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HISTOIRE
PEINTURE FLAMANDE
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HISTOIRE
DE LA
PEINTURE FLAMANDE
DEPUIS SES DEBUTS JDSQU*E!II 4864
ALFRED MIGHIELS
TOME QUATRIÈME
CET OUVRAGE CONTIENT
l'hISTOIBE de la PEIKTUBE HOLLANDAISE
jusqu'à
la sépabation deâ deux écx>les
SEGONDK ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
45, BOULEV^RU MONTMARTRE, 15
An coin de la me Vivienne
A. LACROIX, VERBOECKHOVEN ET O, ÉDITEURS
A BRUXELLES, A LEIPZIG ET A LIVQUItNK
1866
Tous droits de tradocUon et de reprodoction réseirés
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RFA IS33. 37.5""r (hJ
■!UL1^^1884 ^
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LIVRE DEUXÛIME
ÉCOLES PRIMITIVES
(suite.)
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CHAPITRE XXIV
JEAN HEMLING
Description de l'hôpital Saintr Jean, à Bruges. -»- Tableaux de Mem-
line qu'on j admire. — Pourquoi ces ouvrages appartiennent-ils à
un hospice ? — La biographie de l'auteur se divise en deux parties,
l'une positive, l'autre légendaire. — Memlinc devait être né à
Bruges d'une famille allemande. — Tradition qui le représente
pauvre et malade, tombant épuisé au seuil de l'hôpital. — Scène
identique, peinte par lui sur un de ses tableaux. — La légende
l'associe aux malheurs de Charles le Téméraire. — Lifluenoe de ce
prince. — La destinée de Memlinc change en 1480, — Son ma-
'rîage, son aisance. — Il meurt en 1495 et laisse des enfants mi-
neurs.
Quand on approche de Bruges, on remarque une
haute tour d'un aspect guerrier, qui domine les toits
de la ville et semble plutôt le donjon d'une forteresse
que le clocher d'une église. C'est pourtant celui àa
•Notre-Dame. Ni statues, ni moulures, ni broderies
de pierre n'enjolivent sa masse imposante. Il dresse
fièrement ses lourdes murailles, graves comme la
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8 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
pensée d'un autre monde, nues et tristes comme l'ex-
térieur d'une prison. Des nuées de corbeaux volent
alentour, jetant leur cri sonore et bref, ou se posent
sur le faîte ainsi qu'une rangée d'oiseaux mystiques.
Le soleil du Nord blanchit l'édifice de sa pâle lu-
mière, l'horizon brumeux des Pays-Bas en fait saillir
les vives arêtes. Du haut de la tour, on découvre au
loin les flots de l'Océan qui moutonne, de l'Océan
qu'elle paraît braver. Ce tableau vous inspire malgré
vous de poétiques sentiments et vous plonge dans de
sévères méditations.
Près de la pieuse retraite, à l'ombre même du clo-
cher, s'élève un autre asile que gouverne et protège
aussi la parole de Dieu. Il porte le nom d'hôpital
Saint- Jean. On ignore en quel siècle il a été fondé,
mais il existait déjà au douzième. Vers l'année 1397,
les moines adoptèrent la règle de saint Augustin.
Consacrés' par leurs vœux au soulagement des dou-
leurs humaines, l'acte de fondation leur prescrivait
néanmoins de ne recevoir que les' personnes de Bru-
ges et de Maldeghem. Des religieuses ont depuis
longtemps pris leur place au chevet de la souffrance
et lui murmurent de consolantes réflexions ; le bâti-
ment n'a point changé. C'est une demeure gothique,
surmontée de pignons., pourvue de tarasques, admet-
tant la lumière par des fenêtres ogivales. Les malades
y attendent la fin de leurs tourments sous des voûtes
en arc pointu. Un préau tranquille, de frais tilleuls,
lyie pièce d'eau solitaire où naviguent les canards,
remplissent l'espace entre le corps de logis. Un petit
nombre de convalescents y prennent l'air pendant les
beaux jours, pleins de cette mélancolie douce et pro-
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FftAMANDE. 9
fonde que les angoisses passées laissent derrière
elles, qu'alimente la faiblesse de tous les organes et
que l'espérance égaie de ses visions magiques.
Lorsqu'on entre dans cette cour, on aperçoit sur la
gauche une construction isolée, qui renferme une
salle peu étendue. Là se trouve la fameuse châsse de
sainte Ursule, là rayonnent d'autres chefs-d'œuvre
également produits par Memlinc. Soigneusement gar-
dés depuis quatre siècles, brillants de tout leur éclat
primitif, leur grâce enchante soudain le voyageur et
le transporte dans les temps qui ne sont plus. Il re-
monte le cours du fleuve éternel, débarque loin de
notre époque au milieu d'autres générations, d'autres
monuments, sur une grève que l'humanité a fuie pour
toujours. Les types, les mœurs, les costumes, les
passions, les croyances, immobilisés sous le pinceau
de l'artiste, semblent devenus éternels comme la na-
ture. Une lumière douce et tendre éclaire les ta-
bleaux, un silence profond règne autour du specta-
teur ; les murmures qui viennent du dehors secondent
sa poétique émotion : le vent soupire en effleurant les
croisées, l'hirondelle babille en effleurant les toitures,
la cité gronde au loin comme une rivière des monta-
gnes; ces bruits se mêlent dans la pensée avec les
formes qu'elle évoque et, dominé par le génie des
souvenirs, on se figure entendre la voix des anciens
jours.
Pourquoi ces tableaux appartiennent-ils à un hos-
pice? Demande inévitable, importune, qui chagrine
l'historien , car il ne peut y répondre d'une manière
satisfaisante. La nue envieuse, qui nous a caché jus-
qu'ici tant de maîtres flamands, s'abaisse sur le front
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iO HISTOIRE «DE LA PEINTURE FLAMANDE.
do Memlinc et nous dérobe presque tous les souve-
nirs de son existence. Un impénétrable mystère l'en-
vironne : on connaît, on admire son talent , maïs on
ne sait rien de sa biographie, ou l'on en sait peu de
choses; quelques traditions vagues, quelques notes
arides composent son histoire. Son nom même a été
longtemps un sujet de disputes, et l'orthographe
méthodique vient seulement d'en être fixée (i).
Si l'on s'en rapporte à une indication très fugitive
de Karel van Mander, Memlinc serait né dans la
ville de Bruges (2). Descamps seul le fait originaire
de Damme ; sur quelle autorité? Il ne le dit pas. On
ne peut guère douter qu'il ne fût d'origine allemande.
L'unanimité, avec laquelle tous les auteurs et tous les
documents l'appellent maître Hans, suffirait pour le
prouver. Hans est la forme teutonique du mot Jean :
aux Pays-Bas on dit Jan, monosyllabe que l'on pro-
nonce Yann, le son dnj étant inconnu dans les langues
germaniques, ou l'on emploie le diminutif Eannéken,
Marc van Vaerne\vyck l'affirme d'ailleurs catégori-
quement : « A Bruges, dit-il, non seulement les
églises, mais les demeures particulières sont ornées
des peintures de maître Hugues, de maître Rogier
et de Hans l'Allemand (3). » Il y a donc tout lieu de
croire que son père était venu s'y établir, mais sa
(1) On l'a jusqu'en ces derniers temps appelé Memmelinck, Mom-
lingy Hemling, Van Memmelinghe.
(â) Il le nomme seulement Memmelinek de Bruges ^ sans désigner le
lieu de sa naissance.
(5) 1 Den dnytschen Hans. * Nieu Tractaet,., van dat edel Oraéf*
teapvoM. Vla$nâermi (Gand, 1563, iiL-8<»). L'auteur reproduit la mémt
locution dans son Sittorie van Belgii.
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HfêtOlftE DE U Ï^SmirmE FLAMilNMS. Il
mère pouvait être àe race flamande, et le caractère
flamand de ses peintures induit à le supposer. Mem^
linc dut naître, au plus tard, en 1425. S*il ne tra-
vailla point près de Jean van Eyck, il a sans douté
rencontré bien des fois l'inventeur de la peinture &
rituile, soit au milieu des rues de la cité populeuse,
soit dans les réunions publiques ou particulières. Il
assista, selon toute probabilité, à ses funérailleil, sous
les voûtes de l'église de Saint-Donat : une foule émuô
entourait l'humble cercueil de l'artiste, pendant que
l'orgue éclatait en gémissements, faisait retentir les
n^s de ses désolations sublimes, et que les prétree,
célébrant l'bffice des morts, chantaient ces belles pa-
roles : « Que ce qui vient de la terre retourne à la
terre; qne ce qui vient de Dieu retourne à Dieu! *
Vasari, Guichardin, Baldinucci classent Mômlinc
parmi les élèves de Rogier van der Weydèn (i). Ses
tableaux prouvent qu'il subit l'influence de ce maître
t^lébre^ quand le vi^ artiste pratiquait sa seconde
manière. Il a^t donc quitté Bruges pour venir à
Bruxelles travailler sous ses yeux. Non seulement
Rogier lui apprit à faire usage du crayon et du pin-
ceau, mais il lui enseigna l'art de peindre à l'huile.
Descamps a prétendu ^ je ne sais pourquoi (il ne le
savait probablement pas non plus), que Memlinc ne
voulut pas employer la méthode nouvelle^ qu'il délaya
toujours ses couleurs dans le blanc d'oeuf et l'eau de
gomme. Cette erreur a trouvé des échos. Jamais ce-
pendant opinion plus absurde et plus fausse ne trompa
le lecteur. Comment tm homme si habile, un homme si
(i) Yojez j^as hant, éhsp. Un»
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12 HISTOIRE DE U PEINTURE FLAMANDE.
épris du beau et qui en appréciait tellement bien les
conditions, aurait-il pu dédaigner un moyen admi-
rable, pour 3'en tenir à un procédé insuffisant? Cette
hypothèse n'offre aucune vraisemblance.. Elle est dé-
mentie d'ailleurs et annulée par les faits. Tous les
tableaux de Memlinc^ sans exception connue^ sont peints
à l'huile.
Rogier van der Weyden apprécia comme il le
méritait le talent de Memlinc, car il le prit pour col-
laborateur. On voyait chez Marguerite d'Autriche,
au seizième siècle, un triptyque dont le panneau cen-
tral avait été peint par le maître et dont le disciple
avait exécuté les volets. Le morceau du milieu repré-
sentait la Vierge tenant le Christ mort entre ses bras;
sur la face intérieure des vantaux étaient figurés deux
anges;' sur l'extérieur, on voyait l'Annonciation (i).
A peine ces légers renseignements nous ont-ils fait
entrevoir Memlinc, qu'il nous échappe de nouveau.
Nous ne le retrouvons que dans les /lotes du Voya-
geur anonyme, publiées par Morelli. «Le touriste du
seizième siècle admira, en 1521, chez le cardinal
Grimani, un morceau de sa main représentant Isa-
belle de Portugal, femme de Philippe le Bon, sur
lequel on lisait la date de 1450 (2). Ce tableau prouve
(1) • Ung petit tableau d'ung Dieu de pityé estant es bras de
Nostre-Dame; ayant deux feuUetz, dans chascun desquelzy aung ange,
et dessus lesdits feuUetz y a une annunoiade de blanc et de noir. Fait
le tableau de la main de Eogier et lesdits feuUetz de celle de maistrc
Hans. « {Inventaire de Marguerite (T Autriche, fait en 1616.) L'inven*
taire de 1533 nous apprend que l'un des anges tenait • une espée en
sa main. «
(s) « El ritratto a oglio insîno al cinto, miner del naturale, de
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMÂNDE. 15
que le duc de Bourgogne avait de notre artiste la
plus haute opinion (et il étaitconnaisseur) ; autrement
il ne lui aurait pas confié une tâche de cette impor-
tance, il ne lui aurait pas laissé reproduire le visage
de sa femme, qui avait été peinte une première fois
par Jean van Eyck lui-même. Sur la nouvelle image,
la princesse était vue jusqu'à la taille et un peu
moins grande que nature (i). Elle avait perdu la
fraîcheur de ses beaux jours : vingt-deux ans s'étaient
écoulés depuis que le chef de l'école brugeoise avait
reproduit ses traits, alors dans toute leur splendeur.
Qu'est-ce que vingt-deux ans, si l'on y réfléchit? Une
vague dans l'abîme sans limites de l'éternité. Ce court
espace de temps suffit néanmoins pour épuiser l'âme
et pour flétrir le corps ; il embrasse toutes les années
fécondes de la vie, toute notre existence morale; et
cependant combien de fois, voulant encore l'abréger,
ne répétons-nous pas avec amertume : « Seigneur,
Seigneur, éloignez de moi ce calice ! »
Peut-être Philippe le Bon et la princesse deman-
dèrent-ils alors à Memlinc le tryptique possédé de-
puis par Marguerite d'Autriche, où l'on voyait la
Madoxma Isabella d'Aragona, moglie del duoa Eilippo de Borgogna,
fu de man de Zuan Memelin, fatto nel 1460. « Anonyme, pag. 76.
(i) MM. Crove et Cayalcaselle trouyent suspecte la note de l'Ano-
nyme concernant le portrait d'Isabelle, parce que, disent-ils, Rogier
van der Weyden était alors plus célèbre et qu'on aurait dû employer
le maître au lieu du disciple. Le motif n'a rien de conciliant. Philippe
le Bon et Isabelle pouvaient très bien donner à un jeune homme
plein de talent et d'ayenir cette marque d'intérêt. Et le caprice, et
la curiosité n'entrent-ils pour rien dans les travaux demandés aux
peintresP
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fm.
14
HISTOIftE DE LA PEINTORE FUHANDE.
mère du Christ sur le panneau central, Adam et Eve
sur un Tolet, saint Jean et sainte Barbe sur l'autre
aîle(i).
Le portrait d'un jeune homme, qui orna d'abord la
collection de M. Aders, puis celle de M. Rogers,
passe depuis trente ans et plus pour l'^gie de Mem-
linc- Un critique d'outre-Rhin ayant hasardé cette
hypothèse, tout le monde Ta répétée comme un artide
de foi. L'extrait de baptême donné au personnage
inconnu est une pièce curieuse. « Ce jeune homme^
à l'air un peu maladif, porte le costume de l'hospice
Saint-Jean, à Bruges, dit Passavant. Les cheveux
sont châtain clair, le bonnet et l'habit d'un videt
sombre; la manche du bras droit est fendue. A droite^
dans l'angle supérieur, on voit le chiffre 1462. Ce
doit être le portrait de Memlinc lui-même, et il de-
vait se trouver jadis à l'hôpital Saint-Jean. —L'œuvre
est tout à fait peinte dans la manière de Memlinc et
digne de lui ; je ne doute pas qu'il n'en soit l'auteur.
Si on admet qu'elle le représente lui-môme, son bras
blessé et le millésime indiqueront l'époque où il sé-
journait date l'hospice. On sait que les deux peintures
de sa main, possédées par le dernier établissement,
datent de 1479, c'est à dire qu'elles furent exécutées
dix-sept ans plus tard (2). »
(1) » Ung aaltre tableau de Nostre-Dame, à deux feuUetz, esqneb
sainct Jeban et saiîutte Barbe, Adam et Bve sont paÎBets ; hit de la
main de maistre Haiis. > Inventaire de Matgnerite d^ Autriche, difesié
en 1516. Dans rinventaire de 1638, la demiàre pbrase, ti préoieue
pour nous, a été retranchée.
(s) Kunstreise durch England und Belgien^ pag. 94.
1-^
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HISTOIRE DE Iâ PEINTURE FLAMANDE. 15
Que de suppositions gratuites, que d'erreurs et de
contradictions en quelques lignes !
D'abord le jeune homme mystérieux né porte pas
un costume d'hôpital, mais la jBO\iquenilleet le bonnet
en cône tronqué à la mode son^ Philippe le Bon ; sa
robe est môme d'une belle étoffe et d'une couleur élé-
gante.
S'il a une fente à sa manche droite, un bouton la
ferme ; c'était un autre usage du temps, comme nous
le prouverons tout à l'heure. La position du person-
nage cache l'ouverture de l'autre manche. On n'avait
donc point coupé celle de droite pour ménager une
blessure.
Puisque Memlinc travaillait dans l'hospice en 1479,
comme Passavant le rappelle avec maladresse, il ne
devait point porter la robe des malades en 1462; on ne
saurait admettre qu'il ait souffert dix-sept ans d'une
blessure et vécu si longtemps de la charité publique*
Enfin, le jeune homme a l'air tranquille, mais ne
parait nullement malade; son œil vif annonce même
la bonne santé.
Ce portrait ne doit donc pas représenter Memliw^
et ne devait pas se trouver à l'hôpital Saint-Jean,
comme l'affirme l'ex-directeur du musée de Franc-
fort (i).
(i) Je disais dans laa première édition, ea parlant de eette effigie :
On a prétenda que c'était là le costume des malades soignés dans l'hô-
pital Saint-Jean. Mais sf^Memlinc n'eut besoin des religieux qu'en
l'année li77, il ne devait pas être Vêtu de la sorte quinze ans plus tôt.
n ne peut aroir été infirme toute sa vie et parqué sans cesse entre kli
nais du charitable asile. Consultez la tradition, rien de mieux, mab
n'en abusez pas. Ce yêtement d'ailleurs habillait au quinzième sièele
Digitized by LjOO.Ç IC
16 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
•Il ne peut d'ailleurs nous ofl&îr l'image de Mem-
linc, par l'excellente raison qu'il met devant nos yeux
Pierre van der Weyden. Passavant lui-même en a
publie une gravure (i)^ Que l'on compare les traits
de Rogier van der Weyden, burinés par Jérôme
Cock (2), avec l'estampe de l'historien allemand, et
Ton remarquera dans les deux têtes une frappante
similitude. C'est le même front, large et régulier, les
mêmes «sourcils, le même œil timide et ingénu, les
mêmes orbites pleins de chair, le même nez volumi-
neux et carré par le bout, les mêmes pommettes sail-
lantes, la même vigueur de mâchoire, la même forme
de bouche et de menton (3). La ressemblance est tel-
lement forte, que l'on croirait voir Rogier lui-même
dans sa jeunesse. Le père, comme nous l'avons indiqué
plus haut, avait peint sa propre effigie en 1462 (4), sur
un petit panneau, où il s'était représenté jusqu'au bas
de la poitrine. N'est-il pas probable qu'il exécuta , la
une foule de personnes, qui n'étaient ni blessées, ni indigentes : on le
retrouve sur nn grand nombre de peintures, notamment sur un por-
trait exécuté par Antonello de Messine, que renferme le Musée d'An-
yers. Il faut donc bien y reconnaître une mode de l'époque.
(1) Eunstreisè durch Bngland und Belgien, pag. 94.
(2) Dans l'ouvrage que nous ayons souvent cité : Pktùrum aliqmt
Germauiain/eriorisejffiff tes QS70),
(3) Îa Histoire despeintres de toutes les écoles ayant reproduit la gra-
vure de 1570, on peut employer cette copie pour se £Aoiliter le parai-'
lèle.
(4) Voici le passage même du Voyayeil^ anonyme : « In casa de
M. Zuanne Eam à S. Stefano (1531) : El retratto de Rugerio da
Burselles, pittor antico célèbre, in un quadretto de tavola a oglio,
fin al petto, fn de mano de Tistesso Rugiero, fatto al specchio
nel 1462. .
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 17
même année, le buste de son fils sur un pânneâu de
même grandeur (i)? L'inconnu paraît avoir vinq-cinq
ans ; Pierre van der Weyden, né en 1437, avait juste
cet âge en 1462. Le père, comme le fils, porte une
gonelle cfu souquenille avec des manches fendues,
dont les ouvertures sont fermées par des boutons.
Les deux figures ont la même expression de naïveté
rustique. Ou il faut renoncer à tout travail d'induc-
tion, ou il faut admettre que le second portrait figure
Pierre van der Weyden. C'est un renseignement de
plus, qui nous fait un peu mieux connaître le fils du
grand homme, demeuré jusqu'ici dans la plus pro-
fonde obscurité (2).
Si l'on écoutait l'Anonyme de Morelli, Jean Mem-
linc, en 1470, aurait peint un diptyque, où l'on voyait
sur une aile saint Jean vêtu, assis dans un paysage
et accompagné de son agneau ; sur l'autre aile, Marie
avec l'enfant Dieu, assise également au milieu de la
campagne; mais il s'exprime d'une manière dubita-
tive, quant à la date {Vanno 1470, salvo il vero).
Ainsi donc, à partir du portrait d'Isabelle et de
l'année 1450, nous ne connaissons rien de positif sur
Memlinc. Chose étrange ! On le perd de vuq pendant
■ près de trente ans, et, ce qui n'est pas moins singu-
lier, c'est qu'une tradition populaire comble en partie
ce long intervalle. Non seulement le peintre exquis
a une légende et une histoire, mais l'histoire et la
légende ne se contredisent, ne se gênent sur aucun
• -
(1) Le tableau de M. Aders n'a que 12 pouces anglais de haut et
8 de large,
(s) Voyez, au commencement du troisième volume, le chap. xr*
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19 HISTOIRE dï: la peinture flamande.
pomt. L'histoire oommence la biog^raphie» la légende
la eoBtinue, et quand la légende se tait, l'histoire
reprend la parole; dQe semhle avoir attendu que 9a
poétique rivale eût achevé son réext. Bon gré. mal
gré, il nous faut s^aivre cet ordre. La tradition popu-
laire a d'autant plus d'intérêt qu'elle mêle intimement
le sort du peintre aux destinées des Pays-Bas.
La maison de Bourgogne, si puissante et si bril-
lante depuis la an du quatorzième siècle, allait pen-
cher vers sa ruine, quand elle aurait pu se consoli-
der pour toujours. Au prudent et sage Philippe le
Bon avait succédé Charles le Téméraire. Ce prince
malheureux s'offre à moi comme un poète détourné
de sa route. Les nobles instincts, signes de la gran-
deur humaine, que l'on ne trouve pas chez Louis XI,
le cauteleux et perfide monarque, on les trouve dans
son antagoniste. Jeune, il aimait la vue de l'Océan;
il se promenait avec délices sur les plages abandon- .
nées, rêvant au murmure des flots et de la brise : la
divine image de l'infini exaltait son âme héroïque. Les
pêcheurs le voyaient fréquemment suivre les digues,
plein de secrètes pensées. Pour se livrer sans trouble
à ses lectures favorites, il s'était fait construire une
haute tour à Gorcum. Là, en présence du Wahal,
qui est large vers cet endroit comme un bras de mer,
il dévorait les histoires des preux, les anciens romans
de chevalerie. Dans ses études, il avait montré une
grande facilité; il était alors doux et courtois, parce
que son intelligence n'avait pas encore une force
exubérante; maintenant il s'enivrait d'idéal et de
contemplation ; des abîmes de l'esprit son regard se
portait sur les abîmes de l'immensité. A ses rêves il
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HISTOIRE DE U PEINTURE FUMAJNfiE. i»
]»4lâit de pieux sentiments, une dévotion particulière
pour la Vierge. On remarquait; dit uîi de ses WstO"
nena, qu'il avait les yeux angéliquement clairs.
Plus tard, lorsqu'il vit les montagneis, il s'éprit
d*eUes. C'était un autre infini. Son imagination se
plaisait à suivre dans les nuages et dans l'azuj' illi-
mitée du ciel leurs blancs pitons, leurs coupoles étin-
^etotes. La taille colossale, les formes majestueuses
qu'elles déploient s accordaient bien avec son enthou-
siasme et l'élan de son cœur. La musique devait
aussi le charmer : la vague et douce magie des sons
calme et endort les âmes trop fortes. Quand Luther
ne pouvait plus maîtriser son agpitation, il prenait sa
flûte; il en tirait une harmonie suave et tranquille,
dont les notes apaisaient l'orage de sa pensée. Charles
le Téméraire avait besoin de cette placide influence.
11 se laissait naïvement, bercer par de mélodieux
accords, et la tempête se taisait dans sa poitrine.
Ses organes matériels étaient aussi robustes que
son esprit. Il avait les bras forts, les mains longues,
l^s jambes solides, les reins vigoureux : il terrassait
les jouteurs les plus rudes et semblait infatigable. Il
parlait avec faconde, pouvait discourir très long-
temps et luttait en ferme champion dans les combats
de la logique.
Un. homme ainsi constitué devait être naturelle-
Ktônt brave. D'où la crainte lui serait-elle venue? Il
était plus propre à défier le péril qu'à l'éviter. Aussi
ne donna-t-il jamais aucun indice de peur; il mépri-
sait la mort, et se serait écrié, comme César dans
Shakespeare : « Le danger me connaît bien et sait
que je suis plus dangereux que lui ; nous sommes
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20 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
deux lions nés le même jour, mais, venu le premier,
je suis le plus terrible, »
L'amour de Tordre, de la justice, devait également
faire partie d'un semblable caractère. Aussitôt que
le vieux duc fut mort, son héritier changea le train de
sa joyeuse maison. « Plus de grande table commune,
dit M. Michelet, où les officiers et les seigneurs man-
geaient avec le maître. Il les divisa et parqua en tables
différentes, d'où, le repas fini, on les faisait défiler
devant le prince, qui notait les absents ; l'absent per-
dait les gages d'un jour. Nul homme plus exact, plus
laborieux (i), etc. » Il était grand légiste : ces règles
de la conduite humaine que la pensée découvre, ap-
profondit et montre comme nécessaires, il voulait
qu'on les suivît strictement ; il n'admettait ni dévia-
. tiens, ni modifications. Les moyens termes convien-
nent aux faibles : la multitude, pour lui plaire, de-
vait subir entièrement et rigoureusement le joug du
droit. Ici, de môme qu'en toute chose, il tombait dans
Telcès. Son intelligence raide et inflexible était aussi
téméraire que sa bravoure. Ue là son extrême irri-
tabilité : la résistance, les délais, l'incertitude, le
manque de réussite le choquaient personnellement ;
(i) > Il avait l'œil à tout; quiconque ne se serait pas trouvé à
.rheure ou à la place prescrite, qui aurait manqué à la chapelle ou à
Taudience, Téouyer qui se serait mis entre les chevaliers, celui qui serait
allé à l'offrande avant son tour, étaient bien assurés de quelque sévère .
leçon. Souvent même, lorsque ses serviteurs et ses nobles barons
étaient rangés autour de son fauteuil, il leur faisait, ainsi qu'un ora-
teur, des sermons sur la conduite qu'ib devaient tenir, sur les vertus
de leur rang et de leur état, les admonestant avec gravité et hauteur. «
Barante : Histoire des ducs dei Bourgogne (d'après Ghastelam).
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 21
ils blessaient le fond marne de sa nature audacieuse,
vaillante et despotique. Pourquoi les événements ne
lui eussent-ils point obéi comme des vassaux? Il
ordonne, et tout lui semble possible, tout, excepté le
naufrage de ses plans. Si donc il rencontre une vel-
léité d'opposition et que la lutte se prolonge , il en-
trera dans des colères formidables ; il châtiera ses
adversaires plutôt en impies qu'en rebelles. L'impa-
tience et l'orgueil le pousseront à la cruauté.
Voyez-le après ses défaites, vous le jugerez par sa
contenance. Durant le siège de Neuss, de cette petite
ville, le courage obstiné des habitants le met hors de
lui. Dans sa fureur, il ne veut plus prendre aucun
repos ; il dort tout, armé sur sa chaise, augmentant
ainsi son exaspération. Il n'oublie qu'une seule chose,
l'emploi des moyens habiles qui amènent Ip succès et
doublent les forces. Sa volonté est si ferme, si impé-
rieuse, qu'elle ne calcule pas : il semble que tout
doive fléchir devant une puissance de ce geiire.'Mais,
par son excès môme, elle devient dangereuse; une
fougue tellement hyperbolique aveugle et désarme
le malheureux prince : il fond sur les obstacles, non
pas comme la mer qui ébranle et entraîne les rochers,
mais comme le matelot poussé par la vague, qui se
brise contre les falaises.
Après la bataille de Granson, retiré à Lausanne,
il éprouve d'incroyables tortures. Son inaction forcée,
la honte, la soif de la vengeance le percent de mille
dards. Il ne se tenait pas « dans la ville, mais dans
son camp, sur la hauteur qui regarde le lac et les
Alpes. Seul et farouche, il laissait sa barbe longue ;
il avait dit qu'il ne la couperait pas, jusqu'à ce qu'il
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Si HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE,
6Ût revu le visage des Suisses. A peine s'il laissait
approcher son médecin, Angelo Gatto. La bonne
duchesse de Savoie vint pour le consoler; elle fit
venir de la soie de chez elle pour le rhabiller ; il était
resté déchiré, en désordre et tel que Granson l'avait
fait (i). » A la suite de Morat, ce fut un désespoir
sans bornes. Comment supporter une déroute si com*
plète? Lui, le brave des braves, le maître impérieux,
Tâme chevaleresque et poétique, il avait fui, couru
ventre à terre! Tout lui avait échappé, Ihonneur, la
puissance, la victoire! Le monde riait, ses ennemis
tri<wnphaient. Pour ces esprits hautains, fléchir
c-est mourir. Une cécité morale le frappe, le vertige
le saisit : encore un peu de temps, et il expire d'une
Éaçon lamentable, victime de son exagération en-
thousiaste et de sa nialadresse héroïque.
Les goûts élevés de Charles le Téméraire, son
éducation brillante, son amour du faste l'excitaient
à encourager les arts. Il fit faire un grand nombre
de manuscrits somptueusement ornés, que possède
la bibliothèque de Bourgogne. Après Granson et
Morat, les Suisses en trouvèrent de magnifiques dans
sa tente : les personnes qui visitent Berne les admi-
rent encore. Sa véhémence préparait le malheur des
Pays-Bas et la chute de l'école brugeoise, qui dépérit
avec la Néerlande; mais, pendant son règne, il ne la
laissa point sans protection. Il est à croire que Mem-
linc fut un de ses peintres officiels, qu'il l'emmena dans
ses guerres, où le suivait presque toute sa maison (2).
(1) Michelet : Histoire fie France,
(â) ' Sa tente était entourée de qnatre cents autres, où logeaient
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HISTOIRE DB LA PEINTURE FLAMANDE. 25
L'artiste pieux assista, le 5 janvier 1477, à la bataille
de Nancy, et fut obligé comme les autres de prendre
la fuite, sur les champs couverts de neige.
Or peu de temps après cette cruelle déroute, un
homme d'un certain âge entrait à Bruges par la
porte qui mène vers Damme. Il était pâle et chemi-
nait avec lenteur; une maladie semblait épuiser ses
forces, son costume déchiré annonçait la misère. Un
blanc tapis cachait le sol des rues et les toits des
maisons; un ciel obscur se déroulait sur la ville, et
la bise gémissait tristement dans les carrefours. Le
voyageur s'arrêtait de loin en loin, comme pris de
défaillance, puis continuait sa marche. Ses amis ne
le reconnaissaient plus, ou, le voyant malheurera:,
se détournaient de lui. Que faire? Quel gîte choiar?
Quel charitable cœur implorer? De tous les senti-
ments, la compassion et l'amour de la justice sont
les plus débUes : malheur à celui qui n'a pas d'autres
soutiens, ni d'autre espérance ! L'infortuné se dirigea
donc vers l'hôpital, cet asile du génie et de la vertu.
Il sonna la clochette du monastère Saint-Jean, puis
tomba presque évanoui sur une borne. Les reUgieui
le transportèrent dans une de leurs salles, l'exami-
nèrent, virent qu'il souffrait d'une blessure et lui
prodiguèrent leurs soins.
tous les 8e%nears de sa eoor et les serriteacs de sa maison. Au dehors
brillait l'écosson de ses armes, orné de perles et de pierreries; le de-
dans était tendu de velours rouge, brodé en feuillages d*or et de perles ;
des fenêtres, dont les vitraux étaient enchâssés dans des baguettes d'or,
y avaient été ménagées. Le fauteuil, où il recevait les ambassadeurs et
doimait ses solennelles audiences, était d'or massif, etc. • Hisioife des
duosée Bourgogne^ par M. De Baranté.
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24 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Il lutta bien des jours contre la douleur ; mais les
mois embaumés revinrent, le printemps chassa de-
vant lui les troupeaux de nuages qui blanchissaient
les plaines du firmament. Le voyageur recouvra peu
à peu la santé ; il parla de son art, de ses tableaux,
et Ton reconnut le grand Memlinc.
Dès qu'il fut assez bien portant pour travailler, il
demanda des pinceaux. Le frère Jean Floreins van
der Riist, grand amateur de peinture, se hâta de lui
procurer tous les instruments nécessaires. D'une
main encore mal assurée, le pauvre artiste exécuta
quelques morceaux, dont il fit présent à l'hospice, en
reconnaissance des soins qu'on lui avait prodigués.
Les restes de sainte Ursule et de ses compagnes
étaient gardés dans un vieux reliquaire, d'assez
pauvre apparence. Un jour que le peintre causait
avec Jean Floreins, l'idée leur vint de faire une
châsse éclatante, où l'on déposerait ce legs vénéré d'un
autre âge;... mais que se passe-t-il? Quel nuage vient
offusquer notre vue? Les lignes, les couleurs pâlis-
sent, s'effacent peu à peu... C'est la légende qui perd
le souvenir. Nous allons demander à l'histoire de
plus amples renseignements, après avoir communi-
qué une dernière observation au lecteur.
Un fait curieux, important, quoique minime, pa-
raît témoigner en faveur de la tradition populaire.
Dans le Mariage mystique de sainte Catherine (T Alexan-
drie, un des tableaux que possède l'hôpital Saint-
Jean, quatre colonnes se profilent derrière le trône
de la Vierge; les chapiteaux de gauche représen-
tent un ange qui annonce à Zacharie la naissance
de saint Jean, puis l'accomplissement de la prédic-
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 25
tion; les chapiteaux de droite figurent un homme
tombé dans la rue , auquel on offre à boire pour le
remettre, puis ce malheureux tcansporté à l'hôpital
sur un brancard. Ces deux miniatures demeurées
inaperçues, que j'ai découvertes par hasard, en mon-
tant sur une table, ont un si intime rapport avec la
tradition relative au peintre, qu'elles semblent la con-
firmer et la prouver. Memlinc ne parait-il pas avoir
voulu raconter lui-même l'épisode triste et curieux
de son arrivée au monastère? Il est difficile de croire
qu'une si parfaite coïncidence soit un jeu du hasard.
Prêtons maintenant l'oreille aux confidences des
archives.
Les premières, dans l'ordre chronologique, sont
celles des comptes tenus par la jurande des scribes
et enlumineurs de Bruges (i). Voici une note que
l'on y a trouvée :
^ L'an 1477. Item, donné au menuisier 5 escalins
de gros, à savoir 2 pour la caisse de notre tableau et
3 pour les volets que j'ai avancés à maître Hans, de
la p2y:t de la corporation. »
Une seconde note, bien singulière, porte que
12 gros furent dépensés pour Guillaume Vrelant,
lorsqu'on chargea Memlinc de peindre les volets. Il
semble donc avoir été député vers l'artiste et rému-
néré de sa peine. Ce Guillaume Vrelant nous inté-
resse d'une façon toute particulière, et nous l'avons
déjà fait connaître au lecteur. C'était lui qui avait
exécuté, bien longtemps auparavant, pour Philippe
(i) Voyez plus haut ce que nous avons dit de cette corporation,
tome troisième pag. 77.
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26 HISTOIRE DE LÀ PEINTURE FLAMANDE.
le Bon,, les plus belles miniatures des Annales du
Hainaut, par Jacques de Guyse. Le premier Tolume
de cet énorme et splendide ouvrage, frais dans cer*
taines parties comme le jour où il fut terminé, est le
plus ancien document relatif à maître Guillaume. On
en commença l'exécution en 1446. Les registres de
la corporation des scribes et enlumineurs, à Bruges,
mentionnent l'artiste dès l'année 1454, où ils débu-
tent. Au mois de juin 1469, le trésorier de Philippe
le Bon lui remit 33 livres, pour avoir peint, à 12 sous
la pièce, des histoires de pltisieurs couleurs dans un
volume intitulé Yita Ctîristi. Vrelant paya sa coti-
sation annuelle jusqu'en 1481, mais, l'année sui-
vante, il était mort, car sa veuve acquitta la rede-
vance (i). Fut-il réellement expédié vers Memlinc
comme un intermédiaire, et rétribué pour sa dé-
marche? J'en doute fort : les artistes n'étaient pas
alors traités avec tant de cérémonie. Le vieux mot
flamand v^rteirf peut vouloir direjpr^e, avancé. Pour-
quoi 12 gros furent -ils prêtés en cette occasion à
Guillaume Vreland? Peut-être parce qu'il les VQulait
offirir au peintre, attendu que son portrait et celui de
sa femme devaient couvrir deux faces des volets
portés chez lui. Un inventaire des biens que possé-
dait la ghilde, en 1499, le prouve d'une manière
péremptoire ; on y lit cet article : ^ En outre leur
tableau à quatre volets , où se trouvent peints Guil-
laume Vreland et sa femme ^ de bienheureuse mé-
moire, exécutés par la main de feu maître Hans, »»
Il semble que le don de Guillaume vint fort à pro-
<i) * De weduwe Wilhem Vreylands. •
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HIS^KHRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 97
pos, cat il fallut bientôt avancer au peintre une livre
de gros, et, en 1478, on lui remit, pour solde de
compte, 3 livres 2 escalins (i>.
Tout cela n'annonce point la richesse, ne dénote
même pas Taisance. Un artiste qui demandait un
acompte d'une livre sur deux tableaux ne devait
pas être au mieux avec la fortune. Remarquons, en
passant, que Memlinc n'avait pas historié le pan-
neau central, qui était déjà peint, lorsqu'on le chargea
de décorer les ailes. En 1490, on ajouta au retable
deux volets nouveaux, sur lesquels Arnould Basekin,
chef de la ghilde, et un autre membre de la corporar
tien, Jean de Clerc, firent représenter en grisaille
saint Arnould et saint Nicolas (2).
L'histoire maintenant noua ramène dans l'inté^
rieur de l'hôpital. Deux œuvres d'un mérite excep-
tionnel y portent la date de 1479. L'un représente le
Mariage mystique de sainte Catherine, l'histoire de
saint Jean-Baptiste et celle de saint Jean TEvangé-
liste : le second nous ofi&*e ^Adoration des mages.
Ces deux travaux furent commandés par Jean Flo-
reins (3), et l'on doit croire qu'il rétribua Memlinc. Sur
(1) Deux nouveaux volets mentionnés dans les comptes de la
gbilde, à cette époque, ne forent point portés cbez Memlinc, attendu
que les registres, en ce qui le concerne, parlent seulement de deux
ailes qu'il devait peindre.
(2) ' Sondach, de twee nieuwe duere van witte ende van zwaerte^
te wetene : sinte Aernoude ende sinteNiclaeus, die ic Arnoudt Bazekin
ende lan de Clerc hebbende gbedaen maken , oncost der gilde. «
(Comptes de la société des scribes et enlumineurs, pour l'année 1490,
aux arobives communales de Bruges.)
(3) ' Ce Jean Floreii^s figure sur le grand eomme sur le petit
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28 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
le premier, Tartiste le plaça derrière sainte Catherine ;
il a pour vêtement le costume ordinaire des moines
de l'hôpital, et semble tout joyeux de figurer dans une
si belle oeuvre : au fond du tableau, il reparaît ha-
billé d'une robe noire, exerçant les fonctions de jau-
. geur public : des tonneaux l'environnent, une grue
s'allonge sur sa tête, celle qu'on employait pour
charger et décharger les pièces de vin et de liqueurs;
les bâtiments et une tour éloignée indiquent le lieu
où s'accomplissait jadis la vérification. Le signe dont
le religieux marquait les futailles se trouve en bas
du panneau central, près de l'inscription latine. Le
cénobite ne fut point oublié dans l'adoration des
mages; on l'y voit à genoux, priant avec ferveur. Il
était alors âgé de trente-six ans; sa figure annonce
un caractère plein de franchise, de bonté, de viva-
cité. Le grand peintre et cet homme loyal devaient
bien s'entendre.
Pendant l'année 1480, il fit pour la chapelle des
corroyeurs, à Notre-Dame, une répétition du même
tableau, apparemment parce qu'il en avait payé la dépense, que je n'ai
pu trouver renseignée dans les comptes de l'hôpital, quoique j'y aie
bien vu le nom de ce frère. — L'emploi de jaugeur public appartenait
de temps immémorial à un des frères de Fhôpital, et j'en ai vu un
nombre considérable de mentions dans les comptes de la maison, de
puis le treizième siècle jusque bien après l'époque de Jean f loreins
Le produit de cet emploi est renseigné habituellement dans les comptes
mais sans indication de celui qui l'exerçait. On voit encore aux ar-
chives de cet établissement, outre quelques traités manuscrits de jau*
geage, du quinzième siècle, une très ancienne jauge, appelée vergiet'
rœde dans les comptes. « Scourion : Messager des sciences et des arts,
année 1826, pag, 302.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 29
sujet : Pierre Bultynck, échevin de Bruges, et Ca-
therine van Ryebeke, sa femme, les donataires, y
brillaient dans leurs plus magnifiques atours, en-
chantés de recevoir un si grand honneur.
A partir de ce moment, tout change dans la des-
tinée de Memlinc. Fit-il un héritage? Épousa-t-il
une femme qui lui apporta de la fortune? L'un ou
l'autre de ces événements dut avoir lieu, mais le der-
nier me paraît le plus vraisemblable et concorde
pleinement avec les données positives, qui éclairent
la fin de son existence. Nous savons maintenant que
l'habile peintre se maria vers cette époque. Aussi,
comme il avait environ cinquante-cinq ans, laissa-t-il
des enfants mineurs, lorsque la mort le terrassa en
1495. Les documents trouvés dans les archives reli-
gieuses et civiles de Bruges par M. Weale nous
apprennent qu'il possédait, en 1480, deux maisons
situées rue du Pont-Flamand,- qu'elles se touchaient
et que l'une au moins lui servait d'habitation. Nulle
pièce n'indique l'époque où il les acheta ; mais les
comptes de l'église Saint-Donatien attestent que la
fabrique reçut de lui , pour la première fois , le
24 juin 1480, une somme de 34 deniers, qui était
payée tous ks ans par les propriétaires de ces im-
meubles. La même année, l'artiste fit à la ville un
prêt de 20 escalins, pour les frais de la guerre que-
la commune soutenait alors contre la France, avec le
reste de la nation. Deux cent quarante -sept per-
sonnes avaient ainsi aidé le conseil échevinal et
ajouté aux 500,000 livres déjà employées dans le
même but. Memlinc fut remboursé l'année suivante.
Du mois de septembre 1482 au mois de septem-
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' ^ ^
30 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
bre 1483, la tille lui paya 6 escalins de gros, pour
Tindemniser du quart des frais que lui avait occa-^
sionnés la toiture de son habitation, où il remplaça
le chaume par des tuiles. Presque toutes les maisons
étant alors couvertes en paille, la régence, afin de
prévenir les incendies, avait offert une prime aux
citoyens qui feraient usage de matériaux plus so-
lides et moins dangereut. Nous avons déjà vu Si-
mon Marmion toucher une somme pour le mâme
motif.
' D'autres renseignements nous sont fournis par des
sources diverses. Pendant cette année 1480, qtii fut
pour Memlinc d'une si haute importance, Adrien
Reims, supérieur de l'hôpital Saint-Jean, prit la ré-
solution de faire exécuter une splendide châsse ,
destinée aux reliques de sainte Ursule, et chargea
notre artiste des peintures qui devaient la décorer.
Les principales scènes de la légende se passant au
bord du Rhin, il jugea indispensable que le grand
homme allât d'abord voir le pays, mais surtout Co-
logne, où la pieuse héroïne avait été si bien ax>
cueillie par la reine Sigillindis, où elle vint mourir
sous les coups des barbares. Le digne ecclésiastique
paya les frais du voyage. Et piême la première ex-
cursion n'ayant pas suffi, Memlinc retourna sur les
bords du grand fleuve : Adrien lui donna encore les
fonds nécessaires (i).
(i) La supérieure qai communiqua ces faits au critique Passavaint,
lui dit qu'elle les avait tirés des areltires de l'hôpital, arebires oit elle
refiisa de h laisser pénétrer. Le Voyageur les consigna dans un oifticlè
du KunsiblaU (année 18é^, vfi 63). Le com:te de Croeser, admini»-
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 31
MëmliiiG erra donc, plein d'enthousiasme, au bord
des flots limpidias, où se joue la fée deLurlej, où deux
chaînes de collines projettent leur ombre et mirent
leurs têtes couronnées de vignobles. Il refléta aussi
leur image dans ses tableaux. Cologne, la ville sainte»
la ville des arts, berceau de l'idéal germanique dans
la peinturé, forêt de clochers romans, de tours go-
thiques, nid de légendes merveilleuses, qui planent
au dessus comme des troupes de colombes, la ville
des rois mages et de sainte Ursule, en un mot, ne
l'étonna, ne le charma pas moins; il l'intronisa au
fond de ses p'erspéctives, avec son diadème de flèches
et de créneaux. Il y admira les nobles ouvrages de
Guillaume et d'Etienne, produits comme les siens
sous la double influence de l'Allemagne et des Pays-
Bas (i); lui, que la grâce semblait avoir doué à sa
naissance de dons merveilleux, lui qu'un génie rê-
veur accompagnait sur tous les chemins, dut éprou-
ver une joie intime devant ces douces figures. C'était
bien le genre de beauté qu'il aimait, c'était bien le
tratetti de l'hôpital, auquel on doit le seal livret qui existe sur les ta-
bleaux possédés par l'établissement, n'eut jamais connaissance des
pièces relatives à Memlinc; il vit seulement le compte des frais payés
pour la menuiserie de la châsse. D'où vient que les autres documenté
kd forent cachés? Pourquoi, depuis vingt-trois ans, personne n'art-â
demandé, &'art-â obtenu Tatitorisatioù de feuilleter les archivés de
l'hospioe? Yoilà «ne soixrce d'informations positives, signalée d^uis
longtemps dans un journal, et pas un seul individu en Belgique n'a
pris la peine de la consulter !
(i) Guillaume de Herle, fixé à Cologne et revendiqué par l*Afle-
magne, était un flamand ; if avait vu le jour au vidage de Herle (àiais-
tenant HeerUn), situé da&s le Limbourg holki&dais, à t^is liéti^ de
Maastricht, village où Ton parle flamand.
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32 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
sentiment profond qui agitait son cœur. On eût dit
qu'une rosée céleste, une rosée de printemps vivifiait
son intelligence et en épanouissait les plus mysté-
rieuses facultés. Cette action fortifia les liens ré-
cents des écoles flamande et germanique.
Un manuscrit semble témoigner de son passage au
bord du grand fleuve. C'est un livre de prières en
latin, de format in-quarto. Il se trouvait chez le pas-
teur Fochem, à Cologne, d'où il a passé dans la biblio-
thèque d'Oxford. On pense qu'il était autrefois la pro-
priété de Marie de Médicis, qui mourut dans la pre-
mière ville. Non seulement toutes les initiales des
chapitres sont couvertes d'or et de peintures, mais on
a décoré d'une manière aussi élégante l'intervalle des
alinéas. Sur les bords latéraux se déploient des ara-
besques, formant des bandes aussi longues que les
colonnes d'écriture et larges à peu près d'un tiers. Le
fond en est d'or mat : sur ce champ brillent des fleurs,
des fruits, des oiseaux de tout genre et de capricieux
dessins. Au commencement des chapitres et des
prières, on admire de grandes scènes historiques,
dont la Bible et la vie des saints ont fourni les sujets.
La richesse de l'invention , la grâce et la vérité de
l'ordonnance, des têtes, des costumes et des paysages
donnent à ces miniatures , qui portent le cachet du
style de Memlinc, une haute valeur. On ignore le
nom des maîtres qui l'ont aidé dans ce travail, et l'on
ne peut dire quels épisodes sont exclusivement de
sa main. Le plus beau de tous figure la descente du
Saint-Esprit : la colombe mystique a répandu sur le
tableau la lumière et la perfection divines.
Revenu à Bruges, Memlinc travailla plusieurs
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 33
années au poème de sainte Ursule, et le termina en
1486. On doit dire néanmoins qu'il n'absorbait pas
tout son temps : il acheva et livra, en 1484, à l'hos-
pice Saint- Julien, qui le lui avait demandé, l'admi-
rable Saint Christophe que possède maintenant le
Musée de Bruges.
En 1487, Martin van Newenhoven fit exécuter par
Memlinc un diptyque, maintenant conservé à l'hôpi-
tal Saint- Jean; sur un des panneaux, l'artiste repré-
senta la Vierge assise, tenant son fils; sur l'autre,
le donateur. L'image porte l'inscription suivante :
Hoc opus fieri fecit Martinus de Newenhoven anno
])ni i/^^ anno vero œtatis suœ 23 (Martin de Newen-
hoven à fait faire ce travail l'an du Seigneur 1487,
comme il était âgé de vingt-trois ans). Martin, sui-
vant le comte de Croeser, était né le 14 novem-
bre 1465; il fut échevin de la ville de Bruges en
1492, chef-homme en 1495, bourgmestre en 1497. 11
mourut, bien jeune encore, le 16 août 1500. Memlinc
était lié depuis longtemps avec sa famille. En 1479,
déjà il avait peint Anne de Nieuwenhove (l'ortho-
graphe variait beaucoup pendant le quinzième siècle
et pendant le moyen âge). Au bas de son portrait que
j'ai vu, que j'ai même étudié tout à mon aise, se
trouvait cette inscription en mauvais latin :
De Nieuvenhove eonjunx, domicella, Jokannù et Michaelis,
Obif, de Blasere naia Johanne^ Anna, sub m, e, quater,
X oeto, sed excipe iotam; oetobris quinia, Paee quieseai. Amen,
Rien que pour construire ces phrases embrouillées,
il fallut recourir à l'obligeance d'un savant paléogra-'
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34 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
phe, M. Vallet de Viriville, qui les ponctua comm«
on vient de le voir. Elles signifient :
Damoiselie Anne, fille de Jean de Blasere, femme de
Jean et Michel de Nieuvenhove, est décédée le 5 acto-
bre 1479 (i). Qu'elle repose en paix. Amen.
Cette dame» qui avait épousé deux maris portant
le.méme nom de famille, deux parents à n'en pas
douter, avait probablement mis au jour Martin de
Nieuwenhove. Elle est représentée sur le panneau
agenouillée, les mains jointes, devant Marie et de-
vant son fils, auxquels la recomm'ande sainte Anne,
sa patronne, et occupe la gauche du tableau. Une
robe en velours garnie de fourrure, une ceinture
verte et un bénin noir, qu'entoure un voile transpa-
rent, forment son costume. Elle ressemble à la sibylle
Zambeth, le plus ancien et le plus faible des ouvrages
de Memlinc possédés par l'hospice Saint- Jean. Der-
rière la pieuse femme, la ville de Bruges se dessine
en perspective : on reconnaît le beflfroi, l'église
Notre-Dame et l'église Saint-Sauveur. Derrière la
Vierge et sainte Anne monte un de ces riches tapis,
qui servent habituellement de fond dans les tableaux
du quatorzième siècle. Les étoffes,^ la tapisserie sont
brillantes et traitées avec le plus grand soin ; mais
les visages n'ont qu'un mérite secondaire {2).
* Memlinc était marié, comme nous l'avons dit; sa
(1) Littéralement : ' L'année mil quatre fois cent, hait fois dix,
moins un iota, « c'est à dire moins une unité.
(3) Ce tableau, que possédait ? Alliance des arts ^ fut offert,, en 18é7,
au gouTernement belge ; mais ie comte Amédée de Beaafoct étant
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HISTOIRE, DE LA PEINTURE FLAMANDE. 55
femme, qui s'appelait Anne, lui avait donné deux
garçons, Jean et Nicolas, et une fille nommée Pé-
tronille ou Cornélie, car le diminutif Nielkiriy dont
on se sert pour la désigner sur un acte authentique,
peut signifier l'un et l'autre. Anne mourut en 1487;
le 10 septembre de cette année, Louis de Valkenaere
et Thierry van den Gheere, choisis pour être les tu-
teurs de ses enfants, apportèrent à la chambre pupil-
laire le compte des biens que leur avait laissés la
défunte. C'était la moitié de chacune des maisons
situées rue du Pont-Flamand, plus la moitié d'une
parcelle de terre sur laquelle se trouvait une petite
habitation, et la moitié d'un petit passage ouvert à
côté ; enfin une somme de douze livres de gros tour-
nois, produite par la vente des meubles, et remise
par le père aux tuteurs, avec garanties sur hypo-
thèque pour les moitiés de maisons et terrains.
Jean Memlinc avait exécuté son portrait et celui de
sa femme sur un même panneau. Il traça encore sa
propre image vers 1490, mais cette fois sans la compa-
gne de ses vieux jours. Il y paraissait avoir soixante-
cinq ans, était vermeil et assez gras, comme l'indi-
que le Voyageur anonyme, qui eut occasion de voir le
tableau, en 1521, chez le cardinal Grimani (i). Ce
alors, par pure Yanité, diroeteor des beaux-arts, qa^il ne comprenait
pas, il n'y avait rien à faire. Je ne aais ce que le tableau est devenu.
(i) « El zitratto a Qglio dç Zuan Memelino ditto. è di sua mano
istessa, fatto dal specchio; dal quai si comprende che Tera circa de
anni 65, piuttosto grasso, che altramente, e rubiconde.
« Li dui retratti pur a oglio del marito e moglie insieme , alla
iPonentina, furono de man de i'istesso. »
Notizia d^opere di dUegno^ pag. 75 et 76.
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36 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
signalement n'a aucun rapport ^vec l'effigie pâle /
maigre et fluette de Pierre van der Weyden, regardé
longtemps comme le portrait de Memlinc.
En 1495, l'artiste noble et charmant, qui prome-
nait sur le monde un regard si poétique, l'envelop-
pait de nuances si fraîches, animait ses personnages
d'une piété si délicate et semblait peindre en écoutant
le luth harmonieux des anges, fut traîné par la mort
dans la sombre demeure où elle couche ses victimes.
Le 10 décembre, les tuteurs Louis de Valkenaere et
Thierry van den Gheere vinrent, une seconde fois,
présenter à la chambre pupillaire le compte des
biens dont ses enfants héritaient, à savoir les se-
condes moitiés des habitations et terrains, plus huit
livres de gros, qui provenaient de la vente des objets
mobiliers (i).
Où Memlinc fut-il enseveli? Probablement à l'église
Saint-Donatien, comme Jean van Eyck. Mais sa
tombe a disparu comme celle du grand inventeur.
Faut-il le regretter, faut-il s'en plaindre? Je ne le
crois pas. Qu'importent les honneurs tardifs que les
nations rendent aux morts, non point parce qu'elles
aiment et vénèrent le génie, mais pour satisfaire
leur amour-propre et servir dç texte à leurs fanfa-
ronnades? On veut pouvoir citer d'illustres compa-
triotes ; chacun est fier de ces gloires jadis méconnues
ou insultées, comme s'il avait droit lui-même à leur
couronne d'épines. Et souvent les contemporains du
(i) Les actes originaux sont reproduits dans le Journal des beaux-
arts^ publié en français à Saint - Nicolas , année 1861, pag. 21 et
suivantes.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 37
grand homme n'ont pas daigné suivre la bière qui
emportait ses restes, ni marquer d'une simple dalle la
fosse qui les engloutissait pour toujours! L'ont-ils
f^it, après une longue série d'injustices, quel en est
le résultat? Les badauds viennent d*un air maussade
ou inattentif regarder cette tombe fameuse, pronon-
cent quelques paroles burlesques, pendant que le
gardien leur psalmodie rhistoire du trépassé, irri-
tant son ombre et exploitant ses malheurs, puis vont
admirer quelque niaise production ou écouter les
balivernes d'un empirique. Mieux vaut l'oubli, la
solitude et la majesté de l'éternelle paix!
I
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CHAPITRE XXV
JEAN MEMLING
Favorable moment où il débute. — Esprit général de son œuvre. —
Il est le Virgile de Tart flamand. — Grâce, poésie, sentiment idéal,
qui caractérisent ses tableaux. — Il peint mieux le nu que ses pré-
décesseurs et n'imite pas le volume excessif de leurs draperies. —
Son goût délicat se révèle dans ses paysages comme dans les types
de ses figures. — Charme de son coloris. — Son genre spécial de
composition : il aimait à enchaîner les scènes, à faire des récits en
images. — Corrélation de cette tendance avec la^ sculpture gothique
et le théâtre du moyen âge. — Côté prosaïque dé Memlinc. —
Particularité bizarre qu'on observe dans ses personnages. — Ses
analogies avec les peintres contemporains de la Flandre.
C'est toujours un grand avantage pour un artiste
ou pour un auteur de ne venir au monde ni trop tôt,
ni trop tard. Le rôle des initiateurs est sans doute
glorieux, mais il est en même temps plein de périls
et d'incertitudes : tous les pionniers du progrès n'ont
pas, comme les Van Eyck, un génie suprême et
triomphant, qui, dès les débuts, renverse les obsta-
iè:'.^ Digitizedby Google
HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 59
des, parvient aux plus brillants résultats. Beaucoup
ne font qu'ouvrir l'entrée de la route, perdent leur
vie en efforts ingrats et bientôt oubliés. Venir trop
tard expose à un autre inconvénient, celui de trouver
le chemin poudreux, encombré de voyageurs : plus
de rosée, plus de fraîches corolles sur les bords, plus
de chansons matinales dans les ranjeaux. Ceux qui
partent, au contraire, à une heure opportune, évi-
tent toutes les difficultés, se préservent de la cohue,
ou, pour mieux dire, le sort bienveillant leur épargne
et les fatigues extrêmes et le voisinage de la foule.
Garantis de la sorte, ils peuvent songer uniquement
à leur œuvre prise en elle-même, au charme du sujet,
à la beauté de la forme; ils peuvent pousser très loin
la perfection du travail, unir la grâce et la pureté, la
force et la délicatesse.
Cette précieuse faveur, Memlinc Ta obtenue dans
toute sa plénitude. Lorsqu'il dessina ses premiers
croquis, les Van Eyck et Rogier van der Weyden,
le disciple bien-aimé de Jean, Thierry Bouts et Mar-
naion avaient résolu les problèmes les plus difficiles
de la peinture, créé une manière nouvelle ; leur suc-
cesseur n'eut qu'à faire usage du style inventé par
eux , des ressources qu'ils lui transmeftaient. Rien
n'amortit sa verve, rien ne contraria son imagina-
tion; heureux légataire, il put dépenser à sa guise le
trésor que ses maîtres avaient arraché des profon-
deurs du sol. Mais il le dépensa en homme intelli-
gent, doué d'un mérite supérieur : il édifia un palais
magique, où règne l'idéal, où trône la beauté.
Quel est le caractère général de son œuvre? Quand
on connaît sa position dans l'histoire, on pourrait
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40 JEUStOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
a priori le décrire. La poésie et l'art obéissent, en effet,
à une loi éternelle. Après avoir vaincu les premiers
obstacles, subi les perplexités, les fatigues du novi-
ciat, ils montrent tout à coup une hardiesse illimitée,
passent de l'indécision et de la crainte aux excès de
la force. Us marchaient naguère en tâtonnant, comme
dans une avenue souterraine; maintenant ils se re-
dressent avec fierté, comme s'ils apercevaient une
lumière subite, comme si la vue du ciel, le spectacle
du monde leur causaient un violent transport. La lit-
térature, l'architecture, la sculpture et la peinture
commencent par l'énergie et la grandeur, aussitôt
quelles peuvent accomplir des œuvres immortelles.
C'est leur premier élan, le premier usage d'une liberté
conquise sur leur faiblesse, le premier éveil de leur
imagination et le premier essai de leur vigueur ; elles
aspirent à l'infini, tentent l'impossible et courent au
but de leur espoir avec un enthousiasme effréné. Puis
leur fougue s'apaise, leur ivresse se dissipe : elles
entrent d'un air réfléchi dans leur seconde période.
Bien des épreuves ont été faites, bien des chutes ont
signalé d'audacieuses entreprises.. EUes méditent,
calculent leurs moyens , restreignent leur ambition ;
elles ne veulent plus sortir de la sphère terrestre et
planer sans relâche dans la zone du sublime : parve-
nues à l'âge mûr, elles, se contentent de la beauté.
Harmonie, justesse des proportions, formes pures et
brillantes, voilà l'idéal qui flotte devant leurs yeux.
•Ce n'est pas le firmament qu'elles rêvent, mais le
jardin des délices. L'inspiration, qui d'abord inondait
les plages poétiques, a modéré sa violence, et est un
peu descendue. Elle baisse encore, elle poursuit
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T'"-
HISTOIRE DE LÀ PEINTURE FLAMANDE. 41
sa retraite ; la beauté noble et virginale est elle-
même insensiblement délaissée; la grâce, l'esprit, la
finesse, l'élégance deviennent la limite que l'onde
atteint, sans la franchir. Le mouvement continue,
les flots se dérobent toujours; les moyens les plus
grossiers, les effets les plus vulgaires, les passions
les plus matérielles envahissent alors le domaine de
l'art et le corrompent jusque dans ses profondeurs.
Ainsi chez les anciens nous voyons se succéder le ter-
rible et dramatique Eschyle, l'harmonieux Sophocle,
l'élégant, l'adroit Euripide, le lascif Agathon; Ho-
mère occupe les plateaux élevés du poème épique, le
doux Virgile nous apparaît à mi-côte, le subtil et
ingénieux Lucain brille au dessous de lui, Pétrone et
Apulée cheminent au bas de la montagne. La littéra-
ture italienne nous offire un spectacle analogue : elle
a pour aube première le génie du Dante; puis se
lèvent la sobre imagination du Tasse, le goût déli-
cat de l'Arioste, la verve railleuse de Bemi; les
obscènes productions de Marini forment le soir de ce
beau jour, soir plein de visions délirantes. Michel-
Ange précède de même Raphaël, Raphaël précède
Conrége, et celui-ci expire avant la. naissance de
Luca Giordano, surnommé le faiseur, talent vul-
gaire et impudique. Le rude Corneille, le sage Ra-
cine, le spirituel Yoltaire et ie hardi Beaumarchais
signalent en France des périodes équivalentes dans
l'art du théâtre. Gomme l'oiseau de paradis, l'intel-
ligence de l'homme essaie d'abord ses forces; elle
pr^ad son vol, plonge au milieu de ï'éther, puis
descend peu à peu, lorsque sa vigueur l'abandonne,
et ne touche la terre que pour mourir* Elle a seule-
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43 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
ment le don de renaître, et monte plusieurs fois vers
le ciel.
La peinture néerlandaise a subi le pouvoir de cette
règle fondamentale'. Les Van Eyck ont ordinaire-
ment plus d'énergie que de charme; la conception,
le dessin, le coloris, la facture se recommandent chez
eux par une grande fermeté; ce sont avant tout des
artistes robustes. L'attrait, la poésie leur manquent
en bien des occasions, manquent surtout au jeune
frère. Le vrai les séduit plus que le beau. Tel n'est
pasMemUnc, le Virgile de l'art flamand. Esprit suave
et doux, noble et contemplatif, il a choisi l'idéal pour
guide : semblable au jeune Tobie escorté par un ange,
il a obtenu ainsi une douce victoire et s'est uni à une
périlleuse fiancée : la grâce l'a pris dans sa couche,
lui a octroyé toutes ses faveurs, sans l'exposer à la
mort et sans l'énerver. Il est sorti de cette épreuve le
sourire sur la bouche.
Son astre charmant n'éclaire pas les visages seuls
de molles lueurs. L'habile disciple a mieux étudié que
les Van Eyck les formes du corps, et reproduit le nu
avec une science, avec une adresse plus parfaites.
Les membres n'ont point une maigreur inopportune,
les chairs sont finement modelées. Le Saint Christophe
exposé à l'Académie de Bruges et la troisième minia-
ture peinte sur la châsse dé sainte Ursule ne permet-
tent pas de révoquer en doute ces progrès. Memlinc
a déployé dans l'exécution des mains autant d'habi-
leté que les deux frères ; il leur est supérieur, quand
il figure les jambes et les pieds : on ne saurait voir
rien de plus beau en fait de dessin et en fait de cou-
leur. Ils semblent trop délicats, trop poétiques pour
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
45
fouler la terre , et dignes seulement des envoyés de
Dieu qui flottent à travers les espaces.
Ses draperies, moins volumineuses, sont plus agréa-
bles : quoiqu'on trouve encore dans ses tableaux des
costumes d'une ampleur outrée, il ménage ordinaire-
ment l'étofiFe, épargne les plis. Les personnages ne
succombent point sous l'énorme poids de leurs vête-
ments. Ce faux goût, que l'on trouve dans les pein-
tures de Jean van Eyck et de ses élèves, ne leur
appartenait point en propre. Ce n'est pas un trait pri-
mitif, mais un signe de décadence. L'art débute par
l'avarice et non par la prodigalité : il use d'abord
trop péniblement de ses ressources pour ne pas les
employer avec une modération timide ; ses draperies
sont indigentes, son travail prudent : il se^bome au
strict nécessaire. Quelques arbres simulent une forêt,
quelques gouttes d'eau tiennent lieu des fleuves et de
l'Océan. Il n'abuse que plus tard de ses moyens, lors-
qu'il en est tout à fait maître, qu'il se lasse de la .jus-
tesse et que la sobriété l'ennuie. Les costumes de Jean
van Eyck me paraissent donc imités de la sculpture
en vogue à son époque. On retrouve dans celle-ci la
même ampleur hyperbolique, les mêmes agencements
arbitraires, la même profusion de plis. Comme l'ar-
chitecture, elle déclinait alors rapidement; elle était
arrivée à cet âge où l'accessoire étouffe le principal,
où les ornements surchargent, déguisent et annulent
le fonds. Le gothique de la décadence brisait toutes
les lignes, cachait toutes les formes générales sous
une éruption d'enjolivements; on ne voyait plus que
les coquetteries du détail, et l'ensemble perdait sa
grandeur. La statuaire contemporaine tombait dans
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44 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
les mêmes défauts, dan$ les mêmes excès : la dra-
perie vient de nous en oflrir une preuve. Le goût
délicat de Memlinc le préserva de ces erreurs : il
amoindrit les étoffes de ses devanciers, en supprima
les brisures et le papillotement; si quelquefois encore
il se laissa égarer par Tancienne coutume, il aperçut
et désigna la bonne route, cette voie sacrée où mar-
chaient les artistes grecs, où Raphaël [chemina plus
tard.
Son amour de la beauté se trahit et devait se trahir
dans l'expression de ses figures, le point le plus dé-
licat du problème pittoresque. La religion chrétienne
n'est pas pour lui la doctrine du sacrifice, mais une
loi consolante et une promesse de bonheur. Il suit
les traces*de Rogier van derWejden, son pèreintd-
lectuel, en qui nous avons signalé ces tendances. On
peut même dire quïl est moins austère. Il ne peint
pas, comme les Van Eyck dans quelques ouvrages,
l'exaltation de la piété ; il aime mieux une dévotion
tranquille, une patiente ^pérance. La foi se présente
à lui comme une blonde vierge du nord , au sein
calme, aux yeux bleus, qui porte sur la tête une
couronne de fleurs et plonge eu souriant la vue dans
l'infini.
L'enthousiasme idéai, qui guidait le pinceau de
Memlinc, n'av«.it pas seulement pour objet le corps
de l'homme : il transfigurait aussi la nature. Il chewN
diait dans le monde extérieur les scènes, les détails
les plus poétiques, et les embellissait encore. La
route avait été frayée par les Van Eyck; leur suc-
cesseur y marcha résolument. Il couvrit la terre de
moelleux gazons, finis avec tant de patience que V<m
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
45
peut compter lés brins d'herbe; mille fleurs y rayon-
nent, dont un botaniste indiquerait sur-le-champ
l'espèce et le nom. Ici l'on voit des fraisiers, qui ar-
rondissent leurs blanches corolles et décèlent leurs
fruits de pourpre, la mauve au calice rayé, la pu-
dique violette, le pissenlit portant son bourrelet dia-
phane; plus loin, la sauge étale ses feuilles curieuse-
ment striées et chagrinées, le millepertuis ouvre son
ombelle d'or, la centaurée déploie son panache rose,
la lyehnis élégante couronne sa longue tige d'un
bouquet sans tache. Memlinc affectionne beaucoup
cette dernière plante, qui abonde au printemps dans
les pâturc^es de son pays : elle annonce les beaux
jours, et le peuple la nomme ingénieusement fleur de
coucou; elle est comme lui la messagère de la saison
Efouvelle et semble écouter le refrain monotone qu'il
chante soub les voûtes des bois. Notre artiste donne
à l'eau des nuances charmantes, aux ombres qui s'y
projettent une intensité merveilleuse : l'œil s'y joue
pourtant comme dans les endroits les plus clairs.
Des bords arrondis la maintiennent; elle coule len-
tement, doucement, comme les fleuves des Pays-
Bas; des vagues ou des rides légères s'y forment à
peine, en sorte qu'elle réfléchit les objets les plus
voisins de son cours et le limpide outremer du ciei.
Pour les arbres, Memlinc les peint de deux façons :
il les traite quelquefois avec maigreur, épargnant
les branches et disséminant les feuilles : ce doit être
sa plus aaciemie manière. Il apprit ensuite à grouper
leur verdure, à la dessiner par masses profondes. La
itïoelleuse vigueur de son coloris les met alors en re-
lief, et Ton isroit sentir l'épaisseur des feuillages. Une
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46 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
ombre majestueuse dort sous les rameaux : la pensée
y chemine, pleine d'attente, de surprise et de joie»
comme dans une forêt enchantée.
Un trait par lequel Memlinc diflFère des Van Eyck,
c'est la nuance de ses végétaux. Il dore les gazons des
teintes de l'automne : les arbres prennent des couleurs
sombres dans les parties inférieures et jaunissent vers
leur cime : on dirait que la lumière du soir en pâlit le
faîte et l'abandonne avec regret. Ce sont le? premiers
symptômes de la mort, qui va joncher le sol de frêles
débris. Ces caractères prouvent que Memlinc, le
rêveur, aimait surtout les mois qui précèdent l'hiver.
Nulle saison n'est aussi belle dans la Néerlande,
comme en général dans les pays humides : lear
atmosphère inconstante a eu besoin de longues cha-
leurs pour s'éclaircir, pour se fixer. Mais alors,
quelle grâce revêt la nature! Les eaux deviennent
plus transparentes, et un phénomène, dont j'ignore
la cause, leur donne la propriété de réfléchir les
images comme de vrais miroirs : leur surface se
change en harmonieux tableaux. Les campagnes
sont plongées dans une sorte de recueillement : Tair
vaporeux et tranquille semble lui-même réfléchir :
on n'entend plus au fond des bois que le chant mé*
lancolique des grives et les sourdes rumeurs des
branches agitées. L'homme des champs se figure que
d'invisibles génies traversent en soupiraat les clai-
rières. La forêt même a encore un attrait plus ma-
gique. Rien n'égale l'éclat de ses teintes rousses, cou-
leur aussi flatteuse pour l'œil que celle de la verdure
et choisie exprès, comme la dernière, par le souverain
ordonnateur. On y retrouve les nuances des fruits
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 47
mûrs; la lumière blonde et chaude paraît avoir mûri
aussi bien qu'eux. Elle s'est, incorporée avec les
feuilles, qui en gardent les tons magnifiques. Jaunes
en dessus,, blanches par dessous dans le peuplier,
elles frissonnent et chatoient comme une robe d'or
et d'argent. Le frêne pâlit , quelques espèces ont de
sanguinolents reflets, tels que le charme et le cou-
drier. Le hêtre , qui a conservé toute sa parure , dé-
ploie dans les airs un manteau d'une sombre opu-
leoce. L'orme rèche et vivace défie seul les premières
atteintes des gelées nocturnes. Et les chemins cou-
verts de feuillages sonores, comme ils enchantent le
regard attentif! Comme la vue se perd dans leurs
brumeux détours ! Comme la saison qui meurt nous
adresse de touchants adieux!
Il est remarquable aussi que les peintres brugeois
ne se sont point contentés des aspects de la Flandre.
Ils tracent des paysages variés, pleins de rocs, d'émi-
nences, d'accidents. Ce n'était pas près d'eux qu'ils
en trouvaient les modèles, mais plus loin, dans le
pays de Liège et au delà. Ils allaient donc probable-
ment y faire des études. Ni les Van Eyck, ni Rogier
van derWeyden, ni Memlinc, n'ont strictement et
fidèlement reproduit les grands pâturages de la
Néerlande. Des sites plus pittoresques leur conve-
naient mieux. Il faut descendre jusqu'à Paul Potter,
Jean Fyt, Berchem, Wouwerman, Hobbema, Goyen
et Teniers pour voir le pays imité. Une recherche
idéale contre balançait encore le principe de l'art
flamand et ne le laissait point tomber dans un empi-
risme absolu. L'amour exclusif de 'la vérité ne l'em-
porta que par la suite. On put alors admirer ces
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»
4S HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAM4NDE.
vivantes peintures, où se déroulent lés grandes
plaines de la Néerlande. Je ne sais s'il existe un plus
calme spectacle. Vous vous trouvez au milieu d'une
prairie; une herbe longue, épaisse et molle, cons-
tellée de marguerites, forme une nappe devant vous.
Des lignes de saules , des bouquets d'aulnes voilent
rhorizon ; un fossé plein d'eau, bordé de menthe, de
salicaire et d'épilobe, achève l'enceinte, Çà et là de
belles vaches broutent silencieusement ou ruminent
avec nonchalance. Les rayons obliques du soleil
effleurent la terre, l'ombre colossale des troncs en
chamarre le vert tapis. Nul souffle, nul murmure;
aucun de ces bruits éternels qui grondent dans les
bois. Tout respire la solitude et la paix.
Les ciels de Memlinc, comme ceux des Van
Eyck, manquent aussi de vérité, quand on les com-
pare au firmament des Pays-Bas. Ils sont dans le
haut d'un bleu foncé, qui pâlit à mesure que l'on
descend vers Thorizon; la couleur, près de la terre,
en est d'un blanc vif. L'artiste représente mal le peu
de nuages qu'il essaie de peindre, et semble avoir
vécu dans une atmosphère inaltérable. Comment
expliquer cette anomalie, chez un homme du septen-
trion, en butte aux orages de la Flandre? N'est-ce
point encore le résultat de son idéalisme? Les tem-
pêtes du Nord, bien loin de lui paraître une beauté,
se montraient à lui comme un défaut de la nature, et
il rêvait de plus doux climats*
Son coloris n'est pas moins idéal qiie s6B types, ses
expressions et ses paysages. Il a moins de force que
celxii dés chefs dé l'école, mais plus de suavité, plus
de douceur. Memlinc cherche aTanttout les nuances
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HISTOIRE DE U PEINTURE FLAMANDE.
49
agréables : quoique ses tons locaux soient très vifs,
jamais ils ne se nuisent, et une harmonie souveraine
domine l'ensemble. Après quatre siècles de durée, ils
ne sont pas devenus obscurs : le temps leur a laissé
la fraîcheur qu'ils avaient dans l'atelier du peintre.
On voit de lui au Musée d'Anvers une petite Annon-
ciation; les fenêtres de la chambre sont ouvertes, et
l'on distingue un paysage éclairé par les lueurs du
soir, qui enveloppent également la colombe du Saint-
Esprit : on ne peut examiner ces rayons sans trans-
port, car les. teintes en sont d'une beauté merveilleuse
et indicible. Les couleurs de Memlinc présentent au
reste la plus grande variété • Pour la perspective, il
l'exécute mieux que les Van Eyck : ses terrains ne
semblent pas si escarpés, ses fonds pâlissent davan-
tage, comme le réclame l'interposition de l'air. Il a
certainement fait accomplir des progrès à la peinture
et n'a pas seulement recueilli les nombreux legs de
ses devanciers.
