'aurai toute ma vie
des haines cruelles et d'incommensurables mépris. C'est juste. Mais
ces amours, ces haines, ces mépris, sont sans doute aussi les vôtres;
qu'ai-je besoin de vous en signaler les objets? La musique est le
plus puissant, le plus vivant de tous les arts. Elle devrait aussi en
être le plus libre; elle ne l'est pourtant pas encore. De là nos dou-
leurs d'artistes, nos obscurs dévouements, nos lassitudes, nos déses-
poirs, nos aspirations à la mort. La musique moderne, la Musique
(je ne parle pas de la courtisane de ce nom qu'on rencontre partout),
sous quelques rapports, c'est l'Andromède antique, divinement belle
et nue, dont les regards de flamme se décomposent en rayons multi-
HECTOR BERLIOZ 107
colores en passant au travers du prisme de ses pleurs. Enchaînée
sur un roc au bord de la mer immense dont les flots viennent battre
sans cesse et couvrir de limon ses beaux pieds, elle attend le Persée
vainqueur qui doit briser sa chaîne et mettre en pièces la chimère
appelée Routine, dont la gueule la menace en lançant des tourbillons
de fumée empestée. Pourtant, je le crois, le monstre se fait vieux,
ses mouvements n'ont plus leur énergie première, ses dents sont en
débris, ses ongles émoussés, ses lourdes pattes glissent... Et quand
la bête sera morte de sa belle mort, que restera-t-il à faire à l'amant
dévoué de la sublime captive, sinon de rompre ses liens, et rempor-
ter éperdue à travers les flots?... »
Le monstre affreux et déjà décomposé que Berlioz décrit
ici sous le nom de Routine, c'est la musique de Cherubini,
de Rossini, d'Auber, d'Hérold, d'Adam, de toute l'école de
Boïeldieu. Cette lettre sincère n'est pas exempte de rhé-
torique, d'apprêt, et même de bel esprit. La métaphore
y est conduite avec une virtuosité particulière. Le trait
essentiel, c'est que Berlioz revendique la « liberté » du
compositeur; mot à rapprocher de celui de V. Hugo disant
que « le romantisme n'est, en somme, que la liberté dans
l'art ». Ces doléances sur les servitudes étroites que la
tradition impose à Andromède n'étaient pas très justifiées.
Beethoven et Bach — de l'aveu même de Berlioz dans
d'autres opuscules — n'ont-ils pas lait tout ce qu'ils ont
voulu? Cette lettre nous fait voir enfin un homme dont
l'imagination grossit toutes choses, qui est dupe de cette
imagination et en tire constamment des motifs de souf-
france par suite d'une disproportion inévitable entre les
rêves dont il est obsédé et la réalité. Berlioz s'est rendu
lui-même malheureux, cela est évident; il a méconnu
l'antique précepte de Pythagore : ne ronge point ton cœur!
De plus, on dirait qu'il tient à ce mal intérieur qu'il renou-
velle à tout instant — même en plein succès — comme à
un privilège, un signe d'élection qui s'accorde avec sa fierté
et le distingue de la tourbe des Philistins. Il se blesse de
sa propre main, et ne répugne pas i\ montrer, avec un sou-
rire satanique, ses cicatrices. Il a souffert, et il proclame
qu'il souffrira encore...
Malgré son amour de la liberté, Berlioz était trop
français et trop artiste pour ne pas se rapprocher des
classiques au moins sur un point. Au moment où il tra-
108 I» AURER A RERLIOZ
vaille à ses Troyens, et sans doute sous l'influence d'une
dernière lecture de Virgile, il écrit à la princesse Caroline
(12 août 1856) une belle lettre où, en proclamant la néces-
sité du style, il va presque, semble-t-il, jusqu'à reconnaître
la supériorité de la musique pure sur la musique avec
livret; au moins déclare-t-il, que. même quand il v a des
paroles, la musique ne saurait être reléguée au second rang :
(i Ce qu'il y a d'immensément difficile là-dedans, c'est de trouver la
forme musicale, cette forme sans laquelle la musique n'existe pas et
n'est que l'esclave humiliée de la parole. C'est là le crime de Wagner;
il veut la détrôner et la réduire à des accents expressifs en exagérant
le système de Gluck (qui fort heureusement n'a pas réussi lui-même
à suivre la théorie impie). Je suis pour la musique appelée par vous-
même libre. Oui, libre et fière, souveraine et conquérante, je veux
qu'elle prenne tout, qu'il n'y ait plus pour elle ni Alpes ni Pyrénées:
mais pour ses conquêtes, il faut qu'elle combatte en personne et non
par ses lieutenants. Je veux bien qu'elle ail, s'il se peut, de bons
vers rangés en bataille: mais il faut qu'elle aille elle-même au feu
comme Napoléon, qu'elle marche au premier rang de la phalange
comme Alexandre. Elle est si puissante qu'elle vaincrait seule en
certains cas, et qu'elle a eu mille fois le droit de dire comme
Médée : « Moi! c'est assez ». Trouver le moyen d'être expressif,
vrai, sans cesser d'être musicien, et donner tout au contraire des
moyens d'action nouveaux à la musique, voilà le grand problème. » —
Ces déclarations sont d'une rare justesse. En parlant des livrets
qu'il écrit et qu'il appelle « une poésie d'amateur », Berlioz dit à la
même : « Je ne suis qu'un maraudeur: je viens de fourrager dans le
jardin de deux génies, Shakespeare et Virgile, j'y ai fauché une
gerbe de Heurs pour en faire une couche à la musique, où Dieu
veuille qu'elle ne périsse pas, asphyxiée par les parfums! »
Enfin, dans une page célèbre d'Â travers chants, tout en
insistant sur ce principe de la liberté qui lui tient au cœur
comme un dogme intangible, Berlioz oppose de graves
réserves à l'école wagnérienne :
« Si l'école de l'avenir vient nous dire : il faut faire le contraire
de ce qu'enseignent les règles; on est las de la mélodie; on est las
des dessins mélodiques; on est las des airs, des duos, des trios, des
morceaux dont le thème se développe régulièrement : on est rassasié
des harmonies consonantes, des dissonances simples, préparées et
résolues, des modulations naturelles et ménagées avec art : il ne faut
tenir compte que de l'idée, ne pas faire le moindre cas de la sensa-
tion: il faut mépriser l'oreille, cette guenille, la brutaliser pour la
dompter, la musique n'ayant pas pour objet de lui être agréable:...
e
HECTOR BERLIOZ 109
il ne faut accorder aucune estime à l'art du chant, ne songer ni à sa
nature ni à ses exigences... Si telle est cette religion, très nouvelle
en effet, je suis fort loin de la professer; je n'en ai jamais été, je
n'en suis pas, je n'en serai jamais. Je lève la main, et je le jure : non
credo. »
Berlioz est un grand mélodiste; pas à la façon de
Mendelssohn ou de Gounod, mais de Gluck, de Beethoven
en ses sonates et ses quatuors; dans les plus belles pages
qu'il a écrites triomphent le rythme, le chant très large,
le culte de la forme enveloppante et caressante. Il aime
les suites de tierces et de sixtes qui attendrissent l'expres-
sion du style; il aime les sourdines aux cordes, les sono-
rités de lointain qui estompent la ligne du dessin instru-
mental. Il importe de noter dans son œuvre le nombre
assez grand de marches, de danses, de morceaux de genre
nettement rythmés. Les services qu'il a rendus à l'art
musical peuvent être ainsi résumés : il a créé le poème
symphonique, ou symphonie à programme, tel que Liszt,
Saint-Saëns et leurs successeurs devaient l'illustrer. Avant
lui sans doute, soit dans les symphonies sacrées et les
oratorios, soit dans des compositions pour un seul instru-
ment, la musique avait montre qu'elle était capable de
peindre en réalisant des idées précises à l'aide d'un sys-
tème d'images; mais c'était, le plus souvent, un jeu d'es-
prit ou d'application technique qui cherchait à s'adaptera
des textes religieux. Berlioz y met une fougue de passion
et d'imagination, une tendresse, une intensité de convic-
tion, une indépendance, une personnalité en un mot,
qui donnent à ses œuvres un intérêt unique. Il a un sen-
timent profond de la nature; il s'identifie par l'enthou-
siasme avec les sujets qu'il traite. Entre ses poèmes sym-
phoniques et ce qu'on avait écrit d'approchant dans le
passé, il y a la même différence qu'entre les vers de L'abbé
Delille et ceux d'un Bvron ou d'un Lamartine. Il a fait
pénétrer dans l'art, comme Beethoven, un courant de large
et profonde poésie. Par là, il reste supérieur à la plupart
de ceux qui, dans la suite, ont cultivé le genre descriptif,
mais ne l'ont pas dépassé dans l'art de peindre avec les
couleurs de l'orchestre.
En bon romantique, il a proclamé l'indépendance de la
110 DAUBER A BERLIOZ
composition ; dans le détail, il l'a affranchie de certaines
traditions fâcheuses (comme les finales en fortissimo, après
une note retentissante. « à l'instar des locomotives qui
entrent en gare » ; Berlioz aime à finir en douceur, pianis-
simo). A la suite de Weber, il a créé l'orchestre moderne
avec sa tendance aux grands effets de masse. Berlioz rêvait
toujours d'exécutions colossales. « Donnez-moi des orches-
tres! » c'est un de ses cris, un vœu qu'il aimait à lancer
dans l'impatience fébrile de son lyrisme. Il aspirait à une
grandeur démesurée dans les moyens d'exécution comme
dans la nature du sujet traité. Cette tendance caractéris-
tique de la musique au xixe siècle a été suivie par un cer-
tain nombre de compositeurs (en Allemagne Wagner,
Mahler, R. Strauss dont il est, à ce point de vue encore,
le précurseur). — Il y a un grand artiste qui, avec sa che-
velure en crinière de lion posée sur un corps malingre,
pourrait être placé, dans un rapprochement d'apothéose, à
côté de notre musicien : c'est Eugène Delacroix. Elève,
comme lui, d'un classique raffiné (Guérin est de la famille
artistique des Lesueur), Delacroix fit d'abord, comme
Berlioz, une guerre sans merci au poncif académique, adora
Gœthe et Shakespeare en même temps que les Anciens'
et fut mordu par les envieux. Selon une fine remarque de
Ch. Blanc, Delacroix semblait « inventer son dessin pour
sa couleur » (en réalité son dessin était celui du mouve-
ment); la remarque pourrait s'appliquer à Berlioz : la
pensée musicale se présentait souvent à lui sous forme de
coloris instrumental, non avec la sécheresse d'une ligne
mélodique; et ici, le dessin du mouvement a pour équivalent
la forme toute pénétrée d'une passion tendre ou fébrile,
la vie de l'âme étant plus mobile encore que la vie des
choses visibles. Des scènes comme les Pèlerins chantant
la prière du soir, la Course à l'abime, la Scène aux champs,
la Fête chez Capulet, le Septuor des Troyens... sont des
peintures sonores où des combinaisons de timbres et de
rythmes, analogues à celles des tons sur la palette, pro-
duisent des effets étonnants.
Il y a un autre héros du romantisme qu'on aimerait à
placer à côté de Berlioz : c'est Byron. Par cet individua-
lisme exaspéré qui n'a jamais peint que soi sous des
FELICIEN DAVID 111
noms différents (Manfred, Harold, etc.), Byron est aussi
berliozien que Berlioz est bvronesque, avec cette
réserve pourtant que s'il y a chez tous deux même
fougue, même flamme, même aspiration inquiète vers
d'impossibles buts, il y a chez le musicien plus de ten-
dresse profonde que chez le poète. Remarquons aussi
que le romantisme littéraire a plus vieilli que le roman-
tisme musical.
Cet astre de première grandeur a un satellite.
Si le titre de créateur de la grande symphonie à pro-
gramme et des hardiesses de l'orchestre moderne revient à
Berlioz, dont les ouvrages sont la source de tout le roman-
tisme musical du xixc siècle, il est un second compositeur
qui, après lui (et avec autant d'éclat que lui, si l'on accepte
le jugement des contemporains), mérite de participer à cet
honneur: c'est le Français Félicien David, né à Cadenet,dans
le département de Vaucluse, le 13 avril 1810. Son Désert
fut exécuté publiquement en 1844. Liszt n'a commencé à
écrire des poèmes symphoniques qu'à Weimar où il s'est
installé en 1848.
« Berlioz et David sont, parmi les compositeurs contem-
porains, ceux qui font le mieux parler l'orchestre », écri-
vait Clément dans son Dictionnaire lyrique. Félicien David
est une figure originale, un caractère qui commande l'estime,
un musicien inégal dont l'œuvre maîtresse fut acclamée,
en son temps, comme une éblouissante nouveauté. Il est
arrivé au romantisme par de tout autres voies que Berlioz.
Il est le premier représentant de l'exotisme musical dans
la grande composition. C'est un orientaliste; il dut cette
tendance de son talent aux circonstances de sa vie. Orphelin
de très bonne heure, il vint à Paris en 1830 avec une maigre
pension (50 lr. par mois) servie parmn oncle, et fut admis
par Cherubini au Conservatoire. Il y suivit peu de temps
les leçons de Fétis, de Benoist et de Reber. L'événement
capital de sa destinée fut son entrée dans le Saint-Simo-
nisme qui, après la mort du fondateur, était devenu une
religion, un culte organisé de la fraternité prétendant régé-
nérer la famille et toute la vie sociale. Séduit par la doc-
trine et l'exemple d'Enfantin, dit « le Père », il pouvait
112 DAUBER A BERLIOZ
trouver comme musicien, dans cette loi laïque et humani-
taire, une source d'inspiration excellente. Nul n'eût été plus
qualifié qu'un saint-simonien pour écrire cette Symphonie
domestique dont un Allemand, devait faire, beaucoup plus
tard, une œuvre si lourde! L'occasion était propice pour
réaliser le programme d'art fraternel, social, humain, tracé
par la Révolution. D'ailleurs, chez un artiste, peu importent
les dogmes; ce qui compte seulement, c'est la sincérité et
surtout l'intensité de la croyance. Malheureusement, David
ne remplit pas, comme compositeur, tout son mérite de
néophyte. Le seul monument, vite oublié, de ses idées
nouvelles, lut cette publication : Mènilmontant, chant reli-
gieux, par Félicien David, apôtre; paroles de Bergier,
ouvrier carreleur. La condamnation des principaux chefs
du saint-simonisme et la fermeture de la maison-temple
de Mènilmontant étaient de nature à pousser énergiquement
dans la même voie et à exalter le talent de David; elles
lui inspirèrent bien un chœur « sur la prison du Père (Enfan-
tin) », mais, en réalité lui donnèrent une direction différente.
Les « apôtres » transportèrent leur propagande à l'étranger.
Félicien David visita Constantinople, les îles de l'Archipel,
l'Egypte. La peste arrêta son voyage; il revint à Paris en
1835. avec un rêve d'Asie incomplet, mais des impres-
sions suffisantes pour que désormais sa sensibilité et son
imagination fussent conquises par l'exotisme. Il publia
(1835) un recueil de Mélodies orientales pour piano. Ce
recueil ne fut pas apprécié comme il le méritait. David se
retira alors à la campagne, dans la maison qu'un ami lui
avait offerte, et écrivit dans la solitude divers ouvrages de
musique de chambre qui n'eurent pas un meilleur succès :
Les Quatre saisons, suite de 24 pièces brèves pour quatuor
à cordes, deux compositions pour 9 instruments à vent, et
2 svmphonies. Sa situation d'isolé, d'artiste encore ignoré
mais ayant conscience de sa valeur et supportant avec fierté
le rude apprentissage de la vie, fit alors de lui. malgré
sa nature pensive et mystique, une sorte de Berlioz à
ses débuts, moins amer et moins révolté. Il écrit à son
ami Sylvain Saint-Etienne, dans une lettre citée par
M. Brancourt, ces lignes qui font honneur à son carac-
tère :
FELICIEN DAVID
I 13
« S'il fallait juger du mérite de mes premières compositions par le
succès qu'elles ont obtenu, j'aurais de tristes compliments à me faire.
J'en ai pris mon parti. Maintenant, je travaille pour mon plaisir, parce
que c'est chez moi un besoin, une jouissance. Dieu fera connaître mes
œuvres quand il le voudra. Mais pour cela, je ne m'abaisserai pas à
mendier des protections auprès de gens qui ne me valent pas. Ai-je raison
d'être lier?... Tu me parles de la gloire qui doit être le but constant
de mes travaux, de la postérité qui me jugera mieux un jour: mais,
mon cher ami, qu'importe la postérité, si je meurs même pendant ma
vie? La gloire après la mort n'est qu'un vain mot... Ainsi, me voilà
tout à fait dans l'ombre; je ne suis pas fait pour l'intrigue: encore
moins pour la musique de convention, celle qu'il faut livrer au public
pour se faire bien venir de lui. Chaque auteur a son genre : le mien,
je le sens bien, est trop sévère, trop religieux pour le public. »
C'est du Berlioz moins violent, plus résigné. Le Désert
récompensa cette philosophie hautaine en faisant connaître
à Félicien David, âgé de trente-quatee ans, les joies du
triomphe. Cette Ode-symphonie le mit au même rang que
1 auteur de Lèlio ; elle sembla révéler aux contemporains
une puissance nouvelle de la musique. Voici comment un
écrivain réputé par son goût raffiné de la couleur locale et
des images rares parle de la première exécution à la salle
Ventadour :
« La salle, dit Théophile Gautier, était radieuse, étincelante, étoilée
dyeux et de diamants, fleurie de bouquets monstres et de frais
visages... Et comme pour servir de garant à l'authenticité de la cou-
leur locale de l'œuvre du jeune compositeur, voici qu'il arrive tout
exprès du désert une bande de chefs arabes qui s'accoudent au
balcon, manœuvrant avec une gaucherie tout enfantine les énormes
lorgnettes dont leur a fait présent le gouvernement français. L'entrée
de ces honnêtes Africains a fait dans la salle une sensation impos-
sible à décrire... Le public est entré franchement en communication
avec 1 auteur à partir de la singulière mélodie du Chibouck, accom-
pagnée de triangles et de tambours, et l'enthousiasme a été au comble
pendant toute la durée de la symphonie orientale, dont, chose inouïe,
les exécutants ont été obligés de répéter- presque entièrement là
seconde et la troisième parties. La Fantasia arabe, la Danse des
aimées ont soulevé toute la salle, qui les eût volontiers fait jouer
cinq ou six fois de suite, ne pouvant se rassasier de les entendre.
L'Hymne à la Nuit est une des plus admirables mélodies qu'il soit
donné à l'oreille humaine d'entendre ; et à l'heure qu'il est, tout
Pans est plein de gens qui s'en vont murmurant d'une voix plus ou
moins fausse, chacun selon ses moyens, le chant obsesseur :
Mon bien-aimé d'amour s'enivre.
Combarieu. — Musique. III. g
114 D AUBER A BFRLI07.
« La voix énigmatique de M. Béfort, qui donne à pleine poi-
trine des notes déjà difficiles pour un homme en voix de faus-
set, prête un charme étrange à ce soupir éthéré. L'instant le plus
curieux du concert a été sans contredit la Prière du muezzin, dont
les paroles mêmes sont arabes. Tous les yeux se sont tournés aus-
sitôt vers les beaux fantômes blancs, qui, jusqu'alors, n'avaient pas
donné signe de vie. — Aux premiers mots : El salam alek! Aleikourn
el salant! ils dressèrent l'oreille, comme un cheval de guerre au cri
du clairon, et leurs faces brunes s'épanouirent. Ils suivaient léchant
à demi-voix, et, la prière du muezzin terminée, ils applaudirent avec
des signes de satisfaction si évidente, que l'on fît recommencer
M. Béfort exprès pour eux. » (Cité par O. Foulque, Histoire du
théâtre Ventadour, 1829-1879, p. 98-99.)
Le Désert de Félicien David, acclamé à son apparition,
est une œuvre très méritoire, dont les défauts sont visibles,
non parce que le goût a changé, mais pour des raisons
indépendantes de la mode. Le compositeur et son librettiste
(Auguste Colin) ont conçu un désert selon l'imagination pré-
cieuse et fade des romanciers d'autrefois, un désert « que
le soleil remplit de lumière et d'amour», et où chaque grain
de sable « chante un hymne ». L'admirable pièce de Boro-
dine, où est exprimée l'infinie tristesse de la solitude des
Steppes, nous permettrait aujourd'hui d'opposer la vérité à
la convention. Les chœurs du Désert ont une allure orphéo-
nique et une naïveté poncive qui désarme. La fameuse
marche de la caravane, qui a le tort de faire songer à la
prière des pèlerins dans Harold, est assez banale; la des-
cription du lever du soleil est écourtée et sans caractère.
La chanson du muezzin a une jolie couleur orientale.
L'ensemble est loin d'avoir l'originalité des œuvres de
Berlioz, mais ne manque ni de puissance, ni de couleur,
d'éclat et de charme.
Félicien David était plus naturellement porté à la rêverie
contemplative que doué pour le drame. Cependant, les
meilleurs de ses ouvrages postérieurs au Désert furent
écrits pour le théâtre. Il y en a trois, qui ont disparu du
répertoire, mais dont certaines pages brillantes sont encore
chantées dans les concerts. Ils se rattachent par leurs sujets
à ce goût de l'orientalisme ou de l'exotisme qui règne dans
Le Désert, et contiennent plus d'une scène qui évoque, assez
fâcheusemement pour eux, le souvenir de Meyerbeer. La
FELICIEN DAVID 115
Perle du Brésil, « drame lyrique », n'est pas sans analogies
avec L'Africaine; l'action se passe tour à tour en Portugal,
en pleine mer, et clans une forêt du Brésil. Les descriptions
sont traitées à la manière italienne et classique : fête mari-
time (acte II), tempête, scène du hamac dans la forêt, chant
des oiseaux. Le 3e acte est assez dramatique. On a surtout
retenu la ballade Entendez-vous dans la forêt? et le chant
duMysoli (charmant oiseau ... , acte II, n° 33) qui, avec la valse
du Pardon de Ploërmel, est considéré par les cantatrices
comme le morceau le plus brillant et le plus difficile pour
la voix. — Herculanum eut beaucoup de succès et obtint
le prix fondé par Napoléon Ier pour le meilleur ouvrage
« composé dans les dix dernières années ». Le rôle d'Hélios
fut une des plus belles créations du ténor Roger. D'autres
artistes admirables étaient à ses côtés : Obin, dans les rôles
de Nicanor et de Satan, Mme Bokghi-Mamo dans le rôle
d'Olympia, M'ue Guaymard-Lauters dans celui de Lélia. Le
livret (écrit par Méry et Hadot) de cet opéra, dont l'action se
passe sous le règne de Titus, un an après la prise de Jéru-
salem (en l'an 72 de 1ère chrétienne), offrait une matière
grandiose à l'imagination du compositeur : il retrace un
conflit pathétique entre le paganisme et le christianisme
et se termine par une explosion formidable du Vésuve.
Dans la musique, on voudrait plus de richesse et surtout
plus d'indépendance, plus de hardiesse de style. La scène
la mieux traitée est le duo de Lilia et de Nicanor (II, n° 8),
qui rappelle le duo de Raoul et de Valentine dans les
Huguenots; la réponse de Nicanor à Lilia qui lui montre
au ciel « le sitme des élus » :
o
C'est le douteux rayon de la première étoile
Qui pour mon regard seul éclaire sa beauté,
est une belle phrase à classer parmi les meilleurs récitatifs;
mais on regrette des formules d'accompagnement assez
banales (comme dans la chanson du 1er acte, n° 3, Bois ce
vin que l'amour donne, écrite sur un rythme de polonaise).
Le coloris instrumental est parfois très bon; ainsi, dans
l'introduction de l'air de l'extase {Dieu! quel monde nou-
veau! ...), où des gammes chromatiques et en sourdine du
quatuor à cordes s'enlèvent sur des dessins de harpes. Les
H6 DAUBER A BERLIOZ
ensembles sont très sommaires, les tableaux descriptifs
seulement esquissés ; d'une façon générale, c'est l'éloquence
italienne qui domine. — Lalla Roukh (deux actes sur un
livret d'Hippolyte Lucas et Michel Carré), est un conte
oriental, traité dans la manière du traditionnel opéra-
comique français. La fille d'un sultan des Indes se rend auprès
d'un prince qu'elle doit épouser; au cours du vovage, elle
est séduite par les chants d'une sorte d aède qui l'accom-
pagne : mais elle finit par reconnaître en lui son propre
fiancé qui, voulant être aimé pour lui-même, avait pris un
déguisement. Avec une pareille donnée, on eût pu écrire
une fantaisie d'un exotisme délicieux; qu'on pense à ce
qu'un Rimski-Korsakow en aurait tiré! Félicien David est
loin d'y avoir mis la même couleur que dans Le Désert.
On a retenu la cantilène de Noureddin Ma maîtresse a
quitté la tente (I, n° 4), l'air de Lalla Roukh (6 Nuit
d'amour, II, 7); on peut encore louer les couplets Ah!
funeste Ambassade ! qui sont un excellent spécimen de
style bouffe dans le goût classique.
Félicien David reste l'auteur d'une œuvre brillante, origi-
nale (Le Désert), et de réelle importance historique; il fut
même, en quelque sorte, prisonnier de son succès. Le
public est si prompt à mettre un écriteau sur chaque
musicien! — « J'attends, disait de lui un confrère à qui on
demandait son opinion, qu'il soit descendu de son cha-
meau! )> Comme compositeur, David a des lacunes; il est
inégal; il semble s'être arrêté, sans avoir donné sa mesure,
au début d'une évolution qui pouvait être magnifique et
aboutir à un romantisme moins agressif que celui de
Berlioz.
« Sa manière est singulière et déconcerte la critique par ses irré-
gularités. Avait-il réellement, comme on l'a prétendu, fait des études
incomplètes? On le dirait, à certaines défaillances qui laissent croire
par moments qu'on a sous les yeux de la musique d'amateur; mais
comment expliquer alors cette finesse de touche qu'il a montrée tant
de fois, cette délicatesse de coloris, cette élégance de plume qui se
révèle tout à coup, et ce charme profond qui ne se trouve que dans
les maîtres? Ce n'est pas ainsi qu'écrivent les ignorants: on croirait
plutôt à des accès de faiblesse physique, à des intermittences mala-
dives. » (Saint-Saëns.) Parlant du Scherzo de la symphonie en mi
bémol, — symphonie un peu en retard sur le mouvement du siècle
,
FELICIEN DAVID 117
et où figure encore l'ophicléide avec la même partie que le 3e trom-
bone, — Berlioz salue un « maître » en Félicien David ; Reyer a loué
« le charme mélodique de son inspiration », son habileté exception-
nelle dans l'art de manier l'orchestre et de faire chanter les voix »
(textes cités par M. René Brancour).
Voici la liste complète de ses œuvres :
I. Œuvres lyriques et dramatiques ; compositions vocales : Le
Désert, ode-symphonie en trois parties, paroles d'Auguste Colin.
18^4. — Moïse au Si;vaï, oratorio en deux parties, paroles de Sylvain
Saint-Etienne, 1846. . — Christophe Colomb, ou la découverte du
Nouveau-Monde, ode-symphonie en quatre parties, paroles de Méry,
Chaubet et Sylvain Saint-Etienne, 1846. — L*Eden, mystère en deux
parties, paroles de Méry, 1848. — La perle du Brésil, opéra en
trois actes, paroles de J. Gabriel et Sylvain Saint-Etienne, 1851.
Herculanum, opéra en quatre actes, paroles de Méry et Hadot, 1850.
— Lalla Roukh, opéra-comique en deux actes, paroles d'Hippolyte
Lucas et Michel Carré, 1862. — Le Saphir, opéra-comique en trois
actes, paroles de De Leuven, Michel Carré et Hadot, 1865. — La
Captive, opéra en trois actes, paroles de Michel Carré (œuvre pos-
thume). — Ménilmontant, chants religieux, 1833. — La Ruche harmo-
nieuse, 30 chants à quatre voix d'hommes. — Chatst du soir, chœur
avec accompagnement d'orchestre. — Motets avec accompagnement
de piano.
II. Musique instrumentale : Quatre symphonies. — Les Quatre
Saisons [quintetti pour instruments à cordes). — 2 nonetli pour ins-
truments de cuivre. — 1 quatuor pour instruments à cordes. — Trio
pour piano, violon et violoncelle. — Les Brises d'Orient et les Mina-
rets, recueils de mélodies pour piano; plus un certain nombre de
pièces pour piano.
Bibliographie.
Manuscrits de Berlioz : a) au Conservatoire : La Prise de Troie et Les
Troyc>is à Carthage, 3 vol.: La Damnation de Faust, 3 vol.; Roméo et
Juliette, 1 vol.; h) à la B. N. : La Marche des Troyens, « développée pour
le Concert », 1 vol.
(ouvres de Berlioz : grande édition en 17 vol. in-f° par Ch. Malherbe
et F. Weingartner (Br. et H.). — Guillaume, président de l'Académie
des Beaux-Arts : Discours prononcé aux funérailles de Berlioz, le jeudi
11 mars 1869 (Paris, Didot, 1869, in-4°). — FÉLICIEN David : Notice lue
dans la séance de l'Académie des Beaux-Arts du 30 juillet 1870 (ibid.). —
G. de Massougnes : Berlioz, son œuvre (Paris, Dentu, 1870, in-8°). —
LÉON DEGEORGE : Berlioz, sa vie et ses œuvres (Bruxelles, 1879, in-8°, écrit
à l'occasion de la première exécution complète de La Damnation en Belgique,
14 avril 1879). — GoUNOD : Préface aux lettres intimes (Paris, C. Lévy, 1882,
in-18). — C. Saint-Saens : Hector Berlioz (dans Portraits et Souvenirs,
Paris, Société d'éd. artistique, s. d.). — Edmond Hippeau' : Berlioz et son
temps (Paris, Ollendorf, 1892, in-18). — Julien Tiersot : Hector Berlioz
cl la Société de son temps (1 vol. in-12, 1903, couronné par l'Académie
française), et Les Années romantiques, 1819-1842 (recueil de lettres, avec
H 8 DAUBER A BERLIOZ
préface et bibliographie, s. d.). — J.-G. Prud'homme : Le Cycle Berlioz
(2 vol. in-12, éd. du Mercure de France). — Adolphe Boschot : La Jeu-
nesse (Tun Romantique (couronné par l'Académie des Beaux-Arts), Un
Romantique sous Louis-Philippe (1908) et Le Crépuscule d'un Romantique
(3 vol., Plon-Nourrit).
R. Pohl : Hector Berlioz, Études et souvenirs (en ail., 1884). — Hermann
RlTTER : Im Symphonie Harold et l'importance artistique de Berlioz (en
ail., conférences faites à l'école de musique de Wurzbourg, 1887).
René Brancour : Félicien David (collection Laurens). — Prod'homme :
Félicien David d'après sa correspondance (Mercure musical, 1907).
CHAPITRE V
FRÉDÉRIC CHOPIN ET LA SOCIÉTÉ DE SON TEMPS
L'Ecole des maîtres pianistes nés dans la dernière partie du xvm* siècle:
caractères généraux de leur enseignement et de leurs compositions. —
Chopin, d'après sa correspondance. — Ses concerts; sa vie dans la société
aristocratique de Paris et de Londres. — Son œuvre; beauté et importance
de son romantisme. — Field. — Thalberg; sa virtuosité, ses innovations.
Paris, avons-nous dit clans l'introduction de ce livre,
offre un excellent point de vue pour suivre tout le mouve-
ment musical européen ; aussi, dans cette partie de notre
travail principalement consacrée à l'art français, pouvons-
nous introduire cinq grands artistes, qui, chacun à sa façon,
représentent le romantisme : Chopin, Field, Thalberg,
Liszt, Paganini. Loin de nous la pensée d'annexer un
Chopin à la musique française, comme on a annexé
Wieniawski à la musique allemande; ce serait recommencer
le partage de la Pologne! Mais nous ne pouvons oublier
que Paris fut librement choisi comme témoin et juge de
son art par le grand musicien polonais.
II faut d'abord distinguer les pianistes nés dans la
dernière partie du xvme siècle, des^ trois grands virtuoses
qui naquirent presque à un an de distance : Chopin
en 1809, Fr. Liszt en 1811, Thalberg en 1812. Field, né
en 1782, peut être regardé comme formant la transition
entre les deux groupes. Nous dirons d'abord quelques
mots de ceux qui appartiennent au premier. Ce furent
sans doute des compositeurs; on les a oubliés comme tels.
Parler d'eux après avoir parlé des œuvres de Berlioz,
c'est descendre des sommets; mais on aurait une idée très
120 D AUBER A BERLIOZ
inexacte d'une époque si on ne s'arrêtait qu'aux chefs-
d'œuvre. On ne peut songer à exhumer des œuvres comme
les pots-pourris d'opéras de Hyacinthe Jadin (1769-1800),
qui tut professeur de piano au Conservatoire en 1795, ou
ceux de son successeur (1802) Louis Barth-Pradher (né
à Paris en 1781), qui fut accompagnateur à la cour de
Louis XVIII et à celle de Charles X. Le « Concerto » en
mi majeur, intitulé L'Orage, du Berlinois Steibelt (1765-
1828), artiste de fantasque humeur, qui vint à Paris pour
la première fois en 1790, revit encore sous les doigts de
quelques amateurs et donne une idée assez pauvre du
goût de l'époque. Le mérite réel et sérieux des pianistes
de ce premier groupe fut de trouver et de vulgariser
d'excellents principes de technique. Ils fixèrent le meilleur
usage du doigter, que les clavecinistes et les organistes de
l'ancien régime ignoraient; ils se préoccupèrent du
phraser; ils voulurent surtout former Y agilité des doigts :
pensée toute naturelle, mais qui, plus tard, devait tomber
dans l'exagération et l'abus. Fait-on des exercices de
langue pour apprendre à parler vite? Le jeu du pianiste
est, lui aussi, un langage. Il y a danger à en faire une pure
gymnastique. Ces ancêtres respectables donnèrent un
enseignement dont on retrouve l'esprit dans des recueils
encore utiles. Le premier est Muzio Clementi (1752-1832),
qui vint en France eu 1784 et dont le Gradus ad
PafnassUm (1817) n'est pas sorti de l'usage; Beethoven
l'estimait. Il eut d'illustres élèves, entre autres J. B. Cramer
(1771-1858) qui vécut à Paris de 1832 à 1845 et dont la
Grande école du piano-forte contient (5e partie) 84 Etudes
réputées. Un autre grand professeur, qui donna des leçons
;i Liszt, est le Viennois Karl Czerxy (1761-1857). auteur
de Y Ecole préparatoire de l'agilité ( Vorschule der Finger-
fertigkeit), des 40 Etudes (op. 337), de YEcole du virtuose
(op. 365), de YEcole de la main gauche (op. 399), de
YEcole du legato et du staccato (op. 335). Plus mélodique
et plus attentif au phraser fut Henri Bertini le jeune, né
;i Londres en 1798 (mort aux environs de Grenoble en 1876),
dont les Etudes ont conservé leur prix. Le brillant et
honorable Moschei.es. né à Prague en 1794, ami de
Beethoven, rival de Meyerb'eer (pour le piano), applaudi à
FRÉDÉRIC CHOPIN ET LA SOCIÉTÉ DE SON TEMPS 121
Paris en 1820, appartient à la même famille de très bons
praticiens par ses 24 Etudes (op. 70) et ses Etudes caracté-
ristiques (op. 95) universellement connues; mais il aurait
droit à être rangé parmi les compositeurs. Il n'a pas écrit
moins de 142 ouvrages. On estime encore, en Allemagne,
son Hommage à Haendel, grand duo pour deux pianos, sa
Sonate mélancolique, sa Sonate caractéristique, ses Allegri
di bravura.
Quelques noms célèbres de pianistes professeurs et compositeurs
doivent être ajoutés à cette liste. Fr. Kalkbrenner, dont le père
était répétiteur du chant à l'Opéra de Paris en 1799, fut un pianiste
mondain dont les leçons, en 1806, étaient très recherchées. Son
grand principe était qu'il faut obtenir l'agilité sans dépense de force.
Il voulait les poignets élevés et les doigts presque perpendiculaires
aux touches d'ivoire. C'est pour l'application de cette dernière règle
que (développant une idée de l'Anglais Logier) il donna, en 1830,
sa Méthode pour apprendre le piano-forte à l'aide du guide-mains.
Ses Études (op. 20, 88, 143) sont encore très utiles. Ce fut aussi un
élégant compositeur de salon. Il a cultivé des genres très divers,
depuis la Fantaisie, le Caprice, les Variations et la Sonate, jusqu'au
Septuor. Le tchèque Joh. Ladislas Dussek (1761-1812) qui, en 1786,
joua devant Marie-Antoinette et, en 1808, fut maître de chapelle du
prince de Talleyrand, passe pour un des premiers qui aient fait
<c chanter » le piano. Sa Consolation, encore jouée, ne paraît pas
contredire cette renommée. Il a écrit un très grand nombre
d'ouvrages (80 sonates pour violon, 53 pour piano...), dont une
Ecole du piano (1796). Moins sentimental et trop peu passionné fut
un élève de Mozart, Hummel (né à Presbourg en 1778, mort à Weimar
en 1837). Sa Méthode (1828) est remarquable pour ce qui concerne
le doigter. Comme compositeur, il a laissé sept concertos dont le 3%
le 4e et le 6° sont les plus estimés; ses sonates en fa dièze mineur,
en la bémol (op. 92, à 4 mains), eiwe majeur (op. 106), ses Rondos,
ses Bagatelles, sont encore en faveur auprès des exécutants de force
moyenne. On leur a reproché, non sans raison, de manquer de
passion et de chaleur. Ignace Ladukner, né dans le Tyrol en 1766
(f 1839), fixé à Paris en 1788, fut longtemps à la mode comme pro-
fesseur. Ses compositions ont été très incomplètement conservées;
il fut le maître d'Auber. Boely (né à Versailles en 1785) fut aussi
un de ses élèves ; de ses œuvres assez nombreuses (préludes, sonates,
caprices, etc..) inspirées de l'ancienne tradition, quelques rares
pièces sent reproduites dans les recueils modernes.
De l'époque de ces vieux maîtres jusqu'à nos jours,
s'étend une série de compositions pour piano qui encombre
1 histoire de la musique en y occupant une énorme place.
122 DAUBER A BERLIOZ
Nous avons grand peine, aujourd'hui, à écouter sérieuse-
ment les Fantaisies et les Concertos qui, pendant si
longtemps, alimentèrent les programmes des plus célèbres
concerts. Les modèles qu'avaient donnés Bach, Mozart.,
Beethoven. Weber, n'exercèrent pas plus d'influence que
les grands polyphonistes du xvie siècle n'en avaient eue sur
les Florentins ennemis du contrepoint et créateurs du réci-
tatif*. Dans les Fantaisies pour piano semble être passée la
déplorable facilité de production et le vain étalage de vir-
tuosité des opéras italiens du xvme siècle. Que de gestes
vains, dans l'histoire des pianistes célèbres! Quelle
prodigalité de notes et quelle pénurie de pensée! Nous
nous sentons beaucoup plus éloignés, esthétiquement, d'un
Thalberg, d'un Prudent, voire d'un Liszt, que des claveci-
nistes du temps de Louis XV, et même de Louis XIV.
J'ose dire que nous goûtons ces derniers plus encore que
ne taisaient leurs contemporains, car pour comprendre
leurs œuvres aimables, finement élégantes, auxquelles le
temps semble avoir donné, comme à des objets matériels,
une patine précieuse, notre goût moderne, si différent,
est moins un obstacle qu'un avantage; il nous fournit le
recul nécessaire à un bon point de vue, et nous permet de
mieux sentir, par voie de contraste, le charme de ces jolies
choses d'ancien régime. Pour la plupart des virtuoses plus
récents que nous avons nommés, cette disposition d'esprit
est impossible. En nous bornant à observer les variations
du goût musical, affirmons que si certaines prouesses de
1840 étaient renouvelées dans les concerts de l'heure
présente, elles provoqueraient chez les uns des rires
incoercibles et chez les autres des colères exigeant des
châtiments renouvelés de l'antique : / lictor, deliga ad
pain m ! .. .
Mais voici que nous nous trouvons en présence d'un
homme, et non d'une paire de mains agiles. Le piano ne sera
plus un objet de curiosité, mais l'organe d'une pensée très
personnelle, l'interprète d'une belle âme de poète; et ici,
au lieu de songer à des supplices vengeurs, on évoquerait
plutôt l'image attendrie de la Jeunesse offrant une cou-
ronne, comme dans la stèle funèbre d'Henri Regnault, à
l'artiste trop tôt frappé par la mort.
FREDERIC CHOPIN ET LA SOCIETE DE SON TEMPS j 23
Chopin quitta de bonne heure la Pologne et fut presque,
comme son ami Henri Heine, un Parisien d'adoption; mais
c'est un génie profondément expressif de l'âme polonaise.
Son nationalisme fut sans doute accentué par l'éloignement
du pays natal. Peut-être aurait-il écrit des musiques inspirées
de l'art latin ou germanique s'il avait toujours vécu parmi
les siens. Il naquit le 1er mars 1809, près de Varsovie; son
père était un Français, originaire de Nancy, qui avait
quitté la France en 1787, s'était marié en 1806 avec une
Polonaise. Justine Chryzanowska : en 1812, il était pro-
fesseur de français à l'Ecole d'artillerie et au Gymnase de
Varsovie. Frédéric Chopin fit d'abord de solides études
secondaires et acquit cette culture générale qui. plus tard,
dans les sociétés élégantes qu'il traversa, lui permit d'être
apprécié non seulement comme virtuose et poète du piano,
mais comme homme du monde. Sa formation musicale,
dont on devine la rapidité, formation incomplète d'ailleurs,
fut dirigée, pour le clavier, par un admirateur passionné
de J. S. Bach, le tchèque Zywny, et, pour la composition,
par Joseph Elsner (1769-1854), auteur d'un assez grand
nombre d'opéras (19) et d'œuvres d'orchestre aujourd'hui
oubliées. À partir de làge de douze ans. il ne prit plus de
leçons de piano et acheva de s'instruire lui-même. A quinze
ans, c'était un être délicat de corps et d'esprit, doux,
sensible, réunissant les grâces de l'adolescence à une
sorte de gravité précoce. Liszt, qui a écrit sur Chopin des
pages quelquefois enthousiastes et d'une admiration
mesurée (il l'appelle, p. 203 de son F. Chopin, écrit en 1852,
un « musicien remarquable », ce qui n'est pas assez), cite
ces lignes d'un écrivain qui connut beaucoup le grand
artiste et qui en fait un portrait qu'on dirait crayonné par
Latour : « C'était quelque chose, comme ces créatures
idéales que la poésie du moyen âge faisait servir à l'orne-
ment des temples chrétiens : un ange beau de visage
comme une grande femme triste, pur et svelte de forme
comme un jeune dieu de l'Olvmpe; et, pour couronner cet
assemblage, une expression it la fois tendre et sévère.
chaste et passionnée. .. Il était extérieurement si affectueux,
par suite de sa bonne éducation et de sa grâce naturelle,
qu'il avait le don de plaire même à ceux qui ne le connais-
124 D'AUBER A BERLIOZ
saient pas. Sa ravissante figure prévenait en sa faveur; la
faiblesse de sa constitution le rendait intéressant aux yeux
des femmes; la culture abondante et facile de son esprit,
1 originalité douce et flatteuse de sa conversation lui
gagnaient l'attention des hommes éclairés. Quant à ceux
d'une trempe moins fine, ils aimaient son exquise poli-
tesse... » Physionomie à la fois cliaste et passionnée ! En
cette formule se résume l'attrait le plus séducteur et le
plus troublant de la jeunesse. Cette expression est celle
qu avaient les yeux de la Malibran, les yeux de Jenny Lind ;
c'est celle que la Taglioni donnait à toutes ses danses; ce
/iit celle de la musique de R. Schumann, celle de la musique
de Chopin! Les autres qualités indiquées pouvaient faire
pressentir un musicien mollement mélodique, un Bellini;
il n'en faut retenir qu'une idée : celle de la distinction et
du charme. Les lignes que nous avons citées donnent la
figure de l'homme extérieur. Si nous cherchons les traits
essentiels du caractère, nous les trouverons, non moins
séduisants, dans l'attitude de Chopin, à Paris, et dans les
lettres, heureusement retrouvées, qu'il écrivait de France à
sa famille.
Chopin se fit d'abord entendre a Vienne (1829), où,
suivant le goût de l'époque, il joua des Variations sur Don
Juan (op. 2), une Cracovienne (op. 14) et des improvisa-
tions diverses, puis à Varsovie, où il produisit deux Con-
certos [mi mineur, op. 11, fa mineur, op. 20) et La Fon-
taine (op. 13, sur des airs polonais). Le 1er novembre 1830,
quelques semaines avant la révolution qui devait être fatale
à la malheureuse Pologne, il quitta son pays — qu'il ne
devait plus revoir. Il alla d'abord à Vienne, où il ne
retrouva pas son premier succès. A la fin de septembre 1831,
il entreprit de se rendre à Londres en passant par Paris,
comme disait son passeport. Au lieu de « passer » à Paris,
il y resta dix-neuf ans! La société aristocratique le reçut
à bras ouverts. Il fut comme enserré de liens délicats par
l'intimité du prince Czartoryski, de la comtesse Plater,
de Mme de Komar, de la princesse de Beauveau, de la
belle comtesse Delphine Potocka (qui devait accourir
à son lit de mort, et, dit-on, chanter, à ses derniers
moments, un psaume de Marcello...). Il donna son premier
FREDERIC CHOPIN ET LA SOCIETE DE SON TEMPS 125
concert chez Pleyel. « Nous nous souvenons, dit Liszt, de
sa première apparition dans les salons de Pleyel, où les
applaudissements les plus redoublés semblaient ne pas
suffire à notre enchantement. » Cependant, Chopin ne lut
pas, à proprement parler, un virtuose de concert. Il aimait
peu se produire en public, et n'était pas fait pour agir
sur la foule; il préférait les soirées privées, surtout les
réunions intimes qu'il formait chez lui et où il jouait
devant un petit cercle d'amis qui s'appelaient Henri Heine.
Meyerbeer, Hiller, George Sand, Franchomme, Liszt. Très
différent en cela de Beethoven et de Schubert, il aimait
beaucoup donner des leçons à des élèves d'élite. En 1834,
la Revue musicale (5 janvier) semblait égaliser les mérites,
lorsqu'elle consacrait un article général à « Liszt, Ferd.
Hiller, Chopin et Bertini » pour signaler chez eux une
tendance commune à Y idéalisme dans l exécution musicale.
A partir de 1835, Chopin resta près de dix ans sans
donner de concerts. En 1836, il se lia avec G. Sand,
qui eut pour lui un amour plus que maternel. Il travaillait
à Paris pendant l'hiver et passait l'été à Nohant chez le
grand écrivain. En 1837, il éprouva les premières atteintes
du mal qui devait l'emporter. G. Sand fit alors un voyage
avec lui à l'île Majorque, où sa nature de poète inspiré
connut des jours de ravissement : « Il n'était plus sur la
terre, il était dans un Empirée de nuages d'or et de par-
fums; il semblait noyer son imagination si exquise et si
belle dans un monologue avec Dieu même. » C'est durant
cette période antérieure au voyage à Londres que Chopin
écrivit à sa famille de Pologne des lettres si intéressantes
pour qui veut connaître sa vraie nature. On les avait
cru perdues lors du pillage (1863) du palais des comtes
Zamoyiski, à Varsovie, où habitait la sœur du musicien,
Isabelle Barcinska. Elles ont été ^récemment retrouvées
et publiées par M. Karlowicz. Ce ne sont pas les lettres
d'un romantique cherchant partout des « effets », comme
Liszt, mais celles d'un enfant très affectueux, très nature,
appliqué à renseigner les siens sur tout ce qui peut les
intéresser et à rassurer leur sollicitude. (Ici, Chopin pour-
rait être rapproché de Schubert écrivant pendant son séjour
au Convict.)
1 26 1) AUBRR A BERLIOZ
En voici quelques extraits, qui nous renseignent à la fois sur le
mouvement musical à certaines dates, sur le caractère de l'auteur,
et sur la société de son temps.
De Nohant, dans une lettre à ses bien aimés, écrite quelques
semaines après la mort du violoniste Artot (décédé à Ville-d'Avray
le 20 juillet 1845) :
« ... Mme Viardot est déjà partie pour le Rhin, où Meyerbeer l'a
invitée au nom du roi de Prusse, de même que Liszt, Vieuxtemps, etc.
Le roi et la reine [de Prusse] y recevront la reine d'Angleterre qui
est déjà partie pour l'Allemagne avec son mari, le prince Albert.
Mendelssohn est aussi à Coblentz. occupé des préparatifs musicaux
pour son roi, car la reine Victoria sera reçue à Stolzenfels. Liszt veut
qu'on lui crie : es lebel (vive Liszt!). On attend aussi des têtes
couronnées à Bonn, où on élève un monument à Beethoven. Là, on
vend des cigares, véritables cigares à la Beethoven, qui sans doute
n'a jamais fumé que des pipes de Vienne...
« ... Je suis content de savoir que vous entendrez la Symphonie
de David {Le Désert). A part quelques chants véritablement arabes,
le reste ne vaut que par les effets d'instrumentation... »
De Paris, le 12 décembre 1845 :
« Aujourd'hui, je n'ai donné qu'une leçon, et c'est à Mmc Rothschild :
j'en ai refusé deux autres, car j'avais autre chose à faire. Mes
nouvelles mazurkas ont paru à Berlin, chez Stern:... elles ne sont
dédiées à personne. Maintenant, je voudrais terminer une sonate
pour violoncelle, une barcarolle, et quelque chose encore que je ne
sais comment nommer; mais je doute que j'en aie le temps, parce
que déjà commence le tumulte. De toute part, on me demande si je
ue donnerai pas de concerts; mais j'en doute. Liszt est arrivé de la
province où il a donné des concerts. J'ai trouvé sa carte à la maison.
Meyerbeer est également ici. Je devais aller aujourd'hui à une soirée
chez Léo (Chopin désigne ici un riche banquier, protecteur des
artistes) afin de l'y rencontrer, mais nous allons à l'Opéra, au
nouveau ballet, nouveau pour Mme Sand : Le Diable à quatre, où l'on
voit nos costumes nationaux. »
De Paris, 21 décembre 1845, dans la même lettre ;
« J'ai été à l'opéra de Balfe [L'Etoile de Séville). Ce n'est pas du
tout fameux. On y chante le mieux du monde; cela me faisait même
de la peine de voir gaspiller de telles ressources, tandis que
Meyerbeer, qui était tranquillement assis dans sa loge tout en
écoutant et lisant le libretto, a deux opéras tout prêts : Le Prophète
et L'Africaine. Mais il ne veut pas les donner à l'Opéra sans une
nouvelle cantatrice: et MmP Stolz. qui gouverne le directeur, n'en
admettra pas une meilleure qu'elle ».
Du 11 octobre 1846, toujours « à ses bien aimés » ;
« De ma sonate avec violoncelle, je suis parfois content, parfois
mécontent; je la jette dans un coin, puis je la reprends... Il faut du
temps pour bien juger. Quand on compose, il semble que ce soit
bien; s'il en était autrement, on n'écrirait jamais. Plus tard vient la
FREDERIC CHOPIN ET LA SOCIETE DE SON TEMPS 127
réflexion, et on rejette, ou on accepte. Le temps est le meilleur juge,
et la patience le meilleur maître. »
Du 19 avril 1847, aux mêmes :
(c Vous me demandez ce que je pense faire pour l'été : rien d'autre
que toujours. J'irai à Nohant dès qu'il commencera à faire chaud:
en attendant je reste ici, pour donner chez moi, comme toujours,
une quantité de leçons peu fatigantes... En été, le temps ne me
manque pas, et je peux dépenser à ma guise le peu d'argent gagné
en hiver, si ma santé le permet. »
(( ... Cette année, mes crises (pour ne pas dire comme le garde-
malade d'Albert, quand il était indisposé : la cerise de Monsieur .
cette année donc mes crises sont rares malgré le dur hiver... Avant
le départ de Mme Delphine Potocka pour Nice, j'ai joué chez moi,
pour elle, ma sonate avec Franchomme. J'avais aussi, le même soir,
la princesse Czartoryska et la princesse de Wurtemberg, ainsi que
Mmf' Sand : il faisait une agréable chaleur, ce soir-là, chez moi.
« ... Xous sommes le 15 avril, et je ne sais si je terminerai cette
lettre, parce que je dois aller tantôt chez Schefïer, où je pose pour
mon portrait, et donner cinq leçons. Je vous ai parlé de l'Exposition:
maintenant, venons-en à la musique. Le Christophe Colomb de David
a eu presque autant de succès jusqu'à présent que I.e Désert...
Encore une fois, j'ai été dérangé en écrivant, et la journée est passée.
Donc, hier, j'ai été chez A. Schefïer, d'où j'ai fait une visite à
E. Delacroix: en revanche, j'ai donné moins de leçons. Pour le dîner,
je n'ai pas voulu m'habiller. Le soir, j'ai préludé et chanté des
chansons vistuliennes. Je me suis réveillé ce matin à sept heures:
mon élève Gutmann est venu me demander de ne pas oublier sa
soirée d'aujourd'hui. Durand est venu aussi et on a apporté le
chocolat. Mon chocolat me vient de Bordeaux où on le fait exprès
pour moi, sans aucun arôme, dans une maison privée, chez une
cousine de mes charmantes élèves, qui me nourrit de ce chocolat. »
De Paris, 11 février 1848 :
<( ... J'ai eu la grippe comme tout le monde ici, et, si je vous écris
peu de chose aujourd'hui, c'est parce que ma pensée est occupée de
mon concert, qui doit avoir lieu le 16 de ce mois. Mes amis sont
venus un matin et m'ont dit que je devais donner un concert, que
je n'aurais à me tourmenter de rien, seulement m'asseoir et jouer.
Depuis huit jours, tous les billets sont pris, et tous sont à 20 francs.
Le public s'inscrit pour un second concert (auquel je ne pense pas).
La cour a désiré 40 billets : et pourtant, les journaux ont dit que
peut-être je donnerai un concert: et aussitôt, de Brest, de Nantes,
on a écrit à mon éditeur pour qu'on retienne des places. Un tel
empressement m'étonne; et je dois aujourd'hui me mettre à jouer,
ne fût-ce que par acquit de conscience, car je joue moins bien
qu'autrefois. Je jouerai (comme curiosité) le trio de Mozart avec
Franchomme et Allard. Il n'y aura ni programmes, ni billets gratis.
Le salon est confortablement arrangé et peut contenir 300 personnes.
Pleyel me plaisante toujours sur ma sottise: pour m'encourager à ce
concert, il fera orner de fleurs les escaliers. »
128 I) AUBKR A BERLIOZ
Nous voyons là, par quelques traits essentiels, le
caractère de l'homme : il est simple, très distingué,
modeste, éloigné de tout genre d'affectation, infiniment
séduisant : il a du génie, et il garde en écrivant le langage
d'un enfant. Voyons maintenant ce que pensèrent de ses
concerts les contemporains. Le premier concert de Chopin
à Paris, annoncé pour le 15 janvier 1832, eut lieu le
26 lévrier suivant, chez Pleyel. Le programme comprenait :
un Quintette de Beethoven, exécuté par Baillot, Vidal,
Urhan, Tilmant et Norblin ; un duo et deux airs, par
Mlles Toméoni et Isambert; un solo de hautbois, par Brod:
un Concerto « composé et exécuté par M. Chopin »; une
« Grande Polonaise, précédée d'une Introduction et d'une
Marche, composée pour six pianos, par M. Kalkbrenner,
et exécutée par MM. Kalkbrenner, Mendelssohn-Bar-
tholdy, Hiller. Osborne, Sawinski et Chopin »; enfin de
« Grandes variations brillantes sur un thème de Mozart,
composées et exécutées par M. F. Chopin. » {Revue musi-
cale du 7 janvier.) Au dernier moment, parmi les six pia-
nistes, Stamaty remplaça Mendelssohn. L'assistance, peu
nombreuse, était composée en majorité de Polonais.
(( Voici un jeune homme, écrivait Fétis dans la Revue musicale
du 3 mars, qui, s'abandonnant à ses impressions naturelles et ne
prenant point de modèle, a trouvé sinon un renouvellement complet
de la musique de piano, au moins une partie de ce qu'on cherche en
vain depuis longtemps, c'est-à-dire une abondance d'idées originales
dont le type ne se trouve nulle part. Ce n'est point à dire que
M. Chopin soit doué d'une organisation puissante comme celle de
Beethoven, ni qu'il y ait dans sa musique de ces fortes conceptions
qu'on remarque dans ce grand homme. Beethoven a fait de la
musique de piano, mais je parle ici de la musique des pianistes, et
c'est par comparaison avec celle-ci que je trouve, dans les inspira-
tions de M. Chopin, l'indication d'un renouvellement de formes qui
pourra exercer par la suite beaucoup d'influence sur cette partie de
l'art... Il y a de 1 âme dans ses chants, de la fantaisie dans ses traits
et de l'originalité dans tout. Trop de luxe dans les modulations, du
désordre dans l'enchaînement des phrases, de telle sorte qu'il semble
quelquefois entendre une improvisation plutôt que de la musique
écrite, tels sont les défauts qui se mêlent aux qualités que je viens
de signaler. Mais ces défauts appartiennent à l'âge de l'artiste; ils
disparaîtront quand l'expérience sera venue. Si la suite des travaux
de M. Chopin répond à son début, on ne peut douter qu'il ne se fasse
une réputation brillante et méritée. Comme exécutant, ce jeune artiste
FREDERIC CHOPIN ET LA SOCIETE DE SON TEMPS 129
mérite aussi des éloges. Son jeu est élégant, facile, gracieux, a du
brillant et de la netteté. Il tire peu de son de l'instrument, et
ressemble, sous ce rapport, à la plupart des pianistes allemands. »
— ■ « Je ne puis mieux définir Chopin, dit Legouvé dans ses Soixante
ans de souvenirs, qu'en disant que c'était une trinité charmante. Il y
avait entre sa personne, son jeu et ses ouvrages un tel accord, qu'on ne
peut pas plus les séparer, ce semble, que les divers traits d'un même
visage. Le son si particulier qu'il tirait du piano ressemblait au
regard qui partait de ses yeux; la délicatesse un peu maladive de sa
figure s'alliait à la poétique mélancolie de ses nocturnes; et le soin
et la recherche de sa toilette faisaient comprendre l'élégance toute
mondaine de certaines parties de ses œuvres; il me faisait l'effet
d'un fils naturel de Weber et d'une duchesse; ce que j'appelais
ses trois lui n'en formaient qu'un. »
— « Lui et Hiller ont considérablement perfectionné leurs moyens
techniques, écrivait Mendelssohn à sa mère en 1834. Chopin est
aujourd'hui le premier des pianistes. Son jeu nous ménage autant
de surprise que nous en trouvons sous l'archet de Paganini. Hiller
aussi est un virtuose plein de force et de grâce. Malheureusement
tous deux ont cette manie parisienne de passer pour des désespérés.
Ils exagèrent le sentiment : aussi la mesure et le rythme en souffrent^
ils. Mais, comme de mon coté je tombe dans Vexcès contraire, il en
résulte que nous nous complétons les uns les autres. Moi, fai tout
l'air d'un magister; eux ressemblent aux mirliflores et aux
incroyables. »
— (t Un petit cercle d'auditeurs choisis, chez lesquels il pouvait
croire à un désir réel de l'entendre, pouvait seul le déterminer à
s'approcher du piano. Que d'émotions alors il savait faire naître!
En quelles ardentes et mélancoliques rêveries il aimait à répandre
son âme! C'était vers minuit d'ordinaire qu'il se livrait avec le plus
d'abandon; quand les gros papillons du salon étaient partis,... quand
on était bien las de la prose, alors, obéissant à la pensée muette de
quelques beaux yeux intelligents, il devenait poète et chantait les
amours ossianiques des héros de ses rêves, leurs joies chevale-
resques et les douleurs de la patrie absente, sa chère Pologne
toujours prête à vaincre et toujours abattue. » (Journal des Débats,
27 octobre 1849.)
En avril 1848, cédant devant la Révolution, Chopin se
rendit en Angleterre. Il lut accueilli avec autant d'enthou-
siasme qu'à Paris. A Londres, il entra en relations avec
toute la société aristocratique, avec la cour, les plus
grands artistes de l'époque. 11 retrouvait presque partout
des admirateurs et d'anciens élèves. 11 donna surtout des
concerts dans des salons privés. Il écrit, le 19 août 1848 :
« J'ai limité le nombre des auditeurs à 200 chez lord Fal-
mouth et à 150 chez Mme Sartoris, ce qui m'a rapporté,
Combahieu. — Musique, III. 9
\[]0 D AUBER A RERLIOZ
tous trais déduits, le billet étant ;i une guinée (20 fr.)
300 guinées ». II eut « des soirées magnifiques », dont
trois furent particulièrement brillantes : la première, chez
la duchesse de Sutherland, où il fut présenté au vieux
Wellington, à la Reine, et où chantaient Mario, Lablache,
Tamburini. La seconde soirée eut lieu chez le marquis de
Douglas, fils de la duchesse de Hamilton qu'il avait connue
à Paris; la troisième, chez ladv Gainsborough, où il ren-
contra d'anciennes élèves de Paris : la fille de la duchesse
d'Aroyll, devenue dame d'honneur de la reine. M"e de
Flahaut, devenue la fille de lord Lansdowne, des hommes
de lettres comme Carlisle, Rogers, Dickens, Hogarth.
Mmo Grote, qu'il avait connue à Paris, lui fit faire la con-
naissance de Jenny Lind, la célèbre cantatrice suédoise.
« Une fois, écrit-il, elle nous a invités tous les deux seuls;
et de neuf heures à une heure du matin, nous n'avons pas
quitté le piano. » II esquisse le portrait suivant de la
grande artiste : « Il y a en elle quelque chose qui la
distingue des autres; on pourrait appeler cela : la corde
Scandinave. C'est une autre nature que celle du midi,
Mme Yiardot par exemple. Elle n'est pas jolie, mais aimable
chez elle, et, sur la scène, elle ne me plaît pas toujours;
mais, dans la Somnanbule, depuis le milieu du 2e acte,
elle est absolument belle sous tous, tous les rapports,
comme actrice et comme cantatrice. Je n'ai pas vu la
Malibran. mais je doute qu'elle saisisse ce rôle d'une
manière plus touchante. Dans d'autres rôles, M"e Lind est
moins bien; pour moi, ce qu'elle chante le mieux, ce sont
les chansons suédoises, comme Mme Viardot les chansons
espagnoles. » (Lettre du 19 août 1848.)
Chopin parle ainsi du richissime industriel Broadwood : « Pour
vous donner une idée de la politesse britannique, laissez-moi vous
raconter ceci : un matin, il vient me voir; j'étais fatigué, et je lui dis
que j'ai mal dormi. Le soir, en rentrant de chez la duchesse de
Sommerset, je trouve dans mon lit un nouveau matelas à ressorts et
des coussins; après de nombreuses questions, mon brave Daniel
(ainsi s'appelle mon domestique actuel) me dit que M. Broadwood a
envoyé le tout, et l'a prié de ne rien dire... Et voilà qu'en quittant
Londres, il y a dix jours, par le chemin de fer d'Edimbourg, j'ai
trouvé un individu qui s'est présenté à moi de la part de Broadwood
et m'a donné deux places au lieu d'une dans le coupé, la seconde
FREDERIC CHOPIN ET LA SOCIETE DE SON TEMPS 131
vis-à-vis de la première, afin que personne ne me dérangeât; de plus,
on -m'a donné comme compagnon, dans le même coupé, un ami de
Broadwood qui me connaissait aussi. »
En Ecosse, Chopin retrouva deux anciennes élèves de Paris, qui
le comblèrent d'attentions : Mme Erskine et Mlle Stirling. « Quelles
charmantes personnes, écrit-il. que mes Écossaises ! Je ne peux rien
désirer, que je ne le reçoive immédiatement. » Le 28 août, on
l'appelle à Manchester, pour un concert auquel prendront part les
chanteurs italiens de Londres : Alboni, etc.. Il parle ainsi de ce
concert à « ses très chers et très aimés » de Pologne : « On m'offre
pour cela 60 guiuées (1500 fr.), ce n'est pas à dédaigner, aussi ai-je
accepté, et dans huit jours je pars. Près de 250 milles anglais et
huit heures de chemin de fer! Là m'attendent de bonnes connais-
sances, des fabricants très riches chez lesquels se trouve Neukom,
le meilleur élève de Haydn, ancien maître de chapelle de l'empereur
du Brésil. Je trouverai aussi chez eux Mmp Rich, ma grande amie,
ainsi que Mmf's Erskine et Stirling. Après le concert, je reviendrai
vers Glasgow, et de là, chez lady Murray, puis à Stirling, et, tout
au commencement d'octobre, à Edimbourg où on veut que je joue...
J'ai comme toujours mon appartement à Paris, mais je ne sais
comment cela ira. Beaucoup de personnes veulent me retenir à
Londres, malgré le climat. Quant à moi, je voudrais autre chose,
mais je ne sais quoi. En octobre, je verrai et j'agirai suivant l'état
de ma santé et de ma bourse; c'est pour cela que 100 guinées de
plus dans la poche ne feront pas de mal. Si ce Londres au moins
n'était pas si noir, ni les gens si lourds! S'il n'y avait pas cette odeur
de charbon, ni ces brouillards! Je me mettrais même à apprendre
l'anglais. Mais les Anglais sont si différents des Français, auxquels
je me suis attaché comme aux miens propres! Ils pèsent tout à la
livre sterling et n'aiment l'art que parce que c'est du luxe; ce sont
d'excellentes gens, mais si originaux que je comprends qu'on puisse
soi-même devenir raide ici : on se change en machine. »>
Le 25 juin 1849, de Paris (4 mois avant sa mort), Chopin
écrivit à « ses chers aimés » une lettre infiniment touchante,
pleine de tendresse encore enjouée, mais sur laquelle on
sent passer une ombre sinistre. Après avoir connu toutes
les joies délicates du succès, il revient, avec une mentalité
d'enfant, à la vision la plus réconfortante, celle de la
famille absente qu'il voudrait très bourgeoisement groupée
autour de lui. Poignante comme les pages les plus pathé-
tiques de la vie de Berlioz ou de Beethoven est la lettre
suivante, où le sentiment garde une pureté angélique, et
où il semble que l'idée de la mort passe déjà, mais sans
rien assombrir, et en laissant au poète son regard encore
ingénu :
{ 32 D'AUBER A BERLIOZ
« Mes chers aimés, si vous le pouvez, arrivez! Je suis malade, et
aucun médecin ne m'aidera comme vous... Mère Louise et fille Louise,
apportez votre dé et vos aiguilles : je vous donnerai des mouchoirs
à marquer, des bas à tricoter, et vous passerez pendant quelques
mois votre temps à l'air frais avec votre vieux frère et oncle... La
femme doit toujours obéissance à son mari : c'est donc au mari que
je demande d'amener sa femme; je l'en prie de tout mon cœur, et,
s'il pèse bien la chose, il verra qu'il ne peut, ni à elle ni à moi.
faire un plus grand plaisir, ni rendre un plus grand service même
aux enfants, si on amène l'un d'eux (pour la petite fille, je n'en doute
pas)... Esculape ne s'est pas montré depuis dix jours, parce qu'il
s'est aperçu enfin qu'il y avait dans ma maladie quelque chose qui
dépassait sa science. . Le choléra diminue beaucoup; il a presque
disparu. Il fait un temps superbe: je suis assis au salon d'où j'admire
le panorama de tout Paris : les Tours, les Tuileries, les Chambres,
Saint-Germain-l'Auxerrois, Saint-Étienne-du-Mont, Notre-Dame, le
Panthéon... et, entre ces édifices et moi, rien que des jardins. Vous
verrez tout cela. »
Quatre mois après, le 17 octobre 1849, Chopin mourait
à trente-neuf ans, sans avoir revu les siens. Des légendes
diverses se formèrent bientôt sur ses derniers moments.
Elles sont un nouveau témoignage de la séduction exercée
par le génie; elles placent Chopin, avec une auréole de
poésie, parmi ces grands artistes — Pergolèse, Mozart.
Weber, Schubert, Bellini, Bizet... — dont la vie fut admi-
rable et si brève! Pendant longtemps, des mains pieuses
et inconnues entretinrent sur la tombe de Chopin de Irais
bouquets de violettes.
Entre la vie du poète-musicien et ses œuvres, il n'y eut
pas toujours un étroit rapport, quoi qu'en dise Legouvé.
Dès le début, à une époque où il était florissant de santé,
Chopin avait, en musique, la tendance à l'élégie rêveuse et
douloureuse qu'on a remarquée dans ses compositions ulté-
rieures. Mais il est certain que l'éloignement du pays natal
accentua cette tendance. En 1832, il écrivait à Wojcie-
chowski, son ami d'enfance :
« Ah! comme je voudrais t'avoir auprès de moi! Si tu savais
comme c'est triste de ne pouvoir soulager son âme! J'aime bien le
commerce des hommes; j'entre facilement en relations : aussi ai-je
de ces relations par-dessus les oreilles; mais il n'y a personne,
personne qui puisse me comprendre! Je me tourmente, je cherche
la solitude, je voudrais que, durant tout le jour, nul être ne me vît
FREDERIC CHOl'IN ET LA SOCIETE DE SON TEMl's
133
ou ne m'adressât la parole. Je déteste surtout entendre tinter ma
sonnette quand je t'écris. » (Lettre citée par Ed. Ganche.)
Il ne fut ni un « compositeur de salon » ni un « compo-
siteur au talent maladif », comme on l'a dit, mais, un
poète du piano et de la pensée musicale, un poète d'imagi-
nation fougueuse et chaste, de sentiment intense et profon-
dément national, très divers de style, qualités qui (avec la
liberté de l'écriture) permettraient de définir assez exac-
tement une forme du romantisme musical. Il travaillait
assez lentement, comme l'atteste une lettre citée plus
haut. Son œuvre se compose de 74 numéros; Mozart et
Schubert, qui ont vécu moins longtemps, furent autrement
féconds! Mais un petit nombre de pages, d'un modernisme
parfois étonnant, suffirait à le classer parmi les grands
maîtres. Cet art a des aspects multiples comme l'âme d'ar-
tiste inspiré qu'il exprime : c'est tour à tour X agitato de
belle allure romantique et le déchaînement pathétique de
la volonté (Étude n° 12, op. 10, Scherzo op. 31, Impromptu
op. 29, finale de la Marche funèbre, Polonaise op. 26), la
rêverie sentimentale et profonde où l'âme s'abandonne
(Nocturnes), la poésie (Ballades) où la pensée s'apaise pour
suivre un récit merveilleux, l'aspiration passionnée, drama-
tique, vers un état de triomphe et de grandeur souveraine
(Prélude 23, op. 28, les deux Sonates héroïques), ou bien
encore, à l'opposé, une grâce nerveuse, inquiète, mélanco-
lique, parfois délicate et mièvre jusqu'à la morbidesse :
A
^^^^^Œ
*■ — ~^te«ffe*iyi
&^-^m
•J Vu -
134 DAUBER A BERLIOZ
Dans cette pièce, qui a pour début une jolie miniature
d'accords émis par la main gauche, la mélodie brise sa
ligne, fait la moue, s'amuse en coquetteries boudeuses et
comme ennuyées; peu importe le sentiment réel qu'elle
exprime : c'est un exemple typique de la liberté du compo-
siteur, affranchi des modèles traditionnels; et pour trouver
quelque chose d'analogue (en ce qui concerne l'indépen-
dance générale de style), nous irions volontiers jusqu'à
certaines compositions précieuses du xxe siècle. Le moder-
nisme de Chopin ne tient pas seulement à la nature des
sentiments traduits par le poète musicien, mais à la con-
struction originale de ses thèmes mélodiques, à ses rythmes,
;i son chromatisme, à ses modulations incessantes et hardies,
à ses licences qui contrariaient l'honnête Moscheles. Un
classique pur souligne des formules comme celle-ci (21e Ma-
zurka) :
lvaX ifr&jfejfr fus i
où l'on voit des septièmes et des quintes se suivre par mou-
vements semblables et degrés conjoints; mais ce sont les
moindres hardiesses du compositeur. Il y a des œuvres de
Chopin qui ont vieilli; certainement trop pianistique et
d'allure un peu commune est la valse en la bémol qui semble
débuter par un ta-ra-ta-ta de buccin à pistons suivi (mes. 3
et 4) d'accords évoquant l'idée d'un bruit de cimbales, et
aboutissant, après des paraphes d'accords de septième
arpégés, au dolce et à Y amoroso d'un « motif de valse » tout
en sixtes; après quoi viennent des gambades sur les touches
d'ivoire. Les Nocturnes ne sont pas toujours exempts d'une
certaine banalité; dans le n° 2 de l'op. 15, on regrette une
dépense excessive de petites notes qui semblent être des
ornements de surcharge. Il faut voir là, sans doute, la
marque du temps, une influence du goût qui régnait sous la
monarchie de Juillet. Très supérieures sont les compositions
où Chopin s'est inspiré des mélodies et des rythmes de son
pays natal : les Polonaises et les Mazurkas (ou Mazoures).
Il suffit d'en entendre jouer quelques mesures, de façon
FREDERIC CHOPIN ET LA SOCIETE DE SON TEMPS 135
simple et pénétrante, par un autre grand artiste, M. Pa-
derewski, pour en sentir l'étonnante puissance évocatrice.
Liszt parle de la polonaise en termes qui sont un excellent
commentaire des pièces de Chopin : « Cette danse était destinée à
faire surtout remarquer les hommes, à mettre en évidence et à faire
admirer leur beauté, leur bel air, leur contenance martiale et cour-
toise (ces deux épithètes ne définissent-elles pas le caractère polo-
nais?....). Ceux qui n'ont jamais revêtu le kontusz d'autrefois (sorte
de caftan occidental, puisque c'est la robe des Orientaux modifiée
par les habitudes d'une vie active peu soumise aux résignations
fatalistes ; sorte de férédgi, souvent aussi garni de fourrures, qui
obligeait à un geste fréquent, susceptible de grâce et de coquetterie,
par lequel on rejetait les manches en arrière), ceux-là pourraient
difficilement saisir la tenue, les lentes inclinaisons, les redressements
subits, les finesses de pantomime muette, usités par les aïeux pendant
qu'ils défilaient dans une polonaise comme à une parade militaire,
ne laissant pas leurs doigts oisifs, mais les occupant à jouer, soit
avec leurs longues moustaches, soit avec le pommeau de leur sabre.
L'un et l'autre faisaient partie intégrante de leur costume, et
formaient un objet de vanité pour tous les âges également. Les
diamants et les saphirs étincelaient souvent sur l'arme suspendue
au-dessous des ceintures de cachemire ou de soie brodée d'or
et d'argent... Le luxe des étoffes, des bijoux, des couleurs vives,
était poussé aussi loin chez les hommes que chez les femmes. »
(Fr. Liszt, Chopin, p. 24-5.) — Les mazoures ont un caractère plus
féminin. <c Pour comprendre combien ce cadre était approprié aux
teintes de sentiments que Chopin a su y rendre avec une touche si
irisée, il faut avoir vu danser la mazoure en Pologne ; ce n'est que là
qu'on peut saisir ce que cette danse renferme de fier, de tendre, de
provocant. L'homme choisi par sa danseuse s'en empare comme
d'une conquête dont il s'enorgueillit, et la fait admirer à ses rivaux
avant de l'enlever dans une étreinte tourbillonnante et voluptueuse...
Il est peu de plus ravissants spectacles que celui d'un bal dans ce
pays quand, la mazoure une fois commencée, l'attention de la salle
entière, au lieu d'être offusquée par une multitude de personnes
s'entrechoquant en sens divers, ne s'attache que sur un seul couple,
d'égale beauté, s'élançant dans l'espace vide. Le cavalier accentue
ses pas comme un défi, quitte un instant "sa danseuse, comme pour
mieux la contempler, la rejoint avec un empressement passionné,
ou bien tourne sur lui-même, comme fou de joie et pris de vertige. »
[Id., ibid., p. 50.) — Le commentaire de Liszt est instructif; mais
n'oublions pas que, malgré l'attrait de pareils sujets, un des carac-
tères originaux de la musique de Chopin est de rester étrangère à
toute tendance voluptueuse; elle est chaste, comme était le regard
et le cœur du poète-musicien.
Le mérite original de Chopin est de s'être inspiré de ces
coutumes polonaises et de cet esprit national; c'est d'avoir
136 DAUBER A BERLIOZ
utilisé, dans des œuvres de poète, les rythmes et les airs
populaires de la Pologne pour les introduire, non (comme
Weber) dans des opéras destinés à la foule, mais dans
une musique applaudie par un public essentiellement mon-
dain : l'aristocratie de Paris et de Londres.
Il y a trois sonates de Chopin pour piano. Dans la
première (op. 4. en ut mineur), peu importante, on peut
signaler un larghetto con molto espressione, en la bémol
majeur, qui est à 5 temps. Le premier Allegro manque de
variété dans les idées et, comme le Menuet qui suit, de
caractère; le Finale affecte trop souvent la forme un peu
sèche de l'Etude. — Les deux autres Sonates sont de belles
et magistrales compositions d'une poésie toute romantique,
témoignant d'une grande indépendance de pensée. Les
deux premiers mouvements seuls sont construits dans la
forme sonate. A vrai dire, malgré la coupe de l'Allégro
initial en deux parties, l'énoncé de la seconde idée au ton
parallèle, le plan tonal, l'adoption de quatre mouvements,
Chopin ne saurait être considéré comme s'étant rendu
maître de cette forme spéciale de la grande composition.
Pas plus que Schumann, il ne parait avoir adapté à son
génie propre l'art technique du développement; et la nature
même des motifs qu'il emploie explique parfois certaines
lacunes de ses œuvres. Sauf celle réserve, qui n'a guère
d'importance qu'à un point de vue tout scolasliquc, ces
deux poèmes musicaux sont admirables par la noblesse et
la fougue du style, par la passion qui anime et soutient
tout le discours en lui donnant une allure très dramatique,
par la puissance et la netteté de la pensée personnelle.
L'inspiration y est continue. La sonate qui porte le numéro
d'opus 35 débute par quatre mesures de « grave » rappelant
la sonate de Beethoven à l'archiduc Rodolphe (op. 111) et
suivies d'un pathétique agitato aboutissant à une admirable
phrase qui rappelle encore le sentiment profond de Beetho-
ven ; avec son rythme haletant et ce très beau contraste,
cette pièce, toute d'âme et d'inspiration, est un des chefs-
d'omvre de la poésie romantique. Le Scherzo n'a pas la
coutumière allure du badinage, mais la même puissance et
le même genre d'expression que la première partie. La
Marche funèbre, tenant lieu d'adagio, est terminée par un
FREDERIC CHOPIN ET LA SOCIETE DE SON TEMPS 137
presto, image de douleur éperdue et d'une inspiration
sublime (triolets à l'unisson pour les deux mains), qui est
une conception de génie, unique et sans analogue dans
toute la littérature du piano. — La sonate en si mineur
(op. 58) a dans son Allegro maestoso l'allure volontaire
et la flamme des derniers ouvrages beethoveniens ; le
Scherzo vivace est moins un jeu qu'une originale lantaisie
pleine de sentiment. Le thème du Largo est sans doute
d'un sentiment sincère et profond, mais appartient peut-
être à la catégorie des phrases dont l'éloquence a un peu
vieilli... Dans le finale reparaissent une fougue et un
génie qui permettent de placer Chopin, au moins un
instant, au même rang que Beethoven. La sonate pour
piano et violoncelle (op. 65) est loin d'avoir la même
valeur. On en peut signaler le Scherzo, écrit dans le style
d'une mazurka. Les Mélodies sont des opuscules de second
ordre.
Chopin n'a su écrire que pour le piano ; mais dans
toutes ses œuvres, et jusque dans ses admirahles Etudes,
il a répandu une indéfinissable poésie à laquelle beaucoup
de symphonies pour grand orchestre n'atteignent pas.
C'est un des rares musiciens du xixe siècle qui, comme
Liszt, comme Gounod et Massenet, ont eu une action pro-
fonde sur leurs contemporains, en dehors des spécialistes
de l'exécution et de la composition, et en particulier sur
les femmes. On se tromperait si on voyait en lui un vir-
tuose incomparable; plus d'un, après lui, eut des doigts
beaucoup plus agiles; mais c'était un poète : il jouait des
compositions très personnelles où il mettait la puissance
de sentiment, les rêves, l'inquiétude, la nervosité de l'esprit
moderne; avec le piano seul, et dans une langue qui n'est
qu'à lui. d'une sincérité passionnée,-, toujours noble et sans
la moindre trace d'ironie, sans la moindre recherche de
sensualisme, il révélait à des âmes charmées le magique
pouvoir de la musique. Bien qu'il y eût dans son roman-
tisme un peu d'entraînement pianistique, son œuvre avait
la marque authentique du génie. Avec cela, il était beau,
jeune, d'une physionomie à la fois ardente et noble, d'une
distinction parfaite; sa fragile santé ne nuisait pas à la
sympathie qu il inspirait; et il représentait un malheureux
138 DAUBER A BERLIOZ
pays très aimé de la France. Sa musique est un précieux
document ethnique, en même temps qu'une image de l'âme
moderne, un témoignage de la puissance et des plus
nobles inspirations de l'esprit humain. Son influence sur
les compositeurs (sans parler de celle qu'il a exercée sur
des pianistes qui ne l'ont pas toujours compris) a été
considérable. Elle tient surtout à une science instinctive
de l'harmonie et de la modulation, qui a renouvelé le lan-
gage de l'art. M. Saint-Saëns a dit de Liszt qu'il avait
enrichi la langue musicale comme V. Hugo la langue litté-
raire; cet éloge nous parait s'appliquer aussi bien à Chopin.
Des confrères entreprenants reléguèrent parfois Chopin
au second rang; Field, Thalberg et Liszt lui furent bien
souvent comparés. John Field, qui était né à Dublin
en 1782, vint à Paris en 1832 et y donna des concerts
retentissants. Comme homme, c'était tout le contraire de
Chopin. Marmontel, lorsqu'il lui rendit visite, trouva « un
homme grossier, épais, fumant sans répit, entouré de
chopes et de bouteilles de toutes provenances ». Comme
compositeur, il ne compte plus par ses 7 Concertos, ses
4 Sonates, ses Variations, ses Rondos, etc., mais seulement
par ses Nocturnes qui eurent le mérite de servir de modèle
à Chopin, au moins comme genre de composition. Il était
élève de Clementi et connut la grande renommée. Dans
la Revue musicale du 9 décembre 1832, Fétis l'appréciait
ainsi : « Quiconque n'a point entendu ce grand pianiste
ne peut se faire une idée du mécanisme admirable de ses
doigts, mécanisme tel que les plus grandes difficultés
semblent être des choses fort simples, et que sa main n'a
point l'air de se mouvoir. Il n'est d'ailleurs pas moins
étonnant dans l'art d'attaquer la note et de varier à l'infini
les diverses nuances de force, de douceur et d'accent. Un
enthousiasme impossible à décrire, un véritable délire s'est
manifesté dans le public à l'audition de ce concerto plein
de charme, rendu avec une perfection de fini, de précision,
de netteté et d'expression qu'il serait impossible de sur-
passer et que bien peu de pianistes pourraient égaler. » Le
même Fétis parle ainsi d'un autre concerto joué par Field
le 3 février 1833 : « Il est diffus, peu riche en motifs
heureux, peu digne en un mot de la renommée de son
FREDERIC CHOPIN ET LA SOCIÉTÉ DE SON TEMPS 139
auteur; mais la délicieuse exécution de M. Field nous a
très heureusement servi de compensation. » Après avoir
été gravement malade, à Naples, et après avoir mené une
vie fort irrégulière qui ruinait sa santé, il alla en Russie,
et mourut à Moscou (11 janvier 1837).
Sigismond Thalberg (né en 1812 à Genève, fils naturel
du prince Moritz Dietri'ehstein et de la baronne de
Wetzlar, mort à Naples en 1871) avait fait son éducation
musicale à Vienne, .sous la direction de Simon Sechter
(un disciple de Rameau pour la conception de l'harmonie),
de Hummel, et, — en ce qui concerne le piano, — d'un
« premier basson de l'Opéra Viennois » dont il n'a pas
donné le nom. Il vint à Paris en 1835. Chopin parle ainsi
de lui : « Thalberg joue excellemment, mais ce n'est pas
mon homme. Il est plus jeune que moi, plaît aux dames,
exécute des pots-pourris sur La Muette, joue les forte et
les piano avec la pédale mais pas avec la main, fait les
dixièmes aussi aisément que je fais les octaves, et porte
des boutons de chemise en diamants » (lettre citée par
Ed. Ganche). Voici comment un excellent juge caractérise
cet autre prince du piano :
« De 1835 à 1839, Thalberg a parcouru l'Europe en donnant partout
des concerts où il émerveillait les artistes par ses qualités spéciales,
les ressources exceptionnelles de sa virtuosité, révolutionnant l'école
du piano par l'extension toute nouvelle donnée à la sonorité, et la
belle manière de chanter. A cette époque, la difficulté vaincue et les
traits de bravoure étaient le summum de Fart; la grande école de
Clementi, de Cramer, de Kalkbrenner avait encore ses adeptes
fervents, mais les virtuoses, las des mêmes formes, cherchaient des
voies nouvelles, hors de la sonate et des thèmes variés. Thalberg
vint leur apporter un secours puissant. C'est dans les salons de
Zimmermann que je l'entendis à ses débuts à Paris en 1835. Zimmer-
mann se faisait un point d'honneur d'être le premier à produire
devant sa nombreuse et brillante clientèle les grands artistes étran-
gers de passage à Paris; il aimait à se dire le parrain de toutes les
célébrités qui venaient demander au public parisien la consécration
de leur renommée. Ce soir-là, Mme Viardot, Duprez et de Bériot
complétaient le tournoi musical. Thalberg eut un succès prodigieux;
on s'étouffait pour le voir et l'entendre, tant ses effets nouveaux
paraissaient alors merveilleux; tous les pianistes présents voulurent
se rendre compte de visu des procédés employés par le jeune
maître.
« La célèbre fantaisie de Moïse causa une stupéfaction profonde. On
140 DAUBER A BKilLlOZ
cherchait curieusement à deviner le secret de cette sonorité puissante.
La belle et large mélodie, s'accusant à chaque strophe avec plus de
force, paraissait une impossibilité sous ce torrent d'arpèges parcou-
rant le clavier dans toute son étendue. L'enthousiasme était à son
comble... Je me rappelle encore l'effet d'étonnement qui se produisit
plus tard à l'audition, au Théâtre Italien, de l'étude en la mineur où
le chant en notes répétées était divisé aux deux mains. »
(Marmontel, Silhouettes et Médaillons,
Les pianistes célèbres, 1878.)
Incomparablement intérieur à Chopin comme composi-
teur, Thalberg semble l'avoir surpassé comme exécutant.
Aux habitudes de l'école de Clémenti, de Cramer et de
Kalkbrenner, qui attachait une importance capitale à l'agi-
lité des doigts et aux traits de bravoure, il substitua, dans
ses fantaisies et ses transcriptions, une pratique nouvelle :
ayant un chant a mettre en valeur et à orner, il le plaçait
dans le médium de l'instrument en confiant alternative-
ment aux deux mains le soin de marquer les notes carac-
téristiques de la mélodie, et de l'entourer d'arpèges rapides.
Cette conception, qui étendait brillamment la sonorité du
piano, fit école. Herz, Chopin, Kalkbrenner, Heller, modi-
fièrent peu leur façon d'écrire; mais Prudent, Kontski,
Goria, Dœhler, Félix Godefroid devinrent les propaga-
teurs du nouvel usage. Thalberg fit une tournée au Brésil
en 1855; dans l'Amérique du Nord en 1856. En 1862, il
revint se faire entendre à Paris : « C'était toujours, dit
Marmontel, la même exécution idéale : sonorité onctueuse
dans le chant, limpidité transparente dans les traits,
ampleur, puissance, délicatesse. Il manquait pourtant ï\
toutes ces perfections un peu d'imprévu, l'animation, la
passion communicative. En écoutant ce grand virtuose, si
beau modèle à prendre, on se trouvait sous le coup d une
admiration véritable; mais le cœur ne battait pas comme à
l'audition de Chopin ou de Liszt. »
En 1836 et en 1837, sur l'initiative de la comtesse
d'Agoult, Thalberg soutint avec honneur une sorte de
mise au concours avec Liszt. Fétis attribuait la supériorité
au premier; Berlioz préférait le second.
Liszt doit nous arrêter plus longtemps.
FRÉDÉRIC CHOPIN ET LA SOCIETE DE SON TEMPS 141
Bibliographie.
Edition des Œuvres de Chopin en 3 vol. par Ignaz Friedman (Leipzig,
Breitkopf, 1912).
Ed. GaNCHE : La vie de F. Chopin dans son œuvre : sa liaison avec
G. Sand (Paris, Société des auteurs éditeurs. 1904, in-16, 54 p.) et Frédéric
Chopin, sa vie et ses œuvres, ISIO-ISU'J, avec préface de C. Saint-Saëns,
Paris, 1913, au Mercure de France, 1 vol., 454 p. (très complet). — RÉMY DE
GoURMONT : Promenades littéraires, 2e série, Paris, 1906. — J. CuTHBERT
Hadden : Chopin (Londres, 1903, in-16, xil-248 p.). — HadOW : Studies in
modem music (Londres, in-16). — Elbert HuBBARD : Little Journeys to the
Homes of great musicians (N. Y., 1903, in-16). — James Haneker : Chopin,
the man and his music (Londres, 1901, in-16, VIII-415 p.). — G. C. A.SHTON
JûNSON : A Handbook to Chopin's works (Londres, 1901, in-16, LV-200 p.). —
J. Kleczinski : Chopin 's grôssere Werke (Prœludien, Balladen, Nocturnes,
Polonaisen, Mazurkas), wie sie verstanden werden sollen (Leipzig, Breitkopf,
1898 in-16). — Du même : Frédéric Chopin, De V interprétation de ses
œuvres, (précédé .de lettres de la princesse Marcelline Czartoryska, de
Mma Camille Dubois et de Georges Mathias), Paris, 1906, in-12, XII-95 p. —
I.-J. PADEREWSKI : A la mémoire de Frédéric Chopin... (Paris, Agence
polonaise de presse, 1911, gr. in-8°, 14 p. avec portraits). — Elie Poirée :
Chopin... biographie critique (Paris, Laurens, 1907, 126 p.). — Karlowicz :
Souvenirs inédits de Fr. Chopin, lettres, mélanges, etc.. (Revue musicale,
1903). — IppoliTO Valetta : Chopin, la vita, le opère (Turin, Bocca, 1910,
in-16, 444 p.).
A. SowiNSKl : Les Musiciens polonais, Paris, 1857. — Sur les danses
polonaises : Die polnische Tànze, dans le Sammelb. der I. M. G.. 688 et
suiv., et ibid., XII (juillct-sept. 1911), un article de Tobias Norlind donne
une liste de tous les Recueils contenant des danses polonaises publiés de
1585 à 1621. — Contribution à l'histoire de la polonaise (Congrès d'hist.
tnusieale tenu à Paris en 1900, Fischbacher, p. 217).
Sur Field, Thalberg, etc. : Fr. Liszt, Gesammette Schriften, t. IV; John
Field und seine Nottiïrnos (1859). — Ant. Fr. Marmontel : Les pianistes
célèbres (1878); Symphonistes et virtuoses (1881); Virtuoses contemporains
(1882). — WlLLELM VON Lenz : Die grossen Piano fortevirtuosen unscrer Zeit
aus pcrsonlicher Bekanntschaft (Berlin, 1872).
CHAPITRE VI
LISZT
En quoi Liszt diffère de Chopin. — La vie d'un pianiste-conquérant;
sa puissance irrésistible. — Caractères des concerts donnés par Liszt;
jugements des contemporains. — L'influence d'une princesse ; Liszt à
Weimar. — Une conversion qui ne renie rien du passé. — Valeur générale
de l'œuvre de Liszt.
La orande qualité d'un artiste, la seule peut-être qu'on
ait le droit d'exiger de lui, avec ce minimum de conve-
nances diverses qu'impose le bon sens, c'est la personna-
lité. Elle suppose, avec la puissance technique, un esprit
original, une foi constante dans la valeur d'un certain
idéal, et un relief saisissant du caractère. S'il en est ainsi,
Liszt fut un type d'artiste extraordinaire et magnifique.
En parlant de lui, on est dominé par le souvenir du
pianiste et de sa bravoure olympienne. Au témoignage
de ceux qui l'ont entendu, il était incomparable; « la
difficulté, a écrit M. C. Saint-Saëns, n'existait pas pour
lui ». Il abusa un peu, dans ses compositions, de cette
supériorité; il y eut, dans sa manière, un goût souvent
indiscipliné et un peu vain pour l'étalage fastueux des
ressources d'exécution : mais il fut autre chose qu'un
virtuose, et eut, comme compositeur, un rôle historique.
Nul n'avait une âme plus ouverte, plus avide de tout
comprendre pour faire rayonner autour de soi, comme la
lumière venant de traverser un prisme, l'éblouissante et
irrésistible séduction du beau. Un instinct généreux le
portait à rechercher la grandeur dans ses propres ouvrages
et aussi à l'aimer avec passion partout où il la rencontrait.
Continuateur brillant de la symphonie à programme, il
LISZT 143
comprit, le premier, et soutint le génie de 11. Wagner; le
premier aussi, il admira et révéla aux Allemands la
nouvelle école russe. Dès son jeune âge, il se fit de la
célébrité, comme dit R. Wagner, « un jeu d'enfant ». Des
enthousiasmes peu communs l'ont placé dans la galerie des
Héros. Malgré des inégalités et des faiblesses qui ne
furent pas toutes d'ordre musical, il est digne de figurer
parmi les héros, avec une très belle attitude chevaleresque
imposant le respect.
Chopin n'aimait pas donner des concerts; il disait à un
pianiste au jeu énergique : « Je me sens intimidé par le
public, asphyxié par les haleines, paralysé par ces regards
curieux, muet devant ces visages étrangers ; mais vous,
vous y êtes destiné, car, quand vous ne gagnez pas le
public, vous avez de quoi l'assommer. » Tout autre était
Liszt; il aimait à agir sur les masses et voulait être inspiré
par une atmosphère d'enthousiasme. Il faudrait se le
représenter comme un triomphateur traînant une multi-
tude enchaînée à son char. Après avoir cité le témoignage
que nous venons de reproduire (Chopin, p. 73), il écrit :
« Il est à regretter que les indubitables avantages qui
résultent pour l'artiste à ne cultiver qu'un public de
choix se trouvent ainsi diminués par la parcimonieuse
expression de ces sympathies. Le glacé qui recouvre la
grâce de ces approbations comme les fruits de ses desserts,
et l'imperturbable calme qui préside à l'expression de ses
plus chaleureux enthousiasmes ne sauraient lui suffire. Le
poète, arraché à son inspiration solitaire, ne peut la
retrouver que dans l'intérêt plus qu'attentif, vivant et animé,
de son auditoire. Il ne parviendra jamais à la puiser dans
les froids regards d'un aréopage assemblé pour le juger.
Il lui faut sentir qu'il ébranle, qu'il émeut ceux qui
l'écoutent; que ses sentiments trouvent en eux l'accord
des mêmes instincts; qu'il les entraine enfin à sa suite,
dans sa migration vers l'infini, comme le chef des troupes
ailées, lorsqu'il donne le signal du départ, est suivi par
tous les siens vers de plus beaux rivages » (ibid., p. 76).
Il s'est comparé lui-même au grand acteur Dawison en
ajoutant : « Il y a de l'affinité entre sa virtuosité et la
mienne ; il crée en reproduisant. » (Lettres à une amie
144 DAUBER A BERLIOZ
publiées par la Mara. p. 58.) Il serait difficile de montrer
plus naïvement le goût de la mise en scène, de la repré-
sentation, et de la domination. Liszt recherchait les témoi-
gnages les plus flatteurs pour un orgueil qui n'était que la
conscience du génie : ceux des grands seigneurs et des
souverains. Il parle toujours d'eux, dans sa correspondance,
en homme qui a presque la superstition des titres officiels,
différent en cela de Mozart dont il cite le trait suivant.
Comme on représentait La Clémence de Titus. S. M. le Roi
quitta le théâtre après le premier acte. Le directeur, tout
effaré, vient annoncer au compositeur cette désastreuse nou-
velle : « C'est bien, dit Mozart; comme cela, nous aurons
un âne de moins dans la salle » (ibid.. p. 79). La passion
de la gloire n'était chez Liszt que la forme d'une irrésistible
passion pour l'art et pour ses enchantements : un mal
sacré. « Sur toutes les questions qui tiennent aux intérêts
et aux calculs de ce monde, je suis d'un indifférentisme
absolu, — et, à cet égard, le mot de la princesse Bcljiosa,
vous vivez comme si vous étiez immortel, est parfaitement
juste » (ibid., p. 58). Malgré ce goût pour les succès reten-
tissants, et par suite d'un déplacement ou d'un élargisse-
ment de sa fierté. Liszt cessa de donner des concerts en
1847. Lorsqu'en 185(5 on lui proposa de se faire entendre
à un concert de la Cour, il se redressa, trouvant déplacé
qu'on lui proposât de reprendre un « métier » de pianiste
auquel il avait renoncé (ibid., p. 107).
Il naquit le 22 octobre 1811 à Raiding, en Hongrie, et
eut pour premier maître son père Adam Liszt, pianiste
distingué qui aimait la musique avec passion, puis, de
1821 à 1823, Czerny et Salieri (ce dernier pour l'harmonie
et la composition). Dès 1823, il donna deux concerts, i\
Vienne; on raconte qu'au second Beethoven parut sur l'es-
trade et embrassa l'enfant prodige (?). A l'automne de 1823,
Liszt se rendit à Paris avec son père et voulut entrer au
Conservatoire ; il dut céder devant le règlement, opposé
par le directeur Chcrubini, qui en interdisait l'entrée aux
étrangers. II acheva de se former tout seul, et continua ses
études de composition avec Paër, puis avec Reicha. Après
avoir joué chez la duchesse de Berry, chez le duc
d'Orléans, il donna un concert, le 8 mars 1824, dans la
LISZT 14
salle de l'Opéra italien, où il fut acclamé, et, quelques jours
plus tard, au Concert spirituel. Il fit une telle sensation,
que l'Opéra lui commanda (il avait alors douze ans et
demi!) la musique d'un livret en un acte : Don Sanche ou
le Château d'amour, qui fut joué 3 fois (1825) et eut un
succès d'estime.
Liszt émerveilla les Parisiens pendant ce premier séjour à Paris.
Partout où l'on faisait de la musique, — aux Italiens, à l'Opéra, à
l'Opéra-Comique, au Conservatoire, aux Enfants d'Apollon, à la
salle Érard, — jusqu'à son départ pour Londres, en avril, on
l'applaudit, tantôt dans un concerto de Hummel ou de Field, tantôt
pour ses improvisations, pour des variations sur des thèmes popu-
laires comme : Il pleut, bergère, ou : Au clair de la lune. Le 15 janvier,
Le Corsaire faisait, le premier, mention de lui : « Un enfant réelle-
ment extraordinaire, le jeune Liszt, à peine âgé de onze ans (sic, on
sait que son père l'avait rajeuni de deux ans, comme avait fait le
père de Beethoven), s'est fait entendre dimanche dernier [11 janvier]
à la Société académique des Enfants d'Apollon. Ce pianiste imberbe
a étonné les artistes les plus habiles par son exécution vigoureuse
et par l'originalité et la grâce de son improvisation. Il a sur-le-champ
et d'une voix unanime été proclamé membre honoraire de cette
société qui compte ou a compté dans son sein les musiciens les plus
célèbres de l'Europe. Si cet enfant merveilleux donnait des concerts
publics, il ferait certainement courir tout Paris. On a remarqué que
le jeune Liszt, élève de son père, a quelques traits de notre immortel
Grétry, et qu'il réalise l'histoire qu'on avait pu jusqu'à présent
regarder comme fabuleuse, du jeune Mozart, étonnant dans un âge à
peu près aussi tendre. » Cf. Maurice Decourcelles, La Soc. acad. des
Enfants d'Apollon, p. 137, extrait du discours de Belle à la séance
du 27 mai 1824 : « ... Les traits du jeune Listz (sic) s'animent, le feu
du génie pétille dans ses yeux, ses doigts s'agitent malgré lui, il se
précipite vers le piano, s'empare d'un motif du trio qu'on venait
d'exécuter, le varie et semble lui prêter un nouveau charme. En un
moment, on voit se renouveler en lui le miracle que la nature avait
opéré dans Moiart. Chaque auditeur stupéfait se croit transporté par
un songe dans le séjour habité par le dieu de l'harmonie... » L'année
suivante, le jeudi 14 avril, dans la salle du Conservatoire, Liszt
exécutait, à la même Société, un « air varié, op. 14, pour le piano, et
improvisations », de Czerny (id., ibid., p. 60).
Le 17 janvier 1824, « cet enfant à peine âgé de onze ans et que l'on
peut déjà placer à côté des grands maîtres », excitait, aux côtés de
Baillot, chez Mme Cresp-Bayreylter, « le plus vif enthousiasme dans
une improvisation où il a déployé une force de génie et d'exécution
difficile à concevoir » (Le Corsaire, 21 janvier). Son premier concert
public fut donné le dimanche 7 mars au Théâtre Italien (salle Lou-
vois), avec le concours de MmG Pasta qui chanta ensuite dans la Nina
Combaïueu. — Musique, J L 1 . 10
140 D AUBER A BERLIOZ
de Paisiello, » A soixante ans de distance, dit Le Moniteur, dans un
long compte rendu enthousiaste, le prodige de Mozart s'est repro-
duit dans le jeune Liszt. » 11 joua un Concerto de Hummel. « Il
s'est présenté de la meilleure grâce, continue Le Moniteur, sans
embarras et sans manières, sans prétention et sans timidité. Il avait
à compter quarante ou cinquante mesures d'introduction réservées à
l'orchestre. Sans les compter, il suivait avec un sentiment visible la
marche et le développement du morceau, souriait, en les saluant d'un
air satisfait, à des personnes qu'il reconnaissait dans les loges; avec
un léger et gracieux mouvement de tête, il a demandé à M. Grasset
un peu d'accélération, et, sa rentrée arrivée, on l'a vu plein de force,
de sécurité, avec cet à-plomb qui semble n'être le partage que de
l'expérience, s'emparer du concerto de Hummel, et prendre en
quelque sorte possession de son instrument : l'enfant et l'élève
avaient disparu: le maître s'était à l'instant fait reconnaître et des
symphonistes et des auditeurs... Le moment de l'improvisation est
arrivé, et l'intérêt était plus que doublé. Liszt a un moment préludé;
puis, saisissant pour son début une idée qu'il a développée et suivie
avec art, il l'a prise pour transition à la première mesure de l'air de
Figaro : Non più audrai. Une fois saisi, ce motif n'a plus abandonné
l'improvisateur; il se retrouvait tantôt dans les tournures d'une
basse foudroyante, tantôt dans les exquises délicatesses des notes
élevées; s'offrant, disparaissant tour à tour, et constamment soutenu
par une harmonie riche, vraie, imitative, mais cependant portant
avec elle, soit par ses beautés, soit par sa profusion, le cachet et la
preuve de l'improvisation... Nous ne parlerons pas des applaudisse-
ments qui ont suivi ce morceau; ils tenaient comme la variation elle-
même de l'enthousiasme musical, et on sait quelle est son expres-
sion! » [Moniteur du jeudi 12 mars 1824, col. 286.) Le jeune Liszt
avait paru trois fois en celte soirée : dans le Concerto en si mineur
de Hummel, dans le Thème varié à grand orchestre de Czerny, et
enfin dans des « improvisations sur le piano ». Il joua ensuite, le
28 mars, dans un concert au bénéfice de Barilli. « Il parut et une
triple salve d'applaudissements se fit entendre. Il improvisa sur le
piano, l'air : Au clair de la lune. Peut-être aurait-on désiré moins de
savoir et plus de mélodie; mais enfin l'enthousiasme est au comble
et les applaudissements redoublent. » [Le Corsaire, 30 mars 1824).
« Son talent est prodigieux dans l'improvisation comme dans l'exé-
cution de la musique écrite, constatait Castil-Blaze [XXX, des
Débats). Son style ferme et grandiose est d'une franchise qu'on ne
saurait trop admirer: il rappelle les merveilles de l'enfance de
Mozart. Liszt doit être jugé comme un homme; il n'a pas besoin des
concessions que l'on fait ordinairement aux compositeurs et même
aux pianistes de son âge! » [Journal des Débats, mardi 23 mars 1824.)
A l'Opéra enfin, au premier concert spirituel, le lundi 12 avril,
Liszt exécuta « un Concerto pour piano », puis « enrichit des impro-
visations les plus savantes le texte : // pleut, bergère » [Le Corsaire,
14 avril). « Quelle rapidité dans les doigts! quel brillant dans l'exé-
cution! quelle sûreté! quel aplomb! s'exclame le critique anonyme
LISZT 147
de La Quotidienne. Ce n'est pas tout; il improvise des variations sans
fin, et il y a même une si grande affinité entre ses doigts et les
touches du piano, qu'il passerait sa vie entière en improvisations. »
Jusqu'à la fin de sa carrière de pianiste, Liszt fut avant
tout un grand improvisateur, comme le montre ce témoi-
gnage, une vingtaine d'années plus tard :
En 1845, j'allai à Lyon pour me faire entendre et donner un con
cert. J'avais été vivement encouragé à faire ce voyage par mon vieil
ami Cherblanc, violon solo du théâtre, et par Georges Hainl, l'excel-
lent chef d'orchestre.
Grâce à ces deux bons amis, les préoccupations et les difficultés
qui précèdent toujours l'organisation d'un concert ne devaient pas
exister pour moi : tout était prêt quand j'arrivai.
Liszt, le célèbre pianiste, se trouvait à Lyon, revenant d'un
voyage triomphal en Espagne. J'allai le voir et lui demandai s'il
voulait bien me prêter son précieux concours et dire avec moi
V andante et le finale de la sonate de Beethoven dédiée à Kreutzer et
le duo d'Osborne et Bériot sur Guillaume Tell. Le grand artiste me
reçut avec la plus exquise bienveillance. Il accepta et me dit en riant
qu'il ne mettait qu'une condition à son acceptation : c'est que je lui
laisserais improviser une variation à son idée à la place de celle
d'Osborne, qui était gentille sans doute, mais pour les petites filles.
Je ne pus m'empêcher à mon tour de sourire, et sur ma proposition
de répéter, il trouva que c'était inutile et me dit que tout irait bien.
La présence de Liszt eut une grande influence sur la réussite de
mon concert. La salle du grand théâtre était comble et il voulut
absolument faire partager à son jeune partenaire l'ovation qui lui fut
faite.
Mais aussi, quelle exécution chez ce diable d'homme! Quelle
fougue, quel élan et quel imprévu, quel charme en même temps!
Il fallait entendre cette fameuse variation improvisée ! C'était un
véritable feu d'artifice où le thème se croisait entre les deux mains
entourées dune myriade de notes, de traits et d'arabesques dans un
mouvement vertigineux. Ah ! si j'avais été en ce moment sténographe !
J'avais besoin de toute mon attention pour improviser à mon tour
l'accompagnement et suivre ce train rapide, surtout vers la pérorai-
son. Le succès de ce morceau fut immense... C'est égal, c'était
rudement vite !...
(Charles Dancla. — Notes et souvenirs, 1893.)
De Paris, Liszt se rendit à Londres, joua chez le roi
Georges IV, et donna son premier concert anglais le
21 juin 1824. Il revint en France, fit' une tournée en pro-
vince. A la suite de la mort de son père (à Boulogne, 1827);
148 DAUBER A BERLIOZ
sa mère vint auprès de lui; il dut professer et jouer pour
vivre. Sûr de lui, poussé par une force toute-puissante.
Liszt, sur le clavier comme dans la vie réelle, jouait la
haute difficulté. C'est lui qui créa (Londres, 1840) le récital,
mot désignant le programme d'un concert qu'un artiste
remplit à lui tout seul. M. C. Saint-Saëns a rappelé des
souvenirs qui étaient encore vivaces au commencement du
second Empire : « On racontait qu'un jour, au concert du
Conservatoire de Paris, après une exécution de la Sym-
phonie pastorale, il avait osé, lui seul, la rejouer après le
célèbre orchestre, à la stupéfaction de l'auditoire, stupé
faction bientôt remplacée par un immense enthousiasme.
Un autre jour, lassé de la docilité du public, fatigué de
voir ce lion toujours prêt à dévorer qui l'affronte lui lécher
les pieds, il avait voulu l'irriter et s'était donné le luxe
d'arriver en retard pour un concert aux Italiens, de visiter
dans leur loge les belles dames de sa connaissance; cau-
sant et riant avec elles, jusqu'à ce que ce lion se mît à
gronder et a rugir; et lui s'était assis enfin au piano devant
le lion furieux, toute fureur s'étant calmée, et l'on n'avait
plus rien entendu que des rugissements de plaisir et
d'amour. »
Deux ordres de faits, en même temps que la vocation
musicale, dominèrent alors sa vie. Le premier est l'en-
semble des relations qu'il entretint à Paris avec les pen-
seurs et artistes de l'époque, et qui, si elles ne lui don-
nèrent pas une âme française, enrichirent son génie en
l'élevant à une très haute conception de l'art. Il fit con-
naissance avec les chefs-d'œuvre de notre littérature; il lut
avec enthousiasme les poésies de Lamartine dont il s'ins-
pira plus tard; il se lia avec Lamennais, qui lui apparut
comme un apôtre et lui fit considérer la musique comme
une contribution au développement moral de l'humanité;
il connut et aima le père Enfantin, un des chefs de la doc-
trine pré-socialiste. Peu à peu, tout en subissant l'influ-
ence de Berlioz et de Paganini, il acquit cette culture uni-
verselle et cette largeur de pensée qu'on trouve dans sa
correspondance. Il écrivait à Pierre Wolff, le 2 mai 1832 :
« Voici quinze jours que mon esprit et mes doigts travaillent
comme deux damnés : Homère, la Bible. Platon. Locke.
LISZT 149
Bvron, Hugo. Lamartine, Chateaubriand. Beethoven,
Bach, Hummel, Mozart, Weber, sont tous à l'entour de
moi. Je les étudie, les médite, les dévore avec fureur; de
plus je travaille quatre à cinq heures d'exercices : tierces,
textes, octaves, trémolos, notes répétées, etc.. » Ce
mélange du littéraire et du musical, si caractéristique de
son tour d'esprit, n'est pas le seul qu'il ait aimé. En 1830,
étant alors à Rome, il écrivait à Berlioz : « ... L art se
révélait à moi dans son universalité et son unité. Le sen-
timent et la réflexion me pénétraient chaque jour davan-
tage de la relation cachée qui unit les œuvres du génie.
Raphaël et Michel-Ange me faisaient mieux comprendre
Mozart et Beethoven; Jean de Pise, Fra Beato. le Francia,
m'expliquaient Allegri, Marcello, Palestrina ; Titien et
Rossini m'apparaissent comme deux astres de rayons
semblables. Le Colisée et le Campo Santo ne sont pas si
étrangers qu'on pense à la Symplionie héroïque et au
Requiem. Dante a trouvé son expression pittoresque dans
Orcagna et Michel-Ange ; il trouvera peut-être un jour son
expression musicale dans le Beethoven de l'avenir. » Il y a
là une certaine confusion que nous trouverons dans les
œuvres du compositeur. Cette extension de plus en plus
grande de la pensée ne s'arrêta pas là.
Avec la même conviction enthousiaste qu'il mit à réunir
dans un même culte la littérature et les arts du dessin, il
associa de libres amours à son existence d'artiste inspiré,
et enfin, comme nous le montrerons plus loin par un sin-
gulier extrait de ses lettres, lorsqu'il entra dans les ordres
et prit la soutane, il estima que cette conversion couron-
nait tout son passé et en faisait la synthèse, sans sacrifice
d'aucune sorte, en l'éclairant d'un surcroît de lumière.
Dans cette « unité » naïvement proclamée, un peu étrange
pour nos esprits bourgeois, est toute la psychologie de
Liszt qui, sans s'arrêter aux détails, adoptait de fières
devises, comme « le peuple et Dieu », ou encore : « Vivre
en travaillant ; mourir en combattant ». Au-dessus de cet
amalgame de choses assez disparates, il faut se représenter
la tête d'aigle du grand artiste.
Le second ordre de faits importants est lassez longue
série de médaillons ou de grands portraits féminins qu'il
ISO DAUBER A BERLIOZ
faudrait accrocher à chaque instant à la biographie de
Liszt : Mlle de Saint-Cricq, fille du ministre du Commerce
et des manufactures, la comtesse de Laprunarède, Marie
de Flavigny, comtesse d'Agoult (pins tard, en littérature
Daniel Stern), la princesse Sayn-Wittgenstein... Sa liaison
avec la comtesse d'Agoult dura de 1835 h 1844; elle débuta
par un séjour à Genève où il écrivit une série d'idylles
pour piano publiées sous le titre de Pèlerinage en Suisse
et comprenant 3 volumes : Impressions et poésies, Fleurs
mélodiques et Paraphrases (d'airs suisses populaires), plus
des transcriptions de mélodies de Schubert (54, jusqu'en
1841). Au moment de la rupture, il était dans la période
de ses grandes tournées de concert (1840-1847) ; à la même
époque appartiennent des pièces de caractère différent,
écrites en Italie : Spozalizio, Il pense roso, Canzonetta del
Salvator Rosa, Tre Sonetti di Petrarca, Après une lecture
de Dante, Angélus, Sursum Corda. Villa d'Esté, Venezia e
Napoli, la Valse di bravura, le Galop chromatique. La
comtesse d'Agoult, fière de sa noblesse et, dit-on, un peu
tyrannique, s'attribuait auprès de Liszt le rôle de Béatrice
auprès de Dante ; l'artiste, relevant la tête, cinglait de cette
réplique terrible les prétentions de la comtesse : « Ce sont
les Dantes qui font les Béatrices; et les vraies meurent à
dix-huit ans! »
Mot odieux, à l'authenticité duquel on a peine à croire! Il y a une
brève poésie de Daniel Stern, pseudonyme de la Comtesse d'Agoult
en littérature, qui laisse entrevoir, au moment de la rupture, une
attitude très belle de la femme et une attitude assez piteuse de
rhomme. C'est L'Abandonnée (mise en musique par Andrk Wormser).
J'en citerai le début et la fin :
Non, tu n'entendras pas, de ma lèvre trop fière,
A cette heure suprême, un reproche, un regret.
Je pars, je pars et sans retour;
Mais en fuyant l'amant dans la nuit éternelle
J'emporterai l'amour!
La princesse Sayn-Wittgenstein eut une influence plus
profonde que la comtesse d'Agout sur l'activité du musi-
cien. Le 2 novembre 1842, Liszt avait été nommé maître
de chapelle extraordinaire de la Cour de Weimar. Il vint
LISZT 1M
exercer la fonction en 1848; dans cette ville, centre privi-
légié de la pensée allemande, ii qui Goethe, Schiller et
Herder avaient déjà donné tant de gloire, il devait exercer
jusqu'en 1861 un véritable apostolat, comme directeur du
théâtre grand-ducal et des concerts, ou plutôt comme
ministre, ou encore comme souverain des choses de la
musique et des musiciens. Fille d'un noble et richissime
Polonais (dont les domaines comprenaient, dit-on, trente
mille serfs!), séparée d'un mari qui ne pouvait lui con-
venir, admiratrice de Liszt qu'elle avait vu pour la pre-
mière fois à Kiew dans un concert de bienfaisance (1847),
Caroline de Sayn-Wittgenstein. femme d'une rare distinc-
tion d'esprit, vint s'installer à Weimar dans une demeure
princière. l'Altenbourg; Liszt vécut auprès d'elle sans être
désapprouvé par la cour, et, sous son influence, mit un
terme à sa carrière de pianiste pour consacrer son génie à
des objets plus élevés. C'est à Weimar, et dans l'intimité
de la princesse, qu'il écrivit sa Dante Si/mp/tonie (com-
mencée en 1848, terminée en 1855), les symphonies
Le Tasse et Ce qu'on entend sur la montagne, 1 Héroïde
funèbre. Mazeppa, le Concerto pathétique, Pfométhée, les
Festklànge, la fantaisie pour orgue sur le choral du Pro-
phète, la Sonate en si mineur, la Faust-Symphonie, les
admirables Préludes inspirés de Lamartine, la Fantaisie et
fugue sur le nom de Bach, la Messe pour l'inauguration
de la cathédrale de Gran, l'oratorio Christus, la Bataille
des Huns, les Idèals d'après le poème de Schiller, la Pro-
cession nocturne et la Valse de Mephisto dans la taverne,
deux Concertos de piano, le dithyrambe Weimar s Todten,
la Puissance de la musique, Y Ode aux artistes.
En même temps qu'il produisait ces œuvres personnelles avec une
,si belle fécondité, Liszt montrait, au théâtre et au concert de Wei-
mar, un libéralisme hardi qui fut, plus d'une fois, un acte de justice
et de générosité. Au théâtre, il lit jouer, pour la première fois,
Tannhduser (1849) et Lohengrin (1850): le Benvenuio Cellini de
Berlioz (1852), qui venait d'échouer à Paris; Alfonso ed Estrella de
Schubert (1854), Genoveva de Schumann (1855), Le Barbier de Bagdad
de P. Cornélius (1858), des œuvres d'Auber, Grétry, Halévy, Cheru-
bini, Beethoven, Gluck, Meyerbeer. etc.. Au concert, il dirigea
l'exécution des chefs-d'œuvre de Berlioz : L'Enfance du Christ,
Harold en Italie, la Damnation de Faust, Roméo et Juliette, la Sym-
152 D AUBER A BERLIOZ
phonie fantastique, Lélio, les ouvertures du Roi Lear, du Carnaval
Romain, des Francs-Juges, de Wawerley, La Captive. A ses pro-
grammes figurèrent les noms de Hcendel , Mozart, Mendelssohn,
Schumann, Rubinstein, Beethoven, Niels Gade, Miller, Littolf, Raff,
R. Wagner. Sur plusieurs des œuvres accueillies par lui, il envoyait
au Journal des Débats des articles enthousiastes, souvent inspirés
parla princesse devenue sa collaboratrice. Berlioz et Wagner étaient
les deux nouveaux maîtres dont il voulait faire comprendre le génie
et au service desquels il se mettait. Wagner lui demandait constam-
ment de l'argent; il lui en envoyait sans compter, jusqu'à épuisement
de sa bourse. Autour de lui d'excellents musiciens partageaient le
même enthousiasme artistique : Fr. Brendel, Rich. Pohl, J. Raff,
Félix Draseke, H. Porges, le comte Laurencin, K.-F. Weitzmann,
Hans de Bulow, Louis Kohler... Il ne faut pas oublier enfin qu'en
1853 Liszt se rendit de Weimar à Leipzig pour soutenir Berlioz de
son influence toute-puissante et qu'il monta Benvenuto à Weimar;
que grâce à Liszt, Samson et Dalila fut représenté en 1877 à Weimar,
alors que le directeur dé l'Opéra de Paris s'obstinait à ne voir dans
le chef-d'œuvre de C. Saint-Saëns qu'un « oratorio biblique ».
De Weimar, Liszt entretenait à Paris sa mère et ses trois
enfants : ses deux filles, dont l'une (Blandine) devait
épouser Emile Ollivier, la seconde (Cosima) Hans de
Bùlow en 1857 et R. Wagner en 1868; son fils Daniel était
élevé au lycée Bonaparte. En 1961, cédant à une réaction
et à des intrigues diverses, Liszt quitta Weimar et se
rendit à Rome, où la princesse l'avait devancé. Ils devaient
s'y marier, le prince de Wittgenstein étant mort; il
semble que ce soit pour empêcher cette union par un
moyen radical, qu'un puissant cardinal ait déterminé Liszt
à entrer dans les ordres. Liszt aimait l'Eglise; il l'aurait
chantée avec la même ardeur que Salomon chantait la
sulamite dans le fameux cantique ! Ici doit être cité un
texte vraiment curieux, éclairant bien la physionomie de
l'homme.
Lorsque Liszt prit la soutane, il montra une ingéniosité rare pour
atténuer le paradoxe de cette transformation et la justifier à ses
propres yeux. Il fit entendre que son nouvel état ne constituait pas
une rupture avec sa vie antérieure, mais était plutôt... la consécration
de tout son passé. Il écrit alors à une amie : « Pas n'est besoin de
vous dire qu'il n'y a guère en moi de grand changement, moins
encore d'oubli. Seulement, ma vie s'ordonne plus simplement et la
piété catholique de mon enfance est devenue un sentiment régulier
et régulateur. Pour un certain nombre de personnes, la piété consiste
à brûler ce qu'on a adoré. Je suis loin de les blâmer; mais, pour
LISZT 4 53
ma part, y incline et chercherai plutôt à consacrer ce que j'ai aimé,
et, si vous me passez, cette comparaison du très grand au très petit,
je dirai qu'en cela je suis la méthode constamment usitée à Rome
pour les monuments chrétiens. Les magnifiques colonnes de Sainte-
Marie-des-Anges ne proviennent-elles pas des thermes de Dioclétien?
et le bronze du Panthéon n'a-t-il pas trouvé son emploi dans le
baldaquin de Saint-Pierre? On n'en finirait pas d'énumérer de sem-
blables transformations. » [Lettres, publiées par La Mara, p. 161.)
En 1854, Liszt avait écrit à la princesse de Wittgenstein : « Je crois
à l'amour par vous, en vous et avec vous... Aimons-nous en Notre
Seigneur Jésus-Christ, et que les hommes ne séparent jamais ceux
que Dieu a joints pour l'éternité. » [Lettre du 11 mars 1854.) Ce dua-
lisme, comme disent les philosophes, n était pas une comédie; c'est
le trait essentiel d'un caractère qu'il faut prendre tel quel. Nous le
retrouverons chez Gounod.
Dans une lettre datée d'Iéna, 3 juillet 1877, et adressée à sa femme,
Alex. Borodine nous décrit une répétition et un concert qui eurent
lieu à la cathédrale d'Iéna le 2 juillet, et où Liszt participa à l'exécu-
tion de la Marche funèbre de Chopin qu'il avait arrangée pour piano,
orgue et violoncelle. On y voit que l'abbé Liszt n'avait guère rompu
avec ses habitudes profanes : « ... Tout à coup, vers midi, un grand
mouvement se produisit vers la porte. — Le maître vient, le maître est
là! — Les organisateurs, en habit noir, se précipitèrent avec inquié-
tude. La grande porte s'ouvrit et donna passage à Liszt en costume
d'abbé, à la figure si caractéristique. Il avait au bras la dame que
j'avais vue au jardin et en qui je n'avais pu reconnaître une Alle-
mande. C était la baronne de Meyendorff, la fille de Gorlschakof,
qui a été, je crois, ambassadeur à Weimar. Elle est encore jeune et
d'aspect très sympathique, sans être une beauté. Restée veuve, elle
a fait de Weimar sa résidence, et Liszt habite chez elle, comme un
parent dans sa famille. Liszt était suivi d'un cortège d'élèves, surtout
féminin; les hommes n'étaient représentés que par Zarembski, un
pianiste polonais très bien doué. Cette pléiade fit irruption dans
l'église sans égards pour la sainleté du lieu, en parlant toutes les
langues avec un bruit semblable à une scierie de planches. Tout le
monde prit place sur les bancs. Il y avait des Allemandes, des
Hollandaises, des Polonaises, sans compter notre compatriote,
Mlle Véra Timanowa. Il me sembla que Liszt avait pour celle-ci une
prédilection spéciale; dès qu'il eut pris place près de la baronne de
Meyendorf et du compositeur Lassen, ib demanda : « Où est donc
Mlle Véra? » Et voyant qu'elle était assise au dernier rang, il courut
la chercher sans plus de façon et l'installa auprès de lui. Il écoutait
avec la plus grande attention, la plupart du temps en fermant les
yeux. Quand son tour fut venu, il se leva et, entouré des organisa-
teurs du concert, il se dirigea vers le chœur. Sa grande tête grise,
hardie et énergique, mais calme et respirant la confiance en lui-même,
se montra bientôt au pupitre. Il dirige de la main, sans bâton, tran-
quillement, avec précision et sûreté, faisant des observations avec
beaucoup de douceur, de calme et de concision. Quand ce fut le tour
154 DAUBER A BERLIOZ
des morceaux de piano, il gagna le fond du chœur, et bientôt sa tête
grise apparut derrière l'instrument. Les sons puissants et nourris
du piano roulaient comme des ondes sous les voûtes gothiques du
vieux temple. C'était divin ! Quelle sonorité ! Quelle puissance, quelle
plénitude! Quel pianissimo, quel morendol nous étions transportés.
Quand arriva la Marche de Chopin, il parut évident que le morceau
n'était pas arrangé. Liszt improvisait, tandis que l'orgue et le violon-
celle jouaient des parties écrites. Chaque fois que le thème revenait,
c'était autre chose: mais il est difficile de concevoir ce qu'il sut en
faire'.... L'effet était prodigieux. C'était comme le bruit lointain des
glas funèbres qui sonnent encore, alors que la vibration précédente
n'est pas éteinte. Nulle part, je n'ai rien entendu de semblable. Puis,
quel crescendo ! Nous étions au septième ciel... Il sortit bras dessus
bras dessous avec la baronne, entouré de sa suite, qui ne se gênait
pas pour importuner le grand maestro et lui faire la cour sans la
moindre terreur respectueuse. [Pour moi], impossible de l'aborder. »
(Lettres d'A. Borodine, publiées par Wladimir Stassoff, 1893.) Le
jour du concert arrive. Borodine, ne voyant pas le nom de Liszt sur
l'affiche, demande au maître : qui tiendra le piano? Liszt marmotte
une réponse où il annonce un Naumann comme exécutant. Mais, le
jour du concert, c'est bien lui, en personne, qui joue la Marche de
Chopin (en improvisant d'ailleurs tout autrement qu'à la répétition).
— « C'est ainsi qu'il ment toujours, dit alors Mlle Timanowa au com-
positeur russe; jamais il ne dira qu'il joue. C'est un singulier
original. » (Borodini:, lettre du 3 juillet 1877.) Pianiste génial,
Liszt ne voulait pas être pris pour un pianiste exerçant ce qu'il
appelait, dès 1834, dans une lettre à Lamennais, « le métier de
baladin et d'amuseur de salons ». Cette mentalité est bien connue I
— Dans une lettre datée de Magdebourg, 12 juin 1881, Borodine dit,
au sujet d'un concert donné encore à l'église : « Le public des pre-
miers bancs examinait Liszt et son entourage avec effronterie,
faisant ses observations, suivant Liszt dans ses moindres mouve-
ments, et tâchait même de surprendre sa conversation. Lorsqu'en
voyant passer M"° Remmert qui le saluait eu se rendant à sa place,
Liszt la retint et la lit asseoir près de lui avec ce sourire caressant
et aimable qui lui est habituel, les dames voisines de Liszt, rougis-
sant de colère, fixèrent sans honte leurs yeux méchants sur l'heureuse
Remmert et ne cessèrent, pendant tout le concert, de sourire et de
chuchoter, en la dévorant de leurs regards envieux. Liszt causait
avec elle avec amabilité et bonhomie, ce qui ne faisait qu'augmenter
la colère de ces dames. » (A. Borodine, ibid.) Dans d'autres lettres,
Borodine nous montre Liszt dînant avec ses fidèles qui ont placé
sur son couvert une couronne de laurier, et prenant congé de ses
élèves après une leçon : il leur donne sa main à baiser et embrasse
les dames sur le front.
Liszt ne reparut comme ehet d'orchestre à Wèimar qu'en
1870 pour le l'estival Beethoven, et en 1884, pour le
LISZT 155
25e anniversaire de la fondation, de 1' « Association géné-
rale de musique allemande ». En 1886 eut lieu à Paris un
grand festival pour fêter le soixante-quinzième anniversaire
de sa naissance. La Messe de Gran fut exécutée le 25 mars,
en sa présence. Au Trocadéro, sous la direction de Vianesi.
fut joué (le 5 mai) son oratorio Sainte-Elisabeth . Il mourut
à Bayreuth. où il avait pu assister aux représentations de
Parsifal et de Tristan, dans la nuit du 31 juillet au
1er août 1886.
Liszt a écrit plus de douze cents compositions ; le drame
lyrique est le seul genre qu'il n'ait pas abordé. Son œuvre
a une variété aussi déconcertante que sa vie. Cet homme
singulier, fils d'un Hongrois et d'une Allemande, qui n'eut
pour ainsi dire point de patrie et vécut à Paris, à Genève,
à Londres, à Weimar, à Pesth, à Rome toujours sur
les grands chemins de l'Europe, allant d'un nouvel amour à
un nouveau triomphe, cumulant tous les titres honorifiques
— gentilhomme de la chambre à la cour de Weimar, doc-
teur de l'université de Konigsberg, président de l'Aca-
démie de Hongrie... — et qui, sur une soutane d'abbé,
pouvait ceindre un magnifique sabre offert par les Hongrois
enthousiastes, cet homme dont la gloire fit un demi-dieu,
fut, en musique, l'artiste universel. Il serait inexact de dire
qu'il eut, dans le royaume des sons, le génie d'un Shakes-
peare; mais sa nature est de la même famille que l'auteur
de la Tempête. Ce qui dominait en lui, avec la noblesse
chevaleresque du cœur, c'est l'imagination. Cette faculté
eut assez souvent chez lui une fonction créatrice et
inspirée; elle fut surtout un admirable pouvoir d'assimila-
tion au service d'une intelligence très large et d'une
adresse de main tellement exceptionnelle que, pour
s'exercer, elle dut agrandir tout ce qu'elle touchait. Ceci
s'applique d'abord à des œuvres qui sont un peu gênantes
quand on veut parler de Liszt avec une entière sympathie :
toutes ces paraphrases sur des airs de La Muette, de La
Juive, de La Somnambule, de Norma, des Puritains, de
Lucie, des Huguenots, de Rigolelto, de Tristan, des
Maîtres chanteurs, de Parsifal, de tant d'autres opéras qui
ne méritaient pas cet excès d'honneur ou cette indignité.
C'est l'imagination qui suggéra l'idée singulière d'adapter
156 DAUBER A BERLIOZ
à des Etudes de piano la virtuosité énorme de Paganini, de
réduire au piano les Symphonies de Beethoven ou d'écrire
des « légendes » comme Saint François de Paule marchant
sur les flots et Saint François d'Assise prêchant aux
oiseaux; c'est elle qui règne dans les 19 Rhapsodies où, à
la suite de l'exécutant, l'auditeur se grise de rythmes, de
couleur et de mélodie orientales; c'est elle qui surabonde
dans les 12 poèmes symphoniques et fait, par exemple,
que dans Faust, c'est la figure de Méphistophélès qui est
tiaitée avec le plus d'originalité; c'est elle enfin qui per-
siste dans la musique religieuse et nuit trop souvent à son
caractère religieux. Liszt n'a pas inventé grand'chose ; il a
surtout amplifié, orné, commenté, varié, adapté les idées
des autres, en suivant son tempérament impérieux. En
général, il suit la mode, cette, mode singulière qui faisait
prendre à Kalkbrenner une Mazurka de Chopin comme
thème d'enjolivements improvisés, — et il emploie un style
composite où on retrouve la manière de ses prédécesseurs
ou contemporains les plus différents, depuis Bird, Bull,
Couperin, Rameau, Searlatti, Bach, Beethoven, Mozart,
Schubert, jusqu'à Berlioz. Chopin et Schumann. Il est
prompt à sentir le beau; il l'aime aussitôt avec passion et
il ne peut résister au besoin de le reproduire, de le trans-
poser dans son empire pianistique. « Dans la Fantaisie sur
Don Juan ou le Caprice sur la valse de Faust, dit M. Saint-
Saëns, il y a plus de talent et de véritable inspiration que
dans beaucoup de productions d'apparence sérieuse et de
prétentieuse nullité, comme on en voit paraître tous les
jours. » Sans doute; comparer une œuvre quelconque à
une autre œuvre qui est « nulle », c'est faire valoir bien
facilement la première; mais est-ce là le critérium? « A-t-on
réfléchi, dit encore M. Saint-Saëns, que des ouvertures
célèbres, par exemple celles de Zampa, d'Furi/anthe, de
Tannhduser, ne sont, au fond, que des fantaisies sur les
motifs des opéras qu'elles précèdent? » On nous permettra
de ne voir là qu'un argument d'avocat très généreux.
La musique religieuse de Liszt est faible, non qu'elle
manque de conviction et d'éclat, mais parce qu'elle a des
tendances contraires, dues à un esprit très orné, éclectique,
connaissant fort bien toutes les variétés de genre et plus
LISZT 157
disposé à en taire une somme qu'à subir la règle d'une
unité sévère. Dans sa messe avec chœur pour voix
d'hommes, où, sauf dans YÀgnus dei, l'orgue est facultatif,
Liszt parait assez souvent vouloir se rapprocher du chant
liturgique voisin de la déclamation; il emprunte au réper-
toire grégorien le thème du Gloria, il donne au Credo une
forme presque archaïque avec une harmonie de soutien
très simple, et il traite le quatuor vocal comme un solo
accompagné. On peut même dire que les plus beaux effets
qu il obtient sont dus à l'unisson. Dans la Messe pour
chœur mixte, le contrepoint tient beaucoup plus de place.
Les deux messes hongroises avec orchestre, l'une pour
l'inauguration de l'église de Gran (1856), l'autre pour le
couronnement de 1867, sont des œuvres dramatiques, bril-
lantes, avec des pages descriptives assez nombreuses :
dans la première, il y a une fugue, de thème assez gai, sur
les mots cum spiritu saticto, un souvenir visible du Dies irœ
de Berlioz dans la partie du Credo relative au jugement
dernier, et, à côté de morceaux vigoureusement expressifs,
des idées insignifiantes, répétées, transposées inutilement
par l'orchestre. Dans la seconde messe, dont l'allure a une
fière assurance, et comme un air de défi, on trouve un
Credo de caractère grégorien à l'unisson, un solo de violon
(au Benedietus) repris ensuite par les violoncelles, puis
par tous les instruments; l'ensemble a un cachet tantôt
liturgique, tantôt national- hongrois : cette musique sacrée
ressemble à une peinture de décors d'opéra.
Liszt, malgré l'universalité de son intelligence musicale,
n'a jamais pu, lorsqu'il écrivait, s'élever à la musique
pure, j'entends celle qui ne prend pas son point d'appui
principal dans l'agrément de la virtuosité ou qui ne se met
pas au service d'un texte verbal fournissant le soutien
d'une donnée poétique. Son unique Sonate (en si mineur,
dédiée à R. Schumann), formée d'une seule pièce, en trois
parties, n'est ni une Sonate, ni une Fantaisie (au sens où
ces mots étaient compris par Bach. Mozart. Beethoven,
Chopin, Schumann), mais une improvisation de caractère
rhapsodique.
Ses deux oratorios, œuvres de sentiment et de fantaisie,
offrent les mêmes disparates que les messes. Dans S. Eli-
158 DAUBER A BERLIOZ
sabeth, dont la légende le ramenait a de chers souvenirs
nationaux, il emploie, suivant l'exemple donné par Berlioz,
ce que Wagner devait appeler le système des heitmotive : il
caractérise Elisabeth, dans toutes les scènes où elle parait,
par un motif emprunté au début d'un hymne qu'on chantait
aux XVIe et XVIIe siècles à la fête de la sainte, et qu'il plie
à l'expression de sentiments divers; et partout où il est
question de la Hongrie, il a un autre thème caractéristique
de marche allègre, tiré du répertoire populaire hongrois.
Dans Christus, il traite à peu près la même matière
que Haendel dans le Messie, mais en intercalant, contrai-
rement à l'usage, cinq épisodes descriptifs entre l'Avent
et la Passion ; il fait prédominer comme lui la forme cho-
rale. Voulant faire entrer dans le courant de l'art profane
le sujet religieux par excellence, il est tour à tour
archaïque et novateur très moderne. Il débute par un thème
emprunté ;i l'introït Rorate Cœli que l'Eglise chante depuis
l'Avent jusqu'à la Nativité (voir, sur son importance, le
premier volume de notre Histoire, p. 303) et il en fait le
rappel plusieurs fois au cours de l'œuvre; pour l'annon-
ciation, pour l'Alléluia chanté par les femmes, il emploie
la forme simple, homophone, dans le style a capella.
L'entrée à Jérusalem débute par le motif liturgique du
Bened 'ictus, et le S ta bat (3e partie) est encore tiré du
répertoire de l'Eglise. Ailleurs, c'est la chanson populaire
qui semble avoir été mise à contribution, c'est un chœur
mixte qui prend l'allure d'un fugato, c'est l'orchestre qui
se substitue aux voix pour le « chant des bergers » ou bien
(2e partie) qui exécute une symphonie ;i programme sur le
miracle de la tempête apaisée par Jésus. Rien de plus légi-
time, en soi, que cette diversité; et partout règne une sin-
cérité évidente; mais c'est avant tout une sincérité de vir-
tuose et d'improvisateur : les souvenirs écrasants de Bach,
de Hrendel, de Beethoven font paraître un peu mince,
malgré ses broderies, l'étoffe où Christus est taillé.
Les deux « symphonies » sont inégales. Celle de Faust
a une valeur très sérieuse, une richesse de formes parfois
surabondante, mais elle est plus chargée de notes que de
couleur, et, malgré le luxe de l'écriture, n'arrive pas à créer
l'émotion. Très rares sont les idées mélodiques originales.
LISZT
159
L'ensemble impose l'attention mais sonne creux. La sim-
plicité expressive et pénétrante fait défaut; la partie la
meilleure est la dernière où les sarcasmes de Méphisto-
phélès sont représentés par de piquantes images. Dans la
symphonie sur Dante, plus écourtée, moins brillante, on
regrette de voir le compositeur reproduire au-dessus de la
partie des trombones ténors et des violoncelles les vers du
poète dont il prétend donner l'équivalent.
Dans les douze Poèmes symphoniques, il y a certaine-
ment des beautés, plus d'un trait d'inspiration réelle. C'est
un vrai musicien-poète qui a écrit cette phrase des Pré-
ludes où le chant des cors, doublé par les violons divisés
et en sourdine, est soutenu par des arpèges de harpes :
■ o rs.
Co
rs.
HfmU
T-W^J
LMlu.
HIT^lT ' K^crr t
160 DAUBER A BERLIOZ
Ce thème d'amour ou de pastorale, expressif et tran-
quille, a une poésie noble qui rappelle la manière de
Weber. Ces concentrations de sentiment sont assez rares.
La pensée de Liszt se répand trop souvent en formules
diffuses. Ainsi dans Les Idéals, où il exprime les passions
de la Jeunesse, la puissance de l'enthousiasme, les joies
que donnent la Nature, le travail, l'amitié, il veut indiquer
l'idéal permanent, comme à tous les âges de la vie : il
emploie alors une phrase redondante, très longue; et bien
qu'il la fasse reparaître comme le refrain d'un Rondo, il
est loin d'arriver à ce sentiment du divin que donnent
quatre mesures de certains adagios de Beethoven. Il vaut
par les rythmes plus que par la qualité de la mélodie et le
mélanoe original des timbres. L'orchestre de ces Poèmes
sympho niques est assez pauvre; à l'œil, beaucoup de pages
rappellent les partitions du xvmc siècle; les remplissages,
sinon les tricheries, y abondent. D'une façon générale,
cette musique est trop littéraire, encombrée d'idées extra-
musicales. Dans des Préfaces inutiles mais typiques, Liszt
commente sa propre éloquence et va jusqu'à nous avertir
du sens qu'il faut lui attribuer. II nous dit qu'en écrivant
Orphée, — où il célèbre l'art en général, sans s'attacher à
la légende du chanteur magicien et de son Eurydice, — il
« revoyait en pensée un vase étrusque de la collection du
Louvre représentant le premier poète-musicien drapé d'une
robe étoilée, le front ceint de la bandelette mystiquement
royale, etc.. ». Au sujet de Promèthée, écrit pour l'inau-
guration de la statue de Ilerder à Weimar en 1850. il parle
des marbres antiques, des fragments d'Eschyle, et même
des gloses modernes sur le mythe du Titan ; en tète des
Hèroides funèbres, où on a signalé une instrumentation un
peu militaire, avec tambour et tamtam, il y a une disserta-
tion philosophique sur l'esprit humain et sur la douleur.
Avant de lire Ce qu'on entend sur la Montagne, nous
sommes prévenus que le poème de V. Hugo a été ingénieu-
sement corrigé; il y a deux voix : l'une, celle de la nature,
chante la beauté et les harmonies de la création; l'autre,
celle de l'Humanité, est gonflée de cris de révolte et de
blasphèmes : « Ces deux voix se succèdent de loin, puis se
rapprochent, se croisent jusqu'à ce que la contemplation
LISZT 161
émue du poète touche silencieusement aux confins de la
prière. » Cette musique procède volontiers par citations.
Dans le Tasse, écrit pour le centième anniversaire de la
naissance de Goethe en 1849, Liszt ?. pris comme thème
« le motif sur lequel il a entendu les gondoliers de Venise
chanter les strophes du Tasse » (?) ; il use d'un moyen ana-
logue dans Hungaria, dans les Bruits de fête. Enfin, cette
musique affecte parfois un réalisme d'ordre inférieur. Dans
la Bataille des Huns, dont le vrai sujet est le triomphe de
la civilisation chrétienne sur la barbarie, Liszt s'attache à
des motifs de chevauchée, et veut imiter un tableau de
Kaulbach où les esprits des guerriers morts reprennent la
lutte au-dessus des nuages. Mazeppa, au lieu de mettre en
lumière l'idée principale, le génie, indiquée par Hugo à la
fin de son poème, est surtout une galopade vertigineuse,
une pompe d'hippodrome.
Liszt fait penser à notre Gustave Doré : c'est un illus-
trateur. Rares sont les moments où il se recueille pour
regarder en soi-même; il est très en dehors, presque tou-
jours en parade, sans charlatanisme d'ailleurs, avec une
conviction altière et une sorte de naïveté dans l'emphase.
Quoi qu'il écrive, on est dominé par le souvenir obsédant
du virtuose à crinière de lion qui. assis devant les touches
d'ivoire, semblait dire au public, comme le Dieu de la
Bible : « Considérez que je suis le dieu unique; qu'il n'y
en a pas d'autre, et que nul ne peut se soustraire à ma
main puissante ! »
Chez lui. en résumé, malgré sa générosité chevaleresque,
son admirable ouverture d'esprit, sa puissance de séduc-
tion, et ses éclairs de génie, le compositeur laisse une
impression incomplète et équivoque, — comme le pseudo-
abbé qui, en pressant une princesse sur son cœur, disait
avec sérénité : je crois en Dieu, puisque je vous aime!
Bibliographie.
Le catalogue et les Œuvres complètes de Liszt ont été publiés par Breitkopf
(Leipzig). En 1910 avaient paru, dans cette édition, Les Poèmes sympho-
niques. — G. Saint-Saen'S : Portraits et Souvenirs. — E. de Bricqueville :
Franz Liszt, esquisse (Avignon, 1884, br. in-16). — A. BoUTAREL : L'œuvre
symphonirjue de Fr. Liszt et l'esthétique moderne avec des exemples tirés de
Combabieu. — Musique, III. il
162 DAUBER A BERLIOZ
ses principaux ouvrages (Paris, 1880, au Ménestrel, in-8°). — J. C.HANTA-
VOINE : Liszt (Paris, Alcan, 1910, in-16, 248 p.). — Raphaël Ledos DE
BeaUFORT : The abbé Liszt : the Story of his life (Londres, 1880, in-8°). —
A. Habets : Franz Liszt d'après la correspondance de Borodine (Paris, 1893,
in-8°). — R. Pohl : Gesammelte Schriften iiber Musik und Musiker, II, Fr. Liszt,
Studien und Erinnerungen (Leipzig, 18h3). — L. RaMAUX : Fr. Liszt a/s
Kiïnstler und Mensch (Leipzig, 1880-94, in-4°). — B. Vogel : Fr. Liszt;
Abriss seines Lebens und Wiii digung seiner Werke (Leipzig, 1888, in-8°). —
JaNKA Wohl : Fr. Liszt, Souvenirs d'une compatriote (Paris, 1887, in-18).
EuG. RaPIN (privat-docent à l'Université de Lausanne) : Histoire du piano
et des pianistes (1904, in-8° de 500 p., B. N. : V 31309). — A. Ehrlich :
Beritmte Klai'ierspieler der Vergangenheit und Gegenwart (Leipzig, 1893,
1 vol. de 307 p. contenant 110 notices biogr. avec portraits). — E. Pauer :
A Diclionary of pianists and cojnposers for the piano forte, 1 vol. de 159 p.,
Londres, Novello, 1895. — A. Marmontel : 1° Les pianistes célèbres (1 vol.
310 p., 1878); 2° Virtuoses contemporains (1882); 3° Conseils d'un professeur
sur l'enseignement technique et l'esthétique du piano (1 vol. de 194 p., s. d.).
CHAPITRE VII
UN VIOLONISTE ROMANTIQUE : PAGANINI
LES MAITRES FRANÇAIS DU VIOLON
Les violonistes exécutants et compositeurs. — Les anciens maîtres fran-
çais. — Un jugement de Spohr. — Paganini; ses origines; les étrangetés
de son aspect et de sa vie. — Impressions de ceux qui l'ont entendu. — En
quoi Paganini est romantique; valeur de son œuvre. — Retour à l'École
française : élèves formés par Baillot, Rode, Kreutzer. — Les violonistes
célèbres à l'étranger. — Le violoncelle. — La flûte. — Instruments créés par
Ad. Sax.
Considéré dans ses deux aspects, — composition et exé-
cution, — presque toujours réunis un en même sujet, l'art
du violon a produit des artistes aussi nombreux, aussi
brillants et entachés des mêmes faiblesses que l'art du
piano, h' Air varié a sévi sur lui autant que les fantaisies et
« arrangements », pour clavier, de morceaux d'opéras
célèbres. Un genre plus ambitieux a été très cultivé dans
la première moitié du siècle : le Concerto. Le Concerto pour
violon a des allures de grand personnage; on lui a fait les
honneurs de la monographie. Il est toujours en représen-
tation et se pare de tout ce qui peut lui donner un air de
noblesse. Il semble emprunter au drame lyrique la solen-
nité de ses ouvertures et sa phraséologie pathétique; aux
romances, leur cantabile sentimental au rondo, la jovialité
de ses scherzi. Dès que le tutti a terminé son introduction,
le Concerto prend un air chevaleresque comme au début
d'un combat extraordinaire, ou bien une attitude mysté-
rieuse comme s'il allait révéler, à la face du monde, de
terribles vérités. Il est beaucoup plus inoffensif qu'il ne
paraît. Il a toujours un secret a vous dire; et ce secret
164 DAUBER A BERLIOZ
n'est rien. En réalité, il veut vous montrer, par la puis-
sance du son, par la « double corde », qu'il est capable, lui
aussi, de lutter dans une certaine nature avec l'orchestre;
et il veut aussi nous intéresser par des exercices qu'il faut
juger un peu en spécialiste du violon, non en pur musi-
cien, tels que le détaché, le sautillé, le staccato volant, le
martelé, le pizzicato jeté dans le coup d'archet comme une
poignée de grains de sel dans le feu, etc. De cet éclec-
tisme de style et de ces jeux, les virtuoses ont fait d'abord
un art de parade, qui, trop souvent, sonne creux ; mais ils
modifièrent peu à peu leur tendance : tout en poussant très
loin la technique pure, ils apprirent à s'effacer, à servir
l'œuvre exécutée au lieu d'en faire un moyen de briller à
tout prix, et à exprimer avec exactitude la pensée des
grands maîtres.
Pour l'exécution, l'Ecole française fut prépondérante.
L'Italie qui, au xvme siècle, avait été si fertile en violo-
nistes, devint dans la suite assez pauvre; Viotti marque
l'apogée et la fin de son influence. Paganini fut une excep-
tion, un monstrum unicum. Après lui, le seul virtuose
italien fut son élève Sivoni (1815-1894). Spohr, qui visita
l'Italie en 1816, dit, dans son autobiographie, que
l'orchestre de Rome, quoique composé des meilleurs
maîtres locaux était d'une ignorance, d'un mauvais goût,
et d'une fatuité qu'on ne saurait décrire. Chacun faisait des
fioritures, à sa fantaisie. « C'est du bruit, dit-il. plus que
de la musique. » Spohr jugeait l'Ecole française, non
sans raison, d'après un des meilleurs élèves de Kreutzer
(Lafont); il lui reconnaissait les plus séduisantes qualités,
mais lui reprochait d'ignorer ce sentiment, cette faculté et
cette intensité d'émotion qui sont indispensables, par
exemple, lorsqu'on joue un bel Adagio. Le reproche parait
avoir été justifié dans la première moitié du siècle; dans
la seconde, le reproche inverse serait plus mérité. Par une
sorte de réaction exagérée, les violonistes s'appliquèrent
à mettre partout, même dans un badinage de Mozart, une
sensiblerie affectée, et ne purent jouer la mélodie la plus
simple, dans un mouvement lent, sans faire sangloter la
corde par un vibrato inopportun.
Le Conservatoire de Paris, à ses débuts, fut dominé.
UN VIOLONISTE ROMANTIQUE 165
aussi bien pour les principes d'exécution que pour le choix
des œuvres à exécuter, par Viotti (y 1824), dont le nom
règne à peu près seul, invariablement, dans les premiers
programmes de concours ou d'exercices, et qui a été appelé
« le père de l'art moderne du violon ». Le mot est de
Dancla, qui s'explique ainsi : « C'est Viotti qui, par
l'admirable division de l'archet, a fourni au mécanisme
d'incomparables moyens de colorer le style et d'accentuer
la pensée musicale; on lui doit l'art de ces beaux traits en
martelé articulé qui sont le meilleur exercice de l'avant-
bras. » Les maîtres de la génération suivante qui ont
fondé la réputation de notre grande Ecole nationale
sont. : le Parisien Baillot (1771-1842), le Bordelais
Rode (1774-1834), le versaillais Rodolphe Kreutzer (1766-
1831). Nous indiquerons les élèves qu'ils ont formés et qui,
à leur tour, devinrent des maîtres célèbres; mais nous
ferons d'abord une place à part à celui qui, dans les
années 1831, 1834, 183C, provoqua l'enthousiasme, on
pourrait dire la stupeur de Paris. Son génie n'était pas
sans analogie avec celui de Liszt qui a porté sur lui le
jugement suivant (d'après Lina Ramann) : « Il est unique,
dit Liszt en substance, et ne peut pas avoir de successeur;
car quiconque tenterait de l'imiter — à supposer qu'il en
eût les moyens! — passerait tout de suite pour un charla-
tan. Aussi bien, il n'était pas dans la bonne voie : l'habi-
leté technique n'était pas pour lui un moyen, mais un but;
et c'est mauvais. Il ne faut pas se servir de l'art unique-
ment pour étaler son Moi. » Ce virtuose, c'est Paganini,
autre figure à mettre en bonne place dans la galerie des
romantiques, mais absolument différente de celles dont nous
avons déjà parlé. Un critique allemand a émis à son sujet
cette opinion originale : « Paganini a poussé si loin la virtuo-
sité qu'il lui a porté le coup fatal en Ja rendant inaccessible
aux autres violonistes ou en refoulant au rang de plagiaires
prétentieux ceux qui voudraient marcher sur ses traces. »
Il y a des personnes à qui la nature a donné une âme de
poète ou d'artiste, mais qui ne produisent rien parce que
les difficultés d'exécution les arrêtent. Il en est d'autres
pour qui ces difficultés semblent ne pas exister, et qui
s'attachent volontiers à leurs complications les plus redou-
166 DAUBER A BERLIOZ
tables pour les vaincre ensuite en se jouant. Tel fut
Rubens pour le dessin; tel était Liszt au piano; tel fut
Paganini, l'archet à la main. Mais la virtuosité qui parait
dans l'imitation d'un modèle naturel, ou, s'il s'agit d'un
violoniste, dans l'interprétation d'une œuvre de maître, et
qui, comme telle, peut se contenter de l'exactitude, est à la
lois plus justifiée et plus intéressante que la virtuosité
pure, celle qui est à elle-même sa fin et n'a d'autre raison
d'être que l'étonnement qu'elle procure. En second lieu, la
virtuosité dans les arts du rythme ne laisse pas, comme
dans les arts du dessin, de monument durable; elle s'éva-
nouit avec celui qui en a tiré gloire et richesse, après avoir
ébloui pendant quelques soirées de concert un public
stupéfait. Aussi est-elle stérile ; elle ne peut devenir prin-
cipe d'aucun progrès fécond. Nous serons quittes envers
Paganini en indiquant à l'aide de quelques témoignages
l'impression qu'il fit sur ses contemporains.
Il naquit à Gènes en 1782; son père était un très modeste
marchand, un peu musicien. On cite bien le nom de
quelques maîtres dont il reçut les leçons : un G. Costa,
Génois, un Alessandiîo Rolla et un Ghiretti de Parme;
mais grâce à son extraordinaire nature, il fut surtout un
autodidacte. Encore enfant, il reçut comme présent d'un
auditeur enthousiaste un Guarnerius qui. jusqu'à sa mort,
fut son instrument favori (conservé aujourd'hui dans une
vitrine de musée, à Gênes). De bonne heure, il s'émancipa
de l'autorité paternelle et commença une vie assez aventu-
reuse dont la légende accentua certaines singularités.
Gomme ses apparitions en public étaient suivies de retraites
mystérieuses et assez longues, on raconta un jour qu'il
expiait en prison l'assassinat d'un violoniste rival, ou celui
d'une amante infidèle. On prétendit aussi qu'à Londres il
avait enlevé une jeune fille. Une lettre à la Revue musicale,
où il s'efforce de transformer cet enlèvement en acte de bien-
faisance et de charité, n'entraîne qu'à moitié la conviction
du lecteur; elle montre qu'il avait au moins beaucoup
d'ennemis. Il était difforme, très maigre, d'une pâleur
qui le faisait ressembler à un fantôme. On le disait très
avare et cupide; il est difficile de le croire, quand on songe
à la façon dont il témoigna son admiration à Berlioz (envoi,
UN VIOLONISTE ROMANTIQUE 167
après un concert, d'un chèque de 25 000 fr.). Dans une
première période, il parcourut l'Italie du Nord, — Lucques,
Milan, Rome, Venise, — où il connut des triomphes aussi
éclatants que ceux de Rossini, en battant facilement les
rivaux (le Français Lafont, le Polonais Lipinski) avec
lesquels on le mettait aux prises. C'est à quarante-quatre
ans seulement (1828) qu'il parut à Vienne; après s'être fait
entendre dans l'Allemagne du Nord, il commença en 1831
ses tournées de concerts à Paris et à Londres. Quand il
mourut (à Nice, en 1840), il laissait une fortune d'environ
deux millions.
Ad. B. Marx, dans ses Souvenirs (II, p. 75) note la singulière
impression que faisait, en paraissant sur la scène, devant un public
qui retenait son souffle, la tête de celte homme pâle comme un mort,
au front bombé, surmonté de cheveux noirs embroussaillés, avec des
yeux étincelants comme des diamants... Bennati, qui fut son méde-
cin à Paris, complète le portrait : « Paganini a l'épaule gauche plus
haute que l'autre, ce qui, lorsqu'il se tient debout, et les bras pen-
dants, fait paraître le droit beaucoup plus long que l'autre... La
main n'est pas plus grande qu'elle ne doit l'être; mais il en double
l'étendue par l'extensibilité que toutes ses parties présentent. Ainsi,
il imprime aux premières phalanges des doigts de la main gauche
qui touchent les cordes, un mouvement de flexion extraordinaire,
qui les porte, sans que sa main se dérange, dans le sens latéral à
leur flexion naturelle, et cela avec facilité, précision et vitesse... La
délicatesse de l'ouïe de Paganini dépasse tout ce qu'on pourrait
imaginer... Dans plusieurs occasions, il a montré quelle est la per-
fection de sou organe musical, en jouant juste sur un violon qui
n'était pas d'accord. » (Revue de Paris, mai 1831, Notice physiologique
sur Paganini.) — Un de ses premiers biographes, Shottky, donne les
détails suivants : « ïl est aussi maigre qu'on peut l'être; avec cela
un teint blême, un nez d'aigle pointant en avant, et de longs doigts
osseux. A peine paraît-il pouvoir supporter ses habits: et, quand il
fait la révérence, son corps se meut d'une façon si singulière que
l'on craint à tout moment de voir ses pieds se séparer du corps et
l'homme tout entier s'écrouler en un tas d'ossements. Quand il joue,
le pied droit est placé en avant et, dans les mouvements accélérés,
marque la mesure avec une vivacité comique, sans que cependant le
visage perde de son impassibilité de mort, sauf lorsqu'il s'éclaire
d'un certain sourire en entendant les tonnerres d'applaudissements;
alors ses lèvres s'avancent, et ses yeux, avec une expression intense,
mais sans bienveillance, errent de tous côtés. Pendant les repos,
son corps forme une sorte de triangle se courbant d'une manière
inouïe, tandis que la tête et le pied droit s'avancent. » (Julius Schottky,
Paganinï's Leben, Prague, lHiiu.
168 DAUBER A BERLIOZ
Les jugements sur le virtuose sont presque tous enthou-
siastes ; il s'y mêla pourtant quelques réserves, venues
naturellement de confrères... très connaisseurs. Il semble
d'ailleurs que Paganini, avant son voyage à Vienne, n'avait
pas atteint les sommets où il s'éleva plus tard.
Spohr, qui l'entendit à Venise, écrit de cette ville, le 17 octobre 1816 :
« On cherche maintenant à savoir exactement comment il enchante
son public: aussi raconte-t-on sur lui des choses qui n'ont rien de
musical; on lui décerne des éloges hyperboliques, on dit que c'est
un véritable sorcier et qu'il tire de son violon des sons qu'on n'avait
encore jamais entendus avant lui. Les connaisseurs pensent au con-
traire qu'on ne peut lui dénier une grande agilité de la main gauche
dans les doubles cordes et les passages de toute sorte ; mais ce qui
intéresse le gros public vulgaire, l'abaisse au rang du charlatan et
ne parvient pas à compenser ses défauts : un son fort, un grand
coup d'archet, et un phrasé du chant qui manque de goût. » [Selbst-
biographie, I, p. 304.) — A Prague, le correspondant d'un journal de
Hambourg critiqua assez vivement le jeu du « Mage du Midi » : « Les
choses qu'il répète sans cesse, dit-il, sont un inexprimable amalgame
sur le chevalet qui ne forme nullement des sons réguliers, mais un
gazouillis de moineaux, puis à la lin de chaque variation un pizzicato
rapide de six notes avec la main gauche. Il conduit son archet aussi
pauvrement qu'on peut l'imaginer. Pas un musicien, ici, n'a eu l'envie
de briser son violon, comme cela est arrivé, dit-on, à Vienne, mais
ils se moquent de lui et des Viennois. » (Hamburger Bœrsenhalle.)
Voici des témoignages d'un ordre différent :
Guhr, maître de chapelle et directeur du théâtre de Francfort,
auteur d'un livre sur Paganini et l'art de jouer du violon (1831),
s'exprime ainsi sur le virtuose dont il avait dirigé les concerts en
1829 : «J'ai été assez heureux, il y a quelques années, pour entendre,
pendant mon séjour à Paris, les plus grands maîtres de l'école
française, Baillot, Lafont, Bériot, Boucher, et plusieurs autres, et
je conserve encore un vif souvenir de la profonde impression que fit
sur moi leur magnifique talent; mais leur jeu ne différait pas essen-
tiellement des autres grands maîtres alors connus... Il n'en est pas
de même de Paganini : chez lui, tout est nouveau, inouï: il sait pro-
duire sur son instrument des effets dont on n'avait jusqu'alors aucune
idée, et qu'aucune parole ne peut rendre. »
Quant aux « secrets » de Paganini que le kapellmeister allemand
résolut de pénétrer, ils consistaient, selon lui : 1" dans la manière
dont il accordait son instrument ; 2° dans un maniement de l'archet
qui lui était propre ; 3° dans le mélange et la liaison des sons produits
par l'archet avec le pizzicato de la main gauche; 4° dans l'emploi des
sons harmoniques, doubles ou simples; 5° dans l'exécution sur la
UN VIOLONISTE ROMANTIQUE 169
corde de sol; 6° dans ses incroyables tours de force. Une majesté
sublime jointe à une pureté sans tache, des passages en octaves et
en dixièmes lancés comme des flèches rapides, des traits en qua-
druples croches, dont l'un, pizzicato, est toujours suivi par un autre
coll'arco, et tout cela si exact et si précis que la nuance la plus
fugitive n'échappe pas à l'auditeur: des cordes montées et descendues
sans interruption, dans les morceaux de bravoure les plus difficiles,
— tout cela, qui en d'autres circonstances toucherait aux limites du
charlatanisme, transporte jusqu'au ravissement muet, tant l'exécution
est d'une perfection inégalable. » [Masik-Zeitung, de Vienne,
7 mai 1828.)
— « J'avais treize ans lorsque j'entendis Paganini. Homme étrange,
fantastique, doué d'une puisance prodigieuse de mécanisme. Quelle
justesse, quelle sûreté dans le trait, quelle chaleur sympathique dans
le son! C'est dans sa musique surtout qu'il est inimitable. Les
œuvres de Viotti. de Rode, de Kreutzer convenaient moins à sa
nature nerveuse, fiévreuse même. Pour l'interprétation de Viotti, qui
demande une variété d'accent extraordinaire, il fallait l'archet fulgu-
rant de Baillot. On ne pouvait du reste faire de comparaison entre
ces deux grands artistes. Certes Paganini n'eût pas joué comme
Baillot le sublime quatuor en ré mineur de Mozart ou le Septuor de
Beethoven; mais, par contre, Baillot aurait été peu à son aise dans
l'exécution diabolique de la musique de Paganini. Non que Baillot
manquât de mécanisme; mais son tempérament le portait à éviter ce
qu'il appelait les grandes exentricités.
« Il me semble toujours voir Paganini, tant il m'a frappé : son violon
chante encore à mes oreilles. Je ne dois pas laisser ignorer à mes
lecteurs que Baillot se voilait la face quand il entendait un violoniste
faire un pizzicato de la main gauche, des sons harmoniques ou un
trait en staccato lancé!... Paganini me frappa surtout dans l'exécution
de son deuxième concerto, La Clochette, où se trouvent des sons
harmoniques doubles; dans le premier morceau de son premier
concerto où les quatre cordes étaient montées un demi-ton plus
haut; dans la Prière de Moïse jouée sur la quatrième corde, le sol
monté au si bémol donnant à la sonorité un timbre doux et pénétrant,
et dans le morceau pour violon seul : Nel cor piu non mi sento, où
la main gauche joue en pizzicato un rôle prépondérant. Ma jeune
imagination était à cette époque tellement impressionnée et exaltée
par cette exécution endiablée et suave tout à la fois, que je ne pou-
vais dormir la nuit. Pour les concerts de Paganini, l'orchestre était
placé sur le théâtre. Lorsque j'ai entendu le final de La Clochette
j'étais à côté de M. Urhan, le célèbre alto chargé de faire tinter la
clochette qui répondait au violon solo dans les fas aigus. Je voyais
admirablement l'exécutant. Ce qui m'avait frappé tout d'abord,
c'était l'ensemble des doigts de la main gauche qui tombaient sur la
touche comme une griffe puissante. Quand il faisait des octaves avec
le premier et le troisième doigts pour arriver à faire une suite de
dixièmes dans le haut du manche, les doigts toujours d'aplomb
et parfaitement placés ne se levaient que quand il le fallait absolu-
170 DAUBER A BERLIOZ
ment. Cet ensemble dans les doigts si indispensable pour obtenir la
sûreté de l'intonation, je ne l'ai remarqué après Paganini que chez
Vieuxtemps.
« Quelques artistes ont dit que Paganini était un météore lumineux,
qui n'aurait pas dû laisser de traces... Je m'inscris en faux contre
une opinion aussi erronée, je dirais même injuste, car, aujourd'hui
comme alors, Paganini a rendu un immense service aux violonistes
intelligents qui ont su s'inspirer de certains effets nouveaux qui lui
étaient propres. Pour que le mécanisme soit au service de l'intelli-
gence, il faut élargir la gymnastique des doigts, et j'estime qu'en
dehors des œuvres des Bach, de Tartini, de Locatelli, de Campagnoli
et des œuvres anciennes et modernes spécialement écrites dans ce
but, il importe de travailler sérieusement les études de Paganini qui
sont un chef-d'œuvre, et un véritable monument pour l'école du
violon.
« J'avais remarqué aussi chez Paganini sa grande main sèche, ner-
veuse et d'une souplesse étonnante, ses doigts longs et effilés, ce
qui lui permettait de faire des écarts énormes et des doubles et
triples extensions avec une facilité extraordinaire. Les sons harmo-
niques doubles et artificiels, les suites de tierces et de sixtes harmo-
niques, si difficiles pour les petites mains, en raison des écarts
qu'elles exigent, n'étaient pour lui qu'un jeu. Quand il faisait un
accompagnement eu pizzicato de la main gauche, alors que le chant
était fait par la main de l'archet, le quatrième doigt avait une force
prodigieuse pour pincer la corde, même quand les trois autres doigts
étaient posés. De plus, malgré l'abandon qu'il donnait à la phrase,
Paganini avait en jouant une mesure d'une parfaite exactitude. »
(Ch. Dancla, Notes et Souvenirs, 1893.)
A Londres, où Paganini se rendit en quittant Paris, les journaux,
en fait d'opinion, donnent surtout des chiffres de recettes : trois
concerts produisirent 867 livres sterling!... L'Atkaeneum le décrit
pittoresquement en une ligne : « un véritable Samiel in apparence,
et sans aucun doute un démon in performance ».
Romantique. Paganini le fut par l'étrangeté de son
aspect, par sa vie mystérieuse, par sa virtuosité, qui lui
tenait lieu de passion et de flamme intérieure. Il y a une
certaine analogie entre son application à reculer le plus
possible les limites expressives du violon et celle de Berlioz
à tirer de l'orchestre des effets tout nouveaux. L'un faisait
par excès de technique et à froid, ce que l'autre faisait par
surabondance de lyrisme et d'imagination, chacun dans son
domaine; mais des deux côtés, — comme aussi chez Liszt. —
il y eut un dévergondage presque égal dans l'emploi du
matériel sonore. Paganini était un musicien à la fois éton-
nant et de valeur moyenne. On rapporte que quand il pre-
LES MAITRES FRANÇAIS DU VIOLON 171
nait part à un trio ou un quatuor, il devenait un violoniste
de second ordre. Son opus 1, Si- Caprici per il violino solo,
dedicati agli artisti, paru en 1831, attira l'attention de
tout le monde musical, mais eut surtout un succès de
curiosité; on croyait y saisir les secrets de l'extraordinaire
enchanteur et les procédés de ses opérations magiques.
Schumann dans ses op. 3 et 10, Liszt dans ses études de
bravoure ont transcrit cet ouvrage pour le piano et lui ser-
vent un pou de caution. Plusieurs pages sont d'une musi-
calité sérieuse; d'autres sont vaines, ou faibles; il ne sau-
rait être question de les comparer aux soli de J.-S. Bach!
Pendant sa vie, Paganini publia, avec Les Caprices, 12 Sonates
pour violon et guitare (op. 2-3), 3 quatuors avec guitare (op. 4-5),
ouvrages écrits avant 1805, pendant le séjour du grand artiste dans
le château d'une comtesse italienne. Il excellait à jouer de la guitare
comme du violon. Après sa mort parurent 2 Concertos pour violon :
l'op. 6, en mi bémol majeur, où un violon doit être accordé un demi-
ton plus haut que les autres instruments, et l'op. 7, en si mineur, où
se trouve le célèbre Rondo [La Clochette), plus un Allegro de Concert
[Moto perpetuo, op. 11), et quelques Variations, parmi lesquelles
Le Carnaval de Venise. Les autres compositions qui portent son
nom ne sont pas de lui.
Inévitablement, il faut descendre quand on passe de la
technique de Paganini à celle des violonistes franco-belges.
Peut-être, sur d'autres points que les prouesses de virtuo-
sité, y a-t-il des compensations. Nous revenons aux trois
chefs d'école qui dans l'histoire du violon au xixe siècle
sont presque des chefs de dynastie.
1° Baillot. né à Passy en* 1771 et mort à Paris en 1842,
est un maître classique de l'archet, un artiste à la fois
sévère et brillant qui, du culte de l'art, proscrivait toute
excentricité. Son œuvre de compositeur est très considé-
rable et comprend près d'une centaine de pièces hono-
rables : Variations, Préludes, Caprices, 9 Concertos, une
symphonie concertante pour 2 violons et orchestre, 3 qua-
tuors, 15 trios à cordes, mais c'est à d'autres titres qu'il
fait bonne figure dans l'histoire musicale. Imbu des meil-
leures traditions de l'art italien qu'il avait recueillies pen-
dant son séjour à Rome en 1783, il fut nommé professeur,
dès 1795, au Conservatoire; il a résumé son enseignement
172 DAUBER A BERLIOZ
dans Y Art du violon (1834). Sa Méthode, traduite en plu-
sieurs langues, est resté officielle dans notre grande École.
Il forma un très grand nombre d'élèves dont beaucoup
devinrent des artistes de haute valeur : les principaux sont
Charles de Bériot (1802-1870), le premier grand violoniste
produit par la Belgique, Henri Vieuxtemps (1820-1881),
Charles Dancla (1818-1907), Fr. Ant. Hareneck (1781-
1849).
Comme son maître français, de Bériot fut un virtuose
élégant, d'une tenue irréprochable, mais un compositeur
de musicalité assez commune . Son Concerto en ré
(op. 26) décourage, par la pauvreté des idées, la sym-
pathie qu'on voudrait témoigner à tous les noms illustres
de l'histoire musicale. Son Concerto en si mineur, où il a
inséré un Rondo russe, son Trémolo sur le thème de
Beethoven sont des œuvres très inférieures. Ses Airs variés
sont pourtant assez agréables. Ses 49 « Duos brillants »
furent écrits, selon l'usage du temps, avec la collaboration
des pianistes Laharre, Osrorne, Herz, Bénédict, Thal-
rerg. Un fait suggère l'idée de son esthétique : des 60
études que contient son Ecole transcendante du violon, il y
en a 30 pour l'étude de la justesse et du rythme, et 30 dis-
tinctes pour Y expression. Selon l'exemple de Paganini
Bériot employait, dans ses concerts, un procédé aujourd'hui
abandonné : celui de la scordatura qui consiste, pour
donner plus d'éclat à la sonorité, à accorder l'instrument un
demi-ton au-dessus du piano (ce qui oblige l'artiste à
transposer au demi-ton inférieur le morceau exécuté).
Comme professeur, le mari de la Malibran donnait des
conseils originaux, excellents pour les sujets d'élite déjà
en possession de tout l'essentiel. Il avait surtout en vue
« l'émancipation intellectuelle » de l'élève; il disait au
père de Vieuxtemps, en parlant de son fils encore enfant ;
« Qu'on ne le livre à personne ! Qu'on le laisse se former
tout seul! Qu'il se borne à entendre beaucoup d'artistes,
à écouter et à réfléchir! » (Témoignages reproduits par
Radoux.)
Henri Vieuxtemps fut formé à cette école et se déve-
loppa selon cet esprit. Le célèbre violoniste Mayseder
l'ayant entendu jouer, tout jeune encore, une de ses corn-
LES MAITRES FRANÇAIS DU VIOLON 173
positions, le jugea ainsi : « Il ne joue pas ee que j'ai écrit,
ii ma manière; mais c'est si bien, si original, que ce serait
dommage de rien changer. » (Radoux. — R. Schumann
disait à peu près la même chose en entendant une de ses
pièces pour piano jouée par Liszt.)
Vieuxtemps (né à Verviers en 1820, mort en Algérie
en 1881) fut un enfant prodige comme Mozart.
Il connut la vie nomade de tous les grands virtuoses, et voyagea
dans les deux mondes, mais avec une prédilection pour Paris. « Quand
j'aurai terminé toutes mes petites affaires, je partirai immédiatement
pour la capitale des capitales pour y chercher un brevet d'artiste
premier numéro... ou de nullité » (Lettre du 19 novembre 1840).
A Paris (1841) il fut vivement complimenté par Baillot, âgé de
soixante-dix ans et considéré comme « chef de l'Ecole française du
violon )> ; il fut apprécié ainsi par Berlioz : « M. Vieuxtemps brave
des dangers effrayants pour l'auditeur, mais qui ne l'émeuvent nulle-
ment, sûr qu'il est d'en sortir sain et sauf;... il maîtrise son archet
et sait le faire durer autant qu'il veut. » Vieuxtemps reparut à Paris
en 1851, pour jouer son concerto en ré mineur, et en 1859, après une
grande tournée, sacrifiée aux goûts d'un public vulgaire et dont il
parle en ces termes : « Nous venons de commettre 75 fois le crime
de lèse-musique, en Amérique, avec Thalberg; je viens me faire
absoudre par le public parisien »; en 1876, — pour ne citer que
quelques dates de concerts importants, — il fut encore applaudi à
Paris. Une de ses tournées de concerts les plus belles fut celle qu'il
fil en Allemagne, en 1864-5, avec la Patti.
« Si M. Vieuxtemps n'était pas un si grand virtuose,
écrivait Berlioz dans le Journal des Débats, on l'acclame-
rait comme compositeur. » L'œuvre de Vieuxtemps est con-
sidérable, et garde encore une réelle valeur. Ses premières
études de composition, faites à Paris sous la direction de
Reicha, ne l'avaient pas préparé à écrire pour un autre
instrument que le violon, et, d'après son biographe, il fut
autodidacte de façon assez originale : les soirs de théâtre,
il allait s'asseoir, à l'orchestre, tantôt près du cor, tantôt
près de la clarinette, ou à un autre pupitre; il apprit ainsi
la tessiture de chaque instrument et l'écriture qui lui con-
vient. Ses Concertos pour violon et orchestre sont réelle-
ment Concertants, très supérieurs aux compositions de Baillot
et de Bériot et méritent, comme ceux de Spohr, une place à
part dans l'histoire du genre. L'op. 10, en mi, se compose
d'un Allegro qui par son développement et ses idées mélodi-
174 DAUBER A BERLIOZ
ques, forme une œuvre complète (le Rondo qui suit, avec
romance d'introduction, est surajouté, sans faire corps avec
ce qui précède). L'opus 31, en ré, écrit en 1850, est quali-
fié de « génial » par un critique très autorisé (A. Shehing);
il est formé d'un prologue orchestral avec récitatif et solo
de violon, d'un Scherzo, et d'un finale marciale, thémati-
quement relié au premier morceau. L'instrumentation est
partout remarquable. Ce concerto de forme nouvelle et
hardie, joué à une époque où ceux de Liszt étaient encore
inconnus, est. sinon une époque, au moins un épisode à
signaler dans l'histoire de la musique. C'est, selon le mot de
Berlioz. « une magnifique symphonie avec violon principal ».
De Vieuxtemps, nous citerons encore comme étant des œuvres
sinon « géniales ». au moins très honorables et d'un sérieux intérêt,
le concerto en fa dièze mineur (Allegro, Andante, et Rondo sautil
lant à 2/4), où certains italianismes — surtout dans l'Andante — et
quelques clausules banales n'empêchent pas d'apprécier le caractère
dramatique des tutti et la noblesse du style; le concerto en la
majeur, op. 25 dont l'introduction, très développée, a un premier
thème qu'on peut rapprocher de la IXe symphonie et du Concerto II,
op. 19 de Beethoven, et dont Y Adagio religioso ne manque pas de
grandeur; le Concerto en la mineur, op. 37, dont les trois mouve-
ments sont également remarquables. De la Ballade et polonaise.
op. 38, la première partie est d'un tour poétique, approprié à un
récit merveilleux; la seconde, trop brillante, trop « enlevée », avec
des passages en style de fanfare, est fâcheusement banale. L'Air
varié, op. 22, est le type du genre suranné « morceau de salon ».
Vieuxtemps a été de 1871 à 1873 professeur au Conservatoire de
Bruxelles, où son enseignement a été continué par son plus brillant
élève Eucjkne Ysayk.
Le Français Haueneck (1781-1849). premier prix de
violon au Conservatoire en 1804, est aussi un élève de
Baillot. Il fut plus habile comme virtuose, professeur, et
chef d'orchestre, que comme compositeur. Nous étant
imposé comme règle de ne pas parler d'un musicien dont
nous n'aurions pas entendu ou lu quelques ouvrages, nous
nous sommes fait jouer par un exécutant de premier ordre
ses deux Concertos. 11 vaudrait mieux, pour sa mémoire,
qu'il ne les eût pas publiés. C'est une musique pleine de
réminiscences incohérentes, où le style ne s'élève guère
au-dessus de l'opéra-bouffe. Comme technicien, Habeneck
forma de très bons élèves : le Toulousain Prosper Sainton
LES MAITRES FRANÇAIS DU VIOLON 175
(1813-1890), qui, ii Londres, eut de hautes fonctions offi-
cielles; Delphin Alard (1815-1888), qui succède à Baillot
comme maître dans notre grande Ecole, de 1843 à 1875.
Célèbre par son jeu plein de verve et de légèreté, Alard a
produit un très grand nombre de compositions [Fantaisies,
Etudes, Duos, etc.), dont l'écriture est qualifiée de « tradi-
tionnelle » par ceux qui veulent employer un euphé-
misme; son Concerto en mi majeur est un spécimen de
sa manière, pompeuse et un peu vide. Il a rendu de grands
services avec son Ecole de violon, traduite en plusieurs
langues, et son Anthologie des maîtres classiques du violon.
Les qualités d'exécutnm qu'il possédait ont été poussées
au plus au point par son élève Pablo de Sarasate (1844-
1908), dont la gloire tut universelle, et qui. sans être
lui-même un compositeur sérieux, fit naître un certain
nombre de belles œuvres que de grands compositeurs,
Saint-Saëns, Lalo, Max Bruch, écrivaient spécialement
pour lui. Habeneck eut un autre élève très illustre : le
belge Hubert Léonard (1819-1890), qui suivit les leçons du
Conservatoire de Paris de 1836 à 1839, et qui, après avoir
été professeur au Conservatoire de Bruxelles, revint à Paris
en 1867 pour s'y fixer.
L'enseignement de Baillot s'honore aussi d'avoir produit
l'excellent maître Charles Dancla. Comme homme, il était
des plus estimables : il a écrit un opuscule [Notes et Sou-
venirs, 1893) qui fait honneur à son caractère, car il est
exempt de cette vanité et de cet esprit d'exagération qui
égare trop souvent la plume des artistes ayant à parler
d'eux-mêmes. Dans la préface d'une réédition du xne Con-
certo de Viotti, il déclare que les traditions de l'art de Viotti
lui sont venues par l'intermédiaire de son maître Baillot.
Baillot eut encore pour élèves les violonistes compositeurs
J.-F. Mazas, de Béziers (1782-1849), qui vécut à Paris, Orléans et Cam-
brai; L. Blondeau, de Paris (1784-1865), auteur d'une petite Histoire
de la musique moderne parue en 1847; le Belge N. L. Wéry(1768-
1867); le Polonais J. N. Wanski.
2° Kreutzer est le violoniste qui, après avoir pris con-
naissance de la sonate sublime que Beethoven lui avait
dédiée, s'écria : « 77 est complètement fou! » Il ne joua
176 DAUBER A BERLIOZ
jamais le chef-d'œuvre dans ses concerts. Comme musicien,
un tel homme est jugé par ce fait. Ses œuvres ne le rachè-
tent pas de la faute qui pèse sur sa mémoire; ses con-
certos (il en a écrit 19) sont aussi faibles pour le style
que pour l'invention des idées. Comme professeur,
Kreutzer joua un rôle plus utile. Il forma son frère Auguste,
violoniste distingué, Ch.-Ph. Lafont, neveu d'un autre
violoniste parisien, Is. Berthaume, qui fut directeur des
Concerts Spirituels en 1783. Lafont reçut aussi les leçons
de Rode et fut violoniste de la chambre de Louis XVIII; il
consacra la plus grande partie de sa vie à des tournées de
Concerts, dont la plus brillante .fut faite en Allemagne
avec le pianiste Henri Herz. Compositeur fécond, sinon
distingué, il forma à son tour des virtuoses assez renom-
més : Franz Schubert (1808-1878), auteur d'ktudes encore
en usage, Jos. Ghys (1801-1848), qui fut professeur à
Amiens et à Nantes, Thérésa Milanollo...
Parmi les autres élèves de Kreutzer, on peut signaler Pietro
Rovelli, de Bergame (1798-1838), qui, à Munich, fut le professeur du
célèbre W. B. Molique (1802-1869); H. Matthai, de Dresde (1781-
1835), Antoine Bohrer, de Munich (1783-1852), le Belge Rémy, Vidal,
Peyreville, Fontaine, Tolbecque ; Alex. Jos. Artot (1815-1845), élève
au Conservatoire de Paris de 1824 à 1831, auteur, entre autres ouvra-
ges, d"un Concerto en la mineur (de forme surannée); le Belge
Jos. Massart (1818-1892) dont certains élèves sont célèbres : Henri
Wieniawski, né à Lublin (Pologne) en 1835 (-J- Moscou, 1880), auteur
du Concerto en ré mineur (d'un éclat un peu factice); Marsick, qui
eut tant de succès à Paris, en 1873, et qui en 1892 succéda à Sauzay
(un autre élève de Baillot) comme professeur au Conservatoire.
Dans la descendance artistique de Massart, on peut placer le nom
de Félicité Tua (née à Turin en 1867), qui, au cours de tournées
européennes commencées en 1882, eut de très vifs succès.
3° Rode a beaucoup écrit; on a de lui 13 Concertos, des
Quatuors, des Ltudes, des « Sonates brillantes », des
Caprices, etc., ouvrages caractérisés par une grande pau-
vreté d'idées. Il lui arrive d'essayer de couvrir cette insuf-
fisance personnelle par des emprunts à peine déguisés.
Ainsi, dans son Concerto op. 7 en la mineur, il a pillé le
concerto du même ton. n° 22, de Viotti. De son enseigne-
ment, dont l'influence rayonna au loin, part une lignée de
virtuoses renommés. Rode eut pour élève le Hongrois
LES MAITRES FRANÇAIS DU VIOLUN 177
»
Joseph Bohm (1795-1876), qui, devenu professeur au Con-
servatoire de Vienne en 1819, y introduisit l'enseignement
français et forma une suite d'artistes :
Un des plus célèbres fut H. W. Ernst (1814-1865), rival de Paga-
nini, auteur d'un Concerto en fa dièze mineur [Allegro patelico) où
la virtuosité est soumise, aussi bien pour les soli que pour le trai-
tement de l'orchestre, à une pensée réellement musicale et au souci
de la construction. A l'enseignement de Bohm se rattachent : Joseph
Joachim (1831-1907), renommé pour ses exactes interprétations des
chefs-d'œuvre de Beethoven; Edmund Singer (né en Hongrie en 1830);
les Viennois G. Helmesberger (1800-1873) et Ed. Raimoldi (1831-1903).
A l'Ecole française appartiennent encore : Garcin, de
Bavonne (1830-1896), élève d'Alard; Altès, de Rouen
(1826-1899); Ed. Deldevez, de Paris (1817-1897). élève
d'Habeneck; Jules Armingaud, de Bavonne (1820-1900),
qui, avec Jacquard, E. Lalo et Mas, fonda une société
renommée de Quatuor. (Un peu auparavant, en 1840, Alard,
Dancla, Croisilles et Chevillard avaient commencé à faire
entendre les quatuors de Beethoven qu'on ne jouait pas aux
séances de musique, de chambre données par Baillot; un
peu plus tard', Chevillard fonda avec Maurin la Société des
Quatuors de Beethoven). Lalo, Lamoureux, Colonne, Sauret,
successeur de Sainton (en 1891) à la Royale Académie de
Londres, appartiennent à cette pléiade d'artistes.
Les classes de violon de notre Conservatoire National ont formé
presque tous les grands violonistes et professeurs du xixe siècle.
