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Full text of "Histoire de la musique des origines à la mort de Beethoven. Avec de nombreux textes musicaux"

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Lll-r.r,  Bureau    Cat.  no.   HO/1 

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J.  COMBARIEU 


HISTOIRE 


DE  LA 


MUSIQUE 


Des  origines  au  début  du  XXe  siècle 


AVEC    DE    NOMBREUX    TEXTES    MUSICAUX 


III 


LIBRAIRIE    ARMAND    COLIN 

io3.   Boulevard  saint-michel,  PARIS 


HISTOIRE 


DE    LA 


USIQUE 


m 


OUVRAGES   DU   MÊME  AUTEUR 


Les  Jeunes   Filles   françaises    et  la  Guerre,   i  vol.  (Librairie 

Armand  Colin) 3  fr    50 

La  Musique,  ses  lois,   son  évolution,   i  vol.  (Flammarion).     3  fr.  50 

(Ouvrage  couronné  par  l'Académie,  française.) 

La  Musique  et  la  Magie,  i  vol.,  texte  littéraire  et  musique 
(A.   Picard) 5  fr.      , 

(Outrage  couronne  par  l'Acuàcv.U  des  Beuux-^Arls.) 

Rapports  de  la  Musique  et  de  la  Poésie  considérées  au  point 
de  vue  de  l'expression Épuisé 

(Ouvrage  couronne  par  l 'Jlcadm.it  da  Beaux-Arts.) 

De  parabaseos  partibus  et  origine  (Thorin) 3  fr.     » 

Théorie  du  Rythme  dans  la  composition  musicale  moderne, 
d'après  la  doctrine  antique,  suivie  d'un  Essai  sur  i'Archéo- 
logie  musicale  au  XIXe  siècle  et  le  problème  de  l'origine 
des  neumes  (A.  Picard) Épuisé 

(Ouvrage  couronné  par  VJlcadimit  de*  Beaux-Arti.) 

Fragments  de  l'Enéide  en  musique,  d'après  un  manuscrit  de  la 
Laurentienne;  fac-similés  phototypiques  et  traduction  en  notation 
moderne,   précédés   d'une    introduction  (A.  Picard)  ....      Épuisé 

Congrès  international  d'Histoire  de  la  musique  tenu  à  Paris 
en  1900;  mémoires,  vœux  et  documents  publiés  au  nom  du 
Comité.    1   vol.    (Fischbacher) 12  fr. 

Éléments  de  Grammaire  musicale  historique  :  les  modes 
diatoniques  au  point  de  vue  de  la  mélodie  et  de  l'harmo- 
nie (Leçons  du  Collège  de  France  publiées  dans  la  Revue  Musicale, 
années   1905  et  1906). 

Le  Chant  choral  I.  Chansons  populaires  et  morceaux  choisis  des 
auteurs  classiques  (100  pièces  à  une  et  deux  voix),  avec  un  exposé 
de  la  Méthode  directe.   1  vol    (Hachette) 1  fr.  50 

Le  Chant  choral.  II.  Morceaux  choisis  pour  deux,  trois  et  quatre 
voix,  tirés  des  auteurs  fiançais  et  étrangers.  110  pièces.  1  vol. 
(Hachette) 4  fr.     » 


J.    COMBARÏEU 


DE    LA 


Des  origines  au  début  du  XXe  siècle 


AVEC    DE    NOMBREUX    TEXTES    MUSICAUX 


Tome    III 


De  la  mort  de  Beethoven   au   début   du   XXe   siècle 


Je  professe  absolument  et  sans  réserve 
cette  doctrine  que  la  science  n'a  d'autre 
objet  que  la  vérité,  et  la'  vérité  pour  elle- 
même...  Celui  qui  se  permet,  dans  les 
faits  qu'il  étudie,  dans  les  conclusions  qu'il 
en  tire,  la  plus  petite  dissimulation,  l'altéra- 
tion la  plus  légère,  celui-là  n'est  pas  digne 
d'avoir  sa  place  dans  le  grand  laboratoire 
où  la  probité  est  un  titre  d'admission  plus 
indispensable  que  l'habileté. 

(Gaston  Paris,  décembre  iSyo.) 


LIBRAIRIE  ARMAND    GOLÏN 

io3,  Boulevard  Saint-Michel,  PARIS 


1919 

Tous  dioils   Je  reproducùo.*,  «i     traduction  et  d'adaptaùon  réservés  pour  lous  paye 


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Copyright  r.ineteen  hundied  and  nineleen 
by  Max  Lcclerc  aiul  II.  Bourrelier, 
proprietors    ol'    Librairie    Arnaud    Colin. 


PREFACE 


Pendant  ces  heures  de  tourmente  où  tout  l'héroïsme 
se  dresse  contre  toute  la  barbarie,  la  musique  parait 
être  une  chose  bien  petite  et  assez  compromise,  une 
«  lampe  dans  lèvent»,  comme  disaient  les  scolastiques 
pour  définir  l'homme.  Le  goût  des  Beaux-Arts  a  pour 
domaine  la  région  des  sentiments  désintéressés.  Loin 
de  la  lutte  pour  la  vie,  on  éprouve  une  sorte  de 
pudeur  à  se  laisser  distraire  de  la  seule  beauté  dont  le 
culte  soit  en  ce  moment  permis,  le  culte  de  l'action. 
Plusieurs  raisons  doivent  cependant  triompher  de  ces 
scrupules.  La  musique  occupe  une  place  nécessaire 
dans  l'éducation  nationale,  dont  les  organes  essentiels 
sont  intangibles  en  tout  temps.  En  second  lieu,  elle  se 
rattache  par  tant  de  liens  à  la  vie  économique  et 
morale,  que  ses  titres  à  notre  étude  ne  sauraient  être 
prescrits. 

Elle  ne  sera  pas  abattue  par  la  tempête  effroyable 
dont  les  secousses  retentissent  sur  le  monde  entier,  et 
puisera  même,  dans  le  bouleversement  profond  des 
éléments  où  tiennent  ses  racines,  une  sève  nouvelle. 
Car  il  n'est  pas  possible  qu'elle  échappe  au  mouvement 
général  d'où  la  civilisation  va  sortir  retrempée  et 
rajeunie. 

Elle  est,  parmi  les  arts,  celui  qui  reflète  le  mieux 
les  sentiments  populaires  et  la  vie  sociale.  Gomment 
donnerait-on  un  moyen  d'expression    collectif  à    tant 


VI  PREFACE 

d'âmes  éprouvées,  si  la  musique  ne  venait  les  grouper 
en  un  chœur  immense  pour  magnifier  ensemble  leurs 
douleurs,  leurs  fiertés  et  leurs  espérances?  Gomment 
pourrait-on  célébrer  le  triomphe  du  Droit,  sansappeler 
autour  des  drapeaux  victorieux  les  puissances  enthou- 
siastes de  l'orchestre  et  du  chant? 

La  fonction  de  la  musique  sera  demain  plus  grande 
qu'elle  était  hier.  Nous  occuper  d'elle,  en  ces  heures 
tragiques,  c'est  encore  servir,  avec  nos  faibles  moyens, 
les  intérêts  certains  de  la  civilisation. 
Juillet  1916. 


Le  présent  volume  était  en  cours  d' exécution,  quand  une 
mort  soudaine  a  frappé  son  auteur  en  plein  travail,  au 
moment  oh  il  venait  de  corriger  les  épreuves  des  quatorze 
premiers  chapitres.  Pour  les  chapitres  suivants,  il  laissait  des 
pages  définitivement  rédigées  et  de  nombreuses  notes.  Ces 
matériaux  ont  été  mis  en  œuvre,  classés  et,  sur  quelques 
points,  complétés  par  une  collaboration  à  laquelle  nous 
avons  fait  appel,  sachant  que  le  musicien  expérimenté  à 
qui  nous  la  demandions  apporterait,  avec  le  respect  des 
idées  de  M.  Jules  Çombarieu  dont  il  avait  suivi  de  près  les 
recherches  et  les  publications,  la  conscience  et  V indépen- 
dance qui  sont  les  qualités  premières  de  V écrivain.  Mais 
les  difficultés  inhérentes  à  une  histoire  contemporaine  ont 
été  encore  accrues  par  cette  circonstance  douloureuse.  Les 
erreurs  et  les  oublis  inévitables  dans  une  œuvre  pareille  ne 
compromettent  pas,  nous  en  avons  la  conviction,  la  solidité 
et  la  valeur  de  l'ensemble.  Au  surplus,  nous  espérons  que 
ces  imperfections  nous  seront  signalées  et  pourront  être 
corrigées  dans  l'édition  suivante  . 

Note   des   éditeurs. 

1919 


PREMIERE    PARTIE 
DAUBER   A   BERLIOZ 


Bien  au  delà  des  frontières  de  la  France 
le  goût  de  la  musique  française  a  prédo- 
miné   chez   presque  toutes  les  nations  et 
donné  le  ton  à  toutes  les  œuvres. 

(Richard  Wagner,  Rapport  au  roi 
Louis  II  de  Bavière,  1865.) 


COMBAhlEU     —  Musique,   lli 


4  D  AUBER   A    BERLIOZ 

observé  pendant  et  depuis  le  moyen  âge.  Après  avoir  créé 
l'orchestre  et  élevé  la  symphonie  instrumentale  à  une  aussi 
grande  richesse  que  la  polyphonie  vocale  d'autrefois,  il  a 
fait  du  langage  des  sons  une  puissance  d'expression  que 
la  plus  haute  poésie  verbale  ne  saurait  égaler.  Souvent 
encore,  la  musique  sera  un  divertissement,  parfois  même 
un  divertissement  banal;  mais  que  de  chefs-d'œuvre  elle 
a  produits!  Désormais,  elle  sait  s'affranchir  des  tyrannies 
qui,  longtemps,  bornèrent  son  action  :  celle  des  airs  de 
cour,  celle  des  rythmes  de  danse,  celle  du  goût  des  salons. 
Après  avoir  été  un  passe-temps  de  luxe,  un  thème  de  dis- 
cussion, comme  à  l'époque  des  Bouffons  et  de  Gluck,  entre 
philosophes  et  littérateurs  amis  des  ariettes,  elle  s'est 
emparée  peu  à  peu  de  tous  les  domaines  de  l'esprit  :  elle  sait 
émouvoir  profondément,  elle  sait  peindre,  elle  veut  penser 
et  faire  penser  l'auditeur  sérieux.  Elle  se  rapproche  du 
peuple,  et,  brisant  le  cadre  fragile  des  genres,  devient 
largement  humaine.  Elle  apparaît  désormais  comme  une 
grande  force  morale  et  sociale;  en  même  temps,  elle  est 
la  révélatrice  d'une  catégorie  unique  de  la  beauté.  Sans 
elle,  toute  étude  de  l'homme  moderne  serait  incomplète. 
Les  causes  de  ce  renouvellement  sont  multiples.  Des 
changements  politiques  de  plus  en  plus  profonds  qui,  en 
supprimant  peu  à  peu  les  barrières  sociales,  étendent 
l'action  de  la  musique;  les  progrès  de  la  richesse  publique 
permettant  de  donner  plus  d'éclat  au  culte  des  arts,  et 
ceux  de  la  science,  appliqués  à  la  lutherie,  favorisant  la 
virtuosité;  la  facilité  des  relations  internationales,  les 
grands  voyages  découvrant  le  folklore  universel;  les  tra- 
vaux d'histoire,  l'éblouissant  essor  du  romantisme,  la 
poésie  si  variée  des  nations  du  nord  et  du  midi,  les  pre- 
miers contacts  avec  les  civilisations  orientales  offrant  aux 
compositeurs  mille  sujets  séduisants  et  neufs;  enfin  la  ten- 
dance des  esprits  a  serrer  la  vérité  artistique  de  plus  près 
(tendance  générale  qui,  en  peinture,  remplace  le  travail 
d'atelier  par  le  travail  de  plein  air)  :  tels  sont  les  grands 
faits  qui  dominent  cette  dernière  période  de  l'évolution 
musicale.  Au  xixe  siècle,  le  génie  des  compositeurs  se  joue 
sur  un  fonds  d'expérience  très  riche;  leur  imagination  a 
plus  de  champ;  leur  sensibilité  réagit  à    un  flot  d'impres- 


UN    GRAND    SIECLE 


sions  venues  de  tous  les  points  de  l'horizon.  Exception 
faite  de  noms  tels  que  Bach,  Hrendel,  Mozart,  Beethoven, 
qui  gênent  et  découragent  tout  essai  de  comparaison  entre 
le  passé  et  le  présent,  il  est  certain  que  la  musique  pro- 
gresse; mais,  il  faut  le  reconnaître,  ce  n'est  pas  toujours 
dans  le  sens  de  sa  nature  propre,  en  accentuant  de 
plus  en  plus  son  indépendance  et  ce  qui  fait  d'elle  un 
unicum  splendidement  isolé,  qui  éclate  aux  esprits,  aux 
esprits  seuls,  l'existence  du  monde  matériel  ne  paraissant 
plus  indispensable.  Elle  se  développe  et  se  diversifie  en 
se  rapprochant  de  la  vie  concrète  et  visible.  Il  semble 
qu'elle  change  de  nature;  elle  jalouse  les  autres  arts;  elle 
rivalise  avec  eux  sur  leur  propre  domaine.  Elle  reprend  a 
son  compte  la  plupart  des  sujets  traités  par  les  poètes  de 
tous  les  pays  et  de  tous  les  temps,  voire  par  les  peintres, 
les  paysagistes,  les  visuels  attachés  à  la  forme  et  à  la  cou- 
leur des  choses.  Elle  veut  peindre  autant  qu'émouvoir,  en 
donnant  des  images  saisissantes  de  la  réalité  pittoresque, 
de  l'histoire,  de  la  légende,  du  rêve.  Elle  finira  même  par 
dédaigner  l'émotion;  elle  voudra  être  purement  descrip- 
tive. De  là  l'extrême  variété  des  sujets.  La  grande  musique, 
sous  l'ancien  régime,  avait,  comme  l'art  antique,  une  dis- 
position à  ne  traiter  que  des  thèmes  connus,  fixés  par  la 
tradition  religieuse  ou  populaire;  la  musique  moderne 
revient  assez  souvent  à  de  vieux  sujets  de  composition 
qu'elle  rajeunit  par  l'individualisme;  mais,  au  cours  du 
siècle,  elle  s'adonne  de  plus  en  plus  à  la  recherche  du 
sujet  rare,  exotique,  étrange  et  imprévu,  paradoxal.  Ce 
changement  de  tendances  entraîne  nécessairement  des 
modifications  profondes  de  la  technique.  On  les  observe 
d'abord  dans  la  langue  qui  se  renouvelle  par  l'enrichisse- 
ment dû  à  des  combinaisons  de  timbres;  ensuite  dans  le 
plan  de  certaines  compositions  comme  la  sonate,  la  sym- 
phonie, le  drame  lyrique,  où  les  vieux  cadres  sont  brisés  ; 
enfin  dans  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  lois  de  la  syntaxe, 
c'est-à-dire  les  règles  de  l'harmonie,  aussi  bouleversées 
que  celles  de  nos  anciennes  constitutions  politiques.  Il 
arrivera  même  un  moment  où  les  musiciens  s'ingénieront 
à  sortir  du  système  fondamental  dont  ils  sont  encore  pri- 
sonniers;  la  gamme   diatonique   avec   ses  deux  intervalles 


6  D  AUBER    A    BERLIOZ 

de  demi-ton  placés  entre  le  3e  et  le  4%  le  7e  et  le  8e  degrés, 
semblera  frappée  de  discrédit. 

Il  y  a  des  forces  révolutionnaires  qui  dirigent  et,  vers  la 
fin  du  siècle,  précipitent  l'évolution  musicale.  Elïes  entrent 
en  jeu  à  l'avènement  de  Berlioz.  Mais  il  y  a  des  forces 
conservatrices  qui  leur  font  équilibre  et  obtiennent  parfois 
sur  elles  des  triomphes  plus  ou  moins  durables,  après  des 
conflits  analogues  à  ceux  de  la  politique.  C'est  moins  un 
développement  parallèle  qu'une  bataille  continue,  où  l'art 
est  pénétré  par  les  activités  contraires  de  la  vie  sociale, 
par  toutes  les  aspirations  de  la  pensée  moderne  qu'arrê- 
tent ou  ralentissent  des  habitudes  séculaires.  Lorsqu'il  se 
présenta  à  l'Institut,  Berlioz  n'eut  pas  une  seule  voix  :  il 
fut  d'abord  battu  par  A.  Thomas,  qui  avait  beaucoup  moins 
d'imagination  que  lui,  mais  plus  de  sagesse;  un  peu  plus 
tard,  il  fut  battu  par  Clapisson,  l'auteur  de  La  Fanchon- 
nette;  à  une  dernière  élection,  il  eut  Panseron  parmi  ses 
concurrents  redoutables,  et  ne  fut  élu  qu'après  un  qua- 
trième tour  de  scrutin.  Cette  partie  de  l'histoire  de  la 
musique  fait  moins  songer  aux  temples  sereins  dont  parle 
le  poète,  qu'aux  parlements  modernes  divisés  en  partis 
très  hostiles  et  ayant  une  droite,  un  centre,  une  gauche, 
une  extrême  gauche,  etc 

La  première  période  qu'on  pourrait  distinguer,  —  mais 
sans  dresser  de  barrières,  car  la  réalité  historique  répugne 
presque  partout  à  des  divisions  rigoureuses,  —  tient  entre 
deux  dates  :  1827  et  1846.  Ce  sont  deux  points  de  repère 
mémorables.  1827  est  l'année  de  la  mort  de  Beethoven, 
celle  des  débuts  à  Paris  de  la  Malibran,  à  peine  âgée  de 
vingt  ans.  et  de  la  Taglioni,  celle  de  la  première  séance 
(9  mars)  de  la  Société  des  concerts  du  Conservatoire; 
1846  est  la  date  de  la  Damnation  de  Faust  et  du  dernier 
concert  de  Liszt.  Entre  ces  deux  limites,  la  musique 
connut  des  triomphes  dont  les  âges  antérieurs  offrent 
peu  d'équivalents.  Il  y  eut  alors  des  artistes  dont  le  nom 
seul,  encore  aujourd'hui,  nous  émeut,  et  garde,  comme 
les  souvenirs  de  jeunesse,  un  magique  pouvoir  d'évoca- 
tion. De  1846  à  1865,  il  y  a  une  seconde  étape  où  la  pro- 
duction musicale  est  plus  riche,  plus  variée,  et  où  le 
génie   français   crée   des   œuvres  qui  sont  une  partie  inté- 


UN    GRAND    SIECLE  7 

grante  de  notre  Histoire  nationale.  1865  est  l'année  de  la 
première  représentation  de  L Africaine  et  de  Tristan  et 
Isolde.  A  cette  époque  environ,  commence  une  transfor- 
mation qui  n'est  pas.  comme  dans  la  Florence  du 
xvie  siècle,  le  résultat  d'un  rêve  académique,  mais  une 
forme  inévitable  des  aspirations  politiques,  et  où  le  rajeu- 
nissement de  l'art  a  son  principe  dans  la  réorganisation, 
encore  tâtonnante  et  trouble,  de  la  vie  sociale. 

La  difficulté,  pour  l'historien,  n'est  pas  de  signaler 
des  compositions  belles  ou  originales;  c'est  d'adopter  un 
plan  et  un  ordre  d'exposition  qui  ne  soit  pas  trop  arbi- 
traire. On  pourrait  distinguer  les  genres.  —  théâtre, 
concert,  musique  de  chambre,  musique  religieuse,  —  et 
suivre  l'évolution  de  chacun  d'eux  en  particulier;  mais 
d'abord  l'idée  de  «  genre  »  impliquant  un  mode  de 
composition  spécial  est  une  idée  qui  tend  de  plus  en  plus 
à  s'effacer;  en  second  lieu,  la  plupart  de  nos  compositeurs 
ont  écrit  dans  tous  les  genres,  si  bien  qu'une  étude  partagée 
en  monographies  techniques  devrait  dans  chaque  chapitre 
faire  reparaître  les  mêmes  noms  propres.  Ajoutez  que  la 
musique  moderne  est  à  la  fois  humaine  et  très  person- 
nelle; ce  qui  nous  intéresse,  avant  le  «  genre  »  choisi  par 
lui,  c'est  le  tour  d'esprit  et  la  psychologie  du  musicien  : 
à  quel  moment  d'un  exposé  faudrait-il  donner  la  caracté- 
ristique générale  d'un  compositeur  qui  a  écrit  des  opéras, 
des  symphonies,  des  concertos  pour  violon  et  de  la  musique 
de  piano,  si  ces  catégories  d'ouvrages  donnaient  lieu  à  des 
études  distinctes?  Enfin,  des  maîtres  tels  qu'Auber,  Gounod, 
Saint-Saëns,  Liszt,  Verdi,  pour  n'en  pas  citer  d'autres, 
ont  traversé  presque  tout  le  xixe  siècle;  et  quand  on  a 
commencé  à  parler  d'eux,  on  résiste  difficilement  au  désir 
de  les  suivre  jusqu'au  bout  de  leur  carrière,  sans  s'arrêter 
aux  dates  indiquées  plus  haut.  Trompeurs  sont  la  plupart 
des  écriteaux  qui  servent  pour  les  classifications  à  com- 
partiments très  distincts;  partout  on  trouve  une  réalité 
complexe  parce  que  cette  région  de  la  vie  est  très  complexe 
et  d'ordre  supérieur;  partout  il  y  a  croisement  des  lignes 
directrices,  indépendance  de  l'esprit  des  vrais  artistes, 
compénétration  des  courants  principaux.  Nous  ne  serons 
donc   pas  l'homme  d'un  seul  point  de  vue.  Nous  avons   à 


8  D  AUBER    A    BERLIOZ 

parcourir  des  jardins  d'Armide;  l'itinéraire  tracé  à  l'avance 
ne  doit  pas  constituer  un  esclavage. 

A  l'aurore  du  siècle,  suivant  une  loi  dont  il  est  malaisé 
de  donner  la  raison,  la  musique  fut  en  retard,  mais  légè- 
rement cette  fois,  sur  les  autres  arts.  La  dislocation 
de  l'ancien  régime  et  les  guerres  de  la  Révolution  avaient 
fait  naître  dans  les  âmes  des  sentiments  qui  semblent  être 
le  domaine  propre  ou  préféré  de  l'expression  musicale  : 
une  lassitude  désenchantée  (produite,  dès  avant  1789,  par 
l'abus  de  la  vie  mondaine  et  de  ses  conventions),  l'amour 
de  la  rêverie  et  de  la  nature,  le  goût  de  la  solitude,  une 
mélancolie  poussée  quelquefois  par  l'individualisme  jusqu'à 
une  tristesse  poignante  et  au  désarroi  de  la  volonté  de 
vivre.  De  là  sortit  le  premier  romantisme  littéraire.  Nous 
n'avons  pas  à  en  retracer  le  tableau;  il  nous  suffit  d'indi- 
quer quelques  dates,  pour  une  brève  comparaison. 
Dès  1776,  le  Werther  de  Goethe  et  YOssian  de  Mac- 
pherson  étaient  traduits  et  accueillis  avec  enthousiasme. 
Chateaubriand  écrivait  :  «  Depuis  le  commencement  de 
ma  vie,  je  n'ai  cessé  de  nourrir  des  chagrins;  j'en  portais 
le  germe  en  moi  comme  l'arbre  porte  le  germe  de  son 
fruit.  Un  poison  inconnu  se  mêlait  à  tous  mes  sentiments  »  ; 
c'est  à  peu  près  ce  que  dira  Schumann,  avec  le  langage 
de  l'orchestre,  dans  son  opus  115,  Manfred.  René  est  de 
1802;  c'est  en  1822,  date  de  La  Barque  du  Dante  de 
Delacroix  et  des  Odes  de  Victor  Hugo,  que  Pichot  publia 
sa  traduction  de  Byron  ;  le  premier  cénacle  romantique 
est  de  1823;  et  c'est  entre  1820  et  1830  que  Lamartine, 
le  plus  musical  de  nos  poètes,  donna  ses  Méditations  et 
ses  Harmonies.  Or,  la  musique  ne  fut  pas,  comme  il  aurait 
convenu,  le  premier  organe  de  l'état  d'âme  romantique. 
Elle  ne  sut  pas  faire  immédiatement  sienne  la  poésie  qui 
était  diffuse  autour  d'elle  et  qui  semblait  la  solliciter.  Elle 
eut  quelque  peine  à  abandonner  ses  carillons  de  Cythère, 
sa  rhétorique  officielle,  ses  pompes  théâtrales,  et  cette 
esthétique  des  amateurs  d'autrefois  qu'on  est  tenté  d'ap- 
peler l'esthétique  des  «  petits  riens  ».  Sans  doute,  des 
musiciens  tels  que  Lesueur.  Cherubini,  Spontini,  témoi- 
gnent par  quelques-uns  de  leurs  ouvrages  qu'ils  sont  au 
seuil    d'un   monde   nouveau  ;    mais   il   faut  aller  jusqu'à   la 


UN    GRAND    SIECLE  9 

Symphonie  fantastique  (1830)  et  à  Robert  le  Diable  (1831), 
pour  avoir  les  premières  impressions,  très  inégales,  d'un 
changement  net.  Le  Freischùtz  de  Weber  (1821)  avait  été 
un  cas  isolé,  de  nature  spéciale,  et  sans  influence  sur  l'art 
français.  La  musique  prit  un  peu  plus  tard  sa  pleine 
revanche  avec  Berlioz,  avec  Chopin,  avec  Liszt,  avec 
R.  Schumann.  Dans  les  œuvres  enfiévrées  de  ces  maîtres 
passent  tous  les  frissons  et  se  déchaînent  tous  les  rêves 
de  l'âme  moderne.  Spontini  et  Meyerbeer,  après  la  région 
assez  plate  où  notre  première  rencontre  sera  celle  d'Auber, 
nous  conduiront  à  ces  sommets. 

Après  comme  avant  1827,  le  centre  de  la  vie  musicale 
en  Europe  est  Paris.  C'est  là  que  le  consentement  uni- 
versel continuait  à  placer  les  modèles  du  goût,  de  l'élégance 
et  de  la  distinction.  Pour  un  ambitieux,  dans  les  arts  comme 
ailleurs,  conquérir  Paris  fut  toujours  le  rêve  suprême;  le 
manquer  et  le  sentir  hostile,  était  une  source  d'inconsolable 
dépit.  Tous  les  musiciens  étrangers  ont  éprouvé  les  impres- 
sions que  l'Alboni  nota  dans  son  Journal,  lorsqu'elle  vint 
chez  nous  pour  la  première  fois  :  «  Je  n'oublierai  jamais  la 
sensation  que  j'éprouvai  en  entrant  dans  cette  adorable  ville. 
J'avais  cependant  vu  pas  mal  de  capitales;  mais  rien  ne  sau- 
rait rendre  l'impression  que  je  ressentis.  Etait-ce  un  pres- 
sentiment que  j'y  passerais  la  plus  grande  partie  de  ma  vie 
et  que  j'espère  y  mourir?  Je  ne  sais;  mais  le  fait  existe 
et  je  le  dis  :  adorable  Paris!  »  Dans  un  gros  livre  consacré 
à  la  Sontag  (Berlin,  1913),  un  critique  allemand,  Heinrich 
Stùmcke,  raconte  que  cette  cantatrice  vint  à  Paris,  en 
1826,  pour  chanter  Le  Barbier  en  italien.  Il  sent  bien  que, 
de  la  part  d'une  hambourgeoise,  c'était  très  hardi;  et  il 
explique  ainsi  cette  hardiesse  :  «  Paris  était  la  capitale 
de  la  musique  (Musikhauptstadt)  ;  tout  chanteur  d'élite 
devait  y  recevoir  la  consécration  définitive  »  (p.  70).  A  vrai 
dire,  la  contribution  française  à  l'histoire  générale  des 
chefs-d'œuvre  n'avait  pas  égalé  celle  de  la  période  vien- 
noise, incomparablement  illustrée  pendant  un  demi-siècle 
par  Haydn,  Mozart,  Beethoven;  cependant,  Paris  fut  et 
resta  toujours,  pour  les  compositeurs  et  les  virtuoses,  le 
grand  foyer  d'attraction.  Ce  fait  peut  être  justifié  par  un 
rapide  examen  de  l'état  de  l'art  dans  les  principaux  pays. 


10  D  AUBER    A    BEBL10Z 

La  période  viennoise  avait  eu  un  éclat  magnifique,  mais 
d'une  durée  assez  brève.  Comm'encée  en  1780  au  moment 
où  le  «renie  de  Havdn  et  celui  de  Mozart  arrivent  à  leur 
pleine  maturité,  elle  finit  avec  ces  Lieder  appelés  «  Chants 
du  cygne  »,  que  Schubert  composa  dans  l'automne  de 
1828.  quelques  semaines  avant  sa  mort.  Il  y  eut  alors  une 
déviation  et  un  abaissement  du  goût  :  de  Mozart,  on  ne 
connaissait  plus  que  La  Flûte  enchantée;  dans  cette  ville 
à  moitié  italienne  où  une  aristocratie  brillante  avait  pro- 
tégé les  premiers  chefs-d'œuvre  de  la  symphonie  et  du 
quatuor,  l'engouement  allait  aux  comédies  à  couplets, 
aux  farces,  aux  opérettes  des  Yolkert,  des  Krauer,  des 
Mûller  écrivant  par  centaines  des  pièces  populaires  qui 
rappellent  la  verve  facile  de  notre  Favart.  Chez  les  Alle- 
mands du  Nord,  la  vie  musicale  était  certes  très  active  : 
dès  1804.  on  n'y  comptait  pas  moins  de  24  théâtres  d'opéra 
avec  un  grand  nombre  de  concerts;  mais  nulle  part,  en 
1827,  il  n'y  a  une  maîtrise  prépondérante,  une  capitale 
d'art.  Leipzig  entretient  la  mémoire  de  Bach  et  tire  un 
certain  prestige  (depuis  1795)  de  la  maison  d'édition 
Breitkopf  et  Hàrtel;  en  dehors  de  son  Gewandhaus,  l'art 
v  est  sans  éclat,  dominé  par  l'influence  des  opéras- 
comiques  français  et  italiens,  ou  celle  de  petites  pièces  à 
la  mode.  En  1843.  un  conservatoire  fameux  y  sera  dirigé 
par  Mendelssohn;  mais  son  influence  sera  bientôt  sub- 
mergée par  des  courants  puissants  :  ceux  de  la  musique 
de  Berlioz,  de  Fr.  Liszt,  de  R.  Wagner.  A  Dresde,  malgré 
son  génie,  ses  appels  au  public,  —  et  cette  innovation 
hardie  qui  consistait  à  conduire  l'orchestre  à  la  baguette, 
non  au  clavecin,  —  la  tentative  de  Weber  pour  créer  un 
grand  centre  de  lyrisme,  avait  échoué  au  milieu  de  circon- 
stances défavorables  et  d'intrigues. 

L'Italie  était  en  décadence.  Dans  un  article  de  la  Revue 
européenne  (reproduit  par  la  Revue  musicale  du  9  avril  1832), 
Berlioz  écrivait  :  «  Pour  les  théâtres  romains,  je  voudrais 
pouvoir  me  dispenser  d'en  parler,  car  rien  n'est  plus 
pénible  que  d'avoir  toujours  h  répéter  les  mêmes  critiques 
et  de  voir  se  presser  sous  la  plume  les  épithètes  de 
pitoyable,  ridicule,  détestable.  »  Des  musiciens  de  ten- 
dances opposées  à  celles  de  Berlioz  ne  pensaient  pas  autre- 


UN    GRAND    SIECLE  M 

ment.  Nous  citerons,  dans  un  autre  chapitre,  le  jugement 
sévère  de  Spohr  en  1816.  Mendelssohn  écrivait  de  Rome 
en  1830:  «  La  musique  italienne,  de  même  qu'un  Sigisbée, 
sera  éternellement  pour  moi  quelque  chose  de  vulgaire  et 
de  bas  »  ;  et  dans  une  autre  lettre  (17  mai  1831)  :  «  L'Italie 
ne  peut  plus  prétendre  aujourd'hui  à  cette  gloire  d'être  le 
pays  de  la  musique:  elle  l'a  déjà  perdue  de  l'ait;  peut- 
être  ne  tardera-t-elle  pas  à  la  perdre  dans  l'opinion  du 
monde.  »  Un  peu  plus  tard  (1840).  voici  l'opinion  de 
Charles  Gounod  :  «  En  dehors  de  la  chapelle  Sixtine  et  de 
celle  dite  des  chanoines,  la  musique  italienne  est  nulle,  ou 
exécrable.  Quant  aux  théâtres,  dont  le  répertoire  esta  peu 
près  entièrement  composé  des  médiocres  opéras  de  Bellini, 
de  Donizetti  et  de  Mercadante,  il  n'y  a  aucun  profit  musical 
à  retirer  de  ces  auditions,  bien  inférieures,  au  point  de  vue 
de  l'exécution,  à  celles  qu'offre  le  Théâtre  italien  de  Paris.  » 
Nous  avons  plus  de  peine  que  les  étrangers  à  com- 
prendre et  à  dire  que  la  musique  française  a  été  prépon- 
dérante chez  nos  voisins  et  leur  a  servi  de  modèle  bien 
au  delà  de  1850.  Rien  n'est  cependant  plus  certain.  Voici 
un  témoignage  qui  ne  manque  pas  d'autorité  :  «  Le  style  de 
l'école  parisienne  domine  encore  le  goût  de  presque  toutes 

les  nations A    Paris,  l'Italien    et  l'Allemand  devinrent 

immédiatement  Français;  et  le  Français,  quoique  moins 
bien  doué  pour  la  musique,  imprima  d'une  façon  si  nette 
la  marque  de  son  goût  aux  productions  de  l'étranger  que, 
bien  au  delà  de  ses  frontières,  ce  goût  donna  à  son  tour  le 
ton  à  toutes  les  œuvres.  »  C'est  R.  Wagner  qui  a  écrit 
cela,  dans  un  rapport  au  roi  Louis  II  de  Bavière,  en 
mars  1865.  La  seule  ville  d'Europe  qui  pût  disputer  à  Paris 
le  privilège  de  la  plus  grande  importance  réelle  dans  les 
affaires  musicales  était  Londres.  L'Angleterre  dut  cet  hon- 
neur,  comme  plus  tard  certaines  villes  américaines,  au 
besoin  de  compenser  la  modicité  de  sa  production  artis- 
tique par  des  articles  d'importation,  à  ses  goûts  musicaux 
et  à  sa  richesse  matérielle.  Nous  verrons  plus  loin  l'opi- 
nion de  Chopin  sur  les  Anglais,  et  les  raisons  de  sa  prédi- 
lection pour  Paris.  De  son  contact  prolongé  avec  Haendel, 
puis  avec  Christian  Bach,  Londres  avait  gardé  un  amour 
de  la  musique  chorale  et  instrumentale  attesté  par  la  créa- 


12  DAUBER    A   BERLIOZ 

tion  de  sa  Société  philharmonique  (1813),  mais  n'était  pas 
arrivé  à  créer  un  art  national;  c'était,  en  matière  de 
musique,  une  ville  ouverte  :  tous  les  virtuoses  de  l'Europe 
vont  convoiter  sa  conquête. 

Il  parait  donc  légitime  de  prendre  Paris  comme  point  de 
vue  pour  observer  l'ensemble  de  la  musique  au  xixe  siècle 
et  en  tracer  un  tableau.  Ce  choix  n'est  pas  un  acte  de  chau- 
vinisme; il  nous  est  imposé  par  les  faits.  Il  n'implique 
d'ailleurs  aucune  exclusion  et  réserve  tout  jugement  sur 
la  valeur  relative  des  œuvres.  L'art  continue  à  être  cosmo- 
polite et  connaît  de  moins  en  moins  des  frontières  déter- 
minées. Il  ne  nous  a  pas  été  possible  de  parler  de  Rome  et 
de  Venise  au  xvic  siècle  sans  faire  intervenir  les  musiciens 
des  Pays-Bas  et  de  la  France;  de  même,  on  ne  saurait 
parler  de  la  musique  française  dans  la  période  moderne 
sans  tenir  compte,  presque  à  chaque  instant,  des  musiques 
étrangères. 

Les  foyers  principaux  de  l'activité  musicale  dont  nous 
avons  à  suivre  d'abord  les  manifestations  et  à  montrer 
l'influence  sont  le  Conservatoire,  l'Opéra,  l'Opéra-Comique 
et  le  Théâtre  italien.  Nous  esquisserons  rapidement  la  des- 
cription de  ces  cadres  que  vont  remplir  les  maîtres  de 
l'enseignement,  les  compositeurs,  des  virtuoses  de  tout 
ordre. 

En  1827,  le  Conservatoire  de  Paris  s'appelait  encore, 
depuis  la  mesure  un  peu  sournoise  prise  par  l'adminis- 
tration de  1815,  l'Ecole  de  chant;  c'est  seulement  l'ordon- 
nance du  25  janvier  1831  qui,  en  rendant  au  Ministère  de 
l'Intérieur  les  théâtres  royaux,  lui  permit  de  reprendre  le 
titre  donné  par  la  Convention.  Mais  sa  réputation  était 
déjà  européenne.  Le  Conservatoire  de  Paris  a  servi  de 
modèle  à  la  fondation  du  Conservatoire  de  Prague  (1811), 
a  la  Royal  Academy  de  Londres  (1822),  à  V Ecole  royale  de 
la  Haye  (1826).  Ses  concerts,  en  1828,  commencèrent  à 
donner  des  auditions  fragmentaires  de  Beethoven  et 
s'élevèrent  peu  à  peu  à  une  maîtrise  incomparable.  «  Je 
ne  pense  pas,  écrivait  Mendelssohn  en  1832,  qu'il  soit 
possible  d'entendre  d'exécution  plus  parfaite  des  œuvres 
classiques.  »  R.  Wagner,  pourtant  si  hostile  à  l'esprit 
français,  déclare  dans  son  Art  de  diriger  l'orchestre  (écrit 


UN    GRAND    SIÈCLE  13 

en  18(39)  que  les  efforts  tentés  au  delà  du  Rhin  «  n'ont 
jamais  suffi  à  mettre  les  orchestres  allemands,  si  vantés, 
à  la  hauteur  des  orchestres  français  qui  les  surpassent 
encore  par  la  force  et  l'habileté  de  leurs  violons  et  surtout 
par  celle  de  leurs  violoncelles  ».  Il  affirme  n'avoir  compris 
la  Neuvième  symphonie  de  Beethoven,  dont  certains  pas- 
sages lui  semblaient  obscurs,  que  lorsqu'il  l'entendit  jouer, 
en  1839,  par  l'orchestre  du  Conservatoire  de  Paris  :  «  La 
beauté  de  cette  exécution,  écrit-il,  me  demeure  encore 
indescriptible...  Les  écailles  me  tombèrent  des  yeux;  je 
vis  nettement  le  rôle  de  l'interprétation  et  je  pénétrai  du 
même  coup  le  secret  de  l'heureuse  solution  du  problème. 
L'orchestre  avait  appris  à  s'identifier,  dans  chaque  mesure, 
avec  la  mélodie  de  Beethoven,  qui  avait,  de  toute  évidence, 
échappé  à  nos  braves  musiciens  de  Leipzig;  et  cette 
mélodie,  L'orchestre  la  chantait.  »  Leipzig,  qui  allait  devenir 
une  école  célèbre,  n'était  pas  seulement  inférieur  pour  les 
instruments  à  archet.  Dans  une  de  ses  lettres  (datée  d'Iéna, 
3  juillet  1877),  Borodine  raconte  qu'il  nomma  un  jour  à 
Liszt  le  pianiste  Goldstein  : 

—  «  Connais  pas!  interrompit  Liszt. 

—  C'est  un  pianiste  du  Conservatoire  de  Leipzig... 

—  Ce  n'est  pas  une  recommandation  !  répondit  le  grand 
virtuose.  Ils  nous  ont  envoyé  un  tas  de  médiocrités  !  » 

Dans  une  lettre  de  la  même  année  (12  juillet),  Borodine 
nous  montre  Liszt  donnant  une  leçon  de  piano  :  «  Ne 
jouez  pas  ainsi,  disait-il  à  une  élève;  on  croirait  que  vous 
venez  de  Leipzig!  là,  on  vous  expliquera  que  ce  passage  est 
en  sixtes  augmentées,  et  l'on  croira  que  cela  suffit  ;  mais 
jamais  on  ne  vous  montrera  comment  vous  devez  le  jouer.  » 
Ou  bien  encore,  à  une  élève  qui  venait  d'exécuter  une  Etude 
de  Chopin  d'une  manière  très  incolore  :  «  A  Leipzig,  on 
trouverait  cela  très  gentil!...  » 

L'Opéra  de  Paris,  bénéficiant  de  la  décadence  des 
théâtres  italiens,  fut  certainement,  pendant  la  première 
moitié  du  xixe  siècle,  le  plus  brillant  de  l'Europe.  Au 
moment  de  l'assassinat  du  duc  de  Berri  (1820),  il  jetait 
situé  rue  de  Richelieu,  devant  la  Bibliothèque  Nationale, 
occupant  tout  le  square  Louvois.  Il  avait  dépossédé  la 
Montausier  de  son  théâtre  (appelé  en  1793  Théâtre  des  Amis 


14  D  AUBER    A    BERLIOZ 

de  la  patrie,  où  on  jouait  tous  les  genres)  et  pris  le  titre  de 
Théâtre  des  Arts.  C'est  là  que  pour  la  première  fois,  les 
spectateurs  du  parterre  furent  assis.  Après  l'attentat,  il 
fut  décidé  que  le  théâtre  serait  démoli.  L'Académie  de 
musique  s'était  alors  transportée  dans  la  salle  Favart,  qui 
depuis  sa  construction  (1782)  avait  tour  à  tour  abrité  la 
comédie  italienne  et  l'opéra-comique;  elle  y  était  restée  une 
quinzaine  de  mois;  elle  y  joua,  malgré  une  installation  très 
défectueuse,  l'Œdipe  à  Colorie  de  Sacchini.  L'Opéra  s'était 
transporté  ensuite  rue  Lepelletier  (aujourd'hui  rue  Drouot), 
dans  une  salle  de  moins  de  deux  mille  places,  qu'il  avait 
inaugurée  avec  les  Bayadères  de  Catel,  où  chantaient 
Nourrit  père,  Dérivis,  Mme  Branchu,  et  le  Retour  de 
Zéphyre,  petit  ballet  de  Steibelt.  Le  directeur,  Habeneck, 
dépensa  188  260  francs  pour  monter  YAladin  ou  la  lampe 
merveilleuse  d'Isouard  (1822),  qui  connut  pour  la  pre- 
mière fois  le  gaz  d'éclairage.  En  1823  paraît  le  premier 
«  drame  lyrique  »  d'Auber  (en  collaboration  avec  Hérold)  : 
Vendôme  en  Espagne,  œuvre  de  circonstance  destinée  à 
fêter  le  retour  victorieux  du  duc  d'Angoulême. 

Voici  les  dates  principales  dans  l'histoire  de  l'administration  de 
l'Opéra  : 

1821  :  on  crée  l'Intendance  des  théâtres  royaux,  sous  la  surveil- 
lance de  laquelle  Habeneck,  chef  d'orchestre  de  l'Opéra,  est  nommé 
Directeur.  —  1824  :  Habeneck  est  remplacé  par  Duplantys  à  qui  on 
donne  le  titre  d'administrateur;  Lubbert  succède  à  ce  dernier,  en 
1827,  avec  le  titre  de  directeur.  —  1831  :  le  docteur  Louis  Véron, 
directeur  du  Constitutionnel,  est  nommé  directeur-entrepreneur. 
L'État  lui  accorde  une  subvention  de  810  000  francs  pour  la  première 
année,  de  760  000  francs  pour  la  seconde,  de  710  000  francs  pour  les 
suivantes.  —  1831  :  Duponchel  est  nommé  directeur.  —  1841  :  Léon 
Pillet  lui  succède.  — '  1845  :  Duponchel  et  Nestor  Roqueplan  s'associent. 
—  1849  :  Roqueplan  est  seul  directeur.  —  1854  :  la  liste  civile  se  charge 
delà  direction  de  l'Opéra.  Le  député  Crosnier  est  nommé  adminis- 
trateur général.  En  1856,  Alphonse  Royer,  ancien  directeur  de 
l'Odéon,  lui  succède;  en  1862,  il  est  remplacé  par  Emile  Perrin, 
directeur  de  l'Opéra-Comique,  qui  reçoit  une  subvention  de 
800  000  francs  de  l'État,  et  100  000  francs  de  la  cassette  impériale. 

En  1870,  E.  Perrin  donne  sa  démission,  mais  reste  administrateur 
provisoire.  Halanzier  en  1871,  Yaucorbeil  en  1879,  Ritt  et  Gailhard 
en  1884,  Bertrand  en  1891,  Bertrand  et  Gailhard  en  1893  prendront 
la  direction.  Gailhard  est  seul  directeur  jusqu'en  1907.  Messager  et 
Broussau  lui  succèdent  et  sont  remplacés  en  1913  par  Rouché. 


UN    GRAND    SIECLE  15 

L'histoire  des  théâtres,  depuis  Lulli  jusqu'à  nos  jours, 
est  sans  doute  des  plus  brillantes  ;  mais,  au  point  de  vue 
financier,  c'est  presque  une  histoire  de  la  faillite.  L'Opéra- 
Comique  en  fut  assez  longtemps  un  exemple. 

En  possession  d'un  privilège  (octroyé  en  1806)  et  assimilés  aux 
((  Comédiens  royaux  »,  les  artistes  de  l'Opéra-Comique  durent 
passer  du  régime  de  la  Société  à  celui  de  la  régie.  En  novembre  1823, 
les  sociétaires  crièrent  leur  détresse  et  voulurent  être  déchargés  de 
toute  responsabilité  administrative  ;  par  ordonnance  du  30  mars  1824, 
leur  démission  fut  acceptée.  Transporté  de  la  rue  Feydeau  à  la  salle 
Ventadour,  l'Opéra-Comique  fît  son  ouverture  le  20  avril  1829  (avec 
Les  Deux  Mousquetaires,  un  acte  de  Berton,  La  Fiancée,  3  actes 
d'Auber,  L'Illusion,  un  acte  d'Hérold,  et  Paul  et  Virginie,  3  actes 
écrits  par  Kreutzer  en  1791).  En  1831,  malgré  le  succès  de  Zampa, 
la  situation  était  mauvaise;  la  recelte  tomba  jusqu'à  59  francs!  On 
parla  de  faire  venir  la  troupe  de  l'Odéon  pour  donner  alternative- 
ment des  spectacles  de  musique  et  de  comédie.  Il  fallut  fermer,  le 
8  novembre  ;  les  artistes  signèrent  alors  la  déclaration  suivante  : 
«  Comme  le  théâtre  de  l'Opéra-Comique  se  trouve  fermé  pour  la 
seconde  fois  en  dix  mois,...  il  est  de  l'intérêt  des  artistes  de  faire 
connaître  les  charges  qui  pèsent  sur  l'administration.  La  salle  Ven- 
tadour, le  duc  d"Aumont  (premier  gentilhomme  du  roi)  et  le  peu  de 
protection  accordé  à  l'ancienne  société  ont  été  causes  de  sa  dissolu- 
tion. On  a  vu  la  maison  du  Roi  refuser  à  des  Français  la  salle  Favart, 
berceau  de*  l'Opéra-Comique,  pour  la  donner  aux  Italiens  avec  une 
subvention  de  70  000  francs,  lorsqu'en  même  temps  on  imposait  la 
salle  Yentadour  aux  sociétaires  de  Feydeau,  avec  l'unique  secours 
de  24  000  francs  (puisque,  sur  une  subvention  de. 150  000  francs,  il 
fallait  servir  126  000  francs  de  pension).  Ils  préfèrent  tout  aban- 
donner ».  Signé  :  A.  Ferréol,  LEiMONNiER,  V.  Rifault,  Choi.let, 
Ernest,  Hockes,  Louvet,  pour  tous  les  artistes  de  l'Opéra-Comique). 
On  retrouve  ensuite  le  malheureux  théâtre  place  de  la  Bourse. 

Le  Théâtre  italien,  de  1801  jusqu'à  la  fin  du  règne  de 
Louis-Philippe,  hit  installé  tantôt  à  l'Odéon,  tantôt  à  la 
salle  Favart,  rendez-vous  des  plus  fines  élégances  pari- 
siennes, tantôt  à  la  petite  salle  de  la  rue  de  Louvois,  tout 
à  côté  de  l'Opéra  de  la  rue  Richelieu.  En  1841  il  se  fixa 
à  la  salle  Ventadour,  construite  en  1830  et  ouverte  sous  le 
nom  de  Renaissance.  On  y  jouait  trois  l'ois  par  semaine; 
quelques  soirées  étaient  consacrées  à  des  auditions  di- 
verses. C'est  là  qu'on  chanta  lu  Stabat  de  Rossini  (1842) 
et  que  Sivory,  Liszt,  Prudent,  Berlioz  donnèrent  leurs 
concerts.  La  seconde  période  de  l'histoire  du  Théâtre  italien 


16  D  AUBER    A    BEKLIOZ 

s'étend  de  1848  à  la  fin  du  second  Empire,  et  correspond 
aux  grands  succès  de  Verdi.  La  dernière,  qui  est  celle  d'une 
décadence,  comprend  plusieurs  directions  éphémères,  de 
1872  à  1879,  date  de  la  clôture  définitive. 

Au  Conservatoire,  gardien  des  doctrines  classiques,  et 
aux  trois  principaux  théâtres  attentifs  à  suivre  les  varia- 
lions  du  goût,  s'ajoutent  de  nombreux  concerts  dont  plu- 
sieurs eurent  une  valeur  de  premier  ordre.  Notre  tâche 
devra  s'étendre  aussi  a  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  puis- 
sances auxiliaires  de  la  musique  :  créations  importantes  de 
la  lutherie,  institutions  utiles,  folklore,  esprit  historique 
pénétrant  jusque  dans  les  programmes  de  concert,  orga- 
nisation des  études  d'archéologie,  transformation  de  la 
grammaire  de  l'art.  Enfin  nous  ne  devrons  pas  oublier  que 
dans  le  répertoire  dont  le  grand  public  fait  son  aliment  et 
qui  représente  l'état  des  mœurs,  le  médiocre  tient  beau- 
coup plus  de  place  que  le  sublime. 

Selon  qu'on  prend  comme  point  de  vue  critique  une  con- 
ception de  l'art  déjà  réalisée  dans  le  passé,  ou  une  concep- 
tion à  réaliser  dans  l'avenir,  le  mouvement  de  l'évolution 
apparaît  aux  uns  comme  un  recul,  aux  autres  comme  un 
progrès.  Ce  qu'on  ne  saurait  nier,  c'est  la  richesse  éblouis- 
sante du  grand  siècle. 


CHAPITRE    II 
AUBER,    HALÉVY,    ADAM,    HÉROLD 


Caractères  généraux  des  premiers  maîtres  de  l'opéra  et  de  l'opéra- 
comiqne  français.  —  Auber;  sa  carrière  et  ses  principaux  ouvrages.  —  La 
Juive;  l'œuvre  et  les  idées  d'Halévy.  —  Adam,  élève  de  Boïeldieu;  Le  Chalet; 
comédies  lyriques  et  ballets.  —  Hérold  ;  ses  premières  incertitudes  entre 
la  musique  italienne  et  la  musique  allemande;  Zampa. 


Quels  sont  les  caractères  généraux  de  cette  musique, 
d'abord  représentée  par  Aurer,  Halévy,  Hérold,  Ad.  Adam, 
que  les  maîtres  de  tous  les  pays  ont  tenue  en  si  bonne 
estime,  et  qui  a  été  une  forme  nouvelle  de  l'influence  fran- 
çaise à  l'étranger?  Elle  a  dû  son  succès  à  certaines  qualités 
fondamentales  de  notre  esprit  national,  et  aussi  à  quelques- 
unes  de  ses  faiblesses.  Elle  ne  fut  pas  la  meilleure,  il  s'en 
faut,  de  la  période  où  nous  sommes;  mais  elle  fut  la  plus 
populaire. 

Cette  musique  française,  si  on  la  restreint  aux  composi- 
teurs que  nous  venons  de  nommer,  est  pénétrée  de  l'esprit 
des  races  latines.  Elle  a  très  peu  de  goût  et  d'aptitude  pour 
le  langage  abstrait  de  la  symphonie  pure;  son  art  préféré 
est  l'art  social  par  excellence  :  celui  du  théâtre.  Elle  excelle 
dans  l'opéra-comique  plus  que  dans  le  grand  opéra,  et  elle 
bénéficie  de  livrets  qui,  en  général,  sont  bien  conçus  et 
adroitement  construits.  Elle  veut  être  un  agrément,  non 
une  fatigue;  aussi  répugne-t-elle  à  toute  complication,  aux 
recherches  savantes  du  contrepoint,  à  la  fugue,  aux  grands 
développements  polyphoniques.  Une  loi  qu'elle  n'oublie 
jamais,  c'est  qu'une  œuvre  ne  peut  être  agréable  et  belle 
que  si  elle  a  une  étendue  moyenne,  une  «  juste  grandeur  ». 
Elle    est    surtout    appliquée    à    l'invention    mélodique    et 

Combarieu.  —  Musique,  III.  2 


\S  D  AUBER    A    BERLIOZ 

rythmique;  elle  fait  de  l'orchestre  le  serviteur  ou  le  simple 
auxiliaire  du  chant.  Elle  est  toujours  attentive  à  la  vérité,  «à 
l'expression  juste,  mais  ne  va  jamais  très  loin  dans  l'ana- 
lyse psychologique  :  elle  ignore  systématiquement  les  états 
d'âme  exceptionnels  (comme  celui  qui  sera  traduit  dans  la 
Symphonie  fantastique  de  Berlioz)  et,  sans  fouiller  les 
caractères,  elle  ramène  la  plupart  des  passions  à  la  forme 
commode  d'un  lieu  commun.  Objective  et  non  individua- 
liste dans  sa  manière  de  traiter  un  sujet,  très  éloignée  de 
rechercher  l'originalité  à  tout  prix,  beaucoup  plus  sou- 
cieuse de  s'adapter  au  goût  du  public  que  de  le  transformer 
au  profit  d'idées  nouvelles,  elle  n'a  rien  d'âpre,  de  brusque, 
de  nerveux,  rien  qui  étonne  ou  soit  agressif.  Elle  ménage 
l'oreille;  elle  est  amie  des  consonances,  et  use  modeste- 
ment de  la  langue  courante.  Elle  est  capable  d'éloquence, 
de  pathétique  et  de  charme.  Le  sentiment  profond  de  la 
nature,  la  rêverie,  la  couleur  rare,  le  tour  romanesque  et 
les  tendances  mystiques  de  la  pensée  ne  sont  point  son 
affaire;  en  revanche  elle  est  claire,  facilement  intelligible 
pour  tous.  Optimiste  de  tempérament  et  indulgente  à  la 
joie  de  vivre,  elle  est  sensuelle,  mais  sans  dévergondage; 
dramatique,  mais  sans  violence  ;  éloquente,  mais  avec  plus 
de  verve  et  d'esprit  que  d'enthousiasme.  Ni  aristocratique 
nipeuple,  elle  est  bourgeoise,  honnêtement,  assez  finement 
aussi.  Parfois,  elle  tombe  dans  une  incontestable  vulgarité 
qui  semble  être  la  rançon  de  ces  précieuses  qualités.  En 
elle  est  l'esprit  du  Mozart  français  :  Boieldieu. 

L'étude  de  Daniel-François-Esprit  Auber  (1782-1871) 
fait  connaître  une  harmonie  assez  rare  :  celle  qui  régna, 
au  profit  d'un  même  artiste,  entre  la  vie  de  l'homme,  la 
carrière  du  compositeur,  l'esprit  de  son  œuvre  et  la  société 
pour  laquelle  il  écrivit.  Parisien  obstiné  «  n'ayant  jamais 
eu  le  temps  »  de  se  promener  hors  de  Paris,  épicurien 
élégant,  méthodique  et  spirituel,  galant  plus  que  passionné, 
Auber  garda  jusque  dans  l'extrême  vieillesse  une  fine 
intelligence  et  une  verve  aimable.  Né  à  Caen  (au  cours  d'un 
voyage  fortuit  de  ses  parents)  en  1782,  il  mourut,  après 
avoir  traversé  une  douzaine  de  régimes  politiques,  pendant 
l'insurrection  de  la  Commune  en  1871.  Durant  cette  longue 
période,  ce  fut  un  musicien  inaltérablement  heureux,  aimé, 


AUBER,  HALEVY,  ADAM,  HEROLD  19 

promu  par  ses  contemporains,  en  raison  de  ses  succès, 
au  rang  de  grand  maître.  Les  critiques  étrangers  eux- 
mêmes,  et  non  des  moindres,  ont  rendu  hommage  à  son 
mérite  qu'ils  ont  considéré,  en  exagérant,  comme  repré- 
sentatif de  l'esprit  français.  Son  rôle  fut  de  continuer,  en 
les  faisant  passer  de  l'opéra-comique  dans  quelques  tenta- 
tives de  grand  opéra,  certaines  traditions  agréables  et 
légères  du  xvme  siècle.  En  parlant  de  lui  aujourd'hui, 
n'oublions  pas  qu'il  eut  l'honneur  avec  Halévy,  comme 
nous  le  verrons  plus  loin,  d'inspirer  R.  Wagner  (ce  der- 
nier en  a  fait  l'aveu  formel)  et  de  provoquer  son  émulation 
lorsqu'il  écrivit  Rienzi. 

Le  grand-père  d'Auber  était  peintre  du  Roi  sous  Louis  XVI.  Son 
père,  officier  des  chasses  royales,  était  à  la  fois  peintre  et  grand 
amateurde  musique  :  après  la  Révolution,  il  ouvrit,  rue  Saint-Lazare, 
un  magasin  d'estampes.  Quelques  dates,  en  'dehors  des  grands 
succès  de  théâtre,  résument  la  vie  du  musicien  :  en  1805.  il  écrit 
son  premier  opéra-comique  pour  une  société  d'amateurs  [YErreur 
d'un  moment,  un  acte);  en  1807,  il  reçoit  les  leçons  de  Cherubini; 
en  1829,  il  entre  à  l'Institut  pour  remplacer  Gossec  ;  il  est  nommé 
directeur  des  concerts  de  la  Cour  en  1839,  directeur  du  Conserva- 
toire, après  Cherubini  démissionnaire,  en  1842;  directeur  de  la  cha- 
pelle de  Napoléon  III  en  1852:  grand-officier  de  la  Légion  d'honneur 
en  1861.  Son  dernier  opéra-comique,  Rêve  d  amour,  est  de  1869. 

Auber  n'a  pas  écrit  seulement  pour  le  théâtre.  Son  œuvre  com- 
prend :  1°  une  messe  (1813),  dont  VAgnus  fournit  le  thème  de  la 
marche  religieuse,  au  1er  acte  de  La  Muette  ;  des  litanies  à  la  Vierge, 
un  Hymne  a  sainte  Cécile,  et  cinquante  motets.  Une  telle  musique 
n'a  d'ailleurs  rien  de  religieux.  —  2°  Douze  Cantates  (pour  le  mariage 
de  l'empereur  en  1853,  pour  le  baptême  du  prince  impérial  en  1854, 
pour  la  prise  de  Sébastopol  en  1855,  pour  la  fête  des  Arts  et  de 
l'Industrie,  pour  célébrer  la  victoire  de  Magenta  en  1859,  etc.).  — 
3°  Des  airs,  scènes  et  romances  (26  numéros).  —  4°  Des  concertos, 
ouvertures,  marches,  trios,  quatuors,  variations,  arrangements  divers, 
au  nombre  d'une  trentaine.  La  plupart  de  ces  pièces  n'étaient  guère 
connues,  il  y  a  quelques  années,  que  du  regretté  Ch.  Malherbe, 
collectionneur  réputé,  qui  en  possédait  les  manuscrits  autographes. 

Auber  a  écrit  37  opéras-comiques  et  10  opéras  formant 
un  total  de  132  actes,  plus  une  quinzaine  d'airs  de  ballets, 
de  divertissements  ou  de  pas  de  danse.  On  ne  saurait 
parler  d'une  évolution  continue  de  son  art  et  de  son  esthé- 
tique. Il  faut  remarquer  qu'il  aborda  le  théâtre  assez  tard; 
il    commença    sa    carrière  à   l'âge  où    Pergolèse,    Mozart. 


20  D  AUBFR    A    HK.lil.Ki/ 

Schubert,  Weber.  Bellini,  Menclelssohn.  avaient  terminé 
la  leur.  A  Henri  Maréchal  qui  lui  parlait  en  1864  de  ses 
projets  de  théâtre,  il  disait  très  justement  :  «  Ce  que  vous 
entreprenez  jeune  homme,  je  l'ai  commencé,  moi,  à  l'âge 
de  trente-cinq  ans.  sous  la  direction  de  Cherubini  qui  m'a 
tenu  six  ans  au  régime  ;  sans  lui.  je  n'aurais  jamais  été 
qu'un  musicien  de  salon  »;  et  Adam  faisait  lire  à  ses  élèves 
les  premières  partitions  d'Auber  pour  leur  montrer,  en 
guise  d'encouragement,  qu'  «  un  homme  de  génie  avait 
commencé  par  des  partitions  absolument  nulles  ».  Ce  musi- 
cien qui  lut  toujours  heureux  eut  la  bonne  fortune  de 
trouver  un  librettiste  d'adresse  consommée,  parfaitement 
adapté  au  goût  du  public  bourgeois  :  E.  Scribe,  fournisseur 
ordinaire,  de  1811  à  1862,  des  scènes  françaises  (76  vol. 
in-12  de  pièces  de  théâtre,  édition  Dentu).  Nul  doute  qu'une 
bonne  part  des  succès  obtenus  ne  doive  être  attribuée  à  un  tel 
collaborateur.  Avant  le  triomphe  de  1828,  parurent  quelques 
ouvrages  d'Auber  dont  le  succès  fut  durable.  Le  principal 
est  Le  Maçon,  opéra-comique  en  3  actes,  dont  une  ronde 
a  été  célèbre,  et  qui,  de  1825  à  1896,  n'eut  pas  moins  de 
525  représentations.  Emma  ou  la  promesse  imprudente 
(opéra-comique  en  3  actes)  n'eut  pas  les  honneurs  d'autant 
de  reprises,  mais  fut  joué  181  fois,  sans  interruption,  de 
1821  à  1832.  Dans  la  même  période  et  sur  la  même  scène 
(théâtre  Feydeau),  La  neige  ou  le  nouvel  Eginfiard,  où  parait 
une  excessive  inlluence  rossinienne,  eut  145  représenta- 
tions, puis  31  dans  la  reprise  de  1840.  Un  autre  opéra- 
comique  bien  oublié  aujourd'hui.  Léocadie  (1824),  fut  joué 
120  fois  en  huit  années  consécutives. 

Le  premier  succès  retentissant  d'Auber  et  de  Scribe  fut 
obtenu  le  29  février  1828,  au  théâtre  de  la  rue  Le-Pelletier, 
avec  le  grand  opéra  en  5  actes  qu'on  avait  intitulé  La 
Muette  de  Portici,  pour  éviter  une  confusion  avec  le 
Masaniello  de  Carafa  joué  en  1827.  Le  public  fut  d'abord 
entraîné  par  l'ouverture,  morceau  à  effet  dont  la  verve 
brillante  rappelle  la  manière  de  Boïeldieu  et  celle  de 
Rossini. 


L'orchestre  est  ainsi  composé  pour  cette  ouverture  :  flûte,  petite 
flûte,   hautbois,   clarinettes,   2   trompettes   en   ré,  4   cors,   2  bassons, 


AUBER,  HALEVY,  ADAM,  HEROLD 


21 


3  trombones,  ophicléide,  timbales  (en  sol),  triangle,  cimbales  et 
grosse  caisse,  caisse  de  régiment,  quatuor  à  cordes.  On  y  trouve 
cette  phrase  fâcheusement  caractéristique,  où  les  temps  forts  sont 
accentués  parle  tambour  : 


Clarinettes 
Hautbois 


Trompettes 
et  Cors 


Bassons 


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On  fut  intéressé  par  un  sujet  qui  renouvelait  le  réper- 
toire en  mettant  à  la  scène  un  épisode  de  l'Histoire 
moderne,  la  révolution  de  Naples  (1647)  provoquée  par  un 
pêcheur;  on  fut  charmé  par  deux  interprètes  d'élite  : 
Mmc    Cinti-Damoreau,    qu'on   avait  fait  venir  de  Bruxelles 


22  D  AUBER    A    BERLIOZ 

pour  jouer  le  rôle  d'Elvire,  et  Ad.  Nourrit  (Masaniello). 
Avant  La  Juive  (1835),  La  Muette  fut,  avec  Guillaume  Tell 
et  Robert  le  Diable,  un  des  titres  de  gloire  incontestés  de 
notre  opéra.  De  1828  à  1882,  la  pièce  a  occupé  l'affiche 
pour  un  total  de  505  représentations.  Plusieurs  airs  sont 
presque  populaires.  Une  des  pages  les  plus  connues  de  la 
partition  est  le  duo  «  Amour  sacré  de  la  patrie...  »,  assez 
banal  en  soi,  mais  d'un  excellent  effet  et  d'un  bel  élan 
quand  on  l'entend  ou  quand  on  le  lit  à  la  suite  de  la  scène 
en  récitatifs  qui  le  précède.  Son  action  sur  la  foule  fut 
profonde;  elle  est  attestée  par  un  événement  qu'on  peut 
annexer  à  l'histoire  de  la  musique,  car  il  est  plus  certain 
que  les  prouesses  de  Tyrtée.  Un  soir,  à  Bruxelles,  ce  duo 
est  applaudi  à  outrance  ;  à  la  sortie  du  théâtre  se  forment 
des  attroupements  encore  frémissants,  enflammés  pour 
l'action  :  on  se  rend  aux  bureaux  du  journal  Le  National 
pour  user  de  violence,  de  là  au  palais  de  justice...  La 
Muette  fut  le  point  de  départ  de  la  révolution  à  la  suite  de 
laquelle  la  Belgique  fonda  son  indépendance  en  se  sépa- 
rant de  la  Hollande  (1830). 

En  une  vingtaine  d'années,  avec  la  collaboration  de 
Scribe,  unique  pour  construire  des  livrets  intéressants  et 
agréables,  Auber  donna  plusieurs  opéras-comiques  dont  le 
succès  a  duré  jusqu'à  l'heure  présente  et  qui  sont  les  chefs- 
d'œuvre  du  genre  :  Fra  Diavolo  ou  l'hôtel  de  Terracine 
(1830),  qui,  jusqu'en  1906,  fut  joué  909  fois;  Le  Philtre 
(1831),  qui  s'est  maintenu  au  répertoire  jusqu'en  1862,  et 
qui.  après  une  interruption,  avait  atteint,  en  1876,  242  re- 
présentations ;  Le  Domino  noir  (1837),  qui  n'a  peut-être  pas 
disparu  du  répertoire  après  1 209  représentations  ;  Les 
Diamants  delà  Couronne  (1841),  La  Part  du  diable  (1843), 
Haydée  ou  le  secret  (1847).  Ces  ouvrages  ont  fait  la  joie 
de  plusieurs  générations.  Ils  n'ont  pas  fait  l'éducation  du 
public  ;  mais  ils  lui  ont  donné  ce  qu'il  était  capable  de 
comprendre  et  ce  qu'il  aimait  :  aussi  sont-ils  devenus  popu- 
laires. 


Le  Dieu  et  la  Bayadère  (1830,  opéra-ballet  en  2  actes  dont  l'ouver- 
ture et  l'air  dOlii'our,  Quel  vin!  I,  1,  peuvent  être  signalés),  a  été 
joué  136  fois  jusqu'en  1847  et  repris  en   1866   pour  une   dizaine  de 


AÙBER,    ftALÉVY,    ADAM,    HÉROLD  23 

représentations.  Le  serment  ou  les  faux  monnayeurs,  joué  sans  inter- 
ruption de  1832  à  1849,  contient  un  grand  air  à  vocalises  qui  a  été 
maintes  fois  entendu  aux  concours  de  chant  du  Conservatoire. 
Gustave  III  ou  le  Bal  masqué,  opéra  historique  en  5  actes  (1833,  sur 
un  livret  remis  en  musique  par  Verdi  dans  //  ballo  in  maschera, 
1859),  fut  joué  168  fois,  jusqu'en  1853.  Le  cheval  de  Bronze,  opéra- 
féerie  en  3  actes,  eut  84  représentations  la  première  année  (1835),  et 
fut  transformé  en  opéra  en  1857...  Le  dernier  opéra-comique  d'Auber, 
Rêve  d'amour  (3  actes,  livret  de  d'Ennery  et  Cormon),  fut  joué 
27   fois. 

Voici,  dans  les  principaux  opéras  d'Auber,  les  fragments  qui, 
réserve  faite  de  leur  valeur  absolue,  ont  été  les  plus  appréciés  par 
les  contemporains  : 

Dans  Le  Maçon  (1825),  l'air  Du  courage,  à  V ouvrage  !  ;  dans  Fia  Dia- 
volo,  la  ronde  Voyez  sur  cette  roche,  la  barcarolle  Agnès  la  jouvencelle, 
les  couplets  de  l'Anglais  au  Ier  acte,  le  trio  du  second  acte,  le  chœur 
de  Pâques  fleuries:  dans  Le  Philtre,  l'air  Je  suis  sergent,    brave  et 
salant,  l'air  de  Fontanarose  Vous  mie  connaissez  tous,  la  barcarolle  à 
deux  voix  Je  suis  riche,   vous  êtes  belle;  dans  Gustave  III,  le  galop 
(4e  air  de  danse  du  5e  acte,  n°  18);  dans  Le  cheval  de  bronze  (1835, 
transformé  en  opéra  en  1857),  la  ballade  Là-bas,  sur  ce  rocher  sau- 
vage, les  couplets  Quand  on  est  fille,  hélas!  le  duo  Ah!  ciel,  en  croi- 
rai-je  mes  yeux  !  Dans  Le  Domino  noir,  les  romances  Le  trouble  et  la 
frayeur  et  Amour  viens  finir  mon  supplice,  les  couplets   Une  fée,  un 
bon  ange,  ceux  de   dame  Brigitte  S'il  est  sur  terre,  ceux  d'Inésille 
D'où  venez-vous,  ma  chère,  le  grand  air  Ah!  quelle  nuit!  le  cantique 
avec  chœur  Heureux  qui  ne  respire...  Dans  Les  Diamants  de  la  Cou- 
ronne, le  boléro  pour  deux  voix  de  femmes  Dans  les  défilés  des  Mon- 
tagnes, l'air  Ah  !  je  veux  briser  ma  chaîne,  et  le  quintette  du  3e  acte; 
dans  La  Part  du  diable  (1843),  l'air  du  1er  acte,  Ferme  ta  paupière, 
dors  mon  pauvre  enfant!  au  2e,  la  chansonnette   Qu'avez-vous,    Com- 
tesse ?  et  le  quatuor  pour  basse  et  trois  soprani  ;  au  3e,  l'air  Reviens, 
ma  noble  protectrice.  Dans  La  Sirène  (1844),  au  1er  acte,  les  couplets 
O  chef  des  flibustiers,  et  le  quatuor   O  bonheur  qui  m'arrive;  au  2e, 
les  couplets  de   la  Sirène  Prends  garde,    montagnarde,  la  romance 
insérée  dans  le  trio  De  nos  jeunes  années  ;  dans  Haydée,  au  1er  acte, 
la  chanson  Enfants  de  la  Noble   Venise,  le  duettino  C'est  la  fête  au 
Lido;  au  2e,  l'air  de  Raphaëla  (déjà  joué  par  le  hautbois  dans  l'ouver- 
ture), l'air  Ah!  que  Venise  est  belle,  lu  barcarolle   C'est  la  Corvette 
accompagnée  par  le  chœur  des  matelots  à  bouches  fermées,  le  duo  de 
Lorédan  et  Malipieri  Je  sais  le  débat  qui  s'agite;  dans  L'Enfant  pro- 
digue (1850),  les  romances  Allez,  suivez  votre  pensée!  (1er  acte)  et  II 
est  un  enfant  d'Israël  (2e  acte),   le  quintette  du  3e  acte,  les  couplets 
du   chancelier,    l'air  final   Mon  fils,   c'est  toi!   Dans  Manon  Lescaut 
(1856),  au  1er  acte,  le  duo  de  Manon  et  de  Marguerite,  l'allégro  Les 
dames  de  Versailles,  la  bourbonnaise  chantée  avec  accompagnement 
de  guitare  ;  au  2e  acte,  les  couplets  du  marquis  ;  au  3e,  la  danse  nègre, 
la    chanson   créole,  et  le    quatuor;    dans   le   Rêve    d'Amour,    le   duo 
d'Henriette   et   du  chevalier   au    1er    acte:    la    valse  du    2e   acte;   au 


24  L)  AUBER    A    BERLIOZ 

3e,  la    gavotte,   le  trio    bouffe    Dans   un  bon   ménage    qui  doit   com- 
mander?... 

On  ferait  tort  à  Auber  si  on  le  jugeait  à  l'aide  de  la 
seule  arithmétique  en  supputant  le  nombre  de  représen- 
tations de  ses  opéras,  bien  que  cette  méthode,  mauvaise 
pour  l'esthétique,  soit  bonne  pour  l'histoire.  Il  y  a  des 
génies  qui  veulent  transformer  leur  temps  ;  d'autres  s'adap- 
tent à  lui,  sans  autre  ambition  que  de  donner  à  la  moyenne 
des  auditeurs  ee  qui  peut  leur  plaire.  Auber  fut  de  ces 
derniers,  et  il  réussit  admirablement,  à  la  suite  de  Scribe, 
dans  son  entreprise.  Il  avait  appris  son  métier  de  musi- 
cien à  une  excellente  école,  celle  de  Cherubini;  mais  il 
répugnait  par  tempérament  à  la  gravité  artistique  d'un  tel 
maître  :  il  fut  le  continuateur  (après  1834)  de  Boieldieu, 
et  imita  l'auteur  du  Barbier,  alors  que  les  jeunes  compo- 
siteurs s'appliquaient  à  faire  du  Rossini  avec  la  même 
conviction  qu'on  devait  mettre  plus  tard  à  faire  du 
Wagner.  Il  eut  les  qualités  qui  sont  le  gage  le  plus  sûr 
des  succès  immédiats  :  la  verve,  le  don  de  la  mélodie  et 
du  rythme,  la  clarté.  Ce  qui  lui  manque,  dans  celles  de 
ses  pièces  qui  sont  taillées  sur  un  grand  modèle  lyrique 
comme  La  Muette,  Le  Lac  des  Fées  (183(J),  Gustave  III, 
L'Enfant  prodigue  (1850),  c'est  l'émotion,  la  profondeur, 
le  style  vraiment  dramatique.  Au  fond  c'était  un  sceptique  : 
«  J'ai  aimé  la  musique  jusqu'à  trente  ans,  disait-il  sur  le 
tard,  —  une  vraie  passion  de  jeune  homme!  Je  l'ai  aimée 
tant  qu'elle  a  été  ma  maîtresse;  mais  depuis  qu'elle  est 
ma  femme...  »  C'est  lui  qui  dit  à  R.  Wagner,  au  cours 
d'un  entretien  en  1860  :  «  Je  n'aime  que  les  femmes,  les 
chevaux,  les  boulevards  et  le  bois  de  Boulogne.  » 
Ch.  Malherbe,  à  qui  j'emprunte  ces  deux  citations,  n'y 
voit  que  des  boutades;  mais  un  musicien  ayant  foi  dans 
son  art  et  digne  du  nom  d'artiste  ne  parle  pas  ainsi,  même 
en  plaisantant.  En  somme,  avec  ses  qualités  et  ses  lacunes. 
Auber  représente  assez  bien,  non  pas  l'esprit  français,  mais 
un  aspect  et  un  moment  dans  l'évolution  de  cet  esprit. 

Guillaume  Tell  est  postérieur  d'un  an  et  demi  à  La  Muette 
(3  août  1829).  L'un  et  l'autre  devinrent  des  opéras  de  cir- 
constance en  1830.  Le  lundi  29  juillet,  l'affiche  annonçait 


AUBER,    HALEVV,    ADAM,    HEROLD  25 

pour  le  soir  même  le  chef-d'œuvre  de  Rossini.  Le  matin  à 
midi,  tout  le  personnel  de  l'Opéra  était  réuni  pour  un 
raccord.  Les  fameuses  Ordonnances  avaient  été  publiées 
la  veille.  Tout  eh  répétant,  on  causait  de  la  chose  publique, 
chacun  étant  préoccupé  des  graves  événements  qui  se  pré- 
paraient :  «  J'étais  présent  à  cette  répétition,  raconte 
Halévy  dans  ses  Derniers  souvenirs;  j'étais  seul  dans  la 
salle  obscure  où  pénétraient  par  moments  des  rumeurs 
lointaines.  Lorsqu'on  arriva  au  trio  célèbre  et  que  Guil- 
laume s'écria  :  Ou  l'indépendance  ou  la  mort!  un  frémis- 
sement parcourut  le  théâtre  et  les  hommes  qui  se  tenaient 
au  fond  de  la  scène  ou  qui  remplissaient  les  coulisses, 
acteurs,  musiciens,  machinistes,  comparses,  soldats  de 
garde,  frappés  d'une  étincelle  soudaine,  accoururent  et 
répétèrent  le  cri  de  Guillaume.  Jamais  mouvement  réglé 
par  un  habile  metteur  en  scène  ne  fut  exécuté  avec  autant 
de  chaleur  et  d'ensemble.  Trente  ans  écoulés  n'ont  pu 
effacer  de  ma  mémoire  le  souvenir  de  cette  commotion 
rapide  et  l'effet  de  ce  chœur  étrange,  de  cette  mélopée 
bizarre  où  se  trouvaient  confondus  le  chant  et  le  rythme 
musical  avec  la  libre  expansion  de  la  parole...  Ce  fut  la 
fin  de  la  répétition.  Beaucoup  de  ces  hommes  partirent  et 
allèrent  grossir  les  groupes  qui  agitaient  le  boulevard. 
Peu  d'instants  après  on  reçut  l'ordre  de  cesser  la  répé- 
tition, prévoyance  tardive  que  l'émeute  avait  devancée,  et 
de  changer  le  spectacle  annoncé.   » 

Nous  parlerons  de  Robert  le  Diable  dans  le  chapitre 
réservé  à  Meyerbeer.  Après  La  Muette,  le  plus  grand  succès 
de  l'Opéra  fut  atteint  par  un  autre  élève  de  Cherubini. 
moins  superficiel  qu'Auber,  plus  capable  d'arriver  au 
pathétique  musical,  et  pratiquant  son  art  avec  plus  de 
conviction  :  Fromental  Halévy,  dont  la  figure  paraît  aus- 
tère à  côté  de  l'auteur  à'Haydée. 

Tout  fut  sérieux  chez  Halévy.  Dans  son  œuvre  littéraire, 
qui  est  considérable,  il  n'y  a  pas  une  seule  plaisanterie, 
mais  un  style  de  tendance  noble,  et  de  belle  tenue  acadé- 
mique ;  ces  qualités  de  l'écrivain  furent  aussi  celles  du 
musicien  qui  eut,  comme  professeur,  une  autorité  fondée 
sur  un  savoir  solide,  et,  comme  compositeur,  le  double 
prestige  d'une  «    gloire  »  à   la  fois  officielle  et  populaire. 


26  D  AL'BER    A    BERLIOZ 

Né  à  Paris  en  1799,  il  fut  professeur  adjoint  au  Conservatoire  à 
dix-sept  ans,  professeur  d'harmonie  en  1829,  de  contrepoint  et  de 
composition  en  1833  (comme  successeur  de  Fétis).  11  entra  à  l'Aca- 
démie des  Beaux-Arts  en  1836,  pour  succéder  à  Reicha,  et  fut 
nommé  secrétaire  perpétuel  de  la  compagnie  par  ses  confrères  qui 
louaient  dans  son  style  élégant  «  la  recherche  opiniâtre  de  l'expres- 
sion juste  et  correcte  »  ;  après  sa  mort  (1862)  ils  demandèrent  à 
l'unanimité  au  Corps  législatif  qu'une  pension  de  5  000  francs  fût 
accordée  à  sa  veuve,  comme  récompense  nationale. 

Le  premier  fait  à  mentionner  dans  l'histoire  de  La  Juive, 
représentée  le  23  février  1835,  est  le  souci,  chez  les  deux 
auteurs,    d'adapter   une   conception    littéraire-musicale    au 
talent  de  chanteurs  alors  disponibles  et  à  la  mode.  Lorsque 
dans   son   parc   de  Montalais  (près   de   Meudon),   un   soir 
d'été,  le  châtelain  Scribe  parla  pour  la   première  fois  au 
compositeur  de  son  projet  de  livret,  il  lui  désigna  tout  de 
suite  les  interprètes  auxquels  il  songeait.  Halévy  a  raconté 
cette  genèse  de  son  œuvre  maîtresse,  dont  le  sujet  l'émut 
d'abord  profondément  :  «  Nourrit,  ajoute-t-il,  nous  donna 
d'excellents  conseils.  Il  y  avait  au  4e  acte  un  finale;  il  nous 
demanda  de  le  remplacer  par  un  air.  Je  fis  la  musique  de 
l'air  sur  la  situation  donnée;  Nourrit  demanda  à  M.  Scribe 
de  faire  lui-même  les  paroles  de  l'air  dont  la  musique  était 
prête.  Il  voulait  choisir  les  syllabes  les  plus  sonores  et  les 
plus  favorables  à  sa  voix.  M.  Scribe,  généreux  parce  qu'il 
est  riche,  se  prêta  de  bonne  grâce  au  désir  du  chanteur, 
et  Nourrit  nous  apporta,  peu  de  jours  après,    les  paroles 
de    l'air    :    Rachel,    quand    du     Seigneur    la    grâce    tuté- 
laire,  etc..  »   Halévy  suivit  le  système  usuel  qui  consiste 
à   bâtir    un   drame   lyrique    avec   des   «    numéros   »  juxta- 
posés,   non    sans  quelques   hors-d'œuvre   (comme   la  séré- 
nade du    1er  acte);   il  fit  œuvre  de   musicien   sentimental, 
sachant   fort   bien  son  métier.   Le  parti  pris  de    faire    un 
opéra    avec  des    «    airs    »    soumet   le    compositeur   à   une 
épreuve    difficile  entre   toutes,    celle   de   l'invention   et   du 
renouvellement  mélodiques   continus,   en  le  mettant  con- 
stamment à  découvert,  avec  l'obligation  de  jouer  toujours 
un  jeu  franc,   de   tout  dessiner  en  pleine   lumière,    et  de 
payer  de  sa  personne,  si  l'on  peut  dire,  sans  la  ressource 
commode  des  taches  de   couleur  instrumentale  qui  noient 
dans    l'ombre    les    parties    du   tableau    difficiles  à   traiter. 


AUBER,  HALEVY,  ADAM,  HEROLD 


27 


Halévy   est   un   mélodiste   très    abondant,   parfois  inspiré, 
sincère  jusqu'à  la  naïveté. 

L'orchestre  de  La  Juive  est  ainsi  composé  :  flûte,  hautbois,  clari- 
nette en  la,  2  trompettes  en  mi,  2  cors  en  mi,  2  bassons,  2  trom- 
bones, ophicléide,  timbale  [mi-si),  triangle,  grosse  caisse,  cimbales, 
quatuor  à  cordes. 

Il  y  a,  dans  le  rôle  du  cardinal,  des  phrases  de  grande 
allure,  qui,  sans  des  répétitions  excessives  de  formules, 
seraient  de  premier  ordre.  On  aime,  ça  et  là,  des  chœurs 
joliment  construits,  bien  équilibrés,  un  peu  mous  et  sans 
grande  valeur  dramatique,  mais  d'une  très  bonne  écriture. 
On  s'étonne  que  deux  femmes  qui  sont  des  rivales  d'amour, 
chantent  à  la  tierce  comme  feraient  Roméo  et  Juliette  : 


L'orchestration  est  inégale,  sans  unité,  mais  en  général 
fine,  transparente,  légère;  et  il  y  a  telle  page  où  le  qua- 
tuor est  manié  avec  beaucoup  de  grâce.  On  aime  cette 
introduction  soupirée  par  deux  cors  anglais  qu'envelop- 
pent les  bassons  et  la  clarinette  en  si  bémol  : 


et,  au  début  du  dernier  acte,  ce  chant  plaintif  de  la  flûte 
(qui  s'allie  à  un  contre-chant  de  hautbois,  accompagné 
par  les  bassons  et  les  cors)  : 


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ÉÉÏÉS 


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28  D  AUBER    A    BEKL10Z 

Les  ballets  sont  médiocres.  Dans  l'ensemble  de  l'œuvre 
s'exprime  —  lait  assez  rare  chez  l'auteur  — une  tendresse 
qui  sent  encore  son  xvine  siècle. 

Les  directeurs  Véron  et  Duponchel  montèrent  La  Juive  avec  luxe. 
D'après  Castil-Blaze,  la  mise  en  scène  coûta  150  000  francs  (dont 
30  000  consacrés  aux  accessoires  qui,  pour  la  première  fois,  étaient 
en  métal,  non  en  carton).  D'après  de  Boigne,  qui  paraît  plus  près  de 
la  vérité,  les  frais  s'élevèrent  à  100  000  francs.  Les  archives  de 
l'Opéra  possèdent  tous  les  mémoires  de  fournitures.  Le  costume  de 
cardinal  (pour  Levasseur)  coûta  484  fr.  70...  C'est  Philastre  et 
Cambon  qui  firent  le  décor  du  3e  acte,  payé  8  876  fr.  80.  Les  autres  • 
furent  exécutés  par  Sèchon  et  Feuchères. 

La  gloire  d'Halévy  pâlit,  à  partir  de  La  Juive,  devant  celle  de 
Meyerbeer.  Parmi  les  36  ouvrages  qu'il  écrivit  pour  le  théâtre,  les 
plus  applaudis  furent  les  grands  opéras  Guido  et  Ginevra  ou  la 
Peste  à  Florence  (1838),  La  Reine  de  Chypre  (1841)  et  Charles  VP 
(1843);  comme  opéras-comiques,  V Eclair  (1835),  Les  Mousquetaires 
de  la  Reine  (1846)  et  Le  Val  d'Andorre  11848).  Ce  sont  les  seuls  que 
cite  le  vicomte  de  Rougé,  en  1862,  dans  1'  «  Exposé  des  motifs  »  qui 
devait  appuyer  le  projet  de  loi  accordant  une  pension  nationale  à  la 
veuve  du  compositeur.  Halévy  a  écrit  aussi  quelques  cantates, 
diverses  pièces  de  musique  vocale,  un  De  profundis  pour  la  céré- 
monie funèbre  du  duc  de  Berry...  Il  est  l'auteur  du  Traité  de  contre- 
point et  de  fugue   signé  par  Cherubini. 

Guido  et  Ginevra,  livret  de  Scribe,  est  une  tragédie 
d'allure  shakespearienne,  où  le  pathétique  est  poussé  jus- 
qu'à l'épouvante.  La  fille  de  Cosme  de  Médicis,  Ginevra, 
s'évanouit  au  contact  d'une  écharpe  empoisonnée  pendant 
la  célébration  de  son  mariage  avec  le  duc  de  Ferrare.  On 
la  croit  morte  de  la  peste  qui  règne  à  Florence;  et  on 
l'ensevelit.  Elle  se  réveille,  comme  Juliette;  elle  sort  du 
caveau  :  repoussée  d'abord  partout  où  elle  se  présente,  elle 
est  recueillie  par  le  jeune  sculpteur  qu'elle  aime  et  que 
Cosme  de  Médicis,  heureux  de  retrouver  sa  fille,  lui  permet 
enfin  d'épouser.  Sans  avoir  l'imagination  nécessaire  pour 
traiter  un  sujet  aussi  violent,  Halévy  a  montré,  comme  dans 
La  Juive,  de  sérieuses  qualités  mélodiques  et  dramatiques. 
Plusieurs  pages  de  sa  partition  obtinrent  un  vif  succès  : 
les  airs  Pendant  la  fête,  une  inconnue,  Quand  renaîtra  la 
pale  aurore,  «  écrit  avec  des  larmes  ».  dit  un  contemporain, 
et   Sa    main  fermera    ma  paupière;    le   duo    du  2e  acte,  le 


AUBER,  HALÉVY,  ADAM,  HEROLO 


29 


chœur  des  condottieri  et  le  trio  final  Ma  fille  à  mon  amour 

ravie. 

La  Reine  de  Chypre  est  un  drame  historique,  mais  sans 
déploiement  de  spectacle;  la  politique  y  encadre  l'action 
romanesque  (non  sans  quelques  invraisemblances)  comme 
dans  la  tragédie  classique.  Inférieure  à  La  Juive,  l'œuvre 
est  écrite  dans  un  style  inégal  dont  les  origines  sont  très 
diverses,  et  qu'on  a  qualifié  «  d'international  »  en  taisant 
justement  remarquer  qu'on  peut  être  «  international  »  sans 
être  universel.  Les  premières  mesures  de  l'ouverture  font 
apparaître  un  musicien  qui  cherche  la  formule  person- 
nelle et  dramatique,  et  semble  vouloir  sortir  des  sentiers 
battus.  Il  veut,  suivre  l'action  de  près  et,  parfois,  il  s'adapte 
heureusement  au  caractère  des  personnages.  Ainsi,  lorsque 
JVIocenigo  vient  annoncer  à  Andréa  la  décision  secrète  du 
Conseil  qui  doit  lui  faire  rompre  le  projet  de  mariage  de 
sa  fille  (J'apporte  au  nom  des  Dix  en  secret  assemblés, 
pour  vous  un  important  message),  le  récitatif  est  soutenu 
par  cet  accompagnement  excellent,  image  d'une  autorité 
mystérieuse  et  tyrannique  (scène  n°  3)  : 


Clarinettes 

\f.  I     f 


P  JJJi 


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Cors 


é  m  *  » 


PP 


m 


5=4=?^ 


3=$=^ 


SE 


Le  thème  est  repris  un  peu  plus  loin  par  les  violon- 
celles seuls.  Ce  qui  fait  honneur  à  l'intelligence  dramatique 
d'Halévy,  c'est  que.  dans  une  autre  scène  (n°  8),  lorsqu'An- 
dréa  s'excuse  auprès  de  sa  fille  d'être  obligé  de  la  séparer 
de  celui  qu'elle  aime,  cette  formule  reparait  plusieurs  fois 
pour  expliquer  la  conduite  de  l'acteur;  elle  est  ce  qu'on 
pourrait  appeler  le  motif  du  Conseil  des  Dix.  On  peut  citer 
aussi,  comme  se  rapportant  au  même  ordre  d'images,  les 
belles  harmonies  et  les  modulations  très  appropriées  qui 
dans  la  scène  1  accompagnent  les  paroles  des  deux  amants  : 


Bientôt  nous  quitterons  cette  triste  Venise 
Aux  obscurs  attentats,  aux  sinistres  complots, 


30  H  AUBER   A   BERLIOZ 

Cité  de  trahison  qu'un  noble  cœur  méprise, 
Sombre  et  cruel,  tyran  protégé  par  les   flots. 


Des  qualités  de  ce  genre  ne  sont  pas  rares;  elles  sont 
déparées  par  des  faiblesses  et  des  banalités.  Halévy  a  du 
sens  dramatique,  mais  il  manque  trop  souvent  d'imagina- 
tion et  de  sensibilité.  A  minuit,  au  moment  où  un  chant 
de  gondolier  expire  sur  la  lagune,  Gérard  va  se  rendre 
auprès  de  Catarina;  et  le  musicien  n'a  pas  de  traits  pitto- 
resques et  de  couleurs  pour  traiter  ce  beau  sujet  :  un  noc- 
turne d'amour,  à  Venise!  Tout  en  n'usant  que  très  rare- 
ment des  points  d'orgue  avec  roulades,  il  a,  dans  la 
mélodie  et  dans  les  rythmes,  de  fâcheux  excès  d'italia- 
nisme :  ainsi  dans  la  célèbre  mélodie  Triste  exilé  sur  la 
terre  étrangère  (où  triomphaient  Baroilhet  et  Duprez). 
Très  attaché  à  un  style  tout  en  consonances,  il  use  du  duo 
à  la  tierce,  comme  dans  La  Juive,  alors  même  que  les  deux 
personnages  expriment  des  sentiments  aussi  opposés  que  le 
bonheur  et  la  fureur  (scène  entre  Gérard  et  Lusignan,  à  la 
fin  du  3e  acte).  L'air  de  Catarima  (n,  7)  paraît  être  une 
déformation  de  la  belle  mélodie  de  Guillaume  Tell  :  Sombres 
forêts...  D'une  façon  générale,  on  regrette  un  système  de 
composition  qui  soumet  les  scènes  les  plus  pathétiques  à 
la  coupe  traditionnelle  de  la  cavatine,  les  duos  avec 
reprises  et  retour  invariable  à  la  tonique  dans  les  clau- 
sules.  Enfin  il  y  a  un  quatuor  (n°  22)  où  les  voix  chantent 
presque  toujours  à  l'unisson.  Halévy  est  un  musicien  sin- 
cère, très  intelligent,  un  peu  lourd  et  sec,  qui  hésite 
entre  des  tendances  différentes,  et  chez  lequel  on  sent  les 
habitudes  trop  austères  de  l'école  de  Cherubini.  Il  fait 
songer  tour  à  tour  à  Spontini,  à  Rossini,  à  Meyerbeer, 
mais  leur  reste  sensiblement  inférieur.  Ces  observations 
s'appliquent  à  Charles  VI  (1843)  qui,  avec  un  livret 
pseudo-historique  de  Casimir  et  Germain  Delavigne, 
s'engageait  dans  la  voie  qu'avait  ouverte  le  grand  opéra  de 
Meyerbeer.  La  scène  de  la  folie,  au  2e  acte,  la  scène  des 
spectres  (iv,  26,  où  on  peut  signaler  une  belle  modulation 
sous  les  mots  «  oui,  frappés  par  ton  fis  »)  ont  une  réelle 
valeur  dramatique.  Dans  l'ensemble  règne  un  art  trop  court, 
un  peu   pénible,   qui    n'aboutit   pas.   Les   danses  (pavane, 


AUBER,  HALÉVY,  ADAM,  HÉROLD  31 

mascarade,  bourrée,  i,  8)  sont  d'une  musicalité  particuliè- 
rement pauvre. 

Halévy  était  peu  doué  pour  la  musique  de  ballet;  il  ne 
l'était  guère  plus  pour  l'opéra-comique.  S'il  arrive  à  se 
rapprocher  du  style  qui  convient  à  ce  genre  aimable,  ce 
n'est  pas  par  la  verve  ou  la  fantaisie,  mais  uniquement 
par  la  simplification,  dans  le  sens  de  la  banalité,  de  sa 
manière  habituelle.  Il  lui  arrive  même,  dans  L'Eclair  (1835), 
de  traiter  le  finale  du  1er  acte  dans  le  style  du  grand  opéra 
et  de  faire  chanter  en  tierces  et  en  sixtes  deux  personnes 
exprimant  des  idées  opposées  (duo  d'Henriette  et  de 
Mme  Darbel,  scènes  1  et  2).  Ses  mélodies  ont  un  agrément 
et  une  légèreté  factices  ;  on  y  sent  une  raideur  secrète.  Dans 
Val  d'Andorre  néanmoins  (1848),  quelques-unes  sont 
restées  longtemps  célèbres  :  au  Ier  acte,  l'air  du  chevrier 
(Voici  le  Sorcier...)  et  la  romance  de  Rose  de  mai;  au  3% 
la  romance  de  Stephan. 

Dans  ses  Souvenirs  et  portraits  (1861)  et  ses  Derniers  souvenirs 
où  sont  réunis  un  certain  nombre  d'Eloges  académiques,  Halévy  a 
montré  un  réel  talent  d'écrivain.  Les  idées  qu'il  développe  dans  ses 
Lettres  sur  la  musique  (sous  le  pseudonyme  de  Gervasius)  font  quel- 
quefois plus  d'honneur  à  son  amour  de  l'art  et  à  sa  foi,  qu'à  son 
esprit  d'observation.  Ce  qu'il  aime  avant  tout,  c'est  le  chant.  Il  va 
jusqu'à  dire  dans  son  enthousiasme  :  «  Tout  homme  étant  né  chan- 
teur, toute  voix  humaine  est  juste;  c'est  son  droit  et  son  devoir  : 
mais  c'est  un  droit  qui  périt  si  on  ne  l'exerce,  un  devoir  qu'il  faut 
exiger  si  l'on  veut  qu'il  soit  rempli.  D'ailleurs,  cet  organe  est  si  fra- 
gile, tant  de  causes  peuvent  en  altérer  la  pureté!  O  Muses,  chastes 
sœurs  d'Apollon,  protégez  les  voix  humaines!  »  Il  dit  excellem- 
ment :  «  La  musique  offre  ce  merveilleux  et  sublime  accouplement  de 
l'art  qui  crée,  qui  émeut,  et  de  la  science  qui  régit.  Mais  l'art  seul 
domine  en  maître;  la  science  gouverne  et  ne  règne  pas.  »  Voici  qui 
est  moins  bon!  une  théorie  à  laquelle  Halévy  était  passionnément 
attaché  et  qu'il  soutenait...  par  sa  croyance  en  Dieu,  c'est  qu'il  y  a 
dans  l'Univers  une  source  objective  du  son,  comme  il  y  a  une  source 
de  la  lumière  ;  et  que  toute  créature  en  reçoit  la  dose  mesurée  à 
l'avance  par  l'éternelle  sagesse  :  «  N'est-il  pas  vrai,  mon  Dieu,  que 
vous  avez  répandu  autour  de  nous,  semé  dans  l'air  que  nous  respirons, 
un  fluide  bienfaisant  qui  nous  enveloppe,  nous  presse,  et  dont  nous 
ressentons  la  divine  influence?  »  Peut-être  ce  fluide  «  adorable  »  et 
«  sacré  »  n'est-il  autre  que  le  fluide  électrique...  Il  est  en  même 
temps  (c  le  lien  des  esprits  »,  etc.,  etc..  Il  y  a  dans  Platon  des 
théories  aussi  chimériques  et  aussi  complaisamment  développées, 
mais  sans  cette  ardeur  de  conviction. 


32  DAUBER    A    BERLIOZ 

Cherubini,  à  l'enseignement  duquel  se  rattachent  Auber 
et  Halévy,  était  considéré,  dans  les  premières  années  du 
xixe  siècle,  comme  écrivant  une  musique  «  sévère  »  et 
«  scientifique  »  ;  Méhul  lui-même  était  parfois  qualifié  de 
«  sombre  ».  On  sortait  d'une  époque  où  la  plupart  des 
compositeurs  ne  se  recommandaient  pas  par  la  solidité 
de  leurs  études  initiales,  et  où,  à  en  croire  Adam,  il  n'y 
avait  eu  que  trois  musiciens  qui  connussent  le  contrepoint  : 
Philidor  (-;-  1795),  Langlé  (f  1807)  et  Cxossec  (f  1829).  A 
l'école  opposée,  celle  de  Boïeldieu,  admirateur  de  Grétry 
et  de  Rossini,  appartient  Adolphe  Adam. 

Qui  le  croirait?  l'auteur  du  Chalet  commença  par 
mépriser  souverainement  la  musique  mélodique  :  «  Je 
n'estimais,  nous  dit-il  dans  ses  Souvenirs,  que  les  combi- 
naisons les  plus  arides  et  les  plus  recherchées.  »  Né  à 
Paris  en  1803,  admis  au  Conservatoire  en  1817,  il  entra 
dans  la  classe  de  Boïeldieu  qui  avait  succédé  à  Méhul 
comme  professeur  de  composition.  L'auteur  de  Jean  de 
Paris  et  du  Nouveau  seigneur  du  village  demanda  à  son 
nouvel  élève  un  échantillon  de  son  savoir-l'aire.  «  Je  lui 
apportai,  continue  Adam,  un  morceau  stupide  où  il  n'y 
avait  ni  chant,  ni  rythme,  ni  carrure,  mais  en  revanche 
force  dièzes  et  bémols,  et  pas  deux  mesures  de  suite  dans 
le  même  ton. 

Mon    bon   ami,    dit  le  maître   quand    il   eut   examiné 

mon  papier,  qu'est-ce  que  cela  veut  dire? 

—  Comment,  monsieur,  vous  ne  voyez  pas  ces  modula- 
tions, ces  transitions  enharmoniques?... 

Si!  vraiment,  je  vois  bien  tout  cela;  mais  les  choses 

essentielles,  la  tonalité  et  un  motif?...  Allez-vous  en  à  votre 
piano,  faites-moi  une  petite  leçon  de  solfège  à  deux  ou  trois 
parties  d'une  vingtaine  de  mesures,  et  sans  moduler 
surtout!  » 

Il  y  a  dans  ces  quelques  mots  une  conception  de  l'art 
qui  permet  de  comprendre  une  longue  période  du  passé. 
A  cette  école  de  la  tonalité  bien  accusée,  du  «  motif  »  et 
de  la  modulation  rare,  Adam  sut  vaincre  les  velléités  de 
musique  savante  qui,  sans  doute,  n'étaient  pas  l'effet  de 
sa  vocation  réelle.  Il  acquit  les  qualités  de  verve,  de  grâce 
vocale    et    de   clarté,   qui    ont    assuré    pour    longtemps    le 


AUBER,  HALÉVY,  ADAM,  HEROLU  33 

succès  de  ses  meilleurs  ouvrages  :  Le  Chalet.  (1834), 
Le  Postillon  de  Longjuméau  (1836),  Le  Toréador  (1849), 
Giralda  (1850),  La  Poupée  de  Nuremberg,  Si  fêtais  roi 
(1852),  Le  Sourd  ou  l'auberge  pleine  (1853);  oeuvres 
agréables,  auxquelles  on  ne  songe  pas  à  reprocher  leur 
manque  de  profondeur,  car  elles  ne  voulaient  qu'amuser 
honnêtement  un  public  peu  difficile. 

Le  livret  du  Chalet  est  tiré  d'une  pastorale  de  Gœthe,  Jery  und 
Bsetely,  qui,  de  1790  à  1873,  a  été  mise  en  musique  par  une  quinzaine 
de  compositeurs  (parmi  lesquels  P.  von  Winter  en  1790,  Sciiaum  en 
1795,  Reichardt  en  1801,  Kreutzer  en  1809,  A.  B.  Maux  en  1825,  etc.). 
Ce  livret  de  Scribe,  —  style  et  versification  à  part,  —  est  un  chef- 
d'œuvre  de  construction  simple,  bien  ordonnée,  honnêtement 
agréable.  Et  la  musique  est  bien  celle  qui  lui  convient.  Il  n'est  pas 
jusqu'au  duo  77  faut  me  céder  ta  maîtresse  !  —  Moi  renoncer  à  son 
amour?  qui  ne  soit  bon,  si  l'on  songe  qu'un  des  deux  personnages 
est  un  sergent  qui  s'amuse  à  faire  le  matamore  pour  amener  sa  sœur 
au  mariage,  et  le  second  un  fermier  très  naïf.  Adam  écrivit  sa  parti- 
tion en  deux  semaines,  mais  après  des  tribulations  qu'il  raconte 
ainsi  :  «  ...  Pendant  trois  jours,  je  ne  pus  accoucher  de  la  plus 
misérable  idée.  Le  soir  du  troisième  jour,  je  me  couchai,  pleurant 
comme  un  enfant,  persuadé  que  c'en  était  fait  de  ma  carrière  de 
compositeur,  et  que  j'avais  dépensé  toute  la  somme  d'idées  que  le 
ciel  m'avait  départie...  Mes  regards  tombèrent  alors  sur  le  manu- 
scrit de  mon  ballet  de  Faust.  Une  danse  de  démons  pouvait  convenir 
à  un  chœur  d'orgie.  J'essayai  d'adapter  la  musique  aux  paroles;  elles 
n'allaient  pas.  J'en  lis  d'autres,  et  je  composai  ces  deux  vers  ridicu- 
lement célèbres,  qu'on  a  tant  reprochés  à  Scribe  :  Bu  vin,  du  rhum 
et  puis  du  rac,  ça  fait  du  bien  à  V estomac.  Je  trouvai  dans  ma  scène 
d'Ariane  les  fragments  de  mon  introduction.  A  partir  de  ce  moment, 
tout  alla  comme  par  enchantement.  Je  fis  dans  la  même  journée  les 
couplets  :  Dans  le  service  de  V Autriche...  et  terminai  le  grand  morceau 
dans  la  soirée.  Le  lendemain,  grâce  au  souvenir  de  quelques  airs 
nationaux  que  j'avais  rapportés  de  Suisse,  j'écrivis  l'introduction  de 
l'ouverture  et  les  couplets  :  Dans  ce  modeste  et  simple  asile.  Mon 
imagination  s'était  échauffée  :  je  n'eus  plus  besoin  d'aller  chercher 
dans  mes  œuvres  passées,  oubliées  ou  inconnues;  le  quinzième  jour, 
ma  partition  était  terminée,  instrumentée  et  remise  à  la  copie.  »  La 
première  représentation  eut  lieu  le  25  septembre.  Boïeldieu  y  assis- 
tait; il  écrivit  :  Je  voudrais  que  cette  musique  fût  de  moi! 

Le  Postillon  de  Longjuméau,  deux  ans  après,  eut  un  très  vif  succès, 
prolongé  ensuite  en  Allemagne.  On  applaudit,  au  1er  acte,  la  scène  du 
mariage,  le  rondeau  de  Madeleine  :  Mon  petit  mari,  le  duo  où  les 
deux  époux  racontent  qu'ils  ont  consulté  un  sorcier,  chacun  de  sou 
côté,  pour  savoir  si  leur  union  sera  heureuse,  le  trio  des  hommes, 
le  chœur  en  canon;  au  2e  acte,    l'air   bouffe  de   Biju  ;   au   3",  le  trio  : 

CoMHAniEU.  —  Musique.  III.  3 


34  I)  AUBER    A    BERLIOZ 

Pendu!  Pendu!...  qui  provoqua  «  des  trépignements,  du  délire  » 
(Adam),  le  duo  entre  les  deux  époux,  et  le  finale.  —  Le  Toréador,  qui 
devait  s'appeler  d'abord  L'Accord  parfait,  fut  écrit  en  six  jours  et 
joué  le  18  mai  (avec  Ugalde  et  Bataille).  C'est  un  des  opuscules 
d'Adam  qui  ont  le  plus  vieilli,  mais  on  aima  longtemps  les  couplets  de 
Caroline  :  Ah  !  maris  trompeurs,  l'air  de  Belflor,  le  trio  bouffe  où 
est  introduit  l'air  populaire  d'Ah!  vous  dirai-je  maman;  au  2°  acte, 
le  duo  de  Belflor  et  Caroline,  l'air  de  Tracolin  :  Dans  une  symphonie, 
et  le  dernier  trio. 

Dans  Giralda,  joué  le  20  juillet  1850  (reprise  avec  succès  au 
Théâtre  lyrique  en  1876),  on  peut  signaler  :  au  1er  acte,  les  couplets 
de  Ginès  :  Mon  bel  habit  de  mariage,  l'air  de  Manoël;  au  2°  acte, 
qui  est  le  meilleur,  le  trio  de  Giralda,  de  Manoël  et  du  roi,  l'air  de 
Giralda,  le  quintette.  —  La  Poupée  de  Nuremberg  est  une  de  ces 
petites  œuvres  hâtives  où  la  verve  du  compositeur  aimait  à  se  donner 
carrière.  Adam  l'écrivit  en  huit  jours,  étant  malade  et  sans  quitter  le 
lit.  —  Si  j'étais  roi!  (livret  de  d'Ennery  et  Brésil)  est  encore  une 
œuvre  improvisée  :  «  Je  me  mis  au  travail,  dit  Adam,  le  28  mai;  le 
9  juin,  le  premier  acte  était  terminé,  on  répétait  le  15,  et  le  31  juillet, 
toute  ma  partition  était  écrite  et  orchestrée  ».  A  signaler  :  la  romance 
de  Zéphoris  :  J'ignore  son  nom,  sa  naissance,  les  couplets  du  roi  : 
Dans  le  Sommeil,  l'air  de  danse  du  2e  acte,  le  petit  air  indien  de 
Zélide.  —  Le  Sourd  ou  l'Auberge  pleine  (2  février  1853)  est  la  trans- 
formation en  farce  d'opéra-comique,  sur  un  livret  de  Langlé  et  de 
Leuven,  d'une  pochade  écrite  de  verve,  <c  en  un  jour  d'ivresse  ou 
d'oubli  »,  par  l'acteur-auleur  Desforges,  en  1790,  pour  le  théâtre  de 
la  Montausier,  et  qui,  après  être  passée  par  le  théâtre  de  la  Cité, 
était  arrivée  à  la  Comédie-Française  pour  y  prendre  place  à  côté  du 
Médecin  malgré  lui.  De  l'Opéra-Comique,  la  pièce  entra  au  Théâtre 
lyrique  et  n'y  perdit  point  sa  vogue. 

Adam  avait  débuté  dans  la  musique  en  jouant  du  triangle  au  théâtre 
du  Gymnase,  pour  quarante  sous  par  représentation,  et  en  écrivant 
des  airs  de  vaudeville.  ïl  eut  un  deuxième  second  grand  prix  de 
composition:  il  fut  membre  de  l'Institut  et  professeur  de  composition 
au  Conservatoire  (1848).  Ses  ballets,  moins  connus  que  ses  opéras- 
comiques,  sont  assez  nombreux  :  La  Fille  du  Danube  (1836),  Les 
Mohicans  (1837),  VEcumeur  de  mer  (1840),  Giselle  (1841),  La  jolie 
fille  de  Gand  (1842),  Le  Diable  à  quatre  (1845),  Les  Cinq  sens  (1848), 
La  Filleule  des  Fées  (1849),  Or  fa  (1852),  Le  Corsaire  (1856).  Un 
3°  groupe  de  ses  œuvres  est  formé  par  le  remaniement  et  la  réor- 
chestralion  d'anciens  opéras.  Il  «  arrangea  »  :  Richard  et  Zémire 
et  Azor  de  Grétry,  Le  Déserteur  et  Félix  de  Monsigny,  Gulistan  de 
Dalayrac,  Cendrillon  de  Nicolo,  Aline  de  Berton.  Auber  lui  avait 
déjà  donné  le  mauvais  exemple  en  arrangeant  L'épreuve  villageoise 
de  Grétry.  Chargé  du  feuilleton  musical  au  Constitutionnel,  il  a  écrit 
quelques  petites  études  d'un  intérêt  artistique  médiocre,  publiées 
après  sa  mort  par  sa  veuve,  sous  le  titre  Souvenirs  d'un  musicien. 
Dans  la  brève  autobiographie  qu'on  y  trouve,  Adam  parle  surtout  de 
ses  embarras  d'argent,   de   ses  dettes  passées,  de  ses  échecs  comme 


AUBER,  HALÉVY,  ADAM,  HEROLD  3S 

directeur  de  théâtre.  Il  fonda  le  théâtre  de  l'Opéra  National,  devenu 
plus  tard  le  Théâtre  lyrique,  mais  ne  trouva  dans  cette  entreprise  que 
des  déboires.  En  affaires  comme  en  musique,  c'était  un  grand  impro- 
visateur. 

Adam  a  été  populaire  en  Allemagne  autant  qu'en  France. 
C'est  un  compositeur  aimable  et  facile,  inégal,  trop  hâtif, 
parfois  charmant.  L'ensemble  de  son  œuvre,  livret  et 
musique,  est  adapté  à  cet  esprit  vulgaire  qui  ne  fut  pas  seu- 
lement celui  de  la  bourgeoisie  sous  Louis-Philippe,  mais 
qui,  en  tout  temps  et  en  tout  pays,  est  celui  de  la  majorité. 
Il  plut  aussi  par  la  vérité  de  son  théâtre  qui  associait  à  la 
tradition  d'agrément  qu'avait  laissée  le  xvme  siècle,  une 
sorte  de  réalisme  supérieur  aux  anciennes  farces,  beaucoup 
plus  capable  de  toucher  la  foule  que  l'héroïsme  chimérique 
du  grand  opéra,  et  constituant  une  sorte  de  compromis 
entre  les  tendances  vers  le  vaudeville  grivois  et  les  ten- 
dances vers  le  genre  noble.  Ce  postillon  de  Longjumeau  à 
la  veste  galonnée,  qui  conduit  l'amour. à  coups  de  fouet,  a 
été  considéré  comme  «  l'alliance  entre  le  village  et  la  Cour, 
le  catogan  et  la  coiffure  à  l'oiseau  royal,  la  soupe  aux 
choux  et  la  poudre  à  la  maréchale  ».  Ainsi  des  autres  pièces  ; 
réalisme  gai,  qui  plus  tard,  à  mesure  qu'il  se  rapprochera 
de  la  vie,  deviendra  triste  et  douloureux!  Musicalement, 
l'auteur  du  Chalet  et  de  Giralda  mérite  indulgence,  car  il 
faut  juger  un  artiste  d'après  ce  qu'il  a  voulu  faire,  et  la 
critique  la  plus  exigeante  peut  se  contenter  des  formules 
dont  Adam  s'est  servi  pour  se  caractériser  lui-même.  Il 
écrivait  dans  le  Constitutionnel  du  4  janvier  1855  :  «  Je 
n'ai  guère  d'autre  ambition,  dans  ma  musique  de  théâtre, 
que  de  la  faire  claire,  facile  à  comprendre  et  amusante  pour 
le  public.  Je  ne  puis  faire  que  de  petite  musique,  c'est  con 
venu;  je  me  contente  donc  de  faire  comme  je  puis,  comme 
je  sais,  et  j'attends  que  le  public  se  lasse  de  moi  pour  cesser 
d'écrire.  »  Voici  encore,  à  propos  de  ses  ballets,  une  page 
de  lui,  sincère  autant  que  juste,  et  qui  nous  tiendra  lieu 
de  conclusion  :  «  ...  Rien  ne  me  plaît  davantage  que  cette 
besogne  qui  consiste,  pour  trouver  l'inspiration,  non  à 
compter  les  rosaces  d'un  plafond  ou  les  feuilles  des  arbres 
du  boulevard,  mais  ;i  regarder  les  pieds  des  danseuses.  On 
me  blâme  (et  vous   savez  en  quels   termes  de   dédain   peu 


36  D  AUBER    A    BERLIOZ 

ménagés  :  la  grande  critique,  voulant  se  grandir  encore, 
se  croit  tenue  de  prendre  l'escalier  de  la  colonne  Vendôme 
pour  jeter  de  plus  haut  des  pierres  à  une  valse  et  à  un  pas 
de  trois),  on  me  blâme  d'user  le  temps  de  la  jeunesse  et  du 
printemps  de  la  production  à  ce  travail  de  manœuvre  cho- 
régraphique. Travail  de  manœuvre,  soit!  mais  le  travail 
est  ma  muse  et  ma  vie.  Tout  est  plaisir  pour  moi,  d'ailleurs, 
dans  celui  qu'on  fait  état  de  mépriser...  J'écris  les  idées 
qui  me  viennent,  et  elles  viennent  toujours,  les  aimables 
filles  !  Et  pour  se  presser  si  fort,  au  risque  de  chiffonner 
leur  toilette,  elles  ne  me  sourient  pas  moins;  et  il  m'arrive, 
tout  harcelé  que  je  sois  par  le  maître  de  ballet,  de  les 
trouver  fraîches  et  jolies...  On  ne  travaille  plus,  on 
s'amuse.  »  Tout  cela  n'est  pas  mal.  Tel  fut  le  musicien 
Ad.  Adam;  comme  le  laboureur  des  Saisons  de  Haydn,  il 
sifflait  un  air  joyeux  en  travaillant  dans  la  clarté  du  matin 
et  en  traçant  un  sillon  peu  profond. 

L.-J. -Ferdinand  Hérold  est  né  à  Paris  en  1791.  Son  grand- 
père  était  organiste  à  Seltz,  petite  ville  d'Alsace;  son  père, 
dont  l'éducation  musicale  s'était  faite  en  Allemagne,  ensei- 
gnait le  piano  à  Paris,  depuis  1781.  Entré  au  Conservatoire 
en  1806,  il  apprit  le  solfège  avec  Fétis,  le  violon  avec 
Kreutzer,  l'harmonie  avec  Catel.  Très  bon  exécutant,  il 
eut  le  premier  prix  de  piano  en  1810,  après  avoir  joué,  au 
concours,  une  sonate  de  sa  composition.  En  1812,  il  obtint 
le  grand  prix  de  composition  en  triomphant  sur  son  con- 
current Cazot.  Après  avoir  passé  un  an  à  Rome,  il  se 
rendit  à  Naples  où  il  eut  comme  élèves  (pour  le  piano)  les 
filles  du  roi  Murât;  là  il  connut  Paisiello,  Zingarelli, 
l'Allemand  Mayr,  et  fit  jouer  son  premier  ouvrage 
(manqué,  selon  son  propre  jugement),  La  Gioventù 
d'Enrico  Quinto,  opéra-bouffe  en  2  actes,  après  la  repré- 
sentation duquel  il  écrivait  à  Paris,  le  5  janvier,  une  jolie 
lettre  où  on  lit  :  «  Ma  chère  maman,  je  t'envoie  pour 
étrennes  deux  choses  :  la  réussite  de  mon  opéra,  et  treize 
cents  francs  à  toucher  chez  Goupy.  Je  te  prie  d'en  prendre 
mille  pour  toi  et  d'en  donner  trois  cents  à  mon  oncle,  en 
lui  souhaitant  la  bonne  année  de  ma  part.  »  Après  un 
voyage  au  cours  duquel  il  visita  Florence,  Bologne,  Venise 
(dont  les  barcarolles  ne  lui  plurent  point),  il  se  rendit  à 


AUBER,    HAI.ÉVY,    ADAM.    HÉR0LD  37 

Vienne  (juin  1815)  où  la  musique  de  Girowetz  lui  parut 
préférable  à  celle  des  Italiens.  Il  y  connut  Hummel;  il 
ri  osa  pas  rendre  visite  à  Beethoven,  quoiqu'il  eût  une  lettre 
d'introduction  auprès  de  lui.  Son  goût  était  alors  indécis, 
ses  idées  flottantes,  comme  l'atteste  cette  confession 
curieuse  :  «  ...  Ce  n'est  pas  que  le  séjour  de  Vienne 
m'ennuie;  mais  il  n'est  pas  très  utile  d'y  rester  longtemps. 
Autant  je  suis  satisfait  d'avoir  pu  étudier  le  goût  allemand 
en  quittant  l'Italie,  autant  je  reconnais  qu'il  serait  dange- 
reux peut-être  d'entendre  exclusivement  cette  musique 
serrée  qui  parle  toujours  aux  oreilles  et  a  l'entendement 
et  jamais  à  l'âme.  Les  opéras  modernes  qui  me  font  le  plus 
de  plaisir  sont  ceux  de  Girowetz.  Les  ouvrages  de  Weigl 
sont  des  chefs-d'œuvre  de  contrepoint;  mais  je  n'y  trouve 
pas  ce  que  je  cherche  actuellement  dans  la  musique.  Les 
morceaux  d'ensemble  en  sont  d'une  facture  excellente; 
mais  où  est  l'esprit  de  la  musique  italienne?  Ah  !  j'ai  dit 
autrefois  bien  du  mal  de  la  musique  italienne;  je  reconnais 
mes  torts  tous  les  jours  davantage.  Certes,  l'orchestre  ita- 
lien est  quelquefois  bien  pauvre  dans  notre  manière  de 
parler;  mais  en  quoi  consiste  la  richesse  d'une  musique? 
Est-ce  dans  la  manière  de  traiter  les  idées  ou  dans  les 
idées  elles-mêmes?  »  (cité  par  B.  Jouvin,  Hérold,  sa 
vie  et  ses  œuvres).  Cette  incertitude  devait  aboutir 
à  un  peu  de  confusion.  Quelque  temps  après  son 
retour  à  Paris  (août  1815),  il  écrivait  :  «  De  toutes  les 
musiques,  celles  qui  me  touchent  le  plus,  c'est  la  musique 
de  Mozart  et  celle  de  Grétry,  les  deux  contraires.  Ce  sont 
là  mes  deux  hommes  (peut-être  après  Salieiï).  Je  ne  parle 
pas  de  Gluck.  J'ai  été  élevé  avec  sa  musique  et  je  ne  puis 
m'en  rapporter  à  l'impression  qu'elle  produit  en  moi. 
Alceste  m'a  beaucoup  ennuyé  dernièrement  »  (ibid.).  Un 
tel  éclectisme,  aussi  sincèrement  exprimé,  serait  louable, 
même  avec  ses  étrangetés  d'impressions,  chez  un  critique; 
on  regrette  de  le  trouver  chez  un  artiste.  A  vingt-cinq  ans, 
un  compositeur  doit  avoir  ses  principes,  bons  ou  mauvais, 
et  les  suivre  avec  une  passion  intransigeante. 

Ses  premières  compositions  furent  assez  pâles.  Il  acheva  d'abord, 
en  écrivant  le  second  acte,  le  Charles  de  France  ou  Amour  et  Gloire 


38  D'AUBER    A    BERLIOZ 

de  Boïeldieu.  Sous  l'influence  du  théâtre  Feydeau  et  de  l'Opéra- 
Coraique,  il  donna  successivement  :  Les  Rosières  (1817),  3  actes  de 
comédie  à  ariettes  qui  furent  jouées  44  fois  dans  Tannée;  La  Clo- 
chette (70  représentations),  dont  l'air  :  Me  voilà!  et  le  chœur  du 
3e  acte  furent  assez  goûtés.  Le  Premier  venu  ou  six  lieues  de  chemin 
(1817)  eut  peu  de  succès,  malgré  Tassez  joli  trio  des  dormeurs  au 
3e  acte.  Les  Troqueurs  (ancien  sujet  traité  par  Dauvergne  en  1753), 
échouèrent;  on  y  trouve  un  air  assez  amusant  :  Rien  ne  me  semble 
aussi  joli  qu'un  mari  (1819).  L'Auteur  mort  et  vivant  (1820)  n'eut  pas 
de  succès.  Le  Muletier  (12  mai  1813),  «  sifflé  un  peu  le  premier  soir  » 
(Hérold),  se  releva  faiblement  dans  la  suite;  Lasthénie,  1  acte, 
échoua  malgré  les  deux  Nourrit  comme  interprètes.  Le  lapin  blanc, 
joué  à  TOpéra-Comique  en  1825,  fut  sifflé  «  depuis  la  première  scène 
jusqu'à  l'annonce,  faite  au  public,  que  les  auteurs  voulaient  garder 
l'anonyme  »  (Hérold).  En  1826,  année  où  il  devint  chef  du  chant  à 
l'Opéra,  Hérold  eut  son  premier  succès  avec  Marie,  opéra-comique 
en  3  actes  sur  un  livret  de  Planard  ;  après  avoir  été  applaudie  en 
France,  Marie  fut  très  aimée  en  Allemagne  sous  le  titre  de  Heimliche 
LÀebe.  On  y  peut  signaler:  Tair  du  début  C'est  donc  demain  qu'Hymen 
m'engage,  le  trio  Comme  en  notre  jeune  âge  ayons  un  même  cœur; 
au  2e  acte,  le  duo  d'Henri  et  d'Emilia,  celui  de  Marie  et  d'Adolphe, 
et  le  final  de  l'orage;  au  3e  acte,  le  sextuor  77  faut  savoir  avec  pru- 
dence la  préparer  à  son  bonheur,  pages  d'une  aimable  fraîcheur 
mélodique.  De  182(i  à  1831,  Hérold  écrivit  une  dizaine  de  ballets  ou 
de  piécettes  sans  valeur  bien  sérieuse. 


Il  eut  enfin  un  succès  retentissant  avec  Zampa  ou  la 
Fiancée  de  marbre,  opéra-comique  en  3  actes  joué  le 
3  mai  1831.  Le  livret  romanesque  de  Mélcsville  sollicitait 
le  compositeur  vers  une  œuvre  qui  dépassait  le  caractère 
du  draina  giocoso  et  se  rapprochait  d'une  sorte  de  tragédie 
lyrique  et  fantastique.  Zampa  est  un  capitaine  de  brigands 
à  qui  «  toutes  les  femmes  appartiennent  »  ;  c'est  un  Don 
Juan  corsaire.  Pour  se  faire  aimer  de  la  fille,  il  retient  le 
père  prisonnier  avec  menace  de  mort  si  la  fille  ne  lui 
obéit  pas.  On  vénère,  comme  une  image  sainte,  la  statue 
d'une  jeune  femme  qu'il  a  jadis  séduite  et  abandonnée;  par 
bravade,  et  comme  pour  une  réparation  dérisoire,  il  lui 
passe  au  doigt  une  bague  de  fiançailles  :  mais  il  est  finale- 
ment puni,  comme  le  séducteur  de  Zerline  l'est  par  le  Com- 
mandeur. Ce  livret,  sorte  de  feuilleton  un  peu  gros  adapté  à 
la  scène,  est  imité  de  celui  de  da  Ponte;  la  musique  a-t-elle 
un  mérite  parallèle,  celui  de  rappeler  Mozart?  Il  est  impos- 
sible  de  donner  cette  compensation  au    reproche    de  pla- 


AUBER,  HALEVY,  ADAM,  HEROLD 


39 


giat  qu'en  courut  le  librettiste.  Les  «  beautés  »  de  Zampa 
sont  réelles,  mais  ont  beaucoup  vieilli.  Il  y  a  parfois  dans  la 
musique  d'Hérold  d'heureuses  idées,  mais  courtes,  et  qui 
s'arrêtent  au  moment  où  il  y  avait,  semble-t-il,  du  vent 
dans  la  voile.  Ainsi,  cette  phrase  qui  sert  de  seconde  idée 
à  l'ouverture  et  qui,  dans  la  pièce,  est  une  introduction 
à  la  ballade  de  Camille;  elle  semble  détachée  d'un  bon 
quatuor  : 


Une  telle  période,  jouée  par  l'harmonie,  est  excellente, 
bien  appropriée  au  timbre  des  bois.  Au  lieu  de  se  prolon- 
ger et  de  prendre  de  l'ampleur  en  modulant,  elle  tourne 
court,  revient  à  son  point  de  départ  et  finit  ainsi,  à  la 
dominante   : 


C'est  une  déception.  Certaines  grâces  de  la  partition  sont 
démodées.  Nous  sommes  un  peu  surpris  aujourd'hui  de  la 
désinvolture  de  cette  phrase,  accompagnant  le  chant  de 
Zampa  qui  raconte  ses  bonnes  fortunes  : 


40 


0  AUBRR    A    BERLIOZ 


Nous  pensons  que  cette  coquetterie  sautillante  convient 
peu  au  langage  d'un  corsaire.  Selon  le  mot  de  Mendelssohn 
composant  ses  Hébrides,  nous  voudrions  un  langage  musical 
qui  «  sentit  le  hareng  ».  Un  auditeur  de  1831  n'aurait 
pas  manqué  de  nous  faire  observer  que  nous  sommes  à 
l'Opéra-Comique,  et  qu'Hérold,  comme  c'est  son  devoir, 
adapte  exactement  la  musique  aux  paroles  :  «  Piquante 
bayadère,  par  sa  grâce  légère...   » 

Comme  Marie  et  Zampa,  Le  Pré  aux  clercs  (15  déc.  1832) 
fit  une  sensation  durable.  Sur  la  scène  de  l'Opéra-Comique, 
l'œuvre  atteignit  sa  millième  représentation  en  quarante 
ans!  A  l'étranger,  elle  eut  autant  de  succès.  La  première 
cause  de  ce  fait  important  doit  être  cherchée  dans  le 
livret  de  Planard,  où  sont  adroitement  réunies  des  sources 
d'intérêt  et  d'agrément  :  une  intrigue  romanesque  conduite 
par  une  reine  complaisante  aux  amants,  l'idylle  peuple 
(Nicette  et  Girot)  a  côté  de  l'idylle  de  cour  (Isabelle  et 
Mergy).  la  sentimentalité  de  l'honnête  Isabelle,  l'amour 
chevaleresque  de  Mergy,  les  fanfaronnades  de  Comminges, 
la  poltronnerie  et  les  fautes  de  français  de  l'espion  Canta- 
relli,  l'aimable  jeu  de  la  soubrette  Nicette;  pour  encadrer 
l'action  d'un  réalisme  assez  pittoresque,  des  scènes 
d'auberge,  des  épisodes  de  chasse,  une  mascarade  au 
Louvre,  —  Charles  IX  dans  le  lointain,  enfin  un  dénoue- 
ment où  il  y  a  deux  mariages  et  une  mort  :  tout  cela  était 
de  nature  à  plaire  et  à  ('mouvoir  discrètement.  Ilérold 
aurait  pu  traiter  un  tel  livret  dans  le  style  de  Meyerbeer; 
il  est  même  probable  qu'il  a  voulu  quelque  chose  de  sem- 
blable en  cherchant  à  s'élever  à  un  idéal  assez  haut.  Quelle 
différence  y  a-t-il  d'ailleurs  entre  la  Marguerite  des  Hugue- 
nots qui  fait  venir  Raoul  les  yeux  bandés  pour  le  mettre  en 
présence  de  Valentine,  et  la  même  Marguerite  de  Valois 


AUBER,    HALEVY,    ADAM,    HEROLD  41 

qui,  dans  Le  Pré  aux  clercs  fait  semblant  d'aimer  Comminges 
pour  débarrasser  Mergy  d'un  rival?  Hérold  a  montré  des  qua- 
lités de  verve  mélodique  et  de  fermeté,  avec  une  émotion 
qui  manque  trop  souvent  à  Auber.  Il  commençait  à  s'affran- 
chir de,  l'italianisme  qui  (visiblement)  le  domine  dans 
Marie.  Jusqu'où  se  serait-il  élevé  après  avoir  triomphé  de 
ses  premières  hésitations?  sa  mort  prématurée  à  quarante- 
cinq  ans  (1833)  ne  permet  pas  de  le  dire.  On  lui  prête  ce 
mot,  qui  suffirait  à  le  rendre  digne  de  la  plus  grande  sym- 
pathie :  «  Je  meurs  au  moment  où  je  commençais  à  com- 
prendre la  musique  !  » 


CHAPITRE    III 

A    L'AUBE    DU     ROMANTISME 
SPONTINI     ET    MEYERBEER 


Spontini  et  l'évolution  du  théâtre  lyrique.  —  Qualités  propres  de  Spontini  ; 
sa  place  dans  l'histoire  musicale  du  xix"  siècle.  —  Meyerbeer.  Première 
période  de  sa  production.  Robert  le  Diable  et  le  romantisme;  attitude  de 
Rossini.  —  Les  Huguenots;  le  livret  et  la  partition.  Lacunes  de  l'un  et  de 
l'autre.  —  Le  Prophète  ;  caractères  généraux  de  l'œuvre.  —  Opéras  secon- 
daires de  Meyerbeer.  —  L'Africaine  et  l'opinion  des  contemporains.  — 
Jugements  portés  sur  Meyerbeer  en  France  et  en  Allemagne.  —  Conclusion. 


Il  ne  faut  pas  abuser,  en  histoire,  Je  la  formule  art  de 
transition  ;  car,  en  réalité,  il  n'est  guère  de  catégorie 
d'oeuvres  à  qui  elle  ne  puisse  s'appliquer.  Cependant,  elle 
convient  h  la  musique  dont  nous  venons  d'étudier  les  prin- 
cipaux représentants;  elle  convient  aussi  particulièrement 
à  deux  compositeurs  qui.  malgré  leurs  attaches  aux  tradi- 
tions classiques  du  style  italien  et  du  style  français,  sont 
au  seuil  d'un  inonde  nouveau  et  appartiennent  au  roman- 
tisme. Nous  ne  définirons  pas  ce  dernier  terme  par  des 
idées  générales,  car  il  y  a  plusieurs  romantismes.  Celui  de 
Robert  le  Diable  est  tout  autre  que  celui  de  la  Symphonie 
fantastique  et  de  La  Damnation  de  Faust;  celui  de  Liszt  ne 
ressemble  pas  à  celui  de  Chopin,  et  tous  les  deux  diffèrent 
de  celui  de  Schumann.  Tout  au  plus  pourrait-on  dire  que 
dans  l'art  romantique  l'imagination  donne  au  langage 
une  vive  couleur,  et  que  la  pensée  a  une  telle  intensité  de 
lyrisme  qu'elle  détermine  librement  la  forme.  D'ailleurs, 
s'il  y  a  une  période  où  ces  étiquettes  sont  utiles  pour  rendre 
justice  à  certains  novateurs,  —  pour  montrer,  notamment, 
que  la  brillante  svmphonie  descriptive  et  à  programme  est 


A    L  AUBE    DU    ROMANTISME    :    SPONTINI    ET    MEYERBEER         43 

une  création  française,  —  elles  deviendraient  très  dange- 
reuses si  on  les  conservait  comme  principe  général  de 
classification.  Il  faut  étudier  en  elle-même  la  personnalité 
des  compositeurs  ;  les  classer  en  deux  groupes,  serait  bien 
souvent  leur  faire  le  plus  grand  tort. 

Dans  le  deuxième  volume  de  cette  histoire,  nous  n'avons 
pu,  en  raison  du  plan  adopté,  consacrer  que  quelques  lignes 
à  Luigi  Gasparo  Pacifico  Spontini,  né  le  14  novembre  1774 
près  de  Jesi  (patrie  de  Pergolèse),  fils  de  paysans  des 
Etats  Romains,  devenu  «  comte  de  Saint-André  »,  membre 
de  l'Institut  de  France  (1839),  mort  à  Majolati  en  1851. 
Spontini  fut,  avant  l'invasion  rossinienne,  une  grande 
autorité  du  théâtre,  et,  à  certains  égards,  un  précurseur  de 
Meyerbeer.  Comme  ce  dernier,  comme  Gluck  lui-même 
auquel  on  l'a  parfois  rattaché,  il  a  évolué  suivant  des 
influences  qu'on  n'a  pas  eu  de  peine  à  déterminer.  Lors- 
qu'il vint  à  Paris  (1803),  armé  d'une  technique  assez 
incomplète,  il  ne  représentait  que  l'esprit  de  l'école  ita- 
lienne à  son  déclin,  comme  en  témoignent  ses  deux  pre- 
mières opéras-bouffes,  I  Puntigli  délie  donne  (1796)  et  La 
Finta  filosofa  (1799).  Au  Théâtre  italien  créé  à  Paris 
en  1801,  il  continua  d'abord  ce  genre  inférieur  de  produc- 
tion avec  quelques  opéras-comiques  [La  petite  maison, 
Milton,  27  novembre  et  12  mai  1804;  Julie  ou  Le  Pot  de 
fleurs,  12  mars  1905).  Mais  son  séjour  en  France  donna 
bientôt  à  son  talent  une  orientation  nouvelle.  Il  connut  la 
musique  de  Mozart,  alors  ignorée  en  Italie,  et  celle  de 
Gluck;  «  J'ai  pu  clairement  reconnaître  et  recueillir  comme 
un  aveu  dans  ses  conversations,  dit  Berlioz,  que  les  vrais 
maîtres  de  l'auteur  de  La.  Vestale  furent  les  chefs-d'œuvre 
de  Gluck,  qui  lui  apparurent  pour  la  première  fois  à  son 
arrivée  à  Paris.  »  Des  compositions  de  circonstance 
(entre  autres  une  cantate  sur  la  victoire  d'Austerlitz)  lui  ayant 
valu  le  titre  de  compositeur  particulier  de  l'impératrice 
Joséphine,  il  entra  dans  une  période  nouvelle,  marquée  par 
quelques  chefs-d'œuvre  très  importants. 

La  Vestale  fut  jouée  à  l'Opéra  par  des  acteurs  d'élite,  Lainez  (Lu- 
cilius),  Laïs  (Cinna),  Dérivis  père  (le  grand  pontife),  Mme  Bkanchu 
(Julia);  le  succès  fut  triomphal.  Spontini  fut  tout  aussi  heureux 
avec  Fevnand   Cariez  ou    La    Conquête   du   Mexique  (1809),   dont  la 


44  DAUBER    À    RKRLIOZ 

musique  fut  remaniée  en  1817,  sur  un  texte  d'Esménard  et  de  Touv, 
d'après  le  drame  de  Piron.  Après  avoir  dirigé  quelque  temps  le 
Théâtre  italien  (1810),  où  il  fit  jouer  Don  Juan  et  Cosi  fan  tutte  de 
Mozart,  Griselda  et  Camilla  de  Paër,  il  donna  encore  à  la  scène 
française  :  Pelage  ou  Le  Roi  et  la  paix,  opéra  de  circonstance  (2  actes, 
23  août  1814),  et,  après  quelques  opuscules  moins  importants,  son 
Olympie  (20  décembre  1819,  sur  un  livret  de  Brilîault,  Dieulafoy  et 
Bujac,  d'après  Voltaire),  qui  eut  moins  de  succès,  même  à  la  reprise 
de  1827.  Son  étoile  pâlit  devant  celle  de  Rossini.  Bien  qu'il  fût 
naturalisé  français  sous  Louis  XVIII  et  marié  à  la  fille  du  Parisien 
J.-B.  Erard,  il  se  rendit  à  Berlin  pour  exercer  les  fonctions  effectives 
de  Directeur  de  la  musique  du  roi  de  Prusse,  Guillaume  III.  Il  y  lit 
représenter  Nurmahal  ou  La  Fête  des  roses  de  Kaschmir,  grand  opéra 
avec  ballet  (2  actes,  27  mai  1822,  sujet  emprunté  à  Lalla  Rookh  de 
Th.  Moore,  où  Spontini  plaça  une  brillante  bacchanale),  et,  pour  les 
fêtes  du  mariage  royal,  Alcidor  (1825,  sur  un  texte  remanié  que 
Dezède  avait  déjà  mis  en  musique  en  1787),  opéra-féerie  où  parais- 
saient, avec  des  guerriers,  des  Gnomes,  des  Naïades,  des  Cyclopes 
et  des  Sylphes.  Cet  opéra,  auquel  on  reprocha  trop  de  fracas  instru- 
mental (on  l'accusait  d'avoir  accompagné  un  chœur  de  forgerons  avec 
un  orchestre  d'enclumes!),  marqua  les  débuts  des  difficultés  du 
compositeur  avec  la  critique  allemande;  le  mauvais  caractère  et 
l'orgueil  de  l'Italien  achevèrent  d'exaspérer  contre  lui  tout  un  parti, 
en  tête  duquel  se  trouvait  le  pianiste  L.  Rellstab.  Son  dernier  grand 
ouvrage  pour  Berlin,  Agnès  de  Hohenstaufen  (1828  et  1829),  qui  tou- 
chait à  un  événement  très  important  de  l'histoire  allemande  (la 
réconciliation  de  l'empereur  Henri  VI  et  d'Henri  le  lion,  de  Bruns- 
chwig,  par  le  mariage  de  leurs  enfants)  ne  désarma  point  l'hostilité. 
L'oeuvre  parut  médiocre.  On  attendait  mieux  de  l'auteur  de  la  Vestale 
et  de  Cortez.  «  J'ai  pu,  dit  Berlioz,  parcourir  la  partition  d'Agnès  de 
Hohenstaufen.  Ce  sujet  comportait  un  style  entièrement  différent  des 
divers  styles  employés  jusque-là  par  Spontini.  Il  y  a  introduit  pour 
les  morceaux  d'ensemble  des  combinaisons  fort  curieuses  et  très 
ardues,  telles,  entre  autres,  que  celle  d'un  orage  d'orchestre  exécutée 
pendant  que  cinq  personnages  sur  la  scène  chantent  un  quintette,  et 
qu'un  chœur  de  nonnes  se  fait  entendre  au  loin,  accompagné  des 
sons  d'un  orgue  factice.  Dans  cette  scène,  l'orgue  est  imité  jusqu'à 
produire  la  plus  complète  illusion,  par  un  petit  nombre  d'instruments 
à  vent  et  de  contre-basses  placés  dans  la  coulisse.  »  Spontini  commit 
des  imprudences  qui  accrurent  l'ardeur  de  ses  ennemis:  à  Berlin 
comme  à  Paris,  l'italianisme  avait  ses  fanatiques  et  ses  adversaires 
irréconciliables  (sur  ces  querelles,  v.  la  Musikalische  Zeitung  de 
1827.  nos  2'A,  24,  l'opuscule  de  Rellstab.  Mein  Verhàltniss  als  Kritiker 
zu  Herrn  Spontini,  de  la  même  année,  et  la  Zeitung  fur  die  élégante 
Welt  de  1840,  n'is  253  et  254).  Le  2  avril  1841,  Spontini  voulut  diriger 
lui-même,  à  l'Opéra  de  Berlin,  une  représentation  de  Don  Juan.  A 
son  entrée  dans  l'orchestre,  il  fut  accueilli  par  les  murmures  mal- 
veillants d'une  salle  comble.  Pendant  l'ouverture,  on  le  siffla.  Le 
rideau  ne  fut  levé  qu'à  moitié,  tant  le  tumulte  grandissait;  Spontini 


A    L  AUBE    DU    ROMANTISME    :     SPONTINI    ET    MEYERBEER  45 

60rtit  de  la  salle,  et  quitta  Berlin  (1842)  pour  se  rendre  en  Italie  où 
il  fut  reçu  comme  un  monarque. 

Dans  l'histoire  du  drame  lyrique,  Spontini  marque  un 
progrès  évident,  dont  il  ne  faut  pas  fausser  le  caractère  par 
des  éloges  hyperboliques.  L'auteur  du  second  acte  de  la 
Vestale  et  de  la  scène  de  la  révolte  dans  Fernand  Cortez 
peut  sans  doute  être  considéré  comme  un  musicien  de 
haute  valeur;  mais  Berlioz  est  excessif  quand  il  dit  que 
ces  pages  sont  émouvantes  «  jusqu'au  vertige  »,  qu'il  est 
«  brisé  »  d'émotion  devant  ce  «  grandiose  monumen- 
tal »,  etc..  On  a  dit,  à  tort,  que  Berlioz  jugeait  La  Vestale 
en  la  voyant  à  travers  l'admirable  talent  de  son  interprète, 
Mme  Branchu.  Mme  Branchu  ne  jouait  plus  le  rôle  de 
Julia  quand  Berlioz  l'entendit  pour  la  première  fois.  Je 
croirais  plus  volontiers,  Spontini  n'ayant  été  accueilli 
qu'avec  réserves  par  les  maîtres  classiques  du  moment,  que 
les  dithyrambes  de  Berlioz  sont,  en  partie,  une  forme  de 
son  mépris  pour  ce  qu'il  appelle,  en  parlant  du  Conser- 
vatoire, «  la  marmaille  des  rapins  contrepointistes  »,  ou 
encore  «  les  jeunes  tisseurs  de  notes,  capables  de  com- 
prendre et  de  sentir  les  grandes  choses  de  l'art  musical 
comme  MM.  les  portiers,  leurs  pères,  etc.  ».  Par  les  livrets 
de  ses  opéras,  le  théâtre  Spontini  est  d'abord  remarquable  : 
on  y  trouve  cette  tendance  au  grand  drame  historique  ou 
légendaire,  cette  ampleur  et  cet  éclat,  ce  goût  de  la  décoration 
qui  sont  déjà  visibles  dans  des  opéras  comme  Les  Bardes  de 
Lesueur  (1804)  ou  Le  Triomphe  de  Trajan  (1807)  de  Persius, 
et  qui,  peu  à  peu,  conduisent  à  Guillaume  Tell,  à  La  Juive, 
aux  Huguenots.  Spontini,  à  plusieurs  égards,  peut  être 
regardé  comme  un  précurseur  de  Meyerbeer.  L'opposition 
même  qu'il  rencontra  autorise  ce  point  de  vue.  On  lui 
reprochait  ses  hardiesses;  sa  Vestale  fut  d'abord  repoussée 
comme  inexécutable  ;  Mmc  Branchu  déclarait  qu'on  n'en 
pouvait  chanter  les  récitatifs! 

Son  orchestre  n'est  pas  celui  de  Berlioz,  ni  de  Wagner, 
mais  c'est  déjà  celui  de  Meyerbeer  et  des  maîtres  de  son 
époque;  le  quatuor  à  cordes,  2  flûtes,  2  hautbois,  2  clari- 
nettes, 2  cors  en  ré  et  2  cors  en  fa,  2  trompettes  en  ré, 
2  bassons,  3  trombones,  et  les  timbales  (en  ré)  :  tel  il  appa- 


46  I»  /VUBER    A    BERLIOZ 

raît  dans  l'ouverture  de  La  Vestale.  Suivant  un  procédé  dont 
se  servira  brillamment  l'auteur  du  Prophète  et  qui  rehausse 
l'effet  décoratif  du  drame,  Spontini,  à  l'occasion,  fait 
monter  l'orchestre  sur  la  scène;  pour  la  marche  triomphale 
d'Olympie  (acte  111),  où  il  faut  montrer  Alexandre  et  Cas- 
sandre  dans  une  pompe  de  victoire,  il  met  sur  le  théâtre 
une  fanfare  où,  avec  les  cors  et  les  trombones,  doivent 
sonner  24  trompettes,  —  plus  l'ophicléide.  le  descendant 
do  l'antique  serpent  d'église,  dont  se  servira  Mendclssohn 
dans  Le  Songe  d'une  nuit  d'été  pour  représenter  le  rugisse- 
ment burlesque  du  lion,  et  qui  paraîtra  encore  clans  les 
opéras  de  Meyerbeer.  Sauf  le  serpent,  ce  sont  les  ressources 
employées  pour  l'introduction  au  chœur  Bacchus  Schlauck 
ist  unser  Erbtheil  dans  La  Fête  d 'Alexandre  de  Ha?ndel 
(instrumentée  par  Mozart).  Dans  son  Juif  errant,  1852, 
Halévy  emploie  aussi  un  orchestre  supplémentaire,  pour  la 
marche  triomphale  qui  suit  le  divertissement  du  3e  acte,  où, 
avec  les  instruments  Sax,  il  place  un  ophicléide  en  si  bémol. 
Spontini  aime  les  effets  de  pleine  sonorité.  Le  crescendo 
rossinien  est  déjà,  chez  lui.  un  moyen  savant  d'arriver  au 
pathétique  :  crescendo  de  l'orchestre  et  aussi  des  voix 
qu'il  sait  morceler,  puis  réunir  en  masse  quand  la  passion 
atteint  son  plus  haut  degré  de  puissance.  C'est  un  sym- 
phoniste médiocre;  il  eût  été  incapable  d'écrire  la  marche 
religieuse  d'Alceste,  un  air  de  flûte  comme  celui  des 
Champs-Elysées  clans  Orphée,  ou  celui  d'Armide;  ce  n'est 
pas  un  peintre  à  la  recherche  d'innovations  ou  de  raretés 
dans  la  couleur;  mais  à  une  époque  où  le  choix  des  timbres 
était  déjà  important,  —  où  Méhul  avait  l'originalité  de 
supprimer  les  hautbois  dans  Stratonice  (1792),  les  violons 
clans  Uthal  (1806),  et  où  Lesueur  mettait  en  relief  le  rôle 
des  harpes  dans  les  Bardes,  —  il  se  préoccupe,  sans  d'ail- 
leurs aller  bien  loin  clans  cette  voie,  des  convenances 
poétiques  de  l'idée  et  de  l'expression;  ainsi,  il  emploie  la 
chaste  sonorité  du  cor  solo  pour  accompagner  le  chant  de 
la  prêtresse  Julia  clans  le  larghetto  Toi  que  j'implore... 
Son  mérite,  là  où  Gluck  était  si  négligent,  est  de  donner  à 
chaque  instrument  un  rôle  écrit  avec  précision,  et  d'obtenir 
des  ensembles  parfois  un  peu  lourds,  mais  assez  puissants. 
Un  'peu  plus  compliqué  clans  Cortez  que  dans  La  Vestale, 


a  l'aube  du  romantisme  :   spontini  et  MEYERBEEB        47 

surchargé  parfois  dans  Olympie,  son  orchestre  a  une  net- 
teté qui  était  inconnue  des  compositeurs  du  xvme  siècle. 
Son  écriture  harmonique  n'est  pas  toujours  celle  d'un 
musicien  armé  d'une  technique  sûre  et  irréprochable,  comme 
le  lui  a  reproché  Fétis  non  sans  pédantisme;  mais  c'est 
celle  d'un  Italien  passionné  qui  avait  le  sens  dramatique  et 
savait  atteindre,  d'instinct,  à  la  vérité  de  l'expression.  Il 
a  des  modulations  brusques  qui,  si  l'on  excepte  les  chefs- 
d'œuvre  de  Beethoven,  étaient  alors  nouvelles  et  qu'on 
retrouvera  dans  Wagner  à  satiété  (modulations  enharmo- 
niques). Sur  ce  dernier  point,  il  mérite  encore  le  titre 
de  précurseur.  Après  l'avoir  lu,  on  comprend  mieux 
celui  auquel  nous  devons  nous  arrêter  maintenant. 

Né  en  1791  à  Berlin,  fils  d'un  banquier  juif,  l'auteur  de 
Robert  le  Diable  s'appelait  exactement  Jacob  Liebmann  Béer. 
Il  transforma  son  prénom  en  Giacomo  par  concession  à  la 
mode  italienne,  et  ajouta  Meyer  à  son  nom  de  famille 
suivant  les  volontés  du  richissime  grand-père  maternel 
dont  il  était  l'héritier.  Meyerbeer  est  une  des  grandes 
figures  du  xixe  siècle.  Il  fut  le  condisciple  de  Weber,  son 
aine  de  cinq  ans,  mais  commença  son  rôle  historique  à  un 
moment  où  l'auteur  du  Freischiitz  avait  fini  son  œuvre  et 
sa  vie  (1826,  deux  ans  avant  la  mort  de  Schubert).  Comme 
souverain  de  la  scène  lyrique,  il  fut  le  successeur  de  Spon- 
tini, et  de  Rossini  qu'il  réduisit  probablement  au  silence, 
après  Guillaume  Tell,  en  imposant  au  maestro  italien,  aussi 
prudent  et  rusé  que  lui,  la  crainte  d'un  duel  inégal.  Il  a 
exercé  son  empire,  de  façon  plus  ou  moins  directe,  sur  la 
plupart  des  musiciens  français  qui  ont  écrit  pour  le  théâtre 
jusqu'en  1880,  et  il  y  a  peu  de  compositeurs,  y  compris 
l'auteur  de  Rienzi,  de  Tannhàuser  et  du  Vaisseau  fantôme, 
qui  ne  lui  doivent  quelque  chose.  C'est  un  peu  sous  son 
influence  que  Verdi  lui-même  transforma  sa  première 
manière;  et  c'est  certainement  d'après  l'idée  fastueuse  qu'il 
avait  donnée  du  grand  opéra,  que  Ch.  Garnier  construisit 
un  trop  vaste  palais  pour  notre  Académie  de  musique. 

Successivement  soumise  à  des  influences  contraires  dont  son 
esprit  d'assimilation,  très  souple  et  autoritaire  à  la  fois,  sut  tirer 
parti,  sa  vie  peut  être  divisée  en  trois  périodes  inégales.  La  fin  des 
deux  premières  est  marquée  par  les  années  1815  et  1824.  Dans  la  3e, 


48  D  AUBER    A    BERLIOZ 

il  y  eut  une  pause  de  production  musicale  (1824-1830).  Meyerbeer 
étudia  d'abord  le  piano  avec  Lauska  et  Clementi,  la  composition  avec 
l'abbé  Yogi.er.  Ses  œuvres,  durant  ces  années  d'apprentissage, 
furent  la  cantate  Dieu  et  la  Nature,  Le  Vœu  de  Jephté  (oratorio)  et 
l'opéra-comique  :  Alimélech  ou  les  deux  Califes.  Meyerbeer  semble 
avoir  voulu  suivre  d'abord  une  carrière  de  pianiste,  et  y  avoir  renoncé 
après  avoir  un  peu  rivalisé  avec  Huinmel,  malgré  ses  succès  obtenus  à 
Vienne.  Sur  le  conseil  de  Salieri,  il  se  rendit  en  Italie  pour  y 
compléter  son  éducation  comme  compositeur  (1815).  A  Venise,  il 
prit  un  premier  contact  avec  l'art  de  Rossini  qui  venait  de  faire 
applaudir  son  Tancrède  (1813).  Il  écrivit  alors  les  opéras  italiens 
qui  représentent  sa  première  manière  :  Homilda  e  Constanza  (Padoue, 
1818),  Semiramide  riconosciuta  (Turin,  1819),  Emma  di  Resburgo 
(Venise,  1819),  Margherita  d'Angiu  (Milan,  1820),  YEsule  di  Granata 
(ibid.,  1822)  et  II  crociaio  in  Egitto  (Venise,  1824),  le  seul  ouvrage  de 
cette  période  qui  ait  vécu  quelque  temps.  A  partir  de  1826,  il  entra 
dans  ce  qu'on  peut  appeler  la  période  française  de  sa  vie,  de  son 
art  et  de  sa  gloire;  il  resta  à  Paris  jusqu'en  1842. 


C'est  sur  un  désir  exprimé  par  Charles  X  et  à  la 
demande  de  Sosthène  de  La  Rochefoucauld,  surintendant 
des  théâtres,  que  Meyerbeer  vint  une  première  fois  h  Paris 
(1826)  pour  monter  aux  Bouffes  le  Crociato,  son  dernier 
succès.  En  1830,  il  revint  en  France  pour  un  séjour  de 
seize  ans;  il  voulait  diriger  lui-même  les  répétitions  et  la 
mise  en  scène  de  Robert,  le  Diable.  Le  vent  soufflait  alors 
aux  révolutions  de  la  politique,  de  la  littérature  et  de  l'art; 
on  était  en  plein  romantisme.  L'année  où  fut  joué  Robert 
est  celle  où  Victor  Hugo,  au  lendemain  à'Rernani,  donnait 
Notre-Dame  de  Paris,  Marion  Delorme  et  ses  Feuilles 
d'automne;  Alexandre  Dumas  faisait  jouer  Anton?/  à  la 
Porte-Saint-Martin.  Le  docteur  Véron,  nommé  directeur  de 
l'Opéra  le  2  mars  1831,  trouva  dans  son  cahier  des  charges 
la  partition  de  Robert  déjà  prête  depuis  un  an.  destinée 
d'abord  à  l'Opéra-Comique,  remaniée  et  adaptée  à  un  cadre 
plus  large.  Il  eut  peu  d'enthousiasme  ;  on  dit  même  que 
pour  relever  sa  confiance,  le  compositeur  dut  lui  faire 
une  avance  de  30  000  francs  et  payer  l'orgue  du  Ve  acte. 
(Plus  tard,  en  1854,  Meyerbeer  a  écrit  une  lettre  pour 
démentir,  mais  sans  beaucoup  d'énergie.)  La  diablerie  du 
livret,  les  invraisemblances  étranges  qui  s'y  trouvent  accu- 
mulées, ne  nuisirent  pas  au  succès  de  l'ouvrage.  Il  y  a 
dans  le   livret  de   Scribe    un    romantisme   à    froid,    monté 


A    L  AUBE    DU    ROMANTISME    :    SPONTINI    ET    MEYERBEER 


49 


comme   un   mécanisme  d'horlogorie,  mais  lies  habilement 
audacieux,  digne  des  ballades  allemandes  les  plus  fantas- 
tiques, et  réglé  avec  soin  sur  le  mouvement  qu'avaient  déjà 
créé   les  poètes  et  les  peintres.  Il  fallait  un  parti  pris  de 
retour  à  certaines  légendes  du  moyen  âge  pour  concevoir 
comme  personnage  principal  ce  duc  de  Normandie,  exilé 
en  Sicile,  qui,  dans  son  meilleur  ami,  est  obligé  de  recon- 
naître à  la  fois  son  père  et  le  diable  en  personne;  il  fallait 
aussi    le   désir   d'étonner  par   le   mépris  des   convenances 
traditionnelles,  pour  imaginer  la  scène  capitale  du  poème, 
annoncée  dès  l'Ouverture  par  le  musicien  :  le  ballet,  indis- 
pensable à  tout  opéra,  organisé  à  minuit,  dans  les  ruines 
d'un  monastère,  et  dansé  par  les  nonnes  elles-mêmes,  qu'un 
ordre  du  «  roi  des  Enfers  »  fait  sortir  de  leurs  tombes  pour 
une  dernière  œuvre   de    séduction.  Avec  son  adresse  con- 
sommée et  sa  grande  intelligence  dramatique,  Meyerbeer 
se  fit  la  mentalité  nécessaire  pour  donner  une  expression 
musicale  à  ces  idées.  Le  ballet  du  IIP  acte  de  Robert  (à 
l'exclusion   de   quelques   pages   banales    et   faibles)    est  la 
première  manifestation  sérieuse,  sur  notre  scène  lyrique, 
du    romantisme    musical.     Historiquement,    il     peut    être 
rapproché    d'un    dessin    célèbre    de    Louis   Boulanger,  La 
Ronde  du  Sabbat.  C'est  ainsi  que  Liszt  sera  tente  d'écrire 
une  Bataille  des  Huns  par  une  esquisse  du  peintre   Kaul- 
bach.    (Le    dessin   de  Boulanger    n'était  lui-même  que    la 
réalisation,   sur  la   pierre   lithographique,    d'un   poème  de 
Victor  Hugo  :   Odes  et  Ballades,  XIV.  Voir  aussi,  dans  le 
même  recueil,  La  légende  de  la  nonne.)  Dans  le  développe- 
ment   musical    de  cette   scène,  Meyerbeer  n'a  pas   montré 
une  hardiesse  soutenue.  La  procession  des  nonnes  est  belle 
et  dramatique,  la   bacchanale  suffisamment  colorée  ;  mais, 
au    deuxième   air   de    ballet    (séduction    par    l'amour),    on 
s'étonne  d'entendre  un  thème  peu  satanique  comme  celui-ci  : 


iA,.fff|fffffi|>|ff|fWfa&| 


k=h 


■*■     JL 


*. 


#-# 


et<: 


Combarikl'.  —  Musique.  III 


gQ  d'aL'ber  a  hkrlioz 

Les  contemporains  acclamèrent  Robert  le  Diable.  Dès 
le  premier  soir,  ils  curent  l'impression  qu'il  y  avait 
quelque  chose  de  changé  clans  le  grand  opéra,  grâce  à 
l'auteur  du  Crociato  qui,  rompant  avec  l'italianisme,  se 
transformait  pour  créer  un  art  original,  puissant,  coloré, 
et  ouvrir  une  perspective  nouvelle.  «  La  pièce,  disent  Les 
Débats  du  23  novembre,  a  produit  un  effet  prodigieux; 
l'enthousiasme  s'est  accru  d'acte  en  acte.  Jamais  succès  ne 
fut  plus  beau,  plus  éclatant.  »  A  ce  triomphe  contribuèrent 
des  interprètes  d'élite  :  Mmf>  Dorus  dans  le  rôle  d'Alice 
(en  attendant  que  Mme  Falcon,  à  partir  de  la  trentième,  le 
jouât  supérieurement),  Mme  Damoreau  dans  celui  de  la 
princesse  Isabelle,  Levasseur  dans  celui  de  Bertram, 
Lafont  clans  Raimbault.  la  Taglioni  à  la  tète  du  corps  de 
ballet... 

A  titre  de  curiosité,  nous  reproduirons  les  lignes  suivantes,  dues 
à  un  poète  humoriste  qui,  comme  Meyerbeer,  fut  un  peu  Français 
d'adoption:  sous  forme  plaisante,  elles  attestent  l'énorme  succès  de 
l'ouvrage  en  montrant  sa  répercussion  dans  les  domaines  à  côté  : 
«  Meyerbeer  a  fait  quelque  chose  d'inouï  en  captivant  les  volages 
Parisiens  pendant  tout  un  hiver.  La  foule  se  presse  encore  à  l'Aca- 
démie de  musique  pour  voir  Robert  le  Diable:  mais,  n'en  déplaise 
aux  enthousiastes  de  Meyerbeer,  je  pense  que  beaucoup  de  gens  ne 
sont  pas  seulement  attirés  par  le  charme  de  la  musique,  mais  bien 
par  le  sens  politique  du  livret.  Robert  le  Diable,  fils  d'un  démon 
aussi  dépravé  que  Philippe-Egalité  et  d'une  princesse  aussi  pieuse 
que  la  fille  de  Penthièvre,  est  poussé  au  mal,  à  la  Révolution,  par 
l'esprit  de  son  père;  et,  par  celui  de  sa  mère,  au  bien,  c'est-à-dire 
vers  l'Ancien  régime.  Ces  deux  natures  innées  se  combattent  dans 
son  âme;  il  flotte  entre  les  deux  principes  :  il  est  juste  milieu.  C'est 
en  vain  que  les  voix  de  l'abîme  infernal  veulent  l'entraîner  dans  le 
mouvement;  en  vain  qu'il  est  appelé  par  les  esprits  de  la  Conven- 
tion qui  sortent  de  leur  tombeau;  en  vain  que  Robespierre,  sous 
la  figure  de  MUe  Taglioni,  lui  donne  l'accolade...  Nous  l'apercevons 
à  la  fin  dans  le  giron  de  l'Eglise,  au  milieu  du  bourdonnement 
des  prêtres  et  des  nuages  d'encens.  »  (H.  Heine,  De  la  France, 
25  mars  1832.)    . 

Après  ce  triomphe,  Meyerbeer  fut  nommé  chevalier 
de  la  Légion  d'honneur.  En  Allemagne,  à  la  suite 
d'une  représentation  médiocre  devant  une  critique  assez 
hostile  (Berlin,  1832),  il  reçut  le  titre  de  maître  de 
chapelle    de    la    cour    prussienne,     sans     fonction .     Cinq 


A    L  AUBE    DU    ROMANTISME    :    SPONT1NI    ET    MEYERBEEH  51 

années  de  silence  suivirent  la  première  de  Robert.  L'heu- 
reux compositeur  s'était  engagé  à  livrer  un  nouvel  opéra 
dans  un  plus  court  délai  ;  mais  il  préféra  payer  le 
dédit  prévu  (30  000  fr.)  et  taire  attendre  une  œuvre  dont 
il  ne  voulait  se  séparer  qu'après  avoir  pris  toutes  ses 
sûretés,  en  mettant,  par  un  travail  patient  et  des  disposi- 
tions habiles,  tous  les  atouts  dans  son  jeu.  Cette  prudence 
est  un  des  traits  importants  de  son  caractère.  Les  Huguenots 
turent  enfin  joués,  le  21  février  1836.  Ils  firent  de  Meyer- 
beer  une  sorte  de  dictateur  de  la  scène  lyrique.  Leur 
100e  représentation  fut  atteinte  en  trois  ans  et  cinq  mois  ; 
et  il  n'est  pas  sûr  qu'ils  aient  encore  épuisé,  comme  La 
Muette  ou  La  Juive,  l'amour  ingénu  du  public  pour  les 
beaux  airs  d'opéra. 

Le  sujet  d"où  Scribe  a  voulu  tirer  le  livret  des  Huguenots  est  le 
massacre  des  protestants  dans  la  nuit  de  la  Saint-Barthélémy,  sous 
Charles  IX  (24  août  1572).  C'était  une  très  belle  matière  de  tragédie 
pour  un  poète  qui  aurait  rattaché  cette  scène  de  fanatisme  à  ses 
origines  historiques  et  l'aurait  replacée  dans  son  vrai  cadre,  en  pei- 
gnant ceux  qui,  des  deux  côtés,  furent  les  inspirateurs  et  les  appro- 
bateurs, les  protagonistes  ou  les  martyrs;  on  peut  même  douter, 
pour  l'honneur  du  drame  lyrique,  qu'un  tel  sujet  puisse  devenir 
matière  d'opéra  autrement  qu'en  conservant  cette  pathétique  et 
sinistre  grandeur  que  lui  donne  la  vérité  de  l'Histoire.  Il  convenait, 
pour  ménager  les  nerfs  des  auditeurs,  d'opposer  au  complot  quelques 
scènes  de  couleur  plus  claire  et  riante.  Scribe  n'y  a  pas  manqué;  il 
s'est  conformé  à  la  tradition  du  xvne  siècle  où  la  tragédie  était  une 
peinture  de  passion  très  profane  avec  un  grand  fait  historique  pour 
le  fond  du  tableau.  Il  a  imaginé  les  amours  d'une  dame  d'honneur 
de  la  reine  Marguerite  de  Yalois,  la  catholique  Valentine,  dont  il  a 
tracé  le  caractère  avec  des  souvenirs  de  la  Chimène  et  de  la  Pauline 
de  Corneille,  et  du  gentilhomme  protestant  Raoul  de  Nangis.  Sa 
construction  est  fort  adroite  ;  mais  on  peut  lui  reprocher  d'avoir 
trop  développé,  avec  une  phraséologie  banale  et  à  l'aide  de  moyens 
de  vaudeville,  la  partie  romanesque  et  profane  du  sujet,  en  amoin- 
drissant la  part  faite  à  l'essentiel.  Au  lien  de  nous  donner  au  plus 
tôt  une  idée  du  fanatisme  religieux,  principe  de  l'action,  il  a  une 
idée  tellement  pauvre  et  surannée  de  la  fonction  du  compositeur, 
qu'il  lui  propose  à  chaque  instant  des  situations  vulgaires  qui  pour- 
raient figurer  dans  n'importe  quel  livret,  si  une  esthétique  aussi 
superficielle  était  admise.  Tout  le  premier  acte  est  consacré  à  des 
lieux  communs  sur  «  les  beaux  jours  de  la  jeunesse  »  platement 
identifiés  aux  plaisirs  de  la  table  [A  table!  amis,  à  table!  —  Ver- 
sez de  nouveaux  vins,  versez  avec  largesse!  etc.),  avec  des  fadaises 
de  libertinage,  une  <(  romance  »  sentimentale,  des  jeux  de  comédie  et 


52  D  AUBER    A    BERLIOZ 

une  cavatine.  L'idée  religieuse  n'apparaît  que  dans  les  vers  de 
Marcel  (Seigneur !  rempart  et  seul  soutien,  etc.).  Pour  toute  image 
de  la  mentalité  protestante,  il  y  a  des  couplets  (A  bas  les  couvents 
maudits!  etc.)  qui  substituent  à  la  peinture  du  fanatisme  religieux 
une  simple  chanson  de  soudard.  L'acte  IL  dans  les  jardins  de  Che- 
nonceaux.  est  une  idylle  de  comédie  légère.  Le  premier  conflit  réel 
entre  catholiques  et  protestants  est  présenté  comme  la  simple  con- 
séquence d'une  erreur  de  Raoul  qui,  croyant  avoir  été  trahi  par 
Valentine,  refuse  sa  main:  le  massacre  qu'on  annonce  vaguement  et 
à  mots  couverts  ne  semblera  guère  qu'une  suite  de  la  vengeance 
toute  personnelle  de  Saint-Bris  exaspéré  par  l'injure  faite  à  sa  fille. 
L'acte  III  commence  encore  par  des  idylles  et  par  un  ballet,  sous  le 
grand  arbre  qui  ombrage  le  pré  aux  clers.  A  partir  de  la  scène  n,  qui 
débute  par  le  célèbre  couvre-feu,  l'idée  dramatique  devient  plus 
nette  :  elle  se  développe  non  sans  éclat  et  sans  force  ;  mais  le  défaut 
irréparable  de  ce  roman  d'amour  qui  doit  finir  par  une  tuerie,  c'est 
que  son  terrible  dénouement  n'a  pas  été  motivé  et  préparé  par  une 
large  peinture  des  circonstances  vraies  d'où  il  est  sorti,  et  du  carac- 
tère des  personnages  qui  l'ont  voulu.  Virtus  in  rebelles  —  Pietas 
excitavit  justitiam.  lit-on  (avec  la  date  de  la  nuit  fatale)  à  la  face  et 
au  revers  de  la  médaille  que  Charles  IX  fit  frapper  pour  perpétuer 
le  souvenir  de  la  Saint-Barthélémy.  Quelles  passions,  intéressantes 
pour  un  homme  de  théâtre,  nous  laissent  deviner  ces  deux  formules  I 
Scribe  aurait  dû  lire  quelques  pages  des  Tragiques  d'Agrippa 
d'Aubigné  et  se  rappeler  la  devise  antique  du  drame  :  Terreur  et  pitié. 
Il  serait  injuste  de  dire  qu'il  l'a  entièrement  méconnue;  évidemment, 
il  croyait  qu'elle  ne  suffit  pas  à  un  opéra,  œuvre  de  divertissement 
et  d'agrément. 

Meyerbeer  mérite  d'être  loué,  avant  tout,  pour  l'imagi- 
nation qu'il  a  montrée  dans  Les  Huguenots.  Il  a  su,  lui 
Allemand  des  bords  de  la  Sprée,  peindre  le  sensualisme, 
les  frivolités,  la  coquetterie  féminine  de  la  cour  des  Valois, 
et  donner  l'impression  d'une  vie  française,  élégante  et 
facile,  sous  le  beau  ciel  de  la  Touraine;  il  a  su,  lui  israé- 
lite,  marquer  par  quelques  traits  sommaires,  mais  justes, 
l'austérité  protestante  concentrée  dans  le  caractère  de  ce 
Marcel  «  élevé  entre  un  glaive  et  une  Bible  »  ;  il  a  su  enfin 
faire  œuvre  dramatique,  malgré  les  cadres  dans  lesquels 
le  librettiste  semblait  l'emprisonner.  Plusieurs  généra- 
tions ont  applaudi  Les  Huguenots  avec  enthousiasme,  non 
pas  seulement  pour  le  charme  de  mélodies  qui  sont  encore 
dans  la  mémoire  de  tous  les  musiciens,  mais  pour  leur 
vérité.  On  a  particulièrement  admiré  le  duo  de  Marcel  et 
de  Valentine  (acte  III,   se.  m),  celui    de   Valentine   et   de 


A    L  AUBE    DU    ROMANTISME    :    SPONT1NI    ET    MEYERBEER 


53 


Raoul  (IV,  Vi),  dont  le  mouvement  pathétique  fait  autant 
d'honneur  au  librettiste  qu'au  musicien,  et  le  trio  (V,  iv) 
où  Marcel,  blessé  à  mort,  bénit  les  deux  amants  pour  leurs 
«  noces  funèbres  )>.  On  regrette  cependant  une  lacune  qui 
est  dans  la  partition  (sinon  dans  la  mise  en  scène)  comme 
dans  l'esprit  général  du  livret.  Meyerbeer  nous  devait  un 
tableau  de  cette  nuit  d'épouvante  et  de  sang  où  se  déchaîna 
le  fanatisme.  Ce  n'est  pas  avec  des  chanteurs  qu'il  pouvait 
nous  le  donner;  mais  une  grande  et  belle  ressource  était 
à  sa  disposition  :  l'orchestre,  qui  sait  peindre  autant 
qu'émouvoir.  Avec  les  timbres  et  les  rythmes,  avec  la  sym- 
phonie instrumentale  en  un  mot,  il  fallait  évoquer  les 
images  d'angoisse  et  d'horreur  dont  on  ne  pouvait  faire 
un  spectacle  réel.  Il  n'était  pas  difficile  de  trouver  le 
moment  propice  pour  substituer  cette  large  expression  au 
jeu  nécessairement  fragmentaire  des  acteurs  :  c'est  après 
le  fameux  duo,  lorsque  le  rideau  tombe  sur  ce  cri  pathé- 
tique de  Yalentine  : 

Dieu,  veillez  sur  ses  jours!...   et  moi,  je  vais   mourir. 

Là,  on  aurait  aimé  un  interlude  prolongé,  continuant, 
pour  l'imagination,  le  drame  privé  par  le  drame  public, 
et  soudant  le  IVe  acte  au  Ve.  Or  Meyerbeer  ne  nous  donne 
que  ce  bref  interlude  : 


Slf-Jl^ 


S; 


f—7— ^       etc. 


i  •>■>« 


«F* 


Cet  allegro  agitaio  a  sans  doute  un  caractère  drama- 
tique; mais  il  est  trop  sommaire,  sans  couleur  suffisante, 
et  fait  place  beaucoup  trop  tôt  ;i  une  nouvelle  musique  de 
ballet. 


Meyerbeer  eut  encore  des  interprètes  d'élite  pour  la  première  des 
Huguenots  :  Nourrit  (Raouf),  Levasseur  (Marcel  .  La  font  (Raimbaud), 
Dérivis  (comte  de  Nevers),  MUe  Falcon  (Valentine  ,  Mlle  Flécheux- 
Urbain  (le  page).  Le  soliste  accompagnant  la  célèbre  romance  «  Plus 
blanche  que  la  blanche  hermine  »  était  le  mystique  Uhran  qui,  dit-on, 
tournait  le  dos  à  la  scène  pour  éviter  la  vue  d'un  spectacle  pro- 
fane, et  qu'on  avait  surnommé  1'  «  alto  du  bon  Dieu  ». 


54  D  AURER    A    BERLIOZ 

C'est  un  fait  avéré  que,  dans  la  version  primitive,  le  rideau  tom- 
bait, au  IVe  acte,  après  la  bénédiction  des  poignards.  Au  cours  des 
répétitions,  qui  étaient  habituellement  pour  Meyerbeer  l'occasion  de 
retouches  importantes,  Ad.  Nourrit  suggéra  l'idée  d'une  scène 
nécessaire  entre  Valentine  et  Raoul.  En  cela,  il  voyait  juste  ;  per- 
sonnellement, il  voulait  un  pendant  au  duo  de  Marcel  et  Valentine 
(IIIe  acte),  qui  paraissait  assuré  d'un  triomphe.  Après  avoir  hésité, 
le  compositeur  se  laissa  fléchir.  Scribe  était  absent.  On  eut  alors 
l'idée  de  s'adresser  au  poète  Emile  Deschamps  qui,  séduit  par  la 
situation,  écrivit  d'un  seul  jet  les  paroles  de  la  scène.  Les  répéti- 
tions furent  bientôt  suspendues;  Meyerbeer,  à  moitié  convaincu  et 
contrarié,  partait  pour  Berlin  en  emportant  le  manuscrit.  Huit  jours 
après,  il  écrivait  à  Nourrit  :  «  J'ai  essayé  d'écrire  la  musique  de 
votre  duo  et  j'avoue  que  je  n'en  suis  pas  trop  mécontent.  »  Quand  il 
fut  rentré  à  Paris,  on  mit  le  nouveau  duo  à  l'étude,  mais  on  attendit, 
pour  convoquer  au  théâtre  le  compositeur,  que  la  mise  en  scène  en 
fût  réglée,  tant  on  avait  peur  que  Meyerbeer,  toujours  appliqué  à 
des  remaniements,  se  rétractât.  —  En  1875,  au  progranme  de  la 
soirée  d'inauguration  du  nouvel  Opéra,  figurait  la  Bénédiction  des 
poignards. 

Rossini,  peu  soucieux  de  s'engager  dans  une  bataille 
dont  l'issue  lui  aurait  paru  douteuse,  et  Meyerbeer,  en 
possession  de  la  victoire,  devinrent  d'excellents  «  amis  » 
qui  se  détestaient  cordialement.  «  Qu'attendez-vous,  disait- 
on  à  l'auteur  de  Guillaume  Tell,  pour  donner  une  suite  à 
votre  chef-d'œuvre?  —  J'attends,  répondait-il,  que  les 
Juifs  aient  fini  leur  sabbat  »  ;  ou  encore,  en  désignant  les 
musiciens  de  l'orchestre  :  «  Vous  voyez  bien  que  ces  gens- 
là  n'entendent  plus  rien  à  la  musique  !  »  Meyerbeer.  disait- 
on,  se  vengeait  en  payant  des  spectateurs  pour  dormir 
ostensiblement  aux  opéras  de  son  confrère. 

Le  Prophète  (16  avril  1849)  est,  par  sa  da1  !  et  aussi  par 
le  succès  obtenu,  la  troisième  des  œuvres  maîtresses  de 
Meyerbeer.  C'est  une  composition  de  beaucoup  d'ampleur 
décorative,  un  peu  chargée  de  couleur  et  d'  «  effets  ».  con- 
forme par  la  variété  et  la  pompe  du  spectacle  à  l'esthé- 
tique du  grand  opéra  tel  qu'on  le  comprenait  il  y  a 
soixante-cinq  ans.  Le  sujet  est  tiré  d'une  page  de  L'Essai 
sur  les  mœurs,  de  Voltaire  (ch.  cxxxn).  Scribe  a  fait  des 
prodiges  d'habileté  pour  présenter  dans  un  cadre  qui  la 
rendit  tolérable  une  action  encore  empruntée  à  l'histoire 
du  fanatisme,  mais  peu  intéressante  par  elle-même;  il  a 
voulu  rattacher  à  un  roman  d'amour  la  fortune  de  l'auber- 


A    L  AUBE    DU    ROMANTISME    :    SPONTINI    ET    MEYERBEER         55 

giste  Jean  de  Leyde,  couronné  roi  dans  la  cathédrale  de 
Munster,  et  opposer  un  peu  d'humanité  k  des  caractères 
odieux  ou  équivoques.  Le  rôle  de  Berthe  et  surtout  celui 
de  Fidès,  mère  du  prophète,  sont  d'heureux  moyens 
employés  pour  retenir  la  sympathie  de  l'auditeur.  A  cette 
matière  inégale,  Meyerbeer  a  superposé,  comme  une  nappe 
puissante,  le  courant  de  son  génie  mélodique,  passant  et 
nous  faisant  passer  avec  lui  sur  certaines  étrangetés.  On  se 
demande  comment  est  possible  le  maintien  du  ballet  tra- 
ditionnel dans  la  Westphalie  qui  était  alors,  dit  Voltaire, 
«  la  patrie  de  la  stupidité  »,  et  à  un  moment  où  l'Allemagne 
était  désolée,  au  nom  de  Dieu,  par  un  fanatisme  qui 
«  n'avait  point  encore  produit  dans  le  monde  une  fureur 
pareille  ».  Mais  ce  qui  est  perdu  pour  la  vraisemblance  est 
gagné  pour  l'agrément.  L'art  de  Meyerbeer.  ici  comme  ail- 
leurs, est  souvent  d'une  vérité  d'expression  saisissante; 
souvent  aussi  c'est  l'art  des  illusions  séduisantes,  des  rem- 
plissages adroits  et  des  jolies  façades.  Ça  et  là,  on  pour- 
rait relever  des  négligences.  Dans  l'admirable  scène  de  la 
cathédrale,  on  s'étonne  de  voir  confiés  au  chœur,  en  plu- 
sieurs passages,  des  dessins  d'altos  et  de  seconds  violons. 
Contesté  k  son  apparition  et  considéré  par  certains  admi- 
rateurs de  Meyerbeer  comme  «  une  œuvre  toute  scienti- 
fique »,  Le  Prophète  finit  par  s'imposer  (avec  l'illustre 
créatrice  du  rôle  de  Fidès,  Pauline  ViAnnoT),  mais  n'attei- 
gnit pas  à  la  faveur  extraordinaire  et  k  la  popularité  des 
Huguenots.  (Au  31  décembre  1876,  Les  Huguenots  avaient 
eu  620  représentations,  Robert  593,  Le  Prophète  348.) 

Entre  les  deux  ouvrages,  Meyerbeer  était  revenu  en 
Allemagne  où  il  passa  presque  entièrement  les  vingt-deux 
dernières  années  de  sa  vie.  En  1842,  il  fut  nommé  direc- 
teur général  de  la  musique  du  roi-dfe  Prusse,  comme  suc- 
cesseur de  Spontini.  A  cette  période  appartiennent  Le  Camp 
de  Silésie  {dus  Feldlager  in  Scldesien,  trois  actes,  Berlin, 
1843),  qu'il  remania  et  débaptisa  pour  en  faire,  sur  la 
scène  de  notre  Opéra-Comique,  L'Étoile  du  Nord  (1854), 
ainsi  que  l'ouverture  et  les  entr'actes  pour  Struensée,  tra- 
gédie de  son  frère  Michel  Béer.  En  1854  il  fit  aussi  jouer 
k  l'Opéra-Comique  l'aimable  Pardon  de  Ploërmel,  devenu 
Dinorah  sur  les  scènes  allemandes. 


56  D  AUBER    A    BERLIOZ 

Son   dernier  grand  opéra,   auquel  il  travailla  cinq  ans 
et  qu'il  remania  jusqu'à  son  dernier  jour,  ne  fut  joué  qu'un 
an  après  sa  mort  (2  mai  1864),  à  Paris  et  à  Berlin.  Dans 
L'Africaine,  Scribe  a  encore  traité  un  grand  sujet  histo- 
rique.  Vasco  de  Gama  doublant   le   cap    de    Bonne-Espé- 
rance   (1498),    tel  est,    en   somme,   le   l'ait   qui   a  servi   de 
point  de  départ   à    son   livret.   Il  en   a  d'abord  tiré,   sans 
peine,  quelques  scènes  de  caractère  :   l'opposition  jalouse 
faite   au  navigateur  dans    le   conseil  du   roi   de  Portugal; 
Vasco    emprisonné,   puis   gracié;  —  le   navire   assailli   en 
pleine  mer  par  la  tempête,  —  le  tableau  pittoresque  d'une 
île  de  l'Océan  indien.  A   ces  scènes  imposées   par  l'His- 
toire, il  a  associé  un  roman   d'amour,   inspiré  du  théâtre 
de  Racine  :  Nelusko  aime  Sélika,  tous  deux  amenés  à  Lis- 
bonne comme   esclaves;    mais    Sélika  aime  Vasco,    lequel 
aime  Inès,  fille  d'un  membre  du  conseil...  Et  à  ces  quatre 
personnages,  Scribe  a  prêté  l'héroïsme  le  plus  cornélien  : 
Vasco,  qui  a  frété  un   navire  à  ses  frais,  vient  sauver,  au 
milieu  de  l'Océan,  son  rival  égaré  sur  une  mauvaise  route; 
Inès    s'offre    comme    victime    à    Sélika,    redevenue    reine, 
pour    sauver   Vasco;    Sélika  sauve  Vasco   (comme   Rachel 
sauve  Léopold  dans  La  Juive);  elle  assure  sa  fuite  et  celle 
de  sa  rivale   Inès,  puis  se  tue;   Nélusko  refoule  lui-même 
son   amour  et  se  prête  au   stratagème  de  Sélika,   près  de 
laquelle  il  vient  mourir.  C'est  un  général  assaut  de  gran- 
deur d'âme  et  de  sacrifice.  L'action  est  suivie  avec  sympa- 
thie;   l'ensemble  a  de    l'éclat.    Malgré  la  suppression,    au 
IIL    acte,    d'une    scène    entre    Vasco   et    Inès    surpris    par 
Sélika  et  d'un  grand   finale,  la  partition  de  L, 'Africaine  a 
une  longueur  un  peu  insolite;  elle  la  doit  sans  doute  aux 
scrupules  de  Fétis,  exécuteur  testamentaire  de  Meyerbeer, 
qui  n'osa  pas  retrancher  un  assez  grand  nombre  de   pages 
ajoutées  pendant  les   répétitions. 

Brandus  a  publie  la  partition  piano  et  chant  telle  qu'elle  est 
exécutée:  mais,  dans  un  second  volume,  il  a  reproduit  les  morceaux 
supprimés,  de  manière  qu'on  peut  avoir  une  idée  exacte  de  l'état  de 
la  partition  à  la  mort  de  Meyerbeer  (Joh.  Weber,  Meyerbeer,  Notes 
et  Souvenirs  d'un   de  ses  secrétaires,  Paris,  1898,  p.  104-105). 

L'Africaine  Fut  un  des  plus  grand  succès  de  l'Opéra  de  Paris,  et 
le   plus    rapide.    Au    bout   de    dix  mois    et  dix   jours,  le  8  mars  1866, 


A    L  AUBE    DU    ROMANTISME    :    SPONTINI    ET    MEYERBEER         57 

avait  lieu  la  100e  représentation.  La  presse,  ainsi  que  le  constate  la 
Revue  et  Gazette  musicale  du  4  juin  1865  (p.  180),  fut  unanime 
«  d'approbations,  d'éloges,  d'enthousiasme  »;  sauf  les  variantes  de 
l'expression,  tous  les  articles  aboutissaient  à  cette  conclusion  : 
L'Africaine  est  un  chef-d'œuvre  digne  des  autres  chefs-d'œuvre  du 
grand  maître;  un  chef-d'œuvre  tel  que  Meyerbeer  seul  pouvait  le 
faire  ;  «  un  monument  destiné  à  durer  autant  que  Robert  le  Diable, 
Les  Huguenots  et  Le  Prophète  ».  La  Revue  citait  ensuite  une  liste  de 
trente-deux  journaux  unanimement  favorables,  entre  autres  :  Le 
Moniteur  Universel  (Th.  Gauthier),  Le  Constitutionnel  (Nestor  Roque- 
plan),  Les  Débats  (d'ÛRTiGUE),  La  Presse  (Paul  de  Saint-Victor), 
Le  Figaro  (Jouvin),  Le  Temps  (J.  Weber),  La  France  (Hipp.  Pré- 
vost), etc.  «  En  face  de  cette  réunion  de  suffrages  non  moins  impo- 
sante par  leur  nombre  que  par  leur  poids  »,  la  Revue  et  Gazette 
relevait  avec  indignation  l'article  défavorable  d'AzEVEDO  (dans  L'Opi- 
nion nationale),  «  arrêt  d'un  écrivain  véritablement  unique  en  son 
genre  ». 

Quelques  lignes  de  Blaze  de  Bury  (de  Lagenevais  à  la  Revue  des 
Deux  Mondes)  donnent  le  ton  des  éloges  qui  furent  décernés  à 
L'Africaine  par  toute  la  critique  :  «  J'ignore,  encore  aujourd'hui,  dit 
Blaze.  si  L' Africaine  n'est  pas  le  chef-d'œuvre  de  Meyerbeer,  mais 
je  sens  que  c'est  un  chef-d'œuvre.  Dès  la  fin  du  premier  acte,  les 
amis  du  maître  savaient  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  portée  de  cette 
musique,  et  ses  ennemis  aussi,  ceux  qui,  avec  dix  ou  douze  enfants 
perdus  de  l'Allemagne  raisonnante  et  raisonneuse,  afïectent  de 
méconnaître  l'importance  de  ce  nom,  et  disent  boufïonnement  «  la 
période  IVagner-Liszt  »  pour  caractériser  une  époque  où  les  Hugue- 
nots et  Le  Prophète  ont  vu  le  jour.  Il  y  a  au  théâtre  de  ces  manifes- 
tations auxquelles  bon  gré  mal  gré  on  doit  céder.  »  (Revue  des  Deux 
Mondes,  1er  juin  1865.)  —  Berlioz,  après  la  répétition  générale, 
écrivait  à  un  ami  :  «  Je  ne  crois  pas  y  retourner  jamais...  Ce  ne  sont 
pas  des  ficelles,  mais  des  câbles  tissus  de  paille  et  de  chiffons.  J'ai 
le  bonheur  de  n'être  pas  obligé  d'en  parler...  »  (28  avril  1865.)  — 
Gounod,  alors  dans  le  Midi,  où  il  composait  son  Roméo,  écrivait  à 
sa  femme  :  «  Au  récit  que  tu  me  fais  de  ce  duo  du  5e  acte,  je  n'ai  pu 
me  défendre  d'une  grande  émotion  ;  je  songeai  à  l'illustre  défunt 
dont  la  vaste  intelligence  a  conçu  et  enfanté  de  si  belles  choses,  et 
qui  n'est  là  ni  pour  diriger  la  marche  de  son  œuvre,  ni  pour  jouir  de 
l'impression  produite  :  puis  je  me  disais,  que  cette  gloire,  quand  on 
la  recueille,  n'est  encore  que  l'intérêt  payé  par  l'opinion  publique.  » 
(Lettre  inédite,  du  27  avril  1865,  citée  par  Prod'homme  et  Dandelot, 
Gounod,  II,  p.  73.)  —  L'Africaine  fut  représentée  sans  retard  sur 
toutes  les  grandes  scènes  d'Europe  et  d'Amérique.  A  Londres  Le 
Times  exprimait  ce  jugement  :  «  Si  Meyerbeer  s'est  montré  mélo- 
dieux et  sentimental  dans  Robert  le  Diable,  harmonieux  dans  Les 
Huguenots,  religieux  dans  Le  Prophète,  on  peut  dire  que  dans 
L'Africaine  il  est  regrettable  qu'il  n'ait  point  combiné  plus  ingé- 
nieusement ces  diverses  expressions  musicales.  Leur  habile  assem- 
blage eût,  en  effet,  produit  un  chef-d'œuvre,  et   la  première  audition 


58  I>  AUBER    A    BKULIOZ 

de  l'opéra  posthume  du    maestro    eût  plus    complètement  répondu  à 
notre  attente.  »  [France  musicale,  30  juillet  1865.) 

Meyerbeer  n'arrête  l'attention  que  par  ses  œuvres  de  théâtre,  qui 
forment  22  numéros  en  comprenant  les  pièces  oubliées,  les  scènes, 
les  fragments,  les  morceaux  ajoutés  et  les  remaniements.  Mais,  si 
l'on  tient  compte  des  papiers  posthumes  (propriété  de  M.  Raoul 
Richter,  docent  à  l'Université  de  Leipzig),  on  arrive  à  un  catalogue 
de  150  ouvrages,  parmi  lesquels  2  oratorios,  13  cantates  ou  hymnes, 
8  compositions  religieuses  (Pater  noster,  Cantique  tiré  délimitation 
de  Jésus-Christ,  Salve  Regina,  Prière  du  matin,  Te  Deum,  Stabat 
mater,  Miserere,  Le  Psaume  91),  47  mélodies  avec  accompagnement 
de  piano,  6  chœurs  pour  voix  d'hommes,  7  marches...  A  ce  dernier 
groupe  appartiennent  les  4  Marches  aux  flambeaux,  assez  caracté- 
ristiques de  la  manière  du  compositeur,  écrites  pour  des  mariages 
de  princesses  de  Prusse.  Une  édition  des  OEiwres  n'a  pas  encore 
été  entreprise. 

Il  a  été  jugé  dans  son  pays  beaucoup  plus  sévèrement  que 
chez  nous.  A  vrai  dire,  la  critique  allemande  n'a  jamais  pu 
s'entendre  avec  lui.  Dans  ses  œuvres  de  la  première 
période  comme  Emma  de  Resburg,  elle  voyait  «  du  Rossini 
un  peu  développé  »,  et  parlait  déjà  de  a  réclames  »  pré- 
cédant les  représentations  ;  dans  Marguerite  d'Anjou,  qui 
eut  cependant  un  certain  succès  à  Munich  en  1820,  on 
signalait  «  une  tendance  à  l'effet,  qui  n'arrive  pas  à  l'ex- 
pression dramatique  ».  Weber  considérait  son  ancien  con- 
disciple comme  un  déserteur  ayant  trahi  la  patrie  alle- 
mande pour  se  faire  italien.  Plus  tard,  on  l'accusa  plus  ou 
moins  ouvertement  de  trahir  encore  pour  se  faire  français. 
Robert  le  Diable,  qui  a  été  joué  593  fois  à  Paris  dans  l'es- 
pace de  quarante-cinq  ans,  n'a  eu  que  226  représentations 
à  Berlin  en  soixante-quatre  ans  (de  1832  à  1896),  et 
encourut,  au  début,  le  reproche  de  plagiat.  L'hostilité 
éclata  surtout  après  Le  Prophète.  Le  Signale  écrivait  : 
«  Nulle  part  nous  n'apercevons  le  génie  véritable,  cette 
force  primordiale  de  celui  qui  toujours  crée  et  se  renou- 
velle... Tantôt  l'orchestre  est  un  volcan  en  ébullition; 
tantôt  il  n'est  qu'un  léger  bruissement  et  se  réduit  à  la 
maigreur  de  quelques  instruments.  »  R.  Schumann,  qui  ne 
pardonnait  pas  à  l'auteur  des  Huguenots  d'avoir  profané  sur 
la  scène  le  choral  de  Luther,  classait  Meyerbeer  parmi  les 
écuyers  de  Franconi  ;  il  a  fait  une  déclaration  terrible  : 
a  Je  méprise  cette  gloire  Meyerbeerienne  du  plus  profond 


a  l'aube  du  romantisme  :  spontini  et  meyerbeek      59 

de  mon  cœur.  »  Mendelssohn,  qui  était  à  Paris  en  1832. 
juge  ainsi  Robert  le  Diable  :  «  Cet  opéra  ne  me  satisfait 
pas  du  tout.  Je  le  trouve  froid  et  sans  âme  d'un  bout  à 
l'autre,  et  je  ne  me  sens  nullement  remué.  On  loue  la 
musique;  mais  pour  moi.  là  où  la  vie  et  l'intérêt  font 
défaut,  tout  moyen  d'appréciation  manque  »  ;  et  encore  : 
«  Le  sujet  est  romantique,  c'est-à-dire  que  le  diable  y  joue 
un  rôle,  cela  suffit f  aux  yeux  des  Parisiens  pour  constituer  le 
romantisme,  la  fantaisie;  c'est  cependant  très  mauvais,  et, 
sans  deux  brillantes  scènes  de  séduction,  cela  ne  ferait 
aucun  effet.  Ce  diable  est  un  pauvre  diable!  »  (Lettre  datée 
de  Pa/'is,  11  janvier  1832.) 

R.  Wagner  réduisait  «    au   zéro    absolu  »    la  valeur  de 
Meyerbeer  a  spécifiquement  musicale  ». 

Après  avoir  cité  des  témoignages  reflétant  l'opinion  du 
temps,  nous  essaierons  de  conclure.  En  1897,  dans  une 
lettre  datée  de  Las  Palmas,  M.  Saint-Saëns  se  défendait  de 
tout  esprit  de  dénigrement  envers  un  génie  qu'on  s'efforce 
aujourd'hui  de  déprécier  contre  toute  justice;  c'est  un 
exemple  dont  la  critique  doit  s'inspirer.  Ce  qui  d'abord 
semble  pouvoir  être  réduit  au  zéro  absolu,  c'est  la  valeur 
du  principe  au  nom  duquel  certaines  condamnations  som- 
maires ont  été  prononcées.  «  Meyerbeer,  dit-on,  cherchait 
avant  tout  l  effet.  »  C'est  fort  exact;  mais  peu  nous  importe. 
L'esthétique  orientée  vers  la  recherche  de  «  l'effet  »  est 
tout  aussi  bonne  ou  mauvaise,  selon  le  cas,  tout  aussi  légi- 
time, en  somme,  que  celle  dont  le  credo  affiche  le  mépris 
d'une  pareille  tendance,  mais  qui,  volens  nolens,  aboutit  à 
un  résultat  qu'on  ne  saurait  qualifier  d'un  autre  mot. 
Qu'est-ce  que  l'art,  sinon  l'emploi  de  moyens  spéciaux 
pour  arriver  à  certains  «  effets  »?  Il  y  a  des  «  effets  »  qui 
réussissent,  il  y  en  a  qui  avortent;  là  est  toute  la  diffé- 
rence. Si  on  juge  dégradante  une  telle  recherche,  il  n'y  a 
qu'à  supprimer  l'art  et  à  se  contenter  de  la  vie.  Peut-être 
y  a-t-il  des  compositeurs  qui  écrivent  sous  l'empire  d'une 
nécessité  intérieure  ;  ceux-là  mêmes  ne  sont  pas  en  dehors 
des  conditions  communes.  —  «  Meyerbeer  n'a  montré  nulle 
part  qu'il  eût  une  conception  générale  et  personnelle  du 
drame  lyrique;  il  s'est  laissé  conduire  par  les  circonstances 
et  par  la  mode.  »  C'est  très  vrai;  mais  est-il  nécessaire  que 


60  D  ATBKH    A    BERLIOZ 

le  musicien  nous  expose  d'abord,  dans  une  préface  ou 
dans  un  livre,  l'idéal  qu'il  se  propose  de  réaliser?  On  pour- 
rait soutenir  que  cet  ordre,  suivant  lequel  la  conception 
abstraite  et  raisonnée  précède  l'exécution,  convient  au 
professeur  qui  enseigne,  non  à  l'artiste  qui  crée.  Bach, 
Haendel,  Beethoven,  n'ont  jamais  été  des  théoriciens.  D'ail- 
leurs, les  programmes  musicaux  ressemblent  un  peu  à  cer- 
tains programmes  politiques  :  il  est  rare  qu'ils  concordent 
avec  tous  les  actes  de  ceux  qui  les  ont  rédigés.  Meyerbeer 
s'est  adapté  à  ses  contemporains  au  lieu  de  déranger  vio- 
lemment leurs  habitudes;  cela  ne  permet  de  préjuger  en 
rien  la  valeur  de  son  œuvre.  —  «  Meyerbeer  manquait  de 
spontanéité  ;  ses  opéras,  longtemps  retouchés  et  remaniés, 
turent  de  patients  travaux  de  mosaïque.  »  Ceci  est  encore 
très  exact,  et  sur  ce  point  on  est  bien  près  de  s'entendre, 
tout  en  n'oubliant  pas  que  Beethoven  lui-même,  ami  des 
retouches  (mais  pour  d'autres  raisons  dont  la  principale 
n'était  pas  la  recherche  de  l'effet),  livrait  rarement  à  ses 
éditeurs  des  inventions  thématiques  de  premier  jet.  Il  est 
certain  que,  soit  dans  cette  usine,  a  vaudevilles  et  articles  de 
littérature,  théâtre  en  tous  genres,  que  dirigait  Scribe,  soit 
dans  le  cabinet  de  son  heureux  collaborateur,  la  préparation 
d'un  opéra  n'aurait  pas  été  plus  agréable  à  regarder  que  la 
cuisine  de  certains  dîners  d'apparat.  On  voulait  satisfaire 
à  toutes  les  exigences  de  la  vanité  ou  de  l'intérêt.  Scribe 
avait  des  accès  de  fureur  qui  n'étaient  pas  toujours  ceux  de 
l'inspiration.  Il  se  plaignait,  après  avoir  écrit  un  livret 
selon  les  convenances  de  M.  Meyerbeer,  d'être  obligé  de  le 
refaire  selon  les  convenances  des  interprètes,  et  d'avoir  à 
le  recommencer  selon  les  convenances  de  M.  le  Directeur. 
Meyerbeer  tyrannisait  son  parolier.  Nous  le  savons  par  les 
notes  très  longues  qu'il  lui  adressa  sur  le  premier  livret  de 
Y  Etoile  du  Nord.  On  y  trouve  des  demandes  comme  celles- 
ci  :  «  Le  rôle  de  Danilowicz...  que  je  voudrais  donner  à 
Boulo  (?)  n'a  absolument  rien  à  chanter  seul.  Boulo  est  très 
bien  dans  la  romance  à  sentiment.  Il  faudrait  donc  lui  en 
faire  une  à  la  place  du  duo  n°  S,  ou,  mieux  encore,  lui 
faire  un  joli  air  développé  de  son  air  d'entrée  dans  l'intro- 
duction. —  Je  voudrais  une  autre  romance  pour  Catherine, 
bien  tendre    et   amoureuse,  avec  des  effets  d'écho  pour  la 


A    L'AUBE    DU    ROMANTISME    :    SPONTINI    ET    MEYERBEER         61 

voix  de  Mme  Ugalde.  —  Il  y  a  au  second  acte  le  rôle  d'un 
hussard  qui  a  une  chanson  et  puis  un  trio  boufîe;  ne  pour- 
rait-on pas  développer  ce  rôle  un  peu  comiquement  dans  le 
dialogue,  pour  que  Saint-Foix  acceptât  le  rôle?  »  Des  pré- 
occupations de  cet  ordre  lui  firent  plus  tard  insérer,  dans 
Le  Pardon  de  Ploërmel,  une  «  scène  et  canzonetta  »  (éditée 
à  part  chez  Brandus),  pour  être  chantées  par  Mme  Nantier- 
Didiée,  dans  une  représentation  à  Londres,  et  la  polonaise 
«  Wern  Mut...  »  (éditée  par  Schlesinger),  pour  ténor  et 
orchestre,  destinée  au  célèbre  chanteur  Tichatscheck  pen- 
dant les  représentations  de  Berlin.  Le  célèbre  Mario  doit-il 
débuter  dans  Robert  le  Diable  (1839)?  Meyerbeer  écrit  pour 
lui  une  «  scène  et  prière  »  (Brandus).  L'Alboni  chante-t-elle 
à  Londres  (1848)  le  rôle  du  page  des  Huguenots  p  II  écrit 
pour  elle  un  Rondo  (ibid.).  Une  telle  esthétique  est  évi- 
demment étroite.  Cette  application  à  profiter  de  toutes 
les  ressources  étrangères  au  sujet  d'un  drame,  dange- 
reuses pour  son  unité,  mais  dont  on  pouvait  tirer  une  con- 
tribution au  succès,  s'alliait  chez  Meyerbeer  à  une  prudence 
consommée  et  toujours  en  éveil  dans  ses  relations  sociales. 
Administrateur  de  ses  propres  triomphes,  il  conduisait  ses 
affaires  de  musique  un  peu  comme  son  père  conduisait  ses 
affaires  de  banque.  «  Qui  donc  s'occupera  de  sa  gloire 
après  sa  mort?  »  disait  malicieusement  Henri  Heine.  Cet 
esprit  tout  pratique  eut  ses  avantages,  dont  la  rançon  fut 
un  certain  nombre  de  défauts  mêlés  à  des  qualités  de  pre- 
mier ordre  :  l'absence  d'unité,  le  style  disparate,  la  com- 
position faite  de  fragments  juxtaposés,  la  préoccupation 
constante  du  «  motif  »,  la  ritournelle  se  glissant  aux 
endroits  marqués  pour  l'applaudissement,  une  part  insuf- 
fisante faite  a  l'élément  symphonique,  une  sorte  d'indiffé- 
rence à  l'égard  de  la  langue  du  livret,  une  prosodie  défec- 
tueuse, des  rythmes  vulgaires,  un' système  de  modulations 
dites  «  plaques  tournantes  »,  une  orchestration  pitoyable; 
avec  cela,  une  belle  richesse  mélodique  et  un  réel  senti- 
ment de  la  grandeur.  Meyerbeer  est  trop  souvent  boursouflé, 
tapageur,  orphéonique,  altesse  en  ruolz.  Ses  qualités  n'en 
restent  pas  moins  éminentes.  C'était  un  génie  clair  et 
puissant;  il  avait  une  brillante  imagination  décorative. 
Avec  Scribe  il  a  fait  passer  dans  le  drame  lyrique  un  cou- 


62 


I)  ATIÎKK    A    BKHLIOZ 


rant  d'histoire  analogue  à  celui  qu'Alexandre  Dumas  père 
et  Y.  Huo-o  ont  mis  clans  le  roman.  C'est  un  musicien  de 
théâtre  qui  ne  s'était  pas  donné,  comme  les  artisans  pas- 
sionnes du  progrès,  a  un  idéal  supérieur,  mais  qui  savait 
son  métier.  Si  nous  voulions  une  formule  musicale  pour 
traduire  l'impression  de  force  noble,  de  style  plein  et 
arrondi  que  nous  laisse  Meyerbeer,  nous  la  trouverions 
dans  cette  phrase  célèbre  où  les  clarinettes,  les  bassons  et 
les  cordes  chantent  à  l'unisson  (et  que  nous  citons  d'après 
la  partie  de  l'instrument  dont  le  timbre  convient  particu- 
lièrement aux  idées  sur  lesquelles  nous  concluons)  : 


Tout  sur  la  3eCprde 


Alto 


Tout  sur  la  o^uorde 

r.J     J-J|,J      I    MJ,Mp 


f  sostenuto 


CHAPITRE    IV 
HECTOR    BERLIOZ.    —    FÉLICIEN    DAVID 


Berlioz,  personnification  du  romantisme  musical;  il  domine  le  xixc  siècle. 

—  Il  a  donné  les  premiers  modèles  du  poème  symphonique.  —  Les  Troyens 
et  les  grands  drames  lyriques  de  R.  Wagner.  — ■  Comment  la  critique  alle- 
mande a  rapetissé  le  rôle  historique  de  Berlioz.  —  Caractère  et  vie  de 
Berlioz;  ses  premiers  ouvrages.  ■ —  Lesueur.  —  De  la  Symphonie  fantastique 
à  V Enfance  du  Christ.  —  L'œuvre  de  théâtre  et  l'œuvre  littéraire  de  Berlioz. 

—  Félicien   David  et  sa  place  dans  l'histoire  du  romantisme. 


Dans  une  liste  des  personnes  enrôlées  pour  assurer  le 
succès  à'Hernani  en  1830,  on  trouve,  avec  les  noms  de 
Th.  Gautier,  Petrus  Borel,  Balzac,  Cabat,  Bouchardy, 
Gigoux,  etc.,  celui  de  Berlioz.  L'auteur  de  Huit  scènes 
de  Faust  était  désigné  pour  un  poste  d'honneur  et  de 
combat  au  moment  où  la  poésie  enthousiaste  de  la  jeune 
école  allait  triompher  de  la  tradition.  Avec  lui,  l'esprit 
nouveau  ne  se  contente  pas,  comme  dans  les  œuvres  de 
Spontini  et  de  Meyerbeer,  d'une  sorte  d'audace  sage  et  bien 
réglée  :  il  va  faire  explosion.  Berlioz  a  été  plus  qu'un 
musicien  romantique  :  il  fut  le  Romantisme  personnifié, 
qualités  et  défauts  compris.  C'est  un  Rousseau  exaspéré, 
qu'un  tumultueux  instinct  dirigeait  sans  cesse  vers  les 
plus  grandes  conceptions  musicales,  mais  en  qui  l'imagi- 
nation était  plus  forte  que  le  sens  critique,  l'enthousiasme 
littéraire  supérieur  à  la  maîtrise  technique,  le  sentir  et  le 
vouloir  plus  étendus  que  le  pouvoir.  Historiquement,  son 
importance,  presque  égale  à  celle  de  Victor  Hugo  en  litté- 
rature, est  celle  d'un  chef  d'école  à  qui  est  dû,  dans  l'His- 
toire musicale  du  xixe  siècle,  le  premier  rang.  C'est  un 
flamboyant.  Il  domine  la  période  moderne,  comme  la  cime 


64  D  AUBER    A    BERLIOZ 

d'un  volcan  qui  dominerait  un  grand  pays.  La  critique 
allemande  s'est  trop  souvent  appliquée  à  le  déposséder  de 
la  place  qui  lui  convient.  On  réunit  bien  trois  noms  glo- 
rieux en  parlant  de  «  l'époque  Berlioz-Liszt-Wagner  », 
mais  on  insiste  sur  les  «  lacunes  »  du  premier,  on  met  en 
lumière  l'originalité  du  second,  on  exalte  le  troisième 
au-dessus  de  tout,  si  bien  qu'en  fin  de  compte  notre  grand 
compositeur  français,  rapetissé  systématiquement,  n'ap- 
paraît plus,  dans  l'évolution  de  l'art  moderne,  comme 
un  sommet  dominateur.  Pour  remettre  les  personnes  au 
point,  il  suffirait  de  rappeler  quelques  dates.  La  Sym- 
phonie fantastique  a  été  jouée  en  1830;  et,  dès  1829 
(2  février),  Berlioz  écrivait  à  son  ami  Ferrand  :  «  Ecoutez- 
moi  bien,  Ferrand;  si  jamais  je  réussis,  je  sens  à  n'en 
pouvoir  douter  que  je  deviendrai  un  colosse  en  musique; 
j'ai  dans  la  tête,  depuis  longtemps,  une  Sy/fiphonie  descrip- 
tive de  Faust,  qui  fermente;  quand  je  lui  donnerai  la 
liberté,  je  veux  qu'elle  épouvante  le  monde  musical  » 
(Lettres  intimes).  Il  faudrait  donc,  pour  la  Damnation, 
remonter  plus  haut  encore  que  1830.  Et  Harold  en  Italie 
est  de  1833.  Or  la  série  des  «  Poèmes  symphoniques  »  de 
Liszt,  qu'on  pourrait  rapprocher  de  ces  deux  monuments, 
ne  commence  qu'en  1849,  avec  Torquato  Tasso.  Pour  le 
théâtre  aussi,  les  dates  sont  significatives.  Berlioz  (dont  le 
Benvcnuto  Cellini  est  de  1838)  travailla,  dès  1851,  à  ce 
magnifique  et  vaste  drame  lyrique  sur  Les  Troyens,  qui, 
s'il  lui  avait  donné  encore  un  peu  plus  d'ampleur,  eût  été, 
pour  nous  Français,  héritiers  de  l'esprit  latin,  ce  que  L'An- 
neau des  Nibelungen  a  voulu  être  pour  les  Allemands.  Les 
Troyens  à  Carthage,  2e  partie  de  l'œuvre,  ont  été  joués  h 
Paris  en  1863.  A  cette  époque,  Wagner  avait  composé  Les 
Fées  (1833),  son  Liebesverbot  (1836),  Rienzi  (1842;,  Le 
Hollandais  volant  (1843),  Tannhâuser  (1845),  Lohen- 
grin  (1850),  c'est-à-dire  des  opéras  conçus  d'après  le  sys- 
tème de  Meyerbeer;  il  n'avait  nullement  réformé  le  théâtre 
lyrique,  car  on  fait  habituellement  commencer  la  série  de 
ses  drames  musicaux  (en  donnant  à  cette  formule  une 
signification  révolutionnaire)  à  Tristan,  et  Isolde  (1865). 
Berlioz,  Liszt,  Wagner  peuvent  être  rapprochés  pour  leur 
taçon  de  traiter  l'orchestre  et  de  concevoir  la  musique;  ce 


HECTOR    BEKLIOZ  65 

sont  d'ailleurs  trois  natures  d'artiste  très  différentes  l'une 
de  l'autre;  mais  Berlioz  est  le  vrai  créateur  du  mouve- 
ment romantique  :  le  premier  il  alluma  le  flambeau;  les 
autres  l'ont  reçu  de  sa  main. 

Voici  une  autre  singularité  de  la  critique.  Berlioz  a  créé  l'art  de 
la  couleur  instrumentale.  Après  avoir  rappelé  la  première  appari- 
tion de  cet  art  dans  certaines  œuvres  de  ses  prédécesseurs  comme 
VU  thaï  de  Méhul,  Y  Eurranthe  de  Weber,  M.  Hugo  Riemann  attribue 
à  Berlioz  le  mérite  d'avoir  «  mis  en  ordre  et  érigé  en  système  de 
doctrine  »  (zu  einem  Lehrsystem  geordnet  zu  haben)  tout  ce  qu'on 
avait  fait  avant  lui  ;  mais  il  ajoute  qu'un  tel  mérite  doit  être  partagé 
également  entre  Berlioz  et  l'honnête  Alsacien  Kast.ner  (1810-1867), 
auteur  d'un  Traité  général  d'instrumentation  paru  en  1837,  d'un 
autre  ouvrage  où  l'instrumentation  est  considérée  sous  les  rapports 
poét'ujiies  et  philosophiques  (1839),  d'un  Manuel  général  de  musique 
militaire  (1848);  et  Chketiiîn  Ukhan  (1790-1845),  ancien  élève  de 
Lesueur,  auteur  de  2  Quintettes  romantiques,  de  3  Duos  romanti- 
ques, et  qui  ne  fut  pas,  selon  l'historien  allemand,  sans  influence  sur 
le  travail  de  Kaslner.  Le  rapprochement  de  ces  noms  nous  parait 
doublement  paradoxal  :  d'abord,  parce  que  le  Traité  et  les  œuvres 
descriptives  de  Kaslner  (d'une  tout  autre  nature  que  celles  de 
Berlioz!),  La  harpe  d'Éole  et  la  musique  cosmique  (1856),  Les  voix 
de  Paris  (1857),  sont  très  postérieurs  aux  premiers  chefs-d'œuvre 
de  Berlioz;  en  second  lieu,  parce  que  le  coloris  instrumental  (qu'il 
ne  faut  pas  confondre  avec  la  citation  pittoresque)  tel  que  l'a  pratiqué 
Berlioz,  ne  peut  pas  faire  l'objet  d'une  théorie  {Lehrsystem)  et  ne 
s'enseigne  pas  plus  que  le  coloris  des  grands  peintres.  Quant  aux 
quintettes  et  aux  duos  «  romantiques  »  d'Urhan,  il  vaut  mieux- n'en 
pas  parler. 

La  vie  de  Berlioz  nous  est  parfaitement  connue,  grâce  à 
de  nombreux  documents  qui  ont  été  réunis  avec  le  plus 
grand  soin;  au  premier  rang  sont  ses  Lettres,  très  supé- 
rieures à  ses  Mémoires,  comme  source  de  renseignements 
exacts.  Son  œuvre  est  facile  a  saisir  :  il  n'a  écrit  qu'une 
trentaine  d  ouvrages.  Cette  production  peu  étendue 
s'explique  par  un  fait  qui  .détermine  le  point  de  vue 
auquel  il  faut  se  placer  en  parlant  d'un  tel  compositeur. 
Les  musiciens  qui.  comme  les  anciens  classiques,  ne  voient 
dans  l'art  qu'un  jeu  de  formes  sonores,  sont  ii  leur  aise 
pour  fabriquer  de  la  musique;  ils  font  une  économie  d'âme 
qui  semble  rendre  leur  richesse  inépuisable.  Tout  autre 
est  Berlioz.  On  connaît  la  brillante  allégorie  où  A.  de 
Musset   compare  le  poète   au    pélican    qui  nourrit  ses   fils 

Combarieu.  —  Musique.  UI.  :j 


66  1»  AlBER    A    BERLIOZ 

avec  ses  entrailles  et,  «  pour  toute  nourriture,  apporte  son 
cœur  ».  Elle  s'applique  exactement  a  l'auteur  de  la  Sym- 
phonie fantastique.  Cette  conception  de  l'art  impose  néces- 
sairement des  limites  à  la  puissance  créatrice  ;  le  génie, 
comme  a  dit  un  autre  grand  poète,  est  consumé  par  la 
lave  qu'il  laisse  échapper.  Chez  Berlioz,  l'artiste  et 
l'homme  ne  l'ont  qu'un;  et  rarement  chez  un  homme  la 
vie  intérieure  eut  une  intensité  aussi  bouillonnante;  ima- 
gination passionnée,  sensibilité  maladive,  aptitude  singu- 
lière à  sentir  et  à  souffrir  en  musique,  goût  du  grandiose, 
inquiétude  d'un  cœur  profond  qui  connut  l'extrême  ten- 
dresse et  l'extrême  détresse  et  se  tourmenta  lui-même,  non 
sans  une  amère  fierté  :  tels  sont  les  traits  principaux  qui 
peuvent  le  caractériser. 

Voici  d'abord,  pour  la  biographie,  les  faits  et  documents  qu'on 
trouve  dans  les  registres  de  l'état  civil  :  1°  naissance  et  acte  de 
baptême,  à  la  Cote  Saint-André,  le  9  juin  1776,  de  Louis-Joseph 
Berlioz,  fils  de  M"  L.-J.  Joseph  Berlioz,  avocat  en  la  Cour  (Registres 
déposés  au  greffe  du  tribunal  de  première  instance  de  Vienne, 
Isère).  Ce  fut  le  père  du  compositeur:  2°  naissance,  à  la  Cote 
Saint-André,  le  19  frimaire  an  XII,  11  décembre  1803,  de  Louis- 
Hector  Berlioz  (Registres  de  la  commune,  de  la  Cote  S.- A.):  3°  mariage 
d'Hector  Berlioz  et  d'Henriette  Smithson  le  3  octobre  1833  (Pièce 
conservée  aux  Archives  de  l  ambassade  d'Angleterre  à  Paris,  n°  359). 
Parmi  les  quatre  témoins  du  mariage  est  mentionné  F.  Liszt; 
4°  naissance  du  fils  d'Hector  Berlioz,  Louis,  le  15  août  1834  (Préfec- 
ture de  la  Seine,  Extrait  des  minutes  des  actes  de  naissance  recons- 
titués en  vertu  de  la  loi  du  12  février  7872,  ancienne  commune  de 
Montmartre)  ;  5°  décès  d'Henriette  Smithson.  le  3  mars  1854,  (ibid.,  II); 
6°  second  mariage  d'Hector  Berlioz,  le  19  octobre  1854  avec  Marie- 
Geneviève  Martin  (ibid.,  Actes  de  mariage,  ancien  Paris,  année  t85â); 
7°  décès,  à  Saint-Germain,  le  13  juin  1862,  de  la  seconde  femme  de 
H.  Berlioz  <c  membre  de  l'Institut  de  France,  domicilié  à  Paris,  rue 
de  Calais,  n'J  4  »  (Registres  de  la  commune  de  Sainl-Germain-en- 
Laye  déposés  au  greffe  du  tribunal  de  Versailles);  8"  -  du  mardi 
9  mars  1869,  une  heure  et  demie  de  relevée,  acte  de  décès  de  Louis- 
Hector  Berlioz,  compositeur  de  musique,  membre  de  l'Institut, 
officier  de  la  Légion  d'honneur,  âgé  de  soixante-cinq  ans,  décédé  hier 
à  midi  en  son  domicile,  etc..  »  {Préfecture  du  département  de  la  Seine, 
Extrait  des  minutes  des  actes  de  décès  du  IXe arrondissement  de  Paris.) 

On  ne  peut  compter  comme  période  musicale  les  années 
d'adolescence  passées  à  la  Cote  Saint-André.  Il  faut  noter 
cependant  qu'en  1819  (lettre  du  25  mars,  datée  de  la  Cote), 


HECTOR    BERLIOZ  67 

le  futur  rénovateur  de  la  musique  offrait  aux  éditeurs 
Janet  et  Cotelle  des  «  pots-pourris  concertants  pour  flûte, 
cor,  deux  violons,  alto  et  basse  »,  et  des  romances  avec 
accompagnement  de  piano.  Il  payait  son  tribu  au  dragon 
Routine  avant  de  le  percer  de  sa  lance.  A  la  fin  d'oc- 
tobre 1821,  Berlioz  vint  à  Paris  comme  étudiant  en  méde- 
cine. Il  abandonna  bientôt  des  études  qu'il  trouvait  «  répu- 
gnantes »  et  fut  admis  parmi  les  élèves  particuliers  de 
Lesueuh. 

Lesueuk  (1760-1837)  exerça  une  influence  profonde  sur  son  élève  en 
l'engageant  dans  les  voies  de  la  musique  descriptive  et  «  à  pro- 
gramme ».  En  un  tel  maître,  il  y  avait  l'ébauche  de  plusieurs  hommes 
de  premier  ordre  :  celle  d'un  compositeur  de  grands  opéras,  celle 
d'un  réformateur  de  la  musique  religieuse,  celle  d'un  archéologue, 
d'un  théoricien,  d'un  romantique  ingénieux;  mais  tout  cela  dispersé, 
peu  net,  entaché  de  maladresses  insignes,  avec  des  insuffisances 
de  fond  que  ne  rachetait  pas  le  génie,  et  comme  effacé  aujourd'hui 
par  l'éclat  éblouissant  du  glorieux  élève.  Maître  de  chapelle,  après 
Paisiello,  de  Bonaparte  premier  Consul,  membre  de  l'Institut  où  il 
succéda  à  Grétry  en  1813,  surintendant  de  la  chapelle  du  roi  en  1814, 
professeur  de  composition  en  1817  au  Conservatoire  (alors  Ecole 
royale),  Lesueur  fut,  comme  Cherubini,  une  grande  autorité.  Il  a  écrit 
10  opéras,  33  messes,  motets  ou  oratorios,  beaucoup  de  pages  de 
valeur,  et  pas  un  chef-d'œuvre. 

La  vocation  de  Berlioz  pour  la  musique  était  irrésistible  ; 
il  la  suivit  malgré  l'opposition  de  plus  en  plus  menaçante 
de  son  père  auquel  il  écrivait  (31  août  1824)  :  «  ...  Je  veux 
me  faire  un  nom;  je  veux  laisser  sur  la  terre  quelque 
trace  de  mon  existence;  et  telle  est  la  force  de  ce  senti- 
ment qui  en  lui-même  n'a  rien  que  de  noble,  que  /aime- 
rais mieux  être  Gluck  ou  Mèliul  mort  que  ce  que  je  suis 
dans  la  fleur  de  l  âge.  »  La  première  œuvre  qu'il  fit  exé- 
cuter publiquement,  le  10  juillet  1825,  à  l'église  Saint- 
Roch,  fut  une  Messe  solennelle,  ""  avec  150  musiciens  de 
l'Opéra  et  du  Théâtre  italien  sous  la  direction  de  Valen- 
tino.  Dans  une  lettre  du  20  juillet  (à  Albert  du  Bovs),  il 
donne  quelques  détails  montrant  que  l'effet  produit  fut 
considérable.  Le  Gloria  in  excelsis  était  d'un  style  «  bril- 
lant et  léger  »,  à  l'ancienne  manière  :  il  plut  à  la  majorité 
des  amateurs  ;  le  Kyrie,  le  Crucifixus,  Y Iterum  venturus, 
le   Domine    salvum,    le    Sanctus    avaient    déjà   une    allure 


68  O  AUBEK    A    BERLIOZ 

révolutionnaire  et  presque  agressive  :  «  Quand  j'ai  entendu 
le  crescendo  de  la  fin  du  Kyrie,  ma  poitrine  s'enflait 
comme  l'orchestre,  les  battements  de  mon  cœur  suivaient 
les  coups  de  la  baguette  du  timbalier.  »  Dans  Ylterum  ven- 
turus,  après  les  trompettes  et  les  trombones  annonçant 
l'arrivée  du  Juge  suprême,  se  déployait  un  chœur  des 
humains  séchant  d'épouvante.  Une  dernière  bordée  de 
cuivres  annonçait  aux  méchants  que  le  moment  des  pleurs 
et  des  grincements  de  dents  était  arrivé  :  «  J'ai  appliqué  un 
si  rude  coup  de  tam-tam,  que  toute  l'église  en  a  tremblé.  » 
Après  l'audition  on  venait  dire  au  jeune  maître  :  «  Il  faut 
vous  modérer!...  vous  vous  tueriez!...  Vous  avez  le  diable 
au  corps!  »  Le  bon  Lesueur  voyait  juste  en  disant  à  son 
élève  :  «  Vous  avez  du  génie;  je  vous  le  dis,  parce  que  cela 
est  vrai.  »  Après  avoir  péniblement  obtenu,  malgré  l'oppo- 
sition de  Cherubini,  la  salle  de  l'Ecole  royale  (Conserva- 
toire), Berlioz  donna  un  concert,  le  29  mai  1828.  Avec 
l'ouverture  de  Waverley  et  le  chœur  final  de  la  première 
partie  de  la  Messe  (Resurrexit),  on  joua  l'ouverture  des 
Francs-Juges  (écrite  pour  un  poème  refusé  par  le  jury  de 
l'Opéra  en  1829).  Dès  la  première  répétition,  les  formes 
gigantesques  de  cet  ouvrage  provoquèrent  l'étonnement. 
Pendant  l'introduction,  un  violoniste  s'écria  :  «  Ah!  ah! 
l'arc-en-ciel  joue  du  violon,  les  vents  jouent  de  l'orgue,  le 
Temps  bat  la  mesure!...  »  Un  effet  nouveau  et  monstrueux 
était  obtenu  par  tous  les  instruments  de  cuivre  réunis  en 
octaves  dans  un  chant  «  d'une  expression  grandement  féroce 
pour  peindre  la  terrible  puissance  des  Francs-juges  et  leur 
sombre  fanatisme  ».  C'est  ainsi  que  parle  Berlioz,  en  exa- 
gérant. L'auditoire  comprit  peu  cette  diablerie  et  resta 
froid.  En  cette  même  année,  le  jeune  compositeur  obtint 
le  second  prix  de  Rome  au  concours  de  l'Institut;  son  père, 
de  plus  en  plus  hostile,  lui  avait  coupé  les  vivres.  L  année 
1829  fut  mêlée  d'échecs  et  de  succès.  Berlioz  publia  ses 
Huit  scènes  de  Faust  qui  portèrent  d'abord  le  n°  d'opus  1, 
et  qui,  plus  tard,  devaient  se  transformer  en  Damnation  de 
Faust.  Il  envoya  un  exemplaire  de  la  partition  à  «  Monsei- 
gneur »  Gœthe  qui,  peu  compétent  en  musique,  demanda 
son  avis  à  Zelter,  professeur  de  contrepoint  de  Mendels- 
sohn.  Ce  Zelter  répondit  que  la  musique  de  Berlioz  était 


HECTOR    BERLIOZ  69 

faite  «  d'expectorations  bruyantes,  de  croassements,  d'ex- 
croissance et  de  résidus  d'avortement  résultant  d'un  hideux 
insecte  »  !  Berlioz,  s'efforça  de  détruire  sa  partition  de 
Faust  et  attribua  le  numéro  d'opus  1  à  son  ouverture  de 
Waverley.  Il  prit  part  au  concours  de  l'Institut  pour  le  prix 
de  Rome;  mais  le  premier  prix  ne  fut  donné  à  personne. 
L'honnête  Boieldieu  traduisait  ainsi  les  impressions  du 
jury  :  «  Oh!  mon  ami!  Qu'avez-vous  fait?  Nous  comptions 
tous  vous  donner  le  premier  prix.  Nous  pensions  que  vous 
seriez  plus  sage  que  l'année  dernière;  et  voilà  qu'au  con- 
traire vous  avez  été  cent  fois  plus  loin,  en  sens  inverse!  Je 
ne  puis  juger  que  ce  que  je  comprends  :  aussi  suis-je  bien 
loin  de  vous  dire  que  votre  ouvrage  n'est  pas  bon;  j'ai 
déjà  entendu  tant  de  choses  que  je  n'ai  comprises  et  admirées 
qu'à  force  de  les  entendre!  mais  que  voulez-vous?  Je  n'ai  pu 
encore  comprendre  la  moitié  des  œuvres  de  Beethoven;  et 
vous  allez  plus  loin  que  Beethoven!  Vous  avez  une  organi- 
sation volcanique  au  niveau  de  laquelle  nous  ne  pouvons 
pas  nous  mettre.  D'ailleurs,  je  ne  pouvais  m'empècher  de 
dire  à  ces  messieurs,  hier  :  ce  jeune  homme,  avec  de  telles 
idées,  une  semblable  manière  d'écrire,  doit,  nous  mépriser 
du  plus  profond  de  son  cœur;  il  ne  veut  pas  absolument 
écrire  une  note  comme  personne.  Il  faut  qu'il  ait  jusqu'à 
des  rythmes  nouveaux;  il  voudrait  inventer  des  modulations 
si  c'était  possible.  Tout  ce  que  nous  faisons  doit  lui  paraître 
commun  et  usé.  »  Cette  conversation  est  reproduite  dans 
une  lettre  à  Ferrand  (21  août)  et  dans  les  Mémoires,  écrits 
vingt  ans  plus  tard.  Il  parait  impossible  que  Berlioz  n'ait 
pas  appuyé  sur  les  derniers  traits  en  forçant  un  peu  la 
parole  de  Boieldieu  (reprocher  à  un  jeune  compositeur  de 
chercher  «  des  rythmes  nouveaux  »  est  une  sottise  dont 
Boieldieu  était  incapable);  mais  il  écrivait  à  un  père  très 
hostile  dont  il  avait  à  calmer  les  inquiétudes!  Le  1er 
novembre  1829,  il  donna,  dans  la  salle  du  Conservatoire, 
un  très  beau  concert,  dirigé  par  Habeneck.  qui  lui  rap- 
porta 150  francs  de  bénéfice!  II  v  avait  au  programme  le 
Concerto  en  mi  bémol  de  Beethoven  joué  par  Hiller,  le 
chœur  du  jugement  dernier  de  la  Messe  solennelle,  et 
l'ouverture  des  Francs-juges,  dont  l'effet  fut  «  terrible, 
affreux,  volcanique  ». 


70  D  AUBER    A    BERLIOZ 

Dans   la   biographie  du   compositeur  comme  dans   l'his- 
toire du  xixc  siècle,  1830  fut  une  année  mémorable.  D'abord, 
au  mois  de  mars,  Berlioz  fit  recevoir  par  le  jury  de  l'Opéra 
«  à  l'unanimité,  sans  corrections  ni  conditions  »,  un  grand 
opéra,   Atala.    que    Lubbert,   alors   directeur,    refusa    plus 
tard  de  jouer  par  peur  d'innovations  excessives;  et  il  écri- 
vit   l'ouverture    de    la    Tempête,    pour  orchestre,    chœurs, 
harmonica  et  deux  pianos  à  quatre  mains,  qui  fut  exécutée 
à    l'Opéra,  le    7    novembre.    Cette   année   fut  marquée    par 
deux  faits  d'importance  capitale.  D'abord,    le  concours  de 
l'Institut.  Il  eut  lieu,   on  peut  dire,  sous  le  feu  de  la  révo- 
lution.  La  mitraille  et    les  boulets    arrivaient  aux   jeunes 
concurrents,   en  ligne    directe,   d'une    batterie   du   Louvre 
qui  balayait  le   pont  des   Arts  et   donnait  dans   les   portes 
du  palais,  qui  en  furent  criblées.  Berlioz  sortit  de  l'Institut 
au  moment  où  s'achevait  la  prise  du  Louvre  (29  juillet;  le 
3    août,    à    l'Opéra,  le  public   demandait   La  Marseillaise, 
qu'Ad.    Nourrit    vint   chanter,    drapeau   en   main-   accom- 
pagné par   les  chœurs  et  l'orchestre).  Le  premier  prix  lui 
fut  enfin  décerné,  à  l'unanimité,  pour  sa  cantate  de  Sarda- 
napale. «  Il  y  a  fort  peu  de  choses  que  j'aime,  écrivait-il  à 
Ad.  Adam,  dans  cette  partition  :  elle  n'est  pas   au  niveau 
de   l'état  actuel  de  la    musique;    elle   est  pleine    de   lieux 
communs,    d'instrumentations   triviales,  que  j'ai  été   forcé 
d'écrire    pour  avoir    le    prix.    »   Il    écrivit    à    son   père,    le 
31    octobre  :  «    Depuis   que  le  prix   m'a    été  décerné,    j'ai 
ajouté    un    grand    morceau   de    musique    descriptive    pour 
l'incendie  du  palais   de  Sardanapale;  je  ne  craignais  plus 
les  Académiciens,  f  ai  laissé  agir  mon  imagination.  J'ai  fait 
revenir,    au  milieu    du  tumulte  de    cet  incendie,    tous   les 
motifs  de  la  scène  amoncelés  les  uns  sur  les  autres  :  d'un 
côté,  le  chant  des  Bayadères  de  la  première  partie  changé 
(en  le  modifiant  mélodiquement)  en  cris  d'effroi  féminins; 
de   l'autre,    le   morceau  de  fierté  dans   lequel  Sardanapale 
refuse    d'abdiquer;     puis,     tout     cet    effroyable     mélange 
d'accents  de    douleur,   de   cris   de    désespoir,    ce    langage 
orgueilleux  dont  la  mort  même  ne   peut  effrayer  l'audace, 
ce   bruissement  de   flammes  aboutissent  à  un  écroulement 
du   palais    qui    fait    taire   toutes    les   plaintes  et   éteint  les 
flammes.  J'ai  eu  un  succès  épouvantable.  »  — -Le  second  fait 


HECTOR    BERLIOZ  71 

important  est  l'achèvement  et  la  première  exécution  de  la 
Symphonie  fantastique,  dont  la  dernière  note  fut  écrite  le 
16  avril  1830.  Jouant  avec  sa  souffrance  et  exaltant  sa 
sensibilité  par  son  imagination.  Berlioz  avait  pris  comme 
sujet  son  amour  pour  Henriette  Smithson,  l'actrice  dont 
il  s'était  épris  éperdument  en  lui  voyant  jouer  le  rôle 
d'Ophélie  dans  YHamlet  de  Shakespeare.  Le  Figaro  publia 
le  programme  explicatif  de  cette  symphonie  ;  le  composi- 
teur était  anxieux,  comme  le  fut  -R.  Wagner  avant  la 
représentation  de  Tristan  et  /solde.  Le  concert  eut  lieu  le 
5  décembre.  Berlioz  parle  ainsi  du  succès  dans  une  lettre 
écrite  le  lendemain  à  son  père  :  «  Pixis,  Spontini,  Meyer- 
beer,  Fétis,  ont  applaudi  comme  des  furieux,  et  Spontini 
s'est  écrié  en  entendant  ma  Marche  au  supplice  :  Il 
n'y  a  jamais  eu  qu'un  homme  capable  de  faire  un  pareil 
morceau;  c'est  prodigieux!  Pixis  m'a  embrassé,  et  plus  de 
cinquante  autres.  C'était  une  fureur.  Liszt,  le  célèbre  pia- 
niste, m'a  pour  ainsi  dire  emmené  de  force  dîner  chez  lui, 
en  m'accablant  de  tout  ce  que  l'enthousiasme  a  de  plus 
énergique.  »  À  la  fin  du  mois,  suivant  le  règlement  de 
l'Institut,  Berlioz  partait  pour  Rome. 

Dans  cette  première  période,  Berlioz  apparaît  comme  un 
romantique  qu'il  faudrait  mettre  hors  cadre  après  l'avoir 
comparé  à  ses  contemporains.  Il  écrit  à  Hiller  (5  mars  1830)  : 
«  Qu'est-ce  que  cette  faculté  de  souffrir  qui  me  tue?  »  Il 
a  une  personnalité  débordante;  constamment,  il  porte  dans 
sa  tête  des  projets  gigantesques  ;  il  méprise  la  vieille 
rhétorique  musicale  des  classiques  ;  il  pousse  l'amour  de 
la  liberté  pour  l'artiste  jusqu'au  goût  de  l'extravagance  et 
des  succès  «  épouvantables  ».  Le  séjour  en  Italie,  au  lieu 
de  discipliner  un  peu  sa  nature,  devait  l'exaspérer  par  le 
contact  obligé  avec  des  formes  d'art  qu'il  détestait.  «  Il  faut, 
écrivait-il,  que  j'aille  me  fourrer  dans  ce  guêpier,  parce 
que  quarante  radoteurs,  grands  prêtres  de  la  routine,  ont 
décidé  que  je  ne  serais  habile  qu'en  sortant  de  ce  cloaque 
musical  »  (lettre  du  2  mars  1831,  datée  de  Florence).  Le 
premier  opéra  qu'il  entendit  fut  liornéo  et  Juliette,  de  Bel- 
lini.  Il  le  trouva  «  ignoble,  ridicule,  impuissant,  nul;  ce 
petit  sot  n'a  pas  eu  peur  que  l'ombre  de  Shakespeare  vint 
le   fustiger   pendant   son   sommeil:   il    le    mériterait  bien   » 


1)  AI'BER    A    BERLIOZ 


(ibid.).   Ailleurs,    le    même  Bellini    est    appelé    «    un    petit 
polisson    ».   Dans   une   lettre  à   Liszt,  du  8  février  1838,  il 
appelle  Rossini  un  «  Robert  Macaire  ».  Rome  est  «la  ville 
la  plus  stupide  que  je  connaisse;  on  n'y  vit  pas,  si  on  a  une 
tète    et   un    cœur    ».  La    Villa    Médicis   est  une    «    caserne 
maudite   »  (Rome,  14  juin  1831).  Il  s'y  ennuie  à  «  devenir 
fou   »   (7   août).    Le    commentaire   de   cette    déclaration    se 
trouve   dans    toute    la    première    partie   de    l'ouverture    du 
Carnaval  romain,   où  le  compositeur   apparaît  comme  un 
témoin   mélancolique  de   la   joie   populaire.    «   On   m'avait 
beaucoup  parlé,  écrit-il  à  son  grand-père  Marnion.  du  beau 
ciel  d'Italie  :  il  est  beau  effectivement,  pour  les  gens  à  qui 
sa  constante  uniformité  peut  plaire;  mais  j'avoue  que  j'aime 
le  vent,  la  pluie,  le  tonnerre,  les  orages  qui  font  ressortir 
la  beauté  calme  des  jours  de  soleil  »  (15  sept.).  Aussi  s'ap- 
plique-t-il  à   fuir  Rome   le  plus   possible,  pour  errer  dans 
la   campagne  de  Tivoli,  courir  clans  les   rochers,  se  mêler 
à  la  vie  des  paysans.  «  Je  ne  puis  vivre   sans   musique,  je 
ne  puis  m'y  accoutumer,  c'est  impossible.   Ma  haine  pour 
tout  ce  qu'on  a  l'impudence  de  décorer  de  ce  nom.  en  Italie, 
est    plus    forte    que  jamais.    Oui,    leur    musique    est   une 
catin;  de  loin,   sa  tournure  indique   une  dévergondée;  de 
près,    sa    conversation    plate   décrie   une    sotte   bête    »    (de 
Rome,  28  nov.  1831).  Il  voyage  à  pied,  un  fusil  sur  l'épaule; 
à   l'occasion,   il    s'arrête,   prend   une  guitare  et  s'amuse   à 
faire    danser    les    villageois.    C'est   un    Hernani    musicien, 
vagabond,  désireux  d'aventures,  aimant  à  trouver  un   gîte 
dans  les  cavernes  de  la  montagne,  un  jour  brûlé  de  soleil, 
un   autre  jour    h    demi  mort  de    froid,   ne   voulant  d'autre 
maître  que  sa  fantaisie.  Pendant  une  course  dans  les  mon- 
tagnes il    compose  La  Captive,    sur   les  vers  de  V.    Hugo 
(Orientales).  Il  est  ravi  de  voir  Naples,  et  le   Vésuve  qu'il 
salue  comme  un  ami  :  «  Il  y  a  en  moi  tant  de  champs  rava- 
gés,   de    palais  déserts,    de    ruines    déjà    froides,    que   je 
cherche  au  moins  au  dehors  le  mouvement,  la  chaleur,  la 
vie.  Il  y  a  tant  de  matières  fulminantes  accumulées  an  fond 
de  mon  caractère  refroidi,  que  vous  pouvez  penser  si  mes 
entrailles  fraternelles  ont  dû  s'émouvoir  aux  cris  du  Vésuve 
souffrant  et  furieux.  J'y  suis  arrivé  h  pied,  à  minuit  :    les 
étoiles  scintillaient  sur  ma  tête;  au-dessous  de  moi.  la  mer. 


HKCTOK    BKRLIOZ  73 

resplendissante  des  feux  des  pêcheurs,  semblait  une  vaste 
prairie  avec  un  conciliabule  de  vers  luisants,  et,  tout  près, 
le  Vésuve  soufflant,  râlant,  vomissant  contre  le  ciel  des 
tourbillons  de  flammes  et  de  roches  fondantes,  comme  de 
brûlants  blasphèmes  auxquels  j'applaudissais  avec  trans- 
port »  (lettre  du  12  janvier  1832,  à  Mme  Lesueur). 

Une  lettre  du  7  nov.  1832  nous  montre  Berlioz  rentré  à 
Paris  et  logeant,  rue  Neuve-Saint-Marc,  dans  la  maison 
anciennement  habitée  par  Henriette  Smithson  qui  occupait 
et  tourmentait  plus  que  jamais  sa  pensée.  Là  commence  une 
période  de  grande  activité  créatrice  et  de  luttes  souvent 
tragiques,  où  se  succèdent  et  se  mêlent  souvent  les  mys- 
tères joyeux,  les  mystères  douloureux,  les  mvstères  glo- 
rieux d'une  biographie  ravagée  par  les  passions.  Le  grand 
musicien  est  presque  toujours  talonné  par  le  besoin,  au 
point  de  ne  pouvoir  lui  échapper  qu'à  force  de  travail,  de 
patience  et  de  courage  (lettre  du  2  août  1835).  Il  a  des 
amis  illustres,  V.  Hugo,  de  Vigny,  Liszt.  Chopin,  Paga- 
nini,  Emile  et  Antony  Deschamps,  Legouvé,  Brizeux, 
E.  Sue...,  et  des  ennemis  d'élite  :  Cherubini  l'exècre  «  tout 
en  affectant  une  amitié  obséquieuse  »,  et  Fétis  ne  vaut  pas 
mieux.  L'exaltation  de  son  caractère,  l'àpreté  à  se  tour- 
menter soi-même,  la  violence  de  ses  jugements  restent  les 
mêmes.  Il  connaît  de  «  profonds  abattements  succédant 
toujours  à  ces  rages  concentrées  qui  rongent  intérieure- 
ment »  et  qu'il  appelle  des  tremblements  de  cœur  sans 
éruption  (lettre  à  Liszt.  25  juin  1836).  Mais  le  génie  eut 
ses  heures  d'éclatante  revanche!  La  première  fut  le  concert 
du  9  décembre  1832,  où  fut  joué  Y  Episode  de  la  vie  d'un 
artiste,  remaniement  de  la  Symphonie  fantastique  avec  Le 
Retour  à  la  Vie,  «  mélologue  »  composé  de  musique  et 
déclamation,  pour  soli,  chœur  et  orchestre.  Il  faut  repro- 
duire ici  le  fragment  d'une  lettre  à  A.  du  Bovs.  qu'on  ne 
peut  lire  sans  émotion  : 

Henriette  Smithson  a  été  amenée  à  mon  concert,  ignorant  qu'il 
était  donné  par  moi.  Elle  a  entendu  l'ouverture  dont  elle  est  le  sujet 
et  la  cause  première,  elle  en  a  pleuré,  elle  a  vu  mon  furieux  succès. 
Cela  est  allé  droit  à  son  cœur;  elle  m'a  fait  témoigner  après  le 
concert  tout  son  enthousiasme;  on  m'a  présenté  chez  elle;  elle  m'a 
écouté  tout  en  larmes,  lui  racontant  comme  Othello  les  vicissitudes 


74 


])  AUBF.R    A    RKRLIOZ 


de  ma  vie  depuis  le  jour  où  je  l'aimais:  elle  m'a  demandé  grâce  pour 
les  tourments  qu'elle  m'a  fait  souffrir  (sans  le  savoir,  car  elle  igno- 
rait presque  tout),  et  enfin,  le  18  décembre,  en  présence  de  sa  sœur, 
j'ai  entendu  ces  mots  :  «  Eh  bien,  Berlioz...  je  vous  aime  ».  Depuis 
lors  tous  mes  efforts  se  sont  bornés  à  éteindre  le  volcan  de  ma  tète  : 
j'ai  cru  perdre  la  raison.  Oui,  elle  m'aime  !  Elle  a  un  cœur  de 
Juliette:  c'est  bien  là  mon  Ophélie  !  Quand  je  ne  puis  la  voir,  nous 
nous  écrivons  jusqu'à  trois  lettres  par  jour,  elle  en  anglais,  moi  en 
français;  oh!  mon  cher,  il  y  a  donc  une  justice  au  ciel!  Je  ne  le 
croyais  pas.  Mon  art,  ma  pensée,  c'est  à  vous  deux  que  je  dois  d'être 
ainsi!  Ma  chère  symphonie!  Je  voudrais  la  mettre  sur  un  autel  et  lui 
brûler  des  parfums  (Lettre  du  5  janvier  1833). 

Au  point  de  vue  purement  musical,  abstraction  faite  des 
circonstances  romanesques  d'où  elle  est  sortie,  cette  œuvre 
de  Berlioz  était,  à  plus  d'un  titre,  géniale.  La  passion  la  plus 
désordonnée  en  apparence  s'y  adapte  instinctivement  à  une 
loi  essentielle  de  l'art  classique  et  s'exprime  en  créant  un 
système  que  les  réformateurs  de  l'opéra,  dans  la  suite, 
seront  heureux  de  prendre  pour  modèle.  Remarquons 
d'abord  que  Vidée  fixe  n'est  pas  uniquement  un  phénomène 
passionnel  ou  morbide,  mais  un  principe  fondamental  de 
la  composition  :  reproduire,  en  le  variant  et  même  en  l'al- 
térant, un  thème  principal  autour  duquel  jouent  des  idées 
accessoires,  est  bien,  pour  tout  musicien,  une  règle  supé- 
rieure et  quasi  universelle;  en  exploitant  cette  idée,  on 
devait  arriver  li  créer  la  sonate  appelée  «  cyclique  »,  celle 
dont  toutes  les  parties  s'inspirent  d'un  motif  prédominant, 
toujours  reconnaissable  bien  qu'il  subisse  des  modifications 
de  rythme,  de  structure  mélodique,  de  tonalité,  de  mouve- 
ment et  de  timbre.  En  second  lieu,  lorsque  Berlioz  repré- 
sente un  personnage  déterminé  et  l'idée  précise  attachée  à 
ce  personnage  par  une  formule  mélodique, 


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3X 


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est-il  possible  d'oublier  que,  dans  sa  Tétralogie,  R.  Wagner 
s'est  emparé  de  ce  système  et  en  a  fait  abus?  Berlioz  l'a 
exagère  lui-même  jusqu'il  la  caricature  dans  la  dernière 
scène.  Songe  (Tune  nuit  de  Sabbat,  où  grimace  une  parodie 


HECTOR    BERLIOZ  "  75 

satanique  du  Dies  iras;  en  tout  cas,  on  ne  saurait  mécon- 
naître la  part  d'invention  qui  lui  revient  dans  les  transfor- 
mations parallèles  de  la  symphonie  et  du  théâtre  lyrique 
au  xixe  siècle.  Par  sa  maîtrise  dans  le  maniement  de  l'or- 
chestre, il  créait  d'incontestables  modèles  dont  l'influence 
a  été  aussi  prolongée.  Tous  les  tableaux  dont  se  compose 
la  Fantastique  ont  la  qualité  maîtresse  du  genre  :  une  net- 
teté parfaite,  saisissante,  due  à  une  double  intensité,  celle 
de  la  passion  et  celle  de  la  vision,  auxquelles  s'ajoute  l'art 
de  combiner  les  timbres,  analogue  au  coloris  des  grands 
peintres.  Il  est  impossible  d'entendre  sans  frissonner  d'émo- 
tion les  dernières  pages  de  la  Marche  au  Supplice. 

Lélio  ou  le  Retour  à  la  Vie,  monodrame  lyrique  avec 
orchestre,  chœurs  et  soli  invisibles  (1831),  est  précédé  de 
cet  avertissement  de  l'auteur  : 

Cet  ouvrage  doit  être  entendu  immédiatement  après  la  Symphonie 
fantastique,  dont  il  est  la  fin  et  le  complément.  L'orchestre,  le  chœur 
et  les  chanteurs  invisibles  doivent  être  placés  sur  le  théâtre, 
derrière  la  toile.  L"acteur  parle  et  agit  seul  sur  l'avant-scène.  A  la 
fin  du  dernier  monologue,  il  sort,  et  le  rideau,  se  levant,  laisse  à 
découvert  tous  les  exécutants  pour  le  final. 

Cette  œuvre  additionnelle,  où  passe  un  vent  de  folie,  est 
certainement  ce  que  Berlioz  a  écrit  de  plus  romantique  : 
nulle  part  il  n'a  poussé  aussi  loin  la  liberté  du  plan,  l'au- 
dace de  l'expression,  l'intensité  du  lyrisme  et  de  l'indivi- 
dualisme, avec  cette  sentimentalité  mêlée  de  sarcasmes 
féroces  qui  lui  est  propre.  Sous  le  nom  de  Lélio  composi- 
teur de  musique,  il  se  met  lui-même  sur  la  scène  du  théâtre- 
concert;  au  jeu  de  l'orchestre  invisible,  il  associe  une  série 
de  monologues  où  il  s'acharne,  toujours  en  proie  à  l'idée 
fixe,  à  parler  de  sa  détresse  morale  et  a  jouer  avec  sa  souf- 
france. Ses  premières  paroles  font  suite  au  cauchemar  de 
la  nuit  du  sabbat  : 

((  Lélio.  —  Dieu!  Je  vis  encore...  11  est  donc  vrai  lia  vie  comme  un 
serpent  s'est  glissée  dans  mon  cœur  pour  le  déchirer  de  nouveau... 
Mais  si  ce  perfide  poison  a  trompé  mon  désespoir,  comment  ai-je 
pu  résister  à  un  pareil  songe?.  .  Comment  n'ai-je  pas  été  brisé  par 
les  étreintes  horribles  de  la  main  de  fer  qui  m'avait  saisi?...  Ce 
supplice,    ces   juges,    ces    bourreaux,    ces    soldats,   les   clameurs  de 


76  U  AUBER    A    BERLIOZ 

cette  populace,   ces  pas   graves  et  cadencés   tombant  sur  mon  cœur 
comme  des   marteaux  de  Cyclopes...  Et  l'inexorable   mélodie  reten- 
tissant à  mon  oreille  jusque  dans  ce  léthargique   sommeil,  pour  me 
rappeler  son   image  effacée   et   raviver  la   souffrance    endormie.    La 
voir,  l'entendre,  elle!  elle!...  ses  traits  nobles  et  gracieux  défigurés 
par   une   ironie   aiîreuse,    sa    douce    voix    changée    en    hurlement  de 
bacchante;   puis  ces  cloches,   ce  chant  de   mort  religieux  et  impie, 
funèbre    et    burlesque,    emprunté   à   l'Eglise    par    l'Enfer   pour    une 
insultante  parodie!...  et  encore  elle,  toujours  elle,  avec  son  inexpli- 
cable   sourire,    conduisant    la    ronde    infernale   autour  de   mon  tom- 
beau...   »   —   Ici,    évoquant    un  passé    plus   calme,   Lélio    fait  jouer, 
«  derrière  la  toile  »,  Le  Pêcheur,   ballade   de  Gœthe,  où  il  intercale 
quelques  mots   et   qui  fait  reparaître,   après  la    seconde  strophe,  la 
mélodie  fatidique.  Le  monologue  reprend   alors  :  «  Étrange  persis- 
tance d'un    souvenir!...   Vivre,  pour  moi,  c'est   souffrir;   et  la  mort, 
c'est  le  repos...   Hamletl...    Profonde  et   désolante  conception!  que 
de  mal  tu  m'as  fait!  oh!  il  n'est  que  trop  vrai  :  Shakespeare  a  opéré 
eu  moi  une    révolution  qui    a  bouleversé    mon    être...   »  — -    Ici,    un 
<(  chœur    d'ombres...    Froid    de    la    mort,    nuit    de    la   tombe,    bruit 
éternel  des  pas  du  Temps...  »  —  Nouveau   monologue  :  d'abord,  une 
tirade   sur  l'auteur  d'Hamlet  :  <c   O  Shakespeare!  Shakespeare!  Toi 
dont  les   premières  années  passèrent   inaperçues,  dont  l'histoire  est 
presque    aussi    incertaine  que   celle  d'Ossian  et  d'Homère,   quelles 
traces  éblouissantes  a  laissées  ton  génie  !...  »  La  tirade  est  suivie  d'une 
bordée  d'injures  contre  les  défenseurs  du  goût  classique.  On  trouve 
ensuite  :  1°  une   Chanson  de  brigands  où  un  chef  de   bande  chante  : 
«Nous  allons  boire  à  nos  maîtresses  dans  les  crânes  de  leurs  amants»; 
2°  un  nouveau  monologue  de  Lélio,  débutant  ainsi  :  «  Que  mon  esprit 
flotte   incertain! ...    3°    un    Chant    de    bonheur,    où    Lélio    est   censé 
écouter  sa  propre  voix;  4°,  un  5'"  monologue  :  «   Oh!  que  ne  puis-je 
la  trouver,  cette  Juliette,  cette  Ophélie  que  mon  cœur  appelle!  Que 
ne  puis-je  m'enivrer   de   cette  joie   mêlée  de  tristesse  que  donne  le 
véritable  amour;  et,  un  soir  d'automne,  bercé  avec  elle  par  le  vent 
du   nord  sur  quelque  bruyère  sauvage,   m'endormir  enfin   dans  ses 
bras,  d'un  mélancolique  et  dernier  sommeil  !  etc.  »;  5°  un  bref  mor- 
ceau symphonique  commentant  cette  idée;  6°,  un  6*  monologue  où  le 
sujet  du  poème  est  enfin  abordé  :  puisque  la  mort  n'a  pas   voulu  de 
lui,  Lélio  vivra  en  demandant  à  l'art  de  le  consoler  :  «  O  Musique! 
maîtresse  fidèle  et  pure,   respectée  autant   qu'adorée,  ton   ami,    ton 
amant    t'appelle     à     son    secours  ;     viens,    viens,    déploie    tous     tes 
charmes!...  »  Berlioz  trace  alors  le  programme  d'une  symphonie  d'où 
les  couleurs   sombres    seront  exclues.   La   toile  se  lève.  On  voit  des 
musiciens  assis  sur  une  estrade;   des   choristes    viennent  se   ranger 
sur  les  côtés  de  la  scène.  Lélio  donne  alors  aux  exécutants  ces  ins- 
tructions pitoyables,  dramatiques  parce   qu'il  cherche  à  se  tromper 
lui-même  en  jouant  le  retour  au  sang-froid  et  à  la  santé    ;   «   Laissez 
la  place  pour  le  piano.  Ici!  ici!  Vous  ne  comprenez  donc  pas  qu'ainsi 
tournés  les  pianistes  ne  verront  pas  le  chef  d'orchestre?...    Encore 
plus  à  droite;  bien  !  nous  allons  essayer  une  Fantaisie  sur  la  Tempête 


HECTOR     BERLIOZ  77 

de  Shakespeare.  Regardez  le  plus  souvent  possible  les  mouvements 
de  votre  chef;  c'est  le  seul  moyen  d'obtenir  cet  ensemble  nerveux, 
carré,  compact,  si  rare  même  dans  les  meilleurs  orchestres.  Les 
chanteurs  ne  doivent  pas  tenir  leur  cahier  de  musique  devant  leur 
visage;  ne  voyez-vous  pas  que  la  transmission  de  la  voix  est  ainsi 
plus  ou  moins  interceptée?  N'exagérez  pas  les  nuances,  ne  confondez 
pas  le  niezzo  forte  avec  le  fortissimo.  Pour  le  style  mélodique  et 
l'expression,  je  n'ai  rien  à  vous  dire;  etc..  »  L'imitation  de  Shakes- 
peare [Hamlet)  est  visible:  tout  cela  est  fou!  7°  Cette  étrange  sym- 
phonie continue  par  la  Fantaisie  annoncée  sur  la  Tempête,  avec 
Chœur  des  Esprits  de  l'air  et,  à  la  traverse,  une  reprise  de  l'Idée 
fixe...  —  ((  Assez  pour  aujourd'hui,  conclut  Lélio;  votre  exécution 
est  remarquable  par  la  précision,  l'ensemble,  la  chaleur...  Adieu, 
mes  amis,  je  suis  souffrant;  laissez  moi  seul!  »  Une  partie  de  l'or- 
chestre et  tout  le  choeur  sortent  alors.  Quand  le  devant  de  la  scène 
est  dégagé,  la  toile  se  baisse  de  nouveau.  Lélio  se  retrouve  seul  sur 
l'avant-scène.  Après  un  bref  silence,  l'orchestre  fait  entendre,  derrière 
la  toile.  l'Idée  fixe  de  la  Symphonie  fantastique.  Lélio  s'arrête 
comme  frappéau  cœur  d'un  coup  douloureux,  et  s'écrie  :  «Encore!... 
Encore  et  pour  toujours!  » 


Le  retour  à  la  vie  ne  sera  donc  qu'un  retour  à  la  souf- 
france et  a  l'esclavage'  Cette  œuvre  originale,  maladive,  se 
rattache  par  des  liens  si  étroits  à  des  faits  réels,  qu'elle 
échappe  aux  mesures  habituelles  de  la  critique.  Ne  pas 
laisser  l'auditeur  sous  l'impression  de  ricanements  sacri- 
lèges, revenir  à  la  Musique  comme  à  la  grande  consola- 
trice, donner  à  l'artiste  une  revanche  sur  l'homme,  était 
une  très  belle  idée;  Berlioz  l'introduit  assez  gauchement, 
et  très  tard,  après  des  hors-d'œuvre,  selon  l'habitude  qui, 
en  un  sujet  déterminé,  lui  fait  toujours  donner  à  l'acces- 
soire plus  de  place  qu'à  l'essentiel.  Le  musicien  de  génie, 
victime  d'un  amour  malheureux,  et  surtout  victime  de  lui- 
même,  inspire  une  profonde  sympathie;  on  regrette  qu'il 
n'ait  pu  dominer  suffisamment  et  épurer  sa  souffrance  pour 
en  tirer  (comme  Musset,  en  un  cas  analogue,  ou  comme 
l'auteur  de  Tristan)  une  œuvre  de  plasticité  parfaite, 
répondant  bien  à  son  propre  dessein  ;  on  regrette  aussi  ce 
mélange  de  musique  incohérente  et  de  littérature  assez 
médiocre,  de  symphonie  et  de  polémique  :  ce  dévergondage 
d'une  imagination  qui  pousse  des  pointes  en  des  sens 
opposés,  et  qui  crée  des  disparates  fâcheux,  finit  par 
n'être  plus  musical. 


78  D'AUBER    A    BERLIOZ 

La  symphonie  fantastique,  pleine  de  pages  fulgu- 
rantes, lancée  comme  un  défi  à  toutes  les  convenances,  eut 
un  succès  d'enthousiasme.  La  consécration  des  attaques 
injustes  ne  lui  fit  pas  défaut.  Dans  Le  Temps  du  14  décembre, 
Fetis  écrivait  :  «  M.  Berlioz  n'est  pas  musicien  ».  Il  est 
vrai  que  dans  Lélio,  Fétis  avait  été  le  sujet  d'une  tirade 
cinglante  contre  les  correcteurs  de  chefs-d'œuvre,  et  fort 
malmené  :  «  Malédiction  sur  eux!  avait  déclamé  Bocage 
en  imitant  les  gestes  et  l'attitude  du  docte  critique;  ils 
font  à  l'art  un  ridicule  outrage!  Tels  ces  vulgaires  oiseaux 

o  o 

qui  peuplent  nos  jardins  publics...  Quand  ils  ont  sali  le 
front  de  Jupiter  ou  le  sein  de  Vénus,  ils  se  pavanent,  fiers 
et  satisfaits,  comme  s'ils  venaient  de  pondre  un  œuf 
d'or.  » 


L'orchestre  de  la  symphonie  fantastique  est  ainsi  constitué  (pre- 
mière scène)  :  2  flûtes,  2  hautbois,  2  clarinettes  en  si ;  bémol,  2  cornets 
à  pistons  en  sol,  2  trompettes  en  ut,  2  cors  en  mi  bémol  et  2  cors  en 
ut,  4  bassQns,  timbales  ut-sol,  1ers  violons  (au  moins  15),  2es  violons 
(au  moins  15),  altos  (au  moins  10),  violoncelles  (au  moins  11), 
contrebasses  (au  moins  9).  — ■  La  partition  gravée  fut  dédiée  «  à 
Nicolas  Ier,  empereur  de  toutes  les  Russies  ».  Wagner,  peu  juste 
et  ingrat,  en  a  fait  un  éloge  très  ironique,  concluant  sur  une  réserve 
inadmissible  :  «  Berlioz  connaissait  les  symphonies  de  Beethoven;  il 
y  a  plus,  il  les  comprenait;  elles  l'avaient  inspiré,  elles  avaient  enivré 
son  esprit.  Il  sentit  alors  qu'il  ne  pouvait  devenir  Beethoven,  mais 
il  eut  aussi  la  sensation  qu'il  ne  pouvait  pas  écrire  comme  Auber.  Il 
devint  Berlioz  et  écrivit  sa  Symphonie  fantastique,  œuvre  qui  eût 
fait  sourire  Beethoven,  tout  comme  elle  a  fait  sourire  Auber,  mais  qui 
était  capable  de  plonger  Paganini  dans  l'extase  la  plus  fiévreuse,  et 
de  gagner  à  son  auteur  un  parti  qui  ne  veut  entendre  d'autre  musique 
au  monde  que  la  Symphonie  fantastique  de  Berlioz.  Quiconque  entend 
cette  symphonie  ici,  à  Paris,  exécutée  par  l'orchestre  de  Berlioz,  croit 
certainement  entendre  une  merveille  qu'il  n'a  jamais  encore  entendue. 
Une  richesse  intime  énorme,  une  imagination  vigoureuse  fait  jaillir 
comme  d'un  cratère  tout  un  bourbier  de  passions;  ce  que  nous 
apercevons,  ce  sont  des  nuages  de  fumée  aux  proportions  colossales, 
que  partagent  seulement  les  éclairs  et  des  bandes  de  feu  modelées 
eu  formes  fugitives.  Tout  est  énorme,  hardi,  mais  infiniment  doulou- 
reux. On  n'y  rencontre  nulle  part  la  beauté  de  la  forme,  nulle  part 
ce  fleuve  majestueusement  tranquille,  à  la  marche  sûre,  auquel  nous 
voudrions,  pleins  d'espoir,  nous  lier  »  (écrit  en  1841;  Bayreuther 
Blàlter,  1884,  p.  65  et  66). 

Berlioz  dut  gravir  un  douloureux  calvaire  avant  d'épouser  l'actrice 
Henriette  Smithson.  Cet  amour  joua  un  si  grand  rôle  dans  sa  vie  de  corn- 


HECTOR    BERLIOZ  79 

positeur,  que  nous  en  indiquons  le  caractère  par  les  textes  suivants  : 

<■<    ...    —    Mais,    a-t-elle    dit,    s'il   m'aime    véritablement    et   si    son 

amour  n'est  pas  de  la  nature  de  ceux  que  j'ai  le  devoir  de  mépriser, 

ce    ne    sont   pas    quelques    mois    d'attente    qui    pourront    lasser    sa 

constance.  —  Oh!  Dieu!  si  je  l'aime  véritablement! Comment!  Je 

parviendrais  à  être  aimé  d'Ophélie?  ou  du  moins  mon  amour  la 
flatterait,  lui  plairait?...  Mon  cœur  se  gonfle  et  mon  imagination  fait 
des  etîorts  terribles  pour  comprendre  cette  immensité  de  bonheur, 
sans  y  réussir.  Comment!  Je  vivrais  donc?  J'écrirais  donc?  J'ouvri- 
rais mes  ailes?  O  dear  friend!  O  my  heart!  O  Life!  O  Love!  AU! 
AU!  »  [Lettre  d'H.  Berlioz  à  son  ami  Ferrand,  2  février  1829.) 

«  ...  Oui.  mon  pauvre  et  cher  ami,  mon  cœur  est  le  foyer  d'un 
horrible  incendie;  c'est  une  forêt  vierge  que  la  foudre  a  embrasée; 
de  temps  en  temps  le  feu  semble  assoupi,  puis  un  coup  de  vent...  un 
éclat  nouveau...  le  cri  des  arbres  s'abîmant  révèlent  l'épouvantable 
puissance  du  fléau  dévastateur.  »  [Lettre  du  même  au  même, 
21  août  1829.)  —  Un  mois  avant  le  mariage  : 

«  Je  ne  sais  ce  que  je  vous  avais  écrit  de  ma  séparation  d'avec 
cette  pauvre  Henriette,  mais  elle  n'a  pas  encore  eu  lieu,  elle  n'a  pas 
voulu.  Depuis  lors,  les  scènes  sont  devenues  plus  violentes;  il  y  a 
eu  un  commencement  de  mariage,  un  acte  civil  que  son  exécrable 
sœur  a  déchiré:  il  y  a  eu  des  désespoirs  de  sa  part;  il  y  a  eu  un 
reproche  de  ne  pas  l'aimer;  là-dessus,  je  lui  ai  répondu,  de  guerre 
lasse,   en  m'empoisonnant  à    ses  yeux.   Cris  affreux  d'Henriette!  — 

Désespoir  sublime! Rire  atroce  de  ma  part!...   désir  de  revivre 

en  voyant  ses  terribles  protestations  d'amour...  émétique...  ipéca- 
cuana  !  vomissements  de  deux  heures.  Il  n'est  resté  que  deux  grains 
d'opium;  j'ai  été  malade  trois  jours,  et  j'ai  survécu.  Henriette, 
désespérée,  a  voulu  réparer  tout  le  mal  qu'elle  venait  de  me  faire, 
et  m'a  demandé  quelles  actions  je  voulais  lui  dicter,  quelle  marche 
elle  devait  suivre  pour  fixer  enfin  notre  sort;  je  le  lui  ai  indiqué.  Elle 
a  bien  commencé,  et  à  présent,  depuis  trois  jours,  elle  hésite  encore, 
ébranlée  par  les  hésitations  de  sa  sœur  et  par  la  crainte  que  lui  cause 
notre  misérable  situation  de  fortune.  Elle  n'a  rien  ;  et  je  l'aime  ;  et  elle 
n'ose  me  confier  son  sort...  »  [Du  même  au  même,  30  août  1833.) 
Pour  compléter  ces  renseignements  sur  la  Symphonie  fantastique, 
voici  les  deux  épigraphes  de  l'œuvre,  non  reproduites  dans  l'édition 
française,  mais  figurant  dans  le  manuscrit  autographe  : 

Certes,  plus  d'un  vieillard  sans  flamme,  sans  cheveux, 
Tombé  de  lassitude  au  bout  de  tous  'ses  vœux, 
Pâlirait,  s'il  voyait,  comme  un  gouffre  dans  l'onde, 
Mon  âme  où  ma  pensée  habite  comme  un  monde, 
Tout  ce  que  j'ai  souffert,  tout  ce  que  j'ai  tenté, 
Tout  ce  qui  m'a  menti  comme  un  fruit  avorté, 
Mon  plus  beau  temps  passé  sans  espoir  qu'il  renaisse, 
Les  amours,  les  travaux,  les  deuils  de  ma  jeunesse, 
Et,  quoiqu'encor  à  l'âge  où  l'avenir  sourit, 
Le  livre  de  mon  cœur  à  toute  page  écrit. 

(Victor  Hugo.) 


80 


D  AUBER    A    BERLIOZ 


Nou9  sommes  aux  dieux  ce  que  sont  les  mouches 
Aux  folâtres  enfants  :  ils  nous  tuent  pour  s'amuser, 

(Shakespeare,  Le  roi  Lear.) 


Tout  aussi  «  fantastique  »  fut  Harold  en  Italie,  grande 
symphonie  avec  alto  principal,  terminée  le  22  juin  1833; 
elle  eut  peu  de  succès  la  première  fois,  par  suite  d'une 
exécution  «  un  peu  chancelante  »,  au  concert  du  23  no- 
vembre; mais  en  1835  et  dans  la  suite,  l'œuvre  fut  de  plus 
en  plus  appréciée.  Ce  titre  byronesque  mettait  à  peine  un 
lien  entre  des  tableaux  dont  l'ensemble  aurait  pu  être 
appelé  exactement  «  Impressions  d'Italie  »  :  Harold  aux 
montagnes,  «  scènes  de  mélancolie,  de  bonheur  et  de  joie  »  ; 
Marche  des  pèlerins  chantant  la  prière  du  soir;  Sérénade 
d'un  montagnard  des  Abruzzes  à  sa  maîtresse,  Orgie  de 
brigands.  Berlioz  est  de  la  famille  artistique  de  Byron  : 
c'est  lui-même  qu'il  met  en  scène  sous  divers  masques. 
Avec  son  imagination  de  poète  et  ses  hardiesses  coutu- 
mières  de  coloriste,  il  évoque  les  souvenirs  de  l'époque 
où,  fuyant  la  société  romaine,  il  vagabondait,  un  fusil  sur 
l'épaule,  observant  et  rêvant,  dans  la  campagne  italienne. 
Au  lieu  de  chercher  à  peindre,  selon  la  coutume  banale, 
l'Italie  voluptueuse  et  ensoleillée,  il  reste  très  personnel, 
et  débute  par  une  scène  où  il  exprime  l'inquiétude,  le 
malaise  de  l'âme,  l'angoisse  des  rêves  non  réalisés.  Une 
des  pages  les  plus  belles  du  poème  est  la  Marche  des  pèle- 
rins, avec  son  paradoxal  mouvement  d'Allegretto  et  cette 
note  de  cor  obstinée  {ut  naturel,  9e  de  la  dominante  du 
ton),  touche  de  couleur  en  clair-obscur,  dissonance  admi- 
rable, persistant  jusqu'à  la  fin;  elle  donne  à  la  scène  un 
lointain  estompé  de  mélancolie  qui  suffit  à  suggérer  l'idée 
d'un  crépuscule  enveloppant,  d'une  douceur  infinie  : 


Flûte 
Hautb.  . 
HarpeJ^ ^1 


I 


m 


Violons 


; 


T 


+  -- 


non   leaato 

m  J       i 


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Éfc 


MKCTOR    BERLIOZ 


81 


Inst.  a  vent 


Flûte  , 

HauthL — .1 


L'orchestre  d'IIarold  est  ainsi  composé  (première  scène  I  :  flûtes, 
hautbois,  clarinettes,  1er  et  2e  cors  en  sol.  3e  et  4e  cors  en  ré, 
2  trompettes  en  ut,  2  cornets  à  pistons  en  la,  4  bassons,  trombones, 
triangles,  timbales  sol  et  ut.  harpe,  alto  solo,  1er  violon  (au  moins  15), 
2e  violon  (id.),  alto  (au  moins  10).  violoncelles  (au  moins  12),  contre- 
basses i  au  moins  9). 


La  Sérénade,  souvenir  des  musettes  et  des  chansons 
entendues  dans  les  Etats  romains,  a  la  fraîcheur  des 
rythmes  et  des  airs  populaires  (avec  une  secrète  mélancolie 
dans  l'accompagnement).  Elle  est  dramatisée  par  la  mélan- 
colie du  rêveur  Harold  qui  lui  répond.  Quant  à  la  dernière 
scène,  où  se  mêlent  des  réminiscences  de  toutes  les  précé- 
dentes, et  où  Berlioz,  parodiant  un  usage  classique  de  la 
composition,  semble  narguer  les  thèmes  dont  il  s'est  déjà 
servi,  c'est  un  des  sabbats  les  plus  violents  qui  aient  jamais 
secoué  l'orchestre,  une  véritable  orgie  instrumentale,  un 
digne  pendant  de  la  Marche  au  supplice  dans  la  Fantastique 
et  du   Tuba  mirum  dans  le  Requiem. 

Le  17  avril  1835,  Berlioz  écrivait  à  sa  sœur  Adèle  (la 
seule  dont  l'affection  ne  lui  avait  pas  manqué  depuis  son 
mariage  avec  Henriette  Smithson)  :  «  Hugo  m'a  offert  un 
opéra  le  mois  dernier;  Scribe  de  son  côté  en  a  fait  autant; 
mais   ces  offres   sont  inutiles  à   cause  de   l'opposition   des 

Combarieu.  —  Musique.  III.  6 


82  D  AUBER    A    BERLIOZ 

directeurs  de  l'Opéra-Comique.  Il  me  faut  écrire  encore 
pendant  quelques  années  hors  du  théâtre  avant  de  mettre 
le  pied  sur  la  nuque  de  ces  stupides  industriels.  En  atten- 
dant, c'est  une  vie  bien  pénible  et  bien  cruelle  que  la 
mienne  sous  le  rapport  de  l'art.  Etre  obligé  de  voir  les 
plus  belles  années  de  ma  vie  perdues  pour  la  musique  dra- 
matique, par  la  seule  raison  que  trois  gredins  ont  en  même 
temps  le  malheur  d'être  des  imbéciles!  »  Il  y  avait  peu  de 
clairvoyance  et  de  justice  dans  ces  plaintes  brutales.  Pour 
devenir  homme  de  théâtre,  Berlioz  avait  des  qualités 
superflues,  et  ne  possédait  peut-être  pas  tout  l'essentiel. 
Son  esprit  était  trop  indiscipliné  pour  s'astreindre  à  cer- 
taines exigences  du  genre.  Avec  moins  de  génie,  Meyerbeer 
était  mieux  doué  pour  le  succès.  Benvenuto  Cellini  subit 
un  échec  éclatant;  une  tentative  en  1913,  pour  réhabiliter 
l'œuvre,  ne  fut  pas  plus  heureuse.  Le  sujet,  mettant  en 
vedette  «  un  bandit  homme  de  génie  »,  était  bien  dans  la 
note  du  romantisme  berliozien  .  Le  livret,  rédigé  sur  les 
indications  du  compositeur  par  A.  Barbier  et  L.  de  Waillv, 
avait  été  d'abord  refusé  par  l'Opéra  dont  la  résistance  ne 
céda  qu'à  une  intervention  ministérielle  et  à  l'influence, 
alors  très  puissante,  du  Journal  des  Débats.  Sûr  de  lui. 
Berlioz  avait  écrit  sa  partition  malgré  le  premier  échec  de 
ce  livret  semi-sérieux,  où  le  bouffon  et  le  trivial  se  mêlaient 
de  façon  agressive  à  l'héroïque,  et  qui  dut  subir  un  assez 
grand  nombre  de  remaniements.  Après  bien  des  vicissi- 
tudes et  des  ajournements,  l'ouvrage  fut  joué,  sans  luxe 
de  mise  en  scène,  le  10  septembre  1838.  Les  ennemis  du 
compositeur  y  trouvèrent  l'occasion  de  plaisanteries 
faciles  ;  ses  amis  s'efforcèrent  vainement  de  créer  un  peu 
d'enthousiasme.  Le  chiffre  des  recettes  (moins  de 
3  000  francs,  alors  qu'une  représentation  des  Huguenots 
valait  près  de  9  000)  parut  une  preuve  sans  réplique  de 
défaite  irrémédiable.  «  Nous  avons  eu  tort  de  croire  qu'un 
livret  d'opéra  roulant  sur  un  intérêt  d'art,  sur  une  passion 
artiste,  pourrait  plaire  â  un  public  parisien  »  {lettre  de 
Berlioz  à  son  père,  20  sept.  1838).  La  vérité,  c'est  que 
la  pièce  était  mal  construite,  sans  action,  incohérente, 
dépourvue  d'intérêt;  c'est  aussi  que  la  musique,  malgré  de 
très   belles   pages,  participait  quelquefois   de  ces  défauts; 


HECTOR    BERLIOZ  83 

1'  «  odieux  »  italianisme  s'y  montrait  plus  dune  fois.  On 
avait  annoncé  que  Berlioz  devait  bouleverser  le  monde 
musical  ;  et  cette  menace  de  révolution  ne  se  trouvait  pas 
justifiée.  Le  Carnaval  romain  écrit  en  1844,  qui  sert  de 
«  seconde  ouverture  »  à  Benvenuto,  est  resté  au  répertoire 
des  concerts.  De  Weimar,  le  21  février  1854,  Liszt  écri- 
vait à  Wagner  :  «  Berlioz  reviendra  à  Hanovre  à  la  fin  de 
mars  ;  puis  il  ira  à  Dresde  où  il  dirigera  quelques  concerts 
au  théâtre...  on  parle  d'une  représentation  de  Cellini  à 
Dresde.  Cet  opéra  est  l'œuvre  la  plus  fraîche,  la  mieux 
tournée  qu'ait  produite  Berlioz  ;  sa  chute  à  Paris  et  à 
Londres  n'est  que  le  résultat  de  vulgaires  infamies  et  de 
l'inintelligence  du  public.  » 

L'histoire  de  Benvenuto  est  traversée  par  la  préparation 
d'une  œuvre  qui  ne  rencontra  guère  moins  d'obstacles  : 
le  Bequiem.  Vers  la  fin  de  l'été  de  1835,  Berlioz  annonçait 
à  son  ami  Ferrand  qu'il  avait  commencé  un  immense 
ouvrage  intitulé  Fête  funèbre  à  la  mémoire  des  hommes 
illustres  de  la  France.  Il  eut  un  sursaut  d'enthousiasme 
lorsqu'en  mars  1837  le  Ministre  de  l'Intérieur,  M.  de 
Gasparin,  le  chargea  d'écrire  une  Messe  pour  l'anniversaire 
de  la  mort  du  maréchal  Mortier  tué  par  la  machine  infer- 
nale de  Fieschi,  le  28  juillet  1835.  Cherubini  avait  déjà 
écrit  un  Bequiem;  Berlioz  jouit  avec  une  ironie  un  peu 
féroce  de  la  préférence  qui  lui  était  accordée.  Son  imagi- 
nation fut  surtout  exaltée  par  le  texte  du  Dies  iree  :  «  Il 
m'avait  enivré  à  un  tel  point,  écrit-il  à  sa  sœur  Adèle,  que 
rien  de  lucide  ne  se  présentait  à  mon  esprit,  ma  tête  bouil- 
lonnait, j'avais  des  vertiges.  »  Soudain,  on  annonce  qu'après 
trois  jours  d'indécision,  le  Conseil  des  ministres  a  sup- 
primé la  cérémonie  pour,  des  raisons  politiques  !  «  Dis- 
moi,  écrit  le  compositeur  à  Liszt,  s'il  n'y  a  pas  là  de  quoi 
souffler  comme  un  cachalot!  Tout  marchait  à  souhait, 
j'étais  sûr  de  mon  affaire,  l'ensemble  des  quatre  cent  vingt 
musiciens  était  disposé  et  accordé  comme  un  de  tes  excel- 
lents pianos  Erard!...  »  Le  Bequiem  trouva  pourtant  son 
emploi,  mais,  selon  le  mot  du  Figaro,  après  avoir  frappé 
à  plusieurs  tombes  et  reçu  maintes  fois  la  réponse  :  Ce 
n'est  pas  ici!  Il  fut  acquis  (au  prix  de  quatorze  mille  francs) 
pour  la  cérémonie  funèbre   qui    eut   lieu  aux  Invalides  en 


84  1>  AUHEH    A    BERLIOZ 

l'honneur  du  général  Damrémont  et  des  autres  Français 
tués  au  siège  de  Constantine  le  12  oet.  1837.  Trois  cents 
musiciens  l'exécutèrent  le  5  déc.  1837,  à  midi,  aux  Inva- 
lides, en  présence  des  princes  de  la  famille  royale,  du  corps 
diplomatique,  de  la  Chambre  des  pairs  et  de  la  Chambre 
des  députés,  de  la  Cour  de  Cassation,  de  tous  les  corps 
constitués,  enfin  du  public  habituel  de  l'Opéra  et  des 
Italiens.  Berlioz  raconte  que  le  chef  d'orchestre  Habeneck 
(son  ancien  ennemi)  eut  une  singulière  insolence  :  à  un 
moment  où  le  tempo  s'élargit  et  où  l'action  du  chef  est 
indispensable,  Habeneck  tira  tranquillement  une  tabatière 
de  sa  poche  et  prit  une  pincée  de  tabac!...  Il  déclare  d'ail- 
leurs que  «  l'effet  fut  terrible  sur  la  majorité  des  auditeurs  », 
mais  que  «  la  minorité  n'a  rien  senti  ni  compris  et  ne 
sait  trop  que  dire  ». 

Ce  Requiem  est  une  œuvre  dramatique  et  descriptive, 
beaucoup  plus  qu'une  prière.  Berlioz  laisse  de  côté  les 
ressources  qu'auraient  pu  lui  fournir  les  modèles  litur- 
giques. Il  refait  à  sa  façon,  —  qui  ne  vaut  pas  celle  de 
l'Eglise,  —  le  chant  du  Dies  irse;  il  semble  en  vouloir  à  cet 
admirable  thème  :  il  l'a  parodié  dans  la  Fantastique;  et  il 
termine  ainsi  ses  Grotesques  :  «  Chassons  les  idées  noires 
et  d'une  voix  légère  chantons  ce  gai  refrain  si  connu  : 
(suit  le  texte  du  Dies  irie  liturgique  !  !).  Bien  qu'il  emploie 
quelquefois  le  style  a  capella  et  qu'il  ne  néglige  pas  le 
fugato,  il  s'écarte  de  la  tradition  sur  la  plupart  des  points 
et  suit,  avec  sa  grande  imagination  passionnée,  un  senti- 
ment tout  personnel  du  sujet.  L'idée  d'employer  plusieurs 
orchestres  distincts  n'était  pas,  en  soi,  une  nouveauté. 
Sans  parler  de  certains  opéras  comme  ceux  de  Spontini, 
Méhul,  dans  une  composition  destinée  à  célébrer  l'anni- 
versaire du  14  juillet,  avait  employé  trois  orchestres 
distincts  (le  15  messidor,  an  VIII);  et  quelques  mois  après, 
pour  l'exécution  de  son  Ode  sympho nique  en  faveur  du 
rétablissement  de  la  paix  (dans  la  chapelle  des  Invalides, 
alors  «  Temple  de  Mars  »,  le  1er  vendémiaire,  an  VIII), 
Lesueur,  qui  avait  la  manie  de  diviser  ses  interprètes,  avait 
employé  un  très  nombreux  orchestre,  divisé  en  quatre 
groupes.  Mais,  s'il  faut  s'en  rapporter  au  compte  rendu  de 
cette  dernière  œuvre  donné  par  le  Mercure  de  France,  la 


Hector  Berlioz  85 

distinction  des  orchestres  était  motivée  uniquement  par 
celle  des  sentiments  à  exprimer  et  de  leurs  nuances.  Dans 
le  Requiem,  Berlioz  a  voulu  sans  doute  obtenir  un  con- 
traste esthétique,  mais  aussi  et  surtout  composer  un  tableau 
grandiose  dont  les  motifs  ont  une  position  déterminée  dans 
l'espace,  à  une  distance  réelle  les  uns  des  autres.  îl  n'est 
pas  moins  original  dans  le  détail  du  style.  Au  lieu  de 
déployer  le  Kyrie  en  phrases  solennelles,  il  le  condense 
en  formules  brèves,  réalistes  en  leur  mode  de  déclamation 
lyrique,  émises  tour  à  tour  par  les  voix  de  femmes,  les 
ténors  et  les  basses;  dans  le  Lac.rymosa,  il  lui  arrive  de 
côtoyer,  sans  s'y  abandonner  complètement,  la  mélodie  de 
théâtre.  Il  a  voulu  surtout  produire  des  effets  d'angoisse, 
d'effroi,  d'épouvante  même.  Le  Tuba  mirum  où  éclatent  de 
divers  côtés  les  fanfares  annonciatrices  du  Jugement. 
accompagnées  aux  timbales  par  des  grondements  de 
tonnerre  prolongés,  fait  passer  des  frissons  sur  l'auditeur  ; 
c'est  une  scène  qui  suffirait  à  mettre  hors  de  pair  cet  admi- 
rable poème  romantique. 

Nous  avons  déjà  vu,  au  xvi«  siècle,  des  compositeurs  tels  qu'Ugo- 
lini,  Agostini,  Abbatini,  Benevoli,  rechercher  les  grandes  masses 
vocales  et  écrire  leurs  messes,  leurs  hymnes  jusqu'à  48  parties  et 
plus.  Berlioz  a  une  tendance  analogue,  mais  plus  exagérée  encore  : 
il  associe  les  masses  instrumentales  aux  masses  vocales  et  l'esprit 
des  fêtes  de  la  Révolution  au  genre  religieux.  L'orchestre  de  sa 
Messe  était  ainsi  constitué,  pour  l'Introït  :  4  flûtes,  2  hautbois, 
2  cors  anglais,  4  clarinettes  en  si  bémol,  6  cors  en  ut  et  6  cors  en 
mi  bémol,  8  bassons,  25  1ers  violons,  25  2es  violons,  20  altos,  20  vio- 
loncelles, 18  contrebasses  ;  pour  les  voix  :  70  soprani.  60  ténors, 
70  basses.  Dans  le  Tuba  mirum  du  a  Dies  iras  »,  venaient  s'ajouter  à 
cette  masse  imposante  4  orchestres  d'instruments  de  cuivre  placés, 
isolément,  aux  quatre  angles  du  groupe  central  :  le  1er,  formé  de 
4  cornets  à  pistons  en  si  bémol,  de  4^  trombones  ténors  et  d'un 
ophicléide  monstre  à  pistons;  le  2e,  de  4  trompettes  et  de  4  trom- 
bones ténors;  le  3e  et  le  4e,  comme  le  précédent,  plus  8  paires  de 
timbales,  2  grosses  caisses,  10  paires  de  cymbales,  4  tamtams... 
Par  contraste,  le  n°  5,  Quœrcus  me,  est  un  chœur  sans  accompagne- 
ment. Les  5  orchestres  reparaissent  dans  le  n°  6,  Lacrynwsa  dies 
illa.  Dans  le  Sanctus,  il  y  avait,  avec  8  bassons,  4  cors  en  mi  bémol, 
4  cors  en  mi  naturel,  4  cors  en  si  bémol,  4  cornets  à  pistons  en  si 
bémol,  4  ophicléides  en  ut.  L'édition  originale  qu'on  trouve  à  la 
B.N.  (Vin  121)  est  un  in-f°  de  156  pages,  portant  cette  indication  : 
<c  Op.  5,  Messe  des  morts,  dédiée  à  M.  le   Comte  Gasparin,  pair  de 


86  D AUBER    A    BERLIOZ 

France  ».  Le  Conservatoire  de  Paris  possède  un  exemplaire  de  la 
partition  pour  orchestre,  corrigé  de  la  main  de  Berlioz  et  «  conforme 
à  la  2e  édition  ainsi  qu'aux  parties  séparées  ».  La  réduction  pour 
piano  et  chant,  publiée  chez  Brandus,  a  pris  ces  mots  pour  épigra- 
phe :  «  Si  j'étais  menacé  de  voir  brûler  mon  œuvre  entière,  moins 
une  partition,  c'est  pour  la  Messe  des  morts  que  je  demanderais 
grâce  »  (Berlioz,  lettre  du  11  janvier  1867). 

Ce  Requiem,  composé  de  dix  numéros,  est  une  sorte  de  drame 
très  brillant  ou  de  symphonie  fantastique,  admirable  par  l'intensité 
du  lyrisme,  par  la  pénétration  profonde  du  sujet  et  l'éclat  de  la  forme. 
C'est,  en  pleine  messe,  du  romantisme  à  toutes  voiles,  très  divers 
de  style,  tantôt  inquiétant  par  les  outrances  de  l'imagination,  tantôt 
remarquable  par  un  réalisme  simple  inspiré  des  usages  liturgiques  et 
un  art  de  la  construction  rappelant  les  polyphonies  du  xvie  siècle. 
Dans  le  premier  mouvement  (second  motif),  le  chœur  des  ténors 
morcelant  par  syllabes,  sur  une  gamme  chromatique  descendante, 
Requiem  œternam  dona  eis,  peut  être  comparé  au  chant  d'un  prêtre 
qui,  devant  l'autel,  revêtu  de  ses  habits  sacerdotaux,  aurait  le  jeu 
d'un  acteur  de  théâtre;  d'un  même  caractère  dramatique  sont  les  cris 
d'angoisse  des  ténors  et  des  basses  dans  le  dies  irœ,  tout  ce  qui 
tend  (4e  partie,  Rex  tremendse  majestatis...)  à  traduire  la  vision  de 
l'enfer  dans  une  foule  épouvantée  et  hurlante.  Tout  autre  est  le 
Kyrie  eleison,  psalmodié  comme  à  l'église;  et  les  effets  d'unisson  ne 
sont  pas  rares  (ex.,  dans  la  7e  partie,  le  chant  des  âmes  du  purga- 
toire, sauf  à  la  fin,  sur  le  mot  promisisli).  Le  chœur  est  tantôt  fugué 
(Quœrens  me),  tantôt  en  harmonie  verticale  et  tout  en  accords  (Hostias 
et  preces...).  La  forme  a-capella  (5°  partie)  n'est  pas  absente  de 
cette  composition,  dont  l'originalité  réside  surtout  dans  la  puissance 
émouvante  et  la  couleur  très  riche  de  l'orchestre.  On  y  peut  signaler 
surtout,  après  la  2e  partie  qui  est  le  sommet  de  l'œuvre,  la  grandeur 
calme  de  la  6e  [Lacrymosa],  la  beauté  sublime  du  sanctus  et  de 
VAgnus  dei.  En  principe,  une  messe  des  morts  est  une  prière,  un 
acte  de  foi  dans  la  miséricorde  divine;  Berlioz,  traitant  le  texte  reli- 
gieux comme  celui  d'un  poème  profane,  n'y  a  vu  qu'une  matière 
appropriée  à  son  goût  pour  les  effets  énormes,  une  occasion  excep- 
tionnelle d'agir  sur  l'imagination  et  de  secouer  violemment  la  sensi- 
bilité. Son  œuvre  domine,  comme  un  monument  imposant,  les  nom- 
breuses compositions  similaires  du  xixe  siècle  :  placée  aux  antipodes 
de  celles  de  Cherubini,  elle  est  très  supérieure  à  celle  de  Schumann 
(op.  148),  comme  au  Requiem  un  peu  étrange  de  Liszt,  pour  voix 
d'hommes  et  orgue  (dont  le  Recordare,  pie  Jesu,  est  d'ailleurs  très 
beau). 


Ce  Requiem,  auquel  pourraient  être  rattachés  tant 
d'ouvrages  ultérieurs  suscités  par  lui,  laisse  cependant 
quelque  chose  à  désirer.  La  composition  est  morcelée  en 
une    série    de    fragments    trop    courts    et    insuffisamment 


HECTOR    BERLIOZ  87 

variés.  Le  solo  vocal  est  employé  de  façon  exceptionnelle, 
non  motivée.  La  scène  du  Tuba  mirum,  avec  son  tragique 
déchaînement  des  cuivres,  apparaît  aussi  dans  l'ensemble, 
en  tant  qu'effet  de  surprise  et  d'émotion,  comme  un  unicum 
après  lequel  l'orchestre  parait  nécessairement  un  peu 
maigre,  bien  que  dans  la  suite  les  trombones  aient  sou- 
vent à  donner  les  notes  les  plus  graves  dont  ils  sont  capa- 
bles. 11  serait  assez  ridicule  de  souhaiter  ici  des  modifica- 
tions; on  regrette  néanmoins  qu'à  la  fin,  à  l'occasion  des 
mots  lux  seterna  luceal  eis,  le  compositeur  ne  tasse  pas 
parler  encore  les  quatre  orchestres  supplémentaires,  non 
pour  marquer  une  seconde  lois  les  appels  terrifiants  du 
Juge,  mais  avec  des  timbres  plus  doux,  pour  ouvrir  le 
Ciel,  pour  laisser  pressentir  l'immortalité  bienheureuse 
des  élus  et  faire  tomber  sur  ce  dernier  drame  du  monde  la 
lumière  d'une  espérance  infinie...  Il  est  vrai  qu'une  telle 
conclusion  eût  changé  le  caractère  de  l'œuvre;  elle  en 
aurait  l'ait  un  acte  de  foi,  peu  conforme  sans  doute  à  la 
pensée  de  Berlioz. 

A  la  tradition  des  grandes  solennités  de  la  lin  du  xviii"  siècle,  se 
rattache  (avec  le  Cinq  mai,  chanté  au  concert  du  22  novembre  1835, 
sur  les  vers  de  Béranger,  par  vingt  basses  à  l'unisson),  la  Symphonie 
funèbre  et  triomphale,  pour  instruments  à  vent  (cordes  et  chœurs  ad 
libitum),  exécutée  le  2b  juillet  aux  concerts  Vivienne,  et  écrite  pour 
l'inauguration  de  la  colonne  érigée  sur  la  place  de  la  Bastille.  Vers 
la  même  époque,  on  demanda  à  Berlioz  une  Marche  triomphale  pour 
le  retour  des  cendres  de  l'Empereur,  qui  eut  lieu  le  15  décembre  1840. 
«  J'ai  refusé,  écrit-il,  sous  prétexte  qu'il  ne  s'agissait  pas  là  d'un 
couplet  de  mariage  qu'on  peut  improviser  le  soir  en  se  couchant.  Au 
fond,  je  voulais  me  donner  le  plaisir  de  voir  Auber,  Halévy  et  Adam 
se  casser  les  reins  sur  mon  apothéose  de  juillet;  et  j'ai  réussi  à  tel 
point,  que  j'en  ai  encore  le  cœur  tout  saignant.  Il  n'est  pas  possible 
de  voir  une  chute  plus  absolue  et  plus  honteuse  que  celle  de  ces  trois 
pauvres  diables  devant  la  salle  de  l'Opéra  remplie  jusqu'aux  combles 
de  billets  donnés  le  jour  de  la  répétition.,.  Oh!  notre  sublime 
Empereur!  Quelle  réception  on  lui  a  faite!  »  Une  autre  œuvre  de 
circonstance  fut  VHymne  à  la  France,  pour  l'Exposition  de  1844, 
moins  important  par  sa  valeur  musicale  que  par  son  exécution 
(douze  cents  interprètes). 

L'énorme  Requiem  eut  un  frère  musical,  monstrueux  comme  lui, 
«  venu  au  monde  avec  les  dents,  comme  Richard  III,  moins  la  bosse  » 
(Berlioz)  :  c'est  le  Te  Deum,  commencé  en  1849,  comme  par  prévision 
du  prochain  (loup  d'Etat,  et  exécuté  le  30  avril  1852  à  Saint-Eustache  ; 


88  D  AUBER    A    BERLIOZ 

œuvre  pour  deux  chœurs  de  cent  choristes  chacun,  un  troisième 
chœur  de  six  cents  enfants,  un  orchestre  complet  comprenant  deux 
cents  instruments,  et  le  grand  orgue;  création  gigantesque,  mais 
dont  il  serait  trop  difficile  d'apprécier  la  valeur  sans  l'avoir  entendue 
en  entier.  Nous  en  signalons  la  magnifique  Marche  pour  la  présenta- 
tion des  drapeaux. 