La manière dont il compose annonce encore une
âme poétique. Nous avons signalé la tendance nar-
rative des peintres modernes, ce penchant à figurer
Tune après l'autre les scènes diverses d'une grande
action. Chacune oflEre alors un double intérêt, et
comme tableau isolé, et comme suite d'un précéda
épisode. Réunies, elles forment une histoire, ayant
son début, son milieu et sa fin : on croit lire une
épopée ou une légende. Aucun artiste n'a plus que
Memlinc affectionné cet enchaînement. Ou il exécu-
tait des séries de tableaux, ou il peignait sur le
même les circonstances multiples d'un fait, dans
Tordre chronologique. C'était un drame qui s'animait
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50 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
SOUS son pinceau, des êtres qui vivaient et accomplis-
saient leur destinée. Il n'eût pas voulu mettre au
jour un simple fragment du poème, ni en briser le
lien romanesque.
Cette méthode narrative, nous l'avons déjà observée
maintes fois sur des ouvrages antérieurs à ceux de
Memlinc ; quelques détails historiques sont néces-
saires pour en montrer l'origine, pour en indiquer les
liens avec toutes les productions de l'époque féodale.
La peinture, la sculpture, l'art dramatique au
moyen âgé (tel qu'il nous apparaît dans les mystères)
ont révélé une tendance commune à embrasser un
grand nombre de faits et de personnages. C'est pap
milliers que l'on tompte les statues des cathédrales ;
elles figurent souvent toute l'histoire du monde, de-
puis la création jusqu'au jugement dernier; dans les
voussoirs, les tympans, les bas-reliefs, les clôtures
du chœur, on voit taillées au ciseau les scènes prin-
cipales de la Bible, le Paradis terrestre, le Déluge,
Noé, Moïse, les Juges, les rois hébreux, là nativité
du Christ et les épisodes les plus marquants de sa
vie, quelques paraboles même, puis la venue du Fils
de l'homme sur les nuages, la rémunération des
vertus et la punition des vices. Un incident isolé eût
paru froid et mesquin aux sculpteurs gothiques :
pour satisfaire leur imagination, il ne leur fallait
rien moins qu'une épopée.
Une égale profusion de motifs rayonnait sur les
vitraux, sur les pages des manuscrits enluminés,
qui répétaient avec là ligne et la couleur les longues
narrations des statues et des bas-reliefs. Quand le
théâtre moderne prit naissance, au début du quin-
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 51
zième siècle (les Confrères de la Passion s etablirelit à
Paris en 1402), il montra aussitôt les mêmes propen-
sions historiques, chercha immédiatement à multi-
plier les faits et les personnages, à dérouler de vastes
ensembles. Le Mystère de la Passion^ joué dans toute
toute la France septentrionale, durait quatre jours
entiers , formait quatre-vingt-six actes et se compo-
sait de 41,000 vers : Jésus seul en débitait 3,400, Une
grande pièce, où l'auteur avait dialogué la vie du
Christ, et qui fut représentée à Poitiers en 1534,
ayant commencé le 19 juillet, finit seulement le 30 du
même mois. Les Actes des Apôtres^ que les curieux de
Bourges et des environs admirèrent en 1536, les
ébahirent quarante jours consécutifs. Le texte com-
pose neuf livres, chacun renfermant plusieurs jour-
nées, qui se subdivisent en pauses ou actes, et le
nombre des vers dépasse quatre-vingt mille. Celui
des personnages était aussi très considérable. La
première journée, dans le Mystère de la Passion, exi-
geait quatre-vingt quinze acteurs et deux groupes de
choristes; la seconde, quatre-vingt quatre interprètes
«t trois chœurs. Le théâtre lui-même, dressé en plein
air et dépourvu de rideau, offrait de nombreux com-
partiments ou loges, en harmonie avec cette multipli-
cité d'actions et de personnages.
« Le théâtre, formé de plusieurs étages de gale-
ries superposées, en retraite les unes des autres ou
perpendiculaires, dit Emile Morice, s'élevait pyrami-
dalement jusqu'à une certaine hauteur. Chaque étage
était affecté à une ville ou province, telles que Rome,
Jérusalem, la Judée, et se subdivisait,, au moyen de
cloisons, en scènes partielles, qui représentaient les
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52 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANOE.
diverses localités, comme le temple, le prétoire, le
palais d'Hérode. Qu'on se figure une maison , haute
de cinq à six étages, subdivisée en un grand.nombre
de pièces, et dont la façade totalement enlevée laisse
voir, de haut en bas, tout l'intérieur diversement
décoré, on aura une idée exacte de la forme de
théâtre que nous venons de décrire (i). » Souvent
même cette immense construction ne suffisant pas,
l'on dressait plusieurs théâtres l'un près de l'autre^,
pour les différentes parties de l'action.
Si la sculpture et la peinture du moyen âge ont
exercé l'influence la plus incontestable sur l'art dra-
matique naissant, le théâtre à son tour influença les
beaux-arts. Les échafaudages spacieux, où on joUait
les pièces , devinrent les types des retables en bois
sculpté ou en ivoire, comme ceux qui ornent l'église
Saint-Germain-l'Auxerrôis, à Paris, la collection de
la porte de Hal, à Bruxelles, les musées de Cluny et
du Louvre : l'espace s'y trouve divisé en nombreuses
sections, dans lesquelles sont figurés les épisodes
principaux d'un sujet. Enfin, les théâtres gothiques
servirent de modèles aux retables peints, souvent
très compliqués, notamment le Triomphe de F Agneau
fkystique et le Jugement dernier^ par les Van Eyck.
Si les artistes ne voulaient point multiplier les pan-
neaux, ou ne pouvaient les multiplier suffisamment à
leur gré, ils représentaient sur la même page un cer-
tain nombre d'épisodes , et simulaient par des effets
de p^spective leur éuccession chronologique. Des
exempleis curieux nous prouveront bientôt le goût
(i) ffiêtaire dû la mise en scène^ pag. 41 et 42.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 55
passionné de Memlinc pour cette méthode. Le théâtre
et la peinture moderne , ayant commencé en même
temps à se développer dans le nord de l'Europe, sui-
vaient deux chemins parallèles.
Les observations générales que nous faisions tout
à rheure sur le goût et le style de maître Hans, nous
devons les limiter, les accentuer, pour les rendre plus
vraies encore. L'idéal atteint par Memlinc n'est pas
un idéal absolu; il ne cherche point la beauté suprême
librement et inconditionnellement, à la manière des
sculpteurs grecs et de 1 école italienne. Quand il lui
arrive de l'atteindre, c'est par exception. La noblesse
de ses figures est relative; plus pur que d'autres
artistes flamands, il l'est moins que les artistes méri-
dionaux. Ses têtes conservent toujours un peu de la
vulgarité des Pays-Bas. Un homme qui ne connaî-
trait point ses tableaux et croirait y trouver une poé-
sie, une élégance sans bornes, serait désappointé. Il
n'égale d'habitude ni les Angelico, ni les Gozzoli et les
MasacciOj ni Perugin, ni Francia, ni Jean Bellin; ni
Raphaël. La ménagère perce dans un grand nombre
de ses femmes , de ses saintes et de ses vierges ; les
fonds de ses panneaux tiennent souvent du genre.
Quelque brume empêchait presque toujours son re-
gard de monter vers le firmament. Il est le peintre le
plus délicat de l'ancienne école néerlandaise ; mais sa
nature septentrionale appesantissait malgré lui son
vol, et il planait dans une région moyenne, au lieu
de prendre les allures qui distinguent les rois de
Tair.
Quelques ouvrages de Memlinc offrent une particu-
larité bizarre, mais qui n'est point sans précédents.
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54 HISTOIRE DE LA PEINTURE, FLAMANDE.
Mes lecteurs n'ignorent peut-être pas que le célèbre
Poussin avait mal aux yeux. Les bords de ses pau-
pières étaient gonflés, rouges et dépourvus de cils.
Voilà comment il s est représenté lui-même dans le
portrait suspendu au Louvre. Or il avait sans doute
fini par trouver charmante cette difformité, ou du
moins par ne plus la croire telle et par sy faire la
vue. Ce qu'il y a de sûr, c'est, qu'il l'a communiquée
à tous ses personnages, sans exception : ils possèdent
tous une ophthalmie chronique, dont le peintre les a
ornés. Ses imitateurs, ne comprenant pas d'où venait
un goût si étrange, ont rougi et dénudé les yeux des
nobles individus, hommes ou femmes, qui posent
dans leurs tableaux. En Hollande , Pierre Aertsen ,
peintre d'un grand mérite, quoique peu connu, ayant
une taille gigantesque, n'a dessiné que des colosses,
et fut, pour les deux motifs, surnommé Pierre le
Long. Eh bien, Memlinc a fait loucher bon nombre
de ses figures, notamment la sainte Ursule debout à
l'extrémité de la châsse, l'enfant Jésus que la Vierge
tient dans ses bras à l'extrémité inverse , et d'autres
personnages dont nous parlerons bientôt, tes rayons
visuels de l'artiste ne devaient donc pas s'accorder
toujours, et cette anomalie communiquait sans doute
à son visage un air de distraction et de rêverie ; ses
acteurs ont souvent une expression pareille. Si l'on
découvre un Jour son portrait, on verra qu'il était
dominé, comme Poussin, par une illusion naïve. Mais
elle ne préjudiciait en rien à son talent; quoi qull
essayât de peindre, il y avait en lui un charme, une
grâce , une fleur de délicatesse : un rayon de soleil
semblait toujours se jouer dans ses cheveux.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
55
Le style de Memlinc, pour finir, a des analogies,
des similitudes , avec la manière de Rogier van der
Weyden, son maître, avec celles de Thierry Bouts
et de Marmion. Lç grand peintre cherchait partout
des enseignements : il étudiait la méthode de ses
devanciers, le goût, l'exécution , les procédés de ses
contemporains. Mais ce qu'il apprenait, il le fondait
au moule de son génie et le marquait de son em-
preinte.
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CHAPTRE XXVI
JEAN MEMLINC
Œuvres principales de Memlinc. — Le Mariage mystique de sainte
Catherine d'Alexandrie, — Légende de la sainte. — Description du
retable. — Aspect -symétrique du panneau central. — Délicatesse
de l'exécution, beauté de la couleur. — Types flamands des person-
nages. — Faiblesse du peintre quand il aborde les sujets fantas-
tiques. '■^Adoration des mages conservée à l'hôpital Saint-Jean. —
Portrait présumé de l'artiste. — La Sibylle Zambeth. — Châsse de
sainte Ursule. — Légende de la sainte. — Description des pein-
tures. — Le Saint Christophe de l'Académie. — Amateurs et patrons
qui encourageaient Memlinc. ,
Les plus anciens ouvrages de maître Hans, qui
portent une date, se trouvent à Thospice Saint- Jean;
l'un a pour sujet principal le Mariage mystique de
sainte Catherine d'Alexandrie ; en bas, sur le cadre,
est tracée en lettres • d'or l'inscription suivante :
Opvs Johannis Mbmling anno MCcccLXxix; l'autre
figure l'Adoration des Mages : on y voit une légende
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 57
explicative, en flp.mand, que nous indiquerons tout à
l'heure (i),
L'histoire de sainte Catherine d'Alexandrie est
une des plus intéressantes, des plus curieuses, parmi
celles que raconte la Légende dorée. C'est une des
eauses, sans doute, qui ont fait si souvent reproduire
sur le bois et sur la toile l'héroïne de cette tradition
chrétienne. La savante fille du roi Gostis passait
d'ailleurs pour protéger les artistes, les écrivains,
les hommes studieux; aussi avait-elle un droit par-
ticulier à l'attention et même à la dévotion des
peintres. Le livre d'or de la noblesse céleste nous
apprend qu'elle arrêta l'empereur Maxence, qui allait
sacrifier aux idoles, et entra aussitôt en discussion
avec lui, dans l'espoir de le convertir. Le prince,
déconcerté par ses arguments, lui dit : « Laisse-nous,
femme, laisse-nous achever le sacrifice, et ensuite
nous te ferons réponse. » Sa logique n'étant pas
plus forte après la cérémonie, le César dérouté con-
voque les grammairiens et les rhéteurs célèbreis au
prétoire d'Alexandrie; pour réfuter la jeune fille,
leur promettant des dons immenses, s'ils triomphent
d'elle. Cinquante champions se présentent, les plus
(i) Elle se termine par les mots î Opus Johannis Memling. Deux •
fois, couséqaeinment , le peintre a orthographié lui-même, ou fait
prthographier son nom de cette manière, avec une désinence allemande.
La forme Memlinc, Memmelinck, employée dans les actes publics et
par Karel van Mander^ est une altération flamande de son vrai nom,
qui prouve, comme son prénom, l'origine allemande de sa famille.
Nous l'avons préférée néanmoins, parce qu'elle indique la naturalisa-
tion de l'artiste dans les Pays-Bas, où il vint au monde, où son père
&Yiât, selbn toute vraisemblance, épousé une Flamande.
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58 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
habiles entre tous les orateurs de l'époque. Non seu- .
lement ils ne remportent pas là victoire, mais c'est
leur antagoniste qui les convertit. Elle endoctrine
également le chef des troupes, nommé Porphyre, et
deux cents soldats. L'impératrice elle-même ne peut
résister à son éloquence, et brave un supplice atroce
pour confesser la loi nouvelle.
Les discours de la vierge séduisent ainsi tous les
auditeurs, sans persuader Maxence, qui, transporté
d'indignation, veut en finir avec l'habile dialecti-
cienne. Il fait armer quatre roues de pointes aiguës
et de lames d'acier, pour mettre en pièces Catherine,
et l'on dispose les roues de manière que deux tour-
nent dans un sens et deux dans un autre, afin que
nulle partie de son corps ne soit épargnée. Mais
comme on. allait déchirer la sainte, un ange brisa
cette machine et la fit éclater avec tant de force que
ses débris tuèrent quatre mille gentils. Un seul
moyen reste à l'empereur, moyen qui né manque
jamais son effet dans les légendes : c'est de recourir
au glaive pour tuer la sainte. Pendant qu'on la con-
duisait vers le lieu du supplice, elle invoqua le Fils
de l'homme, et entendit une voix qui descendait du
firmament : « Viens, disait-elle, viens, mon épouse
chérie ; la porte des cieux est ouverte. Et je proté-
gerai tous ceux qui imploreront ton secours, w L'exé-
cution terminée, des anges prirent le corps de la
vierge et le transportèrent bien loin de là, au mont
Sinaï, où ils l'ensevelirent sous l'herbe parfumée de
la montagne.
Ces mots de la légende « Viens, mon épouse
chérie ; la porte des cieux est ouverte, » ont donné
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE. 59
naissance à tous les tableaux dans lesquels on voit le
Christ enfant, qui passe une bague au doigt de sainte
Catherine. C'est une interprétation très libre dun
simple mot d'accueil, mais la peinture est souvent
contrainte de modifier les sujets pour en tirer parti.
La composition de Memlinc prouve que, dès le quin-
zième siècle, on avait transformé l'épisode conté par
Jacques de Voragine.
Ce tableau est classé, avec raison, parmi les œuvres
capitales de l'auteur. Jacques de Keuninck et An-
toine Seghers, l'un directeur de l'hospice Saint-Jean,
l'autre boursier du monastère, et les deux ursulines
Agnès Cazenbrod et Claire van Hulthem le deman-
dèrent au peintre d'un commun accord. Les figures
y dépassent un peu le tiers des proportions natu-
relles.
Sous un dais splendide et très orné, la Vierge,
assise et tenant son fils dans ses bras, foule aux
pieds un riche tapis. Deux anges basanés suspendent
une couronne d'or au dessus de sa tête. Deux autres
messagers célestes, dépourvus d'ailes, ont pris place
à droite et à gauche du trône : l'un joue de l'orgue,
le second tient un livre ouvert, que feuilleté la mère
du Sauveur. Au premier plan, sur des escabeaux
très bas que masquent leurs longues robes, sont
assises sainte Catherine et sainte Barbe, la première
ayant à ses pieds la roue et le glaive, symboles de
son martyre (Jésus, tenant une pomme d'une main,
lui passé au doigt l'anneau des mystiques fiançailles);
sainte Barbe est occupée à lire le volume qui chan-
gea ses convictions religieuses, et derrière elle on
aperçoit, dessiné en miniature, le monument qui lui
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60 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
fournit l'occasion de manifester sa croyance nou-
velle. Au second plan, le Précurseur, avec la bande-
rôlle traditionnelle, et saint Jean Tévangéliste, avec
le calice empoisonné, dominent de tout leur buste
les autres personnages.
Ce groupe occupe un édifice à jour, de style go-
thique, dont les entre-colonnements laissent aperce-
voir les objets situés au delà, une ville sur.la droite,
une campagne sur la gauche. Un ciel diaphane cou-
ronne ces deux perspectives, sombre dans le haut,
clair et presque blanc dans le bas, suivant la cou-
tume des vieux maîtres flamands. Il anime tout le
sommet du panneau, comme ces derniers eflFets de
lumière, qui, le soir, dominent un paysage. Dans
la ville, sur une place, on découvre saint Jean
l'évangéliste conduit en prison, puis subissant le
martyre; dans la campagne, on voit saint Jean-
Baptiste haranguant, catéchisant la foule au désert,
puis arrêté par des soldats, et enfin une grande
flamme, qui rappelle lusage populaire d allumer des
feux de j oie le 24 j uin .
Entre les premières colonnes de droite, remar-
quez ce cénobite vêtu de noir, portant une calotte
noire sur la tête. C est le costume des moines àe
l'hôpital, c'est le frère Jean Floreins van der Riist^
grand amateur de peinture et l'un des admirateurs
de Memlinc. Sur le dernier plan, on le voit encore,
exerçant pour le compte de l'abbaye les fonctions de
jaugeur public; des tonneaux l'environnent, une
grue s'allonge sur sa tête, celle qu'on employait pour
charger et décharger les pièces de vin et de liqueur;
les bâtiments voisins font connaître l'endroit où avait
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fflSTOlRB DE LA PEINTURE FUMANDE. 61
lieu la vérification. Cet emploi était un privilège de
Thospice depuis le treizième siècle : les moines en
tiraient sans doute des bénéfices pécuniaires et des
redevances. « On voit encore aux archives de cet
établissement, dit M. Scourion, outre quelques traités
de jaugeage, du quinzième siècle, une très ancienne
jauge, appelée vergier-rode dans les compte3 (i).» »
La position de Jean Floreins sur la droite, près de
l'apôtre saint Jean, autorise à croire que celui-ci
était son patron, comme saint Jean-Baptiste le pa-
tron de l'hôpital. Elle semble indiquer, de plus, que
le moine amateur contribua aux frais du tableau, en
même temps que les personnages figurés à l'extérieur
des ailes.
Ce qu'un habile critique d'Allemagne , Ernest
Fœrster, admire le plus dans le Mariage mystique de
sainte Catherine, c'est le mouvement. « La composi-
tion et l'exécution, dit-il, révèlent aussitôt l'esprit
animé du peintre, qui substituait l'action' au repos
contemplatif, si remarquable dans les personnages
de ses devanciers (2). » Presque personne, je crois,
ne partagera cette opinion singulière. En effet, ce
qui distingue par dessus tout les figures, c'est le
calme, c'est une sorte de rêveuse immobilité. La
complète symétrie de l'agencement fortifie cette im-
pression de tranquille douceur. Pas un geste, pas
une expression, pas une attitude ne s'éloigne du
style paisible de Jean van Eyck. Les volumineuses
étoffes qui drapent et enveloppent les personnages,
(1) Me99affer 4e9 seiâncês et des arts, année 1826, pag. 302.
(1) Qesehiebiâ der iiuUehe» KunsiX XI, pag. 106.
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i
62 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
1
•qui leur rendraient la marche difficile (aux trois
femmes, du moins), n'éveillent aucune idée de pas-
sion, de drame et de mouvement. Tous les acteurs '
de la scène, hormis Jésus et sainte Catherine, ont les
yeux baissés, paraissent plongés dans leurs réflexions,
absorbés en eux-mêmes. Ils sont vivants, mais de la
vie calme des solitaires, que n'ont point troublés les ;
agitations du monde.
L'isolement, la piété, la situation inférieure et la
modestie des peintres, uniquement préoccupés de
leur labeur quotidien, les théories mystiques de Jean
van Ruysbroeck, alors si répandues, contribuaient
surtout à donner aux personnages cet air de médita-
tion et de recueillement. Mais une cause particulière,
simple et matérielle, y contribuait aussi. Les artistes
ne connaissaient pas assez l'anatomie, la musculature,
la perspective, pour exécuter les raccourcis, pour
figurer les gestes violents, les attitudes énergiques et
passionnées. Quand les peintres primitifs l'essaient,
il est rare qu'ils atteignent leur but, et la gaucherie
de leur pijiceau provoque dans le spectateur un sou-
rire involontaire. Sentant eux-mêmes leur insuffi-
sance, ils cherchent les poses les plus calmes, les
plus faciles à rendre. C'est ainsi que d'une faiblesse
d'exécution naît une qualité morale, que l'inexpé-
rience du peintre communique à son œuvre un ca-
ractère de placidité ingénue, ou, tout au moins,
accuse plus fortement ce caractère.
Si quelque chose doit étonner dans le Mariage
mystique, ce n'est pas le mouvement, l'aspect animé
des personnages et de l'ensemble, mais bien plutôt la
symétrie presque architectonique de la composition.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
63
Les six figures, qui entourent la Vierge, se corres-
pondent exactement et se font équilibre, comme les
statues d'un porche gothique. Il y a là une influence
manifeste de l'art ogival, aussi bien que dans l'am-
pleur disproportionnée des vêtements, faute habi-
tuelle de la sculpture du moyen âge à son déclin.
Pour la vivacité, le charme du coloris, Memlinc
n'a pas fait d'ouvrage supérieur à celui qui nous
occupe. Il y a dans ce tableau une variété, une ma-
gnificence de couleurs, que, selon toute vraisem-
blance, on ne dépassera jamais. Quelle splendeur
offrent à nos yeux le dais de la Vierge, la .tenture
déployée derrièire elle, son manteau de pourpre, le.
tapis que foule ses pieds, la robe de brocart et l'opu-
lent surcot de la mystique fiancée? Les autres per-
sonnages étant accessoires, le peintre les a moins
fastueusement habillés, comme pour attester leur
importance secondaire ; il a aussi employé dans leurs
costumes des teintes plus douces.
Les formes des visages pourront sembler étranges
et ne point satisfaire complètement le goût moderne.
C'est le type flamand dans toute son originalité,- ou
môme,' si l'on veut, dans toute sa singularité. Plu-
sieurs figures doivent être des portraits. J'en tire une
<îonclusion.historique très importante : c'est que l'au-
teur ne vint pas d'Allemagne s'établir à Bruges. Il
avait certainement vu le jour dans la cité flamande
et eu sans cesse devant les yeux, étudié sans cesse
des modèles flamands. Si, d'ailleurs, il fut soigné
dans l'hospice, où l'on admire encore des œuvres
capitales de sa main, on n'y admettait que des indi-
vidus nés à Bruges ou à Maldeghem. Parmi tous
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64 H18T01BB DE LA PEINTURE FLAMANDE.
ses tableaux, les seuls où Ton remarque le type ger-
manique, ce sont les peintures qui environnent la
châsse de sainte Ursule ; or le lecteur sait qu'il fit
deux voyages aux bords du Rhin, quand il fut
chargé de ce travail, qu'il alla chercher hors de Bel-
gique les éléments nécessaires pour donner à son
poème un caractère local (i).
Les volets du Mariage mystique, non moins inté-
ressants que le panneau central, réclament un exa-
men détaillé, car ils ont aussi une physionomie toute
flamande. Sur l'aile gauche s'échelonnent, en par-
tant du fond, trois scènes tirées de la vie du Précur-
seur. Au dernier plan, le prophète baptise le Fils de
l'homme dans un admirable paysage : le fleuve et le
ciel, les champs et les collines émerveillent par leur
éclat, par leur fraîcheur et leur vérité. Plus près,
on voit le palais d'Hérode, où le tétrarque est assis
à table, entouré de convives, tandis que sa belle-fille
danse pour lenthousiasmer et obtenir une sangui-
naire faveur. Sur le premier plan, on vient de déca-
piter le martyr, et le bourreau présente sa tête à
Hérodiade, qui la reçoit dans un plat, sans trop de
répugnance.
J'ai fait l'éloge du site agreste déployé dans le
lointain. La scène du banquet meurtrier ne lui est
pas inférieure. On ne saurait voir une plus belle mi*
niature. Le monument où l'action se passe forme une
excellente vue d'intérieur, un admirable morceau de
(i) Le grand panneau que nous venons d'analyser a été admirable-
ment reproduit en couleur, par M. Kellerhoven, dans les Qie/s'd*cm'
vre des grands maîtres, publiés à la librairie Firmin Didot.
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HISTOIIUS DE LA PEINTURE FLAHANOB. 05
perspective architectonique, La lumière qui entre
par la croisée, comme un flot resplendissant, et qui
baigne toute la salle, est rendue avec un bonheur
prodigieux. Van der Weyden le père, sur le retable
de Berlin, consacré à saint Jean-Baptiste, a traité le
même sujet dans les mêmes dimensions, d*une ma^-
nière non moins heureuse. Il est difficile de croire
que le disciple n'aura pas été influencé par l'exemple
du maître.
On ne peut regarder sans plaisir, malgré sa cruelle
action, la belle-fille d'Antipas, dessinée au premier
plan. Quoi qu'elle ait pu faire, c'est une charmante
créature, qui a toute la fraîcheur, toute la douce
carnation de la jeunesse : sa bouche est ravissante.
L'horreur n'assombrit pas ses beaux yeux, ne con-
tracte pas ses élégants sourcils; c'est à peine s'ils
trahissent une émotion légère, c'est à peine si elle
fait un mouvement presque imperceptible pour dé-
tourner sa vue de l'affreux cadeau qu'on lui pré-
sente.
La délicatesse de la facture excite à bon droit la
surprise. Les herbes et les fleurs sont peintes avec
un tel soin que l'artiste a dû employer la loupe pour
diriger son pinceau ; un verre grossissant y montre
de fins détails qui n'ont pu être exécutés autrement.
Un pissenlit et des marguerites dénotent la plus
merveilleuse patience. Dans l'angle inférieur de
gauche, le cou de saint Jean-Baptiste, auquel on
vient de trancher la tête, lance des jets de sang,
qui font horreur. Envisagés à l'œil nu, ces filets
n'ont rien, comme exécution, qui provoque l'éton-
nement; mais si on les regarde à travers une forte
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66 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAHANDE.
lentille, le rouge liquide prend une certaine trans-
parence , la lumière miroite à la partie supérieure :
on voit que l'artiste a observé minutieusement la
nature et la reproduite de même.
L'aile droite figure les visions de l'Apocalypse. Le
rêveur iduméen est assis au bord d'un rocher, prêt à
décrire les formes étranges qui lui apparaissent. De
sombres flots l'environnent : sur une langue de terre
galopent les sinistres cavaliers : la Famine » la
Peste, la Guerre et la Mort, qui paraissent vouloir
le percer de leurs flèches. Près d'une table aux pieds
d'or, un ange agenouillé balance un encensoir; au
dessus de lui, un arc-en-ciel illumine le firmament.
Au sommet trône le Christ, tenant l'Agneau mys-
tique dans son giron, ayant autour de lui les sym-
boles des quatre évangéli^tes et une nombreuse
troupe de rois, qui jouent de la musique^ Comme
intermédiaire entre la vision et le prophète, un ange
sans ailes, portant une chape, l'invite d'une main à
regarder, lui montre de l'autre le merveilleux spec-
tacle. L'apôtre lève la tête et considère l'apparition
avec un sentiment d'extase : sa pose est à la fois
pleine de grâce et de naturel. L'intelligence brille
dans ses yeux magnifiques, sur sa bouche délicate,
sur son front noble et pur. Ses traits sont d'une
finesse charmante; la barbe et les cheveux bouclés
qui entourent son visage, d'une nuance admirable.
Il appuie sur un sombré gazon ses pieds aux lignes
parfaites, et le peintre a poussé l'exactitude jusqu à
dessiner un à un les poils de ses jambes; mais,
comme dans la nature, dès qu'on s'éloigne, ils sem-
blent disparaître. La robe et le manteau amarante
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 67
du solitaire flottent autour de lui avec une liberté
superbe. Le livre quil tient sur ses genoux est un
chef-d'œuvre, comme représentation d'un objet ina-
nimé. Les maîtres les plus fameux de l'Italie auraient
montré avec orgueil un pareil saint Jean. Il faut
louer encore les têtes majestueuses des rois d'Israël.
Mais la partie fantastique du sujet a embarrassé
Memlinc. Son imagination flamande a succombé, en
voulant donner une forme aux absurdes visions du
solitaire de Pathmos : il n'en a pas même compris,
pas même vu le côté saisissant et dramatique. Ses
■funèbres cavaliers sont de braves gens,. qui cara-
colent le plus innocemment du monde ; l'emblème
de la famine fait sourire : c'est un gros bonhomme,
enveloppé d'une douillette violette, chaudement coiflFé
d'une calotte noire, tenant une balance comme un
marchand de fromage, et menant au pas un gros
cheval de labour. La tête de la Mort, qui devrait
inspirer la terreur, est si vaguement, si mollement
tracée qu'on la prendrait pour une tête de singe. Les
quadrupèdes ailés, le puits de l'abîme, la pierre qui
brille, l'homme aux jambes de feu, ayant au dessus
de lui un arc^en-ciel, le vaisseau qui sombre, le dra-
gon rouge et autres données folles, l'artiste au dé-
pourvu les a figurés d'une manière mesquine et en«
tièremeiit dénuée d'effet. Le monde surnaturel flatte
peu, séduit peu la race positive des Flandres; la
poésie fantastique, si chère aux Allemands, échappe
à l'esprit néerlandais. Quand il aborde ces régions
chimériques, c'est avec une indécision qui affaiblit
ses moyens et pâlit ses ouvrages. Sous ce rapport,
comme sous beaucoup d'autres^ le peintre gracieux
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6S HISTOiRE DE LA PBIIITORE FLAHAIfOE.
d'origine allemande , que l'Allemagne a revendiqué
en plaidant mal sa cause, est donc un pur Flamand-
L'extérieur des volets ne répond pas toujours à la
beauté de leur face interne et au mérite du panneau
central. Dans le Mariage mystique, les sujets du
dehors ne font point disparate avec les images inté-
rieures. D'un côté sont peints les frères hospitaliers
Antoine Seghers et Jacques de Keuninc, le premier,
directeur, le second, trésorier du monastère, comme
nous l'avons dit; auprès d'eux se tiennent debout
leurs patrons. Il n'y a guère de travail mieux réussi r
la muraille sur laquelle se détachent les figures est "
digne des maîtres hollandais. L'autre aile offre les
images d'Agnès Cazenbrod, supérieure des Ursu-
lines, et de Claire van Hulthem, sœur hospitalière,
accompagnées aussi de leurs patronnes. Les deux
femmes et les deux saintes n'égalent pas les person-
nages précédents; mais la peinture a souffert et
semble avoir été nettoyée avec maladresse.
L'Adoration des Mages, qui orne également le petit
musée de l'hôpital, est une œuvre excellente, où
dominent le calme et la naïveté. Le bas du cadre
porte cette inscription flamande :
Dit WERCK dedb maken broeder Ian Floreins,
ALIAS Van der RiisT, broeder profpes van den
hospitale van Sint-Ians, in Brugghb, anno
MCCCCLXxix. Opus Iohannis Memling.
Ce qui veut dire :
Frère Jean Flareins, autrement dit Van der Riist,
I
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 69
frère prof es de l'hôpital Saint- Jean, à Bruges^ a fait
faire ce travail en 1479. OEuvre dé Jean Memling.
Indépendamment de son mérite comme exécution,
cet ouvrage offre plusieurs particularités qui exci-
tent l'intérêt. A gauche, on voit le donateur age-
nouillé, les mains jointes, figure bienveillante, hon-
nête et avisée. A droite, l'individu qui regarde \2^
scène à travers une lucarne, est désigné depuis
longtemps par la tradition comme représentant le
peintre dans ses habits de malade. Ses traits n'ont
aucun rapport avec ceux du tableau que possédait
M. Aders et que Passavant à fait graver. C'est une
tête anguleuse, pâle et maigre, avec de grands yeux.
Chose singulière ! la fille de David et sainte Elisa-
beth portent des bonnets de religieuses, lesquels,
au surplus, devaient commencer à être de mode
parmi les laïques. L'intérieur du volet gauche a pour
sujet l'Adoration de l'enfant Jésus; l'intérieur du
volet droit, la Présentation au temple, qui a lieu
dans un bel édifice romaji. Sur l'extérieur des deux
ailes on voit saint Jean-Baptiste, patron du moine
amateur, et sainte Véronique : au dessus du pre-
mier, une grisaille retrace le péché originel ; au des-
sus de la bienheureuse, Une autre grisaille met en
scène Adam et Eve chassés du paradis. Les nus,
dans ces épisodes, sont peints avec une justesse de
proportions remarquable pour le temps. Le dehors
des volets porte le chiffre de Jean Floreins trois fois
répété (i).
(i) Un I et on F, associés par un nœud de rubans.
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70 HISTOmE DR U PEINTURE FUMANOE.
Voici maintenant une oeuvre qui représenté à la
fois un personnage réel et un personnage biblique.
Dans le haut de la peinture, à droite, on lit : Sybilla
Sambeth, quœ et persica^ an, ante Christ, na^ 2040
(La Sy bille Sambeth, ouSibylle persique, née 2040 ans
avant le Christ) ; et au bas ces paroles : Ecce be$tia
conculcàberis, gignetur Dominus in orbem terrarum, et
gremium Virginis erit salus gentium^ invisibile verbum
palpabitur, (Voici que le serpei;it sera foulé sous ton
talon, que le Seigneur sera enfanté sur le globe de
la terre, et le sein d'une Vierge deviendra le salut du
monde, le verbe invisible sera palpable.) A ces phrase»
latines se trouve jointe la date de 1480. Lapytho-
nisse porte un voile d'une délicate transparence; on
dirait ces légères vapeurs que le printemps et l'au-
tomne déploient sur les campagnes néerlandaises, et
qui prennent des formes si diverses, tantôt envelop-
pant la terre où elles dorment immobiles, tantôt sou-
levées comme une large toile à plusieurs mètres du
sol, tantôt obliquement poussées, comme des nuages
en miniature, au flanc des bois qu'elles rayent de
blanches zones. La tête est d'une remarquable lai-
deur ; les méplats y sont indiqués par des change-
ments de ton presque imperceptibles, comme dans le
portrait de madame Jean van Eyck et dans les deux
têtes d'Hubert, que possède le musée d'Anvers.
L'exécution est molle et faible; point de sentiment
profond, coloris assez pâle. D'après certains docu-
ments trouvés dans les archives de Bruges, ce buste
nous ofire le portrait de Catherine Moreel, fille de
Guillaume Moreel, bourgmestre de Bruges. Reste
à savoir s'il 9. été colorié par Memlinc. J'en doute.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
71
jô l'avoue. Il me semble presque impossible que le
grand homme, après avoir peint le Mariage mystique
de sainte Catherine et Y Adoration des mages ^ deux
œuvres supérieures, ait exécuté un travail aussi
faible. Il peut très bien provenir d'un auxiliaire ou
d'un élève.. Ce qui rend le fait pluS probable encore,
c'est le Sauveur descendu de croix ^ appartenant à la
môme collection et réputé aussi de Memlinc ; quoique
un peu meilleur que la sybille Zambeth, un mono-
gramme nettement tracé ne permet point de le ranger
parmi les productions de maître Hans. Les lettres
A, T. R. ne peuvent en aucune façon le désigner.
Cest une œuvre curieuse cependant, parce qu'on voit
srar une des ailes Adrien Reims, qui fit exécuter la
châsse de sainte Ursule.
Arrivons enfin à cette châsse, l'œuvre la plus fa-
meuse de l'auteur (i). La légende qui s'y déroule est
tout à fait singulière. Nous la laisserons conter par
Jacques de Guyse et par Wauquelin, son traduc-
teur.
« En cet an, c'est à savoir en l'an IIII<^ IV (404),
fut la cruelle bataille et la plus renommée de toutes
les aultres, c'est à dire des XI.M. vierges dévotes et
saintes, qui, pour l'amour de Notre Seigneur Jésus-
Chrifit, reçurent mort et passion en la cité de Cologne,
desquelles saintes étoit la duchesse madadle sainte
Ursule, fille du très noble et puissant roi de Bre-
taigue appelé Notus. Comme elle fut requise en ma-
(i) Noos avons déjà parlé, dans le chap. xxiv, du diptyque où
figure Martin van Newenhoven, qui appartient aussi à l'hôpital Saint-
Jean.
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^^.
72 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
riage par le fils d'un tyran, roi des Angles, et que soi^
père refuser ne Tosast, pour la cruauté du dit tyran,
et aussy accorder ne l;a voulust, pour ce qu'il la
sentait à Dieu donnée, elle fist tant que son père
accorda au dit tyran sa requeste, avec condition telle
néanmoins^ que le père et le fils luy livreroient X no-
bles vierges et de grant lignage, et à chascune de
ces X nobles vierges mille aultres vierges, filles de
petites gens. Et elle aussi en avait mille. Et dévoient
lui être fournies XI grandes nefs, et accordés trois
ans de voyage, ains ses nopces célébrer. Et» ce fist-
elle par divine inspiration. Lesquelles choses lui fu-
rent octroyées. Quand elle eust tout ordonné à son
vouloir, elle monta en mer. Par la volonté de Notre -
Seigneur, elle et ses compagues arrivèrent à un port
de Gaule qu*on nommait Tiele, puis de là à Cologne.
« Et quand elles furent à Cologne, par l'admones-
tation d'un ange s'en allèrent à Rome ; estant montées
sur leurs nefs, elles vinrent jusques à Basle, et là les
laissèrent. Et de Basle jusqu'à Rome elles allèrent à
pied. Quand elles eurent accompli leurs dévotions,
elles retournèrent par le mesme chemin que elles
estoient allées, et revinrent en la cité de Cologne.
Tantost que elles y furent arrivées, elles furent par
les Ôuns environnées et prises, et finalement par eux
martyrisées, comme raconte leur légende, qui plus
au long parle de la matière. Et ainsy fut de leur sang
et de leur corps la cité de Cologne glorifiée et ano-
blie (i). »
Telle est l'histoire édifiante, sur laquelle un jésuite
(i) Annales du Eainault, lirre ix.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 75
a publié deux volumes in-folio (i). Elle a inspirç à
M. de Keverberg un poème en prose, qui est d'un
comique ravissant, comme toutes les charges invo-
lontaires (2 ). Quant au nombre fabuleux de onze mille
vierges, si pieusement admis par les hagiographes,
il provient d'une erreur de lecture. Les abréviations
des manuscrits XI. M. V. signifiaient les onze vierges
martyres {tindecim martyrum virginum), et non pas
les onze mille vierges. Un calendrier du neuvième
siècle, publié par Benterim, sous ce titre : Calènda-
rium Coloniense s(BCuli woni, met cette interprétation
hors de douté. On y lit : « Le 12 des calendes de
novembre, fête de saint Hilarion et des onze vierges
saintes, Ursule, Sencia, Grégoria, Pinosa, Marthe,
Saule, Britulte, Satilina, Satune, Rabacia, Pal-
ladie. » Cette énumération prévient toute controverse,
puisqu'elle donne les noms de sainte Ursule et de ses
dix comipagnes ; elle prouve que les vierges n'abon-
daient pas outre mesure à cette époque. Les osse-
ments accumulés derrière des vitres, pour sanctifier
Féglise Sainte-Ursule, à Cologne, proviennent de
douze cents squelettes déterrés dans un ancien cime-
tière de la ville, au treizième siècle (3). Memlinc,
comme on va le voir, a pris la légende dans le sens
le plus rationnel et le plus vraisemblable.
(t) Ce jésuite se nommait Crombaoti ; son ouvragé parut à Cologne
en 1617, sous le titre suivant : Fiia et marfyrium Sancta Ursula ei
tocùtTum nndecim millia virginum, etc.
(s) Ursula, princesse britannique; un vol. in-S».
(3} Schayes : Voyage de Jean "Ernest, due de Saxe, eu France, en
Angleterre et en Belgique, dans Vannée 1613.
i
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74 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
La châsse a la forme d'un petit monument gothi-
que, avec un toit et des contre-forts; les statuettes
qui ornent ces derniers représentent sainte Agnès,
sainte Hélène, saint Jean Tévangéliste et saint Jac-
ques. Sainte Ursule, abritant sous son manteau ses
dix compagnes, beaucoup plus petites que leur pro-
tectrice, est peinte sur un des pignons ; la Vierge, qui
occupe l'autre pignon, porte sur son bras droit le
jeune Emmanuel tout nu et lui offre une pomme ;
Jésus tient lui-même une fleur à la main; devant eux
sont agenouillées les donatrices. Chacune des façades
est divisée en trois parties, au moyen de colonnettes,
et forme trois tableaux cintrés par le haut.
Sur le premier fragment, la ville de Cologne des-
sine son élégant profil. Une porte crénelée se dresse
au bord des flots; derrière la porte, l'église Saint-
Géréon et l'église Saint-Martin, la cathédrale et la
Tour des Bavarois (Beyerthurm) s'élancent vers le
ciel et dominent les toits gothiques. Dans le fleuve
stationnent les navires ; Sigillindis, reine de Cologne,
est venue au devant de sainte Ursule, qui débarque;
elle lui prend les bras pour la soutenir, pendant
qu'une de ses compagnes relève son manteau. Les
marins s'apprêtent à descendre les valises. Au second
plan, les fenêtres toutes grandes ouvertes d'une mai-
son laissent voir l'héroïne dans son lit, à laquelle
apparaît un ange; il vient lui ordonner de poursuivre
son voyage, d'aller demander au pape sa bénédiction
apostolique. Les monuments sont peints avec une
précision, une fermeté admirables. Les femmes ont
le type allemand des bords du Rhin, les cheveux
blonds, les sourcils àpeine marqués, les joues grosses^
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
75
les pommettes saillantes, le front très développé.
Plusieurs voyageuses sont coiffées à la chinoise :
leurs cheveux, noués sur le haut de la tête, retom-
bent en forme de houppe et de crinière.
Le deuxième tableau a pour sujet l'arrivée à Bâle.
Une porte construite sur le rivage, de hautes églises,
une grande route et, dans le lointain, la cime des
Alpes blanchie par la neige, composent le fond. Le
dernier plan, prouve que Memling n'avait pas re-
monté le fleuve jusqu'en Suisse, ne connaissait point
les chaînes nlajestueuses qui s'y croisent, et njême
n'avait jamais vu aucune montagne, car il a peint
des Alpes de fantaisie. Deux navires occupent le de-
vant de la scène ; l'eau qui glisse dans leur ombre y
prend une couleur d'une merveilleuse intensité. C'est
le moment où les jeunes filles quittent les bâtiments
avec sainte Ursule, que distingue son manteau d'her-
mine. De longs cheveux flottent sur les épaules de
quelques-unes. On les revoit plus loin, suivant* la
route qui conduit aux montagnes. La verdure tient
le milieu entre le feuillage éparpillé, la méthode
primitive, et les masses touffues de la seconde
époque.
Le troisième tableau nous montre le pape recevant
la pieuse caravane; Il s'est avancé jusqu'aux marches
extérieures de l'église, en dehors du péristyle. L'onc-
tion e*t la bienveillance rayonnent sur sa figure noble
et douce ; il est admirablement dessiné, vêtu et posé.
L^i charmante pèlerine s'agenouille devant lui ; elle
porte un costume de la plus rare élégance; un filet,
d'où ses cheveux s'échappent en ondes dorées, couvre
le haut de sa tête ; par dessus le filet tremble un léger
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76 HISTOIRE DE LA PEINTURE PUHANDE.
voile. Son corps, sa taille, son visage, tout en elle
séduit et fait râver. Le pape prend les deux mains de
la gracieuse fille dans sa main gauche, et la bénit
de la droite. Derrière elle se pressent les autres dé-
votes, formant un long cortège, qui occupe une lon-
gue rue; les dernières n'ont même pas encore franchi
les portes de la ville. Memlinc, ici, paraît avoir adopté
la version populaire sur le nombre des vierges qui
accompagnaient sainte Ursule. Ayant un effet pitto-
resque à produire, il a choisi l'interprétation qui l'y
autorisait. A droite, sous les premiers arceaux de
l'église, des néophytes reçoivent le baptême par im-
mersion. Plus loin, au fond du temple, sainte Ursule
communie. L'édifice lui-même est un petit chef-
d'œuvre. Pour les figures, ce sont les plus belles de
toute la châsse; la dimension en étant moins res-
treinte, le talent de l'artiste a pu s'y exercer à l'aise.
Bien des têtes semblent des portraits et sont carac-
térisées d'une manière étonnante.
Nous voyons ensuite la pieuse cohorte cheminant
vers Bâle, sur le dernier plan du quatrième tableau.
Sur le premier, elles ont déjà traversé la ville, en
compagnie du souverain pontife, qui a voulu les sui-
vre pour leur faire honneur, et l'aimable troupe,
avec leur nouveau chef, va s'abandonner au cours du
Rhin. Le haut dignitaire ecclésiastique descend dans
une barque, puis, tout à côté, il a déjà pris pla'ce : il
lève la main pour bénir, assis entre deux cardinaux,
à la poupe du flottant véhicule. La sainte anglaise se
tient à la proue, pleine de dévotion et les mains
jointes. Sa figure et celles des autres martyres me
semblent avoir été retouchées; le type en est d'ail-
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^ HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 7T
leurs moins noble et moins élégant que sur les autres
pages.
Le supplice des voyageuses forme le cinquième et
le sixième chant du poème, c'est à dire occupe les der-
nières miniatures. Deux archers tirent sur les saintes
des bords du fleuve; une d'elles cache son visage
dans ses mains, une seconde a le bras percé d'une
flèche. D'autres barbares les frappent du glaive et
. de la lance. « Elles tombent, dit le livret, tout de
m^me comme pendant la moisson les épis dorés sont
abattus sous la faux tranchante du moissonneur, n
Une si belle phrase nous dispense de plus longs com-
mentaires. On remarque surtout parmi les vierges
celle qu'un païen tue avec une large épée. romaine.
Ursule la tient mourante dans ses bras. Les détails
de cedrame sont peints d'une manière tragiquement
naïve. Le meurtre de la princesse forme à lui seul
Un tableau. Debout devant un archer qui.rajuste,
elle attend la flèche terrible, mais sans Tintrépidité
qu'on aimerait à lui voir. Non seulement elle paraît
défaillante, car un chevalier passe le bras derrière
elle pour la soutenir, mais elle ouvre la bouche
comme si elle jetait des cris, et l'épouvante a même
détruit sa beauté; ses traits sont devenus lourds,
communs, désagréables. Trois barbares l'examinent
d'un air niais, avec le sourire sur la bouche; uû petit
lévrier la regarde aussi, étonné sans doute qu'une
sainte montre si peu de courage. Le ton héroïque
semble avoir été inaccessible au peintre.
La Vierge et sainte Ursule, coinme nous l'avons
dit, occupent les deux pignons. La princesse britan-
nique est figurée debout, dans xme chapelle ogivale.
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78 HISTOIRE DE LA PEINTURE rLAHANDE.
tenant de la main droite la flèche qui lui a dotmé la
mort, et de la- gauche écartant son manteau, sous
lequel on voit groupées ses dix compagnes. Mem-
ling, je ne sais pour quel motif, a prêté à la sainte
le type allemand ou flamand vulgaire ; elle a la crâne
large, le front haut, les orbites pleins de chair^ les
sourcils pâles, les yeux à fleur de tête, un peu lou-
ches, annonçant la méditation, la distraction; ub
bandeau de rubis et de perles couronne ses cheveux.
Un nez mince, de grandes tempes, une jolie bouche
sont encore des traits distinctifs que nous devons
mentionner.
A lextrémité inverse de la châsse, la Vierge, de-
bout, tient son fils dans ses bras, au milieu d'une
chapelle qui reproduit exactement la précédente. La
Galiléenne canonisée est plus belle que sainte Ursule;
nous voyons en elle le type flamand délicat. Le
peintre, -sans doute, a voulu marquer son rang par
ses avantages extérieurs. Après avoir élégamment
disposé ses cheveiix, il la peinte dans une attitude
excellente, pleine de facilité, de naturel, sous un
manteau rouge drapé avec grâce et d'un éclat sur-
prenant. Mais le Christ flatte peu les regards; son
visage bouffi semble moins appartenir à un enfant
qu'à un homme sur le retour ; une chevelure blême
et clairsemée n'atténue pas ce défaut. Ses yeux lou-
ches et distraits, comme ceux de sainte Ursule, n'em-
bellissent point non plus sa tête vieillotte. Dans sa
main gauche il tient la pomme, symbole de notre
chute, et dans la droite une pensée, emblème de
l'esprit, auquel nous devons notre salut.
Sur le toit de la châsse se trouvent peintes la glori-
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 7t
fication de sainte Ursule, que Dieu le père couronne
en présence du Fils et du Saint-Esprit, et sa béati-
tude au milieu de ses compagnes , dont le souverain
pontife et son vicaire grossissent la troupe. Des
anges font de la musique à droite et à gauche de ces
deux scènes. L'exécution ne vaut pas celle des ta-
bleaux inférieurs : la nuance rougeâtre des chairs
étonne la vue et cause un certain déplaisir (i).
Dans les grands jours, lorsqu'on montrait la châsse
au public attentif et dévot, Pierre Fourbus était un
des premiers spectateurs qui accouraient ; il restait
des heures devant la gracieuse merveille, et ne se
lassait point de l'admirer : tant ces figures char-
mantes possèdent un doux magnétisme !
La Belgique fut sur le point de les perdre : en 1794,
les commissaires français se présentèrent à l'hôpital
pour enlever son plus bel ornement. « La châsse! la
châsse! » demandaient-ils à grands cris. Les reli-
gieuses ne comprirent point, car ce chef-d'œuvre est
nommé dans le pays La Ryve rElles dirent qu'elles
ne possédaient point l'objet réclamé : leur accent,
leur visage exprimaient l'étonnement et l'ignorance.
Convaincus par cet air de bonne foi, les délégués de
la république s'éloignèrent. Plus tard, vers 1816, la
supérieure du couvent rejeta des ofires brillantes :
(i) La chasse de sainte Ursule a été très habilement reproduite
par M. Fierlants, de Bruxelles, en onze planches photographiques,
qui la montrait sous tous ses aspects. On peut consulter aussi l'ouvrage
suivant : La Châsse de sainte Ursule gravée au trait par Charles
Onghena, diaprés Memlinc, avec texte par Octave Delepierre et Auguste
Fùiêin (Bruxelles, 1841).
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80 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
« Nous sommes pauvres, dit-elle, mais les plus gran-
des richesses du monde ne nous tenteront point. ^
Noble exemple , que devrait suivre tout homme qui
aime, ou a la prétention d aimer sa patrie!
Sans sortir de Bruges, nous avons encore à exa-
miner une œuvre importante de Memlinc, le trip-
tyque de l'Académie, où saint Christophe se dresse
sur le panneau central. Memlinc et toute iecole
avaient une prédilection particulière pour ce géant
canonisé. Il porte ici une tunique bleue et un grand
manteau rouge. On ne peut voir sans surprise sa
belle tête, fine, intelligente et harmonieuse : cest la
vie, c'est la fraîcheur même ; le dessin et Ig coloris se
prêtent un mutuel secours. Les magnifiques jambes
du colosse plongent dans le fleuve obscurci par son
ombre et par celle des rochers voisins : les nuances
de Teau sont d une intensité, d'une profondeur éton-
nantes. L'aimable type du Sauveur accroît le plaisir
qu'on éprouve : d'un air doux et gracieux, il bénit
le monde avec la main droite et se cramponne de la
gauche à la tête du saint. Derrière le géant, Fonde
devient claire, brillante, et réfléchit les lueurs du
soir, qui empourprent l'horizon. La lanterne de Ter-
mite scintille déjà au milieu de sa grotte.
Par delà les rochers qui bordent les deux rives du
fleuve, se tiennent, à droite et à gauche, deux élus
noblement figurés : saint Benoît, ayant une biche
près de lui et une flèche piquée dans sa manche
droite, porte un livre; sa main seule est un chef-
d'œuvre ; le peintre a donné à salut Éloi une tête qui
exprime la méditation et respire la grandeur. Des
violettes, des mélilots, des marguerites, des fleurs
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 81
de tout genre étoilent le sol. Le bas du câdre porte
cette date : Anno Dni 1484.
Le volet gauche offre un paysage d'une beauté in-
comparable : on y voit une châtellenie gothique, des
fossés pleins d'eau, des chaumières, des touffes d'ar-
bres, qui décourageraient les peintres les plus ha-
biles. Dans cette admirable campagne est agenouillé
le donateur, Guillaume Moreel, les cheveux taillés à
la malcontent, la barbe rase et les mains jointes. A
côté de lui se tient debout son patron, saint Guillaume
de Mallevai , fondateur d'un ordre monastique , por-
tant une pelisse noire par dessus un costume guer-
rier. Derrière le commettant sont agenouillés ses
cinq fils. Au bas du cadre se trouve répété le chiffre
1484.
Le volet droit est occupé par la donatrice. Barbe
de Vlaenderberch, dite Van Herftvelde, et par ses
onze filles. Parmi ces dernières , on retrouve la Ca-
therine Moreel, qui a posé pour la sybille Zambeth,
de l'hôpital Saint- Jean. Sainte Barbe, placée der-
rière la mère, porte de la main gauche la tour en
miniature par laquelle les peintres la désignent. Un
paysage moins brillant que celui de l'autre volet
forme la perspective. La date se trouve encore une
fois reproduite au bas du cadre.
L'extérieur des vantaux a pour décoration un saint
Jean-Baptiste debout, montrant de la main droite
l'agneau placé près de lui, et un saint George, armé
de pied en cap, transperçant avec sa lance la tête du
fameux dragon.
Ce triptyque a malheureusement souffert : sur le
panneau central, on paraît avoir enlevé le vernis pri-
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83
HISTOIRE DE U PEINTURE FLABUNDE.
mitif, formant glaxîis; le temps çt des restauratioos
inhabiles ont endommagé quelques parties des aile$;
on y observe même des repeinte.
En groupant certains détails consignés dans les
pages précédentes, on voit qu'une petite société
d'amateurs formait à Memlinc un cercle choisi,
l'admirait, le stimulait et occupait son pinceau; le
frère Jean Floreins, qui exerçait hors de l'hôpital les
fonctions de jaugeur public, Antoine Seghers et
Adrien Reims, nommés successivement directeurs
du charitable asile, Jacques de'Keuninck, boursier
de l'établissement, les sœurs Agnès Cazenbrod et
Claire van Hulthem, Guillaume Moreel et sa famille,
Martin van Nieuwenhove et sa mère, Arnould Ba-
sekin, doyen de la corporation des scribes et enlu-
mineurs, Jean de Clerc, membre de la même ghilde,
Pierre Bultynck, échevin de Bruges, et Catherine
van Ryebeke, sa femme, composaient cette pléiade
intelligente et bienveillante. Il faut leur associer
Thomas Portinari, le protecteur de Hugo van der
Goes : il patronna aussi Memlinc. Il lui avait de-
mandé pour l'église bâtie par ses aïeux, Santa Maria
Nuova de Florence, un petit tableau retraçant la
Passion du Christ. Ce tableau, que cite Vasari, en-
thousiasma probablement Cosme de Médicis, car il
en devint propriétaire et ne dut pas l'obtenir sans
peine d'une famille opulente. On ignore ce qu'il est
devenu.
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CHAPITRE XXVII
JEAN MEMLING
Tableau de M. Dachàtel : famille de ringt personnes, agenouillée
derant Marie et l'enfant Jésus; admirables portraits. — Double
panneau du Louyre. -^ Betable de Manich ; merveilleux coucher
de soleil sur le volet droit. -—Légende de saint Christophe. —
Saini Jean-Baptiste dans le désert. — Les Triomphes du Christ, —
Tableau de Turin : les Douleurs et la Passion de Jésus, — Polyp-
tyque de Lubeck : nombre prodigieux d'épisodes qui s'y trouvent
figurés. — Portraits peints par Memlinc. — Le bréviaire du car-
dinal Grimani. — Faux renseignements du Voyageur anonyme. —
Auteurs véritables des grandes miniatures. •<— Élèves de Memlino.
«— Le Marthe de saint Higpolyte. — - Catalogue.
Pour aucune classe d'artistes la fortune n'est aussi
cruelle que pour les peintres : elle les sépare de leurs
travaux, elle emporte au loin leurs ouvrages, eUe les
soumet à toutes les chances des déplacements, à tous
les caprices du hasard, à toutes les lubies du mau-
vais goût, de la sottise et de l'ignorance. Nous
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U HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
venons d'étudier le talent de Memlinc dans la ville
qu'il habitait, où il a le plus travaillé, où il est mort;
nous allons nous traùsporter maintenant sur la rive
gauche de la Seine, au faubourg Saint-Germain, puis
au Louvre, puis à Munich, à Turin, à Vienne, que
sais-je encore? Nous ferions le tour de l'Europe, si
nous voulions analyser chacun de ses tableaux, car
le destin, maître absolu du monde, les a dispersés
comme des feuilles mortes.
On voit à Paris, chez M. Duchâtel, ancien minis-
tre de l'Intérieur, un admirable ex-voto, d'une conser-
vation parfaite. Le père, la mère et dix-huit enfants,
tous reproduits avec un soin extrême, y sont age-
nouillés devant Marie de Bethléem, dans une église
ogivale, très simple de style. Derrière la paysanne
béatifiée se dessine la tribune qui est généralement
adossée contre le portail, et où, dans les temps mo-
dernes, on place les orgues. La Vierge porte une
robe bleue, galonnée de diamants et de perles, sur
laquelle ondoie un ample manteau rouge, qui traîne
jusqu'à terre. Ses cheveux d'un blond cuivré, assez
pâles, tombent librement sur ses épaules, et un cor-
don brodé de perles les tient serrés autour de la tête.
Marie a le type d'une belle Flamande, à la peau blan-
che, aux sourcils minces, qui s'interrompent avant
d'atteindre l'angle extérieur de l'œil. Elle porte un
livre ouvert, dont Jésus, par inadvertance plie les
feuillets, en les poussant avec la main. De sa droite,
passée devant le Messie, la femme prédestinée retient
son enfant : cette main ouverte, appuyée, contre le
corps du jeune Dieu, est une merveille de dessin et
de délicate exécution. Qui ne partagerait sa sollici-
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j
HISTOIRE DE LÀ PEINTURE FLAMANDE. 85
tude pour le charmant bambin dont ses genoux por-
tent les pieds potelés? Il est nu comme l'innocence,
le génie et Tamour. De rares cheveux blonds frisant
sur sa tête, couronnent sa jolie figure; une bouche
aimable et souriante achève de lui gagner la sym-
pathie.
Derrière le donateur, se tient debout saint Jac-
ques de Compqstelle ; derrière la femme, son patron
saint Bernard. Le premier, qui ôte son chapeau par
respect pour la Vierge, a une belle figure d'une réa-
lité extraordinaire; de longs cheveux, un peu en
désordre, tombent sur son front et sur ses épaules,
une barbe élégante ombrage son menton. Ce n'est
assurément pas une tête de fantaisie. Un mélange
pareil d'élégance et de vérité caractérise saint Ber-
nard, les peintres flamands du quinzième siècle ne
confondant pas l'observation et l'amour de la, nature
avec la trivialité. Le geste de sa main droite annonce
qu'il présente à la Vierge la donatrice et les onze
filles qui prouvent la fécondité des anciens mariages.
Dix-huit enfants! on ne voit plus de si abondantes
lignées ; elles poursuivraient les pères et mères d'au-
jourd'hui comme une vision lugubre.
Les vingt portraits sont autant de chefs-d'œuvre.
Le donateur inconnu (i) porte une tunique de velours
noir, une simarre de même étoflfe et de même cou-
leur, bordée de fourrure. L'âge a fait grisonner ses
(i) Ne serait-ce pas GoilLaume Moreel, avec deux fils de plus qne
sur les volets du saint Christophe de Bruges ? Le nombre des filles est
le même. Il me manqne une photographie pour vérifier cette hypo-
thèse. *
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1
sa HISTOIRE DE lA PEINTURE FUMANDE.
cheveux, mais sans altérer ses traits, sans amortir
son regard; son type accentué, un beau nez saillant,
des pommettes un peu fortes, une bouche énergique,
tout en lui annonce un homme d'action. Sa barbe
est fraîchement rasée. On aurait peine à trouver une
image mieux faite. Les mains qu'il appuie l'une con-
tre l'autre sont des merveilles d'exécution. Ses deux
premiers fils ne lui cèdent guère. L'aîné appartenait
à l'Église, devait môme remplir d'assez hautes fonc-
tions, car il a pour costume une robe violette et une
aube diaphane. A mesure que l'on passe des premiers
nés aux plus jeunes, la fermeté du caractère fait gra-
duellement place à la naïveté de l'enfance, et les der-
nières têtes sont charmantes d'expression ingénue.
Derrière ce groupe, le monument s'ouvre, forme une
large baie qui laisse voir la campagne : on y observe
une homme monté sur une cheval blanc et armé d'une
lance; plus loin, le même personnage traverse un
pont-levis et rencontre une dame escortée de sa sui-
vante. Ces images en miniature doivent retracer quel-
que souvenir de famille, rappelaient peut-être la
première entrevue des deux époux.
La mère et les ûlles sont aussi bien exécutées que
l'autre phalange, mais leur type plus efiacé prêtait
moins au talent du peintre. La vie étincelle dans
leurs yeux. La seconde fille porte un costume de
nonne, comme si la famille avait voulu avoir deux
médiateurs auprès du ciel, un de chaque sexe. La
partie la plus frappante de ce groupe, c'est les qua-
tre dernières filles; placées derrière leurs sœurs
et étant plus petites, elles se haussent, elles renver-
sent naïvement leurs têtes, pour voir ce qui se passe
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 87
au premier plan. La beauté des mains prouve que
Tauteur n'avait aucune parcelle de goût germani-
que. La baie ouverte de ce côté dans l'édifice laisse
apercevoir une. chaumière flamande, une prai-
rie et des vaches. Dans l'église même, quatre statues
debout sur des colonnes sont d'un style magnifique
et noblement drapées; elles font souvenir des per-
sonnages en pierre si admirablement peints par
Hubert van Eyck.
Cette œuvre excellente, achetée à Bordeaux, il y
a une quinzaine d'années, est d'une conservation par-
faite. On n'y voit aucune trace de retouche; il n'y a
pas de plus pur Memlinc. La perspective est partout
très bien faite (i).
Le Louvre possède, depuis peu de temps, une œu-
vre secondaire, mais intéressante, de notre artiste.
Ces deux morceaux réunis dans un môme cadre,
volets d'un ancien triptyque, ne laissent pas de révé-
ler le grand maître. Ils figurent saint Jean-Baptiste
et sainte Madeleine, tous les deux debout, au milieu
d*un site champêtre, tous les deux de proportions
effilées. Le précurseur a une tête énergique, des
cheveux crépus, les traits fatigués. Son œil fixe et
rêveur, le galbe de son front, sa pensive attitude
dénotent le penchant à la contemplation, à l'exalta-
tion; ils conviennent admirablement au prophète du
désert, vox clamans in deserto. La figure de Made-
leine n'atteste pas un^ moindre discernement. Le nez,
le front, la bouche sont d'une beauté remarquable;
(i) Une eau forte de Elameng , qui reproduit très délicatement ce
tableau, a été publiée par la Gazette des beaux-arts»
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88 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
la physionomie est noble, intelligente, réfléchie; les
longs cheveux d'or, qui tombent sur les épaules de la
recluse, ajoutent à sa dignité. Elle a pu faillir dans
Tentraînement des passions, mais ne devait pas res-
ter longtemps prisonnière du vice ; du sein de son
abaissement, elle devait remonter vers la lumière,
comme un cygne tombé en un marais immonde.
Le fond de chaque panneau déroule quatre épiso-
des de la vie du saint, ou de la sainte, qui occupe le
premier plan. Ainsi Ion voit le Précurseur baptisant
le Christ sur les bords du Jourdain, puis haranguant
le peuple, puis décapité au sommet dune colline;
Salomé la danseuse porte enfin sa tête dans un plat.
Toujours le goût de l'artiste pour la narration.
Ces trois ouvrages sont les seules productions de
Memlinc possédées par la ville de Paris (i). La pein-
ture qui .orne la collection de M. Gatteaux n'est
assurément pas de lui. Elle représente les fiançailles
mystiques de sainte Catherine d'Alexandrie, et la
principale figure semble détachée d'un de ses pan-
neaux; mais le reste du travail n'a aucun rapport
avec sa manière. Chose étrange! les ombres des
chairs ne sont point accusées, suivant l'habitude,
par l'assombrissement des couleurs, mais par des
hachures noirâtres, comme dans un dessin. Nous
avons déjà remarqué cette méthode singulière sur un
tableau du musée de Dijon, que le catalogue attribue
à Jean van Eyck (2). Un artiste du quinzième siècle
(1) Les morceaux da Louvre farent acheté à la vente de Guil-
laume II, roi de Hollande.
(3) Yojez mon second volume, pag. 849 et 350.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 89
en avait pris l'habitude : mais lequel? Si Ton décou-
vre un jour son nom, il sera facile de reconnaître ses
peintures. Dans le tableau de Paris, œuvre bizarre à
tous les points de vue, il y a sept femmes : la Vierge,
l'épouse mystique du Rédempteur et cinq autres
dévotes canonisées; le six bienheureuses sont alli-
gnées, trois par trois, à droite et à gauche de Marie.
Un charmant paysage forme la perspective : d'abord
une prairie ceinte de grands arbres, puis une campa-
gne bleuâtre, puis de hautes montagnes. Les chairs
tâtonnées, la mollesse des contours finissent de prou-
ver que Memlinc n'a jamais touché ce panneau. Mais
le peintre qui l'a historié connaissait et imitait ses
ouvrages.
En route ! en route ! Le génie du grand homme
nous appelle à Munich, à Berlin, à Lubeck, à
Turin, à Florence, et, malgré les prodiges de la
vapeur, c'est une longue excursion. Nous voici pour-
tant arrivés d'un trait dans la capitale de la Bavière,
et nous nous arrêtons devant le fameux triptyque,
où les Mages adorent le Dieu nouveau-né. Sa mère
est assise dans le vestibule d'un splendide monu-
ment, qui tombe en ruines : des colombes voltigent
sur sa tête, mille plantes fleurissent autour d'elle.
Les monarques de l'Orient se prosternent devant le
Messie. L'exécution est poussée jusqu'à la plus mi-
nutieuse délicatesse, mais les figures n'ont toutes
qu'une seule expression, celle d'une piété douce,
calme et ingénue, même le saint Christophe de l'aile
droite, même le petit Jésus qu'il porte sur les épau-
les. Les costumes sont d'une splendeur extraordi-
naire : le brocard, les joyaux, les perles font illu-
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90 HISTOIRE DE U PEINTURE FLAMANDE.
sion. Quel que soit pourtant le mérite de ce tableau,
il pâlit devant les deux ailes ^
Le volet gauche nous montre saint Jean habillé
de toisons, remarquable par sa dignité, par son air
grave, et portant dans ses bras un agneau blanc,
comme la neige; il regarde devant lui, comme s'il
examinait vaguement les bords d'un ruisseau, qui se
fraye un chemin à travers l'herbe et les fleurs. On
croit entendre le murmure de ses petites vagues lim-
pides, on distingue les poissons aux nuances d'or et
d'argent, que font ressortir le lit sablonneux et les
cailloux bigarrés. Un lis dresse sa tête virginale
près de l'anachorète. Le soleil n'a point encore fran-
chi la barre de l'horizon, sa vivifiante lumière
n'égaie pas encore les champs, mais ceux-ci nagent
dans les teintes roses d'un crépuscule magnifique,
dont la splendeur promet le plus beau jour. C'est
une allusion manifeste à la venue du Christ. On ne
saurait trop louer le paysage qui compose le fond de
la scène : l'artiste y a combiné avec un art infini les
rocs, les végétaux, un lac, une ville, des montagnes
bleuâtres, que l'on voit fuir dans le lointain. Cette
vue agreste, si poétique par elle-même, oflfre de
charmants détails : une troupe de martinets qui vol-
tigent, ou sont posés sur les rameaux d'un arbre mort ;
une source qui tombe d'un rocher, en filets de cris-
tal, et chemine doucement sur un lit parsemé de
coquillages; un martin- pécheur au bord de l'eau,
qui semble écouter ses vagues mélodieuses.
Sur l'autre volet, le plus brillant des trois pan-
neaux, l'onde bucolique de l'aile précédente s'est
changée en fleuve spacieux : il roule du fond de la
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 91
campagne vers le spectateur, entre deux lignes de
hautes roches, et occupe presque tout le tableau.
Saint Christophe marche avec peine au milieu du
courant, drapé dans une immense écharpe amarante;
appuyé sur le tronc d'arbre qui lui sert de bâton, il
regarde l'enfant merveilleux, ne comprenant point
qu'un être si frôle l'accable d'un tel poids. Sa figure
exprime l'étonnement, la franchise et la bonté. Mais
le personnage le mieux réussi, le plus frappstnt de
tout le retable, c'est le petit Jésus, qui paraît avoir
trois ans. Assis avec grâce sur les épaules de saint
Christophe, il bénit le monde de sa main enfantine,
avec trois doigts levés, en prononçant les paroles
dramatiques de la légende. Où trouver une plus
charmante créature, de plus jolis traits, un air plus
caressant et plus affable; une bouche poétisée par un
plus doux sourire? La délicate imagination de l'artiste
ne pouvait mieux inventer.
L'attention néanmoins se concentre bientôt ail-
leurs. A l'horizon, le soleil, qui se couche sous des
bandes de nuages roses et violets, illumine le fleuve,
pendant que le haut du ciel devient d'un bleu presque
noir. Jamais effet de lumière sur une masse d'eau
n'a été mieux rendu, jamais artiste n'a mieux peint
le fluide éclatant, ni produit une pareille illusion.
L'astre embrasé, la région du firmament qui l'avoi-
sine et le fleuve encadré de sombres bords étincjel-
lent, resplendissent positivement. Les deux Both,
Claude Lorrain, Pynacker, Berghem et Rembrandt
sont vaincus par anticipation. L'ermite inquiet sort
d'une petite maison flamande, avec sa lanterne, qu'il
me paraît avoir allumée un peu trop vite. Ne s'aper-
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92 HISTOIRE 1)E LA PEINTURE FLAMANDE.
çoit-il pas que Memlinc a dérobé au soleil sa lu-
mière?
Ce panneau frappe, séduit tellement les curieux,
même lorsqu'ils n'ont pas un goût prononcé pour la
peinture, que beaucoup de personnes, l'ayant admiré
une seule fois à Munich, oublient les autres chefs-
d'œuvre conservés dans la Pinacothèque et ne gardent
que le souvenir de cette image éclatante. Pendant
combfen d'années ne m'a-t-il pas semblé la voir,
n'est-elle pas demeurée présente à ma pensée, où
elle brillait de toute sa fraîcheur et de toute sa ma-
gie! Et quand je l'ai revue après un laps de temps,
considérable, ma surprise et ma joie n'ont pas été
moins grandes ; le génie, dans sa réalité, l'emportait
sur les illusions de la mémoire!
Saint Christophe est un des sujets que les peintres
du quinzième siècle ont le plus souvent reproduit et
ont traité avec le plus d'amour. Par la suite, au con-
traire, on l'évita; les subterfuges de Rubens, pour
s'en affranchir, sont assez connus. Dans les propor-
tions ordinaires de son travail, l'image d'un colosse
aurait été grotesque ; les dimensions restreintes des
panneaux brugeois en sauvaient les difficultés : le
géant n'atteignait même pas la grandeur habituelle
que la nature donne à l'homme. Suivant l'opinion
commune, chez nos aïeux, quiconque voyait une
image ou une statue de saint Christophe, ne pouvait
périr de mort subite pendant le reste du jour. Nous
avons décrit ou cité maint tableau qui représente le
Porteur du Christ : on ne sera donc point fâché de lire
son intéressante légende, oubliée maintenant comme
presque tous les récits fabuleux du moyen âge.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
93
Christophe était du pays de Chanaan; il. avait assez
bien profité dans sa jeunesse et acquis une assez belle
taille : dix-huit pieds de hauteur, un aspect formi-
dable n'inspiraient pas l'envie de lui chercher noise.
Satisfait de lui-même, il pensa qu'un homme de sa
tournure ne devait servir que le plus grand roi du
monde. Il alla donc trouver le monarque le plus
puissant des contrées d'alentour. Celui-ci, charmé
de ses dispositions, l'accueillit avec joie et le retint
près de lui. Mais il arriva qu'un jongleur chanta
devant le prince une ballade, où il était fort souvent
question du diable. Le roi, qui avait abjuré le paga-
nisme, se signait chaque fois qu'il entendait le nom
du malin esprit; ses gestes parurent singuliers à
Christophe, qui lui demanda rudement ce que cela
signifiait. Le prince ne voulut pas lui donner d'ex-
plication. — « Vous ne voulez pas me répondre, lui
dit Christophe, eh bien, je ne resterai pas. plus long-
temps avec vous. » — Le monarque fut alors con-
traint de rompre le silence. « Toutes les fois que
j'entends nommer le diable, 6 colosse! j'ai une peur
sans égale et je fais le signe de la croix pour me
prémunir contre lui, pour ne point tomber en son
pouvoir. » — « Puisque vous craignez le démon,
reprit le géant, il est donc plus fort que vous, et moi,
je suis votre dupe. Je vous croyais la première puis-
sance du monde, et voilà que vous tremblez! Adieu,
adieu! Je vais chercher le diable et lui offrir mes
services. » Et il s'en alla comme il le disait, chemi-
nant à l'aventure.
Pendant qu'il marchait de la sorte, il arriva au
milieu d'un désert. Jugez de sa surprise, lorsqu'il
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94 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMA'NDE. .
aperçut une foule de soldats et, à leur tête, un
homme épouvantable qui lui demanda où il allait-
Christophe l'examina d'un air rogue, comme s'il ne
voulait pas lui répondre; à la fin cependant, il lui
cria : « Je vais chercher le diable et le prendre pour
maître; cela te fait-il plaisir? » — « Sans doute,
reprit l'inconnu, puisque je suis le diable en per-
sonne. « — « En étes-vous bien sûr? ajoute Chris-
tophe. » — « Je t'en donne ma parole; ainsi, viens
avec moi. » — Christophe lui prêta hommage, se dé-
clara son serviteur et lui obéit ponctuellement. Mais
il advint qu'un soir, comme ils longeaient une grande
route placée entre un bois et un marécage, ils attei-
gnirent un carrefour ; là s'élevait une croix de pierre,
qui se dessinait en noir sur le ciel cramoisi. A peine
le diable l'eut-il vue, qu'il fut.pris d'un tremblement
général ; il sauta sans balancer dans le marais et fit
un détour énorme dans la vase. Christophe ouvrit de
grands yeux, ne comprenant point cette lubie. « Ah
ça, lui dit-il, quand il l'eut rejoint, devenez-vous fou?
Regardez un peu comme vous voilà fait! Me direz-
vous ce qui vous a passé par la cervelle? Et tenez,
vous êtes encore blême comme une image de la
peur. » — « Silence, mon ami, silence, répliqua
le diable ; laisse-moi , de grâce, me remettre. Cette
croix que nous avons vue, c'est le trône patibu-
laire sur lequel est mort Jésus- Christ. J'ai beau
vouloir dominer ma frayeur ; quand je l'aperçois, je
suis mal à mon aise. Soutiens-moi, mon cher, sou-
tiens-moi, car mes jambes fléchissent. « — « Poltron!
lui dit le colosse, il faut donc aussi que je te dé-
daigne. Ah! tu as des syncopes et tu fais des gam-
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 95
bades au milieu de la boue! A ton aise! fier sei-
gneur; mais ne compte plus 6ur mes services. »
Le diable grinça des dents, et Christophe s'éloigna.