Elles ont été pendant longtemps sous l'influence de Massakd qui y
fut professeur de 1843 à 1890. Son enseignement fut célèbre, moins
peut-être à raison de son mérite propre, que par la valeur d'élèves
remarquables dont il sut s'entourer. Ceux-ci ont même occupé pen-
dant quelques années les quatre classes du Conservatoire :
MM. Marsick, en effet, Lefort, Barthelier et G. Rémy étaient tous
élèves de Massard. C'est ce qu'on a appelé l'enseignement belge, à
raison de l'origine du maître A la démission de M. Marsick,
en 1900, sa classe fut confiée à M. Edouard Nadaud (né à Paris
en 1862), élève de Dancla, et la mort de M. Berthelier permit d'attri-
buer une seconde classe à M. Lucien Capèt (né à Paris en 1873),
élève de Marin. Ces deux professeurs se rattachent à l'école française
de Maillot. M. Lucien Capet a fondé un quatuor qui s'est fait entendre
avec succès en France et à l'étranger, et notamment aux fêtes don-
nées à Bonn en 1891, à la mémoire de Beethoven. Il a publié (1916)
un Traité de la technique supérieure de l'archet, où abondent les
exemples et les détails, et qui est destiné à devenir un ouvrage de
Comoarieu. — Musique, III. 12
178 D AUBEft A BERLIOZ
fonds pour les violonistes. M. Ed. Nadaud, après une carrière de
virtuose, s'est consacré au professorat et a publié une édition des
maîtres du violon, dont l'eusenible progressif constitue une méthode
d'enseignement. — Parmi les violonistes contemporains célèbres, il
convient de citer M. Ysaye, né à Liège (1858), professeur au Conser-
vatoire de Bruxelles, dont le jeu a une particulière puissance;
M. Thomson, né aussi à Liège, en 1857, professeur au Conservatoire
de cette ville ; enfin deux anciens élèves du Conservatoire de Paris :
le Roumain Georges E.nkscu (1882), virtuose remarquable et compo-
siteur dont la Symphonie avec violoncelle principal, la musique de
chambre et les Chansons de Clément Marot sont appréciées; Jacques
Thibaud, né à Bordeaux (1880), qui représente l'élégance, la distinction
et le charme de l'Ecole française.
A l'étranger, les bons violonistes sont légion. Il y eut une Ecole de
Cassel avec L. Spouk. L'auteur de Jessonda fut aussi célèbre comme
virtuose que comme compositeur. A Vienne, il soutint avec honneur
une sorte de match contre Rode: en Italie, on le mit presque sur le
même rang que Paganini: à Londres, il joua devant la cour. A Paris,
l'accueil fut beaucoup plus froid. Entre les mains de ce géant, le
violon avait l'air d'une pochette. C'est en 1822, après de nombreuses
tournées, qu'il s'établit comme Kapellmaisler à Cassel. Trois de ses
Concertos sont restés célèbres : le 7°, en mi mineur (op. 38), le 8e en
la majeur (op. 47) et le 9° en ré mineur (op. 55). Comme Vieuxtemps,
Spohr a une place distincte parmi ses contemporains qui ne connais-
saient guère que l'emphatique « grandezza » des Italiens et le
badinage français. Sa mélodie, rappelant le cantabile de Mozart,
son goût pour les rythmes de berceuse, pour le chromatisme et la
modulation enharmonique, son application (ex., le concerto n° 8)
à introduire l'élément dramatique dans la composition, font de lui
un romantique assez original. — Il y eut une Ecole de Vienne,
avec Mayseder, Boum, etc.; une Ecole de Prague, avec Pixis, Kai.li-
woda, MiLDïSER, Dkeyschoc.k, Slaw.ik ; une Ecole de Berlin, dont le
dernier maître fut Joachim. Pour une liste complète nous ne pouvons
que renvoyer à l'ouvrage de Wasielewski, die Violine nnd ihre
Meister (190't), sorte de dictionnaire formé dune suite de brèves
notices, et dont nous ne saurions reproduire ici les nomenclatures
inévitablement très sèches.
Si l'on observe les progrès réalisés de Haydn à Beethoven
et aux œuvres ultérieures de musique de chambre, on peut
comparer le violoncelle à un personnage qui dans les
sociétés mondaines prenait d'abord peu de part aux con-
versations, et se bornait à approuver, en les appuyant de
quelques mots opportuns, les idées exprimées autour de
lui : bientôt, il s'enhardit à émettre des opinions person-
nelles et, sans prendre d'ailleurs la direction des entre-
tiens, à faire figure de premier plan. Parallèlement, la
LES MAITRES FRANÇAIS RU VIOLON J79
virtuosité de son langage se modifia comme sa fonction. La
fin d'une seconde étape, dans cette dernière évolution, est
marquée par les virtuoses du xvme siècle qui finirent leur
carrière entre les années 1800 et 1827 : Luigi Boccherini,
de Lucques (1743-1805), qui vint en 1768 h Paris où lurent
publiés les premiers ouvrages de sa musique de salon et
ses quatre Concertos; les deux Janson : Jean-Baptiste, de
Valeneiennes (1742-1803), et son frère Louis-Auguste
(1749-1815); les deux Dupoht, Jean-Pierre, de Paris (1741-
1818). et son frère Jean-Louis (1749-1819), un 'des ancêtres
créateurs de la technique; les deux Levasseuh, Pierre-
François, d'Abbeville (1753-1815), auteur des 12 duos
pour violoncelle, et son frère Jean-Henry, de Paris (1765-
1823). qui collabora à la méthode de violoncelle adoptée
par le Conservatoire; Jean-Baptiste Bréval, né dans le
département de l'Aisne (1756-1825), auteur de symphonies
concertantes, d'un grand nombre de compositions pour
musique de chambre et d'une Méthode raisonnêe de violon-
celle (1804). Aux maîtres français se rattachent quelques
suites d'artistes particulièrement brillantes.
Rendre léger, étendre dans le registre aigu, et adapter
le plus possible au langage polyphone un instrument lourd,
qui semblait voué aux graves monodies, tel fut le problème
résolu par les virtuoses.
Jean-Louis Duport eut pour élève Nicolas Jos. Platel,
de Versailles (1777-1835), qui, au commencement du siècle,
passait pour le premier violoncelliste de Paris. En 1824,
Platel s'établit à Bruxelles, et fut nommé professeur à
l'Ecole royale de musique (érigée au Conservatoire en
1831) : c'est là qu'il forma le belge Adrien-François
Servais (1807-1866), celui qui fut surnommé « le Paganini
du violoncelle », et qui, après avoir fait consacrer son
talent par le public de Paris, fit ses plus belles tournées
européennes de concerts entre les années 1843 et 1848. Il
a écrit, avec 3 concertos, un certain nombre de Caprices
et de Duos, des Fantaisies avec orchestre qui sont bril-
lantes, d'une musicalité faible, trop souvent d'une longueur
excessive. Levasseur eut pour élève un autre grand vir-
tuose, Auguste Franchomme, né à Lille en 1808; premier
prix du Conservatoire de Paris en 1826, Franchomme fut
180 DAUBER A BERLIOZ
acclamé entre les années 1830 et 1840, en des « soirées
musicales » où il avail pour partenaires Alard, Chopin,
Liszt, le pianiste allemand Halle (établi à Paris depuis 1836).
Parmi les autres violoncellistes renommés, nous citerons
Ch. Nicolas Baudiot, de Nancy (177311849), qui succéda à son maître,
J.-B. Janson, comme professeur au Conservatoire, en 1802; Norblin,
professeur au Conservatoire de 1826 à 1846, et sou élève, le Parisien
Prosper Seligman (1817-1882); Sébastien Lee qui, de 1837 à 1868, fut
violoncelle-solo à l'Opéra de Paris; l'Anglais Rob. Lindlet (1776-
1855); Ph. Schindlocker, de Mons (1753-1827), et le Belge François
Demunck (1815-1854), élève de Platel, Bernard Romberg (1767-1841),
Jos. Merk, de Vienne (1795-1852), Jos. Menter (1808-1856), Karl
Schuberth (1811-1863), Christian Kellermann (1816-1866), Max
Bohrer (1785-1867), G. Ed. Goltermann (1824-1898) et deux contem-
porains, l'Espagnol Pablo Cazals et le Français André Hekking.
Il y aurait aussi des généalogies artistiques il établir
dans les autres domaines de la virtuosité instrumentale.
Pour la flûte, il faudrait remonter à Devienne, professeur
au Conservatoire jusqu'en 1802 : Devienne (1759-1803),
fut le maître de Jos. Guillou (1784-1853). professeur au
Conservatoire en 1816; Guillou fut le maître de Dorus, de
Valenciennes (1812-1896); Taffanel (f 1908) fut l'élève de
Dorus (et Pu. Gauisert est l'élève de Taffanel). Wunderlich,
né à Bayreuth en 1755, mais d'éducation française, fut
aussi un des premiers professeurs de flûte du Conserva-
toire : il eut pour élèves Berbiguier, né dans le département,
de Vaucluse (1782-1836), auteur d'une « Grande méthode
de flûte », et le Parisien Jean-Louis Tulou (1746-1865), un
des maîtres les plus célèbres de l'instrument. Tulou entra
en 1813. comme successeur de Wunderlich, à l'orchestre
de l'Opéra; Le rossignol de Lebrun (opéra de 1815) fut
l'occasion d'un de ses triomphes.
Parmi les virtuoses étrangers, on peut mentionner Louis Dkouet,
né à Amsterdam dune ancienne famille de réfugiés (1792-1873); élève
du Conservatoire de Paris, il fut successivement flûtiste officiel du
Roi de Hollande (Louis-Napoléon), de l'Empereur, de Louis XVIII, et
voyagea ensuite en donnant des concerts dans les deux mondes.
Pour le hautbois, le maître français le plus ancien est Ant. Sal-
lantin, né à Paris en 1754, professeur au Conservatoire de 1794 à
1813. Sallantin eut pour élèves Garnier, de Vaucluse (1759-1825), et
G. Vogt, de Strasbourg (1781-1870), qui, après avoir été hautboïste
de la garde sous Napoléon Ier, appartint aux concerts du Conserva-
LES MAITRES FRANÇAIS DU VIOLON 181
toire, de 1828 à 1844. Un des meilleurs élèves de Vogt fut Babret
(1808-1879), qui passa la plus grande partie de sa vie à Londres. —
Les clarinettistes réputés, dans la première partie du siècle, se
rattachent, en France, à l'enseignement de Blasius, de Bef.r et de
Klosé, professeur au Conservatoire: en Belgique, à celui de
G. Chr. Ba.chma.nn et de Blaës.
Les autres instruments peuvent être représentés ici par
celui ([lie Meyerbeer appelait « le génie du cuivre et de
l'airain sonore », Adolphe Sax, né à Dinant en 1814. Ce
fut un virtuose et un luthier de premier ordre. Il vint à
Paris en 1842, pour faire connaître les améliorations
apportées par lui à la clarinette-basse.
La clarinette-basse, inférieure d'une octave à la clarinette soprano
en si bémol, et d'une neuvième majeure à la clarinette en ut, était
ancienne mais défectueuse. Meyerbeer l'avait employée de façon
originale en 1836, au ve acte des Huguenots (n° 27 de la partition
d'orchestre, onze premières mesures de la scène de l'interroga-
toire), pour accompagner ces paroles solennelles de Marcel à Raoul
et Valentine agenouillés devant lui : Savez-vous qu'en joignant vos
mains dans ces ténèbres, etc. Améliorée par Sax, elle reparut au
ive acte du Prophète en 1849 (scène de l'exorcisme, accompagnement
du récitatif dramatique de Jean). R. Wagner l'emploie couramment,
et la réunit parfois à trois clarinettes soprano (comme dans La Valky-
rie, I, 2, p. 22 de la partition). Berlioz dit qu'on produit une impres-
sion de terreur lorsque, quatre clarinettes émettant les notes do dièze,
mi, sol, si bémol, on ajoute une clarinette-basse donnant le sol grave...
En 1844, Ad. Sax se produisit dans un concert avec
l'instrument qui est sa plus belle création, le saxophone,
pour exécuter (avec une trompette suraiguë jouée par
Dauvehnay, un nouveau cornet joué par Dufresne, un
bugle joué par Auban, deux clarinettes jouées par Leperd
et DupitEz) un morceau « à six », spécialement écrit par un
de ses plus chauds partisans, II. Berlioz. Le succès tut
très grand. Sax construisit son saxophone en huit gran-
deurs différentes. Il modifia aussi les bugles, les cors, et
les trombones d'après un système qui supprimait les
angles et contours trop heurtés dans les tubes additionnels
ou pistons, et qui modifiait les sons sans changer le doigté
en usage. Le principe général de ses constructions était
celui-ci : ce sont les proportions (et non la forme des
instruments) qui font la qualité du timbre. Il trouva une
vive opposition chez Ifs (acteurs du temps : Raoux. Halary,
182 d'aUBEB A BERLIOZ
Gautrot aîné, BulFet jeune, Gambraye. Il finit par
triompher, non sans peine. Une commission où siégaicnt
Spontini, Auber, Halévy, Adam, Onslow, Carafa, Kastner,
lui fut favorable. Elle provoqua la décision ministérielle
du 9 août 1845, qui fixa la composition instrumentale des
régiments d'infanterie et de cavalerie. Sax a rendu des
services tout aussi importants à l'orchestre. Dans la
marche du sacre du Prophète, parut la brillante phalange
des instruments rajeunis par son adresse, permettant
d'écarter la sonorité un peu brutale de l'ancienne famille
des bugles : les petits saxhorns aigus en mi bémol,
remplaçant les petits bugles; les saxhorns contralto en si
bémol, remplaçant les bugles en si; les cornets à cylindres,
et les saxhorns alto en mi bémol, remplaçant les cornets à
pistons; les saxhorns barytons en si bémol, remplaçant les
trombones; les saxhorns basse remplaçant les ophicléides.
et les saxhorns contrebasse remplaçant les bombardes de
mi bémol grave. Il y eut un progrès analogue en 1852,
dans le Juif errant d'Halévy (acte III, après les airs de
ballet). Ad. Sax fut nommé professeur de saxophone au
Conservatoire en 1857, et mourut à Paris en 1894. Les
Allemands ont contesté son mérite original, et insinué que
le fait de donner son nom à un si grand nombre d'instru-
ments était une manière d'usurpation ; mais le témoignage
des compositeurs que nous avons cités, le texte même d'une
partition pour orchestre comme celle du Prophète, peut leur
être opposé.
Bibliographie.
CONESTABILE : Nîccolo Paganini (1851) ; FÉTIS, Notice biographique sur
N. P. (1851); EscuDIER, Vie et aventures de N. P. (1856); Prod'homme, N.
P. (1907, collection des Musiciens célèbres). — Pour le violon et les violo-
nistes, la bibliographie est d'une extrême richesse. Aux références que
donnent les pages qui précèdent, nous nous contenterons d'ajouter :
A. K. TOTTMANN, Répertoire critique de la littérature du violon et de Valto
(1S87, en ail., réédité en 1900, avec ce titre : Guide de la littérature du
violon); L. DE LA LaURENCIE, L'Ecole française de violon de Lully à Violti,
Eludes d'/iistoire et d'Esthétique, Paris, 1917.
L. GRILLET, Les Ancêtres du violon et du violoncelle (2 vol.. 1901). —
L. RoTH, Guide à travers ta littérature du violoncelle (en ail., 1888).
WlLH. AlTENBOURG, La clarinette, ses origines, son histoire jusqu'au temps
présent, au /joint de vue acoustique, technique et musical (en ail., 1904, br.
de 46 p.). — Emil Prill : Guide à travers la littérature de la flûte (en ail,,
1899). — 0. Comettant, Histoire d'un inventeur au XIXe siècle (1860). —
De Lajarte, Les Instruments Sax (1867).
CHAPITRE VIII
LES AUXILIAIRES DU ROMANTISME
L'AGE D'OR DU CHANT ET DE LA DANSE
Importance des chanteurs d'opéra dans la première moitié du siècle. —
Types d"interprètes légués par le xvmc siècle : Trial, Laruette, Martin. —
Première méthode officielle de chant. — Elleviou. — Garcia. — Choron. —
Les ténors : Nourrit, Duprez, Rubini, Mario, Roger. — Les basses : Levas-
seur, Lablache, Tamburini, Galli. — Les cantatrices; les types d'inter-
prètes : Dugazon et Falcon. — Les Italiennes : la Pisaroni, la Pasta, la
Grisi, la Persiani. — Cantatrices d'origine parisienne : M"'e Cinti-Damo-
reau; la Malibran; Pauline Viardot; Rosine Stoltz. — ■ Henrietle Sontag et
\V. Schrœder-Devrient. — Jenny Lind. — La Taglioni. — Les chanteuses
mondaines et le prince de la Moskowa.
Le chapitre précédent resterait incomplet, si nous ne
disions rien d'une autre catégorie de virtuoses, auxiliaires
aussi précieux des créateurs de chefs-d'œuvre. Des grands
chanteurs, des cantatrices acclamées jadis, des <c étoiles »
du corps de ballet, il ne reste que des noms avec des titres
d'emplois, des souvenirs, quelques témoignagnes recueil-
lis par des admirateurs enthousiastes. Le poète qui a con-
sacré de si beaux vers à la Malibran a dit cette destinée
inférieure de l'artiste qui. moins heureux que le peintre et
le sculpteur, passe comme un rêve d'enchantement, sans
rien laisser de durable à ceux qu'il a charmés pendant
quelques soirées. Mais il y a des gloires qu'une Histoire
de la musique ne saurait oublier; et peut-être le thème de
Musset n'est-il pas tout ii fait exact.
Dans la première moitié du siècle, les chanteurs ont eu
une importance beaucoup plus grande que dans la seconde.
Librettistes et musiciens se servaient d'eux pour arriver
au succès, mais commençaient par se faire leurs servi-
teurs. C'est à la préoccupation de faire valoir leur talent
184 D'AUBER A BERLIOZ
qu'il faut attribuer l'usage, abandonné aujourd'hui, de
diviser une partition en « numéros ». Ils étaient les rois
de la scène, parfois ses tyrans. Ce qui attirait le public au
théâtre, c'était bien souvent le nom du ténor ou du soprano
qu'on allait entendre, le pathétique avec lequel il disait
telles phrases connues de tout le monde, ou même telle
note éclatante et rare, inaccessible aux autres organes. La
nature semblait alors prodigue de belles voix; et le culte
de la mélodie était entretenu comme un feu sacré.
Le xvnic siècle n'avait eu des chanteurs célèbres que
dans le genre de l'opéra-comique où le jeu de l'acteur est
aussi important que celui du chanteur proprement dit, et
quelquefois le fait oublier. C'est ainsi que le Toulousain
Laruette (1731-1792) et le Parisien Trial (1771-1803) ont
donné leurs noms à deux emplois, agréables et très utiles
dans la comédie lyrique : ceux des chanteurs qui sont excel-
lents comédiens mais doués de voix médiocres. Une excep-
tion doit être faite pour le baryton Martin, espèce rare et
charmante. Jean-Blaise Martin, né à Paris en 1769. était, à
l'opposé des précédents, un acteur médiocre, mais un
chanteur privilégié qui au moelleux et à l'élégance de
l'émission joignait le mérite de passer avec aisance du
registre du baryton à celui du ténor. Il prit sa retraite en
1824, après des succès qui l'avaient rendu populaire, mais
il chantait encore en 1834, à soixante-cinq ans, grâce à
une méthode très sûre soutenant son extraordinaire faci-
lité; c'est pour lui qu'Halévy écrivit un petit acte d'opéra-
comique, Les Souvenirs de La fleur, qui est de 1833.
Entre cette période et celle dont nous avons à parler, où
apparaissent les grands maîtres de l'art du chant, les
progrès furent immenses. De l'une à l'autre, la transition
est représentée par quelques faits. C'est d'abord, pour
l'étude de l'art vocal, l'établissement de la première
méthode officielle en France : celle du Conservatoire. Elle
est du 23 nivôse an XI de la République; elle fut inspirée
par le chanteur Berxardo Mengozzi, originaire de Florence,
ancien premier sujet du théâtre de Monsieur, devenu
professeur dans notre grande Ecole; il mourut (1800)
deux ans avant l'adoption de son œuvre. C'est aussi la
renommée attachée, pour des raisons diverses, aux noms
L AGE D OR DU CHANT ET DE LA DANSE 185
d'Elleviou, de Garât, de Garcia. Elleviou, né à Rennes
en 1769, mort à Paris en 1842, parait avoir été surtout un
chanteur de charme, très apprécié du public féminin. Il
avait eu d'abord une voix de basse-taille; en 1792, il com-
mença sa carrière de ténor à la mode. Il sut attendrir et
séduire en jouant les rôles de Blondel dans Richard Cœur
de lion, de Félix dans Félix ou l'enfant trouvé de Monsi-
gny. d'Azor dans Zémire et Azor de Grétry, de Joseph
dans l'opéra de Méhul. Très supérieur à ceux que nous
venons de désigner, bien qu'il n'ait jamais abordé la
scène, est Gakat, né en 1764 dans les Basses-Pyrénées.
Après avoir été secrétaire privé du Comte d'Artois, frère
de Louis XVI, et avoir bénéficié de la protection de Marie-
Antoinette, Garât avait été obligé par la Révolution
d'émigrer à Hambourg; il était revenu ensuite à Paris,
avait fait l'admiration du public des concerts Feydeau, et
était entré comme professeur au Conservatoire. Jusqu'à
la fin du premier Empire, il eut une autorité unique; il
forma des élèves qui devinrent illustres sous la Restau-
ration et sous la monarchie de Juillet. Il avait une voix de
baryton-ténor, de tessiture très étendue, avec une grande
agilité de virtuose. Garcia (né à Séville en 1775, mort
à Paris en 1832), père des deux artistes qui devaient
s'appeler la Malibran et Pauline Viardot, est une des
figures les plus originales de cette période de transition.
On pourrait le classer parmi les compositeurs, car il n'a
pas écrit moins d'une cinquantaine d'opéras espagnols,
italiens ou français. Comme ténor, il se fît entendre dans
les concerts et sur les scènes des principales villes des
deux mondes entre les années 1819 et 1828 qui sont la
période la plus brillante de sa carrière. Son principal
titre est d'avoir fait — non sans une impérieuse brutalité
de conquistador — l'éducation de ses deux filles, et celle
de son fils Manuel Gaiscia (1805-1901), chanteur de talent
secondaire (voix de basse), mais théoricien remarquable de
l'art du chant et professeur de premier ordre.
Manuel Garcia, dont l'Art du chant parut en 1856, est l'inventeur
du laryngoscope, qui lui permit de donner une base expérimentale à
la culture de la voix et un caractère scientifique à l'enseignement
(cf. les articles de Mme Lenoël-Zévort, Revue musicale du 15 mai 1904,
186 d'aurrr a rrrlioz
et numéros suivants). Il eut des élèves illustres : Jenny et Stoch-
HAUSEN.
Enfin, il Tant faire une place d'honneur, dans cette
période, à Alexandre Choron. Né à Gaen en 1772,
mathématicien imbu des théories de Rameau, apôtre du
chant choral, avant le o;oût des grandes masses vocales,
Choron poussait jusqu'au plus pur désintéressement la
vocation du professorat. Lorsque le Conservatoire fut
supprimé en 1816, il ouvrit Y Ecole de chant et de décla-
mation qui fil l'intérim jusqu'à la Révolution de Juillet,
et donna naissance à des études de musique religieuse qui
devaient être reprises en 1853 par Niedermeyer et en 1894
par Charles Bordes. Choron forma beaucoup de chanteurs;
et il est le premier qui fit entendre en France des compo-
sitions de Palestrina et de Marcello.
Nous arrivons à un groupe d'artistes supérieurs, inter-
prètes des chefs-d'œuvre de Rossini. d'IIalévy, de Meyer-
beer, dont la gloire fut presque égale à celle de ces com-
positeurs. Ils furent les dieux de la scène. Renouvelant, la
tradition de certains miracles jadis obtenus par la parole
modulée et par le geste, ils charmèrent plusieurs généra-
tions en jouant de cet instrument magique, le plus beau et
le plus émouvant que nous connaissions : la voix humaine.
En 1827, le ténor en vedette était celui qu'on a appelé « le
T aima de la tragédie chantée » : Adolphe Nourrit. « Il faut
entendre Nourrit et Mlle Falcon, a écrit Berlioz, dans le
duo du 4e acte des Huguctiots pour se faire une idée de la
perfection. »
Ad. Nourrit était né à Montpellier en 1802. Garcia, l'ayant entendu,
devina sa vocation, le tira d'une compagnie d'assurances et lui
donna des leçons pendant dixdiuit mois. Encouragé par le marquis
de Lauriston, il entra à l'Opéra en 1821 comme remplaçant aux
appointements de 500 francs par mois. 11 débuta, la même année,
dans le rôle de Pylade d'Iphigénie en Tauride (Gluck), à côté de son
père qui jouait le rôle de coryphée. Il fut particulièrement applaudi
dans l'air Unis dès la plus tendre enfance, et dans le duo Et tu pré-
tends encore que tu m'aimes! Il joua ensuite dans Les Danaïdes de
Salieri (rôle de Lyncée), dans le Tarare du même (rôle de Calpigi),
dans les Baradères de Catel (Démaly), dans Armide (Renaud), dans
OEdipe à Colorie de Sacchini (Polynice), dans Orphée, repris spé-
cialement pour lui en 1821. Devenu premier sujet aux appointements
L AGE D OR DU CHANT ET DE LA DANSE 187
de 3 000 francs, il eut de gros succès en 1826, dans Le Voyage à
Reims et dans Le Siège de Corinthe (rôle de Nicoclès). Il joua encore
dans le Moïse de Rossini, et fut nommé en 1828, « professeur de
déclamation pour la tragédie lyrique » au Conservatoire. Il obtint
ensuite ses plus beaux triomphes dans [.a Muette et dans Le Comte
Ory (1828), dans Guillaume Tell (1829), dans Robert le Diable, dans
La Juive et dans Les Huguenots. C'est lui qui, d'après le témoignage
d'Halévy, fit remplacer le finale du 4° acte de La Juive par l"air dont
il écrivit les paroles :
Rachel, quand du Seigneur la grâce tutélaire
A mes tremblantes mains confia ton berceau...
Il passe aussi pour avoir en une grande part à la composition de la
grande scène du 4e acte des Huguenots. Après avoir approuvé la
nomination de Duprez à l'Opéra, il en conçut un vif chagrin, et donna
sa démission. Sa représentation de retraite eut lieu le 1er avril 1837.
Il fit alors des tournées en province, puis en Italie. Il mourut à
Naples en 1839.
Nourrit était doué d'une voix admirable qu'il gouver-
nait avec beaucoup d'intelligence et de goût. Nous pouvons
nous faire une idée de sa manière d'après ses lettres,
publiées par M. Quieherat. A un artiste qui allait débuter
dans le rôle de Raoul, il écrivait : « Chante librement et
sans effort; avant tout, pense au charme qui est la plus
grande puissance de la musique. » (Lettre du 13 juillet 1836.)
Il parait avoir beaucoup usé des notes en voix de tête; il
attachait une importance particulière aux changements
de timbre; il disait d'un chanteur italien dont il taisait
grand cas : « malheureusement, il n'a que deux cou-
leurs ii sa disposition : le blanc et le noir ». De lui est
ce mot caractéristique : là où il n'y a pas de nuances, il
ri y a pas de musique. (Lettre du 2 janvier 1838.) Intel-
ligence dramatique, charme finement nuancé de la voix :
tel était le talent de Nourrit. En général, il donnait beau-
coup de volume et poussait au son; niais il savait l'art des
contrastes. Dans l'adagio Tu l'as dit du grand duo des
Huguenots, il mettait, dit la Revue de Paris (mai 1837),
« une volupté mélancolique et tendre »... Quand il quitta
l'Opéra (1837), il eut pour successeur un autre ténor de
premier ordre qui fut en même temps un musicien solide,
un professeur excellent, et passa pour réunir en sa
personne de chanteur l'art italien et l'art français :
188
D AUBER A BERLIOZ
Gilbert Louis Dupkez. Né à Paris en 1806, élève de
Choron. Duprez débuta en 1825 (à l'Odéon) dans le rôle
d'Almaviva du Barbier de Rossini. Après une tournée en
Italie (1828-1830). il revint à Paris et prit possession des
rôles de Nourrit, son irascible rival. Sa voix avait d'abord
peu de volume; il la forma lentement, par l'étude et par la
méthode. On admirait en lui, avec l'éclat des ut de poitrine,
un art impressionnant du phrasé, une manière unique de
dire le récitatif. On l'acclamait lorsqu'il lançait la formule
0 Mathilde, idole de mon unie, et lorsqu'il disait cette
phrase difficile :
S
1 l~l
p « m m m
I
Ëï
D'Altfort les chemins sont ou
*
(2.
If? • k
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verts, suivez-moi, suivez- moi!
. 1*2.
Trompons l'es.
#=hF
ÉE
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pé.rancehomi . ci . de, ar . ra _ chons,
m§m
f
m
)
ar . ra.chons Guil . lau . me à ses coups!
Dupiez fut professeur au Conservatoire, de 1842 à 1850; il fonda
une école libre de chant d'où sont partis des sujets tels que son fils
Léon Duprez, et sa fille Mme Van den Heuvel, Mme Miolhan Car-
valho, etc.. Dans son Art du chant (1845), il expose une méthode
dont le premier mérite est de ne pas vouloir s'imposer comme
unique et seulement de diriger l'élève par des préceptes gradués. 11
s'y montre assez hostile à la théorie pure : « Il serait déplacé, dit-il,
et peut-être affligeant, dans un traité de cette nature, de donner une
définition scientifique du larynx... De même qu'un poète n'a pas
besoin de connaître la physiologie du cerveau pour faire des vers,
de même il est inutile de savoir l'anatomie des organes vocaux pour
chanter. » Il débute, de façon originale, par l'étude de la vocalisa-
tion sur uno seule voyelle. « Phraser, accentuer, colorer, sont les
L AGE D OR DU CHANT ET DE LA DANSE 189
parties mondes (sic) qu'on doit chercher à acquérir en même temps
qu'on étudie le mécanisme du chant ». Il érige presque en système
lemploi du timbre sombré, comme moyen d'expression. Il considère
le trille comme « un son tremblé qui fait entendre distinctement
deux notes ». — Ses Souvenirs d'un chanteur (1888) donnent peu de
renseignements utiles pour l'histoire musicale; ils contiennent des
anecdotes assez minces écrites dans le style de la petite chronique
de journal.
Sur ces deux grands artistes aimant leur art avec passion,
Nourrit et Duprez. à qui l'intensité même de leur talent ne
permit pas de vivre dans le même théâtre et dont la riva-
lité eut un dénouement tragique, il y a un témoignage
précieux entre tous : c'est celui d'un autre grand ténor.
Tambeulick; il est emprunté à des souvenirs manuscrits
que Périvier, rédacteur en chef du Figaro, avait demandés
à ce dernier sur sa carrière artistique, et dont une partie
est ainsi reproduite par Henry Brody (Revue musicale
d'avril 1904) :
« La dernière fois que j'entendis Nourrit, c'était à Naples, la veille
du jour où il se suicida. Il chantait Giuramento de Mercadante. Je
l'écoutai avec la plus profonde attention et fus vivement impres-
sionné par l'intensité du son qu'il obtenait. Le public napolitain lui
fit une ovation à chaque acte, comme s'il voulait faire oublier au
grand artiste le chagrin profond qui minait sa raison. Nourrit était
certainement encore en possession de ses moyens. Il phrasait déli-
cieusement et faisait le plus grand plaisir à entendre. Cependant, sa
voix un peu blanche et gutturale prenait à la gorge. Il fatiguait; et
je crois que cela l'impressionnait au moins autant que les succès de
Duprez. Si Nourrit n'obtenait pas les effets dramatiques avec la
même intensité que ce dernier chanteur, dont la voix avait certaine-
ment plus de puissance, c est qu'en dehors du timbre de la voix,
Duprez accentuait avec plus d'énergie, et surtout plus de justesse, la
parole chantée. L'ancienne école recherchait presque exclusivement
la beauté du son, le phrasé élégant, le brio. Duprez a ajouté aux
qualités maîtresses du chanteur l'accentuation vraie des mots qui
leur donne leur valeur réelle et, mettant au point la déclamation
lyrique, conduit au pathétique par le s,eul moyen qui ne faiblisse
pas, que la voix soit belle ou médiocre. Bien émettre le son, bien
dire : tout l'art du chant est là. Ou pourrait presque avancer que
Duprez a introduit le réalisme dans le chant. Nourrit avait-il com-
pris que son éducation était à refaire, que Duprez était dans le vrai,
et qu'il lui fallait devenir l'émule du nouveau venu ou continuer à
porter le drapeau de l'ancienne Ecole? Il était bien tard pour com-
mencer de nouvelles études. Quoi qu'il en fût, le grand artiste ne
190 DAUBER A BERLIOZ
put se consoler d'avoir perdu le premier rang: le chagrin l'envahit
au point de ne lui montrer d'autre issue à sa situation que la mort
elle-même: et le lendemain de cette belle représentation où il avait
été, pour ainsi dire, enseveli sous les fleurs, où il m'avait si fort
impressionné que je n'en pus dormir de la nuit, le lendemain de
cette suprême leçon de chant que Nourrit me donna, et que je n'ai
pas oubliée, j'appris avec une émotion indescriptible, d'un groupe
qui stationnait à la porte de son hôtel, qu'il s'était suicidé quelques
heures auparavant. L'idée de revoir ses traits, de contempler une
dernière fois le maître chanteur ne me vint même pas dans mon
épouvante. Je m'en fus vers le port, j'errai sur les grèves tout le
jour, ramené le soir par la faim, ayant toujours dans l'oreille les
accents du maître qui n'était plus. » (Tamberlick. )
Le pouvoir de séduction si troublant qu'exerce le
chanteur a des causes multiples. Il tient à la correspon-
dance mystérieuse, inexplicable, mais d'une exactitude
saisissante, qui s'établit entre la beauté nuancée du son et
les sentiments à exprimer, si bien qu'à une caresse de
l'oreille se joint chez l'auditeur une sorte de mise en con-
tact soudaine et directe avec la vie d'une âme dont la svm-
pathie le pénètre; il tient aussi à ce que la forme de
langage la plus artificielle et la plus compliquée qui soit,
mais aussi la plus belle, arrive, à force de science bien
réglée, à paraître instinctive et naturelle. De là l'étonne-
ment délicieux que nous éprouvons; les conditions de la
vie et de l'expression de la vie sont transformées par un
coup de magie sans qu'aucune loi de la vraisemblance
paraisse violée : on a l'impression d'une harmonie divine.
Ces réflexions sont suggérées par le souvenir de Rubini.
Voici comment Marietta Alboni, dans son journal, parle de
ce célèbre ténor qu'elle entendit à Pétrograd dans l'hiver
de 1844 :
<c Comment pourrais-je exprimer ce que j'éprouvai, lorsque pour la
première fois j'entendis chanter Rubini? Mes sensations étaient telles
que ce fut pour moi comme une révélation. Je ne me doutais pas que
l'on pût chanter avec une telle perfection, et il me serait impossible
de rendre par écrit les mille nuances de l'art, la flexibilité de la
voix, la beauté du style de ce grand virtuose... » (Cité par Arthur
Pougin, Marietta Alboni, p. 12.)
Né en 1795 près de Bergame, Rubini chanta à Paris
dans l'hiver de 1825-1826, puis dans la période 1832-1843
L AGE D OR DU CHANT ET DE LA DANSE 191
où il se partageait entre Paris et Londres. Les contem-
porains vantent surtout le timbre de sa voix, le sentiment
avec lequel il disait la mélodie, et les brillants ornements
dont il l'enrichissait sans trop alarmer le goût. Après de
triomphales tournées en Allemagne (où il était accom-
pagné de Liszt!) et en Russie, il se retira, comblé de tous
les dons de la fortune, en Italie: il y mourut (1845) châte-
lain, propriétaire d'un petit duché.
Rubini paraît avoir abusé de certains moyens expressifs. Dans un
Dictionnaire des violoncellistes, manuscrit inédit qui est en ma pos-
session, Alex. Batta s'exprime ainsi, à l'article qui porte son propre
nom : « En 1835, Rubini jouissait encore de toute la faveur du public,
autant par ses défauts que par ses qualités incontestables. Le plus
remarquable de ces défauts était l'opposition du forte et du piano qui
se reproduisait incessamment, quel que fût le caractère de la phrase.
Ce moyen de séduction ne manquait jamais son effet. Batta comprit
qu'il pouvait l'appliquer au violoncelle dont le diapason et le timbre
ont de l'analogie avec la voix de ténor. Il ne s'était pas trompé sur
le résultat que pouvait avoir cette application pour sa fortune et sa
renommée. »
Un des meilleurs élèves de Rubini fut un autre ténor dont
le pouvoir de séduction a laissé des souvenirs presque légen-
daires : Giuseppe Mario, comte de Candia. Né à Cagliari
en 1810, et d'abord officier dans l'armée du Piémont, Mario
vint à Paris en 1836. Il chanta dans les réunions mondaines
où son talent et son élégance lui oap;nèrent tous les cœurs;
cédant h des sollicitations pressantes, il entra à l'Opéra où
il débuta dans Robert le Diable (1838), puis au Théâtre italien
(1840) : jusqu'en 1858, il se partagea entre Paris, Londres
et Pétrograd. toujours accompagné de Giulia Grisi qu'il
finit par épouser, recueillant avec elle les ovations que le
public prodigue à ses idoles. Sur le tard, on lui reprocha
de ne pas s'être retiré en temps opportun et de prolonger
sa carrière un peu plus que de raison. Il était médiocre
acteur, mais irrésistible, parait-iL comme chanteur et
comme homme. Un artiste plus complet, quoique moins
bien doue peut-être par la nature, fut Gustave Hippo-
lyte Roger, né en 1815 aux environs de Paris. Roger
peut être considéré comme appartenant encore à l'âge d'or
du chant. Il représente une sorte de moyenne entre le
192 DAUBER A BEI5L10Z
chant de Rubini (chant plus attaché à la tonne qu'au jeu
pathétique) et le chant dramatique de Duprez, dont il
adopta la voix sombrée. De 1835 à 1859. il passa dix ans
a l'Opéra-Comique et onze ans à l'Opéra; il débuta dans
l'Eclair d'IIalévy (1835, rôle de Georges), dont il joua
ensuite Le Shérif, Guitarrero, Les Mousquetaires de la
Reine, puis, à l'Opéra,, Le Juif-Errant; il brilla dans les
opéras d'Auber [La Part du diable, La Sirène, Haydèe,
L Enfant prodigue), de A. Thomas, de Clapisson. de Grisar,
de Niedermeyer. En 1859. il reparut sur la scène de
l'Opéra avec un bras mécanique dissimulant un accident de
chasse; en 1868 il fut nommé professeur au Conservatoire.
Parmi les basses, il y eut aussi des chanteurs aux voix
magnifiques : Nicolas-Auguste Levasseuh (1790-1871), élève
de Garât, qui débuta à l'Opéra en 1813 dans La Caravane
de Grétrv, et fut surtout admiré dans Robert le Diable et La
Juive; Louis Lablache, d'origine napolitaine (1794-1858).
Lablache vint à Paris en 1830, et parut au Théâtre italien;
gros et grand, avec une très belle tète, il avait un talent
très souple qui lui permit de passer avec un égal succès de
l'opéra-bouffe au grand drame lyrique. Il triomphait aussi
bien en jouant le rôle du baron de Montefiasco dans la
Cenerentola de Rossini, qu'en jouant celui d'Henri VIII
dans l'Anna Bolena de Donizetti. Jusqu'en 1852, date de
son départ pour la Russie, il chantait ii Paris pendant
l'hiver, à Londres pendant l'été. Au Théâtre italien, il eut
pour confrère un chanteur d'une réputation énorme,
Antonio Tamburini (1800-1870). dont la carrière parisienne
tient entre les années 1832 et 1841. Un autre « basso »
remarquable fut Galli, « à la voix terrible, dont les voca-
lises, à l'entrée d'Assur dans Semiraniide, ressemblaient à
un tonnerre roulant d'échos en échos sur les cimes alpes-
tres » (Jouvin). Ilérold. qui l'amena en France, dit de lui :
« C'est une grosse belle voix ». Il débuta à Paris en 1821,
y resta jusqu'en 1828, mourut en 1853.
Le groupe des cantatrices n'est pas moins brillant. Au
xviii0 siècle, une seule femme avait donné son nom à un
type de talent fort agréable, mais dans l'opéra-comique
seulement ou dans le genre secondaire de la comédie avec
ariettes : c'est la Dugazon (1755-1821). Plus actrice que
L AGE D OR DU CHANT ET DE LA DANSE 193
chanteuse, douée d'un instinct de la scène qui suffisait à
tout, donnant à son jeu une grâce vive, légère, avec une
note de fine émotion, elle fut lame des opéras de Grétry,
de Monsigny, de Dalayrac. « Elle parlait le chant »
(Grétry). « Quelle femme étonnante! déclarait Boïeldieu;
on dit qu'elle ne sait pas la musique, et pourtant je n'ai
jamais entendu chanter avec autant de goût, d'expression,
de naturel et de vérité. » De sa plus célèbre création (Nina
ou la folle par amour, 1786), on disait : « Les paroles sont
de Marsollier, la musique est de Dalayrac, et la pièce est
de Dugazon. » Mme Branchu, interprète pathétique des
opéras de Spontini, nature ardente, si admirée par Berlioz,
brilla aussi dans cette période intermédiaire entre le
xvme siècle et celle que nous étudions.
A une catégorie d'art très élevée appartient Marie-Cor-
nélie Falcon, née à Paris en 1812, élève de Nourrit au
Conservatoire, dont le nom reste attaché aux rôles d'Alice
dans Robert le Diable et de Rachel dans La Juive; elle a
fixé le modèle parfait d'un genre de voix qui porte encore
son nom. A la beauté de la femme se joignaient le profond
sentiment dramatique de l'actrice et la voix magnifique de
la chanteuse; par son chant comme par son jeu elle s'éle-
vait au plus haut degré de l'art : elle fut le soprano idéal.
Après avoir brillé dans le Gustave III d'Auber (rôle d'Au-
rélie), dans La Juive, dans les rôles d'Alice et de Valen-
tine, dans La Favorite, dans le Charles VI d'Halévy (rôle
d'Odette), elle fût écartée de la scène par un de ces
caprices de la nature qui, après avoir comblé un sujet
d'élite, semble retirer brusquement à soi les plus beaux
dons. Au cours de la représentation de Stradella (de Nieder-
meyer), où elle jouait le rôle de Léonora, aux côtés de
Nourrit (1837), une crise l'avertit que sa voix était perdue.
Elle avait débuté en 1833; sa carrière n'avait pas duré plus
de cinq ans !
Dans le groupe des cantatrices parisiennes de nais-
sance, en tête duquel nous plaçons Cornélie Falcon, brille
Mme Cinti-Damoreau (1801-1863). Elle débuta aux Italiens
en 1815; en 1825, elle entra à l'Opéra, y créa Le Philtre et
Le Serment d'Auber, le rôle d'Isabelle (Robert le Diable)
en 1831, et lui consacra toute son activité, jusqu'en 1835,
Combarieo. — Musique, III. 13
194 D'AUBER A BERLIOZ
date où Mme Dorus-Gras lui succéda en prenant possession
de la plupart de ses rôles. Elle parut ensuite à l'Opéra-
Comique. C'est pour elle qu'Auber écrivit Le Domino noir
(1837). Après 1843, elle fit des tournées de concerts en
Europe et en Amérique, puis, en 1856, se retira à Chantilly.
Elle se distinguait par la correction, la pureté, l'élégance
hardie de sa voix qu'on a comparée à un clavier parfait.
A Paris (mars 1808) naquit Marie Félicité Garcia,
immortalisée sous le nom de Malirran. Sur cette femme
admirable, les documents et les témoignages sont nom-
breux; si le charme qui rayonnait autour d'elle est perdu,
nous savons les causes de ce charme et pouvons en com-
prendre le caractère principal. Sa carrière est très brève;
elle fut un de ces êtres privilégiés et marqués par le destin
qui ont inspiré aux poètes leurs plus beaux vers sur la
décevante fragilité de ce qui semble être divin dans la vie
humaine. « Belle image de Dieu, dit le poète des Nuits,
... qui donnais en chemin
Au riche un peu de joie, au pauvre un peu de pain! »
En 1826, son père, qui avait composé un embryon de
troupe avec sa propre famille, l'emmène a New- York pour
y fonder l'Opéra italien. Là, elle épouse un négociant
d'origine française, Malibran, dont la conduite et la fail-
lite paraissent avoir été bien louches. Bille essaie pourtant
de le sauver. Son mariage est annulé et son divorce pro-
noncé; elle épouse de Bériot en 1836 : elle meurt la même
année (23 septembre), à vingt-huit ans! — Son éducation,
plus espagnole et italienne que française, avait été soignée;
ses lettres, quoique très riches en fautes d'orthographe,
témoignent d'une certaine culture d'esprit. Avec le français
et l'espagnol, elle connaissait l'anglais, l'italien et l'alle-
mand. Sa voix, classée comme mezzo-soprano, était d'une
étendue inusitée, avec des notes colorées au grave, et,
dans le registre aigu, des ressources peu à peu conquises
par l'étude. Son visage était plus expressif que régulière-
ment beau : ses cheveux noirs partagés sur un front où
rayonnait le génie — ce mot est celui dont se servent tous
les contemporains — donnaient l'idée « de deux ailes de
corbeau sur un marbre de Carrare... ses yeux étaient tout
L AGK D OR DU CHANT ET DE LA DANSE 195
chargés de mélancolie et de passion ». Nerveuse et
ardente, avide de plaisir, méprisant la fatigue et le danger,
amazone d'une crànerie remarquable, prime-sautière en
tout, a elle enveloppait toutes ses audaces de je ne sais
quelle grâce souple, légère et naturelle » (Legouvé).
Exploitée par son premier mari, puis par son père qui
l'avait élevée si durement, elle avait la générosité de la
jeunesse qu'elle personnifiait. « Je travaille autant pour
eux que pour moi, dit-elle en parlant de ses parents; car
plus j'aurai en mourant, plus il leur en restera. » Elle
paraît avoir eu le pressentiment de sa fin ; la phrase sui-
vante d'un de ses billets (à Legouvé) doit laisser entendre
que la joie était chez elle un état un peu exceptionnel :
« Savez-vous pourquoi je suis si gaie? C'est qu'il fait beau
et je sens qu'il fait printemps dans moi! » Elle se nomme
elle-même « Saint-Jean bouche d'or ». La contrainte lui
était aussi inconnue que la modération en toute chose.
Elle débuta à l'Opéra dans Semiramis, puis passa aux Ita-
liens où elle joua Desdémone — son rôle triomphal —
dans YOtello de Rossini, Tancrède, Le Barbier, La Gazza
Ladra, La Cenerentola... Après 1831, elle s'empara des
rôles de Norma et de la Somnambule. Dès ses débuts, tous
les théâtres se la disputaient. A Londres, pour une série
de 19 représentations allant du 18 mai au 1er juillet 1835.
le directeur de Govent-Garden lui donna 2 375 livres ster-
ling, dont 375, pour trois soirées, étaient toujours payées
d'avance (soit 2 375 fr. par soirée). Un des secrets de
l'impression profonde qu'elle a faite, c'est que. malgré la
connaissance patiemment acquise du métier, il n'y avait
chez elle aucun procédé visible, aucune attitude, pas
l'ombre de cabotinage, mais la généreuse expansion d'une
nature miraculeusement douée, le rayonnement d'une jeu-
nesse inspirée. A ses partenaires dans Otello, elle disait :
« A la dernière scène, saisissez-moi où vous pourrez, car
dans ces moments-là je ne puis répondre de mes mouve-
ments. » Comme le dit Musset très exactement (il n'y a
pas un seul vers de sa pièce qui ne pût être justifié par un
document précis) : tout en elle venait du cœur. De la Sontag
que l'on accusait de froideur, elle disait : «... Il ne lui
manque qu'une chose, c'est d'avoir souffert; qu'il lui
196 DAUBER A BERLIOZ
arrive un chagrin, et vous verrez si elle est froide! » Un
procédé, aussi compliqué qu'il soit, se laisse facilement
analyser; il est plus difficile d'indiquer par une formule
verbale ce qui est la nature elle-même, le chef-d'œuvre éphé-
mère de la vie, non un mécanisme monté pour paraître sur
les planches. Musset, dans des stances d'une sincérité pro-
fonde, a justement parlé de cette âme apparentée à la
sienne, qu'on ne saurait connaître que par la sympathie.
Théophile Gautier s'est fait l'écho de son temps en écri-
vant : « La Malibran, la plus extraordinaire incarnation du
lyrisme, Malibran, aussi grande tragédienne que grande
cantatrice, la grâce, l'audace, l'originalité, la poésie, le
génie, fondus ensemble dans une organisation passionnée,
par un de ces rares miracles dont la nature hélas! est trop
avare! »
La sœur de Maria Félicité Garcia fut Mme Pauline
Viardot, créatrice du rôle de Fidès dans Le Prophète. Ce
fut une des plus grandes artistes du xixe siècle. Née le
18 juillet 1824, elle eut d'abord son père pour professeur.
Elle débuta à Bruxelles le 13 décembre 1837 dans un
concert de charité, et à Paris, l'année suivante, dans un
concert organisé par son beau-frère de Bériot. Après avoir
chanté en Allemagne et en Angleterre, elle entra au Théâtre
italien de Paris pour y jouer le rôle de Desdémone dans
l'opéra de Rossini; elle épousa Viardot, directeur de ce
théâtre (1841). et entra à l'Opéra en 1849. La Sapho de
Gounod, Y Orphée de Gluck (Théâtre lyrique, 1856), lui four-
nirent, avec le rôle de Fidès, ses plus beaux triomphes.
Elle se retira bientôt après, vécut à Baden-Baden, puis
(à partir de 1871) à Paris. Pauline Viardot, actrice de
premier ordre, avait une voix admirable, réunissant la
vigueur du contralto et l'éclat du soprano, et surtout
remarquable dans le médium. Excellente musicienne, com-
positrice à ses heures, parlant cinq ou six langues, femme
du monde accomplie, elle a laissé à tous ceux qui l'ont
entendue et connue des souvenirs qu'on ne peut réveiller
sans provoquer une émotion et un enthousiasme rares.
Roger, dans son Carnet d'un ténor, la jugeait ainsi (à la
date du 30 juin 1848) : « C'est la science sans pédantisme,
l'organisation musicale la plus complète. »
l'âge d'or du chant et de LA DANSE 197
Au groupe des Parisiennes appartient Rosine Stoltz
(1815-1903). Elle fut élève de Choron, et chanta de 1837
à 1847 à l'Opéra, où sa voix de mezzo-soprano eut de beaux
succès. Ses rôles les plus brillants turent ceux d'Odette dans
Charles VI et de Léonore dans La Favorite. Après 1847,
elle fit quelques tournées, mais prit bientôt sa retraite.
Rossini. Meyerbeer, Halévy, Auber, Donizetti et Bellini
eurent pour alliés dans leurs entreprises lyriques une
pléiade d'artistes qui semblaient prédestinés à l'interpré-
tation de leurs ouvrages. Le groupe des cantatrices ita-
liennes est particulièrement brillant. Hérold, qui découvrit
la Pisaroni (1793-1872) au cours de son voyage en Italie
en 1821 et l'amena à Paris avec Galli, s'exprime ainsi
dans son journal : « J'ai été voir la Pisaroni ce matin;
mon Dieu, qu'elle est laide! » Il y avait une compensation :
« C'est la seule voix de contralto parfaitement pure, dit
Stendhal, que nous ayons jamais entendue au Théâtre ita-
lien... Je n'oublierai jamais l'effet que la Pisaroni produisit
sur l'auditoire lorsque arrivant sur la scène en tournant le
dos au public et considérant l'intérieur du temple (dans
Semiramide), elle fit entendre d'une voix formidable, admi-
rablement posée, cette phrase : Eccomi alfin in Babilonia\
Des transports unanimes accueillirent ces vigoureux accents.
Mais lorsque la cantatrice se retourna et fit voir des traits
horriblement bouleversés par la petite vérole, une sorte
de cri d'effroi succéda à l'enthousiasme, et l'on vit des
spectateurs fermer les yeux pour jouir du talent sans être
obligés de regarder la personne. »
La Pasta, de Milan (1798-1865), qui de 1816 à 1837 se
partagea entre Paris et Londres, fut comme l'incarnation
de la mélodie de Bellini. Sa voix était très étendue; mais
elle la forçait visiblement; c'était une actrice de premier
ordre : « Quelle femme étonnante! disait Talma; ce qui
m'aurait demandé un an d'études, elle l'improvise, elle le
devine. »
La Grisi, de Milan (1805-1840), qui en 1835 chantait
les Puritains à Paris avec Tamburini, Rubini et Lablache,
est ainsi appréciée par un amateur contemporain : « Elle
ne joue pas comme la grande tragédienne Pasta; elle n'est
pas un génie musical comme la Malibran ; elle n'a pas non
198 DAUBER A BERLIOZ
plus le feu, ni le charme, ni l'espièglerie de la Sontag; et
cependant l'éclat juvénile et la fraîcheur de sa voix joints
à sa beauté piquante, exercent une fascination sur le
public » (Thurner, Les Reines du Chant). — Plus brillante
fut la Persiani, née k Rome en 1812 et décédée à Passy
en 1867. Elle parut h Paris en 1837. Ce fut la reine du
chant léger et perlé, des vocalises, des arabesques vocales
éblouissantes. Elle excella dans les rôles de Rosine, de
Zerline, de Lucie; elle passe pour avoir surtout incarné la
musique de Donizetti.
La Malibran eut pour rivale artistique (en réalité pour
amie, et souvent pour confidente) une Allemande de
Coblentz dont le talent appartenait au genre semi-serio :
Henriette Sontag (1806-1854). Après avoir obtenu de
vrais triomphes à Berlin dans la Cenerentola, elle vint ;i
Paris avec le dessein audacieux, mais bientôt couronné de
succès, de chanter au Théâtre italien. Dans une lettre, elle
écrit ces mots qu'il convient de reproduire :
Fur eine Kunstlerin, ist Italien Pour une artiste, l'Italie, la
Frankreich und England , der France et l'Angleterre sont les
einzige Aufenthalt ura sich fur seuls pays où l'on peut acquérir,
ewige Zeiten Ruhm, Lorbeeren pour l'éternité, gloire, lauriers
und Geld zu sammeln. et argent.
Texte cité par Stumcke [Henriette Sontag, Berlin, 1913).
Elle oubliait Pétrograd, et les États-Unis; et elle exagé-
rait en disant que l'argent est aussi éternel que la gloire.
On aimait îi la confronter avec la reine du jour. A Londres,
en 1829, dans une soirée privée, lord Saulton lui fit
chanter avec la Malibran le duo de Semiramis et Arsace;
à Paris, la comtesse Mercedes de Merlin les réunit chez
elle, non sans précautions diplomatiques, dans le duo
de Tancrède. A côté de la Malibran, la Sontag ne repré-
sentait — avec beaucoup d'éclat du reste — qu un art
formel : celui de la vocalise. Chanteuse de pur style
italien, quoique Allemande, elle avait une voix très
flexible de soprano « qui tintait comme une clochette
d'argent ». Son meilleur rôle fut celui de Marie dans La
Fille du Régiment. Elle avait d'ailleurs toutes les grâces du
genre tempéré. Théophile Gautier lui a fait les honneurs
L AGE D OR DU CHANT ET DE LA DANSE 199
d'une biographie charmante dans L Ambassadrice (pla-
quette cataloguée dans les « Varia » de ses Œuvres). Il
était surtout frappé par la destinée de cette chanteuse qui
devint comtesse en épousant un ambassadeur de Sardaigne
(Rossi) et qui, après quinze ans de retraite, remonta sur
les planches quand la Révolution eut Fort amoindri la
fortune de son mari.
D'origine allemande était aussi Wilhelmine Schrœder-
Deviuent, née à Hambourg en 1804. En 1829, elle accom-
pagna la troupe allemande qui vint donner à Paris quel-
ques représentations. Elle chanta Euryanthe, Oberon, Don
Juan, et excella surtout dans le rôle de Léonore, deFidelio.
Elle devait créer le rôle d'Alice dans Robert le Diable, mais
au dernier moment, elle se retira (c'est Mme Dorus qui prit
le rôle). Son talent était surtout de caractère dramatique.
Elle entra au Théâtre italien, mais ne tarda pas à s'en
retirer prudemment. Elle reparut à Paris en 1849, sans
beaucoup de succès.
Nous terminerons cette revue rapide, incomplète, des
chanteurs qui, dans la première moitié du siècle, colla-
borèrent si brillamment avec les grands compositeurs, en
mentionnant une célèbre artiste dont un trait original est
d'être venue à Paris (1841-1842) saus y contracter d'enga-
gement; sa figure a pourtant, comme celle de la Malibran,
une auréole de poésie. Dans son Carnet d'un ténor (écrit
de mars 1847 à septembre 1878), Roger note ces impres-
sions :
« C'est un bonheur pour moi : je vais pouvoir étudier celte femme
étrange que Paris n'a jamais possédée, mais dont la réputation, com-
mencée d*abord en Allemagne sous les auspices de Meyerbeer, a
pris en Angleterre de telles proportions, qu'à son arrivée dans cer-
taines villes on a fait sonner les cloches ; j'ai vu des archevêques aller
à sa rencontre et lui offrir l'hospitalité. Son^ cœur est excellent, sa
munificence royale : elle fonde des hôpitaux et des conservatoires.
Nous avons répété samedi dernier nos ensembles de La Somnambule,
de Lucia, Puritani, La Figlia del lie^^imerito. Je lai trouvée très
minutieuse dans les détails, ce qui me fait plaisir. Il y a dans ses
yeux bleus une flamme de génie; talent à part, ce serait encore une
femme remarquable. Se sentant vraie, elle est pleine d'assurance et
fait de grandes choses parce qu'elle ne se préoccupe pas de la cri-
tique... Ce qui fait sa grande force, c'est qu'elle croit à elle-même.
Elle s'estime et se conduit comme une sainte. On dirait qu'elle se
200 D AUBER A BERLIOZ
croit envoyée de Dieu pour faire le bonheur du peuple par la reli-
gion de l'art. Aussi elle reste froide et sage dans la vie privée. »
(Roger, Carnet d'un ténor, 18i7, p. 110.)
Cette poétique artiste qui fut, à certains égards, la Mali-
bran du Nord, est Jenny Lind. Elle débuta en 1838 au
Théâtre royal de Stockholm, dans le rôle d'Agathe (Frei-
schùtz), à Berlin (1844) dans Le camp de Silésie où elle joua
le rôle de Vielka spécialement écrit pour elle par Meyer-
beer, puis se fit applaudir en diverses villes d'Allemagne, '
à Vienne, à Londres. En 1849, elle quitta la scène, et fit
(en 1850-52) une tournée triomphale dans l'Amérique du
Nord; elle en revint avec un million de fortune, dont elle
consacra la moitié à des œuvres de bienfaisance.
Dans cet âge d'or du chant, la danse ne peut pas être
oubliée. Elle aussi eut son charme de troublante poésie.
Il est difficile de la négliger en parlant de l'opéra; on
pourrait lui appliquer le mot de Sully-Prudhomme disant
que
la musique est une aile aux pieds du vers posée.
A l'époque de Rossini et de Meyerbeer, elle était une
partie très importante du grand opéra et avait le privilège
d'une esthétique spéciale qui la faisait aimer pour elle-
même, comme l'intermède obligé de toute action lyrique.
A côté des figures inoubliables de Falcon, de la Malibran,
de Jenny Lind, il convient de placer celle de la Taglioni
pour laquelle ont été épuisées les formules d'une admiration
respectueuse et attendrie. Elle était fille d'un chorégraphe
milanais, premier sujet de la danse au théâtre de Stockholm ;
son grand-père maternel était le chanteur-tragédien
suédois Karsten. Il semble qu'elle ait réuni en elle la
grâce italienne et la poésie du Nord. Elle débuta à
quatorze ans (1822), à l'Opéra de Vienne, dans un ballet
intitulé Réception d'une jeune nymphe à la cour de Terpsi-
chore. On la surnomma bientôt « le David de la danse »
(David passant alors pour le premier chanteur de l'Alle-
magne). Elle vint \\ Paris, prêtée par le théâtre de
Munich, et, du 23 juillet au 10 août, parut, à l'Opéra,
dans La Vestale et Fernand Cortez, dans Mars et Vénus et
L AGE D OR DU CHANT ET DE LA DANSE 201
Le Carnaval de Venise de Campra, clans Les Bayadères de
Catel. Elle revint à Paris en 1828; elle dansa dans le
Siège de Corinthe, dans les ballets d'Hérold (Lydie, 1828)
et de Gardel (Psyché). En 1831, à la première de Bobert
le Diable, elle était h la tète du corps de ballet avec
Mmes Montessu, Noblet et Julia. Elle fut tour à tour
Cendrillon, Naïade, Flore, Bayadère, Sylphide. Elle triom-
pha dans Natalie ou la famille russe (opéra de Reicha,
1816), dans la Révolte au sérail (ballet de Labarre,
1833)... Elle parut ensuite 17 fois sur la scène du théâtre
de Bordeaux. Elle revint ensuite en Allemagne. Les
témoignages français et allemands que nous avons sur elle
concordent dans l'expression de la même idée. La danse
d'opéra est un spectacle très sensuel; la Taglioni en
doublait la séduction en lui donnant, instinctivement, un
caractère idéaliste. « C'était, dit Théophile Gautier, une
prêtresse de l'art chaste; elle priait avec ses jambes ». —
« La volupté et la décence découvrirent qu'elles étaient
sœurs. » Une brève notice conservée à la bibliothèque de
l'Opéra (pièce 1943) débute ainsi : « Pour parler de Marie
Taglioni, il faudrait, comme disait feu M. de Parny,
tremper une plume de colibri dans les couleurs de l'arc-
en-ciel et écrire sur les ailes de gaze d'un papillon... »
Dans un hommage intitulé A Mademoiselle Taglioni.
excuse pour une prétendue offense (il s'agit d'un coup de
sifflet qui, exactement, s'adressait à d'importuns claqueurs
et non à la danseuse), on vante « la grâce pudique » de
celle qu'on appelait « la Psyché de la danse » (Bibl. de
l'Opéra, pièce 4492). Un opuscule de Friedrich Tietz,
publié à Berlin en 1866 (et conservé ibid., Recueil 8206),
donne des détails sur la carrière de la Tag-lioni à Berlin, où
elle débuta en 1849; l'auteur voit en elle « un idéal de la
grâce et de la décence artistique-esthétique » (Idéal der
Grazie und kùnstlerisch-'àsthetischer Decenz). et il cite ce
dialogue de deux spectateurs de marque : « Taglioni
danse comme un ange. — Non, monsieur; ce sont les anges
qui dansent comme la Taglioni ! »
Nous n'avons parlé jusqu'ici que des artistes profes-
sionnels. Nous les avons vus parfois, — comme Mario,
la Malibran, la Sontag, — rendre indécise la frontière qui,
202 D AUBER A BERLIOZ
dans la vie réelle, sépare le théâtre et la société mondaine.
Grâce à leur influence, le goût du chant s'étendit dans les
mœurs; il pénétra l'aristocratie impériale qui avait des
loisirs sous la monarchie de Juillet.
Entre l'école de Choron (1816-1830) et celle de Nieder-
meyer (1853), il y eut, comme après l'éclipsé du Conser-
vatoire en 1816, une sorte d'intérim exercé par un homme
intéressant et original : le prince de la Moskowa. Il a sa
place dans une histoire de l'art et des mœurs musicales.
Joseph-Napoléon Ney, prince de la Moskowa, fils du maréchal Ney
exécuté en 1815 sous la Terreur blanche et petit-fils d'un tonnelier
sans fortune, naquit à Paris en 1803 (-j- 1857). Il fut capitaine de hus-
sards, général (1853), compositeur passionné de musique, membre de
la Chambre des pairs (1841), sénateur (1852), premier sujet du Jockey-
Club, arbitre des élégances, célèbre par son luxe ruineux. Il fit ses
études musicales en Italie où il vivait avant la mort de son père ; de
là, il rapporta un goût particulier pour les grands compositeurs du
xvi" siècle.
En 1843, le prince de la Moskowa eut la pensée de
fonder, avec des personnes du grand monde et des artistes,
une a Société de musique vocale, religieuse et classique »,
dont il serait le directeur et le chorège. Le prestige de son
nom attira aussitôt de précieux concours. Toute la haute
aristocratie du maréchalat impérial prit intérêt à cette créa-
tion. Les dames « patronnesses )> étaient la duchesse d'Al-
buiera, la princesse de Beauveau, la duchesse de Coligny,
la princesse de Craon, la duchesse de Gramont, la com-
tesse de Lobau, la duchesse de Massa, la vicomtesse
de Noailles, la duchesse de Talleyrand... Au-dessus, avec
le titre de « membres honoraires », étaient les illustra-
tions du jour : Adam, Auber, Berton, Carafa, Halévy, Meyer-
beer, Onslow, Rossini, Spontini (avec Bottée de Toulmon
et Zimmermann). Le trésorier était le banquier Lafitte,
beau-père du prince; le sous-directeur, qui devait plus tard
passer au premier rang, Niedermeyer.
Du premier concert, qui eut sans doute un caractère
privé, nous ne savons rien. Le deuxième eut lieu à la salle
llerz. Adolphe Adam {France musicale du 4 juin 1843) crut
pouvoir le rattacher à « une grande et magnifique pensée ».
On y exécuta le Stabat et le Pleni sunt Cœli de Palestrina.
l'âge d'or du chant et de la danse 203
un Miserere d'Orlando Lasso; la marquise de Gabriac
chanta un air du Stabat de Haydn; la comtesse Murât, un
trio de Clari avec la comtesse Apponyi et A. Dupont. Trois
versets du Miserere d'Allegri, X Ave Maria d'Arcadelt,
l 'Alléluia du Messie de Haendel, un air de La Création de
Haydn figuraient au programme. Le 3e concert eut lieu le
18 mars 1844. Le musicien archéologue Danjou (Gazette
musicale du 25 mai) y vit « un fait extraordinaire »
indiquant une « époque » nouvelle du goût musical. En
revanche, Berlioz n'en a jamais l'ait mention dans le
Journal des Débats. Pour des raisons diverses, dont la
principale parait avoir été l'instruction insuffisante de tous
ces amateurs, les journalistes firent bientôt le silence autour
de ces concerts. Dans La Gazette musicale au 14 octobre 1855,
Adrien de la Fage leur consacre une sorte d'article nécro-
logique.
Le répertoire de la société fondée par le prince de la
Moskowa comprend onze volumes (publiés chez Pacini).
, L'école romaine y est représentée par Palestrina, son
successeur Nanini, ses élèves Anerio, Allegri, Garissimi;
Técole napolitaine, par les deux Scarlatti, Durante,
Gesualdo; l'école vénitienne, par Merulo, les deux Gabrieli,
Donati, Loti, Marcello; les Pays-Bas, par Lassus, Josquin
Deprès, Arcadelt; l'Allemagne* par Bach, Hœndel, Gallus;
l'Espagne, par Vittoria, la France par Clément Jannequin,
Du Caurroy... Le prince de la Moskowa était trop artiste,
trop « Jockey-Club » pour aimer les patientes recherches
de bibliothèque. Il s'est beaucoup servi du répertoire de
Choron; seule, la bibliothèque du Conservatoire, déposi-
taire d'un célèbre manuscrit de Carissimi, fut mise par
lui à contribution. Il n'avait pas de méthode critique.
L'idée ne lui vint jamais de rechercher si l'air célèbre
d'église, attribué à Stradella, n'était pas apocryphe, ou si
la déclinaison musicale de Hic, hsec, hoc était bien de
Carissimi (non de Dom. Mazzochi); mais il jeta un flot
d impressions et de notions nouvelles dans un public qui
ne connaissait guère, avec des fragments de symphonies
récentes, que des airs d'opéra. L'indication de son rôle
complète la physionomie d'une époque à laquelle des
artistes de tout ordre donnèrent un si vif éclat. La plupart
204 D AUBER A BERLIOZ
des artistes-interprètes que nous avons passés en revue
eurent sur les âmes autant d'action que les grands com-
positeurs. Ils appartiennent à un âge héroïque de l'His-
toire de l'art.
Les chanteurs de la période qui a suivi ont tenu dans le monde
musical une place moins grande. L'art et le goût du bel canfo sont
allés déclinant. Les compositeurs se sont peu à peu affranchis de
l'autorité des chanteurs et les ont réduits au rôle d'interprètes.
La déclamation a pris une plus grande importance dans les opéras
contemporains. Elle exige sans doute de rares qualités d'intelligence
dramatique et musicale et même d'expérience vocale; mais elle est
l'ennemie des airs, romances et couplets où les chanteurs trouvaient
leurs plus grands succès. De cette dernière période il suffit de citer
quelques noms : Madame Miolan-Carvalho (1827-1895), comédienne
froide et comme indifférente à ses rôles, mettait toute son expression
dans sa voix, d'une justesse, d'une légèreté, d'un charme incompa-
rables. Elle fut l'interprète préférée de Gounod qui écrivit pour elle
divers airs à effets de ses opéras, notamment la valse de Roméo et
Juliette. Le baryton Fauke (1830-1914) a obtenu les plus grands succès,
à l'Opéra-Comique de 1852 à 1861, et à l'Opéra de 1861 à 1876, par
la distinction de son jeu, la beauté de sa voix et sa parfaite méthode
de chant. Il a laissé quelques mélodies profanes et religieuses de
valeur médiocre et un excellent traité pratique : La Voix et le Chant.
Parmi les vivants, le baryton Lucien Fugère (1848), comédien habile
et musicien intelligent, qui a fait une longue carrière à l'Opéra-
Comique, est le représentant français le plus apprécié du bel canto
au théâtre.
Bibliographie.
Aux ouvrages cités dans ce chapitre, nous ajouterons :
Martial Teneo : La Malibran, d'après des documents inédits (tiré à part
delà Grande Revue, 16 p. gr. in-8°). — Arthur PoUGlN : Histoire d'une
cantatrice, Marie Malibran (1911, 1 vol., 284 p.). — E. LEGOUVÉ
Soixante ans de souvenirs. — ClÉMENT LanGUINE : La Malibran (1 vol.,
192 p., contient un certain nombre de lettres et une tyrolienne de la M.).
— G'"" IBERLIN : ï^es loisirs d'une femme du monde, 1838, 2 vol.
CHAPITRE IX
HÉRITIERS ITALIENS ET ALLEMANDS DE ROSSINI,
DE WEBER ET DE BEETHOVEN
Le théâtre lyrique et les compositeurs italiens après Rossini. — Paër. —
Bellini. — G. Donizetti et son œuvre; analyse de quelques opéras. —
Nicolaï; inaptitude des Allemands à l'opéra-bouffe. — L'opéra en Alle-
magne; Marschner et son romantisme. — Kreutzer; Lortzing; Flotow. —
L'opéra à Londres; les compositeurs anglais. — La musique instrumen-
tale; conditions défavorables pour le développement ultérieur du quatuor
à cordes. — Les quatuors de Spohr. — Les quatuors de Cherubini.
Nous avons étudié, en le replaçant dans son cadre, l'art
lyrique créé par les maîtres français dans la première partie
du xixe siècle. Sans abandonner le point de vue de Paris
auquel nous serons forcément ramené bien des fois, nous
avons à dire ce que devinrent, dans la même période, et en
dehors de l'école purement française, l'opéra et l'opéra-
comique. De l'héritage de Rossini et de Weber. que firent
les compositeurs italiens, allemands, anglais? nous avons
aussi à compléter ce qui a été dit déjà de la musique instru-
mentale et à dire quelques mots des quatuors à cordes écrits
après ceux de Beethoven.
Le nom de Rossini accapare tout le prestige de l'art italien
dans les trente premières années du xixe siècle. Il en est
un dont le talent n'est pas tout absorbé par une telle
influence : c'est Ferdinand Paër, né à Parme en 1777,
naturalisé français au moment de la Restauration. En 1806,
il habitait Vienne, qu'il dut quitter au moment de l'invasion
française. Napoléon, auquel son opéra Achille avait plu,
l'emmena à Paris où il devint personnage officiel : il dirigea
un instant le Théâtre italien, entra à l'Institut (1831) comme
successeur de Catel, fut maître de chapelle de Louis-
200 n AUBER A BERLIOZ
Philippe, et mourut eu 1839. Paur est une charmante
figure de compositeur ; il avait sans cloute, comme musi-
cien, le tempérament et les défauts de son pays, — une
facilité excessive, d'où est sortie une œuvre énorme, —
mais on lui doit un chef-d'œuvre : Le Maître de Chapelle
(1821, sur un livret de M'"'' Gay), qui suggère une compa-
raison avec Mozart autant qu'elle atteste une influence rossi-
nienne. A Vienne, en 1797, Paër avait pris contact avec le
génie de Mozart : de là un opéra-bouffe qui par sa verve
autant que par ses qualités purement musicales, est un
modèle du genre.
Paër n'a pas composé moins de 43 opéras; Camille (1801), écrit pour
Vienne, et Sargino ou L'élève de l'amour (Dresde, 1803, sujet déjà
traité par Dalayrac en 1788), appartiennent au genre semi-sérieux et
sont particulièrement estimés. On lui doit aussi 10 cantates, 2 orato-
rios, une symphonie, un assez grand nombre de pièces pour chant
et pour instruments.
Un représentant plus pur de l'art italien, dont il ne reste
plus rien au répertoire, mais qui, en son temps, inspirait
à ses contemporains une extraordinaire sympathie, accrue
par sa mort prématurée, est le Sicilien Vincexzo Bellini,
né en 1801, établi définitivement à Paris en 1833, mort à
Puteaux en 1835. On le comparait à Chopin pour le charme
et l'élégance délicate de sa personne; on l'a mis en parallèle
avec Rossini comme compositeur. Il ne connut autour de
lui que des cœurs amis; Wagner lui-même, en 1834, faisait
son éloge (dans l'opuscule die deutsche Oper). Formé assez
superficiellement par Zingarelli au Conservatoire de Naples,
il écrivit d'abord pour les théâtres de Naples, de Milan, de
Parme, de Venise, des opéras médiocres et bientôt oubliés
sauf La Somnambula (Milan, 1831) et Norma (26 déc,
même année, ibid.) qui, avec la Malibran, dans le rôle prin-
cipal, eut un énorme succès. La fille du chef des Druides,
la voyante Norma, séduite par le proconsul Sévère, a une
place considérable dans l'histoire des succès de théâtre
comme dans celle des Fantaisies pour piano et pour instru-
ments divers. Les puritains d'Ecosse, dont le sujet était
tiré d'un roman de Walter Scott, furent aussi très applaudis
en 1835 au Théâtre italien de Paris, où ils avaient la bonne
HERITIERS DE ROSSINI 207
fortune de trouver des interprètes d'élite : les sœurs Grisi,
Rubini, Tamburini, Lablache. Le cas de Bellini mérite
d'arrêter l'attention, parce qu'il a été, plus ou moins, celui
de l'art lyrique italien avant Verdi. Ses dix opéras, con-
sidérés au point de vue purement musical, sont d'une pau-
vreté lamentable; l'instrumeutation est enfantine: l'har-
monie est tellement faible, que Grétry, auprès de l'auteur
de Norma, parait être un puits de science. L'invention
rythmique est à peu près nulle. Voilà bien des motifs de
condamnation! mais, avant de prononcer, il convient de se
demander comment Bellini comprenait le rôle d'un compo-
siteur d'opéra. II y a une lettre très curieuse, reproduite par
M. Pougin dans une monographie, où l'aimable Italien nous
dit comment il travaillait :
<i Puisque je me suis proposé d'écrire quelques partitions, — jamais
plus d'une par an, — j'y apporte tous mes efforts. Persuadé, comme
je le suis, qu'une grande partie de leur succès dépend du choix d'un
thème intéressant, du contraste des passions, de l'harmonie des vers
et de la chaleur de leur expression, non moins que des coups de
théâtre, il me fallait avant tout faire choix d'un écrivain expérimenté
en ce genre; et c'est pourquoi j'ai préféré à tout autre Romani, puis-
sant génie fait pour le drame musical. Son travail accompli, j'étudie
attentivement le caractère des personnages, les passions qui prédo-
minent en eux, les sentiments dont ils sont animés. Une fois bien
pénétré de tout ceci, je me mets à la place de chacun d'eux, et je
fais en sorte de sentir et d'exprimer efficacement ce qu'ils sentent et
ce qu'ils expriment... Enfermé dans ma chambre, je commence à
déclamer la partie de chaque personnage du drame, avec toute la
chaleur de la passion : j'observe, autant que possible les inflexions
de ma voix, la précipitation ou la langueur du débit en telle circon-
stance, enfin l'accent et le ton de l'expression que la nature donne à
l'homme livré aux passions, et jy trouve les motifs et les rythmes
musicaux propres à les démontrer et à les transmettre à autrui par
le moyen de l'harmonie. Je jette aussitôt sur le papier, j'essaie au
piano, et quand je sens en moi-même une émotion correspondante,
je juge que j'ai réussi. Dans le cas contraire, je recommence et me
remets à l'œuvre jusqu'à ce que j'aie atteint mon but. » (Lettre de
Bellini, citée par A. Pougin, Bellini, p. 73-4.)
Nous connaissons bien cette manière de travailler : c'était
celle de Lulli, celle de la plupart des musiciens du
xvme siècle. Estimant, non sans raison, que l'action du
drame est la chose essentielle, le compositeur croit avoir
208 D AUBER A BERLIOZ
pour tâche principale d'élever jusqu'à la forme chantée les
vers du librettiste; et en vertu de cette règle adoptée par
Rousseau, par Lacépède, par Villoteau, par tous leurs
contemporains, que l'imitation de la parole émue est seule
capable de donner de la vérité et de l'expression au chant,
le compositeur cherche dans la déclamation du texte litté-
raire le mouvement et le dessin des mélodies qu'il doit
écrire. Ces mélodies une fois trouvées, il est convaincu
que son rôle est à peu près fini. Sans doute, il faudra un
petit accompagnement pour soutenir la voix; mais quelques
triolets honnêtes des violons, avec des tenues d'alto, suffi-
ront. A quoi bon faire intervenir la clarinette, le hautbois,
les cuivres, et leur faire parler un langage spécial? Au lieu
d'y gagner, le drame qui a trouvé sa formule dans la
mélodie n'en serait-il pas encombré et obscurci?... Il y a
là une esthétique qui aurait pu aboutir à l'emploi continu
du récitatif. Ce fut celle de Bellini et celle du public qui
l'aimait. Elle pouvait être défendue. Son tort est de n'être
pas assez artistique, car elle réduit à trop peu de chose le
travail du musicien ; elle supprime cette œuvre d'imagina-
tion si intéressante qui consiste à traduire à la fois les
caractères généraux et les mille nuances d'un poème à l'aide
des rythmes, des timbres, et de toutes les ressources de
l'orchestre. Les lignes que nous avons citées sont de 1829 :
peu à peu, tenant compte de certaines critiques, Bellini
s'enhardit à construire des ensembles. Il avait une éduca-
cation musicale incomplète et ne possédait pas la technique
de son métier; si la mort ne l'avait frappé à trente-quatre
ans, peut-être aurait-il comblé les lacunes de son art et
modifié peu à peu sa manière.
Ces observations générales peuvent s'appliquer aux com-
positeurs suivants, comparables à ces fournisseurs du
xvme siècle qui faisaient du drame lyrique un article courant
et dont les opéras étaient trop souvent de grands déserts
d'idées :
Le noble Michel Enrico Carafa de Colobrano, fils de prince, né
à Naples en 1787 (f 1872), eut une carrière doublement brillante :
d'abord officier de l'armée de Naples, adjudant de Murât (1806) avec
lequel il fit la campagne de Russie, il abandonna la carrière des
armes après la chute de Napoléon, et vint se fixer à Paris. Après
HERITIERS DE R0SS1NI 209
avoir donné quelques ouvrages au théâtre Feydeau (Opéra-Comique),
il eut l'honneur d'entrer à l'Institut pour succéder à Le Sueur (1837)
et fut nommé professeur de composition au Conservatoire en 1840.
Pour obtenir ce dernier honneur, il se prévalait, dans une lettre
assez orgueilleuse, d'avoir écrit « plus de 30 opéras ». — « C'est
précisément ce qui nous inquiète ! » lui répondait la Revue musicale
de 1839 (n° 37). Il a écrit, avec un certain nombre de cantates et de
pièces religieuses, 36 opéras italiens ou français. — Francesco Mor-
lacchi, de Pérouse (1784-1841), qui fut chef d'orchestre avec Weber
(1816-1826) au théâtre de Dresde, ne vint pas en France : il fut (après
le départ de Sponlini, à Berlin) le dernier représentant de l'art italien
en Allemagne; on lui doit, avec 10 grandes messes pour orchestre,
un Requiem pour le roi de Saxe (1827) et deux oratorios, 20 opérettes
et opéras-comiques. — Plus féconds encore furent : le Napolitain
Carlo Coocia (1782-1873), auteur de 40 opéras; Niccolo Vaccai, né
à Tolentino en 1790, mort à Pescaro en 1848, qui, outre ses nombreux
ouvrages de théâtre, écrivit, en collaboration avec Coppola, Domzetti,
Mercadante, Pacini, une cantate funèbre sur la mort de la Malibran
(1837). Pietro Gênerai. i, né en 1783 dans le Piémont (f 1832), n'a
pas composé moins de 52 opéras pour les théâtres d'Italie. Lorsqu'il
parut sur la scène, Rossini n'eut pas de peine à faire pâlir de telles
étoiles.
Très estimé en Italie comme « maître de la cavaline » {maestro
délie cabalette), fut Giovanni Pacini (1796-1867). Il a écrit environ
90 opéras, plus un grand nombre d*oratorios, de cantates, et plusieurs
ouvrages de théorie musicale. L'école napolitaine, d'où sont partis
tant d'improvisateurs, eut un dernier représentant illustre : Saverio
Mercadante (1797-1870), directeur du Conservatoire de Naples depuis
1840. Il a montré une grande fécondité que n'arrêta pas une cécité
survenue en 18'62 : il dictait au lieu d'écrire. On lui doit une soixan-
taine d'opéras, dont deux furent joués, sans succès d'ailleurs, à Paris :
7 Briganti (1836), sur un livret tiré des Brigands de Schiller, Les
Arabes en Gaule, qu'il avait composé en 1827 pour Milan et qu'il
enrichit en 1854 de sept nouveaux numéros, d'après un roman de
d'Arlincourt.
Bellini étant mort en 1835, et l'auteur de Guillaume Tell
ayant pris, après 1829, une retraite volontaire, le sceptre
de la musique italienne passa aux mains de Gaetano Doni-
zetti. Ce l'ut un musicien inégal et superficiel, un prince
du bavardage mélodique, de réelle valeur pourtant, et dont
quelques ouvrages sont presque populaires. Il avait le souci
de la vérité dramatique : il exprimait cette vérité d'une
façon insuffisante et banale; mais ce défaut était le résultat
d'une esthétique qui n'est plus la nôtre, plus encore que
le signe d'un génie faiblement doué. Il a écrit plusieurs
CoM'JAHit:u» — Musique, III. 14
210 DAUBER A BERLIOZ
pages qui suffisent à lui assurer un rang honorable dans
l'histoire de la musique.
Né à Bergame. non loin de Milan, le 25 septembre 1797, Donizetti
dut sa formation musicale à deux maîtres de valeur différente, mais
d'égale autorité sur les musiciens de leur temps : le Bavarois italia-
nisé Simon Mayr (1763-1845) qui, à en juger par les 70 opéras qu'il
écrivit dans l'espace de vingt ans, ne pouvait guère enseigner que des
recettes de confection dramatique; le Bolonais abbé Mattki (1750-
1825), professeur de contrepoint au lycée de Bologne, maître de
Rossini, auteur d'un traité en 3 volumes sur la basse chiffrée (1829-30).
Sa famille lui donnait le choix entre deux carrières : celle de peintre
ou celle d'avocat. Il choisit celle des armes et entra comme volon-
taire dans un régiment autrichien. C'est en 1818 seulement qu'il rêva
de conquérir la même gloire que Rossini et se donna au théâtre. Dans
les douze années qui suivirent, il écrivit 26 partitions (dont une sur
un sujet traité en 1803 par Berton, et en 1808 par Boïeldieu : Alina,
regina di Golconda, 1828, Gènes). Avec une fécondité croissante, il
composait jusqu'à 4 opéras par an : les plus célèbres paraissent
avoir été Anna Bolena (Milan, 1822), qui étendit sa réputation au delà
des frontières italiennes; YEUsire d'Amore [ibid., 1832, même sujet
que le Philtre d'Auber en 1831); on peut citer aussi Lucrezia Borgia
(1833), dont la représentation fut empêchée à Paris par V. Hugo
faisant valoir ses droits de propriété, et qui, après remaniement,
devint La Rinnegata (1845); Gemma di Vergi (1835), Maria Stuarda
et Lucia di Lammermoor joués à Naples en 1835. Donizetti devint
bientôt le favori du public italien et le maître du théâtre lyrique.
En 1834, il fut nommé professeur de contrepoint au Conservatoire
de Naples. La Censure s'étant opposée en 1889 à la représentation
de son opéra, Poliuto, il quitta, indigné, le pays natal et vint se fixer
à Paris.
A Paris, où sa réputation l'avait précédé, Donizetti fut
accueilli sur toutes les scènes, en particulier celle du
Théâtre de la Renaissance qui, à la salle Ventadour, venait
de remplacer les Italiens (alors émigrés à l'Odéon) et qui
avait fait son ouverture en 1838, avec le Ruy Blas de
V. Hugo. Un arrêté de 1847 autorisait ce théâtre à jouer
des opéras « dans le genre italien » en même temps que
des drames et des comédies ; il donna en 1839 Lucie de
Lammermoor, dont le livret avait été traduit par Alphonse
Roger et Gustave Vaëz, et que le Théâtre italien avait déjà
jouée en 1837 avec le plus grand succès. Ce drame net,
condensé, vigoureux, fit une impression profonde. On fut
sensible à la musique, comme on l'était, au xvme siècle.
HERITIERS DE ROSSINI
211
aux œuvres qui, en peignant la nature, rouvraient les
sources de l'émotion et faisaient couler des larmes; les
mélodies principales de la partition s'installèrent dans
toutes les mémoires. Lucie jouée aux Italiens, à la Renais-
sance, à l'Opéra, eut 268 représentations. Deux scènes de
Lucie sont admirables, soit pour leur effet dramatique, soit
comme œuvres purement musicales : celle du sextuor (II, 8)
et, au dénouement, celle de la folie. Dans la première,
d'une construction magistrale et d'une/ progression magni-
fique, Donizetti a su réunir toutes les puissances de l'action
en faisant parler à la fois, dans un ensemble grandiose,
l'amour (Lucie), le point d'honneur (Edgar). la haine
(Arthon), le désenchantement et la douleur (Arthur),
encadrés par les réflexions de simples témoins (Gilbert,
Raimond et le chœur). Dans la seconde, le retour du motif
Vers' toi toujours s'envolera mon rêve d'espérance est une
trouvaille qui fait le plus grand honneur au sens drama-
tique du musicien. La partition est très bien écrite pour
les chanteurs; d'après le témoignage de son élève
Mme Meyerheim (du Conservatoire de Milan), le professeur
Lamperti se flattait de poser la voix avec Lucia, car « cet
opéra, disait-il, contient toutes les difficultés que peut
rencontrer un soprano ».
D'autres ouvrages de Donizetti paraissent bien vieillis au
lecteur moderne. Dans ses Martyrs (1840, opéra en 4 actes,
« dédié à la reine des Français »), Scribe avait confec-
tionné comme livret un arrangement du Poli/eucte de Cor-
neille. Le voisinage du chef-d'œuvre cornélien est gênant
pour l'appréciation du librettiste et celle du compositeur :
à l'un manquait la poésie; à l'autre la grande musique.
Lorsque Pauline apprend que Sévère n'est pas mort et
qu'elle sent se réveiller un sentiment qui était comme un
souvenir poétique endormi au fond de son cœur, Donizetti
la fait chanter ainsi :
mM
FPP
P
Sévère existe! un dieu sauveur, des sombres bords un
dieu l'envoie...
âi-2
D AUBER A BERLIOZ
A la reprise de cet air de cavatine, digne du Chalet ou
du Domino noir, l'accompagnement en souligne la désin-
volture sautillante :
ZJl
ÎZt*l
.--
etc.
wmm
m
h h h
■> ■*■
h
etc.
2_s=i£x=a
W^
Gela nous paraît être un contresens musical, presque
une profanation. Donizetti, il est vrai, croyait rester fidèle
à la vérité dramatique en exprimant tout simplement la
joie éprouvée par Pauline à la pensée que Sévère a échappé
à la mort : lui reprocher de ne tenir aucun compte de la
situation ou des caractères et d'écrire une mélodie quel-
conque, dont l'unique objet est d'amuser l'oreille, serait
inexact. De telles formules ne donnaient pas lieu, en 1839,
au reproche de banalité. Ces observations s'appliquent à
la manière dont sont traités les rôles de Sévère, de Félix,
de Calisthène (prêtre de Jupiter), de Néarque, et aussi de
Polyeucte qui chante une « romance », avec point d'orgue
et cadence pathétique (III, 17), sur ces paroles :
Dieu seul partage avec toi
Mon amour et ma foi!
A la fin de la pièce, il y a un quintette avec chœur; mais
ce n'est guère qu'une mélodie accompagnée, sans con-
struction polyphonique, sans le souffle et l'ampleur du
sextuor de Lucie. Les Martyrs furent assez froidement
accueillis. L'auteur prit bientôt sa revanche.
L'Ange de Nisida, n'ayant pu être joué à la Renaissance,
fut enrichi d'un 4e acte et parut, avec le titre de La Favorite,
à l'Opéra (2 décembre 1840). Dupiez, Barroilhet, Levasseur
et Mme Stoltz contribuèrent brillamment à son triomphe,
ainsi que l'excellent livret, tiré de la tragédie : Le Comte de
Comminges, dont l'auteur fut un rival momentané de Vol-
HÉRITIERS DE ROSSINI 213
taire, Baculard d'Arnaud. La Favorite atteignait en 1904 sa
G79e représentation. — Dans La Fille du Régiment (1840,
livret de Bayarci et Saint-Georges), qui, en 1905, était jouée
pour la millième fois, Donizetti fit œuvre très française,
toute de verve claire, de grâce et de charme, bien adaptée
au goût qu'avaient créé ou suivi Boieldieu et Auber. Dans
Don Pasquale (1843), il subit l'influence visible de l'opéra-
bouffe rossinien, du Barbier en particulier.
Il y a des compositeurs qui suivent l'idéal dont ils sont
possédés sans se préoccuper beaucoup du succès. Sur ce
point, voici quelle était l'attitude de Donizetti. Il écrivait ù
Leone Herz, le 10 nov. 1843 :
« Je vais te donner une preuve de ma sincérité. Tu veux des nou-
velles de D. Sébastien1! Eh bien, les voilà, avant la donnée (la pre-
mière représentation)... Premier acte : fera plaisir; le 2e, avec les
ballets, un duo, et la dernière romance surtout, aura aussi son succès.
Au 3e, une romance (peut-être), un duo d'hommes et la marche
funèbre avec la pompe, seront applaudis; mais le reste a été trop
abîmé par les continuels changements; ainsi, non. Il y a, au 'ie, un
effet (au milieu) qui se passera fort bien. Au 5e, la petite cavatine
(peu de chose), le grand duo fixeront l'attention; une barcarole après
— de laquelle je dois couper la moitié à cause de la situation — se
perdra. Un très petit trio à voix presque seules (sic) fera ni chaud
ni froid. Après cela, le dénouement, dans lequel la musique ne peut
rien. De tout cela tu vas comprendre que mon opéra finit en queue
de rat...; car après le grand duo du 5e, on peut s'en aller. » (Lettere
inédite di Gactano Donizetti, raccolte du Angola de Eisner-Eisenhof,
Bergamo, 1897.)
Il y a là une psychologie du public et du compositeur
tout ensemble, en même temps qu'une esthétique marquant
une date... Le mérite de Donizetti, avec un sens incontes-
table du théâtre et une technique assez solide, était
d'écrire fort bien pour les voix; son principal défaut fut
de travailler trop rapidement. Il n'a pas écrit moins de
70 opéras, plus un Requiem pour la" mort de Belliui, des
Cantates et des hymmes, deux messes, quantité de
romances, d'ariettes, de duos, de pièces pour orchestre et
musique de chambre. Il accumulait des entreprises inces-
santes, traversées par les nombreux voyages qu'il faisait,
selon l'usage du temps, dans les villes (Milan, Vienne,
214 DAUBER A BERLIOZ
Rome) où on allait jouer un de ses opéras. « Sais-tu,
écrivait-il en 1842 à un de ses amis de Bergame, que j'ai
fait deux actes (non instrumentés, par exemple!) en vingt-
quatre heures? Quand le sujet plaît, le cœur parle, la tète
vole, et la main écrit... » — Dans ses Souvenirs d'un Chan-
teur, Duprez donne quelques renseignements intéressants
sur le caractère de Donizetti et raconte ainsi son triste
déclin :
« Après la malheureuse fin de Nourrit, dans les premiers mois de
mon engagement à l'Opéra, Donizetti vint à Paris apportant avec lui
son Poliuto (Polyeucte, ou les Martyrs). Nous reprîmes nos relations
amicales. C'était un homme d'un caractère sympathique, d'un com-
merce agréable, connaissant sa valeur et n'en tirant point vanité,
doué d'une imagination féconde et sans cesse en activité; car il ne
pouvait avoir quatre vers dans sa poche qu'il ne les mît en musique,
debout, marchant, mangeant ou se reposant. Je possédais son estime
et sa confiance. Il m'a souvent avoué combien il avait souffert dans
son orgueil de compositeur à Paris. Il n'y fut jamais traité selon ses
mérites. A l'Opéra-Comique, j'ai vu moi-même l'insuccès, presque
la chute de La Fille du Régiment. Dieu sait combien de temps il fallut
à La Favorite pour être conservée ! Lorsqu'il donna Dom Sébastien,
aucune tracasserie, aucune contrariété ne lui fut épargnée. Il se
plaignit amèrement à moi de ce qu'on ne l'avait pas même prévenu
de la reprise de Lucie sous la direction de Léon Pillet.
« Hélas! c'était bien peu de jours avant sa mort; aussi amoureux
des plaisirs des sens que des travaux de l'imagination, il usa dans
cette double existence toutes ses facultés physiques et morales.
« Lorsque je vis l'une de ses crises pour la première fois, ce fut
chez lui, dans son cabinet. J'avais renversé un encrier sur le tapis :
je me courbai, en pestant contre ma maladresse, et, lorsque je me
relevai, je regardai Donizetti... le croyant un peu fâché, parce qu'il
n'avait pas prononcé une parole; il riait, d'un air idiot qui me fit
froid au cœur. L'année suivante, son cousin Accursi dut le faire
entrer dans la maison de santé d'Ivry. J'allai l'y voir. Il pouvait à
peine se soutenir. Je cherchai à faire jaillir une étincelle de cette
grande intelligence éteinte; je lui parlai du passé, de son pays, de
ses œuvres que j'avais animées; je lui chantai un fragment de sa
chère Lucie... « Attends, attends, fit-il, je vais t'accompagner ! » Je
crus un instant avoir secoué cette horrible torpeur. Il se mit au
piano... ses mains inertes tombaient au hasard sur les touches; il
avait repris son air hébété. C'était affreux!...
« A quelque temps de là, on le fit partir pour Bergame, sa ville
natale, où il mourut (avril 1848).
« Aucun service ne fut célébré en son honneur, aucune marque de
sympathie ne lui fut accordée dans cette ville de Paris, où l'on avait
joué et applaudi ses plus beaux ouvrages. »
HERITIERS DE ROSSINI 215
Tandis que s'étendait l'influence purement italienne,
persistait en France, amincie il est vrai, mais bien recon-
naissable et destinée à de brillants succès ultérieurs, la
tradition française de la comédie légère et de la romance
sentimentale créée au xvine siècle. Elle est représentée
par d'aimables œuvrettes que le goût des grâces simples
n'a pas toujours préservées de la banalité. Deux noms de
compositeurs ont surnagé : celui du Parisien Panseron
(1796-1859), et du Belge, formé à l'école de Reicha,
A. Grisar (1808-1869). Panseron ne fut pas estimé seule-
ment à cause de ses nombreux « solfèges », de ses leçons
de chant inspirées de l'art italien et de 200 romances
environ, parmi lesquelles Malvina, La Fête de Madame. Le
Songe de Tartini (avec accompagnement de violon), Val-
sons encore! Au revoir, Louise, On n'aime bien qu'une fois,
Demain on nous marie, etc.. eurent une vogue réelle; il
est l'auteur de quelques opéras-comiques en un acte, joués
au Théâtre Feydeau et à l'Odéon : La Grille du parc (livret
de Paiu, Ancelot et Audibert), 1820; Les Deux cousines,
sur un livret de Sauvage, qui est une variante du Barbier
de Village de Grétry; Le Mariage difficile, 1823 (en colla-
boration avec Louis Chaucourtois); L'Ecole de Home.
Grisar, lui aussi, fut en son temps quelqu'un. Trois de
ses opéras, d'une verve agréable, furent traduits et applaudis
en Allemagne : L' Eau merveilleuse. 1839 (das Wunderwas-
ser); Bonsoir, Monsieur Pantalon (Guten Abend,.Herr P.),
1841, bouffonnerie imitée des Bendez-vous bourgeois de
Nieolo (1807) et dont on peut citer le quatuor chanté sur
les mots du titre ; La Chatte merveilleuse, 1862 (en allemand,
die Wunderbare Katze), sur un livret de Dumanoir et
Dennerv, qui est un arrangement du conte Le Chat botté
(déjà mis en musique par Foignet, en 1802, et par Portugal
sous le titre // cia bottino, en 1801). Grisar débuta à
Bruxelles par Le Mariage impossible . en 1833, 2 actes sur
un livret de Mélesville, dont le succès lui permit, grâce à
une pension officielle, de venir achever à Paris sa forma-
tion musicale. Il eut d assez grands succès à l'Opéra-
Comique et dans les théâtres de genre : les Variétés, la
Renaissance, le Théâtre lyrique, les Bouffes. On lui doit :
Sarah ou l'Orpheline de Gleucoé, 2 actes, 1836 (sujet tiré
216 DAUBER A BERLIOZ
de Walter Scott, par Melesville); L'An mil, 1837 (livret
du même et de Foueher) ; La Suisse à Trianon, 1 acte, 1838;
Lady Melvil, opéra-comique en 3 actes, 1838, sur un livret
de Saint-Georges et de Leuven ('arrangé en 1862 avec le
titre Le Joaillier de Saint- James), à peine remarquable par
le trio en canon du premier acte; Les Travestissements,
1 acte (1839, 1854, 1858), livret de Paulin Deslandes;
L'Opéra à la Cour (1840), 4 actes, pastiche de Boïeldieu,
Weber, Berton, Dalayrac, Rossini, Auber, Mozart, etc.;
Gilles ravisseur, 1 acte, 1848, livret de Sauvage; Les Por-
cherons, 3 actes (1850. texte du même et de de Lurieu),
dont le titre est emprunté au nom d'une guinguette du
temps (Louis XV), et où l'on a goûté le trio A clieval au
1er acte, la romance de la lettre Y Amant qui vous implore
au 2e; Le Carillonneur de Bruges, 1852, texte de Saint-
Georges, où l'on trouve un air assez heureux, Sonnez, mes
cloches gentilles, et une aimable chansonnette, au 2e acte;
les Amours du diable, livret du même, 1853, 4 actes, où
Galli-Marié se fit applaudir dans l'air du Diable amoureux.
Le Chien du jardinier, 1 acte, 1855, texte de Lockroy et
Cormon, où Faure fit le succès de « la chanson du jardi-
nier » ; le Voyage autour de ma chambre, 1 acte, 1859,
texte de Duvert et Lausanne; Les Bégaiements de V amour,
1864, texte de Najac et Deulin ; Douze innocentes, 1 acte,
1865 (livret de Najac).
Plusieurs des ouvrages lyriques de cette époque seront
indiqués plus loin, dans les chapitres consacrés à des
compositeurs de premier plan dont la carrière s'étend dans
la seconde moitié du xixe siècle. Nous mentionnerons ici
quelques pièces qui forment, pour ainsi dire, la teinte de
fond dans le tableau où se détachent les chefs-d'œuvre.
De Fk. Benoist, le prix de Rome de 1815 et professeur
d'orgue au Conservatoire (né à Nantes en 1794) : Léonore
et Félix ou C'est la même (1821) ; les deux ballets La Gipsy,
en collaboration avec Ambboise Thomas, 1839, et Le Diable
amoureux, en collaboration avec Auber, 1840 (et l'opéra
L'Apparition, 1848, sur un livret de Delavigne) ; de
Ch. Fr. Kreubé, né à Lunéville en 1777, élève de Rod.
Kreutzer, premier chef d'orchestre (1816-1828) de l'Opéra*
Comique, mort à Saint-Denis en 1846, après avoir écrit
HÉRITIERS DE ROSSINI 217
seize opéras : Le Forgeron de Bassora, 1813; Edouard et
Caroline ou La Lettre et la réponse, 1819; La Jeune Tante
(livret de Mélesville), 1820; Le Philosophe en voyage,
3 actes, sur un livret de Paul de Kock, 1821 ; Le Coq du
village, livret de Favart, 1822 ; L'Officier et le paysan (texte
de Dartois), 1824; Les Enfants de maître Pierre (Paul de
Kock), 1825; Le Mariage à l'anglaise (Vidal et Gensoul),
1828...; d'ONSLOw : L'Alcade de la Véga (1824), drame
lyrique, 3 actes en prose; Le Colporteur (1827), dont on
peut citer le trio Ah! depuis mon jeune dge et la ronde à
2 voix C'est la fête du village, et Le Duc de Guise(1831), qui
tendait sans succès au genre sérieux; de Fétis (1784-1871) :
L'Amant et le mari, 1820; Les Sœurs jumelles, 1 acte, 1823
(Planard); Marie Stuart en Ecosse, 3 actes, 1823 (id.);
Les Bourgeois de Reims, 1825 (Saint-Georges et Ménissier),
La Vieille, 1826 (Scribe et Delavigne), Le Mannequin de
Bergame, 1832 (Planard et Duport), opéras-comiques en
un acte; de Ch.-H. Plantade : Le Mari de circonstance, 1813
(Planard); de Charles Bochsa, hautboïste des théâtres de
Lyon, puis de Bordeaux : Un mari pour étrcnne, 1816
(Théaulon et Dartois); de Libert : Amour et Colère, 1823;
de Th. Labarhe, célèbre harpiste (1805-1870) : L'Aspirant
de marine, 1 acte, 1834, et Les Deux familles, 1831 (Pla-
nard) ; de Gilles-Despréaux : Le Souper du mari, 1833 (Des-
noyers et les frères Coignard); de Fontmichel : Le Chevalier
de Canolle, 1836 (livret de Mme Gay); d'HiPPOLYTE Monpou,
né à Paris en 1804, auteur de nombreuses « romances »
(dont quelques-unes sur des textes de Musset et d'Hugo) :
Les Deux reines (voyage incognito des reines de Suède et
de Danemark), 1 acte, 1835, sur un livret de Soulié et
Arnould; Le Luthier de Vienne, 1 acte, 1836 (Saint-Georges
et de Leuven); Piquillo, opéra-comique en 3 actes, livret
d'Al. Dumas et Gérard de Nerval, 1837 ; Le Planteur, 2 actes,
1839 (Saint-Georges), et La Chaste Suzanne, opéra en
4 actes, 1839 (Carmouche et de Courcy); deRiiAUT : André
ou la Sentinelle perdue, 1834; de Godefroi : La Chasse
royale, 2 actes, 1839; de Pell.eht : Le Coup de pistolet,
1836; d'ALEXANDRE Montfort : La Jeunesse de Charles-
Quint, opéra-comique en 2 actes, 1841 (livret de Mélesville
et Duveyrier); Polichinelle, 1 acte, 1839 (Scribe); L'Ombre
218 DAUBER A BERLIOZ
d'Argentine, 1 acte (Bayard et Biévible) ; La Charbonnière,
1845 (Scribe); Sainte-Cécile, opéra en 3 actes, 1844 (Ancelot
et Comberousse) ; Deucalion et Pyrrha, 1 acte, 1855 (Bar-
bier et Carré); de Cadaux : La Chasse Saxonne (Toulouse,
1839) ; de Girard : Le Conseil des dix, 1842 ; d'HENRY Potier,
les opéras-comiques en 1 acte : Mademoiselle de Méranges,
1842 (Brunswick et de Leuven) ; Le Caquet du Couvent,
1846 (Planard et de Leuven) ; Le Rosier, 1859 (A. Challamel)
et l'opéra-comique en 3 actes, Il signor Pacarello, 1848
(Brunswick et de Leuven) ; de Boulanger : Le Diable à
l'école, 1 acte, 1842 (Scribe) et La Cachette, 1847 (Planard);
d'AMÉDÉE de Beauplan : Un mari au bal, 1845 (Em. Des-
champs) ; de Boilly : Le Bal du sous-préfet, 1844 (Duport
et Saint-Hilaire), etc., etc..
En écrivant La Fille du Régiment, Donizetti s'adaptait
au goût français et, bénéficiant d'une tradition assez
longue, créait une œuvre qui eut elle-même de nombreux
imitateurs. Il importe de remarquer qu'un autre compo-
siteur, faisant en Allemagne une tentative analogue
d'adaptation, composa un opéra-bouffe de mérite à peu près
égal, bientôt eu possession d'un succès prolongé, mais
stérile, isolé, ne suscitant aucun mouvement nouveau dans
l'évolution du théâtre allemand. Ce compositeur est Otto
Nicolaï, né à Konigsberg en 1810 (-j- 1849, Berlin). Après
de très sérieuses études musicales complétées à Rome et
un séjour à Vienne où il donna des preuves de talent
comme Kapellmeister, Nicolaï (à partir de l'année 1838)
composa des opéras dans le pur style italien pour les
théâtres de Turin, de Trieste, de Naples. Son dernier et
meilleur ouvrage, joué à Berlin quelques semaines avant sa
mort. Les Joyeuses Commères de Windsor (sur le livret de
Mosenthal) est un opéra-comique charmant, plein de
verve, qui peut passer pour un compromis entre l'esprit
de deux races différentes. 11 est resté au répertoire jusqu'à
aujourd'hui, mais n'a point fait école, ce qui semble
montrer que les Allemands ne peuvent atteindre que très
exceptionnellement aux grâces légères de l'opéra-bouffe.
L'histoire incohérente de leur théâtre laisse entendre qu'ils
ont une médiocre aptitude à la comédie lyrique.
Il faut faire une exception pour les Allemands du Sud, que
HERITIERS DE ROSSINI 219
l'influence italienne clouait d'un esprit spécial. A Vienne,
Wenzel Muller (1767-1835) écrivit plus de 200 ouvrages
populaires, — opérettes, opéras-bouffes, féeries en musique,
pantomimes, parodies, — dont plusieurs eurent une vogue
extraordinaire : Les Sœurs de Prague (1794), Le Nouvel
enfant du dimanche (1793), U Autriche au-dessus de tout
(Œsterreich iiber ailes! 1796), Le Moulin du diable, une
parodie de Werther (1830), etc..
Dans les premières années du xixe siècle allemand, on
chercherait vainement le chef-d'œuvre ayant donné une
impulsion reconnaissante dans les opéras ultérieurs et per-
mettant de ramener l'histoire du genre à l'unité d'un même
point de vue. Diverses étaient les voies et les directions
au milieu desquelles se trouvait le compositeur vers 1827.
En 1805, Beethoven avait donné dans son Fidelio (comme
Cherubini, en 1808, dans son Porteur d'eau), un type de
drame lyrique où les divinités du paganisme et les grands
héros de légende étaient remplacés par des personnages
réels, bien vivants, avec tendance très nette vers une vérité
purement humaine. De ces deux créations aurait pu sortir
un art absolument nouveau. Une autre indication, partie
d'un maître supérieur, avait été donnée en 1821 par le
Freischùtz qui semblait ouvrir le monde du merveilleux
et de la poésie nationale; Weber changea d'ailleurs son
orientation lorsqu'il écrivit Euryanthe et Oberon. Il y avait
aussi, soutenus par la tradition ou par la mode, l'opéra
historique, l'opéra coloré d'exotisme, sans parler de
l'opéra italien, à la vie tenace. Presque tout le xixe siècle
se partage entre ces formes diverses. On ne saurait s'en
étonner, si l'on songe que les compositeurs restèrent
longtemps prisonniers de livrets qu'ils n'écrivaient pas
eux-mêmes et qu'ils adoptaient un peu au hasard des cir-
constances. En somme, ce sont les librettistes qui réglaient
l'allure générale des musiciens; et c'est dans leurs
opuscules qu'il faudrait chercher les causes premières du
changement, au risque de substituer une étude littéraire
(et sociologique, si on voulait la faire complète), à une
étude purement musicale. En musique, sans qu'il y ait
lieu de se préoccuper si on fait chanter des héros à casque
ou des diables, trois choses seulement importent : la vérité
220 D AUBER A BERLIOZ
dans l'expression des sentiments, l'unité de l'œuvre, la
personnalité de l'auteur.
Malgré cet état de choses assez complexe, les critiques
allemands ont cru pouvoir tracer une ligne de faite des
idées et des œuvres qui, représentant le « romantisme »,
relierait trois noms et marquerait trois étapes : Weber,
Marschneu, Wagner. On a souvent signalé des analogies
entre les compositions de ces trois maîtres de valeur
inégale (à côté desquels Spoiir est aussi placé quelquefois).
Ainsi Le Templier et la Juive de Marschner (1829, sujet tiré
de Y Ivanohé de Walter Scott) a paru inspiré par
YEuryanthe de Weber, et a fait penser au Lohengrin de
Wagner; son Hans Heiling (opéra « romantique », 1833,
dont le sujet est une sorte de conte de Perrault) a été
rattaché au Vaisseau-Fantôme , etc. De tels rapprochements
font une violence choquante à la vérité. Si Wagner peut
être annexé au romantisme, il ne peut y prendre qu'une
place ii part, en raison du caractère si réfléchi de son
œuvre et de certaines idées dominantes, comme celles du
sacrifice, du rachat par l'amour, etc. Quant à Marschner,
si on le met sur la même ligne que Weber, c'est en
invoquant des ressemblances superficielles et tout à fait
insuffisantes. Weber était un Allemand de grande distinc-
tion ; Marschner n'est qu'un Allemand. Il a, certes, une
sérieuse valeur; son orchestration est brillante; il abonde
en mélodies, en modulations enharmoniques; mais son
mérite parait rude, épais, lourd, bien qu'il travaillât avec
une extrême rapidité, à côté des fines et chevaleresques
musiques de Weber. Il traite des sujets fantastiques,
comme dans son Vampire (1828); mais, chez lui, le mer-
veilleux est extérieur, décoratif, ajouté ou plaqué; il n'est
pas, comme celui du Freischùtz, puisé à la source populaire
et profonde d'où est sorti le sujet lui-même. Devant les
opéras de Wagner, ceux de Marschner ont beaucoup pâli;
ceux de Weber ont conservé leur jeunesse et leur éclat. Mar-
chner est un de ces faux grands hommes auxquels R. Schu-
mann opposait sa jeune association des Davidsbundler .
Né en 1795 à Zwickau (f 1861), Heinrich Marschner a écrit
19 ouvrages de théâtre. Il fut loué, ou encouragé par Weber qui fit
MÉRITIEHS DE ROSSINI 22l
jouer à Dresde un de ses premiers opéras, Henri TV et Agrippa
d'Aubigné[\$'2Q). Son Vampire, qui, à Londres, en 1829, eut 60 repré-
sentations, et son Templier assurèrent sa réputation de compositeur
« romantique » et le firent nommer maître de chapelle à la cour de
Hanovre où il passa la plus grande partie de sa vie. Il a écrit environ
300 Lieder et une soixantaine de compositions pour musique de
chambre.
Les compositeurs qu'il faut placer à côté ou à la suite de
Marschner, Kreutzer, Lortzino, Flotow, sont, dans l'his-
toire générale, des minores, et, au point de vue de l'évo-
lution allemande, des dissidents, qualifiés parfois
de « purs », mais beaucoup moins rapprochés du roman-
tisme de Weber que des œuvrettes viennoises ou italiennes
et de l'opéra-comique français. Spohr ferait à peine excep-
tion.
De ses 18 opéras, un seul est resté au répertoire. Pen-
dant son séjour à Paris (1820-21), Spohr mit par hasard
la main sur un vieux roman, La Veuve du Malabar.
L'œuvre lui plut; il l'emporta en Allemagne et la fit mettre
en livret par Ed. Gehe. De là est sortie Jessonda, opéra en
3 actes, joué à Cassel le 28 juillet 1823. On raconte qu'à la
fin du premier acte, le public se leva sur l'invitation d'un
spectateur enthousiaste et lança trois « lebehoch! » en
l'honneur du musicien. Jessonda est une jeune Indienne
rencontrée sur les bords du Gange et aimée par le capitaine
portugais Tristan d'Acunha. Son père, redoutant l'in-
trusion d'un étranger, se retire avec elle sur la côte du
Malabar, où elle est contrainte d'épouser un rajah. Celui-ci
meurt; d'après la religion, Jessonda doit être brûlée avec
le corps de son époux. Tristan reparait, ramené par les
circontances politiques, et la sauve. De ce très beau sujet
où abondent les situations intéressantes Spohr a tiré une
œuvre dont le lyrisme et la couleur orientale sont encore
appréciés.
Le Badois Konradin Kreutzer (1780-1849) est venu à Paris, où il
fit même jouer un opéra-comique, L'eau de Jouvence (1827), quTeut
peu de succès. Pianiste voyageur, il a composé une trentaine d'opéras
ou ouvrages de théâtre; on n'a guère retenu au répertoire que la
petite partition qu'il écrivit pour Le Prodigue, comédie populaire de
Raimund (Vienne, 1833). Il voulut s'élever au grand art, et traita
222 D'AUBER A BERLIOZ
des sujets romantiques, comme Mélusïne (Berlin, 1833, sur un livret
de Grillparzer), Die Hùhle von Waverley (la Caverne de W., Vienne,
1837), Der EdeUnecht (VEcuyer, Wiesbaden, 1842), Die Hochlan-
derin von Kaukasus (la Montagnarde du Caucase, Hambourg, 1846),
mais le coup d'aile et la personnalité faisaient nettement défaut. Sa
Nuit à Grenade (das Nachtlager von Grenada, opéra romantique en
2 actes, Vienne, 1834, sur livret de Braun, d'après le drame de Kind)
a une couleur mauresque obtenue par des moyens naïfs et ne manque
pas d'une certaine fraîcheur mélodique. — Konradin Kreutzer ne
doit pas être confondu avec Rodolphe Kreutzer (né à Versailles en
1766, -j- 1831), le célèbre violoniste auquel Beethoven dédia en 1805
sa magnifique Sonate op. 47. Rodolphe a d'ailleurs écrit, avec beau-
coup de musique, une quarantaine d'opéras, oubliés aujourd'hui.
Plus éloigné encore de Weber est le Berlinois Lortzixg
(1801-1851), qui, après Wagner, est peut-être le composi-
teur le plus souvent joué sur les scènes allemandes.
Riemann voit en lui « une tète purement germanique »;
Hanslick trouve qu il avait « le tempérament d'un peintre
de genre hollandais ». Nous verrions plutôt en lui un
pseudo-italien touché par l'influence de Boïeldieu et
d'Auber. La persistance de ses succès montre que, des
deux côtés du Rhin, la mentalité musicale et moyenne du
public est parfois la même.
Du caractère italien, Lortzing eut certainement la souplesse : il fut
pianiste, violoniste, violoncelliste, acteur, chanteur, régisseur de
théâtre, kapellmeister, écrivain rédigeant lui-même ses livrets, auto-
didacte pour la composition, honnête et modeste père de famille
ignorant les grandes passions et prenant la vie en gaîté. Ses œuvres
de théâtre (19) sont des divertissements, dont le style est trop sou-
vent entaché de banalités. On considère encore comme agréables :
die beiden Schiïtzen (Leipzig, 1 837. dont le sujet est tiré d'un vaude-
ville français à quiproquo, Les deux Grenadiers) ; Czar und Zimmer-
mann (Czar et charpentier, Leipzig, 1837); Der fVildschutz (le Bra-
connier, opéra-comique. Leipzig, 1842), Cndinc (Leipzig, 1845, sur un
livret emprunté à la Motte Fouqué, et dont le romantisme dépassait
les facultés du musicien), Der Waffenschmied (U Armurier, opéra
romantique, Vienne, 1846)...
Le Mecklembourgeois Fr. Von Flotow (1812-1883) fut a
Paris l'élève de Rcicha (1827-30) et eut des relations
directes avec Boïeldieu, Auber, Adam; il leur emprunta
quelques recettes : il v ajouta une sentimentalité triviale
qui est loin d'avoir nui à ses succès. Ses deux principaux
HERITIERS DE ROSSINI 223
ouvrages, restés encore au répertoire, sont Alessandro
Stradella (Hambourg, 1844) et Martha qui, joué d'abord à
Vienne (1847), parut au Théâtre lyrique de Paris en 1865 et
eut 41 représentations. Les ténors doués d'une solide voix
y trouvent une bonne occasion de se faire applaudir.
La plupart des ouvrages de Flotow (25) ont été écrits pour Paris,
où il rivalisa, dans ses débuts, avec Grisar : Séraphine (op. com.
1836, livret de Fr. Soulié), Alice (comédie à ariettes de Sussy et de
Laperrière, 1837), Rob Roy (opéra, livret de Duport et Forges, 1837),
La Duchesse de Guise (op. en 3 actes, livret de La Bouillery, 1840),
Le Naufrage de la Méduse (opéra en 4 actes, 1839, livret de Cogniard),
L'Ame en peine (2 actes, 1846, texte de Saint-Georges), L'Esclave du
Camoëns (op. com. en 1 acte, 1843, livret du même), La Veuve Grapin
(opérette, 1 acte, 1859, livret de Ueforges), Zilda (op. com., 2 actes,
livret de Chivot et Saint-Georges, 1866) ; L'Ombre (op. com., 3 a., 1870,
livret de Saint-Georges), LJ Enchanteresse (1878).
Se libérer de la tyrannique influence italienne pour
faire œuvre personnelle et, si possible, nationale, dans
une société déterminée : tel était le problème musical qui
se posait, au début du xixe siècle, dans les différents pays
et qui fournirait un assez bon point de vue pour exposer
l'histoire de chacun d'eux. L'Allemagne s'affranchit un
instant avec le Freischùtz de Weber, en 1821. L'Angleterre
fut tout autre : elle resta dominée, comme au temps de
Haendel, par le goût du déploiement choral et du bel canto,
en produisant des compositeurs qui furent italiens de for-
mation et de tendances.
Henry Nowleï Bishop, né à Londres en 1786 (f 1855), directeur,
durant sa vie, des principales entreprises musicales de son pays,
auteur (de 1804 à 1840) de plus de cent ouvrages de théâtre, était
élève de Fra.ncf.sco Bianchï, de Crémone, lequel avait écrit 70 opéras
de 1773 à 1808; il conserva la manière superficielle et un peu vaine
de son maître. Ed. James Loder (1813-1865). qui écrivit des opéras
pour les théâtres Drurylane et Coventgarden. était passé par l'Alle-
magne, où il avait reçu les leçons de Ferd. Ries, élève de Beethoven;
ses œuvres ne furent anglaises que par le sujet des livrets. Il en est
de même de celles de l'Irlandais Vincent Wallace (1814-1865), qui,
après avoir erré dans toutes les parties du monde et dirigé (en 1841)
le théâtre italien de Mexico, vint à Londres (1853) et y écrivit un
certain nombre d'opéras. Le meilleur peut-être et le plus heureux
des compositeurs du temps, le très productif William Balfe, né à
Dublin en 1808 (-j- 1870), lit, une double carrière de chanteur ita-
224 DAUBER A BERLIOZ
lien et de compositeur italien; il avait été formé par Vincenzo Fede-
rici, un des maîtres du Conservatoire de Milan. Ses plus célèbres
opéras sont The bohemian girl (Londres, 1844), dont l'aimable livret,
traduit en italien et en français, eut un succès honorable au Théâtre
lyrique, en 1869, The daugther of san Marc et The enchantress (1845).
A Paris, où il se rendit pour diriger la mise en scène de quelques
ouvrages, Balfe donna deux opéras-comiques : Le puits d'amour (1843),
Les Quatre fils d'Aymon (1844, sur un livret de Brunswick et de
Leuven), et un grand opéra : VEtoile de Séville (1845, livret de Lucas,
d'après le drame de Lope de Vega), œuvres mélodiquement agréables
à l'oreille, mais dépourvues d'originalité. En tout, Balfe écrivit
29 opéras. — A l'histoire du théâtre lyrique anglais appartient
encore Julius Benedict, fils d'un banquier juif allemand, né à
Stuttgart en 1804, mort à Londres en 1885, musicien un peu teinté
de germanisme, italien de tempérament, anglais d'occasion. Il a
été considéré en Angleterre comme le musicien étranger le plus
éminent, depuis Hœndel. Après avoir reçu à Dresde les leçons de
Weber, et écrit, en Italie, quelques opéras italiens, il vint diriger à
Londres l'opéra-bouffe du Lyceum; il fît une tournée en Amérique,
dirigea (1876-1880) les concerts de la Philharmonie à Liverpool, puis
revint se fixer à Londres. Compositeur estimé, il a écrit, outre ses
ouvrages italiens, The brides of Venise (1844), The Crusaders (= Le
vieux de la montagne, 1846), et, avec un succès particulièrement bril-
lant, The Lilly of Killarney (— La rose d'Erin, 1862), opéra « roman-
tique », sur un livret d'Oxenford et Dion Boucicault. On lui doit aussi
des cantates dramatiques, deux oratorios et deux symphonies. —
Le compositeur théoricien et archéologue George Alexandre Mac-
farren (né à Londres en 1813, mort à Londres en 1887), professeur
de musique à l'Université de Cambridge, collaborateur de la Musical
antiquarian Society, a beaucoup écrit en dehors du théâtre, et dans
presque tous les genres de musique religieuse ou profane, mais appar-
tient à l'histoire du drame lyrique par un certain nombre d'opéras :
The DeviVs opéra (1838), Don Quirote (1846), Charles 7/(1849)...
Le meilleur et le plus applaudi, Robin Hood (3 actes, 1860), met en
scène un très beau et romantique caractère de guerrier tiré des
vieilles ballades anglaises : Robin Hood, l'adversaire implacable des
Normands envahisseurs, vivant dans les forêts avec la fille d'un lord.
Ce sujet avait déjà été traité par Charles Bukney en 1751 et William
Shield en 1784; comme ses prédécesseurs, Macfarren n'en a pas tiré
toute la poésie farouche et tout l'éclat qu'on aurait pu attendre.
En somme, sauf les chefs-d'œuvre exceptionnels d'un
Beethoven, d'un Weber, le drame lyrique est un produit
méridional, une fleur de la vie sociale épanouie sous le
soleil d'Italie et de France; les greffes, les branches cou-
pées et transplantées dans les pays du Nord, y ont donné
d'assez pâles résultats.
HERITIERS DE ROSSINI 225
Bibliographie.
Sur Paër et ses déboires à Paris, voir la plaquette : M. Paèr, e.r-direc-
teur du théâtre de l'Opéra italien, à MM. les dileltanti, datée du 15 juillet 1827
(B. N., Vp 19068).
MUSUMECI : Parallelo fra idue maeslri Rossini e BeUini (Palerme, 1832). —
Marquis DE San JAC1NTO : Réponse à un écrit publié à Palerme, etc..
(trad. française du chevalier de Ferrer, Paris, 1835, in-8°). — Filippo
GERARD! : Biografia di Vincenzo BeUini (Rome, 1835, in-8°). — A. PoiJGlN :
BeUini, sa vie et ses œuvres (Paris, 1868, in-12, petit in-8°, 228 p. ; donne une
bibliographie ayant 14 numéros, un autographe littéraire, et un autographe
musical).
ANGELO DE EiSNER-EiSENHOF : Lettres inédites de Gaelano Donizetti à
divers (en italien; Bergame, Istituto italiano d'arli grafiche, 1897, in-8°; con-
tient aussi des lettres de Rossini, Scribe, Dumas, Spontini, Adam, Verdi,
et G. Donizetti). — Ad. Galzadû : Centenario di Doni;etti (1897, Bergame,
et Paris, imp. de Ghaix, in-8°). — Gh. Malherbe : Rapport sur l'exposition
Donizetti à Bergame (Paris, le Journal musical, 1897, in-16). — A. PoUGIN :
Donizetti, chap. dans Les Musiciens du XIXe siècle (Paris, Fischbacber, 1911).
Spohr : Autobiographie (en ail., 1860-1861, 2 vol.). La MaRA (pseudonyme
de Marie Lipsius) : Classicisme et romantisme du monde musical (en ail.,
1892). — BOTTÉE DE TouLMONT : JVutice sur les manuscrits autographes de
Cherubini (1843). La biographie de Cherubini a été écrite par Miel (1842),
Place (id.), Rochette (1843)...
Cumdakieu. — Musique, 111. 15
CHAPITRE X
SYMPHONIES ET MUSIQUE DE CHAMBRE
Evolution des mœurs défavorables à la musique de chambre et à la
symphonie, au commencement du xixc siècle. — En France : retour à
Gossec, « père de la symphonie française ». — Reicha et son élève Onslow.
— Cherubini et ses quatuors. — Contemporains et successeurs immédiats
de Beethoven dans l'Allemagne du Nord. — L. Spohr : valeur de son œuvre.
L'Histoire de la musique instrumentale pure pâlit un peu,
au xixc siècle, à côté de l'opéra et de la symphonie à pro-
gramme. Mais si les succès les plus retentissants et les
recettes les plus abondantes ne sont pas assurés à celui
qui, délaissant les moyens faciles de séduire l'imagination
du public, ose cultiver encore, après Beethoven, le genre
du quatuor à cordes, l'attention des amis sérieux de l'art
musical ne lui lait pas défaut. Il convient d'abord de tenir
compte des circonstances défavorables, dues à l'évolution
des mœurs, dont le talent est obligé de triompher. Sous
l'ancien régime, la musique presque tout entière était une
œuvre de salon; les compositions, si l'on excepte celles
qu'on écrivait pour l'Eglise, étaient à la fois pénétrées de
l'esprit mondain et, depuis la Renaissance qui avait con-
sommé la rupture entre le peuple et les savants, appropriées
à des cénacles d'amateurs, à des académies, aux réunions
qu'organisait un certain goût très distingué dans l'hôtel
d'un riche financier ou d'un prince, c'est-à-dire à des audi-
toires peu nombreux et à de petites salles. L'influence des
femmes y était prépondérante, comme elle l'a été longtemps
dans l'ancienne littérature. L'opéra lui-même, qui n'était
pas encore arrivé à ce déploiement de spectacle qu'on
trouve dans les œuvres d'un Spontini et d'un Meyerbeer,
SYMPHONIES ET MUSIQUE DE CHAMBRE 227
avait très souvent les mêmes caractères; il constituait un
divertissement aristocratique à l'usage d'une élite. La
musique était une plante d'appartement; les œuvres « pour
la chambre » — sonates, trios, quatuors, quintettes, sym-
phonies — que l'opinion commune relègue aujourd'hui
parmi les choses sévères et presque les spécialités d'école,
étaient recherchées et aimées comme un des ornements les
plus délicats de la vie de société. Depuis la Révolution, il
en est autrement. Les « chapelles » privées sont un luxe
passé de mode chez les privilégiés de la fortune. A Paris,
il n'y a plus un la Poupelinière, et aucun personnage ne
rappelle la figure d'un Esterhazy, celle d'un Lichnowski,
d'un Rasuniowski. Il en résulte que pour un musicien du
xixe siècle, écrire un quatuor est presque devenu un acte
de courage. Ajoutons que renseignement du Conservatoire
avait pour objets essentiels la mélodie accompagnée, la
cantate, la comédie lyrique. Il n'aurait pu susciter des
compositeurs de symphonies et de quatuors qu'en prenant
pour base la lecture expliquée ou analyse directe des chefs-
d'œuvre de Haydn, de Mozart, de Beethoven ;# mais cette
méthode expérimentale était très éloignée de son esprit.
Enfin, une opinion très fausse semblait considérer la sym-
phonie comme incapable d'exprimer lyriquement la pensée
personnelle d'un poète-musicien et ne voyait en elle qu'une
œuvre d'apparat, de circonstance, de mondanité, ou un
exercice d'école supérieur.
Les quatuors de Beethoven avaient été, pour employer
une formule moderne, une musique de l'avenir. Les con-
temporains les comprirent peu et les trouvèrent étranges.
Les principaux exécutants, Schuppanzigh, Mayseder,
Weiss. Linke, se plaignaient de leur difficulté. Les op. 127,
130, 132, parmi les six derniers, avaient été seuls exécutés
du vivant de l'auteur, qui, selon le témoignage de G. von
Breuning, n'était nullement troublé par les objections de
ses amis; il leur répondait avec uir laconisme confiant,
qu'un avenir prochain modifierait ces impressions. En
réalité, l'éducation du public se fit très lentement, grâce
à des apôtres de l'art Beethovenien tels que Schumann,
Berlioz, Wagner, Liszt, Marx, Griepenkerl. Beethoven sem-
blait avoir atteint une limite et rendu vaine la recherche
228 D AUBER A BERLIOZ
de tout progrès ultérieur. Le principal intérêt de ces
œuvres est dans leur profond individualisme; or la tech-
nique seule peut aboutir à une sorte d'arrêt lorsqu'elle a
atteint une certaine perfection; mais elle n'est pas tout :
il faut même ne la considérer que comme étant au service
d'une personne morale qui s'exprime avec plus ou moins
d'indépendance et de sincérité; et l'expression de la per-
sonnalité d'un artiste de génie ne rend nullement inutile
l'expression de personnalités différentes.
En France, la symphonie adopta l'esprit qui avait régné
dans les sonates de nos violonistes du xvine siècle; dans
1 Allemagne du Nord, où l'art s'opposait ii celui de l'école
viennoise, elle resta surtout apparentée, non sans présenter
quelques vagues caractères de romantisme, à l'Ecole du
contrepoint qui avait été dirigée par Kirnbeiicer.
Les symphonistes célèbres en France furent Gossec, Reicha,
Onslow, Cherubini. De Gossec, qui, après avoir été un des composi-
teurs officiels de la Révolution, mourut en 1829, et qui a été consi-
déré comme « le père de la symphonie en France » (Halévy), nous
possédons : ,
1° Six sïmphonïes (sic), dont les trois premières avec des hautbois
obligés et des cors ad libitum, et les autres en quatuor, pour la com-
modité des grands et petits concerts,... Œuvre VI, à Paris, chez
Bailleux, s. d., 8 vol. in-f° (B. N., Vm7 1568-80). Chaque partie est
insérée dans un volume contenant une partie de symphonies de
Beacke, Hayden (sic), Holtzbaur, Toesghi, Pugnaini, Witzthumb,
Stamitz, Vanmaldere, Richter; 2° Sinfonia périodique, a piit stru-
menti, Paris, Bailleux, s. d., in- fol. (12 parties séparées; B. N.,
Vm7 1534). Ce titre est celui d'une sorte de journal, La Symphonie
périodique, continuant les publications commencées au milieu du
xvme siècle par les éditeurs Huberty, Boyer, Bayard. la Chevar-
dière, et analogue à la mensuelle Periodical Ouverture publiée à
Londres, vers la même époque, par Bremner. Gossec figure aussi
dans ce dernier recueil ; «3° Simphonie concertante à plusieurs ins-
truments (sic) (Paris, Sieber, s. d., in-4°, parties séparées, B. N.,
Vm7 1595); 4° Simphonie de chasse, à 2 violons, alto et basse,
2 hautbois, 2 clarinettes, 2 cors et 2 bassons (ibid., s. d., in fol.,
B. N., Vm7 1593); 5° Symphonie, avec 2 altos et hautbois ou clari-
nettes obligés et les cors ad libitum (ms. in fol., B. N., Vm" 1597);
6° Trois grandes simphonies avec deux alto viola et hautbois ou cla-
rinettes obligées et les cors ad libitum (Paris, Fauteur, s. d., in fol.,
B. N., Vm7 1594). Ces symphonies, dont deux seulement ont une
introduction lente, assez courte, se composent de 4 mouvements : un
allegro, un andante, un menuet (quelquefois deux), un presto.
SYMPHONIES ET MUSIQUE DE CHAMBRE
229
L'allégro de début a deux parties, dont la première avec reprise; la
seconde donne quelque développement, à la dominante, au thème
initial. Le style est clair et facile, à la manière de Stamitz et de Haydn
encore très jeune. Gossec n'était pas plus doué pour la grande sym-
phonie, bien qu'il l'ait cultivée dans un opus 13, qu il ne l'était pour
le drame musical, malgré son abondante production dans ce dernier
genre (7 opéras-comiques et une douzaine de grands opéras), et pour
la musique de chambre. Il n'en a pas moins écrit six quatuors (op. 14)
pour flûte, violon, viola (alto), basse (Paris, Bureau d'abonnement),
six quatuors à cordes et 6 duetti (op. 7} pour 2 violons (publiés par
Sieber et Bailleux).
D'une valeur supérieure est la musique de chambre
d'Antoine Reicha, né à Prague en 1770 (f 1836). Il fut l'ami
de Beethoven, de Haydn, d'Albreehtsberger, de Salieri;
il vint à Paris pour la première fois en 1799, fut nommé
professeur de composition au Conservatoire en 1818 et
succéda à Boïeldieu, comme membre de l'Institut, en 1835.
Excellent théoricien de l'art, il fut un grand compositeur,
d'abord par le nombre de ses œuvres, qui est étonnant.
Quelques-unes d'entre elles, parfois attribuées à « il signor
Richa », sont en réalité de son oncle Joseph (comme le
concerto pour violoncelle et orchestre) ; mais rien ne permet
de dire qu'il a profité dans une large mesure de l'oubli
d'un prénom.
La symphonie en ré débute par un allegro, dont voici le thème
initial :
m
#-»
m
^etc.
w
w^
On dirait du Beethoven déformé, une entrée de pseudo-iTroica.
Le thème du menuet fait songer à Mendelssohn ; dans l'allégro final,
on trouve une Fuga a 2 contra subjectis fundata in contrapuncto
duplici cum inversione in octavam et thematis caniu in decimam.
(C'est ce que Barbereau appelait encore, après 1840, de la « musique
scientifique », celle qui doit paraître belle aux connaisseurs, mais
dispense d'avoir une âme passionnée.) Les sonates, trios, quatuors,
quintettes, etc., de Reicha forment un ensemble de plus de cent
ouvrages, que possède la Bibliothèque du Conservatoire, soit en
parties séparées ou partitions, soit en autographes. Nous citerons
seulement : les six quatuors, op. 90; les deux séries de trois qua-
tuors, op. 94 et 95; les 3 quintetti, op. 92; les 24 quintetti pour
230 n'AUBER A BERLIOZ
flûte, hautbois, clarinette, cor et basson (manuscrit, ibid., par
M. Dauprat); les six grands trios concertants, op. 101. Au moment
où commença l'autorité de Reicha, les instruments à cordes avaient
un assez riche répertoire, tandis que les instruments à vent avaient
été plus négligés par les compositeurs. Reicha, qui était flûtiste,
voulut les mettre en honneur en associant la flûte, le hautbois, la
clarinette, le cor, le basson. De là les quintetti, publiés en 4 livrai-
sons de 6 œuvres chacune, qui furent exécutés avec succès au foyer
de la salle Favart, pendant trois hivers consécutifs (1815-18), par
Guillou, Yocr, Bourru., Dauprat et Henry. Le genre parut neuf; il
attira, comme auditoire, une élite élégante d'artistes et d'amateurs,
Reicha fit ensuite un quintette spécial pour chacun de ces instru-
mentistes, avec accompagnement de deux violons, alto et violoncelle.
Pour Vogt, il écrivit de beaux adagios de cor anglais, accompagnés
par la flûte, la clarinette, le cor et le basson. C'est là, plus encore
que dans ses quatuors et trios pour cordes, que Reicha s'est montré
original. D'une façon générale, comme compositeur, Reicha est un
harmoniste aimant les formes expressives, piquantes, selon le mot
qui lui était familier, et c'est un maître dans l'art de varier un
thème. Nous aurons à parler ailleurs de quelques-unes de ses excel-
lentes idées de théoricien.
Aussi fécond que Reicha fut son élève Giîorck Onslow,
né en 1784 à Clermont-Ferraïul, fils d'un gentilhomme
anglais que son mariage avait fixé en Auvergne. C'est une
figure élégante et agréable de l'histoire de la musique, une
sorte de Bellini de la musique de chambre, remarquable
par l'extrême facilité de sa production, une certaine origi-
nalité dans l'invention rythmique, et un sentiment des
modèles fixés par les grands maîtres qui, dans les mouve-
ments lents, semble le faire rivaliser avec Beethoven !... De
fâcheuses lacunes furent la rançon de sa facilité. La sym-
phonie en fa naturel mineur (dont un arrangement pour
piano figure dans la 107e livraison du Répertoire des mor-
ceaux d' ensemble exécutés par la Société des Concerts du
Conservatoire) est entachée de trivialité, de bavardage
oiseux. Plus estimable est sa symphonie en la majeur.
Ses meilleurs ouvrages sont ses quintetti, qu'il publiait
par séries énormes de 34 et de 36 pièces. Un des plus ori-
ginaux est le 15e, consacré au souvenir d'un accident de
chasse qui faillit lui coûter la vie : un des mouvements
s'appelle la douleur; un autre la fièvre et le délire; l'an-
dante a pour titre la convalescence, et le finale la guérison.
Une personnalité est faite de concentration ; mais cette qua-
SYMPHONIES ET MUSIQUE DE CHAMBRE 231
lilé est celle qui manquait le plus à Onslow, dont le talent,
malgré de très heureux dons naturels, a une sorte de flui-
dité et d'inconsistance qui lui enlèvent la force virile de
l'expression, tout en restant fort estimable.
Des six quatuors à cordes de Cherubini, trois seulement
sont connus : ce sont les quatuors en mi bémol majeur.
ut majeur et ré mineur, œuvres très estimables sans
doute, dont plusieurs pages font honneur à la science har-
monique du maître; le scherzo en sol mineur du quatuor
en mi ne manque pas de grâce originale, et son trio est
charmant. Ça et là, le style évoque le souvenir de Havdn.
La dernière partie de l'Adagio (la mineur) du quatuor en
ut semble inspirée de l'adagio du quatuor op. 74 de Bee-
thoven. Dans l'ensemble des trois compositions, il y a trop
de sécheresse et de raideur : l'émotion est rare; la chaleur
communicative du sentiment fait défaut, et se trouve rem-
placée par des formules mélodiques pauvres ou banales.
Cherubini emploie trop volontiers le style d'opéra (en
particulier dans les deux premiers mouvements du quatuor
en mi bémol); il reste trop étranger à la construction spé-
ciale qui fait du quatuor à cordes un dieu en quatre per-
sonnes; il recherche habituellement de brillants effets de
masse qui ressemblent (comme dans son quatuor en ut) à
des effets d'orchestre réduit.
Les Compositeurs du Nord, faibles au théâtre, reprennent
l'avantage dans les œuvres écrites pour la salle de Concert
et pour la chambre. Deux d'entre eux, — Mendelssohn et
Schumann, — à la suite de Beethoven et de Berlioz, ont
fait époque, et nous devons les réserver pour une étude
particulière. Avec Richard Wagner, le théâtre allemand
exercera enfin une influence aussi grande que l'ancien
théâtre italien. Avant d'aborder une étude de ces maîtres,
nous indiquerons rapidement quelques minores.
Les symphonistes allemands qui formant la transition entre le
xvme et le xix0 siècle sont, avec labbé Vogler et Andréas Romberg
(1767-1821), dont une symphonie en ré fut jouée assez longtemps :1e
frère de ce dernier, Bern. Rombkrg, de Munster (f 1841), auteur
d'une symphonie enfantine et d'une symphonie funèbre (sur la mort
d'une reine) qui, sans le secours du chant et des chœurs, est très
expressive et paraît imitée de Mozart; le Saxon I'r. Schni idkr (1786-
232 D AUBER A BERLIOZ
1853), qui fut un des premiers compositeurs essayant d'imiter Bee-
thoven. De 1803 à 1843, il a écrit plus de vingt symphonies, où le
scherzo est la partie qu il réussit le mieux. En Bohême, il y a deux
noms célèbres : Joh. Weisz. Kalliwoda (né à Prague en 1800), vir-
tuose du violon, auteur estimé de 7 symphonies et de 3 quatuors à
cordes; et Tomaschek (1774-1850), organiste et professeur réputé,
auteur d'une symphonie et de plusieurs compositions pour la chambre
qui l'ont fait appeler le « Schiller de la musique ».
L. Spohr doit nous arrêter plus longtemps.
L. Spohr, né dans le Brunschwig en 1784 (-J- 1859), est
une nature élégiaque, de sens poétique assez affiné,
aimant à se répandre dans un lyrisme trop dénué de
grandeur virile, et assez difficile à classer. Il a fait
d'étranges déclarations sur les classiques ; pour lui « Bee-
thoven manquait de culture esthétique et n'avait pas le
sens de la beauté »! En 1856, on lui offrit de collaborer à
une édition des œuvres de Haendel; il répondit que
« Haendel lui étant encore plus insupportable que Bach, il
devait décliner cette offre ». Est-ce donc un « romantique »,
comme l'affirment beaucoup de ses compatriotes et comme
semblent le suggérer quelques-unes de ses œuvres? Il écrit
à son élève Moritz Hamptmann, à Cassel, le 27 mai 1857 :
« Je crois de mon devoir de mettre en garde un musicien
jeune et bien doué (il parle ici de Max Bruch) contre les
musiciens de l'avenir; cette musique nouvelle me rend
malheureux, et me donne de la répulsion pour toute
musique. » Il va jusqu'à souhaiter un cataclysme, une
rencontre de la terre par une comète, qui l'en délivrerait!
Après la première représentation du Hollandais, il félicite
Wagner avec ces réserves significatives : « Me sera-t-il
permis d'exprimer un vœu? C'est que vous donniez moins
de dessins difficiles aux cordes, que vous usiez moins des
cuivres, que vous soyez plus sobre de modulations,
qu'enfin vous ayez plus d'harmonie consonante et de
mélodie. » (Lettre du 6 juin 1843.) C'est un aveu d'anti-
pathie pour le modernisme musical et pour toute la musique
wagnérienne. Nous avons déjà cité, dans l'épigraphe de la
2e partie de ce volume, un texte curieux, où il parle du
« vacarme infernal (Hôllenlârm) qu'on donne aujourd'hui
pour de la musique ».
SYMPHONIES ET MUSIQUE DE CHAMBRE 233
Spohr a écrit plus de 1 50 ouvrages de genres divers, dont la plupart
sont tombés dans l'oubli. Ce fut d'abord un virtuose du violon qui
fit applaudir son talent dans des tournées de concert; il fonda une
école et écrivit ses meilleures compositions pour l'instrument,
entre autres les Concertos en la majeur, en mi mineur et en ré
mineur, encore estimés. On ne sait trop pourquoi ce superficiel et
aimable compositeur a été classé parmi les romantiques. Est-ce à
cause de l'usage qu'il aime à faire du chromatique? ou de ses Sym-
phonies, dont quelques-unes ont un programme? La Leipziger Musik.
Zeitung (Jahrb., VII) disait après un concert qu'il avait donné le
10 décembre 1804 : « M. Spohr appartient sans conteste à la classe
des virtuoses les plus extraordinaires de ce temps ; et il apparaît
comme tel lorsque après le premier enthousiasme, on le juge froide-
ment : ses Concertos sont les plus beaux que l'on connaisse. Il nous
en a joué deux qu'il a dû recommencer, à la demande de tous. Il a
de l'invention, de l'âme et du charme, etc.. » En France, on témoigna
moins d'enthousiasme. Lorsque Spohr vint jouer à Paris seize ans
plus tard (automne de 1820) sa musique était ainsi appréciée dans le
Courrier des Spectacles : « C'est une pacotille d'harmonie et d'en-
harmonie germaniques que Mr. Spohr apporte, en contrebande, de
je ne sais quelle contrée d'Allemagne... Comme exécutant, il a deux
qualités rares et précieuses : la pureté et la justesse. S'il reste
quelque temps à Paris, il pourra perfectionner son goût et retourner
ensuite dans son pays pour former celui des Allemands. » Entre ces
appréciations extrêmes, Liszt fut plus équitable lorsqu'il écrivait,
en 1855 : « Spohr est un excellent et digne homme (bieder und
tùchtig); il a maintenant quelque soixante-quinze ans, et, de tous les
musiciens de sa période, je l'estime comme le plus valable, et de
beaucoup. Sa double carrière de virtuose et de compositeur est éga-
lement honorable; mais elles ont manqué l'une et l'autre de cet élé-
ment de l'extraordinaire qui est, tout simplement, le génie... C'est un
patriarche de l'art, mais non plus un prophète, ni un apôtre. » (Lettres
de Liszt à une amie, publiées par La Mara, p. 22.) Spohr fit jouer
le Fliegende Hollànder plusieurs fois à Cassel, avant qu'on songeât
à le monter ailleurs; il entendit Tannhàuser, Lohengrin (l'année de
sa mort, 1859, est celle où fut joué Tristan) et, un des premiers, il
comprit l'importance de la musique de R. Wagner. On lui en a tenu
compte.
Spohr était un géant comme Haendel, mais par sa taille
et sa constitution physique seulement, avec un caractère
aimable et calme qui semble se refléter dans ses œuvres,
supérieures à celles de Beethoven par le nombre, et expri-
mant une personnalité un pen faible. Il a écrit 34 quatuors
a cordes, dont 6 Quatuors brillants, qui ne sont que des soli
pour premier violon avec trio d'accompagnement. Une
élégance factice, un formalisme un peu vain, visible surtout
234 n'AUBER A BERLIOZ
dans les Scherzi et les Finales, n'ont pu donner à son
œuvre qu'un agrément éphémère. Les quatuors en sol
majeur et en mi bémol majeur font peut-être exception.
Pour compléter cette brève caractéristique, ajoutons que
S.pohïi n'aimait que les six premiers quatuors de Beethoven,
et considérait les derniers comme une œuvre « baroque et
incompréhensible »; opinion qui n'est guère celle d'un
« romantique ».
Il a composé 9 symphonies. La lre, en mi bémol majeur,
fut écrite pour une fête musicale, en 1-811. Les contem-
porains la trouvaient reposante, par opposition aux œuvres
« enflammées » de Mozart et de Beethoven. Comme la 2e,
en ré mineur, écrite pour la Société philharmonique de
Londres, c'est une œuvre mélodique assez agréable; elle
fut jouée avec succès jusqu'en 1830. Les symphonies 3. 4 et
5, sont restées plus longtemps aux programmes des con-
certs. La 3e. en ut mineur, peut passer pour un aimable
monument du romantisme encore en sa fraîcheur; le
morceau principal est le Larghetto en fa où un cantabile
est joué par toutes les cordes à l'unisson. La 4e (1834)
mérite un peu plus d'attention; c'est une œuvre célèbre,
mais une œuvre manquée. Elle est intitulée Die Weihe der
Tône, ou « la consécration des Sons », ce qui revient à
dire, sous une forme très gauche, que l'auteur a voulu
chanter la puissance de la Musique. Avec une rare mala-
dresse, il écrit un long poème sans en relier les parties par
un grand sentiment. Dans le premier Largo, il prétend
représenter — ce qui frise le ridicule — « le silence immo-
bile de la nature, avant la naissance du premier son » ! On
comprend la peinture du chaos initial, dans les Saisons de
Haydn; mais ceci est d'une étrange gaucherie! Après
23 mesures, commence un Allegro où les bois imitent le
gazouillement des oiseaux. Le 2e mouvement a pour
rubriques « Berceuse, Pause, Stances »; on y trouve un
solo de violoncelle assez banal. La 3e partie est une
Musique de guerre; elle représente « le départ pour la
bataille, les sentiments de ceux qui restent, le retour du
vainqueur, l'action de grâces »; elle débute par une marche,
dont on entend des frajmients au cours de ces divers
épisodes, et qui sert pour le retour des guerriers; le finale
SYMPHONIES ET MUSIQUE DE CHAMBRE
2355
est formé par le choral I/err Go// dich loben tvir que
jouent les instruments à vent tandis que les violons se
livrent à des ébats d'allégresse. La dernière partie est une
« Musique funèbre » et contient les pages les plus expres-
sives de l'œuvre. Le choral Lasse/, uns den Leib begraben
y est joué par les violoncelles et deux clarinettes, qu'accom-
pagnent les autres instruments. Après un « Trost in
Ti'ànen » (consolation dans les larmes), l'œuvre finit par
un Allegretto en fa. Spohr a voulu montrer que la musique
accompagnait l'homme, du berceau jusqu'à la tombe;
l'ensemble est froid, lourd, sans invention. La première
partie est inutile; et on regrette que la chanson de travail
ait été oubliée. Dans la 5e symphonie, écrite en 1838 pour
les Concerts spirituels de Vienne, Spohr semble avoir
voulu sortir de l'élégie et faire une œuvre pathétique. Le
Larghetto, ne manque pas de beauté; l'idée principale.
j&m j-Hrty-iurttffîcf'Ul
semble vouloir se rapprocher du modèle beethovenien ;
mais le souffle, l'originalité font défaut. Dans le finale,
Sophr montre son mérite technique en esquissant une
fugue sur ce thème :
pi ! j^j 1 1H jpHlipi
De la 6e symphonie en sol majeur, on ne peut signaler,
comme particularité, que le solo de violon dans le trio du
Scherzo. La 6e est une nouvelle tentative de poème des-
criptif, mais semble avoir pris naissance dans une tête de
professeur ou de critique, non dans une pensée de poète-
musicien. Elle prétend donner la caractéristique de quatre
époques différentes : 1° Epoque Bach-Hsendel, aux envi-
rons de 1720 (fugue et pastorale en forme de sicilienne
à 12/8); 2" époque Haydn-Mozart (1780); (l'Andante est la
partie la mieux réussie); 3° époque Beethoven (1810). On
236 D AUBER A BERLIOZ
peut dire que Spohr ne l'a pas comprise. Il semblerait,
d'après lui, que Beethoven est étranger à la mélodie!
4° époque moderne (1840). Spohr ne la caractérise guère
que par des dissonances brutales, des neuvièmes et des
septièmes soudaines, des appoggiatures, du tapage, —
puis des fadaises douceâtres consacrées à Rossini et
Bellini. C'est une parodie. Les deux dernières symphonies
ont encore un programme ; la 8e intitulée Irdisches und
Gotlliches im Menschenleben (le terrestre et le divin dans
la vie humaine) est une « double symphonie », c'est-
à-dire qu'elle a deux orchestres séparés, parfois réunis; le
dernier mouvement a pour titre Triomphe final du divin.
La 9e, en si mineur, est consacrée aux Saisons, et a
deux parties : l'une pour l'hiver et le printemps, l'autre
pour l'été et l'automne. Comme la précédente, elle est
froide (sauf peut-être dans le finale) et a le défaut, inhérent
à toute cette musique, d'engendrer l'ennui.
Spohr a écrit 14 oratorios, dont quelques-uns furent
estimés, du vivant de l'auteur, comme des œuvres de
premier ordre : Le Jugement dernier (Erfurt. 1811), Les
dernières heures du Sauveur (Kassel, 1835), La Chute de
Babylone (Norwich, 1842). Il y a de lui un Faust, mêlé de
dialogues, dont le moindre défaut, ainsi que le reconnaît
un grand partisan de l'auteur, Schletterer, est d'être mal
écrit pour les voix. Spohr, qui s'est occupé de chant sur le
tard, traite les voix comme un virtuose son violon. (C'est le
reproche que lui adresse Weber, Samnitl. IF., IV, p. 273.)
De cette partition, dont quelques pages, comme la scène
des sorcières sur le Blocksberg (II), sont assez romantiques,
le meilleur morceau est le trio (n° 8). C'est sur la demande
de la reine d'Angleterre et du prince Albert, que Spohr
adapta son oratorio à la scène, et vint en diriger l'exécution
à Londres (1852).
Il survivra plutôt comme violoniste. Sa méthode de
violon, et surtout ses études et ses concertos, qui offrent
de sérieuses difficultés techniques, sont encore en usage.
CHAPITRE XI
MESSES, ORATORIOS, CANTATES, ROMANCES
La musique religieuse eu France au commencement du xix" siècle :
Cherubini et Lesueur. — Compositeurs secondaires. — L'oratorio et la
cantate : les lauréats du concours pour le prix de Rome; lacune de leur
éducation musicale. — La romance et son importance historique; les
succès de salon ; Plantade, la reine Hortense, Dalvimare, Blangini et leur
groupe. — Romagnesi et ses successeurs. — Brnguière et Mra° Duchambge.
— La Parisienne de 1830. — Loïsa Puget. — Rôle et importance des
œuvres médiocres. — Les élections à l'Institut jusqu'en 1856.
Entre la comédie lyrique, les quatuors et les sympho-
nies, s'étend un très vaste domaine où la musique n'a pas
toujours grande valeur mais où elle est étroitement connexe
à la vie sociale et au goût public : c'est celui de la compo-
sition religieuse, de la cantate et de la romance.
A dislance de Berlioz comme de Cherubini et de Liszt,
les laits généraux qui dominent le détail de la production
musicale dans la première moitié du xixe siècle sont la
propagande de Choron continuée par le prince de la Mos-
kowa, et les commencements de Niedermeyer (dont l'œuvre
sera reprise par Ch. Bordes et ses « Chanteurs de Saint-
Gervais »). Au début du siècle, les modèles italiens étaient
inconnus en France. Choron publiait en 1818 une Collec-
tion de la musique religieuse qui s exécute tous les ans à
Rome, dans la chapelle du souverain pontife durant la
Semaine sainte. Mais les chels-d'ceuvre italiens ne furent
d'abord ni goûtés ni compris. Dans- son Art du composi-
teur dramatique, édité en 1833, Reicha notait ainsi (p. 107)
l'état de l'opinion : « Nous concevons que l'ancienne
musique d'Eglise, dans le style du célèbre Palestrina. ne
convienne point à noire siècle. Ce style dépourvu d'idées
238
DAUBER A BERLIOZ
musicales, de chant, de symétrie, de grâce, de variété, ne
saurait nous intéresser que trop faiblement. Il faudrait
donc le remplacer par un style nouveau. »
Cherubini passe pour être le dernier représentant de la
vraie musique religieuse; et l'opinion qui lui accorde ce
titre demande à peine quelques réserves. En parlant de sa
messe solennelle pour le sacre de Charles X, nous
avons déjà donné une caractéristique de son œuvre;
elle est très considérable et remplit une carrière que
l'auteur de Mèdèe, du Porteur d'eau, de plusieurs opéras
moins applaudis, termina seulement en 1842, à quatre-
vingt-deux ans. Dans les compositions religieuses, dont
nous n'avons encore rien dit, Cherubini apparaît comme
un classique du genre noble, ayant une maîtrise incon-
testable de musicien à la l'ois savant, éelectique, inspiré,
et dont le style est parfois éclairé d'une lueur romantique.
Son Credo à huit voix (1806) a une haute yaleur technique;
le Et vitam venturi sseculi est une page magistrale de
contrepoint, remarquable à une époque où Palestrina était
inconnu en France. La messe en ré mineur (1821) est une
œuvre dramatique et pathétique où règne le même esprit
élevé. Dans la troisième partie du Kyrie, il y a une fugue
très belle sur ce thème expressif :
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Dans le Gloria, divisé en trois parties, le Grattas est.
traité comme un adagio de symphonie, à la manière de
Haydn; le Qui tollis (largo en si mineur), est encore une
page magistrale. « Le Requiem en ut mineur, composé en
1816 et exécuté en 1818 pour la mort de Mehul, est, dit
un Allemand (qui oublie Berlioz), la seule messe qui ait
passé les frontières de France et qu'on ait comparée au
Requiem de Mozart. » Dès l'Introït, qui débute avec les
bassons et les violoncelles, apparait une instrumentation
MESSES, ORATORIOS, CANTATES, ROMANCES 239
grave, une couleur un peu sombre qui semble s'étendre
ensuite à tout l'ouvrage. Une page justement estimée est
le Dies irœ, où une seule note suffit à donner un tour
romantique à l'imagination habituellement si sage de
l'auteur. Les cors, les trompettes et les trombones lancent
d'abord, en six mesures d'allegro maestoso, un appel for-
tissimo; après quoi, isolé, faisant coupure dans la parti-
tion, éclate, en ff, un coup de tam-tam... immédiatement
après, pianissimo, les altos commencent un dessin d'accom-
pagnement plein d'angoisse; et cette trouvaille, si hardie
pour l'époque, donne plus l'impression d'un style de
théâtre que d'un style d'église. Les formes de construction
sont d'origines diverses : canon à la façon des Italiens du
xvic siècle (sur Salva me. fons pietatis), fugue libre, sans
épisode (dans la 2e partie de l'Offertoire), chœurs, duo à
l'unisson (Recordare Jesu pie). En lisant l'ouvrage, on croi-
rait assez souvent avoir en main une partition de Schùtz,
ou de Gabrieli. Le second Requiem de Cherubini, en ré
mineur, est de 1836, et, bien qu'il soit écrit pour voix
d'hommes, ne se distingue pas beaucoup du précédent; le
génie de l'auteur — et c'est une de ses lacunes — ne se
renouvelle pas. Le reproche qu'on lui a adressé de man-
quer d'un peu de sentiment ne parait pas immérité.
Les œuvres gravées de Cherubini sont à la B. N. de Paris,
Vm1 63-68, et à la B. du Conservatoire, n°s 2022 à 2103 du Catalogue
alphabétique. Les manuscrits inédits sont encore nombreux.
Lesueur eut une autorité à peu près égale à celle de
Cherubini, avec qui il partageait, en 1830, les fonctions de
surintendant-compositeur de la chapelle de Charles X.
Ses origines, son éducation, sa carrière de musicien, son
goût pour la poésie orientale de la Bible, le destinaient à
la composition religieuse beaucoup plus qu'au théâtre où
il eut de sérieux déboires. Élevé d'abord dans la collégiale
de Saint-Wulfran à Abbeville, il avait reçu sa première for-
mation musicale dans les maîtrises; il parcourut celles de
Dijon, du Mans, de Saint-Martin de Tours. Tonsuré, ayant
porté le petit collet, il fut maître de chapelle aux Saints-
Innocents, puis à Notre-Dame de Paris.
240 D AUBER A BERLIOZ
Lesueur, qui est mort en 1837, vénéré comme patriarche, appar-
tient à la fois, par ses ouvrages, à la période de la Révolution, au
premier Empire, à la Restauration et à la Monarchie de juillet. Après
avoir écrit le Chant de triomphe de la République française sur des
vers de La Harpe, qui fut publié par le magasin de musique à
l'usage des fêles nationales (s. d.), et le Chant du IX Thermidor, il
composa un oratorio exécuté au sacre de Napoléon Ier, une prière
pour l'Empereur sur des noëls languedociens, pour ténor avec
chœurs et orgue, une cantate religieuse, avec paroles latines, exé-
cutée au mariage de Napoléon avec l'archiduchesse Marie-Louise,
et un grand nombre de pièces religieuses. On lui doit trois messes
solennelles, trois Te Deum. une messe des morts « mise en contre-
point d'après la liturgie romaine et conforme à l'édition de Digne »,
des psaumes, des motets, des oratorios. Un spécimen typique de
sa manière, plus remarquable, habituellement, par la miuutie des
intentions que par la puissance expressive du langage, est sa pre-
mière messe solennelle (dont la partition pour orchestre est à la
B. N., Vm1 337). On trouve, aux pages 17, 18, 44, 53... des indica-
tions de nuances qui tiennent parfois quatre lignes en petits carac-
tères, ce qui n'est pas le fait d'un musicien de premier ordre. Les
chœurs sont écrits dans le style de l'harmonie verticale; l'orchestre
est faible, réduit à marquer un rythme élémentaire ou à des accords
de soutien. Pour défendre cette musique un peu nue et sèche, très
sobre de détails et de modulations, rejetant la ciselure et le guillo-
chage dans les commentaires verbaux d'à côté, Gounod la comparait,
assez vaguement, aux « fresques du Moyen Age ». — Même sur-
charge de notes et de notules explicatives — alors que la musique
est fort simple — dans le manuscrit du Domine Sah'um, chanté à la
messe du sacre en 1804, dans les oratorios, etc. On n'en voit pas
toujours la raison d'être. Ainsi dans la pastorale à cinq voix de Ruth
et Booz (p. 9 de la partition), on lit ceci : « C'est à l'exécution à donner
à ces deux dernières pastorales leur caractère voulu, celui de chant
de mœurs et patriarcal: c'est à elle, par ses intentions bien senties,
d'imprimer à son harmonie simple et dans le goût de l'antique, cette
couleur locale qui appartenait aux musiques de ces temps reculés.
Ces musiques locales leur étaient transmises par leurs ancêtres;
ainsi la Bible dit... » (suit une citation de 37 lignes partagées en trois
paquets dans le texte musical). On ne voit pas l'utilité que peuvent
avoir pratiquement, pour l'artiste qui exécute, les mots soulignés
ici, et c'est le cas de répéter que, pour un musicien, la musique est
plus claire que la parole. Peut-être Lesueur a-t-il accentué et déve-
loppé chez Berlioz une tendance fâcheuse à la musique littéraire.
En tète des autres compositeurs qui écrivirent des
messes, on pourrait placer les lauréats du concours de
l'Institut. Une messe était prévue dans les envois qu'ils
devaient faire, une lois installés à Rome; après leur retour,
MESSES, ORATORIOS. CANTATES, ROMANCES 241
les circonstances les sollicitaient parfois, autant que leur
éducation, vers le genre religieux.
Nous citerons seulement d'après les documents conservés à la
Bibliothèque du Conservatoire : d'AtBER, la « messe composée chez
le prince de Chimay, pour 3 voix et orchestre » (publiée en 1815);
d'Aû. Adam, « la messe solennelle pour 4 voix et orchestre » (publiée
en 1837) ; de Bouteillier, grand prix de 1806, une messe et un stabat ;
de D.-M. Beaulieu, grand prix de 1810, la messe solennelle pour
4 voix, soli, chœurs et orchestre (1845), plus un Requiem, composé
en mémoire de Méhul, et publié en 1866: de J.-B. Guiraud, une
messe à 3 voix et orchestre (1828); d'ANT. Elwart, grand prix de
1834, la « messe semi-solennelle pour 3 voix et orgue » (1838), la
ce messe pour la naissance du comte de Paris, à grand chœur et
orchestre » (1839) et la messe pour 2 voix de soprano (1841) ; de
Besozzi, élève de Lesueur et grand prix de 1837, la « messe de Notre-
Dame de France », a capella, et 2 vol. de pièces religieuses; de
Pansekon, sept messes, un Requiem à 4 voix, et diverses pièces
religieuses; de Gastinel, la messe à 4 voix et orchestre, 1847 (plus
la « messe solennelle à 3 voix et orgue » qui est de 1866). A la suite
de ces compositeurs il y a encore des minores très nombreux : Cas-
til-Blaze (né en 1784, auteur d'une « messe à voix récitantes, que
soutient un orchestre vocal avec accompagnement d'orgue ») : Delaire,
né à Moulins en 1796, élève de Reicha, auteur d'un stabat pour 4 voix
et orchestre qui fut exécuté dans la cathédrale de Moulins en 1825;
Elz.-M. Jouve (de Valence, auteur d'une messe solennelle pour 3 voix,
chœur et orchestre, 1829); Fél. Godefroid, auteur d'une messe de
la Résurrection pour 4 voix et orgue, 1832 (et d'une messe des
Rameaux publiée en 1889); G. Naudé (messe pour 4 voix et orchestre
d'accompagnement, 1830); Jos. Boulanger, auteur d'une « messe des
Morts en contrepoint » (1839) et d'une « messe de Dumont arrangée à
4 parties » (1842) ; Blondeau, auteur d'une messe à 8 voix avec orgue,
exécutée à Saint-Thomas d'Aquin (1814) et de plusieurs Te Deum
(exécutés en 1810 et 1846); Roques (messe facile pour 3 voix, sans
accompagnement, 1841); Prosper Sain d'Arod, maître de chapelle
du roi de Sardaigne, auteur d'une messe pour 4 voix d'hommes,
destinée aux sociétés orphéoniques et dédiée à Meyerbeer, 1839, et
reviseur du répertoire à l'usage de l'église et du séminaire de Saint-
Sulpice; P.-J.-G. Zimmerman (né à Paris en 1785), auteur d'une messe
pour 4 voix et orchestre dédiée à Halévy, et d'un « Requiem héroï-
que » (1846), etc., etc. Très nombreux aussi sont les auteurs de
pièces religieuses en dehors de la messes Pierre-Aug. Caudeille
écrivait en 1806 un Domine salvum far itnpèratorem « sur 2 marches
triomphales à grand chœur et symphonie ». La liste de ceux qui
écrivent des pièces diverses, Te Deum, motets, cantiques, comme
Adrien de Lafage (entre 1834 et 1855), l'abbé le Guillou (entre 1836
et 1841), Alex. Javallt, auteur d'un Hymne à la Providence (1848),
ou des Stabat, comme celui de Barrault de Saint-André (auteur d'un
Combarieu. — Musique, III. 16
242 D AUBER A BERLIOZ
Stabat pour 4 voix, chœur et orgue, 1844), ne pourrait être donnée
de façon complète.
Les oratorios sont très peu nombreux et de médiocre
importance. Nous retrouvons ici Lesueur, à la caractéris-
tique duquel suffit encore ce qui a été dit plus haut pour
d'autres ouvrages.
Nous possédons de lui : 1° deux Oratorios « pour le couronnement
des princes et souverains de toute la chrétienté, n'importe la com-
munion » (partition d'orchestre complète, à la B. N., Vm1 341 et
Vm1 242); 2" l'oratorio exécuté au Sacre de l'empereur Napoléon Ier,
sur paroles latines (B. N., Vm1 2514) ; 3° les <c Oratorios de la Passion
et du Carême », publiés avec accompagnement d'orgue ou d'harmo-
nium en 7 fascicules in-8° en 1853 (ibid., Vm1 2513). Le 1er contient : a)
des thrènes, ou lamentations (paroles latines) pour chœur et soli de
soprano; b) Spes salutis, en duo, pour ténor et basse; c) Insons
cruentse filius, pour quatuor et chœur. Le 2e comprend : a) un Kyrie,
chœur; b) Ab ira tua, air pour soprano; c) Lux vera, pour soli et
chœur; d) Domine, libéra regem, chœur et quatuor. On trouve dans
le 3e : a| Introïbo, chœur et soli; b) In virtute tua, trio pour soprano,
ténor et basse. Toutes ces pièces sont brèves, et les trois groupes
méritent à peine leur titre; 4° les « Oratorios historiques et pro-
phétiques •», qui ont été publiés en livraisons avec une partie d'orgue
ou piano par Cornette (ibid., Vm1 2512) ; ils comprennent quatre com-
positions assez brèves n'ayant guère plus d'étendue qu'un grand
motet : Ruth et Noemi, Ruth et Booz, Rachel, Debbora.
Nous avons ici une première occasion de citer Giuseppe Coxcone
(né à Turin en 1810), qui fut à Paris un professeur de chant réputé,
et qui écrivit deux « oratorios » : Les Croisés devant Jérusalem, à
3 voix (1842), et Les Larmes du Christ, à 4 voix (1843).
En Allemagne, il y eut, dans la même période, un compositeur-
théoricien qui paraît avoir joui, de l'autre côté du Rhin, dune
autorité aussi grande que celle de Cherubini : Fr. Scheidek (1786-1853),
compositeur extrêmement fécond (23 symphonies, 25 cantates,
13 psaumes, hymnes, opéras...), fort célèbre en son temps, réputé
pour sa maîtrise dans le maniement des masses vocales. Il est l'au-
teur d'un assez grand nombre d'oratorios : Le Jugement dernier
(1819), Le Déluge [die Siindfluth, 1823), Le Paradis perdu (1824), La
Nativité de Jésus (1825), Le Christ maître (1827), Le Christ enfant (1829),
Pharaon (id.), Gédéon (id.), Absalon (1830), Gethsemanie et Gol-
gotha (1838), production remarquable, si l'on songe que, pour la
composition, Schneider était un autodidacte. Karl Lœwe (1796-1869),
le cantor de Stettin, compositeur fécond (145 ouvrages), est l'auteur
de 16 oratorios, dont quelques-uns eurent une brève célébrité : La
Destruction de Jérusalem, Le Servent d'airain (a capella, exécuté à
Iéna en 1834), Les Apôtres de Philippi (ibid., 1835), Jean Huss (Ber-
lin, 1842).
MESSES, ORATORIOS, CANTATES, ROMANCES
243
La Cantate profane, sur des sujets habituellement
empruntés à la mythologie grecque ou à la poésie italienne,
fut beaucoup plus cultivée. Elle est d'abord représentée
par tous les lauréats, sans exception, du concours de l'Ins-
titut pour le prix de Rome. Leurs compositions sont res-
tées le plus souvent à l'état de manuscrits conservés à la
Bibliothèque du Conservatoire ; au lieu de donner les titres
de ces opuscules oubliés, nous préférons donner la liste de
leurs auteurs qui, en somme, furent l'élite d'une période de
l'histoire, d'après l'opinion moyennne de leurs contem-
porains :
Concours de composition musicale à l'Institut.
PREMIER GRAND PRIX
SECOND GRi
V.ND PRIX
MENTION
Premier.
Deuxième.
Premier.
Deuxième.
1803
Androt.
1804
—
—
Gasse.
Dourlen.
1805
DOURLEN.
Gasse.
1806
BOUTEILLIER.
—
Dugazon.
Fétis.
1807
—
—
Daussoigne.
Fétis.
Blondeau.
1808
Blondeau.
—
—
—
—
1809
Daussoigne.
—
Beaulieu.
Vidal.
—
1810
Beaulieu.
—
—
—
—
1811
Chelard.
—
Gazot.
—
—
1812
Hérolo.
Cazot.
—
—
—
1813
Panseron.
—
Roll.
—
—
1814
ROLL.
—
—
—
—
1815
Benoist.
—
—
—
—
1816
—
—
Batton.
Halévy.
—
1817
Batton.
—
Halévy.
—
—
1818
—
—
Leborne.
—
—
1819
Halévy.
Massin, dit
TURINA.
Poisson.
—
Defrance.
1820
Le Borne.
—
Rifaut.
—
Barbereau.
1821
Riiaut.
—
—
—
—
1822
Le Bourgeois.
—
Barbereau.
Court de
Fontmicbel.
—
1823
Boilly.
Ermel.
Simon.
Labarre.
—
1824
Barbereau.
—
Guillon.
—
Adam.
1825
GuiLLON.
—
Paris.
Adam.
—
1826
Paris.
—
Guiraud.
Bienaimé.
—
1827
Guiraud (J.-B.-
L.).
—
Ross-Des-
préaux.
Gilbert.
—
1828
Ross-Des-
préaux.
—
Berlioz.
Nargeot.
—
244
d'aUBER A BERLIOZ
PREMIER GRAND PRIX
second grand prix
mention
Premier.
Deuxième.
Premier.
Deuxième.
1829
__
Prévost.
Montfort.
1830
Berlioz.
Momtfoht.
Millaut.
—
—
1831
Prévost.
—
Lagrave.
Elwart.
Thomas.
1832
Thomas.
—
—
—
Boisselot et
Alkan.
1833
Thys.
—
Lecarpentier.
—
—
1834
Elwart.
—
Colet.
Boisselot.
Plaçât.
1835
Boulanger.
—
Delacour.
—
—
1836
Boisselot.
—
Besozzi.
—
—
1837
Besozzi.
—
Cbollet.
Gounod.
—
1838
Bousquet.
—
Deldevez.
Dancla(Ch.).
Roger.
1839
Gounod.
—
Bazin.
—
—
1840
Bazin.
—
Batiste.
—
Garaudé.
1841
Maillart.
—
Mozin (D.-T.).
Garaudé.
—
1842
Roger.
—
Massé.
Gautier.
—
1843
—
—
Duvernoy (H.).
—
—
1844
Massé (Victor).
Renaud de
Vilbac.
Mertens.
—
■—"
1845
—
—
Ortolan.
—
—
1846
Gastinel.
—
—
—
Chariot.
1847
Deffès.
—
Crèvecœur.
Chariot.
—
1848
HlNARD (Du-
prato).
—
Bazille.
Mathias.
1849
—
—
Cahen.
Jonas.
1850
Gharlot.
—
M o r h a n g e
Alkan (N.).
Hignard,
~"^
1851
Deléhelle. ]
i
Galibert.
Cohen (L.).
Ces Cantates sont conservées en manuscrit à la Biblio-
thèque du Conservatoire (sans être cataloguées, simple-
ment clans l'ordre ou désordre alphabétique, sous le titre
général Cantates). Bien que chacune d'elles soit liée au
souvenir du plus grand triomphe que puisse rêver un artiste
à la fin de ses années d'apprentissage, ce sont de petites
choses, comparables, en tant qu'oeuvres musicales, aux
devoirs des classes de grammaire qui, dans les collèges,
Sont récompensés d'un prix à la fin de l'année. On a cette
impression, peu modifiée dans la suite, en lisant, au début
de la série, YAlci/onc d'Androt. C'est un travail d'une
soixantaine de pages qui, réduites pour le piano en tonne-
raient une douzaine. L'orchestre comprend les parties sui-
MESSES, ORATORIOS, CANTATES, ROMANCES 245
vantes : flûte, hautbois, clarinette, cors en ut et en ré,
basson, et cordes; et il est d'une discrétion singulière. Le
poème est formé d'une seule scène, d'un personnage unique,
et de deux sentiments élémentaires : Alcyone exprime
d'abord sa détresse, puis sa joie en voyant le retour de son
époux, et elle chante une suite de récitatifs que précède
une banale introduction de 32 mesures. Chez ces jeunes
gens qui ont vingt ou vingt-cinq ans et qu'un amour ins-
tinctif de l'art a dû tourner vers la composition, rien ne
parait qui soit jeune : aucune invention rythmique, aucune
harmonie un peu personnelle, aucun accent. Même en pour-
suivant jusque vers 1840, on sent qu'ils n'ont rien lu, qu'ils
n'ont pris aucun contact avec les chefs-d'œuvre, et que
leur unique préoccupation est de fabriquer un devoir cor-
rect. Le fait est intéressant, car il se rattache à un mode
d'enseignement dont la valeur était bien contestable. L'édu-
cation peut être faite à l'aide de principes abstraits, se
suffisant à eux-mêmes et imposés comme des dogmes ; elle
peut aussi être conduite expérimentalement, en commen-
çant par la lecture directe des modèles d'où on dégage peu
à peu les principes. De ces deux méthodes, la seconde
seule favorise l'enthousiasme et l'invention originale; il
faut reconnaître que, dans les premières années du siècle,
le Conservatoire était presque obligé, faute d'éditions clas-
siques, de s'attacher à la première.
Beaucoup de ces musiciens qui, avant le grand prix de Rome,
avaient obtenu celui de contrepoint et de fugue, n'ont connu que la
gloire d'un jour. Tous furent attirés, après leur retour de Rome, par
le théâtre. Nous ne pouvons nous dispenser de donner quelques brefs
renseignements sur chacun d'eux, réserve faite des noms illustres
dont nous nous occuperons plus tard. Androt, né à Paris en 1781,
est mort à vingt-trois ans. V. Douklen, né à Dunkerque en 1779,
donna au théâtre Feydeau quelques petits opéras {La Dupe de
son art, Plus heureux que sage, Le Frère Philippe, Le Petit souper,
en un acte, — Linnée, Cagliostro, Marini, en trois actes); on lui
doit, avec un trio pour piano, violon et basse, un modeste ensemble
de sonates faciles, pois-pourris et fantaisies. De Bouteillikr, né à
Paris en 1788, on ne cite qu'un opéra-comique. Le Trompeur sans
le vouloir (1817). Daussoigne, né à Givet en 1790, enseigna au Con-
servatoire de Paris, de 1803 à 1827, et fut, à partir de celte date,
directeur du Conservatoire de Liège. On a de lui une « Symphonie
héroïque^ tableau militaire accompagné de chœurs, dédié à S. M. Léo-
246 D AUBER A BERLIOZ
pold 1er ». C'est bien une cantate (composée après la révolution de
1830), la « symphonie » se réduisant à une introduction assez brève.
Martin Bi-aui.ieu, né à Paris en 1791, est le premier qui ait fondé
une société de quatuors (à Niort, 1829), et organisé des solennités
musicales périodiques, données tour à tour dans divers départements
par Y Association musicale de l'Ouest. Chélakd, né à Paris en 1789,
fut successivement violoniste à l'Opéra, maître de chapelle du roi de
Bavière, commerçant de musique à Paris, maître de chapelle du
grand-duc à Weimar; il a écrit une tragédie lyrique, Macbeth (1827),
qui n'eut en France aucun succès. Roll, né à Poitiers en 1788, ne
parvint pas à faire jouer son unique ouvrage, Ogier le Danois, grand
opéra. Bf.noïst, né à Nantes en 1795, a laissé un nom comme profes-
seur d'orgue. Batton, né à Paris en 1797, connut au théâtre Feydeau,
avec Le Prisonnier d'Etat, Le Camp du drap d'or, La Marquise de
Brinvilliers, des insuccès qui l'éloignèrent de la composition. En
1842, il fut nommé inspecteur des succursales du Conservatoire, et
en 1849, chargé à Paris de la direction d'une classe d'ensemble.
Leborne est de Bruxelles (1797) ; il remplaça Reicha au Conserva-
toire, en 1836. Rifaut, de Paris (1798-1838), n'est connu que par
quelques essais de théâtre. Le Bourgeois, né à Versailles, mourut
à vingt-cinq ans (1824). Boilly, fils du peintre et lithographe, né à
Paris en 1799, n'a écrit, en dehors de sa cantate, qu'un acte d'opéra-
comique, Le Bal du sous-préfet, 1844. Barbereau, né à Paris en 1799,
s'est surtout livré à l'enseignement. Guillon, né à Meaux en 1801,
déserta la musique en 1830, pour se livrer, en Italie, à l'agriculture
et au traitement des cocons de vers à soie. J.-B. Guiraud, né à Bor-
deaux en 1801, est le père d'Ernest Guiraud. De Ross-Despréaux,
dont le nom ne se trouve dans aucun dictionnaire de musique, on
possède, à la Bibl. du Conservatoire, la cantate Orphée et un Requiem
(manuscrits). De Besozzi, dont le nom est également absent dans les
dictionnaires spéciaux, la même bibliothèque possède une messe a
capella (n° 1154 du nouveau catalogue), 2 volumes de musique reli-
gieuse '(1321), un office du soir pour orgue (1150), des Esquisses
pour piano (1322) et un chœur pour voix d'hommes sans accompa-
gnement (même Bibliothèque, C.B2). Prévost, né à Paris en 1809, a
composé quatre piécettes en un acte, pour l'Ambigu et l'Opéra-
Comique. Thys, né à Paris en 1807, Boulangeu (de Paris, 1815),
Boisselet (de Montpellier, 1811) ont fait aussi quelques essais de
théâtre. Besozzi est né à Versailles en 1814 ; Bousquet, à Perpignan
en 1818.
La musique seule a le privilège des expressions diffé-
rentes et simultanées ; dans un exposé littéraire, tout est
forcément successif. Il ne faut cependant pas oublier que
tous les genres et modes d'activité dont nous venons de
parler, — opéras et opérettes, symphonies, musique de
chambre et de concert, messes, cantates — se tiennent dans
Messes, oratorios, cantates, romances 247*
la réalité vivante, et ne forment qu'un seul bloc où l'évolu-
tion des parties, quoique inégale, n'est jamais détachée
d'un ensemble. Du premier au second Empire, à l'arrière-
plan du tableau où nous avons voulu étudier d'abord les
principaux personnages, il y a une série d'oeuvres que nous
ne saurions oublier ; ce sont les romances : romances « sen-
timentales et héroïques », romances « rêveuses et graves »,
romances « passionnées et dramatiques », chansonnettes
et « nocturnes » (classification donnée en 1846 par un
maître du genre, Romagnesi). Leur extrême abondance est
un des signes manifestes du goût de l'époque. Un élève de
Reicha, Delaire, écrivait dans les Annales des Beaux-Arts
en 1845 : « Le débit annuel des romances est au moins
de 250000... Les éditeurs repoussent les quatuors et autres
ouvrages capitaux comme marchandise non demandée et
partant sans écoulement, tandis qu'ils paient 500 francs une
romance et jusqu'à 6 000 francs une collection de six
romances d'un compositeur en vogue qui les chante lui-même
ou les confie à des interprètes tels que Mlles d'HÉNiN,
Drouahd, etc., MM. Penchard, Géraldy, Vartel, Boulanger,
Richelmi. » Leur valeur artistique est médiocre, mais ce sont
des documents de grande importance. Si l'historien a sur-
tout pour devoir de donner la physionomie exacte d'une
époque, il semble qu'il devrait s'attacher aux œuvres
médiocres et à la mode représentant la moyenne du goût,
beaucoup plus qu'aux chefs-d'œuvre qui, au moment où ils
paraissent, sont des exceptions, et dont les effets sociaux
ne se produisent qu'assez tard, après une sorte d'éducation
du public. Les littérateurs qui fournirent des paroles aux
compositeurs de romances avaient, pour la plupart, la même
mentalité que ces derniers : Fabre d'Eglantine est l'auteur
de deux pièces célèbres : Il pleut, il pleut, bergère (qui,
dès 1790, rendit populaire le musicien V. Simon originaire
de Metz) et de Je t'aime tant; Chateaubriand écrivit Com-
bien j'ai douce souvenance et le Cid ; on trouve ensuite dans
les « Albums », jusque vers 1850 environ, les noms de
Mmes Desbordes-Valmore, Amable Tastu et de Girardin,
d'E. et L. Souvestre, de Barateau, Crevel de Charlemagne,
Emile Deschamps, Gustave Lemoine, quelquefois ceux
de Lamartine, d'Hugo et de Casimir Delavigne. Le chant,
248 I) AUBER A BERLIOZ
écrit pour les artistes et les auditeurs de salon, était accom-
pagné avec le piano ou. mieux encore, avec la harpe, ins-
trument favorable aux gestes des beaux bras et aux atti-
tudes inspirées. Presque tous les compositeurs de romances
étaient harpistes, et donnaient des leçons privées dans la
haute société aristocratique.
Un des plus anciens est Charles-Henri Plantade, né à
Pontoise en 1764; en 1802, il fut nommé professeur de
chant au Conservatoire où il devint le confrère et l'ennemi
cordial d'un autre chanteur célèbre, Garai (qui avait connu
la prison, pour sa romance Vous qui portez un cœur .sen-
sible, sur Marie-Antoinette); son fils Charles-François
Plantade (né ii Paris en 1787) écrivit lui aussi des romances.
Te bien aimer, 6 ma chère Zé/îe, lut une de ses œuvrettes
les plus goûtées.
Plantade père fut Directeur de la musique d'une reine
célèbre par sa beauté et auteur d'un petit répertoire qui eut
longtemps ses fidèles : c'est Hortense-Eugénie de Beau-
harnais, fille du vicomte général des armées françaises,
devenue, par le mariage de sa mère, la belle-fille très aimée
de Napoléon qui la donna à son frère Louis, roi de Hol-
lande. Après l'expulsion de son mari (1810) et la chute de
l'Empereur, elle reçut des biens formant le duché de Saint-
Leu. Elle alla se fixer à Augsbourg, « opposant les accords
de sa lyre, — aux cris impuissants de l'envie ». Elle avait
le goût du chant; ses « mélodies, des salons de Paris et
des donjons de l'exil, furent, jusque dans les contrées les
plus éloignées, porter les sons d'une lyre qui n'avait pas
besoin, pour plaire, des prestiges d'un diadème ». (Il y a
un dessin d'Isabey qni la représente dans une attitude de
sibylle, la lyre en main; cette « lyre » était, dans l'usage
réel, une harpe.) Ses œuvres ont été publiées en douze
séries, formant un élégant recueil gravé en Angleterre:
Romances mises en musique par Hortense, duchesse de
Saint-Leu, ex-reine de Hollande (s. d., avec préface du
comte de Lagarde, auquel sont empruntées nos cita-
tions).