Nous  n'avons  encore  rien  dit  de  cinq  grands  chefs- 
d'œuvre,  inégaux  d'ailleurs,  de  Berlioz.  Le  plus  caractéris- 
tique, au  jugement  de  C.  Saint-Saëns,  est  Roméo  et  Juliette, 
commencé  le  24  janvier  1839,  terminé  le  8  septembre  de 
la  même  année,  et  exécuté  au  Conservatoire,  sous  la  direc- 
tion de  l'auteur,  le  24  novembre  suivant  :  œuvre  paradoxale 
par  l'étrangeté  du  plan,  comme  toutes  les  œuvres  de  Ber- 
lioz, lyrique  et  dramatique  à  la  fois,  d'un  sentiment  et 
d'une  couleur  intenses.  «  A  pareil  défi  au  sens  commun,  il 
ne  pouvait  y  avoir  qu'une  excuse  :  faire  un  chef-d'œuvre; 
et  Berlioz  n'y  a  pas  manqué.  Tout  y  est  neuf,  personnel, 
de  cette  originalité  profonde  qui  décourage  1  imitation.  Le 
fameux  Scherzo  de  la  reine  Mab  vaut  encore  mieux  que 
sa  réputation;  c'est  le  miracle  du  fantastique  léger  et 
gracieux.  Auprès  de  telles  délicatesses,  de  telles  transpa- 
rences, les  finesses  de  Mendelssohn,  dans  le  Songe  d'une 
nuit  d'été,  semblent  épaisses.  »  (Saint-Sabns,  Portraits  et 
souvenirs.) 

Cette  symphonie  dramatique,  Roméo  et  Juliette,  est  toute 
pénétrée  de  sentiment  et  de  poésie.  Le  sujet  n'est  pas 
traité  d'après  ses  aspects  extérieurs  :  c'est  avec  la  vie 
intime  des  choses  généralisée  et  magnifiée  que  s'identifie 
le  compositeur;  et  la  profondeur  de  cette  sympathie  a 
pour  eliet  les  formes  d'expression  les  plus  originales. 
Pour  donner  l'idée  d'un  bal  chez  Capulet,  quel  est  le 
musicien  qui,  tout  naturellement,  n'eût  pas  songé  à  écrire 
une  musique  de  ballet?  Berlioz  fait  mieux  que  dessiner 
des  gestes  de  menuet  ou  de  passe-pied;  par  le  mouve- 
ment de  la  mélodie  et  du  rythme,  comme  Beethoven 
dans  sa  VII'  Symphonie,  il  exprime,  sans  écrire  de 
danses  proprement  dites,  l'âme  de  joie  qui  semble  donner 
des  ailes  aux  danseurs;  et  rien  n'est  plus  vif,  plus  brillant, 
plus  jeune,  que  cette  fête.  Admirable  pour  une  raison  du 
même   genre    est  la   «    Scène  d'amour  ».   On    connaît  les 


HECTOR    BERLIOZ 


89 


paroles  consacrées  aux  duos  d'amour  dans  les  opéras  : 
c'est,  en  général,  la  honte  de  la  littérature.  Berlioz  ne 
traîne  pas  avec  soi  ces  pitoyables  haillons  de  la  phraséo- 
logie erotique,  auxquels  on  ne  pourrait  songer  ici  sans 
avoir  l'impression  d'un  abîme  ouvert  entre  le  musicien  de 
génie  et  les  trivialités  de  l'usage.  Les  sonorités  cares- 
santes des  cordes,  la  variété  des  timbres,  l'harmonie 
pleine  des  voix  instrumentales,  un  complexus  d'idées 
mélodiques  ayant  la  même  pureté  de  lignes,  la  même 
grâce  que  le  groupe  célèbre  de  Canova  où  l'Amour  mire 
ses  yeux  dans  les  yeux  de  Psyché  :  tels  sont  ses  moyens 
d'éloquence.  C'est  un  monde  d'enchantement,  de  bonheur 
calme  et  prolongé,  où  il  s'absorbe  et  se  recueille,  lui 
d'habitude  si  «  volcanique  ».  Il  a  répudié  la  convention 
et  retrouvé  la  nature,  dans  laquelle  il  se  plonge  délicieu- 
sement. Rien  de  sensuel,  non  plus,  dans  son  langage; 
lame  parle  seule  : 


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Adagio 


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Que  signifie  cette  figure  de  cinq  triples  croches  qui 
reparait  si  souvent?...  les  souffles  de  la  nuit  complice 
passant  sur  le  front  des  deux  amants?...  Il  y  a  souvent  dans 
les  compositions  de  Berlioz  des  traits  qui  sont  inexpli- 
cables, mais  paraissent  parfaitement  en  place. 


90  D  AUBER    A    BERLIOZ 

Sur  Roméo  et  Juliette,  voici  l'opinion  singulière  de  R.  Wagner, 
qu'il  faut  citer  comme  document  d'histoire,  marquant  l'opposition  de 
deux  caractères  :  «  L  audition  de  sa  symphonie  Roméo  et  Juliette 
me  remplit  l'âme  d'une  grande  tristesse.  A  côté  des  trouvailles  les 
plus  géniales,  on  trouve  dans  cet  ouvrage  tant  de  manque  de  goût  et 
un  usage  si  défectueux  des  procédés  d'art,  que  je  ne  puis  m'empêcher 
de  regretter  qu'avant  l'exécution  Berlioz  n'ait  pas  présenté  cette 
composition  à  un  homme  tel  que  Cherubini  qui  certainement,  sans 
causer  le  moindre  tort  à  l'œuvre  originale,  aurait  su  la  décharger 
d'une  forte  quantité  de  passages  qui  ne  sont  pas  beaux  et  qui  la 
gâtent.  Mais  avec  sa  susceptibilité  excessive,  son  ami  le  plus  intime 
n'eût  pas  osé  lui  faire  une  telle  proposition  »  (R.  Wagnik,  OEuvres 
complètes,  1857,  p.  250-1).  On  remarquera  que  quand  ils  parlent  l'un 
de  l'autre,  Berlioz  et  Wagner  redeviennent  classiques  pour  mieux 
se  critiquer.  —  La  partition,  paroles  d'Emile  Deschamps  (texte 
allemand  par  Emma  Klingenfeld,  anglais  par  John  Bernhoff),  fut 
publiée  en  1859  (op.  17)  et  dédiée  à  Paganini,  qui  en  1838,  à  la 
suite  d'un  concert,  s'était  agenouillé  devant  Berlioz,  l'avait  proclamé 
supérieur  à  Beethoven,  et  lui  avait  fait  cadeau  de  vingt  mille  francs. 

Malgré  le  témoignage  de  C.  Saint-Saëns,  plus  qualifié 
que  tout  autre  pour  juger  Berlioz,  parce  que  la  musique 
de  l'un  est  aux  antipodes  de  la  musique  de  l'autre,  on 
hésiterait  à  mettre  Roméo  et  Juliette  au-dessus  de  La  Dam- 
nation de  Faust  et  de  U Enfance  du  Christ. 

Commencée  en  1828,  contenue  en  partie  dans  les  Huit 
scènes  de  Faust  qui  parurent  en  avril  1829,  exécutée  pour 
la  première  fois  en  décembre  1846,  La  Damnation  ne  triom- 
pha qu'après  1870.  L'œuvre  frappe  d'abord,  comme  la  plu- 
part de  celles  qui  sont  parties  de  la  même  main,  par 
l'incohérence  singulière  de  son  plan.  Elle  est  faite  de 
tableaux  de  genre  et  d'épisodes  rapprochés,  plutôt  que 
reliés.  Les  seules  scènes  qui  se  rapportent  au  sujet  essen- 
tiel de  Faust,  sont  (avec  la  première,  peut-être)  le  n°  1  de 
la  2e  partie,  Faust  dans  son  cabinet  de  travail,  et  le  n°  2  de 
la  4e  partie,  Invocation  à  la  nature.  Presque  tout  le  reste 
est  fait  de  hors-d'œuvre  :  chœurs  de  buveurs,  chanson  de 
Brander  sur  le  rat,  chanson  de  Mephistophélès  sur  la  puce, 
fugue  sur  la  chanson  de  Brander.  ballet  des  Sylphes, 
menuet  des  Follets,  etc..  Comme  expression  ou  interpré- 
tation musicale  du  drame  de  Goethe,  ;i  jnger  froidement, 
ce  serait  ridicule.  La  Damnation  est  pourtant  un  chef- 
d'œuvre  de  premier  ordre,  dont  l'unité  réelle  tient  à  l'in- 


HECTOR    BERLIOZ 


91 


tensité  du  lyrisme.  Berlioz  s'est  mis  là  tout  entier  avec  son 
génie  de  poète  et  de  coloriste,  ses  ironies  cruelles  (fugue 
de  parodie,  chansons  d'une  trivialité  voulue),  sa  libre  ima- 
gination.   Pourquoi    Faust    se    promène-t-il    en    Hongrie? 
Parce    que  Berlioz   a    plaisir   à    orchestrer    la    marche    de 
Rakoczy;  l'auditeur  bénéficie  de  ce  plaisir;  le  reste  (objec- 
tions de  principe,  au  nom  de  la  règle  d'unité)  n'a  aucune 
importance.   Berlioz  louait  V.   Hugo  de  s'affranchir  de  la 
règle  des  unités  et  «  d'aller  bravement  faire  sauter  la  mine, 
sous    le    feu    des   balles    ennemies    »  ;    il    agit  ici  comme 
V.  Hugo,  —  ou  comme  Shakespeare  dans  ses  drames.  Lui 
reprocher,   comme  a    fait  M.   Hugo  Riemann,   de  faire   un 
travail   de   rapiéçage   (Flickwesen),    un    habit    d'Arlequin, 
c'est  lui  faire  injure  et  le  juger  d'après  l'esthétique  de  com- 
positeurs autres  que  lui,  ce  qui  est  inadmissible.  La  liberté 
de  la  composition  et  du  plan  est  une  des  originalités  du 
romantisme.  Les  divers  morceaux  du  poème  ont  une  admi- 
rable netteté  d'expression;  tous   mériteraient  d'être  cités. 
Une  scène  sans  fracas,  mais  singulièrement  belle  et  inspirée, 
est  la  17e.  Méphistophélès  vient  dire  à  Faust  que  Margue- 
rite, à  chaque  rendez-vous  d'amour,  endormait  sa  mère  avec 
un  narcotique;  et  qu'à  force  d'en  user,  elle  l'a  empoisonnée, 
ce  qui  l'a  fait  mettre  en  prison.  A  quoi  Faust  répond  qu'il 
acceptera  d'être  damné  pourvu  que  Marguerite  soit  sauvée. 
Ce  pathétique  récitatif,  point  culminant  de  l'action,  a  pour 
accompagnement  une   banale   fanfare   de   chasseurs    qu'on 
entend  passer  au  loin  dans  la  forêt  : 


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etc. 


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Ce  simple  contraste  de  la  vie  orageuse  de  l'âme  et  d'un 
trait  pittoresque  de  la  vie  réelle,  est  une  trouvaille  de 
génie.  Comme  tableau  de  plein  air  fait  à  l'aide  d'un  con- 
traste aussi  saisissant  et  aussi  simple,  on  pourrait  en  rap- 
procher la  Scène  aux  champs  de  la  Symphonie  fantastique, 
où  la  chanson  d'un  berger  est  accompagnée  par  de  loin- 
tains grondement  de  tonnerre.  Le  coloris  instrumental  est 
partout   original,    obtenu    par    des  moyens   nouveaux   qui, 


92  t>1AUBER    A    BERLIOZ 

théoriquement,  paraissent  aussi  étranges  que  cet  accompa- 
gnement de  la  scène  17  :  «  Quand  on  étudie  ce  coloris  pro- 
digieux en  cherchant  à  se  rendre  compte  des  procédés  de 
l'auteur,  on  marche  d'étonnements  en  étonnements.  Celui 
qui  lit  ces  partitions  sans  les  avoir  entendues  ne  peut  s'en 
faire  aucune  idée;  les  instruments  paraissent  disposés  en 
dépit  du  sens  commun  :  il  semblerait,  pour  employer  l'argot 
du  métier,  que  cela  ne  dût  pas  sonner;  et  cela  sonne  mer- 
veilleusement. »  (Saint-Saëns.)  Cette  opinion  si  juste  peut 
être  rapprochée  d'une  lettre  de  Berlioz  à  sa  sœur  Nanci  : 
«  Ah  !  ma  sœur,  tu  ne  peux  te  figurer  le  plaisir  du  compositeur 
écrivant  librement  sous  l'influence  directe  de  sa  seule  volonté. 
Quand  j'ai  tracé  la  première  accolade  de  ma  partition  où  sont 
rangés  en  bataille  mes  instruments  de  différents  grades, 
quand  je  songe  à  ce  champ  d'accords  que  les  préjugés  scolas- 
tiques  ont  conservé  vierge  jusqu'à  présent  et  que  depuis 
mon  émancipation  je  regarde  comme  mon  domaine,  je 
m'élance  avec  une  sorte  de  fureur  pour  y  fourrager.  J'adresse 
quelquefois  la  parole  à  mes  soldats  :  Toi,  grossier  person- 
nage, qui  jusqu'à  présent  n'as  su  dire  que  des  sottises, 
viens  çà  que  je  t'apprenne  à  parler;  vous  tous,  gracieux 
follets  musicaux,  que  la  routine  avait  relégués  dans  les 
cabinets  poudreux  des  savants  théoriciens,  venez  danser 
devant  moi  et  montrez  que  vous  êtes  bons  à  quelque  chose 
de  mieux  que  des  expériences  d'acoustique;  et  surtout, 
dis-je  à  mon  armée,  qu'on  oublie  les  chansons  de  corps  de 
garde  et  les  habitudes  de  caserne!  »  (Beulioz,  Paris,  30  jan- 
vier 1830.)  Accompagner  une  sorte  de  berceuse  comme  le 
Sommeil  au  bord  de  l'Elbe  par  les  cuivres  seuls,  la  chan- 
son de  la  puce  par  le  Ijasson,  le  chœur  des  soldats  par  des 
clarinettes  qui  exécutent  des  gammes  rapides  tout  en  fes- 
tons, ce  sont  des  paradoxes  que  le  génie  seul  a  pu  se  per- 
mettre avec  un  plein  succès. 

Nous  achèverons  de  caractériser  ce  chef-d'œuvre  singu- 
lier en  disant,  d'après  les  Mémoires  de  Berlioz,  comment  il 
fut  composé  :  «  Une  fois  lancé,  je  fis  les  vers  qui  me 
manquaient  au  fur  et  à  mesure  que  me  venaient  les  idées 
musicales,  et  je  composai  ma  partition  avec  une  facilité 
que  j'ai  bien  rarement  éprouvée  pour  mes  autres  ouvrages. 
Je  l'écrivis  quand  je  pouvais  et  où  je  pouvais  :  en  voiture, 


HECTOR    BERLIOZ  93 

en  chemin  de  fer,  sur  les  bateaux  à  vapeur,  et  même  dans 
les  villes,  malgré  les  soins  auxquels  m'obligeaient  les  soins 
que  j'avais  à  y  donner.  Ainsi,  dans  une  auberge  de  Passau, 
sur  les  frontières  de  la  Bavière,  j'ai  écrit  l'introduction  : 
Le  vieil  hiver  a  fait  place  au  printemps .  A  Vienne,  j'ai 
fait  la  scène  des  bords  de  l'Elbe,  l'air  de  Méphistophélès 
Voici  des  roses,  et  le  ballet  des  Sylphes...  Je  fis  en  une 
nuit,  à  Vienne,  la  marche  sur  un  thème  hongrois  de 
Rakoczy.  L'effet  extraordinaire  qu'elle  produisit  à  Pesth, 
m'engagea  à  l'introduire  dans  ma  partition  de  Faust...  A 
Pesth,  à  la  lueur  du  bec  de  gaz  d'une  boutique,  un  soir 
que  je  m'étais  égaré  dans  la  ville,  j'ai  écrit  le  refrain  en 
chœur  de  la  Ronde  des  paysans.  A  Prague,  je  me  levai  au 
milieu  de  la  nuit  pour  écrire  un  chant  que  je  tremblais 
d'oublier,  le  chœur  d'anges  de  l'apothéose  de  Marguerite  : 
Remonte  au  ciel...  En  France,  à  la  campagne  de  M.  le 
baron  de  Montville,  je  composai  le  grand  trio  :  Ange  adoré, 
dont  la  céleste  image...  Le  reste  a  été  écrit  à  Paris,  mais 
toujours  à  l'improviste  :  chez  moi,  au  café,  au  jardin  des 
Tuileries,  et  jusque  sur  une  borne  du  boulevard  du  Temple. 
Je  ne  cherchais  pas  les  idées;  je  les  laissais  venir.  » 

Quelques  morceaux  du  livret  de  La  Damnation  de  Faust  sont 
empruntés  à  la  traduction  du  Faust  de  Gœthe  par  Gérard  de  Nerval: 
une  partie  des  scènes  1.  4.  6.  7,  est  de  Gandonnière  ;  le  reste,  de 
Berlioz.  La  grande  partition,  intitulée  Légende  dramatique,  avec 
texte  français  et  allemand  (par  Minslafî).  fut  publiée  par  G.  Richault 
(op.  24)  et  dédiée  à  Liszt  (1854).  La  première  exécution  eut  lieu  à 
l'Opéra-Comique,  sous  la  direction  de  Berlioz,  avec  les  interprètes 
Roger  (Faust),  Hermann  Léon  (Méphistophélès),  Henri  (Brander), 
Mme  Duflot-Maillard  (Marguerite).  Elle  n'eut  aucun  succès.  La  2e  audi- 
tion eut  lieu  le  13  décembre  à  la  salle  Favart,  devant  une  salle 
presque  vide  (v.  la  Revue  et  Gazette  musicale  du  27  décembre  1846, 
p.  414,  et  celle  de  1855,  p.  28).  Berlioz,  alors  en  pleine  maturité,  fut 
accablé  de  chagrin  par  cet  échec. 

Un  romantique  aime  les  contrastes.  Par  le  sujet,  par  son 
style  et  ses  proportions  modestes,  L  Enfance  du  Christ 
s'oppose  aux  compositions  énormes  et  fantastiques  dont 
nous  venons  de  parler.  Divisée  en  trois  parties  [Le  songe 
d'Hérode.  La  Fuite  en  Egypte,  L'Arrivée  à  Sais),  écrite  à  la 
façon  des  anciens   oratorios  pour  un   orchestre  moyen,  un 


94  D  AUBER    A    BERLIOZ 

récitant,  quelques  solistes  et  un  chœur  peu  nombreux,  elle 
fut  achevée  le  27  juillet  1854,  et  jouée  dans  un  concert  de 
bienfaisance,  à  la  salle  Herz,  le  28  janvier  1855;  quelques 
jours  après  (3  février),  une  audition  eut  lieu  à  Hanovre, 
devant  le  roi  et  la  cour.  C'est  une  délicieuse  pastorale 
biblique,  apaisée,  de  couleur  orientale  et  de  sentiment 
virgilien,  où  Berlioz  a  mis,  avec  sa  grande  imagination 
créatrice,  toute  la  tendresse  que  cachait  son  caractère 
combatif. 


C'est  ici  le  lieu  d'indiquer  l'influence  de  Lesueur  sur  Berlioz. 
V Enfance  du  Christ,  jouée  à  Bruxelles  la  même  année  qu'à  Paris, 
fut  le  premier  oratorio  français  connu  à  l'étranger,  et  peut-être 
aussi  en  France.  J.-J.  Rousseau  écrivait  en  1769  que  ce  genre  était 
inconnu  chez  nous.  Or  Lesueur  avait  déjà  donné  des  exemples, 
sinon  des  modèles;  mais  son  rôle  eut  une  signification  et  une  impor- 
tance beaucoup  plus  générale.  Lesueur  avait  introduit  l'orchestre  à 
l'Église  et  tracé  le  plan  de  compositions  descriptives  et  dramatiques 
devant  accompagner  les  grandes  solennités  du  culte.  Ses  idées  ont 
été  exposées  en  divers  opuscules  réunis  en  un  volume  portant  ce 
titre  :  Exposé  d'une  musique  une,  imitative  et  particulière  à  chaque 
solennité  où  Von  donne  les  principes  généraux  sur  lesquels  on  l'éta- 
blit..., à  Paris,  chez  la  veuve  Hérissant,  1787  (B.  N.,V.  2680).  Voici 
quelques  lignes  du  plan  qu'il  recommande  pour  la  fête  de  Noël  :  «  On 
se  proposera,  dans  le  début  de  l'ouverture,  de  rappeler  plusieurs 
prophéties  sur  la  naissance  du  Messie.  Pour  cela,  un  trait  imposant 
sera  d'abord  exécuté  par  tous  les  instruments  à  cordes  et  les  instru- 
ments à  vent,  mêlés  aux  inflexions  sombres  des  trombons  (sic),  dont 
les  sons  ressemblent  beaucoup  à  ceux  des  trompettes  religieuses 
des  anciens  grands  prêtres,  si  l'en  en  croit  plusieurs  auteurs.  Bien- 
tôt, trois  trombons  se  détacheront  du  reste  de  l'orchestre  pour  faire 
entendre  une  annonce  imposante  à  laquelle  devra  succéder  une 
musique  dont  l'harmonie  grave,  sombre,  pourra  inspirer  une  certaine 
horreur  sacrée.  Dans  le  fond  de  cette  harmonie  produite  par  l'or- 
chestre, on  devra  distinguer  une  voix  qui,  dans  le  bas  de  son  dia- 
pason et  sur  des  sons  permanents,  prononcera  les  paroles  suivantes, 
d'un  ton  prophétique  :  Ecce  dies  venient...  Un  chant  de  cor  s'élèvera 
ensuite  sur  un  orchestre  paisible,  dont  les  accents  devront  être 
plaintifs  et  entrecoupés.  »  Pour  le  Kyrie  :  «  L'orchestre  devra,  ainsi 
que  la  voix,  emprunter  toutes  les  inflexions  de  la  prière  la  plus 
ardente.  Supposé  que  la  mesure  soit  à  deux  temps,  les  seconds 
violons  s'unissant  aux  sons  lourds  des  bassons  feront  entendre, 
dans  leurs  sons  graves  et  pendant  tout  le  morceau,  des  plaintes 
sourdes  par  le  moyen  de  vrais  sons  ». 

Berlioz  a  réalisé  au  concert,  et  en  l'appliquant  à  des  sujets  de 
tout  ordre,  l'idée  d'une  musique  «  imitative  »  ou  descriptive,  et   «  à 


HECTOR    BERLIOZ  95 

programme  »,  que  son  maître  avait  conçue  pour  les  cérémonies  reli- 
gieuses, en  introduisant  l'orchestre  dans  l'église.  La  tentative  de 
Lesueur,  bien  que  conforme  aux  traditions  italiennes  et  allemandes, 
était  très  hardie  en  France.  La  maladresse  consistait  à  donner  un 
plan  minutieux  pour  chaque  composition. 

En  dehors  de  cette  influence  très  générale,  il  n"y  a  aucun  trait 
commun  dû  au  caractère  des  deux  hommes  ni  à  celui  des  deux 
musiciens;  et  l'étude  du  premier  serait  une  introduction  illusoire  à 
celle  du  second.  Bien  qu'il  ait  toujours  parlé  de  son  maître  avec 
reconnaissance  et  convenance,  Berlioz  déclare  dans  ses  Mémoires, 
qu'il  a  perdu  beaucoup  de  temps  à  étudier  les  «  théories  antédilu- 
viennes »  de  Lesueur  (disciple  de  Rameau  dans  la  stricte  observance 
des  règles  d'harmonie)  et  que,  quand  il  aperçoit  une  partition  de  lui, 
il  ((  détourne  involontairement  les  yeux  ».  Un  seul  sentiment  accor- 
dait ces  deux  esprits  si  différents  :  leur  égale  admiration  pour  la 
Bible,  pour  Virgile  et  pour  Gluck. 

Comme  la  plupart  des  polémistes  qui,  la  plume  à  la 
main,  sont  féroces,  Berlioz,  ainsi  qu'un  fauve  au  repos, 
était  un  tendre.  Le  Repos  de  la  sainte  famille,  entre  autres 
pages  admirables,  montre  que  certaines  scènes  de  la  Bible, 
avec  le  pittoresque  de  leurs  figures,  leur  couleur  orientale, 
la  simplicité  des  lignes  et  des  sentiments,  le  pénétraient 
d'émotion  comme  les  beaux  vers  de  Virgile.  Ici  encore, 
bien  qu'il  soit  classique  par  la  pureté  du  style,  il  montre 
son  goût  pour  le  hors-d'œuvre,  en  écrivant  le  trio  des 
Ismaélites,  un  vrai  «  morceau  »,  au  sens  suranné  du 
terme,  mais  composé  par  un  musicien  de  génie  à  la  fois 
inspiré  et  amusé,  qui,  en  se  conformant  à  un  usage,  l'élève 
jusqu'à  lui  :  enfant  terrible  qui  réclamait  toutes  les  liber- 
tés, y  compris  celle  d'être,  à  l'occasion,  très  raisonnable  et 
bien  sage. 

Le  17  mai  1856,  Berlioz  venait  de  commencer  le  livret 
de  ses  Troxjens;  il  écrivait  à  la  princesse  Caroline  Sayn- 
Wittgenstein  :  «  Je  ne  vous  dirai  pas  par  quelles  phases 
de  découragement,  de  joie,  de  dégoût,  de  plaisir,  de  fureur, 
j'ai  passé  successivement  pendant  ces  dix  jours.  J'ai  vingt 
fois  été  sur  le  point  de  tout  jeter  au  feu  et  de  me  vouer 
pour  jamais  à  la  vie  contemplative.  Maintenant,  je  suis 
certain  de  ne  plus  manquer  de  courage  pour  aller  jusqu'au 
bout;  l'œuvre  me  tient...  Pour  la  musique,  il  faudra  bien 
un  an  et  demi,  je  suppute,  pour  la  construire.  Ce  sera  une 
grande   construction   :    puisse-t-elle    être   faite  de  briques 


96  I»  ai  BEB    A    BERLIOZ 

cuites  au  feu  et  non  de  l>ri(|ii<'s  crues,  comme  furent  faits 
les  palais  de  Ninive.  Sans  la  cuisson,  les  briques  tournent 
vite  eu  boue  el  en  poussière.  »  La  correspondante  du 
compositeur  avait  des  titres  sérieux  à  pareilles  confidences. 
Berlioz  raconte  dans  ses  Mémoires  que,  se  trouvant  à 
Weimar  chez  la  princesse  Wittgenstein,  en  1856,  il  parla 
de  son  admiration  pour  Virgile  et  du  projel  (<pi  il  ruminait 
depuis  1831)  d'un  grand  opéra  dans  le  système  shakes. 
pearien  dont  le  sujet  sérail  tiré  des  ohants  III  et  l\  de 
L'Enéide.  Il  ajouta  qu'il  hésitait  devant  les  difficultés  de  la 
lâche...  Emue  par  sou  enthousiasme,  la  princesse  lui  dit 
alors  :  «  Si  vous  reculez  devant  les  peines  (pie  cette  uuivre 
peut  et  doit  vous  causer,  si  vous  ave/  la  faiblesse  d'en  avoil 
peur  el  de  ne  pas  tout  braver  pour  Didon  et  Cassandre,  ne 
vous  représentez  jamais  chez  moi!  »  Berlioz  se  remit 
courageusement  au   travail. 

Sans  prendre  comme  point  de  départ  tout  un  appareil 
de  considérations  sociales,  patriotiques,  esthétiques  et  un 
système  de  théories.  Berlioz  avait  conçu  un  très  vaste 
ouvrage  qui,  par  son  ampleur  et  sa  beauté,  suggère  l'idée 
d'une  comparaison  avec  la  Tétralogie  de  II.  Wagner. 
.Malheureusement,  ce  qui,  du  côté  allemand,  put  être  réalisé 
pleinement  grâce  a  la  ténacité  du  génie  et  à  certaines 
circonstances  favorables,  n'a  pour  équivalent,  du  côté 
français,  qu'un  chef-d'œuvre  resté  à  mi-chemin  du  succès. 
Berlioz  est  l'auteur  du  livret,  qu'il  a  appelé  une  «  épopée 
musicale  ».  11  avait  imaginé  un  orchestre  très  puissant. 
pour  lequel  il  fallait  des  exécutants  supplémentaires,  avec 
une  mise  en  scène  exceptionnelle  (nombreuse  figuration, 
défilé,  trois  armées,  etc...). 

Voici  le  contenu  du  drame  : 

Acte  I.  —  Scène  i  :  Le  peuple  troyen  se  répand  joyeusement  dans 
la  plaine.  Après  dix  ans  de  siège,  il  se  réjouit  du  départ  des  Grecs. 
Il  court  admirer,  sur  le  bord  du  Scamandre,  le  cheval  de  bois  laissé 
par  les  Grecs  comme  offrande  à  l'allas.  —  n  :  Cassandre,  fille  de 
Priam,  paraît.  La  prophétesse  prévoit  les  malheurs  qui  vont  fondre 
sur  Troie  et  déplore  l'aveuglement  du  roi  Priam  et  de  sou  peuple. 
~-  m  :  Chorèbe,  son  fiancé,  qu'elle  supplie  de  quitter  Troie,  essaie 
inutilement  de  dissiper  ses  funestes  pressentiments.  —  iv  :  Le  roi 
Priam,  Hécube  sa  femme,  les  princes  et  les  princesses  viennent 
prendre  place  sur  le  trône     Procession   autour  «le  l'autel   champêtre 


HECTOR    BERLIOZ 


97 


sur  lequel  on  dépose  des  offrandes  aux  dieux  protecteurs  de  la  ville. 
—  v  :  Danses  et  jeux  populaires:  combat  de  ceste.  —  vi  :  Andro- 
maquc,  veuve  d'Hector,  tenant  par  la  main  Astyanax,jtous  les  deux 
vêtus  de  deuil,  vient  déposer  une  corbeille  de  fleurs  au  pied  de 
l'autel.  Le  roi  bénit  son  petit-fils.  —  vu  :  Enée  accourt.  Il  annonce 
la  mort  du  prêtre  Laocoon  que  deux  serpents  ont  dévoré.  Il  excitait 
le  peuple  à  brûler  le  cheval  de  bois.  Pallas  s'est  vengée.  Pour 
apaiser  la  déesse,  Priam  donne  l'ordre  de  conduire  en  grande  pompe 
le  cheval  de  bois  vers  le  Palladium,  statue  placée  au  milieu  de  la 
citadelle.  —  vin  '.  La  marche  troyenne  retentit  : 


Saxhorns  et.  Orchestre  du.  théâtre 


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Trombones 


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Désespoir  de  Cassaudre  qui  assiste  à  l'entrée  triomphale  du  colosse 
dans  la  citadelle.  —  ix  :  Elle  essaie,  inutilement,  de  faire  entendre 
sa  voix  : » 

Le  destin  tient  sa  proie; 
Sœur  d'Hector,  va  mourir  sous  les  débris  de  Troie! 

Acte  II.  —  Scène  i  :  Humeurs  de  combats  éloignés.  Enée,  à  demi 
armé,  dort  sur  son  lit.  L'ombre  d'Hector  s'avance  vers  Enée  qui  se 
réveille  en  sursaut.  Hector  lui  ordonne  de  fuir,  Troie  est  aux  mains 
de  l'ennemi.  C'est  en  Italie  qu'Enée  doit  aller  pour  fonder  un 
empire  nouveau.  —  n  :  Panthée,  Ascagne  et  Chorèbe  viennent  suc- 
cessivement confirmer  la  nouvelle  du  désastre.  Troie  est  en  feu, 
mais  la  citadelle  tient  encore.  Enée  sort  à  la  tête  de  ses  soldats  pour 
un  effort  désespéré  : 

Le  sulut  des  vaincus  est  de  n'en  plus  attendre; 
Mars,  Erynnis,  conduisez-nous! 

ni  :  Polyxcue,  fille  de  Priam  et  les  femmes  troyeunes  sont  pros- 
ternées autour  de  1  autel  de  Vesta-Cybèle  qu'elles  invoquent.  —  iv  : 
Cassandre  survient.  Elle  annonce  qu'Enée  et  ses  compagnons  ont 
pu  gagner  la  citadelle,  sauver  le  trésor  de  Priam  et  fuir  vers  l'Italie. 
Son  fiancé,  Chorèbe,  est  mort,  et  elle  est  prête  à  le  suivre  dans  la 
tombe.  Elle  exhorte  ses  compagnes  à  mourir  comme  elle$  plutôt  que 

Comuahieu.  —  Musique,  III.  7 


98  D  AUBER    A    BERLIOZ 

d'appartenir  aux  vainqueurs.  —  v  :  Toutes  sont  décidées  à  mourir. 
Quelques  femmes  thessaliennes  qui  hésitent  et  tremblent  sont  chas- 
sées par  Cassandre.  Les  Grecs  à  la  recherche  du  trésor  de  Priam 
font  irruption  dans  le  palais.  Cassandre  et  Polyxène  se  frappent, 
d'autres  se  précipitent  du  haut  du  parapet  de  la  galerie.  On  voit  au 
loin  Enée  et  ses  compagnons  gravir  le  mont  Ida  : 

Oui,  nous  bravons  votre  furie  : 
Sauve  nos  fils,  Enée!  Italie!  Italie! 

La  ville  est  en  flammes;   le  palais  s  écroule. 

Acte    III.  —  Scène   i   :   A  Carthage.  On  célèbre   la   fête  de  la  cité. 
Un  trône  entouré  des  trophées  de  l'Agriculture,  du  Commerce  et  des 
Arts  est  dressé    pour    Didon,   reine  de  Carthage.  Le  peuple  cartha- 
ginois est  placé  sur  un  amphithéâtre  en  gradins.  —  n  :  Didon  entre, 
avec  sa  suite.  Elle  rappelle  au  peuple  que  depuis  sa  fuite  de  Tyr  à 
la    rive    africaine,    Carthage    s'est    élevée    et    a    vu    son    commerce 
prospérer;    mais    le    farouche    Iarbas    veut    lui    imposer  un   hymen 
odieux.  Elle   se  confie  à  son   peuple  pour  le    soin  de  sa  défense.   — 
m  :  Didon  reçoit  successivement  les   députations  des  ouvriers  con- 
structeurs,  des   matelots  et   des  laboureurs  et   remet  à    leurs   chefs 
divers  présents,  emblèmes  de  leur  profession  :  une  équerre  et  une 
hache  aux  constructeurs,  un  gouvernail  et   un   aviron  aux   matelots, 
une   faucille  d'or  aux  laboureurs.  C'est  une   scène  dans  le  goût  des 
solennités  de  la  Révolution.  —  iv  :  Restée  seule  avec  Anna,  sa  sœur, 
Didon   est  tout  heureuse    d'avoir   retrouvé   le  calme    et  la    sérénité. 
Anna   lui  fait    entendre    qu'un    nouvel  hymen    lui   fera    oublier    ses 
malheurs;  Carthage  veut  un  roi  :  mais  Didon  restera   éternellement 
fidèle  au  souvenir  de   Sichée,   son  malheureux  époux.  —  v   :   Iopas 
vient    annoncer   à    la    reine    que    les   députés    dune    flotte    inconnue 
échappée  au  naufrage,  demandent  la  faveur  d'être  admis  devant  elle. 
Didon  accueille   favorablement  leur  demande.  —  vi   ;   On  entend  la 
marche  troyenne   dans    un    mode    triste.   Enée   se    présente  sous  un 
déguisement   de   matelot.  Il   est    suivi  de  Panthée,  d'Ascagne  et  des 
chefs  troyens  qui  portent  des  présents.  Ascagne  dépose  aux  pieds  de 
la  reine  le  sceptre  d'Ilione,  fille  du  roi  Priam,  la  couronne  d'Hécube 
et  le   voile   d'Hélène  :  «  Nous  sommes  Troyens,   ajoute-t-il,   et  notre 
chef  est  Enée.    »  Didon   est  heureuse  d'accueillir  un  tel  héros,  que 
Carthage   connaît    et    admire.    —  vu   :  Narbal,    ministre    de    Didon, 
accourt  annoncer   à    la    reine   que   le   farouche   Iarbas  s'avance  vers 
Carthage  à   la  tète  d'innombrables  soldats.  Le   peuple  demande  des 
armes.    Enée    laisse    tomber  son   déguisement.    Il   porte   un  brillant 
costume  et  la  cuirasse.  Il  offre  de  combattre  à  la  tête  de  ses  Troyens. 
Didon   accepte    avec  joie    le    secours    d'Enée    et    tous,   Troyens    et 
Carthaginois,  jurent  d'exterminer  les    rebelles.  Enée  confie  Ascagne 
aux  soins  généreux  de  la  reine  : 

Exterminons  la  noire  armée. 

Et  que  demain  la  renommée 

Proclame  la  honte  et  la  mort  d'Iarbas  ! 


HECTOR    BERLIOZ  99 

vin  :  Au  matin.  Une  grotte  au  pied  d'un  rocher,  le  long  duquel 
coule  un  ruisseau  qui  va  se  perdre  dans  un  bassin  naturel,  bordé 
de  joncs  et  de  roseaux.  Deux  Naïades  se  laissent  entrevoir  un 
instant  et  disparaissent;  puis  on  les  voit  nager  dans  le  bassin.  Des 
fanfares  de  trompe  retentissent  au  loin  dans  la  forêt.  Les  Naïades 
effrayées  se  cachent  dans  les  roseaux.  On  voit  passer  des  chasseurs 
tyrieus.  Ascagne  traverse  le  théâtre  à  la  course.  Le  ciel  s'obscurcit, 
la  pluie  tombe.  Orage  grandissant.  Bientôt  la  tempête  devient  ter- 
rible :  torrents  de  pluie,  grêle,  éclairs,  tonnerre.  Appels  réitérés  des 
trompes  de  chasse  au  milieu  du  tumulte  des  éléments.  Les  chasseurs 
se  dispersent  dans  toutes  les  directions;  en  dernier  lieu,  on  voit 
paraître  Didon  vêtue  en  diane  chasseresse,  l'arc  à  la  main,  le  car- 
quois sur  l'épaule,  et  Enée  en  costume  demi-guerrier.  Ils  entrent 
dans  la  grotte.  Aussitôt  les  Nymphes  des  bois  paraissent,  les  che- 
veux épars,  au  sommet  du  rocher,  vont  et  viennent  en  courant,  en 
poussant  des  cris  et  faisant  des  gestes  désordonnés.  Au  milieu  de 
leurs  clameurs,  on  distingue  de  temps  en  temps  le  mot  :  Italie!  Le 
ruisseau  grossit  et  devient  une  bruyante  cascade.  Plusieurs  autres 
chutes  d'eau  se  forment  sur  divers  points  du  rocher  et  mêlent  leur 
bruit  au  fracas  de  la  tempête.  Les  Satyres  et  les  Sylvains  exécutent 
avec  les  Faunes  des  danses  grotesques  dans  l'obscurité.  La  foudre 
frappe  un  arbre,  le  brise  et  l'enflamme.  Les  débris  de  l'arbre  tom- 
bent. Les  Satyres,  Faunes,  et  Sylvains  ramassent  les  branches  enflam- 
mées, dansent  en  les  tenant  à  la  main,  puis  disparaissent  avec  les 
Nymphes  dans  les  profondeurs  de  la  forêt.  La  tempête  se  calme. 

Acte  IV.  —  Scène  i  :  Anna  et  Narbal  s'entretiennent  des  derniers 
événements  survenus  à  Carthage.  Iarbas  et  ses  Numides  ont  été  taillés 
en  pièces  par  Enée.  Didon  oublie  ses  plus  chers  souvenirs  pour  ne 
s'occuper  que  du  héros  troyen  qu'elle  aime.  Ce  ne  sont  que  chasses 
et  festins  donnés  en  l'honneur  d'Enée.  —  n  :  On  fête  le  retour 
d'Enée,  vainqueur  d'Iarbas,  en  jetant  des  fleurs  sous  ses  pas.  Le 
cortège  royal  fait  son  entrée  dans  les  jardins  préparés  pour  la  fête. 
Ascagne  reçoit  des  mains  de  son  père  les  armes  et  va  les  suspendre 
sur  la  colonnade  du  temple  de  Minerve.  Didon  est  tout  absorbée  par 
sa  passion  naissante  pour  Enée  qui  est  entré  à  ses  côtés.  —  ni  : 
Didon  assiste  à  la  fête,  assise  avec  Anna  sur  une  estrade  ayant  Enée 
et  Narbal  auprès  d'elle.  —  iv  :  Les  danseurs  se  retirent  sur  l'in- 
vitation de  la  reine.  Iopas  fait  entendre  son  poème  des  champs,  mais 
ses  strophes  ne  parviennent  pas  à  la  captiver.  Elle  demande  à  Enée 
le  récit  de  ses  aventures  et  apprend  ainsi  que  l'amour  obstiné  de 
Pyrrhus  a  pu  faire  oublier  à  Andromaque  le  souvenir  d'Hector.  — 
v  :  Enée  est  assis  aux  pieds  de  Didon:  Ascagne  appuyé  sur  son 
arc  et  semblable  à  une  statue  de  l'amour  se  tient  debout  aux 
côtés  de  la  reine.  Anna,  inclinée,  appuie  son  coude  sur  le  dossier  du 
lit  de  repos  ou  Didon  s'est  assise.  Ascagne,  tout  en  jouant,  a  enlevé 
de  la  main  de  Didon  l'anneau  de  Sichée.  Le  récit  d'Enée  a  vaincu 
les  derniers  scrupules  de  la  reine.  —  vi  :  Didon  s'est  levée  pour 
parcourir  les  jardins  et  respirer  l'air  pur  et  caressant  de  cette  nuit 
splendide.   Tous    se    sont    groupés  autour  d'elle    et    sont  comme   en 


100  D  AUBER    A    BERLIOZ 

extase  devant  la  sérénité,  la  paix  et  le  charme  de  cette  fête.  Peu  à 
peu,  tout  le  monde  sort,  excepté  Didon  et  Enée.  —  vu  :  clair  de 
lune.  Didon  et  Enée  sont  restés  seuls.  Ils  se  rappellent  que  par  une 
telle  nuit  Vénus  suivit  le  bel  Anchise  aux  bosquets  de  l'Ida,  que 
Troïlus  vint  attendre  la  belle  Cressida  au  pied  des  murs  de  Troie. 
Ils  échangent  les  serments  les  plus  tendres,  et  se  tenant  embrassés, 
gagnent  lentement  les  jardins  et  disparaissent.  Au  même  moment 
Mercure  paraît  dans  un  rayon  lumineux.  S'approchant  de  la  colonne 
où  sont  suspendues  les  armes  d'Enée,  il  frappe  de  son  caducée  le  bou- 
clier qui  rend  un  son  lugubre  et  prolongé,  et  répète  d'une  voix 
grave  :  «  Italie!  Italie!  Italie!  » 

Acte  V.   —  Scène  i  :    Le    bord   de   la   mer  est  couvert  de    tentes 
troyennes.   Les    vaisseaux   sont   amarrés    au    port.    Deux  sentinelles 
montent  la    garde;    un   jeune   matelot,   Hylas,   en   vigie  au  haut  du 
mat  d'un  navire,  chante  son  pays.    —  n  :  Panthée    donne  aux  chefs 
troyens    l'ordre    de    préparer    le    départ.     Chaque    jour    des    signes 
effrayants   avertissent   Enée    de    la    colère    des    dieux.    La    mer,  les 
monts,  les   bois  gémissent.    Les  armes   résonnent  sous   d'invisibles 
coups.    Hector    est    apparu,     l'œil     courroucé,    suivi    d'un     chœur 
d'ombres  répétant  le  mot  fatidique  :  Italie  !  Italie  !  —  m  :  Les   deux 
sentinelles,   restées   seules,   parlent    des   plaisirs    qu'elles    trouvent 
à  Carthage.  —    iv  :  Enée  entre,    il    est    décidé    à    quitter   Carthage, 
malgré    le    désespoir   de  Didon.    Il    tremble  à  l'idée  des   suprêmes 
adieux!  —  v  :  Au  même  moment,  il  s'entend  appeler    par  des  voix 
invisibles,  puis  apparaissent  successivement  Priam,  Chorèbe,  Hector 
et   Cassandre,    qui     tous     lui    répètent  :  Il    faut    partir,    vaincre    et 
fonder  ton  empire  !  —    vi   :    Enée   cède  aux  ordres    de    ces    spectres 
inexorables    et,    passant    rapidement  devant   les   tentes,    donne    les 
ordres    de  départ.    L'alerte   est  dans  le  camp;   tous   se   précipitent 
vers  les   vaisseaux    qui    bientôt    commencent    à    se   mettre    en  mou- 
vement.  —    vu   :   Didon    surprend   Enée  dans  sa  fuite.    Elle  le  sup- 
plie   de    retarder    son    départ;    mais    ni     ses     supplications,    ni   sa 
colère  ne  parviennent  à  fléchir  Enée...  Enée  a  résisté  aux  prières  de 
Didon,  il  monte  sur  un  vaisseau  et  la  flotte  quitte  le  port  aux  cris  de  : 
Italie!    Italie!  —  vin  :  Didon  espère    qu'Enée  a   cédé  à     ses    désirs 
et  a  retardé  son  départ.  Elle  charge  Anna  et  Narbal  d'aller  le  trouver 
et  d'essayer  de  le  retenir,  ne   fût-ce   que   quelques  jours  seulement. 
—    ix    :   Iopas    vient    annoncer    à    la    reine    le    départ    définitif    des 
Troyens.  Didon  veut  qu'on   les  poursuive  et  qu'on  brûle  leurs  vais- 
seaux. Mais,  sentant  l'impuissance   de   sa  fureur,  elle   se  résigne  et 
se   décide  à   mourir.   Elle  donne   l'ordre  d'élever  un  bûcher.  —  x  : 
Restée  seule,   la  reine  se  livre  au   plus   violent  désespoir;  décidée 
à   mourir,   elle  adresse  ses  derniers   adieux  à   sa  cité  florissante,  à 
sa  sœur   et  à  son   peuple.    —   xi  :  Les   prêtres  de   Pluton   viennent 
processionnellement  se    grouper  autour  de  deux  autels  où    brillent 
des  flammes  verdâtres.   Didon  est  couverte  d'un  voile  et  couronnée 
de  feuillage.  —  xn:  Elle  monte  rapidement  les  degrés  du  bûcher,  saisit 
l'épée  d'Enée  et  prophétise  l'avenir   de   son  peuple,  la   destruction 
de   Carthage,  la   naissance   d'Annibal,   qui   sera   son    vengeur;  puis 


HECTOR    BERLIOZ  101 

elle  se  frappe.  —  Scène  dernière  :  on  voit  dans  une  gloire  le  capi- 
tule romain  au  fronton  duquel  brille  ce  mot  :  Roma.  Didon  s*est 
relevée  une  dernière  fois  pour  s'écrier  :  Rome!  Rome  immortelle! 
Elle  retombe  et  meurt.  Pendant  que  les  sons  éclatants  de  la  marche 
troyenne  se  font  entendre,  le  peuple  carthaginois  jette  sa  malédiction 
et  sa  haine  à  Enée  et  à  sa  race. 

L'Opéra  opposa  un  refus  en  alléguant  l'impossibilité 
matérielle  de  représenter  un  tel  ouvrage.  Après  beaucoup 
d'hésitations  et  de  marchandages.  Carvalho  joua,  au  Théâtre 
lyrique  (4  nov.  1863).  l'œuvre  amoindrie  et  mutilée.  Les 
difficultés  matérielles  étaient  considérables.  On  en  jugera 
par  cette  note  que  Berlioz  mit  sur  son  manuscrit,  au  sujet 
de  la  symphonie  descriptive  {chasse  et  orage)  qui  remplit  le 
3e  acte  : 

Dans  le  cas  où  le  théâtre  ne  serait  pas  assez  vaste  pour  permettre 
une  mise  en  scène  animée  et  grandiose  de  cet  intermède,  si  l'on  ne 
pouvait  obtenir  des  choristes  femmes  de  parcourir  la  scène  les  che- 
veux épars.  et  des  choristes  hommes  costumés  en  Faunes  et  en 
Satyres  de  se  livrer  à  de  grotesques  gambades  en  criant  Italie;  —  si 
les  pompiers  avaient  peur  du  feu,  les  machinistes  peur  de  l'eau,  le 
directeur  peur  de  tout,  on  devrait  supprimer  entièrement  cette  sym- 
phonie. Il  faut  d'ailleurs,  pourla  bien  exécuter,  un  puissant  orchestre 
qui  se  trouve  rarement  dans  les  théâtres  (cité  par  Ad.  Boschot,  dans 
Le  Crépuscule  d'un  romantiaue). 

Tous  les  musiciens  de  Paris  connaissaient  et  admiraient 
déjà,  pour  les  avoir  entendus  dans  des  réunions  intimes,  la 
marche,  le  septuor,  le  duo  d'Enée  et  de  Didon,  où  Berlioz, 
s'inspirant  de  Gluck,  de  Spontini,  et  d'un  modèle  latin 
qui  vaut  bien  le  poème  des  Nibeluîigen.  avait  cherché,  avec 
une  sincérité  passionnée,  la  beauté  pure  de  la  forme.  Le 
succès,  au  début,  fut  assez  vif;  il  déclina  bientôt;  la  21e  et 
dernière  représentation  eut  lieu  le  20  décembre  1863. 

Les  Troyens  devaient  d'abord  former  un  poème  unique,  et  furent 
gravés  sous  cette  forme,  dont  quelques  exemplaires  sont  encore  con- 
servés aujourd'hui.  Berlioz  dut  se  résigner  à  des  coupures  énormes  : 
à  l'acte  III,  celle  de  la  3e  scène,  et  de  tout  le  2e  tableau  ;  à  l'acte  IV, 
celles  des  scènes  1  et  4  ;  à  Pacte  V,  celles  des  scènes  3  et  7.  L'œuvre 
fut  ensuite  divisée  en  deux  parties  :  La  prise  de  Troie  et  Les  Troyens 
a  Carthage,  qui  parurent  en  deux  volumes.  Pour  cela,  une  défor- 
mation inverse  fut  nécessaire  :  il  fallut  allonger  au  lieu  de  couper. 
Lorsque  Les    Troyens  à   Carthage,  opéra  numéro  2,  furent  joués  au 


102  D'AUBER    A    BERLIOZ 

Théâtre  lyrique  (4  novembre  1863),  Berlioz  les  fit  précéder  d'un  pro- 
logue où,  substituant  les  usages  de  la  symphonie  à  programme  à 
ceux  du  drame  lyrique,  il  introduisait  un  rhapsode  qui,  la  lyre  en 
main,  rappelait  en  strophes  libres,  coupées  par  quelques  notes 
de  harpe,  les  événements  exposé.--  dans  l'opéra  n°  1;  un  rappel  de  la 
marche  troyenne  et  une  toile  de  fond  représentant  Troie  en  flammes 
complétaient  cette  introduction.  Pour  le  volume  I,  les  planches  du 
premier  tirage  furent  utilisées  et  bénéficièrent  de  la  non  représen- 
tation au  théâtre  :  aucune  mutilation  ne  leur  fut  infligée.  Il  n'en  est 
pas  de  même  pour  la  seconde  partie,  représentée  en  novembre  1863. 
Les  divers  tirages  de  la  partition  pour  piano,  imitant  les  remanie- 
ments qu'on  se  permettait  sans  cesse  au  cours  des  représenta- 
tions, sont  en  désaccord  les  uns  avec  les  autres.  Quant  à  la  partition 
d'orchestre,  elle  ne  fut  publiée  qu'une  quinzaine  d'années  après  la 
mort  du  compositeur,  à  la  suite  d'un  procès  qui  obligea  l'éditeur  à 
remplir  d'anciens  engagements.  Elle  était  tellement  inexacte,  qu'à  la 
suite  de  réclamations  venues  de  tous  côtés,  elle  dut  être  refaite.  On 
finit  par  publier  une  édition  pour  piano,  comprenant  les  deux  parties 
réunies,  sans  coupures,  conforme  au  manuscrit  autographe  légué  au 
Conservatoire,  dont  Berlioz  était  bibliothécaire.  Choudens  avait 
acheté  la  partition  15  000  francs,  et,  selon  l'usage  des  éditeurs,  en 
avait  fait  des  extraits  pour  la  vente  courante.  Berlioz  parle  ainsi 
de  lui  :  «  Je  suis  sur  son  étal,  comme  le  corps  d'un  veau  sur  l'étal 
des  bouchers!...  On  me  débite  par  tranches;...  on  peut  même  en 
acheter  pour  deux  sous,  comme  du  mou  pour  régaler  les  chats  des 
portières!...  Ah!  le  commerce  et  l'art  s'exècrent  terriblement!  » 

Les  Troyens  doivent  être  considérés  non  comme  un  opéra 
fabriqué  en  vue  du  succès  sur  un  livret  d'heureuse  ren- 
contre, mais  comme  une  œuvre  de  sincérité  profonde  et 
d'enthousiasme  inspiré.  Berlioz  admirait  la  beauté  plasti- 
que des  vers  de  Virgile  autant  que  la  poésie  de  Shakes- 
peare; et  il  avait  foi  dans  la  grandeur  du  monument  qu'il 
avait  élevé  d'après  le  modèle  latin  divo  virgilio,  au  divin 
Virgile,  lit-on  entête  de  sa  grande  partition  pour  orchestre. 
Il  avait  voulu  lire  son  poème  à  l'impératrice  Eugénie:  et 
on  a  conservé  de  lui  un  projet  de  lettre  où  il  demande  à 
Napoléon  III.  pris  pour  arbitre  suprême,  de  lui  accorder 
la  même  faveur.  Désespérant  de  voir  jouer  la  première 
partie  de  ses  Troyens,  il  écrivait,  dans  ses  Mémoires,  ces 
lignes  qui  sont  citées  sur  la  première  page  d'une  édition 
réduite  pour  piano  :  «  O  ma  noble  Cassandre,  mon  héroï- 
que vierge,  il  faut  donc  me  résigner!  Je  ne  t'entendrai 
jamais  !  »  On  ne  saurait  trop  déplorer  qu'une  œuvre  aussi 
grandiose,  aussi  vécue,  en  imagination,  (pie  la  Fantastique, 


HECTOR    BERLIOZ  103 

n'ait  été,  pour  le  compositeur,  qu'une  occasion  nouvelle 
de  se  voir  méconnu  et  de  souffrir.  Il  faut  reconnaître  que 
ce  ne  fut  pas  entièrement  la  faute  des  contemporains.  L'art 
du  théâtre  exige  une  science  de  la  composition  tout  autre 
que  la  symphonie  à  programme.  Berlioz  avait  transporté  à  la 
scène,  avec  l'éclat  de  ses  épisodes  et  la  variété  de  ses  con- 
trastes, une  épopée  magnifique,  mais  en  lui  donnant  trop 
d'ampleur  pour  une  représentation  unique,  pas  assez  pour 
deux,  et  en  prenant  mal  ses  mesures  ;  il  lui  manquait  ce 
romantisme  à  froid,  cette  méthode  réfléchie  et  obstinée 
qu'eut  son  successeur  R.  Wagner  et  qui,  au  début  d'une 
entreprise,  permettent  au  musicien  de  dire,  comme  le 
héros  de  Racine, 

Je  sais  tous  les  chemins   par  où  je  dois  passor. 

Dans  la  première  partie  de  l'œuvre,  Cassandre  est  au 
premier  plan;  dans  la  seconde,  c'est  Didon  qui  devient 
protagoniste.  L'unité  n'est  marquée  que  par  l'appel  de 
Mercure  :  Italie!  Italie! 

Les  Troyens  peuvent  cependant  et  doivent  être  opposés 
à  la  Tétralogie.  Musicalement,  ils  ne  sont  pas  toujours  au 
même  niveau  ;  mais  avec  des  beautés  de  premier  ordre,  ils 
ont  des  qualités  propres  qui  nous  touchent  profondément  : 
c'est  une  oeuvre  claire,  humaine,  un  opéra  où  l'on  chante, 
malgré  l'emploi  du  vrai  style  dramatique;  le  pathétique  de 
l'action  n'est  pas  surchargé  de  mythes  et  de  symboles  com- 
pliqués. C'est  l'opéra  national  des  peuples  latins. 

«  J'avoue  avoir,  moi  aussi,  ressenti  à  l'audition  des  Troyens  des 
impressions  violentes  de  certains  morceaux  bien  exécutés.  L'air 
d'Enée  :  «  Ah!  quand  viendra  l'instant  des  suprêmes  adieux  »  et  sur- 
tout le  monologue  de  Didon  : 

Je  cnis  mourir. 
Dans  ma  douleur  immense  submergée, 

me    bouleversaient.    Mme   Charton  disait  grandement  et   d'une  façon 
si  dramatique  le  passage  : 

Enee,  Enéel 

Oh!  mon  âme  te  suit! 

et  ses  cris   de  désespoir,   sans  paroles,  en  se  frappant  la  poitrine  et 
s'arrachant  les  cheveux,  comme  l'indique  Virgile. 


104  DAUBER    A    BERLIOZ 

«  Il  est  singulier  qu'aucun  des  critiques  aboyants  ne  m'ait  reproché 
d'avoir  osé  écrire  cet  effet  vocal;  il  est  pourtant,  je  le  crois,  digne 
de  leur  colère.  Dans  tout  ce  que  j'ai  produit  de  musique  douloureu- 
sement passionnée,  je  ne  connais  de  comparable  à  ces  accents  de 
Didon,  dans  cette  scène  et  dans  l'air  suivant,  que  ceux  de  Cassandre 
dans  quelques  parties  de  la  Prise  de  Troie  qu'on  n'a  encore  repré- 
sentée nulle  part...  »  (Berlioz.) 

Berlioz  avait  déjà  commencé  le  plan  des  Troycns  lorsque,  au 
milieu  de  ses  tribulations  coutumières,  il  fut  élu  membre  de  l'Institut 
(21  juin  1856,  après  3  tours  de  scrutin  :  au  premier  tour,  Gounod 
avait  obtenu  3  voix,  Niedermeyer  5.  Panseron  7).  Il  écrivit  à  son 
oncle  Marmion  :  «  J'étais  assis  sur  une  bayonnette;  me  voilà  dan6 
un  fauteuil.  » 

La  dernière  page  du  manuscrit,  des  Troyëns  porte  la  date 
du  28  mars  1858;  celle  du  manuscrit  de  Béatrice  et  Bénédict 
est  datée  du  15  février  1862.  Dans  ce  dernier  ouvrage  en 
2  actes,  dont  Berlioz  écrivit  les  paroles  d'après  la  comédie 
de  Shakespeare  Beaucoup  de  bruit  pour  rien,  apparaît  un 
musicien  d'imagination  apaisée,  de  sensibilité  pénétrante 
et  de  netteté  classique  pour  la  composition,  mais  encore 
ami  de  la  singularité,  voire  de  la  parodie,  et  voulant,  comme 
le  grand  romantique  anglais,  associer  le  boulTon  à  la  poésie 
sérieuse.  Au  début  du  premier  acte,  un  chœur  chante  : 

Le  Maure  est  en  fuite,  victoire! 
Don  Pedro  s'est  couvert  de  gloire; 

A  ces  braves,  honneur! 

Vive  la  Sicile  ! 
Que  les  monts  et  la  plaine,  et  la  cour  et  la  ville. 
Répètent  le  nom  du  vainqueur! 

«  Assez!  Assez!  s'écrie  Béatrice  en  interrompant; 
aurez-vous  bientôt  fini  de  nous  chanter  gloire  et  victoire, 
guerriers  et  lauriers?  Quelles  rimes!  Voilà  les  suites  de  la 
guerre  ! 

—  Ne  l'écoutez  pas,  mes  amis,  interrompt  à  son  tour 
Iléro  ;  continuez!  je  suis  heureuse,  moi,  de  vous  entendre 
et  de  partager  votre  joie.  » 

Cet  opéra  fut  joué  deux  fois  à  Bade  (9  et  13  août  1862), 
pour  l'inauguration  du  nouveau  théâtre,  sous  la  direction 
de  l'auteur,  et  eut  un  assez  vif  succès.  On  applaudit  parti- 
culièrement le  célèbre  duo-nocturne  du  1er  acte,  rappelant 
la  manière  de  Gluck,  d'expression  et  de  poésie  fort 
agréables,  mais  que  l'abus  des  consonances  dans  les  deux 


HECTOR    BERLIOZ  \Q^ 

voix  fait  dégénérer  parfois  en  ronnronage  un  peu  fade. 
Berlioz,  aigri  et  vieilli,  parlait  alors  du  duo  qui  chantait 
constamment  à  son  oreille  :  celui  de  l'isolement  et  de 
l'ennui.  Les  dernières  années  de  sa  vie  furent,  de  toute 
façon,  une  sorte  de  martyre.  Il  mourut  le  8  mars  1869. 

Avant  de  conclure,  nous  devons  dire  un  mot  de  son 
œuvre  littéraire. 

Berlioz  était  un  écrivain  de  très  grand  talent,  coloré, 
personnel,  plein  d'humour  et  habile  à  lancer  le  trait,  mor- 
dant pour  ses  ennemis  et  très  souvent  pour  lui-même, 
ironique  à  la  façon  de  Heine.  En  tète  de  cette  partie  de 
son  œuvre,  règne  le  Traité  d'instrumentation,  qui  malgré 
quelques  affirmations  paradoxales  et  certaines  bizarreries, 
a  une  très  haute  valeur.  «  C'est  grâce  à  lui,  a  écrit 
C.  Saint-Saëns,  que  toute  ma  génération  s'est  formée,  et 
j'ose  dire  qu'elle  a  été  bien  formée.  Il  avait  cette  qualité 
inestimable  d'enflammer  l'imagination,  de  faire  aimer  l'art 
qu'il  enseignait.  Ce  qu'il  n'apprenait  pas,  il  vous  donnait 
la  soif  de  l'apprendre  ;  et  l'on  ne  sait  bien  que  ce  qu'on  a 
appris  soi-même.  » 

Au-dessous  se  placent  (avec  les  livrets  et  fragments  de 
livrets)  :  Le  voyage  musical  en  Allemagne  et  en  Italie, 
études  sur  Beethoven,  Gluck  et  Weber,  Mélanges  et  Nou- 
velles (Paris,  1844.  2  vol.  in-8°);  Les  Instruments  de  musique 
(dans  le  tome  III.  2'  partie  des  Travaux  de  la  Commission 
française  sur  l Industrie,  à  propos  de  l'Exposition  uni- 
verselle de  1851,  Paris,  1855,  in-8°);  les  Soirées  de  l'or- 
chestre (in-18  de  429  p.,  Paris,  Michel  Lévy,  1852;  2e  éd. 
en  1854,  3e  en  1878);  Les  grotesques  de  la  musique  (in-18 
de  308  p..  Librairie  nouvelle,  1859).  Dans  A  travers  chants 
(1863)  on  trouve,  entre  autres  pages  brillantes,  une  analvse 
des  9  symphonies  de  Beethoven  qui  est  un  chef-d'œuvre 
de  critique  d'art.  Les  publications  posthumes  comprennent 
les  Mémoires  (1870,  rééd.  en  1878  et  1881.  2  vol.)  et  les 
divers  recueils  de  Lettres. 

Berlioz  a  écrit  dans  divers  journaux.  Il  s"est  plaint  maintes  fois  de 
cette  besogne  qu'il  jugeait  «  misérable  »,  mais  nécessaire  comme 
gagne-pain.  On  a  réuni  en  volume  quelques-uns  des  feuilletons  qu'il 
écrivit  aux  Débats,  de  1835  à  1863  {Les  musiciens  et  les  musiques, 
par  H.  Berlioz,  avec  introduction  d'A.  Hallays,  1903).  Berlioz  y  donne 


106  d'aUBER    A    BERLIOZ 

son  opinion  sur  Mozart,  Cherubini,  Auber,  Lesueur,  Meyerbeer, 
Herold,  Donizetti,  Halévy,  Bellini,  Adam,  Glinka,  Félicien  David, 
A.  Thomas,  Gounod,  Littolfï,  Ofîenbach,  Bizet,  et  presque  toujours 
cette  opinion  est  favorable.  Il  est  vrai  que  dans  une  lettre  à  Ferrand 
(mai  183k)  il  se  déclare  «  tué  de  travail  et  d'ennui,  obligé  de  gri- 
bouiller à  tant  la  colonne  pour  ces  gredins  de  journaux  »;  il  traite 
ses  articles  de  «  balivernes  »  [lettre  à  Adèle,  31  juillet  183k).  Il  écrit 
à  sa  sœur  Nanci  :  «  Je  vais  avoir  à  dire  passablement  de  bêtises 
indulgentes  pour  une  énorme  niaiserie  musicale  appelée  Stradella 
(opéra  en  5  actes  de  Niedermeyer)  dont  j'ai  vu  la  répétition  hier  soir, 

à  l'Opéra.  Mille  convenances  m'y  obligent Mais  je  te  préviens  de 

ne  rien  croire  de  ce  que  je  dirai  de  la  musique,  car,  depuis  quinze 
ans  que  j"en  entends,  je  n'ai  encore  rien  rencontré  d'aussi  tranquille- 
ment plat  »  (lettre  du  27  février  1837).  Il  écrit  ailleurs  : 

«  La  violence  que  je  me  fais  pour  louer  certains  ouvrages  est  telle, 
que  la  vérité  suinte  à  travers  mes  lignes,  comme  dans  les  efforts 
extraordinaires  de  la  presse  hydraulique  l'eau  suinte  à  travers  le 
fer  de  l'instrument.  »  Ayant  à  parler  de  La  Juive,  et  obligé  par  les 
circonstances  d'atténuer  sa  critique,  il  disait  ironiquement  :  «  En 
ce  moment.  Halévy,  Scribe  et  Saint-Georges  dorment  du  sommeil 
réparateur  des  femmes  en  couches,  et  me  voilà  avec  leur  enfant  sur 
les  bras,  obligé  de  cajoler  sa  nourrice  pour  qu'elle  lui  donne  le  sein, 
de  le  laver,  de  le  bichonner,  de  dire  à  tout  le  inonde  :  Comme  il  est 
joli  !  comme  il  ressemble  à  son  père  !  de  tirer  son  horoscope  et  de  lui 
prédire  une  longue  vie  »  (Les  soirées  de  l'orchestre,   XVIII). 

Berlioz  a  fait  bien  souvent  sa  profession  de  foi.  Quelques 
documents  ont  un  intérêt  particulier.  Le  premier  est  la 
lettre  qu'il  écrivit  à  un  publiciste,  C.  Lohe,  sur  la  demande 
de  ce  dernier,  en  1852,  au  moment  où  on  venait  de  jouer, 
à  Weimar,  Benvenuto  Cellini  et  Roméo  et  Juliette.  Voici  le 
principal  passage  de  cette  lettre  (qui  fut  publiée  dans  les 
Fliegende  Blâtter  f.  Mitsik)  : 

«  ...  Comme  musicien,  il  nie  sera,je  l'espère,  beaucoup  pardonné, 
parce  que  j'ai  beaucoup  aimé.  Comme  critique,  j'ai  été,  je  suis  et 
serai  cruellement  puni,  parce  que  j'ai  eu,  j'ai  et  j'aurai  toute  ma  vie 
des  haines  cruelles  et  d'incommensurables  mépris.  C'est  juste.  Mais 
ces  amours,  ces  haines,  ces  mépris,  sont  sans  doute  aussi  les  vôtres; 
qu'ai-je  besoin  de  vous  en  signaler  les  objets?  La  musique  est  le 
plus  puissant,  le  plus  vivant  de  tous  les  arts.  Elle  devrait  aussi  en 
être  le  plus  libre;  elle  ne  l'est  pourtant  pas  encore.  De  là  nos  dou- 
leurs d'artistes,  nos  obscurs  dévouements,  nos  lassitudes,  nos  déses- 
poirs, nos  aspirations  à  la  mort.  La  musique  moderne,  la  Musique 
(je  ne  parle  pas  de  la  courtisane  de  ce  nom  qu'on  rencontre  partout), 
sous  quelques  rapports,  c'est  l'Andromède  antique,  divinement  belle 
et  nue,  dont  les  regards  de  flamme  se  décomposent  en  rayons  multi- 


HECTOR    BERLIOZ  107 

colores  en  passant  au  travers  du  prisme  de  ses  pleurs.  Enchaînée 
sur  un  roc  au  bord  de  la  mer  immense  dont  les  flots  viennent  battre 
sans  cesse  et  couvrir  de  limon  ses  beaux  pieds,  elle  attend  le  Persée 
vainqueur  qui  doit  briser  sa  chaîne  et  mettre  en  pièces  la  chimère 
appelée  Routine,  dont  la  gueule  la  menace  en  lançant  des  tourbillons 
de  fumée  empestée.  Pourtant,  je  le  crois,  le  monstre  se  fait  vieux, 
ses  mouvements  n'ont  plus  leur  énergie  première,  ses  dents  sont  en 
débris,  ses  ongles  émoussés,  ses  lourdes  pattes  glissent...  Et  quand 
la  bête  sera  morte  de  sa  belle  mort,  que  restera-t-il  à  faire  à  l'amant 
dévoué  de  la  sublime  captive,  sinon  de  rompre  ses  liens,  et  rempor- 
ter éperdue  à  travers  les  flots?...  » 

Le  monstre  affreux  et  déjà  décomposé  que  Berlioz  décrit 
ici  sous  le  nom  de  Routine,  c'est  la  musique  de  Cherubini, 
de  Rossini,  d'Auber,  d'Hérold,  d'Adam,  de  toute  l'école  de 
Boïeldieu.  Cette  lettre  sincère  n'est  pas  exempte  de  rhé- 
torique, d'apprêt,  et  même  de  bel  esprit.  La  métaphore 
y  est  conduite  avec  une  virtuosité  particulière.  Le  trait 
essentiel,  c'est  que  Berlioz  revendique  la  «  liberté  »  du 
compositeur;  mot  à  rapprocher  de  celui  de  V.  Hugo  disant 
que  «  le  romantisme  n'est,  en  somme,  que  la  liberté  dans 
l'art  ».  Ces  doléances  sur  les  servitudes  étroites  que  la 
tradition  impose  à  Andromède  n'étaient  pas  très  justifiées. 
Beethoven  et  Bach  —  de  l'aveu  même  de  Berlioz  dans 
d'autres  opuscules  —  n'ont-ils  pas  lait  tout  ce  qu'ils  ont 
voulu?  Cette  lettre  nous  fait  voir  enfin  un  homme  dont 
l'imagination  grossit  toutes  choses,  qui  est  dupe  de  cette 
imagination  et  en  tire  constamment  des  motifs  de  souf- 
france par  suite  d'une  disproportion  inévitable  entre  les 
rêves  dont  il  est  obsédé  et  la  réalité.  Berlioz  s'est  rendu 
lui-même  malheureux,  cela  est  évident;  il  a  méconnu 
l'antique  précepte  de  Pythagore  :  ne  ronge  point  ton  cœur! 
De  plus,  on  dirait  qu'il  tient  à  ce  mal  intérieur  qu'il  renou- 
velle à  tout  instant  —  même  en  plein  succès  —  comme  à 
un  privilège,  un  signe  d'élection  qui  s'accorde  avec  sa  fierté 
et  le  distingue  de  la  tourbe  des  Philistins.  Il  se  blesse  de 
sa  propre  main,  et  ne  répugne  pas  i\  montrer,  avec  un  sou- 
rire satanique,  ses  cicatrices.  Il  a  souffert,  et  il  proclame 
qu'il  souffrira  encore... 

Malgré  son  amour  de  la  liberté,  Berlioz  était  trop 
français  et  trop  artiste  pour  ne  pas  se  rapprocher  des 
classiques    au   moins   sur   un   point.  Au   moment  où   il   tra- 


108  I»  AURER    A    RERLIOZ 

vaille  à  ses  Troyens,  et  sans  doute  sous  l'influence  d'une 
dernière  lecture  de  Virgile,  il  écrit  à  la  princesse  Caroline 
(12  août  1856)  une  belle  lettre  où,  en  proclamant  la  néces- 
sité du  style,  il  va  presque,  semble-t-il,  jusqu'à  reconnaître 
la  supériorité  de  la  musique  pure  sur  la  musique  avec 
livret;  au  moins  déclare-t-il,  que.  même  quand  il  v  a  des 
paroles,  la  musique  ne  saurait  être  reléguée  au  second  rang  : 

(i  Ce  qu'il  y  a  d'immensément  difficile  là-dedans,  c'est  de  trouver  la 
forme  musicale,  cette  forme  sans  laquelle  la  musique  n'existe  pas  et 
n'est  que  l'esclave  humiliée  de  la  parole.  C'est  là  le  crime  de  Wagner; 
il  veut  la  détrôner  et  la  réduire  à  des  accents  expressifs  en  exagérant 
le  système  de  Gluck  (qui  fort  heureusement  n'a  pas  réussi  lui-même 
à  suivre  la  théorie  impie).  Je  suis  pour  la  musique  appelée  par  vous- 
même  libre.  Oui,  libre  et  fière,  souveraine  et  conquérante,  je  veux 
qu'elle  prenne  tout,  qu'il  n'y  ait  plus  pour  elle  ni  Alpes  ni  Pyrénées: 
mais  pour  ses  conquêtes,  il  faut  qu'elle  combatte  en  personne  et  non 
par  ses  lieutenants.  Je  veux  bien  qu'elle  ail,  s'il  se  peut,  de  bons 
vers  rangés  en  bataille:  mais  il  faut  qu'elle  aille  elle-même  au  feu 
comme  Napoléon,  qu'elle  marche  au  premier  rang  de  la  phalange 
comme  Alexandre.  Elle  est  si  puissante  qu'elle  vaincrait  seule  en 
certains  cas,  et  qu'elle  a  eu  mille  fois  le  droit  de  dire  comme 
Médée  :  «  Moi!  c'est  assez  ».  Trouver  le  moyen  d'être  expressif, 
vrai,  sans  cesser  d'être  musicien,  et  donner  tout  au  contraire  des 
moyens  d'action  nouveaux  à  la  musique,  voilà  le  grand  problème.  »  — 
Ces  déclarations  sont  d'une  rare  justesse.  En  parlant  des  livrets 
qu'il  écrit  et  qu'il  appelle  «  une  poésie  d'amateur  »,  Berlioz  dit  à  la 
même  :  «  Je  ne  suis  qu'un  maraudeur:  je  viens  de  fourrager  dans  le 
jardin  de  deux  génies,  Shakespeare  et  Virgile,  j'y  ai  fauché  une 
gerbe  de  Heurs  pour  en  faire  une  couche  à  la  musique,  où  Dieu 
veuille   qu'elle  ne   périsse  pas,  asphyxiée  par  les  parfums!  » 

Enfin,  dans  une  page  célèbre  d'Â  travers  chants,  tout  en 
insistant  sur  ce  principe  de  la  liberté  qui  lui  tient  au  cœur 
comme  un  dogme  intangible,  Berlioz  oppose  de  graves 
réserves  à  l'école  wagnérienne  : 

«  Si  l'école  de  l'avenir  vient  nous  dire  :  il  faut  faire  le  contraire 
de  ce  qu'enseignent  les  règles;  on  est  las  de  la  mélodie;  on  est  las 
des  dessins  mélodiques;  on  est  las  des  airs,  des  duos,  des  trios,  des 
morceaux  dont  le  thème  se  développe  régulièrement  :  on  est  rassasié 
des  harmonies  consonantes,  des  dissonances  simples,  préparées  et 
résolues,  des  modulations  naturelles  et  ménagées  avec  art  :  il  ne  faut 
tenir  compte  que  de  l'idée,  ne  pas  faire  le  moindre  cas  de  la  sensa- 
tion: il  faut  mépriser  l'oreille,  cette  guenille,  la  brutaliser  pour  la 
dompter,  la  musique  n'ayant  pas  pour  objet  de  lui  être  agréable:... 


e 


HECTOR    BERLIOZ  109 

il  ne  faut  accorder  aucune  estime  à  l'art  du  chant,  ne  songer  ni  à  sa 
nature  ni  à  ses  exigences...  Si  telle  est  cette  religion,  très  nouvelle 
en  effet,  je  suis  fort  loin  de  la  professer;  je  n'en  ai  jamais  été,  je 
n'en  suis  pas,  je  n'en  serai  jamais.  Je  lève  la  main,  et  je  le  jure  :  non 
credo.  » 

Berlioz  est  un  grand  mélodiste;  pas  à  la  façon  de 
Mendelssohn  ou  de  Gounod,  mais  de  Gluck,  de  Beethoven 
en  ses  sonates  et  ses  quatuors;  dans  les  plus  belles  pages 
qu'il  a  écrites  triomphent  le  rythme,  le  chant  très  large, 
le  culte  de  la  forme  enveloppante  et  caressante.  Il  aime 
les  suites  de  tierces  et  de  sixtes  qui  attendrissent  l'expres- 
sion du  style;  il  aime  les  sourdines  aux  cordes,  les  sono- 
rités de  lointain  qui  estompent  la  ligne  du  dessin  instru- 
mental. Il  importe  de  noter  dans  son  œuvre  le  nombre 
assez  grand  de  marches,  de  danses,  de  morceaux  de  genre 
nettement  rythmés.  Les  services  qu'il  a  rendus  à  l'art 
musical  peuvent  être  ainsi  résumés  :  il  a  créé  le  poème 
symphonique,  ou  symphonie  à  programme,  tel  que  Liszt, 
Saint-Saëns  et  leurs  successeurs  devaient  l'illustrer.  Avant 
lui  sans  doute,  soit  dans  les  symphonies  sacrées  et  les 
oratorios,  soit  dans  des  compositions  pour  un  seul  instru- 
ment, la  musique  avait  montre  qu'elle  était  capable  de 
peindre  en  réalisant  des  idées  précises  à  l'aide  d'un  sys- 
tème d'images;  mais  c'était,  le  plus  souvent,  un  jeu  d'es- 
prit ou  d'application  technique  qui  cherchait  à  s'adaptera 
des  textes  religieux.  Berlioz  y  met  une  fougue  de  passion 
et  d'imagination,  une  tendresse,  une  intensité  de  convic- 
tion, une  indépendance,  une  personnalité  en  un  mot, 
qui  donnent  à  ses  œuvres  un  intérêt  unique.  Il  a  un  sen- 
timent profond  de  la  nature;  il  s'identifie  par  l'enthou- 
siasme avec  les  sujets  qu'il  traite.  Entre  ses  poèmes  sym- 
phoniques  et  ce  qu'on  avait  écrit  d'approchant  dans  le 
passé,  il  y  a  la  même  différence  qu'entre  les  vers  de  L'abbé 
Delille  et  ceux  d'un  Bvron  ou  d'un  Lamartine.  Il  a  fait 
pénétrer  dans  l'art,  comme  Beethoven,  un  courant  de  large 
et  profonde  poésie.  Par  là,  il  reste  supérieur  à  la  plupart 
de  ceux  qui,  dans  la  suite,  ont  cultivé  le  genre  descriptif, 
mais  ne  l'ont  pas  dépassé  dans  l'art  de  peindre  avec  les 
couleurs  de  l'orchestre. 

En  bon  romantique,  il  a  proclamé  l'indépendance  de  la 


110  DAUBER    A    BERLIOZ 

composition  ;  dans  le  détail,  il  l'a  affranchie  de  certaines 
traditions  fâcheuses  (comme  les  finales  en  fortissimo,  après 
une  note  retentissante.  «  à  l'instar  des  locomotives  qui 
entrent  en  gare  »  ;  Berlioz  aime  à  finir  en  douceur,  pianis- 
simo). A  la  suite  de  Weber,  il  a  créé  l'orchestre  moderne 
avec  sa  tendance  aux  grands  effets  de  masse.  Berlioz  rêvait 
toujours  d'exécutions  colossales.  «  Donnez-moi  des  orches- 
tres! »  c'est  un  de  ses  cris,  un  vœu  qu'il  aimait  à  lancer 
dans  l'impatience  fébrile  de  son  lyrisme.  Il  aspirait  à  une 
grandeur  démesurée  dans  les  moyens  d'exécution  comme 
dans  la  nature  du  sujet  traité.  Cette  tendance  caractéris- 
tique de  la  musique  au  xixe  siècle  a  été  suivie  par  un  cer- 
tain nombre  de  compositeurs  (en  Allemagne  Wagner, 
Mahler,  R.  Strauss  dont  il  est,  à  ce  point  de  vue  encore, 
le  précurseur).  —  Il  y  a  un  grand  artiste  qui,  avec  sa  che- 
velure en  crinière  de  lion  posée  sur  un  corps  malingre, 
pourrait  être  placé,  dans  un  rapprochement  d'apothéose,  à 
côté  de  notre  musicien  :  c'est  Eugène  Delacroix.  Elève, 
comme  lui,  d'un  classique  raffiné  (Guérin  est  de  la  famille 
artistique  des  Lesueur),  Delacroix  fit  d'abord,  comme 
Berlioz,  une  guerre  sans  merci  au  poncif  académique,  adora 
Gœthe  et  Shakespeare  en  même  temps  que  les  Anciens' 
et  fut  mordu  par  les  envieux.  Selon  une  fine  remarque  de 
Ch.  Blanc,  Delacroix  semblait  «  inventer  son  dessin  pour 
sa  couleur  »  (en  réalité  son  dessin  était  celui  du  mouve- 
ment); la  remarque  pourrait  s'appliquer  à  Berlioz  :  la 
pensée  musicale  se  présentait  souvent  à  lui  sous  forme  de 
coloris  instrumental,  non  avec  la  sécheresse  d'une  ligne 
mélodique;  et  ici,  le  dessin  du  mouvement  a  pour  équivalent 
la  forme  toute  pénétrée  d'une  passion  tendre  ou  fébrile, 
la  vie  de  l'âme  étant  plus  mobile  encore  que  la  vie  des 
choses  visibles.  Des  scènes  comme  les  Pèlerins  chantant 
la  prière  du  soir,  la  Course  à  l'abime,  la  Scène  aux  champs, 
la  Fête  chez  Capulet,  le  Septuor  des  Troyens...  sont  des 
peintures  sonores  où  des  combinaisons  de  timbres  et  de 
rythmes,  analogues  à  celles  des  tons  sur  la  palette,  pro- 
duisent des  effets  étonnants. 

Il  y  a  un  autre  héros  du  romantisme  qu'on  aimerait  à 
placer  à  côté  de  Berlioz  :  c'est  Byron.  Par  cet  individua- 
lisme   exaspéré    qui    n'a    jamais    peint    que    soi    sous    des 


FELICIEN    DAVID  111 

noms  différents  (Manfred,  Harold,  etc.),  Byron  est  aussi 
berliozien  que  Berlioz  est  bvronesque,  avec  cette 
réserve  pourtant  que  s'il  y  a  chez  tous  deux  même 
fougue,  même  flamme,  même  aspiration  inquiète  vers 
d'impossibles  buts,  il  y  a  chez  le  musicien  plus  de  ten- 
dresse profonde  que  chez  le  poète.  Remarquons  aussi 
que  le  romantisme  littéraire  a  plus  vieilli  que  le  roman- 
tisme musical. 

Cet  astre  de  première  grandeur  a  un  satellite. 

Si  le  titre  de  créateur  de  la  grande  symphonie  à  pro- 
gramme et  des  hardiesses  de  l'orchestre  moderne  revient  à 
Berlioz,  dont  les  ouvrages  sont  la  source  de  tout  le  roman- 
tisme musical  du  xixc  siècle,  il  est  un  second  compositeur 
qui,  après  lui  (et  avec  autant  d'éclat  que  lui,  si  l'on  accepte 
le  jugement  des  contemporains),  mérite  de  participer  à  cet 
honneur:  c'est  le  Français  Félicien  David,  né  à  Cadenet,dans 
le  département  de  Vaucluse,  le  13  avril  1810.  Son  Désert 
fut  exécuté  publiquement  en  1844.  Liszt  n'a  commencé  à 
écrire  des  poèmes  symphoniques  qu'à  Weimar  où  il  s'est 
installé  en  1848. 

«  Berlioz  et  David  sont,  parmi  les  compositeurs  contem- 
porains, ceux  qui  font  le  mieux  parler  l'orchestre  »,  écri- 
vait Clément  dans  son  Dictionnaire  lyrique.  Félicien  David 
est  une  figure  originale,  un  caractère  qui  commande  l'estime, 
un  musicien  inégal  dont  l'œuvre  maîtresse  fut  acclamée, 
en  son  temps,  comme  une  éblouissante  nouveauté.  Il  est 
arrivé  au  romantisme  par  de  tout  autres  voies  que  Berlioz. 
Il  est  le  premier  représentant  de  l'exotisme  musical  dans 
la  grande  composition.  C'est  un  orientaliste;  il  dut  cette 
tendance  de  son  talent  aux  circonstances  de  sa  vie.  Orphelin 
de  très  bonne  heure,  il  vint  à  Paris  en  1830  avec  une  maigre 
pension  (50  lr.  par  mois)  servie  parmn  oncle,  et  fut  admis 
par  Cherubini  au  Conservatoire.  Il  y  suivit  peu  de  temps 
les  leçons  de  Fétis,  de  Benoist  et  de  Reber.  L'événement 
capital  de  sa  destinée  fut  son  entrée  dans  le  Saint-Simo- 
nisme  qui,  après  la  mort  du  fondateur,  était  devenu  une 
religion,  un  culte  organisé  de  la  fraternité  prétendant  régé- 
nérer la  famille  et  toute  la  vie  sociale.  Séduit  par  la  doc- 
trine  et   l'exemple  d'Enfantin,   dit  «  le   Père  »,  il   pouvait 


112  DAUBER    A    BERLIOZ 

trouver  comme  musicien,  dans  cette  loi  laïque  et  humani- 
taire, une  source  d'inspiration  excellente.  Nul  n'eût  été  plus 
qualifié  qu'un  saint-simonien  pour  écrire  cette  Symphonie 
domestique  dont  un  Allemand,  devait  faire,  beaucoup  plus 
tard,  une  œuvre  si  lourde!  L'occasion  était  propice  pour 
réaliser  le  programme  d'art  fraternel,  social,  humain,  tracé 
par  la  Révolution.  D'ailleurs,  chez  un  artiste,  peu  importent 
les  dogmes;  ce  qui  compte  seulement,  c'est  la  sincérité  et 
surtout  l'intensité  de  la  croyance.  Malheureusement,  David 
ne  remplit  pas,  comme  compositeur,  tout  son  mérite  de 
néophyte.  Le  seul  monument,  vite  oublié,  de  ses  idées 
nouvelles,  lut  cette  publication  :  Mènilmontant,  chant  reli- 
gieux, par  Félicien  David,  apôtre;  paroles  de  Bergier, 
ouvrier  carreleur.  La  condamnation  des  principaux  chefs 
du  saint-simonisme  et  la  fermeture  de  la  maison-temple 
de  Mènilmontant  étaient  de  nature  à  pousser  énergiquement 
dans  la  même  voie  et  à  exalter  le  talent  de  David;  elles 
lui  inspirèrent  bien  un  chœur  «  sur  la  prison  du  Père  (Enfan- 
tin) »,  mais,  en  réalité  lui  donnèrent  une  direction  différente. 
Les  «  apôtres  »  transportèrent  leur  propagande  à  l'étranger. 
Félicien  David  visita  Constantinople,  les  îles  de  l'Archipel, 
l'Egypte.  La  peste  arrêta  son  voyage;  il  revint  à  Paris  en 
1835.  avec  un  rêve  d'Asie  incomplet,  mais  des  impres- 
sions suffisantes  pour  que  désormais  sa  sensibilité  et  son 
imagination  fussent  conquises  par  l'exotisme.  Il  publia 
(1835)  un  recueil  de  Mélodies  orientales  pour  piano.  Ce 
recueil  ne  fut  pas  apprécié  comme  il  le  méritait.  David  se 
retira  alors  à  la  campagne,  dans  la  maison  qu'un  ami  lui 
avait  offerte,  et  écrivit  dans  la  solitude  divers  ouvrages  de 
musique  de  chambre  qui  n'eurent  pas  un  meilleur  succès  : 
Les  Quatre  saisons,  suite  de  24  pièces  brèves  pour  quatuor 
à  cordes,  deux  compositions  pour  9  instruments  à  vent,  et 
2  svmphonies.  Sa  situation  d'isolé,  d'artiste  encore  ignoré 
mais  ayant  conscience  de  sa  valeur  et  supportant  avec  fierté 
le  rude  apprentissage  de  la  vie,  fit  alors  de  lui.  malgré 
sa  nature  pensive  et  mystique,  une  sorte  de  Berlioz  à 
ses  débuts,  moins  amer  et  moins  révolté.  Il  écrit  à  son 
ami  Sylvain  Saint-Etienne,  dans  une  lettre  citée  par 
M.  Brancourt,  ces  lignes  qui  font  honneur  à  son  carac- 
tère : 


FELICIEN    DAVID 


I  13 


«  S'il  fallait  juger  du  mérite  de  mes  premières  compositions  par  le 
succès  qu'elles  ont  obtenu,  j'aurais  de  tristes  compliments  à  me  faire. 
J'en  ai  pris  mon  parti.  Maintenant,  je  travaille  pour  mon  plaisir,  parce 
que  c'est  chez  moi  un  besoin,  une  jouissance.  Dieu  fera  connaître  mes 
œuvres  quand  il  le  voudra.  Mais  pour  cela,  je  ne  m'abaisserai  pas  à 
mendier  des  protections  auprès  de  gens  qui  ne  me  valent  pas.  Ai-je  raison 
d'être  lier?...  Tu  me  parles  de  la  gloire  qui  doit  être  le  but  constant 
de  mes  travaux,  de  la  postérité  qui  me  jugera  mieux  un  jour:  mais, 
mon  cher  ami,  qu'importe  la  postérité,  si  je  meurs  même  pendant  ma 
vie?  La  gloire  après  la  mort  n'est  qu'un  vain  mot...  Ainsi,  me  voilà 
tout  à  fait  dans  l'ombre;  je  ne  suis  pas  fait  pour  l'intrigue:  encore 
moins  pour  la  musique  de  convention,  celle  qu'il  faut  livrer  au  public 
pour  se  faire  bien  venir  de  lui.  Chaque  auteur  a  son  genre  :  le  mien, 
je  le  sens  bien,  est  trop  sévère,  trop  religieux  pour  le  public.  » 

C'est  du  Berlioz  moins  violent,  plus  résigné.  Le  Désert 
récompensa  cette  philosophie  hautaine  en  faisant  connaître 
à  Félicien  David,  âgé  de  trente-quatee  ans,  les  joies  du 
triomphe.  Cette  Ode-symphonie  le  mit  au  même  rang  que 
1  auteur  de  Lèlio  ;  elle  sembla  révéler  aux  contemporains 
une  puissance  nouvelle  de  la  musique.  Voici  comment  un 
écrivain  réputé  par  son  goût  raffiné  de  la  couleur  locale  et 
des  images  rares  parle  de  la  première  exécution  à  la  salle 
Ventadour  : 

«  La  salle,  dit  Théophile  Gautier,  était  radieuse,  étincelante,  étoilée 
dyeux  et  de  diamants,  fleurie  de  bouquets  monstres  et  de  frais 
visages...  Et  comme  pour  servir  de  garant  à  l'authenticité  de  la  cou- 
leur locale  de  l'œuvre  du  jeune  compositeur,  voici  qu'il  arrive  tout 
exprès  du  désert  une  bande  de  chefs  arabes  qui  s'accoudent  au 
balcon,  manœuvrant  avec  une  gaucherie  tout  enfantine  les  énormes 
lorgnettes  dont  leur  a  fait  présent  le  gouvernement  français.  L'entrée 
de  ces  honnêtes  Africains  a  fait  dans  la  salle  une  sensation  impos- 
sible à  décrire...  Le  public  est  entré  franchement  en  communication 
avec  1  auteur  à  partir  de  la  singulière  mélodie  du  Chibouck,  accom- 
pagnée de  triangles  et  de  tambours,  et  l'enthousiasme  a  été  au  comble 
pendant  toute  la  durée  de  la  symphonie  orientale,  dont,  chose  inouïe, 
les  exécutants  ont  été  obligés  de  répéter-  presque  entièrement  là 
seconde  et  la  troisième  parties.  La  Fantasia  arabe,  la  Danse  des 
aimées  ont  soulevé  toute  la  salle,  qui  les  eût  volontiers  fait  jouer 
cinq  ou  six  fois  de  suite,  ne  pouvant  se  rassasier  de  les  entendre. 
L'Hymne  à  la  Nuit  est  une  des  plus  admirables  mélodies  qu'il  soit 
donné  à  l'oreille  humaine  d'entendre  ;  et  à  l'heure  qu'il  est,  tout 
Pans  est  plein  de  gens  qui  s'en  vont  murmurant  d'une  voix  plus  ou 
moins  fausse,  chacun  selon  ses  moyens,  le   chant  obsesseur  : 

Mon  bien-aimé  d'amour  s'enivre. 
Combarieu.  —  Musique.  III.  g 


114  D  AUBER    A    BFRLI07. 

«  La  voix  énigmatique  de  M.  Béfort,  qui  donne  à  pleine  poi- 
trine des  notes  déjà  difficiles  pour  un  homme  en  voix  de  faus- 
set, prête  un  charme  étrange  à  ce  soupir  éthéré.  L'instant  le  plus 
curieux  du  concert  a  été  sans  contredit  la  Prière  du  muezzin,  dont 
les  paroles  mêmes  sont  arabes.  Tous  les  yeux  se  sont  tournés  aus- 
sitôt vers  les  beaux  fantômes  blancs,  qui,  jusqu'alors,  n'avaient  pas 
donné  signe  de  vie.  —  Aux  premiers  mots  :  El  salam  alek!  Aleikourn 
el  salant!  ils  dressèrent  l'oreille,  comme  un  cheval  de  guerre  au  cri 
du  clairon,  et  leurs  faces  brunes  s'épanouirent.  Ils  suivaient  léchant 
à  demi-voix,  et,  la  prière  du  muezzin  terminée,  ils  applaudirent  avec 
des  signes  de  satisfaction  si  évidente,  que  l'on  fît  recommencer 
M.  Béfort  exprès  pour  eux.  »  (Cité  par  O.  Foulque,  Histoire  du 
théâtre    Ventadour,  1829-1879,  p.  98-99.) 

Le  Désert  de  Félicien  David,  acclamé  à  son  apparition, 
est  une  œuvre  très  méritoire,  dont  les  défauts  sont  visibles, 
non  parce  que  le  goût  a  changé,  mais  pour  des  raisons 
indépendantes  de  la  mode.  Le  compositeur  et  son  librettiste 
(Auguste  Colin)  ont  conçu  un  désert  selon  l'imagination  pré- 
cieuse et  fade  des  romanciers  d'autrefois,  un  désert  «  que 
le  soleil  remplit  de  lumière  et  d'amour»,  et  où  chaque  grain 
de  sable  «  chante  un  hymne  ».  L'admirable  pièce  de  Boro- 
dine,  où  est  exprimée  l'infinie  tristesse  de  la  solitude  des 
Steppes,  nous  permettrait  aujourd'hui  d'opposer  la  vérité  à 
la  convention.  Les  chœurs  du  Désert  ont  une  allure  orphéo- 
nique  et  une  naïveté  poncive  qui  désarme.  La  fameuse 
marche  de  la  caravane,  qui  a  le  tort  de  faire  songer  à  la 
prière  des  pèlerins  dans  Harold,  est  assez  banale;  la  des- 
cription du  lever  du  soleil  est  écourtée  et  sans  caractère. 
La  chanson  du  muezzin  a  une  jolie  couleur  orientale. 
L'ensemble  est  loin  d'avoir  l'originalité  des  œuvres  de 
Berlioz,  mais  ne  manque  ni  de  puissance,  ni  de  couleur, 
d'éclat  et  de  charme. 

Félicien  David  était  plus  naturellement  porté  à  la  rêverie 
contemplative  que  doué  pour  le  drame.  Cependant,  les 
meilleurs  de  ses  ouvrages  postérieurs  au  Désert  furent 
écrits  pour  le  théâtre.  Il  y  en  a  trois,  qui  ont  disparu  du 
répertoire,  mais  dont  certaines  pages  brillantes  sont  encore 
chantées  dans  les  concerts.  Ils  se  rattachent  par  leurs  sujets 
à  ce  goût  de  l'orientalisme  ou  de  l'exotisme  qui  règne  dans 
Le  Désert,  et  contiennent  plus  d'une  scène  qui  évoque,  assez 
fâcheusemement  pour  eux,  le   souvenir  de  Meyerbeer.  La 


FELICIEN    DAVID  115 

Perle  du  Brésil,  «  drame  lyrique  »,  n'est  pas  sans  analogies 
avec  L'Africaine;  l'action  se  passe  tour  à  tour  en  Portugal, 
en  pleine  mer,  et  clans  une  forêt  du  Brésil.  Les  descriptions 
sont  traitées  à  la  manière  italienne  et  classique  :  fête  mari- 
time (acte  II),  tempête,  scène  du  hamac  dans  la  forêt,  chant 
des  oiseaux.  Le  3e  acte  est  assez  dramatique.  On  a  surtout 
retenu  la  ballade  Entendez-vous  dans  la  forêt?  et  le  chant 
duMysoli  (charmant  oiseau ... ,  acte  II,  n°  33)  qui,  avec  la  valse 
du  Pardon  de  Ploërmel,  est  considéré  par  les  cantatrices 
comme  le  morceau  le  plus  brillant  et  le  plus  difficile  pour 
la  voix.  —  Herculanum  eut  beaucoup  de  succès  et  obtint 
le  prix  fondé  par  Napoléon  Ier  pour  le  meilleur  ouvrage 
«  composé  dans  les  dix  dernières  années  ».  Le  rôle  d'Hélios 
fut  une  des  plus  belles  créations  du  ténor  Roger.  D'autres 
artistes  admirables  étaient  à  ses  côtés  :  Obin,  dans  les  rôles 
de  Nicanor  et  de  Satan,  Mme  Bokghi-Mamo  dans  le  rôle 
d'Olympia,  M'ue  Guaymard-Lauters  dans  celui  de  Lélia.  Le 
livret  (écrit  par  Méry  et  Hadot)  de  cet  opéra,  dont  l'action  se 
passe  sous  le  règne  de  Titus,  un  an  après  la  prise  de  Jéru- 
salem (en  l'an  72  de  1ère  chrétienne),  offrait  une  matière 
grandiose  à  l'imagination  du  compositeur  :  il  retrace  un 
conflit  pathétique  entre  le  paganisme  et  le  christianisme 
et  se  termine  par  une  explosion  formidable  du  Vésuve. 
Dans  la  musique,  on  voudrait  plus  de  richesse  et  surtout 
plus  d'indépendance,  plus  de  hardiesse  de  style.  La  scène 
la  mieux  traitée  est  le  duo  de  Lilia  et  de  Nicanor  (II,  n°  8), 
qui  rappelle  le  duo  de  Raoul  et  de  Valentine  dans  les 
Huguenots;  la  réponse  de  Nicanor  à  Lilia  qui  lui  montre 
au  ciel  «  le  sitme  des  élus   »  : 

o 

C'est  le  douteux  rayon  de  la  première  étoile 
Qui  pour  mon  regard  seul  éclaire  sa  beauté, 

est  une  belle  phrase  à  classer  parmi  les  meilleurs  récitatifs; 
mais  on  regrette  des  formules  d'accompagnement  assez 
banales  (comme  dans  la  chanson  du  1er  acte,  n°  3,  Bois  ce 
vin  que  l'amour  donne,  écrite  sur  un  rythme  de  polonaise). 
Le  coloris  instrumental  est  parfois  très  bon;  ainsi,  dans 
l'introduction  de  l'air  de  l'extase  {Dieu!  quel  monde  nou- 
veau! ...),  où  des  gammes  chromatiques  et  en  sourdine  du 
quatuor  à  cordes  s'enlèvent  sur  des  dessins  de  harpes.  Les 


H6  DAUBER    A    BERLIOZ 

ensembles  sont  très  sommaires,  les  tableaux  descriptifs 
seulement  esquissés  ;  d'une  façon  générale,  c'est  l'éloquence 
italienne  qui  domine.  —  Lalla  Roukh  (deux  actes  sur  un 
livret  d'Hippolyte  Lucas  et  Michel  Carré),  est  un  conte 
oriental,  traité  dans  la  manière  du  traditionnel  opéra- 
comique  français.  La  fille  d'un  sultan  des  Indes  se  rend  auprès 
d'un  prince  qu'elle  doit  épouser;  au  cours  du  vovage,  elle 
est  séduite  par  les  chants  d'une  sorte  d  aède  qui  l'accom- 
pagne :  mais  elle  finit  par  reconnaître  en  lui  son  propre 
fiancé  qui,  voulant  être  aimé  pour  lui-même,  avait  pris  un 
déguisement.  Avec  une  pareille  donnée,  on  eût  pu  écrire 
une  fantaisie  d'un  exotisme  délicieux;  qu'on  pense  à  ce 
qu'un  Rimski-Korsakow  en  aurait  tiré!  Félicien  David  est 
loin  d'y  avoir  mis  la  même  couleur  que  dans  Le  Désert. 
On  a  retenu  la  cantilène  de  Noureddin  Ma  maîtresse  a 
quitté  la  tente  (I,  n°  4),  l'air  de  Lalla  Roukh  (6  Nuit 
d'amour,  II,  7);  on  peut  encore  louer  les  couplets  Ah! 
funeste  Ambassade  !  qui  sont  un  excellent  spécimen  de 
style  bouffe  dans  le  goût  classique. 

Félicien  David  reste  l'auteur  d'une  œuvre  brillante,  origi- 
nale (Le  Désert),  et  de  réelle  importance  historique;  il  fut 
même,  en  quelque  sorte,  prisonnier  de  son  succès.  Le 
public  est  si  prompt  à  mettre  un  écriteau  sur  chaque 
musicien!  —  «  J'attends,  disait  de  lui  un  confrère  à  qui  on 
demandait  son  opinion,  qu'il  soit  descendu  de  son  cha- 
meau! )>  Comme  compositeur,  David  a  des  lacunes;  il  est 
inégal;  il  semble  s'être  arrêté,  sans  avoir  donné  sa  mesure, 
au  début  d'une  évolution  qui  pouvait  être  magnifique  et 
aboutir  à  un  romantisme  moins  agressif  que  celui  de 
Berlioz. 

«  Sa  manière  est  singulière  et  déconcerte  la  critique  par  ses  irré- 
gularités. Avait-il  réellement,  comme  on  l'a  prétendu,  fait  des  études 
incomplètes?  On  le  dirait,  à  certaines  défaillances  qui  laissent  croire 
par  moments  qu'on  a  sous  les  yeux  de  la  musique  d'amateur;  mais 
comment  expliquer  alors  cette  finesse  de  touche  qu'il  a  montrée  tant 
de  fois,  cette  délicatesse  de  coloris,  cette  élégance  de  plume  qui  se 
révèle  tout  à  coup,  et  ce  charme  profond  qui  ne  se  trouve  que  dans 
les  maîtres?  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'écrivent  les  ignorants:  on  croirait 
plutôt  à  des  accès  de  faiblesse  physique,  à  des  intermittences  mala- 
dives. »  (Saint-Saëns.)  Parlant  du  Scherzo  de  la  symphonie  en  mi 
bémol,  —  symphonie  un  peu  en  retard  sur  le  mouvement  du  siècle 


, 


FELICIEN    DAVID  117 

et  où  figure  encore  l'ophicléide  avec  la  même  partie  que  le  3e  trom- 
bone, —  Berlioz  salue  un  «  maître  »  en  Félicien  David  ;  Reyer  a  loué 
«  le  charme  mélodique  de  son  inspiration  »,  son  habileté  exception- 
nelle dans  l'art  de  manier  l'orchestre  et  de  faire  chanter  les  voix  » 
(textes  cités  par  M.  René  Brancour). 
Voici  la  liste  complète  de  ses  œuvres  : 

I.  Œuvres  lyriques  et  dramatiques  ;  compositions  vocales  :  Le 
Désert,  ode-symphonie  en  trois  parties,  paroles  d'Auguste  Colin. 
18^4.  —  Moïse  au  Si;vaï,  oratorio  en  deux  parties,  paroles  de  Sylvain 
Saint-Etienne,  1846.  . —  Christophe  Colomb,  ou  la  découverte  du 
Nouveau-Monde,  ode-symphonie  en  quatre  parties,  paroles  de  Méry, 
Chaubet  et  Sylvain  Saint-Etienne,  1846.  —  L*Eden,  mystère  en  deux 
parties,  paroles  de  Méry,  1848.  —  La  perle  du  Brésil,  opéra  en 
trois  actes,  paroles  de  J.  Gabriel  et  Sylvain  Saint-Etienne,  1851. 
Herculanum,  opéra  en  quatre  actes,  paroles  de  Méry  et  Hadot,  1850. 
—  Lalla  Roukh,  opéra-comique  en  deux  actes,  paroles  d'Hippolyte 
Lucas  et  Michel  Carré,  1862.  —  Le  Saphir,  opéra-comique  en  trois 
actes,  paroles  de  De  Leuven,  Michel  Carré  et  Hadot,  1865.  —  La 
Captive,  opéra  en  trois  actes,  paroles  de  Michel  Carré  (œuvre  pos- 
thume). —  Ménilmontant,  chants  religieux,  1833.  —  La  Ruche  harmo- 
nieuse, 30  chants  à  quatre  voix  d'hommes.  —  Chatst  du  soir,  chœur 
avec  accompagnement  d'orchestre.  —  Motets  avec  accompagnement 
de  piano. 

II.  Musique  instrumentale  :  Quatre  symphonies.  —  Les  Quatre 
Saisons  [quintetti  pour  instruments  à  cordes).  —  2  nonetli  pour  ins- 
truments de  cuivre.  —  1  quatuor  pour  instruments  à  cordes.  —  Trio 
pour  piano,  violon  et  violoncelle.  —  Les  Brises  d'Orient  et  les  Mina- 
rets, recueils  de  mélodies  pour  piano;  plus  un  certain  nombre  de 
pièces  pour  piano. 


Bibliographie. 

Manuscrits  de  Berlioz  :  a)  au  Conservatoire  :  La  Prise  de  Troie  et  Les 
Troyc>is  à  Carthage,  3  vol.:  La  Damnation  de  Faust,  3  vol.;  Roméo  et 
Juliette,  1  vol.;  h)  à  la  B.  N.  :  La  Marche  des  Troyens,  «  développée  pour 
le  Concert  »,   1   vol. 

(ouvres  de  Berlioz  :  grande  édition  en  17  vol.  in-f°  par  Ch.  Malherbe 
et  F.  Weingartner  (Br.  et  H.).  —  Guillaume,  président  de  l'Académie 
des  Beaux-Arts  :  Discours  prononcé  aux  funérailles  de  Berlioz,  le  jeudi 
11  mars  1869  (Paris,  Didot,  1869,  in-4°).  —  FÉLICIEN  David  :  Notice  lue 
dans  la  séance  de  l'Académie  des  Beaux-Arts  du  30  juillet  1870  (ibid.).  — 
G.  de  Massougnes  :  Berlioz,  son  œuvre  (Paris,  Dentu,  1870,  in-8°).  — 
LÉON  DEGEORGE  :  Berlioz,  sa  vie  et  ses  œuvres  (Bruxelles,  1879,  in-8°,  écrit 
à  l'occasion  de  la  première  exécution  complète  de  La  Damnation  en  Belgique, 
14  avril  1879).  —  GoUNOD  :  Préface  aux  lettres  intimes  (Paris,  C.  Lévy,  1882, 
in-18).  —  C.  Saint-Saens  :  Hector  Berlioz  (dans  Portraits  et  Souvenirs, 
Paris,  Société  d'éd.  artistique,  s.  d.).  —  Edmond  Hippeau'  :  Berlioz  et  son 
temps  (Paris,  Ollendorf,  1892,  in-18).  —  Julien  Tiersot  :  Hector  Berlioz 
cl  la  Société  de  son  temps  (1  vol.  in-12,  1903,  couronné  par  l'Académie 
française),  et    Les  Années  romantiques,   1819-1842  (recueil    de  lettres,    avec 


H  8  DAUBER    A    BERLIOZ 

préface  et  bibliographie,  s.  d.).  —  J.-G.  Prud'homme  :  Le  Cycle  Berlioz 
(2  vol.  in-12,  éd.  du  Mercure  de  France).  —  Adolphe  Boschot  :  La  Jeu- 
nesse (Tun  Romantique  (couronné  par  l'Académie  des  Beaux-Arts),  Un 
Romantique  sous  Louis-Philippe  (1908)  et  Le  Crépuscule  d'un  Romantique 
(3  vol.,  Plon-Nourrit). 

R.  Pohl  :  Hector  Berlioz,  Études  et  souvenirs  (en  ail.,  1884).  —  Hermann 
RlTTER  :  Im  Symphonie  Harold  et  l'importance  artistique  de  Berlioz  (en 
ail.,  conférences  faites  à  l'école  de  musique  de  Wurzbourg,  1887). 

René  Brancour  :  Félicien  David  (collection  Laurens).  —  Prod'homme  : 
Félicien  David  d'après  sa  correspondance  (Mercure  musical,  1907). 


CHAPITRE    V 
FRÉDÉRIC  CHOPIN   ET  LA  SOCIÉTÉ  DE  SON  TEMPS 


L'Ecole  des  maîtres  pianistes  nés  dans  la  dernière  partie  du  xvm*  siècle: 
caractères  généraux  de  leur  enseignement  et  de  leurs  compositions.  — 
Chopin,  d'après  sa  correspondance.  —  Ses  concerts;  sa  vie  dans  la  société 
aristocratique  de  Paris  et  de  Londres.  —  Son  œuvre;  beauté  et  importance 
de  son  romantisme.  —  Field.  —  Thalberg;  sa  virtuosité,   ses  innovations. 


Paris,  avons-nous  dit  clans  l'introduction  de  ce  livre, 
offre  un  excellent  point  de  vue  pour  suivre  tout  le  mouve- 
ment musical  européen  ;  aussi,  dans  cette  partie  de  notre 
travail  principalement  consacrée  à  l'art  français,  pouvons- 
nous  introduire  cinq  grands  artistes,  qui,  chacun  à  sa  façon, 
représentent  le  romantisme  :  Chopin,  Field,  Thalberg, 
Liszt,  Paganini.  Loin  de  nous  la  pensée  d'annexer  un 
Chopin  à  la  musique  française,  comme  on  a  annexé 
Wieniawski  à  la  musique  allemande;  ce  serait  recommencer 
le  partage  de  la  Pologne!  Mais  nous  ne  pouvons  oublier 
que  Paris  fut  librement  choisi  comme  témoin  et  juge  de 
son  art  par  le  grand  musicien  polonais. 

II  faut  d'abord  distinguer  les  pianistes  nés  dans  la 
dernière  partie  du  xvme  siècle,  des^  trois  grands  virtuoses 
qui  naquirent  presque  à  un  an  de  distance  :  Chopin 
en  1809,  Fr.  Liszt  en  1811,  Thalberg  en  1812.  Field,  né 
en  1782,  peut  être  regardé  comme  formant  la  transition 
entre  les  deux  groupes.  Nous  dirons  d'abord  quelques 
mots  de  ceux  qui  appartiennent  au  premier.  Ce  furent 
sans  doute  des  compositeurs;  on  les  a  oubliés  comme  tels. 

Parler  d'eux  après  avoir  parlé  des  œuvres  de  Berlioz, 
c'est  descendre  des  sommets;  mais  on  aurait  une  idée  très 


120  D AUBER    A    BERLIOZ 

inexacte  d'une  époque  si  on  ne  s'arrêtait  qu'aux  chefs- 
d'œuvre.  On  ne  peut  songer  à  exhumer  des  œuvres  comme 
les  pots-pourris  d'opéras  de  Hyacinthe  Jadin  (1769-1800), 
qui  tut  professeur  de  piano  au  Conservatoire  en  1795,  ou 
ceux  de  son  successeur  (1802)  Louis  Barth-Pradher  (né 
à  Paris  en  1781),  qui  fut  accompagnateur  à  la  cour  de 
Louis  XVIII  et  à  celle  de  Charles  X.  Le  «  Concerto  »  en 
mi  majeur,  intitulé  L'Orage,  du  Berlinois  Steibelt  (1765- 
1828),  artiste  de  fantasque  humeur,  qui  vint  à  Paris  pour 
la  première  fois  en  1790,  revit  encore  sous  les  doigts  de 
quelques  amateurs  et  donne  une  idée  assez  pauvre  du 
goût  de  l'époque.  Le  mérite  réel  et  sérieux  des  pianistes 
de  ce  premier  groupe  fut  de  trouver  et  de  vulgariser 
d'excellents  principes  de  technique.  Ils  fixèrent  le  meilleur 
usage  du  doigter,  que  les  clavecinistes  et  les  organistes  de 
l'ancien  régime  ignoraient;  ils  se  préoccupèrent  du 
phraser;  ils  voulurent  surtout  former  Y  agilité  des  doigts  : 
pensée  toute  naturelle,  mais  qui,  plus  tard,  devait  tomber 
dans  l'exagération  et  l'abus.  Fait-on  des  exercices  de 
langue  pour  apprendre  à  parler  vite?  Le  jeu  du  pianiste 
est,  lui  aussi,  un  langage.  Il  y  a  danger  à  en  faire  une  pure 
gymnastique.  Ces  ancêtres  respectables  donnèrent  un 
enseignement  dont  on  retrouve  l'esprit  dans  des  recueils 
encore  utiles.  Le  premier  est  Muzio  Clementi  (1752-1832), 
qui  vint  en  France  eu  1784  et  dont  le  Gradus  ad 
PafnassUm  (1817)  n'est  pas  sorti  de  l'usage;  Beethoven 
l'estimait.  Il  eut  d'illustres  élèves,  entre  autres  J.  B.  Cramer 
(1771-1858)  qui  vécut  à  Paris  de  1832  à  1845  et  dont  la 
Grande  école  du  piano-forte  contient  (5e  partie)  84  Etudes 
réputées.  Un  autre  grand  professeur,  qui  donna  des  leçons 
;i  Liszt,  est  le  Viennois  Karl  Czerxy  (1761-1857).  auteur 
de  Y  Ecole  préparatoire  de  l'agilité  (  Vorschule  der  Finger- 
fertigkeit),  des  40  Etudes  (op.  337),  de  YEcole  du  virtuose 
(op.  365),  de  YEcole  de  la  main  gauche  (op.  399),  de 
YEcole  du  legato  et  du  staccato  (op.  335).  Plus  mélodique 
et  plus  attentif  au  phraser  fut  Henri  Bertini  le  jeune,  né 
;i  Londres  en  1798  (mort  aux  environs  de  Grenoble  en  1876), 
dont  les  Etudes  ont  conservé  leur  prix.  Le  brillant  et 
honorable  Moschei.es.  né  à  Prague  en  1794,  ami  de 
Beethoven,  rival  de  Meyerb'eer  (pour  le  piano),  applaudi  à 


FRÉDÉRIC    CHOPIN    ET    LA    SOCIÉTÉ    DE    SON    TEMPS  121 

Paris  en  1820,  appartient  à  la  même  famille  de  très  bons 
praticiens  par  ses  24  Etudes  (op.  70)  et  ses  Etudes  caracté- 
ristiques (op.  95)  universellement  connues;  mais  il  aurait 
droit  à  être  rangé  parmi  les  compositeurs.  Il  n'a  pas  écrit 
moins  de  142  ouvrages.  On  estime  encore,  en  Allemagne, 
son  Hommage  à  Haendel,  grand  duo  pour  deux  pianos,  sa 
Sonate  mélancolique,  sa  Sonate  caractéristique,  ses  Allegri 
di  bravura. 


Quelques  noms  célèbres  de  pianistes  professeurs  et  compositeurs 
doivent  être  ajoutés  à  cette  liste.  Fr.  Kalkbrenner,  dont  le  père 
était  répétiteur  du  chant  à  l'Opéra  de  Paris  en  1799,  fut  un  pianiste 
mondain  dont  les  leçons,  en  1806,  étaient  très  recherchées.  Son 
grand  principe  était  qu'il  faut  obtenir  l'agilité  sans  dépense  de  force. 
Il  voulait  les  poignets  élevés  et  les  doigts  presque  perpendiculaires 
aux  touches  d'ivoire.  C'est  pour  l'application  de  cette  dernière  règle 
que  (développant  une  idée  de  l'Anglais  Logier)  il  donna,  en  1830, 
sa  Méthode  pour  apprendre  le  piano-forte  à  l'aide  du  guide-mains. 
Ses  Études  (op.  20,  88,  143)  sont  encore  très  utiles.  Ce  fut  aussi  un 
élégant  compositeur  de  salon.  Il  a  cultivé  des  genres  très  divers, 
depuis  la  Fantaisie,  le  Caprice,  les  Variations  et  la  Sonate,  jusqu'au 
Septuor.  Le  tchèque  Joh.  Ladislas  Dussek  (1761-1812)  qui,  en  1786, 
joua  devant  Marie-Antoinette  et,  en  1808,  fut  maître  de  chapelle  du 
prince  de  Talleyrand,  passe  pour  un  des  premiers  qui  aient  fait 
<c  chanter  »  le  piano.  Sa  Consolation,  encore  jouée,  ne  paraît  pas 
contredire  cette  renommée.  Il  a  écrit  un  très  grand  nombre 
d'ouvrages  (80  sonates  pour  violon,  53  pour  piano...),  dont  une 
Ecole  du  piano  (1796).  Moins  sentimental  et  trop  peu  passionné  fut 
un  élève  de  Mozart,  Hummel  (né  à  Presbourg  en  1778,  mort  à  Weimar 
en  1837).  Sa  Méthode  (1828)  est  remarquable  pour  ce  qui  concerne 
le  doigter.  Comme  compositeur,  il  a  laissé  sept  concertos  dont  le  3% 
le  4e  et  le  6°  sont  les  plus  estimés;  ses  sonates  en  fa  dièze  mineur, 
en  la  bémol  (op.  92,  à  4  mains),  eiwe  majeur  (op.  106),  ses  Rondos, 
ses  Bagatelles,  sont  encore  en  faveur  auprès  des  exécutants  de  force 
moyenne.  On  leur  a  reproché,  non  sans  raison,  de  manquer  de 
passion  et  de  chaleur.  Ignace  Ladukner,  né  dans  le  Tyrol  en  1766 
(f  1839),  fixé  à  Paris  en  1788,  fut  longtemps  à  la  mode  comme  pro- 
fesseur. Ses  compositions  ont  été  très  incomplètement  conservées; 
il  fut  le  maître  d'Auber.  Boely  (né  à  Versailles  en  1785)  fut  aussi 
un  de  ses  élèves  ;  de  ses  œuvres  assez  nombreuses  (préludes,  sonates, 
caprices,  etc..)  inspirées  de  l'ancienne  tradition,  quelques  rares 
pièces  sent  reproduites  dans  les  recueils  modernes. 

De  l'époque  de  ces  vieux  maîtres  jusqu'à  nos  jours, 
s'étend  une  série  de  compositions  pour  piano  qui  encombre 
1  histoire  de    la   musique  en  y  occupant  une  énorme  place. 


122  DAUBER    A    BERLIOZ 

Nous  avons   grand  peine,  aujourd'hui,   à  écouter  sérieuse- 
ment   les    Fantaisies    et    les    Concertos    qui,    pendant    si 
longtemps,  alimentèrent  les  programmes  des  plus  célèbres 
concerts.   Les   modèles   qu'avaient    donnés    Bach,    Mozart., 
Beethoven.  Weber,  n'exercèrent  pas  plus  d'influence  que 
les  grands  polyphonistes  du  xvie  siècle  n'en  avaient  eue  sur 
les  Florentins  ennemis  du  contrepoint  et  créateurs  du  réci- 
tatif*. Dans  les  Fantaisies  pour  piano  semble  être  passée  la 
déplorable  facilité  de  production  et  le  vain  étalage  de  vir- 
tuosité des   opéras  italiens  du  xvme  siècle.  Que  de  gestes 
vains,     dans    l'histoire     des     pianistes     célèbres!     Quelle 
prodigalité    de   notes    et   quelle  pénurie   de  pensée!   Nous 
nous  sentons  beaucoup  plus  éloignés,  esthétiquement,  d'un 
Thalberg,  d'un  Prudent,  voire  d'un  Liszt,  que  des  claveci- 
nistes du   temps    de   Louis   XV,    et    même    de    Louis  XIV. 
J'ose  dire  que  nous  goûtons  ces  derniers  plus  encore  que 
ne   taisaient   leurs    contemporains,    car    pour    comprendre 
leurs   œuvres  aimables,  finement  élégantes,   auxquelles   le 
temps  semble  avoir  donné,  comme  à  des  objets  matériels, 
une    patine    précieuse,    notre   goût  moderne,    si   différent, 
est  moins    un   obstacle  qu'un   avantage;  il  nous  fournit  le 
recul  nécessaire  à  un  bon  point  de  vue,  et  nous  permet  de 
mieux  sentir,  par  voie  de  contraste,  le  charme  de  ces  jolies 
choses  d'ancien  régime.  Pour  la  plupart  des  virtuoses  plus 
récents  que  nous  avons  nommés,  cette  disposition  d'esprit 
est  impossible.  En  nous   bornant  à  observer  les  variations 
du   goût  musical,   affirmons  que  si   certaines  prouesses  de 
1840    étaient    renouvelées    dans    les    concerts    de    l'heure 
présente,    elles    provoqueraient    chez    les    uns    des    rires 
incoercibles    et  chez   les  autres   des   colères    exigeant  des 
châtiments    renouvelés    de   l'antique    :   /   lictor,   deliga  ad 
pain  m  ! .. . 

Mais  voici  que  nous  nous  trouvons  en  présence  d'un 
homme,  et  non  d'une  paire  de  mains  agiles.  Le  piano  ne  sera 
plus  un  objet  de  curiosité,  mais  l'organe  d'une  pensée  très 
personnelle,  l'interprète  d'une  belle  âme  de  poète;  et  ici, 
au  lieu  de  songer  à  des  supplices  vengeurs,  on  évoquerait 
plutôt  l'image  attendrie  de  la  Jeunesse  offrant  une  cou- 
ronne, comme  dans  la  stèle  funèbre  d'Henri  Regnault,  à 
l'artiste  trop  tôt  frappé  par  la  mort. 


FREDERIC   CHOPIN    ET    LA    SOCIETE   DE    SON    TEMPS  j  23 

Chopin  quitta  de  bonne  heure  la  Pologne  et  fut  presque, 
comme  son  ami  Henri  Heine,  un  Parisien  d'adoption;  mais 
c'est  un  génie  profondément  expressif  de  l'âme  polonaise. 
Son  nationalisme  fut  sans  doute  accentué  par  l'éloignement 
du  pays  natal.  Peut-être  aurait-il  écrit  des  musiques  inspirées 
de  l'art  latin  ou  germanique  s'il  avait  toujours  vécu  parmi 
les  siens.  Il  naquit  le  1er  mars  1809,  près  de  Varsovie;  son 
père  était  un  Français,  originaire  de  Nancy,  qui  avait 
quitté  la  France  en  1787,  s'était  marié  en  1806  avec  une 
Polonaise.  Justine  Chryzanowska  :  en  1812,  il  était  pro- 
fesseur de  français  à  l'Ecole  d'artillerie  et  au  Gymnase  de 
Varsovie.  Frédéric  Chopin  fit  d'abord  de  solides  études 
secondaires  et  acquit  cette  culture  générale  qui.  plus  tard, 
dans  les  sociétés  élégantes  qu'il  traversa,  lui  permit  d'être 
apprécié  non  seulement  comme  virtuose  et  poète  du  piano, 
mais  comme  homme  du  monde.  Sa  formation  musicale, 
dont  on  devine  la  rapidité,  formation  incomplète  d'ailleurs, 
fut  dirigée,  pour  le  clavier,  par  un  admirateur  passionné 
de  J.  S.  Bach,  le  tchèque  Zywny,  et,  pour  la  composition, 
par  Joseph  Elsner  (1769-1854),  auteur  d'un  assez  grand 
nombre  d'opéras  (19)  et  d'œuvres  d'orchestre  aujourd'hui 
oubliées.  À  partir  de  làge  de  douze  ans.  il  ne  prit  plus  de 
leçons  de  piano  et  acheva  de  s'instruire  lui-même.  A  quinze 
ans,  c'était  un  être  délicat  de  corps  et  d'esprit,  doux, 
sensible,  réunissant  les  grâces  de  l'adolescence  à  une 
sorte  de  gravité  précoce.  Liszt,  qui  a  écrit  sur  Chopin  des 
pages  quelquefois  enthousiastes  et  d'une  admiration 
mesurée  (il  l'appelle,  p.  203  de  son  F.  Chopin,  écrit  en  1852, 
un  «  musicien  remarquable  »,  ce  qui  n'est  pas  assez),  cite 
ces  lignes  d'un  écrivain  qui  connut  beaucoup  le  grand 
artiste  et  qui  en  fait  un  portrait  qu'on  dirait  crayonné  par 
Latour  :  «  C'était  quelque  chose, comme  ces  créatures 
idéales  que  la  poésie  du  moyen  âge  faisait  servir  à  l'orne- 
ment des  temples  chrétiens  :  un  ange  beau  de  visage 
comme  une  grande  femme  triste,  pur  et  svelte  de  forme 
comme  un  jeune  dieu  de  l'Olvmpe;  et,  pour  couronner  cet 
assemblage,  une  expression  it  la  fois  tendre  et  sévère. 
chaste  et  passionnée. ..  Il  était  extérieurement  si  affectueux, 
par  suite  de  sa  bonne  éducation  et  de  sa  grâce  naturelle, 
qu'il  avait  le  don  de  plaire  même  à  ceux  qui  ne  le  connais- 


124  D'AUBER    A    BERLIOZ 

saient  pas.  Sa  ravissante  figure  prévenait  en  sa  faveur;  la 
faiblesse  de  sa  constitution  le  rendait  intéressant  aux  yeux 
des  femmes;  la  culture  abondante  et  facile  de  son  esprit, 
1  originalité  douce  et  flatteuse  de  sa  conversation  lui 
gagnaient  l'attention  des  hommes  éclairés.  Quant  à  ceux 
d'une  trempe  moins  fine,  ils  aimaient  son  exquise  poli- 
tesse... »  Physionomie  à  la  fois  cliaste  et  passionnée  !  En 
cette  formule  se  résume  l'attrait  le  plus  séducteur  et  le 
plus  troublant  de  la  jeunesse.  Cette  expression  est  celle 
qu  avaient  les  yeux  de  la  Malibran,  les  yeux  de  Jenny  Lind  ; 
c'est  celle  que  la  Taglioni  donnait  à  toutes  ses  danses;  ce 
/iit  celle  de  la  musique  de  R.  Schumann,  celle  de  la  musique 
de  Chopin!  Les  autres  qualités  indiquées  pouvaient  faire 
pressentir  un  musicien  mollement  mélodique,  un  Bellini; 
il  n'en  faut  retenir  qu'une  idée  :  celle  de  la  distinction  et 
du  charme.  Les  lignes  que  nous  avons  citées  donnent  la 
figure  de  l'homme  extérieur.  Si  nous  cherchons  les  traits 
essentiels  du  caractère,  nous  les  trouverons,  non  moins 
séduisants,  dans  l'attitude  de  Chopin,  à  Paris,  et  dans  les 
lettres,  heureusement  retrouvées,  qu'il  écrivait  de  France  à 
sa  famille. 

Chopin  se  fit  d'abord  entendre  a  Vienne  (1829),  où, 
suivant  le  goût  de  l'époque,  il  joua  des  Variations  sur  Don 
Juan  (op.  2),  une  Cracovienne  (op.  14)  et  des  improvisa- 
tions diverses,  puis  à  Varsovie,  où  il  produisit  deux  Con- 
certos [mi  mineur,  op.  11,  fa  mineur,  op.  20)  et  La  Fon- 
taine (op.  13,  sur  des  airs  polonais).  Le  1er  novembre  1830, 
quelques  semaines  avant  la  révolution  qui  devait  être  fatale 
à  la  malheureuse  Pologne,  il  quitta  son  pays  —  qu'il  ne 
devait  plus  revoir.  Il  alla  d'abord  à  Vienne,  où  il  ne 
retrouva  pas  son  premier  succès.  A  la  fin  de  septembre  1831, 
il  entreprit  de  se  rendre  à  Londres  en  passant  par  Paris, 
comme  disait  son  passeport.  Au  lieu  de  «  passer  »  à  Paris, 
il  y  resta  dix-neuf  ans!  La  société  aristocratique  le  reçut 
à  bras  ouverts.  Il  fut  comme  enserré  de  liens  délicats  par 
l'intimité  du  prince  Czartoryski,  de  la  comtesse  Plater, 
de  Mme  de  Komar,  de  la  princesse  de  Beauveau,  de  la 
belle  comtesse  Delphine  Potocka  (qui  devait  accourir 
à  son  lit  de  mort,  et,  dit-on,  chanter,  à  ses  derniers 
moments,  un  psaume  de  Marcello...).  Il  donna  son  premier 


FREDERIC    CHOPIN    ET    LA    SOCIETE    DE    SON    TEMPS  125 

concert  chez  Pleyel.  «  Nous  nous  souvenons,  dit  Liszt,  de 
sa  première  apparition   dans   les   salons  de  Pleyel,  où   les 
applaudissements    les    plus    redoublés    semblaient   ne    pas 
suffire  à  notre  enchantement.  »  Cependant,  Chopin  ne  lut 
pas,  à  proprement  parler,  un  virtuose  de  concert.  Il  aimait 
peu    se    produire   en    public,   et   n'était  pas  fait  pour  agir 
sur   la    foule;   il   préférait  les  soirées  privées,    surtout  les 
réunions    intimes    qu'il    formait    chez    lui    et   où    il   jouait 
devant  un  petit  cercle  d'amis  qui  s'appelaient  Henri  Heine. 
Meyerbeer,  Hiller,  George  Sand,  Franchomme,  Liszt.  Très 
différent  en  cela  de  Beethoven   et  de   Schubert,  il  aimait 
beaucoup  donner  des  leçons  à  des  élèves  d'élite.  En  1834, 
la  Revue  musicale  (5  janvier)  semblait  égaliser  les  mérites, 
lorsqu'elle  consacrait   un   article  général  à  «  Liszt,  Ferd. 
Hiller,    Chopin    et   Bertini   »   pour  signaler  chez  eux  une 
tendance  commune  à  Y  idéalisme  dans  l exécution  musicale. 
A    partir    de    1835,    Chopin    resta    près    de    dix   ans    sans 
donner    de    concerts.    En    1836,    il    se    lia    avec   G.    Sand, 
qui  eut  pour  lui  un  amour  plus  que  maternel.  Il  travaillait 
à   Paris   pendant  l'hiver  et  passait  l'été  à   Nohant  chez  le 
grand  écrivain.  En  1837,  il  éprouva  les  premières  atteintes 
du  mal  qui  devait  l'emporter.  G.   Sand  fit  alors  un  voyage 
avec   lui   à   l'île  Majorque,  où  sa  nature  de  poète   inspiré 
connut  des  jours  de  ravissement  :  «  Il  n'était  plus  sur  la 
terre,  il   était  dans  un  Empirée  de  nuages  d'or  et  de  par- 
fums; il  semblait  noyer   son  imagination   si   exquise   et  si 
belle  dans  un  monologue  avec  Dieu  même.  »  C'est  durant 
cette  période  antérieure  au  voyage  à  Londres  que  Chopin 
écrivit  à  sa  famille  de  Pologne  des  lettres  si  intéressantes 
pour   qui   veut    connaître    sa    vraie    nature.    On    les    avait 
cru  perdues   lors  du  pillage  (1863)  du   palais  des  comtes 
Zamoyiski,   à  Varsovie,   où  habitait  la  sœur  du   musicien, 
Isabelle    Barcinska.    Elles    ont   été  ^récemment   retrouvées 
et  publiées  par  M.  Karlowicz.  Ce  ne  sont  pas  les  lettres 
d'un  romantique  cherchant  partout  des  «  effets  »,  comme 
Liszt,  mais  celles  d'un  enfant  très  affectueux,  très  nature, 
appliqué  à   renseigner   les   siens   sur  tout  ce  qui  peut  les 
intéresser  et  à  rassurer  leur  sollicitude.  (Ici,  Chopin  pour- 
rait être  rapproché  de  Schubert  écrivant  pendant  son  séjour 
au  Convict.) 


1 26  1)  AUBRR    A    BERLIOZ 

En  voici  quelques  extraits,  qui  nous  renseignent  à  la  fois  sur  le 
mouvement  musical  à  certaines  dates,  sur  le  caractère  de  l'auteur, 
et  sur  la  société  de  son  temps. 

De  Nohant,  dans  une  lettre  à  ses  bien  aimés,  écrite  quelques 
semaines  après  la  mort  du  violoniste  Artot  (décédé  à  Ville-d'Avray 
le  20  juillet  1845)  : 

«  ...  Mme  Viardot  est  déjà  partie  pour  le  Rhin,  où  Meyerbeer  l'a 
invitée  au  nom  du  roi  de  Prusse,  de  même  que  Liszt,  Vieuxtemps,  etc. 
Le  roi  et  la  reine  [de  Prusse]  y  recevront  la  reine  d'Angleterre  qui 
est  déjà  partie  pour  l'Allemagne  avec  son  mari,  le  prince  Albert. 
Mendelssohn  est  aussi  à  Coblentz.  occupé  des  préparatifs  musicaux 
pour  son  roi,  car  la  reine  Victoria  sera  reçue  à  Stolzenfels.  Liszt  veut 
qu'on  lui  crie  :  es  lebel  (vive  Liszt!).  On  attend  aussi  des  têtes 
couronnées  à  Bonn,  où  on  élève  un  monument  à  Beethoven.  Là,  on 
vend  des  cigares,  véritables  cigares  à  la  Beethoven,  qui  sans  doute 
n'a  jamais  fumé  que  des  pipes  de  Vienne... 

«  ...  Je  suis  content  de  savoir  que  vous  entendrez  la  Symphonie 
de  David  {Le  Désert).  A  part  quelques  chants  véritablement  arabes, 
le  reste  ne  vaut  que  par  les  effets  d'instrumentation...  » 

De  Paris,  le  12  décembre  1845  : 

«  Aujourd'hui,  je  n'ai  donné  qu'une  leçon,  et  c'est  à  Mmc  Rothschild  : 
j'en  ai  refusé  deux  autres,  car  j'avais  autre  chose  à  faire.  Mes 
nouvelles  mazurkas  ont  paru  à  Berlin,  chez  Stern:...  elles  ne  sont 
dédiées  à  personne.  Maintenant,  je  voudrais  terminer  une  sonate 
pour  violoncelle,  une  barcarolle,  et  quelque  chose  encore  que  je  ne 
sais  comment  nommer;  mais  je  doute  que  j'en  aie  le  temps,  parce 
que  déjà  commence  le  tumulte.  De  toute  part,  on  me  demande  si  je 
ue  donnerai  pas  de  concerts;  mais  j'en  doute.  Liszt  est  arrivé  de  la 
province  où  il  a  donné  des  concerts.  J'ai  trouvé  sa  carte  à  la  maison. 
Meyerbeer  est  également  ici.  Je  devais  aller  aujourd'hui  à  une  soirée 
chez  Léo  (Chopin  désigne  ici  un  riche  banquier,  protecteur  des 
artistes)  afin  de  l'y  rencontrer,  mais  nous  allons  à  l'Opéra,  au 
nouveau  ballet,  nouveau  pour  Mme  Sand  :  Le  Diable  à  quatre,  où  l'on 
voit  nos  costumes  nationaux.  » 

De  Paris,  21  décembre  1845,  dans  la  même  lettre  ; 

«  J'ai  été  à  l'opéra  de  Balfe  [L'Etoile  de  Séville).  Ce  n'est  pas  du 
tout  fameux.  On  y  chante  le  mieux  du  monde;  cela  me  faisait  même 
de  la  peine  de  voir  gaspiller  de  telles  ressources,  tandis  que 
Meyerbeer,  qui  était  tranquillement  assis  dans  sa  loge  tout  en 
écoutant  et  lisant  le  libretto,  a  deux  opéras  tout  prêts  :  Le  Prophète 
et  L'Africaine.  Mais  il  ne  veut  pas  les  donner  à  l'Opéra  sans  une 
nouvelle  cantatrice:  et  MmP  Stolz.  qui  gouverne  le  directeur,  n'en 
admettra  pas  une  meilleure  qu'elle  ». 

Du  11  octobre  1846,  toujours  «  à  ses  bien  aimés  »  ; 

«  De  ma  sonate  avec  violoncelle,  je  suis  parfois  content,  parfois 
mécontent;  je  la  jette  dans  un  coin,  puis  je  la  reprends...  Il  faut  du 
temps  pour  bien  juger.  Quand  on  compose,  il  semble  que  ce  soit 
bien;  s'il  en  était  autrement,  on  n'écrirait  jamais.    Plus  tard  vient  la 


FREDERIC    CHOPIN    ET    LA    SOCIETE    DE    SON    TEMPS  127 

réflexion,  et  on  rejette,  ou  on  accepte.  Le  temps  est  le  meilleur  juge, 
et  la  patience  le  meilleur  maître.  » 

Du  19  avril  1847,  aux  mêmes  : 

(c  Vous  me  demandez  ce  que  je  pense  faire  pour  l'été  :  rien  d'autre 
que  toujours.  J'irai  à  Nohant  dès  qu'il  commencera  à  faire  chaud: 
en  attendant  je  reste  ici,  pour  donner  chez  moi,  comme  toujours, 
une  quantité  de  leçons  peu  fatigantes...  En  été,  le  temps  ne  me 
manque  pas,  et  je  peux  dépenser  à  ma  guise  le  peu  d'argent  gagné 
en  hiver,  si  ma  santé  le  permet.  » 

((  ...  Cette  année,  mes  crises  (pour  ne  pas  dire  comme  le  garde- 
malade  d'Albert,  quand  il  était  indisposé  :  la  cerise  de  Monsieur  . 
cette  année  donc  mes  crises  sont  rares  malgré  le  dur  hiver...  Avant 
le  départ  de  Mme  Delphine  Potocka  pour  Nice,  j'ai  joué  chez  moi, 
pour  elle,  ma  sonate  avec  Franchomme.  J'avais  aussi,  le  même  soir, 
la  princesse  Czartoryska  et  la  princesse  de  Wurtemberg,  ainsi  que 
Mmf'  Sand  :  il  faisait  une  agréable  chaleur,  ce  soir-là,  chez  moi. 

«  ...  Xous  sommes  le  15  avril,  et  je  ne  sais  si  je  terminerai  cette 
lettre,  parce  que  je  dois  aller  tantôt  chez  Schefïer,  où  je  pose  pour 
mon  portrait,  et  donner  cinq  leçons.  Je  vous  ai  parlé  de  l'Exposition: 
maintenant,  venons-en  à  la  musique.  Le  Christophe  Colomb  de  David 
a  eu  presque  autant  de  succès  jusqu'à  présent  que  I.e  Désert... 
Encore  une  fois,  j'ai  été  dérangé  en  écrivant,  et  la  journée  est  passée. 
Donc,  hier,  j'ai  été  chez  A.  Schefïer,  d'où  j'ai  fait  une  visite  à 
E.  Delacroix:  en  revanche,  j'ai  donné  moins  de  leçons.  Pour  le  dîner, 
je  n'ai  pas  voulu  m'habiller.  Le  soir,  j'ai  préludé  et  chanté  des 
chansons  vistuliennes.  Je  me  suis  réveillé  ce  matin  à  sept  heures: 
mon  élève  Gutmann  est  venu  me  demander  de  ne  pas  oublier  sa 
soirée  d'aujourd'hui.  Durand  est  venu  aussi  et  on  a  apporté  le 
chocolat.  Mon  chocolat  me  vient  de  Bordeaux  où  on  le  fait  exprès 
pour  moi,  sans  aucun  arôme,  dans  une  maison  privée,  chez  une 
cousine  de  mes  charmantes  élèves,  qui  me  nourrit  de  ce  chocolat.  » 

De  Paris,  11  février  1848  : 

<(  ...  J'ai  eu  la  grippe  comme  tout  le  monde  ici,  et,  si  je  vous  écris 
peu  de  chose  aujourd'hui,  c'est  parce  que  ma  pensée  est  occupée  de 
mon  concert,  qui  doit  avoir  lieu  le  16  de  ce  mois.  Mes  amis  sont 
venus  un  matin  et  m'ont  dit  que  je  devais  donner  un  concert,  que 
je  n'aurais  à  me  tourmenter  de  rien,  seulement  m'asseoir  et  jouer. 
Depuis  huit  jours,  tous  les  billets  sont  pris,  et  tous  sont  à  20  francs. 
Le  public  s'inscrit  pour  un  second  concert  (auquel  je  ne  pense  pas). 
La  cour  a  désiré  40  billets  :  et  pourtant,  les  journaux  ont  dit  que 
peut-être  je  donnerai  un  concert:  et  aussitôt,  de  Brest,  de  Nantes, 
on  a  écrit  à  mon  éditeur  pour  qu'on  retienne  des  places.  Un  tel 
empressement  m'étonne;  et  je  dois  aujourd'hui  me  mettre  à  jouer, 
ne  fût-ce  que  par  acquit  de  conscience,  car  je  joue  moins  bien 
qu'autrefois.  Je  jouerai  (comme  curiosité)  le  trio  de  Mozart  avec 
Franchomme  et  Allard.  Il  n'y  aura  ni  programmes,  ni  billets  gratis. 
Le  salon  est  confortablement  arrangé  et  peut  contenir  300  personnes. 
Pleyel  me  plaisante  toujours  sur  ma  sottise:  pour  m'encourager  à  ce 
concert,  il  fera  orner  de  fleurs  les  escaliers.  » 


128  I)  AUBKR    A    BERLIOZ 

Nous  voyons  là,  par  quelques  traits  essentiels,  le 
caractère  de  l'homme  :  il  est  simple,  très  distingué, 
modeste,  éloigné  de  tout  genre  d'affectation,  infiniment 
séduisant  :  il  a  du  génie,  et  il  garde  en  écrivant  le  langage 
d'un  enfant.  Voyons  maintenant  ce  que  pensèrent  de  ses 
concerts  les  contemporains.  Le  premier  concert  de  Chopin 
à  Paris,  annoncé  pour  le  15  janvier  1832,  eut  lieu  le 
26  lévrier  suivant,  chez  Pleyel.  Le  programme  comprenait  : 
un  Quintette  de  Beethoven,  exécuté  par  Baillot,  Vidal, 
Urhan,  Tilmant  et  Norblin  ;  un  duo  et  deux  airs,  par 
Mlles  Toméoni  et  Isambert;  un  solo  de  hautbois,  par  Brod: 
un  Concerto  «  composé  et  exécuté  par  M.  Chopin  »;  une 
«  Grande  Polonaise,  précédée  d'une  Introduction  et  d'une 
Marche,  composée  pour  six  pianos,  par  M.  Kalkbrenner, 
et  exécutée  par  MM.  Kalkbrenner,  Mendelssohn-Bar- 
tholdy,  Hiller.  Osborne,  Sawinski  et  Chopin  »;  enfin  de 
«  Grandes  variations  brillantes  sur  un  thème  de  Mozart, 
composées  et  exécutées  par  M.  F.  Chopin.  »  {Revue  musi- 
cale du  7  janvier.)  Au  dernier  moment,  parmi  les  six  pia- 
nistes, Stamaty  remplaça  Mendelssohn.  L'assistance,  peu 
nombreuse,  était  composée  en  majorité  de  Polonais. 

((  Voici  un  jeune  homme,  écrivait  Fétis  dans  la  Revue  musicale 
du  3  mars,  qui,  s'abandonnant  à  ses  impressions  naturelles  et  ne 
prenant  point  de  modèle,  a  trouvé  sinon  un  renouvellement  complet 
de  la  musique  de  piano,  au  moins  une  partie  de  ce  qu'on  cherche  en 
vain  depuis  longtemps,  c'est-à-dire  une  abondance  d'idées  originales 
dont  le  type  ne  se  trouve  nulle  part.  Ce  n'est  point  à  dire  que 
M.  Chopin  soit  doué  d'une  organisation  puissante  comme  celle  de 
Beethoven,  ni  qu'il  y  ait  dans  sa  musique  de  ces  fortes  conceptions 
qu'on  remarque  dans  ce  grand  homme.  Beethoven  a  fait  de  la 
musique  de  piano,  mais  je  parle  ici  de  la  musique  des  pianistes,  et 
c'est  par  comparaison  avec  celle-ci  que  je  trouve,  dans  les  inspira- 
tions de  M.  Chopin,  l'indication  d'un  renouvellement  de  formes  qui 
pourra  exercer  par  la  suite  beaucoup  d'influence  sur  cette  partie  de 
l'art...  Il  y  a  de  1  âme  dans  ses  chants,  de  la  fantaisie  dans  ses  traits 
et  de  l'originalité  dans  tout.  Trop  de  luxe  dans  les  modulations,  du 
désordre  dans  l'enchaînement  des  phrases,  de  telle  sorte  qu'il  semble 
quelquefois  entendre  une  improvisation  plutôt  que  de  la  musique 
écrite,  tels  sont  les  défauts  qui  se  mêlent  aux  qualités  que  je  viens 
de  signaler.  Mais  ces  défauts  appartiennent  à  l'âge  de  l'artiste;  ils 
disparaîtront  quand  l'expérience  sera  venue.  Si  la  suite  des  travaux 
de  M.  Chopin  répond  à  son  début,  on  ne  peut  douter  qu'il  ne  se  fasse 
une  réputation  brillante  et  méritée.  Comme  exécutant,  ce  jeune  artiste 


FREDERIC    CHOPIN    ET    LA    SOCIETE    DE    SON    TEMPS  129 

mérite  aussi  des  éloges.  Son  jeu  est  élégant,  facile,  gracieux,  a  du 
brillant  et  de  la  netteté.  Il  tire  peu  de  son  de  l'instrument,  et 
ressemble,  sous  ce  rapport,  à  la  plupart  des  pianistes  allemands.  » 
— ■  «  Je  ne  puis  mieux  définir  Chopin,  dit  Legouvé  dans  ses  Soixante 
ans  de  souvenirs,  qu'en  disant  que  c'était  une  trinité  charmante.  Il  y 
avait  entre  sa  personne,  son  jeu  et  ses  ouvrages  un  tel  accord,  qu'on  ne 
peut  pas  plus  les  séparer,  ce  semble,  que  les  divers  traits  d'un  même 
visage.  Le  son  si  particulier  qu'il  tirait  du  piano  ressemblait  au 
regard  qui  partait  de  ses  yeux;  la  délicatesse  un  peu  maladive  de  sa 
figure  s'alliait  à  la  poétique  mélancolie  de  ses  nocturnes;  et  le  soin 
et  la  recherche  de  sa  toilette  faisaient  comprendre  l'élégance  toute 
mondaine  de  certaines  parties  de  ses  œuvres;  il  me  faisait  l'effet 
d'un  fils  naturel  de  Weber  et  d'une  duchesse;  ce  que  j'appelais 
ses  trois  lui  n'en  formaient  qu'un.  » 

—  «  Lui  et  Hiller  ont  considérablement  perfectionné  leurs  moyens 
techniques,  écrivait  Mendelssohn  à  sa  mère  en  1834.  Chopin  est 
aujourd'hui  le  premier  des  pianistes.  Son  jeu  nous  ménage  autant 
de  surprise  que  nous  en  trouvons  sous  l'archet  de  Paganini.  Hiller 
aussi  est  un  virtuose  plein  de  force  et  de  grâce.  Malheureusement 
tous  deux  ont  cette  manie  parisienne  de  passer  pour  des  désespérés. 
Ils  exagèrent  le  sentiment  :  aussi  la  mesure  et  le  rythme  en  souffrent^ 
ils.  Mais,  comme  de  mon  coté  je  tombe  dans  Vexcès  contraire,  il  en 
résulte  que  nous  nous  complétons  les  uns  les  autres.  Moi,  fai  tout 
l'air  d'un  magister;  eux  ressemblent  aux  mirliflores  et  aux 
incroyables.  » 

—  (t  Un  petit  cercle  d'auditeurs  choisis,  chez  lesquels  il  pouvait 
croire  à  un  désir  réel  de  l'entendre,  pouvait  seul  le  déterminer  à 
s'approcher  du  piano.  Que  d'émotions  alors  il  savait  faire  naître! 
En  quelles  ardentes  et  mélancoliques  rêveries  il  aimait  à  répandre 
son  âme!  C'était  vers  minuit  d'ordinaire  qu'il  se  livrait  avec  le  plus 
d'abandon;  quand  les  gros  papillons  du  salon  étaient  partis,...  quand 
on  était  bien  las  de  la  prose,  alors,  obéissant  à  la  pensée  muette  de 
quelques  beaux  yeux  intelligents,  il  devenait  poète  et  chantait  les 
amours  ossianiques  des  héros  de  ses  rêves,  leurs  joies  chevale- 
resques et  les  douleurs  de  la  patrie  absente,  sa  chère  Pologne 
toujours  prête  à  vaincre  et  toujours  abattue.  »  (Journal  des  Débats, 
27  octobre  1849.) 

En  avril  1848,  cédant  devant  la  Révolution,  Chopin  se 
rendit  en  Angleterre.  Il  lut  accueilli  avec  autant  d'enthou- 
siasme qu'à  Paris.  A  Londres,  il  entra  en  relations  avec 
toute  la  société  aristocratique,  avec  la  cour,  les  plus 
grands  artistes  de  l'époque.  11  retrouvait  presque  partout 
des  admirateurs  et  d'anciens  élèves.  11  donna  surtout  des 
concerts  dans  des  salons  privés.  Il  écrit,  le  19  août  1848  : 
«  J'ai  limité  le  nombre  des  auditeurs  à  200  chez  lord  Fal- 
mouth  et  à    150  chez  Mme   Sartoris,  ce  qui  m'a  rapporté, 

Combahieu.  —  Musique,  III.  9 


\[]0  D  AUBER    A    RERLIOZ 

tous  trais  déduits,  le  billet  étant  ;i  une  guinée  (20  fr.) 
300  guinées  ».  II  eut  «  des  soirées  magnifiques  »,  dont 
trois  furent  particulièrement  brillantes  :  la  première,  chez 
la  duchesse  de  Sutherland,  où  il  fut  présenté  au  vieux 
Wellington,  à  la  Reine,  et  où  chantaient  Mario,  Lablache, 
Tamburini.  La  seconde  soirée  eut  lieu  chez  le  marquis  de 
Douglas,  fils  de  la  duchesse  de  Hamilton  qu'il  avait  connue 
à  Paris;  la  troisième,  chez  ladv  Gainsborough,  où  il  ren- 
contra  d'anciennes  élèves  de  Paris  :  la  fille  de  la  duchesse 
d'Aroyll,  devenue  dame  d'honneur  de  la  reine.  M"e  de 
Flahaut,  devenue  la  fille  de  lord  Lansdowne,  des  hommes 
de  lettres  comme  Carlisle,  Rogers,  Dickens,  Hogarth. 
Mmo  Grote,  qu'il  avait  connue  à  Paris,  lui  fit  faire  la  con- 
naissance de  Jenny  Lind,  la  célèbre  cantatrice  suédoise. 
«  Une  fois,  écrit-il,  elle  nous  a  invités  tous  les  deux  seuls; 
et  de  neuf  heures  à  une  heure  du  matin,  nous  n'avons  pas 
quitté  le  piano.  »  II  esquisse  le  portrait  suivant  de  la 
grande  artiste  :  «  Il  y  a  en  elle  quelque  chose  qui  la 
distingue  des  autres;  on  pourrait  appeler  cela  :  la  corde 
Scandinave.  C'est  une  autre  nature  que  celle  du  midi, 
Mme  Yiardot  par  exemple.  Elle  n'est  pas  jolie,  mais  aimable 
chez  elle,  et,  sur  la  scène,  elle  ne  me  plaît  pas  toujours; 
mais,  dans  la  Somnanbule,  depuis  le  milieu  du  2e  acte, 
elle  est  absolument  belle  sous  tous,  tous  les  rapports, 
comme  actrice  et  comme  cantatrice.  Je  n'ai  pas  vu  la 
Malibran.  mais  je  doute  qu'elle  saisisse  ce  rôle  d'une 
manière  plus  touchante.  Dans  d'autres  rôles,  M"e  Lind  est 
moins  bien;  pour  moi,  ce  qu'elle  chante  le  mieux,  ce  sont 
les  chansons  suédoises,  comme  Mme  Viardot  les  chansons 
espagnoles.  »  (Lettre  du  19  août  1848.) 

Chopin  parle  ainsi  du  richissime  industriel  Broadwood  :  «  Pour 
vous  donner  une  idée  de  la  politesse  britannique,  laissez-moi  vous 
raconter  ceci  :  un  matin,  il  vient  me  voir;  j'étais  fatigué,  et  je  lui  dis 
que  j'ai  mal  dormi.  Le  soir,  en  rentrant  de  chez  la  duchesse  de 
Sommerset,  je  trouve  dans  mon  lit  un  nouveau  matelas  à  ressorts  et 
des  coussins;  après  de  nombreuses  questions,  mon  brave  Daniel 
(ainsi  s'appelle  mon  domestique  actuel)  me  dit  que  M.  Broadwood  a 
envoyé  le  tout,  et  l'a  prié  de  ne  rien  dire...  Et  voilà  qu'en  quittant 
Londres,  il  y  a  dix  jours,  par  le  chemin  de  fer  d'Edimbourg,  j'ai 
trouvé  un  individu  qui  s'est  présenté  à  moi  de  la  part  de  Broadwood 
et  m'a   donné  deux  places   au  lieu   d'une  dans   le  coupé,  la  seconde 


FREDERIC   CHOPIN   ET    LA    SOCIETE   DE    SON    TEMPS  131 

vis-à-vis  de  la  première,  afin  que  personne  ne  me  dérangeât;  de  plus, 
on  -m'a  donné  comme  compagnon,  dans  le  même  coupé,  un  ami  de 
Broadwood  qui  me  connaissait  aussi.  » 

En  Ecosse,  Chopin  retrouva  deux  anciennes  élèves  de  Paris,  qui 
le  comblèrent  d'attentions  :  Mme  Erskine  et  Mlle  Stirling.  «  Quelles 
charmantes  personnes,  écrit-il.  que  mes  Écossaises  !  Je  ne  peux  rien 
désirer,  que  je  ne  le  reçoive  immédiatement.  »  Le  28  août,  on 
l'appelle  à  Manchester,  pour  un  concert  auquel  prendront  part  les 
chanteurs  italiens  de  Londres  :  Alboni,  etc..  Il  parle  ainsi  de  ce 
concert  à  «  ses  très  chers  et  très  aimés  »  de  Pologne  :  «  On  m'offre 
pour  cela  60  guiuées  (1500  fr.),  ce  n'est  pas  à  dédaigner,  aussi  ai-je 
accepté,  et  dans  huit  jours  je  pars.  Près  de  250  milles  anglais  et 
huit  heures  de  chemin  de  fer!  Là  m'attendent  de  bonnes  connais- 
sances, des  fabricants  très  riches  chez  lesquels  se  trouve  Neukom, 
le  meilleur  élève  de  Haydn,  ancien  maître  de  chapelle  de  l'empereur 
du  Brésil.  Je  trouverai  aussi  chez  eux  Mmp  Rich,  ma  grande  amie, 
ainsi  que  Mmf's  Erskine  et  Stirling.  Après  le  concert,  je  reviendrai 
vers  Glasgow,  et  de  là,  chez  lady  Murray,  puis  à  Stirling,  et,  tout 
au  commencement  d'octobre,  à  Edimbourg  où  on  veut  que  je  joue... 
J'ai  comme  toujours  mon  appartement  à  Paris,  mais  je  ne  sais 
comment  cela  ira.  Beaucoup  de  personnes  veulent  me  retenir  à 
Londres,  malgré  le  climat.  Quant  à  moi,  je  voudrais  autre  chose, 
mais  je  ne  sais  quoi.  En  octobre,  je  verrai  et  j'agirai  suivant  l'état 
de  ma  santé  et  de  ma  bourse;  c'est  pour  cela  que  100  guinées  de 
plus  dans  la  poche  ne  feront  pas  de  mal.  Si  ce  Londres  au  moins 
n'était  pas  si  noir,  ni  les  gens  si  lourds!  S'il  n'y  avait  pas  cette  odeur 
de  charbon,  ni  ces  brouillards!  Je  me  mettrais  même  à  apprendre 
l'anglais.  Mais  les  Anglais  sont  si  différents  des  Français,  auxquels 
je  me  suis  attaché  comme  aux  miens  propres!  Ils  pèsent  tout  à  la 
livre  sterling  et  n'aiment  l'art  que  parce  que  c'est  du  luxe;  ce  sont 
d'excellentes  gens,  mais  si  originaux  que  je  comprends  qu'on  puisse 
soi-même  devenir  raide  ici  :  on  se  change  en  machine.  »> 

Le  25  juin  1849,  de  Paris  (4  mois  avant  sa  mort),  Chopin 
écrivit  à  «  ses  chers  aimés  »  une  lettre  infiniment  touchante, 
pleine  de  tendresse  encore  enjouée,  mais  sur  laquelle  on 
sent  passer  une  ombre  sinistre.  Après  avoir  connu  toutes 
les  joies  délicates  du  succès,  il  revient,  avec  une  mentalité 
d'enfant,  à  la  vision  la  plus  réconfortante,  celle  de  la 
famille  absente  qu'il  voudrait  très  bourgeoisement  groupée 
autour  de  lui.  Poignante  comme  les  pages  les  plus  pathé- 
tiques de  la  vie  de  Berlioz  ou  de  Beethoven  est  la  lettre 
suivante,  où  le  sentiment  garde  une  pureté  angélique,  et 
où  il  semble  que  l'idée  de  la  mort  passe  déjà,  mais  sans 
rien  assombrir,  et  en  laissant  au  poète  son  regard  encore 
ingénu  : 


{  32  D'AUBER    A    BERLIOZ 

«  Mes  chers  aimés,  si  vous  le  pouvez,  arrivez!  Je  suis  malade,  et 
aucun  médecin  ne  m'aidera  comme  vous...  Mère  Louise  et  fille  Louise, 
apportez  votre  dé  et  vos  aiguilles  :  je  vous  donnerai  des  mouchoirs 
à  marquer,  des  bas  à  tricoter,  et  vous  passerez  pendant  quelques 
mois  votre  temps  à  l'air  frais  avec  votre  vieux  frère  et  oncle...  La 
femme  doit  toujours  obéissance  à  son  mari  :  c'est  donc  au  mari  que 
je  demande  d'amener  sa  femme;  je  l'en  prie  de  tout  mon  cœur,  et, 
s'il  pèse  bien  la  chose,  il  verra  qu'il  ne  peut,  ni  à  elle  ni  à  moi. 
faire  un  plus  grand  plaisir,  ni  rendre  un  plus  grand  service  même 
aux  enfants,  si  on  amène  l'un  d'eux  (pour  la  petite  fille,  je  n'en  doute 
pas)...  Esculape  ne  s'est  pas  montré  depuis  dix  jours,  parce  qu'il 
s'est  aperçu  enfin  qu'il  y  avait  dans  ma  maladie  quelque  chose  qui 
dépassait  sa  science.  .  Le  choléra  diminue  beaucoup;  il  a  presque 
disparu.  Il  fait  un  temps  superbe:  je  suis  assis  au  salon  d'où  j'admire 
le  panorama  de  tout  Paris  :  les  Tours,  les  Tuileries,  les  Chambres, 
Saint-Germain-l'Auxerrois,  Saint-Étienne-du-Mont,  Notre-Dame,  le 
Panthéon...  et,  entre  ces  édifices  et  moi,  rien  que  des  jardins.  Vous 
verrez  tout  cela.  » 

Quatre  mois  après,  le  17  octobre  1849,  Chopin  mourait 
à  trente-neuf  ans,  sans  avoir  revu  les  siens.  Des  légendes 
diverses  se  formèrent  bientôt  sur  ses  derniers  moments. 
Elles  sont  un  nouveau  témoignage  de  la  séduction  exercée 
par  le  génie;  elles  placent  Chopin,  avec  une  auréole  de 
poésie,  parmi  ces  grands  artistes  —  Pergolèse,  Mozart. 
Weber,  Schubert,  Bellini,  Bizet...  —  dont  la  vie  fut  admi- 
rable et  si  brève!  Pendant  longtemps,  des  mains  pieuses 
et  inconnues  entretinrent  sur  la  tombe  de  Chopin  de  Irais 
bouquets  de  violettes. 

Entre  la  vie  du  poète-musicien  et  ses  œuvres,  il  n'y  eut 
pas  toujours  un  étroit  rapport,  quoi  qu'en  dise  Legouvé. 
Dès  le  début,  à  une  époque  où  il  était  florissant  de  santé, 
Chopin  avait,  en  musique,  la  tendance  à  l'élégie  rêveuse  et 
douloureuse  qu'on  a  remarquée  dans  ses  compositions  ulté- 
rieures. Mais  il  est  certain  que  l'éloignement  du  pays  natal 
accentua  cette  tendance.  En  1832,  il  écrivait  à  Wojcie- 
chowski, son  ami  d'enfance  : 

«  Ah!  comme  je  voudrais  t'avoir  auprès  de  moi!  Si  tu  savais 
comme  c'est  triste  de  ne  pouvoir  soulager  son  âme!  J'aime  bien  le 
commerce  des  hommes;  j'entre  facilement  en  relations  :  aussi  ai-je 
de  ces  relations  par-dessus  les  oreilles;  mais  il  n'y  a  personne, 
personne  qui  puisse  me  comprendre!  Je  me  tourmente,  je  cherche 
la  solitude,  je  voudrais  que,  durant  tout  le  jour,  nul  être  ne  me  vît 


FREDERIC   CHOl'IN    ET    LA    SOCIETE    DE    SON    TEMl's 


133 


ou  ne    m'adressât  la  parole.  Je  déteste  surtout  entendre  tinter  ma 
sonnette  quand  je  t'écris.  »  (Lettre  citée  par  Ed.  Ganche.) 

Il  ne  fut  ni  un  «  compositeur  de  salon  »  ni  un  «  compo- 
siteur au  talent  maladif  »,  comme  on  l'a  dit,  mais,  un 
poète  du  piano  et  de  la  pensée  musicale,  un  poète  d'imagi- 
nation fougueuse  et  chaste,  de  sentiment  intense  et  profon- 
dément national,  très  divers  de  style,  qualités  qui  (avec  la 
liberté  de  l'écriture)  permettraient  de  définir  assez  exac- 
tement une  forme  du  romantisme  musical.  Il  travaillait 
assez  lentement,  comme  l'atteste  une  lettre  citée  plus 
haut.  Son  œuvre  se  compose  de  74  numéros;  Mozart  et 
Schubert,  qui  ont  vécu  moins  longtemps,  furent  autrement 
féconds!  Mais  un  petit  nombre  de  pages,  d'un  modernisme 
parfois  étonnant,  suffirait  à  le  classer  parmi  les  grands 
maîtres.  Cet  art  a  des  aspects  multiples  comme  l'âme  d'ar- 
tiste inspiré  qu'il  exprime  :  c'est  tour  à  tour  X agitato  de 
belle  allure  romantique  et  le  déchaînement  pathétique  de 
la  volonté  (Étude  n°  12,  op.  10,  Scherzo  op.  31,  Impromptu 
op.  29,  finale  de  la  Marche  funèbre,  Polonaise  op.  26),  la 
rêverie  sentimentale  et  profonde  où  l'âme  s'abandonne 
(Nocturnes),  la  poésie  (Ballades)  où  la  pensée  s'apaise  pour 
suivre  un  récit  merveilleux,  l'aspiration  passionnée,  drama- 
tique, vers  un  état  de  triomphe  et  de  grandeur  souveraine 
(Prélude  23,  op.  28,  les  deux  Sonates  héroïques),  ou  bien 
encore,  à  l'opposé,  une  grâce  nerveuse,  inquiète,  mélanco- 
lique, parfois  délicate  et  mièvre  jusqu'à  la  morbidesse  : 


A 


^^^^^Π


*■ — ~^te«ffe*iyi 


&^-^m 


•J  Vu   - 


134  DAUBER   A    BERLIOZ 

Dans  cette  pièce,  qui  a  pour  début  une  jolie  miniature 
d'accords  émis  par  la  main  gauche,  la  mélodie  brise  sa 
ligne,  fait  la  moue,  s'amuse  en  coquetteries  boudeuses  et 
comme  ennuyées;  peu  importe  le  sentiment  réel  qu'elle 
exprime  :  c'est  un  exemple  typique  de  la  liberté  du  compo- 
siteur, affranchi  des  modèles  traditionnels;  et  pour  trouver 
quelque  chose  d'analogue  (en  ce  qui  concerne  l'indépen- 
dance générale  de  style),  nous  irions  volontiers  jusqu'à 
certaines  compositions  précieuses  du  xxe  siècle.  Le  moder- 
nisme de  Chopin  ne  tient  pas  seulement  à  la  nature  des 
sentiments  traduits  par  le  poète  musicien,  mais  à  la  con- 
struction originale  de  ses  thèmes  mélodiques,  à  ses  rythmes, 
;i  son  chromatisme,  à  ses  modulations  incessantes  et  hardies, 
à  ses  licences  qui  contrariaient  l'honnête  Moscheles.  Un 
classique  pur  souligne  des  formules  comme  celle-ci  (21e  Ma- 
zurka) : 


lvaX  ifr&jfejfr  fus  i 


où  l'on  voit  des  septièmes  et  des  quintes  se  suivre  par  mou- 
vements semblables  et  degrés  conjoints;  mais  ce  sont  les 
moindres  hardiesses  du  compositeur.  Il  y  a  des  œuvres  de 
Chopin  qui  ont  vieilli;  certainement  trop  pianistique  et 
d'allure  un  peu  commune  est  la  valse  en  la  bémol  qui  semble 
débuter  par  un  ta-ra-ta-ta  de  buccin  à  pistons  suivi  (mes.  3 
et  4)  d'accords  évoquant  l'idée  d'un  bruit  de  cimbales,  et 
aboutissant,  après  des  paraphes  d'accords  de  septième 
arpégés,  au  dolce  et  à  Y  amoroso  d'un  «  motif  de  valse  »  tout 
en  sixtes;  après  quoi  viennent  des  gambades  sur  les  touches 
d'ivoire.  Les  Nocturnes  ne  sont  pas  toujours  exempts  d'une 
certaine  banalité;  dans  le  n°  2  de  l'op.  15,  on  regrette  une 
dépense  excessive  de  petites  notes  qui  semblent  être  des 
ornements  de  surcharge.  Il  faut  voir  là,  sans  doute,  la 
marque  du  temps,  une  influence  du  goût  qui  régnait  sous  la 
monarchie  de  Juillet.  Très  supérieures  sont  les  compositions 
où  Chopin  s'est  inspiré  des  mélodies  et  des  rythmes  de  son 
pays  natal  :  les  Polonaises  et  les  Mazurkas  (ou  Mazoures). 
Il  suffit  d'en   entendre  jouer   quelques  mesures,  de  façon 


FREDERIC   CHOPIN    ET   LA    SOCIETE   DE    SON   TEMPS  135 

simple  et  pénétrante,  par  un  autre  grand   artiste,  M.   Pa- 
derewski,  pour  en  sentir  l'étonnante  puissance  évocatrice. 

Liszt  parle  de  la  polonaise  en  termes  qui  sont  un  excellent 
commentaire  des  pièces  de  Chopin  :  «  Cette  danse  était  destinée  à 
faire  surtout  remarquer  les  hommes,  à  mettre  en  évidence  et  à  faire 
admirer  leur  beauté,  leur  bel  air,  leur  contenance  martiale  et  cour- 
toise (ces  deux  épithètes  ne  définissent-elles  pas  le  caractère  polo- 
nais?....). Ceux  qui  n'ont  jamais  revêtu  le  kontusz  d'autrefois  (sorte 
de  caftan  occidental,  puisque  c'est  la  robe  des  Orientaux  modifiée 
par  les  habitudes  d'une  vie  active  peu  soumise  aux  résignations 
fatalistes  ;  sorte  de  férédgi,  souvent  aussi  garni  de  fourrures,  qui 
obligeait  à  un  geste  fréquent,  susceptible  de  grâce  et  de  coquetterie, 
par  lequel  on  rejetait  les  manches  en  arrière),  ceux-là  pourraient 
difficilement  saisir  la  tenue,  les  lentes  inclinaisons,  les  redressements 
subits,  les  finesses  de  pantomime  muette,  usités  par  les  aïeux  pendant 
qu'ils  défilaient  dans  une  polonaise  comme  à  une  parade  militaire, 
ne  laissant  pas  leurs  doigts  oisifs,  mais  les  occupant  à  jouer,  soit 
avec  leurs  longues  moustaches,  soit  avec  le  pommeau  de  leur  sabre. 
L'un  et  l'autre  faisaient  partie  intégrante  de  leur  costume,  et 
formaient  un  objet  de  vanité  pour  tous  les  âges  également.  Les 
diamants  et  les  saphirs  étincelaient  souvent  sur  l'arme  suspendue 
au-dessous  des  ceintures  de  cachemire  ou  de  soie  brodée  d'or 
et  d'argent...  Le  luxe  des  étoffes,  des  bijoux,  des  couleurs  vives, 
était  poussé  aussi  loin  chez  les  hommes  que  chez  les  femmes.  » 
(Fr.  Liszt,  Chopin,  p.  24-5.)  —  Les  mazoures  ont  un  caractère  plus 
féminin.  <c  Pour  comprendre  combien  ce  cadre  était  approprié  aux 
teintes  de  sentiments  que  Chopin  a  su  y  rendre  avec  une  touche  si 
irisée,  il  faut  avoir  vu  danser  la  mazoure  en  Pologne  ;  ce  n'est  que  là 
qu'on  peut  saisir  ce  que  cette  danse  renferme  de  fier,  de  tendre,  de 
provocant.  L'homme  choisi  par  sa  danseuse  s'en  empare  comme 
d'une  conquête  dont  il  s'enorgueillit,  et  la  fait  admirer  à  ses  rivaux 
avant  de  l'enlever  dans  une  étreinte  tourbillonnante  et  voluptueuse... 
Il  est  peu  de  plus  ravissants  spectacles  que  celui  d'un  bal  dans  ce 
pays  quand,  la  mazoure  une  fois  commencée,  l'attention  de  la  salle 
entière,  au  lieu  d'être  offusquée  par  une  multitude  de  personnes 
s'entrechoquant  en  sens  divers,  ne  s'attache  que  sur  un  seul  couple, 
d'égale  beauté,  s'élançant  dans  l'espace  vide.  Le  cavalier  accentue 
ses  pas  comme  un  défi,  quitte  un  instant  "sa  danseuse,  comme  pour 
mieux  la  contempler,  la  rejoint  avec  un  empressement  passionné, 
ou  bien  tourne  sur  lui-même,  comme  fou  de  joie  et  pris  de  vertige.  » 
[Id.,  ibid.,  p.  50.)  —  Le  commentaire  de  Liszt  est  instructif;  mais 
n'oublions  pas  que,  malgré  l'attrait  de  pareils  sujets,  un  des  carac- 
tères originaux  de  la  musique  de  Chopin  est  de  rester  étrangère  à 
toute  tendance  voluptueuse;  elle  est  chaste,  comme  était  le  regard 
et  le  cœur  du  poète-musicien. 

Le  mérite  original  de  Chopin  est  de  s'être  inspiré  de  ces 
coutumes  polonaises  et  de  cet  esprit  national;  c'est  d'avoir 


136  DAUBER    A    BERLIOZ 

utilisé,  dans  des  œuvres  de  poète,  les  rythmes  et  les  airs 
populaires  de  la  Pologne  pour  les  introduire,  non  (comme 
Weber)  dans  des  opéras  destinés  à  la  foule,  mais  dans 
une  musique  applaudie  par  un  public  essentiellement  mon- 
dain :  l'aristocratie  de  Paris  et  de  Londres. 

Il    y   a   trois    sonates    de    Chopin    pour   piano.   Dans   la 
première  (op.  4.  en  ut  mineur),  peu  importante,   on   peut 
signaler  un  larghetto  con  molto  espressione,   en  la  bémol 
majeur,  qui  est  à  5  temps.  Le  premier  Allegro  manque  de 
variété   dans   les  idées   et,   comme   le  Menuet  qui   suit,  de 
caractère;  le  Finale  affecte   trop   souvent  la  forme   un  peu 
sèche  de  l'Etude.  —  Les  deux  autres  Sonates  sont  de  belles 
et  magistrales  compositions  d'une  poésie  toute  romantique, 
témoignant   d'une    grande    indépendance    de    pensée.    Les 
deux  premiers    mouvements    seuls  sont  construits  dans  la 
forme  sonate.  A   vrai   dire,   malgré   la   coupe   de   l'Allégro 
initial  en  deux  parties,  l'énoncé  de  la  seconde  idée  au  ton 
parallèle,  le  plan  tonal,  l'adoption  de  quatre  mouvements, 
Chopin    ne    saurait    être    considéré    comme   s'étant   rendu 
maître  de  cette  forme  spéciale  de  la  grande  composition. 
Pas  plus   que   Schumann,  il   ne  parait  avoir  adapté  à   son 
génie  propre  l'art  technique  du  développement;  et  la  nature 
même  des  motifs  qu'il  emploie   explique  parfois  certaines 
lacunes    de  ses   œuvres.   Sauf  celle   réserve,   qui  n'a  guère 
d'importance  qu'à  un  point   de   vue  tout    scolasliquc,    ces 
deux  poèmes  musicaux  sont  admirables  par  la  noblesse  et 
la  fougue  du   style,  par  la   passion   qui  anime  et  soutient 
tout  le  discours  en  lui  donnant  une  allure  très  dramatique, 
par   la  puissance    et  la  netteté  de  la  pensée  personnelle. 
L'inspiration  y  est  continue.  La  sonate  qui  porte  le  numéro 
d'opus  35  débute  par  quatre  mesures  de  «  grave  »  rappelant 
la  sonate  de  Beethoven  à  l'archiduc  Rodolphe  (op.  111)  et 
suivies  d'un  pathétique  agitato  aboutissant  à  une  admirable 
phrase  qui  rappelle  encore  le  sentiment  profond  de  Beetho- 
ven ;  avec  son  rythme  haletant  et  ce  très   beau   contraste, 
cette  pièce,  toute  d'âme  et  d'inspiration,  est  un  des  chefs- 
d'omvre  de   la   poésie  romantique.   Le   Scherzo    n'a   pas    la 
coutumière  allure  du  badinage,  mais  la  même  puissance  et 
le  même   genre  d'expression   que   la    première   partie.    La 
Marche  funèbre,  tenant  lieu  d'adagio,  est  terminée  par  un 


FREDERIC    CHOPIN    ET    LA    SOCIETE    DE    SON    TEMPS  137 

presto,  image  de  douleur  éperdue  et  d'une  inspiration 
sublime  (triolets  à  l'unisson  pour  les  deux  mains),  qui  est 
une  conception  de  génie,  unique  et  sans  analogue  dans 
toute  la  littérature  du  piano.  —  La  sonate  en  si  mineur 
(op.  58)  a  dans  son  Allegro  maestoso  l'allure  volontaire 
et  la  flamme  des  derniers  ouvrages  beethoveniens  ;  le 
Scherzo  vivace  est  moins  un  jeu  qu'une  originale  lantaisie 
pleine  de  sentiment.  Le  thème  du  Largo  est  sans  doute 
d'un  sentiment  sincère  et  profond,  mais  appartient  peut- 
être  à  la  catégorie  des  phrases  dont  l'éloquence  a  un  peu 
vieilli...  Dans  le  finale  reparaissent  une  fougue  et  un 
génie  qui  permettent  de  placer  Chopin,  au  moins  un 
instant,  au  même  rang  que  Beethoven.  La  sonate  pour 
piano  et  violoncelle  (op.  65)  est  loin  d'avoir  la  même 
valeur.  On  en  peut  signaler  le  Scherzo,  écrit  dans  le  style 
d'une  mazurka.  Les  Mélodies  sont  des  opuscules  de  second 
ordre. 

Chopin  n'a  su  écrire  que  pour  le  piano  ;  mais  dans 
toutes  ses  œuvres,  et  jusque  dans  ses  admirahles  Etudes, 
il  a  répandu  une  indéfinissable  poésie  à  laquelle  beaucoup 
de  symphonies  pour  grand  orchestre  n'atteignent  pas. 
C'est  un  des  rares  musiciens  du  xixe  siècle  qui,  comme 
Liszt,  comme  Gounod  et  Massenet,  ont  eu  une  action  pro- 
fonde sur  leurs  contemporains,  en  dehors  des  spécialistes 
de  l'exécution  et  de  la  composition,  et  en  particulier  sur 
les  femmes.  On  se  tromperait  si  on  voyait  en  lui  un  vir- 
tuose incomparable;  plus  d'un,  après  lui,  eut  des  doigts 
beaucoup  plus  agiles;  mais  c'était  un  poète  :  il  jouait  des 
compositions  très  personnelles  où  il  mettait  la  puissance 
de  sentiment,  les  rêves,  l'inquiétude,  la  nervosité  de  l'esprit 
moderne;  avec  le  piano  seul,  et  dans  une  langue  qui  n'est 
qu'à  lui.  d'une  sincérité  passionnée,-, toujours  noble  et  sans 
la  moindre  trace  d'ironie,  sans  la  moindre  recherche  de 
sensualisme,  il  révélait  à  des  âmes  charmées  le  magique 
pouvoir  de  la  musique.  Bien  qu'il  y  eût  dans  son  roman- 
tisme un  peu  d'entraînement  pianistique,  son  œuvre  avait 
la  marque  authentique  du  génie.  Avec  cela,  il  était  beau, 
jeune,  d'une  physionomie  à  la  fois  ardente  et  noble,  d'une 
distinction  parfaite;  sa  fragile  santé  ne  nuisait  pas  à  la 
sympathie  qu  il  inspirait;  et  il  représentait  un  malheureux 


138  DAUBER   A    BERLIOZ 

pays  très  aimé  de  la  France.  Sa  musique  est  un  précieux 
document  ethnique,  en  même  temps  qu'une  image  de  l'âme 
moderne,  un  témoignage  de  la  puissance  et  des  plus 
nobles  inspirations  de  l'esprit  humain.  Son  influence  sur 
les  compositeurs  (sans  parler  de  celle  qu'il  a  exercée  sur 
des  pianistes  qui  ne  l'ont  pas  toujours  compris)  a  été 
considérable.  Elle  tient  surtout  à  une  science  instinctive 
de  l'harmonie  et  de  la  modulation,  qui  a  renouvelé  le  lan- 
gage de  l'art.  M.  Saint-Saëns  a  dit  de  Liszt  qu'il  avait 
enrichi  la  langue  musicale  comme  V.  Hugo  la  langue  litté- 
raire; cet  éloge  nous  parait  s'appliquer  aussi  bien  à  Chopin. 
Des  confrères  entreprenants  reléguèrent  parfois  Chopin 
au  second  rang;  Field,  Thalberg  et  Liszt  lui  furent  bien 
souvent  comparés.  John  Field,  qui  était  né  à  Dublin 
en  1782,  vint  à  Paris  en  1832  et  y  donna  des  concerts 
retentissants.  Comme  homme,  c'était  tout  le  contraire  de 
Chopin.  Marmontel,  lorsqu'il  lui  rendit  visite,  trouva  «  un 
homme  grossier,  épais,  fumant  sans  répit,  entouré  de 
chopes  et  de  bouteilles  de  toutes  provenances  ».  Comme 
compositeur,  il  ne  compte  plus  par  ses  7  Concertos,  ses 
4  Sonates,  ses  Variations,  ses  Rondos,  etc.,  mais  seulement 
par  ses  Nocturnes  qui  eurent  le  mérite  de  servir  de  modèle 
à  Chopin,  au  moins  comme  genre  de  composition.  Il  était 
élève  de  Clementi  et  connut  la  grande  renommée.  Dans 
la  Revue  musicale  du  9  décembre  1832,  Fétis  l'appréciait 
ainsi  :  «  Quiconque  n'a  point  entendu  ce  grand  pianiste 
ne  peut  se  faire  une  idée  du  mécanisme  admirable  de  ses 
doigts,  mécanisme  tel  que  les  plus  grandes  difficultés 
semblent  être  des  choses  fort  simples,  et  que  sa  main  n'a 
point  l'air  de  se  mouvoir.  Il  n'est  d'ailleurs  pas  moins 
étonnant  dans  l'art  d'attaquer  la  note  et  de  varier  à  l'infini 
les  diverses  nuances  de  force,  de  douceur  et  d'accent.  Un 
enthousiasme  impossible  à  décrire,  un  véritable  délire  s'est 
manifesté  dans  le  public  à  l'audition  de  ce  concerto  plein 
de  charme,  rendu  avec  une  perfection  de  fini,  de  précision, 
de  netteté  et  d'expression  qu'il  serait  impossible  de  sur- 
passer et  que  bien  peu  de  pianistes  pourraient  égaler.  »  Le 
même  Fétis  parle  ainsi  d'un  autre  concerto  joué  par  Field 
le  3  février  1833  :  «  Il  est  diffus,  peu  riche  en  motifs 
heureux,    peu   digne   en  un   mot  de   la   renommée  de   son 


FREDERIC    CHOPIN    ET   LA    SOCIÉTÉ   DE    SON    TEMPS  139 

auteur;  mais  la  délicieuse  exécution  de  M.  Field  nous  a 
très  heureusement  servi  de  compensation.  »  Après  avoir 
été  gravement  malade,  à  Naples,  et  après  avoir  mené  une 
vie  fort  irrégulière  qui  ruinait  sa  santé,  il  alla  en  Russie, 
et  mourut  à  Moscou  (11  janvier  1837). 

Sigismond  Thalberg  (né  en  1812  à  Genève,  fils  naturel 
du  prince  Moritz  Dietri'ehstein  et  de  la  baronne  de 
Wetzlar,  mort  à  Naples  en  1871)  avait  fait  son  éducation 
musicale  à  Vienne,  .sous  la  direction  de  Simon  Sechter 
(un  disciple  de  Rameau  pour  la  conception  de  l'harmonie), 
de  Hummel,  et,  —  en  ce  qui  concerne  le  piano,  —  d'un 
«  premier  basson  de  l'Opéra  Viennois  »  dont  il  n'a  pas 
donné  le  nom.  Il  vint  à  Paris  en  1835.  Chopin  parle  ainsi 
de  lui  :  «  Thalberg  joue  excellemment,  mais  ce  n'est  pas 
mon  homme.  Il  est  plus  jeune  que  moi,  plaît  aux  dames, 
exécute  des  pots-pourris  sur  La  Muette,  joue  les  forte  et 
les  piano  avec  la  pédale  mais  pas  avec  la  main,  fait  les 
dixièmes  aussi  aisément  que  je  fais  les  octaves,  et  porte 
des  boutons  de  chemise  en  diamants  »  (lettre  citée  par 
Ed.  Ganche).  Voici  comment  un  excellent  juge  caractérise 
cet  autre  prince  du  piano  : 

«  De  1835  à  1839,  Thalberg  a  parcouru  l'Europe  en  donnant  partout 
des  concerts  où  il  émerveillait  les  artistes  par  ses  qualités  spéciales, 
les  ressources  exceptionnelles  de  sa  virtuosité,  révolutionnant  l'école 
du  piano  par  l'extension  toute  nouvelle  donnée  à  la  sonorité,  et  la 
belle  manière  de  chanter.  A  cette  époque,  la  difficulté  vaincue  et  les 
traits  de  bravoure  étaient  le  summum  de  Fart;  la  grande  école  de 
Clementi,  de  Cramer,  de  Kalkbrenner  avait  encore  ses  adeptes 
fervents,  mais  les  virtuoses,  las  des  mêmes  formes,  cherchaient  des 
voies  nouvelles,  hors  de  la  sonate  et  des  thèmes  variés.  Thalberg 
vint  leur  apporter  un  secours  puissant.  C'est  dans  les  salons  de 
Zimmermann  que  je  l'entendis  à  ses  débuts  à  Paris  en  1835.  Zimmer- 
mann  se  faisait  un  point  d'honneur  d'être  le  premier  à  produire 
devant  sa  nombreuse  et  brillante  clientèle  les  grands  artistes  étran- 
gers de  passage  à  Paris;  il  aimait  à  se  dire  le  parrain  de  toutes  les 
célébrités  qui  venaient  demander  au  public  parisien  la  consécration 
de  leur  renommée.  Ce  soir-là,  Mme  Viardot,  Duprez  et  de  Bériot 
complétaient  le  tournoi  musical.  Thalberg  eut  un  succès  prodigieux; 
on  s'étouffait  pour  le  voir  et  l'entendre,  tant  ses  effets  nouveaux 
paraissaient  alors  merveilleux;  tous  les  pianistes  présents  voulurent 
se  rendre  compte  de  visu  des  procédés  employés  par  le  jeune 
maître. 

«  La  célèbre  fantaisie  de  Moïse  causa  une  stupéfaction  profonde.  On 


140  DAUBER    A    BKilLlOZ 

cherchait  curieusement  à  deviner  le  secret  de  cette  sonorité  puissante. 
La  belle  et  large  mélodie,  s'accusant  à  chaque  strophe  avec  plus  de 
force,  paraissait  une  impossibilité  sous  ce  torrent  d'arpèges  parcou- 
rant le  clavier  dans  toute  son  étendue.  L'enthousiasme  était  à  son 
comble...  Je  me  rappelle  encore  l'effet  d'étonnement  qui  se  produisit 
plus  tard  à  l'audition,  au  Théâtre  Italien,  de  l'étude  en  la  mineur  où 
le  chant  en  notes  répétées  était  divisé  aux  deux  mains.  » 

(Marmontel,  Silhouettes  et  Médaillons, 
Les  pianistes  célèbres,  1878.) 


Incomparablement  intérieur  à  Chopin  comme  composi- 
teur, Thalberg  semble  l'avoir  surpassé  comme  exécutant. 
Aux  habitudes  de  l'école  de  Clémenti,  de  Cramer  et  de 
Kalkbrenner,  qui  attachait  une  importance  capitale  à  l'agi- 
lité des  doigts  et  aux  traits  de  bravoure,  il  substitua,  dans 
ses  fantaisies  et  ses  transcriptions,  une  pratique  nouvelle  : 
ayant  un  chant  a  mettre  en  valeur  et  à  orner,  il  le  plaçait 
dans  le  médium  de  l'instrument  en  confiant  alternative- 
ment aux  deux  mains  le  soin  de  marquer  les  notes  carac- 
téristiques de  la  mélodie,  et  de  l'entourer  d'arpèges  rapides. 
Cette  conception,  qui  étendait  brillamment  la  sonorité  du 
piano,  fit  école.  Herz,  Chopin,  Kalkbrenner,  Heller,  modi- 
fièrent peu  leur  façon  d'écrire;  mais  Prudent,  Kontski, 
Goria,  Dœhler,  Félix  Godefroid  devinrent  les  propaga- 
teurs du  nouvel  usage.  Thalberg  fit  une  tournée  au  Brésil 
en  1855;  dans  l'Amérique  du  Nord  en  1856.  En  1862,  il 
revint  se  faire  entendre  à  Paris  :  «  C'était  toujours,  dit 
Marmontel,  la  même  exécution  idéale  :  sonorité  onctueuse 
dans  le  chant,  limpidité  transparente  dans  les  traits, 
ampleur,  puissance,  délicatesse.  Il  manquait  pourtant  ï\ 
toutes  ces  perfections  un  peu  d'imprévu,  l'animation,  la 
passion  communicative.  En  écoutant  ce  grand  virtuose,  si 
beau  modèle  à  prendre,  on  se  trouvait  sous  le  coup  d  une 
admiration  véritable;  mais  le  cœur  ne  battait  pas  comme  à 
l'audition  de  Chopin  ou  de  Liszt.  » 

En  1836  et  en  1837,  sur  l'initiative  de  la  comtesse 
d'Agoult,  Thalberg  soutint  avec  honneur  une  sorte  de 
mise  au  concours  avec  Liszt.  Fétis  attribuait  la  supériorité 
au  premier;   Berlioz   préférait  le  second. 

Liszt  doit  nous  arrêter  plus  longtemps. 


FRÉDÉRIC    CHOPIN    ET    LA    SOCIETE    DE    SON    TEMPS  141 


Bibliographie. 

Edition  des  Œuvres  de  Chopin  en  3  vol.  par  Ignaz  Friedman  (Leipzig, 
Breitkopf,  1912). 

Ed.  GaNCHE  :  La  vie  de  F.  Chopin  dans  son  œuvre  :  sa  liaison  avec 
G.  Sand  (Paris,  Société  des  auteurs  éditeurs.  1904,  in-16,  54  p.)  et  Frédéric 
Chopin,  sa  vie  et  ses  œuvres,  ISIO-ISU'J,  avec  préface  de  C.  Saint-Saëns, 
Paris,  1913,  au  Mercure  de  France,  1  vol.,  454  p.  (très  complet).  —  RÉMY  DE 
GoURMONT  :  Promenades  littéraires,  2e  série,  Paris,  1906.  —  J.  CuTHBERT 
Hadden  :  Chopin  (Londres,  1903,  in-16,  xil-248  p.).  —  HadOW  :  Studies  in 
modem  music  (Londres,  in-16).  —  Elbert  HuBBARD  :  Little  Journeys  to  the 
Homes  of  great  musicians  (N.  Y.,  1903,  in-16).  —  James  Haneker  :  Chopin, 
the  man  and  his  music  (Londres,  1901,  in-16,  VIII-415  p.).  —  G.  C.  A.SHTON 
JûNSON  :  A  Handbook  to  Chopin's  works  (Londres,  1901,  in-16,  LV-200  p.).  — 
J.  Kleczinski  :  Chopin 's  grôssere  Werke  (Prœludien,  Balladen,  Nocturnes, 
Polonaisen,  Mazurkas),  wie  sie  verstanden  werden  sollen  (Leipzig,  Breitkopf, 
1898  in-16).  —  Du  même  :  Frédéric  Chopin,  De  V interprétation  de  ses 
œuvres,  (précédé  .de  lettres  de  la  princesse  Marcelline  Czartoryska,  de 
Mma  Camille  Dubois  et  de  Georges  Mathias),  Paris,  1906,  in-12,  XII-95  p.  — 
I.-J.  PADEREWSKI  :  A  la  mémoire  de  Frédéric  Chopin...  (Paris,  Agence 
polonaise  de  presse,  1911,  gr.  in-8°,  14  p.  avec  portraits).  —  Elie  Poirée  : 
Chopin...  biographie  critique  (Paris,  Laurens,  1907,  126  p.).  —  Karlowicz  : 
Souvenirs  inédits  de  Fr.  Chopin,  lettres,  mélanges,  etc..  (Revue  musicale, 
1903).  —  IppoliTO  Valetta  :  Chopin,  la  vita,  le  opère  (Turin,  Bocca,  1910, 
in-16,  444  p.). 

A.  SowiNSKl  :  Les  Musiciens  polonais,  Paris,  1857.  —  Sur  les  danses 
polonaises  :  Die  polnische  Tànze,  dans  le  Sammelb.  der  I.  M.  G..  688  et 
suiv.,  et  ibid.,  XII  (juillct-sept.  1911),  un  article  de  Tobias  Norlind  donne 
une  liste  de  tous  les  Recueils  contenant  des  danses  polonaises  publiés  de 
1585  à  1621.  —  Contribution  à  l'histoire  de  la  polonaise  (Congrès  d'hist. 
tnusieale  tenu  à  Paris  en  1900,  Fischbacher,  p.  217). 

Sur  Field,  Thalberg,  etc.  :  Fr.  Liszt,  Gesammette  Schriften,  t.  IV;  John 
Field  und  seine  Nottiïrnos  (1859).  —  Ant.  Fr.  Marmontel  :  Les  pianistes 
célèbres  (1878);  Symphonistes  et  virtuoses  (1881);  Virtuoses  contemporains 
(1882).  —  WlLLELM  VON  Lenz  :  Die  grossen  Piano fortevirtuosen  unscrer  Zeit 
aus  pcrsonlicher  Bekanntschaft  (Berlin,   1872). 


CHAPITRE    VI 
LISZT 


En  quoi  Liszt  diffère  de  Chopin.  —  La  vie  d'un  pianiste-conquérant; 
sa  puissance  irrésistible.  —  Caractères  des  concerts  donnés  par  Liszt; 
jugements  des  contemporains.  —  L'influence  d'une  princesse  ;  Liszt  à 
Weimar.  —  Une  conversion  qui  ne  renie  rien  du  passé.  —  Valeur  générale 
de  l'œuvre  de  Liszt. 


La  orande  qualité  d'un  artiste,  la  seule  peut-être  qu'on 
ait  le  droit  d'exiger  de  lui,  avec  ce  minimum  de  conve- 
nances diverses  qu'impose  le  bon  sens,  c'est  la  personna- 
lité. Elle  suppose,  avec  la  puissance  technique,  un  esprit 
original,  une  foi  constante  dans  la  valeur  d'un  certain 
idéal,  et  un  relief  saisissant  du  caractère.  S'il  en  est  ainsi, 
Liszt  fut  un  type  d'artiste  extraordinaire  et  magnifique. 
En  parlant  de  lui,  on  est  dominé  par  le  souvenir  du 
pianiste  et  de  sa  bravoure  olympienne.  Au  témoignage 
de  ceux  qui  l'ont  entendu,  il  était  incomparable;  «  la 
difficulté,  a  écrit  M.  C.  Saint-Saëns,  n'existait  pas  pour 
lui  ».  Il  abusa  un  peu,  dans  ses  compositions,  de  cette 
supériorité;  il  y  eut,  dans  sa  manière,  un  goût  souvent 
indiscipliné  et  un  peu  vain  pour  l'étalage  fastueux  des 
ressources  d'exécution  :  mais  il  fut  autre  chose  qu'un 
virtuose,  et  eut,  comme  compositeur,  un  rôle  historique. 
Nul  n'avait  une  âme  plus  ouverte,  plus  avide  de  tout 
comprendre  pour  faire  rayonner  autour  de  soi,  comme  la 
lumière  venant  de  traverser  un  prisme,  l'éblouissante  et 
irrésistible  séduction  du  beau.  Un  instinct  généreux  le 
portait  à  rechercher  la  grandeur  dans  ses  propres  ouvrages 
et  aussi  à  l'aimer  avec  passion  partout  où  il  la  rencontrait. 
Continuateur  brillant   de    la  symphonie   à  programme,   il 


LISZT  143 

comprit,  le  premier,  et  soutint  le  génie  de  11.  Wagner;  le 
premier  aussi,  il  admira  et  révéla  aux  Allemands  la 
nouvelle  école  russe.  Dès  son  jeune  âge,  il  se  fit  de  la 
célébrité,  comme  dit  R.  Wagner,  «  un  jeu  d'enfant  ».  Des 
enthousiasmes  peu  communs  l'ont  placé  dans  la  galerie  des 
Héros.  Malgré  des  inégalités  et  des  faiblesses  qui  ne 
furent  pas  toutes  d'ordre  musical,  il  est  digne  de  figurer 
parmi  les  héros,  avec  une  très  belle  attitude  chevaleresque 
imposant  le  respect. 

Chopin  n'aimait  pas  donner  des  concerts;  il  disait  à  un 
pianiste  au  jeu  énergique  :  «  Je  me  sens  intimidé  par  le 
public,  asphyxié  par  les  haleines,  paralysé  par  ces  regards 
curieux,  muet  devant  ces  visages  étrangers  ;  mais  vous, 
vous  y  êtes  destiné,  car,  quand  vous  ne  gagnez  pas  le 
public,  vous  avez  de  quoi  l'assommer.  »  Tout  autre  était 
Liszt;  il  aimait  à  agir  sur  les  masses  et  voulait  être  inspiré 
par  une  atmosphère  d'enthousiasme.  Il  faudrait  se  le 
représenter  comme  un  triomphateur  traînant  une  multi- 
tude enchaînée  à  son  char.  Après  avoir  cité  le  témoignage 
que  nous  venons  de  reproduire  (Chopin,  p.  73),  il  écrit  : 
«  Il  est  à  regretter  que  les  indubitables  avantages  qui 
résultent  pour  l'artiste  à  ne  cultiver  qu'un  public  de 
choix  se  trouvent  ainsi  diminués  par  la  parcimonieuse 
expression  de  ces  sympathies.  Le  glacé  qui  recouvre  la 
grâce  de  ces  approbations  comme  les  fruits  de  ses  desserts, 
et  l'imperturbable  calme  qui  préside  à  l'expression  de  ses 
plus  chaleureux  enthousiasmes  ne  sauraient  lui  suffire.  Le 
poète,  arraché  à  son  inspiration  solitaire,  ne  peut  la 
retrouver  que  dans  l'intérêt  plus  qu'attentif,  vivant  et  animé, 
de  son  auditoire.  Il  ne  parviendra  jamais  à  la  puiser  dans 
les  froids  regards  d'un  aréopage  assemblé  pour  le  juger. 
Il  lui  faut  sentir  qu'il  ébranle,  qu'il  émeut  ceux  qui 
l'écoutent;  que  ses  sentiments  trouvent  en  eux  l'accord 
des  mêmes  instincts;  qu'il  les  entraine  enfin  à  sa  suite, 
dans  sa  migration  vers  l'infini,  comme  le  chef  des  troupes 
ailées,  lorsqu'il  donne  le  signal  du  départ,  est  suivi  par 
tous  les  siens  vers  de  plus  beaux  rivages  »  (ibid.,  p.  76). 
Il  s'est  comparé  lui-même  au  grand  acteur  Dawison  en 
ajoutant  :  «  Il  y  a  de  l'affinité  entre  sa  virtuosité  et  la 
mienne  ;    il    crée    en   reproduisant.    »    (Lettres  à  une  amie 


144  DAUBER    A    BERLIOZ 

publiées  par  la  Mara.  p.  58.)  Il  serait  difficile  de  montrer 
plus  naïvement  le  goût  de  la  mise  en  scène,  de  la  repré- 
sentation, et  de  la  domination.  Liszt  recherchait  les  témoi- 
gnages les  plus  flatteurs  pour  un  orgueil  qui  n'était  que  la 
conscience  du  génie  :  ceux  des  grands  seigneurs  et  des 
souverains.  Il  parle  toujours  d'eux,  dans  sa  correspondance, 
en  homme  qui  a  presque  la  superstition  des  titres  officiels, 
différent  en  cela  de  Mozart  dont  il  cite  le  trait  suivant. 
Comme  on  représentait  La  Clémence  de  Titus.  S.  M.  le  Roi 
quitta  le  théâtre  après  le  premier  acte.  Le  directeur,  tout 
effaré,  vient  annoncer  au  compositeur  cette  désastreuse  nou- 
velle :  «  C'est  bien,  dit  Mozart;  comme  cela,  nous  aurons 
un  âne  de  moins  dans  la  salle  »  (ibid..  p.  79).  La  passion 
de  la  gloire  n'était  chez  Liszt  que  la  forme  d'une  irrésistible 
passion  pour  l'art  et  pour  ses  enchantements  :  un  mal 
sacré.  «  Sur  toutes  les  questions  qui  tiennent  aux  intérêts 
et  aux  calculs  de  ce  monde,  je  suis  d'un  indifférentisme 
absolu,  —  et,  à  cet  égard,  le  mot  de  la  princesse  Bcljiosa, 
vous  vivez  comme  si  vous  étiez  immortel,  est  parfaitement 
juste  »  (ibid.,  p.  58).  Malgré  ce  goût  pour  les  succès  reten- 
tissants, et  par  suite  d'un  déplacement  ou  d'un  élargisse- 
ment de  sa  fierté.  Liszt  cessa  de  donner  des  concerts  en 
1847.  Lorsqu'en  185(5  on  lui  proposa  de  se  faire  entendre 
à  un  concert  de  la  Cour,  il  se  redressa,  trouvant  déplacé 
qu'on  lui  proposât  de  reprendre  un  «  métier  »  de  pianiste 
auquel  il  avait  renoncé  (ibid.,  p.  107). 

Il  naquit  le  22  octobre  1811  à  Raiding,  en  Hongrie,  et 
eut  pour  premier  maître  son  père  Adam  Liszt,  pianiste 
distingué  qui  aimait  la  musique  avec  passion,  puis,  de 
1821  à  1823,  Czerny  et  Salieri  (ce  dernier  pour  l'harmonie 
et  la  composition).  Dès  1823,  il  donna  deux  concerts,  i\ 
Vienne;  on  raconte  qu'au  second  Beethoven  parut  sur  l'es- 
trade et  embrassa  l'enfant  prodige  (?).  A  l'automne  de  1823, 
Liszt  se  rendit  à  Paris  avec  son  père  et  voulut  entrer  au 
Conservatoire  ;  il  dut  céder  devant  le  règlement,  opposé 
par  le  directeur  Chcrubini,  qui  en  interdisait  l'entrée  aux 
étrangers.  II  acheva  de  se  former  tout  seul,  et  continua  ses 
études  de  composition  avec  Paër,  puis  avec  Reicha.  Après 
avoir  joué  chez  la  duchesse  de  Berry,  chez  le  duc 
d'Orléans,    il  donna   un    concert,    le  8  mars  1824,  dans  la 


LISZT  14 


salle  de  l'Opéra  italien,  où  il  fut  acclamé,  et,  quelques  jours 
plus  tard,  au  Concert  spirituel.  Il  fit  une  telle  sensation, 
que  l'Opéra  lui  commanda  (il  avait  alors  douze  ans  et 
demi!)  la  musique  d'un  livret  en  un  acte  :  Don  Sanche  ou 
le  Château  d'amour,  qui  fut  joué  3  fois  (1825)  et  eut  un 
succès  d'estime. 

Liszt  émerveilla  les  Parisiens  pendant  ce  premier  séjour  à  Paris. 

Partout  où  l'on  faisait  de  la  musique,  —  aux  Italiens,  à  l'Opéra,  à 
l'Opéra-Comique,  au  Conservatoire,  aux  Enfants  d'Apollon,  à  la 
salle  Érard,  —  jusqu'à  son  départ  pour  Londres,  en  avril,  on 
l'applaudit,  tantôt  dans  un  concerto  de  Hummel  ou  de  Field,  tantôt 
pour  ses  improvisations,  pour  des  variations  sur  des  thèmes  popu- 
laires comme  :  Il  pleut,  bergère,  ou  :  Au  clair  de  la  lune.  Le  15  janvier, 
Le  Corsaire  faisait,  le  premier,  mention  de  lui  :  «  Un  enfant  réelle- 
ment extraordinaire,  le  jeune  Liszt,  à  peine  âgé  de  onze  ans  (sic,  on 
sait  que  son  père  l'avait  rajeuni  de  deux  ans,  comme  avait  fait  le 
père  de  Beethoven),  s'est  fait  entendre  dimanche  dernier  [11  janvier] 
à  la  Société  académique  des  Enfants  d'Apollon.  Ce  pianiste  imberbe 
a  étonné  les  artistes  les  plus  habiles  par  son  exécution  vigoureuse 
et  par  l'originalité  et  la  grâce  de  son  improvisation.  Il  a  sur-le-champ 
et  d'une  voix  unanime  été  proclamé  membre  honoraire  de  cette 
société  qui  compte  ou  a  compté  dans  son  sein  les  musiciens  les  plus 
célèbres  de  l'Europe.  Si  cet  enfant  merveilleux  donnait  des  concerts 
publics,  il  ferait  certainement  courir  tout  Paris.  On  a  remarqué  que 
le  jeune  Liszt,  élève  de  son  père,  a  quelques  traits  de  notre  immortel 
Grétry,  et  qu'il  réalise  l'histoire  qu'on  avait  pu  jusqu'à  présent 
regarder  comme  fabuleuse,  du  jeune  Mozart,  étonnant  dans  un  âge  à 
peu  près  aussi  tendre.  »  Cf.  Maurice  Decourcelles,  La  Soc.  acad.  des 
Enfants  d'Apollon,  p.  137,  extrait  du  discours  de  Belle  à  la  séance 
du  27  mai  1824  :  «  ...  Les  traits  du  jeune  Listz  (sic)  s'animent,  le  feu 
du  génie  pétille  dans  ses  yeux,  ses  doigts  s'agitent  malgré  lui,  il  se 
précipite  vers  le  piano,  s'empare  d'un  motif  du  trio  qu'on  venait 
d'exécuter,  le  varie  et  semble  lui  prêter  un  nouveau  charme.  En  un 
moment,  on  voit  se  renouveler  en  lui  le  miracle  que  la  nature  avait 
opéré  dans  Moiart.  Chaque  auditeur  stupéfait  se  croit  transporté  par 
un  songe  dans  le  séjour  habité  par  le  dieu  de  l'harmonie...  »  L'année 
suivante,  le  jeudi  14  avril,  dans  la  salle  du  Conservatoire,  Liszt 
exécutait,  à  la  même  Société,  un  «  air  varié,  op.  14,  pour  le  piano,  et 
improvisations  »,  de  Czerny  (id.,  ibid.,  p.  60). 

Le  17  janvier  1824,  «  cet  enfant  à  peine  âgé  de  onze  ans  et  que  l'on 
peut  déjà  placer  à  côté  des  grands  maîtres  »,  excitait,  aux  côtés  de 
Baillot,  chez  Mme  Cresp-Bayreylter,  «  le  plus  vif  enthousiasme  dans 
une  improvisation  où  il  a  déployé  une  force  de  génie  et  d'exécution 
difficile  à  concevoir  »  (Le  Corsaire,  21  janvier).  Son  premier  concert 
public  fut  donné  le  dimanche  7  mars  au  Théâtre  Italien  (salle  Lou- 
vois),  avec  le  concours  de  MmG  Pasta  qui  chanta  ensuite  dans  la  Nina 

Combaïueu.  —  Musique,  J L 1 .  10 


140  D  AUBER    A    BERLIOZ 

de  Paisiello,  »  A  soixante  ans  de  distance,  dit  Le  Moniteur,  dans  un 
long  compte  rendu  enthousiaste,  le  prodige  de  Mozart  s'est  repro- 
duit dans  le  jeune  Liszt.  »  11  joua  un  Concerto  de  Hummel.  «  Il 
s'est  présenté  de  la  meilleure  grâce,  continue  Le  Moniteur,  sans 
embarras  et  sans  manières,  sans  prétention  et  sans  timidité.  Il  avait 
à  compter  quarante  ou  cinquante  mesures  d'introduction  réservées  à 
l'orchestre.  Sans  les  compter,  il  suivait  avec  un  sentiment  visible  la 
marche  et  le  développement  du  morceau,  souriait,  en  les  saluant  d'un 
air  satisfait,  à  des  personnes  qu'il  reconnaissait  dans  les  loges;  avec 
un  léger  et  gracieux  mouvement  de  tête,  il  a  demandé  à  M.  Grasset 
un  peu  d'accélération,  et,  sa  rentrée  arrivée,  on  l'a  vu  plein  de  force, 
de  sécurité,  avec  cet  à-plomb  qui  semble  n'être  le  partage  que  de 
l'expérience,  s'emparer  du  concerto  de  Hummel,  et  prendre  en 
quelque  sorte  possession  de  son  instrument  :  l'enfant  et  l'élève 
avaient  disparu:  le  maître  s'était  à  l'instant  fait  reconnaître  et  des 
symphonistes  et  des  auditeurs...  Le  moment  de  l'improvisation  est 
arrivé,  et  l'intérêt  était  plus  que  doublé.  Liszt  a  un  moment  préludé; 
puis,  saisissant  pour  son  début  une  idée  qu'il  a  développée  et  suivie 
avec  art,  il  l'a  prise  pour  transition  à  la  première  mesure  de  l'air  de 
Figaro  :  Non  più  audrai.  Une  fois  saisi,  ce  motif  n'a  plus  abandonné 
l'improvisateur;  il  se  retrouvait  tantôt  dans  les  tournures  d'une 
basse  foudroyante,  tantôt  dans  les  exquises  délicatesses  des  notes 
élevées;  s'offrant,  disparaissant  tour  à  tour,  et  constamment  soutenu 
par  une  harmonie  riche,  vraie,  imitative,  mais  cependant  portant 
avec  elle,  soit  par  ses  beautés,  soit  par  sa  profusion,  le  cachet  et  la 
preuve  de  l'improvisation...  Nous  ne  parlerons  pas  des  applaudisse- 
ments qui  ont  suivi  ce  morceau;  ils  tenaient  comme  la  variation  elle- 
même  de  l'enthousiasme  musical,  et  on  sait  quelle  est  son  expres- 
sion! »  [Moniteur  du  jeudi  12  mars  1824,  col.  286.)  Le  jeune  Liszt 
avait  paru  trois  fois  en  celte  soirée  :  dans  le  Concerto  en  si  mineur 
de  Hummel,  dans  le  Thème  varié  à  grand  orchestre  de  Czerny,  et 
enfin  dans  des  «  improvisations  sur  le  piano  ».  Il  joua  ensuite,  le 
28  mars,  dans  un  concert  au  bénéfice  de  Barilli.  «  Il  parut  et  une 
triple  salve  d'applaudissements  se  fit  entendre.  Il  improvisa  sur  le 
piano,  l'air  :  Au  clair  de  la  lune.  Peut-être  aurait-on  désiré  moins  de 
savoir  et  plus  de  mélodie;  mais  enfin  l'enthousiasme  est  au  comble 
et  les  applaudissements  redoublent.  »  [Le  Corsaire,  30  mars  1824). 

«  Son  talent  est  prodigieux  dans  l'improvisation  comme  dans  l'exé- 
cution de  la  musique  écrite,  constatait  Castil-Blaze  [XXX,  des 
Débats).  Son  style  ferme  et  grandiose  est  d'une  franchise  qu'on  ne 
saurait  trop  admirer:  il  rappelle  les  merveilles  de  l'enfance  de 
Mozart.  Liszt  doit  être  jugé  comme  un  homme;  il  n'a  pas  besoin  des 
concessions  que  l'on  fait  ordinairement  aux  compositeurs  et  même 
aux  pianistes  de  son  âge!  »  [Journal  des  Débats,  mardi  23  mars  1824.) 

A  l'Opéra  enfin,  au  premier  concert  spirituel,  le  lundi  12  avril, 
Liszt  exécuta  «  un  Concerto  pour  piano  »,  puis  «  enrichit  des  impro- 
visations les  plus  savantes  le  texte  :  //  pleut,  bergère  »  [Le  Corsaire, 
14  avril).  «  Quelle  rapidité  dans  les  doigts!  quel  brillant  dans  l'exé- 
cution! quelle  sûreté!   quel  aplomb!  s'exclame   le   critique   anonyme 


LISZT  147 

de  La  Quotidienne.  Ce  n'est  pas  tout;  il  improvise  des  variations  sans 
fin,  et  il  y  a  même  une  si  grande  affinité  entre  ses  doigts  et  les 
touches  du  piano,  qu'il  passerait  sa  vie  entière  en  improvisations.  » 

Jusqu'à  la  fin  de  sa  carrière  de  pianiste,  Liszt  fut  avant 
tout  un  grand  improvisateur,  comme  le  montre  ce  témoi- 
gnage, une  vingtaine  d'années  plus  tard  : 

En  1845,  j'allai  à  Lyon  pour  me  faire  entendre  et  donner  un  con 
cert.  J'avais  été  vivement  encouragé  à  faire  ce  voyage  par  mon  vieil 
ami  Cherblanc,  violon  solo  du  théâtre,  et  par  Georges  Hainl,  l'excel- 
lent chef  d'orchestre. 

Grâce  à  ces  deux  bons  amis,  les  préoccupations  et  les  difficultés 
qui  précèdent  toujours  l'organisation  d'un  concert  ne  devaient  pas 
exister  pour  moi  :  tout  était  prêt  quand  j'arrivai. 

Liszt,  le  célèbre  pianiste,  se  trouvait  à  Lyon,  revenant  d'un 
voyage  triomphal  en  Espagne.  J'allai  le  voir  et  lui  demandai  s'il 
voulait  bien  me  prêter  son  précieux  concours  et  dire  avec  moi 
V andante  et  le  finale  de  la  sonate  de  Beethoven  dédiée  à  Kreutzer  et 
le  duo  d'Osborne  et  Bériot  sur  Guillaume  Tell.  Le  grand  artiste  me 
reçut  avec  la  plus  exquise  bienveillance.  Il  accepta  et  me  dit  en  riant 
qu'il  ne  mettait  qu'une  condition  à  son  acceptation  :  c'est  que  je  lui 
laisserais  improviser  une  variation  à  son  idée  à  la  place  de  celle 
d'Osborne,  qui  était  gentille  sans  doute,  mais  pour  les  petites  filles. 
Je  ne  pus  m'empêcher  à  mon  tour  de  sourire,  et  sur  ma  proposition 
de  répéter,  il  trouva  que  c'était  inutile  et  me  dit  que  tout  irait  bien. 

La  présence  de  Liszt  eut  une  grande  influence  sur  la  réussite  de 
mon  concert.  La  salle  du  grand  théâtre  était  comble  et  il  voulut 
absolument  faire  partager  à  son  jeune  partenaire  l'ovation  qui  lui  fut 
faite. 

Mais  aussi,  quelle  exécution  chez  ce  diable  d'homme!  Quelle 
fougue,  quel  élan  et  quel  imprévu,  quel  charme  en  même  temps! 

Il  fallait  entendre  cette  fameuse  variation  improvisée  !  C'était  un 
véritable  feu  d'artifice  où  le  thème  se  croisait  entre  les  deux  mains 
entourées  dune  myriade  de  notes,  de  traits  et  d'arabesques  dans  un 
mouvement  vertigineux.  Ah  !  si  j'avais  été  en  ce  moment  sténographe  ! 
J'avais  besoin  de  toute  mon  attention  pour  improviser  à  mon  tour 
l'accompagnement  et  suivre  ce  train  rapide,  surtout  vers  la  pérorai- 
son. Le  succès  de  ce  morceau  fut  immense...  C'est  égal,  c'était 
rudement  vite  !... 

(Charles  Dancla.  —  Notes  et  souvenirs,  1893.) 

De  Paris,  Liszt  se  rendit  à  Londres,  joua  chez  le  roi 
Georges  IV,  et  donna  son  premier  concert  anglais  le 
21  juin  1824.  Il  revint  en  France,  fit' une  tournée  en  pro- 
vince. A  la  suite  de  la  mort  de  son  père  (à  Boulogne,  1827); 


148  DAUBER   A    BERLIOZ 

sa  mère  vint  auprès  de  lui;  il  dut  professer  et  jouer  pour 
vivre.  Sûr  de  lui,  poussé  par  une  force  toute-puissante. 
Liszt,  sur  le  clavier  comme  dans  la  vie  réelle,  jouait  la 
haute  difficulté.  C'est  lui  qui  créa  (Londres,  1840)  le  récital, 
mot  désignant  le  programme  d'un  concert  qu'un  artiste 
remplit  à  lui  tout  seul.  M.  C.  Saint-Saëns  a  rappelé  des 
souvenirs  qui  étaient  encore  vivaces  au  commencement  du 
second  Empire  :  «  On  racontait  qu'un  jour,  au  concert  du 
Conservatoire  de  Paris,  après  une  exécution  de  la  Sym- 
phonie pastorale,  il  avait  osé,  lui  seul,  la  rejouer  après  le 
célèbre  orchestre,  à  la  stupéfaction  de  l'auditoire,  stupé 
faction  bientôt  remplacée  par  un  immense  enthousiasme. 
Un  autre  jour,  lassé  de  la  docilité  du  public,  fatigué  de 
voir  ce  lion  toujours  prêt  à  dévorer  qui  l'affronte  lui  lécher 
les  pieds,  il  avait  voulu  l'irriter  et  s'était  donné  le  luxe 
d'arriver  en  retard  pour  un  concert  aux  Italiens,  de  visiter 
dans  leur  loge  les  belles  dames  de  sa  connaissance;  cau- 
sant et  riant  avec  elles,  jusqu'à  ce  que  ce  lion  se  mît  à 
gronder  et  a  rugir;  et  lui  s'était  assis  enfin  au  piano  devant 
le  lion  furieux,  toute  fureur  s'étant  calmée,  et  l'on  n'avait 
plus  rien  entendu  que  des  rugissements  de  plaisir  et 
d'amour.  » 

Deux  ordres  de  faits,  en  même  temps  que  la  vocation 
musicale,  dominèrent  alors  sa  vie.  Le  premier  est  l'en- 
semble des  relations  qu'il  entretint  à  Paris  avec  les  pen- 
seurs et  artistes  de  l'époque,  et  qui,  si  elles  ne  lui  don- 
nèrent pas  une  âme  française,  enrichirent  son  génie  en 
l'élevant  à  une  très  haute  conception  de  l'art.  Il  fit  con- 
naissance avec  les  chefs-d'œuvre  de  notre  littérature;  il  lut 
avec  enthousiasme  les  poésies  de  Lamartine  dont  il  s'ins- 
pira plus  tard;  il  se  lia  avec  Lamennais,  qui  lui  apparut 
comme  un  apôtre  et  lui  fit  considérer  la  musique  comme 
une  contribution  au  développement  moral  de  l'humanité; 
il  connut  et  aima  le  père  Enfantin,  un  des  chefs  de  la  doc- 
trine pré-socialiste.  Peu  à  peu,  tout  en  subissant  l'influ- 
ence de  Berlioz  et  de  Paganini,  il  acquit  cette  culture  uni- 
verselle et  cette  largeur  de  pensée  qu'on  trouve  dans  sa 
correspondance.  Il  écrivait  à  Pierre  Wolff,  le  2  mai  1832  : 
«  Voici  quinze  jours  que  mon  esprit  et  mes  doigts  travaillent 
comme  deux  damnés  :   Homère,   la   Bible.  Platon.  Locke. 


LISZT  149 

Bvron,  Hugo.  Lamartine,  Chateaubriand.  Beethoven, 
Bach,  Hummel,  Mozart,  Weber,  sont  tous  à  l'entour  de 
moi.  Je  les  étudie,  les  médite,  les  dévore  avec  fureur;  de 
plus  je  travaille  quatre  à  cinq  heures  d'exercices  :  tierces, 
textes,  octaves,  trémolos,  notes  répétées,  etc..  »  Ce 
mélange  du  littéraire  et  du  musical,  si  caractéristique  de 
son  tour  d'esprit,  n'est  pas  le  seul  qu'il  ait  aimé.  En  1830, 
étant  alors  à  Rome,  il  écrivait  à  Berlioz  :  «  ...  L  art  se 
révélait  à  moi  dans  son  universalité  et  son  unité.  Le  sen- 
timent et  la  réflexion  me  pénétraient  chaque  jour  davan- 
tage de  la  relation  cachée  qui  unit  les  œuvres  du  génie. 
Raphaël  et  Michel-Ange  me  faisaient  mieux  comprendre 
Mozart  et  Beethoven;  Jean  de  Pise,  Fra  Beato.  le  Francia, 
m'expliquaient  Allegri,  Marcello,  Palestrina  ;  Titien  et 
Rossini  m'apparaissent  comme  deux  astres  de  rayons 
semblables.  Le  Colisée  et  le  Campo  Santo  ne  sont  pas  si 
étrangers  qu'on  pense  à  la  Symplionie  héroïque  et  au 
Requiem.  Dante  a  trouvé  son  expression  pittoresque  dans 
Orcagna  et  Michel-Ange  ;  il  trouvera  peut-être  un  jour  son 
expression  musicale  dans  le  Beethoven  de  l'avenir.  »  Il  y  a 
là  une  certaine  confusion  que  nous  trouverons  dans  les 
œuvres  du  compositeur.  Cette  extension  de  plus  en  plus 
grande  de  la  pensée  ne  s'arrêta  pas  là. 

Avec  la  même  conviction  enthousiaste  qu'il  mit  à  réunir 
dans  un  même  culte  la  littérature  et  les  arts  du  dessin,  il 
associa  de  libres  amours  à  son  existence  d'artiste  inspiré, 
et  enfin,  comme  nous  le  montrerons  plus  loin  par  un  sin- 
gulier extrait  de  ses  lettres,  lorsqu'il  entra  dans  les  ordres 
et  prit  la  soutane,  il  estima  que  cette  conversion  couron- 
nait tout  son  passé  et  en  faisait  la  synthèse,  sans  sacrifice 
d'aucune  sorte,  en  l'éclairant  d'un  surcroît  de  lumière. 
Dans  cette  «  unité  »  naïvement  proclamée,  un  peu  étrange 
pour  nos  esprits  bourgeois,  est  toute  la  psychologie  de 
Liszt  qui,  sans  s'arrêter  aux  détails,  adoptait  de  fières 
devises,  comme  «  le  peuple  et  Dieu  »,  ou  encore  :  «  Vivre 
en  travaillant  ;  mourir  en  combattant  ».  Au-dessus  de  cet 
amalgame  de  choses  assez  disparates,  il  faut  se  représenter 
la  tête  d'aigle  du  grand  artiste. 

Le  second  ordre  de  faits  importants  est  lassez  longue 
série  de  médaillons  ou   de  grands  portraits  féminins  qu'il 


ISO  DAUBER    A    BERLIOZ 

faudrait  accrocher  à  chaque  instant  à  la  biographie  de 
Liszt  :  Mlle  de  Saint-Cricq,  fille  du  ministre  du  Commerce 
et  des  manufactures,  la  comtesse  de  Laprunarède,  Marie 
de  Flavigny,  comtesse  d'Agoult  (pins  tard,  en  littérature 
Daniel  Stern),  la  princesse  Sayn-Wittgenstein...  Sa  liaison 
avec  la  comtesse  d'Agoult  dura  de  1835  h  1844;  elle  débuta 
par  un  séjour  à  Genève  où  il  écrivit  une  série  d'idylles 
pour  piano  publiées  sous  le  titre  de  Pèlerinage  en  Suisse 
et  comprenant  3  volumes  :  Impressions  et  poésies,  Fleurs 
mélodiques  et  Paraphrases  (d'airs  suisses  populaires),  plus 
des  transcriptions  de  mélodies  de  Schubert  (54,  jusqu'en 
1841).  Au  moment  de  la  rupture,  il  était  dans  la  période 
de  ses  grandes  tournées  de  concert  (1840-1847)  ;  à  la  même 
époque  appartiennent  des  pièces  de  caractère  différent, 
écrites  en  Italie  :  Spozalizio,  Il  pense roso,  Canzonetta  del 
Salvator  Rosa,  Tre  Sonetti  di  Petrarca,  Après  une  lecture 
de  Dante,  Angélus,  Sursum  Corda.  Villa  d'Esté,  Venezia  e 
Napoli,  la  Valse  di  bravura,  le  Galop  chromatique.  La 
comtesse  d'Agoult,  fière  de  sa  noblesse  et,  dit-on,  un  peu 
tyrannique,  s'attribuait  auprès  de  Liszt  le  rôle  de  Béatrice 
auprès  de  Dante  ;  l'artiste,  relevant  la  tête,  cinglait  de  cette 
réplique  terrible  les  prétentions  de  la  comtesse  :  «  Ce  sont 
les  Dantes  qui  font  les  Béatrices;  et  les  vraies  meurent  à 
dix-huit  ans!  » 

Mot  odieux,  à  l'authenticité  duquel  on  a  peine  à  croire!  Il  y  a  une 
brève  poésie  de  Daniel  Stern,  pseudonyme  de  la  Comtesse  d'Agoult 
en  littérature,  qui  laisse  entrevoir,  au  moment  de  la  rupture,  une 
attitude  très  belle  de  la  femme  et  une  attitude  assez  piteuse  de 
rhomme.  C'est  L'Abandonnée  (mise  en  musique  par  Andrk  Wormser). 
J'en  citerai  le  début  et  la  fin  : 

Non,  tu  n'entendras  pas,  de  ma  lèvre  trop  fière, 
A  cette  heure  suprême,  un  reproche,  un  regret. 


Je  pars,  je  pars  et  sans  retour; 
Mais  en  fuyant  l'amant  dans  la  nuit  éternelle 
J'emporterai  l'amour! 

La  princesse  Sayn-Wittgenstein  eut  une  influence  plus 
profonde  que  la  comtesse  d'Agout  sur  l'activité  du  musi- 
cien. Le  2  novembre  1842,  Liszt  avait  été  nommé  maître 
de  chapelle  extraordinaire   de  la  Cour  de  Weimar.  Il  vint 


LISZT  1M 

exercer  la  fonction  en  1848;  dans  cette  ville,  centre  privi- 
légié de  la  pensée  allemande,  ii  qui  Goethe,  Schiller  et 
Herder  avaient  déjà  donné  tant  de  gloire,  il  devait  exercer 
jusqu'en  1861  un  véritable  apostolat,  comme  directeur  du 
théâtre  grand-ducal  et  des  concerts,  ou  plutôt  comme 
ministre,  ou  encore  comme  souverain  des  choses  de  la 
musique  et  des  musiciens.  Fille  d'un  noble  et  richissime 
Polonais  (dont  les  domaines  comprenaient,  dit-on,  trente 
mille  serfs!),  séparée  d'un  mari  qui  ne  pouvait  lui  con- 
venir, admiratrice  de  Liszt  qu'elle  avait  vu  pour  la  pre- 
mière fois  à  Kiew  dans  un  concert  de  bienfaisance  (1847), 
Caroline  de  Sayn-Wittgenstein.  femme  d'une  rare  distinc- 
tion d'esprit,  vint  s'installer  à  Weimar  dans  une  demeure 
princière.  l'Altenbourg;  Liszt  vécut  auprès  d'elle  sans  être 
désapprouvé  par  la  cour,  et,  sous  son  influence,  mit  un 
terme  à  sa  carrière  de  pianiste  pour  consacrer  son  génie  à 
des  objets  plus  élevés.  C'est  à  Weimar,  et  dans  l'intimité 
de  la  princesse,  qu'il  écrivit  sa  Dante  Si/mp/tonie  (com- 
mencée en  1848,  terminée  en  1855),  les  symphonies 
Le  Tasse  et  Ce  qu'on  entend  sur  la  montagne,  1 Héroïde 
funèbre.  Mazeppa,  le  Concerto  pathétique,  Pfométhée,  les 
Festklànge,  la  fantaisie  pour  orgue  sur  le  choral  du  Pro- 
phète, la  Sonate  en  si  mineur,  la  Faust-Symphonie,  les 
admirables  Préludes  inspirés  de  Lamartine,  la  Fantaisie  et 
fugue  sur  le  nom  de  Bach,  la  Messe  pour  l'inauguration 
de  la  cathédrale  de  Gran,  l'oratorio  Christus,  la  Bataille 
des  Huns,  les  Idèals  d'après  le  poème  de  Schiller,  la  Pro- 
cession nocturne  et  la  Valse  de  Mephisto  dans  la  taverne, 
deux  Concertos  de  piano,  le  dithyrambe  Weimar  s  Todten, 
la  Puissance  de  la  musique,  Y  Ode  aux  artistes. 

En  même  temps  qu'il  produisait  ces  œuvres  personnelles  avec  une 
,si  belle  fécondité,  Liszt  montrait,  au  théâtre  et  au  concert  de  Wei- 
mar, un  libéralisme  hardi  qui  fut,  plus  d'une  fois,  un  acte  de  justice 
et  de  générosité.  Au  théâtre,  il  lit  jouer,  pour  la  première  fois, 
Tannhduser  (1849)  et  Lohengrin  (1850):  le  Benvenuio  Cellini  de 
Berlioz  (1852),  qui  venait  d'échouer  à  Paris;  Alfonso  ed  Estrella  de 
Schubert  (1854),  Genoveva  de  Schumann  (1855),  Le  Barbier  de  Bagdad 
de  P.  Cornélius  (1858),  des  œuvres  d'Auber,  Grétry,  Halévy,  Cheru- 
bini,  Beethoven,  Gluck,  Meyerbeer.  etc..  Au  concert,  il  dirigea 
l'exécution  des  chefs-d'œuvre  de  Berlioz  :  L'Enfance  du  Christ, 
Harold  en  Italie,  la  Damnation  de  Faust,  Roméo  et  Juliette,  la  Sym- 


152  D  AUBER    A    BERLIOZ 

phonie  fantastique,  Lélio,  les  ouvertures  du  Roi  Lear,  du  Carnaval 
Romain,  des  Francs-Juges,  de  Wawerley,  La  Captive.  A  ses  pro- 
grammes figurèrent  les  noms  de  Hcendel ,  Mozart,  Mendelssohn, 
Schumann,  Rubinstein,  Beethoven,  Niels  Gade,  Miller,  Littolf,  Raff, 
R.  Wagner.  Sur  plusieurs  des  œuvres  accueillies  par  lui,  il  envoyait 
au  Journal  des  Débats  des  articles  enthousiastes,  souvent  inspirés 
parla  princesse  devenue  sa  collaboratrice.  Berlioz  et  Wagner  étaient 
les  deux  nouveaux  maîtres  dont  il  voulait  faire  comprendre  le  génie 
et  au  service  desquels  il  se  mettait.  Wagner  lui  demandait  constam- 
ment de  l'argent;  il  lui  en  envoyait  sans  compter,  jusqu'à  épuisement 
de  sa  bourse.  Autour  de  lui  d'excellents  musiciens  partageaient  le 
même  enthousiasme  artistique  :  Fr.  Brendel,  Rich.  Pohl,  J.  Raff, 
Félix  Draseke,  H.  Porges,  le  comte  Laurencin,  K.-F.  Weitzmann, 
Hans  de  Bulow,  Louis  Kohler...  Il  ne  faut  pas  oublier  enfin  qu'en 
1853  Liszt  se  rendit  de  Weimar  à  Leipzig  pour  soutenir  Berlioz  de 
son  influence  toute-puissante  et  qu'il  monta  Benvenuto  à  Weimar; 
que  grâce  à  Liszt,  Samson  et  Dalila  fut  représenté  en  1877  à  Weimar, 
alors  que  le  directeur  dé  l'Opéra  de  Paris  s'obstinait  à  ne  voir  dans 
le  chef-d'œuvre  de  C.  Saint-Saëns  qu'un  «  oratorio  biblique  ». 

De  Weimar,  Liszt  entretenait  à  Paris  sa  mère  et  ses  trois 
enfants  :  ses  deux  filles,  dont  l'une  (Blandine)  devait 
épouser  Emile  Ollivier,  la  seconde  (Cosima)  Hans  de 
Bùlow  en  1857  et  R.  Wagner  en  1868;  son  fils  Daniel  était 
élevé  au  lycée  Bonaparte.  En  1961,  cédant  à  une  réaction 
et  à  des  intrigues  diverses,  Liszt  quitta  Weimar  et  se 
rendit  à  Rome,  où  la  princesse  l'avait  devancé.  Ils  devaient 
s'y  marier,  le  prince  de  Wittgenstein  étant  mort;  il 
semble  que  ce  soit  pour  empêcher  cette  union  par  un 
moyen  radical,  qu'un  puissant  cardinal  ait  déterminé  Liszt 
à  entrer  dans  les  ordres.  Liszt  aimait  l'Eglise;  il  l'aurait 
chantée  avec  la  même  ardeur  que  Salomon  chantait  la 
sulamite  dans  le  fameux  cantique  !  Ici  doit  être  cité  un 
texte  vraiment  curieux,  éclairant  bien  la  physionomie  de 
l'homme. 

Lorsque  Liszt  prit  la  soutane,  il  montra  une  ingéniosité  rare  pour 
atténuer  le  paradoxe  de  cette  transformation  et  la  justifier  à  ses 
propres  yeux.  Il  fit  entendre  que  son  nouvel  état  ne  constituait  pas 
une  rupture  avec  sa  vie  antérieure,  mais  était  plutôt...  la  consécration 
de  tout  son  passé.  Il  écrit  alors  à  une  amie  :  «  Pas  n'est  besoin  de 
vous  dire  qu'il  n'y  a  guère  en  moi  de  grand  changement,  moins 
encore  d'oubli.  Seulement,  ma  vie  s'ordonne  plus  simplement  et  la 
piété  catholique  de  mon  enfance  est  devenue  un  sentiment  régulier 
et  régulateur.  Pour  un  certain  nombre  de  personnes,  la  piété  consiste 
à  brûler  ce  qu'on  a   adoré.  Je   suis  loin  de  les  blâmer;   mais,   pour 


LISZT  4  53 

ma  part,  y  incline  et  chercherai  plutôt  à  consacrer  ce  que  j'ai  aimé, 
et,  si  vous  me  passez,  cette  comparaison  du  très  grand  au  très  petit, 
je  dirai  qu'en  cela  je  suis  la  méthode  constamment  usitée  à  Rome 
pour  les  monuments  chrétiens.  Les  magnifiques  colonnes  de  Sainte- 
Marie-des-Anges  ne  proviennent-elles  pas  des  thermes  de  Dioclétien? 
et  le  bronze  du  Panthéon  n'a-t-il  pas  trouvé  son  emploi  dans  le 
baldaquin  de  Saint-Pierre?  On  n'en  finirait  pas  d'énumérer  de  sem- 
blables transformations.  »  [Lettres,  publiées  par  La  Mara,  p.  161.) 
En  1854,  Liszt  avait  écrit  à  la  princesse  de  Wittgenstein  :  «  Je  crois 
à  l'amour  par  vous,  en  vous  et  avec  vous...  Aimons-nous  en  Notre 
Seigneur  Jésus-Christ,  et  que  les  hommes  ne  séparent  jamais  ceux 
que  Dieu  a  joints  pour  l'éternité.  »  [Lettre  du  11  mars  1854.)  Ce  dua- 
lisme, comme  disent  les  philosophes,  n  était  pas  une  comédie;  c'est 
le  trait  essentiel  d'un  caractère  qu'il  faut  prendre  tel  quel.  Nous  le 
retrouverons  chez  Gounod. 

Dans  une  lettre  datée  d'Iéna,  3  juillet  1877,  et  adressée  à  sa  femme, 
Alex.  Borodine  nous  décrit  une  répétition  et  un  concert  qui  eurent 
lieu  à  la  cathédrale  d'Iéna  le  2  juillet,  et  où  Liszt  participa  à  l'exécu- 
tion de  la  Marche  funèbre  de  Chopin  qu'il  avait  arrangée  pour  piano, 
orgue  et  violoncelle.  On  y  voit  que  l'abbé  Liszt  n'avait  guère  rompu 
avec  ses  habitudes  profanes  :  «  ...  Tout  à  coup,  vers  midi,  un  grand 
mouvement  se  produisit  vers  la  porte.  —  Le  maître  vient,  le  maître  est 
là!  —  Les  organisateurs,  en  habit  noir,  se  précipitèrent  avec  inquié- 
tude. La  grande  porte  s'ouvrit  et  donna  passage  à  Liszt  en  costume 
d'abbé,  à  la  figure  si  caractéristique.  Il  avait  au  bras  la  dame  que 
j'avais  vue  au  jardin  et  en  qui  je  n'avais  pu  reconnaître  une  Alle- 
mande. C  était  la  baronne  de  Meyendorff,  la  fille  de  Gorlschakof, 
qui  a  été,  je  crois,  ambassadeur  à  Weimar.  Elle  est  encore  jeune  et 
d'aspect  très  sympathique,  sans  être  une  beauté.  Restée  veuve,  elle 
a  fait  de  Weimar  sa  résidence,  et  Liszt  habite  chez  elle,  comme  un 
parent  dans  sa  famille.  Liszt  était  suivi  d'un  cortège  d'élèves,  surtout 
féminin;  les  hommes  n'étaient  représentés  que  par  Zarembski,  un 
pianiste  polonais  très  bien  doué.  Cette  pléiade  fit  irruption  dans 
l'église  sans  égards  pour  la  sainleté  du  lieu,  en  parlant  toutes  les 
langues  avec  un  bruit  semblable  à  une  scierie  de  planches.  Tout  le 
monde  prit  place  sur  les  bancs.  Il  y  avait  des  Allemandes,  des 
Hollandaises,  des  Polonaises,  sans  compter  notre  compatriote, 
Mlle  Véra  Timanowa.  Il  me  sembla  que  Liszt  avait  pour  celle-ci  une 
prédilection  spéciale;  dès  qu'il  eut  pris  place  près  de  la  baronne  de 
Meyendorf  et  du  compositeur  Lassen,  ib  demanda  :  «  Où  est  donc 
Mlle  Véra?  »  Et  voyant  qu'elle  était  assise  au  dernier  rang,  il  courut 
la  chercher  sans  plus  de  façon  et  l'installa  auprès  de  lui.  Il  écoutait 
avec  la  plus  grande  attention,  la  plupart  du  temps  en  fermant  les 
yeux.  Quand  son  tour  fut  venu,  il  se  leva  et,  entouré  des  organisa- 
teurs du  concert,  il  se  dirigea  vers  le  chœur.  Sa  grande  tête  grise, 
hardie  et  énergique,  mais  calme  et  respirant  la  confiance  en  lui-même, 
se  montra  bientôt  au  pupitre.  Il  dirige  de  la  main,  sans  bâton,  tran- 
quillement, avec  précision  et  sûreté,  faisant  des  observations  avec 
beaucoup  de  douceur,  de  calme  et  de  concision.  Quand  ce  fut  le  tour 


154  DAUBER    A    BERLIOZ 

des  morceaux  de  piano,  il  gagna  le  fond  du  chœur,  et  bientôt  sa  tête 
grise  apparut  derrière  l'instrument.  Les  sons  puissants  et  nourris 
du  piano  roulaient  comme  des  ondes  sous  les  voûtes  gothiques  du 
vieux  temple.  C'était  divin  !  Quelle  sonorité  !  Quelle  puissance,  quelle 
plénitude!  Quel  pianissimo,  quel  morendol  nous  étions  transportés. 
Quand  arriva  la  Marche  de  Chopin,  il  parut  évident  que  le  morceau 
n'était  pas  arrangé.  Liszt  improvisait,  tandis  que  l'orgue  et  le  violon- 
celle jouaient  des  parties  écrites.  Chaque  fois  que  le  thème  revenait, 
c'était  autre  chose:  mais  il  est  difficile  de  concevoir  ce  qu'il  sut  en 
faire'....  L'effet  était  prodigieux.  C'était  comme  le  bruit  lointain  des 
glas  funèbres  qui  sonnent  encore,  alors  que  la  vibration  précédente 
n'est  pas  éteinte.  Nulle  part,  je  n'ai  rien  entendu  de  semblable.  Puis, 
quel  crescendo  !  Nous  étions  au  septième  ciel...  Il  sortit  bras  dessus 
bras  dessous  avec  la  baronne,  entouré  de  sa  suite,  qui  ne  se  gênait 
pas  pour  importuner  le  grand  maestro  et  lui  faire  la  cour  sans  la 
moindre  terreur  respectueuse.  [Pour  moi],  impossible  de  l'aborder.  » 
(Lettres  d'A.  Borodine,  publiées  par  Wladimir  Stassoff,  1893.)  Le 
jour  du  concert  arrive.  Borodine,  ne  voyant  pas  le  nom  de  Liszt  sur 
l'affiche,  demande  au  maître  :  qui  tiendra  le  piano?  Liszt  marmotte 
une  réponse  où  il  annonce  un  Naumann  comme  exécutant.  Mais,  le 
jour  du  concert,  c'est  bien  lui,  en  personne,  qui  joue  la  Marche  de 
Chopin  (en  improvisant  d'ailleurs  tout  autrement  qu'à  la  répétition). 

—  «  C'est  ainsi  qu'il  ment  toujours,  dit  alors  Mlle  Timanowa  au  com- 
positeur russe;  jamais  il  ne  dira  qu'il  joue.  C'est  un  singulier 
original.  »  (Borodini:,  lettre  du  3  juillet  1877.)  Pianiste  génial, 
Liszt  ne  voulait  pas  être  pris  pour  un  pianiste  exerçant  ce  qu'il 
appelait,  dès  1834,  dans  une  lettre  à  Lamennais,  «  le  métier  de 
baladin  et  d'amuseur  de  salons   ».   Cette  mentalité  est  bien  connue  I 

—  Dans  une  lettre  datée  de  Magdebourg,  12  juin  1881,  Borodine  dit, 
au  sujet  d'un  concert  donné  encore  à  l'église  :  «  Le  public  des  pre- 
miers bancs  examinait  Liszt  et  son  entourage  avec  effronterie, 
faisant  ses  observations,  suivant  Liszt  dans  ses  moindres  mouve- 
ments, et  tâchait  même  de  surprendre  sa  conversation.  Lorsqu'en 
voyant  passer  M"°  Remmert  qui  le  saluait  eu  se  rendant  à  sa  place, 
Liszt  la  retint  et  la  lit  asseoir  près  de  lui  avec  ce  sourire  caressant 
et  aimable  qui  lui  est  habituel,  les  dames  voisines  de  Liszt,  rougis- 
sant de  colère,  fixèrent  sans  honte  leurs  yeux  méchants  sur  l'heureuse 
Remmert  et  ne  cessèrent,  pendant  tout  le  concert,  de  sourire  et  de 
chuchoter,  en  la  dévorant  de  leurs  regards  envieux.  Liszt  causait 
avec  elle  avec  amabilité  et  bonhomie,  ce  qui  ne  faisait  qu'augmenter 
la  colère  de  ces  dames.  »  (A.  Borodine,  ibid.)  Dans  d'autres  lettres, 
Borodine  nous  montre  Liszt  dînant  avec  ses  fidèles  qui  ont  placé 
sur  son  couvert  une  couronne  de  laurier,  et  prenant  congé  de  ses 
élèves  après  une  leçon  :  il  leur  donne  sa  main  à  baiser  et  embrasse 
les  dames  sur  le  front. 

Liszt  ne  reparut  comme  ehet  d'orchestre  à  Wèimar  qu'en 
1870    pour    le     l'estival     Beethoven,    et    en    1884,    pour    le 


LISZT  155 

25e  anniversaire  de  la  fondation,  de  1'  «  Association  géné- 
rale de  musique  allemande  ».  En  1886  eut  lieu  à  Paris  un 
grand  festival  pour  fêter  le  soixante-quinzième  anniversaire 
de  sa  naissance.  La  Messe  de  Gran  fut  exécutée  le  25  mars, 
en  sa  présence.  Au  Trocadéro,  sous  la  direction  de  Vianesi. 
fut  joué  (le  5  mai)  son  oratorio  Sainte-Elisabeth .  Il  mourut 
à  Bayreuth.  où  il  avait  pu  assister  aux  représentations  de 
Parsifal  et  de  Tristan,  dans  la  nuit  du  31  juillet  au 
1er  août  1886. 

Liszt  a  écrit  plus  de  douze  cents  compositions  ;  le  drame 
lyrique  est  le  seul  genre  qu'il  n'ait  pas  abordé.  Son  œuvre 
a  une  variété  aussi  déconcertante  que  sa  vie.  Cet  homme 
singulier,  fils  d'un  Hongrois  et  d'une  Allemande,  qui  n'eut 
pour  ainsi  dire  point  de  patrie  et  vécut  à  Paris,  à  Genève, 

à   Londres,    à   Weimar,  à   Pesth,    à  Rome toujours  sur 

les  grands  chemins  de  l'Europe,  allant  d'un  nouvel  amour  à 
un  nouveau  triomphe,  cumulant  tous  les  titres  honorifiques 
—  gentilhomme  de  la  chambre  à  la  cour  de  Weimar,  doc- 
teur de  l'université  de  Konigsberg,  président  de  l'Aca- 
démie de  Hongrie...  —  et  qui,  sur  une  soutane  d'abbé, 
pouvait  ceindre  un  magnifique  sabre  offert  par  les  Hongrois 
enthousiastes,  cet  homme  dont  la  gloire  fit  un  demi-dieu, 
fut,  en  musique,  l'artiste  universel.  Il  serait  inexact  de  dire 
qu'il  eut,  dans  le  royaume  des  sons,  le  génie  d'un  Shakes- 
peare; mais  sa  nature  est  de  la  même  famille  que  l'auteur 
de  la  Tempête.  Ce  qui  dominait  en  lui,  avec  la  noblesse 
chevaleresque  du  cœur,  c'est  l'imagination.  Cette  faculté 
eut  assez  souvent  chez  lui  une  fonction  créatrice  et 
inspirée;  elle  fut  surtout  un  admirable  pouvoir  d'assimila- 
tion au  service  d'une  intelligence  très  large  et  d'une 
adresse  de  main  tellement  exceptionnelle  que,  pour 
s'exercer,  elle  dut  agrandir  tout  ce  qu'elle  touchait.  Ceci 
s'applique  d'abord  à  des  œuvres  qui  sont  un  peu  gênantes 
quand  on  veut  parler  de  Liszt  avec  une  entière  sympathie  : 
toutes  ces  paraphrases  sur  des  airs  de  La  Muette,  de  La 
Juive,  de  La  Somnambule,  de  Norma,  des  Puritains,  de 
Lucie,  des  Huguenots,  de  Rigolelto,  de  Tristan,  des 
Maîtres  chanteurs,  de  Parsifal,  de  tant  d'autres  opéras  qui 
ne  méritaient  pas  cet  excès  d'honneur  ou  cette  indignité. 
C'est  l'imagination  qui  suggéra  l'idée  singulière  d'adapter 


156  DAUBER    A    BERLIOZ 

à  des  Etudes  de  piano  la  virtuosité  énorme  de  Paganini,  de 
réduire  au  piano  les  Symphonies  de  Beethoven  ou  d'écrire 
des  «  légendes  »  comme  Saint  François  de  Paule  marchant 
sur    les    flots    et    Saint   François    d'Assise    prêchant    aux 
oiseaux;  c'est  elle  qui  règne  dans  les  19  Rhapsodies  où,  à 
la  suite  de  l'exécutant,  l'auditeur  se  grise  de  rythmes,  de 
couleur  et  de  mélodie  orientales;  c'est  elle  qui  surabonde 
dans   les   12  poèmes   symphoniques   et  fait,   par  exemple, 
que  dans  Faust,  c'est  la  figure  de  Méphistophélès  qui  est 
tiaitée  avec  le  plus  d'originalité;  c'est  elle  enfin  qui  per- 
siste dans  la  musique  religieuse  et  nuit  trop  souvent  à  son 
caractère  religieux.  Liszt  n'a  pas  inventé  grand'chose  ;  il  a 
surtout  amplifié,   orné,   commenté,  varié,   adapté  les  idées 
des    autres,    en    suivant    son    tempérament  impérieux.   En 
général,  il  suit  la  mode,  cette,  mode  singulière  qui  faisait 
prendre  à  Kalkbrenner  une  Mazurka   de   Chopin    comme 
thème  d'enjolivements  improvisés, —  et  il  emploie  un  style 
composite  où  on  retrouve  la  manière  de  ses  prédécesseurs 
ou  contemporains   les   plus   différents,   depuis  Bird,   Bull, 
Couperin,    Rameau,    Searlatti,   Bach,    Beethoven,    Mozart, 
Schubert,    jusqu'à    Berlioz.    Chopin   et    Schumann.   Il   est 
prompt  à  sentir  le  beau;  il  l'aime  aussitôt  avec  passion  et 
il  ne  peut  résister  au  besoin  de  le  reproduire,  de  le  trans- 
poser dans  son  empire  pianistique.  «  Dans  la  Fantaisie  sur 
Don  Juan  ou  le  Caprice  sur  la  valse  de  Faust,  dit  M.  Saint- 
Saëns,  il  y  a  plus  de  talent  et  de  véritable  inspiration  que 
dans  beaucoup  de  productions  d'apparence   sérieuse  et  de 
prétentieuse   nullité,    comme  on    en   voit  paraître  tous  les 
jours.    »    Sans    doute;   comparer  une  œuvre  quelconque  à 
une  autre  œuvre  qui  est  «  nulle  »,  c'est  faire  valoir  bien 
facilement  la  première;  mais  est-ce  là  le  critérium?  «  A-t-on 
réfléchi,   dit   encore  M.    Saint-Saëns,    que    des  ouvertures 
célèbres,  par  exemple  celles    de  Zampa,   d'Furi/anthe,  de 
Tannhduser,   ne  sont,   au  fond,  que   des  fantaisies   sur  les 
motifs  des  opéras  qu'elles  précèdent?  »  On  nous  permettra 
de  ne  voir  là  qu'un  argument  d'avocat  très  généreux. 

La  musique  religieuse  de  Liszt  est  faible,  non  qu'elle 
manque  de  conviction  et  d'éclat,  mais  parce  qu'elle  a  des 
tendances  contraires,  dues  à  un  esprit  très  orné,  éclectique, 
connaissant  fort  bien  toutes  les  variétés  de  genre  et  plus 


LISZT  157 

disposé  à  en  taire  une  somme  qu'à  subir  la  règle  d'une 
unité  sévère.  Dans  sa  messe  avec  chœur  pour  voix 
d'hommes,  où,  sauf  dans  YÀgnus  dei,  l'orgue  est  facultatif, 
Liszt  parait  assez  souvent  vouloir  se  rapprocher  du  chant 
liturgique  voisin  de  la  déclamation;  il  emprunte  au  réper- 
toire grégorien  le  thème  du  Gloria,  il  donne  au  Credo  une 
forme  presque  archaïque  avec  une  harmonie  de  soutien 
très  simple,  et  il  traite  le  quatuor  vocal  comme  un  solo 
accompagné.  On  peut  même  dire  que  les  plus  beaux  effets 
qu  il  obtient  sont  dus  à  l'unisson.  Dans  la  Messe  pour 
chœur  mixte,  le  contrepoint  tient  beaucoup  plus  de  place. 
Les  deux  messes  hongroises  avec  orchestre,  l'une  pour 
l'inauguration  de  l'église  de  Gran  (1856),  l'autre  pour  le 
couronnement  de  1867,  sont  des  œuvres  dramatiques,  bril- 
lantes, avec  des  pages  descriptives  assez  nombreuses  : 
dans  la  première,  il  y  a  une  fugue,  de  thème  assez  gai,  sur 
les  mots  cum  spiritu  saticto,  un  souvenir  visible  du  Dies  irœ 
de  Berlioz  dans  la  partie  du  Credo  relative  au  jugement 
dernier,  et,  à  côté  de  morceaux  vigoureusement  expressifs, 
des  idées  insignifiantes,  répétées,  transposées  inutilement 
par  l'orchestre.  Dans  la  seconde  messe,  dont  l'allure  a  une 
fière  assurance,  et  comme  un  air  de  défi,  on  trouve  un 
Credo  de  caractère  grégorien  à  l'unisson,  un  solo  de  violon 
(au  Benedietus)  repris  ensuite  par  les  violoncelles,  puis 
par  tous  les  instruments;  l'ensemble  a  un  cachet  tantôt 
liturgique,  tantôt  national- hongrois  :  cette  musique  sacrée 
ressemble  à  une  peinture  de  décors  d'opéra. 

Liszt,  malgré  l'universalité  de  son  intelligence  musicale, 
n'a  jamais  pu,  lorsqu'il  écrivait,  s'élever  à  la  musique 
pure,  j'entends  celle  qui  ne  prend  pas  son  point  d'appui 
principal  dans  l'agrément  de  la  virtuosité  ou  qui  ne  se  met 
pas  au  service  d'un  texte  verbal  fournissant  le  soutien 
d'une  donnée  poétique.  Son  unique  Sonate  (en  si  mineur, 
dédiée  à  R.  Schumann),  formée  d'une  seule  pièce,  en  trois 
parties,  n'est  ni  une  Sonate,  ni  une  Fantaisie  (au  sens  où 
ces  mots  étaient  compris  par  Bach.  Mozart.  Beethoven, 
Chopin,  Schumann),  mais  une  improvisation  de  caractère 
rhapsodique. 

Ses  deux  oratorios,  œuvres  de  sentiment  et  de  fantaisie, 
offrent  les  mêmes  disparates  que  les  messes.  Dans  S.  Eli- 


158  DAUBER    A    BERLIOZ 

sabeth,  dont  la  légende  le  ramenait  a  de  chers  souvenirs 
nationaux,  il  emploie,  suivant  l'exemple  donné  par  Berlioz, 
ce  que  Wagner  devait  appeler  le  système  des  heitmotive  :  il 
caractérise  Elisabeth,  dans  toutes  les  scènes  où  elle  parait, 
par  un  motif  emprunté  au  début  d'un  hymne  qu'on  chantait 
aux  XVIe  et  XVIIe  siècles  à  la  fête  de  la  sainte,  et  qu'il  plie 
à  l'expression  de  sentiments  divers;  et  partout  où  il  est 
question  de  la  Hongrie,  il  a  un  autre  thème  caractéristique 
de  marche  allègre,  tiré  du  répertoire  populaire  hongrois. 
Dans  Christus,  il  traite  à  peu  près  la  même  matière 
que  Haendel  dans  le  Messie,  mais  en  intercalant,  contrai- 
rement à  l'usage,  cinq  épisodes  descriptifs  entre  l'Avent 
et  la  Passion  ;  il  fait  prédominer  comme  lui  la  forme  cho- 
rale. Voulant  faire  entrer  dans  le  courant  de  l'art  profane 
le  sujet  religieux  par  excellence,  il  est  tour  à  tour 
archaïque  et  novateur  très  moderne.  Il  débute  par  un  thème 
emprunté  ;i  l'introït  Rorate  Cœli  que  l'Eglise  chante  depuis 
l'Avent  jusqu'à  la  Nativité  (voir,  sur  son  importance,  le 
premier  volume  de  notre  Histoire,  p.  303)  et  il  en  fait  le 
rappel  plusieurs  fois  au  cours  de  l'œuvre;  pour  l'annon- 
ciation,  pour  l'Alléluia  chanté  par  les  femmes,  il  emploie 
la  forme  simple,  homophone,  dans  le  style  a  capella. 
L'entrée  à  Jérusalem  débute  par  le  motif  liturgique  du 
Bened 'ictus,  et  le  S  ta  bat  (3e  partie)  est  encore  tiré  du 
répertoire  de  l'Eglise.  Ailleurs,  c'est  la  chanson  populaire 
qui  semble  avoir  été  mise  à  contribution,  c'est  un  chœur 
mixte  qui  prend  l'allure  d'un  fugato,  c'est  l'orchestre  qui 
se  substitue  aux  voix  pour  le  «  chant  des  bergers  »  ou  bien 
(2e  partie)  qui  exécute  une  symphonie  ;i  programme  sur  le 
miracle  de  la  tempête  apaisée  par  Jésus.  Rien  de  plus  légi- 
time, en  soi,  que  cette  diversité;  et  partout  règne  une  sin- 
cérité évidente;  mais  c'est  avant  tout  une  sincérité  de  vir- 
tuose et  d'improvisateur  :  les  souvenirs  écrasants  de  Bach, 
de  Hrendel,  de  Beethoven  font  paraître  un  peu  mince, 
malgré  ses  broderies,  l'étoffe  où  Christus  est  taillé. 

Les  deux  «  symphonies  »  sont  inégales.  Celle  de  Faust 
a  une  valeur  très  sérieuse,  une  richesse  de  formes  parfois 
surabondante,  mais  elle  est  plus  chargée  de  notes  que  de 
couleur,  et,  malgré  le  luxe  de  l'écriture,  n'arrive  pas  à  créer 
l'émotion.  Très  rares  sont  les  idées  mélodiques  originales. 


LISZT 


159 


L'ensemble  impose  l'attention  mais  sonne  creux.  La  sim- 
plicité expressive  et  pénétrante  fait  défaut;  la  partie  la 
meilleure  est  la  dernière  où  les  sarcasmes  de  Méphisto- 
phélès  sont  représentés  par  de  piquantes  images.  Dans  la 
symphonie  sur  Dante,  plus  écourtée,  moins  brillante,  on 
regrette  de  voir  le  compositeur  reproduire  au-dessus  de  la 
partie  des  trombones  ténors  et  des  violoncelles  les  vers  du 
poète  dont  il  prétend  donner  l'équivalent. 

Dans  les  douze  Poèmes  symphoniques,  il  y  a  certaine- 
ment des  beautés,  plus  d'un  trait  d'inspiration  réelle.  C'est 
un  vrai  musicien-poète  qui  a  écrit  cette  phrase  des  Pré- 
ludes où  le  chant  des  cors,  doublé  par  les  violons  divisés 
et  en  sourdine,  est  soutenu  par  des  arpèges  de  harpes  : 


■  o  rs. 


Co 


rs. 


HfmU 


T-W^J 


LMlu. 


HIT^lT  '  K^crr  t 


160  DAUBER    A    BERLIOZ 

Ce  thème  d'amour  ou  de  pastorale,  expressif  et  tran- 
quille, a  une  poésie  noble  qui  rappelle  la  manière  de 
Weber.  Ces  concentrations  de  sentiment  sont  assez  rares. 
La  pensée  de  Liszt  se  répand  trop  souvent  en  formules 
diffuses.  Ainsi  dans  Les  Idéals,  où  il  exprime  les  passions 
de  la  Jeunesse,  la  puissance  de  l'enthousiasme,  les  joies 
que  donnent  la  Nature,  le  travail,  l'amitié,  il  veut  indiquer 
l'idéal  permanent,  comme  à  tous  les  âges  de  la  vie  :  il 
emploie  alors  une  phrase  redondante,  très  longue;  et  bien 
qu'il  la  fasse  reparaître  comme  le  refrain  d'un  Rondo,  il 
est  loin  d'arriver  à  ce  sentiment  du  divin  que  donnent 
quatre  mesures  de  certains  adagios  de  Beethoven.  Il  vaut 
par  les  rythmes  plus  que  par  la  qualité  de  la  mélodie  et  le 
mélanoe  original  des  timbres.  L'orchestre  de  ces  Poèmes 
sympho niques  est  assez  pauvre;  à  l'œil,  beaucoup  de  pages 
rappellent  les  partitions  du  xvmc  siècle;  les  remplissages, 
sinon  les  tricheries,  y  abondent.  D'une  façon  générale, 
cette  musique  est  trop  littéraire,  encombrée  d'idées  extra- 
musicales. Dans  des  Préfaces  inutiles  mais  typiques,  Liszt 
commente  sa  propre  éloquence  et  va  jusqu'à  nous  avertir 
du  sens  qu'il  faut  lui  attribuer.  II  nous  dit  qu'en  écrivant 
Orphée,  —  où  il  célèbre  l'art  en  général,  sans  s'attacher  à 
la  légende  du  chanteur  magicien  et  de  son  Eurydice,  —  il 
«  revoyait  en  pensée  un  vase  étrusque  de  la  collection  du 
Louvre  représentant  le  premier  poète-musicien  drapé  d'une 
robe  étoilée,  le  front  ceint  de  la  bandelette  mystiquement 
royale,  etc..  ».  Au  sujet  de  Promèthée,  écrit  pour  l'inau- 
guration de  la  statue  de  Ilerder  à  Weimar  en  1850.  il  parle 
des  marbres  antiques,  des  fragments  d'Eschyle,  et  même 
des  gloses  modernes  sur  le  mythe  du  Titan  ;  en  tète  des 
Hèroides  funèbres,  où  on  a  signalé  une  instrumentation  un 
peu  militaire,  avec  tambour  et  tamtam,  il  y  a  une  disserta- 
tion philosophique  sur  l'esprit  humain  et  sur  la  douleur. 
Avant  de  lire  Ce  qu'on  entend  sur  la  Montagne,  nous 
sommes  prévenus  que  le  poème  de  V.  Hugo  a  été  ingénieu- 
sement corrigé;  il  y  a  deux  voix  :  l'une,  celle  de  la  nature, 
chante  la  beauté  et  les  harmonies  de  la  création;  l'autre, 
celle  de  l'Humanité,  est  gonflée  de  cris  de  révolte  et  de 
blasphèmes  :  «  Ces  deux  voix  se  succèdent  de  loin,  puis  se 
rapprochent,  se  croisent  jusqu'à   ce  que   la  contemplation 


LISZT  161 

émue  du  poète  touche  silencieusement  aux  confins  de  la 
prière.  »  Cette  musique  procède  volontiers  par  citations. 
Dans  le  Tasse,  écrit  pour  le  centième  anniversaire  de  la 
naissance  de  Goethe  en  1849,  Liszt  ?.  pris  comme  thème 
«  le  motif  sur  lequel  il  a  entendu  les  gondoliers  de  Venise 
chanter  les  strophes  du  Tasse  »  (?)  ;  il  use  d'un  moyen  ana- 
logue dans  Hungaria,  dans  les  Bruits  de  fête.  Enfin,  cette 
musique  affecte  parfois  un  réalisme  d'ordre  inférieur.  Dans 
la  Bataille  des  Huns,  dont  le  vrai  sujet  est  le  triomphe  de 
la  civilisation  chrétienne  sur  la  barbarie,  Liszt  s'attache  à 
des  motifs  de  chevauchée,  et  veut  imiter  un  tableau  de 
Kaulbach  où  les  esprits  des  guerriers  morts  reprennent  la 
lutte  au-dessus  des  nuages.  Mazeppa,  au  lieu  de  mettre  en 
lumière  l'idée  principale,  le  génie,  indiquée  par  Hugo  à  la 
fin  de  son  poème,  est  surtout  une  galopade  vertigineuse, 
une  pompe  d'hippodrome. 

Liszt  fait  penser  à  notre  Gustave  Doré  :  c'est  un  illus- 
trateur. Rares  sont  les  moments  où  il  se  recueille  pour 
regarder  en  soi-même;  il  est  très  en  dehors,  presque  tou- 
jours en  parade,  sans  charlatanisme  d'ailleurs,  avec  une 
conviction  altière  et  une  sorte  de  naïveté  dans  l'emphase. 
Quoi  qu'il  écrive,  on  est  dominé  par  le  souvenir  obsédant 
du  virtuose  à  crinière  de  lion  qui.  assis  devant  les  touches 
d'ivoire,  semblait  dire  au  public,  comme  le  Dieu  de  la 
Bible  :  «  Considérez  que  je  suis  le  dieu  unique;  qu'il  n'y 
en  a  pas  d'autre,  et  que  nul  ne  peut  se  soustraire  à  ma 
main  puissante  !  » 

Chez  lui.  en  résumé,  malgré  sa  générosité  chevaleresque, 
son  admirable  ouverture  d'esprit,  sa  puissance  de  séduc- 
tion, et  ses  éclairs  de  génie,  le  compositeur  laisse  une 
impression  incomplète  et  équivoque,  —  comme  le  pseudo- 
abbé qui,  en  pressant  une  princesse  sur  son  cœur,  disait 
avec  sérénité  :  je  crois  en  Dieu,  puisque  je  vous  aime! 


Bibliographie. 

Le  catalogue  et  les  Œuvres  complètes  de  Liszt  ont  été  publiés  par  Breitkopf 
(Leipzig).  En  1910  avaient  paru,  dans  cette  édition,  Les  Poèmes  sympho- 
niques.  —  G.  Saint-Saen'S  :  Portraits  et  Souvenirs.  —  E.  de  Bricqueville  : 
Franz  Liszt,  esquisse  (Avignon,  1884,  br.  in-16).  —  A.  BoUTAREL  :  L'œuvre 
symphonirjue  de  Fr.  Liszt  et  l'esthétique  moderne  avec  des  exemples  tirés  de 

Combabieu.  —  Musique,  III.  il 


162  DAUBER    A    BERLIOZ 

ses  principaux  ouvrages  (Paris,  1880,  au  Ménestrel,  in-8°).  —  J.  C.HANTA- 
VOINE  :  Liszt  (Paris,  Alcan,  1910,  in-16,  248  p.).  —  Raphaël  Ledos  DE 
BeaUFORT  :  The  abbé  Liszt  :  the  Story  of  his  life  (Londres,  1880,  in-8°).  — 
A.  Habets  :  Franz  Liszt  d'après  la  correspondance  de  Borodine  (Paris,  1893, 
in-8°).  —  R.  Pohl  :  Gesammelte  Schriften  iiber  Musik  und  Musiker,  II,  Fr.  Liszt, 
Studien  und  Erinnerungen  (Leipzig,  18h3).  —  L.  RaMAUX  :  Fr.  Liszt  a/s 
Kiïnstler  und  Mensch  (Leipzig,  1880-94,  in-4°).  —  B.  Vogel  :  Fr.  Liszt; 
Abriss  seines  Lebens  und  Wiii digung  seiner  Werke  (Leipzig,  1888,  in-8°).  — 
JaNKA  Wohl  :  Fr.  Liszt,  Souvenirs  d'une  compatriote  (Paris,  1887,  in-18). 
EuG.  RaPIN  (privat-docent  à  l'Université  de  Lausanne)  :  Histoire  du  piano 
et  des  pianistes  (1904,  in-8°  de  500  p.,  B.  N.  :  V  31309).  —  A.  Ehrlich  : 
Beritmte  Klai'ierspieler  der  Vergangenheit  und  Gegenwart  (Leipzig,  1893, 
1  vol.  de  307  p.  contenant  110  notices  biogr.  avec  portraits).  —  E.  Pauer  : 
A  Diclionary  of  pianists  and  cojnposers  for  the  piano  forte,  1  vol.  de  159  p., 
Londres,  Novello,  1895.  —  A.  Marmontel  :  1°  Les  pianistes  célèbres  (1  vol. 
310  p.,  1878);  2°  Virtuoses  contemporains  (1882);  3°  Conseils  d'un  professeur 
sur  l'enseignement  technique  et  l'esthétique  du  piano  (1  vol.  de  194  p.,  s.  d.). 


CHAPITRE    VII 

UN    VIOLONISTE    ROMANTIQUE    :    PAGANINI 
LES  MAITRES  FRANÇAIS  DU   VIOLON 


Les  violonistes  exécutants  et  compositeurs.  —  Les  anciens  maîtres  fran- 
çais. —  Un  jugement  de  Spohr.  —  Paganini;  ses  origines;  les  étrangetés 
de  son  aspect  et  de  sa  vie.  —  Impressions  de  ceux  qui  l'ont  entendu.  —  En 
quoi  Paganini  est  romantique;  valeur  de  son  œuvre.  —  Retour  à  l'École 
française  :  élèves  formés  par  Baillot,  Rode,  Kreutzer.  —  Les  violonistes 
célèbres  à  l'étranger.  —  Le  violoncelle.  —  La  flûte.  —  Instruments  créés  par 
Ad.  Sax. 


Considéré  dans  ses  deux  aspects,  —  composition  et  exé- 
cution, —  presque  toujours  réunis  un  en  même  sujet,  l'art 
du   violon    a    produit   des   artistes   aussi    nombreux,    aussi 
brillants   et   entachés    des    mêmes   faiblesses  que  l'art  du 
piano,  h' Air  varié  a  sévi  sur  lui  autant  que  les  fantaisies  et 
«    arrangements    »,    pour   clavier,    de    morceaux   d'opéras 
célèbres.  Un  genre  plus  ambitieux  a  été  très  cultivé  dans 
la  première  moitié  du  siècle  :  le  Concerto.  Le  Concerto  pour 
violon  a  des  allures  de  grand  personnage;  on  lui  a  fait  les 
honneurs  de  la  monographie.  Il  est  toujours  en  représen- 
tation et  se  pare  de  tout  ce  qui  peut  lui  donner  un  air  de 
noblesse.  Il  semble  emprunter  au  drame  lyrique  la  solen- 
nité de  ses  ouvertures  et  sa  phraséologie  pathétique;  aux 
romances,  leur  cantabile  sentimental  au  rondo,  la  jovialité 
de  ses  scherzi.  Dès  que  le  tutti  a  terminé  son  introduction, 
le  Concerto  prend  un  air  chevaleresque  comme  au  début 
d'un  combat  extraordinaire,   ou  bien  une  attitude   mysté- 
rieuse comme  s'il  allait  révéler,  à  la  face  du   monde,   de 
terribles  vérités.    Il   est  beaucoup  plus  inoffensif  qu'il   ne 
paraît.  Il  a   toujours  un   secret  a  vous    dire;   et   ce   secret 


164  DAUBER    A    BERLIOZ 

n'est  rien.  En  réalité,  il  veut  vous  montrer,  par  la  puis- 
sance du  son,  par  la  «  double  corde  »,  qu'il  est  capable,  lui 
aussi,  de  lutter  dans  une  certaine  nature  avec  l'orchestre; 
et  il  veut  aussi  nous  intéresser  par  des  exercices  qu'il  faut 
juger  un  peu  en  spécialiste  du  violon,  non  en  pur  musi- 
cien, tels  que  le  détaché,  le  sautillé,  le  staccato  volant,  le 
martelé,  le  pizzicato  jeté  dans  le  coup  d'archet  comme  une 
poignée  de  grains  de  sel  dans  le  feu,  etc.  De  cet  éclec- 
tisme de  style  et  de  ces  jeux,  les  virtuoses  ont  fait  d'abord 
un  art  de  parade,  qui,  trop  souvent,  sonne  creux  ;  mais  ils 
modifièrent  peu  à  peu  leur  tendance  :  tout  en  poussant  très 
loin  la  technique  pure,  ils  apprirent  à  s'effacer,  à  servir 
l'œuvre  exécutée  au  lieu  d'en  faire  un  moyen  de  briller  à 
tout  prix,  et  à  exprimer  avec  exactitude  la  pensée  des 
grands  maîtres. 

Pour  l'exécution,  l'Ecole  française  fut  prépondérante. 
L'Italie  qui,  au  xvme  siècle,  avait  été  si  fertile  en  violo- 
nistes, devint  dans  la  suite  assez  pauvre;  Viotti  marque 
l'apogée  et  la  fin  de  son  influence.  Paganini  fut  une  excep- 
tion, un  monstrum  unicum.  Après  lui,  le  seul  virtuose 
italien  fut  son  élève  Sivoni  (1815-1894).  Spohr,  qui  visita 
l'Italie  en  1816,  dit,  dans  son  autobiographie,  que 
l'orchestre  de  Rome,  quoique  composé  des  meilleurs 
maîtres  locaux  était  d'une  ignorance,  d'un  mauvais  goût, 
et  d'une  fatuité  qu'on  ne  saurait  décrire.  Chacun  faisait  des 
fioritures,  à  sa  fantaisie.  «  C'est  du  bruit,  dit-il.  plus  que 
de  la  musique.  »  Spohr  jugeait  l'Ecole  française,  non 
sans  raison,  d'après  un  des  meilleurs  élèves  de  Kreutzer 
(Lafont);  il  lui  reconnaissait  les  plus  séduisantes  qualités, 
mais  lui  reprochait  d'ignorer  ce  sentiment,  cette  faculté  et 
cette  intensité  d'émotion  qui  sont  indispensables,  par 
exemple,  lorsqu'on  joue  un  bel  Adagio.  Le  reproche  parait 
avoir  été  justifié  dans  la  première  moitié  du  siècle;  dans 
la  seconde,  le  reproche  inverse  serait  plus  mérité.  Par  une 
sorte  de  réaction  exagérée,  les  violonistes  s'appliquèrent 
à  mettre  partout,  même  dans  un  badinage  de  Mozart,  une 
sensiblerie  affectée,  et  ne  purent  jouer  la  mélodie  la  plus 
simple,  dans  un  mouvement  lent,  sans  faire  sangloter  la 
corde  par  un  vibrato  inopportun. 

Le    Conservatoire    de  Paris,   à   ses   débuts,    fut  dominé. 


UN   VIOLONISTE    ROMANTIQUE  165 

aussi  bien  pour  les  principes  d'exécution  que  pour  le  choix 
des  œuvres  à  exécuter,  par  Viotti  (y  1824),  dont  le  nom 
règne  à  peu  près  seul,  invariablement,  dans  les  premiers 
programmes  de  concours  ou  d'exercices,  et  qui  a  été  appelé 
«  le  père  de  l'art  moderne  du  violon  ».  Le  mot  est  de 
Dancla,  qui  s'explique  ainsi  :  «  C'est  Viotti  qui,  par 
l'admirable  division  de  l'archet,  a  fourni  au  mécanisme 
d'incomparables  moyens  de  colorer  le  style  et  d'accentuer 
la  pensée  musicale;  on  lui  doit  l'art  de  ces  beaux  traits  en 
martelé  articulé  qui  sont  le  meilleur  exercice  de  l'avant- 
bras.  »  Les  maîtres  de  la  génération  suivante  qui  ont 
fondé  la  réputation  de  notre  grande  Ecole  nationale 
sont.  :  le  Parisien  Baillot  (1771-1842),  le  Bordelais 
Rode  (1774-1834),  le  versaillais  Rodolphe  Kreutzer  (1766- 
1831).  Nous  indiquerons  les  élèves  qu'ils  ont  formés  et  qui, 
à  leur  tour,  devinrent  des  maîtres  célèbres;  mais  nous 
ferons  d'abord  une  place  à  part  à  celui  qui,  dans  les 
années  1831,  1834,  183C,  provoqua  l'enthousiasme,  on 
pourrait  dire  la  stupeur  de  Paris.  Son  génie  n'était  pas 
sans  analogie  avec  celui  de  Liszt  qui  a  porté  sur  lui  le 
jugement  suivant  (d'après  Lina  Ramann)  :  «  Il  est  unique, 
dit  Liszt  en  substance,  et  ne  peut  pas  avoir  de  successeur; 
car  quiconque  tenterait  de  l'imiter  —  à  supposer  qu'il  en 
eût  les  moyens!  —  passerait  tout  de  suite  pour  un  charla- 
tan. Aussi  bien,  il  n'était  pas  dans  la  bonne  voie  :  l'habi- 
leté technique  n'était  pas  pour  lui  un  moyen,  mais  un  but; 
et  c'est  mauvais.  Il  ne  faut  pas  se  servir  de  l'art  unique- 
ment pour  étaler  son  Moi.  »  Ce  virtuose,  c'est  Paganini, 
autre  figure  à  mettre  en  bonne  place  dans  la  galerie  des 
romantiques,  mais  absolument  différente  de  celles  dont  nous 
avons  déjà  parlé.  Un  critique  allemand  a  émis  à  son  sujet 
cette  opinion  originale  :  «  Paganini  a  poussé  si  loin  la  virtuo- 
sité qu'il  lui  a  porté  le  coup  fatal  en  Ja  rendant  inaccessible 
aux  autres  violonistes  ou  en  refoulant  au  rang  de  plagiaires 
prétentieux  ceux  qui  voudraient  marcher  sur  ses  traces.  » 
Il  y  a  des  personnes  à  qui  la  nature  a  donné  une  âme  de 
poète  ou  d'artiste,  mais  qui  ne  produisent  rien  parce  que 
les  difficultés  d'exécution  les  arrêtent.  Il  en  est  d'autres 
pour  qui  ces  difficultés  semblent  ne  pas  exister,  et  qui 
s'attachent  volontiers  à  leurs  complications  les  plus  redou- 


166  DAUBER    A    BERLIOZ 

tables  pour  les  vaincre  ensuite  en  se  jouant.  Tel  fut 
Rubens  pour  le  dessin;  tel  était  Liszt  au  piano;  tel  fut 
Paganini,  l'archet  à  la  main.  Mais  la  virtuosité  qui  parait 
dans  l'imitation  d'un  modèle  naturel,  ou,  s'il  s'agit  d'un 
violoniste,  dans  l'interprétation  d'une  œuvre  de  maître,  et 
qui,  comme  telle,  peut  se  contenter  de  l'exactitude,  est  à  la 
lois  plus  justifiée  et  plus  intéressante  que  la  virtuosité 
pure,  celle  qui  est  à  elle-même  sa  fin  et  n'a  d'autre  raison 
d'être  que  l'étonnement  qu'elle  procure.  En  second  lieu,  la 
virtuosité  dans  les  arts  du  rythme  ne  laisse  pas,  comme 
dans  les  arts  du  dessin,  de  monument  durable;  elle  s'éva- 
nouit avec  celui  qui  en  a  tiré  gloire  et  richesse,  après  avoir 
ébloui  pendant  quelques  soirées  de  concert  un  public 
stupéfait.  Aussi  est-elle  stérile  ;  elle  ne  peut  devenir  prin- 
cipe d'aucun  progrès  fécond.  Nous  serons  quittes  envers 
Paganini  en  indiquant  à  l'aide  de  quelques  témoignages 
l'impression  qu'il  fit  sur  ses  contemporains. 

Il  naquit  à  Gènes  en  1782;  son  père  était  un  très  modeste 
marchand,  un  peu  musicien.  On  cite  bien  le  nom  de 
quelques  maîtres  dont  il  reçut  les  leçons  :  un  G.  Costa, 
Génois,  un  Alessandiîo  Rolla  et  un  Ghiretti  de  Parme; 
mais  grâce  à  son  extraordinaire  nature,  il  fut  surtout  un 
autodidacte.  Encore  enfant,  il  reçut  comme  présent  d'un 
auditeur  enthousiaste  un  Guarnerius  qui.  jusqu'à  sa  mort, 
fut  son  instrument  favori  (conservé  aujourd'hui  dans  une 
vitrine  de  musée,  à  Gênes).  De  bonne  heure,  il  s'émancipa 
de  l'autorité  paternelle  et  commença  une  vie  assez  aventu- 
reuse dont  la  légende  accentua  certaines  singularités. 
Gomme  ses  apparitions  en  public  étaient  suivies  de  retraites 
mystérieuses  et  assez  longues,  on  raconta  un  jour  qu'il 
expiait  en  prison  l'assassinat  d'un  violoniste  rival,  ou  celui 
d'une  amante  infidèle.  On  prétendit  aussi  qu'à  Londres  il 
avait  enlevé  une  jeune  fille.  Une  lettre  à  la  Revue  musicale, 
où  il  s'efforce  de  transformer  cet  enlèvement  en  acte  de  bien- 
faisance et  de  charité,  n'entraîne  qu'à  moitié  la  conviction 
du  lecteur;  elle  montre  qu'il  avait  au  moins  beaucoup 
d'ennemis.  Il  était  difforme,  très  maigre,  d'une  pâleur 
qui  le  faisait  ressembler  à  un  fantôme.  On  le  disait  très 
avare  et  cupide;  il  est  difficile  de  le  croire,  quand  on  songe 
à  la  façon  dont  il  témoigna  son  admiration  à  Berlioz  (envoi, 


UN    VIOLONISTE    ROMANTIQUE  167 

après  un  concert,  d'un  chèque  de  25  000  fr.).  Dans  une 
première  période,  il  parcourut  l'Italie  du  Nord,  —  Lucques, 
Milan,  Rome,  Venise,  —  où  il  connut  des  triomphes  aussi 
éclatants  que  ceux  de  Rossini,  en  battant  facilement  les 
rivaux  (le  Français  Lafont,  le  Polonais  Lipinski)  avec 
lesquels  on  le  mettait  aux  prises.  C'est  à  quarante-quatre 
ans  seulement  (1828)  qu'il  parut  à  Vienne;  après  s'être  fait 
entendre  dans  l'Allemagne  du  Nord,  il  commença  en  1831 
ses  tournées  de  concerts  à  Paris  et  à  Londres.  Quand  il 
mourut  (à  Nice,  en  1840),  il  laissait  une  fortune  d'environ 
deux  millions. 

Ad.    B.    Marx,    dans  ses  Souvenirs   (II,    p.    75)    note  la    singulière 
impression  que  faisait,  en  paraissant  sur  la  scène,  devant  un  public 
qui  retenait  son  souffle,  la  tête  de  celte  homme  pâle  comme  un  mort, 
au  front  bombé,  surmonté  de  cheveux  noirs  embroussaillés,  avec  des 
yeux  étincelants    comme   des  diamants...   Bennati,   qui  fut  son  méde- 
cin à  Paris,  complète  le  portrait  :  «  Paganini  a  l'épaule  gauche  plus 
haute  que  l'autre,   ce   qui,  lorsqu'il  se  tient  debout,  et  les  bras  pen- 
dants,   fait  paraître    le   droit    beaucoup  plus   long  que  l'autre...   La 
main  n'est  pas  plus  grande  qu'elle  ne  doit  l'être;  mais  il  en  double 
l'étendue  par  l'extensibilité  que  toutes  ses  parties  présentent.  Ainsi, 
il  imprime  aux  premières  phalanges   des  doigts  de  la   main  gauche 
qui    touchent   les   cordes,    un  mouvement  de  flexion  extraordinaire, 
qui  les  porte,   sans  que  sa  main   se  dérange,  dans  le  sens  latéral  à 
leur  flexion  naturelle,  et  cela  avec  facilité,  précision  et  vitesse...    La 
délicatesse    de  l'ouïe   de    Paganini    dépasse   tout    ce   qu'on    pourrait 
imaginer...  Dans  plusieurs   occasions,  il  a  montré  quelle  est  la  per- 
fection   de   sou    organe   musical,    en  jouant  juste   sur  un  violon  qui 
n'était  pas  d'accord.  »  (Revue  de  Paris,  mai  1831,  Notice  physiologique 
sur  Paganini.)  —  Un  de  ses  premiers  biographes,  Shottky,  donne  les 
détails  suivants  :    «  ïl  est  aussi  maigre  qu'on  peut  l'être;  avec  cela 
un  teint  blême,  un  nez  d'aigle  pointant  en  avant,  et  de  longs  doigts 
osseux.  A  peine  paraît-il  pouvoir  supporter  ses  habits:  et,  quand  il 
fait  la  révérence,   son   corps    se   meut  d'une  façon   si  singulière  que 
l'on  craint  à  tout  moment  de  voir  ses  pieds  se  séparer  du  corps  et 
l'homme  tout  entier  s'écrouler  en  un  tas  d'ossements.  Quand  il  joue, 
le  pied  droit  est  placé  en   avant  et,  dans  les  mouvements  accélérés, 
marque  la  mesure  avec  une  vivacité  comique,  sans  que  cependant  le 
visage  perde  de   son  impassibilité  de   mort,    sauf  lorsqu'il  s'éclaire 
d'un  certain  sourire  en  entendant  les  tonnerres  d'applaudissements; 
alors  ses  lèvres  s'avancent,  et  ses  yeux,  avec  une  expression  intense, 
mais  sans    bienveillance,   errent    de    tous  côtés.    Pendant  les   repos, 
son  corps   forme  une  sorte    de    triangle  se  courbant  d'une  manière 
inouïe,  tandis  que  la  tête  et  le  pied  droit  s'avancent.  »  (Julius  Schottky, 
Paganinï's  Leben,  Prague,  lHiiu. 


168  DAUBER    A    BERLIOZ 

Les  jugements  sur  le  virtuose  sont  presque  tous  enthou- 
siastes ;  il  s'y  mêla  pourtant  quelques  réserves,  venues 
naturellement  de  confrères...  très  connaisseurs.  Il  semble 
d'ailleurs  que  Paganini,  avant  son  voyage  à  Vienne,  n'avait 
pas  atteint  les  sommets  où  il  s'éleva  plus  tard. 

Spohr,  qui  l'entendit  à  Venise,  écrit  de  cette  ville,  le  17  octobre  1816  : 
«  On  cherche  maintenant  à  savoir  exactement  comment  il  enchante 
son  public:  aussi  raconte-t-on  sur  lui  des  choses  qui  n'ont  rien  de 
musical;  on  lui  décerne  des  éloges  hyperboliques,  on  dit  que  c'est 
un  véritable  sorcier  et  qu'il  tire  de  son  violon  des  sons  qu'on  n'avait 
encore  jamais  entendus  avant  lui.  Les  connaisseurs  pensent  au  con- 
traire qu'on  ne  peut  lui  dénier  une  grande  agilité  de  la  main  gauche 
dans  les  doubles  cordes  et  les  passages  de  toute  sorte  ;  mais  ce  qui 
intéresse  le  gros  public  vulgaire,  l'abaisse  au  rang  du  charlatan  et 
ne  parvient  pas  à  compenser  ses  défauts  :  un  son  fort,  un  grand 
coup  d'archet,  et  un  phrasé  du  chant  qui  manque  de  goût.  »  [Selbst- 
biographie,  I,  p.  304.)  —  A  Prague,  le  correspondant  d'un  journal  de 
Hambourg  critiqua  assez  vivement  le  jeu  du  «  Mage  du  Midi  »  :  «  Les 
choses  qu'il  répète  sans  cesse,  dit-il,  sont  un  inexprimable  amalgame 
sur  le  chevalet  qui  ne  forme  nullement  des  sons  réguliers,  mais  un 
gazouillis  de  moineaux,  puis  à  la  lin  de  chaque  variation  un  pizzicato 
rapide  de  six  notes  avec  la  main  gauche.  Il  conduit  son  archet  aussi 
pauvrement  qu'on  peut  l'imaginer.  Pas  un  musicien,  ici,  n'a  eu  l'envie 
de  briser  son  violon,  comme  cela  est  arrivé,  dit-on,  à  Vienne,  mais 
ils  se  moquent  de  lui  et  des  Viennois.  »  (Hamburger  Bœrsenhalle.) 

Voici  des  témoignages  d'un  ordre  différent  : 

Guhr,  maître  de  chapelle  et  directeur  du  théâtre  de  Francfort, 
auteur  d'un  livre  sur  Paganini  et  l'art  de  jouer  du  violon  (1831), 
s'exprime  ainsi  sur  le  virtuose  dont  il  avait  dirigé  les  concerts  en 
1829  :  «J'ai  été  assez  heureux,  il  y  a  quelques  années,  pour  entendre, 
pendant  mon  séjour  à  Paris,  les  plus  grands  maîtres  de  l'école 
française,  Baillot,  Lafont,  Bériot,  Boucher,  et  plusieurs  autres,  et 
je  conserve  encore  un  vif  souvenir  de  la  profonde  impression  que  fit 
sur  moi  leur  magnifique  talent;  mais  leur  jeu  ne  différait  pas  essen- 
tiellement des  autres  grands  maîtres  alors  connus...  Il  n'en  est  pas 
de  même  de  Paganini  :  chez  lui,  tout  est  nouveau,  inouï:  il  sait  pro- 
duire sur  son  instrument  des  effets  dont  on  n'avait  jusqu'alors  aucune 
idée,  et  qu'aucune  parole  ne  peut  rendre.    » 

Quant  aux  «  secrets  »  de  Paganini  que  le  kapellmeister  allemand 
résolut  de  pénétrer,  ils  consistaient,  selon  lui  :  1"  dans  la  manière 
dont  il  accordait  son  instrument  ;  2°  dans  un  maniement  de  l'archet 
qui  lui  était  propre  ;  3°  dans  le  mélange  et  la  liaison  des  sons  produits 
par  l'archet  avec  le  pizzicato  de  la  main  gauche;  4°  dans  l'emploi  des 
sons  harmoniques,   doubles  ou    simples;    5°  dans   l'exécution  sur  la 


UN    VIOLONISTE    ROMANTIQUE  169 

corde  de  sol;  6°  dans  ses  incroyables  tours  de  force.  Une  majesté 
sublime  jointe  à  une  pureté  sans  tache,  des  passages  en  octaves  et 
en  dixièmes  lancés  comme  des  flèches  rapides,  des  traits  en  qua- 
druples croches,  dont  l'un,  pizzicato,  est  toujours  suivi  par  un  autre 
coll'arco,  et  tout  cela  si  exact  et  si  précis  que  la  nuance  la  plus 
fugitive  n'échappe  pas  à  l'auditeur:  des  cordes  montées  et  descendues 
sans  interruption,  dans  les  morceaux  de  bravoure  les  plus  difficiles, 
—  tout  cela,  qui  en  d'autres  circonstances  toucherait  aux  limites  du 
charlatanisme,  transporte  jusqu'au  ravissement  muet,  tant  l'exécution 
est  d'une  perfection  inégalable.  »  [Masik-Zeitung,  de  Vienne, 
7  mai  1828.) 

—  «  J'avais  treize  ans  lorsque  j'entendis  Paganini.  Homme  étrange, 
fantastique,  doué  d'une  puisance  prodigieuse  de  mécanisme.  Quelle 
justesse,  quelle  sûreté  dans  le  trait,  quelle  chaleur  sympathique  dans 
le  son!  C'est  dans  sa  musique  surtout  qu'il  est  inimitable.  Les 
œuvres  de  Viotti.  de  Rode,  de  Kreutzer  convenaient  moins  à  sa 
nature  nerveuse,  fiévreuse  même.  Pour  l'interprétation  de  Viotti,  qui 
demande  une  variété  d'accent  extraordinaire,  il  fallait  l'archet  fulgu- 
rant de  Baillot.  On  ne  pouvait  du  reste  faire  de  comparaison  entre 
ces  deux  grands  artistes.  Certes  Paganini  n'eût  pas  joué  comme 
Baillot  le  sublime  quatuor  en  ré  mineur  de  Mozart  ou  le  Septuor  de 
Beethoven;  mais,  par  contre,  Baillot  aurait  été  peu  à  son  aise  dans 
l'exécution  diabolique  de  la  musique  de  Paganini.  Non  que  Baillot 
manquât  de  mécanisme;  mais  son  tempérament  le  portait  à  éviter  ce 
qu'il  appelait  les  grandes  exentricités. 

«  Il  me  semble  toujours  voir  Paganini,  tant  il  m'a  frappé  :  son  violon 
chante  encore  à  mes  oreilles.  Je  ne  dois  pas  laisser  ignorer  à  mes 
lecteurs  que  Baillot  se  voilait  la  face  quand  il  entendait  un  violoniste 
faire  un  pizzicato  de  la  main  gauche,  des  sons  harmoniques  ou  un 
trait  en  staccato  lancé!...  Paganini  me  frappa  surtout  dans  l'exécution 
de  son  deuxième  concerto,  La  Clochette,  où  se  trouvent  des  sons 
harmoniques  doubles;  dans  le  premier  morceau  de  son  premier 
concerto  où  les  quatre  cordes  étaient  montées  un  demi-ton  plus 
haut;  dans  la  Prière  de  Moïse  jouée  sur  la  quatrième  corde,  le  sol 
monté  au  si  bémol  donnant  à  la  sonorité  un  timbre  doux  et  pénétrant, 
et  dans  le  morceau  pour  violon  seul  :  Nel  cor  piu  non  mi  sento,  où 
la  main  gauche  joue  en  pizzicato  un  rôle  prépondérant.  Ma  jeune 
imagination  était  à  cette  époque  tellement  impressionnée  et  exaltée 
par  cette  exécution  endiablée  et  suave  tout  à  la  fois,  que  je  ne  pou- 
vais dormir  la  nuit.  Pour  les  concerts  de  Paganini,  l'orchestre  était 
placé  sur  le  théâtre.  Lorsque  j'ai  entendu  le  final  de  La  Clochette 
j'étais  à  côté  de  M.  Urhan,  le  célèbre  alto  chargé  de  faire  tinter  la 
clochette  qui  répondait  au  violon  solo  dans  les  fas  aigus.  Je  voyais 
admirablement  l'exécutant.  Ce  qui  m'avait  frappé  tout  d'abord, 
c'était  l'ensemble  des  doigts  de  la  main  gauche  qui  tombaient  sur  la 
touche  comme  une  griffe  puissante.  Quand  il  faisait  des  octaves  avec 
le  premier  et  le  troisième  doigts  pour  arriver  à  faire  une  suite  de 
dixièmes  dans  le  haut  du  manche,  les  doigts  toujours  d'aplomb 
et  parfaitement  placés  ne   se   levaient  que  quand  il  le  fallait  absolu- 


170  DAUBER    A    BERLIOZ 

ment.  Cet  ensemble  dans  les  doigts  si  indispensable  pour  obtenir  la 
sûreté  de  l'intonation,  je  ne  l'ai  remarqué  après  Paganini  que  chez 
Vieuxtemps. 

«  Quelques  artistes  ont  dit  que  Paganini  était  un  météore  lumineux, 
qui  n'aurait  pas  dû  laisser  de  traces...  Je  m'inscris  en  faux  contre 
une  opinion  aussi  erronée,  je  dirais  même  injuste,  car,  aujourd'hui 
comme  alors,  Paganini  a  rendu  un  immense  service  aux  violonistes 
intelligents  qui  ont  su  s'inspirer  de  certains  effets  nouveaux  qui  lui 
étaient  propres.  Pour  que  le  mécanisme  soit  au  service  de  l'intelli- 
gence, il  faut  élargir  la  gymnastique  des  doigts,  et  j'estime  qu'en 
dehors  des  œuvres  des  Bach,  de  Tartini,  de  Locatelli,  de  Campagnoli 
et  des  œuvres  anciennes  et  modernes  spécialement  écrites  dans  ce 
but,  il  importe  de  travailler  sérieusement  les  études  de  Paganini  qui 
sont  un  chef-d'œuvre,  et  un  véritable  monument  pour  l'école  du 
violon. 