Il allait depuis lors demandant des nouvelles de
Jésus à tous ceux qu'il ren,contrait. Un ermite le lui
flt oonnaître et lui enseigna l'Évangile. Après quoi,
il lui dit : « Prouve maintenant ton obéissance et
expie tes fautes; le roi que tu sers exige de? sacri-
fices. Tu dois premièrement garder le jeûne. » —
Saint Christophe le regai^da d'un air ébahi, ne com-
prenant point qu'on voulut faire jeûner un gaillard
ûe sa taille. « Pensez à autre chose, » lui dit-il. —
— « Débité souvent des prières. « — « Je mourrais
d'ennui; cherchez encore, vous n'avez pas la main
.heureuse. » — « Tu vois bien ce fleuve, reprit l'er-
mite aux abois; un grand nombre de voyageurs pé-
rissent en essayant de le franchir. Prends-les sur ton
dos et passe-les; tu feras ainsi une œuvre agréable à
Jésus, qui te remettra tes péchés / » — « A la bonne
heure! reprit le colosse, voilà un exercice qui me
plaît; je n'ai pas pour rien dix-huit pieds de haut. »
Il se construisit donc une demeure près du fleuve,
coupa un jeune arbre qui lui servit de bâton et s'ins-
talla dans son office. Bien des jours s'écoulèrent et
il avait transporté bien des individus, lorsqu'un jour,
à la brune, comme il prenait du repos, il entendit la
voix d'un enfant qui l'appelait et lui disait : « Viens,
Christophe, et passe-moi. » Il sortit, regarda et ne
découvrit personne. Étant rentré dans sa cabane, la
même circonstance se répéta. Au troisième appel, il
^àt un enfant sur le bord de l'eau, qui le pria de le
transporter. « De bien bon cœur, mon petit ami, »
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96 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
lui dit-il. Et le prenant dans ses bras nerveux, il le
plaça sur ses épaules, puis s'avança au milieu de
la rivière, son bâton à la main. L'air était doux et
tranquille; pas le moindre nuage ne voilait le sombre
azur du ciel, et la lune, qui s'était levée juste au
dessus du fleuve, en damassait les vagues de- sa
blancl^e lumière. Cependant l'onde écumait, bouil-
lonnait, comme agitée par la tempête. Et le niveau
montait, montait toujours. Christophe s'évertuait
pour en sortir, mais il avait beau tendre ses mus-
cles, raidir les jambes et s'appuyer sur son bâton, il
ne pouvait faire un pas. Le jeune enfant devenait
de plus en plus lourd et l'accablait d'un poids intolé-
rable. Le néophyte commença donc à s'eflrayer.
« Qui es-tu? demanda-t-il d'un air inquiet au petit
voyageur. D'où vient que tu me surcharges d'un si
grand poids? » L'enfant lui répondit : « Tu portes le
maître du monde; je suis celui que tu cherches et
que tu dois servir. Si tu en doutais encore, plante
ton bâton dans le sable ; demain tu le trouveras paré
de fleurs et de verdure. » A ces mots, Jésus s'éva-
nouit. Christophe gagna la rive, le front inondé de
sueur.
Ayant planté son bâton dans le sable, le lendemain
il le trouva couvert de fleurs et de dattes comme un
palmier. Et non seulement il crut depuis lors avec
une foi entière, mais il voulut éclairer les infidèles.
Il s'en allait par les villes et les campagnes, soute-
nant le courage de ses frères persécutés. Ignorant et
presque barbare, il ne faisait pas de longs discours
a.ux païens : il plantait son bâton dans le sol, priant
Dieu de le faire fleurir. Et le bâton fleurissait, et lea
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 97
peuples se convertissaient. Un roi païen en fut trans-
porté de colère ; il envoya des soldats pour prendre
Christophe et le lui amener. Le géant n'essaya point
de résister, malgré sa force prodigieuse, mais quand
il fut devant le monarque, celui-ci eut une peur si
grande qu'il tomba de son trône. Il ordonna de
mettre le colosse en prison, avec deux jeunes filles
. très belles, chargées de le séduire. Christophe récita
des oraisons, de sorte qu'elles l'agacèrent et le cajo-
lèrent en vain. Le prince le fit alors battre de verges;
on lui posa sur la tête un casque de fer rouge et on
l'attacha sur un siège de fer ardent; mais le casque
et le siège fondirent comme de la cire. On le lia
ensuite à un poteau et quatre cents soldats lui lan-
cèrent des flèches ; mais les flèches s'arrêtaient dans
l'air, et aucune ne le touchait. Le roi, prenant donc
un parti extrême, commanda de lui trancher la tête,
moyen qui réussit infailliblement, au dire des lé-
gendaires, et par lequel se terminent toutes leurs
histoires.
Nous avons déjà parlé d'un Saint Jean-Baptiste
conservé à Pinacothèque (i), portant une fausse
signature, qui l'a fait croire jusqu'ici de Hugo van
der Goes. Il offre tous les caractères du style de
Memîinc, et la tête du Précurseur ressemble exacte-
ment à celle du même personnage, exécuté par le
même artiste, que possède le Louvre. L'anachorète
d'Hébron est assis près d'une source murmurante,
qui verse xm limpide filet dans un bassin pierreux et
tranquille. A sa gauche s'élèvent des rochers cou-
(i) N« 105, série des cabinets.
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98 HISTOIRE DE lA PEINTURE FUMAÎÏDE.
verts de buissons; une forât peu épaisse, entremêlée
d'eaux stagnantes, borne la vue et cpmmunique à j
l'œuvre une expression de solitude; un cerf, qui 1
broute derrière les hautes colonnades du bois, aug- . i
mente cet eflfet poétique. Devant l'ascète fleurissent i
de douces plantes; pour lui, drapé dans un grand !
manteau qui traîne sur la terre et dont les plis se \
développent harmonieusement, il paraît livré à une |
profonde méditation. Sa tête légèrement inclinée,
d'où rayonne la lumière, sa chevelure, sa barbe aux
mâles anneaux, ses paupières qui s'abaissent-, son
front calme et grave annoncent la pensée. Un de se&
genoux sert d'appui à sa main gauche, qui tombe
indolemment ; il soulève l'autre main , et son doigt
montre les herbes de la prairie, comme s'il leur par-
lait et les interrogeait. Il n'est guère possible de
mieux rendre l'extase, la préoccupation d'un ermite
cherchant la vérité, la demandant à la nature et sup-
posant une âme, un idiome aux silencieux objets qui
l'entourent. Le petit agneau lui-même semble réflé-
chir. Le spectateur se plonge aussi dans le recueille-
ment : il se souvient des jours qu'il a passés loin da
monde, au bord des lacs, sur les pentes des mon-
tagnes^ seul avec l'esprit de Dieu et les génies de soa
cœur(i).
(i) Cette peinture est probablement un des morceaux qui ornaient
à Padoue, en 1521, la maison de Fietro Bembo, et que le Voyageur
anonyme décrit de la manière suivante : • Le tableau en deux volets,
qui figure d'un côté saint Jeain-Baptiste vêtu, assis dans un paysage,
avec l'agneau, et, de l'autre côté, Notre-Dame avec le Christ enfant,
aussi dans un paysage, fut exécuté par Jean Memlinc, l'année 1470,.
sauf erreur. «
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'-^'
pïffV-
HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 99
Arrivons enfin à une composition immense, prodi-
gieuse,- qui montre les penchants épiques de Mem-
linc dans toute leur intensité, qui a, d'ailleurs, deux
analogues et doit avoir été faite pendant la dernière
époque de sa vie, lorsque son goût narratif, se déve-
loppant toujours, était arrivé à sa plus haute puis-
sance. De ces trois œuvres. Tune porte la date de
1491, en sorte que nous ne venons pas démettre
une hypothèse , notre induction étant confirmée par
un chiffre authentique. Une des productions se
trouve dans la capitale de la Bavière, la seconde à
Turin, la troisième à Lubeck. Je ne sais pourquoi les
critiques d'Allemagne ont envisagé les deux pre-
mières comme les fragments d'un ensemble et les ont
baptisées simultanément les Sept Joies et les Sept Dou-
leurs de la Vierge. Ces morceaux n'ont jamais pu être
réunis, car leurs dimensions ne le permettaient pas.
Celui qui orne la Pinacothèque a six pieds de long et
deux et demi de haut; le second, exposé à Turin,
trois pieds un pouce de long, un pied onze pouces de
haut seulement. Là paysanne de Bethléem, dans tous
les deux, ne joue qu'un rôle accessoire. Les histo-
riens germaniques les ont très mal dénommés,
comme on le verra tout à l'heure : l'un représente les
triomphes et les gloire^ du Christ, l'autre sa Passion
et ses douleurs. Le peintre a su y grouper un nombre
incroyable de motifs et de personnages. Une longue
suite d'épisodes liés entre eux couvre chaque pan-
neau, et se groupe autour d'une donnée centrale.
L'œuvre de Munich est agencée avec un art extra-
ordinaire. Les actions diverses s'accomplissent au
milieu d'un immense paysage. Dans le centre, Jéru-
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iOO HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
salem dresse ses palais, ses dômes et ses tours. Der-
rière la ville sainte, on découvre non seulement une
vaste campagne, un bras de mer où flottent des vais-
seaux, où le soleil se lève, mais trois montagnes,
au Sommet desquelles les Mages adorent l'étoile
qui doit les mener vers le Christ. Les scènes anté-
rieures sont peintes sur la gauche : d'abord YAnnon^
dation, dans un petit édifice gothique, puis la Nativité,
dans la chaumière de Bethléem, et, entre les deux
épisodes, les bergers avertis par un ange que le
Sauveur a pris une forme mortelle : ils se mettent
alors en chemin pour aller lui rendre hommage et lui
offrir des dons agrestes. Cependant les Mages ^ des-
cendus des hauts lieux qui les rapprochaient du ciel,
commencent leur pieuse expédition avec une troupe
de cavaliers : on distingue parfaitement chaque cor-
tège. Bientôt ils font leur entrée à Jérusalem et vont
trouver le roi Hérode, pour lui demander où est l'en-
fant merveilleux. Le prince ordonne le massacre des
Innocents, qui est exécuté à l'instant même, et que le
peintre a figuré dans tous ses détails. Enfin les voya-
geurs atteignent leur but : la chaumière de gauche,
où vient de naître le Messie, est exactement repro-
duite, et les souverains fabuleux y adorent le petit
Emmanuel. C'est la composition principale; Memlinc
y a déployé, tout son mérite : les groupes des servi-
teurs, formant l'escorte, sont notamment très bien
représentés. On voit ensuite les rois de l'Orient
s'acheminer vers la mer, en atteindre les rivages,
s'embarquer dans plusieurs chaloupes pour gagner
des vaisseaux à trois mâts, dont les voiles sont gon-
flées, dont les banderoUes flottent au vent. Une autre
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 101
série d*images en miniature, placées à droite, nous
fait voir la résurrection du Christ, s'élancant hors du
tombeau malgré les soldats qui Tenvironnent ; un peu
plus loin, son apparition à Madeleine ; puis, successi-
vement, les pèlerins d'Emmaûs, l'Ascension, là Pen-
tecôte , l'Apparition du Christ à sa mère , la Mort de
la Vierge et son Assomption. Tant de motifs et de
personnages sur un même tableau!
Près de la cabane où vient de naître Jésus, on voit
le donateur, qui regarde pieusement par une fenêtre;
prés de la Descente du Saint-Esprit est agenouillée
là donatrice; tous les deux ont le type flamand et
portent un costume flamand. Comme leurs armoiries
sont peintes à côté d'eux, il serait facile de découvrir
leurs noms et leurs titres; |)eaucoup de personnes,
dans les Pays-Bas, ont étudié le blason, science né-
gligée presque partout ailleurs.
Malgré le nombre étonnant des sujets et la multi-
plicité des personnages, les figures n'encombrent pas
le champ du tableau, qui conserve une grande net-
teté d'exposition et un intérêt soutenu d'épisode en
épisode. Jamais aucun artiste peut-être n'a révélé un
plus grand talent de combinaison. Beaucoup d'acteurs
sont charmants, mais, réduits aux proportions de la
miniature, enfermant le peintre dans un cercle très
borné, ils produisent peu d'effet. L'immense paysage
aussi est plus singulier que beau : il a jusqu'à un cer-
tain degré l'aspect d'une carte géographique. L'auteur,
par un colossal effort, a obtenu un faible résultat.
C'était une conséquence logique de son programme.
Il n'a pu même concentrer la lumière, qui se trouve
forcément éparpillée sur tous les points de la surface.
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iCâ HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Le poème de Turin , les Douleurs et la Passion du
Christy n'embrasse pas un moins grand nombre de
données : on y voit le Fils de l'homme entrant à So-
lyme, les Vendeurs chassés du temple, 1^ Cène, la
Prière au jardin des Oliviers, l'Arrestation, le Juge-
ment, la Flagellation, le Couronnement d'épines,
YEcce Homo, la Marche au Calvaire, le Crucifiement
et la Descente de croix, la scène du Noli me tangere^
les Pèlerins d'Emmaûs, à droite et à gauche enfin le
donateur et la donatrice. Réunir tant d'actes succes-
sifs dans un même espace, c'est un problème qui
étonne l'imagination et qui paraît insoluble. Mem-
linc cependant l'a résolu, mais non sans y perdre
quelques-uns de ses avantages : l'épopée de Turin a
les mêmes défauts que celle de Munich.
Courons maintenant vers le nord, entrons dans la
vieille cité de Lubeck, autrefois la capitale de la
ligue hanséatique. Ses continuelles relations avec
les Pays-Bas, pendant les quinzième et seizième siè-
cles, lui fournirent des occasions multipliées d'ac-
quérir les chefs-d'œuvre qu'on exécutait alors. La
réforme luthérienne, n'éprouvant point pour les ima-
ges la même aversion que le calvinisme, a respecté
les productions du pinceau. Un grand nombre de
précieuses peintures', transportées jadis à Lubeck,
ornent encore les églises, spécialement l'église
Notre-Dame. La plus belle et la plus importante,
parmi celles qui animent le dernier monument,
décore la chapelle Greveraden. C'est un polyp-
tyque de MemÛnc et même une de ses œuvres ca-
pitales. L'extérieur des ailes, suivant l'usage, figure
l'Annonciation, début du poème évangélique. Quois
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 105
qu'on ait représenté à l'infini la' scène du divin mes-
sage, nul artiste peut-être n'a eu la main si heu-
reuse. La Vierge et Gabriel exposent à la vue char-
mée des formes sveltes et pleines de noblesse, une
attitude gracieuse, des traits délicats, des têtes ra-
vissantes, que .distingue la plus aimable expression.
L'intérieur de ces premiers volets (car il y en a d'au-
tres) est occupé par saint Biaise et saint Gilles, celui-
ci accompagné de son chevreuil, probablement les
patrons du donateur. Entre les deux saints, on voit
les faces externes d'une seconde paire de vantaux, où
saint Jean-Baptiste montre du doigt l'agneau emblé-
matique, où saint Jérôme tire une épine de la patte
du lion, qui devint depuis son compagnon fidèle. Ces
(juatre personnages merveilleusement exécutés for-
ment une seconde introduction, pour ainsi dire, un
second vestibule du sanctuaire. Le prophète, qui res-
semble beaucoup au même personnage peint sur l'aile
gauche du fameux retable de Munich, paraît effecti-
vement placé là comme l'annonciateur de la doctrine
évangélique, dont saint Jérôme, par sa traduction de
la Biblô, fut le propagateur.
Si l'on ouvre cette deuxième paire de battants, on
aperçoit enfin la donnée centrale, le mystère de la
Passion.
Le dernier plan de l'aile droite, selon la méthode
si chère à Memlinc, nous montre d'abord le Sauveur
au jardin des Oliviers, puis, dans un ordre successif,
en se rapprochant du spectateur, le Baieer de Judas,
Saint-Pierre coupant l'oreille de Malchus, un apôtre
prenant la fuite , l'entrée du Messie à Jérusalem, son
arrivée dans la maison de Caïphe, Pilate se lavant
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104 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
les mains, la Flagellation, le Couronnement d'épines,
YEcce homOy enlSn, sur le devant, la Marche au Cal-
vaire. Comme dsCns le Spasimo de Raphaël, le cortège
vient de franchir une porte, mais le Rédempteur ne
s'affaisse pas sous l'instrument lugubre ; son effort
pour en soutenir le poids est rendu, au contraire, de
la façon la plus vraie et la plus saisissante (i). Un
valet de bourreau, un grand coquin à mine triviale,
qui précède le Christ, le tire par une corde attachée
aux flancs du Sauveur. Martin Schœn, ayant jugé
avec raison ce motif très dramatique, l'a reproduit
suf une de ses gravures, et beaucoup d'autres l'ont
imité cpmme lui. Dans un angle, tout à fait au pre-
mier plan, on voit le donateur agenouillé. Devant
lui, un chien et une grenouille s'examinent l'un l'autre^,
suivant la coutume , si répandue au moyen âge, de
mêler les éléments comiques aux plus graves con-
ceptions.
Le panneau du milieu représente le Sauveur cruci-
fié entre les deux larrons, grande scène à laquelle
prennent part trente-cinq personnages. Tous les in-
cidents que rapportent les évangélistes se trouvent
là mis en scène et habilement groupés. La barbarie
du centurion, qui perce le côté du Rédempteur éva*
noui, excite parmi les femmes les plus violentes ma-
nifestations de douleur. La Vierge mère tombe en syn-
cope; Jean et Marie Cléophas la soutiennent; Marie
Salomé se totd les bras, et Madeleine agenouillée
lève ses mains jointes vers le Fils de l'homme, avec
une expression désespérée. Bien différents sont leiî
(i) Kumblatt, année 1846, viP 28.
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HISfOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 105
soldats: uniquement {)réoccupés d'un gain sordide, ils
se disputent le manteau du prophète et le jouent aux
dés. Mais saint Longin, quune lumière soudaine
vient d edairer, témoigne sa foi par une sublime ex-
pression de visage et par l'attitude la plus éloquente.
Tout près de lui, comme pour former contraste, re-
paraît l'élément comique et trivial : derrière un ca-
valier, sur la croupe de sa monture, un singe fait la
grimace, parce qu'un jeune homme cherche à lui en-
lever un fruit. Un paysage couronné de montagnes
d'un bleu pâle, accusant très bien la distance, et un
quartier de la ville sainte composent le fond du ta-
bleau : dans la partie supérieure, les ténèbres des-
cendent pour voiler la lune et le soleil. Le chiflFre
1491, tracé en bas du panneau, a une grande impor-
tance : il prouve que Memlinc exécuta cet ouvrage à
la fin de sa vie, lorsqu'il était parvenu au zénith de
son talent, lorsque ses goûts se révélaient de la
façon la plus énergique. \
Sur l'aile gauche, où le récit continue à partir du
premier plan, on voit d'abord Joseph d'Ar^mathie et
Nicodème portant le divin cadavre au tombeau, sui-
vis par la mère du Sauveur et par Madeleine, livrées
toutes deux à un profond désespoir. Derrière ce pre-
mier groupe s'échelonnent et s'enfoncent dans l'espace
la Résurrection du Christ, son apparition à Made-
leine, l'entretien où cette dernière en fait confidence
à Marie Cléophas, l'incrédulité de saint Thomas, la
rencontre des pèlerins d'Emmaûs, le souper du Fils
de l'homme avec eux, son apparition au bord du lao
de Tibériade, enfin son ascension, dénoûment glo-
rieux d'une vie inquiète et agitée.
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106 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
A rhorizon, sur les deux volets , intérieurs, les
nuances dorées, lestons chauds et lumineux qui em-
bellissent les premières peintures de Memlinc, sont
remplacés par des teintes froides et rougeâtres d'un
eflfet moins agréable. Dans les types, dans le goût du
dessin et dans les accessoires, ce polyptyque res-
semble principalement aux Gloires et aux triomphes
du Sauveur^ que possède Munich ; par la nature des
données, il rappelle surtout la grande composition
de Turin. La finesse des contours, la beauté des
lignes, la délicatesse de l'exécution, la douceur du
ton local dans les chairs, qui reproduit le moelleux
de la couleur italienne, donnent à ce chef-d'œuvre
un prestige insolite. Transporté, selon toute appa-
rence, de l'atelier du peintre dans la cathédrale de
Lubeck, il a pu, en quelque sorte, défier le temps : nul
retable de cette époque n'est mieux conservé. Un net-
toyage, quelques réparations jugées nécessaires ont
été faits, il y a vingt-cinq ans, par un nommé Milde,
avec une grande réserve et une louable dextérité (i).
Un peintre aussi habile que Memlinc ne pouvait
manquer de réussir dans le portrait. Nous avons
déjà signalé d'admirables effigies sur ses tableaux
votifs. Nous ne passerons point en revue ses produc-
tions de ce genre, mais nous devons signaler une
tête merveilleuse que possède la galerie de Florence.
Elle a d'autant plus d'intérêt pour nous qu'elle porte
une date, celle de 1487, et qu'on peut la classer dans
une étude chronologique du talent de Memlinc.
Cest une tête singulière, un jeune homme imberbe,
(!) Kunsblatt, année 1816, n^ 28.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 107
d une douceur presque féminine. Il a les mains jointes
devant un livre de prières appuyé contre la base
dune colonne. Une vie profonde anime ses grands
yeux tranquilles, bienveillants et rêveurs, sa iSgure
pieuse et expressive. Le front est pur, mais peu dé-
veloppé; la bouche, élégante et fine; le nez, le men-
ton s'accentuent comme il convient au sexe fort, mais
en lignes délicates. La chevelure crêpée, abondante
et légère, flotte comme une vapeur autour de ce
calme visage, et tombe sur la nuque. L'ensemble de
la physionomie, aussi bien que chaque détail, révèle
une sentimentalité inoffensive et poétique. Le tra-
vail est poussé jusqu'aux dernières limites de la
finesse : les cheveux, les poils du collet de fourrure
sont exécutés l'un après l'autre. Par une chance peu
commune, ce tableau exquis a été gravé d'une ma-
nière non moins parfaite : aucun tableau primitif
des Pays-Bas n'est aussi bien reproduit. Et, chose
étrange^ c'est un Italien, le professeur G. Marri, de
Florence, auquel un chef-d'œuvre a inspiré un autre
chef-d'œuvre. Il a lutté de précision, de finesse, de
patience, de moelleux avec le peintre, et il a réussi.
Ajoutons que le caractère du style est admirable-
ment conservé. «
On doit croire que Memlinc a exécuté un certain
nombre de miniatures, comme presque tous les ar-
tistes de son époque : la délicatesse de sa main le
rendait spécialement propre à traiter ce genre. Mais
on ne connaît pas une seule image sur vélin qu'on
puisse lui attribuer avec certitude. Depuis longtemps
il passe pour avoir exécuté un grand nombre de celles
qui ornent le fameux bréviaire du cardinal Grimani.
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108 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
C'est malheureusement une erreur, et môme une
sorte de mystification assez plaisante, comme on va
le voir. Donnons d'abolrd quelques renseignements
sur le manuscrit.
Dans la première moitié du seizième siècle, en
1521, il appartenait au cardinal Grimani, riche et
célèbre amateur, qui Tavait acheté d'un Sicilien
nommé Antoine, pour la somme alors très impor-
tante de cinq cents sequins. Il le légua ei> mourant à
son neveu Marino, patriarche d'Aquilée, mais stipula
qu'après lui cette noble succession reviendrait à
l'État et serait placée dans le trésor. L'héritier de
Marino, le patriarche Jean Grimaldi, obtint pourtant
la permission de garder le volume pendant toute son
existence et ne le délivra au Grand Conseil que peu
de jours avant de quitter ce monde : il l'avait en-
fermé dans un coffre d'ébène richement orné de
pierres précieuses. On le conserva longtemps à la
bibliothèque Saint-Marc avec un soin extraordinaire;
on le porta ensuite au trésor de l'église du même
nom, où il se trouve actuellement.-
C'est un petit in-folio du meilleur parchemin.
Toutes les grandes lettres sont plus ou moins re-
vêtues d'or, embellies de figures ; toutes les marges
latérales contiennent de merveilleuses arabesques,
guirlandes de' fleurs et de fruits, oiseaux, papillons
et autres objets. Quelques feuilles, marquant les di-
visions de l'ouvrage, sont entièrement couvertes de
miniatures, qui représentent des sujets tirés de la vie
des saints : au commencement on voit les douze mois,
parmi lesquels brille surtout le mois de mai, le ïié-
rault du printemps. Les têtes, les édifices, les pay-
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HISTOIRE DE U PEINTURE FLAMANDE. 109
sages ont un caractère évidemment néerlandais , et
la composition, le dessin, l'expression des tableaux
bistoriq[ues font naître une surprise d'autant plus
grande que l'échelle en est plus restreinte. D'après
le Voyageur anonyme, cent vingt-cinq de ces minia-
tures auraient été faites par Gérard de Gand, un
même nombre par Liéyin d'Anvers et... parMemlinc :
les années ont rendu le chiffre illisible dans le ma-
nuscrit. « Ce qu'on loue le plus, ajoute-t-il, ce sont
les douze mois et spécialement le mois de Février, où
un enfant qui pisse dans la neige, la rend jaune;
et la campagne est toute bjanchie par la neige et la
glace (i). »
Il faut rappeler d'abord que le bréviaire du cardinal
Grimanî renferme seulement quatre-vingts images,
les douze vignettes du calendrier, qui sert d'introduc-
tion, et soixante-huit grandes miniatures. L'énumé-
ration de l'inconnu est donc tout à fait arbitraire : il
indique deux cent cinquante aquarelles, plus les ta-
bleaux à la gouache exécutés par Memlinc; si ce
dernier avait seulement travaillé autant que ses col-
laborateurs, cela ferait 375 illustrations, c'est à dire
plus de quatre fois le nombre réel contenu dans le
livre d'Heures. Quant à l'observation sur le mérite
exceptionnel du mois de Février^ où un petit garçon
pisse dans la neigç, c'est une remarque digne d'un
charcutier en voyage, (J'un marchand de volaille ou
d'oignons brûlés. Le volume renferme des miniatures,
non seulement très bien faites, mais d'un noble ca-
ractère : au milieu d'œuvres pareilles, il faut être
(i) NoHzia d*opere di dUegno^ p. 11 et 78,
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ilO HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
doué d'une sottise mémorable, pour concentrer toute
son attention sur un détail minime et grossier. Cela
me rappelle deux compagnons qui marchaient de-
vant moi, dans une rue de Malines, et que j'enten-
tendais causer. — « Vois-tu, dit l'un d'eux à son ca-
marade, il est toujours utile de voyager; moi, par
exemple, j'ai été à Paris : eh ! bien, j'y ai vu deux
petites souris blanches, qu'un homme montrait dans
une cage. »
Examinons donc plus sérieusement ce manuscrit.
On y observe tout d'abord deux séries bien dis-
tinctes, qui ne datent pas de la même époque : le
calendrier forme la partie la plus ancienne, les au-
tres miniatures forment la seconde partie, posté-
rieure d'au moins trente ans. La décoration du vo-
lume fut entreprise d'abord, puis suspendue, comme
il arrivait fréquemment pour des ouvrages si coû-
teux et d'une si lente exécution (i). Dans les vi-
gnettes des douze mois, on observe les costumes, les
ameublements, le style d'architecture en vogue sous
les princes bourguignons : les personnages portent
des poulaines .à longues pointes. En tête du mois de
janvier se trouve un homme assis dans une chambre
gothique, le dos au feu, le ventre à table, près d'un
dressoir où sont étalés des hanaps et d'autres vases
du quinzième siècle. La perspective est partout assez
mal faite et trahit encore l'inexpérience d'un art pri-
(i) Nous avons cité plus haut on manuscrit de la Bibliothèque de
Bourgogne, le Pontificale portant le n^ 9215, orné jusqu'à la page 109
pendant le quatorzième siècle, terminé au quinzième par Eogier van
der Weyden.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. iil
mitif. Au mois d'avril, une cité que Ton découvre
dans le lointain doit être Bruges.
Quand paraissent les grandes illustrations, tout
change. On voit nettement s'accuser les modes, le
goût, les formes architechtoniques du seizième siècle
naissant. Je n'ai jamais été à Venise, pour diverses
causes, et n'ai pu étudier les miniatures origi-
nales; mais un artiste vénitien a reproduit en fac-
similé les quarante plus belles, trente-sept pour
M. Curmer et quatre pour M. Ambroise Firmin
Didot (une des images se trouve copiée deux fois,
celle où argumente sainte Catherine d'Alexandrie).
Ces imitations parfaites de M. Prosdocimi, je les ai
vues, et elles m'ont causé une des plus violentes
surprises qu'un amateur et un historien des beaux-
arts puisse éprouver.
En effet, tous les critiques d'Allemagne, de France^
et des Pays-Bas ont admis comme un renseignement
indubitable, comme une espèce de révélation la note
inconsidérée du Voyageur anonyme. Louis Schorn a
publié une description du bréviaire, en la prenant
pour unique base ; M. Waagen a fait paraître dans le
Kunstblatt (i) un article détaillé, où il lui accorde
également une foi implicite, où il attribue toutes les
illustrations du manuscrit à Memlinc, à Gérard van
der Meire, ce faux Gérard qu'on supposait élève de
de Jean van Eyck, et à Liévin de Witte, autre per-
sonnage fabuleux, que l'on croyait du même temps.
Il fait, en outre, des efforts courageux et inutiles,
.dans le but de démontrer que le livre d'Heures fut
(i) 7 octobre 1847, n» 49.
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112
HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMAND£.
exécuté pour Marie de Bourgogne, morte le 27 mar^
1482, à Tâge de vingt-cinq ans.
Or, la première miniature que me montra M. Am-
l;)roi3e Didot, renverse complètement ces données,
met en déroute les assertions du Voyageur anonyme.
Elle représente la dispute dé S*® Catherine d'Alexan-
drie, combattant les orateurs et philosophes païens.
La CQptroverse a lieu dans une place publique, devant
l'incrédule empereur, appuyé sur la balustrade d'une
galerie ; cette bali^strade, cette galerie et tout le mo-
nument sont d'un style Renaissance très tourmenté.
Ija logicienne, debout, faisant le geste d'une per-
sonne qui argumente, c'est à dire posant l'index de
sa main droite sur le pouce de sa main gauche, est
environnée de ses contradicteurs. Derrière le cén^.-
cle en plein air, on aperçoit une ville, où des motifs
d'architecture ogivale se mêlent à des motifs compli-
qués dans le goût de la Renaissance. Un pareil
amalgame suffirait pour dater la miniature : il an-
nonce le commencement du seizième siècle. Pendant
que je faisais cette observation, je lus avec étonne-
ment sur une frise, qui couronne la porte 4'un hôtel
fortifié, le mot suivant, écrit en gros c^^ractèr^s :
GOSART.
Gossart! Jean deMaubeuge! comme ce nojn me
transportait loin de Philippe le Bon , de Charles le
Téméraire et même de sa fille! Et pour qu'il ne restât
pas le moindre doute sur l'origine de son œuvre, l'ar-
tiste l'a signée une seconde fois (i). Au bas d'une rpbe
(i) Le son de la lettre s, quand elle se trou?e placée entr^ deux
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 113
verte portée par un antagoniste de sainte Catherine,
parmi d'autres mots qui n'ont peut-être pas été copiés '
d'une nianière bien exacte, sont nettement inscrites',
ces deux syllabes :
MABV
Un pli de la robe cache la fin du mot, comme sut
le Jugement dernier du môme artiste que possède le
musée de Cafesel, mais il est facile de deviner, de
compléter cette nouvelle indication et de lire :
MABUSIUS
Gos^art de Maubeuge : on ne pouvait souhaiter un
renseignement plus net.
Une des miniatures qui appartiennent à M. Cur-
ïttev offre un indice moins précis, mais d une grande
iniportance pour l'histoire de l'art. Elle représente la-
Circoncision : au dessous des personnages, sur le
pavé du temple, se trouve un B de grande dimen^
sîèfi. Il désigne d'une manière presque certaine Ber-
nard Van Orley, lequel habita l'Italie pendant plu-^
sifeurs années, en même temps que Gossart. Le
manuscrit, d'après une foule de signes et de présomp-
tions que j'indiquerai dans mon chapitre sur Jean
de Maubeuge, doit effectivement avoir été enluminé
voyelles ^ n'était pas bien déterminé an seizième ' sièôte , même eU'
F^aace; même longtemps après Tépoqùe 'où virait Jean de Meabenge:
Ubè^ Maoïailds disent encore PafUsién pour Parisien, tamUser pont'
tamiser.
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114 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
au delà des Alpes. Le lecteur, je pense, ne conser-
vera aucun doute à cet égard. Je me contenterai
pour le moment d'une assertion générale : les vignet-
tes du calendrier n'ont pas le moindre rapport avec
le style deMemlinc, les grandes miniatures sont dans
le style de transition qui caractérise les premiers
travaux du seizième siècle, de Jean Gossart et de son
contemporain Bernard van Orley.
Je m'aperçois, au moment de terminer cette longue
étude, que j'ai oublié la charmante et poétique An-
nonciation du Musée d'Anvers (i). On a voulu en
faire honneur à Van der Weyden le père, et le cata-
logue la lui attribue. Mais une œuvre si exquise
dépasse de beaucoup sa portée (2). Jamais rayons de
lumière plus doux et plus moelleux n'ont éclairé un
intérieur. La colombe qui plane dans un de ces
rayons, produit un effet magique. On s'arrête à con-
templer la douce Vierge aufront spacieux, Gabriel vêtu
d'une longue robe et portant un sceptre comme un roi,
et la chambre mystérieuse où il délivre son message.
Un lit de pourpre, à ciel et à rideaux verts, occupe
le fond de la pièce. Mais le courage me manque pour
décrire cette ravissante miniature, grande comme
une page in-8°. Que sont de vaines paroles, image
d'une image, auprès d'aussi délicates merveilles? Les
0) No 33.
(2) Il faut dire pourtant qu'elle a plusieurs points de similitude ayec
les tableaux de Rogier yan der Weyden. Gabriel porte une robe blanche,
aux teintes bleuâtres, qui est tout à fait dans son goût; les yêtements
des deux personnages ont, en outre» cette ampleur hyperbolique dont
il ne pouvait se déshabituer. Mais n'oublions pas que Memlinc fut son
élèye.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 115
mots ne sauraient lutter contre la peinture : ils de-
meurent vagues, froids et ternes, quand on s'efforce
de les rendre précis et colorés. L'historien avoue
son impuissance; le lecteur se fatigue de pâles
esquisses, dont il distingue à peine le trait. Qu'il
aille donc lui-même devant ces compositions bril-
lantes, qu'il en goûte le charme profond, la douceur
intime : nul autre hommage ne vaut celui-là, nul
attrait n'égale celui d'un chef-d'œuvre, et personne
ne loue aussi bien les artistes que les enfants de leur
génie.
Memlinc dut former des élèves et même, si l'on
calculait d'après son mérite, il devrait en avoir
formé beaucoup. Les seuls renseignements, que l'on
ait trouvés à cet égard, sont pourtant deux inscrip-
tions dans le registre de la corporation de Saint-
Luc ; les voici, traduites du flamand : « Chez maître
Jean van Menimelinghe, un apprenti, du nom de
Jean Verhanneman, fils de Nicolas, enfant légitime,
reçu le 8 mai 1480. — Chez maître Jean van Mem-
melinghe, un apprenti, du* nom de Jacques vander
Meersch, fils de Pasquier, reçu le 1483. » La
date du mois est illisible.
Voilà tout ce que nous savons sur ces deux pupilles
du grand homme. Auquel des deux faut-il attribuer
le Martyre de saint Hippolyte, conservé dans l'église
Saint-Sauveur, à Bruges? On ne peut le dire encore.
La facture a des analogies évidentes avec la manière
de Memlinc, le travail est inférieur à son exécution.
Cette double circonstance doit faire juger le retable
de son école et non de sa main. Les personnages ont
d'ailleurs une conformation vicieuse que nous avons
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iliS HISTOIRE DE LA PEINTURE FLABUNDE.
déjà signalée (i) : ce sont des espèces de bassets,
avec une taille très longue et de courtes jambes :
leur difformité se trahit même sou^ les robes et les
manteaux. Cette anomalie étrange ne déprécie aucune
oeuvre de Memlînc.
A d'autres égards, néanmoins, le style du triptyque
rappelle si exactement sa manière, que, depuis deux
siècles déjà, on l'en regarde comme l'auteur. Un
inventaire de la cathédrale, fait en 1694, qui se
trouve maintenant à l'évêché de Bruges, contient ce
passage : « Dans la chapelle de Saint-Sylvestre, oû'
voit la peinture d'un homme tiré à quatre chevaux,
laquelle (est du fameux Jean Emlynck. »
Le Martyre de saint Hippolyte fut exécuté après
l'année 1494. Sur l'aile droite, en effet, se trouvent'
peints les donateurs, Hippolyte de Berthoz et sa
femme Elisabeth Hugheins. Or, quand on feuilleté
les actes du chapitre de Saint-Sauveur, on y trouve
mentionnée la fondation d'une messe anniversaire
« pour le repos de l'âme de Pierre Denys, époux défunt
de dame Lysbette, fille de feu Jean Hugheins, actuelle-
ment la compagne légitime d'Hippolyte Berthoz (2). »
L'engagement est daté de 1494, sans désignation de
mois et de jour, mais plusieurs indices permettent
de le rapporter au 16 mars. Berthoz, qui figure dans
les comptes de la municipalité dès 1467-1468, parmi
les rentiers auxquels la ville payait des intérêts
annuels, devint conseiller de Philippe le Beau et
mourut en 1502. Le 18 mars 1504, Elisabeth Hu-
(1) Toiiie in, p. 300.
(a) Jeta capUidi, tome I (1480-1506), fol. 120.
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HISTOIRE DE U PEINTURE FLAMANDE. 117
gheîns fit don à la cathédrale de terrains situés dans
la commune de Zophem, à condition que le clergé de
l'église chanterait tous les jours pendant la grand'-
messe, au moment de l'élévation, l'hymne fameux :
salutaris hostia^ en mémoire de ce second mari.
Le triptyque donc ne peut avoir été peint avant Fan-
née 1494, et l'on sait que Memlinc termina ses jours
en 1495 (i).
Le donateur de ce retable voulut naturellement
qu'il fût consacré à son patron, officier romain con-
verti par saint Laurent, puis torturé devant l'empe-
reur Décius. Le panneau du milieu figure le martyre
de l'apôtre : on va l'écarteler ; les liens entourent ses
membres, les chevaux sont prêts et s'élancent, mais
le supplice qui débute n'a pas encore disloqué le
saint; plus tard, ce serait un spectacle eflfroyable,
que le peintre a voulu nous épargner. Le corps
maigre et nerveux du capitaine résiste : sa figure
se contracte, ses yeux s'injectent de sang, il ouvre
la bouche et jette des cris terribles, mais lève au
ciel des regards pleins d'espérance; son visage reste
noble, en exprimant une affreuse émotion. Comme
les Grecs, les anciens Flamands ne laissaient ni la
douleur, ni aucune passion détruire l'harmonie des
lignes. C'est une loi essentielle de la sculpture et de
la peinture, parce que c'est une loi essentielle du
beau. Les artistes belges et hollandais ne sont donc
pas aussi réalistes qu'on veut bien le dire : leur goût
fin et délicat verse toujours sur leurs tableaux
(i) Description historique de la cathédrale Saint-Sauveur (en fla-
mand), par Charles Yerschelde, pag. 69 et 70 (Bruges, 1863).
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lia HISTOIRB DE 14 PEINTURB FLÀll^kIH>E.
qjaelqua lumière idéale. Lo pajs^e, dap^ lequel b-
peintre a groupé la victime et les,l)oupreaux,.mftïiq»e
de. perspective; 1^ terrai^, au lieu d'être, iftcliné QU
horizontal, semble monter perpeindicid^iremeiit vers
le ciel; mais les arbi:es sont traités à la maniè)?e de
MemJinc. Le v.olet droit» où; figurent les donateurs.»
rappelle aussi, complètement safaoture^
Les chevaux qui tirent saint Hippolyte sont de
purs chevan^ flamande, lesquels unissent des formes
vigoureuses à une certaine délicatesse de lignes;, le
baron dp Keverberg s'était imaginé qu'ils ressem-
bl^ent au^ chevaux antiques possédés par Venise;
cr,oyant d'ailleurs le retable de Memlinc, il en avait,
induit que le grand homme connaissait la terre de3
papes, y avait suivi Rogier van der Weyden (i). Ces
hypothèses, construites l'une sur l'autre», s'écroulent
comme un échafaudage de pièces mal ajustées.
Le volet gauche représente une scène encore inexr
pliquée de la vie du martyr; à, l'extérieur des £Ûle»,
sont peintes les statues de saint. Hippolyte» sainte.
Elisabeth de Hongrie,, saint Charles et sainte M^ir-
guérite. Ces derniers, patrons, associent, à l^œiiy^ei
pieuse Charles Berthp«, que le donateur avait eu
d'un premier mariage^, et^s^a femme Marguerite.:
leurs écussonsles signalent.
Ce triptyque avait souffert de nettoyages et de.
repeints; en 1864, un incendie a, failli le; détruire.;:
la^^mme y a laissa des trapei^ obscures, % boui:^.
SQufflé ou craquelé cert^ine^ pa^rties. Espérons que «
tôt ou tard on trouvera un moyen de reproduire
(i) Urgufa, princesse britaimigtie,j^^ 115; e^. 11 ô.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 119'
exa«tëffl€int les tabièaui, comiîte' oïi réimprime tes
livres. La photographie peut déjà en conserver
râgenc€fmeût, les formes', les lignes, les expressions,
le ciyr-obseur ; une* dernière invention permettra
qtïelque' jour d'en éterniser la couleur. Le procédé
de M. Kellerhoven atteint ce but; mais 'il est coû-
teuit, (fiffieile et très lent:
de nncfuillne
BRUGES
1. Le Mariage mystique de sainte Catherine
d'Alexandrie, panneau central d'un retable : le Volet
gauche représente la mort de saint Jean-Baptiste ; le
volet droit, saint Jean rÉvangéliste dans l'île de
Pathmos. A l'hôpital Saint-Jean. 1479.
2r\ L'Adoration des Mages, panneau central d'un
reiàkle; un volet figure la Nativité; le second, la
Présentation au tfemple. A l'extérieur on voit saint
Jean-Baptiste, ayant près de lui son agneau; sainte
Véronique portant le voile qui sert à la désigner.
Dans la collection de l'hépital Saint- Jean.
3. Châsse de sainte Ursule. Elle est en bois
sctdpté, entièrement doré, sauf dans les endroits que
décorent les peintures. Douze miniatures; grandes
ou petites, ornent les façades, les pignons et la toi-
ture. Même collection.
4. Un diptyque représentant, d'une part, la Vierge
et Feulant Jésus ; de l'autre^ Martin van Newenho-
ven^. Même collection .
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190 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
5. La Sibylle Zambeth. Ouvrage douteux. Même
collection.
6. Triptyque dont le milieu figure la Descente de
croix. L'intérieur des volets représente sainte Barbe
et Adrien Reims, frère hospitalier, directeur de
rhospice. Les initiales A. T. R. qu'on voit sur ce
tableau rendent très douteux qu'il soit de Memlinc.
Même collection.
7. Saint Christophe, panneau central, daté de
1484. Sur les ailes, les donateurs et leurs enfants.
A l'Académie.
ANVERS
8. L'Annonciation. Le nouveau catalogue attribue
à Rogier van der Weyden cet admirable travail, qui
a effectivement beaucoup d'analogies avec sa ma-
nière, mais , qui me semble dépasser la mesure de
son talent. Il ne faut pas oublier que Memlinc fut
son élève et dût conserver dans sa facture des traits
de ressemblance avec le style de -son maître. Au
Musée.
BRUXELLES
9. Portrait de Guillaume Moreel, bourgmestre i
la ville de Bruges. Au Musée, n** 21.
10. Portrait de Barbara van Vlaendenberg, autre-
ment dite de Herstvelde, femme du précédent. Même
collection, n^ 22. \
Ces images, qui sont d'une pâte magnifique, ont ^
tous les caractères du siyle de Memlinc. Les armoi- \
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HISTOIRE DE U PEINTURE. FLAMANDE.
124
ries et les noms des deux personnages se trouvent
derrière les panneaux.
11. Portrait d'un inconnu. Œuyre secondaire,
mais qui est bien dans le style de Memlinc. Au
Musée, n*' 23. .
LA HAYE
12. Sur un sol inégal, couvert de gazon et de fleurs
délicatement exécutées, saint Etienne, debout, porte
des pierres dans un pan de sa robe et tient dans sa
main gauche un caillou. Au second plan, on voit la
scène. de son martyre. Jésus, entouré d'une gloire,
occupe le haut du ciel. Tableau qui se trouvait jadis
chez le roi de Hollande.
13. Le Repos en Egypte. Marié, assise au bord
d'une route, porte sur ses genoux le Christ enfant,
qui tient dans sa main droite une noisette. Saint-
Joseph, à distance, cueille des noix, après avoir dé-
posé son bâton *sur le sol. Jadis chez le roi de Hol-
lande.
14. Portrait d'une jeune dame, ayant une robe
noire, serrée à la taille par une ceinture jaune. Le
fond du tableau porte cette inscription :
OBYT AN^ DNI 1479.
Ce tableau, acquis à gruges en 1818, provenait de
l'église Saint-Donatien, où il ornait un monument
sépulcral. Jadis chez le roi de Hollande.
Je ne connais pas les noms des personnes qui ont
acheté ces trois ouvrages.
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122 HISTOIRE DE Uk PEINTURE FUHANDiEU
L0NDRE3
15. Portrait 4'un çQoiua, vêtu d'une robeàoire, les
mains jointes, les cheveux taillés en foisn^ dé -eogi-
ronne. A sa droite, un pilier gothique aux nervures
multipliées; derrière Im, un4;errain montant, au delà
duquel se dressent le clocher de l'église Notre-Dame,
à ë)*uge9« ^t ii;in autre «loi^er, '^ pài^ être relui
de §aiftt*lSwveur. Ciéi. mn» i^uag^w^ igris dans le
haii^, qui passe au 'bla^pkç yf^rs Tborizoïa. Lai;éèe,
pl^Û^ d'^:s:pre3SiL0J(i .et de gtmlté^ est uodâbée amtic
um jgr9jp4ie finasse. La rbeaoïté eu o€dori6, loiifameié
(jlu (de^ii, h vigueur 4es t(ms nendeirt 4igne de
Memlinc ce morceau, qui ra.ppeUe ssam^ëiesBBisi sa
mwière. C ;apparte»ait jfl.dis am priwîe «de WaHer-
st^m , ajmba.9sadefl^ de Bavière à iPaaris, chiess lequel
j'iai priç Jes notes qu'o^ viej&t de lire : il doit ae trourier
Siçiwi\^^f^mt à^j^ le ckàim^ de ^ensijagton* le
prî^ici^ Albert ayaoït aeh^té ]* -fiolleetian du m^fy^m
bavarois.
flHUBWSBUKir
16. Marie avec son fils dans une chambre go-
thique; devant elle s'agenouille le donateur; derrière
elle (^ U^j^ debout ^nt Mrôme. Tableau qui appar-
te^jt îadi? è M. Campe, de J^îurewaberg* et ^m
maintenant le pbâteav d'AJtontower* jésidmw 4u
çoja^ de Shrewsbury j(i^assavaEt : Kumtrem durch
England und Belgien, pag. gl8).
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âlStOlRE DE LA PEINTURE FLÀtfA^^OË.
'1^5
fifiRtîN
Ï7. La Vîetge et rénfànt Jésus. Tàble&u qui U'ins-
pitera de doutes à persanlie : le type dô là mète et
<î6lui dû fils, Je eîel, là verdtire, tout rappelle le gèût
^ 'leis haîbîtttdes de Memlinc. <î'èst aussi le ton doul
et itàitaioiâeux 4e sa couleur. Ajoutons qull faut
classer ce travail patmi les l)ons ôuvi'ages tfù
maître. La Vîerge ^st UoMe, douce, réfléchie : *llè
attoô bôudie d^ne élégance remarquable. On U'à
pas fait au quinzième siècle de tôte mieux dessinée
que céiie de Jéi^s; les formes bu sont d'ailleurs
^tiement accusées. Il a Toreille belle, de légers che-
veux blonds, soye^ux, presque blaUôs. Si les jambes
laissent à désirer, le torse ^St d'un assez bon dessin.
Une grande sérénité règne dans ce ta^eau, d'ait
leurs parfaitement conservé. Au Musée, n** 528.
MUNICH
18w Triptyque, dont le milieu représente l'Adotà-
tion des Mages, l'aile gaùcke saint Jean-Baptisté
dans le désert, l'aile droite saint Christophe au nu-
lieu du fleuve. Saifatè Catherine et sainte Barbé,
figurées comme des statues et peintes en grisaille,
occupent le dehors des volets. Au Musée, n*"^ ^, 49
et50.
Ce retable décorait autrefois un oratoire, dans
rhôtel de la famille SUoy, à Malines, pour laquelle
rauteUr l'avait exécuté. Le plus jeune des frères
Boisserée le trouva, en 1812, tel que le peintre l'avait
^Wk
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\U HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
livré; on lui dit qu'il existait depuis 340 ans, ce qui
en fixerait la date à l'année 1472. 11 fut acheté en
1814 pour la collection des deux frères.
19. Les Triomplies du Christ. Au Musée, n^ 63.
Ce tableau décorait jadis la chapelle des Tanneurs,
à Bruges, et y resta jusqu'en 1780. Après cette date^
les compagnons l'offrirent, comme un 'don précieux,
au gouverneur général des Pays-Bas. En 1813, il
appartenait à la famille Brion, de Bruxelles, qui le
vendit aux frères Boisserée. On pense que cette
œuvre capitale fut exécutée vers 1488, postérieure-
ment à la châsse de sainte Ursule.
20. Saint Jean-Baptiste assis dans le désert, avec
un agneau à ses pieds. Même collection, n^ 106.
Tableau qui porte une fausse signature et une fausse
date, suivant lesquelles Hugo van der Goes l'aurait
exécuté en 1472.
. LUBECK
21. Polyptyque avec plusieurs volets articulés, se
repliant l'un sur l'autre : le panneau central et les
ailes qui en sont le plus rapprochées figurent la
Passion. A l'église Notre-Dame, dans la chapelle
Greveraden. Voyez, plus iaut, la description.de cet
ouvrage.
VIENNE
. 22. Tableau divisé en deux compartiments, l'un
desquels représente la Crucifixion, l'autre la Résur-
rection du Sauveur. Quoique les personnages soient
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE. X^
un peu longs et maigres, ils ont une grâce magique
et, sauf un jeûne homme du premier plan, un na-
turel parfait dans leurs attitudes et leurs gestes.
Les têtes respirent le sentimentale plus pur de la
beauté; le modelé révèle un progrès important. La
couleur lumineuse et harmonieuse séduit la vue. Le
fini des accessoires, des étoffes et des armes, n'a été
surpassé par aucun maître {Betty Paoli). Dans la
galerie du Belvédère, n^ 82.
23. Tableau attribué à Hugo van der Goes, mais
qui a plutôt les caractères du style de Memlinc.
D'une part, le sentiment est pieux, noble et intime ;
de l'autre, Texécution a une naïveté, une sérénité
charmantes. Marie, assise sur un trône dans la cam-
pagne, tient son fils, auquel un ange offre une pomme;
en face de l'ange, le donateur. Rien ne saurait être
plus aimable, plus séduisant que la figure ronde et
potelée du visiteur surnaturel. Le paysage, comme
dans toutes les œuvres contemporaines , est traité
avec un soin extraordinaire. Il semble que les ar-
tistes, après avoir substitué une nature animée à
l'éclat monotone des fonds d'or, ne pouvaient se lasser
de reproduire les scènes champêtres ; ils ornaient
donc infatigablement leurs paysages de collines,
d'arbres, de villes aux tours nombreuses, d'herbes,
de ruisseaux et de fleurs {Betty Paoli). Bans la! gale-
rie du Belvédère, n^ 6.
Sous le n^ 8, dans la même salle, se trouve les ailes
de ce panneau ; mais elles sont remarquablement in-
férieures, et doivent avoir été peintes par un autre
maître.
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126 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
SPUMK
24. Les Douleurs et la Passion du Christ^ nom-
breux ^isodes sur un mâme panneau. Dans le
Musée.
FLORENCE
25. Portrait d'un jeune homme, qtd prie, les itiaîîïis
jointes, devant un lîwe ouverti Dans îa Galerie des
Offices. Oravé au Taurin par le professeur G. Marri.
'26. La Madone et l'enfant Jésus , tableau d'une
conservation admirable. Môme coHecîtîon.
PAttIfe
27. Deux panneaux .réunis "dans un lÊtèfm cadKe;
l'un figure saint Jean-Baptiste , l'autre :sainte Madie-
leine, tous les deux debout. Us ornaient jadis laeel*-
lection du roi de Holande. Au Musée du Louvre.
28. Famille de vingt p^sonnes, agi^ouillée de-
vant Marie et l'enfant Jésus. Gh-ez le<x>mte Ducb&tèl.
29. La Sainte FaaaMle en voyage. Marie a un type
de figure très allongé : le Càrist louche d'une £aça»ln
légère. Saint Joseph cueille des dattes. La maigreur
de la vterdute classa ce tableau parmi les œuvres les
plus anciennes de Memlinc. Gazons doré^ par l'au^
totkme, rochers calcaires minutieiusmient pèiûts.
Chez M. Rothschild.
30. Mariage mystique deisainte Catherine d'Alexaài^
drie. Types dans le goût de Memlinc. Têtes Hîhar-
mantes, expressions pleines de piété, de douceur, de
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HISTOIRE DE lA PEUn:nRE FUlUNpB. Mt
f
^éoeBce^et decoi^ponctitm,; irouts intelliigeii^ts., ^
jdeux et pensifs; langs chevaux flattants du plus beam
blond. Costumes splendides et d*une beauté denuaasi*^
ces admirable. Autrefois chez M. Quédeville, mort
en 1852.
OKAVIHIB
81. Une gravure de Ooltzius, représentant le Sau-
veur snr la croix, porte Tinscription suivante :
AtÉpfbnttiMnM
X. Le catalogtiiie de la grande ^esposition de Maa-
jetbeater^l857)9 attnbueàMemlincneuf tableaux que je
ne ,puisnulleflîient garantir : P la Vierge et le Clurist
^eo^t, au «prince Albert; 2^ même sujet, au ccxa^
de Burlington; ^ triptyq^ie : dans le milieu » la
Déposition de croix; sur un volet, saint Jacquiôs de
Compostelle; sur Tautre vofet, saint €iirist(^be; à
M. J. M. Headn; ^ un saint tenant une flèche (saint
Sébastien probablement), au comte Wemyss; 5"* un
triptyque, sans indication de sujet, à O. E..H. Ver-
m>n^ esq. ; 6^ ua diptyque, dont le panneau gaucbe
représente la Crucifixion, le panneau droit Jeanne de
France, femme de Jean II dé Bourbon, agenouillée
devaut un pri^-Dieu^t plusieurs autres personnages;
7^ aile d'un «triptyque, ou Ton voit le donateur,
saisi Jean-Baptiste et saint Oeorges; au révérend
J* M. Heatb ; 8^ deux ailes d un triptyque, sans indica-
tion de sujets, tableaux que possédait jadis M. Rogere;
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If8 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
maintenant à M. Vernon Slmith. esq.; 9** portrait de
l'artiste, à M. Wynn Ellis (supposition toute gra-
tuite.)
Fausses attributions
1. L'Adoration des Mages, triptyque avec des
figures à mi-corps; chez M® Chaix-d'Est-Ange, à -
Paris. Tableau sans valeur, qui n'est ni de Memlinc,
ni d'aucun maître flamand; œuvre de pacotille.
2. Un vieux Chanoine de l'ordre de Saint-Norbert
(Musée d'Anvers ri^ 35). Ce laid personnage sur fond
olive, aux lignes dures, à la couleur sèche, ne dénote
en rien le pinceau de Memlinc. Toute l'exécution a
quelque chose de pauvre, une mesquinerie bien éloi-
gnée de son style. La manière est complétementiden-
tique avec celle du prétendu portrait de Philippe le
Bon, qui porte le n^ 34; puisque le catalogue attri-
bue celui-ci à Rogier van der Weyden, pourquoi
impute-t-il à Memlinc le n^ 35?
3. Portrait d'un prince de Croy (Musée d'Anvers,
n*" 36). Le tableau est de Thierry Bouts.
4. Double diptyque, portant le monogramme C. H.
et la date 1499 (Musée d'Anvers, n^« 37, 38, 39
et 40). Memlinc, étant mort en 1495, ne peut avoir
exécuté cet ouvrs^e.
5. Portrait dû bâtard Antoine de Bourgogne, avec
sa devise : Nul ne s'y frotte. M. Julius Hùbner a écrit
sur ce tableau un mémoire, où il l'attribue à Mem-
linc; mais il me paraît indigne du grand peintre et
n'a d'ailleurs aucune analogie avec sa manière. Au
'Musée de Dresde, n"* 529.
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■'•.;-.■ •r.v^-.v^i^
HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE. 129
Tableaux perdus
1. La Sainte Famille, panneau central. Autrefois
dans Téglise des nonnes de Sainte-Elisabeth ou de *
Sion,àBruxelles. (Descamps : Voyage pittoresque, etc.,
page 90.)
2. Marie et l'Enfant Jésus au milieu d'un paysage.
Tableau mentionné par l'anonyme de Morelli, qui de-
vait faire peïidant au Saint Jean-Baptiste de Munich.
3. La Parabole du maître qui demande compte à
ses serviteurs. Tableau mentionné par le Voyageur
anonyme de Morelli.
4. Un petit tableau cité par Vasari, que Memlinc
avait peint pour l'église Santa Maria Nttova; Guichar-
din en parle dans ces termes : « A ce Rogner succéda
en renom son disciple et apprentif Hausse, qui fit un
excellent tableau pour les Portinari, que du présent
tient le duc de Florence. »
5. Guichardin ajoute : « Et au mesme Medici feit
le beau tableau de Careggi. » Careggi est un village
situé à 3 kilomètres de Florence, où les Médieis
avaient un château, bâti par Cosme l'ancien.
6. La Vierge affligée, dans un monument gothi-
que, où l'on voyait sculptés sept diflférents traits de
la vie du Christ. Autrefois dans le chœur de l'église
Notre-Dame, à Bruges.
7. Sainte Barbe> volet. Autrefois dans l'église des
nonnes de Sainte-Elisabeth ou de Sion, à Bruxelles.
(Descamps : Voyage pittoresque, etc.)
8. Saint Jérôme en habit de cardinal, lisant dans
ime chambre ; par la fenêtre et par la porte on dé-
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ISe HISTOIBB DE LA PEINTURE FLAMANDE.
couvrait un paysage et des édifices. Un paon, une
caille, un plat à barbe y étaient peints de la manière
la plus délicate. « Certaines persondes, dit le Voya-
geur anonyme, regardaient ce- tableau comme une*
production d'Antonello de Messine, mais on Tattri^
buait ordinairement à Jean, van Eycfc ou à Mèmlihc;
anciens artistes néerlandais. » Quelle confusion!
Autrefois. à Venise, chez Antoine Pasqualino.
9. Sainte Catherine^ volet. Autrefois dans l'église*
défs nonnes de Sainte - Elisabeth ou dé Sîon , à
Btuxelle&. (Descamps : Voyage pittoresque, etc. , p. 90.)
10. Portrait d'Isabelle de Portugal, seconde femme
de Philippe le Bon, peint en 1450. Anonyme dé Mth
relli.
11. Portrait à l'huile dé Jean Memlinc, fait au
miroir par lui-même, vers l'âge de soixante-cinq ans.
Anonyme de Morelli.
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CHAPTRE XXVIII
OÉRAED DAVID ET' JBAN BELLEGAMBf
Lie Jvgemeni de Camèyse, tableaux da Musée de rAcadémie, à Brugefià--^
On a lougt^ps ignora quel^en éiait l'auteur. — Des rensei^emeiLts
DDanascrits. prouvent qu'il» sont, de Qéxaxà David. — Biographie et
portrait du peintre. — Il était célèbre encore à la fin du seizième
sièele. — Oubli profond dans lequel il tombe. — Ses autres ouvrages.
. — Les Noces de Cana, au Louvre; la Fierté entourée de saintes, au
musée de liouen. --^ Miniatures^ — Fausses attributions. — Jean
BeUegwbe, auti:efoi8! renonoié comme; Gérard David. — lUtable ,
d'Ançbin, vaste composition, qui lui est enfin restituée. — Sa bio-
graptiie* — Son portrait conservé dan^ la Bibliothèque d'Arras. —
Témoignage des succès qu'il a obtenus. — Singulière histoire de son
œuvre principale. — Le docteur Escallier. — Djptique du Musée de
Douai. — Autres tableaux de Bellegambe.
Puisqpe ^une.ombre crépusculaire a enveloppé jusr
qu'ici les chefs des écoles primitives dans les Paysh
Baa^^une nuit complète ne devdit*elle pas soustraire:
à la : vue les hommes d'un moindre mérite? Cette;
induction n'est malheureusement que trop juste.
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132 HISTOIRE DE lA PEINTURE FLAMANDE.
Gomme Macbeth dâss la caverne des sorcières, nous
avons déjà évoqué maintes figures, qui se sont échap-
pées du sol toutes resplendissantes. Des fantômes plus
modestes vont en sortir encore. Puis viendront des
œuvres sans nom, mais excellentes, des pages mys-
térieuses qui feraient honneur aux grands maîtres
du temps et qu'on ne peut attribuer à aucun d'eux,
parce que le style diffère trop du leur. Outre les
artistes dont la silhouette s'ébauche peu à peu dans
le brouillard et l'obscurité, il y en avait donc un cer-
tain nombre d'autres, qui ne dessinent même point
une vague esquisse au milieu des ténèbres. Quelques-
uns de leurs travaux nous sont restés, des travaux
exquis; mais les auteurs, quand les connaîtrons-
nous?
Les salles de l'Académie, à Bruges, renferment
deux morceaux terribles et naïfs, où le quinzième
siècle, près de finir quand l'œuvre fut achevée, nous
apparaît encore avec tous ses caractères. Les deux
tableaux ont pour sujet l'implacable sentence du roi
Cambyse contre un juge prévaricateur. Ce magistrat
infidèle, nommé Sisammès, ayant accepté de l'argent
pour trahir son devoir, le prince le fit écorcher
vivant, puis ordonna que l'on couvrît de sa peau le
siège où il s'asseyait, quand les prévenus ou les plai-
deurs paraissaient devant son tribunal. Ayant ensuite
transmis au fils du condamné les fonctions qu'avait
si mal remplies le père, il lui enjoignit dé prendre
place sur la dépouille sanglante, qui devait lui rappe-
ler les lois inflexibles de l'équité. Ce récit dramatique
se trouve à la fois dans Hérodote et dans Valère-
Maxime.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 135
Le premier tableau figure la condamnation du
magistrat cupide. Il est assis sur son fauteuil, vêtu
d'une robe de pourpre, et tient poliment son bonnet
à la main, car le roi Cambyse lui adresse la parole.
Si l'on en croyait son doux et honnête visage, au lieu
de le prendre pour un scélérat, on le prendrait pour
un brave et digne citoyen. La peine que lui cause
l'indignation du monarque s'exprime sur ses traits
avec une naïveté charmante ; peu s'en faut que les
larmes ne lui viennent aux yeux. Cambyse porte une
splendide robe de brocart et un manteau d'hermine ;
il appuie l'index de sa main droite sur le pouce de sa
main gauche, comme un homme qui argumente : l'au-
tocrate ingénu veut absolument prouvera Sisammès
qu'il est coupable! Il a l'air non pas furieux, mais calme,
et semble discuter un point "de doctrine. On admire
malgré soi sa belle tête, encadrée d'une barbe brune
et de cheveux magnifiques. Par son ordre, un ser-
gent saisit le bras droit du juge, pour le conduire en
prison. Une scène qu'on aperçoit dans le lointain
explique sa faute : on y voit, à la porte d'une maison,
un homme qui lui remet secrètement une bourse
pleine. Les trois spectateurs placés près du criminel
sont vrais comme la nature et au dessus de tous les
éloges. Les autres personnages formant la suite du
prince ne révèlent pas moins de talent , et ne sont
pas traités avec moins de bonheur. Derrière l'un
d'eux, qui porte un casque, à l'extrême droite du
tableau , on remarque un homme âgé d'environ
trente-cinq ans, dont on n'aperçoit que le buste.
C'est le portrait de l'auteur, maître Gérard David,
comme le prouve un dessin au crayon noir, du sei-
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154 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
zième siècle, que possède la bibliothèque publique
d'Arras et près duquel se trouve son nom.
Dans le lointain, on découvre une place entourée
de maisons gothiques ; le geôlier y incarcère le cri-
minel. Au dessus de la tenture en drap brun, atta-
chée à la muraille avec des courroies, derrière le fau-
teuil de Sisammès, on lit la date 1498. Vers les
angles supérieurs du tableau, deux écussons portent
les armoiries de Philippe le Beau et de Jeanne la
Folle. La scène a lieu dans une galerie ouverte, lais-
sant découvrir une place, au fond de laquelle s'élève
un bâtiment avec un perron , une sorte de maison
commune, dont la porte est surmontée d'un médail-
lon en pierre, où forme saillie un chevalier.
Le second ouvrage nous montre le supplice du dé-
linquant. Le malheureux gît sur une table, garrotté
à la planche par les pieds et par les mains. Les bour-
reaux l'écorchent tout vivant : deux tortionnaires lui
fendent la peau des bras, un autre lui entame la poi-
trine; le quatrième, qui paraît un excellent homme,
lui a déjà presque entièrement dépouillé la jambe; le
manche de son couteau entre les dents, il tire l'épî-
derme de sa victime, comme s'il lui ôtait ses bas.
Aucun d'eux n'est ému, attendri, dégoûté de ses fonc-
tions; ils ne sembleraient pas plus tranquilles en
mettant à nu les chairs d'un mort, pour étudier l'ana-
tomie. Cambyse, le sceptre à la main, garde la même
impassibilité ; les autres spectateurs n'éprouvent au-
cun frémissement. Un aide-bourreau se laisse seul
troubler par la vue de cette affreuse torture. Mais le
calme général n'est pas de l'insignifiance : les têtes
sont vivantes, les yeux pleins d'expression. Le corps
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 135
du juge révèle une soigneuse étude de la nature; sa
bouche contractée, ses doigts crispés attestent sa
douleur et ne permettent pas aux curieux , qui exa-
minent le tableau, de demeurer froids comme les per-
sonnages. Au second plan, le fils du condamné siège
sur la peau de son père; devant lui, un homme met
la main à son escarcelle, comme pour lui offrir un
don, que le nouveau magistrat semble refuser. Dans
le fond, par delà le mur d'enceinte, on voit un jardin,
une tour et le ciel, exécutés d'un pinceau minutieux;
les arbres portent avec élégance un feuillage bien
imité.
La précision, la vigueur du dessin, l'habile agen-
cement de toutes les parties, la délicatesse et la beauté
de la couleur donnent à ces deux tableaux une assez
grande importance. Le travail en est délicat, le ton
chaud, vigoureux et sombre. La facture rappelle sur-
tout la manière de Thierry Bouts le vieux, le réa-
lisme de ses derniers temps , comme il se manifeste
dans les tableaux du musée de Bruxelles. Les têtes
néanmoins ne sont pas aussi individuelles, n'ont pas
autant d'expression, et les types n'offrent pas la môme
variété. Notons encore le modelé admirable des
mains (i).
On a ignoré pendant longtemps de qui étaient ces
deux pages, et l'on se trouvait, faute de documents,
réduit à des suppositions. D'heureuses découvertes
ont tout récemment dissipé les ténèbres qui envelop-
paient l'auteur et ses ouvrages. Les archives de
(i) Ces deux morceaux ont été gravés par Réveil : Galerie des arts
et de nistoire, t. IV, n°» 320 et 321 (Paris, 1836).
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136 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Bruges nous ont appris que le peintre se nommait
Gérard David. Lorsqu'il vint au monde, vers Tan-
née 1460, son père, Jean David, habitait Oudewater,
petite ville de la Hollande proprement dite , qu'enri-
chissaient la culture du chanvre, la fabrication des
cordes et filets destinés à la grande pêche. On ne
sait pas quel maître lui enseigna la peinture; il ne
put l'apprendre de son compatriote Thierry Bouts,
mort en 1475; mais il étudia, selon toute apparence,
dans l'atelier de ses fils, auxquels lui fit penser leur
commune origine, et qui durent , pour la même rai-
son, le bien accueillir. Ce qu'il y a de positif, c'est
qu'il imita le style du père et forma son talent d'après
ses ouvrages. Il demeurait certainement à Bruges
en 1483; le 14 janvier 1484, il fut reçu franc-maître
dans la corporation de Saint-Luc (i). La ghilde
brugeoise comprenait les membres ordinaires, un
doyen, six vifiders ou jurés ^ plus un gouverneur,
chargé probablement de l'administration. Vindery qui
a pour racine le verbe vinden (trouver), correspond
exactement au mot français trouvère. C'était une dis-
tinction que d'obtenir ce titre. Il fut conféré par
élection à Gérard David en 1488, 1496, 1499 (nouveau
style). En 1502, on le nomma doyen. Postérieure-
ment à l'année 1496, il épousa la fille d'un Hollandais,
Jacques Cnoop le jeune, né à Middelbourg en Zé-
lande, mais fixé à Bruges, où il était doyen des
orfèvres ; il avait eu Cornélie d'un premier mariage
(i) On annonce la prochaîne publication des registres de cette
maîtrise; si Gérard n'y figure point comme élève, ce sera une preuve
qu'il avait fait ailleurs aaa noviciat.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 137
avec une nommée Catherine ; elle fut sans doute bien
aise d'échapper à la tyrannie d une belle-mère, cet
emblème vivant de Tinjustice et de la persécution.
Le portrait de Gérard, dessiné au crayon noir dans
un recueil de la bibliothèque publique d'Arras (i),
annonce un caractère pieux jusqu'à la tristesse. Les
yeux expriment l'inquiétude ; la bouche aux lèvres
épaisses semble agitée par une émotion douloureuse.
Les cheveux tombent, comme éplorés, sur le front et
la nuque. C'était probablement un de ces hommes
qui tremblent toujours à la pensée d'un autre monde,
pour lesquels la dévotion n'est qu'une angoisse et la
prière qu'un gémissement. « Des profondeurs de
l'abyme, j'ai crié vers toi : Seigneur, Seigneur, écoute
mes supplications! »
La confrérie de Notre-Dame de l'Arbre-Sec entre-
tenait alors à- Bruges ces mornes dispositions : elle
se réunissait, elle se lamentait dans l'église des
Frères Mineurs. Maître Gérard y fut admis en 1508.
Il devint aussi membre de la corporation des scribes
et enlumineurs, dont nous avons parlé plusieurs fois.
En 1515, il se fit recevoir dans la ghilde anversoise
de Saint-Luc, on ignore pour quel motif : les Liggeren
le désignent purement et simplement parmi les francs-
maîtres enrôlés cette année. En 1509, il donna une
nouvelle preuve des sentiments religieux qui l'ani-
maient, car il offrit en cadeau un de ses meilleurs
ouvrages au monastère des Carmélites de Sion , à
Bruges; plus tard, ces nonnes ayant agrandi leur
(i) Il a été reproduit dans la Gazette, des beaux-arts, t. XX,
pag. 542.
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158 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
couvent, il leur prêta sans intérêt dix livres de gros,
qu'il leur réclama seulement le 7 juin 1523, lorsqu'il
gisait sur le lit de souffrance d'où il devait passer
dans le cercueil.
Deux mois encore il lutta contre le spectre homi-
cide; mais le 13 août, ses dernières forces l'aban-
donnèrent. On l'enterra dans l'église Notre-Dame,
sous la tour; on couvrit ses restes d'une pierre
bleue, où étaient gravées ses armoiries et celles de
sa femme, car ils semblent avoir été tous les deux
de noble extraction (i). Il laissait une fille nommée
Barbe, déjà mariée, quoique mineure, chose très
commune alors dans les Pays-Bas, la législation y
fixant la majorité à vingt-cinq ans; peu d'héritières
attendaient cet âge respectable pour s'émanciper.
Trente -trois ans après son premier mariage, la
veuve du peintre convola en secondes noces, et l'ou-
bli, comme une seconde mort, enveloppa insensible-
ment la tombe et la mémoire de l'artiste.
On en parlait encore un peu dans le seizième siècle;
Guichardin et Vasari le classent parmi les enlumi-
neurs habiles des Pays-Bas ; Van Mander écrit cette
phrase vague, qui ressemble à une inscription dévorée
par la mousse, à une épitaphe devenue presque illi-
sible : « Autrefois il y avait à Bruges un certain
Gérard, dont je ne sais rien , si ce n'est que Pierre
Pourbus le vantait comme un peintre excellent (2). »
(1) Il portait d'azur, à trois cornes d'argent, ornées de lis et pen-
dues d'or ; sa femme portait aussi d'azur, à la face d'argent, chargée
de trois nœuds d'azur, armes parlantes {cnoop , en flamand, vent dire
ncsui),
(2) Tome !•', pag. 40.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 139
Cette humble mention fut le dernier écho qui mur-
mura le nom de maître Gérard ; il se perdit après
dans les espaces confus de l'histoire, où vont mourir
tant de bruyantes et injustes réputations, où s'étei-
gnent peu à peu tant de gloires méritées.
C'est un Anglais, chose singulière! qui Ta tiré de
la nuit et du silence, un Anglais auquel sa dévo-
tion orthodoxe ouvre les archives religieuses de
Bruges (i).
Le lecteur a déjà remarqué, sans doute, combien
le Jugement de Cambyse est en harmonie avec une
foule d'autres sujets traités, pendant le quinzième
siècle, sur des tableaux qui servaient à décorer les
hôtels de ville. Ceux-ci, commandés au peintre en
1488, par les échevins de Bruges, devaient orner la
salle de leurs réunions, comme un symbole des im-
muables principes de la justice, comme une admoni-
tion perpétueDe aux magistrats municipaux. Pour
ces deux œuvres finies avec tant de soin, l'artiste
reçut 14 livres 10 escalins de gros, en trois paie-
ments : le premier de 4 livres, quand on lui de-
manda les tableaux; le second de 2 livres, pendant
le travail ; le dernier de 8 livres 10 escalins, en 1498,
quand les panneaux achevés furent mis à leur place
dans la Chambre du conseil (2). Nous savons même
(1) Voyez dans la Oazette des beaux -arts les deux articles de
M. Weale sur Gérard David (année 1866).
(2) J'ai mentionné un grand nombre de fois les anciennes monnaies
flamandes, qui n'ont pas dû offirir une idée bien nette- au lecteur. On
en trouvera l'évaluation à la fin de ce volume, dans une note que m'a
envoyée mon excellent ami René Châlon, un des numismates les plus
savants de l'Europe.
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140 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
que les cadres furent payés 9 escalins de gros. Les
échevins distribuèrent aux élèves et employés de
maître Gérard, comme témoignage de satisfaction
et preuves de munificence, 3 escalins 4 deniers.
Que sont devenus les autres tableaux du peintre
jadis fameux? Le hasard, qui mène à son gré toutes
les affaires subalternes, en a détruit le plus grand
nombre et a dispersé le reste. Une de ces peintures,
placée autrefois dans la chapelle du Saint-Sang, à
Bruges, a passé de Belgique dans la collection de
Louis XIV, on ne sait comment : elle orne le musée
du Louvre et figure les Noces de Cana (i). Tous les
invités sont assis devant la table du festin, dans une
salle étroite, dont le plafond, du côté de la voie
publique, est soutenu par une colonnade à jour.