Une note inscrite sur l'exemplaire de ce recueil qui est à la Biblio-
thèque du Conservatoire rappelle que << tous les accompagnements
MESSES, ORATORIOS, CANTATES, ROMANCES 249
de ces romances ont été retouchés et arrangés par Cakbonel fils ».
Principales pièces du recueil :
Partant pour la Syrie,
Le jeune et beau Dunois
Venait prier Marie
De bénir ses exploits;
La Complainte d'Héloïse au Paraclet, La Sentinelle, Le Bon chevalier,
Adieux d'une mère à son fils, Ne m'oubliez pas ! Serments d'amour, La
Mélancolie, Le Vieux drapeau, L'Orphelin, Les Chevaliers français,
Agobar, L' Ame du purgatoire, Bélisaire, L'Heureuse solitude, Il
m'aimait tant! Dieu! si je t'aime! Les petits Savoyards...
Quelques romances célèbres de l'époque sont signées de
noms illustres, comme Vivre loin de ses amours, de Boïel-
dieu, Je l'aimais tant! d'Halévy; mais le genre eut ses spé-
cialistes ; ceux dont les œuvres régnaient dans les salons
vers 1815 étaient: Dalvimare, né à Dreux en 1770, ancien
harpiste de l'Opéra et maître de harpe de l'impératrice
Joséphine; André Gâtâtes, né à Paris en 1774, guitariste et
harpiste, dont une romance, Mon délire, eut un succès
particulier; son Fils, Jos.-Léon Catayes, né à Paris en 1805,
qui fut un autre harpiste; l'élégant Blangini, né à Turin
en 1781, qui eut pour élèves la reine de Bavière, la reine
de Westphalie. le roi de Hollande, la reine Hortense, la
princesse Pauline Borghèse. la duchesse de Berry; aux-
quels il faudrait joindre Catrufo (né à Naples en 1771),
Catrulli... Alors parut au premier plan celui que nous
pouvons considérer comme le maître du genre : Henri
Romagnesi, musicien d'une technique bien pauvre, mais
homme de goût, associant l'étude de la romance à une
excellente méthode de chant pour les gens du monde. Il
avait débuté avec succès par la romance Depuis longtemps
j'aimais Adèle... Il dirigea V Abeille musicale, journal men-
suel de romances avec accompagnement de « piano ou gui-
tare », et, devenu éditeur en 1832, en profita pour publier
« celles de ses mélodies qui avaient eu le plus de reten-
tissement » : Collection des romances, chansonnettes et noc-
turnes d A. Romagnesi, S vol., chez l'auteur, rue Richelieu, 8
(B. N., Vm73669.)
On y trouve 92 romances, parmi lesquelles : Alexis ne ni aime plus !
Bonheur du gondolier, Le Chien du régiment, Comme une soeur, /l
250 DAUBER A BERLIOZ
reviendra. Je l'aime encore, Jure-le moi, Eginhart et Emma, La Mère
du condamné, Le Papillon et le Plaisir... Dans le prospectus (1849)
annonçant la publication de ces romances déjà très connues du public.
Romagnesi renvoie à une petite méthode, récemment publiée par lui,
« intitulée la Psychologie du citant, qui a pour objet l'art de l'expres-
sion simple et vraie qui convient aux paroles ». On peut se reporter
à l'ouvrage suivant, où l'auteur insiste sur celte simplicité et cette
vérité qui, pour lui, sont de règle : L'art de chanter les romances,
les chansonnettes, les nocturnes, et généralement toute musique de
salon par Romagnesi, Paris, chez Vauteur, 18b6(B. N., Vm9 A. 196).
Après avoir distingué l'art de chanter dans les salons, de l'art de
chanter au théâtre, il ajoute : « Un chant simple et tendre doit être
interprété avec l'âme. Chercher en ce cas à briller par le prestige des
ornements ou par la seule beauté de la voix, c'est se montrer privé
de goût et de sensibilité. » Il termine ainsi de très bons conseils sur
la tenue du chanteur : « ... toutcela sans prétention, simplement, avec
convenance cl bon goût » (p. 15). Il dit encore : « Quel est le but que
le compositeur de musique vocale se propose d'atteindre? n'est-ce
pas de rendre avec le plus de vérité possible, mais d'une manière
originale et qui lui soit propre, le sentiment exprimé parla parole? »
(P. 16.) Voici d'autres conseils excellents : « Que le chanteur évite
ces longues tenues sur l'avant-dernière note de la phrase finale que
le mauvais goût de quelques chanteurs a mises à la mode. — Les
ténors doivent se méfier de la vigueur de leur organe et ne pas con-
fondre les cris avec l'expression. On doit éviter les contorsions et les
grimaces dans les romances dramatiques. Pas d'affectation dans les
chansonnettes; une finesse et un ton de bonne compagnie. » Tels sont
les traits d'une esthétique où il n'y a qu'à louer. Cet Art de chanter
est suivi de dix romances qui ne figurent pas dans la publication
annoncée en 1849 pour 1850 : Ruth à Noémie, Le Doux parler,
Les Orphelins et le Carillon (chansonnettes), La Fleur et l'Orphe-
lin, Le Dernier espoir, L'Amitié. Pauvre enfant! Petit oiseau,
L'Abeille.
Le 2e volume de la collection de Romagnesi contient 94 romances,
parmi lesquelles : Le Convoi du pauvre, L'Enfant trouvé, Il faudrait
m'aimer, Je l'aimerai toute ma vie, Loin des yeux, près du cœur. Ne
te réveille pas ! Pauvre pêcheur, prends garde à toi! La Sensitive et
le Papillon, Si vous étiez ma Sœur... Dans le 3e volume : Si vous étiez
mon frère, L'Ange des pauvres enfants. Ce que c'est que vieillir, Gen-
tille nonnette, La Jeune orpheline...
Les Romances de Romagnesi sont supérieures aux
œuvres similaires des contemporains par une certaine
valeur artistique. L'accompagnement est toujours approprié
au sujet; le chant a des ornements discrets et va jusqu'à
user, à l'occasion, des vocalises, mais là où elles sont jus-
tifiées. La pauvreté de l'invention mélodique semble venir.
MESSES, ORATORIOS, CANTATES, ROMANCES 251
en grande partie, de la prépondérance attribuée systéma-
tiquement aux paroles.
Les succès de Romagnesi furent continués par Labarre,
de Beauplan, Panseiion, Bruguieue, Mme Duchambge. Du
premier, né à Paris en 1805, les romances les plus en vogue
furent Le Contrebandier, La Jeune fille aux yeux noirs, La
Pauvre Négresse, Cora ou la Vierge du Soleil, La Jeune fille
d'Otaïti. Amédée de Beauplan, né à Chevreuse en 1790,
compositeur autodidacte, fut très recherché des salons ; il
est l'auteur des romances célèbres Bonheur de se revoir,
L'Ingénue, Le Pardon, Taisez-vous, et Dormez, mes chères
amours. Nocturne « que toute la France a chanté », déclare
Fétis.
Il est l'auteur du Recueil suivant : « Keepsahe musical, nouvel
album de romances, chansonnettes, ballades et nocturnes avec accom-
pagnement de piano, Paris, Javet et Cotelle, i83U (B. N., Vm" 2314).
On y trouve : Mon pauvre Pierre, Cherchez qui vous aime, Le Jaloux
et la Coquette (scène de bal). Dites-moi d'espérer, Douce Marie, Mon
Isaure...
Edouard Bruguière, né à Lyon en 1793, partagea avec
de Beauplan les plus grands succès de salon. Ses meil-
leures romances, d'après des témoignages de contemporains,
sont L' Enlèvement, Ma tante Marguerite, Mon léger bateau,
et Laissez-moi le pleurer! qui fut considéré comme « un
petit chef-d'œuvre ». Mme Duchambge, née à la Martinique
en 1774, fut une amie d'Auber; elle a composé plus de
300 romances, dont quelques-unes furent comptées parmi
les meilleures du genre. On peut se faire une idée de sa
manière fort simple et naïve d'après le recueil suivant :
Album lyrique, douze romances et chansonnettes mises en
musique avec accompagnement de piano par Mme Pauline
Duchambge, Paris, chez Meissonnier, rue Dauphine, s. d.
(B.N., Vm72636).
Chaque romance est précédée d'une lithographie qui en accentue
le caractère sentimental : La maison de Marie, Notre-Dame de
Tudèle, V Air du Pays, Il m'aimait tant (paroles de Mmc de Girardin),
La Fiancée du chasseur, Baissez-vous montagnes ! (paroles de
Mmc Desbordes-Valmore), L'Hirondelle, Celle qui voudrait in aimer,
Nina la belle. Partez, La Sultane. Parmi les romances les plus
252
fj'AUBER A BERLIOZ
goûtées de Mme Duehambge, on aimait à citer V Ange gardien, La Bri-
gantine, La Séparation, Le Bouquet de bal, Le Matelot, Le Rêve du
Mousse...
A res noms, il faudrait en ajouter beaucoup, entre autres ceux de
Ci. api-son, Panseron, Bëkat, Monpou, Auber. La Parisienne, impro-
visée par Casimir Delà vigne au lendemain de la Révolution de 1830
et chantée, dès le 'i août, par Ad. Nourrit à l'Opéra, est de la même
famille que ces diverses romances et que La Fille du Régiment. Elle
faillit émerger brillamment de ces nuages de complainte; elle n'eut
qu'une vogue éphémère, bien qu'elle tendit, par le dessin mélodique,
à rivaliser avec la Marseillaise.
j JJiJ jiiAi
-T. — W~
Peuple français, peu. pie de bra
i
t
&-
# — 0-
^m
.té rouvre ses bras
ves, la Li.ber.
On en a souvent attribué la paternité à Auber, dont on sait seu-
lement qu'il improvisa l'orchestration pour l'Opéra. Delavigne
écrivit les paroles sur le rythme d'un air déjà employé par Auber,
avec cette indication de timbre : « Air allemand du Baron de Tenck »;
ce Baron de Tenck est un vaudeville de Scribe et Germain Delavigne
joué au Gymnase en 1828 avec un couplet dont le rythme est celui
d'une chanson antérieure d'Auber, Le Passage du mont Saint-Bernard ,
mais qui donne cette indication de timbre : « Air allemand arrangé ».
L'édition originale de La Parisienne est une feuille de 2 pages,
publiée à Lyon, chez Mazoyer, 1830 (Bibl. Nat., Vm' 16727). On
trouve, dans la chanson, ces paroles caractéristiques :
Les trois couleurs sont revenues,
Et la Colonne avec fierté
Fait briller à travers les nues
L arc-en-ciel de la liberté.
Nous mentionnerons enfin le recueil de romances publié
en séries d'albums, îi partir de 1840, par une femme qui,
avec Romagnesi et la reine Hortense, a peut-être le carac-
tère le plus hautement représentatif :
Album dramatique de huit romances composées par Mlle Loïsa
Puget et par A. Romagnesi, suivies d'un quadrille de contredanses
et d'un galop arrangé sur les motifs de M1,B L. Puget. Dans ce
titre, chaque mot porte. Les huit romances annoncées s'appellent
MESSES, ORATORIOS, CANTATES, ROMANCES 2a3
La Somnanbule, La Confession du brigand napolitain, La Femme
sans cœur, Le Voleur idiot, La Jeune orpheline, L'Adieu de l'étranger,
Le Grain de mer, La Veuve du fiancé. Dans les autres recueils do
Loïsa Puget on trouve la romance sentimentale : La Bénédiction
d'un père, La Mère du Matelot, L'Exilé de France, Je crois en toi,
L'Heure où chante lt' rossignol, Le Berger de la montagne, La Voix
tendre, Le Soleil de ma Bretagne, La plus aimée, Laisse-toi fléchir!
Le Ciel sur la terre, Le Val béni, Fleur de Marie la goualeuse,
Ma sœur, défends-moi .' Prends garde à ton cœur, Appelle-moi ta
mère! Je veux que vous riaimiez (pie moi!... La romance de genre
bouffe et de badinage anodin : Les Compliments de Normandie, La
Narbonnaise, Le Garde-moulin, La Dot d'Auvergne, La Jolie fille du
faubourg, Le Bonhomme Dimanche, Le Rêve d'un page, Les Amours de
Michel et Christine, La Demande en mariage... Dans les paroles règne
une honnêteté qui semble être un résidu de l'Emile de Rousseau;
dans la musique, malgré quelques cadences où la voix ne craint pas
d'esquisser une roulade, rien n'inquiète l'exécutant, et tout est de
nature à contenter les familles. Loïsa Puget est aussi l'auteur de
deux ouvrages de théâtre : Le Mauvais œil, opéra-comique en 1 acte,
joué le 1er octobre 1836 (livret de Scribe et Lemoine), qui a eu
les honneurs d'une partition gravée (258 pages in-f°), dédiée à
Mni° Damoreau-Cinti, et La Veilleuse ou les Nuits de Milady,
opérette, 1869 (livret de Gustave Lemoine).
Tout cela est certainement d'une musicalité très infé-
rieure, mais non dépourvu d'intérêt. Ces compositeurs
d'arrière-plan, qui continuent les brunettes et les chansons
du xviii0 siècle, ont une qualité qui doit rendre indulgent :
c'est une sincérité, une conviction touchantes. Il est diffi-
cile de résister ii une certaine gaité, quand on lit quelques-
unes de leurs romances : elles sont comparables aux toi-
lettes de très ancienne mode, caractérisées par la crinoline,
ou les chapeaux d'une hauteur de forme exagérée et les
cravates monumentales; mais il fut un temps où cette
conception du costume était considérée comme la plus
élégante de toutes : et peut-être rira-t-on un jour de nos
propres usages musicaux. Il est à remarquer que tous ces
faiseurs de romances résument leur esthétique dans une
règle fondamentale : celle de la vérité dans l'expression.
C'est la règle qui, depuis la Renaissance, a été invoquée
par toutes les écoles, sans exception, jusqu'au xxe siècle!
Nous n'avons pas à examiner ici le difficile problème résul-
tant de cet accord sur le principe, suivi d'un désaccord si
profond dans les applications. Nous nous bornerons à dire
254 D AUBER A BERLIOZ
que la mentalité dont témoignent les romances d'un Roma-
gnesi et d'une Loïsa Puget, ce goût du lyrisme bourgeois,
du roman sage et honnête, de la rêverie émue et modérée,
de la gaudriole décente, de la fantaisie toujours claire et
à portée de la main, constituent le fonds indispensable à
l'action des musiciens de génie, le terreau sur lequel fleu-
rissent les succès du théâtre ou du concert. C'est grâce à
lui que, devant le compositeur inspiré, le public est docile,
au sens exact du mot, c'est-à-dire capable d'être instruit
et de progresser.
Pour montrer toute l'importance de la médiocrité con-
servatrice faisant équilibre aux puissances révolutionnaires
d'une époque, nous donnerons un dernier document. On y
trouve l'explication de la vogue qu'obtinrent les romances
de Loïsa Puget. Il me permettra de faire une sorte de
résumé, et, en ramenant le nom de Berlioz à la fin de
cette première partie, de jeter un dernier regard sur le
sommet le plus brillant que nous ayons touché dans les
précédents chapitres.
En 18&7, la section des Beaux-Arts de l'Institut était ainsi com-
posée : Gossec, Cherubini, Lesueur, Berton, Catel, Boïeldieu.
Voici les résultats des élections jusqu'en 1856 :
1829. Séance du à avril. — Liste des candidats (pour remplacer
Gossec) : Auber, Reicha, Champein, Fétis, Hérold, Chélard, Halévy.
Séance du 11 avril. — Au 3e tour, Auber est élu.
1831. Séance du 22 janvier. — Fixation de la liste des candidats :
Spontini, Paër, Hérold, Reicha, Fétis, Rigel. Il s'agit de rem-
placer Catel.
Séance du 29 janvier. — Au second tour, Paer est élu.
1834. Séance du 17 décembre. — Au 1er tour de scrutin, Meyerbeer
est nommé associé étranger.
1835. Séance du samedi 23 mai. — Élection d'un membre en
remplacement de Boïeldieu, décédé. Candidats : Halévy, Reicha,
Onslow, Jadin et Rigel. Au 3e tour de scrutin, Reicha est élu.
1836. Séance du 2 juillet. — En remplacement de Reicha, Halévy
est élu au 1er tour de scrutin. (Liste des candidats : Halévy, Carafa,
Rigel.)
1837. Séance du samedi 18 novembre. — Candidats : Catrufo,
Onslow, Blangini, Carafa, Adam, Dourlens. Au 1er tour de scrutin,
Carafa, sur 36 voix, nombre des votants, obtient 25 suffrages et est
proclamé élu (en remplacement de Lesueur).
1839. Séance du lb juin. — Candidats : Spontini, Dourlens,
Blangini, Rigel. Au 1er tour de scrutin, Spontini obtient 27 voix,
MESSES, ORATORIOS, CANTATES, ROMANCES 255
Blangini 4, Dourleus 3 et Rigel 2. Sponxini est élu (en remplacement
de Paér).
1842. Séance du 23 avril. — La section de musique décide « qu'il
n'y a pas lieu de procéder au remplacement de M. Cherubini el
ajourne l'élection à six mois ».
Séance du 19 novembre. — Candidats : Adam. Berlioz, Blondeau,
Catrufo, Dourlens, Rigel, Thomas, Zimmermann, Onslow, Batton.
Au 2e tour de scrutin, Onslow, ayant réuni la majorité absolue des
suffrages, est proclamé membre de l'Académie.
1844. Séance du 22 juin. — Candidats : Adam, Ambroise Thomas,
Batton. « La majorité des voix est acquise au 1er tour à M. Adam qui
est proclamé élu (en remplacement de M. Berton). »
1851. Séance du 22 mars. — Candidats retenus par l'Académie :
MM. Thomas, Niedermeyer, Berlioz, Clapisson, Batton. Avaient en
outre posé leur candidature : Colet, Elwart, Martin (d'Angers),
Panseron, Benoist et Zimmermann. Au 1er tour la majorité absolue
des suffrages est acquise à Ambroise Thomas, déclaré élu en rempla-
cement de Spontini.
1853. Séance du 12 novembre. — Candidats : Clapisson, Félicien
David, Niedermeyer, Reber, Batton, Le Borne. Avait en outre posé
sa candidature Elwart. Au 5e tour, la majorité absolue des suffrages
est acquise à Reber (élu en remplacement de Onslow).
1854. Séance du 26 août. — Candidats : Clapisson, Berlioz,
Leborne, Elwart. Autres candidats proposés : Boïeldieu, David. —
Membres présents 32, majorité 17. Au 1er tour Clapisson obtient
21 suffrages, Berlioz 4, Leborne 4, Félicien David 2. 1 bulletin
négatif. Clapisson est élu en remplacement de Halévy.
1856. Séance du 21 juin. — Candidats : Berlioz, Félicien David,
Niedermeyer, Gounod, Leborne, Panseron, Bazin, Elwart, Vogel,
Boïeldieu (Louis-Victor). Nombre de votants, 37; majorité, 19.
Au Ue tour de scrutin, Berlioz, ayant réuni la majorité absolue des
suffrages, est déclaré élu en remplacement de Adam.
(Procès-verbaux de la section de V Académie des Beaux-Arts.)
Adam est élu au premier tour de scrutin ; Berlioz, au
quatrième. Dans ces bulletins de victoires inégalement
disputées s'inscrit la mentalité d'une époque. L'Institut
reprochait a Berlioz ses lacunes techniques et ses étran-
getés ; Berlioz écrivait en parlant de l'auteur du Chalet :
« le crapaud d'Adam... ». Mais il porta la peine d'une opi-
nion qui n'était pas celle de son temps.
Bibliographie.
Samuel David : Musique religieuse et moderne en usage dans les tem-
ples consistoriaux Israélites de Paris, 1895 (B. N., Vm1 2896).
2") 6 DAUBER A BERLIOZ
Karl Anton : Éludes sur la biographie de C. Lœwe et en particulier
sur ses idées au sujet de la transformation de la musique ecclésiastique'
protestante (en ail., Halle, 1912, in-S°, xvi-187 p., B. N., M 1016'*).
F. Clément : Histoire générale de la musique religieuse (1861, in-8°,
xm-597 p., B. N., V 29520). N'a rapport qu'au chant grégorien.
Denne-Baron : Clterubini, sa vie, ses travaux, leur influence sur Part
(Paris, 1862. A la B. N.). — Pour la biographie de Lesueur, ses démêlés
avec l'Opéra et le Conservatoire, consulter : Lettre à Guillard sur l'opéra
de la mort d'Adam etc., et sur plusieurs points d'utilité relatifs aux arts et
aux lettres, par LESUKUR, etc., pour clic distribuée aux autorités (lettre
de 111 p. précédée de Ik p. d'introduction, Paris, Brumaire an X. B. N.,
V 4'i841), et Raoul Rochette : Notice historique sur la vie cl les ouvrages
de Lesueur (1832). — J.-A. DELAIRE : Reicha, musicien compositeur et théo-
riste (sic) par son élève (Paris, 1837, in-8°, 28 p., B. N., M 25308). —
Halévy : Notice sur G. Onslow (discours académique lu à l'Institut, 1855)-
J.-A. DELAIRE : Histoire de la romance considérée comme œuvre littéraire
et musicale (Paris, 1845, in-8°, 2'i p., B. N., Ye 19639).
DEUXIEME PARTIE
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
La musique exprime le devenir divin
qui est dans les choses et dans la vie.
(Niktzsche.)
( 'nMiiAHiEf. — Musique. III. 17
CHAPITRE XII
FÉLIX MENDELSSOHN BARTHOLDI
Les trois sommets de l'art allemand au XIXe siècle : Mendelssohn,
Schumann, Wagner. — Origines de Mendelssohn. — Son caractère. —
Témoignages de Clara Schumann et de Joachim, — En quoi il se distingue
des autres grands compositeurs, comme musicien précoce. — Les quatuors.
— La Nuit de Walpurgis. — Romantisme et classicisme de Mendelssohn.
Le romantisme traversant le tranquille développement
du génie français est la nouveauté la plus importante, si
l'on songe aux effets ultérieurs, de la période que nous
venons d'étudier. Chez Berlioz qui en est la personnifica-
tion la plus complète, il nous est apparu éclairant l'art de
fulgurations magnifiques, déchaînant des puissances jeunes
de sentiment et de couleur, mais très agressif, aimant les
parodies brutales, les incohérences parfois baroques de
la composition. Nous l'avons trouvé, chez Chopin, plus
distingué, et. chez Liszt, cosmopolite, ou animé d'un
esprit chevaleresque d'universalité. En Allemagne, durant
le même temps, il n'eut pas cet air d'ouragan qui veut
tout balayer par des triomphes « épouvantables », comme
aimait a dire l'auteur de la Damnation de Faust ; il fut
plus posé, plus réfléchi : il sembla emprunter à Bach et
aux classiques quelque chose de leur sagesse, et se plaire
au développement en profondeur de pensée plus qu'aux
déploiements de surface et à l'offensive. Il varia d'ailleurs
avec les personnes. Spohr. que nous avons déjà rencontré
sur la route de la symphonie, est une grisaille; les trois
noms inscrits en tète de ce chapitre éveillent des idées
beaucoup plus brillantes. Pour ces compositeurs, les dates
sont un premier motif de rapprochement. Mendelssohn est
260 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
né en 1809. Schumann en 1810, et Wagner en 1813. Ce
sont les trois sommets, inégaux d'ailleurs et très différents
d'aspect, de l'art allemand au xixe siècle. Contemporains
de Berlioz (né en 1803), ils s'opposent, esthétiquement,
aux maîtres français de la génération antérieure et, dans
l'histoire générale de la musique, ils les complètent. En
eux apparaissent les qualités protondes et les lacunes d'une
race, sa maîtrise dans la musique instrumentale, son apti-
tude à penser en musique, sa maladresse initiale, — sauf
exceptions, — à traiter l'opéra et surtout l'opéra-comique.
Mendelssohn ne s'est pas occupé de théâtre; Schumann y a
échoué; Wagner y a fait des conquêtes, les unes éphémères,
les autres durables, mais grâce à des efforts gigantesques,
après avoir mis en campagne, pour forcer le succès, une
artillerie lourde de théories et de programmes énormes.
Tous trois appartiennent au romantisme. Mendelssohn y
est arrivé par esprit critique, Schumann par instinct,
Wagner par entêtement nationaliste. Tous les trois furent
de grands artistes et des compositeurs inspirés, chacun
ayant sa physionomie propre : chez le premier, domine
le goût; chez le second, le sentiment; chez le troisième,
la volonté au service du génie. L'opinion commune voit
surtout en eux des différences; elle classe volontiers Men-
delssohn parmi les mélodistes aimables, Schumann parmi
les poètes de la pensée musicale, et Wagner parmi les
violents. Mais ceux de leurs contemporains allemands qui
étaient restés fidèles aux traditions de l'art classique les
ont considérés tous les trois comme des révolutionnaires
également dangereux. Spohr écrivait à son élève Hauptmann
(11 juin 1853) : « Quelle grimace feraient Haydn et Mozart
s'ils entendaient le vacarme d'enfer (Ilôlle/ildrm) qu'on
nous donne aujourd'hui pour de la musique? Je le demande
à la suite de récentes expériences, après avoir entendu des
œuvres de Mendelssohn et de Schumann. » On a multiplié
sur Wagner des jugements du même genre, avec tout
autant d'inexactitude.
Félix Mendelssohn Bartholdi (1809-1847) naquit à Ham-
bourg. Son grand-père, Mose Mendelssohn, collaborateur de
Lessing, auteur d'un assez grand nombre d'ouvrages philo-
sophiques, était un savant très estimé qui consacra presque
FELIX MKNDELSSOHN BARTHOLDI 261
toute sa vie à la défense sociale des juifs pour leur admis-
sion aux emplois publics. Son père Abraham, belle figure
patriarcale, lit baptiser ses enfants qui devinrent chrétiens
protestants (1821). Félix, élevé dans une famille riche et
très unie, acquit une brillante culture auprès du professeur
Heyse (père du poète Paul Heyse) et du peintre Rosel ; il fit
ses études musicales avec L. Berger pour le piano, Henning
pour le violon, Zeltrr pour la théorie. A l'âge de neuf ans
il jouait la partie de piano d'un trio de Wolff, dans un
concert public (1818); à dix ans, il était altiste à la
Singakademie. Dès l'âge de onze ans, c'était un pianiste
très apprécié de Gœthe (lequel n'avait pas compris le génie
de Beethoven!). C'est à dix-sept ans qu'il écrivit une de
ses meilleures compositions. Sa carrière d'artiste fut
d'abord celle d'un pianiste et d'un chef d'orchestre. Dans
la première période, qui s'étend jusqu'à l'établissement à
Leipzig (1835), elle fut marquée par un événement capital :
l'exécution (qu'il dirigea lui-même à la Singakademie de
Berlin, il mars 1829) de la Passion selon saint Mathieu de
J.-S. Bach exhumée de l'oubli, et par divers voyages au
cours desquels il se produisait comme virtuose de concert,
sans être payé : voyages à Londres, Berlin (1829-30), Venise
(1830), Paris (1831), Londres (1832). En 1833, il fut appelé
à Dusseldorf, où il eut à diriger le Gesangverein, les con-
certs d'hiver et le théâtre. A Cologne, en 1833 pour la
première fois (et tous les trois ans jusqu'en 1847) il dirigea
le grand festival rhénan. En 1835, il se rendit à Leipzig
pour organiser les célèbres concerts donnés dans la salle du
Gewandhaus et le Conservatoire, ouvert en 1843, auquel il
donna un grand éclat; il en fit un institut de premier ordre
avec la collaboration très-courte de R. Schumann pour
enseigner avec lui la composition (et celles de Ferdinand
David pour le violon, de Becker pour l'orgue, de Wenzel
pour le piano, de Haeptmann et Richter pour la théorie).
Ces nouvelles fonctions n'empêchaient pas, entre temps,
des voyages qui furent, pour l'artiste, de vrais triomphes.
En 1836, à la suite d'un séjour à Francfort, il avait
épousé Cécile Jeanrenaud, fille d'un pasteur de l'Eglise
française réformée; il vécut en parfaite harmonie avec
elle, comme avec son père qu'il chérissait et vénérait
262 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
profondément, et sa sœur Fanny, l'éminente pianiste,
qu'il aimait tendrement; elle mourut la même année que
lui (1847).
Félix Mendelssohn était, moralement, une nature saine,
honnête, bien équilibrée, digne, à tous égards, de sympa-
thie. On peut juger de son caractère par ces lignes qu'il
écrivait à un ami : « Tu me fais des reproches, parce
qu'ayant déjà vingt-deux ans je ne suis pas encore célèbre.
Je n'ai qu'une chose à te répondre : c'est que si Dieu avait
voulu que je fusse célèbre à vingt-deux ans, il est probable
que je le serais déjà. Mais moi. je n'y suis pour rien, car
je n'écris pas plus pour devenir célèbre que pour obtenir
une place de maître de chapelle. Si l'un et l'autre voulaient
m'arriver, ce serait très bien ; mais tant que je ne serai pas
précisément réduit à avoir faim, mon devoir est d'écrire ce
que je sens et comme je le sens, m'en remettant, pour
l'effet que cela pourra produire, à Celui qui veille à bien
d'autres et plus grandes choses. Mon unique et incessante
préoccupation, c'est d'exprimer sincèrement dans mes com-
positions les sentiments de mon cœur; et lorsque j'ai écrit
un morceau eu m'abandonnant à l'inspiration, je crois avoir
fait mon devoir. » (Texte cité par M. Camillk Bellaiguk.) Un
tel langage rappelle, avec l'honnêteté naïve et la religiosité
de Haydn, la maxime stoïcienne : « nous devons travailler
à nous rendre dignes de quelque grand emploi; le reste ne
nous regarde pas ». Pour conserver, d'ailleurs, cette séré-
nité, Mendelssohn n'avait à soutenir aucune lutte pénible
contre ses semblables ou contre lui-même. Ce fut un homme
heureux, affranchi des besoins matériels, pouvant cultiver
son art avec désintéressement. Comme pianiste, il a élevé
et ennobli la vie des concerts en faisant pénétrer dans les
programmes les œuvres des classiques; et il semble avoir
appartenu à la catégorie des virtuoses qui, tout en ayant une
personnalité très vive, savent s'effacer devant l'œuvre inter-
prétée : « Depuis que je l'ai entendu jouer la fugue en ut
dièze mineur, a écrit Clara Schumann, la lumière s'est faite
en moi; je sais maintenant la manière de jouer Bach. •»
(Cité par le même.) Comme chef d'orchestre, il avait
sans doute, grâce à sa culture générale et à son génie
musical, une valeur exceptionnelle, puisqu'h vingt-deux ans.
FELIX MENDELSSOHN BARTHOLDI 263
alors qu'il était sans titres et sans dignités, on lui confiait
le commandement des quatre cents exécutants d'un festival
rhénan : « Pour la pensée et pour la technique, a dit Joa-
chim, Mendelssohn est le plus grand chef d'orchestre que
j'aie vu. Il exerçait une influence indescriptible, électrique,
sur tous ses collaborateurs. Sans nul effet extérieur, sans
le moindre charlatanisme de pupitre, par des gestes et des
signes à peine sensibles, mais d'une éloquence souveraine,
il communiquait à l'orchestre, aux chœurs, son esprit et sa
volonté. » (Id.) C'est lui qui en faisant exécuter courageu-
sement, malgré la résistance de Zelter, la Passion selon
saint Mathieu, a créé ce qu'on peut appeler la renaissance
des œuvres et de la gloire de Bach. Ce sont de très grands
services. Quelle est sa valeur et sa place dans l'histoire
comme compositeur?
Il vécut trente-huit ans, deux ans de moins que Weber,
sept de plus que Schubert, trois de plus que Mozart;
72 ouvrages de lui furent publiés pendant sa vie. et 48
(portant les numéros d'opus 73-121) après sa mort. Un fait
SLiicrulier le distingue de tous les musiciens connus. Mozart,
auquel on l'a souvent comparé, Beethoven, Weber, Schu-
bert, Meyerbeer, tous les grands maîtres, ont été sans
doute des compositeurs précoces; mais ils n'ont donné
leur mesure que dans une période un peu tardive, dite
période de maturité. Ainsi, les premières pièces de Haydn
et de Mozart ont un caractère nettement enfantin. La tâche
habituelle de l'historien est de suivre l'évolution de la
faculté créatrice qui, peu à peu. atteint son maximum de
puissance ou d'originalité. Tout autre est Mendelssohn; il
a écrit, à l'âge de dix-sept ans, l'Ouverture du Songe d'une
Nuit d'été (1826), et jamais, dans la suite, il ne s'est élevé
au-dessus de cette composition qui est le chef-d'œuvre le
plus représentatif de sa personnalité. Le génie n'est pas
toujours une longue patience; il est parfois l'éclair soudain
d'une grâce d'en haut. Avant cette Ouverture, Mendelssohn
avait écrit à quinze ans, en 1824, la Symphonie n° 1
en ut mineur.
On a dit qu'il y avait une très faible distance entre
Mendelssohn et les plus grands maîtres; et certes, des
qualités de premier ordre peuvent justifier ce rapproche-
204 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
ment : l'élégance; le goût, la clarté, la sûreté de la con-
struction. Mais une lacune maintient la distance; on peut la
signaler d'un mot : l'art de Mendelssohn, en ayant toutes
les apparences de l'art expressif est, en général, trop
formel. Chaque œuvre est un édicule ou un palais joliment
conçu, satisfaisant à toutes les conditions de l'équilibre,
de la solidité, de l'harmonie et de la beauté, rappelant,
avec une certaine indépendance de style, les chefs-d'œuvre
classiques, orné avec une imagination pleine de grâce,
parfois même- de proportions majestueuses; mais, sans
être de simples façades, ces œuvres si nettes, si bien
pondérées, d'un agrément de si bon aloi, n'ont pas la
profondeur, l'originalité ou la puissance qu'on trouve chez
certains compositeurs du xixe siècle. Il y règne une inspi-
ration circonspecte, un enthousiasme sage, une sorte de
romantisme académique. Ces observations s'appliquent
aux œuvres qui méritent une particulière attention : les
quatuors. Mendelssohn en a écrit sept pour cordes seules.
Les belles ou jolies choses n'y sont pas rares; par exemple,
la Canzonetta du quatuor en mi bémol majeur, op. 12. le
Scherzo du quatuor, op. 44, et l'adagio du même (inspiré de
l'adagio du quatuor de Beethoven, op. 74). A l'ensemble,
il manque la passion, la llamme, cette vie intérieure que
les ornements les plus ingénieux ne sauraient remplacer.
De tels ouvrages, à leur place historique, marquent même
un recul au lieu d'un progrès. Le souvenir de Beethoven
serait ici trop écrasant; mais que l'on compare le premier
mouvement du quatuor de Mendelssohn en mi mineur
(n° 2 de l'op. 44) avec le finale de la symphonie de Mozart
en sol mineur, où une pensée ;i peu près identique est
traitée; l'œuvre qui a le moins vieilli, la plus vivante, n'est
certainement pas celle de Mendelssohn! Les trois quatuors
et les deux grands trios avec piano, les deux quintettes,
l'octuor (op. 20), ne se distinguent pas par des traits plus
individuels. Cet art formel est d'une égalité soutenue dans
tous les genres, depuis le début de la carrière jusqu'à la
fin. Il dut peut-être cette égalité à l'heureuse fortune d'une
existence courte mais sans épreuves, ignorant la souffrance,
à l'abri de ces orages et de ces détresses où se débattirent
tant d'autres compositeurs.
FELIX MENDELSSOHN BARTIIOLDI 2611
Par son respect de la forme, par la netteté de dessin et
la sobriété de couleur qu'il lui donne. Mendelssohn fait
surtout penser aux modèles classiques. Il considérait l'ou-
verture de la Dame blanche comme un chef-d'œuvre excel-
lent à étudier. 11 ne fallait pas se permettre, devant lui.
de critiquer Mozart. Il raconte qu'un compositeur plaisan-
tin lui ayant demandé, en Italie, ce qu'il pensait de Mozart
et de ses petits péchés ', il lui répondit sèchement qu'il
échangerait volontiers toutes ses vertus contre de tels
a péchés ».
Sans doute, Mendelssohn avait la parfaite intelligence
et même le goût de l'art romantique. Il ne faut pas se le
représenter comme un mélodiste élégiaque, un peu mou
et sans horizon. Il reprochait h Meyerbeer de manquer de
vérité, et jugeait très sévèrement Robert le Diable. Il écrit
à un ami en parlant de la chanson qui, en 183(3. voulut
remplacer la Marseillaise : « Connais-tu la Parisienne
d'Auher? C'est détestable. Faire, pour un grand peuple en
proie à l'agitation la plus violente, un morceau parfai-
tement froid, trivial et niais, c'est ce dont Auber seul
était capable. Le refrain me révolte chaque fois que j'y
pense. » {Lettre datée de Wallenstadt. S sept. 1818.) Il
prend en pitié Cherubini qui traduisait ainsi son opinion
sur Beethoven : « Cette musique nouvelle me fait éter-
nuer\ » Il exigeait de lui-même, à l'occasion, un réalisme
d'expression assez hardi. « Je ne puis donner ici, écrit-il
de Paris, les Hébrides, parce que, comme je te l'ai écrit
dans le temps, je ne les trouve pas suffisamment achevées.
Le passage du milieu en ré majeur est très bête; toute la
modulation sent plus le contrepoint que l'huile de poisson,
les mouettes et la morue, et ce devrait être tout le con-
traire. » (Lettre du SI janvier 4832.) Mendelssohn est un
homme de goût, un esprit critique, étendu, orné, très cul-
tivé. On trouve, dans ses lettres de Rome, ce trait curieux :
« Je me suis remis à dessiner beaucoup; je commence
même à faire des encres de Chine, parce que /aimerais
bien à me rappeler un ou deux effets de lumière, et qu'on
voit d'autant mieux qu'on est plus exercé. » (Lettres du
i7 janvier 1881.) Ces qualités d'esprit et ces tendances
se retrouvent dans ses Ouvertures et ses symphonies, mais
266
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
de façon modérée. Il y a une œuvre dont le sujet invitait
Mendelssohn à faire un tableau romantique dans le genre
de certaines pages de la Damnation de Faust et à'Harold :
c'est la Nuit de Walpurgis, ballade pour orchestre et
chœurs (op. 60) sur un poème de Gœthe. « .l'ai composé
depuis Vienne, écrit-il. la Première Nuit de Walpurgis de
Gœthe, et n'ai pas encore eu le temps de l'écrire. Mainte-
nant, la chose a pris tournure; mais elle est devenue une
grande cantate avec orchestre complet, et on peut la rendre
1res gaie, car il v a au commencement des chants de prin-
temps et une foule de morceaux du même genre. Aux cris
des hiboux, au bruit que font les veilleurs avec leurs
fourches et leurs manches à balai, vient se joindre le
vacarme des sorcières pour lequel j'ai, lu le sais, un faible
particulier. Des trompettes en ut annoncent les druides
sacrificateurs, puis un chœur saccadé, sinistre, est chaulé
par les veilleurs saisis d'épouvante. » (Lettre de Rome,
§ février 1831.) Berlioz prit plaisir a celte cantate et ne
pouvait faire autrement; mais il lui aurait fallu beaucoup
de complaisance pour reconnaître en Mendelssohn un
frère d'armes.
Le chœur de cette Nuit de Walpurgis, où il est fait appel aux
diables armés de fourches, aux hiboux, etc.. dans un décor sinistre,
Kommt mil Zacken und Gabeln,
etc..
est précédé d'une introduction qui débute ainsi
Cors en ré, Trompettes en ut, Cordes
avec grand tamburo e piatti pour marquer le premier temps de
chaque mesure (Test un peu du Meyerbeer. Au n° S. un garde
chrétien s'écrie :
Hilf : ach, Hilf nui'. Kriegsgeselle!
Ach ! es Kommt die ganze Holle!
(</ l'aide! ah! à l'aide, compagnons d'armes! ait! voici venir tout
V Enfer).
FÉLIX MENDELSSOHN RAKTHOLDI
26"
Mendelssohn a noté ainsi le début
Hautbois
m
p
w
i
Cors
m
^g^r
Violons I et II
t-çyR)-
■e**-
ff
S
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[, Ténor solo
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E
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Violoncelle
H i I f ac h lh i 1 f m i r, Krieg-rf . g-e
A moi! a moilCa . ma
sel.le.' Ach!
ra.des! C'est
esKommtdiegan.ze Hô'lle.
tout l'En.ferqui s'a.vance
m
m
et
FP
C'est du Félicien David. Sur celte ballade cborale, voir, dans In
Correspondance de Mendelssohn, les lettres des 27 avril 1831
(Naples), 14 juillet 1831 (Milan . 13 février f832 (Paris).
Par sa Nuit de Walpurgis^ son Rinaldo et son Idylle.
Goethe avait inspiré aux compositeurs de la première moitié
du siècle le goût de la cantate dramatique. La plus étendue
des œuvres de Mendelssohn en ce genre est son Athalie,
2 fi 8
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
d'une réelle beauté et d'un pathétique à souhait. Les pages
les plus dramatiques sont le n° 5; la marche des prêtres
(n° 4) semble apparentée a celle du Songe d'une nuit d'été.
Bien que leur forme générale facilitât leur accès dans les
sociétés chorales, Antigone et Œdipe à Colone ont été
moins souvent exécutées. La seconde de ces cantates, où
le récitatif tient assez de place, est la plus dramatique. Dans
la première, de construction très mélodique (où les Alle-
mands oui reproché à Mendelssohn une certaine négli-
gence des lois de la prosodie et de la déclamation), on
aime à citer le chœur de Bacchus, Vielnamîger, Wonn'und
Slolz der Kadmusjungfrau
Ses deux grands oratorios, d'une éloquence si pleine et
si forte, doivent être comptés parmi les plus belles œuvres
du xixc siècle. Dans Paulus (ou la Conversion de saint Paul,
sujet déjà traité par Schûtz), dont la première exécution
eut lieu à Dusseldorf en mai 183G, il y a des soli et des
chœurs magnifiques inspirés du Messie de Haendel; ça et là,
c'est le souvenir de Bach qui s impose, notamment dans
la seconde partie de l'Ouverture, où la fugue est imitée du
chœur d'introduction dans la Passion selon saint Mathieu.
Elle (première exécution à Birmingham, août 1846) est
plutôt apparenté à Israël en Egypte. Sa puissance lyrique
n'exclut pas la note sentimentale, voire élégiaque; Grove
le considère comme le plus grand oratorio du siècle.
La cantate Lobgesang (op. 52) est aussi une œuvre de
grande envergure ; elle a été rattachée à la 9e symphonie
de Beethoven, — que Mendelssohn déclarait ne pas aimer,
— bien qu'elle n'ait pas de finale instrumental ; et c'est
sans doute une très belle composition, dès le solo du début
où le chœur des trombones commence un solennel dia-
logue avec le tutti :
mmm
-pr
Mendelssohn est un musicien éclectique, d'ailleurs ins-
pire''. Il crée et il remploie tout ensemble. Son génie a
FELIX MENDELSSOHN BARTHOLDI 269
deux faces. Aux tendances vers le romantisme, il associe
un art très classique.
Il a partout respecté les formes traditionnelles. Il
approche de Beethoven et l'égale presque dans des pages
délicates ou dune helle ampleur mélodique, comme l'an-
clante de la sonate pour piano et violoncelle, op. 45, le
choral par lequel commence le majestueux adagio de la
sonate, op. 58, l'andante du premier trio, op. 49, celui du
2e trio, op. 66, l'adagio de la 3e symphonie ou le thrène en
ré mineur de la 4e Il est (nécessairement) l'élève de Bach
dans sa musique d'orgue, dans les Six Préludes et fugues,
op. 35 (particulièrement dans la fugue n° 3 du recueil),
dans le Prélude et la fugue écrits pour l'album Notre temps
(t. VI de l'édition Rietz), dans le n° 3 des Charakterstiicke
pour piano, op. 7.
Son admirable sonate pour violoncelle et piano, op. 45,
son concerto pour violon, son concerto pour piano en sol
mineur sont des œuvres typiques, de très grande valeur,
parfois un peu dominées par la virtuosité, et d'un roman-
tisme moyen. Ses charmantes pièces pour piano et ses
petits duos sont dans le voisinage de R. Schumann,
mais encore à distance.
Ses symphonies sont des œuvres claires, élégantes,
d'une grande richesse d'idées mises en valeur par d'habiles
contrastes et dont la forme a une beauté plastique pouvant
être proposée comme modèle. Leur caractéristique est un
sage équilibre entre l'indépendance de la pensée et le
respect de toutes les traditions du style ; c'est le chef-
d'œuvre du goût : un art aimable el sûr, inspiré et cir-
conspect, y sait unir l'agrément à la profondeur, le joli au
sublime, la grande éloquence à la finesse et aux grâces
d'un lyrisme tempéré. Elles sont infiniment supérieures
aux œuvres des symphonistes contemporains ou imitateurs
de Beethoven (tels que Vogler, les deux Romberg,
Fr. Schneider). Mendelssohn est un maître de la mélodie
et du rythme; comme on comprend l'amitié faite d'admi-
ration et de sympathie, qui l'attachait ji Schumann! L'un
et l'autre, sans avoir une valeur égale, sont d'authen-
tiques exemplaires du génie musical empruntant à l'esprit
latin quelque chose de sa netteté; ils ont une « distinc-
270
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
tion » ;i laquelle aucun [de leurs contemporains, parmi
leurs compatriotes, n'a pu atteindre, et dont leurs succes-
seurs se sont de plus en plus écartés. Les deux plus célèbres
symphonies de Mendelssohn sont l'Ecossaise et V Ita-
lienne. La première doit son nom à un air écossais qu'on
reconnaîtra dans la partie gaie de l'œuvre (tenant lieu de
Scherzo) et à certaines formules où, comme dans la gamme
celtique, sont supprimés les demi-tons; ainsi dans Y Alle-
gro vivaee :
et clans la 2mc partie du Finale
éà
É^m^
Le thème de l'Introduction, triste et douloureux, est une
mélodie favorite du compositeur : c'est le langage de saint
Paul dans la pénitence, celui d'Élie désenchanté de la vie;
l' Allegro agitato qui suit n'en est qu'une variante très
ornée" Une" des plus belles pages de 1 œuvre est le thème
de l'Adagio, tendre, ingénu et recueilli :
Adagio
#ÈIifipiipSpÉpplii
^^te
C'est Marguerite à l'église, avec un ange protecteur ;i
son côté. Mendelssohn est le Murillo de la musique. — La
symphonie italienne, exécutée à Londres en 1833 et publiée
après la mort de l'auteur comme symphonie n° 4 (op. 91)
fut écrite après le voyage en Italie (1813). Elle débute par
une explosion d'allégresse. Le thème de Y Andante con'moto,
FELIX MENDELSSOHN BARTHOLDI 271
exposé par les clarinettes, les altos et les bassons, a le
caractère d'une ballade un peu sombre ; mais le dernier
mouvement, avec Yunisono passionné sur un thème évidem-
ment populaire, a la fougue toute méridionale d'un saltarello
napolitain allant jusqu'à la bacchanale. — La Re formation-
symphonie fut publiée seulement en 1868. Elle reproduit,
dans sa dernière partie, le choral de Luther « Eine feste
Burg... ». Mendelssohny a exprimé, non sans un peu d'aus-
térité amère, le caractère grave de la Réforme, sa foi solide
et militante. La symphonie en ut mineur, op. 11, dédiée à
la Société philarmonique de Londres, est très rarement
jouée; c'est une œuvre peu originale, écrite dans le style
des Noces de Gamacho et du Retour du pays étranger
(Ouverture).
Mendelssohn a aussi conservé la forme classique dans
ses brillantes Ouvertures. Il a suivi l'usage dans ses Varia-
tions (op. 17, 54, 82, 83). Tout ce qu'il a fait de plus beau
est dans les grands maîtres qui l'ont précédé (Schu-
bert, Weber, Schumann). Mais une distance le sépare
encore des héros de la musique; on le sent particulière-
ment dans Y Allegro vivace, agitato, ou appassionato, cou
fuoco, par lequel il aime, allant « in médias res ». îi com-
mencer un peu artificiellement une composition (comme
les op. IL 28. 45, 49, 58, 64, 66, 90, 113...) : que l'on
compare ces exordes, d'ailleurs excellents, aux mouvements
correspondants de Beethoven ou à la grande sonate de
Chopin !
Un art formel est particulièrement favorable a l'imita-
tion; les imitateurs de Mendelssohn ont été légion, dans
tous les pays. Les symphonies de ses imitateurs contempo-
rains, Tavjbert, Rietz, Miller, furent des œuvres mort-
nées. Combien de compositeurs plus sérieux que ceux-là
lui ont emprunté le type du premier mouvement de la
sonate où une belle phrase centrale fait contraste avec
l'agitation qui la précède et la suit, ou l'allure vive et spi-
rituelle du Scherzo! Si l'on retranchait tout ce qu'ils
doivent à Mendelssohn, que seraient, pour n'en pas
citer d'autres, le Danois Gade, l'Allemand Hillek, l'An-
glais Bennëtt? Par son goût, son élégance, sa clarté
et sa mesure, Mendelssohn suggère une conclusion para-
272 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
doxale : c'est un génie de qualité plus française qu'alle-
mande.
Robeiït Schlmaxx, plus jeune que lui d'une année, fut
son ami et son admirateur. Il le considérait généreusement
comme un être miraculeux, un génie pur et d'ordre
divin (voir, entre autres, la lettre écrite par Schumann le
23 août 1848). Ce ne sont pas néanmoins des esprits de
même famille.
CHAPITRE XIII
ROBERT SCHUMANN
Originalité de R. Schumann dans le groupe des romantiques. — Sa vie
et son caractère. — Un trait de caractère tudesque. — Clara Wieck. —
Schumann pianiste. — Ses œuvres pour piano; importance des Scènes
d'enfants. — Les oeuvres vocales. — Les symphonies et la musique de
chambre. — Les poèmes symphoniques. — En quoi consiste le romantisme
de Schumann. — Le lyrisme libre et l'art classique de la construction. —
Beauté et lacunes.
Schumann appartient plus nettement au groupe des
romantiques. Mais le romantisme, en musique comme
ailleurs, n'est autre que la liberté de penser, d'imaginer
et d'exprimer. Schumann a une personnalité reconnais-
sablé entre toutes; il est aussi distinct des compositeurs
de son groupe que des purs classiques eux-mêmes. Il
ne saurait être confondu avec Mendelssohn qui, malgré sa
technique supérieure, parait gris et froid à côté de lui. Il
est aux antipodes de l'art déclamatoire et gesticulateur de
Liszt; et. bien qu'il ait fait la guerre aux « Philistins » en
créant — dans son imagination plus que dans la réalité
— la milice des « Davidiens » juvénilement enthousiastes
et prêts à guerroyer contre la routine, c'est un tout autre
homme que Berlioz. Berlioz allait au combat contre les
classiques avec des cris d'Indien; Schumann, toujours
distingué, prétendait s'y rendre comme le Spartiate antique,
au son des flûtes régulatrices d'une allure héroïque. Il
n'avait pas le don du coloris instrumental, ce qui met une
distance entre lui et l'auteur du Freischutz. Il n'est pas sans
ressemblance avec Schubert, qu'il admirait fort et auquel
il doit quelque chose; « Schubert, écrivait-il à Fr. Wieck
(6 novembre 1829), est toujours mon unique Schubert à
moi » ; et il sut, en plus d'une œuvre, se montrer le digne
Combariku. — Musique, III. 18
274 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
héritier de Beethoven. Pour le caractère et l'attitude artis-
tique, c'est de Chopin qu'on pourrait le rapprocher sans
trop forcer les choses. Gomme Chopin, il cultiva un art
d'intimité, d'une grâce raffinée, voilé de mélancolie, d'un
lyrisme tout subjectif, répugnant aux prouesses étalées
dans les salles de concert. Schumann définissait ainsi à sa
fiancée son rêve de parfait bonheur : « Avoir un piano
sous mes doigts et te sentir près de moi. » Il est très supé-
rieur à Chopin par ses lieder, ses symphonies, ses qua-
tuors, son quintette, son Paradis et sa Péri, Manfred,
Faust, bien qu'on ait pu dire qu'il resta pianiste jusque
dans sa musique d'orchestre; mais la poésie pénétrante et
l'art un peu maniéré des Mazurkas, des Valses, des Noc-
turnes, se retrouvent dans le genre de chef-d'œuvre où il
excella.
Sa biographie (8 juin 1810-29 juillet 1856) offre une
succession d'idylles bourgeoises où tout est paisible et clair,
sauf, au dénouement, le mal mystérieux qui, après des
angoisses douloureuses, précipita une mort tragique. On
pourrait la diviser en deux périodes séparées par la date
de 1840 : à ce moment, Schumann a épousé Clara, et ne
se borne plus à écrire ce qu'il nomme des « bagatelles »
pour piano; il fait revivre l'art de Schubert et il aborde
la grande composition. Fils d'un libraire très cultivé de
Zwickau (Saxe), Schumann fut d'abord un fils très tendre,
appliqué, depuis la mort de son père (1826) à rassurer une
sollicitude maternelle toujours en éveil. Étudiant à
Leipzig (1828), puis à Heidelberg, il ne borna pas son
horizon à l'étude du droit et vécut avec une certaine
aisance, protégé contre les dissipations de la jeunesse par
des scrupules de religion et de morale dus à une édu-
cation dont l'esprit était assez austère; les « dettes » dont
il parle feraient sourire beaucoup d'étudiants d'aujour-
d'hui. De bonne heure, il est sensible, comme on disait
autrefois; mais les jeunes filles qu'il distingue lui appa-
raissaient comme des madones entourées d'une auréole; à
sa réserve instinctive s'ajoutaient d'obscurs pressentiments
de l'impossibilité du bonheur qui achevaient d'épurer tous
ses rêves. Il semble que, comme Siegfried, il ait eu peur
devant la Beauté. A vingt-quatre ans, il aime Ernestine de
ROBERT SGHUMANN 275
Fricken, fille d'un baron de Bohême; il en fait confidenceà
sa mère dans une lettre (2 juillet 1834) qui est comme un
murmure de tendresse ingénue et discrète. Quelque temps
après, à son amie Henriette Voigt, il écrit ces lignes qu'il
faut lire en se rappelant certains Lieder : « Ernestine m'a
envoyé une lettre radieuse : sur sa demande, sa mère a
parlé au père, et il me la donne! — Henriette, il me la
donne!... comprenez-vous ce que cela veut dire? — Et
malgré tout, une angoisse m ètreint comme si je redoutais
d'oser porter sur ce joyau précieux des mains impures et
fatales! Si vous me demandiez le nom de ma douleur, je ne
peux pas cous le dire : je crois que c'est la Douleur elle-
même. » C'est presque le langage de Berlioz au moment
où des lueurs d'espérance éclairent son amour pour une
autre Henriette; mais ici, l'angoisse ne vient pas d'une
exaspération des sens. A cette amie Henriette Voigt,
Schumann écrit (lettre du 2 novembre 1834) : « Je suis
poète, quand je pense à vous. » De toutes les femmes qu'il
a connues — comme de tous les sujets qu'il a traités —
il aurait pu parler ainsi. Il était doué d'une sensibilité
naturellement raffinée, exempte d'orgueil et de toute
égoïste préoccupation d'hédonisme, qui, instinctivement,
produisait des actes étranges. Il quittait une fête au
moment où elle arrivait à l'apogée de la joie, de peur de
gâter ses impressions. Il écrit à Henriette (1834) : « après
avoir lu votre lettre, je l'ai fermée doucement et ne l'ai
jamais relue, pas même aujourd'hui, pour que ma première
impression puisse se conserver pure dans les années à venir » ;
et encore : « ... la dédicace ne peut convenir qu'à une âme
en la majeur, par conséquent à une âme comme la vôtre,
c'est-à-dire à vous seule, ma chère amie ».
De sa franchise dans le récit des amours ébauchées avec Ernes-
tine. on jugera par les lignes suivantes qu'on s'étonne de trouver
dans sa correspondance : « Lorsque Ernestine fut ~partie (cette sépa-
ration est de l'hiver de 1834), je commençai à réfléchir et à me
demander comment cela pouvait bien finir. Quand j'appris sa pau-
vreté, moi qui travaillais tant pour gagner si peu, la crainte de
m'enchaîner m'effraya. Je ne voyais pas d'issue, pas d'aide possible.
De plus, j'appris les malheureuses complications que traversait la
famille d'Ernestine.... Ce que je lui reprochai le plus, fut de me les
276 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
avoir si longtemps cachées. Tout cela réuni me refroidit, je dois
l'avouer; ma carrière artistique me parut compromise; l'image de
celle en qui j'avais cru voir mon salut me poursuivait dans mes
rêves comme un spectre. Ernestine ne in1 apportant plus aucun con-
cours financier, je me voyais forcé de me livrer à un travail de
manœuvre pour gagner le pain quotidien. Je causai de cette situation
avec nia mère, et nous tombâmes d'accord pour reconnaître que cela
ne pourrait qu'ajouter force soucis à ceux qui nous accablaient déjà. »
Ces explications, quand on les examine de près, sont humainement
acceptables; on imagine très bien l'entretien de la mère cherchant
des raisons pour démontrer à son fils qu'en somme il ne doit rien
regretter. C'est, sans doute, à la tendresse maternelle que revient la
responsabilité de ce prosaïsme. L'étrange est que Robert Schumann
écrit tout cela à Clara Wieck, à sa fiancée, à celle qui sera bientôt
sa femme! (Lettre du 11 février 1838). La maladresse est vraiment un
peu tudesque. Ce n'est pas seulement dans ses grandes composi-
tions musicales que Schumann a laissé quelque chose à désirer
Plus ancien et plus durable lu! son amour pour Clara
Wieck, dont l'influence bienfaisante baigne toutes ses
œuvres. Quand il la connul. elle avait onze ans; à dix-huit
ans, elle était sa fiancée. La pensée musicale, avec son lan-
gage spécial qui exprime le sentiment sans le déflorer, a
fourni seule les formules exactes de cette passion infinimenl
délicate. Schumann dit an sujet de son amour pour Clara :
« Je ne puis parler de cela : mes sentiments sont trop
profonds pour être exprimés par des paroles. » C'est toujours
le poète musicien qui transpose ses impressions : « Je pense
à vous, ma chère Clara, non comme un frère, ni en simple
amitié, mais plutôt comme un pèlerin qui songerait à un
autel éloigné. » Jamais poète ne rencontra une femme qui.
au lieu d'être dans sa vie l'obstacle ou l'accessoire, fût
plus capable de comprendre, mieux douée pour collaborer
avec l'artiste, et aussi égale à son rêve; entre eux, par
la musique, s'établit de bonne heure cette mutuelle et
complète pénétration des âmes dont on ne trouverait guère
d'exemple dans la biographie des autres compositeurs :
« D'après votre mélodie, lui écrit-il. je vois encore plus
clairement que nous devons être époux. Chacune de vos
pensées vient de mon urne, tout comme je vous dois ma
musique. » Et quoique Schumann cède parfois à l'entraîne!
ment verbal, il semble bien que cela soit vrai. Mais voici
un trait original de cette nature sentimentale et doucement
ROBERT SCHUMANN 277
pensive qui, dans l'action comme clans le rêve, est si sin-
gulière. Pour triompher des obstacles opposés à son
mariage, avec une jeune fille dont le nom devait être
presque aussi illustre que le sien, Schumann employa les
moyens les moins romantiques. Il aime et il est aimé (des
bagues ont été échangées) par une jeune fille très artiste;
il conçoit déjà une existence « toute fleurie d'art et de
poésie », où il sera le compositeur, et où Clara, admirable
pianiste, sera l'interprète. Il sait que Clara est « marty-
risée » par un père égoïste qui « paralyse l'élan de deux
amants entraînés vers un noble but » ; sa fiancée lui écrit
résolument : rien au monde ne nous fera reculer (lettre
du 15 août 1837); elle n'est nullement destinée à vivre à
Leipzig, car elle a déjà commencé des tournées de con-
cert— Et pour l'arracher à ce professeur de piano qui,
après avoir refusé son consentement, puis autorisé un
échange de lettres (1837), ne veut pas accorder la « béné-
diction » que lui demande un fiancé modèle, Robert, armé
du « oui » énergique de Clara mais répugnant aux solu-
tions radicales, s'adresse... aux tribunaux. — Ici encore,
il a peur : « Quand je pense à toi. écrit-il à Clara, je me
sens faible et ému; je ne sais comment je puis mériter tant
d'amour! » (15 janvier 1839.)
Schumann n'est pas un voluptueux; et ceci est capital
pour l'intelligence de sa musique. Il avait le sens et le
goût de la vie morale, celui de l'action tout intérieure et
honnête. Un sentimentalisme diffus, un caractère grave,
hésitant et doux, un rêve un peu tremblé comme un
paysage à la Corot, tels sont les aspects ordinaires de son
habitus psychique. L'heure du crépuscule est celle qu'il
préfère à toutes les autres; et si les œuvres musicales ont
une heure, comme les tableaux, c'est bien celle qu'il a très
souvent choisie. Au contraire, un génie comme celui de
Liszt aime la pleine lumière; il semble toujours prêt à
s'élancer, comme la triomphale Aurore,
dans les sentiers de pourpre aux pas du Jour ouverts.
C'est d'abord la littérature qui le tenta; enfant, il voulait
être poète et ébaucha une pièce de théâtre. Il aimait à se
278 "LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
repaître de la lecture de Jean-Paul et d'Hoffmann, dont il
subit plus d'une fois l'influence comme compositeur. Ses
lettres, de style volontiers précieux, révèlent une nature
poétique indécise, peu maîtresse des formes verbales,
aimant a ramener les impressions du dehors à un état con-
templatit de la pensée. Au milieu de ses amis que « l'heure
de la bière » réunissait à la brasserie, il était d'ordinaire
silencieux, comme Beethoven. C'est lui qui écrit à une
amie a qui il vient de faire une visite : « Nous n'avons pas
dit un mot; et cependant nous ne nous sommes jamais
mieux compris ». Sa fondation de l'imaginaire société des
Davidsbïindler ressemble à une création d'enfants jouant
aux soldats ou aux brigands. On est étonné du caractère
peu combatif de la gazette (Neue Zeitschrift fur Musik)
qu'il fit paraître en 1834 avec des velléités d'action mili-
tante, pour défendre des idées nouvelles et protester contre
la critique mielleuse (Honigpinselei). On se représente
Schumann tenant dans sa main une rose sans tache ou un
lys, non une arme ou une plume de combat.
Comme musicien, Schumann fut successivement pianiste,
compositeur de musique pour piano et de Lieders, sym-
phoniste (nous rangeons la musique de chambre sous
cette rubrique), enfin auteur de grandes cantates. Dès l'âge
de sept ans, il commença l'étude du piano, qu'il pour-
suivit très sérieusement dans la maison de ce renommé
praticien, Fr. Wieck, où il devait trouver sa destinée. Sa
première ambition était de devenir un virtuose comme
Moschelès.
« Te souviens-tu, écrit-il à sa mère, qu'à Karlsbad, assis au con-
cert l'un à côté de l'autre, tu m'as murmuré joyeusement : Mos-
chelès est derrière nous? Comme tous sécartaient avec respect de
son chemin! Comme il passait modestement devant eux! Je veux le
prendre pour modèle en tout. Crois-moi, bonne mère : par la patience
et la persévérance, je pense faire beaucoup!... La confiance en moi
devant le public me fait parfois défaut, quoique, à côté de cela, je
puisse ressentir une fierté intérieure. Que Dieu m'accorde seulement
de rester vigoureux, modeste, sérieux et sobre! » (Lettre du
15 déc. 1830.) Il avait un tel désir de devenir un grand virtuose, que
pour travailler et s'habituer à vaincre toutes les difficultés techni-
ques, il imagina de se priver du troisième doigt de la main droite
par une ligature qui l'immobilisait. Le résultat faillit être une infir-
ROBERT SCHUMANN 279
mité incurable : « Ma maison entière, écrit-il, est devenue une bou-
tique de pharmacien. ... Je dois plonger ma main tout le jour dans
un bain d'eau-de-vie, et, la nuit, la porter en écharpe dans un ban-
deau rempli d'herbes. » (9 août 1832.) Il faillit être le martyr de
Y « agilité des doigts » et dut bientôt renoncer au piano.
Le compositeur se révéla assez tard, ses premières
études n'ayant guèi»e eu pour objet qu'une virtuosité
d'exécutant. C'est à l'âge de vingt-deux ans qu'il écrivait
à Kuntzch : « Depuis quelques mois, j'ai suivi, jusqu'au
canon, le cours théorique tait par Dorn, que j'avais déjà
étudié par moi-même dans Marpurg, théoricien très appré-
cié. Le Clavecin bien tempéré de Sébastien Bach est, en
outre, ma grammaire, c'est d'ailleurs la meilleure : j'ai
étudié à fond la fugue dans toutes ses parties Il me faut
maintenant étudier la lecture des partitions d'orchestre et
ï instrumentation. Possédez-vous peut-être des partitions
italiennes d'ancienne musique sacrée? » (Lettre du 27 juil-
let 1832.) Cette méthode d'autodidacte est sans doute
excellente; mais ni le Clavecin bien tempéré, ni les œuvres
du xvie siècle, ne pouvaient apprendre au jeune musi-
cien l'art de construire le premier mouvement d'une
symphonie ou celui de traiter l'orchestre.
Il y a dans l'œuvre de Schumann un groupe de compo-
sitions pour piano plus importantes par la nature du sujet
et par la qualité de l'expression que par l'étendue, mais
d'une originalité rare qui en fait des chefs-d'œuvre de
miniature, et par lesquelles nous commencerons une carac-
téristique du compositeur : ce sont les Scènes d'enfants
(op. 15). écrites en 1838, auxquelles on peut joindre les
trois sonates de 1853 (op. 118). Les Kinderscenen com-
prennent 13 numéros. Nous les mettons volontiers, avec
les Lieder, à une exceptionnelle place d'honneur, en tète
des œuvres dont nous avons a parler, parce qu'on y peut
saisir un des traits les plus personnels de l'esprit du musi-
cien. De la musique de l'ancien régime, les enfants sont
absents; cette musique est un art de société : or, les enfants
n'étaient pas admis dans les sociétés mondaines. Les musi-
ciens du xixe siècle ont écrit sur les enfants, mais surtout
pour peindre leurs jeux, noter le rythme de leurs ébats et
s'amuser de leurs amusements : tel Bizet, en ses pittores-
280
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
ques et charmantes pièces pour piano. Sur un tel sujet,
Bizet fait de l'esprit, du badinage d'artiste appliqué à de
jolis tableautins de genre. Tout autre est Schumann. Ce qu'il
aime à observer chez les enfants, ce qui l'attendrit et l'ins-
pire, c'est une des qualités qui caractérisaient son âme de
poète : Y ingénuité; par là, il faut entendre cette pureté de
cœur et cet état d'innocence que nous avons admirés dans
Schubert. Beethoven, le grand précurseur de tout l'art du
xixe siècle, ne doit pas être ici oublié; les Kindersccnen
font penserai! début de la sonate dédiée h la comtesse de
Brunswick (op. 78), h la sonate dédiée à la baronne de
Ertmann (op. 101), ou encore à la sonate (op. 109) dédiée
à Maximilienne Brentano. L'enfant est plus voisin que
l'homme de la nature; et la fonction du poète est de
retrouver la nature sous la convention : aussi Schumann,
comme Beethoven, parle-t-il des enfants avec une émotion
qui va jusqu'il une sorte de recueillement religieux, parce
qu'elle ne fait qu'un avec le sentiment de la poésie elle-
même :
feé
etc
S
-d±tïà+zi
r=r
xr
Ce langage n'est pas celui d'un compositeur dont l'ima-
gination seule est occupée; c'est celui d'une tendresse
et d'une admiration qui, sur la pente du Gemùth, vont
jusqu'à l'extase. Qu'on se rappelle ici ce que Schumann
écrivait à sa mère (31 août 1820) : « L'œil du poète est le
plus riche et le plus beau; je ne vois pas les objets tels
(juils sont, mais tels que je les conçois. » L'émotion est
notée avec cette délicatesse de touche, cet élan retenu qui
sont propres au lyrisme de Schumann.
Le poète rêve, comme Faust devant le spectacle de la
jeunesse et de la beauté :
r\
*h*''-
jeu
%
^y
ROBERT SCHUMANN 281
Le long mélisme qui suit, en forme libre et très fine-
ment nuancée de récitatif (cas assez fréquent chez
Beethoven), prolonge l'expression du même état d'âme, non
sans une pointe de pathétique effleurant un vague et indé-
finissable sentiment de mélancolie passionnée; la phrase du
début est reprise : sa conclusion s'élargit comme le geste
d'une bénédiction qui tomberait, pleine de paix — En tout,
cinq lignes! mais la source profonde de la poésie a été
ouverte. Les autres pièces du groupe ont le même genre d'in-
térêt. Parmi les sujets choisis, aucun ne s'adresse à l'ima-
gination visuelle ; l'âme est partout. Schumann n'a rien écrit
de supérieur aux numéros 4 (Bittendes Kind). 5 {Glùckes-
qenug). 7 {Tràumerei), 12 (Kind in Einschlummern) —
Exprimer en musique, sans jamais recourir à l'emploi de
formules descriptives, et par le sentiment, seul, l'ingénuité
de l'enfant qui écoute une « curieuse histoire », qui fait sa
prière, qui s'endort ou qui rêve, était une entreprise
singulièrement neuve et hardie. Schumann écrivait à
Doux (5 sept. 1839) : « Je n'ai jamais rien vu de plus
maladroit et de plus borné que l'appréciation écrite par
Rellstab sur mes Scènes d'enfants. Il suppose vraiment
que je mets devant moi un enfant qui braille, et que je
cherche à imiter ses cris. Je ne nie pas, cependant, que
quelques tètes d'enfants passent devant mes yeux tandis
que je compose; mais les titres n'ont été choisis qu'ensuite:
ils ne sont réellement qu'une indication pour l'intelligence
et l'exécution des morceaux. » Pour voir le modèle exté-
rieur, il lui avait donc suffi de regarder en lui-même. Ces
pièces sont très brèves; il est douteux qu'elles eussent
gagné à prendre plus d'ampleur. Le cadre est étroit, mais
la pensée a un large horizon, propre à la musique. Un tel
résultat est obtenu par la qualité générale des mélodies,
et, h l'occasion, d'une façon plus précise, par des cadences
incomplètes qui, sans être un procédé, reculent la limite
de l'expression. Ainsi, dans ce numéro 12 : après un ré
dièze. on attendrait une conclusion sur le ton de mi
naturel mineur, relatif du ton fondamental (sol majeur);
mais brusquement, le mi entendu est rattaché à la basse
dont il est la quinte, et la phrase s'arrête sur un temps
faible :
9.8"
LES SUCCESSEORS DE BERLIOZ
ZJL
Dans la « Prière d'enfant », la clausule, plus hardie
encore, se fait sur un intervalle dissonant de 7e :
r— r— -i ^
Moins expressives sont les trois sonates, opus 118; elles appar-
tiennent pourtant au même groupe. La première se compose d'un
Allegro de sensibilité discrète, sans développement, d'un Thème avec
variations, d'une Berceuse de poupée en guise d'andante, et d'un
Rondoletto qui est une réminiscence du premier mouvement. Les
autres sont des compositions tout aussi libres. L'Allégro du n° 2 a
seul la forme classique; il est d'ailleurs assez sec. Il n'y a, dans l'en-
semble, aucune concentration de sentiment; c'est de la musique
aimable et facile, dans la manière jeune de Haydn-Mozart. Plus ori-
ginale est la Berceuse pour un enfant malade (ténor et soprano).
L'ingénuité reparaît dans plusieurs compositions de
Schumann qui sont à la fois les plus belles et les plus
brèves. Elles abondent dans l'Album pour la jeunesse
(op. 68), formé de 40 pièces et écrit en 1848. La plus
exquise et la plus typique, à notre avis, est Einsame Blumen
(Fleurs solitaires), n° 3 des Waldscenen. opus écrit en
1848-9. Gomme les clavecinistes d'autrefois, Schumann
traite les sujets les plus imprévus; mais il en exprime
l'âme au lieu de chercher à en décrire la façade. C'est
toujours le poète qui parle. Cette ingénuité, que nous
signalons d'abord comme une tendance au naturalisme
caractérisant le vrai poète musicien, s'allie à des habitudes
de pensée extrêmement fines, où la profondeur et l'origi-
ROBERT SCHUMANN
283
nalité ne sont pas des résultats toujours obtenus sponta-
nément; elle n'est même que la forme d'un art très réfléchi
qui laisse apparaître, ça et là, un peu de recherche. Dans
les Danses des Davidn ns {David sbundlertànze, opus6, 1837).
recueil contenant quelques-unes des meilleures pages du
maître, le n° 11 désigné par ce simple mot : Einfach (sim-
plement), a une délicatesse et une pureté d'expression
virginales. Le n° 18 est d'une grâce, d'une légèreté inimi-
tables; mais il débute avec assez de malice par un renver-
sement de l'accord de septième (ré fa sol si), sur la tonique
ut. La première mesure du n° 9 surprend encore plus :
Dans les Kreisleriana (op. 16, 1838), la jeunesse, l'amour,
la vie, ont une impétuosité magnifique, et la fantaisie
prend une plus grande allure. Le n° 7 est inspiré en Rondo
de la Sonate pathétique de Beethoven. Schumann écrit à
sa fiancée : « Comme je suis plein de musique maintenant
et de ravissantes mélodies, figure-toi que depuis ma der-
nière lettre j'ai composé un volume de choses nouvelles.
Toi, et une de tes idées, en formez le principal sujet. Je
l'appellerai Kreisleriana (du nom du maître de chapelle
Kreisler, personnage d'un conte d'Holïïnann).... Tu sou-
riras si doucement lorsque tu te reconnaîtras en elle!
Même à moi, ma musique me paraît étonnamment compli-
quée, en dépit de sa simplicité. Son éloquence vient droit
du cœur, et tout le monde est alTecté'lorsque je joue comme
j'aime à le faire. » Il en est même des Novelletten, op. 21
(1838), qui, malgré la rubrique, appartiennent au genre
grave, par la profondeur et l'élan du sentiment, l'ardeur
suppliante, les rêves et parfois la tristesse enfiévrée de
l'amour.
284 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
L'écueil fatal à un tel art pouvait être la mièvrerie.
Schumann parait l'avoir compris ; de là un assez grand
nombre de fugues, de fu guettes et de canons, des œuvres
d'un romantisme viril, quelques-unes de proportions
grandioses; car s'il est vrai que Schumann excelle dans la
miniature, nul n'a écrit pour le piano des fantaisies -et des
sonates de plus grande étendue.
Aux pages d'une grâce un peu frêle comme les Scènes
d'enfants, s'opposent des pièces difficiles à classer et de
titres fort divers, où Schumann ne traitant aucun sujet
déterminé s'abandonne à un lyrisme purement musical.
Sa pensée de poète, à la l'ois fougueuse et concentrée, y
garde une distinction unique. Là, avec des rythmes tour à
tour légers, pathétiques, éperdus, et où la persistance
habituelle des formules donne une parfaite unité à
l'ensemble, vit et bouillonne un romantisme maître de soi.
un sentiment profond et pur. une fantaisie grave, fré-
missante, inspirée, toute à la joie de la création artis-
tique. On dirait un grondement des forces naturelles
en évolution de sentiment ou de pensée pure. Au lieu de
s'étaler en une phraséologie pourvue nettement de tous
ses contours, la mélodie est fragmentaire, bornée à deux
ou trois notes qui sont comme un geste soudain exprimant
tout un état psychique ; plus exactement, la mélodie est
infuse dans le dessin rythmique et ne fait qu'un avec lui,
ce qui donne à la composition, quand le mouvement est
rapide, une sorte de vie mystérieuse et puissante. Dans
ce second groupe de chefs-d'œuvre nous citerons comme
caractéristiques la première des trois Romances, opus 28
(écrite en 1839), l'Arabesque en ut (op. 18, 1830); dans les
Albumblatter le n° 2 (1838); dans les DaPîdshùndlertânze
(1837), la pièce n° 10 en forme de ballade; la première
des Novelletten (op. n° 1, 1838); l'admirable Dans la nuit de
l'opus 12(1837); le n° 1 des Kreislcriana (1838). le n° 1 des
Fantasiebilder (op. 26, 1830). la Romance n° 3 des Clâ-
viertuske, opus 32. l'Allégro du Concerto, opus 54 (1841).
Un certain nombre de compositions ont une grande
étendue; leur valeur est très inégale. Plusieurs d'entre elles
ne sont, dans le genre de la„« Suite ». que des juxtapo-
sitions de pièces de genre, où règne d'ailleurs, avec une
ROBERT SCHUMANN 285
m
usicalité très pénétrante, une fantaisie sentimentale
pleine de contrastes expressifs. Les Papillons (op. 2, 1829
et 1831) sont écrits d'une main légère qui, au' lieu de
s'amuser à reproduire, par des caprices de rythme, le
pittoresque d'un tel sujet, reste conduite par le sentiment
et la pensée. Schumann souligne lui-même cette transfor-
mation de la musique purement imitative en langage de
L'âme : « En écrivant les Papillons, j'ai senti que
j'acquérais de l'indépendance!... Toutes les fois que j'ai lu
les Flegeljahre (de Jean-Paul), je me suis mis presque
inconsciemment au piano; et ainsi, l'un après l'autre, les
Papillons virent le jour. » Et encore : « Le temps est si
délicieusement embaumé aujourd'hui, que la seule chose
que je puisse souhaiter est un char fait de roses, traîné
par une armée de papillons harnachés de lils d'or et
d'argent, qui voleraient vers ma maison ! Alors, je leur
dirais : Apportez mes Papillons à Thérèse, à Rosalie, et à
Emilie, et voletez autour d'elles aussi gaiement que vous
voudrez. Dites à ma chère vieille mère mes rêves et mu-
sardises, et expliquez-lui mon silence, qui n'est qu'une
nouvelle éloquence. Dites-lui aussi que je lui enverrai une
longue et jolie lettre, par un pigeon voyageur — Dites à
mes frères que je pense tendrement à eux et espère que
leurs vies seront aussi faciles que votre vol — Dites-leur
que vous m'avez trouvé dans de paisibles prairies et dans
de tranquilles vallées, et que vous m'accompagnerez
bientôt chez moi, à Pâques ou Pentecôte fleuries. Ensuite,
dites-leur de lire la dernière scène des Flegeljahre de Jean-
Paul, car les Papillons sont censés être la représentation
de cette mascarade, et demandez-leur s'ils y rencontrent
quoi que ce soit qui reflète l'amour angélique de Mina, la
poétique nature de Walt, ou l'esprit étincelant de Vult —
Volez, volez, messagers ailés, et revenez bientôt en
m'apportant un mot d'amour de ma mère, de mes frères et
de mes sœurs! » Avec sa sentimentalité jeune, sincère, sa
préciosité, cette lettre est une image assez exacte d'un autre
état d'esprit du musicien : c'est spirituel, sensible et joli,
dans le goût du xvme siècle. Les Intermezzi (écrits un peu
tard, op. f\) sont tout à la fois un modèle de construction
technique et de libre poésie : Schumann y montre son
286
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
respect des formes classiques et s'inspire en particulier de
Bach. Entre les deux ouvrages se place la Toccata (op. 7,
1830), triomphe de la broderie et de l'appoggiature, d'un
charme mélodique exquis, œuvre de fantaisie et de senti-
ment, amoindrie ça et là par quelques faiblesses (comme
la marche en octaves, à la main droite, 5e page). Le Carna-
val, op. 9 (1834-5), montre qu'une chose, non dédaignée
à l'occasion par les romantiques, était impossible à
l'auteur des Novelletten et interdite à sa nature : se montrer
résolument vulgaire et entrer dans l'esprit du gros peuple
pour peindre certaines scènes de la vie réelle. Le titre
semble justifié moins par la qualité des vingt pièces
« mignonnes » de cette série, que par leur diversité; des
scènes comme Papillons, Chiarina (la fiancée du poète),
Chopin, Paganini, Aveu, Promenade, Marche contre les
Philistins, répondent mal à l'idée populaire d'un carnaval.
De l'esprit, de la coquetterie, de la couleur (obtenue à
l'aide des rythmes!), mais une immuable distinction, une
impuissance visible à atteindre jusqu'au comique, donnent
à cette suite une originalité singulière parmi les œuvres
des romantiques. Schumann écrivait à Moschelès : « Mon
Carnaval manque de mérite artistique Les différents
états d'âme qu'il décrit en font seuls l'intérêt. » Le
Carnaval viennois (op. 26, 1839) éveille par son titre
{Faschungsschwank) des idées bouffonnes : nous sommes
chez les Allemands du sud, et l'élément italien abonde
à Vienne; l'œuvre a pourtant, plus encore que la précé-
dente, un caractère de haute et sérieuse poésie. Dans la
pièce de début règne ce lyrisme tout intérieur qui
semble fermer les yeux au monde bariolé du dehors;
dans la partie qui forme une sorte de trio ou de pre-
mier épisode, apparaissent ces syncopes dont Schumann
aime l'expression fine et caressante. Plus loin, une idée
mélodique dont le rythme contrarié est plein de grâce,
ROBERT SCHUMANN 287
rappelle une des plus charmantes pages de Beethoven
(trio du Menuet de la Sonate, op. 31, n° 3). La citation
d'un fragment de la Marseillaise inséré dans le n° 1 du
Carnaval de Vienne est étrange et ne pourrait s'expliquer
que par des raisons subtiles que le contexte musical
ne suggère pas clairement. La Fantaisie, op. 17 (1836),
rappelle par plusieurs qualités du style la manière de
Chopin et de Liszt. Dans une lettre à Clara Wieck
(Leipzig, 1838), Schumann dit que « la première partie
n'est qu'un long cri d'amour vers la bien-aimée » ; malgré
son éclat, elle n'est pas supérieure aux petites pièces
dont se composent les Fantaisies, op. 12 (1837) et op. 111
(1851).
Parmi ces œuvres pour piano. YHumoresque (op. 20,
de 1839) est particulièrement estimée; elle a beaucoup
d'ampleur — 31 pages — mais sans arriver à la grandeur.
Schumann l'a ainsi caractérisée, dans une lettre à sa fiancée
Clara : « Toute la semaine, j'ai été assis au piano : j'ai
composé, écrit, ri, pleuré tout à la fois. Tu trouveras l'em-
preinte de tout cela dans ma grande Humoresque. » Une
certaine incohérence, visible surtout dans le finale, ne
permet guère, comme l'ont fait certains critiques, de mettre
cette œuvre au premier rang.
On peut groupera part les œuvres où Schumann cherche
une sorte de compromis entre son lyrisme très personnel
et l'art classique de la construction. Il avait pour
J.-S. Bach, comme pour Beethoven, un véritable culte.
Qu'il ait beaucoup étudié les fugues pour clavecin et pour
orgue du grand maître dont il retrouvait le souvenir autour
de lui, à Leipzig, on s'en aperçoit même en lisant ses
pièces les plus brèves et les plus légères. « Bach, disait-il,
est mon pain quotidien. » Il écrivait à Keferstein : « je
m'incline tous les jours devant ce sublime esprit, aspirant
à me purifier et à me fortifier en lui » (lettre du 31 jan-
vier 1840). Les deux petits recueils de Fugues (op. 72,
1845) et de Fuguettes (op. 126, 1853) sont un brillant
témoignage de cette sorte de dévotion. Les fugues 1 et 4,
les fuguettes 1, 4 et 6, nous paraissent particulièrement
inspirées de Bach et dignes de lui. Les très belles Études
symphoniques, op. 13 (1834), font reparaître l'art tout
288 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
beethovenicn de la Variation; le finale pourrait figurer
dans la suite des Papillons on celle du Carnaval : elles
sont autrement intéressantes que les Etudes d'après les
caprices de Paganini, op. 3 (1832), au bas desquelles on
s'étonne parfois de trouver la signature de Seluinumn.
et les Etudes de concert, op. 10, dont la musicalité est
faible.
De Dusseldorf (10 mai 1852), Schumann écrivait au
critique viennois Debrois van Bruyck (auteur d'une analyse
du Clavecin bien tempéré parue en 18137) : « Je sais que
vous placez trop haut mes œuvres les plus anciennes,
comme par exemple les Sonates, dont les défauts sont trop
clairs pour moi. Mes dernières œuvres, telles que les
Symphonies et les Compositions chorales sont beaucoup
plus dignes d'un examen bienveillant. » Un témoignage
analogue se trouve dans une lettre du 5 mai 1843 au chef
d'orchestre et musicographe Koszmaly.
La Sonate en fa dièze mineur, op. 11 (1833). débute par
une introduction lente où un chant énergique, presque
banal, s'appuie sur un accompagnement monotone, en trio-
lets rappelant la manière de Mendelssohn. \J Allegro vivace
qui suit n'a que l'apparence extérieure de la construction
propre à la sonate. Il débute par deux thèmes, dont le pre-
mier donne l'impression d'une fin plus que celle d'un com-
mencement. Ni l'un ni l'autre ne sont développés, mais
répétés, comme en un Rondo, avec des modulations dont
n'apparaît guère le plan logique. L'Andante est remplacé
par un Aria dont le thème se trouve déjà dans l'introduc-
tion, ce qui semble annoncer une sonate de forme cyclique.
Le Scherzo a, pour ainsi dire, deux trios, dont le second
est intitulé « Intermezzo ». Le finale est une sorte de fan-
taisie très variée de rythme et de modulations. L'ensemble
est sans doute « romantique », mais par la liberté de la
forme plus que par la profondeur du sentiment. — La
Grande sonate, op. 14 (publiée d'abord avec le titre Concert
sans orchestre), est plus passionnée et contient quelques
pages où l'on retrouve la poésie délicate de Schumann;
mais elle n'échappe pas à une critique du même genre :
bien qu'elle tende vaguement (jusqu'au finale exclusivement)
à la forme cyclique, elle a une allure assez incohérente,
ROBERT SCHUMANN 289
et procède par juxtapositions ; elle est formée d'un Allegro,
d'un Scherzo avec trois « quasi variations », et d'un finale
en Prestissimo possibile : en tout 46 pages de musique, ne
valant pas une de celles que nous avons citées plus haut. —
La sonate en sol mineur, op. 22, 1838, est supérieure par
la construction, la clarté, et l'expression. Le Rondo fait
penser à l'allégretto de la Sonate de Beethoven, op. 54 : il
y règne une passion fiévreuse et contenue, comme voilé
par la tristesse d'un amant malheureux.
Le chef-d'œuvre de Schumann dans la grande compo-
sition pour piano est le Concerto en la mineur avec
accompagnement d'orchestre, opus 54. Le premier mou-
vement est un Allegro (datant de 1841) en forme de Fan-
taisie, où règne une fougue d'inspiration toute romantique,
une passion ardente, obstinée, entretenue par le sentiment
d'une poésie pure, sans objet déterminé, mais volontaire et
profonde, comme celle de Beethoven en ses plus belles
pages; ce bel agitato s'apaise parfois en une éclaircie de
tendresse (phrase exposée en mineur dès le début, plus
loin en majeur) faisant le plus heureux contraste. La
« Cadenza » d'allure héroïque ne rompt nullement l'intérêt
de cette fantaisie grandiose, où tout vient de l'âme, sans
hors-d'œuvre de virtuosité. L'intermezzo [Andante grazioso,
écrit, comme ce qui le suit, en 1845) est un dialogue,
coupé de répliques menues, entre le soliste et le tutti : il
nous ramène à cet art de la miniature, du badinage ailé,
sentimental et poétique, de la grâce exquise dans les
petites choses, qui nous ont fait mettre au premier rang
les Scènes d'enfants. C'est une charmante « feuille d'album »
glissée dans une épopée. Le finale, Allegro vivace, a un
thème fondamental tiré de l'Allégro d'introduction et
atteste une fois de plus la tendance de Schumann vers
la forme cyclique : c'est un morceau brillant, de
grande étendue (21 pages!) qui semble avoir été conçu
d'abord pour le piano plutôt que pour le « concert » de
l'orchestre.
Il est plus facile de sentir le romantisme de ces compositions pour
piano, que de le définir.
Comme pouvant fournir la matière d'une comparaison entre Schu-
Combaiueu. — Musique, III. 19
290
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
manu et Chopin dans les genres très différents de la pièce un peu
mignardc, de l'impromptu et de la grande composition pour piano,
nous citerons : Mignon [Album pour la Jeunesse), Pause (n° 19 du
Carnaval), le n" 3 des Novelletten (épisode du milieu, en si naturel
majeur, de V Intermezzo), la Fantaisie, op. 17, la grande Sonate,
op. 14, dédiée à Moschelès (1835).
Dans toutes ces œuvres pour piano Schumann est roman-
tique par la liberté dans le choix et dans le traitement des
sujets (surtout les petits sujets), par l'intensité du lyrisme,
par la qualité de la pensée mélodique, l'allure sentimentale
et inquiète de son style. Il aime à insérer l'idée mélodique
dans un rythme en conflit avec elle, et qui estompe les
contours :
11 aime un autre conflit, celui du rythme et de la
mesure :
H^jTJTOlJT7¥T3LiIrP
etc.
L'emploi fréquent des syncopes et des modulations, les
cadences suspensives, les subtiles dissonances qui ont une
rare vertu d'expression psychologique ou qui, dans une
peinture sonore, feraient presque dire que sa musique de
piano est plus colorée que sa musique d'orchestre, tout cela
peut être signalé comme propre à sa manière. Cette
musique est très indépendante et très personnelle, mais
sans la moindre recherche agressive. La pensée musicale
de Schumann répugne évidemment à toutes les formules
convenues. Tantôt elle est exposée avec une simplicité
voulue, et pourrait dire avec Chéuier : je suis la fleur des
champs et le h/s des vallées; tantôt elle n'est qu'indiquée,
elle s'enveloppe de mystère et semble se fuir elle-même;
tantôt enfin elle se revêt d'un langage très soigné dont la
qualité est la grâce et la tendance à l'indétermination
poétique :
ROBERT SCHUMANN
201
Cette fin de période si finement ouvragée (Andantino de
la Sonale en sol mineur, écrite à vingt-trois ans), a la valeur
d'une signature ; elle montre assez bien le tour d'esprit de
Schumann et son besoin de je ne sais quoi de nouveau,
d'élargi dans le domaine du sentiment, et de personnel.
Après la clausule classique, — accord de 7e de dominante,
puis accord de tonique — , il veut prolonger l'expression; il
estompe : la main droite dessine une élégante arabesque qui
aboutit, comme le chromatisme de la main gauche, à un
nouvel accord de dominante (sol, si, ré, fa, retardé par
une appoggiature) : on attend la conclusion sur le ton d'ut,
mais la pensée tourne court sur le fa naturel qui, de note
de passage, devient note fondamentale et produit, après
1 accord de quarte et sixte, une cadence plagale. Les notes
mélodiques et suspensives grelïees sur l'arpège de fa
majeur, le retard du mouvement, le piano de l'épanouisse-
ment final, achèvent de créer, à la limite même de la
période, cette atmosphère de rêve où se complaît le
poète et pour laquelle la critique verbale n'a pas de mots
appropriés. Enfin, une tendance de Schumann à sortir de
la tradition classique est caractérisée par les indications
qu'il met en tète de ses petites pièces et qui exigent de
l'exécutant l'expression d'un état psychologique souvent
fixé par une fugitive nuance du sentiment.
Il n'est pas sans inlérèt de rappeler que le théoricien Lobe, dans
son Traité pratique de composition musicale (traduit par Sandre,
Bruxelles, 1889), dit cpue les Scènes d'enfants de Schumann sont « un
modèle de forme pour les morceaux de genre, tant au point de vue
de la structure que relativement à la richesse de l'invention musi-
cale >k Aux groupes des ouvrages mentionnés plus haut, il faut
292 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
ajouter les pièces à 4 mains (op. 66, 85, 130, 169), YAndante et Var.
pour 2 pianos (op. 46) et les compositions pour orgue ou pour péda-
lier: les 6 fugues sur le nom de Bach (op. 60) et les Esquisses
(op. 58-).
Les jugements de Schumann sur les pianistes contemporains sont
intéressants. Il parle ainsi de Chopin : « J'ai, de Chopin, une nouvelle
Ballade en sol mineur. Elle me parut géniale et je lui dis que c'était
celle de ses œuvres qui me plaisait le plus. Après un long silence,
il me dit avec vivacité : « Cela me fait grand plaisir, parce que c'est
« aussi celle que je préfère ». Il me joua ensuite une série d'Études,
de Mazurkas, de Nocturnes, tout cela incomparablement beau. On
est ému, rien que de le voir assis au piano — Clara, toutefois, lui est
supérieure comme valeur d'exécution; elle donne aux œuvres du
Maître plus d'expression que lui-même ; elle les joue avec une per-
fection et une maestria qui semblent s'ignorer. » (Lettre à Dorn, chef
d'orchestre à Riga, Leipzig, 14 sept. 1836.) — « Tu dois savoir par
Edouard que j'ai souvent fréquenté Kalkbrenner, le plus fin, le plus
séduisant (bien que vaniteux) des Français. Maintenant que je con-
nais personnellement les virtuoses les plus importants (Huinmel
excepté), je me rends compte de tout ce que j'avais déjà acquis;
c'était un bagage vraiment considérable. Alors que nous croyons
entendre proclamer des idées nouvelles par des hommes célèbres,
nous y retrouvons simplement de vieilles erreurs qui nous furent
chères et qui nous reviennent sous une brillante étiquette. Le nom
est, pour beaucoup, une cause de succès. » [Lettre à sa mère,
Leipzig, 28 juin 1833.) — « Comme j'aurais souhaité t'avoir avec Liszt,
ce matin! Il est réellement extraordinaire! Il m'a joué des Novel-
letten, un fragment des Fantaisies, la Sonate, et il m'a bouleversé!
// fait beaucoup de choses différentes de ma propre pensée, mais
toujours géniales. » (A Clara, Leipzig, 20 mars 1840.) « Comme je
te l'ai dit, Liszt me paraît chaque jour plus puissant. Aujourd'hui, il
a joué chez R. Iiartel, de façon à nous faire frissonner et jubiler,
des Études de Chopin, un morceau sur Rossini, et beaucoup d'autres
choses encore. » (A la même, 20 mars.) Nous avons dit plus haut son
opinion sur Moschelès, à la musique duquel il dut ses premiers
succès de pianiste, en jouant, à Heidelberg, la Marche d'Alexandre;
Hummel était aussi son modèle (celui-ci plus vénérable encore par
son âge). — Il écrit, dans une lettre au pianiste Simonin de Sire
(Belgique), le 8 février 1838 : « ... Je ne vois pas figurer, parmi les
auteurs de votre bibliothèque, Franz Schubert, Mendelssohn, Ben-
nett, Adolphe Henselt et Clara Wieck. Dans celles des trois pre-
miers, il y a certainement plus pour les musiciens que pour les pia-
nistes; dans celles des deux derniers, vous trouverez l'art du pia-
niste poussé jusqu'à ses plus minutieux détails, comme chez Chopin
et Liszt. » William St. Bennett (1816-1875), auteur de 4 concertos
pour piano, de sonates, de caprices, de rondos et d'ouvrages divers,
est un agréable compositeur en qui ses compatriotes ont vu le créa-
teur « d'une École anglaise ». Le bavarois Ad. Henselt (1814-1889)
est un de ces pianistes qui font songer à Liszt par l'importance atla-
ROBERT SCHUMANN 293
chée à l'étendue de la main: le legato était un de ses principes
favoris. De retentissants succès obtenus à Pétrograd (1838) le
fixèrent dans cette ville. — « Stkphex Heller est le plus intelligent
compositeur de piano parmi ceux qui sont en vie; il me semble le
connaître comme moi-même. S'il pouvait seulement s'éloigner une
fois de Paris où il s'émiette ! » (Lettre du 3 nov. 1848, à Laurens.)
A partir de 1840. Schumann, célèbre jusqu'alors comme
maître du piano, parut un autre homme. Il montra, dans
la composition vocale, une fécondité qui rappelle celle de
Schubert. La même année, il mit en musique des poésies de
Heine (op. 24 et 48), de Geibel (op. 29 et 30), de Chamisso
(op. 31 et 42), de Kerner (op. 35), de Reinick (op. 36),
de Kùckert (op. 37), d'Eichendorf (op. 39), ce qui, avec les
duos (op. 34 et 43), et quelques autres pièces, fait, d'après
le compte d'un critique, 138 Lieder.
Aux poètes dont les vers l'inspirèrent, il faut ajouter, pour les
compositions vocales avec accompagnement de piano, Lenau (op. 90),
Byron (op. 95), Goethe (op. 98), Marie Stuart (op. 135). Ne voulant
pas reproduire un catalogue, nous ne donnons pas l'énumération de
ces recueils, au nombre de 50 environ, qui contiennent de 2 à
12 pièces. Ils sont écrits pour une voix (op. 45, 49, 53, 64), pour
solo et chœur [Lied patriotique), voix de femmes (op. 114), soprano
et ténor (op. 34, 78), baryton (op. 47, 40, 117), voix mixtes (op. 29),
déclamation et piano (les deux Ballades de l'op. 122).
A ces compositions s'applique tout ce qui a été dit des
petits chefs-d'œuvre écrits pour le piano. Elles ont une
distinction, une légèreté de facture, une puissance péné-
trante de sentiment, une élégance originale, un charme
d'intimité qui les rendent incomparables.
Le Lied allemand, représenté par des milliers de com-
positions, est devenu presque aussi important, au xixe siè-
cle, que l'ancienne Chanson française ; une des preuves de
l'autorité qu'il a prise est dans ce simple fait que le mot
Lied a été adopté tel quel, comme intraduisible, dans la
plupart du pays. Notre « chanson », après avoir été une
œuvre de technique supérieure — analogue au quatuor à
cordes et parfois à la grande cantate — était revenue
ensuite à la monodie, mais avait eu presque toujours une
expression objective, où la personnalité du musicien a peu
de part. Le Lied est une œuvre de poésie, d'imagination et
294 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
de sentiment, où se complaît l'individualisme. Son lyrisme
prend souvent la forme narrative et la forme dramatique;
on pourrait même dire qu'à beaucoup d'égards c'est un
genre intermédiaire entre la chanson et l'opéra et qu'il a
peut-être arrêté, en les attirant à soi, beaucoup de com-
positeurs allemands en voie d'évolution vers le théâtre.
Schumann est le maître du genre. Karl Lœwe (1796-1869),
auteur de ballades très estimées qui parurent dès 1824. fut
son prédécesseur, mais non son modèle. On ne saurait
non plus lui comparer Robert Franz (1815-1892) qui. en
1843, fit paraître le premier cahier de ses 350 Lieder! Le
nom de Schubert. — celui dont on pourrait dire comme du
berger-chanteur dont parle le poète : de lait, d'ambre et de
miel son génie est formé, — s'impose cependant pour un
rapprochement. L'auteur du Roi des Aulnes, rompant avec
les tendances des anciens classiques, avait créé ce qu'on
pourrait appeler l'accompagnement « concertant», d'impor-
tance égale à celle de la mélodie; Schumann n'eut pas de
peine à suivre des modèles qu'il admira toujours profon-
dément, car sa musique de piano contient déjà toute la
poésie des Lieder : il passa de la composition instrumen-
tale à la composition pour chanl accompagné, non en
juxtaposant deux genres différents, mais en les dégageant
l'un et l'autre de la même pensée initiale et en faisant du
second une simple extension du premier. Ses Lieder
sont supérieurs, pour la plupart, à ceux de Schubert; ils
sont exempts d'un vague défaut qu'on pourrait reprocher
à beaucoup de ces derniers : une facilité un peu molle;
ils partent d'une main plus artiste, ils ont une grâce plus
rare, et — sauf plusieurs cas où toute comparaison serait
vaine — un pouvoir d'émotion plus troublant. Une très
simple formule de quelques notes suffit à l'organisation
d'un parfait chef-d'œuvre : tel cet accompagnement du
Noi/er, qui semble fait avec un souffle de printemps. Une
goutte d'eau peut refléter le ciel; de même un Lied de
deux ou trois pages peut contenir toute la poésie dont la
musique est capable. Comme Schubert, et sans avoir plus
que lui de vocation pour le théâtre, Schumann a écrit des
modèles d'expression très dramatique, par la justesse de la
déclamation et l'art de condenser tout un ordre de senti-
ROBERT SCHUMANN 295
ments et d'idées. Là, comme dans les Kinder scenen, il se
montre grand poète en de petits tableaux : et sa légèreté,
sa sobriété d'éloquence, son goût délicieux, semblent
réunir des qualités latines à la profondeur du génie alle-
mand.
Un certain nombre de compositions vocales sont a capella : les
4 recueils de Romances et ballades (op. 67, 75, 145, 146); les Lieder
pour chœur à 4 voix d'hommes (op. 33, 62), les ritournelles en forme
canonique (op. 65), les 4 chants pour double chœur (op. 141), les
6 lieder et les 4 chants pour chœur mixte (op. 55 et 59). Quelques
recueils ont un accompagnement instrumental ad libitum. '. les
5 chants de chasse (avec 4 cors); l'op. 93, pour double chœur
d'hommes, avec orgue; les 2 recueils de romances pour voix de
femmes (avec piano, op. 69 et 91). — Les pièces manuscrites de
la collection Ch. Malherbe, aujourd'hui au Conservatoire de Paris,
sont, de toutes façons, des esquisses souvent à l'état de brouillon,
dont la lecture est difficile.
Les duos sont moins connus que les Lieder monodiques. Dans un
répertoire où l'on hésite à choisir, je signalerai l'opus 34 (Leipzig,
1840) formé de quatre pièces : Liebesgarten, Liebhabers Standchen,
Untem Fensler et Familien-Gemdlde, sur les paroles de Reinick,
Burns et Grùn. — Par un jour d'automne, grand-père et grand'-
mère sont assis dans un jardin. Des fiancés passent et échangent
avec qux un muet regard de sympathie. Tout auprès, le bruit d'un
ruisseau, une feuille jaunie qui tombe d'un arbre Cela suffit à
Schumann pour composer un tableau d'où se dégage une poésie
calme, profonde, et pour donner l'impression de « l'aile invisible du
temps » effleurant à la fois ceux qui songent doucement au passé et
les jeunes à qui l'avenir sourit. L'accompagnement a ceci de remar-
quable qu'à la fin des parties vocales il se prolonge en une sorte
d'épilogue qui reprend et accentue le sentiment dont cette idylle est
comme baignée. Les pièces de l'op. 78 (écrit en 1849) ne sont pas moins
belles : Berceuse pour un enfant malade. Je pense à toi (une des
inspirations les plus fines du poète musicien), Lui et Elle et le Tanz-
lied. Ce dernier est un bijou rare. Très éloigné de la forme banale
qu'ont habituellement les morceaux de ce genre, il est à la fois sen-
timental, descriptif et dramatique. Dans la partie vocale, Schumann
associe l'expression de deux sentiments opposés : l'amour instinctif
du mouvement rythmé et des joyeux ébats ; l'antipathie du second
personnage — par secrète jalousie d'amour — pour ces mêmes jeux
qui détruisent l'intimité du bonheur et font que la jeune fille qui danse
est à tout le monde. L'accompagnement se joue en de souples ara-
besques; c'est une merveille de grâce légère : on dirait un bas-relief
très animé au-dessous d'une statue de la Jeunesse en marbre de
Paros — (J'ai publié ces deux pièces, avec traduction française des
paroles, dans mon Anthologie chorale, chez Heugel.)
296 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Dans cette seconde période de sa vie, Schumann attei-
gnit aux plus hauts sommets de l'art, le quatuor à
cordes, le poème symphonique, la symphonie. En 1841,
il écrivit la symphonie en si bémol, op. 38, accueillie
avec plus de faveur que les suivantes, à Leipzig, sous la
direction de Mendelssohn ; la symphonie en ré mineur,
qui parut remaniée, en 1851, avec le numéro IV; etl'op. 25,
appelé d'abord Sinfonietta, comprenant une ouverture, un
scherzo et un finale, sans adagio. La 2e symphonie en ut
majeur, op. 61, est de 1846; la 3e, en mi bémol majeur,
op. 97, de 1851. Ses relations d'amitié avec Mendelssohn,
sa découverte à Vienne de la Symphonie de Schubert en
ut, l'éclat des concerts du Gewendhaus, enfin son propre
génie, portèrent l'auteur des Papillons et des Amours du
poète à la composition pour grand orchestre.
Certains critiques ont prétendu qu il faisait en cela une
entreprise un peu au-dessus de ses forces :
« Il faut toujours s'attendre à trouver des parties faibles dans ses
œuvres, quand elles ont de vastes proportions. » (Saint-Sahms, Har-
monie et Mélodie.) Wasilewski signale des « défauts, dus, dans une
large mesure, à l'ignorance de la théorie ». Fétis reprochait à Schu-
mann d'avoir « dédaigné la forme » (!). M. Lavignac relève dans
Schumann de « nombreuses incorrections » (!!). Enfin un professeur
du Conservatoire disait à un de ses élèves en montrant les sympho-
nies : <c Ceci, c'est du poison ». (Henri Maréchal, Paris, 1907, p. 258.)
La première de ces critiques pourrait seule être prise en
considération : encore n'a-t-elle pas une portée générale.
Les trois quatuors à cordes de Schumann (op. 41, 1842)
sont dédiés à Mendelssohn; ils ont les qualités que
celui-ci a montrées (sauf peut-être son op. 80, en fa
mineur, qui est exceptionnel par le pathétique) : la clarté,
la simplicité, la grâce sereine de Mozart, mais non sans
attester l'influence des derniers quatuors de Beethoven, soit
par certaines formes de style, soit par le caractère de
l'expression. Dans l'adagio du quatuor, en fa majeur, semble
passer lame de Beethoven : on a pu le comparer à l'adagio
de même ton {la bémol) du quatuor op. 127, a l'andante
du premier finale de Fidelio, au 2e mouvement de la Sonate
en mi mineur, op. 90. Le sentiment qui domine ces trois
ouvrages est celui du bonheur conquis par l'amour et
ROBERT SCHUMANN 297
remplissant une âme de poète. La partie qui autoriserait
quelques réserves au point de vue de la construction
technique est le premier mouvement, où les thèmes ne
sont pas développés avec assez d'ampleur. Dans le quintette,
op. 44, qui est de la même année. Schumann montre ses
habituelles qualités de pensée et de sentiment, avec une
application visible, — au risque de donner vaguement l'im-
pression qu'il sort un peu de son domaine, — à construire
une œuvre régulière d'après un plan classique. La première
partie, avec son allure franche, ses thèmes d'expression
pénétrante (dont l'un se retrouve dans le charmant duo sur
la Danse) et ses développements esquissés, est de forme men-
delssohnienne. Il y a comme un souvenir de Beethoven
dans l'emploi de formules très simples (l'accord arpégé d'ut
mineur au début de la Marche, la gamne de mi bémol
majeur servant de thème au Scherzo, le thème de l'Allégro
final), où paraissent des réminiscences et de libres imitations
du premier mouvement.
La musique de chambre de Schumann fait une grande place au
piano. Elle comprend le quatuor avec piano (op. 47), la Fantaisie
pour clarinette et piano (op. 63) ; l'Adagio et Allegro pour cor ou
violoncelle et piano (op. 70) ; les trois trios avec piano (op. 73, 80, 110) ;
les Pièces fantastiques pour piano, violon et violoncelle (op. 88);
les 3 Romances pour hautbois et piano (op. 94); les 5 pièces pour
violoncelle et piano (op. 102); les 2 Sonates pour piano et violon
(op. 105 et 121) ; les Màrchenerzàhlungen (contes de fées) pour piano,
violon et alto — La première pièce de ce dernier recueil mérite
particulièrement le nom de chef-d'œuvre. C'est un récit d'allure
merveilleuse, mais calme, d'une grande unité d'intérêt et d'une
expression pénétrante. Récit de quoi? sur quel sujet? avec quels per-
sonnages? Impossible de le dire; et pourtant la musique est dune
clarté parfaite !
Les autres compositions de Schumann pour chœur, soli et orchestre
appartiennent au genre de la ballade romantique. — On peut y joindre
une Missa sacra avec orchestre, op. 147.
La véritable originalité de Schumann ne doit pas être cher-
chée dans toutes ses Ballades pour chœur, soli et orchestre.
208 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Le Fils du roi, op. 116, V Anathètne du chanteur, op. 139,
le Page et la fille du roi, et le chœur pour voix d'hommes,
le Bonheur de V « Edenhall », op. 143, sont inspirés par
des poésies d'Uhland et de Geibel, qui sans doute devaient
attirer l'esprit romantique d'un compositeur allemand;
mais au lieu de traiter ces poèmes selon la méthode pra-
tiquée par Schubert dans le Roi des Aulnes et par Lœwe,
Schumann les divise en morceaux distincts, comme de
petits opéras, si bien qu'il supprime le mouvement du récit,
son allure fantastique, son caractère merveilleux toujours
présent à l'esprit du lecteur, en un mot son unité. Ainsi
F Anathètne du chanteur, musicalement assez faible,
ressemble, comme composition, à une cantate banale plus
qu'à une ballade. On y trouve une jolie « chanson pro-
vençale », n° 4 (où le poète reconnaît que l'art des Minne-
sànger vient de la Provence).
Dans une lettre à II. Verhusst (19 juin 1843), Schumann
montre une prédilection marquée pour le Paradis et la
Péri, qu'il considère comme « son travail le plus grand,
et, il l'espère, le meilleur ». Dès la première ligne de
l'introduction, et jusqu'au chœur final, on trouve dans cette
œuvre le poète rêveur, élégant et délicat, dont le langage
est comme la fine émanation d'une sensibilité attendrie et
d'une pensée de rêve; lui seul était capable de manier un
rythme comme celui dont il s'est servi dans le chœur des
Houris (n° 18) sans tomber dans la banalité. Le défaut
est peut-être dans l'absence de contrastes suffisamment
accusés. De façon presque continue règne la mélodie; c'est
de la musique comme en chanteraient les anges de Botti-
celli, s'ils étaient doués de voix; il en résulte une certaine
monotonie.
La Péri est un ange déchu qui, sur la terre, a la nostalgie du ciel.
L'accès au séjour bienheureux lui sera rendu, si, en cherchant parmi
les hommes, elle trouve l'offrande qui, pour le ciel, est la plus pré-
cieuse et la plus agréable. La Péri offre d'abord quelques gouttes
du sang versé par un héros qui a combattu pour la liberté; puis les
derniers soupirs d'une vierge qui, par pur amour, a voulu partager
la mort de son fiancé. La dernière offrande est seule décisive : ce
sont les larmes d'un pécheur repentant. Cette sorte d'oratorio
profane est divisé en trois parties dont les scènes sont reliées, selon
ROBERT SCHUMANN 200
l'usage, par des récils. La plus pathétique, et la plus riche, musica-
lement, est la première scèue (la guerre).
Faust et Manfred sont, avec le Paradis et la Péri, au
premier rang clans cette dernière catégorie de compo-
sitions. Faust, est divisé en trois parties. La première
débute par la scène du jardin; on voit ensuite Marguerite
priant « devant l'image de la mère des sept douleurs »,
puis à l'église, torturée par le mauvais Esprit qui lui
reproche la mort de sa mère. La deuxième partie a trois
scènes : Ariel et les Elfes berçant le sommeil de Faust
dans la campagne, le réveil de Faust saluant le lever du
jour; l'apparition, a minuit, des quatre sorcières, — le
Souci, la Misère, la Dette, le Besoin; — la mort de Faust.
La dernière partie est consacrée à la réhabilitation de Faus.t
et de Marguerite et à leur entrée dans le ciel, après les
chants mystiques du Pater extaticus, du Pater profundus,
du Pater seraphicus, etc Schuman n s'adapte à ces
diverses situations, comme un musicien consciencieux suit
un livret d'opéra; mais l'impression générale laissée pat-
cette œuvre est que les paroles du poème sont une limite
et presque une contrainte pour son génie, beaucoup plus
qu'une occasion d'exprimer sa personnalité dans un roman-
tisme à toutes voiles. Le Faust ne saurait accompagner une
représentation du drame de Gœthe; c'est pourtant un travail
d'illustration analogue à celui qu'ont fait certains compo-
siteurs pour quelques pièces de théâtre. La pensée y est un
peu lente, et le style un peu froid; l'unité de l'inspiration
n'apparait pas. Telles pièces brèves des Kreisleriana ou
des Fantasiestiïcke traduisent mieux que cette grosse
partition la psychologie profonde et l'agitato douloureux
d'un pareil sujet. La page la meilleure est peut-être la scène
du jardin, le duo entre Faust attendri et Marguerite inter-
rogeant ingénument la fleur qu'elle effeuille. Schumann y
montre la même élégance et la même « intimité » que
dans ses Lieder. Berlioz est moins retenu, plus agressif
et plus en dehors, supérieur en somme. Son Faust est
une fresque flamboyante. (Celui de Liszt pourrait être
comparé à une grande toile décorative; celui de Schu-
mann a une série de tableaux très distingués; celui de
300 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Wagner, à un dessin de maître. Celui de^Spohr ne compte
plus.)
Différent à tous égards, malgré la* parenté des sujets,
est Manfred (op. 115), caractérisé d'abord par une sym-
pathie plus étroite entre la pensée réelle de Schumann et
celle de Byron. Nous savons par divers témoignages que
le compositeur s'était reconnu dans le personnage dont il
avait à donner une expression musicale, et qu'il s'identifiait
involontairement à lui. « Jamais, écrit-il, je ne me suis
consacré à une œuvre avec autant d'amour et de puis-
sance. » — « Toute ma vie, dit-il à sa mère, a été une
lutte entre la poésie et la prose. » (Lettre du 30 juillet 1830.)
— A Dusseldorf, d'après le récit de son élève Albert
Dietrich, lorsqu'il lut à des amis le poème du poète
anglais, il fut arrêté dans sa lecture par une émotion
irrésistible. Ecrit pour accompagner une représentation
au théâtre, Manfred est une œuvre de grand style avec des
images musicales, parfois très brèves, formant mélodrame
pendant la déclamation de l'acteur. Largement déve-
loppée, l'ouverture a une poésie pathétique où la richesse
des idées s'allie à une grande unité d'expression : les des-
sins mélodiques, la variété des rythmes, le tlot mouvant
des modulations lui donnent une vie intense et dramati-
que. Schumann semble régner dans son domaine propre
en traduisant les combats intérieurs de l'âme, ses incer-
titudes, ses révoltes de fierté, ses aspirations éperdues;
mais, sans jamais incliner vers un réalisme incohérent ou
bizarre, sa composition garde le mouvement d'un art à la
fois instinctif et inspiré ; elle est d'un accent profond et,
pour la conduite du discours, d'une beauté achevée. Dans
la suite de la partition (15 numéros) cette poésie musicale
devient fragmentaire; elle se concentre, pour les illustrer
par de fines images, sur quelques épisodes de l'action ou des
idées de choix. Dans le numéro 2 (un génie se manifestant
sous les traits d'une belle femme), on retrouve la main
qui a écrit les « Scènes d'enfants »; le numéro 6, — appa-
rition de la Fée des Alpes, — rappelle, par sa fluidité
aérienne, cette musique des Elfes où Mendelssohn a
excellé Les plus belles pages sont consacrées à l'évo-
cation poignante d'Astarté. Au poète-musicien, quelques
ROBERT SCHUMANN
301
mesures suffisent pour exprimer la tendresse suppliante de
Mani'red :
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PP (Violons en sourdine)
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33
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MANFRED:0\l\ parle, Astarté!
ma bien-airaée. parle-moi! etc.
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2
Les paroles a Je t'ai appelée dans la /mi/ silen-
cieuse, etc... » sont accompagnées d'une musique simple,
recueillie, dont l'éloquence est déchirante. Comme chef-
d'œuvre de poésie pénétrante, de vérité et d'art, le Manfred
de Schumann peut être comparé à V Artésienne de Bizet.
Dans le style, on trouve un assez grand nombre de ces dis-
sonances qui scandalisaient l'oreille de Spohr; elles sont
d'une justesse d'expression et d'une grâce singulières.
Qu'importe le reste! comme dit Berlioz, dans son traité
d'instrumentation, « cent vieillards, eussent-ils cent vingt
ans chacun, ne sauraient nous faire trouver laid ce qui est
beau ».
Les compositions moins importantes dans ce groupe, sont : le
Lied de VAve?it, op. 71 ; le Chant des adieux, op. 84 avec instrument
à vent ou piano; le Beaaiem de Mignon, op. 98; le Lied du nouvel
an, op. 114.
Il est certain que Schumann ne s'est pas montré toujours
complètement maître de cet art du développement qui
constitue un des plus grands intérêts de la symphonie;
et le point faible de toute sa musique d'orchestre, c'est
peut-être qu'au lieu de penser, si l'on peut dire, instru-
mentalement, en s'inspirant comme Weber et comme Ber-
302
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
lioz, du langage qui esl propre à la clarinette, à l'alto, au
cor anglais, aux cuivres, etc., il a l'air de transcrire pour
l'orchestre une œuvre d'abord conçue pour le piano. S'il
ne pouvait égaler Beethoven, il mérite cependant, malgré
ses « lacunes », une place d'honneur tout à côté de lui.
On ne sent pas dans ses symphonies, comme il arrive
dans certaines œuvres médiocres, la lutte de la pensée
contre les cadres qu'elle doit remplir; on a l'impression
d'un génie qui conserve toute sa spontanéité dans le genre
sublime. Schumann emprunte à Beethoven le procédé qui
consiste à exposer une idée principale en Andnnlc maes-
toso, puis à la lancer en Allegro çivace; et quand cette
dernière allure est prise, comme tout est net et fier, éner-
gique, bien d'aplomb et allant \ Une puissance d enthou-
siasme et d'allégresse noble nous soulève avec lui et nous
emporte sur les ailes du rythme dans les plus hautes
régions. Au début du finale de la symphonie en ré, il
semble que les portes du ciel s'ouvrent toutes grandes pour
une réception solennelle des héros de l'humanité. Dans
ces symphonies s'expriment les formes les plus variées de
la pensée : la fougue impérative et hautaine, le recueille-
ment religieux, les aspirations mystiques de rame, la ten-
dresse, et, pour tout résumer d'un mot, la poésie.
Dans ces phrases d'une ligne si gracieuse, il y a comme
des vagues de sentiment qui se soulèvent. Nous retrou-
vons partout le Schumann poète; particulièrement dans le
Larghetto et la Coda du scherzo de la symphonie en si
bémol; dans le 2e trio du scherzo et dans l'Adagio de la
symphonie en ut; dans le 3e mouvement de la symphonie
en mi bémol ; dans le trio du Scherzo et dans les broderies
ajoutées à la romance mélancolique de la symphonie en ré.
Nous retrouvons même, çà et là, le Schumann miniaturiste,
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HOnKHT SCHUMANN
303
et encore de l'humour, de la coquetterie, du badinage à la
Mozart :
^£=ffcf=qfc^^^
La symphonie en mi bémol, malgré de très belles par-
ties, est un peu inférieure aux autres, en raison d'une
certaine monotonie dans la solennité et dune inspiration
moins nette.
Le 3 novembre 1848, Schumann écrivait à Laurens,
secrétaire de la Faculté de Médecine, à Montpellier : « A
l'avenir, je compte consacrer mes forces à la musique
d'opéra ». Après avoir songé à divers sujets (Ifamlet, Doge
et Dogaresse, Mokanna le Corsaire, Sakuntala, etc...), il
venait d'achever sa Genoveva, dont il avait écrit le livret
d'après Tieck et Hebbel et dont il dirigea lui-même l'exé-
cution à Leipzig, le 25 juin 1850. Il était très content de
son œuvre, en dépit des critiques; elle n'eut que trois
représentations, et ne put prendre sa revanche à Weimar.
malgré les efforts de Liszt. Pas plus que Schubert, Schumann
n'avait ce qu'il faut pour le théâtre. Ses ouvertures pour
Hermann et Dorothée, la Fiancée de Messine, Jules César
(1851) montrent cependant que l'opéra le tentait.
En lui, le caractère de l'homme, sinon le génie du
musicien, fut fonction d'un état physiologique dont on ne
peut qu'indiquer quelques effets. Dès l'automne de 1833,
Schumann était sujet à des irritations nerveuses, à des
hallucinations de l'ouïe, à des phobies qui devinrent
alarmantes. D'après un témoignage de Wasilewski, il lut
quelque temps hanté de l'idée que les tables tournantes
« savaient et disaient tout ». Dans la lettre à Clara du
11 février 1858, dont j'ai déjà donné un extrait et qui
ressemble à une confession générale, il écrit :
o
« Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1833, il me vint la plus épouvan-
table pensée que puisse concevoir une créature humaine, le plus
épouvantable châtiment que puisse infliger le ciel : la crainte de
perdre [a raison! Cette horrible pensée s'empara de moi avec une
telle violence, que je repoussai toute consolation, toute prière. Cette
304 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
angoisse me suivait en tout lieu! Je ne respirais plus, à l'idée que
s il en était ainsi, tu ne pourrais plus penser à moi. Clara, celui qui
a souffert un tel écrasement ne connaît plus aucune peine, aucune
maladie, aucun désespoir ! Poussé par cette poignante émotion, je
courus chez un médecin auquel je confiai tout : que souvent je sen-
tais tout bon sens m'abandonner; que je ne savais jusqu'où pourrait
m'entraîner cette souffrance; que, dans cet état de déprimante irres-
ponsabilité, je pourrais peut-être en finir avec la vie Cher ange du
ciel, ne l'effraie pas, mais écoute ! Le médecin me rassura affectueu-
sement et finit par me dire, avec un sourire : « La médecine n'a rien
à faire ici; choisissez-vous une femme : c'est elle qui vous guérira.
... Alors parut Ernestine.... »
Il y a là sans doute un argument, à l'aide duquel l'ancien
fiancé d'Ernestine voulait expliquer pourquoi son amour pour
Clara lut coupé par un autre engagement éphémère; mais
Schumann, hélas ! est véridique. Ici encore, c'est une âme
qui se montre à nu. Dans une lettre du 3 décembre 1849, il
écrit à F. Hiller qu'il répugne à se rendre à Dusseldorf
parce qu'il y a dans cette ville une maison de fous, et
qu'il doit « éviter toutes les impressions mélancoliques ».
La fin de sa vie fait songer à celle de Beethoven. Le
27 lévrier 1854, il partit brusquement de chez lui et alla
se jeter dans le Rhin. Des bateliers le sauvèrent; il fallut
l'interner dans la maison de santé, près de Bonn : là
mourut, le 25 juillet 1856, le poète-musicien dont l'œuvre
fait honneur' à l'histoire de l'esprit humain. Beethoven
frappé de surdité, Schumann fou à trente-huit ans : pour-
quoi cette hostilité de la nature contre ses plus beaux
ouvrages? Quels insondables mystères pour la pensée!...
Bibliographie.
Sur Mendelssohn : les Œuvres, éditées par Julius RiETZ, compositeur et
chef d'orchestre, qui fut l'ami de l'auteur (Breitkopf et H., 1874-1877).
Sur Clara Schumann : W. Kleefeld : Clara Schumann (Bielefeld, 1910,
in-10, iv-135 p.). — Berthold LitzmaNN : Clara Schumann (Leipzig, 1902-8,
3 vol. in-8°). '
Sur Robert Schumann : Clara Schumann : Gesammelte Schr. iïber Musik
und Musiker, de Robert Schumann (4e éd. par G. Jansen, 1891, 2 vol.) et
les Jugendbriefe du même (1885). — Jansen (1904), Gensel (1892), Storck
(1896) ont publié les autres correspondances de R. S. — Wasilewski (1858),
H. Erler (1887), H. Riemann (id.), Louis Schneider et Maréchal (1905)
ont écrit la biographie du compositeur. — A citer parmi les ouvrages
ROBERT SCHUMANN 305
critiques, ou étudiant la biographie et les œuvres : S. Bagge : R. Sch. et
les Scènes de Faust (1879); Waldersee, Le Manfred de Schumann (1880);
F.-G. Jansen, Les Davidsbùndler (1883). — Mme Marguerite d'Albert :
Robert Schumann, son œuvre pour piano (Paris, 1904, 202 p. in-16). — Jean
Ghantavoine : Musiciens et poètes (Paris, 1912). — A. Gozanet (Jean
d'Udine) : Petites lettres pour la jeunesse sur le Jugend- Album de Schu-
mann (Paris, s. d., 91 p. in-16). — Fernand Gregh : Élude sur l'ictor
Hugo, suivie de pages sur Verlaine, V humanisme, Schumann (Paris, 1905,
in-12). — Jean Hubert : Autour d'une sonate; étude sur Robert Schumann
(Paris, 1898, 77 p. in-8°). — Camille Mauclair : Schumann (Paris, 1906,
124 p. in-S°, Collection des musiciens célèbres). — Raymond Duval :
L'Amour du poète de Schumann-Heine (Riiista musicale italiana, t. VIII,
Turin, Bocca, 1901).
Combakieu. — Musique, ill. -0
CHAPITRE XIV
RICHARD WAGNER
Point de vue qui sera adopté pour parler de son théâtre. — Résumé de
sa vie. — Le caractère de l'homme, d'après sa correspondance avec Liszt.
— Détresse de Wagner; ses sentiments et ses idées; impatience d'un révo-
lutionnaire mal compris; son mépris pour l'art allemand. — Les premiers
opéras de Wagner. — Composition de la Tétralogie. — Opéra et drame;
critique de l'ancien opéra ; théorie nouvelle. — Comment Wagner a suivi
son système. — Les beautés lyriques et descriptives de son oeuvre. — Les
Maîtres Chanteurs. — Tristan et Yseult. — Parsifal.
Richard Wagner est le plus grand musicien que l'Alle-
magne ait produit depuis Beethoven, et, après Berlioz,
(exception laite de quelques-uns de nos contemporains),
le musicien le plus révolutionnaire du xixe siècle. Son anti-
pathie pour les Italiens et les Français n'eut d'égale que
son aversion pour l'art allemand qu'il considérait comme
« tomhé dans une profonde dégradation ». Il avait un parlait
mépris pour la Kulôur; rien ne lui paraissait plus odieux
que l'Allemand homme de lettres et bel esprit. Tout en lui
lut énorme : l'esprit critique et l'esprit créateur, le lyrisme
et le goût de la spéculation dans toutes les sciences morales,
l'exaltation du sentiment « nationaliste » et le désir de
dominer le monde, la patience dans un très méthodique
travail, l'intransigeance devant tous les obstacles, l'exploi-
tation tyrannique de l'amitié, l'orgueil, — et le génie.
Son influence, dans la seconde partie du xixe siècle, a été
très grande et s'est étendue jusqu'il la musique purement
instrumentale. Sur plusieurs points, elle fut excellente;
sur d'autres, regrettable. Par un renversement très fâcheux
des tendances artistiques propres à deux peuples diffé-
rents, elle a fait naître chez certains imitateurs français
RICHARD WAGNER 307
de l'art wagnérien, et durant une période qui parait close
aujourd'hui, la maladresse que les Allemands ont si
souvent montrée (surtout dans les arts plastiques) lors-
qu'ils imitaient les chefs-d'œuvre du génie latin. Dans les
pages qui vont suivre, après avoir étudié le caractère de
l'homme, nous nous attacherons;! dire aussi exactement que
possible, à l'aide des textes, ce que l'artiste a voulu faire,
et quelle a été sa conception du drame lyrique. Nous
adopterons, pour l'apprécier, le critérium que lui-même
imposait à Liszt, son meilleur ami. Tout critique, fût-il le
plus aimable flatteur, qui, après avoir entendu un opéra,
se bornait à faire l'éloge de la musique, l'exaspérait. Nous
nous placerons donc, dans nos conclusions, au point de
vue qui était le sien.
Voici d'abord les dates importantes de sa vie :
R. Wagner naquit à Leipzig, le 22 mai 1813. Six mois après sa
naissance, son père, actuaire de la police, mourut, et peu de temps
après, sa mère se remaria avec un ami de la famille, l'acteur poète
ît peintre Geyer, qui habitait Dresde et y mourut en 1821. Richard
grandit dans cette ville; ses premières inclinations se manifestèrent
plus pour la poésie que pour la musique. C'est seulement lorsque sa
mère fut retournée à Leipzig (où sa sœur Rosalie était engagée comme
actrice) que la musique commença à le préoccuper. Etant étudiant à
l'Université, il apprit le piano avec l'organiste Gotti.ieb Muller et le
contrepoint avec un praticien saxon très renommé, Chr. Ch. Wein-
lig. En 1834, il fut directeur de la musique au théâtre de Magde-
bourg. Il s'y maria avec l'actrice Minna Flâner, qu'il accompagna à
Kœnigsberg, lorsqu'elle y fut engagée pour un théâtre qui lit faillite
deux mois après. En 1837, il est maître de chapelle au nouveau
[héàtre de Riga, où il dirige aussi des concerts. En 1839, il vient à
Paris, où. pour gagner sa vie, il écrit des romances et fait des « ar-
rangements » d'ordre très inférieur, sous divers pseudonymes (1839-
1842). Sa dernière besogne, pendant cette période, fut la réduction
pour piano de la Reine de Chypre d'Halévy. En 1843, son Fliegende
Uollàndev est joué à Dresde avec grand succès, et il revint en Saxe
pour succéder à J. Rastrf.lli comme maître de chapelle de la Cour.
En 1849, R. Wagner prit part à l'émeute de mai, qui eut le des-
sous. 11 fut obligé de s'exiler; après s'être réfugié à Weimar, il se
rendit à Paris, et de là à Zurich où il dut ïe fixer pour plusieurs
années. Durant cet exil. Wagner se rendit à Londres, en 1855, et
dirigea, pendant une saison, les concerts de la Philharmonie; en 1860,
il revint à Paris pour son Tannhâuser, puis se rendit à Bruxelles.
En 1864, il eut la joie de recevoir un message du nouveau roi de
Bavière, Louis II, qui l'invitait à se rendre à Munich et lui offrait
308 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
une villa au bord du lac de Starnberg. 11 fil appeler à Munich (1865)
comme pianiste de la Cour et maître de chapelle, son ami Hans de
Bulow, qui avait épousé la fille de Liszt, Cosima. En 1869, Cosima
se sépara de Biilow pour épouser Wagner.
En 1871 commença l'entreprise de Bayreuth avec ses rêves, puis
ses désillusions après la grande solennité de 1876; elle fut soutenue
par la fondation dune « Société générale R. Wagner » (été de 1883).
R. Wagner mourut le 13 février 1883 à Venise. Ses restes furent
transportés à Bayreuth et inhumés dans la villa de Wahnfried. Sa
vie, en somme, avait été très malheureuse. Les Allemands, en jugeant
Berlioz, disent volontiers que l'auteur du Requiem et de la Sym-
phonie fantastique avait fait des rêves trop gigantesques pour con-
naître les succès durables et jouir de la vie. La remarque n'est-elle
pas applicable à celui qui voulut transformer l'art lyrique tout
entier? Wagner laissa une fortune modeste, très inférieure à celle
de Scribe. Il faut noter qu'après sa mort, la « Liste civile » réclama
à ses héritiers la somme de 200 000 marks considérée comme prêtée
par son « bienfaiteur )> le roi Louis II.
Pour l'étude du caractère de Wagner, plusieurs groupes
de documents pourraient être utilisés : il y a les écrits
purement littéraires, les opuscules de polémique, les lettres
d'affaires, les lettres d'amour, les lettres de l'amitié. Ce
sont ces dernières que nous choisissons comme source
des renseignements les plus sûrs. Nous ne dirons rien des
lettres à Mathilde Wesendonck. Quand on est tenté de
regarder dans les correspondances intimes pour faire la
psychologie des artistes, il convient de se rappeler le mot
d'un homme très compétent en pareille matière (Catulle
Mendès) : « un amant qui ne fait pas de mensonges n'est
pas un véritable amant ».
C'est un admirable document d'humanité que l'amitié de
Liszt et de R. Wagner. On peut suivre les progrès de cette
liaison héroïque dans une correspondance assez complète
(traduction française par Schmitt, Leipzig, 1900), où la
grandeur d'âme, le génie et la tendresse se montrent de
façon inoubliable, avec quelques traits de brutalité
tudesque du côté de Wagner. En 1841, Wagner écrit à
Liszt : « Monsieur, ce qui m'enhardit à vous importuner
de ces lignes, c'est l'accueil si aimable que j'ai reçu de
vous vers la fin de l'automne 1840, lors de votre dernière
apparition à Paris. » Tel est le point de départ; mais bientôt
une tendre amitié, née, comme chez les héros cornéliens,
RICHARD WAGNER 309
de l'admiration, ne tarda pas à unir ces deux magnifiques
intelligences d'artistes. A la fin d'une lettre du 27 décem-
bre 1852, Liszt, ne trouvant plus de paroles pour exprimer
son affection, a recours au langage des sons : « Un seul
accord, dit-il, nous rapproche plus que toutes les phrases
du inonde :
*
É IÉÉ B ^
Continue de m'aimer comme je t'aime, de tout cœur! »
Wagner lui écrit en 1853 (30 mai) : « J'ai la tête vide; je
soupire après un long, bien long sommeil, dont je ne
voudrais nie réveiller que pour te serrer dans mes bras » ;
et, le 15 juillet de la même année, après le départ de
Liszt qui avait lait une visite a « son héros musical ». en
Suisse : « Après nous être vu arrachés l'un à l'autre, je
suis rentré silencieux à la maison; partout régnait le
silence!... La nuit avait succédé à la lumière. Oh! reviens
bientôt! Reste bien longtemps avec nous! Si tu savais
quelles traces divines tu as laissées ici! Tout est devenu
plus noble et plus doux; les grandes aspirations se
réveillent dans les cœurs fermés; et la mélancolie recouvre
tout, de son voile! «Wagner avai-t alors quarante ans, et
Liszt quarante-deux, l'un en pleine lutte pour la vie, l'autre
en plein triomphe de musicien et d'homme. Il faut lire cela
en laissant chanter dans son souvenir quelque belle page
de musique; on se sent alors élevé au-dessus de soi-même.
Dans cette correspondance, la question affaires tient sans
doute une grande place; et c'est dommage. Dans sa détresse
d'exilé et d'artiste encore méconnu ou inconnu, Wagner
est réduit à des demandes d'argent assez fréquentes, très
franches, ayant même parfois une nuance d'impatience
impérative. Il lui arrive d'écrire à son ami ce mot étrange :
« Dis-moi que tu es heureux de te sacrifier pour moi! »
Chez Schumann lui-même, nous avons déjà signalé des
traits qui répugnent à notre goût et donnent du malaise au
lecteur français. Constamment, Wagner tend la main. Il
faut d'ailleurs comprendre la situation du musicien qui
en t bouillonner en soi un génie irrésistible, qui a foi en
310 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
sa mission, et voit nécessairement toutes choses autrement
que l'homme vulgaire. — « Je t'en prie, au nom de ce que
tu as de plus cher, tâche de réunir autant d'argent que
possible et envoie-le, non pas à moi. mais à ma femme,
afin qu'elle puisse partir et me retrouver avec la certitude
d'avoir à passer un peu de temps avec moi sans le souci
du lendemain Envoie-moi autant d'argent que tu pourras
en trouver. » (Zurich, juillet 1849.) — « Ah ! mes enfants ! si
vous me donniez de quoi vivre comme à un ouvrier médio-
cre, vous auriez vraiment du plaisir à me voir travailler!...
Assure-moi le repos complet, et tu seras content de moi. »
(Zurich, 7 août 1849.) — «... Il faut donc que je m'adresse
à ce petit nombre de fidèles et que je leur demande s'ils
m'aiment assez, moi et mou activité d'artiste dans ce qu'elle
a de meilleur, pour me mettre à même, autant qu'il est en
eux, d'être moi et de déployer librement mon activité
La question est celle-ci : où et comment me procurerai-je
de quoi vivre?... Oh! qu'il est difficile de caser dans le
monde un homme tel que moi! Si nos efforts n'aboutissent
à rien, peut-être consentiras-tu à donner un concert pour
un artiste malheureux. Réfléchis, cher Liszt, et avant tout
songe ;» m'envoyer le plus tôt possible un peu... un peu
d'argent. J'ai besoin de bois et d'un pardessus chaud. »
(Zurich, 14 oct. 1849.) Ces appels désespérés sont d'un
homme dont l'âme est à jour; quand cet homme est celui
qui écrira Siegfried, Parsifal, Tristan, il faut être indul-
gent. Liszt, selon son habitude, fut chevaleresque, d'un
dévouement à toute épreuve; il se prodigua de mille façons
pour aider son ami. Il pouvait s'appliquer ce mot de
Wagner: « Comme nous sommes bizarres! Ce n'est qu en
dépensant tout notre être que nous sommes heureux ! »
(Zurich. 16 août 1850.) Il aida son ami de bien des façons :
il l'aida comme directeur de théâtre et chef d'orchestre,
comme Pylade plus fortuné, toujours prêt à ouvrir sa
bourse avec son cœur, comme homme de cour usant de
son crédit politique pour préparer le retour de l'exilé,
comme écrivain exaltant un génie qu'il admirait profon-
dément, et parfois comme moraliste. Wagner ne croyait
qu'à l'Humanité. Liszt lui écrit (27 déc. 1852) : « Où en
es-tu de tes Nibelungen?.., Pour l'amour de Dieu, ne te
RICHARD WAGNER 311
laisse pas détourner de ton entreprise, et continue à forger
tes ailesl Tout est éphémère ; la parole de Dieu est seule
éternelle : or la parole de Dieu se révèle dans les créations
du génie ! »
Wagner connut la pire détresse, relie qui est dénuée de toute gran-
deur : « Je suis bien bas, écrit-il à Liszt et à son amie, ma situation
est passablement désespérée : je dépends de la bonne volonté de
certaines personnes; j'ai renoncé à toute idée de plaisir. Quoi qu'il
en soit, disons-le pour vous consoler, je vis pourtant et compte ne
pas me laisser abattre si facilement par n'importe qui (Dresde,
14 janvier 1849). — Je suis à peu près réduit a moi-même, un aban-
donné, un solitaire » (20 février).
Il dit encore : « L'art, tel qu'il existe ici, est tombé si bas, il est
tellement pourri, tellement décrépit, qu'il suffira, pùur l'achever,
d'un hardi moissonneur qui sache lui donner le coup de grâce. »
(Paris, 5 juin 1849.) Et n'oublions pas que dans la lettre à Zigesar
(Zurich, 9 sept. 1850). il parle « de la profonde dégradation où l'art
public est tombé en Allemagne. »
— <c Je n'ai qu'un but, il n'est qu'une chose que je puisse et veuille
faire toujours avec plaisir, avec entrain : c'est travailler, ce qui revient
à dire pour moi : écrire des opéras. Je suis incapable de faire autre
chose. Jouer un rôle, remplir des fonctions, je ne le pourrai jamais,
et je tromperais ceux à qui je promettrais de me livrer à un autre
genre d'activité. » (Rueil, 18 juin 1849.)
Il écrit à Liszt : « S'il m'a fallu du temps pour me faire à l'idée
d'écrire un opéra pour Paris, cela tenait avant tout à une antipathie
d'artiste pour la langue française. Cela ne te paraîtra pas très com-
préhensible : mais il faut dire que tu appartiens à l'Europe, que tu
es un cosmopolite, tandis que moi, je suis exclusivement un enfant
de la Germanie. » (Zurich, 5 déc. 1849.)
Cette correspondance met en pleine lumière la fierté du
compositeur, moins spirituel et moins coloré que Berlioz
dans le sarcasme, mais tout aussi intransigeant.
Liszt a fait des prodiges d'abnégation, des efforts inouïs,
pour monter Lohengrin. Wagner le sait; il rend hommage
au dévouement de son ami; mais il n'est pas content,
malgré le succès réel; et même, pour qui lit entre les
lignes, il est furieux. Il fait d'abord cette critique, laquelle
touche un point essentiel dans sa conception du drame
musical : la représentation a duré trop longtemps, parce
que les chanteurs, suivant une habitude déplorable, n'ont
pas dit les récitatifs en observant la mesure : « Les
chanteurs se sont habitués à ne voir dans le récitatif
312 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
qu'une suite traditionnelle de sons qu'ils peuvent tirailler
à leur gré et étendre selon leur bon plaisir. Quand
le récitatif commence dans l'opéra, cela revient à dire
pour eux : Dieu soit loué, nous voilà débarrassés de ce
maudit mouvement qui nous impose encore par-ci par-là
une diction raisonnable! à présent, nous pouvons nager
en pleine eau, nous arrêter sur la première note venue
jusqu'à ce que le souffleur nous ait glissé la phrase
suivante; nous n'avons plus à marcher sous la férule du
chef d'orchestre; au contraire, nous pouvons nous venger
de ses prétentions par ce fait que c'est nous qui lui
commandons d'abaisser son bâton, etc Nulle part, dans
ma partition de Lohengrin, je n'ai mis le mot « récitatif »
au-dessus de la partie chantée; les chanteurs doivent
absolument ignorer quelle renferme des récitatifs. » (Lettre
de Zurich, 8 sept. 1850. — Cf. lettre du 11 sept. 1850.)
En second lieu, Wagner est très mécontent des éloges que
lui décerne, dans un article de journal, un Dingelstadt, parce
que ce. publiciste, avec des sentiments d'ailleurs excellents, a
méconnu un autre principe essentiel de l'esthétique wagné-
rienne : «... Il parle d'innombrables intentions qui se
croisent et qu'il m'attribue, mais je ne vois nulle part
qu'il découvre l'intention unique qui m'a guidé, c'est-à-
dire l'intention pure et simple : le drame. Il parle de
l'impression que les flûtes, les violons, les timbales et les
trompettes ont faites sur lui, mais non des acteurs du
drame, à la place desquels ce sont précisément, comme il
dit, ces instruments qui ont parlé. Je vois par là que la
partie purement musicale la emporté de beaucoup sur le
reste Mais si nous considérons loyalement et sans égoïsme
la nature de la musique, il nous faut avouer qu'elle n'est,
sur une grande échelle, qu'un moj/en d'arriver au but : or
dans un opéra sensé, ce but est le drame, et celui-ci est. à
coup sûr, entre les mains des acteurs sur la scène —
Dingelstadt semble n'avoir pas bien vu mon opéra, à force
d'être tout à la musique. » (Ibid.) Enfin, il ne faut pas se
permettre de coupures, sous prétexte de satisfaire aux
exigences de l'usage; sinon, au lieu de faire l'éducation
du public, on fera retomber le voile à peine soulevé qui lui
cachait l'art véritable. En tout cela, une énergie intransi-
RICHARD WAGNER 313
géante est nécessaire : « Ce n'est pas vaincre que capituler
avec l'ennemi; c'est l'ennemi qui doit capituler : et cet
ennemi, c'est la paresse et l'apathie de nos acteurs, qui ont
besoin d'être stimulés pour sentir et pour penser. Si je ne
remporte pas cette victoire, s'il faut, que je capitule cette
fois encore, quand j'ai à mes côtés un allié aussi puissant
que toi, je ne m'aventurerai plus dans aucune bataille. Si
mon Lohengrin ne peut se maintenir qu'à la condition de
rompre le savant enchaînement de ses parties, en un mot
s'il laut taire des coupures à cause de la paresse des
acteurs, je renonce tout à fait à la partie, j'abandonne mon
opéra. Weimar n'aura plus alors pour moi que l'intérêt
d'un théâtre quelconque, et j'aurai écrit mon dernier
opéra. » (Ibid. ; — Wagner dit la même chose à propos de son
Tannhduser, lettre de Zurich, 30 janvier 1852.) Cette fierté
d'artiste (qui faisait oublier à Wagner jusqu'à ses intérêts
matériels) était celle de Berlioz; selon lui, un bon chef
d'orchestre doit être impitoyable pour la chanteuse qui
refuse de marcher à la baguette : /, lictor, deliga ad paluml
— Mais cette chanteuse a un grand talent... — /, lictor 1...
Comme nous touchons ici à ce qu'il y a d'essentiel dans
les idées de Wagner sur le drame musical, nous citerons
encore quelques lignes d'une très éloquente lettre à
Zigesar, régisseur du théâtre de Weimar. à propos de cette
même représentation de Lohengrin : « L'originalité d'une
œuvre dramatique consiste en ce qu'elle se présente
comme un tout dont les parties s'enchaînent, et non
comme un assemblage hétérogène d'éléments divers. L'auteur
de cet ouvrage n'aspire pas à briller par Leffet de morceaux
de musique isolés; il a voulu, dans cet opéra, n'employer
en somme la musique que comme l'organe le plus puissant
et le plus complet pour exprimer ce qu'il voulait exprimer,
c'est-à-dire le drame. » L'auteur de cette profession de
foi se déjugea, en donnant à Zurich, les 18, 20 et
22 mai 1853, des séances où on exécuta la Marche de la
paix, de Rienzi, la ballade et le chant des matelots
du Vaisseau fantôme, l'entrée des hôtes à la Wartbourg,
l'introduction du 3e acte, et l'ouverture de Tann/iduser, le
prélude instrumental, toute la scène du chœur d'hommes
du second acte, la marche et la musique nuptiale de
314 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Lohengrin : « choix caractéristique de morceaux de mes
opéras », dit-il lui-même, en ajoutant : morceaux non
dramatiques , purement lyriques {lettre du 3 mars 1853).
Ce fut une exception; pour elle, il y a des circonstances
atténuantes. Wagner conduit sa pensée jusqu'à une consé-
quence extrême par cette curieuse déclaration : « C'est
donc une grande erreur de croire qu'il faut qu'au théâtre
un public soit musicien pour recevoir l'impression nette
d'un drame musical : nous avons été amenés à cette
manière de voir entièrement fausse, par le fait que, dans
l'opéra, on a employé la musique comme étant le but, le
drame au contraire comme étant seulement le moyen de
faire valoir la musique. Tout à l'opposé, la musique doit
seulement contribuer le plus largement possible à rendre à
chaque instant le drame clair et lumineux, si bien qu'à
l' audition d'un bon opéra (f entends par là un opéra raison-
nable), on ne doit plus, en quelque sorte, penser du tout à
la musique Je m'accommode donc de tout public, quel
qu'il soit, pourvu que f y trouve des sens non faussés et
des cœurs humains. » Les recommandations faites à Zigesar
se terminent par ces lignes qui découvrent le tréfonds
d'un caractère : « Ce qui est pour vous une question de
bienveillance à mon égard, est, malheureusement pour
moi, la question vitale de toute l'existence de mon âme
d'artiste, à laquelle tout mon être tient par des nerfs
toujours saignants. » [De Zurich, 9 sept. 1850.) Wagner
revient à la charge dans une lettre, non moins passionnée,
du 2 octobre de la même année : « Je ne peux pas admettre
qu'on reproche au public son inintelligence en matière
d'art Depuis qu'il y a des « connaisseurs », l'art s'en
est allé au diable. Les gens distingués, instruits, qui
sentent vivement, croient tenir la tête ; mais combien ils
se trompent!... Des sens non faussés et des cœurs humains.
je ne demande rien de plus; et pourtant c'est tout, si nous
nous rendons compte de l'insondable dépravation de ces
sens, de la lâcheté, de la dégradation et de l'endurcissement
des cœurs de ce qu'on appelle le public. » Nulle part
Wagner n'a mieux découvert la tendance de son génie, qui
voudrait un retour à la nature et la création d'un art
populaire. Il dit dans la même lettre : « Ah! ce qu'il y a
RICHARD WAGNER 315
de plus terrible, c'est un Allemand homme de lettres et
bel esprit! » Retenons ces diverses déclarations; elles ont
une importance capitale pour fixer le point de vue auquel
nous devons nous placer pour apprécier Wagner.
Ce n*est pas en musique seulement que Wagner fut un polémiste
violent. — « J'avais une vieille dent contre cette juiverie, et ce senti-
ment de rancune est aussi nécessaire à ma nature que la bile l'est au
sang. Un jour vint où ce maudit griffonnage juif porta ma colère à
son comble, et alors je finis par éclater. Le coup a porté; il semble
avoir été terrible, et j'en suis bien aise, car je voulais faire trembler
ces gens-là. Car ils resteront les maîtres, cela est certain, de même
qu'il est positif qu'aujourd'hui ce ne sont pas nos princes, mais les
banquiers et les épiciers qui régnent. » (Lettre à Liszt, 18 avril 1851.)
Ce libelle de rancune ne nous intéresse que par sa partie musicale.
Il en est de même de la polémique (inspirée par la même haine des
Juifs) contre Meyerbeer (courtisé d'abord) et Mendelssohn, qui furent
les bêtes noires de Wagner. — « Mes rapports avec Meyerbeer ont
un caractère particulier : je ne le déteste pas, mais il m'est antipa-
thique au delà de toute expression. Cet homme éternellement aimable
et complaisant, me rappelle, à l'époque où il se donnait encore l'air
de me protéger, la période la plus obscure, je dirai presque la plus
immorale de ma vie. Ce sont là des rapports absolument immoraux :
nulle sincérité, ni d'un côté, ni de l'autre.... Je ne puis exister, penser
et sentir comme artiste à mes yeux et à ceux de mes amis, sans me
dire et sans répéter tout haut que Meyerbeer est l'antipode de ma
nature: je le fais avec un véritable désespoir quand je me heurte à
l'erreur de mes amis eux-mêmes qui se figurent que j'ai quelque
chose de commun avec Meyerbeer. »
Les premiers ouvrages de ce terrible musicien n'offrent
rien de très original. De l'opéra qu'écrivit Wagner à dix-
neuf ans, die Hochzeit {La Noce, 1832), il ne reste que des
fragments, — Introduction, Chœur, Septuor, — où l'on
remarque d'ailleurs quelques traits significatifs d'instru-
mentation. Wagner écrit déjà pour 4 cors et 3 trombones.
Les Fées (1833) n'ont pas été représentées. C'est une œuvre
romantique où on a voulu relever plusieurs indices de la
future manière du compositeur. Une fée renonce à l'immor-
talité pour s'assurer la conquête d'un jeune homme aimé;
elle doit passer par une série d'épreuves à la fin desquelles
c'est l'homme qui, par la puissance irrésistible de son
chant, devient roi des fées et entre dans l'immortalité. Les
personnages épisodiques sont très nombreux : il y a, en
316
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
tout, 5 soprani, 3 ténors, 1 baryton, 4 basses. On y trouve
la phrase suivante qui reparaîtra dans Rienzi, clans le
Vaisseau fantôme, dans Tannhàuser et dans Lohengrin :
ïfe
s
p
?
&-±:
Le| Liebesverbot, ou Défense d'aimer, est un opéra en
2 actes qui fut joué à Magdebourg (29 mars 18,'ÏG) sous un
autre titre, Die Novize von Palermo. Le sujet est emprunté
a la pièce de Shakespeare, Mesure pour mesure. La musique
paraît avoir été écrite sous l'influence de la Muette
d'Auber. de làNorma (1831) de Bellini, et aussi de la célèbre
chanteuse allemande Wilhelmine Schhoe de n De voient (1804-
18(30), qui, de 1823 à 1847, fut une des gloires du théâtre
de Dresde et au talent « électrisant » de laquelle Wagner
lui-même rapporte sa première conception de l'art drama-
tique (2e éd. ail. des Œuvres complètes, IV. 254, et VII, 97).
L'année où fut représenté le Liebesverbot est l'année même
des Huguenots', et cette rencontre permet de mieux com-
prendre les tendances de Wagner à cette époque. Rienzi,
grand opéra historique en 5 actes, fut joué à Dresde le
20 octobre 1842. Wagner en parle ainsi dans son opuscule
sur la Musique de l'avenir (ibid.. VII, p. 119) : « La con-
ception et la forme de cet ouvrage sont dues à l'émulation
que provoquèrent eu moi les opéras héroïques de Spontiiii
comme aussi à l'impression brillante faite par les grands
opéras venus de Paris, ceux d'Auber, Meyerbeer et Halévy. »
Enregistrons ce témoignage avec empressement, car nous
n'en trouverons plus aucun de semblable. En voici un autre
qui a aussi son importance. M. Guioo Adlek, critique
autrichien de grande autorité, estime avec raison que
Wagner ne s'élève pas à la hauteur de Spontini et reste
très au-dessous de la Juive, de Guillaume Tell et des
Huguenots. A cette période de début appartient l'Ouverture
pour Faust. Elle fut écrite en 1840; Wagner la remania en
1855 et lui donna la forme expressive et dramatique sous
laquelle nous la connaissons aujourd'hui. 11 attachait beau-
coup d'importance à la comparaison des deux versions :
« De tels remaniements, écrivait-il à Liszt, font mieux voir
RICHARD WAGNER 317
que tout le reste de quel bois on se chauffe et comment on
s'est dégrossi ».
Le Hollandais volant, devenu dans la version française
le Vaisseau fantôme, nous fait pénétrer dans la région des
chefs-d'œuvre wagnériens ; il marque un très sérieux pro-
grès, sans nous montrer encore Wagner affranchi des
influences du passé. Le livret du Vaisseau fantôme fut
rédigé à Paris en 1841. A la fin de son manuscrit, Wagner
avait introduit cette épigraphe rappelant X Hernani de
V. Hugo : Per aspera, ad astra. A son départ de France
(1842). il vendit le droit de traduction et de mise en
musique au directeur de l'Opéra, Léon Pillet, qui fit rema-
nier le livret par P. Foucher et en confia la composition
musicale à Dietsch (maître de chapelle à Saint-Eustache.
puis à la Madeleine). L'oeuvre de Dietsch fut jouée à
l'opéra le 9 novembre 1842. Wagner fit son opéra et l'offrit
au théâtre de Berlin où il fut accepté grâce à l'entremise...
de Meyerbeer; il l'en retira bientôt, après le succès de
Rienzi, pour le donner au théâtre de Dresde, où la première
représentation eut lieu le 2 février 1843 « avec un insuccès
complet, à cause de l'insuffisance des répétitions »
(Wagner). C'est à partir de cette date que, dans le monde
musical, il y eut des wagnériens et des antiwagnériens.
Dans le poème, le poète et le compositeur ne font qu'un;
l'idée de la rédemption par l'amour fait le fond du sujet.
Le Hollandais, sorte de Juif errant des mers, ne peut être
racheté que par l'amour d'une femme, fidèle jusqu'à la mort,
de la malédiction qui pèse sur lui. L'œuvre a pour centre la
ballade où cette action est résumée; les thèmes qui partent
de là font l'unité de l'ensemble. Le système qui consiste
;i employer une mélodie caractéristique reparaissant à
divers endroits d'un poème et formant le lien de ses
diverses parties, n'était pas nouveau. N'est-il pas celui de
la Symphonie fantastique de Berlioz, que Wagner avait
entendue à Paris en 1841, l'année même où il écrivit son
poème? On le trouve dès 1607, dans VOrfeo de Monteverde,
où le thème posé d'abord par les trombones, les cornets et
la régale (entrée d'Orphée aux Enfers) est repris ensuite
pianissimo, lorsque Charon est endormi, par les cordes et
le clavicembalo; et on en signalerait d'autres exemples
318 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
chez Agazzari, chez Al. Scarlatti, Grétry {Richard Cœur-de-
lion, 1784), Weber (Pretiosa, le Freischùtz, 1821); il appa-
raît clans l'ouverture de Lèonore de Beethoven (thèmes de
Florestan, en la bémol majeur), dans l'oratorio Elie de
Mendelssohn, où le thème de la malédiction du prophète
est employé tour à tour pour signifier la menace, le châti-
ment, et, dans le chœur final, la délivrance. Nous remar-
querons enfin que dans le Vaisseau fantôme — dont
l'admirable ouverture est digne de Weber et de Beethoven
— il y a beaucoup d'italianisme et des morceaux détachés
ou détachables, entre autres un chœur de fileuses qui eût
enchanté Boïcldieu.
Tannhâuser, qui devait s'appeler « le Venusberg, opéra
romantique », fut inspiré par une légende allemande du
xme siècle, le Concours des chanteurs à la Warthourg,
reprise dans un poème du xvi° siècle, le Lied populaire de
Danhauser, et taisant partie de cet ensemble de vieux
monuments que les philologues et les romantiques, un peu
avant le grand essor wagnérien, étudiaient avec passion.
Le livret, esquissé en juin 1842, fut terminé le 22 mai 1843;
la partition était prête le 13 avril 1845. La première
représentation eut lieu à Dresde le 19 octobre de la même
année. « Mon personnage, tel que je le lais vivre, est
allemand de la tète aux pieds », a écrit Wagner. Mais le
drame a une portée générale. Le sujet est de caractère
platonicien : c'est la lutte entre l'amour sensuel (Vénus) et
l'amour noble, pur, idéal (Elisabeth), lutte terminée par
la mort du personnage qui est allé, hésitant, de l'un à
l'autre, mais qui meurt les yeux tournés vers le ciel. Les
allégories célèbres du Banquet de Platon fourniraient le
meilleur commentaire d'une pareille action. Ici encore,
après une ouverture éblouissante, il y a un grand nombre
de « morceaux » très beaux, une puissance dramatique et
une abondance de mélodie qui rappellent Meyerbeer tout
en le dépassant.
C'est aussi à une vue profonde sur l'amour que se
ramène le sujet de Lohengrin, frère jumeau de Tannhâuser.
Le chevalier au cygne Lohengrin. venu de Monsalvat.
devient l'époux d'Eisa, qu'il a défendue, sauvée, et dont
il est aimé après avoir obtenu sa main comme récompense;
RICHARD WAGNER 319
mais il ne doit lui faire connaître ni d'où il est venu, ni
son nom. Eisa veut absolument pénétrer ce secret, et
savoir quel est le sauveur à qui elle doit se donner;
son indiscrétion l'ait évanouir son bonheur et cause
sa perte. Une telle action dramatique comprend ces
moments principaux : l'arrivée du chevalier, motivée par
le péril d'Eisa que des ennemis ont faussement accusée
devant le roi Henri Ier (xc siècle); l'intrigue des jaloux et
des ennemis conduite par Ortrude, qui, ayant échoué dans
sa calomnie, va railler Eisa sur sa singulière situation et
l'inciter à interroger son mystérieux époux; une scène
dans la chambre nuptiale où la femme posera la question
fatale et voudra résoudre l'énigme; enfin, le départ de
Lohengrin, et le désenchantement final. Cette légende
semble apparentée à celle de Sémélé qui, ayant voulu voir
dans l'éclat de sa gloire le dieu transformé en homme dont
elle était aimée, se trouva en présence de Zeus et mourut
foudroyée par un éclair parti de ses yeux. Dans ce sujet
qu'il considérait comme « le plus tragique de tous »
{Lettres à Mathilde Wesendonck, 242), Wagner a vu un
symbole profond. Il développe le conflit entre le désir de
connaître et la passion d'aimer; signifie-t-il que l'amour
doit rester ingénu, confiant et ignorant, sous peine de se
détruire lui-même? Il convient peut-être, en s'inspirant de
l'idée de la pièce pour en tirer une règle de critique, de
ne pas le serrer de trop près, et de lui laisser cette poésie
un peu vague que la musique a rendue si pénétrante. La
critique a quelquefois tort de prendre, devant les œuvres
du génie, l'attitude d'Eisa devant Lohengrin.
Le livret fut commencé dans l'été de 1845; l'instrumen-
tation terminée en mars 1848. Gomme dans tous ses
drames, Wagner ne s'est pas attaché à une version spé-
ciale de la légende traitée. Il a pris le sujet dans les
Deutschen Sagen des frères Grimm, l'a enrichi de quelques
traits empruntés à d'autres légendes et y a condensé tout
ce qu'il savait de l'histoire des chevaliers au cygne pendant
le moyen âge. Lohengrin est certainement une très belle
œuvre, mais ne relève pas d'une esthétique différente de
celle qui avait inspiré Tannhâuser. Nous arrivons à la
partie vraiment wagnérienne du théâtre de Wagner.
320 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
La correspondance de Liszt et de Wagner nous renseigne
exactement sur la genèse de la Tétralogie. Pendant
l'automne de 1848, Wagner commença une esquisse du
mythe complet des Nibelungen, concentré d'abord dans un
seul drame. « la Mort de Siegfried ». Il était sur le point
d'en entreprendre, après avoir hésité, l'exécution musicale
(automne de 1850), quand lui apparut 1 impossibilité de le
représenter n'importe où d'une manière satisfaisante; il se
rejeta alors dans un exposé théorique de ses idées, et
écrivit Opéra et drame. L'influence bienfaisante de
Liszt lui fit reprendre son travail de compositeur. Il
s'aperçut alors que les nombreux récits dont la Mort de
Siegfried était surchargée gagneraient à être mis en action
dans un drame distinct; et pour éclairer ses amis, avant
de se présenter devant eux. sur bien des points, il écrivit
la préface très détaillée de ses « trois poèmes d'opéra ».
Enfin, son plan s'étendit sur trois drames : 1° la [Valky-
rie; 2° le Jeune Siegfried; 3° la Mort de Siegfried, précédés
d'un grand prologue : Y Enlèvement de l'or du Rhin.
Le poème de la Walhyrie fut achevé le 1er juillet 1852,
et celui des autres drames, à la fin de la même année. La
partition de Rkeingoïd fut terminée en janvier 1854, et celle
de la Walkyrie commencée quelques mois après. Le 15,
Wagner écrivait à Liszt, après un rude labeur : « L'Or du
Rhin est fini; mais moi aussi je suis fini! » Sa vie, à cette
date, était encore traversée par les pires soucis : « Cher
Franz, aucune des dernières années n'a passé sur ma tête,
sans que j'aie été plus d'une fois sur le point d'en finir
avec la vie » Derrière le théoricien et le compositeur,
on devine une volonté de fer.
Ici, puisque Tordre des laits nous y invite, nous allons
voir se préciser avec une ampleur inquiétante le système
d'idées dont nous connaissons déjà quelques traits. Il
y a, dans Opéra et drame, une histoire philosophique de
l'opéra et des arts du rythme, connexe à des vues très
générales sur la civilisation ; c'est la partie la plus impor-
tante de l'ouvrage, celle qui sert de base à la doctrine. Au
lieu d'exposer d'abord un système métaphysique, comme
tout bon esthéticien allemand, Wagner — ■ très artiste en
cela — reste dans le domaine des faits, non d'ailleurs pour
RICHARD WAGNER 321
l'éclairer par une érudition prudente, mais pour le scruter
avec des regards d'aigle. Il ramène tout à de larges et puis-
santes simplifications. Avec une spontanéité visible, une
fougue inlassable de l'esprit démonstratif, une souplesse
étonnante dans le maniement des abstractions et, parfois,
des traits d'ironie un peu gros lancés à des chefs-d'œuvre
presque populaires, il accumule les vues d'ensemble, les
synthèses critiques, les analyses cruelles. Gluck, Mozart,
Meyerbeer, Weber, Beethoven, Rossini, Auber, Berlioz
sont jugés avec l'originalité que peut mettre en un plai-
doyer enflammé un grand compositeur qui posséderait un
savoir encyclopédique et aurait beaucoup réfléchi, en phi-
losophe et en sociologue, sur l'évolution des arts. AVagner
juge aussi les poètes : Sophocle. l'Arioste, Shakespeare,
Gœthe, Schiller, en déterminant les conditions ou les
limites de leur activité créatrice; il marque le rôle des
religions antiques et des religions modernes, celui du
peuple et de la bourgeoisie, celui des races romanes et des
races germaniques Est-ce un musicien qui parle ainsi,
avec cette vigueur d'intelligence et cette hardiesse? Est-ce
un disciple de Herder ou de Vico? Montrer l'exagération
choquante de certains jugements ou l'obscurité de cer-
taines formules pour un lecteur français, serait une tâche
facile. On n'aurait pas de peine à prouver que Wagner se
trompe en disant que l'opéra est né du désir qu'avaient les
Florentins d'entendre des « airs »; qu'il est injuste pour
Mozart quand il lui reproche d'avoir fait, des personnages
de Don Juan, des mannequins; et qu'il se trompe quand
il juge Berlioz voué à une série d'échecs certains à cause
des textes littéraires qui servent de base à sa musique.
Mais ne nous arrêtons pas aux choses secondaires; allons
à l'essentiel, qui nous parait contenu dans trois idées.
1° A tous les auteurs d'opéras qui l'ont précédé, Wagner
adresse un même reproche. Il les considère comme n'ayant
produit qu'une contrefaçon de drame lyrique; la raison,
c'est la tyrannie exercée sur eux par les chanteurs. Les
uns ont accepté, exploité cyniquement, sollicité même
cette tyrannie; les autres, les plus grands, ont vainement
essayé de s'en affranchir : ils en ont été les martyrs.
Emprisonné dans des formes que lui imposait la préoccu-
Combahieu. — Musique. III. 21
302 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
pation obsédante de l'effet vocal, l'opéra n'a jamais été,
depuis ses origines, qu'un genre faux. (On regrette que
pour étayer cette dernière thèse, Wagner n'ait pas parlé
de Lulli, dont l'influence déplorable s'est étendue bien au
delà du xvne siècle.) Le progrès doit consister à ramener
un tel genre à ce qui est naturel et purement humain. —
Ces derniers mots reparaissent assez souvent dans Opéra et
drame et en résument la pensée maîtresse. Ils mériteraient
d'arrêter longtemps l'attention. Si on voulait en peser
exactement la valeur et en préciser la signification, on
verrait surgir plus d'une difficulté. Qu'est-ce, au juste, que
le « naturel »? Parler de l'opéra, n'est-ce pas parler d'une
œuvre qui, par définition, s'écarte du naturel, et ne peut
vivre que de conventions? S'il s'agit du goût des auditeurs
ou de celui des musiciens, en vertu de quel principe ferait-
on les sélections permettant d'isoler le phénomène désigné
par un mot aussi vague? Et qu'est-ce que le « purement
humain », le « rein Menschlich »? Aujourd'hui surtout,
après vingt siècles de culture, comment fixerait-on le cri-
térium à l'aide duquel on pourrait retrouver — dans un
domaine comme celui du goût musical — un élé-
ment « pur »? L'auditeur de Guillaume Tell qui, en 1829,
voulait avant tout des romances et des cavatines, était
aussi « humain » que le pèlerin le plus enthousiaste de
Bayreuth. Lors de la première représentation de Tann-
hàuser à Paris, Wagner s'est plaint des membres du
Jockey-club qui, après avoir dîné à leur cercle, arrivaient
à l'Opéra vers le milieu de la représentation, et voulaient,
à ce moment, assister à un ballet; mais ces gens du monde
qui comprenaient à leur façon les plaisirs du théâtre,
étaient, eux aussi, « humains »; on pourrait même leur
reprocher de l'être trop! Si on multipliait les observations
de ce genre, on serait obligé d'accepter cette conclusion :
une esthétique expérimentale du drame lyrique ne peut
aboutir qu'à l'éclectisme. Si elle ne prend pas comme
point de départ une conception métaphysique et idéale
de ce que devrait être Va humain », elle est obligée
d'accepter les différenciations et altérations du type pri-
mitif déterminé par voie d'hypothèse, qui se sont formées
peu à peu; et elle s'interdit le droit de condamner un goût
RICHARD WAGNER 323
au profit d'un autre. Telles sont les objections qu'on ne
peut écarter. — Elles n'ont, hàtons-nous de le dire, que
la valeur théorique du dogmatisme qu'on peut professer
in cathedra, quand on est en toge et en bonnet carré, ou
qu'on discute dans les règles. Wagner a jugé nécessaire
de disserter, de construire un système après avoir indiqué
sur quelles ruines du passé il voulait bâtir. Il faut bien le
suivre sur le terain qu'il a choisi; mais ses œuvres sont
plus démonstratives que ses dissertations. En écrivant
Opéra et drame, il sentait déjà bouillonner en lui sa
Tétralogie; or il n'est pas douteux que cette musique nou-
velle, qui allait bouleverser l'art du xixe siècle, soit un
effort magnifique et triomphal pour ramener l'opéra à une
« humanité » profonde et le replonger en pleine nature.
C'est en songeant à Rheingold, à la Valkyrie, à Siegfried,
au Crépuscule des Dieux, qu'il faut juger la première idée
que nous venons d'exposer.
2° La seconde idée concerne la définition du drame. Les
critiques modernes, après avoir rangé le drame dans la
catégorie des genres d'art, l'ont attribué au poète comme
sa propriété exclusive; ils n'ont vu en lui qu'une branche
de la littérature, au même titre que l'épopée, le roman,
l'ode, la poésie didactique, la musique étant à côté de
lui une étrangère, un ajout facultatif, absolument comme
si elle était exécutée pour accompagner l'exposition d'un
tableau peint. Telle n'était pas la conception des Grecs de
l'antiquité, dans le théâtre desquels Wagner cherche un
appui solide. L'idée du drame implique l'idée de la poésie
en action, celle de la musique et celle du décor, en deux
mots tous les arts du rythme et tous les arts du dessin,
lesquels doivent être considérés ensemble, et comme con-
nexes, non par suite d'un rapprochement artificiel, entaché,
selon certains critiques, de « grossier sensualisme » ou
constituant à leurs yeux un « mélange barbare », mais
parce que cette connexité est une donnée initiale,
nécessairement suggérée par la définition même du
genre. A vrai dire, les opéras de Rossini et de Meyer-
beer sont bien à la fois poème et- musique; mais la grande
erreur, a été de donner à la musique la première place et
d'en faire un but, alors qu'elle n'est qu'un moyen. Elle a
324 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
toujours eu pour tendance d'absorber toute la valeur du
drame; d'elle seule est venu, pendant plus de deux
siècles, tout ce qui a exercé une influence réelle sur les
formes de l'opéra. Quand on parle des drames de Gluck,
de Mozart, de Weber, ne songe-t-on pas surtout à leurs
mélodies et à leur façon de traiter l'orchestre? c'est un
point de vue qui ne devrait pas être admis. Le rôle secon
daire attribué au poète et, d'autre part, le goût pour la
mélodie absolue, ont fait de l'opéra un vaudeville agrandi,
une machine monstrueuse et vaine, un grossier agence-
ment de pièces hétéroclites, un pot-pourri où le musicien
est obligé de feindre l'enthousiasme et l'inspiration alors
que le drame est vide ou insignifiant. Wagner se sert
d'une comparaison qu'il développe complaisamment parce
qu'elle est sous sa plume autre chose qu'une métaphore.
La Musique, dit-il, est femme ; elle a besoin de l'homme, pour
remplir sa destinée ; elle est « l'ondine du fleuve qui passe
en murmurant à travers les vagues, chose sans cœur jus-
qu'à ce que l'amour d'un homme lui donne l'âme ». Or le
maître à qui elle doit s'abandonner pour devenir féconde,
c'est, le poète. Devant lui, elle ne doit avoir d'autre
orgueil et d'autre joie que de s'oublier soi-même et de se
donner. La musique des opéras italiens n'est qu'une fille
de joie faisant métier de procurer du plaisir sans être réel-
lement femme. La musique des opéras français est une
coquette qui veut bien être admirée et aimée, mais qui ne
redoute rien tant que d'éprouver elle-même l'amour. « Il
existe encore, dit Wagner, un type de femme dénaturée
qui nous remplit d'une aversion profonde : c'est la prude,
que nous sommes obligé de reconnaître dans la soi-disant
musique d'opéra allemande. Il peut arriver à la courtisane
que la flamme amoureuse du sacrifice s'allume soudain en
elle (pensons au dieu et à la bayadère) ; il peut arriver à
la coquette, tandis qu'elle joue avec l'amour, qu'elle se
trouve bien prise à ce jeu et que, malgré les résistances
de la vanité, elle se voie prise dans ses propres filets.
Mais jamais cette belle humanité ne sera atteinte par
la femme qui veille sur sa pureté avec le fanatisme ortho-
doxe de la foi, la femme dont la vertu réside foncièrement
dans l'absence d'amour. »
RICHARD WAGNER 325
Dans cette union, c'est donc l'homme, c'est-à-dire le
poète, qui commande. C'est assez dire qu'on attend de lui
autre chose que des livrets fabriqués comme articles de
mode, sans valeur réelle et durable. A lui revient le devoir
de formuler les passions vraies et les idées qui doivent
être le support du drame. Si nous voulons, dit encore
Wagner, nous faire bâtir une maison, nous nous adresse-
rons non au tapissier, mais à l'architecte (qui aura le tapis-
sier à sa disposition); de même, pour avoir un opéra,
nous nous adresserons au poète et non au musicien. Cette
règle, en dépit des apparences, n'a jamais été suivie. Le
librettiste d'autrefois ressemble à l'architecte qui compterait
sur le décorateur pour assurer la solidité d'un édifice.
Wagner a d'ailleurs fait cet aveu à retenir : en écrivant
les paroles, il voyait le livret dans la musique ; la pensée
musicale restait, secrètement, le primum /nocens de la
pensée littéraire. La première éclairait la seconde et l'ins-
pirait avant de lui obéir. Wagner a écrit encore : « Mes
drames sont des faits de musique devenus visibles ».
(Gesamm. Schr., IX, 306.) — Qu'avait-on fait avant lui?
On commença par contaminer ce que la pensée antique
avait produit de plus beau; pendant plus de deux cents ans,
on mit une ingéniosité pitoyable à utiliser des restes glacés
de mythologie en les assaisonnant de madrigaux, de plati-
tudes de courtisan et de fadaises galantes. Il semblait que
tout drame lyrique eût pour condition d'existence la défor-
mation d'un chef-d'œuvre de la littérature. Scribe imagina
ensuite le livret historique, selon le vœu de Meverbeer :
« pot-pourri dramatique monstrueusement mélangé, histo-
rico-romantique, diabolico-religieux, libertino-bigot, fri-
vole et pieux, mystérieux et impudent, sentimental et
canaille, afin d'y trouver matière à une musique extrême-
ment curieuse ». De la muse du compositeur, en pareilles
conditions, que pouvait-on attendre? « le fade sourire d'une
coquetterie répugnante, ou les contorsions grimaçantes
d'une ambition folle ».
3° A ces petits et médiocres artifices des librettistes
qui suivent la mode, Wagner oppose une source large et
profonde à laquelle le poète-musicien doit remonter : c'est
la poésie populaire primitive, véritable trésor de mythes
326 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
expressifs. Si l'on veut en comprendre la nature et se
pénétrer de son esprit, il faut aller en sens inverse du
progrès moderne, qui, aux synthèses naïves et grandioses
des premiers âges a substitué partout l'analyse critique et
scientifique; car, dit Wagner avec force, « la conception
populaire de la nature s'est transformée en physique et en
chimie, la religion en théologie et en philosophie, la com-
mune en politique et en diplomatie, l'art en science et en
esthétique, et les mythes en chronique historique ». Ajou-
tons que pour comprendre la pensée de Wagner lui-même,
il conviendrait de la replacer dans son cadre allemand. Il
ne manque pas de librettistes plus ou moins adroits qui,
ont exploité de vieilles légendes; mais W7agner ne veut,
pas être confondu avec ces fournisseurs d'articles pour
musique, mendiants de lettres, aventuriers du théâtre, qui,
après avoir cherché un peu partout quelque chose de plai-
sant, choisissaient une légende comme un cambrioleur
s'arrêterait à une auberge paraissant confortable. Au sujet
de Scribe, il est dit quelque part, dans Opéra et drame :
« Il dut s'initier sérieusement aux mystères de la filouterie
historique avant de se décider ;i écrire un Prophète des
filous. ))
Dès les premières années du xixc siècle, l'importance capitale des
mythes avait été marquée par des Allemands à la fois philologues et
poètes, hommes de science et de sentiment.
Nous citerons : L. Tieck, Minnelieder aus dem Sclmàbischcn Zei-
talter, 1803; A. von Arnim et Cl. Brentano, Des Knaben ll'underhorn,
Heidelberg, 1806; J. A. Kanne, Pantheum der àltesten Naturphilo-
sophie, Tubinge, 1811; J. Gôrres, Die deulschen Volksbiicher, Hei-
delberg, 1807; Fr. Creuzer, Symbolik und Mythologie der alten Vôl-
ker, Leipzig, 1810-12 : Fr. von Hagen, Der Nibelungen Lied (Berlin,
1810), Muséum fur altdeutsche Literatur und Kunst (Berlin, 1809-11)
et Die Nibelungen (Breslau. 1819); Fr. Schlegel, Deutsches Muséum,
Vienne, 1812-13 ; les ouvrages des frères Grimm : Ueber den altdeut-
schen Meistergesang (de Jacob G., Gôttingue, 1811), Altdeutsche
Wàlder(2\o\., 1813-16), Deutsche Sagen (2 vol., 1816-18) de Jacob et
G. Wilhelm; de Ludwig Bechstein, Sagenschalz und Sagenkreis des
Thiiringer Landes (1835); etc
Dans cet amour romantique de la légende, il y a bien
des chimères et des obscurités, mais aussi des vues belles
et profondes. La pensée allemande ressemble parfois au
RICHARD WAGNER 327
nuage de l'épopée latine qui porte une divinité plus
ou moins visible. Une idée de Herder, adoptée par
J. Grimm et les romantiques, éclaire le vrai caractère
des livrets, et aussi de la musique dans les opéras de
Wagner. Herder distingue la Kunstpoesie et la Nciturpoesie.
La première, la poésie d'art, est celle des modernes,
réfléchie, subtile, consciente de tous ses procédés, indivi-
duelle, comprise d'une élite ; la seconde, la poésie de
nature, est celle des primitifs, spontanée, collective,
humaine au sens plus large du mot, toute frémissante de
la vie de l'univers visible, et exprimant par des mythes
l'action divine sur l'univers. Tout poète oscille entre les
tendances que représentent ces deux formes de poésie.
Wagner a voulu suivre la seconde; par un effort énorme
de volonté, il s'est replacé, lui. poète chargé d'érudition et
de théories, dans l'état d'esprit naturaliste. Cette prédilec-
tion pour la légende peut être rattachée à d'autres idées qui,
sans peut-être l'avoir déterminée historiquement, la justi-
fient. Des penseurs tels que Gorres, Kanne, Creuzer, les
frères Grimm, croyaient à l'identité fondamentale de tous
les mythes, dans tous les pays; ils considéraient les
diverses mythologies, dominant les faits de l'histoire,
comme la déformation d'une révélation faite par Dieu au
peuple. Il y a donc identité, pour Wagner, entre le mythi-
que et l'humain. J. Grimm écrivait à Arnùn : « De même
que le paradis a été perdu, le jardin de l'ancienne poésie
nous a été fermé, bien que chacun porte encore un petit
paradis dans son cœur. J'en trouve la preuve dans la mer-
veilleuse concordance de ce qui a subsisté Je ne regarde
pas le merveilleux comme une rêverie, une illusion, un
mensonge, mais comme une vérité parfaitement divine. »
Ne retenons de cette thèse qu'une idée, à savoir que les
mythes ont un sens profond et universellement intelli-
gible : cette universalité ne fait-elle pas particulièrement
l'affaire d'un langage comme celui de la musique? Qu'on
ajoute à cela un sentiment très vif du nationalisme alle-
mand : on aura les principes directeurs de toute l'esthé-
tique wagnérienne.
Sans donner une idée suffisante de l'abondance d'idées
qui fait d'Opéra et drame une œuvre si pleine et si touffue,
32S LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
nous avons indiqué l'essentiel. On voit combien Wagner
est hardi. Il veut un double et grandiose progrès : celui
de la musique et celui du drame réunis dans une synthèse
ordonnée qui doit être le couronnement de l'un et de
l'autre. On a objecté que cette conception du progrès à
réaliser était, en principe, peu admissible, car personne
n'oserait dire qu'un drame de Shakespeare et une sym-
phonie de Beethoven sont inférieurs à VOr du Rhin ou à
Siegfried, parce que le premier est sans musique et la
seconde sans poésie verbale ; mais il ne faut pas perdre de
vue qu'en parlant de « drame », Wagner pense au drame
lyrique, et il convient surtout, si on veut le juger, de com-
parer sa thèse, si forte et si personnelle, avec la frivolité
des anciens librettistes, dénués, il faut le reconnaître, de
tout principe sérieux et esclaves de la routine.
Un artiste professant les idées que nous venons de
résumer se condamnait, s'il était intransigeant, aux pires
épreuves. Il entreprenait de remonter un courant formi-
dable; il tournait le dos au public et risquait de marcher
seul, à moins qu'il ne relit l'éducation de ses contemporains
pour les entraîner à sa suite. Wagner comprit ce rôle
écrasant d'éducateur qu'il assumait; il n'en voulut jamais
d'autre. Il lui sacrifia tout. S'il y avait au monde un homme
et un théâtre auxquels il eût pu faire des concessions, c'est
Liszt, celui qu'il appelait « mon Christ aimé, mon Sauveur »
— car il lui devait tout — et ce théâtre de Weimar qui, en
des jours de détresse, avait représenté devant la cour les
premiers ouvrages du compositeur. Or Wagner fut inflexible
pour l'un comme pour l'autre.
Il écrit à Liszt, chef d'orchestre au dévouement héroïque, après
des représentations qui n'ont pas été sans succès : « Je te le dis
avec une sincérité qui m'est pénible : la peine que tu t'es donnée à
Weimar, je suis obligé de la considérer comme stérile. Tu apprends
par expérience que tu n'as qu'à tourner le dos pour voir la plus
grande vulgarité s'épanouir derrière toi et se propager sur le même
sol d'où tu espérais faire sortir les plus nobles produits. Tu reviens,
et à peine as-tu retourné ce sol à moitié, que tu verras la mauvaise
herbe repousser plus librement que jamais. Vraiment, je ne puis
que m'attrister en voyant tant d'elTorts perdus! Je ne trouve à tes
côtés que la sottise, l'étroitesse d'esprit, la folle outrecuidance de
courtisans jaloux. ;; [Lettre du 20 novembre 1851.) — « Je voudrais
RICHARD WAGNER 329
me mettre en route avec toi et partir d'ici, pour aller, à nous deux,
courir le inonde! Laisse donc, toi aussi, ces épiciers et ces juifs alle-
mands: as-tu autre chose que cela autour de toi? Ajoutes-y les
jésuites, et lu auras le compte! Des hommes, point. Ils écrivent, ils
écrivent encore et toujours, et quand ils ont bravement « écrit », ils
se figurent être quelque chose! Imbéciles! Notre cœur ne doit plus
battre pour vous ! Qu'est-ce que toute cette racaille peut comprendre
à notre cœur? Envoie-les promener; donne-leur un coup de pied
par-dessus le marché et viens avec moi courir le monde, dussions-
nous même y périr gaillardement et laisser nos os dans quelque pré-
cipice! » [Lettre du 30 mars 1853, Zurich.)
Voici un fragment de lettre intime qui est admirable, si l'on songe
que ces lignes furent écrites par un homme qui, dans sa vie anté-
rieure, avait connu la pire misère :
« ... Je t'en prie, mon cher Franz, ne me parle pas de ma gloire,
de mon honneur, de ma position, ou comme on voudra appeler tout
cela ! Je sais à n'en pas douter que tous mes « succès » sont fondés
sur de mauvaises, très mauvaises exécutions de mes œuvres; que,
par conséquent, ils reposent sur des malentendus, et que ma noto-
riété, ma gloire ne valent pas un zeste de noix. Laissons donc toute
politique de côté; renonçons à employer des moyens que nous mépri-
sons pour arriver à un but qui, à bien considérer la chose, ne pourra
jamais être atteint. Laissons la coterie, cette accointance avec des
crétins qui, à eux tous, sont incapables de soupçonner ce dont il
s'agit chez nous. Je te le demande : quelle satisfaction, quel récon-
fort pouvons-nous espérer avec le concours de ces idiots (ou de
quelque autre nom qu'on veuille les appeler)?... Arrière toutes ces
saletés! Arrière la « gloire » et toutes ces folies! Ecoute-moi : le
lannhâuser et le Lohengrin, je les ai jetés au vent; je ne veux plus
en entendre parler. En les livrant au trafic des cabotins, je les ai
répudiés : ils ont été maudits par moi et condamnés à mendier pour
moi, à ne plus me rapporter que de l'argent, plus rien que de l'ar-
gent! » [Lettre à Liszt, 1854, Correspondance, trad. fr. de L. Schmitt,
t. LL, p. U6.) — Un tel langage ne peut qu'être admiré sans réserves.