«  J'avais  remarqué  aussi  chez  Paganini  sa  grande  main  sèche,  ner- 
veuse et  d'une  souplesse  étonnante,  ses  doigts  longs  et  effilés,  ce 
qui  lui  permettait  de  faire  des  écarts  énormes  et  des  doubles  et 
triples  extensions  avec  une  facilité  extraordinaire.  Les  sons  harmo- 
niques doubles  et  artificiels,  les  suites  de  tierces  et  de  sixtes  harmo- 
niques, si  difficiles  pour  les  petites  mains,  en  raison  des  écarts 
qu'elles  exigent,  n'étaient  pour  lui  qu'un  jeu.  Quand  il  faisait  un 
accompagnement  eu  pizzicato  de  la  main  gauche,  alors  que  le  chant 
était  fait  par  la  main  de  l'archet,  le  quatrième  doigt  avait  une  force 
prodigieuse  pour  pincer  la  corde,  même  quand  les  trois  autres  doigts 
étaient  posés.  De  plus,  malgré  l'abandon  qu'il  donnait  à  la  phrase, 
Paganini  avait  en  jouant  une  mesure  d'une  parfaite  exactitude.  » 
(Ch.  Dancla,  Notes  et  Souvenirs,  1893.) 

A  Londres,  où  Paganini  se  rendit  en  quittant  Paris,  les  journaux, 
en  fait  d'opinion,  donnent  surtout  des  chiffres  de  recettes  :  trois 
concerts  produisirent  867  livres  sterling!...  L'Atkaeneum  le  décrit 
pittoresquement  en  une  ligne  :  «  un  véritable  Samiel  in  apparence, 
et  sans  aucun  doute  un  démon  in  performance  ». 

Romantique.  Paganini  le  fut  par  l'étrangeté  de  son 
aspect,  par  sa  vie  mystérieuse,  par  sa  virtuosité,  qui  lui 
tenait  lieu  de  passion  et  de  flamme  intérieure.  Il  y  a  une 
certaine  analogie  entre  son  application  à  reculer  le  plus 
possible  les  limites  expressives  du  violon  et  celle  de  Berlioz 
à  tirer  de  l'orchestre  des  effets  tout  nouveaux.  L'un  faisait 
par  excès  de  technique  et  à  froid,  ce  que  l'autre  faisait  par 
surabondance  de  lyrisme  et  d'imagination,  chacun  dans  son 
domaine;  mais  des  deux  côtés,  —  comme  aussi  chez  Liszt.  — 
il  y  eut  un  dévergondage  presque  égal  dans  l'emploi  du 
matériel  sonore.  Paganini  était  un  musicien  à  la  fois  éton- 
nant  et  de  valeur  moyenne.  On  rapporte  que  quand  il  pre- 


LES    MAITRES    FRANÇAIS    DU    VIOLON  171 

nait  part  à  un  trio  ou  un  quatuor,  il  devenait  un  violoniste 
de  second  ordre.  Son  opus  1,  Si-  Caprici per  il  violino  solo, 
dedicati  agli  artisti,  paru  en  1831,  attira  l'attention  de 
tout  le  monde  musical,  mais  eut  surtout  un  succès  de 
curiosité;  on  croyait  y  saisir  les  secrets  de  l'extraordinaire 
enchanteur  et  les  procédés  de  ses  opérations  magiques. 
Schumann  dans  ses  op.  3  et  10,  Liszt  dans  ses  études  de 
bravoure  ont  transcrit  cet  ouvrage  pour  le  piano  et  lui  ser- 
vent un  pou  de  caution.  Plusieurs  pages  sont  d'une  musi- 
calité sérieuse;  d'autres  sont  vaines,  ou  faibles;  il  ne  sau- 
rait être  question  de  les  comparer  aux  soli  de  J.-S.  Bach! 

Pendant  sa  vie,  Paganini  publia,  avec  Les  Caprices,  12  Sonates 
pour  violon  et  guitare  (op.  2-3),  3  quatuors  avec  guitare  (op.  4-5), 
ouvrages  écrits  avant  1805,  pendant  le  séjour  du  grand  artiste  dans 
le  château  d'une  comtesse  italienne.  Il  excellait  à  jouer  de  la  guitare 
comme  du  violon.  Après  sa  mort  parurent  2  Concertos  pour  violon  : 
l'op.  6,  en  mi  bémol  majeur,  où  un  violon  doit  être  accordé  un  demi- 
ton  plus  haut  que  les  autres  instruments,  et  l'op.  7,  en  si  mineur,  où 
se  trouve  le  célèbre  Rondo  [La  Clochette),  plus  un  Allegro  de  Concert 
[Moto  perpetuo,  op.  11),  et  quelques  Variations,  parmi  lesquelles 
Le  Carnaval  de  Venise.  Les  autres  compositions  qui  portent  son 
nom  ne  sont  pas  de  lui. 

Inévitablement,  il  faut  descendre  quand  on  passe  de  la 
technique  de  Paganini  à  celle  des  violonistes  franco-belges. 
Peut-être,  sur  d'autres  points  que  les  prouesses  de  virtuo- 
sité, y  a-t-il  des  compensations.  Nous  revenons  aux  trois 
chefs  d'école  qui  dans  l'histoire  du  violon  au  xixe  siècle 
sont  presque  des  chefs  de  dynastie. 

1°  Baillot.  né  à  Passy  en*  1771  et  mort  à  Paris  en  1842, 
est  un  maître  classique  de  l'archet,  un  artiste  à  la  fois 
sévère  et  brillant  qui,  du  culte  de  l'art,  proscrivait  toute 
excentricité.  Son  œuvre  de  compositeur  est  très  considé- 
rable et  comprend  près  d'une  centaine  de  pièces  hono- 
rables :  Variations,  Préludes,  Caprices,  9  Concertos,  une 
symphonie  concertante  pour  2  violons  et  orchestre,  3  qua- 
tuors, 15  trios  à  cordes,  mais  c'est  à  d'autres  titres  qu'il 
fait  bonne  figure  dans  l'histoire  musicale.  Imbu  des  meil- 
leures traditions  de  l'art  italien  qu'il  avait  recueillies  pen- 
dant son  séjour  à  Rome  en  1783,  il  fut  nommé  professeur, 
dès  1795,  au  Conservatoire;  il  a  résumé  son  enseignement 


172  DAUBER    A    BERLIOZ 

dans  Y  Art  du  violon  (1834).  Sa  Méthode,  traduite  en  plu- 
sieurs langues,  est  resté  officielle  dans  notre  grande  École. 
Il  forma  un  très  grand  nombre  d'élèves  dont  beaucoup 
devinrent  des  artistes  de  haute  valeur  :  les  principaux  sont 
Charles  de  Bériot  (1802-1870),  le  premier  grand  violoniste 
produit  par  la  Belgique,  Henri  Vieuxtemps  (1820-1881), 
Charles  Dancla  (1818-1907),  Fr.  Ant.  Hareneck  (1781- 
1849). 

Comme  son  maître  français,  de  Bériot  fut  un  virtuose 
élégant,  d'une  tenue  irréprochable,  mais  un  compositeur 
de  musicalité  assez  commune .  Son  Concerto  en  ré 
(op.  26)  décourage,  par  la  pauvreté  des  idées,  la  sym- 
pathie qu'on  voudrait  témoigner  à  tous  les  noms  illustres 
de  l'histoire  musicale.  Son  Concerto  en  si  mineur,  où  il  a 
inséré  un  Rondo  russe,  son  Trémolo  sur  le  thème  de 
Beethoven  sont  des  œuvres  très  inférieures.  Ses  Airs  variés 
sont  pourtant  assez  agréables.  Ses  49  «  Duos  brillants  » 
furent  écrits,  selon  l'usage  du  temps,  avec  la  collaboration 
des  pianistes  Laharre,  Osrorne,  Herz,  Bénédict,  Thal- 
rerg.  Un  fait  suggère  l'idée  de  son  esthétique  :  des  60 
études  que  contient  son  Ecole  transcendante  du  violon,  il  y 
en  a  30  pour  l'étude  de  la  justesse  et  du  rythme,  et  30  dis- 
tinctes pour  Y  expression.  Selon  l'exemple  de  Paganini 
Bériot  employait,  dans  ses  concerts,  un  procédé  aujourd'hui 
abandonné  :  celui  de  la  scordatura  qui  consiste,  pour 
donner  plus  d'éclat  à  la  sonorité,  à  accorder  l'instrument  un 
demi-ton  au-dessus  du  piano  (ce  qui  oblige  l'artiste  à 
transposer  au  demi-ton  inférieur  le  morceau  exécuté). 
Comme  professeur,  le  mari  de  la  Malibran  donnait  des 
conseils  originaux,  excellents  pour  les  sujets  d'élite  déjà 
en  possession  de  tout  l'essentiel.  Il  avait  surtout  en  vue 
«  l'émancipation  intellectuelle  »  de  l'élève;  il  disait  au 
père  de  Vieuxtemps,  en  parlant  de  son  fils  encore  enfant  ; 
«  Qu'on  ne  le  livre  à  personne  !  Qu'on  le  laisse  se  former 
tout  seul!  Qu'il  se  borne  à  entendre  beaucoup  d'artistes, 
à  écouter  et  à  réfléchir!  »  (Témoignages  reproduits  par 
Radoux.) 

Henri  Vieuxtemps  fut  formé  à  cette  école  et  se  déve- 
loppa selon  cet  esprit.  Le  célèbre  violoniste  Mayseder 
l'ayant  entendu  jouer,   tout  jeune  encore,  une  de  ses  corn- 


LES    MAITRES    FRANÇAIS    DU   VIOLON  173 

positions,  le  jugea  ainsi  :  «  Il  ne  joue  pas  ee  que  j'ai  écrit, 
ii  ma  manière;  mais  c'est  si  bien,  si  original,  que  ce  serait 
dommage  de  rien  changer.  »  (Radoux.  —  R.  Schumann 
disait  à  peu  près  la  même  chose  en  entendant  une  de  ses 
pièces  pour  piano  jouée  par  Liszt.) 

Vieuxtemps    (né   à   Verviers   en   1820,    mort   en   Algérie 
en  1881)  fut  un  enfant  prodige  comme  Mozart. 

Il  connut  la  vie  nomade  de  tous  les  grands  virtuoses,  et  voyagea 
dans  les  deux  mondes,  mais  avec  une  prédilection  pour  Paris.  «  Quand 
j'aurai  terminé  toutes  mes  petites  affaires,  je  partirai  immédiatement 
pour  la  capitale  des  capitales  pour  y  chercher  un  brevet  d'artiste 
premier  numéro...  ou  de  nullité  »  (Lettre  du  19  novembre  1840). 
A  Paris  (1841)  il  fut  vivement  complimenté  par  Baillot,  âgé  de 
soixante-dix  ans  et  considéré  comme  «  chef  de  l'Ecole  française  du 
violon  )>  ;  il  fut  apprécié  ainsi  par  Berlioz  :  «  M.  Vieuxtemps  brave 
des  dangers  effrayants  pour  l'auditeur,  mais  qui  ne  l'émeuvent  nulle- 
ment, sûr  qu'il  est  d'en  sortir  sain  et  sauf;...  il  maîtrise  son  archet 
et  sait  le  faire  durer  autant  qu'il  veut.  »  Vieuxtemps  reparut  à  Paris 
en  1851,  pour  jouer  son  concerto  en  ré  mineur,  et  en  1859,  après  une 
grande  tournée,  sacrifiée  aux  goûts  d'un  public  vulgaire  et  dont  il 
parle  en  ces  termes  :  «  Nous  venons  de  commettre  75  fois  le  crime 
de  lèse-musique,  en  Amérique,  avec  Thalberg;  je  viens  me  faire 
absoudre  par  le  public  parisien  »;  en  1876,  —  pour  ne  citer  que 
quelques  dates  de  concerts  importants,  —  il  fut  encore  applaudi  à 
Paris.  Une  de  ses  tournées  de  concerts  les  plus  belles  fut  celle  qu'il 
fil  en  Allemagne,  en  1864-5,  avec  la  Patti. 

«  Si  M.  Vieuxtemps  n'était  pas  un  si  grand  virtuose, 
écrivait  Berlioz  dans  le  Journal  des  Débats,  on  l'acclame- 
rait comme  compositeur.  »  L'œuvre  de  Vieuxtemps  est  con- 
sidérable, et  garde  encore  une  réelle  valeur.  Ses  premières 
études  de  composition,  faites  à  Paris  sous  la  direction  de 
Reicha,  ne  l'avaient  pas  préparé  à  écrire  pour  un  autre 
instrument  que  le  violon,  et,  d'après  son  biographe,  il  fut 
autodidacte  de  façon  assez  originale  :  les  soirs  de  théâtre, 
il  allait  s'asseoir,  à  l'orchestre,  tantôt  près  du  cor,  tantôt 
près  de  la  clarinette,  ou  à  un  autre  pupitre;  il  apprit  ainsi 
la  tessiture  de  chaque  instrument  et  l'écriture  qui  lui  con- 
vient. Ses  Concertos  pour  violon  et  orchestre  sont  réelle- 
ment Concertants,  très  supérieurs  aux  compositions  de  Baillot 
et  de  Bériot  et  méritent,  comme  ceux  de  Spohr,  une  place  à 
part  dans  l'histoire  du  genre.  L'op.  10,  en  mi,  se  compose 
d'un  Allegro  qui  par  son  développement  et  ses  idées  mélodi- 


174  DAUBER   A    BERLIOZ 

ques,  forme  une  œuvre  complète  (le  Rondo  qui  suit,  avec 
romance  d'introduction,  est  surajouté,  sans  faire  corps  avec 
ce  qui  précède).  L'opus  31,  en  ré,  écrit  en  1850,  est  quali- 
fié de  «  génial  »  par  un  critique  très  autorisé  (A.  Shehing); 
il  est  formé  d'un  prologue  orchestral  avec  récitatif  et  solo 
de  violon,  d'un  Scherzo,  et  d'un  finale  marciale,  thémati- 
quement  relié  au  premier  morceau.  L'instrumentation  est 
partout  remarquable.  Ce  concerto  de  forme  nouvelle  et 
hardie,  joué  à  une  époque  où  ceux  de  Liszt  étaient  encore 
inconnus,  est.  sinon  une  époque,  au  moins  un  épisode  à 
signaler  dans  l'histoire  de  la  musique.  C'est,  selon  le  mot  de 
Berlioz.  «  une  magnifique  symphonie  avec  violon  principal  ». 

De  Vieuxtemps,  nous  citerons  encore  comme  étant  des  œuvres 
sinon  «  géniales  ».  au  moins  très  honorables  et  d'un  sérieux  intérêt, 
le  concerto  en  fa  dièze  mineur  (Allegro,  Andante,  et  Rondo  sautil 
lant  à  2/4),  où  certains  italianismes  —  surtout  dans  l'Andante  —  et 
quelques  clausules  banales  n'empêchent  pas  d'apprécier  le  caractère 
dramatique  des  tutti  et  la  noblesse  du  style;  le  concerto  en  la 
majeur,  op.  25  dont  l'introduction,  très  développée,  a  un  premier 
thème  qu'on  peut  rapprocher  de  la  IXe  symphonie  et  du  Concerto  II, 
op.  19  de  Beethoven,  et  dont  Y  Adagio  religioso  ne  manque  pas  de 
grandeur;  le  Concerto  en  la  mineur,  op.  37,  dont  les  trois  mouve- 
ments sont  également  remarquables.  De  la  Ballade  et  polonaise. 
op.  38,  la  première  partie  est  d'un  tour  poétique,  approprié  à  un 
récit  merveilleux;  la  seconde,  trop  brillante,  trop  «  enlevée  »,  avec 
des  passages  en  style  de  fanfare,  est  fâcheusement  banale.  L'Air 
varié,  op.  22,  est  le  type  du  genre  suranné  «  morceau  de  salon  ». 

Vieuxtemps  a  été  de  1871  à  1873  professeur  au  Conservatoire  de 
Bruxelles,  où  son  enseignement  a  été  continué  par  son  plus  brillant 
élève  Eucjkne  Ysayk. 

Le  Français  Haueneck  (1781-1849).  premier  prix  de 
violon  au  Conservatoire  en  1804,  est  aussi  un  élève  de 
Baillot.  Il  fut  plus  habile  comme  virtuose,  professeur,  et 
chef  d'orchestre,  que  comme  compositeur.  Nous  étant 
imposé  comme  règle  de  ne  pas  parler  d'un  musicien  dont 
nous  n'aurions  pas  entendu  ou  lu  quelques  ouvrages,  nous 
nous  sommes  fait  jouer  par  un  exécutant  de  premier  ordre 
ses  deux  Concertos.  11  vaudrait  mieux,  pour  sa  mémoire, 
qu'il  ne  les  eût  pas  publiés.  C'est  une  musique  pleine  de 
réminiscences  incohérentes,  où  le  style  ne  s'élève  guère 
au-dessus  de  l'opéra-bouffe.  Comme  technicien,  Habeneck 
forma  de  très  bons  élèves  :  le  Toulousain  Prosper  Sainton 


LES    MAITRES    FRANÇAIS    DU    VIOLON  175 

(1813-1890),  qui,  ii  Londres,  eut  de  hautes  fonctions  offi- 
cielles;  Delphin  Alard  (1815-1888),  qui  succède  à  Baillot 
comme  maître  dans  notre  grande  Ecole,  de  1843  à  1875. 
Célèbre  par  son  jeu  plein  de  verve  et  de  légèreté,  Alard  a 
produit  un  très  grand  nombre  de  compositions  [Fantaisies, 
Etudes,  Duos,  etc.),  dont  l'écriture  est  qualifiée  de  «  tradi- 
tionnelle »  par  ceux  qui  veulent  employer  un  euphé- 
misme; son  Concerto  en  mi  majeur  est  un  spécimen  de 
sa  manière,  pompeuse  et  un  peu  vide.  Il  a  rendu  de  grands 
services  avec  son  Ecole  de  violon,  traduite  en  plusieurs 
langues,  et  son  Anthologie  des  maîtres  classiques  du  violon. 
Les  qualités  d'exécutnm  qu'il  possédait  ont  été  poussées 
au  plus  au  point  par  son  élève  Pablo  de  Sarasate  (1844- 
1908),  dont  la  gloire  tut  universelle,  et  qui.  sans  être 
lui-même  un  compositeur  sérieux,  fit  naître  un  certain 
nombre  de  belles  œuvres  que  de  grands  compositeurs, 
Saint-Saëns,  Lalo,  Max  Bruch,  écrivaient  spécialement 
pour  lui.  Habeneck  eut  un  autre  élève  très  illustre  :  le 
belge  Hubert  Léonard  (1819-1890),  qui  suivit  les  leçons  du 
Conservatoire  de  Paris  de  1836  à  1839,  et  qui,  après  avoir 
été  professeur  au  Conservatoire  de  Bruxelles,  revint  à  Paris 
en  1867  pour  s'y  fixer. 

L'enseignement  de  Baillot  s'honore  aussi  d'avoir  produit 
l'excellent  maître  Charles  Dancla.  Comme  homme,  il  était 
des  plus  estimables  :  il  a  écrit  un  opuscule  [Notes  et  Sou- 
venirs, 1893)  qui  fait  honneur  à  son  caractère,  car  il  est 
exempt  de  cette  vanité  et  de  cet  esprit  d'exagération  qui 
égare  trop  souvent  la  plume  des  artistes  ayant  à  parler 
d'eux-mêmes.  Dans  la  préface  d'une  réédition  du  xne  Con- 
certo de  Viotti,  il  déclare  que  les  traditions  de  l'art  de  Viotti 
lui  sont  venues  par  l'intermédiaire  de  son  maître  Baillot. 

Baillot  eut  encore  pour  élèves  les  violonistes  compositeurs 
J.-F.  Mazas,  de  Béziers  (1782-1849),  qui  vécut  à  Paris,  Orléans  et  Cam- 
brai; L.  Blondeau,  de  Paris  (1784-1865),  auteur  d'une  petite  Histoire 
de  la  musique  moderne  parue  en  1847;  le  Belge  N.  L.  Wéry(1768- 
1867);  le  Polonais  J.  N.  Wanski. 

2°  Kreutzer  est  le  violoniste  qui,  après  avoir  pris  con- 
naissance de  la  sonate  sublime  que  Beethoven  lui  avait 
dédiée,   s'écria   :    «  77  est  complètement  fou!    »    Il  ne  joua 


176  DAUBER    A    BERLIOZ 

jamais  le  chef-d'œuvre  dans  ses  concerts.  Comme  musicien, 
un  tel  homme  est  jugé  par  ce  fait.  Ses  œuvres  ne  le  rachè- 
tent pas  de  la  faute  qui  pèse  sur  sa  mémoire;  ses  con- 
certos (il  en  a  écrit  19)  sont  aussi  faibles  pour  le  style 
que  pour  l'invention  des  idées.  Comme  professeur, 
Kreutzer  joua  un  rôle  plus  utile.  Il  forma  son  frère  Auguste, 
violoniste  distingué,  Ch.-Ph.  Lafont,  neveu  d'un  autre 
violoniste  parisien,  Is.  Berthaume,  qui  fut  directeur  des 
Concerts  Spirituels  en  1783.  Lafont  reçut  aussi  les  leçons 
de  Rode  et  fut  violoniste  de  la  chambre  de  Louis  XVIII;  il 
consacra  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  à  des  tournées  de 
Concerts,  dont  la  plus  brillante  .fut  faite  en  Allemagne 
avec  le  pianiste  Henri  Herz.  Compositeur  fécond,  sinon 
distingué,  il  forma  à  son  tour  des  virtuoses  assez  renom- 
més :  Franz  Schubert  (1808-1878),  auteur  d'ktudes  encore 
en  usage,  Jos.  Ghys  (1801-1848),  qui  fut  professeur  à 
Amiens  et  à  Nantes,  Thérésa  Milanollo... 

Parmi  les  autres  élèves  de  Kreutzer,  on  peut  signaler  Pietro 
Rovelli,  de  Bergame  (1798-1838),  qui,  à  Munich,  fut  le  professeur  du 
célèbre  W.  B.  Molique  (1802-1869);  H.  Matthai,  de  Dresde  (1781- 
1835),  Antoine  Bohrer,  de  Munich  (1783-1852),  le  Belge  Rémy,  Vidal, 
Peyreville,  Fontaine,  Tolbecque  ;  Alex.  Jos.  Artot  (1815-1845),  élève 
au  Conservatoire  de  Paris  de  1824  à  1831,  auteur,  entre  autres  ouvra- 
ges, d"un  Concerto  en  la  mineur  (de  forme  surannée);  le  Belge 
Jos.  Massart  (1818-1892)  dont  certains  élèves  sont  célèbres  :  Henri 
Wieniawski,  né  à  Lublin  (Pologne)  en  1835  (-J-  Moscou,  1880),  auteur 
du  Concerto  en  ré  mineur  (d'un  éclat  un  peu  factice);  Marsick,  qui 
eut  tant  de  succès  à  Paris,  en  1873,  et  qui  en  1892  succéda  à  Sauzay 
(un  autre  élève  de  Baillot)  comme  professeur  au  Conservatoire. 
Dans  la  descendance  artistique  de  Massart,  on  peut  placer  le  nom 
de  Félicité  Tua  (née  à  Turin  en  1867),  qui,  au  cours  de  tournées 
européennes  commencées  en  1882,  eut  de  très  vifs  succès. 

3°  Rode  a  beaucoup  écrit;  on  a  de  lui  13  Concertos,  des 
Quatuors,  des  Ltudes,  des  «  Sonates  brillantes  »,  des 
Caprices,  etc.,  ouvrages  caractérisés  par  une  grande  pau- 
vreté d'idées.  Il  lui  arrive  d'essayer  de  couvrir  cette  insuf- 
fisance personnelle  par  des  emprunts  à  peine  déguisés. 
Ainsi,  dans  son  Concerto  op.  7  en  la  mineur,  il  a  pillé  le 
concerto  du  même  ton.  n°  22,  de  Viotti.  De  son  enseigne- 
ment, dont  l'influence  rayonna  au  loin,  part  une  lignée  de 
virtuoses    renommés.    Rode    eut    pour    élève    le    Hongrois 


LES    MAITRES    FRANÇAIS    DU    VIOLUN  177 

» 

Joseph  Bohm  (1795-1876),  qui,  devenu  professeur  au  Con- 
servatoire de  Vienne  en  1819,  y  introduisit  l'enseignement 
français  et  forma  une  suite  d'artistes  : 

Un  des  plus  célèbres  fut  H.  W.  Ernst  (1814-1865),  rival  de  Paga- 
nini,  auteur  d'un  Concerto  en  fa  dièze  mineur  [Allegro  patelico)  où 
la  virtuosité  est  soumise,  aussi  bien  pour  les  soli  que  pour  le  trai- 
tement de  l'orchestre,  à  une  pensée  réellement  musicale  et  au  souci 
de  la  construction.  A  l'enseignement  de  Bohm  se  rattachent  :  Joseph 
Joachim  (1831-1907),  renommé  pour  ses  exactes  interprétations  des 
chefs-d'œuvre  de  Beethoven;  Edmund  Singer  (né  en  Hongrie  en  1830); 
les  Viennois  G.  Helmesberger  (1800-1873)  et  Ed.  Raimoldi  (1831-1903). 

A  l'Ecole  française  appartiennent  encore  :  Garcin,  de 
Bavonne  (1830-1896),  élève  d'Alard;  Altès,  de  Rouen 
(1826-1899);  Ed.  Deldevez,  de  Paris  (1817-1897).  élève 
d'Habeneck;  Jules  Armingaud,  de  Bavonne  (1820-1900), 
qui,  avec  Jacquard,  E.  Lalo  et  Mas,  fonda  une  société 
renommée  de  Quatuor.  (Un  peu  auparavant,  en  1840,  Alard, 
Dancla,  Croisilles  et  Chevillard  avaient  commencé  à  faire 
entendre  les  quatuors  de  Beethoven  qu'on  ne  jouait  pas  aux 
séances  de  musique,  de  chambre  données  par  Baillot;  un 
peu  plus  tard',  Chevillard  fonda  avec  Maurin  la  Société  des 
Quatuors  de  Beethoven).  Lalo,  Lamoureux,  Colonne,  Sauret, 
successeur  de  Sainton  (en  1891)  à  la  Royale  Académie  de 
Londres,  appartiennent  à  cette  pléiade  d'artistes. 

Les  classes  de  violon  de  notre  Conservatoire  National  ont  formé 
presque  tous  les  grands  violonistes  et  professeurs  du  xixe  siècle. 
Elles  ont  été  pendant  longtemps  sous  l'influence  de  Massakd  qui  y 
fut  professeur  de  1843  à  1890.  Son  enseignement  fut  célèbre,  moins 
peut-être  à  raison  de  son  mérite  propre,  que  par  la  valeur  d'élèves 
remarquables  dont  il  sut  s'entourer.  Ceux-ci  ont  même  occupé  pen- 
dant quelques  années  les  quatre  classes  du  Conservatoire  : 
MM.  Marsick,  en  effet,  Lefort,  Barthelier  et  G.  Rémy  étaient  tous 
élèves  de  Massard.  C'est  ce  qu'on  a  appelé  l'enseignement  belge,  à 
raison  de  l'origine  du  maître  A  la  démission  de  M.  Marsick, 
en  1900,  sa  classe  fut  confiée  à  M.  Edouard  Nadaud  (né  à  Paris 
en  1862),  élève  de  Dancla,  et  la  mort  de  M.  Berthelier  permit  d'attri- 
buer une  seconde  classe  à  M.  Lucien  Capèt  (né  à  Paris  en  1873), 
élève  de  Marin.  Ces  deux  professeurs  se  rattachent  à  l'école  française 
de  Maillot.  M.  Lucien  Capet  a  fondé  un  quatuor  qui  s'est  fait  entendre 
avec  succès  en  France  et  à  l'étranger,  et  notamment  aux  fêtes  don- 
nées à  Bonn  en  1891,  à  la  mémoire  de  Beethoven.  Il  a  publié  (1916) 
un  Traité  de  la  technique  supérieure  de  l'archet,  où  abondent  les 
exemples  et  les  détails,  et  qui  est  destiné  à  devenir  un  ouvrage  de 

Comoarieu.  —  Musique,  III.  12 


178  D  AUBEft    A    BERLIOZ 

fonds  pour  les  violonistes.  M.  Ed.  Nadaud,  après  une  carrière  de 
virtuose,  s'est  consacré  au  professorat  et  a  publié  une  édition  des 
maîtres  du  violon,  dont  l'eusenible  progressif  constitue  une  méthode 
d'enseignement.  —  Parmi  les  violonistes  contemporains  célèbres,  il 
convient  de  citer  M.  Ysaye,  né  à  Liège  (1858),  professeur  au  Conser- 
vatoire de  Bruxelles,  dont  le  jeu  a  une  particulière  puissance; 
M.  Thomson,  né  aussi  à  Liège,  en  1857,  professeur  au  Conservatoire 
de  cette  ville  ;  enfin  deux  anciens  élèves  du  Conservatoire  de  Paris  : 
le  Roumain  Georges  E.nkscu  (1882),  virtuose  remarquable  et  compo- 
siteur dont  la  Symphonie  avec  violoncelle  principal,  la  musique  de 
chambre  et  les  Chansons  de  Clément  Marot  sont  appréciées;  Jacques 
Thibaud,  né  à  Bordeaux  (1880),  qui  représente  l'élégance,  la  distinction 
et  le  charme  de  l'Ecole  française. 

A  l'étranger,  les  bons  violonistes  sont  légion.  Il  y  eut  une  Ecole  de 
Cassel  avec  L.  Spouk.  L'auteur  de  Jessonda  fut  aussi  célèbre  comme 
virtuose  que  comme  compositeur.  A  Vienne,  il  soutint  avec  honneur 
une  sorte  de  match  contre  Rode:  en  Italie,  on  le  mit  presque  sur  le 
même  rang  que  Paganini:  à  Londres,  il  joua  devant  la  cour.  A  Paris, 
l'accueil  fut  beaucoup  plus  froid.  Entre  les  mains  de  ce  géant,  le 
violon  avait  l'air  d'une  pochette.  C'est  en  1822,  après  de  nombreuses 
tournées,  qu'il  s'établit  comme  Kapellmaisler  à  Cassel.  Trois  de  ses 
Concertos  sont  restés  célèbres  :  le  7°,  en  mi  mineur  (op.  38),  le  8e  en 
la  majeur  (op.  47)  et  le  9°  en  ré  mineur  (op.  55).  Comme  Vieuxtemps, 
Spohr  a  une  place  distincte  parmi  ses  contemporains  qui  ne  connais- 
saient guère  que  l'emphatique  «  grandezza  »  des  Italiens  et  le 
badinage  français.  Sa  mélodie,  rappelant  le  cantabile  de  Mozart, 
son  goût  pour  les  rythmes  de  berceuse,  pour  le  chromatisme  et  la 
modulation  enharmonique,  son  application  (ex.,  le  concerto  n°  8) 
à  introduire  l'élément  dramatique  dans  la  composition,  font  de  lui 
un  romantique  assez  original.  —  Il  y  eut  une  Ecole  de  Vienne, 
avec  Mayseder,  Boum,  etc.;  une  Ecole  de  Prague,  avec  Pixis,  Kai.li- 
woda,  MiLDïSER,  Dkeyschoc.k,  Slaw.ik  ;  une  Ecole  de  Berlin,  dont  le 
dernier  maître  fut  Joachim.  Pour  une  liste  complète  nous  ne  pouvons 
que  renvoyer  à  l'ouvrage  de  Wasielewski,  die  Violine  nnd  ihre 
Meister  (190't),  sorte  de  dictionnaire  formé  dune  suite  de  brèves 
notices,  et  dont  nous  ne  saurions  reproduire  ici  les  nomenclatures 
inévitablement  très  sèches. 

Si  l'on  observe  les  progrès  réalisés  de  Haydn  à  Beethoven 
et  aux  œuvres  ultérieures  de  musique  de  chambre,  on  peut 
comparer  le  violoncelle  à  un  personnage  qui  dans  les 
sociétés  mondaines  prenait  d'abord  peu  de  part  aux  con- 
versations, et  se  bornait  à  approuver,  en  les  appuyant  de 
quelques  mots  opportuns,  les  idées  exprimées  autour  de 
lui  :  bientôt,  il  s'enhardit  à  émettre  des  opinions  person- 
nelles et,  sans  prendre  d'ailleurs  la  direction  des  entre- 
tiens,   à    faire   figure   de    premier   plan.    Parallèlement,    la 


LES    MAITRES    FRANÇAIS    RU    VIOLON  J79 

virtuosité  de  son  langage  se  modifia  comme  sa  fonction.  La 
fin  d'une  seconde  étape,  dans  cette  dernière  évolution,  est 
marquée  par  les  virtuoses  du  xvme  siècle  qui  finirent  leur 
carrière  entre  les  années  1800  et  1827  :  Luigi  Boccherini, 
de  Lucques  (1743-1805),  qui  vint  en  1768  h  Paris  où  lurent 
publiés  les  premiers  ouvrages  de  sa  musique  de  salon  et 
ses  quatre  Concertos;  les  deux  Janson  :  Jean-Baptiste,  de 
Valeneiennes  (1742-1803),  et  son  frère  Louis-Auguste 
(1749-1815);  les  deux  Dupoht,  Jean-Pierre,  de  Paris  (1741- 
1818).  et  son  frère  Jean-Louis  (1749-1819),  un  'des  ancêtres 
créateurs  de  la  technique;  les  deux  Levasseuh,  Pierre- 
François,  d'Abbeville  (1753-1815),  auteur  des  12  duos 
pour  violoncelle,  et  son  frère  Jean-Henry,  de  Paris  (1765- 
1823).  qui  collabora  à  la  méthode  de  violoncelle  adoptée 
par  le  Conservatoire;  Jean-Baptiste  Bréval,  né  dans  le 
département  de  l'Aisne  (1756-1825),  auteur  de  symphonies 
concertantes,  d'un  grand  nombre  de  compositions  pour 
musique  de  chambre  et  d'une  Méthode  raisonnêe  de  violon- 
celle (1804).  Aux  maîtres  français  se  rattachent  quelques 
suites  d'artistes  particulièrement  brillantes. 

Rendre  léger,  étendre  dans  le  registre  aigu,  et  adapter 
le  plus  possible  au  langage  polyphone  un  instrument  lourd, 
qui  semblait  voué  aux  graves  monodies,  tel  fut  le  problème 
résolu  par  les  virtuoses. 

Jean-Louis  Duport  eut  pour  élève  Nicolas  Jos.  Platel, 
de  Versailles  (1777-1835),  qui,  au  commencement  du  siècle, 
passait  pour  le  premier  violoncelliste  de  Paris.  En  1824, 
Platel  s'établit  à  Bruxelles,  et  fut  nommé  professeur  à 
l'Ecole  royale  de  musique  (érigée  au  Conservatoire  en 
1831)  :  c'est  là  qu'il  forma  le  belge  Adrien-François 
Servais  (1807-1866),  celui  qui  fut  surnommé  «  le  Paganini 
du  violoncelle  »,  et  qui,  après  avoir  fait  consacrer  son 
talent  par  le  public  de  Paris,  fit  ses  plus  belles  tournées 
européennes  de  concerts  entre  les  années  1843  et  1848.  Il 
a  écrit,  avec  3  concertos,  un  certain  nombre  de  Caprices 
et  de  Duos,  des  Fantaisies  avec  orchestre  qui  sont  bril- 
lantes, d'une  musicalité  faible,  trop  souvent  d'une  longueur 
excessive.  Levasseur  eut  pour  élève  un  autre  grand  vir- 
tuose, Auguste  Franchomme,  né  à  Lille  en  1808;  premier 
prix  du  Conservatoire  de  Paris  en  1826,  Franchomme   fut 


180  DAUBER    A    BERLIOZ 

acclamé  entre  les  années  1830  et  1840,  en  des  «  soirées 
musicales  »  où  il  avail  pour  partenaires  Alard,  Chopin, 
Liszt,  le  pianiste  allemand  Halle  (établi  à  Paris  depuis  1836). 

Parmi  les  autres  violoncellistes  renommés,  nous  citerons 
Ch.  Nicolas  Baudiot,  de  Nancy  (177311849),  qui  succéda  à  son  maître, 
J.-B.  Janson,  comme  professeur  au  Conservatoire,  en  1802;  Norblin, 
professeur  au  Conservatoire  de  1826  à  1846,  et  sou  élève,  le  Parisien 
Prosper  Seligman  (1817-1882);  Sébastien  Lee  qui,  de  1837  à  1868,  fut 
violoncelle-solo  à  l'Opéra  de  Paris;  l'Anglais  Rob.  Lindlet  (1776- 
1855);  Ph.  Schindlocker,  de  Mons  (1753-1827),  et  le  Belge  François 
Demunck  (1815-1854),  élève  de  Platel,  Bernard  Romberg  (1767-1841), 
Jos.  Merk,  de  Vienne  (1795-1852),  Jos.  Menter  (1808-1856),  Karl 
Schuberth  (1811-1863),  Christian  Kellermann  (1816-1866),  Max 
Bohrer  (1785-1867),  G.  Ed.  Goltermann  (1824-1898)  et  deux  contem- 
porains, l'Espagnol  Pablo  Cazals  et  le  Français  André  Hekking. 

Il  y  aurait  aussi  des  généalogies  artistiques  il  établir 
dans  les  autres  domaines  de  la  virtuosité  instrumentale. 
Pour  la  flûte,  il  faudrait  remonter  à  Devienne,  professeur 
au  Conservatoire  jusqu'en  1802  :  Devienne  (1759-1803), 
fut  le  maître  de  Jos.  Guillou  (1784-1853).  professeur  au 
Conservatoire  en  1816;  Guillou  fut  le  maître  de  Dorus,  de 
Valenciennes  (1812-1896);  Taffanel  (f  1908)  fut  l'élève  de 
Dorus  (et  Pu.  Gauisert  est  l'élève  de  Taffanel).  Wunderlich, 
né  à  Bayreuth  en  1755,  mais  d'éducation  française,  fut 
aussi  un  des  premiers  professeurs  de  flûte  du  Conserva- 
toire :  il  eut  pour  élèves  Berbiguier,  né  dans  le  département, 
de  Vaucluse  (1782-1836),  auteur  d'une  «  Grande  méthode 
de  flûte  »,  et  le  Parisien  Jean-Louis  Tulou  (1746-1865),  un 
des  maîtres  les  plus  célèbres  de  l'instrument.  Tulou  entra 
en  1813.  comme  successeur  de  Wunderlich,  à  l'orchestre 
de  l'Opéra;  Le  rossignol  de  Lebrun  (opéra  de  1815)  fut 
l'occasion  d'un  de  ses  triomphes. 

Parmi  les  virtuoses  étrangers,  on  peut  mentionner  Louis  Dkouet, 
né  à  Amsterdam  dune  ancienne  famille  de  réfugiés  (1792-1873);  élève 
du  Conservatoire  de  Paris,  il  fut  successivement  flûtiste  officiel  du 
Roi  de  Hollande  (Louis-Napoléon),  de  l'Empereur,  de  Louis  XVIII,  et 
voyagea  ensuite  en  donnant  des  concerts  dans  les  deux  mondes. 

Pour  le  hautbois,  le  maître  français  le  plus  ancien  est  Ant.  Sal- 
lantin,  né  à  Paris  en  1754,  professeur  au  Conservatoire  de  1794  à 
1813.  Sallantin  eut  pour  élèves  Garnier,  de  Vaucluse  (1759-1825),  et 
G.  Vogt,  de  Strasbourg  (1781-1870),  qui,  après  avoir  été  hautboïste 
de  la   garde  sous  Napoléon  Ier,  appartint  aux  concerts  du  Conserva- 


LES    MAITRES    FRANÇAIS    DU    VIOLON  181 

toire,  de  1828  à  1844.  Un  des  meilleurs  élèves  de  Vogt  fut  Babret 
(1808-1879),  qui  passa  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  à  Londres.  — 
Les  clarinettistes  réputés,  dans  la  première  partie  du  siècle,  se 
rattachent,  en  France,  à  l'enseignement  de  Blasius,  de  Bef.r  et  de 
Klosé,  professeur  au  Conservatoire:  en  Belgique,  à  celui  de 
G.  Chr.   Ba.chma.nn  et  de  Blaës. 

Les  autres  instruments  peuvent  être  représentés  ici  par 
celui  ([lie  Meyerbeer  appelait  «  le  génie  du  cuivre  et  de 
l'airain  sonore  »,  Adolphe  Sax,  né  à  Dinant  en  1814.  Ce 
fut  un  virtuose  et  un  luthier  de  premier  ordre.  Il  vint  à 
Paris  en  1842,  pour  faire  connaître  les  améliorations 
apportées  par  lui  à  la  clarinette-basse. 

La  clarinette-basse,  inférieure  d'une  octave  à  la  clarinette  soprano 
en  si  bémol,  et  d'une  neuvième  majeure  à  la  clarinette  en  ut,  était 
ancienne  mais  défectueuse.  Meyerbeer  l'avait  employée  de  façon 
originale  en  1836,  au  ve  acte  des  Huguenots  (n°  27  de  la  partition 
d'orchestre,  onze  premières  mesures  de  la  scène  de  l'interroga- 
toire), pour  accompagner  ces  paroles  solennelles  de  Marcel  à  Raoul 
et  Valentine  agenouillés  devant  lui  :  Savez-vous  qu'en  joignant  vos 
mains  dans  ces  ténèbres,  etc.  Améliorée  par  Sax,  elle  reparut  au 
ive  acte  du  Prophète  en  1849  (scène  de  l'exorcisme,  accompagnement 
du  récitatif  dramatique  de  Jean).  R.  Wagner  l'emploie  couramment, 
et  la  réunit  parfois  à  trois  clarinettes  soprano  (comme  dans  La  Valky- 
rie,  I,  2,  p.  22  de  la  partition).  Berlioz  dit  qu'on  produit  une  impres- 
sion de  terreur  lorsque,  quatre  clarinettes  émettant  les  notes  do  dièze, 
mi,  sol,  si  bémol,  on  ajoute  une  clarinette-basse  donnant  le  sol  grave... 

En  1844,  Ad.  Sax  se  produisit  dans  un  concert  avec 
l'instrument  qui  est  sa  plus  belle  création,  le  saxophone, 
pour  exécuter  (avec  une  trompette  suraiguë  jouée  par 
Dauvehnay,  un  nouveau  cornet  joué  par  Dufresne,  un 
bugle  joué  par  Auban,  deux  clarinettes  jouées  par  Leperd 
et  DupitEz)  un  morceau  «  à  six  »,  spécialement  écrit  par  un 
de  ses  plus  chauds  partisans,  II.  Berlioz.  Le  succès  tut 
très  grand.  Sax  construisit  son  saxophone  en  huit  gran- 
deurs différentes.  Il  modifia  aussi  les  bugles,  les  cors,  et 
les  trombones  d'après  un  système  qui  supprimait  les 
angles  et  contours  trop  heurtés  dans  les  tubes  additionnels 
ou  pistons,  et  qui  modifiait  les  sons  sans  changer  le  doigté 
en  usage.  Le  principe  général  de  ses  constructions  était 
celui-ci  :  ce  sont  les  proportions  (et  non  la  forme  des 
instruments)  qui  font  la  qualité  du  timbre.  Il  trouva  une 
vive  opposition  chez  Ifs  (acteurs  du  temps  :  Raoux.  Halary, 


182  d'aUBEB    A    BERLIOZ 

Gautrot  aîné,  BulFet  jeune,  Gambraye.  Il  finit  par 
triompher,  non  sans  peine.  Une  commission  où  siégaicnt 
Spontini,  Auber,  Halévy,  Adam,  Onslow,  Carafa,  Kastner, 
lui  fut  favorable.  Elle  provoqua  la  décision  ministérielle 
du  9  août  1845,  qui  fixa  la  composition  instrumentale  des 
régiments  d'infanterie  et  de  cavalerie.  Sax  a  rendu  des 
services  tout  aussi  importants  à  l'orchestre.  Dans  la 
marche  du  sacre  du  Prophète,  parut  la  brillante  phalange 
des  instruments  rajeunis  par  son  adresse,  permettant 
d'écarter  la  sonorité  un  peu  brutale  de  l'ancienne  famille 
des  bugles  :  les  petits  saxhorns  aigus  en  mi  bémol, 
remplaçant  les  petits  bugles;  les  saxhorns  contralto  en  si 
bémol,  remplaçant  les  bugles  en  si;  les  cornets  à  cylindres, 
et  les  saxhorns  alto  en  mi  bémol,  remplaçant  les  cornets  à 
pistons;  les  saxhorns  barytons  en  si  bémol,  remplaçant  les 
trombones;  les  saxhorns  basse  remplaçant  les  ophicléides. 
et  les  saxhorns  contrebasse  remplaçant  les  bombardes  de 
mi  bémol  grave.  Il  y  eut  un  progrès  analogue  en  1852, 
dans  le  Juif  errant  d'Halévy  (acte  III,  après  les  airs  de 
ballet).  Ad.  Sax  fut  nommé  professeur  de  saxophone  au 
Conservatoire  en  1857,  et  mourut  à  Paris  en  1894.  Les 
Allemands  ont  contesté  son  mérite  original,  et  insinué  que 
le  fait  de  donner  son  nom  à  un  si  grand  nombre  d'instru- 
ments  était  une  manière  d'usurpation  ;  mais  le  témoignage 
des  compositeurs  que  nous  avons  cités,  le  texte  même  d'une 
partition  pour  orchestre  comme  celle  du  Prophète,  peut  leur 
être  opposé. 

Bibliographie. 

CONESTABILE  :  Nîccolo  Paganini  (1851)  ;  FÉTIS,  Notice  biographique  sur 
N.  P.  (1851);  EscuDIER,  Vie  et  aventures  de  N.  P.  (1856);  Prod'homme,  N. 
P.  (1907,  collection  des  Musiciens  célèbres).  —  Pour  le  violon  et  les  violo- 
nistes, la  bibliographie  est  d'une  extrême  richesse.  Aux  références  que 
donnent  les  pages  qui  précèdent,  nous  nous  contenterons  d'ajouter  : 
A.  K.  TOTTMANN,  Répertoire  critique  de  la  littérature  du  violon  et  de  Valto 
(1S87,  en  ail.,  réédité  en  1900,  avec  ce  titre  :  Guide  de  la  littérature  du 
violon);  L.  DE  LA  LaURENCIE,  L'Ecole  française  de  violon  de  Lully  à  Violti, 
Eludes  d'/iistoire  et  d'Esthétique,  Paris,  1917. 

L.  GRILLET,  Les  Ancêtres  du  violon  et  du  violoncelle  (2  vol..  1901).  — 
L.  RoTH,   Guide  à  travers  ta  littérature  du  violoncelle  (en  ail.,  1888). 

WlLH.  AlTENBOURG,  La  clarinette,  ses  origines,  son  histoire  jusqu'au  temps 
présent,  au  /joint  de  vue  acoustique,  technique  et  musical  (en  ail.,  1904,  br. 
de  46  p.).  —  Emil  Prill  :  Guide  à  travers  la  littérature  de  la  flûte  (en  ail,, 
1899).  —  0.  Comettant,  Histoire  d'un  inventeur  au  XIXe  siècle  (1860).  — 
De  Lajarte,  Les  Instruments  Sax  (1867). 


CHAPITRE    VIII 

LES    AUXILIAIRES    DU    ROMANTISME 
L'AGE    D'OR    DU    CHANT    ET    DE    LA    DANSE 

Importance  des  chanteurs  d'opéra  dans  la  première  moitié  du  siècle.  — 
Types  d"interprètes  légués  par  le  xvmc  siècle  :  Trial,  Laruette,  Martin.  — 
Première  méthode  officielle  de  chant.  —  Elleviou.  —  Garcia.  —  Choron.  — 
Les  ténors  :  Nourrit,  Duprez,  Rubini,  Mario,  Roger.  —  Les  basses  :  Levas- 
seur,  Lablache,  Tamburini,  Galli.  —  Les  cantatrices;  les  types  d'inter- 
prètes :  Dugazon  et  Falcon.  —  Les  Italiennes  :  la  Pisaroni,  la  Pasta,  la 
Grisi,  la  Persiani.  —  Cantatrices  d'origine  parisienne  :  M"'e  Cinti-Damo- 
reau;  la  Malibran;  Pauline  Viardot;  Rosine  Stoltz.  — ■  Henrietle  Sontag  et 
\V.  Schrœder-Devrient.  —  Jenny  Lind.  —  La  Taglioni.  —  Les  chanteuses 
mondaines  et  le  prince  de  la  Moskowa. 

Le  chapitre  précédent  resterait  incomplet,  si  nous  ne 
disions  rien  d'une  autre  catégorie  de  virtuoses,  auxiliaires 
aussi  précieux  des  créateurs  de  chefs-d'œuvre.  Des  grands 
chanteurs,  des  cantatrices  acclamées  jadis,  des  <c  étoiles  » 
du  corps  de  ballet,  il  ne  reste  que  des  noms  avec  des  titres 
d'emplois,  des  souvenirs,  quelques  témoignagnes  recueil- 
lis par  des  admirateurs  enthousiastes.  Le  poète  qui  a  con- 
sacré de  si  beaux  vers  à  la  Malibran  a  dit  cette  destinée 
inférieure  de  l'artiste  qui.  moins  heureux  que  le  peintre  et 
le  sculpteur,  passe  comme  un  rêve  d'enchantement,  sans 
rien  laisser  de  durable  à  ceux  qu'il  a  charmés  pendant 
quelques  soirées.  Mais  il  y  a  des  gloires  qu'une  Histoire 
de  la  musique  ne  saurait  oublier;  et  peut-être  le  thème  de 
Musset  n'est-il  pas  tout  ii  fait  exact. 

Dans  la  première  moitié  du  siècle,  les  chanteurs  ont  eu 
une  importance  beaucoup  plus  grande  que  dans  la  seconde. 
Librettistes  et  musiciens  se  servaient  d'eux  pour  arriver 
au  succès,  mais  commençaient  par  se  faire  leurs  servi- 
teurs.  C'est  à  la  préoccupation  de  faire  valoir  leur  talent 


184  D'AUBER    A    BERLIOZ 

qu'il  faut  attribuer  l'usage,  abandonné  aujourd'hui,  de 
diviser  une  partition  en  «  numéros  ».  Ils  étaient  les  rois 
de  la  scène,  parfois  ses  tyrans.  Ce  qui  attirait  le  public  au 
théâtre,  c'était  bien  souvent  le  nom  du  ténor  ou  du  soprano 
qu'on  allait  entendre,  le  pathétique  avec  lequel  il  disait 
telles  phrases  connues  de  tout  le  monde,  ou  même  telle 
note  éclatante  et  rare,  inaccessible  aux  autres  organes.  La 
nature  semblait  alors  prodigue  de  belles  voix;  et  le  culte 
de  la  mélodie  était  entretenu  comme  un  feu  sacré. 

Le  xvnic  siècle  n'avait  eu  des  chanteurs  célèbres  que 
dans  le  genre  de  l'opéra-comique  où  le  jeu  de  l'acteur  est 
aussi  important  que  celui  du  chanteur  proprement  dit,  et 
quelquefois  le  fait  oublier.  C'est  ainsi  que  le  Toulousain 
Laruette  (1731-1792)  et  le  Parisien  Trial  (1771-1803)  ont 
donné  leurs  noms  à  deux  emplois,  agréables  et  très  utiles 
dans  la  comédie  lyrique  :  ceux  des  chanteurs  qui  sont  excel- 
lents comédiens  mais  doués  de  voix  médiocres.  Une  excep- 
tion doit  être  faite  pour  le  baryton  Martin,  espèce  rare  et 
charmante.  Jean-Blaise  Martin,  né  à  Paris  en  1769.  était,  à 
l'opposé  des  précédents,  un  acteur  médiocre,  mais  un 
chanteur  privilégié  qui  au  moelleux  et  à  l'élégance  de 
l'émission  joignait  le  mérite  de  passer  avec  aisance  du 
registre  du  baryton  à  celui  du  ténor.  Il  prit  sa  retraite  en 
1824,  après  des  succès  qui  l'avaient  rendu  populaire,  mais 
il  chantait  encore  en  1834,  à  soixante-cinq  ans,  grâce  à 
une  méthode  très  sûre  soutenant  son  extraordinaire  faci- 
lité; c'est  pour  lui  qu'Halévy  écrivit  un  petit  acte  d'opéra- 
comique,  Les  Souvenirs  de  La  fleur,  qui  est  de  1833. 

Entre  cette  période  et  celle  dont  nous  avons  à  parler,  où 
apparaissent  les  grands  maîtres  de  l'art  du  chant,  les 
progrès  furent  immenses.  De  l'une  à  l'autre,  la  transition 
est  représentée  par  quelques  faits.  C'est  d'abord,  pour 
l'étude  de  l'art  vocal,  l'établissement  de  la  première 
méthode  officielle  en  France  :  celle  du  Conservatoire.  Elle 
est  du  23  nivôse  an  XI  de  la  République;  elle  fut  inspirée 
par  le  chanteur  Berxardo  Mengozzi,  originaire  de  Florence, 
ancien  premier  sujet  du  théâtre  de  Monsieur,  devenu 
professeur  dans  notre  grande  Ecole;  il  mourut  (1800) 
deux  ans  avant  l'adoption  de  son  œuvre.  C'est  aussi  la 
renommée  attachée,  pour  des  raisons  diverses,  aux  noms 


L AGE  D  OR  DU  CHANT  ET  DE  LA  DANSE         185 

d'Elleviou,  de  Garât,  de  Garcia.  Elleviou,  né  à  Rennes 
en  1769,  mort  à  Paris  en  1842,  parait  avoir  été  surtout  un 
chanteur  de  charme,  très  apprécié  du  public  féminin.  Il 
avait  eu  d'abord  une  voix  de  basse-taille;  en  1792,  il  com- 
mença sa  carrière  de  ténor  à  la  mode.  Il  sut  attendrir  et 
séduire  en  jouant  les  rôles  de  Blondel  dans  Richard  Cœur 
de  lion,  de  Félix  dans  Félix  ou  l'enfant  trouvé  de  Monsi- 
gny.  d'Azor  dans  Zémire  et  Azor  de  Grétry,  de  Joseph 
dans  l'opéra  de  Méhul.  Très  supérieur  à  ceux  que  nous 
venons  de  désigner,  bien  qu'il  n'ait  jamais  abordé  la 
scène,  est  Gakat,  né  en  1764  dans  les  Basses-Pyrénées. 
Après  avoir  été  secrétaire  privé  du  Comte  d'Artois,  frère 
de  Louis  XVI,  et  avoir  bénéficié  de  la  protection  de  Marie- 
Antoinette,  Garât  avait  été  obligé  par  la  Révolution 
d'émigrer  à  Hambourg;  il  était  revenu  ensuite  à  Paris, 
avait  fait  l'admiration  du  public  des  concerts  Feydeau,  et 
était  entré  comme  professeur  au  Conservatoire.  Jusqu'à 
la  fin  du  premier  Empire,  il  eut  une  autorité  unique;  il 
forma  des  élèves  qui  devinrent  illustres  sous  la  Restau- 
ration et  sous  la  monarchie  de  Juillet.  Il  avait  une  voix  de 
baryton-ténor,  de  tessiture  très  étendue,  avec  une  grande 
agilité  de  virtuose.  Garcia  (né  à  Séville  en  1775,  mort 
à  Paris  en  1832),  père  des  deux  artistes  qui  devaient 
s'appeler  la  Malibran  et  Pauline  Viardot,  est  une  des 
figures  les  plus  originales  de  cette  période  de  transition. 
On  pourrait  le  classer  parmi  les  compositeurs,  car  il  n'a 
pas  écrit  moins  d'une  cinquantaine  d'opéras  espagnols, 
italiens  ou  français.  Comme  ténor,  il  se  fît  entendre  dans 
les  concerts  et  sur  les  scènes  des  principales  villes  des 
deux  mondes  entre  les  années  1819  et  1828  qui  sont  la 
période  la  plus  brillante  de  sa  carrière.  Son  principal 
titre  est  d'avoir  fait  —  non  sans  une  impérieuse  brutalité 
de  conquistador  —  l'éducation  de  ses  deux  filles,  et  celle 
de  son  fils  Manuel  Gaiscia  (1805-1901),  chanteur  de  talent 
secondaire  (voix  de  basse),  mais  théoricien  remarquable  de 
l'art  du  chant  et  professeur  de  premier  ordre. 

Manuel  Garcia,  dont  l'Art  du  chant  parut  en  1856,  est  l'inventeur 
du  laryngoscope,  qui  lui  permit  de  donner  une  base  expérimentale  à 
la  culture  de  la  voix  et  un  caractère  scientifique  à  l'enseignement 
(cf.  les  articles  de  Mme  Lenoël-Zévort,  Revue  musicale  du  15  mai  1904, 


186  d'aurrr  a  rrrlioz 

et  numéros    suivants).   Il  eut   des   élèves  illustres  :  Jenny  et  Stoch- 

HAUSEN. 

Enfin,  il  Tant  faire  une  place  d'honneur,  dans  cette 
période,  à  Alexandre  Choron.  Né  à  Gaen  en  1772, 
mathématicien  imbu  des  théories  de  Rameau,  apôtre  du 
chant  choral,  avant  le  o;oût  des  grandes  masses  vocales, 
Choron  poussait  jusqu'au  plus  pur  désintéressement  la 
vocation  du  professorat.  Lorsque  le  Conservatoire  fut 
supprimé  en  1816,  il  ouvrit  Y  Ecole  de  chant  et  de  décla- 
mation qui  fil  l'intérim  jusqu'à  la  Révolution  de  Juillet, 
et  donna  naissance  à  des  études  de  musique  religieuse  qui 
devaient  être  reprises  en  1853  par  Niedermeyer  et  en  1894 
par  Charles  Bordes.  Choron  forma  beaucoup  de  chanteurs; 
et  il  est  le  premier  qui  fit  entendre  en  France  des  compo- 
sitions de  Palestrina  et  de  Marcello. 

Nous  arrivons  à  un  groupe  d'artistes  supérieurs,  inter- 
prètes des  chefs-d'œuvre  de  Rossini.  d'IIalévy,  de  Meyer- 
beer,  dont  la  gloire  fut  presque  égale  à  celle  de  ces  com- 
positeurs. Ils  furent  les  dieux  de  la  scène.  Renouvelant,  la 
tradition  de  certains  miracles  jadis  obtenus  par  la  parole 
modulée  et  par  le  geste,  ils  charmèrent  plusieurs  généra- 
tions en  jouant  de  cet  instrument  magique,  le  plus  beau  et 
le  plus  émouvant  que  nous  connaissions  :  la  voix  humaine. 

En  1827,  le  ténor  en  vedette  était  celui  qu'on  a  appelé  «  le 
T aima  de  la  tragédie  chantée  »  :  Adolphe  Nourrit.  «  Il  faut 
entendre  Nourrit  et  Mlle  Falcon,  a  écrit  Berlioz,  dans  le 
duo  du  4e  acte  des  Huguctiots  pour  se  faire  une  idée  de  la 
perfection.    » 

Ad.  Nourrit  était  né  à  Montpellier  en  1802.  Garcia,  l'ayant  entendu, 
devina  sa  vocation,  le  tira  d'une  compagnie  d'assurances  et  lui 
donna  des  leçons  pendant  dixdiuit  mois.  Encouragé  par  le  marquis 
de  Lauriston,  il  entra  à  l'Opéra  en  1821  comme  remplaçant  aux 
appointements  de  500  francs  par  mois.  11  débuta,  la  même  année, 
dans  le  rôle  de  Pylade  d'Iphigénie  en  Tauride  (Gluck),  à  côté  de  son 
père  qui  jouait  le  rôle  de  coryphée.  Il  fut  particulièrement  applaudi 
dans  l'air  Unis  dès  la  plus  tendre  enfance,  et  dans  le  duo  Et  tu  pré- 
tends encore  que  tu  m'aimes!  Il  joua  ensuite  dans  Les  Danaïdes  de 
Salieri  (rôle  de  Lyncée),  dans  le  Tarare  du  même  (rôle  de  Calpigi), 
dans  les  Baradères  de  Catel  (Démaly),  dans  Armide  (Renaud),  dans 
OEdipe  à  Colorie  de  Sacchini  (Polynice),  dans  Orphée,  repris  spé- 
cialement pour  lui  en  1821.  Devenu  premier  sujet  aux  appointements 


L  AGE  D  OR  DU  CHANT  ET  DE  LA  DANSE         187 

de  3  000  francs,  il  eut  de  gros  succès  en  1826,  dans  Le  Voyage  à 
Reims  et  dans  Le  Siège  de  Corinthe  (rôle  de  Nicoclès).  Il  joua  encore 
dans  le  Moïse  de  Rossini,  et  fut  nommé  en  1828,  «  professeur  de 
déclamation  pour  la  tragédie  lyrique  »  au  Conservatoire.  Il  obtint 
ensuite  ses  plus  beaux  triomphes  dans  [.a  Muette  et  dans  Le  Comte 
Ory  (1828),  dans  Guillaume  Tell  (1829),  dans  Robert  le  Diable,  dans 
La  Juive  et  dans  Les  Huguenots.  C'est  lui  qui,  d'après  le  témoignage 
d'Halévy,  fit  remplacer  le  finale  du  4°  acte  de  La  Juive  par  l"air  dont 
il  écrivit  les  paroles  : 

Rachel,  quand  du  Seigneur  la  grâce  tutélaire 
A  mes  tremblantes  mains  confia  ton  berceau... 

Il  passe  aussi  pour  avoir  en  une  grande  part  à  la  composition  de  la 
grande  scène  du  4e  acte  des  Huguenots.  Après  avoir  approuvé  la 
nomination  de  Duprez  à  l'Opéra,  il  en  conçut  un  vif  chagrin,  et  donna 
sa  démission.  Sa  représentation  de  retraite  eut  lieu  le  1er  avril  1837. 
Il  fit  alors  des  tournées  en  province,  puis  en  Italie.  Il  mourut  à 
Naples  en  1839. 

Nourrit  était  doué  d'une  voix  admirable  qu'il  gouver- 
nait avec  beaucoup  d'intelligence  et  de  goût.  Nous  pouvons 
nous  faire  une  idée  de  sa  manière  d'après  ses  lettres, 
publiées  par  M.  Quieherat.  A  un  artiste  qui  allait  débuter 
dans  le  rôle  de  Raoul,  il  écrivait  :  «  Chante  librement  et 
sans  effort;  avant  tout,  pense  au  charme  qui  est  la  plus 
grande  puissance  de  la  musique.  »  (Lettre  du  13  juillet  1836.) 
Il  parait  avoir  beaucoup  usé  des  notes  en  voix  de  tête;  il 
attachait  une  importance  particulière  aux  changements 
de  timbre;  il  disait  d'un  chanteur  italien  dont  il  taisait 
grand  cas  :  «  malheureusement,  il  n'a  que  deux  cou- 
leurs ii  sa  disposition  :  le  blanc  et  le  noir  ».  De  lui  est 
ce  mot  caractéristique  :  là  où  il  n'y  a  pas  de  nuances,  il 
ri  y  a  pas  de  musique.  (Lettre  du  2  janvier  1838.)  Intel- 
ligence dramatique,  charme  finement  nuancé  de  la  voix  : 
tel  était  le  talent  de  Nourrit.  En  général,  il  donnait  beau- 
coup de  volume  et  poussait  au  son;  niais  il  savait  l'art  des 
contrastes.  Dans  l'adagio  Tu  l'as  dit  du  grand  duo  des 
Huguenots,  il  mettait,  dit  la  Revue  de  Paris  (mai  1837), 
«  une  volupté  mélancolique  et  tendre  »...  Quand  il  quitta 
l'Opéra  (1837),  il  eut  pour  successeur  un  autre  ténor  de 
premier  ordre  qui  fut  en  même  temps  un  musicien  solide, 
un  professeur  excellent,  et  passa  pour  réunir  en  sa 
personne     de     chanteur    l'art    italien    et    l'art    français    : 


188 


D  AUBER    A    BERLIOZ 


Gilbert  Louis  Dupkez.  Né  à  Paris  en  1806,  élève  de 
Choron.  Duprez  débuta  en  1825  (à  l'Odéon)  dans  le  rôle 
d'Almaviva  du  Barbier  de  Rossini.  Après  une  tournée  en 
Italie  (1828-1830).  il  revint  à  Paris  et  prit  possession  des 
rôles  de  Nourrit,  son  irascible  rival.  Sa  voix  avait  d'abord 
peu  de  volume;  il  la  forma  lentement,  par  l'étude  et  par  la 
méthode.  On  admirait  en  lui,  avec  l'éclat  des  ut  de  poitrine, 
un  art  impressionnant  du  phrasé,  une  manière  unique  de 
dire  le  récitatif.  On  l'acclamait  lorsqu'il  lançait  la  formule 
0  Mathilde,  idole  de  mon  unie,  et  lorsqu'il  disait  cette 
phrase  difficile  : 


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ar  .  ra.chons        Guil  .  lau     .     me  à  ses  coups! 

Dupiez  fut  professeur  au  Conservatoire,  de  1842  à  1850;  il  fonda 
une  école  libre  de  chant  d'où  sont  partis  des  sujets  tels  que  son  fils 
Léon  Duprez,  et  sa  fille  Mme  Van  den  Heuvel,  Mme  Miolhan  Car- 
valho,  etc..  Dans  son  Art  du  chant  (1845),  il  expose  une  méthode 
dont  le  premier  mérite  est  de  ne  pas  vouloir  s'imposer  comme 
unique  et  seulement  de  diriger  l'élève  par  des  préceptes  gradués.  11 
s'y  montre  assez  hostile  à  la  théorie  pure  :  «  Il  serait  déplacé,  dit-il, 
et  peut-être  affligeant,  dans  un  traité  de  cette  nature,  de  donner  une 
définition  scientifique  du  larynx...  De  même  qu'un  poète  n'a  pas 
besoin  de  connaître  la  physiologie  du  cerveau  pour  faire  des  vers, 
de  même  il  est  inutile  de  savoir  l'anatomie  des  organes  vocaux  pour 
chanter.  »  Il  débute,  de  façon  originale,  par  l'étude  de  la  vocalisa- 
tion sur  uno   seule   voyelle.   «   Phraser,  accentuer,  colorer,   sont  les 


L  AGE  D  OR  DU  CHANT  ET  DE  LA  DANSE         189 

parties  mondes  (sic)  qu'on  doit  chercher  à  acquérir  en  même  temps 
qu'on  étudie  le  mécanisme  du  chant  ».  Il  érige  presque  en  système 
lemploi  du  timbre  sombré,  comme  moyen  d'expression.  Il  considère 
le  trille  comme  «  un  son  tremblé  qui  fait  entendre  distinctement 
deux  notes  ».  —  Ses  Souvenirs  d'un  chanteur  (1888)  donnent  peu  de 
renseignements  utiles  pour  l'histoire  musicale;  ils  contiennent  des 
anecdotes  assez  minces  écrites  dans  le  style  de  la  petite  chronique 
de  journal. 

Sur  ces  deux  grands  artistes  aimant  leur  art  avec  passion, 
Nourrit  et  Duprez.  à  qui  l'intensité  même  de  leur  talent  ne 
permit  pas  de  vivre  dans  le  même  théâtre  et  dont  la  riva- 
lité eut  un  dénouement  tragique,  il  y  a  un  témoignage 
précieux  entre  tous  :  c'est  celui  d'un  autre  grand  ténor. 
Tambeulick;  il  est  emprunté  à  des  souvenirs  manuscrits 
que  Périvier,  rédacteur  en  chef  du  Figaro,  avait  demandés 
à  ce  dernier  sur  sa  carrière  artistique,  et  dont  une  partie 
est  ainsi  reproduite  par  Henry  Brody  (Revue  musicale 
d'avril  1904)  : 

«  La  dernière  fois  que  j'entendis  Nourrit,  c'était  à  Naples,  la  veille 
du  jour  où  il  se  suicida.  Il  chantait  Giuramento  de  Mercadante.  Je 
l'écoutai  avec  la  plus  profonde  attention  et  fus  vivement  impres- 
sionné par  l'intensité  du  son  qu'il  obtenait.  Le  public  napolitain  lui 
fit  une  ovation  à  chaque  acte,  comme  s'il  voulait  faire  oublier  au 
grand  artiste  le  chagrin  profond  qui  minait  sa  raison.  Nourrit  était 
certainement  encore  en  possession  de  ses  moyens.  Il  phrasait  déli- 
cieusement et  faisait  le  plus  grand  plaisir  à  entendre.  Cependant,  sa 
voix  un  peu  blanche  et  gutturale  prenait  à  la  gorge.  Il  fatiguait;  et 
je  crois  que  cela  l'impressionnait  au  moins  autant  que  les  succès  de 
Duprez.  Si  Nourrit  n'obtenait  pas  les  effets  dramatiques  avec  la 
même  intensité  que  ce  dernier  chanteur,  dont  la  voix  avait  certaine- 
ment plus  de  puissance,  c  est  qu'en  dehors  du  timbre  de  la  voix, 
Duprez  accentuait  avec  plus  d'énergie,  et  surtout  plus  de  justesse,  la 
parole  chantée.  L'ancienne  école  recherchait  presque  exclusivement 
la  beauté  du  son,  le  phrasé  élégant,  le  brio.  Duprez  a  ajouté  aux 
qualités  maîtresses  du  chanteur  l'accentuation  vraie  des  mots  qui 
leur  donne  leur  valeur  réelle  et,  mettant  au  point  la  déclamation 
lyrique,  conduit  au  pathétique  par  le  s,eul  moyen  qui  ne  faiblisse 
pas,  que  la  voix  soit  belle  ou  médiocre.  Bien  émettre  le  son,  bien 
dire  :  tout  l'art  du  chant  est  là.  Ou  pourrait  presque  avancer  que 
Duprez  a  introduit  le  réalisme  dans  le  chant.  Nourrit  avait-il  com- 
pris que  son  éducation  était  à  refaire,  que  Duprez  était  dans  le  vrai, 
et  qu'il  lui  fallait  devenir  l'émule  du  nouveau  venu  ou  continuer  à 
porter  le  drapeau  de  l'ancienne  Ecole?  Il  était  bien  tard  pour  com- 
mencer de  nouvelles  études.   Quoi  qu'il  en   fût,  le  grand  artiste  ne 


190  DAUBER    A    BERLIOZ 

put  se  consoler  d'avoir  perdu  le  premier  rang:  le  chagrin  l'envahit 
au  point  de  ne  lui  montrer  d'autre  issue  à  sa  situation  que  la  mort 
elle-même:  et  le  lendemain  de  cette  belle  représentation  où  il  avait 
été,  pour  ainsi  dire,  enseveli  sous  les  fleurs,  où  il  m'avait  si  fort 
impressionné  que  je  n'en  pus  dormir  de  la  nuit,  le  lendemain  de 
cette  suprême  leçon  de  chant  que  Nourrit  me  donna,  et  que  je  n'ai 
pas  oubliée,  j'appris  avec  une  émotion  indescriptible,  d'un  groupe 
qui  stationnait  à  la  porte  de  son  hôtel,  qu'il  s'était  suicidé  quelques 
heures  auparavant.  L'idée  de  revoir  ses  traits,  de  contempler  une 
dernière  fois  le  maître  chanteur  ne  me  vint  même  pas  dans  mon 
épouvante.  Je  m'en  fus  vers  le  port,  j'errai  sur  les  grèves  tout  le 
jour,  ramené  le  soir  par  la  faim,  ayant  toujours  dans  l'oreille  les 
accents  du  maître  qui  n'était  plus.  »  (Tamberlick. ) 

Le  pouvoir  de  séduction  si  troublant  qu'exerce  le 
chanteur  a  des  causes  multiples.  Il  tient  à  la  correspon- 
dance mystérieuse,  inexplicable,  mais  d'une  exactitude 
saisissante,  qui  s'établit  entre  la  beauté  nuancée  du  son  et 
les  sentiments  à  exprimer,  si  bien  qu'à  une  caresse  de 
l'oreille  se  joint  chez  l'auditeur  une  sorte  de  mise  en  con- 
tact soudaine  et  directe  avec  la  vie  d'une  âme  dont  la  svm- 
pathie  le  pénètre;  il  tient  aussi  à  ce  que  la  forme  de 
langage  la  plus  artificielle  et  la  plus  compliquée  qui  soit, 
mais  aussi  la  plus  belle,  arrive,  à  force  de  science  bien 
réglée,  à  paraître  instinctive  et  naturelle.  De  là  l'étonne- 
ment  délicieux  que  nous  éprouvons;  les  conditions  de  la 
vie  et  de  l'expression  de  la  vie  sont  transformées  par  un 
coup  de  magie  sans  qu'aucune  loi  de  la  vraisemblance 
paraisse  violée  :  on  a  l'impression  d'une  harmonie  divine. 
Ces  réflexions  sont  suggérées  par  le  souvenir  de  Rubini. 
Voici  comment  Marietta  Alboni,  dans  son  journal,  parle  de 
ce  célèbre  ténor  qu'elle  entendit  à  Pétrograd  dans  l'hiver 
de  1844  : 

<c  Comment  pourrais-je  exprimer  ce  que  j'éprouvai,  lorsque  pour  la 
première  fois  j'entendis  chanter  Rubini?  Mes  sensations  étaient  telles 
que  ce  fut  pour  moi  comme  une  révélation.  Je  ne  me  doutais  pas  que 
l'on  pût  chanter  avec  une  telle  perfection,  et  il  me  serait  impossible 
de  rendre  par  écrit  les  mille  nuances  de  l'art,  la  flexibilité  de  la 
voix,  la  beauté  du  style  de  ce  grand  virtuose...  »  (Cité  par  Arthur 
Pougin,  Marietta  Alboni,  p.  12.) 

Né  en  1795  près  de  Bergame,  Rubini  chanta  à  Paris 
dans  l'hiver  de  1825-1826,  puis  dans  la  période  1832-1843 


L AGE  D  OR  DU  CHANT  ET  DE  LA  DANSE         191 

où  il  se  partageait  entre  Paris  et  Londres.  Les  contem- 
porains vantent  surtout  le  timbre  de  sa  voix,  le  sentiment 
avec  lequel  il  disait  la  mélodie,  et  les  brillants  ornements 
dont  il  l'enrichissait  sans  trop  alarmer  le  goût.  Après  de 
triomphales  tournées  en  Allemagne  (où  il  était  accom- 
pagné de  Liszt!)  et  en  Russie,  il  se  retira,  comblé  de  tous 
les  dons  de  la  fortune,  en  Italie:  il  y  mourut  (1845)  châte- 
lain, propriétaire  d'un  petit  duché. 

Rubini  paraît  avoir  abusé  de  certains  moyens  expressifs.  Dans  un 
Dictionnaire  des  violoncellistes,  manuscrit  inédit  qui  est  en  ma  pos- 
session, Alex.  Batta  s'exprime  ainsi,  à  l'article  qui  porte  son  propre 
nom  :  «  En  1835,  Rubini  jouissait  encore  de  toute  la  faveur  du  public, 
autant  par  ses  défauts  que  par  ses  qualités  incontestables.  Le  plus 
remarquable  de  ces  défauts  était  l'opposition  du  forte  et  du  piano  qui 
se  reproduisait  incessamment,  quel  que  fût  le  caractère  de  la  phrase. 
Ce  moyen  de  séduction  ne  manquait  jamais  son  effet.  Batta  comprit 
qu'il  pouvait  l'appliquer  au  violoncelle  dont  le  diapason  et  le  timbre 
ont  de  l'analogie  avec  la  voix  de  ténor.  Il  ne  s'était  pas  trompé  sur 
le  résultat  que  pouvait  avoir  cette  application  pour  sa  fortune  et  sa 
renommée.  » 

Un  des  meilleurs  élèves  de  Rubini  fut  un  autre  ténor  dont 
le  pouvoir  de  séduction  a  laissé  des  souvenirs  presque  légen- 
daires :  Giuseppe  Mario,  comte  de  Candia.  Né  à  Cagliari 
en  1810,  et  d'abord  officier  dans  l'armée  du  Piémont,  Mario 
vint  à  Paris  en  1836.  Il  chanta  dans  les  réunions  mondaines 
où  son  talent  et  son  élégance  lui  oap;nèrent  tous  les  cœurs; 
cédant  h  des  sollicitations  pressantes,  il  entra  à  l'Opéra  où 
il  débuta  dans  Robert  le  Diable (1838),  puis  au  Théâtre  italien 
(1840)  :  jusqu'en  1858,  il  se  partagea  entre  Paris,  Londres 
et  Pétrograd.  toujours  accompagné  de  Giulia  Grisi  qu'il 
finit  par  épouser,  recueillant  avec  elle  les  ovations  que  le 
public  prodigue  à  ses  idoles.  Sur  le  tard,  on  lui  reprocha 
de  ne  pas  s'être  retiré  en  temps  opportun  et  de  prolonger 
sa  carrière  un  peu  plus  que  de  raison.  Il  était  médiocre 
acteur,  mais  irrésistible,  parait-iL  comme  chanteur  et 
comme  homme.  Un  artiste  plus  complet,  quoique  moins 
bien  doue  peut-être  par  la  nature,  fut  Gustave  Hippo- 
lyte  Roger,  né  en  1815  aux  environs  de  Paris.  Roger 
peut  être  considéré  comme  appartenant  encore  à  l'âge  d'or 
du    chant.    Il    représente    une    sorte  de   moyenne   entre   le 


192  DAUBER    A    BEI5L10Z 

chant  de  Rubini  (chant  plus  attaché  à  la  tonne  qu'au  jeu 
pathétique)  et  le  chant  dramatique  de  Duprez,  dont  il 
adopta  la  voix  sombrée.  De  1835  à  1859.  il  passa  dix  ans 
a  l'Opéra-Comique  et  onze  ans  à  l'Opéra;  il  débuta  dans 
l'Eclair  d'IIalévy  (1835,  rôle  de  Georges),  dont  il  joua 
ensuite  Le  Shérif,  Guitarrero,  Les  Mousquetaires  de  la 
Reine,  puis,  à  l'Opéra,,  Le  Juif-Errant;  il  brilla  dans  les 
opéras  d'Auber  [La  Part  du  diable,  La  Sirène,  Haydèe, 
L  Enfant  prodigue),  de  A.  Thomas,  de  Clapisson.  de  Grisar, 
de  Niedermeyer.  En  1859.  il  reparut  sur  la  scène  de 
l'Opéra  avec  un  bras  mécanique  dissimulant  un  accident  de 
chasse;  en  1868  il  fut  nommé  professeur  au  Conservatoire. 

Parmi  les  basses,   il  y  eut  aussi  des  chanteurs  aux  voix 
magnifiques  :  Nicolas-Auguste  Levasseuh  (1790-1871),  élève 
de  Garât,  qui  débuta  à  l'Opéra  en  1813  dans  La  Caravane 
de  Grétrv,  et  fut  surtout  admiré  dans  Robert  le  Diable  et  La 
Juive;  Louis  Lablache,  d'origine  napolitaine  (1794-1858). 
Lablache  vint  à  Paris  en  1830,  et  parut  au  Théâtre  italien; 
gros  et  grand,  avec  une  très  belle  tète,  il  avait  un  talent 
très  souple  qui  lui  permit  de  passer  avec  un  égal  succès  de 
l'opéra-bouffe  au  grand  drame  lyrique.  Il  triomphait  aussi 
bien   en  jouant   le   rôle  du   baron   de  Montefiasco   dans   la 
Cenerentola    de    Rossini,   qu'en  jouant  celui  d'Henri  VIII 
dans  l'Anna  Bolena  de  Donizetti.  Jusqu'en  1852,  date  de 
son    départ    pour    la    Russie,    il   chantait  ii  Paris  pendant 
l'hiver,  à  Londres  pendant  l'été.  Au  Théâtre  italien,  il  eut 
pour    confrère    un     chanteur    d'une     réputation     énorme, 
Antonio  Tamburini  (1800-1870).  dont  la  carrière  parisienne 
tient  entre   les  années   1832   et   1841.   Un  autre   «  basso  » 
remarquable  fut  Galli,  «  à  la  voix  terrible,  dont  les  voca- 
lises, à  l'entrée  d'Assur  dans  Semiraniide,  ressemblaient  à 
un  tonnerre  roulant  d'échos  en  échos  sur  les  cimes  alpes- 
tres »  (Jouvin).  Ilérold.  qui  l'amena  en  France,  dit  de  lui  : 
«  C'est  une  grosse  belle  voix  ».  Il  débuta  à  Paris  en  1821, 
y  resta  jusqu'en  1828,  mourut  en  1853. 

Le  groupe  des  cantatrices  n'est  pas  moins  brillant.  Au 
xviii0  siècle,  une  seule  femme  avait  donné  son  nom  à  un 
type  de  talent  fort  agréable,  mais  dans  l'opéra-comique 
seulement  ou  dans  le  genre  secondaire  de  la  comédie  avec 
ariettes   :   c'est  la   Dugazon  (1755-1821).  Plus  actrice  que 


L  AGE  D  OR  DU  CHANT  ET  DE  LA  DANSE         193 

chanteuse,  douée  d'un  instinct  de  la  scène  qui  suffisait  à 
tout,  donnant  à  son  jeu  une  grâce  vive,  légère,  avec  une 
note  de  fine  émotion,  elle  fut  lame  des  opéras  de  Grétry, 
de  Monsigny,  de  Dalayrac.  «  Elle  parlait  le  chant  » 
(Grétry).  «  Quelle  femme  étonnante!  déclarait  Boïeldieu; 
on  dit  qu'elle  ne  sait  pas  la  musique,  et  pourtant  je  n'ai 
jamais  entendu  chanter  avec  autant  de  goût,  d'expression, 
de  naturel  et  de  vérité.  »  De  sa  plus  célèbre  création  (Nina 
ou  la  folle  par  amour,  1786),  on  disait  :  «  Les  paroles  sont 
de  Marsollier,  la  musique  est  de  Dalayrac,  et  la  pièce  est 
de  Dugazon.  »  Mme  Branchu,  interprète  pathétique  des 
opéras  de  Spontini,  nature  ardente,  si  admirée  par  Berlioz, 
brilla  aussi  dans  cette  période  intermédiaire  entre  le 
xvme  siècle  et  celle  que  nous  étudions. 

A  une  catégorie  d'art  très  élevée  appartient  Marie-Cor- 
nélie  Falcon,  née  à  Paris  en  1812,  élève  de  Nourrit  au 
Conservatoire,  dont  le  nom  reste  attaché  aux  rôles  d'Alice 
dans  Robert  le  Diable  et  de  Rachel  dans  La  Juive;  elle  a 
fixé  le  modèle  parfait  d'un  genre  de  voix  qui  porte  encore 
son  nom.  A  la  beauté  de  la  femme  se  joignaient  le  profond 
sentiment  dramatique  de  l'actrice  et  la  voix  magnifique  de 
la  chanteuse;  par  son  chant  comme  par  son  jeu  elle  s'éle- 
vait au  plus  haut  degré  de  l'art  :  elle  fut  le  soprano  idéal. 
Après  avoir  brillé  dans  le  Gustave  III  d'Auber  (rôle  d'Au- 
rélie),  dans  La  Juive,  dans  les  rôles  d'Alice  et  de  Valen- 
tine,  dans  La  Favorite,  dans  le  Charles  VI  d'Halévy  (rôle 
d'Odette),  elle  fût  écartée  de  la  scène  par  un  de  ces 
caprices  de  la  nature  qui,  après  avoir  comblé  un  sujet 
d'élite,  semble  retirer  brusquement  à  soi  les  plus  beaux 
dons.  Au  cours  de  la  représentation  de  Stradella  (de  Nieder- 
meyer),  où  elle  jouait  le  rôle  de  Léonora,  aux  côtés  de 
Nourrit  (1837),  une  crise  l'avertit  que  sa  voix  était  perdue. 
Elle  avait  débuté  en  1833;  sa  carrière  n'avait  pas  duré  plus 
de  cinq  ans  ! 

Dans  le  groupe  des  cantatrices  parisiennes  de  nais- 
sance, en  tête  duquel  nous  plaçons  Cornélie  Falcon,  brille 
Mme  Cinti-Damoreau  (1801-1863).  Elle  débuta  aux  Italiens 
en  1815;  en  1825,  elle  entra  à  l'Opéra,  y  créa  Le  Philtre  et 
Le  Serment  d'Auber,  le  rôle  d'Isabelle  (Robert  le  Diable) 
en  1831,  et  lui  consacra  toute  son  activité,  jusqu'en  1835, 

Combarieo.  —  Musique,  III.  13 


194  D'AUBER    A    BERLIOZ 

date  où  Mme  Dorus-Gras  lui  succéda  en  prenant  possession 
de  la  plupart  de  ses  rôles.  Elle  parut  ensuite  à  l'Opéra- 
Comique.  C'est  pour  elle  qu'Auber  écrivit  Le  Domino  noir 
(1837).  Après  1843,  elle  fit  des  tournées  de  concerts  en 
Europe  et  en  Amérique,  puis,  en  1856,  se  retira  à  Chantilly. 
Elle  se  distinguait  par  la  correction,  la  pureté,  l'élégance 
hardie  de  sa  voix  qu'on  a  comparée  à  un  clavier  parfait. 

A  Paris  (mars  1808)  naquit  Marie  Félicité  Garcia, 
immortalisée  sous  le  nom  de  Malirran.  Sur  cette  femme 
admirable,  les  documents  et  les  témoignages  sont  nom- 
breux; si  le  charme  qui  rayonnait  autour  d'elle  est  perdu, 
nous  savons  les  causes  de  ce  charme  et  pouvons  en  com- 
prendre le  caractère  principal.  Sa  carrière  est  très  brève; 
elle  fut  un  de  ces  êtres  privilégiés  et  marqués  par  le  destin 
qui  ont  inspiré  aux  poètes  leurs  plus  beaux  vers  sur  la 
décevante  fragilité  de  ce  qui  semble  être  divin  dans  la  vie 
humaine.  «  Belle  image  de  Dieu,  dit  le  poète  des  Nuits, 

...  qui  donnais  en  chemin 
Au  riche  un  peu  de  joie,  au  pauvre  un  peu  de  pain!  » 

En   1826,  son   père,  qui    avait   composé    un     embryon    de 
troupe  avec  sa  propre  famille,  l'emmène  a  New- York  pour 
y     fonder    l'Opéra    italien.  Là,  elle   épouse    un    négociant 
d'origine  française,   Malibran,  dont  la  conduite  et  la  fail- 
lite paraissent  avoir  été  bien  louches.  Bille  essaie  pourtant 
de  le  sauver.  Son  mariage  est  annulé  et  son  divorce  pro- 
noncé; elle  épouse  de  Bériot  en  1836  :  elle  meurt  la  même 
année  (23  septembre),  à  vingt-huit  ans!  —  Son  éducation, 
plus  espagnole  et  italienne  que  française,  avait  été  soignée; 
ses  lettres,    quoique   très    riches  en   fautes  d'orthographe, 
témoignent  d'une  certaine  culture  d'esprit.  Avec  le  français 
et  l'espagnol,  elle  connaissait  l'anglais,  l'italien  et  l'alle- 
mand. Sa  voix,  classée  comme  mezzo-soprano,  était  d'une 
étendue    inusitée,   avec    des    notes    colorées   au    grave,   et, 
dans  le  registre  aigu,  des  ressources  peu  à  peu  conquises 
par  l'étude.  Son  visage  était  plus  expressif  que  régulière- 
ment beau   :  ses  cheveux  noirs  partagés   sur  un   front  où 
rayonnait  le  génie  —  ce  mot  est  celui  dont  se  servent  tous 
les  contemporains  —  donnaient  l'idée  «  de  deux  ailes  de 
corbeau  sur  un  marbre  de  Carrare...  ses  yeux  étaient  tout 


L  AGK  D  OR  DU  CHANT  ET  DE  LA  DANSE         195 

chargés    de     mélancolie    et    de     passion    ».    Nerveuse    et 
ardente,  avide  de  plaisir,  méprisant  la  fatigue  et  le  danger, 
amazone    d'une    crànerie    remarquable,    prime-sautière   en 
tout,   a  elle  enveloppait  toutes  ses  audaces   de  je  ne  sais 
quelle    grâce    souple,     légère     et    naturelle    »    (Legouvé). 
Exploitée  par  son   premier   mari,   puis    par  son    père   qui 
l'avait  élevée  si  durement,   elle  avait  la  générosité   de   la 
jeunesse  qu'elle    personnifiait.   «  Je  travaille    autant   pour 
eux  que  pour  moi,  dit-elle  en   parlant  de  ses  parents;  car 
plus   j'aurai    en   mourant,    plus  il   leur  en  restera.    »    Elle 
paraît  avoir  eu  le  pressentiment  de  sa  fin  ;  la  phrase  sui- 
vante d'un  de  ses  billets  (à  Legouvé)  doit  laisser  entendre 
que  la  joie  était  chez  elle  un  état  un  peu  exceptionnel   : 
«  Savez-vous  pourquoi  je  suis  si  gaie?  C'est  qu'il  fait  beau 
et  je  sens  qu'il  fait  printemps  dans  moi!  »  Elle  se  nomme 
elle-même   «    Saint-Jean   bouche  d'or  ».  La  contrainte   lui 
était  aussi   inconnue    que  la   modération  en  toute    chose. 
Elle  débuta  à  l'Opéra  dans  Semiramis,  puis  passa  aux  Ita- 
liens   où  elle  joua  Desdémone   —  son   rôle   triomphal  — 
dans  YOtello  de  Rossini,  Tancrède,  Le  Barbier,  La  Gazza 
Ladra,    La    Cenerentola...   Après   1831,  elle  s'empara  des 
rôles  de  Norma  et  de  la  Somnambule.  Dès  ses  débuts,  tous 
les  théâtres   se  la  disputaient.  A  Londres,  pour  une  série 
de  19  représentations  allant  du  18  mai  au  1er  juillet  1835. 
le  directeur  de  Govent-Garden  lui  donna  2  375  livres  ster- 
ling, dont  375,  pour  trois  soirées,  étaient  toujours  payées 
d'avance   (soit    2  375  fr.    par    soirée).  Un    des    secrets    de 
l'impression  profonde  qu'elle  a  faite,  c'est  que.  malgré  la 
connaissance  patiemment  acquise  du    métier,  il   n'y  avait 
chez    elle    aucun    procédé    visible,    aucune     attitude,    pas 
l'ombre  de  cabotinage,  mais  la  généreuse  expansion  d'une 
nature  miraculeusement  douée,  le  rayonnement  d'une  jeu- 
nesse inspirée.  A  ses  partenaires  dans  Otello,  elle  disait  : 
«  A  la  dernière  scène,  saisissez-moi  où  vous  pourrez,  car 
dans  ces   moments-là  je  ne  puis  répondre  de  mes  mouve- 
ments.  »  Comme   le   dit  Musset   très  exactement  (il  n'y  a 
pas  un  seul  vers  de  sa  pièce  qui  ne  pût  être  justifié  par  un 
document  précis)  :  tout  en  elle  venait  du  cœur.  De  la  Sontag 
que   l'on  accusait  de  froideur,  elle   disait   :   «...  Il   ne  lui 
manque    qu'une     chose,    c'est    d'avoir    souffert;    qu'il    lui 


196  DAUBER   A    BERLIOZ 

arrive  un  chagrin,  et  vous  verrez  si  elle  est  froide!  »  Un 
procédé,  aussi  compliqué  qu'il  soit,  se  laisse  facilement 
analyser;  il  est  plus  difficile  d'indiquer  par  une  formule 
verbale  ce  qui  est  la  nature  elle-même,  le  chef-d'œuvre  éphé- 
mère de  la  vie,  non  un  mécanisme  monté  pour  paraître  sur 
les  planches.  Musset,  dans  des  stances  d'une  sincérité  pro- 
fonde, a  justement  parlé  de  cette  âme  apparentée  à  la 
sienne,  qu'on  ne  saurait  connaître  que  par  la  sympathie. 
Théophile  Gautier  s'est  fait  l'écho  de  son  temps  en  écri- 
vant :  «  La  Malibran,  la  plus  extraordinaire  incarnation  du 
lyrisme,  Malibran,  aussi  grande  tragédienne  que  grande 
cantatrice,  la  grâce,  l'audace,  l'originalité,  la  poésie,  le 
génie,  fondus  ensemble  dans  une  organisation  passionnée, 
par  un  de  ces  rares  miracles  dont  la  nature  hélas!  est  trop 

avare!  » 

La  sœur  de  Maria  Félicité  Garcia  fut  Mme  Pauline 
Viardot,  créatrice  du  rôle  de  Fidès  dans  Le  Prophète.  Ce 
fut  une  des  plus  grandes  artistes  du  xixe  siècle.  Née  le 
18  juillet  1824,  elle  eut  d'abord  son  père  pour  professeur. 
Elle  débuta  à  Bruxelles  le  13  décembre  1837  dans  un 
concert  de  charité,  et  à  Paris,  l'année  suivante,  dans  un 
concert  organisé  par  son  beau-frère  de  Bériot.  Après  avoir 
chanté  en  Allemagne  et  en  Angleterre,  elle  entra  au  Théâtre 
italien  de  Paris  pour  y  jouer  le  rôle  de  Desdémone  dans 
l'opéra  de  Rossini;  elle  épousa  Viardot,  directeur  de  ce 
théâtre  (1841).  et  entra  à  l'Opéra  en  1849.  La  Sapho  de 
Gounod,  Y  Orphée  de  Gluck  (Théâtre  lyrique,  1856),  lui  four- 
nirent, avec  le  rôle  de  Fidès,  ses  plus  beaux  triomphes. 
Elle  se  retira  bientôt  après,  vécut  à  Baden-Baden,  puis 
(à  partir  de  1871)  à  Paris.  Pauline  Viardot,  actrice  de 
premier  ordre,  avait  une  voix  admirable,  réunissant  la 
vigueur  du  contralto  et  l'éclat  du  soprano,  et  surtout 
remarquable  dans  le  médium.  Excellente  musicienne,  com- 
positrice à  ses  heures,  parlant  cinq  ou  six  langues,  femme 
du  monde  accomplie,  elle  a  laissé  à  tous  ceux  qui  l'ont 
entendue  et  connue  des  souvenirs  qu'on  ne  peut  réveiller 
sans  provoquer  une  émotion  et  un  enthousiasme  rares. 
Roger,  dans  son  Carnet  d'un  ténor,  la  jugeait  ainsi  (à  la 
date  du  30  juin  1848)  :  «  C'est  la  science  sans  pédantisme, 
l'organisation  musicale  la  plus  complète.  » 


l'âge  d'or  du  chant  et  de  LA  DANSE  197 

Au  groupe  des  Parisiennes  appartient  Rosine  Stoltz 
(1815-1903).  Elle  fut  élève  de  Choron,  et  chanta  de  1837 
à  1847  à  l'Opéra,  où  sa  voix  de  mezzo-soprano  eut  de  beaux 
succès.  Ses  rôles  les  plus  brillants  turent  ceux  d'Odette  dans 
Charles  VI  et  de  Léonore  dans  La  Favorite.  Après  1847, 
elle  fit  quelques  tournées,  mais  prit  bientôt  sa  retraite. 

Rossini.  Meyerbeer,  Halévy,  Auber,  Donizetti  et  Bellini 
eurent  pour  alliés  dans  leurs  entreprises  lyriques  une 
pléiade  d'artistes  qui  semblaient  prédestinés  à  l'interpré- 
tation de  leurs  ouvrages.  Le  groupe  des  cantatrices  ita- 
liennes est  particulièrement  brillant.  Hérold,  qui  découvrit 
la  Pisaroni  (1793-1872)  au  cours  de  son  voyage  en  Italie 
en  1821  et  l'amena  à  Paris  avec  Galli,  s'exprime  ainsi 
dans  son  journal  :  «  J'ai  été  voir  la  Pisaroni  ce  matin; 
mon  Dieu,  qu'elle  est  laide!  »  Il  y  avait  une  compensation  : 
«  C'est  la  seule  voix  de  contralto  parfaitement  pure,  dit 
Stendhal,  que  nous  ayons  jamais  entendue  au  Théâtre  ita- 
lien... Je  n'oublierai  jamais  l'effet  que  la  Pisaroni  produisit 
sur  l'auditoire  lorsque  arrivant  sur  la  scène  en  tournant  le 
dos  au  public  et  considérant  l'intérieur  du  temple  (dans 
Semiramide),  elle  fit  entendre  d'une  voix  formidable,  admi- 
rablement posée,  cette  phrase  :  Eccomi  alfin  in  Babilonia\ 
Des  transports  unanimes  accueillirent  ces  vigoureux  accents. 
Mais  lorsque  la  cantatrice  se  retourna  et  fit  voir  des  traits 
horriblement  bouleversés  par  la  petite  vérole,  une  sorte 
de  cri  d'effroi  succéda  à  l'enthousiasme,  et  l'on  vit  des 
spectateurs  fermer  les  yeux  pour  jouir  du  talent  sans  être 
obligés  de  regarder  la  personne.  » 

La  Pasta,  de  Milan  (1798-1865),  qui  de  1816  à  1837  se 
partagea  entre  Paris  et  Londres,  fut  comme  l'incarnation 
de  la  mélodie  de  Bellini.  Sa  voix  était  très  étendue;  mais 
elle  la  forçait  visiblement;  c'était  une  actrice  de  premier 
ordre  :  «  Quelle  femme  étonnante!  disait  Talma;  ce  qui 
m'aurait  demandé  un  an  d'études,  elle  l'improvise,  elle  le 
devine.  » 

La  Grisi,  de  Milan  (1805-1840),  qui  en  1835  chantait 
les  Puritains  à  Paris  avec  Tamburini,  Rubini  et  Lablache, 
est  ainsi  appréciée  par  un  amateur  contemporain  :  «  Elle 
ne  joue  pas  comme  la  grande  tragédienne  Pasta;  elle  n'est 
pas  un  génie  musical  comme  la  Malibran  ;  elle  n'a  pas  non 


198  DAUBER    A   BERLIOZ 

plus  le  feu,  ni  le  charme,  ni  l'espièglerie  de  la  Sontag;  et 
cependant  l'éclat  juvénile  et  la  fraîcheur  de  sa  voix  joints 
à  sa  beauté  piquante,  exercent  une  fascination  sur  le 
public  »  (Thurner,  Les  Reines  du  Chant).  —  Plus  brillante 
fut  la  Persiani,  née  k  Rome  en  1812  et  décédée  à  Passy 
en  1867.  Elle  parut  h  Paris  en  1837.  Ce  fut  la  reine  du 
chant  léger  et  perlé,  des  vocalises,  des  arabesques  vocales 
éblouissantes.  Elle  excella  dans  les  rôles  de  Rosine,  de 
Zerline,  de  Lucie;  elle  passe  pour  avoir  surtout  incarné  la 
musique  de  Donizetti. 

La  Malibran  eut  pour  rivale  artistique  (en  réalité  pour 
amie,  et  souvent  pour  confidente)  une  Allemande  de 
Coblentz  dont  le  talent  appartenait  au  genre  semi-serio  : 
Henriette  Sontag  (1806-1854).  Après  avoir  obtenu  de 
vrais  triomphes  à  Berlin  dans  la  Cenerentola,  elle  vint  ;i 
Paris  avec  le  dessein  audacieux,  mais  bientôt  couronné  de 
succès,  de  chanter  au  Théâtre  italien.  Dans  une  lettre,  elle 
écrit  ces  mots  qu'il  convient  de  reproduire  : 

Fur  eine  Kunstlerin,  ist  Italien  Pour  une  artiste,  l'Italie,  la 
Frankreich  und  England  ,  der  France  et  l'Angleterre  sont  les 
einzige  Aufenthalt  ura  sich  fur  seuls  pays  où  l'on  peut  acquérir, 
ewige  Zeiten  Ruhm,  Lorbeeren  pour  l'éternité,  gloire,  lauriers 
und  Geld  zu  sammeln.  et  argent. 

Texte  cité  par  Stumcke  [Henriette  Sontag,  Berlin,  1913). 

Elle  oubliait  Pétrograd,  et  les  États-Unis;  et  elle  exagé- 
rait en  disant  que  l'argent  est  aussi  éternel  que  la  gloire. 
On  aimait  îi  la  confronter  avec  la  reine  du  jour.  A  Londres, 
en  1829,  dans  une  soirée  privée,  lord  Saulton  lui  fit 
chanter  avec  la  Malibran  le  duo  de  Semiramis  et  Arsace; 
à  Paris,  la  comtesse  Mercedes  de  Merlin  les  réunit  chez 
elle,  non  sans  précautions  diplomatiques,  dans  le  duo 
de  Tancrède.  A  côté  de  la  Malibran,  la  Sontag  ne  repré- 
sentait —  avec  beaucoup  d'éclat  du  reste  —  qu  un  art 
formel  :  celui  de  la  vocalise.  Chanteuse  de  pur  style 
italien,  quoique  Allemande,  elle  avait  une  voix  très 
flexible  de  soprano  «  qui  tintait  comme  une  clochette 
d'argent  ».  Son  meilleur  rôle  fut  celui  de  Marie  dans  La 
Fille  du  Régiment.  Elle  avait  d'ailleurs  toutes  les  grâces  du 
genre  tempéré.  Théophile  Gautier  lui  a  fait  les  honneurs 


L  AGE  D  OR  DU  CHANT  ET  DE  LA  DANSE         199 

d'une  biographie  charmante  dans  L  Ambassadrice  (pla- 
quette cataloguée  dans  les  «  Varia  »  de  ses  Œuvres).  Il 
était  surtout  frappé  par  la  destinée  de  cette  chanteuse  qui 
devint  comtesse  en  épousant  un  ambassadeur  de  Sardaigne 
(Rossi)  et  qui,  après  quinze  ans  de  retraite,  remonta  sur 
les  planches  quand  la  Révolution  eut  Fort  amoindri  la 
fortune  de  son  mari. 

D'origine  allemande  était  aussi  Wilhelmine  Schrœder- 
Deviuent,  née  à  Hambourg  en  1804.  En  1829,  elle  accom- 
pagna la  troupe  allemande  qui  vint  donner  à  Paris  quel- 
ques représentations.  Elle  chanta  Euryanthe,  Oberon,  Don 
Juan,  et  excella  surtout  dans  le  rôle  de  Léonore,  deFidelio. 
Elle  devait  créer  le  rôle  d'Alice  dans  Robert  le  Diable,  mais 
au  dernier  moment,  elle  se  retira  (c'est  Mme  Dorus  qui  prit 
le  rôle).  Son  talent  était  surtout  de  caractère  dramatique. 
Elle  entra  au  Théâtre  italien,  mais  ne  tarda  pas  à  s'en 
retirer  prudemment.  Elle  reparut  à  Paris  en  1849,  sans 
beaucoup  de  succès. 

Nous  terminerons  cette  revue  rapide,  incomplète,  des 
chanteurs  qui,  dans  la  première  moitié  du  siècle,  colla- 
borèrent si  brillamment  avec  les  grands  compositeurs,  en 
mentionnant  une  célèbre  artiste  dont  un  trait  original  est 
d'être  venue  à  Paris  (1841-1842)  saus  y  contracter  d'enga- 
gement; sa  figure  a  pourtant,  comme  celle  de  la  Malibran, 
une  auréole  de  poésie.  Dans  son  Carnet  d'un  ténor  (écrit 
de  mars  1847  à  septembre  1878),  Roger  note  ces  impres- 
sions : 

«  C'est  un  bonheur  pour  moi  :  je  vais  pouvoir  étudier  celte  femme 
étrange  que  Paris  n'a  jamais  possédée,  mais  dont  la  réputation,  com- 
mencée d*abord  en  Allemagne  sous  les  auspices  de  Meyerbeer,  a 
pris  en  Angleterre  de  telles  proportions,  qu'à  son  arrivée  dans  cer- 
taines villes  on  a  fait  sonner  les  cloches  ;  j'ai  vu  des  archevêques  aller 
à  sa  rencontre  et  lui  offrir  l'hospitalité.  Son^  cœur  est  excellent,  sa 
munificence  royale  :  elle  fonde  des  hôpitaux  et  des  conservatoires. 
Nous  avons  répété  samedi  dernier  nos  ensembles  de  La  Somnambule, 
de  Lucia,  Puritani,  La  Figlia  del  lie^^imerito.  Je  lai  trouvée  très 
minutieuse  dans  les  détails,  ce  qui  me  fait  plaisir.  Il  y  a  dans  ses 
yeux  bleus  une  flamme  de  génie;  talent  à  part,  ce  serait  encore  une 
femme  remarquable.  Se  sentant  vraie,  elle  est  pleine  d'assurance  et 
fait  de  grandes  choses  parce  qu'elle  ne  se  préoccupe  pas  de  la  cri- 
tique... Ce  qui  fait  sa  grande  force,  c'est  qu'elle  croit  à  elle-même. 
Elle  s'estime  et   se  conduit  comme  une    sainte.    On  dirait  qu'elle  se 


200  D AUBER    A    BERLIOZ 

croit  envoyée  de  Dieu  pour  faire  le  bonheur  du  peuple  par  la  reli- 
gion de  l'art.  Aussi  elle  reste  froide  et  sage  dans  la  vie  privée.  » 
(Roger,  Carnet  d'un  ténor,  18i7,  p.  110.) 

Cette  poétique  artiste  qui  fut,  à  certains  égards,  la  Mali- 
bran  du  Nord,  est  Jenny  Lind.  Elle  débuta  en  1838  au 
Théâtre  royal  de  Stockholm,  dans  le  rôle  d'Agathe  (Frei- 
schùtz),  à  Berlin  (1844)  dans  Le  camp  de  Silésie  où  elle  joua 
le  rôle  de  Vielka  spécialement  écrit  pour  elle  par  Meyer- 
beer,  puis  se  fit  applaudir  en  diverses  villes  d'Allemagne,  ' 
à  Vienne,  à  Londres.  En  1849,  elle  quitta  la  scène,  et  fit 
(en  1850-52)  une  tournée  triomphale  dans  l'Amérique  du 
Nord;  elle  en  revint  avec  un  million  de  fortune,  dont  elle 
consacra  la  moitié  à  des  œuvres  de  bienfaisance. 

Dans  cet  âge  d'or  du  chant,  la  danse  ne  peut  pas  être 
oubliée.  Elle  aussi  eut  son  charme  de  troublante  poésie. 
Il  est  difficile  de  la  négliger  en  parlant  de  l'opéra;  on 
pourrait  lui  appliquer  le  mot  de  Sully-Prudhomme  disant 
que 

la  musique  est  une  aile  aux  pieds  du  vers  posée. 

A  l'époque  de  Rossini  et  de  Meyerbeer,  elle  était  une 
partie  très  importante  du  grand  opéra  et  avait  le  privilège 
d'une  esthétique  spéciale  qui  la  faisait  aimer  pour  elle- 
même,  comme  l'intermède  obligé  de  toute  action  lyrique. 
A  côté  des  figures  inoubliables  de  Falcon,  de  la  Malibran, 
de  Jenny  Lind,  il  convient  de  placer  celle  de  la  Taglioni 
pour  laquelle  ont  été  épuisées  les  formules  d'une  admiration 
respectueuse  et  attendrie.  Elle  était  fille  d'un  chorégraphe 
milanais,  premier  sujet  de  la  danse  au  théâtre  de  Stockholm  ; 
son  grand-père  maternel  était  le  chanteur-tragédien 
suédois  Karsten.  Il  semble  qu'elle  ait  réuni  en  elle  la 
grâce  italienne  et  la  poésie  du  Nord.  Elle  débuta  à 
quatorze  ans  (1822),  à  l'Opéra  de  Vienne,  dans  un  ballet 
intitulé  Réception  d'une  jeune  nymphe  à  la  cour  de  Terpsi- 
chore.  On  la  surnomma  bientôt  «  le  David  de  la  danse  » 
(David  passant  alors  pour  le  premier  chanteur  de  l'Alle- 
magne). Elle  vint  \\  Paris,  prêtée  par  le  théâtre  de 
Munich,  et,  du  23  juillet  au  10  août,  parut,  à  l'Opéra, 
dans  La   Vestale  et  Fernand  Cortez,  dans  Mars  et  Vénus  et 


L  AGE  D  OR  DU  CHANT  ET  DE  LA  DANSE         201 

Le  Carnaval  de  Venise  de  Campra,  clans  Les  Bayadères  de 
Catel.  Elle  revint  à  Paris  en  1828;  elle  dansa  dans  le 
Siège  de  Corinthe,  dans  les  ballets  d'Hérold  (Lydie,  1828) 
et  de  Gardel  (Psyché).  En  1831,  à  la  première  de  Bobert 
le  Diable,  elle  était  h  la  tète  du  corps  de  ballet  avec 
Mmes  Montessu,  Noblet  et  Julia.  Elle  fut  tour  à  tour 
Cendrillon,  Naïade,  Flore,  Bayadère,  Sylphide.  Elle  triom- 
pha dans  Natalie  ou  la  famille  russe  (opéra  de  Reicha, 
1816),  dans  la  Révolte  au  sérail  (ballet  de  Labarre, 
1833)...  Elle  parut  ensuite  17  fois  sur  la  scène  du  théâtre 
de  Bordeaux.  Elle  revint  ensuite  en  Allemagne.  Les 
témoignages  français  et  allemands  que  nous  avons  sur  elle 
concordent  dans  l'expression  de  la  même  idée.  La  danse 
d'opéra  est  un  spectacle  très  sensuel;  la  Taglioni  en 
doublait  la  séduction  en  lui  donnant,  instinctivement,  un 
caractère  idéaliste.  «  C'était,  dit  Théophile  Gautier,  une 
prêtresse  de  l'art  chaste;  elle  priait  avec  ses  jambes  ».  — 
«  La  volupté  et  la  décence  découvrirent  qu'elles  étaient 
sœurs.  »  Une  brève  notice  conservée  à  la  bibliothèque  de 
l'Opéra  (pièce  1943)  débute  ainsi  :  «  Pour  parler  de  Marie 
Taglioni,  il  faudrait,  comme  disait  feu  M.  de  Parny, 
tremper  une  plume  de  colibri  dans  les  couleurs  de  l'arc- 
en-ciel  et  écrire  sur  les  ailes  de  gaze  d'un  papillon...  » 
Dans  un  hommage  intitulé  A  Mademoiselle  Taglioni. 
excuse  pour  une  prétendue  offense  (il  s'agit  d'un  coup  de 
sifflet  qui,  exactement,  s'adressait  à  d'importuns  claqueurs 
et  non  à  la  danseuse),  on  vante  «  la  grâce  pudique  »  de 
celle  qu'on  appelait  «  la  Psyché  de  la  danse  »  (Bibl.  de 
l'Opéra,  pièce  4492).  Un  opuscule  de  Friedrich  Tietz, 
publié  à  Berlin  en  1866  (et  conservé  ibid.,  Recueil  8206), 
donne  des  détails  sur  la  carrière  de  la  Tag-lioni  à  Berlin,  où 
elle  débuta  en  1849;  l'auteur  voit  en  elle  «  un  idéal  de  la 
grâce  et  de  la  décence  artistique-esthétique  »  (Idéal  der 
Grazie  und  kùnstlerisch-'àsthetischer  Decenz).  et  il  cite  ce 
dialogue  de  deux  spectateurs  de  marque  :  «  Taglioni 
danse  comme  un  ange.  —  Non,  monsieur;  ce  sont  les  anges 
qui  dansent  comme  la  Taglioni  !  » 

Nous  n'avons  parlé  jusqu'ici  que  des  artistes  profes- 
sionnels. Nous  les  avons  vus  parfois,  —  comme  Mario, 
la  Malibran,  la  Sontag,  —  rendre  indécise  la  frontière  qui, 


202  D  AUBER    A    BERLIOZ 

dans  la  vie  réelle,  sépare  le  théâtre  et  la  société  mondaine. 
Grâce  à  leur  influence,  le  goût  du  chant  s'étendit  dans  les 
mœurs;  il  pénétra  l'aristocratie  impériale  qui  avait  des 
loisirs  sous  la  monarchie  de  Juillet. 

Entre  l'école  de  Choron  (1816-1830)  et  celle  de  Nieder- 
meyer  (1853),  il  y  eut,  comme  après  l'éclipsé  du  Conser- 
vatoire en  1816,  une  sorte  d'intérim  exercé  par  un  homme 
intéressant  et  original  :  le  prince  de  la  Moskowa.  Il  a  sa 
place  dans  une  histoire  de  l'art  et  des  mœurs  musicales. 

Joseph-Napoléon  Ney,  prince  de  la  Moskowa,  fils  du  maréchal  Ney 
exécuté  en  1815  sous  la  Terreur  blanche  et  petit-fils  d'un  tonnelier 
sans  fortune,  naquit  à  Paris  en  1803  (-j-  1857).  Il  fut  capitaine  de  hus- 
sards, général  (1853),  compositeur  passionné  de  musique,  membre  de 
la  Chambre  des  pairs  (1841),  sénateur  (1852),  premier  sujet  du  Jockey- 
Club,  arbitre  des  élégances,  célèbre  par  son  luxe  ruineux.  Il  fit  ses 
études  musicales  en  Italie  où  il  vivait  avant  la  mort  de  son  père  ;  de 
là,  il  rapporta  un  goût  particulier  pour  les  grands  compositeurs  du 
xvi"  siècle. 

En  1843,  le  prince  de  la  Moskowa  eut  la  pensée  de 
fonder,  avec  des  personnes  du  grand  monde  et  des  artistes, 
une  a  Société  de  musique  vocale,  religieuse  et  classique  », 
dont  il  serait  le  directeur  et  le  chorège.  Le  prestige  de  son 
nom  attira  aussitôt  de  précieux  concours.  Toute  la  haute 
aristocratie  du  maréchalat  impérial  prit  intérêt  à  cette  créa- 
tion. Les  dames  «  patronnesses  )>  étaient  la  duchesse  d'Al- 
buiera,  la  princesse  de  Beauveau,  la  duchesse  de  Coligny, 
la  princesse  de  Craon,  la  duchesse  de  Gramont,  la  com- 
tesse de  Lobau,  la  duchesse  de  Massa,  la  vicomtesse 
de  Noailles,  la  duchesse  de  Talleyrand...  Au-dessus,  avec 
le  titre  de  «  membres  honoraires  »,  étaient  les  illustra- 
tions du  jour  :  Adam,  Auber,  Berton,  Carafa,  Halévy,  Meyer- 
beer,  Onslow,  Rossini,  Spontini  (avec  Bottée  de  Toulmon 
et  Zimmermann).  Le  trésorier  était  le  banquier  Lafitte, 
beau-père  du  prince;  le  sous-directeur,  qui  devait  plus  tard 
passer  au  premier  rang,  Niedermeyer. 

Du  premier  concert,  qui  eut  sans  doute  un  caractère 
privé,  nous  ne  savons  rien.  Le  deuxième  eut  lieu  à  la  salle 
llerz.  Adolphe  Adam  {France  musicale  du  4  juin  1843)  crut 
pouvoir  le  rattacher  à  «  une  grande  et  magnifique  pensée  ». 
On  y  exécuta  le  Stabat  et  le  Pleni  sunt  Cœli  de  Palestrina. 


l'âge  d'or  du  chant  et  de  la  danse  203 

un  Miserere  d'Orlando  Lasso;  la  marquise  de  Gabriac 
chanta  un  air  du  Stabat  de  Haydn;  la  comtesse  Murât,  un 
trio  de  Clari  avec  la  comtesse  Apponyi  et  A.  Dupont.  Trois 
versets  du  Miserere  d'Allegri,  X Ave  Maria  d'Arcadelt, 
l 'Alléluia  du  Messie  de  Haendel,  un  air  de  La  Création  de 
Haydn  figuraient  au  programme.  Le  3e  concert  eut  lieu  le 
18  mars  1844.  Le  musicien  archéologue  Danjou  (Gazette 
musicale  du  25  mai)  y  vit  «  un  fait  extraordinaire  » 
indiquant  une  «  époque  »  nouvelle  du  goût  musical.  En 
revanche,  Berlioz  n'en  a  jamais  l'ait  mention  dans  le 
Journal  des  Débats.  Pour  des  raisons  diverses,  dont  la 
principale  parait  avoir  été  l'instruction  insuffisante  de  tous 
ces  amateurs,  les  journalistes  firent  bientôt  le  silence  autour 
de  ces  concerts.  Dans  La  Gazette  musicale  au  14  octobre  1855, 
Adrien  de  la  Fage  leur  consacre  une  sorte  d'article  nécro- 
logique. 

Le   répertoire  de  la  société   fondée   par   le  prince  de  la 
Moskowa   comprend  onze   volumes  (publiés  chez  Pacini). 
, L'école    romaine    y    est   représentée    par    Palestrina,    son 
successeur  Nanini,   ses  élèves  Anerio,  Allegri,  Garissimi; 
Técole     napolitaine,     par    les     deux     Scarlatti,    Durante, 
Gesualdo;  l'école  vénitienne,  par  Merulo,  les  deux  Gabrieli, 
Donati,  Loti,  Marcello;  les  Pays-Bas,  par  Lassus,  Josquin 
Deprès,  Arcadelt;  l'Allemagne*  par  Bach,  Hœndel,  Gallus; 
l'Espagne,  par  Vittoria,  la  France  par  Clément  Jannequin, 
Du  Caurroy...  Le  prince  de  la  Moskowa  était  trop  artiste, 
trop  «   Jockey-Club  »  pour  aimer  les  patientes  recherches 
de   bibliothèque.   Il  s'est  beaucoup  servi   du  répertoire  de 
Choron;   seule,  la  bibliothèque  du   Conservatoire,  déposi- 
taire d'un    célèbre  manuscrit    de   Carissimi,   fut    mise  par 
lui  à     contribution.   Il    n'avait    pas    de    méthode   critique. 
L'idée   ne  lui    vint  jamais   de  rechercher   si    l'air    célèbre 
d'église,  attribué  à   Stradella,  n'était  pas  apocryphe,  ou  si 
la  déclinaison    musicale   de   Hic,    hsec,    hoc    était    bien   de 
Carissimi    (non    de    Dom.  Mazzochi);  mais   il  jeta   un   flot 
d  impressions   et  de   notions  nouvelles  dans  un  public  qui 
ne  connaissait  guère,   avec   des  fragments  de   symphonies 
récentes,   que   des   airs  d'opéra.   L'indication  de  son   rôle 
complète    la    physionomie    d'une    époque    à     laquelle    des 
artistes  de  tout  ordre  donnèrent  un  si  vif  éclat.  La  plupart 


204  D  AUBER    A    BERLIOZ 

des  artistes-interprètes  que  nous  avons  passés  en  revue 
eurent  sur  les  âmes  autant  d'action  que  les  grands  com- 
positeurs. Ils  appartiennent  à  un  âge  héroïque  de  l'His- 
toire de  l'art. 

Les  chanteurs  de  la  période  qui  a  suivi  ont  tenu  dans  le  monde 
musical  une  place  moins  grande.  L'art  et  le  goût  du  bel  canfo  sont 
allés  déclinant.  Les  compositeurs  se  sont  peu  à  peu  affranchis  de 
l'autorité  des  chanteurs  et  les  ont  réduits  au  rôle  d'interprètes. 
La  déclamation  a  pris  une  plus  grande  importance  dans  les  opéras 
contemporains.  Elle  exige  sans  doute  de  rares  qualités  d'intelligence 
dramatique  et  musicale  et  même  d'expérience  vocale;  mais  elle  est 
l'ennemie  des  airs,  romances  et  couplets  où  les  chanteurs  trouvaient 
leurs  plus  grands  succès.  De  cette  dernière  période  il  suffit  de  citer 
quelques  noms  :  Madame  Miolan-Carvalho  (1827-1895),  comédienne 
froide  et  comme  indifférente  à  ses  rôles,  mettait  toute  son  expression 
dans  sa  voix,  d'une  justesse,  d'une  légèreté,  d'un  charme  incompa- 
rables. Elle  fut  l'interprète  préférée  de  Gounod  qui  écrivit  pour  elle 
divers  airs  à  effets  de  ses  opéras,  notamment  la  valse  de  Roméo  et 
Juliette.  Le  baryton  Fauke  (1830-1914)  a  obtenu  les  plus  grands  succès, 
à  l'Opéra-Comique  de  1852  à  1861,  et  à  l'Opéra  de  1861  à  1876,  par 
la  distinction  de  son  jeu,  la  beauté  de  sa  voix  et  sa  parfaite  méthode 
de  chant.  Il  a  laissé  quelques  mélodies  profanes  et  religieuses  de 
valeur  médiocre  et  un  excellent  traité  pratique  :  La  Voix  et  le  Chant. 
Parmi  les  vivants,  le  baryton  Lucien  Fugère  (1848),  comédien  habile 
et  musicien  intelligent,  qui  a  fait  une  longue  carrière  à  l'Opéra- 
Comique,  est  le  représentant  français  le  plus  apprécié  du  bel  canto 
au  théâtre. 


Bibliographie. 

Aux  ouvrages  cités  dans  ce  chapitre,  nous  ajouterons  : 
Martial  Teneo  :  La  Malibran,  d'après  des  documents  inédits  (tiré  à  part 
delà  Grande  Revue,  16  p.  gr.  in-8°).  —  Arthur  PoUGlN  :  Histoire  d'une 
cantatrice,  Marie  Malibran  (1911,  1  vol.,  284  p.).  —  E.  LEGOUVÉ 
Soixante  ans  de  souvenirs.  —  ClÉMENT  LanGUINE  :  La  Malibran  (1  vol., 
192  p.,  contient  un  certain  nombre  de  lettres  et  une  tyrolienne  de  la  M.). 
—  G'""  IBERLIN  :   ï^es  loisirs  d'une  femme  du  monde,  1838,  2  vol. 


CHAPITRE    IX 

HÉRITIERS  ITALIENS  ET  ALLEMANDS  DE  ROSSINI, 
DE  WEBER  ET  DE  BEETHOVEN 

Le  théâtre  lyrique  et  les  compositeurs  italiens  après  Rossini.  —  Paër.  — 
Bellini.  —  G.  Donizetti  et  son  œuvre;  analyse  de  quelques  opéras.  — 
Nicolaï;  inaptitude  des  Allemands  à  l'opéra-bouffe.  —  L'opéra  en  Alle- 
magne; Marschner  et  son  romantisme.  —  Kreutzer;  Lortzing;  Flotow.  — 
L'opéra  à  Londres;  les  compositeurs  anglais.  —  La  musique  instrumen- 
tale; conditions  défavorables  pour  le  développement  ultérieur  du  quatuor 
à  cordes.  —  Les  quatuors  de  Spohr.  —  Les  quatuors  de  Cherubini. 

Nous  avons  étudié,  en  le  replaçant  dans  son  cadre,  l'art 
lyrique  créé  par  les  maîtres  français  dans  la  première  partie 
du  xixe  siècle.  Sans  abandonner  le  point  de  vue  de  Paris 
auquel  nous  serons  forcément  ramené  bien  des  fois,  nous 
avons  à  dire  ce  que  devinrent,  dans  la  même  période,  et  en 
dehors  de  l'école  purement  française,  l'opéra  et  l'opéra- 
comique.  De  l'héritage  de  Rossini  et  de  Weber.  que  firent 
les  compositeurs  italiens,  allemands,  anglais?  nous  avons 
aussi  à  compléter  ce  qui  a  été  dit  déjà  de  la  musique  instru- 
mentale et  à  dire  quelques  mots  des  quatuors  à  cordes  écrits 
après  ceux  de  Beethoven. 

Le  nom  de  Rossini  accapare  tout  le  prestige  de  l'art  italien 
dans  les  trente  premières  années  du  xixe  siècle.  Il  en  est 
un  dont  le  talent  n'est  pas  tout  absorbé  par  une  telle 
influence  :  c'est  Ferdinand  Paër,  né  à  Parme  en  1777, 
naturalisé  français  au  moment  de  la  Restauration.  En  1806, 
il  habitait  Vienne,  qu'il  dut  quitter  au  moment  de  l'invasion 
française.  Napoléon,  auquel  son  opéra  Achille  avait  plu, 
l'emmena  à  Paris  où  il  devint  personnage  officiel  :  il  dirigea 
un  instant  le  Théâtre  italien,  entra  à  l'Institut  (1831)  comme 
successeur    de    Catel,    fut    maître    de    chapelle    de    Louis- 


200  n  AUBER    A    BERLIOZ 

Philippe,  et  mourut  eu  1839.  Paur  est  une  charmante 
figure  de  compositeur  ;  il  avait  sans  cloute,  comme  musi- 
cien, le  tempérament  et  les  défauts  de  son  pays,  —  une 
facilité  excessive,  d'où  est  sortie  une  œuvre  énorme,  — 
mais  on  lui  doit  un  chef-d'œuvre  :  Le  Maître  de  Chapelle 
(1821,  sur  un  livret  de  M'"''  Gay),  qui  suggère  une  compa- 
raison avec  Mozart  autant  qu'elle  atteste  une  influence  rossi- 
nienne.  A  Vienne,  en  1797,  Paër  avait  pris  contact  avec  le 
génie  de  Mozart  :  de  là  un  opéra-bouffe  qui  par  sa  verve 
autant  que  par  ses  qualités  purement  musicales,  est  un 
modèle  du  genre. 

Paër  n'a  pas  composé  moins  de  43  opéras;  Camille  (1801), écrit  pour 
Vienne,  et  Sargino  ou  L'élève  de  l'amour  (Dresde,  1803,  sujet  déjà 
traité  par  Dalayrac  en  1788),  appartiennent  au  genre  semi-sérieux  et 
sont  particulièrement  estimés.  On  lui  doit  aussi  10  cantates,  2  orato- 
rios, une  symphonie,  un  assez  grand  nombre  de  pièces  pour  chant 
et  pour  instruments. 

Un  représentant  plus  pur  de  l'art  italien,  dont  il  ne  reste 
plus  rien  au  répertoire,  mais  qui,  en  son  temps,  inspirait 
à  ses  contemporains  une  extraordinaire  sympathie,  accrue 
par  sa  mort  prématurée,  est  le  Sicilien  Vincexzo  Bellini, 
né  en  1801,  établi  définitivement  à  Paris  en  1833,  mort  à 
Puteaux  en  1835.  On  le  comparait  à  Chopin  pour  le  charme 
et  l'élégance  délicate  de  sa  personne;  on  l'a  mis  en  parallèle 
avec  Rossini  comme  compositeur.  Il  ne  connut  autour  de 
lui  que  des  cœurs  amis;  Wagner  lui-même,  en  1834,  faisait 
son  éloge  (dans  l'opuscule  die  deutsche  Oper).  Formé  assez 
superficiellement  par  Zingarelli  au  Conservatoire  de  Naples, 
il  écrivit  d'abord  pour  les  théâtres  de  Naples,  de  Milan,  de 
Parme,  de  Venise,  des  opéras  médiocres  et  bientôt  oubliés 
sauf  La  Somnambula  (Milan,  1831)  et  Norma  (26  déc, 
même  année,  ibid.)  qui,  avec  la  Malibran,  dans  le  rôle  prin- 
cipal, eut  un  énorme  succès.  La  fille  du  chef  des  Druides, 
la  voyante  Norma,  séduite  par  le  proconsul  Sévère,  a  une 
place  considérable  dans  l'histoire  des  succès  de  théâtre 
comme  dans  celle  des  Fantaisies  pour  piano  et  pour  instru- 
ments divers.  Les  puritains  d'Ecosse,  dont  le  sujet  était 
tiré  d'un  roman  de  Walter  Scott,  furent  aussi  très  applaudis 
en  1835  au  Théâtre  italien  de  Paris,  où  ils  avaient  la  bonne 


HERITIERS    DE    ROSSINI  207 

fortune  de  trouver  des  interprètes  d'élite  :  les  sœurs  Grisi, 
Rubini,  Tamburini,  Lablache.  Le  cas  de  Bellini  mérite 
d'arrêter  l'attention,  parce  qu'il  a  été,  plus  ou  moins,  celui 
de  l'art  lyrique  italien  avant  Verdi.  Ses  dix  opéras,  con- 
sidérés au  point  de  vue  purement  musical,  sont  d'une  pau- 
vreté lamentable;  l'instrumeutation  est  enfantine:  l'har- 
monie est  tellement  faible,  que  Grétry,  auprès  de  l'auteur 
de  Norma,  parait  être  un  puits  de  science.  L'invention 
rythmique  est  à  peu  près  nulle.  Voilà  bien  des  motifs  de 
condamnation!  mais,  avant  de  prononcer,  il  convient  de  se 
demander  comment  Bellini  comprenait  le  rôle  d'un  compo- 
siteur d'opéra.  II  y  a  une  lettre  très  curieuse,  reproduite  par 
M.  Pougin  dans  une  monographie,  où  l'aimable  Italien  nous 
dit  comment  il  travaillait  : 

<i  Puisque  je  me  suis  proposé  d'écrire  quelques  partitions,  —  jamais 
plus  d'une  par  an,  —  j'y  apporte  tous  mes  efforts.  Persuadé,  comme 
je  le  suis,  qu'une  grande  partie  de  leur  succès  dépend  du  choix  d'un 
thème  intéressant,  du  contraste  des  passions,  de  l'harmonie  des  vers 
et  de  la  chaleur  de  leur  expression,  non  moins  que  des  coups  de 
théâtre,  il  me  fallait  avant  tout  faire  choix  d'un  écrivain  expérimenté 
en  ce  genre;  et  c'est  pourquoi  j'ai  préféré  à  tout  autre  Romani,  puis- 
sant génie  fait  pour  le  drame  musical.  Son  travail  accompli,  j'étudie 
attentivement  le  caractère  des  personnages,  les  passions  qui  prédo- 
minent en  eux,  les  sentiments  dont  ils  sont  animés.  Une  fois  bien 
pénétré  de  tout  ceci,  je  me  mets  à  la  place  de  chacun  d'eux,  et  je 
fais  en  sorte  de  sentir  et  d'exprimer  efficacement  ce  qu'ils  sentent  et 
ce  qu'ils  expriment...  Enfermé  dans  ma  chambre,  je  commence  à 
déclamer  la  partie  de  chaque  personnage  du  drame,  avec  toute  la 
chaleur  de  la  passion  :  j'observe,  autant  que  possible  les  inflexions 
de  ma  voix,  la  précipitation  ou  la  langueur  du  débit  en  telle  circon- 
stance, enfin  l'accent  et  le  ton  de  l'expression  que  la  nature  donne  à 
l'homme  livré  aux  passions,  et  jy  trouve  les  motifs  et  les  rythmes 
musicaux  propres  à  les  démontrer  et  à  les  transmettre  à  autrui  par 
le  moyen  de  l'harmonie.  Je  jette  aussitôt  sur  le  papier,  j'essaie  au 
piano,  et  quand  je  sens  en  moi-même  une  émotion  correspondante, 
je  juge  que  j'ai  réussi.  Dans  le  cas  contraire,  je  recommence  et  me 
remets  à  l'œuvre  jusqu'à  ce  que  j'aie  atteint  mon  but.  »  (Lettre  de 
Bellini,  citée  par  A.  Pougin,  Bellini,  p.  73-4.) 

Nous  connaissons  bien  cette  manière  de  travailler  :  c'était 
celle  de  Lulli,  celle  de  la  plupart  des  musiciens  du 
xvme  siècle.  Estimant,  non  sans  raison,  que  l'action  du 
drame  est  la  chose   essentielle,  le  compositeur  croit  avoir 


208  D  AUBER    A    BERLIOZ 

pour  tâche  principale  d'élever  jusqu'à  la  forme  chantée  les 
vers  du  librettiste;  et  en  vertu  de  cette  règle  adoptée  par 
Rousseau,  par  Lacépède,  par  Villoteau,  par  tous  leurs 
contemporains,  que  l'imitation  de  la  parole  émue  est  seule 
capable  de  donner  de  la  vérité  et  de  l'expression  au  chant, 
le  compositeur  cherche  dans  la  déclamation  du  texte  litté- 
raire le  mouvement  et  le  dessin  des  mélodies  qu'il  doit 
écrire.  Ces  mélodies  une  fois  trouvées,  il  est  convaincu 
que  son  rôle  est  à  peu  près  fini.  Sans  doute,  il  faudra  un 
petit  accompagnement  pour  soutenir  la  voix;  mais  quelques 
triolets  honnêtes  des  violons,  avec  des  tenues  d'alto,  suffi- 
ront. A  quoi  bon  faire  intervenir  la  clarinette,  le  hautbois, 
les  cuivres,  et  leur  faire  parler  un  langage  spécial?  Au  lieu 
d'y  gagner,  le  drame  qui  a  trouvé  sa  formule  dans  la 
mélodie  n'en  serait-il  pas  encombré  et  obscurci?...  Il  y  a 
là  une  esthétique  qui  aurait  pu  aboutir  à  l'emploi  continu 
du  récitatif.  Ce  fut  celle  de  Bellini  et  celle  du  public  qui 
l'aimait.  Elle  pouvait  être  défendue.  Son  tort  est  de  n'être 
pas  assez  artistique,  car  elle  réduit  à  trop  peu  de  chose  le 
travail  du  musicien  ;  elle  supprime  cette  œuvre  d'imagina- 
tion si  intéressante  qui  consiste  à  traduire  à  la  fois  les 
caractères  généraux  et  les  mille  nuances  d'un  poème  à  l'aide 
des  rythmes,  des  timbres,  et  de  toutes  les  ressources  de 
l'orchestre.  Les  lignes  que  nous  avons  citées  sont  de  1829  : 
peu  à  peu,  tenant  compte  de  certaines  critiques,  Bellini 
s'enhardit  à  construire  des  ensembles.  Il  avait  une  éduca- 
cation  musicale  incomplète  et  ne  possédait  pas  la  technique 
de  son  métier;  si  la  mort  ne  l'avait  frappé  à  trente-quatre 
ans,  peut-être  aurait-il  comblé  les  lacunes  de  son  art  et 
modifié  peu  à  peu  sa  manière. 

Ces  observations  générales  peuvent  s'appliquer  aux  com- 
positeurs suivants,  comparables  à  ces  fournisseurs  du 
xvme  siècle  qui  faisaient  du  drame  lyrique  un  article  courant 
et  dont  les  opéras  étaient  trop  souvent  de  grands  déserts 
d'idées  : 

Le  noble  Michel  Enrico  Carafa  de  Colobrano,  fils  de  prince,  né 
à  Naples  en  1787  (f  1872),  eut  une  carrière  doublement  brillante  : 
d'abord  officier  de  l'armée  de  Naples,  adjudant  de  Murât  (1806)  avec 
lequel  il  fit  la  campagne  de  Russie,  il  abandonna  la  carrière  des 
armes   après  la   chute  de  Napoléon,   et   vint  se   fixer  à  Paris.   Après 


HERITIERS    DE   R0SS1NI  209 

avoir  donné  quelques  ouvrages  au  théâtre  Feydeau  (Opéra-Comique), 
il  eut  l'honneur  d'entrer  à  l'Institut  pour  succéder  à  Le  Sueur  (1837) 
et  fut  nommé  professeur  de  composition  au  Conservatoire  en  1840. 
Pour  obtenir  ce  dernier  honneur,  il  se  prévalait,  dans  une  lettre 
assez  orgueilleuse,  d'avoir  écrit  «  plus  de  30  opéras  ».  —  «  C'est 
précisément  ce  qui  nous  inquiète  !  »  lui  répondait  la  Revue  musicale 
de  1839  (n°  37).  Il  a  écrit,  avec  un  certain  nombre  de  cantates  et  de 
pièces  religieuses,  36  opéras  italiens  ou  français.  —  Francesco  Mor- 
lacchi,  de  Pérouse  (1784-1841),  qui  fut  chef  d'orchestre  avec  Weber 
(1816-1826)  au  théâtre  de  Dresde,  ne  vint  pas  en  France  :  il  fut  (après 
le  départ  de  Sponlini,  à  Berlin)  le  dernier  représentant  de  l'art  italien 
en  Allemagne;  on  lui  doit,  avec  10  grandes  messes  pour  orchestre, 
un  Requiem  pour  le  roi  de  Saxe  (1827)  et  deux  oratorios,  20  opérettes 
et  opéras-comiques.  —  Plus  féconds  encore  furent  :  le  Napolitain 
Carlo  Coocia  (1782-1873),  auteur  de  40  opéras;  Niccolo  Vaccai,  né 
à  Tolentino  en  1790,  mort  à  Pescaro  en  1848,  qui,  outre  ses  nombreux 
ouvrages  de  théâtre,  écrivit,  en  collaboration  avec  Coppola,  Domzetti, 
Mercadante,  Pacini,  une  cantate  funèbre  sur  la  mort  de  la  Malibran 
(1837).  Pietro  Gênerai. i,  né  en  1783  dans  le  Piémont  (f  1832),  n'a 
pas  composé  moins  de  52  opéras  pour  les  théâtres  d'Italie.  Lorsqu'il 
parut  sur  la  scène,  Rossini  n'eut  pas  de  peine  à  faire  pâlir  de  telles 
étoiles. 

Très  estimé  en  Italie  comme  «  maître  de  la  cavaline  »  {maestro 
délie  cabalette),  fut  Giovanni  Pacini  (1796-1867).  Il  a  écrit  environ 
90  opéras,  plus  un  grand  nombre  d*oratorios,  de  cantates,  et  plusieurs 
ouvrages  de  théorie  musicale.  L'école  napolitaine,  d'où  sont  partis 
tant  d'improvisateurs,  eut  un  dernier  représentant  illustre  :  Saverio 
Mercadante  (1797-1870),  directeur  du  Conservatoire  de  Naples  depuis 
1840.  Il  a  montré  une  grande  fécondité  que  n'arrêta  pas  une  cécité 
survenue  en  18'62  :  il  dictait  au  lieu  d'écrire.  On  lui  doit  une  soixan- 
taine d'opéras,  dont  deux  furent  joués,  sans  succès  d'ailleurs,  à  Paris  : 
7  Briganti  (1836),  sur  un  livret  tiré  des  Brigands  de  Schiller,  Les 
Arabes  en  Gaule,  qu'il  avait  composé  en  1827  pour  Milan  et  qu'il 
enrichit  en  1854  de  sept  nouveaux  numéros,  d'après  un  roman  de 
d'Arlincourt. 

Bellini  étant  mort  en  1835,  et  l'auteur  de  Guillaume  Tell 
ayant  pris,  après  1829,  une  retraite  volontaire,  le  sceptre 
de  la  musique  italienne  passa  aux  mains  de  Gaetano  Doni- 
zetti.  Ce  l'ut  un  musicien  inégal  et  superficiel,  un  prince 
du  bavardage  mélodique,  de  réelle  valeur  pourtant,  et  dont 
quelques  ouvrages  sont  presque  populaires.  Il  avait  le  souci 
de  la  vérité  dramatique  :  il  exprimait  cette  vérité  d'une 
façon  insuffisante  et  banale;  mais  ce  défaut  était  le  résultat 
d'une  esthétique  qui  n'est  plus  la  nôtre,  plus  encore  que 
le  signe  d'un  génie   faiblement   doué.  Il  a  écrit  plusieurs 

CoM'JAHit:u»  —  Musique,  III.  14 


210  DAUBER    A    BERLIOZ 

pages  qui  suffisent  à  lui  assurer  un    rang  honorable   dans 
l'histoire  de  la  musique. 

Né  à  Bergame.  non  loin  de  Milan,  le  25  septembre  1797,  Donizetti 
dut  sa  formation  musicale  à  deux  maîtres  de  valeur  différente,  mais 
d'égale  autorité  sur  les  musiciens  de  leur  temps  :  le  Bavarois  italia- 
nisé Simon  Mayr  (1763-1845)  qui,  à  en  juger  par  les  70  opéras  qu'il 
écrivit  dans  l'espace  de  vingt  ans,  ne  pouvait  guère  enseigner  que  des 
recettes  de  confection  dramatique;  le  Bolonais  abbé  Mattki  (1750- 
1825),  professeur  de  contrepoint  au  lycée  de  Bologne,  maître  de 
Rossini,  auteur  d'un  traité  en  3  volumes  sur  la  basse  chiffrée  (1829-30). 
Sa  famille  lui  donnait  le  choix  entre  deux  carrières  :  celle  de  peintre 
ou  celle  d'avocat.  Il  choisit  celle  des  armes  et  entra  comme  volon- 
taire dans  un  régiment  autrichien.  C'est  en  1818  seulement  qu'il  rêva 
de  conquérir  la  même  gloire  que  Rossini  et  se  donna  au  théâtre.  Dans 
les  douze  années  qui  suivirent,  il  écrivit  26  partitions  (dont  une  sur 
un  sujet  traité  en  1803  par  Berton,  et  en  1808  par  Boïeldieu  :  Alina, 
regina  di  Golconda,  1828,  Gènes).  Avec  une  fécondité  croissante,  il 
composait  jusqu'à  4  opéras  par  an  :  les  plus  célèbres  paraissent 
avoir  été  Anna  Bolena  (Milan,  1822),  qui  étendit  sa  réputation  au  delà 
des  frontières  italiennes;  YEUsire  d'Amore  [ibid.,  1832,  même  sujet 
que  le  Philtre  d'Auber  en  1831);  on  peut  citer  aussi  Lucrezia  Borgia 
(1833),  dont  la  représentation  fut  empêchée  à  Paris  par  V.  Hugo 
faisant  valoir  ses  droits  de  propriété,  et  qui,  après  remaniement, 
devint  La  Rinnegata  (1845);  Gemma  di  Vergi  (1835),  Maria  Stuarda 
et  Lucia  di  Lammermoor  joués  à  Naples  en  1835.  Donizetti  devint 
bientôt  le  favori  du  public  italien  et  le  maître  du  théâtre  lyrique. 
En  1834,  il  fut  nommé  professeur  de  contrepoint  au  Conservatoire 
de  Naples.  La  Censure  s'étant  opposée  en  1889  à  la  représentation 
de  son  opéra,  Poliuto,  il  quitta,  indigné,  le  pays  natal  et  vint  se  fixer 
à  Paris. 

A  Paris,  où  sa  réputation  l'avait  précédé,  Donizetti  fut 
accueilli  sur  toutes  les  scènes,  en  particulier  celle  du 
Théâtre  de  la  Renaissance  qui,  à  la  salle  Ventadour,  venait 
de  remplacer  les  Italiens  (alors  émigrés  à  l'Odéon)  et  qui 
avait  fait  son  ouverture  en  1838,  avec  le  Ruy  Blas  de 
V.  Hugo.  Un  arrêté  de  1847  autorisait  ce  théâtre  à  jouer 
des  opéras  «  dans  le  genre  italien  »  en  même  temps  que 
des  drames  et  des  comédies  ;  il  donna  en  1839  Lucie  de 
Lammermoor,  dont  le  livret  avait  été  traduit  par  Alphonse 
Roger  et  Gustave  Vaëz,  et  que  le  Théâtre  italien  avait  déjà 
jouée  en  1837  avec  le  plus  grand  succès.  Ce  drame  net, 
condensé,  vigoureux,  fit  une  impression  profonde.  On  fut 
sensible   à   la  musique,   comme  on   l'était,  au  xvme   siècle. 


HERITIERS    DE    ROSSINI 


211 


aux  œuvres  qui,  en  peignant  la  nature,  rouvraient  les 
sources  de  l'émotion  et  faisaient  couler  des  larmes;  les 
mélodies  principales  de  la  partition  s'installèrent  dans 
toutes  les  mémoires.  Lucie  jouée  aux  Italiens,  à  la  Renais- 
sance, à  l'Opéra,  eut  268  représentations.  Deux  scènes  de 
Lucie  sont  admirables,  soit  pour  leur  effet  dramatique,  soit 
comme  œuvres  purement  musicales  :  celle  du  sextuor  (II,  8) 
et,  au  dénouement,  celle  de  la  folie.  Dans  la  première, 
d'une  construction  magistrale  et  d'une/ progression  magni- 
fique, Donizetti  a  su  réunir  toutes  les  puissances  de  l'action 
en  faisant  parler  à  la  fois,  dans  un  ensemble  grandiose, 
l'amour  (Lucie),  le  point  d'honneur  (Edgar).  la  haine 
(Arthon),  le  désenchantement  et  la  douleur  (Arthur), 
encadrés  par  les  réflexions  de  simples  témoins  (Gilbert, 
Raimond  et  le  chœur).  Dans  la  seconde,  le  retour  du  motif 
Vers'  toi  toujours  s'envolera  mon  rêve  d'espérance  est  une 
trouvaille  qui  fait  le  plus  grand  honneur  au  sens  drama- 
tique du  musicien.  La  partition  est  très  bien  écrite  pour 
les  chanteurs;  d'après  le  témoignage  de  son  élève 
Mme  Meyerheim  (du  Conservatoire  de  Milan),  le  professeur 
Lamperti  se  flattait  de  poser  la  voix  avec  Lucia,  car  «  cet 
opéra,  disait-il,  contient  toutes  les  difficultés  que  peut 
rencontrer  un  soprano  ». 

D'autres  ouvrages  de  Donizetti  paraissent  bien  vieillis  au 
lecteur  moderne.  Dans  ses  Martyrs  (1840,  opéra  en  4  actes, 
«  dédié  à  la  reine  des  Français  »),  Scribe  avait  confec- 
tionné comme  livret  un  arrangement  du  Poli/eucte  de  Cor- 
neille. Le  voisinage  du  chef-d'œuvre  cornélien  est  gênant 
pour  l'appréciation  du  librettiste  et  celle  du  compositeur  : 
à  l'un  manquait  la  poésie;  à  l'autre  la  grande  musique. 
Lorsque  Pauline  apprend  que  Sévère  n'est  pas  mort  et 
qu'elle  sent  se  réveiller  un  sentiment  qui  était  comme  un 
souvenir  poétique  endormi  au  fond  de  son  cœur,  Donizetti 
la  fait  chanter  ainsi  : 


mM 


FPP 


P 


Sévère   existe!  un    dieu    sauveur,    des  sombres   bords  un 
dieu  l'envoie... 


âi-2 


D  AUBER    A    BERLIOZ 


A  la  reprise  de  cet  air  de  cavatine,  digne  du  Chalet  ou 
du  Domino  noir,  l'accompagnement  en  souligne  la  désin- 
volture sautillante  : 


ZJl 


ÎZt*l 


.-- 


etc. 


wmm 


m 


h  h  h 


■>  ■*■ 


h 


etc. 


2_s=i£x=a 


W^ 


Gela  nous  paraît  être  un  contresens  musical,  presque 
une  profanation.  Donizetti,  il  est  vrai,  croyait  rester  fidèle 
à  la  vérité  dramatique  en  exprimant  tout  simplement  la 
joie  éprouvée  par  Pauline  à  la  pensée  que  Sévère  a  échappé 
à  la  mort  :  lui  reprocher  de  ne  tenir  aucun  compte  de  la 
situation  ou  des  caractères  et  d'écrire  une  mélodie  quel- 
conque, dont  l'unique  objet  est  d'amuser  l'oreille,  serait 
inexact.  De  telles  formules  ne  donnaient  pas  lieu,  en  1839, 
au  reproche  de  banalité.  Ces  observations  s'appliquent  à 
la  manière  dont  sont  traités  les  rôles  de  Sévère,  de  Félix, 
de  Calisthène  (prêtre  de  Jupiter),  de  Néarque,  et  aussi  de 
Polyeucte  qui  chante  une  «  romance  »,  avec  point  d'orgue 
et  cadence  pathétique  (III,  17),  sur  ces  paroles  : 

Dieu  seul  partage  avec  toi 
Mon  amour  et  ma  foi! 

A  la  fin  de  la  pièce,  il  y  a  un  quintette  avec  chœur;  mais 
ce  n'est  guère  qu'une  mélodie  accompagnée,  sans  con- 
struction polyphonique,  sans  le  souffle  et  l'ampleur  du 
sextuor  de  Lucie.  Les  Martyrs  furent  assez  froidement 
accueillis.  L'auteur  prit  bientôt  sa  revanche. 

L'Ange  de  Nisida,  n'ayant  pu  être  joué  à  la  Renaissance, 
fut  enrichi  d'un  4e  acte  et  parut,  avec  le  titre  de  La  Favorite, 
à  l'Opéra  (2  décembre  1840).  Dupiez,  Barroilhet,  Levasseur 
et  Mme  Stoltz  contribuèrent  brillamment  à  son  triomphe, 
ainsi  que  l'excellent  livret,  tiré  de  la  tragédie  :  Le  Comte  de 
Comminges,  dont  l'auteur  fut  un  rival  momentané  de  Vol- 


HÉRITIERS    DE    ROSSINI  213 

taire,  Baculard  d'Arnaud.  La  Favorite  atteignait  en  1904  sa 
G79e  représentation.  —  Dans  La  Fille  du  Régiment  (1840, 
livret  de  Bayarci  et  Saint-Georges),  qui,  en  1905,  était  jouée 
pour  la  millième  fois,  Donizetti  fit  œuvre  très  française, 
toute  de  verve  claire,  de  grâce  et  de  charme,  bien  adaptée 
au  goût  qu'avaient  créé  ou  suivi  Boieldieu  et  Auber.  Dans 
Don  Pasquale  (1843),  il  subit  l'influence  visible  de  l'opéra- 
bouffe  rossinien,  du  Barbier  en  particulier. 

Il  y  a  des  compositeurs  qui  suivent  l'idéal  dont  ils  sont 
possédés  sans  se  préoccuper  beaucoup  du  succès.  Sur  ce 
point,  voici  quelle  était  l'attitude  de  Donizetti.  Il  écrivait  ù 
Leone  Herz,  le  10  nov.  1843  : 

«  Je  vais  te  donner  une  preuve  de  ma  sincérité.  Tu  veux  des  nou- 
velles de  D.  Sébastien1!  Eh  bien,  les  voilà,  avant  la  donnée  (la  pre- 
mière représentation)...  Premier  acte  :  fera  plaisir;  le  2e,  avec  les 
ballets,  un  duo,  et  la  dernière  romance  surtout,  aura  aussi  son  succès. 
Au  3e,  une  romance  (peut-être),  un  duo  d'hommes  et  la  marche 
funèbre  avec  la  pompe,  seront  applaudis;  mais  le  reste  a  été  trop 
abîmé  par  les  continuels  changements;  ainsi,  non.  Il  y  a,  au  'ie,  un 
effet  (au  milieu)  qui  se  passera  fort  bien.  Au  5e,  la  petite  cavatine 
(peu  de  chose),  le  grand  duo  fixeront  l'attention;  une  barcarole  après 
—  de  laquelle  je  dois  couper  la  moitié  à  cause  de  la  situation  —  se 
perdra.  Un  très  petit  trio  à  voix  presque  seules  (sic)  fera  ni  chaud 
ni  froid.  Après  cela,  le  dénouement,  dans  lequel  la  musique  ne  peut 
rien.  De  tout  cela  tu  vas  comprendre  que  mon  opéra  finit  en  queue 
de  rat...;  car  après  le  grand  duo  du  5e,  on  peut  s'en  aller.  »  (Lettere 
inédite  di  Gactano  Donizetti,  raccolte  du  Angola  de  Eisner-Eisenhof, 
Bergamo,  1897.) 

Il  y  a  là  une  psychologie  du  public  et  du  compositeur 
tout  ensemble,  en  même  temps  qu'une  esthétique  marquant 
une  date...  Le  mérite  de  Donizetti,  avec  un  sens  incontes- 
table du  théâtre  et  une  technique  assez  solide,  était 
d'écrire  fort  bien  pour  les  voix;  son  principal  défaut  fut 
de  travailler  trop  rapidement.  Il  n'a  pas  écrit  moins  de 
70  opéras,  plus  un  Requiem  pour  la"  mort  de  Belliui,  des 
Cantates  et  des  hymmes,  deux  messes,  quantité  de 
romances,  d'ariettes,  de  duos,  de  pièces  pour  orchestre  et 
musique  de  chambre.  Il  accumulait  des  entreprises  inces- 
santes, traversées  par  les  nombreux  voyages  qu'il  faisait, 
selon    l'usage  du    temps,  dans   les    villes    (Milan,    Vienne, 


214  DAUBER    A    BERLIOZ 

Rome)  où  on  allait  jouer  un  de  ses  opéras.  «  Sais-tu, 
écrivait-il  en  1842  à  un  de  ses  amis  de  Bergame,  que  j'ai 
fait  deux  actes  (non  instrumentés,  par  exemple!)  en  vingt- 
quatre  heures?  Quand  le  sujet  plaît,  le  cœur  parle,  la  tète 
vole,  et  la  main  écrit...  »  —  Dans  ses  Souvenirs  d'un  Chan- 
teur, Duprez  donne  quelques  renseignements  intéressants 
sur  le  caractère  de  Donizetti  et  raconte  ainsi  son  triste 
déclin  : 

«  Après  la  malheureuse  fin  de  Nourrit,  dans  les  premiers  mois  de 
mon  engagement  à  l'Opéra,  Donizetti  vint  à  Paris  apportant  avec  lui 
son  Poliuto  (Polyeucte,  ou  les  Martyrs).  Nous  reprîmes  nos  relations 
amicales.  C'était  un  homme  d'un  caractère  sympathique,  d'un  com- 
merce agréable,  connaissant  sa  valeur  et  n'en  tirant  point  vanité, 
doué  d'une  imagination  féconde  et  sans  cesse  en  activité;  car  il  ne 
pouvait  avoir  quatre  vers  dans  sa  poche  qu'il  ne  les  mît  en  musique, 
debout,  marchant,  mangeant  ou  se  reposant.  Je  possédais  son  estime 
et  sa  confiance.  Il  m'a  souvent  avoué  combien  il  avait  souffert  dans 
son  orgueil  de  compositeur  à  Paris.  Il  n'y  fut  jamais  traité  selon  ses 
mérites.  A  l'Opéra-Comique,  j'ai  vu  moi-même  l'insuccès,  presque 
la  chute  de  La  Fille  du  Régiment.  Dieu  sait  combien  de  temps  il  fallut 
à  La  Favorite  pour  être  conservée  !  Lorsqu'il  donna  Dom  Sébastien, 
aucune  tracasserie,  aucune  contrariété  ne  lui  fut  épargnée.  Il  se 
plaignit  amèrement  à  moi  de  ce  qu'on  ne  l'avait  pas  même  prévenu 
de  la  reprise  de  Lucie  sous  la  direction  de  Léon  Pillet. 

«  Hélas!  c'était  bien  peu  de  jours  avant  sa  mort;  aussi  amoureux 
des  plaisirs  des  sens  que  des  travaux  de  l'imagination,  il  usa  dans 
cette  double  existence  toutes  ses  facultés  physiques  et  morales. 

«  Lorsque  je  vis  l'une  de  ses  crises  pour  la  première  fois,  ce  fut 
chez  lui,  dans  son  cabinet.  J'avais  renversé  un  encrier  sur  le  tapis  : 
je  me  courbai,  en  pestant  contre  ma  maladresse,  et,  lorsque  je  me 
relevai,  je  regardai  Donizetti...  le  croyant  un  peu  fâché,  parce  qu'il 
n'avait  pas  prononcé  une  parole;  il  riait,  d'un  air  idiot  qui  me  fit 
froid  au  cœur.  L'année  suivante,  son  cousin  Accursi  dut  le  faire 
entrer  dans  la  maison  de  santé  d'Ivry.  J'allai  l'y  voir.  Il  pouvait  à 
peine  se  soutenir.  Je  cherchai  à  faire  jaillir  une  étincelle  de  cette 
grande  intelligence  éteinte;  je  lui  parlai  du  passé,  de  son  pays,  de 
ses  œuvres  que  j'avais  animées;  je  lui  chantai  un  fragment  de  sa 
chère  Lucie...  «  Attends,  attends,  fit-il,  je  vais  t'accompagner !  »  Je 
crus  un  instant  avoir  secoué  cette  horrible  torpeur.  Il  se  mit  au 
piano...  ses  mains  inertes  tombaient  au  hasard  sur  les  touches;  il 
avait  repris  son  air  hébété.  C'était  affreux!... 

«  A  quelque  temps  de  là,  on  le  fit  partir  pour  Bergame,  sa  ville 
natale,  où  il  mourut  (avril  1848). 

«  Aucun  service  ne  fut  célébré  en  son  honneur,  aucune  marque  de 
sympathie  ne  lui  fut  accordée  dans  cette  ville  de  Paris,  où  l'on  avait 
joué  et  applaudi  ses  plus  beaux  ouvrages.  » 


HERITIERS    DE    ROSSINI  215 

Tandis  que  s'étendait  l'influence  purement  italienne, 
persistait  en  France,  amincie  il  est  vrai,  mais  bien  recon- 
naissable  et  destinée  à  de  brillants  succès  ultérieurs,  la 
tradition  française  de  la  comédie  légère  et  de  la  romance 
sentimentale  créée  au  xvine  siècle.  Elle  est  représentée 
par  d'aimables  œuvrettes  que  le  goût  des  grâces  simples 
n'a  pas  toujours  préservées  de  la  banalité.  Deux  noms  de 
compositeurs  ont  surnagé  :  celui  du  Parisien  Panseron 
(1796-1859),  et  du  Belge,  formé  à  l'école  de  Reicha, 
A.  Grisar  (1808-1869).  Panseron  ne  fut  pas  estimé  seule- 
ment à  cause  de  ses  nombreux  «  solfèges  »,  de  ses  leçons 
de  chant  inspirées  de  l'art  italien  et  de  200  romances 
environ,  parmi  lesquelles  Malvina,  La  Fête  de  Madame.  Le 
Songe  de  Tartini  (avec  accompagnement  de  violon),  Val- 
sons encore!  Au  revoir,  Louise,  On  n'aime  bien  qu'une  fois, 
Demain  on  nous  marie,  etc..  eurent  une  vogue  réelle;  il 
est  l'auteur  de  quelques  opéras-comiques  en  un  acte,  joués 
au  Théâtre  Feydeau  et  à  l'Odéon  :  La  Grille  du  parc  (livret 
de  Paiu,  Ancelot  et  Audibert),  1820;  Les  Deux  cousines, 
sur  un  livret  de  Sauvage,  qui  est  une  variante  du  Barbier 
de  Village  de  Grétry;  Le  Mariage  difficile,  1823  (en  colla- 
boration avec  Louis  Chaucourtois);  L'Ecole  de  Home. 
Grisar,  lui  aussi,  fut  en  son  temps  quelqu'un.  Trois  de 
ses  opéras,  d'une  verve  agréable,  furent  traduits  et  applaudis 
en  Allemagne  :  L' Eau  merveilleuse.  1839  (das  Wunderwas- 
ser);  Bonsoir,  Monsieur  Pantalon  (Guten  Abend,.Herr  P.), 
1841,  bouffonnerie  imitée  des  Bendez-vous  bourgeois  de 
Nieolo  (1807)  et  dont  on  peut  citer  le  quatuor  chanté  sur 
les  mots  du  titre  ;  La  Chatte  merveilleuse,  1862  (en  allemand, 
die  Wunderbare  Katze),  sur  un  livret  de  Dumanoir  et 
Dennerv,  qui  est  un  arrangement  du  conte  Le  Chat  botté 
(déjà  mis  en  musique  par  Foignet,  en  1802,  et  par  Portugal 
sous  le  titre  //  cia  bottino,  en  1801).  Grisar  débuta  à 
Bruxelles  par  Le  Mariage  impossible .  en  1833,  2  actes  sur 
un  livret  de  Mélesville,  dont  le  succès  lui  permit,  grâce  à 
une  pension  officielle,  de  venir  achever  à  Paris  sa  forma- 
tion musicale.  Il  eut  d  assez  grands  succès  à  l'Opéra- 
Comique  et  dans  les  théâtres  de  genre  :  les  Variétés,  la 
Renaissance,  le  Théâtre  lyrique,  les  Bouffes.  On  lui  doit  : 
Sarah  ou  l'Orpheline  de  Gleucoé,  2  actes,   1836  (sujet  tiré 


216  DAUBER    A    BERLIOZ 

de  Walter  Scott,  par  Melesville);  L'An  mil,  1837  (livret 
du  même  et  de  Foueher)  ;  La  Suisse  à  Trianon,  1  acte,  1838; 
Lady  Melvil,  opéra-comique  en  3  actes,  1838,  sur  un  livret 
de  Saint-Georges  et  de  Leuven  ('arrangé  en  1862  avec  le 
titre  Le  Joaillier  de  Saint- James),  à  peine  remarquable  par 
le  trio  en  canon  du  premier  acte;  Les  Travestissements, 
1  acte  (1839,  1854,  1858),  livret  de  Paulin  Deslandes; 
L'Opéra  à  la  Cour  (1840),  4  actes,  pastiche  de  Boïeldieu, 
Weber,  Berton,  Dalayrac,  Rossini,  Auber,  Mozart,  etc.; 
Gilles  ravisseur,  1  acte,  1848,  livret  de  Sauvage;  Les  Por- 
cherons,  3  actes  (1850.  texte  du  même  et  de  de  Lurieu), 
dont  le  titre  est  emprunté  au  nom  d'une  guinguette  du 
temps  (Louis  XV),  et  où  l'on  a  goûté  le  trio  A  clieval  au 
1er  acte,  la  romance  de  la  lettre  Y  Amant  qui  vous  implore 
au  2e;  Le  Carillonneur  de  Bruges,  1852,  texte  de  Saint- 
Georges,  où  l'on  trouve  un  air  assez  heureux,  Sonnez,  mes 
cloches  gentilles,  et  une  aimable  chansonnette,  au  2e  acte; 
les  Amours  du  diable,  livret  du  même,  1853,  4  actes,  où 
Galli-Marié  se  fit  applaudir  dans  l'air  du  Diable  amoureux. 
Le  Chien  du  jardinier,  1  acte,  1855,  texte  de  Lockroy  et 
Cormon,  où  Faure  fit  le  succès  de  «  la  chanson  du  jardi- 
nier »  ;  le  Voyage  autour  de  ma  chambre,  1  acte,  1859, 
texte  de  Duvert  et  Lausanne;  Les  Bégaiements  de  V amour, 
1864,  texte  de  Najac  et  Deulin  ;  Douze  innocentes,  1  acte, 
1865  (livret  de  Najac). 

Plusieurs  des  ouvrages  lyriques  de  cette  époque  seront 
indiqués  plus  loin,  dans  les  chapitres  consacrés  à  des 
compositeurs  de  premier  plan  dont  la  carrière  s'étend  dans 
la  seconde  moitié  du  xixe  siècle.  Nous  mentionnerons  ici 
quelques  pièces  qui  forment,  pour  ainsi  dire,  la  teinte  de 
fond  dans  le  tableau  où  se  détachent  les  chefs-d'œuvre. 
De  Fk.  Benoist,  le  prix  de  Rome  de  1815  et  professeur 
d'orgue  au  Conservatoire  (né  à  Nantes  en  1794)  :  Léonore 
et  Félix  ou  C'est  la  même  (1821)  ;  les  deux  ballets  La  Gipsy, 
en  collaboration  avec  Ambboise  Thomas,  1839,  et  Le  Diable 
amoureux,  en  collaboration  avec  Auber,  1840  (et  l'opéra 
L'Apparition,  1848,  sur  un  livret  de  Delavigne)  ;  de 
Ch.  Fr.  Kreubé,  né  à  Lunéville  en  1777,  élève  de  Rod. 
Kreutzer,  premier  chef  d'orchestre  (1816-1828)  de  l'Opéra* 
Comique,   mort  à   Saint-Denis   en   1846,    après  avoir   écrit 


HÉRITIERS    DE    ROSSINI  217 

seize  opéras  :  Le  Forgeron  de  Bassora,   1813;  Edouard  et 
Caroline  ou  La  Lettre  et  la  réponse,  1819;  La  Jeune  Tante 
(livret    de   Mélesville),    1820;    Le    Philosophe    en    voyage, 
3  actes,   sur  un  livret  de  Paul  de  Kock,  1821  ;  Le  Coq  du 
village,  livret  de  Favart,  1822  ;  L'Officier  et  le  paysan  (texte 
de  Dartois),  1824;  Les  Enfants  de  maître  Pierre  (Paul   de 
Kock),   1825;  Le  Mariage  à  l'anglaise  (Vidal  et  Gensoul), 
1828...;  d'ONSLOw  :   L'Alcade    de  la    Véga  (1824),   drame 
lyrique,  3  actes   en    prose;  Le  Colporteur  (1827),  dont  on 
peut  citer  le  trio  Ah!  depuis  mon  jeune  dge  et  la  ronde  à 
2  voix  C'est  la  fête  du  village,  et  Le  Duc  de  Guise(1831),  qui 
tendait  sans  succès  au  genre  sérieux;  de  Fétis  (1784-1871)  : 
L'Amant  et  le  mari,  1820;  Les  Sœurs  jumelles,  1  acte,  1823 
(Planard);   Marie   Stuart   en  Ecosse,  3  actes,    1823  (id.); 
Les  Bourgeois  de  Reims,  1825  (Saint-Georges  et  Ménissier), 
La   Vieille,   1826  (Scribe  et   Delavigne),  Le  Mannequin  de 
Bergame,   1832   (Planard   et  Duport),   opéras-comiques  en 
un  acte;  de  Ch.-H.  Plantade  :  Le  Mari  de  circonstance,  1813 
(Planard);  de  Charles  Bochsa,   hautboïste  des  théâtres  de 
Lyon,    puis    de   Bordeaux  :    Un   mari  pour  étrcnne,    1816 
(Théaulon  et  Dartois);  de  Libert  :  Amour  et  Colère,  1823; 
de  Th.  Labarhe,  célèbre  harpiste  (1805-1870)  :  L'Aspirant 
de  marine,  1  acte,  1834,  et  Les  Deux  familles,   1831  (Pla- 
nard) ;  de  Gilles-Despréaux  :  Le  Souper  du  mari,  1833  (Des- 
noyers et  les  frères  Coignard);  de  Fontmichel  :  Le  Chevalier 
de  Canolle,  1836  (livret  de  Mme  Gay);  d'HiPPOLYTE  Monpou, 
né  à  Paris  en  1804,  auteur  de   nombreuses  «  romances  » 
(dont  quelques-unes  sur  des  textes  de  Musset  et  d'Hugo)  : 
Les  Deux  reines  (voyage  incognito  des  reines  de  Suède  et 
de  Danemark),    1   acte,  1835,    sur  un    livret  de    Soulié  et 
Arnould;  Le  Luthier  de  Vienne,  1  acte,  1836  (Saint-Georges 
et  de  Leuven);  Piquillo,  opéra-comique   en  3  actes,  livret 
d'Al.  Dumas  et  Gérard  de  Nerval,  1837  ;  Le  Planteur,  2  actes, 
1839   (Saint-Georges),    et   La  Chaste    Suzanne,    opéra   en 
4  actes,  1839  (Carmouche  et  de  Courcy);  deRiiAUT  :  André 
ou  la  Sentinelle  perdue,    1834;   de   Godefroi  :   La    Chasse 
royale,  2  actes,    1839;  de  Pell.eht  :    Le  Coup  de  pistolet, 
1836;    d'ALEXANDRE  Montfort  :   La  Jeunesse  de    Charles- 
Quint,  opéra-comique  en  2  actes,  1841  (livret  de  Mélesville 
et  Duveyrier);  Polichinelle,  1  acte,  1839  (Scribe);  L'Ombre 


218  DAUBER    A    BERLIOZ 

d'Argentine,  1  acte  (Bayard  et  Biévible)  ;  La  Charbonnière, 
1845 (Scribe);  Sainte-Cécile,  opéra  en  3  actes,  1844  (Ancelot 
et  Comberousse)  ;  Deucalion  et  Pyrrha,  1  acte,  1855  (Bar- 
bier et  Carré);  de  Cadaux  :  La  Chasse  Saxonne  (Toulouse, 
1839)  ;  de  Girard  :  Le  Conseil  des  dix,  1842  ;  d'HENRY  Potier, 
les  opéras-comiques  en  1  acte  :  Mademoiselle  de  Méranges, 
1842  (Brunswick  et  de  Leuven)  ;  Le  Caquet  du  Couvent, 
1846  (Planard  et  de  Leuven)  ;  Le  Rosier,  1859  (A.  Challamel) 
et  l'opéra-comique  en  3  actes,  Il  signor  Pacarello,  1848 
(Brunswick  et  de  Leuven)  ;  de  Boulanger  :  Le  Diable  à 
l'école,  1  acte,  1842  (Scribe) et  La  Cachette,  1847  (Planard); 
d'AMÉDÉE  de  Beauplan  :  Un  mari  au  bal,  1845  (Em.  Des- 
champs) ;  de  Boilly  :  Le  Bal  du  sous-préfet,  1844  (Duport 
et  Saint-Hilaire),  etc.,  etc.. 

En  écrivant  La  Fille  du  Régiment,  Donizetti  s'adaptait 
au  goût  français  et,  bénéficiant  d'une  tradition  assez 
longue,  créait  une  œuvre  qui  eut  elle-même  de  nombreux 
imitateurs.  Il  importe  de  remarquer  qu'un  autre  compo- 
siteur, faisant  en  Allemagne  une  tentative  analogue 
d'adaptation,  composa  un  opéra-bouffe  de  mérite  à  peu  près 
égal,  bientôt  eu  possession  d'un  succès  prolongé,  mais 
stérile,  isolé,  ne  suscitant  aucun  mouvement  nouveau  dans 
l'évolution  du  théâtre  allemand.  Ce  compositeur  est  Otto 
Nicolaï,  né  à  Konigsberg  en  1810  (-j-  1849,  Berlin).  Après 
de  très  sérieuses  études  musicales  complétées  à  Rome  et 
un  séjour  à  Vienne  où  il  donna  des  preuves  de  talent 
comme  Kapellmeister,  Nicolaï  (à  partir  de  l'année  1838) 
composa  des  opéras  dans  le  pur  style  italien  pour  les 
théâtres  de  Turin,  de  Trieste,  de  Naples.  Son  dernier  et 
meilleur  ouvrage,  joué  à  Berlin  quelques  semaines  avant  sa 
mort.  Les  Joyeuses  Commères  de  Windsor  (sur  le  livret  de 
Mosenthal)  est  un  opéra-comique  charmant,  plein  de 
verve,  qui  peut  passer  pour  un  compromis  entre  l'esprit 
de  deux  races  différentes.  11  est  resté  au  répertoire  jusqu'à 
aujourd'hui,  mais  n'a  point  fait  école,  ce  qui  semble 
montrer  que  les  Allemands  ne  peuvent  atteindre  que  très 
exceptionnellement  aux  grâces  légères  de  l'opéra-bouffe. 
L'histoire  incohérente  de  leur  théâtre  laisse  entendre  qu'ils 
ont  une  médiocre  aptitude  à  la  comédie  lyrique. 

Il  faut  faire  une  exception  pour  les  Allemands  du  Sud,  que 


HERITIERS    DE    ROSSINI  219 

l'influence  italienne  clouait  d'un  esprit  spécial.  A  Vienne, 
Wenzel  Muller  (1767-1835)  écrivit  plus  de  200  ouvrages 
populaires,  —  opérettes,  opéras-bouffes,  féeries  en  musique, 
pantomimes,  parodies,  —  dont  plusieurs  eurent  une  vogue 
extraordinaire  :  Les  Sœurs  de  Prague  (1794),  Le  Nouvel 
enfant  du  dimanche  (1793),  U Autriche  au-dessus  de  tout 
(Œsterreich  iiber  ailes!  1796),  Le  Moulin  du  diable,  une 
parodie  de  Werther  (1830),  etc.. 

Dans  les  premières  années  du  xixe  siècle  allemand,  on 
chercherait  vainement  le  chef-d'œuvre  ayant  donné  une 
impulsion  reconnaissante  dans  les  opéras  ultérieurs  et  per- 
mettant de  ramener  l'histoire  du  genre  à  l'unité  d'un  même 
point  de  vue.  Diverses  étaient  les  voies  et  les  directions 
au  milieu  desquelles  se  trouvait  le  compositeur  vers  1827. 
En  1805,  Beethoven  avait  donné  dans  son  Fidelio  (comme 
Cherubini,  en  1808,  dans  son  Porteur  d'eau),  un  type  de 
drame  lyrique  où  les  divinités  du  paganisme  et  les  grands 
héros  de  légende  étaient  remplacés  par  des  personnages 
réels,  bien  vivants,  avec  tendance  très  nette  vers  une  vérité 
purement  humaine.  De  ces  deux  créations  aurait  pu  sortir 
un  art  absolument  nouveau.  Une  autre  indication,  partie 
d'un  maître  supérieur,  avait  été  donnée  en  1821  par  le 
Freischùtz  qui  semblait  ouvrir  le  monde  du  merveilleux 
et  de  la  poésie  nationale;  Weber  changea  d'ailleurs  son 
orientation  lorsqu'il  écrivit  Euryanthe  et  Oberon.  Il  y  avait 
aussi,  soutenus  par  la  tradition  ou  par  la  mode,  l'opéra 
historique,  l'opéra  coloré  d'exotisme,  sans  parler  de 
l'opéra  italien,  à  la  vie  tenace.  Presque  tout  le  xixe  siècle 
se  partage  entre  ces  formes  diverses.  On  ne  saurait  s'en 
étonner,  si  l'on  songe  que  les  compositeurs  restèrent 
longtemps  prisonniers  de  livrets  qu'ils  n'écrivaient  pas 
eux-mêmes  et  qu'ils  adoptaient  un  peu  au  hasard  des  cir- 
constances. En  somme,  ce  sont  les  librettistes  qui  réglaient 
l'allure  générale  des  musiciens;  et  c'est  dans  leurs 
opuscules  qu'il  faudrait  chercher  les  causes  premières  du 
changement,  au  risque  de  substituer  une  étude  littéraire 
(et  sociologique,  si  on  voulait  la  faire  complète),  à  une 
étude  purement  musicale.  En  musique,  sans  qu'il  y  ait 
lieu  de  se  préoccuper  si  on  fait  chanter  des  héros  à  casque 
ou  des  diables,  trois  choses  seulement  importent  :  la  vérité 


220  D  AUBER    A    BERLIOZ 

dans   l'expression   des  sentiments,    l'unité    de    l'œuvre,   la 
personnalité  de  l'auteur. 

Malgré  cet  état  de  choses  assez  complexe,  les  critiques 
allemands  ont  cru  pouvoir  tracer  une  ligne  de  faite  des 
idées  et  des  œuvres  qui,  représentant  le  «  romantisme  », 
relierait  trois  noms  et  marquerait  trois  étapes  :  Weber, 
Marschneu,  Wagner.  On  a  souvent  signalé  des  analogies 
entre  les  compositions  de  ces  trois  maîtres  de  valeur 
inégale  (à  côté  desquels  Spoiir  est  aussi  placé  quelquefois). 
Ainsi  Le  Templier  et  la  Juive  de  Marschner  (1829,  sujet  tiré 
de  Y  Ivanohé  de  Walter  Scott)  a  paru  inspiré  par 
YEuryanthe  de  Weber,  et  a  fait  penser  au  Lohengrin  de 
Wagner;  son  Hans  Heiling  (opéra  «  romantique  »,  1833, 
dont  le  sujet  est  une  sorte  de  conte  de  Perrault)  a  été 
rattaché  au  Vaisseau-Fantôme ,  etc.  De  tels  rapprochements 
font  une  violence  choquante  à  la  vérité.  Si  Wagner  peut 
être  annexé  au  romantisme,  il  ne  peut  y  prendre  qu'une 
place  ii  part,  en  raison  du  caractère  si  réfléchi  de  son 
œuvre  et  de  certaines  idées  dominantes,  comme  celles  du 
sacrifice,  du  rachat  par  l'amour,  etc.  Quant  à  Marschner, 
si  on  le  met  sur  la  même  ligne  que  Weber,  c'est  en 
invoquant  des  ressemblances  superficielles  et  tout  à  fait 
insuffisantes.  Weber  était  un  Allemand  de  grande  distinc- 
tion ;  Marschner  n'est  qu'un  Allemand.  Il  a,  certes,  une 
sérieuse  valeur;  son  orchestration  est  brillante;  il  abonde 
en  mélodies,  en  modulations  enharmoniques;  mais  son 
mérite  parait  rude,  épais,  lourd,  bien  qu'il  travaillât  avec 
une  extrême  rapidité,  à  côté  des  fines  et  chevaleresques 
musiques  de  Weber.  Il  traite  des  sujets  fantastiques, 
comme  dans  son  Vampire  (1828);  mais,  chez  lui,  le  mer- 
veilleux est  extérieur,  décoratif,  ajouté  ou  plaqué;  il  n'est 
pas,  comme  celui  du  Freischùtz,  puisé  à  la  source  populaire 
et  profonde  d'où  est  sorti  le  sujet  lui-même.  Devant  les 
opéras  de  Wagner,  ceux  de  Marschner  ont  beaucoup  pâli; 
ceux  de  Weber  ont  conservé  leur  jeunesse  et  leur  éclat.  Mar- 
chner  est  un  de  ces  faux  grands  hommes  auxquels  R.  Schu- 
mann  opposait  sa  jeune  association  des  Davidsbundler . 


Né    en    1795   à    Zwickau    (f   1861),    Heinrich    Marschner    a    écrit 
19  ouvrages  de  théâtre.  Il  fut  loué,  ou   encouragé  par  Weber  qui  fit 


MÉRITIEHS    DE    ROSSINI  22l 

jouer  à  Dresde  un  de  ses  premiers  opéras,  Henri  TV  et  Agrippa 
d'Aubigné[\$'2Q).  Son  Vampire,  qui,  à  Londres,  en  1829,  eut  60  repré- 
sentations, et  son  Templier  assurèrent  sa  réputation  de  compositeur 
«  romantique  »  et  le  firent  nommer  maître  de  chapelle  à  la  cour  de 
Hanovre  où  il  passa  la  plus  grande  partie  de  sa  vie.  Il  a  écrit  environ 
300  Lieder  et  une  soixantaine  de  compositions  pour  musique  de 
chambre. 

Les  compositeurs  qu'il  faut  placer  à  côté  ou  à  la  suite  de 
Marschner,  Kreutzer,  Lortzino,  Flotow,  sont,  dans  l'his- 
toire générale,  des  minores,  et,  au  point  de  vue  de  l'évo- 
lution allemande,  des  dissidents,  qualifiés  parfois 
de  «  purs  »,  mais  beaucoup  moins  rapprochés  du  roman- 
tisme de  Weber  que  des  œuvrettes  viennoises  ou  italiennes 
et  de  l'opéra-comique  français.  Spohr  ferait  à  peine  excep- 
tion. 

De  ses  18  opéras,  un  seul  est  resté  au  répertoire.  Pen- 
dant son  séjour  à  Paris  (1820-21),  Spohr  mit  par  hasard 
la  main  sur  un  vieux  roman,  La  Veuve  du  Malabar. 
L'œuvre  lui  plut;  il  l'emporta  en  Allemagne  et  la  fit  mettre 
en  livret  par  Ed.  Gehe.  De  là  est  sortie  Jessonda,  opéra  en 
3  actes,  joué  à  Cassel  le  28  juillet  1823.  On  raconte  qu'à  la 
fin  du  premier  acte,  le  public  se  leva  sur  l'invitation  d'un 
spectateur  enthousiaste  et  lança  trois  «  lebehoch!  »  en 
l'honneur  du  musicien.  Jessonda  est  une  jeune  Indienne 
rencontrée  sur  les  bords  du  Gange  et  aimée  par  le  capitaine 
portugais  Tristan  d'Acunha.  Son  père,  redoutant  l'in- 
trusion d'un  étranger,  se  retire  avec  elle  sur  la  côte  du 
Malabar,  où  elle  est  contrainte  d'épouser  un  rajah.  Celui-ci 
meurt;  d'après  la  religion,  Jessonda  doit  être  brûlée  avec 
le  corps  de  son  époux.  Tristan  reparait,  ramené  par  les 
circontances  politiques,  et  la  sauve.  De  ce  très  beau  sujet 
où  abondent  les  situations  intéressantes  Spohr  a  tiré  une 
œuvre  dont  le  lyrisme  et  la  couleur  orientale  sont  encore 
appréciés. 

Le  Badois  Konradin  Kreutzer  (1780-1849)  est  venu  à  Paris,  où  il 
fit  même  jouer  un  opéra-comique,  L'eau  de  Jouvence  (1827),  quTeut 
peu  de  succès.  Pianiste  voyageur,  il  a  composé  une  trentaine  d'opéras 
ou  ouvrages  de  théâtre;  on  n'a  guère  retenu  au  répertoire  que  la 
petite  partition  qu'il  écrivit  pour  Le  Prodigue,  comédie  populaire  de 
Raimund   (Vienne,   1833).    Il   voulut   s'élever   au    grand  art,   et  traita 


222  D'AUBER    A   BERLIOZ 

des  sujets  romantiques,  comme  Mélusïne  (Berlin,  1833,  sur  un  livret 
de  Grillparzer),  Die  Hùhle  von  Waverley  (la  Caverne  de  W.,  Vienne, 
1837),  Der  EdeUnecht  (VEcuyer,  Wiesbaden,  1842),  Die  Hochlan- 
derin  von  Kaukasus  (la  Montagnarde  du  Caucase,  Hambourg,  1846), 
mais  le  coup  d'aile  et  la  personnalité  faisaient  nettement  défaut.  Sa 
Nuit  à  Grenade  (das  Nachtlager  von  Grenada,  opéra  romantique  en 
2  actes,  Vienne,  1834,  sur  livret  de  Braun,  d'après  le  drame  de  Kind) 
a  une  couleur  mauresque  obtenue  par  des  moyens  naïfs  et  ne  manque 
pas  d'une  certaine  fraîcheur  mélodique.  —  Konradin  Kreutzer  ne 
doit  pas  être  confondu  avec  Rodolphe  Kreutzer  (né  à  Versailles  en 
1766,  -j-  1831),  le  célèbre  violoniste  auquel  Beethoven  dédia  en  1805 
sa  magnifique  Sonate  op.  47.  Rodolphe  a  d'ailleurs  écrit,  avec  beau- 
coup de  musique,  une  quarantaine  d'opéras,  oubliés  aujourd'hui. 

Plus  éloigné  encore  de  Weber  est  le  Berlinois  Lortzixg 
(1801-1851),  qui,  après  Wagner,  est  peut-être  le  composi- 
teur le  plus  souvent  joué  sur  les  scènes  allemandes. 
Riemann  voit  en  lui  «  une  tète  purement  germanique  »; 
Hanslick  trouve  qu  il  avait  «  le  tempérament  d'un  peintre 
de  genre  hollandais  ».  Nous  verrions  plutôt  en  lui  un 
pseudo-italien  touché  par  l'influence  de  Boïeldieu  et 
d'Auber.  La  persistance  de  ses  succès  montre  que,  des 
deux  côtés  du  Rhin,  la  mentalité  musicale  et  moyenne  du 
public  est  parfois  la  même. 

Du  caractère  italien,  Lortzing  eut  certainement  la  souplesse  :  il  fut 
pianiste,  violoniste,  violoncelliste,  acteur,  chanteur,  régisseur  de 
théâtre,  kapellmeister,  écrivain  rédigeant  lui-même  ses  livrets,  auto- 
didacte pour  la  composition,  honnête  et  modeste  père  de  famille 
ignorant  les  grandes  passions  et  prenant  la  vie  en  gaîté.  Ses  œuvres 
de  théâtre  (19)  sont  des  divertissements,  dont  le  style  est  trop  sou- 
vent entaché  de  banalités.  On  considère  encore  comme  agréables  : 
die  beiden  Schiïtzen  (Leipzig,  1 837.  dont  le  sujet  est  tiré  d'un  vaude- 
ville français  à  quiproquo,  Les  deux  Grenadiers)  ;  Czar  und  Zimmer- 
mann  (Czar  et  charpentier,  Leipzig,  1837);  Der  fVildschutz  (le  Bra- 
connier, opéra-comique.  Leipzig,  1842),  Cndinc  (Leipzig,  1845,  sur  un 
livret  emprunté  à  la  Motte  Fouqué,  et  dont  le  romantisme  dépassait 
les  facultés  du  musicien),  Der  Waffenschmied  (U  Armurier,  opéra 
romantique,  Vienne,  1846)... 

Le  Mecklembourgeois  Fr.  Von  Flotow  (1812-1883)  fut  a 
Paris  l'élève  de  Rcicha  (1827-30)  et  eut  des  relations 
directes  avec  Boïeldieu,  Auber,  Adam;  il  leur  emprunta 
quelques  recettes  :  il  v  ajouta  une  sentimentalité  triviale 
qui  est  loin  d'avoir  nui  à  ses  succès.   Ses  deux  principaux 


HERITIERS    DE    ROSSINI  223 

ouvrages,  restés  encore  au  répertoire,  sont  Alessandro 
Stradella  (Hambourg,  1844)  et  Martha  qui,  joué  d'abord  à 
Vienne  (1847),  parut  au  Théâtre  lyrique  de  Paris  en  1865  et 
eut  41  représentations.  Les  ténors  doués  d'une  solide  voix 
y  trouvent  une  bonne  occasion  de  se  faire  applaudir. 

La  plupart  des  ouvrages  de  Flotow  (25)  ont  été  écrits  pour  Paris, 
où  il  rivalisa,  dans  ses  débuts,  avec  Grisar  :  Séraphine  (op.  com. 
1836,  livret  de  Fr.  Soulié),  Alice  (comédie  à  ariettes  de  Sussy  et  de 
Laperrière,  1837),  Rob  Roy  (opéra,  livret  de  Duport  et  Forges,  1837), 
La  Duchesse  de  Guise  (op.  en  3  actes,  livret  de  La  Bouillery,  1840), 
Le  Naufrage  de  la  Méduse  (opéra  en  4  actes,  1839,  livret  de  Cogniard), 
L'Ame  en  peine  (2  actes,  1846,  texte  de  Saint-Georges),  L'Esclave  du 
Camoëns  (op.  com.  en  1  acte,  1843,  livret  du  même),  La  Veuve  Grapin 
(opérette,  1  acte,  1859,  livret  de  Ueforges),  Zilda  (op.  com.,  2  actes, 
livret  de  Chivot  et  Saint-Georges,  1866)  ;  L'Ombre  (op.  com.,  3  a.,  1870, 
livret  de  Saint-Georges),  LJ Enchanteresse  (1878). 

Se  libérer  de  la  tyrannique  influence  italienne  pour 
faire  œuvre  personnelle  et,  si  possible,  nationale,  dans 
une  société  déterminée  :  tel  était  le  problème  musical  qui 
se  posait,  au  début  du  xixe  siècle,  dans  les  différents  pays 
et  qui  fournirait  un  assez  bon  point  de  vue  pour  exposer 
l'histoire  de  chacun  d'eux.  L'Allemagne  s'affranchit  un 
instant  avec  le  Freischùtz  de  Weber,  en  1821.  L'Angleterre 
fut  tout  autre  :  elle  resta  dominée,  comme  au  temps  de 
Haendel,  par  le  goût  du  déploiement  choral  et  du  bel  canto, 
en  produisant  des  compositeurs  qui  furent  italiens  de  for- 
mation et  de  tendances. 

Henry  Nowleï  Bishop,  né  à  Londres  en  1786  (f  1855),  directeur, 
durant  sa  vie,  des  principales  entreprises  musicales  de  son  pays, 
auteur  (de  1804  à  1840)  de  plus  de  cent  ouvrages  de  théâtre,  était 
élève  de  Fra.ncf.sco  Bianchï,  de  Crémone,  lequel  avait  écrit  70  opéras 
de  1773  à  1808;  il  conserva  la  manière  superficielle  et  un  peu  vaine 
de  son  maître.  Ed.  James  Loder  (1813-1865).  qui  écrivit  des  opéras 
pour  les  théâtres  Drurylane  et  Coventgarden.  était  passé  par  l'Alle- 
magne, où  il  avait  reçu  les  leçons  de  Ferd.  Ries,  élève  de  Beethoven; 
ses  œuvres  ne  furent  anglaises  que  par  le  sujet  des  livrets.  Il  en  est 
de  même  de  celles  de  l'Irlandais  Vincent  Wallace  (1814-1865),  qui, 
après  avoir  erré  dans  toutes  les  parties  du  monde  et  dirigé  (en  1841) 
le  théâtre  italien  de  Mexico,  vint  à  Londres  (1853)  et  y  écrivit  un 
certain  nombre  d'opéras.  Le  meilleur  peut-être  et  le  plus  heureux 
des  compositeurs  du  temps,  le  très  productif  William  Balfe,  né  à 
Dublin   en    1808   (-j-    1870),    lit,   une   double   carrière  de   chanteur   ita- 


224  DAUBER    A    BERLIOZ 

lien  et  de  compositeur  italien;  il  avait  été  formé  par  Vincenzo  Fede- 
rici,  un  des  maîtres  du  Conservatoire  de  Milan.  Ses  plus  célèbres 
opéras  sont  The  bohemian girl  (Londres,  1844),  dont  l'aimable  livret, 
traduit  en  italien  et  en  français,  eut  un  succès  honorable  au  Théâtre 
lyrique,  en  1869,  The  daugther  of  san  Marc  et  The  enchantress  (1845). 
A  Paris,  où  il  se  rendit  pour  diriger  la  mise  en  scène  de  quelques 
ouvrages,  Balfe  donna  deux  opéras-comiques  :  Le  puits  d'amour  (1843), 
Les  Quatre  fils  d'Aymon  (1844,  sur  un  livret  de  Brunswick  et  de 
Leuven),  et  un  grand  opéra  :  VEtoile  de  Séville  (1845,  livret  de  Lucas, 
d'après  le  drame  de  Lope  de  Vega),  œuvres  mélodiquement  agréables 
à  l'oreille,  mais  dépourvues  d'originalité.  En  tout,  Balfe  écrivit 
29  opéras.  —  A  l'histoire  du  théâtre  lyrique  anglais  appartient 
encore  Julius  Benedict,  fils  d'un  banquier  juif  allemand,  né  à 
Stuttgart  en  1804,  mort  à  Londres  en  1885,  musicien  un  peu  teinté 
de  germanisme,  italien  de  tempérament,  anglais  d'occasion.  Il  a 
été  considéré  en  Angleterre  comme  le  musicien  étranger  le  plus 
éminent,  depuis  Hœndel.  Après  avoir  reçu  à  Dresde  les  leçons  de 
Weber,  et  écrit,  en  Italie,  quelques  opéras  italiens,  il  vint  diriger  à 
Londres  l'opéra-bouffe  du  Lyceum;  il  fît  une  tournée  en  Amérique, 
dirigea  (1876-1880)  les  concerts  de  la  Philharmonie  à  Liverpool,  puis 
revint  se  fixer  à  Londres.  Compositeur  estimé,  il  a  écrit,  outre  ses 
ouvrages  italiens,  The  brides  of  Venise  (1844),  The  Crusaders  (=  Le 
vieux  de  la  montagne,  1846),  et,  avec  un  succès  particulièrement  bril- 
lant, The  Lilly  of  Killarney  (—  La  rose  d'Erin,  1862),  opéra  «  roman- 
tique »,  sur  un  livret  d'Oxenford  et  Dion  Boucicault.  On  lui  doit  aussi 
des  cantates  dramatiques,  deux  oratorios  et  deux  symphonies.  — 
Le  compositeur  théoricien  et  archéologue  George  Alexandre  Mac- 
farren  (né  à  Londres  en  1813,  mort  à  Londres  en  1887),  professeur 
de  musique  à  l'Université  de  Cambridge,  collaborateur  de  la  Musical 
antiquarian  Society,  a  beaucoup  écrit  en  dehors  du  théâtre,  et  dans 
presque  tous  les  genres  de  musique  religieuse  ou  profane,  mais  appar- 
tient à  l'histoire  du  drame  lyrique  par  un  certain  nombre  d'opéras  : 
The  DeviVs  opéra  (1838),  Don  Quirote  (1846),  Charles  7/(1849)... 
Le  meilleur  et  le  plus  applaudi,  Robin  Hood  (3  actes,  1860),  met  en 
scène  un  très  beau  et  romantique  caractère  de  guerrier  tiré  des 
vieilles  ballades  anglaises  :  Robin  Hood,  l'adversaire  implacable  des 
Normands  envahisseurs,  vivant  dans  les  forêts  avec  la  fille  d'un  lord. 
Ce  sujet  avait  déjà  été  traité  par  Charles  Bukney  en  1751  et  William 
Shield  en  1784;  comme  ses  prédécesseurs,  Macfarren  n'en  a  pas  tiré 
toute  la  poésie    farouche  et  tout  l'éclat  qu'on  aurait  pu  attendre. 

En  somme,  sauf  les  chefs-d'œuvre  exceptionnels  d'un 
Beethoven,  d'un  Weber,  le  drame  lyrique  est  un  produit 
méridional,  une  fleur  de  la  vie  sociale  épanouie  sous  le 
soleil  d'Italie  et  de  France;  les  greffes,  les  branches  cou- 
pées et  transplantées  dans  les  pays  du  Nord,  y  ont  donné 
d'assez  pâles  résultats. 


HERITIERS    DE   ROSSINI  225 


Bibliographie. 

Sur  Paër  et  ses  déboires  à  Paris,  voir  la  plaquette  :  M.  Paèr,  e.r-direc- 
teur  du  théâtre  de  l'Opéra  italien,  à  MM.  les  dileltanti,  datée  du  15  juillet  1827 
(B.  N.,  Vp  19068). 

MUSUMECI  :  Parallelo  fra  idue  maeslri  Rossini  e  BeUini  (Palerme,  1832).  — 
Marquis  DE  San  JAC1NTO  :  Réponse  à  un  écrit  publié  à  Palerme,  etc.. 
(trad.  française  du  chevalier  de  Ferrer,  Paris,  1835,  in-8°).  —  Filippo 
GERARD!  :  Biografia  di  Vincenzo  BeUini  (Rome,  1835,  in-8°).  —  A.  PoiJGlN  : 
BeUini,  sa  vie  et  ses  œuvres  (Paris,  1868,  in-12,  petit  in-8°,  228  p.  ;  donne  une 
bibliographie  ayant  14  numéros,  un  autographe  littéraire,  et  un  autographe 
musical). 

ANGELO  DE  EiSNER-EiSENHOF  :  Lettres  inédites  de  Gaelano  Donizetti  à 
divers  (en  italien;  Bergame,  Istituto  italiano  d'arli  grafiche,  1897,  in-8°;  con- 
tient aussi  des  lettres  de  Rossini,  Scribe,  Dumas,  Spontini,  Adam,  Verdi, 
et  G.  Donizetti).  —  Ad.  Galzadû  :  Centenario  di  Doni;etti  (1897,  Bergame, 
et  Paris,  imp.  de  Ghaix,  in-8°).  —  Gh.  Malherbe  :  Rapport  sur  l'exposition 
Donizetti  à  Bergame  (Paris,  le  Journal  musical,  1897,  in-16).  —  A.  PoUGIN  : 
Donizetti,  chap.  dans  Les  Musiciens  du  XIXe  siècle  (Paris,  Fischbacber,  1911). 

Spohr  :  Autobiographie  (en  ail.,  1860-1861,  2  vol.).  La  MaRA  (pseudonyme 
de  Marie  Lipsius)  :  Classicisme  et  romantisme  du  monde  musical  (en  ail., 
1892).  —  BOTTÉE  DE  TouLMONT  :  JVutice  sur  les  manuscrits  autographes  de 
Cherubini  (1843).  La  biographie  de  Cherubini  a  été  écrite  par  Miel  (1842), 
Place  (id.),  Rochette  (1843)... 


Cumdakieu.  —  Musique,  111.  15 


CHAPITRE    X 
SYMPHONIES    ET    MUSIQUE    DE    CHAMBRE 

Evolution  des  mœurs  défavorables  à  la  musique  de  chambre  et  à  la 
symphonie,  au  commencement  du  xixc  siècle.  —  En  France  :  retour  à 
Gossec,  «  père  de  la  symphonie  française  ».  —  Reicha  et  son  élève  Onslow. 
—  Cherubini  et  ses  quatuors.  —  Contemporains  et  successeurs  immédiats 
de  Beethoven  dans  l'Allemagne  du  Nord.  —  L.  Spohr  :  valeur  de  son  œuvre. 

L'Histoire  de  la  musique  instrumentale  pure  pâlit  un  peu, 
au  xixc  siècle,  à  côté  de  l'opéra  et  de  la  symphonie  à  pro- 
gramme. Mais  si  les  succès  les  plus  retentissants  et  les 
recettes  les  plus  abondantes  ne  sont  pas  assurés  à  celui 
qui,  délaissant  les  moyens  faciles  de  séduire  l'imagination 
du  public,  ose  cultiver  encore,  après  Beethoven,  le  genre 
du  quatuor  à  cordes,  l'attention  des  amis  sérieux  de  l'art 
musical  ne  lui  lait  pas  défaut.  Il  convient  d'abord  de  tenir 
compte  des  circonstances  défavorables,  dues  à  l'évolution 
des  mœurs,  dont  le  talent  est  obligé  de  triompher.  Sous 
l'ancien  régime,  la  musique  presque  tout  entière  était  une 
œuvre  de  salon;  les  compositions,  si  l'on  excepte  celles 
qu'on  écrivait  pour  l'Eglise,  étaient  à  la  fois  pénétrées  de 
l'esprit  mondain  et,  depuis  la  Renaissance  qui  avait  con- 
sommé la  rupture  entre  le  peuple  et  les  savants,  appropriées 
à  des  cénacles  d'amateurs,  à  des  académies,  aux  réunions 
qu'organisait  un  certain  goût  très  distingué  dans  l'hôtel 
d'un  riche  financier  ou  d'un  prince,  c'est-à-dire  à  des  audi- 
toires peu  nombreux  et  à  de  petites  salles.  L'influence  des 
femmes  y  était  prépondérante,  comme  elle  l'a  été  longtemps 
dans  l'ancienne  littérature.  L'opéra  lui-même,  qui  n'était 
pas  encore  arrivé  à  ce  déploiement  de  spectacle  qu'on 
trouve  dans  les  œuvres  d'un  Spontini  et  d'un  Meyerbeer, 


SYMPHONIES    ET    MUSIQUE    DE   CHAMBRE  227 

avait  très  souvent  les  mêmes  caractères;  il  constituait  un 
divertissement  aristocratique  à  l'usage  d'une  élite.  La 
musique  était  une  plante  d'appartement;  les  œuvres  «  pour 
la  chambre  »  —  sonates,  trios,  quatuors,  quintettes,  sym- 
phonies —  que  l'opinion  commune  relègue  aujourd'hui 
parmi  les  choses  sévères  et  presque  les  spécialités  d'école, 
étaient  recherchées  et  aimées  comme  un  des  ornements  les 
plus  délicats  de  la  vie  de  société.  Depuis  la  Révolution,  il 
en  est  autrement.  Les  «  chapelles  »  privées  sont  un  luxe 
passé  de  mode  chez  les  privilégiés  de  la  fortune.  A  Paris, 
il  n'y  a  plus  un  la  Poupelinière,  et  aucun  personnage  ne 
rappelle  la  figure  d'un  Esterhazy,  celle  d'un  Lichnowski, 
d'un  Rasuniowski.  Il  en  résulte  que  pour  un  musicien  du 
xixe  siècle,  écrire  un  quatuor  est  presque  devenu  un  acte 
de  courage.  Ajoutons  que  renseignement  du  Conservatoire 
avait  pour  objets  essentiels  la  mélodie  accompagnée,  la 
cantate,  la  comédie  lyrique.  Il  n'aurait  pu  susciter  des 
compositeurs  de  symphonies  et  de  quatuors  qu'en  prenant 
pour  base  la  lecture  expliquée  ou  analyse  directe  des  chefs- 
d'œuvre  de  Haydn,  de  Mozart,  de  Beethoven  ;#  mais  cette 
méthode  expérimentale  était  très  éloignée  de  son  esprit. 
Enfin,  une  opinion  très  fausse  semblait  considérer  la  sym- 
phonie comme  incapable  d'exprimer  lyriquement  la  pensée 
personnelle  d'un  poète-musicien  et  ne  voyait  en  elle  qu'une 
œuvre  d'apparat,  de  circonstance,  de  mondanité,  ou  un 
exercice  d'école  supérieur. 

Les  quatuors  de  Beethoven  avaient  été,  pour  employer 
une  formule  moderne,  une  musique  de  l'avenir.  Les  con- 
temporains les  comprirent  peu  et  les  trouvèrent  étranges. 
Les  principaux  exécutants,  Schuppanzigh,  Mayseder, 
Weiss.  Linke,  se  plaignaient  de  leur  difficulté.  Les  op.  127, 
130,  132,  parmi  les  six  derniers,  avaient  été  seuls  exécutés 
du  vivant  de  l'auteur,  qui,  selon  le  témoignage  de  G.  von 
Breuning,  n'était  nullement  troublé  par  les  objections  de 
ses  amis;  il  leur  répondait  avec  uir  laconisme  confiant, 
qu'un  avenir  prochain  modifierait  ces  impressions.  En 
réalité,  l'éducation  du  public  se  fit  très  lentement,  grâce 
à  des  apôtres  de  l'art  Beethovenien  tels  que  Schumann, 
Berlioz,  Wagner,  Liszt,  Marx,  Griepenkerl.  Beethoven  sem- 
blait avoir  atteint  une  limite  et  rendu  vaine  la  recherche 


228  D  AUBER    A   BERLIOZ 

de  tout  progrès  ultérieur.  Le  principal  intérêt  de  ces 
œuvres  est  dans  leur  profond  individualisme;  or  la  tech- 
nique seule  peut  aboutir  à  une  sorte  d'arrêt  lorsqu'elle  a 
atteint  une  certaine  perfection;  mais  elle  n'est  pas  tout  : 
il  faut  même  ne  la  considérer  que  comme  étant  au  service 
d'une  personne  morale  qui  s'exprime  avec  plus  ou  moins 
d'indépendance  et  de  sincérité;  et  l'expression  de  la  per- 
sonnalité d'un  artiste  de  génie  ne  rend  nullement  inutile 
l'expression  de  personnalités  différentes. 

En  France,  la  symphonie  adopta  l'esprit  qui  avait  régné 
dans   les   sonates  de   nos  violonistes   du  xvine  siècle;  dans 

1  Allemagne  du  Nord,  où  l'art  s'opposait  ii  celui  de  l'école 
viennoise,  elle  resta  surtout  apparentée,  non  sans  présenter 
quelques  vagues  caractères  de  romantisme,  à  l'Ecole  du 
contrepoint  qui  avait  été  dirigée  par  Kirnbeiicer. 

Les  symphonistes  célèbres  en  France  furent  Gossec,  Reicha, 
Onslow,  Cherubini.  De  Gossec,  qui,  après  avoir  été  un  des  composi- 
teurs officiels  de  la  Révolution,  mourut  en  1829,  et  qui  a  été  consi- 
déré comme  «  le  père  de  la  symphonie  en  France  »  (Halévy),  nous 
possédons  :    , 

1°  Six  sïmphonïes  (sic),  dont  les  trois  premières  avec  des  hautbois 
obligés  et  des  cors  ad  libitum,  et  les  autres  en  quatuor,  pour  la  com- 
modité des  grands  et  petits  concerts,...  Œuvre  VI,  à  Paris,  chez 
Bailleux,  s.  d.,  8  vol.  in-f°  (B.  N.,  Vm7  1568-80).  Chaque  partie  est 
insérée  dans  un  volume  contenant  une  partie  de  symphonies  de 
Beacke,  Hayden  (sic),  Holtzbaur,  Toesghi,  Pugnaini,  Witzthumb, 
Stamitz,  Vanmaldere,  Richter;  2°  Sinfonia  périodique,  a  piit  stru- 
menti,  Paris,  Bailleux,  s.  d.,  in- fol.  (12  parties  séparées;  B.  N., 
Vm7  1534).  Ce  titre  est  celui  d'une  sorte  de  journal,  La  Symphonie 
périodique,  continuant  les  publications  commencées  au  milieu  du 
xvme  siècle  par  les  éditeurs  Huberty,  Boyer,  Bayard.  la  Chevar- 
dière,  et  analogue  à  la  mensuelle  Periodical  Ouverture  publiée  à 
Londres,  vers  la  même  époque,  par  Bremner.  Gossec  figure  aussi 
dans  ce  dernier  recueil  ;  «3°  Simphonie  concertante  à  plusieurs  ins- 
truments (sic)  (Paris,  Sieber,  s.  d.,  in-4°,  parties  séparées,  B.  N., 
Vm7    1595);    4°  Simphonie   de   chasse,    à    2   violons,    alto    et    basse, 

2  hautbois,  2  clarinettes,  2  cors  et  2  bassons  (ibid.,  s.  d.,  in  fol., 
B.  N.,  Vm7  1593);  5°  Symphonie,  avec  2  altos  et  hautbois  ou  clari- 
nettes obligés  et  les  cors  ad  libitum  (ms.  in  fol.,  B.  N.,  Vm"  1597); 
6°  Trois  grandes  simphonies  avec  deux  alto  viola  et  hautbois  ou  cla- 
rinettes obligées  et  les  cors  ad  libitum  (Paris,  Fauteur,  s.  d.,  in  fol., 
B.  N.,  Vm7  1594).  Ces  symphonies,  dont  deux  seulement  ont  une 
introduction  lente,  assez  courte,  se  composent  de  4  mouvements  :  un 
allegro,    un    andante,    un    menuet    (quelquefois    deux),    un     presto. 


SYMPHONIES    ET    MUSIQUE    DE    CHAMBRE 


229 


L'allégro  de  début  a  deux  parties,  dont  la  première  avec  reprise;  la 
seconde  donne  quelque  développement,  à  la  dominante,  au  thème 
initial.  Le  style  est  clair  et  facile,  à  la  manière  de  Stamitz  et  de  Haydn 
encore  très  jeune.  Gossec  n'était  pas  plus  doué  pour  la  grande  sym- 
phonie, bien  qu'il  l'ait  cultivée  dans  un  opus  13,  qu  il  ne  l'était  pour 
le  drame  musical,  malgré  son  abondante  production  dans  ce  dernier 
genre  (7  opéras-comiques  et  une  douzaine  de  grands  opéras),  et  pour 
la  musique  de  chambre.  Il  n'en  a  pas  moins  écrit  six  quatuors  (op.  14) 
pour  flûte,  violon,  viola  (alto),  basse  (Paris,  Bureau  d'abonnement), 
six  quatuors  à  cordes  et  6  duetti  (op.  7}  pour  2  violons  (publiés  par 
Sieber  et  Bailleux). 

D'une  valeur  supérieure  est  la  musique  de  chambre 
d'Antoine  Reicha,  né  à  Prague  en  1770  (f  1836).  Il  fut  l'ami 
de  Beethoven,  de  Haydn,  d'Albreehtsberger,  de  Salieri; 
il  vint  à  Paris  pour  la  première  fois  en  1799,  fut  nommé 
professeur  de  composition  au  Conservatoire  en  1818  et 
succéda  à  Boïeldieu,  comme  membre  de  l'Institut,  en  1835. 
Excellent  théoricien  de  l'art,  il  fut  un  grand  compositeur, 
d'abord  par  le  nombre  de  ses  œuvres,  qui  est  étonnant. 
Quelques-unes  d'entre  elles,  parfois  attribuées  à  «  il  signor 
Richa  »,  sont  en  réalité  de  son  oncle  Joseph  (comme  le 
concerto  pour  violoncelle  et  orchestre)  ;  mais  rien  ne  permet 
de  dire  qu'il  a  profité  dans  une  large  mesure  de  l'oubli 
d'un  prénom. 

La  symphonie  en  ré  débute   par  un  allegro,   dont  voici  le    thème 
initial  : 


m 


#-» 


m 


^etc. 


w 


w^ 


On  dirait  du  Beethoven  déformé,  une  entrée  de  pseudo-iTroica. 
Le  thème  du  menuet  fait  songer  à  Mendelssohn  ;  dans  l'allégro  final, 
on  trouve  une  Fuga  a  2  contra  subjectis  fundata  in  contrapuncto 
duplici  cum  inversione  in  octavam  et  thematis  caniu  in  decimam. 
(C'est  ce  que  Barbereau  appelait  encore,  après  1840,  de  la  «  musique 
scientifique  »,  celle  qui  doit  paraître  belle  aux  connaisseurs,  mais 
dispense  d'avoir  une  âme  passionnée.)  Les  sonates,  trios,  quatuors, 
quintettes,  etc.,  de  Reicha  forment  un  ensemble  de  plus  de  cent 
ouvrages,  que  possède  la  Bibliothèque  du  Conservatoire,  soit  en 
parties  séparées  ou  partitions,  soit  en  autographes.  Nous  citerons 
seulement  :  les  six  quatuors,  op.  90;  les  deux  séries  de  trois  qua- 
tuors,  op.   94  et  95;   les   3  quintetti,  op.    92;    les   24    quintetti   pour 


230  n'AUBER    A    BERLIOZ 

flûte,  hautbois,  clarinette,  cor  et  basson  (manuscrit,  ibid.,  par 
M.  Dauprat);  les  six  grands  trios  concertants,  op.  101.  Au  moment 
où  commença  l'autorité  de  Reicha,  les  instruments  à  cordes  avaient 
un  assez  riche  répertoire,  tandis  que  les  instruments  à  vent  avaient 
été  plus  négligés  par  les  compositeurs.  Reicha,  qui  était  flûtiste, 
voulut  les  mettre  en  honneur  en  associant  la  flûte,  le  hautbois,  la 
clarinette,  le  cor,  le  basson.  De  là  les  quintetti,  publiés  en  4  livrai- 
sons de  6  œuvres  chacune,  qui  furent  exécutés  avec  succès  au  foyer 
de  la  salle  Favart,  pendant  trois  hivers  consécutifs  (1815-18),  par 
Guillou,  Yocr,  Bourru.,  Dauprat  et  Henry.  Le  genre  parut  neuf;  il 
attira,  comme  auditoire,  une  élite  élégante  d'artistes  et  d'amateurs, 
Reicha  fit  ensuite  un  quintette  spécial  pour  chacun  de  ces  instru- 
mentistes, avec  accompagnement  de  deux  violons,  alto  et  violoncelle. 
Pour  Vogt,  il  écrivit  de  beaux  adagios  de  cor  anglais,  accompagnés 
par  la  flûte,  la  clarinette,  le  cor  et  le  basson.  C'est  là,  plus  encore 
que  dans  ses  quatuors  et  trios  pour  cordes,  que  Reicha  s'est  montré 
original.  D'une  façon  générale,  comme  compositeur,  Reicha  est  un 
harmoniste  aimant  les  formes  expressives,  piquantes,  selon  le  mot 
qui  lui  était  familier,  et  c'est  un  maître  dans  l'art  de  varier  un 
thème.  Nous  aurons  à  parler  ailleurs  de  quelques-unes  de  ses  excel- 
lentes idées  de  théoricien. 

Aussi  fécond  que  Reicha  fut  son  élève  Giîorck  Onslow, 
né  en  1784  à  Clermont-Ferraïul,  fils  d'un  gentilhomme 
anglais  que  son  mariage  avait  fixé  en  Auvergne.  C'est  une 
figure  élégante  et  agréable  de  l'histoire  de  la  musique,  une 
sorte  de  Bellini  de  la  musique  de  chambre,  remarquable 
par  l'extrême  facilité  de  sa  production,  une  certaine  origi- 
nalité dans  l'invention  rythmique,  et  un  sentiment  des 
modèles  fixés  par  les  grands  maîtres  qui,  dans  les  mouve- 
ments lents,  semble  le  faire  rivaliser  avec  Beethoven  !...  De 
fâcheuses  lacunes  furent  la  rançon  de  sa  facilité.  La  sym- 
phonie en  fa  naturel  mineur  (dont  un  arrangement  pour 
piano  figure  dans  la  107e  livraison  du  Répertoire  des  mor- 
ceaux d' ensemble  exécutés  par  la  Société  des  Concerts  du 
Conservatoire)  est  entachée  de  trivialité,  de  bavardage 
oiseux.  Plus  estimable  est  sa  symphonie  en  la  majeur. 
Ses  meilleurs  ouvrages  sont  ses  quintetti,  qu'il  publiait 
par  séries  énormes  de  34  et  de  36  pièces.  Un  des  plus  ori- 
ginaux est  le  15e,  consacré  au  souvenir  d'un  accident  de 
chasse  qui  faillit  lui  coûter  la  vie  :  un  des  mouvements 
s'appelle  la  douleur;  un  autre  la  fièvre  et  le  délire;  l'an- 
dante  a  pour  titre  la  convalescence,  et  le  finale  la  guérison. 
Une  personnalité  est  faite  de  concentration  ;  mais  cette  qua- 


SYMPHONIES    ET   MUSIQUE    DE    CHAMBRE  231 

lilé  est  celle  qui  manquait  le  plus  à  Onslow,  dont  le  talent, 
malgré  de  très  heureux  dons  naturels,  a  une  sorte  de  flui- 
dité et  d'inconsistance  qui  lui  enlèvent  la  force  virile  de 
l'expression,  tout  en  restant  fort  estimable. 

Des  six  quatuors  à  cordes  de  Cherubini,  trois  seulement 
sont  connus  :  ce  sont  les  quatuors  en  mi  bémol  majeur. 
ut  majeur  et  ré  mineur,  œuvres  très  estimables  sans 
doute,  dont  plusieurs  pages  font  honneur  à  la  science  har- 
monique du  maître;  le  scherzo  en  sol  mineur  du  quatuor 
en  mi  ne  manque  pas  de  grâce  originale,  et  son  trio  est 
charmant.  Ça  et  là,  le  style  évoque  le  souvenir  de  Havdn. 
La  dernière  partie  de  l'Adagio  (la  mineur)  du  quatuor  en 
ut  semble  inspirée  de  l'adagio  du  quatuor  op.  74  de  Bee- 
thoven. Dans  l'ensemble  des  trois  compositions,  il  y  a  trop 
de  sécheresse  et  de  raideur  :  l'émotion  est  rare;  la  chaleur 
communicative  du  sentiment  fait  défaut,  et  se  trouve  rem- 
placée par  des  formules  mélodiques  pauvres  ou  banales. 
Cherubini  emploie  trop  volontiers  le  style  d'opéra  (en 
particulier  dans  les  deux  premiers  mouvements  du  quatuor 
en  mi  bémol);  il  reste  trop  étranger  à  la  construction  spé- 
ciale qui  fait  du  quatuor  à  cordes  un  dieu  en  quatre  per- 
sonnes; il  recherche  habituellement  de  brillants  effets  de 
masse  qui  ressemblent  (comme  dans  son  quatuor  en  ut)  à 
des  effets  d'orchestre  réduit. 

Les  Compositeurs  du  Nord,  faibles  au  théâtre,  reprennent 
l'avantage  dans  les  œuvres  écrites  pour  la  salle  de  Concert 
et  pour  la  chambre.  Deux  d'entre  eux,  —  Mendelssohn  et 
Schumann,  —  à  la  suite  de  Beethoven  et  de  Berlioz,  ont 
fait  époque,  et  nous  devons  les  réserver  pour  une  étude 
particulière.  Avec  Richard  Wagner,  le  théâtre  allemand 
exercera  enfin  une  influence  aussi  grande  que  l'ancien 
théâtre  italien.  Avant  d'aborder  une  étude  de  ces  maîtres, 
nous  indiquerons  rapidement  quelques  minores. 

Les  symphonistes  allemands  qui  formant  la  transition  entre  le 
xvme  et  le  xix0  siècle  sont,  avec  labbé  Vogler  et  Andréas  Romberg 
(1767-1821),  dont  une  symphonie  en  ré  fut  jouée  assez  longtemps  :1e 
frère  de  ce  dernier,  Bern.  Rombkrg,  de  Munster  (f  1841),  auteur 
d'une  symphonie  enfantine  et  d'une  symphonie  funèbre  (sur  la  mort 
d'une  reine)  qui,  sans  le  secours  du  chant  et  des  chœurs,  est  très 
expressive  et  paraît  imitée  de  Mozart;  le  Saxon  I'r.  Schni  idkr  (1786- 


232  D  AUBER   A    BERLIOZ 

1853),  qui  fut  un  des  premiers  compositeurs  essayant  d'imiter  Bee- 
thoven. De  1803  à  1843,  il  a  écrit  plus  de  vingt  symphonies,  où  le 
scherzo  est  la  partie  qu  il  réussit  le  mieux.  En  Bohême,  il  y  a  deux 
noms  célèbres  :  Joh.  Weisz.  Kalliwoda  (né  à  Prague  en  1800),  vir- 
tuose du  violon,  auteur  estimé  de  7  symphonies  et  de  3  quatuors  à 
cordes;  et  Tomaschek  (1774-1850),  organiste  et  professeur  réputé, 
auteur  d'une  symphonie  et  de  plusieurs  compositions  pour  la  chambre 
qui  l'ont  fait  appeler  le  «  Schiller  de  la  musique  ». 
L.  Spohr  doit  nous  arrêter  plus  longtemps. 


L.  Spohr,  né  dans  le  Brunschwig  en  1784  (-J-  1859),  est 
une  nature  élégiaque,  de  sens  poétique  assez  affiné, 
aimant  à  se  répandre  dans  un  lyrisme  trop  dénué  de 
grandeur  virile,  et  assez  difficile  à  classer.  Il  a  fait 
d'étranges  déclarations  sur  les  classiques  ;  pour  lui  «  Bee- 
thoven manquait  de  culture  esthétique  et  n'avait  pas  le 
sens  de  la  beauté  »!  En  1856,  on  lui  offrit  de  collaborer  à 
une  édition  des  œuvres  de  Haendel;  il  répondit  que 
«  Haendel  lui  étant  encore  plus  insupportable  que  Bach,  il 
devait  décliner  cette  offre  ».  Est-ce  donc  un  «  romantique  », 
comme  l'affirment  beaucoup  de  ses  compatriotes  et  comme 
semblent  le  suggérer  quelques-unes  de  ses  œuvres?  Il  écrit 
à  son  élève  Moritz  Hamptmann,  à  Cassel,  le  27  mai  1857  : 
«  Je  crois  de  mon  devoir  de  mettre  en  garde  un  musicien 
jeune  et  bien  doué  (il  parle  ici  de  Max  Bruch)  contre  les 
musiciens  de  l'avenir;  cette  musique  nouvelle  me  rend 
malheureux,  et  me  donne  de  la  répulsion  pour  toute 
musique.  »  Il  va  jusqu'à  souhaiter  un  cataclysme,  une 
rencontre  de  la  terre  par  une  comète,  qui  l'en  délivrerait! 
Après  la  première  représentation  du  Hollandais,  il  félicite 
Wagner  avec  ces  réserves  significatives  :  «  Me  sera-t-il 
permis  d'exprimer  un  vœu?  C'est  que  vous  donniez  moins 
de  dessins  difficiles  aux  cordes,  que  vous  usiez  moins  des 
cuivres,  que  vous  soyez  plus  sobre  de  modulations, 
qu'enfin  vous  ayez  plus  d'harmonie  consonante  et  de 
mélodie.  »  (Lettre  du  6  juin  1843.)  C'est  un  aveu  d'anti- 
pathie pour  le  modernisme  musical  et  pour  toute  la  musique 
wagnérienne.  Nous  avons  déjà  cité,  dans  l'épigraphe  de  la 
2e  partie  de  ce  volume,  un  texte  curieux,  où  il  parle  du 
«  vacarme  infernal  (Hôllenlârm)  qu'on  donne  aujourd'hui 
pour  de  la  musique  ». 


SYMPHONIES    ET    MUSIQUE    DE   CHAMBRE  233 

Spohr  a  écrit  plus  de  1 50  ouvrages  de  genres  divers,  dont  la  plupart 
sont  tombés  dans  l'oubli.   Ce  fut  d'abord   un  virtuose  du  violon  qui 
fit  applaudir  son  talent  dans  des  tournées   de  concert;  il   fonda  une 
école    et    écrivit    ses    meilleures     compositions     pour    l'instrument, 
entre  autres   les  Concertos    en  la    majeur,    en   mi  mineur  et    en   ré 
mineur,   encore  estimés.   On  ne  sait  trop  pourquoi  ce  superficiel  et 
aimable   compositeur  a    été  classé  parmi  les  romantiques.   Est-ce   à 
cause  de  l'usage  qu'il  aime  à  faire  du  chromatique?  ou  de  ses  Sym- 
phonies, dont  quelques-unes  ont  un  programme?  La  Leipziger  Musik. 
Zeitung  (Jahrb.,    VII)    disait  après    un    concert  qu'il   avait  donné  le 
10  décembre   1804  :  «  M.  Spohr  appartient  sans  conteste  à  la  classe 
des  virtuoses  les  plus  extraordinaires  de    ce   temps  ;    et    il    apparaît 
comme  tel  lorsque  après  le  premier  enthousiasme,  on  le  juge  froide- 
ment :  ses  Concertos  sont  les  plus  beaux  que  l'on  connaisse.  Il  nous 
en  a  joué   deux  qu'il  a  dû  recommencer,   à  la  demande  de  tous.   Il  a 
de  l'invention,  de  l'âme  et  du  charme,  etc..  »  En  France,  on  témoigna 
moins   d'enthousiasme.  Lorsque  Spohr  vint  jouer  à   Paris  seize  ans 
plus  tard  (automne  de  1820)  sa  musique  était  ainsi  appréciée  dans  le 
Courrier  des  Spectacles  :  «    C'est  une   pacotille  d'harmonie  et  d'en- 
harmonie germaniques  que  Mr.   Spohr  apporte,    en   contrebande,  de 
je  ne  sais  quelle  contrée  d'Allemagne...  Comme  exécutant,  il  a  deux 
qualités   rares   et   précieuses  :    la   pureté    et  la  justesse.   S'il   reste 
quelque  temps  à  Paris,  il  pourra  perfectionner  son  goût  et  retourner 
ensuite  dans  son  pays  pour  former  celui  des  Allemands.  »  Entre  ces 
appréciations    extrêmes,   Liszt   fut  plus    équitable  lorsqu'il   écrivait, 
en  1855  :   «    Spohr   est   un    excellent   et    digne    homme    (bieder  und 
tùchtig);  il  a  maintenant  quelque  soixante-quinze  ans,  et,  de  tous  les 
musiciens  de  sa   période,  je   l'estime  comme  le  plus  valable,  et   de 
beaucoup.  Sa  double  carrière  de  virtuose  et  de  compositeur  est  éga- 
lement honorable;   mais  elles  ont  manqué  l'une  et  l'autre  de  cet  élé- 
ment de  l'extraordinaire  qui  est,  tout  simplement,  le  génie...  C'est  un 
patriarche  de  l'art,  mais  non  plus  un  prophète,  ni  un  apôtre.  »  (Lettres 
de  Liszt   à    une  amie,  publiées  par  La  Mara,  p.  22.)  Spohr  fit  jouer 
le  Fliegende  Hollànder  plusieurs  fois  à  Cassel,  avant  qu'on   songeât 
à  le  monter  ailleurs;  il   entendit  Tannhàuser,  Lohengrin  (l'année  de 
sa  mort,  1859,  est  celle  où  fut  joué    Tristan)  et,  un  des  premiers,  il 
comprit  l'importance  de  la  musique  de  R.  Wagner.  On  lui  en  a  tenu 
compte. 

Spohr  était  un  géant  comme  Haendel,  mais  par  sa  taille 
et  sa  constitution  physique  seulement,  avec  un  caractère 
aimable  et  calme  qui  semble  se  refléter  dans  ses  œuvres, 
supérieures  à  celles  de  Beethoven  par  le  nombre,  et  expri- 
mant une  personnalité  un  pen  faible.  Il  a  écrit  34  quatuors 
a  cordes,  dont  6  Quatuors  brillants,  qui  ne  sont  que  des  soli 
pour  premier  violon  avec  trio  d'accompagnement.  Une 
élégance  factice,  un  formalisme  un  peu  vain,  visible  surtout 


234  n'AUBER    A    BERLIOZ 

dans  les  Scherzi  et  les  Finales,  n'ont  pu  donner  à  son 
œuvre  qu'un  agrément  éphémère.  Les  quatuors  en  sol 
majeur  et  en  mi  bémol  majeur  font  peut-être  exception. 
Pour  compléter  cette  brève  caractéristique,  ajoutons  que 
S.pohïi  n'aimait  que  les  six  premiers  quatuors  de  Beethoven, 
et  considérait  les  derniers  comme  une  œuvre  «  baroque  et 
incompréhensible  »;  opinion  qui  n'est  guère  celle  d'un 
«  romantique  ». 

Il  a  composé  9  symphonies.  La  lre,  en  mi  bémol  majeur, 
fut  écrite  pour  une  fête  musicale,  en  1-811.  Les  contem- 
porains la  trouvaient  reposante,  par  opposition  aux  œuvres 
«  enflammées  »  de  Mozart  et  de  Beethoven.  Comme  la  2e, 
en  ré  mineur,  écrite  pour  la  Société  philharmonique  de 
Londres,  c'est  une  œuvre  mélodique  assez  agréable;  elle 
fut  jouée  avec  succès  jusqu'en  1830.  Les  symphonies  3.  4  et 
5,  sont  restées  plus  longtemps  aux  programmes  des  con- 
certs. La  3e.  en  ut  mineur,  peut  passer  pour  un  aimable 
monument  du  romantisme  encore  en  sa  fraîcheur;  le 
morceau  principal  est  le  Larghetto  en  fa  où  un  cantabile 
est  joué  par  toutes  les  cordes  à  l'unisson.  La  4e  (1834) 
mérite  un  peu  plus  d'attention;  c'est  une  œuvre  célèbre, 
mais  une  œuvre  manquée.  Elle  est  intitulée  Die  Weihe  der 
Tône,  ou  «  la  consécration  des  Sons  »,  ce  qui  revient  à 
dire,  sous  une  forme  très  gauche,  que  l'auteur  a  voulu 
chanter  la  puissance  de  la  Musique.  Avec  une  rare  mala- 
dresse, il  écrit  un  long  poème  sans  en  relier  les  parties  par 
un  grand  sentiment.  Dans  le  premier  Largo,  il  prétend 
représenter  —  ce  qui  frise  le  ridicule  —  «  le  silence  immo- 
bile de  la  nature,  avant  la  naissance  du  premier  son  »  !  On 
comprend  la  peinture  du  chaos  initial,  dans  les  Saisons  de 
Haydn;  mais  ceci  est  d'une  étrange  gaucherie!  Après 
23  mesures,  commence  un  Allegro  où  les  bois  imitent  le 
gazouillement  des  oiseaux.  Le  2e  mouvement  a  pour 
rubriques  «  Berceuse,  Pause,  Stances  »;  on  y  trouve  un 
solo  de  violoncelle  assez  banal.  La  3e  partie  est  une 
Musique  de  guerre;  elle  représente  «  le  départ  pour  la 
bataille,  les  sentiments  de  ceux  qui  restent,  le  retour  du 
vainqueur,  l'action  de  grâces  »;  elle  débute  par  une  marche, 
dont  on  entend  des  frajmients  au  cours  de  ces  divers 
épisodes,  et  qui  sert  pour  le  retour  des  guerriers;  le  finale 


SYMPHONIES    ET    MUSIQUE    DE   CHAMBRE 


2355 


est  formé  par  le  choral  I/err  Go//  dich  loben  tvir  que 
jouent  les  instruments  à  vent  tandis  que  les  violons  se 
livrent  à  des  ébats  d'allégresse.  La  dernière  partie  est  une 
«  Musique  funèbre  »  et  contient  les  pages  les  plus  expres- 
sives de  l'œuvre.  Le  choral  Lasse/,  uns  den  Leib  begraben 
y  est  joué  par  les  violoncelles  et  deux  clarinettes,  qu'accom- 
pagnent les  autres  instruments.  Après  un  «  Trost  in 
Ti'ànen  »  (consolation  dans  les  larmes),  l'œuvre  finit  par 
un  Allegretto  en  fa.  Spohr  a  voulu  montrer  que  la  musique 
accompagnait  l'homme,  du  berceau  jusqu'à  la  tombe; 
l'ensemble  est  froid,  lourd,  sans  invention.  La  première 
partie  est  inutile;  et  on  regrette  que  la  chanson  de  travail 
ait  été  oubliée.  Dans  la  5e  symphonie,  écrite  en  1838  pour 
les  Concerts  spirituels  de  Vienne,  Spohr  semble  avoir 
voulu  sortir  de  l'élégie  et  faire  une  œuvre  pathétique.  Le 
Larghetto,   ne   manque    pas   de   beauté;    l'idée   principale. 


j&m  j-Hrty-iurttffîcf'Ul 


semble  vouloir  se  rapprocher  du  modèle  beethovenien  ; 
mais  le  souffle,  l'originalité  font  défaut.  Dans  le  finale, 
Sophr    montre    son    mérite    technique   en   esquissant    une 


fugue  sur  ce  thème  : 


pi  !  j^j  1 1H  jpHlipi 


De  la  6e  symphonie  en  sol  majeur,  on  ne  peut  signaler, 
comme  particularité,  que  le  solo  de  violon  dans  le  trio  du 
Scherzo.  La  6e  est  une  nouvelle  tentative  de  poème  des- 
criptif, mais  semble  avoir  pris  naissance  dans  une  tête  de 
professeur  ou  de  critique,  non  dans  une  pensée  de  poète- 
musicien.  Elle  prétend  donner  la  caractéristique  de  quatre 
époques  différentes  :  1°  Epoque  Bach-Hsendel,  aux  envi- 
rons de  1720  (fugue  et  pastorale  en  forme  de  sicilienne 
à  12/8);  2"  époque  Haydn-Mozart  (1780);  (l'Andante  est  la 
partie  la  mieux   réussie);  3°  époque  Beethoven  (1810).  On 


236  D  AUBER    A    BERLIOZ 

peut  dire  que  Spohr  ne  l'a  pas  comprise.  Il  semblerait, 
d'après  lui,  que  Beethoven  est  étranger  à  la  mélodie! 
4°  époque  moderne  (1840).  Spohr  ne  la  caractérise  guère 
que  par  des  dissonances  brutales,  des  neuvièmes  et  des 
septièmes  soudaines,  des  appoggiatures,  du  tapage,  — 
puis  des  fadaises  douceâtres  consacrées  à  Rossini  et 
Bellini.  C'est  une  parodie.  Les  deux  dernières  symphonies 
ont  encore  un  programme  ;  la  8e  intitulée  Irdisches  und 
Gotlliches  im  Menschenleben  (le  terrestre  et  le  divin  dans 
la  vie  humaine)  est  une  «  double  symphonie  »,  c'est- 
à-dire  qu'elle  a  deux  orchestres  séparés,  parfois  réunis;  le 
dernier  mouvement  a  pour  titre  Triomphe  final  du  divin. 
La  9e,  en  si  mineur,  est  consacrée  aux  Saisons,  et  a 
deux  parties  :  l'une  pour  l'hiver  et  le  printemps,  l'autre 
pour  l'été  et  l'automne.  Comme  la  précédente,  elle  est 
froide  (sauf  peut-être  dans  le  finale)  et  a  le  défaut,  inhérent 
à  toute  cette  musique,  d'engendrer  l'ennui. 

Spohr  a  écrit  14  oratorios,  dont  quelques-uns  furent 
estimés,  du  vivant  de  l'auteur,  comme  des  œuvres  de 
premier  ordre  :  Le  Jugement  dernier  (Erfurt.  1811),  Les 
dernières  heures  du  Sauveur  (Kassel,  1835),  La  Chute  de 
Babylone  (Norwich,  1842).  Il  y  a  de  lui  un  Faust,  mêlé  de 
dialogues,  dont  le  moindre  défaut,  ainsi  que  le  reconnaît 
un  grand  partisan  de  l'auteur,  Schletterer,  est  d'être  mal 
écrit  pour  les  voix.  Spohr,  qui  s'est  occupé  de  chant  sur  le 
tard,  traite  les  voix  comme  un  virtuose  son  violon.  (C'est  le 
reproche  que  lui  adresse  Weber,  Samnitl.  IF.,  IV,  p.  273.) 
De  cette  partition,  dont  quelques  pages,  comme  la  scène 
des  sorcières  sur  le  Blocksberg  (II),  sont  assez  romantiques, 
le  meilleur  morceau  est  le  trio  (n°  8).  C'est  sur  la  demande 
de  la  reine  d'Angleterre  et  du  prince  Albert,  que  Spohr 
adapta  son  oratorio  à  la  scène,  et  vint  en  diriger  l'exécution 
à  Londres  (1852). 

Il  survivra  plutôt  comme  violoniste.  Sa  méthode  de 
violon,  et  surtout  ses  études  et  ses  concertos,  qui  offrent 
de  sérieuses  difficultés  techniques,  sont  encore  en   usage. 


CHAPITRE  XI 
MESSES,    ORATORIOS,    CANTATES,    ROMANCES 

La  musique  religieuse  eu  France  au  commencement  du  xix"  siècle  : 
Cherubini  et  Lesueur.  —  Compositeurs  secondaires.  —  L'oratorio  et  la 
cantate  :  les  lauréats  du  concours  pour  le  prix  de  Rome;  lacune  de  leur 
éducation  musicale.  —  La  romance  et  son  importance  historique;  les 
succès  de  salon  ;  Plantade,  la  reine  Hortense,  Dalvimare,  Blangini  et  leur 
groupe.  —  Romagnesi  et  ses  successeurs.  —  Brnguière  et  Mra°  Duchambge. 
—  La  Parisienne  de  1830.  —  Loïsa  Puget.  —  Rôle  et  importance  des 
œuvres  médiocres.  —  Les  élections  à  l'Institut  jusqu'en  1856. 

Entre  la  comédie  lyrique,  les  quatuors  et  les  sympho- 
nies, s'étend  un  très  vaste  domaine  où  la  musique  n'a  pas 
toujours  grande  valeur  mais  où  elle  est  étroitement  connexe 
à  la  vie  sociale  et  au  goût  public  :  c'est  celui  de  la  compo- 
sition religieuse,  de  la  cantate  et  de  la  romance. 

A  dislance  de  Berlioz  comme  de  Cherubini  et  de  Liszt, 
les  laits  généraux  qui  dominent  le  détail  de  la  production 
musicale  dans  la  première  moitié  du  xixe  siècle  sont  la 
propagande  de  Choron  continuée  par  le  prince  de  la  Mos- 
kowa,  et  les  commencements  de  Niedermeyer  (dont  l'œuvre 
sera  reprise  par  Ch.  Bordes  et  ses  «  Chanteurs  de  Saint- 
Gervais  »).  Au  début  du  siècle,  les  modèles  italiens  étaient 
inconnus  en  France.  Choron  publiait  en  1818  une  Collec- 
tion de  la  musique  religieuse  qui  s  exécute  tous  les  ans  à 
Rome,  dans  la  chapelle  du  souverain  pontife  durant  la 
Semaine  sainte.  Mais  les  chels-d'ceuvre  italiens  ne  furent 
d'abord  ni  goûtés  ni  compris.  Dans-  son  Art  du  composi- 
teur dramatique,  édité  en  1833,  Reicha  notait  ainsi  (p.  107) 
l'état  de  l'opinion  :  «  Nous  concevons  que  l'ancienne 
musique  d'Eglise,  dans  le  style  du  célèbre  Palestrina.  ne 
convienne   point   à  noire  siècle.  Ce  style  dépourvu  d'idées 


238 


DAUBER    A    BERLIOZ 


musicales,  de  chant,  de  symétrie,  de  grâce,  de  variété,  ne 
saurait  nous  intéresser  que  trop  faiblement.  Il  faudrait 
donc  le  remplacer  par  un  style  nouveau.  » 

Cherubini  passe  pour  être  le  dernier  représentant  de  la 
vraie  musique  religieuse;  et  l'opinion  qui  lui  accorde  ce 
titre  demande  à  peine  quelques  réserves.  En  parlant  de  sa 
messe  solennelle  pour  le  sacre  de  Charles  X,  nous 
avons  déjà  donné  une  caractéristique  de  son  œuvre; 
elle  est  très  considérable  et  remplit  une  carrière  que 
l'auteur  de  Mèdèe,  du  Porteur  d'eau,  de  plusieurs  opéras 
moins  applaudis,  termina  seulement  en  1842,  à  quatre- 
vingt-deux  ans.  Dans  les  compositions  religieuses,  dont 
nous  n'avons  encore  rien  dit,  Cherubini  apparaît  comme 
un  classique  du  genre  noble,  ayant  une  maîtrise  incon- 
testable de  musicien  à  la  l'ois  savant,  éelectique,  inspiré, 
et  dont  le  style  est  parfois  éclairé  d'une  lueur  romantique. 
Son  Credo  à  huit  voix  (1806)  a  une  haute  yaleur  technique; 
le  Et  vitam  venturi  sseculi  est  une  page  magistrale  de 
contrepoint,  remarquable  à  une  époque  où  Palestrina  était 
inconnu  en  France.  La  messe  en  ré  mineur  (1821)  est  une 
œuvre  dramatique  et  pathétique  où  règne  le  même  esprit 
élevé.  Dans  la  troisième  partie  du  Kyrie,  il  y  a  une  fugue 
très  belle  sur  ce  thème  expressif  : 


fr  n  \trrjrf 


t=M 


Ê 


m 


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Ei.riy°ir 


Dans  le  Gloria,  divisé  en  trois  parties,  le  Grattas  est. 
traité  comme  un  adagio  de  symphonie,  à  la  manière  de 
Haydn;  le  Qui  tollis  (largo  en  si  mineur),  est  encore  une 
page  magistrale.  «  Le  Requiem  en  ut  mineur,  composé  en 
1816  et  exécuté  en  1818  pour  la  mort  de  Mehul,  est,  dit 
un  Allemand  (qui  oublie  Berlioz),  la  seule  messe  qui  ait 
passé  les  frontières  de  France  et  qu'on  ait  comparée  au 
Requiem  de  Mozart.  »  Dès  l'Introït,  qui  débute  avec  les 
bassons  et  les  violoncelles,  apparait  une  instrumentation 


MESSES,    ORATORIOS,    CANTATES,    ROMANCES  239 

grave,  une  couleur  un  peu  sombre  qui  semble  s'étendre 
ensuite  à  tout  l'ouvrage.  Une  page  justement  estimée  est 
le  Dies  irœ,  où  une  seule  note  suffit  à  donner  un  tour 
romantique  à  l'imagination  habituellement  si  sage  de 
l'auteur.  Les  cors,  les  trompettes  et  les  trombones  lancent 
d'abord,  en  six  mesures  d'allegro  maestoso,  un  appel  for- 
tissimo; après  quoi,  isolé,  faisant  coupure  dans  la  parti- 
tion, éclate,  en  ff,  un  coup  de  tam-tam...  immédiatement 
après,  pianissimo,  les  altos  commencent  un  dessin  d'accom- 
pagnement plein  d'angoisse;  et  cette  trouvaille,  si  hardie 
pour  l'époque,  donne  plus  l'impression  d'un  style  de 
théâtre  que  d'un  style  d'église.  Les  formes  de  construction 
sont  d'origines  diverses  :  canon  à  la  façon  des  Italiens  du 
xvic  siècle  (sur  Salva  me.  fons  pietatis),  fugue  libre,  sans 
épisode  (dans  la  2e  partie  de  l'Offertoire),  chœurs,  duo  à 
l'unisson  (Recordare  Jesu  pie).  En  lisant  l'ouvrage,  on  croi- 
rait assez  souvent  avoir  en  main  une  partition  de  Schùtz, 
ou  de  Gabrieli.  Le  second  Requiem  de  Cherubini,  en  ré 
mineur,  est  de  1836,  et,  bien  qu'il  soit  écrit  pour  voix 
d'hommes,  ne  se  distingue  pas  beaucoup  du  précédent;  le 
génie  de  l'auteur  —  et  c'est  une  de  ses  lacunes  —  ne  se 
renouvelle  pas.  Le  reproche  qu'on  lui  a  adressé  de  man- 
quer d'un  peu  de  sentiment  ne  parait  pas  immérité. 

Les  œuvres  gravées  de  Cherubini  sont  à  la  B.  N.  de  Paris, 
Vm1  63-68,  et  à  la  B.  du  Conservatoire,  n°s  2022  à  2103  du  Catalogue 
alphabétique.  Les  manuscrits  inédits  sont  encore  nombreux. 

Lesueur  eut  une  autorité  à  peu  près  égale  à  celle  de 
Cherubini,  avec  qui  il  partageait,  en  1830,  les  fonctions  de 
surintendant-compositeur  de  la  chapelle  de  Charles  X. 
Ses  origines,  son  éducation,  sa  carrière  de  musicien,  son 
goût  pour  la  poésie  orientale  de  la  Bible,  le  destinaient  à 
la  composition  religieuse  beaucoup  plus  qu'au  théâtre  où 
il  eut  de  sérieux  déboires.  Élevé  d'abord  dans  la  collégiale 
de  Saint-Wulfran  à  Abbeville,  il  avait  reçu  sa  première  for- 
mation musicale  dans  les  maîtrises;  il  parcourut  celles  de 
Dijon,  du  Mans,  de  Saint-Martin  de  Tours.  Tonsuré,  ayant 
porté  le  petit  collet,  il  fut  maître  de  chapelle  aux  Saints- 
Innocents,  puis  à  Notre-Dame  de  Paris. 


240  D  AUBER    A    BERLIOZ 

Lesueur,  qui  est  mort  en  1837,  vénéré  comme  patriarche,  appar- 
tient à  la  fois,  par  ses  ouvrages,  à  la  période  de  la  Révolution,  au 
premier  Empire,  à  la  Restauration  et  à  la  Monarchie  de  juillet.  Après 
avoir  écrit  le  Chant  de  triomphe  de  la  République  française  sur  des 
vers  de  La  Harpe,  qui  fut  publié  par  le  magasin  de  musique  à 
l'usage  des  fêles  nationales  (s.  d.),  et  le  Chant  du  IX  Thermidor,  il 
composa  un  oratorio  exécuté  au  sacre  de  Napoléon  Ier,  une  prière 
pour  l'Empereur  sur  des  noëls  languedociens,  pour  ténor  avec 
chœurs  et  orgue,  une  cantate  religieuse,  avec  paroles  latines,  exé- 
cutée au  mariage  de  Napoléon  avec  l'archiduchesse  Marie-Louise, 
et  un  grand  nombre  de  pièces  religieuses.  On  lui  doit  trois  messes 
solennelles,  trois  Te  Deum.  une  messe  des  morts  «  mise  en  contre- 
point d'après  la  liturgie  romaine  et  conforme  à  l'édition  de  Digne  », 
des  psaumes,  des  motets,  des  oratorios.  Un  spécimen  typique  de 
sa  manière,  plus  remarquable,  habituellement,  par  la  miuutie  des 
intentions  que  par  la  puissance  expressive  du  langage,  est  sa  pre- 
mière messe  solennelle  (dont  la  partition  pour  orchestre  est  à  la 
B.  N.,  Vm1  337).  On  trouve,  aux  pages  17,  18,  44,  53...  des  indica- 
tions de  nuances  qui  tiennent  parfois  quatre  lignes  en  petits  carac- 
tères, ce  qui  n'est  pas  le  fait  d'un  musicien  de  premier  ordre.  Les 
chœurs  sont  écrits  dans  le  style  de  l'harmonie  verticale;  l'orchestre 
est  faible,  réduit  à  marquer  un  rythme  élémentaire  ou  à  des  accords 
de  soutien.  Pour  défendre  cette  musique  un  peu  nue  et  sèche,  très 
sobre  de  détails  et  de  modulations,  rejetant  la  ciselure  et  le  guillo- 
chage  dans  les  commentaires  verbaux  d'à  côté,  Gounod  la  comparait, 
assez  vaguement,  aux  «  fresques  du  Moyen  Age  ».  —  Même  sur- 
charge de  notes  et  de  notules  explicatives  —  alors  que  la  musique 
est  fort  simple  —  dans  le  manuscrit  du  Domine  Sah'um,  chanté  à  la 
messe  du  sacre  en  1804,  dans  les  oratorios,  etc.  On  n'en  voit  pas 
toujours  la  raison  d'être.  Ainsi  dans  la  pastorale  à  cinq  voix  de  Ruth 
et  Booz  (p.  9  de  la  partition),  on  lit  ceci  :  «  C'est  à  l'exécution  à  donner 
à  ces  deux  dernières  pastorales  leur  caractère  voulu,  celui  de  chant 
de  mœurs  et  patriarcal:  c'est  à  elle,  par  ses  intentions  bien  senties, 
d'imprimer  à  son  harmonie  simple  et  dans  le  goût  de  l'antique,  cette 
couleur  locale  qui  appartenait  aux  musiques  de  ces  temps  reculés. 
Ces  musiques  locales  leur  étaient  transmises  par  leurs  ancêtres; 
ainsi  la  Bible  dit...  »  (suit  une  citation  de  37  lignes  partagées  en  trois 
paquets  dans  le  texte  musical).  On  ne  voit  pas  l'utilité  que  peuvent 
avoir  pratiquement,  pour  l'artiste  qui  exécute,  les  mots  soulignés 
ici,  et  c'est  le  cas  de  répéter  que,  pour  un  musicien,  la  musique  est 
plus  claire  que  la  parole.  Peut-être  Lesueur  a-t-il  accentué  et  déve- 
loppé chez  Berlioz  une  tendance  fâcheuse  à  la  musique  littéraire. 


En  tète  des  autres  compositeurs  qui  écrivirent  des 
messes,  on  pourrait  placer  les  lauréats  du  concours  de 
l'Institut.  Une  messe  était  prévue  dans  les  envois  qu'ils 
devaient  faire,  une  lois  installés  à  Rome;  après  leur  retour, 


MESSES,    ORATORIOS.    CANTATES,    ROMANCES  241 

les  circonstances  les  sollicitaient  parfois,   autant  que  leur 
éducation,  vers  le  genre  religieux. 

Nous  citerons  seulement  d'après  les  documents  conservés  à  la 
Bibliothèque  du  Conservatoire  :  d'AtBER,  la  «  messe  composée  chez 
le  prince  de  Chimay,  pour  3  voix  et  orchestre  »  (publiée  en  1815); 
d'Aû.  Adam,  «  la  messe  solennelle  pour  4  voix  et  orchestre  »  (publiée 
en  1837)  ;  de  Bouteillier,  grand  prix  de  1806,  une  messe  et  un  stabat  ; 
de  D.-M.  Beaulieu,  grand  prix  de  1810,  la  messe  solennelle  pour 
4  voix,  soli,  chœurs  et  orchestre  (1845),  plus  un  Requiem,  composé 
en  mémoire  de  Méhul,  et  publié  en  1866:  de  J.-B.  Guiraud,  une 
messe  à  3  voix  et  orchestre  (1828);  d'ANT.  Elwart,  grand  prix  de 
1834,  la  «  messe  semi-solennelle  pour  3  voix  et  orgue  »  (1838),  la 
ce  messe  pour  la  naissance  du  comte  de  Paris,  à  grand  chœur  et 
orchestre  »  (1839)  et  la  messe  pour  2  voix  de  soprano  (1841)  ;  de 
Besozzi,  élève  de  Lesueur  et  grand  prix  de  1837,  la  «  messe  de  Notre- 
Dame  de  France  »,  a  capella,  et  2  vol.  de  pièces  religieuses;  de 
Pansekon,  sept  messes,  un  Requiem  à  4  voix,  et  diverses  pièces 
religieuses;  de  Gastinel,  la  messe  à  4  voix  et  orchestre,  1847  (plus 
la  «  messe  solennelle  à  3  voix  et  orgue  »  qui  est  de  1866).  A  la  suite 
de  ces  compositeurs  il  y  a  encore  des  minores  très  nombreux  :  Cas- 
til-Blaze  (né  en  1784,  auteur  d'une  «  messe  à  voix  récitantes,  que 
soutient  un  orchestre  vocal  avec  accompagnement  d'orgue  »)  :  Delaire, 
né  à  Moulins  en  1796,  élève  de  Reicha,  auteur  d'un  stabat  pour  4  voix 
et  orchestre  qui  fut  exécuté  dans  la  cathédrale  de  Moulins  en  1825; 
Elz.-M.  Jouve  (de  Valence,  auteur  d'une  messe  solennelle  pour  3  voix, 
chœur  et  orchestre,  1829);  Fél.  Godefroid,  auteur  d'une  messe  de 
la  Résurrection  pour  4  voix  et  orgue,  1832  (et  d'une  messe  des 
Rameaux  publiée  en  1889);  G.  Naudé  (messe  pour  4  voix  et  orchestre 
d'accompagnement,  1830);  Jos.  Boulanger,  auteur  d'une  «  messe  des 
Morts  en  contrepoint  »  (1839)  et  d'une  «  messe  de  Dumont  arrangée  à 
4  parties  »  (1842)  ;  Blondeau,  auteur  d'une  messe  à  8  voix  avec  orgue, 
exécutée  à  Saint-Thomas  d'Aquin  (1814)  et  de  plusieurs  Te  Deum 
(exécutés  en  1810  et  1846);  Roques  (messe  facile  pour  3  voix,  sans 
accompagnement,  1841);  Prosper  Sain  d'Arod,  maître  de  chapelle 
du  roi  de  Sardaigne,  auteur  d'une  messe  pour  4  voix  d'hommes, 
destinée  aux  sociétés  orphéoniques  et  dédiée  à  Meyerbeer,  1839,  et 
reviseur  du  répertoire  à  l'usage  de  l'église  et  du  séminaire  de  Saint- 
Sulpice;  P.-J.-G.  Zimmerman  (né  à  Paris  en  1785),  auteur  d'une  messe 
pour  4  voix  et  orchestre  dédiée  à  Halévy,  et  d'un  «  Requiem  héroï- 
que »  (1846),  etc.,  etc.  Très  nombreux  aussi  sont  les  auteurs  de 
pièces  religieuses  en  dehors  de  la  messes  Pierre-Aug.  Caudeille 
écrivait  en  1806  un  Domine  salvum  far  itnpèratorem  «  sur  2  marches 
triomphales  à  grand  chœur  et  symphonie  ».  La  liste  de  ceux  qui 
écrivent  des  pièces  diverses,  Te  Deum,  motets,  cantiques,  comme 
Adrien  de  Lafage  (entre  1834  et  1855),  l'abbé  le  Guillou  (entre  1836 
et  1841),  Alex.  Javallt,  auteur  d'un  Hymne  à  la  Providence  (1848), 
ou  des  Stabat,  comme  celui  de  Barrault  de  Saint-André  (auteur  d'un 

Combarieu.  —  Musique,  III.  16 


242  D  AUBER    A    BERLIOZ 

Stabat  pour  4   voix,  chœur  et  orgue,  1844),  ne  pourrait  être  donnée 
de  façon  complète. 

Les  oratorios  sont  très  peu  nombreux  et  de  médiocre 
importance.  Nous  retrouvons  ici  Lesueur,  à  la  caractéris- 
tique duquel  suffit  encore  ce  qui  a  été  dit  plus  haut  pour 
d'autres  ouvrages. 

Nous  possédons  de  lui  :  1°  deux  Oratorios  «  pour  le  couronnement 
des  princes  et  souverains  de  toute  la  chrétienté,  n'importe  la  com- 
munion »  (partition  d'orchestre  complète,  à  la  B.  N.,  Vm1  341  et 
Vm1  242);  2"  l'oratorio  exécuté  au  Sacre  de  l'empereur  Napoléon  Ier, 
sur  paroles  latines  (B.  N.,  Vm1  2514)  ;  3°  les  <c  Oratorios  de  la  Passion 
et  du  Carême  »,  publiés  avec  accompagnement  d'orgue  ou  d'harmo- 
nium en  7  fascicules  in-8°  en  1853  (ibid.,  Vm1  2513).  Le  1er  contient  :  a) 
des  thrènes,  ou  lamentations  (paroles  latines)  pour  chœur  et  soli  de 
soprano;  b)  Spes  salutis,  en  duo,  pour  ténor  et  basse;  c)  Insons 
cruentse  filius,  pour  quatuor  et  chœur.  Le  2e  comprend  :  a)  un  Kyrie, 
chœur;  b)  Ab  ira  tua,  air  pour  soprano;  c)  Lux  vera,  pour  soli  et 
chœur;  d)  Domine,  libéra  regem,  chœur  et  quatuor.  On  trouve  dans 
le  3e  :  a|  Introïbo,  chœur  et  soli;  b)  In  virtute  tua,  trio  pour  soprano, 
ténor  et  basse.  Toutes  ces  pièces  sont  brèves,  et  les  trois  groupes 
méritent  à  peine  leur  titre;  4°  les  «  Oratorios  historiques  et  pro- 
phétiques •»,  qui  ont  été  publiés  en  livraisons  avec  une  partie  d'orgue 
ou  piano  par  Cornette  (ibid.,  Vm1  2512)  ;  ils  comprennent  quatre  com- 
positions assez  brèves  n'ayant  guère  plus  d'étendue  qu'un  grand 
motet  :  Ruth  et  Noemi,  Ruth  et  Booz,  Rachel,  Debbora. 

Nous  avons  ici  une  première  occasion  de  citer  Giuseppe  Coxcone 
(né  à  Turin  en  1810),  qui  fut  à  Paris  un  professeur  de  chant  réputé, 
et  qui  écrivit  deux  «  oratorios  »  :  Les  Croisés  devant  Jérusalem,  à 
3  voix  (1842),  et  Les  Larmes  du   Christ,  à  4  voix  (1843). 

En  Allemagne,  il  y  eut,  dans  la  même  période,  un  compositeur- 
théoricien  qui  paraît  avoir  joui,  de  l'autre  côté  du  Rhin,  dune 
autorité  aussi  grande  que  celle  de  Cherubini  :  Fr.  Scheidek  (1786-1853), 
compositeur  extrêmement  fécond  (23  symphonies,  25  cantates, 
13  psaumes,  hymnes,  opéras...),  fort  célèbre  en  son  temps,  réputé 
pour  sa  maîtrise  dans  le  maniement  des  masses  vocales.  Il  est  l'au- 
teur d'un  assez  grand  nombre  d'oratorios  :  Le  Jugement  dernier 
(1819),  Le  Déluge  [die  Siindfluth,  1823),  Le  Paradis  perdu  (1824),  La 
Nativité  de  Jésus  (1825),  Le  Christ  maître  (1827),  Le  Christ  enfant  (1829), 
Pharaon  (id.),  Gédéon  (id.),  Absalon  (1830),  Gethsemanie  et  Gol- 
gotha  (1838),  production  remarquable,  si  l'on  songe  que,  pour  la 
composition,  Schneider  était  un  autodidacte.  Karl  Lœwe  (1796-1869), 
le  cantor  de  Stettin,  compositeur  fécond  (145  ouvrages),  est  l'auteur 
de  16  oratorios,  dont  quelques-uns  eurent  une  brève  célébrité  :  La 
Destruction  de  Jérusalem,  Le  Servent  d'airain  (a  capella,  exécuté  à 
Iéna  en  1834),  Les  Apôtres  de  Philippi  (ibid.,  1835),  Jean  Huss  (Ber- 
lin, 1842). 


MESSES,    ORATORIOS,    CANTATES,    ROMANCES 


243 


La  Cantate  profane,  sur  des  sujets  habituellement 
empruntés  à  la  mythologie  grecque  ou  à  la  poésie  italienne, 
fut  beaucoup  plus  cultivée.  Elle  est  d'abord  représentée 
par  tous  les  lauréats,  sans  exception,  du  concours  de  l'Ins- 
titut pour  le  prix  de  Rome.  Leurs  compositions  sont  res- 
tées le  plus  souvent  à  l'état  de  manuscrits  conservés  à  la 
Bibliothèque  du  Conservatoire  ;  au  lieu  de  donner  les  titres 
de  ces  opuscules  oubliés,  nous  préférons  donner  la  liste  de 
leurs  auteurs  qui,  en  somme,  furent  l'élite  d'une  période  de 
l'histoire,  d'après  l'opinion  moyennne  de  leurs  contem- 
porains : 


Concours  de  composition  musicale  à  l'Institut. 


PREMIER    GRAND    PRIX 

SECOND    GRi 

V.ND    PRIX 

MENTION 

Premier. 

Deuxième. 

Premier. 

Deuxième. 

1803 

Androt. 







1804 

— 

— 

Gasse. 

Dourlen. 

1805 

DOURLEN. 

Gasse. 

1806 

BOUTEILLIER. 

— 

Dugazon. 

Fétis. 

1807 

— 

— 

Daussoigne. 

Fétis. 

Blondeau. 

1808 

Blondeau. 

— 

— 

— 

— 

1809 

Daussoigne. 

— 

Beaulieu. 

Vidal. 

— 

1810 

Beaulieu. 

— 

— 

— 

— 

1811 

Chelard. 

— 

Gazot. 

— 

— 

1812 

Hérolo. 

Cazot. 

— 

— 

— 

1813 

Panseron. 

— 

Roll. 

— 

— 

1814 

ROLL. 

— 

— 

— 

— 

1815 

Benoist. 

— 

— 

— 

— 

1816 

— 

— 

Batton. 

Halévy. 

— 

1817 

Batton. 

— 

Halévy. 

— 

— 

1818 

— 

— 

Leborne. 

— 

— 

1819 

Halévy. 

Massin,  dit 

TURINA. 

Poisson. 

— 

Defrance. 

1820 

Le  Borne. 

— 

Rifaut. 

— 

Barbereau. 

1821 

Riiaut. 

— 

— 

— 

— 

1822 

Le  Bourgeois. 

— 

Barbereau. 

Court       de 
Fontmicbel. 

— 

1823 

Boilly. 

Ermel. 

Simon. 

Labarre. 

— 

1824 

Barbereau. 

— 

Guillon. 

— 

Adam. 

1825 

GuiLLON. 

— 

Paris. 

Adam. 

— 

1826 

Paris. 

— 

Guiraud. 

Bienaimé. 

— 

1827 

Guiraud  (J.-B.- 

L.). 

— 

Ross-Des- 
préaux. 

Gilbert. 

— 

1828 

Ross-Des- 
préaux. 

— 

Berlioz. 

Nargeot. 

— 

244 


d'aUBER    A    BERLIOZ 


PREMIER    GRAND    PRIX 

second  grand  prix 

mention 

Premier. 

Deuxième. 

Premier. 

Deuxième. 

1829 

__ 

Prévost. 

Montfort. 



1830 

Berlioz. 

Momtfoht. 

Millaut. 

— 

— 

1831 

Prévost. 

— 

Lagrave. 

Elwart. 

Thomas. 

1832 

Thomas. 

— 

— 

— 

Boisselot  et 
Alkan. 

1833 

Thys. 

— 

Lecarpentier. 

— 

— 

1834 

Elwart. 

— 

Colet. 

Boisselot. 

Plaçât. 

1835 

Boulanger. 

— 

Delacour. 

— 

— 

1836 

Boisselot. 

— 

Besozzi. 

— 

— 

1837 

Besozzi. 

— 

Cbollet. 

Gounod. 

— 

1838 

Bousquet. 

— 

Deldevez. 

Dancla(Ch.). 

Roger. 

1839 

Gounod. 

— 

Bazin. 

— 

— 

1840 

Bazin. 

— 

Batiste. 

— 

Garaudé. 

1841 

Maillart. 

— 

Mozin  (D.-T.). 

Garaudé. 

— 

1842 

Roger. 

— 

Massé. 

Gautier. 

— 

1843 

— 

— 

Duvernoy  (H.). 

— 

— 

1844 

Massé  (Victor). 

Renaud   de 
Vilbac. 

Mertens. 

— 

■—" 

1845 

— 

— 

Ortolan. 

— 

— 

1846 

Gastinel. 

— 

— 

— 

Chariot. 

1847 

Deffès. 

— 

Crèvecœur. 

Chariot. 

— 

1848 

HlNARD      (Du- 

prato). 

— 

Bazille. 

Mathias. 



1849 

— 

— 

Cahen. 

Jonas. 



1850 

Gharlot. 

— 

M  o  r  h  a  n  g  e 
Alkan  (N.). 

Hignard, 

~"^ 

1851 

Deléhelle.       ] 

i 

Galibert. 

Cohen  (L.). 

Ces  Cantates  sont  conservées  en  manuscrit  à  la  Biblio- 
thèque du  Conservatoire  (sans  être  cataloguées,  simple- 
ment clans  l'ordre  ou  désordre  alphabétique,  sous  le  titre 
général  Cantates).  Bien  que  chacune  d'elles  soit  liée  au 
souvenir  du  plus  grand  triomphe  que  puisse  rêver  un  artiste 
à  la  fin  de  ses  années  d'apprentissage,  ce  sont  de  petites 
choses,  comparables,  en  tant  qu'oeuvres  musicales,  aux 
devoirs  des  classes  de  grammaire  qui,  dans  les  collèges, 
Sont  récompensés  d'un  prix  à  la  fin  de  l'année.  On  a  cette 
impression,  peu  modifiée  dans  la  suite,  en  lisant,  au  début 
de  la  série,  YAlci/onc  d'Androt.  C'est  un  travail  d'une 
soixantaine  de  pages  qui,  réduites  pour  le  piano  en  tonne- 
raient une  douzaine.  L'orchestre  comprend  les  parties  sui- 


MESSES,    ORATORIOS,    CANTATES,    ROMANCES  245 

vantes  :  flûte,  hautbois,  clarinette,  cors  en  ut  et  en  ré, 
basson,  et  cordes;  et  il  est  d'une  discrétion  singulière.  Le 
poème  est  formé  d'une  seule  scène,  d'un  personnage  unique, 
et  de  deux  sentiments  élémentaires  :  Alcyone  exprime 
d'abord  sa  détresse,  puis  sa  joie  en  voyant  le  retour  de  son 
époux,  et  elle  chante  une  suite  de  récitatifs  que  précède 
une  banale  introduction  de  32  mesures.  Chez  ces  jeunes 
gens  qui  ont  vingt  ou  vingt-cinq  ans  et  qu'un  amour  ins- 
tinctif de  l'art  a  dû  tourner  vers  la  composition,  rien  ne 
parait  qui  soit  jeune  :  aucune  invention  rythmique,  aucune 
harmonie  un  peu  personnelle,  aucun  accent.  Même  en  pour- 
suivant jusque  vers  1840,  on  sent  qu'ils  n'ont  rien  lu,  qu'ils 
n'ont  pris  aucun  contact  avec  les  chefs-d'œuvre,  et  que 
leur  unique  préoccupation  est  de  fabriquer  un  devoir  cor- 
rect. Le  fait  est  intéressant,  car  il  se  rattache  à  un  mode 
d'enseignement  dont  la  valeur  était  bien  contestable.  L'édu- 
cation peut  être  faite  à  l'aide  de  principes  abstraits,  se 
suffisant  à  eux-mêmes  et  imposés  comme  des  dogmes  ;  elle 
peut  aussi  être  conduite  expérimentalement,  en  commen- 
çant par  la  lecture  directe  des  modèles  d'où  on  dégage  peu 
à  peu  les  principes.  De  ces  deux  méthodes,  la  seconde 
seule  favorise  l'enthousiasme  et  l'invention  originale;  il 
faut  reconnaître  que,  dans  les  premières  années  du  siècle, 
le  Conservatoire  était  presque  obligé,  faute  d'éditions  clas- 
siques, de  s'attacher  à  la  première. 

Beaucoup  de  ces  musiciens  qui,  avant  le  grand  prix  de  Rome, 
avaient  obtenu  celui  de  contrepoint  et  de  fugue,  n'ont  connu  que  la 
gloire  d'un  jour.  Tous  furent  attirés,  après  leur  retour  de  Rome,  par 
le  théâtre.  Nous  ne  pouvons  nous  dispenser  de  donner  quelques  brefs 
renseignements  sur  chacun  d'eux,  réserve  faite  des  noms  illustres 
dont  nous  nous  occuperons  plus  tard.  Androt,  né  à  Paris  en  1781, 
est  mort  à  vingt-trois  ans.  V.  Douklen,  né  à  Dunkerque  en  1779, 
donna  au  théâtre  Feydeau  quelques  petits  opéras  {La  Dupe  de 
son  art,  Plus  heureux  que  sage,  Le  Frère  Philippe,  Le  Petit  souper, 
en  un  acte,  —  Linnée,  Cagliostro,  Marini,  en  trois  actes);  on  lui 
doit,  avec  un  trio  pour  piano,  violon  et  basse,  un  modeste  ensemble 
de  sonates  faciles,  pois-pourris  et  fantaisies.  De  Bouteillikr,  né  à 
Paris  en  1788,  on  ne  cite  qu'un  opéra-comique.  Le  Trompeur  sans 
le  vouloir  (1817).  Daussoigne,  né  à  Givet  en  1790,  enseigna  au  Con- 
servatoire de  Paris,  de  1803  à  1827,  et  fut,  à  partir  de  celte  date, 
directeur  du  Conservatoire  de  Liège.  On  a  de  lui  une  «  Symphonie 
héroïque^  tableau  militaire  accompagné  de  chœurs,  dédié  à  S.  M.  Léo- 


246  D  AUBER   A   BERLIOZ 

pold  1er  ».  C'est  bien  une  cantate  (composée  après  la  révolution  de 
1830),  la  «  symphonie  »  se  réduisant  à  une  introduction  assez  brève. 
Martin  Bi-aui.ieu,  né  à  Paris  en  1791,  est  le  premier  qui  ait  fondé 
une  société  de  quatuors  (à  Niort,  1829),  et  organisé  des  solennités 
musicales  périodiques,  données  tour  à  tour  dans  divers  départements 
par  Y  Association  musicale  de  l'Ouest.  Chélakd,  né  à  Paris  en  1789, 
fut  successivement  violoniste  à  l'Opéra,  maître  de  chapelle  du  roi  de 
Bavière,  commerçant  de  musique  à  Paris,  maître  de  chapelle  du 
grand-duc  à  Weimar;  il  a  écrit  une  tragédie  lyrique,  Macbeth  (1827), 
qui  n'eut  en  France  aucun  succès.  Roll,  né  à  Poitiers  en  1788,  ne 
parvint  pas  à  faire  jouer  son  unique  ouvrage,  Ogier  le  Danois,  grand 
opéra.  Bf.noïst,  né  à  Nantes  en  1795,  a  laissé  un  nom  comme  profes- 
seur d'orgue.  Batton,  né  à  Paris  en  1797,  connut  au  théâtre  Feydeau, 
avec  Le  Prisonnier  d'Etat,  Le  Camp  du  drap  d'or,  La  Marquise  de 
Brinvilliers,  des  insuccès  qui  l'éloignèrent  de  la  composition.  En 
1842,  il  fut  nommé  inspecteur  des  succursales  du  Conservatoire,  et 
en  1849,  chargé  à  Paris  de  la  direction  d'une  classe  d'ensemble. 
Leborne  est  de  Bruxelles  (1797)  ;  il  remplaça  Reicha  au  Conserva- 
toire, en  1836.  Rifaut,  de  Paris  (1798-1838),  n'est  connu  que  par 
quelques  essais  de  théâtre.  Le  Bourgeois,  né  à  Versailles,  mourut 
à  vingt-cinq  ans  (1824).  Boilly,  fils  du  peintre  et  lithographe,  né  à 
Paris  en  1799,  n'a  écrit,  en  dehors  de  sa  cantate,  qu'un  acte  d'opéra- 
comique,  Le  Bal  du  sous-préfet,  1844.  Barbereau,  né  à  Paris  en  1799, 
s'est  surtout  livré  à  l'enseignement.  Guillon,  né  à  Meaux  en  1801, 
déserta  la  musique  en  1830,  pour  se  livrer,  en  Italie,  à  l'agriculture 
et  au  traitement  des  cocons  de  vers  à  soie.  J.-B.  Guiraud,  né  à  Bor- 
deaux en  1801,  est  le  père  d'Ernest  Guiraud.  De  Ross-Despréaux, 
dont  le  nom  ne  se  trouve  dans  aucun  dictionnaire  de  musique,  on 
possède,  à  la  Bibl.  du  Conservatoire,  la  cantate  Orphée  et  un  Requiem 
(manuscrits).  De  Besozzi,  dont  le  nom  est  également  absent  dans  les 
dictionnaires  spéciaux,  la  même  bibliothèque  possède  une  messe  a 
capella  (n°  1154  du  nouveau  catalogue),  2  volumes  de  musique  reli- 
gieuse '(1321),  un  office  du  soir  pour  orgue  (1150),  des  Esquisses 
pour  piano  (1322)  et  un  chœur  pour  voix  d'hommes  sans  accompa- 
gnement (même  Bibliothèque,  C.B2).  Prévost,  né  à  Paris  en  1809,  a 
composé  quatre  piécettes  en  un  acte,  pour  l'Ambigu  et  l'Opéra- 
Comique.  Thys,  né  à  Paris  en  1807,  Boulangeu  (de  Paris,  1815), 
Boisselet  (de  Montpellier,  1811)  ont  fait  aussi  quelques  essais  de 
théâtre.  Besozzi  est  né  à  Versailles  en  1814  ;  Bousquet,  à  Perpignan 
en  1818. 

La  musique  seule  a  le  privilège  des  expressions  diffé- 
rentes et  simultanées  ;  dans  un  exposé  littéraire,  tout  est 
forcément  successif.  Il  ne  faut  cependant  pas  oublier  que 
tous  les  genres  et  modes  d'activité  dont  nous  venons  de 
parler,  —  opéras  et  opérettes,  symphonies,  musique  de 
chambre  et  de  concert,  messes,  cantates  —  se  tiennent  dans 


Messes,  oratorios,  cantates,  romances  247* 

la  réalité  vivante,  et  ne  forment  qu'un  seul  bloc  où  l'évolu- 
tion  des    parties,  quoique   inégale,   n'est  jamais   détachée 
d'un  ensemble.  Du  premier  au  second  Empire,  à  l'arrière- 
plan  du  tableau  où   nous   avons  voulu   étudier  d'abord  les 
principaux  personnages,  il  y  a  une  série  d'oeuvres  que  nous 
ne  saurions  oublier  ;  ce  sont  les  romances  :  romances  «  sen- 
timentales et  héroïques  »,  romances  «  rêveuses  et  graves  », 
romances    «  passionnées   et  dramatiques  »,   chansonnettes 
et    «    nocturnes  »  (classification   donnée    en    1846    par   un 
maître  du  genre,  Romagnesi).  Leur  extrême  abondance  est 
un  des  signes  manifestes  du  goût  de  l'époque.  Un  élève  de 
Reicha,  Delaire,  écrivait  dans  les  Annales  des  Beaux-Arts 
en    1845  :  «  Le   débit  annuel   des   romances   est  au   moins 
de  250000...  Les  éditeurs  repoussent  les  quatuors  et  autres 
ouvrages  capitaux  comme   marchandise  non    demandée  et 
partant  sans  écoulement,  tandis  qu'ils  paient  500  francs  une 
romance    et   jusqu'à    6  000   francs    une  collection    de    six 
romances  d'un  compositeur  en  vogue  qui  les  chante  lui-même 
ou    les   confie    à    des    interprètes    tels   que   Mlles    d'HÉNiN, 
Drouahd,  etc.,  MM.  Penchard,  Géraldy,  Vartel,  Boulanger, 
Richelmi.  »  Leur  valeur  artistique  est  médiocre,  mais  ce  sont 
des  documents  de  grande  importance.  Si  l'historien  a  sur- 
tout pour  devoir  de   donner    la  physionomie   exacte  d'une 
époque,    il    semble    qu'il    devrait    s'attacher   aux    œuvres 
médiocres  et  à  la  mode  représentant  la  moyenne  du  goût, 
beaucoup  plus  qu'aux  chefs-d'œuvre  qui,  au  moment  où  ils 
paraissent,  sont  des   exceptions,  et  dont  les   effets  sociaux 
ne  se  produisent  qu'assez  tard,  après  une  sorte  d'éducation 
du  public.  Les  littérateurs  qui  fournirent  des  paroles  aux 
compositeurs  de  romances  avaient,  pour  la  plupart,  la  même 
mentalité  que  ces  derniers  :  Fabre  d'Eglantine  est  l'auteur 
de   deux   pièces    célèbres  :  Il  pleut,    il  pleut,   bergère   (qui, 
dès  1790,  rendit  populaire  le  musicien  V.  Simon  originaire 
de  Metz)  et  de  Je  t'aime  tant;  Chateaubriand  écrivit  Com- 
bien j'ai  douce  souvenance  et  le  Cid ;  on  trouve  ensuite  dans 
les  «  Albums  »,  jusque  vers  1850    environ,    les    noms    de 
Mmes  Desbordes-Valmore,    Amable   Tastu   et   de    Girardin, 
d'E.  et  L.  Souvestre,  de  Barateau,  Crevel  de  Charlemagne, 
Emile    Deschamps,     Gustave    Lemoine,    quelquefois    ceux 
de  Lamartine,  d'Hugo  et  de  Casimir  Delavigne.   Le  chant, 


248  I)  AUBER    A    BERLIOZ 

écrit  pour  les  artistes  et  les  auditeurs  de  salon,  était  accom- 
pagné avec  le  piano  ou.  mieux  encore,  avec  la  harpe,  ins- 
trument favorable  aux  gestes  des  beaux  bras  et  aux  atti- 
tudes inspirées.  Presque  tous  les  compositeurs  de  romances 
étaient  harpistes,  et  donnaient  des  leçons  privées  dans  la 
haute  société  aristocratique. 

Un  des  plus  anciens  est  Charles-Henri  Plantade,  né  à 
Pontoise  en  1764;  en  1802,  il  fut  nommé  professeur  de 
chant  au  Conservatoire  où  il  devint  le  confrère  et  l'ennemi 
cordial  d'un  autre  chanteur  célèbre,  Garai  (qui  avait  connu 
la  prison,  pour  sa  romance  Vous  qui  portez  un  cœur  .sen- 
sible, sur  Marie-Antoinette);  son  fils  Charles-François 
Plantade (né  ii  Paris  en  1787)  écrivit  lui  aussi  des  romances. 
Te  bien  aimer,  6  ma  chère  Zé/îe,  lut  une  de  ses  œuvrettes 
les  plus  goûtées. 

Plantade  père  fut  Directeur  de  la  musique  d'une  reine 
célèbre  par  sa  beauté  et  auteur  d'un  petit  répertoire  qui  eut 
longtemps  ses  fidèles  :  c'est  Hortense-Eugénie  de  Beau- 
harnais,  fille  du  vicomte  général  des  armées  françaises, 
devenue,  par  le  mariage  de  sa  mère,  la  belle-fille  très  aimée 
de  Napoléon  qui  la  donna  à  son  frère  Louis,  roi  de  Hol- 
lande. Après  l'expulsion  de  son  mari  (1810)  et  la  chute  de 
l'Empereur,  elle  reçut  des  biens  formant  le  duché  de  Saint- 
Leu.  Elle  alla  se  fixer  à  Augsbourg,  «  opposant  les  accords 
de  sa  lyre,  —  aux  cris  impuissants  de  l'envie  ».  Elle  avait 
le  goût  du  chant;  ses  «  mélodies,  des  salons  de  Paris  et 
des  donjons  de  l'exil,  furent,  jusque  dans  les  contrées  les 
plus  éloignées,  porter  les  sons  d'une  lyre  qui  n'avait  pas 
besoin,  pour  plaire,  des  prestiges  d'un  diadème  ».  (Il  y  a 
un  dessin  d'Isabey  qni  la  représente  dans  une  attitude  de 
sibylle,  la  lyre  en  main;  cette  «  lyre  »  était,  dans  l'usage 
réel,  une  harpe.)  Ses  œuvres  ont  été  publiées  en  douze 
séries,  formant  un  élégant  recueil  gravé  en  Angleterre: 
Romances  mises  en  musique  par  Hortense,  duchesse  de 
Saint-Leu,  ex-reine  de  Hollande  (s.  d.,  avec  préface  du 
comte  de  Lagarde,  auquel  sont  empruntées  nos  cita- 
tions). 

Une  note  inscrite  sur  l'exemplaire  de  ce  recueil  qui  est  à  la  Biblio- 
thèque du  Conservatoire   rappelle  que   <<   tous  les  accompagnements 


MESSES,    ORATORIOS,    CANTATES,    ROMANCES  249 

de  ces  romances  ont  été  retouchés  et  arrangés  par  Cakbonel  fils  ». 
Principales  pièces  du  recueil  : 

Partant  pour  la  Syrie, 
Le   jeune  et  beau  Dunois 
Venait  prier  Marie 
De  bénir  ses  exploits; 

La  Complainte  d'Héloïse  au  Paraclet,  La  Sentinelle,  Le  Bon  chevalier, 
Adieux  d'une  mère  à  son  fils,  Ne  m'oubliez  pas  !  Serments  d'amour,  La 
Mélancolie,  Le  Vieux  drapeau,  L'Orphelin,  Les  Chevaliers  français, 
Agobar,  L' Ame  du  purgatoire,  Bélisaire,  L'Heureuse  solitude,  Il 
m'aimait    tant!  Dieu!  si  je    t'aime!  Les  petits    Savoyards... 

Quelques  romances  célèbres  de  l'époque  sont  signées  de 
noms  illustres,  comme  Vivre  loin  de  ses  amours,  de  Boïel- 
dieu,  Je  l'aimais  tant!  d'Halévy;  mais  le  genre  eut  ses  spé- 
cialistes ;  ceux  dont  les  œuvres  régnaient  dans  les  salons 
vers  1815  étaient:  Dalvimare,  né  à  Dreux  en  1770,  ancien 
harpiste  de  l'Opéra  et  maître  de  harpe  de  l'impératrice 
Joséphine;  André  Gâtâtes,  né  à  Paris  en  1774,  guitariste  et 
harpiste,  dont  une  romance,  Mon  délire,  eut  un  succès 
particulier;  son  Fils,  Jos.-Léon  Catayes,  né  à  Paris  en  1805, 
qui  fut  un  autre  harpiste;  l'élégant  Blangini,  né  à  Turin 
en  1781,  qui  eut  pour  élèves  la  reine  de  Bavière,  la  reine 
de  Westphalie.  le  roi  de  Hollande,  la  reine  Hortense,  la 
princesse  Pauline  Borghèse.  la  duchesse  de  Berry;  aux- 
quels il  faudrait  joindre  Catrufo  (né  à  Naples  en  1771), 
Catrulli...  Alors  parut  au  premier  plan  celui  que  nous 
pouvons  considérer  comme  le  maître  du  genre  :  Henri 
Romagnesi,  musicien  d'une  technique  bien  pauvre,  mais 
homme  de  goût,  associant  l'étude  de  la  romance  à  une 
excellente  méthode  de  chant  pour  les  gens  du  monde.  Il 
avait  débuté  avec  succès  par  la  romance  Depuis  longtemps 
j'aimais  Adèle...  Il  dirigea  V Abeille  musicale,  journal  men- 
suel de  romances  avec  accompagnement  de  «  piano  ou  gui- 
tare »,  et,  devenu  éditeur  en  1832,  en  profita  pour  publier 
«  celles  de  ses  mélodies  qui  avaient  eu  le  plus  de  reten- 
tissement »  :  Collection  des  romances,  chansonnettes  et  noc- 
turnes d  A.  Romagnesi,  S  vol.,  chez  l'auteur,  rue  Richelieu,  8 
(B.  N.,  Vm73669.) 

On  y  trouve  92  romances,  parmi  lesquelles  :  Alexis  ne  ni  aime  plus  ! 
Bonheur  du  gondolier,  Le   Chien  du  régiment,  Comme  une   soeur,    /l 


250  DAUBER    A    BERLIOZ 

reviendra.  Je  l'aime  encore,  Jure-le  moi,  Eginhart  et  Emma,  La  Mère 
du  condamné,  Le  Papillon  et  le  Plaisir...  Dans  le  prospectus  (1849) 
annonçant  la  publication  de  ces  romances  déjà  très  connues  du  public. 
Romagnesi  renvoie  à  une  petite  méthode,  récemment  publiée  par  lui, 
«  intitulée  la  Psychologie  du  citant,  qui  a  pour  objet  l'art  de  l'expres- 
sion  simple  et  vraie  qui  convient  aux  paroles  ».  On  peut  se  reporter 
à  l'ouvrage  suivant,  où  l'auteur  insiste  sur  celte  simplicité  et  cette 
vérité  qui,  pour  lui,  sont  de  règle  :  L'art  de  chanter  les  romances, 
les  chansonnettes,  les  nocturnes,  et  généralement  toute  musique  de 
salon  par  Romagnesi,  Paris,  chez  Vauteur,  18b6(B.  N.,  Vm9  A.  196). 
Après  avoir  distingué  l'art  de  chanter  dans  les  salons,  de  l'art  de 
chanter  au  théâtre,  il  ajoute  :  «  Un  chant  simple  et  tendre  doit  être 
interprété  avec  l'âme.  Chercher  en  ce  cas  à  briller  par  le  prestige  des 
ornements  ou  par  la  seule  beauté  de  la  voix,  c'est  se  montrer  privé 
de  goût  et  de  sensibilité.  »  Il  termine  ainsi  de  très  bons  conseils  sur 
la  tenue  du  chanteur  :  «  ...  toutcela  sans  prétention,  simplement,  avec 
convenance  cl  bon  goût  »  (p.  15).  Il  dit  encore  :  «  Quel  est  le  but  que 
le  compositeur  de  musique  vocale  se  propose  d'atteindre?  n'est-ce 
pas  de  rendre  avec  le  plus  de  vérité  possible,  mais  d'une  manière 
originale  et  qui  lui  soit  propre,  le  sentiment  exprimé  parla  parole?  » 
(P.  16.)  Voici  d'autres  conseils  excellents  :  «  Que  le  chanteur  évite 
ces  longues  tenues  sur  l'avant-dernière  note  de  la  phrase  finale  que 
le  mauvais  goût  de  quelques  chanteurs  a  mises  à  la  mode.  —  Les 
ténors  doivent  se  méfier  de  la  vigueur  de  leur  organe  et  ne  pas  con- 
fondre les  cris  avec  l'expression.  On  doit  éviter  les  contorsions  et  les 
grimaces  dans  les  romances  dramatiques.  Pas  d'affectation  dans  les 
chansonnettes;  une  finesse  et  un  ton  de  bonne  compagnie.  »  Tels  sont 
les  traits  d'une  esthétique  où  il  n'y  a  qu'à  louer.  Cet  Art  de  chanter 
est  suivi  de  dix  romances  qui  ne  figurent  pas  dans  la  publication 
annoncée  en  1849  pour  1850  :  Ruth  à  Noémie,  Le  Doux  parler, 
Les  Orphelins  et  le  Carillon  (chansonnettes),  La  Fleur  et  l'Orphe- 
lin, Le  Dernier  espoir,  L'Amitié.  Pauvre  enfant!  Petit  oiseau, 
L'Abeille. 

Le  2e  volume  de  la  collection  de  Romagnesi  contient  94  romances, 
parmi  lesquelles  :  Le  Convoi  du  pauvre,  L'Enfant  trouvé,  Il  faudrait 
m'aimer,  Je  l'aimerai  toute  ma  vie,  Loin  des  yeux,  près  du  cœur.  Ne 
te  réveille  pas  !  Pauvre  pêcheur,  prends  garde  à  toi!  La  Sensitive  et 
le  Papillon,  Si  vous  étiez  ma  Sœur...  Dans  le  3e  volume  :  Si  vous  étiez 
mon  frère,  L'Ange  des  pauvres  enfants.  Ce  que  c'est  que  vieillir,  Gen- 
tille nonnette,  La  Jeune  orpheline... 

Les  Romances  de  Romagnesi  sont  supérieures  aux 
œuvres  similaires  des  contemporains  par  une  certaine 
valeur  artistique.  L'accompagnement  est  toujours  approprié 
au  sujet;  le  chant  a  des  ornements  discrets  et  va  jusqu'à 
user,  à  l'occasion,  des  vocalises,  mais  là  où  elles  sont  jus- 
tifiées. La  pauvreté  de  l'invention  mélodique  semble  venir. 


MESSES,    ORATORIOS,    CANTATES,    ROMANCES  251 

en  grande  partie,  de  la  prépondérance  attribuée  systéma- 
tiquement aux  paroles. 

Les  succès  de  Romagnesi  furent  continués  par  Labarre, 
de  Beauplan,  Panseiion,  Bruguieue,  Mme  Duchambge.  Du 
premier,  né  à  Paris  en  1805,  les  romances  les  plus  en  vogue 
furent  Le  Contrebandier,  La  Jeune  fille  aux  yeux  noirs,  La 
Pauvre  Négresse,  Cora  ou  la  Vierge  du  Soleil,  La  Jeune  fille 
d'Otaïti.  Amédée  de  Beauplan,  né  à  Chevreuse  en  1790, 
compositeur  autodidacte,  fut  très  recherché  des  salons  ;  il 
est  l'auteur  des  romances  célèbres  Bonheur  de  se  revoir, 
L'Ingénue,  Le  Pardon,  Taisez-vous,  et  Dormez,  mes  chères 
amours.  Nocturne  «  que  toute  la  France  a  chanté  »,  déclare 
Fétis. 

Il  est  l'auteur  du  Recueil  suivant  :  «  Keepsahe  musical,  nouvel 
album  de  romances,  chansonnettes,  ballades  et  nocturnes  avec  accom- 
pagnement de  piano,  Paris,  Javet  et  Cotelle,  i83U  (B.  N.,  Vm"  2314). 
On  y  trouve  :  Mon  pauvre  Pierre,  Cherchez  qui  vous  aime,  Le  Jaloux 
et  la  Coquette  (scène  de  bal).  Dites-moi  d'espérer,  Douce  Marie,  Mon 
Isaure... 

Edouard  Bruguière,  né  à  Lyon  en  1793,  partagea  avec 
de  Beauplan  les  plus  grands  succès  de  salon.  Ses  meil- 
leures romances,  d'après  des  témoignages  de  contemporains, 
sont  L' Enlèvement,  Ma  tante  Marguerite,  Mon  léger  bateau, 
et  Laissez-moi  le  pleurer!  qui  fut  considéré  comme  «  un 
petit  chef-d'œuvre  ».  Mme  Duchambge,  née  à  la  Martinique 
en  1774,  fut  une  amie  d'Auber;  elle  a  composé  plus  de 
300  romances,  dont  quelques-unes  furent  comptées  parmi 
les  meilleures  du  genre.  On  peut  se  faire  une  idée  de  sa 
manière  fort  simple  et  naïve  d'après  le  recueil  suivant  : 
Album  lyrique,  douze  romances  et  chansonnettes  mises  en 
musique  avec  accompagnement  de  piano  par  Mme  Pauline 
Duchambge,  Paris,  chez  Meissonnier,  rue  Dauphine,  s.  d. 
(B.N.,  Vm72636). 

Chaque  romance  est  précédée  d'une  lithographie  qui  en  accentue 
le  caractère  sentimental  :  La  maison  de  Marie,  Notre-Dame  de 
Tudèle,  V Air  du  Pays,  Il  m'aimait  tant  (paroles  de  Mmc  de  Girardin), 
La  Fiancée  du  chasseur,  Baissez-vous  montagnes  !  (paroles  de 
Mmc  Desbordes-Valmore),  L'Hirondelle,  Celle  qui  voudrait  in  aimer, 
Nina   la    belle.   Partez,    La    Sultane.    Parmi    les    romances  les  plus 


252 


fj'AUBER    A    BERLIOZ 


goûtées  de  Mme  Duehambge,  on  aimait  à  citer  V Ange  gardien,  La  Bri- 
gantine,  La  Séparation,  Le  Bouquet  de  bal,  Le  Matelot,  Le  Rêve  du 
Mousse... 

A  res  noms,  il  faudrait  en  ajouter  beaucoup,  entre  autres  ceux  de 
Ci. api-son,  Panseron,  Bëkat,  Monpou,  Auber.  La  Parisienne,  impro- 
visée par  Casimir  Delà  vigne  au  lendemain  de  la  Révolution  de  1830 
et  chantée,  dès  le  'i  août,  par  Ad.  Nourrit  à  l'Opéra,  est  de  la  même 
famille  que  ces  diverses  romances  et  que  La  Fille  du  Régiment.  Elle 
faillit  émerger  brillamment  de  ces  nuages  de  complainte;  elle  n'eut 
qu'une  vogue  éphémère,  bien  qu'elle  tendit,  par  le  dessin  mélodique, 
à  rivaliser  avec  la  Marseillaise. 


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-T. — W~ 

Peuple  français,        peu. pie   de  bra 


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.té     rouvre  ses  bras 


ves,  la  Li.ber. 


On  en  a  souvent  attribué  la  paternité  à  Auber,  dont  on  sait  seu- 
lement qu'il  improvisa  l'orchestration  pour  l'Opéra.  Delavigne 
écrivit  les  paroles  sur  le  rythme  d'un  air  déjà  employé  par  Auber, 
avec  cette  indication  de  timbre  :  «  Air  allemand  du  Baron  de  Tenck  »; 
ce  Baron  de  Tenck  est  un  vaudeville  de  Scribe  et  Germain  Delavigne 
joué  au  Gymnase  en  1828  avec  un  couplet  dont  le  rythme  est  celui 
d'une  chanson  antérieure  d'Auber,  Le  Passage  du  mont  Saint-Bernard , 
mais  qui  donne  cette  indication  de  timbre  :  «  Air  allemand  arrangé  ». 
L'édition  originale  de  La  Parisienne  est  une  feuille  de  2  pages, 
publiée  à  Lyon,  chez  Mazoyer,  1830  (Bibl.  Nat.,  Vm'  16727).  On 
trouve,  dans  la  chanson,  ces  paroles  caractéristiques  : 

Les  trois  couleurs  sont  revenues, 
Et  la  Colonne  avec  fierté 
Fait  briller  à  travers  les  nues 
L  arc-en-ciel  de  la  liberté. 

Nous  mentionnerons  enfin  le  recueil  de  romances  publié 
en  séries  d'albums,  îi  partir  de  1840,  par  une  femme  qui, 
avec  Romagnesi  et  la  reine  Hortense,  a  peut-être  le  carac- 
tère le  plus  hautement  représentatif  : 


Album  dramatique  de  huit  romances  composées  par  Mlle  Loïsa 
Puget  et  par  A.  Romagnesi,  suivies  d'un  quadrille  de  contredanses 
et  d'un  galop  arrangé  sur  les  motifs  de  M1,B  L.  Puget.  Dans  ce 
titre,   chaque  mot   porte.   Les   huit   romances    annoncées    s'appellent 


MESSES,    ORATORIOS,    CANTATES,    ROMANCES  2a3 

La  Somnanbule,  La  Confession  du  brigand  napolitain,  La  Femme 
sans  cœur,  Le  Voleur  idiot,  La  Jeune  orpheline,  L'Adieu  de  l'étranger, 
Le  Grain  de  mer,  La  Veuve  du  fiancé.  Dans  les  autres  recueils  do 
Loïsa  Puget  on  trouve  la  romance  sentimentale  :  La  Bénédiction 
d'un  père,  La  Mère  du  Matelot,  L'Exilé  de  France,  Je  crois  en  toi, 
L'Heure  où  chante  lt'  rossignol,  Le  Berger  de  la  montagne,  La  Voix 
tendre,  Le  Soleil  de  ma  Bretagne,  La  plus  aimée,  Laisse-toi  fléchir! 
Le  Ciel  sur  la  terre,  Le  Val  béni,  Fleur  de  Marie  la  goualeuse, 
Ma  sœur,  défends-moi .'  Prends  garde  à  ton  cœur,  Appelle-moi  ta 
mère!  Je  veux  que  vous  riaimiez  (pie  moi!...  La  romance  de  genre 
bouffe  et  de  badinage  anodin  :  Les  Compliments  de  Normandie,  La 
Narbonnaise,  Le  Garde-moulin,  La  Dot  d'Auvergne,  La  Jolie  fille  du 
faubourg,  Le  Bonhomme  Dimanche,  Le  Rêve  d'un  page,  Les  Amours  de 
Michel  et  Christine,  La  Demande  en  mariage...  Dans  les  paroles  règne 
une  honnêteté  qui  semble  être  un  résidu  de  l'Emile  de  Rousseau; 
dans  la  musique,  malgré  quelques  cadences  où  la  voix  ne  craint  pas 
d'esquisser  une  roulade,  rien  n'inquiète  l'exécutant,  et  tout  est  de 
nature  à  contenter  les  familles.  Loïsa  Puget  est  aussi  l'auteur  de 
deux  ouvrages  de  théâtre  :  Le  Mauvais  œil,  opéra-comique  en  1  acte, 
joué  le  1er  octobre  1836  (livret  de  Scribe  et  Lemoine),  qui  a  eu 
les  honneurs  d'une  partition  gravée  (258  pages  in-f°),  dédiée  à 
Mni°  Damoreau-Cinti,  et  La  Veilleuse  ou  les  Nuits  de  Milady, 
opérette,  1869  (livret  de  Gustave  Lemoine). 