C'est le moment où les convives ont bu jusqu'à la
dernière goutte de vin, moment critique et même
dramatique, la soif n'étant pas plus indulgente que
la faim ; aussi les valets embarrassés offrent-ils au
Rédempteur les cruches pleines d'eau, attendant un
miracle ; l'un d'eux Timplore même à genoux. Placé
à gauche et vêtu d'une robe grise, le Fils de
l'homme conserve, dans le trouble général, une ex-
pression calme et digne. Sa mère joint les mains en
signe d'étonnement et d'adoration. Sur le devant, le
marié découpe et fait les honneurs du repas; ses
cheveux taillés à la malcontent lui descendent jus-
qu'aux sourcils; sa figure immobile ne trahit par
aucun indice les émotions d'un jour de noces. Dans
le fond de la pièce trône la jeune épouse : derrière
(i) N» 586.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. Ut
elle, un tapis brodé de feuillages et de fleurs couvre
en partie la muraille. Elle porte une robe cramoisie,
à grandes manches et doublée de satin blanc, qui
dessine à ravir ses belles formes ; un manteau de la
même couleur, doublé de la même étoffe, ondoie
sur ses bras; ses cheveux admirables, fins, légers,
crépelés, flottent à leur tour sur le manteau. Une
élégante coiffure pourpre, avec une sorte de diadème
en pierrreries, couvre la tête de Taimable personne.
Je dis aimable, par anticipation : elle ne tardera
point à le devenir; pour l'instant, elle baisse les
yeux, elle a Tair calme, réfléchi, un peu sévère
même. Tout est si tranquille, du reste, dans ce ta-
bleau, que les personnages secondaires ne s'occupent
pas les uns des autres : leur attention demeure con-
centrée en eux-mêmes. Un jeune serviteur, naïf et
empressé, franchit le seuil, apporte un gâteau. La
joie, un moment amortie, va se ranimer.
A droite et à gauche, dans les angles inférieurs
du panneau, sont agenouillés les donateurs. La
donatrice, portant la coiffe de religieuse, que les
femmes laïques avaient adoptée au début du seizième
siècle, a pour vêtement principal une robe en ve-
lours, doublée de fourrure. Le donateur, placé vis-
à-vis, a posé devant le peintre sous un justaucorps
rouge, sous une vaste pelisse en velours noir, bordée
au collet d'une large foifrrure ; les branches d'argent
qui ornent les bords antérieurs de cette dalmatique,
entremêlées de gouttes de sang, dénotent que le per-
sonnage remplissait les fonctions de prévôt dans la
confrérie mystique du Saint-Sang. Il y a entre lui et
Gérard David une certaine ressemblance ; son visage
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142 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
aux mèches échevelées qui pendent sur le front, est
la meilleure tête du panneau. Derrière lui se tient
agenouillé son fils, jeune garçon d'une piété naïve^
Un moine charnu, solide, monumental, debout
derrière la colonnade, examine le banquet du de-
hors; que fait-il là, sous son bonnet noir? D'après
son costume, ce devait être un dominicain. L'artiste
ne l'a pas logé où nous le voyons sans un dessein
particulier. L'hôtel de ville qu'on aperçoit de flanc,
sur la place, près d'une église, a une extrême simi-
litude avec celui d'Audenarde. Il semble dénoter
que les payeurs du tableau avaient vu le jour dans
cette commune, fameuse par ses tisserands et ses
tapissiers.
Quant à l'exécution , elle rappelle la manière de
Thierry Bouts. Les personnages ont le flegme im-
perturbable qui distingue les acteurs du maître de
Harlem : toute la vie est concentrée dans les yeux.
La couleur a le ton sombre qu'il affectionnait. Mal-
heureusement la perspective est défectueuse : il n'y
a point d'air, l'espace manque ; les figures semblent
collées les unes sur les autres, puis collées sur les
fonds. L'auteur n'a pas su les détacher, les mettre
en saillie ; et quand on examine les détails, on y re-
trouve le même genre de maladresse : les chairs
n'ont pas le relief voulu , les ombres ne tournent
pas bien autour des parties obscures. Il s'ensuit
que plusieurs têtes ont un aspect de carton [enlu-
miné. Le peintre ayant d'ailleurs oublié les tran-
sitions, les demi-teintes, ces nuances légères qui
font passer doucement d'une forme à l'autre, qui
veloutent le travail du pinceau, les Noces de Cana
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 143
ne peuvent être classées que parnai les œuvres secon-
daires (i).
La France possède un autre tableau de maître
Gérard. Il orne le musée de Rouen, auquel il fut
donné en 1805 par' le musée du Louvre. Il apparte-
tenait jadis aux Carmélites chaussées de Bruges. Un
inventaire flamand des peintures et objets précieux
qui décoraient leur monastère en 1537, renferme l'ar-
ticle suivant : « Item, un beau tableau à l'huile placé
au dessus du maître-autel, représentant Marie avec
son enfant, qui tient entre les mains une grappe de
raisin ; à côté, deux anges et un grand nombre de
vierges saintes ; peint et donné par maître Gérard
David. Notre père confesseur d'alors était le révé-
rend frère Isenbart de Bru ; notre prieure, la sœur
Elisabeth van der Ranneelle, l'an 1509. Le bois sur
lequel ledit tableau est peint fut payé par la femme
de Lambyn, depuis lors enterrée ici; on l'appelait
ordinairement Packette à la cour de monseigneur le
Duc; elle fit beaucoup d'aumônes diverses à notre
couvent; elle donna aussi autrefois un grand béni-
tier en pierre de taille, qui est placé dans le porche
de l'église, auprès de la sépulture de son mari. Les
volets de ce tableau n'étaient peints ni à l'extérieur,
ni à l'intérieur, et actuellement, en l'an 1536, on les
a ôtés pour les peindre et les vernir ; l'argent néces-
saire a été donné par plusieurs personnes, à la
demande de sœur Jacqueline Bernaerts ».
Un décret de Joseph II, l'empereur philosophe,
(i) Les chaussures à bouts carrés, arrondis dans les angles, fixent
l'exécution de la peinture aux premières années du seizième siècle.
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144 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
ayant supprimé les Carmélites chaussées de Bruges,
le tableau fut vendu à Bruxelles en juillet 1785. Il
est ainsi mentionné dans le catalogue : « n"" 3,991.
J. Hemling. La Vierge et l'enfant Jésus entourés ^'an-
ges et de saintes, tableau avec volets, dont l'un repré-
sente l'accouchement de la Vierge, et l'autre sa mort.
Le tableau du milieu est d'un fini précieux ; les têtes
sont de la plus grand délicatesse et dessinées avec la
plus grande vérité. Provient des Carmélites chaus-
sées de Bruges » .
Les ailes, qui nous intéressent peu, furent déta-
chées du panneau central, lequel arriva entre les
mains d'un émigré italien nommé Miliotti; de sa col-
lection il passa dans les magasins du Louvre.
Les deux notes qu'on vient de lire ont fait connaî-
tre le sujet du tableau. Marie assise sur un fauteuil,
entre deux anges charmants et deux saîntes, aie
même costume, la même couronne, la même attitude,
les mêmes cheveux d'or bruni baignant les épaules,
que dans les Noces de Cana; elle tient aussi les yeux
baissés; sa figure est calme, réfléchie, presque
sévère.
Par delà les deux anges, on voit quatre saintes de
chaque côté; à droite sainte Godelieve plongée dans
la lecture, portant au cou une écharpe qui annonce
qu'elle fut étranglée; sainte Barbe, feuilletant un
somptueux livre d'heures ; sainte Cécile, ayant des
orgues derrière elle, et sainte Lucie tenant dans les
mains deux yeux rayonnants, spectable horrible ; elle
se les arracha, dit la légende, pour dégoûter un pré-
tendant qui la persécutait. A gauche, on aperçoit
d'abord une sainte sans emblème, puis Agnès Tinno-
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 145
cente, que désigne un petit agneau, Catherine la sa-
vante, qui tient un livre dans les mains, et finalement
Dorothée la patricienne, portant une corbeille pleine
de roses pourpres, quelle contemple avec amour (i).
Derrière le groupe de droite, maître Gérard a des^
sine sa femme, «Cornélie Cnoop, les mains jointes,
coiffée d'un bonnet monastique et vêtue d'une robe
noire, bordée de fourrure blanche ; derrière l'autre
groupe, il s'est représenté lui-même, la tête nue, des
cheveux éparpillés tombant sur son front jusqu'à la
racine du nez. Il y a tant de ressemblance entre ces
deux personnages et les donateurs des Noces de Cana
possédées par le Louvre, qu'on peut les regarder
comme figurant les mêmes individus.
Les carnations, de teintes assez pâles, se détachent
sur un fond vert sombre, presque noir (2).
M. Darcel, qui est de Rouen, qui a eu cent fois
Toccasion de voir au musée la Vierge et les saintes de
maître David, lui attribue un délicieux panneau con-
servé à Darmstadt, où- il passe pour une œuvre de
(1) a Dorothée alors dit au proconsul Fabrice : — Je suis prête a
souffrir tout ce que tu voudras, et je. le ferai pour Jésus-Christ, mon
époux, avec lequel je jouirai de la joie éterueUe ; et j'ai cueilli dans
son jardin des roses et des fruits délicieux. -— £t comme on la menait
au supplice, Théophile, secrétaire du roi, lui demanda par dérision de
lui envoyer des roses du jardin de son époux, ce qu'elle promit. St
lorsqu'elle tendait la tète au bourreau, un enfant, vêtu d*une robe de
pourpre semée d'étoiles d'or, parut près d'elle, tenant une corbeille,
où il y avait trois roses et trois pommes. Théophile, étant dans le pa-
lais du proconsul, reçut les roses, et il crut en Jésus-Christ, et il
obtint la couronne du martyre. 1 Légende dorée,
(2) M. Waagen attribue résolument oe tableau à Jean de Mau-
beugé ! XKunstblatt, année 1847, n» 53.)
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146 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Memlinc. « C'est aussi une Vierge glorieuse que ce-
lui-ci représente, dit-il. La Vierge tient sur ses
genoux l'enfant Jésus, qui ouvre un livre, tandis que
les anges, revêtus de chappes en étoffes diaprées,
chantent des cantiques au son de l'orgue. Les carna-
tions sont blanches, les airs de tête doux et mélan-
coliques, comme au tableau de Rouen, et s'il y a des
tons superbes, témoin la robe pourpre de la Vierge,
la couleur y est moins intense que dans les tableaux
de Memlinc, et surtout que dans ceux des Van Eyck.
Un, des anges placés debout auprès de l'orgue est une
des plus délicieuses figures que la peinture ait réali-
sées, et ses traits sont identiques à ceux d'un des
anges de Rouen (i). »
Les salles de l'Académie, à Bruges, qui forment
un véritable musée, contiennent deux miniatures du
même auteur. Sur le revers du cadre, une inscrip-
tion en constate la provenance (2). L'une des aqua-
relles figure la Prédication de saint Jean ; l'autre, le
Baptême du Christ. Les delix scènes ont naturelle-
ment pour fonds des perspectives agrestes. L'audi-
toire de l'Annonciateur forme un groupe assez bien
disposé ; le paysage a quelque charme ; mais ces mi-
niatures sont, après tout, des œuvres médiocres.
, Là s'arrêtent les données positives sur les produc-
tions de Gérard David. Au delà nous perdons pied,
nous nous trouvons lancés à la dérive dans une houle
de vaines hypothèses et d'attributions inconsidérées.
(1) Excursion artistique en Allemagne^ pag. 191 (Rouen, 1862).
(2) N<' 70, mesf Oeeraert van Brugghe. L, 1-10-0. • (N» 70,
maître Gérard de Bruges, L. 1-10-0.)
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 147
La chapelle du Saint-Sang abrite sous ses voûtes
un retable cintré, qui figure le Sauveur descendu de
croix; au fond du panneau central s'élèvent son gibet
maculé de taches funèbres, puis les deux arbres de
mort où pendent les larrons. Madeleine et Marie
Cléophas sont peintes sur le volet droit; Joseph
d'Arimathie et un autre personnage occupent le volet
gauche. C'est une œuvre tout à fait médiocre, où
l'impuissance de l'artiste ressort d'autant mieux
qu'elle n'a subi aucun dommage, ni du temps, ni des
hommes. Les types sont lourds, disgracieux, les ex-
pressions communes; les chairs manquent de détails,
signe flagrant d'infériorité. Le gauche et ridicule
saint Jean fait sourire. Un personnage en turban
blanc, le cou serré dans un collet rouge, excite une
gaieté plus vive, tant son nez volumineux se projette
au loin dans l'espace. La facture du paysage ne vaut
pas mieux ; la couleur en est assez brillante, qualité
traditionnelle en Belgique, mais elle manque de
moelleux et de transitions. Un connaisseur ne
donnerait pas trente francs d'un pareil tableau.
M.Weale le croit pourtant de Gérard David, et
cette méprise infirme tous ses autres jugements.
Que l'on commette une fausse attribution , en étu-
diant une école dont l'histoire n'est pas suffisam-
ment élucidée, cela ne compromet pas beaucoup l'au-
torité d'un critique, surtout quand son opinion a de
la vraisemblance : nul ne peut se prétendre infailli-
ble dans ce genre de délicates recherches. Mais si
l'on prend un indigne barbouillage pour un tableau
de maître, on perd tout crédit. Le profane s'est dé-
noncé lui-môme : les initiés le laissent discourir sans
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148 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
lui prêter loreille; il ne se connaît pas en peinture,
ce serait gaspiller son temps que de l'écouter.
Or M. Weale, je suis fâché de le dire, commet
souvent de ces fautes irrémissibles, prononce contre
lui-même des sentences d'excommunication. Dans
son Guide du voyageur à Bf'ug^s^ par exemple, lors-
qu'il décrit en peu de mots l'ancien hôtel de la Grun-
thuyse, qui subsiste encore tout entier, il exprime le
désir qu'on y fonde un musée, où l'on réunirait les
tableaux de l'Académie, de l'hôpital Saint-Jean, de
l'hospice Notre-Dame de la Potterie et de la salle où
délibère la commission des établissements charita-
bles. Or les panneaux conservés à Notre-Dame de
la Potterie sont les plus comiques ébauches qui nous
soient restées du quinzième siècle. Je ne pus garder
mon sérieux en examinant ces peintures d'enseigne ;
elles me prouvaient hélas ! qu'à toutes les époques le
talent forme une rare exception, qu'une plèbe de nul-
lités ambitieuses fourmillent autour de lui, remuant,
intrigant, se boursouflant, lui disputant même le
terrain et le soleil. Le panneau le moins mauvais,
un saint Michel terrassant le dragon, brossé par un
imitateur de Memlinc, mérite à peine de figurer
parmi les productions de troisième ordre. Les nonnes
qui m'accompagnaient, me voyant rire malgré moi,
furent scandalisées; j'eus beau leur dire qu'elles pos-
sédaient une amusante collection ; elles furent bien
aises, je pense, lorsque je mis fin à ma gaité en
abandonnant la salle. Voilà pourtant les grotesques
images qui excitent l'admiration de M. Weale, qu'il
voudrait exposer en pleine lumière dans une galerie
publique! Ce serait divertissant.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 149
Laborieux, intelligent, plein de zèle et de bonne
volonté, il fait néanmoins d'excellentes remarques,
quand la valeur esthétique des tableaux ne se trouve
point en cause. Si le goût, le sentiment du beau, le
discernement pittoresque ne lui ont pas été donnés,
il fouille patiemment les archives et recueille pour
les historiens de précieux matériaux.
Niant sa compétence par suite d'une nécessité ab-
solue (car l'histoire est inexorable), je ne discuterai
même pas son opinion sur divers Tableaux, qui n'ont
aucun rapport entre eux et aucune similitude avec
les précédents, quoiqu'il les^ classe parmi les produc-
tions de Gérard David. Je citerai seulement deux de
ses attributions, pour faire voir combien elles sont
vaines et légères. Il déclare exécutée par le peintre
hollandais la Fontaine de vie que possède le musée de
Lille, bien qu'elle soit conçue dans un esprit tout dif-
férent et peint dans une tout autre gamme que le
Juge prévaricateur et les Jfoces de Cana; c'est une
œuvre emblématique, où régnent les tons pâles et
diaphanes de Jean van der Meire (i), le goût sym-
bolique d'Hubert van Eyck. On peut sans balancer
la croire antérieure de soixante ans aux panneaux
qui figurent la punition du magistrat déloyal.
M. Weale estime aussi de maître Gérard le Baptême
du Cktist, exposé à l'académie de Bruges et réputé
longtemps un travail de Memlinc. Il n'a pourtant
aucune similitude, comme goût et comme facture,
avec les tableaux que nous venons d'analyser. C'est
îœuvré d'un grand paysagiste, d'un homme entière-
(i) Je l'ai décrite avec de grands détails, t. III, pag. 140.
T. IV. 10
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150 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
ment et indignement méconnu, de Henri à la houppe,
ainsi qu'on le verra plus bas. Au lieu du Jourdain,
il y a déroulé la Meuse et ses rochers calcaires ; au
lieu de Jérusalem, Bouvigne où il était né; au lieu
du Golgotha, leminence couronnée par le poétique
château de Crèvecœur, où trois jeunes- dames, ayant
perdu leurs maris, donnèrent un exemple si héroï-
que de tendresse conjugale. M. Waagen suppose ce
même retable peint par un imitateur de Jean Gossart,
auquel il attribue également le n^ 573 de Berlin,
médiocre image du Sauveur en croix, désignée par
lui dans le catalogue officiel comme l'œuvre d'un
imitateur de Memlinc! Il ajoute à sa liste V Adoration
des mages portant à Munich le n^ 45, panneau de
Rogier van der Weyden, qu'il a depuis transporté
à Gérard Horebout, en sorte que le livret de la Pi-
nacothèque l'inscrit sous ce nom (i). Je m'arrête
pour ne point donner le vertige au lecteur. On ne
serait môme pas à l'abri du mal de mer en ce flux et
reflux d'opinions diverses, de propos irréfléchis et
d'assertions incompatibles.
Un autre artiste descendu dans les limbes de l'ou-
bli, où il a dû attendre un libérateur pendant plus de
trois cents ans, c'est le peintre Jean Bellegambe, de
Douai. Guichardin et Vasari le citent parmi les meil-
leurs des Pays-Bas, mais sans ajouter aucun détail à
cette mention (2). Un retable immense, qu'il exécuta
(1) Voyez les deux catalogaes, le Kumiblatt (année 1847, n» 53),
le Manuel de M. Waagen et le second article de M. Weale dans la
Gazette des beaux-arts, livraison du moins de novembre 1866.
(2) Guichardin, pag. 151 (édition française) ; Vasari, dans le cha-
pitre intitulé : di Diversi Artifici fiamminghi.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 151
pour l'église d'Anchin, a été longtemps déclaré de
Memlinc par les faux amateurs, qui ne sont pas des
connaisseurs. En 1862 seulement, M. Alphonse Wau-
ters trouva dans la bibliothèque royale de Bruxelles
un document où est désigné le véritable auteur. C'est
un manuscrit intitulé : Mémorial à MM. Vdbhé et reli-
gieux dAnchiriy pour satisfaire que M. le duc de Croy et
d'Aerschott leur at requis par ses lettres du 25 de décem-
bre 1600 ensuite du commandement de Son Altesse Séré-
nissime (i). Jamais on n'a plus cruellement maltraité
la langue française, mais peu importe; la notice ren-
ferme le passage suivant :
« Les plus excellentes peintures sont de la table
du grand autel à doubles feuilletz, pincturée par l'ex-
cellent peintre Belgambe, qu'y a painct aussy la table
de la chapelle Saint-Maurice et plusieurs tableaux.
Mais par dessus tout sont admirables en gravure et
peinture le sépulchre de Nostre-Seigneur, la table de
l'autel matinel, de la chapelle de Sainte-Catherine et
de la Croix, etc., qu'at fait faire l'abbé Pierre Tou-
let, 3P. ^
Ce premier trait de lumière excita une vive atten-
tion à Douai et provoqua des recherches nouvelles.
M. Preux publia la même année une brochure, où je
puise les renseignements qu'on va lire (2).
Dans la seconde moitié du quinzième siècle, il y
avait à Douai, rue du Fossé-Maugart , actuellement
rue Haute des Ferronniers, un nommé Georges Belle-
(i) Le manuscrit porte le n*' 7876.
(3) La notice de M. Wauters est datée du 30 avril 1862 ; celle de
M. Preux, du 20 mai de la même année.
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152 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
gambe, fabricant de chaises (i). Son industrie l'oc-
cupait médiocrement et ne lenrichissait pas, à ce
qu'il semble, car il y joignait la profession de méné-
trier. Après avoir fourni des sièges à ses pratiques,
le brave homme accordait son violon et les mettait
en mouvement, de sorte qu'il leur procurait à la fois
de l'exercice et les moyens de se reposer. Ses con-
frères avaient pour lui une assez grande estime, car
ils le nommèrent à plusieurs reprises doyen de leur
corporation, dite Confrérie de Notre-Dame du Joyelv
qui s'assemblait dans la chapelle de la maison com-
munale. Il avait trente ans environ, lorsque sa femme
mit au monde un fils que l'on nomma Jean : c'était
lui que la nature et le sort destinaient à manier le
pinceau. On n'a aucune espèce de renseignements
sur son noviciat et sur ses débuts, mais il acquit dans
sa ville natale une brillante réputation , car on le
surnomma le Maître des couleurs^ titre glorieux et
spirituellement trouvé. L'habile peintre avait une
sœur germaine appelée Guillemette, lorsque sa mère
vint à mourir. Son père se remaria, et sa seconde
femme lui donna deux filles, Marie et Catherine.
Comme il avait amassé quelque bien et possédait no-
tamment une maison , il fit son testament en 1516, à
à l'âge de soixante-quinze ans, et attribua des droits
égaux sur son habitation à ses quatre héritiers. Puis,
l'âge continuant son sourd travail, il expira quelques
jours, avant le 24 mai 1520, où furent enregistrées
ses volontés dernières.
(i) Le hftut de la rue des ferronniers est encore habité de nos jours
par des tourneurs et des bdsseliers.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 155
Son fils, Jean Bellegâmbe, était marié depuis long-
temps, car il avait à cette époque une assez nom-
breuse progéniture, deux fils, Philippe et Martin, et
trois filles, Mariette, Catherine, Poline. Ils sont
désignés parmi les légataires de leur tante Guille-
mette, qui termina ses jours au mois de septem-
bre 1521. Elle avait épousé un sieur N. Polet, dont
elle avait eu deux enfants, puis, devenue veuve, elle
s'était faite béguine à l'hôpital des Wez. Tombée ma-
lade, selon toute apparence, elle testa le 23 mai 1521;
elle distribuait aux membres de sa famille plusieurs
manuscrits et divers tableaux qu'elle possédait, réser-
vant pour son directeur, le dominicain Jean Corbau,
un diptyque où l'on voyait peintes la Nativité du
Christ et une Notre-Dame de Pitié (i). Elle voulut
qu'on enterrât son corps dans l'église des Frères
Prêcheurs, et qu'on fixât contre la muraille, près de
son tombeau, une Vierge douloureuse , à courtines de
soie.
On peut présumer, sans trop de hardiesse, que son
frère avait colorié ces tableaux. La béguine nommait
pour exécuteurs testamentaires Jean Bellegâmbe lui-
même et Jean du Hem, chaudronnier, mari de sa
sœur Catherine. Dans l'acte d'enregistrement dressé
par-devant les échevins, l'artiste est qualifié Maistre
Jehan Bellegâmbe, paintre.
Il vivait encore en 1531 : le 21 juillet de cette
année, il vendit à Quentin Daigremont, mercier,
(i) » Un tablet qui se dôt, là où est une Nativité et une Notre-
Dame de Pitié. « Archives de Douai, registres aux testaments; yolnme
commençant à l'année 1516, f« 286.
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154 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
comme lui bourgeois de Douai , pour 2,000 livres
parisis de 20 gros, une maison formant le coin entre
les rues de la Claverye et de la Saunerye, attenant
sur la dernière à la maison dite du Salve^ que possé-
daient les chanoines de Saint-Pierre (i). Pourquoi
vendait-il sa maison? Nul texte ne nous l'apprend.
On ignore aussi à quelle époque il termina ses jours.
Sa dernière fille, Poline Bellegambe, épousa, anté-
rieurement à l'année 1544, Jean de Hennin, orfèvre,
alors âgé de vingt-huit ans.
Un recueil de dessins au crayon et à la sanguine,
que possède la bibliothèque publique d'Arras, con-
tient son portrait; au dessous de l'image sont écrits
ces mots, qui rendent toute méprise et toute contes-
tation impossibles : Maistre Jehan Bellegambe, paintre
excellent. Il est vu de trois quarts, ayant pour cos-
tume la gonelle et le chaperon de l'époque. La na-
ture ne lui avait pas donné une figure imposante,
mais, bien au contraire, un type de gamin : un vi-
sage trapu, un nez retroussé, des yeux d'espiègle,
des traits irréguliers, qui n'inspirent aucunement
le respect. Ce devait être un assez joyeux compa-
gnon.
Ses tableaux conservèrent assez longtemps sa mé-
moire dans sa ville natale. Des héritiers de son nom
y suivaient d'ailleurs son exemple, et entretenaient
son souvenir. Jacques Loys, poète du terroir, en
célébrant le mariage d'un artiste douaisien, qui
épousait, le 21 février 1607, la belle-sœur de Vaast
(i) Les deux raes existent encore, mais s'appellent maintenant rue
de la Cloris et me du Palais.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 155
Bellegambe, louait à la fois l'ancêtre et le descen-
dant :
Que maître aussi des couleurs on peut dire,
Gomme l'aïeul que tout le monde admire (1).
Quelques années plus tard, un autre rimeur du
pays, Jean Franeau, seigneur de Lestoquoy, versi-
fiant son Jardin dhyvei't ou cabinet des fleurs, allignait
ces phrases languissantes :
Peintre douaîsien, le Maistre des couleurs,
Ta pourrais exercer ton art avec les fleurs;
Le glaïeul fournirait ses diverses taintures
Pour te faire inventer des diverses paintures.
Il ajoutait en note : « C'était un paintre du sur-
nom de Belgambe, paintre très excellent, duquel
sont issus les Belgambe semblablement paintres ; il
estoit dict le maistre des couleurs, selon Guichardin,
en la Description des Pays Bas, à raison de l'art
qu'il avoit à composer et accommoder les plus vives
couleurs, surpassant en ce regard avec sa vivacité
tous autres paintres. L'on voit encore pour le pré-
sent de ses paintures, encores qu'anciennes, estre
aussi vives en leurs couleurs que si elles estoient
nouvellement faites et paintes (2). »
(i) Œuvres poétiques de Jacques Loys^ docteur ès-droits et poète
lauréat, divisées en 4 livres, pag. 109 (Doui, 1612).
(2) Jardin d^hyver ou cabinet des fleurs y contenant en XXVI élégies
les plus rares et signalez fleurons des plus fleurissants parterres, pag. 63
et 66 (Douai, 1616).
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156 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Une dernière mention honorable fut accordée au
peintre flamand par le révérend père Philippe Petit,
dans son ouvrage intitulé : Fondations du couvent
de la Sainte-Croix, de Saint-Thomas d'Aquin, etc. Il
rappelle d'abord que l'église des Dominicains renfer-
mait une production du vieil artiste, et continue
ainsi : « peintre aussi estimé que fut aucun en toutes
ces dix-sept provinces, nommé communément le
Maistre des couleurs. Encore aujourd'huy la moin-
dre pièce sortie de son pinceau est grandement re-
cherchée (i). »
L'ombre cependant ne tarda point à se faire au-
tour de cette renommée; le goût public changea; le
rêve idéal qui flotte dans les intelligences et déter-
mine le succès, quand les œuvres y sont conformes,
demandait à l'art des qualités, des séductions nou-
velles. Les tableaux du maître des couleurs furent né-
gligés, dédaignés ; comme par une cruelle ironie du
sort, deux siècles après la publication de Philippe
Petit, on n'en connaissait plus l'auteur; on cherchait
dans sa ville natale qui avait pu exécuter ces pages
mystérieuses, on les attribuait à Memlinc, à Jean de
Maubeuge^ à tout autre qu'à lui ! vanité de lai
gloire ! ô étranges caprices de l'opinion !
Le principal ouvrage de Bellegambe ornait jadis
le grand autel, dans l'église du monastère d'Anchin,
puissante abbaye construite sur une île {Aquicinc-
tum), entre la Scarpe, le fossé Bouchart et de vastes
marécages, où murmure la grande douve, que par-
fume le jonc odorant, que la massette et le ruban
(i) Pag. 142; le livre parut à Douai en 1653, format ia-i^.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 167
d'eau pavoisent de leurs longues feuilles. Cette re-
traite fameuse avait une poétique origine. Vers la
fin du onzième siècle, un seigneur de l'Artois s'étant
égaré dans la nuit et la brume, le hasard le conduis
sit devant un château, où il demanda l'hospitalité.
Le manoir appartenait au sire de Montigny, que dé^
testait le voyageur et qui lui rendait sa haine avec
usure. Le châtelain pourtant ne voulut pas lui refu-
ser un abri : les deux antagonistes reposèrent sou^
le même toit. Or, pendant la nuit, tous deux firent un
songe pareil : ils se voyaient dans l'île d'Anchin, por-
tant la robe monastique' et vivant de bonne amitié.
Ce double rêve les toucha, leur parut un avis du ciel;
abjurant leur animosité, ils prirent la résolution
d'aller vivre 3ur le territoire baigné par les eaux, d'y
fonder un couvent et d'y obtenir la grâce divine en fai-
sant pénitence. A cette pieuse et naïve époque, sept
gentilshommes furent pris du même désir ; deux bé-
nédictins se joignirent à eux, et l'on campa d'abord
sous des huttes construites avec des rameaux, de la
bruyère et des joncs. Mais bientôt un splendide mo-
nument s'éleva dans les airs, et fut consacré au Sei-
gneur le 15 octobre 1086. On appela le monastère
Saint-Sauveur (FAnchin.
Plus de quatre siècles après, Dom Charles Coguin,
appartenant à une noble famille qui possédait un fief
non loin de Pôronne, devenait abbé du pieux étabjis-
seroent qu'une foule de dons avaient enrichi. C'était
un homme aux goûts fastueux : il n'eût jamais voulu
se rendre à son hôtel de Douai sans une suite de
treize ou quatorze chevaux; dans le monastère même,
quand il recevait des hôtes de distinction, il leur
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158 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
offrait de somptueux repas, où la meilleure musique
et les chants les plus suaves égayaient les convives.
Pour embellir sa résidence, il mettait à contribution
tous les arts : il avait fait élever des cloîtres magni-
fiques, célèbres dans l'Europe entière, et les avait
ornés de vitraux, de statues, de fresques splendides,
représentant le passage de la mer Rouge, les souf-
frances du Christ et les étranges visions du solitaire
de Pathmos ; il avait en outre ajouté au monastère
un nouveau quartier abbatial, un très beau réfectoire
et une vaste bibliothèque.
On ne sait pas au juste quand il commanda le po-
lyptyque du grand autel, qui allait devenir l'œuvre
principale de Jean Bellegambe, mais ce dut être
après Tannée 1511, date de son élection. Sur cet au-
tel se trouvait un retable en argent doré, dont les
niches ogivales et le clochetons renfermaient le
groupe de la sainte Trinité, la statue de la Vierge et
celles des douze apôtres : une foule de pierreries
constellaient le précieux métal (i). Pour protéger ce
travail d'orfèvrerie contre la poussière et la fumée
des cierges, on le cachait d'habitude derrière une
custode en bois. Charles Coguin voulut y substituer
une œuvre d'art, et fit exécuter l'espèce de taberna-
cle maintenant conservé à Douai, dans la sacristie
de l'église Notre-Dame.
Quand les volets sont clos, il offre à la vue quatre
compartiments. Le Sauveur sur un trône, près d'une
vaste croix qu'il désigne de la main, et la Vierge en
adoration devant lui occupent les deux divisions cen-
(i) Dehaisnes : VArt chrétien en Flandre, i^s^, 311.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 159
traies : le panneau gauche montre agenouillés le su-
périeur du monastère et deux acolytes, dont l'un
porte sa mitre et l'autre sa crosse ; saint Charlema-
gne, patron de l'abbé, auquel l'artiste a donné les
traits de Maximilien, alors empereur d'Allemagne,
les domine de tout son buste ; le panneau droit est
consacré au prieur et aux simples religieux, que le
chef spirituel du couvent, saint Benoît, semble re-
commander du geste à la victime expiatoire.
Quand on ouvre les ailes et qu'on les replie sur les
côtés, on démasque de nouvelles pages centrales, en
sorte qu'on a devant les yeux une surface peinte de
môme étendue. Elle forme cinq compartiments.
Celui du milieu représente Dieu le père, portant le
Christ sur ses genoux, et, de la main gauche, une
bible ouverte; au bord du volume est perchée la co-
lombe qui figure le Saint-Esprit. Les deux premières
sections placées à droite et à gauche contiennent la
mère du Sauveur et saint Jean-Baptiste, rendant
hommage à la Trinité par leur attitude et par l'ex-
pression de leur visage. Les fractions qui viennent
ensuite mettent en regard, d'un côté saint Pierre,
saint Paul, saint Jean l'Évangéliste et saint André;
de l'autre, saint Etienne, sainte Catherine d'Alexan-
drie et une vierge portant une palme que l'on croit
être sainte Marine, dont l'abbaye possédait les reli-
ques. Divers groupes en miniature animent le fond
de ces images.
Mais ce qu'on y remarque le plus, ce sont de vas-
tes monuments, où règne dans toute la plénitude le
style de la Renaissance. Aucune forme ogivale; par-
tout s'arrondissent le plein-cintre et le cintre sur-
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160 HISTOIRE PK LA PEINTURE FLAMANDE.
baissé ; partout montent des pilastres, des colonnes
grecques ou des colonnes en fuseau; partout foison-
nent les volutes, les conques, les rinceaux, les guir-
landes, les motifs de l'art italien. Nous sommes en
pleine révolution architectonique (i).
Le retable d'Anchin ne peut être jugé sans une
grande circonspection, à cause des dommages qu'il
a soufferts et des retouches qu'il a subies. Aucun ou-
vrage n'a peut-être enduré tant de vicissitudes, n'a
échappé de si près à la destruction. Les statues des
douze apôtres avaient été fondues par les calvinistes,
en 1579, pour payer les garnisons de Cambrai et de
Bouchain; la Révolution française vendit le reste des
métaux précieux, disloqua le polyptyque, dont les
fragments furent transportés à Douai, puis jetés
pêle-mêle, avec toutes sortes de rebuts, dans les
greniers de la chapelle de l'ancien collège des Jésui-
tes, Quand Napoléon eut signé le concordat, le des-
servant d'une pauvre paroisse, voisine de Douai,
demanda aux administrateurs du musée un tableau
pour son église. On lui dit de chercher lui-même
dans les dépôts que nous venons de mentionner. Le
çieur Lévesque étant né à Pecquencourt, près d'An-
chin, connaissait le retable qui ornait jadis le maître-
autel de l'abbaye ; en furetant, il découvrit le mor-
ceau du milieu et l'emporta : il n'avait pu trouver
les autres parmi les objets entassés confusément.
(i) Au commencement du yolume intitulé de VArt chrétien en
Flandre^ par Tabbé Dehaisnes, se trouve une reproduction au trait
de ce polyptyque, où l'on a imité, au moyen d'annexés mobiles,
l'agencement des panneaux, que le langage expliquerait difficilement.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 161
Vous VOUS imaginez sans doute qu'il garda comme
une pièce rare le panneau central? Nullement. Un
peintre-décorateur de Douai, appelé à Cuincy, ayant
de l'église la chaire et les boiseries colorié, le prêtre
kii offrit, au lieu d'argent, la peinture autrefois vé-
nérée. Le badigeonneur accepta, mit des ferrures au
panneau et en fit une porte pour une espèce d'atelier
qu'il organisait dans les combles de sa maison.
Pendant trente ans , l'œuvre méconnue remplit ce
trivial office. L'homme aux pinceaux étant alors
tombé malade, le docteur Escallier lui prescrivit des
remèdes qui ne le guérirent pas.
Il mourut donc ; le médecin acheta quelques mau-
vaises toiles à la veuve et lui demanda si elle ne pos-
sédait plus aucun travail analogue.
— Il y a là-haut, dit-elle, dans le grenier, une
vieille planche, où l'on aperçoit encore des traces de
peinture, mais je doute qu'elle vous intéresse.
— Montons toujours, répliqua le docteur.
Et l'on monta.
Le médecin ayant découvert çà et là, sous la crasse
et la poussière, des linéaments de personnages, vou-
lut savoir ce que lui coûterait la porte.
— mon Dieu ! dit la femme, prenez-la pour rien.
— Pour rien, c'est trop bon marché^ dit l'amateur ;
combien en voulez-vous?
— Si vous me donnez dix francs , reprit la veuve,
J6 serai très satisfaite.
Le docteur Escallier lui glissa deux louis dans la
main et fit emporter la planche. Il était nuit, lors^
qu'il rentra, suivi de son acquisition ; mais c'était tLîk
ardent collectionneur. Le voilà qui se met à nettoyer
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162 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
le' panneau : les premiers coups d'épongé débar-
bouillent un ange ; l'archéologue s'exalte, lave, essuie,
frotte, lave encore, n'épargne ni soin ni peine; la
nuit tout entière passe inaperçue; le lendemain, à
sept heures, on le trouva plongé dans le travail et
l'enthousiasme; l'œuvre s'était peu à peu dégagée de
son linceul poudreux; le médecin qui avait laissé
mourir tant de malades , criait qu'il avait ressuscité
un chef-d'œuvre !
Les aventures des autres fragments ne sont pas
moins curieuses. En 1818, l'administration du musée
les vendit publiquement, avec du bois à brûler, des
instruments de physique en mauvais état et je ne sais
quels autres rebuts. L'acte officiel les désigne ainsi.
Toutes les œuvres d'art furent adjugées pour des prix
insignifiants : un sieur Avisse, peintre de Douai,
paya huit tableaux la somme de 3 francs ; un autre
citoyen de la ville, M. Estabel, acheta les six pan-
neaux de Bellegambe 4 francs 50 centimes , selon les
uns, 7 francs 50 centimes selon les autres. Il les fit
restaurer tant bien que mal, et une quinzaine d'an-
nées se passèrent.
Après avoir nettoyé son image , le docteur Escal-
lier , en y réfléchissant comme à une glorieuse trou-
vaille, jugea que les morceaux possédés par M. Esta-
bel devaient en être le complément. Aussitôt il court
chez son ami : tous deux mesurent les panneaux,
étudient les sujets; plus de doute! Ce sont les frag-
ments d'une vaste composition. Le médecin veut
absolument les acheter ; le propriétaire en demande
3,000 francs. C'était trop cher pour les ressources du
docteur : il otFre 2,000 et quelques livres, en assu-
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 163
ran td'ailleurs qu'il paiera comptant. M. Estabel
hésite, discute, témoigne l'envie de réfléchir.
— Demain matin , j'irai moi-même vous donner
réponse, dit-il enfin au docteur Escallier.
« Ce fut une nuit d'angoisse que celle qui suivit;
plus tard le médecin se plaisait à conter avec quelle
fiévreuse impatience il attendait son ami (i). » Enfin
le jour paraît, la sonnette s'agite; caché derrière un
rideau, l'amateur observe : il ne se trompe pas, c'est
lui, c'est lui! c'est M. Estabel! et, pour comble de
bonheur, il vient annoncer qu'il accepte l'oflFre de la
veille! Le docteur, comme bien on pense, tenait l'ar-
gent tout prêt : le marché fut conclu, les membres
dispersés du polyptyque se rejoignirent, et l'anti-
quaire passa le reste de sa vie dans l'extase. Il ne se
lassait point d'admirer ou de faire admirer l'œuvre
mystérieuse , qui occupait la place d'honneur dans
son salon. Plusieurs fois, le soir, quand il recevait,
il alluma devant les panpeaux des bougies nom-
breuses, pour en montrer, pour en expliquer tous les
mérites. C'était un prodige, bien entendu, un chef-
d'œuvre étonnant, incomparable ! Mais des commen-
taires passionnés ne suffisaient point : le docteur
voulut connaître l'origine et l'histoire de son retable.
Il fouilla les manuscrits d'Anchin , que possède la
bibliothèque de Douai ; il y trouva toutes sortes de
documents sur l'abbaye, une histoire latine du mo-
nastère, par dom François de Bar; mais ne put décou-
vrir le nom du peintre qui avait exécuté le polyp-
tyque! Des renseignements qu'il avait groupés il
(i) Dekaisnes : VArt chrétien en Flandre, pag. 301,
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164 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
fit un ouvrage, il les publia ; comme ils l'avaient tou-
jours occupé de moines et de moinerie, la grâce le
toucha pendant qu'il travaillait; son enthousiasme
d'amateur eut pour conséquence dernière de lui ins-
pirer la dévotion la plus profonde , et peu de temps
avant sa mort, par un testament daté du 15 février
1857, il légua le polyptyque à l'église Notre-Dame.
S'il a pris place maintenant parmi les âmes saintes
et goûte les joies des élus, il le doit au peintre Belle-
gambe... qu'il ne connaissait pas!
Malheureusement la composition, qui le ravissait,
ne justifie pas entièrement son exaltation. Sans doute
elle n'a plus toute sa valeur primitive, sans doute on
doit tenir compte des effets du temps et de la négli-
gence ; mais, quoi qu'on fasse, on ne peut lui recon-
naître un mérite supérieur : c'est en somme, une
œuvre médiocre, qui annonce la fin de l'école des
Van Eyck. Le Christ, le personnage principal, dénote
une faible connaissance de l'anatomie : ses bras sont
d'une maigreur extrême, et aucun sentiment idéal
ne rehausse ses traits vulgaires. La mystique épouse
du Seigneur a une physionomie lourde et sotte plu-
tôt que modeste, malgré son front spacieux, malgré
les lignes régulières de son visage. Les autres têtes
sont communes et fades : nul éclair n'illumine les
yeux, partout l'expression languissante refroidit le
spectateur. Aucun type n'offre une beauté remar-
qxiable. La couleur aussi ne dépasse point le niveau
de la médiocrité : elle est vive, agréable et juste, mais
ne flatte point la vue par des qualités exceptionnelles,
par des tons d'une opulence ou d'une délicatesse
rares. On cherche, on attend, on espère : de la rosée,
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r
I
HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 165
mais pas de pluie; le crépuscule, mais pas d'au-
rore»
Deux personnages font exception, néanmoins, dans
cette monotone insignifiance : Charlemagne, au de-
hors, qui passe pour le portrait de l'empereur Maxi-
milien l^^\ saint Jean l'Evangéliste, dans l'intérieur,
placé à l'extrême gauche et tourné d'une façon origi-
nale, qui lance un regard oblique on ne sait sur quel
objet. Charlemagne est digne des meilleurs pinceaux
de l'école brugeoise : les linéaments de la tête sont
dessinés avec une grande précision, la barbe et les
cheveux d'un beau style ; on a exécuté peu de por-
traits plus remarquables. La tête de saint Jean mérite
aussi des éloges sincères et rappelle les maîtres
fameux du quinzième siècle. Or, ces deux morceaux
paraissent seuls intacts : ils font naître conséquem-
ment le soupçon que toutes les autres parties on été
repeintes et gâtées par des barbouilleurs.
Un diptyque du musée de Douai inspire la même
idée. On y reconnaît le style de Bellegambe, et l'exé-
cution offre de telles disparates qu'on ne peut les
expliquer sans l'intervention d'un prétendu restaura-
teur. Les boiseries sont peintes sur les deux faces :
d'un côté, en grisaille; de l'autre, en couleurs variées.
Les personnages ont au moins la moitié de la gran-
deur naturelle. Le camaïeu forme deux scènes. On
voit d'abord sainte Elisabeth de Hongrie, bien dra-
pée, dans une attitude excellente, distribuant des
pains aux pauvres; les malheureux qui entourent
la princesse ont une grande vérité de type et
d'expression; le petit enfant à moitié nu , placé sur
le devant, vous arrête, pour ainsi dire, au passage,
T. IV. ii
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166 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
VOUS force à l'admirer. On ne peut imaginer un bam-
bin plus vivant. Il considère le spectateur avec des
yeux pénétrants et attentifs, dont le regard fait illu-
sion. Dans ce regard ne flotte nulle ombre d'in-
quiétude; la pauvreté assombrit toutes les figures qui
environnent le jeune garçon; la sienne demeure
calme , joyeuse et insouciante. Ne connaissant pas
les fondrières de la vie, l'espiègle ne craint pas d'y
tomber.
Le camaïeu de droite représente un sujet énigma-
tique. Deux hommes, debout devant le grand-prêtre,
se disputent relativement à un agneau , qui gît, les
pattes liées, sur une tablette de pierre. Un individu
portant lui-même un chamois se moque de la que-
relle. Les deux antagonistes, le chef religieux , le
railleur et les autres assistants sont dignes des beaux
jours de l'ancienne école flamande. Tout, dans cette
page, est net, précis, bien étudié, trahit un pinceau
d'élite. L'homme aux boucles d'oreilles fait surtout
une heureuse impression. Ce motif doit être un épi-
sode légendaire.
Sur la face peinte on voit une donnée janalogue.
Saint Jérôme, escorté du lion qui le désigne, argu-
mente contre un évêque derrière lequel on aperçoit
saint Augustin ; du haut de son trône pontifical, le
pape Damase écoute les deux logiciens, avec d'autres
personnages mitres : le dogme de l'immaculée Con-
ception est évidemment la thèse que discutent les
orateurs. Le monument spacieux, où ils déploient
leur éloquence, a la plus belle tournure.
L'autre page polychrome met en scène des moines,
un roi, un évêque, montrant Jérusalem comme pour
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 167
célébrer le triomphe de la Vierge et de leur opinion.
Plus bas, les donateurs et leur famille à genoux sont
désignés par un ange, comme spécialement dévoués
à la mère du Christ. Original de traits, d'expression
et d'attitude, ce divin messager est la figure la mieux
réussie, le personnage le plus frappant du morceau.
Il a même une telle supériorité, qu'ilibrme disparate
avec les autres, comme Charlemagne et saint Jean
l'Évangéliste sur le retable d'Anchin.
Entre les camaïeux et les images multicolores, il
y a une diflférençe incompréhensible. Autant les gri-
sailles sont fermes, nettes, accentuées, vigoureuses,
autant les peintures sont molles, fades et communes,
l'ange excepté. Ici encore un barbouilleur a-t-il gâté
les faces polychromes, ou le maître des couleurs ne
savait-il point faire usage de la palette? Le crayon
seul convenait-il à son genre de talent? Mais il serait
bizarre que son glorieux surnom fût démenti par ses
œuvres. Mieux vaut croire qu'un bélître a promené
sur les panneaux sa lourdeur et son insignifiance.
Des personnes peu versées dans la chronologie des
■ styles ont pensé que les grisailles étaient d'une autre
main et d'une époque plus récente que les morceaux
correspondants. Rien ne justifie cette hypothèse. Les
deux sortes d'images ont dû être exécutées en même
temps et par le même artiste. C'est aux savants de Douai
à chercher dans les manuscrits et les vieux livres
quand l'inepte besogne fut confiée à un manœuvre.
Pour le panneau central , que complétaient ces
deux fragments, on ne sait ce qu'il est devenu. Le
triptyque ornait jadis une chapelle de l'église des
Récollets-Wallons ou Frères-Mineurs. Une touchante
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168 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
infortune l'avait fait commander au peintre. En 1521,
une jeune personne de la ville, nommée Catherine
Potier, allait devenir la femme d'un homme qu'elle
aimait, lorsqu'elle tomba malade. Bientôt elle sentit
approcher la mort. Sur son lit de souffrance, elle eut
un pieux caprice. On construisait alors, en l'honneur
de la Vierge, la chapelle que nous venons de men-
tionner. La pauvre enfant, qui devait emporter dans
la tombe son anneau de fiançailles, pria son père,
l'échevin Jean Potier, de consacrer la dot qu'il lui
destinait à un retable, où serait figuré le triomphe
de rimmaculée Conception, et d'en faire présent aux
moines pour décorer l'autel. Le père le lui promit, et
chargea Bellegambe du travail. Sa fille dormait déjà
sous une humble pierre. Une note trouvée dans un
manuscrit de la Bibliothèque nationale, à Paris, met
hors de doute ces circonstances (i). Il renferme, en
un seul volume, deux copies d'un même ouvrage, la
Chronique du couvent des Frères-Mineurs, à Douai,
rédigée entre 1725 et 1730, par un des cénobites, le
père gardien Emmanuel Le Preux. Or voici le pas-
sage qu'en a extrait M. Félix Brassart (je le traduis
du latin) :
« Année 1526. La célèbre chapelle consacrée dans
notre église à la Vierge bienheureuse, conçue sans
péché, se trouvant terminée au bout de six ans, un
certain Jean Potier la décora d'un tableau mystique
d'excellente facture, qu'il avait payé avec la dot pro-
mise à sa fille, morte cinq années auparavant ; en foi
de quoi, il avait fait écrire au bas de l'image, sur
(i) Fond latin, n» 9931.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 169
deux colonnes, les vers suivants, accompagnés d'un
double écusson.
Première colonne :
D'ang bon voloir, Jehan Potier Faisné
Et sa femme, nommée Marguerite
Muret, ont cy cette table donné,
En laquelle est subtiUement descripte
La très pure et digne conception
De Marie, royne de Sion.
Quant à rouyrier, qui Yoelt cognoître l'homme,
Jean Beliegambe pour vrai se nomme;
Et Tacheya, pour estre en ce lieu mise.
L'an XV« vingt et six, par devise.
La seconde colonne n'est pas d'un style moins bar-
bare :
Ghinq ans devant ce nombre d'ans prédict.
En apvril, la quatorzième journée,
Marguerite Potier, fille du dict
Jehan Potier, fut par mort ajournée.
Et gist devant l'autel de Nostre-Dame,
Laquelle, pour le salut de son ame,
Ains que mourir, feict requeste loable
A son père, que le don amable.
Qu'avoir debvoit pour le sien mariage,
Eust emploie à faire ceste image.
Les deux strophes nous expliquent le groupe des
donateurs. Le père de famille dans la force de l'âge,
c'est le riche bourgeois Jean Potier; la femme sé-
rieuse comme le déclin de la vie, c'est son épouse
Marguerite Muret, d'une opulente et influente mai-
son; le jeune homme nous montre leur fils unique,
portant aussi le prénom de Jean ; la fille nubile, c'est
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170 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
Marguerite la prédestinée, peinte vivante sur le
tableau, mais déjà morte quand l'artiste en dessina
les premiers linéaments (pouvait-elle être absente
d'un ouvrage fait à sa prière?); la petite Catherine
enfin, vêtue d'un surcot rouge, imite naïvement la
piété de sa mère et de sa sœur aînée, sans trop
comprendre le dogme abstrus qu'on glorifie devant
elle(i).
J'ai expliqué de la manière la plus avantageuse
pour Bellegambe les faiblesses qui étonnent sur les
ouvrages décrits tout à l'heure. Mais Ténigme repa-
raît sur d'autres tableaux. Deux ailes d'un trip-
tyque, jugé de sa main et conservé au musée
de Douai, offrent tous les caractères vicieux de
sa mauvaise manière. L'un d'eux montre saint
Denis portant sa tête, au dessus de Nicaise Ladam,
roi d'armes de Gharles-Quint, agenouillé avec son
fils ou avec un de ses parents. La couleur est belle,
harmonieuse, mais sans qualités supérieures; le
dessin est mou. Les expressions fades ne relèvent
point des types vulgaires. Les deux panneaux sont,
du reste, en mauvais état, ce qui augmente la mol-
lesse de la touche. Sur les revers on aperçoit un
squelette et on lit une inscription française, dont
voici le début :
Précogitant que l'homme est serf à pourriture,
En ce tableau est mis du corps la pourtraioture ,
Auquel Dieu doint que l'ame au ciel repose.
Les autres vers nous apprennent les noms et les
(i) Souvenira de la Flandre wallonne, t. III, pag. 162 et suir.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 171
qualités des personnages, mais ne sont pas faciles à
déchiflfrer ni à comprendre. Peu nous importe, d'ail-
leurs.
Un retable, que possède M. Tesse, médecin et*
amateur de Douai, ne semble pas avoir une exécu-
tion plus ferme et une valeur moins douteuse. Il fut
commandé à Bellegambe par Dom Jacques Coëne,
supérieur du couvent de Marchiennes, situé dans le
voisinage de Douai, comme l'abbaye d'Anchin.,
L'imagé du milieu reproduit le groupe de la Trinité,
que nous avons décrit plus haut ; mais on y observe
quelques variantes. « Le buste du Père est beaucoup
plus long, dit l'abbé Dehaisnes, le Christ souffre
moins; en général l'expression est moins noble et
l'exécution moins fine, moins achevée; le groupe ne
se détache pas au milieu d'une lumière chaude et
rose, mais sur un ciel d'azur un peu terne, au sein
d'un portique plus moderne, incomparablement
moins riche et moins orné. Sur le volet droit, Jac-
ques Coëne est agenouillé devant un prie-Dieu ; sa
figure, qui annonce de 45 à 50 ans, est d'une très
grande vérité (i). » Un ange porte un écusson, où
se trouvent peintes ses armoiries. Un personnage
drapé dans une houppelande noire et une femme vê-
tue d'une robe pourpre occupent l'autre aile; d'après
leurs armoiries, écartelées du blason de l'abbé, ils
appartenaient à sa famille. « Les peintures des vo-
lets extérieurs sont tout à fait modernes (2). »
Une autre copie du même motif se trouve chez le
(i) Il exerça l'autorité abbatiale de 1501 à 1542.
(2) De V Art chrétien en Flandre, pag. 348 et 349.
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172 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
doyen d'Oisy-le-Verger ; elle est également due au
prieur de Marchiennes, qui reparaît sur l'aile droite ;
un ecclésiastique nommé Pierre lui fait face sur le
volet gauche. C'est une œuvre encore inférieure à la
précédente. Elle a d'ailleurs tellement souffert qu'on
ne peut, môme par conjecture, en estimer la valeur
primitive.
Deux triptyques de faibles dimensions, placés dans
Ijst cathédrale d'Arras et portant cette date : Mars
1528, sont attribués à Bellegambe par les connais-
seurs; je ne les ai pas vus et je le regrette; mais je
les verrai à la première occasion : il règne autour de
ce peintre un mystère qui pique ma curiosité. Faut-il
le ranger très haut, parmi les maîtres, ou le classer
parmi les hommes médiocres? C'est un problème
qu'on ne peut résoudre pour le moment, qui exige de
nouvelles recherches et de nouvelles lumières (i).
Aux deux peintres dont- nous venons d'ébaucher
les portraits il faut joindre un artiste contemporain,
Pierre Des Mares, qui nous est seulement connu
par un triptyque de la Pinacothèque. Ce retable
ornait autrefois le maître -autel de l'église Saint-
Maurice, à Cologne. Le panneau central porte le
nom de l'auteur, écrit en lettres d'or, et la date de
1517. Le nom donne lieu de supposer que le coloriste
avait vu le jour dans la ÏFlandre gallicane; mais le
(i) Les descendants de Bellegambe coltivèrent la peinture jusqu'en
l'année 1666 ; mais ce furent tous des hommes sans importance, dont
nous ne pouvons nous occuper; on trouvera des renseignements sur
ces artistes dans la brochure de M. A. Freux, que nous avons dtée
plus haut.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 173
tableau doit avoir été fait sur les bords du Rhin et
autorise à croire que le peintre y demeurait, y avait
formé son talent. Le morceau principal figure le Sau-
veur sur la croix : la Vierge, qui tombe en syncope,
saint Jean et Marie Salomé forment un beau groupe,
plein d'expression et de douleur. Madeleine, age-
nouillée au pied de l'instrument funèbre, croise les
bras sur sa poitrine, dans une attitude originale et
dramatique. Le Messie et le bon larron se présen-
tent de face, suivant l'habitude, mais, par un singu-
lier caprice , le peintre a crucifié à rebours le mal-
faiteur impénitent, dont on voit seulement le dos.
L'aile droite a pour sujet Maurice et la légion thé-
baine refusant de sacrifier aux idoles; le geste du
héros principal et son attitude expriment noblement
son dédain et sa résolution; l'élégance de ses traits,
ses belles proportions ajoutent à l'effet de son main-
tien. L'aile gauche représente l'exécution du martyr,
agenouillé sur son manteau de pourpre. Le choix des
types, le dessin des figures et certaines poses sont ce
qu'il y a de mieux dans les trois panneaux; ce qu'il y
a de plus remarquable, c'est le fond d'or qui encadre
les personnages ; les nimbes mêmes sont formés
par des plaques d'or. Cette vieille coutume observée
à Cologne en 1517, quand Hubert van Eyck y avait
renoncé près d'un siècle auparavant ! Nouvelle preuve
que l'école rhénane fut toujours attardée, une sorte
d'art provincial, qui suivait lentement l'école des
Pays-Bas. De là vient que l'on a pris pour de très
anciens tableaux des œuvres postérieures aux grands
maîtres flamands, les véritables créateurs de la pein-
ture septentrionale. Les fonds d'or, les nimbes perpen-
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174 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
diculaires en usage à Cologne du temps de Raphaël
et de Michel-Ange, au moment où la vieille méthode
brugeoise se transformait, quel indice plus concluant
pourrait-on trouver?
N. B. Toutes les œuvres connues de Gérard David
et de Jean Bellegambe étant décrites ou mentionnées
dans ce chapitre, un catalogue serait inutile.
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CHAPITRE XXIX
TABLEAUX ÉNI6MATIQUES : L*ÉGOLE BRU6E01SE EN ESPAGNE
ET EN ITALIE
Fécondité de la première école flamande. — Diptyque du mnsée
d'Anvers portant le monogramme C. H. — L'auteur inconnu
devait être un disciple de Memlinc. — Admirable panneau du musée
de Berlin, signé A. C. — Il est probablement d'un miniaturiste
d'Anvers , nommé Antoine Cornelis. — Servaes de Coulx : belle
Cène^ peinte par lui, qui orne la cathédrale de Mons. — Magnifique
retable que possédait M. Quédeville. — Sentences judiciaires con-
damnant à faire exécuter des tableaux. — Influence européenne de
la vieille école flamande. — Peintres nombreux qui l'ont imitée en
Espagne. — Description de leurs tableaux. — La manière brugeoise
dans le midi de Tltalie. — Antoine Solario, surnommé le Zingaro.
Après tant d'exhumations, de réhabilitations, il
semble que nous devons avoir terminé la seconde
partie de notre tâche , que le quinzième siècle tout
entier est enfin sorti de sa tombe. Illusion flatteuse
et vaine! L'école des Van Eyck, j'ose le dire, n'a pas
été moins laborieuse, moins puissante que l'école de
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176 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Rubens. Outre les artistes qui viennent de passer
devant le lecteur, lentement et péniblement arrachés
de l'oubli, comme d'une seconde mort, il y en a eu de
très grands, de très habiles, dont on ne sait pas
môme les noms ! Quelques tableaux parvenus jusqu'à
nous, marqués d'initiales, ou dépourvus de tout signe,
prouvent leur mérite supérieur.
Mentionnons d'abord un diptyque dont on a beau-
coup parlé, que presque tous les amateurs con-
naissent, mais qui n'en reste pas moins une énigme
embarrassante pour l'historien et le critique. Il orne
le musée d'Anvers (i). Les deux panneaux sont peints
de chaque côté, formant ainsi quatre images. La
plus importante montre la Vierge , debout dans une
église ogivale, tenant sur son bras le petit Jésus,
entouré de linge, qui la bénit. Devant elle, un lis et
quelques autres fleurs empanachent un vase de cui-
vre. A Tarrière-plan sont dessinés deux anges , l'un
desquels tient un livre ouvert. Rien de plus doux et
de plus frais que le groupe de la mère et du fils, rien
de plus admirable que le monument déployé autour
d'elle. La perspective en est si bien faite, il y a tant
de justesse dans les proportions , la lumière pénètre
si bien par les hautes croisées , l'édifice a un air si
calme, si noble, si religieux, qu'on se figure, non pas
l'examiner, mais en parcourir l'enceinte, et l'on
éprouve un désir de recueillement, une paix pro-
fonde, comme sous les voûtes silencieuses d'une
cathédrale. Les tuiles vernies et historiées, qui for-
ment le pavé de l'église, ont été peintes l'une après
(i) N«» 37, 38, 39 et 40.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 177
l'autre, avec tous leurs détails. Le riche jubé, les
vitraux à personnages témoignent d'une égale pa-
tience, et des rayons, qui entrent par une porte, font
illusion. Pierre de Hooghe n'eût pas mieux imité ce
lumineux courant, ces flots d'or jaillissant à travers
la pénombre.
Sur la face correspondante du diptyque on voit le
donateur, un abbé de l'ordre de Cîteaux, agenouillé
dans une chambre élégante. Le Ut, la cheminée où
flambe du feu, la petite croisée ouverte au dessus, la
mitre et la crosse du dignitaire ecclésiastique, les
vases nombreux placés sur un bahut sont admirable-
ment exécutés. Un candélabre étonne par sa merveil-
leuse délicatesse. Au premier plan dort un petit
chien. Une console porte le monogramme C. H.
Comme vue d'intérieur, cette chambre ne le cède en
rien à l'église que nous venons de décrire.
Les faces externes des panneaux sont beaucoup
moins soignées, ont une bien moindre valeur. L'une
d'elles est consacrée au Fils de l'homme, représenté
debout , tenant de la main gauche les Évangiles et
bénissant le monde de la droite. Sur l'estrade qui le
porte, se dessine nettement le chiffre 1499. Le Christ
n'est pas très beau, et un ton rougeâtre, partout
répandu, produit un effet désagréable. Le second
revers offre au spectateur un autre abbé de l'ordre
de Cîteaux, agenouillé devant un prie-Dieu, et por-
tant la crosse qui symbolise son autorité. Le rouge
domine aussi dans cette image. Près de l'étoffe qui
drape le prie-Dieu, on remarque ie monogramme de
l'artiste, mais beaucoup moins net que sur la console
où nous l'avons déjà signalé.
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178 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Ce diptyque peint sur les deux faces provient de
l'abbaye des Dunes, située dans les environs de
Bruges : le dernier supérieur, Nicolas de Roovere,
le céda, en 1827, à M. Van Ertborn.
Suivant le catalogue du musée d'Anvers, le pre-
mier ecclésiastique figurerait un certain abbé Robert
de Glercq, qui exerça le pouvoir abbatial de 1519
à 1557; et le second portrait, Antoine Wydoot, son
coadjuteur, élu après lui pour gouverner le monas-
tère. Quelle bizarre opinion! L'œuvre porte la date
de 1499; Robert de Glercq devint supérieur en 1519,
et l'artiste, à la fin du quinzième siècle, l'aurait peint
avec les marques d'une dignité qu'il obtint seulement
vingt années plus tard! Bien mieux, le coadjuteur,
qui lui succéda en 1557, aurait été dessiné cinquante-
huit ans d'avance, comme chef de la pieuse commu-
nauté ! L'auteur de l'œuvre était donc un voyant, un
prophète? 11 avait donc aperçu, dans l'avenir, Antoine
Wydoot portant le mitre et la crosse? 11 n'e$t guère
possible de se fourvoyer plus étrangement, et si un
pauvre historien commettait de pareilles méprises ,
on le traiterait de la belle manière! Moi, qui ne suis
pas inviolable et infaillible, comme les rédacteurs de
catalogues, je me permettrai de poser cette question :
— Wydoot, le futur prieur du couvent des Dunes,
était-il né en 1499, lorsqu'on présume que l'artiste
inconnu exécutait son image?
Les lettres C. H. ont fait croire qu'il s'appelait Cor-
neille Herrebout, un peintre de ce nom vivant à Bru-
ges dans les dernières années du quinzième siècle et au
début du seizième. On n'a pas le moindre détail sur ce
coloriste, pour le moment. Les registres de la corpo-
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HISTOIRE DE LÀ PEINTURE FLAMANDE. 179
ration brugeoise, que Ton va publier, nous fourniront
peut-être quelque lumière (i). Le peintre mystérieux,
dans tous les cas , doit avoir étudié sous les yeux de
Memlinc. On a longtemps attribué son œuvre au co-
loriste gracieux, qui métamorphosait son pinceau en
instrument narratif, et Ton n'était pas ainsi très loin
de la vérité. La plus frappante analogie règne entre
les styles des deux maîtres. Que Ton compare, dans
le Musée, l'Annonciation de Memlinc (2) au dip-
tyque, on sera étonné. C'est la même délicatesse de
pinceau, la même perfection de travail, la même
dimension, qui rapproche les images de la miniature,
le même goût d'intérieurs clos, qui devenait peu
commun à cette époque, la même douceur d'expres-
sion sur les visages, le même soin du détail, arrivant
jusqu'à la poésie, et la même habileté pour rendre la
lumière. Je ne serais nullement surpris que l'auteur
du quadruple morceau eût été fameux comme enlu-
mineur.
Le musée de Berlin possède une œuvre excellente,
qui ne jette pas le connaisseur dans de moindres
perplexités (3). Elle figure saint Sébastien attaché à
un arbre, percé de flèches par trois archers, devant
quatre juges ou persécuteurs à cheval. C'est un très
(1) Ceux de la confrérie d'Anvers mentionnent, en léSl, un Claes
Harts, franc-maître, qui reçut cette année, comme disciple, Claes van
Liere; en 1483, Neelken Geens entra dans l'atelier de Claes Herst,
probablement le même personnage, dont on a mal écrit le nom. Le
initiales concordent avec le monogramme ; mais il 7 a lieu de penser
que l'auteur du diptyque faisait partie de la ghilde brugeoise.
(2) N« 33.
(3) N» 548».
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180 HISTOIRE DE U PEINTURE FLAMANDE.
petit tableau, puisqu'il mesure seulement 14 pouces
et demi de hauteur sur 10 pouces de largeur. Les
souliers àla poulaine et les coiffures des personnages
prouvent que l'auteur a dû l'exécuter sous Philippe le
Bon ou Charles le Téméraire. Il a un grand charme
et une extrême originalité. Le coloris surprend tout
d'abord par ses tons clairs et argentins : c'est le seul
tableau de cette gamme que j'aie jamais vu, et elle
produit l'effet le plus séduisant. La lumière blanche,
qui domine partout, communique à l'ensemble un air
de gaîté, de fraîcheur printannière. Le dessin a une
netteté, une délicatesse rares, même pour l'époque,
même pour une œuvre flamande. Les plis des cos-
tumes, les détails des visages sont traités avec la
précision de la gravure. On observe, en outre, dans
les ombres des empâtements vigoureux, de sorte que
toutes les parties de la facture sont remarquables,
qu'on distinguerait au premier coup d'œil les tableaux
de ce peintre, si l'on avait l'heur d'en trouver. La
perspective est d'ailleurs très bien faite.
Le travail d'exécution ne mérite pas seul des
éloges. Les types sont choisis avec un soin, qui
prouve l'habitude de l'observation. Le martyr nous
apparaît comme un homme aux cheveux gris, dont la
forte et sérieuse figure exprime noblement la dou-
leur. Toutes les autres têtes ont une physionomie
spéciale, des traits originaux, un caractère bien dis-
tinct, qui rappelle la nature; celles des chevaux
même sont admirablement peintes : leurs beaux yeux
eussent charmé Wouwerman. Sur le devant de
l'image, un petit chien blanc, un griffon, semble exa-
miner le spectateur. Les trois bourreaux portent des
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HISTOIRE DE LA P^NTURE FLA;IUNDE. Ij^l
armes différentes, un arc ordinaire, une arb^tlète
simple et une arbalète à rouet. Un fleuve bleu, u^
ville bleue, des montagnes bleues occupent le fond
du tableau, comme dans les miniatures ; au second
plan se dressent deux châteaux forts. Tout accuse
une origine flamande; aucune trace de recherche, dç
subtilité germanique, de mauvais goût teuton. Plus
on étudie ce panneau, plus on se persuade qu'il e^^
dû à un enlumineur d'un talent exceptionnel , qui
avait vu le jour dans les Pays-Bas. Le temps Ta
d'ailleurs traité avec une rare indulgence : on dirait
^up l'artiste vient d'y mettre la dernière main.
C^ c^ief-d'œuyre, pour comble de bonheur, porte
jin ^^nogramjne : çur le caparaçon d^un cheval, dans
^n espace vide, entre des ornements capricieux, on
yoit les lettres A. C, qui se détachent de la manière
1^ plus nette. Quel peintre désignent ces initiales?
Nul artiste célèbre, nul artiste dont on se soit oc-
cupé jusqu'à présent. Mais, si l'on feuillette les Liff-
gpren ou registres de la corporation d'Anvers, on
îrouve qu'un nopapaé Antoine Cornelis, enlumineur
i^erlichteré)y y fut reçu franc-maître en 1473. Il était
probablement flls de maître, car son nom ne se ;ren-
çontre point parmi ceux des élèves enrôlés depuis
1453, année où commencent les listes ; les enfantp
,^^s maîtres étaient seuls dispensés du noviciat. jEn
Pfitre, on voit, à l'année 1463, qu'un certain Corneli^
^^a^ Lilloe fut admis comn^e franc-maître ; à l'année
i'^, que Cornelis van Scrieçk obtint le même titre.
rî?pnlumineur ^escendait-il de l'un ou de l'autre ? C'est
^e question qijie je np pufp décider, faute de reiisei-
T IT. 19
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182 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Si Antoine Cornelis a exécuté cette œuvre supé-
rieure, elle doit avoir été faite dans les derniers
temps de Charles le Téméraire, et l'auteur serait le
premier peintre de talent produit par la race anver-
soise, l'habile devancier des grands hommes qui ont
porté si haut sa gloire.
La cathédrale de Mons, dédiée à Sainte Waudru,
renferme un panneau signé en toutes lettres :
SERVAES DE COULX FECIT ET INV.
Un peu plus bas se trouvent deux caractères
presque effacés , une L assez distincte et les restes
d'un B majuscule. Ces indices, par malheur, ne nous
avancent guère. On n'a aucune espèce de renseigne-
ments biographiques ou autres sur le peintre Ser-
vaes de Coulx. J'imprime son nom pour la première
fois, tous les Guides du voyageur dans les Pays-Bas
observant à son égard un silence religieux. L'œuvre
cependant vaut la peine d'être signalée aux curieux,
étudiée même et analysée. Elle doit avoir été peinte
dans la première moitié du seizième siècle et repré-
sente rinstitution de l'Eucharistie. Le Sauveur et ses
disciples partagent pour la dernière fois le pain et
le vin, que l'Église doit transformer en symboles.
Les personnages, qui ont environ deux pieds de
haut, sont bien groupés. Quelques têtes se recom-
mandent par une beauté de lignes et d'expression
tout à fait remarquable : le type du Fils de l'homme
n'est malheureusement pas bien choisi; mais quel
noble et délicat visage le peintre a donné à saint
Jean! Quels traits harmonieux, où s'épanouit une
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 183
âme tendre et que 1 émotion plisse de rides légères,
comme un lac effleuré par une brise presque insen-
sible ! L'apôtre à barbe noire, qui occupe la gauche
du Christ et joint les mains en regardant le ciel, ne
flatte pas moins la vue, ne charme pas moins l'esprit.
Un sectateur de la loi nouvelle, placé en face de
Judas, cause également un vif plaisir. Il y a de la
vérité, de l'observation dans ce tableau, de la poésie
même et une exécution habile. La touche, la couleur
sont encore fines et belles, quoique le temps ne l'ait
pas ménagé.
Les archives de la commune ou de l'église ne peu-
vent-elles nous rien apprendre sur l'auteur? Où Ser-
vaes de Coulx était-il né? Dans quelle corporation
avait-il fait son noviciat? Un texte heureusement
trouvé nous le dira peut-être un jour.
Les tableaux qui viennent de nous embarrasser,
ofirent du moins une signature ou des initiales;
quelques ouvrages aussi intéressants, aussi bien
faits, sont dépourvus de toute indication. J'ai admiré
maintes fois chez M. Quédeville, mort en 1852, une
œuvre excellente, un petit retable, qu'il attribuait,
sans raison aucune, à Hugo van der Goes. C'est une
production des plus originales et des mieux travail-
lées. Le coloris dépasse en finesse le coloris déjà si
fin des vieux maîtres flamands, et le dépasse encore
par le soin des transitions, le relief des chairs, la
transparence des ombres. Sur les visages, les sail-
lies sont accusées, rehaussées au moyen de lignes
blanchâtres tout à fait singulières, qui ne trou-
blent nullement l'harmonie générale. Les monu-
ments, les collines ofirent la même particularité :
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1^ HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
des traits lumineux dessinent les contours des émi-
nences.
Le panneau central figure le Sauveur sur la croix,
pleuré par saint Jean et par les saintes femmes : un
sentiment exquis anime, idéalise les figures; jUt
Madeleine, qui embrasse les pieds sanglants du Fils
de rhomme, atteint le plus haut degré delexpression
dramatique ou de la poésie élégiaque. Les paupières
Aes personnages sont dessinées avec un soin rem^r-
^quable. Les vêtements ont beaucoup d'ampleur et des
tons magnifiques.
Les deux ailes, subdivisées dans le sens horizontal,
..forment quatre petites scènes, qui représentent YEece
Homo, la Marche au Calvaire, l'Ensevelissement du
^Christ et sa Résurrection. Ces ,quatre images sé-
duisent par la même finesse de coloris, par la même
excellence de travail, ont le même genre de facture
que le panneau du milieu. L'Ensevelissement ^t
l'épisode le plus parfaij;; la tête du Sauveur a upe
..élégance mélancolique. On admire dans la Vierge,
-.qui se penche vers lui, un type d'ingénuité^ de bojdté
charmante^, où la douleur se mêle avec grâce ^a^ix
indices d'une nature affectueuse. Le pajs£^e est dlun
-art très avancé, comme pers^pective surtout : tes
effets du lointain, habilement observés^ sont «parfiii-
)tement rendus. Dans la Résurrection, une deosii^ire
lueur du soleil qui se couche, a un tel air de v^çité
-qu'elle semble prédire les grands paysagistes hol-
landais. Çà et là quelques nuages jQottent dans lie
-jaiâl. Les rrochers, les buissons, les feuillages tSpQt
-icGités ^vec l'adresse d'un maître.
: .Qu'est devenue cette œuvre si curieuse, si inténas-
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HIStOIHÊ DE LA PEINTURE FLAMANDE. 185
saôte, qui devrait orner une galerie publique, où an
l'aurait librement examinée, jugée, appréciée, où
elle aurait été pour la critique un jalon, un point de
repaire? Je l'ignore (i). Quel peintre Ta exécutée? Je
TtB puis répondre que sur le ton du doute, avec une
circonspection extrême, faute de données positives ;
mais je soupçonne que l'on doit attribuer ces ravis-
satits panneaux à Corneille, fils d'Enghelbert, qui
instruisit Lucas de Leyde et jouissait autrefois
d'Une grande célébrité en Hollande. Je toucherai
de nouveau cette question dans le chapitre suivant.
J'ai signalé les tableaux dont on vient de lire la
description, parce que les ai vus; mais combien
d'autres, qui mériteraient un examen aussi attentif,
me sont inconnus et me le seront toujours! La pein-
ture flamande, au quinzième siècle, a été d'une ri-
chesse prodigieuse. Ce n'était pas seulement des
causes générales et très puissantes qui fécondaient
l'imagination des artistes, qui leur fournissaient l'oc-
casion, qui les mettaient en demeure de prouver ou
d'exercer leur talent; une foule d'usages concouraient
au même effet. Un des plus singuliers était l'habitude
plaise par lès tribunaux de condamner, pour un délit,
à faire exécuter une oeuvre d'art, statue, bas-relief,
veï'rière ou tableau, dont on parait un monument
public. AiUsi, un nommé Jean âe Corioulle ayant
coiUmîs plusieurs abus, le conseil de Namur lui
(i) Si le goafernement belge, depuis vingt ans, m'avait cbacgé de
lui signaler les tableaux de cette espèce qai ont été mis en vente, il
aurait pu former à Bruxelles, pour peu d'argent^ une collection admi-
rable.