Ici, l'artiste élève l'homme à sa hauteur; et il est difficile d'aller
plus loin dans l'amour désintéressé de l'art : mépriser la gloire
quand elle a pour rançon une erreur du public sur le sens de
l'œuvre glorifiée!
La Tétralogie est la réalisation des idées contenues dans
Opéra et drame. Les musiciens qui construisent des théo-
ries et parlent si bien de leur art, ne -sont pas, d'habitude,
les meilleurs dans l'exécution. En Wagner, l'artiste fut
supérieur au théoricien et au penseur. Sa puissance de
composition (au sens le plus général du mot) est singu-
lière. Le travail de juxtaposition et de marqueterie qui,
jusqu'alors, absorbait tout l'effort des faiseurs d'opéras,
330
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
est remplacé par une science qui n'organise pas seulement
chaque drame en assurant son unité, mais s'étend à quatre
ouvrages, à la fois différents de style et reliés l'un à l'autre
par des liens puissants, comme les diverses parties d'un
monument unique. Wagner ne se contente même pas de
représenter les personnages et les idées à l'aide de motifs
(appelés motifs-conducteurs), analogues aux personnages
d'une comédie, qui reparaissent comme point de repère
aux moments opportuns et mettent de la clarté dans le
développement de l'action, il établit entre ces motifs une
parenté, une connexité mélodique équivalent à l'unité
logique des éléments du livret ; c'est ainsi que dans YOr
du Rhin, les motifs de la Jeunesse, de la Renonciation, du
Walhall, rappellent celui de l'Anneau. Et en tout cela,
l'inspiration purement musicale ne paraît nullement gênée
par le labeur et la science du dramaturge.
Dès les premières pages de Rheingold, nous sommes en
pleine mythologie, mais ramenés en même temps à la
Nature et, puisqu'on nous a prévenus, au « purement
humain ». Il fallait une audace sûre d'elle-même pour
présenter sur le théâtre ce que certains chroniqueurs ne
devaient pas manquer d'appeler un « aquarium » ; mais
comment mieux marquer la rupture avec l'ancien opéra,
œuvre de société à l'usage des gens du monde? La scène
est au fond du Rhin. Les premières images musicales
présentées à la réflexion de l'auditeur sont celles des com-
mencements de la vie; et les premières idées qui vont être
mises en action sont celles des grands instincts directeurs
et dominateurs de la vie : la convoitise de l'or, le désir de
la puissance, l'amour sensuel. Voici d'abord pour le retour
à la Nature :
ggj
Bassons
etc.
-<S"=
Contrebasse—
-à.
ru-
1k :•
Ainsi est exprimé l'état initial de repos d'où sont partis
peu à peu les mouvements de la vie. à l'origine du monde.
Wagner, qui voit toujours grand, prolonge pendant seize
RICHARD WAGNER
331
mesures l'accord posé sur cette basse profonde. Un essor
se dessine.
Cors gj g ^ g J)| g|| P 1 F ' | j
#".
qui, plus loin (33e mesure), prend Un caractère mélodique,
Bassons
m Mht~ti\?-têi
et aboutit, °en s'assouplissant, au motif des vagues :
Violoncelles _ ■#■ £1
Uoloncelles + :z± e,
Le Prélude instrumental tout entier (136 mesures) est
construit sur cet accord parlait de mi bémol majeur. C'est
une sorte de fresque servant de frontispice à une œuvre
immense. Comme intérêt musical, le prélude est très infé-
rieur à celui de Lohengrin, aux ouvertures de Tannhâuser
et du Vaisseau fantôme; mais il révèle de façon typique
la mentalité de Wagner. Vouloir commencer par le Com-
mencement, en donnant, dès le début, une image de la
genèse des forces vitales, est une idée de philosophe à la
fois profond et naïf, poussant jusqu'aux extrêmes consé-
quences l'application logique d'un système.
Voici maintenant pour le retour au « purement humain ».
Il n'y a pas un seul homme, il est vrai, dans l'action; mais
le mythe veut traduire les instincts fondamentaux, les idées
directrices de l'humanité, en indiquant la cause de cer-
tains maux qui vont peser sur le monde. D'ailleurs, par
« purement humain », il semble qu'il faille entendre
l'homme étranger à la vie de salon. Dans les profondeurs
du fleuve, raillant le nain sensuel Albérich qui poursuit
en elles une proie dont il est tenté, les Ondines gardent
332 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
un trésor. « Vor du Rhin », doué d'une vertu magique :
celui qui le possédera et en fera un anneau aura la toute-
puissance; il sera maître de l'univers; mais il faudra
qu'il renie la loi de l'amour et renonce à ses joies !
Albérich, par un geste brutal, s'empare de l'or. Voleur, il
sera bientôt volé lui-même. L'or passe aux mains des dieux
qui, détenant par ruse un bien dérobé à la Nature, seront
frappés de malédiction, jusqu'au moment où un acte
d'amour pur et rédempteur (celui de Brùnnhild s'unissant,
dans la mort, à Siegfried) rachètera la faute commise. —
L'or donne donc la puissance, mais il est inconciliable avec
l'amour; l'or mal acquis porte en soi une malédiction;
d'un acte d'amour désintéressé peut seulement venir une
rédemption : telles sont les idées simples dont ces mythes
sont les svmboles. Il v en a vingft autres. L'Anneau des
Nibelungen est une encyclopédie primitive, surchargée d'élé-
ments qui ont sans doute des origines diverses, et que
Wagner, acceptant telle quelle cette synthèse, a ramenée à
la vie par la puissance de son art. Sauf quelques pages où
on relèverait peut-être une trace d'effort, il se meut dans
ce monde des légendes germaniques avec l'aisance et la joie
créatrice du poète musicien qui, affranchi de toutes les
vieilles entraves, s'est plongé, sûr de lui-même, dans un
libre naturalisme. Le style des livrets, avec ses onomatopées,
ses allitérations, ses singularités verbales et ses bizarreries
dont la traduction française donne quelque idée, — Weïal
Wasa ! Vogue ma vague, vogue et te verse!... chante la
première Ondine autour de l'Or. — doit être compris
comme un essai de substitution du lang-age naturel aux
fades formules de la rhétorique écœurante dont l'opéra
s'était jusqu'alors repu.
Il faut bien en venir à parler de la musique en soi; la
tendance à séparer ce que Wagner proclamait inséparable
est de plus en plus grande à mesure que l'évolution musi-
cale se développe, et il est impossible qu'il en soit autre-
ment. Gomme le poème, cette musique plaît d'abord par une
science des contrastes qui semble l'adapter a une sorte de
féerie grandiose. Ainsi, après la scène dans le Rhin, les
eaux se transforment en nuages, puis les vapeurs s'éclair-
cissent, et, au fond d'un paysage lumineux, on aperçoit le
RICHARD WAGNER
333
Walhall, la forteresse des cieux construite par les Géants
et désignée par les nobles accords des cuivres :
Tubas et
Harpes
La 3e scène se passe dans le monde souterrain, où
Wotan et les dieux sont venus arracher l'or à Albérich;
et le Prélude s'achève par une vision radieuse : celle des
dieux qui montent vers le Walhall en suivant l'arche
immense de l'arc-en-ciel.
Dans la Tétralogie, Wagner brise les cadres dont se
composaient les anciennes partitions, pour adopter un
style qui ne morcelle pas l'intérêt en « numéros » distincts;
c'est comme si à une série de jolis bassins cerclés de
marbre et ornés de Tritons en stuck, de Nymphes et de
Neptunes avec trident, on substituait un courant large et
puissant lâché en pleine nature; mais il n'est pas l'ennemi
systématique de l'épisode construit, faisant tableau instru-
mental ou « morceau » vocal, « fermé », comme disent les
Allemands, ou, tout au moins, susceptible (malgré la
volonté de l'auteur) d'être entendu à part dans un con-
cert. Telle, dans la Walkyrie, dont l'unité est aussi for-
tement nouée que celle d'une tragédie antique, cette
chanson du printemps qui rappelle le début de la Damna-
tion de Berlioz :
^iiJJjp^r4^Fpir^iJ^lJ,irr
La Chevauchée, l'incantation et le sommeil de Brùnnhilde;
dans Siegfried, les mélodies du héros cher au cœur de
Wagner, quand il dit le plaisir d'errer dans les grands
bois ou lorsqu'il forge l'épée; les murmures de la forêt, les
thèmes de Siegfried-idyll employés à la fin de la pièce;
dans la Gôtterd'àmmerung (Crépuscule des dieux), le lever
334 LES SUCCESSEURS DE BEIILIOZ
du soleil au 1er acte, tout le prélude instrumental du 3e où
Wagner se replonge en plein naturalisme en faisant passer
dans son orchestre les murmures du Rhin; le chant des
Ondines, la marche funèbre Tout cela est une série de
tableaux distincts. La mélodie qui règne en cette musique
n'aime pas à se fixer et à prendre attitude, à intervalles
déterminés, pour qu'on l'admire ; elle n'est pas davantage
un chant à l'état diffus et continu, mais, entre ces
extrêmes, un compromis réglé par un tel sentiment de
la convenance et de la vérité qu'il semble impossible de
faire vraiment du théâtre lyrique en dehors d'un pareil
système. Rien de révolutionnaire ou d'agressif n'apparaît
dans l'écriture. Wagner enrichit l'orchestre d'instruments
de cuivre supplémentaires, mais n'en use jamais pour des
tapages inutiles et sans motifs précis. De même, il
n'emploie la dissonance que là où elle est justifiée par les
idées contenues dans le texte littéraire. La construction
harmonique et les modulations s'expliquent, tout comme
dans une partition de Meyerbeer, par les règles ou les
usages traditionnels. Au début, des erreurs inexplicables,
peut-être volontaires, firent passer pour bruyante et disso-
nante de parti pris une musique toujours discrète, attentive
à ne pas dépasser la mesure, chantante, et infiniment
nuancée.
Nous ne pouvons donner ici que cette caractéristique très
générale de la Tétralogie. Sans refaire une analyse qui, dans
tous les ouvrages où on l'a entreprise, donne une pitoyable
idée de l'objet analysé, nous devons nous arrêter un instant
à Siegfried, œuvre caressée par le génie du poète-musicien.
La forêt, avec ses murmures, ses oiseaux chanteurs, ses
bêtes familières ou monstrueuses et ses êtres de légende,
tel est, au fond, le sujet du drame. La forêt s'incarne dans
le jeune sauvageon Siegfried qui, étranger à la peur comme
a toute idée morale, revient d'abord, sans trop savoir pour-
quoi, aux instincts égoïstes et bas (incarnés dans Mime),
puis s'affranchit de cette vie inférieure pour s'élever, par
l'amour, à la pleine conscience de lui-même et à la vie
intellectuelle. Il connaîtra la peur pour la première fois*
quand il sera en présence de la beauté d'une femme. En
peignant la forêt, Wagner n'est tombé nulle part dans le
RICHARD WAGNER 335
sentimentalisme vague, ami des couleurs sombres ou du
clair obscur et du dessin un peu tremblé qui passe pour
inséparable de la poésie allemande. Il montre la nature
sans affectation de profondeur et tendance au mystère.
Tout en prodiguant la couleur, il garde une objectivité
naïve, une aisance parfaite, exempte d'emphase et de figno-
lage. Dans le 2" acte de Siegfried, nulle trace de ce roman-
tisme larmoyant et inquiet qui voudrait déranger l'ordre
des choses, et qui ne conçoit une foret qu'avec des arbres
dont les racines sont, si l'on peut dire, dans les nuages :
partout une gaieté saine et allante, un réalisme ingénu, une
joie de vivre qui, un-instant, songe à l'énigme dont elle est
enveloppée et se recueille, mais reprend très vite une vive
allure de jeunesse. Selon le goût traditionnel, le dialogue
de Siegfried et de l'oiseau devait donner lieu à un peu de
« romance »; il introduit au contraire dans le naturalisme
de Wagner une note burlesque, d'une puérilité charmante.
Pour se faire comprendre de son mystérieux ami en lui
parlant son propre langage, le jeune sylvain coupe un
roseau et improvise un chant; mais les fausses notes, les
couacs l'arrêtent bientôt, et il rit de sa propre sottise. Cette
courte et délicieuse parodie est d'un maître qui domine son
sujet et qui, affranchi de la tyrannie des formes, sait
atteindre ;i la poésie vraie. Il y a du reste un assez grand
nombre de pages où le lyrisme côtoie le style bouffe : le
début du premier acte où le nain forgeron gémit de sa
maladresse; le récit de Siegfried (scène i) parlant des
chevreuils, des renards et des loups qu'il a observés au prin-
temps et disant à Mime :
Le poisson fuit dans les flots clairs,
Le pinson vole aux buissons verts :
Tel je m'enfuis, tel je m'envole.
Il est impossible d'assister à une représentation de
Siegfried sans être, comme disait un grand musicien fran-
çais, Emm. Chabbieb, « bouleversé d'admiration ». Cette
richesse de la puissance créatrice n'a d'égale que les
œuvres de Bach et de Beethoven. Une telle musique, si on
la dégage de son programme concret, est un de ces mondes
possibles que construit l'imagination des grands artistes ou
336 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
des grands penseurs et qui enveloppent beaucoup de réel
dans beaucoup de rêve. « Dans l'Anneau du Nibelung, dit
/-M. Lichtenbergek, on peut voir des tendances païennes,
parce que Siegfried est le type de l'homme heureux de
vivre et guidé par la loi de nature; des tendances chré-
tiennes, parce que l'idée de la rédemption apparaît clai-
rement au dénouement où Brùnnhild s'élève, comme Par-
sifal, jusqu'à la suprême sagesse et la suprême pitié, et
accomplit l'acte libérateur qui met fin. dans l'univers, au
règne du mal; des tendances optimistes, parce que les
représentants de l'égoïsme et de la haine sont vaincus dès
que le règne de l'amour est fondé parmi les hommes ', pes-
simistes, parce que Wotan renonce finalement au désir de
vivre — » Soit; mais la musique est si belle que, prenant
à rebours la genèse indiquée par Wagner, on serait tenté
de voir dans cette œuvre une symphonie qui, par un épa-
nouissement naturel, s'extériorise de plus en plus, tend à
la précision analytique et arrive finalement aux idées
relativement claires et distinctes formulées par des textes
verbaux. Mais peu importe le mode d'explication! 11 y a
dans Siegfried une vie pleine, jeune et diverse, traversée de
multiples mouvements et toute d'harmonie, un jaillisse-
ment continu d'idées mélodiques bien ordonnées; quand
on croit le courant de l'inspiration épuisé, de tous côtés
arrivent de nouvelles poussées triomphales qui vous empor-
tent de surprises en enchantements, et arrachent d involon-
taires exclamations. Nous renonçons à citer quelques pas-
sages.
Nous avons esquissé un exposé impartial de la Tétralogie.
Avant d'en terminer l'histoire, nous pouvons essayer ici
de la juger en adoptant l'esthétique de Wagner lui-même,
c'est-à-dire en nous demandant si l'auteur a réellement fait
ce qu'il voulait faire.
Dans cet énorme poème musical, Wagner a trouvé, pour
la musique d'opéra, une formule dont la convenance a été
universellement reconnue. Il n'est pas cependant drama-
tique au sens où on prend communément ce mot. Il n'est
nullement appliqué à employer ces effets de surprise et
d'émotion brusque, ces coups de théâtre, dont on trouve
un premier et si typique exemple dans l'Orf'eo de Monte-
RICHARD WAGNER 337
verde (récit de la ménagère annonçant la mort d'Eurydice),
ïl aime plutôt à s'étaler et couvre ses livrets par grandes
nappes. Avec l'état d'esprit d'un musicien qui écrirait une
épopée, il développe complaisamment des récits qui parais-
sent avoir à ses yeux une importance capitale parce qu'ils
déplacent, suivant son esthétique propre, l'intérêt de
l'opéra, mais qui font assez souvent longueur en mettant à
de rudes épreuves de patience l'auditeur de race latine
et même celui de race anglo-saxonne; ou bien, à larges
coups de pinceau, il brosse des tableaux magnifiques.
Wagner veut qu'on le juge comme dramaturge, non
comme musicien : mais adopter ce point de vue de son
choix, c'est exposer son œuvre à une condamnation. Tous
les chefs-d'œuvre du théâtre antique et du théâtre moderne
nous permettent de poser ces deux principes : 1° le drame
est une action ; 2° la forme supérieure de l'action particu-
lière au drame, c'est une lutte morale, dans un même
personnage, entre des passions contraires, ou entre une
passion et un devoir : de là naissent la terreur et la pitié
(formule classique du théâtre grec), ou Y admiration (mot
qui résume le système créé par Corneille et suivi par presque
tous les librettistes venus après lui) : ainsi sont conçus
le Prométhée etl'Oreste d'Eschyle; ainsi le rôle du cardinal
dans la Juive, celui de Raoul dans les Huguenots, celui de
Fidès dans le Prophète Rien de semblable dans la
Tétralogie de Wagner. Ce sont des contes fantastiques, des
récits — et non des drames — quelque chose d'analogue
aux histoires qu'a illustrées Rimski-Korsakof dans ses
poèmes symphoniques, et rien de plus. — En second lieu,
il est bien difficile de voir un retour au purement
humain dans des poèmes où il y a des ondines. des
nains, des monstres, des W alkvries chevauchant au milieu
des nuages, des géants, des divinités comme Erda ou
Wotan. et pas un seul homme. Par une haine très légitime
des conventions où se traînait l'opéra de son temps,
Wagner semble s'être réfugié dans un monde beaucoup
moins banal, mais tout aussi conventionnel et peut-être
plus faux. Il se pourrait que les livrets de Quinault,
malgré leurs fadaises, soient plus près de l'humanité que
Y Or du Rhin. En ce qui concerne la musique, une des
Combarieu. — Musique, III. 22
338 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
innovations principales de Wagner a été de rejeter les
anciennes divisions de chaque acte d'opéra en parties
distinctes telles que air, duo, chœur, trio, etc Cette sup-
pression, nous l'avons vu, est plus apparente que réelle.
On peut bien enlever les étiquettes, mais à moins de se
condamner à une affreuse monotonie, il faut conserver les
choses. La marche du drame ne souffrait nullement de
l'ancienne esthétique. Je n'alléguerai pas ici l'exemple des
opéras français, puisqu'il s'agissait précisément de modifier
leurs usages considérés comme tyranniques et mauvais;
mais je me bornerai à rappeler que des drames lyriques
particulièrement admirés de Wagner, ceux du théâtre grec
(la comédie aussi bien que la tragédie), étaient divisés en
« numéros », comme nos partitions modernes, chacun de
ces numéros ayant sa forme distincte et sa versification
particulière.
On pourrait soutenir, sans trop lui faire tort, qu'il con-
vient de voir en Wagner un conteur épique, un décorateur
sonore d'une puissance exceptionnelle, et, en matière de
théâtre, un organisateur de féeries colossales. A ce dernier
titre, l'auteur de la Tétralogie a fait, comme Berlioz, des
merveilles. Il a moins de sentimentalité que l'auteur de
la Damnation et d'Harold, moins d'emportement roman-
tique, et il se dirige avec plus de sang-froid, plus
« d'objectivité », mais il a une imagination souveraine.
Son orchestre a une vie, une plénitude de couleur et un
éclat qui en font une des créations les plus importantes de
l'art universel ; il a aussi une netteté parfaite, grâce à
laquelle le public ne peut se tromper sur les intentions
descriptives du compositeur et le suit toujours avec curio-
sité.
Le Crépuscule des Dieux, dernier drame de la Tétralogie, ne fut
terminé, en partition, que le 21 novembre 1874. Siegfried avait été
achevé en février 1871. Rheingold et la Valkure furent d'abord joués
isolément à Munich, en 1869 et 1870, mais contre le gré de l'auteur
qui resta étranger aux représentations.
« Il faut, écrit-il à Liszt, que la représentation de mes drames des
Nibelungen ait lieu à l'occasion dune grande fête, qu'il y aurait
peut-être lieu d'organiser dans ce but. Il faut qu'elle se déroule en
trois jours consécutifs, à la veille desquels on donnera le prologue. »
[Lettre datée d'Alisbrunn, 20 novembre 1851.) — « Quelque hardi,
RICHARD WAGNER 339
extraordinaire, peut-être même fantastique que mon plan puisse te
paraître, sois bien convaincu qu'il n'est pas le fruit d'un caprice,
d'un calcul d'effets purement extérieurs, mais qu'il s'est imposé à
moi comme la conséquence nécessaire de l'essence et du fond du
sujet qui m'a rempli tout entier et que j'éprouve le besoin de traiter
dans toute son étendue. Le traiter comme il m'est permis de le faire,
au double titre de poète et de musicien, est pour le moment mon
seul objectif : tout le reste doit m'être indifférent jusqu'à nouvel
ordre. » [Ibid.) — « Pour la représentation de mes drames des Nibe-
lungen, je n'espère pas vivre assez longtemps pour les voir jouer à
Berlin, ou à Dresde, encore moins ailleurs. Ces grandes villes et
autres semblables, avec leur public, n'existent plus pour moi.
Comme auditeurs de mes œuvres, je ne rêve qu'un groupe d'amis
qui, dans le but de les connaître, se réuniraient exprès quelque part,
de préférence dans quelque belle solitude, loin de l'atmosphère
épaisse des villes et de l'air empesté que nous font respirer l'indus-
trie et la civilisation modernes. » [Lettre de Zurich, 30 janvier
1852.)
Pour ces exécutions idéales, Wagner fixa son choix sur
Bayreuth, petite ville de Bavière qu'il trouva encore trop
mondaine, car c'est sur une colline des environs que fut
construit le théâtre dont il avait lui-même tracé le plan et
dont la première pierre fut posée le 22 mai 1872. Il fallait
beaucoup d'argent. Des associations furent créées en 1871,
mais provoquèrent plus d'élan chez les musiciens que de
générosité chez les financiers. Wagner refusa les offres du
théâtre de Berlin, comme il refusa plus tard les proposi-
tions venues de Londres et de Chicago. Un appel général,
lancé en 1873, ne donna pas les résultats nécessaires; le
projet de représentation solennelle (Festspiel) pour 1874
dut être abandonné. Au moment de la déroute, l'interven-
tion du roi Louis II de Bavière fut décisive; elle permit le
Festspielintégval qui eut lieu à Bayreuth, au mois d'août 1876.
En des soirées inoubliables fut saluée une ère nouvelle
pour le théâtre et pour la musique; mais la grandeur de
l'enthousiasme n'eut d'égale que celle du déficit des recettes.
Pour combler l'abîme, on s'adressa au Reichstag, qui refusa
les crédits; il fallut renoncer à de nouvelles solennités
pour 1877. On revint alors au système des associations
et des souscriptions internationales, avec un périodique
comme organe central, les Bayreuther Blâtter, fondées en
1878; mais, à partir de ce moment, on dut se résigner à
340 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
la représentation fragmentaire de la Tétralogie clans les
théâtres étrangers.
Wagner ne put jamais approuver les représentations banales de
ses œuvres et se tint toujours, avec une fierté légitime, en dehors
des affaires rappelant les usages du vieil opéra. Il trouvait « dégoû-
tant » qu'un directeur lui parlât de monter une œuvre de lui « comme
il aurait parlé à Flotow de Martha ». Après une représentation du
Ring à Berlin en mai-juin 1881, devant l'empereur, son fils, toute la
cour et le public le plus choisi, un chanteur-imprésario crut bien faire
en organisant une sorte d'apothéose. Après la dernière scène du
Crépuscule, le rideau se relève, laissant voir R. Wagner entouré de
tous ses interprèles. Neumann se met à le haranguer : « Au moment
solennel où prend fin l'œuvre grandiose qui nous réunit, permettez-
moi d'exprimer ma gratitude profonde » A peine ces mots étaient-ils
prononcés, Wagner fait demi-tour et quitte la scène. Le lendemain,
les journaux ne manquèrent pas de souligner ce qu'ils considéraient
comme une grossièreté à l'égard de la famille impériale. Wagner,
sans s'excuser, écrivit qu'il avait été pris d'une indisposition subite
« Je ne suis et ne produis quelque chose que si je réunis
toutes mes aptitudes sous l'influence de la passion, si j'en
use sans ménagement, et me consume en elles. » {Lettre
à Liszt, 16 août 1853.) Cette phrase pourrait servir d'épi-
graphe à un autre chef-d'œuvre dont nous avons à parler.
Tristan et Isolde, tout aussi en dehors que le Ring des
anciens usages de l'opéra, fut plus conforme encore aux
théories de l'auteur et, par suite, destiné à une fortune
théâtrale assez pénible. C'est peut-être le meilleur ouvrage
de Wagner. Avec lui nous sortons des mythes pour
entrer dans une région brûlante, chargée de passion, et
où l'œuvre d'art, consacrée tout entière à une peinture
pénétrante et désenchantée de l'amour, est un drame vécu.
Il y a deux voies d'accès à Tristan : les amours de Wagner
et de Mathilde Wesendonk. et la philosophie pessimiste de
Schopenhauer. L'une et l'autre sont remplies des témoi-
gnages de l'humaine souffrance; l'historien ne peut s'y
engager qu'avec respect.
Pendant son exil à Zurich, R. Wagner s'était lié d'amitié avec
Otto Wesendonk et sa femme Mathilde. Le mari fut son bienfaiteur;
il procura au grand musicien cette sécurité matérielle qui est indis-
pensable au travail. La femme, d'esprit élevé et de noble caractère,
RICHARD WAGNER 341
comprit la nature délite que le hasard des circonstances avait jetée
dans sa vie. Elle-même était poète. C'est sur des vers écrits par elle
que Wagner composa, en 1857-58, cinq lieder. Dans une lettre à sa
sœur Claire (20 août 1858), Wagner a résumé l'histoire de cet amour
d'abord hésitant, en lutte avec lui-même, muet, avoué enfin, irrésisti-
blement proclamé, mais tout de suite assombri et douloureux, parce
que, dit-il, il ne pouvait être question d'union entre nous. Comme
Werther auprès de Charlotte, Fauteur du Ring connut la mélancolie
tragique d'un rêve impossible. « M'élever jusqu'à toi, être digne de
toi. c'est la seule idée qui soutienne ma vie! » Il écrivait en 1863 à
Mme Wille : « Elle a été et elle reste mon premier et mon unique
amour. » Mathilde était pour lui <c l'Ange de la Vérité ». Il y a un
Journal et toute une correspondance qui nous font connaître l'inten-
sité de cette passion refoulée sur elle-même, obligée de se vaincre
par un effort héroïque. Il fallut renoncer et se séparer. Tristan et
/solde, qui peint l'amour ayant pour fin l'anéantissement de l'être,
est sorti de là; cette période où la sensibilité du musicien était boule-
versée à de grandes profondeurs fut la plus féconde de sa vie pour
la production artistique. « Si j'ai écrit Tristan, c'est à toi que je le
dois et je t'en remercie du fond de l'âme, pour l'éternité. » (Lettres
à Mathilde Wesendonk, 10 et 26 avril 1859, 21 déc. 1861, etc.) On
peut rapprocher ce passage d'une lettre à Liszt : « ... Comme dans
mon existence, je n'ai jamais goûté le vrai bonheur que donne
l'amour, je veux élever à ce rêve, le plus beau de tous les rêves, un
monument dans lequel cet amour se satisfera largement d'un bout à
l'autre. J'ai ébauché dans ma tête Tristan et Jsolde : c'est la concep-
tion musicale la plus simple, mais la plus forte et la plus vivante;
quand j'aurai terminé cette œuvre, je me couvrirai de la voile noire
qui flotte à la fin, — pour mourir. »
La même lettre (Correspondance de Wagner et de Liszt, trad.
française par L. Schmitt, II, p. 50 et suiv.) nous fait connaître les
sentiments de Wagner sur les ouvrages du pessimiste Schopen-
hauer, qu'il avait commencé à lire en 1854 : « A côté des progrès si
lents de ma musique, je me suis exclusivement occupé d'un homme
qui est venu dans ma solitude comme un présent du ciel : c est
Arthur Schopenhauer, le plus grand philosophe depuis Kant.... Quels
charlatans sont à côté de lui les Hegel, etc. ! Son idée maîtresse, la
négation finale de la volonté de vivre, est d'un sérieux terrifiant,
mais c'est la seule qui implique la délivrance. Naturellement, elle
n'a pas été nouvelle pour moi; et, en général, personne ne peut la
concevoir sans l'avoir déjà eue en germe. Mais c'est ce philosophe
qui, le premier, m'en a fait voir l'évidente vérité. Quand ma pensée
se reporte aux tempêtes dont mon cœur a été battu, à l'effort déses-
péré avec lequel il se cramponnait involontairement à l'espérance
de vivre, — maintenant encore, quand parfois la tempête augmente
et devient ouragan, je n'ai trouvé qu'un calmant qui m'aide à trouver
le sommeil dans les nuits d'insomnie : c'est le sincère, l'ardent désir
de mourir; je voudrais l'inconscience totale, le néant absolu, la fin
de tous les rêves, la délivrance unique et définitive. » — Nous repro-
342
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
chions à la Tétralogie d'être en dehors de l'humanité. Ici on entend
le son de l'humaine et extrême détresse....
Achevé en 1859, accueilli mais non représenté par les théâtres
de Karlsruhe et de Vienne, Tristan fut joué pour la première fois à
Munich le 10 juin 1865.
Le drame vécu, en devenant une action lyrique, s'enrichit
donc d'une idée philosophique; il se généralise. Tristan,
Isolde ne sont pas des caractères marqués par des traits
individuels, comme les personnages du Ring; l'un et l'autre
sont une passion qui va, si l'on peut parodier ainsi la
formule par laquelle Hernani se définit lui-même; ils sont
l'amour porté irrésistiblement au maximum d'intensité, et
ne voulant plus d'issue que dans l'anéantissement. La
sobriété et la nature des moyens employés pour donner
un cadre aux trois tableaux où se concentre l'intérêt
rappelle la tragédie classique. Dès les premières mesures
du Prélude, est exprimée avec autant de force que de
netteté cette idée de la séparation fatale dont Wagner avait
ressenti toutes les souffrances :
k
5
rr
^
s^-
Cet accord (*) déchirant est un troublant mélange de
timbres : Wagner y fait entrer deux hautbois, deux clari-
nettes en la, un cor anglais, un premier et un deuxième
basson et un violoncelle. C'est l'image sonore d'un brusque
et douloureux conflit, où les idées de la pièce sont con-
densées, après l'élan de passion (repris et développé au
RICHARD WAGNER
343
cours de tout le prélude) indiqué par l'anacrouse. Les deux
dessins chromatiques à direction divergente (fa, mi, ré, ré
— sol, la, la, si) font songer au mot de Shakespeare au
sujet de la séparation de deux amants : « Nous sommes
comme les deux planches de la barque qui se disjoi-
gnent, pour s'enfoncer chacune d'un côté différent de
l'abîme... ».
Pour rendre compte de cet accord, les professeurs d"harmonie
allemands ont accumulé des insanités telles que le directeur des
Bayreuther Blàtter paraît avoir inséré leurs analyses à titre de
simples renseignements, sans se prononcer. Suivant les habitudes
classiques ici observées par Wagner, nous considérons le groupe
dissonant /si-ré-fa-la comme renversé, avec appoggiature du ré et
du la, et faisant sa résolution sur un autre accord dissonant de 7e
(encore avec une appogiature), construit sur la dominante du ton.
L'accord de la 6e mesure s'explique de façon analogue.
Le duo d'amour du 2e acte ne comprend pas moins de
62 pages dans la partition pour piano. Nous sommes dans
un parc planté de grands arbres, baigné par une lumineuse
nuit d'été. On entend au loin des fanfares de chasse; une
poésie pénétrante enveloppe tout le paysage. Le duo n'est
pas construit d'après un canon musical; c'est une scène de
psychologie profonde (par l'expression musicale), où le dyna-
misme passionnel se développe dans un ordre naturel, et
où le compositeur s'écarte des coupes usuelles uniquement
parce qu'il veut rester dans la nature et dans la vérité.
Après l'explosion de joie du début, l'orchestre arrive, par
une longue préparation et des modulations d'une grande
douceur, à cet épisode mélodique :
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344
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
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se. reine, ô Nuit pro. fonde
11
ne s agit pas
de la nuit complice des tendresses,
protectrice de l'amour d'un Roméo et d'une Juliette, mais
de la nuit prise comme symbole de la mort, à laquelle
aspirent les deux amants :
Confonds nos cœurs, confonds nos âmes
Au sein sacré du gouffre obscur!...
Le retour au néant est désiré moins par désespérance
devant les obstacles de la vie que comme aboutissement
suprême de l'extase ressentie cœur contre cœur, lèvre à
lèvre : page caressante et douloureuse, qui met à nu le
tréfonds des âmes et où l'intensité de l'expression, sans
aucun emploi des violences vocales, atteint une limite. La
réceptivité de l'auditeur arrive elle-même à sa limite quand
ce thème, chanté tour ;i tour par Iseult et par Tristan, est
repris à l'orchestre par les violoncelles :
RICHARD WAGNER
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Ce thème reparait dans la grande scène du. dénouement
où Iseult vient mourir près de Tristan. Wagner ne voulait
pas que ses drames lyriques fussent écoutés comme des
opéras ordinaires; pour celui-là cependant, il est bon de
le voir un peu du dehors et de conserver (si on le peut) le
point de vue du divertissement, sans trop pénétrer, dans ce
monde magique et douloureux, jusqu'à l'âme intime de
l'œuvre où l'inspiration du musicien de génie se confond
avec l'expérience de l'homme et la philosophie de la vie;
sans quoi la Musique, en ajoutant sa formidable puissance
à l'expression réaliste des désenchantements de l'amour,
renouvelle en les accentuant les épreuves les plus pénibles
de la sensibilité
Un tel sujet nous oblige à négliger momentanément les
346 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
dates divisant notre travail; nous retrouverons tout à
l'heure Wagner à Paris, sous le second Empire. Au Ring- et à
Tristan s'oppose la comédie lyrique des Maîtres chanteurs
de Nuremberg-, commencée en 1862 et jouée à Munich le
21 juillet 1868. Wagner n'a pas donné à cette œuvre
éblouissante une étiquette précise; c'est une comédie savou-
reuse, un peu lente dans le développement de l'action,
d'une richesse de formes parfois massive à dessein et d'une
lourdeur voulue, avec des touches de poésie délicieuse — où
le compositeur a raillé les formes compliquées de la
technique pédante, tout en montrant qu'il savait jouer
supérieurement avec elles. Il s'est dépeint lui-même sous
les traits d'un représentant du chant libre, nouveau et
d'inspiration personnelle, le jeune Walter, qui, pour
obtenir la main d'Eva, pénètre dans la société des maîtres
chanteurs et prend part à un concours; il s'oppose au
pédantisme de la vieille école où on ne connaît qu'un art
formel, sec, sans vie, où on juge les nouveautés d'après un
arsenal de règles tyranniques, en marquant les fautes de
chaque exécution sur un tableau. Dans une esquisse de
l'œuvre, le nom de Hanslick (sic), l'anti-wagnérien autri-
chien, était donné au rôle de Beckmesser. La musique,
ici, n'est pas ajoutée à l'action; elle y est incorporée,
incluse comme le noyau dans le fruit. Wagner peint les
mœurs bourgeoises des vieilles corporations en leur con-
servant leur physionomie archaïque et très allemande, avec
un réalisme pittoresque, aisé, qui rappelle les comédies
d'Aristophane et les personnages secondaires de YHerniann
et Dorothée de Gœthe. De son Berckmesser, il a fait une
figure bouffe de premier ordre. Au dialogue lyrique dont
il use comme d'une forme fondamentale, il ajoute des
chœurs, mais Là seulement où les sentiments identiques
des acteurs le permettent. La nature même de son sujet
l'a conduit h user, non sans malice, du style d'imitation et
des artifices les plus hardis du contrepoint. Il associe par
exemple, avec beaucoup d'éclat et non sans quelque iro-
nie (?), trois motifs principaux de son œuvre :
RICHARD WAGNER
347
Une telle construction est infiniment supérieure, comme
valeur technique, aux chœurs à 48 voix d'Agostini et de
Benevoli dont nous avons parlé en étudiant le xvie siècle!
La polyphonie de l'ouverture, à la fois grandiose et
ciselée, avec sa claire franchise, son indéfinissable
archaïsme, ses beautés de détail, fait songer à certains
tableaux de Durer — les Cavaliers de l'Apocalypse — ou
encore aux floraisons de pierre illustrant la façade des
églises gothiques.
On a indiqué, ingénieusement, certaines analogies
d idées et de forme entre les drames dont nous venons de
parler etParsifal. Cette dernière œuvre n'en a pas moins un
caractère à part; ce n'est pas sans raison que Wagner l'avait
réservée exclusivement au théâtre deBayreuth, où le genius
loci, conspirant avec le genius operis, met l'auditeur dans un
état d'esprit spécialement favorable, et auquel le chef-
d'œuvre lut envié par les théâtres des autres pays jusqu'en
348 LES SUCCESSEURS DE BEHLIOZ
1913. Commencé en 1877, et, après diverses interruptions de
travail, achevé à Palerme en 1882, Parsifal justifie le mot
de Wagner disant après avoir écrit le poème : « Je crois
avoir mis le pied sur un domaine qui est et doit rester
absolument étranger aux théâtres d'opéra. » Son étiquette
allemande. Biïhnenweihfestspiel, désigne une solennité
religieuse plus qu'un spectacle. Le sujet, dans sa partie
essentielle, est austère : il est rempli par le culte du Graal,
vase dans lequel Joseph d'Arimathie a recueilli quelques
gouttes du sang versé sur la croix par Jésus. Wagner
n'était pas catholique. Dans une lettre à Mathilde Wesen-
donck (156e du recueil), il dit qu'il a assisté à une fête du
Saint-Sacrement et qu'il a trouvé « inexprimablement
déplaisante cette comédie de clinquant » {Flitterreligions-
komôdie). Il n'était même pas théiste et ne voulait pas
croire à l'immortalité de l'âme. Il y a une lettre de lui
( 13 avril 1853) où il dit à Liszt, dont il respectait la loi
sans la partager: « Moi aussi, j'ai une loi puissante : je
crois h l'avenir de l'Humanité; et cette croyance, je la
tire simplement d'un besoin de mon âme La seule
nécessité vraiment belle est celle de l'amour (il entend par
là le contraire de l'état d'égoïsme). Arriver d'une façon
elfective à la connaissance de cette nécessité, telle est la
tâche de l'histoire du monde ; quant au théâtre sur lequel
cette connaissance doit se manifester un jour, il ri y en a
pas d'autre que la terre, que la nature elle-même, car
c'est d'elle que naît tout ce qui nous conduit à cette heu-
reuse et salutaire connaissance. » Wagner n'en a pas
moins écrit une œuvre quasi liturgique, dont la scène
principale est la cérémonie du vendredi saint, et dont
la conclusion est celle-ci : après le miracle de la lance
guérissant la blessure d'Amf'ortas, le Saint-Esprit, sous
la forme d'une colombe, descend et vient planer sur la
tète de Parsifal qui bénit les chevaliers du Graal agenouillés.
Meyerber scandalisa les protestants allemands lorsqu'il
introduisit dans ses Huguenots le choral de Luther. Com-
bien plus grande est l'audace de Wagner ! Sans être
catholique intransigeant, par un simple sentiment des
convenances, on éprouve parfois un malaise à voir des
gestes rituels reproduits par des comédiens devant des
RICHARD WAGNER 349
spectateurs en toilette de bal. Mais Wagner, qui avait
l'imagination d'un Shakespeare, a donné tant de puissance
à l'expression de l'idée religieuse et créé autour de l'action
une telle atmosphère de recueillement, de piété profonde
et mystique, que l'œuvre s'impose au respect comme le
spectacle d'un culte réel. Dès les premières lignes du
colossal Prélude, il donne l'impression d'un Michel-Ange
musicien qui bâtirait, pour l'adoration et la prière, un
temple grandiose. Aussi bien, la religion n'est ici qu'un
symbole : l'importance du Graal peut être comparée à celle
de l'Or du Rhin dans le Ring, et la rédemption finale due
à la pitié et à l'amour de Parsifal n'est pas sans ressem-
blance avec celle qu'assure Briïnnhilde, au dénouement de
la Tétralogie. Selon son habitude des contrastes et son
application habituelle à faire de chacun de ses drames une
somme de légendes diverses, Wagner a varié son point de
vue : aux chevaliers du Graal, il oppose deux figures païennes,
le magicien Klingsor et la sorcière Kundry, auxquels est
consacrée, au 2e acte, une scène qui paraît factice et fait
longueur; au mvsticisme et à sa chère idée de la rédemp-
tion par la pitié, il rattache le naturalisme où sa musique
aime tant à se mouvoir et atteint de si heureux effets poé-
tiques. Par là, il anime un drame qui risquait d'être
monotone et froid, et répugnait même aux conditions que
doit réaliser une œuvre de théâtre. Le spectacle des
souffrances physiques d'Amfortas étendu sur sa chaise,
paraît étrange, déplaisant; pénible aussi est l'attitude de
Parsifal qui, debout et muet, tournant le dos au public,
assiste à une très longue cérémonie religieuse. Parsifal
est un frère du jeune Siegfried, un enfant de la nature,
ignorant tout de ses origines, ne sachant encore distin-
guer les bons et les méchants. Bien souvent, autour de
lui, Wagner fait chanter la vie des choses, qui se con-
tinue dans le personnage. Le chœur des Filles-Fleurs
qui, dans le jardin magique, essaie de l'arrêter et de le
séduire, est d'abord une explosion d'allégresse jeune, puis
un enchantement de grâce mélodique où Wagner montre
qu'à l'occasion il sait avoir autant d'élégance et de délica-
tesse que de puissance. La poésie naturaliste et diffuse
que Wagner excelle à exprimer (par exemple dans les
350
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Murmures de la forêt, ou lorsqu'il décrit, dans le Crépus-
cule des Dieux, le ruissellement du Rhin, ou encore dans
la scène qui précède le duo d'amour au second acte de
Tristan) n'est nulle part aussi pénétrante que dans la
scène du 3e acte où Parsifal, après avoir pris de l'eau à la
source pour baptiser, si Ion peut dire, Kundry, se retourne
et regarde, ravi, la forêt et la prairie éclairées par le
matin, en se rappelant l'assaut des Filles-Fleurs aujourd'hui
moins agressives :
Wie diïnkt mich doch die Aue heut' so schôn !
etc *
ou, d'après la traduction d'Alfred Ernst :
Comme aujourd'hui les prés fleuris sont beaux!
De merveilleuses fleurs jadis
Jusqu'à mon front, ardentes, se dressèrent;
Mais quel éclat, quel charme neuf
Aux plantes, fleurs et fleurettes!
Jamais leurs souffles enfantins
N'ont eu pour moi langage si doux.
Ce chant est précédé et soutenu par celui de l'orchestre,
où les cors et les hautbois s'unissent aux instruments à
cordes faisant, en \ sourdine, comme la teinte de fond du
tableau :
RICHARD WAGNER 351
(p. 231 et suiv. de la partition réduite pour piano et chant par
Joseph Rubinstein).
En de telles pages, Wagner touche tous les points sen-
sibles de l'âme : il unit la vie de l'esprit à la vie des choses ;
il sait parler au cœur en même temps qu'à l'imagination, et
enveloppe l'auditeur dans une sorte de réseau magique.
R. Wagner ne peut être facilement jugé comme la
plupart des compositeurs qui l'ont précédé. Il est encore
plus complexe que Beethoven. Son œuvre est un bloc
énorme où le penseur et l'artiste, le théoricien, le critique,
le poète, le musicien, l'homme de théâtre (avec toutes les
variétés de point de vue que suggère ce mot) ne t'ont qu'un.
Le caractère le plus général qu'il faut reconnaître en lui,
c'est la puissance extraordinaire de la pensée. Jamais, à
pareil degré d'intensité, ne furent réunis en une même
personne la passion, l'esprit analytique, le goût pour la
construction des systèmes, et l'inspiration d'ordre pure-
ment esthétique. Jamais romantique ne fut plus passionné
et en même temps plus réfléchi, plus maître de soi. De
bonne heure, il avait nettement déterminé l'idéal qu'il
voulait atteindre; il s'avançait vers la conquête de son
idéal avec un courage que rien ne détournait du but, et
une suite, une continuité dans le progrès, qui étonnent.
Ce mélange, contradictoire aux yeux de l'homme vulgaire,
des facultés critiques et des facultés créatrices, est bien
allemand. Au pays de Lessing et de Gœthe, la plupart des
poètes et des compositeurs ont « étudié », sont docteurs,
plus ou moins philologues et esthéticiens. On serait même
parfois tenté de dire que, chez les Allemands, la théorie de
l'œuvre d'art a presque autant d'importance que l'œuvre
d'art elle-même. Wagner a condensé en soi et exalté supé-
rieurement ces deux aptitudes de la race. Il faut remar-
quer qu'habituellement la première nuit à la seconde.
Quand il traîne avec soi tout un appareil de thèses, de
principes, de considérations historiques et politiques, l'ar-
tiste risque d'avoir une démarche embarrassée, ou un peu
lente; Wagner au contraire fut, comme musicien, un génie
d'une spontanéité magnifique. Et ce dernier fait m'incline-
rait à l'opinion suivante, déjà indiquée : les écrits les plus
3") 2 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
importants de Wagner sur l'opéra et le drame, sur l'histoire
de l'art, sur le théâtre antique et moderne, sont, par leur
date, antérieurs aux œuvres lyriques; psychologiquement,
ils ne sont qu'une surpousse, un dérivé. Tout ce qui est
système, tout ce qui est dit, par exemple, sur la préséance
que doit avoir le livret sur la partition, est. en réalité,
contrairement aux apparences, une vue de musicien qui,
inconsciemment, relève la dignité de son art et en conçoit
déjà les effets. Le primum movens de l'énorme machine fut
le sentiment musical; tout est probablement parti de là.
Nous savons clairement ce qu'il a voulu faire, et nous
avons essayé de montrer ce qu'il a fait. Après lui, que
reste-t-il de son œuvre? La révolution qu'il eut la volonté
d'opérer dans le théâtre lyrique était trop générale et
trop profonde pour rester victorieuse sur tous les points,
et de façon durable. Si même on la considère comme
ayant uniquement pour objet de doter l'Allemagne d'un
art national, on ne peut affirmer sans réserves qu'elle ait
produit les résultats voulus, tant les forces conser-
vatrices, dans les sociétés allemandes comme dans toutes
les autres, s'opposent à la puissance révolutionnaire.
Rien, d'ailleurs, n'était plus complexe que cette situa-
tion. Par sa conception générale du drame, Wagner était
moins l'homme de l'avenir que l'homme du passé, puisqu'en
remontant aux légendes et à la mentalité primitive,
il prenait son idéal artistique et social dans le théâtre
grec; les routines de Philistins qui lui faisaient obstacle
avaient pour appui l'évolution naturelle du goût moderne,
si bien que, par rapport à une régression vers l'archaïsme,
c'est plutôt elles qui représentaient le mouvement vers
l'avenir. Mais peu importent les étiquettes qu'il convien-
drait de donner à ces modalités de la pensée. Wagner
avait rêvé de rendre au théâtre le caractère national et
religieux qu'il avait chez les Grecs. Il était chimérique de
vouloir restaurer les mœurs d'une cité comme l'Athènes du
ve siècle avant notre ère. dans une agglomération d'Etats
comme celle qui formait l'Allemagne du xixe siècle. Nous
avons autant de peine à refaire en nous l'état d'esprit d'un
contemporain d'Eschyle et de Sophocle, ou même à le
comprendre objectivement, qu'à nous mettre, par un effort
RICHARD WAGNER 353
d'imagination, à la place d'un courtisan de l'ancien régime
pour goûter ces compositions musicales dont les menuets,
les loures, les passacailles, etc., faisaient tous les frais.
Pour créer un art national, il ne suffit pas de traiter un
sujet puisé à des sources nationales et de faire don à son pays
d'un chef-d'œuvre. Il faut qu'un tel bienfait soit compris
et qu'il fasse impression autrement que par quelques
triomphes exceptionnels. En pareille matière, la façon de
recevoir, dans le public, a autant d'importance que la
façon de donner, chez le compositeur. Or, comment
notre temps a-t-il reçu l'évangile wagnérien? Les exigences
impérieuses du Maître peuvent être ainsi résumées :
1° subordination de la musique à la poésie; 2° transfor-
mation profonde des livrets, pour le fonds, le choix des
sujets, le style, — et retour aux mythes primitifs; 3° pour
la musique, abandon définitif des anciens cadres et des
formes traditionnelles de l'opéra; création d'un système
permettant de respecter l'unité du drame, et établissant
une nouvelle hiérarchie des valeurs dans les moyens
d'expression; 4° changement de la disposition matérielle
des théâtres ; 5° rééducation des artistes du chant d'après
un programme déterminé; 6° éducation du public. Entre-
prendre une telle réforme, c'était vouloir remonter un
courant d'une tranquille et formidable puissance. Le public
— si l'on néglige les plaisanteries faciles de quelques
chroniqueurs légers — a bien fini par sentir la grandeur
et la beauté de l'art wagnérien; mais ceux-là mêmes qui
ont pour lui le plus de respect et d'admiration en ont
bientôt oublié les caractères qui, dans la pensée de
l'artiste, étaient fondamentaux, et l'ont peu à peu réintro-
duit — en lui réservant d'ailleurs une place d'honneur —
dans une classification des opéras conforme à l'usage et en
dehors de laquelle il voulait être maintenu. (C'est ce que
fait M. Guido Adler dans la conclusion de ses Vorlesungen,
et son opinion a une valeur représentative.)
Comme poète, Wagner ne s'est pas imposé ainsi qu'il
le voulait. Combien de ses plus chauds admirateurs ose-
raient dire que leur hommage va d'abord au versificateur,
ensuite au musicien? Combien y en a-t-il, au contraire,
qui s'abandonnent au charme puissant de la Tétralogie sans
Combarieu. — Musique, III. 23
35 4 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
avoir des idées claires et distinctes sur cet étrange sujets
et qui même, selon le conseil de Lohengrin, respirent le
parfum sans vouloir connaître le nom de la fleur! Wagner
a été inégal pour le choix des sujets; dans la Tétralogie,
c'est un terrible mythographe; il se complaît visiblement
— c'est sa seule attitude agressive — à dérouler de vastes
récits mythiques sans se préoccuper de la tolérance de
l'auditeur. Comme écrivain, il a fait un admirable effort
pour débarrasser le drame des fadaises galantes; son style
est plein d'onomatopées, d'allitérations, qui, dans sa
pensée, ont certainement le sens général d'une réaction
énergique contre les formules sur lesquelles travaillait
autrefois le compositeur. Mais les détails de la forme, inté-
ressants à la lecture, peuvent-ils au théâtre avoir une
importance sérieuse? On entend si peu les paroles, avec
un pareil orchestre! Ce sont des coquilles de noix con-
fiées à l'eau du torrent. On peut d'ailleurs contester que,
sur ce point, l'exécution ait été aussi louable que la con-
ception. « Il n'y a pas longtemps, dit M. Karl Storck
(dans une Histoire de la musique parue en 1910), un pério-
dique de Berlin a fait une enquête : il a demandé ;i un
grand nombre de poètes connus s'ils considéraient Wagner
comme un confrère; tous ont répondu négativement — sauf
un seul, pour qui Wagner est le plus grand auteur drama-
tique depuis Schiller. » Nous avons bien aujourd'hui
quelques compositeurs qui écrivent eux-mêmes leurs livrets
suivant l'exemple wagnérien ; mais il n'en résulte qu'un
changement dans la rédaction des affiches (paroles et
musique de...), et cela ne constitue pas une révolution. Il
est donc arrivé, par la force des choses autant que par
l'impuissance des musiciens ultérieurs à suivre de tels
principes, que les idées de Wagner sur le rôle du poète
en matière lyrique ont perdu leur signification pratique,
leur vertu de progrès, et que les livrets n'ont pas changé
grand chose aux usages. En fait, le public qui se rend à
l'Opéra n'a pas modifié son état d'esprit; et, si l'on
excepte les hommes de parti, les chauvins intransigeants
ou secrètement envieux, les journalistes préoccupés de
faire une chronique plaisante, le public est d'une docilité
qu'on ne saurait trop admirer. Il s'intéresse au spectacle,
RICHARD WAGNER 355
aux décors, aux caractères, ù l'action, à la musique qu'il
écoute avec recueillement, avec une patience respectueuse
quand il le faut; mais cette disposition était exactement la
même lorsqu'il venait entendre la Juive, Guillaume Tell,
Robert le Diable, les Huguenots, Zampa, le Domino noir,
tous les ouvrages du répertoire. Malgré ces constatations
qui atténuent son rôle de révolutionnaire et réduisent beau-
coup les effets de ses théories, Wagner garde un très haut
mérite, car un poète — surtout au théâtre — ne doit pas
être jugé uniquement d'après son style. Il a montré une
richesse d'imagination et un art de la construction qui lui
font le plus grand honneur. La majorité de ses pages les
plus brillantes permettrait de le ranger dans la catégorie
des visuels. Il aime les réunions solennelles de person-
nages, les cortèges qui se déroulent lentement, les grands
tableaux bien composés; quoiqu'il n'ait pas, dans le manie-
ment du pathétique, cette adresse ou cette science de l'effet
qu'on trouve chez des professionnels dont l'esprit était
très inférieur au sien, il n'oublie jamais l'art utile des
contrastes. Ces qualités se retrouvent, avec un sentiment
profond de la vie, dans les caractères de femme qu'il a
tracés r Senta, Eisa et Ortrude, Elisabeth et Vénus, Briïnn-
hild, Kundrv, Brangaine, Eva, Magdalena. Dans la galerie
si variée des portraits masculins, portraits d'hommes, de
surhommes, et d'êtres inférieurs à l'homme, du hollandais
à Beckmesser, de Siegmund et de Hunding aux rois Henri
et Marke, d'Albéric, de Donner et de Mime à Wotan, il y
a un groupe exquis, frais et charmant comme la jeunesse :
celui de Siegfried, de Parsifal, de Walther et de David.
Un autre mérite exceptionnel de Wagner a été de relever
la dignité de l'opéra en le rendant capable de porter des
idées et des problèmes moraux qui semblaient réservés à
la comédie, et dont il s'est emparé avec hardiesse en tra-
çant les caractères symboliques de Daland, de Klingsor,
d'Amfortas, de Tristan.
Nous pouvons donc jeter du fest pour nous élever à une
appréciation de la musique de Wagner, dégagée de toutes
les considérations extra-musicales dont l'auteur l'avait
encombrée. Nous pouvons même laisser de côté une idée
qui a été souvent le point de mire de la critique et qui
356 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
n'avait rien de nouveau, l'association des arts de l'espace
et des arts du mouvement conspirant à fonder le drame.
Quel est l'opéra du xvme siècle, quelle est la tragédie
lyrique de Lulli, quel est le ballet de la Renaissance où
les arts du dessin n'aient pas été employés en même temps
que les arts du rythme? Tous faisaient même une grande
place à la danse; Wagner l'a exclue; il ne l'introduisit
dans Tannhduser qu'en trichant, et malgré lui.
Cette musique contient des innovations qui ont une
importance capitale, mais qu'il faut distinguer du système
qui lui sert de base, de sa grammaire, ou, comme on dit,
de 1' « écriture ». Son caractère général, surtout quand on
l'examine de près dans les partitions, c'est qu'elle est
essentiellement classique. Wagner use et abuse du chro-
matisme, des appoggiatures, des modulations enharmoni-
ques, mais il ne prend aucune de ces licences qui scanda-
lisent les professeurs d'harmonie. Tout ce qu'il écrit peut
être analysé et justifié par des règles d'école. Son cas est
celui d'un écrivain qui aurait enrichi la littérature d'une
quantité prodigieuse de belles images, mais en respectant
la langue et sans jamais faire violence à la syntaxe. Sa
grande et féconde réforme, commencée (mais non réalisée
complètement) dans le Hollandais, porta sur deux points.
Son premier et incontestable mérite fut de lier fortement
toutes les parties dune œuvre. Il fit faire au drame lyrique
un progrès décisif, analogue à celui que connut le drame
littéraire le jour où la règle de l'unité de lieu mit fin à la
juxtaposition de décors différents dans les anciens mys-
tères. De l'opéra qui, encore sous l'influence des ballets
du xvie et du xvue siècles, était une mosaïque de « mor-
ceaux », de « figures », d' « entrées »... il fit — sauf les
quelques réserves que nous avons hasardées — un tout orga-
nisé et vivant, une œuvre d'art soumise à la loi primordiale
de toute esthétique : l'unité. Il a surtout assoupli le style
en l'affranchissant des formules de l'ancienne phraséologie.
C'est là sa conquête duralTle, celle dont les bienfaits sont
ressentis aujourd'hui par tous les musiciens de bonne foi,
persuadés que, sous peine de retomber dans le banal diver-
tissement, on ne saurait faire du théâtre musical qu'en
suivant le précepte et l'exemple qu'il a donnés. Pour
RICHARD WAGNER 357
arriver à cette unité sans laquelle l'opéra resterait un
genre inférieur, Wagner a d'abord imaginé le système
des motifs-conducteurs, Leitmotive, emprunté à la sym-
phonie; qu'il l'emploie avec excès, pour relier des idées
accessoires aussi souvent que des idées importantes, et de
façon fatigante pour l'auditeur, c'est ce qu'on peut sou-
tenir avec raison; mais le principe, — qu'il n'a pas inventé,
— est excellent. En second lieu, il a profondément modifié
l'allure du discours musical. Il n'a pas supprimé la
mélodie et les beaux ensembles, comme l'ont affirmé des
auditeurs qui semblent n'avoir pas d'oreilles, ou avoir des
oreilles trop longues; il y a de la « mélodie », de la
« romance » même, et des « morceaux » qu'on pourrait
détacher, dans tous ses chefs-d'œuvre! mais ils sont à leur
place, justifiés par la situation et non par le désir de
briller. Ils sont, comme il convient, une exception. Wagner
a enlevé aux anciennes formules du chant leur emphase,
leur perpétuelle tendance à s'étaler pour des effets que la
vanité des interprètes voulait distincts et sans autre raison
d'être que leur virtuosité; il les a rapprochées le plus pos-
sible du langage qui convient à une action. Les ensembles
vocaux sont traités d'après les mêmes principes et dans
le même esprit de vérité. Que l'on songe aux exclama-
tions du chœur qui, dans Lohengrin, signale l'arrivée du
cygne, aux premières paroles de tendresse qu'échangent
Tristan et Yseult dans le duo du second acte, aux pre-
miers assauts de séduction que livrent les Filles-Fleurs à
Parsifal : il y a là des formes brisées qui étonneraient
dans une symphonie, mais qui, au théâtre, sont seules
compatibles avec le mouvement et l'expression de la vie.
Et voici un dernier rapprochement par lequel nous con-
clurons :
Wagner a repris et fait aboutir les idées qu'avaient
émises, au début du xvne siècle, les créateurs de l'opéra,
et que la frivolité des cours italiennes et françaises avait
bientôt abandonnées. Si le lecteur veut bien se reporter
aux textes italiens que nous avons traduits et cités au
tome II de cette histoire (pages 7 et suiv.), il y trouvera
indiqués la plupart des principes qui ont dominé la com-
position de la Tétralogie et de Tristan. C'est en Wagner
358 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
que les idées de la Renaissance ont trouvé leur tardive et
leur plus splendide réalisation.
Ou ne peut se résoudre à quitter un tel sujet.
Voici deux épisodes de la vie de Richard Wagner, de 1860 et 1861,
qui ne manquent pas d'intérêt et jettent un peu plus de lumière sur
cet homme extraordinaire dont l'orgueil égala le génie; ils peignent
en même temps la société parisienne au milieu de laquelle il vécut.
En 1860, Wagner voulut une revanche des années pénibles qu'il
avait passées à Paris en 1839-42; il entreprit une seconde fois la
conquête de la ville. Au risque de se contredire formellement sur un
point de son credo qui avait une importance capitale, — puisque,
nous l'avons vu, il s'irritait des éloges adressés à sa musique seule,
sans qu'on vît l'essentiel, c'est-à-dire le drame, — il ht entendre une
sélection de ses œuvres dans un concert donné au Théâtre italien,
le 25 janvier 1860. Le programme était ainsi composé : 1° Ouverture
du Vaisseau fantôme; 2° Tannhiïuser, a) entrée solennelle des con-
viés à la Warlbourg; h) pèlerinage de Tannhiïuser à Rome et chœur
des pèlerins; c) Venusberg; 3° Tristan et Isolde, introduction ins-
trumentale; 4° Lohengrin : a) le Saint-Graal (prélude); b) réveil du
matin et marche des fiançailles ; c) musique des noces à épithalame (sic),
introduction instrumentale du 3e acte. Le programme, selon l'usage
établi par l'auteur de la Damnation de Faust, donnait quelques
lignes d'explication sur chacun de ces morceaux détachés. Ce concert
fut une des soirées les plus importantes dans l'histoire du xix° siècle.
La veille, au même théâtre, on avait joué // matrimonio Segreto, de
Cimarosa, opéra-bouffe écrit en 1792, mais auquel les amis de la
tradition avaient trouvé une exquise fraîcheur de jeunesse: on allait
enfin prendre contact avec cette « musique de l'avenir » qui, disait-
on, voulait tout bouleverser! « Ceux qui n'ont pas vu la salle des
Italiens ce soir-là, écrivait Paul Bernard dans le Ménestrel, n'ont rien
vu. » Ce fut une vraie séance de la Convention nationale, « un 93 mu-
sical ». Tout le Paris artiste était là : Auber — qu'allait penser de
cet ouragan du Vaisseau fantôme l'auteur (VHaydée? — ■ Berlioz, trop
artiste pour ne pas comprendre, mais secrètement hostile, bien en
vue dans une première loge, impassible, concentré en soi de façon
inquiétante, — Baudelaire, enthousiaste et très réfléchi, les critiques
professionnels divisés comme deux troupes hostiles sur un champ de
bataille. Les rédacteurs de la Gazette musicale étaient venus repré-
senter l'opposition organisée par Fétis en une série d'articles inin-
telligents et pédants, où l'auteur du Mannequin de Bergame, trai-
tant d'égal à égal avec l'auteur de Lohengrin, disait, entre autres
sottises (27 juin 1852) : « Dès que le principe du réel s'introduit
dans l'art, le beau disparaît »; et encore : « je crois avoir démontré
que les efforts de Wagner tendent à transformer l'art par un système,
mais non par l'inspiration. Et pourquoi cela? parce que l'inspiration
lui manque; parce qu il na pas d'idées Wagner a essayé défaire
par la théorie ce qu'il n'a pu faire en réalité. » (Voir les numéros
RICHARD WAGNER 359
23-32 de la Revue et Gazette musicales de 1852.) Lorsque Wagner
parut au pupitre pour diriger lui-même ses interprètes, il fut salué
par une tempête de bravos frénétiques. Le public ne cessa de mon-
trer sa courtoisie et son impartialité : mais le résultat ne fut pas ce
qu'attendait le hardi compositeur. Le prélude de Tristan et l'ouver-
ture du Vaisseau fantôme ne furent pas compris; le pèlerinage de
Tannhiiuser parut d'une longueur interminable, on trouva le reste
bien. Au foyer du théâtre, pendant un entr'acte, les « connaisseurs »
échangèrent des impressions contradictoires, généralement défavo-
rables, vives comme un cliquetis d'épées : C'est du Meyerbeer
sublime! — C'est du WeVer travesti. — C'est le ciel sonore! — C'est
le carnaval musical! — La soirée finie, les entretiens passionnés
de la salle Ventadour continuaient dans le passage Choiseul. Wagner
avait risqué ce qui lui était plus précieux que la vie; et les angoisses
de la lutte n'étaient nullement dissipées par une victoire décisive. Dans
les journaux, la critique fut nettement défavorable, et montra parfois
une indulgence pire que l'hostilité. La Gazette musicale (29 janvier)
constata un « succès », mais en adhérant aux articles antérieurs de
Fétis dont nous avons cité quelques lignes. Même note dans le Ménes-
trel (article de Paul Bernard). Dans le Moniteur du 30 janvier,
A. de Rovray rendait compte d'il Matrimonio puis ajoutait : « Pas-
sons maintenant du soleil, je ne dis pas aux ténèbres, mais à un brouil-
lard opaque, sillonné de magnifiques éclairs. Un artiste d'un très
grand talent, etc. )> Les Débats eurent l'air de croire que le concert
avait été donné en l'honneur de Cimarosa, et ne soufflèrent mot des
œuvres de Wagner.
Péniblement, cette demi-défaite obtint la consolation d'une demi-
victoire avec la représentation de Tannliaiïserh l'Opéra, le 13 mars 1861.
Les documents conservés aux Archives de l'Opéra font connaître
les difficultés de toute sorte qui contrarièrent cette seconde revanche
et la réduisirent au succès équivoque d'un soir. Il fallut d'abord,
pour monter la pièce, un ordre de l'Empereur, bien incapable d'avoir
une opinion personnelle et surtout quelque enthousiasme en pareille
matière, mais cédant à une influence diplomatique. Pour le livret, il
y eut un procès. Il y avait une traduction française du texte alle-
mand, par Edmond Roche et R. Lindau; Nuiter eut quelque peine à
faire prévaloir la sienne. Tannhàuser devait être joué à la fin de
décembre 1860. Les frais étaient énormes. Le premier devis prévoit
35 000 francs pour la décoration, 52 000 francs pour les costumes
(moins les chœurs supplémentaires), une multitude d'accessoires, en
tout une dépense de 66 680 francs. Les décorateurs Cambon, Thierry,
Despléchin, IVolau et Rubé ne purent livrer leur travail à la date
convenue. Pour la mise en scène, il était difficile d'obéir à Wagner
dont l'intransigeance était attentive aux petites comme aux grandes
choses. A la fin du premier acte, il y a une très rapide vision de
chasse envahissant la scène. On entend d'abord un cor solo, puis, *
pendant 13 mesures, 12 cors en fa. — Ces 12 cors doivent être
doublés, dit Wagner. — Mais comment trouver 2'i cornistes à
Paris? — M. Sax, poursuit-il, devrait être prié d'en faire remplacer
360 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
une partie par des instruments de même timbre de son invention,
peut-être par des saxophones. On s'adressa donc à Sax et à Mohr,
qui recrutèrent chacun une bande. La figuration, en ce même tableau,
comprenait 8 chasseurs, 20 piqueurs avec épieu, 10 fauconniers,
24 sonneurs de trompe, des chevaux, 4 écuyers de chez Pellier,
4 valets, enfin une meute. Wagner tenait beaucoup aux chiens; on
s'adressa d*abord à Robert Buet, fournisseur de la vénerie de
l'Empereur : il fallut ensuite d'autres recherches assez longues.
Pour le supplément des choristes (48 « pèlerins âgés » et
20 enfants), on fit appel à Chevé, qui dirigeait une société assez bril-
lante, et qui se récusa. Au cours des répétitions, les principaux
artistes se déclarèrent bientôt surmenés. Le ténor Niemann qui
devait débuter dans le rôle de Tannhâusev faillit abandonner la
partie, comme en témoigne cette note : « Je soussigné, médecin du
théâtre impérial de l'Opéra, certifie que pendant la répétition de
Tannhtiuser, ce dimanche 10 février 1861, M. Niemann a été pris
subitement de vertiges avec mal de tète assez intense, frissons, sueur
froide, tendance à la syncope. L'état du pouls, après le 1er acte,
marquait 115 pulsations ». Quant à l'orchestre et à sou chef, Dietsch,
on en jugera parla lettre suivante conservée aux Archives de l'Opéra.
Paris, 25 février 1861.
Mon cher Monsieur Roger,
Je ne puis décidément consentir à ce que l'effet du zèle inouï de tant
d'artistes et de chefs d'étude soit abandonné à la merci d'un chef d'orchestre
incapable, en ce qui concerne mon ouvrage, de diriger l'exécution définitive.
Sans revenir sur les griefs que j'aurais à faire valoir contre le directeur
de l'orchestre, lequel a méconnu le caractère amical de la proposition que
je lui ai faite, à l'effet d'obtenir qu'il me laissât conduire moi-même une
répétition; sans appuyer non plus sur le résultat que j'attendais de cette
répétition qui m'eût permis de lui indiquer, de lui montrer en quelque
sorte toutes les nuances essentielles qu'il n'a pu saisir lui-même, je me
vois obligé par le fait de cette résistance d'augmenter la somme de mes
prétentions et de vous soumettre la résolution irrévocable que j'ai prise à
la suite de la répétition.
Je demande donc aujourd'hui non seulement à conduire une répétition
qui sera la dernière, mais de plus à diriger les trois premières représen-
tations de mon ouvrage, dont je crois l'exécution impossible si vous ne
trouvez les moyens de satisfaire mes légitimes exigences.
Je n'ai pas à examiner les difficultés qui pourront s'opposer à l'appli-
cation de cette mesure, mais uniquement à vous en faire comprendre le
caractère de nécessité absolue. Quoi qu'il puisse advenir, le fait même de la
représentation de mon Tannhàuser à l'Opéra ne saurait plus désormais en
être séparé. C'est vous dire aussi, mon cher Monsieur Roger, qu'il y a
urgence pour vous, de prendre à votre tour un parti, et de faire un der-
nier effort en faveur d'une tâche dans l'accomplissement de laquelle vous
m'avez jusqu'ici secondé avec tant de bonne volonté.
• Vous comprendrez qu'en l'état de choses la solution doit être prompte.
La prolongation des répétitions, en admettant même quelque heureux
résultat pour le chef d'orchestre, est impossible; les artistes sont accablés,
et moi-même je ne me sens plus le courage d'entreprendre l'éducation du
RICHARD WAGNER 361
chef autrement qu'en l'invitant à être témoin de la dernière répétition et
des trois premières représentations conduites par moi-même.
Agréez, mon cher Monsieur Roger, l'expression de mes sentiments affec-
tionnés, avec lesquels j'ai l'honneur d'être votre très dévoué serviteur.
{Archives de VOpéra.) Richard Wagner.
La première représentation eut lieu le 13 mars, avec Marie Sax
dans le rôle d'Elisabeth, Mme Telesco dans celui de Vénus, MM. Nie-
mann (Tannhiiuser), Morelli (Wolfran), Cazaux (Hermann, landgrave
de Thuringe), Coulon (Biterœf). Le succès fut vivement disputé,
mais assez net, si l'on en croit quelques télégrammes dont la minute
fut conservée aux archives, et surtout cette lettre de Wagner qui est
un acte de capitulation hautaine; on y trouve aussi une diplomatie
un peu lourde et une sorte de lassitude désenchantée rappelant quel-
ques-unes des lettres à Liszt :
Monsieur le Directeur,
Vous me demandez de nouvelles coupures dans mon Tannhàuser pour
réduire la durée de mon ouvrage au temps nécessaire qui puisse vous
permettre de faire suivre la représentation de mon opéra par un divertis-
sement de danse ; et c'est au moyen de ce sacrifice que vous croyez arriver
à contenter une parti (sic) puissante de vos abonnés qui se trouvant trompé
par l'absence d'un ballet régulier au milieu de la représentation, s'oppose
au succès de mon ouvrage.
S'il s'agissait pour jnoi d'un tout nouvel ouvrage, je crois avoir préféré
de retirer ma partift»n tout entière pour la préserver d'une mutilation
principielle, en me rappelant le mot de Schiller : « Si l'art a été abaissé,
ce n'était que par les artistes eux-mêmes! » ; mais il me semble, cette fois,
de ne pas être dans le cas de m'identifier moi-même, mes idées et mes ten-
dances avec cet ouvrage de Tannhàuser qui, depuis qu'il est connu par
toute l'Europe musicienne, appartient plus au monde qu'à moi-même, et
pour l'appréciation duquel le sort qui lui est réservé par sa conformation
aux usages du grand Opéra de Paris, ne peut plus changer rien d'essentiel.
Ainsi, depuis bien des années, j'étais comme mort pour cet ouvrage qui a
été donné partout sans mon assistance, de la sorte à me faire perdre
presque tout sentiment d'une cohérance (sic) vivant entre moi et mon
œuvre. C'était donc une sorte de hasard qui m'a mis encore une fois dans
un contact ( ) immédiat et actif avec cet ouvrage par sa transplantation
sur le premier théâtre de Paris, honneur qu'il devait à sa renommée acquise
d'ailleurs. J'ai profité des excellentes dispositions que j'ai trouvées à cet
égard pour contribuer de ma part, si bien que possible, à la réussite de
l'exécution, et j'ai joui de la satisfaction de voir mon œuvre parfaitement
bien rendu par les artistes et chaudement accueilli par le public, qui,
malgré des efforts d'une opposition acharnée, a couvert bien des fois ma
musique de ses applaudissements unanimes. "Complètement satisfait par
ces expériences incontestables, je crois pouvoir me retirer maintenant
de la surveillance du sort futur de mon ouvrage, et laisser le soin de le
conformer aux usages dominants de votre théâtre à ceux qui, jusque-là,
sont si bien entrés dans mes vues personnelles quanta l'esprit de l'exécu-
tion. Comme il s'agit de conserver un ouvrage pour satisfaire les désirs de
ceux qui en ont pris un intérêt bien ouvertement prononcé, je vous auto-
rise de faire tout ce qui vous semblera utile pour contenter ceux qui n'ont
362 LES SUCCESSEURS DE BEKLIOZ
pu trouver tout ce qui leur fait plaisir d'ordinaire. Pour la musique, [vous]
me regarderez comme si j'étais mort et hors d'état de m'occuper moi-même
de l'exécution de mon œuvre, ainsi comme je suis, dans le même sens, mort
pour ce Tannhàuser en tout ce qui concerne ses représentations sur d'autres
théâtres. [Archives de l'Opéra.)
L'opposition qui était la cause réelle de ces sacrifices grandit
après la première soirée. Dès la troisième représentation, qui eut
lieu le '1\ mars 1861, Wagner changea encore d'attitude : il résolut
d'abandonner la lutte en même temps que les concessions à l'ennemi.
Il écrivit la lettre suivante au ministre des Beaux-Arts (25 mars) :
« Monsieur le comte, en retirant ma partition, j'ai usé du seul moyen
qui fût en mon pouvoir pour soustraire mon ouvrage, et les artistes
qui lui prêtaient l'appui de leurs talents, à des manifestations dont
la violence a dépassé les limites de la critique ordinaire et dégénéré
en un véritable scandale contre lequel l'administration est impuis-
sante. » [Archives de VOpéra.)
Après 1861, Wagner fut livré à l'enthousiasme des uns, aux sar-
casmes des autres, au fol engouement et à la parodie (il y eut, en
1864, une opérette d'Ét. Barbier, intitulée Tanne aux airs!). Sa
réputation de compositeur bruyant et violent est due à la représen-
tation de Rienzi, qui la justifie pleinement, et qui eut lieu par les
soins de Pasdeloup, directeur du Théâtre lyrique, en 1869.
Bibliographie.
La bibliographie de R. Wagner est aussi riche que celle de Goethe. Le
viennois N. Oesterlein, fondateur d'un musée Wagner à Eisenach, a
dressé un Catalogue de bibliothèque Wagnèrienne en 4 volumes, qui, ter-
miné en 1895, ne comprend pas moins de 10 181 numéros, Ce chiffre devrait
être presque doublé aujourd'hui. W. Tappert est allé jusqu'à publier l'ou-
vrage suivant qui, lui aussi, n'est plus à jour : Lexique-Wagner; Diction-
naire de V impolitesse, contenant les grossièretés, les sottises, les injures, les
calomnies, lancées contre le maître R. Wagner, ses œuvres et ses partisans,
par ses ennemis et ses détracteurs (1887, 2e éd. en 1903). Le Dictionnaire des
critiques et objections sérieuses, qui devrait faire la contre-partie, n'existe
pas! La biographie de R. Wagner a été souvent écrite; un des meilleurs
ouvrages est celui de Houston Stewart Chamberlain (1892, 2" éd. 1906,
remanié en français, 1894). La collection du journal consacré à Wagner,
Bayreuther Blâtter (depuis 1878) est un répertoire très utile (à consulter à
la B. N.). Parmi les travaux français, on peut citer Richard Wagner poète
et penseur, par H. Lichtenberger (2e éd. 1901), la traduction (parue chez
Breitkopf) par Louis Laloy des excellentes conférences sur R. W., faites
à l'Université de Vienne par Guido Alder, et la traduction des Gesammelte
Schriften, par MM. J.-G. Prod'homme et L. Van Vassenhove (chez Delà-'
grave).
CHAPITRE XV
D'A. THOMAS A MASSENET
L'école française d'Ambroise Thomas à Massenet. — Les contemporains
morts. — Difficultés de les grouper et de les classer rationnellement. —
Affinités et caractères individuels. — A. Thomas, Ch. Gounod, Fr. Bazin,
A. Maillard, V. Massé, E. Rêver, G. Bizet, Guiraud, Léo Delibes,
Ch. Lenepveu. Bourg-ault-Ducoudray, Edouard Lalo, Chabrier, B. Godard,
Massenet.
Nous n'avons pas le dessein de dénombrer maintenant
tous les musiciens et toutes les œuvres de la seconde moitié
du xixe siècle. Notre Histoire de la Musique n'est ni un
dictionnaire ni un catalogue. Elle tend avant tout à exposer
des considérations d'ordre général, historique et esthé-
tique, en les éclairant par des exemples. Elle est obligée
de choisir les musiciens dont la personnalité est la plus
représentative d'un milieu et d'un moment. Elle n'a pas à
attribuer de préséance et à décerner de prix, suivant le
mérite artistique des compositeurs : entreprise séduisante,
sans doute, où s'évertuent critiques, professionnels et gens
du monde, mais contingente et fragile, car de pareils
jugements sont soumis aux caprices de la mode, et sou-
vent exposés aux plus radicales et aux plus promptes
révisions.
L'histoire musicale a une tendance à ne mettre en
lumière que les chefs-d'œuvre des grands compositeurs;
elle ressemble à l'ancienne histoire politique, attachée
presque uniquement à la biographie des souverains, aux
grandes batailles et aux traités. Il ne faut pourtant pas
oublier qu'au xixe siècle, la musique (très différente en
364 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
cela des arts plastiques) pénètre de plus en plus dans la
vie commune; après avoir été successivement le privilège
de techniciens savants, l'auxiliaire des cérémonies reli-
gieuses, l'entretien des Académies, la parure des cours
princières. l'ornement des salons, elle tend à devenir la
chose de tous. Il y a des mœurs musicales; tout le monde
ne manie pas l'ébauchoir ou le pinceau, mais nous appro-
chons du temps où, dans chaque maison de ville, il y aura
au moins un piano et dans chaque école une chorale. En
se vulgarisant ainsi, le goût musical s'abaisse nécessaire-
ment; il laut le suivre dans les manifestations de la classe
où il pénètre, sans quoi on n'a pas la physionomie exacte
d'une époque, et on fait de l'esthétique, non de l'histoire.
Les chefs-d'œuvre sont certainement ce dont on parle avec
le plus de plaisir, et leur rôle est très important; mais au
moment où ils paraissent, ils sont, malgré tout ce qui les
prépare, des faits d'exception. Ce qui constitue la flore et
la faune d'un pays, ce sont les espèces communes, non
quelques échantillons d'espèces rares, fruits d'une culture
intensive ou de sélections savantes. Il faut voir dans ces
considérations une règle de prudence à observer beaucoup
plus qu'un programme complètement réalisable; mais nous
devons nous en inspirer le plus possible dans cette der-
nière partie de notre étude.
Ici se pose, avec une particulière insistance, un pro-
blème que nous avons rencontré déjà, que nous retrouve-
rons encore. Comment classer les compositions dont il
nous reste à parler? Il faut résister à la tentation de traiter
l'histoire des artistes comme l'histoire naturelle. Il y a
sans doute des caractères communs à plusieurs musiciens ;
il y a des traditions plus ou moins observées, des rayonne-
ments d'influences, des tendances conservatrices, d'autres
révolutionnaires, et grâce à tout cela on peut mettre un
peu d'ordre dans un exposé. Mais il n'y a pas d'artiste, si
« avancé » soit-il, qui s'affranchisse de toute règle et de
toute discipline, ni si « arriéré », qui n'admette la cou-
leur instrumentale et la liberté de composition de
Berlioz.
On ne saurait trop insister sur le danger de cet esprit de
simplification, qui, dans la période où nous sommes, ris-
D A. THOMAS A MASSENET 365
queraità chaque instant de dénaturer tout l'essentiel de la
matière historique. Quand on parle des musiciens de l'an-
tiquité, et surtout des musiciens du moyen âge dont l'art
(liturgie, règles d'école, procédés d'exécution) était tout
formel, ou bien encore s'il s'agit de purs virtuoses de
l'archet ou du clavier, on peut, après de faciles compa-
raisons, ranger des noms sous une même rubrique; on ne
le peut guère sans inexactitude pour les maîtres du
xixe siècle, ou bien on ne le pourrait que pour des auteurs
d'ordre inférieur. L'esprit du public, identique à celui du
peuple, qui est un esprit de simplification à outrance et de
déformation, rattache volontiers les fines nuances de l'art
à quelques impressions sommaires ; il fait des groupe-
ments, il classe, il aime les écriteaux. L'historien ne pour-
rait suivre cette méthode commode qu'en faussant tout ce
dont il parle. Dans quelle catégorie mettrait-on l'auteur de
Carmen, ou l'auteur de la Danse macabre'} Les étiquettes
« romantique » et « classique », d'ailleurs assez vaines,
ne sont ici d'aucun usage. L'étude des faits n'aurait aucune
valeur, si elle n'était éclairée par la psychologie des
artistes; or, l'artiste moderne est très personnel; l'indivi-
dualisme a gagné la région qu'il habite; même quand il
imite ou qu'il subit à son insu des influences prochaines
ou lointaines, il a sa conception propre du monde de l'art,
c'est un tout, un microcosme. Il y a en lui un proprium
aliquid qui le fait ce qu'il est. Un Gounod, un Bizet, un
César Franck, un Ghabrier, un Lalo, un Saint-Saëns, bien
qu'ils viennent s'insérer, chacun à son tour, dans l'évolu-
tion d'un genre qui a son point de départ et sa direction
visible, doivent être étudiés en eux-mêmes et pour eux-
mêmes, comme s'ils étaient isolés; sans quoi, la valeur
propre du musicien ne peut être saisie, ce qui revient à
dire, puisqu'il s'agit d'histoire de l'art, que la réalité
historique s'évanouit. Par là, nous n'entendons pas nous
priver des points d'appui nécessaires que la critique prend
habituellement dans des analogies, des rapprochements
d'œuvres et de personnes, mais indiquer un idéal d'exac-
titude dont il faut garder le sentiment. Il n'y a pas deux
visages qui soient identiques : n'oublions pas que la diver-
sité des artistes est la même.
366 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Ces considérations étant exposées, nous passerons en revue les
principaux compositeurs de la fin du xixe siècle. Le présent chapitre
est consacré à ceux qui ont brillé dans les œuvres de théâtre et
qui sont morts. La plupart ont écrit aussi pour le concert et pour
l'Église, et cette répartition est nécessairement un peu factice, mais
il est certain, par exemple, que si M. Saint-Saens est également
digne d'être étudié dans son oeuvre de théâtre et dans son œuvre
symphonique, chez Massenet, d'autre part, et bien qu'il ait écrit
pour le concert, l'œuvre dramatique est la principale. Ces compo-
siteurs, ayant écrit du temps de Berlioz ou après lui, n'ont pu
échapper à son influence. Ils n'en sont pas moins des traditiona-
listes, des esprits façonnés par la discipline classique, peu enclins
à partir en guerre contre les principes établis, et à fonder une
nouvelle Eglise. Le romantisme de Berlioz a, depuis longtemps,
partie gagnée. Ce révolutionnaire est devenu un personnage officiel.
C'était un torrent impétueux qui donnait l'assaut à tous les obstacles,
qui maintenant s'est apaisé et étalé; sa nappe a conquis toute la
plaine. Les luttes d'autrefois ne sont qu'un souvenir. Le monde
musical tout entier adhère au romantisme. On ne voit un nouveau
mouvement d'indépendance qu'avec Em. Chabrier; et pour constater
une nouvelle entrée en campagne contre la tradition, avec enseignes
déployées et fanfare de guerre, il faut attendre jusqu'à Alfr. Bruneau,
Cl. Debussy et la jeune école contemporaine. On comprendra donc
que nous donnions, pour cette période intermédiaire d'ailleurs si
riche en noms illustres et en œuvres de valeur, une monographie
distincte des compositeurs les plus importants. Nous aurons l'occa-
sion, en étudiant chacun d'eux, de caractériser ses tendances musi-
cales, et le lecteur pourra, s'il lui convient, le classer dans telle ou
telle autre catégorie.
Ambroise Thomas — 18 L 1-1896 — apparaît dans l'histoire
musicale comme une figure de maître, d'un rayonnement
très doux. On peut dire que ce fut un sage, en lui appli-
quant tout ce qu'un tel mot suppose d'élévation morale,
d'autorité, de savoir utile et de modération. Vivant, il était
déjà et voulut rester l'homme du passé, alors qu'autour de
lui l'art était renouvelé par de belles hardiesses. Elève de
Lesueur, successeur d'Ad. Adam à l'Institut (1856), il se
rattache à certains compositeurs a avancés » de l'heure
présente par l'intermédiaire de son plus brillant élève,
Massenet. Son enseignement et son exemple perpétuèrent
le culte des bons principes, culte précieux, non seulement
n A. THOMAS A MASSENET 367
pour faire compensation à l'esprit révolutionnaire ou le
modérer, mais pour rendre son élan possible en lui four-
nissant une base de départ. Les lettres, récemment publiées
par la Revue de Paris, qu'écrivait le futur auteur de Manon
lorsqu'il était pensionnaire de l'école de Rome, montrent
l'action profonde qu'exerça Thomas au Conservatoire.
C'était un praticien de premier ordre, et la droiture de
son caractère inspirait la vénération. Quand on veut le
juger comme artiste, il ne faut pas oublier que son nom
'figure encore au répertoire de tous les théâtres, dans les
deux mondes. Son seul tort, avec cette attitude d'inertie
indifférente ou hostile devant les progrès de la musique
moderne, fut d'oublier quelquefois le précepte antique selon
lequel il faut choisir le fardeau d'après la force de ses
épaules. Il excellait au divertissement ou à l'élégie senti-
mentale, discrètement colorée, et il écrivait en se jouant
avec réflexion à mi-côte du Parnasse; il eut l'ambition de
s'élever au grand drame lvrique, et traita quelques sujets
qui auraient demandé un génie habitué à planer sur les
cimes.
Originaire de Metz, fils d'un modeste professeur qui lui
enseigna les rudiments de l'art, il obtint au Conservatoire
de Paris le premier prix de piano en 1829, celui d'harmonie
en 1830, et le grand prix de composition en 1832. Sur ses
envois de Rome, l'Institut porta un jugement auquel il n'y
aurait rien à changer si on voulait l'appliquer à l'ensemble
de ses œuvres : « une mélodie neuve sans bizarrerie, et
expressive sans exagération; une harmonie toujours cor-
recte, une instrumentation écrite avec élégance et pureté ».
Aussi exacte et dune portée aussi générale est l'opinion
de Berlioz appréciant ainsi le petit acte de la Double
Echelle qui marqua les débuts de Thomas à l' Opéra-Comique
(27 août 1837) : « de la grâce, du feu, une certaine finesse
d'intentions dramatiques peu commune, et beaucoup de
tact dans l'emploi des masses instrumentales ».
Ce début honorable fut suivi de quelques opéras-comiques
d'un genre un peu plus élevé, mais qu'on oublia bientôt :
le Perruquier de la régence, 3 actes, 1838; la Gipsy, ballet
en 2 actes, et le Panier fleuri, 1 acte, 1839; Carline,
3 actes, 1840; le Comte de Carmagnola, 2 actes, et le
368 LKS SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Guérillero, 2 actes, 1842; Angélique et Médor, Mina,
opéras-comiques en 1 acte, 1843.
La véritable voie du compositeur, en même temps que
l'ère des brillants succès, sembla s'ouvrir avec le Caïd
(1849), opérette de vive allure, fort agréable, et d'un
comique de bon aloi : « Votre Caïd vient de me ravir,
écrivait Bizet. C'est toujours jeune et spirituel... ; et quelle
main ! » Dans la suite, bien qu'il n'eût ni l'imagination ni
l'ampleur nécessaires, ni assez d'âme pour de telles entre-
prises, A. Thomas, confiant dans une esthétique honnête
et simpliste, s'enhardit à traiter de grands sujets : de là
le Songe d'une nuit d'été (1850), Hamlet ( 1867), Françoise
de Rimini (1882), la Tempête (1889). De tels opéras com-
promettent la Musique : ils la rendent complice des libret-
tistes qui se taillent un habit dans le manteau des poètes,
exploitent les chefs-d'œuvre consacrés, et trichent en jouant
de grosses parties. Dans le Songe d'une nuit d'été, on ne
retrouve pas les personnages de la pièce anglaise. Pack,
Oberon, Titania... sont remplacés par Elisabeth. Shakes-
peare, Latimer, Falstaff, Olivia! Le public applaudit pour-
tant le trio du premier acte (Où courez-vous mes belles?),
le duo d'Olivia et de Latimer au 3e, les couplets du rêve,
chantés par la reine. Le drame romantique à' Hamlet con-
venait encore moins à l'auteur du Caïd. A. Thomas, néan-
moins, fit un grand effort pour cette œuvre; sa partition
une fois écrite, il n'hésita pas à la refondre pour adapter
le rôle principal à la voix de Faure (baryton). Les contem-
porains semblèrent accepter cette transposition, dans le
domaine de la romance, d'un sujet de terreur et de psy-
chologie profonde : avec la scène de l'esplanade à laquelle
l'emploi des instruments Sax donnait accent et couleur, on
applaudit la marche du couronnement, le duo Doute de la
lumière... (acte I), l'arioso Dans son regard plus sombre,
le chœur des comédiens (II), le duo entre Hamlet et sa
mère (III), la scène de la folie (IV) où Nilson avec son jeu
pathétique et ses roulades assurait le succès de la pièce,
l'air d'Hamlet comme une pâle fleur (V) Par une mala-
dresse dangereuse, Françoise de Rimini (dont le livret
était primitivement destiné à Gounod) mettait en scène,
dans le prologue, Dante lui-même et Virgile son conduc-
DA. THOMAS A MASSENRT 369
teur, sur les bords de l'Achéron; l'épilogue, les faisant
reparaître, allait jusqu'à introduire Béatrice jouant le rôle
d'un ange du pardon pour annoncer aux deux amants que
leur peine va finir. L'étrange féerie philosophique de la
Te mpète (ballet fantastique en 3 actes et 16 tableaux. 1889)
avait déjà sollicité plusieurs compositeurs à écrire soit de
la musique de scène (comme Lock, Bamsteh, Humphry,
Henky Purcell en Angleterre), soit des opéras (comme
Luigi Cakuso à Naples en 1790, Fit. Halévy en 1850); avec
Ambroise Thomas qui, sur trois de ses pensées musicales,
croyait devoir en consacrer deux à la romance et une à la
danse, l'œuvre énorme où l'imagination de Shakespeare a
concentré un monde, se réduisit aux proportions mesquines
d'un ballabile avec barcarolle, pas des bijoux, pas des
abeilles, pas de l'éventail, orage miniature, et « grande
variation » pour Rosita Maury; tout cela charmant, mais,
non erat hic locus....
Après Dante et Shakespeare, A. Thomas eut affaire avec
Goethe. Faust n'était pas pour lui, sauf le cas où il l'aurait
compris à la façon de Gounod dont, plus d'une fois, il
s'est presque montré l'égal. Le livret de Mignon, mieux
adapté à son tempérament, lui permit de donner sa mesure
et de remplir tout son mérite. Du 17 novembre 1866 au
16 mai 1894, Mignon atteignit la millième représentation;
à l'étranger comme en France, elle résiste .encore, sur
l'affiche des théâtres, à des voisinages écrasants. C'est une
œuvre qu'il faut bien se garder de rabaisser par d'injustes
comparaisons. La critique doit aller à elle non en partant
de l'état présent de l'art pour remonter le cours des temps,
mais en suivant la pente qui a prolongé dans le xixe siècle
l'esprit du xvme, et maintenu le goût des drames clairs*
intéressants, romanesques, bien adaptés aux cœurs sen-
sibles aimant les émotions honnêtes, et à l'aptitude
moyenne du public aimant les airs faciles à retenir. Il y a
certainement dans Mignon des pages dont le succès excep-
tionnel et l'abus qu'en ont fait les chanteurs ont accentué
la banalité; mais tout y est juste, sincère, bien en place;
l'orchestre, fort convenablement étage, a une couleur
discrète et une convenance réelle. « Chacun des person-
nages, l'enfant triste comme le héros généreux, la courti-
Combarieu. — Musique, III. 24
370 LES SUCCESSEURS DE BERLIUZ
sane insensible comme le Vieux Lotario ou 1 élégant Laërte,
remplit exactement son rôle et reçoit la musique qui lui
convient. Le style souple d'A. Thomas se plie à ces atti-
tudes variées — Les couplets de Philine (Je suis Titania la
blonde) sont parfaits en leur trivialité voulue; le madrigal
de Laërte est juste assez spirituel pour le personnage; l'air
d'adieu de Wilhelm est d'une jolie nuance de scepticisme
mélancolique — La scène de la reconnaissance est presque
émouvante, avec le cantique enfantin que Mignon retrouve
au fond de sa mémoire; et l'entrée de Mignon, au premier
acte, est bien délicatement traitée! » Ainsi parle un juge
difficile, très chaud partisan de l'art debussyste, M. Louis
Laloy.
Aux ouvrages déjà cités, il faut joindre quelques opéras-comiques :
la Tonelli. 2 actes (1895), où Faure*et Ugalde se firent applaudir (la
Tonelli est une première chanteuse du théâtre Saint-Charles, à
Naples, qui, aimée d'un magistrat grotesque, lui préfère un
bouffon) : on y distingua un chœur de pifferari et une tarentelle
chantée par la paysanne Bettina. La Cour de Célimène (1855),
groupant autour de la coquette quatorze soupirants dont le chœur
commence et finit le premier acte, avait plus de prétentions psycho-
logiques : on y trouve des airs chargés de fioritures pour des
interprètes qui s'appelaient Miolan Carvalho, Colson, Bataille.
Psyché, 3 actes, 1857. Le Carnaval dé Venise est aussi une œuvre
d'écriture facile, chargée de variations, de fioritures et de vocalises
(pour l'interprète, Mme Cabel) : on y entend un concerto pour
violon, chanté sous le titre Ariette sans paroles. Le Roman d'Eh'ire
(1860), écrit sur un livret d'Alexandre Dumas et de Leuven, expose
en style bouffe l'histoire d'un Gennaro reconquis par la fiancée
qu'il avait refusé d'épouser. Gille et Gill'otin, 1 acte, 1874, est une
sorte de vaudeville-parodie, en style de pastiche italien. A. Thomas
s'était opposé à la représentation de la pièce, pour laquelle il fallut
un jugement du tribunal. A signaler : le duo de Jacquette et de
Gillotin, un quatuor, les couplets de Gillotin, oh! oh! oh! quel
gâteau!
A la même facilité dans le genre tempéré on doit aussi deux
cantates, l'une pour l'inauguration de la statue de Lesueur (Abbe-
ville, 1852), l'autre en hommage à Boïeldieu (Rouen, 1875); un
Requiem, une messe solennelle (Saint-Eustache, 1857), un quintette
et un quatuor à cordes, diverses pièces pour piano, six chansons,
napolitaines, une série de quatuors pour voix d'hommes —
A. Thomas avait l'abondance mélodique et la claire écri-
ture d'Auber; mais par le sentiment, la sincérité, le
D A. THOMAS A MASSENET 371
sérieux du caractère, il est supérieur à l'auteur d" Haydée
et du Domino noir; on le rapprocherait plus volontiers
d'Halévy, bien qu'il y ait chez ce dernier un peu plus de
raideur, et parfois aussi, de force dramatique. Il lui manqua
une certaine flamme, et cette faculté de renouvellement
qui fit tant d'honneur à Verdi. Il y a des triomphes qui au
lieu d'être une incitation au progrès, immobilisent le
musicien en lui assurant une position solide où il peut
éviter le risque de nouveaux combats; ce fut le cas de
Mignon. En résumé, A. Thomas fut un maître, mais assez
fâcheusement impersonnel. On a fait du Mendelssohn, du
Gounod, du Massenet; on n'a jamais fait de l'Ambroise
Thomas.
— Ch. Gounod fut le condisciple, l'ami et le rival de
gloire d'Ambroise Thomas, mais un artiste beaucoup plus
personnel que l'auteur de Mignon. Il parait malaisé de le
définir équitablement quand on songe aux variations de la
critique à son égard. Sur ce musicien d'élite, les contem-
porains portèrent des jugements qu'il importe de rappeler
pour marquer l'état du goût sous le second Empire et la
gravité des changements qui suivirent. On a tour à tour
considéré Gounod comme un rénovateur du style de Pales-
trina, un disciple de Haendel, de Gluck, de Spontini, un
imitateur de Schumann. On lui a refusé le don mélodique
{Guide musical du 28 février 1861). On a dit qu'il marchait
dans le sillon de feu de R. Wagner. Dans le Ménestrel (20
et 27 mars 1866), un critique croyait bon de combattre une
erreur répandue en divers lieux, « laquelle consiste à
croire que l'auteur de Mireille s'est fait l'adepte d'une
école anti-mélodiste, née en Allemagne il y a quelques
années ». Dans la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1862,
Scudo ne craignait pas de reprocher à Gounod son goût
« pour les derniers quatuors de Beethoven, source troublée
d'où sont sortis les mauvais musiciens de l'Allemagne
moderne, les Liszt, les Wagner, les Schumann, sans
omettre Mendelssohn pour certaines parties équivoques de
son style ». Il s'est trouvé quelqu'un pour écrire que la
partition de Faust, « quoique estimée à un très haut prix
par les artistes et les gens du métier, a le tort de planer
372 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
dans des régions inaccessibles à l'intelligence des profanes »
(Guide musical, ibid.). Nous croyons rêver quand nous
lisons, en 1916, de pareils textes. La critique n'a plus
aujourd'hui les mêmes impressions; elle ressemble au
spectateur qui, après avoir vu les choses dans un certain
grossissement, aurait retourné sa lorgnette et les verrait
rapetissées dans le lointain. Autrefois, on rangeait Gounod
parmi les « symphonistes » et, après lui avoir imposé cet
écriteau, on l'accusait de n'être pas « scénique ». Présen-
tement, ce serait plutôt le contraire : Gounod règne encore
au théâtre (bien que son astre semble décliner), mais son
nom ne paraît jamais sur les programmes des grands con-
certs. Un juge dont le témoignage a une exceptionnelle
valeur, a combattu énergiquement ce nouvel état de l'opi-
nion ; il entrevoit une réaction, éclatante comme une
apothéose, « quand le temps, qui n'a pas encore mis en sa
vraie place le grand maître français, lui aura élevé le trône
d'or sur lequel il recevra l'encens des générations futures »
(C. Saint-Saens, Portraits et souvenirs, p. 96). Enfin
M. Riemann, professeur à l'Université de Leipzig, écrivait
en 1909, dans la 7e édition de son Lexique : « le style de
Gounod nous est très sympathique, à nous Allemands, car
il est plus allemand que français; il se souvient maintes
fois de Weber et de Wagner ». Pour certains critiques
d'outre-Rhin, dès qu'un compositeur écrit autre chose que
des romances avec accompagnement de guitare, il est
entendu que l'influence allemande en a tout le mérite.
11 faut filtrer ces jugements et en dégager l'idée d'un
génie transparent, tout de grâce et de fraîcheur mélodiques,
capable de profondeur ii l'occasion, d'une originalité fine
et vibrante, ayant montré partout, avec le sens de l'expres-
sion juste et de l'équilibre dans les constructions sonores,
la qualité la plus séduisante de l'esprit français et de la
musique : le charme. On le méconnaîtrait d'ailleurs en le
simplifiant outre mesure. Gounod est un homme à facettes.
C'était un Parisien de Paris, né le 17 juin 1818. Son père, ex-pen-
sionnaire de l'Ecole de France à Rome, fut professeur de dessin à
l'École polytechnique, dessinateur du duc de Berry, maître de dessin
des pages de Louis XVIII. Sa mère, à qui il a consacré une touchante
et très belle page en tête de ses Mémoires, était une excellente
D A. THOMAS A MASSKNET 373
musicienne qui, veuve de bonne heure, donna des leçons de piano.
Ces trois faits eurent une influence visible sur son caractère. Les
origines parisiennes sont reconnaissables dans son esprit vif et
primesautier, son goût pour les mots à l'emporte-pièce, sa façon
très libre et très colorée de parler des chefs-d'œuvre musicaux. Il
appelait Berlioz « l'apôtre des fausses basses ». En parlant de la
scène de la fonte des balles, dans le Freischùtz, il avait des traits
empruntés au vocabulaire de Rabelais qu'aiment encore à rappeler
ceux qui le connurent. M. Saint-Saëns le priait un jour d'expliquer
certain coup de grosse caisse placé au début du Gloria de la Messe
de Sainte-Cécile : « C'est le coup de canonde l'Eternité », répondit-il.
On reconnaîtra l'ami des tonalités persistantes à cette boutade :
« Quand, depuis un quart d'heure, l'orchestre joue un ut, les murs
de la salle sont en ut, les chaises en ut : la sonorité est doublée. »
Il aurait voulu « se bâtir une cellule dans l'accord parfait ». Sa cor-
respondance est pleine de jolis aphorismes qui feraient honneur à
un écrivain de profession : « Il y a des Pères dans l'art En fait
d'art, il faut avoir des parents; on ne se donne pas la vie à soi-même,
pas plus que pour venir au monde. » Sur le travail du compositeur :
« La continuité, voilà, pour moi, la vraie vitesse » ; et sur les avan-
tages de la campagne : « A Paris, quoi qu'où fasse, le détail vous
râpe et vous pulvérise: on n'a pas le silence de l'esprit Cette
existence (aux champs) est mille fois plus nourrissante et fortifiante,
pour moi, que celle de la ville. L'une me remplit; l'autre me
vide. » — « Etre à soi ! Il y a longtemps que je ne sais plus ce que
c'est : je n'ai garde de m'en plaindre, après tout : ce que nous
donnons aux autres nous enrichit plus que ce que nous donnons à
nous-mème. » — - A propos d'un conflit survenu au cours d'une
répétition : « Il me semble que le chef d'orchestre n'est que le cocher
de la voiture dans laquelle monte le compositeur : il doit s'arrêter
à toute réquisition, hâter ou presser le pas selon les ordres du
bourgeois. » — ■ « L'art, c'est du cœur cérébralisé. » — « Il y a le
Bien et le Vrai, enfin le Beau, qui procède des deux autres comme
le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. » — « Encore un cheval
tué sous moi ! » écrivait-il en apprenant l'échec de sa Nonne sanglante.
Sur le déclin de sa vie : « Je me sens aussi jeune qu'à vingt ans :
ce qui vieillit en nous, c'est le logement; le locataire ne vieillit pas »;
mot charmant, corrigé un peu plus tard par ce trait de lassitude :
« Mes amis ne peuvent pas refaire ma vie et mes forces : je me sens
interrompu »
De son père, auquel il est peut-être redevable de ce sens de la
ligne qui donne tant de netteté à ses constructions musicales, il
garda le goût du dessin et une réelle adresse de main. Ingres,
directeur de l'École de Rome, lui dit un jour : « Si vous voulez, je
vous fais revenir en Italie avec le prix de peinture. » Quant à sa
vocation musicale, où la tendresse maternelle eut tant de part et qui
fut développée par ses maîtres successifs, Reicha. Halévy, Lesueur.
Paër, il nous apprend qu'il en prit conscience en entendant Othello au
Théâtre italien (avec la Malibran) et Don Juan à l'Opéra. Durant les
374 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
années d'apprentissage, comme plus tard dans sa carrière drama-
tique, il dut lutter avant de vaincre. Il prit part plusieurs fois au
concours de l'Institut avant d'obtenir (1839) le grand prix de compo-
sition, sur des concurrents qui s'appelaient Deldevez, Dancla, Roger,
Alex, de Garaudé, Bazin. En Italie, il fut déçu par les opéras, tout en
formules, de Bellini, de Donizetti, de Mercadanle, et ne trouva de
fortes impressions qu'à la chapelle Sixtine, en écoutant les œuvres
des vieux maîtres qu'il appelait « de la musique à fresque ». Mais
lui-même avait alors de graves lacuues à combler dans son instruc-
tion. A Rome, Fanny Mendelssohn, alors mariée au peintre Hensel. le
rendit « a moitié fou d'enthousiasme » en lui révélant, au piano,
Beethoven qu'il ignorait. A Leipzig, où il lit un bref séjour en 1842-43,
Mendelssohn, sur l'orgue même de l'église Saint-Thomas, lui révéla
Bach, qu'il ne soupçonnait pas [Mémoires de Gounod, p. 159). Hensel,
qui l'observa pendant cette initiation, le définissait très exactement :
« Gounod a une intelligence musicale, une acuité et une justesse de
jugement qui ne peuvent guère être poussées plus loin, jointes au
sentiment le plus lin et le plus tendre. » Il avait une voix de ténor —
peu timbrée, voix de compositeur, mais qu'il nuançait à merveille —
dont il fit, durant toute sa vie, les délices de ses intimes : l'expression
de son chant était si parfaite, qu'on ne pouvait imaginer, en l'écou-
tant, une interprétation différente.
Une pareille nature était douée à la fois pour séduire et pour être
séduite. En un temps surchargé d'idées, elle céda tour à tour, sans
se fixer, à des sollicitations opposées. La plus grave fut celle qui,
sous l'influence de son ami Gay et de Lacordaire. faillit tourner vers
la prêtrise sa tendresse ingénue. D'octobre 1847 à février 1848, il
y eut un « abbé Gounod », portant l'habit ecclésiastique, muni d'une
lettre de l'archevêque de Paris l'autorisant à habiter chez les Carmes
et à suivre, comme externe, les cours de théologie de Saint-Sulpice.
Son histoire privée permettrait d'opposer quelques contrastes à
cette brève rupture avec le monde. Comme Liszt, à doses égales et
avec une même sincérité, l'auteur de Faust et de Rédemption fut un
croyant et un sensuel, un catholique et un voluptueux. Dans la
période où on se le représente suivant le cortège de Dionysos beau-
coup plus que celui de Berthold et où sa vie comme son art avait
les fraîches couleurs d'un tableau païen du Corrège, il porta toujours
à son doigt l'anagramme du Christ.
Un nuage qui semblait gros de menaces assombrit un instant cette
destinée radieuse. Berlioz écrivait à Escudier, le 8 octobre 1857 :
a Tu sais sans doute le nouveau malheur qui vient de frapper la
famille Zimmermann : ce pauvre Gounod est devenu fou : il est
maintenant dans la maison de santé du docteur Blanche, on déses-
père de sa raison. » Ce fut une crise passagère, et bientôt oubliée,
comme le désir d'entrer en religion.
Le groupe de ses Compositions religieuses a au moins
autant de valeur que celui de ses œuvres dramatiques. Les
DA. THOMAS A MASSENET 37",
principales sont les messes et les oratorios. Il y a quatre
messes solennelles : la messe pour soli, chœurs, orchestre et
orgue obligé, dite Messe de Sainte-Cécile, exécutée en 1855
et écrite à la demande de Dietsch qui était alors maître de
chapelle à Saint-Eustache et chef des chœurs à l'Opéra; la
Messe du Sacré Cœur de Jésus (1876). pour chœur à 4 voix
et orchestre; la messe de Pâques (1882); la messe A la
mémoire de Jeanne d'Arc (1887), avec soli, chœurs et grand
orgue, et la Messe chorale (1888). Dès le début, le premier
envoi de Rome fait par Gounod à l'Institut avait été un
Te deum à dix voix et deux chœurs sans accompagnement,
dans la forme palestinienne. Spontini, dans un rapport
officiel de 1842, avait jugé cette composition a dépourvue
de mélodies, de cantilènes variées, de motifs, d'expression,
de physionomie chantante ». Cette appréciation se serait
peut-être appliquée, a fortiori, aux œuvres ultérieures,
mais elle aurait été tout à l'honneur du musicien, en dépit
de sa sévérité, car tout en s'appliquant à traiter les voix
et à faire de l'intérêt vocal le principal de l'ensemble,
Gounod ne se bornait pas à un rôle de mélodiste pur,
au sens défavorable du mot, enchaînant des motifs et des
cantilènes. L'apparition de la Messe de Sainte- Cécile, dit
C. Saint-Saëns, causa une sorte de stupeur. « Cette simpli-
cité, cette grandeur, cette lumière sereine qui se levait sur
le monde musical gênaient bien des gens; on sentait.
l'approche d'un génie On fut d'abord ébloui, puis
charmé, puis conquis. » Le petit oratorio Tobie (1866),
le motet Gallia pour soprano, chœur, orchestre et orgue,
où les lamentations de Jérémie devinrent celles de la
France vaincue (1871); la scène biblique Jésus sur le lac
de Tibériade (1878), — sans parler d'une multitude de
cantiques et de pièces diverses sur paroles latines,
anglaises, françaises, que Gounod ne cessa de semer le
long de sa route, — complètent une série, couronnée par
deux trilogies très belles : Rédemption (1882) et Mors et
Vita (1884).
C'est pendant l'automne de 1867 que Gounod entreprit
de composer Rédemption. A Rome, pendant l'hiver de 1867-
68, chez son ami Hébert, alors directeur de l'Académie
de France, il écrivit lui-même les vers, dignes de Racine
376
LES SUCCESSEURS DE RERLIOZ
(le fils) et composa deux fragments ; la Marche au Cal-
vaire et le 1er morceau de la 3e partie (la Pentecôte). Douze
ans plus tard seulement fut terminé ce travail destiné à
un festival de Birmingham (1882) et dédié à la reine
d'Angleterre. Le sujet de cette trilogie sacrée a une
ampleur encyclopédique. Le prologue résume la création
du monde, celle de l'homme, la chute, la promesse de la
Rédemption. Les trois autres parties, le Calvaire, la Résur-
rection, la Pentecôte, sont un compendium de l'Evangile.
L'expression musicale est partout pénétrante, y compris
les récitatifs qui sont traités avec plus de soin que dans
les anciens oratorios; mais la manière de Gounod, bien
qu'elle soit déterminée par une foi attendrie qui trouve
sa formule naturelle dans la mélodie, n'exclut nullement
cette science de l'écriture instrumentale où on reconnaît
les Maîtres. On en jugera par cet extrait des pages où
l'hymne liturgique Ve.rilla régis est accompagnée d'un
contrepoint à 4 parties rappelant les chorals figurés de
J.-S. Bach (l'e partie de Rédemption, n° 3) : « La marche
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D A. THOMAS A MASSENET
au Calvaire se combine avec des motifs diversement dra-
matiques dans cette scène d'une majestueuse unité, avec
une simplicité de moyens qui est un miracle de plus dans
ce morceau miraculeux. » {C. Soint-Saëns.)
L'oratorio Mors, et Vita, écrit sur un centon de paroles
latines destiné lui aussi à l'Angleterre, et dédié au pape
Léon XIII, fait suite au précédent. Gounod a tenu à en
expliquer le titre en disant que dans l'ordre des choses
humaines, la vie précède la mort, tandis que dans l'ordre
des choses divines, c'est la mort qui précède la vie. Il y a
trois parties, avec un court prologue. Dans la première,
Requiem très développé (deux heures d'exécution), dont
l'intérêt est toujours soutenu par le bel effet des parties
vocales, par l'orchestration où l'orgue enlre fort heureuse-
ment, et par la variété d'un style où parait une sorte de
romantisme sobre, on peut signaler, avec un double
chœur a capella, la pastorale Inter oves, la phrase Dona
eis pacem que chante le soprano dans YAgnus dei et qui
est reprise par tous les instruments à cordes dans la
seconde partie, le Jugement; la dernière partie est inti-
378 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
tulée Visio Sancti Johanni. Gounod n'était peut-être pas
le compositeur désigné pour transposer l'Apocalypse en
musique, et donner une image, avec les timbres de
l'orchestre, des étangs de soufre et de feu opposés par
l'Apôtre à la vision de la Jérusalem Céleste, resplendissante
de lumière, d'or, de pierres précieuses; pour s'élever à la
hauteur de ce lyrisme éperdu, il eût fallu, avec la fougue
de Berlioz, l'imagination orientale d'un Rimski-Korsakof.
Mais Gounod fait œuvre de sentiment et non œuvre de
peintre : quelques traits suffisent à son objet : il agit comme
l'Eglise elle-même lorsqu'elle introduit dans sa liturgie,
avec choix et discrétion, les textes de la Bible. En somme,
ces deux oratorios sont des œuvres grandioses, sincères
et personnelles. On y relèverait à peine quelques pages
peu résistantes où 1' « expression » n'évite pas son écueil :
la vulgarité. On regrette que les chœurs soient presque
toujours des successions d'accords en harmonie verticale;
on voudrait trouver plus souvent (comme dans Y Hosanna
in excelsis qui termine Mors et Vita) cette indépendance
des parties qui donne une vie si intense aux chœurs de
Bach et vous transporte à de si grandes hauteurs
Malgré sa foi sincère, Gounod apportait à l'Eglise une mentalité
d'artiste profane. Un jour, dans un château, un prêtre ayant besoin
d'un servant pour dire la messe; Gounod s'offrit avec empressement.
Après l'Évangile, il fut si ému par la beauté de cette lecture, qu'il
dit à l'officiant, à mi-voix : encore! encore !... Il aurait volontiers
crié bis, comme au théâtre. Les règles liturgiques ne le gênaient
pas ; ainsi, il introduit le texte Domine non sum dignus dans YAgnus
de sa messe pour Sainte-Cécile. Una fides, dit l'Église; l'expérience
montre pourtant qu'il y a beaucoup de façons de croire et, surtout
pour les musiciens, beaucoup de façons d'exprimer la croyance.
L'œuvre symphonique de Gounod, malgré une singulière
adresse de main à traiter l'orchestre, parait comme écrasée
par les chefs-d'œuvre qui la précédèrent et la suivirent.
Elle a pourtant beaucoup d'agrément. La symphonie en ré
dont l'Andante et le Scherzo furent exécutés au concert
des Jeunes artistes, le 4 février 1855, sous la direction de
Pasdeloup, plut par le goût, la sagesse d'un style franc,
naturel, parfois inspiré. Ad. Adam lui opposait les « diva-
gations » de Schumann. On aima la fugue mélodique et
D A. THOMAS A MASSENET 379
chantante du premier morceau, et dans le Scherzo, cache-
tage plein d'esprit et d'élégance, le chant amoureux du
hautbois soutenu par le basson. Cette manière aimable
rappelait celle de Haydn. La symphonie en mi bémol, dont
l'adagio fut joué au sixème concert Pasdeloup, confirma la
Gazette musicale dans l'opinion que Gounod devait
chercher sa voie dans la musique instrumentale.
La symphonie en ré a été arrangée pour 4 mains par Bizet (1856)
et transcrite pour piano seul par Goria (1856). — Appartiennent au
même groupe : la petite symphonie pour 2 flûtes, 2 hautbois,
2 clarinettes, 2 cors et 2 bassons, dédiée à Tafîanel (1888); la Suite
concertante pour piano pédalier et orchestre (1888), dont diverses
parties ont été réduites pour 2 pianos par C. Saint-Saëns, pour
piano seul par G. Pierné, pour piano à 4 mains par Ch. de Bériot.
L'œuvre dramatique de Gounod connut des fortunes
très diverses. Il y a de lui quatorze opéras. Le premier,
composé sur des paroles d'Emile Augier, est Sapho, dont
le principal rôle fut écrit pour Mme Viardot, et qui fut
joué à l'Opéra le 16 avril 1851. Après sept représentations,
il dut céder l'affiche à un ouvrage d'Auber, Zerline ou la
Corbeille d'oranges.
Sapho fut l'objet de critiques assez vives. E. Reyer reprochait à
la mélodie « une coupe mal réglée qui la rendait diffuse » et « un
défaut de clarté » [la Presse, 23 avril 1851). — « J'ai trouvé la plupart
des chœurs, écrivait Berlioz, d'un accent grandiose et simple; le
troisième acte tout entier me paraît très beau, à la hauteur poétique
du drame; mais le quatuor du 1er acte, le trio du 2e, où les passions
des principaux personnages éclatent avec tant de force, m'ont posi-
tivement révolté. Je trouve cela hideux, insupportable, horrible
Non, mon cher Gounod, l'expression fidèle des sentiments et des
passions n'est pas exclusivement de la forme musicale Avant tout,
il faut qu'un musicien fasse de la musique. Ces interjections conti-
nuelles de l'orchestre et des voix, ces cris de femmes sur des notes
aiguës, arrivent au cœur comme des coups de marteau; ce désordre
pénible, ce hachis de modulations, ne sont ni des chants, ni du
récitatif, ni de l'harmonie rythmée, ni de l'instrumentation, ni de
l'expression. » (Journal des Débats.) Texte curieux, d'après lequel
Gounod serait le précurseur de l'art très réaliste et ultra-moderne,
confinant à l'anarchie, et s'opposerait à Berlioz représentant de la
tradition! Dans la Revue des Deux Mondes, Blaze de Bury qualifiait
Sapho de « déplorable essai ». 11 y eut, à l'Opéra, 19 représentations
jusqu'en 1858, 31 en 1884, 5 depuis.
A la fin de l'année 1851, Gounod écrivit pour Ulyss$, tragédie de
380 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Ponsard, des chœurs d'une allure gracieuse, alîectaut la naïveté
homérique, de nature à calmer ceux qui lui reprochaient trop de
fracas, d'incohérence et d'obscurité. Ils eurent le même insuccès que
Sapho. La Nonne sanglante, dont Scribe avait rédigé le livret avec
Germain Delavigne, fut jouée à l'Opéra le 18 octobre 1854, et n'eut
que onze représentations. Le premier acte de Crosnier, succédant
comme directeur à Nestor Roqueplan, fut de dire qu'on ne jouerait
plus une pareille « saleté », mot qui, sans doute, s'appliquait au
poème, non à la musique. Après avoir accommodé la musique du
Bourgeois gentilhomme, pour la reprise duquel (9 janvier 1852)
l'Opéra collaborait avec la Comédie-Française, Gounod eut ses pre-
miers succès, au théâtre lyrique, avec la spirituelle et charmante
fantaisie réaliste du Médecin malgré lui (15 janvier 1858), enfin avec
Faust, assez froidement accueilli au début, mais destiné à la plus
brillante des fortunes.
La légende de Faust tient une grande place dans les arts
de l'expression ; elle a inspiré les œuvres dans les genres
les plus divers : pantomime, théâtre de marionnettes,
tragédie, comédie à ariettes, opéra-boutïe. féerie, opéra.
Il y a une bibliotheca Faustiana pour la musique comme
pour la littérature. Gounod était-il capable de concevoir
un drame lyrique digne du poème de Goethe? L'expérience
a montré qu'il était heureusement servi par son imagina-
tion, par sa sentimentalité, et par cette tendance an
romantisme qu'on lui reprochait parfois; comme compo-
siteur, il avait en mains ce rameau d'or qui permet aux
élus du ciel et aux enthousiastes d'aller où ils veulent,
dans la chambrette de Marguerite pour y noter une
chanson de rouet, ou chez le diable. Le triomphe universel
de son chef-d'œuvre a certainement déterminé Wagner à
ne pas se mesurer, lui aussi, avec un tel sujet. Le Faust de
Gounod n'est certainement pas au-dessus de toute critique ;
on peut lui reprocher de traiter un peu sommairement la
partie philosophique du drame, — situation pathétique de
l'homme entre la faillite de la science et la recherche de
l'impossible bonheur — et, en s'attachant à la partie
romanesque, — séduction d'une grisette ingénue, accablée
sous le poids des remords et du châtiment, — d'avoir
ramené celle-ci à une expression dont l'élégance est
quelquefois entachée d'une certaine vulgarité. Wagner
écrivait à Liszt (9 nov. 1852), h propos de son Ouverture
D A. THOMAS A MASSENET 381
pour Faust, amorce d'un projet abandonné dans la suite :
« Tu as fort bien démêlé par où cela pèche ; ce qui
manque, c'est la femme. » Il y a plutôt en excès, dans
l'opéra de Gounod, ce que le musicien allemand déclarait
absent de sa propre esquisse. Le dernier salut de Faust au
jour qui se lève, — trait sobre et admirable dans le poème
original, — s'étale, dans le chant et l'orchestre, en rondeur
de paraphe ; et ce n'est pas la seule dépense d'agréhient
qu'on pourrait regretter. En plusieurs pages d'un moder-
nisme romanesque et pénétrant, le sujet subit une altéra-
tion de couleur qui, commencée par le librettiste, précisée
par la mise en scène (puisque habituellement on emploie
un décor de style Renaissance là où Gœthe a expressé-
ment indiqué un décor gothique), est continuée avec com-
plaisance par le musicien. Il est d'autres pages en
revanche, comme les premières lignes de l'introduction,
neuves et hardies, qui pourraient soutenir la comparaison
avec la musique de Weber. Une des caractéristiques
générales est un équilibre de convenance parfaite, sinon
entre la pensée de Gounod et celle de Goethe, au moins
entre les éléments de la construction dont Gounod fut
l'heureux architecte : la déclamation, le chant, et ce qu'on
appelait autrefois la « symphonie ». Faust fut d'abord joué
au Théâtre -Lyrique (19 mars 1859). Le succès ne fut pas
immédiat. On estima d'abord que l'œuvre était trop
savante, quelques-uns disaient même « incompréhensible ».
Le public applaudissait surtout l'air des bijoux et le
chœur des soldats dont l'allure très franche nous rappelle
que Gounod, de 1852 à 1860, fut directeur de l'Orphéon
de Paris. L'éditeur Heugel refusa la partition; A. de Chou-
dens l'acheta (5 avril 1859) pour dix mille francs, dont
quatre mille n'étaient payables que six mois après la
50e représentation! Après avoir été joué an Théâtre-
Lyrique. Faust fut adopté par l'Opéra (3 mars 1869), avec
des récitatifs remplaçant le dialogue.
Le progrès devrait être la loi "de toute biographie
d'artiste. Après ce coup de maître, Gounod ne répondit
pas suffisamment à l'attente qu'il avait fait naître. En
1860, il fit jouer deux opéras-comiques, dont le sujet est
tiré de La Fontaine, et où apparaît la tendance à répandre
382 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
partout une sentimentalité un peu superficielle, ramenant
tous les sujets à un agrément mélodique moyen : la Colombe,
en 2 actes, d'abord représentée à Bade, puis à l'Opéra-
comique (7 juin 1866), où elle eut 29 fois les honneurs de
l'affiche; et Philémon et Bnucis, aimable idylle en 3 actes,
jouée au Théâtre-Lyrique (18 lévrier), reprise en 1876 h
l'Opéra-comique, où elle eut 188 représentations. La Reine
de Saba. opéra en 4 actes, paroles de Barbier et Carré,
avait l'ambition manifeste de produire un effet brillant et
grandiose, dans le genre des ouvrages de Scribe et de
Meyerbeer; mais le but fut manqué. A l'Opéra, où elle fut
jouée le 29 février 1862, la pièce n'eut que 15 représenta-
tions. De Venise, Gounod écrivait (27 juin), en faisant
allusion au succès du Lalla Roukh, de Félicien David, qui
triompha quelques semaines plus tard (12 mai) â l'Opéra-
comique : « Dites à Carré que je le félicite, cette fois,
d'être tombé entre des mains qui ri ont pas, comme les
miennes, le malheur d'assassiner tout ce qu elles touchent.
S'il eût donné la Reine à Meyerbeer, on aurait trouvé la
pièce et la musique excellentes » ; et, de Milan, il écrit à
Mn,e Auge de Lassus : « Pauvre Reine de Saba! Elle n'a
pas fait de vieux os à Paris; si elle a ramené sur son
chemin quelques âmes amies, ce seront les fleurs de son
tombeau. » La pièce eut plus de succès, la même année, à
Bruxelles, et, l'année suivante, au théâtre grand-ducal de
Darmstadt (27 janvier), où Gounod, salué à son entrée par
une ovation, dirigea l'exécution devant un pupitre orné de
couronnes de lauriers. La cavatine de Balkis (Plus grand
dans son obscurité...), le chœur des Juives et des Sabéennes,
l'air de Soliman, le ballet et la marche forment les pages
les plus connues de la partition.
Le poème de Mireille avait paru en 1859, et le célèbre
article de Lamartine avait attiré sur lui l'attention en
signalant Mistral comme un poète de premier ordre.
Gounod s'éprit du sujet; il trouvait la figure de Mireille
assurée, comme celle de Mignon, de « la gloire qui récom-
pense ceux qui ne la cherchent pas ». Pour se pénétrer de la
poésie simple et colorée qu'il voulait traduire en musique,
il fit un séjour à Maillane, chez Mistral, puis à Saint-Remy ;
il écrivit sa partition dans cet Eden méridional dont le
D A. THOMAS A MASSENET 383
souvenir resta radieux dans toute son existence. Mireille,
opéra dialogué en 5 actes (paroles de Barbier et Carré),
parut au Théâtre-Lyrique (le 19 mars 1864), où elle eut
41 représentations, puis, avec une réduction en 3 actes, à
l'Opéra-Comique (10 nov. 1874), où elle fut jouée 470 fois.
Gounod y montre une manière plus épisodique que
dramatique, et peint avec grâce le tableau de genre. La
couleur est peu rustique et provençale. « On pourrait faire
chanter le premier chœur aussi bien et mieux à des coutu-
rières parisiennes en partie de campagne dans la forêt de
Saint-Germain qu'à des magnanarelles du fond de la Pro-
vence. » (Azevado, Opinion Nationale, 22 mars 1864.) La
Revue musicale (27 mars) reprocha à Gounod de « peindre
des grisailles au lieu de dessiner et de colorer des physio-
nomies vivantes ». Ce ne fut, au Théâtre-Lyrique, qu'un
demi-succès. Le public goûta fort le chœur des magnana-
relles, la valse-ariette Hirondelle légère; le duo 6 Magali
ma bien-aimée provoqua moins d'enthousiasme; le second
acte parut froid; le troisième, par suite d'une mise en scène
mal réglée, gâta tout : « Hélas ! trois fois hélas ! la symphonie
des cadavres et des apparitions, le flot orchestral montant
comme le Rhône en courroux, le passeur et sa barque
magique, tout cela est manqué, absolument manqué »
(le Figaro, 27 mars). Ce même tableau du Rhône recon-
stitué, il y a quelques années, par M. A. Carré, directeur de
l'Opéra-Comique, eut au contraire beaucoup de succès : il
contient les pages des plus colorées et les plus drama-
tiques de l'œuvre. « On pourrait comparer le livret à ce
que les charcutiers appellent un assortiment. » (Azevado.)
Le Provençal d'Ortigue se montra plus admiratif dans le
Journal des Débats (22 mars). Le succès du début était dû
en grande partie à Mme Carvalho jouant le rôle de Mireille.
C'est encore dans l'Eden du midi, à Saint-Raphaël,
qu'avec un amour passionné pour son sujet, Gounod
écrivit la très belle partition de Roméo et Juliette qui,
malgré quelques critiques, lui procura son premier succès
incontesté (Théâtre-Lyrique, 27 avril 1867).
Gounod écrivait à sa femme (2 mai) ces lignes curieuses :
« Enfin, je le tiens, cet endiablé duo du 4e acte! ah! que
je voudrais savoir si c'est bien lui! Il me semble que c'est
384 LES SUCCESSEURS DE BEHLIOZ
lai. Je les vois bien tous deux; je les entends, mais les
ai-je bien vus, bien entendus, les deux amants? S'ils pou-
vaient me le dire eux-mêmes et me faire signe que oui! Je
le lis, ce duo, je le relis, je l'écoute avec toute mon atten-
tion ; je tâche de le trouver mauvais, j'ai une frayeur de
le trouver bon et de me tromper! Et pourtant, il m'a brûlé!
Il me brûle! Il est d'une naissance sincère. Enfin, j'y
crois. » Représenté (comme YHamlet d'A. Thomas)
l'année de l'Exposition universelle, l'œuvre fut très bien
accueillie par le public, et généralement louée par les
critiques, sauf quelques dissonances. Blaze de Bury,
successeur de Scudo à la Revue des Deux Mondes, repro-
chait à Gounod « de n'être pas mélodiste » (!), d'avoir
« beaucoup d'afféterie, de maniérisme, une musique
d'idées abstraites, quelque chose de posthume jusque dans
l'instrumentation, rien pour le cœur, rien pour les sens,
mais par moments les plus délicates gourmandises pour
l'esprit : tout cela presque sans rapport avec le sujet et se
contentant d'effleurer V anecdote ». Un critique allemand,
cité par MM. Prod'homme et Dandelot, écrivait :
« Comme dans Faust. Gounod, dans ce nouvel opéra, s'est
approprié le style de différents compositeurs, notamment
de Meyerbeer et de Wagner, et a fondu l'objet approprié
dans un alliage qui, en quelque sorte, est devenu une
chose nouvelle. » L'ouvrage eut 90 représentations au
Théâtre-Lyrique, 289 à l'Opéra-Comique et près de 300 à
l'Opéra. L'année précédente (1866), Gounod était entré à
l'Académie des Beaux-Arts pour succéder à l'Italien Cla-
pisson, l'auteur de la Promise et de Fanchonnette, opéras-
comiques applaudis en 1854 et 1856.
Les derniers opéras de Gounod n'eurent pas un très
grand succès et furent loin de marquer un progrès dans
l'évolution du compositeur. Cinq-Mars, opéra dialogué en
4 actes joué à l'Opéra-Comique le 5 avril 1877, atteignit
57 représentations. Poli/eucte en eut 29 et fut moins
apprécié : « Polyeucte a souffert pour sa foi, écrivait tran-
quillement Gounod; je peux bien souffrir pour lui! » Dans
le Tribut de Zamora (1er avril 1881), comme dans les deux
précédents ouvrages, Gounod qui, un des premiers en
France, avait vaguement cédé à l'influence de certaines
I) A. THOMAS A MASSENET 385
idées wagnéi'iennes, revint au système qui faisait de l'opéra
une succession de romances et de cavatines.
Les Mélodies détachées de Gounod ont beaucoup fait
pour sa gloire. En ces brèves compositions, les sources
profondes de la poésie sont rarement ouvertes; mais on y
trouve la fluidité de Mozart avec la plénitude expressive de
Gluck. Pas de ces accompagnements à la manière de
Schumann, où les forces sonores semblent vouloir, obscu-
rément, se transformer en forces de passion et de pensée;
pas de ces formules qui sont comme un regard jeté sur
l'autre côté de la vie; mais un art clair, « bien assis sur
la terre », pourvu des moyens de plaire les plus réguliers,
et où ne traîne aucune brume de ballade : une prosodie si
exacte que la phrase littéraire et la phrase musicale
semblent inséparables; une telle franchise de rythme et de
tonalité, une telle aisance dans l'emploi des notes parentes
ou amies, que l'élan du discours n'est jamais contrarié par
une difficulté d'intonation : partout une grâce agile, une
élégance souriante,, une sorte ai onction sentimentale et
sensuelle, un plaisir de vivre qui semble créé par le plaisir
de chanter.
Ces mélodies ont été publiées en quatre volumes, grossis par des
emprunts "J'aits aux pages les plus aimables de ses opéras : la
chanson de Magali [Mireille)', Que fais-tu blanche colombe et Blanche
Madone de Roméo et Juliette; O ma lyre immortelle, de Sapho; Nuit
silencieuse, de Cinq-Mars ; Que de rêves charmants emportés sans
retour et J'aimais jadis une cruelle, de la Colombe : Filles d'Antor,
folles bacchantes, de Philémon et Baucis ; Quand la flamme embra-
sait la nue, de la Reine de Saba, etc. Elles sont inégales de valeur.
Dans Biondina, poème de forme assez fade, vaguement imité de
Pétrarque (paroles françaises de Jules Barbier), Gounod traite un
sujet digne d'un poète musicien : Biondina est belle comme une
madone; elle tombe malade et meurt; l'amant met deux fleurs sur
sa tombe ; avec de telles matières, Schumann fait des chefs-d'œuvre ;
mais notre compositeur est loin de l'égaler. Ses 12 petites pièces,
malgré certains rappels de thème (nos 2, 11), sont moins un poème'
qu'une suite de romances agréables et superficielles. IJ Ave Maria, le
premier jour de mai, Au printemps, Primayera sont moins éloignés
de l'auteur des Lieder. Il y a çà et là du poncif, des faiblesses, de
l'italianisme, comme dans Si vous m'ouvrez votre fenêtre, YOuvrier
(scène lyrique), Prière du soir. La Barcarolle (duetto pour soprano
et baryton), les Lilas blancs (valse chantée) sont des morceaux
pour music-hall et café- concert. Le Vallon, le Soir sont des pièces
Combarieu. — Musique. III. * -^
386 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
magnifiques, dignes de Schubert. Medjé, la Sérénade, la Chanson du
printemps, la Chanson d'avril, Y Aubade, le Souvenir, vingt autres,
sont de premier ordre.
Après la mort de Rossini (I8G8), après celles de Berlioz
(1869) et d'Auber (1871), Charles Gounod, compositeur
« dépourvu de mélodie » et suspecté de wagnérisme, fut
roi du théâtre et placé jusqu'à sa mort (189.3) à la tète des
musiciens français.
— François Bazin, né à Marseille en 1816 (mort en 1878), est aussi un
élève d'IIalévy (et de Berton), grand prix de composition en 1840 :
musicien correct et facile, trop dépourvu de verve dans les petits
sujets qu'il a traités. Sa Cantate de concours, Loyse de M ont fort,
exécutée à l'Opéra avec Mmo Stolz dans le rôle de Loyse, fit pres-
sentir en lui, non sans raison, un musicien de l'école d'Auber. Son
meilleur ouvrage est Maître Pathelin (1856), condensation en un
seul acte par de Leuven et Ferd. L angle de la farce célèbre qui
avait déjà été réduite pour la Comédie-Française.
On peut signaler, dans Maître Pathelin, comme heureusement
écrits, les couplets de l'avocat, ceux du berger Agnelet, le duo de
hé, hé, la marche comique accompagnant, à la fin de l'acte, l'entrée
du tribunal. Le trompette de M. le prince (1846), un acte, de
Melesville, dont la scène est à Etampes au temps de la Fronde, con-
tient, avec des couplets de table, un quintette et un trio assez bons.
Dans le Malheur d'être jolie (1847), un acte de Ch. Desnoyers, dont
l'action se passe sous Charles VII, il y a de jolis couplets archaïques
— Adieu vous dis, mes amours — avec une assez poétique interven-
tion des cors à l'orchestre. Il y a aussi un solo de cor (acte III)
dans la Nuit de Saint-Sylvestre (1849), et quelques jolies pages,
comme le chœur des gardes de nuit à la fin du 1er acte, et le duo du
duel (II). Madelon, 2 actes (1852), n'eut pas plus de succès que les
Désespérés, un acte de Leuven et Jules Moineaux (1859) sur ce
canevas étrange : deux individus, un lord anglais attaqué par le
spleen, un joueur de serpent qui vient de perdre sa place à l'église,
sont désespérés et se pendent; une jeune fille, en gaulant des noix,
les ramène à la vie, et leur fait promettre de ne plus recommencer!
Bazin fut plus heureux avec le Voyage en Chine, opéra-comique
en 3 actes de Labiche et Delacour (1865) : vaudeville employant de
faciles moyens de provoquer le rire (bégaiement d'un prétendant qui,
pour se guérir, se met des cailloux dans la bouche, et les avale dans
un accès d'émotion, entêtement d'un Breton, un notaire ridicule...);
musiquette d'opéra-bouffe dont le type est la valse et le chœur du
2e acte, dans le salon du Casino de Cherbourg.
DA. THOMAS A MASSENET 387
— Aimé Maillart, né à Montpellier en 1817 (mort en 1871), a
composé six opéras-comiques (Gastibelza, le Moulin des Tilleuls,
la Croix de Marie, les Pêcheurs de Gatane, Lara, les Dragons de
Villars) dont le dernier seul (1856) a eu un succès complet. Il est
encore au répertoire de l'Opéra-Comique. Maillart, élève d'Halévy,
avait obtenu le prix de Rome en 1841. Sa musique est de la même
catégorie que celle d'Auber, avec peut-être une pointe de sentiment
qui fait défaut à l'auteur de Fia Diavolo. Le privilège de survivance
dont bénéficient les Dragons de Villars 3 actes) s'explique par la
gaieté du sujet bien choisi pour mêler des refrains militaires, une
chanson à boire (un peu commune) à des couplets de sentiment, à
des romances d'écriture musicale sans doute désuète et d'une
harmonie peu variée, et qui a cependant le mérite de souligner
assez exactement le sens des paroles : à titre d'exemple, le duo du
1er acte ". « allons, ma chère... ». Maillart est un musicien d'opéra-
comique et n'est que cela.
— A la même école que Gounod appartient Victor Massé, mélodiste
aimable, d'élégance et de clarté • toutes françaises, qui céda, lui
aussi, à l'ambition d'élargir sa manière, et partagea avec l'auteur
de Faust l'honneur d'être traité par ses contemporains de musicien
trop avancé. « Il me souvient, dit M. Saint-Saens, des lances que
j'ai rompues pour Galathée (1852), notamment avec les musiciens de
l'orchestre; et comme je cherchais à connaître les causes de leur
hostilité, je finis par découvrir cette chose affreuse : l'auteur, à
mainte page de sa partition, avait divisé les altos! » Les Noces de
Jeannette sont de 1853 : l'universelle popularité de cette partition,
amusante et saine, suffirait à la gloire du compositeur.
Né à Lorient en 1822, mort en 1884, V. Massé, élève d'Halévy,
eut en 1844 le premier grand prix de composition. Après avoir écrit
quelques mélodies (faibles) sur les Orientales de V. Hugo, il débuta
en 1852 par un opéra-comique, sur un livret bizarre, la Chanteuse
voilée, où l'on voit le personnage principal, le peintre Vélazquez,
épouser sa servante, laquelle, prenant tous les soirs un voile, allait
chanter sur la grande place de Séville, pour rapporter quelque
argent à son maître criblé de dettes. La pièce abonde en romances
et boléros; il y a dans l'ouverture un solo de cornet à piston! Aux
Noces de Jeannette et à Galathée, qui sont les meilleurs ouvrages
du compositeur, succédèrent de faibles piécettes dont le livret
n'était pas toujours très heureux. La Fiancée du diable, 5 actes
(paroles de Scribe et Romand), dont la scène est à Avignon, ramène
a l'allure d'un vaudeville bouffe une légende qui eût pu être traitée
en un style plus sérieux; on peut signaler, au 2e acte, comme type
de ce théâtre plaisantin, l'air de Catherina : ah! quon a de peine à
trouver un mari! Dans Miss Fauvette, un acte de Michel Carré et
Jules Barbier, on voit un milord anglais appliqué à faire taire une
fleuriste, sa voisine, qui l'agace par ses perpétuelles chansons,
puis, attendri, la mariant avec celui qu'elle aime. (A signaler, la
romance de Robin : Lise, prenez garde!) Les Saisons, 3 actes de
J. Barbier et Michel Carré (1856), justifient leur titre par une
388 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
conception d'adresse médiocre : le mariage de Simone et de Pierre,
projeté au temps de la moisson, rompu aux vendanges, renoué en
hiver, se fait au printemps. De là, un chœur sur les blés, des
couplets sur le vin nouveau, des airs populaires (// court, il court,
le furet, — Nous n'irons plus au bois), pendant la veillée d'hiver, un
hymne au printemps La reine Topaze (1856), 3 actes d'Ed. Lockroy
et Léon Battu, fut jouée au Théâtre-Lyrique, avec Mme Miolan
Carvalho. Topaze est la fille de riches patriciens de Venise, enlevée
tout enfant et devenue la reine d'une troupe de Bohémiens; elle
aime le capitaine Raphaël qui. le secret de sa naissance étant
dévoilé, est fier de l'épouser. Au 2° acte, on retrouve l'air du
Carnaval de Venise avec variations de Paganini. La Fée Carabosse
(1859), 3 actes avec prologue, de Lockroy et Cogniard, fut jouée
avec Mmo Ugalde, et n'est pas d'ordre plus relevé. (A signaler :
l'air d'Albert, Rocher, bois solitaire, et le chant du sommeil, Dormez
mes amis chéris.) Il lit jouer ensuite le Dernier couplet (1 acte, 1861);
le Fils du brigadier (3 actes, 1867); Fior d'Aliza, Paul et Virginie
(1870); Pétrarque (1880); la Nuit de Cléopdtre (1885). V. Massé a été
pendant plus de vingt ans professeur de composition du Conserva-
toire et, en 1871, il a remplacé Auber à l'Institut.
— Ernest Reyeh, dont le vrai nom était Rey (1823-1909),
était un auto-didaete, mais doué du sens musical et surtout
du sens du théâtre le plus vif; il était destiné par sa famille
à la carrière de fonctionnaire. Une vocation irrésistible
pour la musique l'entraîna. Il reçut ses premières, et peut-
être même ses seules leçons de sa tante, Mme Farrenc, pro-
fesseur de musique et d'harmonie, dont le savoir ne pou-
vait le conduire bien loin. Puis, au fur et à mesure de ses
compositions, il compléta lui-même son bagage, fréquen-
tant l'œuvre de Weber, de Gluck, de Berlioz, dont il fut
l'admirateur et l'ami déclaré, plutôt que celui de J.-S. Bach
et des symphonistes. A part son ode symphonique Sèlam,
œuvre de début, il n'a écrit que pour le théâtre qui s'adap-
tait admirablement à ses facultés d'imagination, à son goût
de la couleur, de la vie, du rythme; comme Berlioz, près
de qui on aime à le situer, longuo sed proximo interrallo,
il savait faire sonner l'orchestre, en distribuer et utiliser
les ressources avec intelligence, soutenir et compléter le
langage du chanteur sans l'écraser. Sa contexture harmo-
nique est peu originale, quelquefois indigente, et c'est
peut-être là qu'apparaît l'insuffisance de son éducation
première. Ses admirateurs eux-mêmes le reconnaissent :
D A. THOMAS A MASSENET 389
« J'ai entendu un compositeur très malin dire de M. Reyer, le
sourire aux lèvres : « Il est sans talent, il n'a que du génie... ».
Mon Dieu oui, sérieusement, je vous assure, c'est exact, il n'a que
du génie et voilà pourquoi il est plus fort que ceux qui n'ont que du
talent. Du talent, tout le monde en a aujourd'hui.... Il continue,
tout en profitant des conquêtes modernes, la tradition classique et,
avec un « métier » peut-être rudimentaire (le fameux métier qui
préoccupe les mêmes spécialistes), avec des moyens peu compliqués,
je le reconnais et je l'en félicite, puisque c'est encore de sa part une
marque de sincérité, il atteint à la suprême grandeur. Si nulle
gentillesse n'arrondit ses chants frustes, rudes et mâles, une poésie
adorable, un sentiment exquis de la nature, une émotion infinie s'y
trouvent. Quant à moi, je place bien haut celui qui, dans la Statue,
a peint les graves et délicieux paysages qu'aucun de nous, je
l'espère, n'a oubliés; qui, dans Sigurd, a redonné la vie aux vieilles
forêts légendaires: qui. dans chacun de ses ouvrages, a mis son
cœur et sa bravoure ' »
La liste des œuvres d'E. Reyer est assez brève; la voici :
Messe pour l'arrivée du duc d'Aumale à Alger (1847). — Chœur
des buveurs et Chœur des assiégés, à 4 voix d'hommes. -- Recueil
de 40 chansons anciennes harmonisées. — Le Sélam, symphonie
orientale en 4 parties de Théophile Gautier, 1850.
(Reyer n'alla jamais à Constantine, et, lorsque son oncle Farrenc
y fut nommé, il avait déjà quitté l'Algérie. La note mise en tète du
Sélam et disant que l'auteur avait été le témoin oculaire et auricu-
culaire, à Constantine, des scènes de la Conjuration des Djinns, vise
donc l'auteur des vers, non celui de la musique, — et c'est pour
cela qu'elle accompagne également le poème, publié à part, de
Théophile Gautier.) — Maître Wolfram, opéra-comique en 1 acte,
de Méry (1854). — Sacountalâ, ballet-pantomime en 2 actes, de
Théophile Gautier (1858). — La Statue, opéra-comique en 3 actes, de
Michel Carré et J. Barbier (1861). — Chant des paysans, chœur à
2 voix d'hommes, pour le drame de Victor Séjour : les Volontaires
de 1814 (1861). — Erostrate, opéra en 2 actes de Méry et E. Pacini
(1862). — L'Hymne du Rhin, cantate de Méry (1865). La Madeleine
au désert, poésie d'Ed . Blau, scène pour voix de basse avec
orchestre (1874). — Sigurd, opéra en 4 actes de C. du Locle et
A. Blau (1884). — Salammbô, opéra en 5 actes de C. du Locle,
d'après Flaubert (1890). — Marche tzigane, pour orchestre. — Deux
Recueils, l'un de 10, l'autre de 20 mélodies, comprenant, outre des
mélodies séparées, des morceaux détachés du Sélam, de Maître
Wolfram, d' Erostrate, de la Statue, etc. — Tristesse, poésie
d'Ed. Blau (1884). -- L'Homme, poésie de E. Georges Boyer (1892).
— Trois sonnets, poésies de C. du Locle (1896).
Il n'y a, en somme, que trois œuvres qui aient une
haute valeur, clans ee eataloouc : la Statue, Salammbô et
1. Alf. Bruneau, Musique de Russie et musiciens de France, p. 77.
390 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Sigurd; et ce fait fournit le premier trait caractéristique,
le plus important de tous au point de vue musical : la
pauvreté relative du bagage de Reyer qui, ayant abordé
les grands genres avec succès, semble ne les avoir cul-
tivés qu'occasionnellement. Il s'est arrêté au seuil de la
carrière. Son dernier biographe, Ad. Jullien, veut expli-
quer cette caractéristique de son œuvre par les obstacles
que le compositeur trouva sur sa route, par l'hostilité des
directeurs de théâtre, l'inintelligence du public; on peut
l'expliquer aussi par la nature du talent de Reyer qui, tout
en s'élevant une ou deux fois sur les sommets, n'avait peut-
être pas assez de puissance et de fonds pour s'y maintenir,
et, d'autre part, avait trop d'habileté méridionale pour
faire de nouvelles tentatives sans certitude de succès, en
courant le risque de compromettre une situation acquise.
Quelque haute valeur qu'on accorde à Sigurd et à Salammbô, c'est
aussi par ses écrits, par sa longue collaboration comme critique
musical au Journal des Débats, où il a succédé, à trois ans près, en
1866, à Berlioz, que Reyer a exercé quelque influence sur l'opinion
de son temps. Polémiste toujours prêt à partir en guerre pour
défendre ses amis et ses opinions, il agrémentait sa rude franchise
d'un esprit dont les traits faisaient la joie des Parisiens. « Massenet
n'arrive pas à la cheville de Wagner », disait-on un jour devant lui. —
« Il y arrive, il y arrive », ajoute-t-il aussitôt, en hochant la tête. Il fut
Un des premiers, et des plus ardents protagonistes de l'œuvre de
Berlioz; il défendit Lohengrin et Tannhàuser contre les manifesta-
tions dont les concerts populaires et l'Opéra avaient été le théâtre,
mais sans abdiquer son indépendance et sa liberté de jugement et
en faisant la part de ce que Wagner devait à ses devanciers, notam-
ment à Gluck. « Je ne suis pas, écrit-il avec sa franchise et son
esprit coutumier, un Wagnérien enragé, et pas plus un Wagnérien de
parti pris qu'un Wagnérien sans le savoir. J'ai eu et j'ai encore des
enthousiasmes très sincères, très justifiés du moins à mes yeux,
mais je ne me suis jamais enrôlé sous la bannière de qui que ce soit,
dans la confrérie des disciples et des thuriféraires. Et si j'étais allé
au festin de Bayreuth, ce n'aurait été bien certainement ni pour y
boire jusqu'à l'ivresse, ni pour y ramasser des miettes. » Son éclec-
tisme artistique le faisait admirer Meyerbeer et goûter Offenbach.
Il a défendu Bizet et écrit que Y Artésienne était une jolie partition :
c'est peut-être d'un jugement un peu léger! Il fut plus chaleureux
pour Auber. Le ministre de l'Instruction publique ayant, un jour
de distribution de prix du Conservatoire, parlé avec quelque dédain
de l'auteur de la Muette, il lui répondit avec vivacité :
« Le maître qui, après Boïeldieu, a été proclamé le chef de l'école
DA. THOMAS A MASSENET 391
française et auquel nous conserverons ce titre, n'en déplaise à ceux
qui semblent le convoiter ; le maître qui, pendant quarante ans, a
enchanté toute une génération de dilettante, méritait assurément plus
d'égards. M. Auber, élève et successeur de Cherubini. savait de
son art beaucoup plus qu'il n"en laissait voir, et l'on a eu raison de
dire de lui qu'il faisait de la petite musique en grand musicien.
Cette facilité que M. Jules Simon n'hésite pas à lui reprocher était
précisément une des qualités les plus caractéristiques de son génie.
Mozart aussi travaillait avec une facilité extraordinaire (je n'ai pas
besoin qu'on me rappelle qu'entre Auber et Mozart la différence est
grande) ; mais a-t-on jamais songé à lui en faire un reproche '? »
En résumé, l'œuvre de théâtre de E. Reyer, malgré
quelque indigence d'harmonie et d'orchestration, occupe
une bonne place dans l'histoire de la musique de notre pays,
pour les qualités de clarté, de mouvement etde couleur dont
elle abonde et la personnalité dont elle porte la marque.
— Bizet 2 est un des musiciens qui font le plus d'honneur
a l'art français. Elégance, charme, clarté, éloquence musi-
cale disant avec une justesse absolue ce qu'il faut et rien
que ce qu'il faut, application à faire de l'art et de la beauté
objectivement, avec une distinction très personnelle attes-
tant un grand respect de la forme : telles nous semblent
être ses qualités. Il y a un poète antique auquel il fait
penser : c'est Virgile, qu'on a appelé le « doux Virgile »,
injustement, car, avec un génie égal, il atteint à la perfec-
tion aussi bien dans la force que dans la douceur. (Tel,
encore, Raphaël.) Comme le poète latin, dont les vers
arrachaient des larmes à Berlioz, Bizet s'est formé peu li
peu; il n'est pas arrivé d'un seul bond aux vrais chefs-
d'œuvre qui lui assignent une place unique dans l'histoire
musicale. Et s'il n'était pas mort si jeune!... Il a versifié
ses Eglogues, avant d'écrire ses amours d'iinée et de Didon
ou sa mort de Pallas. Les Pécheurs de perles, composés en
1863, pour le Théàtre-Lvrique, sont une œuvre brillante,
pleine, puissante, mais comme arrêtée à mi-chemin du but.
Les pièces antérieures, comme le Docteur Miracle ou Don
Procopio, ne sont que des essais de plume quand on les
1. Notes de musique, p. 387.
2. Georges Bizet, né à Paris le 25 oct. 1838, mort le 3 juin 1875. Fils
d'un professeur de chant. Elève et lauréat de toutes les classes du Conser-
vatoire; ses maîtres furent Marmontel (piano), Benoist (orgue), Ziiumermann
(harmonie). Halévy (composition). Il obtint le prix de Rome en 1857.
392
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
compare au reste. Comme Virgile, Bizet, tout en avant un
style personnel et bien à lui, pratique la méthode classique
de l'abeille : il a des réminiscences, il l'ait peut-être des
emprunts secrets, il prend, de-ci de-là, la fleur des choses;
il rapproche et unifie, non pour un travail de mosaïque,
mais en restant toujours fidèle au principe de la conve-
nance de l'expression et en faisant de l'harmonie. Dans
Carmen, par exemple, on trouve, en regardant de près,
tous les styles y compris celui qui, en 1875, n'aurait pu
être appelé que le « stvle de l'avenir ».
Ceci, c'est du pur Gounod; c'est le Gotinod qui, en
1859, écrivait pour Marguerite la délicieuse phrase :
J'ai perdu ma petite sœur,
Pauvre ange, elle m'était bien chère!
Mélodie simple, sans grimace, calme et d'un dessin très
pur, avec une clausule suspensive d'une grâce charmante
et où il suffit d'une note de passage, d'une quinte aug-
mentée à l'accompagnement (fa) pour remuer quelque chose
dans le cœur de celui qui écoute.
Plus loin, comment ne pas penser àîWeber?
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FIA. THOMAS A MASSENET
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Voici, après une phrase que prépare une modulation très
douce, une cadence imparfaite*:
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Voici un autre passade pour la caractéristique duquel le
lecteur musicien n'hésitera pas :
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394
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
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Ces paquets d'accords de sixte, ces octaves en réponse
à la basse, le crescendo molto, la gamme en octave appuyée
sur un même accord répété en triolets, le panache empha-
tique de la cadence, trille et modulation sur un fortissimo,
tout cela, n'est-ce pas? pourrait être signé Meyerbeer....
Il y a. clans Carmen, quelques échantillons du bon style
d'opérette, à la manière d'Oflenbach (tel. le fameux chant
du toréador, qui, à coup sûr, n'est pas le meilleur de la
partition). Il y a aussi des trouvailles en avance sur leur
temps, et qui font penser à ce que certains musiciens pos-
térieurs ont écrit de plus hardi :
ÉafeiËHife:
9+
aun mono
Vf fr bi \
Cette succession chromatique, ces quintes altérées, ces
accords de septième, ces dissonances d'une douceur si
pénétrante, sont dignes des adieux de Wotan et de Bri'inn-
hild : mais dans la partition, cette phrase curieuse est
écrite sur des paroles quasi enjouées, narquoises et d'un
D A. THOMAS A MASSENET
395
caractère presque bouffe (au moment où Don José se fait
contrebandier) :
Ecoute compagnon, écoute :
La fortune est là-bas ;
Mais prends garde pendant la route
Prends garde de faire un faux pas,
Et en effet, en procédant par demi-tons et comme à tout
petits pas prudents, au milieu de dissonances séduisantes,
la mélodie semble suivre un chemin périlleux, de plus en
plus obscur, où il faut se garder des accidents Mais
oubliez les paroles : quelle expression douloureuse des
choses de l'âme! Quel déchirement! Quelle image de la
détresse, où la souffrance intérieure n'exclut pas la noblesse
de l'attitude et du geste! Et immédiatement après, quelle
réapparition légère, réconfortante, — sur le fonds tou-
jours mystérieux et menaçant des basses, — du premier
motif :
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h' Artésienne est de 1872. En son ensemble, livret et
musique compris, V Artésienne est un chef-d'œuvre de pre-
mier ordre : un réalisme familier, un sentiment profond,
une couleur juste, une poésie vraie, sans lyrisme artificiel,
lui donnent un pouvoir d'émotion singulier. Ce drame
souple, divers, musical, exempt de toute rhétorique guindée,
est peut-être ce qui se rapproche le plus, parmi nos pro-
ductions modernes, des plus beaux ouvrages du théâtre
grec. Dans sa partition, composée de 27 numéros dont
16 mélodrames très courts et 6 chœurs, Bizet a fait un
commentaire du livret dont on ne saurait trop louer la
justesse pénétrante et la sobriété. Il n'écrase pas l'action
par un grand déploiement de formes sonores, comme il
arrive dans des opéras de haute valeur, qu'on ne peut
396 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
suivre sans fatigue; il touche quelques points choisis; et
jamais traits plus sûrs ne sont partis de sa main. Il a par-
faitement compris l'importance du rôle de l'Innocent, dont
la destinée est lice ii celle d'une famille; les quelques
pages qu'il lui a consacrées sont admirables. Ailleurs, il
sait donner à de brèves phrases un pathétique poignant.
L'ouverture, la pastorale, l'intermezzo, les chœurs sont
comme ensoleilles de grâce provençale, mais sans incliner
vers le hors-d'œuvre banal, et en gardant une inexprimable
mélancolie. Le danger de ces illustrations fragmentaires
était l'incohérence : on doit remarquer qu'au contraire
elles se relient par le retour de certains motifs qui
expriment les idées importantes. Dans la musique comme
dans le livret, le personnage qui conduit tout, 1' « Arlé-
sienne », n'apparaît jamais. Ces tableautins de Bizet n'ont
d'équivalents que les plus purs chefs-d'œuvre de R. Schu-
mann.
Les documents qui permettent d'observer la nature de
Bizet et ses habitudes d'esprit sont d'une signification
très nette; ils font ressortir un ensemble de qualités que
nous aimons à appeler françaises : une aversion insurmon-
table pour ce qui est banal, une distinction innée, un goût
très sûr, un sens parfait delà mesure et de ce qui convient;
enfin l'absence de système préconçu, fondé sur des prin-
cipes philosophiques. Chez Bizet, tout est lumineux, loyal
et fin ; son art est très réfléchi, mais nullement encombré
de théories ou entaché d'un parti pris d'école.
Lorsqu'il entra, comme critique musical, à la Revue nationale, il
crut devoir se présenter aux lecteurs avec cette profession de foi,
modeste et excellente : « Vous ne trouverez ici ni les puissantes
images de Paul de Saint- Victor, ni l'esprit étincelant de Nestor Roque-
plan, ni le style enchanteur de Théophile Gautier, ni la forme élé-
gante et serrée de B. Jouvin, ni la fougue sympathique de Gasperini,
ni l'impressionnable nervosité de Xavier Aubryet, ni la verve rail-
leuse d'Ernest Rcyer, mais, à défaut du talent des maîtres que je
viens de citer, deux de leurs qualités les plus essentielles, à savoir :
1° une étude approfondie de l'art musical et de toutes les questions
qui s'y rattachent; 2° une bonne foi que ne sauraient altérer mes
amitiés ni mes inimitiés. Je dirai la vérité, rien que la vérité, et,
autant que possible, tonte la vérité. Je no fais partie d'aucune
coterie, je n'ai pas de camarades ; je liai que des amis, qui cesse-
raient d'être mes amis, le jour où ils ne sauraient plus respecter
DA. THOMAS A MASSENET 397
mon libre arbitre, ma complète indépendance . Me renfermant dans
l'examen des choses purement artistiques, j'étudierai les œuvres
sans m'occuper de l'étiquette qui les accompagne. Respect à tous,
telle, est ma devise ! Ni encenseur, ni insulteur : telle est ma ligne de
conduite. » Puis, il ajoute :
<i Depuis quelques années, l'esprit de système a fait, en art et en
critique d'art, des progrès inquiétants; de là cette polémique stérile,
ces discussions arides qui égarent, qui dévorent, qui énervent les
organisations les plus courageuses, les plus robustes, les plus
fécondes; de là, aussi, ces divisions, ces subdivisions, ces classifica-
tions, ces définitions quelquefois obscures, souvent erronées, tou-
jours inutiles ou dangereuses. On chicane au lieu d'avancer, on
ergote au lieu de produire. Les compositeurs se font rares, mais,
en revanche, les partis, les sectes, se multiplient à l'infini; l'Art
s'appauvrit jusqu'à la misère; mais la technologie s'enrichit jusqu'à
la diffusion. Jugez-en vous-même. Nous avons la musique Française,
la musique Allemande, la musique Italienne, et, accessoirement, la
musique Russe, la musique Hongroise, la musique Polonaise, etc.,
etc.; sans compter la musique Arabe, la musique Japonaise et la
musique Tunisienne, très en faveur, toutes les trois, depuis l'ouver-
ture de l'Exposition Universelle. Nous avons, aussi, la musique de
l'Avenir, la musique du présent et la musique du passé, puis la
musique philosophique et politique récemment découverte Nous
avons encore la musique mélodique, la musique harmonique, la
musique savante (la plus dangereuse de toutes), et, enfin, la musique-
canon breveté s. g. d. g. (allusion au Chant des Titans, cantate de
Rossini pour quatre voix de basse et orchestre, exécutée à l'Exposi-
tion Universelle de 1867). J'en oublie ! Nous aurons demain la
musique à aiguille, à hélice, à pompe foulante et refoulante... refou-
lante surtout ! Quel galimatias ! Pour moi, il n'existe que deux
musiques : la bonne et la mauvaise. Béranger a défini l'Art ainsi :
L'Art, c'est l'Art, et voilà tout. »
Bizet dit encore : « Faites-moi rire ou pleurer, peignez-moi
l'amour, la haine, le fanatisme, le crime: charmez-moi, éblouissez-
moi, transportez-moi, et je ne vous ferai certes pas la sotte injure
de vous étiqueter comme des coléoptères. » Excellente déclaration,
complétée par celle-ci : « La rêverie, le vague, le spleen, le décou-
ragement, le dégoût doivent être exprimés comme les autres senti-
ments par des moyens solides. Il faut toujours que ce soit fait. »
L'art de Rossini fut d'abord son idéal; il écrit ensuite (11 mars 1867) :
<( ... Je mets Beethoven au-dessus des plus grands, des plus fameux.
La Symphonie avec chœurs est pour moi le point culminant de notre
art », et, à cette même époque, il reconnaît à Meyerbeer un « fou-
droyant génie dramatique ». Il déclare cependant après la première
représentation de la la Jolie fille de Perth : « Non, monsieur, pas
plus que vous je ne crois aux faux dieux, et je vous le prouverai. J'ai
fait, cette fois encore, des concessions que je regrette, je l'avoue.
J'aurais bien des choses à dire pour ma défense — Devinez-les.
L'école des flonflons, des roulades, du mensonge, est morte, bien
398 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
morte. Enterrons-la sans larmes, sans regrets, sans émotions, et...
en avant! » — -Ainsi donc, Bizet est un éclectique et un indépendant,
tout en se rattachant par sa formation intellectuelle et son penchant
naturel à Fécole romantique.
Reprenons maintenant la liste de ses œuvres :
Dans Pêcheurs de perles (3 actes, 1863), la personna-
lité de Bizet se devinait déjà, — plusieurs pages pouvant
être rapprochées de Carmen et de YArlésienne, — mais en
germe; elle est simplement esquissée, sans la netteté et le
relief quelle aura plus tard. Ce livret tragique et roma-
nesque écrit par Cormon et Carré sur un sujet indien,
invitait le compositeur à taire une œuvre colorée d'exo-
tisme : Bizet n'y a pas manqué; mais volontairement ou
non, sa tendance est comme retenue par l'influence de for-
mules traditionnelles et par un reste d'italianisme. Parmi
les pages de la partition les plus remarquables, les plus
appréciées furent le duo de Nadir et de Zurga, la romance
langoureuse de Nadir ; le chœur V ombre descend des
deux..., la cavatine, d'un tour assez banal, de Lélia, la
chanson plus originale de Nadir et le final du 2e acte; au 3e,
le duo de Lélia et de Zurga (coupé comme sera celui de
Michacla et de Don José), et le chœur dansé.
Djamileh (1 acte, 1872) eut moins de succès que les
Pêcheurs de perles et parait en effet inférieure. L'italia-
nisme y est abondant; le sujet de ce petit opéra-comique
est banal et sans intérêt : la jeune Djamileh est amoureuse
du sultan Haroun; celui-ci, d'abord froid et dédaigneux,
finit par se laisser toucher par les larmes de son esclave;
ee n'est qu'un conte dépourvu d'originalité.
Bizet était encore considéré par les musiciens de son
temps comme un artiste plein de promesses, mais dont on
ne savait s'il répondrait aux espérances qu'avait données
sa facilité précoce. Son maître Halévy, qui devait devenir
son beau-père, avait dit de lui : « Celui-là est un grand
musicien »; Berlioz avait écrit, après la première des
Pêcheurs de perles : « ... On sera forcé d'accepter M. Bizet
comme compositeur, malgré son rare talent de pianiste-
lecteur » Mais il fallut le succès de YArlésienne et sur-
tout Carmen pour le porter au premier rang. Le livret de
Carmen, tiré par Meilhac et Halévy de la nouvelle de
D A. THOMAS A MASSENET 399
Mérimée, lui fournit un sujet parfaitement adapté à son
tempérament et à ses facultés. Le drame ne se déroule pas
en Orient, comme l'aventure des Pêcheurs de perles,
l'anecdote de Djamileh; mais comme le poème de Y Arté-
sienne, et plus encore que lui, il est situé dans le pays des
rythmes vivants, des couleurs chaudes et violentes, des
fortes oppositions d'ombre et de soleil. Et dans ce cadre,
c'est encore la jalousie, non plus la jalousie qui ne sait que
saigner et souffrir, comme dans YArlésienne, mais celle
qui s'exaspère, devient furieuse et meurtrière.
Carmen, après avoir été d'abord très discutée (nous y
reviendrons tout à l'heure), est consacrée aujourd'hui par
le jugement unanime du public comme un incomparable
chef-d'œuvre. G. Bizet a composé sa partition suivant les
formes classiques : elle est divisée en airs, duos, trios,
quintettes, chœurs, etc.; il y a du parlé dans l'intervalle;
les règles de la composition y sont observées, mais le
musicien n'est pas asservi par elles; il les domine; il les
manie avec aisance et autorité ; elles s'assouplissent à son
dessein; le mouvement et la vie circulent dans son œuvre
avec une extraordinaire intensité; la lumière et la couleur
y éclatent. Couleur espagnole? Plutôt couleur sans épithète,
ce qui vaut peut-être mieux. A la différence de Charrier
qui dix ans plus tard parcourait l'Espagne pour noter les
airs et danses populaires, jotas et malaguenas, avec quoi
son Espafia a été construite, Bizet a emprunté à l'exotisme
quelques-uns seulement de ses rythmes, mais non ses
mélodies. Sa musique reste française de forme et de fonds.
Il est intéressant de voir comment Carmen fut appréciée par les
critiques contemporains. On est aujourd'hui stupéfait par leurs juge-
ments, qui ne font pas honneur à leur intelligence! « M. Bizet, comme
on sait, appartient à cette secte nouvelle dont la doctrine consiste
à vaporiser l'idée musicale, au lieu de la resserrer dans des contours
définis. Pour cette école, dont M. Wagner est l'oracle, le motif
est démodé, la mélodie surannée; le chant, dominé par l'orchestre,
ne doit être que son écho affaibli. Un tel^ système doit nécessaire-
ment produire des œuvres confuses. La mélodie est le dessin de la
musique; elle perd toute forme si on l'en retire, et n"est qu'un bruit
plus ou moins savant. » Cela est signé Paul de Saint-Victor, dans le
Moniteur. — Dans le Monde Illustré, un rédacteur anonyme con-
clut ainsi : « Ce n'est que par-ci par-là, au milieu de cette partition
400 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
embroussaillée, que nous avons découvert quelque bout de phrase
accessible, mais l'orchestre bavarde tout le temps et dit une infinité
de choses qu'on ne lui demande pas. » — Dans Y Illustration, Savigny
(Henri Lavoixi, parlant du duo du IVe acte, écrit : « Il y a là, vérita-
blement, une belle page, mais comme elle est lente à venir, cette
inspiration du musicien, et comme cette partition touffue manque
d'ordre, de plan et de clarté ! » — Dans le Siècle, Oscar Comettant
déclarait : « Un semblable poème était peu fait pour inspirer un musi-
cien Rossini s'en serait tiré par uue prodigalité de mélodies spon-
tanées, entraînantes, bien rythmées, jeunes, colorées, d'un tour
nouveau on n'accusera pas M. Bizet dune semblable prodigalité....
M. Bizet, qui n'a plus rien à apprendre de ce qui s'enseigne, a mal-
heureusement beaucoup encore à deviner de ce qui ne s'enseigne
pas M. Bizet n'a paé encore trouvé sa voie. Il atteindra le but,
nous l'espérons, mais il lui faudra désapprendre bien des choses
pour devenir un compositeur dramatique. » — Dans le Gaulois,
François Oswald : <c M. Bizet appartient à l'école du civet sans
lièvre; il remplace, par un talent énorme et une érudition complète,
la sève mélodique qui coulait à flots de la plume des Auber, des
Adam, des Hérold et des Boieldieu Mme Galli-Marié semble
prendre plaisir à accentuer les côtés scabreux de son rôle si dange-
reux. Pour ceux qui aiment la note égrillarde, cette création lui fera
honneur, car il est difficile d'aller plus loin sur la route des amours
cavalières, sans provoquer l'intervention des sergents de ville. »
Seul, Ernest Reyer, dans le Journal des Débats, fit sans restrictions
l'éloge de Carmen; il terminait par ces mots prophétiques : « Mais
Carmen n'est pas morte, et, à l'Opéra-Comique, on en a vu bien
d'autres qui sont revenues d'aussi loin. » (Textes recueillis par
M. Boschot et reproduits dans son livre sur G. Bizet.)
Avec cette étrange accusation de wagnérisme et de musique sans
contours définis (!), la cause qui détermina l'échec initial du chef-
d'œuvre fut le caractère licencieux du poème (rôle de Carmen, scène
chez Lilas Pastia...), l'étonnement un peu scandalisé d'une bour-
geoisie qui concevait encore l'opéra-comique comme un divertisse-
ment terminé par un honnête mariage. Les mœurs changent vite. Le
6 mars 1915, Carmen atteignait sa 1 400e représentation.
Dans les Portraits et Souvenirs, Saint-Saëns parle ainsi de son ami
Georges Bizet : « Nous différions du tout au tout, poursuivant un
idéal différent : lui. cherchant avant tout la passion et la vie; moi,
courant après la chimère de la pureté du style et de la perfection de
la forme. » Ce trait résume à merveille le génie de Bizet. Son génie
était fait pour le théâtre, où il a triomphé. 11 convient cependant de
dire quelques mots de ses autres compositions, encore dignes d'in-
térêt, bien qu'inférieures à ses partitions dramatiques.
Borna est une œuvre de caractère mixte et indécis, se ratta-
chant à un genre pour lequel Bizet n'était pas spécialement doué.
Commencée en 1863, elle devait être une symphonie. Elle fut exé-
cutée en 1869 au Concert Pasdeloup, sous le titre de Fantaisie
symphonie, souvenirs de Borne, et comprenait d'abord trois parties :
D A. THOMAS A MASSENET
401
1° chasse dans la forêt cVOstie; 2° procession; 3° carnaval. Aujour-
d'hui, la symphonie comprend quatres parties, avec des titres diffé-
rents : Introduction, Allegro, Andante, Scherzo; pour la dernière
seule {Carnaval) l'étiquette primitive est restée. Si une telle substi-
tution a été possible, c'est sans doute parce que le compositeur
n'avait pas donné à ses intentions descriptives cette puissance et
cette netteté qui fixent pour toujours le caractère d'une œuvre; mais,
d'autre part, Bizet ne saurait être considéré comme un maître de la
symphonie: il écrit plutôt une Suite assez libre. L' Allegro agitato, à
6/8 en ut mineur, n'est ni un mouvement de Sonate, ni un Rondo,
mais, sans thème prédominant, une série de motifs. Le talent, d'ail-
leurs, est partout visible. Dans Y Allegro vivace en mi bémol, qui est
une manière de Scherzo (avec une seconde partie équivalant à un
trio), une gracieuse idée donne lieu à une fugue de construction
légère; le dessin de cet Allegro vivace fait pressentir le menuet de
V Artésienne. On peut signaler aussi dans V Andante molto en fa (der-
nière variation du thème), l'intéressant contrepoint du premier
violon, et la grande richesse mélodique du dernier mouvement.
De même le motif de cet andante a un air de famille évident avec le
quartetto de l'Arlésienne.
Patrie! « ouverture dramatique » (op. 19) est animée d'un grand
souffle. Les sentiments les plus caractéristiques contenus dans ce
beau mot y sont tour à tour exprimés : la noblesse du travail, la
religion du souvenir et le culte des morts, l'espérance, l'héroïsme
guerrier : l'œuvre a du caractère, un souffle de grandeur soutenu ;
elle est assez souvent exécutée dans les grands concerts dominicaux,
et y est écoutée avec autant d'émotion que d'intérêt. Bizet avait fait
la guerre de 1870-1871, et assisté au drame de la Commune. Son
patriotisme s'était exalté en traversant ces épreuves. C'est le patrio-
tisme qu'il honore dans cette œuvre généreuse, sans qu'il soit permis
de dire si elle est consacrée à la France, pour qui le cœur de Bizet
a battu si ardemment, ou au patriotisme en général, à raison du rappel
de la marche de Rakoczy qui traverse le début de l'ouverture.
Les Jeux d'enfants (op. 22) furent d'abord écrits pour le piano.
Us comprenaient douze compositions, dont cinq furent instrumentées
pour l'ouverture des Concerts Colonne, en 1873. C'est une suite
charmante où apparaissent bien les qualités fines et l'art consommé
de Bizet. Dans le premier morceau, encadré par des arpèges qui
marquent d'un trait simple le mouvement d'aller et de retour
[l'Escarpolette), chante ce thème d'une poésie discrète et exquise
accompagné d'un balancement d'arpèges :
^^tS^i-^ b | f If f i f frrrr^É
(Cf. les adieux de Lohengrin à son cygne.) Un réalisme tour à
tour humoristique, fantaisiste, sentimental, et comique, règne dans
Combarieu. — Musique, HT. 26
402 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
la Toupie, dans les Chevaux de bois, dans le Volant, dans les Bulles
de savon, dans les Quatre-coins, dans Colin-Maillard, dans Saute-
Mouton. La pièce Petit mari, petite femme, est un duo délicieux; et
le Bal satisfait, sans la moindre banalité, à l'usage des conclusions
brillantes.
Les Mélodies pour piano et chant forment un recueil qui peut
être comparé avec les meilleures œuvres de Ch. Gounod dans ce
genre. L'influence de Fauteur de Medjé et du Vallon, à qui Bizet
avait voué un culte, s'y fait sentir dans la tendresse et la pureté de
la mélodie et du motif; mais on y trouve des recherches d'harmonie
plus originales, plus de chaleur et plus de mouvement : nous cite-
rons la Berceuse {do, do, VEnfant do), où la banalité du rythme est
relevée par des harmonies délicates ; Après l'hiver, les Adieux de
l'Hôtesse Arabe, paroles de Victor Hugo, le Chant d'Amour, paroles
de Lamartine, qui sont d'une intensité d'émotion et de mouvement
admirable.
Avec sa forte personnalité, son tempérament, son imagination, la
richesse de sa palette, et malgré les appréciations que nous avons
citées, G. Bizet se rapproche moins de M. Cl. Debussy que de
Gounod, de Meyerbeer et de Berlioz. L'Arlésienne et Carmen ont
la solidité du bronze et le temps ne les touche pas.
Entre la grande ligure de G. Bizet et l'œuvre considérable de
Massenet que nous apprécierons tout à l'heure, il faut placer quelques
compositeurs de moindre importance, mais qui, à des titres divers,
ont exercé quelque influence sur leur temps.
— Ernest Guiraud, né à la Nouvelle Orléans en 1837 (j 1892), vint
réparer, dans les concerts et dans les théâtres de Paris, les insuccès
que son père, compositeur et professeur (grand prix de Rome de
1827), avait connus en France, et dont l'amertume l'avait fait émigrer
en Amérique. Au Conservatoire, il eut le premier prix de piano
(1858); élève de Barbereau et d'Halévy, il obtint ensuite, à son
premier concours et à l'unanimité, le prix de Rome (1859). Il a
donné à FOpéra-Comique Sylvie (1864); En prison (1869); le Kobold
(1870); Piccolino (1876); Galante aventure (1882); à l'Athénée,
Madame Turlupin (2 actes qui eurent un assez grand succès); à
l'Opéra, le ballet de Gretna-green. Sa ire Suite d'orchestre exécutée
en 1872aux Concerts populaires obtint aussitôt la faveur du public
et la dernière partie (le Carnaval), empreinte de fantaisie et d'entrain,
est encore souvent jouée. Guiraud était lié avec Bizet d'une amitié
très tendre. Il entra à l'Institut en 1891. Il avait été nommé eu rem-
placement de V. Massé professeur de composition au Conservatoire.
C'est par son enseignement et ses qualités de musicien cultivé,
expert dans les choses de l'harmonie et de l'orchestre, qu'il a été le
plus remarquable. Il continuait la tradition et n'avait rien de révo-
— Léo Delibes (1836-1891), dont le bagage musical n'est pas
énorme (déduction faite des nombreuses opérettes comme Deux jours
de charbon, la Cour du roi, Pétaud, le Serpent à plumes, etc., etc.,
D'A. THOMAS A MASSENET 403
où se dépensèrent sa jeunesse et sa verve spirituelle), laisse à
rOpéra-Comique deux pièces, le Roi l'a dit (Edmond Gondinet,
3 actes, 1873), Jeande Nivelle (Ed. Gondinet et Ph. Gille, 3 actes, 1880)
qui sont pleines de mélodies gracieuses, où la formule de l'an-
cien opéra-comique est relevée d'une orchestration intéressante ;
et un petit chef-d'œuvre, Lakmé (mêmes librettistes, 3 actes, 1883),
dont la grâce, le mouvement, la couleur d'un orientalisme discret
sont toujours appréciés du public. Mais c'est à la musique de
ballet qu'il devra une gloire plus durable. La Source (3 actes et
4 tableaux en collaboration avec le compositeur russe Minkous, 1866) ;
Coppélia ou la Fille aux yeux d'émail (2 actes, 1870); Sylvia ou la
Nymphe de Diane (3 actes et 5 tableaux, 1876) ont marqué un renou-
veau de l'art du ballet. On peut leur rattacher les six airs de danse,
dans le style ancien, qui illustrent le Roi s'amuse de Victor Hugo.
« Avant Delibes, la musique de danse n'était presque jamais que la
pauvre servante vulgaire de la chorégraphie, dit M. Alf. Bruneau
dans son Rapport officiel sur la musique française en 1900. Elle
aidait aux exercices du saut périlleux, du rond-de-jambe, et l'on
croyait sa banalité utile, nécessaire à l'équilibre d'une œuvre.... »
Delibes a été le rénovateur d'un genre qui, avant lui, avait produit
cependant des œuvres où l'on rencontre des mélodies gracieuses
et des pages intéressantes : il suffit de citer Giselle et le Corsaire
d'Adam, Sacountala d'E. Reyer; mais Delibes a donné à la musique
de ballet plus de mouvement, plus de couleur, une plus grande
variété de rythme, une orchestration plus riche; il a suivi de plus
près et exprimé avec plus d'esprit le geste du danseur, et, avec les
éléments que lui avaient fourni ses prédécesseurs, relevé la valeur
musicale du genre. Tous les compositeurs qui l'ont suivi : Widor
(la Korrigane), A. Messager (les Deux Pigeons), P. Vidal (la Mala-
detta), Wormser [l'Etoile], Lalo (Namouna), Saint-Saëns (Javotte),
Reynaldo Hahn (/« Fête chez Thérèse), Busser [la Ronde des Saisons),
H. Maréchal (le Lac des Aulnes), Th. Dubois (la Farandole), ont pu*
quelquefois, l'égaler, mais ne l'ont jamais, dans ce genre bien
entendu, dépassé ni fait oublier. Il faudra arriver jusqu'à 1ère des
ballets russes pour assister à une nouvelle évolution du ballet. —
Delibes a laissé enfin un recueil de mélodies dont quelques-unes
(Myrto, Avril, Bonjour Suzon) ont eu beaucoup de succès. Il avait,
au surplus, une première éducation musicale insuffisante. Il fut
pourtant, à la mortd'H. Reber, en 1881, nommé professeur de compo-
sition au Conservatoire. Un de ses élèves eut un jour un premier
prix de fugue. Son successeur à l'Institut, Guiraud, dans la notice
qu'il lui a consacrée, raconte que ce succès causa plus de joie à
Delibes que tous ses opéras réunis.
— Charles Lenepveu (1840-1910), grand prix de Rome eu 1866,
membre de l'Institut en 1880, a peu écrit : le Florentin, opéra-
comique (1874) et Velleda, grand opéra (1882), n'obtinrent aucun
succès. Son Requiem mérite une mention spéciale. C'est un froid
spécimen de l'écriture classique. Exécuté pour la première fois à
Bordeaux, en 1871, au profit des victimes de la guerre, et resté
404 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
longtemps inédit, il fut joué le 23 mars 1893 dans la cathédrale de
Rouen, lors de l'inauguration du monument élevé à la mémoire du
cardinal de Bonnechose. L'œuvre nous parait aujourd'hui timide,
raide, vieillie, trop nettement tonale dans le courant du discours,
ne donnant pas aux parties vocales une indépendance et une mobilité
suffisantes, et ne traitant le contrepoint, même quand le morceau
est une fugue, que comme une harmonie figurée où l'enchaînement
des accords reste le principe de la construction : les soli de chant
d'étoffe un peu mince, et moins appropriés à l'église qu'au théâtre ou
au concert. 11 y a néanmoins dans le Iïet/uiem (si on le juge d'après
son esthétique propre) des pages de réelle grandeur et de sincère
émotion; on y peut relever un certain abus de la couleur sombre.
C'est surtout comme professeur de composition au Conservatoire,
où il succéda à Guiraud en 1894, que Lenepveu exerça une influence
sur les musiciens de son temps. Son enseignement, libéral et savant à
la fois, a formé même quelques jeunes musiciens de l'école avancée,
tel M. Florent Schinit. Sa classe a été, pendant quelques années,
la pépinière des prix de Rome.
— Le bagage musical de son contemporain Bourgault-Ducoudray
(1840-1910) est un peu plus considérable. 11 faut citer, avec un
grand opéra, Thamara (1890, 2 actes, 3 tableaux , un autre opéra
non représenté Myrrd'hin, la composition des récitatifs de Joseph,
pour l'adaptation de la pièce de Méhul au grand Opéra (1899), une
suite d'orchestre, sous le titre de Rapsodie cambodgienne, 30 mélodies
populaires de Grèce et d'Orient, qu'il avait rapportées de son séjour
à Athènes et à Smyrne, 30 mélodies populaires de Basse-Bretagne,
son pays d'origine, auquel le liait un attachement profond ; nombre
de pièces pour piano, pour chant à une ou plusieurs voix, une sorte
d'oratorio, la Conjuration des fleurs, des chœurs nombreux à
destination civique, moralisatrice, patriotique. Voici une analyse
succincte de Thamara qui n'obtint en 1860 qu'un succès d'estime.
Le peuple de Bakou, au bord de la mer Caspienne, est sous le coup
du désastre .que vient de lui infliger l'envahisseur Nour-Eddin.
Thamara, la plus belle et la plus pieuse des vierges, entreprend de
le sauver. Elle se rend auprès du vainqueur, et, nouvelle Judith, le
poignarde. A son retour, la libératrice est reçue avec des acclama-
tions d'enthousiasme; mais Thamara, qui a lutté entre la conception
d'un devoir patriotique et celle d'un devoir religieux ou humain,
se fait justice sur le seuil du temple, en se tuant. Les chœurs
surabondent dans le lor acte; il y a une mélodie très séduisante, de
rythme original, celle de Nour-Eddin, voluptueusement couché dans
son harem et entouré de ses femmes. Le compositeur traitant pareil
sujet n'a pas manqué cette occasion d'employer des gammes orien-
tales; il termine sa partition sur une cadence imparfaite. L'œuvre
est honorable, mais sans énergie suffisante, et procédant trop par
juxtaposition de morceaux. Bourgault-Ducoudray a publié en 1909
une composition chorale avec orchestre, Jeanne la Patrie: il y a
exprimé son ardent patriotisme, en même temps que sa conception
de la musique qu'il considérait avant tout comme un art social et
D'A. THOMAS A MASSENET
405
populaire. Une mélodie savoureuse et simple court à travers toute
l'œuvre. Elle se transforme suivant la situation et donne à cette
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composition son cachet et son unité. Bourgault-Ducoudray a parfois
emprunté ses motifs à notre folklore, et plus souvent les a imaginés
et créés de toutes pièces, mais avec un tel sentiment et une telle
expression que ses mélodies inspirées ressemblent, à s'y méprendre,
à celles empruntées. Sa musique n'est pas destinée à une élite
avertie et instruite : elle veut toucher, remuer, émouvoir et élever
le peuple : conception qui a été le mobile de sa vie artistique. Elle
l'a poussé à fonder des sociétés chorales où son âme ardente se
dépensait en un véritable apostolat. Elle animait le cours d'histoire
de la musique qu'il a professé au Conservatoire et où il a propagé,
avec le goût des maîtres anciens, la curiosité de les étudier de près
et à fond. B.-Ducoudray était grand prix de Rome de 1861 et fut
candidat malheureux à l'Institut dont il renonça, après une tentative,
à forcer les portes.