Tout  cela  est  certainement  d'une  musicalité  très  infé- 
rieure, mais  non  dépourvu  d'intérêt.  Ces  compositeurs 
d'arrière-plan,  qui  continuent  les  brunettes  et  les  chansons 
du  xviii0  siècle,  ont  une  qualité  qui  doit  rendre  indulgent  : 
c'est  une  sincérité,  une  conviction  touchantes.  Il  est  diffi- 
cile de  résister  ii  une  certaine  gaité,  quand  on  lit  quelques- 
unes  de  leurs  romances  :  elles  sont  comparables  aux  toi- 
lettes de  très  ancienne  mode,  caractérisées  par  la  crinoline, 
ou  les  chapeaux  d'une  hauteur  de  forme  exagérée  et  les 
cravates  monumentales;  mais  il  fut  un  temps  où  cette 
conception  du  costume  était  considérée  comme  la  plus 
élégante  de  toutes  :  et  peut-être  rira-t-on  un  jour  de  nos 
propres  usages  musicaux.  Il  est  à  remarquer  que  tous  ces 
faiseurs  de  romances  résument  leur  esthétique  dans  une 
règle  fondamentale  :  celle  de  la  vérité  dans  l'expression. 
C'est  la  règle  qui,  depuis  la  Renaissance,  a  été  invoquée 
par  toutes  les  écoles,  sans  exception,  jusqu'au  xxe  siècle! 
Nous  n'avons  pas  à  examiner  ici  le  difficile  problème  résul- 
tant de  cet  accord  sur  le  principe,  suivi  d'un  désaccord  si 
profond  dans  les  applications.  Nous  nous  bornerons  à  dire 


254  D  AUBER    A    BERLIOZ 

que  la  mentalité  dont  témoignent  les  romances  d'un  Roma- 
gnesi  et  d'une  Loïsa  Puget,  ce  goût  du  lyrisme  bourgeois, 
du  roman  sage  et  honnête,  de  la  rêverie  émue  et  modérée, 
de  la  gaudriole  décente,  de  la  fantaisie  toujours  claire  et 
à  portée  de  la  main,  constituent  le  fonds  indispensable  à 
l'action  des  musiciens  de  génie,  le  terreau  sur  lequel  fleu- 
rissent les  succès  du  théâtre  ou  du  concert.  C'est  grâce  à 
lui  que,  devant  le  compositeur  inspiré,  le  public  est  docile, 
au  sens  exact  du  mot,  c'est-à-dire  capable  d'être  instruit 
et  de  progresser. 

Pour  montrer  toute  l'importance  de  la  médiocrité  con- 
servatrice faisant  équilibre  aux  puissances  révolutionnaires 
d'une  époque,  nous  donnerons  un  dernier  document.  On  y 
trouve  l'explication  de  la  vogue  qu'obtinrent  les  romances 
de  Loïsa  Puget.  Il  me  permettra  de  faire  une  sorte  de 
résumé,  et,  en  ramenant  le  nom  de  Berlioz  à  la  fin  de 
cette  première  partie,  de  jeter  un  dernier  regard  sur  le 
sommet  le  plus  brillant  que  nous  ayons  touché  dans  les 
précédents  chapitres. 

En  18&7,  la  section  des  Beaux-Arts  de  l'Institut  était  ainsi  com- 
posée :  Gossec,  Cherubini,  Lesueur,  Berton,  Catel,  Boïeldieu. 
Voici  les  résultats  des  élections  jusqu'en  1856  : 

1829.  Séance  du  à  avril.  —  Liste  des  candidats  (pour  remplacer 
Gossec)  :  Auber,  Reicha,  Champein,  Fétis,  Hérold,  Chélard,  Halévy. 

Séance  du  11  avril.  —  Au  3e  tour,  Auber  est  élu. 

1831.  Séance  du  22  janvier.  —  Fixation  de  la  liste  des  candidats  : 
Spontini,  Paër,  Hérold,  Reicha,  Fétis,  Rigel.  Il  s'agit  de  rem- 
placer Catel. 

Séance  du  29  janvier.  —  Au  second  tour,  Paer  est  élu. 

1834.  Séance  du  17  décembre.  —  Au  1er  tour  de  scrutin,  Meyerbeer 
est  nommé  associé  étranger. 

1835.  Séance  du  samedi  23  mai.  —  Élection  d'un  membre  en 
remplacement  de  Boïeldieu,  décédé.  Candidats  :  Halévy,  Reicha, 
Onslow,  Jadin  et  Rigel.  Au  3e  tour  de  scrutin,  Reicha  est  élu. 

1836.  Séance  du  2  juillet.  —  En  remplacement  de  Reicha,  Halévy 
est  élu  au  1er  tour  de  scrutin.  (Liste  des  candidats  :  Halévy,  Carafa, 
Rigel.) 

1837.  Séance  du  samedi  18  novembre.  —  Candidats  :  Catrufo, 
Onslow,  Blangini,  Carafa,  Adam,  Dourlens.  Au  1er  tour  de  scrutin, 
Carafa,  sur  36  voix,  nombre  des  votants,  obtient  25  suffrages  et  est 
proclamé  élu  (en  remplacement  de  Lesueur). 

1839.  Séance  du  lb  juin.  —  Candidats  :  Spontini,  Dourlens, 
Blangini,   Rigel.    Au  1er  tour   de    scrutin,   Spontini    obtient   27    voix, 


MESSES,    ORATORIOS,    CANTATES,    ROMANCES  255 

Blangini  4,  Dourleus  3  et  Rigel  2.  Sponxini  est  élu  (en  remplacement 
de  Paér). 

1842.  Séance  du  23  avril.  —  La  section  de  musique  décide  «  qu'il 
n'y  a  pas  lieu  de  procéder  au  remplacement  de  M.  Cherubini  el 
ajourne  l'élection  à  six  mois  ». 

Séance  du  19  novembre.  —  Candidats  :  Adam.  Berlioz,  Blondeau, 
Catrufo,  Dourlens,  Rigel,  Thomas,  Zimmermann,  Onslow,  Batton. 
Au  2e  tour  de  scrutin,  Onslow,  ayant  réuni  la  majorité  absolue  des 
suffrages,  est  proclamé  membre  de  l'Académie. 

1844.  Séance  du  22  juin.  —  Candidats  :  Adam,  Ambroise  Thomas, 
Batton.  «  La  majorité  des  voix  est  acquise  au  1er  tour  à  M.  Adam  qui 
est  proclamé  élu  (en  remplacement  de  M.  Berton).  » 

1851.  Séance  du  22  mars.  —  Candidats  retenus  par  l'Académie  : 
MM.  Thomas,  Niedermeyer,  Berlioz,  Clapisson,  Batton.  Avaient  en 
outre  posé  leur  candidature  :  Colet,  Elwart,  Martin  (d'Angers), 
Panseron,  Benoist  et  Zimmermann.  Au  1er  tour  la  majorité  absolue 
des  suffrages  est  acquise  à  Ambroise  Thomas,  déclaré  élu  en  rempla- 
cement de  Spontini. 

1853.  Séance  du  12  novembre.  —  Candidats  :  Clapisson,  Félicien 
David,  Niedermeyer,  Reber,  Batton,  Le  Borne.  Avait  en  outre  posé 
sa  candidature  Elwart.  Au  5e  tour,  la  majorité  absolue  des  suffrages 
est  acquise  à  Reber  (élu  en  remplacement  de  Onslow). 

1854.  Séance  du  26  août.  —  Candidats  :  Clapisson,  Berlioz, 
Leborne,  Elwart.  Autres  candidats  proposés  :  Boïeldieu,  David.  — 
Membres  présents  32,  majorité  17.  Au  1er  tour  Clapisson  obtient 
21  suffrages,  Berlioz  4,  Leborne  4,  Félicien  David  2.  1  bulletin 
négatif.  Clapisson  est  élu  en  remplacement  de  Halévy. 

1856.  Séance  du  21  juin.  —  Candidats  :  Berlioz,  Félicien  David, 
Niedermeyer,  Gounod,  Leborne,  Panseron,  Bazin,  Elwart,  Vogel, 
Boïeldieu  (Louis-Victor).  Nombre  de  votants,  37;  majorité,  19. 

Au  Ue  tour  de  scrutin,  Berlioz,  ayant  réuni  la  majorité  absolue  des 
suffrages,  est  déclaré  élu  en  remplacement  de  Adam. 

(Procès-verbaux  de  la  section  de  V Académie  des  Beaux-Arts.) 

Adam  est  élu  au  premier  tour  de  scrutin  ;  Berlioz,  au 
quatrième.  Dans  ces  bulletins  de  victoires  inégalement 
disputées  s'inscrit  la  mentalité  d'une  époque.  L'Institut 
reprochait  a  Berlioz  ses  lacunes  techniques  et  ses  étran- 
getés  ;  Berlioz  écrivait  en  parlant  de  l'auteur  du  Chalet  : 
«  le  crapaud  d'Adam...  ».  Mais  il  porta  la  peine  d'une  opi- 
nion qui  n'était  pas  celle  de  son  temps. 


Bibliographie. 

Samuel  David   :  Musique  religieuse  et  moderne  en  usage  dans  les  tem- 
ples consistoriaux  Israélites  de  Paris,  1895  (B.  N.,  Vm1  2896). 


2") 6  DAUBER    A    BERLIOZ 

Karl  Anton  :  Éludes  sur  la  biographie  de  C.  Lœwe  et  en  particulier 
sur  ses  idées  au  sujet  de  la  transformation  de  la  musique  ecclésiastique' 
protestante  (en  ail.,  Halle,  1912,  in-S°,  xvi-187  p.,  B.  N.,  M  1016'*). 

F.  Clément  :  Histoire  générale  de  la  musique  religieuse  (1861,  in-8°, 
xm-597  p.,  B.  N.,  V  29520).  N'a  rapport  qu'au  chant  grégorien. 

Denne-Baron  :  Clterubini,  sa  vie,  ses  travaux,  leur  influence  sur  Part 
(Paris,  1862.  A  la  B.  N.).  —  Pour  la  biographie  de  Lesueur,  ses  démêlés 
avec  l'Opéra  et  le  Conservatoire,  consulter  :  Lettre  à  Guillard  sur  l'opéra 
de  la  mort  d'Adam  etc.,  et  sur  plusieurs  points  d'utilité  relatifs  aux  arts  et 
aux  lettres,  par  LESUKUR,  etc.,  pour  clic  distribuée  aux  autorités  (lettre 
de  111  p.  précédée  de  Ik  p.  d'introduction,  Paris,  Brumaire  an  X.  B.  N., 
V  4'i841),  et  Raoul  Rochette  :  Notice  historique  sur  la  vie  cl  les  ouvrages 
de  Lesueur  (1832).  —  J.-A.  DELAIRE  :  Reicha,  musicien  compositeur  et  théo- 
riste  (sic)  par  son  élève  (Paris,  1837,  in-8°,  28  p.,  B.  N.,  M  25308).  — 
Halévy  :  Notice  sur  G.  Onslow  (discours  académique  lu  à  l'Institut,  1855)- 

J.-A.  DELAIRE  :  Histoire  de  la  romance  considérée  comme  œuvre  littéraire 
et  musicale  (Paris,   1845,  in-8°,  2'i  p.,  B.  N.,  Ye  19639). 


DEUXIEME    PARTIE 
LES    SUCCESSEURS   DE   BERLIOZ 


La  musique  exprime  le  devenir  divin 
qui  est  dans   les   choses  et  dans  la  vie. 

(Niktzsche.) 


( 'nMiiAHiEf.  —  Musique.   III.  17 


CHAPITRE   XII 
FÉLIX    MENDELSSOHN    BARTHOLDI 

Les  trois  sommets  de  l'art  allemand  au  XIXe  siècle  :  Mendelssohn, 
Schumann,  Wagner.  —  Origines  de  Mendelssohn.  —  Son  caractère.  — 
Témoignages  de  Clara  Schumann  et  de  Joachim,  —  En  quoi  il  se  distingue 
des  autres  grands  compositeurs,  comme  musicien  précoce.  —  Les  quatuors. 
—  La  Nuit  de    Walpurgis.  —  Romantisme  et  classicisme  de  Mendelssohn. 

Le  romantisme   traversant  le   tranquille   développement 
du  génie  français  est   la  nouveauté  la  plus  importante,  si 
l'on   songe   aux  effets   ultérieurs,   de   la   période  que  nous 
venons  d'étudier.    Chez  Berlioz  qui  en  est  la  personnifica- 
tion la  plus  complète,  il  nous  est  apparu  éclairant  l'art  de 
fulgurations  magnifiques,  déchaînant  des  puissances  jeunes 
de  sentiment  et  de  couleur,  mais  très  agressif,  aimant  les 
parodies   brutales,   les  incohérences    parfois   baroques    de 
la    composition.    Nous    l'avons   trouvé,  chez    Chopin,   plus 
distingué,    et.    chez    Liszt,    cosmopolite,    ou    animé    d'un 
esprit  chevaleresque  d'universalité.  En  Allemagne,  durant 
le   même    temps,   il   n'eut  pas   cet   air  d'ouragan   qui   veut 
tout  balayer  par  des  triomphes  «  épouvantables  »,  comme 
aimait  a   dire  l'auteur  de   la   Damnation  de   Faust  ;   il    fut 
plus  posé,  plus   réfléchi  :  il  sembla  emprunter  à   Bach  et 
aux  classiques  quelque  chose  de  leur  sagesse,  et  se  plaire 
au  développement  en   profondeur   de   pensée    plus  qu'aux 
déploiements  de  surface  et  à  l'offensive.  Il  varia  d'ailleurs 
avec  les  personnes.  Spohr.  que  nous  avons  déjà  rencontré 
sur  la  route   de  la   symphonie,  est  une   grisaille;  les  trois 
noms  inscrits    en  tète   de   ce  chapitre  éveillent  des    idées 
beaucoup  plus  brillantes.  Pour  ces  compositeurs,  les  dates 
sont  un  premier  motif  de  rapprochement.  Mendelssohn  est 


260  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

né  en  1809.  Schumann  en  1810,  et  Wagner  en  1813.  Ce 
sont  les  trois  sommets,  inégaux  d'ailleurs  et  très  différents 
d'aspect,  de  l'art  allemand  au  xixe  siècle.  Contemporains 
de  Berlioz  (né  en  1803),  ils  s'opposent,  esthétiquement, 
aux  maîtres  français  de  la  génération  antérieure  et,  dans 
l'histoire  générale  de  la  musique,  ils  les  complètent.  En 
eux  apparaissent  les  qualités  protondes  et  les  lacunes  d'une 
race,  sa  maîtrise  dans  la  musique  instrumentale,  son  apti- 
tude à  penser  en  musique,  sa  maladresse  initiale,  —  sauf 
exceptions,  —  à  traiter  l'opéra  et  surtout  l'opéra-comique. 
Mendelssohn  ne  s'est  pas  occupé  de  théâtre;  Schumann  y  a 
échoué;  Wagner  y  a  fait  des  conquêtes,  les  unes  éphémères, 
les  autres  durables,  mais  grâce  à  des  efforts  gigantesques, 
après  avoir  mis  en  campagne,  pour  forcer  le  succès,  une 
artillerie  lourde  de  théories  et  de  programmes  énormes. 
Tous  trois  appartiennent  au  romantisme.  Mendelssohn  y 
est  arrivé  par  esprit  critique,  Schumann  par  instinct, 
Wagner  par  entêtement  nationaliste.  Tous  les  trois  furent 
de  grands  artistes  et  des  compositeurs  inspirés,  chacun 
ayant  sa  physionomie  propre  :  chez  le  premier,  domine 
le  goût;  chez  le  second,  le  sentiment;  chez  le  troisième, 
la  volonté  au  service  du  génie.  L'opinion  commune  voit 
surtout  en  eux  des  différences;  elle  classe  volontiers  Men- 
delssohn parmi  les  mélodistes  aimables,  Schumann  parmi 
les  poètes  de  la  pensée  musicale,  et  Wagner  parmi  les 
violents.  Mais  ceux  de  leurs  contemporains  allemands  qui 
étaient  restés  fidèles  aux  traditions  de  l'art  classique  les 
ont  considérés  tous  les  trois  comme  des  révolutionnaires 
également  dangereux.  Spohr  écrivait  à  son  élève  Hauptmann 
(11  juin  1853)  :  «  Quelle  grimace  feraient  Haydn  et  Mozart 
s'ils  entendaient  le  vacarme  d'enfer  (Ilôlle/ildrm)  qu'on 
nous  donne  aujourd'hui  pour  de  la  musique?  Je  le  demande 
à  la  suite  de  récentes  expériences,  après  avoir  entendu  des 
œuvres  de  Mendelssohn  et  de  Schumann.  »  On  a  multiplié 
sur  Wagner  des  jugements  du  même  genre,  avec  tout 
autant  d'inexactitude. 

Félix  Mendelssohn  Bartholdi  (1809-1847)  naquit  à  Ham- 
bourg. Son  grand-père,  Mose  Mendelssohn,  collaborateur  de 
Lessing,  auteur  d'un  assez  grand  nombre  d'ouvrages  philo- 
sophiques, était  un  savant  très  estimé  qui  consacra  presque 


FELIX    MKNDELSSOHN    BARTHOLDI  261 

toute  sa  vie  à  la  défense  sociale  des  juifs  pour  leur  admis- 
sion aux  emplois  publics.   Son   père  Abraham,  belle  figure 
patriarcale,  lit  baptiser  ses  enfants  qui  devinrent  chrétiens 
protestants  (1821).   Félix,  élevé  dans  une  famille   riche  et 
très  unie,  acquit  une  brillante  culture  auprès  du  professeur 
Heyse  (père  du  poète  Paul  Heyse)  et  du  peintre  Rosel  ;  il  fit 
ses  études  musicales  avec  L.  Berger  pour  le  piano,  Henning 
pour  le  violon,  Zeltrr  pour  la  théorie.  A  l'âge  de  neuf  ans 
il    jouait  la  partie  de   piano   d'un  trio    de  Wolff,   dans  un 
concert    public     (1818);    à    dix   ans,    il    était    altiste    à  la 
Singakademie.   Dès   l'âge  de  onze  ans,   c'était  un  pianiste 
très  apprécié  de  Gœthe  (lequel  n'avait  pas  compris  le  génie 
de  Beethoven!).  C'est  à  dix-sept  ans  qu'il  écrivit   une  de 
ses     meilleures     compositions.     Sa    carrière    d'artiste     fut 
d'abord  celle  d'un  pianiste  et  d'un  chef  d'orchestre.  Dans 
la  première  période,  qui  s'étend  jusqu'à   l'établissement  à 
Leipzig  (1835),  elle  fut  marquée  par  un  événement  capital  : 
l'exécution    (qu'il  dirigea   lui-même  à  la  Singakademie  de 
Berlin,  il  mars  1829)  de  la  Passion  selon  saint  Mathieu  de 
J.-S.  Bach    exhumée  de  l'oubli,   et  par  divers   voyages  au 
cours  desquels  il  se  produisait  comme  virtuose  de  concert, 
sans  être  payé  :  voyages  à  Londres,  Berlin  (1829-30),  Venise 
(1830),  Paris  (1831),  Londres  (1832).  En  1833,  il  fut  appelé 
à  Dusseldorf,  où  il  eut  à  diriger  le  Gesangverein,   les  con- 
certs  d'hiver  et  le    théâtre.    A  Cologne,    en    1833  pour  la 
première  fois  (et  tous  les  trois  ans  jusqu'en  1847)  il  dirigea 
le  grand    festival   rhénan.  En   1835,  il   se  rendit  à  Leipzig 
pour  organiser  les  célèbres  concerts  donnés  dans  la  salle  du 
Gewandhaus  et  le  Conservatoire,  ouvert  en  1843,  auquel  il 
donna  un  grand  éclat;  il  en  fit  un  institut  de  premier  ordre 
avec    la   collaboration    très-courte  de    R.    Schumann    pour 
enseigner  avec  lui  la  composition  (et  celles  de  Ferdinand 
David  pour  le  violon,  de  Becker  pour  l'orgue,  de  Wenzel 
pour  le  piano,  de  Haeptmann  et  Richter  pour  la  théorie). 
Ces  nouvelles   fonctions   n'empêchaient  pas,   entre   temps, 
des  voyages  qui  furent,  pour  l'artiste,  de  vrais  triomphes. 
En    1836,    à    la    suite    d'un    séjour    à    Francfort,    il    avait 
épousé    Cécile   Jeanrenaud,    fille  d'un  pasteur  de    l'Eglise 
française    réformée;    il    vécut    en    parfaite    harmonie    avec 
elle,    comme    avec    son    père    qu'il    chérissait    et    vénérait 


262  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

profondément,  et  sa  sœur  Fanny,  l'éminente  pianiste, 
qu'il  aimait  tendrement;  elle  mourut  la  même  année  que 
lui  (1847). 

Félix  Mendelssohn  était,  moralement,  une  nature  saine, 
honnête,  bien  équilibrée,  digne,  à  tous  égards,  de  sympa- 
thie. On  peut  juger  de  son  caractère  par  ces  lignes  qu'il 
écrivait  à  un  ami  :  «  Tu  me  fais  des  reproches,  parce 
qu'ayant  déjà  vingt-deux  ans  je  ne  suis  pas  encore  célèbre. 
Je  n'ai  qu'une  chose  à  te  répondre  :  c'est  que  si  Dieu  avait 
voulu  que  je  fusse  célèbre  à  vingt-deux  ans,  il  est  probable 
que  je  le  serais  déjà.  Mais  moi.  je  n'y  suis  pour  rien,  car 
je  n'écris  pas  plus  pour  devenir  célèbre  que  pour  obtenir 
une  place  de  maître  de  chapelle.  Si  l'un  et  l'autre  voulaient 
m'arriver,  ce  serait  très  bien  ;  mais  tant  que  je  ne  serai  pas 
précisément  réduit  à  avoir  faim,  mon  devoir  est  d'écrire  ce 
que  je  sens  et  comme  je  le  sens,  m'en  remettant,  pour 
l'effet  que  cela  pourra  produire,  à  Celui  qui  veille  à  bien 
d'autres  et  plus  grandes  choses.  Mon  unique  et  incessante 
préoccupation,  c'est  d'exprimer  sincèrement  dans  mes  com- 
positions les  sentiments  de  mon  cœur;  et  lorsque  j'ai  écrit 
un  morceau  eu  m'abandonnant  à  l'inspiration,  je  crois  avoir 
fait  mon  devoir.  »  (Texte  cité  par  M.  Camillk  Bellaiguk.)  Un 
tel  langage  rappelle,  avec  l'honnêteté  naïve  et  la  religiosité 
de  Haydn,  la  maxime  stoïcienne  :  «  nous  devons  travailler 
à  nous  rendre  dignes  de  quelque  grand  emploi;  le  reste  ne 
nous  regarde  pas  ».  Pour  conserver,  d'ailleurs,  cette  séré- 
nité, Mendelssohn  n'avait  à  soutenir  aucune  lutte  pénible 
contre  ses  semblables  ou  contre  lui-même.  Ce  fut  un  homme 
heureux,  affranchi  des  besoins  matériels,  pouvant  cultiver 
son  art  avec  désintéressement.  Comme  pianiste,  il  a  élevé 
et  ennobli  la  vie  des  concerts  en  faisant  pénétrer  dans  les 
programmes  les  œuvres  des  classiques;  et  il  semble  avoir 
appartenu  à  la  catégorie  des  virtuoses  qui,  tout  en  ayant  une 
personnalité  très  vive,  savent  s'effacer  devant  l'œuvre  inter- 
prétée :  «  Depuis  que  je  l'ai  entendu  jouer  la  fugue  en  ut 
dièze  mineur,  a  écrit  Clara  Schumann,  la  lumière  s'est  faite 
en  moi;  je  sais  maintenant  la  manière  de  jouer  Bach.  •» 
(Cité  par  le  même.)  Comme  chef  d'orchestre,  il  avait 
sans  doute,  grâce  à  sa  culture  générale  et  à  son  génie 
musical,  une  valeur  exceptionnelle,  puisqu'h  vingt-deux  ans. 


FELIX  MENDELSSOHN  BARTHOLDI  263 

alors  qu'il  était  sans  titres  et  sans  dignités,  on  lui  confiait 
le  commandement  des  quatre  cents  exécutants  d'un  festival 
rhénan  :  «  Pour  la  pensée  et  pour  la  technique,  a  dit  Joa- 
chim,  Mendelssohn  est  le  plus  grand  chef  d'orchestre  que 
j'aie  vu.  Il  exerçait  une  influence  indescriptible,  électrique, 
sur  tous  ses  collaborateurs.  Sans  nul  effet  extérieur,  sans 
le  moindre  charlatanisme  de  pupitre,  par  des  gestes  et  des 
signes  à  peine  sensibles,  mais  d'une  éloquence  souveraine, 
il  communiquait  à  l'orchestre,  aux  chœurs,  son  esprit  et  sa 
volonté.  »  (Id.)  C'est  lui  qui  en  faisant  exécuter  courageu- 
sement, malgré  la  résistance  de  Zelter,  la  Passion  selon 
saint  Mathieu,  a  créé  ce  qu'on  peut  appeler  la  renaissance 
des  œuvres  et  de  la  gloire  de  Bach.  Ce  sont  de  très  grands 
services.  Quelle  est  sa  valeur  et  sa  place  dans  l'histoire 
comme  compositeur? 

Il  vécut  trente-huit  ans,  deux  ans  de  moins  que  Weber, 
sept  de  plus  que  Schubert,  trois  de  plus  que  Mozart; 
72  ouvrages  de  lui  furent  publiés  pendant  sa  vie.  et  48 
(portant  les  numéros  d'opus  73-121)  après  sa  mort.  Un  fait 
SLiicrulier  le  distingue  de  tous  les  musiciens  connus.  Mozart, 
auquel  on  l'a  souvent  comparé,  Beethoven,  Weber,  Schu- 
bert, Meyerbeer,  tous  les  grands  maîtres,  ont  été  sans 
doute  des  compositeurs  précoces;  mais  ils  n'ont  donné 
leur  mesure  que  dans  une  période  un  peu  tardive,  dite 
période  de  maturité.  Ainsi,  les  premières  pièces  de  Haydn 
et  de  Mozart  ont  un  caractère  nettement  enfantin.  La  tâche 
habituelle  de  l'historien  est  de  suivre  l'évolution  de  la 
faculté  créatrice  qui,  peu  à  peu.  atteint  son  maximum  de 
puissance  ou  d'originalité.  Tout  autre  est  Mendelssohn;  il 
a  écrit,  à  l'âge  de  dix-sept  ans,  l'Ouverture  du  Songe  d'une 
Nuit  d'été  (1826),  et  jamais,  dans  la  suite,  il  ne  s'est  élevé 
au-dessus  de  cette  composition  qui  est  le  chef-d'œuvre  le 
plus  représentatif  de  sa  personnalité.  Le  génie  n'est  pas 
toujours  une  longue  patience;  il  est  parfois  l'éclair  soudain 
d'une  grâce  d'en  haut.  Avant  cette  Ouverture,  Mendelssohn 
avait  écrit  à  quinze  ans,  en  1824,  la  Symphonie  n°  1 
en  ut  mineur. 

On  a  dit  qu'il  y  avait  une  très  faible  distance  entre 
Mendelssohn  et  les  plus  grands  maîtres;  et  certes,  des 
qualités   de  premier  ordre  peuvent  justifier   ce  rapproche- 


204  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

ment  :  l'élégance;   le  goût,  la  clarté,  la  sûreté   de  la  con- 
struction. Mais  une  lacune  maintient  la  distance;  on  peut  la 
signaler  d'un  mot  :  l'art  de  Mendelssohn,  en  ayant  toutes 
les    apparences    de    l'art    expressif   est,    en    général,    trop 
formel.  Chaque  œuvre  est  un  édicule  ou  un  palais  joliment 
conçu,  satisfaisant  à  toutes  les  conditions    de  l'équilibre, 
de  la  solidité,   de   l'harmonie  et   de  la   beauté,   rappelant, 
avec  une  certaine  indépendance  de  style,  les  chefs-d'œuvre 
classiques,   orné    avec    une    imagination    pleine    de   grâce, 
parfois    même-  de    proportions    majestueuses;    mais,    sans 
être    de    simples    façades,    ces    œuvres    si    nettes,    si   bien 
pondérées,    d'un    agrément    de    si    bon    aloi,    n'ont  pas  la 
profondeur,  l'originalité  ou  la  puissance  qu'on  trouve  chez 
certains  compositeurs  du  xixe  siècle.  Il  y  règne  une  inspi- 
ration circonspecte,   un   enthousiasme   sage,   une   sorte  de 
romantisme    académique.    Ces    observations    s'appliquent 
aux  œuvres  qui   méritent   une   particulière   attention   :    les 
quatuors.  Mendelssohn  en  a  écrit  sept  pour  cordes  seules. 
Les  belles  ou  jolies  choses  n'y  sont  pas  rares;  par  exemple, 
la  Canzonetta  du   quatuor  en  mi  bémol   majeur,  op.    12.  le 
Scherzo  du  quatuor,  op.  44,  et  l'adagio  du  même  (inspiré  de 
l'adagio   du  quatuor   de  Beethoven,  op.  74).  A  l'ensemble, 
il  manque    la  passion,  la  llamme,  cette  vie   intérieure  que 
les  ornements   les  plus  ingénieux  ne  sauraient  remplacer. 
De  tels  ouvrages,  à  leur  place  historique,  marquent  même 
un   recul   au   lieu  d'un  progrès.  Le  souvenir  de  Beethoven 
serait  ici  trop  écrasant;  mais  que  l'on  compare  le  premier 
mouvement    du    quatuor    de    Mendelssohn    en    mi    mineur 
(n°  2  de  l'op.  44)  avec  le  finale  de  la  symphonie  de  Mozart 
en   sol  mineur,    où    une   pensée    ;i    peu   près   identique  est 
traitée;  l'œuvre  qui  a  le  moins  vieilli,  la  plus  vivante,  n'est 
certainement  pas  celle  de  Mendelssohn!  Les  trois  quatuors 
et  les  deux  grands  trios  avec   piano,  les   deux  quintettes, 
l'octuor  (op.  20),  ne  se  distinguent  pas  par  des  traits  plus 
individuels.  Cet  art  formel  est  d'une  égalité  soutenue  dans 
tous   les  genres,  depuis  le  début  de  la  carrière  jusqu'à  la 
fin.  Il  dut  peut-être  cette  égalité  à  l'heureuse  fortune  d'une 
existence  courte  mais  sans  épreuves,  ignorant  la  souffrance, 
à  l'abri  de  ces  orages  et  de  ces  détresses  où  se  débattirent 
tant  d'autres  compositeurs. 


FELIX    MENDELSSOHN    BARTIIOLDI  2611 

Par  son  respect  de  la  forme,  par  la  netteté  de  dessin  et 
la  sobriété  de  couleur  qu'il  lui  donne.  Mendelssohn  fait 
surtout  penser  aux  modèles  classiques.  Il  considérait  l'ou- 
verture de  la  Dame  blanche  comme  un  chef-d'œuvre  excel- 
lent à  étudier.  11  ne  fallait  pas  se  permettre,  devant  lui. 
de  critiquer  Mozart.  Il  raconte  qu'un  compositeur  plaisan- 
tin lui  ayant  demandé,  en  Italie,  ce  qu'il  pensait  de  Mozart 
et  de  ses  petits  péchés ',  il  lui  répondit  sèchement  qu'il 
échangerait  volontiers  toutes  ses  vertus  contre  de  tels 
a  péchés  ». 

Sans  doute,  Mendelssohn  avait  la  parfaite  intelligence 
et  même  le  goût  de  l'art  romantique.  Il  ne  faut  pas  se  le 
représenter  comme  un  mélodiste  élégiaque,  un  peu  mou 
et  sans  horizon.  Il  reprochait  h  Meyerbeer  de  manquer  de 
vérité,  et  jugeait  très  sévèrement  Robert  le  Diable.  Il  écrit 
à  un  ami  en  parlant  de  la  chanson  qui,  en  183(3.  voulut 
remplacer  la  Marseillaise  :  «  Connais-tu  la  Parisienne 
d'Auher?  C'est  détestable.  Faire,  pour  un  grand  peuple  en 
proie  à  l'agitation  la  plus  violente,  un  morceau  parfai- 
tement froid,  trivial  et  niais,  c'est  ce  dont  Auber  seul 
était  capable.  Le  refrain  me  révolte  chaque  fois  que  j'y 
pense.  »  {Lettre  datée  de  Wallenstadt.  S  sept.  1818.)  Il 
prend  en  pitié  Cherubini  qui  traduisait  ainsi  son  opinion 
sur  Beethoven  :  «  Cette  musique  nouvelle  me  fait  éter- 
nuer\  »  Il  exigeait  de  lui-même,  à  l'occasion,  un  réalisme 
d'expression  assez  hardi.  «  Je  ne  puis  donner  ici,  écrit-il 
de  Paris,  les  Hébrides,  parce  que,  comme  je  te  l'ai  écrit 
dans  le  temps,  je  ne  les  trouve  pas  suffisamment  achevées. 
Le  passage  du  milieu  en  ré  majeur  est  très  bête;  toute  la 
modulation  sent  plus  le  contrepoint  que  l'huile  de  poisson, 
les  mouettes  et  la  morue,  et  ce  devrait  être  tout  le  con- 
traire. »  (Lettre  du  SI  janvier  4832.)  Mendelssohn  est  un 
homme  de  goût,  un  esprit  critique,  étendu,  orné,  très  cul- 
tivé. On  trouve,  dans  ses  lettres  de  Rome,  ce  trait  curieux  : 
«  Je  me  suis  remis  à  dessiner  beaucoup;  je  commence 
même  à  faire  des  encres  de  Chine,  parce  que  /aimerais 
bien  à  me  rappeler  un  ou  deux  effets  de  lumière,  et  qu'on 
voit  d'autant  mieux  qu'on  est  plus  exercé.  »  (Lettres  du 
i7  janvier  1881.)  Ces  qualités  d'esprit  et  ces  tendances 
se  retrouvent  dans  ses  Ouvertures  et  ses  symphonies,  mais 


266 


LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 


de  façon  modérée.  Il  y  a  une  œuvre  dont  le  sujet  invitait 
Mendelssohn  à  faire  un  tableau  romantique  dans  le  genre 
de  certaines  pages  de  la  Damnation  de  Faust  et  à'Harold  : 
c'est  la  Nuit  de  Walpurgis,  ballade  pour  orchestre  et 
chœurs  (op.  60)  sur  un  poème  de  Gœthe.  «  .l'ai  composé 
depuis  Vienne,  écrit-il.  la  Première  Nuit  de  Walpurgis  de 
Gœthe,  et  n'ai  pas  encore  eu  le  temps  de  l'écrire.  Mainte- 
nant, la  chose  a  pris  tournure;  mais  elle  est  devenue  une 
grande  cantate  avec  orchestre  complet,  et  on  peut  la  rendre 
1res  gaie,  car  il  v  a  au  commencement  des  chants  de  prin- 
temps et  une  foule  de  morceaux  du  même  genre.  Aux  cris 
des  hiboux,  au  bruit  que  font  les  veilleurs  avec  leurs 
fourches  et  leurs  manches  à  balai,  vient  se  joindre  le 
vacarme  des  sorcières  pour  lequel  j'ai,  lu  le  sais,  un  faible 
particulier.  Des  trompettes  en  ut  annoncent  les  druides 
sacrificateurs,  puis  un  chœur  saccadé,  sinistre,  est  chaulé 
par  les  veilleurs  saisis  d'épouvante.  »  (Lettre  de  Rome, 
§  février  1831.)  Berlioz  prit  plaisir  a  celte  cantate  et  ne 
pouvait  faire  autrement;  mais  il  lui  aurait  fallu  beaucoup 
de  complaisance  pour  reconnaître  en  Mendelssohn  un 
frère  d'armes. 

Le   chœur  de  cette  Nuit  de    Walpurgis,   où   il   est   fait    appel   aux 
diables  armés  de  fourches,  aux  hiboux,  etc..  dans  un  décor  sinistre, 

Kommt  mil  Zacken  und  Gabeln, 
etc.. 


est  précédé  d'une  introduction  qui  débute  ainsi 
Cors  en  ré,  Trompettes  en  ut,  Cordes 


avec  grand    tamburo   e  piatti  pour    marquer   le   premier   temps    de 

chaque  mesure (Test    un   peu  du    Meyerbeer.   Au    n°   S.    un    garde 

chrétien  s'écrie  : 

Hilf  :   ach,  Hilf  nui'.  Kriegsgeselle! 
Ach  !  es  Kommt  die  ganze  Holle! 


(</    l'aide!  ah!  à    l'aide,    compagnons   d'armes!  ait!   voici   venir   tout 
V Enfer). 


FÉLIX  MENDELSSOHN  RAKTHOLDI 


26" 


Mendelssohn  a  noté  ainsi  le  début 
Hautbois 


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Cors 


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Violons  I et  II 


t-çyR)- 


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[,  Ténor  solo 


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Violoncelle 


H  i  I  f  ac  h  lh i  1  f  m  i  r,  Krieg-rf .  g-e 
A  moi!    a  moilCa    .    ma 


sel.le.'         Ach! 
ra.des!      C'est 


esKommtdiegan.ze  Hô'lle. 
tout  l'En.ferqui   s'a.vance 


m 


m 


et 


FP 


C'est  du  Félicien  David.  Sur  celte  ballade  cborale,  voir,  dans  In 
Correspondance  de  Mendelssohn,  les  lettres  des  27  avril  1831 
(Naples),  14  juillet  1831  (Milan  .  13  février  f832  (Paris). 

Par  sa  Nuit  de  Walpurgis^  son  Rinaldo  et  son  Idylle. 
Goethe  avait  inspiré  aux  compositeurs  de  la  première  moitié 
du  siècle  le  goût  de  la  cantate  dramatique.  La  plus  étendue 
des  œuvres  de  Mendelssohn  en  ce  genre  est  son  Athalie, 


2  fi  8 


LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 


d'une  réelle  beauté  et  d'un  pathétique  à  souhait.  Les  pages 
les  plus  dramatiques  sont  le  n°  5;  la  marche  des  prêtres 
(n°  4)  semble  apparentée  a  celle  du  Songe  d'une  nuit  d'été. 
Bien  que  leur  forme  générale  facilitât  leur  accès  dans  les 
sociétés  chorales,  Antigone  et  Œdipe  à  Colone  ont  été 
moins  souvent  exécutées.  La  seconde  de  ces  cantates,  où 
le  récitatif  tient  assez  de  place,  est  la  plus  dramatique.  Dans 
la  première,  de  construction  très  mélodique  (où  les  Alle- 
mands oui  reproché  à  Mendelssohn  une  certaine  négli- 
gence  des  lois  de  la  prosodie  et  de  la  déclamation),  on 
aime  à  citer  le  chœur  de  Bacchus,  Vielnamîger,  Wonn'und 
Slolz  der  Kadmusjungfrau 

Ses  deux  grands  oratorios,  d'une  éloquence  si  pleine  et 
si  forte,  doivent  être  comptés  parmi  les  plus  belles  œuvres 
du  xixc  siècle.  Dans  Paulus  (ou  la  Conversion  de  saint  Paul, 
sujet  déjà  traité  par  Schûtz),  dont  la  première  exécution 
eut  lieu  à  Dusseldorf  en  mai  183G,  il  y  a  des  soli  et  des 
chœurs  magnifiques  inspirés  du  Messie  de  Haendel;  ça  et  là, 
c'est  le  souvenir  de  Bach  qui  s  impose,  notamment  dans 
la  seconde  partie  de  l'Ouverture,  où  la  fugue  est  imitée  du 
chœur  d'introduction  dans  la  Passion  selon  saint  Mathieu. 
Elle  (première  exécution  à  Birmingham,  août  1846)  est 
plutôt  apparenté  à  Israël  en  Egypte.  Sa  puissance  lyrique 
n'exclut  pas  la  note  sentimentale,  voire  élégiaque;  Grove 
le  considère  comme  le  plus  grand  oratorio  du  siècle. 

La  cantate  Lobgesang  (op.  52)  est  aussi  une  œuvre  de 
grande  envergure  ;  elle  a  été  rattachée  à  la  9e  symphonie 
de  Beethoven,  —  que  Mendelssohn  déclarait  ne  pas  aimer, 
—  bien  qu'elle  n'ait  pas  de  finale  instrumental  ;  et  c'est 
sans  doute  une  très  belle  composition,  dès  le  solo  du  début 
où  le  chœur  des  trombones  commence  un  solennel  dia- 
logue avec  le  tutti  : 


mmm 


-pr 


Mendelssohn  est  un  musicien  éclectique,  d'ailleurs  ins- 
pire''.   Il    crée   et  il  remploie    tout   ensemble.  Son    génie    a 


FELIX    MENDELSSOHN    BARTHOLDI  269 

deux  faces.  Aux  tendances  vers  le  romantisme,  il  associe 
un  art  très  classique. 

Il  a  partout  respecté  les  formes  traditionnelles.  Il 
approche  de  Beethoven  et  l'égale  presque  dans  des  pages 
délicates  ou  dune  helle  ampleur  mélodique,  comme  l'an- 
clante  de  la  sonate  pour  piano  et  violoncelle,  op.  45,  le 
choral  par  lequel  commence  le  majestueux  adagio  de  la 
sonate,  op.  58,  l'andante  du  premier  trio,  op.  49,  celui  du 
2e  trio,  op.  66,  l'adagio  de  la  3e  symphonie  ou  le  thrène  en 

ré  mineur  de  la  4e Il  est  (nécessairement)  l'élève  de  Bach 

dans  sa  musique  d'orgue,  dans  les  Six  Préludes  et  fugues, 
op.  35  (particulièrement  dans  la  fugue  n°  3  du  recueil), 
dans  le  Prélude  et  la  fugue  écrits  pour  l'album  Notre  temps 
(t.  VI  de  l'édition  Rietz),  dans  le  n°  3  des  Charakterstiicke 
pour  piano,  op.  7. 

Son  admirable  sonate  pour  violoncelle  et  piano,  op.  45, 
son  concerto  pour  violon,  son  concerto  pour  piano  en  sol 
mineur  sont  des  œuvres  typiques,  de  très  grande  valeur, 
parfois  un  peu  dominées  par  la  virtuosité,  et  d'un  roman- 
tisme moyen.  Ses  charmantes  pièces  pour  piano  et  ses 
petits  duos  sont  dans  le  voisinage  de  R.  Schumann, 
mais  encore  à  distance. 

Ses  symphonies  sont  des  œuvres  claires,  élégantes, 
d'une  grande  richesse  d'idées  mises  en  valeur  par  d'habiles 
contrastes  et  dont  la  forme  a  une  beauté  plastique  pouvant 
être  proposée  comme  modèle.  Leur  caractéristique  est  un 
sage  équilibre  entre  l'indépendance  de  la  pensée  et  le 
respect  de  toutes  les  traditions  du  style  ;  c'est  le  chef- 
d'œuvre  du  goût  :  un  art  aimable  el  sûr,  inspiré  et  cir- 
conspect, y  sait  unir  l'agrément  à  la  profondeur,  le  joli  au 
sublime,  la  grande  éloquence  à  la  finesse  et  aux  grâces 
d'un  lyrisme  tempéré.  Elles  sont  infiniment  supérieures 
aux  œuvres  des  symphonistes  contemporains  ou  imitateurs 
de  Beethoven  (tels  que  Vogler,  les  deux  Romberg, 
Fr.  Schneider).  Mendelssohn  est  un  maître  de  la  mélodie 
et  du  rythme;  comme  on  comprend  l'amitié  faite  d'admi- 
ration et  de  sympathie,  qui  l'attachait  ji  Schumann!  L'un 
et  l'autre,  sans  avoir  une  valeur  égale,  sont  d'authen- 
tiques exemplaires  du  génie  musical  empruntant  à  l'esprit 
latin  quelque  chose  de  sa  netteté;   ils  ont  une   «   distinc- 


270 


LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 


tion  »  ;i  laquelle  aucun  [de  leurs  contemporains,  parmi 
leurs  compatriotes,  n'a  pu  atteindre,  et  dont  leurs  succes- 
seurs se  sont  de  plus  en  plus  écartés.  Les  deux  plus  célèbres 
symphonies  de  Mendelssohn  sont  l'Ecossaise  et  V Ita- 
lienne. La  première  doit  son  nom  à  un  air  écossais  qu'on 
reconnaîtra  dans  la  partie  gaie  de  l'œuvre  (tenant  lieu  de 
Scherzo)  et  à  certaines  formules  où,  comme  dans  la  gamme 
celtique,  sont  supprimés  les  demi-tons;  ainsi  dans  Y  Alle- 
gro vivaee  : 


et  clans  la  2mc  partie  du  Finale 


éà 


É^m^ 


Le  thème  de  l'Introduction,  triste  et  douloureux,  est  une 
mélodie  favorite  du  compositeur  :  c'est  le  langage  de  saint 
Paul  dans  la  pénitence,  celui  d'Élie  désenchanté  de  la  vie; 
l' Allegro  agitato  qui  suit  n'en  est  qu'une  variante  très 
ornée"  Une"  des  plus  belles  pages  de  1  œuvre  est  le  thème 
de  l'Adagio,  tendre,  ingénu  et  recueilli  : 


Adagio 


#ÈIifipiipSpÉpplii 


^^te 


C'est  Marguerite  à  l'église,  avec  un  ange  protecteur  ;i 
son  côté.  Mendelssohn  est  le  Murillo  de  la  musique.  —  La 
symphonie  italienne,  exécutée  à  Londres  en  1833  et  publiée 
après  la  mort  de  l'auteur  comme  symphonie  n°  4  (op.  91) 
fut  écrite  après  le  voyage  en  Italie  (1813).  Elle  débute  par 
une  explosion  d'allégresse.  Le  thème  de  Y  Andante  con'moto, 


FELIX    MENDELSSOHN    BARTHOLDI  271 

exposé  par  les  clarinettes,  les  altos  et  les  bassons,  a  le 
caractère  d'une  ballade  un  peu  sombre  ;  mais  le  dernier 
mouvement,  avec  Yunisono  passionné  sur  un  thème  évidem- 
ment populaire,  a  la  fougue  toute  méridionale  d'un  saltarello 
napolitain  allant  jusqu'à  la  bacchanale.  —  La  Re  formation- 
symphonie  fut  publiée  seulement  en  1868.  Elle  reproduit, 
dans  sa  dernière  partie,  le  choral  de  Luther  «  Eine  feste 
Burg...  ».  Mendelssohny  a  exprimé,  non  sans  un  peu  d'aus- 
térité amère,  le  caractère  grave  de  la  Réforme,  sa  foi  solide 
et  militante.  La  symphonie  en  ut  mineur,  op.  11,  dédiée  à 
la  Société  philarmonique  de  Londres,  est  très  rarement 
jouée;  c'est  une  œuvre  peu  originale,  écrite  dans  le  style 
des  Noces  de  Gamacho  et  du  Retour  du  pays  étranger 
(Ouverture). 

Mendelssohn  a  aussi  conservé  la  forme  classique  dans 
ses  brillantes  Ouvertures.  Il  a  suivi  l'usage  dans  ses  Varia- 
tions (op.  17,  54,  82,  83).  Tout  ce  qu'il  a  fait  de  plus  beau 
est  dans  les  grands  maîtres  qui  l'ont  précédé  (Schu- 
bert, Weber,  Schumann).  Mais  une  distance  le  sépare 
encore  des  héros  de  la  musique;  on  le  sent  particulière- 
ment dans  Y  Allegro  vivace,  agitato,  ou  appassionato,  cou 
fuoco,  par  lequel  il  aime,  allant  «  in  médias  res  ».  îi  com- 
mencer un  peu  artificiellement  une  composition  (comme 
les  op.  IL  28.  45,  49,  58,  64,  66,  90,  113...)  :  que  l'on 
compare  ces  exordes,  d'ailleurs  excellents,  aux  mouvements 
correspondants  de  Beethoven  ou  à  la  grande  sonate  de 
Chopin  ! 

Un  art  formel  est  particulièrement  favorable  a  l'imita- 
tion; les  imitateurs  de  Mendelssohn  ont  été  légion,  dans 
tous  les  pays.  Les  symphonies  de  ses  imitateurs  contempo- 
rains, Tavjbert,  Rietz,  Miller,  furent  des  œuvres  mort- 
nées.  Combien  de  compositeurs  plus  sérieux  que  ceux-là 
lui  ont  emprunté  le  type  du  premier  mouvement  de  la 
sonate  où  une  belle  phrase  centrale  fait  contraste  avec 
l'agitation  qui  la  précède  et  la  suit,  ou  l'allure  vive  et  spi- 
rituelle du  Scherzo!  Si  l'on  retranchait  tout  ce  qu'ils 
doivent  à  Mendelssohn,  que  seraient,  pour  n'en  pas 
citer  d'autres,  le  Danois  Gade,  l'Allemand  Hillek,  l'An- 
glais Bennëtt?  Par  son  goût,  son  élégance,  sa  clarté 
et  sa  mesure,   Mendelssohn   suggère  une  conclusion  para- 


272  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

doxale  :    c'est  un   génie  de  qualité  plus   française  qu'alle- 
mande. 

Robeiït  Schlmaxx,  plus  jeune  que  lui  d'une  année,  fut 
son  ami  et  son  admirateur.  Il  le  considérait  généreusement 
comme  un  être  miraculeux,  un  génie  pur  et  d'ordre 
divin  (voir,  entre  autres,  la  lettre  écrite  par  Schumann  le 
23  août  1848).  Ce  ne  sont  pas  néanmoins  des  esprits  de 
même  famille. 


CHAPITRE   XIII 

ROBERT    SCHUMANN 

Originalité  de  R.  Schumann  dans  le  groupe  des  romantiques.  —  Sa  vie 
et  son  caractère.  —  Un  trait  de  caractère  tudesque.  —  Clara  Wieck.  — 
Schumann  pianiste.  —  Ses  œuvres  pour  piano;  importance  des  Scènes 
d'enfants.  —  Les  oeuvres  vocales.  —  Les  symphonies  et  la  musique  de 
chambre.  —  Les  poèmes  symphoniques.  —  En  quoi  consiste  le  romantisme 
de  Schumann.  —  Le  lyrisme  libre  et  l'art  classique  de  la  construction.  — 
Beauté  et  lacunes. 

Schumann  appartient  plus  nettement  au  groupe  des 
romantiques.  Mais  le  romantisme,  en  musique  comme 
ailleurs,  n'est  autre  que  la  liberté  de  penser,  d'imaginer 
et  d'exprimer.  Schumann  a  une  personnalité  reconnais- 
sablé  entre  toutes;  il  est  aussi  distinct  des  compositeurs 
de  son  groupe  que  des  purs  classiques  eux-mêmes.  Il 
ne  saurait  être  confondu  avec  Mendelssohn  qui,  malgré  sa 
technique  supérieure,  parait  gris  et  froid  à  côté  de  lui.  Il 
est  aux  antipodes  de  l'art  déclamatoire  et  gesticulateur  de 
Liszt;  et.  bien  qu'il  ait  fait  la  guerre  aux  «  Philistins  »  en 
créant  —  dans  son  imagination  plus  que  dans  la  réalité 
—  la  milice  des  «  Davidiens  »  juvénilement  enthousiastes 
et  prêts  à  guerroyer  contre  la  routine,  c'est  un  tout  autre 
homme  que  Berlioz.  Berlioz  allait  au  combat  contre  les 
classiques  avec  des  cris  d'Indien;  Schumann,  toujours 
distingué,  prétendait  s'y  rendre  comme  le  Spartiate  antique, 
au  son  des  flûtes  régulatrices  d'une  allure  héroïque.  Il 
n'avait  pas  le  don  du  coloris  instrumental,  ce  qui  met  une 
distance  entre  lui  et  l'auteur  du  Freischutz.  Il  n'est  pas  sans 
ressemblance  avec  Schubert,  qu'il  admirait  fort  et  auquel 
il  doit  quelque  chose;  «  Schubert,  écrivait-il  à  Fr.  Wieck 
(6  novembre  1829),  est  toujours  mon  unique  Schubert  à 
moi  »  ;  et  il  sut,  en  plus  d'une  œuvre,  se  montrer  le  digne 

Combariku.  —  Musique,  III.  18 


274  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

héritier  de  Beethoven.  Pour  le  caractère  et  l'attitude  artis- 
tique, c'est  de  Chopin  qu'on  pourrait  le  rapprocher  sans 
trop  forcer  les  choses.  Gomme  Chopin,  il  cultiva  un  art 
d'intimité,  d'une  grâce  raffinée,  voilé  de  mélancolie,  d'un 
lyrisme  tout  subjectif,  répugnant  aux  prouesses  étalées 
dans  les  salles  de  concert.  Schumann  définissait  ainsi  à  sa 
fiancée  son  rêve  de  parfait  bonheur  :  «  Avoir  un  piano 
sous  mes  doigts  et  te  sentir  près  de  moi.  »  Il  est  très  supé- 
rieur à  Chopin  par  ses  lieder,  ses  symphonies,  ses  qua- 
tuors, son  quintette,  son  Paradis  et  sa  Péri,  Manfred, 
Faust,  bien  qu'on  ait  pu  dire  qu'il  resta  pianiste  jusque 
dans  sa  musique  d'orchestre;  mais  la  poésie  pénétrante  et 
l'art  un  peu  maniéré  des  Mazurkas,  des  Valses,  des  Noc- 
turnes, se  retrouvent  dans  le  genre  de  chef-d'œuvre  où  il 
excella. 

Sa  biographie  (8  juin  1810-29  juillet  1856)  offre  une 
succession  d'idylles  bourgeoises  où  tout  est  paisible  et  clair, 
sauf,  au  dénouement,  le  mal  mystérieux  qui,  après  des 
angoisses  douloureuses,  précipita  une  mort  tragique.  On 
pourrait  la  diviser  en  deux  périodes  séparées  par  la  date 
de  1840  :  à  ce  moment,  Schumann  a  épousé  Clara,  et  ne 
se  borne  plus  à  écrire  ce  qu'il  nomme  des  «  bagatelles  » 
pour  piano;  il  fait  revivre  l'art  de  Schubert  et  il  aborde 
la  grande  composition.  Fils  d'un  libraire  très  cultivé  de 
Zwickau  (Saxe),  Schumann  fut  d'abord  un  fils  très  tendre, 
appliqué,  depuis  la  mort  de  son  père  (1826)  à  rassurer  une 
sollicitude  maternelle  toujours  en  éveil.  Étudiant  à 
Leipzig  (1828),  puis  à  Heidelberg,  il  ne  borna  pas  son 
horizon  à  l'étude  du  droit  et  vécut  avec  une  certaine 
aisance,  protégé  contre  les  dissipations  de  la  jeunesse  par 
des  scrupules  de  religion  et  de  morale  dus  à  une  édu- 
cation dont  l'esprit  était  assez  austère;  les  «  dettes  »  dont 
il  parle  feraient  sourire  beaucoup  d'étudiants  d'aujour- 
d'hui. De  bonne  heure,  il  est  sensible,  comme  on  disait 
autrefois;  mais  les  jeunes  filles  qu'il  distingue  lui  appa- 
raissaient comme  des  madones  entourées  d'une  auréole;  à 
sa  réserve  instinctive  s'ajoutaient  d'obscurs  pressentiments 
de  l'impossibilité  du  bonheur  qui  achevaient  d'épurer  tous 
ses  rêves.  Il  semble  que,  comme  Siegfried,  il  ait  eu  peur 
devant  la  Beauté.  A  vingt-quatre  ans,  il  aime  Ernestine  de 


ROBERT    SGHUMANN  275 

Fricken,  fille  d'un  baron  de  Bohême;  il  en  fait  confidenceà 
sa  mère  dans  une  lettre  (2  juillet  1834)  qui  est  comme  un 
murmure  de  tendresse  ingénue  et  discrète.  Quelque  temps 
après,  à  son  amie  Henriette  Voigt,  il  écrit  ces  lignes  qu'il 
faut  lire  en  se  rappelant  certains  Lieder  :  «  Ernestine  m'a 
envoyé  une  lettre  radieuse  :  sur  sa  demande,  sa  mère  a 
parlé  au  père,  et  il  me  la  donne!  —  Henriette,  il  me  la 
donne!...  comprenez-vous  ce  que  cela  veut  dire?  —  Et 
malgré  tout,  une  angoisse  m  ètreint  comme  si  je  redoutais 
d'oser  porter  sur  ce  joyau  précieux  des  mains  impures  et 
fatales!  Si  vous  me  demandiez  le  nom  de  ma  douleur,  je  ne 
peux  pas  cous  le  dire  :  je  crois  que  c'est  la  Douleur  elle- 
même.  »  C'est  presque  le  langage  de  Berlioz  au  moment 
où  des  lueurs  d'espérance  éclairent  son  amour  pour  une 
autre  Henriette;  mais  ici,  l'angoisse  ne  vient  pas  d'une 
exaspération  des  sens.  A  cette  amie  Henriette  Voigt, 
Schumann  écrit  (lettre  du  2  novembre  1834)  :  «  Je  suis 
poète,  quand  je  pense  à  vous.  »  De  toutes  les  femmes  qu'il 
a  connues  —  comme  de  tous  les  sujets  qu'il  a  traités  — 
il  aurait  pu  parler  ainsi.  Il  était  doué  d'une  sensibilité 
naturellement  raffinée,  exempte  d'orgueil  et  de  toute 
égoïste  préoccupation  d'hédonisme,  qui,  instinctivement, 
produisait  des  actes  étranges.  Il  quittait  une  fête  au 
moment  où  elle  arrivait  à  l'apogée  de  la  joie,  de  peur  de 
gâter  ses  impressions.  Il  écrit  à  Henriette  (1834)  :  «  après 
avoir  lu  votre  lettre,  je  l'ai  fermée  doucement  et  ne  l'ai 
jamais  relue,  pas  même  aujourd'hui,  pour  que  ma  première 
impression  puisse  se  conserver  pure  dans  les  années  à  venir  »  ; 
et  encore  :  «  ...  la  dédicace  ne  peut  convenir  qu'à  une  âme 
en  la  majeur,  par  conséquent  à  une  âme  comme  la  vôtre, 
c'est-à-dire  à  vous  seule,  ma  chère  amie  ». 


De  sa  franchise  dans  le  récit  des  amours  ébauchées  avec  Ernes- 
tine. on  jugera  par  les  lignes  suivantes  qu'on  s'étonne  de  trouver 
dans  sa  correspondance  :  «  Lorsque  Ernestine  fut  ~partie  (cette  sépa- 
ration est  de  l'hiver  de  1834),  je  commençai  à  réfléchir  et  à  me 
demander  comment  cela  pouvait  bien  finir.  Quand  j'appris  sa  pau- 
vreté, moi  qui  travaillais  tant  pour  gagner  si  peu,  la  crainte  de 
m'enchaîner  m'effraya.  Je  ne  voyais  pas  d'issue,  pas  d'aide  possible. 
De  plus,  j'appris  les  malheureuses  complications  que  traversait  la 
famille  d'Ernestine....  Ce  que  je  lui  reprochai  le  plus,  fut  de  me  les 


276  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

avoir  si  longtemps  cachées.  Tout  cela  réuni  me  refroidit,  je  dois 
l'avouer;  ma  carrière  artistique  me  parut  compromise;  l'image  de 
celle  en  qui  j'avais  cru  voir  mon  salut  me  poursuivait  dans  mes 
rêves  comme  un  spectre.  Ernestine  ne  in1  apportant  plus  aucun  con- 
cours financier,  je  me  voyais  forcé  de  me  livrer  à  un  travail  de 
manœuvre  pour  gagner  le  pain  quotidien.  Je  causai  de  cette  situation 
avec  nia  mère,  et  nous  tombâmes  d'accord  pour  reconnaître  que  cela 
ne  pourrait  qu'ajouter  force  soucis  à  ceux  qui  nous  accablaient  déjà.  » 
Ces  explications,  quand  on  les  examine  de  près,  sont  humainement 
acceptables;  on  imagine  très  bien  l'entretien  de  la  mère  cherchant 
des  raisons  pour  démontrer  à  son  fils  qu'en  somme  il  ne  doit  rien 
regretter.  C'est,  sans  doute,  à  la  tendresse  maternelle  que  revient  la 
responsabilité  de  ce  prosaïsme.  L'étrange  est  que  Robert  Schumann 
écrit  tout  cela  à  Clara  Wieck,  à  sa  fiancée,  à  celle  qui  sera  bientôt 
sa  femme!  (Lettre  du  11  février  1838).  La  maladresse  est  vraiment  un 
peu  tudesque.  Ce  n'est  pas  seulement  dans  ses  grandes  composi- 
tions musicales  que  Schumann  a  laissé  quelque  chose  à  désirer 

Plus  ancien  et  plus  durable  lu!  son  amour  pour  Clara 
Wieck,  dont  l'influence  bienfaisante  baigne  toutes  ses 
œuvres.  Quand  il  la  connul.  elle  avait  onze  ans;  à  dix-huit 
ans,  elle  était  sa  fiancée.  La  pensée  musicale,  avec  son  lan- 
gage spécial  qui  exprime  le  sentiment  sans  le  déflorer,  a 
fourni  seule  les  formules  exactes  de  cette  passion  infinimenl 
délicate.  Schumann  dit  an  sujet  de  son  amour  pour  Clara  : 
«  Je  ne  puis  parler  de  cela  :  mes  sentiments  sont  trop 
profonds  pour  être  exprimés  par  des  paroles.  »  C'est  toujours 
le  poète  musicien  qui  transpose  ses  impressions  :  «  Je  pense 
à  vous,  ma  chère  Clara,  non  comme  un  frère,  ni  en  simple 
amitié,  mais  plutôt  comme  un  pèlerin  qui  songerait  à  un 
autel  éloigné.  »  Jamais  poète  ne  rencontra  une  femme  qui. 
au  lieu  d'être  dans  sa  vie  l'obstacle  ou  l'accessoire,  fût 
plus  capable  de  comprendre,  mieux  douée  pour  collaborer 
avec  l'artiste,  et  aussi  égale  à  son  rêve;  entre  eux,  par 
la  musique,  s'établit  de  bonne  heure  cette  mutuelle  et 
complète  pénétration  des  âmes  dont  on  ne  trouverait  guère 
d'exemple  dans  la  biographie  des  autres  compositeurs  : 
«  D'après  votre  mélodie,  lui  écrit-il.  je  vois  encore  plus 
clairement  que  nous  devons  être  époux.  Chacune  de  vos 
pensées  vient  de  mon  urne,  tout  comme  je  vous  dois  ma 
musique.  »  Et  quoique  Schumann  cède  parfois  à  l'entraîne! 
ment  verbal,  il  semble  bien  que  cela  soit  vrai.  Mais  voici 
un  trait  original  de  cette  nature  sentimentale  et  doucement 


ROBERT    SCHUMANN  277 

pensive  qui,  dans  l'action  comme  clans  le  rêve,  est  si  sin- 
gulière. Pour  triompher  des  obstacles  opposés  à  son 
mariage,  avec  une  jeune  fille  dont  le  nom  devait  être 
presque  aussi  illustre  que  le  sien,  Schumann  employa  les 
moyens  les  moins  romantiques.  Il  aime  et  il  est  aimé  (des 
bagues  ont  été  échangées)  par  une  jeune  fille  très  artiste; 
il  conçoit  déjà  une  existence  «  toute  fleurie  d'art  et  de 
poésie  »,  où  il  sera  le  compositeur,  et  où  Clara,  admirable 
pianiste,  sera  l'interprète.  Il  sait  que  Clara  est  «  marty- 
risée »  par  un  père  égoïste  qui  «  paralyse  l'élan  de  deux 
amants  entraînés  vers  un  noble  but  »  ;  sa  fiancée  lui  écrit 
résolument  :  rien  au  monde  ne  nous  fera  reculer  (lettre 
du  15  août  1837);  elle  n'est  nullement  destinée  à  vivre  à 
Leipzig,  car  elle  a  déjà  commencé  des  tournées  de  con- 
cert—  Et  pour  l'arracher  à  ce  professeur  de  piano  qui, 
après  avoir  refusé  son  consentement,  puis  autorisé  un 
échange  de  lettres  (1837),  ne  veut  pas  accorder  la  «  béné- 
diction »  que  lui  demande  un  fiancé  modèle,  Robert,  armé 
du  «  oui  »  énergique  de  Clara  mais  répugnant  aux  solu- 
tions radicales,  s'adresse...  aux  tribunaux.  —  Ici  encore, 
il  a  peur  :  «  Quand  je  pense  à  toi.  écrit-il  à  Clara,  je  me 
sens  faible  et  ému;  je  ne  sais  comment  je  puis  mériter  tant 
d'amour!  »  (15  janvier  1839.) 

Schumann  n'est  pas  un  voluptueux;  et  ceci  est  capital 
pour  l'intelligence  de  sa  musique.  Il  avait  le  sens  et  le 
goût  de  la  vie  morale,  celui  de  l'action  tout  intérieure  et 
honnête.  Un  sentimentalisme  diffus,  un  caractère  grave, 
hésitant  et  doux,  un  rêve  un  peu  tremblé  comme  un 
paysage  à  la  Corot,  tels  sont  les  aspects  ordinaires  de  son 
habitus  psychique.  L'heure  du  crépuscule  est  celle  qu'il 
préfère  à  toutes  les  autres;  et  si  les  œuvres  musicales  ont 
une  heure,  comme  les  tableaux,  c'est  bien  celle  qu'il  a  très 
souvent  choisie.  Au  contraire,  un  génie  comme  celui  de 
Liszt  aime  la  pleine  lumière;  il  semble  toujours  prêt  à 
s'élancer,  comme  la  triomphale  Aurore, 

dans  les   sentiers  de  pourpre  aux  pas  du  Jour  ouverts. 

C'est  d'abord  la  littérature  qui  le  tenta;  enfant,  il  voulait 
être  poète  et  ébaucha  une  pièce  de  théâtre.  Il  aimait  à  se 


278  "LES    SUCCESSEURS   DE   BERLIOZ 

repaître  de  la  lecture  de  Jean-Paul  et  d'Hoffmann,  dont  il 
subit  plus  d'une  fois  l'influence  comme  compositeur.  Ses 
lettres,  de  style  volontiers  précieux,  révèlent  une  nature 
poétique  indécise,  peu  maîtresse  des  formes  verbales, 
aimant  a  ramener  les  impressions  du  dehors  à  un  état  con- 
templatit  de  la  pensée.  Au  milieu  de  ses  amis  que  «  l'heure 
de  la  bière  »  réunissait  à  la  brasserie,  il  était  d'ordinaire 
silencieux,  comme  Beethoven.  C'est  lui  qui  écrit  à  une 
amie  a  qui  il  vient  de  faire  une  visite  :  «  Nous  n'avons  pas 
dit  un  mot;  et  cependant  nous  ne  nous  sommes  jamais 
mieux  compris  ».  Sa  fondation  de  l'imaginaire  société  des 
Davidsbïindler  ressemble  à  une  création  d'enfants  jouant 
aux  soldats  ou  aux  brigands.  On  est  étonné  du  caractère 
peu  combatif  de  la  gazette  (Neue  Zeitschrift  fur  Musik) 
qu'il  fit  paraître  en  1834  avec  des  velléités  d'action  mili- 
tante, pour  défendre  des  idées  nouvelles  et  protester  contre 
la  critique  mielleuse  (Honigpinselei).  On  se  représente 
Schumann  tenant  dans  sa  main  une  rose  sans  tache  ou  un 
lys,  non  une  arme  ou  une  plume  de  combat. 

Comme  musicien,  Schumann  fut  successivement  pianiste, 
compositeur  de  musique  pour  piano  et  de  Lieders,  sym- 
phoniste (nous  rangeons  la  musique  de  chambre  sous 
cette  rubrique),  enfin  auteur  de  grandes  cantates.  Dès  l'âge 
de  sept  ans,  il  commença  l'étude  du  piano,  qu'il  pour- 
suivit très  sérieusement  dans  la  maison  de  ce  renommé 
praticien,  Fr.  Wieck,  où  il  devait  trouver  sa  destinée.  Sa 
première  ambition  était  de  devenir  un  virtuose  comme 
Moschelès. 


«  Te  souviens-tu,  écrit-il  à  sa  mère,  qu'à  Karlsbad,  assis  au  con- 
cert l'un  à  côté  de  l'autre,  tu  m'as  murmuré  joyeusement  :  Mos- 
chelès est  derrière  nous?  Comme  tous  sécartaient  avec  respect  de 
son  chemin!  Comme  il  passait  modestement  devant  eux!  Je  veux  le 
prendre  pour  modèle  en  tout.  Crois-moi,  bonne  mère  :  par  la  patience 
et  la  persévérance,  je  pense  faire  beaucoup!...  La  confiance  en  moi 
devant  le  public  me  fait  parfois  défaut,  quoique,  à  côté  de  cela,  je 
puisse  ressentir  une  fierté  intérieure.  Que  Dieu  m'accorde  seulement 
de  rester  vigoureux,  modeste,  sérieux  et  sobre!  »  (Lettre  du 
15  déc.  1830.)  Il  avait  un  tel  désir  de  devenir  un  grand  virtuose,  que 
pour  travailler  et  s'habituer  à  vaincre  toutes  les  difficultés  techni- 
ques, il  imagina  de  se  priver  du  troisième  doigt  de  la  main  droite 
par  une  ligature  qui  l'immobilisait.  Le  résultat  faillit  être  une  infir- 


ROBERT    SCHUMANN  279 

mité  incurable  :  «  Ma  maison  entière,  écrit-il,  est  devenue  une  bou- 
tique de  pharmacien.  ...  Je  dois  plonger  ma  main  tout  le  jour  dans 
un  bain  d'eau-de-vie,  et,  la  nuit,  la  porter  en  écharpe  dans  un  ban- 
deau rempli  d'herbes.  »  (9  août  1832.)  Il  faillit  être  le  martyr  de 
Y  «  agilité  des  doigts  »  et  dut  bientôt  renoncer  au  piano. 

Le  compositeur  se  révéla  assez  tard,  ses  premières 
études  n'ayant  guèi»e  eu  pour  objet  qu'une  virtuosité 
d'exécutant.  C'est  à  l'âge  de  vingt-deux  ans  qu'il  écrivait 
à  Kuntzch  :  «  Depuis  quelques  mois,  j'ai  suivi,  jusqu'au 
canon,  le  cours  théorique  tait  par  Dorn,  que  j'avais  déjà 
étudié  par  moi-même  dans  Marpurg,  théoricien  très  appré- 
cié. Le  Clavecin  bien  tempéré  de  Sébastien  Bach  est,  en 
outre,    ma   grammaire,  c'est   d'ailleurs    la   meilleure    :  j'ai 

étudié  à  fond  la  fugue  dans  toutes  ses  parties Il  me  faut 

maintenant  étudier  la  lecture  des  partitions  d'orchestre  et 
ï instrumentation.  Possédez-vous  peut-être  des  partitions 
italiennes  d'ancienne  musique  sacrée?  »  (Lettre  du  27  juil- 
let 1832.)  Cette  méthode  d'autodidacte  est  sans  doute 
excellente;  mais  ni  le  Clavecin  bien  tempéré,  ni  les  œuvres 
du  xvie  siècle,  ne  pouvaient  apprendre  au  jeune  musi- 
cien l'art  de  construire  le  premier  mouvement  d'une 
symphonie  ou  celui  de  traiter  l'orchestre. 

Il  y  a  dans  l'œuvre  de  Schumann  un  groupe  de  compo- 
sitions pour  piano  plus  importantes  par  la  nature  du  sujet 
et  par  la  qualité  de  l'expression  que  par  l'étendue,  mais 
d'une  originalité  rare  qui  en  fait  des  chefs-d'œuvre  de 
miniature,  et  par  lesquelles  nous  commencerons  une  carac- 
téristique du  compositeur  :  ce  sont  les  Scènes  d'enfants 
(op.  15).  écrites  en  1838,  auxquelles  on  peut  joindre  les 
trois  sonates  de  1853  (op.  118).  Les  Kinderscenen  com- 
prennent 13  numéros.  Nous  les  mettons  volontiers,  avec 
les  Lieder,  à  une  exceptionnelle  place  d'honneur,  en  tète 
des  œuvres  dont  nous  avons  a  parler,  parce  qu'on  y  peut 
saisir  un  des  traits  les  plus  personnels  de  l'esprit  du  musi- 
cien. De  la  musique  de  l'ancien  régime,  les  enfants  sont 
absents;  cette  musique  est  un  art  de  société  :  or,  les  enfants 
n'étaient  pas  admis  dans  les  sociétés  mondaines.  Les  musi- 
ciens du  xixe  siècle  ont  écrit  sur  les  enfants,  mais  surtout 
pour  peindre  leurs  jeux,  noter  le  rythme  de  leurs  ébats  et 
s'amuser  de  leurs  amusements  :  tel  Bizet,  en  ses  pittores- 


280 


LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 


ques  et  charmantes  pièces  pour  piano.  Sur  un  tel  sujet, 
Bizet  fait  de  l'esprit,  du  badinage  d'artiste  appliqué  à  de 
jolis  tableautins  de  genre.  Tout  autre  est  Schumann.  Ce  qu'il 
aime  à  observer  chez  les  enfants,  ce  qui  l'attendrit  et  l'ins- 
pire, c'est  une  des  qualités  qui  caractérisaient  son  âme  de 
poète  :  Y  ingénuité;  par  là,  il  faut  entendre  cette  pureté  de 
cœur  et  cet  état  d'innocence  que  nous  avons  admirés  dans 
Schubert.  Beethoven,  le  grand  précurseur  de  tout  l'art  du 
xixe  siècle,  ne  doit  pas  être  ici  oublié;  les  Kindersccnen 
font  penserai!  début  de  la  sonate  dédiée  h  la  comtesse  de 
Brunswick  (op.  78),  h  la  sonate  dédiée  à  la  baronne  de 
Ertmann  (op.  101),  ou  encore  à  la  sonate  (op.  109)  dédiée 
à  Maximilienne  Brentano.  L'enfant  est  plus  voisin  que 
l'homme  de  la  nature;  et  la  fonction  du  poète  est  de 
retrouver  la  nature  sous  la  convention  :  aussi  Schumann, 
comme  Beethoven,  parle-t-il  des  enfants  avec  une  émotion 
qui  va  jusqu'il  une  sorte  de  recueillement  religieux,  parce 
qu'elle  ne  fait  qu'un  avec  le  sentiment  de  la  poésie  elle- 
même  : 


feé 


etc 


S 


-d±tïà+zi 


r=r 


xr 


Ce  langage  n'est  pas  celui  d'un  compositeur  dont  l'ima- 
gination seule  est  occupée;  c'est  celui  d'une  tendresse 
et  d'une  admiration  qui,  sur  la  pente  du  Gemùth,  vont 
jusqu'à  l'extase.  Qu'on  se  rappelle  ici  ce  que  Schumann 
écrivait  à  sa  mère  (31  août  1820)  :  «  L'œil  du  poète  est  le 
plus  riche  et  le  plus  beau;  je  ne  vois  pas  les  objets  tels 
(juils  sont,  mais  tels  que  je  les  conçois.  »  L'émotion  est 
notée  avec  cette  délicatesse  de  touche,  cet  élan  retenu  qui 
sont  propres  au  lyrisme  de  Schumann. 

Le  poète  rêve,  comme  Faust  devant  le  spectacle  de  la 
jeunesse  et  de  la  beauté  : 


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*h*''- 


jeu 


% 


^y 


ROBERT    SCHUMANN  281 

Le  long  mélisme  qui  suit,  en  forme  libre  et  très  fine- 
ment nuancée  de  récitatif  (cas  assez  fréquent  chez 
Beethoven),  prolonge  l'expression  du  même  état  d'âme,  non 
sans  une  pointe  de  pathétique  effleurant  un  vague  et  indé- 
finissable sentiment  de  mélancolie  passionnée;  la  phrase  du 
début  est  reprise  :  sa  conclusion  s'élargit  comme  le  geste 
d'une  bénédiction  qui  tomberait,  pleine  de  paix —  En  tout, 
cinq  lignes!  mais  la  source  profonde  de  la  poésie  a  été 
ouverte.  Les  autres  pièces  du  groupe  ont  le  même  genre  d'in- 
térêt. Parmi  les  sujets  choisis,  aucun  ne  s'adresse  à  l'ima- 
gination visuelle  ;  l'âme  est  partout.  Schumann  n'a  rien  écrit 
de  supérieur  aux  numéros  4  (Bittendes  Kind).  5  {Glùckes- 
qenug).  7  {Tràumerei),  12  (Kind  in  Einschlummern)  — 
Exprimer  en  musique,  sans  jamais  recourir  à  l'emploi  de 
formules  descriptives,  et  par  le  sentiment,  seul,  l'ingénuité 
de  l'enfant  qui  écoute  une  «  curieuse  histoire  »,  qui  fait  sa 
prière,  qui  s'endort  ou  qui  rêve,  était  une  entreprise 
singulièrement  neuve  et  hardie.  Schumann  écrivait  à 
Doux  (5  sept.  1839)  :  «  Je  n'ai  jamais  rien  vu  de  plus 
maladroit  et  de  plus  borné  que  l'appréciation  écrite  par 
Rellstab  sur  mes  Scènes  d'enfants.  Il  suppose  vraiment 
que  je  mets  devant  moi  un  enfant  qui  braille,  et  que  je 
cherche  à  imiter  ses  cris.  Je  ne  nie  pas,  cependant,  que 
quelques  tètes  d'enfants  passent  devant  mes  yeux  tandis 
que  je  compose;  mais  les  titres  n'ont  été  choisis  qu'ensuite: 
ils  ne  sont  réellement  qu'une  indication  pour  l'intelligence 
et  l'exécution  des  morceaux.  »  Pour  voir  le  modèle  exté- 
rieur, il  lui  avait  donc  suffi  de  regarder  en  lui-même.  Ces 
pièces  sont  très  brèves;  il  est  douteux  qu'elles  eussent 
gagné  à  prendre  plus  d'ampleur.  Le  cadre  est  étroit,  mais 
la  pensée  a  un  large  horizon,  propre  à  la  musique.  Un  tel 
résultat  est  obtenu  par  la  qualité  générale  des  mélodies, 
et,  h  l'occasion,  d'une  façon  plus  précise,  par  des  cadences 
incomplètes  qui,  sans  être  un  procédé,  reculent  la  limite 
de  l'expression.  Ainsi,  dans  ce  numéro  12  :  après  un  ré 
dièze.  on  attendrait  une  conclusion  sur  le  ton  de  mi 
naturel  mineur,  relatif  du  ton  fondamental  (sol  majeur); 
mais  brusquement,  le  mi  entendu  est  rattaché  à  la  basse 
dont  il  est  la  quinte,  et  la  phrase  s'arrête  sur  un  temps 
faible  : 


9.8" 


LES    SUCCESSEORS    DE    BERLIOZ 


ZJL 


Dans    la  «    Prière  d'enfant  »,   la    clausule,    plus    hardie 
encore,   se  fait  sur  un  intervalle  dissonant  de  7e  : 


r— r— -i  ^ 


Moins  expressives  sont  les  trois  sonates,  opus  118;  elles  appar- 
tiennent pourtant  au  même  groupe.  La  première  se  compose  d'un 
Allegro  de  sensibilité  discrète,  sans  développement,  d'un  Thème  avec 
variations,  d'une  Berceuse  de  poupée  en  guise  d'andante,  et  d'un 
Rondoletto  qui  est  une  réminiscence  du  premier  mouvement.  Les 
autres  sont  des  compositions  tout  aussi  libres.  L'Allégro  du  n°  2  a 
seul  la  forme  classique;  il  est  d'ailleurs  assez  sec.  Il  n'y  a,  dans  l'en- 
semble, aucune  concentration  de  sentiment;  c'est  de  la  musique 
aimable  et  facile,  dans  la  manière  jeune  de  Haydn-Mozart.  Plus  ori- 
ginale est  la  Berceuse  pour  un  enfant  malade  (ténor  et  soprano). 

L'ingénuité  reparaît  dans  plusieurs  compositions  de 
Schumann  qui  sont  à  la  fois  les  plus  belles  et  les  plus 
brèves.  Elles  abondent  dans  l'Album  pour  la  jeunesse 
(op.  68),  formé  de  40  pièces  et  écrit  en  1848.  La  plus 
exquise  et  la  plus  typique,  à  notre  avis,  est  Einsame  Blumen 
(Fleurs  solitaires),  n°  3  des  Waldscenen.  opus  écrit  en 
1848-9.  Gomme  les  clavecinistes  d'autrefois,  Schumann 
traite  les  sujets  les  plus  imprévus;  mais  il  en  exprime 
l'âme  au  lieu  de  chercher  à  en  décrire  la  façade.  C'est 
toujours  le  poète  qui  parle.  Cette  ingénuité,  que  nous 
signalons  d'abord  comme  une  tendance  au  naturalisme 
caractérisant  le  vrai  poète  musicien,  s'allie  à  des  habitudes 
de  pensée  extrêmement  fines,  où  la  profondeur  et  l'origi- 


ROBERT    SCHUMANN 


283 


nalité  ne  sont  pas  des  résultats  toujours  obtenus  sponta- 
nément; elle  n'est  même  que  la  forme  d'un  art  très  réfléchi 
qui  laisse  apparaître,  ça  et  là,  un  peu  de  recherche.  Dans 
les  Danses  des  Davidn ns  {David sbundlertànze,  opus6,  1837). 
recueil  contenant  quelques-unes  des  meilleures  pages  du 
maître,  le  n°  11  désigné  par  ce  simple  mot  :  Einfach  (sim- 
plement), a  une  délicatesse  et  une  pureté  d'expression 
virginales.  Le  n°  18  est  d'une  grâce,  d'une  légèreté  inimi- 
tables; mais  il  débute  avec  assez  de  malice  par  un  renver- 
sement de  l'accord  de  septième  (ré  fa  sol  si),  sur  la  tonique 
ut.  La  première  mesure  du  n°  9  surprend  encore  plus  : 


Dans  les  Kreisleriana  (op.  16,  1838),  la  jeunesse,  l'amour, 
la  vie,  ont  une  impétuosité  magnifique,  et  la  fantaisie 
prend  une  plus  grande  allure.  Le  n°  7  est  inspiré  en  Rondo 
de  la  Sonate  pathétique  de  Beethoven.  Schumann  écrit  à 
sa  fiancée  :  «  Comme  je  suis  plein  de  musique  maintenant 
et  de  ravissantes  mélodies,  figure-toi  que  depuis  ma  der- 
nière lettre  j'ai  composé  un  volume  de  choses  nouvelles. 
Toi,  et  une  de  tes  idées,  en  formez  le  principal  sujet.  Je 
l'appellerai  Kreisleriana  (du  nom  du  maître  de  chapelle 
Kreisler,  personnage  d'un  conte  d'Holïïnann)....  Tu  sou- 
riras si  doucement  lorsque  tu  te  reconnaîtras  en  elle! 
Même  à  moi,  ma  musique  me  paraît  étonnamment  compli- 
quée, en  dépit  de  sa  simplicité.  Son  éloquence  vient  droit 
du  cœur,  et  tout  le  monde  est  alTecté'lorsque  je  joue  comme 
j'aime  à  le  faire.  »  Il  en  est  même  des  Novelletten,  op.  21 
(1838),  qui,  malgré  la  rubrique,  appartiennent  au  genre 
grave,  par  la  profondeur  et  l'élan  du  sentiment,  l'ardeur 
suppliante,  les  rêves  et  parfois  la  tristesse  enfiévrée  de 
l'amour. 


284  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

L'écueil  fatal  à  un  tel  art  pouvait  être  la  mièvrerie. 
Schumann  parait  l'avoir  compris  ;  de  là  un  assez  grand 
nombre  de  fugues,  de  fu  guettes  et  de  canons,  des  œuvres 
d'un  romantisme  viril,  quelques-unes  de  proportions 
grandioses;  car  s'il  est  vrai  que  Schumann  excelle  dans  la 
miniature,  nul  n'a  écrit  pour  le  piano  des  fantaisies -et  des 
sonates  de  plus  grande  étendue. 

Aux  pages  d'une  grâce  un  peu  frêle  comme  les  Scènes 
d'enfants,  s'opposent  des  pièces  difficiles  à  classer  et  de 
titres  fort  divers,  où  Schumann  ne  traitant  aucun  sujet 
déterminé  s'abandonne  à  un  lyrisme  purement  musical. 
Sa  pensée  de  poète,  à  la  l'ois  fougueuse  et  concentrée,  y 
garde  une  distinction  unique.  Là,  avec  des  rythmes  tour  à 
tour  légers,  pathétiques,  éperdus,  et  où  la  persistance 
habituelle  des  formules  donne  une  parfaite  unité  à 
l'ensemble,  vit  et  bouillonne  un  romantisme  maître  de  soi. 
un  sentiment  profond  et  pur.  une  fantaisie  grave,  fré- 
missante, inspirée,  toute  à  la  joie  de  la  création  artis- 
tique. On  dirait  un  grondement  des  forces  naturelles 
en  évolution  de  sentiment  ou  de  pensée  pure.  Au  lieu  de 
s'étaler  en  une  phraséologie  pourvue  nettement  de  tous 
ses  contours,  la  mélodie  est  fragmentaire,  bornée  à  deux 
ou  trois  notes  qui  sont  comme  un  geste  soudain  exprimant 
tout  un  état  psychique  ;  plus  exactement,  la  mélodie  est 
infuse  dans  le  dessin  rythmique  et  ne  fait  qu'un  avec  lui, 
ce  qui  donne  à  la  composition,  quand  le  mouvement  est 
rapide,  une  sorte  de  vie  mystérieuse  et  puissante.  Dans 
ce  second  groupe  de  chefs-d'œuvre  nous  citerons  comme 
caractéristiques  la  première  des  trois  Romances,  opus  28 
(écrite  en  1839),  l'Arabesque  en  ut  (op.  18,  1830);  dans  les 
Albumblatter  le  n°  2  (1838);  dans  les  DaPîdshùndlertânze 
(1837),  la  pièce  n°  10  en  forme  de  ballade;  la  première 
des  Novelletten  (op.  n°  1,  1838);  l'admirable  Dans  la  nuit  de 
l'opus  12(1837);  le  n°  1  des  Kreislcriana  (1838).  le  n°  1  des 
Fantasiebilder  (op.  26,  1830).  la  Romance  n°  3  des  Clâ- 
viertuske,  opus  32.  l'Allégro  du  Concerto,  opus  54  (1841). 

Un  certain  nombre  de  compositions  ont  une  grande 
étendue;  leur  valeur  est  très  inégale.  Plusieurs  d'entre  elles 
ne  sont,  dans  le  genre  de  la„«  Suite  ».  que  des  juxtapo- 
sitions de   pièces  de  genre,   où   règne  d'ailleurs,  avec  une 


ROBERT    SCHUMANN  285 


m 


usicalité  très  pénétrante,  une  fantaisie  sentimentale 
pleine  de  contrastes  expressifs.  Les  Papillons  (op.  2,  1829 
et  1831)  sont  écrits  d'une  main  légère  qui,  au' lieu  de 
s'amuser  à  reproduire,  par  des  caprices  de  rythme,  le 
pittoresque  d'un  tel  sujet,  reste  conduite  par  le  sentiment 
et  la  pensée.  Schumann  souligne  lui-même  cette  transfor- 
mation de  la  musique  purement  imitative  en  langage  de 
L'âme  :  «  En  écrivant  les  Papillons,  j'ai  senti  que 
j'acquérais  de  l'indépendance!...  Toutes  les  fois  que  j'ai  lu 
les  Flegeljahre  (de  Jean-Paul),  je  me  suis  mis  presque 
inconsciemment  au  piano;  et  ainsi,  l'un  après  l'autre,  les 
Papillons  virent  le  jour.  »  Et  encore  :  «  Le  temps  est  si 
délicieusement  embaumé  aujourd'hui,  que  la  seule  chose 
que  je  puisse  souhaiter  est  un  char  fait  de  roses,  traîné 
par  une  armée  de  papillons  harnachés  de  lils  d'or  et 
d'argent,  qui  voleraient  vers  ma  maison  !  Alors,  je  leur 
dirais  :  Apportez  mes  Papillons  à  Thérèse,  à  Rosalie,  et  à 
Emilie,  et  voletez  autour  d'elles  aussi  gaiement  que  vous 
voudrez.  Dites  à  ma  chère  vieille  mère  mes  rêves  et  mu- 
sardises,  et  expliquez-lui  mon  silence,  qui  n'est  qu'une 
nouvelle  éloquence.  Dites-lui  aussi  que  je  lui  enverrai  une 
longue  et  jolie  lettre,  par  un  pigeon  voyageur —  Dites  à 
mes  frères  que  je  pense  tendrement  à  eux  et  espère  que 
leurs  vies  seront  aussi  faciles  que  votre  vol —  Dites-leur 
que  vous  m'avez  trouvé  dans  de  paisibles  prairies  et  dans 
de  tranquilles  vallées,  et  que  vous  m'accompagnerez 
bientôt  chez  moi,  à  Pâques  ou  Pentecôte  fleuries.  Ensuite, 
dites-leur  de  lire  la  dernière  scène  des  Flegeljahre  de  Jean- 
Paul,  car  les  Papillons  sont  censés  être  la  représentation 
de  cette  mascarade,  et  demandez-leur  s'ils  y  rencontrent 
quoi  que  ce  soit  qui  reflète  l'amour  angélique  de  Mina,  la 
poétique  nature  de  Walt,  ou  l'esprit  étincelant  de  Vult — 
Volez,  volez,  messagers  ailés,  et  revenez  bientôt  en 
m'apportant  un  mot  d'amour  de  ma  mère,  de  mes  frères  et 
de  mes  sœurs!  »  Avec  sa  sentimentalité  jeune,  sincère,  sa 
préciosité,  cette  lettre  est  une  image  assez  exacte  d'un  autre 
état  d'esprit  du  musicien  :  c'est  spirituel,  sensible  et  joli, 
dans  le  goût  du  xvme  siècle.  Les  Intermezzi  (écrits  un  peu 
tard,  op.  f\)  sont  tout  à  la  fois  un  modèle  de  construction 
technique    et    de   libre    poésie  :  Schumann    y    montre    son 


286 


LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 


respect  des  formes  classiques  et  s'inspire  en  particulier  de 
Bach.  Entre  les  deux  ouvrages  se  place  la  Toccata  (op.  7, 
1830),  triomphe  de  la  broderie  et  de  l'appoggiature,  d'un 
charme  mélodique  exquis,  œuvre  de  fantaisie  et  de  senti- 
ment, amoindrie  ça  et  là  par  quelques  faiblesses  (comme 
la  marche  en  octaves,  à  la  main  droite,  5e  page).  Le  Carna- 
val, op.  9  (1834-5),  montre  qu'une  chose,  non  dédaignée 
à  l'occasion  par  les  romantiques,  était  impossible  à 
l'auteur  des  Novelletten  et  interdite  à  sa  nature  :  se  montrer 
résolument  vulgaire  et  entrer  dans  l'esprit  du  gros  peuple 
pour  peindre  certaines  scènes  de  la  vie  réelle.  Le  titre 
semble  justifié  moins  par  la  qualité  des  vingt  pièces 
«  mignonnes  »  de  cette  série,  que  par  leur  diversité;  des 
scènes  comme  Papillons,  Chiarina  (la  fiancée  du  poète), 
Chopin,  Paganini,  Aveu,  Promenade,  Marche  contre  les 
Philistins,  répondent  mal  à  l'idée  populaire  d'un  carnaval. 
De  l'esprit,  de  la  coquetterie,  de  la  couleur  (obtenue  à 
l'aide  des  rythmes!),  mais  une  immuable  distinction,  une 
impuissance  visible  à  atteindre  jusqu'au  comique,  donnent 
à  cette  suite  une  originalité  singulière  parmi  les  œuvres 
des  romantiques.   Schumann  écrivait  à  Moschelès  :  «  Mon 

Carnaval    manque    de    mérite    artistique Les    différents 

états  d'âme  qu'il  décrit  en  font  seuls  l'intérêt.  »  Le 
Carnaval  viennois  (op.  26,  1839)  éveille  par  son  titre 
{Faschungsschwank)  des  idées  bouffonnes  :  nous  sommes 
chez  les  Allemands  du  sud,  et  l'élément  italien  abonde 
à  Vienne;  l'œuvre  a  pourtant,  plus  encore  que  la  précé- 
dente, un  caractère  de  haute  et  sérieuse  poésie.  Dans  la 
pièce  de  début  règne  ce  lyrisme  tout  intérieur  qui 
semble  fermer  les  yeux  au  monde  bariolé  du  dehors; 
dans  la  partie  qui  forme  une  sorte  de  trio  ou  de  pre- 
mier épisode,  apparaissent  ces  syncopes  dont  Schumann 
aime  l'expression  fine  et  caressante.  Plus  loin,  une  idée 
mélodique   dont  le   rythme    contrarié   est   plein    de  grâce, 


ROBERT    SCHUMANN  287 


rappelle  une  des  plus  charmantes  pages  de  Beethoven 
(trio  du  Menuet  de  la  Sonate,  op.  31,  n°  3).  La  citation 
d'un  fragment  de  la  Marseillaise  inséré  dans  le  n°  1  du 
Carnaval  de  Vienne  est  étrange  et  ne  pourrait  s'expliquer 
que  par  des  raisons  subtiles  que  le  contexte  musical 
ne  suggère  pas  clairement.  La  Fantaisie,  op.  17  (1836), 
rappelle  par  plusieurs  qualités  du  style  la  manière  de 
Chopin  et  de  Liszt.  Dans  une  lettre  à  Clara  Wieck 
(Leipzig,  1838),  Schumann  dit  que  «  la  première  partie 
n'est  qu'un  long  cri  d'amour  vers  la  bien-aimée  »  ;  malgré 
son  éclat,  elle  n'est  pas  supérieure  aux  petites  pièces 
dont  se  composent  les  Fantaisies,  op.  12  (1837)  et  op.  111 
(1851). 

Parmi  ces  œuvres  pour  piano.  YHumoresque  (op.  20, 
de  1839)  est  particulièrement  estimée;  elle  a  beaucoup 
d'ampleur  —  31  pages  —  mais  sans  arriver  à  la  grandeur. 
Schumann  l'a  ainsi  caractérisée,  dans  une  lettre  à  sa  fiancée 
Clara  :  «  Toute  la  semaine,  j'ai  été  assis  au  piano  :  j'ai 
composé,  écrit,  ri,  pleuré  tout  à  la  fois.  Tu  trouveras  l'em- 
preinte de  tout  cela  dans  ma  grande  Humoresque.  »  Une 
certaine  incohérence,  visible  surtout  dans  le  finale,  ne 
permet  guère,  comme  l'ont  fait  certains  critiques,  de  mettre 
cette  œuvre  au  premier  rang. 

On  peut  groupera  part  les  œuvres  où  Schumann  cherche 
une  sorte  de  compromis  entre  son  lyrisme  très  personnel 
et  l'art  classique  de  la  construction.  Il  avait  pour 
J.-S.  Bach,  comme  pour  Beethoven,  un  véritable  culte. 
Qu'il  ait  beaucoup  étudié  les  fugues  pour  clavecin  et  pour 
orgue  du  grand  maître  dont  il  retrouvait  le  souvenir  autour 
de  lui,  à  Leipzig,  on  s'en  aperçoit  même  en  lisant  ses 
pièces  les  plus  brèves  et  les  plus  légères.  «  Bach,  disait-il, 
est  mon  pain  quotidien.  »  Il  écrivait  à  Keferstein  :  «  je 
m'incline  tous  les  jours  devant  ce  sublime  esprit,  aspirant 
à  me  purifier  et  à  me  fortifier  en  lui  »  (lettre  du  31  jan- 
vier 1840).  Les  deux  petits  recueils  de  Fugues  (op.  72, 
1845)  et  de  Fuguettes  (op.  126,  1853)  sont  un  brillant 
témoignage  de  cette  sorte  de  dévotion.  Les  fugues  1  et  4, 
les  fuguettes  1,  4  et  6,  nous  paraissent  particulièrement 
inspirées  de  Bach  et  dignes  de  lui.  Les  très  belles  Études 
symphoniques,    op.    13   (1834),    font    reparaître    l'art    tout 


288  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

beethovenicn  de  la  Variation;  le  finale  pourrait  figurer 
dans  la  suite  des  Papillons  on  celle  du  Carnaval  :  elles 
sont  autrement  intéressantes  que  les  Etudes  d'après  les 
caprices  de  Paganini,  op.  3  (1832),  au  bas  desquelles  on 
s'étonne  parfois  de  trouver  la  signature  de  Seluinumn. 
et  les  Etudes  de  concert,  op.  10,  dont  la  musicalité  est 
faible. 

De  Dusseldorf  (10  mai  1852),  Schumann  écrivait  au 
critique  viennois  Debrois  van  Bruyck  (auteur  d'une  analyse 
du  Clavecin  bien  tempéré  parue  en  18137)  :  «  Je  sais  que 
vous  placez  trop  haut  mes  œuvres  les  plus  anciennes, 
comme  par  exemple  les  Sonates,  dont  les  défauts  sont  trop 
clairs  pour  moi.  Mes  dernières  œuvres,  telles  que  les 
Symphonies  et  les  Compositions  chorales  sont  beaucoup 
plus  dignes  d'un  examen  bienveillant.  »  Un  témoignage 
analogue  se  trouve  dans  une  lettre  du  5  mai  1843  au  chef 
d'orchestre  et  musicographe  Koszmaly. 

La  Sonate  en  fa  dièze  mineur,  op.  11  (1833).  débute  par 
une  introduction  lente  où  un  chant  énergique,  presque 
banal,  s'appuie  sur  un  accompagnement  monotone,  en  trio- 
lets rappelant  la  manière  de  Mendelssohn.  \J  Allegro  vivace 
qui  suit  n'a  que  l'apparence  extérieure  de  la  construction 
propre  à  la  sonate.  Il  débute  par  deux  thèmes,  dont  le  pre- 
mier donne  l'impression  d'une  fin  plus  que  celle  d'un  com- 
mencement. Ni  l'un  ni  l'autre  ne  sont  développés,  mais 
répétés,  comme  en  un  Rondo,  avec  des  modulations  dont 
n'apparaît  guère  le  plan  logique.  L'Andante  est  remplacé 
par  un  Aria  dont  le  thème  se  trouve  déjà  dans  l'introduc- 
tion, ce  qui  semble  annoncer  une  sonate  de  forme  cyclique. 
Le  Scherzo  a,  pour  ainsi  dire,  deux  trios,  dont  le  second 
est  intitulé  «  Intermezzo  ».  Le  finale  est  une  sorte  de  fan- 
taisie très  variée  de  rythme  et  de  modulations.  L'ensemble 
est  sans  doute  «  romantique  »,  mais  par  la  liberté  de  la 
forme  plus  que  par  la  profondeur  du  sentiment.  —  La 
Grande  sonate,  op.  14  (publiée  d'abord  avec  le  titre  Concert 
sans  orchestre),  est  plus  passionnée  et  contient  quelques 
pages  où  l'on  retrouve  la  poésie  délicate  de  Schumann; 
mais  elle  n'échappe  pas  à  une  critique  du  même  genre  : 
bien  qu'elle  tende  vaguement  (jusqu'au  finale  exclusivement) 
à  la  forme  cyclique,   elle  a   une  allure   assez  incohérente, 


ROBERT    SCHUMANN  289 

et  procède  par  juxtapositions  ;  elle  est  formée  d'un  Allegro, 
d'un  Scherzo  avec  trois  «  quasi  variations  »,  et  d'un  finale 
en  Prestissimo  possibile  :  en  tout  46  pages  de  musique,  ne 
valant  pas  une  de  celles  que  nous  avons  citées  plus  haut.  — 
La  sonate  en  sol  mineur,  op.  22,  1838,  est  supérieure  par 
la  construction,  la  clarté,  et  l'expression.  Le  Rondo  fait 
penser  à  l'allégretto  de  la  Sonate  de  Beethoven,  op.  54  :  il 
y  règne  une  passion  fiévreuse  et  contenue,  comme  voilé 
par  la  tristesse  d'un  amant  malheureux. 

Le  chef-d'œuvre  de  Schumann  dans  la  grande  compo- 
sition pour  piano  est  le  Concerto  en  la  mineur  avec 
accompagnement  d'orchestre,  opus  54.  Le  premier  mou- 
vement est  un  Allegro  (datant  de  1841)  en  forme  de  Fan- 
taisie, où  règne  une  fougue  d'inspiration  toute  romantique, 
une  passion  ardente,  obstinée,  entretenue  par  le  sentiment 
d'une  poésie  pure,  sans  objet  déterminé,  mais  volontaire  et 
profonde,  comme  celle  de  Beethoven  en  ses  plus  belles 
pages;  ce  bel  agitato  s'apaise  parfois  en  une  éclaircie  de 
tendresse  (phrase  exposée  en  mineur  dès  le  début,  plus 
loin  en  majeur)  faisant  le  plus  heureux  contraste.  La 
«  Cadenza  »  d'allure  héroïque  ne  rompt  nullement  l'intérêt 
de  cette  fantaisie  grandiose,  où  tout  vient  de  l'âme,  sans 
hors-d'œuvre  de  virtuosité.  L'intermezzo  [Andante grazioso, 
écrit,  comme  ce  qui  le  suit,  en  1845)  est  un  dialogue, 
coupé  de  répliques  menues,  entre  le  soliste  et  le  tutti  :  il 
nous  ramène  à  cet  art  de  la  miniature,  du  badinage  ailé, 
sentimental  et  poétique,  de  la  grâce  exquise  dans  les 
petites  choses,  qui  nous  ont  fait  mettre  au  premier  rang 
les  Scènes  d'enfants.  C'est  une  charmante  «  feuille  d'album  » 
glissée  dans  une  épopée.  Le  finale,  Allegro  vivace,  a  un 
thème  fondamental  tiré  de  l'Allégro  d'introduction  et 
atteste  une  fois  de  plus  la  tendance  de  Schumann  vers 
la  forme  cyclique  :  c'est  un  morceau  brillant,  de 
grande  étendue  (21  pages!)  qui  semble  avoir  été  conçu 
d'abord  pour  le  piano  plutôt  que  pour  le  «  concert  »  de 
l'orchestre. 

Il  est  plus  facile  de  sentir  le  romantisme  de  ces  compositions  pour 
piano,  que  de  le  définir. 

Comme  pouvant  fournir  la  matière  d'une  comparaison  entre  Schu- 

Combaiueu.  —  Musique,  III.  19 


290 


LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 


manu  et  Chopin  dans  les  genres  très  différents  de  la  pièce  un  peu 
mignardc,  de  l'impromptu  et  de  la  grande  composition  pour  piano, 
nous  citerons  :  Mignon  [Album  pour  la  Jeunesse),  Pause  (n°  19  du 
Carnaval),  le  n"  3  des  Novelletten  (épisode  du  milieu,  en  si  naturel 
majeur,  de  V Intermezzo),  la  Fantaisie,  op.  17,  la  grande  Sonate, 
op.  14,  dédiée  à  Moschelès  (1835). 

Dans  toutes  ces  œuvres  pour  piano  Schumann  est  roman- 
tique par  la  liberté  dans  le  choix  et  dans  le  traitement  des 
sujets  (surtout  les  petits  sujets),  par  l'intensité  du  lyrisme, 
par  la  qualité  de  la  pensée  mélodique,  l'allure  sentimentale 
et  inquiète  de  son  style.  Il  aime  à  insérer  l'idée  mélodique 
dans  un  rythme  en  conflit  avec  elle,  et  qui  estompe  les 
contours  : 


11    aime     un    autre     conflit,   celui    du    rythme    et   de   la 
mesure  : 


H^jTJTOlJT7¥T3LiIrP 


etc. 


L'emploi  fréquent  des  syncopes  et  des  modulations,  les 
cadences  suspensives,  les  subtiles  dissonances  qui  ont  une 
rare  vertu  d'expression  psychologique  ou  qui,  dans  une 
peinture  sonore,  feraient  presque  dire  que  sa  musique  de 
piano  est  plus  colorée  que  sa  musique  d'orchestre,  tout  cela 
peut  être  signalé  comme  propre  à  sa  manière.  Cette 
musique  est  très  indépendante  et  très  personnelle,  mais 
sans  la  moindre  recherche  agressive.  La  pensée  musicale 
de  Schumann  répugne  évidemment  à  toutes  les  formules 
convenues.  Tantôt  elle  est  exposée  avec  une  simplicité 
voulue,  et  pourrait  dire  avec  Chéuier  :  je  suis  la  fleur  des 
champs  et  le  h/s  des  vallées;  tantôt  elle  n'est  qu'indiquée, 
elle  s'enveloppe  de  mystère  et  semble  se  fuir  elle-même; 
tantôt  enfin  elle  se  revêt  d'un  langage  très  soigné  dont  la 
qualité  est  la  grâce  et  la  tendance  à  l'indétermination 
poétique  : 


ROBERT    SCHUMANN 


201 


Cette  fin  de  période  si  finement  ouvragée  (Andantino  de 
la  Sonale  en  sol  mineur,  écrite  à  vingt-trois  ans),  a  la  valeur 
d'une  signature  ;  elle  montre  assez  bien  le  tour  d'esprit  de 
Schumann  et  son  besoin  de  je  ne  sais  quoi  de  nouveau, 
d'élargi  dans  le  domaine  du  sentiment,  et  de  personnel. 
Après  la  clausule  classique,  —  accord  de  7e  de  dominante, 
puis  accord  de  tonique — ,  il  veut  prolonger  l'expression;  il 
estompe  :  la  main  droite  dessine  une  élégante  arabesque  qui 
aboutit,  comme  le  chromatisme  de  la  main  gauche,  à  un 
nouvel  accord  de  dominante  (sol,  si,  ré,  fa,  retardé  par 
une  appoggiature)  :  on  attend  la  conclusion  sur  le  ton  d'ut, 
mais  la  pensée  tourne  court  sur  le  fa  naturel  qui,  de  note 
de  passage,  devient  note  fondamentale  et  produit,  après 
1  accord  de  quarte  et  sixte,  une  cadence  plagale.  Les  notes 
mélodiques  et  suspensives  grelïees  sur  l'arpège  de  fa 
majeur,  le  retard  du  mouvement,  le  piano  de  l'épanouisse- 
ment final,  achèvent  de  créer,  à  la  limite  même  de  la 
période,  cette  atmosphère  de  rêve  où  se  complaît  le 
poète  et  pour  laquelle  la  critique  verbale  n'a  pas  de  mots 
appropriés.  Enfin,  une  tendance  de  Schumann  à  sortir  de 
la  tradition  classique  est  caractérisée  par  les  indications 
qu'il  met  en  tète  de  ses  petites  pièces  et  qui  exigent  de 
l'exécutant  l'expression  d'un  état  psychologique  souvent 
fixé  par  une  fugitive  nuance  du  sentiment. 


Il  n'est  pas  sans  inlérèt  de  rappeler  que  le  théoricien  Lobe,  dans 
son  Traité  pratique  de  composition  musicale  (traduit  par  Sandre, 
Bruxelles,  1889),  dit  cpue  les  Scènes  d'enfants  de  Schumann  sont  «  un 
modèle  de  forme  pour  les  morceaux  de  genre,  tant  au  point  de  vue 
de  la  structure  que  relativement  à  la  richesse  de  l'invention  musi- 
cale   >k    Aux    groupes    des   ouvrages   mentionnés    plus    haut,   il   faut 


292  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

ajouter  les  pièces  à  4  mains  (op.  66,  85,  130,  169),  YAndante  et  Var. 
pour  2  pianos  (op.  46)  et  les  compositions  pour  orgue  ou  pour  péda- 
lier: les  6  fugues  sur  le  nom  de  Bach  (op.  60)  et  les  Esquisses 
(op.  58-). 

Les  jugements  de  Schumann  sur  les  pianistes  contemporains  sont 
intéressants.  Il  parle  ainsi  de  Chopin  :  «  J'ai,  de  Chopin,  une  nouvelle 
Ballade  en  sol  mineur.  Elle  me  parut  géniale  et  je  lui  dis  que  c'était 
celle  de  ses  œuvres  qui  me  plaisait  le  plus.  Après  un  long  silence, 
il  me  dit  avec  vivacité  :  «  Cela  me  fait  grand  plaisir,  parce  que  c'est 
«  aussi  celle  que  je  préfère  ».  Il  me  joua  ensuite  une  série  d'Études, 
de  Mazurkas,  de  Nocturnes,  tout  cela  incomparablement  beau.  On 
est  ému,  rien  que  de  le  voir  assis  au  piano —  Clara,  toutefois,  lui  est 
supérieure  comme  valeur  d'exécution;  elle  donne  aux  œuvres  du 
Maître  plus  d'expression  que  lui-même  ;  elle  les  joue  avec  une  per- 
fection et  une  maestria  qui  semblent  s'ignorer.  »  (Lettre  à  Dorn,  chef 
d'orchestre  à  Riga,  Leipzig,  14  sept.  1836.)  —  «  Tu  dois  savoir  par 
Edouard  que  j'ai  souvent  fréquenté  Kalkbrenner,  le  plus  fin,  le  plus 
séduisant  (bien  que  vaniteux)  des  Français.  Maintenant  que  je  con- 
nais personnellement  les  virtuoses  les  plus  importants  (Huinmel 
excepté),  je  me  rends  compte  de  tout  ce  que  j'avais  déjà  acquis; 
c'était  un  bagage  vraiment  considérable.  Alors  que  nous  croyons 
entendre  proclamer  des  idées  nouvelles  par  des  hommes  célèbres, 
nous  y  retrouvons  simplement  de  vieilles  erreurs  qui  nous  furent 
chères  et  qui  nous  reviennent  sous  une  brillante  étiquette.  Le  nom 
est,  pour  beaucoup,  une  cause  de  succès.  »  [Lettre  à  sa  mère, 
Leipzig,  28  juin  1833.)  —  «  Comme  j'aurais  souhaité  t'avoir  avec  Liszt, 
ce  matin!  Il  est  réellement  extraordinaire!  Il  m'a  joué  des  Novel- 
letten,  un  fragment  des  Fantaisies,  la  Sonate,  et  il  m'a  bouleversé! 
//  fait  beaucoup  de  choses  différentes  de  ma  propre  pensée,  mais 
toujours  géniales.  »  (A  Clara,  Leipzig,  20  mars  1840.)  «  Comme  je 
te  l'ai  dit,  Liszt  me  paraît  chaque  jour  plus  puissant.  Aujourd'hui,  il 
a  joué  chez  R.  Iiartel,  de  façon  à  nous  faire  frissonner  et  jubiler, 
des  Études  de  Chopin,  un  morceau  sur  Rossini,  et  beaucoup  d'autres 
choses  encore.  »  (A  la  même,  20  mars.)  Nous  avons  dit  plus  haut  son 
opinion  sur  Moschelès,  à  la  musique  duquel  il  dut  ses  premiers 
succès  de  pianiste,  en  jouant,  à  Heidelberg,  la  Marche  d'Alexandre; 
Hummel  était  aussi  son  modèle  (celui-ci  plus  vénérable  encore  par 
son  âge).  —  Il  écrit,  dans  une  lettre  au  pianiste  Simonin  de  Sire 
(Belgique),  le  8  février  1838  :  «  ...  Je  ne  vois  pas  figurer,  parmi  les 
auteurs  de  votre  bibliothèque,  Franz  Schubert,  Mendelssohn,  Ben- 
nett,  Adolphe  Henselt  et  Clara  Wieck.  Dans  celles  des  trois  pre- 
miers, il  y  a  certainement  plus  pour  les  musiciens  que  pour  les  pia- 
nistes; dans  celles  des  deux  derniers,  vous  trouverez  l'art  du  pia- 
niste poussé  jusqu'à  ses  plus  minutieux  détails,  comme  chez  Chopin 
et  Liszt.  »  William  St.  Bennett  (1816-1875),  auteur  de  4  concertos 
pour  piano,  de  sonates,  de  caprices,  de  rondos  et  d'ouvrages  divers, 
est  un  agréable  compositeur  en  qui  ses  compatriotes  ont  vu  le  créa- 
teur «  d'une  École  anglaise  ».  Le  bavarois  Ad.  Henselt  (1814-1889) 
est  un  de  ces  pianistes  qui  font  songer  à  Liszt  par  l'importance  atla- 


ROBERT    SCHUMANN  293 

chée  à  l'étendue  de  la  main:  le  legato  était  un  de  ses  principes 
favoris.  De  retentissants  succès  obtenus  à  Pétrograd  (1838)  le 
fixèrent  dans  cette  ville.  —  «  Stkphex  Heller  est  le  plus  intelligent 
compositeur  de  piano  parmi  ceux  qui  sont  en  vie;  il  me  semble  le 
connaître  comme  moi-même.  S'il  pouvait  seulement  s'éloigner  une 
fois  de  Paris  où  il  s'émiette  !  »  (Lettre  du  3  nov.  1848,  à  Laurens.) 

A  partir  de  1840.  Schumann,  célèbre  jusqu'alors  comme 
maître  du  piano,  parut  un  autre  homme.  Il  montra,  dans 
la  composition  vocale,  une  fécondité  qui  rappelle  celle  de 
Schubert.  La  même  année,  il  mit  en  musique  des  poésies  de 
Heine  (op.  24  et  48),  de  Geibel  (op.  29  et  30),  de  Chamisso 
(op.  31  et  42),  de  Kerner  (op.  35),  de  Reinick  (op.  36), 
de  Kùckert  (op.  37),  d'Eichendorf  (op.  39),  ce  qui,  avec  les 
duos  (op.  34  et  43),  et  quelques  autres  pièces,  fait,  d'après 
le  compte  d'un  critique,   138  Lieder. 

Aux  poètes  dont  les  vers  l'inspirèrent,  il  faut  ajouter,  pour  les 
compositions  vocales  avec  accompagnement  de  piano,  Lenau  (op.  90), 
Byron  (op.  95),  Goethe  (op.  98),  Marie  Stuart  (op.  135).  Ne  voulant 
pas  reproduire  un  catalogue,  nous  ne  donnons  pas  l'énumération  de 
ces  recueils,  au  nombre  de  50  environ,  qui  contiennent  de  2  à 
12  pièces.  Ils  sont  écrits  pour  une  voix  (op.  45,  49,  53,  64),  pour 
solo  et  chœur  [Lied  patriotique),  voix  de  femmes  (op.  114),  soprano 
et  ténor  (op.  34,  78),  baryton  (op.  47,  40,  117),  voix  mixtes  (op.  29), 
déclamation  et  piano  (les  deux  Ballades  de  l'op.  122). 

A  ces  compositions  s'applique  tout  ce  qui  a  été  dit  des 
petits  chefs-d'œuvre  écrits  pour  le  piano.  Elles  ont  une 
distinction,  une  légèreté  de  facture,  une  puissance  péné- 
trante de  sentiment,  une  élégance  originale,  un  charme 
d'intimité  qui  les  rendent  incomparables. 

Le  Lied  allemand,  représenté  par  des  milliers  de  com- 
positions, est  devenu  presque  aussi  important,  au  xixe  siè- 
cle, que  l'ancienne  Chanson  française  ;  une  des  preuves  de 
l'autorité  qu'il  a  prise  est  dans  ce  simple  fait  que  le  mot 
Lied  a  été  adopté  tel  quel,  comme  intraduisible,  dans  la 
plupart  du  pays.  Notre  «  chanson  »,  après  avoir  été  une 
œuvre  de  technique  supérieure  —  analogue  au  quatuor  à 
cordes  et  parfois  à  la  grande  cantate  —  était  revenue 
ensuite  à  la  monodie,  mais  avait  eu  presque  toujours  une 
expression  objective,  où  la  personnalité  du  musicien  a  peu 
de  part.  Le  Lied  est  une  œuvre  de  poésie,  d'imagination  et 


294  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

de  sentiment,  où  se  complaît  l'individualisme.  Son  lyrisme 
prend  souvent  la  forme  narrative  et  la  forme  dramatique; 
on  pourrait  même  dire  qu'à  beaucoup  d'égards  c'est  un 
genre  intermédiaire  entre  la  chanson  et  l'opéra  et  qu'il  a 
peut-être  arrêté,  en  les  attirant  à  soi,  beaucoup  de  com- 
positeurs allemands  en  voie  d'évolution  vers  le  théâtre. 
Schumann  est  le  maître  du  genre.  Karl  Lœwe (1796-1869), 
auteur  de  ballades  très  estimées  qui  parurent  dès  1824.  fut 
son  prédécesseur,  mais  non  son  modèle.  On  ne  saurait 
non  plus  lui  comparer  Robert  Franz  (1815-1892)  qui.  en 
1843,  fit  paraître  le  premier  cahier  de  ses  350  Lieder!  Le 
nom  de  Schubert.  —  celui  dont  on  pourrait  dire  comme  du 
berger-chanteur  dont  parle  le  poète  :  de  lait,  d'ambre  et  de 
miel  son  génie  est  formé,  —  s'impose  cependant  pour  un 
rapprochement.  L'auteur  du  Roi  des  Aulnes,  rompant  avec 
les  tendances  des  anciens  classiques,  avait  créé  ce  qu'on 
pourrait  appeler  l'accompagnement  «  concertant»,  d'impor- 
tance égale  à  celle  de  la  mélodie;  Schumann  n'eut  pas  de 
peine  à  suivre  des  modèles  qu'il  admira  toujours  profon- 
dément, car  sa  musique  de  piano  contient  déjà  toute  la 
poésie  des  Lieder  :  il  passa  de  la  composition  instrumen- 
tale à  la  composition  pour  chanl  accompagné,  non  en 
juxtaposant  deux  genres  différents,  mais  en  les  dégageant 
l'un  et  l'autre  de  la  même  pensée  initiale  et  en  faisant  du 
second  une  simple  extension  du  premier.  Ses  Lieder 
sont  supérieurs,  pour  la  plupart,  à  ceux  de  Schubert;  ils 
sont  exempts  d'un  vague  défaut  qu'on  pourrait  reprocher 
à  beaucoup  de  ces  derniers  :  une  facilité  un  peu  molle; 
ils  partent  d'une  main  plus  artiste,  ils  ont  une  grâce  plus 
rare,  et  —  sauf  plusieurs  cas  où  toute  comparaison  serait 
vaine  —  un  pouvoir  d'émotion  plus  troublant.  Une  très 
simple  formule  de  quelques  notes  suffit  à  l'organisation 
d'un  parfait  chef-d'œuvre  :  tel  cet  accompagnement  du 
Noi/er,  qui  semble  fait  avec  un  souffle  de  printemps.  Une 
goutte  d'eau  peut  refléter  le  ciel;  de  même  un  Lied  de 
deux  ou  trois  pages  peut  contenir  toute  la  poésie  dont  la 
musique  est  capable.  Comme  Schubert,  et  sans  avoir  plus 
que  lui  de  vocation  pour  le  théâtre,  Schumann  a  écrit  des 
modèles  d'expression  très  dramatique,  par  la  justesse  de  la 
déclamation  et  l'art  de  condenser  tout  un  ordre  de  senti- 


ROBERT    SCHUMANN  295 

ments  et  d'idées.  Là,  comme  dans  les  Kinder scenen,  il  se 
montre  grand  poète  en  de  petits  tableaux  :  et  sa  légèreté, 
sa  sobriété  d'éloquence,  son  goût  délicieux,  semblent 
réunir  des  qualités  latines  à  la  profondeur  du  génie  alle- 
mand. 


Un  certain  nombre   de    compositions  vocales  sont  a   capella  :  les 

4  recueils  de  Romances  et  ballades  (op.  67,  75,  145,  146);  les  Lieder 
pour  chœur  à  4  voix  d'hommes  (op.  33,  62),  les  ritournelles  en  forme 
canonique  (op.  65),  les  4  chants  pour  double  chœur  (op.  141),  les 
6  lieder  et  les  4  chants  pour  chœur  mixte  (op.  55  et  59).  Quelques 
recueils    ont     un    accompagnement    instrumental    ad    libitum.    '.    les 

5  chants  de  chasse  (avec  4  cors);  l'op.  93,  pour  double  chœur 
d'hommes,  avec  orgue;  les  2  recueils  de  romances  pour  voix  de 
femmes  (avec  piano,  op.  69  et  91).  —  Les  pièces  manuscrites  de 
la  collection  Ch.  Malherbe,  aujourd'hui  au  Conservatoire  de  Paris, 
sont,  de  toutes  façons,  des  esquisses  souvent  à  l'état  de  brouillon, 
dont  la  lecture  est  difficile. 

Les  duos  sont  moins  connus  que  les  Lieder  monodiques.  Dans  un 
répertoire  où  l'on  hésite  à  choisir,  je  signalerai  l'opus  34  (Leipzig, 
1840)  formé  de  quatre  pièces  :  Liebesgarten,  Liebhabers  Standchen, 
Untem  Fensler  et  Familien-Gemdlde,  sur  les  paroles  de  Reinick, 
Burns  et  Grùn.  —  Par  un  jour  d'automne,  grand-père  et  grand'- 
mère  sont  assis  dans  un  jardin.  Des  fiancés  passent  et  échangent 
avec  qux  un  muet  regard  de  sympathie.  Tout  auprès,  le  bruit  d'un 

ruisseau,    une    feuille  jaunie    qui  tombe   d'un  arbre Cela    suffit  à 

Schumann  pour  composer  un  tableau  d'où  se  dégage  une  poésie 
calme,  profonde,  et  pour  donner  l'impression  de  «  l'aile  invisible  du 
temps  »  effleurant  à  la  fois  ceux  qui  songent  doucement  au  passé  et 
les  jeunes  à  qui  l'avenir  sourit.  L'accompagnement  a  ceci  de  remar- 
quable qu'à  la  fin  des  parties  vocales  il  se  prolonge  en  une  sorte 
d'épilogue  qui  reprend  et  accentue  le  sentiment  dont  cette  idylle  est 
comme  baignée.  Les  pièces  de  l'op.  78  (écrit  en  1849)  ne  sont  pas  moins 
belles  :  Berceuse  pour  un  enfant  malade.  Je  pense  à  toi  (une  des 
inspirations  les  plus  fines  du  poète  musicien),  Lui  et  Elle  et  le  Tanz- 
lied.  Ce  dernier  est  un  bijou  rare.  Très  éloigné  de  la  forme  banale 
qu'ont  habituellement  les  morceaux  de  ce  genre,  il  est  à  la  fois  sen- 
timental, descriptif  et  dramatique.  Dans  la  partie  vocale,  Schumann 
associe  l'expression  de  deux  sentiments  opposés  :  l'amour  instinctif 
du  mouvement  rythmé  et  des  joyeux  ébats  ;  l'antipathie  du  second 
personnage  —  par  secrète  jalousie  d'amour  —  pour  ces  mêmes  jeux 
qui  détruisent  l'intimité  du  bonheur  et  font  que  la  jeune  fille  qui  danse 
est  à  tout  le  monde.  L'accompagnement  se  joue  en  de  souples  ara- 
besques; c'est  une  merveille  de  grâce  légère  :  on  dirait  un  bas-relief 
très  animé  au-dessous  d'une  statue  de  la  Jeunesse  en  marbre  de 
Paros —  (J'ai  publié  ces  deux  pièces,  avec  traduction  française  des 
paroles,  dans  mon  Anthologie  chorale,  chez  Heugel.) 


296  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

Dans  cette  seconde  période  de  sa  vie,  Schumann  attei- 
gnit aux  plus  hauts  sommets  de  l'art,  le  quatuor  à 
cordes,  le  poème  symphonique,  la  symphonie.  En  1841, 
il  écrivit  la  symphonie  en  si  bémol,  op.  38,  accueillie 
avec  plus  de  faveur  que  les  suivantes,  à  Leipzig,  sous  la 
direction  de  Mendelssohn  ;  la  symphonie  en  ré  mineur, 
qui  parut  remaniée,  en  1851,  avec  le  numéro  IV;  etl'op.  25, 
appelé  d'abord  Sinfonietta,  comprenant  une  ouverture,  un 
scherzo  et  un  finale,  sans  adagio.  La  2e  symphonie  en  ut 
majeur,  op.  61,  est  de  1846;  la  3e,  en  mi  bémol  majeur, 
op.  97,  de  1851.  Ses  relations  d'amitié  avec  Mendelssohn, 
sa  découverte  à  Vienne  de  la  Symphonie  de  Schubert  en 
ut,  l'éclat  des  concerts  du  Gewendhaus,  enfin  son  propre 
génie,  portèrent  l'auteur  des  Papillons  et  des  Amours  du 
poète  à  la  composition  pour  grand  orchestre. 

Certains  critiques  ont  prétendu  qu  il  faisait  en  cela  une 
entreprise  un  peu  au-dessus  de  ses  forces  : 

«  Il  faut  toujours  s'attendre  à  trouver  des  parties  faibles  dans  ses 
œuvres,  quand  elles  ont  de  vastes  proportions.  »  (Saint-Sahms,  Har- 
monie et  Mélodie.)  Wasilewski  signale  des  «  défauts,  dus,  dans  une 
large  mesure,  à  l'ignorance  de  la  théorie  ».  Fétis  reprochait  à  Schu- 
mann d'avoir  «  dédaigné  la  forme  »  (!).  M.  Lavignac  relève  dans 
Schumann  de  «  nombreuses  incorrections  »  (!!).  Enfin  un  professeur 
du  Conservatoire  disait  à  un  de  ses  élèves  en  montrant  les  sympho- 
nies :  <c  Ceci,  c'est  du  poison  ».  (Henri  Maréchal,  Paris,  1907,  p.  258.) 

La  première  de  ces  critiques  pourrait  seule  être  prise  en 
considération  :  encore  n'a-t-elle  pas  une  portée  générale. 

Les  trois  quatuors  à  cordes  de  Schumann  (op.  41,  1842) 
sont  dédiés  à  Mendelssohn;  ils  ont  les  qualités  que 
celui-ci  a  montrées  (sauf  peut-être  son  op.  80,  en  fa 
mineur,  qui  est  exceptionnel  par  le  pathétique)  :  la  clarté, 
la  simplicité,  la  grâce  sereine  de  Mozart,  mais  non  sans 
attester  l'influence  des  derniers  quatuors  de  Beethoven,  soit 
par  certaines  formes  de  style,  soit  par  le  caractère  de 
l'expression.  Dans  l'adagio  du  quatuor,  en  fa  majeur,  semble 
passer  lame  de  Beethoven  :  on  a  pu  le  comparer  à  l'adagio 
de  même  ton  {la  bémol)  du  quatuor  op.  127,  a  l'andante 
du  premier  finale  de  Fidelio,  au  2e  mouvement  de  la  Sonate 
en  mi  mineur,  op.  90.  Le  sentiment  qui  domine  ces  trois 
ouvrages     est    celui    du    bonheur    conquis  par   l'amour    et 


ROBERT    SCHUMANN  297 

remplissant  une  âme  de  poète.  La  partie  qui  autoriserait 
quelques  réserves  au  point  de  vue  de  la  construction 
technique  est  le  premier  mouvement,  où  les  thèmes  ne 
sont  pas  développés  avec  assez  d'ampleur.  Dans  le  quintette, 
op.  44,  qui  est  de  la  même  année.  Schumann  montre  ses 
habituelles  qualités  de  pensée  et  de  sentiment,  avec  une 
application  visible,  —  au  risque  de  donner  vaguement  l'im- 
pression qu'il  sort  un  peu  de  son  domaine,  —  à  construire 
une  œuvre  régulière  d'après  un  plan  classique.  La  première 
partie,  avec  son  allure  franche,  ses  thèmes  d'expression 
pénétrante  (dont  l'un  se  retrouve  dans  le  charmant  duo  sur 


la  Danse)  et  ses  développements  esquissés,  est  de  forme  men- 
delssohnienne.  Il  y  a  comme  un  souvenir  de  Beethoven 
dans  l'emploi  de  formules  très  simples  (l'accord  arpégé  d'ut 
mineur  au  début  de  la  Marche,  la  gamne  de  mi  bémol 
majeur  servant  de  thème  au  Scherzo,  le  thème  de  l'Allégro 
final),  où  paraissent  des  réminiscences  et  de  libres  imitations 
du  premier  mouvement. 

La  musique  de  chambre  de  Schumann  fait  une  grande  place  au 
piano.  Elle  comprend  le  quatuor  avec  piano  (op.  47),  la  Fantaisie 
pour  clarinette  et  piano  (op.  63)  ;  l'Adagio  et  Allegro  pour  cor  ou 
violoncelle  et  piano  (op.  70)  ;  les  trois  trios  avec  piano  (op.  73,  80,  110)  ; 
les  Pièces  fantastiques  pour  piano,  violon  et  violoncelle  (op.  88); 
les  3  Romances  pour  hautbois  et  piano  (op.  94);  les  5  pièces  pour 
violoncelle  et  piano  (op.  102);  les  2  Sonates  pour  piano  et  violon 
(op.  105  et  121)  ;  les  Màrchenerzàhlungen  (contes  de  fées)  pour  piano, 
violon  et  alto —  La  première  pièce  de  ce  dernier  recueil  mérite 
particulièrement  le  nom  de  chef-d'œuvre.  C'est  un  récit  d'allure 
merveilleuse,  mais  calme,  d'une  grande  unité  d'intérêt  et  d'une 
expression  pénétrante.  Récit  de  quoi?  sur  quel  sujet?  avec  quels  per- 
sonnages? Impossible  de  le  dire;  et  pourtant  la  musique  est  dune 
clarté  parfaite  ! 

Les  autres  compositions  de  Schumann  pour  chœur,  soli  et  orchestre 
appartiennent  au  genre  de  la  ballade  romantique.  —  On  peut  y  joindre 
une  Missa  sacra  avec  orchestre,  op.  147. 

La  véritable  originalité  de  Schumann  ne  doit  pas  être  cher- 
chée dans  toutes  ses  Ballades  pour  chœur,  soli  et  orchestre. 


208  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

Le  Fils  du  roi,  op.  116,  V  Anathètne  du  chanteur,  op.  139, 
le  Page  et  la  fille  du  roi,  et  le  chœur  pour  voix  d'hommes, 
le  Bonheur  de  V  «  Edenhall  »,  op.  143,  sont  inspirés  par 
des  poésies  d'Uhland  et  de  Geibel,  qui  sans  doute  devaient 
attirer  l'esprit  romantique  d'un  compositeur  allemand; 
mais  au  lieu  de  traiter  ces  poèmes  selon  la  méthode  pra- 
tiquée par  Schubert  dans  le  Roi  des  Aulnes  et  par  Lœwe, 
Schumann  les  divise  en  morceaux  distincts,  comme  de 
petits  opéras,  si  bien  qu'il  supprime  le  mouvement  du  récit, 
son  allure  fantastique,  son  caractère  merveilleux  toujours 
présent  à  l'esprit  du  lecteur,  en  un  mot  son  unité.  Ainsi 
F  Anathètne  du  chanteur,  musicalement  assez  faible, 
ressemble,  comme  composition,  à  une  cantate  banale  plus 
qu'à  une  ballade.  On  y  trouve  une  jolie  «  chanson  pro- 
vençale »,  n°  4  (où  le  poète  reconnaît  que  l'art  des  Minne- 
sànger  vient  de  la  Provence). 

Dans  une  lettre  à  II.  Verhusst  (19  juin  1843),  Schumann 
montre  une  prédilection  marquée  pour  le  Paradis  et  la 
Péri,  qu'il  considère  comme  «  son  travail  le  plus  grand, 
et,  il  l'espère,  le  meilleur  ».  Dès  la  première  ligne  de 
l'introduction,  et  jusqu'au  chœur  final,  on  trouve  dans  cette 
œuvre  le  poète  rêveur,  élégant  et  délicat,  dont  le  langage 
est  comme  la  fine  émanation  d'une  sensibilité  attendrie  et 
d'une  pensée  de  rêve;  lui  seul  était  capable  de  manier  un 
rythme  comme  celui  dont  il  s'est  servi  dans  le  chœur  des 
Houris  (n°  18)  sans  tomber  dans  la  banalité.  Le  défaut 
est  peut-être  dans  l'absence  de  contrastes  suffisamment 
accusés.  De  façon  presque  continue  règne  la  mélodie;  c'est 
de  la  musique  comme  en  chanteraient  les  anges  de  Botti- 
celli,  s'ils  étaient  doués  de  voix;  il  en  résulte  une  certaine 
monotonie. 


La  Péri  est  un  ange  déchu  qui,  sur  la  terre,  a  la  nostalgie  du  ciel. 
L'accès  au  séjour  bienheureux  lui  sera  rendu,  si,  en  cherchant  parmi 
les  hommes,  elle  trouve  l'offrande  qui,  pour  le  ciel,  est  la  plus  pré- 
cieuse et  la  plus  agréable.  La  Péri  offre  d'abord  quelques  gouttes 
du  sang  versé  par  un  héros  qui  a  combattu  pour  la  liberté;  puis  les 
derniers  soupirs  d'une  vierge  qui,  par  pur  amour,  a  voulu  partager 
la  mort  de  son  fiancé.  La  dernière  offrande  est  seule  décisive  :  ce 
sont  les  larmes  d'un  pécheur  repentant.  Cette  sorte  d'oratorio 
profane  est  divisé  en  trois  parties  dont  les  scènes  sont  reliées,  selon 


ROBERT    SCHUMANN  200 

l'usage,  par  des  récils.   La   plus  pathétique,  et  la  plus  riche,  musica- 
lement, est  la  première  scèue  (la  guerre). 

Faust  et  Manfred  sont,  avec  le  Paradis  et  la  Péri,  au 
premier  rang  clans  cette  dernière  catégorie  de  compo- 
sitions. Faust,  est  divisé  en  trois  parties.  La  première 
débute  par  la  scène  du  jardin;  on  voit  ensuite  Marguerite 
priant  «  devant  l'image  de  la  mère  des  sept  douleurs  », 
puis  à  l'église,  torturée  par  le  mauvais  Esprit  qui  lui 
reproche  la  mort  de  sa  mère.  La  deuxième  partie  a  trois 
scènes  :  Ariel  et  les  Elfes  berçant  le  sommeil  de  Faust 
dans  la  campagne,  le  réveil  de  Faust  saluant  le  lever  du 
jour;  l'apparition,  a  minuit,  des  quatre  sorcières,  —  le 
Souci,  la  Misère,  la  Dette,  le  Besoin;  —  la  mort  de  Faust. 
La  dernière  partie  est  consacrée  à  la  réhabilitation  de  Faus.t 
et  de  Marguerite  et  à  leur  entrée  dans  le  ciel,  après  les 
chants  mystiques  du  Pater  extaticus,  du  Pater  profundus, 

du    Pater   seraphicus,    etc Schuman n    s'adapte    à    ces 

diverses  situations,  comme  un  musicien  consciencieux  suit 
un  livret  d'opéra;  mais  l'impression  générale  laissée  pat- 
cette  œuvre  est  que  les  paroles  du  poème  sont  une  limite 
et  presque  une  contrainte  pour  son  génie,  beaucoup  plus 
qu'une  occasion  d'exprimer  sa  personnalité  dans  un  roman- 
tisme à  toutes  voiles.  Le  Faust  ne  saurait  accompagner  une 
représentation  du  drame  de  Gœthe;  c'est  pourtant  un  travail 
d'illustration  analogue  à  celui  qu'ont  fait  certains  compo- 
siteurs pour  quelques  pièces  de  théâtre.  La  pensée  y  est  un 
peu  lente,  et  le  style  un  peu  froid;  l'unité  de  l'inspiration 
n'apparait  pas.  Telles  pièces  brèves  des  Kreisleriana  ou 
des  Fantasiestiïcke  traduisent  mieux  que  cette  grosse 
partition  la  psychologie  profonde  et  l'agitato  douloureux 
d'un  pareil  sujet.  La  page  la  meilleure  est  peut-être  la  scène 
du  jardin,  le  duo  entre  Faust  attendri  et  Marguerite  inter- 
rogeant ingénument  la  fleur  qu'elle  effeuille.  Schumann  y 
montre  la  même  élégance  et  la  même  «  intimité  »  que 
dans  ses  Lieder.  Berlioz  est  moins  retenu,  plus  agressif 
et  plus  en  dehors,  supérieur  en  somme.  Son  Faust  est 
une  fresque  flamboyante.  (Celui  de  Liszt  pourrait  être 
comparé  à  une  grande  toile  décorative;  celui  de  Schu- 
mann  a   une   série   de    tableaux   très    distingués;    celui   de 


300  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

Wagner,  à  un  dessin  de  maître.  Celui  de^Spohr  ne  compte 
plus.) 

Différent  à  tous  égards,  malgré  la*  parenté  des  sujets, 
est  Manfred  (op.  115),  caractérisé  d'abord  par  une  sym- 
pathie plus  étroite  entre  la  pensée  réelle  de  Schumann  et 
celle  de  Byron.  Nous  savons  par  divers  témoignages  que 
le  compositeur  s'était  reconnu  dans  le  personnage  dont  il 
avait  à  donner  une  expression  musicale,  et  qu'il  s'identifiait 
involontairement  à  lui.  «  Jamais,  écrit-il,  je  ne  me  suis 
consacré  à  une  œuvre  avec  autant  d'amour  et  de  puis- 
sance. »  —  «  Toute  ma  vie,  dit-il  à  sa  mère,  a  été  une 
lutte  entre  la  poésie  et  la  prose.  »  (Lettre  du  30  juillet  1830.) 
—  A  Dusseldorf,  d'après  le  récit  de  son  élève  Albert 
Dietrich,  lorsqu'il  lut  à  des  amis  le  poème  du  poète 
anglais,  il  fut  arrêté  dans  sa  lecture  par  une  émotion 
irrésistible.  Ecrit  pour  accompagner  une  représentation 
au  théâtre,  Manfred  est  une  œuvre  de  grand  style  avec  des 
images  musicales,  parfois  très  brèves,  formant  mélodrame 
pendant  la  déclamation  de  l'acteur.  Largement  déve- 
loppée, l'ouverture  a  une  poésie  pathétique  où  la  richesse 
des  idées  s'allie  à  une  grande  unité  d'expression  :  les  des- 
sins mélodiques,  la  variété  des  rythmes,  le  tlot  mouvant 
des  modulations  lui  donnent  une  vie  intense  et  dramati- 
que. Schumann  semble  régner  dans  son  domaine  propre 
en  traduisant  les  combats  intérieurs  de  l'âme,  ses  incer- 
titudes, ses  révoltes  de  fierté,  ses  aspirations  éperdues; 
mais,  sans  jamais  incliner  vers  un  réalisme  incohérent  ou 
bizarre,  sa  composition  garde  le  mouvement  d'un  art  à  la 
fois  instinctif  et  inspiré  ;  elle  est  d'un  accent  profond  et, 
pour  la  conduite  du  discours,  d'une  beauté  achevée.  Dans 
la  suite  de  la  partition  (15  numéros)  cette  poésie  musicale 
devient  fragmentaire;  elle  se  concentre,  pour  les  illustrer 
par  de  fines  images,  sur  quelques  épisodes  de  l'action  ou  des 
idées  de  choix.  Dans  le  numéro  2  (un  génie  se  manifestant 
sous  les  traits  d'une  belle  femme),  on  retrouve  la  main 
qui  a  écrit  les  «  Scènes  d'enfants  »;  le  numéro  6,  —  appa- 
rition de  la  Fée  des  Alpes,  —  rappelle,  par  sa  fluidité 
aérienne,  cette  musique  des  Elfes  où  Mendelssohn  a 
excellé Les  plus  belles  pages  sont  consacrées  à  l'évo- 
cation  poignante   d'Astarté.   Au   poète-musicien,    quelques 


ROBERT    SCHUMANN 


301 


mesures  suffisent  pour  exprimer  la  tendresse  suppliante  de 
Mani'red  : 


SSâ 


PP  (Violons  en  sourdine) 


i  g  *  m 


33 


O*^*- 


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S 


il 


MANFRED:0\l\  parle,  Astarté! 
ma  bien-airaée.  parle-moi!  etc. 

r?\ 


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2 


Les  paroles  a  Je  t'ai  appelée  dans  la  /mi/  silen- 
cieuse, etc...  »  sont  accompagnées  d'une  musique  simple, 
recueillie,  dont  l'éloquence  est  déchirante.  Comme  chef- 
d'œuvre  de  poésie  pénétrante,  de  vérité  et  d'art,  le  Manfred 
de  Schumann  peut  être  comparé  à  V Artésienne  de  Bizet. 
Dans  le  style,  on  trouve  un  assez  grand  nombre  de  ces  dis- 
sonances qui  scandalisaient  l'oreille  de  Spohr;  elles  sont 
d'une  justesse  d'expression  et  d'une  grâce  singulières. 
Qu'importe  le  reste!  comme  dit  Berlioz,  dans  son  traité 
d'instrumentation,  «  cent  vieillards,  eussent-ils  cent  vingt 
ans  chacun,  ne  sauraient  nous  faire  trouver  laid  ce  qui  est 
beau  ». 

Les  compositions  moins  importantes  dans  ce  groupe,  sont  :  le 
Lied  de  VAve?it,  op.  71  ;  le  Chant  des  adieux,  op.  84  avec  instrument 
à  vent  ou  piano;  le  Beaaiem  de  Mignon,  op.  98;  le  Lied  du  nouvel 
an,  op.  114. 

Il  est  certain  que  Schumann  ne  s'est  pas  montré  toujours 
complètement  maître  de  cet  art  du  développement  qui 
constitue  un  des  plus  grands  intérêts  de  la  symphonie; 
et  le  point  faible  de  toute  sa  musique  d'orchestre,  c'est 
peut-être  qu'au  lieu  de  penser,  si  l'on  peut  dire,  instru- 
mentalement,  en  s'inspirant  comme  Weber  et  comme  Ber- 


302 


LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 


lioz,  du  langage  qui  esl  propre  à  la  clarinette,  à  l'alto,  au 
cor  anglais,  aux  cuivres,  etc.,  il  a  l'air  de  transcrire  pour 
l'orchestre  une  œuvre  d'abord  conçue  pour  le  piano.  S'il 
ne  pouvait  égaler  Beethoven,  il  mérite  cependant,  malgré 
ses  «  lacunes  »,  une  place  d'honneur  tout  à  côté  de  lui. 

On  ne  sent  pas  dans  ses  symphonies,  comme  il  arrive 
dans  certaines  œuvres  médiocres,  la  lutte  de  la  pensée 
contre  les  cadres  qu'elle  doit  remplir;  on  a  l'impression 
d'un  génie  qui  conserve  toute  sa  spontanéité  dans  le  genre 
sublime.  Schumann  emprunte  à  Beethoven  le  procédé  qui 
consiste  à  exposer  une  idée  principale  en  Andnnlc  maes- 
toso,  puis  à  la  lancer  en  Allegro  çivace;  et  quand  cette 
dernière  allure  est  prise,  comme  tout  est  net  et  fier,  éner- 
gique, bien  d'aplomb  et  allant  \  Une  puissance  d  enthou- 
siasme et  d'allégresse  noble  nous  soulève  avec  lui  et  nous 
emporte  sur  les  ailes  du  rythme  dans  les  plus  hautes 
régions.  Au  début  du  finale  de  la  symphonie  en  ré,  il 
semble  que  les  portes  du  ciel  s'ouvrent  toutes  grandes  pour 
une  réception  solennelle  des  héros  de  l'humanité.  Dans 
ces  symphonies  s'expriment  les  formes  les  plus  variées  de 
la  pensée  :  la  fougue  impérative  et  hautaine,  le  recueille- 
ment religieux,  les  aspirations  mystiques  de  rame,  la  ten- 
dresse, et,  pour  tout  résumer  d'un  mot,  la  poésie. 

Dans  ces  phrases  d'une  ligne  si  gracieuse,  il  y  a  comme 
des  vagues  de  sentiment  qui  se  soulèvent.  Nous  retrou- 
vons partout  le  Schumann  poète;  particulièrement  dans  le 
Larghetto  et  la  Coda  du  scherzo  de  la  symphonie  en  si 
bémol;  dans  le  2e  trio  du  scherzo  et  dans  l'Adagio  de  la 
symphonie  en  ut;  dans  le  3e  mouvement  de  la  symphonie 
en  mi  bémol  ;  dans  le  trio  du  Scherzo  et  dans  les  broderies 
ajoutées  à  la  romance  mélancolique  de  la  symphonie  en  ré. 
Nous  retrouvons  même,  çà  et  là,  le  Schumann  miniaturiste, 


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HOnKHT    SCHUMANN 


303 


et  encore  de  l'humour,  de  la  coquetterie,  du  badinage  à  la 
Mozart  : 


^£=ffcf=qfc^^^ 


La  symphonie  en  mi  bémol,  malgré  de  très  belles  par- 
ties, est  un  peu  inférieure  aux  autres,  en  raison  d'une 
certaine  monotonie  dans  la  solennité  et  dune  inspiration 
moins  nette. 

Le  3  novembre  1848,  Schumann  écrivait  à  Laurens, 
secrétaire  de  la  Faculté  de  Médecine,  à  Montpellier  :  «  A 
l'avenir,  je  compte  consacrer  mes  forces  à  la  musique 
d'opéra  ».  Après  avoir  songé  à  divers  sujets  (Ifamlet,  Doge 
et  Dogaresse,  Mokanna  le  Corsaire,  Sakuntala,  etc...),  il 
venait  d'achever  sa  Genoveva,  dont  il  avait  écrit  le  livret 
d'après  Tieck  et  Hebbel  et  dont  il  dirigea  lui-même  l'exé- 
cution à  Leipzig,  le  25  juin  1850.  Il  était  très  content  de 
son  œuvre,  en  dépit  des  critiques;  elle  n'eut  que  trois 
représentations,  et  ne  put  prendre  sa  revanche  à  Weimar. 
malgré  les  efforts  de  Liszt.  Pas  plus  que  Schubert,  Schumann 
n'avait  ce  qu'il  faut  pour  le  théâtre.  Ses  ouvertures  pour 
Hermann  et  Dorothée,  la  Fiancée  de  Messine,  Jules  César 
(1851)  montrent  cependant  que  l'opéra  le  tentait. 

En  lui,  le  caractère  de  l'homme,  sinon  le  génie  du 
musicien,  fut  fonction  d'un  état  physiologique  dont  on  ne 
peut  qu'indiquer  quelques  effets.  Dès  l'automne  de  1833, 
Schumann  était  sujet  à  des  irritations  nerveuses,  à  des 
hallucinations  de  l'ouïe,  à  des  phobies  qui  devinrent 
alarmantes.  D'après  un  témoignage  de  Wasilewski,  il  lut 
quelque  temps  hanté  de  l'idée  que  les  tables  tournantes 
«  savaient  et  disaient  tout  ».  Dans  la  lettre  à  Clara  du 
11  février  1858,  dont  j'ai  déjà  donné  un  extrait  et  qui 
ressemble  à  une  confession  générale,  il  écrit  : 

o 

«  Dans  la  nuit  du  17  au  18  octobre  1833,  il  me  vint  la  plus  épouvan- 
table pensée  que  puisse  concevoir  une  créature  humaine,  le  plus 
épouvantable  châtiment  que  puisse  infliger  le  ciel  :  la  crainte  de 
perdre  [a  raison!  Cette  horrible  pensée  s'empara  de  moi  avec  une 
telle  violence,  que  je   repoussai  toute  consolation,  toute  prière.  Cette 


304  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

angoisse  me  suivait  en  tout  lieu!  Je  ne  respirais  plus,  à  l'idée  que 
s  il  en  était  ainsi,  tu  ne  pourrais  plus  penser  à  moi.  Clara,  celui  qui 
a  souffert  un  tel  écrasement  ne  connaît  plus  aucune  peine,  aucune 
maladie,  aucun  désespoir  !  Poussé  par  cette  poignante  émotion,  je 
courus  chez  un  médecin  auquel  je  confiai  tout  :  que  souvent  je  sen- 
tais tout  bon  sens  m'abandonner;  que  je  ne  savais  jusqu'où  pourrait 
m'entraîner  cette  souffrance;  que,  dans  cet  état  de  déprimante  irres- 
ponsabilité, je  pourrais  peut-être  en  finir  avec  la  vie Cher  ange  du 

ciel,  ne  l'effraie  pas,  mais  écoute  !  Le  médecin  me  rassura  affectueu- 
sement et  finit  par  me  dire,  avec  un  sourire  :  «  La  médecine  n'a  rien 
à  faire  ici;  choisissez-vous  une  femme  :  c'est  elle  qui  vous  guérira. 
...  Alors  parut  Ernestine....  » 

Il  y  a  là  sans  doute  un  argument,  à  l'aide  duquel  l'ancien 
fiancé  d'Ernestine  voulait  expliquer  pourquoi  son  amour  pour 
Clara  lut  coupé  par  un  autre  engagement  éphémère;  mais 
Schumann,  hélas  !  est  véridique.  Ici  encore,  c'est  une  âme 
qui  se  montre  à  nu.  Dans  une  lettre  du  3  décembre  1849,  il 
écrit  à  F.  Hiller  qu'il  répugne  à  se  rendre  à  Dusseldorf 
parce  qu'il  y  a  dans  cette  ville  une  maison  de  fous,  et 
qu'il  doit  «  éviter  toutes  les  impressions  mélancoliques  ». 
La  fin  de  sa  vie  fait  songer  à  celle  de  Beethoven.  Le 
27  lévrier  1854,  il  partit  brusquement  de  chez  lui  et  alla 
se  jeter  dans  le  Rhin.  Des  bateliers  le  sauvèrent;  il  fallut 
l'interner  dans  la  maison  de  santé,  près  de  Bonn  :  là 
mourut,  le  25  juillet  1856,  le  poète-musicien  dont  l'œuvre 
fait  honneur'  à  l'histoire  de  l'esprit  humain.  Beethoven 
frappé  de  surdité,  Schumann  fou  à  trente-huit  ans  :  pour- 
quoi cette  hostilité  de  la  nature  contre  ses  plus  beaux 
ouvrages?  Quels  insondables  mystères   pour  la  pensée!... 


Bibliographie. 

Sur  Mendelssohn  :  les  Œuvres,  éditées  par  Julius  RiETZ,  compositeur  et 
chef  d'orchestre,  qui  fut  l'ami  de  l'auteur  (Breitkopf  et  H.,  1874-1877). 

Sur  Clara  Schumann  :  W.  Kleefeld  :  Clara  Schumann  (Bielefeld,  1910, 
in-10,  iv-135  p.).  —  Berthold  LitzmaNN  :  Clara  Schumann  (Leipzig,  1902-8, 
3  vol.  in-8°).  ' 

Sur  Robert  Schumann  :  Clara  Schumann  :  Gesammelte  Schr.  iïber  Musik 
und  Musiker,  de  Robert  Schumann  (4e  éd.  par  G.  Jansen,  1891,  2  vol.)  et 
les  Jugendbriefe  du  même  (1885).  —  Jansen  (1904),  Gensel  (1892),  Storck 
(1896)  ont  publié  les  autres  correspondances  de  R.  S. —  Wasilewski  (1858), 
H.  Erler  (1887),  H.  Riemann  (id.),  Louis  Schneider  et  Maréchal  (1905) 
ont  écrit    la    biographie  du  compositeur.    —  A   citer  parmi   les    ouvrages 


ROBERT    SCHUMANN  305 

critiques,  ou  étudiant  la  biographie  et  les  œuvres  :  S.  Bagge  :  R.  Sch.  et 
les  Scènes  de  Faust  (1879);  Waldersee,  Le  Manfred  de  Schumann  (1880); 
F.-G.  Jansen,  Les  Davidsbùndler  (1883).  —  Mme  Marguerite  d'Albert  : 
Robert  Schumann,  son  œuvre  pour  piano  (Paris,  1904,  202  p.  in-16).  —  Jean 
Ghantavoine  :  Musiciens  et  poètes  (Paris,  1912).  —  A.  Gozanet  (Jean 
d'Udine)  :  Petites  lettres  pour  la  jeunesse  sur  le  Jugend- Album  de  Schu- 
mann (Paris,  s.  d.,  91  p.  in-16).  —  Fernand  Gregh  :  Élude  sur  l'ictor 
Hugo,  suivie  de  pages  sur  Verlaine,  V humanisme,  Schumann  (Paris,  1905, 
in-12).  — Jean  Hubert  :  Autour  d'une  sonate;  étude  sur  Robert  Schumann 
(Paris,  1898,  77  p.  in-8°).  —  Camille  Mauclair  :  Schumann  (Paris,  1906, 
124  p.  in-S°,  Collection  des  musiciens  célèbres).  —  Raymond  Duval  : 
L'Amour  du  poète  de  Schumann-Heine  (Riiista  musicale  italiana,  t.  VIII, 
Turin,  Bocca,  1901). 


Combakieu.  —  Musique,  ill.  -0 


CHAPITRE    XIV 

RICHARD  WAGNER 

Point  de  vue  qui  sera  adopté  pour  parler  de  son  théâtre.  —  Résumé  de 
sa  vie.  —  Le  caractère  de  l'homme,  d'après  sa  correspondance  avec  Liszt. 
—  Détresse  de  Wagner;  ses  sentiments  et  ses  idées;  impatience  d'un  révo- 
lutionnaire mal  compris;  son  mépris  pour  l'art  allemand.  —  Les  premiers 
opéras  de  Wagner.  —  Composition  de  la  Tétralogie.  —  Opéra  et  drame; 
critique  de  l'ancien  opéra  ;  théorie  nouvelle.  —  Comment  Wagner  a  suivi 
son  système.  —  Les  beautés  lyriques  et  descriptives  de  son  oeuvre.  —  Les 
Maîtres  Chanteurs.  —  Tristan  et   Yseult.  —  Parsifal. 

Richard  Wagner  est  le  plus  grand  musicien  que  l'Alle- 
magne ait  produit  depuis  Beethoven,  et,  après  Berlioz, 
(exception  laite  de  quelques-uns  de  nos  contemporains), 
le  musicien  le  plus  révolutionnaire  du  xixe  siècle.  Son  anti- 
pathie pour  les  Italiens  et  les  Français  n'eut  d'égale  que 
son  aversion  pour  l'art  allemand  qu'il  considérait  comme 
«  tomhé  dans  une  profonde  dégradation  ».  Il  avait  un  parlait 
mépris  pour  la  Kulôur;  rien  ne  lui  paraissait  plus  odieux 
que  l'Allemand  homme  de  lettres  et  bel  esprit.  Tout  en  lui 
lut  énorme  :  l'esprit  critique  et  l'esprit  créateur,  le  lyrisme 
et  le  goût  de  la  spéculation  dans  toutes  les  sciences  morales, 
l'exaltation  du  sentiment  «  nationaliste  »  et  le  désir  de 
dominer  le  monde,  la  patience  dans  un  très  méthodique 
travail,  l'intransigeance  devant  tous  les  obstacles,  l'exploi- 
tation tyrannique  de  l'amitié,  l'orgueil,  —  et  le  génie. 
Son  influence,  dans  la  seconde  partie  du  xixe  siècle,  a  été 
très  grande  et  s'est  étendue  jusqu'il  la  musique  purement 
instrumentale.  Sur  plusieurs  points,  elle  fut  excellente; 
sur  d'autres,  regrettable.  Par  un  renversement  très  fâcheux 
des  tendances  artistiques  propres  à  deux  peuples  diffé- 
rents, elle   a   fait  naître  chez   certains   imitateurs  français 


RICHARD    WAGNER  307 

de  l'art  wagnérien,  et  durant  une  période  qui  parait  close 
aujourd'hui,  la  maladresse  que  les  Allemands  ont  si 
souvent  montrée  (surtout  dans  les  arts  plastiques)  lors- 
qu'ils imitaient  les  chefs-d'œuvre  du  génie  latin.  Dans  les 
pages  qui  vont  suivre,  après  avoir  étudié  le  caractère  de 
l'homme,  nous  nous  attacherons;!  dire  aussi  exactement  que 
possible,  à  l'aide  des  textes,  ce  que  l'artiste  a  voulu  faire, 
et  quelle  a  été  sa  conception  du  drame  lyrique.  Nous 
adopterons,  pour  l'apprécier,  le  critérium  que  lui-même 
imposait  à  Liszt,  son  meilleur  ami.  Tout  critique,  fût-il  le 
plus  aimable  flatteur,  qui,  après  avoir  entendu  un  opéra, 
se  bornait  à  faire  l'éloge  de  la  musique,  l'exaspérait.  Nous 
nous  placerons  donc,  dans  nos  conclusions,  au  point  de 
vue  qui  était  le  sien. 

Voici  d'abord  les  dates  importantes  de  sa  vie  : 

R.  Wagner  naquit  à  Leipzig,  le  22  mai  1813.  Six  mois  après  sa 
naissance,  son  père,  actuaire  de  la  police,  mourut,  et  peu  de  temps 
après,  sa  mère  se  remaria  avec  un  ami  de  la  famille,  l'acteur  poète 
ît  peintre  Geyer,  qui  habitait  Dresde  et  y  mourut  en  1821.  Richard 
grandit  dans  cette  ville;  ses  premières  inclinations  se  manifestèrent 
plus  pour  la  poésie  que  pour  la  musique.  C'est  seulement  lorsque  sa 
mère  fut  retournée  à  Leipzig  (où  sa  sœur  Rosalie  était  engagée  comme 
actrice)  que  la  musique  commença  à  le  préoccuper.  Etant  étudiant  à 
l'Université,  il  apprit  le  piano  avec  l'organiste  Gotti.ieb  Muller  et  le 
contrepoint  avec  un  praticien  saxon  très  renommé,  Chr.  Ch.  Wein- 
lig.  En  1834,  il  fut  directeur  de  la  musique  au  théâtre  de  Magde- 
bourg.  Il  s'y  maria  avec  l'actrice  Minna  Flâner,  qu'il  accompagna  à 
Kœnigsberg,  lorsqu'elle  y  fut  engagée  pour  un  théâtre  qui  lit  faillite 
deux  mois  après.  En  1837,  il  est  maître  de  chapelle  au  nouveau 
[héàtre  de  Riga,  où  il  dirige  aussi  des  concerts.  En  1839,  il  vient  à 
Paris,  où.  pour  gagner  sa  vie,  il  écrit  des  romances  et  fait  des  «  ar- 
rangements »  d'ordre  très  inférieur,  sous  divers  pseudonymes  (1839- 
1842).  Sa  dernière  besogne,  pendant  cette  période,  fut  la  réduction 
pour  piano  de  la  Reine  de  Chypre  d'Halévy.  En  1843,  son  Fliegende 
Uollàndev  est  joué  à  Dresde  avec  grand  succès,  et  il  revint  en  Saxe 
pour  succéder  à  J.  Rastrf.lli   comme  maître  de  chapelle  de  la  Cour. 

En  1849,  R.  Wagner  prit  part  à  l'émeute  de  mai,  qui  eut  le  des- 
sous. 11  fut  obligé  de  s'exiler;  après  s'être  réfugié  à  Weimar,  il  se 
rendit  à  Paris,  et  de  là  à  Zurich  où  il  dut  ïe  fixer  pour  plusieurs 
années.  Durant  cet  exil.  Wagner  se  rendit  à  Londres,  en  1855,  et 
dirigea,  pendant  une  saison,  les  concerts  de  la  Philharmonie;  en  1860, 
il  revint  à  Paris  pour  son  Tannhâuser,  puis  se  rendit  à  Bruxelles. 
En  1864,  il  eut  la  joie  de  recevoir  un  message  du  nouveau  roi  de 
Bavière,  Louis   II,  qui   l'invitait  à   se  rendre  à   Munich  et  lui  offrait 


308  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

une  villa  au  bord  du  lac  de  Starnberg.  11  fil  appeler  à  Munich  (1865) 
comme  pianiste  de  la  Cour  et  maître  de  chapelle,  son  ami  Hans  de 
Bulow,  qui  avait  épousé  la  fille  de  Liszt,  Cosima.  En  1869,  Cosima 
se  sépara  de  Biilow  pour  épouser  Wagner. 

En  1871  commença  l'entreprise  de  Bayreuth  avec  ses  rêves,  puis 
ses  désillusions  après  la  grande  solennité  de  1876;  elle  fut  soutenue 
par  la  fondation  dune  «  Société  générale  R.  Wagner  »  (été  de  1883). 
R.  Wagner  mourut  le  13  février  1883  à  Venise.  Ses  restes  furent 
transportés  à  Bayreuth  et  inhumés  dans  la  villa  de  Wahnfried.  Sa 
vie,  en  somme,  avait  été  très  malheureuse.  Les  Allemands,  en  jugeant 
Berlioz,  disent  volontiers  que  l'auteur  du  Requiem  et  de  la  Sym- 
phonie fantastique  avait  fait  des  rêves  trop  gigantesques  pour  con- 
naître les  succès  durables  et  jouir  de  la  vie.  La  remarque  n'est-elle 
pas  applicable  à  celui  qui  voulut  transformer  l'art  lyrique  tout 
entier?  Wagner  laissa  une  fortune  modeste,  très  inférieure  à  celle 
de  Scribe.  Il  faut  noter  qu'après  sa  mort,  la  «  Liste  civile  »  réclama 
à  ses  héritiers  la  somme  de  200  000  marks  considérée  comme  prêtée 
par  son  «  bienfaiteur  )>  le  roi  Louis  II. 

Pour  l'étude  du  caractère  de  Wagner,  plusieurs  groupes 
de  documents  pourraient  être  utilisés  :  il  y  a  les  écrits 
purement  littéraires,  les  opuscules  de  polémique,  les  lettres 
d'affaires,  les  lettres  d'amour,  les  lettres  de  l'amitié.  Ce 
sont  ces  dernières  que  nous  choisissons  comme  source 
des  renseignements  les  plus  sûrs.  Nous  ne  dirons  rien  des 
lettres  à  Mathilde  Wesendonck.  Quand  on  est  tenté  de 
regarder  dans  les  correspondances  intimes  pour  faire  la 
psychologie  des  artistes,  il  convient  de  se  rappeler  le  mot 
d'un  homme  très  compétent  en  pareille  matière  (Catulle 
Mendès)  :  «  un  amant  qui  ne  fait  pas  de  mensonges  n'est 
pas  un  véritable  amant  ». 

C'est  un  admirable  document  d'humanité  que  l'amitié  de 
Liszt  et  de  R.  Wagner.  On  peut  suivre  les  progrès  de  cette 
liaison  héroïque  dans  une  correspondance  assez  complète 
(traduction  française  par  Schmitt,  Leipzig,  1900),  où  la 
grandeur  d'âme,  le  génie  et  la  tendresse  se  montrent  de 
façon  inoubliable,  avec  quelques  traits  de  brutalité 
tudesque  du  côté  de  Wagner.  En  1841,  Wagner  écrit  à 
Liszt  :  «  Monsieur,  ce  qui  m'enhardit  à  vous  importuner 
de  ces  lignes,  c'est  l'accueil  si  aimable  que  j'ai  reçu  de 
vous  vers  la  fin  de  l'automne  1840,  lors  de  votre  dernière 
apparition  à  Paris.  »  Tel  est  le  point  de  départ;  mais  bientôt 
une  tendre  amitié,  née,  comme  chez  les  héros  cornéliens, 


RICHARD    WAGNER  309 

de  l'admiration,  ne  tarda  pas  à  unir  ces  deux  magnifiques 
intelligences  d'artistes.  A  la  fin  d'une  lettre  du  27  décem- 
bre 1852,  Liszt,  ne  trouvant  plus  de  paroles  pour  exprimer 
son  affection,  a  recours  au  langage  des  sons  :  «  Un  seul 
accord,  dit-il,  nous  rapproche  plus  que  toutes  les  phrases 
du  inonde  : 


* 


É IÉÉ  B  ^ 


Continue    de   m'aimer    comme  je  t'aime,   de  tout  cœur!   » 
Wagner  lui  écrit  en   1853  (30  mai)  :  «  J'ai  la  tête  vide;  je 
soupire    après   un    long,    bien    long  sommeil,   dont   je   ne 
voudrais   nie   réveiller  que  pour  te  serrer  dans  mes  bras  »  ; 
et,    le    15  juillet  de  la   même   année,   après    le    départ  de 
Liszt  qui  avait  lait  une  visite  a  «  son  héros  musical  ».  en 
Suisse   :    «  Après  nous  être  vu  arrachés  l'un  à   l'autre,  je 
suis    rentré   silencieux    à    la    maison;   partout    régnait    le 
silence!...  La  nuit  avait  succédé  à  la  lumière.  Oh!  reviens 
bientôt!     Reste   bien    longtemps   avec  nous!    Si   tu  savais 
quelles   traces  divines  tu  as  laissées  ici!   Tout  est  devenu 
plus     noble    et    plus     doux;     les    grandes    aspirations     se 
réveillent  dans  les  cœurs  fermés;  et  la  mélancolie  recouvre 
tout,   de   son  voile!   «Wagner  avai-t  alors  quarante  ans,   et 
Liszt  quarante-deux,  l'un  en  pleine  lutte  pour  la  vie,  l'autre 
en  plein  triomphe  de  musicien  et  d'homme.  Il  faut  lire  cela 
en  laissant  chanter  dans  son  souvenir  quelque  belle  page 
de  musique;  on  se  sent  alors  élevé  au-dessus  de  soi-même. 
Dans  cette  correspondance,  la   question  affaires  tient  sans 
doute  une  grande  place;  et  c'est  dommage.  Dans  sa  détresse 
d'exilé  et  d'artiste   encore   méconnu  ou   inconnu,  Wagner 
est  réduit  à  des  demandes   d'argent  assez  fréquentes,  très 
franches,    ayant   même    parfois    une    nuance    d'impatience 
impérative.  Il  lui  arrive  d'écrire  à  son  ami  ce  mot  étrange  : 
«  Dis-moi  que  tu  es  heureux  de  te  sacrifier  pour  moi!  » 
Chez    Schumann    lui-même,   nous  avons  déjà    signalé    des 
traits  qui  répugnent  à  notre  goût  et  donnent  du  malaise  au 
lecteur  français.  Constamment,  Wagner  tend   la    main.    Il 
faut  d'ailleurs   comprendre   la   situation    du   musicien    qui 
en  t  bouillonner  en  soi  un  génie  irrésistible,  qui  a  foi  en 


310  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

sa  mission,  et  voit  nécessairement  toutes  choses  autrement 
que  l'homme  vulgaire.  —  «  Je  t'en  prie,  au  nom  de  ce  que 
tu  as  de  plus  cher,  tâche  de  réunir  autant  d'argent  que 
possible  et  envoie-le,  non  pas  à  moi.  mais  à  ma  femme, 
afin  qu'elle  puisse  partir  et  me  retrouver  avec  la  certitude 
d'avoir  à  passer  un  peu  de  temps   avec   moi  sans  le  souci 

du  lendemain Envoie-moi  autant  d'argent  que  tu  pourras 

en  trouver.  »  (Zurich,  juillet  1849.)  —  «  Ah  !  mes  enfants  !  si 
vous  me  donniez  de  quoi  vivre  comme  à  un  ouvrier  médio- 
cre, vous  auriez  vraiment  du  plaisir  à  me  voir  travailler!... 
Assure-moi  le  repos  complet,  et  tu  seras  content  de  moi.  » 
(Zurich,  7  août  1849.)  —  «...  Il  faut  donc  que  je  m'adresse 
à  ce  petit  nombre  de  fidèles  et  que  je  leur  demande  s'ils 
m'aiment  assez,  moi  et  mou  activité  d'artiste  dans  ce  qu'elle 
a  de  meilleur,  pour  me  mettre  à  même,  autant  qu'il  est  en 

eux,  d'être  moi  et  de  déployer  librement  mon  activité 

La  question  est  celle-ci  :  où  et  comment  me  procurerai-je 
de  quoi  vivre?...  Oh!  qu'il  est  difficile  de  caser  dans  le 
monde  un  homme  tel  que  moi!  Si  nos  efforts  n'aboutissent 
à  rien,  peut-être  consentiras-tu  à  donner  un  concert  pour 
un  artiste  malheureux.  Réfléchis,  cher  Liszt,  et  avant  tout 
songe  ;»  m'envoyer  le  plus  tôt  possible  un  peu...  un  peu 
d'argent.  J'ai  besoin  de  bois  et  d'un  pardessus  chaud.  » 
(Zurich,  14  oct.  1849.)  Ces  appels  désespérés  sont  d'un 
homme  dont  l'âme  est  à  jour;  quand  cet  homme  est  celui 
qui  écrira  Siegfried,  Parsifal,  Tristan,  il  faut  être  indul- 
gent. Liszt,  selon  son  habitude,  fut  chevaleresque,  d'un 
dévouement  à  toute  épreuve;  il  se  prodigua  de  mille  façons 
pour  aider  son  ami.  Il  pouvait  s'appliquer  ce  mot  de 
Wagner:  «  Comme  nous  sommes  bizarres!  Ce  n'est  qu  en 
dépensant  tout  notre  être  que  nous  sommes  heureux  !  » 
(Zurich.  16  août  1850.)  Il  aida  son  ami  de  bien  des  façons  : 
il  l'aida  comme  directeur  de  théâtre  et  chef  d'orchestre, 
comme  Pylade  plus  fortuné,  toujours  prêt  à  ouvrir  sa 
bourse  avec  son  cœur,  comme  homme  de  cour  usant  de 
son  crédit  politique  pour  préparer  le  retour  de  l'exilé, 
comme  écrivain  exaltant  un  génie  qu'il  admirait  profon- 
dément, et  parfois  comme  moraliste.  Wagner  ne  croyait 
qu'à  l'Humanité.  Liszt  lui  écrit  (27  déc.  1852)  :  «  Où  en 
es-tu  de  tes  Nibelungen?..,  Pour  l'amour  de  Dieu,   ne  te 


RICHARD    WAGNER  311 

laisse  pas  détourner  de  ton  entreprise,  et  continue  à  forger 
tes  ailesl  Tout  est  éphémère  ;  la  parole  de  Dieu  est  seule 
éternelle  :  or  la  parole  de  Dieu  se  révèle  dans  les  créations 
du  génie  !  » 

Wagner  connut  la  pire  détresse,  relie  qui  est  dénuée  de  toute  gran- 
deur :  «  Je  suis  bien  bas,  écrit-il  à  Liszt  et  à  son  amie,  ma  situation 
est  passablement  désespérée  :  je  dépends  de  la  bonne  volonté  de 
certaines  personnes;  j'ai  renoncé  à  toute  idée  de  plaisir.  Quoi  qu'il 
en  soit,  disons-le  pour  vous  consoler,  je  vis  pourtant  et  compte  ne 
pas  me  laisser  abattre  si  facilement  par  n'importe  qui  (Dresde, 
14  janvier  1849).  —  Je  suis  à  peu  près  réduit  a  moi-même,  un  aban- 
donné, un  solitaire  »  (20  février). 

Il  dit  encore  :  «  L'art,  tel  qu'il  existe  ici,  est  tombé  si  bas,  il  est 
tellement  pourri,  tellement  décrépit,  qu'il  suffira,  pùur  l'achever, 
d'un  hardi  moissonneur  qui  sache  lui  donner  le  coup  de  grâce.  » 
(Paris,  5  juin  1849.)  Et  n'oublions  pas  que  dans  la  lettre  à  Zigesar 
(Zurich,  9  sept.  1850).  il  parle  «  de  la  profonde  dégradation  où  l'art 
public  est  tombé  en  Allemagne.  » 

—  <c  Je  n'ai  qu'un  but,  il  n'est  qu'une  chose  que  je  puisse  et  veuille 
faire  toujours  avec  plaisir,  avec  entrain  :  c'est  travailler,  ce  qui  revient 
à  dire  pour  moi  :  écrire  des  opéras.  Je  suis  incapable  de  faire  autre 
chose.  Jouer  un  rôle,  remplir  des  fonctions,  je  ne  le  pourrai  jamais, 
et  je  tromperais  ceux  à  qui  je  promettrais  de  me  livrer  à  un  autre 
genre  d'activité.  »  (Rueil,  18  juin  1849.) 

Il  écrit  à  Liszt  :  «  S'il  m'a  fallu  du  temps  pour  me  faire  à  l'idée 
d'écrire  un  opéra  pour  Paris,  cela  tenait  avant  tout  à  une  antipathie 
d'artiste  pour  la  langue  française.  Cela  ne  te  paraîtra  pas  très  com- 
préhensible :  mais  il  faut  dire  que  tu  appartiens  à  l'Europe,  que  tu 
es  un  cosmopolite,  tandis  que  moi,  je  suis  exclusivement  un  enfant 
de  la  Germanie.  »  (Zurich,  5  déc.  1849.) 

Cette  correspondance  met  en  pleine  lumière  la  fierté  du 
compositeur,  moins  spirituel  et  moins  coloré  que  Berlioz 
dans  le  sarcasme,  mais  tout  aussi  intransigeant. 

Liszt  a  fait  des  prodiges  d'abnégation,  des  efforts  inouïs, 
pour  monter  Lohengrin.  Wagner  le  sait;  il  rend  hommage 
au  dévouement  de  son  ami;  mais  il  n'est  pas  content, 
malgré  le  succès  réel;  et  même,  pour  qui  lit  entre  les 
lignes,  il  est  furieux.  Il  fait  d'abord  cette  critique,  laquelle 
touche  un  point  essentiel  dans  sa  conception  du  drame 
musical  :  la  représentation  a  duré  trop  longtemps,  parce 
que  les  chanteurs,  suivant  une  habitude  déplorable,  n'ont 
pas  dit  les  récitatifs  en  observant  la  mesure  :  «  Les 
chanteurs    se    sont    habitués    à    ne    voir   dans   le    récitatif 


312  LES    SUCCESSEURS    DE   BERLIOZ 

qu'une  suite  traditionnelle  de  sons  qu'ils  peuvent  tirailler 
à  leur  gré  et  étendre  selon  leur  bon  plaisir.  Quand 
le  récitatif  commence  dans  l'opéra,  cela  revient  à  dire 
pour  eux  :  Dieu  soit  loué,  nous  voilà  débarrassés  de  ce 
maudit  mouvement  qui  nous  impose  encore  par-ci  par-là 
une  diction  raisonnable!  à  présent,  nous  pouvons  nager 
en  pleine  eau,  nous  arrêter  sur  la  première  note  venue 
jusqu'à  ce  que  le  souffleur  nous  ait  glissé  la  phrase 
suivante;  nous  n'avons  plus  à  marcher  sous  la  férule  du 
chef  d'orchestre;  au  contraire,  nous  pouvons  nous  venger 
de     ses    prétentions    par     ce   fait    que    c'est    nous    qui   lui 

commandons  d'abaisser  son  bâton,  etc Nulle  part,  dans 

ma  partition  de  Lohengrin,  je  n'ai  mis  le  mot  «  récitatif  » 
au-dessus  de  la  partie  chantée;  les  chanteurs  doivent 
absolument  ignorer  quelle  renferme  des  récitatifs.  »  (Lettre 
de  Zurich,  8  sept.  1850.  —  Cf.  lettre  du  11  sept.  1850.) 
En  second  lieu,  Wagner  est  très  mécontent  des  éloges  que 
lui  décerne,  dans  un  article  de  journal,  un  Dingelstadt,  parce 
que  ce.  publiciste,  avec  des  sentiments  d'ailleurs  excellents,  a 
méconnu  un  autre  principe  essentiel  de  l'esthétique  wagné- 
rienne  :  «...  Il  parle  d'innombrables  intentions  qui  se 
croisent  et  qu'il  m'attribue,  mais  je  ne  vois  nulle  part 
qu'il  découvre  l'intention  unique  qui  m'a  guidé,  c'est-à- 
dire  l'intention  pure  et  simple  :  le  drame.  Il  parle  de 
l'impression  que  les  flûtes,  les  violons,  les  timbales  et  les 
trompettes  ont  faites  sur  lui,  mais  non  des  acteurs  du 
drame,  à  la  place  desquels  ce  sont  précisément,  comme  il 
dit,  ces  instruments  qui  ont  parlé.  Je  vois  par  là  que  la 
partie  purement   musicale  la   emporté  de  beaucoup  sur  le 

reste Mais  si  nous  considérons  loyalement  et  sans  égoïsme 

la  nature  de  la  musique,  il  nous  faut  avouer  qu'elle  n'est, 
sur  une  grande  échelle,  qu'un  moj/en  d'arriver  au  but  :  or 
dans  un  opéra  sensé,  ce  but  est  le  drame,  et  celui-ci  est.  à 
coup  sûr,  entre  les  mains  des  acteurs  sur  la  scène — 
Dingelstadt  semble  n'avoir  pas  bien  vu  mon  opéra,  à  force 
d'être  tout  à  la  musique.  »  (Ibid.)  Enfin,  il  ne  faut  pas  se 
permettre  de  coupures,  sous  prétexte  de  satisfaire  aux 
exigences  de  l'usage;  sinon,  au  lieu  de  faire  l'éducation 
du  public,  on  fera  retomber  le  voile  à  peine  soulevé  qui  lui 
cachait  l'art  véritable.    En  tout  cela,  une  énergie  intransi- 


RICHARD    WAGNER  313 

géante  est  nécessaire  :  «  Ce  n'est  pas  vaincre  que  capituler 
avec  l'ennemi;  c'est  l'ennemi  qui  doit  capituler  :  et  cet 
ennemi,  c'est  la  paresse  et  l'apathie  de  nos  acteurs,  qui  ont 
besoin  d'être  stimulés  pour  sentir  et  pour  penser.  Si  je  ne 
remporte  pas  cette  victoire,  s'il  faut,  que  je  capitule  cette 
fois  encore,  quand  j'ai  à  mes  côtés  un  allié  aussi  puissant 
que  toi,  je  ne  m'aventurerai  plus  dans  aucune  bataille.  Si 
mon  Lohengrin  ne  peut  se  maintenir  qu'à  la  condition  de 
rompre  le  savant  enchaînement  de  ses  parties,  en  un  mot 
s'il  laut  taire  des  coupures  à  cause  de  la  paresse  des 
acteurs,  je  renonce  tout  à  fait  à  la  partie,  j'abandonne  mon 
opéra.  Weimar  n'aura  plus  alors  pour  moi  que  l'intérêt 
d'un  théâtre  quelconque,  et  j'aurai  écrit  mon  dernier 
opéra.  »  (Ibid.  ;  — Wagner  dit  la  même  chose  à  propos  de  son 
Tannhduser,  lettre  de  Zurich,  30  janvier  1852.)  Cette  fierté 
d'artiste  (qui  faisait  oublier  à  Wagner  jusqu'à  ses  intérêts 
matériels)  était  celle  de  Berlioz;  selon  lui,  un  bon  chef 
d'orchestre  doit  être  impitoyable  pour  la  chanteuse  qui 
refuse  de  marcher  à  la  baguette  :  /,  lictor,  deliga  ad paluml 
—  Mais  cette  chanteuse  a  un  grand  talent...  —  /,  lictor  1... 
Comme  nous  touchons  ici  à  ce  qu'il  y  a  d'essentiel  dans 
les  idées  de  Wagner  sur  le  drame  musical,  nous  citerons 
encore  quelques  lignes  d'une  très  éloquente  lettre  à 
Zigesar,  régisseur  du  théâtre  de  Weimar.  à  propos  de  cette 
même  représentation  de  Lohengrin  :  «  L'originalité  d'une 
œuvre  dramatique  consiste  en  ce  qu'elle  se  présente 
comme  un  tout  dont  les  parties  s'enchaînent,  et  non 
comme  un  assemblage  hétérogène  d'éléments  divers.  L'auteur 
de  cet  ouvrage  n'aspire  pas  à  briller  par  Leffet  de  morceaux 
de  musique  isolés;  il  a  voulu,  dans  cet  opéra,  n'employer 
en  somme  la  musique  que  comme  l'organe  le  plus  puissant 
et  le  plus  complet  pour  exprimer  ce  qu'il  voulait  exprimer, 
c'est-à-dire  le  drame.  »  L'auteur  de  cette  profession  de 
foi  se  déjugea,  en  donnant  à  Zurich,  les  18,  20  et 
22  mai  1853,  des  séances  où  on  exécuta  la  Marche  de  la 
paix,  de  Rienzi,  la  ballade  et  le  chant  des  matelots 
du  Vaisseau  fantôme,  l'entrée  des  hôtes  à  la  Wartbourg, 
l'introduction  du  3e  acte,  et  l'ouverture  de  Tann/iduser,  le 
prélude  instrumental,  toute  la  scène  du  chœur  d'hommes 
du    second    acte,     la    marche    et    la    musique    nuptiale   de 


314  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

Lohengrin  :  «  choix  caractéristique  de  morceaux  de  mes 
opéras  »,  dit-il  lui-même,  en  ajoutant  :  morceaux  non 
dramatiques ,  purement  lyriques  {lettre  du  3  mars  1853). 
Ce  fut  une  exception;  pour  elle,  il  y  a  des  circonstances 
atténuantes.  Wagner  conduit  sa  pensée  jusqu'à  une  consé- 
quence extrême  par  cette  curieuse  déclaration  :  «  C'est 
donc  une  grande  erreur  de  croire  qu'il  faut  qu'au  théâtre 
un  public  soit  musicien  pour  recevoir  l'impression  nette 
d'un  drame  musical  :  nous  avons  été  amenés  à  cette 
manière  de  voir  entièrement  fausse,  par  le  fait  que,  dans 
l'opéra,  on  a  employé  la  musique  comme  étant  le  but,  le 
drame  au  contraire  comme  étant  seulement  le  moyen  de 
faire  valoir  la  musique.  Tout  à  l'opposé,  la  musique  doit 
seulement  contribuer  le  plus  largement  possible  à  rendre  à 
chaque  instant  le  drame  clair  et  lumineux,  si  bien  qu'à 
l' audition  d'un  bon  opéra  (f entends  par  là  un  opéra  raison- 
nable),  on  ne  doit  plus,  en  quelque  sorte,  penser  du  tout  à 

la  musique Je  m'accommode  donc  de   tout  public,   quel 

qu'il  soit,  pourvu  que  f  y  trouve  des  sens  non  faussés  et 
des  cœurs  humains.  »  Les  recommandations  faites  à  Zigesar 
se  terminent  par  ces  lignes  qui  découvrent  le  tréfonds 
d'un  caractère  :  «  Ce  qui  est  pour  vous  une  question  de 
bienveillance  à  mon  égard,  est,  malheureusement  pour 
moi,  la  question  vitale  de  toute  l'existence  de  mon  âme 
d'artiste,  à  laquelle  tout  mon  être  tient  par  des  nerfs 
toujours  saignants.  »  [De  Zurich,  9  sept.  1850.)  Wagner 
revient  à  la  charge  dans  une  lettre,  non  moins  passionnée, 
du  2  octobre  de  la  même  année  :  «  Je  ne  peux  pas  admettre 
qu'on    reproche    au    public    son    inintelligence   en  matière 

d'art Depuis  qu'il  y  a  des  «  connaisseurs    »,  l'art  s'en 

est  allé  au  diable.  Les  gens  distingués,  instruits,  qui 
sentent  vivement,  croient  tenir  la  tête  ;  mais  combien  ils 
se  trompent!...  Des  sens  non  faussés  et  des  cœurs  humains. 
je  ne  demande  rien  de  plus;  et  pourtant  c'est  tout,  si  nous 
nous  rendons  compte  de  l'insondable  dépravation  de  ces 
sens,  de  la  lâcheté,  de  la  dégradation  et  de  l'endurcissement 
des  cœurs  de  ce  qu'on  appelle  le  public.  »  Nulle  part 
Wagner  n'a  mieux  découvert  la  tendance  de  son  génie,  qui 
voudrait  un  retour  à  la  nature  et  la  création  d'un  art 
populaire.  Il  dit  dans  la  même  lettre  :  «  Ah!  ce  qu'il  y  a 


RICHARD    WAGNER  315 

de  plus  terrible,  c'est  un  Allemand  homme  de  lettres  et 
bel  esprit!  »  Retenons  ces  diverses  déclarations;  elles  ont 
une  importance  capitale  pour  fixer  le  point  de  vue  auquel 
nous  devons  nous  placer  pour  apprécier  Wagner. 

Ce   n*est  pas  en  musique  seulement  que  Wagner  fut  un  polémiste 
violent.  —  «  J'avais  une  vieille  dent  contre  cette  juiverie,  et  ce  senti- 
ment de  rancune  est  aussi  nécessaire  à  ma  nature  que  la  bile  l'est  au 
sang.  Un  jour  vint  où  ce  maudit  griffonnage  juif  porta  ma   colère  à 
son  comble,  et  alors  je  finis  par  éclater.  Le  coup  a  porté;  il  semble 
avoir  été  terrible,  et  j'en  suis  bien  aise,  car  je  voulais  faire  trembler 
ces  gens-là.  Car  ils  resteront  les  maîtres,  cela  est  certain,  de  même 
qu'il  est  positif  qu'aujourd'hui  ce  ne  sont  pas  nos  princes,  mais  les 
banquiers  et  les  épiciers  qui  régnent.  »  (Lettre  à  Liszt,  18  avril  1851.) 
Ce  libelle  de  rancune  ne  nous  intéresse  que  par  sa  partie  musicale. 
Il  en  est  de  même  de  la  polémique  (inspirée  par  la  même  haine  des 
Juifs)  contre  Meyerbeer  (courtisé  d'abord)  et  Mendelssohn,  qui  furent 
les  bêtes  noires  de  Wagner.  —  «  Mes  rapports  avec  Meyerbeer  ont 
un  caractère  particulier  :  je  ne  le  déteste  pas,  mais  il  m'est  antipa- 
thique au  delà  de  toute  expression.  Cet  homme  éternellement  aimable 
et  complaisant,  me  rappelle,  à  l'époque  où  il  se  donnait  encore  l'air 
de  me  protéger,  la  période  la  plus  obscure,  je  dirai  presque  la  plus 
immorale  de  ma  vie.  Ce  sont  là  des  rapports  absolument  immoraux  : 
nulle  sincérité,  ni  d'un  côté,  ni  de  l'autre....  Je  ne  puis  exister,  penser 
et  sentir  comme  artiste  à  mes  yeux  et  à  ceux  de  mes  amis,  sans  me 
dire  et  sans  répéter  tout  haut  que  Meyerbeer  est  l'antipode  de  ma 
nature:  je  le  fais  avec  un  véritable  désespoir  quand  je  me  heurte  à 
l'erreur    de    mes    amis   eux-mêmes   qui  se   figurent  que  j'ai  quelque 
chose  de  commun  avec  Meyerbeer.  » 

Les  premiers  ouvrages  de  ce  terrible  musicien  n'offrent 
rien  de  très  original.  De  l'opéra  qu'écrivit  Wagner  à  dix- 
neuf  ans,  die  Hochzeit  {La  Noce,  1832),  il  ne  reste  que  des 
fragments,  —  Introduction,  Chœur,  Septuor,  —  où  l'on 
remarque  d'ailleurs  quelques  traits  significatifs  d'instru- 
mentation. Wagner  écrit  déjà  pour  4  cors  et  3  trombones. 
Les  Fées  (1833)  n'ont  pas  été  représentées.  C'est  une  œuvre 
romantique  où  on  a  voulu  relever  plusieurs  indices  de  la 
future  manière  du  compositeur.  Une  fée  renonce  à  l'immor- 
talité pour  s'assurer  la  conquête  d'un  jeune  homme  aimé; 
elle  doit  passer  par  une  série  d'épreuves  à  la  fin  desquelles 
c'est  l'homme  qui,  par  la  puissance  irrésistible  de  son 
chant,  devient  roi  des  fées  et  entre  dans  l'immortalité.  Les 
personnages  épisodiques  sont  très  nombreux  :   il  y  a,   en 


316 


LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 


tout,  5  soprani,  3  ténors,  1  baryton,  4  basses.  On  y  trouve 
la  phrase  suivante  qui  reparaîtra  dans  Rienzi,  clans  le 
Vaisseau  fantôme,  dans    Tannhàuser  et  dans  Lohengrin   : 


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p 


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&-±: 


Le|  Liebesverbot,  ou  Défense  d'aimer,  est  un  opéra  en 
2  actes  qui  fut  joué  à  Magdebourg  (29  mars  18,'ÏG)  sous  un 
autre  titre,  Die  Novize  von  Palermo.  Le  sujet  est  emprunté 
a  la  pièce  de  Shakespeare,  Mesure  pour  mesure.  La  musique 
paraît  avoir  été  écrite  sous  l'influence  de  la  Muette 
d'Auber.  de  làNorma  (1831)  de  Bellini,  et  aussi  de  la  célèbre 
chanteuse  allemande  Wilhelmine  Schhoe  de  n  De  voient  (1804- 
18(30),  qui,  de  1823  à  1847,  fut  une  des  gloires  du  théâtre 
de  Dresde  et  au  talent  «  électrisant  »  de  laquelle  Wagner 
lui-même  rapporte  sa  première  conception  de  l'art  drama- 
tique (2e  éd.  ail.  des  Œuvres  complètes,  IV.  254,  et  VII,  97). 
L'année  où  fut  représenté  le  Liebesverbot  est  l'année  même 
des  Huguenots',  et  cette  rencontre  permet  de  mieux  com- 
prendre les  tendances  de  Wagner  à  cette  époque.  Rienzi, 
grand  opéra  historique  en  5  actes,  fut  joué  à  Dresde  le 
20  octobre  1842.  Wagner  en  parle  ainsi  dans  son  opuscule 
sur  la  Musique  de  l'avenir  (ibid..  VII,  p.  119)  :  «  La  con- 
ception et  la  forme  de  cet  ouvrage  sont  dues  à  l'émulation 
que  provoquèrent  eu  moi  les  opéras  héroïques  de  Spontiiii 
comme  aussi  à  l'impression  brillante  faite  par  les  grands 
opéras  venus  de  Paris,  ceux  d'Auber,  Meyerbeer  et  Halévy.  » 
Enregistrons  ce  témoignage  avec  empressement,  car  nous 
n'en  trouverons  plus  aucun  de  semblable.  En  voici  un  autre 
qui  a  aussi  son  importance.  M.  Guioo  Adlek,  critique 
autrichien  de  grande  autorité,  estime  avec  raison  que 
Wagner  ne  s'élève  pas  à  la  hauteur  de  Spontini  et  reste 
très  au-dessous  de  la  Juive,  de  Guillaume  Tell  et  des 
Huguenots.  A  cette  période  de  début  appartient  l'Ouverture 
pour  Faust.  Elle  fut  écrite  en  1840;  Wagner  la  remania  en 
1855  et  lui  donna  la  forme  expressive  et  dramatique  sous 
laquelle  nous  la  connaissons  aujourd'hui.  11  attachait  beau- 
coup d'importance  à  la  comparaison  des  deux  versions  : 
«  De  tels  remaniements,  écrivait-il  à  Liszt,  font  mieux  voir 


RICHARD    WAGNER  317 

que  tout  le  reste  de  quel  bois  on  se  chauffe  et  comment  on 
s'est  dégrossi  ». 

Le  Hollandais  volant,  devenu  dans  la  version  française 
le  Vaisseau  fantôme,  nous  fait  pénétrer  dans  la  région  des 
chefs-d'œuvre  wagnériens  ;  il  marque  un  très  sérieux  pro- 
grès, sans  nous  montrer  encore  Wagner  affranchi  des 
influences  du  passé.  Le  livret  du  Vaisseau  fantôme  fut 
rédigé  à  Paris  en  1841.  A  la  fin  de  son  manuscrit,  Wagner 
avait  introduit  cette  épigraphe  rappelant  X Hernani  de 
V.  Hugo  :  Per  aspera,  ad  astra.  A  son  départ  de  France 
(1842).  il  vendit  le  droit  de  traduction  et  de  mise  en 
musique  au  directeur  de  l'Opéra,  Léon  Pillet,  qui  fit  rema- 
nier le  livret  par  P.  Foucher  et  en  confia  la  composition 
musicale  à  Dietsch  (maître  de  chapelle  à  Saint-Eustache. 
puis  à  la  Madeleine).  L'oeuvre  de  Dietsch  fut  jouée  à 
l'opéra  le  9  novembre  1842.  Wagner  fit  son  opéra  et  l'offrit 
au  théâtre  de  Berlin  où  il  fut  accepté  grâce  à  l'entremise... 
de  Meyerbeer;  il  l'en  retira  bientôt,  après  le  succès  de 
Rienzi,  pour  le  donner  au  théâtre  de  Dresde,  où  la  première 
représentation  eut  lieu  le  2  février  1843  «  avec  un  insuccès 
complet,  à  cause  de  l'insuffisance  des  répétitions  » 
(Wagner).  C'est  à  partir  de  cette  date  que,  dans  le  monde 
musical,  il  y  eut  des  wagnériens  et  des  antiwagnériens. 

Dans  le  poème,  le  poète  et  le  compositeur  ne  font  qu'un; 
l'idée  de  la  rédemption  par  l'amour  fait  le  fond  du  sujet. 
Le  Hollandais,  sorte  de  Juif  errant  des  mers,  ne  peut  être 
racheté  que  par  l'amour  d'une  femme,  fidèle  jusqu'à  la  mort, 
de  la  malédiction  qui  pèse  sur  lui.  L'œuvre  a  pour  centre  la 
ballade  où  cette  action  est  résumée;  les  thèmes  qui  partent 
de  là  font  l'unité  de  l'ensemble.  Le  système  qui  consiste 
;i  employer  une  mélodie  caractéristique  reparaissant  à 
divers  endroits  d'un  poème  et  formant  le  lien  de  ses 
diverses  parties,  n'était  pas  nouveau.  N'est-il  pas  celui  de 
la  Symphonie  fantastique  de  Berlioz,  que  Wagner  avait 
entendue  à  Paris  en  1841,  l'année  même  où  il  écrivit  son 
poème?  On  le  trouve  dès  1607,  dans  VOrfeo  de  Monteverde, 
où  le  thème  posé  d'abord  par  les  trombones,  les  cornets  et 
la  régale  (entrée  d'Orphée  aux  Enfers)  est  repris  ensuite 
pianissimo,  lorsque  Charon  est  endormi,  par  les  cordes  et 
le    clavicembalo;    et    on  en   signalerait  d'autres  exemples 


318  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

chez  Agazzari,  chez  Al.  Scarlatti,  Grétry  {Richard  Cœur-de- 
lion,  1784),  Weber  (Pretiosa,  le  Freischùtz,  1821);  il  appa- 
raît clans  l'ouverture  de  Lèonore  de  Beethoven  (thèmes  de 
Florestan,  en  la  bémol  majeur),  dans  l'oratorio  Elie  de 
Mendelssohn,  où  le  thème  de  la  malédiction  du  prophète 
est  employé  tour  à  tour  pour  signifier  la  menace,  le  châti- 
ment, et,  dans  le  chœur  final,  la  délivrance.  Nous  remar- 
querons enfin  que  dans  le  Vaisseau  fantôme  —  dont 
l'admirable  ouverture  est  digne  de  Weber  et  de  Beethoven 
—  il  y  a  beaucoup  d'italianisme  et  des  morceaux  détachés 
ou  détachables,  entre  autres  un  chœur  de  fileuses  qui  eût 
enchanté  Boïcldieu. 

Tannhâuser,  qui  devait  s'appeler  «  le  Venusberg,  opéra 
romantique  »,  fut  inspiré  par  une  légende  allemande  du 
xme  siècle,  le  Concours  des  chanteurs  à  la  Warthourg, 
reprise  dans  un  poème  du  xvi°  siècle,  le  Lied  populaire  de 
Danhauser,  et  taisant  partie  de  cet  ensemble  de  vieux 
monuments  que  les  philologues  et  les  romantiques,  un  peu 
avant  le  grand  essor  wagnérien,  étudiaient  avec  passion. 
Le  livret,  esquissé  en  juin  1842,  fut  terminé  le  22  mai  1843; 
la  partition  était  prête  le  13  avril  1845.  La  première 
représentation  eut  lieu  à  Dresde  le  19  octobre  de  la  même 
année.  «  Mon  personnage,  tel  que  je  le  lais  vivre,  est 
allemand  de  la  tète  aux  pieds  »,  a  écrit  Wagner.  Mais  le 
drame  a  une  portée  générale.  Le  sujet  est  de  caractère 
platonicien  :  c'est  la  lutte  entre  l'amour  sensuel  (Vénus)  et 
l'amour  noble,  pur,  idéal  (Elisabeth),  lutte  terminée  par 
la  mort  du  personnage  qui  est  allé,  hésitant,  de  l'un  à 
l'autre,  mais  qui  meurt  les  yeux  tournés  vers  le  ciel.  Les 
allégories  célèbres  du  Banquet  de  Platon  fourniraient  le 
meilleur  commentaire  d'une  pareille  action.  Ici  encore, 
après  une  ouverture  éblouissante,  il  y  a  un  grand  nombre 
de  «  morceaux  »  très  beaux,  une  puissance  dramatique  et 
une  abondance  de  mélodie  qui  rappellent  Meyerbeer  tout 
en  le  dépassant. 

C'est  aussi  à  une  vue  profonde  sur  l'amour  que  se 
ramène  le  sujet  de  Lohengrin,  frère  jumeau  de  Tannhâuser. 
Le  chevalier  au  cygne  Lohengrin.  venu  de  Monsalvat. 
devient  l'époux  d'Eisa,  qu'il  a  défendue,  sauvée,  et  dont 
il  est  aimé  après  avoir  obtenu  sa  main  comme  récompense; 


RICHARD    WAGNER  319 

mais  il  ne  doit  lui  faire  connaître  ni  d'où  il  est  venu,  ni 
son  nom.  Eisa  veut  absolument  pénétrer  ce  secret,  et 
savoir  quel  est  le  sauveur  à  qui  elle  doit  se  donner; 
son  indiscrétion  l'ait  évanouir  son  bonheur  et  cause 
sa  perte.  Une  telle  action  dramatique  comprend  ces 
moments  principaux  :  l'arrivée  du  chevalier,  motivée  par 
le  péril  d'Eisa  que  des  ennemis  ont  faussement  accusée 
devant  le  roi  Henri  Ier  (xc  siècle);  l'intrigue  des  jaloux  et 
des  ennemis  conduite  par  Ortrude,  qui,  ayant  échoué  dans 
sa  calomnie,  va  railler  Eisa  sur  sa  singulière  situation  et 
l'inciter  à  interroger  son  mystérieux  époux;  une  scène 
dans  la  chambre  nuptiale  où  la  femme  posera  la  question 
fatale  et  voudra  résoudre  l'énigme;  enfin,  le  départ  de 
Lohengrin,  et  le  désenchantement  final.  Cette  légende 
semble  apparentée  à  celle  de  Sémélé  qui,  ayant  voulu  voir 
dans  l'éclat  de  sa  gloire  le  dieu  transformé  en  homme  dont 
elle  était  aimée,  se  trouva  en  présence  de  Zeus  et  mourut 
foudroyée  par  un  éclair  parti  de  ses  yeux.  Dans  ce  sujet 
qu'il  considérait  comme  «  le  plus  tragique  de  tous  » 
{Lettres  à  Mathilde  Wesendonck,  242),  Wagner  a  vu  un 
symbole  profond.  Il  développe  le  conflit  entre  le  désir  de 
connaître  et  la  passion  d'aimer;  signifie-t-il  que  l'amour 
doit  rester  ingénu,  confiant  et  ignorant,  sous  peine  de  se 
détruire  lui-même?  Il  convient  peut-être,  en  s'inspirant  de 
l'idée  de  la  pièce  pour  en  tirer  une  règle  de  critique,  de 
ne  pas  le  serrer  de  trop  près,  et  de  lui  laisser  cette  poésie 
un  peu  vague  que  la  musique  a  rendue  si  pénétrante.  La 
critique  a  quelquefois  tort  de  prendre,  devant  les  œuvres 
du  génie,  l'attitude  d'Eisa  devant  Lohengrin. 

Le  livret  fut  commencé  dans  l'été  de  1845;  l'instrumen- 
tation terminée  en  mars  1848.  Gomme  dans  tous  ses 
drames,  Wagner  ne  s'est  pas  attaché  à  une  version  spé- 
ciale de  la  légende  traitée.  Il  a  pris  le  sujet  dans  les 
Deutschen  Sagen  des  frères  Grimm,  l'a  enrichi  de  quelques 
traits  empruntés  à  d'autres  légendes  et  y  a  condensé  tout 
ce  qu'il  savait  de  l'histoire  des  chevaliers  au  cygne  pendant 
le  moyen  âge.  Lohengrin  est  certainement  une  très  belle 
œuvre,  mais  ne  relève  pas  d'une  esthétique  différente  de 
celle  qui  avait  inspiré  Tannhâuser.  Nous  arrivons  à  la 
partie  vraiment  wagnérienne  du  théâtre  de  Wagner. 


320  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

La  correspondance  de  Liszt  et  de  Wagner  nous  renseigne 
exactement  sur  la  genèse  de  la  Tétralogie.  Pendant 
l'automne  de  1848,  Wagner  commença  une  esquisse  du 
mythe  complet  des  Nibelungen,  concentré  d'abord  dans  un 
seul  drame.  «  la  Mort  de  Siegfried  ».  Il  était  sur  le  point 
d'en  entreprendre,  après  avoir  hésité,  l'exécution  musicale 
(automne  de  1850),  quand  lui  apparut  1  impossibilité  de  le 
représenter  n'importe  où  d'une  manière  satisfaisante;  il  se 
rejeta  alors  dans  un  exposé  théorique  de  ses  idées,  et 
écrivit  Opéra  et  drame.  L'influence  bienfaisante  de 
Liszt  lui  fit  reprendre  son  travail  de  compositeur.  Il 
s'aperçut  alors  que  les  nombreux  récits  dont  la  Mort  de 
Siegfried  était  surchargée  gagneraient  à  être  mis  en  action 
dans  un  drame  distinct;  et  pour  éclairer  ses  amis,  avant 
de  se  présenter  devant  eux.  sur  bien  des  points,  il  écrivit 
la  préface  très  détaillée  de  ses  «  trois  poèmes  d'opéra  ». 
Enfin,  son  plan  s'étendit  sur  trois  drames  :  1°  la  [Valky- 
rie;  2°  le  Jeune  Siegfried;  3°  la  Mort  de  Siegfried,  précédés 
d'un  grand  prologue  :  Y  Enlèvement  de  l'or  du  Rhin. 

Le  poème  de  la  Walhyrie  fut  achevé  le  1er  juillet  1852, 
et  celui  des  autres  drames,  à  la  fin  de  la  même  année.  La 
partition  de  Rkeingoïd  fut  terminée  en  janvier  1854,  et  celle 
de  la  Walkyrie  commencée  quelques  mois  après.  Le  15, 
Wagner  écrivait  à  Liszt,  après  un  rude  labeur  :  «  L'Or  du 
Rhin  est  fini;  mais  moi  aussi  je  suis  fini!  »  Sa  vie,  à  cette 
date,  était  encore  traversée  par  les  pires  soucis  :  «  Cher 
Franz,  aucune  des  dernières  années  n'a  passé  sur  ma  tête, 
sans   que  j'aie   été  plus  d'une  fois  sur  le  point  d'en  finir 

avec  la  vie  » Derrière  le  théoricien   et    le  compositeur, 

on  devine  une  volonté  de  fer. 

Ici,  puisque  Tordre  des  laits  nous  y  invite,  nous  allons 
voir  se  préciser  avec  une  ampleur  inquiétante  le  système 
d'idées  dont  nous  connaissons  déjà  quelques  traits.  Il 
y  a,  dans  Opéra  et  drame,  une  histoire  philosophique  de 
l'opéra  et  des  arts  du  rythme,  connexe  à  des  vues  très 
générales  sur  la  civilisation  ;  c'est  la  partie  la  plus  impor- 
tante de  l'ouvrage,  celle  qui  sert  de  base  à  la  doctrine.  Au 
lieu  d'exposer  d'abord  un  système  métaphysique,  comme 
tout  bon  esthéticien  allemand,  Wagner  — ■  très  artiste  en 
cela  —  reste  dans  le  domaine  des  faits,  non  d'ailleurs  pour 


RICHARD    WAGNER  321 

l'éclairer  par  une  érudition  prudente,  mais  pour  le  scruter 
avec  des  regards  d'aigle.  Il  ramène  tout  à  de  larges  et  puis- 
santes simplifications.  Avec  une  spontanéité  visible,  une 
fougue  inlassable  de  l'esprit  démonstratif,  une  souplesse 
étonnante  dans  le  maniement  des  abstractions  et,  parfois, 
des  traits  d'ironie  un  peu  gros  lancés  à  des  chefs-d'œuvre 
presque  populaires,  il  accumule  les  vues  d'ensemble,  les 
synthèses  critiques,  les  analyses  cruelles.  Gluck,  Mozart, 
Meyerbeer,  Weber,  Beethoven,  Rossini,  Auber,  Berlioz 
sont  jugés  avec  l'originalité  que  peut  mettre  en  un  plai- 
doyer enflammé  un  grand  compositeur  qui  posséderait  un 
savoir  encyclopédique  et  aurait  beaucoup  réfléchi,  en  phi- 
losophe et  en  sociologue,  sur  l'évolution  des  arts.  AVagner 
juge  aussi  les  poètes  :  Sophocle.  l'Arioste,  Shakespeare, 
Gœthe,  Schiller,  en  déterminant  les  conditions  ou  les 
limites  de  leur  activité  créatrice;  il  marque  le  rôle  des 
religions  antiques  et  des  religions  modernes,  celui  du 
peuple  et  de  la  bourgeoisie,  celui  des  races  romanes  et  des 

races  germaniques Est-ce  un  musicien  qui  parle  ainsi, 

avec  cette  vigueur  d'intelligence  et  cette  hardiesse?  Est-ce 
un  disciple  de  Herder  ou  de  Vico?  Montrer  l'exagération 
choquante  de  certains  jugements  ou  l'obscurité  de  cer- 
taines formules  pour  un  lecteur  français,  serait  une  tâche 
facile.  On  n'aurait  pas  de  peine  à  prouver  que  Wagner  se 
trompe  en  disant  que  l'opéra  est  né  du  désir  qu'avaient  les 
Florentins  d'entendre  des  «  airs  »;  qu'il  est  injuste  pour 
Mozart  quand  il  lui  reproche  d'avoir  fait,  des  personnages 
de  Don  Juan,  des  mannequins;  et  qu'il  se  trompe  quand 
il  juge  Berlioz  voué  à  une  série  d'échecs  certains  à  cause 
des  textes  littéraires  qui  servent  de  base  à  sa  musique. 
Mais  ne  nous  arrêtons  pas  aux  choses  secondaires;  allons 
à  l'essentiel,  qui  nous  parait  contenu  dans  trois  idées. 

1°  A  tous  les  auteurs  d'opéras  qui  l'ont  précédé,  Wagner 
adresse  un  même  reproche.  Il  les  considère  comme  n'ayant 
produit  qu'une  contrefaçon  de  drame  lyrique;  la  raison, 
c'est  la  tyrannie  exercée  sur  eux  par  les  chanteurs.  Les 
uns  ont  accepté,  exploité  cyniquement,  sollicité  même 
cette  tyrannie;  les  autres,  les  plus  grands,  ont  vainement 
essayé  de  s'en  affranchir  :  ils  en  ont  été  les  martyrs. 
Emprisonné   dans  des  formes  que  lui  imposait  la  préoccu- 

Combahieu.  —  Musique.  III.  21 


302  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

pation  obsédante  de  l'effet  vocal,  l'opéra  n'a  jamais  été, 
depuis  ses  origines,  qu'un  genre  faux.  (On  regrette  que 
pour  étayer  cette  dernière  thèse,  Wagner  n'ait  pas  parlé 
de  Lulli,  dont  l'influence  déplorable  s'est  étendue  bien  au 
delà  du  xvne  siècle.)  Le  progrès  doit  consister  à  ramener 
un  tel  genre  à  ce  qui  est  naturel  et  purement  humain.  — 
Ces  derniers  mots  reparaissent  assez  souvent  dans  Opéra  et 
drame  et  en  résument  la  pensée  maîtresse.  Ils  mériteraient 
d'arrêter  longtemps  l'attention.  Si  on  voulait  en  peser 
exactement  la  valeur  et  en  préciser  la  signification,  on 
verrait  surgir  plus  d'une  difficulté.  Qu'est-ce,  au  juste,  que 
le  «  naturel  »?  Parler  de  l'opéra,  n'est-ce  pas  parler  d'une 
œuvre  qui,  par  définition,  s'écarte  du  naturel,  et  ne  peut 
vivre  que  de  conventions?  S'il  s'agit  du  goût  des  auditeurs 
ou  de  celui  des  musiciens,  en  vertu  de  quel  principe  ferait- 
on  les  sélections  permettant  d'isoler  le  phénomène  désigné 
par  un  mot  aussi  vague?  Et  qu'est-ce  que  le  «  purement 
humain  »,  le  «  rein  Menschlich  »?  Aujourd'hui  surtout, 
après  vingt  siècles  de  culture,  comment  fixerait-on  le  cri- 
térium à  l'aide  duquel  on  pourrait  retrouver  —  dans  un 
domaine  comme  celui  du  goût  musical  —  un  élé- 
ment «  pur  »?  L'auditeur  de  Guillaume  Tell  qui,  en  1829, 
voulait  avant  tout  des  romances  et  des  cavatines,  était 
aussi  «  humain  »  que  le  pèlerin  le  plus  enthousiaste  de 
Bayreuth.  Lors  de  la  première  représentation  de  Tann- 
hàuser  à  Paris,  Wagner  s'est  plaint  des  membres  du 
Jockey-club  qui,  après  avoir  dîné  à  leur  cercle,  arrivaient 
à  l'Opéra  vers  le  milieu  de  la  représentation,  et  voulaient, 
à  ce  moment,  assister  à  un  ballet;  mais  ces  gens  du  monde 
qui  comprenaient  à  leur  façon  les  plaisirs  du  théâtre, 
étaient,  eux  aussi,  «  humains  »;  on  pourrait  même  leur 
reprocher  de  l'être  trop!  Si  on  multipliait  les  observations 
de  ce  genre,  on  serait  obligé  d'accepter  cette  conclusion  : 
une  esthétique  expérimentale  du  drame  lyrique  ne  peut 
aboutir  qu'à  l'éclectisme.  Si  elle  ne  prend  pas  comme 
point  de  départ  une  conception  métaphysique  et  idéale 
de  ce  que  devrait  être  Va  humain  »,  elle  est  obligée 
d'accepter  les  différenciations  et  altérations  du  type  pri- 
mitif déterminé  par  voie  d'hypothèse,  qui  se  sont  formées 
peu  à  peu;  et  elle  s'interdit  le  droit  de  condamner  un  goût 


RICHARD    WAGNER  323 

au  profit  d'un  autre.  Telles  sont  les  objections  qu'on  ne 
peut  écarter.  —  Elles  n'ont,  hàtons-nous  de  le  dire,  que 
la  valeur  théorique  du  dogmatisme  qu'on  peut  professer 
in  cathedra,  quand  on  est  en  toge  et  en  bonnet  carré,  ou 
qu'on  discute  dans  les  règles.  Wagner  a  jugé  nécessaire 
de  disserter,  de  construire  un  système  après  avoir  indiqué 
sur  quelles  ruines  du  passé  il  voulait  bâtir.  Il  faut  bien  le 
suivre  sur  le  terain  qu'il  a  choisi;  mais  ses  œuvres  sont 
plus  démonstratives  que  ses  dissertations.  En  écrivant 
Opéra  et  drame,  il  sentait  déjà  bouillonner  en  lui  sa 
Tétralogie;  or  il  n'est  pas  douteux  que  cette  musique  nou- 
velle, qui  allait  bouleverser  l'art  du  xixe  siècle,  soit  un 
effort  magnifique  et  triomphal  pour  ramener  l'opéra  à  une 
«  humanité  »  profonde  et  le  replonger  en  pleine  nature. 
C'est  en  songeant  à  Rheingold,  à  la  Valkyrie,  à  Siegfried, 
au  Crépuscule  des  Dieux,  qu'il  faut  juger  la  première  idée 
que  nous  venons  d'exposer. 

2°  La  seconde  idée  concerne  la  définition  du  drame.  Les 
critiques  modernes,  après  avoir  rangé  le  drame  dans  la 
catégorie  des  genres  d'art,  l'ont  attribué  au  poète  comme 
sa  propriété  exclusive;  ils  n'ont  vu  en  lui  qu'une  branche 
de  la  littérature,  au  même  titre  que  l'épopée,  le  roman, 
l'ode,  la  poésie  didactique,  la  musique  étant  à  côté  de 
lui  une  étrangère,  un  ajout  facultatif,  absolument  comme 
si  elle  était  exécutée  pour  accompagner  l'exposition  d'un 
tableau  peint.  Telle  n'était  pas  la  conception  des  Grecs  de 
l'antiquité,  dans  le  théâtre  desquels  Wagner  cherche  un 
appui  solide.  L'idée  du  drame  implique  l'idée  de  la  poésie 
en  action,  celle  de  la  musique  et  celle  du  décor,  en  deux 
mots  tous  les  arts  du  rythme  et  tous  les  arts  du  dessin, 
lesquels  doivent  être  considérés  ensemble,  et  comme  con- 
nexes, non  par  suite  d'un  rapprochement  artificiel,  entaché, 
selon  certains  critiques,  de  «  grossier  sensualisme  »  ou 
constituant  à  leurs  yeux  un  «  mélange  barbare  »,  mais 
parce  que  cette  connexité  est  une  donnée  initiale, 
nécessairement  suggérée  par  la  définition  même  du 
genre.  A  vrai  dire,  les  opéras  de  Rossini  et  de  Meyer- 
beer  sont  bien  à  la  fois  poème  et-  musique;  mais  la  grande 
erreur,  a  été  de  donner  à  la  musique  la  première  place  et 
d'en  faire  un   but,  alors  qu'elle  n'est  qu'un  moyen.  Elle  a 


324  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

toujours  eu  pour  tendance  d'absorber  toute  la  valeur  du 
drame;  d'elle  seule  est  venu,  pendant  plus  de  deux 
siècles,  tout  ce  qui  a  exercé  une  influence  réelle  sur  les 
formes  de  l'opéra.  Quand  on  parle  des  drames  de  Gluck, 
de  Mozart,  de  Weber,  ne  songe-t-on  pas  surtout  à  leurs 
mélodies  et  à  leur  façon  de  traiter  l'orchestre?  c'est  un 
point  de  vue  qui  ne  devrait  pas  être  admis.  Le  rôle  secon 
daire  attribué  au  poète  et,  d'autre  part,  le  goût  pour  la 
mélodie  absolue,  ont  fait  de  l'opéra  un  vaudeville  agrandi, 
une  machine  monstrueuse  et  vaine,  un  grossier  agence- 
ment de  pièces  hétéroclites,  un  pot-pourri  où  le  musicien 
est  obligé  de  feindre  l'enthousiasme  et  l'inspiration  alors 
que  le  drame  est  vide  ou  insignifiant.  Wagner  se  sert 
d'une  comparaison  qu'il  développe  complaisamment  parce 
qu'elle  est  sous  sa  plume  autre  chose  qu'une  métaphore. 
La  Musique,  dit-il,  est  femme  ;  elle  a  besoin  de  l'homme,  pour 
remplir  sa  destinée  ;  elle  est  «  l'ondine  du  fleuve  qui  passe 
en  murmurant  à  travers  les  vagues,  chose  sans  cœur  jus- 
qu'à ce  que  l'amour  d'un  homme  lui  donne  l'âme  ».  Or  le 
maître  à  qui  elle  doit  s'abandonner  pour  devenir  féconde, 
c'est,  le  poète.  Devant  lui,  elle  ne  doit  avoir  d'autre 
orgueil  et  d'autre  joie  que  de  s'oublier  soi-même  et  de  se 
donner.  La  musique  des  opéras  italiens  n'est  qu'une  fille 
de  joie  faisant  métier  de  procurer  du  plaisir  sans  être  réel- 
lement femme.  La  musique  des  opéras  français  est  une 
coquette  qui  veut  bien  être  admirée  et  aimée,  mais  qui  ne 
redoute  rien  tant  que  d'éprouver  elle-même  l'amour.  «  Il 
existe  encore,  dit  Wagner,  un  type  de  femme  dénaturée 
qui  nous  remplit  d'une  aversion  profonde  :  c'est  la  prude, 
que  nous  sommes  obligé  de  reconnaître  dans  la  soi-disant 
musique  d'opéra  allemande.  Il  peut  arriver  à  la  courtisane 
que  la  flamme  amoureuse  du  sacrifice  s'allume  soudain  en 
elle  (pensons  au  dieu  et  à  la  bayadère)  ;  il  peut  arriver  à 
la  coquette,  tandis  qu'elle  joue  avec  l'amour,  qu'elle  se 
trouve  bien  prise  à  ce  jeu  et  que,  malgré  les  résistances 
de  la  vanité,  elle  se  voie  prise  dans  ses  propres  filets. 
Mais  jamais  cette  belle  humanité  ne  sera  atteinte  par 
la  femme  qui  veille  sur  sa  pureté  avec  le  fanatisme  ortho- 
doxe de  la  foi,  la  femme  dont  la  vertu  réside  foncièrement 
dans  l'absence  d'amour.   » 


RICHARD    WAGNER  325 

Dans  cette  union,  c'est  donc  l'homme,  c'est-à-dire  le 
poète,  qui  commande.  C'est  assez  dire  qu'on  attend  de  lui 
autre  chose  que  des  livrets  fabriqués  comme  articles  de 
mode,  sans  valeur  réelle  et  durable.  A  lui  revient  le  devoir 
de  formuler  les  passions  vraies  et  les  idées  qui  doivent 
être  le  support  du  drame.  Si  nous  voulons,  dit  encore 
Wagner,  nous  faire  bâtir  une  maison,  nous  nous  adresse- 
rons non  au  tapissier,  mais  à  l'architecte  (qui  aura  le  tapis- 
sier à  sa  disposition);  de  même,  pour  avoir  un  opéra, 
nous  nous  adresserons  au  poète  et  non  au  musicien.  Cette 
règle,  en  dépit  des  apparences,  n'a  jamais  été  suivie.  Le 
librettiste  d'autrefois  ressemble  à  l'architecte  qui  compterait 
sur  le  décorateur  pour  assurer  la  solidité  d'un  édifice. 
Wagner  a  d'ailleurs  fait  cet  aveu  à  retenir  :  en  écrivant 
les  paroles,  il  voyait  le  livret  dans  la  musique  ;  la  pensée 
musicale  restait,  secrètement,  le  primum  /nocens  de  la 
pensée  littéraire.  La  première  éclairait  la  seconde  et  l'ins- 
pirait avant  de  lui  obéir.  Wagner  a  écrit  encore  :  «  Mes 
drames  sont  des  faits  de  musique  devenus  visibles  ». 
(Gesamm.  Schr.,  IX,  306.)  —  Qu'avait-on  fait  avant  lui? 
On  commença  par  contaminer  ce  que  la  pensée  antique 
avait  produit  de  plus  beau;  pendant  plus  de  deux  cents  ans, 
on  mit  une  ingéniosité  pitoyable  à  utiliser  des  restes  glacés 
de  mythologie  en  les  assaisonnant  de  madrigaux,  de  plati- 
tudes de  courtisan  et  de  fadaises  galantes.  Il  semblait  que 
tout  drame  lyrique  eût  pour  condition  d'existence  la  défor- 
mation d'un  chef-d'œuvre  de  la  littérature.  Scribe  imagina 
ensuite  le  livret  historique,  selon  le  vœu  de  Meverbeer  : 
«  pot-pourri  dramatique  monstrueusement  mélangé,  histo- 
rico-romantique,  diabolico-religieux,  libertino-bigot,  fri- 
vole et  pieux,  mystérieux  et  impudent,  sentimental  et 
canaille,  afin  d'y  trouver  matière  à  une  musique  extrême- 
ment curieuse  ».  De  la  muse  du  compositeur,  en  pareilles 
conditions,  que  pouvait-on  attendre?  «  le  fade  sourire  d'une 
coquetterie  répugnante,  ou  les  contorsions  grimaçantes 
d'une  ambition  folle  ». 

3°  A  ces  petits  et  médiocres  artifices  des  librettistes 
qui  suivent  la  mode,  Wagner  oppose  une  source  large  et 
profonde  à  laquelle  le  poète-musicien  doit  remonter  :  c'est 
la  poésie  populaire  primitive,    véritable   trésor  de  mythes 


326  LES    SUCCESSEURS    DE   BERLIOZ 

expressifs.  Si  l'on  veut  en  comprendre  la  nature  et  se 
pénétrer  de  son  esprit,  il  faut  aller  en  sens  inverse  du 
progrès  moderne,  qui,  aux  synthèses  naïves  et  grandioses 
des  premiers  âges  a  substitué  partout  l'analyse  critique  et 
scientifique;  car,  dit  Wagner  avec  force,  «  la  conception 
populaire  de  la  nature  s'est  transformée  en  physique  et  en 
chimie,  la  religion  en  théologie  et  en  philosophie,  la  com- 
mune en  politique  et  en  diplomatie,  l'art  en  science  et  en 
esthétique,  et  les  mythes  en  chronique  historique  ».  Ajou- 
tons que  pour  comprendre  la  pensée  de  Wagner  lui-même, 
il  conviendrait  de  la  replacer  dans  son  cadre  allemand.  Il 
ne  manque  pas  de  librettistes  plus  ou  moins  adroits  qui, 
ont  exploité  de  vieilles  légendes;  mais  W7agner  ne  veut, 
pas  être  confondu  avec  ces  fournisseurs  d'articles  pour 
musique,  mendiants  de  lettres,  aventuriers  du  théâtre,  qui, 
après  avoir  cherché  un  peu  partout  quelque  chose  de  plai- 
sant, choisissaient  une  légende  comme  un  cambrioleur 
s'arrêterait  à  une  auberge  paraissant  confortable.  Au  sujet 
de  Scribe,  il  est  dit  quelque  part,  dans  Opéra  et  drame  : 
«  Il  dut  s'initier  sérieusement  aux  mystères  de  la  filouterie 
historique  avant  de  se  décider  ;i  écrire  un  Prophète  des 
filous.   )) 

Dès  les  premières  années  du  xixc  siècle,  l'importance  capitale  des 
mythes  avait  été  marquée  par  des  Allemands  à  la  fois  philologues  et 
poètes,  hommes  de  science  et  de  sentiment. 

Nous  citerons  :  L.  Tieck,  Minnelieder  aus  dem  Sclmàbischcn  Zei- 
talter,  1803;  A.  von  Arnim  et  Cl.  Brentano,  Des  Knaben  ll'underhorn, 
Heidelberg,  1806;  J.  A.  Kanne,  Pantheum  der  àltesten  Naturphilo- 
sophie,  Tubinge,  1811;  J.  Gôrres,  Die  deulschen  Volksbiicher,  Hei- 
delberg, 1807;  Fr.  Creuzer,  Symbolik  und  Mythologie  der  alten  Vôl- 
ker,  Leipzig,  1810-12  :  Fr.  von  Hagen,  Der  Nibelungen  Lied  (Berlin, 
1810),  Muséum  fur  altdeutsche  Literatur  und  Kunst  (Berlin,  1809-11) 
et  Die  Nibelungen  (Breslau.  1819);  Fr.  Schlegel,  Deutsches  Muséum, 
Vienne,  1812-13  ;  les  ouvrages  des  frères  Grimm  :  Ueber  den  altdeut- 
schen  Meistergesang  (de  Jacob  G.,  Gôttingue,  1811),  Altdeutsche 
Wàlder(2\o\.,  1813-16),  Deutsche  Sagen  (2  vol.,  1816-18)  de  Jacob  et 
G.  Wilhelm;  de  Ludwig  Bechstein,  Sagenschalz  und  Sagenkreis  des 
Thiiringer  Landes  (1835);  etc 

Dans  cet  amour  romantique  de  la  légende,  il  y  a  bien 
des  chimères  et  des  obscurités,  mais  aussi  des  vues  belles 
et   profondes.   La  pensée   allemande  ressemble   parfois  au 


RICHARD    WAGNER  327 

nuage    de    l'épopée    latine    qui    porte     une     divinité    plus 
ou    moins     visible.     Une    idée    de    Herder,     adoptée    par 
J.   Grimm    et    les    romantiques,    éclaire   le   vrai    caractère 
des    livrets,    et   aussi    de  la    musique   dans  les   opéras  de 
Wagner.  Herder  distingue  la  Kunstpoesie  et  la  Nciturpoesie. 
La    première,    la   poésie    d'art,    est    celle    des    modernes, 
réfléchie,  subtile,  consciente  de  tous   ses  procédés,  indivi- 
duelle,   comprise  d'une     élite  ;   la    seconde,    la  poésie    de 
nature,    est    celle    des     primitifs,    spontanée,     collective, 
humaine  au  sens  plus  large  du    mot,  toute   frémissante  de 
la   vie  de   l'univers  visible,  et  exprimant  par  des  mythes 
l'action   divine   sur  l'univers.   Tout  poète  oscille   entre  les 
tendances    que    représentent   ces    deux   formes    de  poésie. 
Wagner  a  voulu   suivre  la  seconde;  par  un  effort  énorme 
de  volonté,  il  s'est  replacé,  lui.  poète  chargé  d'érudition  et 
de  théories,  dans  l'état  d'esprit  naturaliste.  Cette  prédilec- 
tion pour  la  légende  peut  être  rattachée  à  d'autres  idées  qui, 
sans  peut-être  l'avoir  déterminée  historiquement,  la  justi- 
fient. Des  penseurs  tels  que  Gorres,   Kanne,  Creuzer,  les 
frères  Grimm,  croyaient  à  l'identité  fondamentale  de  tous 
les    mythes,    dans    tous     les     pays;    ils    considéraient    les 
diverses     mythologies,    dominant    les    faits    de    l'histoire, 
comme  la  déformation  d'une  révélation  faite   par   Dieu  au 
peuple.  Il  y  a  donc  identité,  pour  Wagner,  entre  le  mythi- 
que et  l'humain.  J.  Grimm  écrivait  à  Arnùn  :    «  De  même 
que  le  paradis  a  été  perdu,  le  jardin  de  l'ancienne  poésie 
nous  a   été   fermé,  bien  que    chacun    porte  encore  un  petit 
paradis  dans  son  cœur.  J'en   trouve  la  preuve  dans  la  mer- 
veilleuse concordance  de  ce  qui  a  subsisté Je  ne  regarde 

pas  le  merveilleux  comme  une  rêverie,  une  illusion,  un 
mensonge,  mais  comme  une  vérité  parfaitement  divine.  » 
Ne  retenons  de  cette  thèse  qu'une  idée,  à  savoir  que  les 
mythes  ont  un  sens  profond  et  universellement  intelli- 
gible :  cette  universalité  ne  fait-elle  pas  particulièrement 
l'affaire  d'un  langage  comme  celui  de  la  musique?  Qu'on 
ajoute  à  cela  un  sentiment  très  vif  du  nationalisme  alle- 
mand :  on  aura  les  principes  directeurs  de  toute  l'esthé- 
tique wagnérienne. 

Sans  donner  une  idée  suffisante  de  l'abondance  d'idées 
qui  fait  d'Opéra  et  drame  une  œuvre  si  pleine  et  si  touffue, 


32S  LES   SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

nous  avons  indiqué  l'essentiel.  On  voit  combien  Wagner 
est  hardi.  Il  veut  un  double  et  grandiose  progrès  :  celui 
de  la  musique  et  celui  du  drame  réunis  dans  une  synthèse 
ordonnée  qui  doit  être  le  couronnement  de  l'un  et  de 
l'autre.  On  a  objecté  que  cette  conception  du  progrès  à 
réaliser  était,  en  principe,  peu  admissible,  car  personne 
n'oserait  dire  qu'un  drame  de  Shakespeare  et  une  sym- 
phonie de  Beethoven  sont  inférieurs  à  VOr  du  Rhin  ou  à 
Siegfried,  parce  que  le  premier  est  sans  musique  et  la 
seconde  sans  poésie  verbale  ;  mais  il  ne  faut  pas  perdre  de 
vue  qu'en  parlant  de  «  drame  »,  Wagner  pense  au  drame 
lyrique,  et  il  convient  surtout,  si  on  veut  le  juger,  de  com- 
parer sa  thèse,  si  forte  et  si  personnelle,  avec  la  frivolité 
des  anciens  librettistes,  dénués,  il  faut  le  reconnaître,  de 
tout  principe  sérieux  et  esclaves  de  la  routine. 

Un  artiste  professant  les  idées  que  nous  venons  de 
résumer  se  condamnait,  s'il  était  intransigeant,  aux  pires 
épreuves.  Il  entreprenait  de  remonter  un  courant  formi- 
dable; il  tournait  le  dos  au  public  et  risquait  de  marcher 
seul,  à  moins  qu'il  ne  relit  l'éducation  de  ses  contemporains 
pour  les  entraîner  à  sa  suite.  Wagner  comprit  ce  rôle 
écrasant  d'éducateur  qu'il  assumait;  il  n'en  voulut  jamais 
d'autre.  Il  lui  sacrifia  tout.  S'il  y  avait  au  monde  un  homme 
et  un  théâtre  auxquels  il  eût  pu  faire  des  concessions,  c'est 
Liszt,  celui  qu'il  appelait  «  mon  Christ  aimé,  mon  Sauveur  » 
—  car  il  lui  devait  tout  —  et  ce  théâtre  de  Weimar  qui,  en 
des  jours  de  détresse,  avait  représenté  devant  la  cour  les 
premiers  ouvrages  du  compositeur.  Or  Wagner  fut  inflexible 
pour  l'un  comme  pour  l'autre. 

Il  écrit  à  Liszt,  chef  d'orchestre  au  dévouement  héroïque,  après 
des  représentations  qui  n'ont  pas  été  sans  succès  :  «  Je  te  le  dis 
avec  une  sincérité  qui  m'est  pénible  :  la  peine  que  tu  t'es  donnée  à 
Weimar,  je  suis  obligé  de  la  considérer  comme  stérile.  Tu  apprends 
par  expérience  que  tu  n'as  qu'à  tourner  le  dos  pour  voir  la  plus 
grande  vulgarité  s'épanouir  derrière  toi  et  se  propager  sur  le  même 
sol  d'où  tu  espérais  faire  sortir  les  plus  nobles  produits.  Tu  reviens, 
et  à  peine  as-tu  retourné  ce  sol  à  moitié,  que  tu  verras  la  mauvaise 
herbe  repousser  plus  librement  que  jamais.  Vraiment,  je  ne  puis 
que  m'attrister  en  voyant  tant  d'elTorts  perdus!  Je  ne  trouve  à  tes 
côtés  que  la  sottise,  l'étroitesse  d'esprit,  la  folle  outrecuidance  de 
courtisans  jaloux.  ;;  [Lettre  du  20  novembre   1851.)   —  «  Je  voudrais 


RICHARD    WAGNER  329 

me  mettre  en  route  avec  toi  et  partir  d'ici,  pour  aller,  à  nous  deux, 
courir  le  inonde!  Laisse  donc,  toi  aussi,  ces  épiciers  et  ces  juifs  alle- 
mands: as-tu  autre  chose  que  cela  autour  de  toi?  Ajoutes-y  les 
jésuites,  et  lu  auras  le  compte!  Des  hommes,  point.  Ils  écrivent,  ils 
écrivent  encore  et  toujours,  et  quand  ils  ont  bravement  «  écrit  »,  ils 
se  figurent  être  quelque  chose!  Imbéciles!  Notre  cœur  ne  doit  plus 
battre  pour  vous  !  Qu'est-ce  que  toute  cette  racaille  peut  comprendre 
à  notre  cœur?  Envoie-les  promener;  donne-leur  un  coup  de  pied 
par-dessus  le  marché  et  viens  avec  moi  courir  le  monde,  dussions- 
nous  même  y  périr  gaillardement  et  laisser  nos  os  dans  quelque  pré- 
cipice! »  [Lettre  du  30  mars  1853,  Zurich.) 

Voici  un  fragment  de  lettre  intime  qui  est  admirable,  si  l'on  songe 
que  ces  lignes  furent  écrites  par  un  homme  qui,  dans  sa  vie  anté- 
rieure, avait  connu  la  pire  misère  : 

«  ...  Je  t'en  prie,  mon  cher  Franz,  ne  me  parle  pas  de  ma  gloire, 
de  mon  honneur,  de  ma  position,  ou  comme  on  voudra  appeler  tout 
cela  !  Je  sais  à  n'en  pas  douter  que  tous  mes  «  succès  »  sont  fondés 
sur  de  mauvaises,  très  mauvaises  exécutions  de  mes  œuvres;  que, 
par  conséquent,  ils  reposent  sur  des  malentendus,  et  que  ma  noto- 
riété, ma  gloire  ne  valent  pas  un  zeste  de  noix.  Laissons  donc  toute 
politique  de  côté;  renonçons  à  employer  des  moyens  que  nous  mépri- 
sons pour  arriver  à  un  but  qui,  à  bien  considérer  la  chose,  ne  pourra 
jamais  être  atteint.  Laissons  la  coterie,  cette  accointance  avec  des 
crétins  qui,  à  eux  tous,  sont  incapables  de  soupçonner  ce  dont  il 
s'agit  chez  nous.  Je  te  le  demande  :  quelle  satisfaction,  quel  récon- 
fort pouvons-nous  espérer  avec  le  concours  de  ces  idiots  (ou  de 
quelque  autre  nom  qu'on  veuille  les  appeler)?...  Arrière  toutes  ces 
saletés!  Arrière  la  «  gloire  »  et  toutes  ces  folies!  Ecoute-moi  :  le 
lannhâuser  et  le  Lohengrin,  je  les  ai  jetés  au  vent;  je  ne  veux  plus 
en  entendre  parler.  En  les  livrant  au  trafic  des  cabotins,  je  les  ai 
répudiés  :  ils  ont  été  maudits  par  moi  et  condamnés  à  mendier  pour 
moi,  à  ne  plus  me  rapporter  que  de  l'argent,  plus  rien  que  de  l'ar- 
gent! »  [Lettre  à  Liszt,  1854,  Correspondance,  trad.  fr.  de  L.  Schmitt, 
t.  LL,  p.  U6.)  —  Un  tel  langage  ne  peut  qu'être  admiré  sans  réserves. 
Ici,  l'artiste  élève  l'homme  à  sa  hauteur;  et  il  est  difficile  d'aller 
plus  loin  dans  l'amour  désintéressé  de  l'art  :  mépriser  la  gloire 
quand  elle  a  pour  rançon  une  erreur  du  public  sur  le  sens  de 
l'œuvre  glorifiée! 

La  Tétralogie  est  la  réalisation  des  idées  contenues  dans 
Opéra  et  drame.  Les  musiciens  qui  construisent  des  théo- 
ries et  parlent  si  bien  de  leur  art,  ne  -sont  pas,  d'habitude, 
les  meilleurs  dans  l'exécution.  En  Wagner,  l'artiste  fut 
supérieur  au  théoricien  et  au  penseur.  Sa  puissance  de 
composition  (au  sens  le  plus  général  du  mot)  est  singu- 
lière. Le  travail  de  juxtaposition  et  de  marqueterie  qui, 
jusqu'alors,    absorbait   tout   l'effort   des    faiseurs   d'opéras, 


330 


LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 


est  remplacé  par  une  science  qui  n'organise  pas  seulement 
chaque  drame  en  assurant  son  unité,  mais  s'étend  à  quatre 
ouvrages,  à  la  fois  différents  de  style  et  reliés  l'un  à  l'autre 
par  des  liens  puissants,  comme  les  diverses  parties  d'un 
monument  unique.  Wagner  ne  se  contente  même  pas  de 
représenter  les  personnages  et  les  idées  à  l'aide  de  motifs 
(appelés  motifs-conducteurs),  analogues  aux  personnages 
d'une  comédie,  qui  reparaissent  comme  point  de  repère 
aux  moments  opportuns  et  mettent  de  la  clarté  dans  le 
développement  de  l'action,  il  établit  entre  ces  motifs  une 
parenté,  une  connexité  mélodique  équivalent  à  l'unité 
logique  des  éléments  du  livret  ;  c'est  ainsi  que  dans  YOr 
du  Rhin,  les  motifs  de  la  Jeunesse,  de  la  Renonciation,  du 
Walhall,  rappellent  celui  de  l'Anneau.  Et  en  tout  cela, 
l'inspiration  purement  musicale  ne  paraît  nullement  gênée 
par  le  labeur  et  la  science  du  dramaturge. 

Dès  les  premières  pages  de  Rheingold,  nous  sommes  en 
pleine  mythologie,  mais  ramenés  en  même  temps  à  la 
Nature  et,  puisqu'on  nous  a  prévenus,  au  «  purement 
humain  ».  Il  fallait  une  audace  sûre  d'elle-même  pour 
présenter  sur  le  théâtre  ce  que  certains  chroniqueurs  ne 
devaient  pas  manquer  d'appeler  un  «  aquarium  »  ;  mais 
comment  mieux  marquer  la  rupture  avec  l'ancien  opéra, 
œuvre  de  société  à  l'usage  des  gens  du  monde?  La  scène 
est  au  fond  du  Rhin.  Les  premières  images  musicales 
présentées  à  la  réflexion  de  l'auditeur  sont  celles  des  com- 
mencements de  la  vie;  et  les  premières  idées  qui  vont  être 
mises  en  action  sont  celles  des  grands  instincts  directeurs 
et  dominateurs  de  la  vie  :  la  convoitise  de  l'or,  le  désir  de 
la  puissance,  l'amour  sensuel.  Voici  d'abord  pour  le  retour 
à  la  Nature  : 


ggj 


Bassons 


etc. 


-<S"= 


Contrebasse— 

-à. 


ru- 


1k  :• 


Ainsi  est  exprimé  l'état  initial  de  repos  d'où  sont  partis 
peu  à  peu  les  mouvements  de  la  vie.  à  l'origine  du  monde. 
Wagner,  qui  voit  toujours  grand,  prolonge   pendant   seize 


RICHARD   WAGNER 


331 


mesures   l'accord  posé  sur  cette  basse  profonde.  Un  essor 
se  dessine. 


Cors        gj  g    ^  g    J)|  g||     P  1  F  '    |    j 


#". 


qui,  plus  loin  (33e  mesure),  prend  Un  caractère  mélodique, 


Bassons 


m  Mht~ti\?-têi 


et  aboutit, °en  s'assouplissant,  au  motif  des  vagues  : 

Violoncelles  _  ■#■  £1 


Uoloncelles  +  :z±  e, 


Le  Prélude  instrumental  tout  entier  (136  mesures)  est 
construit  sur  cet  accord  parlait  de  mi  bémol  majeur.  C'est 
une  sorte  de  fresque  servant  de  frontispice  à  une  œuvre 
immense.  Comme  intérêt  musical,  le  prélude  est  très  infé- 
rieur à  celui  de  Lohengrin,  aux  ouvertures  de  Tannhâuser 
et  du  Vaisseau  fantôme;  mais  il  révèle  de  façon  typique 
la  mentalité  de  Wagner.  Vouloir  commencer  par  le  Com- 
mencement, en  donnant,  dès  le  début,  une  image  de  la 
genèse  des  forces  vitales,  est  une  idée  de  philosophe  à  la 
fois  profond  et  naïf,  poussant  jusqu'aux  extrêmes  consé- 
quences l'application  logique  d'un  système. 

Voici  maintenant  pour  le  retour  au  «  purement  humain  ». 
Il  n'y  a  pas  un  seul  homme,  il  est  vrai,  dans  l'action;  mais 
le  mythe  veut  traduire  les  instincts  fondamentaux,  les  idées 
directrices  de  l'humanité,  en  indiquant  la  cause  de  cer- 
tains maux  qui  vont  peser  sur  le  monde.  D'ailleurs,  par 
«  purement  humain  »,  il  semble  qu'il  faille  entendre 
l'homme  étranger  à  la  vie  de  salon.  Dans  les  profondeurs 
du  fleuve,  raillant  le  nain  sensuel  Albérich  qui  poursuit 
en  elles   une  proie  dont  il  est  tenté,  les  Ondines  gardent 


332  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

un  trésor.  «  Vor  du  Rhin  »,  doué  d'une  vertu  magique  : 
celui  qui  le  possédera  et  en  fera  un  anneau  aura  la  toute- 
puissance;  il  sera  maître  de  l'univers;  mais  il  faudra 
qu'il  renie  la  loi  de  l'amour  et  renonce  à  ses  joies  ! 
Albérich,  par  un  geste  brutal,  s'empare  de  l'or.  Voleur,  il 
sera  bientôt  volé  lui-même.  L'or  passe  aux  mains  des  dieux 
qui,  détenant  par  ruse  un  bien  dérobé  à  la  Nature,  seront 
frappés  de  malédiction,  jusqu'au  moment  où  un  acte 
d'amour  pur  et  rédempteur  (celui  de  Brùnnhild  s'unissant, 
dans  la  mort,  à  Siegfried)  rachètera  la  faute  commise.  — 
L'or  donne  donc  la  puissance,  mais  il  est  inconciliable  avec 
l'amour;  l'or  mal  acquis  porte  en  soi  une  malédiction; 
d'un  acte  d'amour  désintéressé  peut  seulement  venir  une 
rédemption  :  telles  sont  les  idées  simples  dont  ces  mythes 
sont  les  svmboles.  Il  v  en  a  vingft  autres.  L'Anneau  des 
Nibelungen  est  une  encyclopédie  primitive,  surchargée  d'élé- 
ments qui  ont  sans  doute  des  origines  diverses,  et  que 
Wagner,  acceptant  telle  quelle  cette  synthèse,  a  ramenée  à 
la  vie  par  la  puissance  de  son  art.  Sauf  quelques  pages  où 
on  relèverait  peut-être  une  trace  d'effort,  il  se  meut  dans 
ce  monde  des  légendes  germaniques  avec  l'aisance  et  la  joie 
créatrice  du  poète  musicien  qui,  affranchi  de  toutes  les 
vieilles  entraves,  s'est  plongé,  sûr  de  lui-même,  dans  un 
libre  naturalisme.  Le  style  des  livrets,  avec  ses  onomatopées, 
ses  allitérations,  ses  singularités  verbales  et  ses  bizarreries 
dont  la  traduction  française  donne  quelque  idée,  —  Weïal 
Wasa  !  Vogue  ma  vague,  vogue  et  te  verse!...  chante  la 
première  Ondine  autour  de  l'Or.  —  doit  être  compris 
comme  un  essai  de  substitution  du  lang-age  naturel  aux 
fades  formules  de  la  rhétorique  écœurante  dont  l'opéra 
s'était  jusqu'alors  repu. 

Il  faut  bien  en  venir  à  parler  de  la  musique  en  soi;  la 
tendance  à  séparer  ce  que  Wagner  proclamait  inséparable 
est  de  plus  en  plus  grande  à  mesure  que  l'évolution  musi- 
cale se  développe,  et  il  est  impossible  qu'il  en  soit  autre- 
ment. Gomme  le  poème,  cette  musique  plaît  d'abord  par  une 
science  des  contrastes  qui  semble  l'adapter  a  une  sorte  de 
féerie  grandiose.  Ainsi,  après  la  scène  dans  le  Rhin,  les 
eaux  se  transforment  en  nuages,  puis  les  vapeurs  s'éclair- 
cissent,  et,  au  fond  d'un  paysage  lumineux,  on  aperçoit  le 


RICHARD    WAGNER 


333 


Walhall,   la   forteresse  des   cieux  construite  par  les  Géants 
et  désignée  par  les  nobles  accords  des  cuivres  : 


Tubas  et 
Harpes 


La  3e  scène  se  passe  dans  le  monde  souterrain,  où 
Wotan  et  les  dieux  sont  venus  arracher  l'or  à  Albérich; 
et  le  Prélude  s'achève  par  une  vision  radieuse  :  celle  des 
dieux  qui  montent  vers  le  Walhall  en  suivant  l'arche 
immense  de  l'arc-en-ciel. 

Dans  la  Tétralogie,  Wagner  brise  les  cadres  dont  se 
composaient  les  anciennes  partitions,  pour  adopter  un 
style  qui  ne  morcelle  pas  l'intérêt  en  «  numéros  »  distincts; 
c'est  comme  si  à  une  série  de  jolis  bassins  cerclés  de 
marbre  et  ornés  de  Tritons  en  stuck,  de  Nymphes  et  de 
Neptunes  avec  trident,  on  substituait  un  courant  large  et 
puissant  lâché  en  pleine  nature;  mais  il  n'est  pas  l'ennemi 
systématique  de  l'épisode  construit,  faisant  tableau  instru- 
mental ou  «  morceau  »  vocal,  «  fermé  »,  comme  disent  les 
Allemands,  ou,  tout  au  moins,  susceptible  (malgré  la 
volonté  de  l'auteur)  d'être  entendu  à  part  dans  un  con- 
cert. Telle,  dans  la  Walkyrie,  dont  l'unité  est  aussi  for- 
tement nouée  que  celle  d'une  tragédie  antique,  cette 
chanson  du  printemps  qui  rappelle  le  début  de  la  Damna- 
tion de  Berlioz  : 


^iiJJjp^r4^Fpir^iJ^lJ,irr 


La  Chevauchée,  l'incantation  et  le  sommeil  de  Brùnnhilde; 
dans  Siegfried,  les  mélodies  du  héros  cher  au  cœur  de 
Wagner,  quand  il  dit  le  plaisir  d'errer  dans  les  grands 
bois  ou  lorsqu'il  forge  l'épée;  les  murmures  de  la  forêt,  les 
thèmes  de  Siegfried-idyll  employés  à  la  fin  de  la  pièce; 
dans   la  Gôtterd'àmmerung  (Crépuscule  des  dieux),  le  lever 


334  LES    SUCCESSEURS    DE    BEIILIOZ 

du  soleil  au  1er  acte,  tout  le  prélude  instrumental  du  3e  où 
Wagner  se  replonge  en  plein  naturalisme  en  faisant  passer 
dans    son  orchestre  les   murmures    du  Rhin;  le  chant  des 

Ondines,  la  marche  funèbre Tout  cela  est  une  série  de 

tableaux  distincts.  La  mélodie  qui  règne  en  cette  musique 
n'aime  pas  à  se  fixer  et  à  prendre  attitude,  à  intervalles 
déterminés,  pour  qu'on  l'admire  ;  elle  n'est  pas  davantage 
un  chant  à  l'état  diffus  et  continu,  mais,  entre  ces 
extrêmes,  un  compromis  réglé  par  un  tel  sentiment  de 
la  convenance  et  de  la  vérité  qu'il  semble  impossible  de 
faire  vraiment  du  théâtre  lyrique  en  dehors  d'un  pareil 
système.  Rien  de  révolutionnaire  ou  d'agressif  n'apparaît 
dans  l'écriture.  Wagner  enrichit  l'orchestre  d'instruments 
de  cuivre  supplémentaires,  mais  n'en  use  jamais  pour  des 
tapages  inutiles  et  sans  motifs  précis.  De  même,  il 
n'emploie  la  dissonance  que  là  où  elle  est  justifiée  par  les 
idées  contenues  dans  le  texte  littéraire.  La  construction 
harmonique  et  les  modulations  s'expliquent,  tout  comme 
dans  une  partition  de  Meyerbeer,  par  les  règles  ou  les 
usages  traditionnels.  Au  début,  des  erreurs  inexplicables, 
peut-être  volontaires,  firent  passer  pour  bruyante  et  disso- 
nante de  parti  pris  une  musique  toujours  discrète,  attentive 
à  ne  pas  dépasser  la  mesure,  chantante,  et  infiniment 
nuancée. 

Nous  ne  pouvons  donner  ici  que  cette  caractéristique  très 
générale  de  la  Tétralogie.  Sans  refaire  une  analyse  qui,  dans 
tous  les  ouvrages  où  on  l'a  entreprise,  donne  une  pitoyable 
idée  de  l'objet  analysé,  nous  devons  nous  arrêter  un  instant 
à  Siegfried,  œuvre  caressée  par  le  génie  du  poète-musicien. 
La  forêt,  avec  ses  murmures,  ses  oiseaux  chanteurs,  ses 
bêtes  familières  ou  monstrueuses  et  ses  êtres  de  légende, 
tel  est,  au  fond,  le  sujet  du  drame.  La  forêt  s'incarne  dans 
le  jeune  sauvageon  Siegfried  qui,  étranger  à  la  peur  comme 
a  toute  idée  morale,  revient  d'abord,  sans  trop  savoir  pour- 
quoi, aux  instincts  égoïstes  et  bas  (incarnés  dans  Mime), 
puis  s'affranchit  de  cette  vie  inférieure  pour  s'élever,  par 
l'amour,  à  la  pleine  conscience  de  lui-même  et  à  la  vie 
intellectuelle.  Il  connaîtra  la  peur  pour  la  première  fois* 
quand  il  sera  en  présence  de  la  beauté  d'une  femme.  En 
peignant  la  forêt,  Wagner  n'est  tombé  nulle  part  dans  le 


RICHARD    WAGNER  335 

sentimentalisme  vague,  ami  des  couleurs  sombres  ou  du 
clair  obscur  et  du  dessin  un  peu  tremblé  qui  passe  pour 
inséparable  de  la  poésie  allemande.  Il  montre  la  nature 
sans  affectation  de  profondeur  et  tendance  au  mystère. 
Tout  en  prodiguant  la  couleur,  il  garde  une  objectivité 
naïve,  une  aisance  parfaite,  exempte  d'emphase  et  de  figno- 
lage. Dans  le  2"  acte  de  Siegfried,  nulle  trace  de  ce  roman- 
tisme larmoyant  et  inquiet  qui  voudrait  déranger  l'ordre 
des  choses,  et  qui  ne  conçoit  une  foret  qu'avec  des  arbres 
dont  les  racines  sont,  si  l'on  peut  dire,  dans  les  nuages  : 
partout  une  gaieté  saine  et  allante,  un  réalisme  ingénu,  une 
joie  de  vivre  qui,  un-instant,  songe  à  l'énigme  dont  elle  est 
enveloppée  et  se  recueille,  mais  reprend  très  vite  une  vive 
allure  de  jeunesse.  Selon  le  goût  traditionnel,  le  dialogue 
de  Siegfried  et  de  l'oiseau  devait  donner  lieu  à  un  peu  de 
«  romance  »;  il  introduit  au  contraire  dans  le  naturalisme 
de  Wagner  une  note  burlesque,  d'une  puérilité  charmante. 
Pour  se  faire  comprendre  de  son  mystérieux  ami  en  lui 
parlant  son  propre  langage,  le  jeune  sylvain  coupe  un 
roseau  et  improvise  un  chant;  mais  les  fausses  notes,  les 
couacs  l'arrêtent  bientôt,  et  il  rit  de  sa  propre  sottise.  Cette 
courte  et  délicieuse  parodie  est  d'un  maître  qui  domine  son 
sujet  et  qui,  affranchi  de  la  tyrannie  des  formes,  sait 
atteindre  ;i  la  poésie  vraie.  Il  y  a  du  reste  un  assez  grand 
nombre  de  pages  où  le  lyrisme  côtoie  le  style  bouffe  :  le 
début  du  premier  acte  où  le  nain  forgeron  gémit  de  sa 
maladresse;  le  récit  de  Siegfried  (scène  i)  parlant  des 
chevreuils,  des  renards  et  des  loups  qu'il  a  observés  au  prin- 
temps et  disant  à  Mime  : 

Le  poisson   fuit  dans  les  flots  clairs, 
Le  pinson  vole  aux  buissons  verts  : 
Tel  je  m'enfuis,  tel  je  m'envole. 

Il  est  impossible  d'assister  à  une  représentation  de 
Siegfried  sans  être,  comme  disait  un  grand  musicien  fran- 
çais, Emm.  Chabbieb,  «  bouleversé  d'admiration  ».  Cette 
richesse  de  la  puissance  créatrice  n'a  d'égale  que  les 
œuvres  de  Bach  et  de  Beethoven.  Une  telle  musique,  si  on 
la  dégage  de  son  programme  concret,  est  un  de  ces  mondes 
possibles  que  construit  l'imagination  des  grands  artistes  ou 


336  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

des  grands  penseurs  et  qui  enveloppent  beaucoup  de  réel 
dans  beaucoup  de  rêve.  «  Dans  l'Anneau  du  Nibelung,  dit 
/-M.  Lichtenbergek,  on  peut  voir  des  tendances  païennes, 
parce  que  Siegfried  est  le  type  de  l'homme  heureux  de 
vivre  et  guidé  par  la  loi  de  nature;  des  tendances  chré- 
tiennes, parce  que  l'idée  de  la  rédemption  apparaît  clai- 
rement au  dénouement  où  Brùnnhild  s'élève,  comme  Par- 
sifal,  jusqu'à  la  suprême  sagesse  et  la  suprême  pitié,  et 
accomplit  l'acte  libérateur  qui  met  fin.  dans  l'univers,  au 
règne  du  mal;  des  tendances  optimistes,  parce  que  les 
représentants  de  l'égoïsme  et  de  la  haine  sont  vaincus  dès 
que  le  règne  de  l'amour  est  fondé  parmi  les  hommes  ',  pes- 
simistes, parce  que  Wotan  renonce  finalement  au  désir  de 
vivre —  »  Soit;  mais  la  musique  est  si  belle  que,  prenant 
à  rebours  la  genèse  indiquée  par  Wagner,  on  serait  tenté 
de  voir  dans  cette  œuvre  une  symphonie  qui,  par  un  épa- 
nouissement naturel,  s'extériorise  de  plus  en  plus,  tend  à 
la  précision  analytique  et  arrive  finalement  aux  idées 
relativement  claires  et  distinctes  formulées  par  des  textes 
verbaux.  Mais  peu  importe  le  mode  d'explication!  11  y  a 
dans  Siegfried  une  vie  pleine,  jeune  et  diverse,  traversée  de 
multiples  mouvements  et  toute  d'harmonie,  un  jaillisse- 
ment continu  d'idées  mélodiques  bien  ordonnées;  quand 
on  croit  le  courant  de  l'inspiration  épuisé,  de  tous  côtés 
arrivent  de  nouvelles  poussées  triomphales  qui  vous  empor- 
tent de  surprises  en  enchantements,  et  arrachent  d  involon- 
taires exclamations.  Nous  renonçons  à  citer  quelques  pas- 
sages. 

Nous  avons  esquissé  un  exposé  impartial  de  la  Tétralogie. 
Avant  d'en  terminer  l'histoire,  nous  pouvons  essayer  ici 
de  la  juger  en  adoptant  l'esthétique  de  Wagner  lui-même, 
c'est-à-dire  en  nous  demandant  si  l'auteur  a  réellement  fait 
ce  qu'il  voulait  faire. 

Dans  cet  énorme  poème  musical,  Wagner  a  trouvé,  pour 
la  musique  d'opéra,  une  formule  dont  la  convenance  a  été 
universellement  reconnue.  Il  n'est  pas  cependant  drama- 
tique au  sens  où  on  prend  communément  ce  mot.  Il  n'est 
nullement  appliqué  à  employer  ces  effets  de  surprise  et 
d'émotion  brusque,  ces  coups  de  théâtre,  dont  on  trouve 
un  premier  et  si  typique  exemple  dans   l'Orf'eo  de  Monte- 


RICHARD    WAGNER  337 

verde  (récit  de  la  ménagère  annonçant  la  mort  d'Eurydice), 
ïl  aime  plutôt  à  s'étaler  et  couvre  ses  livrets  par  grandes 
nappes.  Avec  l'état  d'esprit  d'un  musicien  qui  écrirait  une 
épopée,  il  développe  complaisamment  des  récits  qui  parais- 
sent avoir  à  ses  yeux  une  importance  capitale  parce  qu'ils 
déplacent,  suivant  son  esthétique  propre,  l'intérêt  de 
l'opéra,  mais  qui  font  assez  souvent  longueur  en  mettant  à 
de  rudes  épreuves  de  patience  l'auditeur  de  race  latine 
et  même  celui  de  race  anglo-saxonne;  ou  bien,  à  larges 
coups  de  pinceau,  il  brosse  des  tableaux  magnifiques. 

Wagner  veut  qu'on  le  juge  comme  dramaturge,  non 
comme  musicien  :  mais  adopter  ce  point  de  vue  de  son 
choix,  c'est  exposer  son  œuvre  à  une  condamnation.  Tous 
les  chefs-d'œuvre  du  théâtre  antique  et  du  théâtre  moderne 
nous  permettent  de  poser  ces  deux  principes  :  1°  le  drame 
est  une  action  ;  2°  la  forme  supérieure  de  l'action  particu- 
lière au  drame,  c'est  une  lutte  morale,  dans  un  même 
personnage,  entre  des  passions  contraires,  ou  entre  une 
passion  et  un  devoir  :  de  là  naissent  la  terreur  et  la  pitié 
(formule  classique  du  théâtre  grec),  ou  Y  admiration  (mot 
qui  résume  le  système  créé  par  Corneille  et  suivi  par  presque 
tous  les  librettistes  venus  après  lui)  :  ainsi  sont  conçus 
le  Prométhée  etl'Oreste  d'Eschyle;  ainsi  le  rôle  du  cardinal 
dans  la  Juive,  celui  de  Raoul  dans  les  Huguenots,  celui  de 

Fidès    dans    le    Prophète Rien    de    semblable  dans     la 

Tétralogie  de  Wagner.  Ce  sont  des  contes  fantastiques,  des 
récits  —  et  non  des  drames  —  quelque  chose  d'analogue 
aux  histoires  qu'a  illustrées  Rimski-Korsakof  dans  ses 
poèmes  symphoniques,  et  rien  de  plus.  —  En  second  lieu, 
il  est  bien  difficile  de  voir  un  retour  au  purement 
humain  dans  des  poèmes  où  il  y  a  des  ondines.  des 
nains,  des  monstres,  des  W  alkvries  chevauchant  au  milieu 
des  nuages,  des  géants,  des  divinités  comme  Erda  ou 
Wotan.  et  pas  un  seul  homme.  Par  une  haine  très  légitime 
des  conventions  où  se  traînait  l'opéra  de  son  temps, 
Wagner  semble  s'être  réfugié  dans  un  monde  beaucoup 
moins  banal,  mais  tout  aussi  conventionnel  et  peut-être 
plus  faux.  Il  se  pourrait  que  les  livrets  de  Quinault, 
malgré  leurs  fadaises,  soient  plus  près  de  l'humanité  que 
Y  Or  du   Rhin.   En  ce    qui   concerne  la    musique,   une   des 

Combarieu.  —  Musique,  III.  22 


338  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

innovations  principales  de  Wagner  a  été  de  rejeter  les 
anciennes  divisions  de  chaque  acte  d'opéra  en  parties 
distinctes  telles  que  air,  duo,  chœur,  trio,  etc Cette  sup- 
pression, nous  l'avons  vu,  est  plus  apparente  que  réelle. 
On  peut  bien  enlever  les  étiquettes,  mais  à  moins  de  se 
condamner  à  une  affreuse  monotonie,  il  faut  conserver  les 
choses.  La  marche  du  drame  ne  souffrait  nullement  de 
l'ancienne  esthétique.  Je  n'alléguerai  pas  ici  l'exemple  des 
opéras  français,  puisqu'il  s'agissait  précisément  de  modifier 
leurs  usages  considérés  comme  tyranniques  et  mauvais; 
mais  je  me  bornerai  à  rappeler  que  des  drames  lyriques 
particulièrement  admirés  de  Wagner,  ceux  du  théâtre  grec 
(la  comédie  aussi  bien  que  la  tragédie),  étaient  divisés  en 
«  numéros  »,  comme  nos  partitions  modernes,  chacun  de 
ces  numéros  ayant  sa  forme  distincte  et  sa  versification 
particulière. 

On  pourrait  soutenir,  sans  trop  lui  faire  tort,  qu'il  con- 
vient de  voir  en  Wagner  un  conteur  épique,  un  décorateur 
sonore  d'une  puissance  exceptionnelle,  et,  en  matière  de 
théâtre,  un  organisateur  de  féeries  colossales.  A  ce  dernier 
titre,  l'auteur  de  la  Tétralogie  a  fait,  comme  Berlioz,  des 
merveilles.  Il  a  moins  de  sentimentalité  que  l'auteur  de 
la  Damnation  et  d'Harold,  moins  d'emportement  roman- 
tique, et  il  se  dirige  avec  plus  de  sang-froid,  plus 
«  d'objectivité  »,  mais  il  a  une  imagination  souveraine. 
Son  orchestre  a  une  vie,  une  plénitude  de  couleur  et  un 
éclat  qui  en  font  une  des  créations  les  plus  importantes  de 
l'art  universel  ;  il  a  aussi  une  netteté  parfaite,  grâce  à 
laquelle  le  public  ne  peut  se  tromper  sur  les  intentions 
descriptives  du  compositeur  et  le  suit  toujours  avec  curio- 
sité. 

Le  Crépuscule  des  Dieux,  dernier  drame  de  la  Tétralogie,  ne  fut 
terminé,  en  partition,  que  le  21  novembre  1874.  Siegfried  avait  été 
achevé  en  février  1871.  Rheingold  et  la  Valkure  furent  d'abord  joués 
isolément  à  Munich,  en  1869  et  1870,  mais  contre  le  gré  de  l'auteur 
qui  resta  étranger  aux  représentations. 

«  Il  faut,  écrit-il  à  Liszt,  que  la  représentation  de  mes  drames  des 
Nibelungen  ait  lieu  à  l'occasion  dune  grande  fête,  qu'il  y  aurait 
peut-être  lieu  d'organiser  dans  ce  but.  Il  faut  qu'elle  se  déroule  en 
trois  jours  consécutifs,  à  la  veille  desquels  on  donnera  le  prologue.  » 
[Lettre  datée  d'Alisbrunn,  20  novembre    1851.)  —  «   Quelque  hardi, 


RICHARD    WAGNER  339 

extraordinaire,  peut-être  même  fantastique  que  mon  plan  puisse  te 
paraître,  sois  bien  convaincu  qu'il  n'est  pas  le  fruit  d'un  caprice, 
d'un  calcul  d'effets  purement  extérieurs,  mais  qu'il  s'est  imposé  à 
moi  comme  la  conséquence  nécessaire  de  l'essence  et  du  fond  du 
sujet  qui  m'a  rempli  tout  entier  et  que  j'éprouve  le  besoin  de  traiter 
dans  toute  son  étendue.  Le  traiter  comme  il  m'est  permis  de  le  faire, 
au  double  titre  de  poète  et  de  musicien,  est  pour  le  moment  mon 
seul  objectif  :  tout  le  reste  doit  m'être  indifférent  jusqu'à  nouvel 
ordre.  »  [Ibid.)  —  «  Pour  la  représentation  de  mes  drames  des  Nibe- 
lungen,  je  n'espère  pas  vivre  assez  longtemps  pour  les  voir  jouer  à 
Berlin,  ou  à  Dresde,  encore  moins  ailleurs.  Ces  grandes  villes  et 
autres  semblables,  avec  leur  public,  n'existent  plus  pour  moi. 
Comme  auditeurs  de  mes  œuvres,  je  ne  rêve  qu'un  groupe  d'amis 
qui,  dans  le  but  de  les  connaître,  se  réuniraient  exprès  quelque  part, 
de  préférence  dans  quelque  belle  solitude,  loin  de  l'atmosphère 
épaisse  des  villes  et  de  l'air  empesté  que  nous  font  respirer  l'indus- 
trie et  la  civilisation  modernes.  »  [Lettre  de  Zurich,  30  janvier 
1852.) 

Pour  ces  exécutions  idéales,  Wagner  fixa  son  choix  sur 
Bayreuth,  petite  ville  de  Bavière  qu'il  trouva  encore  trop 
mondaine,  car  c'est  sur  une  colline  des  environs  que  fut 
construit  le  théâtre  dont  il  avait  lui-même  tracé  le  plan  et 
dont  la  première  pierre  fut  posée  le  22  mai  1872.  Il  fallait 
beaucoup  d'argent.  Des  associations  furent  créées  en  1871, 
mais  provoquèrent  plus  d'élan  chez  les  musiciens  que  de 
générosité  chez  les  financiers.  Wagner  refusa  les  offres  du 
théâtre  de  Berlin,  comme  il  refusa  plus  tard  les  proposi- 
tions venues  de  Londres  et  de  Chicago.  Un  appel  général, 
lancé  en  1873,  ne  donna  pas  les  résultats  nécessaires;  le 
projet  de  représentation  solennelle  (Festspiel)  pour  1874 
dut  être  abandonné.  Au  moment  de  la  déroute,  l'interven- 
tion du  roi  Louis  II  de  Bavière  fut  décisive;  elle  permit  le 
Festspielintégval  qui  eut  lieu  à  Bayreuth, au  mois  d'août  1876. 
En  des  soirées  inoubliables  fut  saluée  une  ère  nouvelle 
pour  le  théâtre  et  pour  la  musique;  mais  la  grandeur  de 
l'enthousiasme  n'eut  d'égale  que  celle  du  déficit  des  recettes. 
Pour  combler  l'abîme,  on  s'adressa  au  Reichstag,  qui  refusa 
les  crédits;  il  fallut  renoncer  à  de  nouvelles  solennités 
pour  1877.  On  revint  alors  au  système  des  associations 
et  des  souscriptions  internationales,  avec  un  périodique 
comme  organe  central,  les  Bayreuther  Blâtter,  fondées  en 
1878;  mais,  à  partir  de  ce   moment,  on  dut  se  résigner  à 


340  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

la  représentation  fragmentaire  de  la  Tétralogie  clans  les 
théâtres  étrangers. 

Wagner  ne  put  jamais  approuver  les  représentations  banales  de 
ses  œuvres  et  se  tint  toujours,  avec  une  fierté  légitime,  en  dehors 
des  affaires  rappelant  les  usages  du  vieil  opéra.  Il  trouvait  «  dégoû- 
tant »  qu'un  directeur  lui  parlât  de  monter  une  œuvre  de  lui  «  comme 
il  aurait  parlé  à  Flotow  de  Martha  ».  Après  une  représentation  du 
Ring  à  Berlin  en  mai-juin  1881,  devant  l'empereur,  son  fils,  toute  la 
cour  et  le  public  le  plus  choisi,  un  chanteur-imprésario  crut  bien  faire 
en  organisant  une  sorte  d'apothéose.  Après  la  dernière  scène  du 
Crépuscule,  le  rideau  se  relève,  laissant  voir  R.  Wagner  entouré  de 
tous  ses  interprèles.  Neumann  se  met  à  le  haranguer  :  «  Au  moment 
solennel  où  prend  fin  l'œuvre  grandiose  qui  nous  réunit,  permettez- 
moi  d'exprimer  ma  gratitude  profonde »  A  peine  ces  mots  étaient-ils 

prononcés,  Wagner  fait  demi-tour  et  quitte  la  scène.  Le  lendemain, 
les  journaux  ne  manquèrent  pas  de  souligner  ce  qu'ils  considéraient 
comme  une  grossièreté  à  l'égard  de  la  famille  impériale.  Wagner, 
sans  s'excuser,  écrivit  qu'il  avait  été  pris  d'une  indisposition  subite 

«  Je  ne  suis  et  ne  produis  quelque  chose  que  si  je  réunis 
toutes  mes  aptitudes  sous  l'influence  de  la  passion,  si  j'en 
use  sans  ménagement,  et  me  consume  en  elles.  »  {Lettre 
à  Liszt,  16  août  1853.)  Cette  phrase  pourrait  servir  d'épi- 
graphe à  un  autre  chef-d'œuvre  dont  nous  avons  à  parler. 

Tristan  et  Isolde,  tout  aussi  en  dehors  que  le  Ring  des 
anciens  usages  de  l'opéra,  fut  plus  conforme  encore  aux 
théories  de  l'auteur  et,  par  suite,  destiné  à  une  fortune 
théâtrale  assez  pénible.  C'est  peut-être  le  meilleur  ouvrage 
de  Wagner.  Avec  lui  nous  sortons  des  mythes  pour 
entrer  dans  une  région  brûlante,  chargée  de  passion,  et 
où  l'œuvre  d'art,  consacrée  tout  entière  à  une  peinture 
pénétrante  et  désenchantée  de  l'amour,  est  un  drame  vécu. 
Il  y  a  deux  voies  d'accès  à  Tristan  :  les  amours  de  Wagner 
et  de  Mathilde  Wesendonk.  et  la  philosophie  pessimiste  de 
Schopenhauer.  L'une  et  l'autre  sont  remplies  des  témoi- 
gnages de  l'humaine  souffrance;  l'historien  ne  peut  s'y 
engager  qu'avec  respect. 

Pendant  son  exil  à  Zurich,  R.  Wagner  s'était  lié  d'amitié  avec 
Otto  Wesendonk  et  sa  femme  Mathilde.  Le  mari  fut  son  bienfaiteur; 
il  procura  au  grand  musicien  cette  sécurité  matérielle  qui  est  indis- 
pensable au  travail.  La  femme,  d'esprit  élevé  et  de  noble  caractère, 


RICHARD    WAGNER  341 

comprit  la  nature  délite  que  le  hasard  des  circonstances  avait  jetée 
dans  sa  vie.  Elle-même  était  poète.  C'est  sur  des  vers  écrits  par  elle 
que  Wagner  composa,  en  1857-58,  cinq  lieder.  Dans  une  lettre  à  sa 
sœur  Claire  (20  août  1858),  Wagner  a  résumé  l'histoire  de  cet  amour 
d'abord  hésitant,  en  lutte  avec  lui-même,  muet,  avoué  enfin,  irrésisti- 
blement proclamé,  mais  tout  de  suite  assombri  et  douloureux,  parce 
que,  dit-il,  il  ne  pouvait  être  question  d'union  entre  nous.  Comme 
Werther  auprès  de  Charlotte,  Fauteur  du  Ring  connut  la  mélancolie 
tragique  d'un  rêve  impossible.  «  M'élever  jusqu'à  toi,  être  digne  de 
toi.  c'est  la  seule  idée  qui  soutienne  ma  vie!  »  Il  écrivait  en  1863  à 
Mme  Wille  :  «  Elle  a  été  et  elle  reste  mon  premier  et  mon  unique 
amour.  »  Mathilde  était  pour  lui  <c  l'Ange  de  la  Vérité  ».  Il  y  a  un 
Journal  et  toute  une  correspondance  qui  nous  font  connaître  l'inten- 
sité de  cette  passion  refoulée  sur  elle-même,  obligée  de  se  vaincre 
par  un  effort  héroïque.  Il  fallut  renoncer  et  se  séparer.  Tristan  et 
/solde,  qui  peint  l'amour  ayant  pour  fin  l'anéantissement  de  l'être, 
est  sorti  de  là;  cette  période  où  la  sensibilité  du  musicien  était  boule- 
versée à  de  grandes  profondeurs  fut  la  plus  féconde  de  sa  vie  pour 
la  production  artistique.  «  Si  j'ai  écrit  Tristan,  c'est  à  toi  que  je  le 
dois  et  je  t'en  remercie  du  fond  de  l'âme,  pour  l'éternité.  »  (Lettres 
à  Mathilde  Wesendonk,  10  et  26  avril  1859,  21  déc.  1861,  etc.)  On 
peut  rapprocher  ce  passage  d'une  lettre  à  Liszt  :  «  ...  Comme  dans 
mon  existence,  je  n'ai  jamais  goûté  le  vrai  bonheur  que  donne 
l'amour,  je  veux  élever  à  ce  rêve,  le  plus  beau  de  tous  les  rêves,  un 
monument  dans  lequel  cet  amour  se  satisfera  largement  d'un  bout  à 
l'autre.  J'ai  ébauché  dans  ma  tête  Tristan  et  Jsolde  :  c'est  la  concep- 
tion musicale  la  plus  simple,  mais  la  plus  forte  et  la  plus  vivante; 
quand  j'aurai  terminé  cette  œuvre,  je  me  couvrirai  de  la  voile  noire 
qui  flotte  à  la  fin,  —  pour  mourir.  » 

La  même  lettre  (Correspondance  de  Wagner  et  de  Liszt,  trad. 
française  par  L.  Schmitt,  II,  p.  50  et  suiv.)  nous  fait  connaître  les 
sentiments  de  Wagner  sur  les  ouvrages  du  pessimiste  Schopen- 
hauer,  qu'il  avait  commencé  à  lire  en  1854  :  «  A  côté  des  progrès  si 
lents  de  ma  musique,  je  me  suis  exclusivement  occupé  d'un  homme 
qui  est  venu  dans  ma  solitude  comme  un  présent  du  ciel  :  c  est 
Arthur  Schopenhauer,  le  plus  grand  philosophe  depuis  Kant....  Quels 
charlatans  sont  à  côté  de  lui  les  Hegel,  etc.  !  Son  idée  maîtresse,  la 
négation  finale  de  la  volonté  de  vivre,  est  d'un  sérieux  terrifiant, 
mais  c'est  la  seule  qui  implique  la  délivrance.  Naturellement,  elle 
n'a  pas  été  nouvelle  pour  moi;  et,  en  général,  personne  ne  peut  la 
concevoir  sans  l'avoir  déjà  eue  en  germe.  Mais  c'est  ce  philosophe 
qui,  le  premier,  m'en  a  fait  voir  l'évidente  vérité.  Quand  ma  pensée 
se  reporte  aux  tempêtes  dont  mon  cœur  a  été  battu,  à  l'effort  déses- 
péré avec  lequel  il  se  cramponnait  involontairement  à  l'espérance 
de  vivre,  —  maintenant  encore,  quand  parfois  la  tempête  augmente 
et  devient  ouragan,  je  n'ai  trouvé  qu'un  calmant  qui  m'aide  à  trouver 
le  sommeil  dans  les  nuits  d'insomnie  :  c'est  le  sincère,  l'ardent  désir 
de  mourir;  je  voudrais  l'inconscience  totale,  le  néant  absolu,  la  fin 
de  tous  les  rêves,  la  délivrance  unique  et  définitive.  » —  Nous  repro- 


342 


LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 


chions  à  la  Tétralogie  d'être  en  dehors  de  l'humanité.  Ici  on  entend 
le  son  de  l'humaine  et  extrême  détresse.... 

Achevé  en  1859,  accueilli  mais  non  représenté  par  les  théâtres 
de  Karlsruhe  et  de  Vienne,  Tristan  fut  joué  pour  la  première  fois  à 
Munich  le  10  juin  1865. 

Le  drame  vécu,  en  devenant  une  action  lyrique,  s'enrichit 
donc  d'une  idée  philosophique;  il  se  généralise.  Tristan, 
Isolde  ne  sont  pas  des  caractères  marqués  par  des  traits 
individuels,  comme  les  personnages  du  Ring;  l'un  et  l'autre 
sont  une  passion  qui  va,  si  l'on  peut  parodier  ainsi  la 
formule  par  laquelle  Hernani  se  définit  lui-même;  ils  sont 
l'amour  porté  irrésistiblement  au  maximum  d'intensité,  et 
ne  voulant  plus  d'issue  que  dans  l'anéantissement.  La 
sobriété  et  la  nature  des  moyens  employés  pour  donner 
un  cadre  aux  trois  tableaux  où  se  concentre  l'intérêt 
rappelle  la  tragédie  classique.  Dès  les  premières  mesures 
du  Prélude,  est  exprimée  avec  autant  de  force  que  de 
netteté  cette  idée  de  la  séparation  fatale  dont  Wagner  avait 
ressenti  toutes  les  souffrances  : 


k 


5 


rr 


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s^- 


Cet  accord  (*)  déchirant  est  un  troublant  mélange  de 
timbres  :  Wagner  y  fait  entrer  deux  hautbois,  deux  clari- 
nettes en  la,  un  cor  anglais,  un  premier  et  un  deuxième 
basson  et  un  violoncelle.  C'est  l'image  sonore  d'un  brusque 
et  douloureux  conflit,  où  les  idées  de  la  pièce  sont  con- 
densées,  après    l'élan   de  passion  (repris   et  développé    au 


RICHARD    WAGNER 


343 


cours  de  tout  le  prélude)  indiqué  par  l'anacrouse.  Les  deux 
dessins  chromatiques  à  direction  divergente  (fa,  mi,  ré,  ré 
—  sol,  la,  la,  si)  font  songer  au  mot  de  Shakespeare  au 
sujet  de  la  séparation  de  deux  amants  :  «  Nous  sommes 
comme  les  deux  planches  de  la  barque  qui  se  disjoi- 
gnent, pour  s'enfoncer  chacune  d'un  côté  différent  de 
l'abîme...  ». 

Pour  rendre  compte  de  cet  accord,  les  professeurs  d"harmonie 
allemands  ont  accumulé  des  insanités  telles  que  le  directeur  des 
Bayreuther  Blàtter  paraît  avoir  inséré  leurs  analyses  à  titre  de 
simples  renseignements,  sans  se  prononcer.  Suivant  les  habitudes 
classiques  ici  observées  par  Wagner,  nous  considérons  le  groupe 
dissonant  /si-ré-fa-la  comme  renversé,  avec  appoggiature  du  ré  et 
du  la,  et  faisant  sa  résolution  sur  un  autre  accord  dissonant  de  7e 
(encore  avec  une  appogiature),  construit  sur  la  dominante  du  ton. 
L'accord  de  la  6e  mesure  s'explique  de  façon  analogue. 

Le  duo  d'amour  du  2e  acte  ne  comprend  pas  moins  de 
62  pages  dans  la  partition  pour  piano.  Nous  sommes  dans 
un  parc  planté  de  grands  arbres,  baigné  par  une  lumineuse 
nuit  d'été.  On  entend  au  loin  des  fanfares  de  chasse;  une 
poésie  pénétrante  enveloppe  tout  le  paysage.  Le  duo  n'est 
pas  construit  d'après  un  canon  musical;  c'est  une  scène  de 
psychologie  profonde  (par  l'expression  musicale),  où  le  dyna- 
misme passionnel  se  développe  dans  un  ordre  naturel,  et 
où  le  compositeur  s'écarte  des  coupes  usuelles  uniquement 
parce  qu'il  veut  rester  dans  la  nature  et  dans  la  vérité. 
Après  l'explosion  de  joie  du  début,  l'orchestre  arrive,  par 
une  longue  préparation  et  des  modulations  d'une  grande 
douceur,  à  cet  épisode  mélodique  : 


Lento  moderato 


344 


LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 


2=£ 


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se.  reine,        ô      Nuit pro.  fonde 


11 


ne    s  agit    pas 


de  la  nuit  complice  des  tendresses, 
protectrice  de  l'amour  d'un  Roméo  et  d'une  Juliette,  mais 
de  la  nuit  prise  comme  symbole  de  la  mort,  à  laquelle 
aspirent  les  deux  amants  : 

Confonds  nos  cœurs,  confonds  nos  âmes 
Au  sein  sacré  du   gouffre  obscur!... 

Le  retour  au  néant  est  désiré  moins  par  désespérance 
devant  les  obstacles  de  la  vie  que  comme  aboutissement 
suprême  de  l'extase  ressentie  cœur  contre  cœur,  lèvre  à 
lèvre  :  page  caressante  et  douloureuse,  qui  met  à  nu  le 
tréfonds  des  âmes  et  où  l'intensité  de  l'expression,  sans 
aucun  emploi  des  violences  vocales,  atteint  une  limite.  La 
réceptivité  de  l'auditeur  arrive  elle-même  à  sa  limite  quand 
ce  thème,  chanté  tour  ;i  tour  par  Iseult  et  par  Tristan,  est 
repris  à   l'orchestre  par  les  violoncelles  : 


RICHARD    WAGNER 


34b 


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Prr  r 


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Ce  thème  reparait  dans  la  grande  scène  du.  dénouement 
où  Iseult  vient  mourir  près  de  Tristan.  Wagner  ne  voulait 
pas  que  ses  drames  lyriques  fussent  écoutés  comme  des 
opéras  ordinaires;  pour  celui-là  cependant,  il  est  bon  de 
le  voir  un  peu  du  dehors  et  de  conserver  (si  on  le  peut)  le 
point  de  vue  du  divertissement,  sans  trop  pénétrer,  dans  ce 
monde  magique  et  douloureux,  jusqu'à  l'âme  intime  de 
l'œuvre  où  l'inspiration  du  musicien  de  génie  se  confond 
avec  l'expérience  de  l'homme  et  la  philosophie  de  la  vie; 
sans  quoi  la  Musique,  en  ajoutant  sa  formidable  puissance 
à  l'expression  réaliste  des  désenchantements  de  l'amour, 
renouvelle  en  les  accentuant  les  épreuves  les  plus  pénibles 
de  la  sensibilité 

Un  tel  sujet  nous  oblige  à  négliger  momentanément  les 


346  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

dates  divisant  notre  travail;  nous  retrouverons  tout  à 
l'heure  Wagner  à  Paris,  sous  le  second  Empire.  Au  Ring- et  à 
Tristan  s'oppose  la  comédie  lyrique  des  Maîtres  chanteurs 
de  Nuremberg-,  commencée  en  1862  et  jouée  à  Munich  le 
21  juillet  1868.  Wagner  n'a  pas  donné  à  cette  œuvre 
éblouissante  une  étiquette  précise;  c'est  une  comédie  savou- 
reuse, un  peu  lente  dans  le  développement  de  l'action, 
d'une  richesse  de  formes  parfois  massive  à  dessein  et  d'une 
lourdeur  voulue,  avec  des  touches  de  poésie  délicieuse  —  où 
le  compositeur  a  raillé  les  formes  compliquées  de  la 
technique  pédante,  tout  en  montrant  qu'il  savait  jouer 
supérieurement  avec  elles.  Il  s'est  dépeint  lui-même  sous 
les  traits  d'un  représentant  du  chant  libre,  nouveau  et 
d'inspiration  personnelle,  le  jeune  Walter,  qui,  pour 
obtenir  la  main  d'Eva,  pénètre  dans  la  société  des  maîtres 
chanteurs  et  prend  part  à  un  concours;  il  s'oppose  au 
pédantisme  de  la  vieille  école  où  on  ne  connaît  qu'un  art 
formel,  sec,  sans  vie,  où  on  juge  les  nouveautés  d'après  un 
arsenal  de  règles  tyranniques,  en  marquant  les  fautes  de 
chaque  exécution  sur  un  tableau.  Dans  une  esquisse  de 
l'œuvre,  le  nom  de  Hanslick  (sic),  l'anti-wagnérien  autri- 
chien, était  donné  au  rôle  de  Beckmesser.  La  musique, 
ici,  n'est  pas  ajoutée  à  l'action;  elle  y  est  incorporée, 
incluse  comme  le  noyau  dans  le  fruit.  Wagner  peint  les 
mœurs  bourgeoises  des  vieilles  corporations  en  leur  con- 
servant leur  physionomie  archaïque  et  très  allemande,  avec 
un  réalisme  pittoresque,  aisé,  qui  rappelle  les  comédies 
d'Aristophane  et  les  personnages  secondaires  de  YHerniann 
et  Dorothée  de  Gœthe.  De  son  Berckmesser,  il  a  fait  une 
figure  bouffe  de  premier  ordre.  Au  dialogue  lyrique  dont 
il  use  comme  d'une  forme  fondamentale,  il  ajoute  des 
chœurs,  mais  Là  seulement  où  les  sentiments  identiques 
des  acteurs  le  permettent.  La  nature  même  de  son  sujet 
l'a  conduit  h  user,  non  sans  malice,  du  style  d'imitation  et 
des  artifices  les  plus  hardis  du  contrepoint.  Il  associe  par 
exemple,  avec  beaucoup  d'éclat  et  non  sans  quelque  iro- 
nie (?),  trois  motifs  principaux  de  son  œuvre  : 


RICHARD    WAGNER 


347 


Une  telle  construction  est  infiniment  supérieure,  comme 
valeur  technique,  aux  chœurs  à  48  voix  d'Agostini  et  de 
Benevoli  dont  nous  avons  parlé  en  étudiant  le  xvie  siècle! 

La  polyphonie  de  l'ouverture,  à  la  fois  grandiose  et 
ciselée,  avec  sa  claire  franchise,  son  indéfinissable 
archaïsme,  ses  beautés  de  détail,  fait  songer  à  certains 
tableaux  de  Durer  —  les  Cavaliers  de  l'Apocalypse  —  ou 
encore  aux  floraisons  de  pierre  illustrant  la  façade  des 
églises  gothiques. 

On  a  indiqué,  ingénieusement,  certaines  analogies 
d  idées  et  de  forme  entre  les  drames  dont  nous  venons  de 
parler  etParsifal.  Cette  dernière  œuvre  n'en  a  pas  moins  un 
caractère  à  part;  ce  n'est  pas  sans  raison  que  Wagner  l'avait 
réservée  exclusivement  au  théâtre  deBayreuth,  où  le  genius 
loci,  conspirant  avec  le  genius  operis,  met  l'auditeur  dans  un 
état  d'esprit  spécialement  favorable,  et  auquel  le  chef- 
d'œuvre  lut  envié  par  les  théâtres  des  autres  pays  jusqu'en 


348  LES  SUCCESSEURS  DE  BEHLIOZ 

1913.  Commencé  en  1877,  et,  après  diverses  interruptions  de 
travail,  achevé  à  Palerme  en  1882,  Parsifal  justifie  le  mot 
de  Wagner  disant  après  avoir  écrit  le  poème  :  «  Je  crois 
avoir  mis  le  pied  sur  un  domaine  qui  est  et  doit  rester 
absolument  étranger  aux  théâtres  d'opéra.  »  Son  étiquette 
allemande.  Biïhnenweihfestspiel,  désigne  une  solennité 
religieuse  plus  qu'un  spectacle.  Le  sujet,  dans  sa  partie 
essentielle,  est  austère  :  il  est  rempli  par  le  culte  du  Graal, 
vase  dans  lequel  Joseph  d'Arimathie  a  recueilli  quelques 
gouttes  du  sang  versé  sur  la  croix  par  Jésus.  Wagner 
n'était  pas  catholique.  Dans  une  lettre  à  Mathilde  Wesen- 
donck  (156e  du  recueil),  il  dit  qu'il  a  assisté  à  une  fête  du 
Saint-Sacrement  et  qu'il  a  trouvé  «  inexprimablement 
déplaisante  cette  comédie  de  clinquant  »  {Flitterreligions- 
komôdie).  Il  n'était  même  pas  théiste  et  ne  voulait  pas 
croire  à  l'immortalité  de  l'âme.  Il  y  a  une  lettre  de  lui 
(  13  avril  1853)  où  il  dit  à  Liszt,  dont  il  respectait  la  loi 
sans  la  partager:  «  Moi  aussi,  j'ai  une  loi  puissante  :  je 
crois    h    l'avenir   de   l'Humanité;    et   cette   croyance,   je  la 

tire    simplement    d'un    besoin  de    mon    âme La   seule 

nécessité  vraiment  belle  est  celle  de  l'amour  (il  entend  par 
là  le  contraire  de  l'état  d'égoïsme).  Arriver  d'une  façon 
elfective  à  la  connaissance  de  cette  nécessité,  telle  est  la 
tâche  de  l'histoire  du  monde  ;  quant  au  théâtre  sur  lequel 
cette  connaissance  doit  se  manifester  un  jour,  il  ri  y  en  a 
pas  d'autre  que  la  terre,  que  la  nature  elle-même,  car 
c'est  d'elle  que  naît  tout  ce  qui  nous  conduit  à  cette  heu- 
reuse et  salutaire  connaissance.  »  Wagner  n'en  a  pas 
moins  écrit  une  œuvre  quasi  liturgique,  dont  la  scène 
principale  est  la  cérémonie  du  vendredi  saint,  et  dont 
la  conclusion  est  celle-ci  :  après  le  miracle  de  la  lance 
guérissant  la  blessure  d'Amf'ortas,  le  Saint-Esprit,  sous 
la  forme  d'une  colombe,  descend  et  vient  planer  sur  la 
tète  de  Parsifal  qui  bénit  les  chevaliers  du  Graal  agenouillés. 
Meyerber  scandalisa  les  protestants  allemands  lorsqu'il 
introduisit  dans  ses  Huguenots  le  choral  de  Luther.  Com- 
bien plus  grande  est  l'audace  de  Wagner  !  Sans  être 
catholique  intransigeant,  par  un  simple  sentiment  des 
convenances,  on  éprouve  parfois  un  malaise  à  voir  des 
gestes    rituels    reproduits   par   des   comédiens  devant   des 


RICHARD    WAGNER  349 

spectateurs    en    toilette    de    bal.    Mais  Wagner,  qui  avait 
l'imagination  d'un  Shakespeare,  a  donné  tant  de  puissance 
à  l'expression  de  l'idée  religieuse  et  créé  autour  de  l'action 
une  telle  atmosphère  de   recueillement,   de  piété  profonde 
et  mystique,    que    l'œuvre   s'impose  au   respect  comme  le 
spectacle    d'un    culte    réel.    Dès  les    premières    lignes    du 
colossal  Prélude,   il  donne  l'impression  d'un  Michel-Ange 
musicien   qui   bâtirait,    pour    l'adoration    et  la   prière,    un 
temple   grandiose.    Aussi  bien,  la  religion  n'est  ici    qu'un 
symbole  :  l'importance  du  Graal  peut  être  comparée  à  celle 
de  l'Or  du  Rhin  dans  le  Ring,  et  la  rédemption  finale  due 
à   la  pitié  et  à  l'amour  de  Parsifal  n'est  pas  sans  ressem- 
blance avec  celle  qu'assure  Briïnnhilde,  au  dénouement  de 
la   Tétralogie.   Selon    son  habitude   des   contrastes   et   son 
application  habituelle  à  faire  de  chacun  de  ses  drames  une 
somme  de  légendes  diverses,  Wagner  a  varié  son  point  de 
vue  :  aux  chevaliers  du  Graal, il  oppose  deux  figures  païennes, 
le   magicien   Klingsor  et  la  sorcière  Kundry,  auxquels  est 
consacrée,   au  2e  acte,  une  scène  qui  paraît  factice  et  fait 
longueur;  au  mvsticisme  et  à  sa  chère  idée  de  la  rédemp- 
tion par  la  pitié,  il  rattache  le  naturalisme  où  sa  musique 
aime  tant  à  se  mouvoir  et  atteint  de  si  heureux  effets  poé- 
tiques.    Par    là,     il    anime    un    drame  qui   risquait  d'être 
monotone  et   froid,  et  répugnait  même  aux  conditions  que 
doit   réaliser    une    œuvre    de    théâtre.    Le    spectacle    des 
souffrances    physiques  d'Amfortas    étendu    sur   sa   chaise, 
paraît  étrange,  déplaisant;  pénible   aussi  est  l'attitude  de 
Parsifal  qui,  debout  et  muet,  tournant   le  dos  au   public, 
assiste   à    une    très    longue  cérémonie   religieuse.  Parsifal 
est  un    frère  du  jeune   Siegfried,   un  enfant  de  la   nature, 
ignorant  tout  de    ses  origines,   ne  sachant  encore  distin- 
guer les   bons    et  les  méchants.  Bien   souvent,   autour    de 
lui,   Wagner  fait  chanter  la  vie   des   choses,    qui    se    con- 
tinue dans    le    personnage.    Le    chœur    des    Filles-Fleurs 
qui,    dans   le  jardin  magique,  essaie  de  l'arrêter  et  de  le 
séduire,  est  d'abord  une  explosion  d'allégresse  jeune,  puis 
un  enchantement  de  grâce   mélodique  où  Wagner  montre 
qu'à  l'occasion  il  sait  avoir  autant  d'élégance  et  de  délica- 
tesse  que    de    puissance.  La  poésie  naturaliste  et    diffuse 
que    Wagner    excelle    à   exprimer    (par  exemple   dans  les 


350 


LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 


Murmures  de  la  forêt,  ou  lorsqu'il  décrit,  dans  le  Crépus- 
cule des  Dieux,  le  ruissellement  du  Rhin,  ou  encore  dans 
la  scène  qui  précède  le  duo  d'amour  au  second  acte  de 
Tristan)  n'est  nulle  part  aussi  pénétrante  que  dans  la 
scène  du  3e  acte  où  Parsifal,  après  avoir  pris  de  l'eau  à  la 
source  pour  baptiser,  si  Ion  peut  dire,  Kundry,  se  retourne 
et  regarde,  ravi,  la  forêt  et  la  prairie  éclairées  par  le 
matin,  en  se  rappelant  l'assaut  des  Filles-Fleurs  aujourd'hui 
moins  agressives  : 

Wie  diïnkt  mich  doch  die  Aue  heut' so  schôn  ! 
etc * 

ou,  d'après  la  traduction  d'Alfred  Ernst  : 

Comme  aujourd'hui  les  prés  fleuris  sont  beaux! 

De  merveilleuses  fleurs  jadis 
Jusqu'à  mon  front,  ardentes,  se  dressèrent; 

Mais  quel  éclat,  quel  charme  neuf 

Aux  plantes,  fleurs  et  fleurettes! 

Jamais  leurs  souffles  enfantins 

N'ont  eu  pour  moi  langage  si  doux. 

Ce  chant  est  précédé  et  soutenu  par  celui  de  l'orchestre, 
où  les  cors  et  les  hautbois  s'unissent  aux  instruments  à 
cordes  faisant,  en \ sourdine,  comme  la  teinte  de  fond  du 
tableau  : 


RICHARD    WAGNER  351 

(p.    231   et    suiv.    de    la  partition  réduite   pour    piano    et   chant    par 
Joseph  Rubinstein). 


En  de  telles  pages,  Wagner  touche  tous  les  points  sen- 
sibles de  l'âme  :  il  unit  la  vie  de  l'esprit  à  la  vie  des  choses  ; 
il  sait  parler  au  cœur  en  même  temps  qu'à  l'imagination,  et 
enveloppe   l'auditeur  dans  une  sorte  de  réseau  magique. 