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186 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
infligea, en 1475, une amende de 200 florins, à 27
sous la pièce, et lui imposa en outre l'obligation de
s'entendre avec un artiste qui peindrait un tableau
représentant le Jugement dernier ^ lequel vaudrait
40 florins du Rhin, à 20 sous la pièce, et serait placé
dans la chambre où siégeait la cour. Un nommé
Antoine, habitant la ville de Liège, reçut la com-
mande. Il livra le panneau en juin 1476, mais l'image
ayant été estimée 55 florins, le tribunal paya de ses
deniers le surplus de la somme. Les sentences ana-
logues ne sont pas rares dans les archives judiciaires
de la Flandre.
Une école si fertile, si originale et si précoce ne
pouvait manquer d'exercer une influence très vive
dans toute l'Europe. Nous avons déjà montré com-
ment elle s'empara des esprits en Allemagne, en
France, en Portugal, en Espagne et au delà des
Alpes. Mais nous avons seulement effleuré ce sujet
pour les provinces castillanes et italiennes, nous ré-
servant de le traiter plus amplement ici.
Vers le milieu du quinzième siècle, le génie des
Van Eyck, comme un missionnaire doux et poétique,
franchit les Pyrénées. On ignore si des peintres fla-
mands, qui vinrent exercer leur profession dans la
Péninsule, comme plusieurs statuaires, lui servirent
d'introducteurs et propagèrent la nouvelle méthode,
ou si des artistes espagnols, imitant le fameux An-
tonello de Messine, allèrent s'instruire dans les
Pays-Bas. L'arrivée de Jean van Eyck à Lisbonne
en 1428, sa pérégrination à travers les États qui oc-
cupaient le territoire de l'ancienne Ibérie, appelèrent
l'attention sur ses travaux et sur la peinture à l'huile.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 187
Ce fut en 1445 que le roi Jean donna au monastère
de Miraflores le triptyque de Rogier van der Weyden
maintenant exposé à Berlin. Évidemment les Espa-
gnols connurent et imitèrent de très bonne heure les
productions flamandes. Pierre Cristus paraît avoir
habité la presqu'île vers l'année 1452 et y avoir formé
des élèves, comme nous l'avons expliqué en parlant
de Fernando Gallegos (i). Mais les Espagnols ap-
pliquent à la manière brugeoise une fausse désigna-
tion et l'appellent style de Durer. L'influence italienne,
mêlée à l'influence des Van Eyck, engendra une
école mixte, que modifia encore le goût national.
Quoique ce genre de peinture n'occupe pas le faîte de
l'art péninsulaire, il fut pratiqué par certains maîtres
dignes de figurer parmi les plus habiles de leurs
temps et de leur pays (2).
Le plus ancien travail où on l'observe', décore, à
Barcelone, le transept de la cathédrale. C est une
peinture murale, tracée dans une niche mortuaire.
On y voit une date incomplète : MCCCCXXX... la
fin est illisible, mais ne désignait certainement point
une année postérieure à 1450. Ce morceau exécuté
sur place figure quatre anges suspendus en l'air et
habillés de blanc : on y reconnaît le style des Van
Eyck.
L'église Saint-Michel, dans la même ville, ren-
ferme une œuvre plus importante de la même époque
et du même caractère : elle représente la Vierge por-
tant son divin fils et entourée de personnages, qui
(1) Tome U, pag. 372 et saiy.
(3) Fassayant : Die ehristliehe Kttnsi in Spanien, pag. 74 et 75.
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188 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
adorent la mère et Tenfânt. L'inscriptioii suivante
tracée sur le tableau en accroît l'importance : Sub
dnno k^CCCG'XLV per Ludovicum Dalmau fuit depic-
ium (peint par Louis Dalmau Tan 1445). Quel était-cô
Louis Dalmau? Son nom a une désinence germa-
nique; mais nous ne possédons sur lui aucun rensei-
gnement. Sa peinture â une physionomie complété-
ihent brugeoise.
Dans les musées provinciaux de Barcelone et de
Valence, formés avec les images des cloîtres suppri-
més, on trouve beaucoup de tableaux, où Ton ne
peut méconnaître l'influence des Van Eyck ; mais on
y remarque aussi plusieurs caractères espagnols :
les types, par exemple, et la profusion de lor trahis-
sent l'action de la race indigène et du goût local.
On n'y admire point, malheureusement, des qualités
supérieures; le dessin et le coloris en sont même très
rudes.
La colombe des Van Eyck, pareille à la messagère
de l'arche, prit également son vol dû côté de l'An-
dalousie. Juan Sanchez de Castro y reçut le premier
l'inspiration brugeoise : une école fondée par lui à
Séville rayonna autour de la cité. La chapelle de
âàiât-Joseph, dans la cathédrale, possédait un ré-
table de l'année 1454, que Céan Bermudez y Vit
encore en 1800, mais qui a disparu depuis cette
éj)oque. Le panneau central figurait la naissance dû
Ctrisl; on voyait sur les ailes des prophètes et des
bienheureux, parmi lesquels on vantait spécialenient
sainte Lucie. Un saint Christophe colossal du même
artiste, exécuté en 1484, s'est conservé dans l'église
Saiht-Julien de la môme ville, si l'on peut employer
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 189
le mot Conservé à propos d'une image totalement ré-
peinte en 1775. Cette retouche générale laisse seule-
ment reconnaître le genre de conception et de misé
en scène particulier aux Van Eyck. Le géant, comme
d'habitude, porte le fils de Dieu sur son épaule ; mais
un trait original, c'est qu'un pèlerin de taille naine
s*est cramponné à sa ceinture et profite de l'occasion
pour passer le fleuve. Francisco Pacheco cite de ce
maître une Annonciation, qui décorait l'église Saint-
Isidore del Campo, à Santiponce; par un double
anachronisme, que blâme l'auteur, la Vierge y pen-
dait au mur son rosaire, et Gabriel portait un cos-
tume de prêtre chrétien, naïvetés fréquentes dans les
tableaux de l'école brugeoise.
L'élève le plus connu de Juan Sanchez de Castro
i^e nommait Juan Nunes; il peignit en 1480, pour la
cathédrale de Séville, un triptyque destiné à la chapelle
de la grande sacristie; le milieu représentait saint
Jean-Baptiste ; sur les deux volets étaient peints les
anges Michel et Gabriel, celui-ci remarquable par
ses plumes de paon. Mais» au commencement de
notre siècle, le retable fut enlevé, comme une œuvre
sans valeur, de la place qu'il occupait, et depuis lors
il a disparu. La cathédrale n'a .'gardé de ce maître
qu'un tableau, dans la chapelle Sainte-Anne. 11
figure le Sauveur descendu de croix et pleuré par
la Viefge ; à gauche, le donateur est agenouillé, sous
la protection de saint Michel; à droite, on voit saint
Laurent debout. Le haut de l'image s'amortit en
demi-cercle, et au bas on lit cette inscription : Juan
Nunes lopinto (Jean Nunes l'a peint). L'œuvre est tout
à fait daiië le goût deà Van Eyck, sans excepter le
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190 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
paysage, mais le dessin n'a pas leur fermeté ni leur
délicatesse; la couleur n'est pas aussi profonde,
aussi brillante et harmonieuse que sur les belles
pages de leur école. Les plis forment des angles peu
saillants et peu nombreux. Les terrains du premier
plan ont une teinte brune et lustrée. Nunes vivait
encore en 1507, car il acheta, cette même année, une
maison dans la paroisse de Saint-Laurent, à Séville.
Les images tracées sur les portes d'un bahut, où
Ton enferme les vases sacrés, bahut qui orne la sa-
cristie de la cathédrale d'Avila, dans la Vieille Cas-
tille, sont extrêmement remarquables. Elles ont aussi
une apparence tout à fait brugeoise ; mais elles sont
plus archaïques et plus vigoureusement peintes que
les œuvres de Gallegos. Saint Pierre trône au som-
met, costumé en pape et la triple couronne sur la
tête. Quatre panneaux placés au dessous retracent des
épisodes empruntés à la vie de l'apôtre, notamment
son arrestation et sa délivrance. Beaucoup d'or en
nature se trouve appliqué sur le vêtement de saint
Pierre ; les nimbes sont aussi tracés avec de l'or véri-
table ; mais on ne l'a pas employé dans le brocart, ni
sur les bordures, où abondent fictivement le pré-
cieux métal, les perles et les diamants, traités
à la manière des Van Eyck. Dans une banderolle
qui flotte sur la prison , banderolle portant une ins-
cription relative à la captivité de saint Pierre et à sa
délivt'ance, on remarque la lettre M, ayant l'an-
cienne forme néerlandaise l-pl- Nous faisons des
vœux pour qu'on découvre l'auteur de ce morceau
d'élite.
Dans les cathédrales de Burgos et de Tolède, dans
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 191
la galerie nationale de Madrid et en d'autres lieux,
on rencontre aussi beaucoup de bons tableaux, où
l'influence du style brugeois sur l'école espagnole, au
début du seizième siècle, apparaît de la manière la
plus frappante. Il est à noter cependant que le dessin
et la couleur n'ont jamais la délicatesse, la beauté
des chefs-d'œuvre flamands, et que l'or en nature est
prodigué sur les costumes. Mais on ignore le nom
des auteurs et l'époque où ces travaux furent exé-
cutés; je ne veux donc point fatiguer le lecteur en
les décrivant. 11 nous reste d'ailleurs à parler d'un
maître qui vivait dans la seconde moitié du quinzième
siècle, et jouissait de la considération la plus haute
à la cour de Ferdinand et d'Isabelle; ses contempo-
rains admiraient beaucoup son talent, surtout dans
le portrait, et aujourd'hui encore il passe pour \in des-
meilleurs peintres de son temps. Cet artiste, nommé
Antonio del Rincon, vit le jour à Grenade en 1446,
et mourut dans la première année du seizième siècle.
Malheureusement presque toutes ses œuvres, jadis
célèbres, ont été détruites par le feu ou par d'autres
accidents, lorsqu'elles n'ont pas été soustraites par
des mains avides. Céan Bermudez mentionne les por-
traits de Ferdinand et d'Isabelle, qui ornaient autre-
fois l'église Saint-Jean de hs Reyes, à Tolède ; mais
les Français ayant saccagé cet édifice, les images
ont disparu. Murray, dans son Manuel du voyageur
en Espagne (i), soupçonne néanmoins que Bermudez
a commis une erreur et a voulu parler des effigies
que possédait la basilique du même nom, à Gre-
(0 Page 154.
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192 HISTOIRE DE IJl PEINTURE FLAMANDE.
nûàe (i). Deux portraits de ces fameux personnages
décoraient la petite église de Saint-Biaise, à Valla-
dolid : elle était le siège d'une confrérie, groupée,
fondue par la suite avec d'autres, dans l'église Saint-
Jean de Latran, de la même ville. Don Isidoro Bo-
sarte raconte que ne les ayant point trouvés, en
explorant la pieuse demeure, on l'adressa au quartier
des chapelains, situé auprès : les images tapissaient
effectivement les murs de l'escalier. « Ces deux ta-
bleaux sont de très précieuses antiquités, dit-il, parce
que les princes catholiques sont peints d'après nature
et dans le costume de leur époque. 'En haut de
chaque image une inscription relate qu'ils étaient
membres de la confrérie dont j'ai parlé tout à l'heure,
ce qui explique pourquoi ils ornaient l'église de Saint-
Biaise, y» Voilà les seuls renseignements que nous
donne le critique ; il ajoute, à la vérité, cette impor-
tante réflexion qùé, pour exposer les peintures, les
escaliers ne sont pas un endroit très convenable,
l'humidité de l'air pouvant leur nuire (2).
Le retable du maître-autel, dans l'église de Ro-
bledo de Chavela, lieu écarté de la Vieille Castille,
était une œuvre importante de ce peintre et ne com-
prenait pas moins de dix-sept panneaux, où se dé-
roulait l'histoire de la Vierge : son Assomption
occupait la page centrale. Mais on ignore ce que ce
j^olyptique est devenu. Murray, qui caractérise sou-
vent fort bien les artistes péninsulaires, nomme Aù-
(1) Passavant : Die ehristlkhe Kunsi in Spanien, pag. 81.
(s) Fiaffâ artiitieo d varias pueblos de Espafia , t. I*', pag. 125
et 126 (Madrid, 1804, Imprimerie royale).
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 11^3
tppio dal Rincon le Mahuse 4^ TEspagne et semble
ypjiloir ainsi constater d^tns ses œuvres Tunion du
style flojoiand au dessin plus libre des italiens. Ce
mélange distingue un portrait que renferme le mus^e
national de la Sainte -Trinité, à Madrid, et qu'jjn
très habile connaisseur espagnol, qui est peintre en
4nême temps, M. Valentin Carderera, estime unp
ouyre de Rincon. Ce buste, un peu ^u dessous de la
grandeur naturelle, nous paontre un homme de qjoa-
l^é, avec de beaux cheveux blonds et un teint floris-
sant, mais déjà dans Tâge toAt. Il appuie une 4ô s^es
fliains sur sa poitrine, l'autre sur une table placée
-près de lui. Une fourrure tachetée borde sou vôte-
;|neut sombre, où brille la croix de saint Jacques. Son
-pourpoint rouge, brodé d'or, laisse dépasser la che-
ffà^e p^ eu haut. J^e fopd est .Oibscur. L'exécutiou
^appelle encore la m^niéire des Van Ejck, surtoujt
44QB la fourr:ure, mais le dessin est plus libre, jla
Ci9\il0ur plus ^ardiinçint ^laniée; les tons de la chair
iiont très vifs. Le traviail atteste le plus grand i^pin,
.iine ptpfonde intelligence, >et l'individualité du per-
§ojma^e est si bien rendue^ avec tant de fluesse,
(^V^'pn peut 4écl^rer .cette \Tp\aLge digne d'Holbein le
J0Une.
On .ce Qpnuiaît poipt l'auteur du spacieux et n^a-
gnij&que retable cpnser^v^é da^is l'église Saint-Tt^p-
^2^^ d'Avila, .^ui appartient aux Dominicains; à .^n
jJBger d'après cp travail, c'était pourtant un homme
jîe prepiifir. ordre, que j^^ul i^rtiste cpntemporain 4u
ff^fûB pays ji'a;surpassé. Le bas ^e l'ancien ca^ire»
jll^nten,ap,t Tepplac^, portait aans 49Ute u;;e in^-
pi^iptiojPj ,qui nous a,urf^t 4ç>z^M des éclaircis§^
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194 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
ments. Quelques indices néanmoins peuvent nous
guider. Dans l'église se trouve le magnifique tom-
beau que Ferdinand et Isabelle consacrèrent à leur
unique fils. Don Juan, mort en 1497, à la fleur de
l'âge. Ils firent également bâtir le chœur splendide
qui existe encore, avec deux sièges pour eux sur le
jubé, en face de Tautel. Les grands candélabres de
bronze placés devant le tableau, qui fut sans doute
exécuté en même temps, portent d'ailleurs le chiffre
et les armes de la reine Isabelle. On peut donc ad-
mettre avec confiance que la peinture fut comman-
dée par ce couple illustre. Pour le tombeau et pour
les stalles du chœur, ils s'étaient adressés aux sta-
tuaires et sculpteurs en bois les plus célèbres, et les
images du retable prouvent aussi qu'un des princi-
paux artistes de l'époque fut employé par eux. Nul,
d'un autre côté, n'était plus en faveur qu'Antonio del
Rincon auprès des rois catholiques. Je n'ose point
déclarer qu'il a peint le retable de Saint-Thomas
d'Avila, mais je suis certain qu'il n'est pas de Galle-
gos, auquel on l'attribue, suivant le témoignage de
Murray. L'autel, de haute dimension, encadré de
sculptures gothiques en bois, contient au centre une
statue enluminée de saint Dominique, exécutée au
dix-huitième siècle et substituée à une œuvre plus
ancienne, qui figurait probablement saint Thomas
d'Aquin. Les peintures sont nombreuses : on voit
d'abord quatre grandes pages contenant chacune
un trait emprunté à la vie de saint Thomas, six
tableaux plus petits, renfermant les images de divers
saints, puis quatre tableaux où sont représentés en
buste les évangélistes saint Jean et saint Mathieu,
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 195
les Pères de l'Église saint Jérôme et saint Augustin.
Le fond, dans ces derniers panneaux, est blanc ou
bleu, avec des arabesques d'or, comme sur les ten-
tures de cordouan. Le dessin est net, précis, très
habile, les expressions parlantes, souvent majes-
tueuses, les costumes bien agencés, très étudiés.
Le coloris est d'un ton vrai, d'une pâte abondante
même; l'énergie lui manque seule, car le tableau
paraît peint à la détrempe. Le style original dénote
une étude persévérante de la nature, mais il ne se
rattache d'une manière décidée ni à l'art flamand,
ni à l'art italien ; les draperies n'ont pas la juste
proportion qui distinguait à cette époque les cos-
tumes espagnols; beaucoup d'or s'y trouve mêlé,
d'après l'usage de la Péninsule. Quand découvrira-
t-on des renseignements positifs sur ces travaux,
qui comptent parmi les meilleurs qui furent exécu-
tés, pendant le quinzième siècle, au delà des Pyré-
nées?
Nous avons fait observer déjà que, près des œu-
vres où domine l'influence brugeoise, d'autres attes-
tent le mélange du style flamand et du goût espa-
gnol. On en rencontre dans toutes les provinces
ibériques, au sud et au nord, mais on y lit très
rarement le nom du maître et la date de l'exécution.
Nous nous bornerons, en conséquence, aux détails
suivants.
Dans la mosquée de Cordoue s'est conservée jus-
qu'à nos jours la peinture qu'un enfant de la ville,
Pedro de Cordova, fit en 1475, pour un chanoine de
cette église. Don Diego Joachim de Castro. Le sujet
principal de l'œuvre en occupe le haut et figure
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196 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
rAnnonciation ; au dessous on voit trois saints dç
.cjiaque côté, puis deux donateurs auprès d^squeljp
on lit la signature : Pedro de Cordova, pintor> piup
bas, sur un panneau noir, se trouve une as^ez longijip
inscription : Esta obra e retablo mande fraser Di^gp
Joachim de Castro, canonigo desta iglesia^ a onor ^
Bios nostro senor e de la santa Incamacion, e lo$ bien
fbdentrerados san Juan Baptista, e Saniago, e san Llp-
rente, et santo de Bretagna, e de santo Pio papa, e 4f
santa Barbara, Acabole a xx. dias de marze^ anno 4c
J^CCCCL^XV annos. Ce qui veut dire : « Cq travail
0t ce retable a été commandé par frère Diego Joa-
chim de Castro, chanoine de cette église, en l'hon-
neur de Dieu, notre Seigneur, et de la sainte Içicar-
nation, et des bienheureux saint Jean-Baptiste, saint
Jacques, Saint Laurent, saint Breton, saint Pie, sou-
verain pontife, [et sainte Barbe. Jl fut terminé le
20 mars de Tannée 1475. » Quoique la peinture ne
soit pas d'un grand effet, les tètes sont bien dessi-
nées; les costumes, où abonde l'or en nature, ont des
plis étroits, dans le goût mixte des Flamands et dejs
.Espagnols.
Une œuvre plus importante du même style orpe 1|l
.chapelle Saint- Jacques , dans la cathédrale dp
"Tolède. D'après un document qui existe encore et
/ut écrit à Ma^zanarès en 1498, Donna Maria ^e
Liuna, fille de Don Alvaro et de Donna Juana, fijt
.peindre ce retable par les artistes Jean de Ségçyie,
Pedro Gumiel et Sancho de Zamora, pour 50,000 np^^-
ravédis. Cette décoration .d'autel offre, ?iu milieu, 1^
jSLta.tue équ^estre .^e saint Jacques, sculptée en ]!;)oijs,
.j)jeinte et dorée; les quatorze im^e^ qui lentourept.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 197
exécutées sur fond d'or, représentent en partie
des épisodes de la Passion, ou des apôtres, des
évéques, des martyrs debout. Au sommet, la Vierge,
entourée d'anges, trône avec son divin fils. En bas,
sur deux des cinq petits compartiments, sont age-
nouillés Don Alvaro de Luna, protégé par saint Fran-
çois, et Donna Juana Primentel, sa femme, protégée
par saint Antoine de Padoue. Dans la composition des
sujets, qui n'est pas très variée, l'élément brugeois
est mêlé, en forte proportion, à l'élément méridio-
nal. Les contours sont durs ; les grands yeux noirs,
quelque peu effarés, comme on en voit assez fréquem-
ment sur les tableaux des peintres espagnols, déno-
tent les émotions violentes de la race indigène.
Un peintre de mérite, travaillant dans le même
style et demeuré jusqu'ici inconnu, est le fils de
maître Rodrigo, probablement le statuaire qui,
en 1495, sculpta les stalles inférieures qu'on admire
dans la cathédrale de Tolède, et y représenta la
conquête de Grenade. Le seul tableau de cet artiste
que je connaisse représente l'adoration des Mages ;
les acteurs sont un peu plus grands que demi-nature,
et l'œuvre est la propriété d'un chapelain italien, à
Valence. On y lit cette bizarre signature : Lo fil de
MESTRE Rodrigo {le fils de maître Rodrigue).
Le musée de Madrid renferme deux peintures, qui
ont une ressemblance manifeste avec ce tableau et
retracent des scènes empruntées à la biographie de
la Vierge. Quoique l'influence flamande y soit encore
très visible, le goût local perce çà et là d'une manière
flagrante, et Tor est prodigué en nature. L'une a
pour sujet le couronnement de la Juive béatifiée;
T. IT. Jjl3
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198 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
des anges nombreux chantent et jouent de la mu-
sique autour de son trône. La seconde page repré-
sente la fille de David donnant à saint Ildéfonse un
costume sacerdotal. L'action a lieu devant une foule
de spectateurs, parmi lesquels on remarque plusieurs
jolies femmes. Les personnages ont le tiers de la
grandeur naturelle. Passavant fit des questions inu-
tiles pour tâcher de savoir d'où provenaient ces inté-
ressantes images et quelle main les avait exécu-
tées (i).
L'influence et l'imitation de la peinture flamande
au delà des Pyrénées étaient entretenues par les ar-
tistes du. Nord, qu'on y appelait ou qui venaient y
chercher fortune. Antonio Pons, secrétaire du roi
d'Espagne et de l'Académie Saint-Ferdinand , arriva
un jour, tandis qu'il visitait la péninsule ibérique, à
la chartreuse de Miraflorès, près de Burgos. C'était
un pompeux monastère, dont un architecte né aux
bords du Rhin avait, en 1454, dessiné le plan : il se
nommait Jean de Cologne et avait franchi les Pyré-
nées à la suite de Don Alonzo, évêque de Cartha-
gène, qui revenait du concile de Bâle. Il dirigea la
construction pendant toute sa vie et eut pour suc-
cesseur Garcias Fernandez de Martienzo, que rem-
plaça son propre fils appelé Simon.
Dans le chœur de l'église, Antonio Pons remarqua
sur un autel de très anciennes peintures, dont la
beauté le remplit d'étonnement. L'histoire de saint
(i) Die Christlkhe Kunst in Spanien, pag. 85. Nous avons tiré de
ce volume presque tous les renseignements qu'on vient de lire sur les
imitateurs espagnols des peintres flamands.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 199
Jean-Baptiste en avait fourni les divers épisodes. La
noblesse des formes et de l'expression, la splendeur
du coloris, le soin prodigieux du travail et le bon
état des panneaux l'enchantèrent. Il voulut savoir le
nom du peintre ; il questionna, fit des recherches, et
eut bientôt la joie de trouver ce qu'il désirait dans
les archives de la maison.
Le peintre Juan Flamenco (Jean le Flamand), y
était-il dit, avait commencé ces tableaux en 1496
et les avait terminés en 1499. On lui avait donné
le bois et en outre 26,735 maravédis de récom-
pense (i).
Quel était ce Jean le Flamand? On ne le saura
peut-être jamais. Que sont devenues ses peintures?
On l'ignore. Mais ces travaux et la note découverte
par Antonio Pons prouvent combien les artistes
belges étaient alors en faveur dans les provinces
ibériques. Philippe le Beau venait d'épouser Jeanne
(i) Voyage en Espagne. Antonio Pons, né à Bexix, près de Ségorbe,
en 1727, mort en 1792, tint d'abord le crayon et le pinceau chez
Antoine Richart, à Valence, et alla se perfectionner à Madrid, puis à
Borne, où il s'occupa autant d'archéologie que de peinture. De retour
dans sa patrie, le roi le chargea d'exécuter, à i'JËscurial, les portraits
des écrivains illustres de l'Espagne : ce travail l'occupa cinq ans; il pro-
fita de la circonstance pour lire une foule de manuscrits et d'ouvrages
rares. Envoyé en Andalousie, afin de choisir parmi les tableaux des
jésuites ceux qu'il jugerait dignes d'être offerts comme modèles à
l'Académie Saint-Ferdinand, il prit des notes le long de la route, et
conçut l'idée de publier une description générale de l'Espagne. Fonr
lui fournir les moyens de réaliser son projet, Charles III lui accorda
un bénéfice. Antonio Pons parcourut presque toute la Péninsule , et
publia 18 volumes de renseignements sur les arts, les antiquités, l'in-
dustrie» l'histoire et l'agriculture. C'est tin recueil des plus précieux.
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SOO HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
la Folle (i), et des relations nouvelles s'établissaient
entre les deux pays.
L'Italie, où s'était éveillé plus tôt qu'en Espagne
le goût des œuvres pittoresques, pouvait-elle rester
en dehors de l'action exercée par l'école brugeoise?
Un peintre italien était venu à Bruges chercher le
secret des Van Eyck, et un peintre flamand, Rogier
van der Weyden, ayant parcouru, peu de temps
après, le pays de Brutus, de Caton, des Césars et
des Papes, où l'imagination entrait alors en pleine
fleur, y avait accru la renommée des artistes du
Nord, le désir de s'approprier leur méthode. J'ai
montré ailleurs quel lumineux sillon ils tracèrent
dans le beau lac de la peinture italienne (2). Je
veux seulement ajouter ici quelques détails. On a re-
marqué sans doute ce fait curieux d'un roi donnant
des leçons de peinture à un artiste : le roi n'était
autre que le fameux René d'Anjou, l'artiste se nom-
mait Colantonio del Fiore (3). Il ne possédait pas,
tant s'en faut, un mérite supérieur ; mais, ayant le
premier tenu le pinceau et la palette dans la ville de
Naples, son nom éveille quelque intérêt. Dominici,
en mentionnant des ouvrages qu'on lui attribue,
n'ose décider s'il en est l'auteur, ou s'ils ont été peints
(1) En 1496.
(3) Voyez, dans le tome II de cette histoire, les pages 377 et sui-
vantes, et, dans la publication intitulée le Moyen âge et la Renais-
tance ^ mon travail sur la peinture en Europe depuis le quatrième siècle.
Dans la réimpression, qui forme un volume isolé, le passage commence
à la page 123. Au reste, je prépare une nouvelle édition de ce livre
maintenant difficile à trouver»
(3) Voyez le tome précédent, pag. 191,
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 20t
par Simone Memmi , preuve que l'art avait fait peu
de progrès, pendant un siècle, au midi de la Pénin-
sule (i). Un travail assidu perfectionna pourtant sa
manière, et l'on cite avec éloge un panneau où il re-
présenta saint Jérôme, tirant une épine du pied au
lion légendaire; ce tableau, placé d'abord dans
l'église Saint- Laurent, puis dans la sacristie du
même édifice, porte la date de 1436. Çolantonio
mourut en 1444. On a longtemps classé parmi ses
œuvres le Saint Jérôme du milsée de Naples , sur
lequel nous avons donné d'amples renseignements (2),
et qui est de Jean van Eyck. Del Fiore eut pour
élève et pour beau -fils Antoine Solario, nommé habi-
tuellement le Zingaro. Ce disciple était né à Venise,
comme le prouve une de ses peintures, signée Ant(h
niusde Solario Venetus (3). Il exerçait d'abord le mé-
tier de forgeron ; mais la fille de Çolantonio lui ayant
inspiré un violent amour et déclaré qu'elle ne l'épou-
serait pas, s'il ne devenait un bon peintre, il aban-
donna son enclume et ses marteaux, alla d'école en
école chercher des enseignements : à Bologne, il
étudia plusieurs années sous la direction de Lippo
Dalmasio, célèbre par la grâce avec laquelle il des-
sinait les madones ; à Venise , il prit les leçons de
Vivarini, entra dans l'atelier de Bicci à Florence,
(1) Lamd, t. II, pag. 181. — Dominici : FUe dei Piitori, Seul»
toried ArchiUiti napoUtani (1742-1743).
(8) T. n, pag. 300 et aoiv.
(3) Note à Tédition de Vasari publiée en 1832-1834, pag. 201.
Yasari, Dominici et Lanzi ont donc tort de le fedre naître dans les
Abrazzes : c'est à Moschinî que l'on doit d'avoir rectifié cette erreur,
dans sa Vie éP Antoine Solario,
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20â HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
dans celui de Galasso à Ferrare, et termina son
éducation chez Pisanello et Gentile da Fabriano, à
Rome. Ce fut probablement cette vie errante qui le
fit surnommer Zingaro ou le Bohémien. Après dix
années de pérégrinations et de noviciat, la légende
dit qu'il revint à Naples, pour y donner des preuves
de son talent et demander la main de sa belle, qui lui
fut accordée; une reine, suivant la tradition, lui
prêta son concours, les femmes aimant à intervenir
dans ces sortes d'aflfe-ires. Solario travailla et forma
des élèves sous le règne d'Alphonse, puis mourut
en 1456.
Ses tableaux ne sont point rares à Naples : on en
voit au musée, dans diverses églises. L'action du goût
flamand s'y révèle d'une manière assez forte pour
qu'on attribue à l'auteur quelques morceaux de Jean
van Eyck ou de ses disciples ; et, par une illusion in-
verse, des tableaux qu'il a exécutés sont pris pour
des images septentrionales. Le critique allemand
Hirt considère comme de Jean van Eyck la Des-
cente de croix, qui orne la chapelle du Crucifix, à
S. Domenico Maggiore, quoiqu'elle soit indubitable-
ment du Zingaro. L'aspect général de l'œuvre a, dans
une certaine mesure, un caractère flamand; sous le
bras gauche de la croix, une Jérusalem, aux toitures
aiguës, doit avoir contribué à l'erreur du savant his-
torien ; mais aucune tête n'offre le type néerlandais,
et si la couleur est harmonieuse, on y chercherait en
vain les tons éclatants des peintres brugeois. Une
évidente similitude entre la manière du Zingaro et le
style des Pays-Bas le fit néanmoins choisir pour
substituer aux traits des Mages, dans un tableau de
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 203
Jean van Eyck, ceux du roi Alphonse et de ses deux
fils (i).
Ainsi donc, l'art flamand, comme les bons génies
des contes orientaux, portait partout la vie, la lumière
et la fécondité; il inspirait en même temps l'Alle-
magne, la France, l'Espagne, le Portugal et les di-
verses contrées de l'Italie. Raphaël lui-même ne put
lui échapper : quelques fonds de paysages, dans ses
tableaux, dénotent l'imitation des œuvres septentrio-
nales. Derrière la Belle Jardinière, pour citer un
exemple, on voit une campagne toute flamande : plu-
sieurs étangs oblongs, que séparent des levées de
terre, communiquent au moyen d'ouvertures domi-
nées par des ponts ; quelques rangées d'arbres s'alli-
gnent sur les bords, et une maison, qui paraît em-
pruntée à Memlinc ou à Pierre Brueghel, transporte
l'imagination sous le ciel des Pays-Bas.
(i) Nous avons rapporté ce fait en détail, t. II, pag. 312 et 313.
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CHAPITRE XXX
JÉRÔME VAN AEKEIf, DIT JÉRÔME BOSCH
Calme poétique des anciens tableaux flamands. — Contraste des
œayres de Jérôme van Aeken, dit Jérôme Bosob, avec ces douces et
tranquilles productions. — Sa vie, son étrange figure. — H crée
dans la peinture septentrionale le genre flEuitastique et traite le pre-
mier des scènes de ripaille. — Tableaux sentencieux et moqueurs.
-*- Il avait adopté les maximes de Jean van Enysbroeck. — Ses
QBnyres abondent surtout en Espagne, où elles étaient fort recher-
chées. — Quantité de mauyaises copies et d'ébauches sans mérite
qu'on lui attribue. — Catalogue.
Pendant longtemps les peintres du quinzième
siècle avaient étudié, figuré le monde, l'homme et
la religion, sous leur aspect le plus brillant et le plus
doux. La piété, l'innocence, le calme de l'esprit,
l'amour du bien sans haine du mal, passaient de
leur âme sur leurs tableaux, de leurs tableaux dans
le cœur de la foule. Leur vulgarité môme est ingé-
nue : elle n'a point pour source les joies cruelles de
la raillerie : c'est l'imitation naïve des formes que
nous voyons le plus communément. Ils expriment
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 205
avec peine les sentiments odieux, la colère, la perfi-
die et la méchanceté. Un homme dur, barbare, in-
traitable, devient un homme sérieux et pensif (i) : il
n'a pas l'air le moins du monde irrité. Les bourreaux
s'apitoyent sur leurs victimes, l'émotion leur crispe
les nerfs; les juges, les tyrans n'effraient point par
des mines rébarbatives : on ferait volontiers leur con-
naissance, on les prendrait pour amis, tant ils ont de
bonnes figures, candides et inoffensives (2) ! Les braves
gens doivent bien souffrir du rôle sanguinaire qu'on
leur impose! Allez à la messe, honnêtes bourgeois;
retournez dans votre famille, et chargez de vos fonc-
tions dramatiques des individus moins compatis-
sants.
Cette harmonie que désire l'intelligence, que ré-
vent les poètes, l'école de Bruges l'a personnifiée,
réalisée sur ses tableaux. Point de guerre entre
l'homme et la nature : plus d'orages, plus de boule-
versements, plus de ciel voilé, ni de jours mélanco-
liques ; partout de l'herbe, des fleurs, des rameaux
verts, l'oiseau qui chante, l'onde qui rayonne, l'étoile
qui se lève, un printemps éternel! Plus.de guerre
entre les enfants de Dieu sauvés par le Christ ; ils
s'aiment tous d'un amour fraternel, ou se pardon-
nent comme l'enseigne l'Évangile. Les tourments des
saints rappellent un autre âge, celui qui a précédé le
triomphe de la loi divine; on les contemple sans
(1) Tel est le juge qui oondamne saint Hippolyte, dans le tableau
de l'église Saint-Saaveor à Bruges ; les païens, sur la châsse de Sainte-
Ursule, ont le visage parfaitement tranquille.
(2) Voyez, entre autres preuves, le juge et les bourreaux du Mar-
ifre de saint Éroime^ à Louvain.
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206 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
chagrin et sans amertume, comme on se souvient
d'une douleur passée : Jésus fortifie les champions
de l'Évangile et le bonheur les attend. Plus de guerre
entre l'homme et Dieu : les voilà réconciliés pour
toujours. L'ordonnateur des choses sourit au milieu
des nuages : les fidèles tendent leurs mains vers lui,
murmurant des actions de grâce et versant des
larmes de tendresse. Ce n'est point le Seigneur des
armées, le terrible Jéhovah, qui frappe du glaive et
menace à travers les tempêtes : c'est le créateur du
monde, le Père de l'humanité, un ami généreux et
un bienveillant consolateur. L'idéal chrétien le plus
parfait gouverne tous les rapports de l'homme, de
Dieu et de la nature.
Mais cet idéal est en contradiction avec la réalité;
il déguise une partie de l'univers et cache une partie
des doctrines religieuses. Le calme perpétuel, l'in-
cessante harmonie doivent prendre place au nombre
des fictions. Le globe et l'atmosphère ont leurs
crises, l'homme ses vices. Dieu ses jours de châti-
ment. Quelque agréable, quelque tenace que soit
l'illusion, elle finit par se dissiper : un esprit positif
ou sombre en écarte au moins le voile, mettant à nu
les difibrmités des choses. L'école brugeoise ne
pouvait donc manquer de produire des artistes, qui,
en se servant de ses moyens techniques et de sa ma-
nière, lui feraient une sorte d'opposition et la démen-
tiraient. Dans la création des Van Eyck, il fallait
des anges déchus : ces anges se sont appelés Hugo
van der Goes, Simon Marmion, Jérôme Bosch (i).
(i) Prononcez Bosc, le ch flamand et hollandais ayant le son du k.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. â07
Les premiers considéraient habituellement la vie
sous son aspect le plus sombre, évoquaient sur leurs
panneaux des figures désolées; leur successeur prit
pour domaine les régions crépusculaires du monde
fantastique, le lieu des divines tortures, où coulent
sans fin des larmes sans espoir.
Quand le peintre surnaturel, le peintre de l'enfer
et des damnés, se montra-t-il parmi les vivants? On
ne sait pas au juste en quelle année il vint au monde,
mais il vit le jour à Bois-le-Duc, aspira dès son jeune
âge les brouillards de la Hollande et vécut sous son
pâle soleil. Le climat du Nord l'influença plus vive-
ment que les artistes belges : son cerveau se remplit
de chimères. Il passa lui-même comme un songe, et
à peine quelque souvenir de ses actions, quelques
renseignements sur ses travaux nous sont-ils demeu-
rés. Il s'appelait Jérôme van Aeken (i), nom auquel
fut substitué celui de sa ville natale, réduit à une
syllabe. En hollandais, Bois-le-Duc s'écrit Hertogen-
bosch (littéralement : le Bois du Duc); pour désigner
Van Aeken d'après son lieu de naissance, on aurait
dû l'appeler Jérôme van Hertogenbosch ; mais, par
une abbréviation hardie, on ne conserva que la syl-
labe finale; peut-être, au surplus, cet écourtement
fut-il son œuvre. Un document authentique prouve
qu'il tenait déjà la palette en 1488 et habitait alors le
chef-lieu du Brabant septentrional. Il était membre
d'une société dont les registres sont parvenus jusqu'à
(i) Prononcez Aken, Ve qui suit une voyelle, en flamand et en hol-
landais, ne servant qu'à fortifier celle-ci, comme un accent grave ou
un accent circonflexe. J'avais écrit A^nen dans ma première édition,
d'après une mauvaise lecture d'Immerzeel, qu'on a rectifiée.
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208 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
nous, Y Illustre Confrérie de Notre-Dame {i) : or une
note, où il est qualifié de peintre, nous apprend qu'il
paya cette année plusieurs petites sommes au tréso-
rier de la compagnie (2).
En 1468, un certain Laurent van Aeken fut reçu
bourgeois de Bois-le-Duc (3). On peut supposer qu'il
était le père du coloriste aux étranges visions. Si
Jérôme jtvait seulement 28 ans, lorsque les papiers de
la confrérie le mentionnent pour la première fois, il
serait né en 1560, hypothèse des plus vraisemblables.
Les mêmes livres parlent de lui, attestent sa présence
dans les Pays-Bas en 1494, 1499, 1504, 1509, 1512, et
nous fourniront tout àl'heure ladateprécisede sa mort.
En 1493 ou 1494, il esquissa pour la chapelle de la
société, dans leglise Saint-Jean, les cartons de plu-
sieurs vitraux, qui furent peints par les maîtres ver-
riers Guillaume Lombard et Henri Baeken ou Bue-
kinck; longtemps après, en 1512, il crayonna pour
ses collègues le modèle d'une croix, qui lui fut payé
20 sous.
Philippe le Beau employa Jérôme Bosch. Un re-
gistre de la cour des comptes, à Lille, renferme l'in-
dication suivante :
« A Jéronimus van Aeken, dit Bosch, peintre, de-
mourant au Bois-le-Duc, la somme de xxxvj livres,
à bon compte sur ce qu'il pourroit estre deu sur un
grant tableau de paincture, de ix pieds de hault et
xj pieds de long, où doit estre le Jugement de Dieu,
(i) Illusire LUve-Vrouwe broederêckap.
(t) Archives de Bois-le-Duc.
(5) Comptes des sous-écoatètes de cette rille, dans les arcIÛTes du
royaume de Belgique, à Bruxelles.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 309
assavoir paradis et enfer, que Monseigneur lui avait
ordonné faire pour son très noble plaisir (i). »
Ce paiement eut lieu en 1504. Marguerite d'Au-
triche, nommée gouvernante des Pays-Bas en
1507 (2), paraît avoir aimé le talent de Jérôme Bosch.
Dans sa collection se trouvait un morceau du peintre
hollandais, figurant la tentation de saint Antoine (3).
Elle régnait depuis neuf ans, lorsqu'il mourut. Les
papiers de Ylllustre Confrérie, que nous avons déjà
cités, contiennent effectivement cette note :
Obitus fratrum : A"" 1516. Hieronimus Aquen, alias
Bosch, insignispictor.
Décès des frères en 1516 : Jérôme Aquen, autrement dit Bosehy
peintre célèbre.
Une liste des membres de l'association, à laquelle
setrouvent jointes leurs armoiries, confirme cette pre-
mière indication ; voici le passage qu'elle renferme :
HieronimmAquens, alias Bosch, seer vermaerd schiU
der. Obiit 1516.
Jérôme Aquens, autrement dit Bosch, très Ceuneux peintre. Il mou-
rut en 1516. «
La quantité d'ouvrages peints par cet homme
(1) Archives du département du Nord, chambre des comptes, re-
gistre portant le n« F 190.
(2) Elle fit son entrée à Louvain au mois d'avril et s'établit à Ma-
lines le 7 juillet de la même année.
(3) ' Un moyen tableau de sainct Anthoine, qui n'a couverture ni
feuUet, qui est de Jhéronimus Bosch, et a esté donné à madame
par Jhoane, femme de chambre de madame Lyonor. «
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StO HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
bizarre, qui sont disséminés en Espagne, a fait croire
qu'il visita la Péninsule et y travailla pour les ama-
teurs. Rien ne prouve absolument le contraire; mais
s'il habita les provinces castillanes, ce dut être pen-
dant un laps de temps très court : les indices de sa
présence dans les Pays-Bas, cités plus haut, démon-
trent que son absence ne put être longue.
Il avait peint pour l'église Saint-Jean, à Bois-le-
Duc, six tableaux, qui l'ornaient encore, suivant le
témoignage de Gramaye, en 1611; lorsque la ville
fut obligée de se rendre au prince Frédéric-Henri,
le clergé catholique obtint la permission d'emporter
les tableaux. Il les emporta si loin qu'on ne les a
jamais revus.
Le portrait de Van Aeken fait partie de la collec-
tion publiée en 1570, par Jérôme Cock (i). C'est une
large figure, aux pommettes très saillantes, aux joues
énormes, à l'œil fixe : des rides nombreuses plissent
le front, s'allignent verticalement près des lèvres.
Vêtu d'un simple justaucorps , l'artiste appuie ses
mains l'une sur l'autre, au bord d'une fenêtre ou
d'une balustrade ; il porte pour coiffure un lourd pé-
tase, muni d'oreillères, sot bonnet, qui ne relève point
sa mine; il a quelque chose de rustique dans l'en-
semble de la physionomie et dans le maintien. En
somme, la tête manque de finesse et d'esprit. Der-
(i) Pkiorum aliquot ceUbrium Oermaniœ inferioris effigies^ etc. Un
second tirage de ce recueil eat lieu en 1618, et parut chez le libraire
Jansson, à Amsterdam, avec un nouveau titre : Theatrum honorisy in
guo nostri Apelles sœculi, seu Pictorum, qui patrum nostrorum me-
moriâ vixerunt celebriorum, prœcipuè quos Belgium tulit, vera et ad
vimtm expresêa imagines in as incisa exhibentiir.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 211
rière le peintre, une baie ouverte laisse apercevoir
un enfer, où s'agitent des diables monstrueux. Sous
l'image est gravée cette inscription latine :
Qaid sibi vult, Hironyme Boschi,
Ille oculus tuas attonitas ? quid
Pallor in oreP velut lémures si et
Spectra Erebi volitantia coram
Aspiceres. Tibi Ditis avari
Grediderim patuisse recessus
Tartareasquedomos; tua quando
Quicquid habet sinus imus Averni
Tarn potuit bene pingere dextra.
« Que signifie, Jérôme Bosch, cet œil étonné?
Pouquoi cette pâleur sur ton visage? Il semble que
tu regardes des monstres, des spectres de l'enfer, qui
voltigent dans l'espace. Je croirais que les domaines
de l'avare Pluton et les demeures du Tartare se sont
ouverts pour toi, tant les retraites les plus profondes
de l'Averne ont été bien figurées par ton pinceau. »
Van Aeken exécutait ses tableaux d'une main ferme,
délicate et rapide ; il commençait plusieurs morceaux
à la fois, travaillant à l'un ou à l'autre, selon son
caprice. Il avait aussi l'habitude d'esquisser les figures
de ses panneaux sur une impression blanche, et em-
ployait des couleurs transparentes, pour que ce fond
concourût à l'etfet qu'il voulait obtenir. Les plis de
ses costumes n'étaient pas si brisés, si recherchés
que ceux des artistes contemporains. On voyait de
lui à Amsterdam, pendant le seizième siècle, une
Fuite en Egypte^ où Marie voyageait sur un âne et où
Joseph, plus près du spectateur, demandait sa route
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212 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
à un paysan. Une auberge se montrait dans le loin-
tain, environnée d'une foule nombreuse, considérant
des bateleurs étrangers, qui faisaient danser un ours. .
Tous les détails de la scène étaient comiques et
bizarres. Jérôme Bosch avait aussi peint un enfer ^
au moment de la délivrance des patriarches; Judas
voulait s'enfuir avec eux, mais les diables se ser-
vaient d'une corde pour le retenir et le tiraient en
arrière : des monstres singuliers remplissaient le
tableau. Les flammes, les brandons, les torrents de
vapeurs attestaient le plus rare talent. Aussi Van
Âeken aimait-il beaucoup les sujets dans lesquels
le feu était nécessaire. L'amateur Jean Dietringh,
de Harlem, possédait autrefois plusieurs images de
son pinceau, qui figuraient des saints : un moine,
dans le nombre, disputait avec des hérétiques con-
cernant la vérité de leurs principes ; tous jetaient
leurs livres au milieu d'un bûcher; ceux des mé-
créants brûlaient, celui du fidèle montait dans les
airs. Le bois embrasé, les cendres, les charbons sem-
blaient naturels. Le saint et ses amis se distinguaient
par leur noblesse, les docteurs hétérodoxes par leurs
mines et leurs gestes ridicules. Van Aeken traitait
quelquefois avec bonheur le genre sérieux : on admi-
rait jadis à Amsterdam un Portement de croix, où il
avait mis plus de retenue et de gravité que d'habi-
tude. Un autre panneau représentait un miracle, qui
frappait d'étonnement : les figures, les barbes, les
cheveux peints avec hardiesse et légèreté charmaient
les connaisseurs (i).
(i) Karel van Mander.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 213
Les productions de Van Aeken pénétrèrent de bonne
heure en Italie ; un certain nombre sont décrits par
l'Anonyme. Dans la collection du cardinal Grimani se
trouvaient un enfer sur toile, plein de monstres variés,
une autre composition fantasmagorique et la baleine
avalant Jonas, sans compter une Fortune. Deux
grands tableaux ornaient la salle où se tenait le con-
seil dés Dix. Mais l'Espagne surtout accueillit bien et
rechercha ces visions sinistres (i). Elles convenaient
à la lugubre piété de cette nation féroce. Dieu ne lui
apparaît point comme le pouvoir créateur et conser-
vateur : elle lui donne l'aspect d'un juge^ les sangui-
naires pensées d'un tyran. On croirait voir une de ces
peuplades indiennes, qui ont abj uré le culte de Brahma
et de Wichnou , les paternelles déités, pour obéir à
Siva, le génie barbare, couché dans ses moments de
loisir sur le serpent Ananta, dont la gueule distille
sans relâche un venin mortel. Les spectres de Jé-
rôme Bosch, ses délirantes inventions, les tortures
des damnés, les effrayants lointains de l'abîme leur
présentaient donc l'emblème de leurs conceptions
religieuses. Maintenant encore la plupart de ses ta-
bleaux sont en Espagne. « Ces créations, nous ap-
prend le père Siguenza, se divisent en trois classes :
les unes se rapportent à la vie et aux souffrances du
Christ; les autres ont pour sujet les tentations de
saint Antoine et d'autres ermites, le purgatoire,
l'enfer avec ses diables, des dragons, des quadru-
pèdes, des oiseaux surnaturels, qui inspirent l'hor-
reur et l'épouvante ; les dernières traitent des motifs
(i) FioriUo : GescMeàie der zekhneiiden Kutuêe, etc.
T. IV. 14
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214 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
symboliques, nos vices y sont figurés de mille ma-
nières, le monde intérieur des passions y prend mille
formes pleines de sens. » Dans la dernière catégorie
se place le Triomphe de la mort, que possède le musée
de Madrid. Une immense foule surcharge ce tableau;
parmi ces groupes sans nombre, la Mort, éperonnant
son blême cheval et armée de sa faux , court bride
abattue, en répandant la terreur; elle force les vivants
à entrer dans son royaume. Une troupe de squelettes
la seconde et les contraint de franchir le seuil. Sur
le premier plan sont personnifiés le vide des gran-
deurs humaines et l'instabilité de nos plaisirs. Un
roi, auquel la victorieuse Furie montre sa dernière
heure, tombe enveloppé dans son manteau de pour-
pre et se laisse malgré lui enlever toutes ses richesses.
Des jeunes gens de l'un et l'autre sexe, attablés à un
festin, voient leur banquet, leurs propos joyeux, leur
allégresse interrompus, et cherchent vainement à
fuir le sort qui les menace. Le char de la Mort tra-
verse la scène pour recueillir les victimes. Dans la
cellule de moine où expira Philippe II , une de ces
funèbres images se trouvait suspendue devant les
yeux du monarque.
L'exactitude et la vérité, qui forment la base de
l'école néerlandaise, ne manquent point à Jérôme
Bosch : il observait la nature, sans le moindre doute,
mais il ne l'observait et ne la reproduisait point d'une
manière aussi patiente que les Van Eyck. La bizar-
rerie de ses conceptions nuit à sa fidélité : sa verve
l'entraînait et précipitait son travail. Cette rapidité
lui procura néanmoins un avantage : elle rendit sa
forme plus.libre et plus souple ; il exprima mieux les
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 215
attitudes, les mouvements de l'homme et des ani-
maux. L'espace imaginaire de ses visions, quoique
plein d'hommes, de bêtes, de monuments, de détails
agrestes, ne paraît point encombré ; il y a même de
grandes places vides et des échappées de vue soli-
taires. Son goût capricieux se retrouve dans les dis-
positions générales. Il pousse bien plus loin que
toute l'école brugeoise le contraste de l'ombre et de
la lumière, des teintes froides et des teintes ardentes.
Il oppose volontiers le cinabre, le vert de glaïeul,
le brun roux, à l'ocre mêlé de nuances bleues ou à
des fonds d'un azur verdâtre. Les flammes jaunes et
rouges se détachent sur la fumée sombre, de vifs
éclairs illuminent l'eau des étangs ou sont réfléchis
par les armures que portent de hideux squelettes (i).
Jérôme Bosch créa dans la peinture le genre fan-
tastique. Durer, Aldorfer, Lucas Cranach, les Brue-
ghel, Callot et Goya lui ont tous été redevables.
Quoique doués d'un talent peu ordinaire, ils ont
marché sur ses traces en dépit d'eux-mêmes : il avait
parcouru ce chemin avant eux , et il fallait le suivre
bon gré mal gré. Sans doute les apocalypses, les
jugements derniers que l'on avait peints précédem-
ment, brillaient comme des torches à l'entrée de cette
route ; mais leur lumière n'en éclairait que les abords,
et l'on n'en connaissait pas l'étendue. Les dogmes
chrétiens y avaient jeté les artistes plutôt que leur
goût spécial. Le catholicisme entretenait dans les
esprits l'amour du merveilleux; il les attirait sans
cesse hors de la nature, parmi les visions, les pro-
(i) Hotho : Qeschichte der deutschen und niederlandischen Malereù
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«16 HISTOIRE DB LA PEINTURE FLAMANDE.
diges, le ciel, l'enfer, le purgatoire, les saints, les
anges, les trônes, les dominations ; sous son empire,
tout devient miracle ou symbole : les nuits se rem-
plissent de fantômes, les jours, d'extases mystiques.
Les Van Eyck, Rogier van der Weyden, Hugo van
der Goes, Memlinc s'étaient arrêtés aux portes du
monde inaccessible; mais le quinzième siècle avait
pour tâche de montrer à la peinture ses différents
buts : Van Aeken s'élança impétueusement hors de
l'air que nous respirons. Le lieu des supplices devint
sa principale demeure intellectuelle : comme le Dante
et'Milton, il erra au sein des ténèbres visibles. Son
pinceau se joua de la réalité : il défit ce que Dieu avait
fait, accoupla les formes les plus hétéroclites et engen-
dra des spectres sans nombre. Le lieu où il les évoque
n'est pas moins bizarre ; comment décrire ces vastes
châteaux en ruine, ces plaines marécageuses, ces ter-
rains accidentés , avec des ponts fantasmagoriques,
ces paysages pleixis de tours, de maisons, de cha-
pelles, qui vomissent des flammes par leur cime et
dégorgent de sulfureuses vapeurs? D'autres tableaux
ont lair de grandes cuisines diaboliques, où l'on
rôtit, fait bouillir et accommode les damnés.
11 ne faut pas croire cependant que Jérôme Bosch '
soit un peintre moqueur et tourne ses sujets en ridi-
cule : l'humour, la fantaisie complètement libre,
dénuée de toute croyance intime et se faisant un jeu
du monde entier, ne devait lancer que plus tard, dans
la nuit du doute, les capricieuses lueurs de ses feux
d'artifice. A cette époque, la dévotion régnait encore.
Jérôme Bosch avait foi dans le christianisme et trem-
blait peut-être lui-même devant ses effrayantes com-
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE^ 217
positions. Rappelant aux hommes leur fin dernière,
elles semblaient avoir pour but de les rendre pieux
par la terreur. Esprit sombre et mélancolique, Jé-
rôme Bosch voyait surtout le néant des choses hu-
maines : il arrachait à la vie son masque de soie, et
une tête de mort, apparaissant derrière, glaçait de
crainte les spectateurs. Ses allégories avaient toutes
le même sens, comme le fameux tableau de TEscurial
intitulé Omnis caro fœnum. Il y a peint les Plaisirs
sur un char traîné par des monstres , précédés par
des diables et suivis par la Mort (i).
Van Aeken fit toute une série d'ouvrages gnomi-
ques, une espèce de comédie humaine, où il montrait
au doigt les vices et les folies du monde. Beaucoup
ont été gravés par Alard du Hameel et Jérôme Cock.
Une estampe du dernier figure sept ou huit individus
qui puisent dans des coffres, dans des tonneaux, qui
cherchent de l'or, qui s'arrachent des marchandises.
Sur un tableau fixé à la muraille, on lit cette maxime
flamande : Niemant en kent hem selvem (personne ne
se connaît lui-même) , et au dessous la légende sui-
vante :
Nemo non qnœrit passim sua commoda, nemo
Non qusrit sese cunctîs in i:ebas agendis,
(i) Descainps termine son chapitre sar Jérôme Bosch par ce trait
naïf : « C'est bien dommage qa'il n'ait conçu que des idées mons-
trueuses et terribles : ce qui surprend, c'est que ses tableaux ont été
fort chers. A quel prix auraient-ils donc été, s'il avait traité des sujets
riants P a Voilà ce qui s'appelle jager un homme ! Ah ! si Michel- Ange
avait imité Watteau ! L'observation est d'autant plus malheureuse que
Yan Aeken a justement peint des scènes comiques.
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218 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Nemo non inhiat privatis undiqae lucris.
Hic trahit, ille trahit ; conctis amor unus habendi est.
« Personne qui ne cherche çà et là son avantage,
personne qui ne songe à lui-même dans toutes ses
actions, personne qui n'ouvre au gain, de tous côtés,
une bouche avide. L'un tire à lui, l'autre également;
une seule passion , le désir de posséder, anime tout
le monde. »
Une autre gravure représente une baleine tirée
sur la plage, qui vomit une foule de poissons , pen-
dant qu'un individu lui fend le ventre, d'où sortent
d'autres bêtes écaillées. Au bord de la mer, un pê-
cheur amorce avec un hareng un nageur plus gros
qui ouvre les mâchoires pour l'avaler. La légende
est ainsi conçue :
Grandibos exigui sunt pisôes piscibas esca.
« Les petits poissons servent de pâture aux
grands. »
Les images symboliques ont été fort multipliées au
seizième siècle ; tout un art sentencieux, que ne con-
naissait pas le quinzième, a succédé à ses* pieuses et
poétiques inventions. Jérôme ouvre le cortège des
peintres moralistes.
Une initiative bien plus importante lui est due.
Les scènes de ripaille, les joyeuses goinfreries, les
kermesses flamandes, il les a introduites le premier
dans le domaine de la peinture : il a précédé de très
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 219
loin les Brauwer, les Teniers, les Van Ostade, les
Jean Steen. Cet homme, qui aimait les démons, les
incendies, les ténèbres, les sujets lugubres, par un
singulier contraste, aimait aussi les données rabelai-
siennes, avant l'époque de Rabelais. Un de ses ta-
bleaux, gravé par Jérôme Cock, semble un programme
de Jordaens : là aussi on boit, on godaille, on rit et
on chante. Nous entrons dans une salle carrée, bien
bâtie, éclairée à gauche par une fenêtre où se dessi-
nent des vitres en losange. Devant nous se dresse
une antique cheminée, au large manteau, qu'illumine
un feu clair. Sur le feu, une vieille cuit des gauffres
flamandes, ces gauflPres spacieuses, qui vous remplis-
sent la bouche pendant un quart d'heure. Un homme
gras et lourd lui fait face... et dort. Le musicien
placé derrière lui et jouant de la guitare ne trouble
pas son profond sommeil. Sur le manteau de la che-
minée, une gravure collée tant bien que mal repré-
sente un hibou costumé en pèlerin, au dessous duquel
l'artiste a mis sa signature : Hiero. Bos. inventor. Au-
près de la cuisinière, voyez ce moine jouflB.u qui vient
de vider une canette; plus loin, une femme danse, en
frappant des pincettes sur un gril. Quelques person-
nages, fort émus déjà, entrent avec un souflB.et, une
quenouille, une volaille embrochée. Grimpé du de-
hors à une fenêtre ouverte, un moine, sur la droite,
joue de la cornemuse. Enfin, une laide créature,
appartenant au beau sexe, barbifie un homme qui a
l'air stupide, le pourvoyeur de la fête sans doute. Au
premier plan, un chien aflPiiblé d'un capuce marche
sur ses pattes de derrière. Plusieurs vases de cuivre,
pots, verres, ustensiles chargent les rayons; une
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220 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
cage est suspendue au mur. On n'a pas mieux com-
posé par la suite, mieux agencé des gloutons et des
ivrognes. Une inscription en flamand et en français
détestable exhorte les viveurs à se bien réjouir.
Quelques morceaux de Van Aeken témoignent un
faible respect pour le clergé catholique. Dans ces
œuvres goguenardes, M.Jules Renouvier, qui tenait
par dessus toutes choses à l'exactitude, a vu l'in-
fluence « de la gueusaille brabançonne en proie au
cauchemar des superstitions espagnoles, des étrange-
tés luthériennes et anabaptistes, et, dans Tefiroyable
misère qui pleut sur elle, prenant le parti déjouer et
de bafouer sa misère même (i). » Des gueux, des
superstitions espagnoles, des étrângetés luthériennes
sous Philippe le Beau, avant le règne de Charles-
Quint, avant Luther, la méprise est divertissante !
Eh! non, Philippe II, Luther, Calvin, Jean de Leyde,
Menno et leurs sectateurs ne sont point responsables
de ces œuvres moqueuses. Elles ne procèdent pas de
la Réforme, mais de Jean van Ruysbroeck et des
Frères de la vie commune, aussi bien que les composi-
tions morales où sont ridiculisés les travers du siècle.
Jérôme Bosch devait être en perpétuelle relation
avec ces mystiques rêveurs, qui mêlaient la poésie au
sarcasme et tombaient du haut de leur idéal, comme
des aigles irrités, sur les extravagances, les préten-
tions, les vices de leurs contemporains. La proie était
abondante.
Au point de vue historique et dans la genèse de
l'art flamand, notre artiste a donc une importance
(i) Des Types et des manières des maîtres graveur s ^ pag. 146.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. S2I
beaucoup plus grande qu'on ne Ta cru jusqu'ici. Le
talent de Pierre Brueghel le vieux fut un reflet du
sien , et Pierre Brueghel eut à son tour de nombreux
imitateurs.
Les vrais tableaux de Jérôme Bosch étant très rares
en décades Pyrénées, je crois n'en avoir vu qu'un seul.
Même des œuvres signées, même des œuvres conser-
vées dans les galeries publiques me semblaient dou-
teuses. Quand on juge cet initiateur, il ne faut pas
oublier que ses contemporains voyaient en lui un
maître, que sa réputation, forte et solide pendant
tout le seizième siècle, ne déclina point avant la se-
conde moitié du siècle suivant. Philippe le Beau l'es-
timait et l'employait, comme nous l'avons dit; Mar-
guerite d'Autriche appréciait son talent ; Guillaume
le Taciturne possédait un grand ouvrage de son
pinceau, qui fut saisi dans son hôtel, à. Bruxelles,
quand Philippe II confisqua les propriétés du libéra-
teur de la Hollande; chez Jean Casembroot, seigneur
de Backerseel, qui habitait la même ville et fut dé-
pouillé pour la même cause, on trouva une Adoration
des mages peinte par le coloriste de Bois-le-Duc ;
Rubens enfin avait acheté quatre tableaux de lui.
L'archiduc Ernest, en 1494 et 1495, paya plus de
cent florins un Sauveur sur la croix, au dessous du-
quel étaient représentés les limbes, et une autre
image la moitié de cette somme (i). Il faut donc exa-
miner avec une grande circonspection les œuvres
qui sont attribuées à un peintre devenu célèbre,
(i) BulîetiM de la commission royale d'histoire (publiés en Belgique),
1« série, t. XIII, pag. 115 et 119.
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t
^23 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
quand les Pays-Bas renfermaient beaucoup d'artistes
éminents , et ne pas les croire de sa main , si Ton .y
cherche vainement des qualités supérieures.
Dans ces conditions, je le répète, un seul tableau,
parmi ceux que j'ai vus, m'a semblé digne de sa re-
nommée. Il se trouve à Paris, chez le comte Duchâtel,
et figure l'Entrée de l'enfer, où tombent les damnés.
Un entassement de rocs sombres, occupant au moins
les deux tiers de l'espace, découpent leurs sommités
sur un fond lumineux, qui semble éclairé par une
fournaise : puis les teintes pâlissent graduellement,
et le ciel devient obscur en haut de l'image. Une
cime aiguë vomit, comme un cratère, des flammes
bleuâtres. Un pécheur, qu'un mauvais ange tient à
la renverse, la tête en bas, descend avec lui dans
l'abîme. A gauche s'ouvre une caverne flamboyante,
où brûle une troupe maudite. Les coupables, qui
tombent sur le premier plan, sont tous portés ou en-
traînés par des diables aux formes bestiales, aux pru-
nelles ardentes. A celui-ci le démon, avec sa grifie,
crève un œil ; à celui-là, une espèce de requin broie
la tête entre ses mâchoires ; un monstre dévore le
bras d'un troisième. Au bas du tableau, une femme,
dont la moitié inférieure plonge entre les rocs, s'ar-
rache d'une main les cheveux et, de l'autre, essuie
ses pleurs. Des têtes lugubres, droites ou renversées,
occupent les intervalles qui séparent les corps. Elles
sont très dramatiques. Les nus ont la maigreur, les
formes allongées que leur donnaient les peintres du
quinzième siècle, et nejparaissent pas trop défectueux
sous le rapport anatomique, mais ne dépassent point
non plus la somme d'habileté que l'école brugeoise
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 223
avait acquise dans ce genre de travail. Malheureu-
sement la perspective, si importante dans une donnée
pareille, ne fait point illusion : les rocs, les damnés,
les esprits de ténèbres semblent collés l'un sur l'autre.
Mais la touche a une grande finesse, le coloris chaud,
harmonieux, un peu sombre, est digne des Van Eyck
et de leurs successeurs ; toute l'exécution révèle le
pinceau d'un maître. Cette page explique l'ancienne
renommée de l'auteur, que l'on ne comprend point
devant les rudes ébauches qui lui sont attribuées.
Passavant, lorsqu'il juge les productions de notre
artiste conservées à Madrid et à Valence, y admire
les mêmes qualités. Il rappelle que Philippe II
aimait beaucoup les œuvres de Jérôme Bosch, et
Philippe II, le roi sanguinaire, était en peinture un
vrai connaisseur. Il avait réuni dans son palais seize
morceaux de Van Aeken, huit desquels, périrent
quand le feu prit au monument. De ceux que l'on
sauva, le plus beau, qui orne actuellement le musée
de Madrid, représente l'Adoration des mages; il
forme le centre d'un retable. Les figures ont à peu
près le tiers de la grandeur naturelle. Si l'on exa-
mine la composition dans son ensemble, tout y ofire
un caractère sérieux ; mais on voit reparaître dans
les détails l'imagination baroque et fantastique de
l'auteur. Ainsi, sur le collet d'un roi, se trouvent
brodés non seulement plusieurs saints, mais toutes
sortes de diableries ; le manteau blanc du prince noir,
bien que noblement drapé, a pour décoration, au bas
de l'étoffe, une bande d'oiseaux imaginaires. L'aile
gauche est consacrée au donateur et à son patron
saint Pierre : on y remarque cette devise flamande :,
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224 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
I
Een vor al (un pour tous). La donatrice anime l'aile
droite, avec une sainte qui lit dans un volume.
Toute l'exécution a une physionomie réaliste et ap-
proche même du genre. Le paysage occupe d'ailleurs
la plus grande partie de l'espace. La couleur est bril-
lante et la facture dénote un soin extrême (i).
On n'en peut dire autant des images que pos-
sède le musée de Berlin. Je doute fort que ce soient
des originaux, quoique l'un des triptyques porte une
signature. Quelle âpre, et sèche, et désagréable cou-
leur ! Les tons s'y heurtent, les effets de lumière s'y
entre-choquent ; nulle harmonie, nul ensemble. Les
ombres et les clairs sont également forcés. Vues de
près ces images déplaisent, et vues de loin, elles dé-
plaisent encore. Le dessin ne vaut pas mieux que la
chromographie. Les attitudes sont gauches, les
corps très mal faits ; l'anatomie lutte ouvertement
contre les lois de l'organisation humaine. L'inven-
tion fait désirer que ces deux retables ne soient
même pas des copies. On ne peut rien imaginer de
plus sottement grotesque, de plus lourd, de plus
maussade ; l'auteur a violé toutes les vraisemblances
pour le plaisir de les violer, sans goût, sans charme.
Je ne citerai qu'un exemple de ces témérités malen-
contreuses. Sur le triptyque le plus important (2), on
voit un bras levé qui tient une lame nue ; au des-
sous du bras, une draperie ; au dessous de l'étoffe,
un pied qui marche. L'intelligence la plus accommo-
dante peut-elle se faire illusion devant un pareil
(1) Die christliehe Kutut in Spanien, pag. 137 et 138.
I
(2) N* 663. I
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 225
amalgame? Peut-elle considérer ces éléments juxta-
posés comme formant une créature? C'est insensé,
voilà tout. L'artiste n'a pas même dessiné un monstre.
La Tentation de saint Antoine accrochée dans une
salle du musée d'Anvers ne séduit, n'impressionne
pas davantage (i). Près d'une tour ruinée, dans un
hémicycle formé par un petit mur, auquel s'appuie
l'ermite, toutes sortes d'apparitions le harcèlent;
on découvre au loin une ville en feu, quelque cité
infernale, qui ensanglante les eaux de ses reflets.
Avec cette donnée, on pouvait assurément faire une
composition terrible et ingénieuse. L'œuvre est d'un
fantastique recherché, sans effet, sans terreur et sans
esprit. L'exécution a les mêmes défauts que dans les
triptyques de Berlin : l'œil cherche vainement un
lieu de repos et de satisfaction parmi ces couleurs
hostiles, parmi ces tons discordants, au milieu de
cette âpre et dure mêlée, où ne flotte pas un moel-
leux rayon !
Si Van Aeken, sans avoir exécuté lui-même les
pages de Berlin et d'Anvers, a combiné les fantas-
magories absurdes et insipides qui les barbouillent,
elles prouveraient que le surnaturel ne convient pas,
ou convient peu à l'imagination des Flamands et des
Hollandais. Nous avons déjà vu Memlinc faiblir et
pâlir en abordant la région des spectres et des
gnomes. Les habitants des Pays-Bas sont trop posi-
tifs pour explorer sans défaillir les vagues espaces
du monde chimérique. Leur imagination perd sa
force, dès que leur pied quitte la terre. Ils n'eussent
(i) No 41.
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£26 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
pas créé Macbeth, Faust, le Paradis perdu. Gain et
Manfred. Hubert van Eyck seul, quand il peignit le
Jugement dernier de Dantzig, montra qu'il pouvait
librement affronter le royaume des visions, traiter
les sujets en même temps plus dramatiques et les
plus éloignés de la vie réelle.
ŒMwre» de Jérème van Aeken, dit Jérème Bosch |
PARIS
I
1. La chute des damnés. Chez le comte Duchâtel. |
2. Tentation de saint Antoine, où un incendie oc- i
cupe la plus grande partie du tableau. Jadis chez j
M. Quédeville. '
3. Même sujet, traité de la manière la plus folle.
Jadis chez M. Quédeville.
ROUEN I
I
4. Arrivée d'un sorcier au sabbat. Dans le Musée
de la ville.
MADRID
5. Adoration des mages, milieu d'un retable; sur
l'aile gauche, on voit le donateur et son patron saint
Pierre ; sur l'aile droite, la donatrice et sa patronne
qui lit dans un volume, probablement sainte Barbe.
Au Musée, n*" 444.
6. 7, 8. Trois Tentations de saint Antoine, qui
seraient mieux nommées des persécutions. Au Mu-
sée, n^' 455, 456, 446.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 227
9. Le Triomphe de la mort. « C'est la plus horri-
ble, la plus impressionnante danse des morts, que
je connaisse, dit M. Clément de Ris. La toile porte
quatre pieds de haut sur six de large; les figures
peuvent avoir six pouces de haut, et il y en a des
centaines, multitude confuse et compacte de sque-
lettes, d'écorchés, de larves, de fantômes, de démons
de bourreaux, de suppliciés, dont le milieu est oc-
cupé par la Mort à cheval, armée de sa faux, galo-
pant sur ce pavage humain et faisant de larges
trouées autour d'elle. C'est sinistre, c'est hideux,
c'est inquiétant. Je vois encore cet affreux tableau. »
Le gardien avait entrouvert un volet, d'où la lu-
mière tombait en plein sur la lugubre composition.
« J'étais seul devant cet épouvantail, continue M. De
Ris ; l'ombre s'amassait au fond de la galerie, où
régnait un silence profond que je n'osais troubler
par aucun mouvement; une peur fantastique me
gagnait peu à peu. — J'ai donc éprouvé par moi-
même jusqu'à quel point les compositions de Bosch
font impression, et Dieu me garde de recommander
ce genre d'impression à qui que ce soit ! » Le Musée
royal de Madrid, p. 91 et 92. N^ 1012.
10. Omnis caro fœnum. Un lourd chariot de foin,
image des plaisirs du monde, est attelé de sept bêtes
fantastiques et porte des femmes qui chantent et
jouent; la Renommée, debout parmi elles, sonne de
la trompette. Des hommes de toute classe et de tout
âge, se pressant autour de la voiture, essaient de
l'escalader au moyen d'échelles et de crocs; d'autres
individus, ayant fait la même tentative, sont déjà
tombés sous les roues, qui les écrasent.. Au Musée.
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2â8 HISTOIRE DE LA PEINTURE FIAMANDE.
11. La Vanité du monde. Même collection.
12. La Chute des anges rebelles. Au Musée.
13. Adam, volet dun triptyque. Même collection.
14. Eve, volet d'un triptyque. Même collection.
M. Viardot juge ainsi les images de nos premiers
parents : « C'est une peinture ferme, dure, plate, mais
finement travaillée et d'un dessin assez correct. »
VALENCE
15. 16, 17. Trois tableaux de forme ovale, dont le
plus grand, placé au milieu, s'allonge dans le sens
horizontal ; ils représentent l'Arrestation du Christ,
le Couronnement d'épines et la Flagellation; les
'figures sont presque de grandeur naturelle. Un des
morceaux porte la signature : Iheronimus Bosch.
<i La peinture est très vigoureuse, dit Passavant ; les
têtes sont expressives au dernier point, et arrivent
jusqu'à la caricature dans les sbires. » Au musée
provincial.
VIENNE
18, 19. Deu:^ Tentations de saint Antoine. « Dans
ces deux morceaux, dit Betty Paoli, Jérôme Bosch
montre beaucoup d'invention, à laquelle manque
toutefois l'enjouement; il crée un monde étrange, où
les formes baroques deviennent les formes normales.
L'exécution est surtout remarquable par la splen-
deur intense du coloris et par les heureux efiets de
lumière. » Dans la Galerie impériale, n*^^ 15 et 25.
20. Trente et un Infirmes, dessin. Dans la collec-
tion de l'archiduc Charles.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLABIANDE. 229
Attrlbatlon»
BBRLIN
1 . Triptyque dont le panneau central figure le Ju-
gement dernier ; l'aile droite, la Création d'Eve, le
Péché originel, l'Expulsion du paradis, et la Chute
des anges rebelles ; le volet gauche, les supplices de
l'enfer. Au Musée, n°563.
2. Triptyque dont chaque panneau représente une
scène où les démons tourmentent saint Antoine. Sur
le panneau du milieu, ils le forcent à quitter la table,
en venant s'asseoir alentour; sur l'aile droite, ils le
contraignent à franchir un pont, et l'enlèvent dans
les airs ; sur l'aile gauche, il troublent ses médita-
tions. Signé : Iheronimus Bosch. Au Musée, n^ 1198.
MUNICH
3. Un Saint Jean soutenant la Vierge, stupides
tous les deux, ayant bien plutôt l'air de caricatures
que de personnages sérieusement exécutés; dessin
où on lit cette étrange signature, dont l'orthographe
semble prouver la fausseté : Hieronimo Bosh f. Dans
la Pinacothèque.
ANVERS
4. Tentation de saint Antoine, signé : Iheronimus
Bosch. Au Musée, n** 41.
15
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SSe HISTOIRB DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Tableau perûum
1. La Création du monde.
2. Abigaïl apaisant la colère de David.
3. Salomon visité par la reine de Saba.
4. L'Adoration des Mages.
5. Le Siège de Béthulie , tableau où Ton Voyait
le meurtre d'Holopherne et la fuite de son armée.
6. Esther devant Assuérus.
Ces six tableaux décoraient autrefois l'église Saint-
Jean, à Bois-le-Duc.
7 à 14. Huit des seize tableaux que possédait
Philippe II furent détruits, en 1608, dans l'incendie
du palais nommé le Pardo : sept représentaient des
scènes diverses, où les diables tourmentaient saint
Antoine; le huitième était l'image d'un enfant mons-
trueux, qui, trois jours après sa naissance, paraissait
avoir sept ans (Argote de Molina : Libro de la Mon-
teria del rey Don Alonzo Fernandez, t. P', p. 174).
15. La Fuite en Egypte. Marie était assise sur un
âne, saint Joseph demandait son chemin à un paysan ;
on voyait dans le lointain un roc et une auberge.
Tableau décrit par Van Mander,
16. Le Baptême du Christ, signé Bos. Tableau
décrit par Van Mander.
17. Le Portement de croix. Tableau cité par Van
Mander et gravé par Jérôme Cock. Lambert Lom-
bard l'avait restauré.
18. Un Saint Moine disputant avec deshérétiques ;
tableau cité par Van Mander.
19. Une image de l'Enfer, que le cardinal Grimani
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HISTOIRE DE LA PBINTDRE FLAMANDE. S31
possédait en 1521. « La tela deïï Inferno cm la gran
diversità de mostri fa de mono de Jeronimo Bosch. ^
Anonyme de Morelli, p. 77.