Il convient de réserver ici une place d'honneur à Edouard Lalo
et Emm. Chabrier qui ont exercé, à des titres divers, une influence
digne de remarque sur l'évolution musicale de cette époque.
Edouard Lalo (18231892) prit avec M. Camille Saint-Saëns et
César Franck une grande part au renouveau de la symphonie et de
la musique de chambre dans la seconde moitié du xixe siècle : nous
en reparlerons dans un chapitre spécial.. Sa vie a été traversée
d'épreuves et de déceptions; trop fier pour gagner la bienveillance
des maîtres de l'heure par des flatteries, trop musicien pour sacrifier
sa conception artistique au mauvais goût du public, il n'a guère
connu le succès qu'au terme de sa vie, après la première représen-
tation du Roi d'Ys à l'Opéra-Comique 1888). La postérité l'a dédom-
magé. Le Roi d'Ys est au répertoire. La symphonie en sol mineur
406 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
ligure fréquemment au programme des concerts dominicaux. La
Symphonie espagnole, le Concerto russe, le Concerto en fa, la Sonate
et le Concerto pour violoncelle, la Rapsodie norvégienne font partie
essentielle du bagage de tous les artistes de l'archet. Le Trio en la
mineur et le Quatuor à cordes comptent parmi les œuvres consacrées
de l'école française. Une reste que le ballet de Namouna qui attende
encore la réparation complète qui lui est due.
<( Tout dans la musique de Lalo est lumière et mesure, a dit, dans
la revue Musica d'avril 1908, M. G. Carraud. L'idée est si nette que
l'expression se dépouille naturellement de toute redite et de toute
surcharge ; rien, chez lui, qui ne soit significatif, rien qui ne soit vif
et clair. La rêverie même et la mélancolie ont quelque chose d'exact
et de défini qui augmente d'une sorte de pittoresque leur charme
efficace. Un vocabulaire riche, coloré, direct; une syntaxe ferme et
souple, la distinction savoureuse de l'harmonie; le précieux coloris
de l'instrumentation corroborent le style musical de Lalo, et le
rythme y est roi : il est à la fois la base et l'ornement. Dans toute
l'œuvre de Lalo vous verrez les mêmes qualités : de la vigueur sans
emphase, de la tendresse sans manière, une émotion qui ne déclame
ni ne larmoie, une fantaisie qui garde du style, une grâce robuste
et saine, une couleur transparente et chaude et l'abondance de
l'invention mélodique et rythmique et surtout la sincérité. » Ce juge-
ment du compositeur critique est celui du public musicien tout entier.
On jjourrait caractériser l'œuvre d'Ed. Lalo et son influence par les
observations suivantes :
1° Il a été avant tout un symphoniste. « A l'âge de quarante ans,
je n'avais pas encore pensé au théâtre, écrit-il à E. Reyer dans une
lettre du 7 mai 1888, citée par IL Imberl ! ; c'est vers quarante-deux ans
que j'ai commencé Fiesque (livret de Ch. Beauquier), mon premier
ouvrage lyrique, que j'ai terminé pour le fameux concours du Théâtre-
Lyrique où je fus classé troisième Ce ne fut que bien longtemps
après que je songeai au Roi d'Ys, mais je n'en traçai que les lignes
principales. Je me livrai entièrement à la musique instrumentale et
c'est par les concerts symphoniques que je me suis fait connaître.
Enfin la fièvre théâtrale me reprit; je refis complètement le plan du
Roi d'Ys, et c'est l'an dernier que l'ouvrage fut terminé. » Et dans
une lettre à G. Servières, après l'accueil peu sympathique fait par
la presse à Namouna, il déclare : « On m'a fait le très grand honneur
de me jeter à la tête l'injure de symphoniste, je ne m'en plains pas
Les possesseurs de longues oreilles qui admirent la Juive et Hamlet
se servent dédaigneusement du mot symphonie sans en comprendre
le sens; l'idéal de ces gens ne va pas au delà des cantilènes et des
cavatines, et tout compositeur qui refuse de leur donner des suites
d'airs à formules connues n'est qu'un compositeur raté, ennuyeux,
sans idées, un symphoniste. C'est ainsi que Wagner, Berlioz ne sont
que d'insupportables symphonistes 2. » Il se mettait en bonne compa-
1. Nouveaux portraits de musiciens, p. 185.
2. Georges Servières, La musique française moderne (1897).
D A. THOMAS A MASSENET 407
gnie, et, à dire vrai, n'y était point déplacé. Ce tempérament de
symphoniste se retrouve dans les œuvres de théâtre; il éclate dans
l'ouverture du Roi d'Ys, dans le prélude de Namouna. L'éducation
première de Lalo peut, en quelque mesure, expliquer cette origina-
lité : il avait étudié le violon dans la classe d'Habeneck, et pendant
quelques années, il tint la partie d'alto dans les séances de musique
de chambre d'Armingaud et de Léon Jacquart. Il ne concourut pas
pour le prix de Rome et n'eut pas besoin de se préparer à la can-
tate obligatoire
2° Lalo a affirmé dans toutes ses œuvres une personnalité très
caractérisée et essentiellement française par la clarté de son inspi-
ration, la liberté et la grâce de ses rythmes, par la ligne pure et la
douceur pénétrante de sa mélodie. Ses détracteurs l'ont accusé de
wagnérisme. Rien de plus faux que cette assimilation, bien que Lalo
ait étudié et connu les maîtres allemands. Sa musique de théâtre a
un rythme, une démarche, une figure et un vêtement qui lui sont
propres et qui n'ont rien à voir avec la mode d'outre-Rhin. Elle
est dépourvue de toute prétention philosophique. Elle sonne clair
comme du cristal. Et c'est une raison encore qui la fait apprécier
davantage par l'école contemporaine, à mesure que nos jeunes com-
positeurs comprennent combien les croisements étrangers sont vains
et dangereux pour l'art français.
3° On doit à Lalo d'avoir singulièrement coopéré avec M. C. Sainl-
Saéns à bannir des concertos la virtuosité pure. Sa musique de
concert (Symphonie espagnole, concertos, etc.) n'en est certes pas
dépourvue. Mais ici la virtuosité est incorporée à la musique et ne
fait qu'un avec elle. Nous ne nous attarderons pas à rappeler ce
qu'était la musique des concertos avant cette réforme, nous dirions
presque cette révolution. Les passages et traits de pure technique
avaient si peu de signification musicale que la plupart du temps ils
auraient pu être transportés d'une œuvre à l'autre sans aucun incon-
vénient
De tels titres et de si hautes qualités assurent à l'œuvre de Lalo
une gloire durable.
— Emm. Chabkier (1841-1894) a été méconnu au début de sa carrière
et presque jusqu'à la fin; il n'était sorti d'aucune École musicale, mais
au contraire avait passé par l'École de Droit pour aller ensuite
occuper un emploi dans les bureaux du ministère de l'Intérieur. Il
est considéré aujourd'hui comme un des principaux représentants
du génie français, dont sa musique reflète les qualités essentielles,
l'esprit, la grâce, le primesaut, le goût du rythme, avec une note de
tendresse émue dans la gaieté et la bouffonnerie. Il avait appris le
contrepoint et l'harmonie avec Semet et la composition avec un
second grand prix de Rome de 1852, Aristide Hignard. Il fréquentait
beaucoup les peintres de l'école impressionniste, les poètes par-
nassiens, et particulièrement Paul Verlaine. Il vivait dans l'intimité
des musiciens indépendants, de renx qui passaient alors pour des
« avancés », M. Gabriel Fauré, M. Vincenl d'Indy, II. Duparc; il
408 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
apportait dans leurs réunions une jovialité, une verve comique, un
enthousiasme qui lui gagnaient tous les cœurs. Un voyage en Alle-
magne qu'il lit avec Henri Duparc lui permit d'assister aux représen-
tations de Tristan et Yseult. Il en revint conquis, subjugué par le
génie de Wagner, l'eu après, il donna sa démission de fonctionnaire
pour se consacrer à la musique. 11 entra en 1881 comme chef des
chœurs dans la Société des Concerts Lamoureux et y prit une part
très active à l'exécution de Tristan et Yseult que Lamoureux fit
connaître aux Parisiens.
Le bagage de Chabrier comprend diverses œuvres pour piano,
parmi lesquelles il faut citer Dix pièces pittoresques (1 Paysage;
2 Mélancolie ; 3 Tourbillon; i Soas bois; 5 Mauresque ; 6 Idylle;
7 Danse villageoise ; 8 Y Improvisa lion . 9 Mena et pompeux; 10 Scherzo
valse), dont les numéros 4, 6, 7 et 10 ont été orchestrés par l'auteur
et exécutés dans divers concerts sous le titre de LSuite pastorale ;
la Bourrée fantasque (1891), orchestrée ensuite par Félix Mottl;
Trois valses romantiques pour deux pianos (1883), orchestrées par le
même compositeur. Dans la musique symphonique Espana (1883),
qu'il rapporta d'un voyage en Espagne, et qui, exécutée par
l'orchestre Lamoureux, obtint un succès retentissant, rendit popu-
laire le nom du compositeur': la Joyeuse marche (1888)....
Comme la Bourrée auvergnate, la « Joyeuse marche » étincelle de
verve cocasse, de couleur et d'esprit. Maître de son art, Chabrier
semble y montrer, avec une imagination de grand artiste, un goût de
pince-sans-rire pour la parodie, la caricature et la mystification.
Llle est d'une vulgarité massive et voulue; certes, ce n'est pas la
vulgarité de l'opérette, ou celle du café-concert; plutôt quelque
chose comme la plaisanterie énorme d'un V. Hugo faisant des calem-
bours. Mais cette vulgarité reste un peu choquante, même quand on
sent qu'elle est le résultat d'un parti pris. La Sulamite, pour voix et
orchestre, paroles de J. Richepin d'après le Cantique des Cantiques
(1884), est pénétrée d'une couleur orientale, moins violente sans doute
que celle de la jeune école russe, mais d'un charme plus envelop-
pant et exquis. Au théâtre, Y Étoile (opéra-bouffe en 3 actes, 1877),
Une éducation manquée (opérette en 1 acte, 1879) ; Gwendoline
(opéra en 3 actes, 1893); le Roi malgré lui (opéra-comique, 3 actes,
paroles de E. de Xajac et Burani, 1887); Briséis, opéra, 3 actes
(livre d'Éphraïm Mikaël et C. Mendès, inachevé).
Le sujet de Gwendoline est une variante de la légende de Judith
et Holopherne, transposée chez les Saxons et les Danois du
vme siècle. Ici Judith s'éprend d'Holopherne, dont elle est aimée; au
lieu de le tuer, elle lui fournit, pour se défendre, l'arme qui devait
servir à le poignarder : et, quand il est pris, elle meurt avec lui.
Sur ce drame sommaire, assez dépourvu d'imagination, réduit à un
jeu brutal de passions soudaines, inexpliquées, et où aucun person-
nage n'est vraiment intéressant, Chabrier a écrit une musique très
colorée, ayant toutes les qualités du grand style dramatique, avec
les recherches formelles du poème de C. Mendès. L'influence wagné-
rienne est partout visible, et d'abord dans le poème : Gwendoline a
n A. THOMAS A MASSENET 409
eu en songe la vision de Harald, à peu près comme Senta celle de
Daland, et les scènes de la première rencontre, dans les deux
drames, ne sont pas sans analogie. Harald est présenté comme
une sorte de Siegfried qui serait un corsaire vivant dans les flots et
dans la bourrasque. « La Walkyrie au casque d'or » et le Walhalla
font partie de la mythologie qui l'encadre. La musique est d'une
nature complexe : par la conception générale du plan, elle relève
d'une esthétique personnelle, ennemie des interminables récils
épiques, volontiers condensée, établissant un compromis entre
l'opéra nouveau, où les coupes anciennes sont sacrifiées au dogme
de l'unité, et l'opéra traditionnel composé de scènes, de duos, de
chœurs, voire des morceaux à couplets et de brillants « finales »;
par le style, elle est wagnérienne, parfois avec exagération. Chabrier
emploie le système des motifs conducteurs appliqués comme des éti-
quettes à des idées ou à des personnages: ayant à traiter un sujet où
les mœurs barbares tiennent autant de place que la tendresse, il
déchaîne toutes les ressources de langage qui peuvent donner une
impression de violence et d'étrangeté : allure enfiévrée du discours,
grosse voix des cuivres, dissonances aiguës, rythmes contrariés,
modulations incessantes, emploi constant des appogiatures et des
retards. On dirait parfois que, selon lui, ce qui est dramatique doit
être nécessairement difficile à exécuter. Il connaît d'ailleurs la loi
nécessaire des contrastes et sait faire succéder la grâce à la bruta-
lité. Les parties purement symphoniques sont étendues et témoignent
d'un heureux effort pour atteindre la grande composition lyrique.
L'ouverture, l'épithalame, le prélude du 2me tableau (second acte),
sont des pages de premier ordre où brillent la vive imagination du
compositeur, sa nature primesautière, son originalité mélodique et
rythmique, son adresse dans le traitement de l'harmonie et sa haute
valeur de coloriste. L'œuvre est très belle, en somme, quoique
surchargée et un peu factice. Si elle n'est pas entrée au répertoire,
elle le doit sans doute à la sécheresse d'un livret trop écourté.
Après avoir eu deux représentations à Bruxelles en 1886, Given-
doline fut jouée en mai 1889 au théâtre de Karlsruhe; à Leipzig,
Dresde, Munich, Stuttgart, Dusseldorf en 1890; à Lyon puis à Paris,
au Théâtre-Lyrique en 1893: à l'Opéra enfin, sous la direction de
M. André Messager, en mai 1911.
Le sujet de Briséis est l'opposition du paganisme antique et de la
religion chrétienne prenant la forme d'un conflit entre l'amour et la
piété filiale. Briséis a juré à son fiancé, le païen Hylas, d'être à
lui jusque par delà la mort: elle a juré aussi à sa mère malade,
Thanastô, que pour la soustraire à l'Hadès abhorré, elle serait
prête à donner sa vie. Or un catéchiste lui affirme que si elle veut
se vouer au Christ, Thanastô sera sauvée et il l'adjure de le suivre.
Ainsi est posé le sujet dans la seule partie de l'œuvre qui soit
complète, le 1er acte. La musique de Chabrier, toute hérissée de
difficultés, est d'un modernisme très audacieux. Le compositeur,
naturellement enclin à l'étrangelé. semble, par surcroît, avoir été
entraîné par la phraséologie subtile des librettistes, Ephraïm
410
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Mikhaël et Catulle Mendès. A leurs vers précieux il a superposé une
musique plus précieuse encore; la verve mélodique et primesautière
y apparaît sans doute (principalement au début de la pièce), et la
dextérité harmonique en est prodigieuse: mais il y a surcharge,
abus des modulations et des formules contournées, excès de
richesse, affectation visible: et une impression de lassitude gagne
bientôt le lecteur. Chabrier emploie les dissonances les plus osées
pour traduire, non les idées dramatiques importantes, mais des
images gracieuses et douces, d'ailleurs très accessoires, auxquelles
il s'arrête pour leur faire un sort: habitude dangereuse, qui consiste
à transporter dans le style du drame lyrique les procédés du
morceau de genre.
Ainsi, lorsqu'il vient dire adieu à sa fiancée avant de partir en
expédition, Hylas se compare au voyageur « qui s'arrête au milieu
du voyage, pour cueillir une rose ». Ces derniers mots sont ainsi
notés par Chabrier.
f^i^nt"*!^^
Pour cueil.Iir u.nero . se
jjïLM J^*
Le musicien de théâtre fait ici comme le voyageur dont
il parle : il interrompt sa route. Il cueille une fleur char-
mante (que les harmonistes de l'ancienne école auraient peut-
être prise pour une ortie). Il y a deux accords dissonants qui
peuvent faire leur résolution sur l'accord de tonique de mi naturel
majeur dont ils sont l'appogiature
: HÉ
émis ici a
la
basse, et, en altérant toutes les notes, émis à la partie supérieure.
"vt> *$è Au lieu de choisir entre ces deux appogiatures, l'auteur
les superpose en faisant sonner subtilement un si dièze contre un
ut dièze, et un ré double dièze contre un ré dièze. Puis, par une
modulation qui est toute naturelle dans la partie vocale grâce au si
dièze, et qui le paraît moins à la basse (à cause de la position des
notes et des éléments de l'accord sous-entendus), il module à la
dominante (ton mineur; du relatif de mi. Tout cela est joli, rare,
D A. THOMAS A MASSEXET 4H
mais contourné; et si le musicien s'arrête à chaque instant pour
de tels détails, l'action et l'intérêt du drame ne seront-ils pas
ralentis? Çà et là, on trouve des réminiscences wagnériennes. Dans
la lrp scène, Briséis dit :
Mais je crains plus que la tempête
Les mauvaises îles en fête
Où l'amour étranger trouble les cœurs épris.
Ces paroles ont un accompagnement instrumental où Chabrier
semble avoir voulu exprimer l'idée d'une séparation menaçante :
les harmonies et le dessin mélodique lui-même sont imités du
prélude de Tristan et Yseult. Il y a aussi dans Briséis des « Leit-
motive » : celui de la Religion nouvelle, celui de Y amour filial:
motifs de Briséis, de l'amour, du désir, du mariage, de la maladie
Chabrier a eu de brillantes qualités musicales, au premier rang
desquelles il faut mettre l'esprit comique et l'invention rythmique.
A côté des compositions déjà citées, signalons pour piano et chant
la Villanelle des Petits canards, la Ballade des gros dindons, la
Pastorale des codions roses, sur des paroles de Rostand. De ces
inventions rythmiques, on ne sait quel choix faire, tant elles sont
nombreuses. Voici, par exemple, dans la mélodie Tes yeux bleus
(paroles de M. Rollinat , publiée dans l'album du Gaulois de 1885,
1 alternance et l'association successive, dans un mouvement lent.
du 3/4 et du 6/8 qui donne à la mélodie un balancement, une
nonchalance, une indécision qui sont d'un effet délicieux. Il manquait
à Chabrier la faculté de déduction thématique et de développement
rationnel. Il procède, comme tous les compositeurs dont le cas est
pareil, par répétitions et transpositions, en masquant cette lacune
par des bizarreries harmoniques et rythmiques.
M. Georges Servières, biographe et critique sévère de Chabrier,
analyse très justement les strophes A la musique (pour soprano et
voix de femmes) qu'on a mises au premier rang parmi les œuvres
du compositeur : la tendance à l'écriture alambiquée est tellement
forte chez lui que, dès la 3e mesure de la ritournelle, avant même
d'avoir fini d'esquisser son thème noté en sol majeur, il se hâte d'in-
troduire dans l'accord de sous-dominante un si bémol, qui, avec le
ré du chant, donne aussitôt une sensation de neuvième étrangère au
ton; cela pour rien, pour le plaisir, car lorsque le thème est exposé
par les voix, l'enchaînement des harmonies reste tonal. De même,
à la fin du morceau, arrivé à la cadence dans le ton initial, il se
garde bien d'écrire un ré ou un sol à la partie chorale supérieure :
il fait sauter le soprano du ré au la aigu, imposant ainsi sur
l'accord parfait une sensation d'appogiàture sans résolution. Au
point de vue harmonique, la prédilection de Chabrier pour les
enchaînements de neuvième (et de septième) est connue Il aime
aussi les effets de « pédale » ; il partage avec ses contemporains le
goût des retards et des appogiatures, résolues ou non. Son procédé
favori est de faire frotter l'une contre l'autre la note réelle et son
412 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
appogialure (un si naturel avec un si bémol par exemple). Il com-
bine le retard avec la broderie et en lire une formule mélodique
qui revient sous sa plume dans toutes ses œuvres.
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i^Sià&pfe
r=p
V
[Ballade des gros dindons, un). Exemple d'appogialure non résolue
(si) combinée avec la note tonale [ut) el avec une broderie. V. aussi
la Queue des cochons roses.
Voici, pour terminer et résumer, le jugement d'un de ses pairs :
(. Sa verve exubérante semble à l'étroit dans les limites d'une
action dramatique Son horreur du déjà entendu, sa 1res vibrante
sensibilité de lyrique, sa passion de nouveautés harmoniques,
orchestrales et rythmiques se sont efforcées eu trouvailles d'autant
plus heureuses que l'espèce d'exaspération où elles se trouvaient
portées par cet état tout spécial en décuplait la puissance. Aussi ses
partitions sont-elles un véritable répertoire d'effets nouveaux et
neufs qui n'appartiennent qu'à lui et constituent, à vrai dire, sa
physionomie artistique plus que ne le fait sa conception particulière
du drame chanté. Celle-ci ne diffère pas sensiblement de la façon
dont plusieurs maîtres contemporains, entre autres Lalo et Reyer,
ont compris l'adaptation au goût français du système wagnérien. »
(P. Dukas, Chronique des arts.)
■ — Benjamin Godard (1849-1895) a laissé un nombre considérable
de compositions de tous genres, créations d'une imagination et d'une
verve trop faciles, qu'une science musicale solide ne soutient pas;
quelques heureuses inventions mélodiques ne compensent pas la
médiocrité de l'ensemble, que l'oubli a déjà gagné; il faut excepter
cependant le Tasse, symphonie dramatique avec soli et chœurs,
couronnée par la Ville de Paris (1878) et la Vivandière, opéra-
comique (1895) qui rappelle la Fille du régiment et n'a pas tout à
fait quitté le répertoire.
— Jules Massenet (1842-1912), ou plutôt Massenet,
puisque sou panégyriste, M. Louis Schneider,, nous invite à
supprimer le prénom, a été un des fournisseurs les plus
abondants et les plus applaudis du théâtre contemporain.
Très galant homme, d'une courtoisie affectée; aimant les
compliments comme les coquettes les friandises ; tellement
impressionnable qu'il n'assistait presque jamais à la pre-
mière représentation de ses œuvres; curieux de suivre les
mouvements de l'opinion, au point qu'après chaque
représentation le directeur du théâtre devait lui lélégra-
D A. THOMAS A MASSENET 413
phier le montant de la recette ; cloué d'une imagination
et d'une faculté de travail extraordinaires; capable de
s'adapter aux situations et aux milieux les plus divers,
mais se reprenant vite et, en définitive, restant toujours
lui-même; moins passionné que sensible, et moins sen-
sible peut-être que sensuel; plus brillant que profond;
adoré de ses élèves pour la chaleur de son dévouement et
pour sa cordialité autant que pour sa prodigieuse intelli-
gence musicale, — il a eu tous les dons qui assurent le
succès d'un artiste auprès de ses contemporains. Sa
musique possède un pouvoir de séduction et des qualités
qui lui sont propres. C'est d'abord cette rapidité, ce mou-
vement du langage et cette concision qui vont droit au
but, au cœur même de la situation, sans s'attarder aux
menues choses de la route : en un mot l'intellio-ence
dramatique, première qualité du musicien de théâtre. En
second lieu, un sens très vif de la vie passionnelle, de
l'amour, de la grâce féminine. On peut y joindre une apti-
tude particulière au juste équilibre de l'élément vocal et
instrumental, et enfin parfois, l'esprit comique, visible
dans l'acte du diable de Grisélidis, dans plusieurs pages du
Jongleur, dans Sapho (diner de Cadoudal) et dans la
première scène de Manon.
La vie de Massenet commença par quelques épreuves, et il dut
pendant quelques années se résigner à des besognes ingrates et
obscures (il tint le triangle dans l'orchestre du Gymnase, et fut
chargé des timbales dans celui du Théâtre-Lyrique). En 1865, le grand
prix de Rome obtenu avec la cantate David Rizzio (livret de
G. Chouquet) vint ajouter une haute récompense à toutes celles qu'il
avait recueillies comme élève du Conservatoire, aux prix de piano,
d'harmonie, de fugue, et attirer sur lui les premiers sourires de la
fortune.
Les Poèmes d'avril, dont l'éditeur Hartmann lui avait apporté le
livret dû à la muse aimable d'Armand Silvestre, lui gagnèrent
les cœurs sensibles. Il y avait, dans ces mélodies, une note de ten*-
dresse et de mélancolie qui en assurait le succès et une écriture
musicale dont la nouveauté pondérée séduisait sans effaroucher. Il
lit jouer quelques essais sans importaiîce et aujourd'hui oubliés,
dans des salles secondaires : bientôt il fut accueilli au concert
Pasdeloup où sa première Suite d orchestre fut exécutée avec succès
le L"i mars 1867. Le critique mondain du Figaro, qui cachait mal une
complète incompétence musicale sous une littérature médiocre,
apprécia légèrement l'œuvre du débutant; aussitôt Th. Dubois
414 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
engage une vive polémique avec le journaliste à la mode et défend le
débutant avec autant d'esprit que de zèle, témoignant ainsi que
Massenet a des amis même parmi ses concurrents et ses rivaux.
Dès le lendemain de la première représentation de Marie-Magdeleine
(le 11 avril 1873), Ambroise Thomas, alors dans toute sa gloire, lui
écrit : « ... Vous avez prouvé qu'on peut rester dans la voie du pro-
grès, tout en restant clair, sobre et mesuré. » C'était donner à
l'œuvre du jeune compositeur l'approbation officielle la plus haute.
Dès ce moment, il se consacre à la composition avec ardeur, et par un
travail intensif et régulier produit chaque année une œuvre nouvelle.
Il se mettait à sa table le matin de très bonne heure, et travaillait
encore fort avant dans la soirée ; une œuvre à peine terminée, il
entreprenait la suivante. « Selon mon habitude, je n'avais pas voulu
attendre que Manon eût un sort pour tracasser mou éditeur Hart-
mann et mettre son esprit en éveil afin de me trouver un nouveau
sujet1. » Ce personnage a joué un rôle important dans la vie de
Massenet. Il lui cherchait des sujets et des livrets. Il refusait de sa
propre autorité ceux qu'on lui offrait et qu'il estimait ne pas con-
venir au musicien. « Comme on me proposait un joui' d'écrire une
œuvre lyrique sur la Vie de Bohême de Murger, Hartmann prit sur
lui, sans me consulter en aucune manière, de refuser ce travail 2. »
Pour lui suggérer d'écrire un opéra sur Werther, l'éditeur imagina
de le conduire de Bayreuth, où ils étaient allés ensemble, à Wetzlar,
où Gœthe avait conçu son roman la Souffrance du jeune Werther; ils
virent dans les brasseries d' « émouvantes scènes », de « passion-
nants tableaux ». Hartmann donna à Massenet une traduction du
livre de Gœthe habillée d'une belle reliure; et c'est sans doute à cet
entraînement que nous devons le « drame lyrique » dont le livret a
été signé par Hartmann en même temps que par Ed. Blau et Paul
Milliet : c'était justice.
Longue est la liste des œuvres de théâtre de Massenet : Don César
de Bazan, op.-com. en 4 actes (d'Ennery, Dumanoir et Chantepie,
1872); — le Roi de Lahore, opéra en 5 actes et 7 tableaux (Louis
Gallet, 1877); — Hérodiade, opéra en 4 actes et 7 t. (Paul Milliet
et H. Grémont, 1881); — Manon, op.-com. en 5 actes et 6 t.
(H. Meilhac et Ch. Gille, 1884); — Le Cid, opéra en 4 actes et
10 t., 1885). <c Je me souvins tout en travaillant (au Cid) que
d'Ennery m'avait confié quelque temps auparavant un livret impor-
tant et que j'y avais trouvé au 5e acte une situation fort émouvante.
Si cela ne m'avait pas paru suffisant pour me déterminer à écrire
la musique de ce poème, j'avais le grand désir de conserver cette
situation. Je m'en ouvris au célèbre dramaturge et j'obtins de lui
qu'il consentît à me donner cette scène pour intercaler dans le
deuxième acte du Cid. D'Ennery entra ainsi dans notre collaboration.
Cette scène est celle où Chimène découvre eu Rodrigue le meurtrier
de son père. » Et cette anecdote souligne l'adresse et le savoir-faire
1. Mes souvenirs, 1S48-11J12; par Massenet, p. 150.
2. Ibid., p. 166.
DA. THOMAS A MASSENET 415
de Massenet. — Esclarmonde, opéra romanesque (sic) eu 3 actes et
8 t., dont un prologue et un épilogue (A. Blanc et L. de Gramont,
1889). Cette œuvre fut l'objet de vives discussions dans la presse :
Massenet subissait, disait-on, l'influence des formules wagnériennes :
et en effet, dans cette nouvelle partition, il avait donné une importance
plus grande à l'orchestre, et adopté le leitmotiv : c'est à ce propos
que E. Reyer lui décocha le trait que nous avons cité. Ch. Malherbe,
dans sa notice sur Esclarmonde, défendit son auteur : « Massenet n'a
pas adopté le leitmotiv sans l'adapter au goût français; il y a apporté
une sobriété voulue, une mesure presque parfaite. Au lieu de multi-
plier les motifs, il les réduit au nombre strictement nécessaire il
ne les altère jamais assez pour qu'on éprouve quelque peine à les
reconnaître. » — Le Mage, opéra en 5 actes et 6 t. (J. Richepin, 1891).
— ■ Werther, drame lyrique en 3 actes et 4 t. (Ed. Blau, P. Milliet,
G. Hartmann, d'après Gœthe, 1893). — Le critique Ad. Jullien a dit
de cette œuvre : « M. Massenet aura prouvé une fois de plus, par
tant de mélodies d'un tour si personnel et de scènes ingénieusement
traitées, qu'il est bien l'homme des ouvrages de demi-caractère où la
fougue, la puissance et l'ampleur sont moins essentielles que la
tendresse et l'amour mélancolique, où le musicien n'a pas à trouver
d'héroïques accents, de grands cris de passion débordante, où la
couleur discrète et gracieuse de simples mélodies sufflt à traduire
des sentiments modérés ou contenus et qu'il est beaucoup plus apte,
en somme, à la peinture des épanchements intimes qu'à celle des
exploits chevaleresques et des élans religieux l. » — Le Carillon,
légende mimée et dansée en 1 acte (Roddaz et Van Dick,
Vienne, 1892); — Thaïs, comédie lyrique en 3 actes et 7 t. (Louis
Gallet, d'après A. France, 1894); — la Navarraise, épisode lyrique
en 2 actes (Jules Claretie et H. Caïn, 1895) (pièce rapide, brutale,
mélodramatique, qui est une exception dans l'œuvre de Massenet) ;
— Sapho, pièce lyrique en 4 actes (H. Caïn et A. Bernède, 1897),
qui peut être envisagée comme la seconde et dernière manifestation,
après la Navarraise, d'une esthétique vériste; — Cendrillon, conte de
fées en 4 actes et 6 t. ( H. Caïn, d'après Perrault. 1899); — Grisé-
lidis, conte lyrique, 3 actes et 1 prol. (A. Silvestre et Eug. Morand,
1901); — Le Jongleur de Notre-Dame, miracle (sic) en 3 actes (Mau-
rice Lena, 1902); — Chérubin, comédie chantée en 3 actes (Fr. de
Croissel et H. Caïn, 1905); — Ariane, opéra en 5 actes (Catulle
Mendès, 1906); — Thérèse, drame musical en 2 actes (J. Claretie,
1907); Bacchus, opéra eu 4 actes et 7 t. (Catulle Mendès, 1909Ï; Don
Quichotte, comédie héroïque en 5 actes (H. Caïn, d'après Jacques le
Lorrain, 1910).
Thérèse est l'histoire d'une jeune femme du temps de la Révolution
qui, mariée à un girondin et gardant au fond du cœur le souvenir
d'un ami royaliste, cède un instant à l'amour et aux souvenirs de sa
jeunesse, mais, comme la Pauline de Corneille, se reprend bientôt
sans avoir cessé d'être honnête et, finalement, suit son mari à
1. Ad. Jullien, Musiciens d'aujourd'hui, 2e série.
416 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
l'échafaud. La situation du mari accueillant et cachant chez lui le
royaliste dont il a été lui aussi l'ami d'enfance, l'élévation des sen-
timents chez les trois personnages donnent à ce drame une certaine
ressemblance avec Werther. Thérèse est une œuvre de charme, de
fine et pénétrante expression psychologique. Le côté Révolution,
émeute et sauvagerie populaire du sujet est traité sobrement, à l'aide
de quelques touches de couleur bien placées, sans fracas et sans
emploi des effets faciles. On peut citer comme particulièrement émou-
vante la scène où André Thorel, le mari, avant de retourner à la
politique qui le réclame et dont il se sent menacé, fait ses adieux à
sa femme :
... J'ai deux espérances :
Mourir pour mon pays ou vivre près de toi!
et le duo qu'accompagne un menuet joué sur le clavecin, où Armand
de Clerval et Thérèse évoquent les souvenirs de leur vie passée.
Don Quichotte est un admirable sujet de drame lyrique, touchant à
tous les extrêmes de l'expression et invitant le compositeur à par-
courir une gamme très riche de sentiments, de faits et d'idées. Le
Chevalier de la triste figure est du domaine de la grande comédie
lyrique, mêlée de généreux élans humanitaires et de folie; Sancho
est une source d'expression bouffe; Dulcinée, type de personnage
précieux et rococo, suggère l'idée de transposer en musique l'art
subtil déployé par M. Edmond Rostand dans Cyrano de Bergerac;
l'action de la pièce, avec ses épisodes variés, ses brigands chimé-
riques comme ceux d'Harold en Italie, est une épopée spéciale,
grandiose et burlesque; et la couleur espagnole doit régner en beau-
coup de tableaux, pour ne pas dire dans tous. Les qualités que
réclame un tel sujet se trouvent certainement dans l'opéra de
Massenet, mais à petite dose, un peu pâles, à l'état fragmentaire et
dispersé, entachées d'une préoccupation visible de plaire à l'aide du
morceau détaché. C'est superficiel, hâtif, un peu maigre et trop
facile. Nulle part on ne trouve ces belles constructions de la poly-
phonie vocale dont le sujet fournissait tant d'occasions et où apparaît
le vrai mérite d'un musicien. Ici, débute un chœur en style fugué;
mais, après quelques mesures, il tourne court; là, est amorcé un
joli trio; mais bientôt il s'évapore et laisse l'oreille déçue. Les
hors-d'œuvre abondent '. il y a, par exemple, une sérénade à refrain
et à roulades que chante Dulcinée à sa fenêtre en s'accompagnant
sur la guitare, taudis que tout l'orchestre se tait; parmi les entractes
symphoniques, il y a un duo d'instruments à vent, un solo de concert
pour violoncelle....
A ces œuvres de théâtre, il faut ajouter une production sym-
phonique de moindre valeur, qui se place au début de la carrière
de Massenet; encore une partie était-elle destinée au théâtre,
comme l'ouverture et la musique de scène de Phèdre, celle des
Erynnies. Les Suites d'orchestre , les Scènes dramatiques , les
Scènes napolitaines n'accroîtront pas la gloire du maître. Il a écrit,
D A. THOMAS A MASSENET 41 7
en 1881, les Scènes alsaciennes où il n'a su mettre que de l'agrément
et pas d'émotion profonde : cette Suite en 4 parties figure cependant
encore assez souvent au programme des concerts dominicaux. Enfin,
il faut citer pour mémoire nombre de compositions pour divers
instruments — même un Concerto pour piano — et plusieurs cahiers
de mélodies enveloppées d'une grâce efféminée.
Massenet a exercé sur son temps, par ses défauts et ses
qualités, une influence qui n'a pas encore cessé. Il a fait
école, par le prestige de ses succès, plus que par son
enseignement du Conservatoire. Il avait succédé, en 1878,
à Fr. Bazin, comme professeur de composition, et pendant
dix-huit ans il s'est attaché des générations de disciples
par son intelligence musicale, son savoir-faire de compo-
siteur, non moins que par son amabilité personnelle. La
grande loi de la musique, du moins pour la plupart des
cœurs sensibles, c'est le charme; non pas ce charme ron-
ronnant, résultant d'une pensée superficielle, qui se pâme
en des fadaises vulgaires, mais ce charme qui satisfait la
raison artistique, en même temps qu'il entraine l'imagina-
tion et rafraîchit le cœur. Massenet en a été, dans la
plupart de ses œuvres, la personnification. « C'est, au fond,
du Gounod, a dit de lui M. Saint-Saëns, mais condensé,
raffiné et cristallisé », et, pourrait-on ajouter, un peu
superficiel et affecté.
Bibliographie.
Gh. GoUNOD, Mémoires d'un artiste (autobiographie s. d.). ■ — G. BEL'
LAIGUE, Gounod. — G. Saixt-Saf.NS, Portraits et souvenirs, Paris, 1900.
— E. REYER, Notes de musique, Paris, 1874. — H. ImbERT, Profils de
musiciens. Nouveaux profils de musiciens, Paris, 1903, Médaillons contem-
porains, Paris, 1908. — H. Maréchal, Home, souvenirs d'un musicien
(couronné par l'Acad. franc.); Paris, souvenirs d'un musicien (1907). —
Alf. Bruneau, la Musique française moderne (1897). — René Martineau,
Emm. Chabrier, Paris, 191(1. — Emm. Ghabrier, Lettre à Nanine, voir
aussi les lettres inédites d'E. Ghabrier publiées dans notre Revue musicale
de 1905, et celles publiées dans la Revue S. I. M. de 1909 et de 1911. —
Louis SCHNEIDER, Massenet, Paris, 1908. — T. HE SoLENIÈRE. Massenet.
Paris, 1897. — OCTAVE SÉRÉ, Musiciens français d'aujourd'hui, Paris,
1915, ouvrage précieux pour la biographie et la bibliographie des contem-
porains. — M. Emmanuel, professeur d'histoire générale de la musique
au Conservatoire : Eloge funèbre de Bourgault-Ducoudray, publication du
Monde musical, Paris, 1916. — ALBERT SoUBIES, Histoire de l'Opéra.
comique, et VAlmanach des spectacles (publication annuelle depuis 1874)
Combahieu. — Musique, III. 27
CHAPITRE XVI
LES CONTEMPORAINS VIVANTS
Difficultés et essai d'un groupement rationnel des compositeurs vivants.
— MM. G. Saint-Saëns, Th. Dubois, Gh.-M. Widor, Paladilhe, membres de
l'Institut, etc.... — Les musiciens qui ont reçu l'enseignement de Massenet :
MM. G. Pierné, X. Leroux, H. Rabaud, R. Hahn, P. Vidal, G. Garraud, etc.
— Néo-classiques ou néo-romantiques : MM. G. Hue, G. Erlanger,
S. Lazzari, F. Leborne, R. Laparra, etc. — Quelques prix de Rome
juniores : MM. Louis Dumas, Ph. Gaubert, M"° Lili-Boulanger. — Nécro-
logie : Gabriel Dupont. — Les prix de Rome de 1852 ù 1914.
Nous abordons une tache nouvelle et plus délicate : nous
avons à nous occuper des compositeurs vivants. La plupart
n'ont pas encore parcouru tout leur orbite; ils écriront et
produiront encore; leurs futures compositions témoigne-
ront peut-être d'une évolution de leur esprit et de leur
manière ; elles apporteront des éléments d'appréciation
sans lesquels il ne serait pas équitable de les juger. Pour
Ceux-là mêmes qui n'écriront plus ou qui n'écriront que
pour se répéter, nous sommes trop près d'eux, nous ne les
voyons ni d'assez haut ni d'assez loin pour les comprendre.
Le temps est le collaborateur indispensable de l'historien.
Il opère sur les hommes et les œuvres un travail de classi-
fication et de clarification, éliminant ici, rapprochant là,
constituant les matériaux sur lesquels l'histoire se fonde.
Voici par exemple deux courants musicaux qui ont, au
moins en apparence, des caractères opposés comme leurs
origines, et témoignent de conceptions artistiques diffé-
rentes, pour ne pas dire hostiles. L'un sera suffisamment
désigné par le nom de M. V. d'Indy, l'autre par celui de
LES CONTEMPORAINS VIVANTS 419
M. Cl. Debussy. Qu'y a-t-il dans chacun d'eux de profond,
d'essentiel? Quels en sont les éléments fragiles et contin-
gents, les éléments permanents et solides? Sont-ils desti-
nés, l'un ou l'autre, l'un et l'autre, à exercer une influence
réelle sur l'évolution de la musique, sur les mœurs artis-
tiques du présent et celles de l'avenir? Lequel prévaudra?
ou bien se fondront-ils et constitueront-ils un peu plus
lard une force commune, comme on voit de nos jours
romantiques et classiques réconciliés et réunis? Voilà des
questions qui ne peuvent être encore abordées.
Dans son Histoire de la musique contemporaine jusqu'en
1901, M. Hugo Riemann, qui commet d'ailleurs quelques
erreurs graves d'appréciation, comme celle qui consiste à
appeler C. Franck « un successeur de Liszt », n'exprime
pour le mouvement musical de la dernière partie du
xxc siècle en France que des vues courtes et incomplètes ;
il se borne, par exemple, à citer les opéras de M. Alfred
Bruneau, comme une « tentative pour écrire des drames
lyriques sur des livrets en prose ». Plus sage est
M. E. YVooldridge, professeur d'histoire des Beaux-Arts à
l'Université d'Oxford qui, dans sa substantielle Histoire de
la musique (1905), renonce à étudier les productions de la
fin du xixc siècle, comme ne pouvant encore donner lieu il
un jugement impartial et définitif, et c'est sous forme de
prétérition seulement qu'il désigne J. Brahms et Wagner
eux-mêmes. Nous voudrions cependant, sans imiter l'absten-
tion scrupuleuse de l'historien britannique, échapper aux
erreurs et aux lacunes du musicographe allemand (dont
l'ouvrage au surplus mérite plus de confiance quand il
traite des musiciens de son pays). Et il nous parait que
nous pouvons indiquer les œuvres contemporaines les plus
connues, sans prétendre donner la liste complète des œuvres
de chaque compositeur ni même celle des compositeurs
eux-mêmes; et afin d'éviter des jugements téméraires et
des classifications sujettes à révision, nous bornera exposer,
souvent d'après les musiciens eux-mêmes, surtout d'après
les chefs d'école, leurs conceptions artistiques, leurs ten-
dances, leurs affinités. Nous jetterons quelque clarté sur
l'état présent de la musique, et nous apporterons, en tous
Cas, une contribution utile à l'histoire définitive et encore
420 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
lointaine de cette période. Nous pourrons cependant nous
permettre d'indiquer ici, non même sans quelque prudente
réserve, que le présent chapitre réunit des compositeurs
qui, malgré les qualités originales de quelques-uns, appar-
tiennent à une période de transition ; les anciennes riva-
lités des romantiques et des classiques de la période de
1830, des Cherubini et des Berlioz, se sont en eux apaisées
et tondues pour constituer un art équilibré qui s'appuie
sur les anciennes traditions.
— Parmi ces musiciens, il en est un dont la place n'est
pas contestée à la tète de l'art contemporain, et qui est
entré vivant dans la gloire. C'est M. Camille Saint-Saëns.
Sa production musicale est d'une fécondité extraordinaire;
mais il est vraisemblable, bien qu'il n'ait pas fini d'écrire,
qu'elle ne s'accroîtra maintenant de rien d'essentiel ni de
nouveau. Nous pouvons donc nous arrêter devant elle
comme devant un monument à peu près achevé. Le diffi-
cile sera d'en comprendre l'ensemble et d'en décrire les
diverses parties sans en oublier aucune, tant l'œuvre est
considérable et complexe. Essayons, en procédant avec
ordre.
Il conviendrait d'abord, et il serait sans doute aisé de
faire un classement parmi les œuvres de Saint-Saëns, dont
la dernière, au moment où nous écrivons ces lignes, l'ora-
torio The promise land, a été exécutée dans la cathédrale de
Glowcester, 13 septembre 1913, et ne figure pas sur le cata-
logue thématique et imprimé. La seule difficulté serait de
ne rien oublier. Au premier rang, on mettrait la musique
symphonique, laquelle fait le plus grand honneur à son
inspiration, à son courage, à son désintéressement artis-
tique : les symphonies en mi bémol et en la mineur, et
cette symphonie en ut mineur, dédiée à la mémoire de
Liszt, dont on a fait le plus bel éloge que puisse ambi-
tionner un musicien, quand on a dit qu'au moment où
notre sensualisme inclinait ses préférences vers le théâtre,
elle faisait revivre l'art des Mendelssohn, des Haydn, des
Mozart, et même — on est allé jusque-là ! — de Beethoven.
A côté de ces grandes compositions, on placerait le qua-
tuor en si bémol et le quatuor à cordes, le septuor avec
trompette et les deux trios, les trois concertos et les
LES CONTEMPORAINS VIVANTS 421
sonates pour violon, — le brillant Ruiulo Capriccioso, —
l'admirable sonate et les deux concertos pour violon-
celle
Au second rang, — avant les opéras (Samson excepté),
— on classerait ces brillants Poèmes sy m phoniques où
Saint-Saëns a montré, avec une originalité à la fois hardie
et pleine de goût, un sens de la couleur, un esprit et une
adresse rares, une science très nette, très sobre et très
française de la composition : la Danse Macabre, où il s'est
mis tout entier; Phaëton, la Jeunesse d'Hercule, le Rouet
d'Omphale, le Déluge. — La série des opéras viendrait
en troisième lieu, avec Samson et Dalila en tète et l'aimable
Javotte pour finir : entre ces extrêmes, la Princesse jaune,
Etienne Marcel, Henri VIII, Proserpine, Ascanio, les Bar-
bares. P/iri/né, Déjaniré, Parisatis, l'Ancêtre Au-des-
sous, le recueil des Quarante mélodies, l'orientalisme des
Mélodies persanes; — et enfin, au dernier rang qui serait
encore un rang d'honneur, les concertos pour piano et
d'abord l'admirable concerto en ut mineur, les fantaisies
de dimensions inégales qu'on ne pourrait dénombrer sans
faire un catalogue de plusieurs pages. — A part, il y aurait
la musique religieuse qui semble d'abord être le domaine
où Saint-Saëns devait tenir le sceptre : X Oratorio de Noël,
la Messe solennelle, la Messe de Requiem, les Motets au
Saint-Sacrement, les Motets à la Viemc. Les œuvres de
faible envergure où se joue un fugitif caprice réaliste ou
comique, sont aussi intéressantes que les autres pour qui
veut connaître l'homme. La scène du Svnocle. dans
Henri VIII, n'est pas un « document » plus instructif que
cette page de Javotte où les trombones chantent avec
majesté : Brigadier, répondit Pandore, brigadier, cous
avez, raison; et la symphonie en ut mineur ne doit pas
faire oublier des pièces comme cette Rhapsodie d'Auvergne
qui se termine, pour parler comme l'auteur des ïambes,
par une manière de chahut. Il v a de tout dans un tel
bagage : des toiles de maître, des tableautins, des albums,
de la pacotille. On est un peu déconcerté par cet éparpil-
lement d'un talent plus développé en surface qu'en profon-
deur. Dites, la jeune belle, où voulez-cous aller? Le
compositeur semble. à chaque instant, interroger ainsi la
422 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
critique ; et il va, aussi bien dans le char de Phaëton ou
dans le carrosse de Mab, que dans les berlines de jadis. Il
est tantôt du cortège d'Apollon, tantôt du cortège de
Dionysos. Il est tour à tour dans le sillage de Mozart et de
Rosellen, de Mendelssohu, de Thalberg, de Meyerbeer, de
dix autres maîtres dont il devient l'égal ou dontil approche,
par divertissement. Il n'a pas de formule très personnelle.
C'est un Protée qui se métamorphose pour s'amuser, un
oriental de Paris qui a des caprices de femmes, un brillant
éclectique faisant un peu de tout, à la française, produisant
de la musique par fragments et petites touches et voyant
dans la vie une chasse de Pan perpétuelle où il glane, au
hasard des rencontres, des poignées de curiosités : le ver-
tige d'un fumeur d'opium, la ligne gracieuse d'un cygne
sur l'eau calme, un effet de lointain en vue de la côte afri-
caine, une danse populaire, un brillant morceau pianistique,
les cloches de las Palmas... tout cela sans concentration
de caractère ni dessein suivi, avec des tentatives intermit-
tentes, pas toujours couronnées de succès, pour atteindre
à la grande composition héroïque et dramatique. Il est aux
antipodes de la méthode volontaire de R. Wagner qui
bâtit son idéal d'art avec d'énormes théories critiques,
commence par dire, en frappant la table de son poing : « Je
donnerai un théâtre à mon pays », et qui. avant d'écrire
sa Tétralogie, fait de l'hydrothérapie, se soumet à un
régime pour avoir la santé requise, et entre enfin dans sa
formidable besogne avec la patience d'un bœuf géant qui
aurait à labourer un espace de trente kilomètres carrés.
Aussi bien, sa musique est le contraire de celle de Berlioz.
Saint-Saëns est inconstant et sceptique; il lui faut de
l'imprévu. Il prend ses ébats dans la musique, comme le
Silvain de la Légende des siècles lâché en pleine Arcadie
de printemps.
L'analyse de quelques-unes de ses compositions éclai-
rera ces observations un peu complexes et qui semblent
parfois contradictoires. Sa lce Symphonie (op. 2) est une
œuvre claire, agréable à l'oreille, d'un intérêt moyen mais
soutenu; elle est comme pénétrée d'une résonance de la
musique de Beethoven et de Mendelssohu. Le formalisme
d'un tel art a pour caractéristique de rester simple sans
LES CONTEMPORAINS VIVANTS 423
déchoir dans la banalité. Il ne laisse deviner aucun de
ces dessous de passion, de volonté enthousiaste, de vie
intérieure en un mot. qu'on aime ;i croire inséparables de
la grande musique. La phrase de l'adagio a beaucoup
d'ampleur, mais une expression un peu factice. Une expo-
sition de fugue est placée dans le final ; le soin apporté
à la construction et au développement est partout visible.
On a l'impression qu'au lieu de faire corps avec l'émotion
du compositeur, la technique semble s'être détachée du
sentiment pour s'organiser à part et constituer un jeu qui
se suffit à lui-même; elle est un but, et non un moyen.
Ces observations s'appliquent à la 2e Symphonie, œuvre
sage et charmante, bien équilibrée, de passion peu pro-
fonde et de fantaisie discrète, toute de verve et d'élégance
dans l'usage de la technique, un peu courte, et où des
réminiscences diverses font corps avec la pensée person-
nelle d'un artiste sûr de sa main. Elle débute par des for-
mules d'accords, des arpèges, de brèves idées mélodiques;
le hautbois, la clarinette, le premier violon-solo ébauchent
des commencements qui ressemblent à des essais de plume
ou à des improvisations de pianiste prenant contact avec
son instrument; elle prend bientôt la forme d'un « appas-
sionato » fugué dont le caractère résolu reparaîti'a dans le
début du scherzo ; son principal intérêt est dans la con-
struction en contrepoint et dans le développement du
thème, d'expression moyenne. L'adagio est une sorte de
canzonetta pleine de grâce et d'allure mendelssohnienne.
Un sourire de tendresse éclaire ici la composition. Dans le
scherzo, dont le trio en syncopes, nasillé par le hautbois,
est la partie la plus séduisante, et dans le presto final,
régnent le formalisme aimable, la verve de Haydn. En son
ensemble, l'œuvre est toute classique; c'est un beau
spécimen de musique purement musicale.
La 3e Symphonie avec orgue, en ut mineur (op. 78), a
plus d'ampleur; c'est une des œuvres maîtresses du com-
positeur, la plus belle peut-être, certainement une de celles
qui font le plus d'honneur à l'art français. On aime à
traiter les compositions de ce genre comme des documents
psychologiques, et à y voir une image des passions qui
ont pu traverser, exalter, pousser à une sorte d'irrésistible
424
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
confession l'âme d'un artiste. Nous avons usé et même
abusé de cette méthode à propos de Beethoven. Ici, ce
serait difficile; cette 3e symphonie un peu austère, mais si
riche de formes et si pleine, est un monument de musique
pure où triomphe le génie de l'architecte sonore. Après
une introduction lente de quelques mesures, est posé ce
motif générateur (mouvement vif) :
#-#
}}J*tj**l
isfiJ-Ë
4-é
+**
De quel sentiment est-il expressif? D'aucun, semble-t-il
(et cela même serait un document sur la psychologie du
compositeur, sinon sur celle de l'homme); on n'y peut
voir qu'un trait de fantaisie légèrement paradoxale. Un
tel langage d'allure un peu maussade et bougonne, où
chaque note est répétée avec "une sorte d'impatience, ne
paraîtrait nullement déplacé dans une scène d'opéra-
bouffe; et ceci ne rabaisse en rien, au contraire! l'art con-
sommé qui, d'une formule assez sèche, fait sortir un
monde organisé. Ce motif fait contraste avec la partie
lente du poème où règne une sorte de recueillement reli-
gieux. Il donne une forme cyclique à toute la symphonie,
car il détermine quelques parties essentielles. On le
retrouve plus ou moins renversé, dans le second allegro :
Il réparait simplifié dans le fugato
LES CONTEMPORAINS VIVANTS 425
Il v a bien de brefs épisodes et un grandiose adagio
dont le cantabile a plus de prise sur la sensibilité de
l'auditeur et plus d'agrément pour l'oreille commune :
mais là aussi apparaît la tendance fondamentale à la
musique pure, celle qui ne signifie rien, qu'elle-même. Se
mouvoir librement, avec une fantaisie très réfléchie dans
le monde de la mélodie et du rythme, faire large et grand,
construire le contrepoint en joignant la netteté et l'élé-
gance à la variété des formes, être en un mot un ouvrier
d'art poussant aussi loin que possible l'excellence du tra-
vail, tel est le but qui semble avoir été cherché et qui est
atteint dans cette symphonie.
Par l'élévation de la pensée, l'ampleur des développe-
ments, la solidité de la facture, la beauté de la technique,
elle fait revivre quelque chose du grand art beethovenien.
Par l'emploi de puissances sonores accumulées (orgue et
piano ajoutés à l'orchestre) et surtout par le traitement
des cuivres qui, dans la dernière partie, se déchaînent
souvent avec éclat, elle ne semble pas étrangère à
l'influence de Berlioz. J'oserai dire que c'est une sym-
phonie fantastique. Pour mériter ce titre, une composi-
tion n'est pas nécessairement incohérente et baroque!
Le Quatuor à cordes, op. 112, est d'un style fort bien
approprié au caractère du quatuor, moins l'émotion et la
grâce aimable qui conviennent à ce genre de composition
créé pour le salon. C'est une œuvre abstraite, de valeur
toute technique. Le thème initial du 2e mouvement, d'où
l'oreille dégage une formule en dorien (antique), semble
être une déformation de la séquence grégorienne Diesirœ,
dies Ma, ce qui n'est pas de nature à l'éclairer d'un sou-
rire de joie. Le Quatuor pour piano, violon, alto et violon-
celle, op. 41, a un allegretto initial d'allure fort agréable,
mais est conçu dans le même esprit; l'andante maestoso
n'est qu'un jeu de forme et un exercice de construction
d'ailleurs digne de Bach; dans les deux allégros qui
suivent, — l'un avec son thème volontaire et un peu
maussade qui ne messiérait pas à un opéra-boufïe, l'autre
bien imité de Haydn, — je ne vois que pur badinage. On
peut en dire autant du Trio, op. 92. L'Allégretto et l'allégro
à 5 temps ont une grâce classique, parfois un peu de gêne,
426 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
mais semblent être une gageure de virtuose plus qu'une
forme adéquate à une émotion réelle. Dans le Quintette,
op. 14 (cordes et piano), le premier mouvement (allegro
maestoso) est très beau : dramatique, plein de sentiment,
de recueillement grave, digne du premier mouvement du
quintette de Schumann; le reste est inégal, d'une diversité
de style qui ne laisse pas voir l'unité de l'inspiration. Le
dernier allegro débute par une exposition de fugue par les
cordes (le piano compte 58 mesures); puis, chant à l'unis-
son des deux violons, pendant que l'alto esquisse des
figures légères, que le violoncelle tient des rondes, et que
le piano arpège des accords : tous les styles! Cette variété
est sans doute voulue et fait honneur à la fantaisie du com-
positeur. Un esthéticien viennois (Hanslick), connu pour
la sécheresse de sa doctrine et pour son opposition à
Wagner, a dit que la musique était un jeu à' arabesques
sonores, rien de plus; et un philosophe (Herbart), n'admi-
rant dans un poème que la forme, sans attacher d'impor-
tance au contenu de cette forme, a prétendu nous faire
accepter ceci comme un axiome : « Un chef-d'œuvre d'art
est comme un temple; sa beauté n'a rien à attendre des
meubles qu'on mettra dedans. » De tels paradoxes pour-
raient demander un essai de justification aux compositions
dont nous venons de parler; ni la musique de Beethoven,
ni celle de Berlioz ne permettent de les accepter.
M. C. Saint-Saèns a exposé quelques-unes de ses idées sur le
théâtre dans un article de la Revue de Paris du 15 août 1909. 11 y
montre avec beaucoup de raison que les sujets historiques sont aussi
favorables que les sujets légendaires au drame lyrique : « La légende,
au point de vue du drame lyrique, offre un avantage : le merveilleux;
pour le reste, on y trouverait plutôt des inconvénients. Des person-
nages qui n'ont jamais existé, à l'existence desquels on ne croit plus,
peuvent-ils être intéressants par eux-mêmes? Ils ne soutiennent pas,
comme on s'imagine, la musique et la poésie : c'est la poésie et la
musique, au contraire, qui leur donnent la vie. Supporterait-on les
interminables discours du triste Wotan, sans la merveilleuse musique
dont ils sont accompagnés ? Orphée pleurant Eurydice vous touche-
rait-il autant, si Gluck, dès les premières notes, n'avait su nous
captiver? Que seraient, sans Mozart, les marionnettes de la Flûte
enchantée?... Laissez donc les musiciens choisir leurs sujets d'opéra
et la forme même de leurs opéras, à leur fantaisie et suivant leur tem-
pérament. Que de jeunes talents se perdent, à notre époque, parce
LES CONTEMPORAINS VIVANTS 427
qu'au lieu d'obéir à leur nature, ils se croient obligés d'obéir à un
mot d'ordre ! » Et de fait, il a pratiqué lui-même cet éclectisme
supérieur. La Princesse jaune est une historiette japonaise, « piécette
de paravent à très modeste invention dramatique ». Samson et Dalila.
oratorio autant qu'opéra, tiré de la Bible. Le Timbre d'argent est un
sujet fantastique; Etienne Marcel, Henri VIII, les Barbares sont des
drames historiques, Déjanire, Phiyné, Hélène, Antigone, Andro-
maque nous transportent dans l'antiquité grecque. Ce que M. Saint-
Saëns repousse, c'est le fétichisme des formules, c'est l'intolérance
des petites chapelles et de certaines écoles. Est-il question de la
rénovation du drame lyrique, de sa libération des formes surannées?
Il demande qu'on ne sorte pas d'un <c esclavage pour tomber dans
un autre »; il veut que le compositeur « puisse écrire même un air,
fût-il à roulades et à cocoies, comme celui de la Reine de la nuit,
dans la Flûte enchantée, s'il est, comme lui, un chef-d'œuvre : c'est
une chose fort difficile à faire qu'un bel air, fort difficile à chanter.
On arrive aisément, dans ce genre, au poncif et à la formule ; mais
croyez-vous qu'on n'y arrive pas aussi dans le genre déclamé? »
[Portraits et Souvenirs, p. 240.) S'agit-il de la question vers ou prose,
soulevée par le dernier opéra de M. Alf. Bruneau? Saint-Saëns, après
avoir déclaré que la carrure du vers s'adapte à celle de la phrase
musicale et montré par des exemples que la répétition, pour qui sait
l'employer avec discernement, ajoute de la force et non de la mono-
tonie, évite les solutions absolues : « Que conclure de tout ceci? ce
que l'on voudra. Pour moi, le vers n'est pas une entrave: et, si l'on
veut autre chose, il faudra toujours que ce quelque chose lui res-
semble de près ou de loin. » (Ibid, p. 248.) Wagner est-il, au début
de sa carrière, en butte à des « philistins », Saint-Saëns le défend
avec énergie; mais il refuse de s'enrôler dans la phalange des
wagnériens quand même. Il veut « conserver sa liberté », admirer
dans l'œuvre du compositeur allemand ce qui lui plait et a ne pas
admirer le reste » ; il revendique le droit de « trouver long ce qui
est long, discordant ce qui est discordant, absurde ce qui est absurde ».
Et quand on l'accuse de renier Wagner après l'avoir étudié et en
avoir profité, il réplique « non seulement je ne le renie pas, mais je
me fais gloire de l'avoir étudié et d'en avoir profité, comme c'était
mon droit et mon devoir; j'en ai fait autant avec Sébastien Bach, avec
Haydn, Beethoven, Mozart, et tous les maîtres de toutes les écoles.
Je ne me crois pas obligé pour cela de dire de chacun d'eux que lui
seul est Dieu et que je suis son prophète. Au fond, ce n'est ni Bach,
ni Beethoven, ni Wagner que j'aime, c'est l'art. Je suis un éclectique. »
[Harmonie et mélodie, Introduct., passim.) Dans l'énumération des
maîtres auxquels il avoue avoir emprunté quelque chose, il en oublie
ici un à qui il doit une reconnaissance spéciale, c'est Liszt, dont on
peut le rapprocher pour bien des raisons : mais il lui a porté le
tribut de son admiration et de sa reconnaissance dans un autre
ouvrage [Portraits et Souvenii's). Il loue surtout en Liszt le génie
représentatif de l'âme magyare. Il recommande à nos jeunes musi-
ciens de rester français. « Le public, quand il est naïf et sincère,
428 LES SUCCESSEURS nP BERLIOZ
n'aime que l'art de son temps et de son pays, par la raison bien
simple qu il n'en saurait comprendre d'autre. Le goût de l'art ancien,
de l'art exotique, sont des goûts d'érudit et de raffiné, et c'est pour
paraître érudit et raffiné que le gros public s'est mis à s empêtrer
dans l'antique et dans l'exotique. »
On qualifie souvent M. C. Saint-Saêns de néo-classique. Sa per-
sonnalité est trop complexe pour pouvoir être caractérisée d'un mot.
L'épithète de néo-classique conviendrait sans doute à sa musique de
chambre et à ses symphonies; mais celle de romantique est com-
mandée par le caractère de ses poèmes symphoniques. Ses opéras
appartiennent à l'école moderne par la souplesse du style el des
combinaisons harmoniques, le souci du livret, le rôle toujours actif
de l'orchestre et l'emploi fréquent de thèmes caractéristiques; ils
appartiennent au contraire à l'école traditionnelle par le respect de
la grammaire musicale, par l'importance donnée au chant, par la
libre reprise de certaines paroles toutes les fois que cette reprise
est utile à la construction mélodique, par les ballets qu'il y a intro-
duits et qui sont une concession à de vieux usages.
— M. Théodore Dubois, contemporain de M. Saint-
Saëns, est le représentant é-minent de l'école traditionnelle.
Dans le domaine de la musique, comme partout où s'élabore
le devenir du progrès, il y a des forces révolutionnaires et
des forces conservatrices, faisant un équilibre instable;
M. Th. Dubois, par son enseignement et par son exemple,
est une force conservatrice. — Nous demandons a une
œuvre musicale deux qualités essentielles : d'abord d'être
faite, c'est-à-dire construite, et sur ce point M. Th. Dubois
peut servir de modèle à tous les jeunes musiciens. Le
maintien des cadres classiques dans lesquels il aime à
distribuer sa pensée, la correction de son style, son
orchestre bien étage, sans surcharge, donnent l'impression
de sécurité qu'on éprouve devant un édifice aux propor-
tions harmonieuses, qu'on sent très solide sur sa base. La
musique en second lieu doit être expressive, il faut qu'elle
traduise une émotion, et c'est la que s'annonce la person-
nalité du compositeur, sans qu'on puisse lui indiquer de
règles à observer : c'est le tempérament, le nescio quid. le
« démoniaque » qui agit Si l'œuvre de M. Th. Dubois
(plus de 200 pièces) comprend des compositions de valeur
ordinaire, il en est plusieurs qui nous paraissent destinées
à survivre et à prendre une bonne place dans l'école
française. Telles ses Etudes virgiliennes , dignes de l'eu-
LES CONTEMPORAINS VIVANTS 429
rythmie et de la netteté antiques, son Trio en ut mineur
dont certaines pages pourraient être signées par Mendels-
sohn, son Quatuor à cordes en mi b, son DLvtuor, sa Sym-
phonie française qui est un hommage ému rendu à notre
pays : œuvre variée, complexe, d'une tenue toute clas-
sique. Le largo du début, grave et solennel, semble la
musique de ce culte dû à une grande patrie. C'est un
peuple d'action et d'initiative que caractérise ensuite
l'allégro qui suit immédiatement. Mais avec la deuxième
partie nous voici soudain transportés dans les aimables
campagnes de France; un thème populaire, modulé infini-
ment, et toujours en demi-teinte, par les bois, par les
cordes, puis l'orchestre entier auquel se mêlent, vers la
fin, les notes claires du célesta, le tout sur un fond harmo-
nique d'une transparence et d'une douceur exquises, crée
le plus charmant tableau pastoral qu'il soit possible d'ima-
giner. La simplicité de l'expression n'en est pas une des
moindres qualités. A cette délicieuse rêverie succède un
spirituel schcrzando — de moins d'intérêt cependant; —
enfin la symphonie se termine par une sorte d'apothéose
enthousiaste, concentrant l'idée de la patrie autour d'un
fragment de la Marseillaise et rappelant passagèrement
ainsi le motif essentiel de la première partie.
M. Th. Dubois est né à Rosney (Marne) en 1837. Après avoir fait
ses études musicales au Conservatoire, où il obtint toutes les
récompenses que peut souhaiter un brillant élève, depuis la classe
de piano de Marmontel jusqu'à celle de composition d'A. Thomas,
le grand prix de Rome lui fut décerné en 1861. A son retour d'Italie,
il est nommé maître de chapelle de Sainte-Clotilde, puis organiste
de la Madeleine. Il est désigné comme professeur d'harmonie, puis
de composition au Conservatoire. Il entre à l'Institut en 1894 et
succède, en 1896, à son maître et ami A. Thomas comme directeur
du Conservatoire; il reste à la tête de cet établissement jus-
qu'en 1905, et pendant ces dix ans, y fait preuve d'une indépendance
de caractère, d'une application à ses fonctions, d'un dévouement à
l'art, d'un haut esprit de justice qui lui concilient l'estime et la
confiance de tous. Sa vie est celle d'un homme d'honneur, dejtravail
et de devoir. Dans son œuvre si considérable où tous les'genres^de
composition musicale sont représentés, nous citerons encore : parmi
les oratorios, les Sept paroles du Christ, le Paradis perdu; parmi]les
opéras-comiques, Xavières, qui est une pièce de réalisme mitigé
où abondent les idées mélodiques (la chanson de saint François
430 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
d'Assise, celle de la grive, la bourrée d'Auvergne sonl traitées de
manière délicate); parmi les opéras, Aben-Hamet (1884), Fritiof
(1892), le ballet de la Farandole (1883); enfin, un grand nombre de
compositions de musique de chambre.
— Nous rapprocherons de M. Th. Dubois l'actuel secrétaire
perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts, M. Gh.-M. Winou
(1845), titulaire des magnifiques orgues de Saint-Sulpice
depuis 1869; il a abordé tous les genres; on a de lui
3 symphonies dont une avec orgue, plusieurs œuvres de
musique de chambre, un grand nombre de pièces de piano
et de mélodies, une Sérénade pour piano, flûte, violon,
violoncelle et harmonium, pièce très connue et charmante,
un ballet la Korrigane, qui est au répertoire courant de
l'Opéra, huit sonates pour orgue intitulées symphonies, etc.
Il a donné à l'Opéra-Comique Maître Ambros, drame lyrique
en 4 actes et 5 tableaux, livret de Fr. Goppée et A. Dor-
chain (1886), et les Pêcheurs de Saint-Jean.
Cette dernière œuvre (4 actes, 1905, paroles de Henri
Caïn) a pour sous-titre « Scènes de la vie maritime ».
M. Widor s'y est moins appliqué à peindre des idylles
(baptêmes de barques, pèches, orages, etc.) qu'à écrire
un grand opéra. Un mouvement endiablé (surtout dans
l'ouverture et le premier acte), un très solide talent de
compositeur qui sait construire et phrascr le morceau,
quelques souvenirs de Wagner (ce qui est piquant chez un
anti-wagnérien), une certaine violence mélodique, un peu
de fracas à la Rossini, risquant de prêter a d'humbles
pêcheurs le même langage qu'aux acteurs à pourpoint des
opéras italiens, — un sens dramatique réel, une maîtrise
incontestable, une orchestration un peu grosse : tels sem-
blent être les caractères de cette œuvre brillante. Un autre
opéra, Nerto (texte de Mistral), n'est pas encore représenté.
M. Ch.-M. Widor a succédé à M. Th. Dubois, comme pro-
fesseur de composition au Conservatoire. Professeur, orga-
niste, improvisateur et compositeur de musique d'église,
sa maîtrise, à ces divers titres, est reconnue. Il a écrit une
préface à l'ouvrage de Pirro sur « L'orgue de J. S. Bach »,
et un supplément au Traité d' orchestration de Berlioz, qui
est au courant des progrès faits depuis 50 ans par le
mécanisme de la plupart des instruments, mais qui n'a
LES CONTEMPORAINS VIVANTS 431
d'intérêt que s'il est rapproché de l'admirable ouvrage de
Berlioz. Comme compositeur de théâtre, de musique pro-
fane, M. Ch.-M. Widor peut être rangé parmi les néo-clas-
siques. Nous le retrouverons dans un autre chapitre.
— M. Paladilhe est aussi un des compositeurs qui représentent la
musique française à l'Institut, où il a succédé en 1892 à Guiraud.
Né en 1844 près de Montpellier, il entra à neuf ans au Conservatoire
de Paris, fut un enfant prodige, obtint le prix de piano (classe
Marmontel), le prix de composition (classe Halévy) et, en 1860, le
grand prix de Rome avec la cantate Ivan IV. Ses premières œuvres
furent vite connues : A l'assaut (opéra en vers, en 1 acte, de
Fr. Coppée, joué en 1872 à l'Opéra-Comique, et dont la sérénade
a été très répandue sous le nom de Mandolinata) et un recueil de
mélodies qui rappellent celles de Gounod, mais dont quelques-unes
comme Brins d'osiers, Psyché, sont particulièrement estimables. Il
a publié une symphonie, 2 messes, etc. Au Théâtre, il a donné
notamment Suzanne (3 actes, Opéra-Comique, 1878, livret de Lockroy
et Cormon) et l'opéra Pairie (5 actes, Opéra, 1886, sur le beau
drame de V. Sardou), construit et écrit avec savoir et adresse, selon
la formule meyerbeerienne.
— M. Ch. Lefebvre (1843-1917), professeur de classe d'ensemble au
Conservatoire, prix de Rome de 1870, M. H. Maréchal, prix de Rome
de 1 871 , sont aussi des néo-classiques. M. Ch. Lefebvre a écrit plusieurs
opéras, Zaïre (1887), Djelma (1894), divers poèmes symphoniques
dont l'un, la Messe du Fantôme, a été exécuté avec succès à la Société
des Concerts du Conservatoire; une symphonie, de nombreuses
compositions de musique de chambre. M. Maréchal a composé divers
opéras-comiques : notamment les Amoureux de Catherine (1876), la
Taverne des Trabans (1876); un ballet, le Lac des Aulnes (Opéra,
1907) ; un drame sacré, le .Miracle de Nain (1887); des pièces pour
orchestre, pour chœur, pour piano et chant, pour piano, etc.
— Massenet a été un chef d'école. L'influence de son enseignement
au Conservatoire, le prestige de ses succès lui avaient acquis
beaucoup d'adeptes. De ses élèves du Conservatoire, les uns ont
adopté sans changement appréciable sa formule lyrique et mélo-
dique; d autres l'ont plus ou moins modifiée, transformée, soit au
contact d'autres maîtres, soit sous l'action d'une personnalité plus
active; d'autres enfin, comme M. Alf. Bruneau, s'en sont si bien
affranchis qu ils ont inauguré un nouveau genre : nous nous occu-
perons de ces derniers dans un chapitre spécial. Voici l'énumération
de quelques compositeurs qui se rangent dans la parenté plus ou
moins éloignée de l'auteur de Manon.
M. Lucien Hillemacher (1860-1909, prix de Rome de 1880), qu'on
ne peut séparer de son frère Paul (né en 1852, prix de Rome de 1870,
élève de Bazin). Les deux frères, dont l'aîné survit, ont publié toutes
leurs œuvres en collaboration; elles sont signées P. -L. -Hillemacher.
432 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Les principales sont : Loreley, légende symphonique qui remporta
le prix de la Ville de Paris en 1882 et fut exécutée au Concert
Lamoureux ; une autre suite d'orchestre, la Cinquantaine (Concert
Lanioureux, 1898); One for tu o, pantomime (1 acte, Londres, 1894);
Héro et Léandre, musique de scène pour le poème de M. Ed. Harau-
court (1894); le Drac, drame lyrique (3 actes, Carlsruhe, 1886);
Circé, drame lyrique (3 actes, Opéra-Comique, 1907). Circé évoque
un monde de brillantes images : Circé et la Magie ; la guerre de Troie ;
l'Odyssée ; Ulysse, le héros hardi, souple et très religieux au fond ;
enfin la poésie d'Homère — autre enchanteresse — enveloppant tout
cela. Homère est éminemment favorable à la musique. Il est tout ;
réalité et fiction, grandeur et simplicité, puissance et agrément; son
art frais et jeune est riche de toutes les couleurs de la nature et de
tous les frémissements des passions humaines. Le poème de
M. Haraucourt a été alourdi par des préoccupations philosophiques.
Les épisodes sout plutôt tristes. Les compositeurs n'ont vu dans la
donnée de la pièce qu'un sujet d'analyse psychologique: ils l'ont
traitée comme un mélodrame. Leur musique est œuvre de conscience,
d'habile savoir, de valeur artistique, mais sans prise sur les facultés
d'émotion que le public aime tant à abandonner.
— Georges Marty (1860-1908), prix de Rome de 1882, qui succéda
en 1903 à Taffanel, comme chef d'orchestre de la Société des Con-
certs du Conservatoire, a écrit un drame lyrique, le Duc de Ferrure
(3 actes), représenté en 1899 sur le Théâtre de la Renaissance, et,
par fragments, aux Concerts de l'Opéra, qui annonçait un tempéra-
ment dramatique; il n'a pas donné sa mesure; son bagage musical,
assez mince, comprend des mélodies, des pièces de piano et des
chœurs, une suite d'orchestre, les Saisons, un poème symphonique,
Merlin enchanté, une ouverture, Balthazar, une pantomime en 1 acte,
Lysis...
— M. Gabriel Pierné (né à Metz en 1863, prix de Rome en 1882) a
succédé en 1903 à Colonne comme chef d'orchestre de la Société qui
porte son nom. Compositeur abondant et habile, il a abordé tous les
genres. Elève de César Franck pour l'orgue et de Massenel pour la
composition, il professe l'admiration de ses deux maîtres et se
rattache en effet à tous les deux par de solides et brillantes qualités.
Ses deux oratorios, la Croisade des Enfants (couronné en 1903 au
concours de la Ville de Paris), et les Enfants de Bethléem (mystère
en 2 parties, 1907) sont pénétrés d'émotion, empreints d'une haute
couleur. L'An Mil, poème symphonique en 3 parties avec chœurs
(1897) : un épisode (la fête des fous et de l'âne) est d'un esprit et d'un
pittoresque charmants. La Nuit de Noël de 1870, épisode lyrique
(1896), peut être rangée dans la même classe de poèmes symphoniques
ou d'oratorios. Le poème, dû à Eug. Morand, représente les deux
armées ennemies front à front, sous les armes, pendant la veillée
de Noél où la neige couvre la terre ; les refrains de guerre sont tout
à coup interrompus par un chant religieux de forme austère : ce sont
les Allemands qui célèbrent leur Noël; les Français entonnent à leur
tour un Noël frais et léger, motif populaire d'une grâce exquise;
LES CONTEMPORAINS VIVANTS 433
puis l'orchestre synthétise la situation; il unit, il tond les deux
chœurs et les fait monter ensemble jusqu'au ciel : idée essentielle-
ment musicale qui aurait pu retenir plus longtemps le compositeur;
il s'est contenté de l'esquisser après s'être attardé aux détails de l'ex-
position. Le tempérament de M. G. Pierné l'a poussé vers le théâtre.
Ses œuvres principales — dont la liste s'allongera sans doute encore
— sont : La Coupe enchantée, opéra-comique d'après le conte de
La Fontaine, représentée en 2 actes à Roy an en 1895, et sous une
nouvelle forme en 1 acte à Paris en 1905: Vendée, opéra en 3 actes
et 4 tableaux (livret d'Ad. Brisson et Ch. Polley, Lyon, 1897). œuvre
où la forme classique de l'opéra est conservée: la Fille de Tabarin,
comédie lyrique en 3 actes (livret de V. Sardou et Paul Ferrier,
Opéra-Comique, 1901), qui est à tendances plus « avancées ». Le
sujet confine au mélodrame. Tabarin, retiré du théâtre, s'est anobli
par l'achat d'une terre; mais on ignore aujourd'hui ses origines et
son passé, quand, au moment de marier sa fille à un gentilhomme
qui l'aime, il est reconnu et sur le point d'être démasqué par une
troupe de comédiens; alors, de peur de devenir un obstacle au
bonheur de sa fille, il se tue — Histoire en somme assez banale, peu
propice aux envolées poétiques. La musique est d'une écriture
soignée, d'une orchestration qui abonde en détails ingénieux; la
partie épisodique est la mieux traitée. — On ne badine pas avec
Vamour, comédie lyrique en 3 actes, d'après Ait", de Musset (livret de
G. Nigond et L. Leloir, Opéra-Comique, 1910), témoigne de beaucoup
de grâce, de souplesse et de légèreté de main; on y trouve une amu-
sante construction canonique (présentation de D. Blasius); mais c'est
moins une synthèse musicale qu'une succession de tableaux de genre,
vivement enlevés. — La musique de scène de Ramuntcho (5 actes
de Pierre Loti, Odéon, 1908) offre encore une série de tableaux
tantôt descriptifs, tantôt émouvants, tantôt ingénus, où les airs popu-
laires basques ont été habilement utilisés, mais qui ne nous font pas
sentir, avec toute leur élégance et leur charme, l'enveloppe de
poésie de cette idylle dramatique. Dans la musique de chambre, il
convient de signaler la Sonate pour piano et violon, et dans la musique
symphonique, le Concerto pour piano. Le talent de M. G. Pierné,
fait d'élégance et d'esprit, est soutenu par une solide science harmo-
nique; il a atteint quelquefois à la véritable grandeur, notamment
dans la Croisade des Enfants.
— M. Xavier Leroux, né en 1863 près de Naples, d'une mère ita-
lienne et d'un père français, prix de Rome de 1885, a, comme son
maître Massenet, le sens du théâtre, il sait exprimer le langage de la
passion, mais avec un emportement, nous allions dire une frénésie
qui lui est propre. Son opéra, Astarté (4 #ctes et 5 tabl., poème de
L. de Grammont), représenté à l'Opéra, en 1901, est une œuvre de
chaude imagination, de proportions énormes, de couleur et de sen-
sualité exubérantes, où Vappasionato règne d'un bout à l'autre —
toutes voiles dehors et beaucoup de voiles étant déployées. Il tend
presque à chaque scène au maximum de l'expression, au maximum
de l'éclat et du développement, soit qu'il se déchaîne et s'exaspère
Combarieu. — Musique, III. 28
434
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
en une éloquence haletante, brillante et complexe, soit qu'il se fixe
sur des rythmes de fiévreuse volupté. Le dévergondage de mythologie,
avec ses puérilités grandioses et ses naïves impudences, y est illustré
par un art à la fois jongleur et savant : M. Leroux aime le mouve-
ment et la lumière, il est de la famille des flamboyants. — La Reine
Fiammetta (poème de C. Mendès) a été jouée à l'Opéra-Comique
en 1904. Le musicien a appris de Massenet à suivre de près le texte
du livret, à en souligner les détails : Daniel passe tout à coup du
désespoir à la joie, et pour exprimer ce changement s'écrie : « Le
cyprès, chargé de corbeaux, a vu passer une colombe »; aussitôt la
clarinette murmure :
i
m
r
r
ce qui exprime le froufrou de la colombe.
Le poète vient-il à dire :
La danse frivole,
Et le luth touché
D'un doigt qui s'envole.
il y a sur ce dernier mot un trait de flûte qui « s'envole » aussi :
PJ0W
cette traduction des détails du texte par l'orchestre est encore une
manière de Massenet. Ce qui est propre à M. Leroux, c'est la pein-
ture de la passion déchaînée, de la passion limite, au delà de quoi
il n'y a plus rien, sinon de mettre le feu à l'orchestre et de faire
flamber tout le théâtre : effets musicaux parfois un peu gros et
faciles, mais puissants. Dans le Chemineau (livret de J. Richepin,
Op.-Com., 1907), dont le sujet manque de vraisemblance et constitue, à
proprement dire, un mélodrame, M. Leroux n'a rien ajouté qui pût
faire accepter une pièce dont les personnages ne parviennent pas à
nous émouvoir; il convient cependant de signaler les préludes du
2e et du 3e acte qui ont une réelle valeur symphonique. Il a écrit un
drame musical en 3 actes et 5 tableaux, Théodora (livret de Y. Sardou
et P. Ferrier, 1907, Monte-Carlo) ; une ouverture dramatique, Harald,
jouée par la Société des Concerts en 1907 et qui est dans le style de
Weber; un drame lyrique, Willian Rattcliff', par L. de Grammont
d'après H. Heine, et dont la musique rappelle la forme wagnérienne
par le retour d'un certain nombre de thèmes expressifs et par la
déclamation qui y règne souverainement; — un autre opéra, le Caril-
lonneur (Monte-Carlo, 1913), est d'une couleur plus calme.
— M. Paul Vidal (1863), prix de Rome de 1883, ancien chef d'or-
LES CONTEMPORAINS VIVANTS 435
cheslre à l'Opéra, directeur actuel de la musique à l'Opéra-Comique,
professeur de composition au Conservatoire, est l'auteur d'un grand
nombre de compositions qui annoncent un esprit éclectique, une sou-
plesse particulière à s'adapter à tous les genres, même au genre
moderne (voir ses mélodies très libres, le Jeu du Sabot, la Meneuse
de jeu, etc., enrichies d'un accompagnement de haute imagination).
Parmi ces œuvres, à citer notamment un poème symphonique,
la Vision de Jeanne d'Arc, qui contient de belles idées musicales
exprimées par une écriture classique et un orchestre tantôt délicat,
tantôt puissant ; un grand opéra, la Burgonde (1898), un drame lyrique,
Guernica (op. -comique, 3 actes, Opéra-Comique, 1895), et surtout le
ballet la Maladetta (2 actes, Opéra, 1893), construit avec des airs
populaires de la région pyrénéenne. M. Vidal a aussi écrit l'accompa-
gnement au piano ou à l'orchestre de beaucoup de musique ancienne.
— M. Gaston Carraud (1869), prix de Rome de 1890, a donné en 1905
aux Concerts Lamoureux le poème symphonique la Chevauchée de la
chimère, œuvre de sentiment et d'imagination: les Nuits, sur le
poème d'Alf. de Musset; la Symphonie dramatique, l'ouverture de
Buona Pasqua, sont des œuvres distinguées. Comme critique et
écrivain musical, M. Carraud est apprécié pour l'indépendance et la
solidité de son jugement.
— M. Henri Rabaud (1873), fils du violoncelliste, prix de Rome de
1894, est, lui aussi, élève de Massenet. 11 tient de son maître l'habileté
à manier et à distribuer l'orchestre, le sens du théâtre et du rôle du
chanteur; il a moins de tendresse et d'onction, plus de mâle énergie,
plus de profondeur, plus de hardiesse harmonique. M. Rabaud,
sans être de l'école dite avancée — ni peut-être d'aucune école —
est, comme on dit, dans le mouvement. Il est assez jeuue, assez
souple, d'esprit assez ouvert, d'imagination assez fertile pour avoir
évolué. Il a écrit d'abord un poème symphonique, la Procession
Nocturne (Colonne, 1899), de sentiment sincère, de vive imagination,
œuvre nette en sa structure, et dont l'intérêt va croissant : « Faust,
chevauchant dans la forêt, entend venir une procession et se cache
pour la voir passer; ce sont des enfants qui s'avancent en chantant:
et Faust, resté seul, dans les ténèbres, verse des larmes amères
et brûlantes. » L'oratorio de Job, sur le texte de la Bible traduit par
E. Renan, a de la force dramatique, de l'éloquence; la musique sent
toujours l'effort, mais n'est point banale et approche de la grandeur.
A ces œuvres de début il faut joindre un Divertissement sur des airs
russes, une pièce symphonique, Y Eglogue, inspirée de la première
bucolique de Virgile et qui a un tour aisé et délicat, un Quatuor à
cordes (apparenté à Mendelssohn). des mélodies, etc. La première
œuvre de théâtre de M. Rabaud, la Fille de Roland (4 actes, livret
de P. Ferrier, d'après H. de Bornier, Opéra-comique), l'a placé au
premier rang de la jeune école.
Le poème, à tendances patriotiques et françaises, met en scène
Charlemagne, avec un cadre d'action grandiose et pittoresque. Dès
l'introduction, nous trouvons une fugue de grand style qui sert
de portique au drame :
t36
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
P1TWJIJF ||^BB J^t^j
Ce thème sévère, où la note sensible est supprimée, repris à la
dominante, puis renversé, a un caractère de noblesse qui se soutient
dans toute la partition. Parmi les meilleures pages, il convient de
citer la fin du 1er acte, où les remords du traître Ganelon sont
exprimés par l'orchestre en une langue magnifique. La Chanson des
épées est un charmant hors-d'œuvre, avec ses dissonances et son
parfum archaïque :
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*c
2:
37
za
Le chant tient une large place dans cette œuvre. La dernière pièce
que M. H. Rabaud a donnée à l'Opéra-Comique, Marouf, Savetier du
Caire (1914, 5 actes, poème tiré par M. L. Népoty des Mille et une
Nuits), a obtenu un très vif succès qui s'est propagé au delà même
de notre pays. L'action, d'une fantaisie charmante, se déroule dans
ce monde d'Orient où les aventures les plus invraisemblables
deviennent toutes naturelles. Le musicien a écrit une partition de
verve, d'esprit, de mouvement et de couleur et y a ajouté un ballet
d'importance; il a usé de tout ce que l'école avancée a prévu de har-
diesses harmoniques, et utilisé les ressources du mélisme oriental :
œuvre d'un tout autre caractère que la précédente et qui témoigne de
la richesse d'imagination et de la souplesse du compositeur.
— Les œuvres de M. Reynaldo Hahnt (1874) sont beaucoup moins
dégagées de l'influence de Massenet. Son opéra-comique la Carmélite
(1902), dont le dernier tableau (la prise de voile) est marqué d'une
particulière noblesse d'accent, son idylle polynésienne Vile du Rêve
(3 actes tirés du Mariage de Loti), son ballet la Fête chez Thérèse
(Opéra, 1910), sont des compositions pleines de talent et de charme;
elles sont cependant peut-être moins destinées à durer que ses Chan-
sons grises, sur des vers de Verlaine.
— M. André Messager, ancien élève de l'école Niedermeyer
(comme G. Fauré, Gigout, Alex Georges, etc.), n'est pas connu
seulement comme ancien directeur de l'Opéra et chef d'orchestre
de la Société des Concerts du Conservatoire, depuis la mort de
Marty. Il a écrit des œuvres faciles, gracieuses, spirituelles,
suivant l'ancienne formule française, relevées par une orchestration
ingénieuse et un réel savoir; les Deux Pigeons, ballet en 3 actes
(Opéra, 1886); les opéras-comiques, la Basoche (3 actes, 1890),
Fortunio (5 actes, 1907): l'opérette les P'tites Michu (Bouffes
Parisiens, 1897); et Véronique, qualifiée avec un peu de prétention
opéra-comique (Bouffes Parisiens, 1898) sont encore souvent repré-
sentées.
LES CONTEMPORAINS VIVANTS 437
— M. G. Hue (1858), ancien élève du Conservatoire, prix de Rome
de 1879, ne recherche pas le facile applaudissement. Il a donné
successivement les /V/hé/«s (Opéra-Comique, 1882 t : Rubezahl, légende
symphonique (Colonne, 1887); Résurrection, épisode sacré (Conserva-
toire, 1893); Jeunesse, poème lyrique (1893); Scènes de ballet
(Lamoureux, 1897); Titania, légende féerique en 3 actes, tirée d'un
épisode du Songe d'une nuit d'été de Shakespeare. Le Roi de Paris.
drame lyrique en 3 actes et 4 tableaux (paroles de H. Bouchut.
Opéra. 1901), expose une série de faits historiques, la lutte des
Guises contre le roi de France, et se termine par le mot : « Je ne le
croyais pas si grand! »; œuvre bien écrite, et de bonne tenue, mais
où manquent la couleur historique et l'émotion. Le Miracle, autre
drame lyrique en 5 actes (Opéra, 1910), mais cette fois légendaire,
œuvre considérable dont la musique aux harmonies recherchées et
même « avancées », les ensembles imposants et le ballet ne sauvent
pas le sujet dépourvu d'intérêt. Parmi les œuvres instrumentales,
le Thème varié pour alto est plutôt une symphonie avec partie
prépondérante d'alto, et paraît révéler une grande science de l'ins-
trumentation, un style original et très libre, une mélancolie expres-
sive, de la poésie même. La Fantaisie pour violon et piano est une
œuvre intéressante, où les motifs de tendresse alternent avec un
chant d'allure héroïque.
— M. Sylvio Lazzari, né en Autriche (1860), a commencé ses études
musicales en Autriche, mais, entré au Conservatoire de Paris
en 1882, s'est définitivement fixé en France et s'y est fait naturaliser.
Elève de Guiraud et de César Franck, wagnérien affiché au moment
où les œuvres du maître de Bayreuth étaient encore contestées, il
a été considéré par ses contemporains comme un « avancé ». Sa
musique porte l'empreinte d'un tempérament dramatique ; elle
contient et exprime souvent une émotion profonde ; son écriture
musicale est colorée. Sa Sonate pour piano et violon fait penser à un
César Franck plus terrestre. A côté de plusieurs autres œuvres de
musique de chambre (comme le Quatuor pour instruments à cordes),
de pièces de piano, de mélodies, de chœurs, à côté de poèmes sympho-
niques [Ophélie et Effet de Nuit, Impressions , Marche de Fête pour
orchestre), il faut citer les œuvres de théâtre : Armor (drame
lyrique en 3 actes, dont le prélude est une œuvre désormais
classée) et la Lépreuse, qui ont été vivement discutés et font
honneur à la musique française. Armor est quelque peu parent de
Parsifal et de Fervaal : c'est le chevalier qui cède à l'amour et finit
par racheter avec son âme l'âme de la pécheresse. La Lépreuse,
tragédie légendaire en 3 actes (livret de M. Henri Bataille, Opéra-
Comique, 1912), nous montre la lépreuse Aliette éprise d'Ervoanik,
à qui, par dépit, elle transmet le mal maudit qu'elle porte en elle.
<( L'action évoque, dit le Rapporteur du concours de la Ville de
Paris, où cette pièce fut présentée en 1910, avec une émouvante
précision les coutumes bretonnes du moyen âge et la malédiction
qui s'attachait aux lépreux. C'est une belle œuvre d'art. Il faut
déplorer que la donnée en soit aussi difficilement acceptable au
438 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
théâtre Sans ce côté scabreux du poème, qui ne diminue en rien
sa haute valeur artistique, il est fort probable que le jury eût
récompensé, comme elle pouvait y prétendre, la partition de
M. S. Lazzari, qui vaut par des qualités d'émotion et sa couleur
bretonne si pittoresque. » Cette défaveur a poursuivi l'œuvre et les
auteurs qui ont eu beaucoup de peine à la faire représenter à
l'Opéra-Comique. Mais son mérite a déjà forcé les résistances qui
en avaient arrêté l'essor et elle parait destinée à occuper une place
de premier rang dans le répertoire du théâtre contemporain.
M. Lazzari a été souvent qualifié de wagnérien. Son orchestre est
varié, attentif à suivre le poème, sa trame musicale est serrée; il
pose ses personnages à l'aide de formules caractéristiques. Sa
musique est frappée au coin d'une personnalité qui ne s'apparente
à d'autres que de loin.
— M. Fernand Leborne est né en Belgique (1862), mais se rattache à
la France où il a été élevé et où il réside. Elève de Massenet et de
Saint-Saëns, il se réclame plutôt de ce second maître. Sa musique
symphonique comprend de nombreuses compositions *. Suite intime,
Symphonie dramatique, Scènes de ballet, Symphonie-concerto pour
piano, violon et orchestre, Tableau de guerre, Fête bretonne, etc. A
citer, dans sa musique de chambre, un Quatuor à cordes, un Trio
(piano, violon et basse), une Sonate pour piano et violon; au théâtre,
M. Leborne a donné notamment la Catalane, drame lyrique en 4 actes
(Opéra, 1907), et les Girondins (4 actes et 6 tableaux, 1905), pièce
historique où l'auteur s est servi des chants populaires de la Révo-
lution pour brosser de larges tableaux.
— M. Camille Erlanger, né en 1863, grand prix de Rome de 1888
avec la cantate Velléda, élève de L. Delibes, a écrit des œuvres
symphoniques parmi lesquelles la Chasse fantastique (1893), diverses
mélodies, et est connu surtout pour ses œuvres de théâtre : Saint-
Julien l'hospitalier, légende dramatique en 7 parties, Concerts
Colonne (1894) ; Le Juif Polonais, drame lyrique en 3 actes et 6 tableaux
(Opéra-Comique, 1900) ; le Fils de l'Étoile, drame musical en 5 actes et
6 tableaux, livret de Catulle Mendès (Opéra, 1904), où nous relevons
un détail curieux : le compositeur a adapté à sa partition les deux
hymnes delphiques à Apollon, retrouvés et reconstitués par
M. Th. Reinach; Aphrodite, drame musical en 5 actes et 7 tableaux
(Opéra-Comique, 1906). Cette œuvre, dont le livret est de M. de
Grammont d'après M. Pierre Loùys, est soignée, intéressante, très
et même trop savante. Le livret, d'une perversité extravagante, est
une suite de tableaux de genre, coloriés d'un orientalisme charmant
et faux; un sensualisme païen s'y étale, dépourvu de toute flamme,
de passion sincère; inoffensif a force d'être contraire au bon sens,
à l'observation, à la vérité. La musique de M. C. Erlanger n'a pas
la grâce et la lumière. Elle a la force, la puissance, même la couleur
descriptive. Elle est abondante, sévère, un peu lourde parfois. Parmi
les meilleures pages de celte partition, citons le premier acte, les
préludes, le duo des courtisanes accompagné par la flûte.
— Il convient de citer ici. et sans prétendre les citer tous, quelques
LES CONTEMPORAINS VIVANTS 439
jeunes compositeurs dont les débuts donnèrent des espérances et
dont la carrière vient de commencer. M. Henri Busser (1872), prix
de Rome de 1883, chef d'orchestre à l'Opéra, et professeur jd'en-
semble vocal au Conservatoire; auteur de l'opéra-comique Daphnis
et Chloé (1897), du ballet la Ronde des Saisons (Opéra, 1905), etc. —
M. Max d'Ollone (1875), prix de Rome de 1897, auteur d'un Quatuor
à cordes, de plusieurs œuvres lyriques et symphoniques : Frèdé-
gonde, cantate; Jeanne d'Arc à Domrémy, scène; la vision de Dante-
Fantaisie (piano et orchestre); le Ménétrier (violon et orchestre), etc.,
Bacchus en Silésie, ballet, et le Retour, opéra (Angers, 1912). —
M. Raoul Laparra (1876), prix de Rome de 1903, a publié un Quatuor
à cordes, une suite d'orchestre Danses basques (1907). Amphytrion,
prologue en un acte, adaptation de la comédie de Molière, est un
bon devoir d'où ne se dégage pas encore une personnalité. La
Habanera (3 actes), jouée en 1908, a été le début au théâtre du jeune
compositeur. Le sujet est un drame, nous pourrions dire un mélo-
drame où le remords, sous forme d'un fantôme, vient se jeter entre
deux fiancés, et causer la mort de l'un et la fuite de l'autre. La
musique paraît se réclamer de l'opéra vériste; l'écriture savante en
est volontairement exclue; les voix s'y réduisent souvent à la décla-
mation lyrique. M. Laparra a le sens du tragique et évite les effets
de sensibilité facile pratiqués parles véristes italiens. La Jota (2 actes,
Opéra-Comique, 1911), dont il a écrit les paroles et la musique, a un
premier acte sobre et pénétrant; un second, plus bruyant que pro-
fond. — M. Louis Dumas (1877), prix de Rome de 1906, a écrit diverses
pièces symphoniques et mélodies, et notamment un Quatuor à cordes
en quatre parties, dédié au violoncelliste Raymond Marthe, œuvre
pleine de poésie, où la forme classique soutient des harmonies déli-
cates et hardies qui le rattacheraient à l'école avancée. — M. Phi-
lippe Gaubert (1879), premier second grand prix de Rome, second
chef d'orchestre de la Société du Conservatoire, est un remar-
quable flûtiste, en qui revit le talent de son maître Taffanel : la
liste de ses œuvres est à peine ouverte : la Rhapsodie sur des
thèmes populaires (Colonne, 1909), le ballet Philotis (Opéra, 1914),
témoignent d'un goût délicat. Le Cortège d'Ainphitrite (Concerts
Colonne, 1911) est un tableau musical inspiré d'un beau sonnet du
poète Samain, où M. Ph. Gaubert a mis avec des couleurs fines,
entremêlées de motifs et de rythmes voluptueux, tout ce qui carac-
térise une symphonie descriptive, pleine à la fois de grandeur, de
délicatesse et d'éclat. La suite symphonique Jours tragiques, jours
glorieux, composée et écrite au front, reflète les émotions des tra-
giques événements de la présente guerre. A ces œuvres il convient
d'ajouter : Poème pastoral, pour orchestre (1911); Josiane, légende
pour soli, chœur et orchestre; Sonia, drame lyrique, 3 actes (Nantes,
1913); puis comme pièces instrumentales: Légende, pour harpe;
Lamento, pour violoncelle et piano, etc.; une Sonate pour piano et
violon en la maj. (3 parties, 1917); enfin, des mélodies pour chant
et piano, etc. A une solide instruction classique M. Ph. Gaubert
joint une sensibilité délicate ; son écriture musicale est souple et
440 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
variée. — Mllc Lili-Boulanger (1892-1018), prix de Rome de 1913
(la première femme qui ait obtenu cette suprême récompense, car sa
sœur Nadia n'avait été classée en 1908 que pour le second grand
prix), a fait exécuter aux Concerts Colonne la cantate Faust et
Hélène qui annonçait, avec une expérience musicale bien précoce,
une finesse d'écriture et une sensibilité particulières ". promesses
qu'une mort prématurée a emportées.
— Gabriel Dupont (1878-1914), mort à trente-six ans, a mêlé les
angoisses de son mal, qu'il savait sans rémission, à ses dernières
œuvres, et il n'est pas possible de les évoquer sans une profonde
tristesse. Après avoir obtenu en 1901 (classe de M. Widor) le pre-
mier second grand prix de Rome, il prit part au concours ouvert par
l'éditeur milanais Szonzogno, et en sortit vainqueur avec la Cabrera.
Le livret de cet opéra en 2 actes, dû à M. Cain, est un fait divers
rapide : la chevrière espagnole, en l'absence de son fiancé Pedrito,
parti pour le service, s'est laissée séduire; elle tue son enfant pour
supprimer tout obstacle à un amour encore vivace et partagé. Mais
Pedrito la méprise quand il apprend son infidélité; et il redevient
enflammé pour elle, quand il sait qu'elle est, par surcroît, criminelle.
La partition de G. Dupont témoigne d'un grand sens dramatique, et
de plus de puissance que d'émotion. Il excelle à employer les
cuivres; la page la plus belle (avec le prélude et le divertissement)
est celle où les trombones accompagnent, avec un accent pathétique,
la pantomime de la Cabrera emportant son fils et désertant sa
maison. Dupont a écrit un Quatuor à cordes, des mélodies Poème
d'Automne ; divers poèmes symphoniques, Hymne à Aphrodite,
Chant de la Destinée; le sujet de ce dernier est indiqué par le vers
de J. Laforgue inscrit en tète de la partition :
Berce-moi, roule-moi, vaste fatalité!
L'idée est essentiellement musicale ; l'œuvre est d'une belle con-
struction et marquée d'un caractère de noblesse et d'émotion qui ne
se soutient pas également, cependant, dans toutes les parties. Les
Heures dolentes (14 pièces pour piano), ont des titres caractéristi-
ques : le Soir tombe dans la chambre, du Soleil aujardin, le Médecin,
Une Amie est venue avec des fleurs, Nuit blanche, Hallucination, etc.,
où l'auteur a noté dans la langue des sons ce qu'il éprouvait au
cours de cette cruelle maladie dont il ne devait pas revenir. Au point
de vue musical, ces pièces ont une sérieuse valeur, bien qu'on ait
rarement poussé aussi loin la liberté et la fantaisie. Il y a là de très
jolies incohérences pittoresques, beaucoup de couleur, des débris
de rythme, un choix ingénieux de tout ce qui est défendu dans
l'écriture d'école, un florilège savant des dissonances les plus
osées, — des traits de génie, un métier qui sait retrouver l'unité
dans le désordre, — des minuties un peu puériles, — des mélodies
très délicates qui semblent marcher pieds nus sur de la porcelaine
cassée, des airs populaires qui paraissent un instant et s'en vont
aussitôt en grimaçant, des commencements qui n'ont pas de suite et
des suites qui n'ont ni tête ni fin; en un mot, tous les exercices
LES CONTEMPORAINS VIVANTS
441
Concours de composition musicale à l'Institut.
PREMIER GRAND PRIX
SECOND GRAND PRIX
' "" ' "—
-^^^
MENTION
Premier.
Deuxième.
Premier.
Deuxième,
1852
Cohen Léonce.
Poise.
1853
Galibert.
— ■
Durand Emile.
—
—
1854
Barthe.
—
Delannoy.
\ ast.
—
1855
Conte.
—
Chéri.
—
Colin.
1856
—
—
Bizet.
Lacheurié.
Faubert.
1857
Bizet.
Colin
(Charles).
Faubert.
—
Chérouvrier.
1858
DAviD(Samuel).
—
Chérouvrier.
—
Pillevesse.
1859
Guiraud (Er-
nest).
—
Dubois.
—
Paladilhe et
Deslandres.
1860
Paladilhe.
—
Deslandres.
—
Legouix.
1861
Dubois (Théo-
dore).
—
Salomé.
Anthiome.
Constantin.
1862
Dl'COUDRAÏ-
BOURGAULT.
— ■
Danhauser.
—
Massenet.
1863
Massenet.
—
Constantin.
—
Ruiz.
1864
Sieg (Victor).
—
—
—
—
1865
L E N E P V E U
(Charles).
—
—
—
—
1866
Pessard.
—
—
—
1867
—
—
—
1868
Rabuteau.
Vintzweil-
ler.
—
—
1869
Taudou.
—
—
—
—
1870
Maréchal.
Lefebvre.
—
—
—
1871
Serpette.
—
—
—
—
1872
Salyayre.
—
Ehrhart.
■ — '
—
1873
Puget.
—
Hillemacher.
—
Marmontel.
1874
Ehrhart.
—
Véronge de la
Nux.
—
Wormser.
1875
Wormser.
—
—
—
Dutacq.
1876
H I LLEMACHER
(Paul).
Véronge de
LA NuX.
Dutacq.
Rousseau.
—
1877
—
—
Blanc.
—
Broutin.
1878
Broutin.
R o u s s e au
(Samuel).
—
—
Hue et Dal-
lier.
1879
Hue.
—
Hillemacher
Lucien.
—
Marty.
1880
H I LL EMACHER
( Lucien).
—
Marty.
—
Bruneau.
1881
—
—
Bruneau.
Vidal.
Missa.
1882
Martv.
PlERNÉ.
—
—
Leroux.
1883
Vidal (Paul).
Debussy.
René.
—
1884
Debussy.
René.
Leroux.
—
442
% LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
PREMIER GRAND PRIX
SECOND GRAND PRIX
— —
"
MENTION
Premier.
Deuxième.
Premier.
Deuxième.
1885
Leroux (Xa-
vier).
—
Savard.
—
Gédalge.
1886
Savard.
—
Kaiser.
Gédalge.
1887
Charpentier.
—
Bachelet.
Erlanger.
1888
Erlanger.
—
Dukas.
—
1889
—
—
—
Fournier.
1890
Carraud.
Bachelkt.
Lutz.
Silver.
. —
1891
SlLVER.
—
Fournier.
—
Andrès.
1892
—
—
Biisser.
Bloch.
1893
Bloc h.
Busser.
Levadé.
—
BouvaJ.
1894
Rabaud.
—
Letorey.
—
Mouquet.
1895
Letorey.
—
D'Ollone.
—
—
1896
Mouquet.
—
De Richard
d'Ivry.
Halphen.
—
1897
D'Ollone.
—
Crocé Spinelli.
Schmitt.
—
1898
—
—
Malherbe.
—
—
1899
Levadé.
M A L H E Il B 1.
(Edmond).
Moreau.
Brisset.
Concours de composition musicale, à l'Institut, depuis 1900.
PREMIER GRAND PRIX
second gr
AND PRIX
j "" ""
mention
1 -
— ^""~
r — ^--v
l 'remier.
Deuxième.
Premier.
Deuxième.
1900
F. Schmitt.
Kunc.
1901
Caplet.
Dupont.
Ravel.
1902
Kunc.
Ducasse.
Bertelin.
1903
Laparra.
Pech.
Pierné
(Paul).
1904
Pech.
Pierné.
Fleury( M"").
1905
Gallois.
Rousseau.
Gaubert.
Dumas.
1906
Dumas.
Gailhard.
Le Boucher.
1907
Le Boucher.
Mazellier.
1908
Gailhard.
B oui an ger
(M1"-).
Flainent.
1909
Mazellier.
Gallon.
Tournier.
1910
Gallon.
Paray.
Delmas.
1911
Paray.
Delvincourt.
Dick.
1912
Mignan.
1913
Lili Boulan-
ger (Mlle).
Delvincourt.
Delmas.
1914
Du ['RÉ.
De Pezzer.
Laporte.
LES CONTEMPORAINS VIVANTS 443
d'assouplissement et de vivisection auxquels peut se livrer la pensée
musicale. Ce genre de travail est d'un vif intérêt quand il est, comme
ici, très sincère et pratiqué par un maître. • Et quand on songe
que ces « heures dolentes » ont été des heures d'angoisse, et que le
compositeur a cherché dans la musique tantôt le moyen d'exprimer
ses émotions, tantôt celui de s'en distraire, on ne peut plus avoir
pour une pareille œuvre que respect et profonde sympathie!
Voici ci-contre, pour compléter le tableau que nous avons
donné aux pages 243 et 244, la liste des Prix de Rome
depuis 1852.
Le concours n'a pas eu lieu en 1915. 1916, 1917, 1918.
Bibliographie.
Musiques d'hier et de demain, et la Musique française, par Alf. Bruneau
(Paris, 1001) ; Profils d'artistes contemporains, par HUGUES Imbert (1897); la
Musique française moderne, par GEORGES ServiÈRES (Paris, 18117); Musiciens
français d'aujourd'hui (5e édition, 1915); Résumé d'histoire de la musique,
par A. Dandelot (Paris, 1914); Musiciens d'aujourd'hui, par Romain Rolland
(Paris, 1908) ; Musiciens d'aujourd'hui, par Ad. Jullien ('2e série, 1894 et 1896),
la Musique et les musiciens, par LavignaC (Paris, 1895); Histoire populaire
de la musique, par A. GEDALGE (Paris, s. d.); Histoire de la musique, par
Paul Landormv (Paris, 1912); Etudes musicales, par C. Bellaigue (Paris,
1907); le Cinquantenaire artistique de Saint-Saëns, par Blondel, et Catalogue
général et thématique des œuvres de Saint-Saëns (Paris, Durand, 1912). —
Ajouter la bibliographie du chapitre précédent.
CHAPITRE XVII
m A.
THEATRES OFFICIELS
L'Opéra et son répertoire en 1914 : l'évolution du goût public. — Le
répertoire de l'Opéra-Gomique. — Histoire de l'Opéra-Comique. — Feu le
Théâtre-Lyrique.
Après cette revue des principaux compositeurs, il con-
vient d'examiner le mouvement contemporain d'un autre
point de vue : celui des grands théâtres où leurs œuvres
dramatiques ont vu le jour. Connaissant les pièces qui ont
été jouées, et qui, n'ayant pas quitté le répertoire, n'ont
pas épuisé leur crédit auprès du public, nous nous ren-
drons mieux compte des mœurs musicales de la période
que nous étudions.
Le tableau ci-après met en lumière un certain nombre de
faits qui méritent d'arrêter l'attention. La liste des pertes est
facile à établir; elle permet d'observer les changements du
goût et le désarroi auquel ces changements ont abouti. Le
xvnie siècle semble rayé de l'histoire du théâtre lyrique;
aucune de ses œuvres ne s'est maintenue au répertoire. Le
nom de Rameau ne parait jamais sur les affiches. Une
tentative a été faite en faveur de Gluck, mais avec peu de
succès : une reprise à'Hippolyte et A vicie n'a donné que
8 représentations, et Armide, grâce à des circonstances
spéciales, est péniblement arrivée au chiffre de 51. De
l'époque impériale, le seul Joseph de Méhul a été rejoué,
15 fois seulement; encore doit-on le regretter, puisqu'il a
fallu altérer l'ouvrage en substituant des récitatifs aux dia-
logues qui caractérisaient la forme primitive (1807). Spon-
THEATRES OFFICIELS
445
Répertoire de l'Opéra, au 31 juillet 1914.
NOMBRE
DE
NOMS
DES
COMPOSITEURS
titres
DES
OUVRAGES
DATE
DE LA PREMIÈRE
REPRÉSENTATION
OU DE LA REPRISE
REPRÉSEN-
TATIONS
AU 31 JUIL-
LET 1914
depuis
la première
(ou la reprise).
Mozart.
Don Juan.
1805.
334
Aubek.
La Muette de Portici.
29 février
1828.
Rossini.
Guillaume Tell.
3 août
1829.
867
Meyerbeer.
Robert le Diable.
22 novembre 1831.
Halévy.
La Juive.
23 février
1835.
554
Meyerbeer.
Les Huguenots.
29 —
1836.
1 077
Donizetti.
Lucie de Lammermoor.
12 décembre
1837.
Weber.
Le Freisckiltz.
7 juin
1841.
120
Meyerbeer.
Le Propbète.
16 avril
1849.
578
Verdi.
Le Trouvère.
12 janvier
1857.
234
Meyerbeer.
L'Africaine.
28 avril
1865.
485
R. Wagner.
Tannbâuser.
13 mai
1865.
243
A. Thomas.
Hamlet.
9 mars
1869.
326
Gounod.
Faust.
4 —
1869.
1 469
Léo Delibes.
Goppélia (ballet).
25 mai
1870.
353
Mermet.
Jeanne d'Arc.
5 avril
1876.
15
Massenet.
Le Roi de Lahore.
27 —
1877.
55
VlCTORIN DE JON-
La Reine Berthe.
—
1878.
6
CIÈRES.
GOUNOD.
Polyeucte.
4 octobre
1878.
29
0. Métra.
Yedda (ballet).
9 janvier
1879.
65
Verdi.
Aida.
22 mars
1880.
293
Rossini.
Le comte Ory.
29 octobre
1880.
46
Widor.
La Korrigane (ballet).
1er décembre
.1880.
144
Gounod.
Le Tribut de Zamora.
■Jer avrji
1881.
49
R. Hahn.
La Fête cbez Tbérèse
(ballet).
4 mars
1882.
32
Ed. Lalo.
Namouna (ballet).
4 —
1882.
32
G. Saint-Saëns.
Henri VIII.
5
1883.
68
Th. Dubois.
La Farandole (ballet).
14 décembre 1883.
28
Gounod.
Sapbo.
2 avril
1884.
27
Pessard.
Tabarin.
12 janvier
1885.
6
Verdi.
Rigoletto.
28 février
1885.
352
E. Reyer.
Sigurd.
12 juin
1885.
282
Massenet.
Le Cid.
30 novembre 1885.
133
A. Messager.
Les Deuxpigeons (bal.).
18 octobre
1886.
67
E. Paladilhe.
Patrie.
9 décembre 1886.
75
Gounod.
Roméo et Juliette.
28 novembre 1888.
664
A. Thomas.
La Tempête (ballet).
26 juin
1889.
27
C. Saint-Saéns.
Ascanio.
21 mars
1890.
33
Véronge de laNux.
Zaïre.
28 mai
1890.
10
446
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
NOMBRE
NOMS
titres
DATE
DE
REPRÉSEN-
DES
COMPOSITEURS
DES
ouvrages
DE LA PREMIÈRE
REPRÉSENTATION
OU DE LA REPRISE
TATIONS
AU 31 JUIL-
LET 1914
depuis
la première
(ou la reprise),
Massenet.
Le Mage.
16 mars 1891.
31
BoURGAULT-DuCOU-
Thamara.
28 décembre 1891.
11
DRAY.
E. Reyer.
Salammbô.
16 mai 1892.
153
G. Saint-Saëns.
Samson et Dalila.
23 novembre 1892.
394
Paul Vidal.
La Maladetta (ballet).
24 février 1893.
165
R. Wagner.
La Walkyrie.
12 mai 1893.
226
Cm. Lefebvre.
Deïdamie.
15 septembre 1893.
9
Em. Ghabrier.
Gwendoline.
27 décembre 1893.
62
Massenet.
Thaïs.
16 mars 1894.
140
Cn. Lefèvre.
Djelma.
25 mai 1894.
5
Verdi.
Othello.
12 octobre 1894.
41
Augusta Holmes.
La Montagne Noire.
5 février 1895.
13
G. Saint-Saëns.
Frédégonde.
18 décembre 1895.
8
Alph. Duvernoy.
Hellé.
24 avril 1896.
21
Alfred Bruneau.
Messidor.
19 février 1897.
9
WoRMSF.R.
L'Etoile (ballet).
31 mai 1897.
78
R. Wagner.
Les Maîtres chanteurs.
10 novembre 1897.
104
Samuel Rousseau.
La Cloche du Rhin.
8 juin 1898.
7
Paul Vidal.
La Burgonde.
23 décembre 1898.
9
Em. Ghabrier.
Briséis.
8 mai 1899.
6
Mehul.
Joseph.
26 — 1899
(reprise).
15
H. Berlioz.
La Prise de Troie.
15 novembre 1899.
14
Victorin de Jon-
Lancelot.
7 février 1900.
7
CJIÈRES.
X. Leroux.
Astarté.
15 — 1901.
23
G. Hue.
Le Roi de Paris.
26 avril 1<(01.
8
G. Saint-Saëns.
Les Barbares.
23 octobre 1901.
25
R. Wagner.
Siegfried.
3 janvier 1902.
39
L.et P.Hillemacher.
Orsola.
21 mai 1902.
4
Léon Cavallo.
Paillasse.
17 décembre 1902.
44
E. Reyer.
La Statue.
6 mars 1903.
9
Vinrent d'Indy.
L'Etranger.
4 décembre 1903.
18
Mozart.
L'Enlèvement au Sérail.
4 — 1903
8
Erlanger.
Le Fils de l'Étoile.
(reprise).
20 avril 1904.
25
R. Wagner.
Tristan et Isolde.
14 décembre 1904.
68
G. Marty.
Daria.
27 janvier 1905.
5
Gluck.
Armide.
2 avril 1905
(reprise)
51
Busser.
La Ronde des Saisons
(ballet).
22 décembre 1905.
22
THEATRES OFFICIELS
447
NOMBRE
DE
NOMS
titres
DATE
REPRÉSEN-
DES
COMPOSITEURS
DES
OUVRAGES
DE LA PREMIÈRE
REPRÉSENTATION
OU DE LA REPRISE
TATIONS
A-U 31 JUIL-
LET 1914
depuis
la première
(ou la reprise).
M A S. SE. NET.
Ariane.
31 octobre 1906.
G0
Leborne.
La Catalane
24 mai 1907.
9
H. Février.
Mona Vanna.
11 juin 1907.
27
H. Maréchal.
Le Lac des Aulnes (bal-
let).
25 novembre 1907.
5
Gluck.
Hippolyte et Aricie.
13 mai 1908
8
R. Wagner.
LeCrépuscule des Dieux.
(reprise).
23 octobre 1908.
36
C. Saint-Saëns.
Javotte (ballet).
5 févier 1909.
30
Massenet.
Baccbus.
5 mai 1909.
5
R. Wacner.
L'Or du Rhin.
17 novembre 1! 109.
19
Savard.
La Forêt.
16 février 1910.
6
R. Strauss.
Salomé.
6 mars 1910.
47
G. Hue.
Le Miracle.
30 décembre 1910.
20
Em. Chabrier.
Espana (ballet).
3 mai 1911.
5
Umberto Giordano.
Sibéria.
9 juin 1911.
7
Lambert.
La Roussalka (ballet).
8 décembre 1911.
17
Mma Ferrari.
Le Cobzar.
30 mars 1912.
6
Massenet.
Roma.
24 avril 1912.
17
Vincent d'Indy.
Fervaal.
8 janvier 1913.
9
A. Gailhard.
Le Sortilège.
29 — 1913.
5
Wolff Ferrari.
Les Joyaux de la Madone.
12 septembrel913.
17
Pu. Gaubert.
Philotis (ballet).
18 février 1914.
6
Bachelet.
Scemo.
6 mai 1914.
6
Gallon.
Hansli le bossu (ballet).
22 juin 1914.
7
tini et Cherubini semblent n'avoir jamais existé. C'est à la
fin de la Restauration et au commencement de la Monarchie
de Juillet qu'apparaissent les premiers opéras qui, pendant
longtemps, ont fait la gloire et la richesse du théâtre
lyrique. Mais, comme les deux ou trois ouvrages qui, à la
fin du second Empire, ont commencé eux aussi une carrière
brillante, la plupart de ces opéras paraissent avoir épuisé
la laveur dont le public les a comblés. On n'oserait plus
aujourd'hui, sur la scène de l'Académie de musique,
reprendre la Muette d'Auber, la Juive d'Halévy, ou Y Hamlet
d'A. Thomas; et il n'est pas sur que dans une prochaine
« saison », on ose reprendre les Huguenots, Robert le
448 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Diable, l'Africaine. Le Faust de Gounod, sans être tout à
lait usé. est dans le cas des forts ténors qui ont passé la
soixantaine. On joue encore, triomphalement, les chefs-
d'œuvre de Corneille, de Racine, de Molière; et des opéras
beaucoup plus récents, après avoir obtenu un succès
presque égal à ceux du Cid, d'Iphigénîe, du Misanthrope,
sont devenus des choses glacées, que rien ne pourra rap-
peler à la vie. Il n'en faudrait tirer aucune conclusion sur
l'infériorité et la vanité de la musique. Remarquons en
effet que des compositions purement instrumentales, comme
le concerto brandebourgeois de J.-S. Bach, n'ont pas une
ride; et qu'il est impossible d'entendre une symphonie de
Beethoven sans être émerveillé de la fraîcheur, de la jeu-
nesse, de la santé inaltérable, si l'on peut dire, qui met de
tels monuments à l'abri des injures du temps. La faiblesse
de l'opéra, c'est qu'il ne saurait être de la musique pure;
il subit plus profondément que les autres genres l'influence
d'un état déterminé de la mode ; il épouse souvent le goût,
le langage, le costume d'une époque et il marche, dans son
évolution, avec la politique. Nombreux ont été les compo-
siteurs qui, après la chute ou le déclin des anciens rois de
la scène lyrique, ont voulu créer un nouveau répertoire ;
quelques-uns y ont contribué brillamment ; la plupart
d'entre eux y ont échoué. Leurs œuvres peuvent avoir un
très sérieux mérite intrinsèque : elles ne se sont adaptées
ni à l'esprit public, ni à cet énorme théâtre, bâti sur des
souvenirs de Scribe et de Meyerbeer, qui, lorsqu'il ne
porte pas un ouvrage de grand déploiement décoratif et de
faste sensuel comme lui, l'écrase.
La liste des pièces jouées à l'Opéra-Comique est, par elle
seule, instructive. Les premiers compositeurs du genre ont
cherché la musique et les sujets gais. La plupart des œuvres
jouées dans la première moitié de cette période ont disparu
des programmes actuels, sauf quelques pièces, comme la
Fille du Régiment, les Rendez-cous bourgeois, le Maître de
chapelle, les Noces de Jeannette, qui doivent à l'agrément
particulier de leur livret et à l'esprit pétillant de leur
musique une jeunesse qui brave les injures du temps. Les
opéras-comiques de ce temps étaient mêlés de parlé : c'était
une formule traditionnelle : cette contexture rendait natu-
THEATRES OFFICIELS 449
relie la division en airs, duos et ensembles, si chère au
public d'autrefois. Elle a été abandonnée et, comme nous
l'avons dit, la Basoche est le dernier exemplaire du genre.
Mais même avant, et progressivement, les pièces mêlées de
parlé étaient devenues de plus en plus rares. Il n'y en a
pas dans les opéras-comiques de Massenet.
En même temps, les sujets sont devenus moins légers;
ils ont été même quelquefois purement dramatiques (la
Navarraise, Aphrodite, la Cabrera, Louise, etc.). Le nou-
veau répertoire de l'Opéra-Comique est donc ou dramatique
ou lyrique, mais, sauf quelques exceptions, comme l'Heure
espagnole, il n'est plus comique du tout.
Voici les pièces jouées depuis Nicoio : nous indiquons,
après le nom de l'auteur et le titre de la pièce, l'année de
la première représentation et le nombre des représenta-
tions ultérieures, jusqu'en 1910.
Nicolo, les Rendez-vous bourgeois, 1807, 754 ; Méhul, Joseph,
1807, 133 ; Boieldieu, Jean de Paris, 1812, 310; le Nouveau Seigneur
du village, 1813, 458; les Voitures versées, 1820, 206; le Petit Cha-
peron rouge, qui a fini sa carrière en 1861, 1818, 107; la Dame
blanche, 1825, 1602; Rossini, le Barbier de Séville, 1884, 204; Paer,
le Maître de Chapelle, 1821, 350; Auber, Emma, 1821, 95 représen-
tations jusqu'en 1835, année depuis laquelle cette œuvre n'a pas été
reprise; la Neige et le Concert à la Cour, pièces éphémères de la
même époque; le Maçon, 1825, 376; Fra diavolo, 1830, 835; les Dia-
mants de la Couronne, 1841, 393; la Part du Diable, 1843,263;
Haydée, 1847, 586; le Cheval de Bronze, 1835, 106; le Domino noir,
1837, 1116;Hérold, Zampa, 1831, 661; le Préaux-Clercs, 1832, 1433;
Adam, le Chalet, 1834, 1317; le Postillon de Longjumeau, 1836, 570;
Grisar, les Porcherons, 1850, 66; Ambroise Thomas, la Double Échelle,
1837, 187; le Caïd, 1849, 360; Mignon, 1866, 1010; Gille et Gillotin,
1847, 7; Halévy, les Mousquetaires de la Reine, 1846, 294; le Val
d'Andorre, 1851, 113; la Fée aux Roses, 1849, 47; Félicien David,
la Perle du Brésil, 1851, 19 ; Lalla-Roukh, 1862, 318; Donizetti, la
Fille du Régiment, 1840, 890; Don Pasquale, 1896, 10; V. Massé.
Galathée, 1852, 370; les Noces de Jeannette, 1853, 958; Meyerbeer,
VÉtoile du Nord, 1854, 406; le Pardon de Ploërmel, 1859, 192;Mail-
lart, les Dragons de Villars, 1856, 291 ; Gounod, Mireille, jouée
d'abord au Théâtre-Lyrique en 1864, 213 représentations: Roméo et
Juliette, 1866, 289; Cinq-Mars, 1877, 57; Léo Delibes, le Roi l'a dit,
1873, 69; Jean de Nivelle, 1880, 100; Lakmé, 1883, 400; Kassia,
1893, 8; Dui'Rato, le Cerisier, 1874, 5; Boulanger, Don Mascarade,
1875, 12; Georges Bizet. Carmen, 1875, 1142; les Pêcheurs de perles,
1893,45; Guiraud, Piccolino, 1873, 53; Galante aventure, 1882, 15;
Combarieu. — Musique, III. 29
450 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
H. Maréchal, les Amoureux de Catherine, 1876, 115; la Taverne des
Trabans, 1881, 1; W. Chaumet, Bathyle, 1877, 9; la Petite Maison,
1903, 7; F. Poise, les Surprises de l'Amour, 1877, 35; V Amour
médecin, 1880, 212 ; Joli Gilles, 1885, 61; E. Pessard, le Char, 1878,
14; les Folies amoureuses, 1891, 22; Delajarte, Pépita, 1878, 4"
Monsieur Floridor, 1880, 16 ; le Portrait, 1883, 28; Deffès, les Noces
de Fernande, 1878, 8; Paladilhe, Suzanne, 1878, 10 ; Diana, 1885,5;
O'Kelly, la Zinzarella, 1879, 4; Théodore Dubois, le Pain bis, 1879,
23; Xavière, 1895, 19; Membrée, la Courte Échelle, 1879, 4 ; Valenti,
Embrassons-nous Folleville, 1879, 21; Samuel Rousseau, Dianora,
1879, 5; Leone, 1910,8; Hemery, la Fée, 1880, 7; A, Cahen, le Bois,
1880, 9; la Femme de Claude, 1896, 3; Offenbach, les Contes d'Hof-
mann, 1881, 113; Georges Hue, les Pantins, 1881, 10 f Titania,
1903, 12; Vincent d'Indy, Attendez-moi sous forme, 1882, 19;
Fervaal, 1898, 13; Lacome, te Nuit de Saint-Jean, 1882, 66;Dutacq,
Battez Philidor, 1882, 10; Crkssonnois, Saute, marquis! 1883, 4;
De Bertha, Mathias Corvin, 1883, 3; Massenet, Manon, 1884, 696;
Esclarmonde, 1889, 99 ; Werther, 1893, 289 ; te Portrait de Manon, 1894,
45; /a Navarraise, 1895, 86; Stf/>/*o, 1877, 57; Ccndrillon, 1899, 76;
Grisélidis, 1901, 66; te Cigale (ballet), 1904, 6; le Jongleur de Notre-
Dame, 1904, 113; Chérubin, 1905, 14; Marie-Magdeleine, 1906, 15;
Deslandres, /e Baiser, 1884, 3; Pfeiffek, l'Enclume, 1884, 13; te
Légataire universel, 1901, 13; Lavello, Partie carrée, 1884, 3;
V. Joncières, /e Chevalier Jean, 1885, 21 ; V. Massé, £7ne iVuiï de
Cléopâtre, 1885, 39; PaaZ e£ Virginie, 1894, 66; Coquard, le Mari
d'un jour, 1886, 3; te Troupe Jolicœur, 1901, 10; Lecocq, Plutus,
1886, 8; te 6>,§7*e, 1899, 25; Widor, Maître Ambros, 1886, 6; les
Pêcheurs de SaintrJean, 1905, 13; Puget, te Signal, 1886, 3; fieaw-
t-oMjo de bruit pour rien, 1899, 11; Missa, Juge et partie, 1886, 12
iVtecm de Lenclos, 1895, 9; Muguette, 1903, 20; Salvayre, Egmont
1886, 9; Solange, 1909, 14; Verdi, te Traviata (reprise) 1886, 191
Falstaff, 1894, 71; Saint-Saens, Proserpine, 1887, 17; Phryné, 1892
116; Javotte (ballet), 1899, 34; Hélène, 1905, 7; Ciiabrier, te itei
malgré lui, 1888, 20; E. Lalo, te Roi d'Ys, 1888, 236; la Jacquerie
(eu collaboration avec Coquard), 1895, 13; Bamberg, te Baiser de
Suzon, 1888, 29; Littolf, V Escadron volant de la Reine, 1888, 7;
Perronnet, /a Cigale madrilène, 1888, 50; Millet, Hilda, 1889, 6;
A. Messager, te Basoche, 1890, 109; /e Chevalier d'Armenthal, 1896, 3;
Z7ne aventure de la Guimard, 1900, 20; Fortunio, 1907, 41; Michiels,
Colombine, 1890, 7 ; Diaz, Benvenuto, 1890, 10; l'Amour vengé, 1890, 1 ;
A. Bruneau, te Rêve, 1891, 33; l'Attaque du Moulin, 1893, 39; /'Ou-
ragan, 1901, 14; l'Enfant-Roi, 1905, 12; Chapuis, Enguerrande,
1892, 6; F. Mascagni, Cavalleria rusticana, 1892, 340; Berlioz,
tes Jroyens, 1892, 25; Ch. Hess, te Z>teer de Pierrot, 1893, 30;
Madame Dugazon, 1902, 12; Banks, Madame Rose, 1893, 10; te
./ou;- de Jocrisse, 1901, 8; C. Cui, le Flibustier, 1894, 4; Street,
.Fïetes (drame mimé), 1894, 17; B. Godard, la Vivandière, 1895, 92;
Gédalge, Pris au piège, 1895, 28; Phœbé, 1900, 12; P. Vidal, Guer-
mica, 1865, 7; Gluck, Orphée, 1896, 167; Lphigénie en Tauride,
THEATRES OFFICIELS 451
1900, 38; Alceste, 1904, 35; Iphigénie en Aulide, 1907, 21; Mozart,
Don Juan, 1896, 86; Bastien et Bastienne, 1900, 20; Erlanger, Ker-
maria, 1897, 10; le Juif polonais, 1900, 38; Aphrodite, 1906, 80;
Lambert, le Spahi, 1897, 9; la Marseillaise, 1900, 3: Busser, Daphnis
et Chloé, 1897, 19; Hirschmann, V Amour à la Bastille, 1897, 11;
R. Wagner, le Vaisseau fantôme, 1897, 30; Reynaldo Hahn,
l'Ile du Rêve, 1898, 9; la Carmélite, 1902, 27: Puccini, la Vie de
Bohème, 1898, 247 ; la Tosca, 1903, 56; Madame Butterfly: Beethoven,
Fidelio, 1898, 27; Baille, V Angélus, 1899. 3; G. Charpentier, Louise,
1900, 280; Lefèvre, le Follet, 1900, 10; Humpi rdinck, Hànsel et
Gretel, 1900, 37; G. Pierné, la Fille de Tabarin, 1901, 14; la Coupe
enchantée, 1905, 15; On ne badine pas avec l'amour, 1910, 8;
Bouval, la Chambre bleue, 1901, l; Cl. Debussy, Pelléas et Méli-
sande, 1902, 70; X. Leroux, la Reine Fiammette, 1903. 47; le Che-
mineau, 1907, 33; Gaston Lemaire, Feminissima (pantomime),
1904, 2; Rabaud, la Fille de Roland, 1904, 10; P. Halphen, le Cor
fleuri, 1904, 11; G. et J. Parés, le Secret de Maître Corniïle, 1904,
2; Alexandre Georges, Miarka, 1905, 24; Dupont, la Cabrera, 1905,
17; H. Février, le Roi aveugle, 1906, 9; Diet, la Revanche d'Iris,
1906, 13; Silver, le Clos, 1907, 6; Fr. Thomé, Fndvmion et Phœbé
(ballet), 1906, 5; Jacques Dalcroze, le Bonhomme Jadis, 1906, 16;
Doret, les Armaillis, 1906, 27 ; P. Fourdrain, la Légende du point
d'Argentan, 1907, 33; P. et L. Hillemacher, Circé, 1907, 7; Duras,
Ariane et Barbe-bleue, 1907, 27; J. de Camondo, le Clown, 1908, 10;
Rimsky-Korsakof, Snegourotchka, 1908, 15; I. de Lara, Sanga, 1908,
20; Nouguès, Chiquito, 1909, 11: E. Garnier, Myrtil, 1909, 7; Déodat
de Séverac, la Cour du Moulin, 1909, 14; Cl. Terrasse, le Mariage
de Télémaque, 1910, 27; Bloch, Macbeth, 1910, 10; Léon Cavallo,
Paillasse, 1910, 8.
L'histoire de l'opéra-comique, depuis les parodies de la
foire Saint-Laurent jusqu'aux pièces aujourd'hui jouées
dans le théâtre qui porte encore son nom, pourrait servir
d'exemple typique à l'évolution des genres. Il a eu son
enfance, sa jeunesse, sa maturité, sa période de déclin ou
plutôt sa transformation intégrale. Après avoir élargi son
horizon et s'être enrichi de ressources puissantes, il a
renoncé au badinage, à l'intrigue bourgeoise, aux paysan-
neries à la Florian, pour s'adapter à la mentalité moderne
inquiète et triste, au risque de devenir méconnaissable. Sa
période de maturité, précédant celle du renouvellement
complet, commence au Joseph de Méhul (1807) et s'étend
jusqu'à la Basoche de M. Messager (1890). Cette dernière
date pourrait être choisie en raison de ce fait que. sauf
deux pièces ultérieures (la Petite Maison de M. Chaumet et
452 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
la Coupe enchantée de M. G. Pierné), la Basoche est le
dernier opéra-comique où l'on cause. La combinaison du
dialogue et du chant, qui est restée si longtemps la carac-
téristique principale du genre, avait, malgré les chefs-
d'œuvre qu'elle a produits, l'inconvénient de faire un
disparate et de n'assurer l'unité de l'œuvre que par des
juxtapositions. Aujourd'hui, la transformation du genre est
prodigieuse, et, au premier abord, déconcertante. Quand
on observe les œuvres contemporaines, on est très souvent
embarrassé pour donner une étiquette précise à ce qu'on a
devant soi. Les choses réelles forment avec les noms qui
les désignent un désaccord singulier. L'orchestre semble
être monté sur la scène; il domine la voix de l'acteur,
exemple de la collectivité effaçant l'individu. La distinc-
tion des genres n'existe plus. La division du Parnasse en
domaines distincts était chère à l'ancien régime; elle avait
son fondement dans les mœurs aristocratiques d'une
société à étages. Elle tend à disparaître avec la limite
exacte des classes. La musique obéit, comme tous les arts,
à la préoccupation de serrer de plus près la vie réelle.
Diderot disait de Boucher : « Il a tout, excepté la vérité. »
Le musicien moderne semble vouloir renoncer à tout, sauf
à la vérité. Il en résulte que la musique de théâtre, là où,
par définition, elle devrait être gaie, est devenue triste,
douloureuse même. Déjà, dans les mélodies de Massenet,
dans Werther, dans Manon, l'expression de l'amour, par
son intensité même, est sur la voie de la souffrance. Dans
une cantilène comme Depuis le jour où je me suis donnée
(Louise, de M. Charpentier), il y a une tristesse poignante.
C'est seulement dans les sciences exactes que la vérité est
source de joie. Dans les sciences morales, qui ont pour
objet l'étude de l'âme, il est difficile d'analyser de façon
pénétrante les conflits de l'homme avec la société ou de
l'homme avec lui-même sans arriver au désenchantement
ou à une ironie pleine d'amertume.
Ce chapitre ne serait pas complet, si nous ne retracions,
pour terminer, la vie éphémère du Théâtre-Lyrique. De 1847
à 1870, il y a eu en France un Théâtre-Lyrique, dont on a
essayé de justifier l'existence par cette observation.
THEATRES OFFICIELS 453
qu' « entre le Conservatoire, qui est une école, et l'Opéra,
qui est un musée, un seul intermédiaire — l'Opéra-
Comique — est insuffisant ». Ainsi s'exprimait M. Bardoux,
ministre de l'Instruction publique, en 1878. On voulait
mettre les chefs-d'œuvre à la disposition du peuple par des
représentations à bon marché. Jusqu'en 1870, le Théâtre-
Lyrique joua 182 opéras, dont 121 inédits et 61 anciens;
'8 furent représentés au Cirque du boulevard du Temple,
128 au Théâtre historique et 46 au Châtelet. C'est durant
cette période que s'illustrèrent Mme Ugalde et M",e Car-
valho (qui débuta le 20 février 1856, dans la Fanclionnette
de Clapisson). Le Théâtre-Lyrique eut son plus grand
succès avec les Dragons de Villars; il représenta la Reine
Topaze, de V. Massé (avec Mme Carvalho), Obéron (avec
Michot), V Euryànthe de Weber, le Médecin malgré lui de
Gounod, les Noces de Figaro de Mozart, Faust, X Orphée
de Gluck avec Mmc Viardot comme interprète et Berlioz
comme chef d'orchestre Financièrement, l'entreprise
échoua. Les successeurs de Carvalho ne furent pas plus
heureux. Réty fit jouer Fidelio, la Statue de Reyer, Joseph
de Méhul, le Val d'Andorre d'Halévy, mais ne réussit pas
mieux. Carvalho reparut comme directeur, en 1862, à la
salle de la place du Châtelet, et malgré la valeur des artistes
employés — Nilson, Michot, Ugalde — dut, une seconde
fois, abandonner la partie. Pasdeloup, Martinet, Bagier.
connurent à peu près les mêmes infortunes. En 1875 parut
Yizentini qui installa le Théâtre-Lyrique dans la salle de la
Gaîté, avec une subvention de 200 000 francs et des artistes
qui s'appelaient Capoul. Michot, Duchesne, Bouhy, Mel-
cliissédec, Mmes Sasse, Ritter, Engally; comme ses prédé-
cesseurs (après avoir joué Dimitri, Oberon, le Sourd, le
Bravo, le Timbre d'argent, les Erinnyes, Paul et Virginie),
il dut battre en retraite.
Malgré ces leçons du passé, beaucoup de tentatives
furent faites dans la suite pour faire revivre l'opéra popu-
laire, et, depuis 1875, la question du Théâtre-Lyrique for-
merait un chapitre assez considérable de l'histoire musi-
cale. En 1878, il y a, au Conseil municipal de Paris, un
rapport de Viollet-le-Duc ; en 1879, une communication
(très étendue) d'Emile Guimet; en 1880, un mémoire pré-
454 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
sente au sous-secrétaire d'État par Ch. Lamoureux;
en 1895, à la Chambre des députes, une brillante discus-
sion provoquée par un groupe d'amateurs à la tète desquels
se trouvaient Julien Goujon et Melchior de Vogué; en
1896, un « Projet d'exploitation d'un théâtre municipal à
genre mixte », présenté par Gabriel Parisot, secrétaire
général de l'Association des Directeurs des spectacles pari-
siens. Vers la même époque, autre projet d'Ed. Colonne et
Milliet, qui demandaient une partie des terrains occupés
par l'Etat-Major, place Vendôme. Il faut mentionner encore,
au Conseil municipal, en 1897, un rapport de M. Deville
(voir le B. M. officiel du 19 juin, p. 1855-63) et un dis-
cours de M. Landrin ; en 1899, une proposition de M. de
Lagoanère; en 1902, un projet de M. Corneille, directeur
du Théâtre populaire de la Mothe-Saint-Héray, qui voulait
installer le Lyrique dans les antiques arènes de Lutèce ; un
rapport général de M. Turot (au nom de la Commission con-
sultative des Théâtres nommée par arrêté du 7 juin 1905),
concluant à la création de quatre théâtres populaires à
Paris En 1907, les frères Isola prennent possession du
théâtre de la Gaîté en le baptisant Théâtre-Lyrique; pour
favoriser leur projet, le ministre des Beaux-Arts leur assure
le concours de l'Opéra et de l'Opéra-Comique : les déboires
ne se font pas attendre, et le répertoire lyrique est rem-
placé, au bout de quelque temps, par le vaudeville et la
comédie, sans conjurer la faillite qui éclate, peu après
que les frères Isola ont quitté ce théâtre (1913). Depuis la
guerre le « Lyrique » est sous séquestre et la question tou-
jours en suspens. Pendant ces divers incidents, Adrien Bern-
heim crut avoir trouvé la solution du problème en créant
les Trente Ans de théâtre, sorte de « théâtre-roulotte » (le
mot est de Catulle Mendès) qui, sur les petites scènes des
quartiers populaires, donne encore des représentations à
prix réduits.
Bibliographie.
Albert Soubies, YAlmanach des spectacles (Annuel, depuis 1874) et
Histoire de l'Opéra-Comique. — EDOUARD NoEL et EDMOND StOULLIG, les
Annales du Théâtre et de la Musique (Annales de 1875 à 1895). —
Ch. Malherbe, Histoire de la salle Favart et Précis de l'Histoire de l'Opéra-
Comique. — Add. notre mémoire sur le Vandalisme musical au Congrès
international de musique de 1900, et la Bibliographie des chapitres précé-
dents et suivants.
• CHAPITRE XVIII
CÉSAR FRANCK
César Franck. — Ses élèves et ses disciples. — La Schola cantorum et
l'Ecole supérieure de musique. — MM. V. d'indy, E. Chausson, Ch. Bordes,
A. Mag-nard, de Castillon, G. Lekeu. — Les vivants : MM. Duparc, de Bré-
ville, Guy Bopartz, Ch. Tournemire. — Diversité et indépendance de
cette lignée.
César Franck, auquel les critiques allemands accordent
une petite place dans leurs Histoires générales, est un des
grands représentants de l'art musical au xixc siècle. Nul
ne fait mieux sentir l'inconvénient des étiquettes classique
et romantique, nécessaires ou commodes pour classer
certains compositeurs, dangereuses quand on veut en user
pour tous les artistes, et en somme assez vaines. Classique,
il le fut certes par un art de la composition où l'influence
de Bach est visible; romantique, il le fut également, sans
nul doute, par ses poèmes symphoniques. Le jugement
le plus exact qu'on ait émis sur cette haute personnalité
est celui d'Em. Chabrier, cité par M. Vincent d'indy :
« C'était la musique personnifiée ». Cela signifie que
C. Franck fut un pur musicien et que son œuvre peut être
étudiée en elle-même, sans qu'il soit besoin de faire
intervenir l'homme pour expliquer l'artiste. D'ailleurs
l'auteur de Rédemption n'a pour ainsi dire pas de bio-
graphie; dans le privé, de mœurs comme de visage, ce
fut un bourgeois très honnête, à l'histoire duquel on
ne saurait demander ni des aventures à la Berlioz, ni des
traits d'esprit à laGounod. Il naquit à Liège (lOdéc. 1822),
dans cette région du nord qui d'Utrecht à Liège et de
456 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Bruges au Hainaut fut un des berceaux de la musique
moderne : de là sont partis, aux xve et xvie siècles, de renom-
més et solides praticiens qui vinrent étonner les pays du
sud et souvent faire leur éducation. César Franck est de
leur lignée. Après quelques études élémentaires dans sa
ville natale, il suivit, au Conservatoire de Paris, les leçons
de Zimmer'mann pour le piano, de Leborne pour le contre-
point et do Benoist pour l'orgue. En 1843 (après un
nouveau séjour de deux années en Belgique), il s'établit à
Paris comme professeur de musique; il fut successivement
organiste à Saint-Jean-Saint-François, maître de chapelle
(1853) puis organiste (1859) à Sainte-Clotilde, professeur
d'orgue (1872) au Conservatoire, comme successeur de
Benoist. Jusqu'à la fin de sa vie (9 nov. 1890), il se par-
tagea entre l'enseignement et le travail personnel, donnant
souvent des chefs-d'œuvre, mais ignorant les succès reten-
tissants. Il fut de ceux pour qui la gloire est « le soleil des
morts ».
Les créations de son génie et le caractère général de son art
peuvent être ramenés à une aptitude qui semble les dominer
et dont la première manifestation publique est intéressante :
celle de l'organiste improvisateur. Après avoir obtenu au
Conservatoire le premier prix de fugue (19 juillet 1840),
C. Franck concourut l'année suivante pour le prix d'orgue.
Ce concours se compose de quatre épreuves : accompa-
gnement d'un plain-chant donné, exécution d'une pièce
d'orgue avec partie de pédalier, improvisation d'une fugue,
improvisation d'un morceau libre en forme de sonate.
Pour ces deux dernières épreuves, des thèmes sont imposés
par le jury. « Franck, raconte M. Vincent d'Indy, ayant
observé grâce à son instinct du contrepoint, que le sujet
donné de la fugue se prêtait à certaines combinaisons avec
le thème du morceau libre, entreprit de les traiter simul-
tanément, de façon que l'un servîtde repoussoir à l'autre —
Les développements fournis par cette façon de traiter le
morceau libre ne laissaient pas de prendre des proportions
inusitées pour ce genre d'épreuve, en sorte que les
membres du jury (duquel Cherubini, malade, ne faisait
point partie), ne comprenant rien à ce tour de force tout à
fait en dehors des habitudes du Conservatoire, il fallut que
CESAR FRANCK 457
Benoist, le professeur du trop ingénieux élève, vînt tout
exprès leur expliquer la situation. » Il y a là plus qu'une
prouesse de circonstance. Avant tout, Franck est un orga-
niste; or, par métier, par définition pourrait-on dire, un
organiste est un improvisateur. Toute la musique de
l'auteur des Béatitudes peut être rattachée à ce fait : elle
va, elle coule de source, elle est une extension de l'apti-
tude innée aux constructions sonores; en un mot, elle
semble improvisée. Par là, ou suggère peut-être une
réserve à faire sur sa valeur, mais on n'encourt pas le
reproche de la rabaisser. L'improvisation perd son carac-
tère superficiel, quand elle part d'un musicien de génie.
Celle d'un Franck n'a rien de commun avec celle des purs
virtuoses; dans les grandes œuvres, elle est (sauf quelques
exceptions) presque entachée de monotonie dans le sublime.
En ce qui concerne l'expression, cette musique est
comme saturée de sentiment religieux; elle révèle ce qu'on
a appelé « une âme de Séraphin » ; c'est, d'ordinaire, un
jxmis angelicus dû à une grâce d'en haut. Franck eut
presque toujours en main cette coupe pleine de parfums
que l'Evangéliste appelle la prière des saints. A l'organiste
et au musicien doivent être attribués la cause et l'honneur
de ce fait. C'est parce qu'elle est très pure, dégagée des
tyrannies passionnelles et, artistiquement, très élevée, que
la conception (inconsciente ou réfléchie) de la musique
rejoint nécessairement le sentiment religieux et s'identifie
presque avec lui; c'est en raison de sa nature même,
surtout lorsqu'elle est à l'abri des orages du cœur et
qu'elle a pour point de départ une fonction d'Eglise, que
l'inspiration d'un compositeur peut devenir l'alliée natu-
relle de la prière et l'interprète des textes évangéliques. Il
en est de même des qualités de caractère dont l'idée est
suggérée par les œuvres de C. Franck : candeur, grande
conscience, loyauté, clarté, sérénité, tendance prédomi-
nante à la noblesse, à la tendresse et au mysticisme avec
une certaine inaptitude à exprimer îe mal et la perversité.
Ce furent à la fois les qualités de l'homme et celles du
musicien; mais on hésiterait à dire lequel des deux fut sous
la dépendance de l'autre; de celui-ci à celui-là, il y eut au
moins action et réaction, si bien que, de toute façon,
458 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
César Franck apparaît dans une région très haute de l'art
et de la pensée.
Diviser sa carrière de compositeur en périodes distinctes
n'est guère possible, car sa ligne d'évolution est très irré-
gulière. Son opus n° 1 est un recueil de trois trios con-
certants; le n° 2 continue ces brillants essais; mais à
partir du n° 3, on trouve des pièces assez banales pour
piano, des transcriptions, fantaisies sur le Gulistan de
Dalayrac, la Lucile de Grétry, etc. ; et après ses grandes
compositions, entrecoupées de mélodies détachées, voire de
« petits riens », il revient à des ouvrages de genre secon-
daire. A partir de 1862, ses œuvres n'ont aucun numéro
d'opus; nous les classerons dans l'ordre que nous paraît
déterminer (psychologiquement et artistiquement) leur
nature, en abandonnant le désordre chronologique. En
somme, les deux dates les plus importantes dans l'histoire
de César Franck seraient celles de sa nomination comme
organiste à Sainte-Clotilde et comme professeur d'orgue au
Conservatoire.
Le plus intéressant de son œuvre d'organiste nous
échappe : ce sont les improvisations à l'orgue de Sainte-
Clotilde, où pendant trente ans il connut le meilleur de sa
vie et donna peut-être le meilleur de lui-même. Ceux qui
l'ont entendu improviser une communion ou une réplique
au chant d'un verset pendant les vêpres, disent qu'il
donnait l'impression d'un maître vraiment inspiré.
« Le 3 avril 1866. écrit M. d'Indy, Liszt sortit émerveillé
de Sainte-Clotilde, évoquant le nom de J.-S. Bach en un
parallèle qui s'imposait de lui-même. » — « Il se ruait à
l'improvisation des versets comme un enfant à la ronde; et
vers la fin de sa vie, lorsqu'un éditeur avisé lui demanda
de fixer ces fugitives impressions en un recueil de cent
pièces pour harmonium, il accepta tout de suite et se mit
à l'œuvre avec tant d'ardeur qu'il lui arriva fréquemment
d'écrire au net quatre ou cinq de ces piécettes en une seule
matinée. » (V. d'Indy, C. Franck, p. 158. — Voir les
Â-â- petites pièces pour orgue ou harmonium publiées en
1900 par Enoch sous le titre de Pièces posthumes.)
L'improvisation peut affecter plusieurs formes : c'est
parfois une simple phrase ou une période; tantôt une
CESAR FRANCK 459
« fantaisie » dont le plan est ad libitum, une rhapsodie où
les idées sont juxtaposées sans connexité ni développe-
ments; tantôt une suite de variations sur un thème
emprunté à un classique ou spontanément créé; tantôt
enfin un travail d'école où le traitement d'une idée est
soumis à des lois fixes et prend le caractère d'un fugato.
Franck parait avoir eu dans ces divers genres une maîtrise
exceptionnelle; et là est la pierre de touche permettant
de reconnaître le compositeur de race. Son œuvre écrite
n'est pas très étendue. Elle n'innove rien au point de vue
du rythme ou des cadres de la composition, lesquels sont
toujours ceux de Bach et de Beethoven. Elle présente enfin,
avec d'admirables pages, une inégalité de valeur que les
panégyristes et élèves du Maître ne sont pas les derniers
à signaler. Les Trois antiennes de 1859, « pour grand
orgue », inaugurent la série des compositions religieuses.
Les Six pièces pour grand orgue (op. 16-21) de 1860-
62, ont plus d'importance. La première est une Fantaisie
où la personnalité du compositeur apparaît déjà malgré les
formes d'école dont elle s'enveloppe; on y rencontre,
accompagnée par un canon serré à l'octave entre le récit
et le pédalier, une idée mélodique dont Wagner semble
avoir fait le thème du sommeil dans la scène de l'incan-
tation de sa Walkùre :
La deuxième grande pièce symphonique, en fa dièze
mineur, est un compromis entre la fantaisie et la con-
struction classique; bien que toutes ses parties soient
enchaînées, l'analvse peut y reconnaître un premier
mouvement à deux idées et dans la forme de sonate, un
andante en forme de Lied dont la dernière partie serait
l'équivalent d'un scherzo, et un final récapitulatif où
le thème principal du premier mouvement reparaît
en majeur, enrichi de ces artifices fugues que Franck
employait avec tant d'aisance. La fugue règne, mais sans
sécheresse, dans la 3e pièce (Prélude, fugue et variation
en si mineur) dédiée à C. Saint-Saëns et popularisée par
4f)0 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
l'arrangement pour piano et aussi dans les dévelop-
pements de la 4e [Pastorale); les deux dernières, Prière et
Finale en si bémol majeur, sont construites sur le plan
d'un premier mouvement de sonate. Il y a dans cet
ouvrage une puissance aisée, une variété, une alliance du
contrepoint et de l'inspiration, de la science et du charme,
du style et de l'imagination qui ne sont nullement une
nouveauté clans l'histoire générale de l'orgue, mais qui,
en France, constituaient alors un très évident progrès.
Ces qualités sont celles de Bach et de Beethoven. Elles se
retrouvent dans les Trois chorals pour grand orgue (1890)
écrits en forme de variations, non sans indépendance et
libre fantaisie. Le premier débute par un système mélo-
dique de sept périodes qui, partant du ton de mi naturel
majeur, module en passant par les tons de mi mineur, mi
bémol majeur, si bémol, pour conclure dans le ton initial;
dans les variations qui suivent, Franck traite seulement
quelques-unes de ces périodes (un peu comme on ferait
dans la seconde partie d'un premier mouvement de sonate)
et finit par faire prédominer la dernière, qui représente
ainsi le vrai choral peu à peu dégagé. Il y a une égale
richesse et une égale beauté dans les deux autres chorals,
en si et en la, dont le style est celui de la grande variation.
Les autres compositions de C. Franck pour orgue seul
sont les Trois pièces pour grand orgue (1878), Y Andantino
(1889), les Préludes et prières (id., en 3 livraisons). On
peut joindre à ce groupe les compositions pour harmo-
nium : Quasi marcia, (1862), Cinq pièces (1863). Offertoire
sur un air breton, les 59 pièces publiées dans l'Organiste
(1889-90)....
Les œuvres où l'orgue est associé à d'autres instruments
s'écartent un peu plus de la tradition et suggèrent d'abord
quelques réserves de principe. L'orgue est un instrument
spécial qui répugne, par sa nature, h l'action concertante
avec l'orchestre. Ou bien il use de ses ressources puissantes
et il écrase tout; ou bien il éteint ses feux et réduit son
verbe, auquel cas il se rabaisse en prenant un rôle très
secondaire. Ainsi, dans la Messe solennelle de Beethoven,
il n'a jamais de fonction esthétique déterminée par son
caractère propre, alors que tous les autres instruments
CESAR FRANCK 461
sont traités, si l'on peut dire, d'après leur personnalité.
Il ne saurait en être autrement, pour des raisons d'acous-
tique et pour des raisons d'art; un thème approprié à
l'orgue (cf. les Toccatas et les Préludes de J.-S. Bach)
est très différent d'une mélodie homophone destinée aux
cordes, aux cuivres ou à l'harmonie. D'où la nécessité
pour l'orgue, quand il y a des voix ou un orchestre autour
de lui, de se borner à des accords d'introduction ou à de
brèves clausules, à une sorte de réalisation de basse
chiffrée qui le met souvent à l'unisson des basses de
l'orchestre et t'ait de lui un adjuvant presque facultatif
tenu en dehors de l'action symphonique, sans lien intime
avec elle. « L'association de l'orgue au chœur ou à
l'orchestre, dit Mars (Kompositions Lehre, IV, p. 509) est
antiartistique. » Tel est aussi l'avis de M. Vincent
d'Indy, qui rattache son opinion à celle de Berlioz : « Cette
façon d'écrire la symphonie, dit-il en parlant de la Grande
pièce symphonique en fa dièze mineur,... me parait bien
préférable au système qui consiste à lui adjoindre
l'orchestre. Ces deux puissances se gênent mutuellement,
et l'effet de cette juxtaposition de deux forces similaires,
est toujours un amoindrissement de l'une au stérile profit
de l'autre. » (César Franck, p. 113.) Franck s'est évidem-
ment privé des ressources qui font sa supériorité, dans ses
Accompagnements et arrangements des offices en chant gré-
gorien (1858), dans ses Offertoires pour chœur à 3 voix,
orgue et contrebasse (1871), dans son Psaume CL, pour
chœur, orgue et orchestre (1888). C'est dans le dessein
d'arriver à des effets de timbre d'ailleurs charmants que,
par une combinaison de valeurs tout exceptionnelle, il a
écrit une Messe (1860) pour soprano, ténor et basse, avec
orgue, harpe, violoncelle et contrebasse. Son Panis Ange-
licus (1872), qui groupe et fond les mêmes instruments
pour créer une sorte de nimbe doucement lumineux
autour de la voix du ténor, a sur l'oreille comme sur le
sentiment un rare pouvoir de séduction.
Dans ces œuvres, il y a des pages où se fait déjà pres-
sentir l'auteur des Béatitudes; il y en a d'autres qui sont
iaibles, trop improvisées, encourant un reproche de vulga-
rité et de banalité. Il n'est pas sans intérêt pour l'histoire
462 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
des idées — et des chapelles — de voir comment leur
valeur, en tant que musique religieuse, a été appréciée par
un élève de Franck très appliqué à maintenir la tradition
du chant d'église : « Dans sa messe, dont le Kyrie seul est
une exquise prière et YAgnus une perle d'ingénuité musi-
cale, comment qualifierons-nous ce Quoniam tu solus
sanctus tonitruant et moins digne d'un soliste que d'un
chantre en goguette? — A côté de ces pages presque
indignes du maître, nous voyons surgir l'incomparable
frontispice de l'offertoire Quse est ista, digne d'un Bach, et
surtout cet admirable Domine non secundum, d'un contre-
point très humain mais déjà si sobre (sauf la reprise finale
majeure qui ne vise qu'à l'effet), que, dans l'ensemble, ce
motet peut être donné comme exemple de musique reli-
gieuse moderne. De telles pages nous font regretter amère-
ment que la destinée n'ait pas permis à Franck, parti trop
tôt, de s'associer à notre mouvement de restauration du
chant religieux . Peu en commerce avec le chant palestrinien
dont il n'a qu effleuré les beautés [je le tiens de lui-même)
et dont il n'a pas savouré l appropriation religieuse, ne
s' arrêtant, comme beaucoup hélas! de musiciens de sa
génération, qu'à l'intérêt d'écriture et aux artifices de cette
sorte de composition, que n aurait-il pas écrit pour l'Eglise,
une fois que sa belle âme de musicien religieux se serait
ouverte toute grande à la beauté de ces maîtres! » Ainsi
s'exprimait Ch. Bordes, chef des « Chanteurs de Saint-
Gervais », un des fondateurs de la Schola Cantorum {Cour-
rier musical du 1er nov. 1904).
Un compositeur comme Franck fût-il amené, après être
sorti peu à peu des cadres strictement liturgiques, à se
servir de l'orchestre, n'en conserve pas moins le carac-
tère religieux de l'inspiration, et certaines habitudes
d'écriture, plus spéciales à la musique d'orgue, comme
l'exposition d'une idée avec entrées successives de parties
et imitations canoniques. Son oratorio Rédemption, exécuté
pour la première fois à l'Odéon, sous la direction de
Colonne, le jeudi saint 1873, peint, en chacune de ses
trois parties, la vie païenne et corrompue opposée au chris-
tianisme; malgré quelaues pages où l'auteur « se bat les
flancs pour arriver à exprimer une laideur morale que la
CESAR FRANCK 463
simple beauté de son caractère lui interdisait de concevoir »
(d'Indy), l'œuvre est admirable, supérieure, par l'intensité
du sentiment et la conviction sereine, aux oratorios de
Hœndel. Le « morceau symphonique », au début de la
2e partie, où les violons agiles expriment l'allégresse du
monde tandis que les cuivres majestueux représentent la
parole du Christ, a une puissance dramatique et un éclat
que nul n'a surpassé; et il est impossible de ne pas céder
au lyrisme de cette mélodie, comme à une poussée lente de
poésie qui entraine tout avec soi :
« Bienheureux ceux qui sont allâmes et altérés d'amour »,
car ils sont rassasiés en écoutant cela. Il y a dans la musique
de César Franck des idées qui semblent venir de derrière
les étoiles; et tout part du cœur!
Le sermon de Jésus sur la montagne [Mathieu, V) est
le plus beau programme moral qui ait été donné à l'hu-
manité. Le diluer en un livret de cantate était une faute
de goût; le mettre en musique était une erreur dange-
reuse, car la musique exprime les états de la sensibilité
et de l'imagination, elle émeut et elle peint, mais elle
n'enseigne pas et ne commande pas. Ce qui lui est seule-
ment accessible, en un sujet où le pittoresque n'a point
de part, ce sont les idées très générales qui dominent la
parole du Christ (lorsqu'il proclame la béatitude de ceux
qui sont doux, de ceux qui pleurent, de ceux qui sont
miséricordieux , etc.) et c'est surtout le double sentiment
auquel peut se ramener cette sublime consolation apportée
aux humbles de ce monde : l'amour et l'espérance. On com-
prend que l'auteur de Rédemption ait senti s'exalter, devant
un tel évangile, son génie de compositeur. Il était de ceux
dont on serait tenté de dire : bienheureux les musiciens
qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu! Il voulut d'abord
consacrer au Sermon sur la montagne une symphonie pour
orchestre. Cette conception du genre à adopter était la
meilleure. L'œuvre pour orchestre et chœurs en huit parties
avec prologue, écrite (de 1870 à 1879) sur les pauvres vers
464 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
de Mme Colomb, n'est pas exempte de longueur et de mono-
tonie; mais elle est pénétrée d'un souille d'idéalisme et il y
règne une sincérité qui la rendent admirable comme monu-
ment d'art et comme expression d'un beau caractère de
poète. Les Béatitudes furent jouées après la mort de Franck
(1890), d'abord à Paris, en 1891, c'est-à-dire douze ans
après l'achèvement de l'œuvre, puis en Belgique (1894).
La Société des Concerts du Conservatoire n'en donna l'au-
dition intégrale qu'en 1904.
Dans les autres poèmes symphoniques, C. Franck peut
être rattaché au mouvement créé par Liszt et Berlioz; mais
il n'a ni la grandiloquence du premier, ni le goût du
second pour la description pure, et quelquefois, en des
pages agressives, pour le laid : son goût conserve une
tenue classique, et la tendance religieuse prédomine.
Il y a six poèmes symphoniques, dont deux traitent un
sujet tiré de l'Ancien Testament : Ruth, églogue biblique en
trois parties pour soli, chœur et orchestre, écrite en 1845 et
exécutée pour la première fois en 1871, œuvre de jeunesse,
dont les mélodies rappellent un peu la manière de Méhul. On
y a relevé un thème que Massenet semble avoir utilisé dans
sa Manon :
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h rrrr m*H^
$m
— Rébecca (1881), « scène » biblique pour soli, chœur
et orchestre, appartient aussi aux ouvrages de second
ordre. — Quatre compositions de sujet profane font
honneur à l'imagination de C. Franck et à son génie de
musicien complet, montrant, à l'occasion, un sens remar-
quable de la couleur et de la puissance descriptive du
rythme : Les Eloïdes (1876), poème symphonique pour
orchestre joué pour la première fois à la Porte-Saint-
Martin, sans succès, en 1876; le Chasseur maudit (1882),
pour orchestre seul, exécuté en 1883 et souvent repris avec
raison au concert; Les Djinns (1884), pour orchestre et
piano (cette dernière partie étant traitée comme un élé-
ment de l'exécution collective, sans prépondérance de solo);
enfin Psyché. Ecrit en 1887-8, ce dernier poème, pour
orchestre et chœur, est un des chefs-d'œuvre où Franck a
CESAR FRANCK 465
le mieux montré l'alliance originale de son spiritualisme
instinctif avec ses inspirations de pur musicien. En un
sujet dont la séduction pouvait incliner un artiste vers
les peintures voluptueuses, il a montré, sans la moindre
recherche de mysticisme ou de symbolisme, une délicatesse
de main et de pensée digne de R. Schumann, digne des
pages les plus suaves de Y Enfance du Christ et de la Dam-
nation de Faust. La scène où les Zéphyrs enlèvent Psyché
pour la conduire dans les jardins d'Éros est d'une couleur
toute berliozienne ; elle parle au cœur autant qu'à l'imagi-
nation et réalise peut-être la meilleure image du « paradis »,
tel que l'homme peut le concevoir en dehors des dogmes.
La dernière scène, Eros et Psyché, a cette plénitude de
sentiment et cette langueur qui font aimer les œuvres pro-
fondément expressives.
En disposant les œuvres de Franck d'après l'évolution de
l'esprit musical qui, peu à peu, malgré la contradiction appa-
rente de certaines dates, se dégage de la fonction d'oroaniste,
s'applique ensuite, avec les ressources instrumentales de
tout ordre, à des textes liturgiques ou profanes, et devient
enfin pleinement indépendant, nous arrivons au groupe de
compositions qui comprend les quatre Trios (1841-2) pour
piano, violon et violoncelle ; le Quintette en fa mineur pour
piano, 2 violons, alto et violoncelle (1878-9), la Symphonie
en ré mineur et la Sonate pour piano et violon (1886); le
Quatuor en ré majeur : œuvres très personnelles, inégales
d'ailleurs, inspirées tantôt de Schubert et de Weber, tantôt
des dernières sonates et des derniers quatuors de Beethoven.
Le Quintette, dédié à Camille Saint-Saëns, n'a pas de
numéro d'opus. L'influence de Beethoven y est visible dès
les premières mesures où le thème n'est qu'une division
rythmique de la gamme descendante de fa naturel mineur.
Le premier mouvement est surtout dramatique; quelques
traits d'énergie très accentuée, presque sauvage, font penser
à certaines pages de Hulda; ils s opposent d'ailleurs à des
phrases de tendresse mystique, où reparait le chromatisme
familier au compositeur. Le mouvement lent est un thème
où la pensée s'exprime d'abord en formules de gémissements
brefs. L'allégro final est la partie la moins belle; il con-
serve d'ailleurs ce caractère dramatique qui parait être
Combarieu. — Musique. III. 30
466
LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
celui de tout l'ensemble. C'est dans le premier mouvement
de la symphonie en ré que se trouve cette délicieuse phrase,
typique par son essor lyrique et sa tendresse, qui fournit
ample matière au développement (et reparaît dans le finale) :
Il faut remarquer, entre autres mérites, l'aptitude de
Franck à penser (comme Berlioz) instrumentalement. Même
quand on se borne à lire, sur le papier, une mélodie comme
celle-ci :
m
2±±
gfeÉa
on sent qu'elle est écrite pour le cor anglais. L'idée mélo-
dique porte en elle-même son instrumentation ; et c'est
ainsi que les choses devraient toujours se passer dans la
grande composition pour orchestre. C. Franck a écrit lui-
même une analyse thématique de cette symphonie, pour les
exécutions qui furent données au Conservatoire les 17 et
24 février 1889. (Cette analyse est reproduite dans la Revue
musicale de 1904, p. 162 et suiv.)
La Sonate pour violon est justement célèbre. Elle débute
par un accord de neuvième sur lequel se pose la première
partie du thème fondamental, une formule de deux notes
poétiquement interrogative, qui est comme un regard
ingénu tourné vers l'infini :
feÉÉ
X
%
S*
l
3±
I
Tout ce qui suit est d'un sentiment intense et d'une
grâce rare. Ce thème reparait, entouré d'épisodes mélo-
diques dans l'allégro (dont l'allure est celle d'un agitato
CESAR FRANCK 467
schumannien), dans la Fantaisie . L'allégro final est presque
tout en canon. Le premier mouvement est le meilleur, celui
où l'inspiration domine; dans les autres règne la facilité
technique de l'organiste habitué à traiter un thème, à
moduler sans cesse, à manier les formes du contrepoint
comme celles d'une langue usuelle.
M. Vincent d'Indy (loc. cit.) fait honneur à César Franck
d'une innovation heureuse, qui peut passer pour l'équi-
valent de l'emploi du Leitmotiv dans le drame lyrique,
mais dont il ne faut pas exagérer l'importance : c'est la
composition cyclique, c'est-à-dire celle dont les divers
mouvements font reparaître, assez reconnaissable, une
même idée mélodique, traitée comme génératrice princi-
pale de l'ensemble. Beethoven était arrivé parfois a une
unité de ce genre, psychologique plus que formelle (par
exemple, dans les quatuors op. 131 et 132) ; il y avait été
amené par l'intensité même du sentiment et de l'inspira-
tion lyrique. Schumann semble assez souvent vouloir y
atteindre dans sa musique de piano, mais plutôt par fan-
taisie. Le premier trio de Franck, en fa dièze mineur, est
construit sur deux thèmes principaux qui reparaissent dans
les trois parties de l'œuvre, l'un sans changer de forme,
l'autre en se modifiant pour donner naissance à la plupart
des développements. Le Quintette en fa mineur, la
Symphonie en ré, la Sonate pour piano et violon, le
Quatuor en ré majeur, sont également construits à l'aide
d'un thème générateur. Parmi les causes déterminantes de
ce mode de composition dans l'esprit d'un musicien qui,
avons-nous dit, était avant tout organiste, je croirais
volontiers qu'il faut tenir compte des habitudes de l'impro-
visation (d'école), qui oblige l'exécutant à ne jamais perdre
de vue un thème donné. D'ailleurs, cette manière de com-
poser n'est vraiment intéressante que quand elle a pour
raison d'être l'émotion puissante d'une première inspira-
tion devenant une idée-force, dont un mouvement unique
ne saurait épuiser le sens. Il ne suffit pas d'adopter le
système du Leitmotiv pour faire un drame ; de même la
forme cyclique est loin de conférer, par elle-même, une
beauté réelle à un quatuor ou à une sonate. Ces trios de
Franck ne sont pas au premier rang de ses œuvres. Le
408 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
2e, en si bémol, porte la rubrique « trio de salon ». Le 3e,
est assez médiocre. Le 4e, dédié à Liszt, n'a qu'un mouve-
ment, en forme de sonate. L'œuvre la plus importante de
ce groupe est le Qualor en ré. Il est d'une époque (1889)
où Franck connaissait les opéras de Wagner et où la
musique de Tristan avait fait sur lui une grande impression ;
cette influence wagnérienne n'est_ pas "étrangère au Lar-
ghetto. Le Scherzo est d'une fantaisie vaporeuse et ber-
liozienne dont l'emploi des sourdines augmente le charme,
et le finale a une fougue très romantique. M. d'Indy {loc.
cit., p. 170 et suiv.) a fait une analyse technique de cette
composition que rien n'égale (depuis Beethoven) en « auda-
cieuse et harmonieuse beauté », et où il voit « un type de
musique de chambre unique, aussi bien par la valeur et
l'élévation des idées que par la perfection esthétique et la
nouveauté très personnelle de l'architecture ». Dans sa
Symphonie en ré (1886), construite suivant le même prin-
cipe. Franck s'est élevé à la majesté de Beethoven, comme
à l'allégresse de son lumineux lyrisme.
L'Opéra peut résumer en soi tous les autres genres de
composition. Franck n'avait pas ce qu'il faut pour réussir
au théâtre, et sans vouloir déprécier ceux qui ont écrit des
chefs-d'œuvre destinés à la scène, on peut dire que cette
lacune est tout à son honneur. Il était comme l'athlète
antique, dont le javelot ne touche pas le but parce qu'il le
dépasse. Cependant, il fut tenté par cette forme d'art, où
son génie symphonique, si pur et si noble, n'était plus
chez lui mais pouvait encore trouver son emploi. H aida,
opéra légendaire et Scandinave, en quatre actes et un épi-
logue (poème de Ch. Grandmougin, d'après Bjornstierne-
Bjornson) n'est pas sans analogie avec le sujet du Roid'Ys.
Il nous montre, dans un cadre guerrier et farouche, la
rivalité de deux femmes aimant le pâle Eiolf ; délaissée pour
Swanhilde, Hulda donne un rendez-vous suprême à Eiolf,
le tue et se précipite ensuite dans les flots. Très colorée,
l'œuvre est conçue, comme plan et comme écriture, d'après
le système wagnérien, mais sans mise en œuvre du leit-
motiv. L'art des préparations fait défaut. (Ainsi, dans l'épi-
logue. lorsqu'Eiolf se rend pour la dernière fois auprès de
Hulda qui doit le faire assassiner, on regrette qu'une
CESAR FRANCK 469
réminiscence ne rappelle pas la première scène d'amour.)
On peut signaler l'éclat d'un ballet original, allégorique
(lutte de l'Hiver et du Printemps, danse de l'Hiver, etc.),
mais dramatique de style. L'auteur lui-même, avec raison,
y voyait « une très bonne chose ». C'est malheureusement
une digression sans intérêt pour l'action. Écrite en 1882-5,
l'œuvre fut jouée avec succès au théâtre de Monte-Carlo
en 1894, et n'a pas été reprise depuis. De Ghisèle, com-
mencée en 1888 sur un livret de G. -A. Thierry, le brouillon
était fini au moment de la mort du compositeur, mais le
premier acte seul instrumenté au net; cinq disciples du
maître, Vincent d'Indy, Pierre de Bréville, Ernest Chaus-
son, Arthur Coquard et Samuel Rousseau, terminèrent le
travail d'instrumentation. Dans ces deux ouvrages, Franck
a écrit de la « belle musique » plus que de la musique de
théâtre. Son cas est analogue à celui de Beethoven qui, dans
ses sonates et ses quatuors, s'est montré plus dramatique
et plus profond que dans Fidelio. Mais sa valeur dramatique
ne doit pas être rabaissée. On a trop dit que Franck était un
mystique, une sorte de saint qui aurait passé sa vie à sculpter
sa proprechàsse. Le troisième acte deNulda joué par Colonne
(au festival de nov. 1904) a fait la meilleure impression.
Le Valet de ferme, opéra-comique en trois actes, livret
d'Alphonse Royer et Gustave Vaes. est resté inédit.
Nous n'avons pas parlé des mélodies élégantes et aux
jolis titres — V Ange et ï enfant, le Mariage des roses, le
Vase brisé (poésie de Sully-Prudhomme), les Cloches du
soir, le Premier Sourire de mai, etc. — et des six char-
mants Duos pour voix égales, qui, chronologiquement,
s'inscrivent avec les pièces pour piano, comme une fraîche
guirlande, entre les grandes œuvres que nous venons de
passer en revue. Une des meilleures et des plus typiques,
parmi ces compositions de moindre étendue, est la Proces-
sion, mélodie sur les vers de Brizeux. Toute l'âme sereine
de Franck est dans cette page à la fois simple et d'un sen-
timent profond.
— C. Franck était entouré d'un groupe de disciples que la sim-
plicité et la douceur de son caractère, son dévoùment et son désin-
téressement lui avaient attachés, et qui ne professaient pas moins
d'estime et d'admiration pour l'homme que pour le musicien. Il était
470 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
pour eux, le « père Franck ». Son influence rayonnait autour de lui
et au delà de sa classe. Les cours de composition musicale au Con-
servatoire, de 1872 à 1876, étaient professés par V. Massé, H. Reber
et Fr. Bazin; et c'est cependant autour du professeur d'orgue, autour
de C. Franck que se réunissait et s'instruisait réellement l'élite de la
jeunesse musicienne : Samuel-Rousseau, G. Pierné, A. Chapuis,
P. Vidal, Marty, Dallier, Dutacq, Gallois, et d'autres. Des artistes
qui n'ont pas été précisément ses élèves, ont subi l'ascendant de sa
probité et de sa sincérité artistiques; tels, pour n'en citer que
quelques-uns, M. Gabriel Fauré, Guilmant, E. Chabrier, Paul
Dukas. « Les principaux disciples, dit M. V. d'Indy dans son livre
sur César Franck, qui eurent le bonheur de recevoir directement le
précieux enseignement de Franck furent, par ordre chronologique :
H. Duparc, A. Coquard, Alex, de Castillon, V. d'Indy, C. Benoit,
Mme Augusta Holmes, E. Chausson, le délicat ciseleur P. de Bréville,
Paul de Wailly, Henri Kunkelmann, L. de Serres, Ch. Bordes, Guy
Ropartz, et enfin cet infortuné Guillaume Lekeu, mort à vingt-quatre
ans, laissant derrière lui un bagage considérable de compositions
d'une poignante intensité expressive. » Ch. Bordes fonda en 1892
l'Association des chanteurs de Saint-Gervais, qui avait pour objet
d'exécuter et de propager les chefs-d'œuvre de musique chorale des
maîtres religieux et profanes des xve, xvi8, xvne, xvmc, xixe siècles ;
ce fut un premier groupement, qui se rattachait à C. Franck surtout
par les liens personnels du disciple au maître, mais qui, sous
l'influence de Guilmant et de M. Vincent d'Indy, donna lieu bientôt à
un groupement plus étendu, d'où naquit deux ans plus tard la Schola
cantorum, devenue bientôt YEcole supérieure de musique. Elle
donne un enseignement complet et constitue un petit Conservatoire
qui perpétue l'enseignement de Franck.
Cet enseignement a un caractère moral et même religieux, —
dans le sens le plus large, — que lui a imprimé la haute personna-
lité de son directeur M. V. d'Indy. S'adressaut à ses élèves, dans le
discours d'inauguration, il leur disait :
« L'artiste doit avant tout avoir la Foi, la foi en Dieu, la foi en
l'Art : car c'est la Foi qui l'incite à connaître , et par cette connais-
sance, à s'élever de plus en plus sur l'échelle de l'Etre, vers son
terme qui est Dieu. L'artiste doit pratiquer Y Espérance : car il
n'attend rien du temps présent; il sait que sa mission est de servir et
de contribuer par ses œuvres à l'enseignement et à la vie des géné-
rations qui viendront après lui. L'artiste doit être touché de la
sublime Charité; aimer est son but, car l'unique principe de toute
création, c'est le grand, le divin, le charitable Amour. » Cette foi
soutient un patriotisme non moins ardent. C'est en renouant la
chaîne des traditions nationales, en répudiant l'imitation de l'étranger,
que nos musiciens pourront développer leur génie.
— M. V. d'Indy exerce un réel ascendant sur la jeunesse
artistique, tant à la Schola cantorum, qu'à la classe
CESAR FRANCK 471
d'orchestre du Conservatoire dont il est devenu professeur
depuis 1912. Il a, comme C. Franck, la foi, le désintéres-
sement, la préoccupation de penser et de s'exprimer en
musique, le dédain sincère de l'applaudissement et même,
— il convient de compléter le portrait, — l'indifférence
pour la critique qu'il juge « absolument inutile, et même
nuisible... car elle n'est le plus souvent que l'opinion
d'un monsieur quelconque sur une œuvre ». Il a, de plus
que Franck, une culture littéraire et philosophique éten-
due, une vaste érudition musicale. Il a écrit les livrets de
ses poèmes symphoniques et de ses opéras; publié de
nombreuses études de doctrine et de critique où il défend
ses idées avec une franchise courtoise mais sans ména-
gements. Quelques citations éclaireront ce raccourci un
peu insuffisant en révélant les tendances, les affinités et les
antipathies de M. V. d'Indy. Dans un article de la Revue
S. I. M. (nov. 1912), après avoir parlé de la nécessité du
bon sens pour créer et pour juger, après avoir dit que pour
certains le procédé remplace le savoir et le talent, il
ajoute : « Au xvmc siècle, Rameau imagina d'ajouter dis-
crètement, en certaines circonstances, une note à l'accord
parfait, base de toute musique; au xixe siècle, des compo-
siteurs russes, en vue d'effets très particuliers, employèrent
la gamme par tons entiers, qu'on peut nommer atonale,
puisqu'elle supprime toute possibilité de modulation. Au
xxe siècle, M. Cl. Debussy et M. Ravel tirèrent parti de
ces méthodes en les élargissant, et en firent souvent de
très ingénieuses applications, mais ils ont eu le tort...
d'ériger ces procédés en principe, ou du moins de les
laisser ériger comme tels (par leurs partisans), en sorte
que la formule établie actuellement par la mode est : hors
de la sensation harmonique et de la titillation des timbres
orchestraux il n'est point de salut. » Et M. V. d'Indy
ajoute : « Ce que les compositeurs précités cherchent à
établir, c'est l'autonomie des sens a l'exclusion des senti-
ments, c'est la suprématie de la sensation sur l'équilibre
qui, chez les êtres doués, est seul appelé à produire
l'œuvre d'art A l'époque des Donizetti et des Rossini, on
disait : tout pour et par la mélodie, à l'heure actuelle on
s'exclame : tout pour et par l'harmonie » Et il appelle
472 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
en témoignage l'accord de septième diminuée, « seul titu-
laire, pendant un demi-siècle, des expressions de tristesse,
d'horreur, des cataclysmes physiques et moraux : quel est
le compositeur qui oserait s'en servir actuellement?
L'œuvre d'art doit garder l'équilibre des éléments de
beauté » Enfin, ces deux déclarations : « Tous les pro-
cédés sont bons, à la condition de ne devenir jamais le
but principal et de n'être regardés que comme des moyens
de faire de la musique — Seule, la mélodie ne vieillit
jamais. »
Ces extraits caractérisent l'enseignement de M. d'Indy.
Cette fermeté de principes et cette intransigeance à les
défendre, cette haute conception de la musique, cette foi
religieuse et patriotique qu'il propose aux jeunes musi-
ciens comme le ressort principal de la vie, comme le but
idéal de l'art justifient l'influence qu'il exerce et l'estime
générale dont il est entouré. Il nous reste à parler de ses
compositions musicales en nous bornant aux plus impor-
tantes. Une des premières en date et en mérite est la tri-
logie symphonique de Wallenstein (1875-1881), destinée à
servir de préface aux trois poèmes de Schiller, le Camp de
Wallenstein, les Piccolomini (joués séparément aux Con-
certs Pasdeloup, en 1874), la Mort de Wallenstein. Le
premier morceau représente les bandes de soudards que
Wallenstein dirigeait de sa main de fer pendant la guerre
de Trente ans. Le second fait apparaître Théçla, fille du
général, et Piccolomini, qui court à la mort quand il est
convaincu de la trahison de son général. Le dernier syn-
thétise le caractère de Wallenstein, héros victime de la
fatalité. Dans cette conception s'affirme déjà la maturité
de l'intelligence, de la science et du talent. Elle est con-
sidérée, à l'étranger et en France, comme un des chefs-
d'œuvre de la musique contemporaine. Parmi ses poèmes
symphoniques nous citerons encore : le Jour d'été sur la
montagne (1905), en 3 parties : Aurore, Jour, Soir, où
les frémissements de la nature sont exprimés par une
orchestration originale, par la richesse des rythmes et des
timbres; Souvenirs, poème pour orchestre, écrit en 1906
sous l'influence d'un deuil cruel; la partition est construite
sur un seul thème qui se fragmente, se diversifie, se
CESAR FRANCK 473
transforme, sur des harmonies hardies où se heurtent par-
fois des dissonances ; la pensée du compositeur s'y enve-
loppe de quelques nuages. Dans le domaine de la musique
pure, M. d'indy a écrit notamment un Quatuor avec piano
en la majeur (1878-1880); deux Quatuors à corde (en
ré, 1890, et en mi, 1897), un Trio pour piano, clarinette
(ou violon) et violoncelle (1887); une Sonate pour piano et
violon (1903-1904); deux Symphonies. La première, sur un
thème montagnard français, dite Symphonie Cévenole, pour
orchestre et piano, comprend 3 parties qui se développent
autour d'un motif primordial, le chant montagnard, thème
essentiel et permanent qui donne son caractère à l'œuvre.
Les thèmes de Y Allegro, de Y Andante, du Finale en sont
tirés et s'y rattachent comme des variations. La deuxième
symphonie, en si bémol (1904), ne recherche pas le pitto-
resque, comme la pi;écédente; elle a la forme traditionnelle
classique. Un mouvement vif, sur un thème à 3/4 énoncé
par le cor, est repris par l'orchestre, jusqu'à un second
motif qui deviendra la mélodie fondamentale de l'Andante.
Cette opposition se retrouve dans les 4 parties et semble
exprimer la lutte entre deux sentiments, deux passions,
l'une d'énergie sombre et dure, l'autre de tendresse et de
clarté. La dernière partie (introduction, fugue et final)
s'achève dans un mouvement de triomphe. C'est une œuvre
de haute tenue que l'auditeur ne pénètre pas aisément et
sans fatigue, mais qui tient une place éminente dans
l'école française.