R.  Wagner  ne  peut  être  facilement  jugé  comme  la 
plupart  des  compositeurs  qui  l'ont  précédé.  Il  est  encore 
plus  complexe  que  Beethoven.  Son  œuvre  est  un  bloc 
énorme  où  le  penseur  et  l'artiste,  le  théoricien,  le  critique, 
le  poète,  le  musicien,  l'homme  de  théâtre  (avec  toutes  les 
variétés  de  point  de  vue  que  suggère  ce  mot)  ne  t'ont  qu'un. 
Le  caractère  le  plus  général  qu'il  faut  reconnaître  en  lui, 
c'est  la  puissance  extraordinaire  de  la  pensée.  Jamais,  à 
pareil  degré  d'intensité,  ne  furent  réunis  en  une  même 
personne  la  passion,  l'esprit  analytique,  le  goût  pour  la 
construction  des  systèmes,  et  l'inspiration  d'ordre  pure- 
ment esthétique.  Jamais  romantique  ne  fut  plus  passionné 
et  en  même  temps  plus  réfléchi,  plus  maître  de  soi.  De 
bonne  heure,  il  avait  nettement  déterminé  l'idéal  qu'il 
voulait  atteindre;  il  s'avançait  vers  la  conquête  de  son 
idéal  avec  un  courage  que  rien  ne  détournait  du  but,  et 
une  suite,  une  continuité  dans  le  progrès,  qui  étonnent. 
Ce  mélange,  contradictoire  aux  yeux  de  l'homme  vulgaire, 
des  facultés  critiques  et  des  facultés  créatrices,  est  bien 
allemand.  Au  pays  de  Lessing  et  de  Gœthe,  la  plupart  des 
poètes  et  des  compositeurs  ont  «  étudié  »,  sont  docteurs, 
plus  ou  moins  philologues  et  esthéticiens.  On  serait  même 
parfois  tenté  de  dire  que,  chez  les  Allemands,  la  théorie  de 
l'œuvre  d'art  a  presque  autant  d'importance  que  l'œuvre 
d'art  elle-même.  Wagner  a  condensé  en  soi  et  exalté  supé- 
rieurement ces  deux  aptitudes  de  la  race.  Il  faut  remar- 
quer qu'habituellement  la  première  nuit  à  la  seconde. 
Quand  il  traîne  avec  soi  tout  un  appareil  de  thèses,  de 
principes,  de  considérations  historiques  et  politiques,  l'ar- 
tiste risque  d'avoir  une  démarche  embarrassée,  ou  un  peu 
lente;  Wagner  au  contraire  fut,  comme  musicien,  un  génie 
d'une  spontanéité  magnifique.  Et  ce  dernier  fait  m'incline- 
rait à  l'opinion  suivante,  déjà  indiquée  :  les  écrits  les  plus 


3") 2  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

importants  de  Wagner  sur  l'opéra  et  le  drame,  sur  l'histoire 
de  l'art,  sur  le  théâtre  antique  et  moderne,  sont,  par  leur 
date,  antérieurs  aux  œuvres  lyriques;  psychologiquement, 
ils  ne  sont  qu'une  surpousse,  un  dérivé.  Tout  ce  qui  est 
système,  tout  ce  qui  est  dit,  par  exemple,  sur  la  préséance 
que  doit  avoir  le  livret  sur  la  partition,  est.  en  réalité, 
contrairement  aux  apparences,  une  vue  de  musicien  qui, 
inconsciemment,  relève  la  dignité  de  son  art  et  en  conçoit 
déjà  les  effets.  Le  primum  movens  de  l'énorme  machine  fut 
le  sentiment  musical;  tout  est  probablement  parti  de  là. 

Nous   savons  clairement  ce   qu'il   a  voulu  faire,  et  nous 
avons   essayé  de    montrer    ce   qu'il   a  fait.    Après   lui,  que 
reste-t-il  de  son  œuvre?  La  révolution  qu'il  eut  la  volonté 
d'opérer   dans    le    théâtre    lyrique    était    trop    générale   et 
trop  profonde   pour  rester  victorieuse  sur  tous  les  points, 
et  de   façon    durable.    Si    même    on    la    considère    comme 
ayant  uniquement  pour  objet   de   doter  l'Allemagne  d'un 
art  national,  on   ne  peut  affirmer  sans  réserves  qu'elle  ait 
produit     les    résultats    voulus,     tant     les     forces     conser- 
vatrices, dans  les  sociétés  allemandes  comme    dans  toutes 
les     autres,    s'opposent    à     la    puissance    révolutionnaire. 
Rien,    d'ailleurs,    n'était   plus    complexe    que    cette    situa- 
tion. Par  sa  conception  générale  du  drame,  Wagner  était 
moins  l'homme  de  l'avenir  que  l'homme  du  passé,  puisqu'en 
remontant    aux     légendes    et    à     la    mentalité    primitive, 
il  prenait  son  idéal  artistique    et   social    dans   le    théâtre 
grec;  les  routines  de   Philistins  qui   lui   faisaient  obstacle 
avaient  pour  appui  l'évolution  naturelle  du  goût  moderne, 
si  bien  que,  par  rapport  à  une  régression  vers  l'archaïsme, 
c'est  plutôt    elles   qui    représentaient    le    mouvement   vers 
l'avenir.  Mais   peu   importent  les  étiquettes  qu'il  convien- 
drait   de   donner  à   ces    modalités    de    la    pensée.    Wagner 
avait  rêvé   de   rendre    au  théâtre   le   caractère    national   et 
religieux  qu'il  avait  chez  les  Grecs.  Il  était  chimérique  de 
vouloir  restaurer  les  mœurs  d'une  cité  comme  l'Athènes  du 
ve   siècle  avant  notre   ère.  dans  une  agglomération  d'Etats 
comme  celle  qui  formait  l'Allemagne  du   xixe  siècle.  Nous 
avons  autant  de  peine  à  refaire  en  nous  l'état  d'esprit  d'un 
contemporain    d'Eschyle    et  de    Sophocle,   ou    même    à   le 
comprendre  objectivement,  qu'à  nous  mettre,  par  un  effort 


RICHARD    WAGNER  353 

d'imagination,  à  la  place  d'un  courtisan  de  l'ancien  régime 
pour  goûter  ces  compositions  musicales  dont  les  menuets, 
les  loures,  les  passacailles,  etc.,  faisaient  tous  les  frais. 

Pour  créer  un  art  national,  il  ne  suffit  pas  de  traiter  un 
sujet  puisé  à  des  sources  nationales  et  de  faire  don  à  son  pays 
d'un  chef-d'œuvre.   Il  faut  qu'un   tel  bienfait  soit  compris 
et    qu'il    fasse    impression    autrement    que    par    quelques 
triomphes  exceptionnels.  En   pareille  matière,  la  façon  de 
recevoir,    dans    le    public,    a    autant   d'importance   que  la 
façon    de    donner,     chez    le    compositeur.    Or,    comment 
notre  temps  a-t-il  reçu  l'évangile  wagnérien?  Les  exigences 
impérieuses    du    Maître    peuvent    être    ainsi    résumées   : 
1°    subordination  de  la    musique  à  la  poésie;  2°  transfor- 
mation profonde  des  livrets,   pour  le  fonds,   le  choix  des 
sujets,  le  style,  —  et  retour  aux  mythes  primitifs;  3°  pour 
la    musique,   abandon  définitif  des  anciens   cadres  et   des 
formes    traditionnelles   de  l'opéra;   création  d'un   système 
permettant  de    respecter   l'unité  du   drame,   et   établissant 
une    nouvelle    hiérarchie    des    valeurs    dans    les    moyens 
d'expression;  4°  changement  de  la  disposition  matérielle 
des  théâtres  ;  5°  rééducation  des  artistes  du  chant  d'après 
un  programme  déterminé;  6°  éducation  du  public.  Entre- 
prendre   une    telle    réforme,    c'était   vouloir    remonter    un 
courant  d'une  tranquille  et  formidable  puissance.  Le  public 
—   si   l'on    néglige    les    plaisanteries    faciles    de    quelques 
chroniqueurs  légers  —  a  bien  fini  par  sentir  la  grandeur 
et  la  beauté  de  l'art  wagnérien;   mais  ceux-là  mêmes  qui 
ont  pour   lui    le    plus    de   respect   et  d'admiration   en   ont 
bientôt    oublié    les    caractères    qui,    dans    la    pensée    de 
l'artiste,  étaient  fondamentaux,  et  l'ont  peu  à  peu  réintro- 
duit —  en  lui  réservant  d'ailleurs  une  place  d'honneur  — 
dans  une  classification  des  opéras  conforme  à  l'usage  et  en 
dehors  de  laquelle  il  voulait  être  maintenu.   (C'est  ce  que 
fait  M.  Guido  Adler  dans  la  conclusion  de  ses  Vorlesungen, 
et  son  opinion  a  une  valeur  représentative.) 

Comme  poète,  Wagner  ne  s'est  pas  imposé  ainsi  qu'il 
le  voulait.  Combien  de  ses  plus  chauds  admirateurs  ose- 
raient dire  que  leur  hommage  va  d'abord  au  versificateur, 
ensuite  au  musicien?  Combien  y  en  a-t-il,  au  contraire, 
qui  s'abandonnent  au  charme  puissant  de  la  Tétralogie  sans 

Combarieu.  —  Musique,  III.  23 


35  4  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

avoir  des  idées  claires  et   distinctes  sur  cet  étrange  sujets 
et  qui  même,  selon    le   conseil  de   Lohengrin,  respirent  le 
parfum  sans  vouloir  connaître  le  nom  de  la  fleur!  Wagner 
a  été  inégal  pour  le  choix  des   sujets;  dans   la   Tétralogie, 
c'est  un  terrible   mythographe;  il  se  complaît  visiblement 
—  c'est  sa  seule  attitude  agressive  —  à  dérouler  de  vastes 
récits   mythiques    sans   se  préoccuper  de    la    tolérance  de 
l'auditeur.   Comme  écrivain,  il   a   fait  un   admirable   effort 
pour  débarrasser  le  drame  des  fadaises  galantes;  son  style 
est    plein     d'onomatopées,     d'allitérations,     qui,    dans    sa 
pensée,   ont  certainement  le  sens    général  d'une    réaction 
énergique    contre    les    formules    sur   lesquelles    travaillait 
autrefois  le  compositeur.  Mais  les  détails  de  la  forme,  inté- 
ressants   à    la    lecture,    peuvent-ils    au    théâtre    avoir   une 
importance   sérieuse?   On  entend  si   peu  les  paroles,   avec 
un   pareil  orchestre!    Ce  sont  des   coquilles   de    noix   con- 
fiées à  l'eau  du  torrent.  On  peut  d'ailleurs   contester  que, 
sur  ce   point,  l'exécution  ait  été  aussi  louable  que  la  con- 
ception.  «    Il  n'y    a    pas   longtemps,    dit  M.    Karl    Storck 
(dans  une  Histoire  de  la  musique  parue  en  1910),  un  pério- 
dique  de   Berlin   a   fait  une  enquête   :  il  a   demandé  ;i  un 
grand  nombre  de  poètes  connus  s'ils  considéraient  Wagner 
comme  un  confrère;  tous  ont  répondu  négativement —  sauf 
un  seul,  pour  qui  Wagner  est  le  plus  grand  auteur  drama- 
tique   depuis    Schiller.    »    Nous     avons    bien    aujourd'hui 
quelques  compositeurs  qui  écrivent  eux-mêmes  leurs  livrets 
suivant  l'exemple   wagnérien  ;    mais   il  n'en    résulte   qu'un 
changement    dans    la    rédaction    des    affiches    (paroles    et 
musique  de...),  et  cela  ne  constitue  pas  une  révolution.  Il 
est  donc  arrivé,  par   la   force  des   choses    autant   que    par 
l'impuissance    des    musiciens    ultérieurs   à    suivre   de    tels 
principes,  que  les  idées  de  Wagner  sur  le  rôle  du  poète 
en  matière  lyrique  ont  perdu   leur  signification    pratique, 
leur  vertu   de  progrès,  et  que  les  livrets  n'ont  pas  changé 
grand  chose  aux  usages.  En  fait,  le  public   qui  se  rend   à 
l'Opéra    n'a    pas    modifié    son    état   d'esprit;    et,    si    l'on 
excepte  les  hommes  de  parti,  les  chauvins  intransigeants 
ou   secrètement    envieux,    les    journalistes    préoccupés   de 
faire  une  chronique  plaisante,  le  public  est  d'une  docilité 
qu'on  ne  saurait  trop  admirer.  Il  s'intéresse  au  spectacle, 


RICHARD    WAGNER  355 

aux  décors,  aux  caractères,   ù  l'action,  à   la  musique  qu'il 
écoute  avec  recueillement,  avec  une  patience  respectueuse 
quand  il  le  faut;  mais  cette  disposition  était  exactement  la 
même  lorsqu'il  venait  entendre  la  Juive,  Guillaume    Tell, 
Robert  le  Diable,  les  Huguenots,  Zampa,  le  Domino  noir, 
tous   les  ouvrages  du  répertoire.  Malgré  ces  constatations 
qui  atténuent  son  rôle  de  révolutionnaire  et  réduisent  beau- 
coup les  effets  de  ses  théories,  Wagner  garde  un  très  haut 
mérite,  car  un  poète  —  surtout  au  théâtre  —  ne  doit  pas 
être  jugé  uniquement  d'après   son   style.   Il  a  montré  une 
richesse  d'imagination   et  un  art  de  la  construction  qui  lui 
font  le  plus  grand  honneur.  La  majorité  de  ses  pages  les 
plus  brillantes  permettrait  de   le  ranger  dans  la  catégorie 
des    visuels.    Il  aime   les    réunions  solennelles  de  person- 
nages, les  cortèges  qui  se  déroulent  lentement,  les  grands 
tableaux  bien  composés;  quoiqu'il  n'ait  pas,  dans  le  manie- 
ment du  pathétique,  cette  adresse  ou  cette  science  de  l'effet 
qu'on    trouve  chez  des   professionnels    dont    l'esprit    était 
très    inférieur   au    sien,    il    n'oublie  jamais  l'art  utile    des 
contrastes.   Ces  qualités  se  retrouvent,   avec  un  sentiment 
profond  de  la   vie,   dans    les   caractères   de   femme  qu'il   a 
tracés  r  Senta,  Eisa  et  Ortrude,  Elisabeth  et  Vénus,  Briïnn- 
hild,  Kundrv,  Brangaine,  Eva,  Magdalena.  Dans  la  galerie 
si  variée  des  portraits  masculins,  portraits  d'hommes,  de 
surhommes,  et  d'êtres  inférieurs  à  l'homme,  du  hollandais 
à  Beckmesser,  de  Siegmund  et  de  Hunding  aux  rois  Henri 
et  Marke,  d'Albéric,  de  Donner  et  de  Mime  à  Wotan,  il  y 
a  un  groupe  exquis,  frais  et  charmant  comme  la  jeunesse  : 
celui  de   Siegfried,  de  Parsifal,   de  Walther  et   de  David. 
Un  autre  mérite  exceptionnel  de  Wagner  a  été  de  relever 
la  dignité  de   l'opéra  en  le  rendant  capable  de  porter  des 
idées  et  des  problèmes  moraux  qui  semblaient  réservés  à 
la  comédie,  et  dont  il  s'est  emparé  avec  hardiesse  en  tra- 
çant les  caractères  symboliques  de   Daland,   de  Klingsor, 
d'Amfortas,  de  Tristan. 

Nous  pouvons  donc  jeter  du  fest  pour  nous  élever  à  une 
appréciation  de  la  musique  de  Wagner,  dégagée  de  toutes 
les  considérations  extra-musicales  dont  l'auteur  l'avait 
encombrée.  Nous  pouvons  même  laisser  de  côté  une  idée 
qui  a    été    souvent    le  point   de   mire  de  la  critique  et  qui 


356  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

n'avait  rien  de  nouveau,  l'association  des  arts  de  l'espace 
et  des  arts  du  mouvement  conspirant  à  fonder  le  drame. 
Quel  est  l'opéra  du  xvme  siècle,  quelle  est  la  tragédie 
lyrique  de  Lulli,  quel  est  le  ballet  de  la  Renaissance  où 
les  arts  du  dessin  n'aient  pas  été  employés  en  même  temps 
que  les  arts  du  rythme?  Tous  faisaient  même  une  grande 
place  à  la  danse;  Wagner  l'a  exclue;  il  ne  l'introduisit 
dans  Tannhduser  qu'en  trichant,  et  malgré  lui. 

Cette  musique  contient  des  innovations  qui  ont  une 
importance  capitale,  mais  qu'il  faut  distinguer  du  système 
qui  lui  sert  de  base,  de  sa  grammaire,  ou,  comme  on  dit, 
de  1'  «  écriture  ».  Son  caractère  général,  surtout  quand  on 
l'examine  de  près  dans  les  partitions,  c'est  qu'elle  est 
essentiellement  classique.  Wagner  use  et  abuse  du  chro- 
matisme,  des  appoggiatures,  des  modulations  enharmoni- 
ques, mais  il  ne  prend  aucune  de  ces  licences  qui  scanda- 
lisent les  professeurs  d'harmonie.  Tout  ce  qu'il  écrit  peut 
être  analysé  et  justifié  par  des  règles  d'école.  Son  cas  est 
celui  d'un  écrivain  qui  aurait  enrichi  la  littérature  d'une 
quantité  prodigieuse  de  belles  images,  mais  en  respectant 
la  langue  et  sans  jamais  faire  violence  à  la  syntaxe.  Sa 
grande  et  féconde  réforme,  commencée  (mais  non  réalisée 
complètement)  dans  le  Hollandais,  porta  sur  deux  points. 
Son  premier  et  incontestable  mérite  fut  de  lier  fortement 
toutes  les  parties  dune  œuvre.  Il  fit  faire  au  drame  lyrique 
un  progrès  décisif,  analogue  à  celui  que  connut  le  drame 
littéraire  le  jour  où  la  règle  de  l'unité  de  lieu  mit  fin  à  la 
juxtaposition  de  décors  différents  dans  les  anciens  mys- 
tères. De  l'opéra  qui,  encore  sous  l'influence  des  ballets 
du  xvie  et  du  xvue  siècles,  était  une  mosaïque  de  «  mor- 
ceaux »,  de  «  figures  »,  d'  «  entrées  »...  il  fit —  sauf  les 
quelques  réserves  que  nous  avons  hasardées  —  un  tout  orga- 
nisé et  vivant,  une  œuvre  d'art  soumise  à  la  loi  primordiale 
de  toute  esthétique  :  l'unité.  Il  a  surtout  assoupli  le  style 
en  l'affranchissant  des  formules  de  l'ancienne  phraséologie. 
C'est  là  sa  conquête  duralTle,  celle  dont  les  bienfaits  sont 
ressentis  aujourd'hui  par  tous  les  musiciens  de  bonne  foi, 
persuadés  que,  sous  peine  de  retomber  dans  le  banal  diver- 
tissement, on  ne  saurait  faire  du  théâtre  musical  qu'en 
suivant    le    précepte   et    l'exemple  qu'il    a   donnés.    Pour 


RICHARD    WAGNER  357 

arriver  à  cette  unité  sans  laquelle  l'opéra  resterait  un 
genre  inférieur,  Wagner  a  d'abord  imaginé  le  système 
des  motifs-conducteurs,  Leitmotive,  emprunté  à  la  sym- 
phonie; qu'il  l'emploie  avec  excès,  pour  relier  des  idées 
accessoires  aussi  souvent  que  des  idées  importantes,  et  de 
façon  fatigante  pour  l'auditeur,  c'est  ce  qu'on  peut  sou- 
tenir avec  raison;  mais  le  principe,  —  qu'il  n'a  pas  inventé, 
—  est  excellent.  En  second  lieu,  il  a  profondément  modifié 
l'allure  du  discours  musical.  Il  n'a  pas  supprimé  la 
mélodie  et  les  beaux  ensembles,  comme  l'ont  affirmé  des 
auditeurs  qui  semblent  n'avoir  pas  d'oreilles,  ou  avoir  des 
oreilles  trop  longues;  il  y  a  de  la  «  mélodie  »,  de  la 
«  romance  »  même,  et  des  «  morceaux  »  qu'on  pourrait 
détacher,  dans  tous  ses  chefs-d'œuvre!  mais  ils  sont  à  leur 
place,  justifiés  par  la  situation  et  non  par  le  désir  de 
briller.  Ils  sont,  comme  il  convient,  une  exception.  Wagner 
a  enlevé  aux  anciennes  formules  du  chant  leur  emphase, 
leur  perpétuelle  tendance  à  s'étaler  pour  des  effets  que  la 
vanité  des  interprètes  voulait  distincts  et  sans  autre  raison 
d'être  que  leur  virtuosité;  il  les  a  rapprochées  le  plus  pos- 
sible du  langage  qui  convient  à  une  action.  Les  ensembles 
vocaux  sont  traités  d'après  les  mêmes  principes  et  dans 
le  même  esprit  de  vérité.  Que  l'on  songe  aux  exclama- 
tions du  chœur  qui,  dans  Lohengrin,  signale  l'arrivée  du 
cygne,  aux  premières  paroles  de  tendresse  qu'échangent 
Tristan  et  Yseult  dans  le  duo  du  second  acte,  aux  pre- 
miers assauts  de  séduction  que  livrent  les  Filles-Fleurs  à 
Parsifal  :  il  y  a  là  des  formes  brisées  qui  étonneraient 
dans  une  symphonie,  mais  qui,  au  théâtre,  sont  seules 
compatibles  avec  le  mouvement  et  l'expression  de  la  vie. 
Et  voici  un  dernier  rapprochement  par  lequel  nous  con- 
clurons : 

Wagner  a  repris  et  fait  aboutir  les  idées  qu'avaient 
émises,  au  début  du  xvne  siècle,  les  créateurs  de  l'opéra, 
et  que  la  frivolité  des  cours  italiennes  et  françaises  avait 
bientôt  abandonnées.  Si  le  lecteur  veut  bien  se  reporter 
aux  textes  italiens  que  nous  avons  traduits  et  cités  au 
tome  II  de  cette  histoire  (pages  7  et  suiv.),  il  y  trouvera 
indiqués  la  plupart  des  principes  qui  ont  dominé  la  com- 
position de  la  Tétralogie  et  de  Tristan.  C'est  en  Wagner 


358  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

que  les  idées  de  la  Renaissance  ont  trouvé  leur  tardive  et 
leur  plus  splendide  réalisation. 

Ou  ne  peut  se  résoudre  à  quitter  un  tel  sujet. 

Voici  deux  épisodes  de  la  vie  de  Richard  Wagner,  de  1860  et  1861, 
qui  ne  manquent  pas  d'intérêt  et  jettent  un  peu  plus  de  lumière  sur 
cet  homme  extraordinaire  dont  l'orgueil  égala  le  génie;  ils  peignent 
en  même  temps  la  société  parisienne  au   milieu  de  laquelle  il  vécut. 

En  1860,  Wagner  voulut  une  revanche  des  années  pénibles  qu'il 
avait  passées  à  Paris  en  1839-42;  il  entreprit  une  seconde  fois  la 
conquête  de  la  ville.  Au  risque  de  se  contredire  formellement  sur  un 
point  de  son  credo  qui  avait  une  importance  capitale,  —  puisque, 
nous  l'avons  vu,  il  s'irritait  des  éloges  adressés  à  sa  musique  seule, 
sans  qu'on  vît  l'essentiel,  c'est-à-dire  le  drame,  —  il  ht  entendre  une 
sélection  de  ses  œuvres  dans  un  concert  donné  au  Théâtre  italien, 
le  25  janvier  1860.  Le  programme  était  ainsi  composé  :  1°  Ouverture 
du  Vaisseau  fantôme;  2°  Tannhiïuser,  a)  entrée  solennelle  des  con- 
viés à  la  Warlbourg;  h)  pèlerinage  de  Tannhiïuser  à  Rome  et  chœur 
des  pèlerins;  c)  Venusberg;  3°  Tristan  et  Isolde,  introduction  ins- 
trumentale; 4°  Lohengrin  :  a)  le  Saint-Graal  (prélude);  b)  réveil  du 
matin  et  marche  des  fiançailles  ;  c)  musique  des  noces  à  épithalame  (sic), 
introduction  instrumentale  du  3e  acte.  Le  programme,  selon  l'usage 
établi  par  l'auteur  de  la  Damnation  de  Faust,  donnait  quelques 
lignes  d'explication  sur  chacun  de  ces  morceaux  détachés.  Ce  concert 
fut  une  des  soirées  les  plus  importantes  dans  l'histoire  du  xix°  siècle. 
La  veille,  au  même  théâtre,  on  avait  joué  //  matrimonio  Segreto,  de 
Cimarosa,  opéra-bouffe  écrit  en  1792,  mais  auquel  les  amis  de  la 
tradition  avaient  trouvé  une  exquise  fraîcheur  de  jeunesse:  on  allait 
enfin  prendre  contact  avec  cette  «  musique  de  l'avenir  »  qui,  disait- 
on,  voulait  tout  bouleverser!  «  Ceux  qui  n'ont  pas  vu  la  salle  des 
Italiens  ce  soir-là,  écrivait  Paul  Bernard  dans  le  Ménestrel,  n'ont  rien 
vu.  »  Ce  fut  une  vraie  séance  de  la  Convention  nationale,  «  un  93  mu- 
sical ».  Tout  le  Paris  artiste  était  là  :  Auber  —  qu'allait  penser  de 
cet  ouragan  du  Vaisseau  fantôme  l'auteur  (VHaydée? — ■  Berlioz,  trop 
artiste  pour  ne  pas  comprendre,  mais  secrètement  hostile,  bien  en 
vue  dans  une  première  loge,  impassible,  concentré  en  soi  de  façon 
inquiétante,  —  Baudelaire,  enthousiaste  et  très  réfléchi,  les  critiques 
professionnels  divisés  comme  deux  troupes  hostiles  sur  un  champ  de 
bataille.  Les  rédacteurs  de  la  Gazette  musicale  étaient  venus  repré- 
senter l'opposition  organisée  par  Fétis  en  une  série  d'articles  inin- 
telligents et  pédants,  où  l'auteur  du  Mannequin  de  Bergame,  trai- 
tant d'égal  à  égal  avec  l'auteur  de  Lohengrin,  disait,  entre  autres 
sottises  (27  juin  1852)  :  «  Dès  que  le  principe  du  réel  s'introduit 
dans  l'art,  le  beau  disparaît  »;  et  encore  :  «  je  crois  avoir  démontré 
que  les  efforts  de  Wagner  tendent  à  transformer  l'art  par  un  système, 
mais  non  par  l'inspiration.  Et  pourquoi  cela?  parce  que  l'inspiration 

lui  manque;  parce  qu  il  na  pas  d'idées Wagner  a  essayé  défaire 

par  la  théorie  ce  qu'il   n'a   pu   faire  en   réalité.    »  (Voir  les  numéros 


RICHARD    WAGNER  359 

23-32  de  la  Revue  et  Gazette  musicales  de  1852.)  Lorsque  Wagner 
parut  au  pupitre  pour  diriger  lui-même  ses  interprètes,  il  fut  salué 
par  une  tempête  de  bravos  frénétiques.  Le  public  ne  cessa  de  mon- 
trer sa  courtoisie  et  son  impartialité  :  mais  le  résultat  ne  fut  pas  ce 
qu'attendait  le  hardi  compositeur.  Le  prélude  de  Tristan  et  l'ouver- 
ture du  Vaisseau  fantôme  ne  furent  pas  compris;  le  pèlerinage  de 
Tannhiiuser  parut  d'une  longueur  interminable,  on  trouva  le  reste 
bien.  Au  foyer  du  théâtre,  pendant  un  entr'acte,  les  «  connaisseurs  » 
échangèrent  des  impressions  contradictoires,  généralement  défavo- 
rables, vives  comme  un  cliquetis  d'épées  :  C'est  du  Meyerbeer 
sublime!  —  C'est  du  WeVer  travesti.  —  C'est  le  ciel  sonore! —  C'est 
le  carnaval  musical!  —  La  soirée  finie,  les  entretiens  passionnés 
de  la  salle  Ventadour  continuaient  dans  le  passage  Choiseul.  Wagner 
avait  risqué  ce  qui  lui  était  plus  précieux  que  la  vie;  et  les  angoisses 
de  la  lutte  n'étaient  nullement  dissipées  par  une  victoire  décisive.  Dans 
les  journaux,  la  critique  fut  nettement  défavorable,  et  montra  parfois 
une  indulgence  pire  que  l'hostilité.  La  Gazette  musicale  (29  janvier) 
constata  un  «  succès  »,  mais  en  adhérant  aux  articles  antérieurs  de 
Fétis  dont  nous  avons  cité  quelques  lignes.  Même  note  dans  le  Ménes- 
trel (article  de  Paul  Bernard).  Dans  le  Moniteur  du  30  janvier, 
A.  de  Rovray  rendait  compte  d'il  Matrimonio  puis  ajoutait  :  «  Pas- 
sons maintenant  du  soleil,  je  ne  dis  pas  aux  ténèbres,  mais  à  un  brouil- 
lard opaque,  sillonné  de  magnifiques  éclairs.  Un  artiste  d'un  très 
grand  talent,  etc.  )>  Les  Débats  eurent  l'air  de  croire  que  le  concert 
avait  été  donné  en  l'honneur  de  Cimarosa,  et  ne  soufflèrent  mot  des 
œuvres  de  Wagner. 

Péniblement,  cette  demi-défaite  obtint  la  consolation  d'une  demi- 
victoire  avec  la  représentation  de  Tannliaiïserh  l'Opéra,  le  13  mars  1861. 

Les  documents  conservés  aux  Archives  de  l'Opéra  font  connaître 
les  difficultés  de  toute  sorte  qui  contrarièrent  cette  seconde  revanche 
et  la  réduisirent  au  succès  équivoque  d'un  soir.  Il  fallut  d'abord, 
pour  monter  la  pièce,  un  ordre  de  l'Empereur,  bien  incapable  d'avoir 
une  opinion  personnelle  et  surtout  quelque  enthousiasme  en  pareille 
matière,  mais  cédant  à  une  influence  diplomatique.  Pour  le  livret,  il 
y  eut  un  procès.  Il  y  avait  une  traduction  française  du  texte  alle- 
mand, par  Edmond  Roche  et  R.  Lindau;  Nuiter  eut  quelque  peine  à 
faire  prévaloir  la  sienne.  Tannhàuser  devait  être  joué  à  la  fin  de 
décembre  1860.  Les  frais  étaient  énormes.  Le  premier  devis  prévoit 
35  000  francs  pour  la  décoration,  52  000  francs  pour  les  costumes 
(moins  les  chœurs  supplémentaires),  une  multitude  d'accessoires,  en 
tout  une  dépense  de  66  680  francs.  Les  décorateurs  Cambon,  Thierry, 
Despléchin,  IVolau  et  Rubé  ne  purent  livrer  leur  travail  à  la  date 
convenue.  Pour  la  mise  en  scène,  il  était  difficile  d'obéir  à  Wagner 
dont  l'intransigeance  était  attentive  aux  petites  comme  aux  grandes 
choses.  A  la  fin  du  premier  acte,  il  y  a  une  très  rapide  vision  de 
chasse  envahissant  la  scène.  On  entend  d'abord  un  cor  solo,  puis,  * 
pendant  13  mesures,  12  cors  en  fa.  —  Ces  12  cors  doivent  être 
doublés,  dit  Wagner.  —  Mais  comment  trouver  2'i  cornistes  à 
Paris? —  M.  Sax,  poursuit-il,  devrait  être  prié  d'en  faire  remplacer 


360  LES    SUCCESSEURS    DE   BERLIOZ 

une  partie  par  des    instruments  de  même  timbre  de  son  invention, 
peut-être  par  des  saxophones.  On   s'adressa  donc  à   Sax  et  à  Mohr, 
qui  recrutèrent  chacun  une  bande.  La  figuration,  en  ce  même  tableau, 
comprenait  8   chasseurs,  20   piqueurs    avec    épieu,    10    fauconniers, 
24    sonneurs  de    trompe,  des   chevaux,  4    écuyers    de    chez    Pellier, 
4  valets,  enfin  une   meute.  Wagner  tenait  beaucoup   aux  chiens;  on 
s'adressa    d*abord    à    Robert    Buet,    fournisseur    de    la   vénerie    de 
l'Empereur    :    il   fallut   ensuite    d'autres    recherches   assez  longues. 
Pour     le     supplément     des     choristes     (48     «     pèlerins     âgés    »     et 
20  enfants),  on  fit  appel  à  Chevé,  qui  dirigeait  une  société  assez  bril- 
lante,   et    qui    se    récusa.   Au   cours   des    répétitions,   les  principaux 
artistes    se    déclarèrent  bientôt   surmenés.    Le   ténor    Niemann    qui 
devait   débuter  dans    le    rôle   de     Tannhâusev    faillit   abandonner   la 
partie,  comme  en  témoigne  cette  note   :   «   Je  soussigné,  médecin  du 
théâtre  impérial  de   l'Opéra,  certifie    que   pendant    la    répétition  de 
Tannhtiuser,  ce   dimanche   10   février  1861,   M.  Niemann   a  été   pris 
subitement  de  vertiges  avec  mal  de  tète  assez  intense,  frissons,  sueur 
froide,  tendance    à    la    syncope.  L'état   du   pouls,   après  le   1er  acte, 
marquait  115  pulsations  ».  Quant  à  l'orchestre  et  à  sou  chef,  Dietsch, 
on  en  jugera  parla  lettre  suivante  conservée  aux  Archives  de  l'Opéra. 

Paris,  25  février  1861. 
Mon  cher  Monsieur  Roger, 
Je   ne  puis  décidément  consentir  à   ce  que   l'effet  du  zèle  inouï  de   tant 
d'artistes  et  de  chefs  d'étude  soit  abandonné  à  la  merci  d'un  chef  d'orchestre 
incapable,  en  ce  qui  concerne  mon  ouvrage,  de  diriger  l'exécution  définitive. 
Sans  revenir  sur  les  griefs  que  j'aurais  à  faire  valoir  contre  le  directeur 
de  l'orchestre,  lequel  a  méconnu  le  caractère  amical  de  la  proposition  que 
je  lui  ai  faite,  à  l'effet  d'obtenir  qu'il   me  laissât  conduire  moi-même  une 
répétition;  sans  appuyer  non  plus   sur  le  résultat  que  j'attendais  de  cette 
répétition  qui  m'eût  permis   de    lui  indiquer,  de  lui    montrer  en   quelque 
sorte  toutes  les   nuances   essentielles  qu'il  n'a   pu   saisir  lui-même,  je  me 
vois  obligé  par  le   fait  de  cette    résistance  d'augmenter  la   somme  de  mes 
prétentions  et  de  vous  soumettre  la  résolution  irrévocable  que  j'ai  prise  à 
la  suite  de  la  répétition. 

Je  demande  donc  aujourd'hui  non  seulement  à  conduire  une  répétition 
qui  sera  la  dernière,  mais  de  plus  à  diriger  les  trois  premières  représen- 
tations de  mon  ouvrage,  dont  je  crois  l'exécution  impossible  si  vous  ne 
trouvez  les  moyens  de  satisfaire  mes  légitimes  exigences. 

Je  n'ai  pas  à  examiner  les  difficultés  qui  pourront  s'opposer  à  l'appli- 
cation de  cette  mesure,  mais  uniquement  à  vous  en  faire  comprendre  le 
caractère  de  nécessité  absolue.  Quoi  qu'il  puisse  advenir,  le  fait  même  de  la 
représentation  de  mon  Tannhàuser  à  l'Opéra  ne  saurait  plus  désormais  en 
être  séparé.  C'est  vous  dire  aussi,  mon  cher  Monsieur  Roger,  qu'il  y  a 
urgence  pour  vous,  de  prendre  à  votre  tour  un  parti,  et  de  faire  un  der- 
nier effort  en  faveur  d'une  tâche  dans  l'accomplissement  de  laquelle  vous 
m'avez  jusqu'ici  secondé  avec  tant  de  bonne  volonté. 
•  Vous  comprendrez  qu'en  l'état  de  choses  la  solution  doit  être  prompte. 
La  prolongation  des  répétitions,  en  admettant  même  quelque  heureux 
résultat  pour  le  chef  d'orchestre,  est  impossible;  les  artistes  sont  accablés, 
et  moi-même  je  ne  me  sens  plus  le  courage  d'entreprendre  l'éducation  du 


RICHARD    WAGNER  361 

chef  autrement  qu'en  l'invitant  à  être  témoin  de  la  dernière  répétition  et 
des  trois  premières  représentations  conduites  par  moi-même. 

Agréez,  mon  cher  Monsieur  Roger,  l'expression  de  mes  sentiments  affec- 
tionnés, avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être  votre  très  dévoué  serviteur. 

{Archives  de  VOpéra.)  Richard  Wagner. 

La  première  représentation  eut  lieu  le  13  mars,  avec  Marie  Sax 
dans  le  rôle  d'Elisabeth,  Mme  Telesco  dans  celui  de  Vénus,  MM.  Nie- 
mann  (Tannhiiuser),  Morelli  (Wolfran),  Cazaux  (Hermann,  landgrave 
de  Thuringe),  Coulon  (Biterœf).  Le  succès  fut  vivement  disputé, 
mais  assez  net,  si  l'on  en  croit  quelques  télégrammes  dont  la  minute 
fut  conservée  aux  archives,  et  surtout  cette  lettre  de  Wagner  qui  est 
un  acte  de  capitulation  hautaine;  on  y  trouve  aussi  une  diplomatie 
un  peu  lourde  et  une  sorte  de  lassitude  désenchantée  rappelant  quel- 
ques-unes des  lettres  à  Liszt  : 

Monsieur  le  Directeur, 

Vous  me  demandez  de  nouvelles  coupures  dans  mon  Tannhàuser  pour 
réduire  la  durée  de  mon  ouvrage  au  temps  nécessaire  qui  puisse  vous 
permettre  de  faire  suivre  la  représentation  de  mon  opéra  par  un  divertis- 
sement de  danse  ;  et  c'est  au  moyen  de  ce  sacrifice  que  vous  croyez  arriver 
à  contenter  une  parti  (sic)  puissante  de  vos  abonnés  qui  se  trouvant  trompé 
par  l'absence  d'un  ballet  régulier  au  milieu  de  la  représentation,  s'oppose 
au  succès  de  mon  ouvrage. 

S'il  s'agissait  pour  jnoi  d'un  tout  nouvel  ouvrage,  je  crois  avoir  préféré 
de  retirer  ma  partift»n  tout  entière  pour  la  préserver  d'une  mutilation 
principielle,  en  me  rappelant  le  mot  de  Schiller  :  «  Si  l'art  a  été  abaissé, 
ce  n'était  que  par  les  artistes  eux-mêmes!  »  ;  mais  il  me  semble,  cette  fois, 
de  ne  pas  être  dans  le  cas  de  m'identifier  moi-même,  mes  idées  et  mes  ten- 
dances avec  cet  ouvrage  de  Tannhàuser  qui,  depuis  qu'il  est  connu  par 
toute  l'Europe  musicienne,  appartient  plus  au  monde  qu'à  moi-même,  et 
pour  l'appréciation  duquel  le  sort  qui  lui  est  réservé  par  sa  conformation 
aux  usages  du  grand  Opéra  de  Paris,  ne  peut  plus  changer  rien  d'essentiel. 
Ainsi,  depuis  bien  des  années,  j'étais  comme  mort  pour  cet  ouvrage  qui  a 
été  donné  partout  sans  mon  assistance,  de  la  sorte  à  me  faire  perdre 
presque  tout  sentiment  d'une  cohérance  (sic)  vivant  entre  moi  et  mon 
œuvre.  C'était  donc  une    sorte  de  hasard  qui  m'a  mis  encore  une  fois  dans 

un  contact  ( )  immédiat  et  actif  avec  cet  ouvrage  par   sa  transplantation 

sur  le  premier  théâtre  de  Paris,  honneur  qu'il  devait  à  sa  renommée  acquise 
d'ailleurs.  J'ai  profité  des  excellentes  dispositions  que  j'ai  trouvées  à  cet 
égard  pour  contribuer  de  ma  part,  si  bien  que  possible,  à  la  réussite  de 
l'exécution,  et  j'ai  joui  de  la  satisfaction  de  voir  mon  œuvre  parfaitement 
bien  rendu  par  les  artistes  et  chaudement  accueilli  par  le  public,  qui, 
malgré  des  efforts  d'une  opposition  acharnée,  a  couvert  bien  des  fois  ma 
musique  de  ses  applaudissements  unanimes.  "Complètement  satisfait  par 
ces  expériences  incontestables,  je  crois  pouvoir  me  retirer  maintenant 
de  la  surveillance  du  sort  futur  de  mon  ouvrage,  et  laisser  le  soin  de  le 
conformer  aux  usages  dominants  de  votre  théâtre  à  ceux  qui,  jusque-là, 
sont  si  bien  entrés  dans  mes  vues  personnelles  quanta  l'esprit  de  l'exécu- 
tion. Comme  il  s'agit  de  conserver  un  ouvrage  pour  satisfaire  les  désirs  de 
ceux  qui  en  ont  pris  un  intérêt  bien  ouvertement  prononcé,  je  vous  auto- 
rise de  faire  tout  ce  qui   vous  semblera  utile  pour  contenter  ceux  qui  n'ont 


362  LES  SUCCESSEURS  DE  BEKLIOZ 

pu  trouver  tout  ce  qui  leur  fait  plaisir  d'ordinaire.  Pour  la  musique,  [vous] 
me  regarderez  comme  si  j'étais  mort  et  hors  d'état  de  m'occuper  moi-même 
de  l'exécution  de  mon  œuvre,  ainsi  comme  je  suis,  dans  le  même  sens,  mort 
pour  ce  Tannhàuser  en  tout  ce  qui  concerne  ses  représentations  sur  d'autres 
théâtres.  [Archives  de  l'Opéra.) 

L'opposition  qui  était  la  cause  réelle  de  ces  sacrifices  grandit 
après  la  première  soirée.  Dès  la  troisième  représentation,  qui  eut 
lieu  le  '1\  mars  1861,  Wagner  changea  encore  d'attitude  :  il  résolut 
d'abandonner  la  lutte  en  même  temps  que  les  concessions  à  l'ennemi. 
Il  écrivit  la  lettre  suivante  au  ministre  des  Beaux-Arts  (25  mars)  : 
«  Monsieur  le  comte,  en  retirant  ma  partition,  j'ai  usé  du  seul  moyen 
qui  fût  en  mon  pouvoir  pour  soustraire  mon  ouvrage,  et  les  artistes 
qui  lui  prêtaient  l'appui  de  leurs  talents,  à  des  manifestations  dont 
la  violence  a  dépassé  les  limites  de  la  critique  ordinaire  et  dégénéré 
en  un  véritable  scandale  contre  lequel  l'administration  est  impuis- 
sante. »  [Archives  de  VOpéra.) 

Après  1861,  Wagner  fut  livré  à  l'enthousiasme  des  uns,  aux  sar- 
casmes des  autres,  au  fol  engouement  et  à  la  parodie  (il  y  eut,  en 
1864,  une  opérette  d'Ét.  Barbier,  intitulée  Tanne  aux  airs!).  Sa 
réputation  de  compositeur  bruyant  et  violent  est  due  à  la  représen- 
tation de  Rienzi,  qui  la  justifie  pleinement,  et  qui  eut  lieu  par  les 
soins  de  Pasdeloup,  directeur  du  Théâtre  lyrique,  en  1869. 


Bibliographie. 

La  bibliographie  de  R.  Wagner  est  aussi  riche  que  celle  de  Goethe.  Le 
viennois  N.  Oesterlein,  fondateur  d'un  musée  Wagner  à  Eisenach,  a 
dressé  un  Catalogue  de  bibliothèque  Wagnèrienne  en  4  volumes,  qui,  ter- 
miné en  1895,  ne  comprend  pas  moins  de  10  181  numéros,  Ce  chiffre  devrait 
être  presque  doublé  aujourd'hui.  W.  Tappert  est  allé  jusqu'à  publier  l'ou- 
vrage suivant  qui,  lui  aussi,  n'est  plus  à  jour  :  Lexique-Wagner;  Diction- 
naire de  V impolitesse,  contenant  les  grossièretés,  les  sottises,  les  injures,  les 
calomnies,  lancées  contre  le  maître  R.  Wagner,  ses  œuvres  et  ses  partisans, 
par  ses  ennemis  et  ses  détracteurs  (1887,  2e  éd.  en  1903).  Le  Dictionnaire  des 
critiques  et  objections  sérieuses,  qui  devrait  faire  la  contre-partie,  n'existe 
pas!  La  biographie  de  R.  Wagner  a  été  souvent  écrite;  un  des  meilleurs 
ouvrages  est  celui  de  Houston  Stewart  Chamberlain  (1892,  2"  éd.  1906, 
remanié  en  français,  1894).  La  collection  du  journal  consacré  à  Wagner, 
Bayreuther  Blâtter  (depuis  1878)  est  un  répertoire  très  utile  (à  consulter  à 
la  B.  N.).  Parmi  les  travaux  français,  on  peut  citer  Richard  Wagner  poète 
et  penseur,  par  H.  Lichtenberger  (2e  éd.  1901),  la  traduction  (parue  chez 
Breitkopf)  par  Louis  Laloy  des  excellentes  conférences  sur  R.  W.,  faites 
à  l'Université  de  Vienne  par  Guido  Alder,  et  la  traduction  des  Gesammelte 
Schriften,  par  MM.  J.-G.  Prod'homme  et  L.  Van  Vassenhove  (chez  Delà-' 
grave). 


CHAPITRE    XV 


D'A.    THOMAS    A     MASSENET 

L'école  française  d'Ambroise  Thomas  à  Massenet.  —  Les  contemporains 
morts.  —  Difficultés  de  les  grouper  et  de  les  classer  rationnellement.  — 
Affinités  et  caractères  individuels.  —  A.  Thomas,  Ch.  Gounod,  Fr.  Bazin, 
A.  Maillard,  V.  Massé,  E.  Rêver,  G.  Bizet,  Guiraud,  Léo  Delibes, 
Ch.  Lenepveu.  Bourg-ault-Ducoudray,  Edouard  Lalo,  Chabrier,  B.  Godard, 
Massenet. 


Nous  n'avons  pas  le  dessein  de  dénombrer  maintenant 
tous  les  musiciens  et  toutes  les  œuvres  de  la  seconde  moitié 
du  xixe  siècle.  Notre  Histoire  de  la  Musique  n'est  ni  un 
dictionnaire  ni  un  catalogue.  Elle  tend  avant  tout  à  exposer 
des  considérations  d'ordre  général,  historique  et  esthé- 
tique, en  les  éclairant  par  des  exemples.  Elle  est  obligée 
de  choisir  les  musiciens  dont  la  personnalité  est  la  plus 
représentative  d'un  milieu  et  d'un  moment.  Elle  n'a  pas  à 
attribuer  de  préséance  et  à  décerner  de  prix,  suivant  le 
mérite  artistique  des  compositeurs  :  entreprise  séduisante, 
sans  doute,  où  s'évertuent  critiques,  professionnels  et  gens 
du  monde,  mais  contingente  et  fragile,  car  de  pareils 
jugements  sont  soumis  aux  caprices  de  la  mode,  et  sou- 
vent exposés  aux  plus  radicales  et  aux  plus  promptes 
révisions. 

L'histoire  musicale  a  une  tendance  à  ne  mettre  en 
lumière  que  les  chefs-d'œuvre  des  grands  compositeurs; 
elle  ressemble  à  l'ancienne  histoire  politique,  attachée 
presque  uniquement  à  la  biographie  des  souverains,  aux 
grandes  batailles  et  aux  traités.  Il  ne  faut  pourtant  pas 
oublier    qu'au    xixe    siècle,  la    musique  (très    différente  en 


364  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

cela  des  arts  plastiques)  pénètre  de  plus  en  plus  dans  la 
vie  commune;  après  avoir  été  successivement  le  privilège 
de  techniciens  savants,  l'auxiliaire  des  cérémonies  reli- 
gieuses, l'entretien  des  Académies,  la  parure  des  cours 
princières.  l'ornement  des  salons,  elle  tend  à  devenir  la 
chose  de  tous.  Il  y  a  des  mœurs  musicales;  tout  le  monde 
ne  manie  pas  l'ébauchoir  ou  le  pinceau,  mais  nous  appro- 
chons du  temps  où,  dans  chaque  maison  de  ville,  il  y  aura 
au  moins  un  piano  et  dans  chaque  école  une  chorale.  En 
se  vulgarisant  ainsi,  le  goût  musical  s'abaisse  nécessaire- 
ment; il  laut  le  suivre  dans  les  manifestations  de  la  classe 
où  il  pénètre,  sans  quoi  on  n'a  pas  la  physionomie  exacte 
d'une  époque,  et  on  fait  de  l'esthétique,  non  de  l'histoire. 
Les  chefs-d'œuvre  sont  certainement  ce  dont  on  parle  avec 
le  plus  de  plaisir,  et  leur  rôle  est  très  important;  mais  au 
moment  où  ils  paraissent,  ils  sont,  malgré  tout  ce  qui  les 
prépare,  des  faits  d'exception.  Ce  qui  constitue  la  flore  et 
la  faune  d'un  pays,  ce  sont  les  espèces  communes,  non 
quelques  échantillons  d'espèces  rares,  fruits  d'une  culture 
intensive  ou  de  sélections  savantes.  Il  faut  voir  dans  ces 
considérations  une  règle  de  prudence  à  observer  beaucoup 
plus  qu'un  programme  complètement  réalisable;  mais  nous 
devons  nous  en  inspirer  le  plus  possible  dans  cette  der- 
nière partie  de  notre  étude. 

Ici  se  pose,  avec  une  particulière  insistance,  un  pro- 
blème que  nous  avons  rencontré  déjà,  que  nous  retrouve- 
rons encore.  Comment  classer  les  compositions  dont  il 
nous  reste  à  parler?  Il  faut  résister  à  la  tentation  de  traiter 
l'histoire  des  artistes  comme  l'histoire  naturelle.  Il  y  a 
sans  doute  des  caractères  communs  à  plusieurs  musiciens  ; 
il  y  a  des  traditions  plus  ou  moins  observées,  des  rayonne- 
ments d'influences,  des  tendances  conservatrices,  d'autres 
révolutionnaires,  et  grâce  à  tout  cela  on  peut  mettre  un 
peu  d'ordre  dans  un  exposé.  Mais  il  n'y  a  pas  d'artiste,  si 
«  avancé  »  soit-il,  qui  s'affranchisse  de  toute  règle  et  de 
toute  discipline,  ni  si  «  arriéré  »,  qui  n'admette  la  cou- 
leur instrumentale  et  la  liberté  de  composition  de 
Berlioz. 

On  ne  saurait  trop  insister  sur  le  danger  de  cet  esprit  de 
simplification,  qui,  dans  la   période   où  nous  sommes,  ris- 


D  A.    THOMAS    A    MASSENET  365 

queraità  chaque  instant  de  dénaturer  tout  l'essentiel  de  la 
matière  historique.  Quand  on  parle  des  musiciens  de  l'an- 
tiquité, et  surtout  des  musiciens  du  moyen  âge  dont  l'art 
(liturgie,   règles    d'école,  procédés   d'exécution)  était  tout 
formel,   ou   bien    encore   s'il    s'agit    de    purs    virtuoses  de 
l'archet  ou  du  clavier,   on   peut,   après   de   faciles    compa- 
raisons, ranger  des  noms  sous  une  même  rubrique;  on  ne 
le    peut   guère    sans    inexactitude     pour     les    maîtres    du 
xixe  siècle,  ou  bien  on  ne  le  pourrait  que  pour  des  auteurs 
d'ordre  inférieur.  L'esprit  du  public,  identique  à  celui  du 
peuple,  qui  est  un  esprit  de  simplification  à  outrance  et  de 
déformation,  rattache  volontiers  les  fines  nuances  de  l'art 
à    quelques    impressions    sommaires  ;  il   fait  des    groupe- 
ments, il  classe,  il  aime  les  écriteaux.  L'historien  ne  pour- 
rait suivre  cette  méthode  commode  qu'en   faussant  tout  ce 
dont  il  parle.  Dans  quelle  catégorie  mettrait-on  l'auteur  de 
Carmen,  ou  l'auteur  de  la  Danse  macabre'}  Les  étiquettes 
«    romantique  »    et  «  classique  »,   d'ailleurs  assez  vaines, 
ne  sont  ici  d'aucun  usage.  L'étude  des  faits  n'aurait  aucune 
valeur,   si   elle    n'était    éclairée    par    la    psychologie    des 
artistes;  or,  l'artiste  moderne  est  très  personnel;  l'indivi- 
dualisme a  gagné  la  région  qu'il  habite;  même  quand   il 
imite  ou  qu'il  subit  à  son  insu  des  influences    prochaines 
ou  lointaines,  il  a  sa  conception  propre  du  monde  de  l'art, 
c'est   un  tout,  un  microcosme.    Il  y  a  en  lui  un  proprium 
aliquid  qui  le   fait   ce  qu'il  est.  Un  Gounod,  un   Bizet,  un 
César  Franck,  un  Ghabrier,  un  Lalo,  un  Saint-Saëns,  bien 
qu'ils  viennent  s'insérer,  chacun  à  son  tour,  dans  l'évolu- 
tion d'un  genre  qui  a  son  point  de  départ  et  sa  direction 
visible,  doivent  être   étudiés  en  eux-mêmes    et  pour   eux- 
mêmes,   comme    s'ils   étaient  isolés;   sans  quoi,  la   valeur 
propre  du  musicien  ne  peut  être  saisie,  ce   qui   revient  à 
dire,    puisqu'il    s'agit    d'histoire    de   l'art,   que  la     réalité 
historique    s'évanouit.  Par  là,  nous  n'entendons  pas  nous 
priver  des  points  d'appui  nécessaires  que  la  critique  prend 
habituellement    dans   des   analogies,  des   rapprochements 
d'œuvres  et  de  personnes,  mais  indiquer  un   idéal  d'exac- 
titude dont  il  faut  garder  le   sentiment.  Il  n'y  a  pas  deux 
visages  qui  soient  identiques  :  n'oublions  pas  que  la  diver- 
sité des  artistes  est  la  même. 


366  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

Ces  considérations  étant  exposées,  nous  passerons  en  revue  les 
principaux  compositeurs  de  la  fin  du  xixe  siècle.  Le  présent  chapitre 
est  consacré  à  ceux  qui  ont  brillé  dans  les  œuvres  de  théâtre  et 
qui  sont  morts.  La  plupart  ont  écrit  aussi  pour  le  concert  et  pour 
l'Église,  et  cette  répartition  est  nécessairement  un  peu  factice,  mais 
il  est  certain,  par  exemple,  que  si  M.  Saint-Saens  est  également 
digne  d'être  étudié  dans  son  oeuvre  de  théâtre  et  dans  son  œuvre 
symphonique,  chez  Massenet,  d'autre  part,  et  bien  qu'il  ait  écrit 
pour  le  concert,  l'œuvre  dramatique  est  la  principale.  Ces  compo- 
siteurs, ayant  écrit  du  temps  de  Berlioz  ou  après  lui,  n'ont  pu 
échapper  à  son  influence.  Ils  n'en  sont  pas  moins  des  traditiona- 
listes, des  esprits  façonnés  par  la  discipline  classique,  peu  enclins 
à  partir  en  guerre  contre  les  principes  établis,  et  à  fonder  une 
nouvelle  Eglise.  Le  romantisme  de  Berlioz  a,  depuis  longtemps, 
partie  gagnée.  Ce  révolutionnaire  est  devenu  un  personnage  officiel. 
C'était  un  torrent  impétueux  qui  donnait  l'assaut  à  tous  les  obstacles, 
qui  maintenant  s'est  apaisé  et  étalé;  sa  nappe  a  conquis  toute  la 
plaine.  Les  luttes  d'autrefois  ne  sont  qu'un  souvenir.  Le  monde 
musical  tout  entier  adhère  au  romantisme.  On  ne  voit  un  nouveau 
mouvement  d'indépendance  qu'avec  Em.  Chabrier;  et  pour  constater 
une  nouvelle  entrée  en  campagne  contre  la  tradition,  avec  enseignes 
déployées  et  fanfare  de  guerre,  il  faut  attendre  jusqu'à  Alfr.  Bruneau, 
Cl.  Debussy  et  la  jeune  école  contemporaine.  On  comprendra  donc 
que  nous  donnions,  pour  cette  période  intermédiaire  d'ailleurs  si 
riche  en  noms  illustres  et  en  œuvres  de  valeur,  une  monographie 
distincte  des  compositeurs  les  plus  importants.  Nous  aurons  l'occa- 
sion, en  étudiant  chacun  d'eux,  de  caractériser  ses  tendances  musi- 
cales, et  le  lecteur  pourra,  s'il  lui  convient,  le  classer  dans  telle  ou 
telle  autre  catégorie. 


Ambroise  Thomas  —  18  L 1-1896  —  apparaît  dans  l'histoire 
musicale  comme  une  figure  de  maître,  d'un  rayonnement 
très  doux.  On  peut  dire  que  ce  fut  un  sage,  en  lui  appli- 
quant tout  ce  qu'un  tel  mot  suppose  d'élévation  morale, 
d'autorité,  de  savoir  utile  et  de  modération.  Vivant,  il  était 
déjà  et  voulut  rester  l'homme  du  passé,  alors  qu'autour  de 
lui  l'art  était  renouvelé  par  de  belles  hardiesses.  Elève  de 
Lesueur,  successeur  d'Ad.  Adam  à  l'Institut  (1856),  il  se 
rattache  à  certains  compositeurs  a  avancés  »  de  l'heure 
présente  par  l'intermédiaire  de  son  plus  brillant  élève, 
Massenet.  Son  enseignement  et  son  exemple  perpétuèrent 
le  culte  des  bons  principes,  culte  précieux,  non  seulement 


n  A.    THOMAS    A    MASSENET  367 

pour  faire  compensation  à  l'esprit  révolutionnaire  ou  le 
modérer,  mais  pour  rendre  son  élan  possible  en  lui  four- 
nissant une  base  de  départ.  Les  lettres,  récemment  publiées 
par  la  Revue  de  Paris,  qu'écrivait  le  futur  auteur  de  Manon 
lorsqu'il  était  pensionnaire  de  l'école  de  Rome,  montrent 
l'action  profonde  qu'exerça  Thomas  au  Conservatoire. 
C'était  un  praticien  de  premier  ordre,  et  la  droiture  de 
son  caractère  inspirait  la  vénération.  Quand  on  veut  le 
juger  comme  artiste,  il  ne  faut  pas  oublier  que  son  nom 
'figure  encore  au  répertoire  de  tous  les  théâtres,  dans  les 
deux  mondes.  Son  seul  tort,  avec  cette  attitude  d'inertie 
indifférente  ou  hostile  devant  les  progrès  de  la  musique 
moderne,  fut  d'oublier  quelquefois  le  précepte  antique  selon 
lequel  il  faut  choisir  le  fardeau  d'après  la  force  de  ses 
épaules.  Il  excellait  au  divertissement  ou  à  l'élégie  senti- 
mentale, discrètement  colorée,  et  il  écrivait  en  se  jouant 
avec  réflexion  à  mi-côte  du  Parnasse;  il  eut  l'ambition  de 
s'élever  au  grand  drame  lvrique,  et  traita  quelques  sujets 
qui  auraient  demandé  un  génie  habitué  à  planer  sur  les 
cimes. 

Originaire  de  Metz,  fils  d'un  modeste  professeur  qui  lui 
enseigna  les  rudiments  de  l'art,  il  obtint  au  Conservatoire 
de  Paris  le  premier  prix  de  piano  en  1829,  celui  d'harmonie 
en  1830,  et  le  grand  prix  de  composition  en  1832.  Sur  ses 
envois  de  Rome,  l'Institut  porta  un  jugement  auquel  il  n'y 
aurait  rien  à  changer  si  on  voulait  l'appliquer  à  l'ensemble 
de  ses  œuvres  :  «  une  mélodie  neuve  sans  bizarrerie,  et 
expressive  sans  exagération;  une  harmonie  toujours  cor- 
recte, une  instrumentation  écrite  avec  élégance  et  pureté  ». 
Aussi  exacte  et  dune  portée  aussi  générale  est  l'opinion 
de  Berlioz  appréciant  ainsi  le  petit  acte  de  la  Double 
Echelle  qui  marqua  les  débuts  de  Thomas  à  l' Opéra-Comique 
(27  août  1837)  :  «  de  la  grâce,  du  feu,  une  certaine  finesse 
d'intentions  dramatiques  peu  commune,  et  beaucoup  de 
tact  dans  l'emploi  des  masses  instrumentales  ». 

Ce  début  honorable  fut  suivi  de  quelques  opéras-comiques 
d'un  genre  un  peu  plus  élevé,  mais  qu'on  oublia  bientôt  : 
le  Perruquier  de  la  régence,  3  actes,  1838;  la  Gipsy,  ballet 
en  2  actes,  et  le  Panier  fleuri,  1  acte,  1839;  Carline, 
3  actes,    1840;    le   Comte    de   Carmagnola,    2   actes,    et  le 


368  LKS  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

Guérillero,    2    actes,    1842;    Angélique    et    Médor,    Mina, 
opéras-comiques  en  1  acte,  1843. 

La  véritable  voie  du  compositeur,  en  même  temps  que 
l'ère  des  brillants  succès,  sembla  s'ouvrir  avec  le  Caïd 
(1849),  opérette  de  vive  allure,  fort  agréable,  et  d'un 
comique  de  bon  aloi  :  «  Votre  Caïd  vient  de  me  ravir, 
écrivait  Bizet.  C'est  toujours  jeune  et  spirituel...  ;  et  quelle 
main  !  »  Dans  la  suite,  bien  qu'il  n'eût  ni  l'imagination  ni 
l'ampleur  nécessaires,  ni  assez  d'âme  pour  de  telles  entre- 
prises, A.  Thomas,  confiant  dans  une  esthétique  honnête 
et  simpliste,  s'enhardit  à  traiter  de  grands  sujets  :  de  là 
le  Songe  d'une  nuit  d'été  (1850),  Hamlet  (  1867),  Françoise 
de  Rimini  (1882),  la  Tempête  (1889).  De  tels  opéras  com- 
promettent la  Musique  :  ils  la  rendent  complice  des  libret- 
tistes qui  se  taillent  un  habit  dans  le  manteau  des  poètes, 
exploitent  les  chefs-d'œuvre  consacrés,  et  trichent  en  jouant 
de  grosses  parties.  Dans  le  Songe  d'une  nuit  d'été,  on  ne 
retrouve  pas  les  personnages  de  la  pièce  anglaise.  Pack, 
Oberon,  Titania...  sont  remplacés  par  Elisabeth.  Shakes- 
peare, Latimer,  Falstaff,  Olivia!  Le  public  applaudit  pour- 
tant le  trio  du  premier  acte  (Où  courez-vous  mes  belles?), 
le  duo  d'Olivia  et  de  Latimer  au  3e,  les  couplets  du  rêve, 
chantés  par  la  reine.  Le  drame  romantique  à' Hamlet  con- 
venait encore  moins  à  l'auteur  du  Caïd.  A.  Thomas,  néan- 
moins, fit  un  grand  effort  pour  cette  œuvre;  sa  partition 
une  fois  écrite,  il  n'hésita  pas  à  la  refondre  pour  adapter 
le  rôle  principal  à  la  voix  de  Faure  (baryton).  Les  contem- 
porains semblèrent  accepter  cette  transposition,  dans  le 
domaine  de  la  romance,  d'un  sujet  de  terreur  et  de  psy- 
chologie profonde  :  avec  la  scène  de  l'esplanade  à  laquelle 
l'emploi  des  instruments  Sax  donnait  accent  et  couleur,  on 
applaudit  la  marche  du  couronnement,  le  duo  Doute  de  la 
lumière...  (acte  I),  l'arioso  Dans  son  regard  plus  sombre, 
le  chœur  des  comédiens  (II),  le  duo  entre  Hamlet  et  sa 
mère  (III),  la  scène  de  la  folie  (IV)  où  Nilson  avec  son  jeu 
pathétique  et  ses  roulades  assurait  le  succès  de  la  pièce, 
l'air  d'Hamlet  comme  une  pâle  fleur  (V) Par  une  mala- 
dresse dangereuse,  Françoise  de  Rimini  (dont  le  livret 
était  primitivement  destiné  à  Gounod)  mettait  en  scène, 
dans  le  prologue,   Dante  lui-même  et  Virgile  son  conduc- 


DA.    THOMAS    A    MASSENRT  369 

teur,  sur  les  bords  de  l'Achéron;  l'épilogue,  les  faisant 
reparaître,  allait  jusqu'à  introduire  Béatrice  jouant  le  rôle 
d'un  ange  du  pardon  pour  annoncer  aux  deux  amants  que 
leur  peine  va  finir.  L'étrange  féerie  philosophique  de  la 
Te mpète  (ballet  fantastique  en  3  actes  et  16  tableaux.  1889) 
avait  déjà  sollicité  plusieurs  compositeurs  à  écrire  soit  de 
la  musique  de  scène  (comme  Lock,  Bamsteh,  Humphry, 
Henky  Purcell  en  Angleterre),  soit  des  opéras  (comme 
Luigi  Cakuso  à  Naples  en  1790,  Fit.  Halévy  en  1850);  avec 
Ambroise  Thomas  qui,  sur  trois  de  ses  pensées  musicales, 
croyait  devoir  en  consacrer  deux  à  la  romance  et  une  à  la 
danse,  l'œuvre  énorme  où  l'imagination  de  Shakespeare  a 
concentré  un  monde,  se  réduisit  aux  proportions  mesquines 
d'un  ballabile  avec  barcarolle,  pas  des  bijoux,  pas  des 
abeilles,  pas  de  l'éventail,  orage  miniature,  et  «  grande 
variation  »  pour  Rosita  Maury;  tout  cela  charmant,  mais, 
non  erat  hic  locus.... 

Après  Dante  et  Shakespeare,  A.  Thomas  eut  affaire  avec 
Goethe.  Faust  n'était  pas  pour  lui,  sauf  le  cas  où  il  l'aurait 
compris  à  la  façon  de  Gounod  dont,  plus  d'une  fois,  il 
s'est  presque  montré  l'égal.  Le  livret  de  Mignon,  mieux 
adapté  à  son  tempérament,  lui  permit  de  donner  sa  mesure 
et  de  remplir  tout  son  mérite.  Du  17  novembre  1866  au 
16  mai  1894,  Mignon  atteignit  la  millième  représentation; 
à  l'étranger  comme  en  France,  elle  résiste  .encore,  sur 
l'affiche  des  théâtres,  à  des  voisinages  écrasants.  C'est  une 
œuvre  qu'il  faut  bien  se  garder  de  rabaisser  par  d'injustes 
comparaisons.  La  critique  doit  aller  à  elle  non  en  partant 
de  l'état  présent  de  l'art  pour  remonter  le  cours  des  temps, 
mais  en  suivant  la  pente  qui  a  prolongé  dans  le  xixe  siècle 
l'esprit  du  xvme,  et  maintenu  le  goût  des  drames  clairs* 
intéressants,  romanesques,  bien  adaptés  aux  cœurs  sen- 
sibles aimant  les  émotions  honnêtes,  et  à  l'aptitude 
moyenne  du  public  aimant  les  airs  faciles  à  retenir.  Il  y  a 
certainement  dans  Mignon  des  pages  dont  le  succès  excep- 
tionnel et  l'abus  qu'en  ont  fait  les  chanteurs  ont  accentué 
la  banalité;  mais  tout  y  est  juste,  sincère,  bien  en  place; 
l'orchestre,  fort  convenablement  étage,  a  une  couleur 
discrète  et  une  convenance  réelle.  «  Chacun  des  person- 
nages, l'enfant  triste  comme  le  héros  généreux,  la  courti- 

Combarieu.  —  Musique,  III.  24 


370  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIUZ 


sane  insensible  comme  le  Vieux  Lotario  ou  1  élégant  Laërte, 
remplit  exactement  son  rôle  et  reçoit  la  musique  qui  lui 
convient.  Le  style  souple  d'A.  Thomas  se  plie  à  ces  atti- 
tudes variées —  Les  couplets  de  Philine  (Je  suis  Titania  la 
blonde)  sont  parfaits  en  leur  trivialité  voulue;  le  madrigal 
de  Laërte  est  juste  assez  spirituel  pour  le  personnage;  l'air 
d'adieu  de  Wilhelm  est  d'une  jolie  nuance  de  scepticisme 
mélancolique —  La  scène  de  la  reconnaissance  est  presque 
émouvante,  avec  le  cantique  enfantin  que  Mignon  retrouve 
au  fond  de  sa  mémoire;  et  l'entrée  de  Mignon,  au  premier 
acte,  est  bien  délicatement  traitée!  »  Ainsi  parle  un  juge 
difficile,  très  chaud  partisan  de  l'art  debussyste,  M.  Louis 
Laloy. 

Aux  ouvrages  déjà  cités,  il  faut  joindre  quelques  opéras-comiques  : 
la  Tonelli.  2  actes  (1895),  où  Faure*et  Ugalde  se  firent  applaudir  (la 
Tonelli  est  une  première  chanteuse  du  théâtre  Saint-Charles,  à 
Naples,  qui,  aimée  d'un  magistrat  grotesque,  lui  préfère  un 
bouffon)  :  on  y  distingua  un  chœur  de  pifferari  et  une  tarentelle 
chantée  par  la  paysanne  Bettina.  La  Cour  de  Célimène  (1855), 
groupant  autour  de  la  coquette  quatorze  soupirants  dont  le  chœur 
commence  et  finit  le  premier  acte,  avait  plus  de  prétentions  psycho- 
logiques :  on  y  trouve  des  airs  chargés  de  fioritures  pour  des 
interprètes  qui  s'appelaient  Miolan  Carvalho,  Colson,  Bataille. 
Psyché,  3  actes,  1857.  Le  Carnaval  dé  Venise  est  aussi  une  œuvre 
d'écriture  facile,  chargée  de  variations,  de  fioritures  et  de  vocalises 
(pour  l'interprète,  Mme  Cabel)  :  on  y  entend  un  concerto  pour 
violon,  chanté  sous  le  titre  Ariette  sans  paroles.  Le  Roman  d'Eh'ire 
(1860),  écrit  sur  un  livret  d'Alexandre  Dumas  et  de  Leuven,  expose 
en  style  bouffe  l'histoire  d'un  Gennaro  reconquis  par  la  fiancée 
qu'il  avait  refusé  d'épouser.  Gille  et  Gill'otin,  1  acte,  1874,  est  une 
sorte  de  vaudeville-parodie,  en  style  de  pastiche  italien.  A.  Thomas 
s'était  opposé  à  la  représentation  de  la  pièce,  pour  laquelle  il  fallut 
un  jugement  du  tribunal.  A  signaler  :  le  duo  de  Jacquette  et  de 
Gillotin,  un  quatuor,  les  couplets  de  Gillotin,  oh!  oh!  oh!  quel 
gâteau! 

A  la  même  facilité  dans  le  genre  tempéré  on  doit  aussi  deux 
cantates,  l'une  pour  l'inauguration  de  la  statue  de  Lesueur  (Abbe- 
ville,  1852),  l'autre  en  hommage  à  Boïeldieu  (Rouen,  1875);  un 
Requiem,  une  messe  solennelle  (Saint-Eustache,  1857),  un  quintette 
et  un  quatuor  à  cordes,  diverses  pièces  pour  piano,  six  chansons, 
napolitaines,  une  série  de  quatuors  pour  voix  d'hommes  — 

A.  Thomas  avait  l'abondance  mélodique  et  la  claire  écri- 
ture   d'Auber;    mais    par    le    sentiment,    la    sincérité,    le 


D  A.    THOMAS    A    MASSENET  371 

sérieux  du  caractère,  il  est  supérieur  à  l'auteur  d" Haydée 
et  du  Domino  noir;  on  le  rapprocherait  plus  volontiers 
d'Halévy,  bien  qu'il  y  ait  chez  ce  dernier  un  peu  plus  de 
raideur,  et  parfois  aussi,  de  force  dramatique.  Il  lui  manqua 
une  certaine  flamme,  et  cette  faculté  de  renouvellement 
qui  fit  tant  d'honneur  à  Verdi.  Il  y  a  des  triomphes  qui  au 
lieu  d'être  une  incitation  au  progrès,  immobilisent  le 
musicien  en  lui  assurant  une  position  solide  où  il  peut 
éviter  le  risque  de  nouveaux  combats;  ce  fut  le  cas  de 
Mignon.  En  résumé,  A.  Thomas  fut  un  maître,  mais  assez 
fâcheusement  impersonnel.  On  a  fait  du  Mendelssohn,  du 
Gounod,  du  Massenet;  on  n'a  jamais  fait  de  l'Ambroise 
Thomas. 

—  Ch.  Gounod  fut  le  condisciple,  l'ami  et  le  rival  de 
gloire  d'Ambroise  Thomas,  mais  un  artiste  beaucoup  plus 
personnel  que  l'auteur  de  Mignon.  Il  parait  malaisé  de  le 
définir  équitablement  quand  on  songe  aux  variations  de  la 
critique  à  son  égard.  Sur  ce  musicien  d'élite,  les  contem- 
porains portèrent  des  jugements  qu'il  importe  de  rappeler 
pour  marquer  l'état  du  goût  sous  le  second  Empire  et  la 
gravité  des  changements  qui  suivirent.  On  a  tour  à  tour 
considéré  Gounod  comme  un  rénovateur  du  style  de  Pales- 
trina,  un  disciple  de  Haendel,  de  Gluck,  de  Spontini,  un 
imitateur  de  Schumann.  On  lui  a  refusé  le  don  mélodique 
{Guide  musical  du  28  février  1861).  On  a  dit  qu'il  marchait 
dans  le  sillon  de  feu  de  R.  Wagner.  Dans  le  Ménestrel  (20 
et  27  mars  1866),  un  critique  croyait  bon  de  combattre  une 
erreur  répandue  en  divers  lieux,  «  laquelle  consiste  à 
croire  que  l'auteur  de  Mireille  s'est  fait  l'adepte  d'une 
école  anti-mélodiste,  née  en  Allemagne  il  y  a  quelques 
années  ».  Dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  mars  1862, 
Scudo  ne  craignait  pas  de  reprocher  à  Gounod  son  goût 
«  pour  les  derniers  quatuors  de  Beethoven,  source  troublée 
d'où  sont  sortis  les  mauvais  musiciens  de  l'Allemagne 
moderne,  les  Liszt,  les  Wagner,  les  Schumann,  sans 
omettre  Mendelssohn  pour  certaines  parties  équivoques  de 
son  style  ».  Il  s'est  trouvé  quelqu'un  pour  écrire  que  la 
partition  de  Faust,  «  quoique  estimée  à  un  très  haut  prix 
par  les  artistes  et  les  gens  du  métier,  a  le  tort  de  planer 


372  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

dans  des  régions  inaccessibles  à  l'intelligence  des  profanes  » 
(Guide  musical,  ibid.).  Nous  croyons  rêver  quand  nous 
lisons,  en  1916,  de  pareils  textes.  La  critique  n'a  plus 
aujourd'hui  les  mêmes  impressions;  elle  ressemble  au 
spectateur  qui,  après  avoir  vu  les  choses  dans  un  certain 
grossissement,  aurait  retourné  sa  lorgnette  et  les  verrait 
rapetissées  dans  le  lointain.  Autrefois,  on  rangeait  Gounod 
parmi  les  «  symphonistes  »  et,  après  lui  avoir  imposé  cet 
écriteau,  on  l'accusait  de  n'être  pas  «  scénique  ».  Présen- 
tement, ce  serait  plutôt  le  contraire  :  Gounod  règne  encore 
au  théâtre  (bien  que  son  astre  semble  décliner),  mais  son 
nom  ne  paraît  jamais  sur  les  programmes  des  grands  con- 
certs. Un  juge  dont  le  témoignage  a  une  exceptionnelle 
valeur,  a  combattu  énergiquement  ce  nouvel  état  de  l'opi- 
nion ;  il  entrevoit  une  réaction,  éclatante  comme  une 
apothéose,  «  quand  le  temps,  qui  n'a  pas  encore  mis  en  sa 
vraie  place  le  grand  maître  français,  lui  aura  élevé  le  trône 
d'or  sur  lequel  il  recevra  l'encens  des  générations  futures  » 
(C.  Saint-Saens,  Portraits  et  souvenirs,  p.  96).  Enfin 
M.  Riemann,  professeur  à  l'Université  de  Leipzig,  écrivait 
en  1909,  dans  la  7e  édition  de  son  Lexique  :  «  le  style  de 
Gounod  nous  est  très  sympathique,  à  nous  Allemands,  car 
il  est  plus  allemand  que  français;  il  se  souvient  maintes 
fois  de  Weber  et  de  Wagner  ».  Pour  certains  critiques 
d'outre-Rhin,  dès  qu'un  compositeur  écrit  autre  chose  que 
des  romances  avec  accompagnement  de  guitare,  il  est 
entendu  que  l'influence  allemande  en  a  tout  le  mérite. 

11  faut  filtrer  ces  jugements  et  en  dégager  l'idée  d'un 
génie  transparent,  tout  de  grâce  et  de  fraîcheur  mélodiques, 
capable  de  profondeur  ii  l'occasion,  d'une  originalité  fine 
et  vibrante,  ayant  montré  partout,  avec  le  sens  de  l'expres- 
sion juste  et  de  l'équilibre  dans  les  constructions  sonores, 
la  qualité  la  plus  séduisante  de  l'esprit  français  et  de  la 
musique  :  le  charme.  On  le  méconnaîtrait  d'ailleurs  en  le 
simplifiant  outre  mesure.  Gounod  est  un  homme  à  facettes. 

C'était  un  Parisien  de  Paris,  né  le  17  juin  1818.  Son  père,  ex-pen- 
sionnaire de  l'Ecole  de  France  à  Rome,  fut  professeur  de  dessin  à 
l'École  polytechnique,  dessinateur  du  duc  de  Berry,  maître  de  dessin 
des  pages  de  Louis  XVIII.  Sa  mère,  à  qui  il  a  consacré  une  touchante 
et  très   belle   page  en    tête  de   ses   Mémoires,    était   une    excellente 


D  A.    THOMAS   A    MASSKNET  373 

musicienne  qui,  veuve  de  bonne  heure,  donna  des  leçons  de  piano. 
Ces  trois  faits  eurent  une  influence  visible  sur  son  caractère.  Les 
origines  parisiennes  sont  reconnaissables  dans  son  esprit  vif  et 
primesautier,  son  goût  pour  les  mots  à  l'emporte-pièce,  sa  façon 
très  libre  et  très  colorée  de  parler  des  chefs-d'œuvre  musicaux.  Il 
appelait  Berlioz  «  l'apôtre  des  fausses  basses  ».  En  parlant  de  la 
scène  de  la  fonte  des  balles,  dans  le  Freischùtz,  il  avait  des  traits 
empruntés  au  vocabulaire  de  Rabelais  qu'aiment  encore  à  rappeler 
ceux  qui  le  connurent.  M.  Saint-Saëns  le  priait  un  jour  d'expliquer 
certain  coup  de  grosse  caisse  placé  au  début  du  Gloria  de  la  Messe 
de  Sainte-Cécile  :  «  C'est  le  coup  de  canonde  l'Eternité  »,  répondit-il. 
On  reconnaîtra  l'ami  des  tonalités  persistantes  à  cette  boutade  : 
«  Quand,  depuis  un  quart  d'heure,  l'orchestre  joue  un  ut,  les  murs 
de  la  salle  sont  en  ut,  les  chaises  en  ut  :  la  sonorité  est  doublée.  » 
Il  aurait  voulu  «  se  bâtir  une  cellule  dans  l'accord  parfait  ».  Sa  cor- 
respondance est  pleine  de   jolis   aphorismes  qui   feraient  honneur  à 

un  écrivain   de  profession  :  «  Il  y   a  des   Pères  dans  l'art En  fait 

d'art,  il  faut  avoir  des  parents;  on  ne  se  donne  pas  la  vie  à  soi-même, 
pas  plus  que  pour  venir  au  monde.  »  Sur  le  travail  du  compositeur  : 
«  La  continuité,  voilà,  pour  moi,  la  vraie  vitesse  »  ;  et  sur  les  avan- 
tages  de  la  campagne  :  «  A  Paris,   quoi  qu'où  fasse,  le  détail  vous 

râpe    et  vous    pulvérise:  on   n'a    pas   le    silence  de   l'esprit Cette 

existence  (aux  champs)  est  mille  fois  plus  nourrissante  et  fortifiante, 
pour  moi,  que  celle  de  la  ville.  L'une  me  remplit;  l'autre  me 
vide.  »  —  «  Etre  à  soi  !  Il  y  a  longtemps  que  je  ne  sais  plus  ce  que 
c'est  :  je  n'ai  garde  de  m'en  plaindre,  après  tout  :  ce  que  nous 
donnons  aux  autres  nous  enrichit  plus  que  ce  que  nous  donnons  à 
nous-mème.  »  — -  A  propos  d'un  conflit  survenu  au  cours  d'une 
répétition  :  «  Il  me  semble  que  le  chef  d'orchestre  n'est  que  le  cocher 
de  la  voiture  dans  laquelle  monte  le  compositeur  :  il  doit  s'arrêter 
à  toute  réquisition,  hâter  ou  presser  le  pas  selon  les  ordres  du 
bourgeois.  »  — ■  «  L'art,  c'est  du  cœur  cérébralisé.  »  —  «  Il  y  a  le 
Bien  et  le  Vrai,  enfin  le  Beau,  qui  procède  des  deux  autres  comme 
le  Saint-Esprit  procède  du  Père  et  du  Fils.  »  —  «  Encore  un  cheval 
tué  sous  moi  !  »  écrivait-il  en  apprenant  l'échec  de  sa  Nonne  sanglante. 
Sur  le  déclin  de  sa  vie  :  «  Je  me  sens  aussi  jeune  qu'à  vingt  ans  : 
ce  qui  vieillit  en  nous,  c'est  le  logement;  le  locataire  ne  vieillit  pas  »; 
mot  charmant,  corrigé  un  peu  plus  tard  par  ce  trait  de  lassitude  : 
«  Mes  amis  ne  peuvent  pas  refaire  ma  vie  et  mes  forces  :  je  me  sens 

interrompu » 

De  son  père,  auquel  il  est  peut-être  redevable  de  ce  sens  de  la 
ligne  qui  donne  tant  de  netteté  à  ses  constructions  musicales,  il 
garda  le  goût  du  dessin  et  une  réelle  adresse  de  main.  Ingres, 
directeur  de  l'École  de  Rome,  lui  dit  un  jour  :  «  Si  vous  voulez,  je 
vous  fais  revenir  en  Italie  avec  le  prix  de  peinture.  »  Quant  à  sa 
vocation  musicale,  où  la  tendresse  maternelle  eut  tant  de  part  et  qui 
fut  développée  par  ses  maîtres  successifs,  Reicha.  Halévy,  Lesueur. 
Paër,  il  nous  apprend  qu'il  en  prit  conscience  en  entendant  Othello  au 
Théâtre  italien  (avec  la  Malibran)  et  Don  Juan  à  l'Opéra.  Durant  les 


374  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

années  d'apprentissage,  comme  plus  tard  dans  sa  carrière  drama- 
tique, il  dut  lutter  avant  de  vaincre.  Il  prit  part  plusieurs  fois  au 
concours  de  l'Institut  avant  d'obtenir  (1839)  le  grand  prix  de  compo- 
sition, sur  des  concurrents  qui  s'appelaient  Deldevez,  Dancla,  Roger, 
Alex,  de  Garaudé,  Bazin.  En  Italie,  il  fut  déçu  par  les  opéras,  tout  en 
formules,  de  Bellini,  de  Donizetti,  de  Mercadanle,  et  ne  trouva  de 
fortes  impressions  qu'à  la  chapelle  Sixtine,  en  écoutant  les  œuvres 
des  vieux  maîtres  qu'il  appelait  «  de  la  musique  à  fresque  ».  Mais 
lui-même  avait  alors  de  graves  lacuues  à  combler  dans  son  instruc- 
tion. A  Rome,  Fanny  Mendelssohn,  alors  mariée  au  peintre  Hensel.  le 
rendit  «  a  moitié  fou  d'enthousiasme  »  en  lui  révélant,  au  piano, 
Beethoven  qu'il  ignorait.  A  Leipzig,  où  il  lit  un  bref  séjour  en  1842-43, 
Mendelssohn,  sur  l'orgue  même  de  l'église  Saint-Thomas,  lui  révéla 
Bach,  qu'il  ne  soupçonnait  pas  [Mémoires  de  Gounod,  p.  159).  Hensel, 
qui  l'observa  pendant  cette  initiation,  le  définissait  très  exactement  : 
«  Gounod  a  une  intelligence  musicale,  une  acuité  et  une  justesse  de 
jugement  qui  ne  peuvent  guère  être  poussées  plus  loin,  jointes  au 
sentiment  le  plus  lin  et  le  plus  tendre.  »  Il  avait  une  voix  de  ténor  — 
peu  timbrée,  voix  de  compositeur,  mais  qu'il  nuançait  à  merveille  — 
dont  il  fit,  durant  toute  sa  vie,  les  délices  de  ses  intimes  :  l'expression 
de  son  chant  était  si  parfaite,  qu'on  ne  pouvait  imaginer,  en  l'écou- 
tant, une  interprétation  différente. 

Une  pareille  nature  était  douée  à  la  fois  pour  séduire  et  pour  être 
séduite.  En  un  temps  surchargé  d'idées,  elle  céda  tour  à  tour,  sans 
se  fixer,  à  des  sollicitations  opposées.  La  plus  grave  fut  celle  qui, 
sous  l'influence  de  son  ami  Gay  et  de  Lacordaire.  faillit  tourner  vers 
la  prêtrise  sa  tendresse  ingénue.  D'octobre  1847  à  février  1848,  il 
y  eut  un  «  abbé  Gounod  »,  portant  l'habit  ecclésiastique,  muni  d'une 
lettre  de  l'archevêque  de  Paris  l'autorisant  à  habiter  chez  les  Carmes 
et  à  suivre,  comme  externe,  les  cours  de  théologie  de  Saint-Sulpice. 
Son  histoire  privée  permettrait  d'opposer  quelques  contrastes  à 
cette  brève  rupture  avec  le  monde.  Comme  Liszt,  à  doses  égales  et 
avec  une  même  sincérité,  l'auteur  de  Faust  et  de  Rédemption  fut  un 
croyant  et  un  sensuel,  un  catholique  et  un  voluptueux.  Dans  la 
période  où  on  se  le  représente  suivant  le  cortège  de  Dionysos  beau- 
coup plus  que  celui  de  Berthold  et  où  sa  vie  comme  son  art  avait 
les  fraîches  couleurs  d'un  tableau  païen  du  Corrège,  il  porta  toujours 
à  son  doigt  l'anagramme  du  Christ. 

Un  nuage  qui  semblait  gros  de  menaces  assombrit  un  instant  cette 
destinée  radieuse.  Berlioz  écrivait  à  Escudier,  le  8  octobre  1857  : 
a  Tu  sais  sans  doute  le  nouveau  malheur  qui  vient  de  frapper  la 
famille  Zimmermann  :  ce  pauvre  Gounod  est  devenu  fou  :  il  est 
maintenant  dans  la  maison  de  santé  du  docteur  Blanche,  on  déses- 
père de  sa  raison.  »  Ce  fut  une  crise  passagère,  et  bientôt  oubliée, 
comme  le  désir  d'entrer  en  religion. 

Le  groupe  de  ses  Compositions  religieuses  a  au  moins 
autant  de  valeur  que  celui  de  ses  œuvres  dramatiques.  Les 


DA.   THOMAS    A    MASSENET  37", 

principales  sont  les  messes  et  les  oratorios.  Il  y  a  quatre 
messes  solennelles  :  la  messe  pour  soli,  chœurs,  orchestre  et 
orgue  obligé,  dite  Messe  de  Sainte-Cécile,  exécutée  en  1855 
et  écrite  à  la  demande  de  Dietsch  qui  était  alors  maître  de 
chapelle  à  Saint-Eustache  et  chef  des  chœurs  à  l'Opéra;  la 
Messe  du  Sacré  Cœur  de  Jésus  (1876).  pour  chœur  à  4  voix 
et  orchestre;  la  messe  de  Pâques  (1882);  la  messe  A  la 
mémoire  de  Jeanne  d'Arc  (1887),  avec  soli,  chœurs  et  grand 
orgue,  et  la  Messe  chorale  (1888).  Dès  le  début,  le  premier 
envoi  de  Rome  fait  par  Gounod  à  l'Institut  avait  été  un 
Te  deum  à  dix  voix  et  deux  chœurs  sans  accompagnement, 
dans  la  forme  palestinienne.  Spontini,  dans  un  rapport 
officiel  de  1842,  avait  jugé  cette  composition  a  dépourvue 
de  mélodies,  de  cantilènes  variées,  de  motifs,  d'expression, 
de  physionomie  chantante  ».  Cette  appréciation  se  serait 
peut-être  appliquée,  a  fortiori,  aux  œuvres  ultérieures, 
mais  elle  aurait  été  tout  à  l'honneur  du  musicien,  en  dépit 
de  sa  sévérité,  car  tout  en  s'appliquant  à  traiter  les  voix 
et  à  faire  de  l'intérêt  vocal  le  principal  de  l'ensemble, 
Gounod  ne  se  bornait  pas  à  un  rôle  de  mélodiste  pur, 
au  sens  défavorable  du  mot,  enchaînant  des  motifs  et  des 
cantilènes.  L'apparition  de  la  Messe  de  Sainte- Cécile,  dit 
C.  Saint-Saëns,  causa  une  sorte  de  stupeur.  «  Cette  simpli- 
cité, cette  grandeur,  cette  lumière  sereine  qui  se  levait  sur 
le    monde    musical    gênaient    bien    des    gens;    on    sentait. 

l'approche    d'un    génie On    fut    d'abord    ébloui,    puis 

charmé,  puis  conquis.  »  Le  petit  oratorio  Tobie  (1866), 
le  motet  Gallia  pour  soprano,  chœur,  orchestre  et  orgue, 
où  les  lamentations  de  Jérémie  devinrent  celles  de  la 
France  vaincue  (1871);  la  scène  biblique  Jésus  sur  le  lac 
de  Tibériade  (1878),  —  sans  parler  d'une  multitude  de 
cantiques  et  de  pièces  diverses  sur  paroles  latines, 
anglaises,  françaises,  que  Gounod  ne  cessa  de  semer  le 
long  de  sa  route,  —  complètent  une  série,  couronnée  par 
deux  trilogies  très  belles  :  Rédemption  (1882)  et  Mors  et 
Vita  (1884). 

C'est  pendant  l'automne  de  1867  que  Gounod  entreprit 
de  composer  Rédemption.  A  Rome,  pendant  l'hiver  de  1867- 
68,  chez  son  ami  Hébert,  alors  directeur  de  l'Académie 
de  France,  il   écrivit  lui-même  les  vers,  dignes  de  Racine 


376 


LES    SUCCESSEURS    DE    RERLIOZ 


(le  fils)  et  composa  deux  fragments  ;  la  Marche  au  Cal- 
vaire et  le  1er  morceau  de  la  3e  partie  (la  Pentecôte).  Douze 
ans  plus  tard  seulement  fut  terminé  ce  travail  destiné  à 
un  festival  de  Birmingham  (1882)  et  dédié  à  la  reine 
d'Angleterre.  Le  sujet  de  cette  trilogie  sacrée  a  une 
ampleur  encyclopédique.  Le  prologue  résume  la  création 
du  monde,  celle  de  l'homme,  la  chute,  la  promesse  de  la 
Rédemption.  Les  trois  autres  parties,  le  Calvaire,  la  Résur- 
rection, la  Pentecôte,  sont  un  compendium  de  l'Evangile. 
L'expression  musicale  est  partout  pénétrante,  y  compris 
les  récitatifs  qui  sont  traités  avec  plus  de  soin  que  dans 
les  anciens  oratorios;  mais  la  manière  de  Gounod,  bien 
qu'elle  soit  déterminée  par  une  foi  attendrie  qui  trouve 
sa  formule  naturelle  dans  la  mélodie,  n'exclut  nullement 
cette  science  de  l'écriture  instrumentale  où  on  reconnaît 
les  Maîtres.  On  en  jugera  par  cet  extrait  des  pages  où 
l'hymne  liturgique  Ve.rilla  régis  est  accompagnée  d'un 
contrepoint  à  4  parties  rappelant  les  chorals  figurés  de 
J.-S.  Bach  (l'e  partie  de  Rédemption,  n°  3)  :  «  La  marche 


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au  Calvaire  se  combine  avec  des  motifs  diversement  dra- 
matiques dans  cette  scène  d'une  majestueuse  unité,  avec 
une  simplicité  de  moyens  qui  est  un  miracle  de  plus  dans 
ce  morceau  miraculeux.  »  {C.  Soint-Saëns.) 

L'oratorio  Mors,  et  Vita,  écrit  sur  un  centon  de  paroles 
latines  destiné  lui  aussi  à  l'Angleterre,  et  dédié  au  pape 
Léon  XIII,  fait  suite  au  précédent.  Gounod  a  tenu  à  en 
expliquer  le  titre  en  disant  que  dans  l'ordre  des  choses 
humaines,  la  vie  précède  la  mort,  tandis  que  dans  l'ordre 
des  choses  divines,  c'est  la  mort  qui  précède  la  vie.  Il  y  a 
trois  parties,  avec  un  court  prologue.  Dans  la  première, 
Requiem  très  développé  (deux  heures  d'exécution),  dont 
l'intérêt  est  toujours  soutenu  par  le  bel  effet  des  parties 
vocales,  par  l'orchestration  où  l'orgue  enlre  fort  heureuse- 
ment, et  par  la  variété  d'un  style  où  parait  une  sorte  de 
romantisme  sobre,  on  peut  signaler,  avec  un  double 
chœur  a  capella,  la  pastorale  Inter  oves,  la  phrase  Dona 
eis  pacem  que  chante  le  soprano  dans  YAgnus  dei  et  qui 
est  reprise  par  tous  les  instruments  à  cordes  dans  la 
seconde    partie,    le   Jugement;   la  dernière   partie  est  inti- 


378  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

tulée  Visio  Sancti  Johanni.  Gounod  n'était  peut-être  pas 
le  compositeur  désigné  pour  transposer  l'Apocalypse  en 
musique,  et  donner  une  image,  avec  les  timbres  de 
l'orchestre,  des  étangs  de  soufre  et  de  feu  opposés  par 
l'Apôtre  à  la  vision  de  la  Jérusalem  Céleste,  resplendissante 
de  lumière,  d'or,  de  pierres  précieuses;  pour  s'élever  à  la 
hauteur  de  ce  lyrisme  éperdu,  il  eût  fallu,  avec  la  fougue 
de  Berlioz,  l'imagination  orientale  d'un  Rimski-Korsakof. 
Mais  Gounod  fait  œuvre  de  sentiment  et  non  œuvre  de 
peintre  :  quelques  traits  suffisent  à  son  objet  :  il  agit  comme 
l'Eglise  elle-même  lorsqu'elle  introduit  dans  sa  liturgie, 
avec  choix  et  discrétion,  les  textes  de  la  Bible.  En  somme, 
ces  deux  oratorios  sont  des  œuvres  grandioses,  sincères 
et  personnelles.  On  y  relèverait  à  peine  quelques  pages 
peu  résistantes  où  1'  «  expression  »  n'évite  pas  son  écueil  : 
la  vulgarité.  On  regrette  que  les  chœurs  soient  presque 
toujours  des  successions  d'accords  en  harmonie  verticale; 
on  voudrait  trouver  plus  souvent  (comme  dans  Y Hosanna 
in  excelsis  qui  termine  Mors  et  Vita)  cette  indépendance 
des  parties  qui  donne  une  vie  si  intense  aux  chœurs  de 
Bach  et  vous  transporte  à  de  si  grandes  hauteurs 

Malgré  sa  foi  sincère,  Gounod  apportait  à  l'Eglise  une  mentalité 
d'artiste  profane.  Un  jour,  dans  un  château,  un  prêtre  ayant  besoin 
d'un  servant  pour  dire  la  messe;  Gounod  s'offrit  avec  empressement. 
Après  l'Évangile,  il  fut  si  ému  par  la  beauté  de  cette  lecture,  qu'il 
dit  à  l'officiant,  à  mi-voix  :  encore!  encore  !...  Il  aurait  volontiers 
crié  bis,  comme  au  théâtre.  Les  règles  liturgiques  ne  le  gênaient 
pas  ;  ainsi,  il  introduit  le  texte  Domine  non  sum  dignus  dans  YAgnus 
de  sa  messe  pour  Sainte-Cécile.  Una  fides,  dit  l'Église;  l'expérience 
montre  pourtant  qu'il  y  a  beaucoup  de  façons  de  croire  et,  surtout 
pour  les  musiciens,  beaucoup  de  façons  d'exprimer  la  croyance. 

L'œuvre  symphonique  de  Gounod,  malgré  une  singulière 
adresse  de  main  à  traiter  l'orchestre,  parait  comme  écrasée 
par  les  chefs-d'œuvre  qui  la  précédèrent  et  la  suivirent. 
Elle  a  pourtant  beaucoup  d'agrément.  La  symphonie  en  ré 
dont  l'Andante  et  le  Scherzo  furent  exécutés  au  concert 
des  Jeunes  artistes,  le  4  février  1855,  sous  la  direction  de 
Pasdeloup,  plut  par  le  goût,  la  sagesse  d'un  style  franc, 
naturel,  parfois  inspiré.  Ad.  Adam  lui  opposait  les  «  diva- 
gations   »  de  Schumann.  On  aima    la  fugue   mélodique  et 


D  A.    THOMAS    A    MASSENET  379 

chantante  du  premier  morceau,  et  dans  le  Scherzo,  cache- 
tage plein  d'esprit  et  d'élégance,  le  chant  amoureux  du 
hautbois  soutenu  par  le  basson.  Cette  manière  aimable 
rappelait  celle  de  Haydn.  La  symphonie  en  mi  bémol,  dont 
l'adagio  fut  joué  au  sixème  concert  Pasdeloup,  confirma  la 
Gazette  musicale  dans  l'opinion  que  Gounod  devait 
chercher  sa  voie  dans  la  musique  instrumentale. 

La  symphonie  en  ré  a  été  arrangée  pour  4  mains  par  Bizet  (1856) 
et  transcrite  pour  piano  seul  par  Goria  (1856).  —  Appartiennent  au 
même  groupe  :  la  petite  symphonie  pour  2  flûtes,  2  hautbois, 
2  clarinettes,  2  cors  et  2  bassons,  dédiée  à  Tafîanel  (1888);  la  Suite 
concertante  pour  piano  pédalier  et  orchestre  (1888),  dont  diverses 
parties  ont  été  réduites  pour  2  pianos  par  C.  Saint-Saëns,  pour 
piano  seul  par  G.  Pierné,  pour  piano  à  4  mains  par  Ch.  de  Bériot. 

L'œuvre  dramatique  de  Gounod  connut  des  fortunes 
très  diverses.  Il  y  a  de  lui  quatorze  opéras.  Le  premier, 
composé  sur  des  paroles  d'Emile  Augier,  est  Sapho,  dont 
le  principal  rôle  fut  écrit  pour  Mme  Viardot,  et  qui  fut 
joué  à  l'Opéra  le  16  avril  1851.  Après  sept  représentations, 
il  dut  céder  l'affiche  à  un  ouvrage  d'Auber,  Zerline  ou  la 
Corbeille  d'oranges. 

Sapho  fut  l'objet  de  critiques  assez  vives.  E.  Reyer  reprochait  à 
la  mélodie  «  une  coupe  mal  réglée  qui  la  rendait  diffuse  »  et  «  un 
défaut  de  clarté  »  [la  Presse,  23  avril  1851).  —  «  J'ai  trouvé  la  plupart 
des  chœurs,  écrivait  Berlioz,  d'un  accent  grandiose  et  simple;  le 
troisième  acte  tout  entier  me  paraît  très  beau,  à  la  hauteur  poétique 
du  drame;  mais  le  quatuor  du  1er  acte,  le  trio  du  2e,  où  les  passions 
des  principaux  personnages  éclatent  avec  tant  de  force,  m'ont  posi- 
tivement révolté.  Je  trouve  cela  hideux,  insupportable,   horrible 

Non,  mon  cher   Gounod,    l'expression    fidèle   des    sentiments   et  des 

passions  n'est  pas  exclusivement  de  la  forme  musicale Avant  tout, 

il  faut  qu'un  musicien  fasse  de  la  musique.  Ces  interjections  conti- 
nuelles de  l'orchestre  et  des  voix,  ces  cris  de  femmes  sur  des  notes 
aiguës,  arrivent  au  cœur  comme  des  coups  de  marteau;  ce  désordre 
pénible,  ce  hachis  de  modulations,  ne  sont  ni  des  chants,  ni  du 
récitatif,  ni  de  l'harmonie  rythmée,  ni  de  l'instrumentation,  ni  de 
l'expression.  »  (Journal  des  Débats.)  Texte  curieux,  d'après  lequel 
Gounod  serait  le  précurseur  de  l'art  très  réaliste  et  ultra-moderne, 
confinant  à  l'anarchie,  et  s'opposerait  à  Berlioz  représentant  de  la 
tradition!  Dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  Blaze  de  Bury  qualifiait 
Sapho  de  «  déplorable  essai  ».  11  y  eut,  à  l'Opéra,  19  représentations 
jusqu'en  1858,  31  en  1884,  5  depuis. 

A  la   fin  de  l'année   1851,    Gounod  écrivit  pour  Ulyss$,  tragédie  de 


380  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

Ponsard,  des  chœurs  d'une  allure  gracieuse,  alîectaut  la  naïveté 
homérique,  de  nature  à  calmer  ceux  qui  lui  reprochaient  trop  de 
fracas,  d'incohérence  et  d'obscurité.  Ils  eurent  le  même  insuccès  que 
Sapho.  La  Nonne  sanglante,  dont  Scribe  avait  rédigé  le  livret  avec 
Germain  Delavigne,  fut  jouée  à  l'Opéra  le  18  octobre  1854,  et  n'eut 
que  onze  représentations.  Le  premier  acte  de  Crosnier,  succédant 
comme  directeur  à  Nestor  Roqueplan,  fut  de  dire  qu'on  ne  jouerait 
plus  une  pareille  «  saleté  »,  mot  qui,  sans  doute,  s'appliquait  au 
poème,  non  à  la  musique.  Après  avoir  accommodé  la  musique  du 
Bourgeois  gentilhomme,  pour  la  reprise  duquel  (9  janvier  1852) 
l'Opéra  collaborait  avec  la  Comédie-Française,  Gounod  eut  ses  pre- 
miers succès,  au  théâtre  lyrique,  avec  la  spirituelle  et  charmante 
fantaisie  réaliste  du  Médecin  malgré  lui  (15  janvier  1858),  enfin  avec 
Faust,  assez  froidement  accueilli  au  début,  mais  destiné  à  la  plus 
brillante  des   fortunes. 


La  légende  de  Faust  tient  une  grande  place  dans  les  arts 
de  l'expression  ;  elle  a  inspiré  les  œuvres  dans  les  genres 
les  plus  divers  :  pantomime,  théâtre  de  marionnettes, 
tragédie,  comédie  à  ariettes,  opéra-boutïe.  féerie,  opéra. 
Il  y  a  une  bibliotheca  Faustiana  pour  la  musique  comme 
pour  la  littérature.  Gounod  était-il  capable  de  concevoir 
un  drame  lyrique  digne  du  poème  de  Goethe?  L'expérience 
a  montré  qu'il  était  heureusement  servi  par  son  imagina- 
tion, par  sa  sentimentalité,  et  par  cette  tendance  an 
romantisme  qu'on  lui  reprochait  parfois;  comme  compo- 
siteur, il  avait  en  mains  ce  rameau  d'or  qui  permet  aux 
élus  du  ciel  et  aux  enthousiastes  d'aller  où  ils  veulent, 
dans  la  chambrette  de  Marguerite  pour  y  noter  une 
chanson  de  rouet,  ou  chez  le  diable.  Le  triomphe  universel 
de  son  chef-d'œuvre  a  certainement  déterminé  Wagner  à 
ne  pas  se  mesurer,  lui  aussi,  avec  un  tel  sujet.  Le  Faust  de 
Gounod  n'est  certainement  pas  au-dessus  de  toute  critique  ; 
on  peut  lui  reprocher  de  traiter  un  peu  sommairement  la 
partie  philosophique  du  drame,  —  situation  pathétique  de 
l'homme  entre  la  faillite  de  la  science  et  la  recherche  de 
l'impossible  bonheur  —  et,  en  s'attachant  à  la  partie 
romanesque,  —  séduction  d'une  grisette  ingénue,  accablée 
sous  le  poids  des  remords  et  du  châtiment,  —  d'avoir 
ramené  celle-ci  à  une  expression  dont  l'élégance  est 
quelquefois  entachée  d'une  certaine  vulgarité.  Wagner 
écrivait  à  Liszt  (9  nov.   1852),  h  propos  de  son  Ouverture 


D  A.    THOMAS    A    MASSENET  381 

pour  Faust,  amorce  d'un  projet  abandonné  dans  la  suite  : 
«  Tu  as  fort  bien  démêlé  par  où  cela  pèche  ;  ce  qui 
manque,  c'est  la  femme.  »  Il  y  a  plutôt  en  excès,  dans 
l'opéra  de  Gounod,  ce  que  le  musicien  allemand  déclarait 
absent  de  sa  propre  esquisse.  Le  dernier  salut  de  Faust  au 
jour  qui  se  lève,  —  trait  sobre  et  admirable  dans  le  poème 
original,  —  s'étale,  dans  le  chant  et  l'orchestre,  en  rondeur 
de  paraphe  ;  et  ce  n'est  pas  la  seule  dépense  d'agréhient 
qu'on  pourrait  regretter.  En  plusieurs  pages  d'un  moder- 
nisme romanesque  et  pénétrant,  le  sujet  subit  une  altéra- 
tion de  couleur  qui,  commencée  par  le  librettiste,  précisée 
par  la  mise  en  scène  (puisque  habituellement  on  emploie 
un  décor  de  style  Renaissance  là  où  Gœthe  a  expressé- 
ment indiqué  un  décor  gothique),  est  continuée  avec  com- 
plaisance par  le  musicien.  Il  est  d'autres  pages  en 
revanche,  comme  les  premières  lignes  de  l'introduction, 
neuves  et  hardies,  qui  pourraient  soutenir  la  comparaison 
avec  la  musique  de  Weber.  Une  des  caractéristiques 
générales  est  un  équilibre  de  convenance  parfaite,  sinon 
entre  la  pensée  de  Gounod  et  celle  de  Goethe,  au  moins 
entre  les  éléments  de  la  construction  dont  Gounod  fut 
l'heureux  architecte  :  la  déclamation,  le  chant,  et  ce  qu'on 
appelait  autrefois  la  «  symphonie  ».  Faust  fut  d'abord  joué 
au  Théâtre -Lyrique  (19  mars  1859).  Le  succès  ne  fut  pas 
immédiat.  On  estima  d'abord  que  l'œuvre  était  trop 
savante,  quelques-uns  disaient  même  «  incompréhensible  ». 
Le  public  applaudissait  surtout  l'air  des  bijoux  et  le 
chœur  des  soldats  dont  l'allure  très  franche  nous  rappelle 
que  Gounod,  de  1852  à  1860,  fut  directeur  de  l'Orphéon 
de  Paris.  L'éditeur  Heugel  refusa  la  partition;  A.  de  Chou- 
dens  l'acheta  (5  avril  1859)  pour  dix  mille  francs,  dont 
quatre  mille  n'étaient  payables  que  six  mois  après  la 
50e  représentation!  Après  avoir  été  joué  an  Théâtre- 
Lyrique.  Faust  fut  adopté  par  l'Opéra  (3  mars  1869),  avec 
des  récitatifs  remplaçant  le  dialogue. 

Le  progrès  devrait  être  la  loi  "de  toute  biographie 
d'artiste.  Après  ce  coup  de  maître,  Gounod  ne  répondit 
pas  suffisamment  à  l'attente  qu'il  avait  fait  naître.  En 
1860,  il  fit  jouer  deux  opéras-comiques,  dont  le  sujet  est 
tiré  de  La  Fontaine,  et  où  apparaît  la  tendance  à  répandre 


382  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

partout  une  sentimentalité  un  peu  superficielle,  ramenant 
tous  les  sujets  à  un  agrément  mélodique  moyen  :  la  Colombe, 
en  2  actes,  d'abord  représentée  à  Bade,  puis  à  l'Opéra- 
comique  (7  juin  1866),  où  elle  eut  29  fois  les  honneurs  de 
l'affiche;  et  Philémon  et  Bnucis,  aimable  idylle  en  3  actes, 
jouée  au  Théâtre-Lyrique  (18  lévrier),  reprise  en  1876  h 
l'Opéra-comique,  où  elle  eut  188  représentations.  La  Reine 
de  Saba.  opéra  en  4  actes,  paroles  de  Barbier  et  Carré, 
avait  l'ambition  manifeste  de  produire  un  effet  brillant  et 
grandiose,  dans  le  genre  des  ouvrages  de  Scribe  et  de 
Meyerbeer;  mais  le  but  fut  manqué.  A  l'Opéra,  où  elle  fut 
jouée  le  29  février  1862,  la  pièce  n'eut  que  15  représenta- 
tions. De  Venise,  Gounod  écrivait  (27  juin),  en  faisant 
allusion  au  succès  du  Lalla  Roukh,  de  Félicien  David,  qui 
triompha  quelques  semaines  plus  tard  (12  mai)  â  l'Opéra- 
comique  :  «  Dites  à  Carré  que  je  le  félicite,  cette  fois, 
d'être  tombé  entre  des  mains  qui  ri  ont  pas,  comme  les 
miennes,  le  malheur  d'assassiner  tout  ce  qu  elles  touchent. 
S'il  eût  donné  la  Reine  à  Meyerbeer,  on  aurait  trouvé  la 
pièce  et  la  musique  excellentes  »  ;  et,  de  Milan,  il  écrit  à 
Mn,e  Auge  de  Lassus  :  «  Pauvre  Reine  de  Saba!  Elle  n'a 
pas  fait  de  vieux  os  à  Paris;  si  elle  a  ramené  sur  son 
chemin  quelques  âmes  amies,  ce  seront  les  fleurs  de  son 
tombeau.  »  La  pièce  eut  plus  de  succès,  la  même  année,  à 
Bruxelles,  et,  l'année  suivante,  au  théâtre  grand-ducal  de 
Darmstadt  (27  janvier),  où  Gounod,  salué  à  son  entrée  par 
une  ovation,  dirigea  l'exécution  devant  un  pupitre  orné  de 
couronnes  de  lauriers.  La  cavatine  de  Balkis  (Plus  grand 
dans  son  obscurité...),  le  chœur  des  Juives  et  des  Sabéennes, 
l'air  de  Soliman,  le  ballet  et  la  marche  forment  les  pages 
les  plus  connues  de  la  partition. 

Le  poème  de  Mireille  avait  paru  en  1859,  et  le  célèbre 
article  de  Lamartine  avait  attiré  sur  lui  l'attention  en 
signalant  Mistral  comme  un  poète  de  premier  ordre. 
Gounod  s'éprit  du  sujet;  il  trouvait  la  figure  de  Mireille 
assurée,  comme  celle  de  Mignon,  de  «  la  gloire  qui  récom- 
pense ceux  qui  ne  la  cherchent  pas  ».  Pour  se  pénétrer  de  la 
poésie  simple  et  colorée  qu'il  voulait  traduire  en  musique, 
il  fit  un  séjour  à  Maillane,  chez  Mistral,  puis  à  Saint-Remy  ; 
il   écrivit   sa   partition   dans   cet  Eden    méridional   dont   le 


D  A.    THOMAS    A    MASSENET  383 

souvenir  resta  radieux  dans  toute  son  existence.  Mireille, 
opéra  dialogué  en  5  actes  (paroles  de  Barbier  et  Carré), 
parut  au  Théâtre-Lyrique  (le  19  mars  1864),  où  elle  eut 
41  représentations,  puis,  avec  une  réduction  en  3  actes,  à 
l'Opéra-Comique  (10  nov.  1874),  où  elle  fut  jouée  470  fois. 

Gounod  y  montre  une  manière  plus  épisodique  que 
dramatique,  et  peint  avec  grâce  le  tableau  de  genre.  La 
couleur  est  peu  rustique  et  provençale.  «  On  pourrait  faire 
chanter  le  premier  chœur  aussi  bien  et  mieux  à  des  coutu- 
rières parisiennes  en  partie  de  campagne  dans  la  forêt  de 
Saint-Germain  qu'à  des  magnanarelles  du  fond  de  la  Pro- 
vence. »  (Azevado,  Opinion  Nationale,  22  mars  1864.)  La 
Revue  musicale  (27  mars)  reprocha  à  Gounod  de  «  peindre 
des  grisailles  au  lieu  de  dessiner  et  de  colorer  des  physio- 
nomies vivantes  ».  Ce  ne  fut,  au  Théâtre-Lyrique,  qu'un 
demi-succès.  Le  public  goûta  fort  le  chœur  des  magnana- 
relles, la  valse-ariette  Hirondelle  légère;  le  duo  6  Magali 
ma  bien-aimée  provoqua  moins  d'enthousiasme;  le  second 
acte  parut  froid;  le  troisième,  par  suite  d'une  mise  en  scène 
mal  réglée,  gâta  tout  :  «  Hélas  !  trois  fois  hélas  !  la  symphonie 
des  cadavres  et  des  apparitions,  le  flot  orchestral  montant 
comme  le  Rhône  en  courroux,  le  passeur  et  sa  barque 
magique,  tout  cela  est  manqué,  absolument  manqué  » 
(le  Figaro,  27  mars).  Ce  même  tableau  du  Rhône  recon- 
stitué, il  y  a  quelques  années,  par  M.  A.  Carré,  directeur  de 
l'Opéra-Comique,  eut  au  contraire  beaucoup  de  succès  :  il 
contient  les  pages  des  plus  colorées  et  les  plus  drama- 
tiques de  l'œuvre.  «  On  pourrait  comparer  le  livret  à  ce 
que  les  charcutiers  appellent  un  assortiment.  »  (Azevado.) 
Le  Provençal  d'Ortigue  se  montra  plus  admiratif  dans  le 
Journal  des  Débats  (22  mars).  Le  succès  du  début  était  dû 
en  grande  partie  à  Mme  Carvalho  jouant  le  rôle  de  Mireille. 

C'est  encore  dans  l'Eden  du  midi,  à  Saint-Raphaël, 
qu'avec  un  amour  passionné  pour  son  sujet,  Gounod 
écrivit  la  très  belle  partition  de  Roméo  et  Juliette  qui, 
malgré  quelques  critiques,  lui  procura  son  premier  succès 
incontesté  (Théâtre-Lyrique,  27  avril  1867). 

Gounod  écrivait  à  sa  femme  (2  mai)  ces  lignes  curieuses  : 
«  Enfin,  je  le  tiens,  cet  endiablé  duo  du  4e  acte!  ah!  que 
je  voudrais  savoir  si  c'est  bien  lui!  Il  me  semble  que  c'est 


384  LES  SUCCESSEURS  DE  BEHLIOZ 

lai.   Je   les  vois   bien  tous  deux;   je  les  entends,  mais   les 
ai-je  bien  vus,  bien  entendus,  les  deux  amants?  S'ils  pou- 
vaient me  le  dire  eux-mêmes  et  me  faire  signe  que  oui!  Je 
le  lis,  ce  duo,  je  le  relis,  je  l'écoute  avec  toute  mon  atten- 
tion ;  je  tâche  de   le  trouver  mauvais,  j'ai  une  frayeur  de 
le  trouver  bon  et  de  me  tromper!  Et  pourtant,  il  m'a  brûlé! 
Il   me  brûle!    Il    est    d'une    naissance    sincère.    Enfin,    j'y 
crois.      »     Représenté     (comme     YHamlet    d'A.     Thomas) 
l'année  de   l'Exposition   universelle,  l'œuvre  fut  très   bien 
accueillie    par    le   public,   et    généralement   louée    par   les 
critiques,     sauf    quelques    dissonances.    Blaze     de    Bury, 
successeur  de  Scudo  à  la  Revue  des  Deux  Mondes,  repro- 
chait  à    Gounod    «   de  n'être  pas  mélodiste   »   (!),   d'avoir 
«     beaucoup     d'afféterie,     de     maniérisme,     une     musique 
d'idées  abstraites,  quelque  chose  de  posthume  jusque  dans 
l'instrumentation,   rien  pour  le  cœur,   rien  pour  les  sens, 
mais  par  moments   les  plus    délicates  gourmandises  pour 
l'esprit  :  tout  cela  presque  sans  rapport  avec  le  sujet  et  se 
contentant  d'effleurer  V anecdote  ».    Un  critique  allemand, 
cité     par     MM.     Prod'homme     et     Dandelot,      écrivait    : 
«  Comme  dans  Faust.  Gounod,  dans  ce  nouvel  opéra,  s'est 
approprié  le  style  de  différents  compositeurs,  notamment 
de  Meyerbeer   et  de  Wagner,  et  a  fondu  l'objet  approprié 
dans  un    alliage   qui,    en    quelque    sorte,    est  devenu  une 
chose    nouvelle.    »    L'ouvrage   eut    90    représentations    au 
Théâtre-Lyrique,   289  à  l'Opéra-Comique  et  près  de  300  à 
l'Opéra.  L'année  précédente  (1866),  Gounod  était  entré  à 
l'Académie  des  Beaux-Arts  pour  succéder  à   l'Italien  Cla- 
pisson,  l'auteur  de  la  Promise  et  de  Fanchonnette,  opéras- 
comiques  applaudis  en  1854  et  1856. 

Les  derniers  opéras  de  Gounod  n'eurent  pas  un  très 
grand  succès  et  furent  loin  de  marquer  un  progrès  dans 
l'évolution  du  compositeur.  Cinq-Mars,  opéra  dialogué  en 
4  actes  joué  à  l'Opéra-Comique  le  5  avril  1877,  atteignit 
57  représentations.  Poli/eucte  en  eut  29  et  fut  moins 
apprécié  :  «  Polyeucte  a  souffert  pour  sa  foi,  écrivait  tran- 
quillement Gounod;  je  peux  bien  souffrir  pour  lui!  »  Dans 
le  Tribut  de  Zamora  (1er  avril  1881),  comme  dans  les  deux 
précédents  ouvrages,  Gounod  qui,  un  des  premiers  en 
France,    avait   vaguement  cédé    à    l'influence    de  certaines 


I)  A.    THOMAS    A    MASSENET  385 

idées  wagnéi'iennes,  revint  au  système  qui  faisait  de  l'opéra 
une  succession  de  romances  et  de  cavatines. 

Les  Mélodies  détachées  de  Gounod  ont  beaucoup  fait 
pour  sa  gloire.  En  ces  brèves  compositions,  les  sources 
profondes  de  la  poésie  sont  rarement  ouvertes;  mais  on  y 
trouve  la  fluidité  de  Mozart  avec  la  plénitude  expressive  de 
Gluck.  Pas  de  ces  accompagnements  à  la  manière  de 
Schumann,  où  les  forces  sonores  semblent  vouloir,  obscu- 
rément, se  transformer  en  forces  de  passion  et  de  pensée; 
pas  de  ces  formules  qui  sont  comme  un  regard  jeté  sur 
l'autre  côté  de  la  vie;  mais  un  art  clair,  «  bien  assis  sur 
la  terre  »,  pourvu  des  moyens  de  plaire  les  plus  réguliers, 
et  où  ne  traîne  aucune  brume  de  ballade  :  une  prosodie  si 
exacte  que  la  phrase  littéraire  et  la  phrase  musicale 
semblent  inséparables;  une  telle  franchise  de  rythme  et  de 
tonalité,  une  telle  aisance  dans  l'emploi  des  notes  parentes 
ou  amies,  que  l'élan  du  discours  n'est  jamais  contrarié  par 
une  difficulté  d'intonation  :  partout  une  grâce  agile,  une 
élégance  souriante,,  une  sorte  ai  onction  sentimentale  et 
sensuelle,  un  plaisir  de  vivre  qui  semble  créé  par  le  plaisir 
de  chanter. 

Ces  mélodies  ont  été  publiées  en  quatre  volumes,  grossis  par  des 
emprunts "J'aits  aux  pages  les  plus  aimables  de  ses  opéras  :  la 
chanson  de  Magali  [Mireille)',  Que  fais-tu  blanche  colombe  et  Blanche 
Madone  de  Roméo  et  Juliette;  O  ma  lyre  immortelle,  de  Sapho;  Nuit 
silencieuse,  de  Cinq-Mars  ;  Que  de  rêves  charmants  emportés  sans 
retour  et  J'aimais  jadis  une  cruelle,  de  la  Colombe  :  Filles  d'Antor, 
folles  bacchantes,  de  Philémon  et  Baucis  ;  Quand  la  flamme  embra- 
sait la  nue,  de  la  Reine  de  Saba,  etc.  Elles  sont  inégales  de  valeur. 
Dans  Biondina,  poème  de  forme  assez  fade,  vaguement  imité  de 
Pétrarque  (paroles  françaises  de  Jules  Barbier),  Gounod  traite  un 
sujet  digne  d'un  poète  musicien  :  Biondina  est  belle  comme  une 
madone;  elle  tombe  malade  et  meurt;  l'amant  met  deux  fleurs  sur 
sa  tombe  ;  avec  de  telles  matières,  Schumann  fait  des  chefs-d'œuvre  ; 
mais  notre  compositeur  est  loin  de  l'égaler.  Ses  12  petites  pièces, 
malgré  certains  rappels  de  thème  (nos  2,  11),  sont  moins  un  poème' 
qu'une  suite  de  romances  agréables  et  superficielles.  IJ  Ave  Maria,  le 
premier  jour  de  mai,  Au  printemps,  Primayera  sont  moins  éloignés 
de  l'auteur  des  Lieder.  Il  y  a  çà  et  là  du  poncif,  des  faiblesses,  de 
l'italianisme,  comme  dans  Si  vous  m'ouvrez  votre  fenêtre,  YOuvrier 
(scène  lyrique),  Prière  du  soir.  La  Barcarolle  (duetto  pour  soprano 
et  baryton),  les  Lilas  blancs  (valse  chantée)  sont  des  morceaux 
pour  music-hall  et  café- concert.  Le    Vallon,  le   Soir   sont  des  pièces 

Combarieu.  —  Musique.  III.  *  -^ 


386  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

magnifiques,  dignes  de  Schubert.  Medjé,  la  Sérénade,  la  Chanson  du 
printemps,  la  Chanson  d'avril,  Y  Aubade,  le  Souvenir,  vingt  autres, 
sont  de  premier   ordre. 

Après  la  mort  de  Rossini  (I8G8),  après  celles  de  Berlioz 
(1869)  et  d'Auber  (1871),  Charles  Gounod,  compositeur 
«  dépourvu  de  mélodie  »  et  suspecté  de  wagnérisme,  fut 
roi  du  théâtre  et  placé  jusqu'à  sa  mort  (189.3)  à  la  tète  des 
musiciens  français. 


—  François  Bazin,  né  à  Marseille  en  1816  (mort  en  1878),  est  aussi  un 
élève  d'IIalévy  (et  de  Berton),  grand  prix  de  composition  en  1840  : 
musicien  correct  et  facile,  trop  dépourvu  de  verve  dans  les  petits 
sujets  qu'il  a  traités.  Sa  Cantate  de  concours,  Loyse  de  M  ont  fort, 
exécutée  à  l'Opéra  avec  Mmo  Stolz  dans  le  rôle  de  Loyse,  fit  pres- 
sentir en  lui,  non  sans  raison,  un  musicien  de  l'école  d'Auber.  Son 
meilleur  ouvrage  est  Maître  Pathelin  (1856),  condensation  en  un 
seul  acte  par  de  Leuven  et  Ferd.  L angle  de  la  farce  célèbre  qui 
avait  déjà  été  réduite  pour  la  Comédie-Française. 

On  peut  signaler,  dans  Maître  Pathelin,  comme  heureusement 
écrits,  les  couplets  de  l'avocat,  ceux  du  berger  Agnelet,  le  duo  de 
hé,  hé,  la  marche  comique  accompagnant,  à  la  fin  de  l'acte,  l'entrée 
du  tribunal.  Le  trompette  de  M.  le  prince  (1846),  un  acte,  de 
Melesville,  dont  la  scène  est  à  Etampes  au  temps  de  la  Fronde,  con- 
tient, avec  des  couplets  de  table,  un  quintette  et  un  trio  assez  bons. 
Dans  le  Malheur  d'être  jolie  (1847),  un  acte  de  Ch.  Desnoyers,  dont 
l'action  se  passe  sous  Charles  VII,  il  y  a  de  jolis  couplets  archaïques 
—  Adieu  vous  dis,  mes  amours  —  avec  une  assez  poétique  interven- 
tion des  cors  à  l'orchestre.  Il  y  a  aussi  un  solo  de  cor  (acte  III) 
dans  la  Nuit  de  Saint-Sylvestre  (1849),  et  quelques  jolies  pages, 
comme  le  chœur  des  gardes  de  nuit  à  la  fin  du  1er  acte,  et  le  duo  du 
duel  (II).  Madelon,  2  actes  (1852),  n'eut  pas  plus  de  succès  que  les 
Désespérés,  un  acte  de  Leuven  et  Jules  Moineaux  (1859)  sur  ce 
canevas  étrange  :  deux  individus,  un  lord  anglais  attaqué  par  le 
spleen,  un  joueur  de  serpent  qui  vient  de  perdre  sa  place  à  l'église, 
sont  désespérés  et  se  pendent;  une  jeune  fille,  en  gaulant  des  noix, 
les  ramène  à  la  vie,  et  leur  fait  promettre  de  ne  plus  recommencer! 
Bazin  fut  plus  heureux  avec  le  Voyage  en  Chine,  opéra-comique 
en  3  actes  de  Labiche  et  Delacour  (1865)  :  vaudeville  employant  de 
faciles  moyens  de  provoquer  le  rire  (bégaiement  d'un  prétendant  qui, 
pour  se  guérir,  se  met  des  cailloux  dans  la  bouche,  et  les  avale  dans 
un  accès  d'émotion,  entêtement  d'un  Breton,  un  notaire  ridicule...); 
musiquette  d'opéra-bouffe  dont  le  type  est  la  valse  et  le  chœur  du 
2e  acte,  dans  le  salon  du  Casino  de  Cherbourg. 


DA.    THOMAS    A    MASSENET  387 

—  Aimé  Maillart,  né  à  Montpellier  en  1817  (mort  en  1871),  a 
composé  six  opéras-comiques  (Gastibelza,  le  Moulin  des  Tilleuls, 
la  Croix  de  Marie,  les  Pêcheurs  de  Gatane,  Lara,  les  Dragons  de 
Villars)  dont  le  dernier  seul  (1856)  a  eu  un  succès  complet.  Il  est 
encore  au  répertoire  de  l'Opéra-Comique.  Maillart,  élève  d'Halévy, 
avait  obtenu  le  prix  de  Rome  en  1841.  Sa  musique  est  de  la  même 
catégorie  que  celle  d'Auber,  avec  peut-être  une  pointe  de  sentiment 
qui  fait  défaut  à  l'auteur  de  Fia  Diavolo.  Le  privilège  de  survivance 
dont  bénéficient  les  Dragons  de  Villars  3  actes)  s'explique  par  la 
gaieté  du  sujet  bien  choisi  pour  mêler  des  refrains  militaires,  une 
chanson  à  boire  (un  peu  commune)  à  des  couplets  de  sentiment,  à 
des  romances  d'écriture  musicale  sans  doute  désuète  et  d'une 
harmonie  peu  variée,  et  qui  a  cependant  le  mérite  de  souligner 
assez  exactement  le  sens  des  paroles  :  à  titre  d'exemple,  le  duo  du 
1er  acte  ".  «  allons,  ma  chère...  ».  Maillart  est  un  musicien  d'opéra- 
comique  et  n'est  que  cela. 

—  A  la  même  école  que  Gounod  appartient  Victor  Massé,  mélodiste 
aimable,  d'élégance  et  de  clarté  •  toutes  françaises,  qui  céda,  lui 
aussi,  à  l'ambition  d'élargir  sa  manière,  et  partagea  avec  l'auteur 
de  Faust  l'honneur  d'être  traité  par  ses  contemporains  de  musicien 
trop  avancé.  «  Il  me  souvient,  dit  M.  Saint-Saens,  des  lances  que 
j'ai  rompues  pour  Galathée  (1852),  notamment  avec  les  musiciens  de 
l'orchestre;  et  comme  je  cherchais  à  connaître  les  causes  de  leur 
hostilité,  je  finis  par  découvrir  cette  chose  affreuse  :  l'auteur,  à 
mainte  page  de  sa  partition,  avait  divisé  les  altos!  »  Les  Noces  de 
Jeannette  sont  de  1853  :  l'universelle  popularité  de  cette  partition, 
amusante  et  saine,  suffirait  à  la  gloire  du  compositeur. 

Né  à  Lorient  en  1822,  mort  en  1884,  V.  Massé,  élève  d'Halévy, 
eut  en  1844  le  premier  grand  prix  de  composition.  Après  avoir  écrit 
quelques  mélodies  (faibles)  sur  les  Orientales  de  V.  Hugo,  il  débuta 
en  1852  par  un  opéra-comique,  sur  un  livret  bizarre,  la  Chanteuse 
voilée,  où  l'on  voit  le  personnage  principal,  le  peintre  Vélazquez, 
épouser  sa  servante,  laquelle,  prenant  tous  les  soirs  un  voile,  allait 
chanter  sur  la  grande  place  de  Séville,  pour  rapporter  quelque 
argent  à  son  maître  criblé  de  dettes.  La  pièce  abonde  en  romances 
et  boléros;  il  y  a  dans  l'ouverture  un  solo  de  cornet  à  piston!  Aux 
Noces  de  Jeannette  et  à  Galathée,  qui  sont  les  meilleurs  ouvrages 
du  compositeur,  succédèrent  de  faibles  piécettes  dont  le  livret 
n'était  pas  toujours  très  heureux.  La  Fiancée  du  diable,  5  actes 
(paroles  de  Scribe  et  Romand),  dont  la  scène  est  à  Avignon,  ramène 
a  l'allure  d'un  vaudeville  bouffe  une  légende  qui  eût  pu  être  traitée 
en  un  style  plus  sérieux;  on  peut  signaler,  au  2e  acte,  comme  type 
de  ce  théâtre  plaisantin,  l'air  de  Catherina  :  ah!  quon  a  de  peine  à 
trouver  un  mari!  Dans  Miss  Fauvette,  un  acte  de  Michel  Carré  et 
Jules  Barbier,  on  voit  un  milord  anglais  appliqué  à  faire  taire  une 
fleuriste,  sa  voisine,  qui  l'agace  par  ses  perpétuelles  chansons, 
puis,  attendri,  la  mariant  avec  celui  qu'elle  aime.  (A  signaler,  la 
romance  de  Robin  :  Lise,  prenez  garde!)  Les  Saisons,  3  actes  de 
J.    Barbier    et    Michel    Carré    (1856),    justifient    leur    titre    par  une 


388  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

conception  d'adresse  médiocre  :  le  mariage  de  Simone  et  de  Pierre, 
projeté  au  temps  de  la  moisson,  rompu  aux  vendanges,  renoué  en 
hiver,  se  fait  au  printemps.  De  là,  un  chœur  sur  les  blés,  des 
couplets  sur  le  vin  nouveau,  des  airs  populaires  (//  court,  il  court, 
le  furet,  —  Nous  n'irons  plus  au  bois),  pendant  la  veillée  d'hiver,  un 

hymne  au  printemps La  reine  Topaze  (1856),  3  actes  d'Ed.  Lockroy 

et  Léon  Battu,  fut  jouée  au  Théâtre-Lyrique,  avec  Mme  Miolan 
Carvalho.  Topaze  est  la  fille  de  riches  patriciens  de  Venise,  enlevée 
tout  enfant  et  devenue  la  reine  d'une  troupe  de  Bohémiens;  elle 
aime  le  capitaine  Raphaël  qui.  le  secret  de  sa  naissance  étant 
dévoilé,  est  fier  de  l'épouser.  Au  2°  acte,  on  retrouve  l'air  du 
Carnaval  de  Venise  avec  variations  de  Paganini.  La  Fée  Carabosse 
(1859),  3  actes  avec  prologue,  de  Lockroy  et  Cogniard,  fut  jouée 
avec  Mmo  Ugalde,  et  n'est  pas  d'ordre  plus  relevé.  (A  signaler  : 
l'air  d'Albert,  Rocher,  bois  solitaire,  et  le  chant  du  sommeil,  Dormez 
mes  amis  chéris.)  Il  lit  jouer  ensuite  le  Dernier  couplet  (1  acte,  1861); 
le  Fils  du  brigadier  (3  actes,  1867);  Fior  d'Aliza,  Paul  et  Virginie 
(1870);  Pétrarque  (1880);  la  Nuit  de  Cléopdtre  (1885).  V.  Massé  a  été 
pendant  plus  de  vingt  ans  professeur  de  composition  du  Conserva- 
toire et,  en  1871,  il  a  remplacé  Auber  à  l'Institut. 


—  Ernest  Reyeh,  dont  le  vrai  nom  était  Rey  (1823-1909), 
était  un  auto-didaete,  mais  doué  du  sens  musical  et  surtout 
du  sens  du  théâtre  le  plus  vif;  il  était  destiné  par  sa  famille 
à   la   carrière   de    fonctionnaire.    Une    vocation  irrésistible 
pour  la  musique  l'entraîna.  Il  reçut  ses  premières,  et  peut- 
être  même  ses  seules  leçons  de  sa  tante,  Mme  Farrenc,  pro- 
fesseur de   musique  et  d'harmonie,  dont  le  savoir  ne  pou- 
vait le  conduire  bien  loin.  Puis,  au  fur  et  à  mesure  de  ses 
compositions,  il   compléta  lui-même  son  bagage,  fréquen- 
tant l'œuvre  de  Weber,  de  Gluck,  de  Berlioz,  dont  il   fut 
l'admirateur  et  l'ami  déclaré,  plutôt  que  celui  de  J.-S.  Bach 
et  des  symphonistes.  A  part  son  ode  symphonique  Sèlam, 
œuvre  de  début,  il  n'a  écrit  que  pour  le  théâtre  qui  s'adap- 
tait admirablement  à  ses  facultés  d'imagination,  à  son  goût 
de  la  couleur,  de  la  vie,  du  rythme;  comme  Berlioz,  près 
de  qui  on   aime  à  le  situer,  longuo  sed  proximo  interrallo, 
il  savait  faire  sonner  l'orchestre,   en  distribuer  et  utiliser 
les  ressources   avec  intelligence,   soutenir  et  compléter  le 
langage  du  chanteur  sans  l'écraser.   Sa  contexture  harmo- 
nique   est   peu    originale,    quelquefois    indigente,    et   c'est 
peut-être    là    qu'apparaît    l'insuffisance    de    son    éducation 
première.  Ses  admirateurs  eux-mêmes  le  reconnaissent  : 


D  A.    THOMAS    A    MASSENET  389 

«  J'ai  entendu  un  compositeur  très  malin  dire  de  M.  Reyer,  le 
sourire  aux  lèvres  :  «  Il  est  sans  talent,  il  n'a  que  du  génie...  ». 
Mon  Dieu  oui,  sérieusement,  je  vous  assure,  c'est  exact,  il  n'a  que 
du  génie  et  voilà  pourquoi  il  est  plus  fort  que  ceux  qui  n'ont  que  du 
talent.  Du  talent,  tout  le  monde  en  a  aujourd'hui....  Il  continue, 
tout  en  profitant  des  conquêtes  modernes,  la  tradition  classique  et, 
avec  un  «  métier  »  peut-être  rudimentaire  (le  fameux  métier  qui 
préoccupe  les  mêmes  spécialistes),  avec  des  moyens  peu  compliqués, 
je  le  reconnais  et  je  l'en  félicite,  puisque  c'est  encore  de  sa  part  une 
marque  de  sincérité,  il  atteint  à  la  suprême  grandeur.  Si  nulle 
gentillesse  n'arrondit  ses  chants  frustes,  rudes  et  mâles,  une  poésie 
adorable,  un  sentiment  exquis  de  la  nature,  une  émotion  infinie  s'y 
trouvent.  Quant  à  moi,  je  place  bien  haut  celui  qui,  dans  la  Statue, 
a  peint  les  graves  et  délicieux  paysages  qu'aucun  de  nous,  je 
l'espère,  n'a  oubliés;  qui,  dans  Sigurd,  a  redonné  la  vie  aux  vieilles 
forêts    légendaires:   qui.    dans    chacun    de   ses   ouvrages,    a   mis  son 

cœur  et  sa  bravoure  ' » 

La  liste  des  œuvres  d'E.  Reyer  est  assez  brève;  la  voici  : 
Messe  pour  l'arrivée  du  duc  d'Aumale   à  Alger  (1847).   —  Chœur 
des   buveurs  et   Chœur  des   assiégés,  à  4   voix  d'hommes.  --  Recueil 
de  40    chansons    anciennes   harmonisées.    —    Le   Sélam,    symphonie 
orientale  en  4  parties  de  Théophile  Gautier,  1850. 

(Reyer  n'alla  jamais  à  Constantine,  et,  lorsque  son  oncle  Farrenc 
y  fut  nommé,  il  avait  déjà  quitté  l'Algérie.  La  note  mise  en  tète  du 
Sélam  et  disant  que  l'auteur  avait  été  le  témoin  oculaire  et  auricu- 
culaire,  à  Constantine,  des  scènes  de  la  Conjuration  des  Djinns,  vise 
donc  l'auteur  des  vers,  non  celui  de  la  musique,  —  et  c'est  pour 
cela  qu'elle  accompagne  également  le  poème,  publié  à  part,  de 
Théophile  Gautier.)  —  Maître  Wolfram,  opéra-comique  en  1  acte, 
de  Méry  (1854).  —  Sacountalâ,  ballet-pantomime  en  2  actes,  de 
Théophile  Gautier  (1858).  —  La  Statue,  opéra-comique  en  3  actes,  de 
Michel  Carré  et  J.  Barbier  (1861).  —  Chant  des  paysans,  chœur  à 
2  voix  d'hommes,  pour  le  drame  de  Victor  Séjour  :  les  Volontaires 
de  1814  (1861).  —  Erostrate,  opéra  en  2  actes  de  Méry  et  E.  Pacini 
(1862).  —  L'Hymne  du  Rhin,  cantate  de  Méry  (1865).  La  Madeleine 
au  désert,  poésie  d'Ed .  Blau,  scène  pour  voix  de  basse  avec 
orchestre  (1874).  —  Sigurd,  opéra  en  4  actes  de  C.  du  Locle  et 
A.  Blau  (1884).  —  Salammbô,  opéra  en  5  actes  de  C.  du  Locle, 
d'après  Flaubert  (1890).  —  Marche  tzigane,  pour  orchestre.  —  Deux 
Recueils,  l'un  de  10,  l'autre  de  20  mélodies,  comprenant,  outre  des 
mélodies  séparées,  des  morceaux  détachés  du  Sélam,  de  Maître 
Wolfram,  d' Erostrate,  de  la  Statue,  etc.  —  Tristesse,  poésie 
d'Ed.  Blau  (1884).  --  L'Homme,  poésie  de  E.  Georges  Boyer  (1892). 
—  Trois  sonnets,  poésies  de  C.  du  Locle  (1896). 

Il   n'y    a,    en    somme,    que    trois   œuvres    qui    aient    une 
haute  valeur,   clans  ee  eataloouc  :  la   Statue,  Salammbô  et 

1.  Alf.   Bruneau,  Musique  de  Russie  et  musiciens  de  France,  p.   77. 


390  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

Sigurd;  et  ce  fait  fournit  le  premier  trait  caractéristique, 
le  plus  important  de  tous  au  point  de  vue  musical  :  la 
pauvreté  relative  du  bagage  de  Reyer  qui,  ayant  abordé 
les  grands  genres  avec  succès,  semble  ne  les  avoir  cul- 
tivés qu'occasionnellement.  Il  s'est  arrêté  au  seuil  de  la 
carrière.  Son  dernier  biographe,  Ad.  Jullien,  veut  expli- 
quer cette  caractéristique  de  son  œuvre  par  les  obstacles 
que  le  compositeur  trouva  sur  sa  route,  par  l'hostilité  des 
directeurs  de  théâtre,  l'inintelligence  du  public;  on  peut 
l'expliquer  aussi  par  la  nature  du  talent  de  Reyer  qui,  tout 
en  s'élevant  une  ou  deux  fois  sur  les  sommets,  n'avait  peut- 
être  pas  assez  de  puissance  et  de  fonds  pour  s'y  maintenir, 
et,  d'autre  part,  avait  trop  d'habileté  méridionale  pour 
faire  de  nouvelles  tentatives  sans  certitude  de  succès,  en 
courant  le  risque  de   compromettre  une  situation  acquise. 

Quelque  haute  valeur  qu'on  accorde  à  Sigurd  et  à  Salammbô,  c'est 
aussi  par  ses  écrits,  par  sa  longue  collaboration  comme  critique 
musical  au  Journal  des  Débats,  où  il  a  succédé,  à  trois  ans  près,  en 
1866,  à  Berlioz,  que  Reyer  a  exercé  quelque  influence  sur  l'opinion 
de  son  temps.  Polémiste  toujours  prêt  à  partir  en  guerre  pour 
défendre  ses  amis  et  ses  opinions,  il  agrémentait  sa  rude  franchise 
d'un  esprit  dont  les  traits  faisaient  la  joie  des  Parisiens.  «  Massenet 
n'arrive  pas  à  la  cheville  de  Wagner  »,  disait-on  un  jour  devant  lui.  — 
«  Il  y  arrive,  il  y  arrive  »,  ajoute-t-il  aussitôt,  en  hochant  la  tête.  Il  fut 
Un  des  premiers,  et  des  plus  ardents  protagonistes  de  l'œuvre  de 
Berlioz;  il  défendit  Lohengrin  et  Tannhàuser  contre  les  manifesta- 
tions dont  les  concerts  populaires  et  l'Opéra  avaient  été  le  théâtre, 
mais  sans  abdiquer  son  indépendance  et  sa  liberté  de  jugement  et 
en  faisant  la  part  de  ce  que  Wagner  devait  à  ses  devanciers,  notam- 
ment à  Gluck.  «  Je  ne  suis  pas,  écrit-il  avec  sa  franchise  et  son 
esprit  coutumier,  un  Wagnérien  enragé,  et  pas  plus  un  Wagnérien  de 
parti  pris  qu'un  Wagnérien  sans  le  savoir.  J'ai  eu  et  j'ai  encore  des 
enthousiasmes  très  sincères,  très  justifiés  du  moins  à  mes  yeux, 
mais  je  ne  me  suis  jamais  enrôlé  sous  la  bannière  de  qui  que  ce  soit, 
dans  la  confrérie  des  disciples  et  des  thuriféraires.  Et  si  j'étais  allé 
au  festin  de  Bayreuth,  ce  n'aurait  été  bien  certainement  ni  pour  y 
boire  jusqu'à  l'ivresse,  ni  pour  y  ramasser  des  miettes.  »  Son  éclec- 
tisme artistique  le  faisait  admirer  Meyerbeer  et  goûter  Offenbach. 
Il  a  défendu  Bizet  et  écrit  que  Y  Artésienne  était  une  jolie  partition  : 
c'est  peut-être  d'un  jugement  un  peu  léger!  Il  fut  plus  chaleureux 
pour  Auber.  Le  ministre  de  l'Instruction  publique  ayant,  un  jour 
de  distribution  de  prix  du  Conservatoire,  parlé  avec  quelque  dédain 
de  l'auteur  de  la  Muette,  il  lui  répondit  avec  vivacité  : 

«   Le  maître  qui,  après  Boïeldieu,  a  été  proclamé  le  chef  de  l'école 


DA.    THOMAS    A    MASSENET  391 

française  et  auquel  nous  conserverons  ce  titre,  n'en  déplaise  à  ceux 
qui  semblent  le  convoiter  ;  le  maître  qui,  pendant  quarante  ans,  a 
enchanté  toute  une  génération  de  dilettante,  méritait  assurément  plus 
d'égards.  M.  Auber,  élève  et  successeur  de  Cherubini.  savait  de 
son  art  beaucoup  plus  qu'il  n"en  laissait  voir,  et  l'on  a  eu  raison  de 
dire  de  lui  qu'il  faisait  de  la  petite  musique  en  grand  musicien. 
Cette  facilité  que  M.  Jules  Simon  n'hésite  pas  à  lui  reprocher  était 
précisément  une  des  qualités  les  plus  caractéristiques  de  son  génie. 
Mozart  aussi  travaillait  avec  une  facilité  extraordinaire  (je  n'ai  pas 
besoin  qu'on  me  rappelle  qu'entre  Auber  et  Mozart  la  différence  est 
grande)  ;  mais  a-t-on  jamais  songé  à  lui  en  faire  un  reproche  '?  » 

En  résumé,  l'œuvre  de  théâtre  de  E.  Reyer,  malgré 
quelque  indigence  d'harmonie  et  d'orchestration,  occupe 
une  bonne  place  dans  l'histoire  de  la  musique  de  notre  pays, 
pour  les  qualités  de  clarté,  de  mouvement  etde  couleur  dont 
elle  abonde  et  la  personnalité  dont  elle  porte  la  marque. 

—  Bizet 2  est  un  des  musiciens  qui  font  le  plus  d'honneur 
a  l'art  français.  Elégance,  charme,  clarté,  éloquence  musi- 
cale disant  avec  une  justesse  absolue  ce  qu'il  faut  et  rien 
que  ce  qu'il  faut,  application  à  faire  de  l'art  et  de  la  beauté 
objectivement,  avec  une  distinction  très  personnelle  attes- 
tant un  grand  respect  de  la  forme  :  telles  nous  semblent 
être  ses  qualités.  Il  y  a  un  poète  antique  auquel  il  fait 
penser  :  c'est  Virgile,  qu'on  a  appelé  le  «  doux  Virgile  », 
injustement,  car,  avec  un  génie  égal,  il  atteint  à  la  perfec- 
tion aussi  bien  dans  la  force  que  dans  la  douceur.  (Tel, 
encore,  Raphaël.)  Comme  le  poète  latin,  dont  les  vers 
arrachaient  des  larmes  à  Berlioz,  Bizet  s'est  formé  peu  li 
peu;  il  n'est  pas  arrivé  d'un  seul  bond  aux  vrais  chefs- 
d'œuvre  qui  lui  assignent  une  place  unique  dans  l'histoire 
musicale.  Et  s'il  n'était  pas  mort  si  jeune!...  Il  a  versifié 
ses  Eglogues,  avant  d'écrire  ses  amours  d'iinée  et  de  Didon 
ou  sa  mort  de  Pallas.  Les  Pécheurs  de  perles,  composés  en 
1863,  pour  le  Théàtre-Lvrique,  sont  une  œuvre  brillante, 
pleine,  puissante,  mais  comme  arrêtée  à  mi-chemin  du  but. 
Les  pièces  antérieures,  comme  le  Docteur  Miracle  ou  Don 
Procopio,    ne   sont  que  des  essais  de  plume  quand  on   les 

1.  Notes  de  musique,  p.  387. 

2.  Georges  Bizet,  né  à  Paris  le  25  oct.  1838,  mort  le  3  juin  1875.  Fils 
d'un  professeur  de  chant.  Elève  et  lauréat  de  toutes  les  classes  du  Conser- 
vatoire; ses  maîtres  furent  Marmontel  (piano),  Benoist  (orgue),  Ziiumermann 
(harmonie).   Halévy  (composition).  Il  obtint  le  prix  de  Rome  en  1857. 


392 


LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 


compare  au  reste.  Comme  Virgile,  Bizet,  tout  en  avant  un 
style  personnel  et  bien  à  lui,  pratique  la  méthode  classique 
de  l'abeille  :  il  a  des  réminiscences,  il  l'ait  peut-être  des 
emprunts  secrets,  il  prend,  de-ci  de-là,  la  fleur  des  choses; 
il  rapproche  et  unifie,  non  pour  un  travail  de  mosaïque, 
mais  en  restant  toujours  fidèle  au  principe  de  la  conve- 
nance de  l'expression  et  en  faisant  de  l'harmonie.  Dans 
Carmen,  par  exemple,  on  trouve,  en  regardant  de  près, 
tous  les  styles  y  compris  celui  qui,  en  1875,  n'aurait  pu 
être  appelé  que  le  «  stvle  de   l'avenir  ». 


Ceci,    c'est   du    pur    Gounod;   c'est    le    Gotinod   qui,    en 
1859,  écrivait  pour  Marguerite  la  délicieuse  phrase  : 


J'ai  perdu  ma  petite  sœur, 

Pauvre  ange,   elle  m'était  bien  chère! 


Mélodie  simple,  sans  grimace,  calme  et  d'un  dessin  très 
pur,  avec  une  clausule  suspensive  d'une  grâce  charmante 
et  où  il  suffit  d'une  note  de  passage,  d'une  quinte  aug- 
mentée à  l'accompagnement  (fa)  pour  remuer  quelque  chose 


dans  le  cœur  de  celui  qui  écoute. 


Plus  loin,   comment  ne  pas  penser  àîWeber? 


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FIA.    THOMAS    A    MASSENET 

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Voici,  après  une  phrase  que  prépare  une  modulation  très 
douce,  une  cadence  imparfaite*: 


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Voici  un  autre  passade  pour  la  caractéristique  duquel  le 
lecteur  musicien  n'hésitera  pas  : 


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394 


LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 


I  ]^  +  ^±zï 


Ces  paquets  d'accords  de  sixte,  ces  octaves  en  réponse 
à  la  basse,  le  crescendo  molto,  la  gamme  en  octave  appuyée 
sur  un  même  accord  répété  en  triolets,  le  panache  empha- 
tique de  la  cadence,  trille  et  modulation  sur  un  fortissimo, 
tout  cela,  n'est-ce  pas?  pourrait  être  signé  Meyerbeer.... 
Il  y  a.  clans  Carmen,  quelques  échantillons  du  bon  style 
d'opérette,  à  la  manière  d'Oflenbach  (tel.  le  fameux  chant 
du  toréador,  qui,  à  coup  sûr,  n'est  pas  le  meilleur  de  la 
partition).  Il  y  a  aussi  des  trouvailles  en  avance  sur  leur 
temps,  et  qui  font  penser  à  ce  que  certains  musiciens  pos- 
térieurs ont  écrit  de  plus  hardi  : 


ÉafeiËHife: 


9+ 


aun     mono 

Vf  fr  bi  \ 


Cette  succession  chromatique,  ces  quintes  altérées,  ces 
accords  de  septième,  ces  dissonances  d'une  douceur  si 
pénétrante,  sont  dignes  des  adieux  de  Wotan  et  de  Bri'inn- 
hild  :  mais  dans  la  partition,  cette  phrase  curieuse  est 
écrite  sur   des  paroles  quasi   enjouées,    narquoises  et  d'un 


D  A.    THOMAS    A    MASSENET 


395 


caractère  presque  bouffe  (au  moment  où  Don  José  se  fait 
contrebandier)  : 

Ecoute  compagnon,  écoute  : 

La  fortune  est  là-bas  ; 

Mais  prends  garde  pendant  la  route 

Prends  garde  de  faire  un  faux  pas, 

Et  en  effet,  en  procédant  par  demi-tons  et  comme  à  tout 
petits  pas  prudents,  au  milieu  de  dissonances  séduisantes, 
la  mélodie  semble  suivre  un  chemin  périlleux,  de  plus  en 

plus   obscur,    où   il   faut  se   garder  des   accidents Mais 

oubliez  les  paroles  :  quelle  expression  douloureuse  des 
choses  de  l'âme!  Quel  déchirement!  Quelle  image  de  la 
détresse,  où  la  souffrance  intérieure  n'exclut  pas  la  noblesse 
de  l'attitude  et  du  geste!  Et  immédiatement  après,  quelle 
réapparition  légère,  réconfortante,  —  sur  le  fonds  tou- 
jours mystérieux  et  menaçant  des  basses,  —  du  premier 
motif  : 


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h' Artésienne  est  de  1872.  En  son  ensemble,  livret  et 
musique  compris,  V Artésienne  est  un  chef-d'œuvre  de  pre- 
mier ordre  :  un  réalisme  familier,  un  sentiment  profond, 
une  couleur  juste,  une  poésie  vraie,  sans  lyrisme  artificiel, 
lui  donnent  un  pouvoir  d'émotion  singulier.  Ce  drame 
souple,  divers,  musical,  exempt  de  toute  rhétorique  guindée, 
est  peut-être  ce  qui  se  rapproche  le  plus,  parmi  nos  pro- 
ductions modernes,  des  plus  beaux  ouvrages  du  théâtre 
grec.  Dans  sa  partition,  composée  de  27  numéros  dont 
16  mélodrames  très  courts  et  6  chœurs,  Bizet  a  fait  un 
commentaire  du  livret  dont  on  ne  saurait  trop  louer  la 
justesse  pénétrante  et  la  sobriété.  Il  n'écrase  pas  l'action 
par  un  grand  déploiement  de  formes  sonores,  comme  il 
arrive    dans   des   opéras  de    haute    valeur,   qu'on    ne    peut 


396  LES    SUCCESSEURS    DE   BERLIOZ 

suivre  sans  fatigue;  il  touche  quelques  points  choisis;  et 
jamais  traits  plus  sûrs  ne  sont  partis  de  sa  main.  Il  a  par- 
faitement compris  l'importance  du  rôle  de  l'Innocent,  dont 
la  destinée  est  lice  ii  celle  d'une  famille;  les  quelques 
pages  qu'il  lui  a  consacrées  sont  admirables.  Ailleurs,  il 
sait  donner  à  de  brèves  phrases  un  pathétique  poignant. 
L'ouverture,  la  pastorale,  l'intermezzo,  les  chœurs  sont 
comme  ensoleilles  de  grâce  provençale,  mais  sans  incliner 
vers  le  hors-d'œuvre  banal,  et  en  gardant  une  inexprimable 
mélancolie.  Le  danger  de  ces  illustrations  fragmentaires 
était  l'incohérence  :  on  doit  remarquer  qu'au  contraire 
elles  se  relient  par  le  retour  de  certains  motifs  qui 
expriment  les  idées  importantes.  Dans  la  musique  comme 
dans  le  livret,  le  personnage  qui  conduit  tout,  1'  «  Arlé- 
sienne  »,  n'apparaît  jamais.  Ces  tableautins  de  Bizet  n'ont 
d'équivalents  que  les  plus  purs  chefs-d'œuvre  de  R.  Schu- 
mann. 

Les   documents  qui  permettent   d'observer  la  nature  de 
Bizet    et    ses   habitudes    d'esprit    sont    d'une    signification 
très  nette;  ils  font  ressortir  un  ensemble  de  qualités   que 
nous  aimons  à  appeler  françaises  :  une  aversion  insurmon- 
table pour  ce  qui  est  banal,  une  distinction  innée,  un  goût 
très  sûr,  un  sens  parfait  delà  mesure  et  de  ce  qui  convient; 
enfin  l'absence  de  système  préconçu,   fondé  sur  des  prin- 
cipes philosophiques.  Chez  Bizet,  tout  est  lumineux,  loyal 
et  fin  ;  son  art  est  très  réfléchi,  mais  nullement  encombré 
de  théories  ou  entaché  d'un  parti  pris  d'école. 

Lorsqu'il  entra,  comme  critique  musical,  à  la  Revue  nationale,  il 
crut  devoir  se  présenter  aux  lecteurs  avec  cette  profession  de  foi, 
modeste  et  excellente  :  «  Vous  ne  trouverez  ici  ni  les  puissantes 
images  de  Paul  de  Saint- Victor,  ni  l'esprit  étincelant  de  Nestor  Roque- 
plan,  ni  le  style  enchanteur  de  Théophile  Gautier,  ni  la  forme  élé- 
gante et  serrée  de  B.  Jouvin,  ni  la  fougue  sympathique  de  Gasperini, 
ni  l'impressionnable  nervosité  de  Xavier  Aubryet,  ni  la  verve  rail- 
leuse d'Ernest  Rcyer,  mais,  à  défaut  du  talent  des  maîtres  que  je 
viens  de  citer,  deux  de  leurs  qualités  les  plus  essentielles,  à  savoir  : 
1°  une  étude  approfondie  de  l'art  musical  et  de  toutes  les  questions 
qui  s'y  rattachent;  2°  une  bonne  foi  que  ne  sauraient  altérer  mes 
amitiés  ni  mes  inimitiés.  Je  dirai  la  vérité,  rien  que  la  vérité,  et, 
autant  que  possible,  tonte  la  vérité.  Je  no  fais  partie  d'aucune 
coterie,  je  n'ai  pas  de  camarades  ;  je  liai  que  des  amis,  qui  cesse- 
raient d'être   mes    amis,  le  jour  où   ils  ne   sauraient  plus  respecter 


DA.    THOMAS    A    MASSENET  397 

mon  libre  arbitre,  ma  complète  indépendance .  Me  renfermant  dans 
l'examen  des  choses  purement  artistiques,  j'étudierai  les  œuvres 
sans  m'occuper  de  l'étiquette  qui  les  accompagne.  Respect  à  tous, 
telle,  est  ma  devise  !  Ni  encenseur,  ni  insulteur  :  telle  est  ma  ligne  de 
conduite.  »  Puis,  il  ajoute  : 

<i  Depuis  quelques  années,  l'esprit  de  système  a  fait,  en  art  et  en 
critique  d'art,  des  progrès  inquiétants;  de  là  cette  polémique  stérile, 
ces  discussions  arides  qui  égarent,  qui  dévorent,  qui  énervent  les 
organisations  les  plus  courageuses,  les  plus  robustes,  les  plus 
fécondes;  de  là,  aussi,  ces  divisions,  ces  subdivisions,  ces  classifica- 
tions, ces  définitions  quelquefois  obscures,  souvent  erronées,  tou- 
jours inutiles  ou  dangereuses.  On  chicane  au  lieu  d'avancer,  on 
ergote  au  lieu  de  produire.  Les  compositeurs  se  font  rares,  mais, 
en  revanche,  les  partis,  les  sectes,  se  multiplient  à  l'infini;  l'Art 
s'appauvrit  jusqu'à  la  misère;  mais  la  technologie  s'enrichit  jusqu'à 
la  diffusion.  Jugez-en  vous-même.  Nous  avons  la  musique  Française, 
la  musique  Allemande,  la  musique  Italienne,  et,  accessoirement,  la 
musique  Russe,  la  musique  Hongroise,  la  musique  Polonaise,  etc., 
etc.;  sans  compter  la  musique  Arabe,  la  musique  Japonaise  et  la 
musique  Tunisienne,  très  en  faveur,  toutes  les  trois,  depuis  l'ouver- 
ture de  l'Exposition  Universelle.  Nous  avons,  aussi,  la  musique  de 
l'Avenir,   la    musique   du    présent  et   la    musique  du   passé,    puis   la 

musique  philosophique    et  politique  récemment  découverte Nous 

avons  encore  la  musique  mélodique,  la  musique  harmonique,  la 
musique  savante  (la  plus  dangereuse  de  toutes),  et,  enfin,  la  musique- 
canon  breveté  s.  g.  d.  g.  (allusion  au  Chant  des  Titans,  cantate  de 
Rossini  pour  quatre  voix  de  basse  et  orchestre,  exécutée  à  l'Exposi- 
tion Universelle  de  1867).  J'en  oublie  !  Nous  aurons  demain  la 
musique  à  aiguille,  à  hélice,  à  pompe  foulante  et  refoulante...  refou- 
lante surtout  !  Quel  galimatias  !  Pour  moi,  il  n'existe  que  deux 
musiques  :  la  bonne  et  la  mauvaise.  Béranger  a  défini  l'Art  ainsi  : 
L'Art,  c'est  l'Art,  et  voilà  tout.  » 

Bizet  dit  encore  :  «  Faites-moi  rire  ou  pleurer,  peignez-moi 
l'amour,  la  haine,  le  fanatisme,  le  crime:  charmez-moi,  éblouissez- 
moi,  transportez-moi,  et  je  ne  vous  ferai  certes  pas  la  sotte  injure 
de  vous  étiqueter  comme  des  coléoptères.  »  Excellente  déclaration, 
complétée  par  celle-ci  :  «  La  rêverie,  le  vague,  le  spleen,  le  décou- 
ragement, le  dégoût  doivent  être  exprimés  comme  les  autres  senti- 
ments par  des  moyens  solides.  Il  faut  toujours  que  ce  soit  fait.  » 

L'art  de  Rossini  fut  d'abord  son  idéal;  il  écrit  ensuite  (11  mars  1867)  : 
<(  ...  Je  mets  Beethoven  au-dessus  des  plus  grands,  des  plus  fameux. 
La  Symphonie  avec  chœurs  est  pour  moi  le  point  culminant  de  notre 
art  »,  et,  à  cette  même  époque,  il  reconnaît  à  Meyerbeer  un  «  fou- 
droyant génie  dramatique  ».  Il  déclare  cependant  après  la  première 
représentation  de  la  la  Jolie  fille  de  Perth  :  «  Non,  monsieur,  pas 
plus  que  vous  je  ne  crois  aux  faux  dieux,  et  je  vous  le  prouverai.  J'ai 
fait,  cette  fois  encore,  des  concessions  que  je  regrette,  je  l'avoue. 
J'aurais  bien  des  choses  à  dire  pour  ma  défense —  Devinez-les. 
L'école    des   flonflons,   des   roulades,   du  mensonge,  est  morte,   bien 


398  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

morte.  Enterrons-la  sans  larmes,  sans  regrets,  sans  émotions,  et... 
en  avant!  »  — -Ainsi  donc,  Bizet  est  un  éclectique  et  un  indépendant, 
tout  en  se  rattachant  par  sa  formation  intellectuelle  et  son  penchant 
naturel  à  Fécole  romantique. 

Reprenons  maintenant  la  liste  de  ses  œuvres  : 

Dans  Pêcheurs  de  perles  (3  actes,  1863),  la  personna- 
lité de  Bizet  se  devinait  déjà,  —  plusieurs  pages  pouvant 
être  rapprochées  de  Carmen  et  de  YArlésienne,  —  mais  en 
germe;  elle  est  simplement  esquissée,  sans  la  netteté  et  le 
relief  quelle  aura  plus  tard.  Ce  livret  tragique  et  roma- 
nesque écrit  par  Cormon  et  Carré  sur  un  sujet  indien, 
invitait  le  compositeur  à  taire  une  œuvre  colorée  d'exo- 
tisme :  Bizet  n'y  a  pas  manqué;  mais  volontairement  ou 
non,  sa  tendance  est  comme  retenue  par  l'influence  de  for- 
mules traditionnelles  et  par  un  reste  d'italianisme.  Parmi 
les  pages  de  la  partition  les  plus  remarquables,  les  plus 
appréciées  furent  le  duo  de  Nadir  et  de  Zurga,  la  romance 
langoureuse  de  Nadir  ;  le  chœur  V ombre  descend  des 
deux...,  la  cavatine,  d'un  tour  assez  banal,  de  Lélia,  la 
chanson  plus  originale  de  Nadir  et  le  final  du  2e  acte;  au  3e, 
le  duo  de  Lélia  et  de  Zurga  (coupé  comme  sera  celui  de 
Michacla  et  de  Don  José),  et  le  chœur  dansé. 

Djamileh  (1  acte,  1872)  eut  moins  de  succès  que  les 
Pêcheurs  de  perles  et  parait  en  effet  inférieure.  L'italia- 
nisme y  est  abondant;  le  sujet  de  ce  petit  opéra-comique 
est  banal  et  sans  intérêt  :  la  jeune  Djamileh  est  amoureuse 
du  sultan  Haroun;  celui-ci,  d'abord  froid  et  dédaigneux, 
finit  par  se  laisser  toucher  par  les  larmes  de  son  esclave; 
ee  n'est  qu'un  conte  dépourvu  d'originalité. 

Bizet  était  encore  considéré  par  les  musiciens  de  son 
temps  comme  un  artiste  plein  de  promesses,  mais  dont  on 
ne  savait  s'il  répondrait  aux  espérances  qu'avait  données 
sa  facilité  précoce.  Son  maître  Halévy,  qui  devait  devenir 
son  beau-père,  avait  dit  de  lui  :  «  Celui-là  est  un  grand 
musicien  »;  Berlioz  avait  écrit,  après  la  première  des 
Pêcheurs  de  perles  :  «  ...  On  sera  forcé  d'accepter  M.  Bizet 
comme  compositeur,  malgré  son  rare  talent  de  pianiste- 
lecteur »  Mais  il  fallut  le  succès  de  YArlésienne  et  sur- 
tout Carmen  pour  le  porter  au  premier  rang.  Le  livret  de 
Carmen,    tiré    par   Meilhac   et   Halévy    de    la    nouvelle    de 


D  A.    THOMAS    A    MASSENET  399 

Mérimée,  lui  fournit  un  sujet  parfaitement  adapté  à  son 
tempérament  et  à  ses  facultés.  Le  drame  ne  se  déroule  pas 
en  Orient,  comme  l'aventure  des  Pêcheurs  de  perles, 
l'anecdote  de  Djamileh;  mais  comme  le  poème  de  Y  Arté- 
sienne, et  plus  encore  que  lui,  il  est  situé  dans  le  pays  des 
rythmes  vivants,  des  couleurs  chaudes  et  violentes,  des 
fortes  oppositions  d'ombre  et  de  soleil.  Et  dans  ce  cadre, 
c'est  encore  la  jalousie,  non  plus  la  jalousie  qui  ne  sait  que 
saigner  et  souffrir,  comme  dans  YArlésienne,  mais  celle 
qui  s'exaspère,  devient  furieuse  et  meurtrière. 

Carmen,  après  avoir  été  d'abord  très  discutée  (nous  y 
reviendrons  tout  à  l'heure),  est  consacrée  aujourd'hui  par 
le  jugement  unanime  du  public  comme  un  incomparable 
chef-d'œuvre.  G.  Bizet  a  composé  sa  partition  suivant  les 
formes  classiques  :  elle  est  divisée  en  airs,  duos,  trios, 
quintettes,  chœurs,  etc.;  il  y  a  du  parlé  dans  l'intervalle; 
les  règles  de  la  composition  y  sont  observées,  mais  le 
musicien  n'est  pas  asservi  par  elles;  il  les  domine;  il  les 
manie  avec  aisance  et  autorité  ;  elles  s'assouplissent  à  son 
dessein;  le  mouvement  et  la  vie  circulent  dans  son  œuvre 
avec  une  extraordinaire  intensité;  la  lumière  et  la  couleur 
y  éclatent.  Couleur  espagnole?  Plutôt  couleur  sans  épithète, 
ce  qui  vaut  peut-être  mieux.  A  la  différence  de  Charrier 
qui  dix  ans  plus  tard  parcourait  l'Espagne  pour  noter  les 
airs  et  danses  populaires,  jotas  et  malaguenas,  avec  quoi 
son  Espafia  a  été  construite,  Bizet  a  emprunté  à  l'exotisme 
quelques-uns  seulement  de  ses  rythmes,  mais  non  ses 
mélodies.  Sa  musique  reste  française  de  forme  et  de  fonds. 

Il  est  intéressant  de  voir  comment  Carmen  fut  appréciée  par  les 
critiques  contemporains.  On  est  aujourd'hui  stupéfait  par  leurs  juge- 
ments, qui  ne  font  pas  honneur  à  leur  intelligence!  «  M.  Bizet,  comme 
on  sait,  appartient  à  cette  secte  nouvelle  dont  la  doctrine  consiste 
à  vaporiser  l'idée  musicale,  au  lieu  de  la  resserrer  dans  des  contours 
définis.  Pour  cette  école,  dont  M.  Wagner  est  l'oracle,  le  motif 
est  démodé,  la  mélodie  surannée;  le  chant,  dominé  par  l'orchestre, 
ne  doit  être  que  son  écho  affaibli.  Un  tel^  système  doit  nécessaire- 
ment produire  des  œuvres  confuses.  La  mélodie  est  le  dessin  de  la 
musique;  elle  perd  toute  forme  si  on  l'en  retire,  et  n"est  qu'un  bruit 
plus  ou  moins  savant.  »  Cela  est  signé  Paul  de  Saint-Victor,  dans  le 
Moniteur.  —  Dans  le  Monde  Illustré,  un  rédacteur  anonyme  con- 
clut ainsi  :  «  Ce  n'est  que  par-ci  par-là,  au  milieu  de  cette  partition 


400  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

embroussaillée,  que  nous  avons  découvert  quelque  bout  de  phrase 
accessible,  mais  l'orchestre  bavarde  tout  le  temps  et  dit  une  infinité 
de  choses  qu'on  ne  lui  demande  pas.  »  —  Dans  Y  Illustration,  Savigny 
(Henri  Lavoixi,  parlant  du  duo  du  IVe  acte,  écrit  :  «  Il  y  a  là,  vérita- 
blement, une  belle  page,  mais  comme  elle  est  lente  à  venir,  cette 
inspiration  du  musicien,  et  comme  cette  partition  touffue  manque 
d'ordre,  de  plan  et  de  clarté  !  »  —  Dans  le  Siècle,  Oscar  Comettant 
déclarait  :  «  Un  semblable  poème  était  peu  fait  pour  inspirer  un  musi- 
cien  Rossini  s'en  serait  tiré  par  uue  prodigalité  de  mélodies  spon- 
tanées,    entraînantes,    bien    rythmées,   jeunes,    colorées,   d'un    tour 

nouveau on  n'accusera  pas  M.  Bizet  dune  semblable  prodigalité.... 

M.  Bizet,  qui  n'a  plus  rien  à  apprendre  de  ce  qui  s'enseigne,  a  mal- 
heureusement beaucoup  encore   à  deviner   de  ce   qui  ne   s'enseigne 

pas M.  Bizet  n'a  paé  encore  trouvé    sa  voie.   Il   atteindra   le  but, 

nous  l'espérons,  mais  il  lui  faudra  désapprendre  bien  des  choses 
pour  devenir  un  compositeur  dramatique.  »  —  Dans  le  Gaulois, 
François  Oswald  :  <c  M.  Bizet  appartient  à  l'école  du  civet  sans 
lièvre;  il  remplace,  par  un  talent  énorme  et  une  érudition  complète, 
la  sève    mélodique  qui  coulait   à   flots  de  la   plume  des  Auber,  des 

Adam,    des    Hérold    et    des    Boieldieu Mme    Galli-Marié    semble 

prendre  plaisir  à  accentuer  les  côtés  scabreux  de  son  rôle  si  dange- 
reux. Pour  ceux  qui  aiment  la  note  égrillarde,  cette  création  lui  fera 
honneur,  car  il  est  difficile  d'aller  plus  loin  sur  la  route  des  amours 
cavalières,  sans  provoquer  l'intervention  des  sergents  de  ville.  » 
Seul,  Ernest  Reyer,  dans  le  Journal  des  Débats,  fit  sans  restrictions 
l'éloge  de  Carmen;  il  terminait  par  ces  mots  prophétiques  :  «  Mais 
Carmen  n'est  pas  morte,  et,  à  l'Opéra-Comique,  on  en  a  vu  bien 
d'autres  qui  sont  revenues  d'aussi  loin.  »  (Textes  recueillis  par 
M.  Boschot  et  reproduits  dans  son  livre  sur  G.  Bizet.) 

Avec  cette  étrange  accusation  de  wagnérisme  et  de  musique  sans 
contours  définis  (!),  la  cause  qui  détermina  l'échec  initial  du  chef- 
d'œuvre  fut  le  caractère  licencieux  du  poème  (rôle  de  Carmen,  scène 
chez  Lilas  Pastia...),  l'étonnement  un  peu  scandalisé  d'une  bour- 
geoisie qui  concevait  encore  l'opéra-comique  comme  un  divertisse- 
ment terminé  par  un  honnête  mariage.  Les  mœurs  changent  vite.  Le 
6  mars  1915,  Carmen  atteignait  sa  1  400e  représentation. 

Dans  les  Portraits  et  Souvenirs,  Saint-Saëns  parle  ainsi  de  son  ami 
Georges  Bizet  :  «  Nous  différions  du  tout  au  tout,  poursuivant  un 
idéal  différent  :  lui.  cherchant  avant  tout  la  passion  et  la  vie;  moi, 
courant  après  la  chimère  de  la  pureté  du  style  et  de  la  perfection  de 
la  forme.  »  Ce  trait  résume  à  merveille  le  génie  de  Bizet.  Son  génie 
était  fait  pour  le  théâtre,  où  il  a  triomphé.  11  convient  cependant  de 
dire  quelques  mots  de  ses  autres  compositions,  encore  dignes  d'in- 
térêt, bien  qu'inférieures  à  ses  partitions  dramatiques. 

Borna  est  une  œuvre  de  caractère  mixte  et  indécis,  se  ratta- 
chant à  un  genre  pour  lequel  Bizet  n'était  pas  spécialement  doué. 
Commencée  en  1863,  elle  devait  être  une  symphonie.  Elle  fut  exé- 
cutée en  1869  au  Concert  Pasdeloup,  sous  le  titre  de  Fantaisie 
symphonie,  souvenirs  de  Borne,  et  comprenait  d'abord  trois  parties  : 


D  A.    THOMAS   A    MASSENET 


401 


1°  chasse  dans  la  forêt  cVOstie;  2°  procession;  3°  carnaval.  Aujour- 
d'hui, la  symphonie  comprend  quatres  parties,  avec  des  titres  diffé- 
rents :  Introduction,  Allegro,  Andante,  Scherzo;  pour  la  dernière 
seule  {Carnaval)  l'étiquette  primitive  est  restée.  Si  une  telle  substi- 
tution a  été  possible,  c'est  sans  doute  parce  que  le  compositeur 
n'avait  pas  donné  à  ses  intentions  descriptives  cette  puissance  et 
cette  netteté  qui  fixent  pour  toujours  le  caractère  d'une  œuvre;  mais, 
d'autre  part,  Bizet  ne  saurait  être  considéré  comme  un  maître  de  la 
symphonie:  il  écrit  plutôt  une  Suite  assez  libre.  L' Allegro  agitato,  à 
6/8  en  ut  mineur,  n'est  ni  un  mouvement  de  Sonate,  ni  un  Rondo, 
mais,  sans  thème  prédominant,  une  série  de  motifs.  Le  talent,  d'ail- 
leurs, est  partout  visible.  Dans  Y  Allegro  vivace  en  mi  bémol,  qui  est 
une  manière  de  Scherzo  (avec  une  seconde  partie  équivalant  à  un 
trio),  une  gracieuse  idée  donne  lieu  à  une  fugue  de  construction 
légère;  le  dessin  de  cet  Allegro  vivace  fait  pressentir  le  menuet  de 
V Artésienne.  On  peut  signaler  aussi  dans  V Andante  molto  en  fa  (der- 
nière variation  du  thème),  l'intéressant  contrepoint  du  premier 
violon,  et  la  grande  richesse  mélodique  du  dernier  mouvement. 
De  même  le  motif  de  cet  andante  a  un  air  de  famille  évident  avec  le 
quartetto  de  l'Arlésienne. 

Patrie!  «  ouverture  dramatique  »  (op.  19)  est  animée  d'un  grand 
souffle.  Les  sentiments  les  plus  caractéristiques  contenus  dans  ce 
beau  mot  y  sont  tour  à  tour  exprimés  :  la  noblesse  du  travail,  la 
religion  du  souvenir  et  le  culte  des  morts,  l'espérance,  l'héroïsme 
guerrier  :  l'œuvre  a  du  caractère,  un  souffle  de  grandeur  soutenu  ; 
elle  est  assez  souvent  exécutée  dans  les  grands  concerts  dominicaux, 
et  y  est  écoutée  avec  autant  d'émotion  que  d'intérêt.  Bizet  avait  fait 
la  guerre  de  1870-1871,  et  assisté  au  drame  de  la  Commune.  Son 
patriotisme  s'était  exalté  en  traversant  ces  épreuves.  C'est  le  patrio- 
tisme qu'il  honore  dans  cette  œuvre  généreuse,  sans  qu'il  soit  permis 
de  dire  si  elle  est  consacrée  à  la  France,  pour  qui  le  cœur  de  Bizet 
a  battu  si  ardemment,  ou  au  patriotisme  en  général,  à  raison  du  rappel 
de  la  marche  de  Rakoczy  qui  traverse  le  début  de  l'ouverture. 

Les  Jeux  d'enfants  (op.  22)  furent  d'abord  écrits  pour  le  piano. 
Us  comprenaient  douze  compositions,  dont  cinq  furent  instrumentées 
pour  l'ouverture  des  Concerts  Colonne,  en  1873.  C'est  une  suite 
charmante  où  apparaissent  bien  les  qualités  fines  et  l'art  consommé 
de  Bizet.  Dans  le  premier  morceau,  encadré  par  des  arpèges  qui 
marquent  d'un  trait  simple  le  mouvement  d'aller  et  de  retour 
[l'Escarpolette),  chante  ce  thème  d'une  poésie  discrète  et  exquise 
accompagné  d'un  balancement  d'arpèges  : 


^^tS^i-^  b  |  f  If  f  i  f  frrrr^É 


(Cf.    les   adieux    de   Lohengrin    à   son  cygne.)   Un   réalisme   tour  à 
tour  humoristique,   fantaisiste,  sentimental,   et  comique,  règne  dans 

Combarieu.  —  Musique,   HT.  26 


402  LES    SUCCESSEURS    DE   BERLIOZ 

la  Toupie,  dans  les  Chevaux  de  bois,  dans  le  Volant,  dans  les  Bulles 
de  savon,  dans  les  Quatre-coins,  dans  Colin-Maillard,  dans  Saute- 
Mouton.  La  pièce  Petit  mari,  petite  femme,  est  un  duo  délicieux;  et 
le  Bal  satisfait,  sans  la   moindre  banalité,  à  l'usage  des  conclusions 

brillantes. 

Les  Mélodies  pour  piano  et  chant  forment  un  recueil  qui  peut 
être  comparé  avec  les  meilleures  œuvres  de  Ch.  Gounod  dans  ce 
genre.  L'influence  de  Fauteur  de  Medjé  et  du  Vallon,  à  qui  Bizet 
avait  voué  un  culte,  s'y  fait  sentir  dans  la  tendresse  et  la  pureté  de 
la  mélodie  et  du  motif;  mais  on  y  trouve  des  recherches  d'harmonie 
plus  originales,  plus  de  chaleur  et  plus  de  mouvement  :  nous  cite- 
rons la  Berceuse  {do,  do,  VEnfant  do),  où  la  banalité  du  rythme  est 
relevée  par  des  harmonies  délicates  ;  Après  l'hiver,  les  Adieux  de 
l'Hôtesse  Arabe,  paroles  de  Victor  Hugo,  le  Chant  d'Amour,  paroles 
de  Lamartine,  qui  sont  d'une   intensité  d'émotion  et  de  mouvement 

admirable. 

Avec  sa  forte  personnalité,  son  tempérament,  son  imagination,  la 
richesse  de  sa  palette,  et  malgré  les  appréciations  que  nous  avons 
citées,  G.  Bizet  se  rapproche  moins  de  M.  Cl.  Debussy  que  de 
Gounod,  de  Meyerbeer  et  de  Berlioz.  L'Arlésienne  et  Carmen  ont 
la  solidité  du  bronze  et  le  temps  ne  les  touche  pas. 

Entre  la  grande  ligure  de  G.  Bizet  et  l'œuvre  considérable  de 
Massenet  que  nous  apprécierons  tout  à  l'heure,  il  faut  placer  quelques 
compositeurs  de  moindre  importance,  mais  qui,  à  des  titres  divers, 
ont  exercé  quelque  influence  sur  leur  temps. 

—  Ernest  Guiraud,  né  à  la  Nouvelle  Orléans  en  1837  (j  1892),  vint 
réparer,  dans  les  concerts  et  dans  les  théâtres  de  Paris,  les  insuccès 
que  son  père,  compositeur  et  professeur  (grand  prix  de  Rome  de 
1827),  avait  connus  en  France,  et  dont  l'amertume  l'avait  fait  émigrer 
en  Amérique.  Au  Conservatoire,  il  eut  le  premier  prix  de  piano 
(1858);  élève  de  Barbereau  et  d'Halévy,  il  obtint  ensuite,  à  son 
premier  concours  et  à  l'unanimité,  le  prix  de  Rome  (1859).  Il  a 
donné  à  FOpéra-Comique  Sylvie  (1864);  En  prison  (1869);  le  Kobold 
(1870);  Piccolino  (1876);  Galante  aventure  (1882);  à  l'Athénée, 
Madame  Turlupin  (2  actes  qui  eurent  un  assez  grand  succès);  à 
l'Opéra,  le  ballet  de  Gretna-green.  Sa  ire  Suite  d'orchestre  exécutée 
en  1872aux  Concerts  populaires  obtint  aussitôt  la  faveur  du  public 
et  la  dernière  partie  (le  Carnaval),  empreinte  de  fantaisie  et  d'entrain, 
est  encore  souvent  jouée.  Guiraud  était  lié  avec  Bizet  d'une  amitié 
très  tendre.  Il  entra  à  l'Institut  en  1891.  Il  avait  été  nommé  eu  rem- 
placement de  V.  Massé  professeur  de  composition  au  Conservatoire. 
C'est  par  son  enseignement  et  ses  qualités  de  musicien  cultivé, 
expert  dans  les  choses  de  l'harmonie  et  de  l'orchestre,  qu'il  a  été  le 
plus  remarquable.  Il  continuait  la    tradition   et  n'avait  rien  de  révo- 

—  Léo  Delibes  (1836-1891),  dont  le  bagage  musical  n'est  pas 
énorme  (déduction  faite  des  nombreuses  opérettes  comme  Deux  jours 
de  charbon,  la  Cour  du  roi,  Pétaud,  le  Serpent  à  plumes,  etc.,  etc., 


D'A.    THOMAS    A    MASSENET  403 

où  se  dépensèrent  sa  jeunesse  et  sa  verve  spirituelle),  laisse  à 
rOpéra-Comique   deux    pièces,    le    Roi    l'a   dit    (Edmond    Gondinet, 

3  actes,  1873),  Jeande  Nivelle  (Ed.  Gondinet  et  Ph.  Gille,  3  actes,  1880) 
qui  sont  pleines  de  mélodies  gracieuses,  où  la  formule  de  l'an- 
cien opéra-comique  est  relevée  d'une  orchestration  intéressante  ; 
et  un  petit  chef-d'œuvre,  Lakmé  (mêmes  librettistes,  3  actes,  1883), 
dont  la  grâce,  le  mouvement,  la  couleur  d'un  orientalisme  discret 
sont  toujours  appréciés  du  public.  Mais  c'est  à  la  musique  de 
ballet    qu'il  devra    une    gloire   plus  durable.    La   Source  (3  actes    et 

4  tableaux  en  collaboration  avec  le  compositeur  russe  Minkous,  1866)  ; 
Coppélia  ou  la  Fille  aux  yeux  d'émail  (2  actes,  1870);  Sylvia  ou  la 
Nymphe  de  Diane  (3  actes  et  5  tableaux,  1876)  ont  marqué  un  renou- 
veau de  l'art  du  ballet.  On  peut  leur  rattacher  les  six  airs  de  danse, 
dans  le  style  ancien,  qui  illustrent  le  Roi  s'amuse  de  Victor  Hugo. 
«  Avant  Delibes,  la  musique  de  danse  n'était  presque  jamais  que  la 
pauvre  servante  vulgaire  de  la  chorégraphie,  dit  M.  Alf.  Bruneau 
dans  son  Rapport  officiel  sur  la  musique  française  en  1900.  Elle 
aidait  aux  exercices  du  saut  périlleux,  du  rond-de-jambe,  et  l'on 
croyait  sa  banalité  utile,  nécessaire  à  l'équilibre  d'une  œuvre....  » 
Delibes  a  été  le  rénovateur  d'un  genre  qui,  avant  lui,  avait  produit 
cependant  des  œuvres  où  l'on  rencontre  des  mélodies  gracieuses 
et  des  pages  intéressantes  :  il  suffit  de  citer  Giselle  et  le  Corsaire 
d'Adam,  Sacountala  d'E.  Reyer;  mais  Delibes  a  donné  à  la  musique 
de  ballet  plus  de  mouvement,  plus  de  couleur,  une  plus  grande 
variété  de  rythme,  une  orchestration  plus  riche;  il  a  suivi  de  plus 
près  et  exprimé  avec  plus  d'esprit  le  geste  du  danseur,  et,  avec  les 
éléments  que  lui  avaient  fourni  ses  prédécesseurs,  relevé  la  valeur 
musicale  du  genre.  Tous  les  compositeurs  qui  l'ont  suivi  :  Widor 
(la  Korrigane),  A.  Messager  (les  Deux  Pigeons),  P.  Vidal  (la  Mala- 
detta),  Wormser  [l'Etoile],  Lalo  (Namouna),  Saint-Saëns  (Javotte), 
Reynaldo  Hahn  (/«  Fête  chez  Thérèse),  Busser  [la  Ronde  des  Saisons), 
H.  Maréchal  (le  Lac  des  Aulnes),  Th.  Dubois  (la  Farandole),  ont  pu* 
quelquefois,  l'égaler,  mais  ne  l'ont  jamais,  dans  ce  genre  bien 
entendu,  dépassé  ni  fait  oublier.  Il  faudra  arriver  jusqu'à  1ère  des 
ballets  russes  pour  assister  à  une  nouvelle  évolution  du  ballet.  — 
Delibes  a  laissé  enfin  un  recueil  de  mélodies  dont  quelques-unes 
(Myrto,  Avril,  Bonjour  Suzon)  ont  eu  beaucoup  de  succès.  Il  avait, 
au  surplus,  une  première  éducation  musicale  insuffisante.  Il  fut 
pourtant,  à  la  mortd'H.  Reber,  en  1881,  nommé  professeur  de  compo- 
sition au  Conservatoire.  Un  de  ses  élèves  eut  un  jour  un  premier 
prix  de  fugue.  Son  successeur  à  l'Institut,  Guiraud,  dans  la  notice 
qu'il  lui  a  consacrée,  raconte  que  ce  succès  causa  plus  de  joie  à 
Delibes  que  tous  ses  opéras  réunis. 

—  Charles  Lenepveu  (1840-1910),  grand  prix  de  Rome  eu  1866, 
membre  de  l'Institut  en  1880,  a  peu  écrit  :  le  Florentin,  opéra- 
comique  (1874)  et  Velleda,  grand  opéra  (1882),  n'obtinrent  aucun 
succès.  Son  Requiem  mérite  une  mention  spéciale.  C'est  un  froid 
spécimen  de  l'écriture  classique.  Exécuté  pour  la  première  fois  à 
Bordeaux,    en    1871,   au    profit  des   victimes   de   la  guerre,  et  resté 


404  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

longtemps  inédit,  il  fut  joué  le  23  mars  1893  dans  la  cathédrale  de 
Rouen,  lors  de  l'inauguration  du  monument  élevé  à  la  mémoire  du 
cardinal  de  Bonnechose.  L'œuvre  nous  parait  aujourd'hui  timide, 
raide,  vieillie,  trop  nettement  tonale  dans  le  courant  du  discours, 
ne  donnant  pas  aux  parties  vocales  une  indépendance  et  une  mobilité 
suffisantes,  et  ne  traitant  le  contrepoint,  même  quand  le  morceau 
est  une  fugue,  que  comme  une  harmonie  figurée  où  l'enchaînement 
des  accords  reste  le  principe  de  la  construction  :  les  soli  de  chant 
d'étoffe  un  peu  mince,  et  moins  appropriés  à  l'église  qu'au  théâtre  ou 
au  concert.  11  y  a  néanmoins  dans  le  Iïet/uiem  (si  on  le  juge  d'après 
son  esthétique  propre)  des  pages  de  réelle  grandeur  et  de  sincère 
émotion;  on  y  peut  relever  un  certain  abus  de  la  couleur  sombre. 
C'est  surtout  comme  professeur  de  composition  au  Conservatoire, 
où  il  succéda  à  Guiraud  en  1894,  que  Lenepveu  exerça  une  influence 
sur  les  musiciens  de  son  temps.  Son  enseignement,  libéral  et  savant  à 
la  fois,  a  formé  même  quelques  jeunes  musiciens  de  l'école  avancée, 
tel  M.  Florent  Schinit.  Sa  classe  a  été,  pendant  quelques  années, 
la  pépinière  des  prix  de  Rome. 

—  Le  bagage  musical  de  son  contemporain  Bourgault-Ducoudray 
(1840-1910)  est  un  peu  plus  considérable.  11  faut  citer,  avec  un 
grand  opéra,  Thamara  (1890,  2  actes,  3  tableaux  ,  un  autre  opéra 
non  représenté  Myrrd'hin,  la  composition  des  récitatifs  de  Joseph, 
pour  l'adaptation  de  la  pièce  de  Méhul  au  grand  Opéra  (1899),  une 
suite  d'orchestre,  sous  le  titre  de  Rapsodie  cambodgienne,  30  mélodies 
populaires  de  Grèce  et  d'Orient,  qu'il  avait  rapportées  de  son  séjour 
à  Athènes  et  à  Smyrne,  30  mélodies  populaires  de  Basse-Bretagne, 
son  pays  d'origine,  auquel  le  liait  un  attachement  profond  ;  nombre 
de  pièces  pour  piano,  pour  chant  à  une  ou  plusieurs  voix,  une  sorte 
d'oratorio,  la  Conjuration  des  fleurs,  des  chœurs  nombreux  à 
destination  civique,  moralisatrice,  patriotique.  Voici  une  analyse 
succincte  de  Thamara  qui  n'obtint  en  1860  qu'un  succès  d'estime. 
Le  peuple  de  Bakou,  au  bord  de  la  mer  Caspienne,  est  sous  le  coup 
du  désastre  .que  vient  de  lui  infliger  l'envahisseur  Nour-Eddin. 
Thamara,  la  plus  belle  et  la  plus  pieuse  des  vierges,  entreprend  de 
le  sauver.  Elle  se  rend  auprès  du  vainqueur,  et,  nouvelle  Judith,  le 
poignarde.  A  son  retour,  la  libératrice  est  reçue  avec  des  acclama- 
tions d'enthousiasme;  mais  Thamara,  qui  a  lutté  entre  la  conception 
d'un  devoir  patriotique  et  celle  d'un  devoir  religieux  ou  humain, 
se  fait  justice  sur  le  seuil  du  temple,  en  se  tuant.  Les  chœurs 
surabondent  dans  le  lor  acte;  il  y  a  une  mélodie  très  séduisante,  de 
rythme  original,  celle  de  Nour-Eddin,  voluptueusement  couché  dans 
son  harem  et  entouré  de  ses  femmes.  Le  compositeur  traitant  pareil 
sujet  n'a  pas  manqué  cette  occasion  d'employer  des  gammes  orien- 
tales; il  termine  sa  partition  sur  une  cadence  imparfaite.  L'œuvre 
est  honorable,  mais  sans  énergie  suffisante,  et  procédant  trop  par 
juxtaposition  de  morceaux.  Bourgault-Ducoudray  a  publié  en  1909 
une  composition  chorale  avec  orchestre,  Jeanne  la  Patrie:  il  y  a 
exprimé  son  ardent  patriotisme,  en  même  temps  que  sa  conception 
de  la    musique  qu'il   considérait   avant  tout  comme   un   art  social  et 


D'A.    THOMAS    A    MASSENET 


405 


populaire.  Une  mélodie  savoureuse   et  simple  court  à   travers  toute 
l'œuvre.   Elle    se  transforme    suivant  la   situation    et    donne    à    cette 


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composition  son  cachet  et  son  unité.  Bourgault-Ducoudray  a  parfois 
emprunté  ses  motifs  à  notre  folklore,  et  plus  souvent  les  a  imaginés 
et  créés  de  toutes  pièces,  mais  avec  un  tel  sentiment  et  une  telle 
expression  que  ses  mélodies  inspirées  ressemblent,  à  s'y  méprendre, 
à  celles  empruntées.  Sa  musique  n'est  pas  destinée  à  une  élite 
avertie  et  instruite  :  elle  veut  toucher,  remuer,  émouvoir  et  élever 
le  peuple  :  conception  qui  a  été  le  mobile  de  sa  vie  artistique.  Elle 
l'a  poussé  à  fonder  des  sociétés  chorales  où  son  âme  ardente  se 
dépensait  en  un  véritable  apostolat.  Elle  animait  le  cours  d'histoire 
de  la  musique  qu'il  a  professé  au  Conservatoire  et  où  il  a  propagé, 
avec  le  goût  des  maîtres  anciens,  la  curiosité  de  les  étudier  de  près 
et  à  fond.  B.-Ducoudray  était  grand  prix  de  Rome  de  1861  et  fut 
candidat  malheureux  à  l'Institut  dont  il  renonça,  après  une  tentative, 
à  forcer  les  portes. 

Il  convient  de  réserver  ici  une  place  d'honneur  à  Edouard  Lalo 

et  Emm.  Chabrier  qui  ont  exercé,  à  des  titres  divers,  une  influence 
digne  de  remarque  sur  l'évolution  musicale  de  cette  époque. 

Edouard  Lalo  (18231892)  prit  avec  M.  Camille  Saint-Saëns  et 
César  Franck  une  grande  part  au  renouveau  de  la  symphonie  et  de 
la  musique  de  chambre  dans  la  seconde  moitié  du  xixe  siècle  :  nous 
en  reparlerons  dans  un  chapitre  spécial..  Sa  vie  a  été  traversée 
d'épreuves  et  de  déceptions;  trop  fier  pour  gagner  la  bienveillance 
des  maîtres  de  l'heure  par  des  flatteries,  trop  musicien  pour  sacrifier 
sa  conception  artistique  au  mauvais  goût  du  public,  il  n'a  guère 
connu  le  succès  qu'au  terme  de  sa  vie,  après  la  première  représen- 
tation du  Roi  d'Ys  à  l'Opéra-Comique  1888).  La  postérité  l'a  dédom- 
magé. Le  Roi  d'Ys  est  au  répertoire.  La  symphonie  en  sol  mineur 


406  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

ligure  fréquemment  au  programme  des  concerts  dominicaux.  La 
Symphonie  espagnole,  le  Concerto  russe,  le  Concerto  en  fa,  la  Sonate 
et  le  Concerto  pour  violoncelle,  la  Rapsodie  norvégienne  font  partie 
essentielle  du  bagage  de  tous  les  artistes  de  l'archet.  Le  Trio  en  la 
mineur  et  le  Quatuor  à  cordes  comptent  parmi  les  œuvres  consacrées 
de  l'école  française.  Une  reste  que  le  ballet  de  Namouna  qui  attende 
encore  la  réparation  complète  qui  lui  est  due. 

<(  Tout  dans  la  musique  de  Lalo  est  lumière  et  mesure,  a  dit,  dans 
la  revue  Musica  d'avril  1908,  M.  G.  Carraud.  L'idée  est  si  nette  que 
l'expression  se  dépouille  naturellement  de  toute  redite  et  de  toute 
surcharge  ;  rien,  chez  lui,  qui  ne  soit  significatif,  rien  qui  ne  soit  vif 
et  clair.  La  rêverie  même  et  la  mélancolie  ont  quelque  chose  d'exact 
et  de  défini  qui  augmente  d'une  sorte  de  pittoresque  leur  charme 
efficace.  Un  vocabulaire  riche,  coloré,  direct;  une  syntaxe  ferme  et 
souple,  la  distinction  savoureuse  de  l'harmonie;  le  précieux  coloris 
de  l'instrumentation  corroborent  le  style  musical  de  Lalo,  et  le 
rythme  y  est  roi  :  il  est  à  la  fois  la  base  et  l'ornement.  Dans  toute 
l'œuvre  de  Lalo  vous  verrez  les  mêmes  qualités  :  de  la  vigueur  sans 
emphase,  de  la  tendresse  sans  manière,  une  émotion  qui  ne  déclame 
ni  ne  larmoie,  une  fantaisie  qui  garde  du  style,  une  grâce  robuste 
et  saine,  une  couleur  transparente  et  chaude  et  l'abondance  de 
l'invention  mélodique  et  rythmique  et  surtout  la  sincérité.  »  Ce  juge- 
ment du  compositeur  critique  est  celui  du  public  musicien  tout  entier. 
On  jjourrait  caractériser  l'œuvre  d'Ed.  Lalo  et  son  influence  par  les 
observations  suivantes  : 

1°  Il  a  été  avant  tout  un  symphoniste.  «  A  l'âge  de  quarante  ans, 
je  n'avais  pas  encore  pensé  au  théâtre,  écrit-il  à  E.  Reyer  dans  une 
lettre  du  7  mai  1888,  citée  par  IL  Imberl !  ;  c'est  vers  quarante-deux  ans 
que  j'ai  commencé  Fiesque  (livret  de  Ch.  Beauquier),  mon  premier 
ouvrage  lyrique,  que  j'ai  terminé  pour  le  fameux  concours  du  Théâtre- 
Lyrique  où  je  fus  classé  troisième Ce  ne  fut  que  bien  longtemps 

après  que  je  songeai  au  Roi  d'Ys,  mais  je  n'en  traçai  que  les  lignes 
principales.  Je  me  livrai  entièrement  à  la  musique  instrumentale  et 
c'est  par  les  concerts  symphoniques  que  je  me  suis  fait  connaître. 
Enfin  la  fièvre  théâtrale  me  reprit;  je  refis  complètement  le  plan  du 
Roi  d'Ys,  et  c'est  l'an  dernier  que  l'ouvrage  fut  terminé.  »  Et  dans 
une  lettre  à  G.  Servières,  après  l'accueil  peu  sympathique  fait  par 
la  presse  à  Namouna,  il  déclare  :  «  On  m'a  fait  le  très  grand  honneur 

de  me  jeter  à  la  tête  l'injure  de  symphoniste,  je  ne  m'en  plains  pas 

Les  possesseurs  de  longues  oreilles  qui  admirent  la  Juive  et  Hamlet 
se  servent  dédaigneusement  du  mot  symphonie  sans  en  comprendre 
le  sens;  l'idéal  de  ces  gens  ne  va  pas  au  delà  des  cantilènes  et  des 
cavatines,  et  tout  compositeur  qui  refuse  de  leur  donner  des  suites 
d'airs  à  formules  connues  n'est  qu'un  compositeur  raté,  ennuyeux, 
sans  idées,  un  symphoniste.  C'est  ainsi  que  Wagner,  Berlioz  ne  sont 
que  d'insupportables  symphonistes  2.  »  Il  se  mettait  en  bonne  compa- 

1.  Nouveaux  portraits  de  musiciens,  p.  185. 

2.  Georges  Servières,  La   musique  française  moderne  (1897). 


D  A.    THOMAS    A    MASSENET  407 

gnie,  et,  à  dire  vrai,  n'y  était  point  déplacé.  Ce  tempérament  de 
symphoniste  se  retrouve  dans  les  œuvres  de  théâtre;  il  éclate  dans 
l'ouverture  du  Roi  d'Ys,  dans  le  prélude  de  Namouna.  L'éducation 
première  de  Lalo  peut,  en  quelque  mesure,  expliquer  cette  origina- 
lité :  il  avait  étudié  le  violon  dans  la  classe  d'Habeneck,  et  pendant 
quelques  années,  il  tint  la  partie  d'alto  dans  les  séances  de  musique 
de  chambre  d'Armingaud  et  de  Léon  Jacquart.  Il  ne  concourut  pas 
pour  le  prix  de  Rome  et  n'eut  pas  besoin  de  se  préparer  à  la  can- 
tate obligatoire 

2°  Lalo  a  affirmé  dans  toutes  ses  œuvres  une  personnalité  très 
caractérisée  et  essentiellement  française  par  la  clarté  de  son  inspi- 
ration, la  liberté  et  la  grâce  de  ses  rythmes,  par  la  ligne  pure  et  la 
douceur  pénétrante  de  sa  mélodie.  Ses  détracteurs  l'ont  accusé  de 
wagnérisme.  Rien  de  plus  faux  que  cette  assimilation,  bien  que  Lalo 
ait  étudié  et  connu  les  maîtres  allemands.  Sa  musique  de  théâtre  a 
un  rythme,  une  démarche,  une  figure  et  un  vêtement  qui  lui  sont 
propres  et  qui  n'ont  rien  à  voir  avec  la  mode  d'outre-Rhin.  Elle 
est  dépourvue  de  toute  prétention  philosophique.  Elle  sonne  clair 
comme  du  cristal.  Et  c'est  une  raison  encore  qui  la  fait  apprécier 
davantage  par  l'école  contemporaine,  à  mesure  que  nos  jeunes  com- 
positeurs comprennent  combien  les  croisements  étrangers  sont  vains 
et  dangereux  pour  l'art  français. 

3°  On  doit  à  Lalo  d'avoir  singulièrement  coopéré  avec  M.  C.  Sainl- 
Saéns  à  bannir  des  concertos  la  virtuosité  pure.  Sa  musique  de 
concert  (Symphonie  espagnole,  concertos,  etc.)  n'en  est  certes  pas 
dépourvue.  Mais  ici  la  virtuosité  est  incorporée  à  la  musique  et  ne 
fait  qu'un  avec  elle.  Nous  ne  nous  attarderons  pas  à  rappeler  ce 
qu'était  la  musique  des  concertos  avant  cette  réforme,  nous  dirions 
presque  cette  révolution.  Les  passages  et  traits  de  pure  technique 
avaient  si  peu  de  signification  musicale  que  la  plupart  du  temps  ils 
auraient  pu  être  transportés  d'une  œuvre  à  l'autre  sans  aucun  incon- 
vénient  

De  tels  titres  et  de  si  hautes  qualités  assurent  à  l'œuvre  de  Lalo 
une  gloire  durable. 

—  Emm.  Chabkier  (1841-1894)  a  été  méconnu  au  début  de  sa  carrière 
et  presque  jusqu'à  la  fin;  il  n'était  sorti  d'aucune  École  musicale,  mais 
au  contraire  avait  passé  par  l'École  de  Droit  pour  aller  ensuite 
occuper  un  emploi  dans  les  bureaux  du  ministère  de  l'Intérieur.  Il 
est  considéré  aujourd'hui  comme  un  des  principaux  représentants 
du  génie  français,  dont  sa  musique  reflète  les  qualités  essentielles, 
l'esprit,  la  grâce,  le  primesaut,  le  goût  du  rythme,  avec  une  note  de 
tendresse  émue  dans  la  gaieté  et  la  bouffonnerie.  Il  avait  appris  le 
contrepoint  et  l'harmonie  avec  Semet  et  la  composition  avec  un 
second  grand  prix  de  Rome  de  1852,  Aristide  Hignard.  Il  fréquentait 
beaucoup  les  peintres  de  l'école  impressionniste,  les  poètes  par- 
nassiens, et  particulièrement  Paul  Verlaine.  Il  vivait  dans  l'intimité 
des  musiciens  indépendants,  de  renx  qui  passaient  alors  pour  des 
«  avancés   »,    M.    Gabriel    Fauré,   M.   Vincenl  d'Indy,   II.    Duparc;   il 


408  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

apportait  dans  leurs  réunions  une  jovialité,  une  verve  comique,  un 
enthousiasme  qui  lui  gagnaient  tous  les  cœurs.  Un  voyage  en  Alle- 
magne qu'il  lit  avec  Henri  Duparc  lui  permit  d'assister  aux  représen- 
tations de  Tristan  et  Yseult.  Il  en  revint  conquis,  subjugué  par  le 
génie  de  Wagner,  l'eu  après,  il  donna  sa  démission  de  fonctionnaire 
pour  se  consacrer  à  la  musique.  11  entra  en  1881  comme  chef  des 
chœurs  dans  la  Société  des  Concerts  Lamoureux  et  y  prit  une  part 
très  active  à  l'exécution  de  Tristan  et  Yseult  que  Lamoureux  fit 
connaître  aux  Parisiens. 

Le  bagage  de  Chabrier  comprend  diverses  œuvres  pour  piano, 
parmi  lesquelles  il  faut  citer  Dix  pièces  pittoresques  (1  Paysage; 
2  Mélancolie  ;  3  Tourbillon;  i  Soas  bois;  5  Mauresque  ;  6  Idylle; 
7  Danse  villageoise  ;  8  Y  Improvisa  lion  .  9  Mena  et  pompeux;  10  Scherzo 
valse),  dont  les  numéros  4,  6,  7  et  10  ont  été  orchestrés  par  l'auteur 
et  exécutés  dans  divers  concerts  sous  le  titre  de  LSuite  pastorale  ; 
la  Bourrée  fantasque  (1891),  orchestrée  ensuite  par  Félix  Mottl; 
Trois  valses  romantiques  pour  deux  pianos  (1883),  orchestrées  par  le 
même  compositeur.  Dans  la  musique  symphonique  Espana  (1883), 
qu'il  rapporta  d'un  voyage  en  Espagne,  et  qui,  exécutée  par 
l'orchestre  Lamoureux,  obtint  un  succès  retentissant,  rendit  popu- 
laire le  nom  du  compositeur':  la  Joyeuse  marche  (1888).... 

Comme  la  Bourrée  auvergnate,  la  «  Joyeuse  marche  »  étincelle  de 
verve  cocasse,  de  couleur  et  d'esprit.  Maître  de  son  art,  Chabrier 
semble  y  montrer,  avec  une  imagination  de  grand  artiste,  un  goût  de 
pince-sans-rire  pour  la  parodie,  la  caricature  et  la  mystification. 
Llle  est  d'une  vulgarité  massive  et  voulue;  certes,  ce  n'est  pas  la 
vulgarité  de  l'opérette,  ou  celle  du  café-concert;  plutôt  quelque 
chose  comme  la  plaisanterie  énorme  d'un  V.  Hugo  faisant  des  calem- 
bours. Mais  cette  vulgarité  reste  un  peu  choquante,  même  quand  on 
sent  qu'elle  est  le  résultat  d'un  parti  pris.  La  Sulamite,  pour  voix  et 
orchestre,  paroles  de  J.  Richepin  d'après  le  Cantique  des  Cantiques 
(1884),  est  pénétrée  d'une  couleur  orientale,  moins  violente  sans  doute 
que  celle  de  la  jeune  école  russe,  mais  d'un  charme  plus  envelop- 
pant et  exquis.  Au  théâtre,  Y  Étoile  (opéra-bouffe  en  3  actes,  1877), 
Une  éducation  manquée  (opérette  en  1  acte,  1879)  ;  Gwendoline 
(opéra  en  3  actes,  1893);  le  Roi  malgré  lui  (opéra-comique,  3  actes, 
paroles  de  E.  de  Xajac  et  Burani,  1887);  Briséis,  opéra,  3  actes 
(livre  d'Éphraïm  Mikaël  et  C.  Mendès,  inachevé). 

Le  sujet  de  Gwendoline  est  une  variante  de  la  légende  de  Judith 
et  Holopherne,  transposée  chez  les  Saxons  et  les  Danois  du 
vme  siècle.  Ici  Judith  s'éprend  d'Holopherne,  dont  elle  est  aimée;  au 
lieu  de  le  tuer,  elle  lui  fournit,  pour  se  défendre,  l'arme  qui  devait 
servir  à  le  poignarder  :  et,  quand  il  est  pris,  elle  meurt  avec  lui. 
Sur  ce  drame  sommaire,  assez  dépourvu  d'imagination,  réduit  à  un 
jeu  brutal  de  passions  soudaines,  inexpliquées,  et  où  aucun  person- 
nage n'est  vraiment  intéressant,  Chabrier  a  écrit  une  musique  très 
colorée,  ayant  toutes  les  qualités  du  grand  style  dramatique,  avec 
les  recherches  formelles  du  poème  de  C.  Mendès.  L'influence  wagné- 
rienne   est  partout  visible,  et  d'abord  dans  le  poème  :  Gwendoline  a 


n  A.    THOMAS    A    MASSENET  409 

eu   en  songe  la  vision   de  Harald,  à  peu  près  comme  Senta  celle  de 
Daland,    et    les    scènes    de    la    première    rencontre,    dans    les    deux 
drames,    ne    sont    pas    sans    analogie.    Harald    est    présenté  comme 
une  sorte  de  Siegfried  qui  serait  un  corsaire  vivant  dans  les  flots  et 
dans  la  bourrasque.   «  La  Walkyrie  au  casque  d'or  »  et  le  Walhalla 
font    partie   de   la   mythologie  qui   l'encadre.    La    musique   est  d'une 
nature   complexe  :   par   la    conception   générale    du   plan,  elle   relève 
d'une    esthétique    personnelle,     ennemie    des    interminables     récils 
épiques,     volontiers     condensée,    établissant    un    compromis    entre 
l'opéra   nouveau,  où  les  coupes  anciennes  sont  sacrifiées  au  dogme 
de   l'unité,   et  l'opéra    traditionnel    composé  de  scènes,   de  duos,   de 
chœurs,    voire  des  morceaux  à   couplets  et  de  brillants   «   finales    »; 
par  le  style,  elle  est  wagnérienne,  parfois  avec  exagération.  Chabrier 
emploie  le  système  des  motifs  conducteurs  appliqués  comme  des  éti- 
quettes à  des  idées  ou  à  des  personnages:  ayant  à  traiter  un  sujet  où 
les   mœurs   barbares   tiennent  autant  de  place    que  la    tendresse,   il 
déchaîne  toutes  les   ressources   de  langage   qui  peuvent  donner  une 
impression  de  violence  et  d'étrangeté  :  allure  enfiévrée  du  discours, 
grosse    voix    des   cuivres,    dissonances   aiguës,    rythmes   contrariés, 
modulations   incessantes,    emploi   constant  des    appogiatures  et  des 
retards.   On  dirait  parfois  que,  selon  lui,  ce  qui  est  dramatique  doit 
être   nécessairement   difficile  à    exécuter.   Il  connaît  d'ailleurs  la  loi 
nécessaire  des  contrastes  et  sait  faire  succéder  la  grâce  à  la  bruta- 
lité. Les  parties  purement  symphoniques  sont  étendues  et  témoignent 
d'un  heureux   effort  pour   atteindre   la    grande  composition  lyrique. 
L'ouverture,  l'épithalame,   le  prélude    du   2me  tableau  (second  acte), 
sont  des  pages  de   premier  ordre  où  brillent   la  vive  imagination  du 
compositeur,   sa  nature   primesautière,  son  originalité  mélodique  et 
rythmique,  son  adresse  dans  le  traitement  de  l'harmonie  et  sa  haute 
valeur    de    coloriste.   L'œuvre    est    très    belle,    en   somme,    quoique 
surchargée  et  un  peu  factice.  Si  elle  n'est  pas  entrée  au   répertoire, 
elle  le  doit  sans  doute  à  la  sécheresse  d'un  livret  trop  écourté. 

Après  avoir  eu  deux  représentations  à  Bruxelles  en  1886,  Given- 
doline  fut  jouée  en  mai  1889  au  théâtre  de  Karlsruhe;  à  Leipzig, 
Dresde,  Munich,  Stuttgart,  Dusseldorf  en  1890;  à  Lyon  puis  à  Paris, 
au  Théâtre-Lyrique  en  1893:  à  l'Opéra  enfin,  sous  la  direction  de 
M.  André  Messager,  en  mai  1911. 

Le  sujet  de  Briséis  est  l'opposition  du  paganisme  antique  et  de  la 
religion  chrétienne  prenant  la  forme  d'un  conflit  entre  l'amour  et  la 
piété  filiale.  Briséis  a  juré  à  son  fiancé,  le  païen  Hylas,  d'être  à 
lui  jusque  par  delà  la  mort:  elle  a  juré  aussi  à  sa  mère  malade, 
Thanastô,  que  pour  la  soustraire  à  l'Hadès  abhorré,  elle  serait 
prête  à  donner  sa  vie.  Or  un  catéchiste  lui  affirme  que  si  elle  veut 
se  vouer  au  Christ,  Thanastô  sera  sauvée  et  il  l'adjure  de  le  suivre. 
Ainsi  est  posé  le  sujet  dans  la  seule  partie  de  l'œuvre  qui  soit 
complète,  le  1er  acte.  La  musique  de  Chabrier,  toute  hérissée  de 
difficultés,  est  d'un  modernisme  très  audacieux.  Le  compositeur, 
naturellement  enclin  à  l'étrangelé.  semble,  par  surcroît,  avoir  été 
entraîné     par     la    phraséologie    subtile    des    librettistes,    Ephraïm 


410 


LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 


Mikhaël  et  Catulle  Mendès.  A  leurs  vers  précieux  il  a  superposé  une 
musique  plus  précieuse  encore;  la  verve  mélodique  et  primesautière 
y  apparaît  sans  doute  (principalement  au  début  de  la  pièce),  et  la 
dextérité  harmonique  en  est  prodigieuse:  mais  il  y  a  surcharge, 
abus  des  modulations  et  des  formules  contournées,  excès  de 
richesse,  affectation  visible:  et  une  impression  de  lassitude  gagne 
bientôt  le  lecteur.  Chabrier  emploie  les  dissonances  les  plus  osées 
pour  traduire,  non  les  idées  dramatiques  importantes,  mais  des 
images  gracieuses  et  douces,  d'ailleurs  très  accessoires,  auxquelles 
il  s'arrête  pour  leur  faire  un  sort:  habitude  dangereuse,  qui  consiste 
à  transporter  dans  le  style  du  drame  lyrique  les  procédés  du 
morceau  de  genre. 

Ainsi,  lorsqu'il  vient  dire  adieu  à  sa  fiancée  avant  de  partir  en 
expédition,  Hylas  se  compare  au  voyageur  «  qui  s'arrête  au  milieu 
du  voyage,  pour  cueillir  une  rose  ».  Ces  derniers  mots  sont  ainsi 
notés    par    Chabrier. 


f^i^nt"*!^^ 


Pour  cueil.Iir  u.nero  .  se 

jjïLM J^* 


Le  musicien  de  théâtre  fait  ici  comme  le  voyageur  dont 
il  parle  :  il  interrompt  sa  route.  Il  cueille  une  fleur  char- 
mante (que  les  harmonistes  de  l'ancienne  école  auraient  peut- 
être  prise  pour  une  ortie).  Il  y  a  deux  accords  dissonants  qui 
peuvent  faire  leur  résolution   sur  l'accord  de  tonique  de  mi  naturel 


majeur  dont  ils  sont  l'appogiature 


:  HÉ 


émis    ici    a 


la 


basse,  et,  en  altérant  toutes  les  notes,  émis  à  la  partie  supérieure. 

"vt>  *$è Au  lieu  de  choisir  entre  ces  deux  appogiatures,  l'auteur 

les  superpose  en  faisant  sonner  subtilement  un  si  dièze  contre  un 
ut  dièze,  et  un  ré  double  dièze  contre  un  ré  dièze.  Puis,  par  une 
modulation  qui  est  toute  naturelle  dans  la  partie  vocale  grâce  au  si 
dièze,  et  qui  le  paraît  moins  à  la  basse  (à  cause  de  la  position  des 
notes  et  des  éléments  de  l'accord  sous-entendus),  il  module  à  la 
dominante   (ton  mineur;   du    relatif  de   mi.   Tout  cela    est  joli,  rare, 


D  A.    THOMAS    A    MASSEXET  4H 

mais  contourné;  et  si  le  musicien  s'arrête  à  chaque  instant  pour 
de  tels  détails,  l'action  et  l'intérêt  du  drame  ne  seront-ils  pas 
ralentis?  Çà  et  là,  on  trouve  des  réminiscences  wagnériennes.  Dans 
la   lrp  scène,  Briséis   dit  : 

Mais  je  crains  plus  que  la  tempête 

Les  mauvaises  îles  en  fête 

Où  l'amour  étranger  trouble  les  cœurs  épris. 

Ces  paroles  ont  un  accompagnement  instrumental  où  Chabrier 
semble  avoir  voulu  exprimer  l'idée  d'une  séparation  menaçante  : 
les  harmonies  et  le  dessin  mélodique  lui-même  sont  imités  du 
prélude  de  Tristan  et  Yseult.  Il  y  a  aussi  dans  Briséis  des  «  Leit- 
motive  »  :  celui  de  la  Religion  nouvelle,  celui  de  Y  amour  filial: 
motifs  de  Briséis,  de  l'amour,  du  désir,  du  mariage,  de  la  maladie 

Chabrier  a  eu  de  brillantes  qualités  musicales,  au  premier  rang 
desquelles  il  faut  mettre  l'esprit  comique  et  l'invention  rythmique. 
A  côté  des  compositions  déjà  citées,  signalons  pour  piano  et  chant 
la  Villanelle  des  Petits  canards,  la  Ballade  des  gros  dindons,  la 
Pastorale  des  codions  roses,  sur  des  paroles  de  Rostand.  De  ces 
inventions  rythmiques,  on  ne  sait  quel  choix  faire,  tant  elles  sont 
nombreuses.  Voici,  par  exemple,  dans  la  mélodie  Tes  yeux  bleus 
(paroles  de  M.  Rollinat  ,  publiée  dans  l'album  du  Gaulois  de  1885, 
1  alternance  et  l'association  successive,  dans  un  mouvement  lent. 
du  3/4  et  du  6/8  qui  donne  à  la  mélodie  un  balancement,  une 
nonchalance,  une  indécision  qui  sont  d'un  effet  délicieux.  Il  manquait 
à  Chabrier  la  faculté  de  déduction  thématique  et  de  développement 
rationnel.  Il  procède,  comme  tous  les  compositeurs  dont  le  cas  est 
pareil,  par  répétitions  et  transpositions,  en  masquant  cette  lacune 
par  des  bizarreries  harmoniques  et  rythmiques. 

M.  Georges  Servières,  biographe  et  critique  sévère  de  Chabrier, 
analyse  très  justement  les  strophes  A  la  musique  (pour  soprano  et 
voix  de  femmes)  qu'on  a  mises  au  premier  rang  parmi  les  œuvres 
du  compositeur  :  la  tendance  à  l'écriture  alambiquée  est  tellement 
forte  chez  lui  que,  dès  la  3e  mesure  de  la  ritournelle,  avant  même 
d'avoir  fini  d'esquisser  son  thème  noté  en  sol  majeur,  il  se  hâte  d'in- 
troduire dans  l'accord  de  sous-dominante  un  si  bémol,  qui,  avec  le 
ré  du  chant,  donne  aussitôt  une  sensation  de  neuvième  étrangère  au 
ton;  cela  pour  rien,  pour  le  plaisir,  car  lorsque  le  thème  est  exposé 
par  les  voix,  l'enchaînement  des  harmonies  reste  tonal.  De  même, 
à  la  fin  du  morceau,  arrivé  à  la  cadence  dans  le  ton  initial,  il  se 
garde  bien  d'écrire  un  ré  ou  un  sol  à  la  partie  chorale  supérieure  : 
il  fait  sauter  le  soprano  du  ré  au  la  aigu,  imposant  ainsi  sur 
l'accord  parfait  une  sensation  d'appogiàture  sans  résolution.  Au 
point    de    vue    harmonique,    la    prédilection   de    Chabrier   pour   les 

enchaînements  de  neuvième  (et  de  septième)  est  connue Il   aime 

aussi  les  effets  de  «  pédale  »  ;  il  partage  avec  ses  contemporains  le 
goût  des  retards  et  des  appogiatures,  résolues  ou  non.  Son  procédé 
favori  est  de   faire  frotter  l'une  contre  l'autre   la  note  réelle  et    son 


412  LES    SUCCESSEURS    DE   BERLIOZ 

appogialure  (un  si  naturel  avec  un  si  bémol  par  exemple).  Il  com- 
bine le  retard  avec  la  broderie  et  en  lire  une  formule  mélodique 
qui  revient  sous  sa  plume  dans  toutes  ses  œuvres. 


$ 


v 


i^Sià&pfe 


r=p 


V 


[Ballade  des  gros  dindons,  un).  Exemple  d'appogialure  non  résolue 
(si)  combinée  avec  la  note  tonale  [ut)  el  avec  une  broderie.  V.  aussi 
la  Queue  des  cochons  roses. 

Voici,  pour  terminer  et  résumer,  le  jugement  d'un  de  ses  pairs  : 
(.    Sa    verve    exubérante   semble   à    l'étroit   dans   les   limites   d'une 

action  dramatique Son  horreur  du  déjà  entendu,  sa  1res  vibrante 

sensibilité  de  lyrique,  sa  passion  de  nouveautés  harmoniques, 
orchestrales  et  rythmiques  se  sont  efforcées  eu  trouvailles  d'autant 
plus  heureuses  que  l'espèce  d'exaspération  où  elles  se  trouvaient 
portées  par  cet  état  tout  spécial  en  décuplait  la  puissance.  Aussi  ses 
partitions  sont-elles  un  véritable  répertoire  d'effets  nouveaux  et 
neufs  qui  n'appartiennent  qu'à  lui  et  constituent,  à  vrai  dire,  sa 
physionomie  artistique  plus  que  ne  le  fait  sa  conception  particulière 
du  drame  chanté.  Celle-ci  ne  diffère  pas  sensiblement  de  la  façon 
dont  plusieurs  maîtres  contemporains,  entre  autres  Lalo  et  Reyer, 
ont  compris  l'adaptation  au  goût  français  du  système  wagnérien.  » 
(P.  Dukas,  Chronique  des  arts.) 

■ —  Benjamin  Godard  (1849-1895)  a  laissé  un  nombre  considérable 
de  compositions  de  tous  genres,  créations  d'une  imagination  et  d'une 
verve  trop  faciles,  qu'une  science  musicale  solide  ne  soutient  pas; 
quelques  heureuses  inventions  mélodiques  ne  compensent  pas  la 
médiocrité  de  l'ensemble,  que  l'oubli  a  déjà  gagné;  il  faut  excepter 
cependant  le  Tasse,  symphonie  dramatique  avec  soli  et  chœurs, 
couronnée  par  la  Ville  de  Paris  (1878)  et  la  Vivandière,  opéra- 
comique  (1895)  qui  rappelle  la  Fille  du  régiment  et  n'a  pas  tout  à 
fait  quitté  le  répertoire. 

—  Jules  Massenet  (1842-1912),  ou  plutôt  Massenet, 
puisque  sou  panégyriste,  M.  Louis  Schneider,,  nous  invite  à 
supprimer  le  prénom,  a  été  un  des  fournisseurs  les  plus 
abondants  et  les  plus  applaudis  du  théâtre  contemporain. 
Très  galant  homme,  d'une  courtoisie  affectée;  aimant  les 
compliments  comme  les  coquettes  les  friandises  ;  tellement 
impressionnable  qu'il  n'assistait  presque  jamais  à  la  pre- 
mière représentation  de  ses  œuvres;  curieux  de  suivre  les 
mouvements  de  l'opinion,  au  point  qu'après  chaque 
représentation    le  directeur   du    théâtre  devait    lui  lélégra- 


D  A.    THOMAS    A    MASSENET  413 

phier  le  montant  de  la  recette  ;  cloué  d'une  imagination 
et  d'une  faculté  de  travail  extraordinaires;  capable  de 
s'adapter  aux  situations  et  aux  milieux  les  plus  divers, 
mais  se  reprenant  vite  et,  en  définitive,  restant  toujours 
lui-même;  moins  passionné  que  sensible,  et  moins  sen- 
sible peut-être  que  sensuel;  plus  brillant  que  profond; 
adoré  de  ses  élèves  pour  la  chaleur  de  son  dévouement  et 
pour  sa  cordialité  autant  que  pour  sa  prodigieuse  intelli- 
gence musicale,  —  il  a  eu  tous  les  dons  qui  assurent  le 
succès  d'un  artiste  auprès  de  ses  contemporains.  Sa 
musique  possède  un  pouvoir  de  séduction  et  des  qualités 
qui  lui  sont  propres.  C'est  d'abord  cette  rapidité,  ce  mou- 
vement du  langage  et  cette  concision  qui  vont  droit  au 
but,  au  cœur  même  de  la  situation,  sans  s'attarder  aux 
menues  choses  de  la  route  :  en  un  mot  l'intellio-ence 
dramatique,  première  qualité  du  musicien  de  théâtre.  En 
second  lieu,  un  sens  très  vif  de  la  vie  passionnelle,  de 
l'amour,  de  la  grâce  féminine.  On  peut  y  joindre  une  apti- 
tude particulière  au  juste  équilibre  de  l'élément  vocal  et 
instrumental,  et  enfin  parfois,  l'esprit  comique,  visible 
dans  l'acte  du  diable  de  Grisélidis,  dans  plusieurs  pages  du 
Jongleur,  dans  Sapho  (diner  de  Cadoudal)  et  dans  la 
première  scène  de  Manon. 

La  vie  de  Massenet  commença  par  quelques  épreuves,  et  il  dut 
pendant  quelques  années  se  résigner  à  des  besognes  ingrates  et 
obscures  (il  tint  le  triangle  dans  l'orchestre  du  Gymnase,  et  fut 
chargé  des  timbales  dans  celui  du  Théâtre-Lyrique).  En  1865,  le  grand 
prix  de  Rome  obtenu  avec  la  cantate  David  Rizzio  (livret  de 
G.  Chouquet)  vint  ajouter  une  haute  récompense  à  toutes  celles  qu'il 
avait  recueillies  comme  élève  du  Conservatoire,  aux  prix  de  piano, 
d'harmonie,  de  fugue,  et  attirer  sur  lui  les  premiers  sourires  de  la 
fortune. 

Les  Poèmes  d'avril,  dont  l'éditeur  Hartmann  lui  avait  apporté  le 
livret  dû  à  la  muse  aimable  d'Armand  Silvestre,  lui  gagnèrent 
les  cœurs  sensibles.  Il  y  avait,  dans  ces  mélodies,  une  note  de  ten*- 
dresse  et  de  mélancolie  qui  en  assurait  le  succès  et  une  écriture 
musicale  dont  la  nouveauté  pondérée  séduisait  sans  effaroucher.  Il 
lit  jouer  quelques  essais  sans  importaiîce  et  aujourd'hui  oubliés, 
dans  des  salles  secondaires  :  bientôt  il  fut  accueilli  au  concert 
Pasdeloup  où  sa  première  Suite  d  orchestre  fut  exécutée  avec  succès 
le  L"i  mars  1867.  Le  critique  mondain  du  Figaro,  qui  cachait  mal  une 
complète  incompétence  musicale  sous  une  littérature  médiocre, 
apprécia    légèrement    l'œuvre     du    débutant;    aussitôt    Th.    Dubois 


414  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

engage  une  vive  polémique  avec  le  journaliste  à  la  mode  et  défend  le 
débutant   avec   autant    d'esprit   que   de   zèle,    témoignant    ainsi    que 
Massenet   a   des   amis    même   parmi  ses  concurrents  et   ses   rivaux. 
Dès  le  lendemain  de  la  première  représentation  de  Marie-Magdeleine 
(le  11  avril  1873),  Ambroise   Thomas,  alors  dans  toute  sa  gloire,  lui 
écrit  :  «  ...  Vous  avez  prouvé  qu'on  peut  rester  dans  la  voie  du  pro- 
grès,   tout    en    restant   clair,  sobre   et    mesuré.    »    C'était   donner   à 
l'œuvre  du  jeune  compositeur  l'approbation   officielle  la  plus  haute. 
Dès  ce  moment,  il  se  consacre  à  la  composition  avec  ardeur,  et  par  un 
travail  intensif  et  régulier  produit  chaque  année  une  œuvre  nouvelle. 
Il  se  mettait  à  sa  table  le  matin  de  très  bonne  heure,  et  travaillait 
encore    fort   avant   dans   la   soirée  ;    une  œuvre  à  peine  terminée,  il 
entreprenait  la  suivante.  «  Selon  mon  habitude,  je  n'avais  pas  voulu 
attendre  que  Manon  eût  un    sort  pour    tracasser  mou  éditeur  Hart- 
mann et  mettre    son  esprit  en  éveil  afin  de  me  trouver  un  nouveau 
sujet1.   »    Ce   personnage  a  joué  un    rôle    important  dans  la   vie  de 
Massenet.  Il  lui  cherchait  des  sujets  et  des  livrets.  Il  refusait  de  sa 
propre  autorité  ceux  qu'on  lui    offrait  et  qu'il  estimait  ne  pas  con- 
venir au  musicien.    «    Comme  on  me  proposait  un  joui'  d'écrire  une 
œuvre  lyrique  sur  la   Vie  de  Bohême  de  Murger,  Hartmann  prit  sur 
lui,  sans  me  consulter  en  aucune  manière,  de  refuser  ce  travail  2.  » 
Pour  lui  suggérer  d'écrire  un  opéra  sur  Werther,  l'éditeur  imagina 
de  le  conduire  de  Bayreuth,  où  ils  étaient  allés  ensemble,  à  Wetzlar, 
où  Gœthe  avait  conçu  son  roman  la  Souffrance  du  jeune  Werther;  ils 
virent  dans  les  brasseries  d'  «   émouvantes   scènes  »,  de  «  passion- 
nants  tableaux  ».    Hartmann  donna    à   Massenet  une    traduction    du 
livre  de  Gœthe  habillée  d'une  belle  reliure;  et  c'est  sans  doute  à  cet 
entraînement  que  nous   devons  le  «  drame  lyrique  »  dont  le  livret  a 
été  signé  par   Hartmann  en  même  temps  que   par  Ed.  Blau  et  Paul 
Milliet  :  c'était  justice. 

Longue  est  la  liste  des  œuvres  de  théâtre  de  Massenet  :  Don  César 
de  Bazan,  op.-com.  en  4  actes  (d'Ennery,  Dumanoir  et  Chantepie, 
1872);  —  le  Roi  de  Lahore,  opéra  en  5  actes  et  7  tableaux  (Louis 
Gallet,  1877);  —  Hérodiade,  opéra  en  4  actes  et  7  t.  (Paul  Milliet 
et  H.  Grémont,  1881);  —  Manon,  op.-com.  en  5  actes  et  6  t. 
(H.  Meilhac  et  Ch.  Gille,  1884);  —  Le  Cid,  opéra  en  4  actes  et 
10  t.,  1885).  <c  Je  me  souvins  tout  en  travaillant  (au  Cid)  que 
d'Ennery  m'avait  confié  quelque  temps  auparavant  un  livret  impor- 
tant et  que  j'y  avais  trouvé  au  5e  acte  une  situation  fort  émouvante. 
Si  cela  ne  m'avait  pas  paru  suffisant  pour  me  déterminer  à  écrire 
la  musique  de  ce  poème,  j'avais  le  grand  désir  de  conserver  cette 
situation.  Je  m'en  ouvris  au  célèbre  dramaturge  et  j'obtins  de  lui 
qu'il  consentît  à  me  donner  cette  scène  pour  intercaler  dans  le 
deuxième  acte  du  Cid.  D'Ennery  entra  ainsi  dans  notre  collaboration. 
Cette  scène  est  celle  où  Chimène  découvre  eu  Rodrigue  le  meurtrier 
de  son  père.  »  Et  cette  anecdote  souligne  l'adresse  et  le  savoir-faire 

1.  Mes  souvenirs,   1S48-11J12;  par  Massenet,  p.  150. 

2.  Ibid.,  p.  166. 


DA.    THOMAS    A   MASSENET  415 

de  Massenet.  —  Esclarmonde,  opéra  romanesque  (sic)  eu  3  actes  et 
8  t.,  dont  un  prologue  et  un  épilogue  (A.  Blanc  et  L.  de  Gramont, 
1889).  Cette  œuvre  fut  l'objet  de  vives  discussions  dans  la  presse  : 
Massenet  subissait,  disait-on,  l'influence  des  formules  wagnériennes  : 
et  en  effet,  dans  cette  nouvelle  partition,  il  avait  donné  une  importance 
plus  grande  à  l'orchestre,  et  adopté  le  leitmotiv  :  c'est  à  ce  propos 
que  E.  Reyer  lui  décocha  le  trait  que  nous  avons  cité.  Ch.  Malherbe, 
dans  sa  notice  sur  Esclarmonde,  défendit  son  auteur  :  «  Massenet  n'a 
pas  adopté  le  leitmotiv  sans  l'adapter  au  goût  français;  il  y  a  apporté 
une  sobriété  voulue,  une  mesure  presque  parfaite.  Au  lieu  de  multi- 
plier les  motifs,  il  les  réduit  au  nombre  strictement  nécessaire il 

ne  les    altère  jamais  assez  pour  qu'on  éprouve   quelque  peine  à  les 
reconnaître.  »  —  Le  Mage,  opéra  en  5  actes  et  6  t.  (J.  Richepin,  1891). 
— ■   Werther,   drame  lyrique  en  3    actes  et  4  t.  (Ed.  Blau,   P.  Milliet, 
G.  Hartmann,  d'après   Gœthe,  1893).  —  Le  critique  Ad.  Jullien  a  dit 
de  cette  œuvre  :   «    M.  Massenet  aura  prouvé  une  fois  de  plus,  par 
tant  de  mélodies  d'un  tour  si  personnel  et  de  scènes  ingénieusement 
traitées,  qu'il  est  bien  l'homme  des  ouvrages  de  demi-caractère  où  la 
fougue,    la    puissance    et  l'ampleur   sont   moins    essentielles  que    la 
tendresse  et  l'amour  mélancolique,  où  le  musicien  n'a  pas  à  trouver 
d'héroïques   accents,  de    grands   cris   de   passion   débordante,  où   la 
couleur  discrète  et  gracieuse  de  simples  mélodies  sufflt  à  traduire 
des  sentiments  modérés  ou  contenus  et  qu'il  est  beaucoup  plus  apte, 
en  somme,  à  la   peinture  des   épanchements    intimes    qu'à    celle  des 
exploits  chevaleresques   et  des  élans  religieux  l.  »   —  Le   Carillon, 
légende     mimée    et     dansée     en      1    acte      (Roddaz     et     Van     Dick, 
Vienne,  1892);   —  Thaïs,  comédie  lyrique  en  3  actes  et  7  t.  (Louis 
Gallet,  d'après  A.  France,  1894);  —   la  Navarraise,  épisode  lyrique 
en  2   actes  (Jules   Claretie  et  H.  Caïn,  1895)  (pièce  rapide,  brutale, 
mélodramatique,  qui  est  une  exception   dans  l'œuvre  de  Massenet)  ; 
—  Sapho,   pièce   lyrique  en  4  actes  (H.  Caïn  et  A.  Bernède,  1897), 
qui  peut  être  envisagée  comme  la  seconde  et  dernière  manifestation, 
après  la  Navarraise,  d'une  esthétique  vériste;  —  Cendrillon,  conte  de 
fées  en  4  actes  et  6  t.  (  H.  Caïn,  d'après  Perrault.   1899);   —  Grisé- 
lidis,  conte  lyrique,  3  actes  et  1  prol.  (A.  Silvestre  et  Eug.  Morand, 
1901);  —  Le  Jongleur  de  Notre-Dame,  miracle  (sic)  en  3  actes  (Mau- 
rice Lena,  1902);   —  Chérubin,   comédie  chantée  en    3  actes    (Fr.   de 
Croissel  et   H.   Caïn,    1905);   —   Ariane,  opéra    en  5  actes   (Catulle 
Mendès,   1906);   —   Thérèse,  drame  musical  en   2  actes  (J.  Claretie, 
1907);  Bacchus,  opéra  eu  4  actes  et  7  t.  (Catulle  Mendès,  1909Ï;  Don 
Quichotte,  comédie  héroïque  en  5  actes  (H.  Caïn,  d'après  Jacques  le 
Lorrain,  1910). 

Thérèse  est  l'histoire  d'une  jeune  femme  du  temps  de  la  Révolution 
qui,  mariée  à  un  girondin  et  gardant  au  fond  du  cœur  le  souvenir 
d'un  ami  royaliste,  cède  un  instant  à  l'amour  et  aux  souvenirs  de  sa 
jeunesse,  mais,  comme  la  Pauline  de  Corneille,  se  reprend  bientôt 
sans    avoir    cessé    d'être    honnête    et,    finalement,    suit    son    mari  à 

1.  Ad.  Jullien,  Musiciens  d'aujourd'hui,  2e  série. 


416  LES    SUCCESSEURS    DE   BERLIOZ 

l'échafaud.  La  situation  du  mari  accueillant  et  cachant  chez  lui  le 
royaliste  dont  il  a  été  lui  aussi  l'ami  d'enfance,  l'élévation  des  sen- 
timents chez  les  trois  personnages  donnent  à  ce  drame  une  certaine 
ressemblance  avec  Werther.  Thérèse  est  une  œuvre  de  charme,  de 
fine  et  pénétrante  expression  psychologique.  Le  côté  Révolution, 
émeute  et  sauvagerie  populaire  du  sujet  est  traité  sobrement,  à  l'aide 
de  quelques  touches  de  couleur  bien  placées,  sans  fracas  et  sans 
emploi  des  effets  faciles.  On  peut  citer  comme  particulièrement  émou- 
vante la  scène  où  André  Thorel,  le  mari,  avant  de  retourner  à  la 
politique  qui  le  réclame  et  dont  il  se  sent  menacé,  fait  ses  adieux  à 
sa  femme  : 

...  J'ai  deux  espérances  : 

Mourir  pour  mon  pays  ou  vivre  près  de  toi! 

et  le  duo  qu'accompagne  un  menuet  joué  sur  le  clavecin,  où  Armand 
de  Clerval  et  Thérèse  évoquent  les  souvenirs  de  leur  vie  passée. 

Don  Quichotte  est  un  admirable  sujet  de  drame  lyrique,  touchant  à 
tous  les  extrêmes  de  l'expression  et  invitant  le  compositeur  à  par- 
courir une  gamme  très  riche  de  sentiments,  de  faits  et  d'idées.  Le 
Chevalier  de  la  triste  figure  est  du  domaine  de  la  grande  comédie 
lyrique,  mêlée  de  généreux  élans  humanitaires  et  de  folie;  Sancho 
est  une  source  d'expression  bouffe;  Dulcinée,  type  de  personnage 
précieux  et  rococo,  suggère  l'idée  de  transposer  en  musique  l'art 
subtil  déployé  par  M.  Edmond  Rostand  dans  Cyrano  de  Bergerac; 
l'action  de  la  pièce,  avec  ses  épisodes  variés,  ses  brigands  chimé- 
riques comme  ceux  d'Harold  en  Italie,  est  une  épopée  spéciale, 
grandiose  et  burlesque;  et  la  couleur  espagnole  doit  régner  en  beau- 
coup de  tableaux,  pour  ne  pas  dire  dans  tous.  Les  qualités  que 
réclame  un  tel  sujet  se  trouvent  certainement  dans  l'opéra  de 
Massenet,  mais  à  petite  dose,  un  peu  pâles,  à  l'état  fragmentaire  et 
dispersé,  entachées  d'une  préoccupation  visible  de  plaire  à  l'aide  du 
morceau  détaché.  C'est  superficiel,  hâtif,  un  peu  maigre  et  trop 
facile.  Nulle  part  on  ne  trouve  ces  belles  constructions  de  la  poly- 
phonie vocale  dont  le  sujet  fournissait  tant  d'occasions  et  où  apparaît 
le  vrai  mérite  d'un  musicien.  Ici,  débute  un  chœur  en  style  fugué; 
mais,  après  quelques  mesures,  il  tourne  court;  là,  est  amorcé  un 
joli  trio;  mais  bientôt  il  s'évapore  et  laisse  l'oreille  déçue.  Les 
hors-d'œuvre  abondent  '.  il  y  a,  par  exemple,  une  sérénade  à  refrain 
et  à  roulades  que  chante  Dulcinée  à  sa  fenêtre  en  s'accompagnant 
sur  la  guitare,  taudis  que  tout  l'orchestre  se  tait;  parmi  les  entractes 
symphoniques,  il  y  a  un  duo  d'instruments  à  vent,  un  solo  de  concert 
pour  violoncelle.... 

A  ces  œuvres  de  théâtre,  il  faut  ajouter  une  production  sym- 
phonique  de  moindre  valeur,  qui  se  place  au  début  de  la  carrière 
de  Massenet;  encore  une  partie  était-elle  destinée  au  théâtre, 
comme  l'ouverture  et  la  musique  de  scène  de  Phèdre,  celle  des 
Erynnies.  Les  Suites  d'orchestre ,  les  Scènes  dramatiques ,  les 
Scènes  napolitaines  n'accroîtront  pas  la  gloire   du  maître.  Il  a  écrit, 


D  A.    THOMAS    A    MASSENET  41 7 

en  1881,  les  Scènes  alsaciennes  où  il  n'a  su  mettre  que  de  l'agrément 
et  pas  d'émotion  profonde  :  cette  Suite  en  4  parties  figure  cependant 
encore  assez  souvent  au  programme  des  concerts  dominicaux.  Enfin, 
il  faut  citer  pour  mémoire  nombre  de  compositions  pour  divers 
instruments  —  même  un  Concerto  pour  piano  —  et  plusieurs  cahiers 
de  mélodies  enveloppées  d'une  grâce  efféminée. 

Massenet  a  exercé  sur  son  temps,  par  ses  défauts  et  ses 
qualités,   une  influence   qui  n'a  pas  encore  cessé.  Il  a  fait 
école,     par    le    prestige    de   ses   succès,   plus   que  par  son 
enseignement  du  Conservatoire.  Il  avait  succédé,  en  1878, 
à  Fr.  Bazin,  comme  professeur  de  composition,  et  pendant 
dix-huit  ans  il   s'est  attaché  des   générations  de  disciples 
par  son  intelligence  musicale,  son  savoir-faire  de  compo- 
siteur, non   moins   que   par   son  amabilité  personnelle.  La 
grande    loi  de   la  musique,   du  moins   pour  la  plupart  des 
cœurs  sensibles,  c'est  le  charme;  non  pas  ce  charme   ron- 
ronnant, résultant  d'une  pensée  superficielle,  qui  se  pâme 
en  des  fadaises  vulgaires,  mais  ce  charme  qui   satisfait  la 
raison  artistique,  en  même  temps  qu'il  entraine  l'imagina- 
tion   et    rafraîchit    le    cœur.    Massenet    en    a  été,   dans  la 
plupart  de  ses  œuvres,  la  personnification.  «  C'est,  au  fond, 
du    Gounod,  a  dit  de  lui  M.   Saint-Saëns,  mais  condensé, 
raffiné    et    cristallisé   »,    et,    pourrait-on    ajouter,    un    peu 
superficiel  et  affecté. 


Bibliographie. 

Gh.  GoUNOD,  Mémoires  d'un  artiste  (autobiographie  s.  d.).  ■ —  G.  BEL' 
LAIGUE,  Gounod.  —  G.  Saixt-Saf.NS,  Portraits  et  souvenirs,  Paris,  1900. 
—  E.  REYER,  Notes  de  musique,  Paris,  1874.  —  H.  ImbERT,  Profils  de 
musiciens.  Nouveaux  profils  de  musiciens,  Paris,  1903,  Médaillons  contem- 
porains, Paris,  1908.  —  H.  Maréchal,  Home,  souvenirs  d'un  musicien 
(couronné  par  l'Acad.  franc.);  Paris,  souvenirs  d'un  musicien  (1907).  — 
Alf.  Bruneau,  la  Musique  française  moderne  (1897).  —  René  Martineau, 
Emm.  Chabrier,  Paris,  191(1.  —  Emm.  Ghabrier,  Lettre  à  Nanine,  voir 
aussi  les  lettres  inédites  d'E.  Ghabrier  publiées  dans  notre  Revue  musicale 
de  1905,  et  celles  publiées  dans  la  Revue  S.  I.  M.  de  1909  et  de  1911.  — 
Louis  SCHNEIDER,  Massenet,  Paris,  1908.  —  T.  HE  SoLENIÈRE.  Massenet. 
Paris,  1897.  —  OCTAVE  SÉRÉ,  Musiciens  français  d'aujourd'hui,  Paris, 
1915,  ouvrage  précieux  pour  la  biographie  et  la  bibliographie  des  contem- 
porains. —  M.  Emmanuel,  professeur  d'histoire  générale  de  la  musique 
au  Conservatoire  :  Eloge  funèbre  de  Bourgault-Ducoudray,  publication  du 
Monde  musical,  Paris,  1916.  —  ALBERT  SoUBIES,  Histoire  de  l'Opéra. 
comique,  et  VAlmanach   des  spectacles   (publication  annuelle  depuis  1874) 

Combahieu.  —  Musique,  III.  27 


CHAPITRE    XVI 
LES    CONTEMPORAINS    VIVANTS 


Difficultés  et  essai  d'un  groupement  rationnel  des  compositeurs  vivants. 

—  MM.  G.  Saint-Saëns,  Th.  Dubois,  Gh.-M.  Widor,  Paladilhe,  membres  de 
l'Institut,  etc....  —  Les  musiciens  qui  ont  reçu  l'enseignement  de  Massenet  : 
MM.  G.  Pierné,  X.  Leroux,  H.  Rabaud,  R.  Hahn,  P.  Vidal,  G.  Garraud,  etc. 

—  Néo-classiques  ou  néo-romantiques  :  MM.  G.  Hue,  G.  Erlanger, 
S.    Lazzari,    F.    Leborne,    R.    Laparra,    etc.    —    Quelques    prix    de    Rome 

juniores  :  MM.  Louis  Dumas,  Ph.  Gaubert,  M"°  Lili-Boulanger.  —  Nécro- 
logie :  Gabriel  Dupont.  —  Les  prix  de   Rome  de  1852  ù  1914. 


Nous  abordons  une  tache  nouvelle  et  plus  délicate  :  nous 
avons  à  nous  occuper  des  compositeurs  vivants.  La  plupart 
n'ont  pas  encore  parcouru  tout  leur  orbite;  ils  écriront  et 
produiront  encore;  leurs  futures  compositions  témoigne- 
ront peut-être  d'une  évolution  de  leur  esprit  et  de  leur 
manière  ;  elles  apporteront  des  éléments  d'appréciation 
sans  lesquels  il  ne  serait  pas  équitable  de  les  juger.  Pour 
Ceux-là  mêmes  qui  n'écriront  plus  ou  qui  n'écriront  que 
pour  se  répéter,  nous  sommes  trop  près  d'eux,  nous  ne  les 
voyons  ni  d'assez  haut  ni  d'assez  loin  pour  les  comprendre. 
Le  temps  est  le  collaborateur  indispensable  de  l'historien. 
Il  opère  sur  les  hommes  et  les  œuvres  un  travail  de  classi- 
fication et  de  clarification,  éliminant  ici,  rapprochant  là, 
constituant  les  matériaux  sur  lesquels  l'histoire  se  fonde. 
Voici  par  exemple  deux  courants  musicaux  qui  ont,  au 
moins  en  apparence,  des  caractères  opposés  comme  leurs 
origines,  et  témoignent  de  conceptions  artistiques  diffé- 
rentes, pour  ne  pas  dire  hostiles.  L'un  sera  suffisamment 
désigné   par  le  nom  de  M.  V.  d'Indy,  l'autre  par  celui  de 


LES    CONTEMPORAINS    VIVANTS  419 

M.  Cl.  Debussy.  Qu'y  a-t-il  dans  chacun  d'eux  de  profond, 
d'essentiel?  Quels  en  sont  les  éléments  fragiles  et  contin- 
gents,  les  éléments  permanents  et  solides?  Sont-ils  desti- 
nés, l'un  ou  l'autre,  l'un  et  l'autre,  à  exercer  une  influence 
réelle  sur  l'évolution  de  la  musique,  sur  les  mœurs  artis- 
tiques du  présent  et  celles  de  l'avenir?  Lequel  prévaudra? 
ou  bien  se  fondront-ils  et  constitueront-ils  un  peu  plus 
lard  une  force  commune,  comme  on  voit  de  nos  jours 
romantiques  et  classiques  réconciliés  et  réunis?  Voilà  des 
questions  qui  ne  peuvent  être  encore  abordées. 

Dans  son  Histoire  de  la  musique  contemporaine  jusqu'en 
1901,  M.   Hugo  Riemann,  qui  commet  d'ailleurs  quelques 
erreurs  graves   d'appréciation,  comme  celle  qui  consiste  à 
appeler   C.   Franck   «    un  successeur  de  Liszt  »,  n'exprime 
pour    le    mouvement    musical     de    la    dernière    partie    du 
xxc  siècle  en  France  que  des  vues  courtes  et  incomplètes  ; 
il  se  borne,  par  exemple,  à  citer  les  opéras   de  M.  Alfred 
Bruneau,   comme  une   «   tentative  pour  écrire  des  drames 
lyriques     sur     des     livrets     en     prose    ».    Plus    sage     est 
M.  E.  YVooldridge,  professeur  d'histoire  des  Beaux-Arts  à 
l'Université  d'Oxford  qui,  dans  sa  substantielle  Histoire  de 
la  musique  (1905),  renonce  à  étudier  les  productions  de  la 
fin  du  xixc  siècle,  comme  ne  pouvant  encore  donner  lieu  il 
un  jugement  impartial   et  définitif,  et  c'est  sous  forme  de 
prétérition   seulement  qu'il  désigne  J.  Brahms  et  Wagner 
eux-mêmes.  Nous  voudrions  cependant,  sans  imiter  l'absten- 
tion scrupuleuse  de   l'historien  britannique,  échapper  aux 
erreurs   et  aux   lacunes   du    musicographe    allemand   (dont 
l'ouvrage    au    surplus    mérite   plus    de    confiance  quand    il 
traite  des  musiciens  de   son  pays).  Et    il   nous    parait  que 
nous  pouvons  indiquer  les  œuvres  contemporaines  les  plus 
connues,  sans  prétendre  donner  la  liste  complète  des  œuvres 
de  chaque   compositeur   ni   même    celle   des   compositeurs 
eux-mêmes;    et  afin   d'éviter  des  jugements  téméraires   et 
des  classifications  sujettes  à  révision,  nous  bornera  exposer, 
souvent  d'après   les  musiciens  eux-mêmes,  surtout  d'après 
les   chefs  d'école,  leurs   conceptions  artistiques,  leurs  ten- 
dances,   leurs   affinités.  Nous  jetterons  quelque  clarté  sur 
l'état  présent  de  la  musique,  et  nous  apporterons,  en  tous 
Cas,  une  contribution  utile   à  l'histoire  définitive  et  encore 


420  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

lointaine  de  cette  période.  Nous  pourrons  cependant  nous 
permettre  d'indiquer  ici,  non  même  sans  quelque  prudente 
réserve,  que  le  présent  chapitre  réunit  des  compositeurs 
qui,  malgré  les  qualités  originales  de  quelques-uns,  appar- 
tiennent à  une  période  de  transition  ;  les  anciennes  riva- 
lités des  romantiques  et  des  classiques  de  la  période  de 
1830,  des  Cherubini  et  des  Berlioz,  se  sont  en  eux  apaisées 
et  tondues  pour  constituer  un  art  équilibré  qui  s'appuie 
sur  les  anciennes  traditions. 

—  Parmi  ces  musiciens,  il  en  est  un  dont  la  place  n'est 
pas  contestée  à  la  tète  de  l'art  contemporain,  et  qui  est 
entré  vivant  dans  la  gloire.  C'est  M.  Camille  Saint-Saëns. 
Sa  production  musicale  est  d'une  fécondité  extraordinaire; 
mais  il  est  vraisemblable,  bien  qu'il  n'ait  pas  fini  d'écrire, 
qu'elle  ne  s'accroîtra  maintenant  de  rien  d'essentiel  ni  de 
nouveau.  Nous  pouvons  donc  nous  arrêter  devant  elle 
comme  devant  un  monument  à  peu  près  achevé.  Le  diffi- 
cile sera  d'en  comprendre  l'ensemble  et  d'en  décrire  les 
diverses  parties  sans  en  oublier  aucune,  tant  l'œuvre  est 
considérable  et  complexe.  Essayons,  en  procédant  avec 
ordre. 

Il  conviendrait  d'abord,  et  il  serait  sans  doute  aisé  de 
faire  un  classement  parmi  les  œuvres  de  Saint-Saëns,  dont 
la  dernière,  au  moment  où  nous  écrivons  ces  lignes,  l'ora- 
torio The  promise  land,  a  été  exécutée  dans  la  cathédrale  de 
Glowcester,  13  septembre  1913,  et  ne  figure  pas  sur  le  cata- 
logue thématique  et  imprimé.  La  seule  difficulté  serait  de 
ne  rien  oublier.  Au  premier  rang,  on  mettrait  la  musique 
symphonique,  laquelle  fait  le  plus  grand  honneur  à  son 
inspiration,  à  son  courage,  à  son  désintéressement  artis- 
tique :  les  symphonies  en  mi  bémol  et  en  la  mineur,  et 
cette  symphonie  en  ut  mineur,  dédiée  à  la  mémoire  de 
Liszt,  dont  on  a  fait  le  plus  bel  éloge  que  puisse  ambi- 
tionner un  musicien,  quand  on  a  dit  qu'au  moment  où 
notre  sensualisme  inclinait  ses  préférences  vers  le  théâtre, 
elle  faisait  revivre  l'art  des  Mendelssohn,  des  Haydn,  des 
Mozart,  et  même  —  on  est  allé  jusque-là  !  — de  Beethoven. 
A  côté  de  ces  grandes  compositions,  on  placerait  le  qua- 
tuor en  si  bémol  et  le  quatuor  à  cordes,  le  septuor  avec 
trompette    et    les    deux    trios,    les    trois    concertos    et   les 


LES    CONTEMPORAINS    VIVANTS  421 

sonates  pour  violon,  —  le  brillant  Ruiulo  Capriccioso,  — 
l'admirable  sonate  et  les  deux  concertos  pour  violon- 
celle  

Au  second  rang,  —  avant  les  opéras  (Samson  excepté), 
—  on  classerait  ces  brillants  Poèmes  sy  m  phoniques  où 
Saint-Saëns  a  montré,  avec  une  originalité  à  la  fois  hardie 
et  pleine  de  goût,  un  sens  de  la  couleur,  un  esprit  et  une 
adresse  rares,  une  science  très  nette,  très  sobre  et  très 
française  de  la  composition  :  la  Danse  Macabre,  où  il  s'est 
mis  tout  entier;  Phaëton,  la  Jeunesse  d'Hercule,  le  Rouet 
d'Omphale,  le  Déluge.  —  La  série  des  opéras  viendrait 
en  troisième  lieu,  avec  Samson  et  Dalila  en  tète  et  l'aimable 
Javotte  pour  finir  :  entre  ces  extrêmes,  la  Princesse  jaune, 
Etienne  Marcel,  Henri  VIII,  Proserpine,  Ascanio,  les  Bar- 
bares. P/iri/né,  Déjaniré,  Parisatis,  l'Ancêtre Au-des- 
sous, le  recueil  des  Quarante  mélodies,  l'orientalisme  des 
Mélodies  persanes;  —  et  enfin,  au  dernier  rang  qui  serait 
encore  un  rang  d'honneur,  les  concertos  pour  piano  et 
d'abord  l'admirable  concerto  en  ut  mineur,  les  fantaisies 
de  dimensions  inégales  qu'on  ne  pourrait  dénombrer  sans 
faire  un  catalogue  de  plusieurs  pages.  —  A  part,  il  y  aurait 
la  musique  religieuse  qui  semble  d'abord  être  le  domaine 
où  Saint-Saëns  devait  tenir  le  sceptre  :  X Oratorio  de  Noël, 
la  Messe  solennelle,  la  Messe  de  Requiem,  les  Motets  au 
Saint-Sacrement,  les  Motets  à  la  Viemc.  Les  œuvres  de 
faible  envergure  où  se  joue  un  fugitif  caprice  réaliste  ou 
comique,  sont  aussi  intéressantes  que  les  autres  pour  qui 
veut  connaître  l'homme.  La  scène  du  Svnocle.  dans 
Henri  VIII,  n'est  pas  un  «  document  »  plus  instructif  que 
cette  page  de  Javotte  où  les  trombones  chantent  avec 
majesté  :  Brigadier,  répondit  Pandore,  brigadier,  cous 
avez,  raison;  et  la  symphonie  en  ut  mineur  ne  doit  pas 
faire  oublier  des  pièces  comme  cette  Rhapsodie  d'Auvergne 
qui  se  termine,  pour  parler  comme  l'auteur  des  ïambes, 
par  une  manière  de  chahut.  Il  v  a  de  tout  dans  un  tel 
bagage  :  des  toiles  de  maître,  des  tableautins,  des  albums, 
de  la  pacotille.  On  est  un  peu  déconcerté  par  cet  éparpil- 
lement  d'un  talent  plus  développé  en  surface  qu'en  profon- 
deur. Dites,  la  jeune  belle,  où  voulez-cous  aller?  Le 
compositeur  semble.  à   chaque  instant,  interroger  ainsi  la 


422  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

critique  ;  et  il  va,  aussi  bien  dans  le  char  de  Phaëton  ou 
dans  le  carrosse  de  Mab,  que  dans  les  berlines  de  jadis.  Il 
est  tantôt  du  cortège  d'Apollon,  tantôt  du  cortège  de 
Dionysos.  Il  est  tour  à  tour  dans  le  sillage  de  Mozart  et  de 
Rosellen,  de  Mendelssohu,  de  Thalberg,  de  Meyerbeer,  de 
dix  autres  maîtres  dont  il  devient  l'égal  ou  dontil  approche, 
par  divertissement.  Il  n'a  pas  de  formule  très  personnelle. 
C'est  un  Protée  qui  se  métamorphose  pour  s'amuser,  un 
oriental  de  Paris  qui  a  des  caprices  de  femmes,  un  brillant 
éclectique  faisant  un  peu  de  tout,  à  la  française,  produisant 
de  la  musique  par  fragments  et  petites  touches  et  voyant 
dans  la  vie  une  chasse  de  Pan  perpétuelle  où  il  glane,  au 
hasard  des  rencontres,  des  poignées  de  curiosités  :  le  ver- 
tige d'un  fumeur  d'opium,  la  ligne  gracieuse  d'un  cygne 
sur  l'eau  calme,  un  effet  de  lointain  en  vue  de  la  côte  afri- 
caine, une  danse  populaire,  un  brillant  morceau  pianistique, 
les  cloches  de  las  Palmas...  tout  cela  sans  concentration 
de  caractère  ni  dessein  suivi,  avec  des  tentatives  intermit- 
tentes, pas  toujours  couronnées  de  succès,  pour  atteindre 
à  la  grande  composition  héroïque  et  dramatique.  Il  est  aux 
antipodes  de  la  méthode  volontaire  de  R.  Wagner  qui 
bâtit  son  idéal  d'art  avec  d'énormes  théories  critiques, 
commence  par  dire,  en  frappant  la  table  de  son  poing  :  «  Je 
donnerai  un  théâtre  à  mon  pays  »,  et  qui.  avant  d'écrire 
sa  Tétralogie,  fait  de  l'hydrothérapie,  se  soumet  à  un 
régime  pour  avoir  la  santé  requise,  et  entre  enfin  dans  sa 
formidable  besogne  avec  la  patience  d'un  bœuf  géant  qui 
aurait  à  labourer  un  espace  de  trente  kilomètres  carrés. 
Aussi  bien,  sa  musique  est  le  contraire  de  celle  de  Berlioz. 
Saint-Saëns  est  inconstant  et  sceptique;  il  lui  faut  de 
l'imprévu.  Il  prend  ses  ébats  dans  la  musique,  comme  le 
Silvain  de  la  Légende  des  siècles  lâché  en  pleine  Arcadie 
de  printemps. 

L'analyse  de  quelques-unes  de  ses  compositions  éclai- 
rera ces  observations  un  peu  complexes  et  qui  semblent 
parfois  contradictoires.  Sa  lce  Symphonie  (op.  2)  est  une 
œuvre  claire,  agréable  à  l'oreille,  d'un  intérêt  moyen  mais 
soutenu;  elle  est  comme  pénétrée  d'une  résonance  de  la 
musique  de  Beethoven  et  de  Mendelssohu.  Le  formalisme 
d'un  tel   art  a  pour   caractéristique  de   rester  simple   sans 


LES    CONTEMPORAINS   VIVANTS  423 

déchoir  dans  la  banalité.  Il  ne  laisse  deviner  aucun  de 
ces  dessous  de  passion,  de  volonté  enthousiaste,  de  vie 
intérieure  en  un  mot.  qu'on  aime  ;i  croire  inséparables  de 
la  grande  musique.  La  phrase  de  l'adagio  a  beaucoup 
d'ampleur,  mais  une  expression  un  peu  factice.  Une  expo- 
sition de  fugue  est  placée  dans  le  final  ;  le  soin  apporté 
à  la  construction  et  au  développement  est  partout  visible. 
On  a  l'impression  qu'au  lieu  de  faire  corps  avec  l'émotion 
du  compositeur,  la  technique  semble  s'être  détachée  du 
sentiment  pour  s'organiser  à  part  et  constituer  un  jeu  qui 
se  suffit  à  lui-même;  elle  est  un  but,  et  non  un  moyen. 
Ces  observations  s'appliquent  à  la  2e  Symphonie,  œuvre 
sage  et  charmante,  bien  équilibrée,  de  passion  peu  pro- 
fonde et  de  fantaisie  discrète,  toute  de  verve  et  d'élégance 
dans  l'usage  de  la  technique,  un  peu  courte,  et  où  des 
réminiscences  diverses  font  corps  avec  la  pensée  person- 
nelle d'un  artiste  sûr  de  sa  main.  Elle  débute  par  des  for- 
mules d'accords,  des  arpèges,  de  brèves  idées  mélodiques; 
le  hautbois,  la  clarinette,  le  premier  violon-solo  ébauchent 
des  commencements  qui  ressemblent  à  des  essais  de  plume 
ou  à  des  improvisations  de  pianiste  prenant  contact  avec 
son  instrument;  elle  prend  bientôt  la  forme  d'un  «  appas- 
sionato  »  fugué  dont  le  caractère  résolu  reparaîti'a  dans  le 
début  du  scherzo  ;  son  principal  intérêt  est  dans  la  con- 
struction en  contrepoint  et  dans  le  développement  du 
thème,  d'expression  moyenne.  L'adagio  est  une  sorte  de 
canzonetta  pleine  de  grâce  et  d'allure  mendelssohnienne. 
Un  sourire  de  tendresse  éclaire  ici  la  composition.  Dans  le 
scherzo,  dont  le  trio  en  syncopes,  nasillé  par  le  hautbois, 
est  la  partie  la  plus  séduisante,  et  dans  le  presto  final, 
régnent  le  formalisme  aimable,  la  verve  de  Haydn.  En  son 
ensemble,  l'œuvre  est  toute  classique;  c'est  un  beau 
spécimen   de  musique  purement  musicale. 

La  3e  Symphonie  avec  orgue,  en  ut  mineur  (op.  78),  a 
plus  d'ampleur;  c'est  une  des  œuvres  maîtresses  du  com- 
positeur, la  plus  belle  peut-être,  certainement  une  de  celles 
qui  font  le  plus  d'honneur  à  l'art  français.  On  aime  à 
traiter  les  compositions  de  ce  genre  comme  des  documents 
psychologiques,  et  à  y  voir  une  image  des  passions  qui 
ont  pu  traverser,  exalter,  pousser  à  une  sorte  d'irrésistible 


424 


LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 


confession  l'âme  d'un  artiste.  Nous  avons  usé  et  même 
abusé  de  cette  méthode  à  propos  de  Beethoven.  Ici,  ce 
serait  difficile;  cette  3e  symphonie  un  peu  austère,  mais  si 
riche  de  formes  et  si  pleine,  est  un  monument  de  musique 
pure  où  triomphe  le  génie  de  l'architecte  sonore.  Après 
une  introduction  lente  de  quelques  mesures,  est  posé  ce 
motif  générateur  (mouvement  vif)  : 


#-# 


}}J*tj**l 


isfiJ-Ë 


4-é 


+** 


De  quel  sentiment  est-il  expressif?  D'aucun,  semble-t-il 
(et  cela  même  serait  un  document  sur  la  psychologie  du 
compositeur,  sinon  sur  celle  de  l'homme);  on  n'y  peut 
voir  qu'un  trait  de  fantaisie  légèrement  paradoxale.  Un 
tel  langage  d'allure  un  peu  maussade  et  bougonne,  où 
chaque  note  est  répétée  avec  "une  sorte  d'impatience,  ne 
paraîtrait  nullement  déplacé  dans  une  scène  d'opéra- 
bouffe;  et  ceci  ne  rabaisse  en  rien,  au  contraire!  l'art  con- 
sommé qui,  d'une  formule  assez  sèche,  fait  sortir  un 
monde  organisé.  Ce  motif  fait  contraste  avec  la  partie 
lente  du  poème  où  règne  une  sorte  de  recueillement  reli- 
gieux. Il  donne  une  forme  cyclique  à  toute  la  symphonie, 
car  il  détermine  quelques  parties  essentielles.  On  le 
retrouve  plus  ou  moins  renversé,  dans   le  second  allegro  : 


Il  réparait  simplifié  dans  le  fugato 


LES    CONTEMPORAINS    VIVANTS  425 

Il  v  a  bien  de  brefs  épisodes  et  un  grandiose  adagio 
dont  le  cantabile  a  plus  de  prise  sur  la  sensibilité  de 
l'auditeur  et  plus  d'agrément  pour  l'oreille  commune  : 
mais  là  aussi  apparaît  la  tendance  fondamentale  à  la 
musique  pure,  celle  qui  ne  signifie  rien,  qu'elle-même.  Se 
mouvoir  librement,  avec  une  fantaisie  très  réfléchie  dans 
le  monde  de  la  mélodie  et  du  rythme,  faire  large  et  grand, 
construire  le  contrepoint  en  joignant  la  netteté  et  l'élé- 
gance à  la  variété  des  formes,  être  en  un  mot  un  ouvrier 
d'art  poussant  aussi  loin  que  possible  l'excellence  du  tra- 
vail, tel  est  le  but  qui  semble  avoir  été  cherché  et  qui  est 
atteint  dans  cette  symphonie. 

Par  l'élévation  de  la  pensée,  l'ampleur  des  développe- 
ments, la  solidité  de  la  facture,  la  beauté  de  la  technique, 
elle  fait  revivre  quelque  chose  du  grand  art  beethovenien. 
Par  l'emploi  de  puissances  sonores  accumulées  (orgue  et 
piano  ajoutés  à  l'orchestre)  et  surtout  par  le  traitement 
des  cuivres  qui,  dans  la  dernière  partie,  se  déchaînent 
souvent  avec  éclat,  elle  ne  semble  pas  étrangère  à 
l'influence  de  Berlioz.  J'oserai  dire  que  c'est  une  sym- 
phonie fantastique.  Pour  mériter  ce  titre,  une  composi- 
tion n'est  pas  nécessairement  incohérente  et  baroque! 

Le  Quatuor  à  cordes,  op.  112,  est  d'un  style  fort  bien 
approprié  au  caractère  du  quatuor,  moins  l'émotion  et  la 
grâce  aimable  qui  conviennent  à  ce  genre  de  composition 
créé  pour  le  salon.  C'est  une  œuvre  abstraite,  de  valeur 
toute  technique.  Le  thème  initial  du  2e  mouvement,  d'où 
l'oreille  dégage  une  formule  en  dorien  (antique),  semble 
être  une  déformation  de  la  séquence  grégorienne  Diesirœ, 
dies  Ma,  ce  qui  n'est  pas  de  nature  à  l'éclairer  d'un  sou- 
rire de  joie.  Le  Quatuor  pour  piano,  violon,  alto  et  violon- 
celle, op.  41,  a  un  allegretto  initial  d'allure  fort  agréable, 
mais  est  conçu  dans  le  même  esprit;  l'andante  maestoso 
n'est  qu'un  jeu  de  forme  et  un  exercice  de  construction 
d'ailleurs  digne  de  Bach;  dans  les  deux  allégros  qui 
suivent,  —  l'un  avec  son  thème  volontaire  et  un  peu 
maussade  qui  ne  messiérait  pas  à  un  opéra-boufïe,  l'autre 
bien  imité  de  Haydn,  —  je  ne  vois  que  pur  badinage.  On 
peut  en  dire  autant  du  Trio,  op.  92.  L'Allégretto  et  l'allégro 
à  5  temps  ont  une  grâce  classique,  parfois  un  peu  de  gêne, 


426  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

mais  semblent  être  une  gageure  de  virtuose  plus  qu'une 
forme  adéquate  à  une  émotion  réelle.  Dans  le  Quintette, 
op.  14  (cordes  et  piano),  le  premier  mouvement  (allegro 
maestoso)  est  très  beau  :  dramatique,  plein  de  sentiment, 
de  recueillement  grave,  digne  du  premier  mouvement  du 
quintette  de  Schumann;  le  reste  est  inégal,  d'une  diversité 
de  style  qui  ne  laisse  pas  voir  l'unité  de  l'inspiration.  Le 
dernier  allegro  débute  par  une  exposition  de  fugue  par  les 
cordes  (le  piano  compte  58  mesures);  puis,  chant  à  l'unis- 
son des  deux  violons,  pendant  que  l'alto  esquisse  des 
figures  légères,  que  le  violoncelle  tient  des  rondes,  et  que 
le  piano  arpège  des  accords  :  tous  les  styles!  Cette  variété 
est  sans  doute  voulue  et  fait  honneur  à  la  fantaisie  du  com- 
positeur. Un  esthéticien  viennois  (Hanslick),  connu  pour 
la  sécheresse  de  sa  doctrine  et  pour  son  opposition  à 
Wagner,  a  dit  que  la  musique  était  un  jeu  à' arabesques 
sonores,  rien  de  plus;  et  un  philosophe  (Herbart),  n'admi- 
rant dans  un  poème  que  la  forme,  sans  attacher  d'impor- 
tance au  contenu  de  cette  forme,  a  prétendu  nous  faire 
accepter  ceci  comme  un  axiome  :  «  Un  chef-d'œuvre  d'art 
est  comme  un  temple;  sa  beauté  n'a  rien  à  attendre  des 
meubles  qu'on  mettra  dedans.  »  De  tels  paradoxes  pour- 
raient demander  un  essai  de  justification  aux  compositions 
dont  nous  venons  de  parler;  ni  la  musique  de  Beethoven, 
ni  celle  de  Berlioz  ne  permettent  de  les  accepter. 

M.  C.  Saint-Saèns  a  exposé  quelques-unes  de  ses  idées  sur  le 
théâtre  dans  un  article  de  la  Revue  de  Paris  du  15  août  1909.  11  y 
montre  avec  beaucoup  de  raison  que  les  sujets  historiques  sont  aussi 
favorables  que  les  sujets  légendaires  au  drame  lyrique  :  «  La  légende, 
au  point  de  vue  du  drame  lyrique,  offre  un  avantage  :  le  merveilleux; 
pour  le  reste,  on  y  trouverait  plutôt  des  inconvénients.  Des  person- 
nages qui  n'ont  jamais  existé,  à  l'existence  desquels  on  ne  croit  plus, 
peuvent-ils  être  intéressants  par  eux-mêmes?  Ils  ne  soutiennent  pas, 
comme  on  s'imagine,  la  musique  et  la  poésie  :  c'est  la  poésie  et  la 
musique,  au  contraire,  qui  leur  donnent  la  vie.  Supporterait-on  les 
interminables  discours  du  triste  Wotan,  sans  la  merveilleuse  musique 
dont  ils  sont  accompagnés  ?  Orphée  pleurant  Eurydice  vous  touche- 
rait-il autant,  si  Gluck,  dès  les  premières  notes,  n'avait  su  nous 
captiver?  Que  seraient,  sans  Mozart,  les  marionnettes  de  la  Flûte 
enchantée?...  Laissez  donc  les  musiciens  choisir  leurs  sujets  d'opéra 
et  la  forme  même  de  leurs  opéras,  à  leur  fantaisie  et  suivant  leur  tem- 
pérament. Que  de  jeunes  talents  se  perdent,  à  notre  époque,   parce 


LES    CONTEMPORAINS    VIVANTS  427 

qu'au  lieu  d'obéir  à  leur  nature,  ils  se  croient  obligés  d'obéir  à  un 
mot  d'ordre  !  »  Et  de  fait,  il  a  pratiqué  lui-même  cet  éclectisme 
supérieur.  La  Princesse  jaune  est  une  historiette  japonaise,  «  piécette 
de  paravent  à  très  modeste  invention  dramatique  ».  Samson  et  Dalila. 
oratorio  autant  qu'opéra,  tiré  de  la  Bible.  Le  Timbre  d'argent  est  un 
sujet  fantastique;  Etienne  Marcel,  Henri  VIII,  les  Barbares  sont  des 
drames  historiques,  Déjanire,  Phiyné,  Hélène,  Antigone,  Andro- 
maque  nous  transportent  dans  l'antiquité  grecque.  Ce  que  M.  Saint- 
Saëns  repousse,  c'est  le  fétichisme  des  formules,  c'est  l'intolérance 
des  petites  chapelles  et  de  certaines  écoles.  Est-il  question  de  la 
rénovation  du  drame  lyrique,  de  sa  libération  des  formes  surannées? 
Il  demande  qu'on  ne  sorte  pas  d'un  <c  esclavage  pour  tomber  dans 
un  autre  »;  il  veut  que  le  compositeur  «  puisse  écrire  même  un  air, 
fût-il  à  roulades  et  à  cocoies,  comme  celui  de  la  Reine  de  la  nuit, 
dans  la  Flûte  enchantée,  s'il  est,  comme  lui,  un  chef-d'œuvre  :  c'est 
une  chose  fort  difficile  à  faire  qu'un  bel  air,  fort  difficile  à  chanter. 
On  arrive  aisément,  dans  ce  genre,  au  poncif  et  à  la  formule  ;  mais 
croyez-vous  qu'on  n'y  arrive  pas  aussi  dans  le  genre  déclamé?  » 
[Portraits  et  Souvenirs,  p.  240.)  S'agit-il  de  la  question  vers  ou  prose, 
soulevée  par  le  dernier  opéra  de  M.  Alf.  Bruneau?  Saint-Saëns,  après 
avoir  déclaré  que  la  carrure  du  vers  s'adapte  à  celle  de  la  phrase 
musicale  et  montré  par  des  exemples  que  la  répétition,  pour  qui  sait 
l'employer  avec  discernement,  ajoute  de  la  force  et  non  de  la  mono- 
tonie, évite  les  solutions  absolues  :  «  Que  conclure  de  tout  ceci?  ce 
que  l'on  voudra.  Pour  moi,  le  vers  n'est  pas  une  entrave:  et,  si  l'on 
veut  autre  chose,  il  faudra  toujours  que  ce  quelque  chose  lui  res- 
semble de  près  ou  de  loin.  »  (Ibid,  p.  248.)  Wagner  est-il,  au  début 
de  sa  carrière,  en  butte  à  des  «  philistins  »,  Saint-Saëns  le  défend 
avec  énergie;  mais  il  refuse  de  s'enrôler  dans  la  phalange  des 
wagnériens  quand  même.  Il  veut  «  conserver  sa  liberté  »,  admirer 
dans  l'œuvre  du  compositeur  allemand  ce  qui  lui  plait  et  a  ne  pas 
admirer  le  reste  »  ;  il  revendique  le  droit  de  «  trouver  long  ce  qui 
est  long,  discordant  ce  qui  est  discordant,  absurde  ce  qui  est  absurde  ». 
Et  quand  on  l'accuse  de  renier  Wagner  après  l'avoir  étudié  et  en 
avoir  profité,  il  réplique  «  non  seulement  je  ne  le  renie  pas,  mais  je 
me  fais  gloire  de  l'avoir  étudié  et  d'en  avoir  profité,  comme  c'était 
mon  droit  et  mon  devoir;  j'en  ai  fait  autant  avec  Sébastien  Bach,  avec 
Haydn,  Beethoven,  Mozart,  et  tous  les  maîtres  de  toutes  les  écoles. 
Je  ne  me  crois  pas  obligé  pour  cela  de  dire  de  chacun  d'eux  que  lui 
seul  est  Dieu  et  que  je  suis  son  prophète.  Au  fond,  ce  n'est  ni  Bach, 
ni  Beethoven,  ni  Wagner  que  j'aime,  c'est  l'art.  Je  suis  un  éclectique.  » 
[Harmonie  et  mélodie,  Introduct.,  passim.)  Dans  l'énumération  des 
maîtres  auxquels  il  avoue  avoir  emprunté  quelque  chose,  il  en  oublie 
ici  un  à  qui  il  doit  une  reconnaissance  spéciale,  c'est  Liszt,  dont  on 
peut  le  rapprocher  pour  bien  des  raisons  :  mais  il  lui  a  porté  le 
tribut  de  son  admiration  et  de  sa  reconnaissance  dans  un  autre 
ouvrage  [Portraits  et  Souvenii's).  Il  loue  surtout  en  Liszt  le  génie 
représentatif  de  l'âme  magyare.  Il  recommande  à  nos  jeunes  musi- 
ciens de    rester   français.  «  Le  public,   quand   il   est  naïf  et  sincère, 


428  LES    SUCCESSEURS    nP    BERLIOZ 

n'aime  que  l'art  de  son  temps  et  de  son  pays,  par  la  raison  bien 
simple  qu  il  n'en  saurait  comprendre  d'autre.  Le  goût  de  l'art  ancien, 
de  l'art  exotique,  sont  des  goûts  d'érudit  et  de  raffiné,  et  c'est  pour 
paraître  érudit  et  raffiné  que  le  gros  public  s'est  mis  à  s  empêtrer 
dans  l'antique  et  dans  l'exotique.  » 

On  qualifie  souvent  M.  C.  Saint-Saêns  de  néo-classique.  Sa  per- 
sonnalité est  trop  complexe  pour  pouvoir  être  caractérisée  d'un  mot. 
L'épithète  de  néo-classique  conviendrait  sans  doute  à  sa  musique  de 
chambre  et  à  ses  symphonies;  mais  celle  de  romantique  est  com- 
mandée par  le  caractère  de  ses  poèmes  symphoniques.  Ses  opéras 
appartiennent  à  l'école  moderne  par  la  souplesse  du  style  el  des 
combinaisons  harmoniques,  le  souci  du  livret,  le  rôle  toujours  actif 
de  l'orchestre  et  l'emploi  fréquent  de  thèmes  caractéristiques;  ils 
appartiennent  au  contraire  à  l'école  traditionnelle  par  le  respect  de 
la  grammaire  musicale,  par  l'importance  donnée  au  chant,  par  la 
libre  reprise  de  certaines  paroles  toutes  les  fois  que  cette  reprise 
est  utile  à  la  construction  mélodique,  par  les  ballets  qu'il  y  a  intro- 
duits et  qui  sont  une  concession  à  de  vieux  usages. 

—  M.  Théodore  Dubois,  contemporain  de  M.  Saint- 
Saëns,  est  le  représentant  é-minent  de  l'école  traditionnelle. 
Dans  le  domaine  de  la  musique,  comme  partout  où  s'élabore 
le  devenir  du  progrès,  il  y  a  des  forces  révolutionnaires  et 
des  forces  conservatrices,  faisant  un  équilibre  instable; 
M.  Th.  Dubois,  par  son  enseignement  et  par  son  exemple, 
est  une  force  conservatrice.  —  Nous  demandons  a  une 
œuvre  musicale  deux  qualités  essentielles  :  d'abord  d'être 
faite,  c'est-à-dire  construite,  et  sur  ce  point  M.  Th.  Dubois 
peut  servir  de  modèle  à  tous  les  jeunes  musiciens.  Le 
maintien  des  cadres  classiques  dans  lesquels  il  aime  à 
distribuer  sa  pensée,  la  correction  de  son  style,  son 
orchestre  bien  étage,  sans  surcharge,  donnent  l'impression 
de  sécurité  qu'on  éprouve  devant  un  édifice  aux  propor- 
tions harmonieuses,  qu'on  sent  très  solide  sur  sa  base.  La 
musique  en  second  lieu  doit  être  expressive,  il  faut  qu'elle 
traduise  une  émotion,  et  c'est  la  que  s'annonce  la  person- 
nalité du  compositeur,  sans  qu'on  puisse  lui  indiquer  de 
règles  à  observer  :  c'est  le  tempérament,  le  nescio  quid.  le 
«  démoniaque  »  qui  agit  Si  l'œuvre  de  M.  Th.  Dubois 
(plus  de  200  pièces)  comprend  des  compositions  de  valeur 
ordinaire,  il  en  est  plusieurs  qui  nous  paraissent  destinées 
à  survivre  et  à  prendre  une  bonne  place  dans  l'école 
française.  Telles   ses  Etudes  virgiliennes ,  dignes  de  l'eu- 


LES    CONTEMPORAINS    VIVANTS  429 

rythmie  et  de  la  netteté  antiques,  son  Trio  en  ut  mineur 
dont  certaines  pages  pourraient  être  signées  par  Mendels- 
sohn,  son  Quatuor  à  cordes  en  mi  b,  son  DLvtuor,  sa  Sym- 
phonie française  qui  est  un  hommage  ému  rendu  à  notre 
pays  :  œuvre  variée,  complexe,  d'une  tenue  toute  clas- 
sique. Le  largo  du  début,  grave  et  solennel,  semble  la 
musique  de  ce  culte  dû  à  une  grande  patrie.  C'est  un 
peuple  d'action  et  d'initiative  que  caractérise  ensuite 
l'allégro  qui  suit  immédiatement.  Mais  avec  la  deuxième 
partie  nous  voici  soudain  transportés  dans  les  aimables 
campagnes  de  France;  un  thème  populaire,  modulé  infini- 
ment, et  toujours  en  demi-teinte,  par  les  bois,  par  les 
cordes,  puis  l'orchestre  entier  auquel  se  mêlent,  vers  la 
fin,  les  notes  claires  du  célesta,  le  tout  sur  un  fond  harmo- 
nique d'une  transparence  et  d'une  douceur  exquises,  crée 
le  plus  charmant  tableau  pastoral  qu'il  soit  possible  d'ima- 
giner. La  simplicité  de  l'expression  n'en  est  pas  une  des 
moindres  qualités.  A  cette  délicieuse  rêverie  succède  un 
spirituel  schcrzando  —  de  moins  d'intérêt  cependant;  — 
enfin  la  symphonie  se  termine  par  une  sorte  d'apothéose 
enthousiaste,  concentrant  l'idée  de  la  patrie  autour  d'un 
fragment  de  la  Marseillaise  et  rappelant  passagèrement 
ainsi  le  motif  essentiel  de  la  première  partie. 

M.  Th.  Dubois  est  né  à  Rosney  (Marne)  en  1837.  Après  avoir  fait 
ses  études  musicales  au  Conservatoire,  où  il  obtint  toutes  les 
récompenses  que  peut  souhaiter  un  brillant  élève,  depuis  la  classe 
de  piano  de  Marmontel  jusqu'à  celle  de  composition  d'A.  Thomas, 
le  grand  prix  de  Rome  lui  fut  décerné  en  1861.  A  son  retour  d'Italie, 
il  est  nommé  maître  de  chapelle  de  Sainte-Clotilde,  puis  organiste 
de  la  Madeleine.  Il  est  désigné  comme  professeur  d'harmonie,  puis 
de  composition  au  Conservatoire.  Il  entre  à  l'Institut  en  1894  et 
succède,  en  1896,  à  son  maître  et  ami  A.  Thomas  comme  directeur 
du  Conservatoire;  il  reste  à  la  tête  de  cet  établissement  jus- 
qu'en 1905,  et  pendant  ces  dix  ans,  y  fait  preuve  d'une  indépendance 
de  caractère,  d'une  application  à  ses  fonctions,  d'un  dévouement  à 
l'art,  d'un  haut  esprit  de  justice  qui  lui  concilient  l'estime  et  la 
confiance  de  tous.  Sa  vie  est  celle  d'un  homme  d'honneur,  dejtravail 
et  de  devoir.  Dans  son  œuvre  si  considérable  où  tous  les'genres^de 
composition  musicale  sont  représentés,  nous  citerons  encore  :  parmi 
les  oratorios,  les  Sept  paroles  du  Christ,  le  Paradis  perdu;  parmi]les 
opéras-comiques,  Xavières,  qui  est  une  pièce  de  réalisme  mitigé 
où    abondent    les   idées   mélodiques    (la    chanson    de  saint    François 


430  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

d'Assise,  celle  de  la  grive,  la  bourrée  d'Auvergne  sonl  traitées  de 
manière  délicate);  parmi  les  opéras,  Aben-Hamet  (1884),  Fritiof 
(1892),  le  ballet  de  la  Farandole  (1883);  enfin,  un  grand  nombre  de 
compositions  de  musique  de  chambre. 

—  Nous  rapprocherons  de  M.  Th.  Dubois  l'actuel  secrétaire 
perpétuel  de  l'Académie  des  Beaux-Arts,  M.  Gh.-M.  Winou 
(1845),  titulaire  des  magnifiques  orgues  de  Saint-Sulpice 
depuis  1869;  il  a  abordé  tous  les  genres;  on  a  de  lui 
3  symphonies  dont  une  avec  orgue,  plusieurs  œuvres  de 
musique  de  chambre,  un  grand  nombre  de  pièces  de  piano 
et  de  mélodies,  une  Sérénade  pour  piano,  flûte,  violon, 
violoncelle  et  harmonium,  pièce  très  connue  et  charmante, 
un  ballet  la  Korrigane,  qui  est  au  répertoire  courant  de 
l'Opéra,  huit  sonates  pour  orgue  intitulées  symphonies,  etc. 
Il  a  donné  à  l'Opéra-Comique  Maître  Ambros,  drame  lyrique 
en  4  actes  et  5  tableaux,  livret  de  Fr.  Goppée  et  A.  Dor- 
chain   (1886),   et   les  Pêcheurs  de  Saint-Jean. 

Cette  dernière  œuvre  (4  actes,  1905,  paroles  de  Henri 
Caïn)  a  pour  sous-titre  «  Scènes  de  la  vie  maritime  ». 
M.  Widor  s'y  est  moins  appliqué  à  peindre  des  idylles 
(baptêmes  de  barques,  pèches,  orages,  etc.)  qu'à  écrire 
un  grand  opéra.  Un  mouvement  endiablé  (surtout  dans 
l'ouverture  et  le  premier  acte),  un  très  solide  talent  de 
compositeur  qui  sait  construire  et  phrascr  le  morceau, 
quelques  souvenirs  de  Wagner  (ce  qui  est  piquant  chez  un 
anti-wagnérien),  une  certaine  violence  mélodique,  un  peu 
de  fracas  à  la  Rossini,  risquant  de  prêter  a  d'humbles 
pêcheurs  le  même  langage  qu'aux  acteurs  à  pourpoint  des 
opéras  italiens,  —  un  sens  dramatique  réel,  une  maîtrise 
incontestable,  une  orchestration  un  peu  grosse  :  tels  sem- 
blent être  les  caractères  de  cette  œuvre  brillante.  Un  autre 
opéra,  Nerto  (texte  de  Mistral),  n'est  pas  encore  représenté. 
M.  Ch.-M.  Widor  a  succédé  à  M.  Th.  Dubois,  comme  pro- 
fesseur de  composition  au  Conservatoire.  Professeur,  orga- 
niste, improvisateur  et  compositeur  de  musique  d'église, 
sa  maîtrise,  à  ces  divers  titres,  est  reconnue.  Il  a  écrit  une 
préface  à  l'ouvrage  de  Pirro  sur  «  L'orgue  de  J.  S.  Bach  », 
et  un  supplément  au  Traité  d' orchestration  de  Berlioz,  qui 
est  au  courant  des  progrès  faits  depuis  50  ans  par  le 
mécanisme  de   la    plupart  des   instruments,    mais   qui   n'a 


LES    CONTEMPORAINS    VIVANTS  431 

d'intérêt  que  s'il  est  rapproché  de  l'admirable  ouvrage  de 
Berlioz.  Comme  compositeur  de  théâtre,  de  musique  pro- 
fane, M.  Ch.-M.  Widor  peut  être  rangé  parmi  les  néo-clas- 
siques. Nous  le  retrouverons  dans  un  autre  chapitre. 

—  M.  Paladilhe  est  aussi  un  des  compositeurs  qui  représentent  la 
musique  française  à  l'Institut,  où  il  a  succédé  en  1892  à  Guiraud. 
Né  en  1844  près  de  Montpellier,  il  entra  à  neuf  ans  au  Conservatoire 
de  Paris,  fut  un  enfant  prodige,  obtint  le  prix  de  piano  (classe 
Marmontel),  le  prix  de  composition  (classe  Halévy)  et,  en  1860,  le 
grand  prix  de  Rome  avec  la  cantate  Ivan  IV.  Ses  premières  œuvres 
furent  vite  connues  :  A  l'assaut  (opéra  en  vers,  en  1  acte,  de 
Fr.  Coppée,  joué  en  1872  à  l'Opéra-Comique,  et  dont  la  sérénade 
a  été  très  répandue  sous  le  nom  de  Mandolinata)  et  un  recueil  de 
mélodies  qui  rappellent  celles  de  Gounod,  mais  dont  quelques-unes 
comme  Brins  d'osiers,  Psyché,  sont  particulièrement  estimables.  Il 
a  publié  une  symphonie,  2  messes,  etc.  Au  Théâtre,  il  a  donné 
notamment  Suzanne  (3  actes,  Opéra-Comique,  1878,  livret  de  Lockroy 
et  Cormon)  et  l'opéra  Pairie  (5  actes,  Opéra,  1886,  sur  le  beau 
drame  de  V.  Sardou),  construit  et  écrit  avec  savoir  et  adresse,  selon 
la  formule  meyerbeerienne. 

—  M.  Ch.  Lefebvre  (1843-1917),  professeur  de  classe  d'ensemble  au 
Conservatoire,  prix  de  Rome  de  1870,  M.  H.  Maréchal,  prix  de  Rome 
de  1 871 ,  sont  aussi  des  néo-classiques.  M.  Ch.  Lefebvre  a  écrit  plusieurs 
opéras,  Zaïre  (1887),  Djelma  (1894),  divers  poèmes  symphoniques 
dont  l'un,  la  Messe  du  Fantôme,  a  été  exécuté  avec  succès  à  la  Société 
des  Concerts  du  Conservatoire;  une  symphonie,  de  nombreuses 
compositions  de  musique  de  chambre.  M.  Maréchal  a  composé  divers 
opéras-comiques  :  notamment  les  Amoureux  de  Catherine  (1876),  la 
Taverne  des  Trabans  (1876);  un  ballet,  le  Lac  des  Aulnes  (Opéra, 
1907)  ;  un  drame  sacré,  le  .Miracle  de  Nain  (1887);  des  pièces  pour 
orchestre,  pour  chœur,  pour  piano  et  chant,  pour  piano,  etc. 

—  Massenet  a  été  un  chef  d'école.  L'influence  de  son  enseignement 
au  Conservatoire,  le  prestige  de  ses  succès  lui  avaient  acquis 
beaucoup  d'adeptes.  De  ses  élèves  du  Conservatoire,  les  uns  ont 
adopté  sans  changement  appréciable  sa  formule  lyrique  et  mélo- 
dique; d  autres  l'ont  plus  ou  moins  modifiée,  transformée,  soit  au 
contact  d'autres  maîtres,  soit  sous  l'action  d'une  personnalité  plus 
active;  d'autres  enfin,  comme  M.  Alf.  Bruneau,  s'en  sont  si  bien 
affranchis  qu  ils  ont  inauguré  un  nouveau  genre  :  nous  nous  occu- 
perons de  ces  derniers  dans  un  chapitre  spécial.  Voici  l'énumération 
de  quelques  compositeurs  qui  se  rangent  dans  la  parenté  plus  ou 
moins  éloignée  de  l'auteur  de  Manon. 

M.  Lucien  Hillemacher  (1860-1909,  prix  de  Rome  de  1880),  qu'on 
ne  peut  séparer  de  son  frère  Paul  (né  en  1852,  prix  de  Rome  de  1870, 
élève  de  Bazin).  Les  deux  frères,  dont  l'aîné  survit,  ont  publié  toutes 
leurs  œuvres  en  collaboration;  elles  sont  signées  P. -L. -Hillemacher. 


432  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

Les  principales  sont  :  Loreley,  légende  symphonique  qui  remporta 
le  prix  de  la  Ville  de  Paris  en  1882  et  fut  exécutée  au  Concert 
Lamoureux  ;  une  autre  suite  d'orchestre,  la  Cinquantaine  (Concert 
Lanioureux,  1898);  One  for  tu  o,  pantomime  (1  acte,  Londres,  1894); 
Héro  et  Léandre,  musique  de  scène  pour  le  poème  de  M.  Ed.  Harau- 
court  (1894);  le  Drac,  drame  lyrique  (3  actes,  Carlsruhe,  1886); 
Circé,  drame  lyrique  (3  actes,  Opéra-Comique,  1907).  Circé  évoque 
un  monde  de  brillantes  images  :  Circé  et  la  Magie  ;  la  guerre  de  Troie  ; 
l'Odyssée  ;  Ulysse,  le  héros  hardi,  souple  et  très  religieux  au  fond  ; 
enfin  la  poésie  d'Homère  —  autre  enchanteresse  —  enveloppant  tout 
cela.  Homère  est  éminemment  favorable  à  la  musique.  Il  est  tout  ; 
réalité  et  fiction,  grandeur  et  simplicité,  puissance  et  agrément;  son 
art  frais  et  jeune  est  riche  de  toutes  les  couleurs  de  la  nature  et  de 
tous  les  frémissements  des  passions  humaines.  Le  poème  de 
M.  Haraucourt  a  été  alourdi  par  des  préoccupations  philosophiques. 
Les  épisodes  sout  plutôt  tristes.  Les  compositeurs  n'ont  vu  dans  la 
donnée  de  la  pièce  qu'un  sujet  d'analyse  psychologique:  ils  l'ont 
traitée  comme  un  mélodrame.  Leur  musique  est  œuvre  de  conscience, 
d'habile  savoir,  de  valeur  artistique,  mais  sans  prise  sur  les  facultés 
d'émotion  que  le  public  aime  tant  à  abandonner. 