20. Les Songes, tableau fantastique possédé par
le même cardinal. « La tela deUi Sogni fu de man dé
Vistesso. » Anonyme de Morelli, p. 77.
21 . Image allégorique de la Fortune, où Ton voyait
la baleine avalant le prophète Jonas. « La tela délia
Fortuna con el eeto che inghiotte Giona fu de man de
Vistesso. » Anonyme de Morelli, p. 77.
22. « Un moyen tableau de saint Antoine qui n'a
ôouverture ni feullet, qui est de Jéronimus Bosch,
et a esté donné à Madame par Jhoane, femme de
chambre de madame Lyonor. » Inventaire de Mar-
guerite d'Autriche.
23. « Un grand tableau de Jéronimus Bosch. »
Saisi chez Guillaume le Taciturne, à Bruxelles.
24. Adoration des mages, tableau saisi chez Jean
de Casembroot, à Bruxelles.
25. Tentation de saint Antoine. Autrefois chez
Rubens.
26 et 27. Têtes faisant des grimaces, demi-nature.
Autrefois chez Rubens.
28. Un banquet de|noces. Autrefois chez Rubens.
N. B. Un. certain nombre de tableaux, que j'in-
dique comme perdus, doivent se trouver dans les
collections d'amateurs : c'est pourquoi il était bon
d'en dresser le catalogue.
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SS2 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
CrpaTnre»
1. Le Jugement dernier, en forme de triptyque,
, morceau qui ne porte point le nom du graveur, mais
que Mariette croit de C. Cort.
2. La Résurrection des morts. Sans nom de gra-
veur.
3. Saint Martin dans un bac, entouré de boîteux
et d*infirmes , leur partage son manteau. Gravé par
Jérôme Cock.
4. Saint Christophe portant le Sauveur sur ses
épaules et harcelé par une foule de démons : dans le
haut de l'estampe et sur le glaive d'un diable se
trouve le monogramme suivant : A.
4. Le Vaisseau de perdition. Gravé par Pierre
Mirecynus en 1559. »
6. Les Songes. Au dessous, dix-huit vers hollan-
dais. Petrtis de Jode excudit.
7. Une multitude de monstres. Au dessous, quatre
vers hollandais. Jeron. Bosch inv. Aux quatre, vents.
8. La Cupidité universelle, morceau que nous
avons décrit. Gravé par Jérôme Cock.
9. Les Petits Poissons dévorés par les grands,
morceau que nous avons décrit. Gravé par Jérôme
Cock.
10. Un Immense Éléphant assiégé comme une for-
teresse. Gravure de J. Cock.
IL Un Éléphant chargé d'une tour et environné
de monstres. Gravé par J. Cock.
12. Ripaille flamande, morceau que nous avons
décrit. Gravé par J, Cock.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 235
13. Le Mardi-gras, mascarade composée d'hommes
et de femmes. Hieron. Bos inv. — Cornelis van
Tiexen exe.
14. La Famille des fous, sans nom de graveur.
L'inscription commence par ces mots : Soo d'oude
pypen... Pour enseigne : Aux quatre vents. "^
15. Les Amoureux, morceau comique, sans nom
de graveur.
16. Réunion de personnages grotesques. L'inscrip-
tion commence par ces mots : Al opde Jer. Boseh. inv.
17. Composition analogue. Dese Jeronymus Bosch
droller, etc.
18. Les Mangeurs de graisse et de saucisses. L'ins-
cription commence par ces mots : So vuyl sauSy etc.
Gravé par J. Cock.
19. Un aveugle en conduisant un autre. Gravé
par Pierre Mirecynus. Cock et Galle excud. •
20. Composition analogue, avec cette légende :
« Si un aveugle conduit un aveugle, tous deux cher-
ront en la fosse. » Jh. Bos inventor. — Joan. Galle
excud.
21. Alard du Hameel, contemporain de Jérôme
Bosch, qui habita quelque temps la même ville, a
exécuté d'après le maître hollandais huit estampes
devenues très rares. Bartsch en décrit six, Nagler
et Le Blanc y ajoutent un septième morceau, et
J. Renouvier un huitième. Une de ces estampes
figure le Jugement dernier; une autre, un jeune
homme ganté jusqu'au coude, portant un manteau
court et deux banderoUes flottantes, où on lit des
fragments de maximes amoureuses.
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CHAPITRE XXXI
DERNIÈRE PÉRIODE DE L'ÉCOLE BRUGEOtSE
Le fameux Erasme apprend l'art de peindre. — Tristes débuts du
grand homme dans la vie. — Tooehanteâ infortunes de son père
et de*sa mère. — - Destruction de ses tableaux. — Enghelbert de
lieyde. -— Il introduit ou popularise la peinture à Tbuile dans sa
ville natale. — Son étrange iïgure, — Pescription de sa ma-
nière. — 11 forme le talent de Luoaa de Lejde. — Que sont de-
venus ses tableaux? — Attributions. — La famille Enghelbert cul-
tivait la peinture depuis un siècle. — Décadence de Bruges. —
Résumé des caractères généraux de la première école flamande. —
Catalogue.
Dans le nombre des hommes qui ont tenu le pij^
ceau durant le quinzième siècle, il ne faut point
oublier l'ennemi de Luther, lamid'Holbein, Erasme.
Venu au monde pendant la nuit du 27 au 28 octobre
1465, il débuta sous de tristes auspices. Son père
Gérard, homme délicat et sensible, était de Gouda :
ayant fait la connaissance de Marguerite, fille d'un
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. %Z!i
médecin de Zevenbergen, il qonçut pour elle une vio-
lente passion. Elle lui témoigna un aussi ardent
amour, de sorte que, sans attendrele mariage, ils pro*
créèrent d'abord un enfant, que l'on appela Antoine.
l^nr verve ne diminuant points, Marguerite, au bout
de deux années, conçut de nouveau. Hélie, le père
de Gérard, s'inquiéta d'un si vif attachement et, pour
l'éloigner de sa maîtresse, voulut le contraindre à
embrasser l'état ecclésiastique : ses autres fils, qui
étaient tous mariés, lui prêtèrent l'appui de leur élo-?
quence. Mais Gérard, plein d'une tendresse profonde,
ne pouvait supporter l'idée d'une condition qui creu-
sait un abîme entre lui et Marguerite, qui l'empêche-
rait de l'épouser, comme c'était son vœu le plus ar^
dent. Sa famille dès lors le persécuta ; il prit consé-
quemment le parti de s'enfuir. En chemin, il écrivit
une lettre à son père et à ses frères, pour leur
annoncer qu'il ne les reverrait jamais.
Il avait reçu de l'éducation et en avait profité, mais
ne possédait aucune fortune; il se dirigea vers Rome,
dans l'espoir que sa belle écriture lui fournirait le
moyen d'y vivre à son aise : comme l'imprimerie ve-
nait seulement de débuter, qu'on vendait les livr^
fort cher, la calligraphie était encore une profession
lucrative. Grande fut d'abord l'anxiété du voyageur;
inais ses manuscrits se vendirent, il en fit un petit
commerce et insensiblement se tira d'affîtire. Sa seule
douleur était d'avoir quitté Marguerite, d'ignorer sa
situation depuis son départ.
La pauvre fille de son côté versa bien des larmes :
ÇQ grossesse, qu'elle aurait voulu cacher à tous les
yeux, devenait chaque jour plus visible. Elle alla
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236 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
donc secrètement à Rotterdam, pour échapper aux
médisances des petites villes. Ce fut là, dans la tris-
tesse et l'abandon, qu elle enfanta le célèbre Érasme.
Dès qu elle fut remise de ses couches, elle retourna
chez elle. La mère de Gérard, qui pleurait sans doute
son fils exilé, se chargea du fruit clandestin de ses
amours. Cependant sa famille commença des re-
cherches pour savoir ce qu'il était devenu, et apprit
qu'il habitait Rome. Ses frères lui écrivirent que
sa maîtresse était morte. Il eut la simplicité de
croire à cette fausse nouvelle et tomba dans le plus
amer chagrin. Ce qu'on n'avait pu obtenir de lui
par la persécution, il le fit alors de lui-même ; dé-
goûté des plaisirs trompeurs du monde, il se voua
au Dieu paternel qui console l'infortune. Ayant été
ordonné prêtre, il s'achemina vers son pays. Quels
furent sa surprise, sa joie, sa douleur et ses regrets,
quand il sut que la femme de son choix vivait en-
core! On dit qu'il respecta ses vœux, que son amour
sanctifié changea de caractère : uni à Marguerite
d'une aflection toute morale, ses désirs, ses projets,
ses espérances se concentrèrent sur ses fils; ils de-
vinrent aussi la principale occupation de leur mère.
Dès que le petit Erasme eut cinq ans, Gérard
l'envoya à l'école chez Pierre Winkel, directeur
d'une pension à Gouda. Il fut ensuite placé, comme
enfant de chœur, dans la cathédrale d'Utrecht et y
resta jusqu'à l'âge de neuf ans. On le mit enfin au
collège de Deventer, où Marguerite se fixa près de
lui, pour l'entourer de soins et le protéger contre les
maux dont sa faible organisation le menaçait. Ils
vécurent de la sorte plusieurs années, le fils étudiant
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 237
avec ardeur, la mère ne songeant qu'à son fils, at-
tendant l'heure de sa sortie des classes, joyeuse de
ses progrès, rassemblant autour de lui son espoir et
ses souvenirs.
Pendant qu'elle veillait sur cette chère santé, une
peste éclata dans la ville, et elle tomba elle-même
sous les redoutables coups dont elle préservait son
enfant. Le mal contagieux ayant infecté la maison,
Erasme dut la fuir : il revint à Gouda, près de son
père. L'ancien amour de Gérard ne s'était pas éteint
dans son cœur : la flamme contenue y répandait une
chaleur profonde et intime ; quand le ministre encore
plein d'une secrète aflfection apprit la mort de sa
maîtresse, une langueur générale le saisit et, au bout
de quelque temps, il expira lui-même de chagrin.
Il avait confié le sort de ses enfants à trois tu-
teurs; ceux-ci n'ayant pas plus d'honnêteté que la
grande masse des hommes , dissipèrent le bien de
leurs pupilles. Alors, sachant qu'il leur faudrait un
jour rendre compte, ils employèrent tous les arti-
fices pour les contraindre à se jeter dans un ordre
monastique : il échouèrent pendant longtemps, mais
Antoine finit par céder. Un ami d'Erasme, qui habi-
tait le couvent de Stein, près de Gouda, lui décrivit
son . genre d'existence comme le plus doux que l'on
pût choisir; il lui vanta la liberté dont on jouissait
dans la maison, l'accord fraternel qui régnait entre
les cénobites; enfin il lui montra la riche biblio-
thèque et lui dit que tout son temps serait consacré
à l'étude. Le pauvre jeune homme fut ébloui par
cette brillante perspective; la dernière promesse
le charma surtout. Dans un moment de défaillance,
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fiS8 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
à r&ge de vingt et un ans, il se laissa tonsurer. On
lui tint parole d'ailleurs; il accrut ses connaissances
et fit de grands travaux. Lorsqu'il avait une heure
de loisir, il prenait la palette et se délassait, en pei-
gnant, de ses recherches prolongées. Il exécuta de
la sorte un bon nombre de tableaux, entre autres un
Jésus que l'on mettait en croix : ce dernier ouvrage
était soigneusement gardé dans le cabinet du prieur.
Corneille Muscius, de Delft, et on lisait au dessous
l'inscription suivante: « Ne méprisez pas ce tableau;
il a été peint par Erasme, pendant qu'il était reli-*
gieux au monastère de Stein. » Plus tard , le cou-
vent fut détruit de fond en comble; les panneau^
du jeune solitaire périrent avec l'édifice (i). Un dea-^
sin qu'on voit dans la collection de l'archiduc Charles,
à Vienne, passe pour être de lui : cette esquisse
représente un moine debout, tenant de ses deu::^
mains un livre fermé {2). Personne n'ignore que l'au-
teur mourut à Bâle en 1536.
Le goût de la peinture se propageait dans toutes
les villes des Pays-Bas : c'était comme une aube
douce et lente qui les éclairait peu à peu; elle finit
par atteindre Leyde, cette future pépinière de glo-
rieux talents. On y vit d'abord naître un graveur,
nommé Enghelbert (3). Il existe encore de lui plu-
(i) Fie (TÊramâ, par De Borigni ; ->- Lebe» Eratmi van Rotterdam,
par Samuel Enight; — Leben des Eroêmua von Rotterdam, par Adolphe
Muller (Hambourg, 1822) ; — Dcfioamps.
(s) Rathgeber : Annalen der niederlandisehen malereù
(s) La véritable orthographe de ce nom est Engelbert ; noua met-
tons une h après le g pour indiquer le son dur de cette lettre dans
toutes les langues germaniqiie^.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANUE. S59
sieurs estampes, offrant pour signature un E gotlu-
que, datées de 1466, 1467, ou de quelque autre anné^
voisine. C'était un homme instruit, et Ton doit croire
que, suivant l'habitude de Tépoque, il maniait le pin-
ceau comme le burin.
Sa femme, en 1468 »# accoucha d'un fils que l'on
baptisa Corneille (i). Son père lui servit probable-
ment de maître : Leyde n'avait pas encore l'impor-
tance et la richesse qu'elle acquit plus tard, vers la
jQin du seizième siècle ; Tamour du beau attendait
pour s'y développer une occasion favorable. La pein-
ture à l'huile même y était peu connue. Le jeune
Enghelbert ftit sinon le premier qui employa la nou-
velle méthode, au moins un des premiers dont elle
rehaussa les couleurs. Au dessous de son portrait,
dans le recueil publié par Jérôme Cock et Lampso-
mus, on lit le quatrain suivant :
Sic inter prinu», ôl^o da aeipine Uni
Expresse in Batavos pingere qui didicit.
Miramur Toltos quos pinzit, chromata Ista.
Pictornm hune Lucas flos colit artiflcem.
« Il fut parmi les premiers, qui, en Hollande, su-
rent peindre avec l'huile extraite du lin. Admirons
les têtes qu'il a peintes et ses brillantes couleurs.
(i) Les vieux documents l'appellent Corneille Eogelbrechtsz. Ce
dernier mot se termine par une abbrénation et veut dire : fils d'En-
ghelbert (EngellfrephUt. pour Sngeibreehtszoon). Sous son portrait,
p^blié en 1570 daas la çoUfBctioii de Jérôme Cock et dç Lampsonius,
on lit ces mots :
O^roâlius Sngelbert. Leiden. Pictor.
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S40 HISTOIRE DE LA PEINTURE PUMANDE.
Lucas (de Lejde), la fleur des artistes, vénère en lui
son maître. »
Enghelbert avait la plus étrange figure que Ton
pût voir, un long nez protubérant, des yeux énormes,
une bouche de satyre aux lèires épaisses, une barbe
toufiue qui s'avançait en pointe et dépassait le bout
du nez, l'expression étrange d'un visionnaire. Il nous
apparaît sur son image coifiiS d'un béret, qui lui
rabat les cheveux, mal drapé dans un large man-
teau, avec un justaucorps garni de manches bouf-
fantes, que des crevés sillonnent près de l'épaule.
On dirait un personnage de fantaisie. Sa posture est
gauche et comique : le bras allongé, il tient maladroi-
tement à la main une banderoUe, où on lit cette ins-
cription : JEtaL 60. 1528.
Corneille dessinait bien, peignait d'une manière
facile et ingénieuse, soit avec le procédé flamand,
soit avec la gomme et l'eau d'œuf . Quoique son esprit
et sa main fussent rapides, ses ouvrages étaient
soignés; il savait surtout exprimer les passions et
ornait habilement ses tableaux. Il avait deux fils qui
étudiaient sous ses yeux; Lucas de Leyde, se trou-
vant orphelin de bonne heure, prit également ses
leçons. Il s'attacha au plus âgé des deux frères, le-
quel aimait à peindre sur vitraux ; comme ils ne se
quittaient point et cherchaient ensemble la route
spéciale que tout homme de mérite doit trouver, il
contracta le même goût ; par la suite, il devint fort
habile dans ce genre de travail. En 1533, Corneille
Enghelbert mourut à Leyde , âgé de soixante-cinq
ans. Ses joies, ses douleurs, ses espérances et ses
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. U\
regrets n'ont pas laissé des traces plus profondes.
Que n'a-t-on pas dit sur la misère de l'homme, sur la
rapidité de ses jours, sur l'inconstance du bonheur
et de la gloire? Ces tristes pensées reviennent pour-
tant sans cesse à l'esprit : voilà un artiste doué d'un
grand talent, qui a aimé, haï, rêvé, souflfert, adoré
comme nous la nature^ et cinq ou six lignes sont
tout ce qui reste de sa biographie! Son tombeau
n'existe plus , sa famille est détruite , son souvenir
oublié ; ses ouvrages même ont péri, et la poussière
qui le composait dort peut-être au fond d'un canal,
dans la vase immonde où rampent mille insectes !
Il se peut que le temps ait épargné quelques-uns
de ses tableaux, mais on n'en connaît pas un seul
avec certitude. L'un d'eux ornait autrefois l'église du
monastère de Mariën-poel, près de Leyde. Ayant
une grande estime pour cette peinture, désirant la
conserver, aussi bien que là mémoire de leur compa-
triote, les échevins la firent prendre et mettre à
l'hôtel de ville ; elle y était à l'époque de Karel van
Mander, mais placée trop haut pour qu'on pût en
apprécier la délicatesse et le style. On y voit encore
de nos jours un retable qui concorde avec la descrip-
tion du vieil auteur. Le milieu représente le Messie
entre les deux larrons; des figures nombreuses les
environnent; Madeleine s'agenouille en pleurs au
pied de la croix; plus loin, la Vierge, accablée de
désespoir, est soutenue et consolée par un groupe
de femmes. L'aile gauche a pour sujet le sacrifice
d'Abraham, le serpent d'airain occupe l'aile droite.
Au dessous , une prédelle ou panneau longitudinal
oflEre aux yeux Adam couché, dont le corps donne
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242 HISTOIRE DE LA PEUTTURE FLAMANDE.
naissance à l'arbre de la nouvelle yie ; un chanoine
et une abbesse sont agenouillés auprès et dominés
par le saint évéque Thomas ; en face d'eux se trou-
vent cinq nonnes que protège Tadversaire de Pelage.
Sur le dehors des volets un disciple a barbouillé la
Flagellation et le Couronnement d'épines.
Si ce retable était l'œuvre primitive d'Enghelbert,
il ne donnerait pas une brillante idée de l'auteur.
Les contours sont durs et raides, les mouvements
peu naturels et anguleux. Quoiqu'ils n'aient point une
maigreur choquante, les nus laissent beaucoup à
désirer. Quelques têtes seulement flattent les yeux,
celle du chanoine, par exemple : elle est d'une expres-
sion douce et d'un grand fini. Les draperies attestent
de la négligence ; il y a dans le paysage des fautes
contre les lois de la perspective, et le bleu grisâtre
des lointains produit un mauvais effet. Les couleurs
sont vives, mais sans harmonie, les ombres solide-
ment accusées (i). Reste à savoir si ce triptyque est
vraiment un original , et en second lieu s'il n'a pas
été presque entièrement repeint, comme tant de vieux
tableaux. Un travail d'une si pauvre apparence n'ex-
pliquerait guère la célébrité de l'auteur.
Près de ce retable s'en trouvait jadis un autre, qui
venait aussi du monastère de Mariën-poel : on voyait
au milieu la Descente de croix et alentour, dans six
médaillons, six douleurs de la Vierge. Les donateurs
à genoux, très habilement, très délicatement exé-
cutés, priaient sur les vantaux. L'hôtel de ville pos-
sédait encore du même artiste une grande toile, où
(i) Schnaase : Niederlandmke Brie/e, pag. 66 et 67.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 243
il avait peint à la détrempe une Adoration des mages ;
Tordonnance et les draperies en étaient fort belles ;
le style montrait combien Lucas de Leyde avait
étudié la manière de son maître. Ces morceaux ont
depuis longtemps disparu.
La production la plus importante de Corneille,
celle que Van Mander nomme son chef-d'œuvre, est
de même anéantie. Elle décorait primitivement le
tombeau du sire de Lokhorst , dans l'église Saint-
Pierre, à Leyde. Elle fut ensuite transportée dans
la demeure de cette famille, puis à Utrecht, chez un
nommé Van den Bogaert, qui avait épousé une fille
du défunt. Le sujet en était emprunté à l'Apoca-
lypse : l'agneau mystique ouvrait devant le trône de
Dieu le livre fermé de sept sceaux. Tous les habi-
tants du ciel l'environnaient, et parmi eux on trou-
vait de charmantes figures, des corps gracieux, dont
on ne pouvait que louer les attitudes. Une foule
d'actions diverses animaient ce tableau. En bas, on
voyait beaucoup de personnes en prières et, et au
dessous d'elles, les portraits des donateurs. Le mor-
ceau fut admiré des peintres, aussi longtemps qu'il
exista (i).
Un ouvrage supposé d'Enghelbert décore la ga-
lerie de Vienne. Il a la forme d'un triptyque et re-
présente la Vierge assise sur un trône , tenant son
fils sur ses genoux : celui-ci prend des cerises qu'un
ange lui ofire dans une assiette. Près de Marie, on
aperçoit saint Joseph occupé à lire. Les images des
donateurs occupent les ailes. « Quant à l'authenticité
(i) Karel van Mander,
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244 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
de cette production, dit Betty Paoli, je ne suis pas
en mesure de la discuter. Je puis dire seulement que
c'est un excellent travail de l'ancienne école hollan-
daise, dominée par le génie des Van Eyck, mais
poussant le réalisme plus loin que les deux frères.
N'était l'ange qui figure sur le tableau, on pourrait
y voir l'image du bonheur domestique, dans une fa-
mille de gens simples et affectueux, tant la mise en
scène est dépourvue de toute prétention. La piété des
personnages, leur physionomie sincère, l'action in-
time qui les occupe, éveillent sur le champ la sympa-
thie. Ce que le peintre était capable de faire, comme
portraitiste, on le voit sur les deux ailes, où parais-
sent vivre encore les donateurs. Le paysage est com-
plètement traité à la manière des Van Eyck; cette
riche campagne , une foule de motifs architectoni-
ques et d'autres décorations donnent à l'œuvre un
air de fête, une expression de gaîté. Dans le coloris
domine ce ton vigoureux et sombre , qui , de bonne
heure, distingua les Hollandais de leurs voisins les
Flamands (i). » .
La description du style de Corneille, que fait Van
Mander, nous a donné lieu de lui attribuer la scène
dramatique possédée autrefois par M. Quédeville, où
le Sauveur expire sur la croix, entouré de person-
nages profondément émus (2). C'est bien un travail à
la fois rapide et soigné, d'un agencement très habile,
dans lequel la passion agite les acteurs comme une
tourmente. Mais une induction pareille ne forme
(1) Wien's Gemalde Qallerien, pag. 118 et 119.
(2) Voyez ci-dessus pag. 183.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 246
point une base assez solide pour asseoir une opinion
définitive. Ce tableau, d'ailleurs, dépasse la somme
de mérite que Ion est en droit de supposer au maître
obscur d'un artiste fameux, Lucas de Leyde lui-
même n'ayant exécuté nulle œuvre comparable.
Un morceau qui pourrait, avec plus de raison, être
classé parmi lés peintures d'Enghelbert, se trouve
chez M. Ambroise Firmin Didot. C'est un triptyque
agencé d une manière insolite. Le drame commence
à l'aile gauche, où l'on voit le Rédempteur au gibet,
sans ses compagnons d'infortune, car les deux autres
suppliciés n'auraient pu tenir sur l'étroit panneau. Il
vient de mourir : sa figure osseuse et triste est
pleine de caractère. Les témoins habituels de son
martyre l'environnent. La Juive déifiée perd connais*-
sance et tombe dans les bras du disciple bien-aimé,
en écartant les mains comme une personne qui
cherche un appui, avec un geste fort bien rendu.
Madeleine, vive et charmante jeune fille, à l'œil
noir, au nez légèrement retroussé, lève les siennes
vers le Galiléen, dans une attitude expressive.
Le panneau du milieu nous montre le Sauveur
descendu de croix. Les personnages forment un
groupe très bien composé, dont l'émotion anime la
scène. Là encore la pécheresse convertie semble
traitée avec prédilection.
L'aile droite a pour sujet le Christ montant vers le
ciel, après avoir triomphé de la mort et soulevé la
pierre de son tombeau. Par une singulière préoccu-
pation, l'artiste a représenté l'effet du vent, qui
pousse sa chevelure de droite à gauche. Évidemment
les gardes sont peints d'après nature : deux d'entre
T. IV. 16
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246 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
eux sont môme d'excellents portraits, et les attitudes
ne le cèdent pas, comme vérité, au dessin des têtes.
Nulle part, d'ailleurs, la délicatesse du pinceau ne se
révèle d'une manière plus heureuse. Les connaisseurs
admireront la facture des pieds et des mains.
Les cuirasses à l'antique des légionnaires, les san-
dales toutes primitives de l'un d'eux, attachées avec
de faibles cordons noirs, trahissent un premier effort
pour atteindre à la vérité du costume et observer le
principe de la couleur locale. Cet indice annonce le
début de la Renaissance, prouve que le retable a été
dessinél vers 1520 ou 1525. Les chaussures des au-
tres personnages lui assignent la môme date : elles
sont toutes à bouts ronds, et sur le panneau du mi-
lieu on voit des bottes en cuir fauve, à taillades et à
crevés, qui ont un sens chronologique plus positif
encore. Ces annotations involontaires correspondent
justement à l'époque où vivait Enghelbert.
La couleur, en général, est fine, douce à l'œil et,
quoique brillante, plutôt harmonieuse que splendide.
Les draperies, où l'étoflfe n'a pas été assez ménagée,
se brisent, papillotent, comme dans les tableaux de
Jean van Eyck et de Rogier van der Weyden. La ré-
forme inaugurée par Memlinc n'avait pas encore pé-
nétré à Leyde.
Sur les trois panneaux, des nuages assez bien
faits traversent le ciel, mais la perspective manque
dans le paysage.
L'extérieur des volets offre, comme l'intérieur
du triptyque, une disposition assez singulière. Le
donateur y est présenté à sainte Madeleine par
sainte Catherine d'Alexandrie. Ce qui n'est pas moins
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. m
remarquable, c'est Thabillement et la physionomie
du personnage. Dans tous les retables dont nous
avons parlé jusqu'à présent, le payeur de l'œuvre
porte le costume somptueux d'un homme riche.
Celui-ci paraît être un artisan, et la simplicité de sa
mise n'annonce pas la fortune, ni même une grande
aisance : il est vêtu des étoffes les plus communes,
sans broderies, sans fourrures, et devant lui se trouve
déposé son chapeau en feutre hérissé. Les bourgeois-
prospères» au seizième siècle, enveloppaient mieux
leur personne. L'individu, en outre, a un type vul-
gaire, une expression humble et peu intelligente,
qui dénotent aussi l'homme de métier, vivant du tra-
vail de ses mains. C'est une raison de plus pour
croire l'œuvre exécutée en HoUande,^ alors moins^
riche, moins adonnée au luxe que les provinces mé-
ridionales des Pays-Bas.
Si nous employons des formes dubitatives pour
beaucoup de vieux tableaux, quand il s'agit de maî-
tres sur lesquels on ne possède pas assez de rensei-
gnements, les rédacteurs du catalogue d'Anvers
n'éprouvent pas les mêmes inquiétudes. Ils ont attri-
bué à Corneille Enghelbert deux panneaux historiés
sur chaque face, quatre images vulgaires, brossées
par un badigeonneur, sans motifs quelconques pour
guider leur jugement. C'est de la haute fantaisie.
La nomenclature des vieux peintres flamands, que
M. Delbecq avait dressée d'après Lucas de Heere,
en y ajoutant des dates invraisemblables, nous ap-
prend que Corneille eut un fils nommé Pierre, qui
vint au monde en 1493, et embrassa la profession
paternelle. C'est tout ce que nous savons de lui. Mais
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té» HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
si on parcourt la liste, on voit que sa famille cultivait
depuis longtemps la peinture. On trouve d'abord un
Ënghelbert, né en 1384, un second peintre du même
nom et fils du précédent, né en 1412, puis Hugo, né
en 1437, Corneille qui vit le jour deux ans plus tard
et eut pour fils Enghelbert le graveur, père de notre
coloriste. Cette famille avait donc produit six artistes
jugés dignes de mémoire par le peintre-poète Lucas
de Heere.
Pendant que la méthode brugeoise se répandait au
loin, faisait partout des prosélytes, la ville de Bruges
perdait chaque jour de la prospérité qui la rendait si
brillante. Le bonheur donne de l'orgueil, et l'orgueil
de Toutrecuidance. C'est un peu l'histoire des com-
munes flamandes : leur richesse les enivrait, leur pré-
somptionfranchissait toutes les bornes, et, ne croyant
plus que rien leur fût impossible, elles se lançaient
dans de téméraires entreprises. Au quatorzième •
siècle, la grande époque héroïque de la bourgeoisie
européenne, ces plans hardis, ces courageux efforts
étaient complètement justifiés. Ils pouvaient aboutir
à un nouvel ordre de choses, à la fondation d'une
république fédérative, commerçante et industrielle.
Mais une fois ces espérances déjouées, une fois les
villes soumises par l'intelligente et implacable maison
de Bourgogne, à quoi servaient les mutineries des com-
munes, leurs séditions irréfléchies, improvisées, qui
ressemblent plutôt à des accès de mauvaise hameur
qu'à des tentatives sérieuses, poursuivant un but poli-
tique et ayant quelque chance de l'atteindre? Philippe
le Bon répétait souvent qu'il fallait leur courber la
tête sous le joug du malheur, qu'elles avaient besoin
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HISTOIRE DE U PEINTURE FLAMANDE. 249
d'être gouvernées par ce maître impitoyable. Lea
révoltes, les émeutes perpétuelles de Bruges trou-^
blaientle commerce et eflfrayaient les marchands. lia
n'attendaient qu'une occasion pour se transporter
ailleurs : le soulèvement de 1488 finit de les décider.
On avait alors vu les Brugeois retenir TarchiduQ
Maximilien dans une maison construite sur la place
du marché, place qu'ils avaient préalablement garnie
de palissades; au milieu de l'enceinte, on apporta
des instruments de torture, on dressa un échafaud.
Une espèce de tribunal s'y établit pour juger les par-
tisans du prince ; on leur donnait ensuite la question,
et. le bourreau les mettait à mort. Aucun détail de
ces affîreudes scènes n'échappait aux regards de leur
seigneur, dont la fenêtre était tournée vers la place.
Quand il fut libre, après trois mois de captivité, il
dépouilla les séditieux de leurs privilèges commer-r
eiaux, Anvers plus tranquille et plus soumise se dé'-
veloppait alors rapidement : la commune brugeoise,
poussée par cette jalousie qui forme un des carac*
tores de la nation, avait en 1483 défendu aux mar-
chands de s'y rendre. Maximilien lui conféra tousf
les avantages que perdait sa rivale. Plusieurs négo^
cîants vinrent s'y fixer. En 1511, les Portuga.is sui-
virent cet exemple et déterminèrent la ruine de
Bruges : c'était la nation la plus riche, la plus active,
parmi celles qui trafiquaient dans les Pays-Bas. Elle
avait aux Indes de puissants comptoirs et en Europe
le monopole des produits orientaux. Des flottes de
vingt, de vingt-cinq navires quittaient le port de
Lisbonne pour celui de l'Écluse. Les compatriotes
de Gama entraînèrent les Italiens, puis les mar-
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^50 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
chands des villes hanséatiques (i). Bruges tomba
peu à peu dans un langueur dont elle n est jamais
sortie, dont, elle ne sortira probablement jamais. Le
silence habite ses rues désertes, la pauvreté fris-
sonne et jeûne sous le toit de ses maisons gothiques.
Plus d'étrangers, plus de fêtes, plus d'ivresse : dès
que la nuit tombe, vous diriez une ville morte. For-
midable expiation d'une arrogance depuis longtemps
dissipée!
Les beaux-arts, cette image de la vie réelle, pâli-
rent comme la fortune de la cité. L'école de Bruges
alla dépérissant : deux ou trois hommes rappelèrent
sa gloire antérieure pendant le seizième siècle ;
ils demeurèrent fidèles au style des Van Eyck et en
prolongèrent l'existence jusqu'à l'avènement de Ru-
bens. Mais ils ne marchèrent pas en première ligne
dans le chœur triomphal des peintres néerlandais.
L'Italie rayonnait alors d'une vive splendeur, qui
éblouissait tous les yeux ; de nouvelles tendances se
produisaient au jour, le foyer du beau se déplaça.
Mainte ville emprunta un peu de flamme à l'école bru-
geoise pour allumer, pour échauffer son âtre encore
ténébreux; l'inspiration et le génie se dispersèrent.
Mais on ne put s'affranchir, comme on le voulait, de
la domination des Van Eyck; leur pensée profonde
avait si bien plongé dans les lois intimes de l'art
septentrional, qu'on lutta au moins cent années
contre eux avant d'échapper à leur manière. Le sèi-
(i) Beaucourt de Noortvelde : OeschiedenU van den Bmçsehe»
Koophandel. — Meyer : Annales Flandria, — Altmeyer : des Causes
de la décadenee du comptoir hanxéntique de Bruges,
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLABIANDE. 251
zième siècle entier fut rempli par ce combat; Kn-
fluence des Italiens et celle des traditions locales se
balancèrent mutuellement : le soleil du Midi et les
brillantes lunes du Nord semblaient éclairer à la fois
les tableaux. Hors du pays, en Allemagne, lempire
des Van Eyck ne fut point ébranlé : tous les artistes
reconnurent leur suprématie jusqu'à la guerre de
Trente ans; Frédéric Herlin, Israël de Meckenen,
Martin Schœn, Wohlgemuth, Albert Durer, Lucas
Cranach, Altdorfer, Holbein lui-même sont les vas-
saux intellectuels de nos deux grands peintres. Ils
firent encore des miracles après leur mort ; on peut
dire que leur âme vivait dans leurs productions ma-
giques, enchaînée par une espèce de talisman, et
quiconque se mettait en relation avec elle était sûr
d'être sauvé.
Quoique nous ayons souvent employé le terme
d'école brugeoise pour éviter les périphrases et parce
que l'expression est depuis longtemps consacrée, en
terminant cette longue étude, nous devons restituer
à chaque ville des Pays-Bas sa part proportionnelle
dans le grand travail qui a tiré du chaos la peinture
flamande. Liège, Ypres, Bruxelles, Tournay, Gand,
Louvain, Harlem, Douai, Valenciennes y ont presque
autant contribué que la métropole commerciale de la
Belgique. Ce ne fut point une élaboration particu-
lière, une végétation locale, circonscrite au sol d'une
province, mais une création nationale, où le génie
du peuple néerlandais entra en floraison pour la pre-
mière fois. La chute de Bruges, néanmoins, entraîna
celle du vieux style.
Jetons maintenant un regard d'ensemble sur cette
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952 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
magnifique époque, et résumons les principaux ca-
ractères de ses œuvres.
Les amateurs, les critiques môme, qui ne sont pas
habitués aux tableaux de l'école fondée par les Van
Eyck, les considèrent avec plus d'étonnement que de
plaisir. Leur aspect diflFère trop de celui qu'offrent
les toiles modernes. A ces juges prévenus, les con-
tours semblent durs, les mouvements raides, le tra-
vail minutieux : dans la naïveté de l'expression, dans
le calme des têtes; dans la surface luisante, émaillée
de la couleur, ils voient autant de défauts. Ceux qui
ont beaucoup étudié les peintres flamands du quin-
zième siècle sont tentés, au contraire, de préférer
leur méthode. Si, par inexpérience, elle demeure, à
certains égards, au dessous de la nature, elle en
trace sous d'autres rapports une image plus fidèle.
Sur les peintures de Bruges on n'admire pas sans
doute ces grands airs de tête, ces poses hardies,
ces gestes libres et vivants, qui font honneur aux
écoles modernes. On y regrette parfois la souplesse
des lignes, la largeur de la touche, la délicatesse
des transitions, la moelleuse harmonie de l'ensem-
ble. Mais combien d'avantages précieux rachètent
ces juvéniles imperfections! La manière, moins sa-
vante, est plus dépouillée d'artifices. Le talent de
l'observation, la justesse de l'exécution y dominent.
Les portraits, par exemple, n'ont point ces attitudes
flores ou gracieuses que Van Dyck, Lély, Vélasquez
et Titien donnaient à leurs modèles en copiant :
rinvention de l'homme s'y fait moins sentir. On y
remarque d'autant plus les caractères de la vérité.
Les poses nous retracent le maintien même qu'avaient
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HISTOIRE DE U PEINTURE FUNANDE. 285
les personnages, leur port habituel, leurs gestes
favoris. C'est le prince, le bourgeois, le moine, le
oheyalier, la gentille dame, la fille du marchand,
tels qu'on les voyait au quinzième siècle. Les moin-i
dres particularités de leur figure sont rendues avec
^n soin prodigieux et un bonheur extrême. Il semble
qu on les a connus ou qu'on fait leur connaissance.
Ne va-t'On point leur parler, s'asseoir à table près
d'ei:uc, écouter ladoùçe légende de leur vie tranquille,
l'éloge de Philippe le Bon, ou le dernier épisode de
la chronique locale? La patiente exécution de leur
chevelure, de leur barbe, de leur costume, des meu^
l>le$, des draperies, des autres accessoires leur com^
munique un air surprenant de réalité. Le même
ei^ractère distingue les personnages fictifs des scènes
i^eligieuses. Ils sont vivants, quoique imaginaires, et
l'on pourrait presque leur attribuer une position
sociale, d'après leur physionomie ou l'attitude de
leur corps.
Un mérite analogue signale la reproduction des
objets inanimés. Cette chambre avec ses volets garnis
de clous, avec ses vitres nombreuses aux châssis de
métai^ ses bancs le long des murs, ses coussins
TQUges sur les bancs, les poutrelles peintes du pla->
fond, 1^ lit protégé par ses courtines, le dressoir, les
plats, les aiguière, et que sais-je encore? ne vous
semble-t-il pas que vous y entrez, comme un fidèle
sujet des ducs de Bourgogne, que vous allez prendre
pUtce dans ce fimde^teuih regarder par cette fenêtre
Oiitverte, feuilleter ce livre à miniatures que porte un
pupitre sculpté? Les monuments pieux sont si exao-^
teaaent figurés, que pas une moulure n'y manque, pas
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254 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
un dessin de vitrail, pas un rayon de lumière, pas
un effet de perspective ou de pénombre. Un peu plus,
et on croirait y marcher, on croirait entendre le
bruit de ses pas sur les daUes et leur écho sous les
voûtes du monument désert. Allons, curieux, arrête-
toi : ton indiscrétion va troubler cette jeune fille en
prière, là-bas, dans une chapelle écartée, devant la
statue de la Vierge ou devant une sainte qui lui ap-
paraît. Les bois, les prés, les ruisseaux, les jardins,
les éminences incultes , les vallées fertiles ont le
même charme de vérité : l'eau coule entre les bords
des rivières, les fontaines jaillissent, une ombre so-
lennelle dort sous les rameaux des pins, le gazon
pousse, des fleurs en brodent le vert tapis, une
bleuâtre fumée couronne les chaumières; on dirait
qu'un parfum s exhale des moissons, des fermes,
des enclos, des pâturages, des étangs immobiles et
des forêts silencieuses.
La poésie, on le devine, n'est point absente de ce
monde reproduit par le pinceau. L'homme qui croit
imaginer mieux que la nature se trompe presque tou-
jours. Elle possède d'inépuisables ressources, elle in-
vente des combinaisons sans fin. La vie renferme en
elle-même un prestige qui manque le plus souvent
aux créations de l'esprit, aux chimères de la pensée.
Mieux vaudrait, en général, copier le modèle vivant,
mais le copier avec soin, avec finesse et intelligence.
C'est ce qu'a fait l'école de Bruges : elle a transporté
sur ses panneaux la forme originale, les traits nette-
ment accusés, les nuances infinies que la nature em-
ploie pour caractériser ses productions; elle a su
rendre les types variés de l'espèce humaine, les
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 255
aspects les plus frappants de l'univers. Sans doute
elle ne choisît pas toujours bien les modèles de ses
personnages ; venue au monde chez une race pro-
saïque ou, pour mieux dire, chez un peuple qui unit
un sentiment très vif de la réalité à une imagination
puissante, elle subissait Imfluence de. son origine,
elle devait infailliblement présenter un côté vulgaire.
Mais souvent aussi elle monte plus haut qu'elle
n'en avait l'intention : dans ses efforts pour atteindre
la vérité, eUe la dépasse et conquiert la beauté.
Par lui-même, d'ailleurs, le génie pittoresque eût
amené ce résultat. Quand un homme de talent manie
le pinceau, il produit sans le vouloir des effets heu-
reux, trouve d'agréables combinaisons, étonne,
charme, intéresse. Parmi les couleurs, les peintres
primitifs des Pays-Bas choisissaient les plus at-
trayantes; parmi les étoffes, les plus somptueuses,
les plus riches, les plus douces à l'œil; parmi les
rayons, les plus chauds, les plus suaves, les plus
dorés ; parmi les productions de la nature et les oeu-
vres de l'industrie, celles que distinguent des qua-
lités supérieures. Le monde que nous ouvrent les
anciens artistes flamands n'est pas, tant s'en faut, un
monde trivial et grossier ; le peintre l'a modifié vo-
lontairement et à son insu ; il en a fait, dans une
certaine mesure, un domaine poétique, où l'idéal a
touché les objets de sa baguette d'or, pour leur com-
muniquer un prestige insolite.
Dans les tableaux de l'école brugeoise règne d'ail-
teurs un charme intellectuel et moral, qui lui appar-
tient en propre. Les sentiments les plus doux, les
idées les plus pacifiques, les impressions les plus
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iS» HISTOIRE DE LA PEINTURE FIAMANDE.
oalmes, les tendances les plus pures sont la sourea
toujours diaphane où elle puise. Les mauvais pen^
ebants, l'égoïsme, Tenvie, la haine, la cruauté, Tam*
bition, Tavarice, le libertinage semblent ne point
cpdster pour elle. La tendresse, la bienveillance, la
9iodération, la pitié, le recueillement, toutes leqf
affections et toutes les vertus forment son invariable
cortège. Elle en saisit, elle en retrace les moindres
Buances. On dirait une troupe de vierges chrér
tiennes qui, des fleurs sur le front et des fleurs dans
les mains, passent devant xk>s yeux, comme les saintes
de Y Agneau mystique. Une aimable naïveté ajoute à
la grâce de leur physionomie. Le peintre et ses per-
sonnages ont la fraîcheur juvénile de l'adolescence;
nulle prétention, nulle dissimulation ; rien n'altère la
simplicité de leur cœur. Aussi l'artiste ne pouvait-il
exprimer les passions farouches et sanguinaires : il
donnait aux tyrans, aux persécuteurs, aux bour-
reaux, des figures tranquilles, charitables, ingénues,
qui contrastent de la manière la plus décidée avec
leur rôle. Comme leurs mauvaises actions les emi-
barrassent! Quelle honte ils jen éprouvent! Ciomme
ils aimeraient bien mieux qu'on leur eût assigné une
autre tâche! Ils ont beau faire, ils ne peuvent être
méchants, et s'ils n'employaient tous leurs efforts à
ae contraindre, ils verseraient des. larmes sur les
maux de leurs victimes. La nature extérieure a le
même caractère inoffensif, la même tranquillité, la
même bonhomie, pour ainsi dire. Jamais un nuage
ne ternit le ciel dans les tabeaux flamands du quin<r
ïième siècle^ jamais une feuille ne manque aux ar^
bres, jamais, sauf de très rares exceptions, une
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. «57
tempête ne trouble l'air, jamais un flocon de neigé
ft'attriste la campagne. Sous ces froides latitudes où
tourbillonnent les vents du nord, l'école de Bruges à
supprimé l'hiver.
Ses tableaux font donc éprouver au spectateur
une action calme et douce, comme celle de la nature
pendant les beaux jours. Devant ces figures sereines,
devant ces lumineuses perspectives et cet azur sans
tache, devant ces intérieurs qui portent à la rê-
verie et ces paisibles scènes, on oublie le mal, les
inimitiés, la colère, la perfidie, l'orgueil, le men-
songe, la débauche, les sentiments odieux et les
passions funestes. On vit quelque temps par l'imagi-
nation dans un poétique univers, où l'on aimerait à
vivre en réalité, si le sort ne nous avait exclus d'un
pareil Éden. Les vieux artistes des Pays-Bas, qui
nous le font entrevoir, qui nous bercent de gracieu**
ses chimères, donnent ainsi une preuve de force, en
même temps que de noblesse morale, de goût et de
pureté. Le génie seul peut créer un monde à son
image, nous envelopper d'illusions. La première
école flamande possède un patrimoine que nulle au-
tre ne lui dispute, qu'elle parcourt en tressant des
fleurs, comme une jeune fille aux yeux caressants,
timides et inspirés.
Mais d'où peuvent lui être venus le sentiment naïf,
l'aimable douceur, la foi dans le bien, l'ignorance du
mal, l'éternelle paix qui se sont réfléchis du cœur de
l'artiste dans ses ouvrages? Le quinzième siècle n'a
pas joui d'un grand repos : il fut troublé par des
schismes, des rivalités et des guerres, qui le cèdent
pôu aux violentes agitations du seizième. La lutte
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258 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
mortelle entre la maison de Bourgogne et la maison
de France, les terribles combats des Hussites, où
périrent cinq cent mille hommes, les sanglants dé-
mêlés des Suisses avec Charles le Téméraire, avec
les Habsbourgs et les chevaliers déprédateurs em-
busqués sur les rocs des Alpes, donnent une idée du
reste, exhalent une odeur de carnage très peu favo-
rable aux émotions douces et intimes. Il s'en fallait
bien que les mœurs fussent irréprochables, les carac-
tères dociles et humbles, la dévotion intelligente et
affectueuse. L'histoire contemporaine n'offire donc
pas les éléments que les Van Eyck et leur école ont
mis en œuvre. Ces flots limpides coulaient vers eux
d'une autre source. On ne peut méconnaître dans
leurs tableaux une poétique interprétation de l'Évan-
gile, auquel les faibles et les petits restaient fidèles,
pendant que la noblesse et le clergé suivaient une
autre morale, préféraient des maximes plus mondai-
nes. Les conceptions mystiques et rêveuses de Jean
van Ruysbroeck, des Frères de la vie commune, le
doux esprit de Y Imitation^ née à cette époque, les
éclairent aussi d'un charmant reflet. Associés par
l'opinion et la coutume aux gens de métier, les artis-
tes n'avaient pas conçu les idées ambitieuses, le goût
du luxe et des plaisirs, l'admiration outrée d'eux-
mêmes, qui leur ont donné depuis lors les vices des
classes opulentes. Ils travaillaient pour gagner leur
pain, pour nourrir leur famille, pour occuper leur
intelligence de la manière la plus conforme à sa na-
ture. Ils avaient embrassé une profession, et ils la
cultivaient sans jactance, se rendant à peine compte
de leur enthousiasme, de leurs joies spirituelles.
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HISTOIRE DE LA 'Ï>EINTURE FLAMANDE. S59
d'autant plus vives qu'elles étaient plus pures. L'in-
fériorité sociale, où les maintenait la distinction des
rangs, leur inspirait de la modestie, du calme, de la
résignation, éloignait d'eux toutes ces pensées in-
quiètes et moroses, qui affaiblissent le talent comme
elles troublent la vie. A quelque chose malheur est
bon, dit le proverbe. C'est ainsi que, même en fré-
quentant la cour, ils ont pu s'isoler au milieu de leur
époque, ne subir aucune influence mauvaise et s'en-
tourer d'une lumineuse atmosphère. On eût dit des
anges du Seigneur marchant dans les ténèbres. La
force même de leur génie les préservait, à la ma-
nière des talismans, et leur œuvre nous apparaît
comme un songe gracieux, comme une échappée de
vue dans les bocages d'un jardin enchanté.
Œuvre» de dTErasme
L Le Sauveur sur la croix, tableau perdu.
2. Attribution : un Moine debout, tenant de ses
deux mains un livre fermé. Dans la collection de
l'archiduc Charles, à Vienne. Raccolta di disegni :
Scuola fiaminga, t. L
Œuvre» de Corneille Enfi^helbert
L Retable dont le milieu représente le Messie
entre les deux larrons; l'aile gauche, le Sacrifice
d'Abraham; l'aile droite, le Serpent d'airain. Au
dessous une prédelle ou panneau longitudinal offre
aux yeux Adam couché , dont le corps donne nais-
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360 HISTOIRE DE U PEINTURE FLAMANDE.
sance à l'arbre de la nouvelle vie ou arbre de Jesséi
A Leyde, dans l'hôtel de ville. Ou le triptyque a ét^
repeint, ou ce n'est pas un original.
2. Marie avec son fils , auquel un ange offre des
cerises. Dans la galerie impériale de Vienne. Attri-»
bution. Ce tableau porte pour monogramme tms
croix réunies.
3. Le Sauveur sur la croix, tableau que possédait
jadis M. Quédeville. Attribution. J'ignore ce que
cette œuvre excellente est détenue.
4. Triptyque dont l'aile gauche représente le San*
veur sur la croix , le panneau central le Christ des^
cendu de l'instrument funèbre, l'aile droite la Résur*
rection. A Paris, ches M. Ambroise Firmin Didot.
Attribution.
5. La Descente de croix, autour de laquelle six
médaillons représentaient six douleurs de la Vierge.
Tableau perdu. Autrefois à Leyde , dans l'hôtel de
ville.
6. L'Adoration des Mages, tableau peint à la
détrempe, qui ornait autrefois l'hôtel de ville, à
Leyde.
7. Le Sauveur descendu de croix, fausse attribu-
tion. Dans la chapelle Saint-Maurice, à Nuremberg.
Le tableau est de Thierry Bouts le fils.
8. L'Agneau mystique ouvrant le livre fermé de
sept sceaux, devant le trône de Dieu. Tableau perdu,
qui ornait autrefois l'église Saint-Pierre, à Leyde.
9» Le Sauveur mis en croix , tableau insignifiant^
attribution toute gratuite. Dans la galerie de Munich,
n«91.
10. Jésus sur la croix; prés de lui on voit lias <
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 261
témoins ordinaires de sa mort et les donateurs age-
nouillés. Dans l'Académie des beaux-arts, à Venise.
Attribution sans motifs.
11. Diptyque dont les panneaux sont peints sur
les deux faces. L'un de ces panneaux représente d'un
côté saint Liénart ou Léonard délivrant des prison-
niers; de l'autre, saint George, debout, armé de toutes
I pièces et portant sa bannière. Le second morceau
i figure d'un côté la translation du corps de saint Hu-
bert; de l'autre, le saint vivant, costumé en évoque
; et tenant à la main un cornet de chasse. Fausse
I attribution. Musée d'Anvers, n°^ 51, 52, 53 et 54.
17
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J
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LlYRE TROISIÈME
ÉCOLES DU SEIZIÈME SIÈCLE
Il fant qae les peuples, comme les individos, soient
heorenx. Le malhenr est semblable à la flamme dans
laquelle chantent les captifs indiens; il étonflè bien-
tôt rharmonie donlonreuse qu'il a fait naître. Le bon-
heur, soleil du monde moral, anime, égaie, embellit
g tout de sa lumière : c'est à ses rayons que s'allume la
génie.
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CHAPITRE PREMIER
LES PAYS-BAS AU COMMENCEMENT DU SEIZIÈME SIÈCLE
Naîssanca de GliarleB-Quint dans la ville de Gand. — Prospérité d'An-
vers, de Malines et de Bruxelles. — L'industrie et le négoce se
concentrent peu à peu sur les bords de l'Escaut. — Activité des
manu&ctores, immense commerce. — Fondation d'une compagnie
de Saint-Luc. — Charte qui la constitue. — Ses règlements et ses
privilèges. — Professions diverses qui s'y groupent. — Plusieurs
chambres de rhétorique se fondent avec elle. — Représentations
théâtrales données par U société. — Concours, fêtes somptueuses.
— Absence de talents indigènes pendant le quinzième siècle.
Le 25 février de l'année 1500, il y avait fête au pa-
lais nommé la Cour du Prince, dans la commune gan-
toise. Le son des violes, des hautboiç et des sacque-
butes agitait les vitraux de la grande salle, couronnée
d'une charpente immense , profonde et compliquée ,
semblable à celles de l'Angleterre et à celle du bâti-
ment où se réunissent les États généraux en Hol-
lande. Philippe le Beau et Jeanne de Gastille ani-
maient de leur présence le gala qu'ils donnaient : la
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Î66 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
princesse était grosse et voisine de ses couches, mais
somptueusement parée. Tandis que la foule se ré-
jouissait, elle quitta la pièce sans être suivie et gagna
une tourelle, qui donnait sur les fossés pleins d'eau :
là, dans le coin d une chambre plus grande, se trou-
vait un endroit destiné à de secrets usages. L'archi-
duchesse y fut prise du mal d'enfant. Les dames ne
la voyant pas revenir, la cherchèrent, la secou-
rurent et l'aidèrent à mettre au jour un monarque.
Le prince qui naissait d'une manière si étrange, si
soudaine, était le fameux Charles-Quint (i).
La ville déploya une pompe extraordinaire pour
célébrer cet événement : le sort de la Belgique, me-
nacée des plus grandes catastrophes par la violence
de Charles le Téméraire et par la mort précoce de
sa fille, semblait se raffermir et donner de nouvelles
espérances. Sous la main énergique d'un homme, les
Pays-Bas pourraient continuer à vivre unis et indé-
pendants des nations voisines : la Néerlande était
comme un arbre que la hache a blessé, mais qui
ferme sa blessure et se pavoise de fleurs. Depuis lors
elle a toujours été fière d'avoir vu naître le prince le
plus puissant et le plus habile du seizième siècle.
Son attente fut tristement déjouée : la grandeur que
Charles-Quint dut aux circonstances et à la nature
devint pour elle une source de malheurs. Elle fut un
des anneaux de cette chaîne odieuse par laquelle le
destin entraîna la nation vers l'abîme, comme le
diable, sur le portail de nos vieilles églises^ tire les
damnés vers l'enfer.
(i) En 1835, la tourelle existait encore.
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HIÇTOIRB DE LA PEINTURE FLAMANDE. 267
Mais ces fâcheuses conséquences ne se produisi-
rent que plus tard, sous l'opiniâtre Philippe II et
sous la domination autrichienne. Tant que l'empe-
reur vécut, les Pays-Bas conservèrent leur opulence,
leur industrie, leur commerce et leurs beaux-arts.
Une abondante génération de peintres fameux illus-
tra son règne; la gloire continua de briller sur les
campagnes flamandes, en attendant l'orage qui de-
vait bientôt les envelopper de ses ombres.
On a vu, à la fin de notre deuxième livre, que le
commerce des Pays-Bas se déplaçait alors et quittait
la ville de Bruges pour la ville mieux située d'An-
vers. Nous avons indiqué les principales causes de
ce changement : d'autres causes vinrent les seconder,
le bras (Je mer, appelé le Zwyn, qui mettait en com-
munication le port de l'Écluse avec l'océan Atlan-
tique, ce chenal s'ensablait tous les jours et rendait
l'approche des navires difficile. Rien au contraire ne
gênait leur marche sur le cours large et profond de
l'Escaut : d'abondantes marées les poussaient dans
le détroits de laZélande et les conduisaient à l'admi-
rable port d'Anvers , où des flottes stationnaient et
manœuvraient sans peine. Quiconque a examiné,
par un beau jour, ce havre spacieux, ne s'étonnera
point du charme qu'y trouvaient les lîégociants; ia
vue se promène sur cette nappe d'eau comme sur une
baie maritime; en amont, le fleuve paraît immense
et vous fait éprouver la sensation de l'infini. Au
nord, les détours de l'onde ne permettent pas au
regard de la suivre longtemps ; mais un autre effet
se produit, effet bizarre et magique; les vaisseaux
qui cheminent, voiles déployées, au dessus des terres
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268 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANQE.
basses nommées les polders, semblent flotter au mi-
lieu de la brume, ainsi que des nefs aériennes.
Lorsque le soleil se couche, en face d'Anvers, der-
rière les maisons de la Téte-de-Flandre (i) et qu'il
dore les vagues de l'Escaut, on a devant soi un des
plus beaux spectacles du monde: Aussi les envoyés
de Bruges à la diète hanséatiqùe se plaignaient-ils
toujours de ce que les marchands préféraient An-
vers (2). La rudesse inhospitalière des Flamands
n'avait pas d'ailleurs respecté les étrangers ; on avait
pris, pendu, chassé des Hanséates; les autres décla-
raient que leur position n'était plus tenable (3). On
avait aussi frappé de contributions trop fortes le vin
et la bière qu'ils débitaient. De 1525 à 1530, la trans-
lation du comptoir fut opérée. Les Osterlings (4)
bâtirent dans leur nouvelle résidence le magnifique
palais que l'on voit encore.
La population s'accrut avec rapidité ; au milieu
du siècle, elle montait à deux cent mille habitants.
On entoura la ville de murs plus solides, en 1542;
le nombre des maisons fut alors augmenté de trois
mille. Elle devint, pour ainsi dire, la capitale du
monde ; on y parlait toutes les langues, on y voyait
des hommes de toutes les nations. Les Espagnols
seuls comptaient trois cents familles, la plupart
(1) Espèce de faubourg d'Anvers, très peu étendu : c'est la seule
partie de la ville située sur la rive gauche.
(s) Des Catues de la décadence du comptoir haneéaiique de Bruges et
de ta translation à Anvers, au seizième siècle, par M. Altmejer.
(3) Opère citato, pag. 8.
(4) Nom que l'on donnait aux Hanséates.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 269
riches et puissantes. La compagnie des marchands
d'Angleterre y occupait 20,000 personnes et 30,000
dans le reste des Pays-Bas. Il fallut construire une
Bourse, pour que les négociants pussent se réunir et
traiter à l'abri du mauvais temps : ce fut la seconde
qu'on éleva en Europe. Bruges possédait la plus an-
cienne. Des flottes entières remontaient l'Escaut,
apportant des trésors; les navires étaient si nom-
breux qu'ils attendaient fréquemment un mois avant
de trouver place le long des quais, et de pouvoir dé-
charger leurs opulentes cargaisons. Vers 1550, il
n'était pas rare que l'on en vît sur le fleuve deux
mille cinq cents à la fois. La vente et l'achat des
denrées employaient, année commune, trois mil-
liards cinq cent cinquante-sept millions sept cent
cinquante mille francs (i); c'était prés de dix mil-
lions par jour. On eût dit que la mer ne suflBisait
point pour transporter tant d'hommes et de richesses.
Lés vaisseaux de Gênes et de Venise n'étant point
assez nombreux au gré des trafiquants méridionaux,
ceux-ci prenaient en désespoir de cause la voie de
terre. Les Italiens achetaient une foule de marchan-
dises et les dirigeaient sur la première ville. On
avait si bien calculé les taxes, droits, péages et frais
de route, que l'on savait au juste ce que devait coûter
la charge d'une bête de somme (2). La foire aux che-
vaux et la foire aux cuirs amenaient de très loin des
seigneurs, des maquignons, des hommes d'armes et
(i) 1,662,500,000 florins. GvicAardiu. — Le Majeur. .
(s) Balducci : Pratica délia mercaiura; — Denina : EévolutioM
d^Iialie.
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i70 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
tous les gens de labeur qui se servent des peaux tan-
nées (i).
Anvers d'ailleurs n'était pas un simple entrepôt, un
réservoir où affluaient les productions du monde;
c'était aussi un atelier immense où les matières les
plus diverses changeaient de forme. Là se constiod-
saient des vaisseaux de toute espèce; là se dérou-
laient sous la main de l'ouvrier des tapis magni-
fiques, des broderies éclatantes , des lieues de toile,
de drap, de futaine, de velours, de satin et de damas.
On fabriquait des armes, des munitions de guerre,
de la verrerie ; on affinait les métaux, la cire et le
sucre. Les étrangers admiraient le talent et les bou-
tiques des orfèvres, des lapidaires. La mercerie et la
passementerie d'or, d'argent, de soie, de fil et de
laine occupaient un grand nombre de bras. Les
étoffes de soie noire l'emportaient sur celles que l'on
tissait ailleurs. On trouvait chez les débitants mille
inventions curieuses et élégantes, qui surprenaient
même les hommes du Midi. La ville achetait, tous
les ans, quarante mille tonneaux de vin du Rhin de
la plus grande dimension, qui coûtaient un million
et demi d'écus d'or, et quarante mille tonneaux de
vin de France, qui coûtaient un million d'écus d'or
seulement. Rien qu'en draps de soie, or et argent
filés, camelots, gros grains et autres étoffes sem-
blables, soies prêtes et soies brutes, les Italienslui ven-
daient pour six millions d'écus d'or (2). Son commerce
(1) Goichardin.
(s) Ces six millions d'écus d'or valaient plus de trente-six xnilUons
de francs, débit énorme, puisque la France, de nos jours, ne vend à
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 271
avec l'Angleterre s'élevait à une somme double. Le
luxe était devenu prodigieux. C'était à qui porterait
les plus beaux costumes; on ne voyait que noces,
danses et festins; on n'entendait que musique, chan-
sons et bruits de réjouissance. L'intérieur des logis
était décoré avec une pompe royale. Aucun trait ne
donne une plus haute idée des Pays-Bas à cette
époque, de leur industrie et de leur faste, que l'éton-
nement de Guichardin. Lui, qui arrivait de l'ingé-
nieuse et somptueuse Italie, laisse échapper des
exclamations continuelles : son livre intéresse encore
moins par les faits qu'il rapporte que par l'accent de
l'auteur.
Tout semblait concourir à cette merveilleuse pros-
périté. La fin du quinzième siècle et le début du
seizième avaient troublé le commerce de Venise : la
république s'était laissé entraîner dans des guerres,
qui avaient diminué sa force, son opulence, gêné ses
relations et ses fabriques. L'expédition de Vasco de
Gama, l'établissement des Portugais dans les Indes
lui furent encore plus funestes ; on allait précédem-
ment chercher les épiceries, les drogues, les denrées
du Levant par la mer Rouge; on les transportait à
Barut et Alexandrie , d'où elles arrivaient à Venise ,
qui en fournissait l'Italie, l'Allemagne, la France
et les autres pays chrétiens. Elles firent désormais
le tour de l'Afrique et passèrent du Portugal dans
les Pays-Bas. On était si peu accoutumé à leur voir
prendre cette route qu'on les crut d'abord fausses et
TAngleterre que pour vingt-six millions de soieries, en comptant celles
que l'on introduit par contrebande.
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•272 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
imitées (i). La découverte de rAmérique augmen-
tait l'importance des villes maritimes situées sur
rOcéan et diminuait celles des villes qui regardent
la Méditerrannée. Les persécutions religieuses dont
•l'Allemagne , la France^ et l'Angleterre furent le
théâtre amenèrent au sein des Pays-Bas un grand
nombre de protestants. Leur splendeur attirait en
outre une foule de curieux : ils venaient l'escarcelle
garnie et partaient dépouillés, sort infaillible de tous
les voyageurs. On sait qu'un marchand d'Anvers, Jean
Daens, fouriût lui seul à Charles-Quint l'argent qu'il
demandait pour assiéger Tunis et qu'il ne pouvait
se procurer; le monarque ayant ensuite accepté un
repas dans sa maison, il brûla devant lui les billets,
disant qu'il était trop payé par'un tel honneur. L'im-
primerie de Plantin, alors la première du monde,
employait une foule de manœuvres, dépensait tous
les jours 300 florins de l'époque << <;hos6 sans mentir
noble et royale, » dit Guichardin, et tournait les re-
gards des savants du côté de la Belgique, en aug-
mentant sa célébrité.
Malines n'était pas déchue de sa haute fortune,
depuis le siècle antérieur. Elle tissait les draps les
plus fins du pays ; la richesse de ses drapiers était
même devenue si grande qu'elle les avait remplis
d'orgueil; ils se mutinèrent et voulurent insolem-
ment dominer la ville. On courut aux armes, une
lutte s'engagea, et ils succombèrent : on restreignit,
pour les punir, leurs franchises, dignités et privi-
lèges. Leur opulence diminua, et par suite leur
(i) Guichardin.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 273
nombre ; mais ils restèrent néanmoins les bourgeois
les plus importants de la cité; après eux se pla-
çaient les corroyeurs : la Dylé, qui arrose Malines,
s y sépare en une multitude de bras, fort commodes
pour les tanneurs et les teinturiers. Us rendent la
ville très pittoresque et présentent aux regards des '
tableaux tout faits. Leur courant limpide ou jaunâtre
baigne tantôt de vieilles maisons gothiques, noires,
chancelantes et vermoulues, tantôt de blanches de-
meures que soigne la propreté néerlandaise, tantôt
d'anciennes murailles où croît la saxifrage, où s'épa-
nouit le lierre bleu des ruines, tantôt l'enceinte d'un
jardin qui laisse pendre sur l'onde la chevelure des
saules pleureurs et les lourds rameaux des néfliers.
On recherchait beaucoup les toiles, les tentures de
Malines. «Ses fondeurs de cloches et (ie. canons
n'étaient pas moins célèbres (i) ». Les ducs de Bour-
gogne y avaient établi le dépôt général de leurs
poudres et munitions. Charles le Téméraire affec-
tionnait les habitants, de sorte qu'il leur avait oc-
troyé de nombreuses faveurs. Le Grand Conseil,
établi par le même prince, qui jugeait en appel
toutes les causes des Pays-Bas, y siégeait depuis
l'année 1503. Philippe le Beau y avait été élevé ;
Marguerite d'Autriche lui donna la préférence sur
les autres communes de la Belgique; elle en fit le
séjour de la noblesse, et Charles-Quint y grandit
sous sa tutelle. La régente aimait les arts et la litté-
rature; la splendide église de Brou, ses élégies,
(i) Altpieyer : Marguerite d'Autriche, ta vie, sa politique et sa
cour, '
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274 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
chants et couplets le témoignent assez. Elle payait
des pensions aux savants, rétribuait les musiciens,
encourageait les peintres, sculpteurs et architectes.
Sa demeure était des plus somptueuses : on j« ad-
mirait de ces exquises tapisseries , faites de fils d or
et de soie, où était représentée l'histoire d'assez
grands personnages, comme Notre-Seigneur Jésus-Christ
au mont des Oliviers, priant Dieu son père et ensuite
portant sa croix, pour recevoir mort et passion (i).
Elle y donnait des fêtes brillantes, qui réunissaient
la fleur des gentilshommes. La ville présentait à cette
époque l'aspect le plus animé : « tantôt on y voyait
un légat de pape ou un prince des Moscovites (2);
tantôt on assistait à de pieuses processions par*
fumées d'encens et de fleurs, dans lesquelles les
Frères pèlerins de Jérusalem promenaient l'âne, le
sire âne de Notre-Seigneur, ou bien c'était l'ouver-
ture des États généraux, ou la réception solennelle
d'un docteur de Louvain (3). » Malines était fréquem-
ment visitée par les princes d'Allemagne , auxquels ,
dans un intérêt bien entendu, les magistrats offraient
de beaux cadeaux et de splendides festins ; l'hypocras,
le malvoisie et le beaune y échauflGaient les têtes,
pendant que le peuple, riche de son travail et de l'or
qu'apportaient les étrangers, humait des flots de car-
voise, chantant et dansant au fond de ses grasses
tavernes (4).
(1) Registre de la chambre des comptes, n° 1798, fol. IJ« XVIII,
(2) Archives du conaeil d'État et de l'Audience, registre 67, fol. 529.
(3) Marguerite d'Autriche, s^ vie, sa politique et sa cour, par
M. Altmeyer. — Azeyedo, Chronique de Malines,
(4) Altmeyer et Azevedo.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 275
Bruxelles se développait de jour en jour, et sem-
blait prophétiser sa grandeur à venir. Déjà, dans le
siècle antérieur, elle avait construit son magnifique
hôtel de ville, surmonté de cette tour purement
dessinée, qui égale les plus belles flèches des cathé-
drales. Sa place, entourée de maisons bâties par les
corps de métiers, remplissait les voyageurs d'admi-
ration. Il y avait cinquante- deux jurandes ; mais les
plus fameux de ces artisans étaient les tapissiers,
qui exécutaient des pièces de haute-lisse en fils de
soie, d'or et d'argent, avec une adresse merveil-
leuse, et les armuriers, qui confectionnaient des
heaumes, des cuirasses, des panoplies si bien trempés,
qu'ils résistaient à la furie de tarquebuse. Elle vit
naître, en 1506, la sœur de Charles-Quint, l'épouse
future du roi de Hongrie. C'était la résidence bien-
aimée de l'empereur : les bourgeois l'avaient fidèle-
ment secondé en 1521, au siège de Tournay. Le
château ducal, environné d'un beau parc, baigné
de grandes pièces d'eau, lui plaisait singulièrement;
les tentures d'or, d'argent, de velours, de satin cra-
moisi, la riche vaisselle de métaux précieux, qui pa-
raient l'intérieur, en faisaient un séjour magnifique.
Les tapisseries oflraient aux spectateurs, ici une
chasse, là un paysage où broutaient des animaux,
plus loin l'histoire de Persée , une histoire indienne
avec éléphants et giraffes, les aventures de Paris, la
destruction de Troie et la biographie de Noé (i).
Les Bruxellois possédaient beaucoup de terres et
(i) Archives du conseil (TÈtat et de V Audience, registre 69. —
Âltmeyer : Marguerite d* Autriche,
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276 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
d'immeubles; après la mort de Charles, leur com-
mune devint le siège du gouvernement.
Les autres villes de la Néerlande participaient à
cette abondance de biens : Lille, Tournai, Gand,
Ypres, Audenarde, Liège s'enrichissaient par le
travail, le négoce et le luxe général, qui, faisant cir-
culer rapidement les fonds, semblaient en accroître
la masse ; de sorte que l'opulence universelle était
elle-même une cause de prospérité. Soyez heureux,
tout vous réussit, parce que vous êtes placé de ma-
nière à ce que tout vous réussisse : un malheur, au
contraire, ne vient jamais seul, dit le proverbe ; c'est
justement, en elSet, parce que vous vous trouvez dans
des circonstances fâcheuses, que vous ne pouvez ni
diriger ni mettre à profit les événements.
Les beaux-arts se développaient en même temps
que la fortune publique. Depuis Tannée 1382, Anvers
possédait une ghilde ou corporation d'artistes, pla-
cée sous le patronage de saint Luc. Les archives de
la ville renferment l'acte de fondation, qui l'a cons-
tituée d'une manière officielle. En voici le début :
« A tous ceux qui les présentes verront, ou enten-
dront lire, Jean van Ymmerseele, chevalier, écou-
tète ( 1 ) , et nous, échevins et conseillers de la ville d'An-
vers, salut et connaissance de la vérité, à savoir que
les compagnons orfèvres, peintres verriers, brodeurs,
sculpteurs en bois et fondeurs d'argent, domiciliés
dans la commune, sont venus nous trouver et nous>
annoncer qu'ils avaient résolu en commun de fonder
(i) Espèce de bailli oa de magistrat saprême, exerçant d'autres
fonctions que le bourgmestre.
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HISTOIRE DR LA PEINTURE) FLAMANDE. 277
une jurande, nous exposant d'ailleurs que toutes
les choses nécessaires à une pareille institution
leur occasionneraient une grande dépense, et nous
ont prié de leur assigner des règlements et ordon-
nances pour constituer et diriger la ghilde, afin qu'ils
pussent faire leurs achats, prendre leurs mesures,
se mettre en état de servir leur gracieux seigneur
et sa femme, le duc et la duchesse de Bourgogne,
ainsi que la ville d'Anvers. Nous déclarons donc
vouloir satisfaire ces braves gens, et nous avons, en
conséquence, organisé leur corporation par les sta-
tuts et prescriptions qui suivent, etc. (i). »
Un nouveau décret municipal consolida la maî-
trise en 1442. Elle avait elle-même sollicité sa con-
firmation et des règlements additionnels. Le texte
fera savoir à quelle occasion :
« Nous, Jean van der Brugghen, chevalier, sei-
gneur de Blaesvelt, écoutète d'Anvers et margrave
du Rhin, le bourgmestre, les échevins et conseillers
de la ville d'Anvers, savoir faisons à un chacun que les
honnêtes bourgeois composant la société réunie des
peintres, sculpteurs en bois, tailleurs de pierre, ver-
riers, enlumineurs, imprimeurs et autres membres
de la corporation de Saint-Luc, nous ayant exposé
que les marguilliers de Notre-Dame leur ont octroyé
dans ladite église une chapelle qu'ils ont richement
ornée en l'honneur de Dieu et de saint Luc, et qu'ils
souhaitent l'embellir encore, mais sont arrêtés par
(i) Le reste de Tacte, en flamand, se trouve dans le livre intitulé
Jaerboek der vermaerde en kunstryki Gilde van Sint-Lvcas (Anvers,
1855, pag. 4),
T. IV. 18
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178 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
la crainte de voir leur compagnie dissoute, et solli-
citent de nous certaines ordonnances et franchises,
nous leur avons accordé, etc. (i). »
Vingt-quatre métiers différents, pour le moins, se
trouvaient déjà réunis dans la corporation (2). Le
même acte du 22 juillet 1442 rappelle que, depuis
Tannée 1414, elle a su mériter la bienveillance des
magistrats. A cette époque toute primitive cepen-
dant, elle ne tenait pas encore de registres. Ce fut
en 1453 seulement qu'un secrétaire, nommé Van
Schille, fut choisi pour inscrire les francs-maîtres
qui seraient reçus dans la ghilde, les élèves admis
dans les ateliers, les chefs, princes, doyens et jurés
élus, comme pour noter quelques incidents remar-
quables. L'année suivante , on commença à graver
sur une pierre, que l'on voit encore au musée d'An-
vers, les noms des principaux dignitaires. On élisait
un nouveau chef et un nouveau doyen tous les ans;
si celui-ci avait été un doyen d'âge, on verrait le
même nom figurer sur la liste plusieurs années de
suite, ce qui n'est pas. Il faut donc supposer que ce
titre imposait certaines fonctions particulières. De
temps en temps, on conférait la dignité de prince à
de nobles personnages, qui, sans être artistes, pou-
vaient protéger la ghilde. Le précieux tableau fut
continué sans interruption jusqu'en 1778. On tint
régulièrement les livres de la société, sauf en 1541,
(1) La suite de l'acte, en flamand, se trouve dans le Jaerbœk oa
Annuaire de la corporation de Saint-Luc^ pag. 7.
(s) Oesehiedkundige Aenieekeningen aengaende de Sint-Lucae gilde^
door J.-G.-E. baron van Ertbom.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 279
1562, 1563, 1565 et 1566, jusqa a l'époque de l'inva-
sion française (i). Ils renferment de curieux détails
que nous ne pouvons omettre.
En 1470, 1471 et 1472, la ghilde obtint de nouveaux
privilèges, et la commune lui octroya d'importants
revenus. Non seulement donc son existence se trouva
hors d'atteinte, mais elle fut dès lors regardée comme
une puissante corporation. Aussi, en 1480, la ghilde
de la Giroflée, chambre de rhétorique qui avait choisi
cette fleur pour emblème et avait pour devise : Réu-
vis par Vamitié (Uyt jonsten verzaemt), demandâ-
t-elle à en faire partie. On se garda bien de la repous-
ser, car elle complétait la troupe. Un des plus grands
plaisirs du , temps consistait à former ce que nous
appellerions des théâtres de société : un certain nom-
bre d'individus, qui n'étaient pas acteurs de profes-
sion, se réunissaient pour débiter des pièces, ordi-
nairement composées par l'un d'entre eux. Ils jouaient
aussi des charades, déclamaient des poésies de leur
invention, proposaient ou devinaient des énigmes,
dessinaient sur de grands tableaux des rébus qu'il
fallait expliquer. Tout cela était conçu dans un goût
barbare. Certains membres traitèrent même plus
tard des questions scientifiques, tantôt de vive voix,
tantôt dans des mémoires. Quelques-uns de ces
écrits nous sont demeurés : on y trouve parfois de
l'érudition, mais indigeste et puérile, entassement
de faits et de dates que nulle idée ne coordonne, ne
vivifie, et dont le style baroque est dépourvu d'agré-
(i) L'éditeur Jules de Eoninck les publie en ce moment par livrai-
sons, eanal au Fromage, n<^ 13.