Dans l'œuvre dramatique, il faut citer le Chant de
la Cloche, légende symphonique dont M. d'indy a
écrit le poème et la musique, comme il l'a fait pour
Fervaal et pour l'Etranger. Dans une lettre qu'il nous
écrivait le 20 février 1896 et qu'a publiée la Revue
musicale :
« Il m'est absolument impo ssible, disait-il, de trouver quelque
chose de bien sur un poème qui ne soit pas uniquement de moi. J'ai
plusieurs fois essayé de faire autrement, ces essais n"ont produit que
des résultats pileux.... Lorsque je travaille sur des paroles, j'en arrive
fatalement, pour faire de la musique qui me paraisse bonne, à les
changer, à les triturer, aies amalgamer.... Dans ces conditions, vous
avouerez qu'il est préférable que ce travail de compression et de
474 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
passage au laminoir ait lieu sur des paroles miennes, à l'égard des-
quelles je n'ai aucun ménagement à garder. »
Le Chant de la Cloche a obtenu le prix de composition
de la Ville de Paris en 1885, et a été joué l'année suivante
au Concert Lamoureux. Il a été souvent repris au concert,
mais n'a paru sur le théâtre qu'à la Monnaie de Bruxelles,
en 1909. La pièce n'a pas d'action, dans le sens d'intrigue
dramatique ; c'est une série de tableaux dont l'énoncé
suffit à définir le sens : le Baptême, l 'Amour, la Fête,
Visions, V Incendie, la Mort, Triomphe. L'écriture musicale
se ressent des voyages que le jeune compositeur avait faits
en Allemagne et de l'enthousiasme qu'il avait éprouvé pour
les œuvres de Wagner : il y a là, sans réminiscence ni
imitations directes, des fanfares, des cuivres accompa-
gnant les voix, un duo d'amour (2e tableau) qui rappellent
la manière du maître de Bayreuth.
Fervaal (action dramatique en 3 actes et un prologue,
Bruxelles, 1897, et Paris, 1898), met en scène le héros, fils
des Nuées (l'action se passe à l'origine du monde!) en qui
la patrie a placé son espoir. Sans doute l'idée de patrie est-
elle un concept moderne, mais M. d'Indy préfère, pour la
magnifier, le temps des mythes et des légendes à l'actua-
lité. Si Fervaal reste pur, si l'amour ne trouble ni son
corps ni son âme, il sera le Brenn élu qui protégera Cra-
vann, la montagne inviolée, forteresse des dieux anciens,
que menacent les hordes toujours plus hardies des envahis-
seurs de la Celtide. Mais en attendant que ces hautes
destinées s'accomplissent, il a été attaqué, ainsi que son
maître le druide Arfagard, par des bandits sarrazins, blessé,
puis arraché à leur fureur par une princesse sarrazine,
Guilhen, qui l'a emmené dans son palais pour le sauver
et le guérir. Sommeil et rêve de Fervaal dans les jardins
de Guilhen. Alfagard vient lui révéler son origine et
l'invite à accomplir sa mission divine. Resté seul, Fer-
vaal s'apprête à ceindre l'épée, quand survient Guilhen, et
alors commence un duo d'amour de vastes proportions,
de noble éloquence, qu'anime un souffle d'héroïsme et de
passion, el qui fait songer à la scène de Tristan et Yseult.
Mais dans cette lutte entre Arfagard et Guilhen, entre la
CESAR FRANCK
475
religion druidique et la religion d'amour, c'est celle-ci qui
en définitive triomphe.
Est-il besoin de faire remarquer la portée morale de ce drame,
la haute et généreuse inspiration qui l'anime? Quant à la musique,
MM. P. de Bréville et H. Gauthiers-Villars, dans l'Étude thématique
et analytique qu'ils en ont donnée (1897), proclament que l'antique
opéra a cessé de vivre ; « on veut désormais des drames sympho-
niques où la musique suive pas à pas les paroles, fasse corps
avec l'action, s'identifie avec les sentiments exprimés, se modi-
fiant avec eux sans cesse; de telle sorte que l'affabulation et le
développement musical forment un tout indivisible ». Le pré-
lude du 1er acte de Fervaal a cependant été souvent «• détaché » et
joué dans les concerts dominicaux : c'est un morceau pénétrant,
d'expression infiniment douce à l'oreille et au cœur, jamais mièvre,
grandiose même, qui exprime le rêve du héros dans le jardin
enchanté.
L'Etranger (action musicale en deux actes, Bruxelles, janvier 1903,
et Paris, décembre même année) comporte 4 personnages. La pièce,
écrite . en prose rythmée, est comme Fervaal toute symbolique,
extra-humaine. Elle pose un problème moral. L'homme doué d'un
pouvoir souverain, d'une haute vertu, peut-il s'abandonner à l'amour
humain sans démériter et sans renoncer à sa mission d'humanité, à
son rôle bienfaisant et civilisateur? L'amour lui est interdit, conclut
le poète, puisque Vita et l'Étranger, après s'être avoué leur amour
réciproque, sont poussés par une fatalité inéluctable à périr ensemble
dans une tempête. Le sujet est ainsi imprégné de sentiment religieux
et même, à raison des affinités de certains passages avec certaines
mélodies liturgiques, de sentiment chrétien. Lorsque Vita demande
à l'Etranger quel est son nom, il répond : je suis celui qui rêve, je
suis celui qui aime, et l'orchestre souligne sa réponse par un dessin
qui rappelle l'antienne de Magnificat des secondes vêpres du jour
de Noël :
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LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
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On remarquera aussi la tonalité de l'œuvre. Le premier acte est en
la, le second en fa, deux tonalités voisines, dont la première est
plus claire. Ainsi est marquée la tristesse grandissante de l'action.
Le ton de si bémol est exclusivement réservé au jeune fat André le
douanier1. M. d'Indy a prétendu donner à son œuvre des fondements
humains et français, et délaisser définitivement les légendes,
héroïques mais brumeuses, chères à Wagner. — En 1917, l'associa-
tion Colonne-Lamoureux a donné un important fragment sympho-
nique de la Légende de Saint-Christophe, « histoire sacrée en
3 actes », destinée au théâtre.
— Parmi les autres disciples de Franck, plusieurs, A. de Castillon,
A. Coquard, Samuel Rousseau, E. Chausson, A. Magnard, Lekeu,
sont morts et ont laissé des œuvres qui méritent d'être signalées.
Marie-Alexis, vicomte de Castillon de Saint-Victor, naquit à
Chartres en 1838. Les connaisseurs aimaient en lui un musicien de
race dont on attendait des symphonies, des quatuors, des pièces
d'ordre élevé. « C'eût été un Beethoven », disait de lui son éditeur
1. Sur le caractère particulier et la valeur expressive de chaque tona-
lité, on pourra consulter Keller, Méthode d'improvisation musicale, 183g;
Hanslick, Du beau musical, 1854, éd. franc, par Cn. Bannelier, 1893; l'abbé
O'Donnelly, Méthode de musique élémentaire, 1857; Lavignac, La musique
et les musiciens, 1895; V. d'Indy, Mercure musical, année 1905, p. 14.
CESAR FRANCK 477
G. Hartmann. Il n'a pas rempli tout son mérite; et dans son œuvre,
peu considérable, on ne trouve guère que des promesses d'avenir.
Est-ce parce qu'il est mort à trente-cinq ans? A cet âge, plusieurs
compositeurs avaient déjà écrit des chefs-d'œuvre. Est-ce parce
qu'il entra à l'École de Saint-Cyr en 1856, fut officier dans un régi-
ment de cuirassiers puis dans les lanciers de la garde impériale,
démissionna, et reprit l'uniforme en 1870? Nous verrons que des
compositeurs russes, et non des moindres, ont su écrire de beaux
ouvrages sans suivre la carrière de musicien professionnel. Il paraît
plus juste de tout expliquer par une erreur initiale de direction. De
Castillon fut d'abord l'élève de Victor Massé, dont le tempérament
était l'opposé du sien, et qui ne pouvait lui donner aucune impulsion
décisive. En 1868 seulement, il reçut les leçons de César Franck,
dont un instinct secret le rapprochait. Ses compositions principales
sont : le quintette pour piano et cordes; le quatuor en la mineur
(op. 4) pour cordes seules, et le quatuor en sol mineur pour piano
et cordes (qui furent joués avec succès, en 1872, par la Société
classique Armingaud, Jacquard, Ed. Lalo, Mas et Taffanel, et à la
salle Pleyel, en 1894, par E. Ysaïe, Crickboom, Van Hout et
J. Jacob); le concerto pour piano en ré majeur, que C. Saint-Saëns
exécuta au 4e Concert Pasdeloup, le 10 mars 1872, et défendit coura-
geusement contre les sifflets, et qui fut rejoué avec succès à un
concert de la Société Nationale (28 avril 1888). On a aussi de lui
deux trios avec piano (op. 4 et 17 bis), une symphonie et une messe
(inachevées), la symphonie-ouverture Torquato-Tasso, des Est/uisses
symphoniques (op. 15), une sonate pour piano et violon, l'orchestra-
tion de l'impromptu de Schubert en ut mineur, divers opuscules
pour chant, pour piano et pour orchestre. Il semble avoir subi
l'influence tardive de Franck et de Schumann. On lui attribuait un
certain goût pour « l'application à l'art musical des idées philoso-
phiques ». Hugues Imbert rapporte ce mot d'un contemporain :
«C'est de la musique de fou ». De Castillon manque, sans doute, de
maturité et d'équilibre; on peut lui reprocher des développements
trop longs et trop touffus, des défaillances dans le sentiment et la
pensée, une facture insuffisante; il a des pages qui sont vraiment
belles et ont une sorte de graudeur triste.
— A. Coquard (1846-1910), après de bonnes études de droit, pensait
faire carrière au barreau, tout en aimant et pratiquant la musique;
il avait eu, au collège de Vaugirard, C. Franck pour professeur. Les
loisirs que la guerre de 1870 firent aux avocats, le jetèrent définiti-
vement dans la composition. Ses premiers essais eurent l'approba-
tion de C. Franck et il se consacra entièrement à la musique. Il
débuta au concert par la Ballade des Épées (pour orchestre et
baryton, 1876); successivement aux Concerts Pasdeloup, Colonne,
Lamoureux, on entendit de lui : Héro, scène lyrique (1881); Ossian,
poème symphonique avec harpe principale (1882), où les sonorités
adoucies des bois abondent, mais dont les rythmes n'ont pas grande
nouveauté; Cassandre, chœur et musique de scène d'après
l'Agamemnon de H. de Bornier; Hai-Luli, ballade pour soprano;
478 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Andromaque, Christophe Colomb, scènes lyriques; les chœurs
d'Esther et un très grand nombre de mélodies. Comme compositeur
dramatique, il a débuté en 1884, à Angers, avec VEpée du Roi,
comédie musicale en 2 actes (paroles d'A. Silvestre); ses œuvres
ultérieures sont : le Mari d'un Jour (1886), 3 actes, à l'Opéra-Comique;
la Jacquerie (1895), 4 actes, à l'Opéra-Comique, dont le 1er acte a été
écrit par Lalo ; Jahel, tragédie lyrique, 4 actes (1900, Lyon); musique
de scène dePhiloctète (Odéon, 1898) ; une Jeanne d'Arc pour orchestre
et chœur; enfin il a terminé, en collaboration avec MM. d'Indy,
Chausson, S. Rousseau, de Bréville, l'orchestration de la Ghiselle de
Franck. En 1908, le Concert Colonne a exécuté, sous le nom d'Oméa,
des fragments d'un opéra inédit en 4 actes, qui donnent l'impression
de quelque chose de grandiose, de puissant et de lyrique. II convient
de citer aussi un Ave verum à 4 voix, avec accompagnement d'orgue,
écrit avec un profond sentiment, et dont les sonorités et le chroma-
tisme sont caractéristiques de l'école moderne : c'est de l'art savant
mais sincère. Mais l'œuvre principale de A. Coquard est son opéra-
comique la Troupe Jolicoeur. A. Coquard s'y est proposé, comme il
l'a déclaré dans une interview, « de fouiller un peu l'âme populaire ».
Cette pièce, bien que jouée peu après la Louise de M. Charpentier
(1902), a été écrite et achevée avant cette dernière. Le livret est tiré
d'une nouvelle de M. Caïn, remaniée par A. Coquard, qui a écrit lui-
même le texte où abondent les locutions populaires. Les personnages
principaux sont des forains, très divers de caractère et de senti-
ments, depuis la grossièreté brutale jusqu'au dévouement presque
mystique. Dans ce poème, il y a de l'émotion, de la pitié, et c'est
peut-être ce qui le distingue de Louise qui est une œuvre de révolte
et de protestation. Quant à la forme, M. Coquard s'est attaché,
selon son habitude, ajoute-t-il, à construire, au lieu d'émietter le
langage de l'orchestre en menues analyses. La musique de cet
opéra, avec ses qualités classiques, est empreinte de tendresse, de
sentiment et souvent même de poésie délicate. Parmi les tableaux
symphoniques qu'il renferme, il convient de signaler au 1er acte
la fête du 14 juillet, où les sifflets des machines à vapeur, les coups
de grosses caisses, les roulements de tambonrs, les sonneries de
trompettes, les cris, font avec les airs de Mignon et la Marseillaise
qui s'y intercalent, un charivari très pittoresque et très musical.
Coquard était un sentimental, de tendance et de goûts classiques :
mais il cédait au mouvement contemporain qui entraîne les musiciens
aux grands développements de l'orchestre. Il a aussi laissé une étude
sur son maître C. Franck et une Histoire de la musique française
depuis Rameau, qui est une simple esquisse.
— Samuel-Rousseau (1853-1904) fit ses études au Conservatoire et
obtint le Prix de Rome en 1878. L'année suivante, le prix Cressent
lui était attribué pour son opéra-comique Dianorah (1 acte, Opéra-
Comique), et le prix de la Ville de Paris, en 1891, pour son opéra
Merowig (3 actes, 5 tableaux, représenté au Trocadéro, livret de
M. Georges Montorgueil). L'Opéra-Comique a représenté, après la
mort du compositeur, son « drame lyrique » Leone, sujet corse où
CESAR FRANCK 479
la vendetta traverse l'amour. D'une manière générale cette musique
de théâtre est bien écrite, intéressante, appropriée aux voix, relevée
de mélodies qui rappellent la ligne de celles de Gounod, parfois de
Lalo, mais plus facile que profonde, plus correcte que personnelle,
plus élégante que dramatique. Samuel-Rousseau, qui fut maître de
chapelle à Sainte-Clotilde, a écrit une Messe de Pâques, et une de
Noël (chœurs, soli et orchestre), un Requiem, un Libéra me Domine,
un grand nombre de motets pour soli et chœurs, trois recueils de
pièces pour orgue, autant de pièces pour harmonium. Son abondante
production comprend encore des pièces pour piano, pour piano et
violon, pour petit orchestre, des mélodies.
— E. Chausson (1855-1899) était un des musiciens les
mieux doués de cette pléiade. Il laisse des compositions
dont quelques-unes sont parmi les chefs-d'œuvre de la
période contemporaine. Et s'il n'avait pas trouvé une mort
prématurée dans un accident banal, il eût pris à la tête de
l'école moderne une situation prépondérante. Ses œuvres,
bien que d'un caractère personnel par l'émotion qu'elles
expriment, subissent encore l'influence de C. Franck et
de Wagner, dont il avait tendance à s'affranchir de plus
en plus. Il a composé une symphonie dont nous parlerons
plus tard (voir ch. xxi), un poème symphonique sous le nom
de Viviane, un autre sous le titre Solitude dans les bois, et
un 3e Soir de Fête (non publié) ; un Quatuor à cordes dont
deux parties étaient achevées, et la dernière assez avancée
pour que M. V. d'Indy ait pu la terminer en lui donnant
l'allure d'un final; un Poème pour violon et orchestre; un
Concert en quatre parties pour piano, violon et quatuor à
cordes; un Quatuor pour piano et cordes qui estime œuvre
magnifique, pleine d'émotion. Au théâtre, il a donné le Roi
Arthus, légende tirée de la Table Ronde, dont le livret ni
la musique ne sont pas sans analogie avec Tristan et Yseult,
mais avec un souci de simplicité, une émotion lyrique qui
sont bien propres à l'auteur; un autre drame lyrique, la
Légende de Sainte-Cécile, est à signaler. M. G. Samazeuilh
a écrit : « Un charme pénétrant, le plus souvent voilé de
mélancolie, une sérénité calme et grave, une simplicité et
une délicatesse venues droit du cœur ; telles nous paraissent
avoir été les principales qualités de la musique de
Chausson. » (Rev. mus., 1903, p. 704.) Et M. Cl. Debussy,
dont la critique et l'ironie ne ménagent, on le sait, aucun
480 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
compositeur ancien ou moderne : « E. Chausson, sur lequel
a lourdement pesé l'influence flamande de C. Franck, était
un des artistes les plus délicats. Si l'influence du maître
de Liège a pu servir indéniablement quelques musiciens
contemporains, elle semble avoir plutôt desservi Chausson,
dans ce sens qu'à des dons naturels d'élégance et de clarté,
elle opposait cette rigueur sentimentale qui est la base de
l'esthétique franckiste Le Poème pour violon et orchestre
contient ses meilleures qualités. La liberté de la forme
n'en contrarie jamais l'harmonieuse proportion. Rien n'est
plus touchant de douceur rêveuse que la fin de ce poème,
où la musique, laissant de côté toute description, toute
anecdote, devient ce sentiment même qui en inspira l'émo-
tion. » (Rev. S. I. M., janv. 1913). E. Chausson a aussi
écritdes mélodies nombreuses (pour chant et piano), notam-
ment le recueil Serres chaudes sur des poésies de Mae-
terlinck, dont la 3e (Lassitude) et la 5e (Oraison) sont à
signaler. Comme ses autres compositions, celles-ci sont
empreintes d'émotion, de simplicité et, comme on dit
aujourd'hui, d'humanité.
— A. Magnard (né en 1865, à Paris, odieusement fusillé par les Alle-
mands en septembre 1914, dans l'Oise), après avoir commencé ses
études juridiques, entra au Conservatoire et apprit l'harmonie et la
composition dans les classes de MM. Dubois et Massenet. Mais peu
après, il devint l'élève et le disciple de M. V. d'Indy et se rattache
par celui-ci à la famille musicale de C. Franck. Ses premières com-
positions sont une Suite dans le style ancien pour orchestre, une
première Symphonie, des Promenades pour piano, un drame en un
acte, Yolande (Bruxelles, 1893), un Quintette pour piano et instru-
ments à vent. Puis il a fait jouer la 2e et la 3e Symphonie, où la per-
sonnalité de l'auteur est enfin dégagée. Ce sont des œuvres de struc-
ture et d'écriture classiques, où s'expriment des sentiments généraux
et une émotion sincère; le quatuor des cordes y tient une grande
place, la couleur ressort de la variété des rythmes et non de ces
effets de timbres qui ont été souvent transportés du théâtre au con-
cert dans la symphonie contemporaine. Ces œuvres, par leur haute
tenue, sont vraiment classiques, et par leur souveraine clarté, par
leurs idées mélodiques, vraiment françaises. En 1902, M. A. Magnard
a publié une Sonate pour piano et violon, un Hymne à la Justice
(orchestre), exécuté à Nancy ; puis sont venus des Poèmes en musique
pour chant et piano, un Quatuor à cordes, d'une ampleur considé-
rable, de style noble, empreint d'émotion et parfois de tristesse.
Le scherzo et le finale sont remplacés par une sérénade et des
CESAR FRANCK 481
danses, morceaux de fantaisie et de virtuosité. Pour le théâtre, il a
écrit Guercceur, «. tragédie en musique en 3 actes », joué en fragments
aux Concerts Colonne en 1910. Le sujet est d'un froid symbolisme.
Guercœur, héros mort jeune après avoir affranchi son peuple et
épousé la femme qu'il aimait, demande à ressusciter : son vœu est
exaucé. De retour sur la terre, il trouve sa femme remariée et son
peuple retombé dans la servitude. Il meurt de nouveau, et cette fois,
sans rémission. Conclusion : la vie n'est que tromperie et déception;
quand on l'a perdue c'est folie de vouloir la retrouver. Sur ce livret
symbolique, mais dépourvu d'émotion et d'intérêt, A. Magnard a
écrit une musique sérieuse et colorée qui convient moins au théâtre
qu'au concert. Nous citerons surtout les chœurs mystiques du pre-
mier tableau et, au 3e acte, la prophétie de la déesse Vérité sur les
destinées de l'humanité, enfin, le quatuor vocal qui apaise les souf-
frances du héros. Un autre drame lyrique, Bérénice (3 actes, Opéra-
Comique, 1911) est original, personnel, mais non sans quelques Ion
gueurs et quelques duretés.
— Guillaume Lekeu, né à Verviers en 1870, élevé en France et
mort à Angers en 1894, n'a pas eu le temps de réaliser, dans une
existence si courte, les espérances que ses maîtres et ses amis
avaient fondées sur lui. Il avait commencé par étudier la musique et
la composition à peu près seul. Il lisait avec assiduité les quatuors
à cordes de Beethoven et c'est cette fréquentation qui décida sa voca-
tion musicale. Il eut le temps de prendre une vingtaine de leçons
de composition de Franck avant la mort du maître séraphique. puis
devint l'élève de M. V. d'Indy. A dix-neuf ans, il faisait exécuter à
Verviers un morceau symphonique, le Chant de Triomphale déli-
vrance, avant d'avoir encore reçu aucune leçon. Puis vinrent des
œuvres plus solides et plus hautes, la cantate Andromède, sujet de
concours du Prix de Rome de Belgique, la Sonate de piano et violon,
la Fantaisie symphoniqae sur deux airs populaires angevins; un
Adagio pour quatuor d'orchestre d'un sentiment profondément triste
et émouvant; un Quatuor à cordes, que la mort vint interrompre et
qui fut terminé par M. V. d'Indy. Celui-ci a qualifié son élève de
« tempérament quasi génial ».
— Parmi les disciples vivants de C. Franck, il tant réserver
une place d'élection à H. Duparc (1848). Sa musique, d'ail-
leurs, qui a conservé une originalité caractéristique, ne se
réclame de celle de Franck que par sa contexture harmo-
nique, substantielle et riche. Elle est l'expression de sen-
timents et de pensées musicales qui sont bien propres à
l'auteur et ne voisinent avec aucun autre. La production de
H. Duparc a été restreinte, et volontairement arrêtée par
sa retraite prématurée à la campagne il y a vingt-cinq ans.
Plusieurs de ses compositions pour orchestre ont été
Combarieu. — Musique, III. 31
482 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
détruites par lui : il n'en reste que le poème de Lénore
(1875, transcrit pour deux pianos par C. Saint-Saëns, et pour
piano à 4 mains par C. Franck), et Aux Etoiles (joué en
1911). Ses mélodies pour piano et chant suffiront à garder
son nom de l'oubli. On en compte une quinzaine seule-
ment, presque toutes de petits chefs-d'œuvre, et dont les
plus connues sont Chanson triste et Extase sur des poésies
de Jean Lahor, la Vie antérieure, Y Invitation au voyage,
Phydilé, sur des poésies de Baudelaire; ces deux dernières
ont été orchestrées. Elles sont à peu près du même temps
que celles de M. G. Fauré, et même antérieures au second
recueil de celui-ci; elles ont contribué, avec elles, à créer
dans la musique française un genre qui n'a de similaire
qu'en Allemagne en les lieder de Schumann et de Schu-
bert, et qui s'en distingue d'ailleurs par des traits que
nous avons, dans d'autres chapitres, exposés et précisés.
Quant ;i nos deux maîtres français on pourrait dire qu'il
y a plus de lyrisme et d'envolée chez II. Duparc, plus de
sensibilité délicate et d'émotion intime chez G. Fauré.
— M. Pierre Onfroy de Bhéville (1861) est un esprit dis-
tingué qui se plaît aux nuances, aux délicates colorations,
et a aussi une place personnelle dans la lignée spirituelle
de C. Franck. Il a écrit des pièces symphoniques [Nuit
de décembre), une ouverture pour la Princesse Maleine et
de la musique de scène pour les Sept Princesses de Mae-
terlinck; des mélodies pour piano et chant, de nombreux
morceaux de musique religieuse, etc.
— M. Guy Ropartz (1864), directeur du Conservatoire
de Nancy, est plus soumis à l'influence de C. Franck; il
a donné, notamment, une Sonate pour piano et violon,
un Quatuor à cordes en sol mineur, une Fantaisie brève
pour instruments à archet, une grande composition, le
Psaume CXXXVI, pour chœur, orchestre et orgue, sur le
psaume de David : Super flumina, œuvre de pensée noble
et de solide écriture; enfin, une Symphonie avec chœurs,
qui lui valut le prix Cressent. Le chœur joue ici un rôle
essentiel; dès le début de chacune des trois parties, il
expose les idées que l'orchestre commente et développe
après lui. Contrairement à la forme classique, chaque
partie comporte plus de deux thèmes, chacun des éléments
CESAR FRANCK 483
qui interviennent dans ce poème de la nature et de
l'homme ayant son thème individuel. L'œuvre est plus
solide d'ailleurs qu'émouvante. — M. Witkowski (1867),
ancien officier, élève de M. d'Indy, a écrit un Quintette
pour piano et cordes, un Quatuor à cordes, une Symphonie
en ré mineur, une Sonate pour piano et violon ; il a fondé
à Lyon en 1902 une schola cantorum.
— M. Ch. Touknemike (1870), dont nous signalerons
ailleurs l'œuvre symphonique et que nous retrouverons
dans notre chapitre sur l'orgue, a été aussi un élève de
Franck dans la classe d'orgue du Conservatoire. Mais s'il
s'apparente à lui par la solidité de ses constructions
sonores, par la richesse de ses harmonies, et par la ten-
dance religieuse de sa pensée musicale, il se sépare nette-
ment du groupe de disciples qui font profession de repré-
senter l'enseignemsnt du Maître et d'entretenir son culte.
Il est un des artistes les plus originaux de notre temps;
un des musiciens qui pensent le plus. Son Quatuor
(piano et cordes), son Trio (piano et cordes) et le Sang de
la Sirène, légende en 4 parties (grand prix de la ville de
Paris), le rattachent encore quelque peu à la manière de
Franck, mais font apparaître déjà des tendances bien per-
sonnelles dans la nouveauté des harmonies, la liberté de
la construction thématique, le renouvellement incessant
des rythmes. Dans son œuvre déjà considérable qui, sans
compter des compositions de jeunesse volontairement
détruites, est arrivée en 1916 à l'op. 48, nous signalerons,
après les ouvrages cités plus haut : Recueil de mélodies,
piano et chant, les 2 Poèmes pour chant et piano, paroles
d'Alb. Samain (op. 32 et 33, 1908); Sagesse, poème de
Verlaine, chant et piano (1909, encore inédit); Triptyque
sur 3 poésies d'Alb. Samain, œuvre (encore inédite) d'élo-
quence, de ferveur mystique et d'émotion; Chryséis, drame
sacré en 2 actes (1911); Sextuor pour instruments à vent
et piano (1913). A partir des Poèmes, M. Ch. Tourne-
mire affirme une personnalité nettement indépendante; sa
musique, tout en respectant la tradition classique, emploie
les formes les plus libres, un chromatisme d'une richesse
et d'une mobilité singulières qui jamais cependant ne
font vaciller les échelles tonales, lui crée une palette aux
484 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
couleurs aussi chaudes que délicates. Le compositeur,
bien qu'il n'ait pas rejeté les disciplines classiques, est
certainement un musicien du groupe « avancé » par la
syntaxe de la langue, et par les chatoiements de son
orchestre, mais il est avant tout un musicien de foi et
d'émotion.
Bibliographie.
Il n'existe pas d'édition des Œuvres de C. Franck; plusieurs de ses
compositions sont même restées en manuscrit. — Arthur Coquard :
César Franck (1890). — Vincent d'Indy : César Franck (Collection des
maîtres de la musique, 1906). — G. DerepaS : C. Franck, étude sur sa vie,
Paris, 1897. — E. DestraNGES : L'Œuvre lyrique de C. Franck, Paris,
1898. — L. Borget : Vincent d'Indy, sa vie et son œuvre, Paris, 1913. —
V. d'Indy : Cours de composition musicale, Paris, 1902. — Emile Dénion :
Vincent d'Indy. Toulouse, 1903. Et la bibliographie des précédents cha-
pitres, notamment celle indiquant les ouvrages généraux sur la musique
contemporaine.
CHAPITRE XIX
MUSIQUE RELIGIEUSE
La musique religieuse. — Influence de l'esprit du siècle sur son carac-
tère. — L'école Niedermeyer. — La musique liturgique et la réforme des
Bénédictins de Solesmes. — L'orgue et les principaux organistes :
MM. Gh.-M. Widor, E. Gigout, Dallier. — Juniores : MM. Ch. Tournemire,
L. Vierne, Bonnet, Planchet, Dupré.
La musique religieuse n'a pas subi de transformation
profonde depuis Cherubini. Des diverses églises, catho-
lique, protestantes, juive, orthodoxe, musulmane, ayant
un culte organisé, la première est la seule qui ait inspiré
de grandes compositions. Les œuvres qu'elle peut reven-
diquer comme siennes, au moins parce qu'elles se rat-
tachent aux textes verbaux ou aux modalités de sa liturgie,
forment deux groupes, selon qu'elles sont destinées à
l'exécution dans le temple ou hors du temple.
Le premier groupe comprend : 1° les Messes, pour voix
d'homme ou chœur mixte, avec ou sans orchestre, messes
solennelles et messes de Requiem; 2° les Stabat; 3° les
Motets, dénomination qu'on peut étendre à toutes les
petites pièces; 4° les Psaumes; 5° les Te Deum; 6° les
compositions pour orgue.
Le second groupe comprend les Oratorios. Le caractère
général de cette musique religieuse est d'appartenir au
concert autant qu'à l'église, d'adopter les formes drama-
tiques du style de théâtre, en un mot d'être de moins en
moins religieuse.
Il y a dans ce domaine un modernisme musical bien
antérieur à celui des tendances doctrinales et beaucoup
486 Les successeurs de berlioz
plus touché par l'esprit profane. Ce n'est pas l'Eglise
elle-même qui émet cette opinion; l'Eglise est très éclec-
tique, comme l'atteste cette parole officielle :
T^Ecclesia artium progressum L'Église a toujours aimé et
indesinenter coluit eumque fovit, encouragé le progrès des arts, en
ad religionis usum omnia admit- admettant dans l'usage de la reli-
tens quse bona et pulchra ssecu- gion tout ce que l'homme a trouvé
lorum decursu homo invertit, salvis de bon et de beau au cours des
liturgicis legibus. siècles; pourvu que les lois de la
liturgie fussent intactes.
(Motu proprio de Pie X, 22 nov. 1903.)
Cette déclaration avait seulement pour objet, comme
l'indiquent les Bénédictins dans la préface de leur Graduel
(1908), de ne pas restreindre la restauration du plain chant
aux limites d'une œuvre purement archéologique, et
d'admettre certaines modifications que le répertoire gré-
gorien a subies depuis le vne siècle; en réalité, elle a
approuvé la présence, dans le temple, de ce personnage
que lés premiers chrétiens proscrivaient comme un intrus :
l'orchestre. C'est l'esthétique pure, plus difficile et moins
circonspecte peut-être que la cour romaine, qui l'ait une
distinction entre la musique vraiment religieuse et celle
qui l'est peu. Le critérium permettant de déterminer la
première est fixé par la tradition. Prédominance des voix,
emploi des formes sévères du style d'imitation, harmonies
consonantes et simples, sobriété des modulations; avec
cela, sérénité supérieure, esprit de foi et de prière, senti-
ment et idée toujours présente du « corps mystique du
Christ » : tels sont les caractères principaux du genre. La
musique peu ou point religieuse songe avant tout à
l'expression. Elle est dans le cas d'un prédicateur qui
chercherait moins à édifier ses fidèles qu'à faire un beau
discours. Elle ne répudie pas absolument les formes pales-
tiniennes du chant a capella, pas plus que des formes
plus anciennes, voisines de la déclamation, mais c'est pour
en tirer des eiïets artistiques, valant surtout par le con-
traste : elle les encadre en effet de véritables a morceaux »
où elle applique aux textes liturgiques les mêmes procédés
d'analyse qu'à un poème profane, et qui deviennent ainsi
MUSIQUE RELIGIEUSE 487
des tableaux richement colorés. Le compositeur peut y
montrer son savoir technicpje en usant, comme la tradi-
tion l'y invite, des formes scolastiques du contrepoint; il
y trouve aussi l'occasion d'exprimer de grands sentiments
et de traduire des idées en belles images sonores, le texte
latin d'une messe résumant tout le drame de l'humaine
nature et de l'humaine misère aspirant aux consolations
divines.
La musique religieuse contemporaine est le reflet de la foi reli-
gieuse de notre époque. Celle-ci s'est transformée; sans doute elle
se transformera encore, sous l'influence des tragiques événements
de la guerre européenne qui exercera une influence profonde sur
la marche de la civilisation. Les passions et les sentiments profanes
retentissent nécessairement du monde dans l'église et y trouvent un
écho. Nous avons déjà noté cette relation pour l'époque antérieure.
C. Franck, qui était profondément chrétien, aura été un des rares
représentants, en cette fin de siècle, d'une foi naïve et sincère. Les
œuvres religieuses des autres compositeurs ses contemporains ont
été inspirées par des idées de terreur, de tendresse, de noblesse,
d'austérité, transposées du milieu profane dans le milieu religieux :
elles sont, en général, des adaptations souvent intelligentes et adroites
de sentiments ou mondains ou philosophiques, et non l'expression
d'une foi personnelle ou d'une foi collective. Vainement Nieder-
meyer, reprenant une idée de Choron, avait fondé l'Institut de
musique d'église, pour s'opposer à l'invasion de l'art mondain dans
le domaine sacré et établir entre la religion et l'art profane une nette
séparation. L'école, ouverte en 1835 par son fondateur (1802-1861),
avait reçu la haute approbation du ministre Fortoul; Niedermeyer
avait ajouté à son organisation une revue, la Maîtrise, dont le
rédacteur en chef était le musicographe d'Ortigues (1802-1866), ardent
à propager les idées de son associé. L'école eut quelques années de
grande prospérité, et put s'enorgueillir d'avoir instruit des musiciens
de premier ordre comme G. Fauré, Gigout, Alexandre Georges, Mes-
sager, Henri Expert, etc. Après Niederrneyer, elle a été dirigée
par son fils, de 1861 à 1865, puis par son beau-frère, Lefèvre, enfin
parle gendre de celui-ci, M. Heurtel, co-directeur avec M. Périlhou;
ils sont encore en exercice. La schola cantorum lui a fait quelque
concurrence; mais celle-ci elle-même, depuis la mort de Charles
Bordes, n'est pas un foyer qui étende bien loin son action. Nous
avons dit la place que tient l'enseignement du plain chant dans l'école
dirigée par M. d'Indy. Aujourd'hui l'enseignement de l'orgue et de la
musique religieuse a son plus éminent représentant au Conservatoire
en la personne de M. Gigout, professeur.
La musique religieuse protestante contemporaine étant restée
attachée au chant des psaumes nés avec la Réforme et aux chorals
d'origine luthérienne ou même médiévale, il n'existe pour ainsi dire
488 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
pas de musique protestante française à notre époque. On peut citer
toutefois quelques musiciens ayant composé des pièces d'orgue ou
des cantiques destinés aux offices : parmi les morts dans les der-
nières années du xixe siècle, M. Ch. Bost et son [fils, M. Oeschner,
MUe Hollatd; parmi les vivants, M. Ch. Koechlin (choral à 5 voix
développé sur un thème de choral ancien), MM. J. Jemain, Ch. Hugue-
nin, G. Schott, A. Cellier qui ont écrit des cantates et chœurs pour
différentes fêtes et des pièces d'orgue.
La musique liturgique a été sérieusement réformée et
rénovée en ces dernières années. Après les travaux de
Coussemakeiî, de Nisard (auteur, en 1847, d'une réédition
de la Science et de la pratique du plain chant par Dom
Jumillac, le bénédictin du xvne siècle), de l'abbé Cloet
(Restauration du chant liturgique, 1852), de D'Ortigues
(Introduction à l'étude des tonalités et principalement du
chant grégorien, 1853, et Traité théorique et pratique de
plain chant, 1856), de Jules Bonhomme (Principes d'une
véritable restauration du chant grégorien, 1857), d' Adrien
de Lafage (Essais de diphtérographie musicale, 1862), de
l'abbé Raillard (Explication des neumes, 1880), le béné-
dictin Dom Pothier émit une théorie qui a soulevé de vives
critiques. . .
Dans ses Mélodies grégoriennes parues en 1883,
D. Pothier donne pour base au rythme du plain chant le
rythme oratoire d'une belle prose; il formula ce principe
important, à savoir que la virga n'indique en aucune façon
une valeur de durée, et commença à s'inspirer de l'étude
des manuscrits, mais timidement encore. 11 semblait ne
pas vouloir se mettre en contradiction avec les travaux de
la Commission de Reims et Cambrai, créée en 1851 pour
restaurer le chant grégorien. De plus, dans son livre un
peu sommaire, on a pu relever quelques corrigenda (des
divisions arbitraires et peu défendables introduites dans
les phrases mélodiques). En 1889, les Bénédictins de
Solesmes furent amenés à reprendre la question ab ovo,
dans leur Paléographie musicale qui a introduit dans la
critique tant de documents, d'idées nouvelles et de thèses
hardies.
Les services rendus par cette publication monumentale
et des opuscules connexes peuvent être ramenés aux points
MUSIQUE RELIGIEUSE 489
suivants : 1° application énergique à l'Histoire musicale de
la méthode en honneur à l'Ecole des Chartes, c'est-à-dire
étude préalable et reproduction très exacte des sources
manuscrites; 2° indication d'un programme d'études
d'après lequel on pourrait appliquer les principes de la
grammaire comparée aux quatre dialectes du plain chant
(langues sœurs) rattachés à la musique antique (langue
mère) et à la musique moderne (langue dérivée); 3° distinc-
tion d'une musique latine (le plain chant) où les finales
sont toujours faibles (ou atones) et d'une musique romane
(celle de Palestrina) où les finales sont fortes ou accentuées;
4° enfin, par l'étude des notes dites liquescentes, placées
sous certaines consonnes dans des cas bien déterminés,
observations intéressantes sur l'ancienne prononciation du
latin. — Aussi bien dans la partie musicale de la Paléo-
graphie que dans la partie réservée à l'histoire de la
liturgie, semble dominer une idée excellente et moderne :
celle de l'évolution.
La Paléographie musicale, dirigée par Dom André
Mocquereau, a eu deux points d'aboutissement atteints après
d'habiles et savants travaux d'approche. En apparence, il
ne s'agissait d'abord que d'histoire de la notation et de
philologie musicale; bientôt est apparu, aux yeux des
profanes, le but visé de loin : la critique et la ruine défi-
nitive des livres de plain chant édités en Allemagne. En
second lieu, les études sur le rythme se sont prolongées
en une thèse qui, débordant le domaine liturgique pour
s'attaquer à la musique profane, a posé cette affirmation
hardie : le temps fort de la mesure estau/e^e; le temps
faible est au baissé, équivalent à un repos. Une doctrine
d'aussi grande envergure a eu des partisans formant école,
et aussi des adversaires : Houdart, Gevaert, le P. Thibaut.
En somme, le plain chant reste encore, sur plusieurs
points, un très beau et très grand problème d'histoire
musicale. La décision du pape Pie X (Motu proprio du
25 avril 1904), l'adoption par l'autorité de Rome des
résultats obtenus par les Bénédictins et généreusement
abandonnés par eux au chef de la catholicité, la mission
confiée à Dom Pothier (alors abbé de Saint-Wandrille),
de rétablir les textes mélodiques, de concert avec une
490 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
commission officielle, ont résolu la partie principale du
problème au point de vue de la discipline intérieure de
l'Eglise : mais au point de vue général de l'archéologie,
la controverse n'est pas épuisée.
L'orgue, destiné d'abord à une fonction d'église, a
montré, au cours du xixe siècle, une tendance de plus en
plus grande à devenir en même temps un instrument de
concert. Cette évolution est due aux progrès de la lutherie
et au changement des mœurs.
Comme point de départ de cette évolution, on pourrait
prendre un décret de 1809 relatif aux Conseils de
fabriques, et où il est dit (art. 33) : « La nomination et la
révocation de V organiste, des sonneurs, des bedeaux, suisses
ou autres serviteurs de l'église, appartiennent aux marguil-
liers. » Que pouvait-on exiger, observe M. de Bricqueville,
d'un malheureux musicien assimilé à un bedeau, à un
sonneur de cloches, et dont les titres artistiques étaient
examinés par des marguilliers ! Au Conservatoire, lorsque
la loi organique du 16 thermidor an III eut institué une
classe d'orgue, le titulaire, Séjan, organiste de Saint-
Sulpicc, donnait ses leçons sur un clavecin. Plus tard, on
eut un harmonium. La classe d'orgue et d'improvisation ne
fut régulière que vers la fin de la Restauration, sous la
direction de Benoist.
L'orgue est une puissance magnifique sous les doigts
d'un virtuose. Pour un poète musicien à la fois religieux
et moderne, doué de sensibilité et d'imagination, il avait
de graves lacunes. Obligé de donner au son une intensité
toujours égale (sauf le changement de registre, moyen dont
un organiste sérieux use sobrement), incapable d'accentuer
les notes qui font sentir le rythme et la mesure, il ne peut
rendre les fines et changeantes nuances du sentiment; il
répugne à l'expression de la vie individuelle : objectivant
le langage de l'âme, il a, selon la remarque de Marx,
quelque chose de l'impersonnelle autorité et de la fixité
du dogme, à la proclamation duquel il contribue avec éclat,
en bon serviteur de la collectivité des fidèles. Ajoutons-y
une remarquable lourdeur. L'effort des constructeurs, au
xixe siècle, fut de combler ces lacunes.
Musique religieuse 491
. Meyerbeer dans Robert le Diable, Halévy dans la Juive,
Verdi dans le Trouvère, Gounod dans Faust (pour n'en pas
citer d'autres), firent emploi de l'orgue en lui conservant,
et même en exagérant son caractère religieux; mais par
eux une barrière était déjà franchie. Deux inventions
assouplirent et allégèrent la majesté de l'orgue. La pre-
mière, qui fit une véritable révolution, fut celle du levier
pneumatique inventé par le facteur anglais Barkeh (1806-
1879); grâce à lui, les claviers devinrent d'une docilité
parfaite et perdirent, sous les doigts de l'exécutant, la
résistance provenant d'un nombre parfois assez grand de
soupapes à ouvrir : on put, comme sur le piano, faire des
traits, des trilles, des répétitions de notes très rapides. La
seconde fut ce qu'on a appelé improprement la « boîte à
expression », soumise à une série de perfectionnements.
Dans cette grande boite furent enfermés les tuyaux compo-
sant les différents jeux du clavier supérieur; une pédale,
dite d'abord « pédale à cuiller » et placée à l'extrémité du
pédalier, permettait de l'actionner à l'aide de lames mobiles.
Cette pédale fut remplacée ensuite par une semelle amé-
nagée au milieu de la rangée des appels de combinaisons
et réglable avec précision. Enfin, on fit agir cet ingénieux
mécanisme non seulement sur le clavier appelé récit, mais
sur les trois claviers. Un autre effort des constructeurs fut
de doter l'orgue de timbres nouveaux, et d'augmenter sa
puissance. On obtenait ainsi un crescendo ou un diminuendo,
permettant de nuancer le son, ce qu'on peut confondre, en
y mettant de la complaisance, avec « l'expression ».
Le plus grand orgue du monde est celui de l'Hôtel de Ville de
Sydney, en Australie. Il a été construit par MM. Hill et fils (Angle-
terre), perfectionné par MM. Weigand et Wood. C*est un monstre
qui mérite quelques détails. Placé dans la salle qui peut contenir
6 000 personnes, il a coûté L. 16 000 (400 000 francs). Il a 5 claviers,
dont 3 expressifs (sauf les 3 jeux à forte pression du solo, un tuba,
un clairon, et le contre-luba de 16 pieds). Le récit, le positif et le
solo sont manœuvres par 3 pédales à bascule. Ces 5 claviers ont
61 notes chacun, un pédalier de 30 notes, 128 jeux parlants,
14 accouplements par la main, 2 par la pédale, 8800 tuyaux et
cloches. La soufflerie est manœuvrée par une machinerie à gaz de
la force de 8 chevaux. Un jeu qui fait de l'orgue de Sydney un ins-
trument unique est le contre-trombone (en bois) dont le premier
492 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
tuyau a 64 pieds de hauteur. Ce fut une excellente idée, — un
exemple à suivre pour les grandes villes d'Europe — , de placer
dans la « Maison Commune », au centre de la vie sociale, un orgue
destiné à rehausser les solennités civiques. Mais il est dangereux,
en matière d'art, de dépasser une certaine mesure. Un instrument
aussi énorme n'est pas sans inconvénients; le principal est la diffi-
culté de le bien accorder. Voici une liste (dressée par M. Ewald, de
Sydney) des 35 orgues les plus célèbres du monde, d'après leur gran-
deur et leur richesse. Après celui de Sydney viennent les suivants :
Nombre de
claviers Nombre de
et de pédaliers. jeux. Constructeurs.
2 Riga (cathédrale). ... 5 128 Hill and Son (Londres).
3 Saint-Sulpice (Paris) . . 5 118 Cavaillé-Coll (Paris).
4 Albert Hall (Londres) . .4 114 Willis (Londres).
5 Notre-Dame (Paris) ... 5 110 Cavaillé-Coll.
6 Auditorium (Chicago) . . 4 109 Roosevelt (New-York).
7 Saint-George (Liverpool), 4 100 Willis.
L'orgue de la cathédrale d'Anvers a la 10° rang, celui du Trocadéro
(Paris), le 16e.
C. Franck a été l'organiste et l'improvisateur le plus
remarquable de cette période. Après lui, mais avec des
qualités de composition bien inférieures, Alex. Guilmanï
(1837-1912), professeur du Conservatoire et à la Schola
cantorum, organiste de la Trinité, a occupé une place con-
sidérable. Il fut élève de G. Carulli pour l'harmonie, le
contrepoint et la fugue, et de J. Lemmens pour l'orgue. A
l'âge de seize ans, il était organiste à l'église Saint-Joseph
de Boulogne. Il inaugura les grandes orgues d'Arras en
1861, de Saint-Sulpice en 1862, de Notre-Dame de Paris
le 6 mars 1868. En 1871, il succéda à Chauvet (église de
la Trinité) et entra en 1876 à la Société des Concerts
du Conservatoire. Il prit pour ainsi dire possession de
l'orgue du Trocadéro en 1878 et devint professeur au
Conservatoire en 1896. De brillantes tournées en Europe et
en Amérique consacrèrent sa renommée de virtuose. On
lui doit, entre au 1res compositions, 18 livraisons de Pièces
dans différents styles, 7 Sonates, 1 Symphonie, 2 Marches
funèbres, 1 Méditation sur le « Stabat », un très grand
nombre de pièces religieuses. Il excellait dans l'impro-
visation. Il a constitué un précieux répertoire, les Archives
des maîtres de l orgue aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles,
en collaboration avec M. Pirko.
MUSIQUE RELIGIEUSE 493
Il a eu pour successeur au Conservatoire M. E. Gigout
(1844), titulaire des orgues de Saint-Augustin depuis
1863; professeur en même temps à l'école Niedermeyer,
improvisateur et contrepointiste distingué, de culture et
de tenue classique, auteur des recueils Cent pièces
brèves et V Orgue d'Eglise. Boëlmann (1862-1897), dans une
existence trop courte, a écrit des compositions qui annon-
çaient une belle carrière, notamment des Recueils de pièces
diverses et Heures mystiques pour orgue.
Parmi les contemporains, il faut citer d'abord M. C.-M. AYi-
dor (1845) dont nous avons eu à parler déjà dans divers
autres chapitres. Elève, pour l'orgue, de Lemmens, il est,
lui aussi, virtuose habile et improvisateur brillant; il a écrit
des symphonies pour orgue, œuvres colorées et de solide
écriture plus que de sentiment; il est titulaire des orgues
de Saint-Sulpice depuis 1869. M. H. Dallier (1849), profes-
seur d'harmonie au Conservatoire, est titulaire des orgues
de la Madeleine : il a écrit diverses pièces pour orgue.
M. Périlhou est organiste à Saint-Séverin; M. Planchet,
organiste et maître de chapelle à la Trinité, a écrit égale-
ment un recueil de pièces d'orgue et un bel oratorio.
— Parmi les plus jeunes, M. Ch. TourneiMire (1870),
occupe l'orgue de Franck à Sainte-Clotilde ; il y donne
des improvisations empreintes de sentiment religieux, de
formes originales et. variées, où se joue souvent une libre
virtuosité : ce que nous avons dit, à propos de Franck,
de l'improvisation, peut s'appliquer à lui. Il a écrit une
pièce symphonique (op. 10), un triple choral (op. 41), et
de nombreuses autres pièces pour orgue.
M. L. Vierne (1870), organiste de Notre-Dame, est
l'auteur de pièces d'orgue d'un style original et personnel;
M. L. Bonnet (1884), habile virtuose, organiste à Saint-
Eustache, est successeur de Guilmant comme organiste de
la Société des Concerts du Conservatoire; M. Dupré (prix
de Rome, 1914), organiste à Saint-Denis, a déjà pris une
bonne place parmi les improvisateurs et les harmonistes.
Les virtuoses étrangers de l'orgue ont tous été, comme
les Français, des compositeurs écrivant pour l'instrument.
Très longue serait la liste de ceux qui, au xixe siècle,
ont brillamment rempli cette double fonction. Nous cite-
494 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
rons seulement les noms les plus illustres. En Belgique,
toute une génération d'organistes fut formée par Nicolas
Jacques Lemmens (1823-1881), dont la grande Ecole de
l'orgue est particulièrement en honneur aux Conservatoires
de Bruxelles et de Paris. En Angleterre, fut très estimé
pour son jeu et ses œuvres très diverses Henry Smart
(1813-1879); à l'histoire anglaise appartiennent aussi
W. Thomas Best (1826-1897), auteur d'un répertoire très
important, The modem School for the organ (1853) et de
l'Art of organ playing (1871), John Charles Ward (né à
Londres en 1835), auteur d'une Nautical Symphony pour
orgue. En Italie, Filippo Capocci, né à Rome en 1840,
organiste à Saint- Jean de Latran en 1875, a produit des
œuvres très honorables, dont un oratorio sur saint Atha-
nase. En Danemark, Hans Matthison-Hausen (1807-1890)
et son fils aîné Gotfred ont été de brillants compositeurs
virtuoses. En Hollande, il faut mentionner Samuel de Lange
(1811-1884), de Rotterdam, et son fils; en Allemagne,
Friedrich Hesse, de Breslau (1809-1863). qui se fit
entendre à Paris en 1844 a l'église Saint-Eustache ; Ritter
(1811-1885), d'Erfurt, auteur d'un répertoire. Die Kunst
des Orgelspiels (2 vol.) et d'une Geschichte des Orgel-
spiels, du xive au commencement du xvm° siècle (2 vol.,
1884) ; Karl Ludwig Thiele (1816-1848) ; G. A. Merkel
(1827-1885). compositeur remarquable, auteur de sonates,
fantaisies, préludes et fugues ; en Autriche, le viennois
Rudolph Bibl (1832-1902), virtuose et compositeur distin-
gué
Bibliographie.
La Paléographie jnnsicale (Solesmes, 1889 et suiv.); La Tribune de Sainl-
Gervais (Paris, Schola cantorum). — ■ K. WEINMANN : La Musique d'Eglise,
trad. de Paul Landormy (Paris. 1912). — Fr. de Gevaer : Les Origines du
citant liturgique de V Eglise latine (Gand, 1890). — GastouÉ : La Musique
d'Eglise (Lyon, 1911). — N. Rousseau : L'Ecole grégorienne de Solesmes
(Rome et Tournai, 1910).
CHAPITRE XX
MUSIQUES LEGERES ET MUSIQUES DE PLEIN AIR
L'opérette. — Causes de son succès et de son déclin. — Offenbach, Hervé-,
Audran, Varney, Ch. Lecocq. — L'opéra-comique voisinant avec l'opé-
rette. ■ — La chanson. — Chants populaires et chants nationaux. — Orphéons,
harmonies et fanfares.
Il y eut, sous le second Empire, une grande abondance de
pièces portant le titre cl' opérette , d'opéra bouffé, de folie
musicale, de parodie, de pochade. Ce pullulement de la
verve comique d'ordre inférieur fait songer à la fécondité
des anciens dramaturges espagnols, à celle des composi-
teurs d'opéras italiens aux xviie et xvmc siècles, à celle des
romanciers modernes. Pour l'esthéticien, ce sont des
herbes folles, où brillent quelques Heurs, et qu'on pourrait,
sans grand dommage, fouler en passant. Un art qui a
produit Palestrina, Bach, Beethoven, Berlioz, Schumann.
peut-il s'abaisser au point de se faire le complice d'aussi
pauvres choses en plaçant son idéal au-dessous de lui-
même? La musique a-t-elle pour fonction de jeter quelque
agrément clans des fadaises ou de tourner des chefs-d'œuvre
en ridicule? Eh quoi! La première moitié du xixe siècle
crée la symphonie romantique, et la seconde moitié,
comme invention d'un genre nouveau, apporte... l'opérette?
L'Histoire n'est pas l'esthétique. La farce et la gaudriole
sont aussi anciennes que la société; on peut cependant
rattacher l'opérette, dans la seconde moitié du xixe siècle,
à des causes prochaines : littérairement, elle est une exten-
sion du vaudeville mis à la mode, à partir de 1815. par
Scribe et la légion de ses imitateurs; musicalement, elle
496 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
continue, développe, et encadre de flonflons la chanson du
xvmc siècle, dont nous avons montré les richesses dans un
précédent volume, et la comédie à ariettes. En dehors de
l'influence des mœurs, la dissémination du genre tient à
un fait assez important : la liberté des théâtres, qui, après
avoir été proclamée par la Constituante (loi du 13 jan-
vier 1791), restreinte par le premier Empire (en 1806 et
1807), fut rétablie en 1864 (décret du 6 janvier). Comme il
n'y a plus de monopole, les opérettes sont jouées un peu
partout : à l'Opéra-Comique et au Théâtre-Lyrique, aux
Bouffes, aux Variétés, au Théâtre des Champs-Elysées,
aux Folies-Marigny, au Théâtre Lafayette, à l'AIcazar d'été,
au Théâtre des Folies-Saint-Germain, etc. L'art ne gagne
pas à ces facilités d'exécution et de diffusion. Enfin, il faut
rappeler que le monde officiel du second Empire était peu
favorable à la musique. Napoléon III ne l'aimait pas; les
préférences de l'impératrice Eugénie allaient aux charades
et aux chasses; celles de la princesse Mathilde aux arts du
dessin. Aux Tuileries, à Fontainebleau, bien qu'on cher-
chât vaguement à imiter des coutumes d'ancien régime, la
musique était négligée. A Compiègne, furent souvent
appelés les artistes de la Comédie-Française, ceux du Vau-
deville, de l'Odéon, du Palais-Royal; jamais ceux de
l'Opéra-Comique. Cette époque de pseudo-démocratie, de
scepticisme et de plaisir, où l'étiquette avait un étrange
laisser-aller, créa ou favorisa la vogue de l'opérette. Le
duc de Morny protégeant Offenbach est un fait réel ayant
la signification d'un symbole.
Théophile Gautier écrivait en 1844 : « Le vaudeville a
pour lui l'avantage d'être tout à fait français (non pas
grammaticalement, hélas!); c'est une forme éminemment
nationale Il est fâcheux que des préoccupations classiques
empêchent les écrivains en renom de s' emparer de cette
forme si souple, si commode, si facile aux caprices, qui se
prête à tout, même à la poésie] » Ces deux observations
s'appliquent exactement à l'opérette et à ses diverses
formes. Schumann a montré, dans sa musique de piano,
qu'on pouvait faire des chefs-d'œuvre, en traitant de tout
petits sujets; on imagine très bien un compositeur écrivant
une musique de grande valeur sur un livret d'opérette;
MUSIQUES LEGERES ET DE PLEIN AIR 497
mais, sans jamais aller au fond d'un sujet, et sans chercher
une fine couleur d'orchestration, nos musiciens bouffes ne
sont préoccupés que de trouver des airs gais, bien rythmés,
faciles à retenir; ils semblent fournir l'article courant à un
théâtre de Menus plaisirs du peuple et de la petite bour-
geoisie.
Dans une profession de foi publiée par la Revue et
Gazette musicale de Paris, le 20 juillet 1856, Jacques
Offenbach esquissait l'histoire de l'opéra-comique en
France, depuis Biaise le Savetier de Philidor (1759). Après
avoir caractérisé le talent d'A. Thomas, de Reber, de
Grisar, de V. Massé « qui s'est efforcé de faire grand avec
Galathée), de Gevaërt, qui « a fait large et sombre », de
Bazin, Boulanger, Duprato « qui ont beaucoup de talent
et d'esprit », Offenbach se plaint que le progrès de l'art
ait eu pour rançon l'amoindrissement et la décadence du
genre opéra-comique proprement dit, lequel « a disparu,
ou à peu près, de la scène française ». Il concluait ainsi :
« Le théâtre des Bouffes-Parisiens veut essayer de res-
susciter le genre primitif et vrai C'est dans les esquisses
musicales renouvelées de l'ancien opéra-comique, dans la
farce qui a produit le théâtre de Cimarosa et des premiers
maîtres italiens, qu'il a rencontré son succès : non seule-
ment il entend y persévérer, mais il veut creuser ce filon
inépuisable de vieille gaité française. Il n'a d'autre ambi-
tion que de faire court, et si l'on y veut réfléchir un instant,
ce n'est pas là une ambition médiocre. Dans un opéra qui
dure à peine trois quarts d'heure, qui ne peut mettre en
scène que quatre personnages, et qui n'utilise qu'un
orchestre de trente musiciens au plus, il faut avoir des
idées et de la mélodie argent comptant. Notez encore
qu'avec cet orchestre exigu, — dont se sont pourtant con-
tentés Mozart et Cimarosa, — il est fort difficile de cacher
les fautes et l'inexpérience que dissimule un orchestre de
quatre-vingts musiciens Un retour au passé n'est pas
pour nous le dernier mot du progrès; mais, en admettant
que le genre exploité par le privilège des Bouffes-Parisiens
ne soit que le premier échelon du genre, encore faut-il que
ce premier échelon existe, si l'on veut que l'ascension ait
lieu ! »
Cumbaiueu. — Musique, III. 32
498 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Il serait oiseux d'insister sur certaines idées de cette
esthétique où le désir de prendre appui dans le passé
s'atténue d'un hommage de convenance rendu au progrès,
et où l'art bouffe prétend se mettre au travail dans l'intérêt
d'un art plus sérieux. Un des points faibles est ce mot
« gaîté » qui est plein d'équivoque, et dont on ne saurait
l'aire abus pour tout excuser. Il y a de la gaité dans la Belle
Hélène ; il y en a aussi dans la Flûte enchantée de Mozart
et dans un Scherzo de Beethoven. Les parodies de
l'ancienne foire Saint-Germain ont créé sans doute un précé-
dent éventuel; mais il est contestable qu'il faille lui donner
une suite. On pourrait dire que le sort de ces parodies
était lié à celui de la foire elle-même. Quoi qu'il en soit,
cette sorte de préface aux excentricités prochaines du
théâtre des Bouffes était judicieuse, convenable avec
adresse, et, en somme, correcte.
A la suite du petit plaidoyer que nous avons résumé,
Offenbach ouvrait un concours d'opérette, tout comme on
ouvrit, à Bruxelles, un concours de symphonie. Un jury
fut constitué avec Auber, Melesville, Halévy, A. Thomas,
Scribe, Saint-George, Leborne, Gounod, V. Massé, Bazin,
Gevaërt. Cet aréopage, choisi pour garantir la légitimité
du genre qu'on voulait remettre en honneur, eut Auber
pour président. 78 candidats envoyèrent des manuscrits;
65 étaient de Paris, 13 de la province. Bazin fut nommé
rapporteur; 6 opérettes furent retenues comme les meil-
leures : elles étaient signées des noms de Bizet, Demerss-
mann, Jules Erlanger, Ch. Lecocq, Limagne et Maniquet
(de Lyon). Le prix fut décerné, ex sequo, à G. Bizet et à
Ch. Lecocq, tous deux auteurs, sur le même livret, du
Docteur Miracle.
Ce livret, écrit par Léon Battu et Ludovic Halévy, met en scène*
un jeune officier prétendant épouser la fille d'un podestat de Padoue
qui a beaucoup d'antipathie pour les militaires. Le jeune officier se
déguise d'abord en cuisinier et sert une mauvaise omelette au
podestat qui se croit empoisonné. Un docteur — qui n'est autre que
l'officier déguisé — se présente alors et promet de guérir le podestat
s'il lui accorde la main de sa fille. L'œuvre de Bizet, qui avait alors
dix-neuf ans, fut jouée la première (1857). On loua un « quatuor de
l'omelette », et, çà et là, des promesses de talent.
MUSIQUES LEGERES ET DE PLEIN AIR 499
En citant les compositeurs dont il voulait continuer
l'œuvre, Offenbach oublia celui qui peut passer pour avoir
été, dès 1848, le rénovateur du genre : le compositeur-
chanteur Hervé.
Florimond Roger, dit Hervé (né à Houdain, près d'Arras, le
30 juin 1825, mort à Auteuil, le 4 novembre 1892), qui avait com-
mencé par être organiste dans différentes églises de Paris, et
notamment à Saint-Eustache, occupait les mêmes fonctions à la
maison de santé de Bicètre ; on a pu, avec raison, supposer que
l'incohérence, les coq-à-1'âne dont fourmillent ses livrets (écrits en
grande partie par lui-même) provenaient directement de la fréquen-
tation, pendant plusieurs années, des malades du célèbre hospice.
Hervé débuta, en 1848, au Théâtre-Lyrique, avec un Don Quichotte et
Sancho Panca. Après avoir été chef d'orchestre du Palais-Royal
(1851), il fonda et dirigea les Folies Nouvelles, où il donna, en 1856,
le Compositeur toqué. De 1857 à 1869 parurent trois de ses pièces les
plus connues : VOEU crevé, Chilpéric, le Petit Faust. Après un voyage
dans le Midi et au Caire, il se fixa à Londres, où il donna, à Covent-
Garden, des concerts « à la Strauss » et devint chef d'orchestre de
l'Empire-Théâtre. Il se lit naturaliser anglais en 1874. Jusqu'à son
retour en France, en 1890, il donna presque chaque année une pièce
nouvelle, notamment : Fla-Fla, la Noce à Nini, la lioussotte (avec
Lecocq).
Acteur, auteur et directeur, Hervé avait monté, à son théâtre, la
première œuvre d'Offenbach, Oyayaye, et la première de Léo
Delibes : Deux sous de charbon (l'une et l'autre ayant Jules Moi*
naux comme librettiste). Il jouait lui-même ses pièces ; il avait le sens
du comique cocasse et burlesque, et possédait une voix de ténor
très léger qui ne manquait ni de. justesse ni d'agrément. « Sous le
farceur, a écrit Victorin Joncières parlant d'Hervé, il y avait un
artiste, un musicien remarquablement doué qui eût été capable
d'écrire des œuvres sérieuses. Hervé le sentait bien et aimait à parler
des compositions religieuses qu'il écrivit au temps où il jouait de
l'orgue à Saint-Eustache. Jusqu'à ses grands succès des dernières
années de l'Empire, Hervé fut éclipsé par Jacques Offenbach, dont
le nom symbolise pour beaucoup la musique d'opérette.
— Né à Cologne, le 21 juin 1819, Juda Eberscht emprunta son
pseudonyme à une ville rhénane, Offenbach. Arrivé tout jeune à
Paris, il y étudia la musique, et surtout le violoncelle, dont il joua à
lorchestre de l'Opérà-Comique. Il avait, sur cet instrument, une
virtuosité supérieure, « excentrique » mçme (au dire de la Gazette
musicale); en mai 1853, il donna un Concert, à la Salle Herz, où,
avec une grande fantaisie sur des airs de Guillaume Tell et un trio
sur la prière de Moïse pour deux violons et violoncelle avec accom-
pagnement d orgue et de piano, il joua l'andante de la Sonate en ut
dièze mineur de Beethoven pour piano, transcrit par lui-même. Des
romances, des mélodies le firent d abord connaître En 1851, il était
500 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ -
nommé chef d'orchestre du Théâtre-Français ; il y resta quatre ans,
écrivant parfois des critiques musicales à V Artiste. Protégé par
Morny, il obtint la permission d'ouvrir, aux Champs-Elysées, un
petit théâtre, où il fit représenter des œuvres à deux ou trois per-
sonnages. Entrez, Messieurs, Mesdames! Une Nuit blanche, les
Deux Aveugles, etc. Bientôt, il se transportait dans la salle Comte,
passage Choiseul, qui devint les Bouffes-Parisiens. C'est là que
furent donnés, entre autres : Ba-ta-clan (1855), Tromb-al-Cazar
(1856), la Rose de Saint-Flour (id.), le Mariage aux Lanternes (1857),
Mesdames de la Halle (1858), Orphée aux Enfers (id.), l'une de ses
œuvres les plus populaires; Geneviève de Brabant (1859), Barkouf
(1860), la Chanson de Fortunio (1861), M. Choufleuri(id.), les Bavards,
(1863), Lischen et Fritzchen (1863); la Belle Hélène (186i), Barbe-
bleue, la Vie parisienne (1866). Cette année-là, il abandonna le
théâtre qu'il avait créé, et se fit jouer sur d'autres scènes (Variétés,
Palais-Royal, etc.) jusqu'en 1872, où il prit la direction de la Gaîlé.
De 18G6 à 1872, il donnait, entre autres, la Grande Duchesse de
Gérolstein (1867), la Périchule (1868), la Princesse de Trébhonde [id.);
Vert-Vert (1869), les Brigands (1870), puis le Roi Carotte, Fanlasio
(1872), la Jolie Parfumeuse (1873), Madame V Archiduc (1874), le
Voyage dans la Lune (1875), Madame Favart (1879), etc. Offen-
bach, ayant écrit quatre-vingt-dix partitions, mourut à Paris le
5 octobre 1880. laissant presque achevée celle des Contes
d'Hoffmann qui, terminée par Guiraud, fut représentée à l'Opéra-
Comique, le 10 février 1881.
L'œuvre considérable d'Offenbach, qui suffit à lui seul pour assurer
un répertoire, a été jugé parfois avec sévérité, parfois avec indul-
gence. « L'opérette, a écrit M. Camille Bellaigue, l'opérelle, dont
Offenbach a été le maître par excellence, naquit et vécut sous
l'Empire. Elle fut un article de Paris et du Paris impérial. Orphée
aux Enfers et la Belle Hélène, la Grande Duchesse et Barbe-bleue
sont les exemplaires les plus éclatants, — la remarque est de
M, Jules Lemaitre, — du seul genre dramatique relativement
nouveau qu'ait produit la seconde moitié du \ix° siècle; la pre-
mière moitié ayant inventé le drame romantique. Et ce genre a
fait la joie d'une génération insouciante sans doute, pour son
malheur et le nôtre, mais gaie, spirituelle et brillante. Joie fri-
vole et peut-être funeste : elle eut une petite part en nos immenses
malheurs. » (Offenbach, dans la Revue hebdomadaire du 23 avril 1910.)
« Ce fameux quadrille d'Orphée, dit Francisque Sarcey, dans un
article souvent cité, a emporté dans son tourbillon frénétique toute
notre génération. Est-ce qu'aux premiers sons de cet orchestre
enragé, il ne vous semble pas voir toute une société se soulevant
d'un bond et se ruant à la danse? Elle réveillerait des morts, cette
musique. Comme ces rythmes, tantôt sautillants, tantôt furieux,
avaient l'air d'être faits pour communiquer une trépidation morale
-aussi bien que physique à tout ce public de désaccordés pour qui la
vie n'était qu'une espèce de danse macabre ! Au premier coup
d'archet qui mettait en branle les dieux de l'Olympe et de l'Enfer,
MUSIQUES LÉGÈRES ET DE PLEIN AIR 501
il semblait que la foule fût secouée d'un grand choc et que le siècle
tout entier, gouvernement, institutions, mœurs et lois, tournât dans
une prodigieuse et universelle sarabande. » Sarcey oublie que la
sarabande était une danse grave et très lente. « Offenbach, écrivait
Pierre Véron en 1865, a un mérite qui en prime bien d'autres : il est
de son temps; il a créé la musique gouailleuse qui sied à une
époque comme la nôtre; et puis, rara avis, il possède la mélodie.
Un grand succès ne s'explique peut-être pas toujours au premier
coup d'œil, mais au second on pénètre les motifs. Nous autres Fran-
çais, nous avons beau faire pour nous grimer en gens sérieux, nous
serons toujours les amis décidés de la fantaisie facile et agréable.
On nous a voulu claquemurer dans l'algèbre; on nous a donné
des Tannhâuser; on nous a voulu forcer à mettre à nos goûts une
cravate blanche bien raide, bien empesée. Plus de romances comme
autrefois pour égayer l'oreille. L'album du passé est mort. Mais non
mort tout à fait; il s'est transformé et est devenu l'opérette, —
un album en action. Voilà pourquoi la renommée n'est pas muette à
l'égard d'Offenbach. Et elle a raison, à condition qu'à force de la
faire parler, on ne lui donnera pas une extinction de voix. » (Article
publié dans la France musicale du 13 août 1865.) Quinze ans après
Véron, M. A. Pougin, dans le supplément de la Biographie univer-
selle, de I'étis (t. II, art. Offenbach), rapprochait lui aussi, à un
point de vue plus technique, Wagner d'Offenbach (!) pour les
opposer l'un à l'autre : « Dans un temps où une certaine école
musicale, marchant sur les traces de M. Richard Wagner, et enché-
rissant encore sur les défauts de cet artiste puissant mais incom-
plet, semble vouloir exclure de la musique deux de ses éléments
essentiellement constitutifs, le rythme et la tonalité (!), il est facile
de supposer, dit-il, que le public devait bien accueillir un musicien
qui, réagissant à son tour contre une tendance funeste, se présente-
rait à lui en exagérant et en exaspérant, si l'on peut dire, le double
sentiment rythmique et tonal. C'est précisément ce qu'a fait
M. Offenbach : doué d'une certaine veine mélodique vulgaire, il
appuyait sur les contours de certains motifs que leur caractère
trivial destinait à plaire à la foule, et en les accompagnant d'un
orchestre à la fois criard et malingre, il poussait le rythme à son
extrême puissance et le rendait parfois entraînant. D'autre part, la
pauvreté de son harmonie, son ignorance absolue de la modulation
rendaient ses petits chants faciles à retenir et les faisait passer de
bouche en bouche. » Quant à Wagner lui-même, il a reconnu bien
volontiers le « génie » d'Offenbach, notamment dans la préface
d' Une Capitulation, cette « comédie à la manière antique », beaucoup
plus dirigée contre Offenbach lui-même que contre les Parisiens du
Siège (voir Gesammelte Schriften, t. IX, p. 4).
Les œuvres d'Offenbach ont eu, à Paris seulement, des milliers
de représentations : on comptait, à la fin du xixe siècle, plus de
1 250 représentations d'Orphée aux Enfers; de 800 de la Vie pari-
sienne; de 700 de la Belle Hélène; de 500 de la Grande-Duchesse ;
400 des Brigands; 300 de Barbe-Bleue; 250 de la Périchole,
S02 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
— Au cours des quarante dernières années, l'opérette française,
perdant peu à peu du caractère outrancier ou parodique de ses
créateurs, a marqué une tendance à se rapprocher de l'opéra-
comique. Parmi les plus célèbres auteurs d'opérettes, il faut citer :
Ch. Lecocq, Audran, Varney, Planquette, Vasseur, Messager.
Charles Lecocq, né à Paris le 3 juin 1832, élève de Bazin, Halévy
et Benoist, débuta, grâce au concours institué par Offenbach en 1857,
par la partition du Docteur Miracle [ex œquo avec Bizet). Se dis-
tinguant de ses prédécesseurs par une plus grande correction
d'écriture, il ne rencontra un premier grand succès qu'au bout
d"une dizaine d'années, avec Fleur de thé (1868). Les Cent Vierges,
la Fille de Mmc Angot, Giroflé-Girofla (1854), la Petite Mariée (1876),
le Petit Duc (1878), qui firent la fortune du théâtre de la Renais-
sance, lui ont assuré une popularité universelle; la Boussotte, le
Cœur et la Main, le Jour et la Nuit (1882), la Princesse des Cana-
ries (1883), Ali-Baba (1887), et vingt autres œuvres moins heureuses,
n'ont fait que la confirmer. On compte, à Paris seulement, plus de
2 000 représentations de la Fille de Mme Angot.
Edmond Audran (né à Lyon le 11 avril 1842), élève de l'École
Niedermeyer, débuta à Marseille, où son père dirigeait le Conser-
vatoire, par l'Ours et le Pacha (1862); quinze ans plus tard, il obte-
nait un premier grand succès avec le Grand Mogol, joué à la Gaîté
et qui fonda sa réputation; la Mascotte, jouée aux Bouffes, le
29 décembre 1880, fit de lui l'un des compositeurs d'opérettes les
plus célèbres (plus de 2000 représentations en ont été données à
Paris en vingt ans): Gillette de Narhonne (11 novembre 1882, au
même théâtre); la Cigale et lu Fourmi (Gaîté, 1886), Miss Helyett
surtout (aux Bouffes, 12 novembre 1890), dont le succès égala celui
de la Mascotte; l'Oncle Céleslin (1891), la Duchesse de Ferrure (1895)
et diverses autres œuvres, ont fait de lui l'émule applaudi de
M. Ch. Lecocq. — Robert Planquette, né à Paris le 21 juillet 1840,
élève du Conservatoire, écrivit une vingtaine d'opérettes, à partir
de 1873 : en 1877, avec les Cloches de Corne ville, il obtenait un
succès inouï, qui se traduisit par des centaines de représentations
consécutives (plus de 2 000 à Paris à l'heure actuelle). Parmi ses
œuvres ultérieures, il faut citer Bip (1882) et Surcouf (1887.)
Louis Varney, fils de l'auteur du Chant des Girondins, mort à
Paris le 19 août 1908, a fondé sa réputation sur les Mousquetaires
au Couvent (Bouffes, 1880,, Fan fan la Tulipe (1882), l'Amour mouillé
(ISS7), Biquet à la houppe (1889). le Papa de Francine (1896), œuvres
qui se rapprochent en général plus de l'ancien opéra-comique que
de l'opérette d'Offenbach. — On peut en dire autant des anciennes
partitions de M. André Messager (né à Moulin, le 30 décembre
1853), dont nous avons déjà parlé (ch. xvi). 11 a écrit dans le genre
de l'opérette François les Bas- Bleus et la Fauvette du Temple
(1883-1885) et, plus récemment, les Petites Michu (1904). — Léon
Vasseur (né à Bapaume en 1844), élève également de l'École Nieder-
meyer, mérite d'être cité pour une partition qui obtint un grand
succès en 1872 : le Timbre d'argent. A notre époque, M. Claude
MUSIQUES LEGERES ET DE PLEIN AIR 503
Terrasse a renouvelé le genre de l'opéra-bouffe avec le Sire de
Vergy, le Mariage de Télémaque, la Fiancée du Scaphandrier, etc.,
qui nous ramènent parfois à la tradition des maîtres et créateurs du
genre : Hervé et Offenbach.
— Il n'existe pas d'étude d'ensemble sur l'opérette française. On
peut citer cependant l'article important de M. Paul Souday dans la
Revue encyclopédique (t. X, 1901, p. 601 et suiv.); celui de
M. H. Quittard dans la Grande Encyclopédie: la biographie d'Offen-
bach, par M. André Martinet (1807); et Offenbach en Amérique, par
Alb. Wolff (1877).
— Beaucoup d'ouvrages portant le titre d' « opéras-comiques »
sont en réalité des opérettes. L'opérette est un vaudeville dont les
couplets ont pris de l'importance; l'opéra-comique est une opérette
qui a grandi.
Dans cette catégorie intermédiaire un peu équivoque nous plaçons
les « opéras-comiques » de Reber : le Père Gaillard (3 actes, 1852);
les Papillottes de Monsieur Benoist (1 acte, 1853); les Dames capi-
taines (3 actes, 1857); — ceux de G. Nadaud, écrits d'ailleurs pour
le salon : Porte et fenêtre (1850), le Docteur Vieuxtemps (1854), la
Volière (1855); — ceux de Ch. Poisot : le Paysan (1850), le Coin du
feu (1851), les Terreurs de Monsieur Peters (1856), Rosa la rose (1868);
— ceux d'HENRi Potier : Mademoiselle de Méranges (1842), le Caque
du couvent (1846), // signor Foscarello (1848), le Rosier (1859); —
ceux de Justin Cadaux : les deux gentilshommes (1851), les deux Jaket
(1852), Colette (1853). Nous ajouterons, d'après la Bibliothèque du
Conservatoire : Mesquita la sorcière (3 actes, 1851), de Xavier Bois-
selot; les Fiançailles de Rose (2 actes, 1852), de Villeblanche; la
Sérafine ou l'Occasion fait le larron (1851), d'ALFRKD de Saint-Julien;
Deucalion et Pyrrha, opéra-comique-parodie de Montfort (1855);
Freluchette, le Nid d'Amours, la Perruque de Cassandre (1856),
pièces en un acte de Montaubry; Jacqueline (1 acte, 1856), d'OsMOND.
Le savant Gevaert ne peut échapper ici à une mention; il est l'auteur
du Billet de Marguerite (3 actes, 1854), des Lavandières de Sautarem
(3 actes, 1855), de Quentin-Durward (id., 1858), du Diable au moulin
(1 acte, 1859), du Château Trompette (1860), du Capitaine Henriot
(1864). Sans vouloir donner une liste exhaustive, nous citerons encore,
de Frédéric Barbier, Une Nuit à Séville (1 acte, 1855): d'AD. Blanc,
Une Aventure sous la Ligue (1857); de M. de Saint-Rémy, pseudonyme
du comte de Morny, le Mari sans le savoir, 1 acte, sur paroles de
L. Halévy et Servières (1861); de Th. Semet, les Nuits d'Espagne
(1857), la Demoiselle d'honneur (3 actes, 1858), Gil Blas (5 actes, 1860)
et la Petite Fadette (3 actes, 1869); d'E. A^thiome, Semer pour récol-
ter (1 acte, 1866); de Mm'' Clémence Valgrand, pseudonyme de la
comtesse Grandval, les Fiancés de Rosa (1 acte, 1863) ; de MmeUcALDE,
la Halte au moulin (1 acte, 1867); d'ALPH. Pellet, Sous les Palmiers
(2 actes, 1875)....
Au Théâtre-Lyrique, année 1853: la Ferme de Kilnoor (2 actes), de
Vakney; Guilhery le trompette, pièce de Picard, refaite par Scribe,
arrangée par de Leuven et Beauplan, musique de l'Italien Sarmiento ;
504 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Taharin, 2 actes, de G. Bousquet; le Lutin de la vallée, légende en
2 actes et 3 tableaux, de Saint-Léon et Gautieb ; les Amours du Tasse,
opéra-féerie, 4 actes, de Grisar; le Colin-Maillard, 1 acte (livret de
Michel Carré et Jules Verne), d'AuisTiDE Hignard; la Moissonneuse,
4 actes, de Vogel; Bonsoir Voisin! opéra-comique en 1 acte, livret sug-
géré à Brunswick et A. de Beauplan par un dessin de Gavarni,
musique de Poise; le Danseur du roi, ballet-pantomime en 3 actes,
d'ALBOizE et Saint-Léon. Véronique (3 actes, 1898), de A. Messager;
de Cl. Terrasse, les Travaux d' Hercule, 3 actes (1901); la Petite
Femme de Lotli, 2 actes (1901); la Fiancée du scaphandrier (1902);
Chouchelte, 1 acte (1902); la Botte secrète (1903); Péché véniel,
1 acte, M. de la Palisse, 1 acte; Paris, ou le bon juge, 2 actes (1906);
le Marquis et le Marmiton (1908); le Mariage de Télémaque, les
Transatlantiques, Pantagruel, 5 actes (1911-12): de Fr. Thomé,
Barheble nette, pantomime (1901). Et la plupart des œuvres de
Ch. Lecocq, la Fille de Mm0 Angot (1872), Giroflé-Girofla (1874),
le Petit-Duc (1878), le Jour et la Nuit (1882).
Quant aux opérettes mêmes, la liste en serait trop longue et offri-
rait peu d'intérêt. Nous renonçons à la publier.
— Au-dessous encore de l'opérette, il y a la Chanson, dont il est
nécessaire de dire quelques mots. Les cafés-chantants, nés au
xvme siècle avec le boulevard du Temple, sont devenus des cafés-
concerts dont la vogue a été à son apogée sous le second Empire.
Le Paris de Napoléon III a vu s'ouvrir, après l'Horloge et les Ambas-
sadeurs, le Café Moka, le Cadran, le Café de France, le Cheval-
Blanc. On y débitait une musique vulgaire sur des paroles tantôt
sentimentales et patriotiques, tantôt d'un comique énorme et carica-
tural. Les protagonistes du genre furent alors la célèbre Thérèsa,
et les chanteurs Gustave Nadaud, E. Chebroux. J.-B. Clément. Après
la guerre, le genre s'est transformé, sous l'impulsion de Rodolphe
Salis, créateur du Chat-Noir et seigneur de la Butte-Montmartre.
Ce n'est plus le café-concert, c'est la « boîte ». Les célébrités du
nouveau genre, pour la plupart auteurs et interprètes de leurs
propres œuvres, sont Jules Jouy, Mac-Nab. Tinchant, René Esse,
Fursy, Aristide Bruant; celui-ci met en musique l'argot faubourien.
Ces a chansonniers » sont les héritiers de Loïsa Puget et de Roma-
gnési, et la chanson d'aujourd'hui remplace la romance d'autrefois.
Mais dans la chanson, il y a moins de sentiment et d'attendrissement
et plus de gaîté et de persiflage politique. Le goût de la bourgeoisie
a évolué; l'esprit public, si l'on peut le faire intervenir ici, s'est
développé, et les producteurs ordinaires de ce genre inférieur ont
étendu le champ de leur répertoire. La musique, d'ailleurs, y tient
moins de place encore que dans la romance. Celle-ci comportait
encore un certain art du bel canto, qui impliquait de la musique, si
médiocre fût-elle. De la chansonnette de notre temps, la musique a
à peu près disparu; elle est un prétexte à diction et la plupart de
ses interprètes les plus populaires (tel Fursy) manquent presque
complètement de voix. Les « boîtes » paraissent depuis quelques
MUSIQUES LEGERES ET DE PLEIN AIR 50T>
années avoir trouvé une concurrence redoutable dans les a cinémas »!
Leur règne aura duré quelque trente ans.
— Le nationalisme musical est représenté, dans chaque
pays, par les mélodies populaires et par la couleur propre
qu'elles donnent à la musique savante, lorsque les compo-
siteurs font usage de ces mélodies, soit par une citation
directe, soit par voie d'imitation. Pour chaque nation par-
culière prise comme point de vue, leur ensemble constitue
[exotisme, aimé des modernes.
Les mélodies populaires sont les formes les plus anciennes
et la base même de l'art tout entier. Elles sont l'œuvre
personnelle de chanteurs naïfs et bien doués dont le nom
s'est perdu; si l'on a quelque raison de voir en elles le
fruit d'un travail collectif et anonyme, c'est qu'en les
adoptant et en oubliant peu à peu leur origine, le peuple,
agent de déformation par excellence, les altère beaucoup,
si bien que la communauté y met ainsi quelque chose
d'elle-même. Au moyen âge et dans la période de la
Renaissance, elles étaient l'aliment principal de la compo-
sition; on les faisait pénétrer jusque dans les messes
écrites pour l'Eglise. Elles formaient une sorte de fonds
international sur lequel les musiciens exerçaient leur ingé-
niosité. Les recueils publiés au xvi° siècle par Petrucci à
Venise, par Jacques Moderne à Lyon, par Attaignant à
Paris, par Pierre Phalèse à Anvers, etc., nous ont fait voir
qu'elles circulaient d'un pays à l'autre, avec ces chanteurs
qui, partis des Pays-Bas et des Flandres, allaient prendre
du service à la cour des ducs de Bourgogne, dans la cha-
pelle des rois de France ou celle des papes. Mais le
domaine de cette production et de ces migrations était en
somme assez restreint. Il appartint aux modernes de
l'élargir; ils surent, grâce au progrès des études histo-
riques, comprendre l'importance des mélodies propres à
des civilisations différentes, et leur" signification aussi bien
pour l'ethnographe que pour l'artiste.
C'est dans la seconde moitié du xvme siècle que com-
mença le progrès. h'Almanach des muses de 1767 donne
une Cansou langodouciéno; le Journal de Musique
historique, théorique et pratique de 1773 publie, avec un
506 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
morceau de musique antique, « Dithyrambe à Calliope »,
une autre romance languedocienne et une « mélodie popu-
laire russe ». En 1779 paraissent les Mémoires où le
Jésuite missionnaire Amiot et l'abbé Rounier parlent pour
la première fois de la musique chinoise; et un an après,
dans son Essai sur la musique, J.-B. de Laborde consacre
un chapitre (t. II. 1. IV, IX) aux Chansons du Danemark,
de la Norvège et de l'Islande; il cite, paroles originales et
musique, « telles qu'on les chante encore en Islande »,
trois chansons anciennes Scandinaves qu'il tenait de Jacobi,
secrétaire de la Société des sciences de Copenhague. L'an VI
de la République, Villotteau est amené en Egypte par le
général Bonaparte pour « recueillir des notes sur la musique
des Arabes,. des Coptes, des Arméniens et divers peuples
de l'Orient ».
En Angleterre avaient paru le recueil de John Parry
(A noient british music of the Cimbro-Britons , 1742) et son
répertoire de vieilles mélodies écossaises, gaéliques,
anglaises (A collection ofWelsli, English and Scotch airs,
1761); les Musical and poetical relicks of the ivels/i bards
(1786), dont la dernière édition comprenait 225 mélodies
gaéliques. — En Suède, le pasteur Afzelius et Gei.ter. pro-
fesseur à l'Université d'Upsal, donnèrent, en 1814-16. un
recueil de mélodies populaires suédoises.
Les compositeurs s'intéressèrent de bonne heure à la
nouveauté des thèmes et des rythmes qui leur étaient
offerts, comme en témoignent, dans les suites du xvme siè-
cle et dans les œuvres des grands classiques, les titres
alla Turca, alla Polacca, ail' Unqarese . Beethoven a écrit
des Variations sur un grand nombre d'airs populaires
russes, irlandais, etc. Chopin, pénétré des mélodies et
de l'esprit du pays natal, fut, dans des œuvres raffinées, le
premier représentant du nationalisme.
Au milieu du xixe siècle, grâce à de hautes initiatives,
fut tracé, pour les études d'histoire musicale, un très beau
plan d'organisation dans lequel s'inséra, un peu tardive-
ment, l'idée de la chanson populaire et de son importance.
Les causes de cette excellente innovation (abandonnée
dans la suite par les Français, mais reprise par les Alle-
mands) dépassaient les limites du domaine musical.
MUSIQUES LEGERES ET DE PLEIN AIR S07
Les chants nationaux sont une annexe non néedio-eable
des chants populaires. Comme ces derniers, ils donnent
lieu à des observations fort intéressantes, parfois aussi
déconcertantes. N'est-on pas surpris de voir qu'un étranger,
comme Spontini, est l'auteur de l'hymne national prussien?
que le roi Don Pedro a écrit l'hymne national portugais?
que l'hymne national polonais est sorti d'une opérette
française? que l'hymne national roumain est l'œuvre d'un
Allemand? que l'hymne grec est d'origine italienne? que
l'hymne national anglais a pu être attribué à un Lulli? et
que pourtant tous ces hymnes, devenus populaires, portent
manifestement l'empreinte du génie des peuples qui les
chantent, et qu'ils sont un sujet d'étude fort important
pour l'ethnographe? La musique « populaire » est un
monde, non pas seulement par l'abondance des documents
qu'elle offre à l'esprit d'observation, mais aussi et surtout
par l'extrême délicatesse, et parfois l'inextricable difficulté
des problèmes qu'on y trouve à résoudre. Dans les htats
modernes, qui ne sont pas des enceintes renfermant des
races pures, mais qui sont soumis à mille influences du
dehors déterminées par des causes multiples et entre-
croisées, il y a d'abord une création musicale toute per-
sonnelle; le nom de l'auteur survit parfois; peu à peu le
chant créé prend, comme les chants de l'Eglise, le carac-
tère d'un bien de la communauté; et dans ce passage de
l'individuel au collectif, les altérations sont nombreuses.
Les hymnes nationaux sont tous de date assez récente. Au moyen
âge, il n'y en a pas. Ils apparaissent avec la formation des Etats
modernes. Esthétiquement, ils ne sont pas une œuvre d'art propre-
ment dite, le résultat d'une certaine recherche de la beauté ou d'une
inspiration, mais un fruit de la politique et du patriotisme, la résul-
tante de certaines circonstances. La plupart des auteurs sont des
musiciens médiocres; c'est très exceptionnellement qu'un J. Haydn
en a composé un. Ils peuvent, au point de vue de leur contenu litté-
raire, être partagés en deux groupes : les uns ont pour objet la
personne d'un monarque; ils exaltent s'a souveraineté bienfaisante,
dans la guerre ou dans la paix : les autres sont relatifs à la vie d'une
nation, à certains événements de son histoire, à ses joies et à ses
deuils, à ses révolutions, etc. En somme, il y a les hymnes pour le
monarque et les hymnes pour le peuple. Plusieurs sont pour les
deux à la fois. Les peuples du Nord ont été les premiers à chanter
des hymnes nationaux. Le besoin du même usage s'est fait sentir
508 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
plus tard et plus faiblement chez les peuples méridionaux. Il y a
même tels peuples du Sud qui n'ont pas d'hymnes et se contentent
d'une marche, comme les Espagnols [marcha reale, marcha Grena-
dera, adoptée sous Philippe IV, dans la première moitié du
xvme siècle), et les Turcs (marcha Hamidiê écrite par l'Égyptien
Nedjib pacha, d'après un modèle occidental).
Certains hymnes nationaux ont eu le même pouvoir d'expansion
que les chansons populaires et, comme elles, tendent à entrer dans
le domaine de la grande composition pour devenir œuvre d'art et
reprendre un caractère personnel. Notre Marseillaise, sur les
origines de laquelle nous ne reviendrons pas, a pénétré un peu par-
tout, même en Allemagne. Robert Schumann, alors à Vienne (1833)
où notre chant national était interdit par la police, se fit un malin
plaisir d'en introduire le thème principal dans son opus 26 [Car-
naval viennois) ; il l'inséra ensuite dans son ouverture pour
VHermann et Dorothée de Gœthe, enfin, de façon géniale, dans son
magnifique lied les Deux Grenadiers. En 1840, R. Wagner, alors
à Paris, imitait cet exemple à la fin d'une composition écrite sur une
poésie (traduite) de Heine. De même Litolif, à la fin de son
ouverture Robespierre, Franz Liszt dans son poème symphonique
Héroïdes funèbres, Mendelssohn dans l'opéra Barenhàuter (le
Fainéant), et une foule d'autres compositeurs de tous pays. Dans sa
curieuse ouverture intitulée 1812, Tschaikowski a réuni, en contre-
point, la Marseillaise et l'hymne russe.
— - En Angleterre, on trouve un type des hymnes royaux, le God
save the King, remarquable par ce fait qu'il s'est répandu dans toute
l'Europe, en prenant tour à tour un vêtement prussien, saxon,
hessois, etc. C'est une prière pour la gloire et le bonheur du souve-
rain. Elle date du printemps de 1743, au moment où George II
venait de remporter la victoire de Dettingen. Quel en est exacte-
ment l'auteur? On l'a attribuée tour à tour à John Bull, à Lulli. à
Purcell, Hândel, Young, Smith, etc. Récemment, l'Allemagne et la
Suisse l'ont revendiquée comme leur propriété. En Allemagne (dans
le n° 316, du 10 juillet 1894, du Journal de la Croix, la Kreuzzeitung),
E. lfandtmann a entrepris de prouver que la mélodie de l'hymne
anglais était empruntée à un ancien chant de pèlerins (en Silésie),
qui eux-mêmes l'auraient probablement empruntée à un ancien chant
liturgique A Genève, Kling a soutenu que l'hymne anglais était tiré
du chant national suisse célébrant la victoire des Genevois sur le duc
de Savoie (1602), et qui fut chanté pour la première fois en 1603
dans une fête anniversaire. Ensuite, cette mélodie serait passée en
Angleterre où le virtuose claveciniste John Bull (1523-1628) Faurait
remaniée. — D'après Fr. Chrysander (1er fascicule du Jahrbuch fur
Musikalische Wissenschajt, 1863), l'auteur des paroles et de la
mélodie serait Henry Carey, musicien-poète né à Londres aux envi-
rons de 1696, dans les papiers posthumes duquel on trouva une
cantate pour la fête de George II, qui contenait (?) le God save the
King, lequel, recopié et remanié, parut dans le Thésaurus musicus
(p. 22), publié en 1744 par John Simpson.
MUSIQUES LEGERES ET DE PLEIN AIR 509
En tout cas, cette mélodie célèbre ne tarda pas à faire son chemin
sur le continent. En 1760, un luthiste bavarois l'arrange pour son ins-
trument (travail conservé au Musée germanique de Nuremberg) ; en
1766, on la trouve dans un livre de chant des francs-maçons hollandais
imprimé à la Haye. En 1790, elle pénètre en Danemark : Heinrich
Harries (1762-1802) la publie avec le titre suivant : « Lied, à chanter
par les sujets danois pour la fête de leur Roi, sur la mélodie de
l'hymne populaire anglais ». En 1793, avec un nombre de strophes
restreint, elle est publiée avec le titre : « Chant populaire berlinois »
et la signature « Sr », abréviation probable de « Sutor », traduction
latine du nom de l'arrangeur, Balthasar Schumacher, qui avait tra-
vaillé sur le texte de Harries. En Bavière, en Saxe, dans le Wur-
temberg, en un mot dans les pays anglo-saxons, l'hymne anglais se
répand, plus ou moins altéré. (Cf. Wilhelm Tappert, Die Prussischen
National liymnen, dans Die Musik, année 3, cahier 24.)
Les Américains eux-mêmes l'ont chanté pendant la guerre
de 1861.
Les Anglais ont un autre hymne national, celui que Soulhey a
appelé Bule Britania et qui est de caractère politique. Ses origines
sont beaucoup mieux connues. En commémoration du roi George Ier
(mort en 1727) et pour célébrer la fête de la princesse Sophie-Char-
lotte de Brunschwig, James Thomson, le poète auteur du livret des
Saisons, écrivit un « masque » (sorte de cantate solennelle) intitulé
Alfred, qui fut joué en 1740. La musique était de Th.-Aug. Arne.
A la fin de cet ouvrage se trouvait un hymne qui chantait l'antique
indépendance de l'Angleterre et prophétisait sa souveraineté sur
les mers; les paroles et la musique, comparables à ce que Hœndel a
écrit de mieux, provoquèrent un grand enthousiasme : elles repa-
rurent dans un autre « masque » de la même année : le Jugement
de Paris, et devinrent populaires.
L'auteur du Bule Britania, cet Arne si oublié aujourd'hui, fut, en
sou temps, un grand compositeur très estimé, exerçant une influence
assez profonde et jouant un rôle historique. Né à Londres en 1710,
fils d'un tapissier et formé au collège d'Eton, plus tard, « docteur
en philosophie » de l'Université d'Oxford, contemporain de Hsendel
dont il combattit l'influence à une époque où presque tous les musi-
ciens anglais étaient les plagiaires du maître saxon, il a écrit des
oratorios (justement oubliés) et une trentaine d'opéras, sérieux ou
comiques, dont les deux meilleurs sont Cymon (1767) et le Choix
d'Arlequin; de la musique pour les drames de Shakespeare. Il
mourut en 1806, après avoir dépensé toute sa fortune en recherches...
d'alchimie.
— L'hymne national russe, aujourd'hui très familier aux oreilles
françaises, est aussi un hymne personnel, une prière ayant pour
objet un souverain. Il est fort beau lorsqu'il est chanté à plusieurs
parties et produit un profond effet. Il se compose officiellement)
pour les paroles de deux strophes, dont la seconde est l'œuvre de
Tchaïkowski (1814); la première fut écrite une vingtaine d'années
plus tard. La musique fut composée en 1833, sur l'ordre du Czar
510 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Nicolas Ie1', par le maître de chapelle et major général Alexis Lwoff
(1799-1870), musicien très distingué, violoniste virtuose souvent
applaudi (à Paris aussi bien qu'à Berlin, Leipzig, etc.). Mais il est
vraisemblable que la récente Révolution russe (1917) ne le conser-
vera pas.
— L'Autriche est (avec le Schleswig-Holstein et la Prusse) le seul
pays de langue allemande qui ait un hymne national : c'est le lied de
J. Haydn : « Dieu protège notre empereur Franz ! » — paroles de
Lorenz Leopold llaschka — qui fut chanté pour la première fois,
le 12 février 1797, et adopté immédiatement comme hymne national
et officiel. Haydn l'avait conçu à quatre parties (comme on peut s'en
convaincre eu voyant le thème des brillantes variations qu'il a
insérées dans son Quatuor de l'empereur). — ■ Cet hymne a pénétré
dans l'Allemagne du PS ord ; on le retrouve dans le Chorùbunsbuch
livre pour exercices de chant choral), p. 63, publié par Becker et
Kriegeskotten à l'usage des écoles de Berlin, sur les paroles célèbres
de Hoffmann von Fallersleben : « Deulschland, Deutschland iiber
ailes » (l'Allemagne par-dessus tout !). En Autriche, le texte littéraire
a subi quelques modifications (édit. de 1854.). L'œuvre de Hadyn a
donné lieu, elle aussi, à des discussions. M. Wilhelm Tappert, dans
son étude Wanderme Melodien, Berlin, 1890, p. 7-10, a voulu prouver
que l'hymne autrichien était emprunté à un air très ancien, datant
du xive siècle (Cf. Haydn et Nicolo Zingarelli, par Anton Schmid,
Vienne, 1847.) Débat un peu vaiu.
— Il est singulier que l'hymne national prussien soit l'œuvre de
Spontini ! Le roi Frédéric-Guillaume III fit sa connaissance à Paris
en 1814, le trouva séduisant, et l'emmena à Berlin, à des conditions
très brillantes. Son crédit devint si grand, qu'en 1821, lorsque fut
joué en grande pompe son opéra Olympia, le Président du « Collège
de la censure », dans ce royaume à la Spartiate où tout se faisait mili-
tairement, signa un ukase qui interdisait formellement aux journaux
d'adresser la moindre critique à Spontini (!!)... Un des premiers
actes de Spontini, une fois installé à Berlin, fut la composition du
chant aujourd'hui populaire ll'ho ist dus Vol/;, etc., sur des paroles
pitoyables de L. Dunker (mort en 1842). Un décret conféra le titre
officiel à cette chanson, chantée le 3 août 1820, pour la fête de Fr.-
Guillaume III, et depuis, exécutée dans toutes les cérémonies offi-
cielles. Elle est chantée aussi dans les écoles. Je la retrouve dans
le Liederbuch de Ph. Beck, à l'usage des Écoles supérieures de
jeunes filles, Leipzig, 1909 (Borussia, n° 45 du recueil). Le texte lit-
téraire original avait cinq strophes; le mauvais poète C. Al. Herklots
( 1 750-1830; en ajouta plus tard quatre. Lorsque l'Empire fut pro-
clamé (le 18 janvier 1871), on eut l'idée assez saugrenue de ressus-
citer l'hymne de Spontini. Le mot Borussia (Prusse) fut remplacé
par Germania, et le mot Kônig (Roi) par Kaiser (Empereur). Avec
ce changement, l'hymne reçut à Berlin un accueil enthousiaste,
mais pour des raisons, on le devine, qui n'étaient pas toutes d'ordre
musical.
— Les pays Scandinaves, bien qu'ayant un monarque, ont été long-
MUSIQUES LEGERES ET DE PLEIN AIR 511
lemps privés d'hymnes nationaux. L'hymne suédois, œuvre du
musicien Otto Lindbald (1809-1864), est de 1848; délaissé par le
peuple, et en usage seulement dans les cérémonies officielles, il a
été remplacé par le vieux chant Tiel svonska fosterjorden (A la
patrie suédoise ! poésie de Dybeck). Mais, à son tour, le monde
officiel a paru le délaisser; un concours officiel a été ouvert pour la
production d'un hymne national : il n'a pas donné de résultats.
L'hymne national norvégien — dans un pays où il y a des airs popu-
laires si beaux et si caractéristiques — n'a rien de local et d'ori-
ginal, comme expression. Remarquable surtout par l'ardeur italienne
de son rythme, il est l'œuvre d'un amateur, Christian Blom (1787-
186 1 », qui n'était que très peu musicien. Il date, pour les paroles et
la mélodie, de 1820. L'origine de l'hymne national danois remonte
à la victoire navale remportée en 1644 par Christian IV sur la
Suède. Sur des paroles de Johan Ewald (1743-1791), le compo-
siteur Johan Hartmann i 1729-1793) écrivit une mélodie; 1' « hymne »
fut exécuté pour la première fois au théâtre de Copenhague, le
3 janvier 1780, et devint tout de suite « national ».
— La Hollande possède deux hymnes nationaux : l'un pour le souve-
rain, l'autre pour le peuple. Celui qui a pour objet « Guillaume de
Nassau » est le plus ancien; c'est un chant héroïque, se rapportant
à l'époque de lutte de l'indépendance contre la tyrannie espagnole;
c'est un chant populaire, dans le vrai sens du mot. Au cours des
siècles, il a subi des modifications assez notables. En 1830, dans le
conflit avec la Belgique, un second hymne, celui de J. G. Wilms, a
paru, mais ne put éclipser celui-là.
— En 1830, dans les mêmes circonstances politiques qui agirent
sur la Hollande, la Belgique se donna un hymne national. Le poète
Jenneval avait écrit des vers très agressifs contre les Hollandais ;
en 1860, lhomme d'État Charles Rogier écrivit un texte nouveau,
plus pacifique, expurgé de tout esprit de provocation et se bornant
à exalter le sentiment patriotique belge. Mais l'ancienne musique,
composée sur le poème de Jenneval, fut conservée. Elle est de
François Van Campenhout (1797-1848), assez médiocre, rappelant
le vieux chant Aux temps heureux de la Chevalerie, la marche du
Tancrède de Rossini, bien d'autres airs encore. Son rythme, très
accentué, est assez commun. Le style a l'emphase de certaines
compositions du sviii' siècle : c'est la Brabançonne.
— L'Italie — ■ le pays le plus vocal du monde — n'a pas eu d'hymne
national pendant longtemps, et les raisons en paraissent évidentes,
l'unité italienne étant de date bien récente. C'est en 1858, pendant la
guerre, que le chef de musique militaire Olivieri écrivit une mélodie
sur des vers enflammés de Mercanlini (mélodie intermédiaire entre
l'air d'opéra et la marche de parade). Cet hymne s'appelait Inno di
guerra dei caccialori délie Alpi. Il fut d'abord chanté, en effet, par
les volontaires de la brigade des chasseurs alpins. Sa popularité
date de 1860; les Mille l'adoptèrent, et, depuis, il s'appela Hymne de
Garibaldi. Le Irait principal du morceau est Va fuova d'Italia, Hors
d'ici les étrangers [Autrichiens) !
512 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
— L'Espagne n'a pas d'hymne national. Elle a seulement une marche
royale (dont la mélodie est d'origine française), arrangée par
Espinosa. Celte marche n'a nullement le caractère vif qu'on prête
volontiers aux Méridionaux. Elle est, au contraire, lente et solennelle
(60 pas à la minute).
— L'hymne national portugais offre plusieurs particularités origi-
nales. C'est Dom Pedro Ier (monté sur le trône en 1826) qui le com-
posa en 1822, pour célébrer à la fois la patrie, le Roi et la Constitu-
tion. Cet hymne a l'allure de l'ancien aria italien; et il contient un
passage : « Visa, viva, yiva o Rey\ » qui, musicalement, se retrouve
tel quel dans l'hymne national grec Mais la jeune République
lusitanienne attend le sien.
— Les Hongrois nous fournissent un exemple curieux qui permet
de voir, dans une certaine mesure, comment se forme une
mélodie populaire. Ils ont un hymne national, puissant, très beau
(qui, détail curieux, finit en pianissimo délicat). Cet hymne, qui a
supplanté la fameuse marche de Rakoczy, est le résultat d'un con-
cours officiel, institué en 1842, et dont le vainqueur fut le composi-
teur national Franz Erkel (1810-1893). La tessiture de cet hymne est
presque d'une octave et demie, ce qui est très rare dans les airs
populaires; il a des syncopes, adaptées à la langue hongroise et qui
paraissent bizarres quand le texte est traduit dans une autre langue.
En 1844 apparut un second hymne national, sorti lui aussi d'un
concours officiel dont le vainqueur fut le musicien Benjamin Egressy
(1814-1851).
— La Grèce a un hymne national, un a hymne de la liberté », com-
posé (pour les paroles) en 1823, par Dionysios Solomos. C'est
l'hymne le plus long que nous connaissions. Il n'a pas moins de
158 strophes de 4 vers chacune. La musique en fut écrite beaucoup
plus tard, en 1844, par Nicolaos Mantzaros (1705-1872), qui avait
fait toutes ses études musicales en Italie; l'hymne grec s'en est res-
renti !
— ■ L'hymne national de Bohème, paroles de J.-1I. Tyl, musique de
Franz Skroup (1801-1862), offre cette particularité — en un pays où
le fanatisme religieux et la guerre ont fait rage — d'être une idylle
où l'on chante les beautés pittoresques du pays.
— En Pologne, il y a au moins deux hymnes nationaux. Le premier
est de 1797, poème et musique du général Wybicki. Il fut chanté
pour la première fois par la Légion polonaise formée en Italie par-
le général Dombrowski sous Bonaparte. Il n'est nullement « révolu-
tionnaire ». Le second, œuvre musicale de Kurpinski, offre un cas
étrange. C'est la reproduction très reconnaissable de la mélodie
(Qu'on soit jalouse...) qui se trouve dans l'opérette française de
J.-P. Solié, le Secret, parue en 1797. M. Tappert croit qu'une troupe
de passage a porté cette mélodie en Pologne. Il est plutôt vraisem-
blable que les deux textes musicaux ont une source populaire com-
mune ; et cette source nous est inconnue.
MUSIQUES LEGERES ET DE PLEIN AIR 513
Si la musique était l'apanage d'une élite, si elle n'était
accessible qu'à la classe riche et intelligente, qu'à ceux
qu'une longue instruction à mis à même de pénétrer tous
les secrets de son langage, elle manquerait à sa principale
vocation qui est avant tout d'être un art social. Mais ses
moyens de communication avec le peuple sont nombreux;
il n'est pas permis, dans une histoire de la musique, d'en
oublier deux de réelle importance, les Orphéons et les
Harmonies, qui représentent ce qu'on a appelé justement
la musique de plein air.
La création des Orphéons est due à Bocquillon, dit Wilheru
(1781-1842). Elle eut pour origine des cours d'enseignement musical.
Après différents essais couronnés de succès (1819), Wilhem fut
nommé professeur à l'Ecole polytechnicpue, puis dans les Ecoles de
la Ville de Paris (1820). Une première réunion, en 1829, des élèves
de ces Écoles, pour faire chanter des morceaux d'ensemble, fit
approuver la méthode Wilhem par le baron de Gérando. Les
réunions mensuelles de l'Orphéon commencèrent en 1833. Deux ans
plus tard, Wilhem était nommé directeur général de l'enseignement
musical, à Paris. En 1836, il ouvrait des cours pour les adultes,
réunissant, en 1839, 570 élèves, qui se joignaient aux Écoles pour les
réunions générales de l'Orphéon. A la mort de Wilhem, son prin-
cipal collaborateur, Joseph Hubert (1810-1878?), lui succéda, comme
<( délégué général pour l'inspection de l'enseignement ». En 1852,
une modification fut apportée à l'Orphéon : Gounod fut nommé
directeur général de l'enseignement et de l'Orphéon; Hubert resta
inspecteur; Halévy était chargé d'écrire une méthode nouvelle.
L'Orphéon donnait alors deux grandes séances annuelles; celles
de 1861 réunirent 2 000 élèves des écoles, enfants et adultes, au
Cirque Napoléon, sous la direction de Pasdeloup et Bazin. Gounod
ayant démissionné en 1863, ces deux maîtres devinrent directeurs,
le premier, pour la rive droite, le second, pour la rive gauche.
Bazin fit instituer des concours entre les écoles les plus remar-
quables : ces concours existent encore aujourd'hui. En 1865, l'ensei-
gnement du chant devenait obligatoire dans les lycées et écoles
normales. Mais peu à peu, la méthode Wilhem était abandonnée.
En 1873, les deux directions furent réunies"" en une seule au profit de
Bazin, assisté de deux inspecteurs. A sa mort (1878), on divisa le
service eu trois circonscriptions, réduites à deux depuis. Dauhauser
(1835-1896) fut nommé inspecteur principal; deux inspecteurs
(V. Sieg, 1837-1899, et Paureau) étaient sous ses ordres. M. A. Cha-
puis lui a succédé en 1894, avec deux inspecteurs divisionnaires :
CoMBARfEu. — Musique, III. 33
514 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
MM. de Martini (1895) et Drouin (1899). Cette même année 1899,
M. Chapuis reconstituait l'Orphéon municipal, dont les auditions
annuelles réunissent environ 1 500 exécutants au Trocadéro.
En 190i furent créés des cours du soir pour les adultes
(hommes 21; femmes 11). De la même année date la création de
l'École de chant choral, due à l'initiative de M. Henri Rodigue, sous
la présidence effective de M. J. d'Estournelles de Constant.
Dans la banlieue de Paris, l'organisation de l'enseignement du
chant dans les Écoles date de 1865; M. Laurent de Rillé en était
inspecteur général.
En province, les Orphéons ou sociétés chorales se développèrent,
selon la méthode Wilhem, à partir de 1830. En 1859, on en comptait
700 en France : un festival donné à Paris réunit 6 000 chanteurs.
En 1860, 3 000 orphéonistes français se rendaient à Londres. C'est
vers cette époque que l'Orphéon atteint son apogée. En 1861, on
comptait 48 concours réunissant 800 sociétés chorales. Celle d'Alger
est fondée en 1860 par Salvator Daniel (1830-1871; directeur du
Conservatoire à la Commune de Paris); celle d'Oran, en 1862. par
l'organiste Pascal.
En 1863, le nombre des sociétés françaises dépasse 1500; on en
compte 1 233 avec 247 500 adhérents en 1867. On évaluait le nombre
de ces sociétés, vers 1910, à 2 200 approximativement. Le nombre de
toutes les sociétés, chorales, musicales (harmonies, fanfares, etc.),
était alors d'environ 9 000, avec 450 000 adhérents. Ces derniers
chiffres, comparés à ceux de 1867, n'indiquent pas précisément un
progrès, puisque, si le nombre des sociétés a presque triplé, celui
des exécutants n'a pas même doublé. Mais le développement des
sociétés de sport leur a fait une concurrence fort sensible.
Aujourd'hui, ces sociétés, dont toute l'activité n'a pour but que
des concours plus ou moins artistiques, se divisent, à ce point de
vue spécial, en dix classes réparties en six divisions.
Le répertoire des sociétés chorales est formé uniquement
d'œuvres modernes, dont les plus anciennes remontent à Ambroise
Thomas, Niedermeyer, et surtout Laurent de Rillé qui a été leur
fournisseur le plus abondant en même temps que leur organisateur
le plus actif. Le chœur des soldats de Faust, celui des chasseurs
du Freischiitz ont été adaptés et exécutés fréquemment par les
Orphéons. Gounod (l'Hymne à la France, le Vin du Gaulois);
C. Saint-Saëns (les Guerriers, les Soldats de Gédéon, les Titans, etc.);
Th. Dubois (Après la moisson, Hymne au Printemps, les Voix de
la Nature, le Chêne et le Roseau, etc.); Paladilhe (En avant!
V Abeille, etc.); A. Chapuis (le Coq gaulois, etc.); E. Pessard (le
Charlatan, les Fils de la Gaule, le Guet, etc.); L. Delibes (Avril,
Marche des soldats, Pastorale, etc.); H. Maréchal (Notre Père, Nos
compagnes, l'Ennemi, le Sommeil de la Gaule, etc.); Paul Vidal (le
Feu Follet, le Chant des glaives, etc.), et d'autres compositeurs
contemporains ont écrit pour Orphéons des œuvres musicales de
valeur qui ont amélioré et rajeuni leurs programmes. Mais ils n'ont
pas encore utilisé l'admirable richesse de nos musiciens de la
MUSIQUES LÉGÈRES ET DE PLEIN AIR 515
Renaissance dont M. H. Expert a reproduit et publié les œuvres
sous le titre : les Maîtres musiciens de la Renaissance française. Ils
trouveront dans les Chansons de nos Trouvères et les Psaumes de
cette époque une mine inépuisable, aussi riche en pièces descrip-
tives qu'en œuvres de sentiment et de la veine française la plus
savoureuse. L'exécution comporte une connaissance du solfège et de
l'harmonie, une solidité de la voix et une finesse de l'ouïe que les
musiciens souvent improvisés des Orphéons ne possèdent pas tou-
jours.
— La réorganisation des musiques militaires (1854) et la transfor-
mation des instruments de cuivre par Sax ont exercé une influence
considérable sur le développement des Harmonies et Fanfares.
Ces sociétés fleurissent principalement dans la région du Nord de
la France, tandis que les Orphéons régnent sur le Midi. Les
Harmonies sont composées d'éléments très diversement équilibrés.
h Harmonie des Mineurs de Denain comprend : 1 petite flûte,
6 grandes flûtes, 3 hautbois, 2 petites clarinettes, 4 clarinettes solos,
12 lres clarinettes, 12 2es et 3es clarinettes, 1 clarinette-basse, 1 saxo-
phone-soprano, 3 saxophones-altos, 1 saxophone-ténor, 2 saxo-
phones-barytons, 1 saxophone-basse, 6 cornets, 3 trompettes, 3 cors,
7 trombones, 5 bugles, 5 altos, 4 barytons, 8 basses si b, 2 contre-
basses mi b, 2 contrebasses si b, 1 caisse roulante, 1 caisse claire,
1 cymbalier, 1 grosse caisse; total, 102 exécutants. La Musique
municipale de Douai : 11 flûtes, 8 hautbois, 2 petites clarinettes,
32 grandes clarinettes, 11 saxophones, 6 bassons, 3 trompettes,
7 cornets à pistons, 9 trombones, 5 bugles (dont un petit), 4 cors,
3 altos, 2 barytons, 11 basses, 2 contrebasses mi b, 2 contre-
basses si b, 2 contrebasses à cordes, 3 batteries avec timbales.
Les meilleures d'entre elles ont des éléments qui leur per-
mettent d'aborder les œuvres d'exécution difficile. Les perfec-
tionnements de la facture instrumentale et la transformation des
anciens instruments de cuivre en instruments à piston, l'adjonc-
tion même, dans quelques musiques, d'instruments à cordes, en
ont fait des équivalents des orchestres symphoniques. Il en est
résulté qu'elles peuvent exécuter, la plupart du temps sans altéra-
tion, des œuvres symphoniques et de théâtre dans leur tonalité
originale.
Les Fanfares peuvent aussi, grâce à l'étendue que le chromatisme
a donné aux saxhorns, exécuter des œuvres de toutes les tonalités,
mais leur champ d'opération est plus restreint: elles ont la richesse
et l'éclat, mais non la variété et la souplesse des harmonies. Voici
la composition de la Fanfare d'Haufmont qui est peut-être la plus
importante et la mieux outillée : 1 saxophone-sopranino mi b, 2 saxo-
phones-sopranos si b, 3 saxophones-altos. 3 saxophones-ténors,
2 saxophones-barytons, 1 saxophone-basse, 1 petit bugle mi b,
6 bugles solos, 12 1ers bugles, 4 2es bugles, 4 30S bugles, 1 alto solo
en fa. 4 altos en mi b, 4 barytons, 4 cornets à pistons, 2 trompettes
si b, 2 trompettes en fa, 4 cors, 8 trombones, dont un en mi ?.
1 basse solo, 9 basses, 2 contrebasses mi b, 1 contrebasse fa,
516 LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
1 contrebasse si b, 1 timbalier, 1 grosse caisse, cymbales, 1 caisse
claire : 85 exécutants.
Mais la plupart des Fanfares (et il n'est pas de petite ville qui
n'ait la sienne) ne comptent que 25 musiciens, et souvent moins.
Elles ne sont pas aptes à interpréter les mêmes œuvres que les
plus grandes et que les Harmonies; aussi ont-elles un répertoire à
elles, formé de quelques transcriptions et adaptations et de morceaux
écrits par des compositeurs, la plupart chefs ou anciens chefs, qui
en ont la spécialité.
Bibliographie.
Harmonie et Mélodie, par C. Saint-Saëns (chapitre sur Offenbach).
Anthologie de la chanson française, par Pierre Vrignault (Paris,
Delagrave).
Les Hymnes nationaux des pins de l'Europe [Die Nalionalhjmnen
der europieischen Vœlker, par Emil Bohn, Breslau, Marcus, in-8°,
75 p. avec un supplément d'airs notés). — Il existe plusieurs études
sur les hymnes nationaux (cf. Die Volhshymnen aller Staaten des
deutschen Reiches, par O. Bœhm, Wismar, 1901; — le répertoire
Characteristic Songs and dances of ail nations, publié par J.-D.Brown
et A. Moffat. Londres, 1901; Eine Nationalhymnen Sammlung, dans
les cahiers de Ylntern. Musik Gesellscliaft, année 2, par Hermann
Albert; etc....
Dans la revue Paroles et usages (Wort and Brauch), que publie,
sous la direction de MM. Théodor Siebs et Max Hippe, une Société
allemande de Folklore (die Schlesische Gesellscliaft fur Volkskunde),
M. Emil Bohn, professeur honoraire de science musicale à l'Univer-
sité de Breslau, a donné une très substantielle et excellente étude
sur les hymnes nationaux des pays d'Europe. Il y a, à Breslau,
une société de chant qui, dans un concert historique spécial, en a
chanté 24, avec les paroles originales. L'opuscule que nous signalons
fait suite à celte exécution.
L'Oruhéon (Sociétés chorales, Harmonies et Fanfares), par
Henri Maréchal et G. Parés (s. d.j.
TROISIEME-PARTIE
LES COURANTS NOUVEAUX
De nouveaux besoins de l'esprit, du
cœur et du sens de l'ouïe imposent de
nouvelles tentatives et même, dans cer-
tains cas, l'infraction des anciennes lois.
(Berlioz, Mémoires.)
CHAPITRE XXI
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE
Le renouveau de la symphonie et de la musique de chambre. Causes
diverses et origines. Th. Gouvy et Reber, G. Saint-Saëns, Ed. Lalo, César
Franck, E. Chausson, P. Dukas, Ch. Tournemire. — Les grandes Sociétés
de concerts. Musique pure et musique à programme. — La Société des
Concerts du Conservatoire. — Pasdeloup et les concerts populaires. —
Liste des œuvres exécutées par l'orchestre Colonne-Pierné, par l'orchestre
Lamoureux-Chevillard. — Le concert historique. — La Société nationale de
musique et la Société de musique indépendante (S. M. I.). — M. Gabriel
Fauré, MM. Florent Schmitt, Roger-Ducasse, Kœchlin, M. Emmanuel.
La musique instrumentale a pris en France, dans la
seconde moitié du xixe siècle, un essor considérable. C'est
un fait qui ne souffre pas de contestation. Jusqu'où faut-il
remonter pour fixer les origines de ce renouveau et quelles
en sont les causes?
A l'aube du mouvement nous trouvons deux noms : Gouvy
et Reber. Théodore Gouvy est peu connu, et son œuvre
semble un peu pâle. Ce fut pourtant un musicien de race,
ayant les plus hautes parties du compositeur. Une des sin-
gularités de Ha nature fut l'éclosion un peu inattendue et
tardive de son talent, nullement préparé par des antécé-
dents de famille et d'éducation. Né le 3 juillet 1819 à
Goffontaine, près de Saarbrùck, de parents Lorrains,
riches industriels qui, après 1870, optèrent pour la France,
il vint à Paris en 1836 pour des études de droit qu'il
négligea en suivant les leçons de Henri Herz qui, depuis
1825 environ, était un pianiste compositeur fort estimé et
recherché. Il fréquentait chez Ad. Adam qui. deux fois par
mois, réunissait chez lui les musiciens en renom. Aux
520 LES COURANTS NOUVEAUX
concerts du Conservatoire, il entendit la symphonie en la
majeur de Mendelssohn, qui parait avoir fait sur lui
l'impression décisive. C'est en mai 1839 qu'il commença
à suivre, pour la composition, les leçons d'A. Elwart
(élève de Fétis et de Lesueur, prix de Rome de 1834) ; des
voyages en Allemagne entrepris sur les conseils de son
ami le violoniste Carl Eckert, puis en Italie (1845), conti-
nuèrent son éducation. De retour à Paris, dans la maison
du pianiste Chaules Halle (qui, avec Alard et Franchomme,
vulgarisait Beethoven), il noua des relations personnelles
avec Chopin, Berlioz, Halévy, Zimmermann, les peintres
R. Lehmann et B. Fries, etc
Ecrire, à pareille époque, de la musique pure et la faire
accepter du public était une entreprise difficile. Le
7 février 1846, devant un public d'invités, Gouvy fit jouer
sa première symphonie, chez M. de Rez, par un orchestre
d'amateurs. Il s'adressa ensuite à la direction des concerts
du Conservatoire, sans obtenir de réponse. Alors, à ses
frais, il se fit entendre à la salle Sax, sous la direction de
Tilmant (7 avril, puis 17 décembre 1847), avec le concours
de Halle. L. Kreutzer, critique musical de l'Union, écrit
alors : « Avec la centième partie du talent que possède
M. Gouvy, on a le droit d'être joué sur tous les théâtres
lyriques, de porter la décoration de la Légion d'honneur,
d'être membre de l'Institut, et de gagner trente mille
francs par an; mais pourquoi diable M. Gouvy écrit-il des
symphonies? » La symphonie en fa majeur fut jouée avec
succès (16 avril 1849) à la salle Sainte-Cécile (par la société
Union musicale), puis à Leipzig (24 janvier 1850) où elle
fut saluée par la Deutsche Allgemeine Zeilung « comme
l'oeuvre d'un Français de race, sachant allier le sérieux
allemand aux qualités élégantes de son pays ». Félicien
David, qui était président de V Union musicale, vint offrir
lui-même à Gouvy de jouer ses œuvres. Berlioz parla ainsi
de la 3e symphonie du jeune compositeur : « J'ai trouvé
fort belle, dans la plus sérieuse acception du terme, une
symphonie de M. Gouvy L'adagio, conçu dans une
forme nouvelle et sur un plan colossal, m'a fait éprouver
autant d'étonnement que d'admiration. Qu'un musicien de
l'importance de M. Gouvy soit encore si peu connu à Paris,
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE 521
et que tant de moucherons importunent le publie de leur
obstiné bourdonnement, c'est de quoi confondre et
indigner les esprits naïfs qui croient encore à la raison et
à la justice de nos mœurs musicales. » La renommée semble
commencer pour Gouvy le 10 juin 1853, date de l'exécu-
tion, à la salle Herz, de sa symphonie en ré majeur. Jules
Lecomte, critique musical du Siècle, plaçait l'auteur sur la
même ligne que Gounod : « Ce concert, écrit-il, l'a bien
posé dans l'opinion des juges compétents, et on peut
dire de sa prodigalité artistique que c est de l'argent bien
placé. » Le compositeur se faisait donc jouer encore a ses
frais! Mais bientôt Pasdeloup l'accueille; ses œuvres se
font applaudir à Leipzig, Cologne, Metz. Mannheim,
Heidelberg. Dresde, Brème, Karlsruhe, Amsterdam,
Vienne.
Outre les 4 symphonies, les compositions de Gouvy, jusqu'en 1868,
sont les suivantes : 2 quatuors à cordes (1857); 18 lieder (1857-8,
paroles de Moritz Hartmann); le trio en fa majeur (1859); le quin-
tette pour piano et instruments à cordes (op. 24, 1861); 12 chœurs
pour voix d'hommes (1859); le Décaméron (10 pièces pour piano et
violoncelle, id.)\ 2 sonates pour piano (1860): une sérénade pour
piano et quatuor, 13 chœurs a capella (1865); 5 trios; 5 duos pour
piano et violon (id.); Hymne et marche en forme d'ouverture (1861);
40 lieder sur des poésies de Ronsard (1866-8), plus 18 sonnets et
chansons de Desportes (1867); 2 sonates pour piano à 4 mains
(1867-8) ; 3 élégies pour 2 soprani et piano (id.) : la Pléiade Française,
12 compositions d'après des poètes du xvie siècle (id.).
Le 12 décembre 1868 s'ouvrirent pour Gouvy les portes,
jusqu'alors infranchissables, des concerts du Conserva-
Loire, pour l'exécution de sa symphonie en fa. Encouragé
par ce succès, il écrivit en 1869 une 3e sonate pour piano
à 4 mains, 2 cahiers de valses, un « symphonie brève »
(variations symphoniques avec un rondo), 6 duos pour
piano et violon, et un quintette pour 2 violons, alto et
2 violoncelles. Dès lors, les principales sociétés de musique
le chambre lui furent ouvertes : la Société classique
I'Armingaud, Turban, Mars et Jacquard; les Séances de
usique de Chambre de Délaye, White, Hollander,
Waefelghem, et Hollmann; le quator Lamoureux, Coblaix,
Adam, Tolbecque, et celui de Mabsick; le trio Delaborde,
(
c
ni
522 LES COURANTS NOUVEAUX
Hammer et Jacquard. Nous le voyons cependant, jusque
vers 1873, se plaindre de l'indifférence du public français.
Il écrit encore un Octuor (op. 71) pour instruments à vent
et une Suite gauloise pour flûte, 2 hautbois, 2 clarinettes,
2 cors et 2 bassons; mais il semble qu'un certain décou-
ragement l'incline vers d'autres genres. A ses œuvres
purement instrumentales viennent s'ajouter un Stabat, un
Requiem, une Messe et une série de Cantates : Œdipe à
Colone (op. 75), Iphigénie en Tauride (op. 76), Electre
(op. 85), Egill (op. 86), Polt/.rène (op. 88). Dans la dernière
période de sa vie, un peu par notre faute, l'Allemagne
parut avoir ses préférences artistiques, et c'est dans les
villes d'outre-Rhin que ses plus belles œuvres furent
exécutées. Il mourut à Leipzig, le 21 avril 1898; ses restes
furent transférés à Oberhombourg.
Gouvy est certainement un musicien très distingué,
sinon de premier rang. Par son goût un peu austère pour
la musique pure, il fut en avance sur la plupart de ses
contemporains français. Gomme symphoniste, il ne s'est
pas placé parmi les grands créateurs, mais il a eu le mérite
d'être d'abord fécond en un genre qui est le premier de
tous et de montrer de fines qualités très estimables : élé-
gance, précision du rythme, aptitude à penser musicale-
ment, clarté, bonne tenue classique. Peut-être ne lui
manqua-t-il que d'être pauvre, malheureux, et très pas-
sionné, pour donner plus de relief et de couleur à ses com-
positions.
Quelques citations achèveront de le caractériser : « Les composi-
teurs qui cultivent la musique à programme, me font toujours songer
au singe de la fable qui oubliait d'allumer sa lanterne; ils voient
dans leurs œuvres une multitude de choses dont le public n'a pas la
moindre idée. — La musique des coloristes ressemble à de la mousse
de Champagne. On est grisé pour un instant par le coloris instru-
mental; mais le cœur reste vide. — Ily a deux sûrs moyens d'être
loué par certains critiques : ne pas exister (être encore inconnu) ou
être mort. — Le grand public, surtout en France, est absolument
incapable de saisir une œuvre d'art dans son ensemble Il ne com-
prend rien à la structure, au plan, aux développements logiques
d'une symphonie. — La musique instrumentale n'a de raison d'être
que si elle a pour objet et pour loi le développement logique de
thèmes donnés. Sans cela, ce n'est plus qu'une musique de genre et
de fantaisie pour amateurs. »
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE 523
— Reber (1807-1888) a écrit pour le théâtre; mais il est surtout
remarquable comme compositeur de musique instrumentale et comme
professeur au Conservatoire où il a succédé à Halévy. Il a écrit un
Traité d'harmonie, devenu vite et resté classique, qui a servi à
l'éducation de nos jeunes musiciens jusqu'à ces dernières années.
Reber était membre de l'Institut (1853) et un de ces représentants de
la musique officielle et classique contre lesquels Berlioz lâcha ses
bordées les plus retentissantes. La musique de Reber est d'ailleurs
à l'opposé de la symphonie fantastique. Il est cependant, déclare
M. Saint-Saëns, le premier compositeur qui ait complètement réussi
dans le genre symphonique si difficile ! Le compliment n'est pas
médiocre, et le témoignage est de poids I Reber « a su se dégager
de l'imitation de ses maîtres préférés, Mozart et Beethoven, et
rallier, par un tour hardi, leur style à celui de nos vieux maîtres
français, alors tombés dans un oubli profond autant qu'injuste »
{Harmonie et mélodie, p. 288). Quelques qualités de grâce et de
concision que l'on attribue au style de Reber, il ne fut guère apprécié
de ses contemporains eux-mêmes qui le trouvaient suranné. Ajoutons
qu'il fonda avec son ami le violoniste Seghers (1801-1881) la Société
Sainte-Cécile, qui jeta un éclat éphémère de 1848 à 1854, et inaugura
ce mouvement à qui Pasdeloup donna ensuite une impulsion décisive ;
il fit connaître notamment la symphonie italienne de Mendelssohn, et
les première œuvres de Gounod et de Bizet.
— Après Gouvy et Reber il faut passer à C. Saint-Saëns, C. Franck,
pour suivre la filiation qui unit le passé au présent. Nous avons
déjà parlé de M. Saint-Saëns et d'Ed. Lalo ; et nous nous sommes
longuement arrêtés devant la grande figure de C. Franck. Voici
comment M. Y. d'Indy caractérise la part qui revient à ces 3 compo-
siteurs dans le renouveau de la symphonie :
(( La symphonie en sol mineur de Lalo, très classique de plan, est
remarquable par la séduction qu'y exercent les motifs choisis et plus
encore par le charme et lélégance des rythmes et des harmonies,
qualités distinctives de l'imaginatif auteur du Roi d'Ys. Celle en ut
mineur de Saint-Saëns (voir le ch. xvi), pleine d'un incontestable talent,
semble une gageure contre les lois traditionnelles de la construction
tonale, gageure que l'auteur soutient avec une habile éloquence;
mais malgré l'indéniable intérêt de cette œuvre basée, comme
plusieurs autres de Saint-Saëns, sur le thème de la prose : Dies
irœ, l'impression finale reste un sentiment de doute et de tristesse.
La symphonie de Franck, au contraire, n'est qu'une constante
ascension vers la pure joie et la vivifiante lumière, parce que la
construction en est solide et les thèmes des manifestations de
beauté. Quoi de plus joyeux, de plus sainement vivant que le motif
principal de ce final, autour duquel viennent se cristalliser toutes les
idées de l'œuvre, tandis que dans les régions supérieures domine
toujours celle que M. Ropartz a nommée très justement le motif de
la croyance. » (V. d'Indy, C. Franck, p. 153.)
Après ces grandes œuvres symphoniques. il faut placer la sym-
phonie en si p majeur, achevée en 1890, d'Ed. Chausson, œuvre en
$24 LES COURANTS NOUVEAUX
3 parties (op. 20), grave et noble, reflétant l'influence de C. Franck,
et où un musicien de race affirme de façon continue son aptitude à
penser instrumentalement, comme il sied à un vrai symphoniste. La
tendance est à l'expression grave, au thrène un peu austère, sans les
contrastes qui égayenl et éclairent un poème. Le style est plein, un
peu chargé, avec des thèmes dune originalité moyenne. Rares sont
les pages qui sonnent un peu creux, ou les traits moins agréables
(répétition rapide de la même note par la trompette, etc.). La
seconde partie du 2e mouvement a un thème bref qui passe dans tous
les groupes d'instruments avec une grâce légère. Nous avons parlé
dans un chapitre précédent des deux grandes symphonies de
M. d'Indy (1886 et 1903); elles occupent une place importante dans
la succession des événements musicaux. La symphonie en ut majeur
(1896) de M. P. Dukas, en 3 parties pleines d'idées musicales, traitées
et développées suivant les méthodes classiques et cependant origi-
nale, est à rapprocher de ces belles compositions. Les six sympho-
nies de M. Ch. Tournemire (1899-1917), dont la dernière, avec chœurs
et orgue, est encore inédite, classent ce musicien parmi les sympho-
nistes les plus féconds et les plus expressifs de notre temps : mais
il a été jusqu'ici plus joué à l'étranger qu'en France.
Ces œuvres, dissemblables sous beaucoup de rapports, ont cepen-
dant un caractère commun : elles constituent de la musique pure. La
plupart des compositeurs contemporains ont écrit aussi des sym-
phonies à programmes, des poèmes symphoniques, des oratorios.
Us sont éclectiques. L'intransigeance en cette matière n'a que
quelques représentants : tel M. Gédalge (1856), professeur apprécié
de la classe d'harmonie au Conservatoire, auteur de plusieurs sym-
phonies pour lesquelles il a pris cette fière devise : « Ni littérature,
ni peinture. » Tel encore M. Eug. d'Harcourt (1860-1918), auteur de
3 symphonies et chef d'orchestre, qui considère que la Pastorale
et la IX0 symphonie ne sont pas dignes de considération, car, ayant
un programme, elles sont entachées de littérature et perdent ainsi
le caractère musical. Ces opinions absolues rallient peu d'adeptes.
Un tel exclusivisme conduirait vite à la sécheresse, et produirait
une musique dénuée d'expression, de poésie et de charme. Brahms
en a été, en Allemagne, un exemple. La « littérature », qu'un musi-
cien doit en effet proscrire, ne se confond pas avec cette sensibilité
concrète, cette émotion motivée dont il ne saurait se passer.
Ilsendel, Bach, Haydn, Mozart, Beethoven ont fait, en ce sens, de
la littérature; pour créer de la beauté, il ne faut pas d'abord et de
parti pris, couper toutes les communications de l'art avec ce qu'est
vraiment l'homme.
Si maintenant nous considérons la symphonie en elle-même, nous
reconnaissons que la forme sonate est reléguée au second plan;
la forme cyclique semble prévaloir; elle permet aux compositeurs
d'affirmer leur personnalité avec une liberté de plus en plus grande.
Beethoven avait, avec la hardiesse du génie, élargi dans ses derniers
quatuors et ses dernières sonates, l'ancienne structure musicale de
la symphonie. En y incorporant la fugue et la variation, et tout en
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE 525
maintenant les formes traditionnelles du genre, il lui avait donné
une souplesse et une variété nouvelles. Nous avons expliqué dans
notre 2e volume l'importance de la révolution que le génie de
Beethoven a apportée dans la musique symphonique. La portée n'en
fut d*abord comprise par personne. « L'Italie, dit M. V. d'Indy, se
traînait alors dans une clinquante dégénérescence, dont elle est fort
loin d'être sortie à l'heure actuelle. La France, enlisée dans Topera
de l'école judaïque, ne fournissait aucune production d'ordre sym-
phonique, car les quintettes à tout faire d'Onslow ne valent pas plus
en ce sens que les quatuors de Gounod, les ouvertures d'Halévy ou
les marches de Meyerbeer. Quant à Berlioz, adorateur passionné de
Beethoven en ses écrits..., il en reste aussi éloigné que possible
dans son art, et il- est difficile de trouver des antipodes artistiques
aussi complètement opposés par la pensée créatrice comme par l'exé-
cution. Quant à la symphonique Allemagne, elle n'avait nullement
profité des indications beethoveniennes.... Les élégantes symphonies
de Mendelssohn, pas plus que celles de Spohr, n'ont apporté à
l'ancienne forme aucun élément nouveau; Schumann, Schubert, si
géniaux dans le genre du lied ou de la petite pièce instrumentale, se
trouvent considérablement gênés dans la sonate ou dans la sym-
phonie.... Brahms lui-même... ne sut pas tirer parti des précieux
enseignements laissés pour l'avenir par le maître de Bonn, et son
copieux bagage symphonique ne peut être regardé que comme une
continuation et non comme un progrès. »
Et M. ^ . d'Indy, après cet exposé historique, conclut que le
fil de la rénovation beethovenienne fut renoué par C. Franck,
lorsqu à dix-neuf ans, en 1841, et quatorze ans après la mort de
Beethoven, il composa son premier trio eu fa g. Ce fut là, dit-il, le
point de départ de toute l'école synthétique de symphonie et de
musique de chambre qui a surgi en France, à la fin du XIXe siècle.
Nous avons discuté (ch. xvm) la valeur et la portée de celte réno-
vation.
Telles sont, sommairement indiquées, les origines du renouveau
symphonique dont la France a été le foyer et la ligne d'évolution
qu'il paraît avoir suivie.
Quant aux causes, elles sont multiples : il y a d'abord
les causes morales. La vie mondaine s'est ralentie depuis
la guerre de 1870-1871 et a l'ait place à une vie intérieure
plus ramassée et plus intime. Les souvenirs du passé, les
charges du présent, les préoccupations croissantes de
1 avenir ont donné à la mentalité française une gravité
qu elle n'avait pas encore eue et qui a marqué le déclin de
1 opérette et le discrédit de la virtuosité. Le moyen public
a exigé des divertissements plus nobles et plus substan-
tiels. Nous ne pouvons ici que passer. Il y a ensuite, et
526 LES COURANTS NOUVEAUX
plus directes, les causes proprement musicales. Le
nombre des sociétés de concerts et des orchestres a
augmenté; les compositeurs de musique instrumentale ont
eu devant eux des débouchés plus nombreux (qu'on nous
pardonne cette expression empruntée à l'économie poli-
tique), de plus grandes chances de îaire exécuter leurs
œuvres. Est-ce la multiplication des concerts, vraiment,
qui engendre la plus grande production de musique instru-
mentale? ou est-ce l'abondance préalable de celle-ci qui
a fait naître de nouvelles sociétés de musique? question
décevante : en réalité, il y a eu des influences réciproques
et il est inutile de chercher celle qui a commencé. L'essen-
tiel, c'est que l'éducation musicale du public a été> dans la
période que nous envisageons, singulièrement étendue et
complétée. Et c'est cet effort dont il convient de signaler
les principaux facteurs.
La Société des Concerts du Conservatoire a été long-
temps la seule à organiser des concerts dominicaux,
réservés par l'exiguïté de la salle du Faubourg-Poisson-
nière, où la plupart des places étaient louées à l'année, à
un nombre restreint de privilégiés.
Cette Société, dont le prestige est si grand en France et
à l'étranger, est sortie de l'organisation même du Conser-
vatoire. En 1792, le règlement de l'école de musique de la
garde nationale avait prévu « un exercice annuel des
élèves en présence du corps municipal ». La loi du 3 juil-
let 1796 institua des « exercices » le 20 de chaque mois.
C'était un embryon de concert public, dont les circon-
stances devaient provoquer le développement. Ainsi, en
1797, le 24 octobre, les élèves donnent un concert pour
la distribution des prix qui eut lieu à l'Odéon. Bientôt ils
se constituent en société et donnent des auditions, sur
abonnements, dans le foyer de la salle du Théâtre Olym-
pique, rue de la Victoire, sous le titre de Concerts français
(21 nov. 1801). En 1802, les concerts furent transportés
dans la salle du Conservatoire. De 1807 à 1814, ils firent
entendre quelques œuvres de Beethoven. La Société
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE 527
actuelle fut créée le 15 février 1828, par un arrêté du
vicomte de La Rochefoucauld, aide de camp de Charles X,
sur la demande de Cherubini et l'initiative d'Habeneck, à un
moment où le Conservatoire restait supprimé par la Res-
tauration comme un dangereux foyer de propagande
républicaine. Sous la direction et à la suite d'Habeneck, la
Société des Concerts donna à son public trop restreint une
première révélation du génie de Beethoven. Elle s'est pro-
posé pour but plutôt de faire valoir par une exécution
supérieure les œuvres déjà consacrées, que d'accueillir les
œuvres nouvelles et de favoriser les débutants. Les succes-
seurs d'Habeneck ont été Girard (1849), Tilmant (1860),
Haime (1864), Deldevez (1872), Garain (1885), Taffanel,
qui fut un admirable flûtiste (1892), G. Marty (1903).
A. Messager (1909). L'orchestre comprend 14 1ers violons,
14 seconds, 8 altos, 8 violoncelles, 6 contrebasses, 3 flûtes,
2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons. 4 cors. 3 trombones,
2 trompettes, 2 pistons et la batterie.
— Pasdeloup (1819-1887) voulut faire pénérer le goût
musical dans le grand public et fonda les Concerts popu-
laires de musique classique. Il installa dès 1861 ses con-
certs dominicaux sous la vaste rotonde du Cirque d'hiver :
Le prix des places d'amphithéâtre était de 75 centimes. Le
concert d'ouverture, avec un orchestre de 80 musiciens,
était ainsi composé : ouverture d'Obéron de C. M. Weber,
Symphonie pastorale de Beethoven; Concerto de Men-
delssohn pour violon (joué par Allard); Hymne autrichien,
d'Haydn (joué par tout le quatuor); ouverture de la Chasse
du jeune Henri, de Méhul. Le succès fut tel que, jusqu'il
la fin de 1863, — en deux ans et deux mois, — Pasdeloup
ne donna pas moins de soixante concerts. Haydn et
Beethoven y furent le plus souvent exécutés; Mozart
venait ensuite. Peu à peu, Pasdeloup révélait à son public
populaire Berlioz, Gounod, Saint-Saëns, puis Massenet,
Bizet, Guiraud, Lalo, Th. Dubois, Reyer, etc., ainsi que
les étrangers : Mendelssohn, Schumann, Niels Gade,
Lachner, Brahms, Raff, Svendsen, Glinka, Tschaïkowsky,
et enfin Wagner, qui partageait, avec Berlioz, les sifflets
et les applaudissements. La vogue de Pasdeloup dura
jusque vers 1873, époque à laquelle le Concert national,
528 LES COURANTS NOUVEAUX
fondé par Colonne à l'Odéon, commença à faire une
sérieuse concurrence aux Concerts populaires. La direc-
tion, peu heureuse, du Théâtre-Lyrique (1868-69) l'avait
d'ailleurs détourné quelque temps de l'œuvre à laquelle il
devait se consacrer jusqu'en 1884. Cette année-là, un fes-
tival de retraite, qui rapporta 125 000 francs, fut donné,
en son honneur, au Trocadéro. A la fin de 1886, Pasde-
loup tentait de se « remettre sur la brèche ». Il échoua et
mourut peu après, le 13 août 1887, à Fontainebleau. — Il
n'avait pas les qualités d'un grand chef d'orchestre; il
était d'un caractère franc, bourru, enthousiaste; il rache-
tait les défauts qu'il pouvait avoir comme musicien par
« un amour passionné pour l'art,, qu'il communiquait à son
orchestre, à ses auditeurs, et qui le transformait en une
sorte de moine prédicant, d'apôtre illuminé de la musique
classique ». (Ad. Jullien.) Sans doute, les exécutions du
Cirque n'étaient pas parfaites; mais à cette époque, où
aurait-on pu trouver, hors du Conservatoire, un grand
orchestre symphonique? Pasdeloup ouvrit le premier la
voie où d'autres s'engageaient avec succès, et il eut le
mérite de défendre la « musique de l'avenir » alors si atta-
quée : « Si nous devions rester étrangers au mouvement
imprimé à la musique par Wagner, écrivait-il à Ad Jullien
en 1876, dans une trentaine d'années nos jeunes compo-
siteurs pourraient bien être de petits vieillards. »
— Colonne (1838-1910) fonda une nouvelle société de
concerts en 1873 et Ch. Lamoureux (1824-1899) une troi-
sième en 1881.
Les Concerts Colonne débutèrent le 2 mars 1873 à
l'Odéon. Le programme du « premier concert national,
avec le concours de Mme P. Yiardot et de M. C. Saint-
Saëns », était ainsi composé :
1. Symphonie romaine Mendelssohn.
Allegro, vivace. Andante con moto, niinuetto, t>allarelle.
2. Rêverie Schumann.
3. Concerto en sol mineur C. Saint-Saëns.
Andante roaestoso, scherzo, finale, exécuté par l'auteur.
4. Jeux d'Enfants, petite suite d'orchestre G. Bizet.
A. Trompette et Tambour, marche.
B. La Poupée, berceuse.
C. La Toupie, impromptu.
D. Petit mari, petite femme, duo.
E. Le Bal, galop.
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE E/29
5. Le Roi des Aulnes, ballade G. Schubert.
chantée par Mme P. Viardot
accompagnée par M. G. Saint-Saëns.
6. Carnaval, n° 4 de la suite d'orchestre C. Guiraud.
Menu éclectique, agréable, pas trop substantiel, où la
faculté d'attention du public était habilement ménagée. On
pourra plus tard lui offrir des repas plus solides et plus
compacts. Anciens et modernes, classiques et romantiques
furent mis à contribution par la nouvelle société musicale.
Haydn, parmi les anciens, avait été le fournisseur le plus
accrédité des Concerts Pasdeloup. Il passa chez Colonne
au second plan, pour disparaître ensuite tout à fait. Mais
toutes les symphonies de Beethoven furent jouées. Depuis
la fondation jusqu'à 1914, la 7e a eu 28 exécutions, la
9e 40, la 6e 46, la 5e 51 L'œuvre de Berlioz a été l'objet
d'une prédilection particulière : Colonne aimait à dire qu'il
en donnait l'interprétation la plus accomplie qu'on ait
jamais entendue. La Damnation de Faust a eu, jusqu'en
1914, 175 exécutions ; le Requiem 16, les ouvertures diverses
(Carnaval romain, Benvenuto, les Francs Juges, le Roi
Lear) 83.
Voici maintenant un tableau des œuvres de compositeurs contempo-
rains dont la première audition a eu lieu aux Concerts Colonne. Cette
liste permettra de suivre le mouvement musical et l'évolution du goût
du public français. En 1875 : Danse macabre, Saint-Saëns; Adagio
canlabile, L. Parrenc; Pastorale, Paul Lacombe; le Sacrifice, chant
biblique, Th. Ritter. — En 1876 : Barcarolle, L. Gastinel; Chaut des
épées (chanté par Lassalle), Arth. Coquard ; Ouverture de Fiesque,
Ed. Lalo; Fragments symphoniques, Duvernoy; le Déluge, Saint-
Saéns ; Résurrection, symphonie biblique, G. Salvayre ; Ouverture
dramatique, Ch. Lefebvre: Deux pièces pour hautbois, Mrae de
Grand val; Ouverture de Mazeppa, G. Matias; Concerto pour piano,
Ch.-M. Widor. — En 1877 : Andante d'un quintette pour cordes,
A. Morel; Fragments d'une suite d'orchestre, E. Bernard ; Concerto
pour violon, Ch.-M. Widor : Scènes symphoniques, Th. Dubois:
Andante et scherzo (extrait d'un quatuor), Cl. Blanc; Symphonie, cou-
ronnée au concours de la Société des compositeurs, A. Messager. —
En 1878 : Bacchanale de Samson et Dalila, Saint-Saëns: Air de
danse varié, Salvayre. — En 1878 : Requiem de Berlioz (Cf. notre ch.
sur B.); le Paradis perdu, oratorio, Th. Dubois. — En 1879 : Sapho,
mélodrame avec chœur, L. Lacombe; Deux airs de danse, A. Ru-
binstein; Ballet d'L't. Marcel, Saint-Saëns; Cléopâtre (musique pour
le drame de Cossa), Mancinelli: la Tempête, poème symphonique
Combarieu. — Musique, III. 34
530 LES COURANTS NOUVEAUX
Tschaïkowsky ; la Nativité, poème sacré, H. Maréchal; Sylvia, suite
d'orchestre, L. Delibes; Rapsodie, Ed. Lalo ; Concerto en ré mineur
pour piano, J. Brahms; Grenade, symphonie espagnole, Manuel Giro ;
Béatrice, ouverture, Em. Bernard ; Andante et scherzo, J. Ten Brink;
Scène poétique, B. Godard; la Prise de Troie, lre audition complète,
Berlioz. — En 1880 : Symphonie en fa mineur, Tschaïkowsky; Sym-
phonie en la mineur, Saint-Saëns; la Nuit de Walpurgis, Ch.-M.
Widor; Scènes Napolitaines, J. Massenel; Ouverture du Vénitien,
Alb.Cahen; Tarentelle pour flûte et clarinette, Saint-Saëns; Danses
espagnoles, pour violon et orchestre, Sarasate; Concerto pour piano,
Mme Jaël; Fragment du 3a acte de Samson et Dalila, Saint-Saëns;
Ouverture de Benvenulo Cellini, Berlioz; Concerto russe pour violon,
Ed. Lalo; Introduction et allegro, pour piano, B. Godard; Frag-
ments des Béatitudes, C. Franck; la Tempête, poème symphonique,
couronné au concours de la Ville de Paris, À. Duvernoy ; Sym-
phonie, couronnée au concours de la Société des compositeurs de
musique, P. Lacombe; Suite algérienne, Saint-Saëns; lrc Symphonie,
B. Godard. — En 1881 : Concerto pour piano, L. Diémer; Concerto
pour violon, Sivori; Ouverture pour la tragédie d'Hamlet, G. Mathias ;
Ouverture de Frithiof, Th. Dubois; la Korrigane, suite d'orchestre,
Ch.-M. Widor; Concerto pour piano, H. Hertz; Marche Funèbre,
B. Godard ; Ouverture d'Artevelde, E. Guiraud. — En 1882 : les
Nubiennes, suite d'orchestre, V. Joncière; Pièces pour violon,
Mme de Grandval; Edith, scène lyrique, G. Marty; Scènes de féerie,
J. Massenet. — En 1883 : Fragments de Melha, Ch. Lefebvre. — En
1884 ; la Chevauchée du Cid, scène hispano-mauresque, avec solo et
chœur, V. d'Indy; les Deux Reines, musique pour le drame d'E. Le-
gouvé, Ch. Gounod ; Caprice pour violon, E. Guiraud; Mazurka pour
violon, Zarzicki ; Concerto pour violon, Em. Bernard. — En 1885 :
Intermède, Mme de Grandval ; Scherzo, P. Lacombe; Symphonie en
ré mineur, G. Fauré : les Djinns, poème symphonique, C. Franck;
Orientale, Cl. Blanc; Ouverture dramatique , P. Lacombe; les
Pêcheuses de Procida, J. Rafî; Suite dorchestre en 4 parties, E. Gui-
raud. — En 1886 : le Purgatoire, mélodie chantée par Faure, Pala-
dilhe; les Enfants lid., id.), J. Massenet; Fantaisie sur l'hymne russe,
pour piano pédalier et orchestre,- Ch. Gounod; Symphonie légen-
daire, pour chœur, solo et orchestre, B. Godard. — En 1887 : Inter-
mezzo, P. Lacombe; Velleda, fragments, Ch. Lenepveu; Concerto
pour piano, G. Pierné. — Eu 1888 : Didon, scène dramatique, G. Char-
pentier ; Ouverture des Guelfes, B. Godard: Velleda, scène lyrique,
C. Erlanger; Fragments de la première suite. G. Pierné; Noël païen,
mélodie, J. Massenet; Vision de Sainte Thérèse, pour chant et
orchestre, Mme Augusta Holmes; Cavatine du Prince Igor (chantée
par M. Engel), Borodine. — En 1890 : Pièces orchestrales,
A. Duvernoy; Choral pour orchestre, Ch.-M. Widor; Callirhoe,
suite d'orchestre, M"c Chaminade ; première Suite d'orchestre en
U parties, G. Pierné; Scène au camp, P. Lacombe; Caligula, musique
pour le drame d'Alex. Dumas, G. Fauré; Prélude, mélodie, poésie
de Stéphan Bordèse, Mme Aug. Holmes ; Miracle de Jésus, mélodie,
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE 531
Paladilhe ; Non credo, mélodie, Ch.-M. Widor; En prière, mélodie,
G. Fauré; Orientale, Dolmetsch. — En 1891 : Variation et fugue
pour 2 pianos, R. Fischof; Chasseur maudit, C. Franck] Fantaisie
pour piano et orchestre, A. Périlhou ; Vision de Jeanne d'Arc,
P. Vidal; Pièce pour orchestre (air à danser, chanson d'Orient,
histoire bizarre), Th. Dubois; Eloa, poème lyrique, Ch. Lefebvre ;
Marine, étude symphonique de G. Pfeiffer; A la musique, chœur
pour voix de femmes, Emm. Chabrier; le Miracle de Naïm,
drame sacré (fragments), H. Maréchal; Noël, mystère, P. Vidal. —
En 1891 : Africa, fantaisie pour orchestre et piano, Saint-Saëns ;
Lamento, mélodie (paroles de Th. Gauthier), G. Fauré; Conte d'Avril,
suite d'orchestre, Ch.-M. Widor; Angélus, mélodie bretonne, Bour-
gault-Ducoudray ; le Collier de Saphir, suite pantomime, G. Pierné;
Deux mélodies, P. Puget ; l'Homme, scène lyrique, E. Reyer; Vision,
mélodie, Ch. Lefebvre; Lied pour violoncelle et orchestre, V. d'Indy ;
Jeanne d'Arc, musique pour le drame de J. Fabre, B. Godard. — En
1892 : Fantaisie pour piano et orchestre, Rimsky-Korsakoff ; Mélodies
persanes, Saint-Saëns; Deuxième concerto, B. Godard; Christophe
Colomb, scène lyrique, A. Coquard ; Fantaisie tzigane, L. Lambert;
Impressions d'Italie, G. Charpentier; le Berger, ballade, G. Hue;
les Béatitudes, fragments, C. Franck; Penthésilée, Alf. Bruneau.
— En 1893 : Fantaisie pour violon et orchestre, G. Hue; les Béa-
titudes (exécution intégrale), C. Franck. — En 1894 : la Hava-
naise, pour violon et orchestre, Saint-Saëns; Deux mélodies, C. Cui;
Pièces d'orchestre, Ed. Grieg; Suite écossaise, pour violon et
orchestre, Mackensie: Fantaisie profane pour piano, B. Godard; Shy-
lock, musique de scène pour la comédie de Shakespeare, G. Fauré. —
En 1895 : Impressions fausses (poésie de Verlaine), G. Charpentier;
Izéil, musique de scène pour le drame d'Eug. Morand et de Silvestre,
G. Pierné; la Fée d'amour, fantaisie pour violon, Rafî; Prélude de
l'après-midi d'un Faune, Cl. Debussy; Concerto pour piano, B. Go-
dard; la Forêt enchantée, V. d'Indy; Deux chœurs, Mlle Chaminade;
la Naissance de Vénus, scène mythologique pour soli, chœurs et
orchestre, G. Fauré; Ouverture espagnole, Ch.-M. Widor; les Landes,
paysage breton, GuyRopartz; L'épée d'Agantyr, scène lyrique pour
baryton et orchestre, G. Carraud ; Deux contes, solo et chœur, G.
Pierné. — En 1896 : ouverture du Prince Cholmsky, Glinka ; Sym-
phonie pathétique, de Tschaïkowsky ; Ballade varègue, mélodie, Se-
row; Cosatschok, fantaisie, Dargomizky ; introduction et polonaise
de Boris Goudounow, Moussorgsky; Concerto pour piano, B. Godard;
Sérénade à Watteau, solo et chœur, poésie de Verlaine, G. Char-
pentier: les Perses, musique de scène, X. Leroux; Bédemption,
C. Franck. — En 1897 : Dans la montagne, poème, A. Gédalge;
Episode oriental, A. Coquard; Yanthis, musique de scène pour le
drame de J. Lorrain, G. Pierné; Jeunesse, poème, paroles de L.
Hettich, G. Hue ; Poème pour violon et orchestre, E. Chausson ; Pièces
romantiques, Pugno; Nuit d'amour bergamasque, poème, R. Hahn:
prélude de Fervaal, V. d'Indy: Concerto pour violon, Th. Dubois.
— En 1898 : Istar, variation, V. d'Indy; la Messe du fantôme,
832 LES COURANTS NOUVEAUX
légende pour chant et orchestre, Ch. Lefevbre ; l'An Mil, G. Pierné;
Fantaisie pour orch., Guy Ropartz; Soir de Fête, poème, E. Chausson.
— En 1899 : Procession nocturne, poème s., H. Rabaud ; Adagio pour
quatuor d'orchestre, G. Lekeu ; Pastorale, fantaisie, G. Enesco ;
Médée, suite d'orch., V. d'Indy; 2e Symphonie en mi mineur, Rabaud.
— En 1900 : Andromède, poème symph., Mme Aug. Holmes; Cata-
lena, symph. populaire, Albeniz; Concerstiick pour violon, L.Diémer;
Fantaisie populaire, piano et orch., Th. Ysaïe; Armor, scène finale
du 2e acte, S. Lazzari; la Nuit, poème, soli, chœur de femmes et
orch., Saint-Saëns; Semiramis, scène lyrique, FI. Schmitt. — En
1901 : Divertissement sur 2 chants russes, H. Rabaud; Concertstiick
pour piano, R. Pugno; Deux poèmes, chant et orch., Ch. Koechlin;
Concerto p. piano, C. Geloso; Nocturne p. flûte, G. Hue; Brumaire,
ouverture, .1. Massenet; Phèdre, ouverture et musique de scène,
J. Massenet; Symphonie en mi mineur, Dvorak: Chansons tchèques,
deux danses slaves, Dvorak; la Fiancée de Messine, marche funèbre,
Fibich ; Sérénade pour instruments à cordes, J. Suk; prélude de
VOuragan, Alf. Bruneau; Fantaisie pour piano, Louis Aubert;
Symphonie en ré, Hérold ; Adonis, poème, Th. Dubois; Poème
symphonique, piano et orch., G. Pierné. — En 1902 : fragments de
Topera Gunloëd, F. Cornélius; Symphonie en ut mineur, Glazounow;
la fontaine de Batchigaraï, poème, A. Arensky; la Fiancée du tsar,
Rimsky-Korsakow; Snegourotc/ika, chanson du berger Lelle, Rimsky-
Korsakow; Marche pour le couromiement d'Edouard VII. Saint-
Saëns; la Fin de l'homme, scène lyr., Ch. Koechlin; Deux poèmes
dramatiques, E. Trémisot; la Toussaint, lamento, V. Joncières;
la Belle au bois dormant, poème symph., A. Bruneau; Symphonie en
ut mineur, Ch. Gernsheim; Symphonie en la, Ch.-M. Widor. — En
1903 : l Amour des Ondines, poème s., Bachelet; En automne, ouver-
ture de concert, Ed. Grieg; A la porte du Cloître, poème pour chant
et orch., Ed. Grieg; Stenka-Razine, poème s., Glazounow; les Villes
maudites, extrait du drame lyrique la Terre promise, Max d'Ollone;
Thème et Variations, Ch. Caëtani. — En 1904 : Nuit d'été, poèmes,
G. Marty: Titania, suite s., G. Hue; Caïn, scène s., E. Lefèvre-
Derodé; Ouverture p. un drame, Ch. Lefebvre; Antoine et Cléopdtre,
poème pour chant et orch., Torre Alfina ; le Jour des Morts, scène
gothique, A. Périlhou; Danses pour harpe chrom. et orch., Cl. De-
bussy; Fantaisie pour piano et orch., André Bloch; Suite d'orchestre,
G. Enesco; la Nuit en Mer, étude s., Ch. Koechlin; deux mélodies,
Poème de mai, poésie de A. Silvestre, et Contemplation, poésie de
V. Hugo, P. Gaubert. — En 1905 : la Croisade des Enfants,
G. Pierné; la Mer, poème s., G. Soudry; Circé, mus. de scène pour
le drame de Ch. Richel, Raoul Brunel; Clair de lune, mélodie,
G. Fauré : 2mc Concerto p. piano, Ch.-M. Widor; Elégie symphonique,
A. Marsick: Ave Maria, mélodie, Max Bruch; le Cantique de
Bethphagé, se. lyr., E. Trépard ; prélude de l'Enfant Roi. Alf. Bru-
neau; Ballade p. flûte, harpe et orch., A. Périlhou: Dans la Cathé-
drale, poème s. avec chœur, Max d'Ollone ; Poème sur le livre de Job,
oratorio, H. Rabaud; Toggenhurg, poème s., Ch, Lefebvre; Sym-
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE î)33
phonie en mi b. G. Enesco; Jour d'été à la montagne, poème s.,
V. d'Indy; L'Angélus, poème s., G. Trépard ; Préludes des Girondins,
Le Borne ; Heures dolentes, pièces sy m., G. Dupont; Carillons flamands,
A. Périlhou; Scherzo symphonique, A. Kunc; Thème varié p. alto et
orch., G. Hue. — En 1907 : Symphonie en ut mineur, couronnée au
concours Crescent, Eug. Cools ; Harmonies du soir, mélodies, de
Saint-Quentin; Deux pièces en forme canonique pour hautbois, violon
et orch., Th. Dubois: Une Barque sur i Océan, pièce de piano
orchestrée, M. Ravel; le Jet d'eau, chant et orch., poésie de Baude-
laire, Cl. Debussy; Rapsodie bretonne, F. Le Borne; Chant de la
Destinée, pièce s., G. Dupont; Selma, cantate, M. Le Boucher (prix
de Rome de 1907); les Fugitifs, épisode lyrique, André Fijan; Contes
de Noël, chant et orch. (poésies d'Alph. Daudet et de Clément Marot),
A. Périlhou; Souvenirs, poème pour orch., V. d'Indy; Trois poèmes,
chant et orch. (poésies de Sully-Prud'homme et de Ch. Dubois),
Th. Dubois. — En 1908 : Deux mélodies, chant et orch. (paroles
d'Arm. Silvestre et de P. Bourget), Georges Bruu; Quatre poèmes
pour chant et orch. (3 poésies de Maeterlinck et un conte japonais),
G. Fabre; Nocturne pour piano et orchestre (poème s. où le piano, le
celesta et les harpes jouent un rôle important), Jean Huré; Oméa
(4° acte), tragédie musicale, paroles et musique de A. Coquard;
Rapsodie espagnole, M. Ravel; Mélodie, piano et chant, Rimsky-
Korsakow; Croquis d'Orient, 3 mélodies, paroles de Klingsor,
G. Hue: Fantaisie symphonique, piano et orch., Henri Welsch ; le
Vagabond Malheur, chant et orch., poème de Saint-Georges de
Bouhélier, Francis Casadessus; le Cavalier, chant et orch., poème
d'Alb. Grimanet, L. Diémer; Deux poèmes, poésies de Villiers de
l'Isle-Adam, Louis Brisset; Au cimetière, morceau symph., Max
d'Ollone; Rapsodie sur des thèmes populaires, Ph. Gaubert; Les
Enfants à Bethléem, mystérieux poème de G. Nigond, G. Pierné. —
En 1909 : Suite en ré majeur (4 parties). Roger Ducasse; Andante
symphonique, G. Pierné; Joies et Douleurs, 3 mélodies pour chant et
orch., paroles de Mme Fournery-Coquard, A. Coquard; Légende, p.
harpe chr. et orch., André Caplet; Suite en si mineur, Caëtani ;
Trois chansons de Charles d'Orléans, p. chœur sans ace, Cl. De-
bussy; la Foi, 3 tableaux symph., C. Saint-Saëns: le Chevalier
moine et les Diables dans l'abbaye, conte symph., P. Coindreau:
Brocéliande au matin, poème s., P. Ladmirault; Deux pièces pour
violoncelle, P. et L. Hillemacher; Trio des Sorcières, chant el orch.,
vers d'Alb. Grimault, L. Diémer; Trois chansons de Bilitis, chant et
orch., poème de Pierre Loùys, Cl. Debussy. — En 1910 : Les lieder
de la Forêt (poème de H. Strentz), J.-B. -Ganauze ; Fantaisie en ré
b, piano et orch., Mel. Bonis: Lrneria, images pour orch. (frag-
ments), Cl. Debussy; 3° Symphonie, André Gédalge ; Autour d'une
tiare, drame lyrique, poème de E. Gebhart et de Paul Milliet. frag-
ments, H. Maréchal; Symphonie française, Th. Dubois; De l'aube
à la nuit, « impressions champêtres », pour quatuor vocal, paroles et
mus. de H. Woollett; Deux mélodies (Soir païen, poésie d'Alb. Sa-
main; en Forêt ardente, poésie de V. Debay), Ph. Gaubert; Sné-
534 LES COURANTS NOUVEAUX
gonëtchka, légende russe pour ch. et orch. (poème de Georges
Delaquys), Mlle Nadia-Boulanger ; Dyptique breton, Pierre Kunck ;
Hymne à Aphrodite pour chant et orch., poésie de Laurent-Tailhade,
G. Dupont; 2e Symphonie, avec soli, chœur et orch., G. Malher;
l1 Enfant, mélodie, chant et orch., poésie de V. Hugo, H. Taillade; le
Ménétrier, poème s.. Max d'Ollone: Hymne, chœur pour 4 voix
d'hommes, C. Franck; Guercœur (1er acte), A. Magnard. — En 1911 :
Tragédie de Salomé, FI. Schmitt; Sarabande, poème s. pour orch. et
voix, Roger-Ducasse ; Bapsodie espagnole, piano et orch. (orchestrée
par G. Enesco). Albeniz; Prélude dramatique, Ch. Lefebvre; Tableaux
d'une exposition, Moussorgsky ; Deux poèmes avec chant [Fenêtre
ouverte, le Bon vent, poésies de Robert Hubert), Ph. Moreau; Daphnis
et Chloé, fragments symph. avec voix, M. Ravel; le Cortège d'Amphi-
trite, tableau musical d'après un poème d'Alb. Samain, Ph. Gaubert ;
Ouverture de paysans et soldats, d'après le drame lyrique de Pierre
de Sancy, Noël-Gallon (prix de Rome de 1910); Symphonie p. grand
orchestre, 4 flùt., 4 clar., 4 bassons, 6 cors, 2 tubas, 1 sarusso-
phone, etc., L. Thirion : Libération, poèmes., soli, chœur et orch., Max
d'Ollone; 3P Symphonie en mi majeur avec soli et chœur, Guy Ropartz
(œuvre en 3 parties : la Nature, l'Homme, Dieu). — En 1912 : Sym-
phonie antique (4 parties), p. orch. soli et chœur, Ch.-M. Widor;
I.amento, p. violoncelle et orch., Ph. Gaubert; Chant élégiaque,
p. violoncelle et orch., FI. Schmitt; Fantaisie, p. piano et orch., Louis
Dumas; Au pied des monts de Gavarnie, poème sym., Pierre Kunck;
Psaume XLVI, p. orgue, orch., solo et chœur, FI. Schmitt; prélude
à'Armor, S. Lazzari; Thèbes, 3 tableaux symphoniques, E. Fanelli ;
les Fioretti de Saint François d'Assise, oratorio en 2 parties et
prologue, poème de Nigond, G. Pierné; Etude symphonique pour le
Palais hanté. d'Edg. Poé, FI. Schmitt; Ouverture d'un opéra-comique
inachevé, Saint-Saëns; Poème symphonique, orch. avec harpe et cor
obligés, Marcel Grandjany ; Faust et Hélène, cantate (prix de Rome!,
MUf' Lili Boulanger; Deux poèmes pour chant et orch. (l'un de Fernand
Gregh, l'autre de H. Bataille), Alf. Bruneau ; les Moulins de don
Quichotte, poème sym., Pierre Langlois ; Bomance en si ^ pour violon
(orchestrée par Ph. Gaubert), G. Fauré; A Marie endormie, esquisse
symph., Guy Ropartz; le Printemps, allégresse symphonique [sic),
G Soudry ; les Deux Boutes, poème lyrique, paroles de René Robine,
Marc Delmas; l'Anémone et la rose, poème lyr. d'après Leconte de
Lisle, p. orch. soli et chœur, Jacques Pillois. — En 1914 : Ariane
à Naxos, illustrations symph. d'après une Ballade de Freiligrath,
Gabriel Grovlez; Deux mélodies (ville d'Orient, p. d'H. de Régnier,
Clair de lune, p. de Leconte de Lisle), G. Ritas; le Béveil d'un Dieu,
poème pour chant et orch. d'après un sonnet de Hérédia, Ch. Lefeb-
vre; le Cauchemar, p. chant et orch., poème de V. Hugo, E. Fanelli:
Soir sur les Chaumes, étude symph., Guy Ropartz; Trois études anti-
ques, suite symph., Ch. Kœchlin ; Notto di Maggio, poème lyr. sur
un poème de Carducci, A. Casella; l'Ile engloutie, poème p. orch.,
H. Lutz; Au cimetière, tryptique symph., M. Droeghmans; De l'ombre
à la lumière, poème symph.. 3 parties, G. Pierné; Sauge fleurie,
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE :'>35
légende symph. d'après le conte de Rob. de Bonnières, Y. d'Indy;
l'Etrangère, Max d'OUone.
— Sous la direction de son chef et fondateur, Ch. Lamou-
reux, la « Société des Nouveaux-Concerts » donna sa pre-
mière séance le 23 octobre 1881 au Théâtre du Château-
d'Eau avec le programme suivant :
1. Symphonie en la majeur (n° ") Beethoven.
Poco sostenuto et vivace, allegretto, presto, allegro coq brio.
2. Am d'Œdipe a Colone Sacchini.
chanté par Mr Heuschling-.
3. Duo de Béatrice et Bénédict Berlioz.
chanté par M"es Hervix et Armandi.
4. Concerto en si bémol, Haendel.
pour 2 hautbois et orchestre d'instruments à cordes.
Vivace, largo. Vivace. Thème et variation,
solo Je hautbois par M. Félix Bour.
5. Air de Télémaco, opéra de Gluck.
paroles françaises de M. Victor "Wilder. Chanté par M. Guiot.
6. Duetto-bouffe de I Troci amanto, de Cimarosa.
chanté par M"c Hervix et M. Heuschling.
7. Ouverture du Carnaval Romain Berlioz.
La « Société des Nouveaux-Concerts » s'est installée au
Théâtre du Château-d'Eau de 1881 à 1885; à l'Eden-
Théâtre, de 1885 à 1887; au Cirque des Champs-Elysées
de 1887 à 1897. Ce fut sa première période. Grâce à son
intelligence, à sa volonté, à son autorité, à la discipline
rigoureuse qu'il exerçait sur ses musiciens, M. Charles
Lamoureux porta très haut la renommée de son orchestre.
En 1897, la Société se transforma en Association des Nou-
veaux-Concerts, chaque musicien étant intéressé dans les
résultats ; le bâton du commandement passa au gendre de
Ch. Lamoureux, qui le détient encore. M. Camille Chevil-
lard est un musicien de race, compositeur distingué, à qui
l'on doit des œuvres de musique instrumentale de sérieuse
valeur (Ballade symphonique, le Chêne et le Roseau, poème
pour orchestre; Fantaisie symphpnique, etc.). Quand le
Cirque des Champs-Elysées a été démoli, l'orchestre a
erré dans divers quartiers de Paris ; il a demandé asile,
de 1899 à 1900, au Théâtre du Château-d'Eau; de 1900
à 1906, au Nouveau-Théâtre ; de 1906 à 1907, au Théâtre
Sarah-Bernhardt; enfin, de cette époque jusqu'à nos
536 LES COURANTS NOUVEAUX
jours, à la Salle Gaveau, où depuis la guerre ce que
la mobilisation a laissé disponible des orchestres Lamou-
reux et Colonne se fait entendre, chaque dimanche d hiver,
sous la direction alternative de M. Chevillard et de
M. G. Pierné.
Les œuvres qui ont été le plus souvent exécutées aux Concerts
Lamoureux, depuis la fondation jusqu'en 1914, sont les suivantes :
— de Wagner .Prélude et Mort <TYseult(l'à), Ouverture de Tannhàuser
(72), celle du Vaisseau Fantôme (58), Murmures de la Forêt (55), Che-
vauchée des Walkyries (50), Marche du Crépuscule des Dieux (50),
ouverture des Maîtres Chanteurs (46), Prélude de Parsifal (46), Pré-
lude du 3e acte de Lohengrin (44), fragments symphoniques des Maî-
tres Chanteurs (44), Siegfried-Idyll (41), Venusherg (38), Prélude de
Lohengrin (34), Enchantement du Vendredi Saint (34), scène finale
du Crépuscule (31), Prélude du 3e acte de Tristan et Yseult (25), ouver-
ture de Rienzi (24), Huldigungs Marschs (13), Marche de Fête (12),
ouverture pour Faust (11). — De Beethoven : Symphonie en ut mineur
(72), Symphonie pastorale (63), Symphonie héroïque (49), Symphonie
en la (41), IXe symphonie (40), ouverture de Léonore (34), VIIIe sym-
phonie (29), ouverture d'Egmont (20), IVe symphonie (17), Concerto
pour piano en mi t, (14), Concerto pour violon [l'a], Concerto pour piano
en ut mineur. — De Weber: ouverture du Freischiitz (42), ouver-
ture d'Obéron (34). — De Berlioz : ouverture du Carnaval romain
(42), Damnation de Faust (24), ouverture de Renvenuto Cellini (17),
Chasse et Orage (11). — De Em. Chabrier, Espana (33), ouverture
de Gwendoline (16), introduction du 2e acte de Gwendoline (11). —
De C. Saint-Saëns : Danse Macabre (25), Suite algérienne (16), pré-
lude du Déluge (le), Jeunesse d'Hercule (14). — D'Ed. Lalo; Rapsodie
Norvégienne (26). — De Schumann: Symphonie en ré mineur (27),
2e symphonie en mi b (24), ouverture de Manfred (21), fragments
symphoniques de Manfred (20), Ire symphonie en si b (18), Concerto
pour piano en la mineur (18), Symphonie en ut majeur (13). — De
C. Franck : Symphonie en ré mineur. — De L. Delibes : Sylvia, suite
d'orchestre (20). — De V. dlndy : IVallenstein (20). — De Hsendel :
Menuet pour instruments à cordes (18). — De Mendelssohn : ouver-
ture de la Grotte de Fingal (17), ouverture de Ruy Rlas (17), Sym-
phonie italienne (17). — De Mozart: ouverture de la Finie enchantée
(16). — De Paul Dukas: Y Apprenti Sorcier (16). — De Gluck: ouver-
ture de I phi génie en Aulide (15). — De Liszt : Concerto pour piano en
mi b (15), Valse de Méphisto (11). — De Massenet : les Erynnies (15).
— De Rimsky-Korsakoff : Capriccio espagnol (15), Schéhérazade (13),
Antar (12). — De Balakirew : Thamar (14). — De Bizet: ouverture de
Patrie (13), YArlésienne, lre suite (11). — De Goldmark : ouverture
de Sakuntala (13). — De Borodine '. Esquisse sur les steppes (13). —
De Schubert : Symphonie inachevée (12). — De Brahms : 2e sympho-
nie en ré majeur (12), Danses Hongroises (12). — De Cl. Debussy :
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE 5 37
Prélude à V après-midi d'un Faune (12). — Cette statistique est
une contribution à l'étude du goût du public parisien pendant la
même période.
Parmi les œuvres instrumentales des compositeurs français dont
la première audition a eu lieu aux mêmes Concerts, nous citerons :
en 1897, scènes de Ballet, de Georges Hue; Prélude de Fiona, de Ba-
clielet; Effet de nuit, de S. Lazzari; Amour trahi, de F. Leborne ;
trois Poèmes chantés, de Crocé-Spinelli. — En 1898; Au Crépuscule,
d'Àug. Chapuis : la Naisssance de Vénus, d'Alex. Georges ; Poème srm-
phonir/ue, d'O. Letorey ; Buona Pasqua, de G. Carraud; Etoile du
Soir, de Bachelet. — En 1899 : Fantaisie pour piano et orchestre,
de Max d'Ollone; Mudarra, de F. Leborne; Concerto pour piano, de
Gédalge ; Sur la Mer lointaine, de L. Moreau ; Bapsodie Sicilienne,
de Silver. — En 1900 : ouverture de Claudie, d'Hillemacher ; deux
Nocturnes, de Cl. Debussy; la Mort de Cordelia, d'Alary; Fantaisie
pour piano et orchestre, de Delafosse ; Pelléas et Mélisande, de
G. Fauré ; ouverture du Roi Lear, de Savard ; Concerto pour harpe,
de Mlle H. Renié; Trois mélodies, d'H. Busser. — En 1901 : Prélude
religieux, de P. Lacombe; Edith au col de Cygne, de G. Hue; Con-
certo pour violoncelle, d'Abbiate; A la lumière, de H. Busser. —
En 1902 : Voix du soir (lied pour ténor), d'A. Coquard ; prélude du
2e acte de l'Étranger, de V. d'Indy; Concerto pour piano, de Lenor-
mand ; 2f' concerto, pour violoncelle, de C. Saint-Saëns. — En 1903 :
Symphonie, de Witkowski; Eté, d'A. Coquard; Ouverture, de Casa-
dessus; Symphonie en si b, de Y. d'Indy; Trois poèmes maritimes,
de G. Hue; Harmonie du soir, par de Saint-Quentin. — En 190't ".
Caprices andalous, de C. Saint-Saëns; Impressions pyrénéennes,
d'A. Coquard; Etude symphonique, de FI. Schmitt; V Amour sacré et
V Amour profane, de Malherbe; ouverture de la Haine, d'Alary;
Suite symphonique, de L. Moreau; Sagesse, d*Hermant. — En 1905 :
la Mer, de Cl. Debussy; Eté pastoral, de Kunck; la Chevauchée de
la Chimère, de G. Carraud; Trois mélodies, de J. Gay; Quasimodo,
de Casadessus ; Deux poèmes chantés, de S. Lazzari; En Norvège,
de A. Coquard; la Cloche fêlée, de Pécoud ; Poème symphonique, de
Jemain; Entracte symphonique, d'Auzende. — En 1906 : Symphonie
néo-classique, de d'Harcourt; les Poèmes d'Armor, de Brisset;
Elégie, pour harpe, de Mlle H. Renié; Procession et danse désuète,
de FI. Schmitt; Virgo Maris, de Duteil d"Ozanne; deux Chœurs,
d'H. Busser; Dolly, de G. Fauré; Symphonie en mi b, de S. Lazzari.
— En 1907 : Ouverture dramatique , de Mazellier; Faunes et
Driades, de Roussel; Etude symphonique, de Samazeuilh; Fum,
suite d'orchestre, de J. Poueigh; le Livre de Job, de H. Rabaud ; Joré,
de Bachelet; Prométhée triomphant, de Halm. — En 1908 : Océano
Nox, de Flament; Impressions d'un site agreste, de Maugué; Fan-
taisie pour piano et orchestre, de Lùtz; Le sommeil de Canope, de
Samazeuilh: Concertstûck, pour orgue et orchestre, de Sarreau; la
Forêt, de Roussel ; 2° symphonie, de Labey; Variations, pour harpe,
de Ducasse. — En 1909 : Orient et Occident, marche, de C. Saint-
Saëns; Rapsodie basque, de A. Philip; Symphonie [en 3 parties), de
538 LES COURANTS NOUVEAUX
Casadessus; Fantaisie pour piano et orchestre, de Kunck; Fantaisie
romantique pour orgue, de L. Lambert; Prélude grave, pour orgue
et orchestre, de Ch. Guef; Sicilienne de Pelléas, de G. Fauré ; Trois
danses à 5 temps, de J. Tiersot; Eglogue, de G. Brun; La source,
poème symphonique, de A. Masick ; les Lointaines, poème dramatique
de J. Pouiegh ; Allegro symphonique, de H. Bogé; Deux chœurs
pour enfants, de Roger Ducasse. — En 1910 : Poème pour orgue et
orchestre, de Ch. Tournemire; Lioèmcs russes, pour chœur, d'Erlan-
ger; Poème symphonique, de Lambert; Fragments d'Eros vainqueur,
de P. de Bréville; Mélodies, de C. Chevillard; Poème pastoral, de
Ph. Gaubert ; Aux étoiles, entracte pour un drame, de H. Duparc;
Petite suite, de Roger Ducasse; Ouverture symphonique, de H. Liïtz.
— En 1911 ; Rapsodie viennoise, de FI. Schmitt; les LIeures
antiques, de Le Boucher; 2° symphonie, de Witkowski; Eros vain-
queur, de P. de Bréville; Children's-Corner, de Debussy-Caplet;
Symphonie en fa majeur, de Le Borne. — En 1912 : la 3° scène du 3e
acte du roi Arthus, de E. Chausson ; Fantaisie pour piano et orchestre,
de Ch. Guef; La chasse du prince Arthur, de Guy Roparlz: Au jardin
de Marguerite, de Roger Ducasse.; Fantaisie pour piano et orchestre,
de Mlle N. Boulanger; la Ronde du blé d'amour, de Jean Poueigh;
Evocation, esquisses symphoniques, de Alf. Roume. — En 1913 :
O'aristys, « prélude » de R. Brunel; Symphonie en mi mineur, de
G. Brun; la Péri, poème dansé, en 1 acte, de Paul Dukas; le Festin
de l'araignée, de A. Roussel; le Saphir de Chloé, « ballet » de
M. Ravel. — Parmi les contemporains étrangers dont les œuvres
ont paru sur les programmes des Concerts Lamoureux dans la même
période, il convient de citer : les compositeurs russes Bimsky-
Korsakow, Borodine, Glinka, Solowieff, Napravnik, Moussorgski,
Arensky, C. Cui, Tschaïkowski, Balakirew, Moskoa'ski, Glazounow,
LÀadow, Kalinnikow, Stravinsky ; les anglais Mackenzie, Elgar; le
roumain G. Enesco; le suisse G. Dalcroze; les italiens L>erosi,
Casella; les norvégiens Grieg, Swendsen ; le belge Jongen; le
tchèque Dvorak; les espagnols Alheniz, Granados ; les allemands
R. Strauss, Humperdinck, Brahms ; les Autrichiens Mahler, Brùckner.
— D'autres orchestres ont été organisés dans ces dernières années.
Nous citerons, pour Paris (les deux chiffres indiquent, l'un l'année
de la fondation, l'autre la subvention allouée sur le budget du minis-
tère des Beaux-Arts) : Société Haydn, Mozart, Beethoven (1895-600);
Concerts spirituels de la Sorhonne (1900-200); Concerts populaires de
Vorchestre (1905-400); Concerts de la Schola-ludorum (1903-200);
Concerts Sechiari (1906-200; M. P. Sechiari (1877) avait été précé-
demment violon-solo des Concerts Lamoureux): Concerts de la
Société Bach (1906-1500); Association des Concerts LLasselmans
(1908-1600; M. L. Hasselmans (1878), fils du harpiste Alph. Hassel-
mans , fut pendant plusieurs années voloncelliste à l'orchestre
Lamoureux et fît partie du quatuor L. Capet) ; Concerts Chaigneau
(1911-400). Il faut ajouter la Société des Concerts Monteux (M. Mon-
teux, né en 1875, premier prix de violon au Conservatoire en 1896,
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE f>39
puis alto-solo pendant plusieurs années de l'orchestre Colonne, a
fondé sans allocations officielles au début de 1914 celte nouvelle
société instrumentale qui a donné quelques concerts de musique
« avancée » et exécuté notamment le Sacre du printemps de
M. Stravinsky, avec d'autres pièces de compositeurs russes.
— Nous n'oublierons pas la célèbre société de musique de chambre
la Trompette, fondée par Emile Lemoine (né en 1840, sorti de l'École
polytechnique en 1862), d'abord réservée à des amateurs et à un
public très restreint, puis ouverte peu à peu aux artistes et à un plus
grand nombre d'auditeurs qui devaient tous être personnellement
présentés à M. Lemoine. Parmi les artistes de la première heure,
nous notons Alphonse Duvernoy, Diémer, Pugno, Delsart, Breitner,
Delaborde, Ch. de Bériot, Fissot, Marsick, Loëb, Remy , Hol-
mann, etc. Objet de la société (voir lart. de M. Lemoine dans
notre Revue musicale du 15 octobre 1903) : 1° avoir une exécution
parfaite; 2° avoir un auditoire choisi comme milieu intellectuel ou
musical; 3° conserver aux soirées un caractère personnel intime qui
se distingue de toutes les réunions musicales, concerts, cercles, etc. ;
4° réaliser des programmes qui par leur originalité, leur nouveauté,
intéressent les artistes de façon que ce soit pour eux un plaisir de
jouer à la Trompette. Et de fait, ce programme a été bien rempli
au moins jusqu'au jour où les infirmités ont obligé M. Lemoine à
se reposer; le public de la Trompette en majorité bourgeois et
recruté surtout dans^ le monde scientifique a appris là à connaître
et à aimer la musique instrumentale. Il a eu notamment la primeur
du concerto pour 4 clavecins de J. S. Bach, écrit d'après celui de
Vivaldi pour 4 violons. C'est pour la Trompette, que Saint-Saëns
a écrit son célèbre septuor pour piano, trompette^ 2 violons, alto,
violoncelle et contrebasse.