—  Georges  Marty  (1860-1908),  prix  de  Rome  de  1882,  qui  succéda 
en  1903  à  Taffanel,  comme  chef  d'orchestre  de  la  Société  des  Con- 
certs du  Conservatoire,  a  écrit  un  drame  lyrique,  le  Duc  de  Ferrure 
(3  actes),  représenté  en  1899  sur  le  Théâtre  de  la  Renaissance,  et, 
par  fragments,  aux  Concerts  de  l'Opéra,  qui  annonçait  un  tempéra- 
ment dramatique;  il  n'a  pas  donné  sa  mesure;  son  bagage  musical, 
assez  mince,  comprend  des  mélodies,  des  pièces  de  piano  et  des 
chœurs,  une  suite  d'orchestre,  les  Saisons,  un  poème  symphonique, 
Merlin  enchanté,  une  ouverture,  Balthazar,  une  pantomime  en  1  acte, 
Lysis... 

—  M.  Gabriel  Pierné  (né  à  Metz  en  1863,  prix  de  Rome  en  1882)  a 
succédé  en  1903  à  Colonne  comme  chef  d'orchestre  de  la  Société  qui 
porte  son  nom.  Compositeur  abondant  et  habile,  il  a  abordé  tous  les 
genres.  Elève  de  César  Franck  pour  l'orgue  et  de  Massenel  pour  la 
composition,  il  professe  l'admiration  de  ses  deux  maîtres  et  se 
rattache  en  effet  à  tous  les  deux  par  de  solides  et  brillantes  qualités. 
Ses  deux  oratorios,  la  Croisade  des  Enfants  (couronné  en  1903  au 
concours  de  la  Ville  de  Paris),  et  les  Enfants  de  Bethléem  (mystère 
en  2  parties,  1907)  sont  pénétrés  d'émotion,  empreints  d'une  haute 
couleur.  L'An  Mil,  poème  symphonique  en  3  parties  avec  chœurs 
(1897)  :  un  épisode  (la  fête  des  fous  et  de  l'âne)  est  d'un  esprit  et  d'un 
pittoresque  charmants.  La  Nuit  de  Noël  de  1870,  épisode  lyrique 
(1896),  peut  être  rangée  dans  la  même  classe  de  poèmes  symphoniques 
ou  d'oratorios.  Le  poème,  dû  à  Eug.  Morand,  représente  les  deux 
armées  ennemies  front  à  front,  sous  les  armes,  pendant  la  veillée 
de  Noél  où  la  neige  couvre  la  terre  ;  les  refrains  de  guerre  sont  tout 
à  coup  interrompus  par  un  chant  religieux  de  forme  austère  :  ce  sont 
les  Allemands  qui  célèbrent  leur  Noël;  les  Français  entonnent  à  leur 
tour  un    Noël  frais    et    léger,    motif  populaire  d'une   grâce  exquise; 


LES    CONTEMPORAINS    VIVANTS  433 

puis    l'orchestre    synthétise    la    situation;  il    unit,   il    tond  les    deux 
chœurs  et  les  fait  monter  ensemble  jusqu'au  ciel  :  idée  essentielle- 
ment musicale  qui  aurait  pu  retenir  plus  longtemps  le  compositeur; 
il  s'est  contenté  de  l'esquisser  après  s'être  attardé  aux  détails  de  l'ex- 
position. Le  tempérament  de  M.  G.  Pierné  l'a  poussé  vers  le  théâtre. 
Ses  œuvres  principales  —  dont  la  liste  s'allongera  sans  doute  encore 
—  sont    :   La   Coupe  enchantée,  opéra-comique  d'après   le  conte  de 
La    Fontaine,  représentée  en  2  actes  à   Roy  an  en    1895,  et  sous  une 
nouvelle   forme    en    1  acte  à  Paris  en  1905:   Vendée,  opéra  en  3  actes 
et  4  tableaux  (livret  d'Ad.  Brisson  et  Ch.  Polley,  Lyon,  1897).  œuvre 
où  la  forme  classique  de  l'opéra  est  conservée:  la  Fille  de  Tabarin, 
comédie  lyrique    en   3  actes  (livret  de   V.    Sardou  et    Paul   Ferrier, 
Opéra-Comique,  1901),    qui    est  à    tendances  plus   «   avancées  ».  Le 
sujet  confine  au    mélodrame.  Tabarin,  retiré  du  théâtre,  s'est  anobli 
par  l'achat  d'une  terre;   mais  on  ignore    aujourd'hui  ses  origines  et 
son  passé,  quand,   au  moment  de  marier  sa   fille  à   un   gentilhomme 
qui  l'aime,  il  est  reconnu   et  sur  le  point   d'être  démasqué  par  une 
troupe   de   comédiens;   alors,   de    peur    de    devenir    un    obstacle    au 
bonheur  de  sa  fille,  il  se  tue —  Histoire  en  somme  assez  banale,  peu 
propice    aux    envolées    poétiques.     La    musique    est    d'une    écriture 
soignée,    d'une    orchestration    qui   abonde    en    détails  ingénieux;    la 
partie   épisodique    est   la   mieux  traitée.  —  On  ne  badine  pas  avec 
Vamour,  comédie  lyrique  en  3  actes,  d'après  Ait",  de  Musset  (livret  de 
G.  Nigond  et  L.  Leloir,  Opéra-Comique,  1910),  témoigne  de  beaucoup 
de  grâce,  de  souplesse  et  de  légèreté  de  main;  on  y  trouve  une  amu- 
sante construction  canonique  (présentation  de  D.  Blasius);  mais  c'est 
moins  une  synthèse  musicale  qu'une  succession  de  tableaux  de  genre, 
vivement  enlevés.  —  La  musique   de   scène   de   Ramuntcho   (5   actes 
de    Pierre  Loti,   Odéon,    1908)  offre    encore    une    série   de    tableaux 
tantôt  descriptifs,  tantôt  émouvants,  tantôt  ingénus,  où  les  airs  popu- 
laires basques  ont  été  habilement  utilisés,  mais  qui  ne  nous  font  pas 
sentir,    avec    toute   leur   élégance    et    leur  charme,    l'enveloppe   de 
poésie  de  cette  idylle  dramatique.   Dans   la  musique  de  chambre,   il 
convient  de  signaler  la  Sonate  pour  piano  et  violon,  et  dans  la  musique 
symphonique,   le   Concerto  pour  piano.  Le  talent  de  M.  G.   Pierné, 
fait  d'élégance  et  d'esprit,  est  soutenu  par  une  solide  science  harmo- 
nique; il   a   atteint  quelquefois  à   la   véritable   grandeur,   notamment 
dans  la  Croisade  des  Enfants. 

—  M.  Xavier  Leroux,  né  en  1863  près  de  Naples,  d'une  mère  ita- 
lienne et  d'un  père  français,  prix  de  Rome  de  1885,  a,  comme  son 
maître  Massenet,  le  sens  du  théâtre,  il  sait  exprimer  le  langage  de  la 
passion,  mais  avec  un  emportement,  nous  allions  dire  une  frénésie 
qui  lui  est  propre.  Son  opéra,  Astarté  (4  #ctes  et  5  tabl.,  poème  de 
L.  de  Grammont),  représenté  à  l'Opéra,  en  1901,  est  une  œuvre  de 
chaude  imagination,  de  proportions  énormes,  de  couleur  et  de  sen- 
sualité exubérantes,  où  Vappasionato  règne  d'un  bout  à  l'autre  — 
toutes  voiles  dehors  et  beaucoup  de  voiles  étant  déployées.  Il  tend 
presque  à  chaque  scène  au  maximum  de  l'expression,  au  maximum 
de  l'éclat  et  du  développement,  soit  qu'il  se  déchaîne  et  s'exaspère 
Combarieu.  —  Musique,  III.  28 


434 


LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 


en  une  éloquence  haletante,  brillante  et  complexe,  soit  qu'il  se  fixe 
sur  des  rythmes  de  fiévreuse  volupté.  Le  dévergondage  de  mythologie, 
avec  ses  puérilités  grandioses  et  ses  naïves  impudences,  y  est  illustré 
par  un  art  à  la  fois  jongleur  et  savant  :  M.  Leroux  aime  le  mouve- 
ment et  la  lumière,  il  est  de  la  famille  des  flamboyants.  —  La  Reine 
Fiammetta  (poème  de  C.  Mendès)  a  été  jouée  à  l'Opéra-Comique 
en  1904.  Le  musicien  a  appris  de  Massenet  à  suivre  de  près  le  texte 
du  livret,  à  en  souligner  les  détails  :  Daniel  passe  tout  à  coup  du 
désespoir  à  la  joie,  et  pour  exprimer  ce  changement  s'écrie  :  «  Le 
cyprès,  chargé  de  corbeaux,  a  vu  passer  une  colombe  »;  aussitôt  la 
clarinette  murmure  : 


i 


m 


r 


r 


ce  qui  exprime  le  froufrou   de  la  colombe. 
Le  poète  vient-il  à  dire  : 

La  danse  frivole, 
Et  le  luth  touché 
D'un  doigt  qui  s'envole. 

il  y  a  sur  ce  dernier  mot  un  trait  de  flûte  qui  «  s'envole  »  aussi  : 


PJ0W 


cette  traduction  des  détails  du  texte  par  l'orchestre  est  encore  une 
manière  de  Massenet.  Ce  qui  est  propre  à  M.  Leroux,  c'est  la  pein- 
ture de  la  passion  déchaînée,  de  la  passion  limite,  au  delà  de  quoi 
il  n'y  a  plus  rien,  sinon  de  mettre  le  feu  à  l'orchestre  et  de  faire 
flamber  tout  le  théâtre  :  effets  musicaux  parfois  un  peu  gros  et 
faciles,  mais  puissants.  Dans  le  Chemineau  (livret  de  J.  Richepin, 
Op.-Com.,  1907),  dont  le  sujet  manque  de  vraisemblance  et  constitue,  à 
proprement  dire,  un  mélodrame,  M.  Leroux  n'a  rien  ajouté  qui  pût 
faire  accepter  une  pièce  dont  les  personnages  ne  parviennent  pas  à 
nous  émouvoir;  il  convient  cependant  de  signaler  les  préludes  du 
2e  et  du  3e  acte  qui  ont  une  réelle  valeur  symphonique.  Il  a  écrit  un 
drame  musical  en  3  actes  et  5  tableaux,  Théodora  (livret  de  Y.  Sardou 
et  P.  Ferrier,  1907,  Monte-Carlo)  ;  une  ouverture  dramatique,  Harald, 
jouée  par  la  Société  des  Concerts  en  1907  et  qui  est  dans  le  style  de 
Weber;  un  drame  lyrique,  Willian  Rattcliff',  par  L.  de  Grammont 
d'après  H.  Heine,  et  dont  la  musique  rappelle  la  forme  wagnérienne 
par  le  retour  d'un  certain  nombre  de  thèmes  expressifs  et  par  la 
déclamation  qui  y  règne  souverainement;  —  un  autre  opéra,  le  Caril- 
lonneur  (Monte-Carlo,  1913),  est  d'une  couleur  plus  calme. 

—  M.  Paul  Vidal  (1863),  prix  de  Rome  de  1883,  ancien  chef  d'or- 


LES     CONTEMPORAINS    VIVANTS  435 

cheslre  à  l'Opéra,  directeur  actuel  de  la  musique  à  l'Opéra-Comique, 
professeur  de  composition  au  Conservatoire,  est  l'auteur  d'un  grand 
nombre  de  compositions  qui  annoncent  un  esprit  éclectique,  une  sou- 
plesse particulière  à  s'adapter  à  tous  les  genres,  même  au  genre 
moderne  (voir  ses  mélodies  très  libres,  le  Jeu  du  Sabot,  la  Meneuse 
de  jeu,  etc.,  enrichies  d'un  accompagnement  de  haute  imagination). 
Parmi  ces  œuvres,  à  citer  notamment  un  poème  symphonique, 
la  Vision  de  Jeanne  d'Arc,  qui  contient  de  belles  idées  musicales 
exprimées  par  une  écriture  classique  et  un  orchestre  tantôt  délicat, 
tantôt  puissant  ;  un  grand  opéra,  la  Burgonde  (1898),  un  drame  lyrique, 
Guernica  (op. -comique,  3  actes,  Opéra-Comique,  1895),  et  surtout  le 
ballet  la  Maladetta  (2  actes,  Opéra,  1893),  construit  avec  des  airs 
populaires  de  la  région  pyrénéenne.  M.  Vidal  a  aussi  écrit  l'accompa- 
gnement au  piano  ou  à  l'orchestre  de  beaucoup  de  musique  ancienne. 

—  M.  Gaston  Carraud  (1869),  prix  de  Rome  de  1890,  a  donné  en  1905 
aux  Concerts  Lamoureux  le  poème  symphonique  la  Chevauchée  de  la 
chimère,  œuvre  de  sentiment  et  d'imagination:  les  Nuits,  sur  le 
poème  d'Alf.  de  Musset;  la  Symphonie  dramatique,  l'ouverture  de 
Buona  Pasqua,  sont  des  œuvres  distinguées.  Comme  critique  et 
écrivain  musical,  M.  Carraud  est  apprécié  pour  l'indépendance  et  la 
solidité  de  son  jugement. 

—  M.  Henri  Rabaud  (1873),  fils  du  violoncelliste,  prix  de  Rome  de 
1894,  est,  lui  aussi,  élève  de  Massenet.  11  tient  de  son  maître  l'habileté 
à  manier  et  à  distribuer  l'orchestre,  le  sens  du  théâtre  et  du  rôle  du 
chanteur;  il  a  moins  de  tendresse  et  d'onction,  plus  de  mâle  énergie, 
plus  de  profondeur,  plus  de  hardiesse  harmonique.  M.  Rabaud, 
sans  être  de  l'école  dite  avancée  —  ni  peut-être  d'aucune  école  — 
est,  comme  on  dit,  dans  le  mouvement.  Il  est  assez  jeuue,  assez 
souple,  d'esprit  assez  ouvert,  d'imagination  assez  fertile  pour  avoir 
évolué.  Il  a  écrit  d'abord  un  poème  symphonique,  la  Procession 
Nocturne  (Colonne,  1899),  de  sentiment  sincère,  de  vive  imagination, 
œuvre  nette  en  sa  structure,  et  dont  l'intérêt  va  croissant  :  «  Faust, 
chevauchant  dans  la  forêt,  entend  venir  une  procession  et  se  cache 
pour  la  voir  passer;  ce  sont  des  enfants  qui  s'avancent  en  chantant: 
et  Faust,  resté  seul,  dans  les  ténèbres,  verse  des  larmes  amères 
et  brûlantes.  »  L'oratorio  de  Job,  sur  le  texte  de  la  Bible  traduit  par 
E.  Renan,  a  de  la  force  dramatique,  de  l'éloquence;  la  musique  sent 
toujours  l'effort,  mais  n'est  point  banale  et  approche  de  la  grandeur. 
A  ces  œuvres  de  début  il  faut  joindre  un  Divertissement  sur  des  airs 
russes,  une  pièce  symphonique,  Y Eglogue,  inspirée  de  la  première 
bucolique  de  Virgile  et  qui  a  un  tour  aisé  et  délicat,  un  Quatuor  à 
cordes  (apparenté  à  Mendelssohn).  des  mélodies,  etc.  La  première 
œuvre  de  théâtre  de  M.  Rabaud,  la  Fille  de  Roland  (4  actes,  livret 
de  P.  Ferrier,  d'après  H.  de  Bornier,  Opéra-comique),  l'a  placé  au 
premier  rang  de  la  jeune  école. 

Le  poème,  à  tendances  patriotiques  et  françaises,  met  en  scène 
Charlemagne,  avec  un  cadre  d'action  grandiose  et  pittoresque.  Dès 
l'introduction,  nous  trouvons  une  fugue  de  grand  style  qui  sert 
de  portique   au  drame  : 


t36 


LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 


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Ce  thème  sévère,  où  la  note  sensible  est  supprimée,  repris  à  la 
dominante,  puis  renversé,  a  un  caractère  de  noblesse  qui  se  soutient 
dans  toute  la  partition.  Parmi  les  meilleures  pages,  il  convient  de 
citer  la  fin  du  1er  acte,  où  les  remords  du  traître  Ganelon  sont 
exprimés  par  l'orchestre  en  une  langue  magnifique.  La  Chanson  des 
épées  est  un  charmant  hors-d'œuvre,  avec  ses  dissonances  et  son 
parfum  archaïque  : 

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37 


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Le  chant  tient  une  large  place  dans  cette  œuvre.  La  dernière  pièce 
que  M.  H.  Rabaud  a  donnée  à  l'Opéra-Comique,  Marouf,  Savetier  du 
Caire  (1914,  5  actes,  poème  tiré  par  M.  L.  Népoty  des  Mille  et  une 
Nuits),  a  obtenu  un  très  vif  succès  qui  s'est  propagé  au  delà  même 
de  notre  pays.  L'action,  d'une  fantaisie  charmante,  se  déroule  dans 
ce  monde  d'Orient  où  les  aventures  les  plus  invraisemblables 
deviennent  toutes  naturelles.  Le  musicien  a  écrit  une  partition  de 
verve,  d'esprit,  de  mouvement  et  de  couleur  et  y  a  ajouté  un  ballet 
d'importance;  il  a  usé  de  tout  ce  que  l'école  avancée  a  prévu  de  har- 
diesses harmoniques,  et  utilisé  les  ressources  du  mélisme  oriental  : 
œuvre  d'un  tout  autre  caractère  que  la  précédente  et  qui  témoigne  de 
la  richesse  d'imagination  et  de  la  souplesse  du  compositeur. 

—  Les  œuvres  de  M.  Reynaldo  Hahnt  (1874)  sont  beaucoup  moins 
dégagées  de  l'influence  de  Massenet.  Son  opéra-comique  la  Carmélite 
(1902),  dont  le  dernier  tableau  (la  prise  de  voile)  est  marqué  d'une 
particulière  noblesse  d'accent,  son  idylle  polynésienne  Vile  du  Rêve 
(3  actes  tirés  du  Mariage  de  Loti),  son  ballet  la  Fête  chez  Thérèse 
(Opéra,  1910),  sont  des  compositions  pleines  de  talent  et  de  charme; 
elles  sont  cependant  peut-être  moins  destinées  à  durer  que  ses  Chan- 
sons grises,  sur  des  vers  de  Verlaine. 

—  M.  André  Messager,  ancien  élève  de  l'école  Niedermeyer 
(comme  G.  Fauré,  Gigout,  Alex  Georges,  etc.),  n'est  pas  connu 
seulement  comme  ancien  directeur  de  l'Opéra  et  chef  d'orchestre 
de  la  Société  des  Concerts  du  Conservatoire,  depuis  la  mort  de 
Marty.  Il  a  écrit  des  œuvres  faciles,  gracieuses,  spirituelles, 
suivant  l'ancienne  formule  française,  relevées  par  une  orchestration 
ingénieuse  et  un  réel  savoir;  les  Deux  Pigeons,  ballet  en  3  actes 
(Opéra,  1886);  les  opéras-comiques,  la  Basoche  (3  actes,  1890), 
Fortunio  (5  actes,  1907):  l'opérette  les  P'tites  Michu  (Bouffes 
Parisiens,  1897);  et  Véronique,  qualifiée  avec  un  peu  de  prétention 
opéra-comique  (Bouffes  Parisiens,  1898)  sont  encore  souvent  repré- 
sentées. 


LES    CONTEMPORAINS    VIVANTS  437 

—  M.  G.  Hue  (1858),  ancien  élève  du  Conservatoire,  prix  de  Rome 
de  1879,  ne  recherche  pas  le  facile  applaudissement.  Il  a  donné 
successivement  les  /V/hé/«s  (Opéra-Comique,  1882  t  :  Rubezahl,  légende 
symphonique  (Colonne,  1887);  Résurrection,  épisode  sacré  (Conserva- 
toire, 1893);  Jeunesse,  poème  lyrique  (1893);  Scènes  de  ballet 
(Lamoureux,  1897);  Titania,  légende  féerique  en  3  actes,  tirée  d'un 
épisode  du  Songe  d'une  nuit  d'été  de  Shakespeare.  Le  Roi  de  Paris. 
drame  lyrique  en  3  actes  et  4  tableaux  (paroles  de  H.  Bouchut. 
Opéra.  1901),  expose  une  série  de  faits  historiques,  la  lutte  des 
Guises  contre  le  roi  de  France,  et  se  termine  par  le  mot  :  «  Je  ne  le 
croyais  pas  si  grand!  »;  œuvre  bien  écrite,  et  de  bonne  tenue,  mais 
où  manquent  la  couleur  historique  et  l'émotion.  Le  Miracle,  autre 
drame  lyrique  en  5  actes  (Opéra,  1910),  mais  cette  fois  légendaire, 
œuvre  considérable  dont  la  musique  aux  harmonies  recherchées  et 
même  «  avancées  »,  les  ensembles  imposants  et  le  ballet  ne  sauvent 
pas  le  sujet  dépourvu  d'intérêt.  Parmi  les  œuvres  instrumentales, 
le  Thème  varié  pour  alto  est  plutôt  une  symphonie  avec  partie 
prépondérante  d'alto,  et  paraît  révéler  une  grande  science  de  l'ins- 
trumentation, un  style  original  et  très  libre,  une  mélancolie  expres- 
sive, de  la  poésie  même.  La  Fantaisie  pour  violon  et  piano  est  une 
œuvre  intéressante,  où  les  motifs  de  tendresse  alternent  avec  un 
chant  d'allure  héroïque. 

—  M.  Sylvio  Lazzari,  né  en  Autriche  (1860),  a  commencé  ses  études 
musicales  en  Autriche,  mais,  entré  au  Conservatoire  de  Paris 
en  1882,  s'est  définitivement  fixé  en  France  et  s'y  est  fait  naturaliser. 
Elève  de  Guiraud  et  de  César  Franck,  wagnérien  affiché  au  moment 
où  les  œuvres  du  maître  de  Bayreuth  étaient  encore  contestées,  il 
a  été  considéré  par  ses  contemporains  comme  un  «  avancé  ».  Sa 
musique  porte  l'empreinte  d'un  tempérament  dramatique  ;  elle 
contient  et  exprime  souvent  une  émotion  profonde  ;  son  écriture 
musicale  est  colorée.  Sa  Sonate  pour  piano  et  violon  fait  penser  à  un 
César  Franck  plus  terrestre.  A  côté  de  plusieurs  autres  œuvres  de 
musique  de  chambre  (comme  le  Quatuor  pour  instruments  à  cordes), 
de  pièces  de  piano,  de  mélodies,  de  chœurs,  à  côté  de  poèmes  sympho- 
niques  [Ophélie  et  Effet  de  Nuit,  Impressions ,  Marche  de  Fête  pour 
orchestre),  il  faut  citer  les  œuvres  de  théâtre  :  Armor  (drame 
lyrique  en  3  actes,  dont  le  prélude  est  une  œuvre  désormais 
classée)  et  la  Lépreuse,  qui  ont  été  vivement  discutés  et  font 
honneur  à  la  musique  française.  Armor  est  quelque  peu  parent  de 
Parsifal  et  de  Fervaal  :  c'est  le  chevalier  qui  cède  à  l'amour  et  finit 
par  racheter  avec  son  âme  l'âme  de  la  pécheresse.  La  Lépreuse, 
tragédie  légendaire  en  3  actes  (livret  de  M.  Henri  Bataille,  Opéra- 
Comique,  1912),  nous  montre  la  lépreuse  Aliette  éprise  d'Ervoanik, 
à  qui,  par  dépit,  elle  transmet  le  mal  maudit  qu'elle  porte  en  elle. 
<(  L'action  évoque,  dit  le  Rapporteur  du  concours  de  la  Ville  de 
Paris,  où  cette  pièce  fut  présentée  en  1910,  avec  une  émouvante 
précision  les  coutumes  bretonnes  du  moyen  âge  et  la  malédiction 
qui  s'attachait  aux  lépreux.  C'est  une  belle  œuvre  d'art.  Il  faut 
déplorer    que    la    donnée    en  soit   aussi    difficilement   acceptable    au 


438  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

théâtre Sans  ce  côté   scabreux  du  poème,  qui  ne  diminue  en  rien 

sa  haute  valeur  artistique,  il  est  fort  probable  que  le  jury  eût 
récompensé,  comme  elle  pouvait  y  prétendre,  la  partition  de 
M.  S.  Lazzari,  qui  vaut  par  des  qualités  d'émotion  et  sa  couleur 
bretonne  si  pittoresque.  »  Cette  défaveur  a  poursuivi  l'œuvre  et  les 
auteurs  qui  ont  eu  beaucoup  de  peine  à  la  faire  représenter  à 
l'Opéra-Comique.  Mais  son  mérite  a  déjà  forcé  les  résistances  qui 
en  avaient  arrêté  l'essor  et  elle  parait  destinée  à  occuper  une  place 
de  premier  rang  dans  le  répertoire  du  théâtre  contemporain. 
M.  Lazzari  a  été  souvent  qualifié  de  wagnérien.  Son  orchestre  est 
varié,  attentif  à  suivre  le  poème,  sa  trame  musicale  est  serrée;  il 
pose  ses  personnages  à  l'aide  de  formules  caractéristiques.  Sa 
musique  est  frappée  au  coin  d'une  personnalité  qui  ne  s'apparente 
à  d'autres  que  de  loin. 

—  M.  Fernand  Leborne  est  né  en  Belgique  (1862),  mais  se  rattache  à 
la  France  où  il  a  été  élevé  et  où  il  réside.  Elève  de  Massenet  et  de 
Saint-Saëns,  il  se  réclame  plutôt  de  ce  second  maître.  Sa  musique 
symphonique  comprend  de  nombreuses  compositions  *.  Suite  intime, 
Symphonie  dramatique,  Scènes  de  ballet,  Symphonie-concerto  pour 
piano,  violon  et  orchestre,  Tableau  de  guerre,  Fête  bretonne,  etc.  A 
citer,  dans  sa  musique  de  chambre,  un  Quatuor  à  cordes,  un  Trio 
(piano,  violon  et  basse),  une  Sonate  pour  piano  et  violon;  au  théâtre, 
M.  Leborne  a  donné  notamment  la  Catalane,  drame  lyrique  en  4  actes 
(Opéra,  1907),  et  les  Girondins  (4  actes  et  6  tableaux,  1905),  pièce 
historique  où  l'auteur  s  est  servi  des  chants  populaires  de  la  Révo- 
lution pour  brosser  de  larges  tableaux. 

—  M.  Camille  Erlanger,  né  en  1863,  grand  prix  de  Rome  de  1888 
avec  la  cantate  Velléda,  élève  de  L.  Delibes,  a  écrit  des  œuvres 
symphoniques  parmi  lesquelles  la  Chasse  fantastique  (1893),  diverses 
mélodies,  et  est  connu  surtout  pour  ses  œuvres  de  théâtre  :  Saint- 
Julien  l'hospitalier,  légende  dramatique  en  7  parties,  Concerts 
Colonne  (1894)  ;  Le  Juif  Polonais,  drame  lyrique  en  3  actes  et  6  tableaux 
(Opéra-Comique,  1900)  ;  le  Fils  de  l'Étoile,  drame  musical  en  5  actes  et 
6  tableaux,  livret  de  Catulle  Mendès  (Opéra,  1904),  où  nous  relevons 
un  détail  curieux  :  le  compositeur  a  adapté  à  sa  partition  les  deux 
hymnes  delphiques  à  Apollon,  retrouvés  et  reconstitués  par 
M.  Th.  Reinach;  Aphrodite,  drame  musical  en  5  actes  et  7  tableaux 
(Opéra-Comique,  1906).  Cette  œuvre,  dont  le  livret  est  de  M.  de 
Grammont  d'après  M.  Pierre  Loùys,  est  soignée,  intéressante,  très 
et  même  trop  savante.  Le  livret,  d'une  perversité  extravagante,  est 
une  suite  de  tableaux  de  genre,  coloriés  d'un  orientalisme  charmant 
et  faux;  un  sensualisme  païen  s'y  étale,  dépourvu  de  toute  flamme, 
de  passion  sincère;  inoffensif  a  force  d'être  contraire  au  bon  sens, 
à  l'observation,  à  la  vérité.  La  musique  de  M.  C.  Erlanger  n'a  pas 
la  grâce  et  la  lumière.  Elle  a  la  force,  la  puissance,  même  la  couleur 
descriptive.  Elle  est  abondante,  sévère,  un  peu  lourde  parfois.  Parmi 
les  meilleures  pages  de  celte  partition,  citons  le  premier  acte,  les 
préludes,  le  duo  des  courtisanes  accompagné  par  la  flûte. 

—  Il  convient  de  citer  ici.  et  sans  prétendre  les  citer  tous,  quelques 


LES    CONTEMPORAINS    VIVANTS  439 

jeunes    compositeurs  dont    les   débuts  donnèrent  des  espérances  et 
dont  la  carrière  vient  de  commencer.   M.  Henri  Busser  (1872),    prix 
de  Rome   de  1883,  chef  d'orchestre   à  l'Opéra,   et   professeur  jd'en- 
semble  vocal  au  Conservatoire;  auteur  de  l'opéra-comique  Daphnis 
et  Chloé  (1897),  du  ballet  la  Ronde  des  Saisons  (Opéra,  1905),  etc. — 
M.  Max  d'Ollone  (1875),  prix  de  Rome  de  1897,  auteur  d'un  Quatuor 
à    cordes,   de    plusieurs  œuvres   lyriques   et  symphoniques   :  Frèdé- 
gonde,  cantate;  Jeanne  d'Arc  à  Domrémy,  scène;  la  vision  de  Dante- 
Fantaisie  (piano  et  orchestre);  le  Ménétrier  (violon  et  orchestre),  etc., 
Bacchus   en   Silésie,  ballet,  et   le   Retour,    opéra    (Angers,   1912).  — 
M.  Raoul  Laparra  (1876),  prix  de  Rome  de  1903,  a  publié  un  Quatuor 
à  cordes,  une  suite  d'orchestre  Danses  basques  (1907).  Amphytrion, 
prologue   en  un  acte,   adaptation   de  la   comédie   de  Molière,  est  un 
bon    devoir   d'où    ne    se    dégage    pas    encore    une    personnalité.    La 
Habanera  (3  actes),  jouée  en  1908,  a  été  le  début  au  théâtre  du  jeune 
compositeur.  Le  sujet  est  un  drame,  nous  pourrions  dire   un  mélo- 
drame où  le   remords,  sous  forme  d'un  fantôme,  vient  se  jeter  entre 
deux  fiancés,    et  causer  la    mort  de  l'un   et    la   fuite    de   l'autre.    La 
musique  paraît  se  réclamer  de  l'opéra   vériste;  l'écriture  savante  en 
est  volontairement  exclue;  les  voix  s'y  réduisent  souvent  à  la   décla- 
mation lyrique.  M.  Laparra  a  le  sens  du  tragique  et  évite  les  effets 
de  sensibilité  facile  pratiqués  parles  véristes  italiens.  La  Jota  (2  actes, 
Opéra-Comique,  1911),  dont  il  a  écrit  les  paroles  et  la  musique,  a  un 
premier  acte   sobre  et  pénétrant;  un  second,    plus  bruyant  que  pro- 
fond. —  M.  Louis  Dumas  (1877),  prix  de  Rome  de  1906,  a  écrit  diverses 
pièces  symphoniques  et  mélodies,  et  notamment  un  Quatuor  à  cordes 
en   quatre  parties,  dédié   au  violoncelliste  Raymond  Marthe,  œuvre 
pleine  de  poésie,  où  la  forme  classique  soutient  des  harmonies  déli- 
cates  et  hardies  qui  le  rattacheraient  à  l'école   avancée.  —  M.  Phi- 
lippe  Gaubert  (1879),  premier  second   grand  prix   de  Rome,  second 
chef  d'orchestre   de    la    Société   du    Conservatoire,    est    un    remar- 
quable   flûtiste,    en  qui   revit   le  talent  de    son    maître   Taffanel  :    la 
liste    de  ses    œuvres   est  à    peine    ouverte   :  la  Rhapsodie   sur   des 
thèmes  populaires  (Colonne,  1909),  le    ballet  Philotis  (Opéra,    1914), 
témoignent   d'un    goût   délicat.    Le    Cortège    d'Ainphitrite    (Concerts 
Colonne,  1911)  est  un  tableau  musical  inspiré   d'un  beau   sonnet  du 
poète    Samain,   où    M.   Ph.    Gaubert   a   mis    avec   des   couleurs  fines, 
entremêlées  de  motifs  et  de  rythmes  voluptueux,  tout  ce  qui  carac- 
térise une  symphonie  descriptive,   pleine  à   la  fois  de  grandeur,  de 
délicatesse  et  d'éclat.  La   suite  symphonique  Jours   tragiques,  jours 
glorieux,  composée  et   écrite  au    front,   reflète  les  émotions  des  tra- 
giques événements  de  la   présente  guerre.  A  ces  œuvres  il  convient 
d'ajouter  :  Poème  pastoral,  pour   orchestre  (1911);  Josiane,  légende 
pour  soli,  chœur  et  orchestre;  Sonia,  drame  lyrique,  3  actes  (Nantes, 
1913);   puis    comme    pièces    instrumentales:   Légende,    pour    harpe; 
Lamento,  pour  violoncelle  et  piano,  etc.;  une  Sonate  pour  piano  et 
violon  en  la   maj.   (3   parties,  1917);   enfin,  des  mélodies  pour  chant 
et   piano,   etc.   A   une    solide   instruction    classique    M.    Ph.    Gaubert 
joint   une    sensibilité  délicate  ;   son  écriture  musicale   est  souple  et 


440  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

variée.  —  Mllc  Lili-Boulanger  (1892-1018),  prix  de  Rome  de  1913 
(la  première  femme  qui  ait  obtenu  cette  suprême  récompense,  car  sa 
sœur  Nadia  n'avait  été  classée  en  1908  que  pour  le  second  grand 
prix),  a  fait  exécuter  aux  Concerts  Colonne  la  cantate  Faust  et 
Hélène  qui  annonçait,  avec  une  expérience  musicale  bien  précoce, 
une  finesse  d'écriture  et  une  sensibilité  particulières  ".  promesses 
qu'une  mort  prématurée  a  emportées. 

—  Gabriel  Dupont  (1878-1914),  mort  à  trente-six  ans,  a  mêlé  les 
angoisses  de  son  mal,  qu'il  savait  sans  rémission,  à  ses  dernières 
œuvres,  et  il  n'est  pas  possible  de  les  évoquer  sans  une  profonde 
tristesse.  Après  avoir  obtenu  en  1901  (classe  de  M.  Widor)  le  pre- 
mier second  grand  prix  de  Rome,  il  prit  part  au  concours  ouvert  par 
l'éditeur  milanais  Szonzogno,  et  en  sortit  vainqueur  avec  la  Cabrera. 
Le  livret  de  cet  opéra  en  2  actes,  dû  à  M.  Cain,  est  un  fait  divers 
rapide  :  la  chevrière  espagnole,  en  l'absence  de  son  fiancé  Pedrito, 
parti  pour  le  service,  s'est  laissée  séduire;  elle  tue  son  enfant  pour 
supprimer  tout  obstacle  à  un  amour  encore  vivace  et  partagé.  Mais 
Pedrito  la  méprise  quand  il  apprend  son  infidélité;  et  il  redevient 
enflammé  pour  elle,  quand  il  sait  qu'elle  est,  par  surcroît,  criminelle. 
La  partition  de  G.  Dupont  témoigne  d'un  grand  sens  dramatique,  et 
de  plus  de  puissance  que  d'émotion.  Il  excelle  à  employer  les 
cuivres;  la  page  la  plus  belle  (avec  le  prélude  et  le  divertissement) 
est  celle  où  les  trombones  accompagnent,  avec  un  accent  pathétique, 
la  pantomime  de  la  Cabrera  emportant  son  fils  et  désertant  sa 
maison.  Dupont  a  écrit  un  Quatuor  à  cordes,  des  mélodies  Poème 
d'Automne  ;  divers  poèmes  symphoniques,  Hymne  à  Aphrodite, 
Chant  de  la  Destinée;  le  sujet  de  ce  dernier  est  indiqué  par  le  vers 
de  J.  Laforgue  inscrit  en  tète  de  la  partition  : 

Berce-moi,  roule-moi,  vaste  fatalité! 

L'idée  est  essentiellement  musicale  ;  l'œuvre  est  d'une  belle  con- 
struction et  marquée  d'un  caractère  de  noblesse  et  d'émotion  qui  ne 
se  soutient  pas  également,  cependant,  dans  toutes  les  parties.  Les 
Heures  dolentes  (14  pièces  pour  piano),  ont  des  titres  caractéristi- 
ques :  le  Soir  tombe  dans  la  chambre,  du  Soleil  aujardin,  le  Médecin, 
Une  Amie  est  venue  avec  des  fleurs,  Nuit  blanche,  Hallucination,  etc., 
où  l'auteur  a  noté  dans  la  langue  des  sons  ce  qu'il  éprouvait  au 
cours  de  cette  cruelle  maladie  dont  il  ne  devait  pas  revenir.  Au  point 
de  vue  musical,  ces  pièces  ont  une  sérieuse  valeur,  bien  qu'on  ait 
rarement  poussé  aussi  loin  la  liberté  et  la  fantaisie.  Il  y  a  là  de  très 
jolies  incohérences  pittoresques,  beaucoup  de  couleur,  des  débris 
de  rythme,  un  choix  ingénieux  de  tout  ce  qui  est  défendu  dans 
l'écriture  d'école,  un  florilège  savant  des  dissonances  les  plus 
osées,  —  des  traits  de  génie,  un  métier  qui  sait  retrouver  l'unité 
dans  le  désordre,  —  des  minuties  un  peu  puériles,  —  des  mélodies 
très  délicates  qui  semblent  marcher  pieds  nus  sur  de  la  porcelaine 
cassée,  des  airs  populaires  qui  paraissent  un  instant  et  s'en  vont 
aussitôt  en  grimaçant,  des  commencements  qui  n'ont  pas  de  suite  et 
des    suites   qui  n'ont    ni  tête   ni  fin;  en  un  mot,   tous  les   exercices 


LES   CONTEMPORAINS    VIVANTS 


441 


Concours  de  composition  musicale  à  l'Institut. 


PREMIER    GRAND    PRIX 

SECOND    GRAND    PRIX 

'                 ""     '        "— 

-^^^ 

MENTION 

Premier. 

Deuxième. 

Premier. 

Deuxième, 

1852 

Cohen  Léonce. 

Poise. 

1853 

Galibert. 

— ■ 

Durand  Emile. 

— 

— 

1854 

Barthe. 

— 

Delannoy. 

\  ast. 

— 

1855 

Conte. 

— 

Chéri. 

— 

Colin. 

1856 

— 

— 

Bizet. 

Lacheurié. 

Faubert. 

1857 

Bizet. 

Colin 

(Charles). 

Faubert. 

— 

Chérouvrier. 

1858 

DAviD(Samuel). 

— 

Chérouvrier. 

— 

Pillevesse. 

1859 

Guiraud     (Er- 
nest). 

— 

Dubois. 

— 

Paladilhe  et 
Deslandres. 

1860 

Paladilhe. 

— 

Deslandres. 

— 

Legouix. 

1861 

Dubois   (Théo- 
dore). 

— 

Salomé. 

Anthiome. 

Constantin. 

1862 

Dl'COUDRAÏ- 
BOURGAULT. 

— ■ 

Danhauser. 

— 

Massenet. 

1863 

Massenet. 

— 

Constantin. 

— 

Ruiz. 

1864 

Sieg  (Victor). 

— 

— 

— 

— 

1865 

L  E  N  E  P  V  E  U 

(Charles). 

— 

— 

— 

— 

1866 

Pessard. 

— 



— 

— 

1867 

— 

— 





— 

1868 

Rabuteau. 

Vintzweil- 
ler. 

— 

— 

1869 

Taudou. 

— 

— 

— 

— 

1870 

Maréchal. 

Lefebvre. 

— 

— 

— 

1871 

Serpette. 

— 

— 

— 

— 

1872 

Salyayre. 

— 

Ehrhart. 

■ —    ' 

— 

1873 

Puget. 

— 

Hillemacher. 

— 

Marmontel. 

1874 

Ehrhart. 

— 

Véronge  de  la 
Nux. 

— 

Wormser. 

1875 

Wormser. 

— 

— 

— 

Dutacq. 

1876 

H  I  LLEMACHER 

(Paul). 

Véronge  de 

LA  NuX. 

Dutacq. 

Rousseau. 

— 

1877 

— 

— 

Blanc. 

— 

Broutin. 

1878 

Broutin. 

R  o  u  s  s  e  au 
(Samuel). 

— 

— 

Hue  et  Dal- 
lier. 

1879 

Hue. 

— 

Hillemacher 
Lucien. 

— 

Marty. 

1880 

H  I  LL  EMACHER 

(  Lucien). 

— 

Marty. 

— 

Bruneau. 

1881 

— 

— 

Bruneau. 

Vidal. 

Missa. 

1882 

Martv. 

PlERNÉ. 

— 

— 

Leroux. 

1883 

Vidal  (Paul). 



Debussy. 

René. 

— 

1884 

Debussy. 



René. 

Leroux. 

— 

442 


%       LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 


PREMIER    GRAND    PRIX 

SECOND    GRAND    PRIX 

— — 

" 

MENTION 

Premier. 

Deuxième. 

Premier. 

Deuxième. 

1885 

Leroux     (Xa- 
vier). 

— 

Savard. 

— 

Gédalge. 

1886 

Savard. 

— 

Kaiser. 

Gédalge. 



1887 

Charpentier. 

— 

Bachelet. 

Erlanger. 



1888 

Erlanger. 

— 

Dukas. 

— 



1889 

— 

— 

— 

Fournier. 



1890 

Carraud. 

Bachelkt. 

Lutz. 

Silver. 

. — 

1891 

SlLVER. 

— 

Fournier. 

— 

Andrès. 

1892 

— 

— 

Biisser. 

Bloch. 



1893 

Bloc h. 

Busser. 

Levadé. 

— 

BouvaJ. 

1894 

Rabaud. 

— 

Letorey. 

— 

Mouquet. 

1895 

Letorey. 

— 

D'Ollone. 

— 

— 

1896 

Mouquet. 

— 

De     Richard 
d'Ivry. 

Halphen. 

— 

1897 

D'Ollone. 

— 

Crocé  Spinelli. 

Schmitt. 

— 

1898 

— 

— 

Malherbe. 

— 

— 

1899 

Levadé. 

M  A  L  H  E  Il  B 1. 

(Edmond). 

Moreau. 

Brisset. 

Concours  de  composition  musicale,  à  l'Institut,  depuis  1900. 


PREMIER    GRAND    PRIX 

second  gr 

AND    PRIX 

j      "" "" 

mention 

1       - 

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l 'remier. 

Deuxième. 

Premier. 

Deuxième. 

1900 

F.  Schmitt. 

Kunc. 

1901 

Caplet. 

Dupont. 

Ravel. 

1902 

Kunc. 

Ducasse. 

Bertelin. 

1903 

Laparra. 

Pech. 

Pierné 
(Paul). 

1904 

Pech. 

Pierné. 

Fleury(  M""). 

1905 

Gallois. 

Rousseau. 

Gaubert. 

Dumas. 

1906 

Dumas. 

Gailhard. 

Le   Boucher. 

1907 

Le  Boucher. 

Mazellier. 

1908 

Gailhard. 

B  oui  an  ger 

(M1"-). 

Flainent. 

1909 

Mazellier. 

Gallon. 

Tournier. 

1910 

Gallon. 

Paray. 

Delmas. 

1911 

Paray. 

Delvincourt. 

Dick. 

1912 

Mignan. 

1913 

Lili    Boulan- 
ger (Mlle). 
Delvincourt. 

Delmas. 

1914 

Du  ['RÉ. 

De  Pezzer. 

Laporte. 

LES    CONTEMPORAINS    VIVANTS  443 

d'assouplissement  et  de  vivisection  auxquels  peut  se  livrer  la  pensée 
musicale.  Ce  genre  de  travail  est  d'un  vif  intérêt  quand  il  est,  comme 
ici,  très  sincère  et  pratiqué  par  un  maître.  •  Et  quand  on  songe 
que  ces  «  heures  dolentes  »  ont  été  des  heures  d'angoisse,  et  que  le 
compositeur  a  cherché  dans  la  musique  tantôt  le  moyen  d'exprimer 
ses  émotions,  tantôt  celui  de  s'en  distraire,  on  ne  peut  plus  avoir 
pour  une  pareille  œuvre  que  respect  et  profonde  sympathie! 

Voici  ci-contre,  pour  compléter  le  tableau  que  nous  avons 
donné  aux  pages  243  et  244,  la  liste  des  Prix  de  Rome 
depuis    1852. 

Le  concours  n'a  pas  eu  lieu  en  1915.  1916,  1917,  1918. 


Bibliographie. 

Musiques  d'hier  et  de  demain,  et  la  Musique  française,  par  Alf.  Bruneau 
(Paris,  1001)  ;  Profils  d'artistes  contemporains,  par  HUGUES  Imbert  (1897);  la 
Musique  française  moderne,  par  GEORGES  ServiÈRES  (Paris,  18117);  Musiciens 
français  d'aujourd'hui  (5e  édition,  1915);  Résumé  d'histoire  de  la  musique, 
par  A.  Dandelot  (Paris,  1914);  Musiciens  d'aujourd'hui,  par  Romain  Rolland 
(Paris,  1908)  ;  Musiciens  d'aujourd'hui,  par  Ad.  Jullien  ('2e  série,  1894  et  1896), 
la  Musique  et  les  musiciens,  par  LavignaC  (Paris,  1895);  Histoire  populaire 
de  la  musique,  par  A.  GEDALGE  (Paris,  s.  d.);  Histoire  de  la  musique,  par 
Paul  Landormv  (Paris,  1912);  Etudes  musicales,  par  C.  Bellaigue  (Paris, 
1907);  le  Cinquantenaire  artistique  de  Saint-Saëns,  par  Blondel,  et  Catalogue 
général  et  thématique  des  œuvres  de  Saint-Saëns  (Paris,  Durand,  1912).  — 
Ajouter  la  bibliographie  du  chapitre  précédent. 


CHAPITRE   XVII 


m     A. 


THEATRES    OFFICIELS 

L'Opéra  et  son  répertoire  en  1914  :  l'évolution  du  goût  public.  —  Le 
répertoire  de  l'Opéra-Gomique.  —  Histoire  de  l'Opéra-Comique.  —  Feu  le 
Théâtre-Lyrique. 

Après  cette  revue  des  principaux  compositeurs,  il  con- 
vient d'examiner  le  mouvement  contemporain  d'un  autre 
point  de  vue  :  celui  des  grands  théâtres  où  leurs  œuvres 
dramatiques  ont  vu  le  jour.  Connaissant  les  pièces  qui  ont 
été  jouées,  et  qui,  n'ayant  pas  quitté  le  répertoire,  n'ont 
pas  épuisé  leur  crédit  auprès  du  public,  nous  nous  ren- 
drons mieux  compte  des  mœurs  musicales  de  la  période 
que  nous  étudions. 

Le  tableau  ci-après  met  en  lumière  un  certain  nombre  de 
faits  qui  méritent  d'arrêter  l'attention.  La  liste  des  pertes  est 
facile  à  établir;  elle  permet  d'observer  les  changements  du 
goût  et  le  désarroi  auquel  ces  changements  ont  abouti.  Le 
xvnie  siècle  semble  rayé  de  l'histoire  du  théâtre  lyrique; 
aucune  de  ses  œuvres  ne  s'est  maintenue  au  répertoire.  Le 
nom  de  Rameau  ne  parait  jamais  sur  les  affiches.  Une 
tentative  a  été  faite  en  faveur  de  Gluck,  mais  avec  peu  de 
succès  :  une  reprise  à'Hippolyte  et  A  vicie  n'a  donné  que 
8  représentations,  et  Armide,  grâce  à  des  circonstances 
spéciales,  est  péniblement  arrivée  au  chiffre  de  51.  De 
l'époque  impériale,  le  seul  Joseph  de  Méhul  a  été  rejoué, 
15  fois  seulement;  encore  doit-on  le  regretter,  puisqu'il  a 
fallu  altérer  l'ouvrage  en  substituant  des  récitatifs  aux  dia- 
logues  qui  caractérisaient  la  forme  primitive  (1807).  Spon- 


THEATRES    OFFICIELS 


445 


Répertoire  de  l'Opéra,  au  31  juillet  1914. 


NOMBRE 
DE 

NOMS 

DES 

COMPOSITEURS 

titres 

DES 
OUVRAGES 

DATE 

DE      LA      PREMIÈRE 

REPRÉSENTATION 

OU   DE  LA  REPRISE 

REPRÉSEN- 
TATIONS 
AU  31  JUIL- 
LET  1914 
depuis 

la  première 

(ou  la  reprise). 

Mozart. 

Don  Juan. 

1805. 

334 

Aubek. 

La  Muette  de  Portici. 

29  février 

1828. 

Rossini. 

Guillaume  Tell. 

3  août 

1829. 

867 

Meyerbeer. 

Robert  le  Diable. 

22  novembre  1831. 

Halévy. 

La  Juive. 

23  février 

1835. 

554 

Meyerbeer. 

Les  Huguenots. 

29       — 

1836. 

1  077 

Donizetti. 

Lucie  de  Lammermoor. 

12  décembre 

1837. 

Weber. 

Le  Freisckiltz. 

7  juin 

1841. 

120 

Meyerbeer. 

Le  Propbète. 

16  avril 

1849. 

578 

Verdi. 

Le  Trouvère. 

12  janvier 

1857. 

234 

Meyerbeer. 

L'Africaine. 

28  avril 

1865. 

485 

R.  Wagner. 

Tannbâuser. 

13  mai 

1865. 

243 

A.  Thomas. 

Hamlet. 

9  mars 

1869. 

326 

Gounod. 

Faust. 

4     — 

1869. 

1  469 

Léo  Delibes. 

Goppélia  (ballet). 

25  mai 

1870. 

353 

Mermet. 

Jeanne  d'Arc. 

5  avril 

1876. 

15 

Massenet. 

Le  Roi  de  Lahore. 

27     — 

1877. 

55 

VlCTORIN      DE      JON- 

La  Reine  Berthe. 

— 

1878. 

6 

CIÈRES. 

GOUNOD. 

Polyeucte. 

4  octobre 

1878. 

29 

0.  Métra. 

Yedda  (ballet). 

9  janvier 

1879. 

65 

Verdi. 

Aida. 

22  mars 

1880. 

293 

Rossini. 

Le  comte  Ory. 

29  octobre 

1880. 

46 

Widor. 

La    Korrigane    (ballet). 

1er  décembre 

.1880. 

144 

Gounod. 

Le  Tribut  de  Zamora. 

■Jer  avrji 

1881. 

49 

R.  Hahn. 

La   Fête    cbez   Tbérèse 
(ballet). 

4  mars 

1882. 

32 

Ed.  Lalo. 

Namouna  (ballet). 

4     — 

1882. 

32 

G.  Saint-Saëns. 

Henri  VIII. 

5 

1883. 

68 

Th.  Dubois. 

La  Farandole  (ballet). 

14  décembre  1883. 

28 

Gounod. 

Sapbo. 

2  avril 

1884. 

27 

Pessard. 

Tabarin. 

12  janvier 

1885. 

6 

Verdi. 

Rigoletto. 

28  février 

1885. 

352 

E.  Reyer. 

Sigurd. 

12  juin 

1885. 

282 

Massenet. 

Le  Cid. 

30  novembre  1885. 

133 

A.  Messager. 

Les  Deuxpigeons  (bal.). 

18  octobre 

1886. 

67 

E.  Paladilhe. 

Patrie. 

9  décembre  1886. 

75 

Gounod. 

Roméo  et  Juliette. 

28  novembre  1888. 

664 

A.  Thomas. 

La  Tempête  (ballet). 

26  juin 

1889. 

27 

C.  Saint-Saéns. 

Ascanio. 

21  mars 

1890. 

33 

Véronge  de  laNux. 

Zaïre. 

28  mai 

1890. 

10 

446 


LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 


NOMBRE 

NOMS 

titres 

DATE 

DE 

REPRÉSEN- 

DES 
COMPOSITEURS 

DES 

ouvrages 

DE      LA      PREMIÈRE 

REPRÉSENTATION 

OU    DE   LA  REPRISE 

TATIONS 
AU  31  JUIL- 
LET  1914 
depuis 

la  première 

(ou  la  reprise), 

Massenet. 

Le  Mage. 

16  mars           1891. 

31 

BoURGAULT-DuCOU- 

Thamara. 

28  décembre  1891. 

11 

DRAY. 

E.  Reyer. 

Salammbô. 

16  mai             1892. 

153 

G.  Saint-Saëns. 

Samson  et  Dalila. 

23  novembre  1892. 

394 

Paul  Vidal. 

La  Maladetta  (ballet). 

24  février       1893. 

165 

R.  Wagner. 

La  Walkyrie. 

12  mai             1893. 

226 

Cm.  Lefebvre. 

Deïdamie. 

15  septembre  1893. 

9 

Em.  Ghabrier. 

Gwendoline. 

27  décembre  1893. 

62 

Massenet. 

Thaïs. 

16  mars          1894. 

140 

Cn.  Lefèvre. 

Djelma. 

25  mai             1894. 

5 

Verdi. 

Othello. 

12  octobre      1894. 

41 

Augusta  Holmes. 

La  Montagne  Noire. 

5  février       1895. 

13 

G.  Saint-Saëns. 

Frédégonde. 

18  décembre  1895. 

8 

Alph.  Duvernoy. 

Hellé. 

24  avril           1896. 

21 

Alfred  Bruneau. 

Messidor. 

19  février       1897. 

9 

WoRMSF.R. 

L'Etoile  (ballet). 

31  mai             1897. 

78 

R.  Wagner. 

Les  Maîtres  chanteurs. 

10  novembre  1897. 

104 

Samuel  Rousseau. 

La  Cloche  du  Rhin. 

8  juin             1898. 

7 

Paul  Vidal. 

La  Burgonde. 

23  décembre  1898. 

9 

Em.  Ghabrier. 

Briséis. 

8  mai              1899. 

6 

Mehul. 

Joseph. 

26    —                1899 
(reprise). 

15 

H.  Berlioz. 

La  Prise  de  Troie. 

15  novembre  1899. 

14 

Victorin     de     Jon- 

Lancelot. 

7  février       1900. 

7 

CJIÈRES. 

X.  Leroux. 

Astarté. 

15       —           1901. 

23 

G.  Hue. 

Le  Roi  de  Paris. 

26  avril           1<(01. 

8 

G.  Saint-Saëns. 

Les  Barbares. 

23  octobre      1901. 

25 

R.  Wagner. 

Siegfried. 

3  janvier       1902. 

39 

L.et  P.Hillemacher. 

Orsola. 

21  mai              1902. 

4 

Léon  Cavallo. 

Paillasse. 

17  décembre  1902. 

44 

E.  Reyer. 

La  Statue. 

6  mars          1903. 

9 

Vinrent  d'Indy. 

L'Etranger. 

4  décembre  1903. 

18 

Mozart. 

L'Enlèvement  au  Sérail. 

4         —           1903 

8 

Erlanger. 

Le  Fils  de  l'Étoile. 

(reprise). 
20  avril           1904. 

25 

R.  Wagner. 

Tristan  et  Isolde. 

14  décembre  1904. 

68 

G.  Marty. 

Daria. 

27  janvier      1905. 

5 

Gluck. 

Armide. 

2  avril            1905 
(reprise) 

51 

Busser. 

La    Ronde   des    Saisons 
(ballet). 

22  décembre  1905. 

22 

THEATRES    OFFICIELS 


447 


NOMBRE 
DE 

NOMS 

titres 

DATE 

REPRÉSEN- 

DES 
COMPOSITEURS 

DES 
OUVRAGES 

DE      LA      PREMIÈRE 

REPRÉSENTATION 

OU   DE   LA  REPRISE 

TATIONS 
A-U  31  JUIL- 
LET 1914 

depuis 

la  première 

(ou  la  reprise). 

M  A  S. SE. NET. 

Ariane. 

31  octobre      1906. 

G0 

Leborne. 

La  Catalane 

24  mai             1907. 

9 

H.  Février. 

Mona  Vanna. 

11  juin            1907. 

27 

H.  Maréchal. 

Le  Lac  des  Aulnes  (bal- 
let). 

25  novembre  1907. 

5 

Gluck. 

Hippolyte  et  Aricie. 

13  mai              1908 

8 

R.  Wagner. 

LeCrépuscule  des  Dieux. 

(reprise). 
23  octobre      1908. 

36 

C.  Saint-Saëns. 

Javotte  (ballet). 

5  févier          1909. 

30 

Massenet. 

Baccbus. 

5  mai              1909. 

5 

R.  Wacner. 

L'Or  du  Rhin. 

17  novembre  1!  109. 

19 

Savard. 

La  Forêt. 

16  février       1910. 

6 

R.  Strauss. 

Salomé. 

6  mars          1910. 

47 

G.  Hue. 

Le  Miracle. 

30  décembre  1910. 

20 

Em.  Chabrier. 

Espana  (ballet). 

3  mai              1911. 

5 

Umberto  Giordano. 

Sibéria. 

9  juin             1911. 

7 

Lambert. 

La   Roussalka   (ballet). 

8  décembre  1911. 

17 

Mma  Ferrari. 

Le  Cobzar. 

30  mars           1912. 

6 

Massenet. 

Roma. 

24  avril           1912. 

17 

Vincent  d'Indy. 

Fervaal. 

8  janvier      1913. 

9 

A.  Gailhard. 

Le  Sortilège. 

29       —            1913. 

5 

Wolff  Ferrari. 

Les  Joyaux  de  la  Madone. 

12  septembrel913. 

17 

Pu.  Gaubert. 

Philotis  (ballet). 

18  février       1914. 

6 

Bachelet. 

Scemo. 

6  mai              1914. 

6 

Gallon. 

Hansli  le  bossu  (ballet). 

22  juin            1914. 

7 

tini  et  Cherubini  semblent  n'avoir  jamais  existé.  C'est  à  la 
fin  de  la  Restauration  et  au  commencement  de  la  Monarchie 
de  Juillet  qu'apparaissent  les  premiers  opéras  qui,  pendant 
longtemps,  ont  fait  la  gloire  et  la  richesse  du  théâtre 
lyrique.  Mais,  comme  les  deux  ou  trois  ouvrages  qui,  à  la 
fin  du  second  Empire,  ont  commencé  eux  aussi  une  carrière 
brillante,  la  plupart  de  ces  opéras  paraissent  avoir  épuisé 
la  laveur  dont  le  public  les  a  comblés.  On  n'oserait  plus 
aujourd'hui,  sur  la  scène  de  l'Académie  de  musique, 
reprendre  la  Muette  d'Auber,  la  Juive  d'Halévy,  ou  Y Hamlet 
d'A.  Thomas;  et  il  n'est  pas  sur  que  dans  une  prochaine 
«   saison    »,    on    ose    reprendre    les   Huguenots,   Robert   le 


448  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

Diable,  l'Africaine.  Le  Faust  de  Gounod,  sans  être  tout  à 
lait  usé.  est  dans  le  cas  des  forts  ténors  qui  ont  passé  la 
soixantaine.  On  joue  encore,  triomphalement,  les  chefs- 
d'œuvre  de  Corneille,  de  Racine,  de  Molière;  et  des  opéras 
beaucoup  plus  récents,  après  avoir  obtenu  un  succès 
presque  égal  à  ceux  du  Cid,  d'Iphigénîe,  du  Misanthrope, 
sont  devenus  des  choses  glacées,  que  rien  ne  pourra  rap- 
peler à  la  vie.  Il  n'en  faudrait  tirer  aucune  conclusion  sur 
l'infériorité  et  la  vanité  de  la  musique.  Remarquons  en 
effet  que  des  compositions  purement  instrumentales,  comme 
le  concerto  brandebourgeois  de  J.-S.  Bach,  n'ont  pas  une 
ride;  et  qu'il  est  impossible  d'entendre  une  symphonie  de 
Beethoven  sans  être  émerveillé  de  la  fraîcheur,  de  la  jeu- 
nesse, de  la  santé  inaltérable,  si  l'on  peut  dire,  qui  met  de 
tels  monuments  à  l'abri  des  injures  du  temps.  La  faiblesse 
de  l'opéra,  c'est  qu'il  ne  saurait  être  de  la  musique  pure; 
il  subit  plus  profondément  que  les  autres  genres  l'influence 
d'un  état  déterminé  de  la  mode  ;  il  épouse  souvent  le  goût, 
le  langage,  le  costume  d'une  époque  et  il  marche,  dans  son 
évolution,  avec  la  politique.  Nombreux  ont  été  les  compo- 
siteurs qui,  après  la  chute  ou  le  déclin  des  anciens  rois  de 
la  scène  lyrique,  ont  voulu  créer  un  nouveau  répertoire  ; 
quelques-uns  y  ont  contribué  brillamment  ;  la  plupart 
d'entre  eux  y  ont  échoué.  Leurs  œuvres  peuvent  avoir  un 
très  sérieux  mérite  intrinsèque  :  elles  ne  se  sont  adaptées 
ni  à  l'esprit  public,  ni  à  cet  énorme  théâtre,  bâti  sur  des 
souvenirs  de  Scribe  et  de  Meyerbeer,  qui,  lorsqu'il  ne 
porte  pas  un  ouvrage  de  grand  déploiement  décoratif  et  de 
faste  sensuel  comme  lui,  l'écrase. 

La  liste  des  pièces  jouées  à  l'Opéra-Comique  est,  par  elle 
seule,  instructive.  Les  premiers  compositeurs  du  genre  ont 
cherché  la  musique  et  les  sujets  gais.  La  plupart  des  œuvres 
jouées  dans  la  première  moitié  de  cette  période  ont  disparu 
des  programmes  actuels,  sauf  quelques  pièces,  comme  la 
Fille  du  Régiment,  les  Rendez-cous  bourgeois,  le  Maître  de 
chapelle,  les  Noces  de  Jeannette,  qui  doivent  à  l'agrément 
particulier  de  leur  livret  et  à  l'esprit  pétillant  de  leur 
musique  une  jeunesse  qui  brave  les  injures  du  temps.  Les 
opéras-comiques  de  ce  temps  étaient  mêlés  de  parlé  :  c'était 
une  formule  traditionnelle  :  cette  contexture  rendait  natu- 


THEATRES    OFFICIELS  449 

relie  la  division  en  airs,  duos  et  ensembles,  si  chère  au 
public  d'autrefois.  Elle  a  été  abandonnée  et,  comme  nous 
l'avons  dit,  la  Basoche  est  le  dernier  exemplaire  du  genre. 
Mais  même  avant,  et  progressivement,  les  pièces  mêlées  de 
parlé  étaient  devenues  de  plus  en  plus  rares.  Il  n'y  en  a 
pas  dans  les  opéras-comiques  de  Massenet. 

En  même  temps,  les  sujets  sont  devenus  moins  légers; 
ils  ont  été  même  quelquefois  purement  dramatiques  (la 
Navarraise,  Aphrodite,  la  Cabrera,  Louise,  etc.).  Le  nou- 
veau répertoire  de  l'Opéra-Comique  est  donc  ou  dramatique 
ou  lyrique,  mais,  sauf  quelques  exceptions,  comme  l'Heure 
espagnole,  il  n'est  plus  comique  du  tout. 

Voici  les  pièces  jouées  depuis  Nicoio  :  nous  indiquons, 
après  le  nom  de  l'auteur  et  le  titre  de  la  pièce,  l'année  de 
la  première  représentation  et  le  nombre  des  représenta- 
tions ultérieures,  jusqu'en  1910. 

Nicolo,  les  Rendez-vous  bourgeois,  1807,  754  ;  Méhul,  Joseph, 
1807,  133  ;  Boieldieu,  Jean  de  Paris,  1812,  310;  le  Nouveau  Seigneur 
du  village,  1813,  458;  les  Voitures  versées,  1820,  206;  le  Petit  Cha- 
peron rouge,  qui  a  fini  sa  carrière  en  1861,  1818,  107;  la  Dame 
blanche,  1825,  1602;  Rossini,  le  Barbier  de  Séville,  1884,  204;  Paer, 
le  Maître  de  Chapelle,  1821,  350;  Auber,  Emma,  1821,  95  représen- 
tations jusqu'en  1835,  année  depuis  laquelle  cette  œuvre  n'a  pas  été 
reprise;  la  Neige  et  le  Concert  à  la  Cour,  pièces  éphémères  de  la 
même  époque;  le  Maçon,  1825,  376;  Fra  diavolo,  1830,  835;  les  Dia- 
mants de  la  Couronne,  1841,  393;  la  Part  du  Diable,  1843,263; 
Haydée,  1847,  586;  le  Cheval  de  Bronze,  1835,  106;  le  Domino  noir, 
1837,  1116;Hérold,  Zampa,  1831,  661;  le  Préaux-Clercs,  1832,  1433; 
Adam,  le  Chalet,  1834,  1317;  le  Postillon  de  Longjumeau,  1836,  570; 
Grisar,  les  Porcherons,  1850,  66;  Ambroise  Thomas,  la  Double  Échelle, 
1837,  187;  le  Caïd,  1849,  360;  Mignon,  1866,  1010;  Gille  et  Gillotin, 
1847,  7;  Halévy,  les  Mousquetaires  de  la  Reine,  1846,  294;  le  Val 
d'Andorre,  1851,  113;  la  Fée  aux  Roses,  1849,  47;  Félicien  David, 
la  Perle  du  Brésil,  1851,  19  ;  Lalla-Roukh,  1862,  318;  Donizetti,  la 
Fille  du  Régiment,  1840,  890;  Don  Pasquale,  1896,  10;  V.  Massé. 
Galathée,  1852,  370;  les  Noces  de  Jeannette,  1853,  958;  Meyerbeer, 
VÉtoile  du  Nord,  1854,  406;  le  Pardon  de  Ploërmel,  1859,  192;Mail- 
lart,  les  Dragons  de  Villars,  1856,  291  ;  Gounod,  Mireille,  jouée 
d'abord  au  Théâtre-Lyrique  en  1864,  213  représentations:  Roméo  et 
Juliette,  1866,  289;  Cinq-Mars,  1877,  57;  Léo  Delibes,  le  Roi  l'a  dit, 
1873,  69;  Jean  de  Nivelle,  1880,  100;  Lakmé,  1883,  400;  Kassia, 
1893,  8;  Dui'Rato,  le  Cerisier,  1874,  5;  Boulanger,  Don  Mascarade, 
1875,  12;  Georges  Bizet.  Carmen,  1875,  1142;  les  Pêcheurs  de  perles, 
1893,45;  Guiraud,  Piccolino,  1873,  53;   Galante  aventure,  1882,  15; 

Combarieu.  —  Musique,  III.  29 


450  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

H.  Maréchal,  les  Amoureux  de  Catherine,  1876,  115;  la  Taverne  des 
Trabans,  1881,  1;  W.  Chaumet,  Bathyle,  1877,  9;  la  Petite  Maison, 
1903,  7;  F.  Poise,  les  Surprises  de  l'Amour,  1877,  35;  V Amour 
médecin,  1880,  212  ;  Joli  Gilles,  1885,  61;  E.  Pessard,  le  Char,  1878, 
14;  les  Folies  amoureuses,  1891,  22;  Delajarte,  Pépita,  1878,  4" 
Monsieur  Floridor,  1880,  16  ;  le  Portrait,  1883,  28;  Deffès,  les  Noces 
de  Fernande,  1878,  8;  Paladilhe,  Suzanne,  1878,  10  ;  Diana,  1885,5; 
O'Kelly,  la  Zinzarella,  1879,  4;  Théodore  Dubois,  le  Pain  bis,  1879, 
23;  Xavière,  1895,  19;  Membrée,  la  Courte  Échelle,  1879,  4  ;  Valenti, 
Embrassons-nous    Folleville,   1879,  21;    Samuel    Rousseau,   Dianora, 

1879,  5;  Leone,  1910,8;  Hemery,  la  Fée,  1880,  7;  A,   Cahen,  le  Bois, 

1880,  9;  la  Femme  de  Claude,  1896,  3;  Offenbach,  les  Contes  d'Hof- 
mann,    1881,    113;    Georges    Hue,  les   Pantins,   1881,   10  f  Titania, 
1903,    12;    Vincent     d'Indy,    Attendez-moi    sous    forme,    1882,   19; 
Fervaal,  1898,  13;  Lacome,  te  Nuit  de  Saint-Jean,  1882,  66;Dutacq, 
Battez  Philidor,  1882,    10;   Crkssonnois,    Saute,   marquis!  1883,   4; 
De  Bertha,  Mathias   Corvin,  1883,   3;  Massenet,  Manon,  1884,  696; 
Esclarmonde,  1889,  99  ;  Werther,  1893,  289  ;  te  Portrait  de  Manon,  1894, 
45;  /a  Navarraise,  1895,  86;  Stf/>/*o,  1877,  57;   Ccndrillon,  1899,  76; 
Grisélidis,  1901,  66;  te  Cigale  (ballet),  1904,  6;  le  Jongleur  de  Notre- 
Dame,  1904,  113;   Chérubin,  1905,  14;   Marie-Magdeleine,   1906,  15; 
Deslandres,  /e  Baiser,   1884,   3;    Pfeiffek,   l'Enclume,    1884,   13;    te 
Légataire    universel,    1901,    13;    Lavello,     Partie   carrée,    1884,    3; 
V.    Joncières,    /e   Chevalier  Jean,   1885,   21  ;  V.   Massé,  £7ne  iVuiï  de 
Cléopâtre,  1885,   39;  PaaZ  e£   Virginie,  1894,  66;  Coquard,  le  Mari 
d'un  jour,  1886,  3;   te   Troupe  Jolicœur,   1901,   10;   Lecocq,   Plutus, 
1886,  8;   te   6>,§7*e,  1899,    25;  Widor,    Maître  Ambros,  1886,  6;  les 
Pêcheurs  de  SaintrJean,  1905,  13;   Puget,  te  Signal,  1886,  3;  fieaw- 
t-oMjo  de  bruit  pour  rien,   1899,  11;  Missa,  Juge  et  partie,  1886,  12 
iVtecm  de  Lenclos,  1895,  9;  Muguette,  1903,  20;  Salvayre,  Egmont 
1886,  9;  Solange,  1909,  14;  Verdi,  te  Traviata  (reprise)  1886,   191 
Falstaff,  1894,  71;  Saint-Saens,  Proserpine,  1887,  17;  Phryné,  1892 
116;   Javotte   (ballet),  1899,   34;   Hélène,  1905,  7;   Ciiabrier,  te  itei 
malgré  lui,  1888,   20;  E.   Lalo,   te  Roi  d'Ys,  1888,  236;  la  Jacquerie 
(eu   collaboration   avec  Coquard),  1895,    13;   Bamberg,    te  Baiser  de 
Suzon,   1888,  29;    Littolf,    V Escadron  volant  de  la  Reine,  1888,  7; 
Perronnet,  /a    Cigale  madrilène,  1888,   50;  Millet,    Hilda,  1889,  6; 
A.  Messager,  te  Basoche,  1890, 109;  /e  Chevalier  d'Armenthal,  1896,  3; 
Z7ne  aventure  de  la  Guimard,  1900,  20;  Fortunio,  1907,  41;  Michiels, 
Colombine,  1890,  7  ;  Diaz,  Benvenuto,  1890, 10;  l'Amour  vengé,  1890,  1  ; 
A.   Bruneau,   te  Rêve,  1891,  33;  l'Attaque  du  Moulin,  1893,  39;  /'Ou- 
ragan,    1901,   14;    l'Enfant-Roi,    1905,    12;     Chapuis,   Enguerrande, 
1892,   6;    F.    Mascagni,    Cavalleria    rusticana,    1892,    340;    Berlioz, 
tes    Jroyens,    1892,    25;    Ch.   Hess,   te   Z>teer   de   Pierrot,    1893,    30; 
Madame    Dugazon,    1902,    12;    Banks,    Madame    Rose,    1893,    10;    te 
./ou;-    de   Jocrisse,  1901,   8;   C.    Cui,  le  Flibustier,    1894,    4;   Street, 
.Fïetes  (drame  mimé),  1894,  17;  B.   Godard,  la    Vivandière,  1895,  92; 
Gédalge,  Pris  au  piège,  1895,  28;  Phœbé,  1900,  12;  P.  Vidal,  Guer- 
mica,    1865,    7;    Gluck,    Orphée,  1896,  167;  Lphigénie  en  Tauride, 


THEATRES    OFFICIELS  451 

1900,  38;  Alceste,  1904,  35;  Iphigénie  en  Aulide,  1907,  21;  Mozart, 
Don  Juan,  1896,  86;  Bastien  et  Bastienne,  1900,  20;  Erlanger,  Ker- 
maria,  1897,  10;  le  Juif  polonais,  1900,  38;  Aphrodite,  1906,  80; 
Lambert,  le  Spahi,  1897,  9;  la  Marseillaise,  1900,  3:  Busser,  Daphnis 
et  Chloé,  1897,  19;  Hirschmann,  V Amour  à  la  Bastille,  1897,  11; 
R.  Wagner,  le  Vaisseau  fantôme,  1897,  30;  Reynaldo  Hahn, 
l'Ile  du  Rêve,  1898,  9;  la  Carmélite,  1902,  27:  Puccini,  la  Vie  de 
Bohème,  1898,  247  ;  la  Tosca,  1903,  56;  Madame  Butterfly:  Beethoven, 
Fidelio,  1898,  27;  Baille,  V Angélus,  1899.  3;  G.  Charpentier,  Louise, 
1900,  280;  Lefèvre,  le  Follet,  1900,  10;  Humpi  rdinck,  Hànsel  et 
Gretel,  1900,  37;  G.  Pierné,  la  Fille  de  Tabarin,  1901,  14;  la  Coupe 
enchantée,  1905,  15;  On  ne  badine  pas  avec  l'amour,  1910,  8; 
Bouval,  la  Chambre  bleue,  1901,  l;  Cl.  Debussy,  Pelléas  et  Méli- 
sande,  1902,  70;  X.  Leroux,  la  Reine  Fiammette,  1903.  47;  le  Che- 
mineau,  1907,  33;  Gaston  Lemaire,  Feminissima  (pantomime), 
1904,  2;  Rabaud,  la  Fille  de  Roland,  1904,  10;  P.  Halphen,  le  Cor 
fleuri,  1904,  11;  G.  et  J.  Parés,  le  Secret  de  Maître  Corniïle,  1904, 
2;  Alexandre  Georges,  Miarka,  1905,  24;  Dupont,  la  Cabrera,  1905, 
17;  H.  Février,  le  Roi  aveugle,  1906,  9;  Diet,  la  Revanche  d'Iris, 
1906,  13;  Silver,  le  Clos,  1907,  6;  Fr.  Thomé,  Fndvmion  et  Phœbé 
(ballet),  1906,  5;  Jacques  Dalcroze,  le  Bonhomme  Jadis,  1906,  16; 
Doret,  les  Armaillis,  1906,  27  ;  P.  Fourdrain,  la  Légende  du  point 
d'Argentan,  1907,  33;  P.  et  L.  Hillemacher,  Circé,  1907,  7;  Duras, 
Ariane  et  Barbe-bleue,  1907,  27;  J.  de  Camondo,  le  Clown,  1908,  10; 
Rimsky-Korsakof,  Snegourotchka,  1908,  15;  I.  de  Lara,  Sanga,  1908, 
20;  Nouguès,  Chiquito,  1909,  11:  E.  Garnier,  Myrtil,  1909,  7;  Déodat 
de  Séverac,  la  Cour  du  Moulin,  1909,  14;  Cl.  Terrasse,  le  Mariage 
de  Télémaque,  1910,  27;  Bloch,  Macbeth,  1910,  10;  Léon  Cavallo, 
Paillasse,  1910,  8. 

L'histoire  de  l'opéra-comique,  depuis  les  parodies  de  la 
foire  Saint-Laurent  jusqu'aux  pièces  aujourd'hui  jouées 
dans  le  théâtre  qui  porte  encore  son  nom,  pourrait  servir 
d'exemple  typique  à  l'évolution  des  genres.  Il  a  eu  son 
enfance,  sa  jeunesse,  sa  maturité,  sa  période  de  déclin  ou 
plutôt  sa  transformation  intégrale.  Après  avoir  élargi  son 
horizon  et  s'être  enrichi  de  ressources  puissantes,  il  a 
renoncé  au  badinage,  à  l'intrigue  bourgeoise,  aux  paysan- 
neries à  la  Florian,  pour  s'adapter  à  la  mentalité  moderne 
inquiète  et  triste,  au  risque  de  devenir  méconnaissable.  Sa 
période  de  maturité,  précédant  celle  du  renouvellement 
complet,  commence  au  Joseph  de  Méhul  (1807)  et  s'étend 
jusqu'à  la  Basoche  de  M.  Messager  (1890).  Cette  dernière 
date  pourrait  être  choisie  en  raison  de  ce  fait  que.  sauf 
deux  pièces  ultérieures  (la  Petite  Maison  de  M.  Chaumet  et 


452  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

la  Coupe  enchantée  de  M.  G.  Pierné),  la  Basoche  est  le 
dernier  opéra-comique  où  l'on  cause.  La  combinaison  du 
dialogue  et  du  chant,  qui  est  restée  si  longtemps  la  carac- 
téristique principale  du  genre,  avait,  malgré  les  chefs- 
d'œuvre  qu'elle  a  produits,  l'inconvénient  de  faire  un 
disparate  et  de  n'assurer  l'unité  de  l'œuvre  que  par  des 
juxtapositions.  Aujourd'hui,  la  transformation  du  genre  est 
prodigieuse,  et,  au  premier  abord,  déconcertante.  Quand 
on  observe  les  œuvres  contemporaines,  on  est  très  souvent 
embarrassé  pour  donner  une  étiquette  précise  à  ce  qu'on  a 
devant  soi.  Les  choses  réelles  forment  avec  les  noms  qui 
les  désignent  un  désaccord  singulier.  L'orchestre  semble 
être  monté  sur  la  scène;  il  domine  la  voix  de  l'acteur, 
exemple  de  la  collectivité  effaçant  l'individu.  La  distinc- 
tion des  genres  n'existe  plus.  La  division  du  Parnasse  en 
domaines  distincts  était  chère  à  l'ancien  régime;  elle  avait 
son  fondement  dans  les  mœurs  aristocratiques  d'une 
société  à  étages.  Elle  tend  à  disparaître  avec  la  limite 
exacte  des  classes.  La  musique  obéit,  comme  tous  les  arts, 
à  la  préoccupation  de  serrer  de  plus  près  la  vie  réelle. 
Diderot  disait  de  Boucher  :  «  Il  a  tout,  excepté  la  vérité.  » 
Le  musicien  moderne  semble  vouloir  renoncer  à  tout,  sauf 
à  la  vérité.  Il  en  résulte  que  la  musique  de  théâtre,  là  où, 
par  définition,  elle  devrait  être  gaie,  est  devenue  triste, 
douloureuse  même.  Déjà,  dans  les  mélodies  de  Massenet, 
dans  Werther,  dans  Manon,  l'expression  de  l'amour,  par 
son  intensité  même,  est  sur  la  voie  de  la  souffrance.  Dans 
une  cantilène  comme  Depuis  le  jour  où  je  me  suis  donnée 
(Louise,  de  M.  Charpentier),  il  y  a  une  tristesse  poignante. 
C'est  seulement  dans  les  sciences  exactes  que  la  vérité  est 
source  de  joie.  Dans  les  sciences  morales,  qui  ont  pour 
objet  l'étude  de  l'âme,  il  est  difficile  d'analyser  de  façon 
pénétrante  les  conflits  de  l'homme  avec  la  société  ou  de 
l'homme  avec  lui-même  sans  arriver  au  désenchantement 
ou  à  une  ironie  pleine  d'amertume. 

Ce  chapitre  ne  serait  pas  complet,  si  nous  ne  retracions, 
pour  terminer,  la  vie  éphémère  du  Théâtre-Lyrique.  De  1847 
à  1870,  il  y  a  eu  en  France  un  Théâtre-Lyrique,  dont  on  a 
essayé     de    justifier     l'existence     par    cette     observation. 


THEATRES    OFFICIELS  453 

qu'  «  entre  le  Conservatoire,  qui  est  une  école,  et  l'Opéra, 
qui  est  un  musée,  un  seul  intermédiaire  —  l'Opéra- 
Comique  — est  insuffisant  ».  Ainsi  s'exprimait  M.  Bardoux, 
ministre  de  l'Instruction  publique,  en  1878.  On  voulait 
mettre  les  chefs-d'œuvre  à  la  disposition  du  peuple  par  des 
représentations  à  bon  marché.  Jusqu'en  1870,  le  Théâtre- 
Lyrique  joua  182  opéras,  dont  121  inédits  et  61  anciens; 
'8  furent  représentés  au  Cirque  du  boulevard  du  Temple, 
128  au  Théâtre  historique  et  46  au  Châtelet.  C'est  durant 
cette  période  que  s'illustrèrent  Mme  Ugalde  et  M",e  Car- 
valho  (qui  débuta  le  20  février  1856,  dans  la  Fanclionnette 
de  Clapisson).  Le  Théâtre-Lyrique  eut  son  plus  grand 
succès  avec  les  Dragons  de  Villars;  il  représenta  la  Reine 
Topaze,  de  V.  Massé  (avec  Mme  Carvalho),  Obéron  (avec 
Michot),  V Euryànthe  de  Weber,  le  Médecin  malgré  lui  de 
Gounod,  les  Noces  de  Figaro  de  Mozart,  Faust,  X Orphée 
de  Gluck  avec  Mmc  Viardot  comme  interprète  et  Berlioz 

comme    chef   d'orchestre Financièrement,   l'entreprise 

échoua.  Les  successeurs  de  Carvalho  ne  furent  pas  plus 
heureux.  Réty  fit  jouer  Fidelio,  la  Statue  de  Reyer,  Joseph 
de  Méhul,  le  Val  d'Andorre  d'Halévy,  mais  ne  réussit  pas 
mieux.  Carvalho  reparut  comme  directeur,  en  1862,  à  la 
salle  de  la  place  du  Châtelet,  et  malgré  la  valeur  des  artistes 
employés  —  Nilson,  Michot,  Ugalde  —  dut,  une  seconde 
fois,  abandonner  la  partie.  Pasdeloup,  Martinet,  Bagier. 
connurent  à  peu  près  les  mêmes  infortunes.  En  1875  parut 
Yizentini  qui  installa  le  Théâtre-Lyrique  dans  la  salle  de  la 
Gaîté,  avec  une  subvention  de  200  000  francs  et  des  artistes 
qui  s'appelaient  Capoul.  Michot,  Duchesne,  Bouhy,  Mel- 
cliissédec,  Mmes  Sasse,  Ritter,  Engally;  comme  ses  prédé- 
cesseurs (après  avoir  joué  Dimitri,  Oberon,  le  Sourd,  le 
Bravo,  le  Timbre  d'argent,  les  Erinnyes,  Paul  et  Virginie), 
il  dut  battre  en  retraite. 

Malgré  ces  leçons  du  passé,  beaucoup  de  tentatives 
furent  faites  dans  la  suite  pour  faire  revivre  l'opéra  popu- 
laire, et,  depuis  1875,  la  question  du  Théâtre-Lyrique  for- 
merait un  chapitre  assez  considérable  de  l'histoire  musi- 
cale. En  1878,  il  y  a,  au  Conseil  municipal  de  Paris,  un 
rapport  de  Viollet-le-Duc ;  en  1879,  une  communication 
(très  étendue)  d'Emile  Guimet;  en  1880,  un  mémoire  pré- 


454  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

sente  au  sous-secrétaire  d'État  par  Ch.  Lamoureux; 
en  1895,  à  la  Chambre  des  députes,  une  brillante  discus- 
sion provoquée  par  un  groupe  d'amateurs  à  la  tète  desquels 
se  trouvaient  Julien  Goujon  et  Melchior  de  Vogué;  en 
1896,  un  «  Projet  d'exploitation  d'un  théâtre  municipal  à 
genre  mixte  »,  présenté  par  Gabriel  Parisot,  secrétaire 
général  de  l'Association  des  Directeurs  des  spectacles  pari- 
siens. Vers  la  même  époque,  autre  projet  d'Ed.  Colonne  et 
Milliet,  qui  demandaient  une  partie  des  terrains  occupés 
par  l'Etat-Major,  place  Vendôme.  Il  faut  mentionner  encore, 
au  Conseil  municipal,  en  1897,  un  rapport  de  M.  Deville 
(voir  le  B.  M.  officiel  du  19  juin,  p.  1855-63)  et  un  dis- 
cours de  M.  Landrin  ;  en  1899,  une  proposition  de  M.  de 
Lagoanère;  en  1902,  un  projet  de  M.  Corneille,  directeur 
du  Théâtre  populaire  de  la  Mothe-Saint-Héray,  qui  voulait 
installer  le  Lyrique  dans  les  antiques  arènes  de  Lutèce  ;  un 
rapport  général  de  M.  Turot  (au  nom  de  la  Commission  con- 
sultative des  Théâtres  nommée  par  arrêté  du  7  juin  1905), 
concluant  à   la   création   de   quatre   théâtres    populaires    à 

Paris En  1907,  les  frères  Isola  prennent  possession  du 

théâtre  de  la  Gaîté  en  le  baptisant  Théâtre-Lyrique;  pour 
favoriser  leur  projet,  le  ministre  des  Beaux-Arts  leur  assure 
le  concours  de  l'Opéra  et  de  l'Opéra-Comique  :  les  déboires 
ne  se  font  pas  attendre,  et  le  répertoire  lyrique  est  rem- 
placé, au  bout  de  quelque  temps,  par  le  vaudeville  et  la 
comédie,  sans  conjurer  la  faillite  qui  éclate,  peu  après 
que  les  frères  Isola  ont  quitté  ce  théâtre  (1913).  Depuis  la 
guerre  le  «  Lyrique  »  est  sous  séquestre  et  la  question  tou- 
jours en  suspens.  Pendant  ces  divers  incidents,  Adrien  Bern- 
heim  crut  avoir  trouvé  la  solution  du  problème  en  créant 
les  Trente  Ans  de  théâtre,  sorte  de  «  théâtre-roulotte  »  (le 
mot  est  de  Catulle  Mendès)  qui,  sur  les  petites  scènes  des 
quartiers  populaires,  donne  encore  des  représentations  à 
prix  réduits. 

Bibliographie. 

Albert  Soubies,  YAlmanach  des  spectacles  (Annuel,  depuis  1874)  et 
Histoire  de  l'Opéra-Comique.  —  EDOUARD  NoEL  et  EDMOND  StOULLIG,  les 
Annales  du  Théâtre  et  de  la  Musique  (Annales  de  1875  à  1895).  — 
Ch.  Malherbe,  Histoire  de  la  salle  Favart  et  Précis  de  l'Histoire  de  l'Opéra- 
Comique.  —  Add.  notre  mémoire  sur  le  Vandalisme  musical  au  Congrès 
international  de  musique  de  1900,  et  la  Bibliographie  des  chapitres  précé- 
dents et  suivants. 


•     CHAPITRE  XVIII 

CÉSAR    FRANCK 

César  Franck.  —  Ses  élèves  et  ses  disciples.  —  La  Schola  cantorum  et 
l'Ecole  supérieure  de  musique.  — MM.  V.  d'indy,  E.  Chausson,  Ch.  Bordes, 
A.  Mag-nard,  de  Castillon,  G.  Lekeu.  —  Les  vivants  :  MM.  Duparc,  de  Bré- 
ville,  Guy  Bopartz,  Ch.  Tournemire.  —  Diversité  et  indépendance  de 
cette  lignée. 

César  Franck,  auquel  les  critiques  allemands  accordent 
une  petite  place  dans  leurs  Histoires  générales,  est  un  des 
grands  représentants  de  l'art  musical  au  xixc  siècle.  Nul 
ne  fait  mieux  sentir  l'inconvénient  des  étiquettes  classique 
et  romantique,  nécessaires  ou  commodes  pour  classer 
certains  compositeurs,  dangereuses  quand  on  veut  en  user 
pour  tous  les  artistes,  et  en  somme  assez  vaines.  Classique, 
il  le  fut  certes  par  un  art  de  la  composition  où  l'influence 
de  Bach  est  visible;  romantique,  il  le  fut  également,  sans 
nul  doute,  par  ses  poèmes  symphoniques.  Le  jugement 
le  plus  exact  qu'on  ait  émis  sur  cette  haute  personnalité 
est  celui  d'Em.  Chabrier,  cité  par  M.  Vincent  d'indy  : 
«  C'était  la  musique  personnifiée  ».  Cela  signifie  que 
C.  Franck  fut  un  pur  musicien  et  que  son  œuvre  peut  être 
étudiée  en  elle-même,  sans  qu'il  soit  besoin  de  faire 
intervenir  l'homme  pour  expliquer  l'artiste.  D'ailleurs 
l'auteur  de  Rédemption  n'a  pour  ainsi  dire  pas  de  bio- 
graphie; dans  le  privé,  de  mœurs  comme  de  visage,  ce 
fut  un  bourgeois  très  honnête,  à  l'histoire  duquel  on 
ne  saurait  demander  ni  des  aventures  à  la  Berlioz,  ni  des 
traits  d'esprit  à  laGounod.  Il  naquit  à  Liège  (lOdéc.  1822), 
dans    cette   région   du   nord   qui    d'Utrecht   à   Liège   et   de 


456  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

Bruges  au  Hainaut  fut  un  des  berceaux  de  la  musique 
moderne  :  de  là  sont  partis,  aux  xve  et  xvie  siècles,  de  renom- 
més et  solides  praticiens  qui  vinrent  étonner  les  pays  du 
sud  et  souvent  faire  leur  éducation.  César  Franck  est  de 
leur  lignée.  Après  quelques  études  élémentaires  dans  sa 
ville  natale,  il  suivit,  au  Conservatoire  de  Paris,  les  leçons 
de  Zimmer'mann  pour  le  piano,  de  Leborne  pour  le  contre- 
point et  do  Benoist  pour  l'orgue.  En  1843  (après  un 
nouveau  séjour  de  deux  années  en  Belgique),  il  s'établit  à 
Paris  comme  professeur  de  musique;  il  fut  successivement 
organiste  à  Saint-Jean-Saint-François,  maître  de  chapelle 
(1853)  puis  organiste  (1859)  à  Sainte-Clotilde,  professeur 
d'orgue  (1872)  au  Conservatoire,  comme  successeur  de 
Benoist.  Jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  (9  nov.  1890),  il  se  par- 
tagea entre  l'enseignement  et  le  travail  personnel,  donnant 
souvent  des  chefs-d'œuvre,  mais  ignorant  les  succès  reten- 
tissants. Il  fut  de  ceux  pour  qui  la  gloire  est  «  le  soleil  des 
morts  ». 

Les  créations  de  son  génie  et  le  caractère  général  de  son  art 
peuvent  être  ramenés  à  une  aptitude  qui  semble  les  dominer 
et  dont  la  première  manifestation  publique  est  intéressante  : 
celle  de  l'organiste  improvisateur.  Après  avoir  obtenu  au 
Conservatoire  le  premier  prix  de  fugue  (19  juillet  1840), 
C.  Franck  concourut  l'année  suivante  pour  le  prix  d'orgue. 
Ce  concours  se  compose  de  quatre  épreuves  :  accompa- 
gnement d'un  plain-chant  donné,  exécution  d'une  pièce 
d'orgue  avec  partie  de  pédalier,  improvisation  d'une  fugue, 
improvisation  d'un  morceau  libre  en  forme  de  sonate. 
Pour  ces  deux  dernières  épreuves,  des  thèmes  sont  imposés 
par  le  jury.  «  Franck,  raconte  M.  Vincent  d'Indy,  ayant 
observé  grâce  à  son  instinct  du  contrepoint,  que  le  sujet 
donné  de  la  fugue  se  prêtait  à  certaines  combinaisons  avec 
le  thème  du  morceau  libre,  entreprit  de  les  traiter  simul- 
tanément, de  façon  que  l'un  servîtde  repoussoir  à  l'autre — 
Les  développements  fournis  par  cette  façon  de  traiter  le 
morceau  libre  ne  laissaient  pas  de  prendre  des  proportions 
inusitées  pour  ce  genre  d'épreuve,  en  sorte  que  les 
membres  du  jury  (duquel  Cherubini,  malade,  ne  faisait 
point  partie),  ne  comprenant  rien  à  ce  tour  de  force  tout  à 
fait  en  dehors  des  habitudes  du  Conservatoire,  il  fallut  que 


CESAR    FRANCK  457 

Benoist,  le   professeur  du    trop  ingénieux  élève,  vînt  tout 
exprès  leur  expliquer   la  situation.    »  Il  y  a  là  plus  qu'une 
prouesse  de  circonstance.  Avant  tout,  Franck  est  un  orga- 
niste; or,    par  métier,  par  définition   pourrait-on  dire,  un 
organiste    est    un     improvisateur.    Toute    la    musique    de 
l'auteur   des   Béatitudes  peut  être  rattachée  à  ce  fait  :  elle 
va,  elle  coule  de  source,  elle  est  une  extension  de  l'apti- 
tude   innée    aux    constructions   sonores;   en    un   mot,   elle 
semble     improvisée.     Par    là,    ou     suggère    peut-être    une 
réserve    à    faire    sur   sa  valeur,    mais  on   n'encourt  pas   le 
reproche   de  la  rabaisser.  L'improvisation  perd  son  carac- 
tère superficiel,    quand   elle  part  d'un  musicien  de  génie. 
Celle  d'un  Franck  n'a  rien  de  commun  avec  celle  des  purs 
virtuoses;  dans  les  grandes  œuvres,  elle  est  (sauf  quelques 
exceptions)  presque  entachée  de  monotonie  dans  le  sublime. 
En    ce    qui    concerne    l'expression,    cette    musique    est 
comme  saturée  de  sentiment  religieux;  elle  révèle  ce  qu'on 
a  appelé  «  une  âme  de    Séraphin  »  ;  c'est,  d'ordinaire,  un 
jxmis    angelicus    dû    à    une   grâce    d'en    haut.   Franck  eut 
presque  toujours   en  main   cette   coupe   pleine  de  parfums 
que  l'Evangéliste  appelle  la  prière  des  saints.  A  l'organiste 
et  au  musicien  doivent  être  attribués  la  cause  et  l'honneur 
de   ce    fait.    C'est  parce   qu'elle  est  très  pure,  dégagée  des 
tyrannies  passionnelles  et,  artistiquement,  très  élevée,  que 
la   conception    (inconsciente   ou    réfléchie)    de  la  musique 
rejoint  nécessairement  le  sentiment  religieux  et  s'identifie 
presque    avec    lui;    c'est   en    raison    de   sa    nature    même, 
surtout    lorsqu'elle    est    à    l'abri   des    orages    du    cœur    et 
qu'elle  a  pour  point  de  départ  une  fonction  d'Eglise,  que 
l'inspiration    d'un  compositeur  peut  devenir  l'alliée  natu- 
relle de  la  prière  et  l'interprète  des  textes  évangéliques.  Il 
en  est  de  même  des   qualités  de  caractère  dont  l'idée  est 
suggérée  par  les  œuvres  de   C.  Franck  :  candeur,  grande 
conscience,    loyauté,    clarté,   sérénité,   tendance    prédomi- 
nante à   la  noblesse,  à  la  tendresse  et  au  mysticisme  avec 
une  certaine  inaptitude  à  exprimer  îe  mal  et  la  perversité. 
Ce  furent  à  la  fois    les   qualités  de   l'homme  et  celles  du 
musicien;  mais  on  hésiterait  à  dire  lequel  des  deux  fut  sous 
la  dépendance  de  l'autre;  de  celui-ci  à  celui-là,  il  y  eut  au 
moins    action    et    réaction,    si    bien    que,    de   toute   façon, 


458  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

César  Franck  apparaît  dans  une  région  très  haute  de  l'art 
et  de  la  pensée. 

Diviser  sa  carrière  de  compositeur  en  périodes  distinctes 
n'est  guère  possible,  car  sa  ligne  d'évolution  est  très  irré- 
gulière. Son  opus  n°  1  est  un  recueil  de  trois  trios  con- 
certants; le  n°  2  continue  ces  brillants  essais;  mais  à 
partir  du  n°  3,  on  trouve  des  pièces  assez  banales  pour 
piano,  des  transcriptions,  fantaisies  sur  le  Gulistan  de 
Dalayrac,  la  Lucile  de  Grétry,  etc.  ;  et  après  ses  grandes 
compositions,  entrecoupées  de  mélodies  détachées,  voire  de 
«  petits  riens  »,  il  revient  à  des  ouvrages  de  genre  secon- 
daire. A  partir  de  1862,  ses  œuvres  n'ont  aucun  numéro 
d'opus;  nous  les  classerons  dans  l'ordre  que  nous  paraît 
déterminer  (psychologiquement  et  artistiquement)  leur 
nature,  en  abandonnant  le  désordre  chronologique.  En 
somme,  les  deux  dates  les  plus  importantes  dans  l'histoire 
de  César  Franck  seraient  celles  de  sa  nomination  comme 
organiste  à  Sainte-Clotilde  et  comme  professeur  d'orgue  au 
Conservatoire. 

Le  plus  intéressant  de  son  œuvre  d'organiste  nous 
échappe  :  ce  sont  les  improvisations  à  l'orgue  de  Sainte- 
Clotilde,  où  pendant  trente  ans  il  connut  le  meilleur  de  sa 
vie  et  donna  peut-être  le  meilleur  de  lui-même.  Ceux  qui 
l'ont  entendu  improviser  une  communion  ou  une  réplique 
au  chant  d'un  verset  pendant  les  vêpres,  disent  qu'il 
donnait  l'impression  d'un  maître  vraiment  inspiré. 

«  Le  3  avril  1866.  écrit  M.  d'Indy,  Liszt  sortit  émerveillé 
de  Sainte-Clotilde,  évoquant  le  nom  de  J.-S.  Bach  en  un 
parallèle  qui  s'imposait  de  lui-même.  »  —  «  Il  se  ruait  à 
l'improvisation  des  versets  comme  un  enfant  à  la  ronde;  et 
vers  la  fin  de  sa  vie,  lorsqu'un  éditeur  avisé  lui  demanda 
de  fixer  ces  fugitives  impressions  en  un  recueil  de  cent 
pièces  pour  harmonium,  il  accepta  tout  de  suite  et  se  mit 
à  l'œuvre  avec  tant  d'ardeur  qu'il  lui  arriva  fréquemment 
d'écrire  au  net  quatre  ou  cinq  de  ces  piécettes  en  une  seule 
matinée.  »  (V.  d'Indy,  C.  Franck,  p.  158.  —  Voir  les 
Â-â-  petites  pièces  pour  orgue  ou  harmonium  publiées  en 
1900  par  Enoch  sous  le  titre  de  Pièces  posthumes.) 

L'improvisation  peut  affecter  plusieurs  formes  :  c'est 
parfois    une    simple    phrase    ou    une   période;    tantôt   une 


CESAR    FRANCK  459 

«  fantaisie  »  dont  le  plan  est  ad  libitum,  une  rhapsodie  où 
les  idées  sont  juxtaposées  sans  connexité  ni  développe- 
ments; tantôt  une  suite  de  variations  sur  un  thème 
emprunté  à  un  classique  ou  spontanément  créé;  tantôt 
enfin  un  travail  d'école  où  le  traitement  d'une  idée  est 
soumis  à  des  lois  fixes  et  prend  le  caractère  d'un  fugato. 
Franck  parait  avoir  eu  dans  ces  divers  genres  une  maîtrise 
exceptionnelle;  et  là  est  la  pierre  de  touche  permettant 
de  reconnaître  le  compositeur  de  race.  Son  œuvre  écrite 
n'est  pas  très  étendue.  Elle  n'innove  rien  au  point  de  vue 
du  rythme  ou  des  cadres  de  la  composition,  lesquels  sont 
toujours  ceux  de  Bach  et  de  Beethoven.  Elle  présente  enfin, 
avec  d'admirables  pages,  une  inégalité  de  valeur  que  les 
panégyristes  et  élèves  du  Maître  ne  sont  pas  les  derniers 
à  signaler.  Les  Trois  antiennes  de  1859,  «  pour  grand 
orgue  »,  inaugurent  la  série  des  compositions  religieuses. 
Les  Six  pièces  pour  grand  orgue  (op.  16-21)  de  1860- 
62,  ont  plus  d'importance.  La  première  est  une  Fantaisie 
où  la  personnalité  du  compositeur  apparaît  déjà  malgré  les 
formes  d'école  dont  elle  s'enveloppe;  on  y  rencontre, 
accompagnée  par  un  canon  serré  à  l'octave  entre  le  récit 
et  le  pédalier,  une  idée  mélodique  dont  Wagner  semble 
avoir  fait  le  thème  du  sommeil  dans  la  scène  de  l'incan- 
tation de  sa  Walkùre  : 


La  deuxième  grande  pièce  symphonique,  en  fa  dièze 
mineur,  est  un  compromis  entre  la  fantaisie  et  la  con- 
struction classique;  bien  que  toutes  ses  parties  soient 
enchaînées,  l'analvse  peut  y  reconnaître  un  premier 
mouvement  à  deux  idées  et  dans  la  forme  de  sonate,  un 
andante  en  forme  de  Lied  dont  la  dernière  partie  serait 
l'équivalent  d'un  scherzo,  et  un  final  récapitulatif  où 
le  thème  principal  du  premier  mouvement  reparaît 
en  majeur,  enrichi  de  ces  artifices  fugues  que  Franck 
employait  avec  tant  d'aisance.  La  fugue  règne,  mais  sans 
sécheresse,  dans  la  3e  pièce  (Prélude,  fugue  et  variation 
en  si  mineur)  dédiée  à  C.   Saint-Saëns  et  popularisée  par 


4f)0  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

l'arrangement  pour  piano  et  aussi  dans  les  dévelop- 
pements de  la  4e  [Pastorale);  les  deux  dernières,  Prière  et 
Finale  en  si  bémol  majeur,  sont  construites  sur  le  plan 
d'un  premier  mouvement  de  sonate.  Il  y  a  dans  cet 
ouvrage  une  puissance  aisée,  une  variété,  une  alliance  du 
contrepoint  et  de  l'inspiration,  de  la  science  et  du  charme, 
du  style  et  de  l'imagination  qui  ne  sont  nullement  une 
nouveauté  clans  l'histoire  générale  de  l'orgue,  mais  qui, 
en  France,  constituaient  alors  un  très  évident  progrès. 
Ces  qualités  sont  celles  de  Bach  et  de  Beethoven.  Elles  se 
retrouvent  dans  les  Trois  chorals  pour  grand  orgue  (1890) 
écrits  en  forme  de  variations,  non  sans  indépendance  et 
libre  fantaisie.  Le  premier  débute  par  un  système  mélo- 
dique de  sept  périodes  qui,  partant  du  ton  de  mi  naturel 
majeur,  module  en  passant  par  les  tons  de  mi  mineur,  mi 
bémol  majeur,  si  bémol,  pour  conclure  dans  le  ton  initial; 
dans  les  variations  qui  suivent,  Franck  traite  seulement 
quelques-unes  de  ces  périodes  (un  peu  comme  on  ferait 
dans  la  seconde  partie  d'un  premier  mouvement  de  sonate) 
et  finit  par  faire  prédominer  la  dernière,  qui  représente 
ainsi  le  vrai  choral  peu  à  peu  dégagé.  Il  y  a  une  égale 
richesse  et  une  égale  beauté  dans  les  deux  autres  chorals, 
en  si  et  en  la,  dont  le  style  est  celui  de  la  grande  variation. 
Les  autres  compositions  de  C.  Franck  pour  orgue  seul 
sont  les  Trois  pièces  pour  grand  orgue  (1878),  Y Andantino 
(1889),  les  Préludes  et  prières  (id.,  en  3  livraisons).  On 
peut  joindre  à  ce  groupe  les  compositions  pour  harmo- 
nium :  Quasi  marcia,  (1862),  Cinq  pièces  (1863).  Offertoire 
sur  un  air  breton,  les  59  pièces  publiées  dans  l'Organiste 
(1889-90).... 

Les  œuvres  où  l'orgue  est  associé  à  d'autres  instruments 
s'écartent  un  peu  plus  de  la  tradition  et  suggèrent  d'abord 
quelques  réserves  de  principe.  L'orgue  est  un  instrument 
spécial  qui  répugne,  par  sa  nature,  h  l'action  concertante 
avec  l'orchestre.  Ou  bien  il  use  de  ses  ressources  puissantes 
et  il  écrase  tout;  ou  bien  il  éteint  ses  feux  et  réduit  son 
verbe,  auquel  cas  il  se  rabaisse  en  prenant  un  rôle  très 
secondaire.  Ainsi,  dans  la  Messe  solennelle  de  Beethoven, 
il  n'a  jamais  de  fonction  esthétique  déterminée  par  son 
caractère    propre,    alors   que   tous    les  autres    instruments 


CESAR    FRANCK  461 

sont  traités,  si  l'on  peut  dire,  d'après  leur  personnalité. 
Il  ne  saurait  en  être  autrement,  pour  des  raisons  d'acous- 
tique et  pour  des  raisons  d'art;  un  thème  approprié  à 
l'orgue  (cf.  les  Toccatas  et  les  Préludes  de  J.-S.  Bach) 
est  très  différent  d'une  mélodie  homophone  destinée  aux 
cordes,  aux  cuivres  ou  à  l'harmonie.  D'où  la  nécessité 
pour  l'orgue,  quand  il  y  a  des  voix  ou  un  orchestre  autour 
de  lui,  de  se  borner  à  des  accords  d'introduction  ou  à  de 
brèves  clausules,  à  une  sorte  de  réalisation  de  basse 
chiffrée  qui  le  met  souvent  à  l'unisson  des  basses  de 
l'orchestre  et  t'ait  de  lui  un  adjuvant  presque  facultatif 
tenu  en  dehors  de  l'action  symphonique,  sans  lien  intime 
avec  elle.  «  L'association  de  l'orgue  au  chœur  ou  à 
l'orchestre,  dit  Mars  (Kompositions  Lehre,  IV,  p.  509)  est 
antiartistique.  »  Tel  est  aussi  l'avis  de  M.  Vincent 
d'Indy,  qui  rattache  son  opinion  à  celle  de  Berlioz  :  «  Cette 
façon  d'écrire  la  symphonie,  dit-il  en  parlant  de  la  Grande 
pièce  symphonique  en  fa  dièze  mineur,...  me  parait  bien 
préférable  au  système  qui  consiste  à  lui  adjoindre 
l'orchestre.  Ces  deux  puissances  se  gênent  mutuellement, 
et  l'effet  de  cette  juxtaposition  de  deux  forces  similaires, 
est  toujours  un  amoindrissement  de  l'une  au  stérile  profit 
de  l'autre.  »  (César  Franck,  p.  113.)  Franck  s'est  évidem- 
ment privé  des  ressources  qui  font  sa  supériorité,  dans  ses 
Accompagnements  et  arrangements  des  offices  en  chant  gré- 
gorien (1858),  dans  ses  Offertoires  pour  chœur  à  3  voix, 
orgue  et  contrebasse  (1871),  dans  son  Psaume  CL,  pour 
chœur,  orgue  et  orchestre  (1888).  C'est  dans  le  dessein 
d'arriver  à  des  effets  de  timbre  d'ailleurs  charmants  que, 
par  une  combinaison  de  valeurs  tout  exceptionnelle,  il  a 
écrit  une  Messe  (1860)  pour  soprano,  ténor  et  basse,  avec 
orgue,  harpe,  violoncelle  et  contrebasse.  Son  Panis  Ange- 
licus  (1872),  qui  groupe  et  fond  les  mêmes  instruments 
pour  créer  une  sorte  de  nimbe  doucement  lumineux 
autour  de  la  voix  du  ténor,  a  sur  l'oreille  comme  sur  le 
sentiment  un  rare  pouvoir  de  séduction. 

Dans  ces  œuvres,  il  y  a  des  pages  où  se  fait  déjà  pres- 
sentir l'auteur  des  Béatitudes;  il  y  en  a  d'autres  qui  sont 
iaibles,  trop  improvisées,  encourant  un  reproche  de  vulga- 
rité et  de  banalité.  Il  n'est  pas  sans  intérêt  pour  l'histoire 


462  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

des  idées  —  et  des  chapelles  —  de  voir  comment  leur 
valeur,  en  tant  que  musique  religieuse,  a  été  appréciée  par 
un  élève  de  Franck  très  appliqué  à  maintenir  la  tradition 
du  chant  d'église  :  «  Dans  sa  messe,  dont  le  Kyrie  seul  est 
une  exquise  prière  et  YAgnus  une  perle  d'ingénuité  musi- 
cale, comment  qualifierons-nous  ce  Quoniam  tu  solus 
sanctus  tonitruant  et  moins  digne  d'un  soliste  que  d'un 
chantre  en  goguette?  —  A  côté  de  ces  pages  presque 
indignes  du  maître,  nous  voyons  surgir  l'incomparable 
frontispice  de  l'offertoire  Quse  est  ista,  digne  d'un  Bach,  et 
surtout  cet  admirable  Domine  non  secundum,  d'un  contre- 
point très  humain  mais  déjà  si  sobre  (sauf  la  reprise  finale 
majeure  qui  ne  vise  qu'à  l'effet),  que,  dans  l'ensemble,  ce 
motet  peut  être  donné  comme  exemple  de  musique  reli- 
gieuse moderne.  De  telles  pages  nous  font  regretter  amère- 
ment que  la  destinée  n'ait  pas  permis  à  Franck,  parti  trop 
tôt,  de  s'associer  à  notre  mouvement  de  restauration  du 
chant  religieux .  Peu  en  commerce  avec  le  chant  palestrinien 
dont  il  n'a  qu  effleuré  les  beautés  [je  le  tiens  de  lui-même) 
et  dont  il  n'a  pas  savouré  l  appropriation  religieuse,  ne 
s' arrêtant,  comme  beaucoup  hélas!  de  musiciens  de  sa 
génération,  qu'à  l'intérêt  d'écriture  et  aux  artifices  de  cette 
sorte  de  composition,  que  n  aurait-il  pas  écrit  pour  l'Eglise, 
une  fois  que  sa  belle  âme  de  musicien  religieux  se  serait 
ouverte  toute  grande  à  la  beauté  de  ces  maîtres!  »  Ainsi 
s'exprimait  Ch.  Bordes,  chef  des  «  Chanteurs  de  Saint- 
Gervais  »,  un  des  fondateurs  de  la  Schola  Cantorum  {Cour- 
rier musical  du  1er  nov.  1904). 

Un  compositeur  comme  Franck  fût-il  amené,  après  être 
sorti  peu  à  peu  des  cadres  strictement  liturgiques,  à  se 
servir  de  l'orchestre,  n'en  conserve  pas  moins  le  carac- 
tère religieux  de  l'inspiration,  et  certaines  habitudes 
d'écriture,  plus  spéciales  à  la  musique  d'orgue,  comme 
l'exposition  d'une  idée  avec  entrées  successives  de  parties 
et  imitations  canoniques.  Son  oratorio  Rédemption,  exécuté 
pour  la  première  fois  à  l'Odéon,  sous  la  direction  de 
Colonne,  le  jeudi  saint  1873,  peint,  en  chacune  de  ses 
trois  parties,  la  vie  païenne  et  corrompue  opposée  au  chris- 
tianisme; malgré  quelaues  pages  où  l'auteur  «  se  bat  les 
flancs  pour  arriver  à  exprimer  une  laideur  morale  que  la 


CESAR    FRANCK  463 

simple  beauté  de  son  caractère  lui  interdisait  de  concevoir  » 
(d'Indy),  l'œuvre  est  admirable,  supérieure,  par  l'intensité 
du  sentiment  et  la  conviction  sereine,  aux  oratorios  de 
Hœndel.  Le  «  morceau  symphonique  »,  au  début  de  la 
2e  partie,  où  les  violons  agiles  expriment  l'allégresse  du 
monde  tandis  que  les  cuivres  majestueux  représentent  la 
parole  du  Christ,  a  une  puissance  dramatique  et  un  éclat 
que  nul  n'a  surpassé;  et  il  est  impossible  de  ne  pas  céder 
au  lyrisme  de  cette  mélodie,  comme  à  une  poussée  lente  de 
poésie  qui  entraine  tout  avec  soi  : 


«  Bienheureux  ceux  qui  sont  allâmes  et  altérés  d'amour  », 
car  ils  sont  rassasiés  en  écoutant  cela.  Il  y  a  dans  la  musique 
de  César  Franck  des  idées  qui  semblent  venir  de  derrière 
les  étoiles;  et  tout  part  du  cœur! 

Le  sermon  de  Jésus  sur  la  montagne  [Mathieu,  V)  est 
le  plus  beau  programme  moral  qui  ait  été  donné  à  l'hu- 
manité. Le  diluer  en  un  livret  de  cantate  était  une  faute 
de  goût;  le  mettre  en  musique  était  une  erreur  dange- 
reuse, car  la  musique  exprime  les  états  de  la  sensibilité 
et  de  l'imagination,  elle  émeut  et  elle  peint,  mais  elle 
n'enseigne  pas  et  ne  commande  pas.  Ce  qui  lui  est  seule- 
ment accessible,  en  un  sujet  où  le  pittoresque  n'a  point 
de  part,  ce  sont  les  idées  très  générales  qui  dominent  la 
parole  du  Christ  (lorsqu'il  proclame  la  béatitude  de  ceux 
qui  sont  doux,  de  ceux  qui  pleurent,  de  ceux  qui  sont 
miséricordieux ,  etc.)  et  c'est  surtout  le  double  sentiment 
auquel  peut  se  ramener  cette  sublime  consolation  apportée 
aux  humbles  de  ce  monde  :  l'amour  et  l'espérance.  On  com- 
prend que  l'auteur  de  Rédemption  ait  senti  s'exalter,  devant 
un  tel  évangile,  son  génie  de  compositeur.  Il  était  de  ceux 
dont  on  serait  tenté  de  dire  :  bienheureux  les  musiciens 
qui  ont  le  cœur  pur,  car  ils  verront  Dieu!  Il  voulut  d'abord 
consacrer  au  Sermon  sur  la  montagne  une  symphonie  pour 
orchestre.  Cette  conception  du  genre  à  adopter  était  la 
meilleure.  L'œuvre  pour  orchestre  et  chœurs  en  huit  parties 
avec  prologue,  écrite  (de  1870  à  1879)  sur  les  pauvres  vers 


464  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

de  Mme  Colomb,  n'est  pas  exempte  de  longueur  et  de  mono- 
tonie; mais  elle  est  pénétrée  d'un  souille  d'idéalisme  et  il  y 
règne  une  sincérité  qui  la  rendent  admirable  comme  monu- 
ment d'art  et  comme  expression  d'un  beau  caractère  de 
poète.  Les  Béatitudes  furent  jouées  après  la  mort  de  Franck 
(1890),  d'abord  à  Paris,  en  1891,  c'est-à-dire  douze  ans 
après  l'achèvement  de  l'œuvre,  puis  en  Belgique  (1894). 
La  Société  des  Concerts  du  Conservatoire  n'en  donna  l'au- 
dition intégrale  qu'en  1904. 

Dans  les  autres  poèmes  symphoniques,  C.  Franck  peut 
être  rattaché  au  mouvement  créé  par  Liszt  et  Berlioz;  mais 
il  n'a  ni  la  grandiloquence  du  premier,  ni  le  goût  du 
second  pour  la  description  pure,  et  quelquefois,  en  des 
pages  agressives,  pour  le  laid  :  son  goût  conserve  une 
tenue  classique,  et  la  tendance  religieuse  prédomine. 

Il  y  a  six  poèmes  symphoniques,  dont  deux  traitent  un 
sujet  tiré  de  l'Ancien  Testament  :  Ruth,  églogue  biblique  en 
trois  parties  pour  soli,  chœur  et  orchestre,  écrite  en  1845  et 
exécutée  pour  la  première  fois  en  1871,  œuvre  de  jeunesse, 
dont  les  mélodies  rappellent  un  peu  la  manière  de  Méhul.  On 
y  a  relevé  un  thème  que  Massenet  semble  avoir  utilisé  dans 
sa  Manon  : 


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h  rrrr  m*H^ 


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—  Rébecca  (1881),  «  scène  »  biblique  pour  soli,  chœur 
et  orchestre,  appartient  aussi  aux  ouvrages  de  second 
ordre.  —  Quatre  compositions  de  sujet  profane  font 
honneur  à  l'imagination  de  C.  Franck  et  à  son  génie  de 
musicien  complet,  montrant,  à  l'occasion,  un  sens  remar- 
quable de  la  couleur  et  de  la  puissance  descriptive  du 
rythme  :  Les  Eloïdes  (1876),  poème  symphonique  pour 
orchestre  joué  pour  la  première  fois  à  la  Porte-Saint- 
Martin,  sans  succès,  en  1876;  le  Chasseur  maudit  (1882), 
pour  orchestre  seul,  exécuté  en  1883  et  souvent  repris  avec 
raison  au  concert;  Les  Djinns  (1884),  pour  orchestre  et 
piano  (cette  dernière  partie  étant  traitée  comme  un  élé- 
ment de  l'exécution  collective,  sans  prépondérance  de  solo); 
enfin  Psyché.  Ecrit  en  1887-8,  ce  dernier  poème,  pour 
orchestre  et  chœur,  est  un  des  chefs-d'œuvre  où  Franck  a 


CESAR    FRANCK  465 

le  mieux  montré  l'alliance  originale  de  son  spiritualisme 
instinctif  avec  ses  inspirations  de  pur  musicien.  En  un 
sujet  dont  la  séduction  pouvait  incliner  un  artiste  vers 
les  peintures  voluptueuses,  il  a  montré,  sans  la  moindre 
recherche  de  mysticisme  ou  de  symbolisme,  une  délicatesse 
de  main  et  de  pensée  digne  de  R.  Schumann,  digne  des 
pages  les  plus  suaves  de  Y  Enfance  du  Christ  et  de  la  Dam- 
nation de  Faust.  La  scène  où  les  Zéphyrs  enlèvent  Psyché 
pour  la  conduire  dans  les  jardins  d'Éros  est  d'une  couleur 
toute  berliozienne  ;  elle  parle  au  cœur  autant  qu'à  l'imagi- 
nation et  réalise  peut-être  la  meilleure  image  du  «  paradis  », 
tel  que  l'homme  peut  le  concevoir  en  dehors  des  dogmes. 
La  dernière  scène,  Eros  et  Psyché,  a  cette  plénitude  de 
sentiment  et  cette  langueur  qui  font  aimer  les  œuvres  pro- 
fondément expressives. 

En  disposant  les  œuvres  de  Franck  d'après  l'évolution  de 
l'esprit  musical  qui,  peu  à  peu,  malgré  la  contradiction  appa- 
rente de  certaines  dates,  se  dégage  de  la  fonction  d'oroaniste, 
s'applique  ensuite,  avec  les  ressources  instrumentales  de 
tout  ordre,  à  des  textes  liturgiques  ou  profanes,  et  devient 
enfin  pleinement  indépendant,  nous  arrivons  au  groupe  de 
compositions  qui  comprend  les  quatre  Trios  (1841-2)  pour 
piano,  violon  et  violoncelle  ;  le  Quintette  en  fa  mineur  pour 
piano,  2  violons,  alto  et  violoncelle  (1878-9),  la  Symphonie 
en  ré  mineur  et  la  Sonate  pour  piano  et  violon  (1886);  le 
Quatuor  en  ré  majeur  :  œuvres  très  personnelles,  inégales 
d'ailleurs,  inspirées  tantôt  de  Schubert  et  de  Weber,  tantôt 
des  dernières  sonates  et  des  derniers  quatuors  de  Beethoven. 

Le  Quintette,  dédié  à  Camille  Saint-Saëns,  n'a  pas  de 
numéro  d'opus.  L'influence  de  Beethoven  y  est  visible  dès 
les  premières  mesures  où  le  thème  n'est  qu'une  division 
rythmique  de  la  gamme  descendante  de  fa  naturel  mineur. 
Le  premier  mouvement  est  surtout  dramatique;  quelques 
traits  d'énergie  très  accentuée,  presque  sauvage,  font  penser 
à  certaines  pages  de  Hulda;  ils  s  opposent  d'ailleurs  à  des 
phrases  de  tendresse  mystique,  où  reparait  le  chromatisme 
familier  au  compositeur.  Le  mouvement  lent  est  un  thème 
où  la  pensée  s'exprime  d'abord  en  formules  de  gémissements 
brefs.  L'allégro  final  est  la  partie  la  moins  belle;  il  con- 
serve  d'ailleurs   ce   caractère   dramatique  qui    parait   être 

Combarieu.  —  Musique.  III.  30 


466 


LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 


celui  de  tout  l'ensemble.  C'est  dans  le  premier  mouvement 
de  la  symphonie  en  ré  que  se  trouve  cette  délicieuse  phrase, 
typique  par  son  essor  lyrique  et  sa  tendresse,  qui  fournit 
ample  matière  au  développement  (et  reparaît  dans  le  finale)  : 


Il  faut  remarquer,  entre  autres  mérites,  l'aptitude  de 
Franck  à  penser  (comme  Berlioz)  instrumentalement.  Même 
quand  on  se  borne  à  lire,  sur  le  papier,  une  mélodie  comme 
celle-ci  : 


m 


2±± 


gfeÉa 


on  sent  qu'elle  est  écrite  pour  le  cor  anglais.  L'idée  mélo- 
dique porte  en  elle-même  son  instrumentation  ;  et  c'est 
ainsi  que  les  choses  devraient  toujours  se  passer  dans  la 
grande  composition  pour  orchestre.  C.  Franck  a  écrit  lui- 
même  une  analyse  thématique  de  cette  symphonie,  pour  les 
exécutions  qui  furent  données  au  Conservatoire  les  17  et 
24  février  1889.  (Cette  analyse  est  reproduite  dans  la  Revue 
musicale  de  1904,  p.  162  et  suiv.) 

La  Sonate  pour  violon  est  justement  célèbre.  Elle  débute 
par  un  accord  de  neuvième  sur  lequel  se  pose  la  première 
partie  du  thème  fondamental,  une  formule  de  deux  notes 
poétiquement  interrogative,  qui  est  comme  un  regard 
ingénu  tourné  vers  l'infini  : 


feÉÉ 


X 


% 


S* 


l 


3± 


I 


Tout  ce  qui  suit  est  d'un  sentiment  intense  et  d'une 
grâce  rare.  Ce  thème  reparait,  entouré  d'épisodes  mélo- 
diques dans  l'allégro  (dont  l'allure  est  celle  d'un  agitato 


CESAR    FRANCK  467 

schumannien),  dans  la  Fantaisie .  L'allégro  final  est  presque 
tout  en  canon.  Le  premier  mouvement  est  le  meilleur,  celui 
où  l'inspiration  domine;  dans  les  autres  règne  la  facilité 
technique  de  l'organiste  habitué  à  traiter  un  thème,  à 
moduler  sans  cesse,  à  manier  les  formes  du  contrepoint 
comme  celles  d'une  langue  usuelle. 

M.  Vincent  d'Indy  (loc.  cit.)  fait  honneur  à  César  Franck 
d'une  innovation  heureuse,  qui  peut  passer  pour  l'équi- 
valent de  l'emploi  du  Leitmotiv  dans  le  drame  lyrique, 
mais  dont  il  ne  faut  pas  exagérer  l'importance  :  c'est  la 
composition  cyclique,  c'est-à-dire  celle  dont  les  divers 
mouvements  font  reparaître,  assez  reconnaissable,  une 
même  idée  mélodique,  traitée  comme  génératrice  princi- 
pale de  l'ensemble.  Beethoven  était  arrivé  parfois  a  une 
unité  de  ce  genre,  psychologique  plus  que  formelle  (par 
exemple,  dans  les  quatuors  op.  131  et  132)  ;  il  y  avait  été 
amené  par  l'intensité  même  du  sentiment  et  de  l'inspira- 
tion lyrique.  Schumann  semble  assez  souvent  vouloir  y 
atteindre  dans  sa  musique  de  piano,  mais  plutôt  par  fan- 
taisie. Le  premier  trio  de  Franck,  en  fa  dièze  mineur,  est 
construit  sur  deux  thèmes  principaux  qui  reparaissent  dans 
les  trois  parties  de  l'œuvre,  l'un  sans  changer  de  forme, 
l'autre  en  se  modifiant  pour  donner  naissance  à  la  plupart 
des  développements.  Le  Quintette  en  fa  mineur,  la 
Symphonie  en  ré,  la  Sonate  pour  piano  et  violon,  le 
Quatuor  en  ré  majeur,  sont  également  construits  à  l'aide 
d'un  thème  générateur.  Parmi  les  causes  déterminantes  de 
ce  mode  de  composition  dans  l'esprit  d'un  musicien  qui, 
avons-nous  dit,  était  avant  tout  organiste,  je  croirais 
volontiers  qu'il  faut  tenir  compte  des  habitudes  de  l'impro- 
visation (d'école),  qui  oblige  l'exécutant  à  ne  jamais  perdre 
de  vue  un  thème  donné.  D'ailleurs,  cette  manière  de  com- 
poser n'est  vraiment  intéressante  que  quand  elle  a  pour 
raison  d'être  l'émotion  puissante  d'une  première  inspira- 
tion devenant  une  idée-force,  dont  un  mouvement  unique 
ne  saurait  épuiser  le  sens.  Il  ne  suffit  pas  d'adopter  le 
système  du  Leitmotiv  pour  faire  un  drame  ;  de  même  la 
forme  cyclique  est  loin  de  conférer,  par  elle-même,  une 
beauté  réelle  à  un  quatuor  ou  à  une  sonate.  Ces  trios  de 
Franck    ne    sont  pas  au   premier    rang  de   ses  œuvres.  Le 


408  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

2e,  en  si  bémol,  porte  la  rubrique  «  trio  de  salon  ».  Le  3e, 
est  assez  médiocre.  Le  4e,  dédié  à  Liszt,  n'a  qu'un  mouve- 
ment, en  forme  de  sonate.  L'œuvre  la  plus  importante  de 
ce  groupe  est  le  Qualor  en  ré.  Il  est  d'une  époque  (1889) 
où  Franck  connaissait  les  opéras  de  Wagner  et  où  la 
musique  de  Tristan  avait  fait  sur  lui  une  grande  impression  ; 
cette  influence  wagnérienne  n'est_  pas  "étrangère  au  Lar- 
ghetto. Le  Scherzo  est  d'une  fantaisie  vaporeuse  et  ber- 
liozienne  dont  l'emploi  des  sourdines  augmente  le  charme, 
et  le  finale  a  une  fougue  très  romantique.  M.  d'Indy  {loc. 
cit.,  p.  170  et  suiv.)  a  fait  une  analyse  technique  de  cette 
composition  que  rien  n'égale  (depuis  Beethoven)  en  «  auda- 
cieuse et  harmonieuse  beauté  »,  et  où  il  voit  «  un  type  de 
musique  de  chambre  unique,  aussi  bien  par  la  valeur  et 
l'élévation  des  idées  que  par  la  perfection  esthétique  et  la 
nouveauté  très  personnelle  de  l'architecture  ».  Dans  sa 
Symphonie  en  ré  (1886),  construite  suivant  le  même  prin- 
cipe. Franck  s'est  élevé  à  la  majesté  de  Beethoven,  comme 
à  l'allégresse  de  son  lumineux  lyrisme. 

L'Opéra  peut  résumer  en  soi  tous  les  autres  genres  de 
composition.  Franck  n'avait  pas  ce  qu'il  faut  pour  réussir 
au  théâtre,  et  sans  vouloir  déprécier  ceux  qui  ont  écrit  des 
chefs-d'œuvre  destinés  à  la  scène,  on  peut  dire  que  cette 
lacune  est  tout  à  son  honneur.  Il  était  comme  l'athlète 
antique,  dont  le  javelot  ne  touche  pas  le  but  parce  qu'il  le 
dépasse.  Cependant,  il  fut  tenté  par  cette  forme  d'art,  où 
son  génie  symphonique,  si  pur  et  si  noble,  n'était  plus 
chez  lui  mais  pouvait  encore  trouver  son  emploi.  H  aida, 
opéra  légendaire  et  Scandinave,  en  quatre  actes  et  un  épi- 
logue (poème  de  Ch.  Grandmougin,  d'après  Bjornstierne- 
Bjornson)  n'est  pas  sans  analogie  avec  le  sujet  du  Roid'Ys. 
Il  nous  montre,  dans  un  cadre  guerrier  et  farouche,  la 
rivalité  de  deux  femmes  aimant  le  pâle  Eiolf  ;  délaissée  pour 
Swanhilde,  Hulda  donne  un  rendez-vous  suprême  à  Eiolf, 
le  tue  et  se  précipite  ensuite  dans  les  flots.  Très  colorée, 
l'œuvre  est  conçue,  comme  plan  et  comme  écriture,  d'après 
le  système  wagnérien,  mais  sans  mise  en  œuvre  du  leit- 
motiv. L'art  des  préparations  fait  défaut.  (Ainsi,  dans  l'épi- 
logue. lorsqu'Eiolf  se  rend  pour  la  dernière  fois  auprès  de 
Hulda    qui    doit    le    faire   assassiner,    on    regrette  qu'une 


CESAR    FRANCK  469 

réminiscence  ne  rappelle  pas  la  première  scène  d'amour.) 
On  peut  signaler  l'éclat  d'un  ballet  original,  allégorique 
(lutte  de  l'Hiver  et  du  Printemps,  danse  de  l'Hiver,  etc.), 
mais  dramatique  de  style.  L'auteur  lui-même,  avec  raison, 
y  voyait  «  une  très  bonne  chose  ».  C'est  malheureusement 
une  digression  sans  intérêt  pour  l'action.  Écrite  en  1882-5, 
l'œuvre  fut  jouée  avec  succès  au  théâtre  de  Monte-Carlo 
en  1894,  et  n'a  pas  été  reprise  depuis.  De  Ghisèle,  com- 
mencée en  1888  sur  un  livret  de  G. -A.  Thierry,  le  brouillon 
était  fini  au  moment  de  la  mort  du  compositeur,  mais  le 
premier  acte  seul  instrumenté  au  net;  cinq  disciples  du 
maître,  Vincent  d'Indy,  Pierre  de  Bréville,  Ernest  Chaus- 
son, Arthur  Coquard  et  Samuel  Rousseau,  terminèrent  le 
travail  d'instrumentation.  Dans  ces  deux  ouvrages,  Franck 
a  écrit  de  la  «  belle  musique  »  plus  que  de  la  musique  de 
théâtre.  Son  cas  est  analogue  à  celui  de  Beethoven  qui,  dans 
ses  sonates  et  ses  quatuors,  s'est  montré  plus  dramatique 
et  plus  profond  que  dans  Fidelio.  Mais  sa  valeur  dramatique 
ne  doit  pas  être  rabaissée.  On  a  trop  dit  que  Franck  était  un 
mystique,  une  sorte  de  saint  qui  aurait  passé  sa  vie  à  sculpter 
sa  proprechàsse.  Le  troisième  acte  deNulda  joué  par  Colonne 
(au  festival  de  nov.    1904)  a   fait  la   meilleure  impression. 

Le  Valet  de  ferme,  opéra-comique  en  trois  actes,  livret 
d'Alphonse  Royer  et  Gustave  Vaes.  est  resté  inédit. 

Nous  n'avons  pas  parlé  des  mélodies  élégantes  et  aux 
jolis  titres  —  V Ange  et  ï  enfant,  le  Mariage  des  roses,  le 
Vase  brisé  (poésie  de  Sully-Prudhomme),  les  Cloches  du 
soir,  le  Premier  Sourire  de  mai,  etc.  —  et  des  six  char- 
mants Duos  pour  voix  égales,  qui,  chronologiquement, 
s'inscrivent  avec  les  pièces  pour  piano,  comme  une  fraîche 
guirlande,  entre  les  grandes  œuvres  que  nous  venons  de 
passer  en  revue.  Une  des  meilleures  et  des  plus  typiques, 
parmi  ces  compositions  de  moindre  étendue,  est  la  Proces- 
sion, mélodie  sur  les  vers  de  Brizeux.  Toute  l'âme  sereine 
de  Franck  est  dans  cette  page  à  la  fois  simple  et  d'un  sen- 
timent profond. 

—  C.  Franck  était  entouré  d'un  groupe  de  disciples  que  la  sim- 
plicité et  la  douceur  de  son  caractère,  son  dévoùment  et  son  désin- 
téressement lui  avaient  attachés,  et  qui  ne  professaient  pas  moins 
d'estime  et  d'admiration  pour  l'homme  que  pour  le  musicien.  Il  était 


470  LES    SUCCESSEURS    DE   BERLIOZ 

pour  eux,  le  «  père  Franck  ».  Son  influence  rayonnait  autour  de  lui 
et  au  delà  de  sa  classe.  Les  cours  de  composition  musicale  au  Con- 
servatoire, de  1872  à  1876,  étaient  professés  par  V.  Massé,  H.  Reber 
et  Fr.  Bazin;  et  c'est  cependant  autour  du  professeur  d'orgue,  autour 
de  C.  Franck  que  se  réunissait  et  s'instruisait  réellement  l'élite  de  la 
jeunesse  musicienne  :  Samuel-Rousseau,  G.  Pierné,  A.  Chapuis, 
P.  Vidal,  Marty,  Dallier,  Dutacq,  Gallois,  et  d'autres.  Des  artistes 
qui  n'ont  pas  été  précisément  ses  élèves,  ont  subi  l'ascendant  de  sa 
probité  et  de  sa  sincérité  artistiques;  tels,  pour  n'en  citer  que 
quelques-uns,  M.  Gabriel  Fauré,  Guilmant,  E.  Chabrier,  Paul 
Dukas.  «  Les  principaux  disciples,  dit  M.  V.  d'Indy  dans  son  livre 
sur  César  Franck,  qui  eurent  le  bonheur  de  recevoir  directement  le 
précieux  enseignement  de  Franck  furent,  par  ordre  chronologique  : 
H.  Duparc,  A.  Coquard,  Alex,  de  Castillon,  V.  d'Indy,  C.  Benoit, 
Mme  Augusta  Holmes,  E.  Chausson,  le  délicat  ciseleur  P.  de  Bréville, 
Paul  de  Wailly,  Henri  Kunkelmann,  L.  de  Serres,  Ch.  Bordes,  Guy 
Ropartz,  et  enfin  cet  infortuné  Guillaume  Lekeu,  mort  à  vingt-quatre 
ans,  laissant  derrière  lui  un  bagage  considérable  de  compositions 
d'une  poignante  intensité  expressive.  »  Ch.  Bordes  fonda  en  1892 
l'Association  des  chanteurs  de  Saint-Gervais,  qui  avait  pour  objet 
d'exécuter  et  de  propager  les  chefs-d'œuvre  de  musique  chorale  des 
maîtres  religieux  et  profanes  des  xve,  xvi8,  xvne,  xvmc,  xixe  siècles  ; 
ce  fut  un  premier  groupement,  qui  se  rattachait  à  C.  Franck  surtout 
par  les  liens  personnels  du  disciple  au  maître,  mais  qui,  sous 
l'influence  de  Guilmant  et  de  M.  Vincent  d'Indy,  donna  lieu  bientôt  à 
un  groupement  plus  étendu,  d'où  naquit  deux  ans  plus  tard  la  Schola 
cantorum,  devenue  bientôt  YEcole  supérieure  de  musique.  Elle 
donne  un  enseignement  complet  et  constitue  un  petit  Conservatoire 
qui  perpétue  l'enseignement  de  Franck. 

Cet  enseignement  a  un  caractère  moral  et  même  religieux,  — 
dans  le  sens  le  plus  large,  —  que  lui  a  imprimé  la  haute  personna- 
lité de  son  directeur  M.  V.  d'Indy.  S'adressaut  à  ses  élèves,  dans  le 
discours  d'inauguration,  il  leur  disait  : 

«  L'artiste  doit  avant  tout  avoir  la  Foi,  la  foi  en  Dieu,  la  foi  en 
l'Art  :  car  c'est  la  Foi  qui  l'incite  à  connaître ,  et  par  cette  connais- 
sance, à  s'élever  de  plus  en  plus  sur  l'échelle  de  l'Etre,  vers  son 
terme  qui  est  Dieu.  L'artiste  doit  pratiquer  Y  Espérance  :  car  il 
n'attend  rien  du  temps  présent;  il  sait  que  sa  mission  est  de  servir  et 
de  contribuer  par  ses  œuvres  à  l'enseignement  et  à  la  vie  des  géné- 
rations qui  viendront  après  lui.  L'artiste  doit  être  touché  de  la 
sublime  Charité;  aimer  est  son  but,  car  l'unique  principe  de  toute 
création,  c'est  le  grand,  le  divin,  le  charitable  Amour.  »  Cette  foi 
soutient  un  patriotisme  non  moins  ardent.  C'est  en  renouant  la 
chaîne  des  traditions  nationales,  en  répudiant  l'imitation  de  l'étranger, 
que  nos  musiciens  pourront  développer  leur  génie. 

—  M.  V.  d'Indy  exerce  un  réel  ascendant  sur  la  jeunesse 
artistique,    tant    à     la    Schola    cantorum,    qu'à    la    classe 


CESAR    FRANCK  471 

d'orchestre  du  Conservatoire  dont  il  est  devenu  professeur 
depuis  1912.  Il  a,  comme  C.  Franck,  la  foi,  le  désintéres- 
sement, la  préoccupation  de  penser  et  de  s'exprimer  en 
musique,  le  dédain  sincère  de  l'applaudissement  et  même, 
—  il  convient  de  compléter  le  portrait,  —  l'indifférence 
pour  la  critique  qu'il  juge  «  absolument  inutile,  et  même 
nuisible...  car  elle  n'est  le  plus  souvent  que  l'opinion 
d'un  monsieur  quelconque  sur  une  œuvre  ».  Il  a,  de  plus 
que  Franck,  une  culture  littéraire  et  philosophique  éten- 
due, une  vaste  érudition  musicale.  Il  a  écrit  les  livrets  de 
ses  poèmes  symphoniques  et  de  ses  opéras;  publié  de 
nombreuses  études  de  doctrine  et  de  critique  où  il  défend 
ses  idées  avec  une  franchise  courtoise  mais  sans  ména- 
gements. Quelques  citations  éclaireront  ce  raccourci  un 
peu  insuffisant  en  révélant  les  tendances,  les  affinités  et  les 
antipathies  de  M.  V.  d'Indy.  Dans  un  article  de  la  Revue 
S.  I.  M.  (nov.  1912),  après  avoir  parlé  de  la  nécessité  du 
bon  sens  pour  créer  et  pour  juger,  après  avoir  dit  que  pour 
certains  le  procédé  remplace  le  savoir  et  le  talent,  il 
ajoute  :  «  Au  xvmc  siècle,  Rameau  imagina  d'ajouter  dis- 
crètement, en  certaines  circonstances,  une  note  à  l'accord 
parfait,  base  de  toute  musique;  au  xixe  siècle,  des  compo- 
siteurs russes,  en  vue  d'effets  très  particuliers,  employèrent 
la  gamme  par  tons  entiers,  qu'on  peut  nommer  atonale, 
puisqu'elle  supprime  toute  possibilité  de  modulation.  Au 
xxe  siècle,  M.  Cl.  Debussy  et  M.  Ravel  tirèrent  parti  de 
ces  méthodes  en  les  élargissant,  et  en  firent  souvent  de 
très  ingénieuses  applications,  mais  ils  ont  eu  le  tort... 
d'ériger  ces  procédés  en  principe,  ou  du  moins  de  les 
laisser  ériger  comme  tels  (par  leurs  partisans),  en  sorte 
que  la  formule  établie  actuellement  par  la  mode  est  :  hors 
de  la  sensation  harmonique  et  de  la  titillation  des  timbres 
orchestraux  il  n'est  point  de  salut.  »  Et  M.  V.  d'Indy 
ajoute  :  «  Ce  que  les  compositeurs  précités  cherchent  à 
établir,  c'est  l'autonomie  des  sens  a  l'exclusion  des  senti- 
ments, c'est  la  suprématie  de  la  sensation  sur  l'équilibre 
qui,    chez     les    êtres    doués,    est   seul    appelé    à    produire 

l'œuvre  d'art A  l'époque  des  Donizetti  et  des  Rossini,  on 

disait  :  tout  pour  et  par  la  mélodie,   à   l'heure   actuelle  on 
s'exclame   :   tout  pour  et  par  l'harmonie »  Et  il  appelle 


472  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

en  témoignage  l'accord  de  septième  diminuée,  «  seul  titu- 
laire, pendant  un  demi-siècle,  des  expressions  de  tristesse, 
d'horreur,  des  cataclysmes  physiques  et  moraux  :  quel  est 
le  compositeur  qui  oserait  s'en  servir  actuellement? 
L'œuvre  d'art  doit  garder  l'équilibre  des  éléments  de 
beauté »  Enfin,  ces  deux  déclarations  :  «  Tous  les  pro- 
cédés sont  bons,  à  la  condition  de  ne  devenir  jamais  le 
but  principal  et  de  n'être  regardés  que  comme  des  moyens 
de  faire  de  la  musique —  Seule,  la  mélodie  ne  vieillit 
jamais.   » 

Ces  extraits  caractérisent  l'enseignement  de  M.  d'Indy. 
Cette  fermeté  de  principes  et  cette  intransigeance  à  les 
défendre,  cette  haute  conception  de  la  musique,  cette  foi 
religieuse  et  patriotique  qu'il  propose  aux  jeunes  musi- 
ciens comme  le  ressort  principal  de  la  vie,  comme  le  but 
idéal  de  l'art  justifient  l'influence  qu'il  exerce  et  l'estime 
générale  dont  il  est  entouré.  Il  nous  reste  à  parler  de  ses 
compositions  musicales  en  nous  bornant  aux  plus  impor- 
tantes. Une  des  premières  en  date  et  en  mérite  est  la  tri- 
logie symphonique  de  Wallenstein  (1875-1881),  destinée  à 
servir  de  préface  aux  trois  poèmes  de  Schiller,  le  Camp  de 
Wallenstein,  les  Piccolomini  (joués  séparément  aux  Con- 
certs Pasdeloup,  en  1874),  la  Mort  de  Wallenstein.  Le 
premier  morceau  représente  les  bandes  de  soudards  que 
Wallenstein  dirigeait  de  sa  main  de  fer  pendant  la  guerre 
de  Trente  ans.  Le  second  fait  apparaître  Théçla,  fille  du 
général,  et  Piccolomini,  qui  court  à  la  mort  quand  il  est 
convaincu  de  la  trahison  de  son  général.  Le  dernier  syn- 
thétise le  caractère  de  Wallenstein,  héros  victime  de  la 
fatalité.  Dans  cette  conception  s'affirme  déjà  la  maturité 
de  l'intelligence,  de  la  science  et  du  talent.  Elle  est  con- 
sidérée, à  l'étranger  et  en  France,  comme  un  des  chefs- 
d'œuvre  de  la  musique  contemporaine.  Parmi  ses  poèmes 
symphoniques  nous  citerons  encore  :  le  Jour  d'été  sur  la 
montagne  (1905),  en  3  parties  :  Aurore,  Jour,  Soir,  où 
les  frémissements  de  la  nature  sont  exprimés  par  une 
orchestration  originale,  par  la  richesse  des  rythmes  et  des 
timbres;  Souvenirs,  poème  pour  orchestre,  écrit  en  1906 
sous  l'influence  d'un  deuil  cruel;  la  partition  est  construite 
sur   un    seul    thème    qui    se    fragmente,   se    diversifie,    se 


CESAR    FRANCK  473 

transforme,  sur  des  harmonies  hardies  où  se  heurtent  par- 
fois des  dissonances  ;  la  pensée  du  compositeur  s'y  enve- 
loppe de  quelques  nuages.  Dans  le  domaine  de  la  musique 
pure,  M.  d'indy  a  écrit  notamment  un  Quatuor  avec  piano 
en  la  majeur  (1878-1880);  deux  Quatuors  à  corde  (en 
ré,  1890,  et  en  mi,  1897),  un  Trio  pour  piano,  clarinette 
(ou  violon)  et  violoncelle  (1887);  une  Sonate  pour  piano  et 
violon  (1903-1904);  deux  Symphonies.  La  première,  sur  un 
thème  montagnard  français,  dite  Symphonie  Cévenole,  pour 
orchestre  et  piano,  comprend  3  parties  qui  se  développent 
autour  d'un  motif  primordial,  le  chant  montagnard,  thème 
essentiel  et  permanent  qui  donne  son  caractère  à  l'œuvre. 
Les  thèmes  de  Y  Allegro,  de  Y  Andante,  du  Finale  en  sont 
tirés  et  s'y  rattachent  comme  des  variations.  La  deuxième 
symphonie,  en  si  bémol  (1904),  ne  recherche  pas  le  pitto- 
resque, comme  la  pi;écédente;  elle  a  la  forme  traditionnelle 
classique.  Un  mouvement  vif,  sur  un  thème  à  3/4  énoncé 
par  le  cor,  est  repris  par  l'orchestre,  jusqu'à  un  second 
motif  qui  deviendra  la  mélodie  fondamentale  de  l'Andante. 
Cette  opposition  se  retrouve  dans  les  4  parties  et  semble 
exprimer  la  lutte  entre  deux  sentiments,  deux  passions, 
l'une  d'énergie  sombre  et  dure,  l'autre  de  tendresse  et  de 
clarté.  La  dernière  partie  (introduction,  fugue  et  final) 
s'achève  dans  un  mouvement  de  triomphe.  C'est  une  œuvre 
de  haute  tenue  que  l'auditeur  ne  pénètre  pas  aisément  et 
sans  fatigue,  mais  qui  tient  une  place  éminente  dans 
l'école  française. 

Dans  l'œuvre  dramatique,  il  faut  citer  le  Chant  de 
la  Cloche,  légende  symphonique  dont  M.  d'indy  a 
écrit  le  poème  et  la  musique,  comme  il  l'a  fait  pour 
Fervaal  et  pour  l'Etranger.  Dans  une  lettre  qu'il  nous 
écrivait  le  20  février  1896  et  qu'a  publiée  la  Revue 
musicale  : 

«  Il  m'est  absolument  impo  ssible,  disait-il,  de  trouver  quelque 
chose  de  bien  sur  un  poème  qui  ne  soit  pas  uniquement  de  moi.  J'ai 
plusieurs  fois  essayé  de  faire  autrement,  ces  essais  n"ont  produit  que 
des  résultats  pileux....  Lorsque  je  travaille  sur  des  paroles,  j'en  arrive 
fatalement,  pour  faire  de  la  musique  qui  me  paraisse  bonne,  à  les 
changer,  à  les  triturer,  aies  amalgamer....  Dans  ces  conditions,  vous 
avouerez  qu'il   est  préférable  que  ce   travail   de  compression  et  de 


474  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

passage  au  laminoir  ait  lieu  sur  des  paroles  miennes,  à  l'égard  des- 
quelles je  n'ai  aucun  ménagement  à  garder.  » 

Le  Chant  de  la  Cloche  a  obtenu  le  prix  de  composition 
de  la  Ville  de  Paris  en  1885,  et  a  été  joué  l'année  suivante 
au  Concert  Lamoureux.  Il  a  été  souvent  repris  au  concert, 
mais  n'a  paru  sur  le  théâtre  qu'à  la  Monnaie  de  Bruxelles, 
en  1909.  La  pièce  n'a  pas  d'action,  dans  le  sens  d'intrigue 
dramatique  ;  c'est  une  série  de  tableaux  dont  l'énoncé 
suffit  à  définir  le  sens  :  le  Baptême,  l 'Amour,  la  Fête, 
Visions,  V Incendie,  la  Mort,  Triomphe.  L'écriture  musicale 
se  ressent  des  voyages  que  le  jeune  compositeur  avait  faits 
en  Allemagne  et  de  l'enthousiasme  qu'il  avait  éprouvé  pour 
les  œuvres  de  Wagner  :  il  y  a  là,  sans  réminiscence  ni 
imitations  directes,  des  fanfares,  des  cuivres  accompa- 
gnant les  voix,  un  duo  d'amour  (2e  tableau)  qui  rappellent 
la  manière  du  maître  de  Bayreuth. 

Fervaal  (action  dramatique  en  3  actes  et  un  prologue, 
Bruxelles,  1897,  et  Paris,  1898),  met  en  scène  le  héros,  fils 
des  Nuées  (l'action  se  passe  à  l'origine  du  monde!)  en  qui 
la  patrie  a  placé  son  espoir.  Sans  doute  l'idée  de  patrie  est- 
elle  un  concept  moderne,  mais  M.  d'Indy  préfère,  pour  la 
magnifier,  le  temps  des  mythes  et  des  légendes  à  l'actua- 
lité. Si  Fervaal  reste  pur,  si  l'amour  ne  trouble  ni  son 
corps  ni  son  âme,  il  sera  le  Brenn  élu  qui  protégera  Cra- 
vann,  la  montagne  inviolée,  forteresse  des  dieux  anciens, 
que  menacent  les  hordes  toujours  plus  hardies  des  envahis- 
seurs de  la  Celtide.  Mais  en  attendant  que  ces  hautes 
destinées  s'accomplissent,  il  a  été  attaqué,  ainsi  que  son 
maître  le  druide  Arfagard,  par  des  bandits  sarrazins,  blessé, 
puis  arraché  à  leur  fureur  par  une  princesse  sarrazine, 
Guilhen,  qui  l'a  emmené  dans  son  palais  pour  le  sauver 
et  le  guérir.  Sommeil  et  rêve  de  Fervaal  dans  les  jardins 
de  Guilhen.  Alfagard  vient  lui  révéler  son  origine  et 
l'invite  à  accomplir  sa  mission  divine.  Resté  seul,  Fer- 
vaal s'apprête  à  ceindre  l'épée,  quand  survient  Guilhen,  et 
alors  commence  un  duo  d'amour  de  vastes  proportions, 
de  noble  éloquence,  qu'anime  un  souffle  d'héroïsme  et  de 
passion,  el  qui  fait  songer  à  la  scène  de  Tristan  et  Yseult. 
Mais  dans  cette  lutte  entre   Arfagard   et  Guilhen,  entre  la 


CESAR    FRANCK 


475 


religion  druidique  et  la  religion  d'amour,  c'est  celle-ci  qui 
en  définitive  triomphe. 

Est-il  besoin  de  faire  remarquer  la  portée  morale  de  ce  drame, 
la  haute  et  généreuse  inspiration  qui  l'anime?  Quant  à  la  musique, 
MM.  P.  de  Bréville  et  H.  Gauthiers-Villars,  dans  l'Étude  thématique 
et  analytique  qu'ils  en  ont  donnée  (1897),  proclament  que  l'antique 
opéra  a  cessé  de  vivre  ;  «  on  veut  désormais  des  drames  sympho- 
niques  où  la  musique  suive  pas  à  pas  les  paroles,  fasse  corps 
avec  l'action,  s'identifie  avec  les  sentiments  exprimés,  se  modi- 
fiant avec  eux  sans  cesse;  de  telle  sorte  que  l'affabulation  et  le 
développement  musical  forment  un  tout  indivisible  ».  Le  pré- 
lude du  1er  acte  de  Fervaal  a  cependant  été  souvent  «•  détaché  »  et 
joué  dans  les  concerts  dominicaux  :  c'est  un  morceau  pénétrant, 
d'expression  infiniment  douce  à  l'oreille  et  au  cœur,  jamais  mièvre, 
grandiose  même,  qui  exprime  le  rêve  du  héros  dans  le  jardin 
enchanté. 

L'Etranger  (action  musicale  en  deux  actes,  Bruxelles,  janvier  1903, 
et  Paris,  décembre  même  année)  comporte  4  personnages.  La  pièce, 
écrite  .  en  prose  rythmée,  est  comme  Fervaal  toute  symbolique, 
extra-humaine.  Elle  pose  un  problème  moral.  L'homme  doué  d'un 
pouvoir  souverain,  d'une  haute  vertu,  peut-il  s'abandonner  à  l'amour 
humain  sans  démériter  et  sans  renoncer  à  sa  mission  d'humanité,  à 
son  rôle  bienfaisant  et  civilisateur?  L'amour  lui  est  interdit,  conclut 
le  poète,  puisque  Vita  et  l'Étranger,  après  s'être  avoué  leur  amour 
réciproque,  sont  poussés  par  une  fatalité  inéluctable  à  périr  ensemble 
dans  une  tempête.  Le  sujet  est  ainsi  imprégné  de  sentiment  religieux 
et  même,  à  raison  des  affinités  de  certains  passages  avec  certaines 
mélodies  liturgiques,  de  sentiment  chrétien.  Lorsque  Vita  demande 
à  l'Etranger  quel  est  son  nom,  il  répond  :  je  suis  celui  qui  rêve,  je 
suis  celui  qui  aime,  et  l'orchestre  souligne  sa  réponse  par  un  dessin 
qui  rappelle  l'antienne  de  Magnificat  des  secondes  vêpres  du  jour 
de  Noël  : 


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476 


LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 


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On  remarquera  aussi  la  tonalité  de  l'œuvre.  Le  premier  acte  est  en 
la,  le  second  en  fa,  deux  tonalités  voisines,  dont  la  première  est 
plus  claire.  Ainsi  est  marquée  la  tristesse  grandissante  de  l'action. 
Le  ton  de  si  bémol  est  exclusivement  réservé  au  jeune  fat  André  le 
douanier1.  M.  d'Indy  a  prétendu  donner  à  son  œuvre  des  fondements 
humains  et  français,  et  délaisser  définitivement  les  légendes, 
héroïques  mais  brumeuses,  chères  à  Wagner.  —  En  1917,  l'associa- 
tion Colonne-Lamoureux  a  donné  un  important  fragment  sympho- 
nique  de  la  Légende  de  Saint-Christophe,  «  histoire  sacrée  en 
3  actes  »,  destinée  au  théâtre. 

—  Parmi  les  autres  disciples  de  Franck,  plusieurs,  A.  de  Castillon, 
A.  Coquard,  Samuel  Rousseau,  E.  Chausson,  A.  Magnard,  Lekeu, 
sont  morts  et  ont  laissé  des  œuvres  qui  méritent  d'être  signalées. 

Marie-Alexis,  vicomte  de  Castillon  de  Saint-Victor,  naquit  à 
Chartres  en  1838.  Les  connaisseurs  aimaient  en  lui  un  musicien  de 
race  dont  on  attendait  des  symphonies,  des  quatuors,  des  pièces 
d'ordre  élevé.  «  C'eût  été  un  Beethoven  »,  disait  de  lui  son  éditeur 

1.  Sur  le  caractère  particulier  et  la  valeur  expressive  de  chaque  tona- 
lité, on  pourra  consulter  Keller,  Méthode  d'improvisation  musicale,  183g; 
Hanslick,  Du  beau  musical,  1854,  éd.  franc,  par  Cn.  Bannelier,  1893;  l'abbé 
O'Donnelly,  Méthode  de  musique  élémentaire,  1857;  Lavignac,  La  musique 
et  les   musiciens,  1895;  V.  d'Indy,  Mercure  musical,  année  1905,  p.   14. 


CESAR    FRANCK  477 

G.  Hartmann.  Il  n'a  pas  rempli  tout  son  mérite;  et  dans  son  œuvre, 
peu  considérable,  on  ne  trouve  guère  que  des  promesses  d'avenir. 
Est-ce  parce  qu'il  est  mort  à  trente-cinq  ans?  A  cet  âge,  plusieurs 
compositeurs  avaient  déjà  écrit  des  chefs-d'œuvre.  Est-ce  parce 
qu'il  entra  à  l'École  de  Saint-Cyr  en  1856,  fut  officier  dans  un  régi- 
ment de  cuirassiers  puis  dans  les  lanciers  de  la  garde  impériale, 
démissionna,  et  reprit  l'uniforme  en  1870?  Nous  verrons  que  des 
compositeurs  russes,  et  non  des  moindres,  ont  su  écrire  de  beaux 
ouvrages  sans  suivre  la  carrière  de  musicien  professionnel.  Il  paraît 
plus  juste  de  tout  expliquer  par  une  erreur  initiale  de  direction.  De 
Castillon  fut  d'abord  l'élève  de  Victor  Massé,  dont  le  tempérament 
était  l'opposé  du  sien,  et  qui  ne  pouvait  lui  donner  aucune  impulsion 
décisive.  En  1868  seulement,  il  reçut  les  leçons  de  César  Franck, 
dont  un  instinct  secret  le  rapprochait.  Ses  compositions  principales 
sont  :  le  quintette  pour  piano  et  cordes;  le  quatuor  en  la  mineur 
(op.  4)  pour  cordes  seules,  et  le  quatuor  en  sol  mineur  pour  piano 
et  cordes  (qui  furent  joués  avec  succès,  en  1872,  par  la  Société 
classique  Armingaud,  Jacquard,  Ed.  Lalo,  Mas  et  Taffanel,  et  à  la 
salle  Pleyel,  en  1894,  par  E.  Ysaïe,  Crickboom,  Van  Hout  et 
J.  Jacob);  le  concerto  pour  piano  en  ré  majeur,  que  C.  Saint-Saëns 
exécuta  au  4e  Concert  Pasdeloup,  le  10  mars  1872,  et  défendit  coura- 
geusement contre  les  sifflets,  et  qui  fut  rejoué  avec  succès  à  un 
concert  de  la  Société  Nationale  (28  avril  1888).  On  a  aussi  de  lui 
deux  trios  avec  piano  (op.  4  et  17  bis),  une  symphonie  et  une  messe 
(inachevées),  la  symphonie-ouverture  Torquato-Tasso,  des  Est/uisses 
symphoniques  (op.  15),  une  sonate  pour  piano  et  violon,  l'orchestra- 
tion de  l'impromptu  de  Schubert  en  ut  mineur,  divers  opuscules 
pour  chant,  pour  piano  et  pour  orchestre.  Il  semble  avoir  subi 
l'influence  tardive  de  Franck  et  de  Schumann.  On  lui  attribuait  un 
certain  goût  pour  «  l'application  à  l'art  musical  des  idées  philoso- 
phiques ».  Hugues  Imbert  rapporte  ce  mot  d'un  contemporain  : 
«C'est  de  la  musique  de  fou  ».  De  Castillon  manque,  sans  doute,  de 
maturité  et  d'équilibre;  on  peut  lui  reprocher  des  développements 
trop  longs  et  trop  touffus,  des  défaillances  dans  le  sentiment  et  la 
pensée,  une  facture  insuffisante;  il  a  des  pages  qui  sont  vraiment 
belles  et  ont  une  sorte  de  graudeur  triste. 

—  A.  Coquard  (1846-1910),  après  de  bonnes  études  de  droit,  pensait 
faire  carrière  au  barreau,  tout  en  aimant  et  pratiquant  la  musique; 
il  avait  eu,  au  collège  de  Vaugirard,  C.  Franck  pour  professeur.  Les 
loisirs  que  la  guerre  de  1870  firent  aux  avocats,  le  jetèrent  définiti- 
vement dans  la  composition.  Ses  premiers  essais  eurent  l'approba- 
tion de  C.  Franck  et  il  se  consacra  entièrement  à  la  musique.  Il 
débuta  au  concert  par  la  Ballade  des  Épées  (pour  orchestre  et 
baryton,  1876);  successivement  aux  Concerts  Pasdeloup,  Colonne, 
Lamoureux,  on  entendit  de  lui  :  Héro,  scène  lyrique  (1881);  Ossian, 
poème  symphonique  avec  harpe  principale  (1882),  où  les  sonorités 
adoucies  des  bois  abondent,  mais  dont  les  rythmes  n'ont  pas  grande 
nouveauté;  Cassandre,  chœur  et  musique  de  scène  d'après 
l'Agamemnon  de    H.  de  Bornier;  Hai-Luli,   ballade    pour  soprano; 


478  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

Andromaque,     Christophe     Colomb,     scènes    lyriques;     les    chœurs 
d'Esther  et  un  très  grand  nombre  de  mélodies.  Comme  compositeur 
dramatique,    il    a    débuté    en    1884,   à    Angers,   avec   VEpée   du   Roi, 
comédie   musicale  en  2   actes   (paroles  d'A.    Silvestre);    ses  œuvres 
ultérieures  sont  :  le  Mari  d'un  Jour  (1886),  3  actes,  à  l'Opéra-Comique; 
la  Jacquerie  (1895),  4  actes,  à  l'Opéra-Comique,  dont  le  1er  acte  a  été 
écrit  par  Lalo  ;  Jahel,  tragédie  lyrique,  4  actes  (1900,  Lyon);  musique 
de  scène  dePhiloctète  (Odéon,  1898)  ;  une  Jeanne  d'Arc  pour  orchestre 
et   chœur;   enfin  il  a    terminé,   en   collaboration    avec    MM.    d'Indy, 
Chausson,  S.  Rousseau,  de  Bréville,  l'orchestration  de  la  Ghiselle  de 
Franck.  En  1908,  le  Concert  Colonne  a  exécuté,  sous  le  nom  d'Oméa, 
des  fragments  d'un  opéra  inédit  en  4  actes,  qui  donnent  l'impression 
de  quelque  chose  de  grandiose,  de  puissant  et  de  lyrique.  II  convient 
de  citer  aussi  un  Ave  verum  à  4  voix,  avec  accompagnement  d'orgue, 
écrit  avec  un  profond   sentiment,  et  dont  les  sonorités  et  le  chroma- 
tisme  sont  caractéristiques  de  l'école  moderne   :  c'est  de  l'art  savant 
mais  sincère.  Mais  l'œuvre  principale  de  A.  Coquard  est  son  opéra- 
comique  la  Troupe  Jolicoeur.  A.  Coquard  s'y  est  proposé,   comme  il 
l'a  déclaré  dans  une  interview,  «  de  fouiller  un  peu  l'âme  populaire  ». 
Cette  pièce,  bien   que  jouée  peu  après  la   Louise  de  M.  Charpentier 
(1902),  a  été  écrite  et  achevée  avant  cette  dernière.  Le  livret  est  tiré 
d'une  nouvelle  de  M.  Caïn,  remaniée  par  A.  Coquard,  qui  a  écrit  lui- 
même  le  texte  où  abondent  les  locutions  populaires.  Les  personnages 
principaux  sont  des   forains,   très    divers  de    caractère    et   de  senti- 
ments, depuis  la   grossièreté   brutale  jusqu'au   dévouement   presque 
mystique.  Dans  ce  poème,  il  y  a  de  l'émotion,  de  la  pitié,  et  c'est 
peut-être  ce  qui  le  distingue  de  Louise  qui  est  une  œuvre  de  révolte 
et   de    protestation.  Quant   à    la    forme,   M.    Coquard    s'est    attaché, 
selon  son  habitude,    ajoute-t-il,    à    construire,  au    lieu    d'émietter  le 
langage   de  l'orchestre    en    menues    analyses.    La    musique    de    cet 
opéra,   avec  ses  qualités  classiques,  est  empreinte  de  tendresse,  de 
sentiment   et  souvent  même  de  poésie  délicate.  Parmi  les  tableaux 
symphoniques    qu'il  renferme,   il  convient    de    signaler    au  1er    acte 
la  fête  du  14  juillet,  où  les  sifflets  des  machines  à  vapeur,  les  coups 
de  grosses  caisses,  les    roulements   de   tambonrs,  les   sonneries  de 
trompettes,  les  cris,  font  avec  les  airs  de  Mignon  et  la  Marseillaise 
qui  s'y   intercalent,   un   charivari  très    pittoresque    et  très  musical. 
Coquard  était  un   sentimental,   de  tendance   et  de  goûts  classiques  : 
mais  il  cédait  au  mouvement  contemporain  qui  entraîne  les  musiciens 
aux  grands  développements  de  l'orchestre.  Il  a  aussi  laissé  une  étude 
sur  son  maître  C.  Franck  et  une  Histoire  de  la  musique  française 
depuis  Rameau,  qui  est  une  simple  esquisse. 

—  Samuel-Rousseau  (1853-1904)  fit  ses  études  au  Conservatoire  et 
obtint  le  Prix  de  Rome  en  1878.  L'année  suivante,  le  prix  Cressent 
lui  était  attribué  pour  son  opéra-comique  Dianorah  (1  acte,  Opéra- 
Comique),  et  le  prix  de  la  Ville  de  Paris,  en  1891,  pour  son  opéra 
Merowig  (3  actes,  5  tableaux,  représenté  au  Trocadéro,  livret  de 
M.  Georges  Montorgueil).  L'Opéra-Comique  a  représenté,  après  la 
mort  du    compositeur,   son  «  drame  lyrique  »  Leone,  sujet  corse  où 


CESAR    FRANCK  479 

la  vendetta  traverse  l'amour.  D'une  manière  générale  cette  musique 
de  théâtre  est  bien  écrite,  intéressante,  appropriée  aux  voix,  relevée 
de  mélodies  qui  rappellent  la  ligne  de  celles  de  Gounod,  parfois  de 
Lalo,  mais  plus  facile  que  profonde,  plus  correcte  que  personnelle, 
plus  élégante  que  dramatique.  Samuel-Rousseau,  qui  fut  maître  de 
chapelle  à  Sainte-Clotilde,  a  écrit  une  Messe  de  Pâques,  et  une  de 
Noël  (chœurs,  soli  et  orchestre),  un  Requiem,  un  Libéra  me  Domine, 
un  grand  nombre  de  motets  pour  soli  et  chœurs,  trois  recueils  de 
pièces  pour  orgue,  autant  de  pièces  pour  harmonium.  Son  abondante 
production  comprend  encore  des  pièces  pour  piano,  pour  piano  et 
violon,  pour  petit  orchestre,  des  mélodies. 

—  E.  Chausson  (1855-1899)  était  un  des  musiciens  les 
mieux  doués  de  cette  pléiade.  Il  laisse  des  compositions 
dont  quelques-unes  sont  parmi  les  chefs-d'œuvre  de  la 
période  contemporaine.  Et  s'il  n'avait  pas  trouvé  une  mort 
prématurée  dans  un  accident  banal,  il  eût  pris  à  la  tête  de 
l'école  moderne  une  situation  prépondérante.  Ses  œuvres, 
bien  que  d'un  caractère  personnel  par  l'émotion  qu'elles 
expriment,  subissent  encore  l'influence  de  C.  Franck  et 
de  Wagner,  dont  il  avait  tendance  à  s'affranchir  de  plus 
en  plus.  Il  a  composé  une  symphonie  dont  nous  parlerons 
plus  tard  (voir  ch.  xxi),  un  poème  symphonique  sous  le  nom 
de  Viviane,  un  autre  sous  le  titre  Solitude  dans  les  bois,  et 
un  3e  Soir  de  Fête  (non  publié)  ;  un  Quatuor  à  cordes  dont 
deux  parties  étaient  achevées,  et  la  dernière  assez  avancée 
pour  que  M.  V.  d'Indy  ait  pu  la  terminer  en  lui  donnant 
l'allure  d'un  final;  un  Poème  pour  violon  et  orchestre;  un 
Concert  en  quatre  parties  pour  piano,  violon  et  quatuor  à 
cordes;  un  Quatuor  pour  piano  et  cordes  qui  estime  œuvre 
magnifique,  pleine  d'émotion.  Au  théâtre,  il  a  donné  le  Roi 
Arthus,  légende  tirée  de  la  Table  Ronde,  dont  le  livret  ni 
la  musique  ne  sont  pas  sans  analogie  avec  Tristan  et  Yseult, 
mais  avec  un  souci  de  simplicité,  une  émotion  lyrique  qui 
sont  bien  propres  à  l'auteur;  un  autre  drame  lyrique,  la 
Légende  de  Sainte-Cécile,  est  à  signaler.  M.  G.  Samazeuilh 
a  écrit  :  «  Un  charme  pénétrant,  le  plus  souvent  voilé  de 
mélancolie,  une  sérénité  calme  et  grave,  une  simplicité  et 
une  délicatesse  venues  droit  du  cœur  ;  telles  nous  paraissent 
avoir  été  les  principales  qualités  de  la  musique  de 
Chausson.  »  (Rev.  mus.,  1903,  p.  704.)  Et  M.  Cl.  Debussy, 
dont  la  critique  et  l'ironie  ne  ménagent,  on  le  sait,  aucun 


480  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

compositeur  ancien  ou  moderne  :  «  E.  Chausson,  sur  lequel 
a  lourdement  pesé  l'influence  flamande  de  C.  Franck,  était 
un  des  artistes  les  plus  délicats.  Si  l'influence  du  maître 
de  Liège  a  pu  servir  indéniablement  quelques  musiciens 
contemporains,  elle  semble  avoir  plutôt  desservi  Chausson, 
dans  ce  sens  qu'à  des  dons  naturels  d'élégance  et  de  clarté, 
elle  opposait  cette  rigueur  sentimentale  qui  est  la  base  de 

l'esthétique  franckiste Le  Poème  pour  violon  et  orchestre 

contient  ses  meilleures  qualités.  La  liberté  de  la  forme 
n'en  contrarie  jamais  l'harmonieuse  proportion.  Rien  n'est 
plus  touchant  de  douceur  rêveuse  que  la  fin  de  ce  poème, 
où  la  musique,  laissant  de  côté  toute  description,  toute 
anecdote,  devient  ce  sentiment  même  qui  en  inspira  l'émo- 
tion. »  (Rev.  S.  I.  M.,  janv.  1913).  E.  Chausson  a  aussi 
écritdes  mélodies  nombreuses  (pour  chant  et  piano),  notam- 
ment le  recueil  Serres  chaudes  sur  des  poésies  de  Mae- 
terlinck, dont  la  3e  (Lassitude)  et  la  5e  (Oraison)  sont  à 
signaler.  Comme  ses  autres  compositions,  celles-ci  sont 
empreintes  d'émotion,  de  simplicité  et,  comme  on  dit 
aujourd'hui,  d'humanité. 

—  A.  Magnard  (né  en  1865,  à  Paris,  odieusement  fusillé  par  les  Alle- 
mands en  septembre  1914,  dans  l'Oise),  après  avoir  commencé  ses 
études  juridiques,  entra  au  Conservatoire  et  apprit  l'harmonie  et  la 
composition  dans  les  classes  de  MM.  Dubois  et  Massenet.  Mais  peu 
après,  il  devint  l'élève  et  le  disciple  de  M.  V.  d'Indy  et  se  rattache 
par  celui-ci  à  la  famille  musicale  de  C.  Franck.  Ses  premières  com- 
positions sont  une  Suite  dans  le  style  ancien  pour  orchestre,  une 
première  Symphonie,  des  Promenades  pour  piano,  un  drame  en  un 
acte,  Yolande  (Bruxelles,  1893),  un  Quintette  pour  piano  et  instru- 
ments à  vent.  Puis  il  a  fait  jouer  la  2e  et  la  3e  Symphonie,  où  la  per- 
sonnalité de  l'auteur  est  enfin  dégagée.  Ce  sont  des  œuvres  de  struc- 
ture et  d'écriture  classiques,  où  s'expriment  des  sentiments  généraux 
et  une  émotion  sincère;  le  quatuor  des  cordes  y  tient  une  grande 
place,  la  couleur  ressort  de  la  variété  des  rythmes  et  non  de  ces 
effets  de  timbres  qui  ont  été  souvent  transportés  du  théâtre  au  con- 
cert dans  la  symphonie  contemporaine.  Ces  œuvres,  par  leur  haute 
tenue,  sont  vraiment  classiques,  et  par  leur  souveraine  clarté,  par 
leurs  idées  mélodiques,  vraiment  françaises.  En  1902,  M.  A.  Magnard 
a  publié  une  Sonate  pour  piano  et  violon,  un  Hymne  à  la  Justice 
(orchestre),  exécuté  à  Nancy  ;  puis  sont  venus  des  Poèmes  en  musique 
pour  chant  et  piano,  un  Quatuor  à  cordes,  d'une  ampleur  considé- 
rable, de  style  noble,  empreint  d'émotion  et  parfois  de  tristesse. 
Le  scherzo   et  le  finale   sont   remplacés    par    une   sérénade    et   des 


CESAR    FRANCK  481 

danses,  morceaux  de  fantaisie  et  de  virtuosité.  Pour  le  théâtre,  il  a 
écrit  Guercceur,  «.  tragédie  en  musique  en  3  actes  »,  joué  en  fragments 
aux  Concerts  Colonne  en  1910.  Le  sujet  est  d'un  froid  symbolisme. 
Guercœur,  héros  mort  jeune  après  avoir  affranchi  son  peuple  et 
épousé  la  femme  qu'il  aimait,  demande  à  ressusciter  :  son  vœu  est 
exaucé.  De  retour  sur  la  terre,  il  trouve  sa  femme  remariée  et  son 
peuple  retombé  dans  la  servitude.  Il  meurt  de  nouveau,  et  cette  fois, 
sans  rémission.  Conclusion  :  la  vie  n'est  que  tromperie  et  déception; 
quand  on  l'a  perdue  c'est  folie  de  vouloir  la  retrouver.  Sur  ce  livret 
symbolique,  mais  dépourvu  d'émotion  et  d'intérêt,  A.  Magnard  a 
écrit  une  musique  sérieuse  et  colorée  qui  convient  moins  au  théâtre 
qu'au  concert.  Nous  citerons  surtout  les  chœurs  mystiques  du  pre- 
mier tableau  et,  au  3e  acte,  la  prophétie  de  la  déesse  Vérité  sur  les 
destinées  de  l'humanité,  enfin,  le  quatuor  vocal  qui  apaise  les  souf- 
frances du  héros.  Un  autre  drame  lyrique,  Bérénice  (3  actes,  Opéra- 
Comique,  1911)  est  original,  personnel,  mais  non  sans  quelques  Ion 
gueurs  et  quelques  duretés. 

—  Guillaume  Lekeu,  né  à  Verviers  en  1870,  élevé  en  France  et 
mort  à  Angers  en  1894,  n'a  pas  eu  le  temps  de  réaliser,  dans  une 
existence  si  courte,  les  espérances  que  ses  maîtres  et  ses  amis 
avaient  fondées  sur  lui.  Il  avait  commencé  par  étudier  la  musique  et 
la  composition  à  peu  près  seul.  Il  lisait  avec  assiduité  les  quatuors 
à  cordes  de  Beethoven  et  c'est  cette  fréquentation  qui  décida  sa  voca- 
tion musicale.  Il  eut  le  temps  de  prendre  une  vingtaine  de  leçons 
de  composition  de  Franck  avant  la  mort  du  maître  séraphique.  puis 
devint  l'élève  de  M.  V.  d'Indy.  A  dix-neuf  ans,  il  faisait  exécuter  à 
Verviers  un  morceau  symphonique,  le  Chant  de  Triomphale  déli- 
vrance, avant  d'avoir  encore  reçu  aucune  leçon.  Puis  vinrent  des 
œuvres  plus  solides  et  plus  hautes,  la  cantate  Andromède,  sujet  de 
concours  du  Prix  de  Rome  de  Belgique,  la  Sonate  de  piano  et  violon, 
la  Fantaisie  symphoniqae  sur  deux  airs  populaires  angevins;  un 
Adagio  pour  quatuor  d'orchestre  d'un  sentiment  profondément  triste 
et  émouvant;  un  Quatuor  à  cordes,  que  la  mort  vint  interrompre  et 
qui  fut  terminé  par  M.  V.  d'Indy.  Celui-ci  a  qualifié  son  élève  de 
«  tempérament  quasi  génial  ». 

—  Parmi  les  disciples  vivants  de  C.  Franck,  il  tant  réserver 
une  place  d'élection  à  H.  Duparc  (1848).  Sa  musique,  d'ail- 
leurs, qui  a  conservé  une  originalité  caractéristique,  ne  se 
réclame  de  celle  de  Franck  que  par  sa  contexture  harmo- 
nique, substantielle  et  riche.  Elle  est  l'expression  de  sen- 
timents et  de  pensées  musicales  qui  sont  bien  propres  à 
l'auteur  et  ne  voisinent  avec  aucun  autre.  La  production  de 
H.  Duparc  a  été  restreinte,  et  volontairement  arrêtée  par 
sa  retraite  prématurée  à  la  campagne  il  y  a  vingt-cinq  ans. 
Plusieurs    de    ses    compositions    pour    orchestre    ont    été 

Combarieu.  —  Musique,  III.  31 


482  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

détruites  par  lui  :  il  n'en  reste  que  le  poème  de  Lénore 
(1875,  transcrit  pour  deux  pianos  par  C.  Saint-Saëns,  et  pour 
piano  à  4  mains  par  C.  Franck),  et  Aux  Etoiles  (joué  en 
1911).  Ses  mélodies  pour  piano  et  chant  suffiront  à  garder 
son  nom  de  l'oubli.  On  en  compte  une  quinzaine  seule- 
ment, presque  toutes  de  petits  chefs-d'œuvre,  et  dont  les 
plus  connues  sont  Chanson  triste  et  Extase  sur  des  poésies 
de  Jean  Lahor,  la  Vie  antérieure,  Y  Invitation  au  voyage, 
Phydilé,  sur  des  poésies  de  Baudelaire;  ces  deux  dernières 
ont  été  orchestrées.  Elles  sont  à  peu  près  du  même  temps 
que  celles  de  M.  G.  Fauré,  et  même  antérieures  au  second 
recueil  de  celui-ci;  elles  ont  contribué,  avec  elles,  à  créer 
dans  la  musique  française  un  genre  qui  n'a  de  similaire 
qu'en  Allemagne  en  les  lieder  de  Schumann  et  de  Schu- 
bert, et  qui  s'en  distingue  d'ailleurs  par  des  traits  que 
nous  avons,  dans  d'autres  chapitres,  exposés  et  précisés. 
Quant  ;i  nos  deux  maîtres  français  on  pourrait  dire  qu'il 
y  a  plus  de  lyrisme  et  d'envolée  chez  II.  Duparc,  plus  de 
sensibilité  délicate  et  d'émotion  intime  chez  G.  Fauré. 

—  M.  Pierre  Onfroy  de  Bhéville  (1861)  est  un  esprit  dis- 
tingué qui  se  plaît  aux  nuances,  aux  délicates  colorations, 
et  a  aussi  une  place  personnelle  dans  la  lignée  spirituelle 
de  C.  Franck.  Il  a  écrit  des  pièces  symphoniques  [Nuit 
de  décembre),  une  ouverture  pour  la  Princesse  Maleine  et 
de  la  musique  de  scène  pour  les  Sept  Princesses  de  Mae- 
terlinck; des  mélodies  pour  piano  et  chant,  de  nombreux 
morceaux  de  musique  religieuse,  etc. 

—  M.  Guy  Ropartz  (1864),  directeur  du  Conservatoire 
de  Nancy,  est  plus  soumis  à  l'influence  de  C.  Franck;  il 
a  donné,  notamment,  une  Sonate  pour  piano  et  violon, 
un  Quatuor  à  cordes  en  sol  mineur,  une  Fantaisie  brève 
pour  instruments  à  archet,  une  grande  composition,  le 
Psaume  CXXXVI,  pour  chœur,  orchestre  et  orgue,  sur  le 
psaume  de  David  :  Super  flumina,  œuvre  de  pensée  noble 
et  de  solide  écriture;  enfin,  une  Symphonie  avec  chœurs, 
qui  lui  valut  le  prix  Cressent.  Le  chœur  joue  ici  un  rôle 
essentiel;  dès  le  début  de  chacune  des  trois  parties,  il 
expose  les  idées  que  l'orchestre  commente  et  développe 
après  lui.  Contrairement  à  la  forme  classique,  chaque 
partie  comporte  plus  de  deux  thèmes,  chacun  des  éléments 


CESAR    FRANCK  483 

qui  interviennent  dans  ce  poème  de  la  nature  et  de 
l'homme  ayant  son  thème  individuel.  L'œuvre  est  plus 
solide  d'ailleurs  qu'émouvante.  —  M.  Witkowski  (1867), 
ancien  officier,  élève  de  M.  d'Indy,  a  écrit  un  Quintette 
pour  piano  et  cordes,  un  Quatuor  à  cordes,  une  Symphonie 
en  ré  mineur,  une  Sonate  pour  piano  et  violon  ;  il  a  fondé 
à  Lyon  en  1902  une  schola  cantorum. 

—  M.   Ch.   Touknemike  (1870),   dont    nous    signalerons 
ailleurs    l'œuvre    symphonique    et   que   nous    retrouverons 
dans  notre  chapitre  sur  l'orgue,  a  été  aussi  un   élève   de 
Franck  dans  la  classe  d'orgue  du  Conservatoire.  Mais  s'il 
s'apparente   à    lui    par    la    solidité    de    ses    constructions 
sonores,  par  la  richesse  de  ses  harmonies,  et  par  la  ten- 
dance religieuse  de  sa  pensée  musicale,  il  se  sépare  nette- 
ment du  groupe  de  disciples  qui  font  profession  de  repré- 
senter l'enseignemsnt  du  Maître  et  d'entretenir  son  culte. 
Il  est  un  des  artistes   les   plus   originaux  de   notre  temps; 
un    des    musiciens    qui   pensent    le    plus.      Son    Quatuor 
(piano  et  cordes),  son  Trio  (piano  et  cordes)  et  le  Sang  de 
la  Sirène,  légende  en  4  parties  (grand  prix  de  la  ville  de 
Paris),  le  rattachent  encore  quelque  peu   à  la   manière   de 
Franck,  mais  font  apparaître  déjà  des  tendances  bien  per- 
sonnelles dans   la  nouveauté  des  harmonies,  la  liberté   de 
la   construction   thématique,    le    renouvellement  incessant 
des  rythmes.  Dans  son  œuvre  déjà  considérable  qui,   sans 
compter    des     compositions     de    jeunesse    volontairement 
détruites,  est  arrivée  en  1916  à  l'op.  48,  nous  signalerons, 
après   les   ouvrages  cités  plus  haut  :   Recueil  de  mélodies, 
piano  et  chant,  les  2  Poèmes  pour  chant  et  piano,  paroles 
d'Alb.    Samain   (op.   32  et  33,   1908);    Sagesse,   poème  de 
Verlaine,   chant  et  piano  (1909,  encore  inédit);   Triptyque 
sur  3  poésies  d'Alb.  Samain,  œuvre  (encore  inédite)  d'élo- 
quence, de  ferveur  mystique  et  d'émotion;  Chryséis,  drame 
sacré  en  2  actes  (1911);  Sextuor  pour  instruments  à  vent 
et   piano    (1913).  A   partir    des   Poèmes,    M.    Ch.    Tourne- 
mire  affirme  une  personnalité  nettement  indépendante;  sa 
musique,  tout  en  respectant  la  tradition  classique,  emploie 
les  formes  les  plus  libres,    un  chromatisme  d'une  richesse 
et    d'une   mobilité    singulières    qui    jamais  cependant    ne 
font  vaciller  les  échelles  tonales,  lui  crée  une  palette  aux 


484  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

couleurs  aussi  chaudes  que  délicates.  Le  compositeur, 
bien  qu'il  n'ait  pas  rejeté  les  disciplines  classiques,  est 
certainement  un  musicien  du  groupe  «  avancé  »  par  la 
syntaxe  de  la  langue,  et  par  les  chatoiements  de  son 
orchestre,  mais  il  est  avant  tout  un  musicien  de  foi  et 
d'émotion. 

Bibliographie. 

Il  n'existe  pas  d'édition  des  Œuvres  de  C.  Franck;  plusieurs  de  ses 
compositions  sont  même  restées  en  manuscrit.  —  Arthur  Coquard  : 
César  Franck  (1890).  —  Vincent  d'Indy  :  César  Franck  (Collection  des 
maîtres  de  la  musique,  1906).  —  G.  DerepaS  :  C.  Franck,  étude  sur  sa  vie, 
Paris,  1897.  —  E.  DestraNGES  :  L'Œuvre  lyrique  de  C.  Franck,  Paris, 
1898.  —  L.  Borget  :  Vincent  d'Indy,  sa  vie  et  son  œuvre,  Paris,  1913.  — 
V.  d'Indy  :  Cours  de  composition  musicale,  Paris,  1902.  —  Emile  Dénion  : 
Vincent  d'Indy.  Toulouse,  1903.  Et  la  bibliographie  des  précédents  cha- 
pitres, notamment  celle  indiquant  les  ouvrages  généraux  sur  la  musique 
contemporaine. 


CHAPITRE    XIX 


MUSIQUE     RELIGIEUSE 


La  musique  religieuse.  —  Influence  de  l'esprit  du  siècle  sur  son  carac- 
tère. —  L'école  Niedermeyer.  —  La  musique  liturgique  et  la  réforme  des 
Bénédictins  de  Solesmes.  —  L'orgue  et  les  principaux  organistes  : 
MM.  Gh.-M.  Widor,  E.  Gigout,  Dallier.  —  Juniores  :  MM.  Ch.  Tournemire, 
L.  Vierne,  Bonnet,  Planchet,  Dupré. 

La  musique  religieuse  n'a  pas  subi  de  transformation 
profonde  depuis  Cherubini.  Des  diverses  églises,  catho- 
lique, protestantes,  juive,  orthodoxe,  musulmane,  ayant 
un  culte  organisé,  la  première  est  la  seule  qui  ait  inspiré 
de  grandes  compositions.  Les  œuvres  qu'elle  peut  reven- 
diquer comme  siennes,  au  moins  parce  qu'elles  se  rat- 
tachent aux  textes  verbaux  ou  aux  modalités  de  sa  liturgie, 
forment  deux  groupes,  selon  qu'elles  sont  destinées  à 
l'exécution  dans  le  temple  ou  hors  du  temple. 

Le  premier  groupe  comprend  :  1°  les  Messes,  pour  voix 
d'homme  ou  chœur  mixte,  avec  ou  sans  orchestre,  messes 
solennelles  et  messes  de  Requiem;  2°  les  Stabat;  3°  les 
Motets,  dénomination  qu'on  peut  étendre  à  toutes  les 
petites  pièces;  4°  les  Psaumes;  5°  les  Te  Deum;  6°  les 
compositions  pour  orgue. 

Le  second  groupe  comprend  les  Oratorios.  Le  caractère 
général  de  cette  musique  religieuse  est  d'appartenir  au 
concert  autant  qu'à  l'église,  d'adopter  les  formes  drama- 
tiques du  style  de  théâtre,  en  un  mot  d'être  de  moins  en 
moins   religieuse. 

Il  y  a  dans  ce  domaine  un  modernisme  musical  bien 
antérieur   à    celui   des   tendances   doctrinales  et  beaucoup 


486  Les  successeurs  de  berlioz 

plus  touché  par  l'esprit  profane.  Ce  n'est  pas  l'Eglise 
elle-même  qui  émet  cette  opinion;  l'Eglise  est  très  éclec- 
tique,  comme  l'atteste  cette  parole  officielle  : 

T^Ecclesia     artium    progressum  L'Église    a    toujours    aimé    et 

indesinenter  coluit   eumque  fovit,  encouragé  le  progrès  des  arts,  en 

ad  religionis  usum  omnia  admit-  admettant  dans  l'usage  de  la  reli- 

tens    quse    bona   et  pulchra  ssecu-  gion  tout  ce  que  l'homme  a  trouvé 

lorum  decursu  homo  invertit,  salvis  de  bon  et  de  beau  au  cours   des 

liturgicis  legibus.  siècles;  pourvu  que  les  lois  de  la 

liturgie  fussent  intactes. 

(Motu  proprio  de  Pie  X,  22  nov.  1903.) 

Cette    déclaration    avait    seulement   pour   objet,    comme 
l'indiquent  les  Bénédictins  dans  la  préface  de  leur  Graduel 
(1908),  de  ne  pas  restreindre  la  restauration  du  plain  chant 
aux    limites    d'une    œuvre     purement     archéologique,    et 
d'admettre  certaines  modifications   que  le   répertoire  gré- 
gorien a  subies   depuis   le    vne   siècle;    en    réalité,    elle   a 
approuvé   la  présence,    dans   le   temple,   de  ce  personnage 
que  lés  premiers  chrétiens  proscrivaient  comme  un  intrus  : 
l'orchestre.    C'est  l'esthétique  pure,  plus  difficile  et  moins 
circonspecte   peut-être  que   la   cour  romaine,  qui   l'ait   une 
distinction   entre   la   musique  vraiment  religieuse  et  celle 
qui   l'est  peu.   Le  critérium    permettant  de   déterminer  la 
première  est  fixé  par  la  tradition.  Prédominance  des  voix, 
emploi  des  formes  sévères  du  style  d'imitation,  harmonies 
consonantes   et    simples,    sobriété    des   modulations;    avec 
cela,  sérénité  supérieure,  esprit  de  foi  et  de  prière,  senti- 
ment  et  idée  toujours  présente    du    «   corps   mystique  du 
Christ  »  :  tels  sont  les  caractères  principaux  du  genre.  La 
musique     peu    ou    point    religieuse    songe    avant    tout    à 
l'expression.    Elle  est  dans    le    cas    d'un    prédicateur    qui 
chercherait  moins  à  édifier  ses   fidèles  qu'à  faire  un  beau 
discours.  Elle  ne  répudie  pas  absolument  les  formes  pales- 
tiniennes  du   chant  a  capella,   pas  plus   que  des   formes 
plus  anciennes,  voisines  de  la  déclamation,  mais  c'est  pour 
en  tirer  des   eiïets   artistiques,   valant  surtout  par  le  con- 
traste :  elle  les  encadre  en  effet  de  véritables  a  morceaux  » 
où  elle  applique  aux  textes  liturgiques  les  mêmes  procédés 
d'analyse  qu'à  un  poème  profane,  et  qui  deviennent  ainsi 


MUSIQUE    RELIGIEUSE  487 

des  tableaux  richement  colorés.  Le  compositeur  peut  y 
montrer  son  savoir  technicpje  en  usant,  comme  la  tradi- 
tion l'y  invite,  des  formes  scolastiques  du  contrepoint;  il 
y  trouve  aussi  l'occasion  d'exprimer  de  grands  sentiments 
et  de  traduire  des  idées  en  belles  images  sonores,  le  texte 
latin  d'une  messe  résumant  tout  le  drame  de  l'humaine 
nature  et  de  l'humaine  misère  aspirant  aux  consolations 
divines. 

La  musique  religieuse  contemporaine  est  le  reflet  de  la  foi  reli- 
gieuse de  notre  époque.  Celle-ci  s'est  transformée;  sans  doute  elle 
se  transformera  encore,  sous  l'influence  des  tragiques  événements 
de  la  guerre  européenne  qui  exercera  une  influence  profonde  sur 
la  marche  de  la  civilisation.  Les  passions  et  les  sentiments  profanes 
retentissent  nécessairement  du  monde  dans  l'église  et  y  trouvent  un 
écho.  Nous  avons  déjà  noté  cette  relation  pour  l'époque  antérieure. 
C.  Franck,  qui  était  profondément  chrétien,  aura  été  un  des  rares 
représentants,  en  cette  fin  de  siècle,  d'une  foi  naïve  et  sincère.  Les 
œuvres  religieuses  des  autres  compositeurs  ses  contemporains  ont 
été  inspirées  par  des  idées  de  terreur,  de  tendresse,  de  noblesse, 
d'austérité,  transposées  du  milieu  profane  dans  le  milieu  religieux  : 
elles  sont,  en  général,  des  adaptations  souvent  intelligentes  et  adroites 
de  sentiments  ou  mondains  ou  philosophiques,  et  non  l'expression 
d'une  foi  personnelle  ou  d'une  foi  collective.  Vainement  Nieder- 
meyer,  reprenant  une  idée  de  Choron,  avait  fondé  l'Institut  de 
musique  d'église,  pour  s'opposer  à  l'invasion  de  l'art  mondain  dans 
le  domaine  sacré  et  établir  entre  la  religion  et  l'art  profane  une  nette 
séparation.  L'école,  ouverte  en  1835  par  son  fondateur  (1802-1861), 
avait  reçu  la  haute  approbation  du  ministre  Fortoul;  Niedermeyer 
avait  ajouté  à  son  organisation  une  revue,  la  Maîtrise,  dont  le 
rédacteur  en  chef  était  le  musicographe  d'Ortigues  (1802-1866),  ardent 
à  propager  les  idées  de  son  associé.  L'école  eut  quelques  années  de 
grande  prospérité,  et  put  s'enorgueillir  d'avoir  instruit  des  musiciens 
de  premier  ordre  comme  G.  Fauré,  Gigout,  Alexandre  Georges,  Mes- 
sager, Henri  Expert,  etc.  Après  Niederrneyer,  elle  a  été  dirigée 
par  son  fils,  de  1861  à  1865,  puis  par  son  beau-frère,  Lefèvre,  enfin 
parle  gendre  de  celui-ci,  M.  Heurtel,  co-directeur  avec  M.  Périlhou; 
ils  sont  encore  en  exercice.  La  schola  cantorum  lui  a  fait  quelque 
concurrence;  mais  celle-ci  elle-même,  depuis  la  mort  de  Charles 
Bordes,  n'est  pas  un  foyer  qui  étende  bien  loin  son  action.  Nous 
avons  dit  la  place  que  tient  l'enseignement  du  plain  chant  dans  l'école 
dirigée  par  M.  d'Indy.  Aujourd'hui  l'enseignement  de  l'orgue  et  de  la 
musique  religieuse  a  son  plus  éminent  représentant  au  Conservatoire 
en  la  personne  de  M.  Gigout,  professeur. 

La  musique  religieuse  protestante  contemporaine  étant  restée 
attachée  au  chant  des  psaumes  nés  avec  la  Réforme  et  aux  chorals 
d'origine  luthérienne  ou  même  médiévale,  il  n'existe  pour  ainsi  dire 


488  LES    SUCCESSEURS    DE   BERLIOZ 

pas  de  musique  protestante  française  à  notre  époque.  On  peut  citer 
toutefois  quelques  musiciens  ayant  composé  des  pièces  d'orgue  ou 
des  cantiques  destinés  aux  offices  :  parmi  les  morts  dans  les  der- 
nières années  du  xixe  siècle,  M.  Ch.  Bost  et  son  [fils,  M.  Oeschner, 
MUe  Hollatd;  parmi  les  vivants,  M.  Ch.  Koechlin  (choral  à  5  voix 
développé  sur  un  thème  de  choral  ancien),  MM.  J.  Jemain,  Ch.  Hugue- 
nin,  G.  Schott,  A.  Cellier  qui  ont  écrit  des  cantates  et  chœurs  pour 
différentes  fêtes  et  des  pièces  d'orgue. 

La  musique  liturgique  a  été  sérieusement  réformée  et 
rénovée  en  ces  dernières  années.  Après  les  travaux  de 
Coussemakeiî,  de  Nisard  (auteur,  en  1847,  d'une  réédition 
de  la  Science  et  de  la  pratique  du  plain  chant  par  Dom 
Jumillac,  le  bénédictin  du  xvne  siècle),  de  l'abbé  Cloet 
(Restauration  du  chant  liturgique,  1852),  de  D'Ortigues 
(Introduction  à  l'étude  des  tonalités  et  principalement  du 
chant  grégorien,  1853,  et  Traité  théorique  et  pratique  de 
plain  chant,  1856),  de  Jules  Bonhomme  (Principes  d'une 
véritable  restauration  du  chant  grégorien,  1857),  d' Adrien 
de  Lafage  (Essais  de  diphtérographie  musicale,  1862),  de 
l'abbé  Raillard  (Explication  des  neumes,  1880),  le  béné- 
dictin Dom  Pothier  émit  une  théorie  qui  a  soulevé  de  vives 
critiques.  .    . 

Dans  ses  Mélodies  grégoriennes  parues  en  1883, 
D.  Pothier  donne  pour  base  au  rythme  du  plain  chant  le 
rythme  oratoire  d'une  belle  prose;  il  formula  ce  principe 
important,  à  savoir  que  la  virga  n'indique  en  aucune  façon 
une  valeur  de  durée,  et  commença  à  s'inspirer  de  l'étude 
des  manuscrits,  mais  timidement  encore.  11  semblait  ne 
pas  vouloir  se  mettre  en  contradiction  avec  les  travaux  de 
la  Commission  de  Reims  et  Cambrai,  créée  en  1851  pour 
restaurer  le  chant  grégorien.  De  plus,  dans  son  livre  un 
peu  sommaire,  on  a  pu  relever  quelques  corrigenda  (des 
divisions  arbitraires  et  peu  défendables  introduites  dans 
les  phrases  mélodiques).  En  1889,  les  Bénédictins  de 
Solesmes  furent  amenés  à  reprendre  la  question  ab  ovo, 
dans  leur  Paléographie  musicale  qui  a  introduit  dans  la 
critique  tant  de  documents,  d'idées  nouvelles  et  de  thèses 
hardies. 

Les  services  rendus  par  cette  publication  monumentale 
et  des  opuscules  connexes  peuvent  être  ramenés  aux  points 


MUSIQUE    RELIGIEUSE  489 

suivants  :  1°  application  énergique  à  l'Histoire  musicale  de 
la  méthode  en  honneur  à  l'Ecole  des  Chartes,  c'est-à-dire 
étude  préalable  et  reproduction  très  exacte  des  sources 
manuscrites;  2°  indication  d'un  programme  d'études 
d'après  lequel  on  pourrait  appliquer  les  principes  de  la 
grammaire  comparée  aux  quatre  dialectes  du  plain  chant 
(langues  sœurs)  rattachés  à  la  musique  antique  (langue 
mère)  et  à  la  musique  moderne  (langue  dérivée);  3° distinc- 
tion d'une  musique  latine  (le  plain  chant)  où  les  finales 
sont  toujours  faibles  (ou  atones)  et  d'une  musique  romane 
(celle  de  Palestrina)  où  les  finales  sont  fortes  ou  accentuées; 
4°  enfin,  par  l'étude  des  notes  dites  liquescentes,  placées 
sous  certaines  consonnes  dans  des  cas  bien  déterminés, 
observations  intéressantes  sur  l'ancienne  prononciation  du 
latin.  —  Aussi  bien  dans  la  partie  musicale  de  la  Paléo- 
graphie que  dans  la  partie  réservée  à  l'histoire  de  la 
liturgie,  semble  dominer  une  idée  excellente  et  moderne  : 
celle  de  l'évolution. 

La  Paléographie  musicale,  dirigée  par  Dom  André 
Mocquereau,  a  eu  deux  points  d'aboutissement  atteints  après 
d'habiles  et  savants  travaux  d'approche.  En  apparence,  il 
ne  s'agissait  d'abord  que  d'histoire  de  la  notation  et  de 
philologie  musicale;  bientôt  est  apparu,  aux  yeux  des 
profanes,  le  but  visé  de  loin  :  la  critique  et  la  ruine  défi- 
nitive des  livres  de  plain  chant  édités  en  Allemagne.  En 
second  lieu,  les  études  sur  le  rythme  se  sont  prolongées 
en  une  thèse  qui,  débordant  le  domaine  liturgique  pour 
s'attaquer  à  la  musique  profane,  a  posé  cette  affirmation 
hardie  :  le  temps  fort  de  la  mesure  estau/e^e;  le  temps 
faible  est  au  baissé,  équivalent  à  un  repos.  Une  doctrine 
d'aussi  grande  envergure  a  eu  des  partisans  formant  école, 
et  aussi  des  adversaires  :  Houdart,  Gevaert,  le  P.  Thibaut. 
En  somme,  le  plain  chant  reste  encore,  sur  plusieurs 
points,  un  très  beau  et  très  grand  problème  d'histoire 
musicale.  La  décision  du  pape  Pie  X  (Motu  proprio  du 
25  avril  1904),  l'adoption  par  l'autorité  de  Rome  des 
résultats  obtenus  par  les  Bénédictins  et  généreusement 
abandonnés  par  eux  au  chef  de  la  catholicité,  la  mission 
confiée  à  Dom  Pothier  (alors  abbé  de  Saint-Wandrille), 
de   rétablir   les   textes   mélodiques,    de    concert   avec    une 


490  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

commission  officielle,  ont  résolu  la  partie  principale  du 
problème  au  point  de  vue  de  la  discipline  intérieure  de 
l'Eglise  :  mais  au  point  de  vue  général  de  l'archéologie, 
la  controverse  n'est  pas  épuisée. 

L'orgue,  destiné  d'abord  à  une  fonction  d'église,  a 
montré,  au  cours  du  xixe  siècle,  une  tendance  de  plus  en 
plus  grande  à  devenir  en  même  temps  un  instrument  de 
concert.  Cette  évolution  est  due  aux  progrès  de  la  lutherie 
et  au  changement  des  mœurs. 

Comme  point  de  départ  de  cette  évolution,  on  pourrait 
prendre  un  décret  de  1809  relatif  aux  Conseils  de 
fabriques,  et  où  il  est  dit  (art.  33)  :  «  La  nomination  et  la 
révocation  de  V organiste,  des  sonneurs,  des  bedeaux,  suisses 
ou  autres  serviteurs  de  l'église,  appartiennent  aux  marguil- 
liers.  »  Que  pouvait-on  exiger,  observe  M.  de  Bricqueville, 
d'un  malheureux  musicien  assimilé  à  un  bedeau,  à  un 
sonneur  de  cloches,  et  dont  les  titres  artistiques  étaient 
examinés  par  des  marguilliers  !  Au  Conservatoire,  lorsque 
la  loi  organique  du  16  thermidor  an  III  eut  institué  une 
classe  d'orgue,  le  titulaire,  Séjan,  organiste  de  Saint- 
Sulpicc,  donnait  ses  leçons  sur  un  clavecin.  Plus  tard,  on 
eut  un  harmonium.  La  classe  d'orgue  et  d'improvisation  ne 
fut  régulière  que  vers  la  fin  de  la  Restauration,  sous  la 
direction  de  Benoist. 

L'orgue  est  une  puissance  magnifique  sous  les  doigts 
d'un  virtuose.  Pour  un  poète  musicien  à  la  fois  religieux 
et  moderne,  doué  de  sensibilité  et  d'imagination,  il  avait 
de  graves  lacunes.  Obligé  de  donner  au  son  une  intensité 
toujours  égale  (sauf  le  changement  de  registre,  moyen  dont 
un  organiste  sérieux  use  sobrement),  incapable  d'accentuer 
les  notes  qui  font  sentir  le  rythme  et  la  mesure,  il  ne  peut 
rendre  les  fines  et  changeantes  nuances  du  sentiment;  il 
répugne  à  l'expression  de  la  vie  individuelle  :  objectivant 
le  langage  de  l'âme,  il  a,  selon  la  remarque  de  Marx, 
quelque  chose  de  l'impersonnelle  autorité  et  de  la  fixité 
du  dogme,  à  la  proclamation  duquel  il  contribue  avec  éclat, 
en  bon  serviteur  de  la  collectivité  des  fidèles.  Ajoutons-y 
une  remarquable  lourdeur.  L'effort  des  constructeurs,  au 
xixe  siècle,  fut  de  combler  ces  lacunes. 


Musique  religieuse  491 

.  Meyerbeer  dans  Robert  le  Diable,  Halévy  dans  la  Juive, 
Verdi  dans  le  Trouvère,  Gounod  dans  Faust  (pour  n'en  pas 
citer  d'autres),  firent  emploi  de  l'orgue  en  lui  conservant, 
et  même  en  exagérant  son  caractère  religieux;  mais  par 
eux  une  barrière  était  déjà  franchie.  Deux  inventions 
assouplirent  et  allégèrent  la  majesté  de  l'orgue.  La  pre- 
mière, qui  fit  une  véritable  révolution,  fut  celle  du  levier 
pneumatique  inventé  par  le  facteur  anglais  Barkeh  (1806- 
1879);  grâce  à  lui,  les  claviers  devinrent  d'une  docilité 
parfaite  et  perdirent,  sous  les  doigts  de  l'exécutant,  la 
résistance  provenant  d'un  nombre  parfois  assez  grand  de 
soupapes  à  ouvrir  :  on  put,  comme  sur  le  piano,  faire  des 
traits,  des  trilles,  des  répétitions  de  notes  très  rapides.  La 
seconde  fut  ce  qu'on  a  appelé  improprement  la  «  boîte  à 
expression  »,  soumise  à  une  série  de  perfectionnements. 
Dans  cette  grande  boite  furent  enfermés  les  tuyaux  compo- 
sant les  différents  jeux  du  clavier  supérieur;  une  pédale, 
dite  d'abord  «  pédale  à  cuiller  »  et  placée  à  l'extrémité  du 
pédalier,  permettait  de  l'actionner  à  l'aide  de  lames  mobiles. 
Cette  pédale  fut  remplacée  ensuite  par  une  semelle  amé- 
nagée au  milieu  de  la  rangée  des  appels  de  combinaisons 
et  réglable  avec  précision.  Enfin,  on  fit  agir  cet  ingénieux 
mécanisme  non  seulement  sur  le  clavier  appelé  récit,  mais 
sur  les  trois  claviers.  Un  autre  effort  des  constructeurs  fut 
de  doter  l'orgue  de  timbres  nouveaux,  et  d'augmenter  sa 
puissance.  On  obtenait  ainsi  un  crescendo  ou  un  diminuendo, 
permettant  de  nuancer  le  son,  ce  qu'on  peut  confondre,  en 
y  mettant  de  la  complaisance,  avec  «  l'expression  ». 

Le  plus  grand  orgue  du  monde  est  celui  de  l'Hôtel  de  Ville  de 
Sydney,  en  Australie.  Il  a  été  construit  par  MM.  Hill  et  fils  (Angle- 
terre), perfectionné  par  MM.  Weigand  et  Wood.  C*est  un  monstre 
qui  mérite  quelques  détails.  Placé  dans  la  salle  qui  peut  contenir 
6  000  personnes,  il  a  coûté  L.  16  000  (400  000  francs).  Il  a  5  claviers, 
dont  3  expressifs  (sauf  les  3  jeux  à  forte  pression  du  solo,  un  tuba, 
un  clairon,  et  le  contre-luba  de  16  pieds).  Le  récit,  le  positif  et  le 
solo  sont  manœuvres  par  3  pédales  à  bascule.  Ces  5  claviers  ont 
61  notes  chacun,  un  pédalier  de  30  notes,  128  jeux  parlants, 
14  accouplements  par  la  main,  2  par  la  pédale,  8800  tuyaux  et 
cloches.  La  soufflerie  est  manœuvrée  par  une  machinerie  à  gaz  de 
la  force  de  8  chevaux.  Un  jeu  qui  fait  de  l'orgue  de  Sydney  un  ins- 
trument   unique   est   le    contre-trombone    (en    bois)  dont  le   premier 


492  LES    SUCCESSEURS    DE   BERLIOZ 

tuyau  a  64  pieds  de  hauteur.  Ce  fut  une  excellente  idée,  —  un 
exemple  à  suivre  pour  les  grandes  villes  d'Europe  — ,  de  placer 
dans  la  «  Maison  Commune  »,  au  centre  de  la  vie  sociale,  un  orgue 
destiné  à  rehausser  les  solennités  civiques.  Mais  il  est  dangereux, 
en  matière  d'art,  de  dépasser  une  certaine  mesure.  Un  instrument 
aussi  énorme  n'est  pas  sans  inconvénients;  le  principal  est  la  diffi- 
culté de  le  bien  accorder.  Voici  une  liste  (dressée  par  M.  Ewald,  de 
Sydney)  des  35  orgues  les  plus  célèbres  du  monde,  d'après  leur  gran- 
deur et  leur  richesse.  Après  celui  de  Sydney  viennent  les  suivants  : 

Nombre  de 

claviers  Nombre  de 

et  de  pédaliers.  jeux.  Constructeurs. 

2  Riga  (cathédrale).     ...       5  128  Hill  and  Son  (Londres). 

3  Saint-Sulpice   (Paris)   .    .       5  118  Cavaillé-Coll  (Paris). 

4  Albert  Hall  (Londres)  .    .4  114  Willis  (Londres). 

5  Notre-Dame  (Paris)   ...        5  110  Cavaillé-Coll. 

6  Auditorium  (Chicago)   .    .       4  109  Roosevelt     (New-York). 

7  Saint-George  (Liverpool),       4  100  Willis. 

L'orgue   de    la  cathédrale    d'Anvers   a   la    10°    rang,   celui    du   Trocadéro 
(Paris),  le  16e. 

C.  Franck  a  été  l'organiste  et  l'improvisateur  le  plus 
remarquable  de  cette  période.  Après  lui,  mais  avec  des 
qualités  de  composition  bien  inférieures,  Alex.  Guilmanï 
(1837-1912),  professeur  du  Conservatoire  et  à  la  Schola 
cantorum,  organiste  de  la  Trinité,  a  occupé  une  place  con- 
sidérable. Il  fut  élève  de  G.  Carulli  pour  l'harmonie,  le 
contrepoint  et  la  fugue,  et  de  J.  Lemmens  pour  l'orgue.  A 
l'âge  de  seize  ans,  il  était  organiste  à  l'église  Saint-Joseph 
de  Boulogne.  Il  inaugura  les  grandes  orgues  d'Arras  en 
1861,  de  Saint-Sulpice  en  1862,  de  Notre-Dame  de  Paris 
le  6  mars  1868.  En  1871,  il  succéda  à  Chauvet  (église  de 
la  Trinité)  et  entra  en  1876  à  la  Société  des  Concerts 
du  Conservatoire.  Il  prit  pour  ainsi  dire  possession  de 
l'orgue  du  Trocadéro  en  1878  et  devint  professeur  au 
Conservatoire  en  1896.  De  brillantes  tournées  en  Europe  et 
en  Amérique  consacrèrent  sa  renommée  de  virtuose.  On 
lui  doit,  entre  au  1res  compositions,  18  livraisons  de  Pièces 
dans  différents  styles,  7  Sonates,  1  Symphonie,  2  Marches 
funèbres,  1  Méditation  sur  le  «  Stabat  »,  un  très  grand 
nombre  de  pièces  religieuses.  Il  excellait  dans  l'impro- 
visation. Il  a  constitué  un  précieux  répertoire,  les  Archives 
des  maîtres  de  l  orgue  aux  XVIe,  XVIIe  et  XVIIIe  siècles, 
en  collaboration  avec  M.  Pirko. 


MUSIQUE    RELIGIEUSE  493 

Il  a  eu  pour  successeur  au  Conservatoire  M.  E.  Gigout 
(1844),  titulaire  des  orgues  de  Saint-Augustin  depuis 
1863;  professeur  en  même  temps  à  l'école  Niedermeyer, 
improvisateur  et  contrepointiste  distingué,  de  culture  et 
de  tenue  classique,  auteur  des  recueils  Cent  pièces 
brèves  et  V Orgue  d'Eglise.  Boëlmann  (1862-1897),  dans  une 
existence  trop  courte,  a  écrit  des  compositions  qui  annon- 
çaient une  belle  carrière,  notamment  des  Recueils  de  pièces 
diverses  et  Heures  mystiques  pour  orgue. 

Parmi  les  contemporains,  il  faut  citer  d'abord  M.  C.-M.  AYi- 
dor  (1845)  dont  nous  avons  eu  à  parler  déjà  dans  divers 
autres  chapitres.  Elève,  pour  l'orgue,  de  Lemmens,  il  est, 
lui  aussi,  virtuose  habile  et  improvisateur  brillant;  il  a  écrit 
des  symphonies  pour  orgue,  œuvres  colorées  et  de  solide 
écriture  plus  que  de  sentiment;  il  est  titulaire  des  orgues 
de  Saint-Sulpice  depuis  1869.  M.  H.  Dallier  (1849),  profes- 
seur d'harmonie  au  Conservatoire,  est  titulaire  des  orgues 
de  la  Madeleine  :  il  a  écrit  diverses  pièces  pour  orgue. 
M.  Périlhou  est  organiste  à  Saint-Séverin;  M.  Planchet, 
organiste  et  maître  de  chapelle  à  la  Trinité,  a  écrit  égale- 
ment un  recueil  de  pièces  d'orgue  et  un  bel  oratorio. 
—  Parmi  les  plus  jeunes,  M.  Ch.  TourneiMire  (1870), 
occupe  l'orgue  de  Franck  à  Sainte-Clotilde  ;  il  y  donne 
des  improvisations  empreintes  de  sentiment  religieux,  de 
formes  originales  et.  variées,  où  se  joue  souvent  une  libre 
virtuosité  :  ce  que  nous  avons  dit,  à  propos  de  Franck, 
de  l'improvisation,  peut  s'appliquer  à  lui.  Il  a  écrit  une 
pièce  symphonique  (op.  10),  un  triple  choral  (op.  41),  et 
de  nombreuses  autres  pièces  pour  orgue. 

M.  L.  Vierne  (1870),  organiste  de  Notre-Dame,  est 
l'auteur  de  pièces  d'orgue  d'un  style  original  et  personnel; 
M.  L.  Bonnet  (1884),  habile  virtuose,  organiste  à  Saint- 
Eustache,  est  successeur  de  Guilmant  comme  organiste  de 
la  Société  des  Concerts  du  Conservatoire;  M.  Dupré  (prix 
de  Rome,  1914),  organiste  à  Saint-Denis,  a  déjà  pris  une 
bonne  place  parmi  les  improvisateurs  et  les  harmonistes. 

Les  virtuoses  étrangers  de  l'orgue  ont  tous  été,  comme 
les  Français,  des  compositeurs  écrivant  pour  l'instrument. 
Très  longue  serait  la  liste  de  ceux  qui,  au  xixe  siècle, 
ont   brillamment  rempli  cette  double  fonction.  Nous  cite- 


494  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

rons  seulement  les  noms  les  plus  illustres.  En  Belgique, 
toute  une  génération  d'organistes  fut  formée  par  Nicolas 
Jacques  Lemmens  (1823-1881),  dont  la  grande  Ecole  de 
l'orgue  est  particulièrement  en  honneur  aux  Conservatoires 
de  Bruxelles  et  de  Paris.  En  Angleterre,  fut  très  estimé 
pour  son  jeu  et  ses  œuvres  très  diverses  Henry  Smart 
(1813-1879);  à  l'histoire  anglaise  appartiennent  aussi 
W.  Thomas  Best  (1826-1897),  auteur  d'un  répertoire  très 
important,  The  modem  School  for  the  organ  (1853)  et  de 
l'Art  of  organ  playing  (1871),  John  Charles  Ward  (né  à 
Londres  en  1835),  auteur  d'une  Nautical  Symphony  pour 
orgue.  En  Italie,  Filippo  Capocci,  né  à  Rome  en  1840, 
organiste  à  Saint- Jean  de  Latran  en  1875,  a  produit  des 
œuvres  très  honorables,  dont  un  oratorio  sur  saint  Atha- 
nase.  En  Danemark,  Hans  Matthison-Hausen  (1807-1890) 
et  son  fils  aîné  Gotfred  ont  été  de  brillants  compositeurs 
virtuoses.  En  Hollande,  il  faut  mentionner  Samuel  de  Lange 
(1811-1884),  de  Rotterdam,  et  son  fils;  en  Allemagne, 
Friedrich  Hesse,  de  Breslau  (1809-1863).  qui  se  fit 
entendre  à  Paris  en  1844  a  l'église  Saint-Eustache  ;  Ritter 
(1811-1885),  d'Erfurt,  auteur  d'un  répertoire.  Die  Kunst 
des  Orgelspiels  (2  vol.)  et  d'une  Geschichte  des  Orgel- 
spiels,  du  xive  au  commencement  du  xvm°  siècle  (2  vol., 
1884)  ;  Karl  Ludwig  Thiele  (1816-1848)  ;  G.  A.  Merkel 
(1827-1885).  compositeur  remarquable,  auteur  de  sonates, 
fantaisies,  préludes  et  fugues  ;  en  Autriche,  le  viennois 
Rudolph  Bibl  (1832-1902),  virtuose  et  compositeur  distin- 
gué  

Bibliographie. 

La  Paléographie  jnnsicale  (Solesmes,  1889  et  suiv.);  La  Tribune  de  Sainl- 
Gervais  (Paris,  Schola  cantorum).  — ■  K.  WEINMANN  :  La  Musique  d'Eglise, 
trad.  de  Paul  Landormy  (Paris.  1912).  —  Fr.  de  Gevaer  :  Les  Origines  du 
citant  liturgique  de  V Eglise  latine  (Gand,  1890).  —  GastouÉ  :  La  Musique 
d'Eglise  (Lyon,  1911).  —  N.  Rousseau  :  L'Ecole  grégorienne  de  Solesmes 
(Rome  et  Tournai,  1910). 


CHAPITRE   XX 


MUSIQUES    LEGERES    ET    MUSIQUES   DE    PLEIN    AIR 

L'opérette.  —  Causes  de  son  succès  et  de  son  déclin.  —  Offenbach,  Hervé-, 
Audran,  Varney,  Ch.  Lecocq.  —  L'opéra-comique  voisinant  avec  l'opé- 
rette. ■ —  La  chanson.  —  Chants  populaires  et  chants  nationaux.  —  Orphéons, 
harmonies  et  fanfares. 


Il  y  eut,  sous  le  second  Empire,  une  grande  abondance  de 
pièces  portant  le  titre  cl' opérette ,  d'opéra  bouffé,  de  folie 
musicale,  de  parodie,  de  pochade.  Ce  pullulement  de  la 
verve  comique  d'ordre  inférieur  fait  songer  à  la  fécondité 
des  anciens  dramaturges  espagnols,  à  celle  des  composi- 
teurs d'opéras  italiens  aux  xviie  et  xvmc  siècles,  à  celle  des 
romanciers  modernes.  Pour  l'esthéticien,  ce  sont  des 
herbes  folles,  où  brillent  quelques  Heurs,  et  qu'on  pourrait, 
sans  grand  dommage,  fouler  en  passant.  Un  art  qui  a 
produit  Palestrina,  Bach,  Beethoven,  Berlioz,  Schumann. 
peut-il  s'abaisser  au  point  de  se  faire  le  complice  d'aussi 
pauvres  choses  en  plaçant  son  idéal  au-dessous  de  lui- 
même?  La  musique  a-t-elle  pour  fonction  de  jeter  quelque 
agrément  clans  des  fadaises  ou  de  tourner  des  chefs-d'œuvre 
en  ridicule?  Eh  quoi!  La  première  moitié  du  xixe  siècle 
crée  la  symphonie  romantique,  et  la  seconde  moitié, 
comme  invention  d'un  genre  nouveau,  apporte...  l'opérette? 
L'Histoire  n'est  pas  l'esthétique.  La  farce  et  la  gaudriole 
sont  aussi  anciennes  que  la  société;  on  peut  cependant 
rattacher  l'opérette,  dans  la  seconde  moitié  du  xixe  siècle, 
à  des  causes  prochaines  :  littérairement,  elle  est  une  exten- 
sion du  vaudeville  mis  à  la  mode,  à  partir  de  1815.  par 
Scribe  et  la  légion  de   ses  imitateurs;   musicalement,  elle 


496  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

continue,  développe,  et  encadre  de  flonflons  la  chanson  du 
xvmc  siècle,  dont  nous  avons  montré  les  richesses  dans  un 
précédent  volume,  et  la  comédie  à  ariettes.  En  dehors  de 
l'influence  des  mœurs,   la  dissémination  du  genre  tient  à 
un  fait  assez  important  :  la  liberté  des  théâtres,  qui,  après 
avoir   été    proclamée   par    la   Constituante   (loi   du    13  jan- 
vier   1791),  restreinte  par  le  premier  Empire   (en   1806  et 
1807),  fut  rétablie  en  1864  (décret  du  6  janvier).  Comme  il 
n'y    a  plus  de  monopole,  les  opérettes  sont  jouées  un  peu 
partout   :    à   l'Opéra-Comique   et  au    Théâtre-Lyrique,  aux 
Bouffes,    aux   Variétés,    au    Théâtre    des    Champs-Elysées, 
aux  Folies-Marigny,  au  Théâtre  Lafayette,  à  l'AIcazar  d'été, 
au  Théâtre  des  Folies-Saint-Germain,  etc.  L'art  ne  gagne 
pas  à  ces  facilités  d'exécution  et  de  diffusion.  Enfin,  il  faut 
rappeler  que  le  monde  officiel  du  second  Empire  était  peu 
favorable  à  la  musique.   Napoléon  III  ne  l'aimait  pas;  les 
préférences  de  l'impératrice  Eugénie  allaient  aux  charades 
et  aux  chasses;  celles  de  la  princesse  Mathilde  aux  arts  du 
dessin.   Aux  Tuileries,   à  Fontainebleau,   bien  qu'on  cher- 
chât vaguement  à  imiter  des  coutumes  d'ancien  régime,  la 
musique    était    négligée.    A    Compiègne,    furent    souvent 
appelés  les  artistes  de  la  Comédie-Française,  ceux  du  Vau- 
deville,   de    l'Odéon,    du    Palais-Royal;    jamais    ceux    de 
l'Opéra-Comique.  Cette  époque  de  pseudo-démocratie,  de 
scepticisme  et  de  plaisir,   où   l'étiquette   avait  un  étrange 
laisser-aller,   créa  ou   favorisa  la  vogue   de   l'opérette.   Le 
duc  de  Morny  protégeant  Offenbach  est  un  fait  réel  ayant 
la  signification  d'un  symbole. 

Théophile  Gautier  écrivait  en  1844  :  «  Le  vaudeville  a 
pour  lui  l'avantage  d'être  tout  à  fait  français  (non  pas 
grammaticalement,   hélas!);  c'est  une  forme  éminemment 

nationale Il  est  fâcheux  que  des  préoccupations  classiques 

empêchent  les  écrivains  en  renom  de  s' emparer  de  cette 
forme  si  souple,  si  commode,  si  facile  aux  caprices,  qui  se 
prête  à  tout,  même  à  la  poésie]  »  Ces  deux  observations 
s'appliquent  exactement  à  l'opérette  et  à  ses  diverses 
formes.  Schumann  a  montré,  dans  sa  musique  de  piano, 
qu'on  pouvait  faire  des  chefs-d'œuvre,  en  traitant  de  tout 
petits  sujets;  on  imagine  très  bien  un  compositeur  écrivant 
une   musique  de   grande   valeur  sur  un   livret  d'opérette; 


MUSIQUES    LEGERES    ET    DE    PLEIN   AIR  497 

mais,  sans  jamais  aller  au  fond  d'un  sujet,  et  sans  chercher 
une  fine  couleur  d'orchestration,  nos  musiciens  bouffes  ne 
sont  préoccupés  que  de  trouver  des  airs  gais,  bien  rythmés, 
faciles  à  retenir;  ils  semblent  fournir  l'article  courant  à  un 
théâtre  de  Menus  plaisirs  du  peuple  et  de  la  petite  bour- 
geoisie. 

Dans  une  profession  de  foi  publiée  par  la  Revue  et 
Gazette  musicale  de  Paris,  le  20  juillet  1856,  Jacques 
Offenbach  esquissait  l'histoire  de  l'opéra-comique  en 
France,  depuis  Biaise  le  Savetier  de  Philidor  (1759).  Après 
avoir  caractérisé  le  talent  d'A.  Thomas,  de  Reber,  de 
Grisar,  de  V.  Massé  «  qui  s'est  efforcé  de  faire  grand  avec 
Galathée),  de  Gevaërt,  qui  «  a  fait  large  et  sombre  »,  de 
Bazin,  Boulanger,  Duprato  «  qui  ont  beaucoup  de  talent 
et  d'esprit  »,  Offenbach  se  plaint  que  le  progrès  de  l'art 
ait  eu  pour  rançon  l'amoindrissement  et  la  décadence  du 
genre  opéra-comique  proprement  dit,  lequel  «  a  disparu, 
ou  à  peu  près,  de  la  scène  française  ».  Il  concluait  ainsi  : 

«  Le  théâtre  des  Bouffes-Parisiens  veut  essayer  de  res- 
susciter le  genre  primitif  et  vrai C'est  dans  les  esquisses 

musicales  renouvelées  de  l'ancien  opéra-comique,  dans  la 
farce  qui  a  produit  le  théâtre  de  Cimarosa  et  des  premiers 
maîtres  italiens,  qu'il  a  rencontré  son  succès  :  non  seule- 
ment il  entend  y  persévérer,  mais  il  veut  creuser  ce  filon 
inépuisable  de  vieille  gaité  française.  Il  n'a  d'autre  ambi- 
tion que  de  faire  court,  et  si  l'on  y  veut  réfléchir  un  instant, 
ce  n'est  pas  là  une  ambition  médiocre.  Dans  un  opéra  qui 
dure  à  peine  trois  quarts  d'heure,  qui  ne  peut  mettre  en 
scène  que  quatre  personnages,  et  qui  n'utilise  qu'un 
orchestre  de  trente  musiciens  au  plus,  il  faut  avoir  des 
idées  et  de  la  mélodie  argent  comptant.  Notez  encore 
qu'avec  cet  orchestre  exigu,  —  dont  se  sont  pourtant  con- 
tentés Mozart  et  Cimarosa,  —  il  est  fort  difficile  de  cacher 
les  fautes  et  l'inexpérience  que  dissimule  un  orchestre  de 

quatre-vingts    musiciens Un   retour  au  passé    n'est  pas 

pour  nous  le  dernier  mot  du  progrès;  mais,  en  admettant 
que  le  genre  exploité  par  le  privilège  des  Bouffes-Parisiens 
ne  soit  que  le  premier  échelon  du  genre,  encore  faut-il  que 
ce  premier  échelon  existe,  si  l'on  veut  que  l'ascension  ait 
lieu  !  » 

Cumbaiueu.  —  Musique,  III.  32 


498  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

Il  serait  oiseux  d'insister  sur  certaines  idées  de  cette 
esthétique  où  le  désir  de  prendre  appui  dans  le  passé 
s'atténue  d'un  hommage  de  convenance  rendu  au  progrès, 
et  où  l'art  bouffe  prétend  se  mettre  au  travail  dans  l'intérêt 
d'un  art  plus  sérieux.  Un  des  points  faibles  est  ce  mot 
«  gaîté  »  qui  est  plein  d'équivoque,  et  dont  on  ne  saurait 
l'aire  abus  pour  tout  excuser.  Il  y  a  de  la  gaité  dans  la  Belle 
Hélène  ;  il  y  en  a  aussi  dans  la  Flûte  enchantée  de  Mozart 
et  dans  un  Scherzo  de  Beethoven.  Les  parodies  de 
l'ancienne  foire  Saint-Germain  ont  créé  sans  doute  un  précé- 
dent éventuel;  mais  il  est  contestable  qu'il  faille  lui  donner 
une  suite.  On  pourrait  dire  que  le  sort  de  ces  parodies 
était  lié  à  celui  de  la  foire  elle-même.  Quoi  qu'il  en  soit, 
cette  sorte  de  préface  aux  excentricités  prochaines  du 
théâtre  des  Bouffes  était  judicieuse,  convenable  avec 
adresse,  et,  en  somme,  correcte. 

A  la  suite  du  petit  plaidoyer  que  nous  avons  résumé, 
Offenbach  ouvrait  un  concours  d'opérette,  tout  comme  on 
ouvrit,  à  Bruxelles,  un  concours  de  symphonie.  Un  jury 
fut  constitué  avec  Auber,  Melesville,  Halévy,  A.  Thomas, 
Scribe,  Saint-George,  Leborne,  Gounod,  V.  Massé,  Bazin, 
Gevaërt.  Cet  aréopage,  choisi  pour  garantir  la  légitimité 
du  genre  qu'on  voulait  remettre  en  honneur,  eut  Auber 
pour  président.  78  candidats  envoyèrent  des  manuscrits; 
65  étaient  de  Paris,  13  de  la  province.  Bazin  fut  nommé 
rapporteur;  6  opérettes  furent  retenues  comme  les  meil- 
leures :  elles  étaient  signées  des  noms  de  Bizet,  Demerss- 
mann,  Jules  Erlanger,  Ch.  Lecocq,  Limagne  et  Maniquet 
(de  Lyon).  Le  prix  fut  décerné,  ex  sequo,  à  G.  Bizet  et  à 
Ch.  Lecocq,  tous  deux  auteurs,  sur  le  même  livret,  du 
Docteur  Miracle. 


Ce  livret,  écrit  par  Léon  Battu  et  Ludovic  Halévy,  met  en  scène* 
un  jeune  officier  prétendant  épouser  la  fille  d'un  podestat  de  Padoue 
qui  a  beaucoup  d'antipathie  pour  les  militaires.  Le  jeune  officier  se 
déguise  d'abord  en  cuisinier  et  sert  une  mauvaise  omelette  au 
podestat  qui  se  croit  empoisonné.  Un  docteur  —  qui  n'est  autre  que 
l'officier  déguisé  —  se  présente  alors  et  promet  de  guérir  le  podestat 
s'il  lui  accorde  la  main  de  sa  fille.  L'œuvre  de  Bizet,  qui  avait  alors 
dix-neuf  ans,  fut  jouée  la  première  (1857).  On  loua  un  «  quatuor  de 
l'omelette  »,  et,  çà  et  là,  des  promesses  de  talent. 


MUSIQUES    LEGERES    ET   DE    PLEIN    AIR  499 

En  citant  les  compositeurs  dont  il  voulait  continuer 
l'œuvre,  Offenbach  oublia  celui  qui  peut  passer  pour  avoir 
été,  dès  1848,  le  rénovateur  du  genre  :  le  compositeur- 
chanteur  Hervé. 

Florimond  Roger,  dit  Hervé  (né  à  Houdain,  près  d'Arras,  le 
30  juin  1825,  mort  à  Auteuil,  le  4  novembre  1892),  qui  avait  com- 
mencé par  être  organiste  dans  différentes  églises  de  Paris,  et 
notamment  à  Saint-Eustache,  occupait  les  mêmes  fonctions  à  la 
maison  de  santé  de  Bicètre  ;  on  a  pu,  avec  raison,  supposer  que 
l'incohérence,  les  coq-à-1'âne  dont  fourmillent  ses  livrets  (écrits  en 
grande  partie  par  lui-même)  provenaient  directement  de  la  fréquen- 
tation, pendant  plusieurs  années,  des  malades  du  célèbre  hospice. 
Hervé  débuta,  en  1848,  au  Théâtre-Lyrique,  avec  un  Don  Quichotte  et 
Sancho  Panca.  Après  avoir  été  chef  d'orchestre  du  Palais-Royal 
(1851),  il  fonda  et  dirigea  les  Folies  Nouvelles,  où  il  donna,  en  1856, 
le  Compositeur  toqué.  De  1857  à  1869  parurent  trois  de  ses  pièces  les 
plus  connues  :  VOEU  crevé,  Chilpéric,  le  Petit  Faust.  Après  un  voyage 
dans  le  Midi  et  au  Caire,  il  se  fixa  à  Londres,  où  il  donna,  à  Covent- 
Garden,  des  concerts  «  à  la  Strauss  »  et  devint  chef  d'orchestre  de 
l'Empire-Théâtre.  Il  se  lit  naturaliser  anglais  en  1874.  Jusqu'à  son 
retour  en  France,  en  1890,  il  donna  presque  chaque  année  une  pièce 
nouvelle,  notamment  :  Fla-Fla,  la  Noce  à  Nini,  la  lioussotte  (avec 
Lecocq). 

Acteur,  auteur  et  directeur,  Hervé  avait  monté,  à  son  théâtre,  la 
première  œuvre  d'Offenbach,  Oyayaye,  et  la  première  de  Léo 
Delibes  :  Deux  sous  de  charbon  (l'une  et  l'autre  ayant  Jules  Moi* 
naux  comme  librettiste).  Il  jouait  lui-même  ses  pièces  ;  il  avait  le  sens 
du  comique  cocasse  et  burlesque,  et  possédait  une  voix  de  ténor 
très  léger  qui  ne  manquait  ni  de.  justesse  ni  d'agrément.  «  Sous  le 
farceur,  a  écrit  Victorin  Joncières  parlant  d'Hervé,  il  y  avait  un 
artiste,  un  musicien  remarquablement  doué  qui  eût  été  capable 
d'écrire  des  œuvres  sérieuses.  Hervé  le  sentait  bien  et  aimait  à  parler 
des  compositions  religieuses  qu'il  écrivit  au  temps  où  il  jouait  de 
l'orgue  à  Saint-Eustache.  Jusqu'à  ses  grands  succès  des  dernières 
années  de  l'Empire,  Hervé  fut  éclipsé  par  Jacques  Offenbach,  dont 
le  nom  symbolise  pour  beaucoup  la  musique  d'opérette. 

—  Né  à  Cologne,  le  21  juin  1819,  Juda  Eberscht  emprunta  son 
pseudonyme  à  une  ville  rhénane,  Offenbach.  Arrivé  tout  jeune  à 
Paris,  il  y  étudia  la  musique,  et  surtout  le  violoncelle,  dont  il  joua  à 
lorchestre  de  l'Opérà-Comique.  Il  avait,  sur  cet  instrument,  une 
virtuosité  supérieure,  «  excentrique  »  mçme  (au  dire  de  la  Gazette 
musicale);  en  mai  1853,  il  donna  un  Concert,  à  la  Salle  Herz,  où, 
avec  une  grande  fantaisie  sur  des  airs  de  Guillaume  Tell  et  un  trio 
sur  la  prière  de  Moïse  pour  deux  violons  et  violoncelle  avec  accom- 
pagnement d  orgue  et  de  piano,  il  joua  l'andante  de  la  Sonate  en  ut 
dièze  mineur  de  Beethoven  pour  piano,  transcrit  par  lui-même.  Des 
romances,  des  mélodies  le  firent  d  abord  connaître  En  1851,  il  était 


500  LES   SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ    - 

nommé  chef  d'orchestre  du  Théâtre-Français  ;  il  y  resta  quatre  ans, 
écrivant  parfois  des  critiques  musicales  à  V Artiste.  Protégé  par 
Morny,  il  obtint  la  permission  d'ouvrir,  aux  Champs-Elysées,  un 
petit  théâtre,  où  il  fit  représenter  des  œuvres  à  deux  ou  trois  per- 
sonnages. Entrez,  Messieurs,  Mesdames!  Une  Nuit  blanche,  les 
Deux  Aveugles,  etc.  Bientôt,  il  se  transportait  dans  la  salle  Comte, 
passage  Choiseul,  qui  devint  les  Bouffes-Parisiens.  C'est  là  que 
furent  donnés,  entre  autres  :  Ba-ta-clan  (1855),  Tromb-al-Cazar 
(1856),  la  Rose  de  Saint-Flour  (id.),  le  Mariage  aux  Lanternes  (1857), 
Mesdames  de  la  Halle  (1858),  Orphée  aux  Enfers  (id.),  l'une  de  ses 
œuvres  les  plus  populaires;  Geneviève  de  Brabant  (1859),  Barkouf 
(1860),  la  Chanson  de  Fortunio  (1861),  M.  Choufleuri(id.),  les  Bavards, 
(1863),  Lischen  et  Fritzchen  (1863);  la  Belle  Hélène  (186i),  Barbe- 
bleue,  la  Vie  parisienne  (1866).  Cette  année-là,  il  abandonna  le 
théâtre  qu'il  avait  créé,  et  se  fit  jouer  sur  d'autres  scènes  (Variétés, 
Palais-Royal,  etc.)  jusqu'en  1872,  où  il  prit  la  direction  de  la  Gaîlé. 
De  18G6  à  1872,  il  donnait,  entre  autres,  la  Grande  Duchesse  de 
Gérolstein  (1867),  la  Périchule  (1868),  la  Princesse  de  Trébhonde  [id.); 
Vert-Vert  (1869),  les  Brigands  (1870),  puis  le  Roi  Carotte,  Fanlasio 
(1872),  la  Jolie  Parfumeuse  (1873),  Madame  V Archiduc  (1874),  le 
Voyage  dans  la  Lune  (1875),  Madame  Favart  (1879),  etc.  Offen- 
bach,  ayant  écrit  quatre-vingt-dix  partitions,  mourut  à  Paris  le 
5  octobre  1880.  laissant  presque  achevée  celle  des  Contes 
d'Hoffmann  qui,  terminée  par  Guiraud,  fut  représentée  à  l'Opéra- 
Comique,  le  10  février  1881. 

L'œuvre  considérable  d'Offenbach,  qui  suffit  à  lui  seul  pour  assurer 
un  répertoire,  a  été  jugé  parfois  avec  sévérité,  parfois  avec  indul- 
gence. «  L'opérette,  a  écrit  M.  Camille  Bellaigue,  l'opérelle,  dont 
Offenbach  a  été  le  maître  par  excellence,  naquit  et  vécut  sous 
l'Empire.  Elle  fut  un  article  de  Paris  et  du  Paris  impérial.  Orphée 
aux  Enfers  et  la  Belle  Hélène,  la  Grande  Duchesse  et  Barbe-bleue 
sont  les  exemplaires  les  plus  éclatants,  —  la  remarque  est  de 
M,  Jules  Lemaitre,  —  du  seul  genre  dramatique  relativement 
nouveau  qu'ait  produit  la  seconde  moitié  du  \ix°  siècle;  la  pre- 
mière moitié  ayant  inventé  le  drame  romantique.  Et  ce  genre  a 
fait  la  joie  d'une  génération  insouciante  sans  doute,  pour  son 
malheur  et  le  nôtre,  mais  gaie,  spirituelle  et  brillante.  Joie  fri- 
vole et  peut-être  funeste  :  elle  eut  une  petite  part  en  nos  immenses 
malheurs.  »  (Offenbach,  dans  la  Revue  hebdomadaire  du  23  avril  1910.) 
«  Ce  fameux  quadrille  d'Orphée,  dit  Francisque  Sarcey,  dans  un 
article  souvent  cité,  a  emporté  dans  son  tourbillon  frénétique  toute 
notre  génération.  Est-ce  qu'aux  premiers  sons  de  cet  orchestre 
enragé,  il  ne  vous  semble  pas  voir  toute  une  société  se  soulevant 
d'un  bond  et  se  ruant  à  la  danse?  Elle  réveillerait  des  morts,  cette 
musique.  Comme  ces  rythmes,  tantôt  sautillants,  tantôt  furieux, 
avaient  l'air  d'être  faits  pour  communiquer  une  trépidation  morale 
-aussi  bien  que  physique  à  tout  ce  public  de  désaccordés  pour  qui  la 
vie  n'était  qu'une  espèce  de  danse  macabre  !  Au  premier  coup 
d'archet  qui  mettait  en  branle  les  dieux  de  l'Olympe  et  de  l'Enfer, 


MUSIQUES    LÉGÈRES    ET    DE    PLEIN    AIR  501 

il  semblait  que  la  foule  fût  secouée  d'un  grand  choc  et  que  le  siècle 
tout  entier,  gouvernement,  institutions,  mœurs  et  lois,  tournât  dans 
une  prodigieuse  et  universelle  sarabande.  »  Sarcey  oublie  que  la 
sarabande  était  une  danse  grave  et  très  lente.  «  Offenbach,  écrivait 
Pierre  Véron  en  1865,  a  un  mérite  qui  en  prime  bien  d'autres  :  il  est 
de  son  temps;  il  a  créé  la  musique  gouailleuse  qui  sied  à  une 
époque  comme  la  nôtre;  et  puis,  rara  avis,  il  possède  la  mélodie. 
Un  grand  succès  ne  s'explique  peut-être  pas  toujours  au  premier 
coup  d'œil,  mais  au  second  on  pénètre  les  motifs.  Nous  autres  Fran- 
çais, nous  avons  beau  faire  pour  nous  grimer  en  gens  sérieux,  nous 
serons  toujours  les  amis  décidés  de  la  fantaisie  facile  et  agréable. 
On  nous  a  voulu  claquemurer  dans  l'algèbre;  on  nous  a  donné 
des  Tannhâuser;  on  nous  a  voulu  forcer  à  mettre  à  nos  goûts  une 
cravate  blanche  bien  raide,  bien  empesée.  Plus  de  romances  comme 
autrefois  pour  égayer  l'oreille.  L'album  du  passé  est  mort.  Mais  non 
mort  tout  à  fait;  il  s'est  transformé  et  est  devenu  l'opérette,  — 
un  album  en  action.  Voilà  pourquoi  la  renommée  n'est  pas  muette  à 
l'égard  d'Offenbach.  Et  elle  a  raison,  à  condition  qu'à  force  de  la 
faire  parler,  on  ne  lui  donnera  pas  une  extinction  de  voix.  »  (Article 
publié  dans  la  France  musicale  du  13  août  1865.)  Quinze  ans  après 
Véron,  M.  A.  Pougin,  dans  le  supplément  de  la  Biographie  univer- 
selle, de  I'étis  (t.  II,  art.  Offenbach),  rapprochait  lui  aussi,  à  un 
point  de  vue  plus  technique,  Wagner  d'Offenbach  (!)  pour  les 
opposer  l'un  à  l'autre  :  «  Dans  un  temps  où  une  certaine  école 
musicale,  marchant  sur  les  traces  de  M.  Richard  Wagner,  et  enché- 
rissant encore  sur  les  défauts  de  cet  artiste  puissant  mais  incom- 
plet, semble  vouloir  exclure  de  la  musique  deux  de  ses  éléments 
essentiellement  constitutifs,  le  rythme  et  la  tonalité  (!),  il  est  facile 
de  supposer,  dit-il,  que  le  public  devait  bien  accueillir  un  musicien 
qui,  réagissant  à  son  tour  contre  une  tendance  funeste,  se  présente- 
rait à  lui  en  exagérant  et  en  exaspérant,  si  l'on  peut  dire,  le  double 
sentiment  rythmique  et  tonal.  C'est  précisément  ce  qu'a  fait 
M.  Offenbach  :  doué  d'une  certaine  veine  mélodique  vulgaire,  il 
appuyait  sur  les  contours  de  certains  motifs  que  leur  caractère 
trivial  destinait  à  plaire  à  la  foule,  et  en  les  accompagnant  d'un 
orchestre  à  la  fois  criard  et  malingre,  il  poussait  le  rythme  à  son 
extrême  puissance  et  le  rendait  parfois  entraînant.  D'autre  part,  la 
pauvreté  de  son  harmonie,  son  ignorance  absolue  de  la  modulation 
rendaient  ses  petits  chants  faciles  à  retenir  et  les  faisait  passer  de 
bouche  en  bouche.  »  Quant  à  Wagner  lui-même,  il  a  reconnu  bien 
volontiers  le  «  génie  »  d'Offenbach,  notamment  dans  la  préface 
d' Une  Capitulation,  cette  «  comédie  à  la  manière  antique  »,  beaucoup 
plus  dirigée  contre  Offenbach  lui-même  que  contre  les  Parisiens  du 
Siège  (voir  Gesammelte  Schriften,  t.  IX,  p.  4). 

Les  œuvres  d'Offenbach  ont  eu,  à  Paris  seulement,  des  milliers 
de  représentations  :  on  comptait,  à  la  fin  du  xixe  siècle,  plus  de 
1  250  représentations  d'Orphée  aux  Enfers;  de  800  de  la  Vie  pari- 
sienne; de  700  de  la  Belle  Hélène;  de  500  de  la  Grande-Duchesse  ; 
400  des  Brigands;  300  de  Barbe-Bleue;  250  de  la  Périchole, 


S02  LES    SUCCESSEURS    DE   BERLIOZ 

—  Au  cours  des  quarante  dernières  années,  l'opérette  française, 
perdant  peu  à  peu  du  caractère  outrancier  ou  parodique  de  ses 
créateurs,  a  marqué  une  tendance  à  se  rapprocher  de  l'opéra- 
comique.  Parmi  les  plus  célèbres  auteurs  d'opérettes,  il  faut  citer  : 
Ch.    Lecocq,    Audran,     Varney,     Planquette,      Vasseur,     Messager. 

Charles  Lecocq,  né  à  Paris  le  3  juin  1832,  élève  de  Bazin,  Halévy 
et  Benoist,  débuta,  grâce  au  concours  institué  par  Offenbach  en  1857, 
par  la  partition  du  Docteur  Miracle  [ex  œquo  avec  Bizet).  Se  dis- 
tinguant de  ses  prédécesseurs  par  une  plus  grande  correction 
d'écriture,  il  ne  rencontra  un  premier  grand  succès  qu'au  bout 
d"une  dizaine  d'années,  avec  Fleur  de  thé  (1868).  Les  Cent  Vierges, 
la  Fille  de  Mmc  Angot,  Giroflé-Girofla  (1854),  la  Petite  Mariée  (1876), 
le  Petit  Duc  (1878),  qui  firent  la  fortune  du  théâtre  de  la  Renais- 
sance, lui  ont  assuré  une  popularité  universelle;  la  Boussotte,  le 
Cœur  et  la  Main,  le  Jour  et  la  Nuit  (1882),  la  Princesse  des  Cana- 
ries (1883),  Ali-Baba  (1887),  et  vingt  autres  œuvres  moins  heureuses, 
n'ont  fait  que  la  confirmer.  On  compte,  à  Paris  seulement,  plus  de 
2  000  représentations  de  la  Fille  de  Mme  Angot. 

Edmond  Audran  (né  à  Lyon  le  11  avril  1842),  élève  de  l'École 
Niedermeyer,  débuta  à  Marseille,  où  son  père  dirigeait  le  Conser- 
vatoire, par  l'Ours  et  le  Pacha  (1862);  quinze  ans  plus  tard,  il  obte- 
nait un  premier  grand  succès  avec  le  Grand  Mogol,  joué  à  la  Gaîté 
et  qui  fonda  sa  réputation;  la  Mascotte,  jouée  aux  Bouffes,  le 
29  décembre  1880,  fit  de  lui  l'un  des  compositeurs  d'opérettes  les 
plus  célèbres  (plus  de  2000  représentations  en  ont  été  données  à 
Paris  en  vingt  ans):  Gillette  de  Narhonne  (11  novembre  1882,  au 
même  théâtre);  la  Cigale  et  lu  Fourmi  (Gaîté,  1886),  Miss  Helyett 
surtout  (aux  Bouffes,  12  novembre  1890),  dont  le  succès  égala  celui 
de  la  Mascotte;  l'Oncle  Céleslin  (1891),  la  Duchesse  de  Ferrure  (1895) 
et  diverses  autres  œuvres,  ont  fait  de  lui  l'émule  applaudi  de 
M.  Ch.  Lecocq.  —  Robert  Planquette,  né  à  Paris  le  21  juillet  1840, 
élève  du  Conservatoire,  écrivit  une  vingtaine  d'opérettes,  à  partir 
de  1873  :  en  1877,  avec  les  Cloches  de  Corne  ville,  il  obtenait  un 
succès  inouï,  qui  se  traduisit  par  des  centaines  de  représentations 
consécutives  (plus  de  2  000  à  Paris  à  l'heure  actuelle).  Parmi  ses 
œuvres  ultérieures,  il  faut  citer  Bip  (1882)  et  Surcouf  (1887.) 

Louis  Varney,  fils  de  l'auteur  du  Chant  des  Girondins,  mort  à 
Paris  le  19  août  1908,  a  fondé  sa  réputation  sur  les  Mousquetaires 
au  Couvent  (Bouffes,  1880,,  Fan  fan  la  Tulipe  (1882),  l'Amour  mouillé 
(ISS7),  Biquet  à  la  houppe  (1889).  le  Papa  de  Francine  (1896),  œuvres 
qui  se  rapprochent  en  général  plus  de  l'ancien  opéra-comique  que 
de  l'opérette  d'Offenbach.  —  On  peut  en  dire  autant  des  anciennes 
partitions  de  M.  André  Messager  (né  à  Moulin,  le  30  décembre 
1853),  dont  nous  avons  déjà  parlé  (ch.  xvi).  11  a  écrit  dans  le  genre 
de  l'opérette  François  les  Bas- Bleus  et  la  Fauvette  du  Temple 
(1883-1885)  et,  plus  récemment,  les  Petites  Michu  (1904).  —  Léon 
Vasseur  (né  à  Bapaume  en  1844),  élève  également  de  l'École  Nieder- 
meyer, mérite  d'être  cité  pour  une  partition  qui  obtint  un  grand 
succès  en  1872   :  le   Timbre    d'argent.   A   notre  époque,    M.   Claude 


MUSIQUES    LEGERES    ET   DE    PLEIN   AIR  503 

Terrasse  a  renouvelé  le  genre  de  l'opéra-bouffe  avec  le  Sire  de 
Vergy,  le  Mariage  de  Télémaque,  la  Fiancée  du  Scaphandrier,  etc., 
qui  nous  ramènent  parfois  à  la  tradition  des  maîtres  et  créateurs  du 
genre  :  Hervé  et  Offenbach. 

—  Il  n'existe  pas  d'étude  d'ensemble  sur  l'opérette  française.  On 
peut  citer  cependant  l'article  important  de  M.  Paul  Souday  dans  la 
Revue  encyclopédique  (t.  X,  1901,  p.  601  et  suiv.);  celui  de 
M.  H.  Quittard  dans  la  Grande  Encyclopédie:  la  biographie  d'Offen- 
bach,  par  M.  André  Martinet  (1807);  et  Offenbach  en  Amérique,  par 
Alb.   Wolff  (1877). 

—  Beaucoup  d'ouvrages  portant  le  titre  d'  «  opéras-comiques  » 
sont  en  réalité  des  opérettes.  L'opérette  est  un  vaudeville  dont  les 
couplets  ont  pris  de  l'importance;  l'opéra-comique  est  une  opérette 
qui  a  grandi. 

Dans  cette  catégorie  intermédiaire  un  peu  équivoque  nous  plaçons 
les  «  opéras-comiques  »  de  Reber  :  le  Père  Gaillard  (3  actes,  1852); 
les  Papillottes  de  Monsieur  Benoist  (1  acte,  1853);  les  Dames  capi- 
taines (3  actes,  1857);  —  ceux  de  G.  Nadaud,  écrits  d'ailleurs  pour 
le  salon  :  Porte  et  fenêtre  (1850),  le  Docteur  Vieuxtemps  (1854),  la 
Volière  (1855);  —  ceux  de  Ch.  Poisot  :  le  Paysan  (1850),  le  Coin  du 
feu  (1851),  les  Terreurs  de  Monsieur  Peters  (1856),  Rosa  la  rose  (1868); 
—  ceux  d'HENRi  Potier  :  Mademoiselle  de  Méranges  (1842),  le  Caque 
du  couvent  (1846),  //  signor  Foscarello  (1848),  le  Rosier  (1859);  — 
ceux  de  Justin  Cadaux  :  les  deux  gentilshommes  (1851),  les  deux  Jaket 
(1852),  Colette  (1853).  Nous  ajouterons,  d'après  la  Bibliothèque  du 
Conservatoire  :  Mesquita  la  sorcière  (3  actes,  1851),  de  Xavier  Bois- 
selot;  les  Fiançailles  de  Rose  (2  actes,  1852),  de  Villeblanche;  la 
Sérafine  ou  l'Occasion  fait  le  larron  (1851),  d'ALFRKD  de  Saint-Julien; 
Deucalion  et  Pyrrha,  opéra-comique-parodie  de  Montfort  (1855); 
Freluchette,  le  Nid  d'Amours,  la  Perruque  de  Cassandre  (1856), 
pièces  en  un  acte  de  Montaubry;  Jacqueline  (1  acte,  1856),  d'OsMOND. 
Le  savant  Gevaert  ne  peut  échapper  ici  à  une  mention;  il  est  l'auteur 
du  Billet  de  Marguerite  (3  actes,  1854),  des  Lavandières  de  Sautarem 
(3  actes,  1855),  de  Quentin-Durward  (id.,  1858),  du  Diable  au  moulin 
(1  acte,  1859),  du  Château  Trompette  (1860),  du  Capitaine  Henriot 
(1864).  Sans  vouloir  donner  une  liste  exhaustive,  nous  citerons  encore, 
de  Frédéric  Barbier,  Une  Nuit  à  Séville  (1  acte,  1855):  d'AD.  Blanc, 
Une  Aventure  sous  la  Ligue  (1857);  de  M.  de  Saint-Rémy,  pseudonyme 
du  comte  de  Morny,  le  Mari  sans  le  savoir,  1  acte,  sur  paroles  de 
L.  Halévy  et  Servières  (1861);  de  Th.  Semet,  les  Nuits  d'Espagne 
(1857),  la  Demoiselle  d'honneur  (3  actes,  1858),  Gil  Blas  (5  actes,  1860) 
et  la  Petite  Fadette  (3  actes,  1869);  d'E.  A^thiome,  Semer  pour  récol- 
ter (1  acte,  1866);  de  Mm''  Clémence  Valgrand,  pseudonyme  de  la 
comtesse  Grandval,  les  Fiancés  de  Rosa  (1  acte,  1863)  ;  de  MmeUcALDE, 
la  Halte  au  moulin  (1  acte,  1867);  d'ALPH.  Pellet,  Sous  les  Palmiers 
(2  actes,  1875).... 

Au  Théâtre-Lyrique,  année  1853:  la  Ferme  de  Kilnoor  (2  actes),  de 
Vakney;  Guilhery  le  trompette,  pièce  de  Picard,  refaite  par  Scribe, 
arrangée  par  de  Leuven  et  Beauplan,  musique  de  l'Italien  Sarmiento  ; 


504  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

Taharin,  2  actes,  de  G.  Bousquet;  le  Lutin  de  la  vallée,  légende  en 
2  actes  et  3  tableaux,  de  Saint-Léon  et  Gautieb  ;  les  Amours  du  Tasse, 
opéra-féerie,  4  actes,  de  Grisar;  le  Colin-Maillard,  1  acte  (livret  de 
Michel  Carré  et  Jules  Verne),  d'AuisTiDE  Hignard;  la  Moissonneuse, 
4  actes,  de  Vogel;  Bonsoir  Voisin! opéra-comique  en  1  acte,  livret  sug- 
géré à  Brunswick  et  A.  de  Beauplan  par  un  dessin  de  Gavarni, 
musique  de  Poise;  le  Danseur  du  roi,  ballet-pantomime  en  3  actes, 
d'ALBOizE  et  Saint-Léon.  Véronique  (3  actes,  1898),  de  A.  Messager; 
de  Cl.  Terrasse,  les  Travaux  d' Hercule,  3  actes  (1901);  la  Petite 
Femme  de  Lotli,  2  actes  (1901);  la  Fiancée  du  scaphandrier  (1902); 
Chouchelte,  1  acte  (1902);  la  Botte  secrète  (1903);  Péché  véniel, 
1  acte,  M.  de  la  Palisse,  1  acte;  Paris,  ou  le  bon  juge,  2  actes  (1906); 
le  Marquis  et  le  Marmiton  (1908);  le  Mariage  de  Télémaque,  les 
Transatlantiques,  Pantagruel,  5  actes  (1911-12):  de  Fr.  Thomé, 
Barheble nette,  pantomime  (1901).  Et  la  plupart  des  œuvres  de 
Ch.  Lecocq,  la  Fille  de  Mm0  Angot  (1872),  Giroflé-Girofla  (1874), 
le  Petit-Duc  (1878),  le  Jour  et  la  Nuit  (1882). 

Quant  aux  opérettes  mêmes,  la  liste  en  serait  trop  longue  et  offri- 
rait peu  d'intérêt.  Nous  renonçons  à  la  publier. 

—  Au-dessous  encore  de  l'opérette,  il  y  a  la  Chanson,  dont  il  est 
nécessaire  de  dire  quelques  mots.  Les  cafés-chantants,  nés  au 
xvme  siècle  avec  le  boulevard  du  Temple,  sont  devenus  des  cafés- 
concerts  dont  la  vogue  a  été  à  son  apogée  sous  le  second  Empire. 
Le  Paris  de  Napoléon  III  a  vu  s'ouvrir,  après  l'Horloge  et  les  Ambas- 
sadeurs, le  Café  Moka,  le  Cadran,  le  Café  de  France,  le  Cheval- 
Blanc.  On  y  débitait  une  musique  vulgaire  sur  des  paroles  tantôt 
sentimentales  et  patriotiques,  tantôt  d'un  comique  énorme  et  carica- 
tural. Les  protagonistes  du  genre  furent  alors  la  célèbre  Thérèsa, 
et  les  chanteurs  Gustave  Nadaud,  E.  Chebroux.  J.-B.  Clément.  Après 
la  guerre,  le  genre  s'est  transformé,  sous  l'impulsion  de  Rodolphe 
Salis,  créateur  du  Chat-Noir  et  seigneur  de  la  Butte-Montmartre. 
Ce  n'est  plus  le  café-concert,  c'est  la  «  boîte  ».  Les  célébrités  du 
nouveau  genre,  pour  la  plupart  auteurs  et  interprètes  de  leurs 
propres  œuvres,  sont  Jules  Jouy,  Mac-Nab.  Tinchant,  René  Esse, 
Fursy,  Aristide  Bruant;  celui-ci  met  en  musique  l'argot  faubourien. 
Ces  a  chansonniers  »  sont  les  héritiers  de  Loïsa  Puget  et  de  Roma- 
gnési,  et  la  chanson  d'aujourd'hui  remplace  la  romance  d'autrefois. 
Mais  dans  la  chanson,  il  y  a  moins  de  sentiment  et  d'attendrissement 
et  plus  de  gaîté  et  de  persiflage  politique.  Le  goût  de  la  bourgeoisie 
a  évolué;  l'esprit  public,  si  l'on  peut  le  faire  intervenir  ici,  s'est 
développé,  et  les  producteurs  ordinaires  de  ce  genre  inférieur  ont 
étendu  le  champ  de  leur  répertoire.  La  musique,  d'ailleurs,  y  tient 
moins  de  place  encore  que  dans  la  romance.  Celle-ci  comportait 
encore  un  certain  art  du  bel  canto,  qui  impliquait  de  la  musique,  si 
médiocre  fût-elle.  De  la  chansonnette  de  notre  temps,  la  musique  a 
à  peu  près  disparu;  elle  est  un  prétexte  à  diction  et  la  plupart  de 
ses  interprètes  les  plus  populaires  (tel  Fursy)  manquent  presque 
complètement  de   voix.    Les    «    boîtes    »  paraissent   depuis  quelques 


MUSIQUES    LEGERES    ET    DE    PLEIN    AIR  50T> 

années  avoir  trouvé  une  concurrence  redoutable  dans  les  a  cinémas  »! 
Leur  règne  aura  duré  quelque  trente  ans. 

—  Le  nationalisme  musical  est  représenté,  dans  chaque 
pays,  par  les  mélodies  populaires  et  par  la  couleur  propre 
qu'elles  donnent  à  la  musique  savante,  lorsque  les  compo- 
siteurs font  usage  de  ces  mélodies,  soit  par  une  citation 
directe,  soit  par  voie  d'imitation.  Pour  chaque  nation  par- 
culière  prise  comme  point  de  vue,  leur  ensemble  constitue 
[exotisme,  aimé  des  modernes. 

Les  mélodies  populaires  sont  les  formes  les  plus  anciennes 
et  la  base  même  de  l'art  tout  entier.  Elles  sont  l'œuvre 
personnelle  de  chanteurs  naïfs  et  bien  doués  dont  le  nom 
s'est  perdu;  si  l'on  a  quelque  raison  de  voir  en  elles  le 
fruit  d'un  travail  collectif  et  anonyme,  c'est  qu'en  les 
adoptant  et  en  oubliant  peu  à  peu  leur  origine,  le  peuple, 
agent  de  déformation  par  excellence,  les  altère  beaucoup, 
si  bien  que  la  communauté  y  met  ainsi  quelque  chose 
d'elle-même.  Au  moyen  âge  et  dans  la  période  de  la 
Renaissance,  elles  étaient  l'aliment  principal  de  la  compo- 
sition; on  les  faisait  pénétrer  jusque  dans  les  messes 
écrites  pour  l'Eglise.  Elles  formaient  une  sorte  de  fonds 
international  sur  lequel  les  musiciens  exerçaient  leur  ingé- 
niosité. Les  recueils  publiés  au  xvi°  siècle  par  Petrucci  à 
Venise,  par  Jacques  Moderne  à  Lyon,  par  Attaignant  à 
Paris,  par  Pierre  Phalèse  à  Anvers,  etc.,  nous  ont  fait  voir 
qu'elles  circulaient  d'un  pays  à  l'autre,  avec  ces  chanteurs 
qui,  partis  des  Pays-Bas  et  des  Flandres,  allaient  prendre 
du  service  à  la  cour  des  ducs  de  Bourgogne,  dans  la  cha- 
pelle des  rois  de  France  ou  celle  des  papes.  Mais  le 
domaine  de  cette  production  et  de  ces  migrations  était  en 
somme  assez  restreint.  Il  appartint  aux  modernes  de 
l'élargir;  ils  surent,  grâce  au  progrès  des  études  histo- 
riques, comprendre  l'importance  des  mélodies  propres  à 
des  civilisations  différentes,  et  leur" signification  aussi  bien 
pour  l'ethnographe  que  pour  l'artiste. 

C'est  dans  la  seconde  moitié  du  xvme  siècle  que  com- 
mença le  progrès.  h'Almanach  des  muses  de  1767  donne 
une  Cansou  langodouciéno;  le  Journal  de  Musique 
historique,  théorique  et  pratique  de   1773  publie,   avec   un 


506  LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

morceau  de  musique  antique,  «  Dithyrambe  à  Calliope  », 
une  autre  romance  languedocienne  et  une  «  mélodie  popu- 
laire russe  ».  En  1779  paraissent  les  Mémoires  où  le 
Jésuite  missionnaire  Amiot  et  l'abbé  Rounier  parlent  pour 
la  première  fois  de  la  musique  chinoise;  et  un  an  après, 
dans  son  Essai  sur  la  musique,  J.-B.  de  Laborde  consacre 
un  chapitre  (t.  II.  1.  IV,  IX)  aux  Chansons  du  Danemark, 
de  la  Norvège  et  de  l'Islande;  il  cite,  paroles  originales  et 
musique,  «  telles  qu'on  les  chante  encore  en  Islande  », 
trois  chansons  anciennes  Scandinaves  qu'il  tenait  de  Jacobi, 
secrétaire  de  la  Société  des  sciences  de  Copenhague.  L'an  VI 
de  la  République,  Villotteau  est  amené  en  Egypte  par  le 
général  Bonaparte  pour  «  recueillir  des  notes  sur  la  musique 
des  Arabes,. des  Coptes,  des  Arméniens  et  divers  peuples 
de  l'Orient  ». 

En  Angleterre  avaient  paru  le  recueil  de  John  Parry 
(A  noient  british  music  of  the  Cimbro-Britons ,  1742)  et  son 
répertoire  de  vieilles  mélodies  écossaises,  gaéliques, 
anglaises  (A  collection  ofWelsli,  English  and  Scotch  airs, 
1761);  les  Musical  and  poetical  relicks  of  the  ivels/i  bards 
(1786),  dont  la  dernière  édition  comprenait  225  mélodies 
gaéliques.  —  En  Suède,  le  pasteur  Afzelius  et  Gei.ter.  pro- 
fesseur à  l'Université  d'Upsal,  donnèrent,  en  1814-16.  un 
recueil  de  mélodies  populaires  suédoises. 

Les  compositeurs  s'intéressèrent  de  bonne  heure  à  la 
nouveauté  des  thèmes  et  des  rythmes  qui  leur  étaient 
offerts,  comme  en  témoignent,  dans  les  suites  du  xvme  siè- 
cle et  dans  les  œuvres  des  grands  classiques,  les  titres 
alla  Turca,  alla  Polacca,  ail' Unqarese .  Beethoven  a  écrit 
des  Variations  sur  un  grand  nombre  d'airs  populaires 
russes,  irlandais,  etc.  Chopin,  pénétré  des  mélodies  et 
de  l'esprit  du  pays  natal,  fut,  dans  des  œuvres  raffinées,  le 
premier  représentant  du  nationalisme. 

Au  milieu  du  xixe  siècle,  grâce  à  de  hautes  initiatives, 
fut  tracé,  pour  les  études  d'histoire  musicale,  un  très  beau 
plan  d'organisation  dans  lequel  s'inséra,  un  peu  tardive- 
ment, l'idée  de  la  chanson  populaire  et  de  son  importance. 
Les  causes  de  cette  excellente  innovation  (abandonnée 
dans  la  suite  par  les  Français,  mais  reprise  par  les  Alle- 
mands) dépassaient  les  limites  du  domaine  musical. 


MUSIQUES    LEGERES    ET    DE    PLEIN    AIR  S07 

Les  chants  nationaux  sont  une  annexe  non  néedio-eable 
des  chants  populaires.  Comme  ces  derniers,  ils  donnent 
lieu  à  des  observations  fort  intéressantes,  parfois  aussi 
déconcertantes.  N'est-on  pas  surpris  de  voir  qu'un  étranger, 
comme  Spontini,  est  l'auteur  de  l'hymne  national  prussien? 
que  le  roi  Don  Pedro  a  écrit  l'hymne  national  portugais? 
que  l'hymne  national  polonais  est  sorti  d'une  opérette 
française?  que  l'hymne  national  roumain  est  l'œuvre  d'un 
Allemand?  que  l'hymne  grec  est  d'origine  italienne?  que 
l'hymne  national  anglais  a  pu  être  attribué  à  un  Lulli?  et 
que  pourtant  tous  ces  hymnes,  devenus  populaires,  portent 
manifestement  l'empreinte  du  génie  des  peuples  qui  les 
chantent,  et  qu'ils  sont  un  sujet  d'étude  fort  important 
pour  l'ethnographe?  La  musique  «  populaire  »  est  un 
monde,  non  pas  seulement  par  l'abondance  des  documents 
qu'elle  offre  à  l'esprit  d'observation,  mais  aussi  et  surtout 
par  l'extrême  délicatesse,  et  parfois  l'inextricable  difficulté 
des  problèmes  qu'on  y  trouve  à  résoudre.  Dans  les  htats 
modernes,  qui  ne  sont  pas  des  enceintes  renfermant  des 
races  pures,  mais  qui  sont  soumis  à  mille  influences  du 
dehors  déterminées  par  des  causes  multiples  et  entre- 
croisées, il  y  a  d'abord  une  création  musicale  toute  per- 
sonnelle; le  nom  de  l'auteur  survit  parfois;  peu  à  peu  le 
chant  créé  prend,  comme  les  chants  de  l'Eglise,  le  carac- 
tère d'un  bien  de  la  communauté;  et  dans  ce  passage  de 
l'individuel  au    collectif,  les  altérations   sont  nombreuses. 

Les  hymnes  nationaux  sont  tous  de  date  assez  récente.  Au  moyen 
âge,  il  n'y  en  a  pas.  Ils  apparaissent  avec  la  formation  des  Etats 
modernes.  Esthétiquement,  ils  ne  sont  pas  une  œuvre  d'art  propre- 
ment dite,  le  résultat  d'une  certaine  recherche  de  la  beauté  ou  d'une 
inspiration,  mais  un  fruit  de  la  politique  et  du  patriotisme,  la  résul- 
tante de  certaines  circonstances.  La  plupart  des  auteurs  sont  des 
musiciens  médiocres;  c'est  très  exceptionnellement  qu'un  J.  Haydn 
en  a  composé  un.  Ils  peuvent,  au  point  de  vue  de  leur  contenu  litté- 
raire, être  partagés  en  deux  groupes  :  les  uns  ont  pour  objet  la 
personne  d'un  monarque;  ils  exaltent  s'a  souveraineté  bienfaisante, 
dans  la  guerre  ou  dans  la  paix  :  les  autres  sont  relatifs  à  la  vie  d'une 
nation,  à  certains  événements  de  son  histoire,  à  ses  joies  et  à  ses 
deuils,  à  ses  révolutions,  etc.  En  somme,  il  y  a  les  hymnes  pour  le 
monarque  et  les  hymnes  pour  le  peuple.  Plusieurs  sont  pour  les 
deux  à  la  fois.  Les  peuples  du  Nord  ont  été  les  premiers  à  chanter 
des  hymnes  nationaux.   Le   besoin   du    même  usage    s'est  fait  sentir 


508  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

plus  tard  et  plus  faiblement  chez  les  peuples  méridionaux.  Il  y  a 
même  tels  peuples  du  Sud  qui  n'ont  pas  d'hymnes  et  se  contentent 
d'une  marche,  comme  les  Espagnols  [marcha  reale,  marcha  Grena- 
dera,  adoptée  sous  Philippe  IV,  dans  la  première  moitié  du 
xvme  siècle),  et  les  Turcs  (marcha  Hamidiê  écrite  par  l'Égyptien 
Nedjib  pacha,  d'après  un  modèle  occidental). 

Certains  hymnes  nationaux  ont  eu  le  même  pouvoir  d'expansion 
que  les  chansons  populaires  et,  comme  elles,  tendent  à  entrer  dans 
le  domaine  de  la  grande  composition  pour  devenir  œuvre  d'art  et 
reprendre  un  caractère  personnel.  Notre  Marseillaise,  sur  les 
origines  de  laquelle  nous  ne  reviendrons  pas,  a  pénétré  un  peu  par- 
tout, même  en  Allemagne.  Robert  Schumann,  alors  à  Vienne  (1833) 
où  notre  chant  national  était  interdit  par  la  police,  se  fit  un  malin 
plaisir  d'en  introduire  le  thème  principal  dans  son  opus  26  [Car- 
naval viennois)  ;  il  l'inséra  ensuite  dans  son  ouverture  pour 
VHermann  et  Dorothée  de  Gœthe,  enfin,  de  façon  géniale,  dans  son 
magnifique  lied  les  Deux  Grenadiers.  En  1840,  R.  Wagner,  alors 
à  Paris,  imitait  cet  exemple  à  la  fin  d'une  composition  écrite  sur  une 
poésie  (traduite)  de  Heine.  De  même  Litolif,  à  la  fin  de  son 
ouverture  Robespierre,  Franz  Liszt  dans  son  poème  symphonique 
Héroïdes  funèbres,  Mendelssohn  dans  l'opéra  Barenhàuter  (le 
Fainéant),  et  une  foule  d'autres  compositeurs  de  tous  pays.  Dans  sa 
curieuse  ouverture  intitulée  1812,  Tschaikowski  a  réuni,  en  contre- 
point, la  Marseillaise  et  l'hymne  russe. 

— -  En  Angleterre,  on  trouve  un  type  des  hymnes  royaux,  le  God 
save  the  King,  remarquable  par  ce  fait  qu'il  s'est  répandu  dans  toute 
l'Europe,  en  prenant  tour  à  tour  un  vêtement  prussien,  saxon, 
hessois,  etc.  C'est  une  prière  pour  la  gloire  et  le  bonheur  du  souve- 
rain. Elle  date  du  printemps  de  1743,  au  moment  où  George  II 
venait  de  remporter  la  victoire  de  Dettingen.  Quel  en  est  exacte- 
ment l'auteur?  On  l'a  attribuée  tour  à  tour  à  John  Bull,  à  Lulli.  à 
Purcell,  Hândel,  Young,  Smith,  etc.  Récemment,  l'Allemagne  et  la 
Suisse  l'ont  revendiquée  comme  leur  propriété.  En  Allemagne  (dans 
le  n°  316,  du  10  juillet  1894,  du  Journal  de  la  Croix,  la  Kreuzzeitung), 
E.  lfandtmann  a  entrepris  de  prouver  que  la  mélodie  de  l'hymne 
anglais  était  empruntée  à  un  ancien  chant  de  pèlerins  (en  Silésie), 
qui  eux-mêmes  l'auraient  probablement  empruntée  à  un  ancien  chant 

liturgique A  Genève,  Kling  a  soutenu  que  l'hymne  anglais  était  tiré 

du  chant  national  suisse  célébrant  la  victoire  des  Genevois  sur  le  duc 
de  Savoie  (1602),  et  qui  fut  chanté  pour  la  première  fois  en  1603 
dans  une  fête  anniversaire.  Ensuite,  cette  mélodie  serait  passée  en 
Angleterre  où  le  virtuose  claveciniste  John  Bull  (1523-1628)  Faurait 
remaniée.  —  D'après  Fr.  Chrysander  (1er  fascicule  du  Jahrbuch  fur 
Musikalische  Wissenschajt,  1863),  l'auteur  des  paroles  et  de  la 
mélodie  serait  Henry  Carey,  musicien-poète  né  à  Londres  aux  envi- 
rons de  1696,  dans  les  papiers  posthumes  duquel  on  trouva  une 
cantate  pour  la  fête  de  George  II,  qui  contenait  (?)  le  God  save  the 
King,  lequel,  recopié  et  remanié,  parut  dans  le  Thésaurus  musicus 
(p.  22),  publié  en  1744  par  John  Simpson. 


MUSIQUES    LEGERES    ET    DE    PLEIN    AIR  509 

En  tout  cas,  cette  mélodie  célèbre  ne  tarda  pas  à  faire  son  chemin 
sur  le  continent.  En  1760,  un  luthiste  bavarois  l'arrange  pour  son  ins- 
trument (travail  conservé  au  Musée  germanique  de  Nuremberg)  ;  en 
1766,  on  la  trouve  dans  un  livre  de  chant  des  francs-maçons  hollandais 
imprimé  à  la  Haye.  En  1790,  elle  pénètre  en  Danemark  :  Heinrich 
Harries  (1762-1802)  la  publie  avec  le  titre  suivant  :  «  Lied,  à  chanter 
par  les  sujets  danois  pour  la  fête  de  leur  Roi,  sur  la  mélodie  de 
l'hymne  populaire  anglais  ».  En  1793,  avec  un  nombre  de  strophes 
restreint,  elle  est  publiée  avec  le  titre  :  «  Chant  populaire  berlinois  » 
et  la  signature  «  Sr  »,  abréviation  probable  de  «  Sutor  »,  traduction 
latine  du  nom  de  l'arrangeur,  Balthasar  Schumacher,  qui  avait  tra- 
vaillé sur  le  texte  de  Harries.  En  Bavière,  en  Saxe,  dans  le  Wur- 
temberg, en  un  mot  dans  les  pays  anglo-saxons,  l'hymne  anglais  se 
répand,  plus  ou  moins  altéré.  (Cf.  Wilhelm  Tappert,  Die  Prussischen 
National  liymnen,  dans  Die  Musik,  année  3,  cahier  24.) 

Les  Américains  eux-mêmes  l'ont  chanté  pendant  la  guerre 
de  1861. 

Les  Anglais  ont  un  autre  hymne  national,  celui  que  Soulhey  a 
appelé  Bule  Britania  et  qui  est  de  caractère  politique.  Ses  origines 
sont  beaucoup  mieux  connues.  En  commémoration  du  roi  George  Ier 
(mort  en  1727)  et  pour  célébrer  la  fête  de  la  princesse  Sophie-Char- 
lotte de  Brunschwig,  James  Thomson,  le  poète  auteur  du  livret  des 
Saisons,  écrivit  un  «  masque  »  (sorte  de  cantate  solennelle)  intitulé 
Alfred,  qui  fut  joué  en  1740.  La  musique  était  de  Th.-Aug.  Arne. 
A  la  fin  de  cet  ouvrage  se  trouvait  un  hymne  qui  chantait  l'antique 
indépendance  de  l'Angleterre  et  prophétisait  sa  souveraineté  sur 
les  mers;  les  paroles  et  la  musique,  comparables  à  ce  que  Hœndel  a 
écrit  de  mieux,  provoquèrent  un  grand  enthousiasme  :  elles  repa- 
rurent dans  un  autre  «  masque  »  de  la  même  année  :  le  Jugement 
de  Paris,  et  devinrent  populaires. 

L'auteur  du  Bule  Britania,  cet  Arne  si  oublié  aujourd'hui,  fut,  en 
sou  temps,  un  grand  compositeur  très  estimé,  exerçant  une  influence 
assez  profonde  et  jouant  un  rôle  historique.  Né  à  Londres  en  1710, 
fils  d'un  tapissier  et  formé  au  collège  d'Eton,  plus  tard,  «  docteur 
en  philosophie  »  de  l'Université  d'Oxford,  contemporain  de  Hsendel 
dont  il  combattit  l'influence  à  une  époque  où  presque  tous  les  musi- 
ciens anglais  étaient  les  plagiaires  du  maître  saxon,  il  a  écrit  des 
oratorios  (justement  oubliés)  et  une  trentaine  d'opéras,  sérieux  ou 
comiques,  dont  les  deux  meilleurs  sont  Cymon  (1767)  et  le  Choix 
d'Arlequin;  de  la  musique  pour  les  drames  de  Shakespeare.  Il 
mourut  en  1806,  après  avoir  dépensé  toute  sa  fortune  en  recherches... 
d'alchimie. 

—  L'hymne  national  russe,  aujourd'hui  très  familier  aux  oreilles 
françaises,  est  aussi  un  hymne  personnel,  une  prière  ayant  pour 
objet  un  souverain.  Il  est  fort  beau  lorsqu'il  est  chanté  à  plusieurs 
parties  et  produit  un  profond  effet.  Il  se  compose  officiellement) 
pour  les  paroles  de  deux  strophes,  dont  la  seconde  est  l'œuvre  de 
Tchaïkowski  (1814);  la  première  fut  écrite  une  vingtaine  d'années 
plus   tard.    La  musique  fut  composée  en  1833,  sur  l'ordre  du  Czar 


510  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

Nicolas  Ie1',  par  le  maître  de  chapelle  et  major  général  Alexis  Lwoff 
(1799-1870),  musicien  très  distingué,  violoniste  virtuose  souvent 
applaudi  (à  Paris  aussi  bien  qu'à  Berlin,  Leipzig,  etc.).  Mais  il  est 
vraisemblable  que  la  récente  Révolution  russe  (1917)  ne  le  conser- 
vera pas. 

—  L'Autriche  est  (avec  le  Schleswig-Holstein  et  la  Prusse)  le  seul 
pays  de  langue  allemande  qui  ait  un  hymne  national  :  c'est  le  lied  de 
J.  Haydn  :  «  Dieu  protège  notre  empereur  Franz  !  »  —  paroles  de 
Lorenz  Leopold  llaschka  —  qui  fut  chanté  pour  la  première  fois, 
le  12  février  1797,  et  adopté  immédiatement  comme  hymne  national 
et  officiel.  Haydn  l'avait  conçu  à  quatre  parties  (comme  on  peut  s'en 
convaincre  eu  voyant  le  thème  des  brillantes  variations  qu'il  a 
insérées  dans  son  Quatuor  de  l'empereur).  — ■  Cet  hymne  a  pénétré 
dans   l'Allemagne   du   PS ord  ;    on  le   retrouve  dans  le  Chorùbunsbuch 

livre  pour  exercices  de  chant  choral),  p.  63,  publié  par  Becker  et 
Kriegeskotten  à  l'usage  des  écoles  de  Berlin,  sur  les  paroles  célèbres 
de  Hoffmann  von  Fallersleben  :  «  Deulschland,  Deutschland  iiber 
ailes  »  (l'Allemagne  par-dessus  tout  !).  En  Autriche,  le  texte  littéraire 
a  subi  quelques  modifications  (édit.  de  1854.).  L'œuvre  de  Hadyn  a 
donné  lieu,  elle  aussi,  à  des  discussions.  M.  Wilhelm  Tappert,  dans 
son  étude  Wanderme  Melodien,  Berlin,  1890,  p.  7-10,  a  voulu  prouver 
que   l'hymne  autrichien  était  emprunté  à  un  air  très  ancien,  datant 

du  xive  siècle (Cf.  Haydn  et  Nicolo  Zingarelli,  par  Anton  Schmid, 

Vienne,  1847.)  Débat  un  peu  vaiu. 

—  Il  est  singulier  que  l'hymne  national  prussien  soit  l'œuvre  de 
Spontini  !  Le  roi  Frédéric-Guillaume  III  fit  sa  connaissance  à  Paris 
en  1814,  le  trouva  séduisant,  et  l'emmena  à  Berlin,  à  des  conditions 
très  brillantes.  Son  crédit  devint  si  grand,  qu'en  1821,  lorsque  fut 
joué  en  grande  pompe  son  opéra  Olympia,  le  Président  du  «  Collège 
de  la  censure  »,  dans  ce  royaume  à  la  Spartiate  où  tout  se  faisait  mili- 
tairement, signa  un  ukase  qui  interdisait  formellement  aux  journaux 
d'adresser  la  moindre  critique  à  Spontini  (!!)...  Un  des  premiers 
actes  de  Spontini,  une  fois  installé  à  Berlin,  fut  la  composition  du 
chant  aujourd'hui  populaire  ll'ho  ist  dus  Vol/;,  etc.,  sur  des  paroles 
pitoyables  de  L.  Dunker  (mort  en  1842).  Un  décret  conféra  le  titre 
officiel  à  cette  chanson,  chantée  le  3  août  1820,  pour  la  fête  de  Fr.- 
Guillaume  III,  et  depuis,  exécutée  dans  toutes  les  cérémonies  offi- 
cielles. Elle  est  chantée  aussi  dans  les  écoles.  Je  la  retrouve  dans 
le  Liederbuch  de  Ph.  Beck,  à  l'usage  des  Écoles  supérieures  de 
jeunes  filles,  Leipzig,  1909  (Borussia,  n°  45  du  recueil).  Le  texte  lit- 
téraire original  avait  cinq  strophes;  le  mauvais  poète  C.  Al.  Herklots 
(  1 750-1830;  en  ajouta  plus  tard  quatre.  Lorsque  l'Empire  fut  pro- 
clamé (le  18  janvier  1871),  on  eut  l'idée  assez  saugrenue  de  ressus- 
citer l'hymne  de  Spontini.  Le  mot  Borussia  (Prusse)  fut  remplacé 
par  Germania,  et  le  mot  Kônig  (Roi)  par  Kaiser  (Empereur).  Avec 
ce  changement,  l'hymne  reçut  à  Berlin  un  accueil  enthousiaste, 
mais  pour  des  raisons,  on  le  devine,  qui  n'étaient  pas  toutes  d'ordre 
musical. 

—  Les  pays  Scandinaves,  bien  qu'ayant  un  monarque,  ont  été  long- 


MUSIQUES    LEGERES    ET    DE    PLEIN    AIR  511 

lemps  privés  d'hymnes  nationaux.  L'hymne  suédois,  œuvre  du 
musicien  Otto  Lindbald  (1809-1864),  est  de  1848;  délaissé  par  le 
peuple,  et  en  usage  seulement  dans  les  cérémonies  officielles,  il  a 
été  remplacé  par  le  vieux  chant  Tiel  svonska  fosterjorden  (A  la 
patrie  suédoise  !  poésie  de  Dybeck).  Mais,  à  son  tour,  le  monde 
officiel  a  paru  le  délaisser;  un  concours  officiel  a  été  ouvert  pour  la 
production  d'un  hymne  national  :  il  n'a  pas  donné  de  résultats. 
L'hymne  national  norvégien  —  dans  un  pays  où  il  y  a  des  airs  popu- 
laires si  beaux  et  si  caractéristiques  —  n'a  rien  de  local  et  d'ori- 
ginal, comme  expression.  Remarquable  surtout  par  l'ardeur  italienne 
de  son  rythme,  il  est  l'œuvre  d'un  amateur,  Christian  Blom  (1787- 
186 1  »,  qui  n'était  que  très  peu  musicien.  Il  date,  pour  les  paroles  et 
la  mélodie,  de  1820.  L'origine  de  l'hymne  national  danois  remonte 
à  la  victoire  navale  remportée  en  1644  par  Christian  IV  sur  la 
Suède.  Sur  des  paroles  de  Johan  Ewald  (1743-1791),  le  compo- 
siteur Johan  Hartmann  i 1729-1793)  écrivit  une  mélodie;  1'  «  hymne  » 
fut  exécuté  pour  la  première  fois  au  théâtre  de  Copenhague,  le 
3  janvier  1780,  et  devint  tout  de  suite  «  national  ». 

—  La  Hollande  possède  deux  hymnes  nationaux  :  l'un  pour  le  souve- 
rain, l'autre  pour  le  peuple.  Celui  qui  a  pour  objet  «  Guillaume  de 
Nassau  »  est  le  plus  ancien;  c'est  un  chant  héroïque,  se  rapportant 
à  l'époque  de  lutte  de  l'indépendance  contre  la  tyrannie  espagnole; 
c'est  un  chant  populaire,  dans  le  vrai  sens  du  mot.  Au  cours  des 
siècles,  il  a  subi  des  modifications  assez  notables.  En  1830,  dans  le 
conflit  avec  la  Belgique,  un  second  hymne,  celui  de  J.  G.  Wilms,  a 
paru,  mais  ne  put  éclipser  celui-là. 

—  En  1830,  dans  les  mêmes  circonstances  politiques  qui  agirent 
sur  la  Hollande,  la  Belgique  se  donna  un  hymne  national.  Le  poète 
Jenneval  avait  écrit  des  vers  très  agressifs  contre  les  Hollandais  ; 
en  1860,  lhomme  d'État  Charles  Rogier  écrivit  un  texte  nouveau, 
plus  pacifique,  expurgé  de  tout  esprit  de  provocation  et  se  bornant 
à  exalter  le  sentiment  patriotique  belge.  Mais  l'ancienne  musique, 
composée  sur  le  poème  de  Jenneval,  fut  conservée.  Elle  est  de 
François  Van  Campenhout  (1797-1848),  assez  médiocre,  rappelant 
le  vieux  chant  Aux  temps  heureux  de  la  Chevalerie,  la  marche  du 
Tancrède  de  Rossini,  bien  d'autres  airs  encore.  Son  rythme,  très 
accentué,  est  assez  commun.  Le  style  a  l'emphase  de  certaines 
compositions  du  sviii'  siècle  :  c'est  la  Brabançonne. 

—  L'Italie  — ■  le  pays  le  plus  vocal  du  monde  —  n'a  pas  eu  d'hymne 
national  pendant  longtemps,  et  les  raisons  en  paraissent  évidentes, 
l'unité  italienne  étant  de  date  bien  récente.  C'est  en  1858,  pendant  la 
guerre,  que  le  chef  de  musique  militaire  Olivieri  écrivit  une  mélodie 
sur  des  vers  enflammés  de  Mercanlini  (mélodie  intermédiaire  entre 
l'air  d'opéra  et  la  marche  de  parade).  Cet  hymne  s'appelait  Inno  di 
guerra  dei  caccialori  délie  Alpi.  Il  fut  d'abord  chanté,  en  effet,  par 
les  volontaires  de  la  brigade  des  chasseurs  alpins.  Sa  popularité 
date  de  1860;  les  Mille  l'adoptèrent,  et,  depuis,  il  s'appela  Hymne  de 
Garibaldi.  Le  Irait  principal  du  morceau  est  Va  fuova  d'Italia,  Hors 
d'ici  les  étrangers  [Autrichiens)  ! 


512  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

—  L'Espagne  n'a  pas  d'hymne  national.  Elle  a  seulement  une  marche 
royale  (dont  la  mélodie  est  d'origine  française),  arrangée  par 
Espinosa.  Celte  marche  n'a  nullement  le  caractère  vif  qu'on  prête 
volontiers  aux  Méridionaux.  Elle  est,  au  contraire,  lente  et  solennelle 
(60  pas  à  la  minute). 

—  L'hymne  national  portugais  offre  plusieurs  particularités  origi- 
nales. C'est  Dom  Pedro  Ier  (monté  sur  le  trône  en  1826)  qui  le  com- 
posa en  1822,  pour  célébrer  à  la  fois  la  patrie,  le  Roi  et  la  Constitu- 
tion. Cet  hymne  a  l'allure  de  l'ancien  aria  italien;  et  il  contient  un 
passage  :  «   Visa,  viva,  yiva  o  Rey\  »  qui,  musicalement,  se  retrouve 

tel   quel   dans  l'hymne   national    grec Mais    la  jeune    République 

lusitanienne  attend  le  sien. 

—  Les  Hongrois  nous  fournissent  un  exemple  curieux  qui  permet 
de  voir,  dans  une  certaine  mesure,  comment  se  forme  une 
mélodie  populaire.  Ils  ont  un  hymne  national,  puissant,  très  beau 
(qui,  détail  curieux,  finit  en  pianissimo  délicat).  Cet  hymne,  qui  a 
supplanté  la  fameuse  marche  de  Rakoczy,  est  le  résultat  d'un  con- 
cours officiel,  institué  en  1842,  et  dont  le  vainqueur  fut  le  composi- 
teur national  Franz  Erkel  (1810-1893).  La  tessiture  de  cet  hymne  est 
presque  d'une  octave  et  demie,  ce  qui  est  très  rare  dans  les  airs 
populaires;  il  a  des  syncopes,  adaptées  à  la  langue  hongroise  et  qui 
paraissent  bizarres  quand  le  texte  est  traduit  dans  une  autre  langue. 
En  1844  apparut  un  second  hymne  national,  sorti  lui  aussi  d'un 
concours  officiel  dont  le  vainqueur  fut  le  musicien  Benjamin  Egressy 
(1814-1851). 

—  La  Grèce  a  un  hymne  national,  un  a  hymne  de  la  liberté  »,  com- 
posé (pour  les  paroles)  en  1823,  par  Dionysios  Solomos.  C'est 
l'hymne  le  plus  long  que  nous  connaissions.  Il  n'a  pas  moins  de 
158  strophes  de  4  vers  chacune.  La  musique  en  fut  écrite  beaucoup 
plus  tard,  en  1844,  par  Nicolaos  Mantzaros  (1705-1872),  qui  avait 
fait  toutes  ses  études  musicales  en  Italie;  l'hymne  grec  s'en  est  res- 
renti  ! 

— ■  L'hymne  national  de  Bohème,  paroles  de  J.-1I.  Tyl,  musique  de 
Franz  Skroup  (1801-1862),  offre  cette  particularité  —  en  un  pays  où 
le  fanatisme  religieux  et  la  guerre  ont  fait  rage  —  d'être  une  idylle 
où  l'on  chante  les  beautés  pittoresques  du  pays. 

—  En  Pologne,  il  y  a  au  moins  deux  hymnes  nationaux.  Le  premier 
est  de  1797,  poème  et  musique  du  général  Wybicki.  Il  fut  chanté 
pour  la  première  fois  par  la  Légion  polonaise  formée  en  Italie  par- 
le général  Dombrowski  sous  Bonaparte.  Il  n'est  nullement  «  révolu- 
tionnaire ».  Le  second,  œuvre  musicale  de  Kurpinski,  offre  un  cas 
étrange.  C'est  la  reproduction  très  reconnaissable  de  la  mélodie 
(Qu'on  soit  jalouse...)  qui  se  trouve  dans  l'opérette  française  de 
J.-P.  Solié,  le  Secret,  parue  en  1797.  M.  Tappert  croit  qu'une  troupe 
de  passage  a  porté  cette  mélodie  en  Pologne.  Il  est  plutôt  vraisem- 
blable que  les  deux  textes  musicaux  ont  une  source  populaire  com- 
mune ;  et  cette   source  nous   est  inconnue. 


MUSIQUES    LEGERES    ET    DE    PLEIN    AIR  513 


Si  la  musique  était  l'apanage  d'une  élite,  si  elle  n'était 
accessible  qu'à  la  classe  riche  et  intelligente,  qu'à  ceux 
qu'une  longue  instruction  à  mis  à  même  de  pénétrer  tous 
les  secrets  de  son  langage,  elle  manquerait  à  sa  principale 
vocation  qui  est  avant  tout  d'être  un  art  social.  Mais  ses 
moyens  de  communication  avec  le  peuple  sont  nombreux; 
il  n'est  pas  permis,  dans  une  histoire  de  la  musique,  d'en 
oublier  deux  de  réelle  importance,  les  Orphéons  et  les 
Harmonies,  qui  représentent  ce  qu'on  a  appelé  justement 
la  musique  de  plein  air. 