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280 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
ment (i). Deux autres chambres de rhétorique, celle
du Souci d'abord , ayant pour devise : Croissant en
vertu, puis celle de la Branche d olivier, ayant pour
emblème la colombe apportant à Nôé un rameau
vert, et pour légende : Ecce gratia, se réunirent par
la suite à la jurande de Saint-Luc. On ne sait point
quand fut incorporée la première, mais la seconde,
fondée en 1500 par Joris de Formantel, fut aussitôt
accueillie.
Les diverses maîtrises des Pays-Bas se convo-
quaient à de grandes fêtes, où elles luttaient soit
d'intelligence, soit d'adresse, pour obtenir des vases
d'or et d'argent offerts en prix. La Chronique de Ma-
Unes rapporte qu'une société de la ville, dite Société
de la Vieille Arbalète, éclipsa les tireurs de quarante-
deux autres villes, réunis à Tournai, dans l'année
1455. Ces corporations se multiplièrent tellement que
la Belgique seule possédait, au seizième siècle, cin-
quante-neuf chambres de rhétorique, dont un bon
nombre avaient été fondées pendant le quinzième, et
dont la première, celle de Diest, remontait à l'année
1302 (2). En 1491, un membre de la confrérie de
Saint-Luc, nommé Jean Casus, remporta le prix d'un
grand tournoi littéraire tenu à Malines , auquel pri-
rent également part plusieurs de ses collègues : la
même année, les Anversois triomphèrent encore à
Bruxelles dans une lutte semblable. En ces deux
(1) Gesckiedkundige Aenteekeninçen, etc., doorVaiiErtboL'n. — Cor-
nelissen : de VOrigine des Chambres d^ rhétorique, — Schets eener
Oeschiedenis der Rederyken, door Kops.
(2) Grammaye : Antiquités du Brabant.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 381
occasions, ils jouèrent une pièce ou, comme on disait
alors, un esbatement. Les années 1492 et 1493 furent
aussi pour eux des temps de victoires.
La confrérie de Saint-Luc se distinguait en outre
dans les circonstances solennelles, comme les entrées
des princes et l'installation des ducs de Brabant. Les
divers métiers de la corporation avaient à cœur d'y
montrer leur savoir-faire; les menuisiers dressaient
des arcs de triomphe, des estrades; les tapissiers et
marchands de custodes les ornaient de draperies ; les
sculpteurs en pierre et en bois les décoraient de sta-
tues, et les imagiers y traçaient rapidement de vives
peintures. Par la suite, Rubens exécuta pour une fête
analogue de véritables chefs-d'œuvre, que le burin
nous a conservés (i). La première cérémonie de ce
genre où figure la maîtrise de Saint- Luc, la première
au moins dont ses archives fassent mention, fut l'en-
trée de l'empereur Frédéric, de son fils Maximilien,
roi des Romains, et de Philippe le Beau , qui venait
ceindre la couronne ducale du Brabant. Les membres
de la ghilde jouèrent devant eux plusieurs pièces. Le
texte d'une de ces ébauches nous est resté (2). Nous
allons en donner une courte analyse, parce qu'on y
voit percer, sous la forme littéraire, une des ten7
dances de l'école anversoise.
• Weirbracht, aubergiste, a épousé une jolie femme,
(1) L'entrée à Anvers du prince Ferdinand, frère de Philippe IV,
et gouverneur des Pays-Bas, donna lieu à ces compositions, en 1635.
(2) Le papier, l'écriture et le stjle, comparés aux différents actes
des archives, en fixent la date de Tannée 1480 à Tannée 1500.
On peut donc supposer qu'elle fut du nombre des morceaux repré-
sentés devant les souverains. Oeachiedkundige AenteekeningeHy pag. 10.
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JSSèt HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
qui le rendrait heureux, si elle n'était pas toujours
malade, ou ne feignait pas de l'être avec tant d'habi-
leté, que le pauvre homme la plaint du fond de son
cœur. Elle finit par lui persuader que le seul moyen
de la guérir, c'est d'aller dans les Indes chercher une
eau merveilleuse. Le mari trouve le voyage un peu
long, mais la tendresse conjugale l'emporte sur tous
les autres sentiments : Weirbracht se met en route.
A peine sort-il de chez lui qu'il rencontre un mar-
chand de poulets, la hotte au dos, et comme ils sont
très intimes, l'aubergiste lui confie son chagrin. Le
persécuteur de la volaille se prend à rire et lui as-
sure que tout cela est une farce, un prétexte dont on
se sert pour l'éloigner. Il lui conseille de se mettre
dans sa hotte. — « J'irai me loger chez vous, lui dit-
il, et vous y rentrerez avec moi, sans qu'on se doute
de votre présence; vous verrez alors si mes soupçons
ne se confirment pas. ?» — L'aubergiste aime mieux
,suivre ce plan que de partir pour les Indes. .
Pendant qu'ils causaient, la chétive et souffrante
épouse avait repris toute sa santé. Un prêtre de ses
amis était venu lui imposer les mains et lui donner
sa bénédiction. Ils avaient dressé la table, choisi le
naeilleur vin, et, tout en dégustant de bons morceaux,
plaisantaient du crédule mari : leur intention était
de passer la nuit ensemble. Mais voilà que le mar-
chand de poulets vient demander un gîte : l'hôtesse
le lui refuse tout net. Cependant, comme le prêtre
lui fait observer que ce désir trop évident de rester
seuls peut inspirer des soupçons, elle laisse entrer
l'ennemi dans la place. La trafiquant s'assied, mange
et boit avec eux. L'entretien s'anime, et le couple jo-
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 285
viel tombe encore sur le pauvre aubergiste, dont ils
raillent la confiante simplicité. Le mari ne perd pas
un mot de leurs touchants discours. Bien convaincu
enfin de leurs bonnes dispositions à son'égard, il sort
de sa hotte et les chasse tous deux à coups de bâton.
Comme il y a un grand nombre de mots et de lo-
cutions françaises dans cette petite pièce, on doit
croire que c'est une sotie traduite en flamand,. après
avoir été d'abord un fabliau. Mais quelle que soit son
origine, elle prouve que dès lors les habitants d'An-
vers ne témoignaient pas au clergé une déférence su-
perstitieuse; elle annonce les rapides progrès que le
calvinisme devait faire dans la cité brabançonne, au
seizième siècle, et l'insouciante liberté de Rubens, de
ses élèves et imitateurs, quand ils traitaient des
scènes religieuses, indiflerence mêlée d'un véritable
paganisme.
En 1493, les doyens firent décorer à neuf la cha-
pelle de la ghilde, dans la cathédrale. Ils y placèrent
des statues d'anges, ainsi que les emblèmes et les
armoiries de la société : ces dernières se composent
de trois écus d'argent (i) sur un champ cramoisi,
avec une tête de bœuf pour cimier. Nous avons déjà
fait observer combien les jurandes et maîtrises ont
été favorables au développement de la peinture
néerlandaise. Presque toutes avaient des autels par-
ticuliers dans les églises, et, le point d'honneur
s'en mêlant, elles les ornaient à Tenvi. La seule
église de Notre-Dame, à Anvers, renfermait vingt-
quatre chapelles de corps et métiers, chapelles que
(i) Écus dans le sens de boucliers.
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S84 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
rinvasion française a seule détruites, en 1794. On
y voyait cinquante et un tableaux, dont plusieurs
étaient des chefs-d'œuvre. La Descente de croix, la
Vildtation, la Présentation au Temple, par Rubens,
décoraient celle des arquebusiers. Parnoii les autres
images, on distinguait quatre morceaux de Michel
van Coxie, deux de Frans Floris, seize de Martin de
Vos, et des ouvrages uniques de Wenceslas Coe-
berger, Otto Venius, Henri van Balen le vieux,
Cornille Schut et François Fourbus (i). N'oublions
pas non plus qu'une foule de jurandes avaient des mai-
sons communes, appelées Chambres, dont un grand
nombre subsistent encore, notamment à Bruxelles,
Anvers, Gand, Bruges et Ypres. On les décorait ha-
bituellement de peintures sur bois ou sur toile. Ainsi
la chambre du Vieux Serment (2) de l'Arbalète, à
Anvers, renfermait jadis un tableau d'Abraham
Janssens, figurant la Concorde, et là reproduction
d'une toile de Rubens par Gérard Hoet. Ces compo-
sitions ornaient deux cheminées. La chambre du
Jeune Serment de l'Arc possédait une œuvre de
Jean Fyt avec des personnages de Jordaens,.. et
un Saint Sébastien de Michel van Coxie : dans la
chambre du Serment des Gladiateurs se trouvait un
grand morceau de Joseph van Craesbeeck, qui re-
(1) Description des principaux ouvrages de peintnre et de sculpture
actuellement existants dans les églises, couvents et lieux publics de la
yille d'Anvers; brochure de 107 pages, publiée à Anvers au dix-
huitième siècle, sans date.
(s) Dans les Pays-Bas, le mot serment est synonyme de ghilde,
quand il s'agit d'une corporation qui s'exerçait au maniement des
armes, parce que la ville faisait prêter serment de fidélité à ses chefis.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 285
présentait la place publique où cette compagnie ma-
nœuvrait et s'exerçait : les figures étaient les images
de tous les doyens. Plus tard, lorsque la confrérie
de Saint-Luc fut logée dans la Bourse actuelle d'An-
vers, elle orna les salles mises à sa disposition avec
une bien autre magnificence, comme on le verra en
temps et lieu.
Quelques détails des fêtes que donnait la ghilde
méritent encore detre mentionnés. Lorsque Phi-
lippe le Beau convoqua, par exemple, toutes les
sociétés de rhétorique à Malines , en 1493, la maî-
trise de Saint-Luc se rendit dans la jolie ville, ainsi
nommée à cause de son élégance et de sa propreté,
avec un char de triomphe, qui portait son patron
occupé à peindre la Vierge. L'année suivante,
Blanca Maria, seconde femme de l'empereur Maxi-
milien, ayant fait à Anvers une entrée solennelle,
le jour même où tombait la fête de saint Luc, la
ghilde donna en l'honneur de l'apôtre et de la prin-
cesse le spectacle d'un tournoi, dans lequel trente
chevaliers parurent, le casque en tête et la lance
à la main. Peu de temps auparavant, elle avait
dressé sur la grande place des statues de Junon,
Vénus, Pallas et autres déesses olympiques, pour glo-
rifier l'empereur Maximilien et charmer sa vue.
En 1495, elle joua une pièce intitulée la Conquête
de la toison dor, qui ne renfermait pas moins de
2,800 vers et obtint un si grand succès, que la compa-
gnie la représenta de nouveau à la mi-carême. Le pape
Alexandre VI l'autorisa, cette même année, par une
bulle, à établir dans la cathédrale une pieuse confrérie,
sous l'invocation de Notre-Dame des Sept Douleurs.
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â86 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
On voit combien d'objets disparates occupaient l'at^
tention de la ghilde. Tantôt c'étaient les traditions
chevaleresques, les légendes, les idées chrétiennes, .
tantôt les souvenirs de l'antiquité, les dieux et les
héros païens, qui tenaient la première place dans ses
galas et festivals. Cette lutte de la Renaissance et du
moyen âge, au bord de l'Escaut, dès la fin du quin-
zième siècle et pendant le règne de la manière bru-
geoise, toute septentrionale, tout imprégnée de
dévotion et de poésie catholique, es^t assurément un
fait curieux à signaler.
Aucun peintre digne de mémoire ne semble avoir
résidé dans la ville flamande, durant ce période, soit
qu'il y fût né, soit qu'il fût venu s'y établir. Les chefs
et doyens de la ghilde, que leurs noms inscrits sur les
registres de la corporation et sur le tableau du musée
nous font connaître, n'ont pas laissé de réputation,
et leurs ouvrages ne méritaient sans doute pas qu'on
en prît soin, puisque les nombreux connaisseurs des
Pays-Bas ne les ont point préservés de la destruc-
tion. Vers la fin du siècle, un homme supérieur
éclipsa tout à coup ces artistes nuls ou médiocres,
en élargissant le domaine de la peinture et modifiant
le style brugeois.
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CHAPITRE II
QUENTIN METSYS
Naissance de Metsjs à Louvain. — Son père exerçait la profession de
maréchal et de serrurier. — Le jeune Quentin travaille d'abord le
fer. — Œuvres martelées qu'on lai attribue. — 11 va chercher for-
tune à Anvers. — Son amour passionné pour Alice van Tuylt. —
Son père, ne voulant la donner qu'à un peintre, Meisjs apprend la
peinture et se fait recevoir franc-maître. — Son mariage. — Il en
naît six enfants. — Mort d'Alice. — Quentin épouse Catherine
Heyens. — La corporation des menuisiers lui demande un trip-
tyque. — En souvenir dé ses premiers travaux, il grave et frappe
des médailles. — Il sculptait le bois. — Son goût pour la musique
et pour la littérature. — Sa mort, son tombeau. — Atroce des-
tinée de sa nièce Catherine : l'Inquisition décapite son mari et 1a
fait enterrer vive.
Le premier peintre célèbre, qui travailla sur les
bords de l'Escaut, devait le jour à une famille d'arti-
sans, et s'appelait Quentin Metsys. Il a lui-même
orthographié son nom de cette manière sur un
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288 HISTOIRB DE LA PEINTURE FLAMANDE.
tableau qui se trouve à Louvain (i). Après de longs
débats, tout le inonde s'accorde maintenant pour re-
garder cette ville comme le lieu de sa naissance (2).
Il y vint au monde en 1466. Il était le deuxième en-
fant d'un serrurier, Josse Metsys, lequel habitait,
en 1462, une maison située rue de Malines, sur le
bord de la Dyle, presque en face de l'impasse dite
Werf : on le réputait le plus habile ferronnier de la
commune. Sa profession était alors un art véritable,
où on pouvait déployer beaucoup de mérite. En
1473, le conseil éehevinal lui octroya, comme marque
d'estime et pour l'encourager dans ses travaux, une
gratification annuelle consistant en cinq aunes de
drap noir, destinées à une robe de cérémonie.
Metsys avait épousé Catherine van Kynckem, fille
de Jean van Kynckem et de Catherine van Ghesteele.
Leur union donna le jour à trois enfants, deux fils
et une fille : on nomma le premier Josse, comme son
père, le second Quentin, et la troisième Catherine,
comme sa mère. Les deux garçons apprirent à battre
l'enclume et à manier les lourdes pinces des taillan-
diers. Aussi, quand leur père mourut, avant l'année
(1) On Ta tantôt appelé Metsys, tantôt Messjs, Massys et Matsys.
Sur les registres de la corporation de Saint-Luc son nom se lit douze
fois : neuf fois il est écrit Massys; deux fois Mascys et Macys; une
seule fois Messys, Dans cette confusion, sa signature doit faire auto-
rité. L'a, en flamand, avait peut -être jadis le son de Ve, comme de nos
jours en anglais.
(3) « L'origine louvaniste du grand peintre ne fait plus l'ombre
d'un doute, « disent les rédacteurs du catalogue d'Anvers (supplément,
pag. 4), après avoir combattuvingt-cinq ans cette opinion. Il est hono-
rable, au surplus, de ne point se mutiner contre révidence.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 289
1482, sa veuve put continuer, avec leur aide, à tenir
l'établissement de son mari. Josse était devenu un
artisan fort habile, car la municipalité, en 1481,
l'avait nommé horloger de la Commune, aux gages
de 20 livres par an. Il épousa bientôt une jeune fille
nommée Catherine van Pullaer (i).
Son frère, qui n'avait que seize ans, lorsque le chef
de la famille avait abandonné pour toujours sa forge
et son marteau, le secondait de son mieux. Il devait
montrer déjà une adresse remarquable. Molanus et
Fomenbergh lui attribuent quelques œuvres qui
excitèrent l'admiration publique. Le premier auteur
désigne comme un travail de sa main le couvercle
des fonts baptismaux, dans l'église Saint- Pierre, et la
potence en fer battu, avec des ornements à jour, qui
sert à le mouvoir (2). Le couvercle a disparu, mais
la potence existe encore. Le style en est plus moderne
que l'époque où le peintre futur pourrait l'avoir
exécutée, car il obtint en 1491 le grade de franc-
maître dans la corporation d'Anvers. Il y a donc tout
lieu de croire qu'elle fut martellée par son frère
Josse, de 1520 à 1530, année où^il mourut (3). Sui-
vant Fornenbergh, ce premier morceau de Quentin mit
en goût les chanoines de l'église Saint-Pierre, qui
lui commandèrent un dais d'autel, d'une facture
(i) Des pièces trouvées dans les archives de Louvain mettent ces
faits hors de doute.
(2) Frimum faber fuit, qui malleo contudit eam molem quâ fons
baptismalis ad S. Fetrum clauditur. Quod artifices fabri admirantnr.
Hisioria lovaniensea, <
(3) Edward van Even : Monographie de Véglise Saint-Pierre, à
Louvain, pag. 37.
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290 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
analogue. Le jeune ferronnier, dit le chroniqueur,
lui donna l'apparence d'un cep de vigne encadré
dans ses feuilles, où grimpaient et folâtraient de
petits animaux. On le trouva si admirable que d'au-
tres églises de Louvain et plusieurs monastères
d'alentour engagèrent l'auteur à faire quelques tra-
vaux pour eux (i).
A partir de ce moment, nous perdons la trace de
Quentin Metsys, et nous le retrouvons tout d'un
coup établi au bord de l'Escaut, dans la nouvelle
métropole commerciale des Pays-Bas, sans qu'on
sache pour quelle raison il avait abandonné sa ville
natale. Mais cette raison se devine. La forge de Lou-
vain n'enrichissait pas la famille, comme on le verra
bientôt. Josse étant marié, la situation générale
devint plus pénible ; Catherine van Kynckem s'en-
tendait peut-être fort mal avec sa bru, accident très
commun. Il fallut se séparer. Quentin ayant toute
l'habileté qu'on pouvait acquérir dans sa profession,
emmena sa mère à Anvers, dont l'opulence faisait
alors de rapides progrès, en sorte qu'il espérait
y obtenir des travaux plus nombreux et des prix plus
élevés. Quelques années après son départ, en 1495,
son frère Josse devint propriétaire de leur maison
patrimoniale, située rue de Malines, maison qui
provenait.de leur grand-père maternel, Jean van
Kynckem.
Les deux émigrants s'étaient logés rue des Tan-
neurs, une de ces rues étroites, bordées d'antiques
(i) Le Froiée d'Anvers ou l'Jpelle eyclopéen, par Alexandre de
Fornenbergh (1658).
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 291
maisons aux poutres sculptées, aux vitres nom-
breuses, qui serpentent encore dans Anvers et où le
soleil de juin laisse à peine tomber quelques rayons
d'or (i). La figure d'un singe surmontait la porte de
leur demeure et servait à la désigner, suivant une
habitude flamande de l'époque. Metsys était devenu
un beau jeune homme, aux traits mâles et réguliers,
au n«z fort, mais d'un élégant dessin, aux grands
yeux expressifs, aux cheveux naturellement bouclés.
Ses larges épaules, ses mains robustes, tout en lui
annonçait la vigueur (2). Il travaillait courageu-
sement, apportait ses gains à sa mère, et, soutenus
par leur mutuel amour, ils supportaient avec pa-
tience les épreuves de la vie, les embarras et les dif-
ficultés d'une première installation. Le soir ou le
dimanche, réunis près d'un feu de tourbe, ils se
livraient à l'esprit familier des songes : l'espoir, les
entraînant dans l'avenir, changeait d'un coup de ba-
guette leur humble condition. Ils n'avaient pas tort
de concevoir ces joyeuses idées, car Metsys devenait
chaque jour plus fort et plus habile; de ses mains
robustes il tordait, il assouplissait le fer, il lui im-
primait des formes élégantes et variées. Déjà ses
travaux fixaient l'attention publique et servaient de
texte aux discours des. commères.
Ce fut alors qu'on le chargea d'exécuter une cage
pour le puits situé sur la place Notre-Dame. Stimulé
par une occasion si belle, il voulut faire une prouesse
(1) Cette rue élargie est maintenant une des pins belles de la ville.
(2) Il s'est ainsi représenté lui-même dans les deux portraits qui
ornent le Musée de Florence et dont nous parlerons plus loin.
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!292 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
qui étonnerait la ville. Ayant dessiné le plan, il prit
un morceau de métal et s'engagea devant ses con-
frères à marteler l'ouvrage d'une seule pièce, avec
un seul instrument (i). Il réussit au gré de ses désirs:
le puits ouvre encore son orifice sous le berceau exé-
cuté par le futur grand peintre. Les branches de
fer s'entrelacent ingénieusement, s'épanouissent en
feuilles, se chargent de fruits et convergent en dôme ;
sur la coupole est figuré le géant Druon, qui tyranni-
sait les navigateurs, leur faisait payer comme impôt
la moitié du prix de leurs marchandises et leur cou-
pait la main droite, s'ils essayaient de le tromper,
puis la jetait dans l'Escaut. Il est représenté au mo-
ment où il accomplit cet acte barbare (2).
Mais battre l'enclume et forger le fer n'était point
une occupation digne de Metsys. Comme beaucoup
d'hommes enchaînés dans une situation inférieure, il
ignorait sa vocation. Il fallait qu'une circonstance la
lui révélât : ce fut l'amour qui l'entraîna hors de la
sphère obscure où il pouvait languir. Tous les talents
n'obtiennent pas la même faveur, et quelques-uns
restent enfouis sous une ombre éternelle.
Au milieu de ses travaux, Quentin fut saisi d'un
mal violent; il ne put retourner à la forge et demeura
étendu sur sa couche, en proie à la douleur. Ses souf-
frances continuèrent, sa bourse se vida, l'inquiétude
et la pauvreté s'assirent près de son chevet. Le
(1) Fornenbergh.
(â) Une gravare de cette coupole se trouve jointe à Tarticle très
bien fait de M. Paul Mantz, dans \* Histoire des peintres de toutes les
écoles.
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A.
HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 295
manque de ressources finit d'abattre son courage ; il
laissa échapper des plaintes devant ses amis, quand
ils le visitaient dans sa chambre. étroite et obscure.
La jeunesse cependant triompha de la mort : il reprît
assez de force pour se lever et s'asseoir sur un esca-
beau, mais non pour se remettre à l'ouvrage. Le car-
naval égayait alors toute la ville, des troupes de mas-
ques parcouraient les divers quartiers au son des
instruments, et les jours gras approchaient. Suivant
un ancien usage, quand cette dernière époque était
venue, les lazaristes et les autres religieux qui soi-
gnent les malades promenaient dans les rues un
grand cierge, orné de moulures, de verroterie, et dis-
tribuaient aux enfants des gravures sur bois enlumi-
nées de brillantes couleurs, représentant des saints :
il était donc nécessaire qu'ils en eussent une multi-
tude. Un des jeunes gens qui venaient voir Metsys
lui conseilla de se mettre à peindre ces estampes ; il
recueillerait ainsi sans se fatiguer quelques pièces
d'argent. L'avis plut au malade, qui se hâta de le
suivre. Non seulement sa nouvelle occupation ne lui
fut point désagréable, mais elle le captiva. Étant
né peintre et le hasard lui mettant le pinceau à la
main, il n'en fallait pas davantage pour le charmer.
Les images furent apprêtées avec un soin peu ordi-
naire : jamais les polissons n'en avaient eu de si
belles. Metsys prit goût à la besogne et fit sans doute
quelques essais plus considérables; mais ses forces
revenaient, sa bourse était toujours eflBlanquée. Il
abandonna ces ébauches pour des travaux sérieux et
lucratifs : dès qu'il eut repris le marteau, sa vieille
mère n'eut plus à souffrir de l'indigence. N'ayant
T. IV. 19
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294 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
rien perdu de soiî habileté, les commandes affluaient.
Ce fut peut-être alors qu'il exécuta cette tombe
d'Edouard IV, en. fer ouvragé, que la tradition lui
attribue et qui déploie son réseau diaphane dans la
chapelle de Saint-Georges, à Windsor (i). Il sem-
blait encore perdu pour Fart des ingénieuses décep-
tions ; mais une seconde circonstance acheva l'effet
commencé par la première.
Il avait alors vingt ans : les femmes commençaient
à lui inspirer des sentiments nouveaux. Quand sa
vue tombait sur une jolie fille, il éprouvait une
secrète émotion, et<îomme il était bien fait de sa per-
sonne, les paupières ne se baissaient pas toujours
devant ses regards. Ses traits nobles et réguliers, ses
longs cheveux fixaient l'attention de mainte voisine.
Une d'elles le troubla plus que les autres : c'était la
fille d'un amateur de tableaux, nommé Van Tuylt.
Elle avait sans doute une de ces beautés qui prévien-
nent toute résistance, qui charment l'imagination et
séduisent le cœur, éveillent et entretiennent les désirs.
Metsys n'était pas le seul galant qui rêvât le bon-
heur près d'elle. Un d'edtre eux avait surtout de
grandes chances pour réussir : il cultivait la peinture
et parlait au faible du vieil amateur : celui-ci voulait
absolument qu'il épousât sa fille. Mais il n'avait pas
su plaire à la jeune personne qui préférait Quentin ;
dans ses jours de tristesse, elle disait avec regret :
« Pourquoi le peintre nest-il pas le forgeron, et
pourquoi le forgeron n'est -il pas à la place du
peintre ! » L'amour n'a pas besoin de longs commen-
(i) Immerzeel. Rien ne garantit que Tœayre soit réellement de Metays.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 295
taires : Metsys comprit les vœux 'de la bachelette et
jura qu'il l'obtiendrait. Ne forgeant plus que le temps
nécessaire pour gagner de quoi vivre, il acheta des
crayons, des pinceaux, et se mit à étudier les res-
sources de l'art avec une double patience, avec une
double joie : son goût naturel et son espoir lui allé-
geaient, lui facilitaient la tâche. Quand il avait tra-
vaillé tout le jour, il voyait Alice d'un œil content :
sa beauté le charmait sans le remplir d'inquiétude.
Celle-ci trouvait moyen d'éconduire le peintre et de
retarder ces noces. Quentin, faisant d'immenses pro-
grès, fut bientôt capable de lutter contre son rival,
qui n'était d'ailleurs pas fort habile, puisque la pos-
térité ignore même son nom.
Une chose singulière, c'est que Metsys ne figure
pas comme élève sur les registres de la corporation
d'Anvers. On le voit tout à coup reçu franc-maître
en l'année 1491, à l'âge de vingt-cinq ans. Un long
apprentissage l'avait-il effrayé? Avait-il obtenu dis-
pense de faire son noviciat dans l'atelier d'un
membre de la ghilde, comme l'exigeaient les sta-
tuts? Faute de documents, nous ne pouvons ré-
soudre cette question, mais une hypothèse l'éclairera
tout à l'heure. Molanus affirme que Metsys apprit
la peinture de Rogier van der Weyden, que son
mérite l'ayant fait souvent appeler à Anvers, il finit
par s'y établir (i). Cette version ne présente qu'une
difficulté, mais elle est très grande : Van der Weyden
(i) Deinde m tantum , sub Rogerio, in excellentem magistrom
prof«oit, ut ob artificium tand«m Antverpiam, fréquenter e^ocat;!»,
commigrarit. Historia Lovanisnses,
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S96 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
mourut le 16 juin 1464, deux années avant la nais-
sance de Quentin.
Si l'on en croyait Fornenbergh , un petit incident
aurait déterminé son mariage avec Alice van Tuylt . Un
jour, Metsys était avec son futur beau-père dans une
salle haute, et l'amateur lui montrait une ébauche
qu'il avait faite. Pendant qu'ils causaient, on appela
Van Tuylt pour une affaire qui l'occupa longtemps.
Metsys profita de la circonstance et peignit sur la
joue du personnage principal une grosse mouche.
Elle était si habilement imitée qu'elle faisait illusion.
Le maître du logis revint, aperçut l'animal installé
au plus bel endroit de son ouvrage et'fit un mouve-
ment colérique pour l'éloigner : ses doigts touchèrent
le panneau, et l'insecte resta immobile. Voyant son
erreur, il demanda qui lui avait joué ce tour.
— Croyez-vous, lui dit Metsys en riant, que l'ar-
tiste capable de vous tromper à ce point soit digne
de posséder votre fiUe?
— S'il ne l'obtenait pas, reprit l'amateur, ce ne
serait pas faute de mérite.
— Eh bien, c'est moi qui ai fait la mouche, et si
vous en doutez, je vais en peindre une douzaine à
côté de la première.
Le vieillard fut enchanté de cette malice, et
Quentin lui ayant donné des preuves plus sérieuses
de son adresse supérieure, il lui accorda la main de
sa fille : elle obéit sans regret (i). On n'a pas encore
(i) Den Antwerpschen Proteus^ ofte egclopschen Apelles, dat is hei
leveu ende konstryche daden des uytnemenden ende hooghberœmden
M. Quinten Meisys, door Alexander Fornenbergh (Anvers, 1658).
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 297
trouvé la date de leur mariage, mais il dut avoir lieu
vers 1491.
Toute cette aventure a l'air d'un fragment poé-
tique, d'une invention légendaire. En Italie, on conte
du Zingaro une histoire analogue (i). Mais bien des
circonstances 'paraissent garantir l'exactitude du
récit flamand. Le lecteur en appréciera lui-même un
certain nombre dans les pages suivantes. Je me con-
tenterai pour le moment de rapporter les vers de
Lampsonius, gravés quarante ans après la mort de
l'artiste sous son portrait, dans la collection de
Jérôme Cock :
Ante faber faeram cyclopêas : ast nbi mecom
Ex œquo pictor cœpit amare procas,
Seque graves tuditum tonitrns postferre silenti
Feniculo objecit cauta paella mihi,
Fictorem me fecit amor. Tades innuit illud
Exiguos, tabolis quse nota certa meis.
Sic, abiYalcanam nato Venus armarogarat,
Pictorem e fabro, summe poeta, &Gis.
« Autrefois j'étais un ouvrier forgeron ; mais lors-
qu'un peintre commença d'aimer avec moi et devint
mon rival, lorsque l'avisée jeune fille m'eut avoué
qu'elle préférait au tonnerre de l'enclume le travail
silencieux du pinceau, l'amour me rendit peintre. Le
petit marteau, indice certain dont je marque mes
ouvrages, dénote ce fait. Ainsi, quand Vénus de-
mande pour son fils des armes à Vulcain, d'un arti-
san, ô poète suprême, tu fais un artiste. y>
(i) Voyez plus haut, livre ii, chapitre xxvi.
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29b HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
I
Le poète suprême, on le devine, c'est Homère.
Une fois enrôlé sous la bannière de Saint-Luc,
Metsys ne quitta plus la palette : son talent se forti-
fia tous les jours et devint d'une extrême originalité.
Il peignait plus hardiment que lecole de Bruges ; son
dessin était plus facile, la dimension de ses personr
nages plus grande. Quoique ses rudes travaux n'eusr
sent pas altéré la délicatesse de sa main , que sa
couleur soit fine et harmonieuse, il l'appliquait avec
une largeur inconnue avant lui : on y sent un vague
effort pour se rapprocher de la nature, pour modifier
l'ancienne manière. Les effets qu'il cherche, les com-
binaisons extraordinaires qu'il essaie témoignent
d'une profonde pensée. Il perfectionnait le coloris
déjà si savant des peintres brugeois. Son succès
paraît avoir égalé son mérite. Eh bien, qui voudrait
le croire, si l'on n'en possédait les preuves les plus
certaines! il ne fut jamais ni doyen, ni juré de la
confrérie de Saint-Luc : son nom ne se trouve pas
une seule fois sur le tableau du Musée. Tant les
corporations et les coteries sont inexorables pour les
talents supérieurs ! Ligues de médiocrités ambi-
tieuses, elles ne protègent, né vantent, n'idolâtrent
qiie les petits hommes, qui font de petites choses.
Dès qu'un roi de l'air se montre dans ces basses-
cours, toute la volaille se met à glapir et l'éloigné à
force de tintamarre. Cette injustice me rappelle un
des chagrins de Haller; ses travaux scientifiques,
ses nobles poésies l'avaient fait connaître de l'Eu-
rope entière; son nom volait de bouche en bouche.
Mais cette vaste gloire le charmait peu ; il avait un
autre souci, et ne détournait point ses yeux du con-
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 299
seil échevinal de Berne, sa patrie. C'est là qu'il
aurait voulu siéger; c'est là que, devenu l'égal des
épais bourgeois, il aurait aimé à discourir, à dé-
ployer son éloquence! Hélas! cette innocente dis-
traction lui fut toujours refusée : l'immortel génie
emporta dans la tombe l<e regret de n'avoir pu deve^
nir conseiller municipal !
La femme de Quentin lui donna six enfants, cinq
garçons et une fille, qui, d'année en année, augmen-
tèrent leur mutuelle affection. Trois de leurs fils
marchèrent sur les traces du grand homme, sans
avoir les mêmes aptitudes : Pierre et Jacques enr
trèrent comme élèves dans l'atelier d'Ariaen en 1510;
Jean fut reçu franc -maître en 1531. On ne possède
pas le moindre détail concernant la profession ou la
destinée des autres enfants (i).
Alice n'eut pas le bonheur de suivre jusqu'au bout
son cher Quentin dans le pèlerinage de la vie.
Elle mourut après quinze ou seize ans d'union, et
Metsys ne demeura pas inconsolable de sa perte.
En 1508, ou pendant les premiers jours de 1509, il
épousa en secondes noces Catherine Heyens,. qui, à
son tour, devait lui survivre, après avoir mis au jour
trois fils et quatre fiUes. Le grand peintre nous a.
laissé d'elle une image, qui orne le musée de Florence.
EUe n'avait pas la beauté, la grâce idéale qu'on est
en droit de supposer à sa première femme. Soti
visage court et s^. grosse tête ronde semblent indi-
quer une origine brabançonne. Ses yeux vifs dé-
notent un caractère joyeux; sa figure potelée, ses
(i) Ils se nommaient Quentin, Paul et Catherine.
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300 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
mains charnues, sa taille épaisse donnent lieu de
croire qu'elle aimait à bien vivre. C'était la ména-
gère après la femme idéale, l'existence positive après
le rêve gracieux de la jeunesse.
La même collection renferme deux portraits de
l'artiste, exécutés de sa propre main. Une de ces effi-
gies couvre un petit panneau, cintré dans la partie
supérieure : la jeunesse de la figure, la timidité de
l'exécution et les efforts qu'elle trahit doivent faire '
ranger ce morceau parmi ses premières œuvres. Le
second portrait nous met devant les yeux un homme
d'un âge mûr, mais robuste et parfaitement conservé.
Il y a tout lieu de croire qu'il avait alors cinquante-
quatre ans, car sur le panneau où est représentée sa
femme, on lit à droite le millésime de 1520. Les deux
images semblent contemporaines : le travail a les
mêmes caractères, et nul motif ne s'oppose à ce qu'on
les juge exécutées l'une après l'autre, sans interrup-
tion. L'artiste porte une simarre opulente, avec une
large fourrure, qui couvre entièrement ses épaules,
et une sorte de tricorne majestueux, qui lui donne
l'air d'un bourgmestre. Il se passe au doigt une
bague d'or. La nature avait encadré son mâle visage
de beaux cheveux, naturellement frisés (i).
En 1508, la corporation des menuisiers chargea
Metsys de peindre un tableau pour son autel, dans
la cathédrale d'Anvers. On en fixa le' prix à trois
(i) Bans la description de la galerie de Elorence, on lit à propos
de ces deux images : « Anche nel far ritratti fa molto esperto Qoin-
tino, se dobbîam giudicame da qaesti due, il fare de' quali molto si
aTvicina a quello di Holbein. '
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. SOI
cents florins , qui devaient être payés de la manière
suivante : on lui en donna immédiatement une par-
tie, puis d'autres fractions d'intervalle en intervalle
jusqu'à la somme de cent florins, pendant qu'il y tra-
vaillait : cent florins lui furent remis une année après
la convention et le reste une année plus tard(i).
Quentin entreprit avec ardeur cette peinture : secondé
par l'inspiration, il fit un chef-d'œuvre. Au milieu il
représenta le Sauveur descendu de croix ; sur l'aile
gauche, le martyre de saint Jean-Baptiste, dont la fille
d'Hérodiade offre la tête à son beau-père ; sur l'aile
droite, le martyre de saint Jean l'Évangéliste, que
les persécuteurs ont plongé dans l'huile bouillante.
Son pinceau n'avait jamais trouvé des teintes si ma-
gnifiques : la renommée de cette création se répandit
au loin. Philippe II voulut l'emporter en Espagne;
mais quelques sommes qu'il offrît, il ne put l'obtenir;
on le lui refusa d'une manière polie et avec les mé-
nagements que réclamait sa puissance. Les menui-
siers eurent encore le bonheur de le soustraire à la
canaille furieuse qui anéantissait les images. Bientôt
après, en 1577, Elisabeth d'Angleterre essaya aussi
de l'acquérir : elle en donna 64,000 florins, et le
marché fut conclu. Mais le peintre Martin de Vos,
ayant été instruit de l'affaire, agit auprès du corps
municipal, qui retint le triptyque ; la ville, pour ne
pas perdre ce joyau, l'acheta elle-même au prix de
1,500 florins. Avec cet argent, les menuisiers de-
vinrent propriétaires d'une maison, qui servit à leurs
assemblées.
(i) Ces détailâ èe trouvent mentionnés dans on registre de la confrérie.
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306 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Quentin avait gardé de ses premières occupations
une sorte d'amour pour les métaux. S'il ne s'amusa
point par moment à marteler , à ciseler quelque ou-
vrage de fine serrurerie, au moins est-il sûr qu'il exé-
cuta des médaillons. Il fit de la sorte, en 1519, le
portrait d'Erasme; sur le revers était dessiné un dieu
terme, au dessous duquel on lisait cette devise :
Concedo nulli. La pièce portait pour légende les mots
suivants, grecs et latins : Ora telos macrou hio^
(Attends la fin d'une vie heureuse); Mors ultima linea
rerum. Dans une de ses lettres (i), l'écrivain moqueur
dit que Metsys a fondu son buste en métal : il re-
connaît à l'ouvrage un certain mérite d'exécution; il
en offrit même un exemplaire au cardinal Albert de-
Brandenbourg. Ce passage ne prouve point seul que
d'intimes relations unirent le peintre et l'auteur :
Metsys avait sculpté sur bois les portraits d'Erasme et
de son ami Pierre ^gidius, greffier communal d'An-
vers, pour les offrir à Thomas Morus, qui leur por-
tait la plus vive affection. Erasme, après son troi-
sième séjour en Angleterre, se trouvait alors sur les
bords de l'Escaut. Les deux personnages occupaient
le champ d'un médaillon ovale, et Pierre ^Egidiua
tenait à la main une lettre, où ils exprimaient leur
attachement pour le chancelier d'Angleterre. Six
vers latins, scandés par Thomas Morus, nous apprear
nent ce détail. La sculpture semblait adresser elldr
même la parole au spectateur :
« Autant Castor et PoUux étaient jadis amis, aur
tant le sont Erasme «et Gilles que je représente»
(i) Lib. XIX, ep., 43, EJfyiiem meam/udit are.
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HISTOIRE DE lA PEINTURE FLAMANDE. 305
Morus gémit d'être séparé d eux par la distance^
quand l'amitié les unit à eux des liens les plus étroits.
Ainsi l'on a pourvu aux désirs de l'absent, la lettre
affectueuse exprimant leur tendresse pour lui, et
moi retraçant leur forme extérieure (i). »
Ce fait, que Metsys taillait le bois avec autant
d'adresse qu'il assouplissait le fer et peignait des
tableaux, est mis hors de douté par une seconde
pièce de vers, adressée à Quentin lui-même ; Morus
profite de l'occasion pour louer hautement ses
amis :
« Quentin, 6 régénérateur d'un vieil art, maître
non moins habile que le grand Apelle, qui sais don-
ner la vie à des figures mortes par des couleurs
merveilleusement combinées, pourquoi, hélas! as-tu
pris pàaisir à tailler dans un bois fragile, avec tUnt
de travail, des portraits si bien exécutés d'hommes si
éminents, que l'antiquité en a vu bien* peu de com-
parables, notre âge moins encore, et dont la posté-
rité ne verra peut-être jamais les pareils? Il fallait
employer une matière plus solide, qui aurait con-
servé immuablement leurs imagés. Oh l que n'as-tu
pourvu ainsi aux intérêts de ta gloire et satisfait
par anticipation les vœux de nos descendants ! Car
si les siècles à venir conservent le moindre goût pour
les beaux-arts, si l'horrible Mars n'écrase point Mi-
(i). Qaanti oliqi fuerant Follux et Castor amici,
Erasmum tantes ^gidiumque fero.
Morus ab his dolet esse loco sejunctus, amore
Tarn prope quàm quisquam vix qjieat esse sibi.
Six desiderio est consultum absentis, ut horum
Reddat amans animum littera, corpus ego.
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304 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
nerve, de quel prix nos héritiers ne paieront-ils pas
cette petite planche (i)? »
Ces effigies sculptées ornèrent plus tard la collec-
tion de Charles P', roi d'Angleterre. Pour achever
de faire connaître les relations de Quentin et
d'Erasme, ajoutons que le malicieux preneur de la
folie était à Anvers, lorsque Albert Durer y visita le
grand peintre : ils se voyaient donc fréquemment,
selon toute probabilité.
(i) Quintine, ô veteris novator artis,
Magno non minor artifex Apelle,
Mire composito potens colore
Yitam adfingere mortnis figoris ;
Hei ! cur efiSgies labore tanto
Eactas tam bene, talium virorom
Qoales priaca tolère secla raros, ^
Qoales tempora nostra rariores,
Qaales, haud scio, post fatara, an ullos.
Te juvit fragili incidisse ligno,
Dandas materiœ fideliori,
Quœ servare datas queaf perennes ?
si sic poteras tuœque famse et
Yotis oonsolaisse posterorum !
Nam si sœcula, quœ sequentor, ullum
Servabont studium artium bonanun,
Nec Mars horridus obteret Minervam
Quanti hanc posteritas emat tabellam !
Eaute d'avoir lu ou compris ce morceau, Eathgeber, Immerzeel et
Félibien, qui le cite tout entier, ont cru qu'il s'agissait d'un tableau.
Pierre ^gidius ne tenait pas non plus à la main, comme ils l'ont dît,
une lettre de Thomas Morus, mais une lettre destinée au chancelier.
Transcrire des vers, en corriger les épreuves, sans en chercher la signi-
fication, c'est prodigieux. Fomenbergh donne aussi la pièce tout an
long, et a commis la même erreur.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 305
En 1514, Metsys coloria un tableau qui figurait
un changeur, comptant et pesant de l'or avec sa
femme. Un ancien aumônier de l'église Notre-Dame,
Pierre Stevens ,^ acquit cet ouvrage dans le siècle
dernier (i). Nous le mentionnons ici, parce qu'il est
du petit nombre de ceux dont on connaît la date.
Depuis longtemps Metsys n'habitait plus la sombre
et humide rue des Tanneurs. Sa maison se trouvait
dans la rue du Jardin des Arbalétriers, qui existe
encore et porte le même nom. Il avait pendu à l'exté-
rieur une image de son patron, saint Quentin, en fer
battu et doré , que l'on disait avoir été faite par lui et
dont il avait colorié la figure. Ceux qui passaient
devant cette demeure en entendaient fréquemment
sortir des chants harmonieux et d'excellente musi-
que; c'est que le maître était un habile amateur :
pour se délasser du travail, il donnait la liberté à sa
voix, ou jouait de quelque instrument; il ne négli-
geait point la rhétorique, et les paroles étaient sou-
vent de sa composition (2). En 1428, il peignit lui-
même l'intérieur de son logis à la détrempe et en
grisaille; il orna aussi les murs de compartiments
ronds et ovales, de festons et de feuillages au milieu
desquels s'ébattaient de petits enfants : la manière
en était libre, souple et hardie. Ces intéressantes
décorations, avec la date et la signature du peintre,
étaient encore bien conservées du temps de Fornen-
bergh, un siècle et demi après.
Metsys était comme le ver à soie occupé de sa
(i) Karel van Mander, édition de 1764, tom. I«', pag. 94.
(2) Fornenbergh. — Karel van Mander.
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306 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
demeure, lorsqu'il va s'engourdir dans une mort pas-
sagère. Un document cité par M. Van Ertborn et les
comptes de leglise Notre-Dame prouvent qu'il ter-
mina ses jours dans le second semestre de l'année
1530. La première pièce est un acte passé, en pré- '
sence de l'artiste, devant le magistrat d'Anvers, le
8 juillet. L'obituaire de Notre-Dame contient cette
note : — <« Enterrements dits Schellykm : De maître
Quentin, VIII esc. » (Comptes de la Noël 1529 à la
Noël 1530.) — Il ne saurait donc y avoir le moindre
doute sur l'époque où la mort, se dressant derrière
son chevalet, lui fit signe de la suivre; Il fut enseveli
au cimetière des Chartreux ; on dit même qu'iLexpira
dans le couvent , frappé d'une maladie épidémique,
nommée la suette (i). On posa sur sa tombe une dalle
sculptée, où forme saillie un écusson dominé par une
tête de mort. Autour de la pierre funèbre , on lit ces
paroles :
Sépulture de maître Quentin Metsys,
Qui de forgeron devint un peintre célèbre.
Il mourut en 1529 (3).
Le monastère élargissant plus tard son enceinte,
on déterra le cercueil de notre artiste, juste au
bout de cent ans. Un nommé Cornelis van Gheest,
admirateur passionné des arts, fit transporter ses
os sur la place de la cathédrale. On les nait à cinq ou
(i) Fornenbergh. — Karel van Mander.
(s) Sépulture van M, Quinten Matsys, in synen leven grofsmidt;
ende daernaer fameus schilder werdt, Sterf anno 1529. L'erreur de
date, qui termine cette inscription, prouve que la pierre tamulaire
fut posée sur les restes de l'artiste longtemps après sa mort.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 307
six pieds de la tour, sous une dalle bleue, où l'on
remarque, dessinée en lettres de cuivre, cette brève
épitaphe :
M. Q. M.
obiit
1529.
Vis à vis, dans le mur même de l'église, on encastra
un médaillon circulaire en marbre blanc, qui ren-
ferme son portrait. Fornenbergh assure qu'il est
d'une exacte ressemblance : on l'exécuta d'après une
ancienne médaille qu'il avait vue et que possédait
Cornelis van Gheest. j^m dessous de l'image, on
peignit les emblèmes de ses deux professions , puis
l'on grava sur une table de pierre noire :
Qaintino M atsys,
Inoomparabilis artb pictori ,
Admiratrix grataqoe posteritas,
Anno post obitum
Sœculari
CIO. loc. XXIX posuit.
Cronnnbialis amor de mulcibre feoît Apellem (1).
Plus bas, la dalle mortuaire de Quentin Metsys fut
fixée avec des crampons. Elle a depuis lors été en-
levée de cet endroit et placée au muséum d'Anvers,
sous le chef-d'œuvre du peintre.
(i) Ce vers est de Nicolas Baxius (Faqaot : Mémoires pour servir à
Vhittoire littéraire des Pays-Bas, t. I", pag. 668).
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308 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Les sept enfants qu'il avait eus de sa seconde
femme étaient tous vivants le jour de sa mort (i). Le
décompte ou partage de ses biens entre sa veuve et
ses héritiers mineurs eut lieu le 12 octobre 1531 .
On a trouvé sur la familUe de Quentin Metsys de
curieux détails, qui éclairent par reflet sa propre his-
toire et nous montrent quelle était la position des
artistes dans les Pays-Bas, sous le lugubre Charles-
Quint. Josse Metsys, quoique resté eu possession de
la forge paternelle, quoique très estimé à Louvain,
gagnait assez misérablement sa vie. Ses occupations
multipliées auraient dû pourtant lui assurer le bien-
être. Il faisait non seulement tout ce qui concerne son
état, mais des travaux d'horlogerie et des travaux
d'architecture. Le chapitre de l'église Saint-Pierre,
par exemple, lui avait demandé le plan d'un nouveau
portail, dont il voulait orner la basilique. Le forgeron
avait dessiné une opulente façade, aux nombreux
étages : la flèche centrale devait jaillir dans l'air
jusqu'à la hauteur de 535 pieds, tandis que chaque
flèche latérale eût monté à 430, élévation prodigieuse
encore (2). On posa en 1507 la première pierre de ce
frontispice. Mais un différend survenu entre l'auteur
et la fabrique ayant arrêté les travaux, les chanoines
refusèrent de lui payer ses émoluments, fixés à
(1) Voici leurs noms : Quentin, Hubert, Abraham, Fétronille, Ca-
therine, Claire, Suzanne.
(2) On trouvera une belle gravure de ce projet dans la Monographie
de Véglise Samt-Pierre, par M. Edward van Even, et un modèle en
petit de la façade, exécuté par Josse Metsys lui-même, dans la maison
commune de Louvain*
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 509
lôpleckeçparjour. Croirait-on que ce démêlé faillit
plonger l'artiste dans la misère? Il s'adressa au con-
seil municipal, lui démontra qu'il serait obligé d aller
chercher sa subsistance ailleurs, nécessité fâcheuse
pour un homme qui commençait à prendre de Tâge.
Il demandait, en récompense de ses longs services,
une pension de quatre sous par jour. Le conseil éche-
vinal lui octroya seulement douze sous par semaine.
Un arrêté du ITaoût 1524 statua, en outre, que si la
fabrique s'obstinait à ne point payer les gages de
Metsys, on les retiendrait sur les droits perçus au
profit de l'église, pour chacun d^ actes passés de-
vant les magistrats communaux. Telle était la posi-
tion à laquelle se trou^^ait réduit un homme de
talent, après une laborieuse carrière ! Ce fait explique
très bien pourquoi son jeune frère dut abandonner
la ville et aller, avec sa mère, chercher des res-
sources ailleurs. Josse Metsys mourut au mois de
mai 1530.
Sa première femme, Christine van PuUaer, lui
avait donné une fille nommée Catherine, qui épousa
le sculpteur Jean Beyaerts , employé aux travaux de
l'église Saint-Pierre. En 1542, ils furent soupçonnés
de protestantisme, avec quarante et une autres per-
sonnes, et arrêtés dans leur maison, rue du Château,
pour être jugés par une commission. Tous les détails
de cet affreux procès nous sont parvenus. Le 22 mars
1543, .Catherine Metsys, âgée de cinquante-quatre ou
cinquante-cinq ans, fut interrogée sur ses lectures, ses
opinions et ses rapports avec des individus mal pen-
sants. Elle répondit avec fermeté, avec adresse, et ne
donna aucune prise aux limiers de l'inquisition. Mais
T. IV 20
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SIO HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
son mari, questionné le lendemain, ne montra pas la
même présence d'esprit. Les juges lui firent sans
peine commettre des indiscrétions. Il avait dix ou
douze ans de moins que sa femme, et semble avoir été
d'un caractère assez faible. On les mit tous les deux
à la torture , et par la douleur on obtint quelques
révélations; mais comme ces détails ne paraissaient
point suflSsants, le pieux tribunal ordonna qu'ils fus-
sent tourmentés de nouveau.
Beyaerts , ayant désavoué le procès-verbal de ses
réponses , subit l'épreuve de l'eau : garrotté sur un
banc par les pieds et par les mains à des poulies
qu'on écartait progressivement, qui distendaient tout
son corps, on lui faisait, avaler de force un verre
d'eau, chaque fois qu'on allongeait ses membres, au
risque de disloquer ses articulations. Il demanda bien-
tôt grâce et fit des aveux. Terrifiée par le souvenir
de sa première torture , la nièce de Quentin Metsys
n'osa plus braver la douleur, et confessa qu'elle ne
croyait ni à la transsubstantiation, ni au purgatoire,
ni à l'infaillibilité du Pape. On voit d'après les pièces
officielles que les deux prévenus étaient fort pauvres,
possédaient pour tout bien leur maison d'habitation,
avaient sept enfants et recevaient de minimes aumô-
nes, un sou, deux sous, trois sous. Rien ne toucha
les bourreaux qui les questionnaient : le 11 juin, ils
condamnèrent d'une voix unanime Jean Beyaerts à
avoir la tête tranchée sur la grande place, sa femm'eà
être enterrée vive, confisquèrent leur masure, la seule
ressource de leurs enfants, et déclarèrent ceux-ci in-
fâmes. Le lendemain, Antoinette Roesmals, appar-
tenant à une famille d'élite et âgée de cinquante-
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HISTOIRE 0£ LA PEINTURE FLAMANDE. 31 1
V huit ans,, fut vouée au même suppliée que Cathe-
rine (i).
L'exécution eut lieu dans le mois de juillet. Un
matin^ les trois malheureux furent amenés sur la
grande place, au milieu d'une foule morne et indi-
gnée. La tête de Jean Beyaerts tomba; les deux
femmes furent couchées dans une fosse, le visage
tourné vers le ciel, et sans même protéger leur figure
d'un mouchoir, on les étouffa sous la terre qui s'ac-
cumulait peu à peu , qui montait comme un flot de
mort.
Antoinette avait une fille d'une beauté remarquable
et pleine de distinction, dans la fleur de la jeunesse.
D'une maison située sur la place, elle vit la fin atroce
de sa mère, et sut rester immobile et muette, jusqu'au
moment où le sacrifice humain fut accompli. Mais
alors, ne pouvant plus contenir sa douleur, elle
s'élança par la ville, s'arrachant les cheveux, se
meurtrissant le visage , faisant retentir Tair de ses
cris, de ses sanglots, de ses imprécations contre les
assassins, demandant justice à Dieu d'une si abomi-
nable cruauté. Elle se trouvait en même temps orphe-
line, dépoifillée de ses biens et proscrite (2).
L'Église parle toujours de ses épreuves, de son
courage, de ses douleurs et de ses sacrifices. Heu-
reuse l'humanité, si le nombre de ses victimes n'avait
(1) Erat hœc de prœcipua pêne famiiia urbis, uomiue Antonia,
atque ipsius majores sœpe reipublicœ gubernationem tenuerunt. Mé»
moires de Francisco de Enzinas, t. I«% pag. 102 et 104.
(2) Mémoires de Francisco de Enzinas, t. I*', pag. 110 et 112,
Dans un autre passage, ce témoin oculaire rapporte que les cris, les
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312 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
dépassé dans une proportion effrayante celui de ses
martyrs ! Si elle n'avait pas littéralement abreuvé la
terre de sang humain, depuis les rochers de Gibral-
tar jusqu'aux sables de lïantzig, depuis les grèves de
la Hollande jusqu'aux derniers promontoires de la
Sicile et de l'Italie!
hurlements des infortunés mis à la torture remplissaient toute la ville.
• Clamores prseterea tristissimi eorum, qui in carcere cruciabantur,
uni?ersam urbem personabant, ut nemo quantumvis barbarum aut
efferatum natura finxisset, sine ingenti animi dolore miserandos illos
gemitus et clamores audire potuîsset. « T. I*', pag. 74 et 76.
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CHAPITRE III
QUENTIN METSYS
Sa manière procède de Thierry Bouts le rieux. — Il accroît la dimen-
sion des personnages et leur importance relative dans la composi-
tion. — Analyse du triptyque d'Anvers. — Tendances nouvelles
' qu'il accuse. — Manière de grouper, sentiment dramatique, pers-
pective, style des draperies. — Retable de Louvain. — Légende
qui s'y trouve exposée. — Description des peintures. — Types sin-
guliers, façon étrange de peindre les yeux. — Beauté du coloris
sur plusieurs panneaux, faiblesses de ^ons sur les autres. — Procédé
technique employé par l'auteur. — Toutes les recettes des Van Eyck
ne sont point parvenues jusqu'à nous.
L'ancien artiste flamand avec les travaux duquel
ceux de Quentin Metsys ont le plus d'analogie, c'est
Thierry Bouts le vieux, non pas le Thierry Bouts
qui peignit la Cène délicate de Louvain, mais Thierry
Bouts parvenu à la fin de sa carrière, travaillant
dans le style que nous fait connaître la Légende de
l'empereur Othon IIL Ce style fut adopté par ses fils
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314 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Thierry et Albert. Molanus, tout en commettant une
méprise, jette sur les débuts de Quentin Metsys une
lueur (Jue la réflexion peut agrandir. « Ensuite néan-
moins, par les leçons de Rogier, il devint un maître
excellent, de sorte qu'étant appelé souvent à Anvers,
il alla enfin s'y établir pour exercer sa profes-
sion (i). » Metsys ne put apprendre la peinture sous
les yeux de Rogier van der Weyden, mort en 1464,
mais il put très bien faire son noviciat dans l'atelier
de Thierry Bouts le fils, mort en 1491. Ce qui auto-
rise, ce qui force presque à le supposer, indépendam-
ment du caractère de ses travaux, c'est qu'il ne
figure pas, comme élève, sur les registres de la cor-
poration anversoise. Il avait donc fait ailleurs son
apprentissage. Aucun renseignement à cet égard ne
peut nous venir des archives de Louvaîn, la compa-
gnie de Saint-Luc n'aya,nt été fondée dans cette ville
qu'en octobre 1494. Pour obtenir le titre de franc-
maître, Quentin devait donc s'adresser à une an-
cienne ghilde. Notez, d'ailleurs, cette coïncidence
remarquable : il se fait admettre l'année où Thierry
Bouts le jeune termine sa carrière, -comme si, ayant
perdu son guide, le chef d'atelier qui l'occupait, il
eût voulu s'assurer le droit de travailler ailleurs.
Nulle hypothèse ne saurait être plus vraisemblable.
Elle se trouve corroborée par ce fait que les archives
de Louvain attestent la présence de Metsys dans la
commune en 1490.
(i) Deiude in tantum, sub Rogiero, in excellentem magistrum pro-
fecit, ut OD artificium tandem Antwerpiam, fréquenter evocatus, corn-
migrârit.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 515
L'écoie de Thierry Bouts fiit donc son point de
départ. Il donna à ses personnages les mêmes di-
mensions ou des dimensions plus grandes, les rap-
prochant ainsi de la nature ; il adopta pour maxime
unique l'observation, copia des types réels, multiplia
les détails sur les figures de ses personnages. Lancé
en plein, comme Jean van Eyck et la famille Bouts,
dans les sentiers de la méthode posttive, il dut à cette
méthode Jes plus précieux avantages. Elle le pré-
serva de la routine, elle fut pour lui une source abon-
dante où il puisa la force et la fraîcheur, comme les
les pâtres hébreux aux fontaines de Tldumée. Chaque
manière a ses bornes ; quand elle a enfanté un cer-
tain nombre de chefs-d'œuvî*e, elle languit et devient
stérile : ayant donné tout ce qu elle pouvait produire
et brillé sous toutes ses faces, elle meurt ainsi que
le papillon épuisé. 11 faut alors que des combinaisons
nouvelles rajeunissent Fart, il faut qu'un esprit indé-
pendant tire de ses ressources des effets inconnus. Il
n y parvient que s'il écarte à son tour le voile mys-
térieux d'Isis; la grande et magnifique déesse se
montre à chacun de ses adorateurs sous un autre
aspect. Les formes qu'ils découvrent se modifient
dans leur imagination, et dès qu'ils prennent le luth
ou le pinceau; un monde ignoré semble éclore sous
leurs doigts.
Metsys fut le talent le plus original que les Pays-
Bas virent paraître à la fin du quinzième siècle et
briller au début du seizième. Il serait injuste de l'as-
seoir sur le même trône que les Van Eyck, mais on
peut le placer à côté d'eux, sur la première marche :
il n'eut pas besoin de tant créer, de braver la mer
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516 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
dans une nef construite par lui, mais il changea la
direction que la leur avait prise. Comme un savant
pilote, il l'amena en vue du port où est entré l'art
moderne. Les accessoires perdirent avec lui de leur
importance : quoiqu'il les traitât d'une façon moins
timide, il en détourna l'attention au profit des per-
sonnages. Chez les Van Eyck, chez Van der Weyden
et Memlinc, ils étaient sans doute l'objet principal,
mais la scène déployée autour d'eux leur faisait une
rude concurrence. Schnaase, au surplus, a si bien
caractérisé la révolution accomplie par Metsys, qu'il
faut reproduire ses idées : elles sont éminemment
vraies, et choisir une autre route pour paraître ori-
ginal serait vouloir tomber dans l'erreur. Aux yeux
des peintres brugeois, un tableau n'était qu'un frag-
ment détaché du monde, où devaient figurer tous ses
éléments essentiels, où la terre et les cieux devaient
être représentés. Voilà pourquoi, ils aimaient à placer
leurs personnages en plein air, au milieu d'un large
horizon; autour d'eux s'ouvrent de grandes vallées
qu'arrose presque toujours un fleuve, se dressent des
montagnes et des forêts, des villes et des châteaux.
Quand la nature des épisodes ne le permettait pas et
qu'il fallait peindre l'action dans l'intérieur d'un logis,
la porte, la fenêtre ouvertes laissaient du moins le
regard saisir de profondes perspectives, ou le soleil
frappait les vitraux, comme pour rappeler la présence
de l'univers extérieur. L'homme était bien le centre
du tout, mais il n'en était que le centre : il ne cachait
et n'envahissait point le lieu qui lui servait de- théâtre.
L'importance de celui-ci égalait presque la sienne : on
restreignait donc ses proportions, et loin qu'il occupât
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 317
toute la surface du tableau, le site champêtre du fond
s'étendait jusqu'au premier plan. Les formes humaines
étaient sans doute traitées avec soin et amour, mais
l'artiste ne leur accordait pas de préférence. Elles
doivent leurs avantages à notre rang parmi les créa-
tures bien plutôt qu'à l'affection du peintre. Les cos-
tumes sonf si brillants, les armures si pompeuses,
quelles diminuent encore l'intérêt spécial des acteurs:
il semble que les objets inanimés empiètent sur eux,
ne leur laissant que le moins de place possible (i).
Arrêtons au contraire notre vue sur un tableau
d'histoire plus moderne, sur un tableau de Rubens,
par exemple. Il nous offrira une direction entière-
meût opposée. Même quand l'action se passe dans
les champs, nous ne voyons point le paysage. Non
seulement il ne faut plus songer à découvrir de
longues échappées de vue, mais les objets prochains
sont, pour ainsi dire, emblématiquement représen-
tés : une colonne ou quelques marches tiennent lieu
d'un palais, un arbre figure tout un bois. Souvent
même ces simulacres disparaissent, ou du moins
sont traités avec une négligence qui les déprécie
et en éloigne l'attention. Le curieux oublie bientôt
ces vains accessoires. Le petit monde de l'école bru-
geoise s'est effacé : l'homme seul en a pris la place
et rayonne d'une splendeur égoïste. L'art n'a plus
(i) Schnaase va jusqu'à dire que les tableaux de rancienne
école manquent d'unité : il exagère sa réflexion en la développant.
L'unité y résulte non pas de la présence exclusive d'un seul élément,
unité trop facile, mais de la composition, jointe à l'harmonie des
formes, des couleurs, aussi bien que de la lumière.
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318 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
â'autre but, d'autre sujet d'étude : il cherche à
saisir toutes les particularités de notre forme et de
notre organisation intime, soit quand nous demeu-
rons immobiles, soit quand le mouvement produit
de nouveaux phénomènes dans notre corps.
Ce changement de goûts, on le remarque déjà
chez Quentin Metsys. Les figures s'avancent sur le
premier plan ; elles grandissent et s'élargissent de
façon à masquer la perspective (i). Leur agencement
devient de la plus haute importance : la manière de
les grouper devra être désormais un des talents
principaux de l'artiste. Les anciennes peintures
offrent souvent à cet égard une extrême naïveté. Les
personnages ont parfois l'air de vivre en eux-mêmes
et ne font aucune attention à leurs voisins. S'ac-
cordant plutôt avec les objets d'alentour que l'un
avec l'autre, ils ne forment point un ensemble réel,
une scène vraiment animée. En rompant l'union in-
time qui les liait au monde extérieur, Quentin Metsys
et les maîtres plus modernes furent obligés d'ordon-
ner entre eux non seulement les acteurs, mais les
lignes, les attitudes de leurs corps ; il leur fallut tra-
vailler une peinture comme les anciens travaillaient
leurs bas-reliefs, où l'homme seul joue un rôle.
N'ayant plus qu'un élément à leur disposition, ils
devaient l'approfondir, en tirer tout le parti possible
et multiplier leurs efforts sur le terrain étroit qui
leur restait.
Par une faveur spéciale du sort, que n'ont pas
obtenue tous les peintres de cette époque, le
(i) Ici nous abandonnons les traces de Schnaase.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 319
chef-d'œuvre de Quentin Metsys na soulfert ni du
temps, ni des révolutions. Le Musée d'Anvers le
possède, brillant d'une fraîcheur qui n'annonce point
trois siècles et demi de durée. Il représente le Sau-
veur descendu de croix, que l'on s'apprête à enseve-
lir; les personnages sont presque de grandeur natu-
relle. Nicodème agenouillé soulève par les aisselles
le buste du Messie, le tourne un peu vers le spec-
tateur. Joseph d'Arimathie vient d'ôter au supplicié
la couronne d'épines, et l'a remise à un homme coijflfé
d'un turban, qui la porte sur un linge. Elle a un as-
pect formidable : les épines en sont tellement longues
et tellement fortes, qu'on dirait des pointes de fer.
L'opulent Israélite détache avec soin les caillots de
sang mêlés aux cheveux .du Rédempteur. Cette cir-
constance dramatique, un peu répugnante même, ne
se serait jamais offerte à l'esprit d'un maître brugeois.
La face du Christ nous apparaît lividoi bleuâtre, en-
luminée par la mort, et n'offre aucun signe de divi-
nité, aucune trace de nobles sentiments, aucune
beauté physique. Les muscles sont déprimés, les
lèvres terreuses ; l'œil se décompose au fond de son
orbite agrandi. La pourvoyeuse des cimetières n'a
point exercé autant de ravages sur le corps, peint de
couleurs trop vivantes peut-être, avec une patience
outrée : après avoir indiqué lesos, les muscles, les
côtes et les veines, l'artiste a encore dessiné les poils
des bras et des jambes. De ses longs cheveux la Ma-
deleine essuie le pied gauche du Médiateur, qu'elle a
baigné d'une huile odorante; Marie Salomé aide à
maintenir le buste soulevé, en tirant le cadavre par
un bras, donnée commune et singulière. Une femme
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320 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
debout porte un vase élégant et une éponge, pour
laver le corps et les blessures de Jésus. Au centre de
la composition, sa mère agenouillée, soutenue d'ail-
leurs par saint Jean, drapé dans un grand manteau
rouge, croise les mains avec l'attitude et l'expression
du désespoir. Sur la droite, Marie Cléophas, vêtue
à peu près de la même manière, croise aussi les
mains et trahit une douleur presque aussi violente.
Les types sont généralement communs, et les figu-
res expriment une affliction vulgaire. Nicodème seul
nous montre une belle tête, aux lignes harmonieuses,
encadrée d'une longue barbe grise.
A droite de ce groupe, on aperçoit la caverne où
est préparé le tombeau du Fils de Thomme. Une
servante la balaie, une autye Téclaire au moyen d'une
torche : un vieillard porte le linceul destiné à la glo-
rieuse victime. Plus haut, derrière l'épisode princi-
pal, se dresse le Golgotha : c'est un plateau sur des
rochers, à peine clairsemé d'herbes et de petits ar-
bres. Les deux voleurs sont encore pendus à leurs
croix : au pied de celle que le Nazaréen a sanctifiée,
par sa mort, deux Flamandes épongent et lavent le
sang du sacrifice, avec cette passion de la propreté qui
distingue leur race. Un journalier emporte l'échelle
dont on a fait usage pour descendre le martyr ; un
autre mange une tartine; le gardien du calvaire,
ayant déposé près de lui sa hallebarde, ôte son sou-
lier, sans doute pour en retirer un caillou qui le
blesse. A gauche du Golgotha se creuse une vallée
où Ion aperçoit Jérusalem, et, plus loin, dés cojlines
bleuâtres.
Aucune portion de ce tableau, prise à part, n'ex-
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HISTOIRE DÉ LA PEINTURE FLAMANDE. 521
cite rétonnement et l'admiration, ne fait naître la joie
intime dont nous remplissent les œuvres du génie.
On approuve sans doute, mais on ne s'émerveille
point. L'ensemble, au contraire, frappe et saisit.
L'harmonieuse vivacité des couleurs charme le re-
gard : ces deux attributs souvent opposés, la douceur
et l'éclat, s'unissent de la manière la plus parfaite ;
la nature ne réussit pas mieux, lorsqu'elle fond des
beautés hostiles, la splendeur du couchant et les pre-
mières ombres de la nuit, la grâce et la force, l'em-
portement de la passion et les langueurs de la ten-
dresse, le génie et la simplicité, les divers parfums
des champs, les divers murmures des eaux et des
bois. L'air circule dans le tableau, les personnages
respirent, se tiennent dans des attitudes faciles et se
groupent avec un art presque moderne. La touche a
une hardiesse que l'on ne connaissait point avant
Metsys. La puissance d'une vie nouvelle anime cette
jeune production.
Elle forme le centre d'un retable. Sur le volet
gauche, la fille d'Hérodiade présente à Hérode la tête
de saint Jean. La salle est tendue en cordouan, et un
groupe de musiciens placés dans une tribune égaie
le repas. La danseuse met le plat sur la table; Hé-
rode l'examine d'un air stupide; sa maîtresse, pom-
peusement vêtue, sourit d'une manière presque aussi
sotte; elle a pris un couteau effilé, dont elle perce la
tempe du mort. Sur le premier plan, un petit page
arrête un chien; sur le dernier, une arcade ouverte
nous fait assister à la décollation de saint Jean-Bap-
tiste. Aucun détail n'est spécialement remarquable,
mais l'ensemble a la tournure dégagée qui flatte dans
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Za HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
le panneau central. L'aile droite vaut beaucoup
mieux.
Elle nous montre saint Jean TÉvangéliste au mi-
lieu d'une cuve pleine d'huile bouillante, conformé-
ment à la tradition. « Et l'empereur Domitien enten-
« dit parler, de lui, et il se le fit amener, et il la fit
« mettre, devant la porte Latine, dans un tonneau
«t d'huile bouillante, d'où il sortit sans avoir éprouvé
^ aucun mal. Quand l'empereur vit que rien ne le
a ferait renoncer à prêcher, il l'envoya en exil dans
« nie de Pathmos (i) » Saint Jean lève ses deux mains
vers le ciel qu'il regarde avec une ardente espérance;
le type de sa figure est laid, trivial, son corps maigre
et anguleux. Sur le premier plan, deux bourreaux
excitent la fiamme : ce sont deux têtes vulgaires,
pleines de naturel. Le despote monté sur son cheval
a un air stupide : les autres assistants forment aussi
de vraies caricatures, excepté un gamin perché sur
un arbre, qui examine la tragédie du haut de cet ob-
servatoire. Un château occupe le fond, vers la droite;
la perspective est excellente, et l'on dirait que le vent
du ciel y souffle sans contrainte.
Quand on connaît les travaux de l'école de Bruges,
qu'on étudie la manière dont s'est développé l'art fla-
mand, ce tableau frappe tout d'abord par plusieurs
caractères d'une haute signification. Ayant appris
si tard lés secrets de la peinture, Metsys était plus
disposé qu'un autre peut-être à juger avec indé-
pendance la vieille méthode. Pour ses rudes maiîis,
qui avaient manié de si lourds instruments, elle
(i) Légende dorée, t. I*^ pag. 50 (édition Gosselin).
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 323
avait des habitudes trop minutieuses, une allure trop
timide. Quoiqu'elle montrât pour l'observation un
goût décidé, elle ne reproduisait pas les modèles avec
une entière exactitude : elle les embellissait, les poé-
tisait, leur communiquait un charme idéal. En exa-
minant ses tableaux, on croyait faire un songe gra^
cieux. Réelle à son point de départ, elle détournait
l'esprit du monde positif, quand elle avait terminé son
œuvre. L'école brugeoise contait, pour ainsi dire, la
légende de la nature : Metsys commença d'écrire son
histoire.
Les premiers panneaux flamands, grâce à la finesse
de la couleur, ont le poli de l'émail : la surface en est
brillante, douce au toucher, comme s'ils avaient subi
l'action du feu. Sans doute ce lustre, ce grain serré-
plaisent à la vue ; mais ils*lui plaisent par un attrait
un peu factice, qui nous éloigne des objets réels. La
couleur fruste et mate du retable de 1508 a plus de
vérité ; hâtons-nous de dire, néanmoins, qu'il forme
une exception dans l'œuvre de l'auteur; malgré la
dimension de ses personnages, il semble avoir tra-
vaillé d'habitude avec un pinceau de miniaturiste.
On observe encore dans le Sauveur descendu de
croix une nouvelle manière de grouper les person-
nages, manière plus savante, plus hardie, plus com-
pliquée. Ni les VanEyck, ni Roger Vàn derWeyden,
ni Memlinc n'auraient traité ainsi ce dramatique épi-
sode, n'auraient pensé à réunir et agencer neuf
individus autour du Christ, avec des attitudes et des
expressions diverses. Les figures qu'ils mettent au
premier plan sont peu nombreuses d'ordinaire et plu-
tôt juxtaposées qu'engagées dans une même action.
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ZiA HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Elles ne sauraient, en conséquence, avoir Fanima-
tion , la vivacité de gestes , l'expression pathétique
du visage et du maintien que cherche lart mo-
derne. Le forgeron d'Anvers nous transporte dans
un monde inconnu. La profonde tranquillité, la
rêveuse douceur de l'école brugeoise se sont éva-
nouies ; le drame commence, ce drame flamand qui
doit atteindre à un si haut degré d'énergie dans
l'atelier de Rubens et dans celui de ses élèves. S'il y
a une exception à faire pour quelque vieux peintre,
si le maître de Louvain a eu un précurseur, c'est
Hubert van Eyck : son intelligence vaste et forte
planait sur le domaine entier de l'art. Le Triomphe
de la Loi nouvelle et le Jugement dernier de Dantzig
prouvent que la corde tragique ne manquait pas à
son talent, qu'il savait grouper dés acteurs émus.
Le retable du musée nous montre aussi un progrès
dans l'imitation de la nature. Le peintre a mieux
observé, mieux reproduit les effets de la perspective
aérienne, comme le prouvent les collines que l'on
aperçoit à gauche, dans le lointain, sur le panneau
central. Les ciels inaltérables de l'école brugeoise,
ciels charmants et poétiques d'ailleurs, ont fait place
à un ciel véritable, où flottent des nuages très bien
rendus et très moelleux, que n'auraient pu exécuter
les vieux peintres flamands, avec leurs lignes pré-
cises et leur couleur émaillée. Les rocs bizarres ce-
pendant n'ont pas une physionomie naturelle et doi-
vent avoir été peints d'imagination.
Enfin les costumes révèlent, à leur tour, un chan-
gement de goût et de procédés. On y remarque bien
encore la splendeur et la variété que cherchait l'école
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 325
brugeoise, mais ils ressemblent beaucoup plus à
de l'étoffe, beaucoup moins à des laques brillantes.
Ils sont drapés avec plus de hardiesse, en larges plis,
et ne papillottent point, ne forment pas de lignes an-
guleuses, comme dans les tableaux peints avant
Memlinc. Ils ont en outre perdu l'excessive abon- .
dance, qui eût rendu le mouvement presque impossi-
ble aux calmes personnages de l'aincienne école, sauf
un très petit nombre.
Voilà les modifications que subissait dans l'atelier
de Quentin la méthode pittoresque, pendant qu'elle
se transformait ailleurs d'une autre manière (i).
Les caractères qui distinguent la facture de son
triptyque principal, on les retrouve sur une œuvre
presque aussi importante, exécutée par lui pour la
cathédrale de Louvain, où' on peut l'étudier encore.