En province, les principales sociétés instrumentales sont les sui-
vantes : Société Sainte-Cécile de Bordeaux (1843-3500); Société des
Concerts de Bennes (1874-1000); Concerts populaires d'Angers (1876-
4000); Concerts populaires de Lille (1876-800); Grands Concerts de
Nancy (1885-350); Association artistique des grands concerts de
Marseille (1887-500); Concerts populaires du Havre (1891-500);
Concerts du Conservatoire de Boubaix (1895-500); Concerts du Con-
servatoire de Toulouse (1902-2500); Grands concerts classiques de
Lyon (1904-2500); Association nantaise des grands concerts à
Nantes (1911-1500); Concerts symphoniques de Valenciennes (1913-
200).
Ces sociétés musicales n'ont pas seulement offert au
grand public des moyens plus nombreux et plus faciles
d'entendre la musique instrumentale. Elles ont guidé son
intelligence, favorisé son désir de comprendre, afin de le
540 LES COURANTS NOUVEAUX
mieux toucher et retenir. La musique est un langage et a
besoin d'éclaircissements pour ceux qui ne sont pas tout
à fait initiés. Il suffit de consulter les anciens programmes
de la Société des Concerts du Conservatoire pour con-
stater leur insuffisance et leur obscurité. On n'y trouve
aucun souci de la précision et de la chronologie. Ainsi, ils
annoncent un solo de clarinette par M. Buttaux, un solo
de violon par M. Cuvillon. un solo de cor par M. Rousselot,
ou encore un solo de piano composé et exécuté par M. Thal-
berg. sans plus de renseignements. Le programme du
10 lévrier 1839 annonce, après « un air de clarinette
exécuté par M. Baes ». un air italien exécuté par
M"e Guelton. Au programme du 6 avril 1851. on trouve
« un air de Lulli » — lequel? — « avec chœurs, chanté par
Mme Viardot ». Le 9 avril 1852, vendredi saint, on exécute
un Inflaminatus, sans dire de quel auteur. Pour la musique
ancienne, qui paraît bien ignorée, même négligence. Le
24 mars 1839, le 18 avril 1847, on annonce un chœur
sans accompagnement, du xvie siècle. On voit figurer
15 fois sur le programme de cette période un compositeur
qui n'a jamais existé, Lesring (confondu sans doute avec
Leisring qu'Elwart fait vivre « au xvie siècle » et qui, né
en 1590, mourut en 1637). A partir de 1859, les indica-
tions vagues et incomplètes deviennent rares, bien qu'on
en trouve encore comme celles-ci : « Andante d'une sym-
phonie de Haydn » (programme du 15 avril 1860), et
« Fragments d'un concerto pour cor, de Weber » (22 avril).
11 suffit de comparer aux anciens programmes ceux d'au-
jourd'hui, si riches en indications précises de tout genre.
pour se rendre compte du progrès. Nous sommes habitués
à entendre les symphonies de Beethoven exécutées inté-
gralement d'abord, par ordre chronologique, et à trouver
dans les programmes des notices souvent érudites qui sont
de substantielles monographies.
Cet usage de la plupart des concerts s'est étendu à tous
les genres de composition.
C'est à Fétis (1784-1871). Belge adopté par la France,
qu'il faut faire remonter le mérite de cette innovation. Le
premier, il est vrai, qui ait eu l'idée d'associer le concert
musical à un succinct enseignement d'histoire semble
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE 541
être Amédée Méreaux, né à Paris en 1803, fils et
petit-fils d'organistes, homme délicat et distingué, auteur
du recueil les Clavecinistes français (de 1637 à 1790),
publié en 1867. Il donna à Rouen, en 1842, puis à Paris
en 1844, deux concerts consacrés à l'histoire de la musique
et dont nous n'avons pu malheureusement retrouver les
programmes. Fétis, en réalité, fonda le concert histo-
rique, réservé à un genre déterminé; il accompagna sa
tentative d'une conférence que. plus tard, on retrouve
assez souvent dans les concerts de même caractère et qui
finit par devenir la notice donnant une brève analyse des
œuvres avec des dates et des renseignements biogra-
phiques, dont la plupart des programmes sont aujourd'hui
composés. Le premier concert historique de Fétis eut lieu
dans la salle du Conservatoire, le 8 avril 1832, pendant
que le choléra sévissait, et obtint un grand succès. Il
était consacré à 1' « Histoire de l'Opéra » et divisé en
3 parties, chacune précédée d'une allocution sur 1° l'ori-
gine et les progrès de l'Opéra de 1581 à 1650; 2° les pro-
grès de l'Opéra en Italie, en France et en Allemagne de
1650 à 1750; 3° les révolutions de la musique dramatique
de 1750 à 1830. Aujourd'hui, le programme des concerts
est toujours établi de manière à soutenir l'attention de
l'auditeur et lui rendre plus facile l'intelligence de la
musique. Le concert-conférence est assez fréquent. Le
concert ayant pour objet de faire connaître une école
musicale, une période artistique déterminée, l'est égale-
ment. Mais quand le programme comporte une série
d'oeuvres qui n'ont entre elles aucun lien commun, il
donne pour chacune d'elles une notice sur l'auteur, des
renseignements généraux sur sa vie et particulièrement sur
l'œuvre inscrite au programme, et souvent même une ana-
lyse thématique. C'est vers 1882 (à propos de l'exécution
du Prélude de Parsifal) qu'apparaît pour la première fois
aux programmes des Concerts Colonne cette description
détaillée. Elle s'est peu à peu généralisée, et est devenue
aujourd'hui une tradition à laquelle les directeurs de con-
certs se garderaient de manquer.
542 LES COURANTS NOUVEAUX
De tels résultats obtenus par les Sociétés de concerts eussent été
incomplets si, par leur initiative, les compositeurs eux-mêmes
n'avaient accéléré ce mouvement de rénovation. Les sociétés
sacrifient trop aux goûts d'un public mal éclairé. Leur activité a un
but positif et limité. Pasdeloup s'était appliqué à faire connaître les
classiques, et l'on prétend qu'il répétait volontiers aux jeunes com-
positeurs : faites des symphonies comme Beethoven et je les jouerai!
Colonne avait répandu l'œuvre de Berlioz, et Lamoureux avait
réconcilié Wagner avec le public parisien. Les jeunes compositeurs
avaient parfois audience à leurs concerts: mais ils faisaient médiocre
recette, car le public aime mieux les chefs-d'œuvre consacrés que
les œuvres inédites, et les vieilles connaissances que les nouvelles.
La place des jeunes se trouvait donc réduite. L'Etat, qui accorde
chaque année aux associations Colonne et Lamoureux une subvention
de 15 000 francs, leur impose bien en retour la charge de jouer
l'ouvrage du dernier grand prix de Rome, et en outre, « par saison,
soit huit morceaux ou fragments d'œuvres nouvelles, soit quatre
morceaux plus importants et prenant la moitié d'une partie du
concert, soit deux ouvrages prenant toute une partie du concert,
c'est-à-dire la moitié du programme ; seules les œuvres des compo-
siteurs français devant entrer en ligne de compte ». Mais ces stipu-
lations ne datent que de 1897 et la disgrâce des jeunes composi-
teurs, moins dure depuis cette époque, est encore trop sensible. La
Société Nationale de musique a eu pour objet premier de compléter
l'action des grandes sociétés de concert. Mais elle a fait plus et
mieux et a mérité, par ses services, d'être appelée le berceau de
l'art français contemporain.
Elle fut fondée, en 1871, par Bussine, professeur de chant au Conser-
vatoire, musicien éclairé, et par C. Saint-Saëns. En même temps que
d'accueillir les jeunes compositeurs français et leurs œuvres, ils se
proposaient de développer le goût de la musique instrumentale, et
de réunir les éléments d'un art national. Ils prirent pour devise :
Ars Gallica. Les jeunes ainsi ont pu s'entendre et perfectionner
leur écriture musicale : nécessité qui a été reconnue ensuite au Con-
servatoire, dont la classe d'orchestre sert souvent depuis deux ans
à interpréter les premières compositions des élèves des classes
d'harmonie. Avec les fondateurs de la Société Nationale, les
premiers adhérents sont C. Franck, Th. Dubois, Gouvy, de Castillon
(qui rédigea les statuts), Massenet (qui ne tarda pas à se retirer),
Garcin, E. Guiraud, Ch. Lenepveu, Bourgault-Ducoudray, H. Duparc,
Chabrier, G. Fauré, V. d'Indy, etc.
La Société Nationale n'a pas trahi les ambitions de ses fondateurs.
Elle a pu dire d'elle-même, en annonçant la saison de 1903-1904, que
« si, pour permettre à ses sociétaires de se rendre compte du mou-
vement général de l'art, elle avait peu à peu admis sur ses pro-
grammes des chefs-d'œuvre classiques et des productions étran-
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE 543
gères modernes d'un intérêt réel, elle n'avait pas cessé cependant
de s'affirmer le cénacle où s'ébauchent les réputations futures ».
Et il suffit de parcourir ses programmes pour reconnaître ses
services. Nous y relevons parmi les œuvres de musique instrumen-
tale qu'elle a mises au jour : de César Franck, sonate, trios, quatuors,
quintette, variations symphoniques, préludes et fugues ; — de
M. C. Saint- Sqëns, Phaëton, 2e symphonie, sonates, mélodies pro-
fanes! Rhapsodie d'Auvergne, quatuor; — de M. V. d'Indy, Trilogie
de Wallenstein, Poème des Montagnes, Symphonie sur un thème
montagnard, quatuor; — d'Eni. Chabrier, une partie de Gwendoline ;
d'Ed. Lalo, Rhapsodie, Symphonie en sol mineur; — de
M. Alf. Bruneau, la Belle au Bois dormant, Penthésilée, Poèmes
symphoniques; — d'E. Chausson, Viviane, partie du drame lyrique
Hélène, quatuor avec piano, Symphonie en si h ; — de M. C. Chevillard,
quintette, quatuor, trio (piano et cordes); — de M. Cl. Debussy, la
Damoiselle Elue, Prélude de l'après-midi d'un Faune, quatuor à
cordes, pièces pour piano; — de M. P. Dukas, l'Apprenti Sorcier,
Sonate pour piano; — d'Alb. Mdgnard, 3 symphonies, quatuors; —
de M. M. Ravel, quatuor à cordes, Schéhérazade, pièces pour piano; —
de M. Florent Schmitt, quintette (piano et cordes); — de M. Roussel,
Résurrection, poème symphonique. — Parmi les œuvres étrangères,
citons une transcription pour piano du Venusberg de Wagner, le
quatuor pour piano et cordes de M. Strauss, et un grand nombre
des œuvres des compositeurs russes Moussorgsky, Borodine, Rimsky-
Korsakoff, Liadow, Glazounow.
La Société Nationale ne s'est pas développée sans traverser
quelques crises intérieures. Lorsque M. V. d'Indy proposa,
en 1886, d'introduire dans ses programmes quelques œuvres clas-
siques et étrangères, Bussine et M. C. Saint-Saëns protestèrent et
donnèrent leur démission. C. Franck prit aussitôt la présidence qui
fut dévolue, après lui, à M. V. d'Indy. On accuse bientôt la Société
Nationale, sous la haute direction de l'auteur de Fervaal, d'avoir
des préférences pour certains musiciens et certaines musiques et de
se rétrécir jusqu'aux proportions d'une petite chapelle; en 1909,
des dissidents organisent à leur tour, sous le titre de Société Musi-
cale Indépendante (S. M. I.), un nouveau groupement ; ils proclament
leur projet d'étendre le rayon de leur activité, et d'ouvrir leurs
concerts aux œuvres étrangères. Le comité directeur de la S. M. I.
fut ainsi constitué : MM. Gabriel Fauré, président, Louis Aubert,
André Caplet, Roger-Ducasse, Jean Huré. Ch. Kœchlin, Maurice
Ravel, Florent Schmitt, E. Vuillermoz. Mais la présente guerre
a déjà apaisé bien des querelles intérieures et l'union sacrée a fini
par gagner les musiciens. La plupart de ceux qui avaient quitté
la Société Nationale en 1909 sont rentrés dans le giron, sous la
conduite de M. G. Fauré lui-même, et le 5 avril 1917 la déclara-
tion de M. G. Fauré, adoptée par l'Assemblée générale, a souligné
la signification de ce rapprochement : « Il ne s'agit pas de ressusciter
la Société Nationale, mais d'affirmer son existence et sa vitalité.
Dans les circonstances actuelles, la presque totalité des musiciens
544 LES COURANTS NOUVEAUX
venant ou revenant à elle, ont cédé au sentiment d'union patriotique
qui, en 1871, avait rassemblé tous les musiciens français ». Ces
sentiments ont trouvé aussitôt leur expression dans la constitution
du comité directeur composé, par acclamation, de MM. G. Fauré,
A. Bruneau, Cl. Debussy, P. Dukas, H. Duparc, V. d'Indy et
A. Messager; et dans celle du conseil d'exécution dont les membres
élus sont MM. Bachelet, P. de Bréville, Cahen, F. Casadessus,
C. Erlanger, G. Hue, M. Labey , Max d'Ollone, J. Poueigh,
A. Roussel, G. Samazeuilh. La S. M. I n'est donc pas dissoute, mais
elle est diminuée.
L'influence de M. Gabriel Fauré s'est manifestée dans cette
circonstance : son action artistique devient chaque jour plus
grande sur les musiciens de notre temps; son œuvre où de pré-
cieuses nouveautés se concilient avec le respect des disciplines
classiques a la fortune rare de mériter l'admiration des traditiona-
listes les plus conservateurs et des « avancés » les plus révolu-
tionnaires.
— G. Fauré (né en 1845 à Pamiers) peut goûter de son
vivant, comme son maître Saint-Saëns, la douceur de la
gloire. Les succès hâtifs et rapides lui lurent inconnus.
Il a cheminé lentement. Sa carrière commence au sortir
de l'Ecole Niedermeyer, par un emploi d'organiste à
Rennes; sa nature rêveuse et réfléchie a su tirer profit
de ce séjour de quatre ans en Bretagne : durant cette
période décisive pour sa formation artistique et intellec-
tuelle, les longs loisirs et la vie calme de la province ont
affiné et aiguisé une sensibilité que l'agitation de la
grande ville eut peut-être émoussée. Rentré à Paris, il fut
successivement maitre de chapelle à Saint-Sulpice, orga-
niste à Saint-Honoré d'Eylau, enfin a la Madeleine (1896).
Ses œuvres ont vu le jour à des intervalles espacés, et
si sa veine est facile, elle ne coule pas sans arrêt. On a
parfois rapproché son nom de celui de Saint-Saëns. Sans
doute il possède, comme l'illustre doyen de l'école
française, le goût de la distinction, de la sobriété har-
monique, le souci de la justesse dans les moyens d'expres-
sion, enfin une aptitude spéciale à tirer des données de
l'harmonie classique des effets imprévus et nouveaux; mais
M. Saint-Saëns a un don de penser orchestralement, une
abondance dans le développement des idées mélodiques,
dont d'ailleurs la qualité a pu faire croire quelquefois
qu'il y attachait moins d'intérêt qu'au développement lui-
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE S45
même, une faculté de s'adapter a tous les genres, qui lui sont
propres et que peu d'autres compositeurs ont égalés. On
a plus justement rapproché M. Fauré de Schùmann. Ils ont
l'un et l'autre écrit pour le piano des œuvres de caractère et
de valeur, bien appropriées à l'instrument; leur musique de
chambre surpasse en nouveauté leur musique symphonique
ou dramatique ; tous deux ont mis le meilleur de leur ima-
gination et de leur génie dans des mélodies pour piano et
chant, petites par les dimensions matérielles, grandes par
la pensée et par l'émotion qu'elles contiennent. Encore
conviendrait-il, ce rapprochement établi, de faire ressortir
bien des contrastes : chez Schùmann, une sensibilité plus
ingénue, plus humaine, d'où jaillit directement, comme nous
l'avons indiqué (voir ch. xi) l'expression musicale, sans
intervention appréciable du savoir ni de l'esprit du musi-
cien, un amour plus profond et plus naïf de la nature;
chez G. Fauré, quelque chose de plus raffiné et de plus
subtil, une parure harmonique plus riche et plus pré-
cieuse avec des idées mélodiques d'une simplicité plus
recherchée, enfin une élégance et une distinction toutes
françaises (comparez, par exemple, la Nuit de printemps,
lied fa. # majeur, de Schùmann, avec la mélodie « L'hiver
a cessé », dans la. Bonne chanson, de Fauré).
Les compositions de G. Fauré peuvent être classées de la manière
suivante : Pièces pour piano, comprenant 5 impromptus, 11 Bar-
carolles, 11 Nocturnes, 4 Valses-caprices, 9 Préludes, le Thème
et Variations. Mélodies pour piano et chant : trois Recueils de
20 mélodies chacun, la Bonne chanson (9 mélodies sur les vers de
P. Verlaine, 1891-1892), la Chanson d'Eve (10 mélodies sur les vers
de Charles van Lerherghe, 1907-1910. Musique de chambre :
2 Sonates pour piano et violon (l'une de 1876, lautre de 1917), la
Romance en si h et la Berceuse, également pour violon et piano, la
romance orchestrée ensuite par Ph. Gaubert; deux Quatuors pour
piano et cordes (1876 et 1880); Quintette en ré mineur (piano et
cordes); Elégie, Papillon, Sicilienne, Sonate pour violoncelle et piano.
Musique symphonique : Ballade pour, piano et orchestre (1881),
Allegro symphonique. Suite d'orchestre pour Pelléas et Mélisande
de Maeterlinck. Musique dramatique : musique de scène pour Cali-
gula, tragédie d'Alex. Dumas; pour Shylock, drame de Shakespeare
adapté par M. Haraucourt: pour le Voile du bonheur, pièce de
M. Georges Clemenceau; Prométhée , drame lyrique en 3 actes
(livret de Jean Lorrain et F. -A. . Hérold, Béziers, 1900), d'une
Combarieu. — Musique, III. 35
3i6 LES COURANTS NOUVEAUX
intensité d'expression dramatique et d'une noblesse de style qui
en font une des plus belles partitions de notre époque; Pénélope,
poème lyrique en 3 actes en vers (René Fauchois, Monte-Carlo et
Paris, 1913). Enfin, quelques compositions de musique religieuse,
dont la plus importante est la Messe de Requiem pour soli, chœur et
orchestre (1887), œuvre de délicatesse et d'amour plutôt que de
grande éloquence, différente de celle de Berlioz par exemple, et
d'où la partie d'angoisse et de terreur est éliminée; on a pu la qua-
lifier spirituellement de berceuse de la Mort.
De cet œuvre, dont le volume n'est pas considérable, s'il fallait
sélectionner les compositions les plus rares, nous mettrions à part
les mélodies du 2e Recueil [le Voyageur, Adieu, les Berceaux,
Clair de lune, etc.), celles du 3e Recueil [Au cimetière, Spleen, En
sourdine, C'est l'extase, le Parfum impérissable, Soir, etc.), et la
Bonne chanson (9 mélodies, poésie de Verlaine). Ici, le compositeur
a la pleine possession de son art, il est maître de son écriture et
de son style, et a traduit en toute liberté les nuances les plus
fines de sa sensibilité, les inspirations les plus originales de son
imagination. La simplicité des mélodies en rehausse la distinc-
tion: le dessin des accompagnements est d'une sobriété voulue
et qui en fait ressortir la justesse. Les harmonies et les accords
s'enchaînent en une suite de sonorités riches et délicates. Dans ces
mélodies, dont les plus belles peuvent être qualifiées d' « états
d'âme », les vers conservent toute leur expression, toute leur
beauté; la musique en respecte les replis, les sonorités, les accents;
en même temps, elle crée une atmosphère sonore où ils prennent
une valeur plus grande, où ils se déroulent et retentissent plus
profondément : la musique ajoute sa poésie à la poésie elle-même.
M. G. Fauré a choisi, pour les commenter ainsi, les plus beaux
vers des meilleurs de nos poètes : cette entreprise, jugée souvent
dangereuse pour le poète et pour le musicien, a trouvé dans ses
compositions sa pleine justification et réalise un art d'une rare
beauté. On ne peut mettre en parallèle avec de pareilles cise-
lures que quelques Mélodies persanes de C. Saint-Saëns, d'une
couleur et d'une mélancolie pénétrantes. Dans la musique de
chambre, la lr0 Sonate de piano et violon, les deux Quatuors sont
devenus classiques. La sonate (en la § maj.) est divisée en 4 parties :
Y allegro a une flamme d'enthousiasme juvénile; le scherzo est un
jeu d'esprit qu'interrompt un bref motif de mélancolie; l'andante,
une rêverie aux étoiles; le finale en 6/8 est empreint de fraî-
cheur et exprime dans un autre rythme, avec d'autres accents, la
grâce charmante du début; un motif de gaieté y alterne avec un
second motif de teinte mélancolique. Le quatuor en ut mineur est
d'un souffle plus profond et plus puissant. Trois années seulement
le séparent de la sonate qui est datée de 1876, et il semble cepen-
dant que, dans cet intervalle, l'âme du musicien se soit mûrie et
comme agrandie. La forme et le cadre de ce quatuor sont tou-
jours classiques; mais les idées qui y sont jetées ont une intensité
d'accent plus grande, une expression plus profonde, plus grave que
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE
547
dans la sonate. Le premier mouvement, allegro moderato, est con-
struit sur deux thèmes : l'un, en ut mineur, exposé par les cordes :
m
m
Bg^TOfff^l'tgTÛY
&
et présenté dans les développements sous de nouvelles formes, par
exemple celle-ci. exprimée par le piano :
et puis
gî"ÊjM" Qffl£
et encore
j* n fJlrï^NjjgffiïTfgl
Le second thème, en mi majeur, fait contraste avec l'autre et son
exposition est partagée entre les 3 instruments à cordes :
Alto
Violon
Il est. lui aussi, modifié, et ses transformations servent aux déve-
loppements. Le morceau est plein de couleur, de variété et d'unité à
la fois.
Le scherzo qui suit est d'une fantaisie charmante: sur les accords
548 LES GOURANTS NOUVEAUX
en pizzicati des 3 instruments à cordes, le piano expose le premier
motif, d'une grâce sautillante :
^Ëigpi^pi^^^ipg^
Le second motif, en « b majeur, est chanté par_ les cordes en
polyphonie sur des arpèges du piano et après un trait brillant de ce
dernier instrument le premier motif est ramené pour conclure.
L'andante est une page de grand style. La phrase en la b maj. que
chante le violon après l'introduction en ut mineur, repartie entre
les 4 instruments, est d'une tendresse, d'une suavité pénétrantes Le
finale (nous ne pouvons analyser en entier cette œuvre considé-
rable) est d'une allure emportée : c'est le galop d un animal fabu-
leux • il s'arrête, au milieu de sa course, pour entendre un appel
de tendresse et de douceur; il s'attarde, il répond, mais la course
reprend et s'achève dans un triomphe de lumière. Le second quatuor,
d'un autre caractère, mais non de moindre valeur, est empreint de
poésie et de mélancolie (1" et 2° partie) dont les motifs contrastent
avec des mouvements violents et sombres (2» et 4°).
Nous avons usé dans cette analyse d'images et de méta-
phores, mais ce serait méconnaître le caractère de cette
musique et de presque tout l'œuvre de G. Fauré que de
lui prêter des tendances littéraires : compositeur de
musique pure, poète musicien, les choses extérieures
l'impressionnent sans doute, mais il exprime avant tout
des sentiments, des émotions intérieures; sa musique
est essentiellement subjective, expressive, délicate, par-
fois émouvante, originale sans intention agressive; elle
peint sans être descriptive, encore moins imitative, elle n a
pas d'ambitions philosophiques ; elle ne sonne le delenda
est d'aucune autre.
Il est difficile de trouver sous la plume de M. Satire un
manifeste, ni des formules directrices. Critique musical
du Figaro, il a apprécié au jour le jour les œuvres nou-
velles avec bienveillance, sans faire intervenir des idées
o-énérales pour justifier ses jugements. Dans une circon-
stance récente, cependant, sollicité par le correspondant
d'un journal de Marseille, il lui a remis une brève décla-
ration sur les conséquences que la présente guerre pour-
rait avoir pour le développement de la musique : on y
verra apparaître, avec un bref exposé de principes, les
préférences de M. G. Fauré :
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE 549
« Si je ne me trompe, la plus importante manifestation intellectuelle
qui ait suivi la guerre de 1870 est le naturalisme, aussi bien dans la
littérature que dans les arts plastiques; après quoi s"est produit
(peut-être en manière de réaction) un mouvement littéraire et artis-
tique auquel n'a pas échappé la musique, et qui semble avoir eu
principalement sa source dans le Parsifal de Wagner, envisagé au
point de vue philosophique, dramatique et musical : d'où les rose-
croix, l'occultisme, le préraphaélisme, etc., toutes choses qu'on peut
ramener à ces deux termes : ascétisme et immobilité. Plus tard, et à
la faveur d'une voluptueuse paix qu'on croyait ne jamais devoir
être troublée, nombre d'artistes, saisis de la fièvre du « nouveau »
quel qu'il soit, du « nouveau » à tout prix, créaient en peinture,
à la suite de l'impressionnisme, l'intentionnisnie, puis le cubisme,
puis le fauvisme, tandis que, moins hardis, quelques musiciens
tentaient cependant dans leurs œuvres d'abolir le <c sentiment »
et de lui substituer la « sensation ». L'effroyable tempête que
nous traversons nous rendra-t-elle à nous-mêmes en nous rendant
notre sens commun, c'est-à-dire le goût de la clarté dans la
pensée, de la sobriété et de la pureté dans la forme, la sincérité,
le dédain du gros effet, en un mol toutes les vertus qui peuvent
contribuer à ce que notre art tout entier retrouve son admirable
personnalité et reste à jamais ce qu'il doit être : essentiellement
français? Je fais plus que le croire, j'en ai l'absolue certitude. »
(Soleil du Midi, n° du 30 avril 1915.)
Un détail achèvera ce portrait : les deux auteurs pré-
férés de M. G. Fauré sont Gounod, parce qu'il a ajouté à la
musique une note de tendresse et de délicatesse inconnue
avant lui, et Saint-Saëns, parce que son écriture est une
merveille de clarté et d'élégance. On peut dire en effet
que sa rare originalité rappelle de loin l'un et l'autre.
Parmi les élèves de M. Fauré, deux sont à citer ici pour
leur œuvre de musique de chambre, M. Florent Schmittet
M. Roger Ducasse. Bien qu'ils ne soient l'un et l'autre
qu'aux premières étapes de leur carrière et qu'on ne puisse
par conséquent porter sur leur œuvre un jugement d'en-
semble, on leur doit déjà des compositions caractéristiques
de leur tempérament et de réelle valeur. M. FI. Schmitt
(1875), après de fortes études au Conservatoire, obtint le
prix de Rome en 1900 avec la cantate Sémiramis (Eug.
et Ed. Adenis). Musicien qui connaît toutes les ressources
550 LES COURANTS NOUVEAUX
et tous les arcanes de son métier, imagination dune fécon-
dité surabondante, hardi dans l'application des données
de l'harmonie classique plutôt que novateur et révo-
lutionnaire, rencontrant pour exprimer ses pensées musi-
cales des mélodies heureuses et les transformant, pour le
besoin du développement, sous les aspects les plus variés,
ayant le savoir, l'invention créatrice, le sentiment, même
l'émotion musicale; il lui manque cependant encore une
qualité : cette faculté qui permet d'accorder les diverses
parties d'un tout, de les ajuster dans un ensemble équi-
libré, le ne quid nimis et, d'un mot, la mesure, qui est un
des traits distinetifs, par exemple, de M. G. Fauré.
M. FI. Schtnilt n'a jusqu'ici donné au théâtre que la Tragédie de
Salomé (drame muet (sic) en 2 actes et 7 tabl., de M. R. d'Humières,
Paris, 1907). A signaler deux pièces pour piano et violoncelle (1900),
le Chant élégiaque, piano et violoncelle (1901) ; Andante et scherzo
pour harpe et quatuor à cordes (1900); Lied et scherzo pour
double quintette à vents dont un cor principal; le Quintette
pour quatuor à cordes et piano (1905-08); cette dernière composition
est peut-être la plus importante de l'auteur et une des œuvres de
musique de chambre les plus considérables de cette période (la
partie de piano a 135 pages). Elle a la forme cyclique et est divisée
en 3 grands morceaux. Le premier s'ouvre par une introduction (lent
et grave) où s'opposent immédiatement deux thèmes : l'un d'an-
goisse et de douleur exposé par les cordes :
Cordes
l'autre, de persuasion et de confiance, exprimé par lejpiano seul
^f^^Ê^i
Puis, le mouvement, 6/8 animé, débute par l'exposition du thème
A par l'alto, empreint d'un sentiment de tristesse et d'inquiétude :
^P»^P
SYMPHONIE ET MUSIQUE DE CHAMBRE
551
le thème B, par contraste, indiquera, sur 1'accoinpagnement un peut
haletant du piano, la confiance et l'espoir :
If Violon
^Sr.iLiU'l'|LUJiJJJJJ|l|JJg
V£
Ce dernier thème lui-même est repris par le compositeur en deux
fractions séparées, la partie commençant à la 3° mesure devient un
thème nouveau qui se transforme comme les autres, sous des
rythmes et des harmonies variés, pour servir à la contexture du
morceau. Nous ne pouvons en suivre le détail jusqu'à la conclusion
qui est une ascension vers la paix et la sérénité, ni donner l'analyse
des deux autres parties : ce travail nous mènerait trop loin. Nous
avons voulu seulement indiquer le caractère, et faire sentir la solide
architecture de cette composition de haute valeur. M. FI. Schmitt
est un « jeune », très avancé sans doute, mais point révolutionnaire,
point impressionniste non plus, qui exprime des pensées graves et
non des sensations fugitives; un « subjectif » qui manie une langue
musicale riche, colorée et souple, en utilisant le vocabulaire
classique sans chercher à faire du nouveau, ou plutôt qui fait du
nouveau par la combinaison des données anciennes.
— M. Roger-Ducasse (1875), premier second Grand Prix de Rome
de 1902, a donné, avec des mélodies, des pièces pour piano, des
Variations plaisantes sur un thème grave pour harpe et orchestre,
une Suite française en ré majeur, une Sarabande, poème sympho-
nique pour orchestre et voix, œuvre sévère qui ne répond pas à son
titre, enfin un Quatuor à cordes et un Quatuor pour piano et cordes
qui sont dune belle tenue classique, mais qui annoncent plus de
science qu'ils n'éveillent d'émotion.
— M. Ch. Koechlix doit être rattaché au même groupe à raison
de ses tendances musicales très indépendantes. Né à Paris, en 1867,
de famille alsacienne, il est entré en 1887 à l'Ecole polytechnique, et,
dès sa sortie, a abandonné la Science pour se consacrer entièrement
à l'Art. Il devient, au Conservatoire, l'élève de M. Taudou pour
l'harmonie, de M. Gédalge pour le contrepoint et la fugue, de Mas-
senet et de M. G. Fauré pour la composition. En dehors des œuvres
de M. Kœchlin que nous avons citées dans le répertoire des Con-
certs Colonne, nous signalerons parmi ses compositions sympho-
niques et de musique de chambre (nous n'avons pas connaissance,
d'ailleurs, qu'il ait écrit pour le théâtre) : pour piano seul, Sona-
tines, Esquisses, Paysages et Marines, Heures persanes, Ballade,
Suites à quatre mains et à deux pianos; pour instruments à cordes :
deux Quatuors à cordes, Sonates pour piano et alto, pour piano et
hautbois, pour piano et flûte, pour piano et violon, pour piano et
violoncelle: pour orchestre : divers autres poèmes symphoniques,
Y Automne, l'Hiver, le Printemps, X Eté, Etudes antiques, Suite légen-
daire, Y Abbaye (avec chœurs et orgue); trois chorals pour grand
orgue; enfin, une « pastorale biblique en un acte », intitulée Jacob
552 LES COURANTS NOUVEAUX
chez Laban, etc. Ces œuvres diverses attestent une égale aversion
pour le dogmatisme d'école et pour la vulgarité; une haute distinc-
tion en est la caractéristique principale.
— Dans ce renouveau de la musique de chambre, il convient de
faire aussi une place de choix à l'œuvre de M. Maurice Emmanuel,
qui ne saurait cependant être rattaché ni à M. Gabriel Fauré ni
même à son professeur Th. Dubois, sinon pour la correction de
son écriture et sa science harmonique. Ce qui rend sa musique
intéressante, ce n'est pas seulement la grâce qui l'enveloppe, la
richesse harmonique et parfois l'émotion qu'elle contient, c'est aussi
l'emploi, dans plusieurs œuvres, des échelles diatoniques et des
rythmes antiques, de ces éléments essentiels et si variés de la musique
grecque, passés dans le plain chant, mais qui, depuis l'invention delà
polyphonie et de l'harmonie, avaient été négligés, sans doute comme
inutiles, et remplacés parle mode invariable d'ut majeur et les rythmes
que nous connaissons. La Sonate pour piano et violoncelle (1887), le
1er Quatuor à cordes (1889), les Airs variés en sextuor (harpes et
bois, 1895), la Suite pour piano et violon sur des airs grecs, le Trio
pour piano, clarinette et flûte (1917) utilisent ces échelles; cepen-
dant le 2e Quatuor à cordes et la Sonate pour piano et violon sont sur
le mode [d'ut majeur. Les 3 Odelettes anacréontiques, paroles de
R. Belleau et de Ronsard, petits chefs-d'œuvre de grâce légère, de
couleur et d'esprit, sont encore sur le mode de sol. Les 30 Chan-
sons bourguignonnes, airs populaires pour piano et chant, sont
transcrites suivant les mêmes modes, ce qui est d'ailleurs ici une
nécessité de grammaire et de vérité historique autant qu'un agré-
ment. M. Emmanuel a composé un grand opéra, Prométhée (inédit),
en 3 actes et un prologue, sur une fidèle traduction du drame
d'Eschyle dont il est l'auteur. La partition est construite tout
entière sur les rythmes mêmes de la poésie grecque, avec les modes
ioniens de mi, la, sol, fa, à l'exclusion du mode d'ut et du mineur
à sensible.
Bibliographie.
Th. Gouvy, sa vie et ses œuvres, par Otto Klauwell (1 vol., 158 p.,
Berlin, 1902, éd. de l'Harmonie, étude faite d'après les papiers recueillis
par la belle-sœur du musicien, Mme Gouvy-Bôcking). — Musiciens d'aujour-
d'hui, par M. Romain Rolland (Paris, 1914). — G. Fauré et son œuvre, par
Louis Vuillemin (Paris, 1914). — Voir les ouvrages cités au courant du pré-
sent chapitre et la bibliographie des chapitres précédents et suivants.
CHAPITRE XXII
NATURALISTES, IMPRESSIONNISTES ET SYMBOLISTES
L'opéra naturaliste et ses caractères. — Importance de la transformation
qu'il a apportée dans la musique moderne. — M. Alf. Bruneau et M. G. Char-
pentier. — Quelques considérations générales sur le réalisme dans l'art. —
Réaction contre l'influence de Wagner. — Parallélisme du mouvement en
poésie et en peinture. — Impressionnistes et symbolistes —M. Cl. Debussy,
M. Maurice Ravel, etc. — M. Paul Dukas.
Autrefois, sauf de rares exceptions, l'opéra cherchait
moins à copier la vie qu'à la faire oublier. Le musicien
semblait dire au poète, comme Zéno à la marquise de
Luzace :
Si tu veux faisons un rêve...
Tu m'emmènes, je t'enlève....
Sur les deux palefrois du livret et de la cavatine, on
partait pour un monde de chimère. Quand on touchait à
l'Histoire, on la voulait parée de fantaisie et de mensonge,
transfigurée dans un recul de temps et d'espace propice à
toutes les déformations. Sous l'influence générale d'un
changement des mœurs que nous n'avons ici qu'à rappeler,
l'opéra, si aristocratique d'origine et d'essence, a voulu
se rapprocher du peuple. Parmi les tendances multiples
et contradictoires de la pensée moderne, il a créé un
genre réaliste, qui s'ajoute aux autres, sans les remplacer
encore. Le Seigneur bienfaisant de Floquet (1780) lui avait
ouvert une voie dans laquelle il est entré après avoir laissé
passer les cavalcades et mascarades empanachées de l'école
historique. Au lieu d'enfourcher un coursier de rêve, le
554 LES GOURANTS NOUVEAUX
musicien-poète prend place sur un tramway et se rend
dans les faubourgs. Chemin faisant, il écoute et note les
cris de Paris, les appels pittoresques, en pleine rue, du
rétameur et de la marchande de poissons. Il entre chez le
traiteur pour vider un verre avec Coupeau et va observer la
Bohème, sentimentale ou tragique, des hôtels garnis. Il
fraternise avec les ouvriers; n'onl-ils pas, comme nous
tous, des passions humaines? et, comme dit Shakespeare,
lorsqu'ils sont blessés, le sang ne coule-t-il pas de leurs
blessures comme des nôtres? Remarquons que son origi-
nalité, lorsqu'il veut déchirer les voiles que la convention
avait jetés sur les sources profondes de l'art, n'est pas de
faire chanter sur la scène des personnages empruntés à la
vie commune (en ce cas, les Noces de Jeannette, tous les
opéras-comiques du xvme siècle l'auraient devancé), mais
qu'elle consiste exactement à transporter dans le genre
sérieux, dans la « tragédie lyrique », les sujets qui avaient
été traités jusqu'ici clans la manière de l'idylle ou du
poème faisant « tableau de genre ».
Cette transformation de l'opéra nous parait plus pro-
fonde, malgré les apparences, que celle qui est due au
génie de R. Wagner. Si l'on considère seulement les
principes essentiels sans tenir compte du génie d'exécu-
tion, on ne trouve rien de bien neuf dans l'esthétique
wagnérienne. Elle a été un syncrétisme à' absorption, avec
développement intensif de quelques-unes des idées absor-
bées, et superposition d'un très petit nombre d'éléments
originaux. Bien autrement hardie, la réforme entreprise
par M. Alfred Bruneau a été une œuvre de remplacement.
Il n'y a pas une seule des thèses chères à l'auteur
de la Tétralogie et à' Opéra et drame qui constitue, à
proprement parler, une innovation. Est-ce l'emploi, dans
le chant, d'une forme voisine du langage parlé, en un
mot, le récitatif continu? C'est ce que préconisaient avant
lui les Florentins, créateurs du genre lyrique, et en parti-
culier Caccini et Pari dans leur Eurydice (1600), premier
« opéra » réel. Est-ce la subordination constante, toujours
attentive, de la musique aux paroles, et l'exclusion des
faux ornements (vocalises, passages, etc.) qui altèrent
}a vérité de la déclamation? Ce sont deux articles essentiels
NATURALISTES, IMPRESSIONNISTES, SYMROLISTES 555
du programme exposé par Caccini clans la préface de ses
Nuove Musiche (1601) et par Gagliano dans celle de sa
Dafne (1608) . Il n'est pas jusqu'il l'invisibilité de l'orchestre
qui ne soit demandée, au nom de la vraisemblance, par
les Florentins : « Les instruments, pour qu'on ne les voie
pas, devront être joués derrière les rideaux de la scène »,
lit-on clans la préface d' Anima e Corpo de Cavalieri (1600).
Se rapprocher le plus possible de la nature et du langage
instinctif, créer un drame musical qui soit vraiment un
drame, « parler en musique » (in armonia favellarè),
telle avait été la préoccupation principale des Italiens au
début du xvne siècle. Est-ce de l'invention du Leitmotiv
qu'il faut faire honneur à Wagner? C'est un emprunt fait
à la symphonie classique. Est-ce de l'emploi de ce procédé
pour poser et représenter un personnage en le suivant
dans tous les développements d'une action? Nous l'avons
trouvé pour la première fois, sous cette forme spéciale,
dans la Symphonie fantatisque (1830). Est-ce par l'orchestre,
par l'instrumentation, par le déploiement des puissances
sonores et par le style, que Wagner a été révolutionnaire?
Il n'a fait qu'absorber, en l'intensifiant, l'art de Meyerbeer,
de Berlioz, de Spontini, et des créateurs de 1 opéra
français, Auber et Halévy, qui. de son propre aveu —
nous avons cité ses propres paroles — inspirèrent ses
premiers ouvrages. A-t-il innové dans la technique du
style, l'harmonie et la grammaire musicale? Tout peut
s'expliquer, dans son style, à l'aide des règles tradition-
nelles; l'emploi, fut-il excessif, des appogiatures, des
retards, des modulations enharmoniques, ne constitue
nullement une réforme organique. Enfin, l'originalité de
Wagner vient-elle de la conception du livret et du dépla-
cement de l'action clans un monde fabuleux et fantastique?
Rien n'est plus ancien, plus classique, plus traditionnel, que
l'usage de la fantaisie ou de la fable clans le drame lyrique;
toute l'histoire de l'opéra, et celle du ballet d'où l'opéra est
sorti, l'attestent surabondamment." Le monstre énorme qui
parait sur la scène, clans Siegfried, est tout à tait dans le
goût des ballets qu'on aimait à représenter, au xvie siècle,
à la cour des ducs de Bourgogne, et dont Olivier de la
Marche nous a laissé des descriptions; il n'y a pas plus de
556 LES COURANTS NOUVEAUX
mythologie, autour de l'Or du Rhin, qu'il n'y en a dans le
Ballet de la reine, joué en 1582 à la Cour des Valois; les
vierges guerrières qui, dans la Walkyrie, traversent les
airs la lance au poing, en chevauchant des montures de
rêve, pourraient être comparées aux Océanides qu'Eschyle
faisait sortir des profondeurs de la mer et voler autour du
rocher de Prométhée, il y a plus de deux mille ans.
Bien autrement hardies et radicales ont été les innova-
tions de M. Alfred Bruneau. L'idée du personnage noble,
considéré jusqu'ici comme inséparable de l'opéra sérieux,
s'était construite dans notre esprit avec des éléments dont
l'origine s'étend sur une période de trois mille ans
environ : elle est due, en effet, à des souvenirs d'épopée
homérique et de mythologie grecque, aux tendances idéa-
listes du christianisme, à des survivances de l'esprit féodal,
aux traditions laissées par la chevalerie du moyen âge, à
dix siècles de monarchie et de prépondérance aristocra-
tique dans l'organisation sociale. Nettement et résolument,
M. Bruneau a remplacé le personnage noble par l'homme
du peuple pris dans la vie contemporaine. Au guerrier à
casque, au seigneur à pourpoint, au héros emprunté à
l'Histoire, il a substitué l'homme réel directement observé,
l'homme que nous rencontrons dans la rue, l'ouvrier en
costume de travail. Avant lui, les musiciens avaient, sans
doute, fait chanter plus d'une fois des humbles et des
artisans; il y a des opéras sur le maçon, sur le savetier,
sur le forgeron, sur une multitude de sujets analogues :
mais ce sont des opéras comiques, sortes d'idylles, de
pastorales ou de divertissements, où le naturalisme n'est
introduit que pour faire d'agréables tableaux de genre,
d'une note pittoresque. L'originalité précise de M. Bruneau
a été de faire les honneurs du grand opéra — de Y opéra séria
— à des personnages jusqu'ici relégués dans le domaine
de la comédie légère, et, les abordant avec respect, de faire
de leur humanité, considérée comme aussi vivace et aussi
intéressante que celle des hommes à panache, la source
d'un nouveau lyrisme. Cette réforme, inaugurée par la
première représentation du Rêve (18 juin 1891), et
continuée dans la suite avec une foi profonde, était
conforme à l'évolution politique de notre temps, mais
NATURALISTES, IMPRESSIONNISTES, SYMBOLISTES 557
supposait, chez le réformateur, une audace singulière.
Qu'on imagine un très riche Mécène donnant une fête dans
son hôtel, et y conviant sa blanchisseuse, son boulanger,
un certain nombre de prolétaires en blouse et pantalon i\
côtes, non pour organiser une parodie ou satisfaire un
caprice de blasé, mais pour pratiquer, dans l'esprit de la
Révolution, une fraternité réelle et grave : en voyant les
choses du dehors, on aura un équivalent de l'opéra, tel que
l'a conçu M. Bruneau. Le littérateur, romancier ou drama-
turge, qui veut faire du grand art avec des éléments d'action
comme ceux qui sont employés dans Messidor ou Y Enfant-
Roi, a une tâche relativement facile, presque aussi aisée que
celle du peintre pratiquant un art qui est tout d'imitation;
le langage verbal met à sa disposition une infinité de
ressources pour préparer et faire accepter toutes ses har-
diesses; il peut s'autoriser d'ailleurs, en plein xixe siècle,
d'un grand nombre de précédents. Il n'en est pas de même
du musicien qui, répudiant le travesti de l'Histoire, la
mythologie et la fantaisie, veut concilier le lyrisme et
l'observation de la vie contemporaine : il est en révolte
contre les usages établis depuis trois cents ans.
Le passage d'un règne à un autre exige, dans la nature,
une lente accumulation de siècles; dans le domaine de
l'art, il était retenu autrefois par les forces conservatrices
de la tradition : il étonne aujourd'hui par sa rapidité. A
cette esthétique nouvelle, placée aux antipodes du système
wagnérien, M. Bruneau a joint, non sans logique, d'autres
réformes importantes. La première est la substitution du
livret en prose au livret en vers, justifiée par le souci de la
vérité dans le langage des acteurs. A vrai dire, elle ne fut
que l'extension à la musique de théâtre d'un fait assez
normal dans la musique d'église. Les compositions reli-
gieuses de Bach, de Hœndel, de Beethoven, pour n'en pas
citer d'autres, abondent en pages magnifiques écrites sur
des textes latins en prose. La réforme n'en dérangeait pas
moins, violemment, nos habitudes d'esprit; dépouiller le
livret de la forme rimée était aussi hardi qu'enlever h
l'opéra les costumes mis à la mode par la Renaissance
italienne, si agréables à l'œil, si aimés, pour leurs jolis
effets de couleurs, par un peintre comme Watteau.
or»8 LES COURANTS NOUVEAUX
En modifiant de façon si radicale les acteurs du drame,
M. Bruneau était naturellement amené à modifier leur
langage. II a adopté un style large, de pénétrante expres-
sion, très mélodique et très coloré, ayant parfois l'âpre
saveur, l'amertume ou la mélancolie à laquelle arrivent
inévitablement tous les artistes qui serrent d'un peu près
l'observation de la vie réelle. Il n'est pas resté l'esclave des
doctrines d'école; surtout dans ses premiers ouvrages, il
a l'ait des « fautes d'harmonie », comme seuls peuvent en
faire les compositeurs avant une connaissance supérieure
de la technique.
Une telle réforme, d'une hardiesse unique dans l'histoire
de l'art musical, ne fut pas une de ces œuvres de tête aux-
quelles on arrive par le raisonnement et l'esprit critique ;
elle fut encore moins un calcul intéressé ou une gageure
paradoxale; elle vint d'un cœur de poète, d'un amour
sincère de la démocratie, d'une foi enthousiaste dans le
principe : partout où est l'homme, il y a une source pro-
fonde de sentiment, de pathétique et de poésie. Aussi
n'est-elle ni encombrée de théories, de philosophie et de
systèmes, ni surchargée de polémiques agressives voulant
édifier un art nouveau sur les ruines de tout le passé. Et
sur ces deux points encore, M. Alfred Bruneau, toujours
bienveillant quand il a parlé de l'ancien répertoire, se
distingue absolument de R. Wagner.
M. Alfred Bruneau est né à Paris en 1857. 11 entre au Conserva-
toire en 1873 dans la classe de Franchomrae, et obtient en 1876 le
premier prix de violoncelle. Il renonce presque aussitôt à la carrière
d'exécutant pour apprendre l'harmonie avec Savard et la composition
avec Massenet. Il obtient le prix de Rome en 1881 avec la cantate
Geneviève. Après avoir composé quelques œuvres de musique
instrumentale, il se consacre à la musique dramatique vers laquelle
le poussait une disposition décisive. Il donne d'abord, au Théâtre-
Lyrique, un opéra en 3 actes, Kérim, sur un livret de MM. P. Millet
et H. Lavedan, puis commence, avec le Rave (drame lyrique en
4 actes) donné à l'Opéra-Comique en 1891, la série des pièces dont le
livret est emprunté à l'œuvre naturaliste d'Emile Zola, qui restera
son seul collaborateur, soit qu'il fasse appel à M. L. Gallet pour
adapter le sujet du grand romancier naturaliste, comme pour le
Rêve et Y Attaque du Moulin (4 actes, Opéra-Comique, 1893), soit
que M. É. Zola lui-même écrive le livret, comme pour Messidor
(4 actes, Opéra, 1897), pourT Ouragan (4 actes, Opéra-Comique, 1901),
NATURALISTES, IMPRESSIONNISTES, SYMBOLISTES 559
et Y Enfant-Roi (5 actes, Opéra-Comique, 1905), soit enfin que
M. A. Bruneau Tait écrit d'après É. Zola, comme pour Lazare
(drame lyrique, J 905, non publié"), pour la Faute de l'abbé Mouret
(4 actes et 14 tableaux, Odéon, 1907), pour Nais Micoulin (2 actes,
Monte-Carlo, 1907), enfin pour les Quatre Journées (drame lyrique
écrit avant la présente guerre sur des tableaux de guerre et repré-
senté pour la première fois à l'Opéra-Comique en octobre 1916). Le
Rêve et Y Attaque du Moulin annonçaient déjà la conception drama-
tique de M. Alf. Bruneau. L1 'Enfant-Roi l'a définitivement affirmée.
Le sujet nous transporte en pleine vie populaire. Il s'agit de savoir
si une mère sacrifiera à son mari un enfant qui n'est pas de lui. Le
mari qui, sur une dénonciation, avait cru l'épouse infidèle, finit par
accepter l'enfant et pardonne la faute dont il est issu. C'est la tra-
gédie ouvrière traitée avec toute la gravité qu'on accordait jadis à
la tragédie aristocratique. Mais nous saisissons ici la faiblesse de la
thèse naturaliste.
Le drame que nous venons de résumer se passe dans une boulan-
gerie. Une boulangère peut tenir à son fils autant qu'Andromaque ;
elle peut être tout aussi intéressante que l'héroïne chantée par
Homère, Euripide et Racine: mais — après avoir adopté l'esthétique
de M. Bruneau — on s'étonne d'entendre cette boulangère parler
ainsi : « Mon François, mon Georget, la maison est joyeuse et pros-
père ! Paris s'éveille: il faut que Paris ait du pain pour la besogne
géante de son enfantement ! » Et encore : «. Minuit, c'est la sortie
des théâtres, et Paris rentre par les rues, si vivantes encore; et Paris
se couche, las de sa journée de travail, fiévreux de sa soirée de plaisir
et d'amour. » Ce n'est pas une personne du peuple, c'est un critique
qui parle ainsi. Ailleurs, les paroles passent du lyrisme à une vulga-
rité excessive. — La partition est d'une intensité mélodique et d'une
sincérité d'accent saisissantes. Rien de provoquant dans l'écriture,
comme dans certaines œuvres du début. On reconnaît une probité
parfaite et une tenue artistique. L'entrée de François, au 2e acte,
est émouvante. Partout circule une sève de mélodie abondante et
forte. L'emploi de quelques motifs populaires encadrés dans une
action très dramatique parfois, est d'un très heureux effet.
La Faute de l'abbé Mouret rappelle les vers admirables de la
Pauline de Corneille :
Une femme d'honneur peut avouer sans honte
Ces surprises des sens que la raison surmonte.
Ce n'est qu'en ces assauts qu'éclate la vertu.
Et l'on doute d'un cœur qui n'a point combattu.
En remplaçant le mot « femme » par le mot « abbé », on aura la
donnée initiale de la Faute de l'abbé Mouret. Le personnage prin-
cipal est surpris par les sens, dans un paysage complice; il
succombe, puis il se ressaisit. Dans ce drame réaliste et lyrique,
tout est poussé, sur chaque point, aux extrêmes. Les « sens » — si
délicatement indiqués par le poète classique — deviennent une
560 LES COURANTS NOUVEAUX
force furieuse et terrible. Partie des bas-fonds de l'animalité, faisant
rage à travers les choses et les êtres, la « surprise » devient une
possession qui fait « craquer » tout l'organisme de la victime; et si
le jeune abbé finit par se relever devant l'image du Christ, s'il
revient à l'autel et aux ofiîces en sortant du Paradou, il n'ose pas
u avouer sans honte » ; et il a raison. La musique, comprenant des
préludes, des entr'actes, un peu de mélodrame et quelques chœurs
lointains, ne vise pas à l'effet extérieur et s'efforce, en des scènes
choisies, à pénétrer l'âme du sujet. Sans être agressive (malgré
certaines duretés inutiles), elle est âpre et rude, d'un réalisme non
dénué de tristesse.
Dans Messidor (Opéra, 1897), M. Alf. Bruneau met en scène les
diverses nuances du socialisme, depuis l'humanitarisme évangélique
jusqu'à l'anarchie. Le drame est précédé d'un ballet « la Légende de
l'or », qui, lorsque la pièce fut montée pour la première fois, avait
été transporté entre le 2e et le 3e acte pour déférer aux habitudes
des abonnés de l'Opéra, et qui, à la reprise en 1917, a repris sa
vraie place. Le naturalisme ici est encadré de socialisme et même
de morale : l'or est la cause des maux de la société, il crée la
misère, détruit la famille, engendre la haine et corrompt l'amour
même. À l'action se mêlent des créations de pure imagination et
qui n'ont rien de réel : la légende de la cathédrale où l'enfant Jésus
laisse couler le sable d'or de ses mains; l'intervention du collier
magique qui donne la joie et la beauté aux êtres purs, et force
les coupables à confesser leur crime et à se livrer. Dans YOuragtin.
dont le sujet est d'une profonde beauté dramatique, et où la
jalousie et le crime se purifient et s'éteignent dans le renoncement
et dans l'amitié, il y a aussi une part de fiction et de fantaisie assez
grande : un rôle y est laissé à l'« Arbre divin qui chante et pour
lequel les créatures meurtries deviennent invisibles, libres de leur
tendresse, de leurs larmes, de leur joie », etc. Nous admettons,
certes, ce mélange de symbolisme et de vérisme, de réalité et de
fiction; les musiciens, les librettistes ont droit à la liberté qu'Horace
accordait aux poètes, quidlibet audendi. Nous notons ces traits dans
le dessein d'exposer à quel point M. Alf. Bruneau a réalisé le pro-
gramme qu'il a si courageusement affiché. Le théâtre a, lui aussi, une
vie, c'est bien entendu; mais il vit beaucoup de conventions; on a
beau vouloir y échapper, cette loi supérieure vous ressaisit et vous
conduit malgré vous : tout, au théâtre, est vu en perspective et sous
un jour artificiel; l'adjonction de la musique, le plus idéaliste des
arts, ne change rien à cette condition. Enfin, nous ajouterons une
autre observation : malgré son admirable talent, son génie mélodique
et dramatique, son émotion communicative, M. Alf. Bruneau n'a
pas encore obtenu, pour plusieurs de ses pièces et surtout pour ses
préférées, les succès qu'il en attendait. Son art est trop noble et trop
sain pour ne pas pénétrer plus tard dans nos mœurs et nos goûts
artistiques et y garder une place prépondérante. Nous le croyons
fermement. S'il n'y a pas encore réussi, il faut en chercher la cause
dans ce désaccord parfois sensible entre ses doctrines et ses applica-
NATURALISTES, IMPRESSIONNISTES, SYMBOLISTES 561
tions, entre les diverses parties de ses œuvres de théâtre où le
réalisme et la fiction se mêlent parfois étrangement.
— M. Gustave Charpentier (né en Lorraine en 1860 ; élève
de Massenet, prix de Rome de 1887) a prétendu lui aussi,
après M. Alf. Bruneau, faire chanter sur la scène des per-
sonnages empruntés à la vie populaire. Ce qui le distingue,
c'est que ses personnages émettent des théories sociales et
morales qui n'ont de nouveau que leur accompagnement
assez inattendu en musique. M. Ail". Bruneau garde, du
haut de son œuvre où retentissent les tressaillements de
l'humanité, figure d'aristocrate, d'une distinction native et
irréductible. M. Charpentier n'a pas seulement pris le fau-
bourg de Paris pour scène de son roman musical; il
semble y avoir trouvé la région d'élection où sa nature
est le mieux à l'aise. Sa philosophie, au surplus, ne s'est
pas réfugiée dans les hautes régions de l'art. Il est des-
cendu jusqu'à la réalisation de ses théories. Il a créé
d'abord Y Œuvre de Mimi Pinson (1900), en vue d'offrir des
places de théâtre aux ouvrières parisiennes, puis le Con-
servatoire populaire de Mimi Pinson; il a annoncé le projet
d'établir un Théâtre du peuple, qu'il a ainsi défini dans
une fête donnée à la Bourse du Travail : « J'ai rêvé de
bâtir avec vous un théâtre gai comme votre rire, ensoleillé
comme vos regards, dramatique comme votre destinée. Si
vous m'y aidez, nous ne demanderons plus de places aux
directeurs de théâtre, nous n'aurons plus d'héroïques dis-
cussions avec des esprits grincheux. Ce seront vos mains
qui sèmeront sur la foule en fête des billets de théâtre. Ce
seront vos voix qui chanteront sur l'immense scène. » Mais
il convient de juger uniquement ici le musicien et le dra-
maturge qui ne font qu'un, car M. Charpentier ne travaille
que sur ses propres livrets.
Sa première pièce de théâtre, Louise (4 actes, 5 tableaux,
Opéra-Comique, 1900), suscita, dès son apparition, de vives
controverses, bien éteintes aujourd'hui, mais qui servirent
le jeune compositeur et furent l'atmosphère la plus favo-
rable à sa naissante renommée. La pièce n'échappe cer-
tainement pas, en tant qu'oeuvre de théâtre, à certaines
critiques. Ce « roman musical » n'est qu'une esquisse;
Combarieu. — Musique, III. 36
562 LES COURANTS NOUVEAUX
la psychologie en est épaisse et vulgaire. Le person-
nage principal, Julien, qui, sur le palier d'un hôtel garni,
flirte d'abord avec la fille d'un charpentier, et, ne pouvant
obtenir sa main, l'enlève, n'est pas marqué de traits assez
précis. Il s'eliaee derrière un plaidoyer écourté, peu
musical en soi, pour le mariage libre. C'est un artiste,
nous dit-on; mais un mot ne remplace pas un caractère.
Au cours de la pièce, il y a des discussions sur « les devoirs
des entants à l'égard des parents » qui sont froides (elles
le seraient déjà dans une comédie!) et aggravées par
quelques touches trop brutales. La convention fondamen-
tale qui consiste à faire chanter, avec accompagnement
d'un orchestre de 70 musiciens, des personnages de la vie
usuelle et parlant le langage de tous les jours est, en cer-
tains endroits, choquante; cela rappelle un peu Y Hermann
et Dorothée où Gœthe fait parler à un apothicaire, à un
pasteur, etc., la langue des héros de Y Iliade; et ce qui
semble prouver que ce disparate n'est pas seulement
sensible pour l'auditeur, c'est que M. Charpentier, plus
d'une fois, abandonne le chant et la musique pour leur
substituer la parole ordinaire. On peut reprocher à l'auteur
de ne pas rester toujours fidèle à sa propre esthétique : il
revient à un symbolisme suranné lorsqu'il nous montre ce
fêtard qui, attardé à un carrefour sur les quatre heures du
matin, chante : « Je suis le Plaisir!... » C'est nous
ramener au réalisme ingénieux d'un Delille ou d'un Flo-
rian. Il y a un tableau {chez la couturière) qui est pur hors-
d'œuvre. La conduite de la pièce est telle, qu'elle apparaît
comme une parodie de l'ancien opéra : ainsi, l'ancienne
sérénade du ténor dans la coulisse est remplacée par la
complainte d'un chanteur dans une cour d'hôtel; et le
ballet traditionnel, par une farandole de mardi gras : au
lieu de musique de luxe, il y a des mirlitons; au lieu d'un
roi et d'une reine « assistant à une fête sous un dais de
pourpre », on voit des titis et des poivrots juchés sur des
échafaudages. Musicalement, il y a, dans l'orchestration,
un certain abus des motifs conducteurs et des formules
typiques. Enfin, cet opéra réaliste est d'une grande tris-
tesse; ce n'est pas la tristesse qui naît de la pauvreté des
movens employés, de la monotonie, de la sécheresse ou
NATURALISTES, IMPRESSIONNISTES, SYMBOLISTES 563
de l'ennui, mais la tristesse poignante, aiguë, douloureuse,
qu'on éprouve devant une copie trop exacte de certaines
scènes pénibles de la vie. Ce n'est pas seulement la faute
du compositeur; c'est surtout celle de la vie elle-même,
c'est-à-dire la nôtre. Mais on peut demander si le théâtre
lyrique mérite d'être pris tellement au sérieux qu'on y
doive montrer la vérité, comme dans la science, sans pré-
occupation des conséquences.
La partition de Louise contient des thèmes, des arrangements sym-
phoniques, des détails qui annoncent une aptitude particulière chez
M. Charpentier, à manier l'orchestre et à eu tirer tout l'éclat pos-
sible. Les Impressions d'Italie (1890), suite d'orchestre en 5 parties,
avaient déjà affirmé sa valeur symphonique et descriptive. Cette
qualité rehausse singulièrement son œuvre dramatique. Elle lui a
permis de brosser des tableaux de la vie populaire à Paris, qui sont
d'un pittoresque et d'un réalisme, d'une intensité de mouvement
extraordinaires. Ici, il n'y a point de thèse ni de parti pris en jeu.
Il n'y a que de la musique descriptive, et elle est excellente.
Un nouveau « drame lyrique » que M. Charpentier a fait jouer à
l'Opéra-Comique (1913, 5 actes) sous le nom de Julien, n'a rien
apporté de nouveau et n'a pas obtenu de succès. Il est tiré d'une
symphonie-drame, la Vie du poète, en 4 parties.
— Le drame lyrique réaliste a donc conquis sa place au
soleil : partout où est l'humanité, il y a source de drame,
d'intérêt, de poésie. Nous ne voulons certes pas lui cher-
cher querelle. Il nous sera cependant permis de présenter
quelques observations dont la première est celle-ci : une
œuvre qui reproduit avec toute l'exactitude possible la vie
du peuple, a plus de chance de plaire à la partie lettrée et
un peu blasée du public qu'au peuple lui-même. Au théâtre
le vrai peuple — celui qui n'est gâté par aucun snobisme
— demande autre chose que les impressions de l'existence
ordinaire. II n'est pas seulement très idéaliste; il a, tran-
chons le mot. des goûts aristocratiques. Il est aristocrate
naïvement, en vertu d'un instinct profond de l'humanité,
non déformé par l'analyse; il l'est par besoin, par lassi-
tude de la vie réelle. Les subtils auteurs de la Fille Elisa
ont constaté ce fait qui est suggestif: « Elles ont du succès
auprès de certains hommes du monde par une familiarité
brutale et auprès des hommes du peuple par la politesse. »
A l'Opéra aussi, et à l'Opéra-Comique, c'est la politesse,
o64 LES COURANTS NOUVEAUX
en d'autres termes l'œuvre d'art de forme élégante, somp-
tueuse et distinguée, qui est la plus capable de plaire au
gros public. Le peuple n'admet pas que, si on le convie à
une fête des yeux et des oreilles, ce soit pour l'entretenir
de ses misères, et le ramener brusquement sur lui-même
en lui présentant un miroir. Il ne comprend pas, ou bien il
se croit victime d'une mystification, lorsqu'on vient lui
dire : « L'idéal de la beauté est en loi, et non au-dessus de
toi! » Quelle erreur de croire, d'après un mot attribué à
M. C. Saint-Saëns, que le seul opéra populaire soit l'opéra
bouffe ! Sérieux, infiniment docile, le peuple est prêt à
battre des mains devant tout ce qui est vraiment digne
d'admiration. Ce qu'il lui faut, c'est à la fois ce qu'il y a
de plus beau, de plus magnanime et de plus riche. C'est
lui — parterre debout — et non les gentilshommes assis
sur les côtés de la scène, qui fit, au xvnc siècle, le succès
du Cid et d'Andromaque. Ce qu'il aime, c'est la grandeur
de l'héroïsme cornélien, c'est la poésie de l'amour, c'est
le merveilleux : c'est aussi et surtout l'éclat visible du
cadre dans lequel une œuvre lui est offerte : le faste des
costumes, la rareté des décors, la pompe des cortèges
solennels. Il est plus intéressé par Lohengrin dans sa
nacelle que par les savetiers des Maîtres chanteurs, et il
aime mieux voir le manteau étoile de la Reine de la Nuit,
dans la Flûte enchantée, que le fichu de Mamzell' Quat'sous.
La raison en est bien simple. Montaigne l'a donnée en
disant : « Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes
toujours au delà. » L'imagination nous entraine à chaque
instant hors de notre domaine coutumier; elle nous fait
aimer ce qui tend à nous enlever dans les étoiles et non à
nous refouler sur nous-mêmes.
On a reproché à M. Charpentier d'être trop particulariste
et de rapetisser, d'appauvrir la musique en limitant son
pouvoir à l'expression d'une vie toute locale. Cette critique
parait superficielle. Sans doute, ce qui nous intéresse bien
plus que Montmartre, c'est l'Humanité. Mais l'étude appro-
fondie (ou passionnée, ce qui, artistiquement, revient au
même) d'un sujet très particulier, est seule capable de
nous faire arriver à l'émotion qui accompagne en nous le
sentiment de la vie universelle. Ainsi J.-J. Rousseau dans
NATURALISTES, IMPRESSIONNISTES, SYMBOLISTES 565
ses Confessions, Montaigne en ses Essais, peignent
l'homme en étudiant un homme. Voyez X Othello de Shake-
speare ; il n'est peut-être pas de personnage, au théâtre, qui
soit caractérisé par des traits plus individuels, et cepen-
dant Othello est le jaloux par excellence. Il se pourrait donc
que cette substitution de personnages populaires (ouvriers,
étudiants, chiffonniers, cochers de fiacre, sergents de
ville, etc.) « aux travestis » de l'ancien régime musical lût
peu importante et négligeable, le résultat de l'œuvre d'art
restant le même. Alors cependant on pourrait demander,
si cette substitution n'est pas justifiée par un renouvelle-
ment essentiel de l'œuvre lyrique, quel gain nous procure-
t-elle? En changeant les moyens pour arriver au même
but, répondrons-nous, elle donne l'illusion d'un change-
ment radical; elle est contraire au « déjà vu », hardie et
de bonne foi, brillamment exécutée. Cela est beaucoup.
Nous ne pensons pas que le drame lyrique naturaliste,
dont nous saluons avec plaisir l'avènement, soit destiné
à supprimer d'autres conceptions moins austères de l'opéra
et de l'opéra-comique; il s'ajoutera simplement à nos
richesses acquises sans s'élever sur des ruines.
Parmi les précurseurs lointains de Louise, ainsi rétablie
à sa vraie place, on peut citer le Seigneur bienfaisant,
opéra en 3 actes (paroles de Rochon de Chabannes,
musique de Floquet). représenté à Paris le jeudi 14 décem-
bre 1780. Le personnage principal est un « notable fer-
mier » — Julien — dont le fi ls unique se marie malgré
son père, l'abandonne pour aller vivre avec la famille de sa
femme, puis revient avec un bébé et se fait pardonner.
Dans l 'avertissement de son poème (p. 3) l'auteur dit :
« J'ai laissé la fable et la féerie avec lesquelles on a l'ail
tous les opéras-ballets, pour poser sur la scène du monde
et offrir aux spectateurs quelques tableaux de la vie
humaine, parlant au cœur sans négliger de frapper les
yeux — Nous n'avions encore que la Pastorale de la Comé-
die dans le genre que j'ai adopté, j // ai ajouté le Drame,
ce genre si naturel et si intéressant qui ne nous occupe
que des peines et des malheurs de nos semblables Le
fonds de l'opéra est usé... II y a longtemps que je pense
qu'on devrait laisser reposer ces deux genres, Pastorale et
506 LES COURANTS NOUVEAUX
Comédie ». Malheureusement, l'auteur a transporté le lieu
de l'action en Béarn... au temps d'Henri IV!
— La liste des compositeurs contemporains de l'école de M. Alf. Bru-
neau est assez restreinte. Elle ne comprend guère avec les « véristes
italiens » dont nous reparlerons dans un chapitre spécial consacré à
la musique étrangère, que M. Jean Nouguès qui a donné diverses
pièces en province, notamment à Bordeaux Thamyris (1904, 5 actes,
livret de M. Jean Sardou), à Nice Quo vadis (1908, 5 actes, livret de
Sienkievicz), à Paris Chiquito (1909, 4 actes, livret de M. H. Caïn).
Chiquito est un drame basque : l'amour de deux jeunes gens, con-
trarié par une tentative d'assassinat sur le jeune homme, et aboutis-
sant à la mort de la jeune fille sur un lit d'hôpital. La partie de
pelote et les bérets rouges ne remplacent pas, malgré tout, le senti-
ment de la nature et de la vie basque. C'est du réalisme sans émo-
tion et très superficiel.
*
— L'impressionnisme de M. Cl. Debussy a quelques traits
communs avec le naturalisme dont nous venons de parler.
D'abord, un retour conscient à la tradition nationale.
« En composant le Rêve, l Attaque du Moulin, Messidor, a
dit M. Ait". Bruneau, drames point légendaires, mais bien
contemporains, très français d'action et de sentiment, j'ai
eu la constante et ferme volonté, chantant la douceur et
l'amour mystique, l'abomination des injustes guerres, la
nécessité du glorieux travail, de faire acte de Français. »
(Musiques d'hier et d'aujourd'hui, p. 118.) « Croire,
déclare M. Cl. Debussy, que les qualités particulières d'une
race sont transmissibles à une autre race sans dommage
est une erreur qui a faussé notre musique assez souvent. »
(Revue S. I. M., 15 janv. 1913.) Nous pourrions multiplier
les citations, ajouter les professions de foi aussi nettes de
MM. C. Saint-Saëns, Th. Dubois, G. Fauré, V. d'Indy.
Sur cette conception de la musique et de l'art, toutes les
écoles contemporaines sont en parfait accord : l'art ne
parvient à son plein épanouissement qu'en se conformant,
dans chaque pays, à la tradition nationale, en restant
fidèle à ses origines. Il y a eu aussi chez les naturalistes
et les impressionnistes (nous adoptons ce terme à défaut
d'autre, en attendant de l'expliquer) une volonté de réac-
NATURALISTES, IMPRESSIONNISTES, SYMBOLISTES 567
tion contre l'influence, devenue excessive et malfaisante,
de Wagner. La sottise des huées et des sifflets qui avaient
accueilli en France ses premières œuvres avait certaine-
ment servi à lui rallier des partisans, devenus des admira-
teurs passionnés et sans discernement, applaudissant aux
lourdeurs, aux longueurs, aux obscurités, comme aux traits
de génie les plus éclatants du maître de Bayreuth. Et le
public, tardivement mais complètement conquis, s'était mis
à considérer Wagner comme la conclusion générale et défi-
nitive de la musique de théâtre. Les musiciens s'étaient
empressés de «faire du Wagner ». « Il est malheureusement
indiscutable que nombre de nos nouveaux musiciens,
tant est vif chez les mieux doués le désir de l'immédiate
réussite, aliènent aujourd'hui leur indépendance, oublient
ce qu'ils doivent à l'esprit de leur race, se dénationalisent
et pastichent l'œuvre germanique déjà ancienne etpeu con-
forme aux exigences de nos âmes, ne sont ni de leur temps
ni de leur pays. » (Alf. Bruneau, ibid., p. 117.) Chez les
naturalistes, cette réaction s'est traduite par une préfé-
rence pour les drames populaires et d'actualité, par la
recherche de la puissance, de l'éclat. M. Alf. Bruneau s'est
plongé dans l'œuvre d'E. Zola et en a rapporté, avec ses
sujets de drame, toutes ses inspirations lyriques, ses
ardeurs humanitaires et sociales, son verbe retentissant.
Chez les impressionnistes la protestation contre le
wagnérisme a pris des voies plus sinueuses et revêtu des
formes plus complexes.
Les affinités de M. Cl. Debussv l'ont tourné vers les
préraphaélites, vers les symbolistes et les décadents. Il a
subi le charme de la poésie de Verlaine; il a fait partie
du cénacle de Stéphane Mallarmé; il a été séduit par
ce langage subtil et déconcertant où les admirateurs du
maître ont vu des profondeurs de pensées, des combinai-
sons de couleurs inconnues jusqu'à lui, et où le vulgaire
a distingué trop rarement, parmi des ténèbres compactes,
de fugitives ouvertures de ciel pleines d'étoiles. Mallarmé
et Verlaine ont donné aux mots, aux sonorités des voyelles
une valeur d'expression indépendante de la pensée qui
pouvait y être enfermée. Le vers des romantiques et des
parnassiens soumis aux rimes alternées et aux césures,
568 LES COURANTS NOUVEAUX
régi par des lois d'une sévérité séculaire, est devenu un
instrument d'une liberté et d'une souplesse nouvelles,
affranchi de toute discipline, ayant pour seule règle de
suivre toutes les nuances de la pensée et de les traduire par
un rythme aux formes multiples comme elle. Plus de
lyrisme : « prends l'éloquence et tords-lui son cou », avait
commandé Verlaine; mais la recherche des sentiments
les plus intimes, la notation des plus délicats frissons de
la sensibilité, enfin un équilibre nouveau entre la musique
du vers et l'émotion qu'il exprime. Cette évolution de la
poésie a correspondu ;i un mouvement analogue dans la
peinture, car les arts se rapprochent et se confondent sou-
vent clans la recherche des émotions et des moyens de les
exprimer. Les peintres impressionnistes venaient de sous-
traire leur art aux formules du classicisme et du roman-
tisme : ils avaient proclamé que la nature ignore la rigi-
dité et la précision du dessin, qu'elle n'est que couleur,
qu'elle se communique à nous par des vibrations lumineuses
génératrices de nos sensations et dont la peinture doit
s'efforcer de fixer les chatoyantes et fugitives émanations.
C'est dans ce milieu, dans cette atmosphère propice que
l'art debussyste est né, et s'est rapidement épanoui, réac-
tion contre la déclamation wagnérienne, et en même temps
contre les tendances et les procédés de l'école naturaliste.
M. Claude Debussy (1862-1918) a fait toutes ses études au Conser-
vatoire, depuis la classe de solfège et celle de piano jusqu'à celle de
composition de E. Guiraud qui le mena au prix de Rome en 1884
(cantate de l'Enfant prodigue). Il a ainsi appris tout ce qu'on enseigne
dans cette maison pourvue de classiques professeurs ; il possède tous
les secrets du contrepoint, de la fugue, de l'harmonie et de la com-
position. Bonne préparation pour faire litière des formules clas-
siques que de n'en ignorer aucune. Puis, il voyagea. Une première
visite à Moscou lui révéla la musique russe. Ces mélodies popu-
laires, d'un rythme si varié et si puissant, d'un mouvement si pas-
sionné, le ravirent. Il en fut si profondément impressionné que
quelques critiques rattachent au souvenir de ce premier contact
avec l'Orient, les pages les plus chaudes et le thème directeur du
Quatuor à cordes :
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NATURALISTES, IMPRESSIONNISTES, SYMROLISTES 569
Peu après, c'est le Boris Goudounow de Moussorgsky, à peu près
inconnu alors, qui aggrave et précise cette empreinte russe. Il trouve
dans la couleur, dans la liberté d'expression, dans l'affranchissement
de cette musique, qui ignore les lois traditionnelles de la composition
et de l'harmonie, un magnifique exemple et un encouragement.
M. Debussy n"a pas fait de la musiqne russe (il aime trop la demi-
teinte), mais il lui doit ses premières directions; c'est sous son
influence qu"il s'éloigna définitivement de Wagner.
On peut classer les œuvres de M. Cl. Debussy sous les étiquettes
symbolisme et naturalisme. Sous la première, la Damoiselle élue
(poème lyrique pour voix de femmes, soli, chœurs et orchestre,
d'après Rossetti), commencée à Rome et finie à Paris en 1887 est
déjà très caractéristique de la manière de Debussy :
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Lors.qu'autourde sa te . te
s'at .ta.che.ra l'au.ré.
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La damoiselle élue est au Paradis où elle espère son bien-aimé ;
malgré ses objurgations, celui-ci ne monte pas au divin séjour. Tout
cela est haut, lointain, séraphique : à signaler la simplicité exquise
du chœur des anges, la « douce musique des étoiles ».
Symbolique aussi, le Prélude de l'après-midi d'un Faune (1892).
Le compositeur n*a pas mis en musique le poème semi-extravagant
de Mallarmé. Il en a écrit le « Prélude » où il a exprimé la sensualité
et la grâce qui sont contenues dans le poème, en certaines parties
obscur et d'une langue amphigourique. Le musicien a retourné cet
aphorisme formulé par Mallarmé dans la Musique et les Lettres : «La
musique et les lettres sont la face alternative, ici élargie vers
l'obscur, scintillante là avec certitude, du phénomène que j'appelai
l'Idée ». Le thème principal, exposé par la flûte, a une douceur
570
LES COURANTS NOUVEAUX
enveloppante qui donne toute sa couleur au morceau, appel du faune
dans la clarté du jour :
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Pelléas et Mélisande (5 actes et 12 tabl., poème de Maeterlinck,
Opéra-Comique, 1902) est, d'après les admirateurs de M. ^ Cl. De-
bussy, le chef-d'œuvre du symbolisme. M. L. Laloy qualifie ainsi la
musique de Pelléas (Revue Musicale de 1904, p. 106) : « Une musique
sans formules, où tout vient de l'âme, une musique sans développe-
ments oiseux, modelée sur le drame ou plutôt sur la vie elle-même,
dont les mots du drame ne sont qu'un pâle reflet: une déclamation
simple et juste, un orchestre clair et contenu, une puissance d'émo-
tion irrésistible », en somme, un « chef-d'œuvre d'émotion et. de
simplicité ». Les thèmes sont en effet d'une simplicité raffinée : tel
celui qui est inscrit au frontispice de Pelléas et annonce une légende:
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Tel le motif gracieux qui caractérise Mélisande .
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Pelléas et Mélisande est, comme Tristan et Yseult, le drame de la
fatalité dans l'amour. Mais il n'y a pour ainsi dire pas un trait de
ressemblance entre les deux œuvres. Celle de M. Debussy évite la
symphonie; elle se déroule comme une déclamation lyrique, avec un
langage musical qui évite les développements et toutes les choses
inutiles à la marche de l'action. Plus d'airs ni de récitatifs. La
musique suit le rythme des paroles afin d'arriver à l'expression
dramatique la plus vraie et la plus simple. Quand un personnage a
quelque chose de lyrique à dire, il devient, alors seulement, lyrique :
le reste du temps, il est naturel. Quant à la contexture elle-même de
la musique de Pelléas, elle est faite, non peut-être de nouveautés et
d'inventions réelles, mais d'une adaptation nouvelle, d'un emploi
plus original de ce que d'autres compositeurs n'avaient mis qu'excep-
tionnellement dans leurs œuvres. Les successions de quintes, les
accords de septième et de neuvième, les dissonances, le chroma-
tisme, la liberté des intervalles dans la mélodie, la gamme par tons,
l'application à notre musique des gammes liturgiques ou orientales,
toutes ces nouveautés sont fort anciennes, car J. S. Bach les con-
naissait toutes, et on en trouverait des exemples jusque dans nos
NATURALISTES, IMPRESSIONNISTES, SVMROLISTES 571
classiques contemporains. Mais ce qui constitue l'originalité harmo-
nique de M. Debussy, c'est l'emploi normal et fréquent qu'il en fait.
Sa musique a paru pour cela compliquée et d'une analyse gramma-
ticale ardue. « Qu'importe, a-t-il répondu dans une interview donnée
à M. Louis Schneider : la notion musicale peut être compliquée,
pourvu qu'elle donne un effet simple : le moyen en art ne regarde
personne. » [Revue Musicale, 1902, p. 138.)
Le Martyre de saint Sébastien, mystère en 5 actes de Gabriele
d'Annunzio (Paris, 1911), est encore une œuvre symbolique. Elle
manque de simplicité, de sincérité religieuse, de recueillement,
d'ingénuité, qui étaient plus nécessaires pour traiter ce sujet, que
l'imagination lyrique des deux collaborateurs.
Les pièces descriptives de M. Cl. Debussy ont rencontré plus
d'admirateurs que sa musique de théâtre. C'est que le génie et la
manière du compositeur s'adaptaient mieux à ces notations de sensa-
tions subtiles et fugitives. Sous le titre la Mer, l'auteur a composé
<( trois esquisses symphoniques » : 1° De l'Aube à midi sur la mer
(pourquoi midi?); 2° Jeux de vagues; 3° Dialogue du vent et de la
mer (1905). Il cherche à faire de la couleur avec l'orchestre, et
mélange une multitude de timbres et de rythmes. Il use et abuse
des moyens d'imitation réalistes. Il ne rêve pas au bord de la mer.
La grandeur et la poésie des choses paraissent le laisser indifférent.
Les trois Nocturnes (Nuages, Fêtes, Sirènes, avec chœurs) sont
peut-être ce qu'il a écrit de plus achevé et de plus expressif : la
musique en est délicate, vaporeuse, encore que les Fêtes aient plutôt
la couleur d'un tableau oriental, d'une danse mouvementée sous un
ruissellement de lumière. Il y a là des sonorités nouvelles, des
accouplements de timbres, des combinaisons de harpes et de cordes,
des ingéniosités et des trouvailles toujours exquises. M. Cl. Debussy
est plus apte à interpréter des paysages qu'à remuer des pas-
sions profondes. Images (troisième série pour orchestre, 1909 :
1° Gigue ; 2° Iberia ; 3IJ Rondes de printemps) met en effet la musique,
suivant les paroles de Nietzsche, au service d'un enchaînement d'ima-
ges ; la couleur et le réalisme y abondent, le sentiment en est absent.
Il faut ajouter les pièces pour piano et chant, mélodies sur les
poésies de P. Verlaine et de Baudelaire, de Pierre Loùys [Chansons
de Bilitis), ou sur les vers de Charles d'Orléans ou de Villon. Dans le
Quatuor à cordes on retrouve les curieuses sonorités caractéristiques
de Cl. Debussy; l'œuvre est de solide construction cyclique;
l'andante est pénétré de sentiment. Dans ces compositions, comme
dans celles pour piano [Valse romantique, La plus que lente, Ara-
besques, etc.), dans la lre Rapsodie pour clarinette en si b, dont les
mouvements indiqués par l'auteur signalent le caractère rêveusement
lent... doux et expressif... doux et pénétrant... modérément animé,
apparaît une personnalité originale entre toutes.
Une pareille musique n'a pas rallié tous les suffrages. Le
public, après quelque hésitation, à l'apparition de Pelléas,
572 LES COURANTS NOUVEAUX
a fini par céder au charme de cette partition; le Prélude à
l'après-midi d'un Faune, les Nocturnes sont aujourd'hui
parmi les œuvres qu'il écoute avec le plus de plaisir et
qu'il applaudit le plus chaleureusement. La sympathie et
l'intérêt partis d'abord d'une élite, nous pourrions dire
d'un cénacle, ont gagné la Foule. Quelques chefs d'école
sont restés hostiles. M. V. d'Indv l'a jugée très sévère-
ment : il lui reproche de sacrifier l'harmonie, chose con-
tingente et facile d'ailleurs à rencontrer, à la mélodie,
forme supérieure de la musique cl dont l'invention est
bien plus méritoire. « La gamme par tons constituée à six
notes est loin d'être un progrès sur notre gamme occi-
dentale traditionnelle, puisqu'elle supprime toute tonalité
et conséquemment toute modulation. » (V. d'Indy, Revue
S. I. M., nov. 1912. p. 58.) Et un peu plus tard, il qualifie
avec ironie cette formule musicale de musique « senso-
rielle » pour laquelle « l'adjonction d'un cinématographe »
aurait l'avantage d' « expliquer et déterminer les diverses
phases du morceau et de présenter à l'œil un agréable
tremblotement, qui s'harmoniserait à merveille avec les
petits chichis orchestraux et autres titillations auriculaires,
constituant généralement le principal mérite de ces com-
positions ». (Ibid., 15 fév. 1913.) Il déclare d'ailleurs ne
pas s'indigner « contre Ravel et Debussy, qui possèdent,
eux, un métier solide, en outre de leurs belles qualités
natives,... mais contre les Debussystes et les Ravelistes,
proclamateurs de dogmes faux et propagateurs d'erreurs
graves... ». {Ibid., nov. 1912.) Mais pourquoi opposer la
musique qui respecte les règles de l'harmonie et de la
construction rythmique, la musique qui révèle le métier
du compositeur, à celle qui fait bon marché de tout cela?
Placer le débat sur un tel terrain, c'est adopter le point
de vue étroit de l'école, qui n'est point du tout celui de la
grande majorité des auditeurs. Tant qu'on ne saura pas,
avec une précision mathématique, quels sont les moyens
de plaire et d'émouvoir, il y aura une infinité de façons
d'arriver au but. — « Le public, nous disait un jour
M. Debussy, ne sait pas ce qu'il veut. » C'est très exact et
c'est très faux en même temps. Le public ne sait pas ce
qu'il veut en matière d'harmonie, de contrepoint, d'or-
NATURALISTES, IMPRESSIONNISTES, SYMBOLISTES o73
chestration, etc., mais voici un point sur lequel il ne
saurait y avoir d'équivoque : un sujet étant donné, le
public veut une musique dégageant toute l'émotion, tout
l'intérêt, toute la poésie qu'il y a dans ce sujet; il veut, et
en cela il montre une docilité admirable, que son cœur soit
touché, que son imagination soit séduite, que sa raison
soit satisfaite, qu'enfin l'opéra qu'on lui joue ne soit point
une fatigue. Il veut de la clarté et de l'agrément; il veut
surtout, quand un artiste lui parle, avoir l'impression
d'une individualité puissante, et non celle d'un faiseur plus
ou moins habile. Une telle esthétique rend superflu un
débat d'ordre académique sur l'emploi de tel ou tel procédé
d'exécution. Si le compositeur croit profondément à ce
qu'il fait et à ce qu'il dit, s'il a une personnalité énergique,
peu importe qu'il soit d'une école ou d'une autre. Lorsqu'il
est très fort, le sentiment trouve toujours une formule d'ex-
pression nette qui crée la sympathie, et c'est là l'essentiel.
— M. Maurice Ravel (né dans les Basses-Pyrénées en 1875) ne
veut pas être confondu avec M. Cl. Debussy. Ses panégyristes font
remarquer qu'il tient de ses maîtres, de M. Gabriel Fauré, qui lui
enseigna la composition, et de M. Gédalge, qui l'instruisit du
contrepoint, ce « solide métier » grâce auquel il a écrit une
Sonatine pour piano (1905) et un Quatuor à cordes (1902-03) où il
a strictement observé les règles du genre Sonate et qui sont des
modèles. Son imagination y a jeté des ornements qui en laissent
intacte l'architecture classique. Dans ses compositions symphoniques,
le contrepoint est souvent employé comme moyen d'expression. Si
M. Cl. Debussy a une prédilection pour les successions d'accords
de neuvième, M. Ravel use plus fréquemment des accords de
septième, et particulièrement de celui de septième majeure; il ne
pratique pas la gamme par tons. Ces différences d'écriture n'em-
pêchent pas ce jeune compositeur d'avoir des titres certains à être
un des maîtres de l'école impressionniste. 11 grave plus profondé-
ment peut-être que M. Cl. Debussy, mais il est comme lui plus
appliqué à interpréter des sensations, à décrire des choses exté-
rieures qu'à exprimer des sentiments et à faire naître des émotions.
Son œuvre de piano, Jeux d'eaux (1901), Miroirs comprenant 5 pié-
cettes : Noctuelles, Oiseaux, tristes, Une harque sur l'Océan
(orchestrée), Aborada del Graciosa, la Vallée des Cloches (1905) ;
celle de piano à 4 mains : Ma mère l'Oye (5 pièces enfantines '.Pavane
de la Belle au Bois dormant, Petit Poucet, l.uidoronnette, impératrice
des Pagodes, les Entretiens de la Belle et de la Bête, le Jardin féerique,
1908], transformée plus tard en ballet et jouée au Théâtre des Arts
en 1911, et même déjà les Sites auriculaires, Habanera utilisée plus
574 LES COURANTS NOUVEAUX
tard dans la Rapsodie espagnole pour orchestre et Entre cloches
(1895), annoncent une richesse d'imagination, une variété de rythme
et de dessin, une abondance de moyens d'expression peu communes.
Le style est parfois d'une simplicité recherchée; dans Ma mère l'Oye,
nous sommes loin des Scènes d'enfants de Bizet, d'un mouvement si
franc. Dans les mélodies pour piano et chant Histoires naturelles
(le Paon, le Grillon, le Cygne, le Martin-Pêcheur, la Pintade, 1906),
sur des paroles en prose de M. Jules Renard, qui sont d'une plati-
tude raffinée (Ça n a. pas mordu hier soir, début d'une de ces
histoires ; cette bavarde m'agaçait, en parlant d'une volaille de
basse-cour), serpente une manière de récitatif, et le piano, avec un
réalisme ingénu, s'efforce d'imiter les cris des animaux dont il est
question; c'est de la bouffonnerie de pince-sans-rire. Shéhérazade
(3 poésies de Tristan Klingsor : Asie, la Flûte enchantée, l'Indifférent,
piano et chant, orchestrée plus tard), est d'une finesse, d'une légè-
reté exquises; ces mélodies font songer à la musique de M. Debussy,
mais ne lui ressemblent pas. Le Quatuor à cordes en fa majeur (4 par-
ties) est une œuvre de haute tenue, solidement construite dans la
forme cyclique avec des motifs d'un dessin délicat et des harmonies
précieuses. Le Trio (piano, violon et violoncelle) en 4 parties n'est
pas moins remarquable par la variété des rythmes, la richesse des
harmonies, et la note de mélancolie et de tendresse qu'il exprime.
iSans vouloir donner une bibliograhie complète des œuvres
de M. M. Ravel, nous signalerons encore le ballet Daphnis
et Cldoé (symphonie chorégraphique en 3 parties), joué en 1912 à
Paris, qui est d'un impressionnisme très coloré. On y entend
(Noctune) un solo de flûte accompagné par une boîte à musique
imitant le vent et ressemblant au gémissement d'une sirène tempéré
par la sourdine ; c'est l'imitation directe d'un phénomène de la
nature; enfin YFfeure espagnole (comédie musicale de Franc-Nohain,
Opéra-Comique, 1911), qui a obtenu un grand succès. C'est un conte
drolatique, historiette d'une Espagnole quia deux galants et qui finit
par leur en préférer un troisième, fantaisie qui est surtout amu-
sante par les détails. Sur ce sujet peu musical, M. Ravel a écrit la
partition la plus spirituelle, la plus originale, la plus froidement
comique qui se puisse entendre. Le lyrisme et l'émotion en sont
exclus et n'avaient d'ailleurs rien à voir en la matière. Mais l'or-
chestre souligne chaque mot, chaque geste, chaque sous-entendu,
avec une précision, une couleur et un esprit extraordinaires. Le juge-
ment des contemporains sur l'œuvre de M. Ravel est partagé. Quand
il se présenta en 1905 pour la 2e fois au concours du prix de Rome,
après avoir obtenu précédemment un second grand prix, il ne fut
même pas admis à entrer en loge; un de nos critiques importants a
déclaré que la déclamation de Y Heure espagnole faisait « songer à
celle de Pelléas répétée par un phonographe dont le mouvement
serait excessivement ralenti ». Ni cette appréciation ni le jugement
de l'Institut n'ont empêché M. M. Ravel d'avoir conquis son public
et d'être une des espérances de l'école contemporaine.
— M. Albert Roussel (1869) appartient au même groupement. Il se
NATURALISTES, IMPRESSIONNISTES, SYMBOLISTES 575
destinait à la marine, et, après avoir passé par le Borda, navigua
quelques années; il donna sa démission d'enseigne de vaisseau en
1894 pour se consacrer à la musique. Il fut l'élève de M. Gigout,
puis entra à la Schola Cantorum, où il passa plusieurs années, sous
la direction de M. d'Indy. Dans ses compositions, dont l'ensemble est
encore peu considérable, à signaler : Conte à la Poupée et Rustiques,
pour piano; Poèmes (d'H. de Régnier), pour piano et chant; Quintette
pour quatuor à cordes et cor; Trio en mi b pour piano et violon-
celle; Sonate pour piano et violon; puis, comme musique sympho-
nique, Résurrection (if'après Tolstoï); le Poème de la Forêt, sym-
phonie en 4 parties [Forêt d'hiver, Renouveau, Soir d'été, Faune et
Dryades); Evocations (3 esquisses symphoniques : les Dieux dans
V ombre des Cavernes, la Ville rose, Aux bords du fleuve sacré);
enfin, le Ballet de l'Araignée, Ballet pantomime qui représente
Y Araignée dans sa toile, la Danse du papillon avant d'être pris au
filet soyeux; il y a aussi l'Entrée des fourmis, l'Eclosion et la
Danse de l'éphémère. Dans la description de ces menues choses, et
des autres plus grandes, M. Roussel recherche de bizarres et nou-
velles associations de timbres, de petits dessins, de petites touches
qui ne dissimulent pas toujours la sécheresse et l'incohérence des
idées musicales. — M. Déodat de Séverac (1873) est, lui aussi, un
élève de la Schola et de M. V. d'Indy. Le Chant de la Terre (poème
géorgique en 7 parties, Prologue, le Labour, les Semailles, Inter-
mezzo, la Grêle, les Moissons, Epilogue, le jour des noces) et En
Languedoc (suite en 5 parties) sont écrits pour piano et reflètent la
couleur et l'âme du pays où est né le compositeur. La musique
de scène à'Héliogabale pour la tragédie lyrique d'Em. Liard
(Béziers, 1910) a toutes les caractéristiques de l'art impressionniste
de M. Cl. Debussy. M. de Séverac a donné à l'Opéra-Comique (1909)
la Cour du Moulin (2 actes, livret de M. Magre), partition compli-
quée, originale et de sérieuse valeur, à qui manque ce qui a été
considéré jusqu'ici comme musical, et qui cependant a été favorable-
ment accueillie.
— M. Paul Dukas (1865) a plus de psychologie. Il a
appris la composition dans la classe de E. Guiraud.
Premier second grand Prix de Rome de 1888, il a com-
posé de grandes ouvertures : le Roi Lear, Goetz von Ber-
lichingen, et Polyeucte; une Sonate et des Variations
nouvelles sur un thème de Rameau, pour piano; une Sym-
phonie que nous avons signalée (voir ch. xxi); un poème
symphonique d'après Goethe, l'Apprenti sorcier, où toutes
les ressources du genre descriptif sont déployées; et un
opéra, Ariane et Barbe-bleue, qui se rattache au symbo-
lisme. Cette partition, dont le livret est de M. Maeterlinck,
est une des œuvres de théâtre les plus originales et les
576 LES COURANTS NOUVEAUX
plus fortes de notre temps. Le conte de Perrault a donné
ici prétexte à une série de symboles. Au premier acte,
Ariane vient délivrer les jeunes captives et leur montrer les
claires avenues de l'esprit; elle défend Barbe-bleue contre
les colères des paysans : c'est le symbole de la révolte
contre les lois de la force, et du triomphe de la volonté,
de la bonté et de la paix. Puis Ariane se mêle aux cap-
tives qui, d'abord, ont peur d'elle; elle leur fait voir, à
travers une porte qu'elles peuvent ouvrir, une grande
clarté; elles ont peur de cette clarté : symbole! Alors
Ariane brise la porte et la fenêtre, et le ciel pur apparaît,
olïrant aux malheureuses le premier rayon de liberté.
Enfin celles-ci, après avoir erré dans le château, retom-
bent prisonnières de Barbe-bleue. Les paysans de nou-
veau viennent pour exterminer le tyran, et une fois encore
Ariane le sauve; elle le délivre et panse ses blessures :
symboles! Et quand elle va quitter ce séjour de servi-
tude et propose à ses compagnes de la suivre, celles-ci
refusent; elles restent captives volontaires... nouveau sym-
bole! Sur ce poème, M. Dukas a écrit une partition très
indépendante, très riche de formes, extrêmement colorée,
où le drame lyrique absorbe le conte et où l'on trouve la
plupart des procédés de la nouvelle école, — dissonances,
rythmes contrariés, belle et savante incohérence d'écriture,
— mais avec des idées personnelles et, en dépit de la
confusion apparente, une science très remarquable de la
construction symphonique. M. Dukas est un instrumen-
tiste et un symphoniste de premier ordre, nourri d'une
forte éducation classique. Le chant est au second plan
dans cette œuvre : la place prépondérante appartient à
l'orchestre et au récitatif.
Bibliographie.
Etude thématique et analytique des divers opéras d'Alf. Bruneau, et
Consonances et Dissonances par Et. Destranges (Paris, 1906). — Portraits
et Souvenirs par Camille Saint-Saëns (Paris, 1900). — Le cas Debussy, par
C. Francis Caillard et José de Bérys (Paris, 1910). — ■ Claude Debussy, par
L. Laloy (Paris, 1909). — La Religion de la musique, par Camille Mau cl air
(Paris, 1909). — Claude Debussy et son œuvre, par Daniel Chennevière (Paris,
1913). — Maurice Ravel et son œuvre, par Roland Manuel (Paris, 1914). — Musi-
ciens d'autrefois et d'aujourd'hui, par J. Marnold. — Ajoutez les ouvrages
cités au cours du présent chapitre et la bibliographie des précédents.
CHAPITRE XXIII
LA MUSIQUE A L'ÉTRANGER
Le renouveau à l'étranger. — Les Slaves. Russes : Glinka, les Cinq :
Balakirew, César Cui, Borodine, Moussorgski, Rimsky-Korsakofl'; Glazou-
now, Igor Strawinski; Ant. Rubinstein, Tschaïkowsky ; Polonais : Pade-
rewski, etc. ; Tchèques : Smétana, Dvorak, etc. — Les Scandinaves. Danois:
Niels Gade, etc.; Suédois : de Hallstrôm à Peterson-Berger et Hugo Alfren ;
Norvégiens : de Lindemen à Svendsen, Grieg, Sinding; Finlandais : J. Sibe-
lius. — Les Britanniques. De Sullivan à Stanfort; Elgar et Bantock. —
Les Américains. Farewell. — Les Espagnols. La Zarzuela, genre éminem-
ment espagnol, Pedrell et Albeniz. — Les Italiens. Verdi, les Veristes,
don Perosi. — Les Allemands et Autrichiens. J. Brahms, A. Bruckner,
G. Mabler, Richard Strauss. — Les Hongrois. J. Hubay, Bartok, Kodaly.
— Les Belges. Gevaërt, Tinel, Joseph Jongen.
La musique, hors de France, semble animée, durant
cette même période, d'un souffle nouveau. Des forces de
création qu'on pouvait croire éteintes commencent à se
réveiller. On a, presque partout, réduit les emprunts faits
au répertoire étranger. L'art de chaque pays s'est éman-
cipé et a cherché à vivre sur son propre fonds. Il s'est
affranchi de l'influence italienne d'abord, de l'influence
wagnérienne ensuite.
Le génie particulier des races latine, anglo-saxonne,
slave, Scandinave, etc., s'est manifesté dans des mélodies
populaires inséparablement unies à une langue nationale;
et ces mélodies ont trouvé leur place naturelle dans le
drame chanté. Cette tendance fut d'abord contrariée par
la diffusion de l'art franco-italien qui, avec Auber, Boïel-
dieu, Rossini, Verdi, avait créé un goût international par-
tout prépondérant, devant lequel un essor indépendant
Combarieu. — Musique, III. 37
578 LES COURANTS NOUVEAUX
était difficile. Tous les compositeurs n'avaient pas la force
de conception, le génie et la ténacité de Wagner pour
secouer la tyrannie de la mode et s'affranchir de l'influence
latine. La France, n'accueillant les chanteurs d'outre-monts
qu à titre exceptionnel et passager ou comme complément
de ses plaisirs, avait conservé au théâtre sa langue propre;
il n'en était pas de même dans les autres pays. L'Italie,
créatrice de la terminologie musicale, avait étendu presque
partout son hégémonie. En Russie, le théâtre lyrique fut
longtemps italien et français, quelquefois allemand. Les
différents peuples ont fait des efforts plus ou moins heu-
reux pour arriver à la création d'un théâtre original. Au
début, le problème fut moins d'ordre musical que d'ordre
littéraire : il s'agissait d'abandonner des livrets étrangers
dont l'intelligence était inévitablement réservée à une élite
d'amateurs, et qui ne pouvaient être traduits dans l'idiome
commun en restant adaptés î» la musique, sans les plus
grandes difficultés; et dans des pays annexés comme la
Bohème ou la Pologne, l'usage de la langue nationale était
considéré comme une dernière revendication de l'indé-
pendance politique.
L'hégémonie de l'art allemand contemporain a été plus
passagère. Le génie de Wagner avait tout absorbé et sem-
blait avoir tari les sources vives où s'alimentait la musique
de chaque peuple. Mais partout les forces nationales ont
réagi, et sauf en Allemagne où la sève qui a produit ce
fruit extraordinaire est épuisée pour quelque temps, par-
tout un renouveau d'art musical fleurit. La Russie et la
France, chacune à son heure et avec ses moyens propres,
en ont été les initiatrices. L'élan donné par elles a trouvé
des imitateurs. On a recueilli les chants populaires, réper-
toire inépuisable de mélodies, de rythmes, de moyens
d'expression d'une incomparable beauté, qui, jaillis de
l'âme collective d'un pays* peuvent le mieux la toucher et
l'émouvoir. On s'en est servi pour la musique sympho-
nique aussi bien qu'au théâtre; quand on n'a pas transcrit
des mélodies populaires, on s'en est inspiré. La musique
n'en a pas pour cela renoncé à exprimer des idées géné-
rales et des sentiments d'humanité : c'est son caractère
propre et son honneur; mois elle les exprime en un lan-
LA MUSIQUE A L ETRANGER 579
gage particulier à chaque pays. C'est cette évolution que
nous voudrions suivre.
— Les Slaves : Russes, Polonais, Tchèques. C'est à partir
de 1856 environ que la musique russe s'est développée
avec une originalité brillante; elle a constitué un des
principaux courants artistiques du siècle, pour aboutir,
présentement, aux formes les plus hardies de l'esthétique
d avant-garde ; elle a mis fin à l'hégémonie musicale du
monde germanique.
Des influences extérieures pesèrent d'abord sur elle, et
turent successivement prépondérantes. La première est
celle des chants de l'église grecque orthodoxe, apparentés
à ceux de l'église latine, mais distincts et pénétrant, dans
une assez large mesure, la polyphonie du moyen âge.
Plus tard, ce fut l'opéra italien qui, avec sa langue litté-
raire, sa langue musicale et ses chanteurs, domina pen-
dant deux siècles tous les théâtres lyriques de l'Europe.
A sa suite, il y eut une sorte de cosmopolitisme d'impor-
tation, analogue à celui que connurent Paris et Londres,
et que connaît aujourd'hui l'Amérique : Paesiello, Cima-
rosa, Martini, Boïeldieu, Steibelt, Liszt, les artistes et les
compositeurs les plus renommées du Sud et de l'Ouest
étaient appelés à Pétrograd. De Venise, de Rome, de
Naples vinrent pendant longtemps les directions de goût
les plus importantes; ces centres élégants de la vie latine
avaient sur les artistes du nord le même pouvoir d'attrac-
tion que conservent les rives de la Méditerranée, durant
les mois d'hiver, sur les riches et les oisifs des pays froids.
Un compositeur comme Dimitri Boktniansky (-J- 1825) était
de formation et d'esprit tout italiens. C'est ensuite, sans
parler du Wagnérisme, la technique allemande, en parti-
culier celle qu'on enseignait au Conservatoire de Leipzig,
qui eut le privilège de l'autorité et du prestige; mais avant
l'ouverture de cette dernière période et malgré les effets
des disciplines germaniques prolongés et incontestables,
la Russie musicale trouva la meilleure source où elle devait
puiser pour devenir a la fois une créatrice de chefs-
d'œuvre et un exemple de méthode pour les autres pays ;
cette source est représentée par un trésor de mélodies et
de danses populaires. LU est le secret du succès obtenu
580 LES COURANTS NOUVEAUX
par l'école jeune-russe. A ces ressources et au génie
exceptionnel de certains compositeurs, s'ajoutèrent une
imagination, une tendance aux grands développements,
un goût de la couleur, une àme de mélancolie et de poésie,
dont les origines ethniques ne peuvent être qu'indiquées
ici : rien n'atteste mieux le caractère oriental des Russes,
que leur musique.
Le premier qui commença l'œuvre d'affranchissement,
en substituant la langue nationale aux lan crues italienne ou
française dans les livrets, fut Werstowski (1799-1862),
dont plusieurs opéras sont restés assez longtemps au
répertoire. Il avait été formé par des maîtres qui ne pou-
vaient guère l'entraîner dans la voie du nationalisme :
Field, Maurer, Zeuner. Son nom a été éclipsé par celui du
véritable fondateur de l'école moderne russe : Michel
Glinka, né en 1804 près de Smolensk.
Glinka fit ses éludes musicales sous la direction du violoniste
Boum, puis de Field et de Charles Mayer. Sa santé délicate lui fit
rechercher assez souvent les pays du midi. De 1829 à 1834, il est
dans le Caucase, puis à Milan, à Rome, à Naples; en 1844, il fait,
à Paris, la connaissanse de Berlioz, qui lui a consacré, dans
plusieurs feuilletons, des éloges très vifs. De 1845 à 1847, il a des
impressions orientales, sous le ciel de Madrid et de Séville, qui lui
Ont inspiré deux pièces brillantes et très colorées : la Jota aragonese
et Une Nuit à Madrid. La date décisive de sa vie fut Tannée 1834
où, pendant un bref séjour à Berlin, le compositeur Deiin lui donna
le sentiment de sa véritable mission par ces simples mots : « Ecrivez
donc de la musique russe! » A celte parole révélatrice peut être
rattachée l'œuvre capitale de Glinka, l'opéra Iwan Sussanine
(livret de G. de Rosen), connu sous le titre de la Vie pour le Czar,
joué pour la première fois le 9 décembre 1836, avec un succès qui
en fit bientôt une œuvre populaire et nationale: au 50° anniversaire
(1886). il atteignait sa 587° représentation.
La Vie pour le Czar met en scène l'héroïsme du paysan Iwan
Sussanine qui se sacrifie pour sauver son souverain. Cet opéra ne
fait usage que d'un nombre assez restreint de mélodies populaires
russes; sa couleur polonaise, assez superficielle, se borne à des
divertissements chorégraphiques (2° acte) ou à des rythmes de
polonaise et de mazurka signalant tous les personnages polonais
dès qu'ils paraissent sur la scène : l'œuvre est cependant nationale
par la musique autant que par le sujet et les sentiments exprimés :
« Il ne se rencontre peut-être pas une seule phrase, dit C. Cui,
ayant plus d'affinité avec la musique de l'Europe occidentale qu'avec
celle des Slaves ». Ce nationalisme qui imprègne tout arrive même
LA MUSIQUE A L ETRANGER 581
à créer une monotonie un peu fatigante pour le lecteur de race
latine. Au point de vue purement musical, la partition est de valeur
inégale. Il y a des pages faibles (l'ouverture, la cavatine d'Anlonide
au 1er acte, le duo de Vania et de Sussanine au 3e); d'autres qui
sont brillantes, comme l'épilogue où le Czar fait une entrée solen-
nelle au son des cloches, accompagné par deux orchestres. La plus
belle, à notre avis, est le chœur de jeunes filles, à 5 temps (acte III) :
£-* J r r~rf riJrrrrurrrrrU r — i — i
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C'est une création originale de Gliuka ; mais elle a la beauté (avec
la saveur archaïque d'un mode hypophrygien) des meilleures mélodies
du folklore slave.
Rouslan et Ludmilla (grand opéra en 5 actes, sur un texte de
Pouschkine, Pétrograd, 27 nov. 1842) est moins un drame qu'un
conte fantastique, une féerie, d'ailleurs soutenue par une musique
de grande valeur, généralement supérieure à celle de la Vie pour le
Czar, et donnant lieu à une mise en scène brillante.
Ludmilla est une jeune princesse qui, au moment où elle vient de
donner sa main au preux slave Rouslan, est enlevée, à la fin de la
fête nuptiale, par le méchant magicien Tchernomor, un nain à barbe
énorme. Rouslan et deux autres fiancés éconduits, le prince d'Orient
Ratmir et le poltron Farlaff, se mettent en campagne pour la
retrouver. Le sujet de la pièce est la série des aventures fantas-
tiques, à la suite desquelles Ludmilla est ramenée chez son père,
mais plongée dans un sommeil magique dont on la réveille enfin.
A signaler : au 1er acte, le quintette et le chœur à 3 temps qui suit;
au 2P, la ballade de Finn (sorcier bienfaisant); au 3°, le chœur de
femmes, sur une mélodie persane à variations; au 4e, les danses et
musiques orientales; au 5r, la romance de Ratmir, le chœur en
forme de scherzo et le finale.
Parmi les successeurs immédiats et contemporains de Glinka, il
y en a deux qui contribuèrent à la création du nationalisme
musical, mais assez tard, après avoir cédé à l'attrait de la pensée
française, ou en restant sous l'influence de l'esthétique wagnérienne.
Alexandre Dargomyski (1813-1869) écrivit un opéra, Esméralda,
joué à Moscou en ÎS^, dont le livret était tiré du célèbre roman de
Victor Hugo, et la musique inspirée d'Auber et de Rossini. Son
ballet, la Fête de Bacchus, composé en 1845, est aussi dans le goût
franco-italien. Il montra plus de couleur originale dans son opéra
Russalka, joué en 1856, dans sa Fantaisie finnoise et sa Danse
582 LES COURANTS NOUVEAUX
kosaque pour orchestre; à partir de 1867, son rôle, comme prési-
dent de la Société musicale russe, fut celui d'un parrain de la jeune
école. Son opéra posthume le Convié de pierre, instrumenté par
Rimsky-Korsakoff, indique une évolution de son talent dans le
sens wagnérien. Alex. Seroff (1820-1871), critique et littérateur
plutôt que grand musicien, est compté parmi ceux qui apportèrent
une contribution brillante aux progrès de l'art russe. Il est un des
premiers qui propagèrent les doctrines de Wagner. Sa Judith,
représentée à Pétrograd en 1863 (gravée ensuite aux frais du gou-
vernement), et sa Rogneda (1866) principalement furent saluées
comme ouvrant une ère nouvelle. Wladimir Kaschperoff, qui fit
d'abord jouer quelques opéras très italiens à Milan, Florence et
Venise, imita ensuite Glinka dans la Tempête, qui eut peu de succès
(Moscou, 1867).
A cette période appartiennent les premiers opéras d'ANT. Rubins-
xein : Dimitri Donskôj (1851), les Chasseurs Sibériens, joués à
Weimar en 1854, toms le fou, la Vengeance (Pétrograd, 1858), Die
Kindor der Haide (Vienne, 1861), Faramors (ou Lalla-Iïook, Dresde,
1868), œuvres moitié russes et moitié allemandes pour les livrets,
cosmopolites et peu personnelles pour la musique. Le Démon et
3 autres opéras sont de 1875-89. César Cui et Tschaikowski, que
nous aurons à caractériser un peu plus tard, débutent alors au
théâtre, l'un avec William Ratcliff (Pétrograd, 1869), l'autre avec le
Wojewode (ibid., id.). Il faut ajouter : en 1852 (Helsingfors), la
Chasse de Charles XII du Hambourgeois Fr. Pacius, élève de
Spohr; en 1853 : la Tzigane (Pétrograd) de Yourij von Arnold, offi-
cier, critique et professeur, élève de Fuchs; il a aussi écrit Stvàtlana
(1854) et les derniers jours de Pompéi (1860): en 1857 : Gramaboj
(Moscou), de l'ingénieur-compositeur Werstowski, auteur du Magi-
cien de Moscou (1860): en 1861 (Moscou), Nataschka, de Petr. Ville-
bqis : en 1867 : l'opéra italien (Odessa) Pietro Calabrese, de Conrad
Luriewicz; en 1869 (Pétrograd), Nostra dama di Parigi. de Campana,
et Nizegorodni, du très estimé Ed. Naprawnik.
C'est au glorieux groupement des Cinq (Balakirew,
César Cui, Borodine, Moussorgski, Rimsky-Korsakoff) qu'il
faut attribuer l'impulsion décisive donnée à la musique
russe. Ces Cinq, que les Russes ont parfois appelés par
ironie Koutchka (petit tas), ou gniedzo samokhvalof (nid
d'auto-louangeurs), ou encore Rvouni (les crieurs), ont
dû à leur foi ardente, à leur commune conception du but à
atteindre et des moyens d'y parvenir, un succès et une
influence qui ont rayonné bien au delà des limites de leur
pays. Doués de qualités différentes et de différente valeur,
ils avaient plusieurs traits communs : ils admiraient
Wagner, mais étaient résolus à ne pas l'imiter; ils avaient
LA MUSIQUE A L'ÉTRANGER 583
appris des Allemands l'art de manier l'orchestre, mais ils
voulaient user de leur science pour faire de la musique
russe et non allemande; autodidactes, ils n'avaient été
formés — ou déformés — par aucun enseignement d'école.
Avant de se rencontrer sur le champ d'action qu'ils avaient
choisi, ils avaient travaillé dans les régions les plus
éloignées en apparence de l'art musical. Borodine, dès son
enfance, avait lait des études orientées vers une carrière
de savant. En 1856, alors âgé de 22 ans, il était médecin
dans un hôpital de l'armée territoriale. Chargé d'un ensei-
gnement à l'Académie de médecine, il professa la chimie,
en 1863, h l'Académie forestière, et, à partir de 1872
jusqu'à sa mort, dans une école de médecine pour femmes.
Professeur de chimie, tel était son titre officiel; il se mon-
trait fort attaché à sa fonction, et suivait de près les tra-
vaux de ses élèves. Dans une lettre à Mmp Karmalina
(10 juin 1876). il se déclare « encombré de commissions,
de comités d'examens, de thèses, de comptes rendus, de
travaux de laboratoire », craignant, s'il fait de la compo-
sition, « de jeter un mauvais reflet sur ses travaux scienti-
fiques ». Moussorgski, lorsqu'il rencontra pour la première
fois Borodine, dans l'hôpital où un service les appelait
tous les deux, était officier du régiment de la garde Préo-
bajenski; après une courte interruption, en 1856, il fut,
de 1863 à 1881, fonctionnaire au service de l'Etat russe.
Balakirew avait commencé par étudier les sciences natu-
relles; Rimsky-KorsakolT fut officier de marine jusqu'en
1873. et le général César Cui était professeur de fortifica-
tion (technique et histoire) à l'Académie de Pétrograd.
En pratiquant les maîtres étrangers et surtout les Alle-
mands, ces profanes apprirent toutes les formules de
l'harmonie, du contrepoint et de l'orchestre; mais ils ont
employé cette technique à illustrer, à magnifier les thèmes
mélodiques et les danses de leur propre pays. Là est le
secret de leur méthode. Ainsi s'explique cette impression
de fraîcheur et de nouveauté originale lorsque nous passons
d'une musique artificielle, factice et savante à la musique
russe.
— Balakirew (1836-1910) fut l'initiateur du mouvement, et sa Fan-
taisie pour orchestre sur des chœurs russes, qui exrita l'enthousiasme
584 LES COURANTS NOUVEAUX
de Glinka, en fut le point de départ. Symphoniste pur, il n'a rien
écx-it pour le théâtre : une symphonie, en ut majeur; un poème sym-
phonique, Tamara ; des ouvertures, des pièces pour piano; comme
Borodine et Rimsky-Korsakof, c'est un imaginatif et un coloriste de
premier ordre; on ne croirait pas que Tamara est de 1866.
— César Cui (1835) a écrit pour le violon, pour le piano, même
pour le quatuor à cordes, mais surtout pour la voix et pour le
théâtre. Ses opéras principaux sont : le Prisonnier du Caucase, le Fils
du Mandarin, William Ratcliff, Angelo, le Flibustier (poème de
M. I. Richepin) qui a été joué à Paris. Mais César Cui tient moins de
place, dans l'œuvre des Cinq, par l'originalité ou le mérite artistique
de ses œuvres que par l'ardeur de son zèle rénovateur et les ser-
vices de toute nature qu'il a rendus à ses amis.
— Borodine (1834-1887) fut d'abord un admirateur de Mendelssohn;
il ignorait Schumann quand il fut introduit en 1862 dans le cénacle
par Balakirew qui devint son seul maître. Celui-ci n'étant pas théo-
ricien, comme Rimsky-Korsakoff, ne put lui apprendre l'harmonie.
Mais il usa de la méthode d'enseignement pratique qu'il avait
appliquée, quelques années auparavant, à Moussorgsky ; il joua
avec son élève toutes les symphonies de Beethoven, les œuvres de
Schumann, de Glinka, etc. ; il lui en expliqua la construction technique
et lui en fit l'analyse : méthode d'enseignement excellente et qu'on
introduirait avec profit dans notre Conservatoire national où sévit
encore la vieille et sèche théorie scolastique. C'est de 1862 que
commence la carrière artistique de Borodine : il écrit, cette année
là, les premières pages de sa symphonie en mi [y. terminée en 1867.
Le caractère national de cette œuvre se manifeste notamment dans
le trio du scherzo et dans Yadagio. Liszt lui adressa une lettre de
chaudes félicitations, après l'avoir entendue en 1880. Borodine
répliqua : « Je ne suis qu'un Sonntagsmusika ». — « Mais, répliqua
Liszt, Sonntag ist ein Feiertag, et vous avez pleinement le droit
d'officier »; au sujet des modulations excessives, il ajoutait : « ne
changez rien; gardez-vous-en bien! Voire instinct artistique est tel
que vous ne devez pas craindre d'être original. »
&■
Borodine a écrit de 1867 à 1870 ses romances : en 1868, Vieille
chanson ou Chanson de la Forêt somhre, puis Dissonance, la Heine
des Mers, Mon chant est amer; en 1870, la Princesse endormie, la
Mer, émouvante ballade. Ses débuts furent assez mal accueillis par
ses compatriotes : « On dirait, écrivait un critique important, qu'il
s'attache à causer à l'auditeur un désagrément quelconque.... Après
tout, il se peut que la tendance qui le porte vers le laid ne soit que
le fruit amer d'une éducation artistique insuffisante. » (Journal le
Golos, 1874.) Vers 1877, il écrit, avec Rimsky-Korsakoff et C. Cui,
une pochade, Paraphrases, avec 24 variations. Liszt, toujours
encourageant, lui déclare : « Si on juge cette œuvre compromettante
pour vous, laissez-moi me compromettre avec vous ». Borodine a
écrit encore une autre symphonie; un poème symphonique, Esquisse
sur les steppes de l'Asie centrale, deux quatuors et une sérénade
pour instruments à cordes, le 4e acte de Mlada, opéra-ballet dont le
LA MUSIQUE A L ETRANGER 585
sujet évoquait une époque antérieure à l'introduction du christia-
nisme en Russie et mettait en scène les mœurs des anciens Slaves
baltiques; enfin un unique opéra, œuvre nationale, le Prince Igor,
représenté après la mort de Borodine, quil ne croyait pouvoir être
compris que par des Russes et dont le sujet est d'ailleurs languissant,
mais dont plusieurs parties ont charmé les étrangers. Les Danses
polos'tsiennes avec chœurs, tirées de cet opéra, sont souvent exécutées
à Paris et y obtiennent un grand succès pour le mouvement qu'elles
déchaînent, pour la joie de vivre, pour les torrents de musique et
de flamme dont elles sont inondées.
Borodine est un coloriste merveilleux. L'élément oriental est très
manifeste dans sa musique. Il avait étudié, notamment pour réunir
les matériaux de Mlada, les chants et les rythmes de l'Asie centrale
aussi bien que ceux de la Russie d'Europe. La 2(" symphonie est
imprégnée des caractères nationaux populaires, Y ad agio rappelle les
chants des anciens bayans slaves (sorte de troubadours); la lre partie
peint les assemblées des princes russes; le finale, les banquets des
héros aux sons de la guzla et de la flûte de bambou, au milieu de
l'enthousiasme populaire (Borodine était hanté à ce moment par le
tableau de la Russie féodale). Il écrit presque toujours sur un
programme. Comme Glinka il peut dire : pour ma fantaisie sans
bornes, il faut un texte comme donnée positive. Mais sa fantaisie
s'est toujours donnée carrière pour affirmer la nationalité de son art.
Le critique Jadoul a dit de lui : « Borodine n'a pas besoin de chercher
la musique russe : il la sue. »
— Moussorgski (1839-1881) n'avait aucun souci des principes de
l'harmonie ni des règles de la construction musicale. Il est, des
Cinq, le plus près de la nature, le plus sincère, le plus directement
expressif. Il a écrit des recueils de mélodies : Sans soleil, chants et
danses de la Mort, etc., des opéras, comme Kowantchina, Boris
Godounoff: sept lieder sur les enfants; voici le texte de quel-
ques-uns :
Dans le coin! — « Ah! polisson! Mon fil, tu l'as pris Et l'aiguille
à tricot?... Mon Dieu, tout est massacré! Le bas est taché, tout
taché d'encre 1 Va-t-en! Va-t-en ! Dans le coin! Va,... vilain!
— Je n'ai rien fait de mal, moi, ma nounou. Je n'ai pas vu ton
bas, moi, ma nounou. Ton fil, qui l'a pris? Mais c'est le chat! Et
l'aiguille, le sais-tu? Mais c'est le chat! Michenka, Michenka est
brave; et Nounou est laide à faire peur. Elle a le nez tout tacheté de
noir. Michel, lui, est propre et bien peigné; Nounou a sa coiffure de
travers. Nounou fait du mal à Michenka; pourquoi l'a-t-elle mis
dans le coin? Michenka n'aimera plus, non, mais plus du tout sa
nounou ! Voilà ! »
Du même genre sont les compositions : Oh ! dis-moi, grand' mère! —
Berceuse de la poupée Tiapa, — La prière, — A cheval sur un bâton,
— et cette autre pièce qui débute ainsi : « Aï, aï, aï, aï. mère, mère
chérie! Je voulais avoir l'ombrelle, mère; il fait si chaud! Je
cherchais partout, dans la commode et l'armoire... non; pas d'om-
brelle! Moi, je cours vite alors vers la cage, car je la mets parfois
586 LES COURANTS NOUVEAUX
là, tout contre. Bon! Que vois-je? Sur la cage, notre vieux chat qui
gratte bien fort les barreaux. Le rouge-gorge a peur, il tremble, il
crie, oh! j'étais folle! » etc., etc.
Tel est le babillage, volontairement dépouillé de toute « littéra-
ture » et de tout lyrisme, que Moussorgski s'est attaché à noter en
lui conservant sa forme menue et son allure puérile. Lui aussi,
comme tant d'autres avant lui, mais par un effort plus grand, et par
un sacrifice résolu de toute la rhétorique traditionnelle du langage
des sons, il a cherché la vérité; et ceci est capital. Il redevient
enfant, pour peindre les enfants; il joue avec eux, il boude avec eux,
il caquette avec eux. Il ne monologue pas, à la façon de Schumann,
avec le sentiment d'un contraste presque douloureux entre l'ingé-
nuité du jeune âge et les graves pensées de l'homme; il ne fait pas
de l'art humoristique, à la façon de Bizet; il s'applique à reproduire
la nature telle qu'elle est, sans la déflorer en y mêlant sa person-
nalité avec des préoccupations de « style ». 11 supprime tout ce qui
est formule : au corps de la mélodie, il donne une ligne extrêmement
souple, brisée, se prêtant à une description analytique où sont
soulignées les moindres idées du texte: dans les cadences, jamais
de clausule oratoire, nulle rondeur de paraphe, terminus, pas même
un retour au repos de la tonique à l'aide du classique accord de
septième, mais quelques notes jetées négligemment, sans que
s'arrête le mouvement et l'allure naturelle du discours, comme il
arrive si souvent dans les conversations familières; enfin, sous le
récitatif du chanteur, un accompagnement très original et très
important, qui est un commentaire serré, une illustration continue
des paroles, où tous les moyens réalistes de la musique imitative
sont librement employés. C'est peu de dire qu'il y a dans ces
mélodies un mouvement, une vie, une âme de joie qui les rend fort
agréables; l'émiettement de la forme et la dispersion analytique,
poussés parfois à l'extrême, n'excluent jamais la musicalité. Les
menus traits de description sont groupés et ordonnés de façon à
constituer un ensemble. Les détails sont « composés ». Le plus
redoutable écueil d'un tel genre — fatal aux imitateurs maladroits —
est ainsi évité, et c'est merveille que sans abdiquer, sans renoncer
à ce mode spécial de pensée qui fait sa dignité, le compositeur ait
pu se plier à la capricieuse et indéfinie variété des gestes de la vie
enfantine.
Boris Goduuno'.v (Pétrograd, 1872), dont le sujet est pris dans les
oeuvres de Pouchkine et taillé dans les parties vives de l'histoire de
la Russie, représente doublement, au théâtre, la manière épisodique
et fragmentaire de Moussorgski. Pour le livret, ce n'est ni un drame,
ni un opéra, mais plutôt une sorte de chronique musicale où la
plupart des rôles sont des figures de passage, et où chaque scène,
pathétique en soi, est souvent sans lien nécessaire avec ce qui la
précède et la suit; pour la musique, c'est une suite d'images
réalistes, de traits vigoureux, d'accents imitatifs dont on a critiqué
l'abus. La partie comique est la mieux traitée, la scène la meilleure
est la scène de l'auberge (l'acte II). Le 3e acte surabonde de thèmes
LA MUSIQUE A L ETRANGER S87
et de rythmes polonais. « Le talent de Moussorgski revêt le carac-
tère d'une étonnante sauvagerie.... Tl n'a pas reculé [surtout dans la
scène de la mort de Boris] devant la crudité de certains effets. »
(César Cui.)
— Nicolas Andréievitch Rimsky-Korsakow, né le 8 mars 1844
dans une petite ville du gouvernement de Novgorod, appartient à
cette catégorie de musiciens russes qui firent de la composition
« un plaisir du dimanche ». En 1856, il entra à l'école de marine
de Pétrograd, tout en continuant à recevoir des leçons de piano,
rehaussées de quelques principes d'harmonie. En 1865, revenant
d'un voyage de trois années autour du monde, il acheva une sym-
phonie commencée avant son départ; c'est la première symphonie
russe: puis il donna le poème symphonique Sadko, la Fantaisie Serbe
pour orchestre, la 2e symphonie, Antar, et un certain nombre
de romances, puis (en 1872) l'opéra la Fille de Pskow (Pskowitjanka).
Là se termina la première période de sa vie. Jugeant insuffisantes
ses connaissances techniques, il renonça pendant quelque temps à
la composition, et se mit à l'étude du contrepoint. Dans sa seconde
période, il donna la Nuit de mai (1880), Sniegourotchka (ou la Fiancée
de Neige, 1882), Mlada, opéra fantastique, la Nuit de Noël, Véra
Chléoga (prologue de la Pskowitaine), la Fiancée du Tsar, le Tsar
Sultan, Servilia, Kochtchéï l'immortel, Pan Voyévoda, Kitéj, le Coq
d'or, et les œuvres purement instrumentales : le Conte féerique,
Shéhérazade, le Capriccio espagnol, éblouissant de couleur, la Troi-
sième Symphonie, la Sinfonietta, l'ouverture la Grande Pâque russe.
un concerto pour piano, un quatuor à cordes, une fantaisie pour
violon et orchestre.... Des compositeurs illustres, Glazounow, Liadow,
Withol, Arenski, Gretchaninof, Tchérépine, sont ses élèves.
Une partie de ces œuvres, exécutée seulement en Russie,
nous échappe. Nous ne jugeons ici le compositeur que
d'après les auditions de Paris. La Nuit de Noël est une
suite de « tableaux symphoniques mouvants » où se déploie
la plus riche imagination. L'introduction peint la sain le
nuit, froide et claire, dans un village petit-rus sien. Le
second morceau est une danse fantastique des astres :
mazurka, marche de la comète, étoiles filantes; viennent
ensuite des nuages qui éclipsent les astres. Le Sorcier
parait, assis dans son mortier, selon la tradition, au milieu
de son escorte. Après une « Dajise infernale », Vakoula
monte sur un cheval enchanté; les sorciers le suivent
jusqu'au moment où il aperçoit la capitale illuminée. Le
3e morceau représente une salle brillamment éclairée dans
le palais impérial; on entend lii une polonaise de l'époque
de Catherine II, qu'interrompt l'apparition du Diable. Le
!',88 LES COURANTS NOUVEAUX
4e morceau est encore une chevauchée aérienne, le retour
de Vakoula au milieu des sombres nuages. Enfin apparaît
l'étoile du matin : aurore, chansons des divinités du jour,
lever de soleil faisant scintiller la neige, cloches de l'église
du village, écho des chants religieux — Nous sommes bien
loin, on le voit, du type classique de V Oratorio de Noël.
Dans ce monde de légendes spéciales Rimsky-Korsakow
montre un génie tout oriental. Il a une richesse de formes
et de couleur qui parait inépuisable, un don d'invention
qui se renouvelle sans cesse. Dans cette musique, d'ailleurs,
rien n'est provocant et ne laisse paraître un parti pris de
singularité; le compositeur se meut dans le monde éblouis-
sant des contes avec l'aisance de Mozart dans la mélodie,
ou celle de César Franck dans l'expression religieuse. Il
est romantique par le sujet traité et par la couleur, non
par les licences du style, par son tempérament d'artiste.
Il y a un même usage de la légende dans Tsar Sultan
(suite d'orchestre inspirée d'un conte de Pouchkine), où
sont décrites les trois merveilles : celle de l'île heureuse,
avec sa cité aux coupoles d'or et ses jardins enchantés;
celle de l'écureuil chanteur, et celle de la belle princesse.
La musique du compositeur russe ne traduit certainement
pas tout cela avec la précision des mots; mais elle s'inspire
suffisamment de ces sujets pour sortir des formules banales
et créer un monde d'images où tout parait neuf.
Antar (suite orientale), c'est la solitude du désert et la
tristesse du héros qui fuit les sentiers des hommes; puis,
la grâce de la fée prête à s'évaporer; le repos dans la
lumière, au son des danses, et le réveil dans la solitude
implacable du désert; enfin les délices de la vengeance, les
délices du pouvoir, les délices de l'amour, délices exprimées
par un chant arabe d'une caresse si pénétrante que la
tristesse du héros se fond et s'évanouit, et qu'il meurt
ayant aux yeux la vision fugitive de la fée. — Sniégou-
rotchka est de 1880. Rimsky-KorsakofP avait déjà donné
des œuvres considérables, mais il n'avait pas encore écrit
un opéra. Le sujet de Sniégourotchka (la fiancée de neige)
a été emprunté par Ostroksky (1823-1886) à une légende
populaire russe. C'est une suite d'aventures charmantes,
parfois puériles, dans une nature familière, où les fleurs
LA MUSIQUE A L'ETRANGER 5 89
du printemps succèdent aux frimas russes, où les paysans
et le tsar fraternisent dans la simplicité de leurs cœurs, où
l'âme russe s'exprime avec sa naïveté, sa bonté, son idéa-
lisme, sa résignation. Sujet national, musique populaire et
nationale; neuf thèmes ou airs populaires ont été insérés
dans la partition; des imitations de cris ou de chants
d'animaux ; quand il n'y a pas de mélodie populaire direc-
tement transcrite, des rythmes populaires y sont employés.
Et cette matière est triturée et fondue, dans une richesse
d'harmonie où passent des séries d'accords de seconde, des
gammes tonales, et une variété dans l'orchestration qui lui
donne les couleurs les plus éclatantes. Dans Sarfko, œuvre
pénétrée de l'esprit et des formes de l'art wagnérien, on
voit un ménestrel, un pauvre guslar, toucher par le charme
de sa musique le cœur de Volkheva, la fille du roi de la
mer.
Dans Scliéhérazade, il y a une faculté d'invention sans
cesse renouvelée, une couleur rare, diverse, diffuse, unie à
des rythmes toujours imprévus. C'est une débauche de
fantaisie à la fois délicate et puissante. Les musiciens les
plus descriptifs de France et d'Allemagne semblent pâles
et écourtés à côté de Rimsky.
Sans prétendre donner une liste complète de ses œuvres,
nous ajouterons des chœurs a capella, une Sérénade pour
violoncelle, un Concerto en ut mineur pour piano, et une
foule d'autres compositions, cantates, fugues, pièces pour
piano, mélodies; enfin, un Cours pratique d harmonie fort
apprécié en Russie et en France.
— Glazoukow (1865) a été l'élève de Rimsky-Korsakoff; il a écrit
5 symphonies, des suites d'orchestre, de nombreux morceaux de
musique de chambre.
Son Stenka Rdzine, poème symphonique, est une œuvre curieuse,
très artistique, avec un peu d'empâtement et de lourdeur dans l'or-
chestre. En voici le sujet :
Le Volga, immense et placide. Les alentours du fleuve demeu-
raient paisibles, lorsque tout à coup apparaît le terrible ataman
Stenka Râzine qui, à la tète de sa horde féroce, dévaste tout, pille
les villes et les villages. Son bateau est magnifiquement paré ; il
porte sa captive, une princesse persane qui est sa maîtresse. Un
jour celte captive devient rêveuse : elle raconte qu'elle a eu un
songe qui lui a appris que Stenka serait tué, toute sa horde mise
590
LES COURANTS NOUVEAUX
dans les cachots, et qu'elle-même serait noyée. Ce songe se réalise.
Sur le point d'être pris par les soldats du tsar, Stenka dit : « Jamais,
pendant les trente années de mes courses, je n'ai offert de don au
Volga. Aujourd'hui, je lui donnerai ce qui est pour moi plus pré-
cieux que tous les trésors de la terre »'; et il précipite la princesse
dans les flots. La bande féroce chante gloire à son ataman, et tous
s'élancent sur les soldats du tzar Le commentaire de ce livret
fantastique est écrit avec une imagination qui rappelle parfois le
style de Rimsky-Korsakoff, avec moins de relief et d'originalité.
Dans ses symphonies (sauf la 3°, dédiée à Tschaïkowski, où l'élé-
ment national semble laissé de côté), Glazounow fait usage des
motifs populaires.
Il y a deux [motifs polonais dans sa lre symphonie; l'un dans le
trio du Scherzo
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l'autre dans le linale
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On trouve des thèmes russes dans YAndante de la 2" symphonie, et
dans laf partie du scherzo, équivalant au trio, de la 5eT:
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Glazounow a écrit une symphonie à programme, Au Moyen Age,
(op. 79), où il veut représenter « deux amants dans un château »
[sic, premier allegro en mi bémol), un violoneux macabre qui n'est
autre que la Mort (II), un troubadour (III). avec une marche des
Croisés (finale). En général, la musique de M. Glazounow est dis-
tinguée, un peu terne. C'est un disciple assagi des Cinq.
— M. Igor STRAwiNski (1882) en est le continuateur exaspéré et
exagéré. D'une richesse d'imagination étonnante, d'une audace artis-
tique invraisemblable, imposant à nos oreilles des groupements de
notes qui les offensent et qu'elles refusent, cultivant la dissonance
comme le mode d'expression normal, et l'intervalle de seconde
comme le plus beau, ajoutant une musique hors de tout bon sens,
mais éblouissante, à des livrets parfois charmants, parfois absurdes,
mais toujours hors de toute vérité, ayant jeté au surplus, sur le
LA MUSIQUE A L ETRANGER 591
ballet russe, un éclat incomparable, il est eu train d'exercer, par son
étrangeté et ses défauts plus peut-être que par ses qualités, une
influence fâcheuse sur les jeunes compositeurs. L'art de M. Stra-
winski ne saurait être imité. Son premier ballet, l'Oiseau de feu,
a été joué à l'Opéra en 1910 : œuvre d'originalité délicieuse. Nous
sommes transportés en plein conte oriental, dans un décor irréel,
parmi des costumes éblouissants et des musiques raffinées. Le Pré-
lude à l'Après-midi d'un faune, visiblement apparenté à cet art-là,
parait classique et très sage à côté. C'est, au surplus, une merveille
de couleur, un enchantement pour les yeux et les oreilles. Le ballet
de Petrouchka met en scène des poupées animées : un drame de
marionnettes. Ballerine préfère le Maure, pourtant bête et méchant, à
Petrouchka, dont les manières bizarres lui déplaisent. 11 y a des
scènes de tziganes, des fêles populaires, etc. Le Maure tue Petrouchka
qui meurt sur la neige, entouré par la foule en fête. Et tous rede-
viennent poupées, cependant que le spectre de Petrouchka apparaît
et sème l'épouvante : symbolisme et puérilité ! M. Strawinski a
expliqué son ballet le Sacre du Printemps, « scènes de la Russie
païenne en 2 parties », dans une intéressante interview : après avoir
dit que de l'Oiseau de feu à Petrouchka, il y avait le chemin qui
sépare la fable fantastique de la généralisation humaine — , il ajoute :
« Le Sacre du Printemps ne fait plus appel à l'esprit des contes de
fées, ni à la douleur et à la joie humaines : l'auteur s'efforce vers
une abstraction un peu plus vaste... il a voulu expliquer la sublime
montée de la nature qui se renouvelle, la montée totale de la sève
universelle ». Et il nous présente une série de personnages symbo-
liques : des « adolescents qui ne sont pas des êtres formés, dont le
sexe est unique et double comme celui de l'arbre », une vieille
femme qui possède les secrets de la Nature; les adolescents sont
les « augures printaniers » qui marquent le rythme du printemps ;
ils se partagent par groupes à droite et à gauche : « C'est la forme
qui se réalise, synthèse du rythme, et la chose formée produit un
rythme nouveau ». Puis vient l'ancêtre, le Sage qui, étendu sur le ventre,
bras et jambes écartés, embrasse la Terre, et ne fait qu'un avec elle.
Enfin, l'Elue, celle que le printemps doit consacrer, représente « la
purification du sol » et accomplit la « danse sacrale », etc. En somme,
après avoir appliqué le ballet aux poèmes de rêve, M. Strawinski s'en
sert pour exposer une théorie philosophique. Il est à craindre que
celte conception ne s'accorde pas, avant longtemps encore, avec notre
mentalité latine, qui. certes, ne répugne pas aux spectacles de pure
fantaisie, ni à une musique plus profonde et plus substantielle que
le simple divertissement, mais qui a besoin avant tout de com-
prendre et de voir clair. La musique dtf Sacre du Printemps est le
produit d'une imagination débordante, débridée, mais vivante, et
brillante; ses dissonances agressives n'empêchent pas d'en admirer
la couleur et la variété. M. Strawinski poursuit sa carrière, qui
est loin d'être achevée : l'avenir le jugera mieux que nous ne pouvons
le faire. M. Strawinski a aussi donné à l'Opéra, en 1917, les Abeilles.
pièce symphonique avec figuration chorégraphique, jouée aupara-
592 LES COURANTS NOUVEAUX
vant aux Concerts Secchiari, et qui est une œuvre de début contem-
poraine de V Oiseau de Feu.
— Antoine Rubinstein (1829-1894) est en marge de cette lignée de
musiciens nationaux. Il a été admiré dans les villes des deux
mondes, où la musique est en honneur, comme un pianiste de génie.
Les derniers concerts qu'il donna à Paris, salle Erard, coïncidèrent
avec la présence de Francis Planté qui, à la salle du Conservatoire,
jouait le concerto en sol de Mendelssohn. Rubinstein n'avait pas la
pureté de jeu de Planté, pas plus que la correction de Hans de
Bùlow à qui on l'a souvent comparé; quelques « accrocs » dont il
exagérait le nombre en plaisantant, et qui paraissent excusables si
Ton songe qu'il était presque aveugle, auraient pu être relevés dans
ses exécutions. Malgré son extraordinaire puissance et son agilité
de main, il ne ressemblait pas davantage à Liszt, dont les plus
grands triomphes étaient dus à l'étalage du moi. Au lieu de raffiner
sur les chefs-d'œuvre et d'y mêler constamment sa personnalité,
Rubinstein s'identifiait à eux avec la tranquille sûreté de l'instinct
musical, et, par une interprétation large et simple, où dominait
toujours le sentiment du caractère et de l'ensemble, les faisait agir
directement sur l'auditeur. En l'écoutant jouer une sonate de
Beethoven, on ne songeait pas à admirer un virtuose du clavier : on
était en communion avec la pensée de Beethoven; et le plaisir de
l'oreille était une révélation pour l'esprit. Par là, Rubinstein faisait
une impression profonde, non pas seulement sur les professionnels
de l'enseignement pianistique (pour lesquels il répétait gratuitement
chacun de ses concerts), mais sur quiconque avait un cœur et une
âme. Il faisait couler des larmes en jouant la marche funèbre de
Chopin; et cela sans recherche subtile de « nuances » dans le
détail, par la simple et juste adaptation de l'interprète au sentiment
de l'œuvre interprétée. Il était naturel qu'on lui attribuât le même
génie qu'aux grands maîtres dont il jouait les plus belles œuvres :
il ne faisait qu'un avec eux.
Il naquit dans la Podolie ; sa famille, d'origine juive, s'était
convertie à l'Eglise orthodoxe. D'abord propriétaire terrien et agri-
culteur, son père vint s'établir à Moscou, où il créa une fabrique de
crayons et d'aiguilles. Sa mère, fort instruite et pianiste, lit sa
première éducation. A l'âge de dix ans, il fut conduit à Paris, pour
entrer au Conservatoire, mais ne fut pas mieux accueilli que dix-sept
ans auparavant le jeune Liszt. En compagnie de son maître, Alex.
Villoing, il fit sa première tournée de concerts en Europe, en
1841-3. De 1844 à 1846, il eut, à Berlin, les leçons de Dehn.
En 1848-9, il est à Vienne, vivant de leçons particulières; en 1854,
il donne au Gewandhaus de Leipzig un concert retentissant qui
inaugure sa période de tournées triomphales et de gloire mondiale,
interrompue par la création et la direction du Conservatoire de
Pétrograd, 1862-7, reprise en 1887-1890.
Après ses concerts donnés en Amérique, à Paris et dans l'Europe
entière, Rubinstein eut la mentalité bien connue de ses confrères :
son ambition dédaigna la gloire de grand pianiste et n'attacha
LA MUSIQUE A L'ÉTRANGER 593
d'importance qu'à celle de grand compositeur. Ce dernier titre, il
le rechercha avec une fierté passionnée, mais avec moins de
bonheur que le premier, opposant à certains demi-succès des juge-
ments parfois trop sévères sur ses contemporains, et une aigreur
qui s'est manifestée dans ses 50 ans de souvenirs (2° éd., 1895), et dans
l'Art et les maîtres (1892). Son œuvre est très considérable; si elle
n'a pas, numériquement, la même ampleur que celle de Liszt, c'est
que Rubinstein n'a pas pratiqué l'art secondaire et relativement facile
de 1' « arrangement » ou de la « variation » ; mais elle est très
riche en compositions d'ordre élevé. Les lieder et la musique pour
piano seul n'en forment qu'une faible partie : Fantaisies pour un
et deux pianos (op. 73), Romances sans paroles, Etudes (op. 23, 81),
Barcarolles à 2 et 4 mains (op. 50, 89, 103), Sonates (op. 12, 20, 41,
100), Sérénades (op. 22), Suite (op. 38), Cinq Concertos, dont le 4e
en ré mineur (op. 70) est particulièrement remarquable. Il y a dix
opéras : les Chasseurs sibériens, joué à Weimar en 1854; la Ven-
geance, Dimitri Bunskoj, 1851 ; Toms le fou, qui eut un brillant succès
en 1853; les Enfants de la plaine (Vienne, 1861); les Maccabées,
1875, et Néron, 1879, qui furent écrits pour Hambourg et Berlin : ce
sont peut-être les plus importants, mais ils n'obtinrent qu'un petit
nombre de représentations; le Démon, 1875; Kalaschnikoff, le
Marchand de Moscou, 1880; Gorjuchka , 1889. La musique de
chambre avec piano comprend 3 sonates pour violon, 2 pour violon-
celle, dont l'une, en ré majeur, est d'une réelle beauté; 3 pièces
pour violon, alto et violoncelle (op. 11), 5 trios, dont l'opus 52, en
si majeur, était promu, par Bùlow, à la dignité de chef-d'œuvre
beethovenien ; un quatuor et 2 quintettes dont un pour instruments
à vent. La musique de chambre sans piano est représentée par
10 quatuors à cordes, un sextuor et un octuor à cordes. Les grandes
œuvres pour orchestre sont : les 6 symphonies, dont Y Océan
(op. 42, en ut majeur) est la plus connue (la 5e, en sol mineur, est
la Symphonie russe) ; la Fantaisie Eroica, la Suite en mi bémol
majeur; les 3 poèmes symphoniques Faust, Iwan IV. Don Quichotte,
4 Ouvertures, les oratorios le Paradis perdu (exécuté à Weimar
en 1851, sous la direction de Liszt), la Tour de Babel (joué à Dus-
seldorf en 1872), et Moïse (Prague, 1894).
Cette musique a de sérieuses qualités d'élégance et de couleur,
sans l'originalité indispensable pour être classée au premier rang.
Elle est caractérisée par un éclectisme brillant, où l'on trouve
l'influence de Schumann et de Mendelssohn, de Berlioz et de Liszt,
mais où manque cette fougue d'imagination, cette intensité de
sentiment, en un un mot celte puissance de la personnalité qui
constituent le romantisme. Elle est un peu improvisée, formelle,
sans profondeur suffisante, néo-allemande, ou, exactement, cosmo-
polite beaucoup plus que russe, sauf quelques ouvrages de la
dernière période où apparaissent des tendances au nationalisme.
Elle est surtout agréable dans les pièces pour piano où le composi-
teur adopte une ordonnance classique et où sa pensée s'élève à une
hauteur moyenne. Il a voulu s'emparer des genres supérieurs; il
Combahieu. — Musique, III. 38
594 LES COURANTS NOUVEAUX
semble qu'il y atteigue moins par l'élan direct du sentiment et de
l'inspiration que grâce aux ressources débordantes et transformées
d'une incomparable maîtrise pianistique.
— Le cas de Rubinstein n'est pas sans analogie avec celui d'un
musicien non virtuose qui fut plus compositeur, au sens technique
du mot, et mania l'orchestre avec un talent plus spécial, mais
s'exposa aux mêmes dangers en voulant rivaliser avec les maîtres
méridionaux : Peter Tschaikowsky (1840-1893). Bien qu'il ait fait
ses études au Conservatoire de Pétrograd, où il fut professeur
d'harmonie de 1866 à 1877, Tschaikowsky s'est formé à l'école de
Schumann et de Berlioz. Il y a de lui une quinzaine de pièces très
diverses pour piano, qui ont une grande saveur originale; tout le
reste de son œuvre souffre de comparaisons écrasantes auxquelles
est nécessairement soumis un art pseudo-classique, pseudo-roman-
tique, d'un caractère un peu cosmopolite, arrêté à mi-chemin de
toutes les cimes où régnent les maîtres modernes. C'est élégant,
distingué, d'un pathétique tiède et d'une imagination tempérée,
où la pensée, parfois lente et laborieuse, laisse sentir quelques
longueurs d'écriture; on aimerait cependant à sauver, de cet
ensemble si honorable, un assez grand nombre de pages pleines de
grâce et d'une poésie expressive.
Tschaikowsky a écrit, sur textes russes, dix opéras, dont un seul,
Eugène Oneguine (1879), a été joué hors de la Russie (Hambourg, 1892),
sans succès plus durable que les autres, et quelques ballets, dont
l'existence fut éphémère. Ses grandes et principales compositions
sont : les six symphonies, dont la 3e en mi mineur, op. 64, et surtout
la dernière, la Symphonie pathétique, op. 74, figurèrent assez long-
temps aux programmes des concerts; les poèmes symphoniques :
l'Orage, Francesca de Rimini, Manfred, Roméo et Juliette, Hamlet,
1812; la Sérénade pour orchestre à cordes, op. 48, le Caprice italien,
op. 45, Y Ouverture triomphale et YOuverture solennelle (op. 15 et 49),
la Marche Slave, op. 31, la Marche du Couronnement. Dans la
musique de concert, on peut signaler la Fantaisie pour piano et
orchestre (op. 26), le Caprice pour violoncelle et orchestre (op. 62),
un concerto de violon et 2 concertos de piano; la musique de
chambre, qui compte 3 quatuors à cordes, et un sextuor intitulé
Souvenir de Florence (op. 70), est peu étendue. Pour la musique
vocale, il y a neuf recueils de mélodies, d'un tour fort aimable, un
recueil de duos, 2 messes, une Cantate du Couronnement pour soli,
choeur et orchestre.
— La Pologne n'a manqué ni de symphonistes ni de compositeurs
pour le théâtre, pas plus que de virtuoses; mais elle n'a pas déve-
loppé jusqu'à la hauteur d'un drame lyrique les éléments nationaux
qu'elle a si bien mis en œuvre dans les genres secondaires. Elle n'a été
vraiment nationale que dans les mélodies détachées et dans les danses ;
et Chopin reste, pour cette raison, son représentant le plus exact.
Après les vieux opéras — il y en a 19 — de Xaver Elsner
(1769-1864) et de Kasimir Kuprinski (1785-1857) qui, jusqu'en 1826,
LA MUSIQUE A L ETRANGER 595
écrivit, non sans succès, 26 ouvrages pour l'Opéra de Varsovie dont
il fut directeur, une place d'honneur revient à Stanislaw Moniuszko
(1819-1872), qui exerça en Pologne toutes les hautes fonctions du
musicien, et écrivit 12 opéras, dont Halka (1847) a pu être considéré
comme le premier opéra national. Ign. Fél. Dobrzynski (1807-1867),
pianiste, fils de pianiste, auteur de polonaises renommées, ami de
Chopin, compositeur surtout estimé pour sa musique de chambre,
a écrit un seul drame lyrique, le Flibustier (1861). A Ludwig
Grosmann, né en Russie (1835) et formé en grande partie à Berlin,
un des fondateurs de la « Société musicale de Varsovie », on doit
deux opéras : le Pêcheur de Palerme (Varsovie, 1867) et YEsprit du
Wùyewode [ibid., 1873). Des œuvres de moindre importance ont été
écrites par Stanislaw von Duniecki, Guniewicz, Peter Studzinski.
Posen a vu représenter en 1874 Cyganka (la tzigane), opéra de
Boleslaw Demlinski: et Lemberg, en 1885, Konrad Wallenrod, opéra
polonais de Ladislau Zelinski.
L'école polonaise contemporaine s'honore d'avoir à sa tète
Paderewski (1859), virtuose du piano comme Rubinstein, avec peut-
être moins d'autorité olympienne et plus de nerf, auteur de nom-
breuses pièces de piano et de mélodies, et qui a composé une
Symphonie de vastes proportions où il a mis toute la flamme d'un
patriotisme ardent, d'une foi inébranlable dans les destinées de la
Pologne, et avec cela, une science de l'orchestre et de l'harmonie,
une invention mélodique et une noblesse d'accent qui font de cette
composition enflammée, tendre et guerrière, une œuvre de haute
valeur; il n'y manque, pour être un chef-d'œuvre accompli, que la
mesure, le médiocre aliquid, comme disaient les Latins, ou « une
juste grandeur », selon la traduction de ce mot donnée par notre
Racine.
— Tchèques. L'école tchèque compte des maîtres de premier
ordre, comme Dvorak, Fibich, Otakar, Ostreil, Joseph Suk,
J. Foerster, etc. Son fondateur est Smetana (1824-1884) : il a tout
créé, l'art, le public et le théâtre tchèques. Il a composé 8 opéras
écrits sur des paroles tchèques, les Brandebourgeois en Bohème
(Prague, 1863), la Fiancée vendue (1866), Dalibor (1867), Libuse
(1872), les Deux Veuves (1874), le Baiser (1876), le Secret (1878),
le Mur du Diable (1882), trois quatuors, un trio, diverses pièces
pour orchestre; douze chœurs sans accompagnement, des mélodies,
de nombreuses pièces pour piano, deux pièces pour piano et violon.
Parmi ces œuvres, il en est trois qui ont joui d'une grande
renommée : Libuse, opéra, ou plutôt grand tableau dramatique dans
le genre héroïque; la Fiancée vendue, opéra-comique en 3 actes,
du genre léger, dont la musique, puisée aux sources populaires,
est d'une écriture plus soignée; enfin Ma Patrie, qui est un cycle
de poèmes symphoniques inspirés de la légende, de l'histoire, de la
beauté naturelle de la Bohème. Bien qu'il ait pratiqué la déclama-
tion lyrique à la manière de Wagner, Smetana se réclame surtout
de Berlioz, de Liszt et d'Auber. Son œuvre n'a peut-être pas une
596 LES GOURANTS NOUVEAUX
grande originalité, mais elle possède, avec la distinction, un certain
parfum slave que ses adeptes ne veulent pas confondre avec le
slavisme oriental des Russes.
Dvorak Anton (1841-1904) est né et mort à Prague. Si Smetana
a créé l'opéra tchèque, Dvorak est le fondateur, dans son pays, de la
symphonie et de la musique de chambre. Dans les cadres classiques,
il a jeté des formes mélodiques et des rythmes, des harmonies et
des modulations où Ton sent fortement le caractère slave. On a
de lui 5 symphonies, 3 ouvertures (Dans la Nature, le Carnaval,
Othello), cinq poèmes symphoniques (VOndine, la Sorcière, le Fouet
doré, le Pigeonneau, le Chant héroïque). La symphonie en mi mineur,
le Nouveau Monde, a été jouée aux Concerts Lamoureux en 1906;
c'est une œuvre de franchise, de libre allure, indépendante de
toute école et de tout système, qui est moins une symphonie qu'une
suite de thèmes populaires ou originaux qui se croisent et s'enlacent
dans des rythmes qui sont un enchantement. Au théâtre, il a donné
des partitions considérables : trois grands opéras : le Roi et le
Charbonnier, Dimitri, Jacobin; des opéras-comiques : les Tétas, le
Malin paysan. Dans ses dernières œuvres dramatiques, le Diable
et la Luronne, la Naïade, il a été influencé par l'évolution moderne
de la musique et a renoncé, comme Wagner, à l'ancienne forme de
l'opéra divisé en airs et ensembles. Dvorak est un artiste éminem-
ment national. Il a emprunté aux thèmes populaires de son pays
slave les motifs de plusieurs de ses compositions (Danses slaves,
Rhapsodie, Humoresques, etc.). L'influence de Wagner, de Liszt ou
de Brahms, encore visible, n'a pas étouffé cette puissante personna-
lité, faite de générosité, de joie et d'idéalisme.
Joseph Suk, dans sa pièce symphonique Praga, a célébré les
principaux épisodes historiques de la célèbre métropole des Slaves
occidentaux : il a exprimé un ardent patriotisme dans celte œuvre
poétique et brillante autant que sincère. C'est une musique qui est
bien nationale et n'est apparentée à aucune influence étrangère.
Zdenko Fibich (1850-1900) a composé des opéras : la Fiancée de
Messine, Sarka, la Chute d'Arcone; des poèmes symphoniques :
Zaboj, Slavoj, Ludick, tirés comme Sarka de légendes tchèques;
une trilogie, Hippodamie, composée de 3 drames remplissant chacun
une soirée: de la musique de chambre, des mélodies, etc. Son
œuvre est d'écriture solide, pénétrée de poésie; elle trahit l'influence
de Wagner, de Schumann et surtout de Smetana.
J. Foerster a fait jouer des pièces de musique de chambre, divers
ouvrages symphoniques, dont une Suite en 5 parties pour grand
orchestre, Cyrano de Bergerac, qui est pleine d'idées poétiques,
ingénieusement exprimées. %
Henri Hantich a publié une Anthologie de « musique tchèque »
(Prague et Paris, 1908) où l'on trouve des pièces pour piano de Sme-
tana, de Dvorak, de Fibich, des mélodies tziganes de Ch. Beude, des
esquisses de Foerster, une scène de Kovarovic, des compositions
de Novak, Suk, Kropil, Ostrul, des chants nationaux tchèques,
moraves et slovaques, harmonisés par Malat, Pivoda, Novotny.
LA MUSIQUE A L ETRANGER 597
Les Scandinaves. — Danois, Suédois, Norvégiens, Fin-
landais.
La musique des peuples Scandinaves a, suivant leur récent
historien, Walter Niemann, plusieurs caractères généraux
communs. Dans les différents pays du Nord de l'Europe,
les compositeurs du xixc siècle se sont inspirés surtout de
la musique et du lied populaires; celui-ci est d'ailleurs fort
différent suivant les régions : construit d'après le système
tonal de l'Occident en Danemark et en Suède, par exemple,
tandis que la Norvège et la Finlande conservent avec plus
de fidélité les anciens « modes » liturgiques du moyen
âge. Autre caractéristique commune à trois de ces quatre
pays (la Norvège étant exceptée) : la musique dramatique y
est peu florissante à la fin du xixc siècle. Les Scandinaves
se vouent plutôt à l'expression de sentiments intimes que
le lied, le chant choral, la musique de chambre reflètent
plus fidèlement et qui sont en harmonie avec le caractère
d'une nature profondément mélancolique. La musique
instrumentale y est aussi cultivée, et est restée attachée
longtemps à la discipline de l'école de Leipzig. Si Chopin
a beaucoup influencé l'école Scandinave, l'art et l'exemple
de Mendelssohn et de Schumann ont fortement discipliné
ses inspirations, en lui imposant les formes classiques.
Berlioz et Liszt, à la différence de ce qui s'est produit en
Russie, n'ont pas eu beaucoup d'action sur les Scandinaves;
Wagner ne leur a été bien connu qu'après 1870. Un autre
trait commun à l'Europe du Nord, c'est la centralisation de
la vie musicale; sauf en Norvège, ce sont les capitales :
Copenhague, Christiania, Helsingfors qui, comme Paris
pour la France, résument ou dirigent respectivement tout
le mouvement musical du pays.
— Danois. Les deux compositeurs qui ont donné à la musique
danoise une orientation nationale, au début du xixe siècle, sont alle-
mands de naissance : Christoph Weyse (né à Altona en 1774, mort
à Copenhague en 1842), et Friedrich Kuhlau (né à Lunebourg en
1786, mort à Copenhague en 1832). Le premier écrivit surtout pour
l'église, et, pour le piano, des sonates où se fait sentir l'influence
de Fhil. Em. Bach ; il fit représenter aussi un certain nombre d œuvres
dramatiques. Son art s'imprégna à un tel point de l'esprit de son
pays d'adoption, notamment dans ses lieder, qu'on a pu le consi-
dérer comme le créateur d'une musique vraiment nationale et à la
598 LES COURANTS NOUVEAUX
fois très originale; il n'a pas eu de modèle, dit M. Behrend qui lui
a consacré une étude (dans Die Mùsik, août 1904). Il remit en
honneur les vieux chants du pays et sut les utiliser avec succès
dans ses opéras. Kuhlau, dont le nom se perpétue grâce à des Etudes
de piano célèbres, fut son contemporain et son rival ; moins fonciè-
rement danois cpue Weyse, il se consacra à la musique dramatique
et son Râuberburg (poème d'Œlenschlager) est demeuré célèbre,
ainsi que son Elfenhùgel, « où il a directement transplanté sur la
scène le lied populaire danois » (Niemann). Son œuvre se ressent
d'ailleurs d'influences diverses : notamment de Cherubini, Weber,
Mozart, Rossini et Boïeldieu. Il connut Beethoven, et l'estima
jusqu'à un certain point, dit M. Behrend. A. P. Berggreen (1801-
1880), élève de Weyse, Edv. Rassunissen (1776-1860), auleur de
Y Hymne national, Fr. Bredal (1800-1864), continuent, soit au
ihéâtre, soit dans le lied, la tradition inaugurée par les deux maîtres.
Joh. Peter Émil Hartmann (1805-1900) est le véritable créateur de
l'Ecole nationale Scandinave. « Les rêves de notre jeunesse, a dit
Grieg, l'ont hanté depuis des générations. » Son œuvre considérable
comprend environ 200 compositions, religieuses, chorales, drama-
tiques, symphoniques, dont la plupart sont « imprégnées du senti-
ment spécifiquement nordique au plus haut degré » (Niemann).
Son gendre, Niels Gade (1817-1890), a laissé à l'étranger une
renommée plus durable que celle de Hartmann. Son œuvre pure-
ment symphonique, mélodique et chorale, qui, selon l'expression de
Spitta, (( appartient non seulement à sa patrie, mais au monde »,
est (( saturée du sentiment national » savamment allié aux formes
de la musique « continentale », que Gade avait étudiée par toute
l'Europe, et notamment à Leipzig (où il dirigea, en 1844, les concerts
du Gewaiidhaus, en l'absence de Mendelssohn), avant de se fixer
en Danemark. A côté de ce représentant le plus éminent du
romantisme Scandinave, on cite Émil Hartmann (fils du précédent)
(1836-1898); A. Heise (1830-1870), le plus grand compositeur danois
de lieder; August Winding (1835-J 899), élève aussi de Leipzig, et
dont Part est plus discrètement national ; Émil Hannemann (1840-
1906); Asger Hamerik (1843), que Berlioz tenait en haute estime
(auteur de Y Hymne à la Paix, composé pour l'Exposition de 1867;
il vécut longtemps en Amérique); August Enna (1860), compositeur
dramatique, chez qui se combinent les influences de Mendelssohn,
de Meyerbeer et de Wagner; Otto Malling (1848), directeur du
Conservatoire; Lange Muller (1850) ; Bendix (1851) ; Schytte (1848),
Cari Nielsen (1865), Borresen (1876), etc. Les uns et les autres
subissent des influences étrangères, soit allemande, soit italienne
moderne, et s'éloignent de la tendance romantique nationale de
Gade et de Hartmann, qui restent, après Weyse, les repré-
sentants les plus caractéristiques de la musique danoise au
xixe siècle.
Les études musicales sont florissantes en Danemark. Le Conser-
vatoire, fondé à Copenhague en 1867, par un mécène, Moldenhauer,
compte environ 130 élèves ; les concerts y sont nombreux et fréquents.
LA MUSIQUE A L ETRANGER . ^99
Le théâtre d'opéra a pour premier chef le compositeur Svendsen
(d'origine suédoise).
On doit à M. William Behrend une Histoire de la musique, parue
en 1905, à Copenhague.
— Suédois. Après avoir subi l'influence française au xvme siècle,
jusqu'à la période gluckiste, la Suède, il y a un siècle, eut un réveil
national dans son art comme dans sa littérature. De 1814 à 1816,
A. Afzelius (1785-1871) et G. Geiger (1783-1847) publiaient des
recueils de chants populaires; et en 1814, O. Aalstrôm et Afzelius,
des danses populaires; J. C. F. Hœffner (1759-1833) en donnait peu
après des arrangements, et publiait des chœurs du xvne siècle (1819-
1821), rassemblant ainsi des matériaux que les compositeurs de la
péninsule allaient mettre en œuvre pendant tout le siècle. Il y eut
alors une pléiade de compositeurs de lieder suédois parmi lesquels il
faut citer, outre Hœffner lui-même : B. Crusell, encore sous l'influence
allemande, comme Hœffner (1775-1838), J. E. Nordblom (1788-1848),
Fr. Lindhlad (1801-1879), J. A. Josephson (1817-1880), G. Wenner-
berc (1817-1901), J. Hallstrôm (1816-1901), J. Dannstrom (1819-1897).
La musique chorale est, pendant le même temps, cultivée par
Otto Lindblad (1809-1864), auteur de l'hymne national, Wennerberg,
Kapfelmann(1790-1851), Frieberg, O. Tullberg (1796-1853), O. Laurin
(1813-1853). Quant au théâtre, ouvert en 1812, un seul compositeur,
d'origine française, Ed. Du Puy (1771-1822), mérite d'être cité à
cette époque, pour un opéra, Ungdoin og Galskab (1806), écrit sous
l'influence de Méhul et de Rossini, mais il est le premier qui tenta
d'utiliser le folklore Scandinave. Il eut pour imitateur un Italien,
Foroni (1825-1858), qui donna une Cristina di Svecia. La Suède
montrait alors une prédilection pour la musique dramatique italienne
et, lorsqu'une troupe vint du midi à Stockholm, en 1848-49, elle y fit
connaître avec grand succès Bellini, Donizetti et Rossini. A cette
tendance étrangère, succéda une réaction, avec Ivar. Hallstrôm (1826-
1901), qui est considéré comme le Glinka suédois : <c II éleva à la
hauteur d'un principe, dit Niemann, la transplantation, sur la scène,
de la mélodie populaire suédoise ». Son œuvre capitale, jouée même
en Allemagne (à Munich et à Hambourg), Den Bergtagna (le Roi des
Montagnes), parut en 1874. A côté de Hallstrôm, se place P. A. Olander,
auteur de Blenda. Malgré les efforts de quelques-uns, le répertoire
dramatique vit surtout d'emprunts étrangers. Une autre gloire
dramatique brillait alors pour la Suède : celle de Jenny Lind,
l'illustre cantatrice (1820-1887), qui eut en Mme Christine Nillson
(née en 1843) un digne successeur. L'école suédoise est plutôt
intéressante par ses compositeurs pour orchestre et chœurs : Franz
Berwald (1796-1868), estimé de Biïlow et de Liszt, auteur d'Estrella
et Soria et de 8 symphonies; Albert Rubenson (1826-1901), qui étudia
à Leipzig; Ludwîg Norman (1831-1885), qui écrivit surtout pour
piano (sa femme, Norman-Néruda, fut une violoniste célèbre);
Aug. Sodermann, « réformateur du lied suédois », auteur de musiques
de scènes et de chœurs nombreux; J. Ad. Hagg (1850), « miniaturiste
600 LES COURANTS NOUVEAUX
de piano ». fortement influencé par Mendelssohn, Gade et Schumann ;
C. Nordquist (1840), qui fut premier chef de l'Opéra, etc. — L'influence
wagnérienne, combinée avec celle de Liszt, ne s'est guère fait sentir
en Suède qu'à partir de 1872 : le compositeur Andréas Hallén (1886)
l'a particulièrement subie, bien qu'il continue à suivre, dans toute sa
production, au concert comme au théâtre, les tendances nationales
de l'Ecole; ses principales œuvres sont : Harald le Viking
(Leipzig 1881, puis Stockholm 1884), Hexfàllan, Waldemarskattan
(1899), IValdhorgs massa (1901); dans ses poèmes symphoniques
l'influence de Berlioz et de Liszt domine. W. Steniiammar (1871),
pianiste virtuose, de tempérament plus délicat que Hallén, s'appa-
rente plutôt à Brahms. Emil Sjogren (né en 1853), plus Scandinave,
se rapproche surtout du Norvégien Grieg. Peterson-Bekger (né
en 1867), dont les œuvres dramatiques sont wagnériennes, cherche
à fondre ensemble l'élément allemand et le folklore suédois ; il
a publié, en outre, des œuvres de musique de chambre, de musique
symphonique et un grand nombre de lieder. Hugo Alfren (né en 1872),
violoniste et compositeur, se consacre à la musique symphonique ;
il est considéré comme le maître du contrepoint en Suède. Il faut
citer encore, parmi les contemporains : Tar Aulin (1866), violoniste,
Erik Akerbeng (1860), organiste, R. Liljefers (1871), Patrie. Vret-
blad, Ad. Wiklund (1879), et plusieurs compositrices : Mmes Andrée
(1841), élève de Gade et de Norman, Netzel, Munktell, Valb. Aulin
et Alice Tegner. — Le Conservatoire de Stockholm a été fondé
en 1771, par Gustave III. Comprenant environ 170 élèves, il est
dirigé par O. Bolander depuis 1905. Une fondation Jenny Lind, de
100 000 couronnes, est partagée annuellement entre les élèves de
l'Académie de musique et ceux des Beaux-Arts. — Gothemberg
possède également une école de musique et des concerts populaires
nombreux. Smetana y dirigea la Philharmonique en 1856. A Upsal,
l'Université a un cours de musique depuis 300 ans. Au Conservatoire
de Stockholm, l'histoire de la musique est professée par M. Karl
Valentin (né en 1853), auteur d'une Histoire populaire de la
musique, et de nombreux lieder : Adolf Lindgren (1846-1905) et le
Dr Tobias Norlind, auteur d'une Histoire de la musique suédoise
(1901), se sont également consacrés à la musicologie.
— Norvégiens. En Norvège, comme en Suède, le début du siècle
fut marqué par un mouvement national en musique. Une famille
d'organistes, les Lindeman (1769-1887), y contribua surtout par la
publication que fit Matthias Lindemann (1812-1887) d'un recueil de
540 danses et airs populaires, dont la grande originalité a été ainsi
conservée : Thrane (1790-1828), Ole Bull, Kjerulf continuèrent
l'œuvre ainsi commencée. Ole Bull (1810-1880), génie excentrique,
qui parcourut le monde, comme une sorte de Paganini Scandinave,
fonda un théâtre national à Bergen, une colonie norvégienne en
Amérique, — où il se ruina, — et mourut à Bergen, après avoir
recommencé à parcourir le monde. Ole Bull est le musicien le
plus représentatif de l'École norvégienne avant Kjerulf (1815 1863) ;
LA MUSIQUE A L ETRANGER 601
celui-ci s'est fait une grande place comme compositeur de lieder.
Le lied est, en effet, une des formes préférées des compositeurs
norvégiens, que le théâtre ne tente pas beaucoup jusqu'à l'époque
moderne. Au cours du xixc siècle, il n'y a guère que quatre ou cinq
noms notables en Norvège : J. G. Conrudi (1820-1897); Tellefsen
(1823-1874), élève de Chopin; Udbye (1820-1889), auteur du premier
opéra norvégien, Fredkulla; O. Winter-Hljelm (1837J, le pianiste
Neupert (1842-1889), Jos. Beiirens (1820-1891), — avant d'arriver
à ceux universellemment connus ou glorieux de Svendsen (1840) et
de Grieg (1843-1907). Tous deux se sont tenus éloignés du théâtre
(de l'opéra du moins) et se sont fait exclusivement une réputation
au concert : le premier plus foncièrement et formellement classique,
l'autre avec une liberté plus grande et une originalité infiniment
plus marquée.
Entre eux se place Richard Nordraak, mort à 22 ans à Berlin, en
1866, auteur d'un chant patriotique célèbre : « Oui, nous aimons ce
pays ! » En 1864, Grieg, qui étudiait auprès de Gade à Copenhague,
rencontra le jeune et ardent Nordraak. « Il me tomba des écailles
des yeux, dit-il ; c'est par lui que j'appris à connaître les chants
populaires du Nord, et même ma propre nature. Nous nous conju-
râmes contre le scandinavisme efféminé de Gade, mâtiné de Men-
delssohn, et nous nous engageâmes avec enthousiasme dans la voie
nouvelle sur laquelle marche aujourd'hui l'Ecole du Nord. » Grieg,
avant de travailler avec Gade, avait étudié, à Leipzig de 1858 à 1863;
en 1865 il visita l'Italie, puis il vécut dans son pays; il fonda en
1867 une Ecole de musique à Christiania; voyagea encore, en Italie
et en Allemagne, et se retira à Bergen, en 1880; il y mourut le
5 septembre 1907. « Il est regrettable, a écrit H. Riemann, que
Grieg s'impose les limites de la caractéristique nationale, et que,
au lieu de la langue musicale universelle, il parle plus ou moins un
dialecte local. » (Dicl. de musique, art. Grieg.) « Certes, dit au
contraire M. Breithaupt, dans la langue universelle de la musique,
il ne parle qu'un dialecte, mais il le parle purement, et l'on doit se
réjouir qu'il le parle. » Mais, ajoute le même auteur, c'est à tort
que Bùlow le surnommait « le Chopin du Nord », car son talent est
(( bien plus froid et plus ferme » que celui du « Polonais français ».
[Die Musik, août 1905, p. 264 et 266.) L'œuvre de Grieg, sans être
très considérable, forme environ 80 numéros, lieder, romances et
œuvres diverses pour piano, pour piano et violon, suites d'orchestre
(Peergynt, Au temps de Holberg), quatuors, etc., qui ont conquis une
renommée universelle, et attiré l'attention du monde musical sur la
musique Scandinave. L'un des contemporains les plus notables de
Grieg est Christian Sinding (1856), qui étudia, lui aussi, à Leipzig
et. visita l'Allemagne avant de se fixer à Christiania. « Si l'art de Grieg
est lyrique avec une prédilection pour l'idylle, écrit W. Niemann,
la muse de Sinding est épique, elle est à la fois héroïco-ossianique :
ce compositeur est maître paysagiste du Nord dans la musique
moderne. » Compositeur de musique de chambre et de concert ,
Sinding a subi les influences de Wagner et de Brahms, et parfois
602 LES COURANTS NOUVEAUX
même celle des véristes italiens. A côté de Sinding, Johann Selmer
(1844) est considéré comme » le progressiste le plus radical du néo-
romantisme norvégien ». Son œuvre, exclusivement symphonique
et vocale, apparaît comme essentiellement cosmopolite d'inspiration.
Ce Scandinave promène alternativement ses auditeurs à Athènes,
dans les Flandres, en Orient, dans le Caucase, met en musique la
Captive et la Chanson de Fortunio. La musique dramatique, à
laquelle les grands maîtres norvégiens n'ont pas touché, compte de
moindres illustrations, telles que : Gerhard Sciuelderup (1859) qui
se fit jouer à Munich et à Dresde; Ole Olsen (1850); ils ont d'ail-
leurs, l'un et l'autre, produit des œuvres symphoniques n'ayant rien
de très spécialement norvégien au point de vue musical. Ce caractère
se perd encore plus avec des modernes qui, comme Halidan Clerc
(1879), composent des œuvres pour piano influencées par Chopin,
Liszt, Tschaïkowsky ; Siguard Lie (1871-1904), mort prématurément
après avoir donné de belles promesses ; Mmc Backer-Grondahl (1847),
et d'autres de moindre importance, que laisse loin derrière lui l'art
d'un Grieg ou d'un Sinding.
— Finlandais. L'art musical finnois n'a acquis uue certaine person-
nalité qu'avec Paccius (1809-1891), Allemand d'origine, qui devint, en
1834, directeur de la musique à l'Université d'Helsingfors. Plusieurs
chants, devenus nationaux, et plusieurs opéras, ont fondé sa popu-
larité. Robert Kajanus (1856), Wegelius (1846-1906) ont continué
son œuvre, qui, pour ainsi dire', a été parfaite par Jean Sibelius (1865),
dans les œuvres duquel s'exprime réellement et profondément l'âme
finnoise ; son Hcrbstabend [Soir d'automne) est triste comme sa Valse
triste : art un peu maigre et froid comme la bise du Nord, nu
comme un steppe, lent comme un iceberg flottant sur une mer du
pôle : mais çà et là, par lueurs rapides, apparaît un musicien de
grand talent. Les contemporains notables sont : Merikanto (1868),
Jannefeldt (1869), directeur du Conservatoire, Mielck, auteur de la
première symphonie finnoise (1897-1899), Hmari Krohn et Karl
Flodin. Pays de chanteurs par excellence, la Finlande a donné
plusieurs cantatrices célèbres; entre autres Aïno Acte et Ida Ekman.
Les Britanniques. — Peut-on donner au mouvement
qui se manifeste en Angleterre, depuis 50 ou 60 ans, le
nom de renaissance musicale?
Il suffit de constater que depuis un demi-siècle des
compositeurs nombreux ont abordé tous les genres avec
plus ou moins de succès, que la production musicale est
devenue très active et que certaines tendances originales
peuvent être incontestablement relevées. Le genre qui a
toujours eu la préférence de nos voisins d'outre-Manche
est l'Oratorio et l'on sait quelle a été chez eux l'influence
considérable des œuvres de Ha?ndel et de Mendelssohn.
LA MUSIQUE A L ETRANGER 603
Les chœurs y tiennent une grande place; les Anglais ont
une prédilection pour le chant choral; ils aiment parti-
ciper à l'exécution collective, ce que rend plus facile le
caractère de chœurs a grand effet, mais en réalité assez
simples.
Leur prédilection pour l'Oratorio ne les a pas empêchés
de s'intéresser aux œuvres dramatiques. Mais on constate
que les opéras étrangers joués en langue étrangère ont été
particulièrement goûtés. h'English Opéra semble avoir été
négligé sans avoir complètement disparu. Faut-il en trouver
la raison dans la difficulté de faire accorder la mélodie
avec l'articulation?
Nous relevons ainsi, vers 1860, deux genres dont l'un,
l'Oratorio, est florissant mais subit l'influence étrangère,
surtout celle de Hœndel et de Mendelssohn, tandis que
l'autre, portant davantage la marque anglaise, reste au
second plan.
Le mouvement tendant à favoriser l'apparition d'une
école nationale a pour but de soustraire la musique cho-
rale à l'action des deux maîtres que l'Angleterre avait
adoptés et de donner un peu plus de vitalité à YEnglish
Opéra. Mais la marche de ce mouvement est lente.
Nous nous bornerons, pour ce qu'on peut appeler la période
préparatoire de la renaissance, à signaler trois musiciens, Macfarren,
Sullivan et Mackenzie.
Macfarren (1813-1887), né à Londres, était fils d'un auteur drama-
tique. En 1834, il composait une symphonie en fa majeur et, quelques
années après, deux cantates : Jour de Mai et Noël, dans lesquelles il
s'inspirait de vieilles mélodies anglaises. Macfarren a exercé une
influence sur ses contemporains en développaut chez eux le goût
musical; on a de lui plusieurs études critiques. Dans la seconde
partie de sa vie, il a composé plusieurs oratorios : Saint-John the
Jiaptist (1873), Résurrection (1876), Joseph (1877) et King David
(1883).
Sullivan (Arthur) (1842-1892) s'est exercé dans tous les genres; il
fut à la fois pianiste, chef d'orchestre et compositeur. En 1880, il est
appelé à diriger la grande école musicale de Soulh-Kensington. Il
a remporté ses premiers succès avec les oratorios V Enfant prodigue
(1873), la Lumière du Monde, son œuvre principale, et le Martyre
d'Antioche (1880).
Mackenzie (Alexandre), né à Edimbourg en 1847, succéda en 1888
à Macfarren comme directeur de la « Royal Academy of Music »
d'Edimbourg. Il semble être un des premiers qui se soient dégagés
604 LES COURANTS NOUVEAUX
de l'influence étrangère, dans ses deux oratorios: Rose of Sharon
(1883) et Bethléem (1894)».
Les auteurs d'opéras de cette même époque ne sont guère plus
originaux : Bolfe (1808-1870), le plus ancien, « a improvisé, dit Fetis,
une vingtaine d'opéras peu remarquables par l'invention, mais où il
y a de 1 "instinct, un bon sentiment de l'harmonie et la connaissance
de l'instrumentation ». Benedict (Julius) (lSO'i-lSSo), fut élève de
Hummel pour le piano, puis, à Weimar, de Weber pour la compo-
sition; il a écrit pour le piano deux concertos, des sonates, des
fantaisies sur des airs italiens. Son principal opéra est le Lys de
Killarney, joué en Allemagne sous le titre de la Rose d'Erin, et à
Paris en 1865, au Théâtre-Lyrique, avec Mme Garvalho comme
interprète.
Sullivan (1842-1900) est le plus remarquable de cette lignée de
compositeurs. En 1877 et 1878. il a donné au théâtre de l'Opéra-
Comique deux ouvrages, le Sorcier et le Pinafore ; ce dernier fut bien
accueilli. Puis, une série de morceaux de chant et de danses pour
le Marchand de Venise, des ouvertures et de la musique de scène
pour la Tempête, les Joyeuses Commères, enfin un grand nombre
d'opérettes. C'est dans de pareilles œuvres de demi-caractère qu'il
s'est montré vraiment original. Le Mikado (1885), qui a obtenu un
grand succès, a été représenté sur le continent; mais ses autres
opérettes jouées seulement dans le pays d'origine ont plus de carac-
tère local et de saveur anglaise. Sullivan est un des principaux
initiateurs du mouvement actuel.
Après lui Mackenzie a tenu une place prépondérante, et a semblé
vouloir se dégager de l'influence étrangère dans ses trois opéras :
Colomba (1883), ihe Troubadour (1886) et Crickret on the heart (1902).
La période immédiatement contemporaine est plus intéressante;
c'est celle qu'on a pu qualifier de Renaissance anglaisa. Voici ses
principaux protagonistes.
Parry (sir Ch. Hubert) (1848), très populaire en Angleterre, est
considéré comme ayant au plus haut degré les qualités propres à
son pays natal. Ou a dit qu'il ne pouvait être véritablement compris
que par ses compatriotes. Il serait pour les Anglais, toute différence
dans le genre des compositions musicales mise à part, ce que
Massenet avec sa sensibilité particulière est pour nous. Parry reçut
à l'Université d'Oxford les leçons de Bennett et de Macfarren, puis
travailla avec Dannreuther (pianiste allemand et écrivain musical).
En 1880, il composa la musique de scène pour le Prométhéê délivré
1. Sans qu'elle ait la prétention d'être complète, nous donnons ici la liste
des principaux compositeurs de musique chorale de la fin du xix° siècle
avec l'indication de leurs œuvres.
1° Ouschy (Arthur) : Saint-Polycarpe. Agar (1873).
2° Baknett (John Francis) : La Résurrection de Lazare (1873). Le Paradis
et la Péri, le Bon berger (1876). La construction du vaisseau (1876).
3° Pauy (Joseph) : San] (1892).
4° Bennett (William) : Woman of Samaria (1867).
LA MUSIQUE A L ETRANGER 60'j
de Shelley, soli, chœur et orchestre. Déjà, dans cette œuvre, Parry
affirme sa personnalité et s'affranchit nettement de l'influence
mendelssohnienne. Il est poète en même temps que musicien ; sa
déclamation est juste. Il avait profité des leçons de Dannreuther,
qui lui avait fait connaître Wagner. Après Promélhée, il compose
l'ode funèbre la Gloire de noire sang et de noire purs (1883); Sirènes
sacrées (1887), une de ses meilleures inspirations, enfin plusieurs
oratorios. Judith (1889), Job (1892), le Roi Saiil (1894). Ces œuvres
importantes constituent le véritable titre de gloire de Parry. Ses
quatre symphonies eurent moins de succès. A partir de 1903 Parry
a écrit lui-même les poèmes de ses compositions musicales (odes
symphoniques) d'une grande pureté et noblesse de style, mais d'un
caractère un peu sévère. Enfin il a montré la souplesse de son talent
en écrivant de la musique de scène pleine de verve et d'humour pour
plusieurs comédies d Aristophane.
— Stanfort (Charles Williams), né à Dublin en 1852, s'est lié de
bonne heure avec Parry; ils ont marché côte à côte. Après avoir
quitté l'Irlande en 1870, et suivi les cours du Collège des Reines
de Cambridge, il fit un voyage en Allemagne. En 1876, il composa
de la musique de scène pour un drame de Tennyson, la Reine
Marie, ainsi qu'une symphonie; ces deux œuvres le firent connaître.
A ce moment il ne put faire représenter en Angleterre son premier
opéra, le Prophète voilé de Khorassan, à raison des préférences de
ses compatriotes pour l'oratorio ou la cantate: il dut le porter en
Allemagne, à Hambourg. Quelques années après, en 188't, un direc-
teur de théâtre, Cari Rosa, créa un théâtre spécial pour l'opéra
national joué en langue anglaise. Stanfort lui donna les Pèlerins de
Canterburr, œuvre dans laquelle on retrouve l'influence exercée sur
son auteur par le souvenir des Maîtres Chanteurs. Peu après Savo-
narole était joué sur la scène de Covent-Garden. Stanford revint
alors au genre préféré de l'oratorio avec les Trois enfants sauvés
qui eurent peu de succès, et la Revanche, cantate sur le poème de
Tennyson. Cette œuvre a une saveur anglaise particulière; elle
constitue un hommage solennel rendu aux héros de la mer et par là
correspond à un profond instinct britannique. Mais l'émancipation
ne fut pas définitive. Stanford subit encore l'influence de Verdi: il
s'inspire du maître italien pour sa Messe en sol (1892), pour son
Requiem (1897) puis pour un Te Deum (1898). On pourrait faire un
pareil rapprochement entre le Falstaff de Verdi et l'opéra Beaucoup
de bruit pour rien. L'heureuse inspiration qui avait marqué la can-
tate la Revanche, et l'influence du pays natal se retrouvent dans
l'opéra Shamus O'Brien (personnage légendaire), dont l'action se
passe en Irlande après la révolte de 1798: la partition est remar-
quable par les réminiscences heureuses des mélodies populaires,
une couleur locale accentuée, un charme très vif, enfin une marque
personnelle évidente.