La  création  des  Orphéons  est  due  à  Bocquillon,  dit  Wilheru 
(1781-1842).  Elle  eut  pour  origine  des  cours  d'enseignement  musical. 
Après  différents  essais  couronnés  de  succès  (1819),  Wilhem  fut 
nommé  professeur  à  l'Ecole  polytechnicpue,  puis  dans  les  Ecoles  de 
la  Ville  de  Paris  (1820).  Une  première  réunion,  en  1829,  des  élèves 
de  ces  Écoles,  pour  faire  chanter  des  morceaux  d'ensemble,  fit 
approuver  la  méthode  Wilhem  par  le  baron  de  Gérando.  Les 
réunions  mensuelles  de  l'Orphéon  commencèrent  en  1833.  Deux  ans 
plus  tard,  Wilhem  était  nommé  directeur  général  de  l'enseignement 
musical,  à  Paris.  En  1836,  il  ouvrait  des  cours  pour  les  adultes, 
réunissant,  en  1839,  570  élèves,  qui  se  joignaient  aux  Écoles  pour  les 
réunions  générales  de  l'Orphéon.  A  la  mort  de  Wilhem,  son  prin- 
cipal collaborateur,  Joseph  Hubert  (1810-1878?),  lui  succéda,  comme 
<(  délégué  général  pour  l'inspection  de  l'enseignement  ».  En  1852, 
une  modification  fut  apportée  à  l'Orphéon  :  Gounod  fut  nommé 
directeur  général  de  l'enseignement  et  de  l'Orphéon;  Hubert  resta 
inspecteur;  Halévy  était  chargé  d'écrire  une  méthode  nouvelle. 
L'Orphéon  donnait  alors  deux  grandes  séances  annuelles;  celles 
de  1861  réunirent  2  000  élèves  des  écoles,  enfants  et  adultes,  au 
Cirque  Napoléon,  sous  la  direction  de  Pasdeloup  et  Bazin.  Gounod 
ayant  démissionné  en  1863,  ces  deux  maîtres  devinrent  directeurs, 
le  premier,  pour  la  rive  droite,  le  second,  pour  la  rive  gauche. 
Bazin  fit  instituer  des  concours  entre  les  écoles  les  plus  remar- 
quables :  ces  concours  existent  encore  aujourd'hui.  En  1865,  l'ensei- 
gnement du  chant  devenait  obligatoire  dans  les  lycées  et  écoles 
normales.  Mais  peu  à  peu,  la  méthode  Wilhem  était  abandonnée. 
En  1873,  les  deux  directions  furent  réunies"" en  une  seule  au  profit  de 
Bazin,  assisté  de  deux  inspecteurs.  A  sa  mort  (1878),  on  divisa  le 
service  eu  trois  circonscriptions,  réduites  à  deux  depuis.  Dauhauser 
(1835-1896)  fut  nommé  inspecteur  principal;  deux  inspecteurs 
(V.  Sieg,  1837-1899,  et  Paureau)  étaient  sous  ses  ordres.  M.  A.  Cha- 
puis   lui  a   succédé   en   1894,   avec  deux  inspecteurs  divisionnaires  : 

CoMBARfEu.  —  Musique,  III.  33 


514  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

MM.  de  Martini  (1895)  et  Drouin  (1899).  Cette  même  année  1899, 
M.  Chapuis  reconstituait  l'Orphéon  municipal,  dont  les  auditions 
annuelles  réunissent  environ  1  500  exécutants  au  Trocadéro. 

En  190i  furent  créés  des  cours  du  soir  pour  les  adultes 
(hommes  21;  femmes  11).  De  la  même  année  date  la  création  de 
l'École  de  chant  choral,  due  à  l'initiative  de  M.  Henri  Rodigue,  sous 
la  présidence  effective  de  M.  J.  d'Estournelles  de  Constant. 

Dans  la  banlieue  de  Paris,  l'organisation  de  l'enseignement  du 
chant  dans  les  Écoles  date  de  1865;  M.  Laurent  de  Rillé  en  était 
inspecteur  général. 

En  province,  les  Orphéons  ou  sociétés  chorales  se  développèrent, 
selon  la  méthode  Wilhem,  à  partir  de  1830.  En  1859,  on  en  comptait 
700  en  France  :  un  festival  donné  à  Paris  réunit  6  000  chanteurs. 
En  1860,  3  000  orphéonistes  français  se  rendaient  à  Londres.  C'est 
vers  cette  époque  que  l'Orphéon  atteint  son  apogée.  En  1861,  on 
comptait  48  concours  réunissant  800  sociétés  chorales.  Celle  d'Alger 
est  fondée  en  1860  par  Salvator  Daniel  (1830-1871;  directeur  du 
Conservatoire  à  la  Commune  de  Paris);  celle  d'Oran,  en  1862.  par 
l'organiste  Pascal. 

En  1863,  le  nombre  des  sociétés  françaises  dépasse  1500;  on  en 
compte  1  233  avec  247  500  adhérents  en  1867.  On  évaluait  le  nombre 
de  ces  sociétés,  vers  1910,  à  2  200  approximativement.  Le  nombre  de 
toutes  les  sociétés,  chorales,  musicales  (harmonies,  fanfares,  etc.), 
était  alors  d'environ  9  000,  avec  450  000  adhérents.  Ces  derniers 
chiffres,  comparés  à  ceux  de  1867,  n'indiquent  pas  précisément  un 
progrès,  puisque,  si  le  nombre  des  sociétés  a  presque  triplé,  celui 
des  exécutants  n'a  pas  même  doublé.  Mais  le  développement  des 
sociétés  de  sport  leur  a  fait  une  concurrence  fort  sensible. 

Aujourd'hui,  ces  sociétés,  dont  toute  l'activité  n'a  pour  but  que 
des  concours  plus  ou  moins  artistiques,  se  divisent,  à  ce  point  de 
vue  spécial,  en  dix  classes  réparties  en  six  divisions. 

Le  répertoire  des  sociétés  chorales  est  formé  uniquement 
d'œuvres  modernes,  dont  les  plus  anciennes  remontent  à  Ambroise 
Thomas,  Niedermeyer,  et  surtout  Laurent  de  Rillé  qui  a  été  leur 
fournisseur  le  plus  abondant  en  même  temps  que  leur  organisateur 
le  plus  actif.  Le  chœur  des  soldats  de  Faust,  celui  des  chasseurs 
du  Freischiitz  ont  été  adaptés  et  exécutés  fréquemment  par  les 
Orphéons.  Gounod  (l'Hymne  à  la  France,  le  Vin  du  Gaulois); 
C.  Saint-Saëns  (les  Guerriers,  les  Soldats  de  Gédéon,  les  Titans,  etc.); 
Th.  Dubois  (Après  la  moisson,  Hymne  au  Printemps,  les  Voix  de 
la  Nature,  le  Chêne  et  le  Roseau,  etc.);  Paladilhe  (En  avant! 
V Abeille,  etc.);  A.  Chapuis  (le  Coq  gaulois,  etc.);  E.  Pessard  (le 
Charlatan,  les  Fils  de  la  Gaule,  le  Guet,  etc.);  L.  Delibes  (Avril, 
Marche  des  soldats,  Pastorale,  etc.);  H.  Maréchal  (Notre  Père,  Nos 
compagnes,  l'Ennemi,  le  Sommeil  de  la  Gaule,  etc.);  Paul  Vidal  (le 
Feu  Follet,  le  Chant  des  glaives,  etc.),  et  d'autres  compositeurs 
contemporains  ont  écrit  pour  Orphéons  des  œuvres  musicales  de 
valeur  qui  ont  amélioré  et  rajeuni  leurs  programmes.  Mais  ils  n'ont 
pas    encore    utilisé    l'admirable    richesse    de    nos    musiciens   de    la 


MUSIQUES    LÉGÈRES    ET    DE    PLEIN    AIR  515 

Renaissance  dont  M.  H.  Expert  a  reproduit  et  publié  les  œuvres 
sous  le  titre  :  les  Maîtres  musiciens  de  la  Renaissance  française.  Ils 
trouveront  dans  les  Chansons  de  nos  Trouvères  et  les  Psaumes  de 
cette  époque  une  mine  inépuisable,  aussi  riche  en  pièces  descrip- 
tives qu'en  œuvres  de  sentiment  et  de  la  veine  française  la  plus 
savoureuse.  L'exécution  comporte  une  connaissance  du  solfège  et  de 
l'harmonie,  une  solidité  de  la  voix  et  une  finesse  de  l'ouïe  que  les 
musiciens  souvent  improvisés  des  Orphéons  ne  possèdent  pas  tou- 
jours. 

—  La  réorganisation  des  musiques  militaires  (1854)  et  la  transfor- 
mation des  instruments  de  cuivre  par  Sax  ont  exercé  une  influence 
considérable  sur  le  développement  des  Harmonies  et  Fanfares. 
Ces  sociétés  fleurissent  principalement  dans  la  région  du  Nord  de 
la  France,  tandis  que  les  Orphéons  régnent  sur  le  Midi.  Les 
Harmonies  sont  composées  d'éléments  très  diversement  équilibrés. 
h  Harmonie    des    Mineurs    de    Denain    comprend    :    1    petite    flûte, 

6  grandes  flûtes,  3  hautbois,  2  petites  clarinettes,  4  clarinettes  solos, 
12  lres  clarinettes,  12  2es  et  3es  clarinettes,  1  clarinette-basse,  1  saxo- 
phone-soprano, 3  saxophones-altos,  1  saxophone-ténor,  2  saxo- 
phones-barytons, 1  saxophone-basse,  6  cornets,  3  trompettes,  3  cors, 

7  trombones,  5  bugles,  5  altos,  4  barytons,  8  basses  si  b,  2  contre- 
basses  mi  b,  2  contrebasses    si  b,  1   caisse  roulante,  1  caisse  claire, 

1  cymbalier,  1  grosse  caisse;  total,  102  exécutants.  La  Musique 
municipale  de  Douai  :  11  flûtes,  8  hautbois,  2  petites  clarinettes, 
32  grandes  clarinettes,  11  saxophones,  6  bassons,  3  trompettes, 
7  cornets  à  pistons,  9  trombones,  5  bugles  (dont  un  petit),  4  cors, 
3  altos,  2  barytons,  11  basses,  2  contrebasses  mi  b,  2  contre- 
basses si  b,  2  contrebasses  à  cordes,  3  batteries  avec  timbales. 

Les  meilleures  d'entre  elles  ont  des  éléments  qui  leur  per- 
mettent d'aborder  les  œuvres  d'exécution  difficile.  Les  perfec- 
tionnements de  la  facture  instrumentale  et  la  transformation  des 
anciens  instruments  de  cuivre  en  instruments  à  piston,  l'adjonc- 
tion même,  dans  quelques  musiques,  d'instruments  à  cordes,  en 
ont  fait  des  équivalents  des  orchestres  symphoniques.  Il  en  est 
résulté  qu'elles  peuvent  exécuter,  la  plupart  du  temps  sans  altéra- 
tion, des  œuvres  symphoniques  et  de  théâtre  dans  leur  tonalité 
originale. 

Les  Fanfares  peuvent  aussi,  grâce  à  l'étendue  que  le  chromatisme 
a  donné  aux  saxhorns,  exécuter  des  œuvres  de  toutes  les  tonalités, 
mais  leur  champ  d'opération  est  plus  restreint:  elles  ont  la  richesse 
et  l'éclat,  mais  non  la  variété  et  la  souplesse  des  harmonies.  Voici 
la  composition  de  la  Fanfare  d'Haufmont  qui  est  peut-être  la  plus 
importante  et  la  mieux  outillée  :  1  saxophone-sopranino  mi  b,  2  saxo- 
phones-sopranos   si    b,    3    saxophones-altos.    3    saxophones-ténors, 

2  saxophones-barytons,  1  saxophone-basse,  1  petit  bugle  mi  b, 
6  bugles  solos,  12  1ers  bugles,  4  2es  bugles,  4  30S  bugles,  1  alto  solo 
en  fa.  4  altos  en  mi  b,  4  barytons,  4  cornets  à  pistons,  2  trompettes 
si  b,  2  trompettes  en  fa,  4  cors,  8  trombones,  dont  un  en  mi  ?. 
1    basse    solo,    9    basses,    2    contrebasses    mi   b,    1    contrebasse    fa, 


516  LES    SUCCESSEURS    DE    BERLIOZ 

1  contrebasse  si  b,  1  timbalier,  1  grosse  caisse,  cymbales,  1  caisse 
claire  :  85  exécutants. 

Mais  la  plupart  des  Fanfares  (et  il  n'est  pas  de  petite  ville  qui 
n'ait  la  sienne)  ne  comptent  que  25  musiciens,  et  souvent  moins. 

Elles  ne  sont  pas  aptes  à  interpréter  les  mêmes  œuvres  que  les 
plus  grandes  et  que  les  Harmonies;  aussi  ont-elles  un  répertoire  à 
elles,  formé  de  quelques  transcriptions  et  adaptations  et  de  morceaux 
écrits  par  des  compositeurs,  la  plupart  chefs  ou  anciens  chefs,  qui 
en  ont  la  spécialité. 

Bibliographie. 

Harmonie  et  Mélodie,  par  C.  Saint-Saëns  (chapitre  sur  Offenbach). 
Anthologie  de  la  chanson  française,  par  Pierre  Vrignault  (Paris, 
Delagrave). 

Les  Hymnes  nationaux  des  pins  de  l'Europe  [Die  Nalionalhjmnen 
der  europieischen  Vœlker,  par  Emil  Bohn,  Breslau,  Marcus,  in-8°, 
75  p.  avec  un  supplément  d'airs  notés).  —  Il  existe  plusieurs  études 
sur  les  hymnes  nationaux  (cf.  Die  Volhshymnen  aller  Staaten  des 
deutschen  Reiches,  par  O.  Bœhm,  Wismar,  1901;  —  le  répertoire 
Characteristic  Songs  and  dances  of  ail  nations,  publié  par  J.-D.Brown 
et  A.  Moffat.  Londres,  1901;  Eine  Nationalhymnen  Sammlung,  dans 
les  cahiers  de  Ylntern.  Musik  Gesellscliaft,  année  2,  par  Hermann 
Albert;  etc.... 

Dans  la  revue  Paroles  et  usages  (Wort  and  Brauch),  que  publie, 
sous  la  direction  de  MM.  Théodor  Siebs  et  Max  Hippe,  une  Société 
allemande  de  Folklore  (die  Schlesische  Gesellscliaft  fur  Volkskunde), 
M.  Emil  Bohn,  professeur  honoraire  de  science  musicale  à  l'Univer- 
sité de  Breslau,  a  donné  une  très  substantielle  et  excellente  étude 
sur  les  hymnes  nationaux  des  pays  d'Europe.  Il  y  a,  à  Breslau, 
une  société  de  chant  qui,  dans  un  concert  historique  spécial,  en  a 
chanté  24,  avec  les  paroles  originales.  L'opuscule  que  nous  signalons 
fait  suite  à  celte  exécution. 

L'Oruhéon  (Sociétés  chorales,  Harmonies  et  Fanfares),  par 
Henri   Maréchal   et  G.  Parés  (s.  d.j. 


TROISIEME-PARTIE 
LES    COURANTS    NOUVEAUX 


De   nouveaux   besoins   de  l'esprit,  du 
cœur  et  du  sens  de  l'ouïe  imposent  de 
nouvelles  tentatives  et  même,  dans  cer- 
tains cas,  l'infraction  des  anciennes  lois. 
(Berlioz,  Mémoires.) 


CHAPITRE   XXI 
SYMPHONIE    ET     MUSIQUE     DE    CHAMBRE 

Le  renouveau  de  la  symphonie  et  de  la  musique  de  chambre.  Causes 
diverses  et  origines.  Th.  Gouvy  et  Reber,  G.  Saint-Saëns,  Ed.  Lalo,  César 
Franck,  E.  Chausson,  P.  Dukas,  Ch.  Tournemire.  —  Les  grandes  Sociétés 
de  concerts.  Musique  pure  et  musique  à  programme.  —  La  Société  des 
Concerts  du  Conservatoire.  —  Pasdeloup  et  les  concerts  populaires.  — 
Liste  des  œuvres  exécutées  par  l'orchestre  Colonne-Pierné,  par  l'orchestre 
Lamoureux-Chevillard.  —  Le  concert  historique.  —  La  Société  nationale  de 
musique  et  la  Société  de  musique  indépendante  (S.  M.  I.).  —  M.  Gabriel 
Fauré,  MM.   Florent  Schmitt,  Roger-Ducasse,  Kœchlin,  M.   Emmanuel. 

La  musique  instrumentale  a  pris  en  France,  dans  la 
seconde  moitié  du  xixe  siècle,  un  essor  considérable.  C'est 
un  fait  qui  ne  souffre  pas  de  contestation.  Jusqu'où  faut-il 
remonter  pour  fixer  les  origines  de  ce  renouveau  et  quelles 
en  sont  les  causes? 

A  l'aube  du  mouvement  nous  trouvons  deux  noms  :  Gouvy 
et  Reber.  Théodore  Gouvy  est  peu  connu,  et  son  œuvre 
semble  un  peu  pâle.  Ce  fut  pourtant  un  musicien  de  race, 
ayant  les  plus  hautes  parties  du  compositeur.  Une  des  sin- 
gularités de  Ha  nature  fut  l'éclosion  un  peu  inattendue  et 
tardive  de  son  talent,  nullement  préparé  par  des  antécé- 
dents de  famille  et  d'éducation.  Né  le  3  juillet  1819  à 
Goffontaine,  près  de  Saarbrùck,  de  parents  Lorrains, 
riches  industriels  qui,  après  1870,  optèrent  pour  la  France, 
il  vint  à  Paris  en  1836  pour  des  études  de  droit  qu'il 
négligea  en  suivant  les  leçons  de  Henri  Herz  qui,  depuis 
1825  environ,  était  un  pianiste  compositeur  fort  estimé  et 
recherché.  Il  fréquentait  chez  Ad.  Adam  qui.  deux  fois  par 
mois,    réunissait    chez    lui    les   musiciens  en   renom.   Aux 


520  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

concerts  du  Conservatoire,  il  entendit  la  symphonie  en  la 
majeur  de  Mendelssohn,  qui  parait  avoir  fait  sur  lui 
l'impression  décisive.  C'est  en  mai  1839  qu'il  commença 
à  suivre,  pour  la  composition,  les  leçons  d'A.  Elwart 
(élève  de  Fétis  et  de  Lesueur,  prix  de  Rome  de  1834)  ;  des 
voyages  en  Allemagne  entrepris  sur  les  conseils  de  son 
ami  le  violoniste  Carl  Eckert,  puis  en  Italie  (1845),  conti- 
nuèrent son  éducation.  De  retour  à  Paris,  dans  la  maison 
du  pianiste  Chaules  Halle  (qui,  avec  Alard  et  Franchomme, 
vulgarisait  Beethoven),  il  noua  des  relations  personnelles 
avec  Chopin,  Berlioz,  Halévy,   Zimmermann,  les  peintres 

R.  Lehmann  et  B.  Fries,  etc 

Ecrire,  à  pareille  époque,  de  la  musique  pure  et  la  faire 
accepter  du  public  était  une  entreprise  difficile.  Le 
7  février  1846,  devant  un  public  d'invités,  Gouvy  fit  jouer 
sa  première  symphonie,  chez  M.  de  Rez,  par  un  orchestre 
d'amateurs.  Il  s'adressa  ensuite  à  la  direction  des  concerts 
du  Conservatoire,  sans  obtenir  de  réponse.  Alors,  à  ses 
frais,  il  se  fit  entendre  à  la  salle  Sax,  sous  la  direction  de 
Tilmant  (7  avril,  puis  17  décembre  1847),  avec  le  concours 
de  Halle.  L.  Kreutzer,  critique  musical  de  l'Union,  écrit 
alors  :  «  Avec  la  centième  partie  du  talent  que  possède 
M.  Gouvy,  on  a  le  droit  d'être  joué  sur  tous  les  théâtres 
lyriques,  de  porter  la  décoration  de  la  Légion  d'honneur, 
d'être  membre  de  l'Institut,  et  de  gagner  trente  mille 
francs  par  an;  mais  pourquoi  diable  M.  Gouvy  écrit-il  des 
symphonies?  »  La  symphonie  en  fa  majeur  fut  jouée  avec 
succès  (16  avril  1849)  à  la  salle  Sainte-Cécile  (par  la  société 
Union  musicale),  puis  à  Leipzig  (24  janvier  1850)  où  elle 
fut  saluée  par  la  Deutsche  Allgemeine  Zeilung  «  comme 
l'oeuvre  d'un  Français  de  race,  sachant  allier  le  sérieux 
allemand  aux  qualités  élégantes  de  son  pays  ».  Félicien 
David,  qui  était  président  de  V Union  musicale,  vint  offrir 
lui-même  à  Gouvy  de  jouer  ses  œuvres.  Berlioz  parla  ainsi 
de  la  3e  symphonie  du  jeune  compositeur  :  «  J'ai  trouvé 
fort  belle,   dans  la   plus   sérieuse  acception  du  terme,   une 

symphonie    de    M.    Gouvy L'adagio,    conçu    dans    une 

forme  nouvelle  et  sur  un  plan  colossal,  m'a  fait  éprouver 
autant  d'étonnement  que  d'admiration.  Qu'un  musicien  de 
l'importance  de  M.  Gouvy  soit  encore  si  peu  connu  à  Paris, 


SYMPHONIE    ET    MUSIQUE    DE    CHAMBRE  521 

et  que  tant  de  moucherons  importunent  le  publie  de  leur 
obstiné  bourdonnement,  c'est  de  quoi  confondre  et 
indigner  les  esprits  naïfs  qui  croient  encore  à  la  raison  et 
à  la  justice  de  nos  mœurs  musicales.  »  La  renommée  semble 
commencer  pour  Gouvy  le  10  juin  1853,  date  de  l'exécu- 
tion, à  la  salle  Herz,  de  sa  symphonie  en  ré  majeur.  Jules 
Lecomte,  critique  musical  du  Siècle,  plaçait  l'auteur  sur  la 
même  ligne  que  Gounod  :  «  Ce  concert,  écrit-il,  l'a  bien 
posé  dans  l'opinion  des  juges  compétents,  et  on  peut 
dire  de  sa  prodigalité  artistique  que  c  est  de  l'argent  bien 
placé.  »  Le  compositeur  se  faisait  donc  jouer  encore  a  ses 
frais!  Mais  bientôt  Pasdeloup  l'accueille;  ses  œuvres  se 
font  applaudir  à  Leipzig,  Cologne,  Metz.  Mannheim, 
Heidelberg.  Dresde,  Brème,  Karlsruhe,  Amsterdam, 
Vienne. 

Outre  les  4  symphonies,  les  compositions  de  Gouvy,  jusqu'en  1868, 
sont  les  suivantes  :  2  quatuors  à  cordes  (1857);  18  lieder  (1857-8, 
paroles  de  Moritz  Hartmann);  le  trio  en  fa  majeur  (1859);  le  quin- 
tette pour  piano  et  instruments  à  cordes  (op.  24,  1861);  12  chœurs 
pour  voix  d'hommes  (1859);  le  Décaméron  (10  pièces  pour  piano  et 
violoncelle,  id.)\  2  sonates  pour  piano  (1860):  une  sérénade  pour 
piano  et  quatuor,  13  chœurs  a  capella  (1865);  5  trios;  5  duos  pour 
piano  et  violon  (id.);  Hymne  et  marche  en  forme  d'ouverture  (1861); 
40  lieder  sur  des  poésies  de  Ronsard  (1866-8),  plus  18  sonnets  et 
chansons  de  Desportes  (1867);  2  sonates  pour  piano  à  4  mains 
(1867-8)  ;  3  élégies  pour  2  soprani  et  piano  (id.)  :  la  Pléiade  Française, 
12  compositions  d'après  des  poètes  du  xvie  siècle  (id.). 

Le  12  décembre  1868  s'ouvrirent  pour  Gouvy  les  portes, 
jusqu'alors  infranchissables,  des  concerts  du  Conserva- 
Loire,  pour  l'exécution  de  sa  symphonie  en  fa.  Encouragé 
par  ce  succès,  il  écrivit  en  1869  une  3e  sonate  pour  piano 
à  4  mains,  2  cahiers  de  valses,  un  «  symphonie  brève  » 
(variations  symphoniques  avec  un  rondo),  6  duos  pour 
piano  et  violon,  et  un  quintette  pour  2  violons,  alto  et 
2  violoncelles.  Dès  lors,  les  principales  sociétés  de  musique 
le  chambre  lui  furent  ouvertes  :  la  Société  classique 
I'Armingaud,  Turban,  Mars  et  Jacquard;  les  Séances  de 
usique  de  Chambre  de  Délaye,  White,  Hollander, 
Waefelghem,  et  Hollmann;  le  quator  Lamoureux,  Coblaix, 
Adam,  Tolbecque,  et  celui  de  Mabsick;   le  trio  Delaborde, 


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ni 


522  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

Hammer  et  Jacquard.  Nous  le  voyons  cependant,  jusque 
vers  1873,  se  plaindre  de  l'indifférence  du  public  français. 
Il  écrit  encore  un  Octuor  (op.  71)  pour  instruments  à  vent 
et  une  Suite  gauloise  pour  flûte,  2  hautbois,  2  clarinettes, 
2  cors  et  2  bassons;  mais  il  semble  qu'un  certain  décou- 
ragement l'incline  vers  d'autres  genres.  A  ses  œuvres 
purement  instrumentales  viennent  s'ajouter  un  Stabat,  un 
Requiem,  une  Messe  et  une  série  de  Cantates  :  Œdipe  à 
Colone  (op.  75),  Iphigénie  en  Tauride  (op.  76),  Electre 
(op.  85),  Egill  (op.  86),  Polt/.rène  (op.  88).  Dans  la  dernière 
période  de  sa  vie,  un  peu  par  notre  faute,  l'Allemagne 
parut  avoir  ses  préférences  artistiques,  et  c'est  dans  les 
villes  d'outre-Rhin  que  ses  plus  belles  œuvres  furent 
exécutées.  Il  mourut  à  Leipzig,  le  21  avril  1898;  ses  restes 
furent  transférés  à  Oberhombourg. 

Gouvy  est  certainement  un  musicien  très  distingué, 
sinon  de  premier  rang.  Par  son  goût  un  peu  austère  pour 
la  musique  pure,  il  fut  en  avance  sur  la  plupart  de  ses 
contemporains  français.  Gomme  symphoniste,  il  ne  s'est 
pas  placé  parmi  les  grands  créateurs,  mais  il  a  eu  le  mérite 
d'être  d'abord  fécond  en  un  genre  qui  est  le  premier  de 
tous  et  de  montrer  de  fines  qualités  très  estimables  :  élé- 
gance, précision  du  rythme,  aptitude  à  penser  musicale- 
ment, clarté,  bonne  tenue  classique.  Peut-être  ne  lui 
manqua-t-il  que  d'être  pauvre,  malheureux,  et  très  pas- 
sionné, pour  donner  plus  de  relief  et  de  couleur  à  ses  com- 
positions. 

Quelques  citations  achèveront  de  le  caractériser  :  «  Les  composi- 
teurs qui  cultivent  la  musique  à  programme,  me  font  toujours  songer 
au  singe  de  la  fable  qui  oubliait  d'allumer  sa  lanterne;  ils  voient 
dans  leurs  œuvres  une  multitude  de  choses  dont  le  public  n'a  pas  la 
moindre  idée.  —  La  musique  des  coloristes  ressemble  à  de  la  mousse 
de  Champagne.  On  est  grisé  pour  un  instant  par  le  coloris  instru- 
mental; mais  le  cœur  reste  vide.  —  Ily  a  deux  sûrs  moyens  d'être 
loué  par  certains  critiques  :  ne  pas  exister  (être  encore  inconnu)  ou 
être  mort.  —  Le  grand  public,  surtout  en  France,  est  absolument 
incapable  de  saisir  une  œuvre  d'art  dans  son  ensemble Il  ne  com- 
prend rien  à  la  structure,  au  plan,  aux  développements  logiques 
d'une  symphonie.  —  La  musique  instrumentale  n'a  de  raison  d'être 
que  si  elle  a  pour  objet  et  pour  loi  le  développement  logique  de 
thèmes  donnés.  Sans  cela,  ce  n'est  plus  qu'une  musique  de  genre  et 
de  fantaisie  pour  amateurs.  » 


SYMPHONIE    ET    MUSIQUE    DE   CHAMBRE  523 

—  Reber  (1807-1888)  a  écrit  pour  le  théâtre;  mais  il  est  surtout 
remarquable  comme  compositeur  de  musique  instrumentale  et  comme 
professeur  au  Conservatoire  où  il  a  succédé  à  Halévy.  Il  a  écrit  un 
Traité  d'harmonie,  devenu  vite  et  resté  classique,  qui  a  servi  à 
l'éducation  de  nos  jeunes  musiciens  jusqu'à  ces  dernières  années. 
Reber  était  membre  de  l'Institut  (1853)  et  un  de  ces  représentants  de 
la  musique  officielle  et  classique  contre  lesquels  Berlioz  lâcha  ses 
bordées  les  plus  retentissantes.  La  musique  de  Reber  est  d'ailleurs 
à  l'opposé  de  la  symphonie  fantastique.  Il  est  cependant,  déclare 
M.  Saint-Saëns,  le  premier  compositeur  qui  ait  complètement  réussi 
dans  le  genre  symphonique  si  difficile  !  Le  compliment  n'est  pas 
médiocre,  et  le  témoignage  est  de  poids  I  Reber  «  a  su  se  dégager 
de  l'imitation  de  ses  maîtres  préférés,  Mozart  et  Beethoven,  et 
rallier,  par  un  tour  hardi,  leur  style  à  celui  de  nos  vieux  maîtres 
français,  alors  tombés  dans  un  oubli  profond  autant  qu'injuste  » 
{Harmonie  et  mélodie,  p.  288).  Quelques  qualités  de  grâce  et  de 
concision  que  l'on  attribue  au  style  de  Reber,  il  ne  fut  guère  apprécié 
de  ses  contemporains  eux-mêmes  qui  le  trouvaient  suranné.  Ajoutons 
qu'il  fonda  avec  son  ami  le  violoniste  Seghers  (1801-1881)  la  Société 
Sainte-Cécile,  qui  jeta  un  éclat  éphémère  de  1848  à  1854,  et  inaugura 
ce  mouvement  à  qui  Pasdeloup  donna  ensuite  une  impulsion  décisive  ; 
il  fit  connaître  notamment  la  symphonie  italienne  de  Mendelssohn,  et 
les  première  œuvres  de  Gounod  et  de  Bizet. 

—  Après  Gouvy  et  Reber  il  faut  passer  à  C.  Saint-Saëns,  C.  Franck, 
pour  suivre  la  filiation  qui  unit  le  passé  au  présent.  Nous  avons 
déjà  parlé  de  M.  Saint-Saëns  et  d'Ed.  Lalo  ;  et  nous  nous  sommes 
longuement  arrêtés  devant  la  grande  figure  de  C.  Franck.  Voici 
comment  M.  Y.  d'Indy  caractérise  la  part  qui  revient  à  ces  3  compo- 
siteurs dans  le  renouveau  de  la  symphonie  : 

((  La  symphonie  en  sol  mineur  de  Lalo,  très  classique  de  plan,  est 
remarquable  par  la  séduction  qu'y  exercent  les  motifs  choisis  et  plus 
encore  par  le  charme  et  lélégance  des  rythmes  et  des  harmonies, 
qualités  distinctives  de  l'imaginatif  auteur  du  Roi  d'Ys.  Celle  en  ut 
mineur  de  Saint-Saëns  (voir  le  ch.  xvi),  pleine  d'un  incontestable  talent, 
semble  une  gageure  contre  les  lois  traditionnelles  de  la  construction 
tonale,  gageure  que  l'auteur  soutient  avec  une  habile  éloquence; 
mais  malgré  l'indéniable  intérêt  de  cette  œuvre  basée,  comme 
plusieurs  autres  de  Saint-Saëns,  sur  le  thème  de  la  prose  :  Dies 
irœ,  l'impression  finale  reste  un  sentiment  de  doute  et  de  tristesse. 
La  symphonie  de  Franck,  au  contraire,  n'est  qu'une  constante 
ascension  vers  la  pure  joie  et  la  vivifiante  lumière,  parce  que  la 
construction  en  est  solide  et  les  thèmes  des  manifestations  de 
beauté.  Quoi  de  plus  joyeux,  de  plus  sainement  vivant  que  le  motif 
principal  de  ce  final,  autour  duquel  viennent  se  cristalliser  toutes  les 
idées  de  l'œuvre,  tandis  que  dans  les  régions  supérieures  domine 
toujours  celle  que  M.  Ropartz  a  nommée  très  justement  le  motif  de 
la  croyance.  »  (V.  d'Indy,    C.  Franck,  p.  153.) 

Après  ces  grandes  œuvres  symphoniques.  il  faut  placer  la  sym- 
phonie en  si  p  majeur,  achevée   en  1890,  d'Ed.  Chausson,  œuvre  en 


$24  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

3  parties  (op.  20),  grave  et  noble,  reflétant  l'influence  de  C.  Franck, 
et  où  un  musicien  de  race  affirme  de  façon  continue  son  aptitude  à 
penser  instrumentalement,  comme  il  sied  à  un  vrai  symphoniste.  La 
tendance  est  à  l'expression  grave,  au  thrène  un  peu  austère,  sans  les 
contrastes  qui  égayenl  et  éclairent  un  poème.  Le  style  est  plein,  un 
peu  chargé,  avec  des  thèmes  dune  originalité  moyenne.  Rares  sont 
les  pages  qui  sonnent  un  peu  creux,  ou  les  traits  moins  agréables 
(répétition  rapide  de  la  même  note  par  la  trompette,  etc.).  La 
seconde  partie  du  2e  mouvement  a  un  thème  bref  qui  passe  dans  tous 
les  groupes  d'instruments  avec  une  grâce  légère.  Nous  avons  parlé 
dans  un  chapitre  précédent  des  deux  grandes  symphonies  de 
M.  d'Indy  (1886  et  1903);  elles  occupent  une  place  importante  dans 
la  succession  des  événements  musicaux.  La  symphonie  en  ut  majeur 
(1896)  de  M.  P.  Dukas,  en  3  parties  pleines  d'idées  musicales,  traitées 
et  développées  suivant  les  méthodes  classiques  et  cependant  origi- 
nale, est  à  rapprocher  de  ces  belles  compositions.  Les  six  sympho- 
nies de  M.  Ch.  Tournemire  (1899-1917),  dont  la  dernière,  avec  chœurs 
et  orgue,  est  encore  inédite,  classent  ce  musicien  parmi  les  sympho- 
nistes les  plus  féconds  et  les  plus  expressifs  de  notre  temps  :  mais 
il  a  été  jusqu'ici  plus  joué  à  l'étranger  qu'en  France. 

Ces  œuvres,  dissemblables  sous  beaucoup  de  rapports,  ont  cepen- 
dant un  caractère  commun  :  elles  constituent  de  la  musique  pure.  La 
plupart  des  compositeurs  contemporains  ont  écrit  aussi  des  sym- 
phonies à  programmes,  des  poèmes  symphoniques,  des  oratorios. 
Us  sont  éclectiques.  L'intransigeance  en  cette  matière  n'a  que 
quelques  représentants  :  tel  M.  Gédalge  (1856),  professeur  apprécié 
de  la  classe  d'harmonie  au  Conservatoire,  auteur  de  plusieurs  sym- 
phonies pour  lesquelles  il  a  pris  cette  fière  devise  :  «  Ni  littérature, 
ni  peinture.  »  Tel  encore  M.  Eug.  d'Harcourt  (1860-1918),  auteur  de 
3  symphonies  et  chef  d'orchestre,  qui  considère  que  la  Pastorale 
et  la  IX0  symphonie  ne  sont  pas  dignes  de  considération,  car,  ayant 
un  programme,  elles  sont  entachées  de  littérature  et  perdent  ainsi 
le  caractère  musical.  Ces  opinions  absolues  rallient  peu  d'adeptes. 
Un  tel  exclusivisme  conduirait  vite  à  la  sécheresse,  et  produirait 
une  musique  dénuée  d'expression,  de  poésie  et  de  charme.  Brahms 
en  a  été,  en  Allemagne,  un  exemple.  La  «  littérature  »,  qu'un  musi- 
cien doit  en  effet  proscrire,  ne  se  confond  pas  avec  cette  sensibilité 
concrète,  cette  émotion  motivée  dont  il  ne  saurait  se  passer. 
Ilsendel,  Bach,  Haydn,  Mozart,  Beethoven  ont  fait,  en  ce  sens,  de 
la  littérature;  pour  créer  de  la  beauté,  il  ne  faut  pas  d'abord  et  de 
parti  pris,  couper  toutes  les  communications  de  l'art  avec  ce  qu'est 
vraiment  l'homme. 

Si  maintenant  nous  considérons  la  symphonie  en  elle-même,  nous 
reconnaissons  que  la  forme  sonate  est  reléguée  au  second  plan; 
la  forme  cyclique  semble  prévaloir;  elle  permet  aux  compositeurs 
d'affirmer  leur  personnalité  avec  une  liberté  de  plus  en  plus  grande. 
Beethoven  avait,  avec  la  hardiesse  du  génie,  élargi  dans  ses  derniers 
quatuors  et  ses  dernières  sonates,  l'ancienne  structure  musicale  de 
la  symphonie.   En    y  incorporant  la   fugue  et  la   variation,  et  tout  en 


SYMPHONIE   ET    MUSIQUE    DE   CHAMBRE  525 

maintenant  les  formes  traditionnelles  du  genre,  il  lui  avait  donné 
une  souplesse  et  une  variété  nouvelles.  Nous  avons  expliqué  dans 
notre  2e  volume  l'importance  de  la  révolution  que  le  génie  de 
Beethoven  a  apportée  dans  la  musique  symphonique.  La  portée  n'en 
fut  d*abord  comprise  par  personne.  «  L'Italie,  dit  M.  V.  d'Indy,  se 
traînait  alors  dans  une  clinquante  dégénérescence,  dont  elle  est  fort 
loin  d'être  sortie  à  l'heure  actuelle.  La  France,  enlisée  dans  Topera 
de  l'école  judaïque,  ne  fournissait  aucune  production  d'ordre  sym- 
phonique, car  les  quintettes  à  tout  faire  d'Onslow  ne  valent  pas  plus 
en  ce  sens  que  les  quatuors  de  Gounod,  les  ouvertures  d'Halévy  ou 
les  marches  de  Meyerbeer.  Quant  à  Berlioz,  adorateur  passionné  de 
Beethoven  en  ses  écrits...,  il  en  reste  aussi  éloigné  que  possible 
dans  son  art,  et  il-  est  difficile  de  trouver  des  antipodes  artistiques 
aussi  complètement  opposés  par  la  pensée  créatrice  comme  par  l'exé- 
cution. Quant  à  la  symphonique  Allemagne,  elle  n'avait  nullement 
profité  des  indications  beethoveniennes....  Les  élégantes  symphonies 
de  Mendelssohn,  pas  plus  que  celles  de  Spohr,  n'ont  apporté  à 
l'ancienne  forme  aucun  élément  nouveau;  Schumann,  Schubert,  si 
géniaux  dans  le  genre  du  lied  ou  de  la  petite  pièce  instrumentale,  se 
trouvent  considérablement  gênés  dans  la  sonate  ou  dans  la  sym- 
phonie.... Brahms  lui-même...  ne  sut  pas  tirer  parti  des  précieux 
enseignements  laissés  pour  l'avenir  par  le  maître  de  Bonn,  et  son 
copieux  bagage  symphonique  ne  peut  être  regardé  que  comme  une 
continuation  et  non  comme  un  progrès.  » 

Et  M.  ^  .  d'Indy,  après  cet  exposé  historique,  conclut  que  le 
fil  de  la  rénovation  beethovenienne  fut  renoué  par  C.  Franck, 
lorsqu  à  dix-neuf  ans,  en  1841,  et  quatorze  ans  après  la  mort  de 
Beethoven,  il  composa  son  premier  trio  eu  fa  g.  Ce  fut  là,  dit-il,  le 
point  de  départ  de  toute  l'école  synthétique  de  symphonie  et  de 
musique  de  chambre  qui  a  surgi  en  France,  à  la  fin  du  XIXe  siècle. 
Nous  avons  discuté  (ch.  xvm)  la  valeur  et  la  portée  de  celte  réno- 
vation. 

Telles  sont,  sommairement  indiquées,  les  origines  du  renouveau 
symphonique  dont  la  France  a  été  le  foyer  et  la  ligne  d'évolution 
qu'il  paraît  avoir  suivie. 

Quant  aux  causes,  elles  sont  multiples  :  il  y  a  d'abord 
les  causes  morales.  La  vie  mondaine  s'est  ralentie  depuis 
la  guerre  de  1870-1871  et  a  l'ait  place  à  une  vie  intérieure 
plus  ramassée  et  plus  intime.  Les  souvenirs  du  passé,  les 
charges  du  présent,  les  préoccupations  croissantes  de 
1  avenir  ont  donné  à  la  mentalité  française  une  gravité 
qu  elle  n'avait  pas  encore  eue  et  qui  a  marqué  le  déclin  de 
1  opérette  et  le  discrédit  de  la  virtuosité.  Le  moyen  public 
a  exigé  des  divertissements  plus  nobles  et  plus  substan- 
tiels. Nous  ne   pouvons   ici   que   passer.  Il  y  a  ensuite,  et 


526  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

plus  directes,  les  causes  proprement  musicales.  Le 
nombre  des  sociétés  de  concerts  et  des  orchestres  a 
augmenté;  les  compositeurs  de  musique  instrumentale  ont 
eu  devant  eux  des  débouchés  plus  nombreux  (qu'on  nous 
pardonne  cette  expression  empruntée  à  l'économie  poli- 
tique), de  plus  grandes  chances  de  îaire  exécuter  leurs 
œuvres.  Est-ce  la  multiplication  des  concerts,  vraiment, 
qui  engendre  la  plus  grande  production  de  musique  instru- 
mentale? ou  est-ce  l'abondance  préalable  de  celle-ci  qui 
a  fait  naître  de  nouvelles  sociétés  de  musique?  question 
décevante  :  en  réalité,  il  y  a  eu  des  influences  réciproques 
et  il  est  inutile  de  chercher  celle  qui  a  commencé.  L'essen- 
tiel, c'est  que  l'éducation  musicale  du  public  a  été>  dans  la 
période  que  nous  envisageons,  singulièrement  étendue  et 
complétée.  Et  c'est  cet  effort  dont  il  convient  de  signaler 
les  principaux  facteurs. 


La  Société  des  Concerts  du  Conservatoire  a  été  long- 
temps la  seule  à  organiser  des  concerts  dominicaux, 
réservés  par  l'exiguïté  de  la  salle  du  Faubourg-Poisson- 
nière, où  la  plupart  des  places  étaient  louées  à  l'année,  à 
un  nombre  restreint  de  privilégiés. 

Cette  Société,  dont  le  prestige  est  si  grand  en  France  et 
à  l'étranger,  est  sortie  de  l'organisation  même  du  Conser- 
vatoire. En  1792,  le  règlement  de  l'école  de  musique  de  la 
garde  nationale  avait  prévu  «  un  exercice  annuel  des 
élèves  en  présence  du  corps  municipal  ».  La  loi  du  3  juil- 
let 1796  institua  des  «  exercices  »  le  20  de  chaque  mois. 
C'était  un  embryon  de  concert  public,  dont  les  circon- 
stances devaient  provoquer  le  développement.  Ainsi,  en 
1797,  le  24  octobre,  les  élèves  donnent  un  concert  pour 
la  distribution  des  prix  qui  eut  lieu  à  l'Odéon.  Bientôt  ils 
se  constituent  en  société  et  donnent  des  auditions,  sur 
abonnements,  dans  le  foyer  de  la  salle  du  Théâtre  Olym- 
pique, rue  de  la  Victoire,  sous  le  titre  de  Concerts  français 
(21  nov.  1801).  En  1802,  les  concerts  furent  transportés 
dans  la  salle  du  Conservatoire.  De  1807  à  1814,  ils  firent 
entendre    quelques     œuvres     de     Beethoven.    La     Société 


SYMPHONIE   ET    MUSIQUE    DE   CHAMBRE  527 

actuelle  fut  créée  le  15  février  1828,  par  un  arrêté  du 
vicomte  de  La  Rochefoucauld,  aide  de  camp  de  Charles  X, 
sur  la  demande  de  Cherubini  et  l'initiative  d'Habeneck,  à  un 
moment  où  le  Conservatoire  restait  supprimé  par  la  Res- 
tauration comme  un  dangereux  foyer  de  propagande 
républicaine.  Sous  la  direction  et  à  la  suite  d'Habeneck,  la 
Société  des  Concerts  donna  à  son  public  trop  restreint  une 
première  révélation  du  génie  de  Beethoven.  Elle  s'est  pro- 
posé pour  but  plutôt  de  faire  valoir  par  une  exécution 
supérieure  les  œuvres  déjà  consacrées,  que  d'accueillir  les 
œuvres  nouvelles  et  de  favoriser  les  débutants.  Les  succes- 
seurs d'Habeneck  ont  été  Girard  (1849),  Tilmant  (1860), 
Haime  (1864),  Deldevez  (1872),  Garain  (1885),  Taffanel, 
qui  fut  un  admirable  flûtiste  (1892),  G.  Marty  (1903). 
A.  Messager  (1909).  L'orchestre  comprend  14  1ers  violons, 
14  seconds,  8  altos,  8  violoncelles,  6  contrebasses,  3  flûtes, 
2  hautbois,  2  clarinettes,  2  bassons.  4  cors.  3  trombones, 
2  trompettes,  2  pistons  et  la  batterie. 

—  Pasdeloup  (1819-1887)  voulut  faire  pénérer  le  goût 
musical  dans  le  grand  public  et  fonda  les  Concerts  popu- 
laires de  musique  classique.  Il  installa  dès  1861  ses  con- 
certs dominicaux  sous  la  vaste  rotonde  du  Cirque  d'hiver  : 
Le  prix  des  places  d'amphithéâtre  était  de  75  centimes.  Le 
concert  d'ouverture,  avec  un  orchestre  de  80  musiciens, 
était  ainsi  composé  :  ouverture  d'Obéron  de  C.  M.  Weber, 
Symphonie  pastorale  de  Beethoven;  Concerto  de  Men- 
delssohn  pour  violon  (joué  par  Allard);  Hymne  autrichien, 
d'Haydn  (joué  par  tout  le  quatuor);  ouverture  de  la  Chasse 
du  jeune  Henri,  de  Méhul.  Le  succès  fut  tel  que,  jusqu'il 
la  fin  de  1863,  —  en  deux  ans  et  deux  mois,  —  Pasdeloup 
ne  donna  pas  moins  de  soixante  concerts.  Haydn  et 
Beethoven  y  furent  le  plus  souvent  exécutés;  Mozart 
venait  ensuite.  Peu  à  peu,  Pasdeloup  révélait  à  son  public 
populaire  Berlioz,  Gounod,  Saint-Saëns,  puis  Massenet, 
Bizet,  Guiraud,  Lalo,  Th.  Dubois,  Reyer,  etc.,  ainsi  que 
les  étrangers  :  Mendelssohn,  Schumann,  Niels  Gade, 
Lachner,  Brahms,  Raff,  Svendsen,  Glinka,  Tschaïkowsky, 
et  enfin  Wagner,  qui  partageait,  avec  Berlioz,  les  sifflets 
et  les  applaudissements.  La  vogue  de  Pasdeloup  dura 
jusque  vers  1873,   époque   à   laquelle   le   Concert  national, 


528  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

fondé  par  Colonne  à  l'Odéon,  commença  à  faire  une 
sérieuse  concurrence  aux  Concerts  populaires.  La  direc- 
tion, peu  heureuse,  du  Théâtre-Lyrique  (1868-69)  l'avait 
d'ailleurs  détourné  quelque  temps  de  l'œuvre  à  laquelle  il 
devait  se  consacrer  jusqu'en  1884.  Cette  année-là,  un  fes- 
tival de  retraite,  qui  rapporta  125  000  francs,  fut  donné, 
en  son  honneur,  au  Trocadéro.  A  la  fin  de  1886,  Pasde- 
loup  tentait  de  se  «  remettre  sur  la  brèche  ».  Il  échoua  et 
mourut  peu  après,  le  13  août  1887,  à  Fontainebleau.  —  Il 
n'avait  pas  les  qualités  d'un  grand  chef  d'orchestre;  il 
était  d'un  caractère  franc,  bourru,  enthousiaste;  il  rache- 
tait les  défauts  qu'il  pouvait  avoir  comme  musicien  par 
«  un  amour  passionné  pour  l'art,,  qu'il  communiquait  à  son 
orchestre,  à  ses  auditeurs,  et  qui  le  transformait  en  une 
sorte  de  moine  prédicant,  d'apôtre  illuminé  de  la  musique 
classique  ».  (Ad.  Jullien.)  Sans  doute,  les  exécutions  du 
Cirque  n'étaient  pas  parfaites;  mais  à  cette  époque,  où 
aurait-on  pu  trouver,  hors  du  Conservatoire,  un  grand 
orchestre  symphonique?  Pasdeloup  ouvrit  le  premier  la 
voie  où  d'autres  s'engageaient  avec  succès,  et  il  eut  le 
mérite  de  défendre  la  «  musique  de  l'avenir  »  alors  si  atta- 
quée :  «  Si  nous  devions  rester  étrangers  au  mouvement 
imprimé  à  la  musique  par  Wagner,  écrivait-il  à  Ad  Jullien 
en  1876,  dans  une  trentaine  d'années  nos  jeunes  compo- 
siteurs pourraient  bien  être  de  petits  vieillards.  » 

—  Colonne  (1838-1910)  fonda  une  nouvelle  société  de 
concerts  en  1873  et  Ch.  Lamoureux  (1824-1899)  une  troi- 
sième en  1881. 

Les  Concerts  Colonne  débutèrent  le  2  mars  1873  à 
l'Odéon.  Le  programme  du  «  premier  concert  national, 
avec  le  concours  de  Mme  P.  Yiardot  et  de  M.  C.  Saint- 
Saëns  »,  était  ainsi  composé  : 

1.  Symphonie  romaine Mendelssohn. 

Allegro,   vivace.   Andante  con   moto,   niinuetto,   t>allarelle. 

2.  Rêverie Schumann. 

3.  Concerto  en  sol  mineur C.  Saint-Saëns. 

Andante  roaestoso,  scherzo,  finale,   exécuté  par  l'auteur. 

4.  Jeux  d'Enfants,  petite  suite  d'orchestre G.  Bizet. 

A.  Trompette  et  Tambour,   marche. 

B.  La  Poupée,  berceuse. 

C.  La  Toupie,  impromptu. 

D.  Petit  mari,  petite  femme,  duo. 

E.  Le  Bal,  galop. 


SYMPHONIE    ET    MUSIQUE    DE    CHAMBRE  E/29 

5.  Le  Roi  des  Aulnes,  ballade G.   Schubert. 

chantée  par  Mme  P.  Viardot 
accompagnée  par  M.  G.  Saint-Saëns. 

6.  Carnaval,  n°  4  de  la  suite  d'orchestre C.  Guiraud. 

Menu  éclectique,  agréable,  pas  trop  substantiel,  où  la 
faculté  d'attention  du  public  était  habilement  ménagée.  On 
pourra  plus  tard  lui  offrir  des  repas  plus  solides  et  plus 
compacts.  Anciens  et  modernes,  classiques  et  romantiques 
furent  mis  à  contribution  par  la  nouvelle  société  musicale. 
Haydn,  parmi  les  anciens,  avait  été  le  fournisseur  le  plus 
accrédité  des  Concerts  Pasdeloup.  Il  passa  chez  Colonne 
au  second  plan,  pour  disparaître  ensuite  tout  à  fait.  Mais 
toutes  les  symphonies  de  Beethoven  furent  jouées.  Depuis 
la   fondation  jusqu'à    1914,    la    7e    a  eu    28    exécutions,  la 

9e  40,  la  6e  46,  la  5e  51 L'œuvre  de  Berlioz  a  été  l'objet 

d'une  prédilection  particulière  :  Colonne  aimait  à  dire  qu'il 
en  donnait  l'interprétation  la  plus  accomplie  qu'on  ait 
jamais  entendue.  La  Damnation  de  Faust  a  eu,  jusqu'en 
1914,  175  exécutions  ;  le  Requiem  16,  les  ouvertures  diverses 
(Carnaval  romain,  Benvenuto,  les  Francs  Juges,  le  Roi 
Lear)  83. 

Voici  maintenant  un  tableau  des  œuvres  de  compositeurs  contempo- 
rains dont  la  première  audition  a  eu  lieu  aux  Concerts  Colonne.  Cette 
liste  permettra  de  suivre  le  mouvement  musical  et  l'évolution  du  goût 
du  public  français.  En  1875  :  Danse  macabre,  Saint-Saëns;  Adagio 
canlabile,  L.  Parrenc;  Pastorale,  Paul  Lacombe;  le  Sacrifice,  chant 
biblique,  Th.  Ritter.  —  En  1876  :  Barcarolle,  L.  Gastinel;  Chaut  des 
épées  (chanté  par  Lassalle),  Arth.  Coquard  ;  Ouverture  de  Fiesque, 
Ed.  Lalo;  Fragments  symphoniques,  Duvernoy;  le  Déluge,  Saint- 
Saéns  ;  Résurrection,  symphonie  biblique,  G.  Salvayre  ;  Ouverture 
dramatique,  Ch.  Lefebvre:  Deux  pièces  pour  hautbois,  Mrae  de 
Grand  val;  Ouverture  de  Mazeppa,  G.  Matias;  Concerto  pour  piano, 
Ch.-M.  Widor.  —  En  1877  :  Andante  d'un  quintette  pour  cordes, 
A.  Morel;  Fragments  d'une  suite  d'orchestre,  E.  Bernard  ;  Concerto 
pour  violon,  Ch.-M.  Widor  :  Scènes  symphoniques,  Th.  Dubois: 
Andante  et  scherzo  (extrait  d'un  quatuor),  Cl.  Blanc;  Symphonie,  cou- 
ronnée au  concours  de  la  Société  des  compositeurs,  A.  Messager.  — 
En  1878  :  Bacchanale  de  Samson  et  Dalila,  Saint-Saëns:  Air  de 
danse  varié,  Salvayre.  —  En  1878  :  Requiem  de  Berlioz  (Cf.  notre  ch. 
sur  B.);  le  Paradis  perdu,  oratorio,  Th.  Dubois.  —  En  1879  :  Sapho, 
mélodrame  avec  chœur,  L.  Lacombe;  Deux  airs  de  danse,  A.  Ru- 
binstein;  Ballet  d'L't.  Marcel,  Saint-Saëns;  Cléopâtre  (musique  pour 
le  drame  de  Cossa),   Mancinelli:   la    Tempête,   poème  symphonique 

Combarieu.  —  Musique,  III.  34 


530  LES   COURANTS    NOUVEAUX 

Tschaïkowsky  ;  la  Nativité,  poème  sacré,  H.  Maréchal;  Sylvia,  suite 
d'orchestre,  L.  Delibes;  Rapsodie,  Ed.  Lalo  ;  Concerto  en  ré  mineur 
pour  piano,  J.  Brahms;  Grenade,  symphonie  espagnole,  Manuel  Giro  ; 
Béatrice,  ouverture,  Em.  Bernard  ;  Andante  et  scherzo,  J.  Ten  Brink; 
Scène  poétique,  B.  Godard;  la  Prise  de  Troie,  lre  audition  complète, 
Berlioz.  —  En  1880  :  Symphonie  en  fa  mineur,  Tschaïkowsky;  Sym- 
phonie en  la  mineur,  Saint-Saëns;  la  Nuit  de  Walpurgis,  Ch.-M. 
Widor;  Scènes  Napolitaines,  J.  Massenel;  Ouverture  du  Vénitien, 
Alb.Cahen;  Tarentelle  pour  flûte  et  clarinette,  Saint-Saëns;  Danses 
espagnoles,  pour  violon  et  orchestre,  Sarasate;  Concerto  pour  piano, 
Mme  Jaël;  Fragment  du  3a  acte  de  Samson  et  Dalila,  Saint-Saëns; 
Ouverture  de  Benvenulo  Cellini,  Berlioz;  Concerto  russe  pour  violon, 
Ed.  Lalo;  Introduction  et  allegro,  pour  piano,  B.  Godard;  Frag- 
ments des  Béatitudes,  C.  Franck;  la  Tempête,  poème  symphonique, 
couronné  au  concours  de  la  Ville  de  Paris,  À.  Duvernoy  ;  Sym- 
phonie, couronnée  au  concours  de  la  Société  des  compositeurs  de 
musique,  P.  Lacombe;  Suite  algérienne,  Saint-Saëns;  lrc  Symphonie, 
B.  Godard.  —  En  1881  :  Concerto  pour  piano,  L.  Diémer;  Concerto 
pour  violon,  Sivori;  Ouverture  pour  la  tragédie  d'Hamlet,  G.  Mathias  ; 
Ouverture  de  Frithiof,  Th.  Dubois;  la  Korrigane,  suite  d'orchestre, 
Ch.-M.   Widor;    Concerto  pour  piano,   H.    Hertz;   Marche  Funèbre, 

B.  Godard  ;  Ouverture  d'Artevelde,  E.  Guiraud.  —  En  1882  :  les 
Nubiennes,  suite  d'orchestre,  V.  Joncière;  Pièces  pour  violon, 
Mme  de  Grandval;  Edith,  scène  lyrique,  G.  Marty;  Scènes  de  féerie, 
J.  Massenet.  —  En  1883  :  Fragments  de  Melha,  Ch.  Lefebvre.  —  En 
1884  ;  la  Chevauchée  du  Cid,  scène  hispano-mauresque,  avec  solo  et 
chœur,  V.  d'Indy;  les  Deux  Reines,  musique  pour  le  drame  d'E.  Le- 
gouvé,  Ch.  Gounod  ;  Caprice  pour  violon,  E.  Guiraud;  Mazurka  pour 
violon,  Zarzicki  ;  Concerto  pour  violon,  Em.  Bernard.  —  En  1885  : 
Intermède,  Mme  de  Grandval  ;  Scherzo,  P.  Lacombe;  Symphonie  en 
ré  mineur,  G.  Fauré  :  les  Djinns,  poème  symphonique,  C.  Franck; 
Orientale,  Cl.  Blanc;  Ouverture  dramatique ,  P.  Lacombe;  les 
Pêcheuses  de  Procida,  J.  Rafî;  Suite  dorchestre  en  4  parties,  E.  Gui- 
raud. —  En  1886  :  le  Purgatoire,  mélodie  chantée  par  Faure,  Pala- 
dilhe;  les  Enfants  lid.,  id.),  J.  Massenet;  Fantaisie  sur  l'hymne  russe, 
pour  piano  pédalier  et  orchestre,-  Ch.  Gounod;  Symphonie  légen- 
daire, pour  chœur,  solo  et  orchestre,  B.  Godard.  —  En  1887  :  Inter- 
mezzo, P.  Lacombe;  Velleda,  fragments,  Ch.  Lenepveu;  Concerto 
pour  piano,  G.  Pierné.  —  Eu  1888  :  Didon,  scène  dramatique,  G.  Char- 
pentier ;  Ouverture  des   Guelfes,  B.  Godard:    Velleda,  scène  lyrique, 

C.  Erlanger;  Fragments  de  la  première  suite.  G.  Pierné;  Noël  païen, 
mélodie,  J.  Massenet;  Vision  de  Sainte  Thérèse,  pour  chant  et 
orchestre,  Mme  Augusta  Holmes;  Cavatine  du  Prince  Igor  (chantée 
par  M.  Engel),  Borodine.  —  En  1890  :  Pièces  orchestrales, 
A.  Duvernoy;  Choral  pour  orchestre,  Ch.-M.  Widor;  Callirhoe, 
suite  d'orchestre,  M"c  Chaminade  ;  première  Suite  d'orchestre  en 
U  parties,  G.  Pierné;  Scène  au  camp,  P.  Lacombe;  Caligula,  musique 
pour  le  drame  d'Alex.  Dumas,  G.  Fauré;  Prélude,  mélodie,  poésie 
de  Stéphan  Bordèse,  Mme  Aug.  Holmes  ;  Miracle  de  Jésus,  mélodie, 


SYMPHONIE    ET    MUSIQUE    DE    CHAMBRE  531 

Paladilhe  ;  Non  credo,  mélodie,  Ch.-M.  Widor;  En  prière,  mélodie, 
G.   Fauré;   Orientale,  Dolmetsch.   —   En  1891  :    Variation  et   fugue 
pour  2  pianos,  R.   Fischof;   Chasseur  maudit,  C.  Franck]  Fantaisie 
pour    piano    et   orchestre,    A.    Périlhou  ;     Vision  de   Jeanne    d'Arc, 
P.   Vidal;   Pièce  pour   orchestre   (air  à   danser,    chanson    d'Orient, 
histoire   bizarre),  Th.   Dubois;  Eloa,  poème  lyrique,   Ch.  Lefebvre  ; 
Marine,    étude   symphonique  de  G.   Pfeiffer;  A    la  musique,   chœur 
pour     voix     de     femmes,     Emm.     Chabrier;    le    Miracle    de    Naïm, 
drame  sacré  (fragments),  H.  Maréchal;  Noël,   mystère,  P.  Vidal.  — 
En    1891   :  Africa,    fantaisie   pour  orchestre  et  piano,   Saint-Saëns  ; 
Lamento,  mélodie  (paroles  de  Th.  Gauthier),  G.  Fauré;  Conte  d'Avril, 
suite  d'orchestre,  Ch.-M.  Widor;  Angélus,  mélodie  bretonne,  Bour- 
gault-Ducoudray  ;  le  Collier  de  Saphir,  suite  pantomime,   G.  Pierné; 
Deux  mélodies,  P.  Puget  ;  l'Homme,  scène  lyrique,  E.  Reyer;  Vision, 
mélodie,  Ch.  Lefebvre;  Lied  pour  violoncelle  et  orchestre,  V.  d'Indy  ; 
Jeanne  d'Arc,  musique  pour  le  drame  de  J.  Fabre,  B.  Godard.  —  En 
1892  :  Fantaisie  pour  piano  et  orchestre,  Rimsky-Korsakoff  ;  Mélodies 
persanes,   Saint-Saëns;  Deuxième  concerto,  B.   Godard;    Christophe 
Colomb,  scène  lyrique,  A.  Coquard  ;  Fantaisie  tzigane,  L.  Lambert; 
Impressions    d'Italie,   G.   Charpentier;   le  Berger,  ballade,  G.   Hue; 
les   Béatitudes,    fragments,    C.   Franck;  Penthésilée,   Alf.    Bruneau. 
—  En  1893  :  Fantaisie  pour  violon  et  orchestre,  G.  Hue;  les  Béa- 
titudes  (exécution    intégrale),    C.    Franck.    —    En    1894    :    la    Hava- 
naise, pour  violon  et  orchestre,  Saint-Saëns;  Deux  mélodies,  C.  Cui; 
Pièces    d'orchestre,     Ed.    Grieg;     Suite    écossaise,    pour    violon    et 
orchestre,  Mackensie:  Fantaisie  profane  pour  piano,  B.  Godard;  Shy- 
lock,  musique  de  scène  pour  la  comédie  de  Shakespeare,  G.  Fauré.  — 
En  1895  :  Impressions  fausses  (poésie  de  Verlaine),  G.  Charpentier; 
Izéil,  musique  de  scène  pour  le  drame  d'Eug.  Morand  et  de  Silvestre, 
G.  Pierné;   la  Fée  d'amour,  fantaisie  pour  violon,   Rafî;  Prélude  de 
l'après-midi  d'un  Faune,  Cl.  Debussy;  Concerto  pour  piano,  B.  Go- 
dard; la  Forêt  enchantée,  V.  d'Indy;  Deux  chœurs,  Mlle  Chaminade; 
la   Naissance  de    Vénus,   scène   mythologique  pour  soli,   chœurs  et 
orchestre,  G.  Fauré;  Ouverture  espagnole,  Ch.-M.  Widor;  les  Landes, 
paysage  breton,  GuyRopartz;  L'épée  d'Agantyr,  scène  lyrique  pour 
baryton  et  orchestre,  G.   Carraud  ;  Deux  contes,  solo  et  chœur,   G. 
Pierné.  —  En  1896  :  ouverture  du  Prince  Cholmsky,   Glinka  ;   Sym- 
phonie pathétique,  de  Tschaïkowsky  ;   Ballade  varègue,  mélodie,  Se- 
row;    Cosatschok,    fantaisie,   Dargomizky  ;   introduction  et    polonaise 
de  Boris  Goudounow,  Moussorgsky;  Concerto  pour  piano,  B.  Godard; 
Sérénade  à    Watteau,  solo  et  chœur,  poésie   de  Verlaine,  G.  Char- 
pentier:   les   Perses,    musique   de    scène,    X.    Leroux;    Bédemption, 
C.   Franck.   —   En   1897   :    Dans   la  montagne,  poème,  A.    Gédalge; 
Episode  oriental,  A.    Coquard;    Yanthis,   musique  de  scène  pour  le 
drame   de  J.    Lorrain,   G.  Pierné;   Jeunesse,  poème,  paroles    de  L. 
Hettich,  G.  Hue  ;  Poème  pour  violon  et  orchestre,  E.  Chausson  ;  Pièces 
romantiques,  Pugno;  Nuit  d'amour  bergamasque,  poème,   R.   Hahn: 
prélude  de  Fervaal,  V.  d'Indy:   Concerto  pour  violon,   Th.  Dubois. 
—   En    1898  :    Istar,    variation,    V.    d'Indy;    la   Messe    du  fantôme, 


832  LES    COURANTS   NOUVEAUX 

légende  pour  chant  et  orchestre,  Ch.  Lefevbre  ;  l'An  Mil,  G.  Pierné; 
Fantaisie  pour  orch.,  Guy  Ropartz;  Soir  de  Fête,  poème,  E.  Chausson. 

—  En  1899  :  Procession  nocturne,  poème  s.,  H.  Rabaud  ;  Adagio  pour 
quatuor  d'orchestre,  G.  Lekeu  ;  Pastorale,  fantaisie,  G.  Enesco  ; 
Médée,  suite  d'orch.,  V.  d'Indy;  2e  Symphonie  en  mi  mineur,  Rabaud. 

—  En   1900  :  Andromède,  poème  symph.,  Mme  Aug.  Holmes;  Cata- 
lena,  symph.  populaire,  Albeniz;  Concerstiick  pour  violon,  L.Diémer; 
Fantaisie  populaire,  piano  et  orch.,   Th.  Ysaïe;   Armor,  scène  finale 
du  2e  acte,   S.   Lazzari;  la  Nuit,   poème,  soli,  chœur  de  femmes  et 
orch.,    Saint-Saëns;   Semiramis,    scène    lyrique,   FI.    Schmitt.   —   En 
1901   :  Divertissement  sur  2  chants  russes,  H.  Rabaud;  Concertstiick 
pour  piano,  R.    Pugno;  Deux  poèmes,  chant  et  orch.,  Ch.  Koechlin; 
Concerto  p.  piano,  C.  Geloso;  Nocturne  p.  flûte,  G.  Hue;  Brumaire, 
ouverture,    .1.    Massenet;    Phèdre,    ouverture   et   musique  de   scène, 
J.  Massenet;  Symphonie  en  mi  mineur,  Dvorak:   Chansons  tchèques, 
deux  danses  slaves,  Dvorak;  la  Fiancée  de  Messine,  marche  funèbre, 
Fibich  ;    Sérénade    pour  instruments   à   cordes,    J.   Suk;  prélude  de 
VOuragan,    Alf.    Bruneau;    Fantaisie    pour    piano,    Louis   Aubert; 
Symphonie    en    ré,    Hérold  ;    Adonis,    poème,    Th.    Dubois;     Poème 
symphonique,   piano  et  orch.,  G.  Pierné.  —  En  1902  :  fragments  de 
Topera  Gunloëd,  F.  Cornélius;  Symphonie  en  ut  mineur,  Glazounow; 
la  fontaine  de  Batchigaraï,  poème,  A.  Arensky;  la  Fiancée  du  tsar, 
Rimsky-Korsakow;  Snegourotc/ika,  chanson  du  berger  Lelle,  Rimsky- 
Korsakow;    Marche   pour    le   couromiement   d'Edouard    VII.    Saint- 
Saëns;  la  Fin  de  l'homme,   scène  lyr.,    Ch.  Koechlin;  Deux  poèmes 
dramatiques,    E.    Trémisot;    la     Toussaint,    lamento,    V.    Joncières; 
la  Belle  au  bois  dormant,  poème  symph.,  A.  Bruneau;  Symphonie  en 
ut  mineur,  Ch.  Gernsheim;   Symphonie  en  la,  Ch.-M.  Widor.  —  En 
1903  :  l  Amour  des  Ondines,  poème  s.,  Bachelet;  En  automne,  ouver- 
ture de  concert,  Ed.  Grieg;  A  la  porte  du  Cloître,  poème  pour  chant 
et  orch.,  Ed.  Grieg;  Stenka-Razine,  poème  s.,  Glazounow;  les  Villes 
maudites,  extrait  du  drame  lyrique  la  Terre  promise,  Max  d'Ollone; 
Thème  et   Variations,  Ch.  Caëtani.  —  En  1904  :  Nuit  d'été,  poèmes, 
G.    Marty:    Titania,  suite  s.,  G.    Hue;    Caïn,   scène  s.,  E.   Lefèvre- 
Derodé;  Ouverture  p.  un  drame,  Ch.  Lefebvre;  Antoine  et  Cléopdtre, 
poème  pour   chant  et  orch.,  Torre  Alfina  ;    le  Jour  des  Morts,  scène 
gothique,  A.    Périlhou;  Danses   pour  harpe  chrom.  et  orch.,  Cl.  De- 
bussy; Fantaisie  pour  piano  et  orch.,  André  Bloch;  Suite  d'orchestre, 
G.  Enesco;  la  Nuit  en  Mer,  étude  s.,  Ch.  Koechlin;  deux  mélodies, 
Poème  de  mai,  poésie  de  A.  Silvestre,  et  Contemplation,  poésie  de 
V.    Hugo,    P.     Gaubert.    —    En    1905    :    la     Croisade    des    Enfants, 
G.  Pierné;  la  Mer,  poème  s.,  G.  Soudry;  Circé,  mus.  de  scène  pour 
le  drame    de    Ch.    Richel,    Raoul    Brunel;    Clair  de  lune,  mélodie, 
G.  Fauré  :  2mc  Concerto  p.  piano,  Ch.-M.  Widor;  Elégie  symphonique, 
A.    Marsick:    Ave    Maria,    mélodie,    Max    Bruch;    le    Cantique    de 
Bethphagé,  se.  lyr.,  E.  Trépard  ;  prélude  de  l'Enfant  Roi.  Alf.  Bru- 
neau; Ballade  p.  flûte,  harpe  et  orch.,  A.  Périlhou:  Dans  la  Cathé- 
drale, poème  s.  avec  chœur,  Max  d'Ollone  ;  Poème  sur  le  livre  de  Job, 
oratorio,   H.   Rabaud;    Toggenhurg,    poème   s.,   Ch,   Lefebvre;    Sym- 


SYMPHONIE    ET    MUSIQUE    DE    CHAMBRE  î)33 

phonie  en  mi  b.   G.   Enesco;   Jour   d'été  à  la  montagne,  poème   s., 
V.  d'Indy;  L'Angélus,  poème  s.,  G.  Trépard  ;  Préludes  des  Girondins, 
Le  Borne  ;  Heures  dolentes,  pièces  sy  m.,  G.  Dupont;  Carillons  flamands, 
A.  Périlhou;  Scherzo  symphonique,  A.  Kunc;  Thème  varié  p.  alto  et 
orch.,  G.   Hue.  —  En  1907  :  Symphonie  en  ut  mineur,  couronnée  au 
concours    Crescent,   Eug.   Cools  ;    Harmonies  du   soir,    mélodies,  de 
Saint-Quentin;  Deux  pièces  en  forme  canonique  pour  hautbois,  violon 
et    orch.,    Th.    Dubois:    Une    Barque    sur    i Océan,    pièce    de    piano 
orchestrée,  M.  Ravel;  le  Jet  d'eau,  chant  et  orch.,  poésie  de  Baude- 
laire, Cl.   Debussy;   Rapsodie   bretonne,    F.  Le  Borne;  Chant  de  la 
Destinée,  pièce  s.,  G.  Dupont;   Selma,  cantate,  M.  Le  Boucher  (prix 
de  Rome  de  1907);  les  Fugitifs,  épisode  lyrique,  André  Fijan;  Contes 
de  Noël,  chant  et  orch.  (poésies  d'Alph.  Daudet  et  de  Clément  Marot), 
A.  Périlhou;  Souvenirs,  poème  pour  orch.,  V.  d'Indy;  Trois  poèmes, 
chant  et    orch.   (poésies   de    Sully-Prud'homme    et   de   Ch.   Dubois), 
Th.  Dubois.   —    En   1908   :  Deux   mélodies,   chant  et    orch.    (paroles 
d'Arm.  Silvestre  et  de  P.  Bourget),  Georges  Bruu;  Quatre  poèmes 
pour  chant  et  orch.  (3   poésies  de  Maeterlinck  et  un  conte  japonais), 
G.  Fabre;  Nocturne  pour  piano  et  orchestre  (poème  s.  où  le  piano,  le 
celesta    et  les  harpes  jouent  un  rôle  important),  Jean  Huré;    Oméa 
(4°  acte),    tragédie    musicale,   paroles    et   musique   de   A.   Coquard; 
Rapsodie   espagnole,  M.   Ravel;    Mélodie,   piano    et   chant,   Rimsky- 
Korsakow;     Croquis    d'Orient,    3    mélodies,     paroles    de    Klingsor, 
G.    Hue:   Fantaisie  symphonique,  piano  et  orch.,   Henri  Welsch  ;  le 
Vagabond    Malheur,    chant    et    orch.,   poème  de    Saint-Georges    de 
Bouhélier,  Francis    Casadessus;   le   Cavalier,   chant  et  orch.,  poème 
d'Alb.   Grimanet,    L.   Diémer;   Deux  poèmes,  poésies  de  Villiers  de 
l'Isle-Adam,    Louis    Brisset;    Au  cimetière,    morceau   symph.,    Max 
d'Ollone;  Rapsodie  sur   des   thèmes  populaires,    Ph.   Gaubert;    Les 
Enfants  à  Bethléem,  mystérieux  poème  de  G.  Nigond,  G.  Pierné.  — 
En  1909   :   Suite  en  ré  majeur  (4  parties).  Roger  Ducasse;  Andante 
symphonique,  G.  Pierné;  Joies  et  Douleurs,  3  mélodies  pour  chant  et 
orch.,  paroles  de  Mme  Fournery-Coquard,  A.   Coquard;  Légende,  p. 
harpe  chr.   et    orch.,    André   Caplet;    Suite   en   si    mineur,    Caëtani  ; 
Trois  chansons   de    Charles   d'Orléans,   p.  chœur  sans  ace,   Cl.  De- 
bussy;   la    Foi,    3    tableaux    symph.,    C.    Saint-Saëns:    le    Chevalier 
moine  et   les  Diables    dans   l'abbaye,  conte  symph.,    P.  Coindreau: 
Brocéliande  au  matin,  poème  s.,  P.    Ladmirault;  Deux  pièces  pour 
violoncelle,  P.  et  L.  Hillemacher;  Trio  des  Sorcières,  chant  el  orch., 
vers  d'Alb.  Grimault,  L.  Diémer;   Trois  chansons  de  Bilitis,  chant  et 
orch.,  poème  de  Pierre  Loùys,  Cl.  Debussy.  —  En  1910  :  Les  lieder 
de  la  Forêt  (poème  de  H.  Strentz),  J.-B.  -Ganauze  ;  Fantaisie  en  ré 
b,    piano    et  orch.,    Mel.    Bonis:    Lrneria,    images  pour  orch.    (frag- 
ments),  Cl.   Debussy;  3°   Symphonie,    André  Gédalge  ;  Autour  d'une 
tiare,  drame  lyrique,  poème  de  E.  Gebhart  et  de  Paul  Milliet.  frag- 
ments,  H.   Maréchal;    Symphonie  française,  Th.  Dubois;  De  l'aube 
à  la  nuit,  «  impressions  champêtres  »,  pour  quatuor  vocal,  paroles  et 
mus.  de  H.  Woollett;  Deux  mélodies  (Soir  païen,  poésie  d'Alb.  Sa- 
main;    en  Forêt  ardente,  poésie  de  V.  Debay),   Ph.   Gaubert;    Sné- 


534  LES   COURANTS    NOUVEAUX 

gonëtchka,    légende    russe   pour   ch.    et    orch.    (poème  de  Georges 
Delaquys),  Mlle  Nadia-Boulanger  ;   Dyptique  breton,   Pierre  Kunck  ; 
Hymne  à  Aphrodite  pour  chant  et  orch.,  poésie  de  Laurent-Tailhade, 
G.  Dupont;   2e  Symphonie,   avec   soli,   chœur   et    orch.,    G.  Malher; 
l1  Enfant,  mélodie,  chant  et  orch.,  poésie  de  V.  Hugo,  H.  Taillade;  le 
Ménétrier,    poème    s..    Max    d'Ollone:    Hymne,    chœur    pour  4   voix 
d'hommes,  C.  Franck;  Guercœur  (1er  acte),  A.  Magnard. —  En  1911  : 
Tragédie  de  Salomé,  FI.  Schmitt;  Sarabande,  poème  s.  pour  orch.  et 
voix,  Roger-Ducasse  ;  Bapsodie  espagnole,  piano  et  orch.  (orchestrée 
par  G.  Enesco).  Albeniz;  Prélude  dramatique, Ch.  Lefebvre;  Tableaux 
d'une    exposition,    Moussorgsky  ;   Deux  poèmes  avec  chant  [Fenêtre 
ouverte,  le  Bon  vent,  poésies  de  Robert  Hubert),  Ph.  Moreau;  Daphnis 
et  Chloé,  fragments  symph.  avec  voix,  M.  Ravel;  le  Cortège  d'Amphi- 
trite,  tableau  musical  d'après  un  poème  d'Alb.  Samain,  Ph.  Gaubert  ; 
Ouverture  de  paysans  et  soldats,  d'après  le  drame  lyrique  de  Pierre 
de  Sancy,  Noël-Gallon  (prix  de  Rome  de  1910);  Symphonie  p.  grand 
orchestre,   4    flùt.,  4  clar.,  4   bassons,    6   cors,   2  tubas,    1  sarusso- 
phone,  etc.,  L.  Thirion  :  Libération,  poèmes.,  soli,  chœur  et  orch.,  Max 
d'Ollone;  3P  Symphonie  en  mi  majeur  avec  soli  et  chœur,  Guy  Ropartz 
(œuvre  en  3  parties  :  la  Nature,  l'Homme,  Dieu).  —  En  1912  :  Sym- 
phonie antique  (4   parties),  p.   orch.  soli  et   chœur,   Ch.-M.   Widor; 
I.amento,    p.    violoncelle   et   orch.,    Ph.    Gaubert;    Chant    élégiaque, 
p.  violoncelle  et  orch.,  FI.  Schmitt;  Fantaisie,  p.  piano  et  orch.,  Louis 
Dumas;  Au  pied  des  monts  de  Gavarnie,  poème  sym.,  Pierre  Kunck; 
Psaume  XLVI,  p.  orgue,  orch.,  solo  et  chœur,  FI.  Schmitt;  prélude 
à'Armor,  S.  Lazzari;    Thèbes,  3  tableaux  symphoniques,  E.  Fanelli  ; 
les   Fioretti   de   Saint  François   d'Assise,    oratorio    en    2    parties   et 
prologue,  poème  de  Nigond,  G.  Pierné;  Etude  symphonique  pour  le 
Palais  hanté.  d'Edg.  Poé,  FI.  Schmitt;  Ouverture  d'un  opéra-comique 
inachevé,  Saint-Saëns;  Poème  symphonique,  orch.  avec  harpe  et  cor 
obligés,  Marcel  Grandjany  ;  Faust  et  Hélène,  cantate  (prix  de  Rome!, 
MUf'  Lili  Boulanger;  Deux  poèmes  pour  chant  et  orch.  (l'un  de  Fernand 
Gregh,    l'autre  de   H.  Bataille),  Alf.   Bruneau  ;   les   Moulins   de  don 
Quichotte,  poème  sym.,  Pierre  Langlois  ;  Bomance  en  si  ^  pour  violon 
(orchestrée  par  Ph.  Gaubert),  G.  Fauré;  A  Marie  endormie,  esquisse 
symph.,   Guy  Ropartz;  le  Printemps,   allégresse  symphonique  [sic), 
G    Soudry  ;  les  Deux  Boutes,  poème  lyrique,  paroles  de  René  Robine, 
Marc  Delmas;  l'Anémone  et  la  rose,  poème  lyr.    d'après  Leconte  de 
Lisle,   p.  orch.   soli  et  chœur,  Jacques  Pillois.   —  En  1914  :  Ariane 
à    Naxos,    illustrations  symph.  d'après  une   Ballade  de    Freiligrath, 
Gabriel  Grovlez;  Deux  mélodies  (ville  d'Orient,  p.  d'H.  de  Régnier, 
Clair  de  lune,  p.  de  Leconte  de  Lisle),  G.  Ritas;  le  Béveil  d'un  Dieu, 
poème  pour  chant  et  orch.  d'après  un  sonnet  de  Hérédia,  Ch.  Lefeb- 
vre; le  Cauchemar,  p.  chant  et  orch.,  poème  de  V.  Hugo,  E.  Fanelli: 
Soir  sur  les  Chaumes,  étude  symph.,  Guy  Ropartz;  Trois  études  anti- 
ques, suite  symph.,  Ch.    Kœchlin  ;    Notto  di  Maggio,  poème  lyr.  sur 
un  poème  de  Carducci,  A.  Casella;  l'Ile  engloutie,  poème  p.   orch., 
H.  Lutz;  Au  cimetière,  tryptique  symph.,  M.  Droeghmans;  De  l'ombre 
à    la    lumière,   poème   symph..   3    parties,  G.  Pierné;    Sauge   fleurie, 


SYMPHONIE    ET    MUSIQUE    DE    CHAMBRE  :'>35 

légende   symph.  d'après  le  conte  de  Rob.  de  Bonnières,  Y.  d'Indy; 
l'Etrangère,  Max  d'OUone. 


—  Sous  la  direction  de  son  chef  et  fondateur,  Ch.  Lamou- 
reux,  la  «  Société  des  Nouveaux-Concerts  »  donna  sa  pre- 
mière séance  le  23  octobre  1881  au  Théâtre  du  Château- 
d'Eau  avec  le  programme  suivant  : 

1.  Symphonie  en  la  majeur  (n°  ") Beethoven. 

Poco  sostenuto   et   vivace,   allegretto,  presto,  allegro   coq   brio. 

2.  Am  d'Œdipe  a  Colone Sacchini. 

chanté  par  Mr  Heuschling-. 

3.  Duo  de  Béatrice  et  Bénédict Berlioz. 

chanté  par  M"es  Hervix  et  Armandi. 

4.  Concerto  en  si  bémol, Haendel. 

pour  2  hautbois  et  orchestre  d'instruments  à  cordes. 

Vivace,  largo.  Vivace.   Thème  et  variation, 
solo  Je   hautbois  par  M.   Félix  Bour. 

5.  Air  de  Télémaco,  opéra  de Gluck. 

paroles  françaises  de  M.  Victor  "Wilder.  Chanté  par  M.  Guiot. 

6.  Duetto-bouffe  de  I  Troci  amanto,  de Cimarosa. 

chanté  par  M"c  Hervix  et  M.   Heuschling. 

7.  Ouverture  du  Carnaval  Romain Berlioz. 

La  «  Société  des  Nouveaux-Concerts  »  s'est  installée  au 
Théâtre  du  Château-d'Eau  de  1881  à  1885;  à  l'Eden- 
Théâtre,  de  1885  à  1887;  au  Cirque  des  Champs-Elysées 
de  1887  à  1897.  Ce  fut  sa  première  période.  Grâce  à  son 
intelligence,  à  sa  volonté,  à  son  autorité,  à  la  discipline 
rigoureuse  qu'il  exerçait  sur  ses  musiciens,  M.  Charles 
Lamoureux  porta  très  haut  la  renommée  de  son  orchestre. 
En  1897,  la  Société  se  transforma  en  Association  des  Nou- 
veaux-Concerts, chaque  musicien  étant  intéressé  dans  les 
résultats  ;  le  bâton  du  commandement  passa  au  gendre  de 
Ch.  Lamoureux,  qui  le  détient  encore.  M.  Camille  Chevil- 
lard  est  un  musicien  de  race,  compositeur  distingué,  à  qui 
l'on  doit  des  œuvres  de  musique  instrumentale  de  sérieuse 
valeur  (Ballade  symphonique,  le  Chêne  et  le  Roseau,  poème 
pour  orchestre;  Fantaisie  symphpnique,  etc.).  Quand  le 
Cirque  des  Champs-Elysées  a  été  démoli,  l'orchestre  a 
erré  dans  divers  quartiers  de  Paris  ;  il  a  demandé  asile, 
de  1899  à  1900,  au  Théâtre  du  Château-d'Eau;  de  1900 
à  1906,  au  Nouveau-Théâtre  ;  de  1906  à  1907,  au  Théâtre 
Sarah-Bernhardt;    enfin,     de     cette    époque    jusqu'à     nos 


536  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

jours,  à  la  Salle  Gaveau,  où  depuis  la  guerre  ce  que 
la  mobilisation  a  laissé  disponible  des  orchestres  Lamou- 
reux  et  Colonne  se  fait  entendre,  chaque  dimanche  d  hiver, 
sous  la  direction  alternative  de  M.  Chevillard  et  de 
M.  G.  Pierné. 


Les  œuvres  qui  ont  été  le  plus  souvent  exécutées  aux  Concerts 
Lamoureux,  depuis  la  fondation  jusqu'en  1914,  sont  les  suivantes  : 
—  de  Wagner  .Prélude  et  Mort  <TYseult(l'à),  Ouverture  de  Tannhàuser 
(72),  celle  du  Vaisseau  Fantôme  (58),  Murmures  de  la  Forêt  (55),  Che- 
vauchée des  Walkyries  (50),  Marche  du  Crépuscule  des  Dieux  (50), 
ouverture  des  Maîtres  Chanteurs  (46),  Prélude  de  Parsifal  (46),  Pré- 
lude du  3e  acte  de  Lohengrin  (44),  fragments  symphoniques  des  Maî- 
tres Chanteurs  (44),  Siegfried-Idyll  (41),  Venusherg  (38),  Prélude  de 
Lohengrin  (34),  Enchantement  du  Vendredi  Saint  (34),  scène  finale 
du  Crépuscule  (31),  Prélude  du  3e  acte  de  Tristan  et  Yseult  (25),  ouver- 
ture de  Rienzi  (24),  Huldigungs  Marschs  (13),  Marche  de  Fête  (12), 
ouverture  pour  Faust  (11).  —  De  Beethoven  :  Symphonie  en  ut  mineur 
(72),  Symphonie  pastorale  (63),  Symphonie  héroïque  (49),  Symphonie 
en  la  (41),  IXe  symphonie  (40),  ouverture  de  Léonore  (34),  VIIIe  sym- 
phonie (29),  ouverture  d'Egmont  (20),  IVe  symphonie  (17),  Concerto 
pour  piano  en  mi  t,  (14),  Concerto  pour  violon  [l'a],  Concerto  pour  piano 
en  ut  mineur.  —  De  Weber:  ouverture  du  Freischiitz  (42),  ouver- 
ture d'Obéron  (34).  —  De  Berlioz  :  ouverture  du  Carnaval  romain 
(42),  Damnation  de  Faust  (24),  ouverture  de  Renvenuto  Cellini  (17), 
Chasse  et  Orage  (11).  —  De  Em.  Chabrier,  Espana  (33),  ouverture 
de  Gwendoline  (16),  introduction  du  2e  acte  de  Gwendoline  (11).  — 
De  C.  Saint-Saëns  :  Danse  Macabre  (25),  Suite  algérienne  (16),  pré- 
lude du  Déluge  (le),  Jeunesse  d'Hercule  (14).  — D'Ed.  Lalo;  Rapsodie 
Norvégienne  (26).  —  De  Schumann:  Symphonie  en  ré  mineur  (27), 
2e  symphonie  en  mi  b  (24),  ouverture  de  Manfred  (21),  fragments 
symphoniques  de  Manfred  (20),  Ire  symphonie  en  si  b  (18),  Concerto 
pour  piano  en  la  mineur  (18),  Symphonie  en  ut  majeur  (13).  —  De 
C.  Franck  :  Symphonie  en  ré  mineur.  —  De  L.  Delibes  :  Sylvia,  suite 
d'orchestre  (20).  —  De  V.  dlndy  :  IVallenstein  (20).  —  De  Hsendel  : 
Menuet  pour  instruments  à  cordes  (18).  —  De  Mendelssohn  :  ouver- 
ture de  la  Grotte  de  Fingal  (17),  ouverture  de  Ruy  Rlas  (17),  Sym- 
phonie italienne  (17).  —  De  Mozart:  ouverture  de  la  Finie  enchantée 
(16).  —  De  Paul  Dukas:  Y  Apprenti  Sorcier  (16).  —  De  Gluck:  ouver- 
ture de  I phi  génie  en  Aulide  (15).  —  De  Liszt  :  Concerto  pour  piano  en 
mi  b  (15),  Valse  de  Méphisto  (11).  —  De  Massenet  :  les  Erynnies  (15). 
—  De  Rimsky-Korsakoff  :  Capriccio  espagnol  (15),  Schéhérazade  (13), 
Antar  (12).  —  De  Balakirew  :  Thamar  (14).  —  De  Bizet:  ouverture  de 
Patrie  (13),  YArlésienne,  lre  suite  (11).  —  De  Goldmark  :  ouverture 
de  Sakuntala  (13).  —  De  Borodine  '.  Esquisse  sur  les  steppes  (13).  — 
De  Schubert  :  Symphonie  inachevée  (12).  —  De  Brahms  :  2e  sympho- 
nie en  ré  majeur  (12),  Danses  Hongroises  (12).  —  De  Cl.   Debussy  : 


SYMPHONIE    ET    MUSIQUE    DE    CHAMBRE  5  37 

Prélude  à  V après-midi  d'un  Faune  (12).  —  Cette  statistique  est 
une  contribution  à  l'étude  du  goût  du  public  parisien  pendant  la 
même  période. 

Parmi  les  œuvres  instrumentales   des  compositeurs  français  dont 
la  première  audition  a  eu  lieu   aux  mêmes  Concerts,  nous  citerons  : 
en  1897,  scènes  de  Ballet,  de  Georges  Hue;  Prélude  de  Fiona,  de  Ba- 
clielet;   Effet  de  nuit,  de   S.   Lazzari;  Amour  trahi,  de   F.   Leborne  ; 
trois  Poèmes  chantés,  de  Crocé-Spinelli.  —  En  1898;  Au  Crépuscule, 
d'Àug.  Chapuis  :  la  Naisssance  de  Vénus,  d'Alex.  Georges  ;  Poème  srm- 
phonir/ue,   d'O.  Letorey  ;  Buona   Pasqua,  de  G.  Carraud;  Etoile  du 
Soir,  de   Bachelet.  —  En   1899  :  Fantaisie  pour  piano   et  orchestre, 
de  Max  d'Ollone;  Mudarra,  de  F.  Leborne;  Concerto  pour  piano,  de 
Gédalge  ;  Sur  la  Mer  lointaine,  de  L.  Moreau  ;  Bapsodie  Sicilienne, 
de  Silver.  —  En   1900  :  ouverture  de   Claudie,  d'Hillemacher ;   deux 
Nocturnes,  de  Cl.  Debussy;  la  Mort  de  Cordelia,  d'Alary;  Fantaisie 
pour  piano    et    orchestre,   de   Delafosse  ;    Pelléas    et  Mélisande,  de 
G.  Fauré  ;  ouverture  du  Roi  Lear,  de  Savard  ;  Concerto  pour  harpe, 
de  Mlle  H.  Renié;  Trois  mélodies,  d'H.  Busser.  —  En  1901  :  Prélude 
religieux,  de   P.  Lacombe;  Edith  au  col  de   Cygne,  de  G.  Hue;  Con- 
certo  pour  violoncelle,   d'Abbiate;    A   la  lumière,  de    H.   Busser.  — 
En  1902  :   Voix  du  soir  (lied  pour  ténor),  d'A.   Coquard  ;  prélude  du 
2e  acte  de  l'Étranger,  de  V.  d'Indy;  Concerto  pour  piano,  de  Lenor- 
mand  ;  2f'  concerto,  pour  violoncelle,  de  C.  Saint-Saëns.  —  En  1903  : 
Symphonie,  de  Witkowski;  Eté,  d'A.  Coquard;  Ouverture,  de  Casa- 
dessus;   Symphonie  en  si  b,  de  Y.  d'Indy;    Trois  poèmes   maritimes, 
de  G.   Hue;   Harmonie  du  soir,   par  de  Saint-Quentin.   —  En  190't  ". 
Caprices    andalous,    de  C.    Saint-Saëns;    Impressions    pyrénéennes, 
d'A.  Coquard;  Etude  symphonique,  de  FI.  Schmitt;  V Amour  sacré  et 
V Amour   profane,   de    Malherbe;    ouverture    de    la   Haine,    d'Alary; 
Suite  symphonique,  de  L.  Moreau;  Sagesse,  d*Hermant.  —  En  1905  : 
la  Mer,  de  Cl.   Debussy;  Eté  pastoral,  de  Kunck;  la  Chevauchée  de 
la   Chimère,  de  G.  Carraud;  Trois   mélodies,  de  J.  Gay;  Quasimodo, 
de  Casadessus  ;   Deux  poèmes  chantés,  de   S.  Lazzari;  En  Norvège, 
de  A.  Coquard;  la  Cloche  fêlée,  de  Pécoud  ;  Poème  symphonique,  de 
Jemain;  Entracte  symphonique,  d'Auzende.  —  En  1906  :  Symphonie 
néo-classique,    de    d'Harcourt;    les    Poèmes    d'Armor,    de     Brisset; 
Elégie,  pour  harpe,  de  Mlle  H.  Renié;  Procession  et  danse  désuète, 
de    FI.    Schmitt;    Virgo   Maris,   de   Duteil   d"Ozanne;    deux    Chœurs, 
d'H.  Busser;  Dolly,  de  G.  Fauré;  Symphonie  en  mi  b,  de  S.  Lazzari. 
—    En    1907     :    Ouverture     dramatique ,    de     Mazellier;    Faunes     et 
Driades,    de    Roussel;    Etude    symphonique,   de    Samazeuilh;    Fum, 
suite  d'orchestre,  de  J.  Poueigh;  le  Livre  de  Job,  de  H.  Rabaud  ;  Joré, 
de   Bachelet;  Prométhée  triomphant,  de   Halm.  —  En  1908  :  Océano 
Nox,   de   Flament;   Impressions  d'un  site  agreste,   de  Maugué;  Fan- 
taisie pour  piano  et  orchestre,  de  Lùtz;  Le  sommeil  de  Canope,  de 
Samazeuilh:  Concertstûck,  pour  orgue  et  orchestre,  de   Sarreau;  la 
Forêt,  de  Roussel  ;  2°  symphonie,  de  Labey;  Variations,  pour  harpe, 
de  Ducasse.  —   En   1909   :    Orient  et  Occident,  marche,   de  C.   Saint- 
Saëns;  Rapsodie  basque,  de  A.  Philip;  Symphonie  [en  3  parties),  de 


538  LES   COURANTS    NOUVEAUX 

Casadessus;  Fantaisie  pour  piano  et  orchestre,  de  Kunck;  Fantaisie 
romantique  pour  orgue,  de  L.  Lambert;  Prélude  grave,  pour  orgue 
et  orchestre,  de  Ch.  Guef;  Sicilienne  de  Pelléas,  de  G.  Fauré  ;  Trois 
danses  à  5  temps,  de  J.  Tiersot;  Eglogue,  de  G.  Brun;  La  source, 
poème  symphonique,  de  A.  Masick  ;  les  Lointaines,  poème  dramatique 
de  J.  Pouiegh  ;  Allegro  symphonique,  de  H.  Bogé;  Deux  chœurs 
pour  enfants,  de  Roger  Ducasse.  —  En  1910  :  Poème  pour  orgue  et 
orchestre,  de  Ch.  Tournemire;  Lioèmcs  russes,  pour  chœur,  d'Erlan- 
ger; Poème  symphonique,  de  Lambert;  Fragments  d'Eros  vainqueur, 
de  P.  de  Bréville;  Mélodies,  de  C.  Chevillard;  Poème  pastoral,  de 
Ph.  Gaubert  ;  Aux  étoiles,  entracte  pour  un  drame,  de  H.  Duparc; 
Petite  suite,  de  Roger  Ducasse;  Ouverture  symphonique,  de  H.  Liïtz. 
—  En  1911  ;  Rapsodie  viennoise,  de  FI.  Schmitt;  les  LIeures 
antiques,  de  Le  Boucher;  2°  symphonie,  de  Witkowski;  Eros  vain- 
queur, de  P.  de  Bréville;  Children's-Corner,  de  Debussy-Caplet; 
Symphonie  en  fa  majeur,  de  Le  Borne.  —  En  1912  :  la  3°  scène  du  3e 
acte  du  roi  Arthus,  de  E.  Chausson  ;  Fantaisie  pour  piano  et  orchestre, 
de  Ch.  Guef;  La  chasse  du  prince  Arthur,  de  Guy  Roparlz:  Au  jardin 
de  Marguerite, de  Roger  Ducasse.;  Fantaisie  pour  piano  et  orchestre, 
de  Mlle  N.  Boulanger;  la  Ronde  du  blé  d'amour,  de  Jean  Poueigh; 
Evocation,  esquisses  symphoniques,  de  Alf.  Roume.  —  En  1913  : 
O'aristys,  «  prélude  »  de  R.  Brunel;  Symphonie  en  mi  mineur,  de 
G.  Brun;  la  Péri,  poème  dansé,  en  1  acte,  de  Paul  Dukas;  le  Festin 
de  l'araignée,  de  A.  Roussel;  le  Saphir  de  Chloé,  «  ballet  »  de 
M.  Ravel.  —  Parmi  les  contemporains  étrangers  dont  les  œuvres 
ont  paru  sur  les  programmes  des  Concerts  Lamoureux  dans  la  même 
période,  il  convient  de  citer  :  les  compositeurs  russes  Bimsky- 
Korsakow,  Borodine,  Glinka,  Solowieff,  Napravnik,  Moussorgski, 
Arensky,  C.  Cui,  Tschaïkowski,  Balakirew,  Moskoa'ski,  Glazounow, 
LÀadow,  Kalinnikow,  Stravinsky  ;  les  anglais  Mackenzie,  Elgar;  le 
roumain  G.  Enesco;  le  suisse  G.  Dalcroze;  les  italiens  L>erosi, 
Casella;  les  norvégiens  Grieg,  Swendsen ;  le  belge  Jongen;  le 
tchèque  Dvorak;  les  espagnols  Alheniz,  Granados  ;  les  allemands 
R.  Strauss,  Humperdinck,  Brahms  ;  les  Autrichiens  Mahler,  Brùckner. 

—  D'autres  orchestres  ont  été  organisés  dans  ces  dernières  années. 
Nous  citerons,  pour  Paris  (les  deux  chiffres  indiquent,  l'un  l'année 
de  la  fondation,  l'autre  la  subvention  allouée  sur  le  budget  du  minis- 
tère des  Beaux-Arts)  :  Société  Haydn,  Mozart,  Beethoven  (1895-600); 
Concerts  spirituels  de  la  Sorhonne  (1900-200);  Concerts  populaires  de 
Vorchestre  (1905-400);  Concerts  de  la  Schola-ludorum  (1903-200); 
Concerts  Sechiari  (1906-200;  M.  P.  Sechiari  (1877)  avait  été  précé- 
demment violon-solo  des  Concerts  Lamoureux):  Concerts  de  la 
Société  Bach  (1906-1500);  Association  des  Concerts  LLasselmans 
(1908-1600;  M.  L.  Hasselmans  (1878),  fils  du  harpiste  Alph.  Hassel- 
mans ,  fut  pendant  plusieurs  années  voloncelliste  à  l'orchestre 
Lamoureux  et  fît  partie  du  quatuor  L.  Capet)  ;  Concerts  Chaigneau 
(1911-400).  Il  faut  ajouter  la  Société  des  Concerts  Monteux  (M.  Mon- 
teux,  né  en  1875,  premier  prix  de  violon  au  Conservatoire  en  1896, 


SYMPHONIE    ET    MUSIQUE    DE   CHAMBRE  f>39 

puis  alto-solo  pendant  plusieurs  années  de  l'orchestre  Colonne,  a 
fondé  sans  allocations  officielles  au  début  de  1914  celte  nouvelle 
société  instrumentale  qui  a  donné  quelques  concerts  de  musique 
«  avancée  »  et  exécuté  notamment  le  Sacre  du  printemps  de 
M.  Stravinsky,  avec  d'autres  pièces  de  compositeurs  russes. 

—  Nous  n'oublierons  pas  la  célèbre  société  de  musique  de  chambre 
la  Trompette,  fondée  par  Emile  Lemoine  (né  en  1840,  sorti  de  l'École 
polytechnique  en  1862),  d'abord  réservée  à  des  amateurs  et  à  un 
public  très  restreint,  puis  ouverte  peu  à  peu  aux  artistes  et  à  un  plus 
grand  nombre  d'auditeurs  qui  devaient  tous  être  personnellement 
présentés  à  M.  Lemoine.  Parmi  les  artistes  de  la  première  heure, 
nous  notons  Alphonse  Duvernoy,  Diémer,  Pugno,  Delsart,  Breitner, 
Delaborde,  Ch.  de  Bériot,  Fissot,  Marsick,  Loëb,  Remy ,  Hol- 
mann,  etc.  Objet  de  la  société  (voir  lart.  de  M.  Lemoine  dans 
notre  Revue  musicale  du  15  octobre  1903)  :  1°  avoir  une  exécution 
parfaite;  2°  avoir  un  auditoire  choisi  comme  milieu  intellectuel  ou 
musical;  3°  conserver  aux  soirées  un  caractère  personnel  intime  qui 
se  distingue  de  toutes  les  réunions  musicales,  concerts,  cercles,  etc.  ; 
4°  réaliser  des  programmes  qui  par  leur  originalité,  leur  nouveauté, 
intéressent  les  artistes  de  façon  que  ce  soit  pour  eux  un  plaisir  de 
jouer  à  la  Trompette.  Et  de  fait,  ce  programme  a  été  bien  rempli 
au  moins  jusqu'au  jour  où  les  infirmités  ont  obligé  M.  Lemoine  à 
se  reposer;  le  public  de  la  Trompette  en  majorité  bourgeois  et 
recruté  surtout  dans^  le  monde  scientifique  a  appris  là  à  connaître 
et  à  aimer  la  musique  instrumentale.  Il  a  eu  notamment  la  primeur 
du  concerto  pour  4  clavecins  de  J.  S.  Bach,  écrit  d'après  celui  de 
Vivaldi  pour  4  violons.  C'est  pour  la  Trompette,  que  Saint-Saëns 
a  écrit  son  célèbre  septuor  pour  piano,  trompette^  2  violons,  alto, 
violoncelle  et  contrebasse. 

En  province,  les  principales  sociétés  instrumentales  sont  les  sui- 
vantes :  Société  Sainte-Cécile  de  Bordeaux  (1843-3500);  Société  des 
Concerts  de  Bennes  (1874-1000);  Concerts  populaires  d'Angers  (1876- 
4000);  Concerts  populaires  de  Lille  (1876-800);  Grands  Concerts  de 
Nancy  (1885-350);  Association  artistique  des  grands  concerts  de 
Marseille  (1887-500);  Concerts  populaires  du  Havre  (1891-500); 
Concerts  du  Conservatoire  de  Boubaix  (1895-500);  Concerts  du  Con- 
servatoire de  Toulouse  (1902-2500);  Grands  concerts  classiques  de 
Lyon  (1904-2500);  Association  nantaise  des  grands  concerts  à 
Nantes  (1911-1500);  Concerts  symphoniques  de  Valenciennes  (1913- 
200). 


Ces  sociétés  musicales  n'ont  pas  seulement  offert  au 
grand  public  des  moyens  plus  nombreux  et  plus  faciles 
d'entendre  la  musique  instrumentale.  Elles  ont  guidé  son 
intelligence,  favorisé  son  désir  de  comprendre,  afin  de  le 


540  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

mieux  toucher  et  retenir.  La  musique  est  un  langage  et  a 
besoin  d'éclaircissements  pour  ceux  qui  ne  sont  pas  tout 
à  fait  initiés.  Il  suffit  de  consulter  les  anciens  programmes 
de  la  Société  des  Concerts  du  Conservatoire  pour  con- 
stater leur  insuffisance  et  leur  obscurité.  On  n'y  trouve 
aucun  souci  de  la  précision  et  de  la  chronologie.  Ainsi,  ils 
annoncent  un  solo  de  clarinette  par  M.  Buttaux,  un  solo 
de  violon  par  M.  Cuvillon.  un  solo  de  cor  par  M.  Rousselot, 
ou  encore  un  solo  de  piano  composé  et  exécuté  par  M.  Thal- 
berg.    sans    plus   de     renseignements.   Le    programme   du 

10  lévrier  1839  annonce,  après  «  un  air  de  clarinette 
exécuté  par  M.  Baes  ».  un  air  italien  exécuté  par 
M"e  Guelton.  Au  programme  du  6  avril  1851.  on  trouve 
«  un  air  de  Lulli  » —  lequel?  —  «  avec  chœurs,  chanté  par 
Mme  Viardot  ».  Le  9  avril  1852,  vendredi  saint,  on  exécute 
un  Inflaminatus,  sans  dire  de  quel  auteur.  Pour  la  musique 
ancienne,  qui  paraît  bien  ignorée,  même  négligence.  Le 
24  mars  1839,  le  18  avril  1847,  on  annonce  un  chœur 
sans  accompagnement,  du  xvie  siècle.  On  voit  figurer 
15  fois  sur  le  programme  de  cette  période  un  compositeur 
qui  n'a  jamais  existé,  Lesring  (confondu  sans  doute  avec 
Leisring  qu'Elwart  fait  vivre  «  au  xvie  siècle  »  et  qui,  né 
en  1590,  mourut  en  1637).  A  partir  de  1859,  les  indica- 
tions vagues  et  incomplètes  deviennent  rares,  bien  qu'on 
en  trouve  encore  comme  celles-ci  :  «  Andante  d'une  sym- 
phonie de  Haydn  »  (programme  du  15  avril  1860),  et 
«  Fragments  d'un  concerto  pour  cor,  de  Weber  »  (22  avril). 

11  suffit  de  comparer  aux  anciens  programmes  ceux  d'au- 
jourd'hui, si  riches  en  indications  précises  de  tout  genre. 
pour  se  rendre  compte  du  progrès.  Nous  sommes  habitués 
à  entendre  les  symphonies  de  Beethoven  exécutées  inté- 
gralement d'abord,  par  ordre  chronologique,  et  à  trouver 
dans  les  programmes  des  notices  souvent  érudites  qui  sont 
de  substantielles  monographies. 

Cet  usage  de  la  plupart  des  concerts  s'est  étendu  à  tous 
les  genres  de  composition. 

C'est  à  Fétis  (1784-1871).  Belge  adopté  par  la  France, 
qu'il  faut  faire  remonter  le  mérite  de  cette  innovation.  Le 
premier,  il  est  vrai,  qui  ait  eu  l'idée  d'associer  le  concert 
musical    à    un    succinct  enseignement    d'histoire    semble 


SYMPHONIE    ET    MUSIQUE    DE   CHAMBRE  541 

être  Amédée  Méreaux,  né  à  Paris  en  1803,  fils  et 
petit-fils  d'organistes,  homme  délicat  et  distingué,  auteur 
du  recueil  les  Clavecinistes  français  (de  1637  à  1790), 
publié  en  1867.  Il  donna  à  Rouen,  en  1842,  puis  à  Paris 
en  1844,  deux  concerts  consacrés  à  l'histoire  de  la  musique 
et  dont  nous  n'avons  pu  malheureusement  retrouver  les 
programmes.  Fétis,  en  réalité,  fonda  le  concert  histo- 
rique, réservé  à  un  genre  déterminé;  il  accompagna  sa 
tentative  d'une  conférence  que.  plus  tard,  on  retrouve 
assez  souvent  dans  les  concerts  de  même  caractère  et  qui 
finit  par  devenir  la  notice  donnant  une  brève  analyse  des 
œuvres  avec  des  dates  et  des  renseignements  biogra- 
phiques, dont  la  plupart  des  programmes  sont  aujourd'hui 
composés.  Le  premier  concert  historique  de  Fétis  eut  lieu 
dans  la  salle  du  Conservatoire,  le  8  avril  1832,  pendant 
que  le  choléra  sévissait,  et  obtint  un  grand  succès.  Il 
était  consacré  à  1'  «  Histoire  de  l'Opéra  »  et  divisé  en 
3  parties,  chacune  précédée  d'une  allocution  sur  1°  l'ori- 
gine et  les  progrès  de  l'Opéra  de  1581  à  1650;  2°  les  pro- 
grès de  l'Opéra  en  Italie,  en  France  et  en  Allemagne  de 
1650  à  1750;  3°  les  révolutions  de  la  musique  dramatique 
de  1750  à  1830.  Aujourd'hui,  le  programme  des  concerts 
est  toujours  établi  de  manière  à  soutenir  l'attention  de 
l'auditeur  et  lui  rendre  plus  facile  l'intelligence  de  la 
musique.  Le  concert-conférence  est  assez  fréquent.  Le 
concert  ayant  pour  objet  de  faire  connaître  une  école 
musicale,  une  période  artistique  déterminée,  l'est  égale- 
ment. Mais  quand  le  programme  comporte  une  série 
d'oeuvres  qui  n'ont  entre  elles  aucun  lien  commun,  il 
donne  pour  chacune  d'elles  une  notice  sur  l'auteur,  des 
renseignements  généraux  sur  sa  vie  et  particulièrement  sur 
l'œuvre  inscrite  au  programme,  et  souvent  même  une  ana- 
lyse thématique.  C'est  vers  1882  (à  propos  de  l'exécution 
du  Prélude  de  Parsifal)  qu'apparaît  pour  la  première  fois 
aux  programmes  des  Concerts  Colonne  cette  description 
détaillée.  Elle  s'est  peu  à  peu  généralisée,  et  est  devenue 
aujourd'hui  une  tradition  à  laquelle  les  directeurs  de  con- 
certs se  garderaient  de  manquer. 


542  LES  COURANTS  NOUVEAUX 


De  tels  résultats  obtenus  par  les  Sociétés  de  concerts  eussent  été 
incomplets  si,  par  leur  initiative,  les  compositeurs  eux-mêmes 
n'avaient  accéléré  ce  mouvement  de  rénovation.  Les  sociétés 
sacrifient  trop  aux  goûts  d'un  public  mal  éclairé.  Leur  activité  a  un 
but  positif  et  limité.  Pasdeloup  s'était  appliqué  à  faire  connaître  les 
classiques,  et  l'on  prétend  qu'il  répétait  volontiers  aux  jeunes  com- 
positeurs :  faites  des  symphonies  comme  Beethoven  et  je  les  jouerai! 
Colonne  avait  répandu  l'œuvre  de  Berlioz,  et  Lamoureux  avait 
réconcilié  Wagner  avec  le  public  parisien.  Les  jeunes  compositeurs 
avaient  parfois  audience  à  leurs  concerts:  mais  ils  faisaient  médiocre 
recette,  car  le  public  aime  mieux  les  chefs-d'œuvre  consacrés  que 
les  œuvres  inédites,  et  les  vieilles  connaissances  que  les  nouvelles. 
La  place  des  jeunes  se  trouvait  donc  réduite.  L'Etat,  qui  accorde 
chaque  année  aux  associations  Colonne  et  Lamoureux  une  subvention 
de  15  000  francs,  leur  impose  bien  en  retour  la  charge  de  jouer 
l'ouvrage  du  dernier  grand  prix  de  Rome,  et  en  outre,  «  par  saison, 
soit  huit  morceaux  ou  fragments  d'œuvres  nouvelles,  soit  quatre 
morceaux  plus  importants  et  prenant  la  moitié  d'une  partie  du 
concert,  soit  deux  ouvrages  prenant  toute  une  partie  du  concert, 
c'est-à-dire  la  moitié  du  programme  ;  seules  les  œuvres  des  compo- 
siteurs français  devant  entrer  en  ligne  de  compte  ».  Mais  ces  stipu- 
lations ne  datent  que  de  1897  et  la  disgrâce  des  jeunes  composi- 
teurs, moins  dure  depuis  cette  époque,  est  encore  trop  sensible.  La 
Société  Nationale  de  musique  a  eu  pour  objet  premier  de  compléter 
l'action  des  grandes  sociétés  de  concert.  Mais  elle  a  fait  plus  et 
mieux  et  a  mérité,  par  ses  services,  d'être  appelée  le  berceau  de 
l'art  français  contemporain. 

Elle  fut  fondée,  en  1871,  par  Bussine,  professeur  de  chant  au  Conser- 
vatoire, musicien  éclairé,  et  par  C.  Saint-Saëns.  En  même  temps  que 
d'accueillir  les  jeunes  compositeurs  français  et  leurs  œuvres,  ils  se 
proposaient  de  développer  le  goût  de  la  musique  instrumentale,  et 
de  réunir  les  éléments  d'un  art  national.  Ils  prirent  pour  devise  : 
Ars  Gallica.  Les  jeunes  ainsi  ont  pu  s'entendre  et  perfectionner 
leur  écriture  musicale  :  nécessité  qui  a  été  reconnue  ensuite  au  Con- 
servatoire, dont  la  classe  d'orchestre  sert  souvent  depuis  deux  ans 
à  interpréter  les  premières  compositions  des  élèves  des  classes 
d'harmonie.  Avec  les  fondateurs  de  la  Société  Nationale,  les 
premiers  adhérents  sont  C.  Franck,  Th.  Dubois,  Gouvy,  de  Castillon 
(qui  rédigea  les  statuts),  Massenet  (qui  ne  tarda  pas  à  se  retirer), 
Garcin,  E.  Guiraud,  Ch.  Lenepveu,  Bourgault-Ducoudray,  H.  Duparc, 
Chabrier,  G.  Fauré,  V.  d'Indy,  etc. 

La  Société  Nationale  n'a  pas  trahi  les  ambitions  de  ses  fondateurs. 
Elle  a  pu  dire  d'elle-même,  en  annonçant  la  saison  de  1903-1904,  que 
«  si,  pour  permettre  à  ses  sociétaires  de  se  rendre  compte  du  mou- 
vement général  de  l'art,  elle  avait  peu  à  peu  admis  sur  ses  pro- 
grammes   des  chefs-d'œuvre    classiques   et    des   productions  étran- 


SYMPHONIE    ET    MUSIQUE    DE   CHAMBRE  543 

gères  modernes  d'un  intérêt   réel,  elle  n'avait  pas  cessé  cependant 
de  s'affirmer  le  cénacle  où  s'ébauchent  les  réputations  futures  ». 

Et  il  suffit    de  parcourir  ses    programmes   pour    reconnaître  ses 
services.    Nous  y  relevons   parmi  les  œuvres  de  musique  instrumen- 
tale qu'elle  a  mises  au  jour  :  de  César  Franck,  sonate,  trios,  quatuors, 
quintette,     variations     symphoniques,    préludes    et    fugues  ;    —    de 
M.  C.   Saint- Sqëns,   Phaëton,  2e  symphonie,   sonates,   mélodies  pro- 
fanes! Rhapsodie  d'Auvergne,  quatuor;  —  de  M.   V.  d'Indy,  Trilogie 
de    Wallenstein,    Poème   des   Montagnes,   Symphonie   sur   un   thème 
montagnard,  quatuor;  —  d'Eni.  Chabrier,  une  partie  de  Gwendoline  ; 
d'Ed.    Lalo,    Rhapsodie,     Symphonie     en     sol    mineur;     —     de 
M.   Alf.    Bruneau,  la  Belle   au   Bois  dormant,   Penthésilée,    Poèmes 
symphoniques;   —  d'E.  Chausson,  Viviane,   partie  du  drame  lyrique 
Hélène,  quatuor  avec  piano,  Symphonie  en  si  h  ;  —  de  M.  C.  Chevillard, 
quintette,  quatuor,  trio  (piano  et  cordes);  —  de  M.  Cl.  Debussy,  la 
Damoiselle    Elue,   Prélude    de    l'après-midi    d'un   Faune,    quatuor  à 
cordes,  pièces  pour  piano;  —  de  M.  P.  Dukas,  l'Apprenti  Sorcier, 
Sonate  pour  piano;  —  d'Alb.  Mdgnard,  3  symphonies,  quatuors;  — 
de  M.  M.  Ravel,  quatuor  à  cordes,  Schéhérazade,  pièces  pour  piano;  — 
de  M.  Florent  Schmitt,  quintette  (piano  et  cordes);  —  de  M.  Roussel, 
Résurrection,  poème  symphonique.  —  Parmi  les  œuvres  étrangères, 
citons  une   transcription    pour   piano  du   Venusberg  de   Wagner,  le 
quatuor  pour  piano  et  cordes  de  M.    Strauss,    et  un  grand  nombre 
des  œuvres  des  compositeurs  russes  Moussorgsky,  Borodine,  Rimsky- 
Korsakoff,  Liadow,  Glazounow. 

La  Société  Nationale  ne  s'est  pas  développée  sans  traverser 
quelques  crises  intérieures.  Lorsque  M.  V.  d'Indy  proposa, 
en  1886,  d'introduire  dans  ses  programmes  quelques  œuvres  clas- 
siques et  étrangères,  Bussine  et  M.  C.  Saint-Saëns  protestèrent  et 
donnèrent  leur  démission.  C.  Franck  prit  aussitôt  la  présidence  qui 
fut  dévolue,  après  lui,  à  M.  V.  d'Indy.  On  accuse  bientôt  la  Société 
Nationale,  sous  la  haute  direction  de  l'auteur  de  Fervaal,  d'avoir 
des  préférences  pour  certains  musiciens  et  certaines  musiques  et  de 
se  rétrécir  jusqu'aux  proportions  d'une  petite  chapelle;  en  1909, 
des  dissidents  organisent  à  leur  tour,  sous  le  titre  de  Société  Musi- 
cale Indépendante  (S.  M.  I.),  un  nouveau  groupement  ;  ils  proclament 
leur  projet  d'étendre  le  rayon  de  leur  activité,  et  d'ouvrir  leurs 
concerts  aux  œuvres  étrangères.  Le  comité  directeur  de  la  S.  M.  I. 
fut  ainsi  constitué  :  MM.  Gabriel  Fauré,  président,  Louis  Aubert, 
André  Caplet,  Roger-Ducasse,  Jean  Huré.  Ch.  Kœchlin,  Maurice 
Ravel,  Florent  Schmitt,  E.  Vuillermoz.  Mais  la  présente  guerre 
a  déjà  apaisé  bien  des  querelles  intérieures  et  l'union  sacrée  a  fini 
par  gagner  les  musiciens.  La  plupart  de  ceux  qui  avaient  quitté 
la  Société  Nationale  en  1909  sont  rentrés  dans  le  giron,  sous  la 
conduite  de  M.  G.  Fauré  lui-même,  et  le  5  avril  1917  la  déclara- 
tion de  M.  G.  Fauré,  adoptée  par  l'Assemblée  générale,  a  souligné 
la  signification  de  ce  rapprochement  :  «  Il  ne  s'agit  pas  de  ressusciter 
la  Société  Nationale,  mais  d'affirmer  son  existence  et  sa  vitalité. 
Dans  les  circonstances  actuelles,  la  presque  totalité  des  musiciens 


544  LES    COURANTS    NOUVEAUX 

venant  ou  revenant  à  elle,  ont  cédé  au  sentiment  d'union  patriotique 
qui,  en  1871,  avait  rassemblé  tous  les  musiciens  français  ».  Ces 
sentiments  ont  trouvé  aussitôt  leur  expression  dans  la  constitution 
du  comité  directeur  composé,  par  acclamation,  de  MM.  G.  Fauré, 
A.  Bruneau,  Cl.  Debussy,  P.  Dukas,  H.  Duparc,  V.  d'Indy  et 
A.  Messager;  et  dans  celle  du  conseil  d'exécution  dont  les  membres 
élus  sont  MM.  Bachelet,  P.  de  Bréville,  Cahen,  F.  Casadessus, 
C.  Erlanger,  G.  Hue,  M.  Labey ,  Max  d'Ollone,  J.  Poueigh, 
A.  Roussel,  G.  Samazeuilh.  La  S.  M.  I  n'est  donc  pas  dissoute,  mais 
elle  est  diminuée. 

L'influence  de  M.  Gabriel  Fauré  s'est  manifestée  dans  cette 
circonstance  :  son  action  artistique  devient  chaque  jour  plus 
grande  sur  les  musiciens  de  notre  temps;  son  œuvre  où  de  pré- 
cieuses nouveautés  se  concilient  avec  le  respect  des  disciplines 
classiques  a  la  fortune  rare  de  mériter  l'admiration  des  traditiona- 
listes les  plus  conservateurs  et  des  «  avancés  »  les  plus  révolu- 
tionnaires. 

—  G.  Fauré  (né  en  1845  à  Pamiers)  peut  goûter  de  son 
vivant,  comme  son  maître  Saint-Saëns,  la  douceur  de  la 
gloire.  Les  succès  hâtifs  et  rapides  lui  lurent  inconnus. 
Il  a  cheminé  lentement.  Sa  carrière  commence  au  sortir 
de  l'Ecole  Niedermeyer,  par  un  emploi  d'organiste  à 
Rennes;  sa  nature  rêveuse  et  réfléchie  a  su  tirer  profit 
de  ce  séjour  de  quatre  ans  en  Bretagne  :  durant  cette 
période  décisive  pour  sa  formation  artistique  et  intellec- 
tuelle, les  longs  loisirs  et  la  vie  calme  de  la  province  ont 
affiné  et  aiguisé  une  sensibilité  que  l'agitation  de  la 
grande  ville  eut  peut-être  émoussée.  Rentré  à  Paris,  il  fut 
successivement  maitre  de  chapelle  à  Saint-Sulpice,  orga- 
niste à  Saint-Honoré  d'Eylau,  enfin  a  la  Madeleine  (1896). 
Ses  œuvres  ont  vu  le  jour  à  des  intervalles  espacés,  et 
si  sa  veine  est  facile,  elle  ne  coule  pas  sans  arrêt.  On  a 
parfois  rapproché  son  nom  de  celui  de  Saint-Saëns.  Sans 
doute  il  possède,  comme  l'illustre  doyen  de  l'école 
française,  le  goût  de  la  distinction,  de  la  sobriété  har- 
monique, le  souci  de  la  justesse  dans  les  moyens  d'expres- 
sion, enfin  une  aptitude  spéciale  à  tirer  des  données  de 
l'harmonie  classique  des  effets  imprévus  et  nouveaux;  mais 
M.  Saint-Saëns  a  un  don  de  penser  orchestralement,  une 
abondance  dans  le  développement  des  idées  mélodiques, 
dont  d'ailleurs  la  qualité  a  pu  faire  croire  quelquefois 
qu'il  y  attachait  moins  d'intérêt  qu'au  développement  lui- 


SYMPHONIE    ET    MUSIQUE    DE   CHAMBRE  S45 

même,  une  faculté  de  s'adapter  a  tous  les  genres,  qui  lui  sont 
propres  et  que  peu  d'autres  compositeurs  ont  égalés.  On 
a  plus  justement  rapproché  M.  Fauré  de  Schùmann.  Ils  ont 
l'un  et  l'autre  écrit  pour  le  piano  des  œuvres  de  caractère  et 
de  valeur,  bien  appropriées  à  l'instrument;  leur  musique  de 
chambre  surpasse  en  nouveauté  leur  musique  symphonique 
ou  dramatique  ;  tous  deux  ont  mis  le  meilleur  de  leur  ima- 
gination et  de  leur  génie  dans  des  mélodies  pour  piano  et 
chant,  petites  par  les  dimensions  matérielles,  grandes  par 
la  pensée  et  par  l'émotion  qu'elles  contiennent.  Encore 
conviendrait-il,  ce  rapprochement  établi,  de  faire  ressortir 
bien  des  contrastes  :  chez  Schùmann,  une  sensibilité  plus 
ingénue,  plus  humaine,  d'où  jaillit  directement,  comme  nous 
l'avons  indiqué  (voir  ch.  xi)  l'expression  musicale,  sans 
intervention  appréciable  du  savoir  ni  de  l'esprit  du  musi- 
cien, un  amour  plus  profond  et  plus  naïf  de  la  nature; 
chez  G.  Fauré,  quelque  chose  de  plus  raffiné  et  de  plus 
subtil,  une  parure  harmonique  plus  riche  et  plus  pré- 
cieuse avec  des  idées  mélodiques  d'une  simplicité  plus 
recherchée,  enfin  une  élégance  et  une  distinction  toutes 
françaises  (comparez,  par  exemple,  la  Nuit  de  printemps, 
lied  fa.  #  majeur,  de  Schùmann,  avec  la  mélodie  «  L'hiver 
a  cessé  »,  dans  la.  Bonne  chanson,  de  Fauré). 

Les  compositions  de  G.  Fauré  peuvent  être  classées  de  la  manière 
suivante  :  Pièces  pour  piano,  comprenant  5  impromptus,  11  Bar- 
carolles,  11  Nocturnes,  4  Valses-caprices,  9  Préludes,  le  Thème 
et  Variations.  Mélodies  pour  piano  et  chant  :  trois  Recueils  de 
20  mélodies  chacun,  la  Bonne  chanson  (9  mélodies  sur  les  vers  de 
P.  Verlaine,  1891-1892),  la  Chanson  d'Eve  (10  mélodies  sur  les  vers 
de  Charles  van  Lerherghe,  1907-1910.  Musique  de  chambre  : 
2  Sonates  pour  piano  et  violon  (l'une  de  1876,  lautre  de  1917),  la 
Romance  en  si  h  et  la  Berceuse,  également  pour  violon  et  piano,  la 
romance  orchestrée  ensuite  par  Ph.  Gaubert;  deux  Quatuors  pour 
piano  et  cordes  (1876  et  1880);  Quintette  en  ré  mineur  (piano  et 
cordes);  Elégie,  Papillon,  Sicilienne,  Sonate  pour  violoncelle  et  piano. 
Musique  symphonique  :  Ballade  pour,  piano  et  orchestre  (1881), 
Allegro  symphonique.  Suite  d'orchestre  pour  Pelléas  et  Mélisande 
de  Maeterlinck.  Musique  dramatique  :  musique  de  scène  pour  Cali- 
gula,  tragédie  d'Alex.  Dumas;  pour  Shylock,  drame  de  Shakespeare 
adapté  par  M.  Haraucourt:  pour  le  Voile  du  bonheur,  pièce  de 
M.  Georges  Clemenceau;  Prométhée ,  drame  lyrique  en  3  actes 
(livret  de  Jean  Lorrain  et  F. -A.  .  Hérold,  Béziers,  1900),  d'une 
Combarieu.  —  Musique,  III.  35 


3i6  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

intensité  d'expression  dramatique  et  d'une  noblesse  de  style  qui 
en  font  une  des  plus  belles  partitions  de  notre  époque;  Pénélope, 
poème  lyrique  en  3  actes  en  vers  (René  Fauchois,  Monte-Carlo  et 
Paris,  1913).  Enfin,  quelques  compositions  de  musique  religieuse, 
dont  la  plus  importante  est  la  Messe  de  Requiem  pour  soli,  chœur  et 
orchestre  (1887),  œuvre  de  délicatesse  et  d'amour  plutôt  que  de 
grande  éloquence,  différente  de  celle  de  Berlioz  par  exemple,  et 
d'où  la  partie  d'angoisse  et  de  terreur  est  éliminée;  on  a  pu  la  qua- 
lifier spirituellement  de  berceuse  de  la  Mort. 

De  cet  œuvre,    dont    le  volume  n'est  pas   considérable,  s'il  fallait 
sélectionner  les  compositions  les  plus   rares,  nous  mettrions  à  part 
les    mélodies    du    2e    Recueil    [le    Voyageur,    Adieu,    les    Berceaux, 
Clair  de  lune,  etc.),  celles  du  3e  Recueil  [Au  cimetière,  Spleen,  En 
sourdine,   C'est  l'extase,   le   Parfum    impérissable,   Soir,  etc.),  et  la 
Bonne  chanson  (9  mélodies,  poésie  de  Verlaine).  Ici,  le  compositeur 
a  la  pleine  possession  de  son  art,  il  est  maître  de  son  écriture  et 
de    son    style,   et   a  traduit    en   toute   liberté   les    nuances    les    plus 
fines    de  sa   sensibilité,   les   inspirations   les  plus  originales   de  son 
imagination.    La    simplicité    des    mélodies    en    rehausse    la    distinc- 
tion:  le   dessin    des    accompagnements    est    d'une    sobriété    voulue 
et  qui  en  fait  ressortir  la  justesse.    Les    harmonies   et   les    accords 
s'enchaînent  en  une  suite  de  sonorités   riches  et  délicates.  Dans  ces 
mélodies,    dont    les   plus    belles    peuvent    être    qualifiées    d'  «  états 
d'âme    »,    les    vers    conservent    toute    leur    expression,    toute    leur 
beauté;  la  musique  en  respecte  les  replis,  les  sonorités,  les  accents; 
en  même  temps,   elle  crée  une  atmosphère  sonore  où   ils   prennent 
une    valeur    plus    grande,   où  ils    se    déroulent   et    retentissent   plus 
profondément  :  la  musique  ajoute  sa  poésie   à   la  poésie  elle-même. 
M.   G.  Fauré   a   choisi,    pour   les    commenter    ainsi,   les    plus    beaux 
vers  des  meilleurs  de   nos  poètes  :  cette  entreprise,  jugée    souvent 
dangereuse   pour  le   poète  et  pour  le   musicien,   a   trouvé  dans  ses 
compositions    sa    pleine   justification   et    réalise    un    art    d'une    rare 
beauté.   On  ne   peut   mettre    en    parallèle    avec    de   pareilles    cise- 
lures   que   quelques    Mélodies   persanes    de   C.    Saint-Saëns,    d'une 
couleur     et    d'une    mélancolie    pénétrantes.    Dans    la    musique    de 
chambre,  la  lr0  Sonate  de  piano  et  violon,  les  deux   Quatuors  sont 
devenus  classiques.  La  sonate  (en  la  §  maj.)  est  divisée  en  4  parties  : 
Y  allegro   a   une    flamme   d'enthousiasme  juvénile;  le  scherzo    est  un 
jeu   d'esprit   qu'interrompt    un  bref  motif  de  mélancolie;   l'andante, 
une   rêverie    aux    étoiles;    le    finale    en    6/8    est    empreint    de     fraî- 
cheur et  exprime   dans   un   autre   rythme,  avec  d'autres   accents,  la 
grâce  charmante  du   début;   un   motif  de    gaieté   y  alterne    avec  un 
second  motif  de  teinte  mélancolique.  Le  quatuor  en  ut  mineur  est 
d'un  souffle  plus  profond  et  plus  puissant.  Trois  années  seulement 
le  séparent  de  la   sonate  qui  est  datée  de  1876,  et  il  semble  cepen- 
dant que,  dans  cet  intervalle,  l'âme  du   musicien   se  soit   mûrie   et 
comme    agrandie.    La    forme    et    le    cadre    de  ce    quatuor    sont    tou- 
jours classiques;   mais  les  idées  qui  y  sont  jetées  ont  une  intensité 
d'accent  plus  grande,  une  expression  plus  profonde,  plus  grave  que 


SYMPHONIE    ET    MUSIQUE    DE   CHAMBRE 


547 


dans   la  sonate.  Le  premier  mouvement,  allegro  moderato,  est  con- 
struit  sur  deux  thèmes  :  l'un,  en  ut   mineur,  exposé  par  les  cordes  : 


m 


m 


Bg^TOfff^l'tgTÛY 


& 


et   présenté  dans  les  développements  sous  de  nouvelles  formes,   par 
exemple  celle-ci.  exprimée  par  le  piano  : 


et  puis 


gî"ÊjM"  Qffl£ 


et  encore 


j*  n  fJlrï^NjjgffiïTfgl 


Le  second  thème,  en   mi  majeur,  fait  contraste  avec  l'autre  et  son 
exposition  est  partagée  entre  les  3  instruments  à  cordes  : 


Alto 


Violon 


Il  est.  lui  aussi,  modifié,  et  ses  transformations  servent  aux  déve- 
loppements. Le  morceau  est  plein  de  couleur,  de  variété  et  d'unité  à 
la  fois. 

Le  scherzo  qui  suit  est  d'une  fantaisie  charmante:  sur  les  accords 


548  LES  GOURANTS  NOUVEAUX 

en  pizzicati  des  3  instruments  à    cordes,  le  piano  expose  le  premier 
motif,  d'une  grâce  sautillante  : 


^Ëigpi^pi^^^ipg^ 


Le  second  motif,  en  «  b  majeur,  est  chanté  par_  les  cordes  en 
polyphonie  sur  des  arpèges  du  piano  et  après  un  trait  brillant  de  ce 
dernier  instrument  le  premier  motif  est  ramené  pour  conclure. 

L'andante  est  une  page  de  grand  style.  La  phrase  en  la  b  maj.  que 
chante  le  violon  après  l'introduction  en  ut  mineur,  repartie  entre 
les  4  instruments,  est  d'une  tendresse,  d'une  suavité  pénétrantes  Le 
finale  (nous  ne  pouvons  analyser  en  entier  cette  œuvre  considé- 
rable) est  d'une  allure  emportée  :  c'est  le  galop  d  un  animal  fabu- 
leux •  il  s'arrête,  au  milieu  de  sa  course,  pour  entendre  un  appel 
de  tendresse  et  de  douceur;  il  s'attarde,  il  répond,  mais  la  course 
reprend  et  s'achève  dans  un  triomphe  de  lumière.  Le  second  quatuor, 
d'un  autre  caractère,  mais  non  de  moindre  valeur,  est  empreint  de 
poésie  et  de  mélancolie  (1"  et  2°  partie)  dont  les  motifs  contrastent 
avec  des  mouvements  violents  et  sombres  (2»  et  4°). 

Nous  avons  usé  dans  cette  analyse  d'images  et  de  méta- 
phores, mais  ce  serait  méconnaître  le  caractère  de  cette 
musique  et  de  presque  tout  l'œuvre  de  G.  Fauré  que  de 
lui  prêter  des  tendances  littéraires  :  compositeur  de 
musique  pure,  poète  musicien,  les  choses  extérieures 
l'impressionnent  sans  doute,  mais  il  exprime  avant  tout 
des  sentiments,  des  émotions  intérieures;  sa  musique 
est  essentiellement  subjective,  expressive,  délicate,  par- 
fois émouvante,  originale  sans  intention  agressive;  elle 
peint  sans  être  descriptive,  encore  moins  imitative,  elle  n  a 
pas  d'ambitions    philosophiques  ;  elle  ne  sonne  le  delenda 

est  d'aucune  autre. 

Il  est  difficile  de  trouver  sous  la  plume  de  M.  Satire  un 
manifeste,  ni  des  formules  directrices.  Critique  musical 
du  Figaro,  il  a  apprécié  au  jour  le  jour  les  œuvres  nou- 
velles avec  bienveillance,  sans  faire  intervenir  des  idées 
o-énérales  pour  justifier  ses  jugements.  Dans  une  circon- 
stance récente,  cependant,  sollicité  par  le  correspondant 
d'un  journal  de  Marseille,  il  lui  a  remis  une  brève  décla- 
ration sur  les  conséquences  que  la  présente  guerre  pour- 
rait avoir  pour  le  développement  de  la  musique  :  on  y 
verra  apparaître,  avec  un  bref  exposé  de  principes,  les 
préférences  de  M.  G.  Fauré  : 


SYMPHONIE    ET    MUSIQUE    DE   CHAMBRE  549 

«  Si  je  ne  me  trompe,  la  plus  importante  manifestation  intellectuelle 
qui  ait  suivi  la  guerre  de  1870  est  le  naturalisme,  aussi  bien  dans  la 
littérature  que  dans  les  arts  plastiques;  après  quoi  s"est  produit 
(peut-être  en  manière  de  réaction)  un  mouvement  littéraire  et  artis- 
tique auquel  n'a  pas  échappé  la  musique,  et  qui  semble  avoir  eu 
principalement  sa  source  dans  le  Parsifal  de  Wagner,  envisagé  au 
point  de  vue  philosophique,  dramatique  et  musical  :  d'où  les  rose- 
croix,  l'occultisme,  le  préraphaélisme,  etc.,  toutes  choses  qu'on  peut 
ramener  à  ces  deux  termes  :  ascétisme  et  immobilité.  Plus  tard,  et  à 
la  faveur  d'une  voluptueuse  paix  qu'on  croyait  ne  jamais  devoir 
être  troublée,  nombre  d'artistes,  saisis  de  la  fièvre  du  «  nouveau  » 
quel  qu'il  soit,  du  «  nouveau  »  à  tout  prix,  créaient  en  peinture, 
à  la  suite  de  l'impressionnisme,  l'intentionnisnie,  puis  le  cubisme, 
puis  le  fauvisme,  tandis  que,  moins  hardis,  quelques  musiciens 
tentaient  cependant  dans  leurs  œuvres  d'abolir  le  <c  sentiment  » 
et  de  lui  substituer  la  «  sensation  ».  L'effroyable  tempête  que 
nous  traversons  nous  rendra-t-elle  à  nous-mêmes  en  nous  rendant 
notre  sens  commun,  c'est-à-dire  le  goût  de  la  clarté  dans  la 
pensée,  de  la  sobriété  et  de  la  pureté  dans  la  forme,  la  sincérité, 
le  dédain  du  gros  effet,  en  un  mol  toutes  les  vertus  qui  peuvent 
contribuer  à  ce  que  notre  art  tout  entier  retrouve  son  admirable 
personnalité  et  reste  à  jamais  ce  qu'il  doit  être  :  essentiellement 
français?  Je  fais  plus  que  le  croire,  j'en  ai  l'absolue  certitude.  » 
(Soleil  du  Midi,  n°  du  30  avril  1915.) 

Un  détail  achèvera  ce  portrait  :  les  deux  auteurs  pré- 
férés de  M.  G.  Fauré  sont  Gounod,  parce  qu'il  a  ajouté  à  la 
musique  une  note  de  tendresse  et  de  délicatesse  inconnue 
avant  lui,  et  Saint-Saëns,  parce  que  son  écriture  est  une 
merveille  de  clarté  et  d'élégance.  On  peut  dire  en  effet 
que  sa  rare  originalité  rappelle  de  loin  l'un  et  l'autre. 


Parmi  les  élèves  de  M.  Fauré,  deux  sont  à  citer  ici  pour 
leur  œuvre  de  musique  de  chambre,  M.  Florent  Schmittet 
M.  Roger  Ducasse.  Bien  qu'ils  ne  soient  l'un  et  l'autre 
qu'aux  premières  étapes  de  leur  carrière  et  qu'on  ne  puisse 
par  conséquent  porter  sur  leur  œuvre  un  jugement  d'en- 
semble, on  leur  doit  déjà  des  compositions  caractéristiques 
de  leur  tempérament  et  de  réelle  valeur.  M.  FI.  Schmitt 
(1875),  après  de  fortes  études  au  Conservatoire,  obtint  le 
prix  de  Rome  en  1900  avec  la  cantate  Sémiramis  (Eug. 
et  Ed.  Adenis).  Musicien  qui  connaît  toutes  les  ressources 


550  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

et  tous  les  arcanes  de  son  métier,  imagination  dune  fécon- 
dité surabondante,  hardi  dans  l'application  des  données 
de  l'harmonie  classique  plutôt  que  novateur  et  révo- 
lutionnaire, rencontrant  pour  exprimer  ses  pensées  musi- 
cales des  mélodies  heureuses  et  les  transformant,  pour  le 
besoin  du  développement,  sous  les  aspects  les  plus  variés, 
ayant  le  savoir,  l'invention  créatrice,  le  sentiment,  même 
l'émotion  musicale;  il  lui  manque  cependant  encore  une 
qualité  :  cette  faculté  qui  permet  d'accorder  les  diverses 
parties  d'un  tout,  de  les  ajuster  dans  un  ensemble  équi- 
libré, le  ne  quid  nimis  et,  d'un  mot,  la  mesure,  qui  est  un 
des  traits  distinetifs,  par  exemple,  de  M.  G.  Fauré. 

M.  FI.  Schtnilt  n'a  jusqu'ici  donné  au  théâtre  que  la  Tragédie  de 
Salomé  (drame  muet  (sic)  en  2  actes  et  7  tabl.,  de  M.  R.  d'Humières, 
Paris,  1907).  A  signaler  deux  pièces  pour  piano  et  violoncelle  (1900), 
le  Chant  élégiaque,  piano  et  violoncelle  (1901)  ;  Andante  et  scherzo 
pour  harpe  et  quatuor  à  cordes  (1900);  Lied  et  scherzo  pour 
double  quintette  à  vents  dont  un  cor  principal;  le  Quintette 
pour  quatuor  à  cordes  et  piano  (1905-08);  cette  dernière  composition 
est  peut-être  la  plus  importante  de  l'auteur  et  une  des  œuvres  de 
musique  de  chambre  les  plus  considérables  de  cette  période  (la 
partie  de  piano  a  135  pages).  Elle  a  la  forme  cyclique  et  est  divisée 
en  3  grands  morceaux.  Le  premier  s'ouvre  par  une  introduction  (lent 
et  grave)  où  s'opposent  immédiatement  deux  thèmes  :  l'un  d'an- 
goisse et  de  douleur  exposé  par  les  cordes  : 

Cordes 


l'autre,  de  persuasion  et   de    confiance,    exprimé   par  lejpiano  seul 


^f^^Ê^i 


Puis,  le  mouvement,  6/8  animé,  débute  par  l'exposition  du  thème 
A   par  l'alto,  empreint  d'un   sentiment  de  tristesse  et  d'inquiétude  : 


^P»^P 


SYMPHONIE    ET    MUSIQUE    DE   CHAMBRE 


551 


le  thème  B,  par  contraste,  indiquera,  sur  1'accoinpagnement  un  peut 
haletant  du  piano,  la  confiance  et  l'espoir  : 


If  Violon 


^Sr.iLiU'l'|LUJiJJJJJ|l|JJg 


V£ 


Ce  dernier  thème  lui-même  est  repris  par  le  compositeur  en  deux 
fractions  séparées,  la  partie  commençant  à  la  3°  mesure  devient  un 
thème  nouveau  qui  se  transforme  comme  les  autres,  sous  des 
rythmes  et  des  harmonies  variés,  pour  servir  à  la  contexture  du 
morceau.  Nous  ne  pouvons  en  suivre  le  détail  jusqu'à  la  conclusion 
qui  est  une  ascension  vers  la  paix  et  la  sérénité,  ni  donner  l'analyse 
des  deux  autres  parties  :  ce  travail  nous  mènerait  trop  loin.  Nous 
avons  voulu  seulement  indiquer  le  caractère,  et  faire  sentir  la  solide 
architecture  de  cette  composition  de  haute  valeur.  M.  FI.  Schmitt 
est  un  «  jeune  »,  très  avancé  sans  doute,  mais  point  révolutionnaire, 
point  impressionniste  non  plus,  qui  exprime  des  pensées  graves  et 
non  des  sensations  fugitives;  un  «  subjectif  »  qui  manie  une  langue 
musicale  riche,  colorée  et  souple,  en  utilisant  le  vocabulaire 
classique  sans  chercher  à  faire  du  nouveau,  ou  plutôt  qui  fait  du 
nouveau  par  la  combinaison  des  données  anciennes. 

—  M.  Roger-Ducasse  (1875),  premier  second  Grand  Prix  de  Rome 
de  1902,  a  donné,  avec  des  mélodies,  des  pièces  pour  piano,  des 
Variations  plaisantes  sur  un  thème  grave  pour  harpe  et  orchestre, 
une  Suite  française  en  ré  majeur,  une  Sarabande,  poème  sympho- 
nique  pour  orchestre  et  voix,  œuvre  sévère  qui  ne  répond  pas  à  son 
titre,  enfin  un  Quatuor  à  cordes  et  un  Quatuor  pour  piano  et  cordes 
qui  sont  dune  belle  tenue  classique,  mais  qui  annoncent  plus  de 
science  qu'ils  n'éveillent  d'émotion. 

—  M.  Ch.  Koechlix  doit  être  rattaché  au  même  groupe  à  raison 
de  ses  tendances  musicales  très  indépendantes.  Né  à  Paris,  en  1867, 
de  famille  alsacienne,  il  est  entré  en  1887  à  l'Ecole  polytechnique,  et, 
dès  sa  sortie,  a  abandonné  la  Science  pour  se  consacrer  entièrement 
à  l'Art.  Il  devient,  au  Conservatoire,  l'élève  de  M.  Taudou  pour 
l'harmonie,  de  M.  Gédalge  pour  le  contrepoint  et  la  fugue,  de  Mas- 
senet  et  de  M.  G.  Fauré  pour  la  composition.  En  dehors  des  œuvres 
de  M.  Kœchlin  que  nous  avons  citées  dans  le  répertoire  des  Con- 
certs Colonne,  nous  signalerons  parmi  ses  compositions  sympho- 
niques  et  de  musique  de  chambre  (nous  n'avons  pas  connaissance, 
d'ailleurs,  qu'il  ait  écrit  pour  le  théâtre)  :  pour  piano  seul,  Sona- 
tines, Esquisses,  Paysages  et  Marines,  Heures  persanes,  Ballade, 
Suites  à  quatre  mains  et  à  deux  pianos;  pour  instruments  à  cordes  : 
deux  Quatuors  à  cordes,  Sonates  pour  piano  et  alto,  pour  piano  et 
hautbois,  pour  piano  et  flûte,  pour  piano  et  violon,  pour  piano  et 
violoncelle:  pour  orchestre  :  divers  autres  poèmes  symphoniques, 
Y  Automne,  l'Hiver,  le  Printemps,  X  Eté,  Etudes  antiques,  Suite  légen- 
daire, Y  Abbaye  (avec  chœurs  et  orgue);  trois  chorals  pour  grand 
orgue;   enfin,  une  «  pastorale  biblique  en  un  acte  »,  intitulée  Jacob 


552  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

chez  Laban,  etc.  Ces  œuvres  diverses  attestent  une  égale  aversion 
pour  le  dogmatisme  d'école  et  pour  la  vulgarité;  une  haute  distinc- 
tion en  est  la  caractéristique  principale. 

—  Dans  ce  renouveau  de  la  musique  de  chambre,  il  convient  de 
faire  aussi  une  place  de  choix  à  l'œuvre  de  M.  Maurice  Emmanuel, 
qui  ne  saurait  cependant  être  rattaché  ni  à  M.  Gabriel  Fauré  ni 
même  à  son  professeur  Th.  Dubois,  sinon  pour  la  correction  de 
son  écriture  et  sa  science  harmonique.  Ce  qui  rend  sa  musique 
intéressante,  ce  n'est  pas  seulement  la  grâce  qui  l'enveloppe,  la 
richesse  harmonique  et  parfois  l'émotion  qu'elle  contient,  c'est  aussi 
l'emploi,  dans  plusieurs  œuvres,  des  échelles  diatoniques  et  des 
rythmes  antiques,  de  ces  éléments  essentiels  et  si  variés  de  la  musique 
grecque,  passés  dans  le  plain  chant,  mais  qui,  depuis  l'invention  delà 
polyphonie  et  de  l'harmonie,  avaient  été  négligés,  sans  doute  comme 
inutiles,  et  remplacés  parle  mode  invariable  d'ut  majeur  et  les  rythmes 
que  nous  connaissons.  La  Sonate  pour  piano  et  violoncelle  (1887),  le 
1er  Quatuor  à  cordes  (1889),  les  Airs  variés  en  sextuor  (harpes  et 
bois,  1895),  la  Suite  pour  piano  et  violon  sur  des  airs  grecs,  le  Trio 
pour  piano,  clarinette  et  flûte  (1917)  utilisent  ces  échelles;  cepen- 
dant le  2e  Quatuor  à  cordes  et  la  Sonate  pour  piano  et  violon  sont  sur 
le  mode  [d'ut  majeur.  Les  3  Odelettes  anacréontiques,  paroles  de 
R.  Belleau  et  de  Ronsard,  petits  chefs-d'œuvre  de  grâce  légère,  de 
couleur  et  d'esprit,  sont  encore  sur  le  mode  de  sol.  Les  30  Chan- 
sons bourguignonnes,  airs  populaires  pour  piano  et  chant,  sont 
transcrites  suivant  les  mêmes  modes,  ce  qui  est  d'ailleurs  ici  une 
nécessité  de  grammaire  et  de  vérité  historique  autant  qu'un  agré- 
ment. M.  Emmanuel  a  composé  un  grand  opéra,  Prométhée  (inédit), 
en  3  actes  et  un  prologue,  sur  une  fidèle  traduction  du  drame 
d'Eschyle  dont  il  est  l'auteur.  La  partition  est  construite  tout 
entière  sur  les  rythmes  mêmes  de  la  poésie  grecque,  avec  les  modes 
ioniens  de  mi,  la,  sol,  fa,  à  l'exclusion  du  mode  d'ut  et  du  mineur 
à    sensible. 


Bibliographie. 

Th.  Gouvy,  sa  vie  et  ses  œuvres,  par  Otto  Klauwell  (1  vol.,  158  p., 
Berlin,  1902,  éd.  de  l'Harmonie,  étude  faite  d'après  les  papiers  recueillis 
par  la  belle-sœur  du  musicien,  Mme  Gouvy-Bôcking).  —  Musiciens  d'aujour- 
d'hui, par  M.  Romain  Rolland  (Paris,  1914).  —  G.  Fauré  et  son  œuvre,  par 
Louis  Vuillemin  (Paris,  1914).  —  Voir  les  ouvrages  cités  au  courant  du  pré- 
sent chapitre  et  la  bibliographie  des  chapitres  précédents  et  suivants. 


CHAPITRE    XXII 

NATURALISTES,    IMPRESSIONNISTES    ET   SYMBOLISTES 

L'opéra  naturaliste  et  ses  caractères.  —  Importance  de  la  transformation 
qu'il  a  apportée  dans  la  musique  moderne.  —  M.  Alf.  Bruneau  et  M.  G.  Char- 
pentier. —  Quelques  considérations  générales  sur  le  réalisme  dans  l'art.  — 
Réaction  contre  l'influence  de  Wagner.  —  Parallélisme  du  mouvement  en 
poésie  et  en  peinture.  —  Impressionnistes  et  symbolistes  —M.  Cl.  Debussy, 
M.  Maurice  Ravel,  etc.  —  M.  Paul  Dukas. 

Autrefois,  sauf  de  rares  exceptions,  l'opéra  cherchait 
moins  à  copier  la  vie  qu'à  la  faire  oublier.  Le  musicien 
semblait  dire  au  poète,  comme  Zéno  à  la  marquise  de 
Luzace  : 

Si  tu  veux  faisons  un  rêve... 
Tu  m'emmènes,  je  t'enlève.... 

Sur  les  deux  palefrois  du  livret  et  de  la  cavatine,  on 
partait  pour  un  monde  de  chimère.  Quand  on  touchait  à 
l'Histoire,  on  la  voulait  parée  de  fantaisie  et  de  mensonge, 
transfigurée  dans  un  recul  de  temps  et  d'espace  propice  à 
toutes  les  déformations.  Sous  l'influence  générale  d'un 
changement  des  mœurs  que  nous  n'avons  ici  qu'à  rappeler, 
l'opéra,  si  aristocratique  d'origine  et  d'essence,  a  voulu 
se  rapprocher  du  peuple.  Parmi  les  tendances  multiples 
et  contradictoires  de  la  pensée  moderne,  il  a  créé  un 
genre  réaliste,  qui  s'ajoute  aux  autres,  sans  les  remplacer 
encore.  Le  Seigneur  bienfaisant  de  Floquet  (1780)  lui  avait 
ouvert  une  voie  dans  laquelle  il  est  entré  après  avoir  laissé 
passer  les  cavalcades  et  mascarades  empanachées  de  l'école 
historique.    Au  lieu   d'enfourcher  un   coursier  de  rêve,    le 


554  LES  GOURANTS  NOUVEAUX 

musicien-poète  prend  place  sur  un  tramway  et  se  rend 
dans  les  faubourgs.  Chemin  faisant,  il  écoute  et  note  les 
cris  de  Paris,  les  appels  pittoresques,  en  pleine  rue,  du 
rétameur  et  de  la  marchande  de  poissons.  Il  entre  chez  le 
traiteur  pour  vider  un  verre  avec  Coupeau  et  va  observer  la 
Bohème,  sentimentale  ou  tragique,  des  hôtels  garnis.  Il 
fraternise  avec  les  ouvriers;  n'onl-ils  pas,  comme  nous 
tous,  des  passions  humaines?  et,  comme  dit  Shakespeare, 
lorsqu'ils  sont  blessés,  le  sang  ne  coule-t-il  pas  de  leurs 
blessures  comme  des  nôtres?  Remarquons  que  son  origi- 
nalité, lorsqu'il  veut  déchirer  les  voiles  que  la  convention 
avait  jetés  sur  les  sources  profondes  de  l'art,  n'est  pas  de 
faire  chanter  sur  la  scène  des  personnages  empruntés  à  la 
vie  commune  (en  ce  cas,  les  Noces  de  Jeannette,  tous  les 
opéras-comiques  du  xvme  siècle  l'auraient  devancé),  mais 
qu'elle  consiste  exactement  à  transporter  dans  le  genre 
sérieux,  dans  la  «  tragédie  lyrique  »,  les  sujets  qui  avaient 
été  traités  jusqu'ici  clans  la  manière  de  l'idylle  ou  du 
poème  faisant  «  tableau  de  genre  ». 

Cette  transformation  de  l'opéra  nous  parait  plus  pro- 
fonde, malgré  les  apparences,  que  celle  qui  est  due  au 
génie  de  R.  Wagner.  Si  l'on  considère  seulement  les 
principes  essentiels  sans  tenir  compte  du  génie  d'exécu- 
tion, on  ne  trouve  rien  de  bien  neuf  dans  l'esthétique 
wagnérienne.  Elle  a  été  un  syncrétisme  à' absorption,  avec 
développement  intensif  de  quelques-unes  des  idées  absor- 
bées, et  superposition  d'un  très  petit  nombre  d'éléments 
originaux.  Bien  autrement  hardie,  la  réforme  entreprise 
par  M.  Alfred  Bruneau  a  été  une  œuvre  de  remplacement. 

Il  n'y  a  pas  une  seule  des  thèses  chères  à  l'auteur 
de  la  Tétralogie  et  à' Opéra  et  drame  qui  constitue,  à 
proprement  parler,  une  innovation.  Est-ce  l'emploi,  dans 
le  chant,  d'une  forme  voisine  du  langage  parlé,  en  un 
mot,  le  récitatif  continu?  C'est  ce  que  préconisaient  avant 
lui  les  Florentins,  créateurs  du  genre  lyrique,  et  en  parti- 
culier Caccini  et  Pari  dans  leur  Eurydice  (1600),  premier 
«  opéra  »  réel.  Est-ce  la  subordination  constante,  toujours 
attentive,  de  la  musique  aux  paroles,  et  l'exclusion  des 
faux  ornements  (vocalises,  passages,  etc.)  qui  altèrent 
}a  vérité  de  la  déclamation?  Ce  sont  deux  articles  essentiels 


NATURALISTES,    IMPRESSIONNISTES,    SYMROLISTES  555 

du  programme  exposé  par  Caccini  clans  la  préface  de  ses 
Nuove  Musiche  (1601)  et  par  Gagliano  dans  celle  de  sa 
Dafne  (1608) .  Il  n'est  pas  jusqu'il  l'invisibilité  de  l'orchestre 
qui  ne  soit  demandée,  au  nom  de  la  vraisemblance,  par 
les  Florentins  :  «  Les  instruments,  pour  qu'on  ne  les  voie 
pas,  devront  être  joués  derrière  les  rideaux  de  la  scène  », 
lit-on  clans  la  préface  d' Anima  e  Corpo  de  Cavalieri  (1600). 
Se  rapprocher  le  plus  possible  de  la  nature  et  du  langage 
instinctif,  créer  un  drame  musical  qui  soit  vraiment  un 
drame,  «  parler  en  musique  »  (in  armonia  favellarè), 
telle  avait  été  la  préoccupation  principale  des  Italiens  au 
début  du  xvne  siècle.  Est-ce  de  l'invention  du  Leitmotiv 
qu'il  faut  faire  honneur  à  Wagner?  C'est  un  emprunt  fait 
à  la  symphonie  classique.  Est-ce  de  l'emploi  de  ce  procédé 
pour  poser  et  représenter  un  personnage  en  le  suivant 
dans  tous  les  développements  d'une  action?  Nous  l'avons 
trouvé  pour  la  première  fois,  sous  cette  forme  spéciale, 
dans  la  Symphonie  fantatisque  (1830).  Est-ce  par  l'orchestre, 
par  l'instrumentation,  par  le  déploiement  des  puissances 
sonores  et  par  le  style,  que  Wagner  a  été  révolutionnaire? 
Il  n'a  fait  qu'absorber,  en  l'intensifiant,  l'art  de  Meyerbeer, 
de  Berlioz,  de  Spontini,  et  des  créateurs  de  1  opéra 
français,  Auber  et  Halévy,  qui.  de  son  propre  aveu  — 
nous  avons  cité  ses  propres  paroles  —  inspirèrent  ses 
premiers  ouvrages.  A-t-il  innové  dans  la  technique  du 
style,  l'harmonie  et  la  grammaire  musicale?  Tout  peut 
s'expliquer,  dans  son  style,  à  l'aide  des  règles  tradition- 
nelles; l'emploi,  fut-il  excessif,  des  appogiatures,  des 
retards,  des  modulations  enharmoniques,  ne  constitue 
nullement  une  réforme  organique.  Enfin,  l'originalité  de 
Wagner  vient-elle  de  la  conception  du  livret  et  du  dépla- 
cement de  l'action  clans  un  monde  fabuleux  et  fantastique? 
Rien  n'est  plus  ancien,  plus  classique,  plus  traditionnel,  que 
l'usage  de  la  fantaisie  ou  de  la  fable  clans  le  drame  lyrique; 
toute  l'histoire  de  l'opéra,  et  celle  du  ballet  d'où  l'opéra  est 
sorti,  l'attestent  surabondamment."  Le  monstre  énorme  qui 
parait  sur  la  scène,  clans  Siegfried,  est  tout  à  tait  dans  le 
goût  des  ballets  qu'on  aimait  à  représenter,  au  xvie  siècle, 
à  la  cour  des  ducs  de  Bourgogne,  et  dont  Olivier  de  la 
Marche  nous  a  laissé  des  descriptions;  il  n'y  a  pas  plus  de 


556  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

mythologie,  autour  de  l'Or  du  Rhin,  qu'il  n'y  en  a  dans  le 
Ballet  de  la  reine,  joué  en  1582  à  la  Cour  des  Valois;  les 
vierges  guerrières  qui,  dans  la  Walkyrie,  traversent  les 
airs  la  lance  au  poing,  en  chevauchant  des  montures  de 
rêve,  pourraient  être  comparées  aux  Océanides  qu'Eschyle 
faisait  sortir  des  profondeurs  de  la  mer  et  voler  autour  du 
rocher  de  Prométhée,  il  y  a  plus  de  deux  mille  ans. 

Bien  autrement  hardies  et  radicales  ont  été  les  innova- 
tions de  M.  Alfred  Bruneau.  L'idée  du  personnage  noble, 
considéré  jusqu'ici  comme  inséparable  de  l'opéra  sérieux, 
s'était  construite  dans  notre  esprit  avec  des  éléments  dont 
l'origine  s'étend  sur  une  période  de  trois  mille  ans 
environ  :  elle  est  due,  en  effet,  à  des  souvenirs  d'épopée 
homérique  et  de  mythologie  grecque,  aux  tendances  idéa- 
listes du  christianisme,  à  des  survivances  de  l'esprit  féodal, 
aux  traditions  laissées  par  la  chevalerie  du  moyen  âge,  à 
dix  siècles  de  monarchie  et  de  prépondérance  aristocra- 
tique dans  l'organisation  sociale.  Nettement  et  résolument, 
M.  Bruneau  a  remplacé  le  personnage  noble  par  l'homme 
du  peuple  pris  dans  la  vie  contemporaine.  Au  guerrier  à 
casque,  au  seigneur  à  pourpoint,  au  héros  emprunté  à 
l'Histoire,  il  a  substitué  l'homme  réel  directement  observé, 
l'homme  que  nous  rencontrons  dans  la  rue,  l'ouvrier  en 
costume  de  travail.  Avant  lui,  les  musiciens  avaient,  sans 
doute,  fait  chanter  plus  d'une  fois  des  humbles  et  des 
artisans;  il  y  a  des  opéras  sur  le  maçon,  sur  le  savetier, 
sur  le  forgeron,  sur  une  multitude  de  sujets  analogues  : 
mais  ce  sont  des  opéras  comiques,  sortes  d'idylles,  de 
pastorales  ou  de  divertissements,  où  le  naturalisme  n'est 
introduit  que  pour  faire  d'agréables  tableaux  de  genre, 
d'une  note  pittoresque.  L'originalité  précise  de  M.  Bruneau 
a  été  de  faire  les  honneurs  du  grand  opéra  —  de  Y  opéra  séria 
—  à  des  personnages  jusqu'ici  relégués  dans  le  domaine 
de  la  comédie  légère,  et,  les  abordant  avec  respect,  de  faire 
de  leur  humanité,  considérée  comme  aussi  vivace  et  aussi 
intéressante  que  celle  des  hommes  à  panache,  la  source 
d'un  nouveau  lyrisme.  Cette  réforme,  inaugurée  par  la 
première  représentation  du  Rêve  (18  juin  1891),  et 
continuée  dans  la  suite  avec  une  foi  profonde,  était 
conforme    à    l'évolution    politique    de    notre    temps,    mais 


NATURALISTES,    IMPRESSIONNISTES,    SYMBOLISTES  557 

supposait,  chez  le  réformateur,  une  audace  singulière. 
Qu'on  imagine  un  très  riche  Mécène  donnant  une  fête  dans 
son  hôtel,  et  y  conviant  sa  blanchisseuse,  son  boulanger, 
un  certain  nombre  de  prolétaires  en  blouse  et  pantalon  i\ 
côtes,  non  pour  organiser  une  parodie  ou  satisfaire  un 
caprice  de  blasé,  mais  pour  pratiquer,  dans  l'esprit  de  la 
Révolution,  une  fraternité  réelle  et  grave  :  en  voyant  les 
choses  du  dehors,  on  aura  un  équivalent  de  l'opéra,  tel  que 
l'a  conçu  M.  Bruneau.  Le  littérateur,  romancier  ou  drama- 
turge, qui  veut  faire  du  grand  art  avec  des  éléments  d'action 
comme  ceux  qui  sont  employés  dans  Messidor  ou  Y  Enfant- 
Roi,  a  une  tâche  relativement  facile,  presque  aussi  aisée  que 
celle  du  peintre  pratiquant  un  art  qui  est  tout  d'imitation; 
le  langage  verbal  met  à  sa  disposition  une  infinité  de 
ressources  pour  préparer  et  faire  accepter  toutes  ses  har- 
diesses; il  peut  s'autoriser  d'ailleurs,  en  plein  xixe  siècle, 
d'un  grand  nombre  de  précédents.  Il  n'en  est  pas  de  même 
du  musicien  qui,  répudiant  le  travesti  de  l'Histoire,  la 
mythologie  et  la  fantaisie,  veut  concilier  le  lyrisme  et 
l'observation  de  la  vie  contemporaine  :  il  est  en  révolte 
contre  les  usages  établis  depuis  trois  cents  ans. 

Le  passage  d'un  règne  à  un  autre  exige,  dans  la  nature, 
une  lente  accumulation  de  siècles;  dans  le  domaine  de 
l'art,  il  était  retenu  autrefois  par  les  forces  conservatrices 
de  la  tradition  :  il  étonne  aujourd'hui  par  sa  rapidité.  A 
cette  esthétique  nouvelle,  placée  aux  antipodes  du  système 
wagnérien,  M.  Bruneau  a  joint,  non  sans  logique,  d'autres 
réformes  importantes.  La  première  est  la  substitution  du 
livret  en  prose  au  livret  en  vers,  justifiée  par  le  souci  de  la 
vérité  dans  le  langage  des  acteurs.  A  vrai  dire,  elle  ne  fut 
que  l'extension  à  la  musique  de  théâtre  d'un  fait  assez 
normal  dans  la  musique  d'église.  Les  compositions  reli- 
gieuses de  Bach,  de  Hœndel,  de  Beethoven,  pour  n'en  pas 
citer  d'autres,  abondent  en  pages  magnifiques  écrites  sur 
des  textes  latins  en  prose.  La  réforme  n'en  dérangeait  pas 
moins,  violemment,  nos  habitudes  d'esprit;  dépouiller  le 
livret  de  la  forme  rimée  était  aussi  hardi  qu'enlever  h 
l'opéra  les  costumes  mis  à  la  mode  par  la  Renaissance 
italienne,  si  agréables  à  l'œil,  si  aimés,  pour  leurs  jolis 
effets  de  couleurs,  par  un  peintre  comme  Watteau. 


or»8  LES    COURANTS    NOUVEAUX 

En  modifiant  de  façon  si  radicale  les  acteurs  du  drame, 
M.  Bruneau  était  naturellement  amené  à  modifier  leur 
langage.  II  a  adopté  un  style  large,  de  pénétrante  expres- 
sion, très  mélodique  et  très  coloré,  ayant  parfois  l'âpre 
saveur,  l'amertume  ou  la  mélancolie  à  laquelle  arrivent 
inévitablement  tous  les  artistes  qui  serrent  d'un  peu  près 
l'observation  de  la  vie  réelle.  Il  n'est  pas  resté  l'esclave  des 
doctrines  d'école;  surtout  dans  ses  premiers  ouvrages,  il 
a  l'ait  des  «  fautes  d'harmonie  »,  comme  seuls  peuvent  en 
faire  les  compositeurs  avant  une  connaissance  supérieure 
de  la  technique. 

Une  telle  réforme,  d'une  hardiesse  unique  dans  l'histoire 
de  l'art  musical,  ne  fut  pas  une  de  ces  œuvres  de  tête  aux- 
quelles on  arrive  par  le  raisonnement  et  l'esprit  critique  ; 
elle  fut  encore  moins  un  calcul  intéressé  ou  une  gageure 
paradoxale;  elle  vint  d'un  cœur  de  poète,  d'un  amour 
sincère  de  la  démocratie,  d'une  foi  enthousiaste  dans  le 
principe  :  partout  où  est  l'homme,  il  y  a  une  source  pro- 
fonde de  sentiment,  de  pathétique  et  de  poésie.  Aussi 
n'est-elle  ni  encombrée  de  théories,  de  philosophie  et  de 
systèmes,  ni  surchargée  de  polémiques  agressives  voulant 
édifier  un  art  nouveau  sur  les  ruines  de  tout  le  passé.  Et 
sur  ces  deux  points  encore,  M.  Alfred  Bruneau,  toujours 
bienveillant  quand  il  a  parlé  de  l'ancien  répertoire,  se 
distingue  absolument  de  R.  Wagner. 

M.  Alfred  Bruneau  est  né  à  Paris  en  1857.  11  entre  au  Conserva- 
toire en  1873  dans  la  classe  de  Franchomrae,  et  obtient  en  1876  le 
premier  prix  de  violoncelle.  Il  renonce  presque  aussitôt  à  la  carrière 
d'exécutant  pour  apprendre  l'harmonie  avec  Savard  et  la  composition 
avec  Massenet.  Il  obtient  le  prix  de  Rome  en  1881  avec  la  cantate 
Geneviève.  Après  avoir  composé  quelques  œuvres  de  musique 
instrumentale,  il  se  consacre  à  la  musique  dramatique  vers  laquelle 
le  poussait  une  disposition  décisive.  Il  donne  d'abord,  au  Théâtre- 
Lyrique,  un  opéra  en  3  actes,  Kérim,  sur  un  livret  de  MM.  P.  Millet 
et  H.  Lavedan,  puis  commence,  avec  le  Rave  (drame  lyrique  en 
4  actes)  donné  à  l'Opéra-Comique  en  1891,  la  série  des  pièces  dont  le 
livret  est  emprunté  à  l'œuvre  naturaliste  d'Emile  Zola,  qui  restera 
son  seul  collaborateur,  soit  qu'il  fasse  appel  à  M.  L.  Gallet  pour 
adapter  le  sujet  du  grand  romancier  naturaliste,  comme  pour  le 
Rêve  et  Y  Attaque  du  Moulin  (4  actes,  Opéra-Comique,  1893),  soit 
que  M.  É.  Zola  lui-même  écrive  le  livret,  comme  pour  Messidor 
(4  actes,  Opéra,  1897),  pourT Ouragan  (4  actes,  Opéra-Comique,  1901), 


NATURALISTES,    IMPRESSIONNISTES,    SYMBOLISTES  559 

et  Y  Enfant-Roi  (5  actes,  Opéra-Comique,  1905),  soit  enfin  que 
M.  A.  Bruneau  Tait  écrit  d'après  É.  Zola,  comme  pour  Lazare 
(drame  lyrique,  J 905,  non  publié"),  pour  la  Faute  de  l'abbé  Mouret 
(4  actes  et  14  tableaux,  Odéon,  1907),  pour  Nais  Micoulin  (2  actes, 
Monte-Carlo,  1907),  enfin  pour  les  Quatre  Journées  (drame  lyrique 
écrit  avant  la  présente  guerre  sur  des  tableaux  de  guerre  et  repré- 
senté pour  la  première  fois  à  l'Opéra-Comique  en  octobre  1916).  Le 
Rêve  et  Y  Attaque  du  Moulin  annonçaient  déjà  la  conception  drama- 
tique de  M.  Alf.  Bruneau.  L1 'Enfant-Roi  l'a  définitivement  affirmée. 
Le  sujet  nous  transporte  en  pleine  vie  populaire.  Il  s'agit  de  savoir 
si  une  mère  sacrifiera  à  son  mari  un  enfant  qui  n'est  pas  de  lui.  Le 
mari  qui,  sur  une  dénonciation,  avait  cru  l'épouse  infidèle,  finit  par 
accepter  l'enfant  et  pardonne  la  faute  dont  il  est  issu.  C'est  la  tra- 
gédie ouvrière  traitée  avec  toute  la  gravité  qu'on  accordait  jadis  à 
la  tragédie  aristocratique.  Mais  nous  saisissons  ici  la  faiblesse  de  la 
thèse  naturaliste. 

Le  drame  que  nous  venons  de  résumer  se  passe  dans  une  boulan- 
gerie. Une  boulangère  peut  tenir  à  son  fils  autant  qu'Andromaque  ; 
elle  peut  être  tout  aussi  intéressante  que  l'héroïne  chantée  par 
Homère,  Euripide  et  Racine:  mais  —  après  avoir  adopté  l'esthétique 
de  M.  Bruneau  —  on  s'étonne  d'entendre  cette  boulangère  parler 
ainsi  :  «  Mon  François,  mon  Georget,  la  maison  est  joyeuse  et  pros- 
père !  Paris  s'éveille:  il  faut  que  Paris  ait  du  pain  pour  la  besogne 
géante  de  son  enfantement  !  »  Et  encore  :  «.  Minuit,  c'est  la  sortie 
des  théâtres,  et  Paris  rentre  par  les  rues,  si  vivantes  encore;  et  Paris 
se  couche,  las  de  sa  journée  de  travail,  fiévreux  de  sa  soirée  de  plaisir 
et  d'amour.  »  Ce  n'est  pas  une  personne  du  peuple,  c'est  un  critique 
qui  parle  ainsi.  Ailleurs,  les  paroles  passent  du  lyrisme  à  une  vulga- 
rité excessive.  —  La  partition  est  d'une  intensité  mélodique  et  d'une 
sincérité  d'accent  saisissantes.  Rien  de  provoquant  dans  l'écriture, 
comme  dans  certaines  œuvres  du  début.  On  reconnaît  une  probité 
parfaite  et  une  tenue  artistique.  L'entrée  de  François,  au  2e  acte, 
est  émouvante.  Partout  circule  une  sève  de  mélodie  abondante  et 
forte.  L'emploi  de  quelques  motifs  populaires  encadrés  dans  une 
action  très  dramatique  parfois,  est  d'un  très  heureux  effet. 

La  Faute  de  l'abbé  Mouret  rappelle  les  vers  admirables  de  la 
Pauline  de  Corneille  : 

Une  femme  d'honneur  peut  avouer  sans  honte 
Ces  surprises  des   sens  que  la  raison  surmonte. 
Ce  n'est  qu'en  ces  assauts  qu'éclate  la  vertu. 
Et  l'on  doute  d'un  cœur  qui  n'a  point  combattu. 

En  remplaçant  le  mot  «  femme  »  par  le  mot  «  abbé  »,  on  aura  la 
donnée  initiale  de  la  Faute  de  l'abbé  Mouret.  Le  personnage  prin- 
cipal est  surpris  par  les  sens,  dans  un  paysage  complice;  il 
succombe,  puis  il  se  ressaisit.  Dans  ce  drame  réaliste  et  lyrique, 
tout  est  poussé,  sur  chaque  point,  aux  extrêmes.  Les  «  sens  »  —  si 
délicatement   indiqués   par  le     poète    classique    —    deviennent    une 


560  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

force  furieuse  et  terrible.  Partie  des  bas-fonds  de  l'animalité,  faisant 
rage  à  travers  les  choses  et  les  êtres,  la  «  surprise  »  devient  une 
possession  qui  fait  «  craquer  »  tout  l'organisme  de  la  victime;  et  si 
le  jeune  abbé  finit  par  se  relever  devant  l'image  du  Christ,  s'il 
revient  à  l'autel  et  aux  ofiîces  en  sortant  du  Paradou,  il  n'ose  pas 
u  avouer  sans  honte  »  ;  et  il  a  raison.  La  musique,  comprenant  des 
préludes,  des  entr'actes,  un  peu  de  mélodrame  et  quelques  chœurs 
lointains,  ne  vise  pas  à  l'effet  extérieur  et  s'efforce,  en  des  scènes 
choisies,  à  pénétrer  l'âme  du  sujet.  Sans  être  agressive  (malgré 
certaines  duretés  inutiles),  elle  est  âpre  et  rude,  d'un  réalisme  non 
dénué  de  tristesse. 

Dans  Messidor  (Opéra,  1897),  M.  Alf.  Bruneau  met  en  scène  les 
diverses  nuances  du  socialisme,  depuis  l'humanitarisme  évangélique 
jusqu'à  l'anarchie.  Le  drame  est  précédé  d'un  ballet  «  la  Légende  de 
l'or  »,  qui,  lorsque  la  pièce  fut  montée  pour  la  première  fois,  avait 
été  transporté  entre  le  2e  et  le  3e  acte  pour  déférer  aux  habitudes 
des  abonnés  de  l'Opéra,  et  qui,  à  la  reprise  en  1917,  a  repris  sa 
vraie  place.  Le  naturalisme  ici  est  encadré  de  socialisme  et  même 
de  morale  :  l'or  est  la  cause  des  maux  de  la  société,  il  crée  la 
misère,  détruit  la  famille,  engendre  la  haine  et  corrompt  l'amour 
même.  À  l'action  se  mêlent  des  créations  de  pure  imagination  et 
qui  n'ont  rien  de  réel  :  la  légende  de  la  cathédrale  où  l'enfant  Jésus 
laisse  couler  le  sable  d'or  de  ses  mains;  l'intervention  du  collier 
magique  qui  donne  la  joie  et  la  beauté  aux  êtres  purs,  et  force 
les  coupables  à  confesser  leur  crime  et  à  se  livrer.  Dans  YOuragtin. 
dont  le  sujet  est  d'une  profonde  beauté  dramatique,  et  où  la 
jalousie  et  le  crime  se  purifient  et  s'éteignent  dans  le  renoncement 
et  dans  l'amitié,  il  y  a  aussi  une  part  de  fiction  et  de  fantaisie  assez 
grande  :  un  rôle  y  est  laissé  à  l'«  Arbre  divin  qui  chante  et  pour 
lequel  les  créatures  meurtries  deviennent  invisibles,  libres  de  leur 
tendresse,  de  leurs  larmes,  de  leur  joie  »,  etc.  Nous  admettons, 
certes,  ce  mélange  de  symbolisme  et  de  vérisme,  de  réalité  et  de 
fiction;  les  musiciens,  les  librettistes  ont  droit  à  la  liberté  qu'Horace 
accordait  aux  poètes,  quidlibet  audendi.  Nous  notons  ces  traits  dans 
le  dessein  d'exposer  à  quel  point  M.  Alf.  Bruneau  a  réalisé  le  pro- 
gramme qu'il  a  si  courageusement  affiché.  Le  théâtre  a,  lui  aussi,  une 
vie,  c'est  bien  entendu;  mais  il  vit  beaucoup  de  conventions;  on  a 
beau  vouloir  y  échapper,  cette  loi  supérieure  vous  ressaisit  et  vous 
conduit  malgré  vous  :  tout,  au  théâtre,  est  vu  en  perspective  et  sous 
un  jour  artificiel;  l'adjonction  de  la  musique,  le  plus  idéaliste  des 
arts,  ne  change  rien  à  cette  condition.  Enfin,  nous  ajouterons  une 
autre  observation  :  malgré  son  admirable  talent,  son  génie  mélodique 
et  dramatique,  son  émotion  communicative,  M.  Alf.  Bruneau  n'a 
pas  encore  obtenu,  pour  plusieurs  de  ses  pièces  et  surtout  pour  ses 
préférées,  les  succès  qu'il  en  attendait.  Son  art  est  trop  noble  et  trop 
sain  pour  ne  pas  pénétrer  plus  tard  dans  nos  mœurs  et  nos  goûts 
artistiques  et  y  garder  une  place  prépondérante.  Nous  le  croyons 
fermement.  S'il  n'y  a  pas  encore  réussi,  il  faut  en  chercher  la  cause 
dans  ce  désaccord  parfois  sensible  entre  ses  doctrines  et  ses  applica- 


NATURALISTES,    IMPRESSIONNISTES,    SYMBOLISTES  561 

tions,   entre  les  diverses   parties  de   ses  œuvres   de   théâtre    où   le 
réalisme  et  la  fiction  se  mêlent  parfois  étrangement. 

—  M.  Gustave  Charpentier  (né  en  Lorraine  en  1860  ;  élève 
de  Massenet,  prix  de  Rome  de  1887)  a  prétendu  lui  aussi, 
après  M.   Alf.  Bruneau,  faire  chanter  sur  la  scène  des  per- 
sonnages empruntés  à  la  vie  populaire.  Ce  qui  le  distingue, 
c'est  que  ses  personnages  émettent  des  théories  sociales  et 
morales  qui  n'ont  de  nouveau  que  leur  accompagnement 
assez  inattendu  en   musique.    M.   Ail".  Bruneau  garde,   du 
haut  de  son  œuvre  où  retentissent  les  tressaillements    de 
l'humanité,  figure  d'aristocrate,  d'une  distinction  native  et 
irréductible.  M.  Charpentier  n'a  pas  seulement  pris  le  fau- 
bourg   de    Paris    pour    scène    de    son    roman   musical;   il 
semble  y  avoir  trouvé    la  région  d'élection   où   sa  nature 
est  le  mieux  à  l'aise.  Sa  philosophie,  au  surplus,   ne  s'est 
pas   réfugiée  dans   les  hautes  régions  de  l'art.   Il  est  des- 
cendu  jusqu'à    la    réalisation    de    ses    théories.    Il    a    créé 
d'abord  Y  Œuvre  de  Mimi  Pinson  (1900),  en  vue  d'offrir  des 
places  de  théâtre  aux  ouvrières  parisiennes,  puis  le  Con- 
servatoire populaire  de  Mimi  Pinson;  il  a  annoncé  le  projet 
d'établir  un    Théâtre  du  peuple,  qu'il  a  ainsi   défini  dans 
une  fête  donnée  à  la  Bourse  du    Travail   :  «   J'ai  rêvé  de 
bâtir  avec  vous  un  théâtre  gai  comme  votre  rire,  ensoleillé 
comme  vos  regards,  dramatique  comme  votre  destinée.   Si 
vous  m'y  aidez,  nous  ne  demanderons  plus  de  places  aux 
directeurs  de  théâtre,  nous  n'aurons  plus  d'héroïques  dis- 
cussions avec  des  esprits  grincheux.  Ce  seront  vos   mains 
qui  sèmeront  sur  la  foule  en  fête  des  billets  de  théâtre.  Ce 
seront  vos  voix  qui  chanteront  sur  l'immense  scène.  »  Mais 
il  convient  de  juger  uniquement  ici  le  musicien  et  le  dra- 
maturge qui  ne  font  qu'un,  car  M.  Charpentier  ne  travaille 
que  sur  ses  propres  livrets. 

Sa  première  pièce  de  théâtre,  Louise  (4  actes,  5  tableaux, 
Opéra-Comique,  1900),  suscita,  dès  son  apparition,  de  vives 
controverses,  bien  éteintes  aujourd'hui,  mais  qui  servirent 
le  jeune  compositeur  et  furent  l'atmosphère  la  plus  favo- 
rable à  sa  naissante  renommée.  La  pièce  n'échappe  cer- 
tainement pas,  en  tant  qu'oeuvre  de  théâtre,  à  certaines 
critiques.    Ce  «    roman   musical   »   n'est  qu'une  esquisse; 

Combarieu.  —  Musique,  III.  36 


562  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

la    psychologie    en    est    épaisse    et    vulgaire.    Le    person- 
nage principal,  Julien,  qui,  sur  le  palier  d'un  hôtel  garni, 
flirte  d'abord  avec  la  fille  d'un  charpentier,  et,  ne  pouvant 
obtenir  sa  main,  l'enlève,  n'est  pas  marqué  de  traits  assez 
précis.     Il    s'eliaee    derrière    un    plaidoyer    écourté,    peu 
musical   en   soi,    pour   le   mariage    libre.    C'est  un  artiste, 
nous  dit-on;   mais  un  mot  ne  remplace  pas   un  caractère. 
Au  cours  de  la  pièce,  il  y  a  des  discussions  sur  «  les  devoirs 
des  entants  à  l'égard  des  parents  »  qui  sont  froides  (elles 
le    seraient    déjà   dans    une   comédie!)    et    aggravées   par 
quelques  touches  trop  brutales.  La  convention  fondamen- 
tale  qui  consiste  à  faire    chanter,    avec    accompagnement 
d'un  orchestre  de  70  musiciens,  des  personnages  de  la  vie 
usuelle  et  parlant  le  langage  de  tous  les  jours  est,  en  cer- 
tains endroits,  choquante;  cela  rappelle  un  peu  Y  Hermann 
et  Dorothée  où  Gœthe   fait  parler  à   un   apothicaire,  à  un 
pasteur,    etc.,    la  langue  des   héros  de  Y  Iliade;  et  ce  qui 
semble     prouver   que    ce     disparate    n'est    pas   seulement 
sensible  pour  l'auditeur,    c'est  que  M.    Charpentier,    plus 
d'une   fois,    abandonne  le  chant  et  la  musique  pour  leur 
substituer  la  parole  ordinaire.  On  peut  reprocher  à  l'auteur 
de  ne  pas  rester  toujours  fidèle  à  sa  propre  esthétique  :  il 
revient  à  un  symbolisme  suranné  lorsqu'il  nous  montre  ce 
fêtard  qui,  attardé  à  un  carrefour  sur  les  quatre  heures  du 
matin,    chante    :    «    Je   suis    le    Plaisir!...    »    C'est   nous 
ramener  au   réalisme  ingénieux  d'un  Delille  ou  d'un  Flo- 
rian.  Il  y  a  un  tableau  {chez  la  couturière)  qui  est  pur  hors- 
d'œuvre.  La  conduite  de  la  pièce  est  telle,  qu'elle  apparaît 
comme  une  parodie  de   l'ancien  opéra   :   ainsi,   l'ancienne 
sérénade  du  ténor  dans  la  coulisse  est  remplacée  par  la 
complainte   d'un   chanteur   dans    une    cour   d'hôtel;    et   le 
ballet  traditionnel,  par  une  farandole  de  mardi  gras  :   au 
lieu  de  musique  de  luxe,  il  y  a  des  mirlitons;  au  lieu  d'un 
roi  et  d'une  reine  «   assistant  à  une  fête  sous  un  dais  de 
pourpre  »,  on  voit  des  titis  et  des  poivrots  juchés  sur  des 
échafaudages.   Musicalement,  il  y  a,  dans   l'orchestration, 
un  certain   abus    des  motifs   conducteurs    et   des   formules 
typiques.  Enfin,   cet  opéra   réaliste  est  d'une  grande  tris- 
tesse; ce  n'est  pas  la  tristesse  qui  naît  de  la  pauvreté  des 
movens    employés,   de   la  monotonie,   de  la   sécheresse   ou 


NATURALISTES,    IMPRESSIONNISTES,    SYMBOLISTES  563 

de  l'ennui,  mais  la  tristesse  poignante,  aiguë,  douloureuse, 
qu'on  éprouve  devant  une  copie  trop  exacte  de  certaines 
scènes  pénibles  de  la  vie.  Ce  n'est  pas  seulement  la  faute 
du  compositeur;  c'est  surtout  celle  de  la  vie  elle-même, 
c'est-à-dire  la  nôtre.  Mais  on  peut  demander  si  le  théâtre 
lyrique  mérite  d'être  pris  tellement  au  sérieux  qu'on  y 
doive  montrer  la  vérité,  comme  dans  la  science,  sans  pré- 
occupation des  conséquences. 

La  partition  de  Louise  contient  des  thèmes,  des  arrangements  sym- 
phoniques,  des  détails  qui  annoncent  une  aptitude  particulière  chez 
M.  Charpentier,  à  manier  l'orchestre  et  à  eu  tirer  tout  l'éclat  pos- 
sible. Les  Impressions  d'Italie  (1890),  suite  d'orchestre  en  5  parties, 
avaient  déjà  affirmé  sa  valeur  symphonique  et  descriptive.  Cette 
qualité  rehausse  singulièrement  son  œuvre  dramatique.  Elle  lui  a 
permis  de  brosser  des  tableaux  de  la  vie  populaire  à  Paris,  qui  sont 
d'un  pittoresque  et  d'un  réalisme,  d'une  intensité  de  mouvement 
extraordinaires.  Ici,  il  n'y  a  point  de  thèse  ni  de  parti  pris  en  jeu. 
Il  n'y  a  que  de  la  musique  descriptive,  et  elle  est  excellente. 

Un  nouveau  «  drame  lyrique  »  que  M.  Charpentier  a  fait  jouer  à 
l'Opéra-Comique  (1913,  5  actes)  sous  le  nom  de  Julien,  n'a  rien 
apporté  de  nouveau  et  n'a  pas  obtenu  de  succès.  Il  est  tiré  d'une 
symphonie-drame,  la   Vie  du  poète,  en  4  parties. 

—  Le  drame  lyrique  réaliste  a  donc  conquis  sa  place  au 
soleil  :  partout  où  est  l'humanité,  il  y  a  source  de  drame, 
d'intérêt,  de  poésie.  Nous  ne  voulons  certes  pas  lui  cher- 
cher querelle.  Il  nous  sera  cependant  permis  de  présenter 
quelques  observations  dont  la  première  est  celle-ci  :  une 
œuvre  qui  reproduit  avec  toute  l'exactitude  possible  la  vie 
du  peuple,  a  plus  de  chance  de  plaire  à  la  partie  lettrée  et 
un  peu  blasée  du  public  qu'au  peuple  lui-même.  Au  théâtre 
le  vrai  peuple  —  celui  qui  n'est  gâté  par  aucun  snobisme 
—  demande  autre  chose  que  les  impressions  de  l'existence 
ordinaire.  II  n'est  pas  seulement  très  idéaliste;  il  a,  tran- 
chons le  mot.  des  goûts  aristocratiques.  Il  est  aristocrate 
naïvement,  en  vertu  d'un  instinct  profond  de  l'humanité, 
non  déformé  par  l'analyse;  il  l'est  par  besoin,  par  lassi- 
tude de  la  vie  réelle.  Les  subtils  auteurs  de  la  Fille  Elisa 
ont  constaté  ce  fait  qui  est  suggestif:  «  Elles  ont  du  succès 
auprès  de  certains  hommes  du  monde  par  une  familiarité 
brutale  et  auprès  des  hommes  du  peuple  par  la  politesse.  » 
A  l'Opéra  aussi,  et  à  l'Opéra-Comique,   c'est  la  politesse, 


o64  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

en  d'autres  termes  l'œuvre  d'art  de  forme  élégante,  somp- 
tueuse et  distinguée,  qui  est  la  plus  capable   de  plaire  au 
gros  public.  Le  peuple  n'admet  pas  que,  si  on  le  convie  à 
une  fête  des  yeux  et  des  oreilles,  ce  soit  pour  l'entretenir 
de  ses  misères,   et  le   ramener  brusquement  sur  lui-même 
en  lui  présentant  un  miroir.  Il  ne  comprend  pas,  ou  bien  il 
se    croit   victime   d'une    mystification,    lorsqu'on  vient    lui 
dire  :  «  L'idéal  de  la  beauté  est  en  loi,  et  non  au-dessus  de 
toi!   »  Quelle  erreur  de  croire,  d'après  un  mot  attribué  à 
M.  C.  Saint-Saëns,  que  le  seul  opéra  populaire  soit  l'opéra 
bouffe  !    Sérieux,    infiniment  docile,    le   peuple   est   prêt   à 
battre   des   mains   devant  tout  ce  qui    est   vraiment  digne 
d'admiration.  Ce  qu'il  lui  faut,  c'est  à  la  fois  ce  qu'il  y  a 
de  plus  beau,   de  plus  magnanime  et  de  plus   riche.  C'est 
lui  —  parterre  debout   —  et  non  les  gentilshommes  assis 
sur  les  côtés  de  la  scène,  qui  fit,   au  xvnc  siècle,   le  succès 
du  Cid  et  d'Andromaque.  Ce  qu'il  aime,  c'est  la  grandeur 
de  l'héroïsme   cornélien,   c'est  la  poésie   de   l'amour,  c'est 
le    merveilleux    :    c'est  aussi    et  surtout   l'éclat   visible  du 
cadre  dans  lequel  une  œuvre  lui   est  offerte   :  le  faste  des 
costumes,    la    rareté   des   décors,    la    pompe   des   cortèges 
solennels.    Il    est  plus    intéressé    par    Lohengrin    dans    sa 
nacelle  que  par  les  savetiers  des  Maîtres  chanteurs,   et  il 
aime  mieux  voir  le  manteau  étoile  de  la  Reine  de  la  Nuit, 
dans  la  Flûte  enchantée,  que  le  fichu  de  Mamzell'  Quat'sous. 
La    raison    en   est    bien  simple.    Montaigne   l'a  donnée  en 
disant  :  «  Nous  ne  sommes  jamais  chez  nous,  nous  sommes 
toujours  au  delà.   »  L'imagination  nous  entraine   à  chaque 
instant  hors  de  notre  domaine   coutumier;   elle   nous   fait 
aimer  ce  qui  tend  à  nous  enlever  dans  les  étoiles  et  non  à 
nous  refouler  sur  nous-mêmes. 

On  a  reproché  à  M.  Charpentier  d'être  trop  particulariste 
et  de  rapetisser,  d'appauvrir  la  musique  en  limitant  son 
pouvoir  à  l'expression  d'une  vie  toute  locale.  Cette  critique 
parait  superficielle.  Sans  doute,  ce  qui  nous  intéresse  bien 
plus  que  Montmartre,  c'est  l'Humanité.  Mais  l'étude  appro- 
fondie (ou  passionnée,  ce  qui,  artistiquement,  revient  au 
même)  d'un  sujet  très  particulier,  est  seule  capable  de 
nous  faire  arriver  à  l'émotion  qui  accompagne  en  nous  le 
sentiment  de  la  vie  universelle.  Ainsi  J.-J.  Rousseau  dans 


NATURALISTES,    IMPRESSIONNISTES,    SYMBOLISTES  565 

ses  Confessions,  Montaigne  en  ses  Essais,  peignent 
l'homme  en  étudiant  un  homme.  Voyez  X Othello  de  Shake- 
speare ;  il  n'est  peut-être  pas  de  personnage,  au  théâtre,  qui 
soit  caractérisé  par  des  traits  plus  individuels,  et  cepen- 
dant Othello  est  le  jaloux  par  excellence.  Il  se  pourrait  donc 
que  cette  substitution  de  personnages  populaires  (ouvriers, 
étudiants,  chiffonniers,  cochers  de  fiacre,  sergents  de 
ville,  etc.)  «  aux  travestis  »  de  l'ancien  régime  musical  lût 
peu  importante  et  négligeable,  le  résultat  de  l'œuvre  d'art 
restant  le  même.  Alors  cependant  on  pourrait  demander, 
si  cette  substitution  n'est  pas  justifiée  par  un  renouvelle- 
ment essentiel  de  l'œuvre  lyrique,  quel  gain  nous  procure- 
t-elle?  En  changeant  les  moyens  pour  arriver  au  même 
but,  répondrons-nous,  elle  donne  l'illusion  d'un  change- 
ment radical;  elle  est  contraire  au  «  déjà  vu  »,  hardie  et 
de  bonne  foi,  brillamment  exécutée.  Cela  est  beaucoup. 

Nous  ne  pensons  pas  que  le  drame  lyrique  naturaliste, 
dont  nous  saluons  avec  plaisir  l'avènement,  soit  destiné 
à  supprimer  d'autres  conceptions  moins  austères  de  l'opéra 
et  de  l'opéra-comique;  il  s'ajoutera  simplement  à  nos 
richesses  acquises  sans  s'élever  sur  des  ruines. 

Parmi  les  précurseurs  lointains  de  Louise,  ainsi  rétablie 
à  sa  vraie  place,  on  peut  citer  le  Seigneur  bienfaisant, 
opéra  en  3  actes  (paroles  de  Rochon  de  Chabannes, 
musique  de  Floquet).  représenté  à  Paris  le  jeudi  14  décem- 
bre 1780.  Le  personnage  principal  est  un  «  notable  fer- 
mier »  —  Julien  —  dont  le  fi ls  unique  se  marie  malgré 
son  père,  l'abandonne  pour  aller  vivre  avec  la  famille  de  sa 
femme,  puis  revient  avec  un  bébé  et  se  fait  pardonner. 
Dans  l 'avertissement  de  son  poème  (p.  3)  l'auteur  dit  : 
«  J'ai  laissé  la  fable  et  la  féerie  avec  lesquelles  on  a  l'ail 
tous  les  opéras-ballets,  pour  poser  sur  la  scène  du  monde 
et  offrir  aux  spectateurs  quelques  tableaux  de  la  vie 
humaine,  parlant  au  cœur  sans  négliger  de  frapper  les 
yeux —  Nous  n'avions  encore  que  la  Pastorale  de  la  Comé- 
die dans  le  genre  que  j'ai  adopté,  j  //  ai  ajouté  le  Drame, 
ce  genre   si  naturel   et  si  intéressant  qui  ne  nous  occupe 

que  des   peines  et   des   malheurs  de  nos  semblables Le 

fonds  de  l'opéra  est   usé...  II  y  a  longtemps  que  je  pense 
qu'on  devrait  laisser  reposer  ces  deux  genres,  Pastorale  et 


506  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

Comédie  ».  Malheureusement,  l'auteur  a  transporté  le  lieu 
de  l'action  en  Béarn...  au  temps  d'Henri  IV! 

—  La  liste  des  compositeurs  contemporains  de  l'école  de  M.  Alf.  Bru- 
neau  est  assez  restreinte.  Elle  ne  comprend  guère  avec  les  «  véristes 
italiens  »  dont  nous  reparlerons  dans  un  chapitre  spécial  consacré  à 
la  musique  étrangère,  que  M.  Jean  Nouguès  qui  a  donné  diverses 
pièces  en  province,  notamment  à  Bordeaux  Thamyris  (1904,  5  actes, 
livret  de  M.  Jean  Sardou),  à  Nice  Quo  vadis  (1908,  5  actes,  livret  de 
Sienkievicz),  à  Paris  Chiquito  (1909,  4  actes,  livret  de  M.  H.  Caïn). 
Chiquito  est  un  drame  basque  :  l'amour  de  deux  jeunes  gens,  con- 
trarié par  une  tentative  d'assassinat  sur  le  jeune  homme,  et  aboutis- 
sant à  la  mort  de  la  jeune  fille  sur  un  lit  d'hôpital.  La  partie  de 
pelote  et  les  bérets  rouges  ne  remplacent  pas,  malgré  tout,  le  senti- 
ment de  la  nature  et  de  la  vie  basque.  C'est  du  réalisme  sans  émo- 
tion et  très  superficiel. 


* 


—  L'impressionnisme  de  M.  Cl.  Debussy  a  quelques  traits 
communs  avec  le  naturalisme  dont  nous  venons  de  parler. 
D'abord,  un  retour  conscient  à  la  tradition  nationale. 
«  En  composant  le  Rêve,  l  Attaque  du  Moulin,  Messidor,  a 
dit  M.  Ait".  Bruneau,  drames  point  légendaires,  mais  bien 
contemporains,  très  français  d'action  et  de  sentiment,  j'ai 
eu  la  constante  et  ferme  volonté,  chantant  la  douceur  et 
l'amour  mystique,  l'abomination  des  injustes  guerres,  la 
nécessité  du  glorieux  travail,  de  faire  acte  de  Français.  » 
(Musiques  d'hier  et  d'aujourd'hui,  p.  118.)  «  Croire, 
déclare  M.  Cl.  Debussy,  que  les  qualités  particulières  d'une 
race  sont  transmissibles  à  une  autre  race  sans  dommage 
est  une  erreur  qui  a  faussé  notre  musique  assez  souvent.  » 
(Revue  S.  I.  M.,  15  janv.  1913.)  Nous  pourrions  multiplier 
les  citations,  ajouter  les  professions  de  foi  aussi  nettes  de 
MM.  C.  Saint-Saëns,  Th.  Dubois,  G.  Fauré,  V.  d'Indy. 
Sur  cette  conception  de  la  musique  et  de  l'art,  toutes  les 
écoles  contemporaines  sont  en  parfait  accord  :  l'art  ne 
parvient  à  son  plein  épanouissement  qu'en  se  conformant, 
dans  chaque  pays,  à  la  tradition  nationale,  en  restant 
fidèle  à  ses  origines.  Il  y  a  eu  aussi  chez  les  naturalistes 
et  les  impressionnistes  (nous  adoptons  ce  terme  à  défaut 
d'autre,  en   attendant  de  l'expliquer)  une  volonté  de  réac- 


NATURALISTES,    IMPRESSIONNISTES,    SYMBOLISTES  567 

tion  contre  l'influence,  devenue  excessive  et  malfaisante, 
de  Wagner.  La  sottise  des  huées  et  des  sifflets  qui  avaient 
accueilli  en  France  ses  premières  œuvres  avait  certaine- 
ment servi  à  lui  rallier  des  partisans,  devenus  des  admira- 
teurs passionnés  et  sans  discernement,  applaudissant  aux 
lourdeurs,  aux  longueurs,  aux  obscurités,  comme  aux  traits 
de  génie  les  plus  éclatants  du  maître  de  Bayreuth.  Et  le 
public,  tardivement  mais  complètement  conquis,  s'était  mis 
à  considérer  Wagner  comme  la  conclusion  générale  et  défi- 
nitive de  la  musique  de  théâtre.  Les  musiciens  s'étaient 
empressés  de  «faire  du  Wagner  ».  «  Il  est  malheureusement 
indiscutable  que  nombre  de  nos  nouveaux  musiciens, 
tant  est  vif  chez  les  mieux  doués  le  désir  de  l'immédiate 
réussite,  aliènent  aujourd'hui  leur  indépendance,  oublient 
ce  qu'ils  doivent  à  l'esprit  de  leur  race,  se  dénationalisent 
et  pastichent  l'œuvre  germanique  déjà  ancienne  etpeu  con- 
forme aux  exigences  de  nos  âmes,  ne  sont  ni  de  leur  temps 
ni  de  leur  pays.  »  (Alf.  Bruneau,  ibid.,  p.  117.)  Chez  les 
naturalistes,  cette  réaction  s'est  traduite  par  une  préfé- 
rence pour  les  drames  populaires  et  d'actualité,  par  la 
recherche  de  la  puissance,  de  l'éclat.  M.  Alf.  Bruneau  s'est 
plongé  dans  l'œuvre  d'E.  Zola  et  en  a  rapporté,  avec  ses 
sujets  de  drame,  toutes  ses  inspirations  lyriques,  ses 
ardeurs  humanitaires  et  sociales,  son  verbe  retentissant. 
Chez  les  impressionnistes  la  protestation  contre  le 
wagnérisme  a  pris  des  voies  plus  sinueuses  et  revêtu  des 
formes  plus  complexes. 

Les  affinités  de  M.  Cl.  Debussv  l'ont  tourné  vers  les 
préraphaélites,  vers  les  symbolistes  et  les  décadents.  Il  a 
subi  le  charme  de  la  poésie  de  Verlaine;  il  a  fait  partie 
du  cénacle  de  Stéphane  Mallarmé;  il  a  été  séduit  par 
ce  langage  subtil  et  déconcertant  où  les  admirateurs  du 
maître  ont  vu  des  profondeurs  de  pensées,  des  combinai- 
sons de  couleurs  inconnues  jusqu'à  lui,  et  où  le  vulgaire 
a  distingué  trop  rarement,  parmi  des  ténèbres  compactes, 
de  fugitives  ouvertures  de  ciel  pleines  d'étoiles.  Mallarmé 
et  Verlaine  ont  donné  aux  mots,  aux  sonorités  des  voyelles 
une  valeur  d'expression  indépendante  de  la  pensée  qui 
pouvait  y  être  enfermée.  Le  vers  des  romantiques  et  des 
parnassiens    soumis   aux    rimes  alternées    et   aux  césures, 


568  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

régi  par   des  lois   d'une  sévérité  séculaire,  est  devenu  un 
instrument    d'une    liberté    et   d'une    souplesse  nouvelles, 
affranchi    de    toute  discipline,   ayant  pour   seule  règle   de 
suivre  toutes  les  nuances  de  la  pensée  et  de  les  traduire  par 
un    rythme    aux    formes   multiples    comme  elle.    Plus    de 
lyrisme  :  «  prends  l'éloquence  et  tords-lui  son  cou  »,  avait 
commandé    Verlaine;    mais    la    recherche    des   sentiments 
les  plus  intimes,   la  notation   des  plus  délicats  frissons  de 
la  sensibilité,  enfin  un  équilibre  nouveau  entre  la  musique 
du  vers   et    l'émotion   qu'il  exprime.  Cette  évolution  de  la 
poésie  a  correspondu   ;i    un   mouvement   analogue  dans  la 
peinture,  car  les  arts  se  rapprochent  et  se  confondent  sou- 
vent clans  la  recherche  des  émotions  et  des  moyens  de  les 
exprimer.  Les  peintres  impressionnistes  venaient  de  sous- 
traire leur   art   aux  formules  du  classicisme  et  du  roman- 
tisme  :   ils   avaient  proclamé  que  la  nature  ignore  la  rigi- 
dité  et    la  précision  du  dessin,   qu'elle  n'est  que  couleur, 
qu'elle  se  communique  à  nous  par  des  vibrations  lumineuses 
génératrices    de    nos  sensations   et   dont  la  peinture    doit 
s'efforcer  de  fixer  les  chatoyantes  et  fugitives  émanations. 
C'est  dans   ce    milieu,  dans   cette  atmosphère  propice  que 
l'art  debussyste  est  né,  et  s'est  rapidement  épanoui,  réac- 
tion contre  la  déclamation  wagnérienne,  et  en  même  temps 
contre  les  tendances  et  les  procédés  de  l'école  naturaliste. 

M.  Claude  Debussy  (1862-1918)  a  fait  toutes  ses  études  au  Conser- 
vatoire, depuis  la  classe  de  solfège  et  celle  de  piano  jusqu'à  celle  de 
composition  de  E.  Guiraud  qui  le  mena  au  prix  de  Rome  en  1884 
(cantate  de  l'Enfant  prodigue).  Il  a  ainsi  appris  tout  ce  qu'on  enseigne 
dans  cette  maison  pourvue  de  classiques  professeurs  ;  il  possède  tous 
les  secrets  du  contrepoint,  de  la  fugue,  de  l'harmonie  et  de  la  com- 
position. Bonne  préparation  pour  faire  litière  des  formules  clas- 
siques que  de  n'en  ignorer  aucune.  Puis,  il  voyagea.  Une  première 
visite  à  Moscou  lui  révéla  la  musique  russe.  Ces  mélodies  popu- 
laires, d'un  rythme  si  varié  et  si  puissant,  d'un  mouvement  si  pas- 
sionné, le  ravirent.  Il  en  fut  si  profondément  impressionné  que 
quelques  critiques  rattachent  au  souvenir  de  ce  premier  contact 
avec  l'Orient,  les  pages  les  plus  chaudes  et  le  thème  directeur  du 
Quatuor  à  cordes  : 


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NATURALISTES,    IMPRESSIONNISTES,    SYMROLISTES  569 

Peu  après,  c'est  le  Boris  Goudounow  de  Moussorgsky,  à  peu  près 
inconnu  alors,  qui  aggrave  et  précise  cette  empreinte  russe.  Il  trouve 
dans  la  couleur,  dans  la  liberté  d'expression,  dans  l'affranchissement 
de  cette  musique,  qui  ignore  les  lois  traditionnelles  de  la  composition 
et  de  l'harmonie,  un  magnifique  exemple  et  un  encouragement. 
M.  Debussy  n"a  pas  fait  de  la  musiqne  russe  (il  aime  trop  la  demi- 
teinte),  mais  il  lui  doit  ses  premières  directions;  c'est  sous  son 
influence  qu"il  s'éloigna  définitivement  de  Wagner. 

On  peut  classer  les  œuvres  de  M.  Cl.  Debussy  sous  les  étiquettes 
symbolisme  et  naturalisme.  Sous  la  première,  la  Damoiselle  élue 
(poème  lyrique  pour  voix  de  femmes,  soli,  chœurs  et  orchestre, 
d'après  Rossetti),  commencée  à  Rome  et  finie  à  Paris  en  1887  est 
déjà  très  caractéristique  de  la  manière  de  Debussy  : 


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La  damoiselle  élue  est  au  Paradis  où  elle  espère  son  bien-aimé  ; 
malgré  ses  objurgations,  celui-ci  ne  monte  pas  au  divin  séjour.  Tout 
cela  est  haut,  lointain,  séraphique  :  à  signaler  la  simplicité  exquise 
du  chœur  des  anges,  la  «  douce  musique  des  étoiles  ». 

Symbolique  aussi,  le  Prélude  de  l'après-midi  d'un  Faune  (1892). 
Le  compositeur  n*a  pas  mis  en  musique  le  poème  semi-extravagant 
de  Mallarmé.  Il  en  a  écrit  le  «  Prélude  »  où  il  a  exprimé  la  sensualité 
et  la  grâce  qui  sont  contenues  dans  le  poème,  en  certaines  parties 
obscur  et  d'une  langue  amphigourique.  Le  musicien  a  retourné  cet 
aphorisme  formulé  par  Mallarmé  dans  la  Musique  et  les  Lettres  :  «La 
musique  et  les  lettres  sont  la  face  alternative,  ici  élargie  vers 
l'obscur,  scintillante  là  avec  certitude,  du  phénomène  que  j'appelai 
l'Idée  ».    Le   thème    principal,   exposé    par  la    flûte,    a    une   douceur 


570 


LES    COURANTS    NOUVEAUX 


enveloppante  qui  donne  toute  sa  couleur  au  morceau,  appel  du  faune 
dans  la  clarté  du  jour  : 


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Pelléas  et  Mélisande  (5  actes  et  12  tabl.,  poème  de  Maeterlinck, 
Opéra-Comique,  1902)  est,  d'après  les  admirateurs  de  M.  ^  Cl.  De- 
bussy, le  chef-d'œuvre  du  symbolisme.  M.  L.  Laloy  qualifie  ainsi  la 
musique  de  Pelléas  (Revue  Musicale  de  1904,  p.  106)  :  «  Une  musique 
sans  formules,  où  tout  vient  de  l'âme,  une  musique  sans  développe- 
ments oiseux,  modelée  sur  le  drame  ou  plutôt  sur  la  vie  elle-même, 
dont  les  mots  du  drame  ne  sont  qu'un  pâle  reflet:  une  déclamation 
simple  et  juste,  un  orchestre  clair  et  contenu,  une  puissance  d'émo- 
tion irrésistible  »,  en  somme,  un  «  chef-d'œuvre  d'émotion  et.  de 
simplicité  ».  Les  thèmes  sont  en  effet  d'une  simplicité  raffinée  :  tel 
celui  qui  est  inscrit  au  frontispice  de  Pelléas  et  annonce  une  légende: 


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Tel  le  motif  gracieux  qui  caractérise  Mélisande . 


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Pelléas  et  Mélisande  est,  comme  Tristan  et  Yseult,  le  drame  de  la 
fatalité  dans  l'amour.  Mais  il  n'y  a  pour  ainsi  dire  pas  un  trait  de 
ressemblance  entre  les  deux  œuvres.  Celle  de  M.  Debussy  évite  la 
symphonie;  elle  se  déroule  comme  une  déclamation  lyrique,  avec  un 
langage  musical  qui  évite  les  développements  et  toutes  les  choses 
inutiles  à  la  marche  de  l'action.  Plus  d'airs  ni  de  récitatifs.  La 
musique  suit  le  rythme  des  paroles  afin  d'arriver  à  l'expression 
dramatique  la  plus  vraie  et  la  plus  simple.  Quand  un  personnage  a 
quelque  chose  de  lyrique  à  dire,  il  devient,  alors  seulement,  lyrique  : 
le  reste  du  temps,  il  est  naturel.  Quant  à  la  contexture  elle-même  de 
la  musique  de  Pelléas,  elle  est  faite,  non  peut-être  de  nouveautés  et 
d'inventions  réelles,  mais  d'une  adaptation  nouvelle,  d'un  emploi 
plus  original  de  ce  que  d'autres  compositeurs  n'avaient  mis  qu'excep- 
tionnellement dans  leurs  œuvres.  Les  successions  de  quintes,  les 
accords  de  septième  et  de  neuvième,  les  dissonances,  le  chroma- 
tisme,  la  liberté  des  intervalles  dans  la  mélodie,  la  gamme  par  tons, 
l'application  à  notre  musique  des  gammes  liturgiques  ou  orientales, 
toutes  ces  nouveautés  sont  fort  anciennes,  car  J.  S.  Bach  les  con- 
naissait toutes,   et  on  en   trouverait  des   exemples  jusque   dans  nos 


NATURALISTES,    IMPRESSIONNISTES,    SVMROLISTES  571 

classiques  contemporains.  Mais  ce  qui  constitue  l'originalité  harmo- 
nique de  M.  Debussy,  c'est  l'emploi  normal  et  fréquent  qu'il  en  fait. 
Sa  musique  a  paru  pour  cela  compliquée  et  d'une  analyse  gramma- 
ticale ardue.  «  Qu'importe,  a-t-il  répondu  dans  une  interview  donnée 
à  M.  Louis  Schneider  :  la  notion  musicale  peut  être  compliquée, 
pourvu  qu'elle  donne  un  effet  simple  :  le  moyen  en  art  ne  regarde 
personne.  »  [Revue  Musicale,  1902,  p.  138.) 

Le  Martyre  de  saint  Sébastien,  mystère  en  5  actes  de  Gabriele 
d'Annunzio  (Paris,  1911),  est  encore  une  œuvre  symbolique.  Elle 
manque  de  simplicité,  de  sincérité  religieuse,  de  recueillement, 
d'ingénuité,  qui  étaient  plus  nécessaires  pour  traiter  ce  sujet,  que 
l'imagination  lyrique  des  deux  collaborateurs. 

Les  pièces  descriptives  de  M.  Cl.  Debussy  ont  rencontré  plus 
d'admirateurs  que  sa  musique  de  théâtre.  C'est  que  le  génie  et  la 
manière  du  compositeur  s'adaptaient  mieux  à  ces  notations  de  sensa- 
tions subtiles  et  fugitives.  Sous  le  titre  la  Mer,  l'auteur  a  composé 
<(  trois  esquisses  symphoniques  »  :  1°  De  l'Aube  à  midi  sur  la  mer 
(pourquoi  midi?);  2°  Jeux  de  vagues;  3°  Dialogue  du  vent  et  de  la 
mer  (1905).  Il  cherche  à  faire  de  la  couleur  avec  l'orchestre,  et 
mélange  une  multitude  de  timbres  et  de  rythmes.  Il  use  et  abuse 
des  moyens  d'imitation  réalistes.  Il  ne  rêve  pas  au  bord  de  la  mer. 
La  grandeur  et  la  poésie  des  choses  paraissent  le  laisser  indifférent. 
Les  trois  Nocturnes  (Nuages,  Fêtes,  Sirènes,  avec  chœurs)  sont 
peut-être  ce  qu'il  a  écrit  de  plus  achevé  et  de  plus  expressif  :  la 
musique  en  est  délicate,  vaporeuse,  encore  que  les  Fêtes  aient  plutôt 
la  couleur  d'un  tableau  oriental,  d'une  danse  mouvementée  sous  un 
ruissellement  de  lumière.  Il  y  a  là  des  sonorités  nouvelles,  des 
accouplements  de  timbres,  des  combinaisons  de  harpes  et  de  cordes, 
des  ingéniosités  et  des  trouvailles  toujours  exquises.  M.  Cl.  Debussy 
est  plus  apte  à  interpréter  des  paysages  qu'à  remuer  des  pas- 
sions profondes.  Images  (troisième  série  pour  orchestre,  1909  : 
1°  Gigue  ;  2°  Iberia  ;  3IJ  Rondes  de  printemps)  met  en  effet  la  musique, 
suivant  les  paroles  de  Nietzsche,  au  service  d'un  enchaînement  d'ima- 
ges ;  la  couleur  et  le  réalisme  y  abondent,  le  sentiment  en  est  absent. 

Il  faut  ajouter  les  pièces  pour  piano  et  chant,  mélodies  sur  les 
poésies  de  P.  Verlaine  et  de  Baudelaire,  de  Pierre  Loùys  [Chansons 
de Bilitis),  ou  sur  les  vers  de  Charles  d'Orléans  ou  de  Villon.  Dans  le 
Quatuor  à  cordes  on  retrouve  les  curieuses  sonorités  caractéristiques 
de  Cl.  Debussy;  l'œuvre  est  de  solide  construction  cyclique; 
l'andante  est  pénétré  de  sentiment.  Dans  ces  compositions,  comme 
dans  celles  pour  piano  [Valse  romantique,  La  plus  que  lente,  Ara- 
besques, etc.),  dans  la  lre  Rapsodie  pour  clarinette  en  si  b,  dont  les 
mouvements  indiqués  par  l'auteur  signalent  le  caractère  rêveusement 
lent...  doux  et  expressif...  doux  et  pénétrant...  modérément  animé, 
apparaît  une  personnalité  originale   entre  toutes. 

Une  pareille  musique  n'a  pas  rallié  tous  les  suffrages.  Le 
public,  après  quelque  hésitation,  à  l'apparition  de  Pelléas, 


572  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

a  fini  par  céder  au  charme  de  cette  partition;  le  Prélude  à 
l'après-midi  d'un  Faune,  les  Nocturnes  sont  aujourd'hui 
parmi  les  œuvres  qu'il  écoute  avec  le  plus  de  plaisir  et 
qu'il  applaudit  le  plus  chaleureusement.  La  sympathie  et 
l'intérêt  partis  d'abord  d'une  élite,  nous  pourrions  dire 
d'un  cénacle,  ont  gagné  la  Foule.  Quelques  chefs  d'école 
sont  restés  hostiles.  M.  V.  d'Indv  l'a  jugée  très  sévère- 
ment :  il  lui  reproche  de  sacrifier  l'harmonie,  chose  con- 
tingente et  facile  d'ailleurs  à  rencontrer,  à  la  mélodie, 
forme  supérieure  de  la  musique  cl  dont  l'invention  est 
bien  plus  méritoire.  «  La  gamme  par  tons  constituée  à  six 
notes  est  loin  d'être  un  progrès  sur  notre  gamme  occi- 
dentale traditionnelle,  puisqu'elle  supprime  toute  tonalité 
et  conséquemment  toute  modulation.  »  (V.  d'Indy,  Revue 
S.  I.  M.,  nov.  1912.  p.  58.)  Et  un  peu  plus  tard,  il  qualifie 
avec  ironie  cette  formule  musicale  de  musique  «  senso- 
rielle »  pour  laquelle  «  l'adjonction  d'un  cinématographe  » 
aurait  l'avantage  d'  «   expliquer  et  déterminer  les  diverses 

phases  du  morceau et  de  présenter  à  l'œil  un  agréable 

tremblotement,   qui   s'harmoniserait    à    merveille   avec    les 
petits  chichis  orchestraux  et  autres  titillations  auriculaires, 
constituant  généralement  le  principal  mérite    de  ces  com- 
positions  ».  (Ibid.,  15  fév.   1913.)  Il  déclare  d'ailleurs  ne 
pas  s'indigner  «  contre  Ravel  et  Debussy,  qui  possèdent, 
eux,  un   métier   solide,    en   outre    de    leurs  belles  qualités 
natives,...  mais  contre  les   Debussystes    et  les  Ravelistes, 
proclamateurs  de  dogmes  faux  et  propagateurs  d'erreurs 
graves...   ».   {Ibid.,  nov.   1912.)  Mais   pourquoi  opposer  la 
musique  qui    respecte   les    règles    de   l'harmonie   et  de    la 
construction   rythmique,    la    musique  qui  révèle   le  métier 
du  compositeur,  à  celle  qui  fait  bon  marché  de  tout  cela? 
Placer  le  débat  sur  un  tel  terrain,   c'est  adopter  le  point 
de  vue  étroit  de  l'école,  qui  n'est  point  du  tout  celui  de  la 
grande   majorité  des  auditeurs.   Tant  qu'on  ne  saura  pas, 
avec  une  précision  mathématique,  quels   sont  les   moyens 
de  plaire   et  d'émouvoir,    il  y  aura   une  infinité  de  façons 
d'arriver    au    but.    —   «    Le    public,    nous    disait  un    jour 
M.  Debussy,  ne  sait  pas  ce  qu'il  veut.  »  C'est  très  exact  et 
c'est  très  faux  en  même  temps.  Le  public   ne  sait  pas  ce 
qu'il    veut  en    matière   d'harmonie,    de   contrepoint,    d'or- 


NATURALISTES,    IMPRESSIONNISTES,    SYMBOLISTES  o73 

chestration,  etc.,  mais  voici  un  point  sur  lequel  il  ne 
saurait  y  avoir  d'équivoque  :  un  sujet  étant  donné,  le 
public  veut  une  musique  dégageant  toute  l'émotion,  tout 
l'intérêt,  toute  la  poésie  qu'il  y  a  dans  ce  sujet;  il  veut,  et 
en  cela  il  montre  une  docilité  admirable,  que  son  cœur  soit 
touché,  que  son  imagination  soit  séduite,  que  sa  raison 
soit  satisfaite,  qu'enfin  l'opéra  qu'on  lui  joue  ne  soit  point 
une  fatigue.  Il  veut  de  la  clarté  et  de  l'agrément;  il  veut 
surtout,  quand  un  artiste  lui  parle,  avoir  l'impression 
d'une  individualité  puissante,  et  non  celle  d'un  faiseur  plus 
ou  moins  habile.  Une  telle  esthétique  rend  superflu  un 
débat  d'ordre  académique  sur  l'emploi  de  tel  ou  tel  procédé 
d'exécution.  Si  le  compositeur  croit  profondément  à  ce 
qu'il  fait  et  à  ce  qu'il  dit,  s'il  a  une  personnalité  énergique, 
peu  importe  qu'il  soit  d'une  école  ou  d'une  autre.  Lorsqu'il 
est  très  fort,  le  sentiment  trouve  toujours  une  formule  d'ex- 
pression nette  qui  crée  la  sympathie,  et  c'est  là  l'essentiel. 

—  M.  Maurice  Ravel  (né  dans  les  Basses-Pyrénées  en  1875)  ne 
veut  pas  être  confondu  avec  M.  Cl.  Debussy.  Ses  panégyristes  font 
remarquer  qu'il  tient  de  ses  maîtres,  de  M.  Gabriel  Fauré,  qui  lui 
enseigna  la  composition,  et  de  M.  Gédalge,  qui  l'instruisit  du 
contrepoint,  ce  «  solide  métier  »  grâce  auquel  il  a  écrit  une 
Sonatine  pour  piano  (1905)  et  un  Quatuor  à  cordes  (1902-03)  où  il 
a  strictement  observé  les  règles  du  genre  Sonate  et  qui  sont  des 
modèles.  Son  imagination  y  a  jeté  des  ornements  qui  en  laissent 
intacte  l'architecture  classique.  Dans  ses  compositions  symphoniques, 
le  contrepoint  est  souvent  employé  comme  moyen  d'expression.  Si 
M.  Cl.  Debussy  a  une  prédilection  pour  les  successions  d'accords 
de  neuvième,  M.  Ravel  use  plus  fréquemment  des  accords  de 
septième,  et  particulièrement  de  celui  de  septième  majeure;  il  ne 
pratique  pas  la  gamme  par  tons.  Ces  différences  d'écriture  n'em- 
pêchent pas  ce  jeune  compositeur  d'avoir  des  titres  certains  à  être 
un  des  maîtres  de  l'école  impressionniste.  11  grave  plus  profondé- 
ment peut-être  que  M.  Cl.  Debussy,  mais  il  est  comme  lui  plus 
appliqué  à  interpréter  des  sensations,  à  décrire  des  choses  exté- 
rieures qu'à  exprimer  des  sentiments  et  à  faire  naître  des  émotions. 
Son  œuvre  de  piano,  Jeux  d'eaux  (1901),  Miroirs  comprenant  5  pié- 
cettes :  Noctuelles,  Oiseaux,  tristes,  Une  harque  sur  l'Océan 
(orchestrée),  Aborada  del  Graciosa,  la  Vallée  des  Cloches  (1905)  ; 
celle  de  piano  à  4  mains  :  Ma  mère  l'Oye  (5  pièces  enfantines  '.Pavane 
de  la  Belle  au  Bois  dormant,  Petit  Poucet,  l.uidoronnette,  impératrice 
des  Pagodes,  les  Entretiens  de  la  Belle  et  de  la  Bête,  le  Jardin  féerique, 
1908],  transformée  plus  tard  en  ballet  et  jouée  au  Théâtre  des  Arts 
en  1911,  et  même  déjà  les  Sites  auriculaires,  Habanera  utilisée  plus 


574  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

tard  dans  la  Rapsodie  espagnole  pour  orchestre  et  Entre  cloches 
(1895),  annoncent  une  richesse  d'imagination,  une  variété  de  rythme 
et  de  dessin,  une  abondance  de  moyens  d'expression  peu  communes. 
Le  style  est  parfois  d'une  simplicité  recherchée;  dans  Ma  mère  l'Oye, 
nous  sommes  loin  des  Scènes  d'enfants  de  Bizet,  d'un  mouvement  si 
franc.  Dans  les  mélodies  pour  piano  et  chant  Histoires  naturelles 
(le  Paon,  le  Grillon,  le  Cygne,  le  Martin-Pêcheur,  la  Pintade,  1906), 
sur  des  paroles  en  prose  de  M.  Jules  Renard,  qui  sont  d'une  plati- 
tude raffinée  (Ça  n  a.  pas  mordu  hier  soir,  début  d'une  de  ces 
histoires  ;  cette  bavarde  m'agaçait,  en  parlant  d'une  volaille  de 
basse-cour),  serpente  une  manière  de  récitatif,  et  le  piano,  avec  un 
réalisme  ingénu,  s'efforce  d'imiter  les  cris  des  animaux  dont  il  est 
question;  c'est  de  la  bouffonnerie  de  pince-sans-rire.  Shéhérazade 
(3  poésies  de  Tristan  Klingsor  :  Asie,  la  Flûte  enchantée,  l'Indifférent, 
piano  et  chant,  orchestrée  plus  tard),  est  d'une  finesse,  d'une  légè- 
reté exquises;  ces  mélodies  font  songer  à  la  musique  de  M.  Debussy, 
mais  ne  lui  ressemblent  pas.  Le  Quatuor  à  cordes  en  fa  majeur  (4  par- 
ties) est  une  œuvre  de  haute  tenue,  solidement  construite  dans  la 
forme  cyclique  avec  des  motifs  d'un  dessin  délicat  et  des  harmonies 
précieuses.  Le  Trio  (piano,  violon  et  violoncelle)  en  4  parties  n'est 
pas  moins  remarquable  par  la  variété  des  rythmes,  la  richesse  des 
harmonies,  et  la  note  de  mélancolie  et  de  tendresse  qu'il  exprime. 
iSans  vouloir  donner  une  bibliograhie  complète  des  œuvres 
de  M.  M.  Ravel,  nous  signalerons  encore  le  ballet  Daphnis 
et  Cldoé  (symphonie  chorégraphique  en  3  parties),  joué  en  1912  à 
Paris,  qui  est  d'un  impressionnisme  très  coloré.  On  y  entend 
(Noctune)  un  solo  de  flûte  accompagné  par  une  boîte  à  musique 
imitant  le  vent  et  ressemblant  au  gémissement  d'une  sirène  tempéré 
par  la  sourdine  ;  c'est  l'imitation  directe  d'un  phénomène  de  la 
nature;  enfin  YFfeure  espagnole  (comédie  musicale  de  Franc-Nohain, 
Opéra-Comique,  1911),  qui  a  obtenu  un  grand  succès.  C'est  un  conte 
drolatique,  historiette  d'une  Espagnole  quia  deux  galants  et  qui  finit 
par  leur  en  préférer  un  troisième,  fantaisie  qui  est  surtout  amu- 
sante par  les  détails.  Sur  ce  sujet  peu  musical,  M.  Ravel  a  écrit  la 
partition  la  plus  spirituelle,  la  plus  originale,  la  plus  froidement 
comique  qui  se  puisse  entendre.  Le  lyrisme  et  l'émotion  en  sont 
exclus  et  n'avaient  d'ailleurs  rien  à  voir  en  la  matière.  Mais  l'or- 
chestre souligne  chaque  mot,  chaque  geste,  chaque  sous-entendu, 
avec  une  précision,  une  couleur  et  un  esprit  extraordinaires.  Le  juge- 
ment des  contemporains  sur  l'œuvre  de  M.  Ravel  est  partagé.  Quand 
il  se  présenta  en  1905  pour  la  2e  fois  au  concours  du  prix  de  Rome, 
après  avoir  obtenu  précédemment  un  second  grand  prix,  il  ne  fut 
même  pas  admis  à  entrer  en  loge;  un  de  nos  critiques  importants  a 
déclaré  que  la  déclamation  de  Y  Heure  espagnole  faisait  «  songer  à 
celle  de  Pelléas  répétée  par  un  phonographe  dont  le  mouvement 
serait  excessivement  ralenti  ».  Ni  cette  appréciation  ni  le  jugement 
de  l'Institut  n'ont  empêché  M.  M.  Ravel  d'avoir  conquis  son  public 
et  d'être  une  des  espérances  de  l'école  contemporaine. 

—  M.  Albert  Roussel  (1869)  appartient  au  même  groupement.  Il  se 


NATURALISTES,    IMPRESSIONNISTES,    SYMBOLISTES  575 

destinait  à  la  marine,  et,  après  avoir  passé  par  le  Borda,  navigua 
quelques  années;  il  donna  sa  démission  d'enseigne  de  vaisseau  en 
1894  pour  se  consacrer  à  la  musique.  Il  fut  l'élève  de  M.  Gigout, 
puis  entra  à  la  Schola  Cantorum,  où  il  passa  plusieurs  années,  sous 
la  direction  de  M.  d'Indy.  Dans  ses  compositions,  dont  l'ensemble  est 
encore  peu  considérable,  à  signaler  :  Conte  à  la  Poupée  et  Rustiques, 
pour  piano;  Poèmes  (d'H.  de  Régnier),  pour  piano  et  chant;  Quintette 
pour  quatuor  à  cordes  et  cor;  Trio  en  mi  b  pour  piano  et  violon- 
celle; Sonate  pour  piano  et  violon;  puis,  comme  musique  sympho- 
nique,  Résurrection  (if'après  Tolstoï);  le  Poème  de  la  Forêt,  sym- 
phonie en  4  parties  [Forêt  d'hiver,  Renouveau,  Soir  d'été,  Faune  et 
Dryades);  Evocations  (3  esquisses  symphoniques  :  les  Dieux  dans 
V ombre  des  Cavernes,  la  Ville  rose,  Aux  bords  du  fleuve  sacré); 
enfin,  le  Ballet  de  l'Araignée,  Ballet  pantomime  qui  représente 
Y  Araignée  dans  sa  toile,  la  Danse  du  papillon  avant  d'être  pris  au 
filet  soyeux;  il  y  a  aussi  l'Entrée  des  fourmis,  l'Eclosion  et  la 
Danse  de  l'éphémère.  Dans  la  description  de  ces  menues  choses,  et 
des  autres  plus  grandes,  M.  Roussel  recherche  de  bizarres  et  nou- 
velles associations  de  timbres,  de  petits  dessins,  de  petites  touches 
qui  ne  dissimulent  pas  toujours  la  sécheresse  et  l'incohérence  des 
idées  musicales.  —  M.  Déodat  de  Séverac  (1873)  est,  lui  aussi,  un 
élève  de  la  Schola  et  de  M.  V.  d'Indy.  Le  Chant  de  la  Terre  (poème 
géorgique  en  7  parties,  Prologue,  le  Labour,  les  Semailles,  Inter- 
mezzo, la  Grêle,  les  Moissons,  Epilogue,  le  jour  des  noces)  et  En 
Languedoc  (suite  en  5  parties)  sont  écrits  pour  piano  et  reflètent  la 
couleur  et  l'âme  du  pays  où  est  né  le  compositeur.  La  musique 
de  scène  à'Héliogabale  pour  la  tragédie  lyrique  d'Em.  Liard 
(Béziers,  1910)  a  toutes  les  caractéristiques  de  l'art  impressionniste 
de  M.  Cl.  Debussy.  M.  de  Séverac  a  donné  à  l'Opéra-Comique  (1909) 
la  Cour  du  Moulin  (2  actes,  livret  de  M.  Magre),  partition  compli- 
quée, originale  et  de  sérieuse  valeur,  à  qui  manque  ce  qui  a  été 
considéré  jusqu'ici  comme  musical,  et  qui  cependant  a  été  favorable- 
ment  accueillie. 

—  M.  Paul  Dukas  (1865)  a  plus  de  psychologie.  Il  a 
appris  la  composition  dans  la  classe  de  E.  Guiraud. 
Premier  second  grand  Prix  de  Rome  de  1888,  il  a  com- 
posé de  grandes  ouvertures  :  le  Roi  Lear,  Goetz  von  Ber- 
lichingen,  et  Polyeucte;  une  Sonate  et  des  Variations 
nouvelles  sur  un  thème  de  Rameau,  pour  piano;  une  Sym- 
phonie que  nous  avons  signalée  (voir  ch.  xxi);  un  poème 
symphonique  d'après  Goethe,  l'Apprenti  sorcier,  où  toutes 
les  ressources  du  genre  descriptif  sont  déployées;  et  un 
opéra,  Ariane  et  Barbe-bleue,  qui  se  rattache  au  symbo- 
lisme. Cette  partition,  dont  le  livret  est  de  M.  Maeterlinck, 
est  une  des  œuvres  de   théâtre   les   plus  originales  et  les 


576  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

plus  fortes  de  notre  temps.  Le  conte  de  Perrault  a  donné 
ici   prétexte  à    une   série   de   symboles.   Au   premier    acte, 
Ariane  vient  délivrer  les  jeunes  captives  et  leur  montrer  les 
claires  avenues  de  l'esprit;  elle  défend  Barbe-bleue  contre 
les  colères   des   paysans  :  c'est  le  symbole    de   la  révolte 
contre  les  lois  de  la  force,  et  du  triomphe  de  la  volonté, 
de  la   bonté  et  de  la  paix.   Puis   Ariane  se  mêle   aux  cap- 
tives qui,  d'abord,  ont  peur   d'elle;  elle   leur  fait  voir,  à 
travers    une    porte    qu'elles    peuvent   ouvrir,    une    grande 
clarté;    elles    ont   peur   de    cette    clarté   :    symbole!    Alors 
Ariane  brise  la  porte  et  la  fenêtre,  et  le  ciel  pur  apparaît, 
olïrant    aux    malheureuses    le    premier    rayon   de   liberté. 
Enfin  celles-ci,   après   avoir  erré   dans   le   château,    retom- 
bent prisonnières   de    Barbe-bleue.    Les  paysans  de   nou- 
veau viennent  pour  exterminer  le  tyran,  et  une  fois  encore 
Ariane  le  sauve;    elle  le  délivre  et  panse  ses  blessures  : 
symboles!    Et   quand    elle    va  quitter  ce  séjour   de   servi- 
tude et  propose  à   ses  compagnes   de  la   suivre,    celles-ci 
refusent;  elles  restent  captives  volontaires...  nouveau  sym- 
bole! Sur  ce  poème,   M.  Dukas  a  écrit  une  partition  très 
indépendante,  très  riche  de  formes,  extrêmement  colorée, 
où  le  drame  lyrique  absorbe  le  conte  et  où   l'on  trouve  la 
plupart  des  procédés  de  la  nouvelle  école,  —  dissonances, 
rythmes  contrariés,  belle  et  savante  incohérence  d'écriture, 
—  mais  avec   des    idées    personnelles  et,    en   dépit  de  la 
confusion  apparente,  une  science  très  remarquable  de  la 
construction   symphonique.   M.    Dukas   est  un   instrumen- 
tiste et  un    symphoniste  de   premier  ordre,   nourri  d'une 
forte  éducation   classique.    Le    chant    est  au    second    plan 
dans   cette   œuvre    :    la  place   prépondérante   appartient   à 
l'orchestre  et  au  récitatif. 

Bibliographie. 

Etude  thématique  et  analytique  des  divers  opéras  d'Alf.  Bruneau,  et 
Consonances  et  Dissonances  par  Et.  Destranges  (Paris,  1906).  —  Portraits 
et  Souvenirs  par  Camille  Saint-Saëns  (Paris,  1900).  —  Le  cas  Debussy,  par 
C.  Francis  Caillard  et  José  de  Bérys  (Paris,  1910).  — ■  Claude  Debussy,  par 
L.  Laloy  (Paris,  1909).  —  La  Religion  de  la  musique,  par  Camille  Mau  cl  air 
(Paris,  1909).  —  Claude  Debussy  et  son  œuvre,  par  Daniel  Chennevière  (Paris, 
1913). —  Maurice  Ravel  et  son  œuvre,  par  Roland  Manuel  (Paris,  1914).  —  Musi- 
ciens d'autrefois  et  d'aujourd'hui,  par  J.  Marnold.  —  Ajoutez  les  ouvrages 
cités  au   cours  du  présent  chapitre  et  la  bibliographie  des  précédents. 


CHAPITRE   XXIII 
LA    MUSIQUE    A    L'ÉTRANGER 


Le  renouveau  à  l'étranger.  —  Les  Slaves.  Russes  :  Glinka,  les  Cinq  : 
Balakirew,  César  Cui,  Borodine,  Moussorgski,  Rimsky-Korsakofl';  Glazou- 
now,  Igor  Strawinski;  Ant.  Rubinstein,  Tschaïkowsky  ;  Polonais  :  Pade- 
rewski,  etc.  ;  Tchèques  :  Smétana,  Dvorak,  etc.  —  Les  Scandinaves.  Danois: 
Niels  Gade,  etc.;  Suédois  :  de  Hallstrôm  à  Peterson-Berger  et  Hugo  Alfren  ; 
Norvégiens  :  de  Lindemen  à  Svendsen,  Grieg,  Sinding;  Finlandais  :  J.  Sibe- 
lius.  —  Les  Britanniques.  De  Sullivan  à  Stanfort;  Elgar  et  Bantock.  — 
Les  Américains.  Farewell.  —  Les  Espagnols.  La  Zarzuela,  genre  éminem- 
ment espagnol,  Pedrell  et  Albeniz.  —  Les  Italiens.  Verdi,  les  Veristes, 
don  Perosi.  —  Les  Allemands  et  Autrichiens.  J.  Brahms,  A.  Bruckner, 
G.  Mabler,  Richard  Strauss.  —  Les  Hongrois.  J.  Hubay,  Bartok,  Kodaly. 
—  Les  Belges.  Gevaërt,  Tinel,  Joseph  Jongen. 


La  musique,  hors  de  France,  semble  animée,  durant 
cette  même  période,  d'un  souffle  nouveau.  Des  forces  de 
création  qu'on  pouvait  croire  éteintes  commencent  à  se 
réveiller.  On  a,  presque  partout,  réduit  les  emprunts  faits 
au  répertoire  étranger.  L'art  de  chaque  pays  s'est  éman- 
cipé et  a  cherché  à  vivre  sur  son  propre  fonds.  Il  s'est 
affranchi  de  l'influence  italienne  d'abord,  de  l'influence 
wagnérienne  ensuite. 

Le  génie  particulier  des  races  latine,  anglo-saxonne, 
slave,  Scandinave,  etc.,  s'est  manifesté  dans  des  mélodies 
populaires  inséparablement  unies  à  une  langue  nationale; 
et  ces  mélodies  ont  trouvé  leur  place  naturelle  dans  le 
drame  chanté.  Cette  tendance  fut  d'abord  contrariée  par 
la  diffusion  de  l'art  franco-italien  qui,  avec  Auber,  Boïel- 
dieu,  Rossini,  Verdi,  avait  créé  un  goût  international  par- 
tout prépondérant,  devant  lequel  un  essor  indépendant 
Combarieu.  —  Musique,  III.  37 


578  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

était  difficile.  Tous  les  compositeurs  n'avaient  pas  la  force 
de  conception,  le  génie  et   la   ténacité    de    Wagner    pour 
secouer  la  tyrannie  de  la  mode  et  s'affranchir  de  l'influence 
latine.  La  France,  n'accueillant  les  chanteurs  d'outre-monts 
qu  à  titre  exceptionnel  et  passager  ou  comme  complément 
de  ses  plaisirs,  avait  conservé  au  théâtre  sa  langue  propre; 
il  n'en  était  pas  de  même  dans  les    autres   pays.  L'Italie, 
créatrice  de  la  terminologie  musicale,  avait  étendu  presque 
partout  son  hégémonie.  En  Russie,  le   théâtre   lyrique  fut 
longtemps  italien   et   français,   quelquefois   allemand.    Les 
différents  peuples  ont  fait  des  efforts   plus  ou   moins  heu- 
reux pour  arriver  à    la  création    d'un  théâtre   original.  Au 
début,  le  problème  fut  moins  d'ordre  musical  que  d'ordre 
littéraire  :  il  s'agissait  d'abandonner  des  livrets  étrangers 
dont  l'intelligence  était  inévitablement  réservée  à  une  élite 
d'amateurs,  et  qui  ne  pouvaient  être  traduits  dans  l'idiome 
commun   en  restant    adaptés   î»    la   musique,  sans  les  plus 
grandes    difficultés;  et  dans   des   pays    annexés  comme   la 
Bohème  ou  la  Pologne,  l'usage  de  la  langue  nationale  était 
considéré    comme    une    dernière    revendication   de    l'indé- 
pendance politique. 

L'hégémonie  de  l'art  allemand  contemporain    a  été  plus 
passagère.  Le  génie  de  Wagner  avait  tout  absorbé  et  sem- 
blait avoir  tari  les  sources  vives  où  s'alimentait  la  musique 
de  chaque  peuple.  Mais   partout  les   forces   nationales  ont 
réagi,  et  sauf  en  Allemagne   où  la  sève  qui   a    produit  ce 
fruit  extraordinaire  est  épuisée  pour   quelque  temps,  par- 
tout  un   renouveau  d'art  musical   fleurit.  La  Russie  et  la 
France,  chacune  à  son  heure  et  avec  ses  moyens  propres, 
en  ont  été  les  initiatrices.  L'élan  donné  par  elles  a  trouvé 
des  imitateurs.  On  a  recueilli  les  chants  populaires,  réper- 
toire   inépuisable    de    mélodies,    de    rythmes,    de    moyens 
d'expression    d'une    incomparable    beauté,   qui,    jaillis    de 
l'âme  collective  d'un  pays*  peuvent  le   mieux  la  toucher  et 
l'émouvoir.  On   s'en   est  servi    pour    la    musique   sympho- 
nique  aussi  bien  qu'au  théâtre;  quand  on  n'a  pas  transcrit 
des  mélodies  populaires,  on   s'en  est  inspiré.  La  musique 
n'en  a  pas  pour  cela   renoncé  à  exprimer  des  idées  géné- 
rales et    des    sentiments   d'humanité  :  c'est  son    caractère 
propre  et  son  honneur;  mois  elle  les  exprime  en  un  lan- 


LA    MUSIQUE    A    L  ETRANGER  579 

gage  particulier  à  chaque  pays.  C'est  cette   évolution   que 
nous  voudrions  suivre. 

—  Les  Slaves  :  Russes,  Polonais,  Tchèques.  C'est  à  partir 
de  1856  environ  que  la  musique  russe  s'est  développée 
avec  une  originalité  brillante;  elle  a  constitué  un  des 
principaux  courants  artistiques  du  siècle,  pour  aboutir, 
présentement,  aux  formes  les  plus  hardies  de  l'esthétique 
d  avant-garde  ;  elle  a  mis  fin  à  l'hégémonie  musicale  du 
monde  germanique. 

Des  influences  extérieures  pesèrent  d'abord  sur  elle,  et 
turent    successivement  prépondérantes.   La    première     est 
celle  des  chants  de  l'église  grecque  orthodoxe,  apparentés 
à  ceux  de  l'église  latine,  mais  distincts  et  pénétrant,  dans 
une    assez    large   mesure,   la    polyphonie    du    moyen     âge. 
Plus  tard,  ce  fut  l'opéra  italien   qui,  avec  sa  langue   litté- 
raire, sa  langue   musicale  et    ses  chanteurs,  domina  pen- 
dant deux   siècles  tous  les  théâtres  lyriques   de  l'Europe. 
A  sa  suite,  il  y  eut  une  sorte  de  cosmopolitisme  d'impor- 
tation, analogue  à   celui  que  connurent  Paris  et   Londres, 
et   que  connaît  aujourd'hui  l'Amérique  :  Paesiello,   Cima- 
rosa,  Martini,  Boïeldieu,  Steibelt,  Liszt,  les  artistes  et  les 
compositeurs   les   plus   renommées  du   Sud    et   de    l'Ouest 
étaient    appelés    à    Pétrograd.   De    Venise,    de  Rome,   de 
Naples  vinrent  pendant  longtemps  les  directions  de  goût 
les  plus  importantes;  ces  centres  élégants  de  la   vie  latine 
avaient  sur  les  artistes  du  nord  le  même  pouvoir  d'attrac- 
tion que  conservent  les    rives   de   la  Méditerranée,  durant 
les  mois  d'hiver,  sur  les  riches  et  les  oisifs  des  pays  froids. 
Un  compositeur  comme  Dimitri  Boktniansky  (-J-  1825)  était 
de  formation   et  d'esprit  tout   italiens.  C'est    ensuite,  sans 
parler  du  Wagnérisme,  la  technique  allemande,  en  parti- 
culier celle  qu'on  enseignait  au  Conservatoire  de  Leipzig, 
qui  eut  le  privilège  de  l'autorité  et  du  prestige;  mais  avant 
l'ouverture  de  cette  dernière  période   et  malgré  les   effets 
des  disciplines  germaniques  prolongés  et  incontestables, 
la  Russie  musicale  trouva  la  meilleure  source  où  elle  devait 
puiser   pour    devenir    a    la    fois    une    créatrice    de    chefs- 
d'œuvre  et  un  exemple  de  méthode  pour  les  autres  pays  ; 
cette  source  est  représentée  par  un  trésor  de  mélodies  et 
de   danses  populaires.  LU  est    le   secret  du   succès  obtenu 


580  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

par  l'école  jeune-russe.  A  ces  ressources  et  au  génie 
exceptionnel  de  certains  compositeurs,  s'ajoutèrent  une 
imagination,  une  tendance  aux  grands  développements, 
un  goût  de  la  couleur,  une  àme  de  mélancolie  et  de  poésie, 
dont  les  origines  ethniques  ne  peuvent  être  qu'indiquées 
ici  :  rien  n'atteste  mieux  le  caractère  oriental  des  Russes, 
que  leur  musique. 

Le  premier  qui  commença  l'œuvre  d'affranchissement, 
en  substituant  la  langue  nationale  aux  lan crues  italienne  ou 
française  dans  les  livrets,  fut  Werstowski  (1799-1862), 
dont  plusieurs  opéras  sont  restés  assez  longtemps  au 
répertoire.  Il  avait  été  formé  par  des  maîtres  qui  ne  pou- 
vaient guère  l'entraîner  dans  la  voie  du  nationalisme  : 
Field,  Maurer,  Zeuner.  Son  nom  a  été  éclipsé  par  celui  du 
véritable  fondateur  de  l'école  moderne  russe  :  Michel 
Glinka,  né  en  1804  près  de  Smolensk. 

Glinka  fit  ses  éludes  musicales  sous  la  direction  du  violoniste 
Boum,  puis  de  Field  et  de  Charles  Mayer.  Sa  santé  délicate  lui  fit 
rechercher  assez  souvent  les  pays  du  midi.  De  1829  à  1834,  il  est 
dans  le  Caucase,  puis  à  Milan,  à  Rome,  à  Naples;  en  1844,  il  fait, 
à  Paris,  la  connaissanse  de  Berlioz,  qui  lui  a  consacré,  dans 
plusieurs  feuilletons,  des  éloges  très  vifs.  De  1845  à  1847,  il  a  des 
impressions  orientales,  sous  le  ciel  de  Madrid  et  de  Séville,  qui  lui 
Ont  inspiré  deux  pièces  brillantes  et  très  colorées  :  la  Jota  aragonese 
et  Une  Nuit  à  Madrid.  La  date  décisive  de  sa  vie  fut  Tannée  1834 
où,  pendant  un  bref  séjour  à  Berlin,  le  compositeur  Deiin  lui  donna 
le  sentiment  de  sa  véritable  mission  par  ces  simples  mots  :  «  Ecrivez 
donc  de  la  musique  russe!  »  A  celte  parole  révélatrice  peut  être 
rattachée  l'œuvre  capitale  de  Glinka,  l'opéra  Iwan  Sussanine 
(livret  de  G.  de  Rosen),  connu  sous  le  titre  de  la  Vie  pour  le  Czar, 
joué  pour  la  première  fois  le  9  décembre  1836,  avec  un  succès  qui 
en  fit  bientôt  une  œuvre  populaire  et  nationale:  au  50°  anniversaire 
(1886).  il  atteignait  sa  587°  représentation. 

La  Vie  pour  le  Czar  met  en  scène  l'héroïsme  du  paysan  Iwan 
Sussanine  qui  se  sacrifie  pour  sauver  son  souverain.  Cet  opéra  ne 
fait  usage  que  d'un  nombre  assez  restreint  de  mélodies  populaires 
russes;  sa  couleur  polonaise,  assez  superficielle,  se  borne  à  des 
divertissements  chorégraphiques  (2°  acte)  ou  à  des  rythmes  de 
polonaise  et  de  mazurka  signalant  tous  les  personnages  polonais 
dès  qu'ils  paraissent  sur  la  scène  :  l'œuvre  est  cependant  nationale 
par  la  musique  autant  que  par  le  sujet  et  les  sentiments  exprimés  : 
«  Il  ne  se  rencontre  peut-être  pas  une  seule  phrase,  dit  C.  Cui, 
ayant  plus  d'affinité  avec  la  musique  de  l'Europe  occidentale  qu'avec 
celle  des  Slaves  ».  Ce  nationalisme  qui  imprègne  tout  arrive  même 


LA    MUSIQUE    A    L ETRANGER  581 

à  créer  une  monotonie  un  peu  fatigante  pour  le  lecteur  de  race 
latine.  Au  point  de  vue  purement  musical,  la  partition  est  de  valeur 
inégale.  Il  y  a  des  pages  faibles  (l'ouverture,  la  cavatine  d'Anlonide 
au  1er  acte,  le  duo  de  Vania  et  de  Sussanine  au  3e);  d'autres  qui 
sont  brillantes,  comme  l'épilogue  où  le  Czar  fait  une  entrée  solen- 
nelle au  son  des  cloches,  accompagné  par  deux  orchestres.  La  plus 
belle,  à  notre  avis,  est  le  chœur  de  jeunes  filles,  à  5  temps  (acte  III)  : 


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C'est  une  création  originale  de  Gliuka  ;  mais  elle  a  la  beauté  (avec 
la  saveur  archaïque  d'un  mode  hypophrygien)  des  meilleures  mélodies 
du  folklore  slave. 

Rouslan  et  Ludmilla  (grand  opéra  en  5  actes,  sur  un  texte  de 
Pouschkine,  Pétrograd,  27  nov.  1842)  est  moins  un  drame  qu'un 
conte  fantastique,  une  féerie,  d'ailleurs  soutenue  par  une  musique 
de  grande  valeur,  généralement  supérieure  à  celle  de  la  Vie  pour  le 
Czar,  et  donnant  lieu  à  une  mise  en  scène  brillante. 

Ludmilla  est  une  jeune  princesse  qui,  au  moment  où  elle  vient  de 
donner  sa  main  au  preux  slave  Rouslan,  est  enlevée,  à  la  fin  de  la 
fête  nuptiale,  par  le  méchant  magicien  Tchernomor,  un  nain  à  barbe 
énorme.  Rouslan  et  deux  autres  fiancés  éconduits,  le  prince  d'Orient 
Ratmir  et  le  poltron  Farlaff,  se  mettent  en  campagne  pour  la 
retrouver.  Le  sujet  de  la  pièce  est  la  série  des  aventures  fantas- 
tiques, à  la  suite  desquelles  Ludmilla  est  ramenée  chez  son  père, 
mais  plongée  dans  un  sommeil  magique  dont  on  la  réveille  enfin. 
A  signaler  :  au  1er  acte,  le  quintette  et  le  chœur  à  3  temps  qui  suit; 
au  2P,  la  ballade  de  Finn  (sorcier  bienfaisant);  au  3°,  le  chœur  de 
femmes,  sur  une  mélodie  persane  à  variations;  au  4e,  les  danses  et 
musiques  orientales;  au  5r,  la  romance  de  Ratmir,  le  chœur  en 
forme  de  scherzo  et  le  finale. 

Parmi  les  successeurs  immédiats  et  contemporains  de  Glinka,  il 
y  en  a  deux  qui  contribuèrent  à  la  création  du  nationalisme 
musical,  mais  assez  tard,  après  avoir  cédé  à  l'attrait  de  la  pensée 
française,  ou  en  restant  sous  l'influence  de  l'esthétique  wagnérienne. 
Alexandre  Dargomyski  (1813-1869)  écrivit  un  opéra,  Esméralda, 
joué  à  Moscou  en  ÎS^,  dont  le  livret  était  tiré  du  célèbre  roman  de 
Victor  Hugo,  et  la  musique  inspirée  d'Auber  et  de  Rossini.  Son 
ballet,  la  Fête  de  Bacchus,  composé  en  1845,  est  aussi  dans  le  goût 
franco-italien.  Il  montra  plus  de  couleur  originale  dans  son  opéra 
Russalka,  joué    en    1856,    dans    sa    Fantaisie  finnoise   et  sa  Danse 


582  LES    COURANTS    NOUVEAUX 

kosaque  pour  orchestre;  à  partir  de  1867,  son  rôle,  comme  prési- 
dent de  la  Société  musicale  russe,  fut  celui  d'un  parrain  de  la  jeune 
école.  Son  opéra  posthume  le  Convié  de  pierre,  instrumenté  par 
Rimsky-Korsakoff,  indique  une  évolution  de  son  talent  dans  le 
sens  wagnérien.  Alex.  Seroff  (1820-1871),  critique  et  littérateur 
plutôt  que  grand  musicien,  est  compté  parmi  ceux  qui  apportèrent 
une  contribution  brillante  aux  progrès  de  l'art  russe.  Il  est  un  des 
premiers  qui  propagèrent  les  doctrines  de  Wagner.  Sa  Judith, 
représentée  à  Pétrograd  en  1863  (gravée  ensuite  aux  frais  du  gou- 
vernement), et  sa  Rogneda  (1866)  principalement  furent  saluées 
comme  ouvrant  une  ère  nouvelle.  Wladimir  Kaschperoff,  qui  fit 
d'abord  jouer  quelques  opéras  très  italiens  à  Milan,  Florence  et 
Venise,  imita  ensuite  Glinka  dans  la  Tempête,  qui  eut  peu  de  succès 
(Moscou,  1867). 

A  cette  période  appartiennent  les  premiers  opéras  d'ANT.  Rubins- 
xein  :  Dimitri  Donskôj  (1851),  les  Chasseurs  Sibériens,  joués  à 
Weimar  en  1854,  toms  le  fou,  la  Vengeance  (Pétrograd,  1858),  Die 
Kindor  der  Haide  (Vienne,  1861),  Faramors  (ou  Lalla-Iïook,  Dresde, 
1868),  œuvres  moitié  russes  et  moitié  allemandes  pour  les  livrets, 
cosmopolites  et  peu  personnelles  pour  la  musique.  Le  Démon  et 
3  autres  opéras  sont  de  1875-89.  César  Cui  et  Tschaikowski,  que 
nous  aurons  à  caractériser  un  peu  plus  tard,  débutent  alors  au 
théâtre,  l'un  avec  William  Ratcliff  (Pétrograd,  1869),  l'autre  avec  le 
Wojewode  (ibid.,  id.).  Il  faut  ajouter  :  en  1852  (Helsingfors),  la 
Chasse  de  Charles  XII  du  Hambourgeois  Fr.  Pacius,  élève  de 
Spohr;  en  1853  :  la  Tzigane  (Pétrograd)  de  Yourij  von  Arnold,  offi- 
cier, critique  et  professeur,  élève  de  Fuchs;  il  a  aussi  écrit  Stvàtlana 
(1854)  et  les  derniers  jours  de  Pompéi  (1860):  en  1857  :  Gramaboj 
(Moscou),  de  l'ingénieur-compositeur  Werstowski,  auteur  du  Magi- 
cien de  Moscou  (1860):  en  1861  (Moscou),  Nataschka,  de  Petr.  Ville- 
bqis  :  en  1867  :  l'opéra  italien  (Odessa)  Pietro  Calabrese,  de  Conrad 
Luriewicz;  en  1869  (Pétrograd),  Nostra  dama  di  Parigi.  de  Campana, 
et  Nizegorodni,  du  très  estimé  Ed.  Naprawnik. 

C'est  au  glorieux  groupement  des  Cinq  (Balakirew, 
César  Cui,  Borodine,  Moussorgski,  Rimsky-Korsakoff)  qu'il 
faut  attribuer  l'impulsion  décisive  donnée  à  la  musique 
russe.  Ces  Cinq,  que  les  Russes  ont  parfois  appelés  par 
ironie  Koutchka  (petit  tas),  ou  gniedzo  samokhvalof  (nid 
d'auto-louangeurs),  ou  encore  Rvouni  (les  crieurs),  ont 
dû  à  leur  foi  ardente,  à  leur  commune  conception  du  but  à 
atteindre  et  des  moyens  d'y  parvenir,  un  succès  et  une 
influence  qui  ont  rayonné  bien  au  delà  des  limites  de  leur 
pays.  Doués  de  qualités  différentes  et  de  différente  valeur, 
ils  avaient  plusieurs  traits  communs  :  ils  admiraient 
Wagner,  mais  étaient   résolus  à  ne  pas  l'imiter;  ils  avaient 


LA    MUSIQUE   A    L'ÉTRANGER  583 

appris  des  Allemands  l'art  de  manier  l'orchestre,  mais  ils 
voulaient  user  de  leur  science  pour  faire  de  la  musique 
russe  et  non  allemande;  autodidactes,  ils  n'avaient  été 
formés  —  ou  déformés  —  par  aucun  enseignement  d'école. 
Avant  de  se  rencontrer  sur  le  champ  d'action  qu'ils  avaient 
choisi,  ils  avaient  travaillé  dans  les  régions  les  plus 
éloignées  en  apparence  de  l'art  musical.  Borodine,  dès  son 
enfance,  avait  lait  des  études  orientées  vers  une  carrière 
de  savant.  En  1856,  alors  âgé  de  22  ans,  il  était  médecin 
dans  un  hôpital  de  l'armée  territoriale.  Chargé  d'un  ensei- 
gnement à  l'Académie  de  médecine,  il  professa  la  chimie, 
en  1863,  h  l'Académie  forestière,  et,  à  partir  de  1872 
jusqu'à  sa  mort,  dans  une  école  de  médecine  pour  femmes. 
Professeur  de  chimie,  tel  était  son  titre  officiel;  il  se  mon- 
trait fort  attaché  à  sa  fonction,  et  suivait  de  près  les  tra- 
vaux de  ses  élèves.  Dans  une  lettre  à  Mmp  Karmalina 
(10  juin  1876).  il  se  déclare  «  encombré  de  commissions, 
de  comités  d'examens,  de  thèses,  de  comptes  rendus,  de 
travaux  de  laboratoire  »,  craignant,  s'il  fait  de  la  compo- 
sition, «  de  jeter  un  mauvais  reflet  sur  ses  travaux  scienti- 
fiques ».  Moussorgski,  lorsqu'il  rencontra  pour  la  première 
fois  Borodine,  dans  l'hôpital  où  un  service  les  appelait 
tous  les  deux,  était  officier  du  régiment  de  la  garde  Préo- 
bajenski;  après  une  courte  interruption,  en  1856,  il  fut, 
de  1863  à  1881,  fonctionnaire  au  service  de  l'Etat  russe. 
Balakirew  avait  commencé  par  étudier  les  sciences  natu- 
relles; Rimsky-KorsakolT  fut  officier  de  marine  jusqu'en 
1873.  et  le  général  César  Cui  était  professeur  de  fortifica- 
tion (technique  et  histoire)  à  l'Académie  de  Pétrograd. 
En  pratiquant  les  maîtres  étrangers  et  surtout  les  Alle- 
mands, ces  profanes  apprirent  toutes  les  formules  de 
l'harmonie,  du  contrepoint  et  de  l'orchestre;  mais  ils  ont 
employé  cette  technique  à  illustrer,  à  magnifier  les  thèmes 
mélodiques  et  les  danses  de  leur  propre  pays.  Là  est  le 
secret  de  leur  méthode.  Ainsi  s'explique  cette  impression 
de  fraîcheur  et  de  nouveauté  originale  lorsque  nous  passons 
d'une  musique  artificielle,  factice  et  savante  à  la  musique 
russe. 

—  Balakirew  (1836-1910)  fut  l'initiateur  du  mouvement,  et  sa  Fan- 
taisie pour  orchestre  sur  des  chœurs  russes,  qui  exrita  l'enthousiasme 


584  LES    COURANTS    NOUVEAUX 

de  Glinka,  en  fut  le  point  de  départ.  Symphoniste  pur,  il  n'a  rien 
écx-it  pour  le  théâtre  :  une  symphonie,  en  ut  majeur;  un  poème  sym- 
phonique,  Tamara  ;  des  ouvertures,  des  pièces  pour  piano;  comme 
Borodine  et  Rimsky-Korsakof,  c'est  un  imaginatif  et  un  coloriste  de 
premier  ordre;  on  ne  croirait  pas  que  Tamara  est  de  1866. 

—  César  Cui  (1835)  a  écrit  pour  le  violon,  pour  le  piano,  même 
pour  le  quatuor  à  cordes,  mais  surtout  pour  la  voix  et  pour  le 
théâtre.  Ses  opéras  principaux  sont  :  le  Prisonnier  du  Caucase,  le  Fils 
du  Mandarin,  William  Ratcliff,  Angelo,  le  Flibustier  (poème  de 
M.  I.  Richepin)  qui  a  été  joué  à  Paris.  Mais  César  Cui  tient  moins  de 
place,  dans  l'œuvre  des  Cinq,  par  l'originalité  ou  le  mérite  artistique 
de  ses  œuvres  que  par  l'ardeur  de  son  zèle  rénovateur  et  les  ser- 
vices de  toute  nature  qu'il  a  rendus  à  ses  amis. 

—  Borodine  (1834-1887)  fut  d'abord  un  admirateur  de  Mendelssohn; 
il  ignorait  Schumann  quand  il  fut  introduit  en  1862  dans  le  cénacle 
par  Balakirew  qui  devint  son  seul  maître.  Celui-ci  n'étant  pas  théo- 
ricien, comme  Rimsky-Korsakoff,  ne  put  lui  apprendre  l'harmonie. 
Mais  il  usa  de  la  méthode  d'enseignement  pratique  qu'il  avait 
appliquée,  quelques  années  auparavant,  à  Moussorgsky  ;  il  joua 
avec  son  élève  toutes  les  symphonies  de  Beethoven,  les  œuvres  de 
Schumann,  de  Glinka,  etc.  ;  il  lui  en  expliqua  la  construction  technique 
et  lui  en  fit  l'analyse  :  méthode  d'enseignement  excellente  et  qu'on 
introduirait  avec  profit  dans  notre  Conservatoire  national  où  sévit 
encore  la  vieille  et  sèche  théorie  scolastique.  C'est  de  1862  que 
commence  la  carrière  artistique  de  Borodine  :  il  écrit,  cette  année 
là,  les  premières  pages  de  sa  symphonie  en  mi  [y.  terminée  en  1867. 
Le  caractère  national  de  cette  œuvre  se  manifeste  notamment  dans 
le  trio  du  scherzo  et  dans  Yadagio.  Liszt  lui  adressa  une  lettre  de 
chaudes  félicitations,  après  l'avoir  entendue  en  1880.  Borodine 
répliqua  :  «  Je  ne  suis  qu'un  Sonntagsmusika  ».  —  «  Mais,  répliqua 
Liszt,  Sonntag  ist  ein  Feiertag,  et  vous  avez  pleinement  le  droit 
d'officier  »;  au  sujet  des  modulations  excessives,  il  ajoutait  :  «  ne 
changez  rien;  gardez-vous-en  bien!  Voire  instinct  artistique  est  tel 
que  vous  ne  devez  pas  craindre  d'être  original.  » 


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Borodine  a  écrit  de  1867  à  1870  ses  romances  :  en  1868,  Vieille 
chanson  ou  Chanson  de  la  Forêt  somhre,  puis  Dissonance,  la  Heine 
des  Mers,  Mon  chant  est  amer;  en  1870,  la  Princesse  endormie,  la 
Mer,  émouvante  ballade.  Ses  débuts  furent  assez  mal  accueillis  par 
ses  compatriotes  :  «  On  dirait,  écrivait  un  critique  important,  qu'il 
s'attache  à  causer  à  l'auditeur  un  désagrément  quelconque....  Après 
tout,  il  se  peut  que  la  tendance  qui  le  porte  vers  le  laid  ne  soit  que 
le  fruit  amer  d'une  éducation  artistique  insuffisante.  »  (Journal  le 
Golos,  1874.)  Vers  1877,  il  écrit,  avec  Rimsky-Korsakoff  et  C.  Cui, 
une  pochade,  Paraphrases,  avec  24  variations.  Liszt,  toujours 
encourageant,  lui  déclare  :  «  Si  on  juge  cette  œuvre  compromettante 
pour  vous,  laissez-moi  me  compromettre  avec  vous  ».  Borodine  a 
écrit  encore  une  autre  symphonie;  un  poème  symphonique,  Esquisse 
sur  les  steppes  de  l'Asie  centrale,  deux  quatuors  et  une  sérénade 
pour  instruments  à  cordes,  le  4e  acte  de  Mlada,  opéra-ballet  dont  le 


LA    MUSIQUE    A    L  ETRANGER  585 

sujet  évoquait  une  époque  antérieure  à  l'introduction  du  christia- 
nisme en  Russie  et  mettait  en  scène  les  mœurs  des  anciens  Slaves 
baltiques;  enfin  un  unique  opéra,  œuvre  nationale,  le  Prince  Igor, 
représenté  après  la  mort  de  Borodine,  quil  ne  croyait  pouvoir  être 
compris  que  par  des  Russes  et  dont  le  sujet  est  d'ailleurs  languissant, 
mais  dont  plusieurs  parties  ont  charmé  les  étrangers.  Les  Danses 
polos'tsiennes  avec  chœurs,  tirées  de  cet  opéra,  sont  souvent  exécutées 
à  Paris  et  y  obtiennent  un  grand  succès  pour  le  mouvement  qu'elles 
déchaînent,  pour  la  joie  de  vivre,  pour  les  torrents  de  musique  et 
de  flamme  dont  elles  sont  inondées. 

Borodine  est  un  coloriste  merveilleux.  L'élément  oriental  est  très 
manifeste  dans  sa  musique.  Il  avait  étudié,  notamment  pour  réunir 
les  matériaux  de  Mlada,  les  chants  et  les  rythmes  de  l'Asie  centrale 
aussi  bien  que  ceux  de  la  Russie  d'Europe.  La  2("  symphonie  est 
imprégnée  des  caractères  nationaux  populaires,  Y  ad  agio  rappelle  les 
chants  des  anciens  bayans  slaves  (sorte  de  troubadours);  la  lre  partie 
peint  les  assemblées  des  princes  russes;  le  finale,  les  banquets  des 
héros  aux  sons  de  la  guzla  et  de  la  flûte  de  bambou,  au  milieu  de 
l'enthousiasme  populaire  (Borodine  était  hanté  à  ce  moment  par  le 
tableau  de  la  Russie  féodale).  Il  écrit  presque  toujours  sur  un 
programme.  Comme  Glinka  il  peut  dire  :  pour  ma  fantaisie  sans 
bornes,  il  faut  un  texte  comme  donnée  positive.  Mais  sa  fantaisie 
s'est  toujours  donnée  carrière  pour  affirmer  la  nationalité  de  son  art. 
Le  critique  Jadoul  a  dit  de  lui  :  «  Borodine  n'a  pas  besoin  de  chercher 
la  musique  russe   :  il  la  sue.  » 

—  Moussorgski  (1839-1881)  n'avait  aucun  souci  des  principes  de 
l'harmonie  ni  des  règles  de  la  construction  musicale.  Il  est,  des 
Cinq,  le  plus  près  de  la  nature,  le  plus  sincère,  le  plus  directement 
expressif.  Il  a  écrit  des  recueils  de  mélodies  :  Sans  soleil,  chants  et 
danses  de  la  Mort,  etc.,  des  opéras,  comme  Kowantchina,  Boris 
Godounoff:  sept  lieder  sur  les  enfants;  voici  le  texte  de  quel- 
ques-uns : 

Dans  le  coin!  —  «  Ah!  polisson!  Mon  fil,  tu  l'as  pris Et  l'aiguille 

à   tricot?...    Mon   Dieu,    tout   est  massacré!  Le   bas  est  taché,   tout 
taché  d'encre  1  Va-t-en!  Va-t-en  !   Dans  le  coin!  Va,...  vilain! 

—  Je  n'ai  rien  fait  de  mal,  moi,  ma  nounou.  Je  n'ai  pas  vu  ton 
bas,  moi,  ma  nounou.  Ton  fil,  qui  l'a  pris?  Mais  c'est  le  chat!  Et 
l'aiguille,  le  sais-tu?  Mais  c'est  le  chat!  Michenka,  Michenka  est 
brave;  et  Nounou  est  laide  à  faire  peur.  Elle  a  le  nez  tout  tacheté  de 
noir.  Michel,  lui,  est  propre  et  bien  peigné;  Nounou  a  sa  coiffure  de 
travers.  Nounou  fait  du  mal  à  Michenka;  pourquoi  l'a-t-elle  mis 
dans  le  coin?  Michenka  n'aimera  plus,  non,  mais  plus  du  tout  sa 
nounou  !  Voilà  !  » 

Du  même  genre  sont  les  compositions  :  Oh  !  dis-moi,  grand' mère!  — 
Berceuse  de  la  poupée  Tiapa,  —  La  prière,  —  A  cheval  sur  un  bâton, 
—  et  cette  autre  pièce  qui  débute  ainsi  :  «  Aï,  aï,  aï,  aï.  mère,  mère 
chérie!  Je  voulais  avoir  l'ombrelle,  mère;  il  fait  si  chaud!  Je 
cherchais  partout,  dans  la  commode  et  l'armoire...  non;  pas  d'om- 
brelle! Moi,  je  cours   vite  alors  vers  la  cage,  car  je  la  mets  parfois 


586  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

là,  tout  contre.  Bon!  Que  vois-je?  Sur  la  cage,  notre  vieux  chat  qui 
gratte  bien  fort  les  barreaux.  Le  rouge-gorge  a  peur,  il  tremble,  il 
crie,  oh!  j'étais  folle!  »  etc.,  etc. 

Tel  est  le  babillage,  volontairement  dépouillé  de  toute  «  littéra- 
ture »  et  de  tout  lyrisme,  que  Moussorgski  s'est  attaché  à  noter  en 
lui  conservant  sa  forme  menue  et  son  allure  puérile.  Lui  aussi, 
comme  tant  d'autres  avant  lui,  mais  par  un  effort  plus  grand,  et  par 
un  sacrifice  résolu  de  toute  la  rhétorique  traditionnelle  du  langage 
des  sons,  il  a  cherché  la  vérité;  et  ceci  est  capital.  Il  redevient 
enfant,  pour  peindre  les  enfants;  il  joue  avec  eux,  il  boude  avec  eux, 
il  caquette  avec  eux.  Il  ne  monologue  pas,  à  la  façon  de  Schumann, 
avec  le  sentiment  d'un  contraste  presque  douloureux  entre  l'ingé- 
nuité du  jeune  âge  et  les  graves  pensées  de  l'homme;  il  ne  fait  pas 
de  l'art  humoristique,  à  la  façon  de  Bizet;  il  s'applique  à  reproduire 
la  nature  telle  qu'elle  est,  sans  la  déflorer  en  y  mêlant  sa  person- 
nalité avec  des  préoccupations  de  «  style  ».  11  supprime  tout  ce  qui 
est  formule  :  au  corps  de  la  mélodie,  il  donne  une  ligne  extrêmement 
souple,  brisée,  se  prêtant  à  une  description  analytique  où  sont 
soulignées  les  moindres  idées  du  texte:  dans  les  cadences,  jamais 
de  clausule  oratoire,  nulle  rondeur  de  paraphe,  terminus,  pas  même 
un  retour  au  repos  de  la  tonique  à  l'aide  du  classique  accord  de 
septième,  mais  quelques  notes  jetées  négligemment,  sans  que 
s'arrête  le  mouvement  et  l'allure  naturelle  du  discours,  comme  il 
arrive  si  souvent  dans  les  conversations  familières;  enfin,  sous  le 
récitatif  du  chanteur,  un  accompagnement  très  original  et  très 
important,  qui  est  un  commentaire  serré,  une  illustration  continue 
des  paroles,  où  tous  les  moyens  réalistes  de  la  musique  imitative 
sont  librement  employés.  C'est  peu  de  dire  qu'il  y  a  dans  ces 
mélodies  un  mouvement,  une  vie,  une  âme  de  joie  qui  les  rend  fort 
agréables;  l'émiettement  de  la  forme  et  la  dispersion  analytique, 
poussés  parfois  à  l'extrême,  n'excluent  jamais  la  musicalité.  Les 
menus  traits  de  description  sont  groupés  et  ordonnés  de  façon  à 
constituer  un  ensemble.  Les  détails  sont  «  composés  ».  Le  plus 
redoutable  écueil  d'un  tel  genre  —  fatal  aux  imitateurs  maladroits  — 
est  ainsi  évité,  et  c'est  merveille  que  sans  abdiquer,  sans  renoncer 
à  ce  mode  spécial  de  pensée  qui  fait  sa  dignité,  le  compositeur  ait 
pu  se  plier  à  la  capricieuse  et  indéfinie  variété  des  gestes  de  la  vie 
enfantine. 

Boris  Goduuno'.v  (Pétrograd,  1872),  dont  le  sujet  est  pris  dans  les 
oeuvres  de  Pouchkine  et  taillé  dans  les  parties  vives  de  l'histoire  de 
la  Russie,  représente  doublement,  au  théâtre,  la  manière  épisodique 
et  fragmentaire  de  Moussorgski.  Pour  le  livret,  ce  n'est  ni  un  drame, 
ni  un  opéra,  mais  plutôt  une  sorte  de  chronique  musicale  où  la 
plupart  des  rôles  sont  des  figures  de  passage,  et  où  chaque  scène, 
pathétique  en  soi,  est  souvent  sans  lien  nécessaire  avec  ce  qui  la 
précède  et  la  suit;  pour  la  musique,  c'est  une  suite  d'images 
réalistes,  de  traits  vigoureux,  d'accents  imitatifs  dont  on  a  critiqué 
l'abus.  La  partie  comique  est  la  mieux  traitée,  la  scène  la  meilleure 
est  la  scène  de  l'auberge  (l'acte  II).  Le  3e  acte  surabonde  de  thèmes 


LA   MUSIQUE    A    L  ETRANGER  S87 

et  de  rythmes  polonais.  «  Le  talent  de  Moussorgski  revêt  le  carac- 
tère d'une  étonnante  sauvagerie....  Tl  n'a  pas  reculé  [surtout  dans  la 
scène  de  la  mort  de  Boris]  devant  la  crudité  de  certains  effets.  » 
(César  Cui.) 

—  Nicolas  Andréievitch  Rimsky-Korsakow,  né  le  8  mars  1844 
dans  une  petite  ville  du  gouvernement  de  Novgorod,  appartient  à 
cette  catégorie  de  musiciens  russes  qui  firent  de  la  composition 
«  un  plaisir  du  dimanche  ».  En  1856,  il  entra  à  l'école  de  marine 
de  Pétrograd,  tout  en  continuant  à  recevoir  des  leçons  de  piano, 
rehaussées  de  quelques  principes  d'harmonie.  En  1865,  revenant 
d'un  voyage  de  trois  années  autour  du  monde,  il  acheva  une  sym- 
phonie commencée  avant  son  départ;  c'est  la  première  symphonie 
russe:  puis  il  donna  le  poème  symphonique  Sadko,  la  Fantaisie  Serbe 
pour  orchestre,  la  2e  symphonie,  Antar,  et  un  certain  nombre 
de  romances,  puis  (en  1872)  l'opéra  la  Fille  de  Pskow  (Pskowitjanka). 
Là  se  termina  la  première  période  de  sa  vie.  Jugeant  insuffisantes 
ses  connaissances  techniques,  il  renonça  pendant  quelque  temps  à 
la  composition,  et  se  mit  à  l'étude  du  contrepoint.  Dans  sa  seconde 
période,  il  donna  la  Nuit  de  mai  (1880),  Sniegourotchka  (ou  la  Fiancée 
de  Neige,  1882),  Mlada,  opéra  fantastique,  la  Nuit  de  Noël,  Véra 
Chléoga  (prologue  de  la  Pskowitaine),  la  Fiancée  du  Tsar,  le  Tsar 
Sultan,  Servilia,  Kochtchéï  l'immortel,  Pan  Voyévoda,  Kitéj,  le  Coq 
d'or,  et  les  œuvres  purement  instrumentales  :  le  Conte  féerique, 
Shéhérazade,  le  Capriccio  espagnol,  éblouissant  de  couleur,  la  Troi- 
sième Symphonie,  la  Sinfonietta,  l'ouverture  la  Grande  Pâque  russe. 
un  concerto  pour  piano,  un  quatuor  à  cordes,  une  fantaisie  pour 
violon  et  orchestre....  Des  compositeurs  illustres,  Glazounow,  Liadow, 
Withol,  Arenski,  Gretchaninof,  Tchérépine,  sont  ses  élèves. 

Une  partie  de  ces  œuvres,  exécutée  seulement  en  Russie, 
nous  échappe.  Nous  ne  jugeons  ici  le  compositeur  que 
d'après  les  auditions  de  Paris.  La  Nuit  de  Noël  est  une 
suite  de  «  tableaux  symphoniques  mouvants  »  où  se  déploie 
la  plus  riche  imagination.  L'introduction  peint  la  sain  le 
nuit,  froide  et  claire,  dans  un  village  petit-rus  sien.  Le 
second  morceau  est  une  danse  fantastique  des  astres  : 
mazurka,  marche  de  la  comète,  étoiles  filantes;  viennent 
ensuite  des  nuages  qui  éclipsent  les  astres.  Le  Sorcier 
parait,  assis  dans  son  mortier,  selon  la  tradition,  au  milieu 
de  son  escorte.  Après  une  «  Dajise  infernale  »,  Vakoula 
monte  sur  un  cheval  enchanté;  les  sorciers  le  suivent 
jusqu'au  moment  où  il  aperçoit  la  capitale  illuminée.  Le 
3e  morceau  représente  une  salle  brillamment  éclairée  dans 
le  palais  impérial;  on  entend  lii  une  polonaise  de  l'époque 
de  Catherine  II,  qu'interrompt   l'apparition  du  Diable.   Le 


!',88  LES   COURANTS    NOUVEAUX 

4e  morceau  est  encore  une  chevauchée  aérienne,  le  retour 
de  Vakoula  au  milieu  des  sombres  nuages.  Enfin  apparaît 
l'étoile  du  matin  :  aurore,  chansons  des  divinités  du  jour, 
lever  de  soleil  faisant  scintiller  la  neige,  cloches  de  l'église 
du  village,  écho  des  chants  religieux —  Nous  sommes  bien 
loin,  on  le  voit,  du  type  classique  de  V Oratorio  de  Noël. 
Dans  ce  monde  de  légendes  spéciales  Rimsky-Korsakow 
montre  un  génie  tout  oriental.  Il  a  une  richesse  de  formes 
et  de  couleur  qui  parait  inépuisable,  un  don  d'invention 
qui  se  renouvelle  sans  cesse.  Dans  cette  musique,  d'ailleurs, 
rien  n'est  provocant  et  ne  laisse  paraître  un  parti  pris  de 
singularité;  le  compositeur  se  meut  dans  le  monde  éblouis- 
sant des  contes  avec  l'aisance  de  Mozart  dans  la  mélodie, 
ou  celle  de  César  Franck  dans  l'expression  religieuse.  Il 
est  romantique  par  le  sujet  traité  et  par  la  couleur,  non 
par  les  licences  du  style,  par  son  tempérament  d'artiste. 
Il  y  a  un  même  usage  de  la  légende  dans  Tsar  Sultan 
(suite  d'orchestre  inspirée  d'un  conte  de  Pouchkine),  où 
sont  décrites  les  trois  merveilles  :  celle  de  l'île  heureuse, 
avec  sa  cité  aux  coupoles  d'or  et  ses  jardins  enchantés; 
celle  de  l'écureuil  chanteur,  et  celle  de  la  belle  princesse. 
La  musique  du  compositeur  russe  ne  traduit  certainement 
pas  tout  cela  avec  la  précision  des  mots;  mais  elle  s'inspire 
suffisamment  de  ces  sujets  pour  sortir  des  formules  banales 
et  créer  un  monde  d'images  où  tout  parait  neuf. 

Antar  (suite  orientale),  c'est  la  solitude  du  désert  et  la 
tristesse  du  héros  qui  fuit  les  sentiers  des  hommes;  puis, 
la  grâce  de  la  fée  prête  à  s'évaporer;  le  repos  dans  la 
lumière,  au  son  des  danses,  et  le  réveil  dans  la  solitude 
implacable  du  désert;  enfin  les  délices  de  la  vengeance,  les 
délices  du  pouvoir,  les  délices  de  l'amour,  délices  exprimées 
par  un  chant  arabe  d'une  caresse  si  pénétrante  que  la 
tristesse  du  héros  se  fond  et  s'évanouit,  et  qu'il  meurt 
ayant  aux  yeux  la  vision  fugitive  de  la  fée.  —  Sniégou- 
rotchka  est  de  1880.  Rimsky-KorsakofP  avait  déjà  donné 
des  œuvres  considérables,  mais  il  n'avait  pas  encore  écrit 
un  opéra.  Le  sujet  de  Sniégourotchka  (la  fiancée  de  neige) 
a  été  emprunté  par  Ostroksky  (1823-1886)  à  une  légende 
populaire  russe.  C'est  une  suite  d'aventures  charmantes, 
parfois   puériles,  dans  une   nature  familière,  où    les   fleurs 


LA    MUSIQUE   A   L'ETRANGER  5  89 

du  printemps  succèdent  aux  frimas  russes,  où  les  paysans 
et  le  tsar  fraternisent  dans  la  simplicité  de  leurs  cœurs,  où 
l'âme  russe  s'exprime  avec  sa  naïveté,  sa  bonté,  son  idéa- 
lisme, sa  résignation.  Sujet  national,  musique  populaire  et 
nationale;  neuf  thèmes  ou  airs  populaires  ont  été  insérés 
dans  la  partition;  des  imitations  de  cris  ou  de  chants 
d'animaux  ;  quand  il  n'y  a  pas  de  mélodie  populaire  direc- 
tement transcrite,  des  rythmes  populaires  y  sont  employés. 
Et  cette  matière  est  triturée  et  fondue,  dans  une  richesse 
d'harmonie  où  passent  des  séries  d'accords  de  seconde,  des 
gammes  tonales,  et  une  variété  dans  l'orchestration  qui  lui 
donne  les  couleurs  les  plus  éclatantes.  Dans  Sarfko,  œuvre 
pénétrée  de  l'esprit  et  des  formes  de  l'art  wagnérien,  on 
voit  un  ménestrel,  un  pauvre  guslar,  toucher  par  le  charme 
de  sa  musique  le  cœur  de  Volkheva,  la  fille  du  roi  de  la 
mer. 

Dans  Scliéhérazade,  il  y  a  une  faculté  d'invention  sans 
cesse  renouvelée,  une  couleur  rare,  diverse,  diffuse,  unie  à 
des  rythmes  toujours  imprévus.  C'est  une  débauche  de 
fantaisie  à  la  fois  délicate  et  puissante.  Les  musiciens  les 
plus  descriptifs  de  France  et  d'Allemagne  semblent  pâles 
et  écourtés  à  côté  de  Rimsky. 

Sans  prétendre  donner  une  liste  complète  de  ses  œuvres, 
nous  ajouterons  des  chœurs  a  capella,  une  Sérénade  pour 
violoncelle,  un  Concerto  en  ut  mineur  pour  piano,  et  une 
foule  d'autres  compositions,  cantates,  fugues,  pièces  pour 
piano,  mélodies;  enfin,  un  Cours  pratique  d  harmonie  fort 
apprécié  en  Russie  et  en  France. 

—  Glazoukow  (1865)  a  été  l'élève  de  Rimsky-Korsakoff;  il  a  écrit 
5  symphonies,  des  suites  d'orchestre,  de  nombreux  morceaux  de 
musique  de  chambre. 

Son  Stenka  Rdzine,  poème  symphonique,  est  une  œuvre  curieuse, 
très  artistique,  avec  un  peu  d'empâtement  et  de  lourdeur  dans  l'or- 
chestre. En  voici  le  sujet  : 

Le  Volga,  immense  et  placide.  Les  alentours  du  fleuve  demeu- 
raient paisibles,  lorsque  tout  à  coup  apparaît  le  terrible  ataman 
Stenka  Râzine  qui,  à  la  tète  de  sa  horde  féroce,  dévaste  tout,  pille 
les  villes  et  les  villages.  Son  bateau  est  magnifiquement  paré  ;  il 
porte  sa  captive,  une  princesse  persane  qui  est  sa  maîtresse.  Un 
jour  celte  captive  devient  rêveuse  :  elle  raconte  qu'elle  a  eu  un 
songe  qui   lui  a  appris  que   Stenka   serait  tué,  toute  sa   horde  mise 


590 


LES   COURANTS    NOUVEAUX 


dans  les  cachots,  et  qu'elle-même  serait  noyée.  Ce  songe  se  réalise. 
Sur  le  point  d'être  pris  par  les  soldats  du  tsar,  Stenka  dit  :  «  Jamais, 
pendant  les  trente  années  de  mes  courses,  je  n'ai  offert  de  don  au 
Volga.  Aujourd'hui,  je  lui  donnerai  ce  qui  est  pour  moi  plus  pré- 
cieux que  tous  les  trésors  de  la  terre  »';  et  il  précipite  la  princesse 
dans  les  flots.  La  bande  féroce  chante  gloire  à  son  ataman,  et  tous 

s'élancent  sur  les  soldats  du  tzar Le    commentaire   de  ce  livret 

fantastique  est  écrit  avec  une  imagination  qui  rappelle  parfois  le 
style  de  Rimsky-Korsakoff,  avec  moins  de  relief  et  d'originalité. 

Dans  ses  symphonies  (sauf  la  3°,  dédiée  à  Tschaïkowski,  où  l'élé- 
ment national  semble  laissé  de  côté),  Glazounow  fait  usage  des 
motifs  populaires. 

Il  y  a  deux  [motifs  polonais  dans  sa  lre  symphonie;  l'un  dans  le 
trio  du  Scherzo 


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l'autre  dans  le  linale 


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On  trouve  des  thèmes  russes  dans  YAndante  de  la  2"  symphonie,  et 
dans  laf partie  du  scherzo,  équivalant  au  trio,  de  la  5eT: 


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Glazounow  a  écrit  une  symphonie  à  programme,  Au  Moyen  Age, 
(op.  79),  où  il  veut  représenter  «  deux  amants  dans  un  château  » 
[sic,  premier  allegro  en  mi  bémol),  un  violoneux  macabre  qui  n'est 
autre  que  la  Mort  (II),  un  troubadour  (III).  avec  une  marche  des 
Croisés  (finale).  En  général,  la  musique  de  M.  Glazounow  est  dis- 
tinguée, un  peu  terne.  C'est  un  disciple  assagi  des  Cinq. 

—  M.  Igor  STRAwiNski  (1882)  en  est  le  continuateur  exaspéré  et 
exagéré.  D'une  richesse  d'imagination  étonnante,  d'une  audace  artis- 
tique invraisemblable,  imposant  à  nos  oreilles  des  groupements  de 
notes  qui  les  offensent  et  qu'elles  refusent,  cultivant  la  dissonance 
comme  le  mode  d'expression  normal,  et  l'intervalle  de  seconde 
comme  le  plus  beau,  ajoutant  une  musique  hors  de  tout  bon  sens, 
mais  éblouissante,  à  des  livrets  parfois  charmants,  parfois  absurdes, 
mais  toujours   hors  de  toute   vérité,   ayant   jeté   au   surplus,    sur  le 


LA    MUSIQUE    A    L  ETRANGER  591 

ballet  russe,  un  éclat  incomparable,  il  est  eu  train  d'exercer,  par  son 
étrangeté    et    ses    défauts   plus    peut-être  que  par  ses  qualités,   une 
influence  fâcheuse    sur  les  jeunes  compositeurs.   L'art   de  M.    Stra- 
winski ne   saurait    être  imité.   Son  premier  ballet,   l'Oiseau  de  feu, 
a  été  joué  à  l'Opéra   en  1910  :  œuvre  d'originalité  délicieuse.  Nous 
sommes  transportés  en   plein  conte   oriental,   dans  un  décor  irréel, 
parmi  des  costumes  éblouissants  et  des  musiques  raffinées.  Le  Pré- 
lude à  l'Après-midi  d'un  faune,  visiblement   apparenté  à  cet  art-là, 
parait  classique  et  très  sage  à  côté.  C'est,  au  surplus,  une  merveille 
de  couleur,  un   enchantement  pour  les  yeux  et  les  oreilles.  Le  ballet 
de   Petrouchka   met  en   scène    des  poupées  animées  :  un  drame  de 
marionnettes.  Ballerine  préfère  le  Maure,  pourtant  bête  et  méchant,  à 
Petrouchka,    dont  les    manières   bizarres   lui   déplaisent.    11  y  a  des 
scènes  de  tziganes,  des  fêles  populaires,  etc.  Le  Maure  tue  Petrouchka 
qui  meurt  sur  la   neige,   entouré  par  la  foule  en  fête.  Et  tous  rede- 
viennent poupées,   cependant  que  le  spectre  de  Petrouchka  apparaît 
et    sème   l'épouvante   :     symbolisme    et   puérilité  !    M.   Strawinski   a 
expliqué    son    ballet   le  Sacre  du  Printemps,   «   scènes  de  la  Russie 
païenne  en  2  parties  »,  dans  une  intéressante  interview  :  après  avoir 
dit  que  de   l'Oiseau  de  feu   à  Petrouchka,   il  y   avait  le   chemin  qui 
sépare  la  fable  fantastique  de  la  généralisation  humaine — ,  il  ajoute  : 
«  Le  Sacre  du  Printemps  ne  fait  plus  appel  à  l'esprit  des  contes  de 
fées,  ni  à   la   douleur  et  à  la  joie   humaines  :    l'auteur  s'efforce  vers 
une  abstraction  un  peu  plus  vaste...  il  a  voulu  expliquer  la  sublime 
montée   de  la  nature  qui  se  renouvelle,  la  montée  totale  de  la  sève 
universelle  ».  Et  il  nous  présente  une  série  de  personnages  symbo- 
liques :    des  «   adolescents  qui  ne  sont  pas  des  êtres  formés,  dont  le 
sexe   est    unique   et    double    comme  celui   de   l'arbre  »,    une   vieille 
femme  qui  possède  les  secrets  de  la   Nature;   les  adolescents   sont 
les  «  augures   printaniers  »  qui  marquent  le  rythme  du  printemps  ; 
ils  se  partagent  par  groupes  à  droite  et  à  gauche  :  «  C'est  la  forme 
qui   se  réalise,   synthèse  du  rythme,  et   la  chose  formée  produit  un 
rythme  nouveau  ».  Puis  vient  l'ancêtre,  le  Sage  qui,  étendu  sur  le  ventre, 
bras  et  jambes  écartés,  embrasse  la  Terre,  et  ne  fait  qu'un  avec  elle. 
Enfin,  l'Elue,  celle  que  le  printemps  doit  consacrer,  représente  «  la 
purification  du  sol  »  et  accomplit  la  «  danse  sacrale  »,  etc.  En  somme, 
après  avoir  appliqué  le  ballet  aux  poèmes  de  rêve,  M.  Strawinski  s'en 
sert  pour  exposer  une   théorie  philosophique.  Il  est  à  craindre  que 
celte  conception  ne  s'accorde  pas,  avant  longtemps  encore,  avec  notre 
mentalité  latine,  qui.  certes,   ne  répugne  pas  aux  spectacles  de  pure 
fantaisie,   ni  à  une  musique  plus   profonde  et  plus  substantielle  que 
le    simple    divertissement,    mais    qui    a    besoin   avant   tout  de    com- 
prendre et  de  voir  clair.  La  musique  dtf  Sacre  du  Printemps  est  le 
produit   d'une    imagination    débordante,    débridée,   mais    vivante,  et 
brillante;   ses  dissonances  agressives  n'empêchent  pas  d'en  admirer 
la  couleur  et   la  variété.   M.    Strawinski    poursuit    sa    carrière,    qui 
est  loin  d'être  achevée  :  l'avenir  le  jugera  mieux  que  nous  ne  pouvons 
le  faire.  M.  Strawinski  a  aussi  donné  à  l'Opéra,  en  1917,  les  Abeilles. 
pièce   symphonique    avec  figuration    chorégraphique,  jouée   aupara- 


592  LES    COURANTS   NOUVEAUX 

vant  aux  Concerts   Secchiari,  et  qui  est  une  œuvre  de  début  contem- 
poraine de  V Oiseau  de  Feu. 

—  Antoine  Rubinstein  (1829-1894)  est  en  marge  de  cette  lignée  de 
musiciens  nationaux.  Il  a  été  admiré  dans  les  villes  des  deux 
mondes,  où  la  musique  est  en  honneur,  comme  un  pianiste  de  génie. 
Les  derniers  concerts  qu'il  donna  à  Paris,  salle  Erard,  coïncidèrent 
avec  la  présence  de  Francis  Planté  qui,  à  la  salle  du  Conservatoire, 
jouait  le  concerto  en  sol  de  Mendelssohn.  Rubinstein  n'avait  pas  la 
pureté  de  jeu  de  Planté,  pas  plus  que  la  correction  de  Hans  de 
Bùlow  à  qui  on  l'a  souvent  comparé;  quelques  «  accrocs  »  dont  il 
exagérait  le  nombre  en  plaisantant,  et  qui  paraissent  excusables  si 
Ton  songe  qu'il  était  presque  aveugle,  auraient  pu  être  relevés  dans 
ses  exécutions.  Malgré  son  extraordinaire  puissance  et  son  agilité 
de  main,  il  ne  ressemblait  pas  davantage  à  Liszt,  dont  les  plus 
grands  triomphes  étaient  dus  à  l'étalage  du  moi.  Au  lieu  de  raffiner 
sur  les  chefs-d'œuvre  et  d'y  mêler  constamment  sa  personnalité, 
Rubinstein  s'identifiait  à  eux  avec  la  tranquille  sûreté  de  l'instinct 
musical,  et,  par  une  interprétation  large  et  simple,  où  dominait 
toujours  le  sentiment  du  caractère  et  de  l'ensemble,  les  faisait  agir 
directement  sur  l'auditeur.  En  l'écoutant  jouer  une  sonate  de 
Beethoven,  on  ne  songeait  pas  à  admirer  un  virtuose  du  clavier  :  on 
était  en  communion  avec  la  pensée  de  Beethoven;  et  le  plaisir  de 
l'oreille  était  une  révélation  pour  l'esprit.  Par  là,  Rubinstein  faisait 
une  impression  profonde,  non  pas  seulement  sur  les  professionnels 
de  l'enseignement  pianistique  (pour  lesquels  il  répétait  gratuitement 
chacun  de  ses  concerts),  mais  sur  quiconque  avait  un  cœur  et  une 
âme.  Il  faisait  couler  des  larmes  en  jouant  la  marche  funèbre  de 
Chopin;  et  cela  sans  recherche  subtile  de  «  nuances  »  dans  le 
détail,  par  la  simple  et  juste  adaptation  de  l'interprète  au  sentiment 
de  l'œuvre  interprétée.  Il  était  naturel  qu'on  lui  attribuât  le  même 
génie  qu'aux  grands  maîtres  dont  il  jouait  les  plus  belles  œuvres  : 
il  ne  faisait  qu'un  avec  eux. 