— Avec Elgar (Edwar-William), né en 18Ô7, nous voyons alterner
les deux mêmes tendances contraires : recherche de l'originalité et
par intervalles soumission à l'influence allemande. En 1896, £lgar
606 LES COURANTS NOUVEAUX
fit exécuter un oratorio, La Lumière de la vie, puis une grande
cantate, le Bui Olaf. En 1898, il fut chargé d'écrire une cantate pour
le festival de Leeds : Caractacus, roi des Bretons, défait par les
Bomains. Parmi ses autres œuvres on remarque : 1° Enigme, thème
avec variations dans lesquelles s'annonce une grande originalité ;
2° une ouverture, Cockaigne, musique imitative ayant la prétention
de représenter le brouhaha des rues de Londres; 3° une ouverture,
In the South, écrite sous l'influence de Richard Strauss. Mais Elgar
ne pouvait se confiner dans la musique instrumentale; l'oratorio
qui reste toujours le genre préféré devait 1 attirer. Le Bêve de
Gerontius fut exécuté à Birmingham en 1900. C'est un oratorio d'un
mysticisme austère, écrit sur un poème du cardinal Newman.
(Gerontius a une vision : il est sur son lit de mort, mêlant à ses
prières l'aveu de ses fautes: ses amis l'assistent ainsi qu'un prêtre.
Son âme s'élève vers le séjour des béatitudes, réconfortée par un
ange, tandis qu'au loin on entend les clameurs et les plaintes de
l'enfer. Le ciel s'ouvre, et l'âme va comparaître devant le Juge.)
Elgar recherche peu les effets rares de l'instrumentation, mais il a
une puissante écriture chorale, de l'éclat (particulièrement dans le
chœur Gloire au suprême Boi dans le Ciel), de la couleur, quand il
peint les démons, de l'émotion (dans les appels de Gerontius au dieu
de miséricorde). La lr0 partie est la plus expressive; l'introduction
de la 2e et l'admirable thème de la conclusion font songer à César
Franck. On peut reprocher à l'ensemble certaines longueurs, et des
pages un peu froides.
Le Bêve fut suivi, en 1903, des Apôtres, et, en 1906, du Royaume,
qui présentent un moindre caractère d'originalité ; on les a rappro-
chés de la Rédemption de Gounod. Elgar se consacra ensuite à la
musique instrumentale avec deux symphonies et un concerto de
violon où l'on constate un retour vers la musique allemande.
Le plus jeune représentant de la musique britannique est Bantock
(Granville, 1868). En 1872, il fait jouer un opéra en un acte, Hœdmar,
écrit sous l'influence de Wagner. Associé avec quelques jeunes gens
enthousiastes, il fonde la Bévue musicale moderne qui parut de 1893
à 1896 et était destinée à favoriser le mouvement de rénovation
musicale. Après avoir donné diverses œuvres, les ouvertures de
Saûl et de Caïn, des scènes russes et anglaises, il succède à
Elgar, en 1908, comme professeur de musique à l'Université de
Birmingham; c'est à cette époque que sur une traduction libre d'un
poème persan, Oman Kha) gain, il compose une œuvre musicale
pour voix, soli et chœur, où l'on peut admirer, dit M. Streetfeild
« la variété inépuisable de la mélodie, de l'harmonie, du rythme
et de l'orchestration qui encadrent le poème persan avec un éclat
rayonnant. »
Un drame orchestral, tiré d'un conte de Robert Bourning, Fifine
à la foire, ne présente pas moins d'intérêt. Les trois personnages de
ee drame sont Don Juan, Elvire et la danseuse Fifine. Le poème est
animé. Le spectacle de la foire où Don Juan rencontre Fifine donne
lieu à. des morceaux pittoresques.
LA. MUSIQUE A L ETRANGER 607
Enfin, Atalante à Calydon mérite une mention à part. Daus cgtte
composition, Bantock a imaginé de se servir des voix conkne de
l'orchestre : il répartit les choristes dont il dispose en groupes de
dix voix en moyenne. Puis il réunit ces groupes de la manière
suivante. Quatre d'entre eux sont assemblés pour former un chœur
mixte complet : soprani, contralti, ténors et basses, ce qui donne à ce
chœur un rôle analogue à celui du quatuor d'instruments à cordes
dans l'orchestre. D'autres groupes de voix d'hommes ou de voix de
femmes sont constitués à part et s'opposent au groupe principal,
comme dans un orchestre les instruments à vent ou les cuivres au
quatuor. Cette tentative est curieuse; mais sa mise en pratique
entraîne certaines difficultés. On ne peut traiter comme un orchestre
une réunion de chanteurs même en les répartissant avec ingéniosité :
ce qui manquera, c'est la diversité des timbres. Toutefois, il est
intéressant de constater que l'Angleterre, qui a toujours manifesté
sa prédilection pour les masses chorales, nous révèle une recherche
nouvelle pour leur utilisation.
On peut citer aussi le nom de Cowen (Frédéric) dont les
nombreuses compositions ont obtenu un véritable succès dans les
concerts et les festivals, et celui de Cyril Scott.
Ce qui précède suffit à donner une idée de l'importance du mou-
vement qui s'est manifesté en Grande-Bretagne, et qui a obéi à des
influences diverses. Il reste à souhaiter que les compositeurs qui
vont succéder à ceux dont nous nous sommes occupé trouvent dans
le génie de leur race une source d'inspirations qui leur permette de
créer un art national.
Les Américains (É.-U.). — La musique américaine est à naître.
Elle n'a pas de passé, pas' plus que les arts ni l'histoire de ce pays.
Les États-Unis auront-ils un jour une musique nationale ? Il faudra
d'abord avoir un public. Celui-ci s'éduque lentement sous les
influences contradictoires du puritanisme et de l'industrialisme, et,
comme la nation elle-même, lentement se forme par le mélange de
races étrangères, d'où se dégage déjà une race nouvelle avec des
traits d'un admirable relief.
L'avenir musical sera donc plus riche que le présent. Déjà même,
un auteur américain, Edouard Mac Dorwell, a écrit une Suite
Indienne sur des thèmes indigènes, avec une couleur locale très
agréable. Le folklore, indien et nègre, pourra être en effet un
ferment actif de l'art national. C'est une considération qui n'est pas
négligée par les artistes américains. Un groupe de compositeurs
a eu l'excellente idée d'utiliser ces mélodies indigènes dont
miss Fletcher, en séjournant plusieurs années (sous le patronage du
Peabody Muséum de Washington) chez les Indiens des Etats-Unis,
a fait une ample moisson. Ils ont fondé une association, la Wa-wan
Press (Newton-Center, Massachusetts), ainsi appelée du nom d'une
cérémonie des Indiens où le chant magique est employé comme
moyen d'action. Tous les mois, ils publient des cahiers; mais il s'en
faut que le folklore local, traité avec les brillantes ressources de la
608
LES COURANTS NOUVEAUX
technique moderne, soit leur seul objectif. Parmi les pièces des
cahiers publiés, avec la signature de MM. Farewell et Loomis, nous
citerons la Danse de guerre navajo, énergique et expressive; Pawnee
horses, d'après un chant communiqué par M. La Flèche, un Indien
assimilé, et qui débute par des harmonies étrangement subtiles; la
Prairie miniature ; le Wa-wan choral, qui ne serait pas indigne d'un
Schumann ou d'un Grieg; la Planta tion-Melody, d'un sentiment
intense; la Danse de fête du Soleil, dune grâce ingénue et d'une
saveur étrange; la Grande danse de la Pluie chez les Zugnis,
petite symphonie descriptive terminée par un choral grandiose; les
jolis médaillons (notamment le Chant d'amour) qui composent le
cahier de 1901 ; la Prière à Wakonda (dieu du tonnerre) et la Danse
du scalp; toute la série des pièces (notamment le n° II) relatives à la
Wa-wan ceremony; les Chants Zugnis; la musique du Calumet, avec
la danse très curieuse qui la termine Çà et là, quelques pièces
rappellent, par leur rythme, l'influence espagnole. Ces compositeurs
américains ont été touchés, eux aussi, par le goût moderne de la
dissonance. Pour donner une idée de leur talent, voici l'exquise
Colombe olainth'e, air « negro » harmonisé par M. Farewell :
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a =2
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La pièce ne contient pas une seule consonance : elle est toute en
accords de septième, et d'une délicatesse charmante. A joindre les
Mélodies nationales américaines par Oscar G. Th. Sonneok.
Remarquons cependant qu'il s'agit ici du folklore de races indi-
gènes et tout à fait différentes, et que son utilisation pure et simple,
s il n y était ajouté d'autres éléments, semblerait devoir aboutir à un
art plutôt original que véritablement national.
LA MUSIQUE A L ETRANGER 601)
Les Espagnols. — En Espagne comme presque partout,
depuis la fin du xvmc siècle, l'art musical a sommeillé sous
l'influence italienne. Après avoir brillé d'un si vif éclat
durant deux siècles, il s'efface et disparait. Vers 1857, un
certain nombre de musiciens formèrent une association qui
avait pour but de faire revivre la « Zarzuela », genre préféré
des Espagnols que l'on peut comparer à l'opéra-comique
français. L'initiative en fut prise par les compositeurs Bar-
bieri et Gaztambide, le chanteur Salas, le poète Olona;
l'association lut consacrée le 10 octobre 1857 au théâtre de
la salle de Jovellanos, appelé théâtre de la Zarzuela. en
présence de Dona Isabelle, du prince consort Don Fran-
cisco et de la Cour, par la représentation dune Zarzuela
en 1 acte, El sonàmbulo, de Hurtado et Arrieta. La Zarzuela
est quelquefois en 2 ou plusieurs actes; mais la forme la
plus populaire et la plus fréquente n'a qu'un acte; les
livrets sont quelquefois en vers ; la partition laisse une
part à l'invention de l'acteur. En rénovant ce genre
national, dont la première manifestation remonte à 1628,
sous le règne de Philippe VI, les réformateurs voulaient
surtout utiliser les mélodies populaires, conserver les
rythmes nationaux, qui donnent une particulière vivacité
et une allure propre à tout ce qui émane de la péninsule.
Le grand opéra se dégagea plus difficilement de l'influence
étrangère. Cependant à côté de ceux qu'on appelait les
Zarzuelistes. des compositeurs instruits et pénétrés d'un
esprit d'initiative cherchèrent aussi à rénover l'opéra espa-
gnol. Il semble qu'on assiste à deux manifestations d'un
même mouvement de rénovation; l'une concerne la musique
légère; l'autre Y Opéra séria et la musique religieuse Mais
la distinction dont il s'agit est plus théorique que réelle;
elle s'applique aux œuvres plutôt qu'aux compositeurs. La
plupart d'entre eux ont abordé tous les genres; toutefois
il n'en est pas moins assez facile de déterminer pour cha-
cun le sens dans lequel son influence s'est exercée.
Voici dans quel ordre on pourrait établir leur filiation :
Saldoni (Balthazar), 1807-1890, a écrit quelques Zarzuelas et même
des opéras dans le genre italien: mais son principal mérite est
fondé sur sa musique religieuse, qui est d'un style soutenu; il a écrit
un opéra espagnol, Boal/dil (1846); son action comme critique a été
Combameu. — Musique, III. 39
610 LES COURANTS NOUVEAUX
utile; il a contribué à diriger l'attention de ses contemporains sur la
musique nationale par des œuvres telles que les Ephémérides des
musiciens espagnols, et la Notice historique de VEcole de musique
de Notre-Dame de Montserrat en Catalogne depuis 1456 jusqu'à nos
JOUJ'S.
Une appréciation analogue peut être émise sur Soriano-Fuentès
(1817-1880). Auteur de plusieurs Zarzuelas, il a cherché ses sujets
de pièces dans les thèmes populaires. 11 fit représenter à Séville et
à Cadix plusieurs opéras-comiques ; il est l'auteur d'une importante
Histoire de la musique espagnole depuis l'arrivée des Phéniciens
jusqu'à l'année 1850.
Eslava (Don Miguel Hilarion), 1807-1878, s'associa à l'œuvre tentée
par ses deux contemporains. Il occupa plusieurs positions officielles
et fut successivement chef d'orchestre de la Cour et directeur du
Conservatoire de Madrid. Il a composé de la musique religieuse et
trois opéras : El Solitaria, la Prega di Ptolemaida et Pierre le
Cruel, joués à Cadix.
Le musicien dont l'action a été la plus profonde est Pudrell
(Felipe), 1841. Il a conquis une place prépondérante dans l'école
espagnole contemporaine. Il a collaboré à Y Illustration musicale
hispano-américaine et édité de nombreux morceaux de l'ancienne
musique espagnole. Son recueil de compositions des maîtres reli-
gieux de l'Espagne, intitulé Hispaniœ Scholss Musica sacra, a une
réelle valeur. Il a traduit le Traité d Harmonie de Richter (1808-
1879), classique en Allemagne, et composé un dictionnaire technique
de la musique, ainsi qu'un dictionnaire biographique des musiciens
espagnols. Enfin, on lui doit une étude intéressante sur le théâtre
lyrique en Espagne avant le xix° siècle. Ce sont là des travaux
d'érudition. Pedrell avait une doctrine qu'il s'efforçait de répandre.
Ses différentes études sur les légendes populaires et tout spéciale-
ment son opuscule Per nostra musica ont été écrits en vue d'établir
que la musique de chaque pays doit s'inspirer surtout des chan-
sons populaires. Cette brochure a acquis une sérieuse autorité en
Espagne.
L'auteur se plaint d'abord de la décadence de l'art lyrique dans
son pays, résultat de l'invasion de l'italianisme. Il reconnaît que des
tentatives ont été faites pour lutter contre cet envahissement, « Nos
compositeurs nationaux, dit-il, essayèrent de revendiquer leur place
au tnéâtre, et nous vîmes que leurs efforts aboutissaient à la produc-
tion du vaudeville et de la farce populaire; les compositions de
Garcia l et d'autres eurent pour résultat de ramener une fois de plus
la mode des chansons andalouses, parentes de la chansonnette, ce
qui ne pouvait élever le genre populaire et indépendant. » De grands
efforts ont été faits en vue de créer l'opéra espagnol, mais on n'a
réussi, selon Pedrell, qu'à relever un peu la Zarzuela. Pedrell
1. Pedrell fait allusion à l'influence exercée par le chanteur Garcia, père
de la Malibran et de Mma Viardot, dont les compositions annoncent unô
certaine recherche de la couleur nationale.
LA MUSIQUE A L ETRANGER 611
conclut par cette déclaration : « Le drame lyrique national est le
lied développé dans les proportions voulues pour le drame; c'est le
chant populaire transformé. » C'est à l'occasion des Pyrénées qu'il
a publié sa brochure. Antérieurement, il avait déjà fait représenter
plusieurs opéras : El Ultinw Abencerrago (1874) et Quasimodo (1875)
à Barcelone, puis EIPusso à Ferrare, Cléopàtre, enfin Mazeppa (1881)
à Madrid. La trilogie des Pyrénées a été jouée à Barcelone en 1902.
Les dernières œuvres de Pedrell, la Celestine et la Matinada sont
datées de 1904 et de 1905.
Le manifeste de Pedrell a donné une impulsion réelle au mouvement
national: de nombreux compositeurs, artistes et critiques ont adopté
les idées du maître et s'en sont inspirés. Les uns ont recueilli des
airs populaires et se sont livrés à des travaux de folklorisme
musical. D'autres ont publié des œuvres originales. M. Louis Millet
(1867), élève direct de Pedrell, a créé sur ce programme, en 1891, une
association musicale : Orfeo Cantato; on lui doit des fantaisies pour
orchestre sur des chants populaires (Catalanesca). M. Emilio Serrao
(1850), directeur de l'Opéra royal, professeur au Conservatoire de
Madrid, a fait représenter avec succès deux opéras, Irène (1891) et
Gonzalo de Cardoba (1898). M. Nicolau (1898), directeur de l'école
de musique de Barcelone, est également l'auteur de plusieurs opéras,
d'œuvres chorales, de morceaux symphoniques tels que El trionf de
Venus. M. Turina Jacques (1881) s'est consacré plus spécialement
à la musique de chambre. On a de lui une sonate romantique sur un
thème espagnol. Enfin M. Tomas Breton, né en 1850, a fait paraître
plusieurs œuvres symphoniques, Tableaux d'Andalousie, et M. Chapi
(1881) est l'auteur apprécié d'un opéra, Circé, joué à Madrid en 1900.
Ce sont les manifestations principales du genre sérieux.
Les Zarzuelisles, nous l'avons dit, avaient inauguré le mouvement
national et assuré ses premiers succès. Il convient de signaler les
principaux. Arrieta Pascal (1823-1894) est un des plus anciens.
Après avoir écrit une cantate en 1848 et fait représenter deux opéras,
Ildegonde et la Conquête de Grenade, il devint un auteur fécond de
Zarzuelas, La dernière qu'il ait composée est de 1880. D'après
Pedrell, El Domino, El Grumate et Marina constituent une trilogie
donnant la meilleure idée du talent d'Arrieta pendant la première
partie de sa vie, comme Heliodora, la Guerra Santa et San Franco
de Sena sont parmi ses productions dernières les plus heureuses.
Barbieri (Francesco-Asenio), 1823-1894, a exercé une influence plus
considérable. Il fut le secrétaire de l'association dont nous avons
parlé plus haut. Après avoir terminé ses études à Madrid, il donna
des leçons de piano, fit de la copie de musique et devint chanteur
dans une troupe italienne. En 1847, il écrit la musique d'un opéra
italien : // Buon Tempo; mais sa véritable réputation commence
en 1850, avec sa première Zarzuela : Gloria y Peluca, bientôt suivie,
en 1851, d'une seconde en 3 actes : Jugar cou fuego, qui provoque
un véritable enthousiasme. Le nombre des Zarzuelas dont il est
l'auteur s'élève à plus de soixante. En dehors du théâtre, il occupa
une belle situation de professeur et de critique.
612 LES COURANTS NOUVEAUX
La lignée des Zarzuelistes est nombreuse; il nous suffira de citer
encore : Oudrid (Cristobal), 1829-1877, auteur fécond qui a écrit, à
partir de 1850, plus de trente Zarzuelas, en collaboration quelque-
fois avec Barbieri, Gaztainbide. Rogel, etc. Gaztambide (1882-1890),
qui a été très populaire; ses Zarzuelas sont au nombre d'une qua-
rantaine. Rogel (José), 1829-1880, à dix ans écrivait une messe.
Il a composé de la musique religieuse, des fantaisies pour piano.
Mais bientôt il est entraîné du côté de l'opérette. On cite, parmi ses
nombreuses Zarzuelas, Revista de un muerto, en collaboration avec
Barbieri, et Général Boumboum. Caballero (1835-1906) et Hernandez
(1834) ont également écrit des Zarzuelas, tout eu étant des compo-
siteurs de musique d'église.
L'importance du mouvement musical en Espagne ne saurait être
méconnue. Nous avons signalé deux tendances: mais le lien qui unit
tous ces artistes, quel que soit le caractère de leurs œuvres, est le
particularisme. Tous ces compositeurs veulent être de leur pays et
entendent créer de la musique espagnole.
Deux compositeurs ont au plus haut degré la saveur locale, et
semblent résumer en eux tout le mouvement que nous avons exposé.
Albeniz (Isaac), 1861, pianiste de premier ordre, après une tournée
de concerts en Europe et en Amérique, revint en Espagne. Ses
compositions pour piano, pleines de vie, écrites avec ingéniosité,
sont nombreuses et ont un cachet particulier. Sérénades, valses,
sévillanas, seguidillas, réunies soit sous le nom de Chants d' Espagne
ou de Suite Espagnole, soit sous celui de Pièces caractéristiques,
sont toutes écrites dans un style nerveux, respectant le rythme
populaire et exemptes de vulgarité. Albeniz a également écrit pour
piano trois suites anciennes, ainsi qu'un remarquable Concerto avec
accompagnement d'orchestre sur des motifs sevillans. Il a fait jouer
à Londres, en 1893, une féerie lyrique : The Magic Opal. L'année
suivante et en 1895, deux opéras-comiques, Enrico Clifford et Pépita
Jimenez, furent représentés à Barcelone. Albeniz a également
composé un poème symphonique, Catalonia, et laissé une trilogie
inachevée : le Roi Arthur. Il est mort à Cambo en 1909. — Granados
(Enrique), 1868, doit aussi sa célébrité à ses œuvres pour piano.
Élève de Pedrell, il a donné deux opéras : Maria del Carmen
(Madrid, 1898), et Folletto (Barcelone, 1903). Ses Danses espagnoles,
ses Valses poéticas, ses Estudios expressivos, toutes écrites pour le
piano, ont porté bien vite sa réputation hors de son pays natal.
Sa fin tragique, en 1915, à bord d'un paquebot torpillé par un sous-
marin allemand, a entouré sa mémoire d'une auréole de gloire et de
pitié. — A cette liste des musiciens contemporains il faut joindre les
noms de Arboz, violoniste et compositeur, et de Manuel de Fallia.
Les Italiens. — L'opéra italien, clans la seconde moitié
du xixe siècle, est dans le sillage de Verdi. Il a pour pre-
mière caractéristique d'être étranger à l'influence du goût
français, et de paraître ignorer à la lois le romantisme et
LA MUSIQUE A L'ÉTRANGER 613
le mouvement wagnérien. Il se montre peu capable de rem-
placer les richesses du dehors par son propre fonds. Dans
les livrets, il s'écarte de plus en plus de la mythologie et
de l'histoire antique, si recherchées autrefois, a l'époque
où Cavalli faisait chanter sur la scène un Scipione Afri-
cano (1664), Lotti un Porsenna (1712). Il met volontiers à
contribution la littérature et l'histoire modernes. On peut
ajouter qu'il ne règle pas encore avec assez de sérieux les
anciennes habitudes d'improvisation hâtive. Il est banal
dans l'expression, emphatique dans l'écriture vocale, super-
ficiel, très insuffisant dans l'art de traiter l'orchestre,
médiocre en somme, et au-dessous des grandes traditions
de la musique italienne. Que peut-on dire des innombrables
compositeurs, fournisseurs abondants des grands théâtres
italiens? Les dénombrer n'est pas possible. Les villes prin-
cipales où leurs œuvres furent jouées furent, après Naples
et Milan qui sont des foyers d'activité les plus importants,
Florence, Venise et Rome. Parmi cette foule où jouissent
d'un éclat relatif les noms de Errico Petrella (1813-1877).
que l'opinion publique plaçait immédiatement après Verdi,
de Nicola de Giosa (1820-1885), du fécond G. Pacini (1796-
1867), de Severio Mercadente (1797-1870), d'AxroNio
Cagnoxi (1828-1886), de Poxciuelli (1834-1889), l'auteur
de Y Hymne à Garibaldi, et de Giocoxda, de Braga (1829-
1907), violoncelliste et compositeur, de Teodulo Mateluni
(j- 1897), de Fr. Tessorix, l'ami de Wagner, la haute per-
sonnalité de Verdi brille environnée d'une gloire univer-
selle. Elle rejette dans l'ombre ces compositeurs faciles
et il faudra arriver au xxe siècle pour trouver des œuvres
dont l'intérêt dépasse les frontières de l'Italie et la durée
de quelques représentations.
— Giuseppe Verdi est né le 10 octobre 1813 à Roncole,
petit village situé près de Busseto, duché de Parme, dans un
de ces « départements des Alpes » qui furent nôtres après
les victoires de Napoléon et jusqu'au Congrès de 1815. Son
acte de naissance est rédigé en français. C'est une grande
et belle figure de l'histoire musicale. De 1813 à 1901, il a
suivi avec éclat, et du point de vue italien, — sans la
dominer d'ailleurs et sans en être le guide, — l'évolution
de tout son siècle. Il a rayonné sur le théâtre européen
614 LES COURANTS NOUVEAUX
comme Auber et comme Meyerbeer. dont l'art, au milieu
des renouvellements modernes, suivit une trajectoire moins
intéressante que la sienne. Jusqu'à la fin. malgré les trans-
formations de sa manière, il resta très personnel, marqué
des traits vigoureux qui nous paraissent indiquer le génie
de sa race; en étant l'homme de son pays, il sut être
l'homme de son temps. Une classification des livrets sur
lesquels il écrivit ses opéras pourrait servir de base à une
première caractéristique de son génie, car, très soucieux
de la vérité dans l'expression, il choisissait lui-même les
sujets à traiter, et en dessinait le plan, ne laissant à son
collaborateur littéraire qu'un travail de rédaction. Le
romantisme français séduisit son imagination, et, bien qu'il
n'ait pas cédé, comme tant d'autres compositeurs, à l'attrac-
tion de Paris, nombreux sont les liens qui le rattachent à
nous. A Victor Hugo, il prit les sujets à'Ernani, de Rigo-
letto (tiré du Roi s amuse , de 1832); ses Vêpres siciliennes,
par le sujet et par le style, le rapprochent des Huguenots
de Meyerbeer; son Ballo in maschera (1859) est écrit sur
le même texte que le Gustave III d'Auber (1833); et sa
Traviata est tirée de la Dame aux Camélias d'Al. Dumas
fils (1852).
Ajoutons que plusieurs opéras de Verdi ont eu à Paris des
succès retentissants : // Trovatore (1854), 278 représenta-
tions; la Traviata (1856), 148; Rigoletto (1857), 208; Un
ballo in maschera, 95 ; Aida (1876), 66. D'après A. Soubies,
les opéras de Verdi ont donné lieu, sur les scènes de Paris,
;i 1 002 représentations en italien. En 1864, il fut associé
étranger de l'Institut de France, comme successeur de
Meyerbeer ; et un des plus beaux hommages qui lui aient
été rendus,- est la notice lue par Henri Roùjon dans la
séance publique des cinq Académies (1906).
A Schiller, dont il avait étudié les poèmes avec soin,
Verdi prit le sujet de Don Carlos (Paris, 1867, livret rédigé
par Méry et du Locle), celui à'I Mesnadieri (1847 , les Bri-
gands), et celui de Luisa Miller (1849. sujet tiré de Kabale
und Liebe). A Shakespeare, il prit son Macbeth (1847). Le
sujet du Trovatore (dont le livret fut rédigé par Salvatore
Sammerano) est emprunté à un drame espagnol, El Tro-
vador, « drama caballeresco v en cinq journées, d'A. Garcia
LA MUSIQUE A L ETRANGER fi i fi
Guttîerez, joué à Madrid, « au plus fort de la furie roman-
tique » (Blanco Garcia), dix-sept ans avant l'opéra du même
nom.
Il n'en faut pas conclure que Verdi est un romantique;
une telle étiquette n'aurait ici aucun sens. Il n'en est pas
moins important de marquer sa tendance à traiter des
sujets violents et à subordonner la musique à la poésie.
Ceux qui ont pu l'observer dans les rares soirées où il venait
entendre un opéra, aux théâtres de Gênes ou de Milan,
disent que pendant les représentations, il avait les yeux
fixés sur le livret et regardait très rarement la scène. Une
autre caractéristique de sa vie. et de sa personnalité est
l'action qu'il exerça, comme compositeur-patriote, au
moment du réveil de l'Italie secouant le joug de l'Autriche.
Malgré la censure autrichienne toujours attentive, certains
opéras conspiraient avec l'opinion publique et entretenaient
un ferment de révolution. On le considérait comme un
Tyrtée. Le chœur de son Nabucco (1842) : O mia patria,
si bella e perduta, était chanté avec ardeur dans les rues de
Milan. Dans sa Giovanna d'Arco (1841), dans ses hombardi
alla prima crociata (1843), dans ses Vêpres siciliennes
(Paris, 1855, et Milan, 1856), il a chanté la délivrance de la
patrie. L'admiration de ses compatriotes associa toujours
son nom aux souvenirs les plus fiers de la vie nationale.
Rossini disait plus vrai qu'il ne pensait, quand il l'appe-
lait « un musicien qui porte un casque ». (Sur le rôle
de Verdi, on peut consulter G. Verdi nella vita e nell'
arle, Florence, s. d., 275 p., par Franco Temistocle
Garibaldi.)
Un autre trait de cette physionomie énergique, impor-
tant parce qu'il n'est pas très commun chez les musiciens
d'Italie, c'est la simplicité, l'indifférence aux honneurs
retentissants, et, sans affectation d'ailleurs (ce qui est par-
fois une vanité à rebours), une franchise très peuple. Dans ses
lettres, on ne trouve jamais d'emphase, de recherche et de
bel esprit, jamais d'attitude. On voulut faire de lui un « duc
de Busseto »; il refusa en riant, et en opposant un de ses
mots familiers : sono un paesano. Il était fils d'un cabare-
tier, il fut noble par la générosité des sentiments et du
génie. S'il devint sénateur, ce fut presque malgré lui. Il
616 LES GOURANTS NOUVEAUX
ne parlait jamais au Sénat, se bornant à se lever quand
Cavour se levait.
Comme musicien, Verdi eut une carrière magnifique,
pleine d'oeuvres dont plusieurs sont restées populaires. On
la divise habituellement en trois périodes : Rigolelto
(Venise, 11 mars 1851) marque le début de la seconde;
Aida (théâtre du Caire, 1871) celui de la troisième; Othello
(Milan, 1887) et Falstaff (ibid., 1892) seraient le dernier
terme d'une évolution continue. Les deux autres opéras les
plus connus sont.// Trovatore (Rome, 17 janvier 1853) et la
Traviata (Venise. 6 mars 1853, et Paris, G déc. 1856).
Le Roi s'amuse fit d'abord, sous forme de livret, autant
de scandale en Italie qu'en France. La censure exigea des
remaniements. On remplaça le roi par le duc de Mantoue.
C'est le chef de la police italienne qui eut l'idée de rem-
placer le titre primitif (cl Viscardello) par celui de Rigo-
lelto, substitut de Triboulet. L'œuvre originale de Verdi
fut altérée de toute façon. De Busseto, le 1er déc. 1851, le
compositeur écrivait à Lucardi : « Cette année, je n'irai
pas à Rome Les directeurs de théâtre n'ont jamais com-
pris que si un opéra n'est pas représenté intégralement,
tel que l'esprit de l'auteur l'a conçu, il vaut mieux ne pas
le jouer; ils ne savent pas que la suppression d'un numéro
ou d'une scène est presque toujours la cause de l'insuccès
d'une œuvre : que faut-il penser, lorsqu'on va jusqu'à
changer le contenu d'un opéra! J'avais grande envie de
faire publier une note pour dire que la musique de Stiffelio
et de Rigoletto, telle qu'on l'entend à Rome, n'est pas de
moi. » (Lettre publiée par Monaldi, dans G. Verdi.) — Stif-
felio est un opéra en 4 actes (Trieste, 16 novembre 1850). —
Une des pages maîtresses de Rigoletto est l'admirable et
pathétique quatuor où sont exprimés à la fois, mais sans
confusion entre les deux groupes de personnages, la frivole
galanterie du duc, la coquetterie de Maddelena, l'angoisse
de Gilda, la pitié de Triboulet. D'autres scènes sont
entachées de trivialité (au début, le bal chez le duc de
Mantoue) ou d'un dessin et d'une couleur trop sommaire
(scène finale du meurtre).
Il Trovatore n'a plus aujourd'hui les succès de jadis.
Plusieurs critiques italiens attribuent un tel changement
LA MUSIQUE A L ETRANGER 617
de l'or tu ne à ce fait que l'opéra de Verdi ne trouverait nulle
part, aujourd'hui, des interprètes valant ceux qu'on applaudit
à la première représentation : la Penco et Boucardé. Après
eux, en France, en Russie, en Angleterre, en Allemagne,
le Trouvère a été chanté par la Frezzolini, la Borghimamo,
la Madori, la Bosio, la Casaloni, la Piccolomini, et par
des hommes qui s'appelaient Mario, Tamberlick, Graziani,
Fraschini, Bettixi. Il faut un soprano d'élite pour dire
également bien les romances Tocca la notte placida et
Amor sulle ali, les finales du 1er et du 2e actes, le duo avec
le baryton au 4e; il faut un ténor exceptionnel qui,
entre autres prouesses, puisse dire avec une égale bravoure,
dans le même acte, l'andante Ah! si bene miù et la stretta
Di qaella pira. Peut-être aussi faudrait-il, pour faire
renaître ces triomphes d'antan, un public plus naïf, moins
saturé de critique et plus capable d'enthousiasme.
La Traviata fut représentée à Venise avec les costumes parisiens
modernes. Dans une lettre du 9 mars 1853, Verdi parle ainsi du
succès obtenu : « Mon cher Luccardi, je ne t'ai pas écrit après la
première représentation de la Traviata; je t'écris après la seconde.
Le résultat tut un fiasco; un fiasco parfait! Je ne sais à qui en revient
la faute; il vaut mieux se taire là-dessus. Je ne veux rien dire de la
musique, et permets-moi de ne rien dire aussi de mes collaborateurs. »
Il est impossible d'avouer un échec avec plus de franchise et de
dignité, tout en gardant une sorte de confiance calme en soi-même.
Ainsi, à ses débuts, échoua la Norma de Bellini.
La première représentation d'Othello à la Scala de Milan (1888),
avec Tamagno et Maurel, fut une grande solennité. La recette
(d'après Monaldi) dépassa 60 000 lires. Pour mesurer le chemin
parcouru, on a souvent comparé l'œuvre de Verdi à Y Othello de
Rossini, joué à Naples en décembre 1816. Sur les différences intéres-
santes et de tout ordre que présentent ces deux ouvrages, un critique,
auquel nous allons céder la parole, nous a prévenus.
(( C'est un mensonge d'abord, et même un mensonge joyeux, que
le livret rossinien. Rien ne se peut imaginer d'aussi étonnant, et
j'admire qu'on ait su tirer de Shakespeare une pareille ineptie.
Drame, caractères, poésie, tout y est abaissé au niveau d'un art sans
respect et d'un public sans conviction. "Rien ne prouve que l'auteur
de cette chose misérable et ridicule ait seulement lu Shakespeare et
jamais rien su d'Othello, sinon que c'était un nègre, qui tua sa
femme par jalousie. En tout cas le marquis Berio (c'est le nom du
poète italien) a pris toute licence avec son confrère anglais ! Cassio,
par exemple, lui paraissant inutile, il le supprime. Roderigo lui
suffit. C'est de Roderigo qu'il fait l'amoureux transi, le don Ottavio
618 LES COURANTS NOUVEAUX
de Desdemona. C'est contre lui qu'il déchaîne Othello; non pas au
moins par le moyen fameux et trop familier du mouchoir, mais par
la fiction infiniment plus comme il faut d'une lettre surprise. Rien
d'aussi dépouillé d'artifice, j'allais dire d'aussi bon enfant que les
scènes entre Othello et Iago. Si la musique au moins faisait oublier
le poème! Mais, à part deux ou trois pages, elle lui ressemble. Deux
fois sublime est la plainte du gondolier; avec la beauté musicale elle
possède la vérité dramatique. Plus convenue déjà, mais belle, très
belle encore est la romance du Saule, ainsi que la prière qui suit.
Mais ailleurs, partout ailleurs, la musique ne fait qu'ajouter son
mensonge à celui de la poésie. Elles s'unissent toutes deux pour
trahir Shakespeare, l'âme humaine, et pour les parodier. Pas un
personnage, pas un caractère n'est créé par les sons. Ni Desdemona,
ni Othello, ni Jago n'existent .musicalement. Tous trois chantent de
même et chantent en vain; des notes, toujours des notes, et jamais
un accent; mais voici l'autre Othello, celui où tout est véridique et
loyal; où tout est fidélité, respect, amour. Le poète, d'abord, ne s'est
permis avec Shakespeare que les retranchements nécessaires. Forcé
de raccourcir, de condenser, de transposer aussi, jamais il n'a
dénaturé ni méconnu. Tout Shakespeare ne pouvait entrer dans un
scénario d'opéra; du moins n'y est-il rien entré qui par la pensée
ou la parole, par l'une et l'autre quelquefois, ne soit de Shakespeare;
rien qui ne soit lui ou digne de lui. C'est donc l'âme, les âmes
shakespeariennes mêmes que M. Boito a livrées à Verdi, et ces âmes
déjà vivantes par les mots, les notes les ont fait vivre encore et
peut-être davantage. De l'original humain, la musique, après et
d'après la poésie, a donné comme une seconde épreuve, et celle-ci
n'est pas inégale à l'autre ; comme l'autre elle est ressemblante et elle
est belle; ou plutôt elle est belle parce qu'elle est ressemblante. »
(Camille Bellaigue, Revue des Deux Mondes, tome CXXVI, 1894.)
Ces lignes méritaient d'être citées, car elles expriment élégamment
une conception du drame musical qui est universelle dans la seconde
moitié du xixe siècle. Mais cet éloge de VOthello de Verdi appelle
quelques réserves. L'œuvre est d'un style inégal, comme hésitant.
Verdi est assez heureux dans les passages où l'énergie confine
à la violence, par exemple lorsqu il fait chanter à l'unisson les
cuivres et les cordes pour exprimer la scélératesse d'Iago ou dans la
scène du serment entre Iago et Othello; et tout le IVe acte est d'une
intensité remarquable de mélancolie, de douleur et de terreur; mais
on regrette, çà et là, des lacunes et quelques banalités : une inutile
aubade accompagnée de mandolines et de guitares (II), des chœurs,
des cortèges peu justifiés, un ballet qui fait hors-d'œuvre, un final
(III) de forme surannée.
Falstaff (Milan, 1893) est une œuvre plus nette, mieux
dégagée des anciennes formules ; aux scènes d'une bouffon-
nerie^véhémente ou d'une grâce légère comme le scherzetto,
Quand j'étais page du sire de Norfolk..., s'oppose une
LA MUSIQUE A L'ÉTRANGER 619
fantaisie brillante (mascarade nocturne dans le parc de
Windsor) qui est d'une réelle poésie, sans atteindre d'ail-
leurs à l'éclat de la féerie shakespearienne ou à l'ampleur
de la grande comédie lyrique. C'est tout autre chose que
l'ancien opéra parsemé de cabalettes. On a dit que dans
Falstaff, le maestro italien avait adopté les principes de
l'école deR. Wagner, et on a fort loué l'énergique vieillard
qui écrivant une « comédie lyrique » à quatre-vingts ans,
malgré les triomphes antérieurs qui l'autorisaient, comme
tant d'autres, à garder une attitude d'opposant irréduc-
tible, semblait rendre un hommage indirect à un art si
différent du sien. Peut-être voulait-il justifier assez fière-
ment ce mot : « la musique de l'avenir ne me fait pas peur! »
Au fond, tout en montrant qu'il était capable d'assouplir
son style, de faire du dialogue lyrique, de remonter son
harmonie et de corser son instrumentation, Verdi est resté
italien. Il serre de près les paroles, et s'applique il suivre
le mouvement de l'action : voilà le vrai progrès ; mais Verdi
se tient toujours un peu à la surface, attentif aux gestes
que doit faire la passion du moment : il ne songe pas à
généraliser son sujet, à pénétrer et à exprimer ce qu'il a
d'universel : il entre brusquement en matière, en suppri-
mant ces ouvertures-préludes où Wagner ramasse toute la
poésie ou tous les traits caractéristiques d'une donnée.
Italien, Verdi est un génie très représentatif. Une sincé-
rité qui commande la sympathie; un style un peu sommaire
mais très vivant; une passion qui se montre pour ainsi
dire à nu, sans craindre une certaine rhétorique aujour-
d'hui banale, et qui joue franc jeu; un réalisme lyrique très
vigoureux, peu profond, mais juste et vrai selon son esthé-
tique propre, très différent du bel canto vain de Rossini ;
un sens remarquable du théâtre : telles sont les qualités
qui font la vie des opéras. Des pages comme la scène de
Don Carlo {Elle ne m'aime pas!...), le final du second
acte d'il Ida, celui de la Traviata, vingt autres morceaux qui
sont dans toutes les mémoires, sont de beaux exemples de
puissance dramatique.
Le poète et romancier Manzoni, le célèbre auteur des
Fiancés, s'était dévoué lui aussi à la cause de l'indépen-
dance nationale. Après sa mort (1873), Verdi fit acte de foi
620
LES COURANTS NOUVEAUX
patriotique en écrivant pour lui un Requiem. Cette messe
des morts, qui offrirait la matière d'une nouvelle compa-
raison avec Rossini, exprime de façon saisissante l'origina-
lité du compositeur. C'est presque une œuvre de théâtre
où régnent la terreur et la supplication, avec des fanfares
d'un réalisme un peu militaire, sans cavatines d'ailleurs,
ni phrases de concert; sa valeur technique est rehaussée
par deux fugues (au Sanctus et à la fin du Libéra).
Il est intéressant de voir comment l'auteur du Trouvère et, en
tout, de 24 opéras, s'acquitte du quatuor à cordes, bien que l'asso-
ciation de son nom à un pareil genre ne s'impose guère. Le Quatuor
en mi mineur que Verdi écrivit à Naples et fit jouer pour la première
t'ois chez lui en avril 1873, a été édité à Paris. Il se compose d'un
allegro, d'un andantino, d'un prestissimo et d'un scherzo. C'est une
œuvre intéressante, d'une facture assez solide, un peu inégale. Le
premier mouvement a la forme sonate et débute ex abrupto par un
thème, exposé par le second violon, qui ne manque pas d'allure hère
et de passion :
A^eordf
t*r ] 'JjJ J"J Ijjj J I J ^jj^+j||j
^j^+^j^j,jj3rjffl
s
thème repris à l'octave, legato dulce, par le premier violon.
Malheureusement les parties (alto et violoncelle), qui font contre-
point, sont négligées et ne présentent pas, quand on les lit à
part, un sens suffisant. La seconde idée, très chantante, est mieux
enchaînée, et le développement, malgré quelques lacunes, est d'un
bon style, avec des imitations assez serrées, d'une partie à l'autre.
L' andantino et le prestissimo sont agréables et bien écrits, avec des
modulations et des contrastes assez heureux; en leur début, l'un et
l'autre affectent la forme d'une simple 'mélodie accompagnée. Le
scherzo est une fugue très étendue, et assez vive, mais d'une expres-
sion un peu factice dont voici le sujet :
m0ÊÈmÊÊms&si^
vuvxm
LA MUSIQUE A L ETRANGER 621
En somme, ce quatuor fait honneur à Verdi. Il nous permet
d'affirmer que si la forme habituelle de son style, dans les ouvrages
de théâtre, est trop souvent celle d'une mélodie soutenue par un
accompagnement un peu grêle, il faut voir là non une lacune du
génie musical, mais l'effet dune conception dramatique spéciale.
Cette conception n'échappe pas, sans doute, à un examen critique;
mais voici un jugement qui mérite réflexion : « Soyons naïfs, vrais;
ne demandons pas à un grand artiste les qualités qui lui manquent,
et sachons profiter de celles qu'il possède. Quand un tempérament
passionné, violent, brutal même, quand un Verdi dote l'art d'une
œuvre vivante et forte, pétrie d'or, de boue, de fiel et de sang,
n'allons pas lui dire froidement : mais, cher monsieur, cela manque
de goût, cela n'est pas distingué. Distingué !... Est-ce que Michel-
Ange, Homère, Dante, Shakespeare, Beethoven, Cervantes et Rabelais
sont distingués? » Ces lignes ont paru jadis dans la Revue Nationale.
Elles sont signées du nom de Georges Bizet.
— Depuis Verdi, l'art dramatique italien est caractérisé par l'école
vériste, dont les représentants les plus connus sont MM. Léon
Cavallo (Naples, 1858), Puccixi (Lucques, 1858), P. Mascagni
(Libourne, 1865). Les principaux opéras du premier sont Paillasse
(1892, souvent joué à Paris), Chatterton, la Vie de Bohème. Du second,
Manon, la Vie de Bohème (lui aussi!), Madame Butterfly, la Fille
du Fare-lVest, ces dernières œuvres souvent représentées à Paris,
De M. Mascagni, la célèbre Cavalleria Rusticana, au répertoire de
l'Opéra-Comique, l'Ami Fritz, les Rantzau, Ratcliff, Silvana, Zanetta,
Iris. Le succès de ces compositions dépasse un peu leur mérite
artistique. Le <c vérisme » italien est déclamatoire, mélodramatique ;
il ne peint pas les sentiments, il secoue les nerfs ; il aime les « effets
de scène », les oppositions violentes et faciles; mais il a du mouve-
ment, de la vie ; il plaît, non sans doute à cette élite qui demande
a l'œuvre d'art d'exprimer des pensées générales en un langage
délicat et relevé, mais au public qui cherche des émotions et du
plaisir et qui préfère le romancier populaire à l'écrivain raffiné. Les
« véristes » italiens ne ressemblent qu'en apparence aux « natura-
listes » français. Ceux-ci sont préoccupés d'exprimer les idées géné-
rales, les sentiments profonds de l'humanité, et non de décrire des
faits divers ou d'exposer des mélodrames: leur forme musicale
s'efforce de s'élever par son originalité, sa distinction, sa tenue, à la
hauteur de ces conceptions; ils ont fait violence aux goûts du public
plutôt qu'ils n'en ont flatté les vulgaires instincts et ont voulu
l'entraîner plutôt que le suivre.
Les <( véristes » italiens ont été influencés par Wagner, par
Massenet, et même par l'école russe. Ils ont tenu à montrer qu ils
savaient, eux aussi, faire de la musique « avancée ». La Fille du
Fare-H'est de M. Puccini abonde en dissonances, en jeu de timbres
inattendus; elle offre d'étranges bizarreries : à la lin d'un acte,
deux personnages jouent une partie d'écarté accompagnée par des
pizzicati de contrebasses : cela est moins digne de l'opéra que du
cinéma.
622 LES GOURANTS NOUVEAUX
Ce même compositeur est, au surplus, le plus musicien et le plus
artiste de cette école. Sa Manon est d'une action rapide. Elle est
divisée en deux parties : l'une gaie, presque bouffonne, d'un mouve-
ment intense, qui est la meilleure; l'autre tragique, qui se termine
par la mort de l'héroïne en Amérique. Il y a là de jolies trouvailles,
au milieu de vulgarités sentimentales. Madame Butterfly débute par
une ouverture de style fugué, avec exposition du thème par quatre
parties successives, ce qui donne tout de suite une impression de
mouvement et de verve excellente dans la comédie lyrique; mais,
dans la suite, on ne trouve qu'un mélodrame équivoque, sans poésie,
de musique bariolée et brutalement expressive. A propos de la Vie
de Bohème du même auteur, M. Alf. Bruneau qui se sent, malgré
tout, une sympathie irréductible pour cet art mouvementé et vivant
a écrit : « M. Puccini, bien qu'influencé par Massenet et par Verdi,
est resté italien par tout ce qu'il y a de sommaire en ses prépara-
tions, par son penchant au pittoresque... par l'agencement et la
répétition de la phrase musicale, par son laisser-aller qui s'accorde
très bien avec le caractère de la pièce Nous sommes en présence
d'une comédie chantée du genre de Falstaff écrite avec moins de
fantaisie... mais amusante par sou continuel mouvement et qui, en
plus d'un endroit, émeut par quelques accents de profonde simpli-
cité. » Et appréciant le groupe de ces musiciens il déclare qu'ils
témoignent, comme les Français de l'heure présente, « avec beaucoup
moins d'originalité individuelle, mais avec une force assez singulière,
une insistance très supérieure, de leur nationalité, ce qui est un haut
mérite. Pour les juger sans injustice il faut avoir le courage de faire
abstraction des habitudes artistiques de notre race, et les écouter en
oubliant notre code théâtral et musical. Nous reconnaîtrons alors
que certains d'entre eux ne sont pas négligeables, que leur métier,
parfois si rudimentaire, suffit à leurs dons d'improvisation, et que,
disant vite et sans recherche de beau langage ce qu'ils ont à dire,
ils s'approchent peut-être de la vérité, essayant au moins de
l'exprimer suivant leur tempérament, et, par cela même, allant droit
à l'âme de tous les publics, la sincérité étant encore le plus sûr et
aussi le plus ingénu moyen à employer pour être compris tôt ou tard
de la foule. » (Musique d'hier et d'aujourd'hui, p. 169.)
Bien que le tempérament italien soit voué, par les qualités et les
défauts de la race, au genre dramatique, la symphonie et la musique
de chambre ne sont pas tout à fait négligées au delà des Alpes.
Mantucci (1856-1909) a été un des représentants du genre. Il était
manifestement influencé par l'Allemagne et ses œuvres n'ont guère
dépassé les frontières de son pays. L'abbé don Laurent Perosi (1872),
directeur de la chapelle Pontificale, parait promis à une destinée
plus haute. La foi ardente et ingénue de ce prêtre, son invention
mélodique donnent à ses oratorios un accent de sincérité communi-
catif. Il en a fait exécuter plusieurs à Paris, en 1900, et a obtenu un
vif succès. On y relève trop de réminiscences, de gaucheries
d'orchestration qui sont la rançon d'une extraordinaire facilité.
L'abbé Perosi est en vérité, au temps présent (et nous ne parlons
LA MUSIQUE A L'ÉTRANGER 623
pas que de l'Italie), un des rares et des plus authentiques repré-
sentants de la musique religieuse.
Les Allemands. — Wagner a exercé une influence incon-
testable sur l'esprit et le langage des compositeurs ; mais
comme homme de théâtre ayant une conception particulière
de ce que doit être le drame lyrique on peut affirmer qu'il n'a
point fait école. Nous avons vu que quand on lui adressait,
de Weimar, des compliments sur sa musique, il en était
irrité, et reprochait à ses amis de ne pas comprendre que
sa véritable originalité consistait d'abord dans la création
du livret, et qu'en second lieu seulement, on pouvait parler
du rapport étroit établi entre la musique et les paroles.
Ceux qu'on appelle aujourd'hui les « Wagnériens » irrite-
raient tout autant l'auteur de Lohengrin, car, tous, sans
exception, ont commis la faute dont Wagner se plaignait
dans ses lettres à Liszt. Dans la Tétralogie, dans Tristan
et Yseult, etc., ils n'ont vu que le modèle d'un style musi-
cal nouveau, mieux approprié au théâtre que les formules
anciennes; ils n'ont nullement abandonné l'ancienne esthé-
tique, d'après laquelle livret et musique étaient deux choses
distinctes, s'ajoutant ou se superposant l'une à l'autre. En
dehors de l'imitation, assez facile en soi, de formes tout
extérieures, telles que l'harmonie, la mélodie et le rythme
instables ou le leitmotiv, personne n'a tenté de suivre la
doctrine wagnérienne vraie et complète. Un Aug. Bunceut
l'a essayé en écrivant les vers et la musique d'une tétra-
logie, le Monde homérique, dont quelques parties ont été
jouées à Dresde en 1896 et 1898; mais il vaut mieux ne
pas insister sur ce cas particulier. Aussi bien l'opéra
d'autrefois, adapté à l'oreille et à la capacité moyenne du
public, ne perdit jamais ses droits. L'énorme succès d'une
œuvre de style éclectique et à moitié italien, comme le
Trompette de Sdckingen (1884) de Peteu Cornélius, montre
de quel côté sont les préférences réelles des auditeurs alle-
mands eux-mêmes, et combien il est difficile de changer
leurs habitudes. Parmi les compositeurs qui peuvent être
considérés, avec plus ou moins de raison, comme étant
de l'école de Wagner, les plus distingués sont E. Humper-
dixck. (né à Siegburg, sur le Rhin, en 1854), ancien élève
624 LES COURANTS NOUVEAUX
du Conservatoire de Cologne, auteur du charmant ouvrage
Hànsel et Gretel, joué à Weimar en 1893 et, depuis, dans
le monde entier, avec un succès mérité; Hugo, Wolf,
Weingautner, R. Strauss, Siegfried Wagner. Ces musi-
ciens, rapprochés assez violemment, sont de valeur bien
inégale.
La symphonie et la musique de chambre ont été plus
florissantes. Nos observations vont se grouper autour de
quelques noms.
— Brahms est né à Hambourg le 7 mai 1833; son père
était joueur de contrebasse à l'orchestre du théâtre de la
ville. De bonne heure, il reçut les leçons de maîtres estimés
(principalement de Marxsen, professeur et « directeur de
la musique royale » de Hambourg); dans la dernière partie
de sa vie, il aimait à signaler l'insuffisance générale de
l'enseignement musical en ajoutant qu'il avait dû oublier
beaucoup de choses inutiles, qu'on lui avait apprises, et
apprendre beaucoup de choses essentielles, dont on avait
négligé de lui parler. A quatorze ans, c'était déjà un pia-
niste de concert; à vingt ans (1853), il faisait des tournées
avec le violoniste hongrois Remenyi (qui vint à Paris en
1875). Sur son passage à Weimar, à Hanovre, à Dussel-
dorf, il eut la bonne fortune de mériter les éloges très vifs
de Liszt, de Joachim, et surtout de Schumann dont le
témoignage enthousiaste (dans la Neue Zeitschrift f.
Musik d'octobre 1853) provoqua son essor et lut une des
causes décisives de sa grande renommée. Pourtant, Brahms
ne réalisa guère les prédictions de Schumann que vingt-
quatre ans après, lorsque parut, en 1877, sa symphonie en
ut mineur (op. 68). Après avoir été quelque temps (1854-7)
maître de musique à la cour du prince de Lippe (la seule
fonction officielle qu'il ait remplie), Brahms vécut en Suisse
où il se lia avec Th. Kirchner (1823-1905). excellent com-
positeur pour piano, puis à Vienne où il fit deux séjours
(en 1862, puis 1869-74) et se fixa définitivement en 1878.
La, cet Allemand du nord devenu Allemand du sud, céliba-
taire un peu morose dans une société d'esprit à moitié
italien, eut pour ami Nottebohm, spécialiste des études sur
Beethoven, Pohl et Wandyczewski, grands connaisseurs
des œuvres de Mozart et de Haydn, le professeur de philo-
LA MUSIQUE A L ETRANGER 02:>
sophie Billroth, le critique Ed. Hanslick, le poète Kalheck,
les compositeurs Goldmahk et Yoh. Strauss.
L'œuvre de Brahms comprend 121 numéros, dont plusieurs sont
des recueils, et intéresse tous les genres, sauf le théâtre. Au pre-
mier rang sont ses 4 symphonies, op. 68, 73, 90 et 98, écrites de 1876
à 1885, puis (avec les 2 concertos de piano op. 15, le concerto pour
violon op. 77 et le concerto pour violon et violoncelle op. 102), les
compositions suivantes : 1° pour cordes : les 2 sextuors op. 18 et 36;
les 2 quintettes op. 88 et 111; les 3 quatuors op. 51 et 67; 2° pour
cordes et piano : le quintette op. 34, les 3 quatuors op. 25, 26, 60;
les 4 trios op. 18, 40, 87, 101; 3° pour cordes et clarinette : le quin-
tette 115; 4° pour piano, clarinette et violoncelle, le trio op. 114.
Il faut y joindre les 2 sonates pour violoncelle, op. 38 et 99, les
3 sonates pour violon, op. 78, 100 et 108, et les 2 sonates pour clari-
nette, op. 120; enfin, de nombreuses compositions de musique vocale,
lieder, duos, chœurs spirituels et profanes.
Brahms, d'abord pianiste, s'est élevé peu à peu aux
formes supérieures de la composition. En 1871, après
l'exécution de son Requiem allemand, qui eut moins de
succès à Vienne que dans l'Allemagne du Nord, après sa
Rhapsodie (op. 55), son Lied du triomphe (op. 55), il était
surtout considéré comme un maître de la musique chorale.
Sur sa valeur comme symphoniste, les jugements de la
critique sont loin d'être unanimes; mais ils lui accordent
généralement une place élevée parmi les maîtres de l'art
moderne.
De bonne heure. R. Schumann avait salué son « génie ».
Brahms semble avoir été lié par cette flatteuse prédiction;
il s'est senti tenu de la justifier; il s'est élevé, comme
Schumann lui-même et suivant une évolution analogue, à
des œuvres dont le genre ne constituait peut-être pas son
vrai domaine. Ses admirateurs, nombreux en Allemagne,
l'ont mis sur le même rang que Bach et Beethoven. De
tels rapprochements sont indiscrets et pénibles. Il est ;i
une aussi grande distance du second que du premier.
Comme Beethoven, Brahms fut, q Vienne, un célibataire
assez grognon, amateur de promenades à pied dans la
campagne, vivant volontiers dans la solitude, empressé
d'ailleurs à secourir certains membres de sa famille;
comme lui, il a touché à un grand nombre d'airs popu-
laires; il a beaucoup cultivé l'art de la variation; mais
Combarieu. — Musique, III. 40
626 LES COURANTS NOUVEAUX
ces ressemblances extérieures sont insuffisantes. Beethoven
est un musicien poète et penseur; Brahms n'est qu'un
musicien. Entre les deux, il y a la même différence
qu'entre Gœthe et Ibsen, Corneille et Quinault. Beethoven
met l'unité du sentiment ou de l'idée non seulement dans
les diverses parties d'un quatuor, mais dans une série de
quatuors; Brahms a un art fragmentaire, procédant par
juxtapositions. L'un est un sculpteur à la façon de Michel-
Ange; l'autre est un ciseleur-orfèvre. Considéré d'abord,
et faussement, comme un révolutionnaire, Brahms n'a
aucune des qualités qui plaisent chez les romantiques ; le
relief, la couleur, l'éclat manquent trop souvent à son
orchestre. C'est un musicien d'intimité qui semblait appelé
à exceller dans la petite composition. Souvent inspiré,
doué d'un esprit critique plus encore que créateur, raffi-
nant sur la technique, un peu subtil, n'ayant pas l'élan et
la chaleur qu'on aime à trouver chez les hommes de génie,
il a poussé jusqu'à la minutie l'art de l'analyse et du déve-
loppement thématique. Il ressemble à un faiseur de den-
telles qui aurait inventé un nouveau point. Ses tendances
sont toujours vers la musique absolue; et les sentiments
dont on croit reconnaître l'expression dans ses œuvres, —
mélancolie, pessimisme, — sont moins des traits de carac-
tère fondamentaux que d'inévitables effets du langage
musical. Nietzsche dit le lui : « Il a la mélancolie
de l'impuissance; sa musique n'est pas un résultat, mais
une recherche de la plénitude [du sentiment et de la
pensée]. )> Si l'on fait le compte de ce qu'il emprunte, —
c'est un maître copiste! — aux maîtres anciens ou à l'exo-
tisme des maîtres modernes, ce qui lui reste en propre,
c'est la Sehnsucht (un désir passionné, douloureux, de
s'élever). Brahms veut faire grand, et il semble croire que
pour arriver à la grandeur, les passions réelles sont plus
un obstacle qu'un guide. La vie et ses circonstances parti-
culières semblent ne pas exister pour lui. Il lui manque
d'être largement humain. C'est essentiellement un maître
du discours purement musical, un architecte des sons et
des édifices construits avec des bouts de phrase. Ce qui le
préoccupe avant tout c'est la forme, dont il a fortifié très
sérieusement le culte, par la parole comme par l'exemple,
LA MUSIQUE A L ETRANGER 627
et qu'il conçoit en néo-classique (nullement à la façon de
Liszt et de Wagner, que ses adversaires lui opposaient si
vivement). En 1860, il signa (avec Joachim, B. Scholtz et
J. 0. Grimm) une « Protestation » contre la « nouvelle
Ecole allemande », c'est-à-dire contre Wagner, ce qui ne
l'empêchait pas d'admirer, en artiste loyal, tout ce qui est
admirable. C'est ainsi qu'il dit un jour au célèbre wagné-
rien Bruckner : « Vous êtes le plus grand symphoniste qui
ait paru depuis Beethoven. »
Les quatre symphonies de Brahms sont des œuvres
considérables. La lr-i n'est pas exempte d'emphase. La 2e a
plus d'agrément, un tour aimable rappelant Mendelssohn ;
l'Allégretto est une sorte de danse mélancolique, de cou-
leur délicate, débutant par un motit qu'expose le hautbois,
et qui. en passant aux violons, se transforme sans perdre
une grâce charmante. La 3e symphonie, œuvre claire et de
construction classique, a plus de délicatesse que de puis-
sance, et la façon y est supérieure au sentiment. Une fausse
profondeur dans les adagios, un effort visible pour
atteindre à la hauteur de Beethoven, des développements un
peu pénibles, une allure guindée de musicien très instruit
et très réfléchi, tels sont les défauts que l'auditeur français
peut reprocher à Brahms. La 4° symphonie a plus d'aisance
et d'originalité. Pour la forme, elle est d'une construction
admirablement sûre et très nette, avec des développements
sobres et bien conduits; pour le sentiment — malgré
Y Allegro gïocoso si vif et si lumineux — elle est inquiète,
mélancolique, et prend même, comme dans le finale (pre-
mière phrase exposée par le trombone) un caractère
funèbre. « Dans son ensemble, dit L. Laloy, et malgré la
belle insouciance du troisième mouvement, la dernière
symphonie de Beethoven est une œuvre de joie. »
— L'Autrichien Antoini: Bruckner (1824-18%), qu'on opposait à
Brahms dans des polémiques aussi viyes que celles des gluckistes et
des piccinistes, est une très intéressante et originale ligure de la
seconde moitié du xixe siècle. Si Brahms a été placé parmi les
épigones de Bach, Bruckner appartient à l'école de Liszt et de
Wagner, bien qu'il fût d'une nature impulsive et naïve, étranger aux
théories esthétiques, exempt, comme artiste, de toute disposition
d'esprit agressive et, comme homme, de toute recherche inspirée
628 LES COURANTS NOUVEAUX
par la vanité. Son cas est un peu singulier. Fils, comme Schubert,
d'un humble maître d'école, il écrivit sa première composition (la
messe en ré mineur) à l'âge de quarante ans ; il avait passé la cinquan-
taine lorsqu'il fut connu, et la soixantaine lorsqu'il devint célèbre.
Son œuvre est peu considérable : neuf symphonies, trois messes, un
quatuor et un quintette à cordes, le Psaume 150, un Te deum,
auxquels il faudrait ajouter plusieurs opuscules moins importants.
Son rôle fut d'introduire le style de Wagner, avec sa libre allure
dramatique et ses hardiesses, dans la musique d'église, puis dans la
musique de concert : entreprise indiscrète, difficile, où les libertés
de la forme n'étaient justifiées ni par une action dramatique précise,
ni par le tempérament d'un compositeur auquel manquaient, dit un
de ses compatriotes, « l'inquiétude d'un Faust ou l'ardeur d'un
Prométhée ». Le public lui fit mauvais accueil, ce qui stimula une
élite d'admirateurs enthousiastes. La critique viennoise était
partagée en deux camps : celui des partisans de Brahms, avec
l'antiwagnérien Hanslick (1825-i90i ). professeur à l'Université,
critique influent, auteur de l'étude pénétrante Vont musikalisch
Schonen (1854); et celui des partisans de Bruckner, avec Th. Helm
(né en 1843), autre critique fort répandu dans les gazettes.
Au Conservatoire de Vienne où il était professeur d'orgue, de
contrepoint et de composition, Bruckner eut un élève qui mit moins
de temps que son maître à conquérir une haute renommée : Gustav
Mahler (né en Bohême en 1860), célèbre comme chef d'orchestre et
comme compositeur. Dans ses trois symphonies écrites en 1891,
1895 et 1896, œuvres de dimensions énormes, de technique puissante
et d'imagination dévergondée, Mahler a repris avec énergie le dessein
d'introduire l'art et l'esprit wagnérieus dans la musique d'orchestre.
Il a multiplié les instruments, et cherché de toute façon à reculer le
plus possible la limite du « colossal ». Avec les cuivres, les bois et
les cordes, et à l'aide d'une science consommée, il a fait, hors de
l'ordre commun, ce que certains maîtres de chapelle du xvie siècle,
— les Agostini. les Benevoli, les Abbatini — avaient fait pour les
voix. A une ardeur sauvage se mêlent des trivialités, des incohé-
rences, parfois (comme dans la symphonie en fa) des surcharges
philosophiques aussi vaines que compliquées ou puériles, et l'en-
semble est pénible à l'auditeur, tout en laissant une forte impres-
sion.
A la différence de M. Mahler qui est l'adversaire déclaré de la
musique à programme, M. Richard Strauss (1864) n'a écrit que des
poèmes symphoniques sous les titres Don Juan, Mort et Transfigu-
ration, Till Eulenspiegel, Ainsi parla Zarathoustra, Don Quichotte,
Vie d'un héros, la Symphonie domestique Celle-ci, qui a été
exécutée plusieurs fois à Paris, est très représentative de la manière
du maître et mérite de retenir l'attention. Trois personnages, ou
plutôt trois idées abstraites dominent ce poème : — 1° celle de
Y Homme, qui a la double faculté d'agir et de penser : de là deux
thèmes qui s'enchaînent dès le début, l'un exposé par les violoncelles,
l'autre par le hautbois; le premier représente la volonté de l'époux
LA MUSIQUE A L'ÉTRANGER 629
dans le ménage; le second s'applique plus spécialement à son intel-
ligence, à ses pensées ou à ses désirs : leur union détermine la force
créatrice, l'élan passionné qu'expriment les violons (dès la 19e mesure),
en une phrase très ample et chaleureuse. — 2° celle de la Femme,
caractérisée par deux thèmes : l'un (violon) dit la fantaisie et le
caprice de sa nature vive, légère, obéissant à l'impulsion du premier
mouvement ; l'autre (violon solo continué par la clarinette) dit le
charme de sa grâce, la tendresse de son cœur. Et ces images
sonores sont tantôt opposées, tantôt unies. — o° celle de Y Enfant,
auquel est adjugé un petit motif unique, chanté par le hautbois
d'amour.
Ce sujet est excellent, simple, d'une haute généralité; nous aimons
à reconnaître qu'il eût arraché des larmes à Rousseau et qu'il peut
être directement rattaché aux conceptions de l'art qu'avaient les
hommes de la Révolution. C'est aux sources profondes de la vie
sociale que le musicien veut ramener la composition. Son défaut,
c'est l'absence de mesure et de goût. Il y a, dans cette symphonie,
surcharge, surabondance, jaillissement remarquable mais trop
tumultueux et un peu vain des forces de l'expression instrumentale.
Que d'affaires et de manières pour traiter un sujet qui tient, pour
ainsi dire, dans la main : Monsieur, Madame et Bébé! Il y a des
pages, des suites de pages, qui nous transportent sur les sommets,
tout baignés de lumière et d'harmonie; mais la lassitude se fait
sentir. Ces éclats de trompette, ces sons de cors bouchés sont des
touches de couleur inutiles; dans certaines parties, on regrette un
abus des dissonances et de ces jolies cacophonies de sauvages
qu'aime l'école nouvelle; ailleurs, le contrepoint est excessif, trop
maison américaine à dix-huit étages. Tout cela est gros et lourd; il
y a des moments où on est oppressé, comme si on manquait d'air. —
Et M. R. Strauss ressemble à M. Mahler du moins en ceci que l'un
et l'autre confondent le beau avec l'énorme, le grand avec le
colossal.
M. R. Strauss a écrit aussi pour le théâtre. Sa partition la plus
connue, Salomé (1 acte, poème d'Oscar Wilde), a été représentée à
Paris en 1907 : sujet violent et haut en couleur, d'un caractère ultra-
romantique, dont à peu près rien n'est de nature à toucher, parce
que tout est faux, contourné, conventionnel, gonflé d'un mauvais
esprit de raffinement et d'outrance. Les personnages ne sont point
humains; ils ressemblent à de gigantesques pantins habillés de
costumes rutilants; les passions ne sont que des gestes de folie et
de brutalité. La musique a essayé de suppléer à la vérité — seule
source de poésie et d'émotion — en sollicitant toujours l'imagination
et en maintenant jusqu'au bout l'auditeur dans l'attente de quelque
chose de très pathétique. Elle reste cependant superficielle et
décorative. Il y a quelque chose de grossier dans l'esthétique de
M. R. Strauss, c'est cette idée que plus une œuvre est longue et
énorme plus elle est belle. La quantité et la « fourniture » semblent
avoir pour lui une importance capitale. Il réunit tous les actes en
un seul bloc ^une heure trois quarts de musique continue!), il
630 LES COURANTS NOUVEAUX
multiplie les instruments, il crée des difficultés d'exécution nouvelles,
il accumule les parties en contrepoint, comme si, en tout, il voulait
gagner une gageure ou s'emparer d'un record. Il y a peut-être en
tout cela du génie, certainement une puissance extraordinaire, mais
certainement il y a manque de goût. Nous ne pensons pas que la
Yénus de Milo ou l'Apollon du Belvédère seraient plus beaux s'ils
avaient la même hauteur que la tour Eiffel. A une maison de trente
étages sur l'avenue n° .., l'artiste préférera la villa d'Horace, riante
sous le ciel latin, avec son bouquet d'arbres et sa source vive, et,
sous la treille, le jeune échanson couronné d'un simple myrte. L'art
de M. Strauss est à l'opposé de celui d'un Bizet. Le premier vous
étonne, le second vous charme; l'un vous éblouit, l'autre vous pénètre
et vous enchante.
Les Hongrois. — En Hongrie, la musique a quelques éléments
originaux, reconnaissables à la mélodie et au rythme, mais noyés,
quand il s agit d'un ouvrage de genre élevé, dans l'inévitable influence
de Vienne ou de Bayreuth, et souvent contrariés par le désir même
des compositeurs d'être joués sur les grandes scènes de l'étranger.
Le compositeur national est Franz Erkel (1810-1893), longtemps
chef d'orchestre du théâtre de Pesth, auteur de 9 opéras sur livrets en
langue hongroise, dont Hunyady Lasslo (1844) et Bank Ban (1861)
eurent le plus grand succès. National aussi, mais à un moindre degré,
fut Franz Doppler (1821-1883), célèbre virtuose de la flûte, auteur de
Benjowski, d'Ilka (1849), de Wancla (1856), et d'un opéra allemand,
Judith, écrit pour Vienne (1870). D'importantes contributions à la mu-
sique hongroise furent apportées par Michel Brandt Mosonyi, auteur
d'ouvrages de vulgarisation et de 3 opéras, dont le dernier, Maxi-
milian, fut accueilli par Liszt, à Weimar, en 1857. Au-dessous d'eux :
Léo Kern, auteur d'un Benvenuto Cellini (Pesth, 1854), Guszti Fay, au-
teur d'une Camilla, regina dé Volsci (ibid., 1865) Les contemporains
Hans Koessler (1855), Odôn de Mikalovich (1842), directeur du Conser-
vatoire de Buda-Pesth, Léo Weiner (1885), Ernô de Dohnanyi (1877)
subissent l'influence de Wagner et de Brahms. Jenô Hubay (1858)
a un peu plus d originalité ; mais il n'y a pas encore un véritable
courant de musique nationale, il n'y a que des tentatives. Les Tziganes
qui, pour l'opinion générale, représentent la musique hongroise, sont
des nomades amateurs de rythmes, de monodies à secousses soutenues,
d'harmonies vulgaires, de syncopes, de mouvements vertigineux con-
trastant avec des mollesses morbides, tous ingrédients de qualité assez
basse. En réalité, ils ne sont pas plus de Hongrie que de Russie ou
d'Espagne. Ils ont une manière, des rythmes à eux, non des mélodies
propres. Cependant de jeunes musiciens hongrois s'efforcent de com-
bler cette lacune. M. Beîa Bartok (1881) et M. Zoetan Kodaey (1882)
essaient de retremper la musique de leur pays aux sources popu-
laires. Leurs compositions rappellent cependant l'impressionnisme
de M. Debussy et de M. Ravel; elles abondent en dissonances, en
chromatisme, en jeux de timbres. Est-ce un nationalisme musical
qui s'éveille? L'avenir le dira.
LA MUSIQUE A L ETRANGER 631
Les Belges. — Les musiciens de valeur ont toujours été
nombreux en Belgique. Nous n'avons pourtant aucune
œuvre de maître à signaler dans cette période; la plupart des
compositeurs qui ont écrit pour le théâtre, anciens élèves
du Conservatoire de Bruxelles ou de Gand, sont des
virtuoses ou des techniciens, pour lesquels le drame
lyrique fut un emploi passager du talent, non le point
d'aboutissement d'une vocation spéciale. On peut dis-
tinguer le groupe des musiciens flamingants, et celui
des Belges dont l'esprit était ouvert à l'art international.
Dans le premier groupe, moins caractérisé par la qua-
lité de la musique que par la couleur locale et la langue des
livrets, on trouve d'abord le chef de ce mouvement régio-
naliste, le très estimé Peter Benoit, né à Harlebeke
(Flandre occid.) en 1834 (f 1901, Anvers), dont l'activité
s'est consacrée, sous de multiples formes musicales et litté-
raires, à la défense de l'esprit flamand. Il est l'auteur de
plusieurs ouvrages sur textes flamands (entre autres De bel-
gische Natie, 1856); il vint à Paris en 1861, avec un Roi
des Aulnes reçu, mais non joué, au Théâtre-Lyrique et,
à partir de 1867, fut directeur du Conservatoire d'Anvers.
Il dut surtout sa renommée à ses compositions chorales.
Karl Miry, de Gand (1823-1889), professeur d'harmonie
au Conservatoire de sa ville natale, a écrit aussi des opéras
flamands [De Keizer bij de boeren, Gand, 1866, etc.).
Nous citerons encore Jan vax den Acker, J. Braux, Van
Hoey, J. Dupoxt, Destamberg, August Texnstedt, Vax Loo,
Alex. Fernau, Edw. Blaes (qui fut professeur de basson au
Conservatoire de Gand), Fl. Vax Duyse, L. Hemelsoet,
L. Hubexé. Mertexs, professeur de violon au Conserva-
toire d'Anvers, Ryssexs, J. Blockx, Vax Hœrzele, Léon
Vax Gheluwe, Ed. Grégoir, C. J. Souweixe ont écrit des
opéras-comiques flamands.
Dans le second groupe, plusieurs noms sont célèbres :
Ad. Samuel, directeur (1871-1898) du Conservatoire de
Gand, considéré comme un des maîtres de la symphonie,
auteur des Deux prétendants (Bruxelles, 1851), de chœurs
pour YEsther de Racine, etc. Au-dessous de lui : Ch. Louis
Haxssexs, de Gand, représentant assez brillant de la jeune
école belge, autodidacte, codirecteur, en 1834, du théâtre
632 LES COURANTS NOUVEAUX
italien de Paris; Lassen, originaire de Copenhague, dont
l'opéra Landgraf Ludwigs Brautfahrt lut joué à Weimar,
grâce à Liszt, en 1857, et qui écrivit le Captif pour le
théâtre de Bruxelles (1868); Radoux, auteur des Béar-
nais (1866), ancien élève du Conservatoire de Liège alors
qu'il était dirigé par le Français Daussoigne-Méhul ; Ket-
tenus, de Verviers (qui vécut à Londres de 1855 à 1896);
Léop. Agniez, chanteur doué d'une magnifique voix de basse,
dont Harmold le Normand lut joué (sans succès) à Bruxelles
en 1858; Em. Vekdyen, J. Conrardy, Duyssens, Jacques
Steveniers, Ibuzio, A. Williame, Balthazar Florence
Si nous quittons le point de vue du théâtre pour consi-
dérer la musique pure, la musique contemporaine nous
offre des noms illustres dont l'influence dépasse de beau-
coup les frontières de ce pays. Le premier est celui de
Fr.-Aug. Gevaert (1828-1909), directeur du Conservatoire
de Bruxelles, membre correspondant de l'Institut de
France. Ce fut un très savant musicien, un maître univer-
sellement estimé pour son érudition. Rien de ce qui est
musical ne lui était étranger, non pas seulement dans le
domaine de la technique, mais dans celui de l'histoire.
Compositeur, il le fut sans doute; mais là n'était point sa
spécialité. Il y aurait même quelque cruauté à insister sur
ses opéras, Georgette (1854), les Lavandières de Santarem
(1855), Quentin Durward (1858), le Diable au moulin
^1859), le Château-Trompette (1860), la Poularde de Caux
(1861), le Capitaine Henriot (1864), les Deux Amours
(1861). Nous mettrons au second rang, dans son œuvre, son
Nouveau Traité d'instrumentation (Paris, 1863 et 1885) et
son Traité d'harmonie, pourtant si plein, si riche de textes
musicaux empruntés aux maîtres, mais d'un rigorisme
dogmatique trop pythagoricien. Les deux monuments
élevés par Gevaert à la science de l'histoire musicale, au
milieu d'une multitude d'opuscules de valeur, sont les Ori-
gines du chant liturgique (1890) et surtout sa magistrale
Histoire et théorie de la musique de V antiquité (1875-81,
2 vol.) avec l'édition et le commentaire des Problèmes musi-
caux d'Aristote. En matière de musique grecque, Gevaert
avait une autorité européenne. Une approbation de lui
était décisive, dans les cas douteux. Il fut l'objet de la
LA MUSIQUE A L ETRANGER 633
même vénération que Fétis, mais il la méritait par des
qualités autrement solides.
Le successeur de Gevaert au Conservatoire de Bruxelles
est Ed. Tinel, né en 1854 à Sinay (Flandre Orientale), dans
le pays de Dufay, Okeghem, Obrecht, Josquin des Prés,
Orl. de Lassus. Auparavant, il était directeur de l'Ecole de
musique religieuse à Malines. Il obtint, en 1877, le prix de
Rome de Belgique avec la cantate la Cloche de Roland. Il
a écrit surtout de la musique d'église, de la musique cho-
rale. Son oratorio Francisais (1888) est une œuvre consi-
dérable, extrêmement mélodique, claire et sincère, où nulle
complication ne vient suprendre l'auditeur, où des motifs
conducteurs le guident à travers le poème. Depuis Men-
delssolm et Schumann, aucun oratorio aussi mélodique
n'avait paru. Cette musique est apparentée par sa limpidité
à Haydn, à Mozart, aux Italiens du xvme siècle, et par
son sentiment, par sa noblesse soutenue, à Schumann. La
lète du début, donnée chez le patricien d'Assise, est un peu
construite comme la fête chez Capulet, de Berlioz : elle est
coupée soudain par la a Ballade de la Pauvreté » chantée
par François. La 2e partie peint la vie de St François dans
son cloître. St François est traité comme un ange. A citer
dans cette partie deux hymnes : le Chant du soleil et le
Chant de V amour (chant et récitatifs mêlés). La 3e partie
est consacrée à la mort et à la gloire de St François.
C. FitANCK,qui a été formé par le Conservatoire de Paris,
ne saurait être sans injustice enlevé à la Belgique où il
est né, dont sa famille était originaire et qu'il reflète plus
peut-être que la France, dans sa musique grave et tendre
d'où la joie est à peu près exclue. C. Franck n'a pas d'héri-
tier plus direct en Belgique, ni peut-être en France, que
Joseph Jongex, qui a déjà écrit un grand nombre de com-
positions de musique de chambre, d'oeuvres symphoniques,
de mélodies, empreintes de sentiment sincère, d'une abon-
dance mélodique, d'une couleur d'harmonie remarquables.
Nous citerons les deux Sonates pour piano et violon, le
Quatuor piano et cordes dont le scherzo est une merveille
de grâce et d'esprit, le Trio pour piano, violon et alto,
dont le final a un élan de gaité assez rare chez ce compo-
siteur plutôt sérieux et mélancolique; le Concerto pour
634 LES COURANTS NOUVEAUX
violoncelle, celui pour violon. Ces œuvres, où les idées
mélodiques foisonnent, où tout annonce un poète des sons,
originales et cependant nullement entachées de compli-
cations voulues et d'adresses factices, portent la marque
d'un des compositeurs les mieux doués de l'école moderne.
M. Nicolas Daneau, directeur du Conservatoire de Tournai, appar-
tient aussi à la jeune école belge. Linaris, son drame lyrique, dont
l'action se déroule en Corse, est une œuvre dramatique, expressive,
où passent des mélodies parfois grandiloquentes. L'écriture trahit
l'influence wagnérienne.
Bibliographie.
— Walter NiEMANN, Die Musik Skandinavien (Leipzig, Breitkopf, 1906);
EUGÈNE d'Harcourt, la Musique actuelle, dans les Etals Scandinaves (Mission
du gouvernement français, III, Paris, 1909); Revue Die Musik, n° spécial :
Skandinavien (août 1904) : art. de Tolbias Norlind sur la Musique sué-
doise- Rudlof M. Breithaupt, sur Grieg; Wol. Behrend, sur Weyse et
Kulhan; Dr. Karl. Flodin, sur la Musique finnoise; Angul Hammerich, sur
Niels W. Gade. — « La musique anglaise de 1870 à nos jours », par Charles
MaCHAN, dans l'Encyclopédie de la Musique publiée sous la direction de
Lavignac. Musiciens anglais, par STREETFEILD (traduction de Pennequin),
1913. Groxe's Dictionary of Music and Musicians (passim.). — Pedrell :
Pour notre musique : Barcelone, 1893. Traduction par Bertal. Soubies :
Musique russe et espagnole, Paris (1896). Pierre AuBRY : Esquisse d'une
bibliographie de la chanson populaire, hors de France, Revue Musicale
de 1905, p. 131 et suiv. Add. la bibliographie des chap. xv etwi.
CONCLUSION
CARACTÈRES DE L'EVOLUTION MUSICALE
CONTEMPORAINE
Résumé. — Caractères de l'évolution musicale contemporaine. — Les
« matériaux » de la musique. — Grandeur et déclin de la gamme d'ut ma-
jeur. — Rajeunissement des modes et des rythmes anciens. — Chroma-
tisme et diatonisme, tonalité et atonalité. — L'hérésie officielle du •< tem-
pérament ». — L'œuvre d'art de demain.
L'histoire de la musique peut être résumée dans eelle des
quatre grands courants qui l'ont successivement alimentée
et dirigée :
1° Le courant gréco-latin, qui, parti de la Grèce, passe
en Asie Mineure, en Syrie, en Egypte, «H Byzance, puis en
Italie, à Milan et à Rome, et, une fois à la cour des Papes,
se répand de là sur tout le moyen âge chrétien : sa doctrine
est fondée sur les trois intervalles primordiaux, l'octave, la
quinte, la quarte (2 : 1 ; 2 : 3; /j : 3) et se personnifie dans le
nom de Pythagore ;
2° Le courant anglo-flamand, étranger à la tradition
pythagoricienne, qui propage le contrepoint ou polyphonie;
son influence pénètre en Bavière par Lassus, en Italie par
Willaert, qui vient à Rome, puis à Ferrare, est, en 1572,
maître de chapelle a Saint-Marc de Venise, et contribue
à la création du courant suivant ;
3° Le courant italien, qui a deux branches, l'école
vénitienne (les Gabrieli) et l'école Romaine (Palestrina).
636 CONCLUSION
Celui-ci crée le style où le contrepoint n'est plus le but,
mais le moyen de la composition; son action s'étend sur
l'Italie, sur l'Espagne (Vittoria). Dans une seconde période
les créateurs italiens du genre représentatif donnent une
forme très expressive et nouvelle du drame lyrique et, avec
Lulli et Monteverde, exercent leur influence non seulement
sur les peuples latins, mais même en Allemagne :
4° Enfin, le courant allemand, qui, avec Bach, Haydn
et ses successeurs, crée la symphonie et la musique de
chambre, et, avec Weber, le romantisme musical, en don-
nant une suite aux dernières compositions de Beethoven.
Ce dernier courant a une fonction universelle et mondiale,
mais qui est près de finir.
Les cadres de l'histoire ont été ainsi remplis par l'action
successive de quatre grandes races, de quatre civilisations.
Chacune d'elles a imposé à l'Europe un idéal déterminé
par son caractère propre et de nature à former, au total,
un ensemble complet. Dans cette œuvre d'éducation com-
mune, les Grecs, amis de la simplicité et de la sérénité,
ont transmis au moyen âge le chant monodique, et, ce
qu'on croyait alors plus précieux que tout le reste, ils ont
créé une doctrine. Les Anglais, dont l'art primitif était
étranger à toute analyse théorique, ont trouvé le chant à
plusieurs parties, avec les accords de tierce et de sixte, non
admis par les théoriciens grecs, mais dont leur instinct
naturel avait su apprécier le charme. Les Flamands,
créateurs d'un art formel jusqu'il l'excès, ont donné les
premiers modèles du contrepoint : dans ces formes, les
Italiens ont mis l'expression dramatique et les Allemands
ont versé ensuite la pensée et la poésie. En se combinant,
ces divers éléments ont abouti à l'épanouissement de l'art
classique et romantique. C'est cette dernière période dont
nous observons aujourd'hui la dissolution très nette en
même temps que le renouvellement encore trouble ; mais
des forces d'avenir s'élaborent manifestement. La Russie et
la France ont été, l'une après l'autre, les foyers les plus
actifs de ce renouveau dont nous voudrions indiquer les
tendances et quelques caractères.
Nous avons déjà exposé le principal : le nationalisme
voir chap. xx. xxi. xxn).
L EVOLUTION MUSICALE CONTEMPORAINE (337
Toute musique est constituée, en dehors de l'élément
intellectuel et moral qui est l'expression de la personna-
lité des compositeurs, par des « matériaux » avec lesquels
les constructions sonores sont édifiées. Nous les avons
étudiés ailleurs dans leurs origines historiques, clans leurs
rapports avec la vie sociale1. Quelques-uns ont subi en ces
dernières années des variations importantes, qui sont loin
d'être fixées.
La gamme d'ut, qui règne et gouverne sans partage depuis
deux siècles, se voit menacée de divers côtés, et d'abord,
par les gammes ou échelles antiques de mi, la, sol, fa,
mi, ré, dépossédées jadis par elle et qui n'avaient trouvé un
dernier asile que dans les mélodies populaires et les chants
liturgiques. M. M. Emmanuel s'est déclaré leur chevalier
avec l'enthousiasme d'un poète-musicien. Il les a relevées:
il les a parées de riches harmonies modernes et les a intro-
duites dans des œuvres délicates, comme ses Odelettes
anacrèontujues, ou dramatiques, comme son opéra de
Prométhée. Ce n'est pas une entreprise tout à fait isolée.
D'autres compositeurs se servent parfois des échelles
anciennes (consciemment ou non, peu importe), mais en
tout cas d'une façon plus accidentelle: tels M. Cl. Debussy
dans Pellèas et Mèlisande, au début de la partition par
exemple; et M. P. Dukas dans Ariane et Barbe-bleue (voir
notamment le « Chant du souterrain », p. 72 de la partition
pour piano, qui est écrit sur le mode mineur des Grecs).
Les Russes en font aussi un fréquent usage.
Est-ce là un phénomène de nature à se généraliser, et
;i devenir un facteur important de rénovation musicale?
L'avenir le dira. Il procure, en tout cas, aux compositeurs,
de nouvelles ressources pour exprimer une pensée chaque
jour plus complexe et plus subtile.
La gamme diatonique d'ut est aussi contrainte de faire
une petite place à côté d'elle à la gamme par tons, ou
atonale, dont le voisinage, d'ailleurs, n'est pas bien dan-
1. La Musique, ses lois, son évolution, par Jules Combarieu, 12e édition,
Paris, 1914, p. 113 et suiv.
638 CONCLUSION
gereux. La gamme par tons, «bien qu'assez en faveur, n'est
qu'un accident et ne saurait être érigée en système. Elle
est rebelle aux modulations et dès maintenant destinée, à
cause de sa stérilité, à rester une exception.
La gamme chromatique, au contraire, est une rivale
pleine de vie et d'ambition, et ses prétentions s'échauffent
de toutes les conquêtes qu'elle a récemment réalisées. Le
chromatisme pénètre par mille fissures dans le diatonisme
et menace de l'envahir. César Franck en a fait le premier
un usage assez fréquent, mais qui se concilie avec un goût
très vif pour la tonalité. La polyphonie moderne en est
de plus en plus ornée. Ce phénomène musical peut avoir
de sérieuses conséquences. La gamme diatonique engendre
une tonalité, caractérisée par la tonique et la dominante
et par des modulations qui, s'enchaînant suivant des lois
qui sont le fondement de l'école classique, donnent au
morceau de musique ce ton, cette couleur franche et nette,
que l'auditeur inexpérimenté lui-même sait aisément
reconnaître et qualifier. La gamme chromatique, quand elle
sert de base à l'harmonie, n'a pas cette vertu; elle produit
une atonalité d'où résulte une coloration diffuse, subtile,
imprécise, que les compositeurs « avancés » appellent
« l'atmosphère » et qu'ils se flattent de répandre autour
de leur pensée musicale, quand vraiment ils en ont une.
Si, cependant, la tonalité fondamentale est encore le
plus souvent observée, beaucoup de compositeurs contem-
porains s'efforcent d'en atténuer le caractère et la signi-
fication. Les modulations de plus en plus fréquentes,
l'emploi systématique des appogiatures et des notes étran-
gères à l'accord, la faveur donnée aux intervalles de
seconde et aux transitions chromatiques, tous ces procédés
à la mode ont pour effet d'envelopper d'un brouillard la
tonalité qui, chez ces musiciens, est encore présente, mais
souvent invisible.
La rythmique, exclusivement constituée, depuis la
Renaissance, par les modes binaires et ternaires, le temps
fort, la barre de mesure et la carrure, n'a pas échappé
à ce besoin de renouvellement. Les formes classiques
vont peu à peu s'altérant, se brisant, et finissent par
n'être plus employées que comme exception. Le chan-
L EVOLUTION MUSICALE CONTEMPORAINE 639
gement de mesure à de courts intervalles devient fré-
quent. L'art nouveau pratique aussi ou reprend l'emploi
des mesures où un mètre pair est associé à un mètre
/ 7 3\
impair (mesure à j, ainsi indiquée : Qj)- Parfois, au
contraire, il se plaît à des formes qui sont en opposition
avec la mesure (tel le début du Prélude de Parsifal, etc.).
Le rythme en somme, comme chez les Grecs, tend à
s'assouplir et à s'émietter, afin de s'adapter à toutes les
exigences d'une pensée musicale de plus en plus variée.
La raison d'être de ces « matériaux », c'est l'agrément
de l'oreille, de l'oreille commune, de celle de tout le
monde, dont la structure détermine des impressions
moyennes, d'où on tire ensuite des règles générales de com-
position. Il faut reconnaître que cette oreille accepte aujour-
d'hui des dissonances qu'elle rejetait avec horreur il y a
quelques années. Elle s'affine, ou, en tous cas, s'habitue.
Parviendra-t-elle, comme celle des Grecs anciens, à dis-
cerner des intervalles plus petits que le demi-ton? C'est
possible, bien que le quart de ton grec ait été l'objet de
sérieuses contestations l. Déjà le violoniste qui accorde son
instrument est sensible à des différences d'une délicatesse
extrême. Mais quelle que soit l'étendue du champ sonore et
sa divisibilité théorique, il faut que les rapports des sons
entre eux soient facilement saisissables à l'oreille commune,
et on ne peut envisager que dans un avenir encore obscur
des modifications sérieuses à un régime qui est justifié par
des raisons d'ordre social.
Le tempérament qui a eu pour objet de confondre les
dièses et les bémols, et, comme l'a dit spirituellement
M. C. Saint-Saëns, de faire entrer l'esprit du clavier
dans le monde, sera une force relative d'opposition à
l'introduction d'un chromatisme plus fragmenté. Il « est
devenu le tyran dévastateur de la musique par la propaga-
tion sans limites de l'hérétique enharmonie. De cette
1. Voir La Musique, ses lois, son évolution, p. 125.
640 CONCLUSION
hérésie est sorti presque tout l'art moderne. Elle a été trop
féconde pour qu'il soit permis de la déplorer. Mais ce
n'est pas moins une hérésie destinée à disparaître en un
jour probablement fort éloigné, mais fatal1 ».
Si, nous plaçant à un point de vue différent, nous consi-
dérons maintenant la musique dans sa réalité, vivante, et
si nous faisons la synthèse des observations présentées
dans les chapitres précédents, nous constatons qu'elle est
sollicitée par des forces contraires entre lesquelles elle
hésite et s'évertue cependant à chercher sa voie.
Le scepticisme à l'égard de l'autorité des vieilles disci-
plines, le goût de l'exotisme favorisé par le développe-
ment des relations internationales, la recherche de la
nouveauté et de l'originalité à tout prix, enfin cette
exaspération de l'individualisme qui est spéciale à notre
époque, ont créé une situation où la musique est aussi
troublée que la politique. En France, par exemple, nous
avons un art classique attaché à la tradition, aimant la
clarté mélodique et rythmique; il est représenté par le
Conservatoire, par les concours annuels de l'Institut, et
par quelques compositeurs restés fidèles aux vieux chefs-
d'œuvre. Cet art-là ne peut être comparé ni h un courant
ni à une mare stagnante, mais à ces bassins peu profonds
et cerclés de marbre qui ornent le parc de Versailles.
Ailleurs, il y a une vie plus impétueuse et plus incertaine.
Nous avons un néo-wagnérisme qui, tout en se flattant
d'indépendance, Suit l'impulsion donnée par la Tétralogie;
une école naturaliste et nationaliste française et sa parente
éloignée, l'école italienne, celle du vêrisme dans le drame
lyrique; un courant russe; une religion debussiste; il y a
la famille de Massenet; il y a celle de C. Franck; il y a
aussi les anarchistes musicaux, les nihilistes, les impres-
sionnistes purs, on ne sait comment les appeler : tous,
compositeurs très adroits, mais dont quelques-uns oublient
que pour créer un entraînement réel, il faut avant tout une
personnalité, une conviction profonde, une suite dans les
1. G. Saint-Saëns, Portraits et souvenirs, p. 21,
L EVOLUTION MUSICALE CONTEMPORAINE 641
idées et dans les efforts tendant vers un idéal bien défini,
et puis ce don mystérieux, cette étincelle de génie sans
laquelle les œuvres durables sont impossibles.
Jamais la musique n'a été plus savante, n'a employé des
« matériaux » pins variés et pins nombreux. Quand un
mode d'activité artistique est arrivé à un maximum d'adresse
et à une sorte de limite dans la recherche de la difficulté
ou de la complication, il est habituellement suivi d'une
réaction marquée par un retour à une simplicité systéma-
tique et volontiers exagérée. Le fait s'est produit clans
l'histoire de la poésie où les écrivains si savants de la fin
du Moyen âge et de la Renaissance ont eu pour successeurs
la série des poètes qui commence à Malherbe. On le retrouve
dans l'histoire de la musique; ainsi, après avoir poussé
jusqu'à l'abus la science du contrepoint et de la polyphonie
vocale, la musique du xvic siècle a eu ce point terminus :
l'invention ou la remise en honneur du récitatif. Ce déver-
gondage de polyphonie instrumentale auquel nous assistons
présentement aura-t-il une conclusion analogue et nous
ramènera-t-il à une simplicité d'autant plus grande que la
recherche de la complexité aura été plus vive?
Qui pourrait le savoir? Qui pourrait, sans témérité, pré-
dire ce qui sortira du désordre et de l'inquiétude qui
caractérisent le temps présent? De tous côtés on tâtonne,
on ébauche des plans de Jérusalem nouvelle; on est ballotté
entre l'envie de tout renverser et la nécessité de bâtir autre
chose : on attend et on espère; on a confiance dans l'avenir.
Demain peut-être surgira le génie ardent et inspiré, qui
créera la formule nouvelle et entraînera la foule. C'est lui
qui organisera ce chaos et fondera la cité future.
Les grands musiciens ressemblent aux saints qu'embrase
la loi. Les violents seuls entrent dans le royaume de Dieu.
Pour faire une belle symphonie ou un beau drame lyrique,
il faut que le musicien soit en communion avec les âmes
et qu'il ait en soi, selon la parole de d'Annunzio, une
ardeur semblable à celle de l'ouragan : entendez par là une
conviction profonde, une plénitude débordante de senti-
ment, et, en plus, le mouvement, la tendance irrésistible
;i la prise de possession complète et toute-puissante du
monde moral, l'impatience de magnifier la vie à l'aide de
Combahieu. — Musique, III. 41
642 CONCLUSION
l'orchestre, la volonté d'entraîner, de ravir la foule. C'est
Schiller qui a fait cette excellente observation : au théâtre,
peu importe (pour l'effet esthétique) la vertu ou la canail-
lerie d'un personnage : l'essentiel, c'est l'énergie de la
volonté dans l'action. Ainsi s'explique la beauté grandiose
des rôles de Clytemnestre, de Médée, de lady Macbeth, de
Richard III, de Rodogune. Pareillement, il n'est qu'une chose
qu'on puisse et qu'on doive demander (avec un maximum
d'orthographe) à un artiste : c'est Y intensité du sentiment.
L'artiste doit accumuler en soi, comme une électricité
redoutable, toutes ces forces du penser, du sentir et du
youloirqui sont diffuses dans les multitudes inconscientes ou
non inspirées, et les laisser ensuite en explosion continue.
S'il a cette qualité primordiale, l'intensité du sentiment,
il a toutes les autres ; d'abord, et forcément, il a la plus
précieuse : il est net; on ne se trompe pas sur ce qu'il a
voulu dire; ensuite, et par un autre corrollaire fatal, il
crée la sympathie.
Aujourd'hui, quiconque a l'ambition de faire a une
œuvre », dans n'importe quel genre, doit former en soi,
par la concentration du talent et de la volonté, une force
dont l'expansion ne connaîtra pas d'obstacles. Le véhicule
du grand art n'est pas le carrosse de Mab, mais le char de
feu du prophète Elie. Les timides, les adroits qui n'ont
que de l'adresse et s'évertuent à faire illusion, sont vaincus
d'avance. Le public veut avant tout des personnalités puis-
santes. Et, sauf les opuscules qui ne sont que mollesse ou
agréments de façade, la musique contemporaine tendra à
cela, soulever les fîmes et les emporter « comme l'ouragan ».
Bibliographie.
Jules CombaiîIEU, 'rt Musique, ses /ois, sou évolution, 13e édition,
Paris, 1914. — Du même auteur, Théorie du rythme dans la composition
moderne d'après la doctrine antique, suivi d'un essai sur l'archéologie
musicale du Xix° siècle, Paris, 1897. — Cf. du même auteur. Cours du
collège de France sur les modes anciens et leur transposition dans la
musique moderne, Reçue Musicale de 1906, p. 235 et suiv. — ■ Romain Rol-
land, Musicien* d'aujourd'hui, Paris, 1914. — MAURICE Emmanuel, Histoire
de la langue musicale, "-! vol.. Paris, 191 1. -- RiETSCH, lu Musique dans la
seconde moitié du XIX' siècle (dans la collection des « Eludes de scène
musicale, Breit, n° 15, Leipzig. 1901), — H. E. Wooldridge, The Oxford
iùstory of mitsic, Oxford, Clarendon Press, 1901,
TABLE DES MATIERES1
TOME TROISIEME
DE LA MORT DE BEETHOVEN
AU DÉBUT DU XX' SIÈCLE
Pages
Préface v
I. — DAUBER A BERLIOZ
Chai'. I'r. — Introduction : un grand siècle 3
Vue d'ensemble. — Les causes générales du renouvellement
de la musique. — Les forces révolutionnaires et les forces conser-
vatrices. — Quelques dates pouvant servir de points de repère;
difficulté de suivre un plan qui respecte la complexité des faits.
— L'état des esprits et la musique à l'aube du romantisme. —
Paris, centre de la vie musicale européenne. — Fin de la période
viennoise. — L'Allemagne du Nord. — Décadence de l'Italie. —
Hommage rendu par Wagner à l'influence prépondérante de la
musique française. — Londres. — Les foyers princijiaux de l'ac-
tivité musicale à Paris : le Conservatoire, l'Opéra, l'Opéra-
Comique, le Théâtre italien.
Chap. II. — Auber, Ilalévy, Adam, Hérold 17
Caractères généraux des premiers maîtres de l'opéra et de
l'opéra-comique français. — - Auber : sa carrière et ses principaux
ouvrages. — La Juive; l'œuvre et les idées d'Halévy. — Adam,
élève de Boïeldieu; Le Chalet; comédies lyriques et ballets. —
Hérold; ses premières incertitudes entre la musique italienne et
la musique allemande ; Zampa.
Chai». III. — A l'aube du romantisme : Spontini et Meyerbeer. 42
Spontini et l'évolution du théâtre lyrique. — Qualités propres
de Spontini; sa place dans l'histoire musicale du xixe siècle. —
Meyerbeer, première période de sa production. Robert le Diable
1. Voir, à lu fin du tome II, la table des tomes 1 et II.
644 TABLE DES MATIÈRES
et le romantisme; attitude de Rossini. — Les Huguenots ; le livret
et la partition. — Lacunes de l'un et de l'autre. — Le Prophète;
caractères généraux de l'œuvre. — Opéras secondaires de Meyer-
beer. — L'Africaine et l'opinion des contemporains. — Jugements
portés sur Meyerbeer en France et en Allemagne. — Conclusion.
Chap. IV. — Hector Berlioz. — Félicien David 63
Berlioz, personnification du romantisme musical; il domine le
xix° siècle. — Il a donné les premiers modèles du poème symplio-
nique. — Les Troyens et les grands drames lyriques de R. Wagner.
— Gomment la critique allemande a rapetissé le rôle historique
de Berlioz. — Caractère et vie de Berlioz; ses premiers ouvrages.
— Lesueur. — De la Symphonie fantastique à l'Enfance du Christ.
— L'œuvre de théâtre et l'œuvre littéraire de Berlioz. — Félicien
David et sa place dans l'histoire du romantisme.
Chap. Y. — Frédéric Chopin et la société de son temps ... 119
L'école des maîtres pianistes nés dans la dernière partie du
xvine siècle; caractères généraux de leur enseignement et de leurs
compositions. — Chopin, d'après sa correspondance. — Ses con-
certs; sa vie dans la société aristocratique de Paris et de Londres.
— Son œuvre; beauté et importance de son romantisme. — ■ Field.
— Thalberg; sa virtuosité, ses innovations.
Chap. VI. — Liszt 142
En quoi Liszt diffère de Chopin. — La vie d'un pianiste con-
quérant; sa puissance irrésistible. — Caractères des concerts
donnés par Liszt ; jugements des contemporains. — L'influence
d'une princesse; Liszt à Weimar. — Une conversion qui ne renie
rien du passé. — Valeur générale de l'œuvre de Liszt.
Chap. VII. — Un violoniste romantique : Paganini. — Les maîtres
français du violon 163
Les violonistes exécutants et compositeurs. — Les anciens
maîtres français. — Un jugement de Spohr. — Paganini; ses ori-
gines; les étrangetés de son aspect et de sa vie. — Impressions
de ceux qui l'ont entendu. — En quoi Paganini est romantique;
valeur de son œuvre. — Retour à l'Ecole française : élèves formés
par Baillot, Rode, Kreutzer. — Les violonistes célèbres à l'étran-
ger. - Le violoncelle. — La flûte. — Instruments créés par
Ad. Sax.
Chap. VIII. — Les auxiliaires du romantisme. — L'âge d"or du
chant et de la danse 183
Importance des chanteurs d'opéra dans la première moitié du
siècle. — Types d'interprètes légués par le xvni" siècle : Trial,
Laruelte, Martin. — Première méthode officielle de chant. —
Elleviou. — Garcia. — Choron. — Les ténors : Nourrit, Duprez,
Rubini, Mario, Roger. — Les basses : Levassent-, Lablache, Tnin-
burini, Galli. — Les cantatrices ; les types d'interprètes : Dugazon
et Falcon. — Les Italiennes : la Pisaroni, la Pasla, la Grisi, la
Persiani. — Cantatrices d'origine parisienne : M""5 Damoreau ;
la Malibran; Pauline Viardot; Rosine Stollz. — Henriette
Sontag et W. Schrœder-Devrient. — Jenny Lind. — La Taglioni.
— Les chanteuses mondaines et le prince de la Moskowa.
TABLE DES MATIERES 645
Chap. IX. — Héritiers italiens et allemands de Rossini, de Weber
et de Beethoven 205
Le théâtre lyrique et les compositeurs italiens après Rossini. — ■
Paër. — Bellini. ■ — G. Donizetti et son œuvre: analyse de
quelques opéras. — Nicolaï; inaptitude des Allemands à l'opéra-
bouil'e. — L'opéra en Allemagne; Marschner et son roman-
tisme. — Kreutzer; Lortring; Flotow. — L'opéra à Londres;
les compositeurs anglais. — La musique instrumentale; condi-
tions défavorables pour le développement ultérieur du quatuor
à cordes. — Les quatuors de Spohr. — Les quatuors de Cheru-
bini.
Chap. X. — Symphonies et musique de chambre 226
Evolution des moeurs défavorable à la musique de chambre et
à la symphonie, au commencement du xixe siècle. — En France :
retour à Gossec, « père de la symphonie française ». — Reicha
et son élève Onslow. — Gherubini et ses quatuors. — Contempo-
rains et successeurs immédiats de Beethoven dans l'Allemagne
du Nord. — L. Spobr : valeur de son œuvre.
Chap. XI. — Messes, oratorios, canlates, romances 237
La musique religieuse en France au commencement du xixe
siècle : Gherubini et Lesueur. — Compositeurs secondaires. —
L'oratorio et la cantate : les lauréats du concours pour le prix
de Rome; lacune de leur éducation musicale. — La romance et
son importance historique; les succès de salon; Plantade, la
reine Horlense, Dalviinare, Blangini et leur groupe. — Roma-
gnesi et ses successeurs. — Bruguière et Mnie Ducbambge. —
La Parisienne de 1830. — Loïsa Puget. — Rôle et importance des
œuvres médiocres. — Les élections à l'Institut jusqu'en 1856.
II. — LES SUCCESSEURS DE BERLIOZ
Chap. XII. — Félix Mendelssohn Barlholdi 259
Les trois sommets de l'art allemand au XIXe siècle : Men-
delssohn, Schumann, Wagner. — Origines de Mendelssohn. —
Son caractère. — Témoignages de Clara Schumann et de
Joachim. — En quoi il se distingue des autres grands composi-
teurs, comme musicien précoce. — Les quatuors. — La Nuit de
Walpurgis. — Romantisme et classicisme de Mendelssohn.
Chap. XIII. — Robert Schumann 273
Originalité de R. Schumann dans le groupe des romantiques. —
Sa vie et son caractère. — Un trait de caractère tudesque. —
Clara Wieck. — Schumann pianiste. — Ses œuvres pour piano;
importance des Scènes d'enfants. — Les œuvres vocales. — Les
symphonies et la musique de chambre--. — Les poèmes sympho-
niques. — En quoi consiste le romantisme de Schumann. — Le
lyrisme libre et l'art classique de la construction. — Beautés et
lacunes.
Chap. XIV. — Richard Wagner 306
Point de vue qui sera adopté pour parler de son théâtre. —
Résumé de sa vie. — Le caractère de l'homme, d'après sa cor-
6 46 TABLE DES MATIÈRES
respondance avec Liszt. — Détresse de Wagner; ses sentiments
et ses idées; impatience d'un révolutionnaire mal compris; son
mépris pour l'art allemand. — Les premiers opéras de Wagner.
— Composition de la Tétralogie. — Opéra et drame ; critique de
l'ancien opéra; théorie nouvelle. — Comment Wagner a suivi son
système. — Les beautés lyriques et descriptives de son œuvre. —
Les Maîtres Chanteurs. — Tristan et Jseulf. — Parsifal.
Chap. XV. — D'A. Thomas à Massenet 363
L'école française d'Ambroise Thomas à Massenet. — Les con-
temporains morts. — Difficultés de les grouper et de les classer
rationnellement. Affinités et caractères individuels. —
A. Thomas, Ch. Gounod, Fr. Bazin, A. Maillard, V. Massé,
E. Rêver, G. Bizet, Guiraud, Léo Delibes, Ch. Lenepveu, Bour-
gault-Ducoudray, Edouard Lalo, Chabrier, B. Godard, Mas-
senet.
Chap. XVI. — Les contemporains vivants 418
Difficultés et essai d'un groupement rationnel des composi-
teurs vivants. — MM. C. Saint-Saëns, Th. Dubois, Ch.-M. Widor,
Paladilhe, membres de l'Institut, etc. — Les musiciens qui ont
reçu l'enseignement de Massenet : MM. G. Pierné, X. Leroux,
H. Rabaud, R. Hahn, P. Vidal, G. Carraud, etc. — Néo-classiques
ou néo-romantiques : MM. G. Hue, C. Erlanger, S. Lazzari,
F. Leborne, R. Laparra, etc. — • Quelques prix de Rome Jiiniorcs :
MM. Louis Dumas, Pli. Gaubert, M"e Lili-Boulanger. — Nécro-
logie : Gabriel Dupont. — Les prix de Rome de 1852 à 1914.
Chap. XVII. — Théâtres officiels 444
L'Opéra et son répertoire en 1914 : évolution du goût public. —
Le répertoire de l'Opéra-Comique. — Histoire de lOpéra-Comique.
— Feu le Théâtre-Lyrique.
Chap. XVIII. — César Franck 455
César Franck. — Ses élèves et ses disciples. — La schola can-
torum et l'Ecole supérieure de musique. — MM. V. d'Indy,
E. Chausson, Ch. Bordes, A. Magnard, de Castillon, G. Lekeu.
— Les vivants : MM. Duparc, de Bréville. Guy Ropartz,
Ch. Tournemire. — Diversité et indépendance de cette lignée.
Chap. XIX. — Musique religieuse 485
La musique religieuse. — Influence de l'esprit du siècle sur
son caractère. — L'école Niedermeyer. — La musique liturgique
et la réforme des Bénédictins de Solesmes. — L'orgue et les
principaux organistes : MM. Ch.-M. Widor, E. Gigout, Dallier.
Juniores : MM. Ch. Tournemire, L. Yierne, Bonnet, Planchet,
Dupré.
Chap. XX. — Musiques légères et musiques de plein air . . . 495
L'opérette. — Causes de son succès et de son déclin. — Offen-
bach, Hervé, Audran, |Varney; Ch. Lecoq. — L'opéra-comique
voisinant avec l'opérette. — La chanson. — Chants populaires et
chants nationaux. — Orphéons, harmonies et fanfares.
TABLE DES MATIERES 64"
III. - ■ LES COURANTS NOUVEAUX
Chap. XXI. — Symphonie et musique de chambre 519
Le renouveau de la symphonie et de la musique do chambre.
Causes diverses et origines. Th. Gouvy et Reber, G. Saint-Saëns,
Ed. Lalo, César Franck, E. Chausson, P. Dukas, Ch. Tourne-
mire. — Les grandes sociétés de concerts. Musique pure et
musique à programme. — La Société des Concerts du Conser-
vatoire. — Pasdeloup et les concerts populaires. — ■ Liste des
oeuvres exécutées par rorchestre'Colonne-Piei'né, par l'orchestre
Lamoureux-Chevillard. — Le concert historique. — La Société
nationale de musique et la Société do musique indépendante
(S. M. 1.). — M. Gabriel Fauré, MM. Florent Schmitt, Roger-
Ducasse, Kocchîin, M. Emmanuel.
Chap. XXII. — Naturalistes, impressionnistes et symbolistes. 553
L'opéra naturaliste et ses caractères. — Importance do la trans-
formation qu'il a apportée dans la musique moderne. — M. Alfred
Bruneau et M. G. Charpentier. Quelques considérations géné-
rales sur le réalisme dans l'art. — Réaction contre l'influence de
Wagner. — Parallélisme du mouvement en poésie et en pein-
ture. — Impressionnistes et symbolistes : M. Cl. Debussy,
M. Maurice Ravel, etc. — M. Paul Dukas.
Chap. XXIII. — La musique à l'étranger 577
Le renouveau à l'étranger. — Les Slaves. Russes : Glinka,
les Cinq : Balakirew, César Gui, Borodine, Moussorgski, Rimsky-
Korsakoff; Glazounow, Igor Strawinski; Ant. Rubinstein, Tschai-
kowsky; Polonais ; Paderewski, etc.; Tchèques : Smétana,
Dvorak, etc. — Les Scandinaves. Danois : Niels Gade. etc.; Sue'-
dois : de Hallstrôm à Peterson-Berger et Hugo Alfren; Norce'-
giens : de Lindemen à Svendsen, Grieg, Sinding; finlandais :
J. Sibelius. — Les Britanniques. De Sullivan à Stanfort;
Elgar et Bantock. — Les Américains. Farevvell. — Les Espa-
gnols. La Zarzuela, genre éminemment espagnol, Pedroll et Albe-
niz. — Les Italiens. Verdi, les Véristes, don l'erosi. — Les Alle-
mands et Autrichiens. J. Brahms, A. Bruckncr, G. Mahler,
Richard Strauss. — Les Hongrois. J. Hiibay, Bartok, Kodaly.
— Les Belges. Gevaërt, Tinel, Joseph Jongen.
CONCLUSION
Chap. XXI Y. — Caractères de l'évolution musicale contem-
poraine 635
Résumé. — Caractères do l'évolution musicale contemporaine.
— Les « matériaux » de la musique. — Grandeur et déclin de la
gamme d'ut majeur. — Rajeunissement des modes et des rythmes
anciens. — Chromatisme et diatonisme, tonalité et atonalité. —
L'hérésie officielle du « tempérament ». — L'œuvre d'art de
d emain.
INDEX ALPHABÉTIQUE
DES NOMS D'AUTEURS, DES SUJETS TRAITÉS ET DES TEXTES CITÉS.
Les noms de personnes (auteurs, compositeurs, etc.) sont imprimés en
PETITES CAPITALES (ADAM) ;
Tous les autres noms (sujets, instruments, genres, titres, etc.) sont en
italiques (aver.tu, basse, ballets, chansons) ;
Les chiffres romains (I, II, III) désignent le numéro du volume; les
chifl'res arabes (300) la page du volume; un point et virgule sépare les
séries de pages correspondant à chaque volume; les chifl'res arabes en
italiques (fi69 à b73) indiquent qu'un même sujet est traité dans l'ensemble
des pages comprises entre ces limites.
Abydos (les inscriptions d'),I, 10.
Accent, I, 247.
Accords, 1,524, 5.9; 111,472,570,
573. V. Consonance, Contre-
point.
Adam (Adolphe), III, 32 à 36, 366,
403, 519.
Adam de la Halle, I, 306, 333,
373 et s., 448.
Adlek (Guido), III, 316, 353.
Adonis [Plainte sur), I, 70, 102.
Agazzari, III, 318.
Agréments, I, 583, 591; II, 59,
135, 136,145, 150,157,200,301,
319, 320.
Agricola (Alexandre), I, 438.
Airs populaires, I, 308, 311, 373,
417, 525, 557; II, 208,355, 408
et s., 522, 636, 653; III, 4, 13U
a 136, 158, 505 à 506, 577, 579,
608, 610.
Ai.ARD(Delpliin,III, 127, 175, 177,
520, 527.
Alheniz (Isaac), III, 612, V. Es-
pagnols.
Alboni (1'), III, 190.
Alléluia, 1, 202, 214, 216.
Allemands(musique et musiciens),
I, 212, 437, 453, 507, 524 et s.,
556' à 593, 608; II, 42 à 5/, 156
et s., 371, 372; 204 à 206; 223
et s., 279, 373, 449 et 450, 458
et s., 471 et s., 508 et s., 557
et s.; III, 178, 218 et s.: 231
et s., 242, 578, 579, 623 à 630.
Américains (musique et musi-
ciens), I, 16, 45, 46; III, 607 et
608.
Amiot le P.), 1,48, 49, 58.
Anacrouse, V. Rythme.
Am:t (J.-B.), II, 198.
Anglade (J-), I, 349.
Anglais, V. Britanniques.
A.\glebi.rt(J.-H. d), II, 127, 174.
Anisunzio (Gabriele d), III, 571,
641.
050
INDEX ALPHABÉTIQUE
Antienne, I, 202; II, 260. V. Plain
chant.
Apollon (l'hymne à), I, 173. 188.
Appogiatures, I. 524; III, 409,
412.
Arcadet (Jachet).I, 485, 512, 590.
Archii.oque, I, 93.
Arezzo (Guido d'J, I, 244, 276,
302, 462, V. Gamme.
Aria, II. 201. 225, 295.
Aristide Quintii.ien, I, 168.
Aristophane, I, 109, 114. 119,
127.
Aristote, I, 85, 86, 92, 93. 102,
124, 131. 142, 159.
Aristoxène, I, 39, 87, 88, 89, 93 et
s.. 98, 101, 145, 151, 165 et s.
V. Rythme.
Armingaud, III, 177, 407, 477, 52 l.
Ahn-e (Th. Aug.), III, 509.
Ars nova, I, 383, 392 à Ml, 402
et s.; 407, 410.
Arts de l'espace et. du rythme, I,
22, 453, 467; II, 693; III, 323,
356.
Attaignant (P.). I, 472, 582, 596,
606; III, 505.
Auber, II, 448; III. 7,9 à 25, 107,
265, 316, 358, 370, 379, 386,
388, 390, 391, 447, 498, 555,
577, 581, 595, 614.
Aubry (Pierre), I, 309, 332, 333,
335, 338. 349, 363. 364, 376,
382; II, 314; III, 634.
Audran (Edm.), III, 495. 502.
Auge de Lassus, II, 456; III. 382.
Avesla (V), I, 7.
Azevado, III, 383.
Bach (J.-S.), I, 95, 97, 117, 167,
530, 580; II, 24, 40, 45, 140,
153, 155. 160, 165, 168 et s.,
777 à 185, 188, 205, 227, 267 à
277 el 279 à 296", 300, 309,312,
314, 379, 472, 473, 527, 562 et
563, 583,586,641,642, 673; III,
261, 26:;, 286, 287, 335,427, 430,
458, 524, 557, 570.
Bach (J.-Chr.), II, 240 et s.; 282,
372, 380.
Bach (Ph. Emm), II, 375 et s.,
380, 509, 514, 515, 516, 518,
519, 523, 539, 570, 641.
Baie, I, 490, 491, 492, 498.
Baillot, II, 306, 307; III, 165,
169, 171 et 172.
Balakikew, III, 582 à 584.
Balfe (W.), III, 223 et 224.
Balfouk, I, 28.
Bai. lard (Robert), I, 483, 484,
486.
Ballet. I. 627 et s., 634, 636 et s.,
645 et s.; II, 72, 85, 109, 469,
4 72; III, 34, 35, 49, 55, 200 et
201. 367, 403, 585, 591. V.
Danse, Musique, Opéra.
Bantock (Gr.), III, 606.
Barbieri (Franc. As.), III, 609,
611, 612.
Barkek, III, 491.
Bassani (G.-B), II, 191.
Basse(b. continue et h. chiffrée), I,
626; II, 9, 15, 16, 19, 21, 24,
151, 210, 227, 337, 354, 373.
Bazaillas (A.), II, 683.
Bazin (Fr.), III, 244, 374, 386
417, 431, 470, 497, 502.
Bédier (Joseph), I, 331, 332.
Beethoven (L. von), I, 97, 166 ; II,
116, 155, 172, 284, 295, 296,
310, 371,375, 378,385,417,454,
462, 1,69 à 1,71, 472, 509, 512,
513, 515, 518, 519, 547, 552,
555, 559, 564, 574, 583 à 699 ;
III, 227,232,280, 287, 288,318,
371,374, 397,448, 459,465,499,
526, 527, 557.
Bel-Canto,ll, 13, 1G à 78; III, 504,
617, 619. V. Chant.
Behrend (W.), III, 598 et 599.
Belges [musique et musiciens), III,
175, J79, 456, 494, 511, 637 à
634.
Bellaigue (Camille), II, 551, 669;
III, 417,443, 50Ci, 618.
Beleim, III, 206 à 208.
INDEX ALPHABETIQUE
651
Bémols et bécarres, I, 389, 456,
517. V. Dièzes.
BENDA(Georges),lî,459,472,485,
532.
Benedict (Julien), III, 224.
Bénédictins de Solesmes (les), I,
243, 252, 255, 258, 269, 299,
538; II, 237; III, 485, 486,
488 et s. — Y. dom Potltier,
dom Mocquereau, Paléogra-
phie.
Bennett, III, 27 i .
Benoist, III, 111, 210, 243, 246,
456, 457, 490, 502.
Béranger, II, 565 à 360.
Berceuses, I, 81, 82:11, 217.
Bériot (Ch. de), 111, 172, 194.
Berlioz, I, 121; 11,284,291, 319,
324, 325, 411, 450, 452, 454,
471, 474, 475, 477, 667, 671,
676, 677, 681. 682; III, 10,44,
57, 63 à 11 L 173, 174, 181,240,
244, 255. 299, 306, 317, 358,
367,379,388, 390,398,425,430,
517, 520, 525, 529, 594, 595,
600.
Bernheim (Adrien), III, 454.
Bertini, III, 120.
Bibek, II, 204 à 206.
Binchois, I, 425.
Bizet (Georges), II, 475, 561;
111, 280, 301, 368, 379, 391 à
402, 498, 527, 586.
Blaze de Bury, III, 379, 384.
Blondeau (L.j, III, 175.
Blondel, III, 443.
Boèce, I, 221, 232,236, 237.
Boeckh, I, 165, 167.
BOELMANN, III, 493.
Boesset (Antonin), II, 68, 69, 79,
124.
Bohn (Emil). III, 516.
Boieldieu (Fr. Adr.), II, 447 et
s., 455, 677; III, 107,249, 390,
577, 579.
Bonnet (L.), III, 485, 493.
Boudes Charles), III, 186, 237,
455, 462, '.70, 487.
Bokodine, III, 153, 154; III, 582,
584, 585.
Bortniansky (Dimitri), III, 579.
Bûschot (Adolphe), III, 118.
Boulanger (Mlle Lili), III, 418,
440.
Bour (abbé), I, 213.
Bourgault-Ducoudray, II, 571:
III, 404 et 405, 542.
Bouzignac.II, 247 et 248, 249,251.
Brahms (J.), III, 419, 524, 525,
624 à 627.
Brancour (René), III, 118.
Brenet (Michel), I, 475, 503, 579,
621, 632, 651; 11,227, 316, 351,
382, 527, 528.
Bréval (Jean-Bap.), II, 309.
Bréville (de), III, 455, 470, 475,
478.
Britanniques [musiques et musi-
ciens), I, 422, 525 et s., 644 et
s. : II, 51 et s., 206, 260, 261 ;
III, 'l29 à 131, 223 et 224, 494,
506, 508, 509, 602 à 607. V.
Masks.
BRucii:NER(Antonin).III, 627 et628.
Brumel (Antonin), I, 437.
Bruneau (Alfred), III, 366, 389,
403, 419, 427, 431,443, 543,553
à 560, 561. 566, 567, 576, 622.
Burette (Pierre-Jean), I, 91.
Busser (Henri), III, 403, 439.
Bussine, III, 542, 543.
Buts, I, 594, 599, 607, 608.
Buxtehude (Dietrich), II, 165,
166, 173, 282. 292.
Cabrol (dom), 1, 199, 201,204,205.
Caccini, II, 7 à 9, Il à 13, 16,
41, 62,64; III, 554, 555.
CAEi-iAux(dom Phil. Jos.), II, 315.
Caïn (H.), III, 415, 430, 440, 478,
566.
Calvin, I, 531, 532.
Calzabigi (de), II, 320, 321, 323.
Cambini (J.-M.), II, 412.
Campra (André), II, 256 à 25S,
329, 337, 349, 456.
652
INDEX ALl'HAIÎETlni JE
Canon, I, 354; II, 176; III, 239.
Cantate, II. 226, 269, 527; III,
243 à 245.
Capet (Lucien), III, 177, 178.
Cakafa, III, 208 et 209.
Carissimi (Giacomo), II, 213 el
214, 250, 251, 265. 266.
Carraud (Gaston), III, 406, 418.
Cartier (J. B.), III, 304, 307.
Cassation [divertissement en), II,
544.
Castil-Bi.aze, II, 328, 454; III,
476, 680.
Castillon (Alex, de), III, 455,
470, 476 et 477, 542.
Catel,II, 411, 445, 448, 677; III,
205.
Caurroy (Eustache du), II, 244,
248, 254.
Cavali.i (Francesco), I, 25 à 28,
31, 43; II, 79, 98; III, 613.
Centon, I, 209; II, 247.
Cesti (Marc-Antoine), II, 28 à 30,
48.
Cerceau (le P. du), I, 91.
Chabaneau (C), I, 345.
Cuabrier (Emm.), II, 514; III,
335, 366, 399, 407 à 472, 417,
455, 470, 542, 543.
Chambonnières (le marquis de),
II, 136 à 738.
Chambre [musique de), II, 369,
514, 547, 548, 646 et s.; III,
177, 405, 425, 426, 458, i65,
467, 468, 473, 477, 479, 480,
481, 483, 519 et s., 545 à 548,
550, 551, 552, 568, 573 et 574,
575. 589, 593, 594, 620, 621,
622, 633. V. Symphonie.
Chansons (d'histoire, de toile, de
danse, etc.), I, 330 el s.. 33S,
349, 364, 375, 385, 389, 391,
400, 410 et s., 418 et s.. 421.
423. 425. '.26, 432 et s , 439,
447, 467, 477 à 505, 504 à 513,
523. 525, 605 et 606: II, 350
et s., 361, 365, 403 et s.,
541, 542; III, 247 à 254, 293,
504. V. Troubadours et ï rou-
vcres.
Chant, I, 11, 40, 47, 48, 68, 80,
194 et s., 197 et s., 206, 212;
II, 9 à 13, 10, 16, 17, 62, 64,
94, 176, 303 et s.. 321 et 322,
562; III, 31, 183, 184 et s., 187,
188, 189. 190, 207 et 208, 321,
322, 334, 488, 504, 617, 619. Y.
Mélisme .
Chant grégorien, 111,486, 488. V.
Plain citant.
Chant responsorial, et antipho-
nique, I, 207, 214.
Chants nationaux. Y. Hymnes.
Chantavoine (J.), II, 471, 482,
699; III, 162, 305.
Chanteurs de Saint-Gervais, III,
470.
Chapuis (A.), III. 470, 513, 514.
Charpentier (Gustave), III, 452,
478, 553, 561 à 5GG.
Charpentier (Marc-Antoine), II,
102 à 704, 174, 213.
Chaumet. III, 451.
Chausson (Ernest), III, 455, 470,
478, 479 et 480, 519, 523. 524,
543.
Chayannis, I, 18, 37, 48, 49, 81,
154.
Cherubini, II, 410, 434, 435, 437,
438, 439, 445, 450 à 456, 7.14,
677, 688, 692; III, 24, 32, 68,
73, 107, 219, 231, 238, 265,
420, 447, 485, 527.
Ciievielard, III, 177, 535, 536,
543.
Chopin (Fr.), II, 560, 568, 570;
III. 72,5 à 747, 143, 156, 274,
290, 292, 595, 597.
Choron, II. 328, 454 à 456: III.
186, 188, 237, 487.
Christianisme (la musique et le),
I. 28.4, 191 et s.. 207. V. Chant,
Plain citant. Messe.
Chromatîsine (et genre chroma-
tique , I, 89, 122, 200, 258, 388,
502, 506, 515. 520, 523. 561.
INDEX ALPHABETIQUE
053
572, 581; II, 25, 122. 164, 175,
185. 222, 238, 273, 615, 620;
III, 13'., 233, 356, 39'f, 465,
570, 630.
C.MAitosA, II. 442, 484; III, 497,
579.
Clarinette (la), III, 181.
Clavecin (le), I, 586: II, 126 et
s., 129, 131, 134 et p., 140 et
s.. 147 et s., 169 et 170, 183,
184. 291 et s , 312 et 313, 376,
520, 545. "V. Piano, Tempéra-
ment.
Clemenceau (Georges), III, 545.
Clés, I, 577. V. Notation.
Clément (Jacob non papa), I, 501 .
Clément d'Alexandrie, I, 199,
200, 204.
Clementi (Muzio), III, 48, 120,
138, 140.
Colonna (Giov. Paolo), II, 212,
216.
Colonne (et les Concerts), III,
177, 401, 435, 437. 438, 439,
440, 454, 462, 472, 477, 481.
519, 52S à 53.5, 542, 551. V.
Concerts.
Compère Loyset, I, 428.
Concerto, II, 192, 219, 220, 369,
370, 544, 545; III. 163, 173,
174, 177, 593, 594, 633.
Concerts. II, 305. 306. :!71 : III,
148, 202 et 203, 432. 519. 523,
526 et s., 538 et 539.
Concerts Colonne {Répertoire des),
III, 528 à 535.
Concerts Lamoureux [Répertoire
des), JU, 536 à 53S.
Concerts historiques, III, 540 cl s.
Y. Sociétés.
Concours de, Musique, I. 133, 139
et s., 148, 149, 170, 185, 3'. 7.
542 et s., 545, 546. V. Rome
(prix de).
Conduct, 1, 358. V. Contrepoint.
Confrérie de la Passion, I, 318.
Conservatoire (le), 11. 307, 308,
310, 423 et s.; III, 12 et s., 23,
32. 34, 36, 45, 67, 102, 111,
120, 144, 164 et 165, 171, 174,
175, 176, 179, 180, 184, 185,
187, 188, 192, 209, 216, 227,
229, 244, 245, 248, 367, 390,
391, 402, 403, 404, 405, 413,
417, 429, 430, 431, 432, 435,
437, 439, '.53, 456, '.58, 406,
470, 471, 478, 480, 483, 490,
514, 523, 526, 549, 558, 568.
584, 592.
Consonance et dissonance, I, 89,
94, 224,352,353, 357, 361, 302,
375, 376, 390, 399 ; II, 273, 627,
661. 670 et 671; III, 334, 410.
590, 630.
V. Accords, Contrepoint.
Constant (Pierre), II, 381, 390.
402, 407, 412, 415, 423, 424,
437.
Conti (Francesco), II, 225. •
Confinuo. V. Basse.
Contrepoint, I. 350 à 366, 368,
373, 390, 401. 411, 426, 427,
428, 434, 437, 439, 441, 446,
457 et s., 509, 520, 624 et 625;
II, 7, 16, /75 à H7, 18', 188;
III, 456, 460. 467. Y. Accords,
Harmonie.
Coquard (Arthur), III, 470, 477 et
478, 484.
Coreli.i (Arcangelo), II, 173, 191,
198, 206, 210, 308, 375.
Costa (G.), III, 166.
Costeley (Guillaume), I, 486,
545.
Couperin (les), II, 133, 738 à IhU,
195, 369. 514. 516.
CoussKMAKER(de), I, 246, 253, 271,
279, 280, 281, 293, 299, 304,
334, 335, 357, 302, 364, 300,
368, 382, 383, 38'., 422, '.48.
Cramer. III, 120, 140.
Chevaux, I, 31.
Cristoioui (Barlolomeo), II, 312,
313.
Cm (César), III, 582, 583, 584.
Curtis miss Natalic), 1, 45.
654
INDEX ALPHABETIQUE
Cyclique [composition), III, 74,
424, 467, 523, 524 et 525, 571.
Czerny (Karl), III, 120, 144.
Dalayrac (Nicolas), II, 343, 394,
395, 396, 397, 398, 400, 401,
408, 415, 437, 597; III, 193.
Dallier (H.), III, 470, 485, 493.
Dancla (Ch.). III, 147, 165, 170,
175, 177, 373.
Danf.au (Nicolas), III, 034.
Danois (musique et musiciens),
III, 494, 597 à 599. V. Scandi-
naves.
Danse, I, 23 à 26, 40, 41, 43, 45,
114, 118, 119, 182, 193, 204,
256, 327, 505, 582. 593, 606,
627, 639, 643, 646; II, 74, 136,
150, 199, 200, 202, 305; III,
134, 135, 200, 201. Y. Ballet.
Daq«in, II, 131 et 132.
Dargomyski (Alexandre), III, 581.
Dauriac, II, 507.
David (Félicien), III, 111 à 116,
520.
Debussy (Claude), III, 366, 402,
419, 471, 479, 543, 553, 566 à
572, 637.
Déchant, I, 352, 355, 357. V. Con-
trepoint.
Décor, I, 108, 109, 321, 636, 640,
647, 649; II, 28, 30, 106, 107,
109, 342; III, 28, 101, 359,
360.
Deldevez, III, 177.
Délires (Léo), III, 438, 514.
Diaphonie, I, 357.
Diatonique (genre), I, 89, 200,
258, 388, 455. Y. Gamme.
Diémer (Louis), II, 140.
Dietsuii, III, 317, 360.
Dièzes, I, 408, 456, 458, 517. Y.
Bémols.
Dionysos [théâtre de). I, 100 et
s., 118, 132.
Dissonances. Y. Consonances*.
Dithyrambe, 1, 77, 99 et s.
Dominante, I, 225; II, 176.
Donizetti, III, 209 à 2f5, 218. 471 .
DoHPIELD, 1, 109.
Dorwell (Ed. Mac.), III, 607.
Drame musical (le), 1, 112 et s.,
127, 128, 176, 282 et s., 290,
293 et s., 305, 312, 314, 324,
621, 623 et s., 626, 633; 11,209,'
282 à 284; III, 307, 311, 312 à
315, 320 et s.; 336, 351 et s.,
356.
Dubois (Théodore), III, 403, 413,
418, à28 à 1,30, 480, 514, 527,
542. 552, 566.
Duchemin (Nicolas), 1, 483, 499.
Dufay (G.), I, 421, 423.
Dugazon (Mlle), III, 192, 193.
Dukas (Paul), III, 412, 470, 519,
524, 543, 552, 637.
Dumas (Louis), III, 418, 439.
Du Mont (Henri), II, 249 et s.
Dunstaple, I, 422, 448.
Duparc (H.), III, 407, 408, 455,
470, 481 et 482, 542.
Dupont (Gabriel), III, 418.
Duport (les frères), II, 308 et 309,
645; III, 178 et 179.
Dupré, III, 485, 493.
Duprez (Gilbert-Louis), III, 188,
214.
Durante (Francesco), II, 36, 37,
152, 218, 541.
Dussek (Joh-Ladislas), III, 121.
Duvernoy, II, 365, 396, 434; III,
539.
Dvorak (Anton), III, 596.
Echelles musicales, I, 83, 225,
230 et 232, 428, 456, 549, 557;
II, 224, 234, 241, 274; 111,552,
570. Y. Modes.
Eitner (R.), II, 19, 35, 41, 51,
59.
Éditeurs, 1. 4 72 et s.: II, 457.
Elgar(I:<1\v. W.), ill, 605 et 606.
Elwart (A.), III, 244, 520.
Emmanuel (Maurice), I, 26; III,
417, 519, 637, 6 42.
Engel, 1, 46.
INDEX ALPHABETIQUE
655
Enharmonique {genre), I, 89, 200,
257, 515, 516; III, 639.
Erlanger (Camille), III, 418, 438.
Ernst (H.-W.j, III, 177.
Eschyle, I, 113, 116, 122, 128,
129: III, 337, 352, 552, 556.
Espagnols [musique et musiciens),
I, 207, 208, 211, 446, 552, 553,
554, 582, 595, 610,621,625; II,
38; III, 512, 609 à 612.
Esthétique, I, 265; II, 447; III,
312, 322, 457, 486, 498, 557.
Ethos, I, 84, 85, 86, 232-236. V.
Modes.
Euripide, I, 116, 119, 124 et s.
Exotisme musical (1), III, 111,
114, 116, 505, 566, 577, 578.
579, 580, 583, 593, 611, 612, 615.
Expert (Henri), I, 487, 492, 503,
532; II, 355; III, 487, 515.
Expression musicale (1), I, 267,
451 et s., 476, 550, 563 et s ,
623; II, 17, 20, 167, 179, 187,
202 et 203, 230, 231, 232, 241,
247 et 248, 294 et s., 622, 626
et 627, 637, 639, 649, 657, 660,
682, 691; III, 4 et 5, 91, 109,
114, 133, 160 et 16 i.
Falcon (Marie-Cornélie), III, 193.
Farewell (Arthur), I, 24 ; III, 608.
Farrenc (Mme), III, 388, 389.
Fauré (Gabriel), I, 130; III, 407,
470, 482, 487, 519, 542, 543 à
549, 550, 551, 552, 566, 573.
Faux-bourdon, I, 354.
Femme (la) dans Fart ancien et
moderne, I, 127 et s., 193,330,
442, 624; II, 469 et 470, 673
et 675, 690 et 691 ; III, 73 et 7'.,
88 et 89. 149 et 150, 226, 32'.,
344, 355, 380 et 381, 383.
Fêtes de la Révolution, II, 385 à
402, 436.
Fétis, I, 91, 92, 270, 272; II, 108,
212, 344, 412, 469, 481, 626.
667. 683; III, 56, 73, 78, 111,
128, 138, 140,217,243,358,540.
Fibich (Zdenko), III, 596.
Field (John), III, 138.
Finck (Henri), I, 439.
Finlandais [les musiciens), III,
602. Y. Slaves.
Flamands. V. Néerlandais.
Fletcher (miss Alice), I, 5, 8, 18,
45, 66, 67; III, 607.
Floquet, III, 553.
Fi.ottow (F. von), III, 222 et 223.
Flûte {la), III, 180.
Folklore, III, 405. V. Mélodies.
Formé, II, 243, 248.
Foi -cart, I, 8 ,9, 46, 112, 142, 143.
Franchomme, III, 125, 127, 179,
520, 558.
Franck (César), II, 527; III, 40o,
419, 432, 437, 455 à 470, 476,
477, 480, 482, 487, 492. 519,
523, 542, 543, 633.
Francons (les deux), I, 274, 277,
376, 378, 384, 408. 412.
Frescobaldi, II, 148 et s., 173,
175. 210.
Froberger (J.-J.), II, 156 à 159,
174.
Froltole, I, 505.
Fugue (la), I, 595, 608: II, 175 et
s., 291, 293 el s., 525, 631,653,
654, 658, 660, 661.
Fulda (Adam de), I, 438.
Fursy, III, 504.
Fux (G. -G.), II, 43, 44, 224, 274.
Garrieli (Giovanni et Andreu), I,
518, 522, 549, 563, 585, 594 et
595, 606, 608, 609, 612 à 621,
623: II, 149, 158, 177, 188, 189,
227. 229. 243, 268, 295, 388,
473; III, 635.
Gagliano (Marco de), II, 22, 23;
III, 555.
Gallet (Louis), III, 414, 415.
GÀi.li-Marié (M'ne), III, 400.
Gamme, I, 37. 39, 4 7, 50, 52, 84,
87, 88, 16'., 225, 229, 243, 244,
258^ 26'., 457 et s., 462; II, 279,
2S0: III, 5 et 6, 637 et 638.
656
INDEX ALPHABETIQUE
Gamme atonale, III, 471, 570, 637
et 638.
Gamme chromatique. V. Chroma-
iisme.
Garât, III, 158.
Garcia, III, 185, 186.
Garcia-, III, 177.
Garlande (Jean de), I, 389, 391.
Gaubert (Philippe), III, 180, 418,
439, 545.
Gautier (Théoph.), III, 496.
Gayikiès (Pierre), II, 199.
Gédalgk (And.), III, 433,524,551,
573.
Georges (Alexandre), III, 487.
Gerbert (prince abbé), I, 33, 197,
198, 227, 238, 240, 244, 269,
271, 276, 277, 279, 353, 391;
II. 313.
Gervaise, I, 417; II, 129, 194.
Gevaert, I, 64, 79, 89, 92, 124,
126, 135, 138. 152, 166. 169,
172, 188. 272, 581. 582; II,
20. 26, 33, 41, 344, 471; III,
489, 497, 498, 503, 622.
G.IIRETTI, III, 166.
Gins (Jos.), III, 176.
Gigout (E.), II, 485, 487, 493, 575.
Glaréan, I, 464, 625.
Glazoukow, III, 589.
Gli.nka (Michel), III, 527, 580 à
5S1, 584, 585.
Gldck, 1, 534; II, 99, 108, 266,
302, 310, 312, 318 à 330, 338,
347, 396, 397, 426, 433, 444,
453, 454, 456, 460, 462, 463,
538, 543 : III, 385, 308, 390, 444.
Godard (Benjamin), III, 412.
Gœthe, III, 261, 266, 267, 369.
380. 381, 414, 415, 575.
Gossec, 11,306,374,381. 389, 39S,
410,413,418,419.422,424,425,
i28, 429, 434, 436: III, 228 et
229.
Golnoi), I, 550: II, 463, 'i82:
III, 37, 57, 153. 244, 371 à 386,
392, 402, '.17, 431, 448, '.91,
498, 514, 527, 549.
Gouvy (Th.), III, 519 à 522, 542.
Giumont (L. de), III, 415, 433,
434.
Gregh (Fernand), III, 31)5.
Grégoire XIII, I, 535 à 540.
Grétry, II, 302, 303, 3li3 à 347;
351, 359, 360, 363, 395, 396,
397, 398, 399, 401, 408, 415,
437, 444; III, 193, 318, 458.
Grif.g (Edw.), III, 601.
Grimm, III, 327.
Guesdron (Pierre), II, 64 à 69.
Guiraud (J.-B. et Ernest), III,
243, 246, 402, 431, 437, 527,
542, 568.
Grisar (A.), III, 215 et 216, 223.
Guilmant (Alex), II, 117, 133,
145, 164; III, 470, 492.
Guhr, III, 168.
Habexeck, II, 490, 673, 692;
J'., 69, 84, 174 et 175, 407,
Haberl, I, 548.
Uai>ow(W.-H.), II, 317, 514,
522, 528. 595.
Haendel, I, 95, 97, 117: II
45, 57 à 59, 140, 153, 155,
159, 166, 171 et 172, 213,
256, 260 à 26V, 272, 285,
288, 296. 300, 309, 310,
319, 527, 530, 549, 570,
III, 158, 232, 524, 557,
603.
Hahn (Raynaldo), III, 403,
436.
Halévt (Fromenlhal), II,
456; 111,-25 à 32, 243, 2 '.9,
316, 369, 371, .".73, 386,
391, 398, 402, 431, 447,
498, 502, 523, 555.
IIai.lé (Cl..), III, 520.
Hallstrôm, III, 599.
Haks de Bri.ow, III. 308.
Hanslick, III. 3'.6, 426, 476,
Harcourt ("Bug. d'), III, 52'..
Harmonie, I. 91 cl s., 476,
549, 625: II. 108. 362, 670
Accords, Traités, .Voiles.
III,
527.
515,
, 2'.,
156,
240,
287,
312.
610:
602,
418,
',51,
307,
38. ,
628.
'.92,
V.
INDEX ALPfiABETIQUE
657
Harmonies, fan/aras et musiques
militaires, III, 515 à 5î6.
Harmoniques (notes), I, 276.
Hart.mann (édit.), III, 413, 114,
415, 477.
Hartmann [Emil), III, 508.
Haydn (Joseph), I, 97; II, 38, 116,
155, 166, 306, 310, 311, 312,
369, 372, .')/!!. o/.-o, 3/7, jo3,
459, 56>S à 528, 533, 538, 543,
548, 554, 561, 563, 587. 614,
648, 650, 651, 667, 668. (',71 ;
III, 420, 427, 5(i7, 1.27, 529
Heixrich-Isaac, I, 440.
Heller fStephcn), II, 368.
Helmjioltz, 11. 275. 279.
Herder, III, 327.
Hékold, II, 445: 111,36 à kl, 107,
243.
Hervé, JII, 495, 499.
Herz (Henri). 11!. 519.
Heures (Vigiles, matines, laudes,
elc, etc.), I, 219.
HiLLEMACHUR(P.-L.),III,431et432.
Hipkins (A.), Il, 317.
Hoffmann (E.-fh. Wilh.). II. 472.
Ho II an cla is (mu s i y u e et m u s icie us),
III, 494, 511.
HOMOLLE, I, 132. 172.
Hongrois (musique et musiciens .
III, 630.
Hoquet, I, 359. V. Contrepoint.
Houdakt, III, 489.
Houston - Stevvart - Chamberlain,
III, 362.
Howard, I, 122. 180.
Hucbald, I, 224, 232, 375.
Hue Georges!, III, 418, 437.
Hummel, III, 48. 292.
Hu.mi'ekdinck (Engelbert ;. III, 623
et 624.
Hymnes, I. 203. V. Plaiu chant.
Hymnes nationaux, III. .507 à 313.
Hymnes révolutionnaire*. II, 410
et s.
Imbert (Hugues , III, 406, 417,
443, 477.
Imitation, I, 367. V. Contrepoint.
Impressionnisme, 111, 553, 566
et s.
Improvisation. II, 642: III. 456 et
457, 458, 459, 493.
Ud\ Vincenl d'J, 11, 41, 253, 471,
699'; III, 407, 418, 455, 456,
458. 461, 470 à 476, 478, 479,
481, 484, 487, 523. 525, 542,
543. 566, 572, 575.
Institut 1. II, 421 el 422: III.
25:: 254.
6, 69, 70, 24U. 2
366, 403, 420. 430. 431, 014.
Instrumentation, U, 8: 111, 466.
Instruments (de musique dans
l'antiquité. I. 27, 51, 53, 55,
93, 97, 121, 147, 179, 180, 183
et s., 192, 199, 240;
— au moyen âge, I, 324 et s.,
447, 500, 577, 583, 604, 607:
- à la Renaissance, I, 580, 581,
583, 586, 588, 596 et s., 602 et
s., 604 et s., 648; II, 20, 25,
27, 30, 35, 45, 221. 233, 255.
— V. Orchestre. Clavier, Orgue,
Violon, Piano, Trombone ,
Flûte. Clarinette et Instruments
à vent, I, 602 et s. ; III, ISO à
182, 230.
Isouard (ÎVicolo), II, 450, 556.
Italiens [musique et musiciens),
1. 402, 505 et s., 514 et s., 593.
609, 630; II, 6 et s., 17, 62,
119, 117 et s.j 173, 174, 186,
187 et s., 204, 209, 210 et s.,
319, 325 à 329, 335, 369 et 370,
442 à 4 4 4, 450, 483 à 507. 524,
531, 538; III, 10 et 11. 71 et
72, 242, 494, 511, 612 à 623.
Y. l'roltole, Madrigal, Stram-
hotlo, Orgue, Villanella .
Jacqi akt L.), III, 177, 407, 477.
521, 522.
Jannequin i Clément). I, 416, 421,
47:;. 482, 484, 492, 501; 11,473.
Jeu de Robin et de Marion (le),
I. 307.
Comdariei-. -- Musique, III.
42
658
INDEX ALPHABETIOUE
Jeux, I, 176, 181. V. Concours.
Joaciiim (Joseph), III, 177, 178.
Jomelli: (Nicolas), II, 219, 221.
Jongen (Joseph), III, 633 et 634.
Josquin des Prés, I, 421. 430, 448.
Jullien (Ad.), III, 390, 443, 528.
Kalkbrenner, II, 415, 466; III,
121, 128, 140, 156, 292.
K.vscHPEROFi (Wladimir), III, 582.
Keisfr (Reinhold), II, 49 à 51.
Koechlin, III, 519, 551 et 552.
Kolon, I, 96.
Kreutzer (les), II, 399, 400, 401,
415, 434, 435, 437, 448, 454,
512, 644, 677; III, 165, 175 et
176, 210 et 211, 221 et 222.
Kufferath (Maurice), II, 471.
Kuhnau (J.), Il, 168 et s., 173.
Kulhau (Fréd.), III, 597 et 598.
Kusser (J. Sign.), TI, 46, 49.
Laborde (Jean-Benj.), II, 316 ; III,
506.
Laborde (de), II, 356 et s.
Lalande (Michel de), II, 252 et s.,
257 et 258.
Lalo (Charles), I, 159.
Lalo (Edouard), III, 177, 403,
Ù05 à â07, 412, 477, 519, 523,
527, 543.
Laloy (Louis), I, 49, 57, 501, 502,
503, 553: III, 362, 370, 376.
Lamoureux (et les Concerts), III,
177, 408, 432, 453, 474,' 477,
519, 521, 535, 541.
Landormy (Paul), III, 443.
Laparra (R.). III, 418, 439.
Lafont, III, 167.
Lassus (Roland de), I, 501, 502,
516, 524, 545, 546, 558 et s.,
560, 613.
Laurencie (Lionel de la), II, 89,
114, 198, 203, 369, 373, 374.
381.
Layignac:, III, 443, 476.
Lazzahi (Sylvio), III, 418, 437.
Leborne (F.), III, 418, 438.
Le Bas, I, 81, 143.
Le Bègue (Ant.). II, 118, 125 et
126, 174.
Leclair. II, 199, 200, 201, 203,
207, 370.
Lecoq (Charles), III, 495, 498,
502, 504.
Lefebvre (Charles), III, 431.
Lehmann, I, 4.
Leitmotiv, 1, 293, 568; II, 22,
480; III, 74, 158, 317,330, 357,
4M, 415, 555, 562.
Licite de Vasconcf.llos, I, 82.
Le Jeune (Claude), I, 492, 493,
494, 498, '.99.
Lekeu (Guillaume), III, 455, 470,
481.
Lemmens (J.). III, 492.
Lenepveu (Ch.), III, 403, 542.
Lena (Maurice), III, 415.
Léo (Leonardo), II, 219, 540.
Léonard (Hubert), III, 175.
Léoncavallo (Ruggiero), III, 621.
Le Roy (Adrien), I, 483, 486, 491,
560.
Leroux (Xavier). III, 418, li33 à
4.35.
Lescurel (Jehannot de), I, 378.
Lesueur, II, 410, 422, 428, 436,
438, 439, 441, 442, 452, 455,
677; III, 67, 68, 94, 209, 239 et
240, 256, 366, 373.
Lichtenberger (Henri), III, 336,
362.
Lied, III, 293 et 294, 459. Y.
Chanson, Mélodies.
Lind (Jenny), III, 130, 199 et 200,
599, 600.
Lipinski, III, 167.
Liszt (Franz von), II, 480, 568,
579, 596, 656; III, 109, 123,
125, 135, 137, 140. l'rl a 162,
165, 171, 227, 2::::, 292, 299,
308, 309, 310, 311, 316, :!2l),
328, 340, 341. 348, 37 4, 380,
'.19, 420, 427, 508, 579, 584.
592, 593, 595, 600, 630.
Liturgie. I, 210, 211, 214 et s.,
INDEX ALPHABETIQUE
659
623, 624; II, 247; III, 485,
488. Y. Chant, Contrepoint,
Musique religieuse, Bénédictins
de Solesmes.
Livret (et livrets), II, 338, 349,
473; III, 22, 26, 33, 35, 38, 48
à 50, 51, 54, 56, 60/93; 96 à
101, 218, 219, 318 et s., 325, 336
et 337, 353 et 354, 359, 368, 380,
386, 387, 404, 408, 409, 414,
415, 416, 426 et 427, 432, 433,
4:57, 448 et 449, 472 à U75, 481,
553, 559 et 560, 561 et 562,
565, 566, 574, 576, 577, 580,
581, 586, 590, 591, 614, 617 et
618, 631.
Livrets en prose, III, 427, 475,
557, 562.
Loret, I, 52, 57.
Lortzing, III, 222.
Lotti (Antoine), II, 221, 265; III,
613.
Lubbock, I, 25.
Lulli (Jean-Baptiste), 11,84 à 100,
101, 103, 197, 249, 254, 255,
257, 302, 304. 322, 323, 368.
456, 495; III, 322, 507.
Litiier, I, 531, 613.
Luthiers (et lutherie), I, 580 et
s.; II, 193; III, 4. Y. Piano,
Violon.
Lyrisme, II, 352 et s.; 361.
Maciarren (G. Alex), II, 185;
III, 224, 603.
Machault (G. de). I, 391 et s.,
409.
Mackensie (Alex.), III, 603 et 604.
Madrigal et madrigalistes, I, 471
et s., 504 et s., 508, 511,514 et
s.. 520, 552. 61'. ; II, 62.
Magie, I, 3, 12, 13, 27 et s., 61,
67, 99, 129. 133, 144; 11,697 et
69S.
Magnard (Albéric), III, 455, 480
et 481, 543.
Mahler (G.), II, 573 ; III, 1 10, 628
et 629.
Maillart, III, 244, 387.
Malherbe (Ch.), II, 537; III, 225,
415, $54.
Malibraiv (la), III, 19U à 196, 204,
206, 373, 610.
Mallarmé (Stéphane), III, 567,
569.
Marcello (Benedetto), 222, 223.
Marchand (Louis), II, 130, 145,
174.
.Maréchal (Henri), III, 296, 304,
403, 417. 431, 514, 516.
Marenzio (Luca), I, 517.
Mario (Giuseppe), III, 191.
Marmontel, III, 140 et 141, 391,
431.
Marsciimr, III, 220 et 221.
Marsick. III, 177, 521.
Martineau (René). III, 417.
Martini (le P. Giambattista), II,
217, 579.
Makty (Georges), III, 432, 470,527.
Marx (Ad. B.), III, 167, 490.
Mas, III, 177, 477.
Mascagni (Pietro), III, 621.
Massard, III, 176, 177.
Maspero. I, 10, 11, 12, 17, 24,
37, 50, 81.
Masks et Masques, I, 111, 634,
635, 636, 645, 648, 651.
Massé (Victor), III, 244, 387 el388,
470, 477.
Massenet, III, 137,- 366, 4/2 à 417,
418 431, 432, 434, 435, 436,
452,480, 527, 543, 559, 561.
Mattheso.x (G.), II, 167, 191, 273.
Matthews, I, 46.
Malclair (Camille), III, 305, 576.
Mauduit (Jacques), I, 491, 492,
498, 546: II, 69.
Mayseder, III, 172, 178.
Mazas (J. Fr.), III, 175.
Méhul,. II, 400, 402, 410, 414,
',22, 428, 433, 434, ',35, 436,
438, 442, 444 à 448, 453, 455;
III, 65, 404, 444, 451.
Mélisme oriental. I, 33, 35, 47
6',, 202, 216, 262, 406.
660
INDEX ALPHABETIQUE
Mélodie el mélodies, 1,264, 471 :
II, 4 et s , 566, 574 à 579, 581 ;
III, 108, 385, 402, 403, 421,
431, 435, 413, 452, 469, 472,
480, 482, 483, 546, 574, 581,
583, 589, 590. V. Monodie.
Mélodies populaires, III, 505 à
506, 577, 579, 608, 610. Y. Airs
populaires.
Mélodrame (le), II, 346 à 550,
459.
Mendelssohn-Bartholdi (Félix),
II, 270, 283, 448, 525, 570, 573;
III, 59, 128, 129, 259 à 272,
315, 318, 374, 420, 422, 423,
429, 435, 508, 525, 527, 584,
593, 597, 602, 603.
Mendès (Catulle), III, 408, 410,
415, 434.
Menestriers, II, 143 et 144.
Méreaux (A.), III, 541.
Merulo (Cl.), I, 586, 608 ; II, 157,
158.
Messager (André), III, 403, 409,
436, 451, 487, 502.
Messe et Messes, I, 214, 215 et s.,
235, 261, 288, 289, 303, 413,
433, 435. 437, 441, 520, 555,
547, 548, 536. 538,541,559; II,
208, 210, 217, 252. 267 à 269,
389 et s., 452, 525, 539 à 54/,
558, 685 et s.; III. 67, 83 el s.,
87, 157, 238 el 239, 240, 241,
421, 461, 462, 479, 485 et s.,
522, 546, 594, 620.
Mesure, I, 252, 272 à 281, 358,
497 et s., 533; II. 135; III,
489. V. Musique, Rythme.
Métrique, I. 275, 494.
Meyerbeer, II. 456, 555, 561 ; III,
47 à 62, 126, 181, 265. 266,
315, 316, 317, 318, 323, 382,
384, 390, 394, 397, 402, 447,
490, 555. 614.
MlCHAELIS, II, 457.
Michot, III, 453.
Milanoi.lo (Thérèse), III, 176.
Mimétisme, I. 22.
Miolan-Carvaliio lMme). III, 370,
388, 453.
Mistères, I, 311 à 316, 323, 327;
II, 235, 247.
Mocquereau (dom), I, 207; III,
489.
Modes, I, 84 et 85, 123, 151, 211,
224 et s., 230, 256, 262, 336,
386 et s., 455 et s., 464, 466,
494, 506, 523, 565 et s.; II,
160, 162. 163, 167, 176, 180,
233, 241, 272, 274, 279 et s.,
624, 636, 661; III, 552. Y. Con-
trepoint, Tons.
Moderne (Jacques), 1, 483; III,
505.
Modulation, I, 457 et s. V. Con-
trepoint.
Moniusko (Stanislas), III, 595.
Monodie, 1, 404 : II, 4 à 13, 34, 62
à 83; III, 636. Y. Mélodies,
Plain chant.
Monsigny, II, 341, 342, 351, 399,
408, 422, 597; III, 193.
Montevkrde, I, 523; II, 18 et s..
25, 27, 41, 233, 234, 473.
Morand (Eug.), III, 415, 432.
Moscheles, III, 120, 278, 286.
Moskowa (le prince de la), III,
202 el 203, 236.
Motet, I, 540, 542; II, 188, 210,
226, 240, 246, 247, 248 et s.,
254 et s., 539, 541: III, 421,
485. Y. Musique religieuse,
Contrepoint.
Mottl (Félix), III, 408.
Molu proprio, III, 486, 489.
Moussorgski, II, 575: III, 569,
582, 584, .385 à 587.
Mouton (Jean), dit Jean de Hol-
ling-ue, I, 511.
Mozart (W.), I, 95, 97, 125: II.
116, 155, 166, 172, 188, 288.
289, 302, 303, 310, 312, 319,
341, 348, 349, 372, 373, 375,
448, 453, 454, 1,60 à 470, 4 76,
480, 484, 503, 507, 513, 515,
518, 519, 522, 527, 529 à 55;,
INDEX ALPHABETIQUE
661
561, 566, 574, 587, 610, 613,
615, 641, 650, 651, 667, 668,
671, 688: III, 144, 385, 426,
427, 524.
Muffat (Georges), II, 158, 159.
Muller (Wenzel), 11,459, 472.
Mûris (les deux), I, 389, 390, 391,
411.
Musique, I, préface et 18, 34, 62.
Musique (la) dans l'antiquité, I,
13 et s.. V. Mélisme.
Musique (la) chez les Grecs, I, 61
à 188.
Musique (la) au moyen âge, 1, 144,
149, 221, 364, 411, 447.
Musique (la) sous la Renaissance,
I, 457 à lt69, 580 à 609.
Musique (la) dans les temps mo-
dernes, II, 195, 196, 282, 284,
510 à 512; III, 4 et 5, 17 et 18,
35, 42, 45, 364, 655 à 642.
Musique (la) instrumentale (son
développein ;nt), I, 585 et s.,
592, 604, 611, 614 et s.
Musique (la) religieuse I, 254,
258, 530 et s.; II, 208; III, 237
et s., 485 et s., 522. V. Plaui
chant, Contrepoint, Orgue,
Liturgie.
Musique et drame, III, 314, 322
et s., 338, 351, 570.
Musique et éducation, I, 159;
II, 384 et s.; III, 513 et s.
V. Drame, Instruments, Pro-
gramme, Symphonie, Traités.
Mythes et légendes, III, 325 et s.
Nadaud (Edouard), III, 3 77.
Nadaud (Gustave), III, 503, 504.
Nanini (G. M.), II, 210, 211.
Nanino (les deux), I, 553.
Napoléon III, III, 496, 500, 504.
Nationalisme. V. Exotisme.
Naturalisme, II, 322, 340; 111,322-,
327, 330, 331, 334, 335, 337,
349 et 350. 419, 452, 549, 552,
556 et s., 560 à 56.3, 566, 568,
569,579, 621.
Néerlandais, Flamands et Wal-
lons (musique et musiciens), I,
418 et s., 501, 508, 511, 513,
517, 555, 559 à 602, 607.
Neumes, I, 242 et s.; III, 488,
V. Notation.
Nibelungen. III, 320 et s. : 329 et s.
NlFDERMEYER, III, 186, 202, 237,
436, 484, 487, 502, 544.
Niels Gade, III, 271, 527, 598.
Nilson (Christine), 111,599.
Noël (Edouard), III, 454.
Notation, I, 242 à 255; 278 et s.,
338, 585 à 390, 407, 475 à 475,
433, 441 et s., 469, 497, 533,
535, 577, 591; II, 4, 97, 252;
III, 488 et 489. V. Clés.
Norvégiens (musique et musiciens),
III, 600 k 602.
Notes de passage, I, 88; "II, 11,
12, 18.
Nouguès (Jean), III,' 566.
Nourrit, III, 22, 26, 53, 54, 70,
186 et 187, 189, 193.
Noverhe, I, 26, 118; II, 532.
Nuances, I, 249 et 250.
Obrecht (Jacob), I, 429.
Offenbach (J.), III, 390, 394, 495,
497 à 501.
Okf.ghem, I, 421, 426, 448.
Ollone (Max d'), III, 439.
Onslow, III, 217, 230 et 231.
Opéra (Y), I, 101 et s., 134, 621,
623, 624, 627.
Opéra français (Y), II, 61 et s., 77
et s., 107 et s., 318 et s.; III,
17 et s., 444 et s., 553 et s.
V. Ballet, Brame, Réalisme,
Théâtre.
Opéra (Répertoire du grand" III,
444 à 447
Opéra-comique, II, 331 et s., 478,
556, 558, 565, 570, 575.
— (Répertoire de /'), III, 449 à
457.
Opéra anglais, II. 52 et s. ; III,
602 à 607.
42.
662
INDEX ALPHABETIQUE
Opéra italien, II, 6 et s.; III, 205
et s., 612 à 623.
Opéra allemand ', II, 42 et s., 47 7
à 4S0, 557 et s.; III, 321 et s.,
338 et s., 356, 623, 629.
Opérette (1), II, 459; III, 36S,
402, 436, U95 à 505.
Oratorio (F), II, 208, 213 et s ,
220, 226, 262 à 266, 269, 526 et
527; III, 93 à 95, 157 et 158,
236, 242, 427, 429, «2, 435,
462, 485, 593, 605, 606, 633.
Orchestre, II, 30, 35, 96, 104, 255,
310, 341, 350. 371, 372, 374,
375, 380, 413, 418 et 419, 441,
455, 479, 510, 5 15, 543, 561,
666, 669; III, 4, 13, 18, 20 et
21, 27, 45 à 47, 78, 81, 85, 92,
94, 110, 111, 169, 180 à 182,
315, '334, 338, 359, 360, 555.
Orchestre invisible (F), II, 8, 19:
III, 555.
Organum, I, 93, 352, 357 et s.,
362. 363; II, 14; III, 460.
Orgue et organistes, I, 121, 240,
366, 402^408, 438, 486, 556,
587 et s., 608, 609, 626; II, 91,
117 et s., 130 à 13/i, 139, 140,
143 et 144, 148 et s., 152, 156,
158, 161 et s., 212, 215, 282,
286, 290, 532; III, 456, 45S à
462, 485, 490 à 494, 499. V.
Musique religieuse.
Oiîtigue (Joseph d'), II, 501 et
502; III, 487, 488.
Orphée, I, 15, 16, 21.
Orphéons, 111, 513 à 5/5.
Ouverture, II. 35, 96, 166, 240,
368, 470, 473, 474, 479, 521 ;
111, 156.
Pacuelbel, 11, 160, 161, 166, 173,
183, 282.
Paci.m. III, 209.
Padi hf.wski, III. 35, 595.
Piean, 1, 73.
Paëk, II, 433, 455, 470, 484, 489,
611; III, 44. 144, 205 et 206, 373.
Pagaisim, III, 73. 148, 163 à 170.
Paesiello, II, 439, 443, 451, 484,
486, 488, 496, 497, 500, 533;
III, 579.
Paladilhf., III, 419, 431, 514.
Paléographie musicale, I, 208
243, 247; III, 489. V. bénédic-
tins de Solesmes.
Palestriisa, I, 520 et s., 535 et s.,
546 et s., 550, 551 ; II, 210, 21 1 ;
III, 489.
Pansfrox, III, 215, 243, 251 et
252.
Paraphonies, I, 90.
Pakenï (Mme Iïortense), II, 146.
Parry (sir Ch. Hub.), III, 604,
605.
Pasdeloup (et les concerts), III,
378, 379, 400, 402, 413, 453,
472, 477, 519, 521, 523, 527 et
528.
Pasquim (Bernardo), II, 150 et
s., 156, 158, 215.
Pastorale (ou Pastourelle), I, 306,
310, 331; II, 78, 79, 103, 2.66,
349.
Patti (la), III, 173.
Paumann (Konrad), I, 438.
Pedrell, I, 554; III, 610, 634.
Pf.li.etan (M11c Fanny), II, 321,
325.
Pergolèse (Giov. Bat.), II, 38, 220,
342, 343, 345.
Péri, II, 7, 12, 13, 14, 16, 24, 41,
318.
Pf.rilhou, III, 487, 493.
Périodes. V. Rythme.
Perosi (abbé don Laurent), III,
622.
Petrucci (Ottaviano), I, 469 et
470; 481, 507, 541, 582; III,
505.
Phrases. V. Rythme.
Piulidor, II, 107, 195, 199, 253,
254, 305, 341, 343, 360, 361,
369, 374, 401, 415, 443; III,
497.
Piano (et pianistes), II, 173, 312
INDEX ALPHABETIQUE
663
et s., 549, 568, 586, 587, 603 et
s., 640: III, 119 et s., 144 et s.,
296, 440 à UU3\ 519, 520, 551,
573. Y. Concerto.
Piccini, II, 318, 325 à 330, 342.
Piek.né (Gabriel), III, 379, 418,
432 et 433, 452, 470, 536.
Pindare, I, 97, 98, 100, 146, 497.
Pirro, II, 120, 122, 123, 132, 242,
296; III, 430.
Plain chant, I, 20/ à 2/3, 2/4 à
24/; 242 et s., 532 et s , 536 et
s.: II, 251 et s., 414, 486: III,
488.
Planchet (D. Ch), III, 485, 493.
Planquette (Robert), III, 502.
Plantadf. (les), III, 248.
Planté (Francis), III, 592.
Platel (Nic.-Jos.), III, 179.
Platon, I, 62, 69, 85. 89, 93. 118,
119, 144, 145, 155 et s.; II, 10,
385
Pline E. Goddaru, I, 46.
Plutarque, I, 169 et s.
Poisiî (Ferdinand), III, 504.
Polyphonie, 1, 89 et s.
Polonais (musique et musiciens),
III, 512, 594 et 595. Y. Cho-
pin.
Porpora. (Nicolo), II, 37, 41, 45,
156, 219, 220, 509.
Pothier (dom), III, 488.
Pougi.n (A.), II, 507: 111,225, 501.
Pr:etokius, I, 600, 614, 615, 626;
II, 47, 121, 188, 194.
Primitifs et modernes, I, 67, 128,
130, 297, 302, 313.
Prod'hommi: (J.-G.), 111,362, 384.
Programme (musique à), I, 474;
II, 130, 157, 170, 232, 439, 623,
677; III, 71, 75 à 77, 94 et 95,
102, 109, 111, 234 à 236, 358,
421, 463, 464, 472 à 474, 479,
519, 522, 524, 585, 589, 590.
Prose, I, 216. Y. Plain chant,
Contrepoint.
Prunières, II, 98, 114.
Psaumes (et psalmodie), I, 200,
203, 532; III, 485. Y. Plain
chant.
Ptolémée d'Alexandrie, I, 87, 88.
Pugciki (Giacomo), III, 621, 622.
Puget (MmeLoïsa), III, 252 et 253,
504.
Pujo (Maurice), II, 601.
Purcell (Henri), II, 54 à 50, 152,
206, 260; 111,369.
Pythagore, I, 48, 162, 163, 222,
224.
Quittard (Henri), II, 20, 103, 114,
138, 139, 244, 247, 249, 250,
259, 611; III, 503.
Rabaud (Henri), II F, 418, 435 et
436.
Rameau (J.-Ph.), II, 107 à //4,
Uâ à 146, 255, 266, '274 à 279,
301, 302, 312, 318, 322, 337,
347, 361, 369, 393, 456, 514,
570; III, 186, 444, 471.
Rapin, I, 492, 495, 498.
Ravel (Maurice), III, 471, 543,
553, 573 à 574.
Réalisme, I, 307, 452, 473, 474;
II, 72, 94, 106. 322, 349, 357
et 35S, 448, 462 et 463, 575
à 578, 581, 586, 678; III, 4, 35,
86, 161,207,209,219. Y. Livret,
Naturalisme.
Rebel (J.-P.), II, 202, 253, 328,
329, 369.
Reber (Henri\ III, 111, 403, 470,
503, 523.
Récitatif (le), II. 13, 27, 34, 40,
55, 214, 247; III, 554.
Reigiia, III, 26, 144, 173, 201, 229
et 230, 237, 373.
Reinach (Salomon), I, 21, 28, 132,
136.
Reinach (Théod.), I, 39, 92, 98,
T38, 160, 170, 173, 188.
Rémy (G.), III, 177.
Répétition, I, 8, 13, 38, 475.
Rêver (Ernest), II, 319; III, 117,
379, 388 à 391, 396, 400, 403,
412,»417, 527.
664
INDEX ALPHABETIQUE
Ricercar, I, 614; II, 149, 157,
158, 175, 177, 181, 293. Y.
Fugue.
Richepih (J.)., III, 408, 415, 434.
Rikmann (Hugo), I, 57, 92, 93,
138, 147, 173, 188, 241, 245,
281, 334, 335, 336, 339, 348,
416, 439, 473: II, 152, 179,186,
279, 377, 381, 480, 516, 555,
699; III, 65, 91, 222, 372, 419.
601.
Ries, II, 585, 593, 620, 621, 630,
646.
Rietz (Jules), III, 304.
Rillé (Laurent de), III, 514.
Rimsky- Korsakoff (Nicolas- An-
dréiévitch), III, 573, 582, 583,
584, 587 à 589.
Rode (F. Jos.), II, 306, 307; III,
165, 176.
Rogek (Gust. Hippol.), III. 93,
115, 191 et 192, 196, 199.
Roger-Ducasse, III, 517, 551.
Rolla. (Alessandro), III, 166.
Rolland (Romain), II, 41, 60, 92,
271, 551, 673; III, 552, 642.
Romagnesi (Henri), III, 249 à 252,
504.
Roman de Fauvel [le), I, 374
et s.
Romantisme (le), II, 471 et s..,
474 à 476, 552 et s., 564 et s.,
645, 652, 655; III, 8,42,48,59,
63, 71, 72, 73, 75, 82,107,110,
170, 220, 260, 273, 290, 335,
418 et s., 455, 615. V. Ber-
lioz.
Rome (Prix de). III, 367, 374,
386, 391, 402, 405, 407, 413,
431, 432, 433, 435, '.37, '.38,
430, 440, 443, 478, 542, 540,
561, 568, 574, 575.
— (liste des prix de), III, 243 et
244, 441 et 442.
Rondeau, I, 355, 358, 360, 373,
376, 370, 303, 308, 467, 472.
Ronsard, I, 48'., 487, '.88, 490,
',0',, 502,
Ropartz (Guyï, III, 455, 470, 483,
523.
Roue (Cypriau de), I, 516, 548,
550, 555. 561.
Rossini. II, 453, 455, 456, 483 à
507, 68'.; III, '.',, 47, 5'., 72,
323, 386, 397, 400, 471, 577,
581.
Rostand (Edm.), III, 4 16.
Rouget de l'Isle, II, 412 à 414,
436.
Rousseau (J.-.I.), II, 137, 302,304,
32',, 339 et 340, 340 à 349,
360, 389, 402, 408, 419, 459,
463, 469, 589 à 591, 078, 679,
682, 688.
Rousseau (Samuel), III, 470, 478
et 479.
Roussel, III, 543, 57'. et 575.
Rubini, III, 190 et 191.
Rubinstein (Antoine), III, 582,
592 à 594.
Rue (Pierre de la), I, 435, 481.
Russes (musique et musiciens),
III, 51)0, 57.0 à 594.
Ri sr (Fr.YVillielm),II,380et381.
Rythme, 1, 38 et s., 96, 97, 117,
'l2'., 120, 166, 238, 275, 270,
336, '.33, '.90 et s., 497 et s.,
523; 11, 179, 190,287,605.612,
618; III, 109, 638 et 639. .
Saint-Ambroise, I, 205.
Saint-Augustin, I, 203, 205.
Saint-Bernard, I, 14.
Saint-Ei'hkem, I, 204.
Saint-Grégoire-i.e-Grand, I, 37,
191, 201, 208, 243; II, 89. V.
Plain cli uni.
Saint-Saëns (Camille), II, 135
145, 262, 472,482, 615; III, 59
88, 90, 02, 109, 116, 117, 142
148, 152, 156, 161, 296, 366
372, 373, 375, 377, 379, 3,87
'.(M), '.(13, '.05, '.07, '.17, 418
420 à 428, 460, 465, 477, 482
514, 516, 510, 523, 527, 528
5',:',, 549, 56'., 566, 576, 640.
INDF.X ALPHABETIQUE
60!i
Saint-Victor (Paul de), III, 399.
Salieri, II, 443.
Samazeuilh (G.), III, 479.
Sarasatk (Pablo de), III, 175.
Saqqarah [les inscriptions de), I,
10, 51.
Sarceï (Francisque), III, 500.
Sakdou (Victorien), III, 431, 433,
434.
Sakdou (Jean), III, 566.
Sarrette Bernard .11, 425 à 42S,
'.::2, Y.',',.
Sarzec (L. de). I, 11, 29. 30, 51.
Saurkt, III. 177.
Sax f Adolphe), III. 180 à 182.
Scandinaves [musique et. musi-
ciens), 1 1 1 , 5 10 el 5 1 1 , .597 à 602.
Scarlatti (les), II, 33 à 37, 64
140, 145, 752 à 7.56, 172, 2t3
21 S, 377, 379, 514, 519, 570
III, 318.
Schmitt (Florent). III, 519, 5',:;
549 à 551.
Schneider (Louis), III, 304, 412
'.17, 571.
Schola cantorum, III, '162. '.7o
'.7 1, 575.
Schopenhauer, 11, 27'.), 448, 571
58'., 693 à GU7; III, 340, ::', !
Shroeder-Derient (Wilhelmine
m, 316.
Schubert (Franz-Peter), II, :i2'.
528. 559, 560, 564 à 582, (V.)', ;
III, 125, 294, 298, '.82.
Schubprt (Franz), III, 176.
Schumann (Robert), II, '.52, 560,
568, 57(1, 57::, 574, 575. 62::,
624, 636, 69::: III. 58, 12'., 156,
171, 220, 227, 272, 273 h 3»:>.
385, 396, '.26, ',65, '.77, '.82,
496, 508, 525, 527, 545, 58'.,
586, 593, 594, 597.
— (Clara V. Wieck.
Schutz Henri), II, 227,229 à 200,
295.
Scribe G.}, III, 20, 22, 26. 325,
326, 380, 382, 503.
Scuno, III, 371.
Sk.ian, III, '.90.
Si-naili.é (G. lî.), II, 200, 201.
Sensible, I, 264. A". Plain chant.
Séquence, I, 216. V. Prose.
SéRé (Octave), III. 417.
Seroff Alexandre), III, 582.
Servais (Adr. Fr.), III, 179.
Servièiies (Georges), II, 563; III.
'.06,
i::.
Séver \<: Déodal de), III, 575.
Sciiottkv (Julien), III. 167.
Silete, I. 326.
Silvestri Armand), III, 415, 478.
Sindinc (Christian ,TIT, 601et602.
Sivoui, 111. H"/..
S MET AN A, III, 595.
Siil.l NIÈRR (T. de). III, '.17.
Société des Concerts du Conser-
vatoire, 111, 432, 434, 437, 439,
',6'.. ',92, 519. 520. 526 cl 527.
Société Musicale Indépendante
S. M. I . m, 5',::.
Société nationale de musique,
III, '.77. 517. 542 à 5'/',.
Sonate, I. 137; II, 117, 15::. 16:.
169, 182, 787 à \>U7, 368, 370,
377 ii 37.9, 417, bit) à 522, 545,
7,'i'J à 55/, 569, 568, 605 et s.,
628 et 629. 631, 633, 640, 643 k
Gâ6, 689, 6,00; lll, 136 et 137,
15", '.66. Y. Cyclique [Forme .
Soma,; (Henriette), III, 198 ,i
199.
Sophocle, I, 112, 123, 129. 161.
Soubies (Albert). 111, '.17, '.5'.,
614.
Soudât (Paul-. III, 50.'î.
SoURIN DRON M OUI M TaGORE, I. 57.
Spitta (PI.), Il, 16,5, 175, 18'.,
185, 209, 229, 240, 242, 296,
',80, 559, 6'. I.
Spohr,III, 168, 177, 22 1,2.32 à 236,
■ 300, 301.
Spontikï, II, 438, '.'.'., 455, 456;
III, 53 à '/7, 55. 316, 375, 444,
507, 555.
Stamitz Vu Ion). 11,371 à 37 U, 375.
Stanfort i'CIi. W), lll, 605.
666
INDEX ALPHABETIQUE
Steibelt, III, 120, 579.
Stoltz (Rosine), III, 197.
Stoxjllig (Edm.), III, 454.
Stradella (Alessandre), II, 218.
Strauss (Richard), II, 386, 573;
III, 110, 628 à 630.
Strambotto, I, 505.
Strawinski (Igor). III, 591 et 592.
Strophes et antistr. Y. Rythme.
Suédois (musique et musiciens),
III, 506, 599 et 600.
Suite [la), II, 139, 142, 151, 157,
160, 172, 184, 187, 191, 201,
308, 367, 370. 417: III, 588.
Sullivan (Arthur), III, 603. 604.
SvENDSEN, 111, 527, 601.
Sweelinck (Jean Peters), I, 600;
II, 164, 165, 183.
Symbolisme, I, 287, 293, 300; III,
' 332, 349, 465, 560, 569, 570,
576.
Symphonie, I, 672 à 621 ; II, 115 et
116, 367 à 382. 514 et s., 542 à
54(5, 573, 665 à 685. 690; III, 73
el s., 80, 87, 88, 151, 158, 226
et 227, 234 à 236, 269 à 272,
296, 378 et 379, 400 et 401, 416
et 417, 420, 422 et s., 429, 430,
435, 437, 439, 461, 463, 465,
468, 473, 479, 480, 482, 519 à
553, 575, 584, 585, 587, 589,
593, 594, 622. 627.
Taffanel, III, 179, 379, 432, 439,
477, 527.
Tartini (G.), II, 193.
Tchèques (musique et musiciens),
III, 178, 595 et 596.
Telemann (G. Ph.), II, 167.
Tempérament (le), II, 178; III,
639 et 640. V. Clavecin.
Terrasse (Claude), III, 503.
Tétracorde, I. 8:;, 462; II, 176.
Thalbiiïg, III, 139, 172, 173.
Théâtre, 1,105 et s., 130, 176, 178.
183. 282 el s.. 289 et s., 305 el
s., 312 el s.. 320, 322, 637 et s.:
II, 24, 47. 81. 82, 87, 94 à 101,
105 et s., 283 et 284, 304 et 305,
332, 333, 394 et s., 436 et 437.
Y. Opéra, Opéra - comique ,
Drame.
Thomas (Ambroise), III, 210, 244,
366 à 371, 414, 429, 447, 498.
Thomson, III, 178.
Thrène, I, 69.
Tierce. I, 353, 455, 459, 476, 625;
III, 27, 31. V. Accords.
Titelouze, II, 117, 119, 121, 122,
124, 184.
Tons cl tonalité, I, 389 et s.; II,
118, 128, 142, 176, 182. 190,
278 et 279, 624; III, 32, 476,
488, 638.
Torelli (Giuseppe), II, 192.
Touhnemike (Charles), III, 454,
483 el 484, 485, 493, 519, 524.
Traités de musique et d'harmonie,
I, 162 el s., 169, 170; II, 274
et s., 313, 316, 441, 442; III,
28, 65, 105, 250. 52:;, 610.
Trombone, II, 310.
Tropes, 1, 217. Y. Plain chant.
Trotter (Carlos), I, 16.
Tsciiaïkowski (Peter), III, 508,
509, 527, 583, 594,
Tinel (Ed.), III, 633.
Tua (Félicité), III, 176.
Tziganes, III, 630.
Ugalde (Mme), III, 370, 453, 503.
Vandalisme musical, II, 328, U66
à 469, 471, 476, 477: III. 454.
Variation (la.), I, 599, 601 : II, 172,
417. 598. 622. 635, 640, 691:
Uî, 146 et 14 7, 163. 289, 460,
525.
Vahnev, III, 495, 502, 503.
Vassenhove (L. von), III, 362.
Vasseur (Léon), III, 502.
VeRDELOT, 1, 508, 5(19.
Verdi (Giuseppe), 111, 491, 577,
612 à 627.
Verlaine! Paul), III, 407, 483, 545,
567. 568.
INDEX ALPHABETIQUE
667
Viardot (Mrae Pauline), III, 55,
196, 379, 453, 528, 610.
Vicentino (Nicolas), I, 515.
Vidal (Paul), III, 403, 418, 434
et 435, 470, 515.
Vierne (Louis), III, 485, 493.
Vieuxtemps, III. 170. 172 à 17b.
Vigoukôtjx (l'abbé), I, 53, 57, 192.
Villanella, I, 505.
Vincent, I. 91, 92.
Violon, viole et violonistes, I, 5S3
à 586; 11,47, 49, 187, 190 à 207,
306 et 307, 308, 435, 546, 554,
586, 644, 645; III, 164 à 178,
520. 612.
Violoncelle. II, 204, 645 et 646.;
III, 178 et 179, 499.
Viotti, II, 306, 307 ; III, 164, 165,
169, 176.
Virginal et virginalistes, 1, 598,
599.
Virtuosité et virtuoses, I, 151, 185
h 187, 399; II, 18, 35, 4 4, 45,
66, 193, 205, 295. 305, 371. 436,
504, 505, 554, 587, 588, 642 et
643, 644, 645: III, 4, 53, 119 à
i22, 137, 138, 140, 142, 147,
156, 164, 165, 166 à 171, 233,
292, 407, 427, 525, 592, 51)5.
600. V. Violon, Piano.
Vitali (G. B.). II, 191.
Vitry (Philippe de), I. 385 et s..
391.'
Vivaldi. II, 173. 183, 193. 310.
Vogler, II, 554 et 555.
Wagxek (Richard), II. 14. 111,
285, 320, 471, 477, 480. 504 à
506, 509, 513, 559, 570, 584,
659, 680, (587. 688 h 698; III,
11. 12, 19. 47, 59, 74. 78. 90.
108, 152, 180, 220, 231. 306 à
362, 372, 380, 422, 426, 427,
459, 468, 474, 508, 528, 549,
554 et 555. 558, 567, 569. 578,
623.
Wagner (Peter), I, 218, 271. 272.
529.
iVa-wan-Press lai, I, 46; III, 607.
Weber (C. M.). II, 445, 546, 447,
449, 451, '.54, 509, 553, 552 à
563, 590, 641, 680, 692; III, 47,
58, 65, 160, 220, 224, 372, 381,
388, 392, 4::'..
Weckerlin, II, 355.
Werstowski, III, 582, 588.
Wéry (N. L.). III, 175.
Wesendonck (Mme Mathilde), III,
308. 319, 340; 341, 348.
Wi stpiial, I, 92, 94, 165. 166 à
168, 170, 172, 188; II, 179, 185.
Widor (C. M.), III, 403, 418, 430
et 431, 440, 485, 493.
Wikck (Clara), II. 680; III, 276,
278, 292, 303, 304.
Wikmawski, III, 119, 176.
YVillaeht (Adriano). 1, 421, 484,
508, 509, 511, 515, 556 à 55S,
593, 599, 607, 608.
Witkowski, III. 483.
Wizewa (T. de), II, 549, 551.
WooLDRiDGE (E.), III, 419. 642.
Wormser (André), III, 150, 403.
Ysaye (Eug.), III, 178, 477.
Zaklino, T, 515, 555, 556, 557, 578,
625; II, 275, 277. 278.
Zarzuelas et zarzuelistes , III,
609 k 61-2.
Zimmermann, III, 391, 456.
Zoïlo (Annibal), I. 535, 537, 538,
54 7.
Zola (Emile), III, 558. 567.
1228-14. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 1-18.
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