Il  naquit  dans  la  Podolie  ;  sa  famille,  d'origine  juive,  s'était 
convertie  à  l'Eglise  orthodoxe.  D'abord  propriétaire  terrien  et  agri- 
culteur, son  père  vint  s'établir  à  Moscou,  où  il  créa  une  fabrique  de 
crayons  et  d'aiguilles.  Sa  mère,  fort  instruite  et  pianiste,  lit  sa 
première  éducation.  A  l'âge  de  dix  ans,  il  fut  conduit  à  Paris,  pour 
entrer  au  Conservatoire,  mais  ne  fut  pas  mieux  accueilli  que  dix-sept 
ans  auparavant  le  jeune  Liszt.  En  compagnie  de  son  maître,  Alex. 
Villoing,  il  fit  sa  première  tournée  de  concerts  en  Europe,  en 
1841-3.  De  1844  à  1846,  il  eut,  à  Berlin,  les  leçons  de  Dehn. 
En  1848-9,  il  est  à  Vienne,  vivant  de  leçons  particulières;  en  1854, 
il  donne  au  Gewandhaus  de  Leipzig  un  concert  retentissant  qui 
inaugure  sa  période  de  tournées  triomphales  et  de  gloire  mondiale, 
interrompue  par  la  création  et  la  direction  du  Conservatoire  de 
Pétrograd,  1862-7,  reprise  en  1887-1890. 

Après  ses  concerts  donnés  en  Amérique,  à  Paris  et  dans  l'Europe 
entière,  Rubinstein  eut  la  mentalité  bien  connue  de  ses  confrères  : 
son    ambition    dédaigna    la    gloire    de    grand    pianiste    et    n'attacha 


LA    MUSIQUE    A    L'ÉTRANGER  593 

d'importance   qu'à   celle  de  grand  compositeur.  Ce  dernier  titre,  il 
le     rechercha     avec    une    fierté    passionnée,     mais    avec    moins    de 
bonheur  que  le  premier,  opposant  à  certains  demi-succès  des  juge- 
ments  parfois   trop    sévères    sur  ses  contemporains,   et  une  aigreur 
qui  s'est  manifestée  dans  ses  50  ans  de  souvenirs  (2°  éd.,  1895),  et  dans 
l'Art  et  les  maîtres  (1892).   Son  œuvre  est  très  considérable;  si  elle 
n'a  pas,  numériquement,  la  même  ampleur  que  celle  de  Liszt,  c'est 
que  Rubinstein  n'a  pas  pratiqué  l'art  secondaire  et  relativement  facile 
de    1'   «    arrangement  »    ou   de   la  «   variation  »  ;   mais    elle   est    très 
riche  en  compositions  d'ordre  élevé.  Les  lieder  et  la  musique  pour 
piano    seul    n'en    forment  qu'une    faible  partie   :   Fantaisies  pour  un 
et  deux  pianos  (op.  73),  Romances  sans  paroles,  Etudes  (op.  23,  81), 
Barcarolles  à  2  et  4  mains  (op.  50,  89,  103),  Sonates  (op.  12,  20,  41, 
100),  Sérénades  (op.  22),  Suite  (op.  38),  Cinq  Concertos,   dont  le  4e 
en  ré  mineur  (op.   70)  est  particulièrement  remarquable.  Il  y  a  dix 
opéras  :  les   Chasseurs  sibériens,  joué  à   Weimar  en  1854;  la    Ven- 
geance, Dimitri  Bunskoj,  1851  ;  Toms  le  fou,  qui  eut  un  brillant  succès 
en  1853;    les  Enfants   de  la  plaine   (Vienne,   1861);   les  Maccabées, 
1875,  et  Néron,  1879,  qui  furent  écrits  pour  Hambourg  et  Berlin  :  ce 
sont  peut-être  les  plus  importants,  mais  ils  n'obtinrent  qu'un  petit 
nombre    de    représentations;    le    Démon,    1875;    Kalaschnikoff,    le 
Marchand    de    Moscou,    1880;    Gorjuchka ,    1889.    La    musique    de 
chambre  avec  piano  comprend  3  sonates  pour  violon,  2  pour  violon- 
celle, dont   l'une,    en    ré   majeur,    est  d'une    réelle   beauté;  3  pièces 
pour  violon,   alto  et  violoncelle  (op.  11),  5  trios,  dont  l'opus  52,  en 
si   majeur,   était  promu,    par   Bùlow,    à    la    dignité    de    chef-d'œuvre 
beethovenien  ;  un  quatuor  et  2  quintettes  dont  un  pour  instruments 
à    vent.    La    musique    de    chambre   sans   piano    est   représentée  par 
10  quatuors  à  cordes,  un  sextuor  et  un  octuor  à  cordes.  Les  grandes 
œuvres    pour    orchestre    sont    :    les    6    symphonies,    dont    Y  Océan 
(op.  42,  en  ut  majeur)  est  la  plus  connue  (la  5e,  en  sol  mineur,  est 
la    Symphonie    russe)  ;    la    Fantaisie   Eroica,    la    Suite   en    mi  bémol 
majeur;  les  3  poèmes  symphoniques  Faust,  Iwan  IV.  Don  Quichotte, 
4    Ouvertures,  les   oratorios    le   Paradis   perdu   (exécuté  à   Weimar 
en  1851,  sous  la  direction  de  Liszt),  la   Tour  de  Babel  (joué  à  Dus- 
seldorf  en  1872),  et  Moïse  (Prague,  1894). 

Cette   musique   a   de  sérieuses  qualités  d'élégance   et  de  couleur, 
sans  l'originalité  indispensable  pour  être  classée  au  premier  rang. 
Elle    est    caractérisée    par    un    éclectisme    brillant,    où    l'on  trouve 
l'influence  de  Schumann   et  de  Mendelssohn,  de  Berlioz  et  de  Liszt, 
mais    où    manque    cette    fougue    d'imagination,    cette    intensité    de 
sentiment,   en    un    un    mot    celte    puissance   de   la    personnalité   qui 
constituent   le   romantisme.  Elle    est   un  peu    improvisée,    formelle, 
sans  profondeur  suffisante,  néo-allemande,   ou,  exactement,   cosmo- 
polite   beaucoup    plus    que    russe,   sauf    quelques    ouvrages    de    la 
dernière    période   où    apparaissent   des   tendances    au   nationalisme. 
Elle  est  surtout   agréable  dans  les  pièces  pour  piano  où  le  composi- 
teur adopte  une  ordonnance   classique   et  où  sa  pensée  s'élève  à  une 
hauteur  moyenne.    Il  a    voulu   s'emparer  des   genres   supérieurs;   il 
Combahieu.  —  Musique,  III.  38 


594  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

semble  qu'il  y  atteigue  moins  par  l'élan  direct  du  sentiment  et  de 
l'inspiration  que  grâce  aux  ressources  débordantes  et  transformées 
d'une  incomparable  maîtrise  pianistique. 

—  Le  cas  de  Rubinstein  n'est  pas  sans  analogie  avec  celui  d'un 
musicien  non  virtuose  qui  fut  plus  compositeur,  au  sens  technique 
du  mot,  et  mania  l'orchestre  avec  un  talent  plus  spécial,  mais 
s'exposa  aux  mêmes  dangers  en  voulant  rivaliser  avec  les  maîtres 
méridionaux  :  Peter  Tschaikowsky  (1840-1893).  Bien  qu'il  ait  fait 
ses  études  au  Conservatoire  de  Pétrograd,  où  il  fut  professeur 
d'harmonie  de  1866  à  1877,  Tschaikowsky  s'est  formé  à  l'école  de 
Schumann  et  de  Berlioz.  Il  y  a  de  lui  une  quinzaine  de  pièces  très 
diverses  pour  piano,  qui  ont  une  grande  saveur  originale;  tout  le 
reste  de  son  œuvre  souffre  de  comparaisons  écrasantes  auxquelles 
est  nécessairement  soumis  un  art  pseudo-classique,  pseudo-roman- 
tique, d'un  caractère  un  peu  cosmopolite,  arrêté  à  mi-chemin  de 
toutes  les  cimes  où  régnent  les  maîtres  modernes.  C'est  élégant, 
distingué,  d'un  pathétique  tiède  et  d'une  imagination  tempérée, 
où  la  pensée,  parfois  lente  et  laborieuse,  laisse  sentir  quelques 
longueurs  d'écriture;  on  aimerait  cependant  à  sauver,  de  cet 
ensemble  si  honorable,  un  assez  grand  nombre  de  pages  pleines  de 
grâce  et  d'une  poésie  expressive. 

Tschaikowsky  a  écrit,  sur  textes  russes,  dix  opéras,  dont  un  seul, 
Eugène  Oneguine  (1879),  a  été  joué  hors  de  la  Russie  (Hambourg,  1892), 
sans   succès  plus  durable  que  les  autres,  et  quelques   ballets,  dont 
l'existence   fut    éphémère.   Ses   grandes   et  principales  compositions 
sont  :  les  six  symphonies,  dont  la  3e  en  mi  mineur,  op.  64,  et  surtout 
la  dernière,  la  Symphonie  pathétique,  op.  74,  figurèrent  assez  long- 
temps  aux    programmes  des  concerts;   les  poèmes   symphoniques  : 
l'Orage,  Francesca   de  Rimini,  Manfred,  Roméo  et  Juliette,  Hamlet, 
1812;  la  Sérénade  pour  orchestre  à  cordes,  op.  48,  le  Caprice  italien, 
op.  45,  Y  Ouverture  triomphale  et  YOuverture  solennelle  (op.  15  et  49), 
la    Marche    Slave,    op.    31,   la   Marche   du    Couronnement.  Dans    la 
musique   de   concert,    on    peut   signaler    la    Fantaisie  pour  piano   et 
orchestre  (op.  26),  le  Caprice  pour  violoncelle  et  orchestre  (op.  62), 
un    concerto    de    violon     et   2    concertos    de    piano;  la   musique  de 
chambre,  qui   compte    3   quatuors    à    cordes,   et   un    sextuor  intitulé 
Souvenir   de  Florence  (op.   70),   est   peu    étendue.  Pour  la  musique 
vocale,  il  y  a  neuf  recueils  de  mélodies,  d'un   tour  fort  aimable,  un 
recueil  de  duos,  2  messes,  une  Cantate  du    Couronnement  pour  soli, 
choeur  et  orchestre. 

—  La  Pologne  n'a  manqué  ni  de  symphonistes  ni  de  compositeurs 
pour  le  théâtre,  pas  plus  que  de  virtuoses;  mais  elle  n'a  pas  déve- 
loppé jusqu'à  la  hauteur  d'un  drame  lyrique  les  éléments  nationaux 
qu'elle  a  si  bien  mis  en  œuvre  dans  les  genres  secondaires.  Elle  n'a  été 
vraiment  nationale  que  dans  les  mélodies  détachées  et  dans  les  danses  ; 
et  Chopin  reste,  pour  cette  raison,  son  représentant  le  plus  exact. 

Après  les  vieux  opéras  —  il  y  en  a  19  —  de  Xaver  Elsner 
(1769-1864)  et  de   Kasimir  Kuprinski  (1785-1857)  qui,  jusqu'en  1826, 


LA    MUSIQUE   A   L  ETRANGER  595 

écrivit,  non  sans  succès,  26  ouvrages  pour  l'Opéra  de  Varsovie  dont 
il  fut  directeur,  une  place  d'honneur  revient  à  Stanislaw  Moniuszko 
(1819-1872),  qui  exerça  en  Pologne  toutes  les  hautes  fonctions  du 
musicien,  et  écrivit  12  opéras,  dont  Halka  (1847)  a  pu  être  considéré 
comme  le  premier  opéra  national.  Ign.  Fél.  Dobrzynski  (1807-1867), 
pianiste,  fils  de  pianiste,  auteur  de  polonaises  renommées,  ami  de 
Chopin,  compositeur  surtout  estimé  pour  sa  musique  de  chambre, 
a  écrit  un  seul  drame  lyrique,  le  Flibustier  (1861).  A  Ludwig 
Grosmann,  né  en  Russie  (1835)  et  formé  en  grande  partie  à  Berlin, 
un  des  fondateurs  de  la  «  Société  musicale  de  Varsovie  »,  on  doit 
deux  opéras  :  le  Pêcheur  de  Palerme  (Varsovie,  1867)  et  YEsprit  du 
Wùyewode  [ibid.,  1873).  Des  œuvres  de  moindre  importance  ont  été 
écrites  par  Stanislaw  von  Duniecki,  Guniewicz,  Peter  Studzinski. 
Posen  a  vu  représenter  en  1874  Cyganka  (la  tzigane),  opéra  de 
Boleslaw  Demlinski:  et  Lemberg,  en  1885,  Konrad  Wallenrod,  opéra 
polonais  de  Ladislau  Zelinski. 

L'école  polonaise  contemporaine  s'honore  d'avoir  à  sa  tète 
Paderewski  (1859),  virtuose  du  piano  comme  Rubinstein,  avec  peut- 
être  moins  d'autorité  olympienne  et  plus  de  nerf,  auteur  de  nom- 
breuses pièces  de  piano  et  de  mélodies,  et  qui  a  composé  une 
Symphonie  de  vastes  proportions  où  il  a  mis  toute  la  flamme  d'un 
patriotisme  ardent,  d'une  foi  inébranlable  dans  les  destinées  de  la 
Pologne,  et  avec  cela,  une  science  de  l'orchestre  et  de  l'harmonie, 
une  invention  mélodique  et  une  noblesse  d'accent  qui  font  de  cette 
composition  enflammée,  tendre  et  guerrière,  une  œuvre  de  haute 
valeur;  il  n'y  manque,  pour  être  un  chef-d'œuvre  accompli,  que  la 
mesure,  le  médiocre  aliquid,  comme  disaient  les  Latins,  ou  «  une 
juste  grandeur  »,  selon  la  traduction  de  ce  mot  donnée  par  notre 
Racine. 

—  Tchèques.  L'école  tchèque  compte  des  maîtres  de  premier 
ordre,  comme  Dvorak,  Fibich,  Otakar,  Ostreil,  Joseph  Suk, 
J.  Foerster,  etc.  Son  fondateur  est  Smetana  (1824-1884)  :  il  a  tout 
créé,  l'art,  le  public  et  le  théâtre  tchèques.  Il  a  composé  8  opéras 
écrits  sur  des  paroles  tchèques,  les  Brandebourgeois  en  Bohème 
(Prague,  1863),  la  Fiancée  vendue  (1866),  Dalibor  (1867),  Libuse 
(1872),  les  Deux  Veuves  (1874),  le  Baiser  (1876),  le  Secret  (1878), 
le  Mur  du  Diable  (1882),  trois  quatuors,  un  trio,  diverses  pièces 
pour  orchestre;  douze  chœurs  sans  accompagnement,  des  mélodies, 
de  nombreuses  pièces  pour  piano,  deux  pièces  pour  piano  et  violon. 
Parmi  ces  œuvres,  il  en  est  trois  qui  ont  joui  d'une  grande 
renommée  :  Libuse,  opéra,  ou  plutôt  grand  tableau  dramatique  dans 
le  genre  héroïque;  la  Fiancée  vendue,  opéra-comique  en  3  actes, 
du  genre  léger,  dont  la  musique,  puisée  aux  sources  populaires, 
est  d'une  écriture  plus  soignée;  enfin  Ma  Patrie,  qui  est  un  cycle 
de  poèmes  symphoniques  inspirés  de  la  légende,  de  l'histoire,  de  la 
beauté  naturelle  de  la  Bohème.  Bien  qu'il  ait  pratiqué  la  déclama- 
tion lyrique  à  la  manière  de  Wagner,  Smetana  se  réclame  surtout 
de  Berlioz,  de   Liszt  et   d'Auber.    Son   œuvre  n'a  peut-être  pas  une 


596  LES  GOURANTS  NOUVEAUX 

grande  originalité,  mais  elle  possède,  avec  la  distinction,  un  certain 
parfum  slave  que  ses  adeptes  ne  veulent  pas  confondre  avec  le 
slavisme  oriental  des  Russes. 

Dvorak  Anton  (1841-1904)  est  né  et  mort  à  Prague.  Si  Smetana 
a  créé  l'opéra  tchèque,  Dvorak  est  le  fondateur,  dans  son  pays,  de  la 
symphonie  et  de  la  musique  de  chambre.  Dans  les  cadres  classiques, 
il  a  jeté  des  formes  mélodiques  et  des  rythmes,  des  harmonies  et 
des  modulations  où  Ton  sent  fortement  le  caractère  slave.  On  a 
de  lui  5  symphonies,  3  ouvertures  (Dans  la  Nature,  le  Carnaval, 
Othello),  cinq  poèmes  symphoniques  (VOndine,  la  Sorcière,  le  Fouet 
doré,  le  Pigeonneau,  le  Chant  héroïque).  La  symphonie  en  mi  mineur, 
le  Nouveau  Monde,  a  été  jouée  aux  Concerts  Lamoureux  en  1906; 
c'est  une  œuvre  de  franchise,  de  libre  allure,  indépendante  de 
toute  école  et  de  tout  système,  qui  est  moins  une  symphonie  qu'une 
suite  de  thèmes  populaires  ou  originaux  qui  se  croisent  et  s'enlacent 
dans  des  rythmes  qui  sont  un  enchantement.  Au  théâtre,  il  a  donné 
des  partitions  considérables  :  trois  grands  opéras  :  le  Roi  et  le 
Charbonnier,  Dimitri,  Jacobin;  des  opéras-comiques  :  les  Tétas,  le 
Malin  paysan.  Dans  ses  dernières  œuvres  dramatiques,  le  Diable 
et  la  Luronne,  la  Naïade,  il  a  été  influencé  par  l'évolution  moderne 
de  la  musique  et  a  renoncé,  comme  Wagner,  à  l'ancienne  forme  de 
l'opéra  divisé  en  airs  et  ensembles.  Dvorak  est  un  artiste  éminem- 
ment national.  Il  a  emprunté  aux  thèmes  populaires  de  son  pays 
slave  les  motifs  de  plusieurs  de  ses  compositions  (Danses  slaves, 
Rhapsodie,  Humoresques,  etc.).  L'influence  de  Wagner,  de  Liszt  ou 
de  Brahms,  encore  visible,  n'a  pas  étouffé  cette  puissante  personna- 
lité, faite  de  générosité,  de  joie  et  d'idéalisme. 

Joseph  Suk,  dans  sa  pièce  symphonique  Praga,  a  célébré  les 
principaux  épisodes  historiques  de  la  célèbre  métropole  des  Slaves 
occidentaux  :  il  a  exprimé  un  ardent  patriotisme  dans  celte  œuvre 
poétique  et  brillante  autant  que  sincère.  C'est  une  musique  qui  est 
bien  nationale  et  n'est  apparentée  à  aucune  influence  étrangère. 

Zdenko  Fibich  (1850-1900)  a  composé  des  opéras  :  la  Fiancée  de 
Messine,  Sarka,  la  Chute  d'Arcone;  des  poèmes  symphoniques  : 
Zaboj,  Slavoj,  Ludick,  tirés  comme  Sarka  de  légendes  tchèques; 
une  trilogie,  Hippodamie,  composée  de  3  drames  remplissant  chacun 
une  soirée:  de  la  musique  de  chambre,  des  mélodies,  etc.  Son 
œuvre  est  d'écriture  solide,  pénétrée  de  poésie;  elle  trahit  l'influence 
de  Wagner,  de  Schumann  et  surtout  de  Smetana. 

J.  Foerster  a  fait  jouer  des  pièces  de  musique  de  chambre,  divers 
ouvrages  symphoniques,  dont  une  Suite  en  5  parties  pour  grand 
orchestre,  Cyrano  de  Bergerac,  qui  est  pleine  d'idées  poétiques, 
ingénieusement  exprimées.  % 

Henri  Hantich  a  publié  une  Anthologie  de  «  musique  tchèque  » 
(Prague  et  Paris,  1908)  où  l'on  trouve  des  pièces  pour  piano  de  Sme- 
tana, de  Dvorak,  de  Fibich,  des  mélodies  tziganes  de  Ch.  Beude,  des 
esquisses  de  Foerster,  une  scène  de  Kovarovic,  des  compositions 
de  Novak,  Suk,  Kropil,  Ostrul,  des  chants  nationaux  tchèques, 
moraves  et  slovaques,  harmonisés  par  Malat,  Pivoda,  Novotny. 


LA    MUSIQUE   A    L  ETRANGER  597 

Les  Scandinaves.  —  Danois,  Suédois,  Norvégiens,  Fin- 
landais. 

La  musique  des  peuples  Scandinaves  a,  suivant  leur  récent 
historien,  Walter  Niemann,  plusieurs  caractères  généraux 
communs.   Dans  les  différents  pays  du  Nord  de   l'Europe, 
les  compositeurs  du  xixc  siècle  se  sont  inspirés  surtout  de 
la  musique  et  du  lied  populaires;  celui-ci  est  d'ailleurs  fort 
différent  suivant  les  régions  :  construit  d'après  le  système 
tonal  de  l'Occident  en  Danemark  et  en  Suède,  par  exemple, 
tandis  que  la  Norvège  et  la  Finlande  conservent  avec  plus 
de   fidélité  les    anciens   «    modes  »  liturgiques    du    moyen 
âge.  Autre  caractéristique  commune  à  trois  de  ces   quatre 
pays  (la  Norvège  étant  exceptée)  :  la  musique  dramatique  y 
est  peu  florissante  à  la  fin  du  xixc  siècle.  Les  Scandinaves 
se  vouent  plutôt  à  l'expression  de  sentiments  intimes  que 
le  lied,  le  chant  choral,  la   musique  de  chambre  reflètent 
plus  fidèlement  et  qui  sont  en  harmonie  avec  le  caractère 
d'une    nature    profondément    mélancolique.    La     musique 
instrumentale  y  est   aussi   cultivée,   et  est  restée   attachée 
longtemps  à  la  discipline  de  l'école  de  Leipzig.  Si  Chopin 
a  beaucoup  influencé  l'école  Scandinave,  l'art  et  l'exemple 
de  Mendelssohn  et  de  Schumann  ont  fortement  discipliné 
ses   inspirations,    en    lui  imposant    les    formes   classiques. 
Berlioz  et  Liszt,  à  la  différence  de  ce  qui  s'est  produit  en 
Russie,  n'ont  pas  eu  beaucoup  d'action  sur  les  Scandinaves; 
Wagner  ne  leur  a  été  bien  connu  qu'après  1870.  Un  autre 
trait  commun  à  l'Europe  du  Nord,  c'est  la  centralisation  de 
la  vie   musicale;   sauf  en  Norvège,  ce  sont  les  capitales  : 
Copenhague,   Christiania,    Helsingfors    qui,    comme   Paris 
pour  la  France,  résument  ou  dirigent  respectivement  tout 
le  mouvement  musical  du  pays. 

—  Danois.  Les  deux  compositeurs  qui  ont  donné  à  la  musique 
danoise  une  orientation  nationale,  au  début  du  xixe  siècle,  sont  alle- 
mands de  naissance  :  Christoph  Weyse  (né  à  Altona  en  1774,  mort 
à  Copenhague  en  1842),  et  Friedrich  Kuhlau  (né  à  Lunebourg  en 
1786,  mort  à  Copenhague  en  1832).  Le  premier  écrivit  surtout  pour 
l'église,  et,  pour  le  piano,  des  sonates  où  se  fait  sentir  l'influence 
de  Fhil.  Em.  Bach  ;  il  fit  représenter  aussi  un  certain  nombre  d  œuvres 
dramatiques.  Son  art  s'imprégna  à  un  tel  point  de  l'esprit  de  son 
pays  d'adoption,  notamment  dans  ses  lieder,  qu'on  a  pu  le  consi- 
dérer comme   le  créateur  d'une  musique  vraiment  nationale  et  à   la 


598  LES    COURANTS    NOUVEAUX 

fois  très  originale;  il  n'a  pas  eu  de  modèle,  dit  M.  Behrend  qui  lui 
a  consacré  une  étude  (dans  Die  Mùsik,  août  1904).  Il  remit  en 
honneur  les  vieux  chants  du  pays  et  sut  les  utiliser  avec  succès 
dans  ses  opéras.  Kuhlau,  dont  le  nom  se  perpétue  grâce  à  des  Etudes 
de  piano  célèbres,  fut  son  contemporain  et  son  rival  ;  moins  fonciè- 
rement danois  cpue  Weyse,  il  se  consacra  à  la  musique  dramatique 
et  son  Râuberburg  (poème  d'Œlenschlager)  est  demeuré  célèbre, 
ainsi  que  son  Elfenhùgel,  «  où  il  a  directement  transplanté  sur  la 
scène  le  lied  populaire  danois  »  (Niemann).  Son  œuvre  se  ressent 
d'ailleurs  d'influences  diverses  :  notamment  de  Cherubini,  Weber, 
Mozart,  Rossini  et  Boïeldieu.  Il  connut  Beethoven,  et  l'estima 
jusqu'à  un  certain  point,  dit  M.  Behrend.  A.  P.  Berggreen  (1801- 
1880),  élève  de  Weyse,  Edv.  Rassunissen  (1776-1860),  auleur  de 
Y  Hymne  national,  Fr.  Bredal  (1800-1864),  continuent,  soit  au 
ihéâtre,  soit  dans  le  lied,  la  tradition  inaugurée  par  les  deux  maîtres. 
Joh.  Peter  Émil  Hartmann  (1805-1900)  est  le  véritable  créateur  de 
l'Ecole  nationale  Scandinave.  «  Les  rêves  de  notre  jeunesse,  a  dit 
Grieg,  l'ont  hanté  depuis  des  générations.  »  Son  œuvre  considérable 
comprend  environ  200  compositions,  religieuses,  chorales,  drama- 
tiques, symphoniques,  dont  la  plupart  sont  «  imprégnées  du  senti- 
ment spécifiquement  nordique  au  plus  haut  degré  »  (Niemann). 
Son  gendre,  Niels  Gade  (1817-1890),  a  laissé  à  l'étranger  une 
renommée  plus  durable  que  celle  de  Hartmann.  Son  œuvre  pure- 
ment symphonique,  mélodique  et  chorale,  qui,  selon  l'expression  de 
Spitta,  ((  appartient  non  seulement  à  sa  patrie,  mais  au  monde  », 
est  ((  saturée  du  sentiment  national  »  savamment  allié  aux  formes 
de  la  musique  «  continentale  »,  que  Gade  avait  étudiée  par  toute 
l'Europe,  et  notamment  à  Leipzig  (où  il  dirigea,  en  1844,  les  concerts 
du  Gewaiidhaus,  en  l'absence  de  Mendelssohn),  avant  de  se  fixer 
en  Danemark.  A  côté  de  ce  représentant  le  plus  éminent  du 
romantisme  Scandinave,  on  cite  Émil  Hartmann  (fils  du  précédent) 
(1836-1898);  A.  Heise  (1830-1870),  le  plus  grand  compositeur  danois 
de  lieder;  August  Winding  (1835-J 899),  élève  aussi  de  Leipzig,  et 
dont  Part  est  plus  discrètement  national  ;  Émil  Hannemann  (1840- 
1906);  Asger  Hamerik  (1843),  que  Berlioz  tenait  en  haute  estime 
(auteur  de  Y  Hymne  à  la  Paix,  composé  pour  l'Exposition  de  1867; 
il  vécut  longtemps  en  Amérique);  August  Enna  (1860),  compositeur 
dramatique,  chez  qui  se  combinent  les  influences  de  Mendelssohn, 
de  Meyerbeer  et  de  Wagner;  Otto  Malling  (1848),  directeur  du 
Conservatoire;  Lange  Muller  (1850)  ;  Bendix  (1851)  ;  Schytte  (1848), 
Cari  Nielsen  (1865),  Borresen  (1876),  etc.  Les  uns  et  les  autres 
subissent  des  influences  étrangères,  soit  allemande,  soit  italienne 
moderne,  et  s'éloignent  de  la  tendance  romantique  nationale  de 
Gade  et  de  Hartmann,  qui  restent,  après  Weyse,  les  repré- 
sentants les  plus  caractéristiques  de  la  musique  danoise  au 
xixe  siècle. 

Les  études  musicales  sont  florissantes  en  Danemark.  Le  Conser- 
vatoire, fondé  à  Copenhague  en  1867,  par  un  mécène,  Moldenhauer, 
compte  environ  130  élèves  ;  les  concerts  y  sont  nombreux  et  fréquents. 


LA    MUSIQUE    A    L  ETRANGER  .        ^99 

Le   théâtre   d'opéra    a  pour  premier    chef  le  compositeur   Svendsen 
(d'origine  suédoise). 

On  doit  à  M.  William  Behrend   une  Histoire  de  la  musique,  parue 
en  1905,  à  Copenhague. 

—   Suédois.   Après  avoir  subi  l'influence  française  au  xvme  siècle, 
jusqu'à  la  période  gluckiste,  la  Suède,  il  y  a  un  siècle,  eut  un  réveil 
national   dans    son  art  comme    dans   sa  littérature.   De  1814   à  1816, 
A.    Afzelius    (1785-1871)    et    G.    Geiger    (1783-1847)   publiaient    des 
recueils  de  chants  populaires;  et  en  1814,  O.  Aalstrôm  et  Afzelius, 
des  danses  populaires;  J.  C.   F.  Hœffner  (1759-1833)  en  donnait  peu 
après  des  arrangements,  et  publiait  des  chœurs  du  xvne  siècle  (1819- 
1821),    rassemblant    ainsi  des    matériaux  que  les  compositeurs  de  la 
péninsule  allaient   mettre  en  œuvre  pendant  tout  le  siècle.  Il  y  eut 
alors  une  pléiade  de  compositeurs  de  lieder  suédois  parmi  lesquels  il 
faut  citer,  outre  Hœffner  lui-même  :  B.  Crusell,  encore  sous  l'influence 
allemande,  comme  Hœffner  (1775-1838),  J.  E.  Nordblom  (1788-1848), 
Fr.    Lindhlad  (1801-1879),  J.   A.  Josephson  (1817-1880),   G.    Wenner- 
berc  (1817-1901),  J.  Hallstrôm  (1816-1901),  J.  Dannstrom  (1819-1897). 
La    musique    chorale    est,    pendant    le     même    temps,    cultivée    par 
Otto  Lindblad  (1809-1864),  auteur  de  l'hymne  national,  Wennerberg, 
Kapfelmann(1790-1851),  Frieberg,  O.  Tullberg  (1796-1853),  O.  Laurin 
(1813-1853).  Quant  au  théâtre,  ouvert  en  1812,  un  seul  compositeur, 
d'origine   française,    Ed.   Du   Puy   (1771-1822),    mérite    d'être   cité   à 
cette  époque,  pour  un  opéra,    Ungdoin  og  Galskab  (1806),  écrit  sous 
l'influence  de   Méhul   et  de  Rossini,  mais  il  est  le  premier  qui  tenta 
d'utiliser   le   folklore  Scandinave.   Il   eut   pour  imitateur  un  Italien, 
Foroni    (1825-1858),   qui    donna    une    Cristina    di  Svecia.    La   Suède 
montrait  alors  une  prédilection  pour  la  musique  dramatique  italienne 
et,  lorsqu'une  troupe  vint  du  midi  à  Stockholm,  en  1848-49,  elle  y  fit 
connaître    avec   grand   succès  Bellini,    Donizetti  et   Rossini.   A  cette 
tendance  étrangère,  succéda  une  réaction,  avec  Ivar.  Hallstrôm  (1826- 
1901),    qui  est   considéré  comme  le  Glinka  suédois  :  <c  II  éleva  à  la 
hauteur  d'un  principe,  dit  Niemann,  la  transplantation,  sur  la  scène, 
de  la  mélodie  populaire  suédoise  ».  Son  œuvre  capitale,  jouée  même 
en  Allemagne  (à  Munich  et  à  Hambourg),  Den  Bergtagna  (le  Roi  des 
Montagnes),  parut  en  1874.  A  côté  de  Hallstrôm,  se  place  P.  A.  Olander, 
auteur  de  Blenda.   Malgré  les  efforts  de  quelques-uns,  le  répertoire 
dramatique    vit    surtout    d'emprunts     étrangers.    Une    autre    gloire 
dramatique    brillait  alors    pour    la    Suède    :    celle    de    Jenny    Lind, 
l'illustre    cantatrice    (1820-1887),    qui   eut  en  Mme  Christine  Nillson 
(née    en    1843)    un    digne    successeur.    L'école    suédoise    est    plutôt 
intéressante  par  ses  compositeurs  pour  orchestre  et  chœurs  :  Franz 
Berwald  (1796-1868),  estimé  de  Biïlow  et  de  Liszt,  auteur  d'Estrella 
et  Soria  et  de  8  symphonies;  Albert  Rubenson  (1826-1901),  qui  étudia 
à    Leipzig;    Ludwîg    Norman    (1831-1885),    qui    écrivit    surtout   pour 
piano    (sa     femme,     Norman-Néruda,     fut    une     violoniste     célèbre); 
Aug.  Sodermann,  «  réformateur  du  lied  suédois  »,  auteur  de  musiques 
de  scènes  et  de  chœurs  nombreux;  J.  Ad.  Hagg  (1850),  «  miniaturiste 


600  LES    COURANTS   NOUVEAUX 

de  piano  ».  fortement  influencé  par  Mendelssohn,  Gade  et  Schumann  ; 
C.  Nordquist  (1840),  qui  fut  premier  chef  de  l'Opéra,  etc.  —  L'influence 
wagnérienne,  combinée  avec  celle  de  Liszt,  ne  s'est  guère  fait  sentir 
en  Suède  qu'à  partir  de  1872  :  le  compositeur  Andréas  Hallén  (1886) 
l'a  particulièrement  subie,  bien  qu'il  continue  à  suivre,  dans  toute  sa 
production,  au  concert  comme  au  théâtre,  les  tendances  nationales 
de  l'Ecole;  ses  principales  œuvres  sont  :  Harald  le  Viking 
(Leipzig  1881,  puis  Stockholm  1884),  Hexfàllan,  Waldemarskattan 
(1899),  IValdhorgs  massa  (1901);  dans  ses  poèmes  symphoniques 
l'influence  de  Berlioz  et  de  Liszt  domine.  W.  Steniiammar  (1871), 
pianiste  virtuose,  de  tempérament  plus  délicat  que  Hallén,  s'appa- 
rente plutôt  à  Brahms.  Emil  Sjogren  (né  en  1853),  plus  Scandinave, 
se  rapproche  surtout  du  Norvégien  Grieg.  Peterson-Bekger  (né 
en  1867),  dont  les  œuvres  dramatiques  sont  wagnériennes,  cherche 
à  fondre  ensemble  l'élément  allemand  et  le  folklore  suédois  ;  il 
a  publié,  en  outre,  des  œuvres  de  musique  de  chambre,  de  musique 
symphonique  et  un  grand  nombre  de  lieder.  Hugo  Alfren  (né  en  1872), 
violoniste  et  compositeur,  se  consacre  à  la  musique  symphonique  ; 
il  est  considéré  comme  le  maître  du  contrepoint  en  Suède.  Il  faut 
citer  encore,  parmi  les  contemporains  :  Tar  Aulin  (1866),  violoniste, 
Erik  Akerbeng  (1860),  organiste,  R.  Liljefers  (1871),  Patrie.  Vret- 
blad,  Ad.  Wiklund  (1879),  et  plusieurs  compositrices  :  Mmes  Andrée 
(1841),  élève  de  Gade  et  de  Norman,  Netzel,  Munktell,  Valb.  Aulin 
et  Alice  Tegner.  —  Le  Conservatoire  de  Stockholm  a  été  fondé 
en  1771,  par  Gustave  III.  Comprenant  environ  170  élèves,  il  est 
dirigé  par  O.  Bolander  depuis  1905.  Une  fondation  Jenny  Lind,  de 
100  000  couronnes,  est  partagée  annuellement  entre  les  élèves  de 
l'Académie  de  musique  et  ceux  des  Beaux-Arts.  —  Gothemberg 
possède  également  une  école  de  musique  et  des  concerts  populaires 
nombreux.  Smetana  y  dirigea  la  Philharmonique  en  1856.  A  Upsal, 
l'Université  a  un  cours  de  musique  depuis  300  ans.  Au  Conservatoire 
de  Stockholm,  l'histoire  de  la  musique  est  professée  par  M.  Karl 
Valentin  (né  en  1853),  auteur  d'une  Histoire  populaire  de  la 
musique,  et  de  nombreux  lieder  :  Adolf  Lindgren  (1846-1905)  et  le 
Dr  Tobias  Norlind,  auteur  d'une  Histoire  de  la  musique  suédoise 
(1901),  se  sont  également  consacrés  à  la  musicologie. 

—  Norvégiens.  En  Norvège,  comme  en  Suède,  le  début  du  siècle 
fut  marqué  par  un  mouvement  national  en  musique.  Une  famille 
d'organistes,  les  Lindeman  (1769-1887),  y  contribua  surtout  par  la 
publication  que  fit  Matthias  Lindemann  (1812-1887)  d'un  recueil  de 
540  danses  et  airs  populaires,  dont  la  grande  originalité  a  été  ainsi 
conservée  :  Thrane  (1790-1828),  Ole  Bull,  Kjerulf  continuèrent 
l'œuvre  ainsi  commencée.  Ole  Bull  (1810-1880),  génie  excentrique, 
qui  parcourut  le  monde,  comme  une  sorte  de  Paganini  Scandinave, 
fonda  un  théâtre  national  à  Bergen,  une  colonie  norvégienne  en 
Amérique,  —  où  il  se  ruina,  —  et  mourut  à  Bergen,  après  avoir 
recommencé  à  parcourir  le  monde.  Ole  Bull  est  le  musicien  le 
plus  représentatif  de  l'École  norvégienne  avant  Kjerulf  (1815  1863)  ; 


LA    MUSIQUE    A    L  ETRANGER  601 

celui-ci  s'est  fait  une  grande  place  comme  compositeur  de  lieder. 
Le  lied  est,  en  effet,  une  des  formes  préférées  des  compositeurs 
norvégiens,  que  le  théâtre  ne  tente  pas  beaucoup  jusqu'à  l'époque 
moderne.  Au  cours  du  xixc  siècle,  il  n'y  a  guère  que  quatre  ou  cinq 
noms  notables  en  Norvège  :  J.  G.  Conrudi  (1820-1897);  Tellefsen 
(1823-1874),  élève  de  Chopin;  Udbye  (1820-1889),  auteur  du  premier 
opéra  norvégien,  Fredkulla;  O.  Winter-Hljelm  (1837J,  le  pianiste 
Neupert  (1842-1889),  Jos.  Beiirens  (1820-1891),  —  avant  d'arriver 
à  ceux  universellemment  connus  ou  glorieux  de  Svendsen  (1840)  et 
de  Grieg  (1843-1907).  Tous  deux  se  sont  tenus  éloignés  du  théâtre 
(de  l'opéra  du  moins)  et  se  sont  fait  exclusivement  une  réputation 
au  concert  :  le  premier  plus  foncièrement  et  formellement  classique, 
l'autre  avec  une  liberté  plus  grande  et  une  originalité  infiniment 
plus  marquée. 

Entre  eux  se  place  Richard  Nordraak,  mort  à  22  ans  à  Berlin,  en 
1866,  auteur  d'un  chant  patriotique  célèbre  :  «  Oui,  nous  aimons  ce 
pays  !  »  En  1864,  Grieg,  qui  étudiait  auprès  de  Gade  à  Copenhague, 
rencontra  le  jeune  et  ardent  Nordraak.  «  Il  me  tomba  des  écailles 
des  yeux,  dit-il  ;  c'est  par  lui  que  j'appris  à  connaître  les  chants 
populaires  du  Nord,  et  même  ma  propre  nature.  Nous  nous  conju- 
râmes contre  le  scandinavisme  efféminé  de  Gade,  mâtiné  de  Men- 
delssohn,  et  nous  nous  engageâmes  avec  enthousiasme  dans  la  voie 
nouvelle  sur  laquelle  marche  aujourd'hui  l'Ecole  du  Nord.  »  Grieg, 
avant  de  travailler  avec  Gade,  avait  étudié,  à  Leipzig  de  1858  à  1863; 
en  1865  il  visita  l'Italie,  puis  il  vécut  dans  son  pays;  il  fonda  en 
1867  une  Ecole  de  musique  à  Christiania;  voyagea  encore,  en  Italie 
et  en  Allemagne,  et  se  retira  à  Bergen,  en  1880;  il  y  mourut  le 
5  septembre  1907.  «  Il  est  regrettable,  a  écrit  H.  Riemann,  que 
Grieg  s'impose  les  limites  de  la  caractéristique  nationale,  et  que, 
au  lieu  de  la  langue  musicale  universelle,  il  parle  plus  ou  moins  un 
dialecte  local.  »  (Dicl.  de  musique,  art.  Grieg.)  «  Certes,  dit  au 
contraire  M.  Breithaupt,  dans  la  langue  universelle  de  la  musique, 
il  ne  parle  qu'un  dialecte,  mais  il  le  parle  purement,  et  l'on  doit  se 
réjouir  qu'il  le  parle.  »  Mais,  ajoute  le  même  auteur,  c'est  à  tort 
que  Bùlow  le  surnommait  «  le  Chopin  du  Nord  »,  car  son  talent  est 
((  bien  plus  froid  et  plus  ferme  »  que  celui  du  «  Polonais  français  ». 
[Die  Musik,  août  1905,  p.  264  et  266.)  L'œuvre  de  Grieg,  sans  être 
très  considérable,  forme  environ  80  numéros,  lieder,  romances  et 
œuvres  diverses  pour  piano,  pour  piano  et  violon,  suites  d'orchestre 
(Peergynt,  Au  temps  de  Holberg),  quatuors,  etc.,  qui  ont  conquis  une 
renommée  universelle,  et  attiré  l'attention  du  monde  musical  sur  la 
musique  Scandinave.  L'un  des  contemporains  les  plus  notables  de 
Grieg  est  Christian  Sinding  (1856),  qui  étudia,  lui  aussi,  à  Leipzig 
et.  visita  l'Allemagne  avant  de  se  fixer  à  Christiania.  «  Si  l'art  de  Grieg 
est  lyrique  avec  une  prédilection  pour  l'idylle,  écrit  W.  Niemann, 
la  muse  de  Sinding  est  épique,  elle  est  à  la  fois  héroïco-ossianique  : 
ce  compositeur  est  maître  paysagiste  du  Nord  dans  la  musique 
moderne.  »  Compositeur  de  musique  de  chambre  et  de  concert  , 
Sinding  a  subi   les  influences  de  Wagner  et  de   Brahms,  et  parfois 


602  LES    COURANTS    NOUVEAUX 

même  celle  des  véristes  italiens.  A  côté  de  Sinding,  Johann  Selmer 
(1844)  est  considéré  comme  »  le  progressiste  le  plus  radical  du  néo- 
romantisme norvégien  ».  Son  œuvre,  exclusivement  symphonique 
et  vocale,  apparaît  comme  essentiellement  cosmopolite  d'inspiration. 
Ce  Scandinave  promène  alternativement  ses  auditeurs  à  Athènes, 
dans  les  Flandres,  en  Orient,  dans  le  Caucase,  met  en  musique  la 
Captive  et  la  Chanson  de  Fortunio.  La  musique  dramatique,  à 
laquelle  les  grands  maîtres  norvégiens  n'ont  pas  touché,  compte  de 
moindres  illustrations,  telles  que  :  Gerhard  Sciuelderup  (1859)  qui 
se  fit  jouer  à  Munich  et  à  Dresde;  Ole  Olsen  (1850);  ils  ont  d'ail- 
leurs, l'un  et  l'autre,  produit  des  œuvres  symphoniques  n'ayant  rien 
de  très  spécialement  norvégien  au  point  de  vue  musical.  Ce  caractère 
se  perd  encore  plus  avec  des  modernes  qui,  comme  Halidan  Clerc 
(1879),  composent  des  œuvres  pour  piano  influencées  par  Chopin, 
Liszt,  Tschaïkowsky  ;  Siguard  Lie  (1871-1904),  mort  prématurément 
après  avoir  donné  de  belles  promesses  ;  Mmc  Backer-Grondahl  (1847), 
et  d'autres  de  moindre  importance,  que  laisse  loin  derrière  lui  l'art 
d'un  Grieg  ou  d'un  Sinding. 

—  Finlandais.  L'art  musical  finnois  n'a  acquis  uue  certaine  person- 
nalité qu'avec  Paccius  (1809-1891),  Allemand  d'origine,  qui  devint,  en 
1834,  directeur  de  la  musique  à  l'Université  d'Helsingfors.  Plusieurs 
chants,  devenus  nationaux,  et  plusieurs  opéras,  ont  fondé  sa  popu- 
larité. Robert  Kajanus  (1856),  Wegelius  (1846-1906)  ont  continué 
son  œuvre,  qui,  pour  ainsi  dire',  a  été  parfaite  par  Jean  Sibelius  (1865), 
dans  les  œuvres  duquel  s'exprime  réellement  et  profondément  l'âme 
finnoise  ;  son  Hcrbstabend  [Soir  d'automne)  est  triste  comme  sa  Valse 
triste  :  art  un  peu  maigre  et  froid  comme  la  bise  du  Nord,  nu 
comme  un  steppe,  lent  comme  un  iceberg  flottant  sur  une  mer  du 
pôle  :  mais  çà  et  là,  par  lueurs  rapides,  apparaît  un  musicien  de 
grand  talent.  Les  contemporains  notables  sont  :  Merikanto  (1868), 
Jannefeldt  (1869),  directeur  du  Conservatoire,  Mielck,  auteur  de  la 
première  symphonie  finnoise  (1897-1899),  Hmari  Krohn  et  Karl 
Flodin.  Pays  de  chanteurs  par  excellence,  la  Finlande  a  donné 
plusieurs  cantatrices  célèbres;  entre  autres  Aïno  Acte  et  Ida  Ekman. 

Les  Britanniques.  —  Peut-on  donner  au  mouvement 
qui  se  manifeste  en  Angleterre,  depuis  50  ou  60  ans,  le 
nom  de  renaissance  musicale? 

Il  suffit  de  constater  que  depuis  un  demi-siècle  des 
compositeurs  nombreux  ont  abordé  tous  les  genres  avec 
plus  ou  moins  de  succès,  que  la  production  musicale  est 
devenue  très  active  et  que  certaines  tendances  originales 
peuvent  être  incontestablement  relevées.  Le  genre  qui  a 
toujours  eu  la  préférence  de  nos  voisins  d'outre-Manche 
est  l'Oratorio  et  l'on  sait  quelle  a  été  chez  eux  l'influence 
considérable  des  œuvres  de  Ha?ndel  et  de  Mendelssohn. 


LA    MUSIQUE    A    L  ETRANGER  603 

Les  chœurs  y  tiennent  une  grande  place;  les  Anglais  ont 
une  prédilection  pour  le  chant  choral;  ils  aiment  parti- 
ciper à  l'exécution  collective,  ce  que  rend  plus  facile  le 
caractère  de  chœurs  a  grand  effet,  mais  en  réalité  assez 
simples. 

Leur  prédilection  pour  l'Oratorio  ne  les  a  pas  empêchés 
de  s'intéresser  aux  œuvres  dramatiques.  Mais  on  constate 
que  les  opéras  étrangers  joués  en  langue  étrangère  ont  été 
particulièrement  goûtés.  h'English  Opéra  semble  avoir  été 
négligé  sans  avoir  complètement  disparu.  Faut-il  en  trouver 
la  raison  dans  la  difficulté  de  faire  accorder  la  mélodie 
avec  l'articulation? 

Nous  relevons  ainsi,  vers  1860,  deux  genres  dont  l'un, 
l'Oratorio,  est  florissant  mais  subit  l'influence  étrangère, 
surtout  celle  de  Hœndel  et  de  Mendelssohn,  tandis  que 
l'autre,  portant  davantage  la  marque  anglaise,  reste  au 
second  plan. 

Le  mouvement  tendant  à  favoriser  l'apparition  d'une 
école  nationale  a  pour  but  de  soustraire  la  musique  cho- 
rale à  l'action  des  deux  maîtres  que  l'Angleterre  avait 
adoptés  et  de  donner  un  peu  plus  de  vitalité  à  YEnglish 
Opéra.  Mais  la  marche  de  ce  mouvement  est  lente. 

Nous  nous  bornerons,  pour  ce  qu'on  peut  appeler  la  période 
préparatoire  de  la  renaissance,  à  signaler  trois  musiciens,  Macfarren, 
Sullivan  et  Mackenzie. 

Macfarren  (1813-1887),  né  à  Londres,  était  fils  d'un  auteur  drama- 
tique. En  1834,  il  composait  une  symphonie  en  fa  majeur  et,  quelques 
années  après,  deux  cantates  :  Jour  de  Mai  et  Noël,  dans  lesquelles  il 
s'inspirait  de  vieilles  mélodies  anglaises.  Macfarren  a  exercé  une 
influence  sur  ses  contemporains  en  développaut  chez  eux  le  goût 
musical;  on  a  de  lui  plusieurs  études  critiques.  Dans  la  seconde 
partie  de  sa  vie,  il  a  composé  plusieurs  oratorios  :  Saint-John  the 
Jiaptist  (1873),  Résurrection  (1876),  Joseph  (1877)  et  King  David 
(1883). 

Sullivan  (Arthur)  (1842-1892)  s'est  exercé  dans  tous  les  genres;  il 
fut  à  la  fois  pianiste,  chef  d'orchestre  et  compositeur.  En  1880,  il  est 
appelé  à  diriger  la  grande  école  musicale  de  Soulh-Kensington.  Il 
a  remporté  ses  premiers  succès  avec  les  oratorios  V Enfant  prodigue 
(1873),  la  Lumière  du  Monde,  son  œuvre  principale,  et  le  Martyre 
d'Antioche  (1880). 

Mackenzie  (Alexandre),  né  à  Edimbourg  en  1847,  succéda  en  1888 
à  Macfarren  comme  directeur  de  la  «  Royal  Academy  of  Music  » 
d'Edimbourg.  Il  semble  être  un  des  premiers  qui  se  soient  dégagés 


604  LES    COURANTS    NOUVEAUX 

de  l'influence  étrangère,  dans  ses  deux  oratorios:  Rose  of  Sharon 
(1883)  et  Bethléem  (1894)». 

Les  auteurs  d'opéras  de  cette  même  époque  ne  sont  guère  plus 
originaux  :  Bolfe  (1808-1870),  le  plus  ancien,  «  a  improvisé,  dit  Fetis, 
une  vingtaine  d'opéras  peu  remarquables  par  l'invention,  mais  où  il 
y  a  de  1  "instinct,  un  bon  sentiment  de  l'harmonie  et  la  connaissance 
de  l'instrumentation  ».  Benedict  (Julius)  (lSO'i-lSSo),  fut  élève  de 
Hummel  pour  le  piano,  puis,  à  Weimar,  de  Weber  pour  la  compo- 
sition; il  a  écrit  pour  le  piano  deux  concertos,  des  sonates,  des 
fantaisies  sur  des  airs  italiens.  Son  principal  opéra  est  le  Lys  de 
Killarney,  joué  en  Allemagne  sous  le  titre  de  la  Rose  d'Erin,  et  à 
Paris  en  1865,  au  Théâtre-Lyrique,  avec  Mme  Garvalho  comme 
interprète. 

Sullivan  (1842-1900)  est  le  plus  remarquable  de  cette  lignée  de 
compositeurs.  En  1877  et  1878.  il  a  donné  au  théâtre  de  l'Opéra- 
Comique  deux  ouvrages,  le  Sorcier  et  le  Pinafore  ;  ce  dernier  fut  bien 
accueilli.  Puis,  une  série  de  morceaux  de  chant  et  de  danses  pour 
le  Marchand  de  Venise,  des  ouvertures  et  de  la  musique  de  scène 
pour  la  Tempête,  les  Joyeuses  Commères,  enfin  un  grand  nombre 
d'opérettes.  C'est  dans  de  pareilles  œuvres  de  demi-caractère  qu'il 
s'est  montré  vraiment  original.  Le  Mikado  (1885),  qui  a  obtenu  un 
grand  succès,  a  été  représenté  sur  le  continent;  mais  ses  autres 
opérettes  jouées  seulement  dans  le  pays  d'origine  ont  plus  de  carac- 
tère local  et  de  saveur  anglaise.  Sullivan  est  un  des  principaux 
initiateurs  du  mouvement  actuel. 

Après  lui  Mackenzie  a  tenu  une  place  prépondérante,  et  a  semblé 
vouloir  se  dégager  de  l'influence  étrangère  dans  ses  trois  opéras  : 
Colomba  (1883),  ihe  Troubadour  (1886)  et  Crickret  on  the  heart  (1902). 

La  période  immédiatement  contemporaine  est  plus  intéressante; 
c'est  celle  qu'on  a  pu  qualifier  de  Renaissance  anglaisa.  Voici  ses 
principaux  protagonistes. 

Parry  (sir  Ch.  Hubert)  (1848),  très  populaire  en  Angleterre,  est 
considéré  comme  ayant  au  plus  haut  degré  les  qualités  propres  à 
son  pays  natal.  Ou  a  dit  qu'il  ne  pouvait  être  véritablement  compris 
que  par  ses  compatriotes.  Il  serait  pour  les  Anglais,  toute  différence 
dans  le  genre  des  compositions  musicales  mise  à  part,  ce  que 
Massenet  avec  sa  sensibilité  particulière  est  pour  nous.  Parry  reçut 
à  l'Université  d'Oxford  les  leçons  de  Bennett  et  de  Macfarren,  puis 
travailla  avec  Dannreuther  (pianiste  allemand  et  écrivain  musical). 
En  1880,  il  composa  la  musique   de  scène  pour  le  Prométhéê  délivré 

1.  Sans  qu'elle  ait  la  prétention  d'être  complète,  nous  donnons  ici  la  liste 
des  principaux  compositeurs  de  musique  chorale  de  la  fin  du  xix°  siècle 
avec  l'indication  de  leurs  œuvres. 

1°  Ouschy  (Arthur)  :  Saint-Polycarpe.  Agar  (1873). 

2°  Baknett  (John  Francis)  :  La  Résurrection  de  Lazare  (1873).  Le  Paradis 
et  la  Péri,  le  Bon  berger  (1876).  La  construction  du  vaisseau  (1876). 

3°  Pauy  (Joseph)  :  San]  (1892). 

4°  Bennett  (William)  :  Woman  of  Samaria  (1867). 


LA   MUSIQUE   A    L  ETRANGER  60'j 

de  Shelley,  soli,  chœur  et  orchestre.  Déjà,  dans  cette  œuvre,  Parry 
affirme  sa  personnalité  et  s'affranchit  nettement  de  l'influence 
mendelssohnienne.  Il  est  poète  en  même  temps  que  musicien  ;  sa 
déclamation  est  juste.  Il  avait  profité  des  leçons  de  Dannreuther, 
qui  lui  avait  fait  connaître  Wagner.  Après  Promélhée,  il  compose 
l'ode  funèbre  la  Gloire  de  noire  sang  et  de  noire  purs  (1883);  Sirènes 
sacrées  (1887),  une  de  ses  meilleures  inspirations,  enfin  plusieurs 
oratorios.  Judith  (1889),  Job  (1892),  le  Roi  Saiil  (1894).  Ces  œuvres 
importantes  constituent  le  véritable  titre  de  gloire  de  Parry.  Ses 
quatre  symphonies  eurent  moins  de  succès.  A  partir  de  1903  Parry 
a  écrit  lui-même  les  poèmes  de  ses  compositions  musicales  (odes 
symphoniques)  d'une  grande  pureté  et  noblesse  de  style,  mais  d'un 
caractère  un  peu  sévère.  Enfin  il  a  montré  la  souplesse  de  son  talent 
en  écrivant  de  la  musique  de  scène  pleine  de  verve  et  d'humour  pour 
plusieurs  comédies  d Aristophane. 

—  Stanfort  (Charles  Williams),  né  à  Dublin  en  1852,  s'est  lié  de 
bonne  heure  avec  Parry;  ils  ont  marché  côte  à  côte.  Après  avoir 
quitté  l'Irlande  en  1870,  et  suivi  les  cours  du  Collège  des  Reines 
de  Cambridge,  il  fit  un  voyage  en  Allemagne.  En  1876,  il  composa 
de  la  musique  de  scène  pour  un  drame  de  Tennyson,  la  Reine 
Marie,  ainsi  qu'une  symphonie;  ces  deux  œuvres  le  firent  connaître. 
A  ce  moment  il  ne  put  faire  représenter  en  Angleterre  son  premier 
opéra,  le  Prophète  voilé  de  Khorassan,  à  raison  des  préférences  de 
ses  compatriotes  pour  l'oratorio  ou  la  cantate:  il  dut  le  porter  en 
Allemagne,  à  Hambourg.  Quelques  années  après,  en  188't,  un  direc- 
teur de  théâtre,  Cari  Rosa,  créa  un  théâtre  spécial  pour  l'opéra 
national  joué  en  langue  anglaise.  Stanfort  lui  donna  les  Pèlerins  de 
Canterburr,  œuvre  dans  laquelle  on  retrouve  l'influence  exercée  sur 
son  auteur  par  le  souvenir  des  Maîtres  Chanteurs.  Peu  après  Savo- 
narole  était  joué  sur  la  scène  de  Covent-Garden.  Stanford  revint 
alors  au  genre  préféré  de  l'oratorio  avec  les  Trois  enfants  sauvés 
qui  eurent  peu  de  succès,  et  la  Revanche,  cantate  sur  le  poème  de 
Tennyson.  Cette  œuvre  a  une  saveur  anglaise  particulière;  elle 
constitue  un  hommage  solennel  rendu  aux  héros  de  la  mer  et  par  là 
correspond  à  un  profond  instinct  britannique.  Mais  l'émancipation 
ne  fut  pas  définitive.  Stanford  subit  encore  l'influence  de  Verdi:  il 
s'inspire  du  maître  italien  pour  sa  Messe  en  sol  (1892),  pour  son 
Requiem  (1897)  puis  pour  un  Te  Deum  (1898).  On  pourrait  faire  un 
pareil  rapprochement  entre  le  Falstaff  de  Verdi  et  l'opéra  Beaucoup 
de  bruit  pour  rien.  L'heureuse  inspiration  qui  avait  marqué  la  can- 
tate la  Revanche,  et  l'influence  du  pays  natal  se  retrouvent  dans 
l'opéra  Shamus  O'Brien  (personnage  légendaire),  dont  l'action  se 
passe  en  Irlande  après  la  révolte  de  1798:  la  partition  est  remar- 
quable par  les  réminiscences  heureuses  des  mélodies  populaires, 
une  couleur  locale  accentuée,  un  charme  très  vif,  enfin  une  marque 
personnelle  évidente. 

—  Avec  Elgar  (Edwar-William),  né  en  18Ô7,  nous  voyons  alterner 
les  deux  mêmes  tendances  contraires  :  recherche  de  l'originalité  et 
par  intervalles   soumission  à  l'influence  allemande.   En    1896,  £lgar 


606  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

fit  exécuter  un  oratorio,  La  Lumière  de  la  vie,  puis  une  grande 
cantate,  le  Bui  Olaf.  En  1898,  il  fut  chargé  d'écrire  une  cantate  pour 
le  festival  de  Leeds  :  Caractacus,  roi  des  Bretons,  défait  par  les 
Bomains.  Parmi  ses  autres  œuvres  on  remarque  :  1°  Enigme,  thème 
avec  variations  dans  lesquelles  s'annonce  une  grande  originalité  ; 
2°  une  ouverture,  Cockaigne,  musique  imitative  ayant  la  prétention 
de  représenter  le  brouhaha  des  rues  de  Londres;  3°  une  ouverture, 
In  the  South,  écrite  sous  l'influence  de  Richard  Strauss.  Mais  Elgar 
ne  pouvait  se  confiner  dans  la  musique  instrumentale;  l'oratorio 
qui  reste  toujours  le  genre  préféré  devait  1  attirer.  Le  Bêve  de 
Gerontius  fut  exécuté  à  Birmingham  en  1900.  C'est  un  oratorio  d'un 
mysticisme  austère,  écrit  sur  un  poème  du  cardinal  Newman. 
(Gerontius  a  une  vision  :  il  est  sur  son  lit  de  mort,  mêlant  à  ses 
prières  l'aveu  de  ses  fautes:  ses  amis  l'assistent  ainsi  qu'un  prêtre. 
Son  âme  s'élève  vers  le  séjour  des  béatitudes,  réconfortée  par  un 
ange,  tandis  qu'au  loin  on  entend  les  clameurs  et  les  plaintes  de 
l'enfer.  Le  ciel  s'ouvre,  et  l'âme  va  comparaître  devant  le  Juge.) 
Elgar  recherche  peu  les  effets  rares  de  l'instrumentation,  mais  il  a 
une  puissante  écriture  chorale,  de  l'éclat  (particulièrement  dans  le 
chœur  Gloire  au  suprême  Boi  dans  le  Ciel),  de  la  couleur,  quand  il 
peint  les  démons,  de  l'émotion  (dans  les  appels  de  Gerontius  au  dieu 
de  miséricorde).  La  lr0  partie  est  la  plus  expressive;  l'introduction 
de  la  2e  et  l'admirable  thème  de  la  conclusion  font  songer  à  César 
Franck.  On  peut  reprocher  à  l'ensemble  certaines  longueurs,  et  des 
pages  un  peu  froides. 

Le  Bêve  fut  suivi,  en  1903,  des  Apôtres,  et,  en  1906,  du  Royaume, 
qui  présentent  un  moindre  caractère  d'originalité  ;  on  les  a  rappro- 
chés de  la  Rédemption  de  Gounod.  Elgar  se  consacra  ensuite  à  la 
musique  instrumentale  avec  deux  symphonies  et  un  concerto  de 
violon  où  l'on  constate  un  retour  vers  la  musique  allemande. 

Le  plus  jeune  représentant  de  la  musique  britannique  est  Bantock 
(Granville,  1868).  En  1872,  il  fait  jouer  un  opéra  en  un  acte,  Hœdmar, 
écrit  sous  l'influence  de  Wagner.  Associé  avec  quelques  jeunes  gens 
enthousiastes,  il  fonde  la  Bévue  musicale  moderne  qui  parut  de  1893 
à  1896  et  était  destinée  à  favoriser  le  mouvement  de  rénovation 
musicale.  Après  avoir  donné  diverses  œuvres,  les  ouvertures  de 
Saûl  et  de  Caïn,  des  scènes  russes  et  anglaises,  il  succède  à 
Elgar,  en  1908,  comme  professeur  de  musique  à  l'Université  de 
Birmingham;  c'est  à  cette  époque  que  sur  une  traduction  libre  d'un 
poème  persan,  Oman  Kha) gain,  il  compose  une  œuvre  musicale 
pour  voix,  soli  et  chœur,  où  l'on  peut  admirer,  dit  M.  Streetfeild 
«  la  variété  inépuisable  de  la  mélodie,  de  l'harmonie,  du  rythme 
et  de  l'orchestration  qui  encadrent  le  poème  persan  avec  un  éclat 
rayonnant.  » 

Un  drame  orchestral,  tiré  d'un  conte  de  Robert  Bourning,  Fifine 
à  la  foire,  ne  présente  pas  moins  d'intérêt.  Les  trois  personnages  de 
ee  drame  sont  Don  Juan,  Elvire  et  la  danseuse  Fifine.  Le  poème  est 
animé.  Le  spectacle  de  la  foire  où  Don  Juan  rencontre  Fifine  donne 
lieu  à.  des  morceaux  pittoresques. 


LA.    MUSIQUE    A    L  ETRANGER  607 

Enfin,  Atalante  à  Calydon  mérite  une  mention  à  part.  Daus  cgtte 
composition,  Bantock  a  imaginé  de  se  servir  des  voix  conkne  de 
l'orchestre  :  il  répartit  les  choristes  dont  il  dispose  en  groupes  de 
dix  voix  en  moyenne.  Puis  il  réunit  ces  groupes  de  la  manière 
suivante.  Quatre  d'entre  eux  sont  assemblés  pour  former  un  chœur 
mixte  complet  :  soprani,  contralti,  ténors  et  basses,  ce  qui  donne  à  ce 
chœur  un  rôle  analogue  à  celui  du  quatuor  d'instruments  à  cordes 
dans  l'orchestre.  D'autres  groupes  de  voix  d'hommes  ou  de  voix  de 
femmes  sont  constitués  à  part  et  s'opposent  au  groupe  principal, 
comme  dans  un  orchestre  les  instruments  à  vent  ou  les  cuivres  au 
quatuor.  Cette  tentative  est  curieuse;  mais  sa  mise  en  pratique 
entraîne  certaines  difficultés.  On  ne  peut  traiter  comme  un  orchestre 
une  réunion  de  chanteurs  même  en  les  répartissant  avec  ingéniosité  : 
ce  qui  manquera,  c'est  la  diversité  des  timbres.  Toutefois,  il  est 
intéressant  de  constater  que  l'Angleterre,  qui  a  toujours  manifesté 
sa  prédilection  pour  les  masses  chorales,  nous  révèle  une  recherche 
nouvelle  pour  leur  utilisation. 

On  peut  citer  aussi  le  nom  de  Cowen  (Frédéric)  dont  les 
nombreuses  compositions  ont  obtenu  un  véritable  succès  dans  les 
concerts  et  les  festivals,  et  celui  de  Cyril  Scott. 

Ce  qui  précède  suffit  à  donner  une  idée  de  l'importance  du  mou- 
vement qui  s'est  manifesté  en  Grande-Bretagne,  et  qui  a  obéi  à  des 
influences  diverses.  Il  reste  à  souhaiter  que  les  compositeurs  qui 
vont  succéder  à  ceux  dont  nous  nous  sommes  occupé  trouvent  dans 
le  génie  de  leur  race  une  source  d'inspirations  qui  leur  permette  de 
créer  un  art  national. 

Les  Américains  (É.-U.).  —  La  musique  américaine  est  à  naître. 
Elle  n'a  pas  de  passé,  pas' plus  que  les  arts  ni  l'histoire  de  ce  pays. 
Les  États-Unis  auront-ils  un  jour  une  musique  nationale  ?  Il  faudra 
d'abord  avoir  un  public.  Celui-ci  s'éduque  lentement  sous  les 
influences  contradictoires  du  puritanisme  et  de  l'industrialisme,  et, 
comme  la  nation  elle-même,  lentement  se  forme  par  le  mélange  de 
races  étrangères,  d'où  se  dégage  déjà  une  race  nouvelle  avec  des 
traits  d'un  admirable  relief. 

L'avenir  musical  sera  donc  plus  riche  que  le  présent.  Déjà  même, 
un  auteur  américain,  Edouard  Mac  Dorwell,  a  écrit  une  Suite 
Indienne  sur  des  thèmes  indigènes,  avec  une  couleur  locale  très 
agréable.  Le  folklore,  indien  et  nègre,  pourra  être  en  effet  un 
ferment  actif  de  l'art  national.  C'est  une  considération  qui  n'est  pas 
négligée  par  les  artistes  américains.  Un  groupe  de  compositeurs 
a  eu  l'excellente  idée  d'utiliser  ces  mélodies  indigènes  dont 
miss  Fletcher,  en  séjournant  plusieurs  années  (sous  le  patronage  du 
Peabody  Muséum  de  Washington)  chez  les  Indiens  des  Etats-Unis, 
a  fait  une  ample  moisson.  Ils  ont  fondé  une  association,  la  Wa-wan 
Press  (Newton-Center,  Massachusetts),  ainsi  appelée  du  nom  d'une 
cérémonie  des  Indiens  où  le  chant  magique  est  employé  comme 
moyen  d'action.  Tous  les  mois,  ils  publient  des  cahiers;  mais  il  s'en 
faut  que  le  folklore  local,  traité  avec  les  brillantes  ressources   de  la 


608 


LES  COURANTS  NOUVEAUX 


technique  moderne,  soit  leur  seul  objectif.  Parmi  les  pièces  des 
cahiers  publiés,  avec  la  signature  de  MM.  Farewell  et  Loomis,  nous 
citerons  la  Danse  de  guerre  navajo,  énergique  et  expressive;  Pawnee 
horses,  d'après  un  chant  communiqué  par  M.  La  Flèche,  un  Indien 
assimilé,  et  qui  débute  par  des  harmonies  étrangement  subtiles;  la 
Prairie  miniature  ;  le  Wa-wan  choral,  qui  ne  serait  pas  indigne  d'un 
Schumann  ou  d'un  Grieg;  la  Planta  tion-Melody,  d'un  sentiment 
intense;  la  Danse  de  fête  du  Soleil,  dune  grâce  ingénue  et  d'une 
saveur  étrange;  la  Grande  danse  de  la  Pluie  chez  les  Zugnis, 
petite  symphonie  descriptive  terminée  par  un  choral  grandiose;  les 
jolis  médaillons  (notamment  le  Chant  d'amour)  qui  composent  le 
cahier  de  1901  ;  la  Prière  à  Wakonda  (dieu  du  tonnerre)  et  la  Danse 
du  scalp;  toute  la  série  des  pièces  (notamment  le  n°  II)  relatives  à  la 
Wa-wan  ceremony;  les  Chants  Zugnis;  la  musique  du  Calumet,  avec 

la   danse  très  curieuse  qui   la  termine Çà  et  là,  quelques  pièces 

rappellent,  par  leur  rythme,  l'influence  espagnole.  Ces  compositeurs 
américains  ont  été  touchés,  eux  aussi,  par  le  goût  moderne  de  la 
dissonance.  Pour  donner  une  idée  de  leur  talent,  voici  l'exquise 
Colombe  olainth'e,  air  «  negro  »  harmonisé  par  M.  Farewell  : 


i 


fe^feE 


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p 


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p 


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pp  molto  legato 


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0 "— • 9 


Û 


I 


^ 


a 


a  =2 


PPdi 


La  pièce  ne  contient  pas  une  seule  consonance  :  elle  est  toute  en 
accords  de  septième,  et  d'une  délicatesse  charmante.  A  joindre  les 
Mélodies  nationales  américaines  par  Oscar  G.  Th.  Sonneok. 

Remarquons  cependant  qu'il  s'agit  ici  du  folklore  de  races  indi- 
gènes et  tout  à  fait  différentes,  et  que  son  utilisation  pure  et  simple, 
s  il  n  y  était  ajouté  d'autres  éléments,  semblerait  devoir  aboutir  à  un 
art  plutôt  original  que  véritablement  national. 


LA    MUSIQUE    A    L  ETRANGER  601) 

Les  Espagnols.  —  En  Espagne  comme  presque  partout, 
depuis  la  fin  du  xvmc  siècle,  l'art  musical  a  sommeillé  sous 
l'influence  italienne.  Après  avoir  brillé  d'un  si  vif  éclat 
durant  deux  siècles,  il  s'efface  et  disparait.  Vers  1857,  un 
certain  nombre  de  musiciens  formèrent  une  association  qui 
avait  pour  but  de  faire  revivre  la  «  Zarzuela  »,  genre  préféré 
des  Espagnols  que  l'on  peut  comparer  à  l'opéra-comique 
français.  L'initiative  en  fut  prise  par  les  compositeurs  Bar- 
bieri  et  Gaztambide,  le  chanteur  Salas,  le  poète  Olona; 
l'association  lut  consacrée  le  10  octobre  1857  au  théâtre  de 
la  salle  de  Jovellanos,  appelé  théâtre  de  la  Zarzuela.  en 
présence  de  Dona  Isabelle,  du  prince  consort  Don  Fran- 
cisco et  de  la  Cour,  par  la  représentation  dune  Zarzuela 
en  1  acte,  El sonàmbulo,  de  Hurtado  et  Arrieta.  La  Zarzuela 
est  quelquefois  en  2  ou  plusieurs  actes;  mais  la  forme  la 
plus  populaire  et  la  plus  fréquente  n'a  qu'un  acte;  les 
livrets  sont  quelquefois  en  vers  ;  la  partition  laisse  une 
part  à  l'invention  de  l'acteur.  En  rénovant  ce  genre 
national,  dont  la  première  manifestation  remonte  à  1628, 
sous  le  règne  de  Philippe  VI,  les  réformateurs  voulaient 
surtout  utiliser  les  mélodies  populaires,  conserver  les 
rythmes  nationaux,  qui  donnent  une  particulière  vivacité 
et  une  allure  propre  à  tout  ce  qui  émane  de  la  péninsule. 
Le  grand  opéra  se  dégagea  plus  difficilement  de  l'influence 
étrangère.  Cependant  à  côté  de  ceux  qu'on  appelait  les 
Zarzuelistes.  des  compositeurs  instruits  et  pénétrés  d'un 
esprit  d'initiative  cherchèrent  aussi  à  rénover  l'opéra  espa- 
gnol. Il  semble  qu'on  assiste  à  deux  manifestations  d'un 
même  mouvement  de  rénovation;  l'une  concerne  la  musique 
légère;  l'autre  Y  Opéra  séria  et  la  musique  religieuse  Mais 
la  distinction  dont  il  s'agit  est  plus  théorique  que  réelle; 
elle  s'applique  aux  œuvres  plutôt  qu'aux  compositeurs.  La 
plupart  d'entre  eux  ont  abordé  tous  les  genres;  toutefois 
il  n'en  est  pas  moins  assez  facile  de  déterminer  pour  cha- 
cun le  sens  dans  lequel  son  influence  s'est  exercée. 

Voici  dans  quel  ordre  on  pourrait  établir  leur  filiation  : 

Saldoni  (Balthazar),  1807-1890,  a  écrit  quelques  Zarzuelas  et  même 

des   opéras    dans    le   genre    italien:    mais    son    principal    mérite    est 

fondé  sur  sa  musique  religieuse,  qui  est  d'un  style  soutenu;  il  a  écrit 

un  opéra  espagnol,  Boal/dil  (1846);  son  action  comme  critique  a  été 

Combameu.  —  Musique,  III.  39 


610  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

utile;  il  a  contribué  à  diriger  l'attention  de  ses  contemporains  sur  la 
musique  nationale  par  des  œuvres  telles  que  les  Ephémérides  des 
musiciens  espagnols,  et  la  Notice  historique  de  VEcole  de  musique 
de  Notre-Dame  de  Montserrat  en  Catalogne  depuis  1456  jusqu'à  nos 

JOUJ'S. 

Une  appréciation  analogue  peut  être  émise  sur  Soriano-Fuentès 
(1817-1880).  Auteur  de  plusieurs  Zarzuelas,  il  a  cherché  ses  sujets 
de  pièces  dans  les  thèmes  populaires.  11  fit  représenter  à  Séville  et 
à  Cadix  plusieurs  opéras-comiques  ;  il  est  l'auteur  d'une  importante 
Histoire  de  la  musique  espagnole  depuis  l'arrivée  des  Phéniciens 
jusqu'à  l'année  1850. 

Eslava  (Don  Miguel  Hilarion),  1807-1878,  s'associa  à  l'œuvre  tentée 
par  ses  deux  contemporains.  Il  occupa  plusieurs  positions  officielles 
et  fut  successivement  chef  d'orchestre  de  la  Cour  et  directeur  du 
Conservatoire  de  Madrid.  Il  a  composé  de  la  musique  religieuse  et 
trois  opéras  :  El  Solitaria,  la  Prega  di  Ptolemaida  et  Pierre  le 
Cruel,  joués  à  Cadix. 

Le  musicien  dont  l'action  a  été  la  plus  profonde  est  Pudrell 
(Felipe),  1841.  Il  a  conquis  une  place  prépondérante  dans  l'école 
espagnole  contemporaine.  Il  a  collaboré  à  Y  Illustration  musicale 
hispano-américaine  et  édité  de  nombreux  morceaux  de  l'ancienne 
musique  espagnole.  Son  recueil  de  compositions  des  maîtres  reli- 
gieux de  l'Espagne,  intitulé  Hispaniœ  Scholss  Musica  sacra,  a  une 
réelle  valeur.  Il  a  traduit  le  Traité  d  Harmonie  de  Richter  (1808- 
1879),  classique  en  Allemagne,  et  composé  un  dictionnaire  technique 
de  la  musique,  ainsi  qu'un  dictionnaire  biographique  des  musiciens 
espagnols.  Enfin,  on  lui  doit  une  étude  intéressante  sur  le  théâtre 
lyrique  en  Espagne  avant  le  xix°  siècle.  Ce  sont  là  des  travaux 
d'érudition.  Pedrell  avait  une  doctrine  qu'il  s'efforçait  de  répandre. 
Ses  différentes  études  sur  les  légendes  populaires  et  tout  spéciale- 
ment son  opuscule  Per  nostra  musica  ont  été  écrits  en  vue  d'établir 
que  la  musique  de  chaque  pays  doit  s'inspirer  surtout  des  chan- 
sons populaires.  Cette  brochure  a  acquis  une  sérieuse  autorité  en 
Espagne. 

L'auteur  se  plaint  d'abord  de  la  décadence  de  l'art  lyrique  dans 
son  pays,  résultat  de  l'invasion  de  l'italianisme.  Il  reconnaît  que  des 
tentatives  ont  été  faites  pour  lutter  contre  cet  envahissement,  «  Nos 
compositeurs  nationaux,  dit-il,  essayèrent  de  revendiquer  leur  place 
au  tnéâtre,  et  nous  vîmes  que  leurs  efforts  aboutissaient  à  la  produc- 
tion du  vaudeville  et  de  la  farce  populaire;  les  compositions  de 
Garcia  l  et  d'autres  eurent  pour  résultat  de  ramener  une  fois  de  plus 
la  mode  des  chansons  andalouses,  parentes  de  la  chansonnette,  ce 
qui  ne  pouvait  élever  le  genre  populaire  et  indépendant.  »  De  grands 
efforts  ont  été  faits  en  vue  de  créer  l'opéra  espagnol,  mais  on  n'a 
réussi,    selon    Pedrell,    qu'à    relever    un    peu    la    Zarzuela.    Pedrell 

1.  Pedrell  fait  allusion  à  l'influence  exercée  par  le  chanteur  Garcia,  père 
de  la  Malibran  et  de  Mma  Viardot,  dont  les  compositions  annoncent  unô 
certaine  recherche   de  la  couleur  nationale. 


LA   MUSIQUE   A    L  ETRANGER  611 

conclut  par  cette  déclaration  :  «  Le  drame  lyrique  national  est  le 
lied  développé  dans  les  proportions  voulues  pour  le  drame;  c'est  le 
chant  populaire  transformé.  »  C'est  à  l'occasion  des  Pyrénées  qu'il 
a  publié  sa  brochure.  Antérieurement,  il  avait  déjà  fait  représenter 
plusieurs  opéras  :  El  Ultinw  Abencerrago  (1874)  et  Quasimodo  (1875) 
à  Barcelone,  puis  EIPusso  à  Ferrare,  Cléopàtre,  enfin  Mazeppa  (1881) 
à  Madrid.  La  trilogie  des  Pyrénées  a  été  jouée  à  Barcelone  en  1902. 
Les  dernières  œuvres  de  Pedrell,  la  Celestine  et  la  Matinada  sont 
datées  de  1904  et  de  1905. 

Le  manifeste  de  Pedrell  a  donné  une  impulsion  réelle  au  mouvement 
national:  de  nombreux  compositeurs,  artistes  et  critiques  ont  adopté 
les  idées  du  maître  et  s'en  sont  inspirés.  Les  uns  ont  recueilli  des 
airs  populaires  et  se  sont  livrés  à  des  travaux  de  folklorisme 
musical.  D'autres  ont  publié  des  œuvres  originales.  M.  Louis  Millet 
(1867),  élève  direct  de  Pedrell,  a  créé  sur  ce  programme,  en  1891,  une 
association  musicale  :  Orfeo  Cantato;  on  lui  doit  des  fantaisies  pour 
orchestre  sur  des  chants  populaires  (Catalanesca).  M.  Emilio  Serrao 
(1850),  directeur  de  l'Opéra  royal,  professeur  au  Conservatoire  de 
Madrid,  a  fait  représenter  avec  succès  deux  opéras,  Irène  (1891)  et 
Gonzalo  de  Cardoba  (1898).  M.  Nicolau  (1898),  directeur  de  l'école 
de  musique  de  Barcelone,  est  également  l'auteur  de  plusieurs  opéras, 
d'œuvres  chorales,  de  morceaux  symphoniques  tels  que  El  trionf  de 
Venus.  M.  Turina  Jacques  (1881)  s'est  consacré  plus  spécialement 
à  la  musique  de  chambre.  On  a  de  lui  une  sonate  romantique  sur  un 
thème  espagnol.  Enfin  M.  Tomas  Breton,  né  en  1850,  a  fait  paraître 
plusieurs  œuvres  symphoniques,  Tableaux  d'Andalousie,  et  M.  Chapi 
(1881)  est  l'auteur  apprécié  d'un  opéra,  Circé,  joué  à  Madrid  en  1900. 
Ce  sont  les  manifestations  principales  du  genre  sérieux. 

Les  Zarzuelisles,  nous  l'avons  dit,  avaient  inauguré  le  mouvement 
national  et  assuré   ses   premiers   succès.  Il  convient  de  signaler  les 
principaux.   Arrieta    Pascal    (1823-1894)    est    un    des   plus    anciens. 
Après  avoir  écrit  une  cantate  en  1848  et  fait  représenter  deux  opéras, 
Ildegonde  et  la  Conquête  de  Grenade,  il  devint  un  auteur  fécond  de 
Zarzuelas,    La    dernière    qu'il    ait    composée    est   de    1880.    D'après 
Pedrell,  El  Domino,  El  Grumate  et  Marina  constituent  une  trilogie 
donnant  la   meilleure  idée   du  talent   d'Arrieta  pendant  la  première 
partie  de  sa  vie,  comme  Heliodora,  la   Guerra  Santa  et  San  Franco 
de   Sena  sont  parmi  ses  productions  dernières  les  plus   heureuses. 
Barbieri    (Francesco-Asenio),  1823-1894,  a  exercé  une   influence  plus 
considérable.   Il  fut  le   secrétaire  de    l'association  dont  nous    avons 
parlé  plus  haut.  Après  avoir  terminé  ses  études  à  Madrid,  il  donna 
des  leçons  de  piano,  fit  de  la  copie  de  musique  et  devint  chanteur 
dans  une   troupe  italienne.   En   1847,  il  écrit  la  musique  d'un  opéra 
italien   :    //   Buon    Tempo;  mais   sa   véritable   réputation   commence 
en  1850,  avec  sa  première  Zarzuela  :  Gloria  y  Peluca,  bientôt  suivie, 
en  1851,  d'une  seconde  en  3  actes  :  Jugar  cou  fuego,  qui  provoque 
un   véritable    enthousiasme.    Le    nombre  des    Zarzuelas   dont   il    est 
l'auteur  s'élève  à   plus  de  soixante.  En  dehors  du  théâtre,  il  occupa 
une  belle  situation  de  professeur  et  de  critique. 


612  LES   COURANTS   NOUVEAUX 

La  lignée  des  Zarzuelistes  est  nombreuse;  il  nous  suffira  de  citer 
encore  :  Oudrid  (Cristobal),  1829-1877,  auteur  fécond  qui  a  écrit,  à 
partir  de  1850,  plus  de  trente  Zarzuelas,  en  collaboration  quelque- 
fois avec  Barbieri,  Gaztainbide.  Rogel,  etc.  Gaztambide  (1882-1890), 
qui  a  été  très  populaire;  ses  Zarzuelas  sont  au  nombre  d'une  qua- 
rantaine. Rogel  (José),  1829-1880,  à  dix  ans  écrivait  une  messe. 
Il  a  composé  de  la  musique  religieuse,  des  fantaisies  pour  piano. 
Mais  bientôt  il  est  entraîné  du  côté  de  l'opérette.  On  cite,  parmi  ses 
nombreuses  Zarzuelas,  Revista  de  un  muerto,  en  collaboration  avec 
Barbieri,  et  Général  Boumboum.  Caballero  (1835-1906)  et  Hernandez 
(1834)  ont  également  écrit  des  Zarzuelas,  tout  eu  étant  des  compo- 
siteurs de  musique  d'église. 

L'importance  du  mouvement  musical  en  Espagne  ne  saurait  être 
méconnue.  Nous  avons  signalé  deux  tendances:  mais  le  lien  qui  unit 
tous  ces  artistes,  quel  que  soit  le  caractère  de  leurs  œuvres,  est  le 
particularisme.  Tous  ces  compositeurs  veulent  être  de  leur  pays  et 
entendent  créer  de  la  musique  espagnole. 

Deux  compositeurs  ont  au  plus  haut  degré  la  saveur  locale,  et 
semblent  résumer  en  eux  tout  le  mouvement  que  nous  avons  exposé. 
Albeniz  (Isaac),  1861,  pianiste  de  premier  ordre,  après  une  tournée 
de  concerts  en  Europe  et  en  Amérique,  revint  en  Espagne.  Ses 
compositions  pour  piano,  pleines  de  vie,  écrites  avec  ingéniosité, 
sont  nombreuses  et  ont  un  cachet  particulier.  Sérénades,  valses, 
sévillanas,  seguidillas,  réunies  soit  sous  le  nom  de  Chants  d' Espagne 
ou  de  Suite  Espagnole,  soit  sous  celui  de  Pièces  caractéristiques, 
sont  toutes  écrites  dans  un  style  nerveux,  respectant  le  rythme 
populaire  et  exemptes  de  vulgarité.  Albeniz  a  également  écrit  pour 
piano  trois  suites  anciennes,  ainsi  qu'un  remarquable  Concerto  avec 
accompagnement  d'orchestre  sur  des  motifs  sevillans.  Il  a  fait  jouer 
à  Londres,  en  1893,  une  féerie  lyrique  :  The  Magic  Opal.  L'année 
suivante  et  en  1895,  deux  opéras-comiques,  Enrico  Clifford  et  Pépita 
Jimenez,  furent  représentés  à  Barcelone.  Albeniz  a  également 
composé  un  poème  symphonique,  Catalonia,  et  laissé  une  trilogie 
inachevée  :  le  Roi  Arthur.  Il  est  mort  à  Cambo  en  1909.  —  Granados 
(Enrique),  1868,  doit  aussi  sa  célébrité  à  ses  œuvres  pour  piano. 
Élève  de  Pedrell,  il  a  donné  deux  opéras  :  Maria  del  Carmen 
(Madrid,  1898),  et  Folletto  (Barcelone,  1903).  Ses  Danses  espagnoles, 
ses  Valses  poéticas,  ses  Estudios  expressivos,  toutes  écrites  pour  le 
piano,  ont  porté  bien  vite  sa  réputation  hors  de  son  pays  natal. 
Sa  fin  tragique,  en  1915,  à  bord  d'un  paquebot  torpillé  par  un  sous- 
marin  allemand,  a  entouré  sa  mémoire  d'une  auréole  de  gloire  et  de 
pitié.  —  A  cette  liste  des  musiciens  contemporains  il  faut  joindre  les 
noms  de  Arboz,  violoniste  et  compositeur,  et  de   Manuel  de  Fallia. 

Les  Italiens.  —  L'opéra  italien,  clans  la  seconde  moitié 
du  xixe  siècle,  est  dans  le  sillage  de  Verdi.  Il  a  pour  pre- 
mière caractéristique  d'être  étranger  à  l'influence  du  goût 
français,  et  de  paraître  ignorer  à  la  lois  le  romantisme  et 


LA    MUSIQUE    A    L'ÉTRANGER  613 

le  mouvement  wagnérien.  Il  se  montre  peu  capable  de  rem- 
placer les  richesses  du  dehors  par  son  propre  fonds.  Dans 
les  livrets,  il  s'écarte  de  plus  en  plus  de  la  mythologie  et 
de  l'histoire  antique,  si  recherchées  autrefois,  a  l'époque 
où  Cavalli  faisait  chanter  sur  la  scène  un  Scipione  Afri- 
cano  (1664),  Lotti  un  Porsenna  (1712).  Il  met  volontiers  à 
contribution  la  littérature  et  l'histoire  modernes.  On  peut 
ajouter  qu'il  ne  règle  pas  encore  avec  assez  de  sérieux  les 
anciennes  habitudes  d'improvisation  hâtive.  Il  est  banal 
dans  l'expression,  emphatique  dans  l'écriture  vocale,  super- 
ficiel, très  insuffisant  dans  l'art  de  traiter  l'orchestre, 
médiocre  en  somme,  et  au-dessous  des  grandes  traditions 
de  la  musique  italienne.  Que  peut-on  dire  des  innombrables 
compositeurs,  fournisseurs  abondants  des  grands  théâtres 
italiens?  Les  dénombrer  n'est  pas  possible.  Les  villes  prin- 
cipales où  leurs  œuvres  furent  jouées  furent,  après  Naples 
et  Milan  qui  sont  des  foyers  d'activité  les  plus  importants, 
Florence,  Venise  et  Rome.  Parmi  cette  foule  où  jouissent 
d'un  éclat  relatif  les  noms  de  Errico  Petrella  (1813-1877). 
que  l'opinion  publique  plaçait  immédiatement  après  Verdi, 
de  Nicola  de  Giosa  (1820-1885),  du  fécond  G.  Pacini  (1796- 
1867),  de  Severio  Mercadente  (1797-1870),  d'AxroNio 
Cagnoxi  (1828-1886),  de  Poxciuelli  (1834-1889),  l'auteur 
de  Y  Hymne  à  Garibaldi,  et  de  Giocoxda,  de  Braga  (1829- 
1907),  violoncelliste  et  compositeur,  de  Teodulo  Mateluni 
(j-  1897),  de  Fr.  Tessorix,  l'ami  de  Wagner,  la  haute  per- 
sonnalité de  Verdi  brille  environnée  d'une  gloire  univer- 
selle. Elle  rejette  dans  l'ombre  ces  compositeurs  faciles 
et  il  faudra  arriver  au  xxe  siècle  pour  trouver  des  œuvres 
dont  l'intérêt  dépasse  les  frontières  de  l'Italie  et  la  durée 
de  quelques  représentations. 

—  Giuseppe  Verdi  est  né  le  10  octobre  1813  à  Roncole, 
petit  village  situé  près  de  Busseto,  duché  de  Parme,  dans  un 
de  ces  «  départements  des  Alpes  »  qui  furent  nôtres  après 
les  victoires  de  Napoléon  et  jusqu'au  Congrès  de  1815.  Son 
acte  de  naissance  est  rédigé  en  français.  C'est  une  grande 
et  belle  figure  de  l'histoire  musicale.  De  1813  à  1901,  il  a 
suivi  avec  éclat,  et  du  point  de  vue  italien,  —  sans  la 
dominer  d'ailleurs  et  sans  en  être  le  guide,  —  l'évolution 
de  tout   son  siècle.    Il  a   rayonné  sur  le  théâtre  européen 


614  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

comme  Auber  et  comme  Meyerbeer.  dont  l'art,  au  milieu 
des  renouvellements  modernes,  suivit  une  trajectoire  moins 
intéressante  que  la  sienne.  Jusqu'à  la  fin.  malgré  les  trans- 
formations de  sa  manière,  il  resta  très  personnel,  marqué 
des  traits  vigoureux  qui  nous  paraissent  indiquer  le  génie 
de  sa  race;  en  étant  l'homme  de  son  pays,  il  sut  être 
l'homme  de  son  temps.  Une  classification  des  livrets  sur 
lesquels  il  écrivit  ses  opéras  pourrait  servir  de  base  à  une 
première  caractéristique  de  son  génie,  car,  très  soucieux 
de  la  vérité  dans  l'expression,  il  choisissait  lui-même  les 
sujets  à  traiter,  et  en  dessinait  le  plan,  ne  laissant  à  son 
collaborateur  littéraire  qu'un  travail  de  rédaction.  Le 
romantisme  français  séduisit  son  imagination,  et,  bien  qu'il 
n'ait  pas  cédé,  comme  tant  d'autres  compositeurs,  à  l'attrac- 
tion de  Paris,  nombreux  sont  les  liens  qui  le  rattachent  à 
nous.  A  Victor  Hugo,  il  prit  les  sujets  à'Ernani,  de  Rigo- 
letto  (tiré  du  Roi  s  amuse ,  de  1832);  ses  Vêpres  siciliennes, 
par  le  sujet  et  par  le  style,  le  rapprochent  des  Huguenots 
de  Meyerbeer;  son  Ballo  in  maschera  (1859)  est  écrit  sur 
le  même  texte  que  le  Gustave  III  d'Auber  (1833);  et  sa 
Traviata  est  tirée  de  la  Dame  aux  Camélias  d'Al.  Dumas 
fils  (1852). 

Ajoutons  que  plusieurs  opéras  de  Verdi  ont  eu  à  Paris  des 
succès  retentissants  :  //  Trovatore  (1854),  278  représenta- 
tions; la  Traviata  (1856),  148;  Rigoletto  (1857),  208;  Un 
ballo  in  maschera,  95  ;  Aida  (1876),  66.  D'après  A.  Soubies, 
les  opéras  de  Verdi  ont  donné  lieu,  sur  les  scènes  de  Paris, 
;i  1  002  représentations  en  italien.  En  1864,  il  fut  associé 
étranger  de  l'Institut  de  France,  comme  successeur  de 
Meyerbeer  ;  et  un  des  plus  beaux  hommages  qui  lui  aient 
été  rendus,-  est  la  notice  lue  par  Henri  Roùjon  dans  la 
séance  publique  des  cinq  Académies  (1906). 

A  Schiller,  dont  il  avait  étudié  les  poèmes  avec  soin, 
Verdi  prit  le  sujet  de  Don  Carlos  (Paris,  1867,  livret  rédigé 
par  Méry  et  du  Locle),  celui  à'I  Mesnadieri  (1847 ,  les  Bri- 
gands), et  celui  de  Luisa  Miller  (1849.  sujet  tiré  de  Kabale 
und  Liebe).  A  Shakespeare,  il  prit  son  Macbeth  (1847).  Le 
sujet  du  Trovatore  (dont  le  livret  fut  rédigé  par  Salvatore 
Sammerano)  est  emprunté  à  un  drame  espagnol,  El  Tro- 
vador,  «  drama  caballeresco  v  en  cinq  journées,  d'A.  Garcia 


LA    MUSIQUE    A    L ETRANGER  fi  i  fi 

Guttîerez,  joué  à  Madrid,  «  au  plus  fort  de  la  furie  roman- 
tique »  (Blanco  Garcia),  dix-sept  ans  avant  l'opéra  du  même 
nom. 

Il  n'en  faut  pas  conclure  que  Verdi  est  un  romantique; 
une  telle  étiquette  n'aurait  ici  aucun  sens.  Il  n'en  est  pas 
moins  important  de  marquer  sa  tendance  à  traiter  des 
sujets  violents  et  à  subordonner  la  musique  à  la  poésie. 
Ceux  qui  ont  pu  l'observer  dans  les  rares  soirées  où  il  venait 
entendre  un  opéra,  aux  théâtres  de  Gênes  ou  de  Milan, 
disent  que  pendant  les  représentations,  il  avait  les  yeux 
fixés  sur  le  livret  et  regardait  très  rarement  la  scène.  Une 
autre  caractéristique  de  sa  vie.  et  de  sa  personnalité  est 
l'action  qu'il  exerça,  comme  compositeur-patriote,  au 
moment  du  réveil  de  l'Italie  secouant  le  joug  de  l'Autriche. 
Malgré  la  censure  autrichienne  toujours  attentive,  certains 
opéras  conspiraient  avec  l'opinion  publique  et  entretenaient 
un  ferment  de  révolution.  On  le  considérait  comme  un 
Tyrtée.  Le  chœur  de  son  Nabucco  (1842)  :  O  mia  patria, 
si  bella  e  perduta,  était  chanté  avec  ardeur  dans  les  rues  de 
Milan.  Dans  sa  Giovanna  d'Arco  (1841),  dans  ses  hombardi 
alla  prima  crociata  (1843),  dans  ses  Vêpres  siciliennes 
(Paris,  1855,  et  Milan,  1856),  il  a  chanté  la  délivrance  de  la 
patrie.  L'admiration  de  ses  compatriotes  associa  toujours 
son  nom  aux  souvenirs  les  plus  fiers  de  la  vie  nationale. 
Rossini  disait  plus  vrai  qu'il  ne  pensait,  quand  il  l'appe- 
lait «  un  musicien  qui  porte  un  casque  ».  (Sur  le  rôle 
de  Verdi,  on  peut  consulter  G.  Verdi  nella  vita  e  nell' 
arle,  Florence,  s.  d.,  275  p.,  par  Franco  Temistocle 
Garibaldi.) 

Un  autre  trait  de  cette  physionomie  énergique,  impor- 
tant parce  qu'il  n'est  pas  très  commun  chez  les  musiciens 
d'Italie,  c'est  la  simplicité,  l'indifférence  aux  honneurs 
retentissants,  et,  sans  affectation  d'ailleurs  (ce  qui  est  par- 
fois une  vanité  à  rebours),  une  franchise  très  peuple.  Dans  ses 
lettres,  on  ne  trouve  jamais  d'emphase,  de  recherche  et  de 
bel  esprit,  jamais  d'attitude.  On  voulut  faire  de  lui  un  «  duc 
de  Busseto  »;  il  refusa  en  riant,  et  en  opposant  un  de  ses 
mots  familiers  :  sono  un  paesano.  Il  était  fils  d'un  cabare- 
tier,  il  fut  noble  par  la  générosité  des  sentiments  et  du 
génie.    S'il  devint   sénateur,  ce  fut  presque   malgré  lui.   Il 


616  LES  GOURANTS  NOUVEAUX 

ne  parlait  jamais  au  Sénat,  se  bornant  à  se  lever  quand 
Cavour  se  levait. 

Comme  musicien,  Verdi  eut  une  carrière  magnifique, 
pleine  d'oeuvres  dont  plusieurs  sont  restées  populaires.  On 
la  divise  habituellement  en  trois  périodes  :  Rigolelto 
(Venise,  11  mars  1851)  marque  le  début  de  la  seconde; 
Aida  (théâtre  du  Caire,  1871)  celui  de  la  troisième;  Othello 
(Milan,  1887)  et  Falstaff  (ibid.,  1892)  seraient  le  dernier 
terme  d'une  évolution  continue.  Les  deux  autres  opéras  les 
plus  connus  sont.//  Trovatore  (Rome,  17 janvier  1853)  et  la 
Traviata  (Venise.  6  mars  1853,  et  Paris,  G  déc.  1856). 

Le  Roi  s'amuse  fit  d'abord,  sous  forme  de  livret,  autant 
de  scandale  en  Italie  qu'en  France.  La  censure  exigea  des 
remaniements.  On  remplaça  le  roi  par  le  duc  de  Mantoue. 
C'est  le  chef  de  la  police  italienne  qui  eut  l'idée  de  rem- 
placer le  titre  primitif  (cl  Viscardello)  par  celui  de  Rigo- 
lelto, substitut  de  Triboulet.  L'œuvre  originale  de  Verdi 
fut  altérée  de  toute  façon.  De  Busseto,  le  1er  déc.  1851,  le 
compositeur  écrivait  à  Lucardi  :  «  Cette  année,  je  n'irai 
pas  à  Rome Les  directeurs  de  théâtre  n'ont  jamais  com- 
pris que  si  un  opéra  n'est  pas  représenté  intégralement, 
tel  que  l'esprit  de  l'auteur  l'a  conçu,  il  vaut  mieux  ne  pas 
le  jouer;  ils  ne  savent  pas  que  la  suppression  d'un  numéro 
ou  d'une  scène  est  presque  toujours  la  cause  de  l'insuccès 
d'une  œuvre  :  que  faut-il  penser,  lorsqu'on  va  jusqu'à 
changer  le  contenu  d'un  opéra!  J'avais  grande  envie  de 
faire  publier  une  note  pour  dire  que  la  musique  de  Stiffelio 
et  de  Rigoletto,  telle  qu'on  l'entend  à  Rome,  n'est  pas  de 
moi.  »  (Lettre  publiée  par  Monaldi,  dans  G.  Verdi.) — Stif- 
felio est  un  opéra  en  4  actes  (Trieste,  16  novembre  1850).  — 
Une  des  pages  maîtresses  de  Rigoletto  est  l'admirable  et 
pathétique  quatuor  où  sont  exprimés  à  la  fois,  mais  sans 
confusion  entre  les  deux  groupes  de  personnages,  la  frivole 
galanterie  du  duc,  la  coquetterie  de  Maddelena,  l'angoisse 
de  Gilda,  la  pitié  de  Triboulet.  D'autres  scènes  sont 
entachées  de  trivialité  (au  début,  le  bal  chez  le  duc  de 
Mantoue)  ou  d'un  dessin  et  d'une  couleur  trop  sommaire 
(scène  finale  du  meurtre). 

Il  Trovatore  n'a  plus  aujourd'hui  les  succès  de  jadis. 
Plusieurs  critiques   italiens   attribuent  un    tel  changement 


LA    MUSIQUE    A    L  ETRANGER  617 

de  l'or  tu  ne  à  ce  fait  que  l'opéra  de  Verdi  ne  trouverait  nulle 
part,  aujourd'hui,  des  interprètes  valant  ceux  qu'on  applaudit 
à  la  première  représentation  :  la  Penco  et  Boucardé.  Après 
eux,  en  France,  en  Russie,  en  Angleterre,  en  Allemagne, 
le  Trouvère  a  été  chanté  par  la  Frezzolini,  la  Borghimamo, 
la  Madori,  la  Bosio,  la  Casaloni,  la  Piccolomini,  et  par 
des  hommes  qui  s'appelaient  Mario,  Tamberlick,  Graziani, 
Fraschini,  Bettixi.  Il  faut  un  soprano  d'élite  pour  dire 
également  bien  les  romances  Tocca  la  notte  placida  et 
Amor  sulle  ali,  les  finales  du  1er  et  du  2e  actes,  le  duo  avec 
le  baryton  au  4e;  il  faut  un  ténor  exceptionnel  qui, 
entre  autres  prouesses,  puisse  dire  avec  une  égale  bravoure, 
dans  le  même  acte,  l'andante  Ah!  si  bene  miù  et  la  stretta 
Di  qaella  pira.  Peut-être  aussi  faudrait-il,  pour  faire 
renaître  ces  triomphes  d'antan,  un  public  plus  naïf,  moins 
saturé  de  critique  et  plus  capable  d'enthousiasme. 

La  Traviata  fut  représentée  à  Venise  avec  les  costumes  parisiens 
modernes.  Dans  une  lettre  du  9  mars  1853,  Verdi  parle  ainsi  du 
succès  obtenu  :  «  Mon  cher  Luccardi,  je  ne  t'ai  pas  écrit  après  la 
première  représentation  de  la  Traviata;  je  t'écris  après  la  seconde. 
Le  résultat  tut  un  fiasco;  un  fiasco  parfait!  Je  ne  sais  à  qui  en  revient 
la  faute;  il  vaut  mieux  se  taire  là-dessus.  Je  ne  veux  rien  dire  de  la 
musique,  et  permets-moi  de  ne  rien  dire  aussi  de  mes  collaborateurs.  » 
Il  est  impossible  d'avouer  un  échec  avec  plus  de  franchise  et  de 
dignité,  tout  en  gardant  une  sorte  de  confiance  calme  en  soi-même. 
Ainsi,  à  ses  débuts,  échoua  la  Norma  de  Bellini. 

La  première  représentation  d'Othello  à  la  Scala  de  Milan  (1888), 
avec  Tamagno  et  Maurel,  fut  une  grande  solennité.  La  recette 
(d'après  Monaldi)  dépassa  60  000  lires.  Pour  mesurer  le  chemin 
parcouru,  on  a  souvent  comparé  l'œuvre  de  Verdi  à  Y  Othello  de 
Rossini,  joué  à  Naples  en  décembre  1816.  Sur  les  différences  intéres- 
santes et  de  tout  ordre  que  présentent  ces  deux  ouvrages,  un  critique, 
auquel  nous  allons  céder  la  parole,  nous  a  prévenus. 

((  C'est  un  mensonge  d'abord,  et  même  un  mensonge  joyeux,  que 
le  livret  rossinien.  Rien  ne  se  peut  imaginer  d'aussi  étonnant,  et 
j'admire  qu'on  ait  su  tirer  de  Shakespeare  une  pareille  ineptie. 
Drame,  caractères,  poésie,  tout  y  est  abaissé  au  niveau  d'un  art  sans 
respect  et  d'un  public  sans  conviction.  "Rien  ne  prouve  que  l'auteur 
de  cette  chose  misérable  et  ridicule  ait  seulement  lu  Shakespeare  et 
jamais  rien  su  d'Othello,  sinon  que  c'était  un  nègre,  qui  tua  sa 
femme  par  jalousie.  En  tout  cas  le  marquis  Berio  (c'est  le  nom  du 
poète  italien)  a  pris  toute  licence  avec  son  confrère  anglais  !  Cassio, 
par  exemple,  lui  paraissant  inutile,  il  le  supprime.  Roderigo  lui 
suffit.  C'est  de  Roderigo  qu'il  fait  l'amoureux  transi,  le  don  Ottavio 


618  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

de  Desdemona.  C'est  contre  lui  qu'il  déchaîne  Othello;  non  pas  au 
moins  par  le  moyen  fameux  et  trop  familier  du  mouchoir,  mais  par 
la  fiction  infiniment  plus  comme  il  faut  d'une  lettre  surprise.  Rien 
d'aussi  dépouillé  d'artifice,  j'allais  dire  d'aussi  bon  enfant  que  les 
scènes  entre  Othello  et  Iago.  Si  la  musique  au  moins  faisait  oublier 
le  poème!  Mais,  à  part  deux  ou  trois  pages,  elle  lui  ressemble.  Deux 
fois  sublime  est  la  plainte  du  gondolier;  avec  la  beauté  musicale  elle 
possède  la  vérité  dramatique.  Plus  convenue  déjà,  mais  belle,  très 
belle  encore  est  la  romance  du  Saule,  ainsi  que  la  prière  qui  suit. 
Mais  ailleurs,  partout  ailleurs,  la  musique  ne  fait  qu'ajouter  son 
mensonge  à  celui  de  la  poésie.  Elles  s'unissent  toutes  deux  pour 
trahir  Shakespeare,  l'âme  humaine,  et  pour  les  parodier.  Pas  un 
personnage,  pas  un  caractère  n'est  créé  par  les  sons.  Ni  Desdemona, 
ni  Othello,  ni  Jago  n'existent  .musicalement.  Tous  trois  chantent  de 
même  et  chantent  en  vain;  des  notes,  toujours  des  notes,  et  jamais 
un  accent;  mais  voici  l'autre  Othello,  celui  où  tout  est  véridique  et 
loyal;  où  tout  est  fidélité,  respect,  amour.  Le  poète,  d'abord,  ne  s'est 
permis  avec  Shakespeare  que  les  retranchements  nécessaires.  Forcé 
de  raccourcir,  de  condenser,  de  transposer  aussi,  jamais  il  n'a 
dénaturé  ni  méconnu.  Tout  Shakespeare  ne  pouvait  entrer  dans  un 
scénario  d'opéra;  du  moins  n'y  est-il  rien  entré  qui  par  la  pensée 
ou  la  parole,  par  l'une  et  l'autre  quelquefois,  ne  soit  de  Shakespeare; 
rien  qui  ne  soit  lui  ou  digne  de  lui.  C'est  donc  l'âme,  les  âmes 
shakespeariennes  mêmes  que  M.  Boito  a  livrées  à  Verdi,  et  ces  âmes 
déjà  vivantes  par  les  mots,  les  notes  les  ont  fait  vivre  encore  et 
peut-être  davantage.  De  l'original  humain,  la  musique,  après  et 
d'après  la  poésie,  a  donné  comme  une  seconde  épreuve,  et  celle-ci 
n'est  pas  inégale  à  l'autre  ;  comme  l'autre  elle  est  ressemblante  et  elle 
est  belle;  ou  plutôt  elle  est  belle  parce  qu'elle  est  ressemblante.  » 
(Camille  Bellaigue,  Revue  des  Deux  Mondes,  tome  CXXVI,  1894.) 

Ces  lignes  méritaient  d'être  citées,  car  elles  expriment  élégamment 
une  conception  du  drame  musical  qui  est  universelle  dans  la  seconde 
moitié  du  xixe  siècle.  Mais  cet  éloge  de  VOthello  de  Verdi  appelle 
quelques  réserves.  L'œuvre  est  d'un  style  inégal,  comme  hésitant. 
Verdi  est  assez  heureux  dans  les  passages  où  l'énergie  confine 
à  la  violence,  par  exemple  lorsqu  il  fait  chanter  à  l'unisson  les 
cuivres  et  les  cordes  pour  exprimer  la  scélératesse  d'Iago  ou  dans  la 
scène  du  serment  entre  Iago  et  Othello;  et  tout  le  IVe  acte  est  d'une 
intensité  remarquable  de  mélancolie,  de  douleur  et  de  terreur;  mais 
on  regrette,  çà  et  là,  des  lacunes  et  quelques  banalités  :  une  inutile 
aubade  accompagnée  de  mandolines  et  de  guitares  (II),  des  chœurs, 
des  cortèges  peu  justifiés,  un  ballet  qui  fait  hors-d'œuvre,  un  final 
(III)  de  forme  surannée. 

Falstaff  (Milan,  1893)  est  une  œuvre  plus  nette,  mieux 
dégagée  des  anciennes  formules  ;  aux  scènes  d'une  bouffon- 
nerie^véhémente  ou  d'une  grâce  légère  comme  le  scherzetto, 
Quand  j'étais    page    du  sire    de  Norfolk...,    s'oppose  une 


LA    MUSIQUE    A    L'ÉTRANGER  619 

fantaisie  brillante  (mascarade  nocturne  dans  le  parc  de 
Windsor)  qui  est  d'une  réelle  poésie,  sans  atteindre  d'ail- 
leurs à  l'éclat  de  la  féerie  shakespearienne  ou  à  l'ampleur 
de  la  grande  comédie  lyrique.  C'est  tout  autre  chose  que 
l'ancien  opéra  parsemé  de  cabalettes.  On  a  dit  que  dans 
Falstaff,  le  maestro  italien  avait  adopté  les  principes  de 
l'école  deR.  Wagner,  et  on  a  fort  loué  l'énergique  vieillard 
qui  écrivant  une  «  comédie  lyrique  »  à  quatre-vingts  ans, 
malgré  les  triomphes  antérieurs  qui  l'autorisaient,  comme 
tant  d'autres,  à  garder  une  attitude  d'opposant  irréduc- 
tible, semblait  rendre  un  hommage  indirect  à  un  art  si 
différent  du  sien.  Peut-être  voulait-il  justifier  assez  fière- 
ment ce  mot  :  «  la  musique  de  l'avenir  ne  me  fait  pas  peur!  » 
Au  fond,  tout  en  montrant  qu'il  était  capable  d'assouplir 
son  style,  de  faire  du  dialogue  lyrique,  de  remonter  son 
harmonie  et  de  corser  son  instrumentation,  Verdi  est  resté 
italien.  Il  serre  de  près  les  paroles,  et  s'applique  il  suivre 
le  mouvement  de  l'action  :  voilà  le  vrai  progrès  ;  mais  Verdi 
se  tient  toujours  un  peu  à  la  surface,  attentif  aux  gestes 
que  doit  faire  la  passion  du  moment  :  il  ne  songe  pas  à 
généraliser  son  sujet,  à  pénétrer  et  à  exprimer  ce  qu'il  a 
d'universel  :  il  entre  brusquement  en  matière,  en  suppri- 
mant ces  ouvertures-préludes  où  Wagner  ramasse  toute  la 
poésie  ou  tous  les  traits  caractéristiques  d'une  donnée. 

Italien,  Verdi  est  un  génie  très  représentatif.  Une  sincé- 
rité qui  commande  la  sympathie;  un  style  un  peu  sommaire 
mais  très  vivant;  une  passion  qui  se  montre  pour  ainsi 
dire  à  nu,  sans  craindre  une  certaine  rhétorique  aujour- 
d'hui banale,  et  qui  joue  franc  jeu;  un  réalisme  lyrique  très 
vigoureux,  peu  profond,  mais  juste  et  vrai  selon  son  esthé- 
tique propre,  très  différent  du  bel  canto  vain  de  Rossini  ; 
un  sens  remarquable  du  théâtre  :  telles  sont  les  qualités 
qui  font  la  vie  des  opéras.  Des  pages  comme  la  scène  de 
Don  Carlo  {Elle  ne  m'aime  pas!...),  le  final  du  second 
acte  d'il Ida,  celui  de  la  Traviata,  vingt  autres  morceaux  qui 
sont  dans  toutes  les  mémoires,  sont  de  beaux  exemples  de 
puissance  dramatique. 

Le  poète  et  romancier  Manzoni,  le  célèbre  auteur  des 
Fiancés,  s'était  dévoué  lui  aussi  à  la  cause  de  l'indépen- 
dance nationale.  Après  sa  mort  (1873),  Verdi  fit  acte  de  foi 


620 


LES  COURANTS  NOUVEAUX 


patriotique  en  écrivant  pour  lui  un  Requiem.  Cette  messe 
des  morts,  qui  offrirait  la  matière  d'une  nouvelle  compa- 
raison avec  Rossini,  exprime  de  façon  saisissante  l'origina- 
lité du  compositeur.  C'est  presque  une  œuvre  de  théâtre 
où  régnent  la  terreur  et  la  supplication,  avec  des  fanfares 
d'un  réalisme  un  peu  militaire,  sans  cavatines  d'ailleurs, 
ni  phrases  de  concert;  sa  valeur  technique  est  rehaussée 
par  deux  fugues  (au  Sanctus  et  à  la  fin  du  Libéra). 

Il  est  intéressant  de  voir  comment  l'auteur  du  Trouvère  et,  en 
tout,  de  24  opéras,  s'acquitte  du  quatuor  à  cordes,  bien  que  l'asso- 
ciation de  son  nom  à  un  pareil  genre  ne  s'impose  guère.  Le  Quatuor 
en  mi  mineur  que  Verdi  écrivit  à  Naples  et  fit  jouer  pour  la  première 
t'ois  chez  lui  en  avril  1873,  a  été  édité  à  Paris.  Il  se  compose  d'un 
allegro,  d'un  andantino,  d'un  prestissimo  et  d'un  scherzo.  C'est  une 
œuvre  intéressante,  d'une  facture  assez  solide,  un  peu  inégale.  Le 
premier  mouvement  a  la  forme  sonate  et  débute  ex  abrupto  par  un 
thème,  exposé  par  le  second  violon,  qui  ne  manque  pas  d'allure  hère 
et  de  passion  : 

A^eordf 


t*r  ]  'JjJ  J"J  Ijjj  J  I J  ^jj^+j||j 


^j^+^j^j,jj3rjffl 


s 


thème  repris  à  l'octave,  legato  dulce,  par  le  premier  violon. 
Malheureusement  les  parties  (alto  et  violoncelle),  qui  font  contre- 
point, sont  négligées  et  ne  présentent  pas,  quand  on  les  lit  à 
part,  un  sens  suffisant.  La  seconde  idée,  très  chantante,  est  mieux 
enchaînée,  et  le  développement,  malgré  quelques  lacunes,  est  d'un 
bon  style,  avec  des  imitations  assez  serrées,  d'une  partie  à  l'autre. 
L' andantino  et  le  prestissimo  sont  agréables  et  bien  écrits,  avec  des 
modulations  et  des  contrastes  assez  heureux;  en  leur  début,  l'un  et 
l'autre  affectent  la  forme  d'une  simple 'mélodie  accompagnée.  Le 
scherzo  est  une  fugue  très  étendue,  et  assez  vive,  mais  d'une  expres- 
sion un  peu  factice  dont  voici  le  sujet  : 


m0ÊÈmÊÊms&si^ 


vuvxm 


LA    MUSIQUE   A    L  ETRANGER  621 

En  somme,  ce  quatuor  fait  honneur  à  Verdi.  Il  nous  permet 
d'affirmer  que  si  la  forme  habituelle  de  son  style,  dans  les  ouvrages 
de  théâtre,  est  trop  souvent  celle  d'une  mélodie  soutenue  par  un 
accompagnement  un  peu  grêle,  il  faut  voir  là  non  une  lacune  du 
génie  musical,  mais  l'effet  dune  conception  dramatique  spéciale. 
Cette  conception  n'échappe  pas,  sans  doute,  à  un  examen  critique; 
mais  voici  un  jugement  qui  mérite  réflexion  :  «  Soyons  naïfs,  vrais; 
ne  demandons  pas  à  un  grand  artiste  les  qualités  qui  lui  manquent, 
et  sachons  profiter  de  celles  qu'il  possède.  Quand  un  tempérament 
passionné,  violent,  brutal  même,  quand  un  Verdi  dote  l'art  d'une 
œuvre  vivante  et  forte,  pétrie  d'or,  de  boue,  de  fiel  et  de  sang, 
n'allons  pas  lui  dire  froidement  :  mais,  cher  monsieur,  cela  manque 
de  goût,  cela  n'est  pas  distingué.  Distingué  !...  Est-ce  que  Michel- 
Ange,  Homère,  Dante,  Shakespeare,  Beethoven,  Cervantes  et  Rabelais 
sont  distingués?  »  Ces  lignes  ont  paru  jadis  dans  la  Revue  Nationale. 
Elles  sont  signées  du  nom  de  Georges  Bizet. 

—  Depuis  Verdi,  l'art  dramatique  italien  est  caractérisé  par  l'école 
vériste,  dont  les  représentants  les  plus  connus  sont  MM.  Léon 
Cavallo  (Naples,  1858),  Puccixi  (Lucques,  1858),  P.  Mascagni 
(Libourne,  1865).  Les  principaux  opéras  du  premier  sont  Paillasse 
(1892,  souvent  joué  à  Paris),  Chatterton,  la  Vie  de  Bohème.  Du  second, 
Manon,  la  Vie  de  Bohème  (lui  aussi!),  Madame  Butterfly,  la  Fille 
du  Fare-lVest,  ces  dernières  œuvres  souvent  représentées  à  Paris, 
De  M.  Mascagni,  la  célèbre  Cavalleria  Rusticana,  au  répertoire  de 
l'Opéra-Comique,  l'Ami  Fritz,  les  Rantzau,  Ratcliff,  Silvana,  Zanetta, 
Iris.  Le  succès  de  ces  compositions  dépasse  un  peu  leur  mérite 
artistique.  Le  <c  vérisme  »  italien  est  déclamatoire,  mélodramatique  ; 
il  ne  peint  pas  les  sentiments,  il  secoue  les  nerfs  ;  il  aime  les  «  effets 
de  scène  »,  les  oppositions  violentes  et  faciles;  mais  il  a  du  mouve- 
ment, de  la  vie  ;  il  plaît,  non  sans  doute  à  cette  élite  qui  demande 
a  l'œuvre  d'art  d'exprimer  des  pensées  générales  en  un  langage 
délicat  et  relevé,  mais  au  public  qui  cherche  des  émotions  et  du 
plaisir  et  qui  préfère  le  romancier  populaire  à  l'écrivain  raffiné.  Les 
«  véristes  »  italiens  ne  ressemblent  qu'en  apparence  aux  «  natura- 
listes »  français.  Ceux-ci  sont  préoccupés  d'exprimer  les  idées  géné- 
rales, les  sentiments  profonds  de  l'humanité,  et  non  de  décrire  des 
faits  divers  ou  d'exposer  des  mélodrames:  leur  forme  musicale 
s'efforce  de  s'élever  par  son  originalité,  sa  distinction,  sa  tenue,  à  la 
hauteur  de  ces  conceptions;  ils  ont  fait  violence  aux  goûts  du  public 
plutôt  qu'ils  n'en  ont  flatté  les  vulgaires  instincts  et  ont  voulu 
l'entraîner  plutôt  que  le  suivre. 

Les  <(  véristes  »  italiens  ont  été  influencés  par  Wagner,  par 
Massenet,  et  même  par  l'école  russe.  Ils  ont  tenu  à  montrer  qu  ils 
savaient,  eux  aussi,  faire  de  la  musique  «  avancée  ».  La  Fille  du 
Fare-H'est  de  M.  Puccini  abonde  en  dissonances,  en  jeu  de  timbres 
inattendus;  elle  offre  d'étranges  bizarreries  :  à  la  lin  d'un  acte, 
deux  personnages  jouent  une  partie  d'écarté  accompagnée  par  des 
pizzicati  de  contrebasses  :  cela  est  moins  digne  de  l'opéra  que  du 
cinéma. 


622  LES    GOURANTS    NOUVEAUX 

Ce  même  compositeur  est,  au  surplus,  le  plus  musicien  et  le  plus 
artiste  de  cette  école.  Sa  Manon  est  d'une  action  rapide.  Elle  est 
divisée  en  deux  parties  :  l'une  gaie,  presque  bouffonne,  d'un  mouve- 
ment intense,  qui  est  la  meilleure;  l'autre  tragique,  qui  se  termine 
par  la  mort  de  l'héroïne  en  Amérique.  Il  y  a  là  de  jolies  trouvailles, 
au  milieu  de  vulgarités  sentimentales.  Madame  Butterfly  débute  par 
une  ouverture  de  style  fugué,  avec  exposition  du  thème  par  quatre 
parties  successives,  ce  qui  donne  tout  de  suite  une  impression  de 
mouvement  et  de  verve  excellente  dans  la  comédie  lyrique;  mais, 
dans  la  suite,  on  ne  trouve  qu'un  mélodrame  équivoque,  sans  poésie, 
de  musique  bariolée  et  brutalement  expressive.  A  propos  de  la  Vie 
de  Bohème  du  même  auteur,  M.  Alf.  Bruneau  qui  se  sent,  malgré 
tout,  une  sympathie  irréductible  pour  cet  art  mouvementé  et  vivant 
a  écrit  :  «  M.  Puccini,  bien  qu'influencé  par  Massenet  et  par  Verdi, 
est  resté  italien  par  tout  ce  qu'il  y  a  de  sommaire  en  ses  prépara- 
tions, par  son  penchant  au  pittoresque...  par  l'agencement  et  la 
répétition  de  la    phrase  musicale,   par  son  laisser-aller  qui  s'accorde 

très  bien  avec  le  caractère  de  la   pièce Nous  sommes  en  présence 

d'une  comédie  chantée  du  genre  de  Falstaff  écrite  avec  moins  de 
fantaisie...  mais  amusante  par  sou  continuel  mouvement  et  qui,  en 
plus  d'un  endroit,  émeut  par  quelques  accents  de  profonde  simpli- 
cité. »  Et  appréciant  le  groupe  de  ces  musiciens  il  déclare  qu'ils 
témoignent,  comme  les  Français  de  l'heure  présente,  «  avec  beaucoup 
moins  d'originalité  individuelle,  mais  avec  une  force  assez  singulière, 
une  insistance  très  supérieure,  de  leur  nationalité,  ce  qui  est  un  haut 
mérite.  Pour  les  juger  sans  injustice  il  faut  avoir  le  courage  de  faire 
abstraction  des  habitudes  artistiques  de  notre  race,  et  les  écouter  en 
oubliant  notre  code  théâtral  et  musical.  Nous  reconnaîtrons  alors 
que  certains  d'entre  eux  ne  sont  pas  négligeables,  que  leur  métier, 
parfois  si  rudimentaire,  suffit  à  leurs  dons  d'improvisation,  et  que, 
disant  vite  et  sans  recherche  de  beau  langage  ce  qu'ils  ont  à  dire, 
ils  s'approchent  peut-être  de  la  vérité,  essayant  au  moins  de 
l'exprimer  suivant  leur  tempérament,  et,  par  cela  même,  allant  droit 
à  l'âme  de  tous  les  publics,  la  sincérité  étant  encore  le  plus  sûr  et 
aussi  le  plus  ingénu  moyen  à  employer  pour  être  compris  tôt  ou  tard 
de  la  foule.  »  (Musique  d'hier  et  d'aujourd'hui,  p.  169.) 

Bien  que  le  tempérament  italien  soit  voué,  par  les  qualités  et  les 
défauts  de  la  race,  au  genre  dramatique,  la  symphonie  et  la  musique 
de  chambre  ne  sont  pas  tout  à  fait  négligées  au  delà  des  Alpes. 
Mantucci  (1856-1909)  a  été  un  des  représentants  du  genre.  Il  était 
manifestement  influencé  par  l'Allemagne  et  ses  œuvres  n'ont  guère 
dépassé  les  frontières  de  son  pays.  L'abbé  don  Laurent  Perosi  (1872), 
directeur  de  la  chapelle  Pontificale,  parait  promis  à  une  destinée 
plus  haute.  La  foi  ardente  et  ingénue  de  ce  prêtre,  son  invention 
mélodique  donnent  à  ses  oratorios  un  accent  de  sincérité  communi- 
catif.  Il  en  a  fait  exécuter  plusieurs  à  Paris,  en  1900,  et  a  obtenu  un 
vif  succès.  On  y  relève  trop  de  réminiscences,  de  gaucheries 
d'orchestration  qui  sont  la  rançon  d'une  extraordinaire  facilité. 
L'abbé   Perosi  est  en  vérité,   au  temps  présent  (et  nous  ne  parlons 


LA    MUSIQUE   A    L'ÉTRANGER  623 

pas  que  de  l'Italie),  un  des  rares  et  des   plus    authentiques    repré- 
sentants de  la  musique  religieuse. 

Les  Allemands.  —  Wagner  a  exercé  une  influence  incon- 
testable  sur  l'esprit  et  le  langage  des  compositeurs  ;  mais 
comme  homme  de  théâtre  ayant  une  conception  particulière 
de  ce  que  doit  être  le  drame  lyrique  on  peut  affirmer  qu'il  n'a 
point  fait  école.  Nous  avons  vu  que  quand  on  lui  adressait, 
de  Weimar,  des  compliments  sur  sa  musique,  il  en  était 
irrité,  et  reprochait  à  ses  amis  de  ne  pas  comprendre  que 
sa  véritable  originalité  consistait  d'abord  dans  la  création 
du  livret,  et  qu'en  second  lieu  seulement,  on  pouvait  parler 
du  rapport  étroit  établi  entre  la  musique  et  les  paroles. 
Ceux  qu'on  appelle  aujourd'hui  les  «  Wagnériens  »  irrite- 
raient tout  autant  l'auteur  de  Lohengrin,  car,  tous,  sans 
exception,  ont  commis  la  faute  dont  Wagner  se  plaignait 
dans  ses  lettres  à  Liszt.  Dans  la  Tétralogie,  dans  Tristan 
et  Yseult,  etc.,  ils  n'ont  vu  que  le  modèle  d'un  style  musi- 
cal nouveau,  mieux  approprié  au  théâtre  que  les  formules 
anciennes;  ils  n'ont  nullement  abandonné  l'ancienne  esthé- 
tique, d'après  laquelle  livret  et  musique  étaient  deux  choses 
distinctes,  s'ajoutant  ou  se  superposant  l'une  à  l'autre.  En 
dehors  de  l'imitation,  assez  facile  en  soi,  de  formes  tout 
extérieures,  telles  que  l'harmonie,  la  mélodie  et  le  rythme 
instables  ou  le  leitmotiv,  personne  n'a  tenté  de  suivre  la 
doctrine  wagnérienne  vraie  et  complète.  Un  Aug.  Bunceut 
l'a  essayé  en  écrivant  les  vers  et  la  musique  d'une  tétra- 
logie, le  Monde  homérique,  dont  quelques  parties  ont  été 
jouées  à  Dresde  en  1896  et  1898;  mais  il  vaut  mieux  ne 
pas  insister  sur  ce  cas  particulier.  Aussi  bien  l'opéra 
d'autrefois,  adapté  à  l'oreille  et  à  la  capacité  moyenne  du 
public,  ne  perdit  jamais  ses  droits.  L'énorme  succès  d'une 
œuvre  de  style  éclectique  et  à  moitié  italien,  comme  le 
Trompette  de  Sdckingen  (1884)  de  Peteu  Cornélius,  montre 
de  quel  côté  sont  les  préférences  réelles  des  auditeurs  alle- 
mands eux-mêmes,  et  combien  il  est  difficile  de  changer 
leurs  habitudes.  Parmi  les  compositeurs  qui  peuvent  être 
considérés,  avec  plus  ou  moins  de  raison,  comme  étant 
de  l'école  de  Wagner,  les  plus  distingués  sont  E.  Humper- 
dixck.  (né  à  Siegburg,  sur  le  Rhin,  en  1854),  ancien  élève 


624  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

du  Conservatoire  de  Cologne,  auteur  du  charmant  ouvrage 
Hànsel  et  Gretel,  joué  à  Weimar  en  1893  et,  depuis,  dans 
le  monde  entier,  avec  un  succès  mérité;  Hugo,  Wolf, 
Weingautner,  R.  Strauss,  Siegfried  Wagner.  Ces  musi- 
ciens, rapprochés  assez  violemment,  sont  de  valeur  bien 
inégale. 

La  symphonie  et  la  musique  de  chambre  ont  été  plus 
florissantes.  Nos  observations  vont  se  grouper  autour  de 
quelques  noms. 

—  Brahms  est  né  à  Hambourg  le  7  mai  1833;  son  père 
était  joueur  de  contrebasse  à  l'orchestre  du  théâtre  de  la 
ville.  De  bonne  heure,  il  reçut  les  leçons  de  maîtres  estimés 
(principalement  de  Marxsen,  professeur  et  «  directeur  de 
la  musique  royale  »  de  Hambourg);  dans  la  dernière  partie 
de  sa  vie,  il  aimait  à  signaler  l'insuffisance  générale  de 
l'enseignement  musical  en  ajoutant  qu'il  avait  dû  oublier 
beaucoup  de  choses  inutiles,  qu'on  lui  avait  apprises,  et 
apprendre  beaucoup  de  choses  essentielles,  dont  on  avait 
négligé  de  lui  parler.  A  quatorze  ans,  c'était  déjà  un  pia- 
niste de  concert;  à  vingt  ans  (1853),  il  faisait  des  tournées 
avec  le  violoniste  hongrois  Remenyi  (qui  vint  à  Paris  en 
1875).  Sur  son  passage  à  Weimar,  à  Hanovre,  à  Dussel- 
dorf,  il  eut  la  bonne  fortune  de  mériter  les  éloges  très  vifs 
de  Liszt,  de  Joachim,  et  surtout  de  Schumann  dont  le 
témoignage  enthousiaste  (dans  la  Neue  Zeitschrift  f. 
Musik  d'octobre  1853)  provoqua  son  essor  et  lut  une  des 
causes  décisives  de  sa  grande  renommée.  Pourtant,  Brahms 
ne  réalisa  guère  les  prédictions  de  Schumann  que  vingt- 
quatre  ans  après,  lorsque  parut,  en  1877,  sa  symphonie  en 
ut  mineur  (op.  68).  Après  avoir  été  quelque  temps  (1854-7) 
maître  de  musique  à  la  cour  du  prince  de  Lippe  (la  seule 
fonction  officielle  qu'il  ait  remplie),  Brahms  vécut  en  Suisse 
où  il  se  lia  avec  Th.  Kirchner  (1823-1905).  excellent  com- 
positeur pour  piano,  puis  à  Vienne  où  il  fit  deux  séjours 
(en  1862,  puis  1869-74)  et  se  fixa  définitivement  en  1878. 
La,  cet  Allemand  du  nord  devenu  Allemand  du  sud,  céliba- 
taire un  peu  morose  dans  une  société  d'esprit  à  moitié 
italien,  eut  pour  ami  Nottebohm,  spécialiste  des  études  sur 
Beethoven,  Pohl  et  Wandyczewski,  grands  connaisseurs 
des  œuvres  de  Mozart  et  de  Haydn,  le  professeur  de  philo- 


LA    MUSIQUE   A    L  ETRANGER  02:> 

sophie  Billroth,  le  critique  Ed.  Hanslick,  le  poète  Kalheck, 
les  compositeurs  Goldmahk  et  Yoh.   Strauss. 

L'œuvre  de  Brahms  comprend  121  numéros,  dont  plusieurs  sont 
des  recueils,  et  intéresse  tous  les  genres,  sauf  le  théâtre.  Au  pre- 
mier rang  sont  ses  4  symphonies,  op.  68,  73,  90  et  98,  écrites  de  1876 
à  1885,  puis  (avec  les  2  concertos  de  piano  op.  15,  le  concerto  pour 
violon  op.  77  et  le  concerto  pour  violon  et  violoncelle  op.  102),  les 
compositions  suivantes  :  1°  pour  cordes  :  les  2  sextuors  op.  18  et  36; 
les  2  quintettes  op.  88  et  111;  les  3  quatuors  op.  51  et  67;  2°  pour 
cordes  et  piano  :  le  quintette  op.  34,  les  3  quatuors  op.  25,  26,  60; 
les  4  trios  op.  18,  40,  87,  101;  3°  pour  cordes  et  clarinette  :  le  quin- 
tette 115;  4°  pour  piano,  clarinette  et  violoncelle,  le  trio  op.  114. 
Il  faut  y  joindre  les  2  sonates  pour  violoncelle,  op.  38  et  99,  les 
3  sonates  pour  violon,  op.  78,  100  et  108,  et  les  2  sonates  pour  clari- 
nette, op.  120;  enfin,  de  nombreuses  compositions  de  musique  vocale, 
lieder,  duos,  chœurs  spirituels  et  profanes. 

Brahms,  d'abord  pianiste,  s'est  élevé  peu  à  peu  aux 
formes  supérieures  de  la  composition.  En  1871,  après 
l'exécution  de  son  Requiem  allemand,  qui  eut  moins  de 
succès  à  Vienne  que  dans  l'Allemagne  du  Nord,  après  sa 
Rhapsodie  (op.  55),  son  Lied  du  triomphe  (op.  55),  il  était 
surtout  considéré  comme  un  maître  de  la  musique  chorale. 
Sur  sa  valeur  comme  symphoniste,  les  jugements  de  la 
critique  sont  loin  d'être  unanimes;  mais  ils  lui  accordent 
généralement  une  place  élevée  parmi  les  maîtres  de  l'art 
moderne. 

De  bonne  heure.  R.  Schumann  avait  salué  son  «  génie  ». 
Brahms  semble  avoir  été  lié  par  cette  flatteuse  prédiction; 
il  s'est  senti  tenu  de  la  justifier;  il  s'est  élevé,  comme 
Schumann  lui-même  et  suivant  une  évolution  analogue,  à 
des  œuvres  dont  le  genre  ne  constituait  peut-être  pas  son 
vrai  domaine.  Ses  admirateurs,  nombreux  en  Allemagne, 
l'ont  mis  sur  le  même  rang  que  Bach  et  Beethoven.  De 
tels  rapprochements  sont  indiscrets  et  pénibles.  Il  est  ;i 
une  aussi  grande  distance  du  second  que  du  premier. 
Comme  Beethoven,  Brahms  fut,  q  Vienne,  un  célibataire 
assez  grognon,  amateur  de  promenades  à  pied  dans  la 
campagne,  vivant  volontiers  dans  la  solitude,  empressé 
d'ailleurs  à  secourir  certains  membres  de  sa  famille; 
comme  lui,  il  a  touché  à  un  grand  nombre  d'airs  popu- 
laires;  il   a  beaucoup  cultivé   l'art    de   la  variation;    mais 

Combarieu.  —  Musique,  III.  40 


626  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

ces  ressemblances  extérieures  sont  insuffisantes.  Beethoven 
est   un    musicien    poète   et    penseur;    Brahms   n'est   qu'un 
musicien.    Entre    les    deux,    il    y    a    la    même    différence 
qu'entre  Gœthe  et  Ibsen,  Corneille  et  Quinault.  Beethoven 
met  l'unité  du  sentiment  ou  de  l'idée  non    seulement  dans 
les  diverses  parties   d'un  quatuor,  mais  dans  une  série  de 
quatuors;    Brahms    a   un   art    fragmentaire,   procédant  par 
juxtapositions.  L'un  est  un  sculpteur  à  la  façon  de  Michel- 
Ange;  l'autre   est  un   ciseleur-orfèvre.  Considéré  d'abord, 
et    faussement,    comme   un    révolutionnaire,    Brahms    n'a 
aucune  des  qualités   qui  plaisent  chez  les  romantiques  ;   le 
relief,    la  couleur,    l'éclat    manquent   trop    souvent  à    son 
orchestre.  C'est  un  musicien  d'intimité  qui  semblait  appelé 
à   exceller    dans    la   petite    composition.    Souvent    inspiré, 
doué  d'un    esprit  critique  plus  encore  que  créateur,  raffi- 
nant sur  la  technique,  un  peu  subtil,  n'ayant  pas  l'élan  et 
la  chaleur  qu'on  aime  à  trouver  chez  les  hommes  de  génie, 
il  a  poussé  jusqu'à  la  minutie  l'art  de  l'analyse  et  du  déve- 
loppement thématique.  Il  ressemble  à   un  faiseur  de  den- 
telles qui  aurait  inventé  un  nouveau   point.   Ses  tendances 
sont  toujours  vers  la   musique  absolue;  et  les  sentiments 
dont  on  croit  reconnaître  l'expression  dans  ses  œuvres,  — 
mélancolie,  pessimisme,  —  sont  moins  des  traits  de  carac- 
tère   fondamentaux    que    d'inévitables    effets    du    langage 
musical.    Nietzsche    dit    le    lui    :     «    Il    a    la    mélancolie 
de  l'impuissance;   sa  musique  n'est  pas  un  résultat,  mais 
une    recherche   de   la  plénitude    [du    sentiment    et    de    la 
pensée].  )>  Si  l'on  fait  le  compte  de  ce  qu'il  emprunte,  — 
c'est  un  maître  copiste!  —  aux  maîtres  anciens  ou  à  l'exo- 
tisme   des   maîtres   modernes,  ce  qui  lui  reste  en  propre, 
c'est    la    Sehnsucht   (un    désir    passionné,    douloureux,    de 
s'élever).  Brahms  veut  faire  grand,  et  il  semble  croire  que 
pour  arriver  à  la  grandeur,  les  passions  réelles  sont  plus 
un  obstacle  qu'un  guide.  La  vie  et  ses  circonstances  parti- 
culières semblent  ne  pas  exister  pour  lui.   Il  lui  manque 
d'être  largement  humain.  C'est  essentiellement  un  maître 
du  discours  purement  musical,   un  architecte  des  sons  et 
des  édifices  construits  avec  des  bouts  de  phrase.  Ce  qui  le 
préoccupe  avant  tout  c'est  la  forme,  dont  il  a  fortifié  très 
sérieusement  le  culte,  par  la  parole  comme  par  l'exemple, 


LA   MUSIQUE    A    L  ETRANGER  627 

et  qu'il  conçoit  en  néo-classique  (nullement  à  la  façon  de 
Liszt  et  de  Wagner,  que  ses  adversaires  lui  opposaient  si 
vivement).  En  1860,  il  signa  (avec  Joachim,  B.  Scholtz  et 
J.  0.  Grimm)  une  «  Protestation  »  contre  la  «  nouvelle 
Ecole  allemande  »,  c'est-à-dire  contre  Wagner,  ce  qui  ne 
l'empêchait  pas  d'admirer,  en  artiste  loyal,  tout  ce  qui  est 
admirable.  C'est  ainsi  qu'il  dit  un  jour  au  célèbre  wagné- 
rien  Bruckner  :  «  Vous  êtes  le  plus  grand  symphoniste  qui 
ait  paru  depuis  Beethoven.  » 

Les  quatre  symphonies  de  Brahms  sont  des  œuvres 
considérables.  La  lr-i  n'est  pas  exempte  d'emphase.  La  2e  a 
plus  d'agrément,  un  tour  aimable  rappelant  Mendelssohn  ; 
l'Allégretto  est  une  sorte  de  danse  mélancolique,  de  cou- 
leur délicate,  débutant  par  un  motit  qu'expose  le  hautbois, 
et  qui.  en  passant  aux  violons,  se  transforme  sans  perdre 
une  grâce  charmante.  La  3e  symphonie,  œuvre  claire  et  de 
construction  classique,  a  plus  de  délicatesse  que  de  puis- 
sance, et  la  façon  y  est  supérieure  au  sentiment.  Une  fausse 
profondeur  dans  les  adagios,  un  effort  visible  pour 
atteindre  à  la  hauteur  de  Beethoven,  des  développements  un 
peu  pénibles,  une  allure  guindée  de  musicien  très  instruit 
et  très  réfléchi,  tels  sont  les  défauts  que  l'auditeur  français 
peut  reprocher  à  Brahms.  La  4°  symphonie  a  plus  d'aisance 
et  d'originalité.  Pour  la  forme,  elle  est  d'une  construction 
admirablement  sûre  et  très  nette,  avec  des  développements 
sobres  et  bien  conduits;  pour  le  sentiment  —  malgré 
Y  Allegro  gïocoso  si  vif  et  si  lumineux  —  elle  est  inquiète, 
mélancolique,  et  prend  même,  comme  dans  le  finale  (pre- 
mière phrase  exposée  par  le  trombone)  un  caractère 
funèbre.  «  Dans  son  ensemble,  dit  L.  Laloy,  et  malgré  la 
belle  insouciance  du  troisième  mouvement,  la  dernière 
symphonie  de  Beethoven  est  une  œuvre  de  joie.  » 

—  L'Autrichien  Antoini:  Bruckner  (1824-18%),  qu'on  opposait  à 
Brahms  dans  des  polémiques  aussi  viyes  que  celles  des  gluckistes  et 
des  piccinistes,  est  une  très  intéressante  et  originale  ligure  de  la 
seconde  moitié  du  xixe  siècle.  Si  Brahms  a  été  placé  parmi  les 
épigones  de  Bach,  Bruckner  appartient  à  l'école  de  Liszt  et  de 
Wagner,  bien  qu'il  fût  d'une  nature  impulsive  et  naïve,  étranger  aux 
théories  esthétiques,  exempt,  comme  artiste,  de  toute  disposition 
d'esprit   agressive  et,   comme  homme,    de   toute    recherche   inspirée 


628  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

par  la  vanité.  Son  cas  est  un  peu  singulier.  Fils,  comme  Schubert, 
d'un  humble  maître  d'école,  il  écrivit  sa  première  composition  (la 
messe  en  ré  mineur)  à  l'âge  de  quarante  ans  ;  il  avait  passé  la  cinquan- 
taine lorsqu'il  fut  connu,  et  la  soixantaine  lorsqu'il  devint  célèbre. 
Son  œuvre  est  peu  considérable  :  neuf  symphonies,  trois  messes,  un 
quatuor  et  un  quintette  à  cordes,  le  Psaume  150,  un  Te  deum, 
auxquels  il  faudrait  ajouter  plusieurs  opuscules  moins  importants. 
Son  rôle  fut  d'introduire  le  style  de  Wagner,  avec  sa  libre  allure 
dramatique  et  ses  hardiesses,  dans  la  musique  d'église,  puis  dans  la 
musique  de  concert  :  entreprise  indiscrète,  difficile,  où  les  libertés 
de  la  forme  n'étaient  justifiées  ni  par  une  action  dramatique  précise, 
ni  par  le  tempérament  d'un  compositeur  auquel  manquaient,  dit  un 
de  ses  compatriotes,  «  l'inquiétude  d'un  Faust  ou  l'ardeur  d'un 
Prométhée  ».  Le  public  lui  fit  mauvais  accueil,  ce  qui  stimula  une 
élite  d'admirateurs  enthousiastes.  La  critique  viennoise  était 
partagée  en  deux  camps  :  celui  des  partisans  de  Brahms,  avec 
l'antiwagnérien  Hanslick  (1825-i90i ).  professeur  à  l'Université, 
critique  influent,  auteur  de  l'étude  pénétrante  Vont  musikalisch 
Schonen  (1854);  et  celui  des  partisans  de  Bruckner,  avec  Th.  Helm 
(né  en  1843),  autre  critique  fort  répandu  dans  les  gazettes. 

Au  Conservatoire  de  Vienne  où  il  était  professeur  d'orgue,  de 
contrepoint  et  de  composition,  Bruckner  eut  un  élève  qui  mit  moins 
de  temps  que  son  maître  à  conquérir  une  haute  renommée  :  Gustav 
Mahler  (né  en  Bohême  en  1860),  célèbre  comme  chef  d'orchestre  et 
comme  compositeur.  Dans  ses  trois  symphonies  écrites  en  1891, 
1895  et  1896,  œuvres  de  dimensions  énormes,  de  technique  puissante 
et  d'imagination  dévergondée,  Mahler  a  repris  avec  énergie  le  dessein 
d'introduire  l'art  et  l'esprit  wagnérieus  dans  la  musique  d'orchestre. 
Il  a  multiplié  les  instruments,  et  cherché  de  toute  façon  à  reculer  le 
plus  possible  la  limite  du  «  colossal  ».  Avec  les  cuivres,  les  bois  et 
les  cordes,  et  à  l'aide  d'une  science  consommée,  il  a  fait,  hors  de 
l'ordre  commun,  ce  que  certains  maîtres  de  chapelle  du  xvie  siècle, 
—  les  Agostini.  les  Benevoli,  les  Abbatini  —  avaient  fait  pour  les 
voix.  A  une  ardeur  sauvage  se  mêlent  des  trivialités,  des  incohé- 
rences, parfois  (comme  dans  la  symphonie  en  fa)  des  surcharges 
philosophiques  aussi  vaines  que  compliquées  ou  puériles,  et  l'en- 
semble est  pénible  à  l'auditeur,  tout  en  laissant  une  forte  impres- 
sion. 

A  la  différence  de  M.  Mahler  qui  est  l'adversaire  déclaré  de  la 
musique  à  programme,  M.  Richard  Strauss  (1864)  n'a  écrit  que  des 
poèmes  symphoniques  sous  les  titres  Don  Juan,  Mort  et  Transfigu- 
ration, Till  Eulenspiegel,  Ainsi  parla  Zarathoustra,  Don  Quichotte, 

Vie    d'un   héros,   la    Symphonie    domestique Celle-ci,    qui    a    été 

exécutée  plusieurs  fois  à  Paris,  est  très  représentative  de  la  manière 
du  maître  et  mérite  de  retenir  l'attention.  Trois  personnages,  ou 
plutôt  trois  idées  abstraites  dominent  ce  poème  :  —  1°  celle  de 
Y  Homme,  qui  a  la  double  faculté  d'agir  et  de  penser  :  de  là  deux 
thèmes  qui  s'enchaînent  dès  le  début,  l'un  exposé  par  les  violoncelles, 
l'autre  par  le  hautbois;  le  premier  représente  la  volonté  de  l'époux 


LA    MUSIQUE    A    L'ÉTRANGER  629 

dans  le  ménage;  le  second  s'applique  plus  spécialement  à  son  intel- 
ligence, à  ses  pensées  ou  à  ses  désirs  :  leur  union  détermine  la  force 
créatrice,  l'élan  passionné  qu'expriment  les  violons  (dès  la  19e  mesure), 
en  une  phrase  très  ample  et  chaleureuse.  —  2°  celle  de  la  Femme, 
caractérisée  par  deux  thèmes  :  l'un  (violon)  dit  la  fantaisie  et  le 
caprice  de  sa  nature  vive,  légère,  obéissant  à  l'impulsion  du  premier 
mouvement  ;  l'autre  (violon  solo  continué  par  la  clarinette)  dit  le 
charme  de  sa  grâce,  la  tendresse  de  son  cœur.  Et  ces  images 
sonores  sont  tantôt  opposées,  tantôt  unies.  —  o°  celle  de  Y  Enfant, 
auquel  est  adjugé  un  petit  motif  unique,  chanté  par  le  hautbois 
d'amour. 

Ce  sujet  est  excellent,  simple,  d'une  haute  généralité;  nous  aimons 
à  reconnaître  qu'il  eût  arraché  des  larmes  à  Rousseau  et  qu'il  peut 
être  directement  rattaché  aux  conceptions  de  l'art  qu'avaient  les 
hommes  de  la  Révolution.  C'est  aux  sources  profondes  de  la  vie 
sociale  que  le  musicien  veut  ramener  la  composition.  Son  défaut, 
c'est  l'absence  de  mesure  et  de  goût.  Il  y  a,  dans  cette  symphonie, 
surcharge,  surabondance,  jaillissement  remarquable  mais  trop 
tumultueux  et  un  peu  vain  des  forces  de  l'expression  instrumentale. 
Que  d'affaires  et  de  manières  pour  traiter  un  sujet  qui  tient,  pour 
ainsi  dire,  dans  la  main  :  Monsieur,  Madame  et  Bébé!  Il  y  a  des 
pages,  des  suites  de  pages,  qui  nous  transportent  sur  les  sommets, 
tout  baignés  de  lumière  et  d'harmonie;  mais  la  lassitude  se  fait 
sentir.  Ces  éclats  de  trompette,  ces  sons  de  cors  bouchés  sont  des 
touches  de  couleur  inutiles;  dans  certaines  parties,  on  regrette  un 
abus  des  dissonances  et  de  ces  jolies  cacophonies  de  sauvages 
qu'aime  l'école  nouvelle;  ailleurs,  le  contrepoint  est  excessif,  trop 
maison  américaine  à  dix-huit  étages.  Tout  cela  est  gros  et  lourd;  il 
y  a  des  moments  où  on  est  oppressé,  comme  si  on  manquait  d'air.  — 
Et  M.  R.  Strauss  ressemble  à  M.  Mahler  du  moins  en  ceci  que  l'un 
et  l'autre  confondent  le  beau  avec  l'énorme,  le  grand  avec  le 
colossal. 

M.  R.  Strauss  a  écrit  aussi  pour  le  théâtre.  Sa  partition  la  plus 
connue,  Salomé  (1  acte,  poème  d'Oscar  Wilde),  a  été  représentée  à 
Paris  en  1907  :  sujet  violent  et  haut  en  couleur,  d'un  caractère  ultra- 
romantique,  dont  à  peu  près  rien  n'est  de  nature  à  toucher,  parce 
que  tout  est  faux,  contourné,  conventionnel,  gonflé  d'un  mauvais 
esprit  de  raffinement  et  d'outrance.  Les  personnages  ne  sont  point 
humains;  ils  ressemblent  à  de  gigantesques  pantins  habillés  de 
costumes  rutilants;  les  passions  ne  sont  que  des  gestes  de  folie  et 
de  brutalité.  La  musique  a  essayé  de  suppléer  à  la  vérité  —  seule 
source  de  poésie  et  d'émotion  —  en  sollicitant  toujours  l'imagination 
et  en  maintenant  jusqu'au  bout  l'auditeur  dans  l'attente  de  quelque 
chose  de  très  pathétique.  Elle  reste  cependant  superficielle  et 
décorative.  Il  y  a  quelque  chose  de  grossier  dans  l'esthétique  de 
M.  R.  Strauss,  c'est  cette  idée  que  plus  une  œuvre  est  longue  et 
énorme  plus  elle  est  belle.  La  quantité  et  la  «  fourniture  »  semblent 
avoir  pour  lui  une  importance  capitale.  Il  réunit  tous  les  actes  en 
un    seul    bloc    ^une    heure    trois    quarts    de    musique    continue!),  il 


630  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

multiplie  les  instruments,  il  crée  des  difficultés  d'exécution  nouvelles, 
il  accumule  les  parties  en  contrepoint,  comme  si,  en  tout,  il  voulait 
gagner  une  gageure  ou  s'emparer  d'un  record.  Il  y  a  peut-être  en 
tout  cela  du  génie,  certainement  une  puissance  extraordinaire,  mais 
certainement  il  y  a  manque  de  goût.  Nous  ne  pensons  pas  que  la 
Yénus  de  Milo  ou  l'Apollon  du  Belvédère  seraient  plus  beaux  s'ils 
avaient  la  même  hauteur  que  la  tour  Eiffel.  A  une  maison  de  trente 
étages  sur  l'avenue  n°  ..,  l'artiste  préférera  la  villa  d'Horace,  riante 
sous  le  ciel  latin,  avec  son  bouquet  d'arbres  et  sa  source  vive,  et, 
sous  la  treille,  le  jeune  échanson  couronné  d'un  simple  myrte.  L'art 
de  M.  Strauss  est  à  l'opposé  de  celui  d'un  Bizet.  Le  premier  vous 
étonne,  le  second  vous  charme;  l'un  vous  éblouit,  l'autre  vous  pénètre 
et  vous  enchante. 

Les  Hongrois.  —  En  Hongrie,  la  musique  a  quelques  éléments 
originaux,  reconnaissables  à  la  mélodie  et  au  rythme,  mais  noyés, 
quand  il  s  agit  d'un  ouvrage  de  genre  élevé,  dans  l'inévitable  influence 
de  Vienne  ou  de  Bayreuth,  et  souvent  contrariés  par  le  désir  même 
des    compositeurs  d'être  joués  sur  les  grandes  scènes  de    l'étranger. 

Le  compositeur  national  est  Franz  Erkel  (1810-1893),  longtemps 
chef  d'orchestre  du  théâtre  de  Pesth,  auteur  de  9  opéras  sur  livrets  en 
langue  hongroise,  dont  Hunyady  Lasslo  (1844)  et  Bank  Ban  (1861) 
eurent  le  plus  grand  succès.  National  aussi,  mais  à  un  moindre  degré, 
fut  Franz  Doppler  (1821-1883),  célèbre  virtuose  de  la  flûte,  auteur  de 
Benjowski,  d'Ilka  (1849),  de  Wancla  (1856),  et  d'un  opéra  allemand, 
Judith,  écrit  pour  Vienne  (1870).  D'importantes  contributions  à  la  mu- 
sique hongroise  furent  apportées  par  Michel  Brandt  Mosonyi,  auteur 
d'ouvrages  de  vulgarisation  et  de  3  opéras,  dont  le  dernier,  Maxi- 
milian,  fut  accueilli  par  Liszt,  à  Weimar,  en  1857.  Au-dessous  d'eux  : 
Léo  Kern,  auteur  d'un  Benvenuto  Cellini  (Pesth,  1854),  Guszti  Fay,  au- 
teur d'une  Camilla,  regina  dé  Volsci  (ibid.,  1865) Les  contemporains 

Hans  Koessler  (1855),  Odôn  de  Mikalovich  (1842),  directeur  du  Conser- 
vatoire de  Buda-Pesth,  Léo  Weiner  (1885),  Ernô  de  Dohnanyi  (1877) 
subissent  l'influence  de  Wagner  et  de  Brahms.  Jenô  Hubay  (1858) 
a  un  peu  plus  d  originalité  ;  mais  il  n'y  a  pas  encore  un  véritable 
courant  de  musique  nationale,  il  n'y  a  que  des  tentatives.  Les  Tziganes 
qui,  pour  l'opinion  générale,  représentent  la  musique  hongroise,  sont 
des  nomades  amateurs  de  rythmes,  de  monodies  à  secousses  soutenues, 
d'harmonies  vulgaires,  de  syncopes,  de  mouvements  vertigineux  con- 
trastant avec  des  mollesses  morbides,  tous  ingrédients  de  qualité  assez 
basse.  En  réalité,  ils  ne  sont  pas  plus  de  Hongrie  que  de  Russie  ou 
d'Espagne.  Ils  ont  une  manière,  des  rythmes  à  eux,  non  des  mélodies 
propres.  Cependant  de  jeunes  musiciens  hongrois  s'efforcent  de  com- 
bler cette  lacune.  M.  Beîa  Bartok  (1881)  et  M.  Zoetan  Kodaey  (1882) 
essaient  de  retremper  la  musique  de  leur  pays  aux  sources  popu- 
laires. Leurs  compositions  rappellent  cependant  l'impressionnisme 
de  M.  Debussy  et  de  M.  Ravel;  elles  abondent  en  dissonances,  en 
chromatisme,  en  jeux  de  timbres.  Est-ce  un  nationalisme  musical 
qui  s'éveille?  L'avenir  le  dira. 


LA    MUSIQUE   A    L  ETRANGER  631 

Les  Belges.  —  Les  musiciens  de  valeur  ont  toujours  été 
nombreux  en  Belgique.  Nous  n'avons  pourtant  aucune 
œuvre  de  maître  à  signaler  dans  cette  période;  la  plupart  des 
compositeurs  qui  ont  écrit  pour  le  théâtre,  anciens  élèves 
du  Conservatoire  de  Bruxelles  ou  de  Gand,  sont  des 
virtuoses  ou  des  techniciens,  pour  lesquels  le  drame 
lyrique  fut  un  emploi  passager  du  talent,  non  le  point 
d'aboutissement  d'une  vocation  spéciale.  On  peut  dis- 
tinguer le  groupe  des  musiciens  flamingants,  et  celui 
des  Belges  dont  l'esprit  était  ouvert  à   l'art  international. 

Dans  le  premier  groupe,  moins  caractérisé  par  la  qua- 
lité de  la  musique  que  par  la  couleur  locale  et  la  langue  des 
livrets,  on  trouve  d'abord  le  chef  de  ce  mouvement  régio- 
naliste,  le  très  estimé  Peter  Benoit,  né  à  Harlebeke 
(Flandre  occid.)  en  1834  (f  1901,  Anvers),  dont  l'activité 
s'est  consacrée,  sous  de  multiples  formes  musicales  et  litté- 
raires, à  la  défense  de  l'esprit  flamand.  Il  est  l'auteur  de 
plusieurs  ouvrages  sur  textes  flamands  (entre  autres  De  bel- 
gische  Natie,  1856);  il  vint  à  Paris  en  1861,  avec  un  Roi 
des  Aulnes  reçu,  mais  non  joué,  au  Théâtre-Lyrique  et, 
à  partir  de  1867,  fut  directeur  du  Conservatoire  d'Anvers. 
Il  dut  surtout  sa  renommée  à  ses  compositions  chorales. 
Karl  Miry,  de  Gand  (1823-1889),  professeur  d'harmonie 
au  Conservatoire  de  sa  ville  natale,  a  écrit  aussi  des  opéras 
flamands  [De  Keizer  bij  de  boeren,  Gand,  1866,  etc.). 
Nous  citerons  encore  Jan  vax  den  Acker,  J.  Braux,  Van 
Hoey,  J.  Dupoxt,  Destamberg,  August  Texnstedt,  Vax  Loo, 
Alex.  Fernau,  Edw.  Blaes  (qui  fut  professeur  de  basson  au 
Conservatoire  de  Gand),  Fl.  Vax  Duyse,  L.  Hemelsoet, 
L.  Hubexé.  Mertexs,  professeur  de  violon  au  Conserva- 
toire d'Anvers,  Ryssexs,  J.  Blockx,  Vax  Hœrzele,  Léon 
Vax  Gheluwe,  Ed.  Grégoir,  C.  J.  Souweixe  ont  écrit  des 
opéras-comiques  flamands. 

Dans  le  second  groupe,  plusieurs  noms  sont  célèbres  : 
Ad.  Samuel,  directeur  (1871-1898)  du  Conservatoire  de 
Gand,  considéré  comme  un  des  maîtres  de  la  symphonie, 
auteur  des  Deux  prétendants  (Bruxelles,  1851),  de  chœurs 
pour  YEsther  de  Racine,  etc.  Au-dessous  de  lui  :  Ch.  Louis 
Haxssexs,  de  Gand,  représentant  assez  brillant  de  la  jeune 
école  belge,  autodidacte,  codirecteur,  en  1834,  du  théâtre 


632  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

italien  de  Paris;  Lassen,  originaire  de  Copenhague,  dont 
l'opéra  Landgraf  Ludwigs  Brautfahrt  lut  joué  à  Weimar, 
grâce  à  Liszt,  en  1857,  et  qui  écrivit  le  Captif  pour  le 
théâtre  de  Bruxelles  (1868);  Radoux,  auteur  des  Béar- 
nais (1866),  ancien  élève  du  Conservatoire  de  Liège  alors 
qu'il  était  dirigé  par  le  Français  Daussoigne-Méhul  ;  Ket- 
tenus,  de  Verviers  (qui  vécut  à  Londres  de  1855  à  1896); 
Léop.  Agniez,  chanteur  doué  d'une  magnifique  voix  de  basse, 
dont  Harmold  le  Normand  lut  joué  (sans  succès)  à  Bruxelles 
en    1858;    Em.  Vekdyen,   J.   Conrardy,   Duyssens,   Jacques 

Steveniers,  Ibuzio,   A.  Williame,  Balthazar   Florence 

Si  nous  quittons  le  point  de  vue  du  théâtre  pour  consi- 
dérer la  musique   pure,    la    musique  contemporaine   nous 
offre  des  noms  illustres  dont  l'influence  dépasse  de  beau- 
coup   les   frontières   de  ce  pays.   Le  premier  est  celui   de 
Fr.-Aug.  Gevaert  (1828-1909),  directeur  du  Conservatoire 
de     Bruxelles,     membre    correspondant     de    l'Institut    de 
France.  Ce  fut  un  très  savant  musicien,  un  maître  univer- 
sellement   estimé    pour   son  érudition.   Rien  de  ce  qui  est 
musical    ne  lui  était  étranger,  non  pas   seulement  dans  le 
domaine    de   la  technique,    mais  dans    celui   de   l'histoire. 
Compositeur,  il  le  fut  sans  doute;  mais  là  n'était  point  sa 
spécialité.  Il  y  aurait  même  quelque  cruauté  à  insister  sur 
ses  opéras,  Georgette  (1854),  les  Lavandières  de  Santarem 
(1855),    Quentin   Durward    (1858),    le    Diable    au    moulin 
^1859),  le  Château-Trompette  (1860),  la  Poularde  de  Caux 
(1861),    le   Capitaine    Henriot   (1864),    les    Deux    Amours 
(1861).  Nous  mettrons  au  second  rang,  dans  son  œuvre,  son 
Nouveau  Traité  d'instrumentation  (Paris,  1863  et  1885)  et 
son  Traité  d'harmonie,  pourtant  si  plein,  si  riche  de  textes 
musicaux   empruntés    aux    maîtres,    mais    d'un   rigorisme 
dogmatique    trop     pythagoricien.     Les    deux     monuments 
élevés  par   Gevaert  à  la  science  de  l'histoire  musicale,  au 
milieu  d'une  multitude  d'opuscules  de  valeur,  sont  les  Ori- 
gines du  chant  liturgique  (1890)   et  surtout  sa   magistrale 
Histoire  et  théorie  de  la  musique   de  V antiquité  (1875-81, 
2  vol.)  avec  l'édition  et  le  commentaire  des  Problèmes  musi- 
caux d'Aristote.   En  matière  de  musique  grecque,  Gevaert 
avait   une    autorité    européenne.    Une    approbation    de  lui 
était  décisive,    dans   les  cas   douteux.    Il  fut  l'objet  de  la 


LA    MUSIQUE    A    L  ETRANGER  633 

même   vénération    que   Fétis,    mais  il    la  méritait  par  des 
qualités  autrement  solides. 

Le  successeur  de  Gevaert  au  Conservatoire  de  Bruxelles 
est  Ed.  Tinel,  né  en  1854  à  Sinay  (Flandre  Orientale),  dans 
le  pays  de  Dufay,  Okeghem,  Obrecht,  Josquin  des  Prés, 
Orl.  de  Lassus.  Auparavant,  il  était  directeur  de  l'Ecole  de 
musique  religieuse  à  Malines.  Il  obtint,  en  1877,  le  prix  de 
Rome  de  Belgique  avec  la  cantate  la  Cloche  de  Roland.  Il 
a  écrit  surtout  de  la  musique  d'église,  de  la  musique  cho- 
rale. Son  oratorio  Francisais  (1888)  est  une  œuvre  consi- 
dérable, extrêmement  mélodique,  claire  et  sincère,  où  nulle 
complication  ne  vient  suprendre  l'auditeur,  où  des  motifs 
conducteurs  le  guident  à  travers  le  poème.  Depuis  Men- 
delssolm  et  Schumann,  aucun  oratorio  aussi  mélodique 
n'avait  paru.  Cette  musique  est  apparentée  par  sa  limpidité 
à  Haydn,  à  Mozart,  aux  Italiens  du  xvme  siècle,  et  par 
son  sentiment,  par  sa  noblesse  soutenue,  à  Schumann.  La 
lète  du  début,  donnée  chez  le  patricien  d'Assise,  est  un  peu 
construite  comme  la  fête  chez  Capulet,  de  Berlioz  :  elle  est 
coupée  soudain  par  la  a  Ballade  de  la  Pauvreté  »  chantée 
par  François.  La  2e  partie  peint  la  vie  de  St  François  dans 
son  cloître.  St  François  est  traité  comme  un  ange.  A  citer 
dans  cette  partie  deux  hymnes  :  le  Chant  du  soleil  et  le 
Chant  de  V amour  (chant  et  récitatifs  mêlés).  La  3e  partie 
est  consacrée  à  la  mort  et  à  la  gloire  de  St  François. 

C.  FitANCK,qui  a  été  formé  par  le  Conservatoire  de  Paris, 
ne  saurait  être  sans  injustice  enlevé  à  la  Belgique  où  il 
est  né,  dont  sa  famille  était  originaire  et  qu'il  reflète  plus 
peut-être  que  la  France,  dans  sa  musique  grave  et  tendre 
d'où  la  joie  est  à  peu  près  exclue.  C.  Franck  n'a  pas  d'héri- 
tier plus  direct  en  Belgique,  ni  peut-être  en  France,  que 
Joseph  Jongex,  qui  a  déjà  écrit  un  grand  nombre  de  com- 
positions de  musique  de  chambre,  d'oeuvres  symphoniques, 
de  mélodies,  empreintes  de  sentiment  sincère,  d'une  abon- 
dance mélodique,  d'une  couleur  d'harmonie  remarquables. 
Nous  citerons  les  deux  Sonates  pour  piano  et  violon,  le 
Quatuor  piano  et  cordes  dont  le  scherzo  est  une  merveille 
de  grâce  et  d'esprit,  le  Trio  pour  piano,  violon  et  alto, 
dont  le  final  a  un  élan  de  gaité  assez  rare  chez  ce  compo- 
siteur plutôt  sérieux    et   mélancolique;   le    Concerto    pour 


634  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

violoncelle,  celui  pour  violon.  Ces  œuvres,  où  les  idées 
mélodiques  foisonnent,  où  tout  annonce  un  poète  des  sons, 
originales  et  cependant  nullement  entachées  de  compli- 
cations voulues  et  d'adresses  factices,  portent  la  marque 
d'un  des  compositeurs  les  mieux  doués  de  l'école  moderne. 

M.  Nicolas  Daneau,  directeur  du  Conservatoire  de  Tournai,  appar- 
tient aussi  à  la  jeune  école  belge.  Linaris,  son  drame  lyrique,  dont 
l'action  se  déroule  en  Corse,  est  une  œuvre  dramatique,  expressive, 
où  passent  des  mélodies  parfois  grandiloquentes.  L'écriture  trahit 
l'influence  wagnérienne. 

Bibliographie. 

—  Walter  NiEMANN,  Die  Musik  Skandinavien  (Leipzig,  Breitkopf,  1906); 
EUGÈNE  d'Harcourt,  la  Musique  actuelle,  dans  les  Etals  Scandinaves  (Mission 
du  gouvernement  français,  III,  Paris,  1909);  Revue  Die  Musik,  n°  spécial  : 
Skandinavien  (août  1904)  :  art.  de  Tolbias  Norlind  sur  la  Musique  sué- 
doise- Rudlof  M.  Breithaupt,  sur  Grieg;  Wol.  Behrend,  sur  Weyse  et 
Kulhan;  Dr.  Karl.  Flodin,  sur  la  Musique  finnoise;  Angul  Hammerich,  sur 
Niels  W.  Gade.  —  «  La  musique  anglaise  de  1870  à  nos  jours  »,  par  Charles 
MaCHAN,  dans  l'Encyclopédie  de  la  Musique  publiée  sous  la  direction  de 
Lavignac.  Musiciens  anglais,  par  STREETFEILD  (traduction  de  Pennequin), 
1913.  Groxe's  Dictionary  of  Music  and  Musicians  (passim.).  —  Pedrell  : 
Pour  notre  musique  :  Barcelone,  1893.  Traduction  par  Bertal.  Soubies  : 
Musique  russe  et  espagnole,  Paris  (1896).  Pierre  AuBRY  :  Esquisse  d'une 
bibliographie  de  la  chanson  populaire,  hors  de  France,  Revue  Musicale 
de  1905,  p.  131  et  suiv.  Add.  la   bibliographie  des  chap.  xv  etwi. 


CONCLUSION 


CARACTÈRES    DE    L'EVOLUTION    MUSICALE 
CONTEMPORAINE 


Résumé.  —  Caractères  de  l'évolution  musicale  contemporaine.  —  Les 
«  matériaux  »  de  la  musique.  —  Grandeur  et  déclin  de  la  gamme  d'ut  ma- 
jeur. —  Rajeunissement  des  modes  et  des  rythmes  anciens.  —  Chroma- 
tisme  et  diatonisme,  tonalité  et  atonalité.  —  L'hérésie  officielle  du  •<  tem- 
pérament ».  —  L'œuvre  d'art  de  demain. 

L'histoire  de  la  musique  peut  être  résumée  dans  eelle  des 
quatre  grands  courants  qui  l'ont  successivement  alimentée 
et  dirigée  : 

1°  Le  courant  gréco-latin,  qui,  parti  de  la  Grèce,  passe 
en  Asie  Mineure,  en  Syrie,  en  Egypte,  «H  Byzance,  puis  en 
Italie,  à  Milan  et  à  Rome,  et,  une  fois  à  la  cour  des  Papes, 
se  répand  de  là  sur  tout  le  moyen  âge  chrétien  :  sa  doctrine 
est  fondée  sur  les  trois  intervalles  primordiaux,  l'octave,  la 
quinte,  la  quarte  (2  :  1  ;  2  :  3;  /j  :  3)  et  se  personnifie  dans  le 
nom  de  Pythagore  ; 

2°  Le  courant  anglo-flamand,  étranger  à  la  tradition 
pythagoricienne,  qui  propage  le  contrepoint  ou  polyphonie; 
son  influence  pénètre  en  Bavière  par  Lassus,  en  Italie  par 
Willaert,  qui  vient  à  Rome,  puis  à  Ferrare,  est,  en  1572, 
maître  de  chapelle  a  Saint-Marc  de  Venise,  et  contribue 
à  la  création  du  courant  suivant  ; 

3°  Le  courant  italien,  qui  a  deux  branches,  l'école 
vénitienne   (les   Gabrieli)   et  l'école  Romaine  (Palestrina). 


636  CONCLUSION 

Celui-ci  crée  le  style  où  le  contrepoint  n'est  plus  le  but, 
mais  le  moyen  de  la  composition;  son  action  s'étend  sur 
l'Italie,  sur  l'Espagne  (Vittoria).  Dans  une  seconde  période 
les  créateurs  italiens  du  genre  représentatif  donnent  une 
forme  très  expressive  et  nouvelle  du  drame  lyrique  et,  avec 
Lulli  et  Monteverde,  exercent  leur  influence  non  seulement 
sur  les  peuples  latins,  mais  même  en  Allemagne  : 

4°  Enfin,  le  courant  allemand,  qui,  avec  Bach,  Haydn 
et  ses  successeurs,  crée  la  symphonie  et  la  musique  de 
chambre,  et,  avec  Weber,  le  romantisme  musical,  en  don- 
nant une  suite  aux  dernières  compositions  de  Beethoven. 
Ce  dernier  courant  a  une  fonction  universelle  et  mondiale, 
mais  qui  est  près  de  finir. 

Les  cadres  de  l'histoire  ont  été  ainsi  remplis  par  l'action 
successive  de  quatre  grandes  races,  de  quatre  civilisations. 
Chacune  d'elles  a  imposé  à  l'Europe  un  idéal  déterminé 
par  son  caractère  propre  et  de  nature  à  former,  au  total, 
un  ensemble  complet.  Dans  cette  œuvre  d'éducation  com- 
mune, les  Grecs,  amis  de  la  simplicité  et  de  la  sérénité, 
ont  transmis  au  moyen  âge  le  chant  monodique,  et,  ce 
qu'on  croyait  alors  plus  précieux  que  tout  le  reste,  ils  ont 
créé  une  doctrine.  Les  Anglais,  dont  l'art  primitif  était 
étranger  à  toute  analyse  théorique,  ont  trouvé  le  chant  à 
plusieurs  parties,  avec  les  accords  de  tierce  et  de  sixte,  non 
admis  par  les  théoriciens  grecs,  mais  dont  leur  instinct 
naturel  avait  su  apprécier  le  charme.  Les  Flamands, 
créateurs  d'un  art  formel  jusqu'il  l'excès,  ont  donné  les 
premiers  modèles  du  contrepoint  :  dans  ces  formes,  les 
Italiens  ont  mis  l'expression  dramatique  et  les  Allemands 
ont  versé  ensuite  la  pensée  et  la  poésie.  En  se  combinant, 
ces  divers  éléments  ont  abouti  à  l'épanouissement  de  l'art 
classique  et  romantique.  C'est  cette  dernière  période  dont 
nous  observons  aujourd'hui  la  dissolution  très  nette  en 
même  temps  que  le  renouvellement  encore  trouble  ;  mais 
des  forces  d'avenir  s'élaborent  manifestement.  La  Russie  et 
la  France  ont  été,  l'une  après  l'autre,  les  foyers  les  plus 
actifs  de  ce  renouveau  dont  nous  voudrions  indiquer  les 
tendances   et    quelques   caractères. 

Nous  avons  déjà  exposé  le  principal  :  le  nationalisme 
voir  chap.  xx.  xxi.    xxn). 


L  EVOLUTION    MUSICALE    CONTEMPORAINE  (337 


Toute  musique  est  constituée,  en  dehors  de  l'élément 
intellectuel  et  moral  qui  est  l'expression  de  la  personna- 
lité des  compositeurs,  par  des  «  matériaux  »  avec  lesquels 
les  constructions  sonores  sont  édifiées.  Nous  les  avons 
étudiés  ailleurs  dans  leurs  origines  historiques,  clans  leurs 
rapports  avec  la  vie  sociale1.  Quelques-uns  ont  subi  en  ces 
dernières  années  des  variations  importantes,  qui  sont  loin 
d'être  fixées. 

La  gamme  d'ut,  qui  règne  et  gouverne  sans  partage  depuis 
deux  siècles,  se  voit  menacée  de  divers  côtés,  et  d'abord, 
par  les  gammes  ou  échelles  antiques  de  mi,  la,  sol,  fa, 
mi,  ré,  dépossédées  jadis  par  elle  et  qui  n'avaient  trouvé  un 
dernier  asile  que  dans  les  mélodies  populaires  et  les  chants 
liturgiques.  M.  M.  Emmanuel  s'est  déclaré  leur  chevalier 
avec  l'enthousiasme  d'un  poète-musicien.  Il  les  a  relevées: 
il  les  a  parées  de  riches  harmonies  modernes  et  les  a  intro- 
duites dans  des  œuvres  délicates,  comme  ses  Odelettes 
anacrèontujues,  ou  dramatiques,  comme  son  opéra  de 
Prométhée.  Ce  n'est  pas  une  entreprise  tout  à  fait  isolée. 
D'autres  compositeurs  se  servent  parfois  des  échelles 
anciennes  (consciemment  ou  non,  peu  importe),  mais  en 
tout  cas  d'une  façon  plus  accidentelle:  tels  M.  Cl.  Debussy 
dans  Pellèas  et  Mèlisande,  au  début  de  la  partition  par 
exemple;  et  M.  P.  Dukas  dans  Ariane  et  Barbe-bleue  (voir 
notamment  le  «  Chant  du  souterrain  »,  p.  72  de  la  partition 
pour  piano,  qui  est  écrit  sur  le  mode  mineur  des  Grecs). 
Les  Russes  en  font  aussi  un  fréquent  usage. 

Est-ce  là  un  phénomène  de  nature  à  se  généraliser,  et 
;i  devenir  un  facteur  important  de  rénovation  musicale? 
L'avenir  le  dira.  Il  procure,  en  tout  cas,  aux  compositeurs, 
de  nouvelles  ressources  pour  exprimer  une  pensée  chaque 
jour  plus  complexe  et  plus  subtile. 

La  gamme  diatonique  d'ut  est  aussi  contrainte  de  faire 
une  petite  place  à  côté  d'elle  à  la  gamme  par  tons,  ou 
atonale,  dont  le  voisinage,  d'ailleurs,  n'est  pas   bien   dan- 

1.  La  Musique,  ses  lois,  son  évolution,   par  Jules  Combarieu,  12e  édition, 
Paris,  1914,  p.  113  et  suiv. 


638  CONCLUSION 

gereux.  La  gamme  par  tons, «bien  qu'assez  en  faveur,  n'est 
qu'un  accident  et  ne  saurait  être  érigée  en  système.  Elle 
est  rebelle  aux  modulations  et  dès  maintenant  destinée,  à 
cause  de  sa  stérilité,  à  rester  une  exception. 

La  gamme  chromatique,  au  contraire,  est  une  rivale 
pleine  de  vie  et  d'ambition,  et  ses  prétentions  s'échauffent 
de  toutes  les  conquêtes  qu'elle  a  récemment  réalisées.  Le 
chromatisme  pénètre  par  mille  fissures  dans  le  diatonisme 
et  menace  de  l'envahir.  César  Franck  en  a  fait  le  premier 
un  usage  assez  fréquent,  mais  qui  se  concilie  avec  un  goût 
très  vif  pour  la  tonalité.  La  polyphonie  moderne  en  est 
de  plus  en  plus  ornée.  Ce  phénomène  musical  peut  avoir 
de  sérieuses  conséquences.  La  gamme  diatonique  engendre 
une  tonalité,  caractérisée  par  la  tonique  et  la  dominante 
et  par  des  modulations  qui,  s'enchaînant  suivant  des  lois 
qui  sont  le  fondement  de  l'école  classique,  donnent  au 
morceau  de  musique  ce  ton,  cette  couleur  franche  et  nette, 
que  l'auditeur  inexpérimenté  lui-même  sait  aisément 
reconnaître  et  qualifier.  La  gamme  chromatique,  quand  elle 
sert  de  base  à  l'harmonie,  n'a  pas  cette  vertu;  elle  produit 
une  atonalité  d'où  résulte  une  coloration  diffuse,  subtile, 
imprécise,  que  les  compositeurs  «  avancés  »  appellent 
«  l'atmosphère  »  et  qu'ils  se  flattent  de  répandre  autour 
de   leur  pensée  musicale,  quand  vraiment  ils   en  ont  une. 

Si,  cependant,  la  tonalité  fondamentale  est  encore  le 
plus  souvent  observée,  beaucoup  de  compositeurs  contem- 
porains s'efforcent  d'en  atténuer  le  caractère  et  la  signi- 
fication. Les  modulations  de  plus  en  plus  fréquentes, 
l'emploi  systématique  des  appogiatures  et  des  notes  étran- 
gères à  l'accord,  la  faveur  donnée  aux  intervalles  de 
seconde  et  aux  transitions  chromatiques,  tous  ces  procédés 
à  la  mode  ont  pour  effet  d'envelopper  d'un  brouillard  la 
tonalité  qui,  chez  ces  musiciens,  est  encore  présente,  mais 
souvent  invisible. 

La  rythmique,  exclusivement  constituée,  depuis  la 
Renaissance,  par  les  modes  binaires  et  ternaires,  le  temps 
fort,  la  barre  de  mesure  et  la  carrure,  n'a  pas  échappé 
à  ce  besoin  de  renouvellement.  Les  formes  classiques 
vont  peu  à  peu  s'altérant,  se  brisant,  et  finissent  par 
n'être     plus    employées    que   comme   exception.    Le    chan- 


L  EVOLUTION    MUSICALE    CONTEMPORAINE  639 

gement  de  mesure  à  de  courts  intervalles  devient  fré- 
quent. L'art  nouveau  pratique  aussi  ou  reprend  l'emploi 
des   mesures    où    un    mètre    pair    est   associé    à    un    mètre 

/  7  3\ 

impair   (mesure  à  j,    ainsi   indiquée   :  Qj)-    Parfois,    au 

contraire,  il  se  plaît  à  des  formes  qui  sont  en  opposition 
avec  la  mesure  (tel  le  début  du  Prélude  de  Parsifal,  etc.). 
Le  rythme  en  somme,  comme  chez  les  Grecs,  tend  à 
s'assouplir  et  à  s'émietter,  afin  de  s'adapter  à  toutes  les 
exigences  d'une   pensée  musicale   de  plus   en  plus  variée. 


La  raison  d'être  de  ces  «  matériaux  »,  c'est  l'agrément 
de  l'oreille,  de  l'oreille  commune,  de  celle  de  tout  le 
monde,  dont  la  structure  détermine  des  impressions 
moyennes,  d'où  on  tire  ensuite  des  règles  générales  de  com- 
position. Il  faut  reconnaître  que  cette  oreille  accepte  aujour- 
d'hui des  dissonances  qu'elle  rejetait  avec  horreur  il  y  a 
quelques  années.  Elle  s'affine,  ou,  en  tous  cas,  s'habitue. 
Parviendra-t-elle,  comme  celle  des  Grecs  anciens,  à  dis- 
cerner des  intervalles  plus  petits  que  le  demi-ton?  C'est 
possible,  bien  que  le  quart  de  ton  grec  ait  été  l'objet  de 
sérieuses  contestations  l.  Déjà  le  violoniste  qui  accorde  son 
instrument  est  sensible  à  des  différences  d'une  délicatesse 
extrême.  Mais  quelle  que  soit  l'étendue  du  champ  sonore  et 
sa  divisibilité  théorique,  il  faut  que  les  rapports  des  sons 
entre  eux  soient  facilement  saisissables  à  l'oreille  commune, 
et  on  ne  peut  envisager  que  dans  un  avenir  encore  obscur 
des  modifications  sérieuses  à  un  régime  qui  est  justifié  par 
des  raisons  d'ordre  social. 

Le  tempérament  qui  a  eu  pour  objet  de  confondre  les 
dièses  et  les  bémols,  et,  comme  l'a  dit  spirituellement 
M.  C.  Saint-Saëns,  de  faire  entrer  l'esprit  du  clavier 
dans  le  monde,  sera  une  force  relative  d'opposition  à 
l'introduction  d'un  chromatisme  plus  fragmenté.  Il  «  est 
devenu  le  tyran  dévastateur  de  la  musique  par  la  propaga- 
tion   sans    limites    de    l'hérétique     enharmonie.    De    cette 

1.   Voir  La  Musique,  ses  lois,  son  évolution,  p.  125. 


640  CONCLUSION 


hérésie  est  sorti  presque  tout  l'art  moderne.  Elle  a  été  trop 
féconde  pour  qu'il  soit  permis  de  la  déplorer.  Mais  ce 
n'est  pas  moins  une  hérésie  destinée  à  disparaître  en  un 
jour  probablement  fort  éloigné,  mais  fatal1  ». 


Si,  nous  plaçant  à  un  point  de  vue  différent,  nous  consi- 
dérons maintenant  la  musique  dans  sa  réalité,  vivante,  et 
si  nous  faisons  la  synthèse  des  observations  présentées 
dans  les  chapitres  précédents,  nous  constatons  qu'elle  est 
sollicitée  par  des  forces  contraires  entre  lesquelles  elle 
hésite  et  s'évertue  cependant  à  chercher  sa  voie. 

Le  scepticisme  à  l'égard  de  l'autorité  des  vieilles  disci- 
plines, le  goût  de  l'exotisme  favorisé  par  le  développe- 
ment des  relations  internationales,  la  recherche  de  la 
nouveauté  et  de  l'originalité  à  tout  prix,  enfin  cette 
exaspération  de  l'individualisme  qui  est  spéciale  à  notre 
époque,  ont  créé  une  situation  où  la  musique  est  aussi 
troublée  que  la  politique.  En  France,  par  exemple,  nous 
avons  un  art  classique  attaché  à  la  tradition,  aimant  la 
clarté  mélodique  et  rythmique;  il  est  représenté  par  le 
Conservatoire,  par  les  concours  annuels  de  l'Institut,  et 
par  quelques  compositeurs  restés  fidèles  aux  vieux  chefs- 
d'œuvre.  Cet  art-là  ne  peut  être  comparé  ni  h  un  courant 
ni  à  une  mare  stagnante,  mais  à  ces  bassins  peu  profonds 
et  cerclés  de  marbre  qui  ornent  le  parc  de  Versailles. 
Ailleurs,  il  y  a  une  vie  plus  impétueuse  et  plus  incertaine. 
Nous  avons  un  néo-wagnérisme  qui,  tout  en  se  flattant 
d'indépendance,  Suit  l'impulsion  donnée  par  la  Tétralogie; 
une  école  naturaliste  et  nationaliste  française  et  sa  parente 
éloignée,  l'école  italienne,  celle  du  vêrisme  dans  le  drame 
lyrique;  un  courant  russe;  une  religion  debussiste;  il  y  a 
la  famille  de  Massenet;  il  y  a  celle  de  C.  Franck;  il  y  a 
aussi  les  anarchistes  musicaux,  les  nihilistes,  les  impres- 
sionnistes purs,  on  ne  sait  comment  les  appeler  :  tous, 
compositeurs  très  adroits,  mais  dont  quelques-uns  oublient 
que  pour  créer  un  entraînement  réel,  il  faut  avant  tout  une 
personnalité,  une  conviction  profonde,  une  suite  dans  les 

1.  G.   Saint-Saëns,  Portraits  et  souvenirs,   p.  21, 


L  EVOLUTION    MUSICALE   CONTEMPORAINE  641 

idées  et  dans  les  efforts  tendant  vers  un  idéal  bien  défini, 
et  puis  ce  don  mystérieux,  cette  étincelle  de  génie  sans 
laquelle  les  œuvres  durables  sont  impossibles. 

Jamais  la  musique  n'a  été  plus  savante,  n'a  employé  des 
«  matériaux  »  pins  variés  et  pins  nombreux.  Quand  un 
mode  d'activité  artistique  est  arrivé  à  un  maximum  d'adresse 
et  à  une  sorte  de  limite  dans  la  recherche  de  la  difficulté 
ou  de  la  complication,  il  est  habituellement  suivi  d'une 
réaction  marquée  par  un  retour  à  une  simplicité  systéma- 
tique et  volontiers  exagérée.  Le  fait  s'est  produit  clans 
l'histoire  de  la  poésie  où  les  écrivains  si  savants  de  la  fin 
du  Moyen  âge  et  de  la  Renaissance  ont  eu  pour  successeurs 
la  série  des  poètes  qui  commence  à  Malherbe.  On  le  retrouve 
dans  l'histoire  de  la  musique;  ainsi,  après  avoir  poussé 
jusqu'à  l'abus  la  science  du  contrepoint  et  de  la  polyphonie 
vocale,  la  musique  du  xvic  siècle  a  eu  ce  point  terminus  : 
l'invention  ou  la  remise  en  honneur  du  récitatif.  Ce  déver- 
gondage de  polyphonie  instrumentale  auquel  nous  assistons 
présentement  aura-t-il  une  conclusion  analogue  et  nous 
ramènera-t-il  à  une  simplicité  d'autant  plus  grande  que  la 
recherche  de  la  complexité  aura  été  plus  vive? 

Qui  pourrait  le  savoir?  Qui  pourrait,  sans  témérité,  pré- 
dire ce  qui  sortira  du  désordre  et  de  l'inquiétude  qui 
caractérisent  le  temps  présent?  De  tous  côtés  on  tâtonne, 
on  ébauche  des  plans  de  Jérusalem  nouvelle;  on  est  ballotté 
entre  l'envie  de  tout  renverser  et  la  nécessité  de  bâtir  autre 
chose  :  on  attend  et  on  espère;  on  a  confiance  dans  l'avenir. 
Demain  peut-être  surgira  le  génie  ardent  et  inspiré,  qui 
créera  la  formule  nouvelle  et  entraînera  la  foule.  C'est  lui 
qui  organisera  ce  chaos  et  fondera  la  cité  future. 

Les  grands  musiciens  ressemblent  aux  saints  qu'embrase 
la  loi.  Les  violents  seuls  entrent  dans  le  royaume  de  Dieu. 
Pour  faire  une  belle  symphonie  ou  un  beau  drame  lyrique, 
il  faut  que  le  musicien  soit  en  communion  avec  les  âmes 
et  qu'il  ait  en  soi,  selon  la  parole  de  d'Annunzio,  une 
ardeur  semblable  à  celle  de  l'ouragan  :  entendez  par  là  une 
conviction  profonde,  une  plénitude  débordante  de  senti- 
ment, et,  en  plus,  le  mouvement,  la  tendance  irrésistible 
;i  la  prise  de  possession  complète  et  toute-puissante  du 
monde  moral,  l'impatience  de  magnifier  la  vie  à  l'aide  de 

Combahieu.  —  Musique,  III.  41 


642  CONCLUSION 

l'orchestre,  la  volonté  d'entraîner,  de  ravir  la  foule.  C'est 
Schiller  qui  a  fait  cette  excellente  observation  :  au  théâtre, 
peu  importe  (pour  l'effet  esthétique)  la  vertu  ou  la  canail- 
lerie  d'un  personnage  :  l'essentiel,  c'est  l'énergie  de  la 
volonté  dans  l'action.  Ainsi  s'explique  la  beauté  grandiose 
des  rôles  de  Clytemnestre,  de  Médée,  de  lady  Macbeth,  de 
Richard  III,  de  Rodogune.  Pareillement,  il  n'est  qu'une  chose 
qu'on  puisse  et  qu'on  doive  demander  (avec  un  maximum 
d'orthographe)  à  un  artiste  :  c'est  Y  intensité  du  sentiment. 
L'artiste  doit  accumuler  en  soi,  comme  une  électricité 
redoutable,  toutes  ces  forces  du  penser,  du  sentir  et  du 
youloirqui  sont  diffuses  dans  les  multitudes  inconscientes  ou 
non  inspirées,  et  les  laisser  ensuite  en  explosion  continue. 
S'il  a  cette  qualité  primordiale,  l'intensité  du  sentiment, 
il  a  toutes  les  autres  ;  d'abord,  et  forcément,  il  a  la  plus 
précieuse  :  il  est  net;  on  ne  se  trompe  pas  sur  ce  qu'il  a 
voulu  dire;  ensuite,  et  par  un  autre  corrollaire  fatal,  il 
crée  la  sympathie. 

Aujourd'hui,  quiconque  a  l'ambition  de  faire  a  une 
œuvre  »,  dans  n'importe  quel  genre,  doit  former  en  soi, 
par  la  concentration  du  talent  et  de  la  volonté,  une  force 
dont  l'expansion  ne  connaîtra  pas  d'obstacles.  Le  véhicule 
du  grand  art  n'est  pas  le  carrosse  de  Mab,  mais  le  char  de 
feu  du  prophète  Elie.  Les  timides,  les  adroits  qui  n'ont 
que  de  l'adresse  et  s'évertuent  à  faire  illusion,  sont  vaincus 
d'avance.  Le  public  veut  avant  tout  des  personnalités  puis- 
santes. Et,  sauf  les  opuscules  qui  ne  sont  que  mollesse  ou 
agréments  de  façade,  la  musique  contemporaine  tendra  à 
cela,  soulever  les  fîmes  et  les  emporter  «  comme  l'ouragan  ». 

Bibliographie. 

Jules  CombaiîIEU,  'rt  Musique,  ses  /ois,  sou  évolution,  13e  édition, 
Paris,  1914.  —  Du  même  auteur,  Théorie  du  rythme  dans  la  composition 
moderne  d'après  la  doctrine  antique,  suivi  d'un  essai  sur  l'archéologie 
musicale  du  Xix°  siècle,  Paris,  1897.  —  Cf.  du  même  auteur.  Cours  du 
collège  de  France  sur  les  modes  anciens  et  leur  transposition  dans  la 
musique  moderne,  Reçue  Musicale  de  1906,  p.  235  et  suiv.  — ■  Romain  Rol- 
land, Musicien*  d'aujourd'hui,  Paris,  1914.  —  MAURICE  Emmanuel,  Histoire 
de  la  langue  musicale,  "-!  vol..  Paris,  191 1.  --  RiETSCH,  lu  Musique  dans  la 
seconde  moitié  du  XIX'  siècle  (dans  la  collection  des  «  Eludes  de  scène 
musicale,  Breit,  n°  15,  Leipzig.  1901),  —  H.  E.  Wooldridge,  The  Oxford 
iùstory  of  mitsic,  Oxford,    Clarendon  Press,   1901, 


TABLE   DES   MATIERES1 


TOME    TROISIEME 

DE     LA    MORT     DE     BEETHOVEN 
AU    DÉBUT    DU    XX'    SIÈCLE 

Pages 

Préface  v 

I.  —  DAUBER  A  BERLIOZ 

Chai'.  I'r.  —  Introduction  :  un  grand  siècle 3 

Vue  d'ensemble.  —  Les  causes  générales  du  renouvellement 
de  la  musique.  —  Les  forces  révolutionnaires  et  les  forces  conser- 
vatrices. —  Quelques  dates  pouvant  servir  de  points  de  repère; 
difficulté  de  suivre  un  plan  qui  respecte  la  complexité  des  faits. 
—  L'état  des  esprits  et  la  musique  à  l'aube  du  romantisme.  — 
Paris,  centre  de  la  vie  musicale  européenne.  —  Fin  de  la  période 
viennoise.  —  L'Allemagne  du  Nord.  —  Décadence  de  l'Italie.  — 
Hommage  rendu  par  Wagner  à  l'influence  prépondérante  de  la 
musique  française.  —  Londres.  —  Les  foyers  princijiaux  de  l'ac- 
tivité musicale  à  Paris  :  le  Conservatoire,  l'Opéra,  l'Opéra- 
Comique,   le  Théâtre  italien. 

Chap.  II.  —  Auber,  Ilalévy,  Adam,  Hérold 17 

Caractères  généraux  des  premiers  maîtres  de  l'opéra  et  de 
l'opéra-comique  français.  — -  Auber  :  sa  carrière  et  ses  principaux 
ouvrages.  —  La  Juive;  l'œuvre  et  les  idées  d'Halévy.  —  Adam, 
élève  de  Boïeldieu;  Le  Chalet;  comédies  lyriques  et  ballets.  — 
Hérold;  ses  premières  incertitudes  entre  la  musique  italienne  et 
la  musique  allemande  ;  Zampa. 

Chai».   III.   —  A  l'aube  du  romantisme  :  Spontini  et  Meyerbeer.        42 
Spontini  et  l'évolution  du  théâtre  lyrique.  —  Qualités  propres 
de  Spontini;  sa  place  dans  l'histoire  musicale  du  xixe  siècle.  — 
Meyerbeer,  première  période  de  sa  production.  Robert  le  Diable 

1.  Voir,  à  lu  fin  du  tome  II,  la  table  des  tomes  1  et  II. 


644  TABLE    DES    MATIÈRES 

et  le  romantisme;  attitude  de  Rossini.  —  Les  Huguenots  ;  le  livret 
et  la  partition.  —  Lacunes  de  l'un  et  de  l'autre.  —  Le  Prophète; 
caractères  généraux  de  l'œuvre.  —  Opéras  secondaires  de  Meyer- 
beer.  —  L'Africaine  et  l'opinion  des  contemporains.  —  Jugements 
portés  sur  Meyerbeer  en  France  et  en  Allemagne.  —  Conclusion. 

Chap.   IV.  —  Hector  Berlioz.  —  Félicien  David 63 

Berlioz,  personnification  du  romantisme  musical;  il  domine  le 
xix°  siècle.  —  Il  a  donné  les  premiers  modèles  du  poème  symplio- 
nique.  — Les  Troyens  et  les  grands  drames  lyriques  de  R.  Wagner. 

—  Gomment  la  critique  allemande  a  rapetissé  le  rôle  historique 
de  Berlioz.  —  Caractère  et  vie  de  Berlioz;  ses  premiers  ouvrages. 

—  Lesueur. —  De  la  Symphonie  fantastique  à  l'Enfance  du  Christ. 

—  L'œuvre  de  théâtre  et  l'œuvre  littéraire  de  Berlioz.  —  Félicien 
David  et  sa  place  dans  l'histoire  du  romantisme. 

Chap.    Y.   —   Frédéric  Chopin  et  la  société  de  son  temps  ...      119 
L'école  des   maîtres   pianistes   nés  dans  la  dernière  partie  du 
xvine  siècle;  caractères  généraux  de  leur  enseignement  et  de  leurs 
compositions.  —  Chopin,  d'après  sa  correspondance.  —  Ses  con- 
certs; sa  vie  dans  la  société  aristocratique  de  Paris  et  de  Londres. 

—  Son  œuvre;  beauté  et  importance  de  son  romantisme.  — ■  Field. 

—  Thalberg;  sa  virtuosité,  ses  innovations. 

Chap.   VI.  —  Liszt 142 

En  quoi  Liszt  diffère  de  Chopin.  —  La  vie  d'un  pianiste  con- 
quérant; sa  puissance  irrésistible.  —  Caractères  des  concerts 
donnés  par  Liszt  ;  jugements  des  contemporains.  —  L'influence 
d'une  princesse;  Liszt  à  Weimar. —  Une  conversion  qui  ne  renie 
rien  du  passé.  —  Valeur  générale  de  l'œuvre  de  Liszt. 

Chap.  VII.  —  Un  violoniste  romantique  :  Paganini. —  Les  maîtres 

français  du  violon 163 

Les  violonistes  exécutants  et  compositeurs.  —  Les  anciens 
maîtres  français.  —  Un  jugement  de  Spohr.  —  Paganini;  ses  ori- 
gines; les  étrangetés  de  son  aspect  et  de  sa  vie.  —  Impressions 
de  ceux  qui  l'ont  entendu.  —  En  quoi  Paganini  est  romantique; 
valeur  de  son  œuvre.  —  Retour  à  l'Ecole  française  :  élèves  formés 
par  Baillot,  Rode,  Kreutzer.  —  Les  violonistes  célèbres  à  l'étran- 
ger. -  Le  violoncelle.  —  La  flûte.  —  Instruments  créés  par 
Ad.  Sax. 

Chap.  VIII.  —  Les  auxiliaires  du  romantisme.  — L'âge  d"or  du 

chant  et  de  la  danse 183 

Importance  des  chanteurs  d'opéra  dans  la  première  moitié  du 
siècle.  —  Types  d'interprètes  légués  par  le  xvni"  siècle  :  Trial, 
Laruelte,  Martin.  —  Première  méthode  officielle  de  chant.  — 
Elleviou.  —  Garcia.  —  Choron.  —  Les  ténors  :  Nourrit,  Duprez, 
Rubini,  Mario,  Roger.  —  Les  basses  :  Levassent-,  Lablache,  Tnin- 
burini,  Galli.  —  Les  cantatrices  ;  les  types  d'interprètes  :  Dugazon 
et  Falcon.  —  Les  Italiennes  :  la  Pisaroni,  la  Pasla,  la  Grisi,  la 
Persiani.  —  Cantatrices  d'origine  parisienne  :  M""5  Damoreau  ; 
la  Malibran;  Pauline  Viardot;  Rosine  Stollz.  —  Henriette 
Sontag  et  W.  Schrœder-Devrient.  —  Jenny  Lind.  —  La  Taglioni. 

—  Les  chanteuses  mondaines  et  le  prince  de  la  Moskowa. 


TABLE    DES    MATIERES  645 

Chap.  IX.  —  Héritiers  italiens  et  allemands  de Rossini,  de  Weber 

et  de  Beethoven 205 

Le  théâtre  lyrique  et  les  compositeurs  italiens  après  Rossini. — ■ 
Paër.  —  Bellini.  ■ —  G.  Donizetti  et  son  œuvre:  analyse  de 
quelques  opéras.  —  Nicolaï;  inaptitude  des  Allemands  à  l'opéra- 
bouil'e.  —  L'opéra  en  Allemagne;  Marschner  et  son  roman- 
tisme. —  Kreutzer;  Lortring;  Flotow.  —  L'opéra  à  Londres; 
les  compositeurs  anglais.  —  La  musique  instrumentale;  condi- 
tions défavorables  pour  le  développement  ultérieur  du  quatuor 
à  cordes.  —  Les  quatuors  de  Spohr.  —  Les  quatuors  de  Cheru- 
bini. 

Chap.   X.  —   Symphonies   et  musique  de  chambre 226 

Evolution  des  moeurs  défavorable  à  la  musique  de  chambre  et 
à  la  symphonie,  au  commencement  du  xixe  siècle.  —  En  France  : 
retour  à  Gossec,  «  père  de  la  symphonie  française  ».  —  Reicha 
et  son  élève  Onslow.  —  Gherubini  et  ses  quatuors.  —  Contempo- 
rains et  successeurs  immédiats  de  Beethoven  dans  l'Allemagne 
du  Nord.  —  L.   Spobr  :  valeur  de  son  œuvre. 

Chap.   XI.  —  Messes,  oratorios,  canlates,  romances 237 

La  musique  religieuse  en  France  au  commencement  du  xixe 
siècle  :  Gherubini  et  Lesueur.  —  Compositeurs  secondaires.  — 
L'oratorio  et  la  cantate  :  les  lauréats  du  concours  pour  le  prix 
de  Rome;  lacune  de  leur  éducation  musicale.  —  La  romance  et 
son  importance  historique;  les  succès  de  salon;  Plantade,  la 
reine  Horlense,  Dalviinare,  Blangini  et  leur  groupe.  —  Roma- 
gnesi  et  ses  successeurs.  —  Bruguière  et  Mnie  Ducbambge.  — 
La  Parisienne  de  1830. —  Loïsa  Puget.  —  Rôle  et  importance  des 
œuvres  médiocres.  —  Les  élections  à  l'Institut  jusqu'en  1856. 

II.  —   LES  SUCCESSEURS  DE  BERLIOZ 

Chap.  XII.  — Félix  Mendelssohn  Barlholdi 259 

Les  trois  sommets  de  l'art  allemand  au  XIXe  siècle  :  Men- 
delssohn, Schumann,  Wagner.  —  Origines  de  Mendelssohn.  — 
Son  caractère.  —  Témoignages  de  Clara  Schumann  et  de 
Joachim.  —  En  quoi  il  se  distingue  des  autres  grands  composi- 
teurs, comme  musicien  précoce.  —  Les  quatuors.  —  La  Nuit  de 
Walpurgis.  —  Romantisme  et  classicisme  de  Mendelssohn. 

Chap.    XIII.  —   Robert  Schumann 273 

Originalité  de  R.  Schumann  dans  le  groupe  des  romantiques.  — 
Sa  vie  et  son  caractère.  —  Un  trait  de  caractère  tudesque.  — 
Clara  Wieck.  —  Schumann  pianiste.  —  Ses  œuvres  pour  piano; 
importance  des  Scènes  d'enfants.  —  Les  œuvres  vocales.  —  Les 
symphonies  et  la  musique  de  chambre--.  —  Les  poèmes  sympho- 
niques.  —  En  quoi  consiste  le  romantisme  de  Schumann.  —  Le 
lyrisme  libre  et  l'art  classique  de  la  construction.  —  Beautés  et 
lacunes. 

Chap.    XIV.   —   Richard  Wagner 306 

Point  de  vue  qui  sera  adopté  pour  parler  de  son  théâtre.  — 
Résumé  de    sa   vie.  —  Le  caractère  de  l'homme,  d'après  sa  cor- 


6  46  TABLE    DES    MATIÈRES 

respondance  avec  Liszt.  —  Détresse  de  Wagner;  ses  sentiments 
et  ses  idées;  impatience  d'un  révolutionnaire  mal  compris;  son 
mépris  pour  l'art  allemand.  —   Les  premiers  opéras   de  Wagner. 

—  Composition  de  la  Tétralogie.  —  Opéra  et  drame  ;  critique  de 
l'ancien  opéra;  théorie  nouvelle.  —  Comment  Wagner  a  suivi  son 
système. —  Les  beautés  lyriques  et  descriptives  de  son  œuvre.  — 
Les  Maîtres  Chanteurs.  —  Tristan  et  Jseulf.  —  Parsifal. 

Chap.  XV.  —  D'A.  Thomas  à  Massenet 363 

L'école  française  d'Ambroise  Thomas  à  Massenet.  —  Les  con- 
temporains morts.  —  Difficultés  de  les  grouper  et  de  les  classer 
rationnellement.  Affinités      et     caractères      individuels.     — 

A.     Thomas,    Ch.    Gounod,    Fr.    Bazin,    A.    Maillard,    V.    Massé, 

E.  Rêver,  G.  Bizet,  Guiraud,  Léo  Delibes,  Ch.  Lenepveu,  Bour- 
gault-Ducoudray,  Edouard  Lalo,  Chabrier,  B.  Godard,  Mas- 
senet. 

Chap.   XVI.   —  Les  contemporains  vivants 418 

Difficultés  et  essai  d'un  groupement  rationnel  des  composi- 
teurs vivants.  —  MM.  C.  Saint-Saëns,  Th.  Dubois,  Ch.-M.  Widor, 
Paladilhe,  membres  de  l'Institut,  etc.  —  Les  musiciens  qui  ont 
reçu  l'enseignement  de  Massenet  :  MM.  G.  Pierné,  X.  Leroux, 
H.  Rabaud,  R.  Hahn,  P.  Vidal,  G.  Carraud,  etc.  —  Néo-classiques 
ou    néo-romantiques    :    MM.    G.    Hue,    C.    Erlanger,    S.    Lazzari, 

F.  Leborne,  R.  Laparra,  etc. — •  Quelques  prix  de  Rome  Jiiniorcs  : 
MM.  Louis  Dumas,  Pli.  Gaubert,  M"e  Lili-Boulanger.  —  Nécro- 
logie :  Gabriel  Dupont.  —  Les  prix  de  Rome  de  1852   à  1914. 

Chap.   XVII.   —  Théâtres  officiels 444 

L'Opéra  et  son  répertoire  en  1914  :  évolution  du  goût  public.  — 
Le  répertoire  de  l'Opéra-Comique.  —  Histoire  de  lOpéra-Comique. 

—  Feu  le  Théâtre-Lyrique. 

Chap.   XVIII.   —  César  Franck 455 

César  Franck.  —  Ses  élèves  et  ses  disciples.  —  La  schola  can- 
torum  et  l'Ecole  supérieure  de  musique.  —  MM.  V.  d'Indy, 
E.    Chausson,   Ch.  Bordes,  A.  Magnard,  de   Castillon,  G.  Lekeu. 

—  Les  vivants  :  MM.  Duparc,  de  Bréville.  Guy  Ropartz, 
Ch.  Tournemire.  —  Diversité  et  indépendance  de  cette  lignée. 

Chap.   XIX.   —  Musique  religieuse 485 

La  musique  religieuse.  —  Influence  de  l'esprit  du  siècle  sur 
son  caractère.  —  L'école  Niedermeyer.  —  La  musique  liturgique 
et  la  réforme  des  Bénédictins  de  Solesmes.  —  L'orgue  et  les 
principaux  organistes  :  MM.  Ch.-M.  Widor,  E.  Gigout,  Dallier. 
Juniores  :  MM.  Ch.  Tournemire,  L.  Yierne,  Bonnet,  Planchet, 
Dupré. 

Chap.  XX.  —  Musiques  légères  et  musiques  de  plein  air    .    .    .      495 

L'opérette.  —  Causes  de  son  succès  et  de  son  déclin.  —  Offen- 
bach,  Hervé,  Audran,  |Varney;  Ch.  Lecoq.  —  L'opéra-comique 
voisinant  avec  l'opérette.  —  La  chanson.  —  Chants  populaires  et 
chants  nationaux.  —  Orphéons,  harmonies  et  fanfares. 


TABLE    DES    MATIERES  64" 


III.  -  ■  LES  COURANTS  NOUVEAUX 

Chap.    XXI.  —  Symphonie  et  musique  de  chambre 519 

Le  renouveau  de  la  symphonie  et  de  la  musique  do  chambre. 
Causes  diverses  et  origines.  Th.  Gouvy  et  Reber,  G.  Saint-Saëns, 
Ed.  Lalo,  César  Franck,  E.  Chausson,  P.  Dukas,  Ch.  Tourne- 
mire.  —  Les  grandes  sociétés  de  concerts.  Musique  pure  et 
musique  à  programme.  —  La  Société  des  Concerts  du  Conser- 
vatoire. —  Pasdeloup  et  les  concerts  populaires.  — ■  Liste  des 
oeuvres  exécutées  par  rorchestre'Colonne-Piei'né,  par  l'orchestre 
Lamoureux-Chevillard.  —  Le  concert  historique.  —  La  Société 
nationale  de  musique  et  la  Société  do  musique  indépendante 
(S.  M.  1.).  —  M.  Gabriel  Fauré,  MM.  Florent  Schmitt,  Roger- 
Ducasse,  Kocchîin,  M.  Emmanuel. 

Chap.  XXII.  —  Naturalistes,  impressionnistes  et  symbolistes.  553 
L'opéra  naturaliste  et  ses  caractères.  —  Importance  do  la  trans- 
formation qu'il  a  apportée  dans  la  musique  moderne.  —  M.  Alfred 
Bruneau  et  M.  G.  Charpentier.  Quelques  considérations  géné- 
rales sur  le  réalisme  dans  l'art.  —  Réaction  contre  l'influence  de 
Wagner.  —  Parallélisme  du  mouvement  en  poésie  et  en  pein- 
ture. —  Impressionnistes  et  symbolistes  :  M.  Cl.  Debussy, 
M.  Maurice  Ravel,  etc.  —  M.   Paul  Dukas. 

Chap.   XXIII.   —  La  musique  à  l'étranger 577 

Le  renouveau  à  l'étranger.  —  Les  Slaves.  Russes  :  Glinka, 
les  Cinq  :  Balakirew,  César  Gui,  Borodine,  Moussorgski,  Rimsky- 
Korsakoff;  Glazounow,  Igor  Strawinski;  Ant.  Rubinstein,  Tschai- 
kowsky;  Polonais  ;  Paderewski,  etc.;  Tchèques  :  Smétana, 
Dvorak,  etc.  —  Les  Scandinaves.  Danois  :  Niels  Gade.  etc.;  Sue'- 
dois  :  de  Hallstrôm  à  Peterson-Berger  et  Hugo  Alfren;  Norce'- 
giens  :  de  Lindemen  à  Svendsen,  Grieg,  Sinding;  finlandais  : 
J.  Sibelius.  —  Les  Britanniques.  De  Sullivan  à  Stanfort; 
Elgar  et  Bantock.  —  Les  Américains.  Farevvell.  —  Les  Espa- 
gnols. La  Zarzuela,  genre  éminemment  espagnol,  Pedroll  et  Albe- 
niz.  —  Les  Italiens.  Verdi,  les  Véristes,  don  l'erosi.  —  Les  Alle- 
mands et  Autrichiens.  J.  Brahms,  A.  Bruckncr,  G.  Mahler, 
Richard  Strauss.    —   Les  Hongrois.  J.    Hiibay,  Bartok,   Kodaly. 

—  Les  Belges.  Gevaërt,  Tinel,  Joseph  Jongen. 

CONCLUSION 

Chap.   XXI Y.   —    Caractères    de    l'évolution    musicale    contem- 
poraine    635 

Résumé.  —  Caractères  do  l'évolution  musicale  contemporaine. 

—  Les  «  matériaux  »  de  la  musique.  —  Grandeur  et  déclin  de  la 
gamme  d'ut  majeur.  —  Rajeunissement  des  modes  et  des  rythmes 
anciens.  —  Chromatisme  et  diatonisme,  tonalité  et  atonalité.  — 
L'hérésie  officielle  du  «  tempérament  ».  —  L'œuvre  d'art  de 
d  emain. 


INDEX    ALPHABÉTIQUE 

DES    NOMS    D'AUTEURS,    DES    SUJETS    TRAITÉS    ET    DES    TEXTES   CITÉS. 


Les   noms  de  personnes  (auteurs,   compositeurs,  etc.)  sont  imprimés  en 

PETITES    CAPITALES    (ADAM)  ; 

Tous  les  autres  noms  (sujets,  instruments,  genres,  titres,  etc.)  sont  en 
italiques  (aver.tu,  basse,  ballets,  chansons)  ; 

Les  chiffres  romains  (I,  II,  III)  désignent  le  numéro  du  volume;  les 
chifl'res  arabes  (300)  la  page  du  volume;  un  point  et  virgule  sépare  les 
séries  de  pages  correspondant  à  chaque  volume;  les  chifl'res  arabes  en 
italiques  (fi69  à  b73)  indiquent  qu'un  même  sujet  est  traité  dans  l'ensemble 
des  pages  comprises  entre  ces  limites. 


Abydos  (les  inscriptions  d'),I,  10. 

Accent,  I,  247. 

Accords,  1,524,  5.9;  111,472,570, 
573.  V.  Consonance,  Contre- 
point. 

Adam  (Adolphe),  III,  32  à  36,  366, 
403,  519. 

Adam  de  la  Halle,  I,  306,  333, 
373  et  s.,  448. 

Adlek  (Guido),  III,  316,  353. 

Adonis  [Plainte  sur),  I,   70,    102. 

Agazzari,    III,  318. 

Agréments,  I,  583,  591;  II,  59, 
135,  136,145, 150,157,200,301, 
319,  320. 

Agricola  (Alexandre),  I,  438. 

Airs  populaires,  I,  308,  311,  373, 
417,  525,  557;  II,  208,355,  408 
et  s.,  522,  636,  653;  III,  4,  13U 
a  136,  158,  505  à  506,  577,  579, 
608,  610. 

Ai.ARD(Delpliin,III,  127,  175, 177, 
520,  527. 


Alheniz  (Isaac),  III,  612,  V.  Es- 
pagnols. 

Alboni  (1'),   III,  190. 

Alléluia,  1,  202,  214,  216. 

Allemands(musique  et  musiciens), 
I,  212,  437,  453,  507,  524  et  s., 
556'  à  593,  608;  II,  42  à  5/,  156 
et  s.,  371,  372;  204  à  206;  223 
et  s.,  279,  373,  449  et  450,  458 
et  s.,  471  et  s.,  508  et  s.,  557 
et  s.;  III,  178,  218  et  s.:  231 
et  s.,  242,  578,  579,  623  à  630. 

Américains  (musique  et  musi- 
ciens), I,  16,  45,  46;  III,  607  et 
608. 

Amiot    le  P.),  1,48,  49,  58. 

Anacrouse,   V.  Rythme. 

Am:t  (J.-B.),  II,  198. 

Anglade  (J-),  I,  349. 

Anglais,  V.  Britanniques. 

A.\glebi.rt(J.-H.  d),  II,  127,  174. 

Anisunzio  (Gabriele  d),  III,  571, 
641. 


050 


INDEX    ALPHABÉTIQUE 


Antienne,  I,  202;  II,  260.  V.  Plain 

chant. 
Apollon  (l'hymne  à),  I,  173.  188. 
Appogiatures,   I.    524;    III,   409, 

412. 
Arcadet  (Jachet).I,  485,  512,  590. 
Archii.oque,  I,  93. 
Arezzo    (Guido  d'J,    I,   244,   276, 

302,  462,  V.  Gamme. 
Aria,  II.  201.  225,  295. 
Aristide  Quintii.ien,  I,    168. 
Aristophane,    I,     109,     114.     119, 

127. 
Aristote,  I,   85,   86,  92,   93.   102, 

124,  131.  142,  159. 
Aristoxène,  I,  39,  87,  88,  89,  93  et 

s..   98,  101,   145,  151,  165  et  s. 

V.  Rythme. 
Armingaud,  III,  177,  407,  477, 52  l. 
Ahn-e  (Th.  Aug.),  III,  509. 
Ars  nova,  I,  383,  392  à  Ml,  402 

et  s.;  407,  410. 
Arts  de  l'espace  et.  du  rythme,  I, 

22,  453,  467;  II,  693;  III,  323, 

356. 
Attaignant  (P.).  I,  472,  582,  596, 

606;  III,  505. 
Auber,  II,  448;  III.  7,9  à  25,  107, 

265,   316,   358,    370,    379,   386, 

388,   390,    391,   447,    498,    555, 

577,  581,  595,  614. 
Aubry  (Pierre),  I,  309,  332,   333, 

335,    338.   349,   363.    364,    376, 

382;  II,  314;  III,  634. 
Audran  (Edm.),  III,  495.  502. 
Auge  de  Lassus,  II,  456;  III.  382. 
Avesla  (V),  I,  7. 
Azevado,  III,  383. 

Bach  (J.-S.),  I,  95,  97,  117,  167, 
530,  580;  II,  24,  40,  45,  140, 
153,  155.  160,  165,  168  et  s., 
777  à  185,  188,  205,  227,  267  à 
277  el  279  à  296",  300,  309,312, 
314,  379,  472,  473,  527,  562  et 
563,  583,586,641,642,  673;  III, 
261,  26:;,  286,  287,  335,427,  430, 
458,  524,  557,  570. 


Bach  (J.-Chr.),  II,  240  et  s.;  282, 
372,  380. 

Bach  (Ph.  Emm),  II,  375  et  s., 
380,  509,  514,  515,  516,  518, 
519,  523,  539,  570,  641. 

Baie,  I,  490,   491,  492,  498. 

Baillot,  II,  306,  307;  III,  165, 
169,   171  et  172. 

Balakikew,   III,  582  à  584. 

Balfe  (W.),  III,  223  et  224. 

Balfouk,  I,  28. 

Bai. lard  (Robert),  I,  483,  484, 
486. 

Ballet.  I.  627  et  s.,  634,  636 et  s., 
645  et  s.;  II,  72,  85,  109,  469, 
4  72;  III,  34,  35,  49,  55,  200  et 
201.  367,  403,  585,  591.  V. 
Danse,  Musique,  Opéra. 

Bantock  (Gr.),  III,  606. 

Barbieri  (Franc.  As.),  III,  609, 
611,  612. 

Barkek,  III,  491. 

Bassani  (G.-B),  II,  191. 

Basse(b.  continue  et  h.  chiffrée),  I, 
626;  II,  9,  15,  16,  19,  21,  24, 
151,    210,  227,  337,  354,  373. 

Bazaillas  (A.),   II,  683. 

Bazin   (Fr.),    III,   244,    374,   386 
417,  431,  470,  497,   502. 

Bédier  (Joseph),  I,  331,  332. 

Beethoven  (L.  von),  I,  97,  166  ;  II, 
116,  155,  172,  284,  295,  296, 
310,  371,375, 378,385,417,454, 
462,  1,69  à  1,71,  472,  509,  512, 
513,  515,  518,  519,  547,  552, 
555,  559,  564,  574,  583  à  699  ; 
III,  227,232,280,  287,  288,318, 
371,374,  397,448, 459,465,499, 
526,  527,  557. 

Bel-Canto,ll,  13, 1G  à  78;  III,  504, 
617,  619.  V.  Chant. 

Behrend  (W.),  III,  598  et  599. 

Belges  [musique  et  musiciens),  III, 
175,  J79,  456,  494,  511,  637  à 
634. 

Bellaigue  (Camille),  II,  551,  669; 
III,  417,443,  50Ci,  618. 

Beleim,  III,  206  à  208. 


INDEX    ALPHABETIQUE 


651 


Bémols  et  bécarres,  I,  389,   456, 

517.  V.  Dièzes. 
BENDA(Georges),lî,459,472,485, 

532. 
Benedict  (Julien),  III,  224. 
Bénédictins  de  Solesmes  (les),  I, 

243,  252,  255,  258,  269,  299, 
538;  II,  237;  III,  485,  486, 
488  et  s.  —  Y.  dom  Potltier, 
dom  Mocquereau,  Paléogra- 
phie. 

Bennett,  III,  27  i . 

Benoist,  III,  111,  210,  243,  246, 
456,  457,  490,  502. 

Béranger,  II,  565  à  360. 

Berceuses,  I,  81,  82:11,  217. 

Bériot  (Ch.  de),  111,  172,  194. 

Berlioz,  I,  121;  11,284,291,  319, 
324,  325,  411,  450,  452,  454, 
471,  474,  475,  477,  667,  671, 
676,  677,  681.  682;  III,  10,44, 
57,  63  à  11 L  173,  174, 181,240, 

244,  255.  299,  306,  317,  358, 
367,379,388,  390,398,425,430, 
517,  520,  525,  529,  594,  595, 
600. 

Bernheim  (Adrien),  III,  454. 

Bertini,   III,  120. 

Bibek,  II,  204  à  206. 

Binchois,  I,  425. 

Bizet   (Georges),   II,    475,    561; 

111,  280,   301,   368,    379,  391  à 

402,  498,  527,  586. 
Blaze  de  Bury,  III,  379,  384. 
Blondeau  (L.j,  III,    175. 
Blondel,  III,  443. 
Boèce,  I,  221,  232,236,  237. 
Boeckh,  I,  165,  167. 

BOELMANN,    III,     493. 

Boesset  (Antonin),  II,  68,  69,  79, 

124. 
Bohn  (Emil).  III,  516. 
Boieldieu   (Fr.   Adr.),  II,    447    et 

s.,  455,  677;  III,  107,249,  390, 

577,  579. 
Bonnet  (L.),  III,  485,  493. 
Boudes     Charles),    III,    186,  237, 

455,  462,  '.70,  487. 


Bokodine,  III,  153,  154;  III,  582, 
584,  585. 

Bortniansky    (Dimitri),   III,   579. 

Bûschot  (Adolphe),  III,  118. 

Boulanger  (Mlle  Lili),  III,  418, 
440. 

Bour  (abbé),  I,  213. 

Bourgault-Ducoudray,  II,  571: 
III,  404  et  405,  542. 

Bouzignac.II,  247  et  248,  249,251. 

Brahms  (J.),  III,  419,  524,  525, 
624  à  627. 

Brancour  (René),  III,  118. 

Brenet  (Michel),  I,  475,  503,  579, 
621,  632,  651;  11,227,  316,  351, 
382,  527, 528. 

Bréval  (Jean-Bap.),   II,  309. 

Bréville  (de),  III,  455,  470,  475, 
478. 

Britanniques  [musiques  et  musi- 
ciens), I,  422,  525  et  s.,  644  et 
s.  :  II,  51  et  s.,  206,  260,  261  ; 
III,  'l29  à  131,  223  et  224,  494, 
506,  508,  509,  602  à  607.  V. 
Masks. 

BRucii:NER(Antonin).III,  627  et628. 

Brumel  (Antonin),  I,  437. 

Bruneau  (Alfred),  III,  366,  389, 
403,  419,  427,  431,443,  543,553 
à  560,  561.  566,  567,  576,    622. 

Burette  (Pierre-Jean),  I,  91. 

Busser  (Henri),  III,  403,  439. 

Bussine,  III,  542,  543. 

Buts,  I,  594,  599,  607,  608. 

Buxtehude  (Dietrich),  II,  165, 
166,  173,  282.  292. 

Cabrol  (dom),  1, 199,  201,204,205. 
Caccini,   II,   7    à    9,   Il   à    13,   16, 

41,  62,64;  III,  554,  555. 
CAEi-iAux(dom  Phil.  Jos.),  II,  315. 
Caïn  (H.),  III,  415,  430,  440,  478, 

566. 
Calvin,  I,  531,  532. 
Calzabigi  (de),  II,   320,  321,  323. 
Cambini  (J.-M.),  II,   412. 
Campra    (André),    II,    256    à   25S, 

329,  337,  349,  456. 


652 


INDEX    ALl'HAIÎETlni JE 


Canon,  I,  354;  II,  176;  III,   239. 

Cantate,  II.  226,  269,  527;  III, 
243  à  245. 

Capet  (Lucien),  III,    177,  178. 

Cakafa,  III,  208  et  209. 

Carissimi  (Giacomo),  II,  213  el 
214,  250,  251,  265.  266. 

Carraud  (Gaston),  III,    406,   418. 

Cartier  (J.  B.),  III,  304,  307. 

Cassation  [divertissement  en),  II, 
544. 

Castil-Bi.aze,  II,  328,  454;  III, 
476,  680. 

Castillon  (Alex,  de),  III,  455, 
470,  476  et  477,  542. 

Catel,II,  411,  445,  448,  677;  III, 
205. 

Caurroy  (Eustache  du),  II,  244, 
248,  254. 

Cavali.i  (Francesco),  I,  25  à  28, 
31,  43;  II,  79,  98;  III,  613. 

Centon,  I,  209;  II,  247. 

Cesti  (Marc-Antoine),  II,  28  à  30, 
48. 

Cerceau  (le  P.  du),  I,  91. 

Chabaneau  (C),  I,  345. 

Cuabrier  (Emm.),  II,  514;  III, 
335,  366,  399,  407  à  472,  417, 
455,  470,  542,  543. 

Chambonnières  (le  marquis  de), 
II,  136  à  738. 

Chambre  [musique  de),  II,  369, 
514,  547,  548,  646  et  s.;  III, 
177,  405,  425,  426,  458,  i65, 
467,  468,  473,  477,  479,  480, 
481,  483,  519  et  s.,  545  à  548, 
550,  551,  552,  568,  573  et  574, 
575.  589,  593,  594,  620,  621, 
622,  633.  V.  Symphonie. 

Chansons  (d'histoire,  de  toile,  de 
danse,  etc.),  I,  330  el  s..  33S, 
349,  364,  375,  385,  389,  391, 
400,  410  et  s.,  418  et  s..  421. 
423.  425.  '.26,  432  et  s  ,  439, 
447,  467,  477  à  505,  504  à  513, 
523.  525,  605  et  606:  II,  350 
et  s.,  361,  365,  403  et  s., 
541,  542;    III,  247  à    254,   293, 


504.  V.  Troubadours   et    ï rou- 
vcres. 
Chant,  I,    11,   40,  47,  48,   68,   80, 
194  et   s.,  197  et  s.,  206,  212; 

II,  9  à  13,  10,  16,  17,  62,  64, 
94,  176,  303  et  s..  321  et  322, 
562;  III,  31,  183,  184  et  s.,  187, 
188,  189.  190,  207  et  208,  321, 
322,  334,  488,  504,  617,  619.  Y. 
Mélisme . 

Chant  grégorien,  111,486,  488.  V. 

Plain  citant. 
Chant    responsorial,    et  antipho- 
nique, I,  207,  214. 
Chants  nationaux.  Y.  Hymnes. 
Chantavoine    (J.),    II,    471,    482, 

699;  III,  162,  305. 
Chanteurs  de    Saint-Gervais,  III, 

470. 
Chapuis  (A.),   III.  470,  513,  514. 
Charpentier  (Gustave),  III,   452, 

478,  553,  561  à  5GG. 
Charpentier    (Marc-Antoine),   II, 

102  à  704,  174,  213. 
Chaumet.  III,  451. 
Chausson  (Ernest),  III,  455,  470, 

478,  479  et  480,  519,  523.  524, 

543. 
Chayannis,  I,    18,  37,  48,   49,   81, 

154. 
Cherubini,  II,  410,  434,  435,  437, 

438,  439,  445,  450  à   456,  7.14, 

677,  688,  692;  III,   24,  32,   68, 

73,    107,    219,    231,    238,    265, 

420,  447,  485,  527. 
Ciievielard,    III,    177,    535,    536, 

543. 
Chopin    (Fr.),   II,   560,   568,  570; 

III.  72,5  à  747,  143,  156,  274, 
290,  292,  595,  597. 

Choron,  II.  328,  454  à  456:  III. 
186,   188,   237,  487. 

Christianisme  (la  musique  et  le), 
I.  28.4,  191  et  s..  207.  V.  Chant, 
Plain  citant.  Messe. 

Chromatîsine  (et  genre  chroma- 
tique ,  I,  89,  122,  200,  258,  388, 
502,   506,   515.    520,    523.    561. 


INDEX    ALPHABETIQUE 


053 


572,  581;  II,  25,  122.    164,  175, 

185.   222,   238,   273,    615,   620; 

III,    13'.,    233,    356,    39'f,    465, 

570,  630. 
C.MAitosA,  II.  442,  484;  III,  497, 

579. 
Clarinette  (la),  III,  181. 
Clavecin  (le),   I,    586:   II,    126    et 

s.,  129,    131,    134  et  p.,    140  et 

s..   147  et  s.,    169  et  170,   183, 

184.  291  et  s  ,  312  et  313,  376, 

520,  545.  "V.  Piano,    Tempéra- 
ment. 
Clemenceau  (Georges),  III,    545. 
Clés,  I,  577.  V.  Notation. 
Clément  (Jacob  non  papa),  I,  501 . 
Clément     d'Alexandrie,     I,      199, 

200,  204. 
Clementi    (Muzio),   III,    48,     120, 

138,  140. 
Colonna   (Giov.    Paolo),   II,    212, 

216. 
Colonne    (et    les    Concerts),    III, 

177,   401,    435,    437.   438,    439, 

440,   454,   462,    472,    477,    481. 

519,   52S  à   53.5,    542,   551.    V. 

Concerts. 
Compère  Loyset,  I,  428. 
Concerto,  II,    192,   219,   220,  369, 

370,  544,   545;    III.    163,     173, 

174,  177,  593,  594,  633. 
Concerts.  II,  305.    306.   :!71  :    III, 

148,  202  et  203,  432.  519.  523, 

526  et  s.,  538  et  539. 
Concerts  Colonne  {Répertoire  des), 

III,  528  à  535. 
Concerts   Lamoureux  [Répertoire 

des),  JU,  536  à  53S. 
Concerts  historiques,  III,  540  cl  s. 

Y.  Sociétés. 
Concours  de,  Musique,  I.    133,   139 

et  s.,   148,    149,    170,    185,  3'. 7. 

542   et    s.,    545,  546.    V.  Rome 

(prix  de). 
Conduct,  1,   358.  V.    Contrepoint. 
Confrérie   de   la    Passion,  I,  318. 
Conservatoire   (le),    11.    307,    308, 

310,  423  et  s.;  III,  12  et  s.,  23, 


32.  34,  36,  45,  67,  102,  111, 
120,  144,  164  et  165,  171,  174, 
175,  176,  179,  180,  184,  185, 
187,  188,  192,  209,  216,  227, 
229,  244,  245,  248,  367,  390, 
391,  402,  403,  404,  405,  413, 
417,  429,  430,  431,  432,  435, 
437,  439,  '.53,  456,  '.58,  406, 
470,  471,  478,  480,  483,  490, 
514,  523,  526,  549,  558,  568. 
584,  592. 

Consonance  et  dissonance,  I,  89, 
94,  224,352,353,  357,  361,  302, 
375,  376, 390, 399  ;  II,  273,  627, 
661.  670  et  671;  III,  334,  410. 
590,  630. 
V.  Accords,  Contrepoint. 

Constant  (Pierre),  II,  381,  390. 
402,  407,  412,  415,  423,  424, 
437. 

Conti  (Francesco),  II,  225.   • 

Confinuo.  V.  Basse. 

Contrepoint,  I.  350  à  366,  368, 
373,  390,  401.  411,  426,  427, 
428,  434,  437,  439,  441,  446, 
457  et  s.,  509,  520,  624  et  625; 

II,  7,   16,  /75  à  H7,  18',  188; 

III,  456,  460.  467.  Y.  Accords, 
Harmonie. 

Coquard  (Arthur),  III,  470,  477  et 

478,  484. 
Coreli.i  (Arcangelo),  II,  173,  191, 

198,  206,  210,  308,  375. 
Costa  (G.),  III,  166. 
Costeley     (Guillaume),     I,      486, 

545. 
Couperin  (les),  II,  133,  738  à  IhU, 

195,  369.  514.  516. 
CoussKMAKER(de),  I,  246,  253,  271, 

279,   280,    281,    293,    299,   304, 

334,    335,   357,    302,  364,   300, 

368,  382,  383,  38'.,  422,  '.48. 
Cramer.  III,  120,  140. 
Chevaux,   I,  31. 
Cristoioui  (Barlolomeo),  II,  312, 

313. 
Cm  (César),  III,  582,  583,  584. 
Curtis    miss  Natalic),  1,  45. 


654 


INDEX    ALPHABETIQUE 


Cyclique   [composition),    III,    74, 
424,  467,  523,    524  et  525,  571. 
Czerny  (Karl),  III,  120,  144. 

Dalayrac  (Nicolas),  II,  343,  394, 
395,  396,  397,  398,  400,  401, 
408,  415,  437,  597;  III,  193. 

Dallier  (H.),  III,  470,  485,   493. 

Dancla  (Ch.).  III,  147,  165,  170, 
175,  177,  373. 

Danf.au  (Nicolas),  III,  034. 

Danois  (musique  et  musiciens), 
III,  494,  597  à  599.  V.  Scandi- 
naves. 

Danse,  I,  23  à  26,  40,  41,  43,  45, 
114,  118,  119,  182,  193,  204, 
256,  327,  505,  582.  593,  606, 
627,  639,  643,  646;  II,  74,  136, 
150,  199,  200,  202,  305;  III, 
134,   135,    200,   201.  Y.  Ballet. 

Daq«in,   II,  131  et  132. 

Dargomyski  (Alexandre),  III,  581. 

Dauriac,  II,  507. 

David  (Félicien),  III,  111  à  116, 
520. 

Debussy  (Claude),  III,  366,  402, 
419,  471,  479,  543,  553,  566  à 
572,  637. 

Déchant,  I,  352,  355,  357.  V.  Con- 
trepoint. 

Décor,  I,  108,  109,  321,  636,  640, 
647,  649;  II,  28,  30,  106,  107, 
109,  342;  III,  28,  101,  359, 
360. 

Deldevez,  III,  177. 

Délires  (Léo),  III,  438,  514. 

Diaphonie,  I,  357. 

Diatonique  (genre),  I,  89,  200, 
258,  388,  455.  Y.  Gamme. 

Diémer  (Louis),  II,  140. 

Dietsuii,  III,  317,  360. 

Dièzes,  I,  408,  456,  458,  517.  Y. 
Bémols. 

Dionysos  [théâtre  de).  I,  100  et 
s.,   118,  132. 

Dissonances.  Y.   Consonances*. 

Dithyrambe,  1,  77,  99  et  s. 

Dominante,  I,  225;  II,  176. 


Donizetti,  III,  209  à  2f5,  218.  471 . 

DoHPIELD,    1,    109. 

Dorwell  (Ed.  Mac.),  III,  607. 
Drame  musical  (le),  1,    112  et  s., 

127,  128,  176,   282  et  s.,    290, 

293  et   s.,  305,  312,  314,   324, 

621,  623  et  s.,  626,  633;  11,209,' 

282  à  284;   III,  307,  311,  312  à 

315,  320   et  s.;  336,   351   et  s., 

356. 
Dubois  (Théodore),  III,  403,  413, 

418,  à28  à  1,30,  480,  514,  527, 

542.  552,  566. 
Duchemin  (Nicolas),  1,  483,   499. 
Dufay  (G.),  I,  421,  423. 
Dugazon  (Mlle),  III,   192,  193. 
Dukas  (Paul),   III,  412,  470,  519, 

524,  543,  552,  637. 
Dumas  (Louis),  III,  418,  439. 
Du  Mont  (Henri),  II,  249  et  s. 
Dunstaple,  I,  422,  448. 
Duparc  (H.),  III,    407,    408,   455, 

470,  481  et  482,  542. 
Dupont  (Gabriel),  III,  418. 
Duport  (les  frères),  II,  308  et  309, 

645;  III,  178  et  179. 
Dupré,  III,  485,  493. 
Duprez  (Gilbert-Louis),  III,  188, 

214. 
Durante  (Francesco),  II,  36,  37, 

152,  218,  541. 
Dussek    (Joh-Ladislas),  III,    121. 
Duvernoy,  II,  365,  396,  434;  III, 

539. 
Dvorak  (Anton),  III,  596. 

Echelles    musicales,   I,    83,    225, 

230  et  232,  428,  456,  549,  557; 

II,  224,  234,  241,  274;  111,552, 

570.  Y.  Modes. 
Eitner  (R.),  II,   19,   35,   41,   51, 

59. 
Éditeurs,  1.  4  72  et  s.:  II,  457. 
Elgar(I:<1\v.  W.),  ill,  605  et  606. 
Elwart  (A.),  III,  244,  520. 
Emmanuel    (Maurice),    I,    26;  III, 

417,  519,  637,  6  42. 
Engel,   1,  46. 


INDEX    ALPHABETIQUE 


655 


Enharmonique  {genre),  I,  89,  200, 
257,  515,  516;  III,  639. 

Erlanger  (Camille),  III,  418,  438. 

Ernst  (H.-W.j,  III,  177. 

Eschyle,  I,  113,  116,  122,  128, 
129:  III,  337,  352,  552,  556. 

Espagnols  [musique  et  musiciens), 
I,  207,  208,  211,  446,  552,  553, 
554,  582,  595,  610,621,625;  II, 
38;  III,  512,  609  à  612. 

Esthétique,  I,  265;  II,  447;  III, 
312,  322,  457,  486,  498,  557. 

Ethos,  I,  84,  85,  86,  232-236.  V. 
Modes. 

Euripide,  I,  116,  119,  124  et  s. 

Exotisme  musical  (1),  III,  111, 
114,  116,  505,  566,  577,  578. 
579,  580,  583,  593, 611, 612, 615. 

Expert  (Henri),  I,  487,  492,  503, 
532;  II,  355;  III,  487,  515. 

Expression  musicale  (1),  I,  267, 
451  et  s.,  476,  550,  563  et  s  , 
623;  II,  17,  20,  167,  179,  187, 
202  et  203,  230,  231,  232,  241, 
247  et  248,  294  et  s.,  622,  626 
et  627,  637,  639,  649,  657,  660, 
682,  691;  III,  4  et  5,  91,  109, 
114,  133,  160  et  16  i. 

Falcon  (Marie-Cornélie),  III,  193. 

Farewell (Arthur),  I,  24  ;  III,  608. 

Farrenc  (Mme),  III,  388,  389. 

Fauré  (Gabriel),  I,  130;  III,  407, 
470,  482,  487,  519,  542,  543  à 
549,  550,  551,  552,  566,  573. 

Faux-bourdon,  I,  354. 

Femme  (la)  dans  Fart  ancien  et 
moderne,  I,  127  et  s.,  193,330, 
442,  624;  II,  469  et  470,  673 
et  675,  690  et  691  ;  III,  73  et  7'., 
88  et  89.  149  et  150,  226,  32'., 
344,  355,  380  et  381,  383. 

Fêtes  de  la  Révolution,  II,  385  à 
402,  436. 

Fétis,  I,  91,  92,  270,  272;  II,  108, 
212,  344,  412,  469,  481,  626. 
667.  683;  III,  56,  73,  78,  111, 
128,  138,  140,217,243,358,540. 


Fibich  (Zdenko),  III,  596. 
Field  (John),  III,  138. 
Finck  (Henri),  I,  439. 
Finlandais    [les    musiciens),   III, 

602.  Y.  Slaves. 
Flamands.  V.  Néerlandais. 
Fletcher  (miss  Alice),  I,  5,  8,  18, 

45,  66,  67;  III,  607. 
Floquet,  III,  553. 
Fi.ottow  (F.  von),  III,  222  et  223. 
Flûte  {la),  III,  180. 
Folklore,   III,   405.   V.  Mélodies. 
Formé,  II,  243,  248. 
Foi -cart,  I,  8  ,9,  46,  112,  142,  143. 
Franchomme,   III,    125,   127,    179, 

520,  558. 
Franck  (César),  II,  527;  III,  40o, 

419,  432,  437,  455  à   470,  476, 

477,    480,   482,    487,   492.    519, 

523,  542,  543,  633. 
Francons  (les  deux),  I,  274,  277, 

376,  378,  384,  408.  412. 
Frescobaldi,  II,   148    et   s.,   173, 

175.  210. 
Froberger  (J.-J.),  II,   156  à    159, 

174. 
Froltole,  I,  505. 
Fugue  (la),  I,  595,  608:  II,  175  et 

s.,  291,  293  el  s.,  525,  631,653, 

654,  658,  660,  661. 
Fulda  (Adam  de),  I,  438. 
Fursy,  III,  504. 
Fux  (G. -G.),  II,  43,  44,  224,  274. 

Garrieli  (Giovanni  et  Andreu),  I, 
518,  522,  549,  563,  585,  594  et 
595,  606,  608,  609,  612  à  621, 
623:  II,  149,  158,  177,  188,  189, 
227.  229.  243,  268,  295,  388, 
473;  III,  635. 

Gagliano  (Marco  de),  II,  22,  23; 
III,  555. 

Gallet  (Louis),  III,  414,  415. 

GÀi.li-Marié  (M'ne),  III,  400. 

Gamme,  I,  37.  39,  4  7,  50,  52,  84, 
87,  88,  16'.,  225,  229,  243,  244, 
258^  26'.,  457  et  s.,  462;  II,  279, 
2S0:  III,  5  et  6,  637  et  638. 


656 


INDEX    ALPHABETIQUE 


Gamme  atonale,  III,  471,  570,  637 

et  638. 
Gamme  chromatique.  V.  Chroma- 

iisme. 
Garât,  III,  158. 
Garcia,  III,  185,  186. 
Garcia-,  III,  177. 

Garlande  (Jean  de),  I,   389,  391. 
Gaubert  (Philippe),  III,  180,  418, 

439,  545. 
Gautier  (Théoph.),  III,  496. 
Gayikiès  (Pierre),  II,  199. 
Gédalgk  (And.),  III,  433,524,551, 

573. 
Georges  (Alexandre),  III,  487. 
Gerbert  (prince  abbé),  I,  33,  197, 

198,   227,    238,    240,    244,   269, 

271,    276,  277,    279,   353,  391; 

II.  313. 

Gervaise,  I,  417;  II,  129,  194. 

Gevaert,  I,  64,  79,  89,  92,  124, 
126,  135,  138.  152,  166.  169, 
172,  188.  272,  581.  582;  II, 
20.  26,  33,  41,  344,  471;  III, 
489,  497,  498,  503,  622. 

G.IIRETTI,    III,    166. 

Gins  (Jos.),  III,  176. 

Gigout  (E.),  II,  485,  487,  493,  575. 

Glaréan,  I,  464,  625. 

Glazoukow,   III,  589. 

Gli.nka  (Michel),  III,  527,  580  à 
5S1,  584,  585. 

Gldck,  1,  534;  II,  99,  108,  266, 
302,  310,  312,  318  à  330,  338, 
347,  396,  397,  426,  433,  444, 
453,  454,  456,  460,  462,  463, 
538,  543  :  III,  385,  308,  390,  444. 

Godard  (Benjamin),  III,  412. 

Gœthe,  III,  261,  266,  267,  369. 
380.  381,  414,  415,  575. 

Gossec,  11,306,374,381.  389,  39S, 
410,413,418,419.422,424,425, 
i28,  429,  434,  436:  III,  228  et 
229. 

Golnoi),    I,    550:    II,    463,    'i82: 

III,  37,  57,  153.  244,  371  à  386, 
392,  402,  '.17,  431,  448,  '.91, 
498,  514,  527,  549. 


Gouvy  (Th.),  III,  519  à  522,  542. 
Giumont  (L.   de),    III,   415,    433, 

434. 
Gregh   (Fernand),  III,  31)5. 
Grégoire  XIII,  I,  535  à  540. 
Grétry,  II,  302,  303,  3li3  à  347; 

351,    359,   360,   363,    395,   396, 

397,   398,   399,    401,    408,  415, 

437,  444;  III,  193,  318,  458. 
Grif.g  (Edw.),  III,  601. 
Grimm,  III,  327. 
Guesdron  (Pierre),  II,  64  à  69. 
Guiraud    (J.-B.    et    Ernest),    III, 

243,   246,    402,   431,    437,   527, 

542,  568. 
Grisar  (A.),  III,  215  et  216,  223. 
Guilmant    (Alex),    II,     117,    133, 

145,  164;  III,  470,  492. 
Guhr,  III,  168. 


Habexeck,  II,  490,   673,  692; 
J'.,  69,  84,  174  et  175,  407, 

Haberl,  I,  548. 

Uai>ow(W.-H.),  II,  317,  514, 
522,  528.  595. 

Haendel,  I,   95,    97,    117:   II 
45,  57  à  59,  140,  153,  155, 
159,  166,  171  et  172,  213, 
256,   260  à   26V,  272,   285, 
288,   296.    300,    309,    310, 
319,   527,   530,   549,   570, 
III,    158,    232,    524,    557, 
603. 

Hahn  (Raynaldo),  III,    403, 
436. 

Halévt     (Fromenlhal),    II, 
456;  111,-25  à  32,  243,  2 '.9, 
316,    369,    371,    .".73,    386, 
391,   398,    402,   431,    447, 
498,  502,  523,  555. 

IIai.lé  (Cl..),  III,  520. 

Hallstrôm,  III,  599. 

Haks  de  Bri.ow,  III.  308. 

Hanslick,  III.  3'.6,  426,  476, 

Harcourt  ("Bug.  d'),  III,  52'.. 

Harmonie,   I.  91  cl  s.,   476, 
549,  625:  II.    108.  362,  670 
Accords,   Traités,  .Voiles. 


III, 

527. 

515, 

,   2'., 

156, 
240, 
287, 
312. 
610: 
602, 

418, 

',51, 
307, 
38. , 


628. 

'.92, 
V. 


INDEX    ALPfiABETIQUE 


657 


Harmonies,  fan/aras  et  musiques 
militaires,  III,  515  à  5î6. 

Harmoniques  (notes),  I,  276. 

Hart.mann  (édit.),  III,  413,  114, 
415,  477. 

Hartmann  [Emil),   III,  508. 

Haydn  (Joseph),  I,  97;  II,  38,  116, 
155,  166,  306,  310,  311,  312, 
369,  372,  .')/!!.  o/.-o,  3/7,  jo3, 
459,  56>S  à  528,  533,  538,  543, 
548,  554,  561,  563,  587.  614, 
648,  650,  651,  667,  668.  (',71  ; 
III,  420,  427,  5(i7,  1.27,  529 

Heixrich-Isaac,  I,  440. 

Heller  fStephcn),  II,  368. 

Helmjioltz,  11.  275.  279. 

Herder,  III,  327. 

Hékold,  II,  445:  111,36  à  kl,  107, 
243. 

Hervé,  JII,  495,  499. 

Herz  (Henri).   11!.  519. 

Heures  (Vigiles,  matines,  laudes, 
elc,  etc.),  I,  219. 

HiLLEMACHUR(P.-L.),III,431et432. 

Hipkins  (A.),  Il,  317. 

Hoffmann  (E.-fh.  Wilh.).  II.  472. 

Ho  II  an  cla  is  (mu  s  i  y  u  e  et  m  u  s  icie  us), 
III,  494,  511. 

HOMOLLE,    I,    132.     172. 

Hongrois  (musique  et  musiciens  . 

III,  630. 
Hoquet,   I,    359.    V.    Contrepoint. 
Houdakt,  III,  489. 
Houston  -  Stevvart  -  Chamberlain, 

III,  362. 
Howard,  I,   122.    180. 
Hucbald,  I,  224,  232,  375. 
Hue    Georges!,  III,  418,  437. 
Hummel,  III,  48.  292. 
Hu.mi'ekdinck  (Engelbert  ;.  III,  623 

et  624. 
Hymnes,  I.  203.   V.  Plaiu  chant. 
Hymnes  nationaux,  III.  .507  à  313. 
Hymnes  révolutionnaire*.  II,  410 

et  s. 

Imbert  (Hugues  ,  III,  406,  417, 
443,  477. 


Imitation,  I,  367.  V.  Contrepoint. 
Impressionnisme,     111,    553,    566 

et  s. 
Improvisation.  II,  642:  III.  456  et 

457,  458,  459,  493. 

Ud\    Vincenl  d'J,  11,  41,  253,  471, 
699';    III,    407,    418,    455,    456, 

458.  461,  470  à  476,  478,  479, 
481,  484,  487,  523.  525,  542, 
543.  566,  572,  575. 

Institut    1.  II,    421    el    422:    III. 


25::     254. 


6,   69,    70,   24U.    2 

366,  403,  420.  430.  431,  014. 
Instrumentation,  U,  8:   111,   466. 
Instruments    (de    musique     dans 

l'antiquité.   I.    27,   51,    53,    55, 

93,  97,  121,   147,  179,   180,  183 

et  s.,   192,   199,  240; 

—  au  moyen  âge,  I,  324  et  s., 
447,  500,  577,  583,  604,  607: 

-  à  la  Renaissance,  I,  580,  581, 
583,  586,  588,  596  et  s.,  602  et 
s.,  604  et  s.,  648;  II,  20,  25, 
27,  30,  35,  45,  221.  233,  255. 

—  V.  Orchestre.  Clavier,  Orgue, 
Violon,  Piano,  Trombone , 
Flûte.  Clarinette  et  Instruments 
à  vent,  I,  602  et  s.  ;  III,  ISO  à 
182,  230. 

Isouard  (ÎVicolo),  II,  450,  556. 

Italiens  [musique  et  musiciens), 
1.  402,  505  et  s.,  514  et  s.,  593. 
609,  630;  II,  6  et  s.,  17,  62, 
119,  117  et  s.j  173,  174,  186, 
187  et  s.,  204,  209,  210  et  s., 
319,  325  à  329,  335,  369  et  370, 
442  à  4  4  4,  450,  483  à  507.  524, 
531,  538;  III,  10  et  11.  71  et 
72,  242,  494,  511,  612  à  623. 
Y.  l'roltole,  Madrigal,  Stram- 
hotlo,  Orgue,    Villanella . 

Jacqi  akt     L.),  III,  177,  407,  477. 

521,  522. 
Jannequin  i  Clément).  I,  416,  421, 

47:;.  482,  484,  492,  501;  11,473. 
Jeu  de  Robin  et  de  Marion  (le), 

I.  307. 


Comdariei-.  --   Musique,  III. 


42 


658 


INDEX    ALPHABETIOUE 


Jeux,   I,   176,    181.   V.    Concours. 
Joaciiim  (Joseph),  III,  177,  178. 
Jomelli:  (Nicolas),  II,  219,  221. 
Jongen  (Joseph),  III,  633  et  634. 
Josquin  des  Prés,  I,  421.  430,  448. 
Jullien  (Ad.),  III,  390,   443,  528. 

Kalkbrenner,  II,  415,  466;  III, 
121,  128,  140,  156,  292. 

K.vscHPEROFi  (Wladimir),  III,  582. 

Keisfr  (Reinhold),  II,  49  à  51. 

Koechlin,  III,  519,  551  et  552. 

Kolon,  I,  96. 

Kreutzer  (les),  II,  399,  400,  401, 
415,  434,  435,  437,  448,  454, 
512,  644,  677;  III,   165,  175  et 

176,  210  et  211,  221  et  222. 
Kufferath  (Maurice),  II,  471. 
Kuhnau  (J.),  Il,  168  et  s.,  173. 
Kulhau  (Fréd.),  III,  597  et  598. 
Kusser  (J.  Sign.),  TI,  46,  49. 

Laborde  (Jean-Benj.),  II,  316  ;  III, 

506. 
Laborde  (de),  II,  356  et  s. 
Lalande  (Michel  de),  II,  252  et  s., 

257  et  258. 
Lalo  (Charles),  I,  159. 
Lalo  (Edouard),  III,  177,  403, 

Ù05   à  â07,   412,  477,  519,  523, 

527,  543. 
Laloy  (Louis),  I,  49,  57,  501,  502, 

503,  553:  III,  362,  370,  376. 
Lamoureux  (et  les  Concerts),  III, 

177,  408,    432,    453,    474,'  477, 
519,  521,  535,  541. 

Landormy  (Paul),  III,  443. 
Laparra  (R.).  III,  418,  439. 
Lafont,  III,  167. 
Lassus  (Roland  de),   I,  501,  502, 

516,  524,  545,  546,  558   et  s., 

560,  613. 
Laurencie  (Lionel  de  la),  II,  89, 

114,    198,    203,    369,   373,    374. 

381. 
Layignac:,  III,  443,  476. 
Lazzahi  (Sylvio),  III,  418,  437. 
Leborne  (F.),  III,  418,  438. 


Le  Bas,  I,  81,  143. 

Le  Bègue   (Ant.).  II,  118,    125  et 

126,  174. 
Leclair.  II,   199,   200,    201,   203, 

207,  370. 
Lecoq    (Charles),    III,    495,    498, 

502,  504. 
Lefebvre  (Charles),  III,  431. 
Lehmann,  I,  4. 
Leitmotiv,    1,    293,    568;    II,    22, 

480;  III,  74,  158,  317,330,  357, 

4M,  415,  555,  562. 
Licite  de  Vasconcf.llos,  I,  82. 
Le    Jeune   (Claude),   I,    492,   493, 

494,  498,  '.99. 
Lekeu  (Guillaume),  III,  455,  470, 

481. 
Lemmens  (J.).  III,  492. 
Lenepveu  (Ch.),  III,  403,  542. 
Lena  (Maurice),  III,  415. 
Léo  (Leonardo),  II,  219,  540. 
Léonard  (Hubert),  III,  175. 
Léoncavallo  (Ruggiero),  III,  621. 
Le  Roy  (Adrien),  I,  483,  486,  491, 

560. 
Leroux   (Xavier).  III,   418,  li33  à 

4.35. 
Lescurel   (Jehannot   de),   I,    378. 
Lesueur,   II,  410,   422,    428,  436, 

438,    439,    441,   442,    452,   455, 

677;  III,  67,  68,  94,  209,  239  et 

240,  256,  366,  373. 
Lichtenberger  (Henri),    III,   336, 

362. 
Lied,    III,    293    et    294,    459.    Y. 

Chanson,  Mélodies. 
Lind  (Jenny),  III,  130,  199  et  200, 

599,  600. 
Lipinski,  III,  167. 
Liszt  (Franz  von),    II,    480,   568, 

579,    596,    656;    III,    109,    123, 

125,    135,   137,  140.    l'rl  a    162, 

165,    171,    227,    2::::,    292,   299, 

308,    309,   310,    311,    316,   :!2l), 

328,   340,    341.   348,   37  4,    380, 

'.19,   420,    427,    508,   579,    584. 

592,  593,  595,  600,  630. 
Liturgie.   I,  210,   211,   214    et   s., 


INDEX    ALPHABETIQUE 


659 


623,  624;  II,  247;  III,  485, 
488.  Y.  Chant,  Contrepoint, 
Musique  religieuse,  Bénédictins 
de  Solesmes. 

Livret  (et  livrets),  II,  338,  349, 
473;  III,  22,  26,  33,  35,  38,  48 
à  50,  51,  54,  56,  60/93;  96  à 
101,  218,  219,  318  et  s.,  325,  336 
et  337,  353  et  354,  359,  368,  380, 
386,  387,  404,  408,  409,  414, 
415,  416,  426  et  427,  432,  433, 
4:57,  448  et  449,  472  à  U75,  481, 
553,  559  et  560,  561  et  562, 
565,  566,  574,  576,  577,  580, 
581,  586,  590,  591,  614,  617  et 
618,  631. 

Livrets  en  prose,  III,  427,  475, 
557,  562. 

Loret,  I,  52,  57. 

Lortzing,  III,  222. 

Lotti  (Antoine),  II,  221,  265;  III, 
613. 

Lubbock,  I,  25. 

Lulli  (Jean-Baptiste),  11,84  à  100, 
101,  103,  197,  249,  254,  255, 
257,  302,  304.  322,  323,  368. 
456,  495;  III,  322,  507. 

Litiier,  I,  531,  613. 

Luthiers  (et  lutherie),  I,  580  et 
s.;  II,  193;  III,  4.  Y.  Piano, 
Violon. 

Lyrisme,  II,  352  et  s.;  361. 

Maciarren    (G.    Alex),     II,    185; 

III,  224,  603. 
Machault  (G.   de).  I,    391   et   s., 

409. 
Mackensie  (Alex.),  III,  603  et  604. 
Madrigal  et  madrigalistes,  I,  471 

et  s.,  504  et  s.,  508,  511,514  et 

s..  520,  552.  61'.  ;  II,  62. 
Magie,  I,  3,   12,  13,  27   et   s.,  61, 

67,  99,  129.  133,  144;  11,697  et 

69S. 
Magnard  (Albéric),  III,    455,    480 

et  481,  543. 
Mahler  (G.),  II,  573  ;  III,  1 10,  628 

et  629. 


Maillart,  III,  244,  387. 
Malherbe  (Ch.),  II,  537;  III,  225, 

415,  $54. 
Malibraiv  (la),  III,  19U  à  196,  204, 

206,   373,  610. 
Mallarmé     (Stéphane),    III,    567, 

569. 
Marcello  (Benedetto),   222,  223. 
Marchand   (Louis),  II,    130,    145, 

174. 
.Maréchal  (Henri),  III,   296,  304, 

403,  417.  431,  514,  516. 
Marenzio  (Luca),  I,  517. 
Mario  (Giuseppe),  III,  191. 
Marmontel,  III,  140   et   141,  391, 

431. 
Marsciimr,  III,  220  et  221. 
Marsick.  III,  177,  521. 
Martineau  (René).  III,  417. 
Martini  (le  P.  Giambattista),   II, 

217,  579. 
Makty  (Georges), III, 432,  470,527. 
Marx  (Ad.  B.),  III,   167,  490. 
Mas,   III,  177,  477. 
Mascagni  (Pietro),  III,  621. 
Massard,  III,  176,  177. 
Maspero.    I,   10,    11,   12,    17,    24, 

37,  50,  81. 
Masks   et  Masques,  I,    111,   634, 

635,  636,  645,  648,  651. 
Massé  (Victor),  III,  244, 387  el388, 

470, 477. 
Massenet,  III,  137,-  366,  4/2  à  417, 
418     431,    432,   434,   435,   436, 
452,480,  527,  543,  559,  561. 
Mattheso.x  (G.),  II,  167,  191,  273. 
Matthews,  I,  46. 
Malclair  (Camille),  III,  305,  576. 
Mauduit   (Jacques),   I,    491,    492, 

498,  546:  II,  69. 
Mayseder,  III,  172,  178. 
Mazas  (J.  Fr.),  III,  175. 
Méhul,.  II,    400,    402,    410,   414, 
',22,   428,   433,    434,    ',35,   436, 
438,  442,  444  à  448,   453,  455; 
III,  65,  404,  444,  451. 
Mélisme   oriental.    I,   33,    35,   47 
6',,  202,  216,  262,  406. 


660 


INDEX    ALPHABETIQUE 


Mélodie  el  mélodies,  1,264,  471  : 

II,  4  et  s  ,  566,  574  à  579,  581  ; 

III,  108,  385,  402,  403,  421, 
431,  435,  413,  452,  469,  472, 
480,  482,  483,  546,  574,  581, 
583,  589,   590.  V.  Monodie. 

Mélodies  populaires,  III,  505  à 
506,  577,  579,  608,  610.  Y.  Airs 
populaires. 

Mélodrame  (le),  II,  346  à  550, 
459. 

Mendelssohn-Bartholdi     (Félix), 

II,  270,  283,  448,  525,  570,  573; 

III,  59,  128,  129,  259  à  272, 
315,  318,  374,  420,  422,  423, 
429,  435,  508,  525,  527,  584, 
593,  597,  602,  603. 

Mendès  (Catulle),  III,  408,  410, 
415,  434. 

Menestriers,  II,  143  et  144. 

Méreaux  (A.),  III,  541. 

Merulo  (Cl.),  I,  586,  608  ;  II,  157, 
158. 

Messager  (André),  III,  403,  409, 
436,  451,  487,  502. 

Messe  et  Messes,  I,  214,  215  et  s., 
235,  261,  288,  289,  303,  413, 
433,  435.  437,  441,  520,  555, 
547,  548,  536.  538,541,559;  II, 
208,  210,  217,  252.  267  à  269, 
389  et  s.,  452,  525,  539  à  54/, 
558,  685  et  s.;  III.  67,  83  el  s., 
87,  157,  238  el  239,  240,  241, 
421,  461,  462,  479,  485  et  s., 
522,  546,  594,  620. 

Mesure,  I,  252,  272  à  281,  358, 
497    et  s.,    533;    II.    135;     III, 

489.  V.  Musique,  Rythme. 
Métrique,  I.  275,  494. 
Meyerbeer,  II.  456,  555,  561  ;  III, 

47  à  62,  126,  181,  265.  266, 
315,  316,  317,  318,  323,  382, 
384,    390,     394,   397,   402,    447, 

490,  555.  614. 

MlCHAELIS,   II,    457. 

Michot,  III,  453. 

Milanoi.lo  (Thérèse),  III,   176. 

Mimétisme,  I.  22. 


Miolan-Carvaliio  lMme).  III,  370, 
388,  453. 

Mistères,  I,  311  à  316,  323,  327; 
II,  235,  247. 

Mocquereau  (dom),  I,  207;  III, 
489. 

Modes,  I,  84  et  85,  123,  151,  211, 
224  et  s.,  230,  256,  262,  336, 
386  et  s.,  455  et  s.,  464,  466, 
494,  506,  523,  565  et  s.;  II, 
160,  162.  163,  167,  176,  180, 
233,  241,  272,  274,  279  et  s., 
624,  636,  661;  III,  552.  Y.  Con- 
trepoint, Tons. 

Moderne  (Jacques),  1,  483;  III, 
505. 

Modulation,  I,  457  et  s.  V.  Con- 
trepoint. 

Moniusko  (Stanislas),  III,  595. 

Monodie,  1,  404  :  II,  4  à  13,  34,  62 
à  83;  III,  636.  Y.  Mélodies, 
Plain  chant. 

Monsigny,  II,  341,  342,  351,  399, 
408,  422,  597;  III,  193. 

Montevkrde,  I,  523;  II,  18  et  s.. 
25,  27,  41,  233,  234,  473. 

Morand  (Eug.),  III,  415,  432. 

Moscheles,   III,  120,  278,  286. 

Moskowa  (le  prince  de  la),  III, 
202  el  203,  236. 

Motet,  I,  540,  542;  II,  188,  210, 
226,  240,  246,  247,  248  et  s., 
254  et  s.,  539,  541:  III,  421, 
485.  Y.  Musique  religieuse, 
Contrepoint. 

Mottl  (Félix),  III,  408. 

Molu  proprio,  III,   486,  489. 

Moussorgski,  II,  575:  III,  569, 
582,  584,  .385  à  587. 

Mouton  (Jean),  dit  Jean  de  Hol- 
ling-ue,  I,  511. 

Mozart  (W.),  I,  95,  97,  125:  II. 
116,  155,  166,  172,  188,  288. 
289,  302,  303,  310,  312,  319, 
341,  348,  349,  372,  373,  375, 
448,  453,  454,  1,60  à  470,  4  76, 
480,  484,  503,  507,  513,  515, 
518,   519,   522,  527,  529  à   55;, 


INDEX    ALPHABETIQUE 


661 


561,  566,    574,    587,   610,    613, 

615,  641,    650,   651,  667,    668, 

671,    688:   III,   144,   385,    426, 

427,  524. 
Muffat   (Georges),   II,   158,    159. 
Muller  (Wenzel),  11,459,  472. 
Mûris  (les  deux),  I,  389,  390,  391, 

411. 
Musique,  I,  préface  et  18,  34,  62. 
Musique  (la)  dans   l'antiquité,  I, 

13  et  s..  V.  Mélisme. 
Musique  (la)  chez  les  Grecs,  I,  61 

à  188. 
Musique  (la)  au  moyen  âge,  1, 144, 

149,  221,  364,  411,  447. 
Musique  (la)  sous  la  Renaissance, 

I,  457  à  lt69,  580  à  609. 
Musique  (la)  dans  les  temps  mo- 
dernes, II,  195,  196,    282,   284, 
510  à  512;  III,  4  et  5,  17  et  18, 
35,  42,  45,  364,  655  à  642. 

Musique  (la)  instrumentale  (son 
développein  ;nt),  I,  585  et  s., 
592,  604,  611,   614  et  s. 

Musique  (la)  religieuse  I,  254, 
258,  530  et  s.;  II,  208;  III,  237 
et  s.,  485  et  s.,  522.  V.  Plaui 
chant,  Contrepoint,  Orgue, 
Liturgie. 

Musique  et  drame,  III,  314,  322 
et  s.,  338,  351,  570. 

Musique    et    éducation,    I,    159; 

II,  384  et  s.;  III,  513  et  s. 
V.  Drame,  Instruments,  Pro- 
gramme,   Symphonie,    Traités. 

Mythes  et  légendes,  III,  325  et  s. 

Nadaud  (Edouard),  III,  3  77. 

Nadaud  (Gustave),  III,   503,  504. 

Nanini  (G.   M.),  II,  210,  211. 

Nanino  (les  deux),  I,  553. 

Napoléon  III,  III,  496,  500,  504. 

Nationalisme.  V.  Exotisme. 

Naturalisme,  II, 322,  340;  111,322-, 
327,  330,  331,  334,  335,  337, 
349  et  350.  419,  452,  549,  552, 
556  et  s.,  560  à  56.3,  566,  568, 
569,579,  621. 


Néerlandais,  Flamands  et  Wal- 
lons (musique  et  musiciens),  I, 
418  et  s.,  501,  508,  511,  513, 
517,  555,  559  à  602,  607. 

Neumes,  I,  242  et  s.;  III,  488, 
V.  Notation. 

Nibelungen.  III,  320  et  s.  :  329  et  s. 

NlFDERMEYER,  III,  186,  202,  237, 
436,  484,  487,  502,  544. 

Niels  Gade,  III,  271,  527,  598. 

Nilson  (Christine),  111,599. 

Noël  (Edouard),  III,  454. 

Notation,  I,  242  à  255;  278  et  s., 
338,  585  à  390,  407,  475  à  475, 
433,  441  et  s.,  469,  497,  533, 
535,  577,  591;  II,  4,  97,  252; 
III,  488  et  489.  V.  Clés. 

Norvégiens  (musique  et  musiciens), 
III,  600  k  602. 

Notes  de  passage,  I,  88;  "II,  11, 
12,  18. 

Nouguès  (Jean),  III,'  566. 

Nourrit,  III,  22,  26,  53,  54,  70, 
186  et  187,  189,  193. 

Noverhe,  I,  26,  118;  II,  532. 

Nuances,  I,  249  et  250. 

Obrecht  (Jacob),  I,  429. 
Offenbach  (J.),  III,  390,  394,  495, 

497  à  501. 
Okf.ghem,  I,  421,  426,  448. 
Ollone  (Max  d'),  III,  439. 
Onslow,   III,  217,  230  et  231. 
Opéra  (Y),  I,  101  et  s.,  134,  621, 

623,  624,  627. 
Opéra  français  (Y),  II,  61  et  s.,  77 

et  s.,  107  et  s.,  318  et  s.;  III, 

17    et   s.,   444   et  s.,  553  et  s. 

V.    Ballet,    Brame,    Réalisme, 

Théâtre. 
Opéra  (Répertoire  du  grand"    III, 

444  à  447 
Opéra-comique,  II,  331  et  s.,  478, 

556,  558, 565,  570,  575. 

—  (Répertoire  de  /'),  III,  449  à 

457. 
Opéra  anglais,  II.  52    et  s.  ;   III, 

602  à  607. 

42. 


662 


INDEX    ALPHABETIQUE 


Opéra  italien,  II,  6  et  s.;  III,  205 
et  s.,  612  à  623. 

Opéra  allemand ',  II,  42  et  s.,  47 7 
à  4S0,  557  et  s.;  III,  321  et  s., 
338  et  s.,  356,  623,  629. 

Opérette  (1),  II,  459;  III,  36S, 
402,  436,  U95  à  505. 

Oratorio  (F),  II,  208,  213  et  s  , 
220,  226,  262  à  266,  269,  526  et 
527;  III,  93  à  95,  157  et  158, 
236,  242,  427,  429,  «2,  435, 
462,  485,  593,  605,  606,  633. 

Orchestre,  II,  30,  35,  96,  104,  255, 
310,  341,  350.  371,  372,  374, 
375,  380,  413,  418  et  419,  441, 
455,  479,  510,  5 15,  543,  561, 
666,  669;  III,  4,  13,  18,  20  et 
21,  27,  45  à  47,  78,  81,  85,  92, 
94,  110,  111,  169,  180  à  182, 
315, '334,  338,  359,  360,  555. 

Orchestre  invisible  (F),  II,  8,  19: 
III,  555. 

Organum,  I,  93,  352,  357  et  s., 
362.  363;  II,  14;  III,  460. 

Orgue  et  organistes,  I,  121,  240, 
366,  402^408,  438,  486,  556, 
587  et  s.,  608,  609,  626;  II,  91, 
117  et  s.,  130  à  13/i,  139,  140, 
143  et  144,  148  et  s.,  152,  156, 
158,  161  et  s.,  212,  215,  282, 
286,  290,  532;  III,  456,  45S  à 
462,  485,  490  à  494,  499.  V. 
Musique  religieuse. 

Oiîtigue  (Joseph  d'),  II,  501  et 
502;  III,  487,  488. 

Orphée,  I,  15,  16,  21. 

Orphéons,  111,  513  à  5/5. 

Ouverture,  II.  35,  96,  166,  240, 
368,  470,  473,  474,  479,  521  ; 
111,  156. 

Pacuelbel,  11,  160, 161,  166,  173, 

183,  282. 
Paci.m.   III,  209. 
Padi  hf.wski,   III.  35,  595. 
Piean,  1,  73. 
Paëk,  II,  433,  455,  470,  484,  489, 

611;  III,  44.  144,  205  et  206,  373. 


Pagaisim,  III,  73.  148,  163  à  170. 
Paesiello,  II,  439,  443,  451,  484, 

486,    488,   496,   497,   500,   533; 

III,  579. 
Paladilhf.,  III,  419,  431,  514. 
Paléographie    musicale,     I,     208 

243,  247;  III,  489.  V.  bénédic- 
tins de  Solesmes. 
Palestriisa,  I,  520  et  s.,  535  et  s., 

546  et  s.,  550,  551  ;  II,  210,  21 1  ; 

III,  489. 
Pansfrox,  III,    215,   243,    251    et 

252. 
Paraphonies,  I,  90. 
Pakenï  (Mme  Iïortense),  II,   146. 
Parry   (sir   Ch.   Hub.),   III,   604, 

605. 
Pasdeloup   (et  les  concerts),   III, 

378,    379,    400,    402,    413,    453, 

472,  477,  519,  521,  523,  527  et 

528. 
Pasquim    (Bernardo),    II,    150   et 

s.,  156,  158,  215. 
Pastorale  (ou  Pastourelle),  I,  306, 

310,   331;  II,  78,   79,   103,  2.66, 

349. 
Patti  (la),  III,  173. 
Paumann  (Konrad),  I,  438. 
Pedrell,  I,  554;  III,  610,  634. 
Pf.li.etan   (M11c    Fanny),    II,    321, 

325. 
Pergolèse  (Giov.  Bat.),  II,  38,  220, 

342,  343, 345. 
Péri,  II,  7,  12,  13,  14,  16,  24,  41, 

318. 
Pf.rilhou,   III,  487,  493. 
Périodes.  V.  Rythme. 
Perosi   (abbé  don   Laurent),   III, 

622. 
Petrucci    (Ottaviano),    I,    469    et 

470;   481,    507,   541,    582;    III, 

505. 
Phrases.  V.  Rythme. 
Piulidor,   II,  107,  195,   199,   253, 

254,   305,   341,    343,    360,    361, 

369,    374,    401,    415,    443;    III, 

497. 
Piano  (et  pianistes),   II,  173,  312 


INDEX  ALPHABETIQUE 


663 


et  s.,  549,  568,  586,  587,  603  et 
s.,  640:  III,  119  et  s.,  144  et  s., 
296,  440  à  UU3\  519,  520,  551, 
573.  Y.  Concerto. 

Piccini,  II,  318,  325  à  330,   342. 

Piek.né  (Gabriel),  III,  379,  418, 
432  et  433,  452,  470,  536. 

Pindare,  I,  97,  98,  100,  146,  497. 

Pirro,  II,  120,  122,  123,  132,  242, 
296;  III,  430. 

Plain  chant,  I,  20/  à  2/3,  2/4  à 
24/;  242  et  s.,  532  et  s  ,  536  et 
s.:  II,  251  et  s.,  414,  486:  III, 
488. 

Planchet  (D.  Ch),  III,  485,  493. 

Planquette  (Robert),  III,  502. 

Plantadf.  (les),  III,  248. 

Planté  (Francis),  III,  592. 

Platel  (Nic.-Jos.),  III,  179. 

Platon,  I,  62,  69,  85.  89,  93.  118, 
119,  144,  145,  155  et  s.;  II,  10, 
385 

Pline  E.  Goddaru,  I,  46. 

Plutarque,  I,  169  et  s. 

Poisiî  (Ferdinand),  III,  504. 

Polyphonie,  1,  89  et  s. 

Polonais  (musique  et  musiciens), 
III,  512,  594  et  595.  Y.  Cho- 
pin. 

Porpora.  (Nicolo),  II,  37,  41,  45, 
156,  219,  220,  509. 

Pothier  (dom),  III,  488. 

Pougi.n  (A.),  II,  507:  111,225,  501. 

Pr:etokius,  I,  600,  614,  615,  626; 
II,  47,  121,  188,  194. 

Primitifs  et  modernes,  I,  67,  128, 
130,  297,  302,  313. 

Prod'hommi:  (J.-G.),  111,362,  384. 

Programme  (musique  à),  I,  474; 
II,  130,  157,  170,  232,  439,  623, 
677;  III,  71,  75  à  77,  94  et  95, 
102,  109,  111,  234  à  236,  358, 
421,  463,  464,  472  à  474,  479, 
519,  522,  524,  585,  589,  590. 

Prose,  I,  216.  Y.  Plain  chant, 
Contrepoint. 

Prunières,  II,  98,  114. 

Psaumes   (et   psalmodie),  I,   200, 


203,   532;    III,    485.    Y.    Plain 

chant. 
Ptolémée  d'Alexandrie,  I,  87,  88. 
Pugciki  (Giacomo),  III,  621,   622. 
Puget  (MmeLoïsa),  III,  252  et  253, 

504. 
Pujo  (Maurice),  II,  601. 
Purcell  (Henri),  II,  54  à  50,  152, 

206,  260;  111,369. 
Pythagore,  I,  48,   162,    163,   222, 

224. 

Quittard  (Henri),  II,  20,  103,  114, 
138,  139,  244,  247,  249,  250, 
259,  611;  III,  503. 

Rabaud  (Henri),   II F,   418,  435  et 

436. 
Rameau  (J.-Ph.),    II,    107    à    //4, 

Uâ  à  146,  255,  266,  '274  à  279, 

301,    302,    312,   318,    322,  337, 

347,   361,  369,    393,    456,   514, 

570;  III,  186,  444,  471. 
Rapin,  I,  492,  495,  498. 
Ravel    (Maurice),    III,    471,    543, 

553,  573  à  574. 
Réalisme,  I,    307,   452,  473,   474; 

II,  72,  94,    106.  322,  349,    357 

et   35S,    448,   462    et    463,    575 

à  578,  581,  586,  678;  III,  4,  35, 

86,  161,207,209,219.  Y.  Livret, 

Naturalisme. 
Rebel  (J.-P.),  II,   202,    253,  328, 

329, 369. 
Reber  (Henri\  III,  111,  403,  470, 

503,  523. 
Récitatif  (le),  II.  13,   27,   34,   40, 

55,  214,  247;  III,  554. 
Reigiia,  III,  26,  144,  173,  201,  229 

et  230,  237,  373. 
Reinach  (Salomon),  I,  21,  28,  132, 

136. 
Reinach   (Théod.),  I,   39,    92,  98, 

T38,  160,   170,  173,  188. 
Rémy  (G.),  III,  177. 
Répétition,  I,  8,  13,  38,  475. 
Rêver  (Ernest),  II,  319;  III,  117, 

379,   388  à  391,   396,  400,  403, 

412,»417,  527. 


664 


INDEX    ALPHABETIQUE 


Ricercar,  I,  614;  II,  149,  157, 
158,  175,  177,  181,  293.  Y. 
Fugue. 

Richepih  (J.).,  III,  408,  415,  434. 

Rikmann  (Hugo),  I,  57,  92,  93, 
138,  147,  173,  188,  241,  245, 
281,  334,  335,  336,  339,  348, 
416,  439,  473:  II,  152,  179,186, 
279,  377,  381,  480,  516,  555, 
699;  III,  65,  91,  222,  372,  419. 
601. 

Ries,  II,  585,  593,  620,  621,  630, 
646. 

Rietz  (Jules),  III,  304. 

Rillé   (Laurent  de),  III,  514. 

Rimsky-  Korsakoff  (Nicolas-  An- 
dréiévitch),  III,  573,  582,  583, 
584,  587  à  589. 

Rode  (F.  Jos.),  II,  306,  307;  III, 
165,  176. 

Rogek  (Gust.  Hippol.),  III.  93, 
115,  191  et  192,  196,  199. 

Roger-Ducasse,  III,  517,  551. 

Rolla.  (Alessandro),  III,  166. 

Rolland  (Romain),  II,  41,  60,  92, 
271,  551,  673;  III,  552,  642. 

Romagnesi  (Henri),  III,  249  à  252, 
504. 

Roman  de  Fauvel  [le),  I,  374 
et  s. 

Romantisme  (le),  II,  471  et  s.., 
474  à  476,  552  et  s.,  564  et  s., 
645,  652,  655;  III,  8,42,48,59, 
63,  71,  72,  73,  75,  82,107,110, 
170,  220,  260,  273,  290,  335, 
418  et  s.,  455,  615.  V.  Ber- 
lioz. 

Rome  (Prix  de).  III,  367,  374, 
386,  391,  402,  405,  407,  413, 
431,  432,  433,  435,  '.37,  '.38, 
430,  440,  443,  478,  542,  540, 
561,  568,  574,  575. 

—  (liste  des  prix  de),  III,  243  et 
244,  441  et  442. 

Rondeau,  I,  355,  358,  360,  373, 
376,  370,  303,  308,  467,  472. 

Ronsard,  I,  48'.,  487,  '.88,  490, 
',0',,  502, 


Ropartz  (Guyï,  III,  455,  470,  483, 

523. 
Roue    (Cypriau   de),    I,   516,   548, 

550,  555.  561. 
Rossini.   II,   453,  455,  456,  483  à 

507,   68'.;    III,   '.',,   47,  5'.,   72, 

323,   386,    397,    400,   471,   577, 

581. 
Rostand  (Edm.),  III,  4  16. 
Rouget  de  l'Isle,  II,  412  à  414, 

436. 
Rousseau  (J.-.I.),  II,  137,  302,304, 

32',,    339    et  340,     340    à    349, 

360,    389,    402,    408,   419,  459, 

463,   469,  589  à  591,  078,  679, 

682,  688. 
Rousseau  (Samuel),  III,  470,  478 

et  479. 
Roussel,  III,  543,  57'.  et  575. 
Rubini,  III,  190  et  191. 
Rubinstein     (Antoine),    III,    582, 

592  à  594. 
Rue  (Pierre  de  la),  I,  435,  481. 
Russes    (musique    et    musiciens), 

III,  51)0,  57.0  à  594. 
Ri  sr  (Fr.YVillielm),II,380et381. 
Rythme,   1,  38   et  s.,  96,  97,  117, 
'l2'.,    120,    166,    238,   275,   270, 

336,   '.33,   '.90  et  s.,   497   et  s., 

523;  11,  179,  190,287,605.612, 

618;  III,  109,  638  et  639.  . 

Saint-Ambroise,   I,  205. 

Saint-Augustin,  I,  203,  205. 

Saint-Bernard,   I,  14. 

Saint-Ei'hkem,   I,  204. 

Saint-Grégoire-i.e-Grand,  I,  37, 
191,  201,  208,  243;  II,  89.  V. 
Plain  cli uni. 

Saint-Saëns  (Camille),  II,  135 
145,  262,  472,482,  615;  III,  59 
88,  90,  02,  109,  116,  117,  142 
148,  152,  156,  161,  296,  366 
372,  373,  375,  377,  379,  3,87 
'.(M),  '.(13,  '.05,  '.07,  '.17,  418 
420  à  428,  460,  465,  477,  482 
514,  516,  510,  523,  527,  528 
5',:',,  549,  56'.,  566,  576,  640. 


INDF.X    ALPHABETIQUE 


60!i 


Saint-Victor  (Paul  de),  III,  399. 
Salieri,  II,  443. 
Samazeuilh  (G.),  III,  479. 
Sarasatk  (Pablo  de),  III,  175. 
Saqqarah  [les  inscriptions  de),  I, 

10,  51. 
Sarceï  (Francisque),  III,  500. 
Sakdou  (Victorien),  III,  431,  433, 


434. 


Sakdou  (Jean),  III,  566. 

Sarrette    Bernard  .11,  425  à  42S, 
'.::2,  Y.',',. 

Sarzec  (L.   de).  I,  11,  29.  30,  51. 

Saurkt,  III.   177. 

Sax  f Adolphe),  III.  180  à  182. 

Scandinaves    [musique    et.    musi- 
ciens), 1 1 1 ,  5  10  el  5 1 1 ,  .597  à  602. 

Scarlatti  (les),  II,  33  à  37,  64 
140,  145,  752  à  7.56,  172,  2t3 
21  S,  377,  379,  514,  519,  570 
III,  318. 

Schmitt  (Florent).  III,  519,  5',:; 
549  à  551. 

Schneider  (Louis),  III,  304,  412 
'.17,  571. 

Schola  cantorum,  III,  '162.  '.7o 
'.7  1,  575. 

Schopenhauer,  11,  27'.),  448,  571 
58'.,  693  à  GU7;  III,  340,  ::',  ! 

Shroeder-Derient  (Wilhelmine 

m,  316. 

Schubert   (Franz-Peter),  II,  :i2'. 

528.  559,   560,  564  à  582,  (V.)',  ; 

III,  125,  294,  298,  '.82. 
Schubprt  (Franz),  III,  176. 
Schumann  (Robert),  II,  '.52,  560, 

568,    57(1,    57::,   574,   575.   62::, 

624,  636,  69:::  III.  58,  12'.,  156, 

171,   220,    227,  272,   273  h  3»:>. 

385,    396,    '.26,    ',65,    '.77,   '.82, 

496,    508,    525,   527,    545,  58'., 

586,  593,  594,  597. 
—  (Clara     V.  Wieck. 
Schutz    Henri),  II,  227,229  à  200, 

295. 
Scribe     G.},  III,  20,    22,  26.  325, 

326,  380,  382,  503. 
Scuno,  III,  371. 


Sk.ian,   III,  '.90. 

Si-naili.é  (G.  lî.),  II,  200,  201. 
Sensible,  I,  264.  A".   Plain  chant. 
Séquence,  I,  216.  V.  Prose. 
SéRé  (Octave),  III.  417. 
Seroff    Alexandre),   III,  582. 
Servais  (Adr.  Fr.),  III,   179. 
Servièiies  (Georges),  II,  563;  III. 


'.06, 


i::. 


Séver  \<:    Déodal  de),  III,  575. 
Sciiottkv  (Julien),  III.  167. 
Silete,  I.  326. 

Silvestri  Armand),  III,  415,  478. 
Sindinc (Christian  ,TIT,  601et602. 
Sivoui,  111.  H"/.. 

S  MET  AN  A,    III,    595. 

Siil.l  NIÈRR    (T.    de).    III,    '.17. 

Société  des  Concerts  du  Conser- 
vatoire, 111,  432,  434,  437,  439, 

',6'..    ',92,  519.    520.  526  cl  527. 
Société    Musicale    Indépendante 
S.  M.  I    .  m,  5',::. 

Société  nationale  de  musique, 
III,  '.77.  517.  542  à  5'/',. 

Sonate,  I.  137;  II,  117,  15::.  16:. 
169,  182,  787  à  \>U7,  368,  370, 
377  ii  37.9,  417,  bit)  à  522,  545, 
7,'i'J  à  55/,  569,  568,  605  et  s., 
628  et  629.  631,  633,  640,  643  k 
Gâ6,  689,  6,00;  lll,  136  et  137, 
15",  '.66.  Y.  Cyclique  [Forme  . 

Soma,;  (Henriette),  III,  198  ,i 
199. 

Sophocle,  I,    112,    123,    129.    161. 

Soubies  (Albert).  111,  '.17,  '.5'., 
614. 

Soudât  (Paul-.  III,  50.'î. 

SoURIN  DRON  M  OUI  M  TaGORE,  I.  57. 

Spitta     (PI.),     Il,     16,5,    175,    18'., 

185,    209,    229,   240,   242,   296, 

',80,  559,  6'.  I. 
Spohr,III,  168,  177,  22 1,2.32  à  236, 

■  300,  301. 
Spontikï,  II,   438,   '.'.'.,  455,  456; 

III,    53  à  '/7,  55.  316,  375,  444, 

507,  555. 
Stamitz    Vu  Ion).  11,371  à  37  U,  375. 
Stanfort  i'CIi.  W),  lll,  605. 


666 


INDEX    ALPHABETIQUE 


Steibelt,  III,  120,  579. 

Stoltz  (Rosine),  III,  197. 

Stoxjllig  (Edm.),  III,  454. 

Stradella    (Alessandre),  II,  218. 

Strauss  (Richard),  II,  386,  573; 
III,  110,  628  à  630. 

Strambotto,  I,  505. 

Strawinski  (Igor).  III,  591  et  592. 

Strophes  et  antistr.  Y.  Rythme. 

Suédois  (musique  et  musiciens), 
III,  506,  599  et  600. 

Suite  [la),  II,  139,  142,  151,  157, 
160,  172,  184,  187,  191,  201, 
308,  367,   370.  417:  III,  588. 

Sullivan  (Arthur),  III,  603.   604. 

SvENDSEN,    111,  527,  601. 

Sweelinck  (Jean  Peters),  I,  600; 
II,  164,  165,  183. 

Symbolisme,  I,  287,  293,  300;  III, 
'  332,  349,  465,  560,  569,  570, 
576. 

Symphonie,  I,  672  à  621  ;  II,  115  et 
116,  367  à  382.  514  et  s.,  542  à 
54(5,  573,  665  à  685.  690;  III,  73 
el  s.,  80,  87,  88,  151,  158,  226 
et  227,  234  à  236,  269  à  272, 
296,  378  et  379,  400  et  401,  416 
et  417,  420,  422  et  s.,  429,  430, 
435,  437,  439,  461,  463,  465, 
468,  473,  479,  480,  482,  519  à 
553,  575,  584,  585,  587,  589, 
593,  594,  622.  627. 

Taffanel,  III,  179,  379,  432,  439, 
477,  527. 

Tartini  (G.),  II,  193. 

Tchèques  (musique  et  musiciens), 
III,  178,  595  et  596. 

Telemann  (G.  Ph.),  II,  167. 

Tempérament  (le),  II,  178;  III, 
639  et  640.  V.  Clavecin. 

Terrasse   (Claude),  III,  503. 

Tétracorde,  I.  8:;,  462;  II,  176. 

Thalbiiïg,  III,  139,  172,   173. 

Théâtre,  1,105  et  s.,  130,  176,  178. 
183.  282  el  s..  289  et  s.,  305  el 
s.,  312  el  s..  320,  322,  637  et  s.: 
II,  24,  47.  81.  82,  87,  94  à  101, 


105  et  s.,  283  et  284,  304  et  305, 

332,  333,  394  et  s.,  436  et  437. 

Y.      Opéra,     Opéra  -  comique  , 

Drame. 
Thomas  (Ambroise),  III,  210,  244, 

366  à  371,  414,  429,  447,  498. 
Thomson,  III,  178. 
Thrène,  I,  69. 
Tierce.  I,  353,  455,  459,  476,  625; 

III,  27,  31.  V.  Accords. 
Titelouze,  II,  117,  119,  121,  122, 

124,  184. 
Tons  cl  tonalité,  I,  389  et  s.;  II, 

118,    128,    142,    176,    182.    190, 

278   et  279,   624;   III,   32,  476, 

488,  638. 
Torelli  (Giuseppe),  II,  192. 
Touhnemike    (Charles),    III,    454, 

483  el  484,  485,  493,  519,  524. 
Traités  de  musique  et  d'harmonie, 

I,    162   el  s.,  169,  170;  II,  274 

et   s.,    313,   316,  441,  442;  III, 

28,  65,  105,  250.  52:;,  610. 
Trombone,  II,  310. 
Tropes,  1,  217.  Y.  Plain  chant. 
Trotter  (Carlos),  I,  16. 
Tsciiaïkowski    (Peter),    III,    508, 

509,  527,  583,  594, 
Tinel  (Ed.),  III,  633. 
Tua  (Félicité),  III,  176. 
Tziganes,  III,  630. 

Ugalde  (Mme),  III,  370,  453,  503. 

Vandalisme  musical,  II,  328,  U66 
à  469,  471,  476,  477:  III.  454. 

Variation  (la.),  I,  599,  601  :  II,  172, 
417.  598.  622.  635,  640,  691: 
Uî,  146  et  14  7,  163.  289,  460, 
525. 

Vahnev,  III,  495,  502,  503. 

Vassenhove  (L.  von),  III,  362. 

Vasseur  (Léon),  III,  502. 

VeRDELOT,    1,    508,    5(19. 

Verdi   (Giuseppe),  111,    491,   577, 

612  à  627. 
Verlaine!  Paul), III,  407,  483,  545, 

567.  568. 


INDEX    ALPHABETIQUE 


667 


Viardot  (Mrae  Pauline),  III,  55, 
196,  379,  453,  528,  610. 

Vicentino  (Nicolas),  I,  515. 

Vidal  (Paul),  III,  403,  418,  434 
et  435,  470,  515. 

Vierne  (Louis),  III,  485,  493. 

Vieuxtemps,  III.   170.    172  à  17b. 

Vigoukôtjx  (l'abbé),  I,  53,  57,  192. 

Villanella,  I,  505. 

Vincent,  I.  91,  92. 

Violon,  viole  et  violonistes,  I,  5S3 
à  586;  11,47,  49,  187,  190  à  207, 
306  et  307,  308,  435,  546,  554, 
586,  644,  645;  III,  164  à  178, 
520.  612. 

Violoncelle.  II,  204,  645  et  646.; 
III,  178  et  179,  499. 

Viotti,  II,  306,  307  ;  III,  164,  165, 
169,  176. 

Virginal  et  virginalistes,  1,  598, 
599. 

Virtuosité  et  virtuoses,  I,  151,  185 
h  187,  399;  II,  18,  35,  4  4,  45, 
66,  193,  205,  295.  305,  371.  436, 
504,  505,  554,  587,  588,  642  et 
643,  644,  645:  III,  4,  53,  119  à 
i22,  137,  138,  140,  142,  147, 
156,  164,  165,  166  à  171,  233, 
292,  407,  427,  525,  592,  51)5. 
600.  V.  Violon,  Piano. 

Vitali  (G.  B.).  II,  191. 

Vitry  (Philippe  de),  I.  385  et  s.. 
391.' 

Vivaldi.  II,  173.  183,  193.  310. 

Vogler,  II,  554  et  555. 

Wagxek  (Richard),  II.  14.  111, 
285,  320,  471,  477,  480.  504  à 
506,  509,  513,  559,  570,  584, 
659,  680,  (587.  688  h  698;  III, 
11.  12,  19.  47,  59,  74.  78.  90. 
108,   152,   180,   220,   231.  306  à 


362,    372,    380,    422,    426,    427, 

459,    468,   474,   508,    528,    549, 

554   et  555.  558,  567,  569.  578, 

623. 
Wagner  (Peter),  I,  218,  271.  272. 

529. 
iVa-wan-Press  lai,  I,  46;  III,  607. 
Weber  (C.  M.).  II,  445,  546,  447, 

449,  451,  '.54,  509,  553,  552  à 

563,  590,  641,  680,  692;  III,  47, 

58,  65,  160,  220,  224,  372,  381, 

388,  392,  4::'.. 
Weckerlin,  II,  355. 
Werstowski,  III,  582,  588. 
Wéry  (N.  L.).   III,   175. 
Wesendonck  (Mme  Mathilde),  III, 

308.  319,  340;  341,  348. 
Wi  stpiial,   I,   92,    94,   165.  166  à 

168,  170,  172,  188;  II,  179,  185. 
Widor  (C.  M.),  III,  403,  418,  430 

et  431,  440,  485,  493. 
Wikck  (Clara),  II.   680;  III,  276, 

278,  292,  303,  304. 
Wikmawski,  III,  119,  176. 
YVillaeht  (Adriano).  1,  421,  484, 

508,   509,  511,  515,  556  à  55S, 

593,  599,  607,  608. 
Witkowski,  III.  483. 
Wizewa  (T.  de),  II,  549,  551. 
WooLDRiDGE  (E.),    III,   419.    642. 
Wormser   (André),  III,   150,  403. 

Ysaye  (Eug.),  III,  178,  477. 

Zaklino, T,  515,  555,  556, 557,  578, 

625;  II,  275,  277.  278. 
Zarzuelas    et    zarzuelistes ,    III, 

609  k  61-2. 
Zimmermann,  III,  391,  456. 
Zoïlo  (Annibal),  I.  535,  537,  538, 

54  7. 
Zola  (Emile),  III,  558.  567. 


1228-14.  —  Coulommiers.  Imp.  Paul   BRODARD.  —   1-18. 


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