Elle figure la légende, relative à la naissance de la
Vierge. Son père, qui était de Nazareth, s'appelait
Joachim; sa mère, qui avait vu le jour à Bethléem,
(i) Une note troavée sur les registres de la corporation des me-
nuisiers, à Anvers, ajoute quelques nouveaux détails aux renseigne-
ments qui concernent le tableau du musée. Ce document nous fait sa-
voir que Daniel Goessens et Jacques Gangoore, doyens, André Jacops
et Gommaire van der Beke, jurés, ainsi que Wauthier Imbrechts et
Luc Yerhuelt, anciens doyens du métier des menuisiers de cette ville,
en leur nom et au nom des compagnons dudit métier, qui les y OQt
dûment autorisés, ont stipulé, le 26 août 1511, une rente perpétuelle
de 30 escalins de gros de Brabant, au profit de Quentin et de Catherine
Metsys, enfants légitimes de Quentin Metsys, peintre, et d'Adélaïde van
Tuylt, son épouse, et qu'ils ont hypothéqué en gage du paiement tous
les biens, tant meubles qu'immeubles, dudit métier. U établit en outre
que cette rente sera acquittée tous les ans, en trois paiements, chacun
de 10 escalins, etc.
T. IT. 2i
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326 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
s'appelait Anne. Tous deux appartenaient à la tribu
de Juda et à la race de David, Joachim par Nathan
et Anne par Salomon, fils l'un et l'autre du vain-
queur de Goliath. Quoique mariés depuis vingt ans,
ils n'avaient pas d'héritiers, ce qui les attristait et les
humiliait, la stérilité passant pour une honte chez
ce peuple encore naïf. Les deux époux suppliaient
Dieu, en conséquence, de leur octroyer un fruit
de bénédiction, qu'ils promettaient de lui consacrer.
Leurs prières furent longtemps inutiles, mais un
ange apparut enfin^ à Joachim , pendant qu'il était
dans la cour de sa ferme avec les pasteurs, et lui dit
que l'Éternel l'avait exaucé, qu'il aurait une fille à
laquelle on donnerait le nom de Marie et qui devien-
drait mère du Sauveur. Anne eut la même révélation
dans un jardin, où elle cherchait la solitude. Après
s'être mutuellement communiqué ce qu'ils avaient vu
et entendu, ils remercièrent le Très-Haut. Anne con-
çut Marie le 8 décembre, jour où l'Église célèbre ce
grand événement. La Vierge fut préservée de la ta-
che que le péché d'Adam imprime sur chacun de
nous, « Dieu lui ayant prodigué, suivant un légen-
daire italien, toutes les grâces qui convenaient à
celle dont il allait devenir le fils. » La, prédestinée
vint au monde près de Nazareth, sur un bien patri-
monial de sa famille; le 8 septembre, le bêlement des
moutons et les cantiques des oiseaux saluèrent sa
naissance. Neuf jours après, selon la coutume des
Hébreux, on lui donna le nom de Marie.
Voilà le sujet que le peintre avait à dérouler dans
les compartiments de son retable, et qu'il y figura en
1509, c'est à dire immédiatement après avoir terminé
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HISTOIRE DE LA PElNlPtJRE FLAMANDE. 3â7
le triptyque d'Anvers. La proximité des dates rend
Iceuvre plus intéressante. Un favorable hasard m'a
permis de l'étudier à loisir, sous tous les jours, en
1864, dans l'atelier de M. Etienne Leroy, qui la res-
taurait.
Metsys n'a pas combiné les scènes d'après l'ordre
chronologique, mais d'après certaines vues qui plai-
saient à son imagination. Le premier épisode, en sui-
vant les dates, a pour sujet VOffrande de Joachim re-
fusée. Il avait apporté dans le temple jin don au
Seigneur, l'homme menacé de voir sa race périr avec
lui : déjà même il avait posé les pièces d'or sur une
table, devant le grand prêtre. Mais le chef religieux
les pousse de la main, les fait tomber à terre. Des-
siné ^ premier plan et drapé dans un grand man-
teau, Joachim se retourne, afin de quitter la pieuse
demeure où on lui fait subir un tel affront. Ses traits,
son geste et son maintien expriment parfaitement la
tristesse et la honte. Trois spectateurs placés der-
rière lui le regardent avec une extrême attention. Un
quatrième, qu'on voit à sa gauche, paraît être le dona-
teur : il porte une somptueuse pelisse de velours vert,
partout bordée de fourrure, un ample bonnet de
menu-vair et tient à la main une clef; une aumônière
ouverte est pendue à son poignet, comme pour an-
noncer qu'il a payé le travail. Le tapis dont la table
est couverte semble confirmer cette hypothèse : des
chiens accroupis et des fleurs y alternent avec de»
couronnes; celles-ci indiqueraient par leur forme le
rang du personnage, et les autres ornements ses ar-
moiries, à l'aide desquelles on retrouverait son nom.
C'est un homme gras et robuste, aux longs cheveux
f
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328 HISTOIRE DE LA ^PEINTURE FLAMANDE.
naturellement bouclés. Les mains des divers acteurs
sont d'une facture excellente : tout connaisseur y
admire la précision du dessin, la finesse des tons et un
modelé comparable à celui de la nature. Mais ce qui
étonne, ce qui charme surtout, c'est la puissance et
la profonde harmonie de la couleur. L'ensemble et
les détails sont d'un aspect magnifique. On croirait
voir une des pages les plus intenses du quinzième
siècle.
Le second épisode nous montre Joachim fléchis-
sant le genou devant le céleste envoyé, qui lui ap-
porte la bonne nouvelle. Il plane au dessus de lui,
l'ange gracieux et modeste, enveloppé dans les longs
plis d'une robe flottante. L'homme stérile lève la
tête, lève les mains, et regarde le messager de' Dieu
avec surprise et avec reconnaissance. L'annoncia-
teur lui montre d'une main le ciel, dont il manifeste
la volonté ; de l'autre, l'habitation où est restée sainte
Anne. Deux incidents, qui animent la lointaine de-
meure, expliquent ce dernier geste. On voit l'épouse
guettant à une croisée la venue de Joachim, puis
le tenant embrassé devant la porte du château. Elle
lui annonce l'apparition qui l'a comblée de joie. Plus
loin, par delà ce groupe, s'étagent au flanc d'une
colline les somptueux monuments de Nazareth, ville
importante, si l'on en croyait Metsys, et bâtie à la
manière ogivale. Le paysage est très beau : il y a
sur le premier plan des tons vigoureux et splendidôs,
qui rappellent les deux Van Eyck, Thierry Bouts et
Memlinc; les teintes pâles, les nuances bleues ne
commencent qu'au second plan.
L'union des deux époux étant devenue féconde.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 329
ils prennent leur revanche de la scène qui les a hu-
miliés. Dans leur enthousiasme et leur gratitude, ils
ont fait vœu de distribuer leur bien en trois parties:
une pour les ministres du culte, la seconde pour les
pauvres, la troisième pour subvenir à leurs propres
besoins. Le panneau figure sainte Anne à genoux,
offrant au grand-prêtre une cassette d'ébène, ornée
de ferrures délicates et remplie de pièces d'or. De-
bout derrière elle, un délégué de Joachim, jeune
homme imberbe, aux cheveux roux flottant sur ses
épaules, tient un parchemin qu'il présente au chef
des lévites, l'acte de donation probablement (Joachim,
par rancune, n'aura pas voulu l'apporter lui-même).
Un individu placé un peu plus loin lit un autre gri-
moire, la promesse sans doute de secourir les indi-
gents, et un voisin suit des yeux sa lecture. Au
troisième plan, la promesse s'effectue : Joachim et
sainte Anne, sur le seuil de leur maison, distribuent
des aumônes à ceux qui n'aiment point le travail ou
que le sort n'a pas favorisés. Le fond du morceau est
très curieux : à gauche, par une arcade vide, on
aperçoit le haut clocher de Notre-Dame d'Anverâ,
dont les arêtes sont dorées pour la circonstance ; à
droite, par une autre ouverture, la façade du temple
de Nazareth, construit dans le goût italien, orjié de
colonnes grecques et de statues. C'est là que, sur une
frise, se trouve la signature du peintre et la date de
l'œuvre :
Quiuten Metsjs
Screef dit J 1509.
Qulnten Metsys a écrit ced : 1509 (écrit ponr iraeé),
\
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330 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Gamme exécution, Y Offrande acceptée est la page
la plus belle et la plus vigoureuse du triptyque. La
splendeur du coloris égale tout ce qu'on a pu faire
en ce genre. Il y a un capuchon de velours violet
notamment, que n'éclipseraient pas les plus bril-
lantes étoflFes peintes par les Van Eyck.
Nous arrivons enfin au panneau central, qui pro-
voque et surexcite l'attention par les plus singu-
lières anomalies. La donnée appartient à cette classe
de sujets tranquilles, où le mérite de la facture est
indispensable et où beaucoup de peintres aiment à
déployer leur talent, comme Raphaël dans VÊcote
d'Athènes, Ingres dans Y Apothéose d'Homère et Paul
Delaroche dans l'hémicycle du palais des Beaux-
Arts. Sous les arceaux à jour d'un monument aux
formes italiennes, qui dénotent le goût nouveau ap-
porté par le souffle du midi, la Vierge et sainte Anne
sont assises, la Vierge tète nue, ses longs cheveux
blonds baignant ses épaules, sainte Anne drapée
dans un grand manteau et le chef enveloppé d'un
capuchon. Un genou de Marie porte l'enfant Jésus,
lequel porte à son tour, sur l'index de sa main droite,
un pinçon attaché par un fil, dont la pieuse mère
tient l'extrémité; le petit Dieu tend la main gauche,
pour recevoir une grappe de raisin que lui offire
sainte Anne. Est-ce une allusion aux vignes jadis
plantées dans les environs de Louvain, grande rareté
sous le ciel humide et froid de la Belgique? A droite
4e la Vierge, un peu plus bas qu'elle, se trouve
Marie Cléophas entourée de ses enfants : Jacques le
Mineur, Simon, Thaddée et Joseph le Juste. A
gauche de sainte Anne, un peu plus bas qu'elle aussi.
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HISTOIRE DE U PEINTURE FLAMANDE. 351
on voit Marie Salomé, ayant près d'elle ses deux fils,
saint Jacques le Majeur et saint J^an rÉvangéliste.
Perrière une balustrade ou le dossier d'un banc,
quatre personnages debout se font de môme équilibre î
à gauche, saint Joseph et Alphée, obscur époux de
Marie Cléophas, mentionné très peu dans les livres
saints ou les légendes; à droite, Joachim et Zébédée,
compagnon légal de la troisième Marie.' L'agence-
ment de ces divers personnages est d'une trop grande
symétrie peut-être, comme dans les tableaux de
l'école brugeoise, où l'art n'avait pas encore appris
à se déguiser lui-môme.
Deux caractères spéciaux frappent tout d'abord
dans la composition : l'un est la pâleur générale du
coloris; l'autre, la manière étrange dont les yeux
sont dessinés.
Pourquoi l'image centrale, la partie la plus impor-
tante de l'œuvre , oflPre-t-elle ces teintes blêmes ,
quand la surface d'autres panneaux brille comme un
champ de fleurs, étale aux regards toutes les nuances
. de l'arc-en-ciel? Les linéaments de certains visages
sont si faiblement tracés qu'ils paraissent à demi
voilés par un brouillard; les chairs n'ont aucun re-
lief, et l'on ne saurait mieux comparer ce genre de
peinture qu'aux blafardes épreuves d'une planche
usée. A ne considérer que les têtes des quatre
femmes, on dirait des fantômes plutôt que des per-
sonnages réels : Jésus n'a pas Tair d'un enfant, mais
d'une ombre. Les costumes mêmes sont mollement
traités. L'auteur, on ne sait pour quel motif, a né-
gligé les ressources du clair-obscur; pas. une nuance
forte ne contraste avec les nuances fugitives, pas
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332 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
une teinte sombre ne rehausse les parties lumi-
neuses. Est-ce un calcul, le triptype devant orner une
chapelle plongée dans un demi-jour crépusculaire?
Mais alors pourquoi ne point appliquer partout la
môme méthode? pourquoi donner à certains pan-
neaux une physionomie plus accentuée?
La* forme des yeux n'étonne pas moins que le
vague des contours et la pâleur des tons. Les pau-
pières sont à peine entrouvertes, et dans l'inter-
valle s'ébauche un mince fragment de prunelle, ce
qui éteint tout regard, ce qui ôte à la vue toute ex-
pression. Sur huit grands personnages et çix enfants,
un petit garçon et deux hommes, saint Joseph et
Alphée, ont seuls les yeux ouverts ! Quelle inexpli-
cable fantaisie! On l'observe déjà comme une singu-
larité, comme un eflfet sans cause apparente sur 1^
triptyque d'Anvers. Mais là elle se maintient dans
certaines bornes; ici, elle dépasse toutes les propor-
tions. Cette bizarrerie avait sans doute échappé à
M. Van ErtDorn et autres amateurs, quand ils ont
rangé parmi les œuvres de Metsys les deux têtes
bysantines que possède le Musée , productions ex-
quises d'Hubert van Eyck. Jamais pinceau n'a tracé
des yeux plus vivants, n'a fait jouer la lumière dans
des prunelles plus limpides.
Derrière les personnages, à travers les arcades
en style renaissance, on aperçoit de hautes monta-
gnes complètement bleues, les unes naturelles d'as-
pect, les autres faites d'imagination et invraisembla-
bles. Comme les rochers fantastiques du Sauveur
descendu de Croix, elles prouvent que l'auteur n'avait
jamais vu les Alpes, qu'il avait même très peu
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 333
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voyagé : ses pérégrinations ne durent point dépasser
les limites du Brâbant et de la Flandre; s'il avait
visité le pays de Liège, parcouru la province de
Namur, il aurait mieux connu les formes du granit,
du schiste, de la pierre calcaire, formes spéciales
qu'on ne saurait inventer, qu'il faut étudier sur
place. Le ciel, pour terminer cette longue analyse, est
marbré de nuages et de vapeurs.
Il nous reste à parler d'un dernier épisode, la mort
de sainte Anne, qui clôt la série légendaire. Après
sa glorification, voici le dénoûment de sa vie ter-
restre. Dans une chambre étroite, elle est couchée
sur un lit drapé de rouge. Ses yeux se ferment, son
regard s'éteint, la froide sueur de l'agonie perle sur
son front : sa bouche entr'ouverte semble exhaler
son dernier soupir. Mais sa fille, un cierge à la main,
se penche vers elle, et son petit-fils , touchant son
front de la main gauche, la bénit de la main droite :
les cieux vont s'ouvrir pour la recevoir, l^arie Cléo-
phas et Marie Salomé, en proie à la douleur, s'age-
nouillent près du lit. Au fond de la chambre, saint
Joseph et Alphée, les deux personnages les mieux
peints du tableau, qui ont toute la vérité d'acteurs ou
de spectateurs réels. Derrière eux s'ouvre une fenêtre
à meneaux de pierre, à vitres en losange, par où la
lumière qui entre produit un effet admirable : les
maîtres hollandais les plus habiles n'ont pas mieux
imité les rayons du jour.
Les sujets sont combinés de telle manière que le
refus et l'acceptation des présents de Joachim flan-
quent à l'intérieur la scène principale, tandis qu'à
l'extérieur l'apparition de l'ange et la mort de sainte
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534 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Anne se trouvent juxtaposées quand on ferme les
volets.
Une circonstance particulière, qui rend ce tableau
plus curieux, c'est qu'il est peint à la détrempe. Pour
le restaurer, M. Etienne Leroy fut contraint de dé-
layer les couleurs avec du blanc d'œuf préalablement
putréfié (il se fendrait et s'écaillerait dans l'état
normal). Mais Quentin avait enduit les images d'un
vernis maintenant inconnu, qui donna aux surfaces
une étonnante solidité. Ce devait être le Uniment
découvert par Jean van Eyck. Je demandai à
M. Leroy si le vernis copal, cette substance dont les
carrossiers font usage pour lustrer les panneaux de
leurs voitures, ne produirait point les mêmes effets,
— Le vernis copal, me répondit-il, a une teinte
jaune, qui ne permettrait point de l'employer dans la
peinture proprement dite.
Le résultat de notre conversation fut que les vieujt
peintres des Pays-Bas connaissaient une laque dia-
phane et sans couleur, analogue à celle des Chinois,
la même peut-être, et obtenaient par ce moyen lïnal-
térable émail qui rehausse et protège leurs couleurs.
Il faut bien en convenir : une partie seulement des
procédés que les Van Eyck employaient nous a été
transmise.
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CHAPITRE IV
QUENTIN HETSTS
Son réalisme prononcé : tableaux où il se manifeste. — Œuvres comi-
ques. — Dessins à la plume et au crayon. — Tapisseries brodées
d'après des panneaux ou des cartons de Metsys. — Sa famille, son
fils Jean. — C'était un homme à peine médiocre. — Autres dis-
ciples de Quentin. — Leur profonde obscurité. — Elèves ou imita-
teurs demeurés inconnus ; tableaux signés et datés qui nous les ré-
vèlent. — Catalogues.
Mentionnons encore un tableau sérieux, avant de
passer à ui:i autre genre de productions. La Made-^
leine tenant son vase de parfums, qui orne le musée
d'Anvers (i), offre bien tous les caractères du style de
Metsys. On retrouve en elle les types qu'il affection-
nait ^ les yeux somnolents, aux lourdes paupières,
qu'il entr'ouvrait à peine sur la figure de ses person-
nages, et sa manière de dessiner les bouches : la tête
rappelle exactement celles du triptyque de Louvain,
se détache, comme elles, sur un ifond bleuâtre. Le
(0 N» 44.
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356 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
costume de la sainte a une nuance lie de vin. Au
troisième plan, on découvre une église romane très
bien peinte, où monte un escalier découvert. Du pa-
lier, un homme vêtu de rouge examine Madeleine.
Serait-ce un de ses anciens adorateurs? Plus loin,
un arbre grêle s'effile au dessus de feuillages com-
pactes : nulle vapeur ne ternit le ciel, qui est bleu
dans le haut et blanc dans le bas, comme sur les pan-
neaux du quinzième siècle.
Le sentiment réel , l'esprit flamand, qui guidait le
pinceau de Metsys, lui fit exécuter avec plaisir des
sujets contemporains, des scènes de genre et même
des données comiques. Dançj une ville où florissait
le négoce, chez un peuple essentiellement positif,
l'ancien maréchal dut avoir maintes fois l'occasion
d'étudier les figures d'avares, de prêteurs sur gages,
d'usuriers, qui passaient leur vie à peser des pièces
d'or et ne trouvaient pas de musique plus Belle que le
son des métaux. Peut-être commença-t-il à les
peindre pour s'amuser; le public, toujours malicieux,
fut si charmé de la ressemblance et lui donna de tels
encouragements. qu'il multiplia, presque malgré lui,
ces sortes de tableaux. On y remarque une grande
diversité de types, une grande variété d'accessoires :
une femme plus ou moins belle y contraste d'ordi-
naire avec le spéculateur acharné. En Italie, où le
nom de Metsys est très peu connu, ces ouvrages sont
attribués à Léonard de Vinci, caricaturiste habile et
ingénieux, quand il cessait de chercher l'idéal (i). Le
(i) Hirt : Kunstbemerkungen auf einer Reise nach Dresden ttnd
Tragy pag. 12 et 13.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. . 337
musée du Louvre en possède un, qui, sans compter
parmi les- chefs-d'œuvre de Tartiste, suffit pour donner
une idée juste des morceaux analogues peints par lui.
Un banquier, assis devant une table, y compte une
somme d'or qu'on vient de lui payer : il' examine
toutes les pièces l'une après l'autre, et celles qui lui
inspirent quelque doute, il les pèse au trébuchet. Sa
figure, simple et commune, exprime uniquement l'at-
tention. Sa femme, assise près de lui, le regarde vé-
rifier les pièces : elle lisait ou feuilletait un liyre
décoré d'enluminures, mais un intérêt supérieur l'a
détournée dé cette occupation infructueuse. Elle
porte un singulier chapeau, sous lequel se déploie
une vraie tenture de liage, des draperies et des lam-
brequins de toile blanche. Son visage blafiard, aux
yeux mornes, dépourvus de sourcils, à 'la bouchç
pincée, rappelle immédiatement les femmes du Nord
ou, pour mieux dire, le charme singulier qui entraî-
nait l'imagination de l'auteur vers ces pâles figures.
Un miroir circulaire, placé devant le couple attentif,
nous montre ingénieusement un personnage absent
du tableau : c'est le créancier qui vient d'aquitter sa
dette. Vêtu de rouge, coiffé de l'espèce de turban à la
mode sous les ducs de Bourgogne, il doit occuper
dans le monde une haute position. La main droite
appuyée sur le bord d'une fenêtre, il attend que
l'homme cupide ait fini de passer en revue toute la
monnaie précieuse. Les mains du banquier, ces
mains toi^ours en quête d'une proie, sont faites avec
un soin extraordinaire. Par la croisée que. réfléchit
la glace, on découvre une maison spacieuse , de la
verdure, le ciel, des nuages, un petit tableau en
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338 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
miniature. Cet artifice nous permet donc de voir le
côté de la chambre que ne pouvait peindre l'habile
coloriste.
Derrière la femme de l'usurier, par une porte
entr'ouverte, on aperçoit deux personnages grotes-
ques, babillant avec passion au milieu d'une cour : ce
«ont de vraies caricatures.
Un rayon porte une liasse de papiers, où se trou-
vent écrits ces mots et cette date : Quinten Matsys
schilder 1518 (Quentin Metsys, peintre, 1518).
Une scène plus vive ornait la collection Pour-
talès. Sur ce panneau longitudinal un vieillard
lascif caresse une jeune ribaude. De la main gau-
che, il lui tâte le sein; mais l'artiste, par un senti-
ment de convenance, a masqué ce geste un peu trop
libre derrière le bras droit de la péronnelle; de son
autre main, passée derrière la tête de la jeune fille, le
galant la tire à lui. La drôlesse lui flatte le menton
d'un air insidieux; ce qui la préoccupe, c'est la
bourse du paillard, qu'elle vient de lui voler, qu'dlo
passe derrière elle à un complice. Ce malandrin a
l'air d'une figure emblématique plutôt que d'un per-
sonnage réel : il porte un bonnet rouge, ou, pour
mieux dire, une cape de fou, avec des oreilles imi-
tées, comme celle dont les peintres modernes coiffent
Méphistophélès. Regardant avec malice le specta-
teur, il passe sa langue sur ses lèvres d'une façon
très expressive. Est-ce le génie de la débauche, un
mercure trivial, raillant à la fois ses dupes et ses
agentes? Le peintre a fort habilement choisi le type
de la fille aux cheveux rougeâtres : évidemment elle
sort des bas-fonds de la société, où se recrute la
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HISTOIRE DE U PEINTURE FLAMANDE. 3S9
prostitution. Le masque du vieux libertin est admi-
rable : sous, le capuce rouge qui enveloppe sa tête et
forme contraste avec sa gonelle verte, il s'anime, il
cherche à plaire ; son visage rayonne de désir, de
passion, de luxure. Pas une ride, pas une veine, pas
un détail de la peau n'a été omis. Quoique les indi-
vidus soient presque de grandeur naturelle, le coloris
a toute la finesse, tout l'éclat, toute la douceur qui
charment les yeux dans les tableaux du quinzième
siècle. Les méplats, le relief, la vérité des figures ne
laissent rien à désirer : la main que la courtisane
passe sur le menton du vieux débauché est remar-
quablement belle. Enfin, circonstance que sans
doute on ne jugera p^ indifférente, le hauteur de
lieux mal famés a le type, la bouche édentée d un
bourreau qui attise le feu sur l'aile droite du trip-
tyque d'Anvers, où l'apôtre saint Jean frit dans
l'huile. En somme, c'est un chef-d'œuvre, et, pour
comble de bonheur, on trouverait peu de tableaux
aussi bien conservés (i). D'après une description de
Fornenbergh, il semble d'ailleurs avoir appartenu à
ce biographe de Metsys.
On voyait autrefois chez un citoyen d'Anvers un
morceau de sa main, qui représentait des joueurs de
cartes. Autour d'une table, quatre personnes étaient
(i) Il est tout à fait regrettaUe qu'on ne Tait pas acquis pour le
Musée de Bruxelles. Il fut adjugé à sept mille francs, et la commis-
sîon députée par le gouvernement belge acheta dans la même séance,
pour 22,500 francs, une médiocre farce de Jean Steen, quoique la ga-
lerie de la capitale eût déjà trois morceaux du même peintre. Je n'ai
jamais pu deviner la cause d'un si étrange caprice. L'œuvre excep-
tionnelle de Metsys avait Timportance d'un document historique.
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Z*0 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
réunies, deux hommes et deux femmes; ils s'amu-
saient à une sorte de jeu nommé krimpe^j fort goûté
en Allemagne et en Pologne. Des pièces d'argent
rayonnaient sur le tapis vert, et chacun semblait
réfléchir attentivement à la conduite qu'il devait
tenir pour gagner. Ces quatre personnages étaient
des* portraits de famille. A droite de la table , un
vieillard, de tournure étrangère, avançait la tête et
semblait se mêler du jeu. Celui-là encore avait les
mêmes traits que le bourreau qui attise le feu, dans
le martyre de saint Jean l'Évangéliste. A gauche de
la table, deux jeunes gens et une jeune fille se tenaient
debout, très attentifs. L'exécution était des plus re-
marquables (i).
Un tableau de genre, qui orne le musée de Dresde,
ne brille pas moins par la composition que par la
facture (2). On y voit un plaideur et une plaideuse,
sollicitant dans son cabinet un avocat ou un juge
au teint pâle, aux traits rusés, assis sur un fauteuil,
chaudement habillé d'un justaucorps amarante et
d'une simarre verte, que borde une fourrure; il a
pour couvre-chef une toque violette, ornée à la passe
d'une banfle de velours. Près du légiste, l'intéressé a
pris place; il vient de vider sur la table sa bourse, où
il appuie encore sa main, et, les dents agacées, l'œil
furieux, il semble dire qu'il paie* assez cher pour ga-
gner sa cause. L'habitué du palais argumente contre
lui, en gesticulant des deux mains. La plaideuse,
vieille paysanne au teint hâlé, à l'œil noir, aux traits
(1) FornenbergL.
(2) No 1721.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 341
énergiques, aux fortes mâchoires annonçant Topi-
niâtreté, inypque la maîtresse du logis. Elle luiétreînt
le bras, pendant qu elle tire une poule d un panier,
pour la lui offrir. Mais la dame lui montre son mari,
en lui expliquant que lui seul peut traiter l'affaire.
Sous la poule, le panier est plein d œufs ; un petit
garçon aux cheveux roux vient d'en prendre un et le
montre au spectateur. Dans le fond du tableau, par
une porte ouverte, on aperçoit la domestique de la
maison, qui donne du pain à un pauvre homme et à
un enfant malheureux. Les procès ont sans doute
ruiné cette famille, et le môme sort menace les chi-
caneurs du premier plan.
L'exécution de ce tableau est parfaite, digne de la
pensée. Les ombres, les lumières forment les plus
habiles contrastes; les parties obscures étonnent de
leur vigueur aussi bien que de leur moellçuse har-
monie. Les personnages ont d'excellentes attitudes.
On retrouve dans la figure de la dame la pâleur va-
poreuse que Metsys aimait tant, on ne sait pourquoi.
Sur un cahier de papier, une mouche très bien faite
rappelle un incident de sa légende amoureijse.
Le portrait d'homme exposé à Berlin {)rouve ce
qu'il était capable de faire en ce genre (i). Il nous
montre un individu dans la force de l'âge, coiffé d'un
grand tricorne et se détachant sur un fond vert. Il a
les yeux petits, le nez fort et le teint assez pâle. Une
riche simarre, bordée de fourrure, enveloppe son
justaucorps rouge. Sa main droite tient un papier.
L'exécution est très fine, très soignée, le coloris d'une
. (i) N* 574.
T.. IT 21
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342 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDB.
pâte délicate. Les tendances positives, le réalisme de
Quentin auraient pu faire présumer qu'il, devait très
bien reproduire un modèle vivant; cette excellente
image, ses deux effigies personnelles et le portrait de
sa femme, qu'on voit à Florence; le mettent hors de
dou^. Le duc de Buckingham et le comte d'Arundel
en possédaient plusieurs, qui étaient fort estimés (i).
Puisque nous sommes dans le Musée de Berlin,
examinons un autre tableau du même peintre, qui lui
fait le plus grand honneur (2). 11 est traité comme
les meilleurs morceaux du retable de Louvain. Les
yeux s'entr'ouvrent à peine, les chairs sont exécutées
avec la même délicatesse de pinceau, la couleur a
toute la finesse émaillée du quinzième siècle. Là en-
core l'afiaiblissement outré des tons, les teintes pâles
et bleuâtres de la perspective exagèrent les effets du
lointain. Sur un trône splendidement orné^ Marie as-
sise tient son enfant nu dans ses bras; à sa droite, uûe
petite table porte du pain blanc, des fruits, du beurre,
un verre plein d'eau ; un paysage, où l'on remarque
une fontaine et des maisons, où les derniers ter-
rains prennent un aspect vaporeux, compose le
fond. La Vierge a pour costume un admirable man-
teau rouge, qui se drape autour d'une robe bleue.
La Galiléenne est toute jeune, naïve et gaie; le Christ
a une jolie figure. La mère vient de passer un bras
derrière son enfant, lui à pris le menton, l'a tiré à
elle, et tous deux se baisent sur la bouche, avec un
(1) Félibien : Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellents
peintres, 1. 1«', pag. 546.
(2) No 561.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 343
mouvement des lèvres très prononcé. Un léger voile,
qui orne la tête de Marie, glisse autour du petit Jésus
et l'habille un peu par devant. Cette donnée libre et
gracieuse, que l'artiste a su délicatement exprimer,
forme un tableau charmant et ingénu, où le talent
de Metsys nous apparaît sous un nouveau jour; on y
sent comme une influence printannière du goût mo-
derne.
On trouvera dans le catalogue d'autres détails sur
les ouvrages de Metsys, attendu que nous ne pou-
vons prolonger à l'infini cet examen. Nous n'aban-
donnerons pas toutefois l'illustre coloriste sans avoir
parlé d'un tableau que possède le Louvre, et qui a
longtemps passé pour son œuvre. Le nouveau livret
le déclare positivement de sa main (i). Le tableau
même prouve cependant le contraire de la façon la
plus évidente. Il a pour sujet le Sauveur que l'on dé-
tache de la croix, et le soin de l'exécution dénote un
habile pinceau; mais le style et plusieurs caractères
signalent une origine allemande, une école attardée.
Les personnage^; premièrement, sont peints sur
fond d'or, vieille méthode abandonnée depuis long-
temps par les artistes belges, dans toutes les villes
du pays. L'ampleur exagérée des costumes, les plis
rompus des étoflfes avaient également cessé d'être à
(i) « Quant à nous, après avoir étudié très soigneusement et à un
intervalle fort rapproché le grand tableau de rEasevelissement du
Christ, qui est au Musée d'Anvers, et la peinttire du Louvre, le
style, le caractère des tètes, dont plusieurs paraissent imitées d'après
les mêmes modèles, l'analogie des .accessoires, tout enfin nous porte
à croire que les tableaux de Paris et d'Anvers sont sortis du même
pinceau. *
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344 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
la mode, le gracieux Memlinc et le maréchal d'Anvers
lui-même ayant commencé la réforme de cet abus;
or, dans le tableau du Louvre, l'excès arrive aux der-
nières limites de l'absurde. La bizarrerie insensée des
coiffures et des ajustements trahit, à n'en pas dou-
ter, le mauvais goût germanique. La forme des pieds
et des mains le trahit d'une manière encore plus frap-
pante. Nous avons noté* plusieurs fois le soin, la dé-
licatesse, l'habileté supérieure avec lesquels Metsys,
comme tous les peintres éminents, reproduit les
extrémités du corps humain; c'est un problème qui
déroute les talents secondaires, un mérite qu'ils ne
peuvent jamais atteindre. Dans le tableau du Louvre,
les mains sont affreuses, les pieds sont horribles. Les
premières ne se distinguent que par une forme désa-
gréable, par de longs doigts osseux; les derniers sont
de vraies pattes de singe, au cou-de-pied très bas; ils
manquent de talon, et les orteils, gauchement alli-
gnés, ont la tournure la plus disgracieuse. Il est im-
possible d'admettre que le pinceau de Metsys ait
effleuré ce panneau. La vigueur des expressions, la
finesse du coloris, le soin du travail lui donnent une
importance réelle; la syncope de la Vierge, la dou-
leur des autres personnages sont parfaitement ren-
dues, mais le tableau a été peint en Allemagne.
La splendide et opulente collection de Dresde
renferme deux dessins exécutés par Metsys. Le pre-
mier, fait à la plume, représente la Vierge tenant le
Christ mort sur ses genoux. Une table masque heu-
reusement le bas du cadavre, ne laissant voir que le
buste et la tête. Marie soulève cette tête de ses deux
mains et se penche pour la baiser. Jérusalem, d'une
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 345
part, de l'autre, le Golgotha surmonté des instruments
patibulaires, occupent le fond de l'image. C'est une
œuvre conçue dans lin sentiment dramatique, où la
facture ne demeure pas au dessous de l'idée. La si-
gnature du peintre en augmente l'intérêt; on y lit
ces mots et cette date :
•
Quintin Massj» 1530.
La scène tragique fut donc esquissée par l'auteur
peu de temps avant sa mort, et le millésime vient à
l'appui des détails récemment publiés, qui fixent la
véritable époque de son décès. Voilà une attestation
écrite de sa propre main, d'où il résulte qu'une ma-
ladie épidémique ne termina pas ses jours en 1529,
comme on l'a imprimé jusqu'ici.
Sur l'autre feuille grimacent deux têtes au crayon
rouge extrêmement comiques. On les prend d'abord
pour des charges, mais quand on les étudie, on
change d'opinion : ces types vulgaires, d'un réalisme
parfait, dessinés avec la plus grande finesse, ont dû
être esquissés d'après des modèles vivants. Leur
caractère grotesque, ils l'avaient reçu de la nature,
qui prodigue en tout temps le ridicule. Ils ont, sans
le moindre doute, servi pour quelque page figurant
YEcce Homo : ces malandrins ont évidemment braillé
contre le Sauveur, au profit de Barrabas. Dis-moi
qui tu aimes, et je te dirai qui tu es.
Deux autres productions rares et curieuses, où se
manifeste le talent de Quentin, sont suspendues dans
la rotonde du même établissement. Ce musée si riche
possède en effet six tapisseries flamandes; le catalo-
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ZA6 HISTOIRE DE U PEINTURE FLAMANDE.
gue les attribue toutes les six au forgeron d'Anvers,
mais deux seulement offrent le caractère de son
style. Un moment d'étude suffit pour s'en convaincre.
Il y a beaucoup de sentiment dans ces deux mor-
ceaux. L'un figure la Marche au Calvaire; l'autre,
Jésus cloué sur l'instrument funèbre. L'attitude du
Galiléen traînant sa crgix et l'expression doulou-
reuse qui tourmente sa^ figure, sont des plus pathé-
tiques. La Vierge perdant connaissance, les autres
Maries, sainte Véronique et saint Jean luttent aussi
contre une émotion profonde.
Le drame, sur la seconde page, devient encore
plus accentué. Les. treize individus réunis au pied
de la croix sont extrêmement remarquables de types,
d'expressions, de maintien et de gestes. Non moins
remarquables sont les sept anges qui planent autour
de la victime. Sans la pâleur produite par le temps,
ce morceau frapperait à la première vue comme un
travail tout à fait supérieur.
Les deux images brodées n'ont pa^s une physiono*
mie complètement pareille. Une minute d'examen
fait reconnaître dans la première les types, les coif-
fures singulières de Quentin, son genre de composi-
tion. L'autre morceau a un air de famille avec
celui-là, mais le goût du peintre-maréchal s'y trouve
mêlé au goût de Rogier van der Weyden. Les per-
sonnages portent d'immenses draperies, comme dans
les tableaux du second maître. Ils ont les traits plus
réguliers, plus délicats plus gracieux que ne sont
d'habitude les linéaments des figures tracées par l'ar-
tiste de Louvain; ces toiles font penser, non pas à
lui, mais au disciple de Jean van Eyck et à Mem-
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 347
linc. La sentimentalité profonde qui règne sur tous
les points de l'œuvre dépasse en outre la mesure du
ferronnier, qu'une tendance railleuse portait à la cari-
cature. Et pourtant les acteurs du drame ont le cos-
tume de son époque. Metsys a-t-il parfois imité Van
der Weyden, ou, mieux encore, l'a-t-il pris pour
guide pendant une partie de sa carrière? De là vien-
drait l'erreur de Molanus,'qui le lui donne pour
maître; Rogier, mort avant sa naissance, ne put
former son talent, mais il pouvait l'inspirer.
Ces deux peintures à l'aiguille, brodées sur une
trame de fils d'or, attendent qu'une main habile les
reproduise à l'aquarelle, en ravivant les couleurs
affaiblies par la vétusté, en leur rendant leur aspect
primitif. Leur mérite exceptionnel deviendrait alors
manifeste pour tout le monde.
Des autres tapisseries classées à Dresde sous le
nom de Metsys, l'une, comme nous le montrerons,
fut exécutée d'après un tableau ou un carton de
Henri à la Houppe (elle figure Y Adoration des ber-
gers); la quatrième n'a pas autant de valeur que les
précédentes et ne doit être imputée à aucun maître
fameux : des raccourcis détestables y scandalisent
la vue. Les dernières, plus faibles encore, de moin-
dres dimensions et d'un style un peu plus récent,
n'ont pas le droit de suspendre notre marche.
Les trois premiers fils que Quentin avait eu d'Adé-
laïde ou Alice van Tuylt s'adonnèrent comme lui à la
peinture. En 1510, Pierre et Jacques entrèrent dans
l'atelier d'Ariaen, disciple de leur père ; il ne nous reste
aucune production de leur main ; nous n'avons même
pas le plus faible renseignement sur leurs travaux et
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348 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
sur leurs aptitudes. Jean fut mis sous la tutelle d'un
nommé Jaquet Oskens, durant Tannée 1516, et reçu
franc-maître en 1531. Celui-là au moins a laissé des
traces de son activité : on connaît plusieurs tableaux
signés par lui. Le Louvre en possède un, où Ton
remarque avec étonnement une raideur et une gau-
cherie toutes primitives (i). Bethsabée presque nue
y enflamnie le roi David, mais ne séduit nullement
le spectateur. Une corniche du palais porte cette
inscription :
1562. loanes Massiis pingebat.
Une œuvre pareille doit mettre en garde contre les
éloges que donnent à l'auteur quelques écrivains.
D'après Fornenbergh, il avait historié pour l'autel des
brasseurs, dans la cathédrale d'Anvers, un panneau
où l'on admirait encore le style de Quentin : l'archi-
duc Léopold le trouva magnifique et l'examina long-
temps. On voyait de lui à Amsterdam un changeur
comptant des monnaies devant une pratique. Il avait-
encore peint d'autres tableaux sur lesquels on ne pos-
sède pas de renseignements détaillés (2). Le sairU
Jérôme en prières devant le crucifix, tableau conservé
à Berlin , donne de Jean une aussi pauvre idée que
celui du Louvre. Le père de l'Église a un type affreux
et ignoble ; la perspective est manquée : la tête et
les mains de Termite ne se détachent pas du roc. La
peinture, grossière et heurtée, ne rachète nullement
les autres défauts.
(1) No 281.
(2) Karel Tan Mander et Foraenbei^h les mentionnent sans les décrire.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 519
Deux œuvres de mérite que possédait le roi de
Hollande, et que le catalogue attribuait à Jean Met-
sys, ne devaient donc pas être de lui. L'un figurait la
Marche au Calvaire : il se recommande surtout par la
vigueur de l'expression et la délicatesse du travail.
L'autre est l'image d'un inconnu, pleine de naturel
et de vérité ; il tient un faucon sur le poing; derrière
lui on aperçoit un fragment de paysage, ou un vieux
château couronne une éminence; au bas de la colline
broute un cerf, qui achève, de nous expliquer les
goûts du personnage.
Jean eut à son tour un fils qui n'abandonna point
les arts, mais cultiva de préférence la gravure. Il
s'appelait Cornélis. On a de sa main des épisodes du
Nouveau Testatnent, qui portent la date de 1550;
l'histoire de Samson en douze estampes (i) et quelques
autres morceaux. Après lui , on perd les traces de
cette famille ; tirée par l'amour et le génie de l'ombre
où foisonne la multitude, elle disparut dans les ténè-
bres, quand la flamme soudaine qui l'avait illuminée
s'éteignit peu à peu, de génération en génération, et
que la froide sottise glaça, comme l'hiver éternel du
pôle, ses derniers représentants.
Les élèves formés par Quentin ne semblent pas
avoir été mieux doués que sa famille et sont demeu-
rés profondément inconnus. Il admit dans son ate-
lier, en 1495, cet Ariaen qui devint le maître de ses
deux fils aînés; en 1581, il reçut Willem Meulen-
broec; en 1504, Edwaert Portugalois; en 1510,
Henné Boechmachere. On chercherait inutilement
(i) On y lit les chiffres amyants : 1549, 1550 et 1562.
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550 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
des noms plus obscurs. Le grand homme eut, selon
toute probabilité, une mauvaise chance sous ce rap-
port : les individus qui se groupaient autour de lui
profitèrent médiocrement de ses leçons, ils n'avaient
point les facultés nécessaires pour continuer le mou-
vement inauguré par lui. Quand il disparut, l'ombre
enveloppa son école, et l'imitation de l'Italie éclipsa
les traditions flamandes.
On trouve çà et là, dans les galeries publiques de
l'Europe, des tableaux signés, où règne évidemment
sa manière, et qui durent être peints par des imita-
teurs ou par des élèves que ne mentionnent point les
Liggeren. Tel est un panneau conservé à Munich,
portant une signature et une date : •
Mazing iny. fecit a« 1543.
On y voit un légiste, avocat ou procureur, ayant
près de lui son clerc et tenant un décret sur parche-
min, dont il explique le sens à des paysans. Le con>
mentateur et le premier villageois, les deux person-
nages principaux, sont évidemment des charges :
l'homme de loi, qui sourit à ses auditeurs, a une
énorme face et un menton prodigieux ; le paysan^ un
crâne aplati et un profil d'oiseau. La pièce est encom-
brée de boîtes et de paperasses. Les individus et les
objets se détachent sur un fond assez sombre. Le tra-
vail, comme la donnée, rappellent tout à fait Quentin
Metsys. La touche est seulement plus rude que celle
du maître (i).
(0 N» 44.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMAN DE. 351
Le musée de Berlin possède un tableau analogue,
peint par un autre imitateur du célèbre ferronnier.
Un musicien ambulant y chante à pleine gorge, tan-
dis qu'une vieille, tenant de la main gauche une
canette, lui vole sa bourse de la main droite. La
scène a lieu dans une chambre éclairée par une
fenêtre. Sur le mur, se trouve inscrit" un vers fla-
mand, que le virtuose nomade est censé débiter. Les
deux créatures sont peintes de la même manière et
dans la même dimension que les fameux Poseurs
d'or. La couleur est dure, l'exécution rude comme
celle de Jean Metsys. Le panneau est signé :
HYii8 F. 1571.
Un troisième disciple inconnu apprend son nom à
l'historien sur deux tableaux qui représentent le
même motif, l'un exposé dans la collection de Dresde,
l'autre dans celle de Madrid. Le premier porte la si-
gnature suivante : Marin^ me fecit anno 1541 ; la
seconde inscription est datée de 1558. On y voit un
banquier ou changeur, assis devant un comptoir et
pesant de l'or, pendant qu'une jeune femme, placée
près de lui, examine la balance. Le morceau de
Dresde, que j'ai pu apprécier, est une œuvre mé-
diocre (i ). Les personnages, coiffes d'une manière fan-
tasque, sont vulgairement peints ; le coloris ofiîense
la vue par ses tons secs et durs. L'air manque, aussi
•'
(i) 'N° 1722^ La galerie de Munich possède une troisième repro-
duction de ce morceau, qui est attribuée par le catalogue à Jean Metsys
(première série, n» 4)*.
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352 HISTOIRE DE U' PEINTURE FLAMANDE.
bien que la perspective : ^'liomme et la femme sem-
blent incrustés dans la muraille ; tous les objets ont
l'air d'adhérer l'un à l'autre. Ce n'était donc pas un^^
héros de la palette que Marinus; mais il doit avoir
copié, affadi bon nombre d'ouvrages que Metsys
avait illuminés de sa couleur et vivifiés de son
talent. A l'occasion, il peut devenir utile de le con-
naître.
Qu'était-ce que ces artistes ignorés, qui nous ont
eux-mêmes transmis leurs noms et indiqué par une
date l'époque où ils travaillaient? Dans quelles ar-
chives, dans quelles liasses poudreuses chercherons-
nous, trouverons-nous des détails sur leur vie, des
renseignements sur leurs autres productions? Hélas!
je ne puis répondre : un vide obscur se creuse de nou-
veau sous mes pas. C'est ainsi que ma première édi-
tion a été un voyage de découverte, que la seconde
est un voyage de même nature, et que là où je m'ar-
rête, j'aperçois encore dans le lointain de vagues
espaces noyés dans la brume, éclairés de lueurs
insuffisantes !
Œuvres de Qaentin metsys
t
LOUVAIN
1. Légende relative à la naissance de la Vierge,
triptyque. Les épisodes de la légende occupent les
volets : P l'Giffrande de Joachim refusée par le grand
prêtre; 2*" un Ange annonçant à Joachim que sa
femme engendrera la mère du Sauveur ; 3** les Pré-,
sents de Joachim acceptés, parce qife son mariage a
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HISTOIRE J)E LA PEINTURE FUMANDE. 353
cessé d'être stérile; 4** L% Christ bénissant sainte
Anne à son lit de mort. Le panneau central figure
«le triomphe de sainte Anne et de la Vierge, qu'en-
tourent leurs parents. A l'église Saint-Pierre.
ANVERS
2. Le Sauveur descendu de croix, panneau central
d'un retable. L'aile gauche représente la décollation ^
de saint Jean-Baptiste; l'aile droite, le martyre de
saint Jean l'Évangéliste. Les deux revers figurent
les deux saints debout, le premier montrant l'agneau
mystique couché sur le livre des Évangiles, qu'il tient
de la main gauche; le second, bénissant le calice
empoisonné, d'où sort un dragon. Au Musée, n^® 46,
47, 48, 49 et 50.
3. Sainte Madeleine, vue à mi-corps et placée
sous un portique. Elle tient le vase aux parfums qui
lui sert d'emblème et en soulève le couvercle. Au
Musée, n** 44.
4. Les Percepteurs. Un homme, coiflfé d'un cha-
peau rouge, compte des pièces d'or et fait des anno-
tations dans un livre de recettes, où il marque les .
sommes rapportées par les accises de la ville d'An-
. vers. Un autre individu, portant une coiffure verte,
se penche sur l'épaule du premier comptable et prend
part à son travail. Ébauche ou mauvaise copie d'un
tableau original. Au Musée, n*^ 45.
BERLIN
5. La Vierge sur un trône, baisant le petit Jésus.
Au Musée; n^ 561. >
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354 HISTOIRE DE LA PEINTURE pA^MANDE.
6. Portrait d'un homme chaudement vêtu, ayant à
la main un papier. Au Musée, n** 574.
HRESDE
7. L'Avocat et les Plaideurs. Au Musée, n^ 1721.
8. La Vierge tenant le Christ mort sur ses genoux,
dessin à la plume. Dans la collection du Musée.
9. Deux têtes comiques , dessinées au crayon
rouge. Dans la collection du Musée.
10. La marche au Calvaire. Tapisserie d'après un
tableau ou un carton de Metsys, exposée dans la ro-
tonde du Musée.
11. Le Sauveur sur la croix, tapisserie d'après un
tableau ou un carton de Metsys, exposée dans la ro-
tonde du Musée.
MUNICH
12. Les Percepteurs. Répétition du tableau d'An-
vers et de Windsor. Les inscriptions sur le livre de
recettes sont presque identiques. L'exécution est très
rude ; la couleur sombre ne rappelle pas du tout le
coloris habituel de Metsys. Au Musée, n° 80.
13. Saint Jérôme assis dans une chambre, au mi-
lieu' de livres et d'ustensiles, montrant de la main
-^une tête de mort. Par la fenêtre, on découvre un
paysage. Ancienne copie d'un original, qui se Irouve
à Turin chez le comte d'Arraché. Dans la Pinaco-
thèque, n° 85.
VIENNE
14. Sujet analogue au précédent. Saint Jérôme en
prières, dans un paysage, devant un crucifix appuyé
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HISTOIREiDE LA PEINTURE FLAMANDE. 355
contre des fragments de^ vieilles sculptures*. L'ex-
pression est pleine de vigueur, le coloris excellent,
^ le paysage dune beauté remarquable. L'œuvre porte
d'ailleurs une signature et une date :
QVintin Masijs E. 1513.
Dans la galerie Lichtenstein .
15. Portrait d'un homme sans barbe, qui a la tête
couverte d'un bonnet noir, en fourrure. Il regarde
vers sa gauche, et tient dans sa main droite ,un an-
neau qu'il paraît montrer; dans son autre main, il
porte un rouleau de papier, où sont enfilées quatre
bagues ornées de pierres précieuses. Galerie impé-
riale, n^ 37.
16. Parabole du mauvais intendant. Par une fe-
nêtre, on le voit aux prises avec ses débiteurs. Ga-
lerie impériale, n** 29.
17. Saint Jérôme lisant auprès d'une tête de mort.
Ancienne copie du tableau que possède, à Turin, le
comte d'Arraché. Galerie impériale, n^ 32.
CASSEL
18. Jeune ribaude caressant un vieillard qui tient
une bourse, pendant qu'une vieille fait le guet à la
porte. Galerie électorale, n*" 2.
GOTHA
19. Portrait d'un jeune homme, qui tient un petit
verre à boire dans sa main droite et a la gauche
placée devant sa poitrine. En haut de l'image se
trouvent deux écussons, renfermant l'un et l'autre
trois corbeaux. Dans la collection ducale.
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356 HISTOIRE DE LA PEINTURE FIAMANDE.
LA HAYE
20. La Vierge triomphante, portant son fils dans
ses bras, les pieds appuyés sur le croissant de la
lune et environnée d'anges. En haut, Dieu le père
avec la colombe. Autrefois dans la collection du roi
de Hollande. Lorsque la cathédrale Saint-Donat, à
Bruges, fut démolie, on trouva ce tableau maçonné
entre deux murs, où il était sans doute resté depuis
le temps des Iconoclastes. Des briques, qui tom-
bèrent sur la peinture, l'endommagèrent en plusieurs
endroits ; mais elle fut restaurée avec le plus grand
soin.
PARIS
21. Un Banquier pesant des pièces d'or, près de sa
femme qui feuilleté un livre. Au Louvre, n*" 279.
Signé : Quinten Matsys schilder 1518. Le mot schildèr
veut dire peintre.
22. Vieux libertin caressé par une jeune courti-
sane, qui le vole. Autrefois dans la collection Pour-
talès.
FLORENCE
23. Portrait d un homme ayant pour coiffure une
barette noire, vêtu d'un habit noir et portant une
bague au doigt. Dans la galerie des Offices.
24. Portrait de Metsys, jeune encore, peint par
lui-même.
25. Portrait de Metsys , dans la force de l'âge,
peint par lui-même.
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HISTOIRE ^E LA PEINTURE FLAMANDE. 357
26. Portrait de sa. seconde femme, Catherine
HeyeAs, portant la date de 1520.
27. Buste de saint Jérôme.
Ces quatre peintures se trouvent dans la galerie
des Offices.
TURIN
28. Saint Jérôme étudiant près d'une tête de mort.
Chez le comte d'Arraché.
ROME
29. Parabole du mauvais intendant, figures à mi-
corps. Dans la galerie Doria.
VENISE
30. Le Christ devant Pilate. Dans le palais ducal.
NAPLES
31. L'Adoration des mages. Tableau que Hirt
avait vu dans la Calabre, en 1783, parmi les ruines
d'une église, et qu'on a transporté, en 1791, au Mu-
sée royal de Naples. C'est une attribution qui aurait
besoin d'être vérifiée .
WINDSOR
32. Les Percepteurs. C'est probablement l'original
des copies mentionnées plus haut, que possèdent les
collections d'Anvers et de Munich. Galerie du châ-
teaiï royal, n"* 67. Gravé par R. Earldom sous un
titre inexact : les Avares {the Misera), et par
H. Bourne sous un titre qui ne vaut pas mieux : les
Usuriers.
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358 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
KNOLE {dans le comté de Kent).
33. Un avare surpris par le diable. Dans la col-
lection de la famille Sackville, n** 63,
CORSAM-HOUSE.
34. Sainte Madeleine. Corsam-House est le châ-
teau de la famille Methuen.
lEuTres perdues
1. Marie et l'enfant Jésus; autrefois dans l'église
des nonnes de Sainte-Elisabeth ou de Sion , à Bruxelles .
(Descamps : Voyage pittoresqtie, etc.)
2. Jésus couronné d'épines : on voyait au dessous
de lui les têtes du peuple. Autrefois dans l'église des
nonnes de Sainte-Elisabeth ou de Sion, à Bruxelles
(Descamps : Voyage pittoresque, etc.). C'était proba-
blement pour ce tableau que Metsys avait crayonné
les têtes comiques de Dresde.
3. Simon offrant une pièce de monnaie à saint
Pierre. Autrefois dans le Musée du Louvre. (Landon :
Musée français, t. XIV, pag. 12Ï.)
4. Fiançailles de sainte Elisabeth. Autrefois dans
le Mus^e du Louvre. (Landon : Mu^ée français, t. XVI,
pag. 59.)
5. Marie, vue à mi-corps, avec l'enfant Jésus, qui
tient une pomme près de sa bouche. Tableau gravé
par R. Sadeler.
6. Repos de la Sainte Famille, à son retour
d'Egypte, tableau dont Zani et Brulliot mentionnent
une gravure.
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HISTOIRE DE LÀ PEINTURE FLAMANDE. 359
7. Saint Luc peignant la Vierge assise sur un
trône, avec son fils dans ses bras. Tableau gravé par
Antoine Wierix.
8. Un Changeur qui compte et pèse de l'or avec sa
femme. Tableau que possédait autrefois le nommé
Steenens, marchand d'Anvers. C'est probablement
l'ouvrage maintenant exposé au Louvre.
9. Une reproduction de la même donnée apparte-
nait jadis à M. Winckler, de Leipzig.
10. Les Joueurs de cartes : autrefois chez un bour-
geois d'Anvers.
11. Une petite Vierge, que possédait autrefois uû
amateur nommé Barthélémy Ferreris (Karel van
Mander).
12. Les portiraits d'Érasme et de Pierre Œgidius
réunis, sculpture en bois qui ornait la collection de
Charles l^, roi d'Angleterre.
13. Portrait d'Érasme, peint sur bois, cité par
Samuel Knight, pag. 323.
14. Portrait d'une marchande de bijoux, tableau
qui appartenait à Rubens.
15. Deux caricatures monstrueuses. Jadis chez le
sieur Smits, bourgmestre d'Alost.
16. Figures de mendiants, qui semblaient lire de
pieux ouvrages et avaient été dessinées d'aj^rôs na-
ture. Autrefois à Bruxelles.
fausses attribiitf ons
1. Tête de Christ, peinte par Hubert van Eyck,
Musée d'Anvers, n^ 42.
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360 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. •
2. T^te de la Vierge, peinte par Hubert van Eyck.
Musée d'Anvers, n** 43.
3. Tête sanglante du Christ. Musée d'Anvers,
n** 156. Cette horrible figure doit être d'un peintre
germanique ; un Flamand n'aurait pas voulu peindre
une image aussi repoussante, qui soulève le cœur.
4. Un enfant appuyé sur une table et caressant
un chat de ses deux mains. Très mauvais tableau,
d'une époque beaucoup plus moderne que celle où
vivait Quentin Metsys et qui n'a aucun rapport
avec sa manière. Au Musée de Brunswick, n** 581 •
5. Le Christ descendu de croix, tableau d'origine
allemande, que possède le Louvre; n** 280.
6. La Trinité, tableau allemand, usé, repeint,
sans valeur. Dans la chapelle Saint-Maurice, à Nu-
remberg.
7. Prétendu portrait du sectaire anabaptiste Knip-
perdolling. On lit sur le tableau cette signature évi-
demment fausse : Quint. Messii seffigiebat mens. Jul. 21
anno 1534. Au musée de Francfort.
lEnvres de JTean Metsys
. 1. David et Bethsabée. Tableau portant la signa-
ture du peintre et la date : 1562. Ioanes Massiis
PINGEBAT. Au Louvre, n** 281 .
2. Saint Jérôme en prières devant un crucifix, au
milieu d'un paysage. Au Musée dé Berlin, n** 666.
3. Un Changeur ou un Percepteur, qui écrit dans
^on livre de comptes, pendant qu'un individu lui dé-
robe de l'argent. Au Musée de Berlin, n** 671.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 361
4. Deux hommes et une femme assis devant une
table, avec un joueur de cornemuse et une joueuse
de tambourin. Signé : Iohannes Massiis pingebat
1564. Dans la galerie impériale de Vienne, n** 30.
5. Loth et ses filles dans une grotte ; on voit au
dernier plan l'incendie de Sodome. Signé : 1563.
loANNES Massiis pingebat. Daus la galerie impé-
riale de Vienne, n** 82.
6. L'Ensevelissement du Christ. Joseph d'Arima-
thie et Nicodème portent le cadavre : la Vierge,
qu'on aperçoit derrière ce groupe, Jean et Made-
leine, placés à droite et à gauche, fondent en larmes.
Dans la galerie ducale de Brunswick, n** 26.
7. Visitation de la sainte Vierge. Tableau mé-
diocre, où là facilité des gestes et des attitudes, com-
pensant la raideur du travail, annonce la libre fac-
ture des écoles modernes. Signé : Joannes Massiis.
1558. Musée d'Anvers, n*» 156.
8. Guérison de Tobie. Tableau analogue au pré-
cédent. Signé : Joannes Massiis. 1564. Musée d'An-
vers, n*" 157.
9. L'Apôtre saint Paul, devenu vieux, écrivant
dans un livre, sur une table. Panneau signé -.Joannes
Massiis pingebat. 1565. Dans la galerie de Schleis-
sheim.
10. Ecce Homo. Jadis à La Haye, dans la collection
du roi de Hollande. Attribution. ^
11. Le Portement de croix. Jadis à La Haye, dans
la collection du roi de H^oUande. Attribution.
12. Marie baisant son fils ; devant eux sont placés
desraisius; derrière eux, on aperçoit un paysage.
Imitation du morceau de Berlin que nous avons dé-
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868 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
crit. Au château de Keddleston, demeure du comte
de Scarsdale, en Angleterre.
13. Une Fileuse, à laquelle un jeune homme frend
le sein. Dans la galerie des États, à Prague. Attri-
bution.
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CHAPITRE V
HENRI A LA HOUPPE
Réflexions sur le paysage. — Il cesse de former ua pur accessoire et
devient on genre indépendant. — Peintres qui raffranchissent. -<-
Henri à la Houppe, grand homme méconnu. — Obscurité de sa
biographie. — Ses tableaux prouvent qu'il fut l'élève principal de
Memlinc. — Bans la seconde partie de sa carrièt'e , il fit un long
séjour au delà des Alpes. — Œuvres datées de sa main. — Il avait
adopté pour marque un hibou. — Les Italiens l'appellent le maître
à la chouette. — Panneau d'Anvers, — Adoration des mage^, attri-
buée à Jean van Ejck. — Baptême du Christ, attribué à Memlinc.
— Annonciation du Louvre. — Henri met de blés a eu trois ma-
nières.
Le paysage, il faut bien le dire, excite en général
moins d'intérêt que la peinture d'histoire, La foule
l'estime peu : elle ne trouve aucun charme dans
cette imitation de l'univers. Que lui importent les
bois, les prés, les coteaux, les ondes limpides ou fan-
geuses, qui dorment ou se voilent sous un blanche
écume, les arbres verts découpés sur le ciel rose du
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364 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
soir, les montagnes au front chagrin, les vallons
mystérieux argentés par la lune et toutes les autres
magnificences de la nature? C'est à peine si elle les.
comprend dans la réalité : leur image ne peut ni lui
plaire ni l'émouvoir. Il lui faut soit du drame, soit des
objets qui se rapportent à la vie quotidienne : un pai-
sible reflet du monde exige des sentiments trop poé-
tiques pour que la beauté en frappe les âmes vul-
gaires.
Les esprits tendres et rêveurs, ceux qui ont beau-
coup souffert de l'injustice et delà trahison humaines,
ont au contraire un goût prononcé pour les tableaux
champêtres. Les sites qu'on y admire gardent en
partie la vertu calmante de l'original. Devant leurs
frais lointains, on s'abandonne à des songes doux et
tristes. L'on ressent de nouveau cette .aspiration vers
la solitude , qui gonfle de joie les cœurs blessés par
une dure expérience. Ah! fuir le visage insidieux des
hommes, s'égarer dans des bois de plus en plus pro-
fonds, de plus en plus sauvages, n'entendre que le
murmure du vent parmi les feuilles , ce bruit si mo-
notone et si varié, qui soupire, s'accroît et gronde,
puis diminue, faiblit et s'éteint peu à peu en des ru-
meurs presque insaisissables , recommence derrière
vous, passe au dessus de votre tête et va mourir au
loin, ou tourne et frémit tantôt à votre gauche, tantôt
à votre droite, orchestre immense, dont les modula-
tions infinies valent toutes celles de la musique, mais
dont le langage ne séduit que les âmes primitives,
n'est-ce point rétablir pour soi les conditions où la
nature avait placé le premier homme, quand il sortit
vierge et pur de ses mains bienveillantes? Durant les
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 365
beaux jours, on peut encore chercher ces rustiques
paysages ; mais pendant les sombres mois de l'hiver,
pen^nt les jours d'affliction où une pluie glacée
fouette la campagne, où les arbres nus se tordent
sous la bise, où la lumière paraît engloutie au fond
des nuages amoncelés, comment satisfaire l'amour
que nous inspirent les scènes radieuses du monde
extérieur? Les tableaux viennent alors à notre aide :
la peinture prend la place de la réalité absente.
Un grand fleuve coule ici entre deux files de hau-
teurs perpendiculaires : le rhododendron aux touflTes
éclatantes, la digitale garnie de ses dés roses, la
gentiane bleue comme le ciel dont elle cherche le voi-
sinage, quelques hêtres nains et la ronce épineuse
en décorent splendidement le sommet. Le soleil se
couche derrièra^un de ces murs granitiques : l'ombre
enveloppe le courant, où se réfléchissent çà et là des
teintes purpurines. L'aigle des eaux douces, le balbu-
zard, effleure de ses ailes grises la tranquille surface
et brille dans l'obscurité naissante. Le jonc, la villar-
sie dorée, le calamus aromaticus dentellent les borda
delà rivière. Au fond de la perspective, un piéton
suit le chemin qui la côtoie : l'air brumeux et velouté
du soir cache à demi ses formes. Où va-t-il? Le terme^
de sa course est-il encore éloigné? La nuit arrive et
presse le pas. Qu'il se garde des embûches, des vents
funestes, que les génies hospitaliers lui servent ii'es-
corte et le protègent contre les fantômes qui rôdent
dans l'air obscur! Puisse l'auberge être prochaine!
Nous devenons, pour ainsi dire, ses copapagnons de
voyage et lui souhaitons ardemment l'abri qu'il es-
père.
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366 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
Une longue avenue se déroule maintenant à nos
yeux : nous voici dans le fond des bois. L'herbe
pousse au milieu du chemin, où végète aussi la
mousse étoilée des forêts. Le sycomore étend au
dessus les voûtes transparentes de son élégant feuil-
lage : la lumière en traverse les zones, qui deviennent
de plus en plus sombres, puis jaspe le sol de veines
éclatantes. A droite et à gauche, on aperçoit les
rameaux désordonnés des hêtres, qui s'élancent dans
toutes les directions , traînant sur la terre ou mon-
tant vers le ciel, éparpillés, sauvages et pour ainsi dire
sans frein. Au bord de la route, un pâtre assis mange
un morceau de pain noir , qu'il a tiré de son bissac :
étendu devant lui, son chien le regarde avec l'expres-
sion du désir et de l'espérance ; les moutons, un peu
au delà, broutent le vert gramen , etJes nuances do-
rées de leur toison forment contraste avec le paysage.
Ensuite la vue plonge , plonge dans la riante allée,
sans en découvrir le terme.
Là, c'est un vieux château flamand qui tombe en
ruines près d'un marécage. Les murs de brique se
dégradent et s'écroulent : le violier jaune y arbore
ses fleurs odorantes, le lierre y enfonce ses opiniâtres
racines et la scolopendre agite devant les fenêtres
vides ses longs rubans de verdure. La poule d'eau
cherche une retraite dans les débris, le pluvier s'abat
sur les corniches solitaires. L'astre du jour, qui dé-
cline, rayonne au loin à travers un massif de charmes,
dont les feuilles paraissent enveloppées d'un or fluide.
Aucune brise ne plisse la face de l'onde; le jonc vul-
gaire, portant sur le qôté une aigrette de fleurs jau-
nes, qui lui donne un air martial, presse en batail-
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 367
Ions épais ses tiges pointues comme des lances ; là
capillaire flotte échevelée au milieu des eaux. Il sem-
ble qu'on respire l'odeur vague des nénuphars; on
suit en imagination les bords ondoyants du marais,
qui se perdent dans le voile de la brume, et l'on jouit
de cette triste nature , comme des scènes où tout est
préparé pour le bonheur de l'homme.
Mais le paysage ne substitue pas seulement
d'agréables fictions aux spectacles des beaux jours;
il nous fait aussi mieux connaître le monde extérieur.
Le peintre, comme chacun de nous, a l'occasion de
voir des sites, des phénomènes peu ordinaires; il
rencontre parfois d'admirables perspectives et les
transporte sur ses toiles. Nous profitons de ses voya-
ges, de ses études; les végétaux et les peuples de
l'Orient, les déserts de l'Amérique, les vallées pro-
fondes et les hautes chaînes de montagnes , les rocs
des grèves maritimes, le brillant aspect des îles loin-
taines passent tour à tour devant nos yeux : sans
faire aucun eflfbrt, nous visitons le monde entier.
Après avoir occupé dans les œuvres flamandes une
place considérable, mais subordonnée, le paysage
devait augmenter ses prétentions, envahir peu à peu
le champ des tableaux et aspirer à l'indépendance. Il
fallait que tôt ou tard la reproduction de la nature
devînt un genre spécial, comme en littérature
l'églogue, la description poétique du monde exté-
rieur, les contes et romans champêtres. Deux
hommes d'élite passent, depuis le seizième siècle,
pour avoir frayé cette nouvelle route. Malheureuse-
ment leur biographie est noyée dans une ombre
épaisse, et une obscurité presque aussi complète
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368 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
enveloppe l'histoire de leurs travaux. Par une chance
déplorable, quand nous espérions sortir des lueurs
crépusculaires qui ont gêné si longtemps notre
marche, quand nous abordons une époque où l'on
imprimait déjà beaucoup, la nuit condense ses ténè-
bres et nous force de nouveau à tâtonner pour dé-
couvrir notre chemin. Henri à la Houppe, Joachim
Patinir! Quel historien, quel choniqueur nous don-
nera des renseignenients sur ces deux chefs d'école?
Pourrons-nous tirer de là brume leurs pâles figures?
Pourrons-nous accentuer un peu ces ombres fugi-
tives?
Van Mander ne nous a laissé que des détails
presque sans valeur sur le plus important des deux,
Henri à la Houppe. On l'appelle d'habitude Henri de
Blés ou met de hles^ ce qui est plus régulier, sans sa-
voir que les trois dernières syllabes ne forment pas
un nom propre, mais un sobriquet : Henri met de blés
veut dire , dans la langue flamande , Henri à la
Houppe. Une touflfe de cheveux blancs, qui se trou-
vait placée sur le devant de sa tête, le fit désigner de
cette manière (i). 11 naquit à Bou vigne, en face de
Dipant: les deux communes jalouses et ennemies sem-
blèrent vouloir lutter dans les champs pacifiques de
l'idéal, comme dans le domaine de la réalité. Car si
l'artiste de Bouvigne , Henri à la Houppe, cultivait
le paysage, Dinant lui opposa Joachim Patinir,
lequel observait et reproduisait aussi la nature.
A quelle époque le premier vint-il au monde? Les
biographes ne connaissent pas plus la date de sa
(i) Karel van Mander.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 369
naissance que Tannée de sa mort. On affirme sans
aucune preuve, sans aucun indice même, qu'il vit le
jour en 1480 et décéda en 1550. Un chiflfre, qui se
trouve sur un tableau appartenant au prince de
Ligne, semble confirmer la première hypothèse. Le
morceau représente la Nativité ou l'Adoration du
• petit Jésus parmi les ruines d'un vieux monument.
Une m^uraille porte l'inscription suivante : — N 80. —
Elle doit signifier : Natm anno octogesimo (né l'an 80).
L'artiste aura omis, comme on le fait encore tous les
jours, les deux premiers chiffres du millésime. Un
vieillard dit qu'il est né en 86 ou en 92, au lieu de
1786 et 1792. D'autres circonstances appuieront tout
à l'heure cette donnée chronologique.
Dans quel lieu Henri met de Ues apprit-il la pein-
ture? Quel maître forma son talent? On l'ignore, et
si nous obtenons à cet égard des renseignements
précieux, nous y arriverons par l'étude de ses œuvres.»
Ses tableaux prouvent qu'il fut l'élève de Memlinc.
Il alla donc chercher dans la ville de Bruges l'ins-
truction qui lui était nécessaire.
Où demeura-t-il ensuite? Quelles joies, quelles dou-
leurs troublèrent ou enchantèrent sa vie? Questions
inutiles, presque humiliantes pour un historien qui
voudrait pouvoir toujours répondre. Un fragment du
voyage d'Albert Durer dans les Pays-Bas a fait suppo-
ser qu'il habitait Malines ; mais le passage est bien
vague et l'induction bien hasardée. Voici comment
s'exprime le grand peintre : « Le huitième jour après
Corpus Christi, je vais à Malines avec ma famille pour
voir madame Marguerite; je descends à l'auberge de
la Tête d'Or, chez maître Henri, le peintre. Les
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370 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
peintres et les statuaires m'invitent à dîner dans
mon propre logement, et me rendent beaucoup d'hon-
neurs. 99
La rédaction de ce passage prouve que maître
Henri le peintre ne demeurait pas seulement à l'au-
berge de la Tête d'Or, qu'il en était le patron. S'il
l'avait seulement habité comme locataire, s'il y avait
reçu le voyageur comme un ami, les peintres et sta-
tuaires de Malines n'eussent pas invité Albert à dîner
dans son propre logement. Ces termes démontrent que
les artistes commandèrent le repas et le payèrent.
Des renseignements authentiques, d'ailleurs, nous
ont appris le nom de l'hôtelier, en sorte que toute
discussion devient oiseuse : il s'appelait Henri Kel-
derman. La régence de Malines lui acheta, en 1516
ou 1517, pour la somme de 38 florins, deux tableaux
qu'elle voulait donner à la fille du seigneur de Blaes-
;velt,* qui allait prendre le voile dans le monastère de
Béthanie ; les comptes de la ville mettent le fait hors
de doute (i). Henri devait être un de ces peintres en
détrempe, alors si nombreux dans la ville de Ma-
lines, qui employaient les couleurs à l'huile d'une
maniéire exceptionnelle, un artisan plutôt qu'un ar-
tiste. S'il avait possédé quelque talent. Durer eût été
moins laconique à son égard, lui eût même donné
(i) Voici le passage traduit du flamand : « Pa^é à l'hôtel de la
Tête-d'Or, pour un festin commandé par les messieurs de la ville et
offert à quelques messieurs d'Anvers, etc.
» Pajé au même, pour deux tableaux qui lui ont été achetés et qu'on
a offerts à la fille de monseigneur de Blaesvelt, comme elle faisait sa
profession à Béthanie; coût xxxYiii florins. • (Compte de 1516-1517»
aux Archives communales de Malines.) ,
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 371
des estampes, selon son habitude, et en aurait fait
mention. Comme un digne aubergiste, sachant rédiger
des notes lucratives, Henri Kelderman était à son
aise. I] avait acheté à dame Isabelle de Marchefoin,
veuve du célèbre chroniqueur Olivier de la Marche,
une maison située place du Marché au Bétail, entre
son auberge et la chapelle de Saint-Éloi , immeuble
que le défunt lui-même avait acquis en 1488. Les
frais d'une messe anniversaire en son honneur furent
hypothéqués sur cette maison durant Tannée 1505 (i).
Un Henri Kelderman obtint, en 1490, le titre de
franc-maître à Anvers, comme le remar que M. Pin-
chart : c'était probablement le chef habile qui savait
diriger ses marmitons et ses chambrières, pendant
qu'il tenait le pinceau.
Le portrait seul de Henri à la Houppe , gravé par
Jérôme Cock, inspire de lui la meilleure opinion. Il
a un type plein dedignité, la mine noble et fière d'ua
seigneur. Le corps est élancé, la tête haute : le regard
commande, menace môme ; un nez bien fait, une barbe
régulière, d'épaisses moustaches, un galbe élégant
ajoutent à la distinction de la figure. Le vêtement y
contribue aussi : le maître porte un costume de gen-
tilhomme et tient des gants à la main, comme un in-
dividu qui fréquente la bonne société.
Cette effigie nous renseigne encore sur d'autres
points. Le grand artiste méconnu y paraît avoir
trente-cinq ans , et sa mise date des premiers temps
du règne de François P' : justaucorps en soie,
(i) Archives communales de Malines, Goedenis-boek, année 1505,
folio cxL, recto.
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372 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
manches à nombreux crevés, fraise naissante. Or le
gendre de Louis XII remplaça son beau-père le
P' janvier 1515. L'image de Henri à la Houppe con-
firme donc l'hypothèse qui le suppose né en 1480.
Derrière lui , dans une niche , on aperçoit la
chouette qui lui servait de marque et l'a fait surnom-
mer le maître au hibou , parce qu'il logeait fréquem-
ment un de ces animaux à l'endroit le moins apparent
de ses ouvrages : il l'y cachait si bien qu'il fallait
parfois chercher longtemps pour le découvrir. Cette
fantaisie d'artiste occasionna mainte gageure : des
individus pariaient qu'un de leurs camarades ne
trouverait point l'oiseau, celui-ci soutenait le con-
traire, et l'élégante image servait d'amusement. Les
Italiens donnèrent à Henri le sobriquet de Civetta, ce
mot signifiant hibou dans leur langue, et même leurs
livrée ne le désignent guère autrement. Pourquoi
l'habile paysagiste avait-il choisi cet emblème? Pro-
bablement parce qu'il avait quelque rapport avec son
nom de famille, que nous ignorons (il pouvait s'ap-
peler Steenuil, par exemple).
Le seul événement de son existence qui paraisse
indubitable, c'est qu'il fit un long séjour au delà des
Alpes. « Henri de Blés, nous apprend le grave Lanzi,
demeura longtemps dans l'État vénitien. Outre les
paysages que l'on voit de lui à Venise et qui conser-
vent un peu de la rudesse antique , il peignit pour
l'église Saint-Nazaire, de Brescia, une Nativité de
Notre Seigneur, d'un style où la composition rap-
pelle la manière du Bassaïi. Le ton général de ses
panneaux tire sur le bleu, et les types de ses visages
ont quelque chose d'exotique. J'ai vu, en outre, des
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 373
tableaux ^e cabinet qu'il a peuplés de petites figures
fantastiques, celles qu'on nomme chimères et fan-
tômes, dans lesquelles il montra beaucoup d'origi-
nalité. Ces capricieuses images nous ramèneront
bientôt à parier encore de lui (l). » Bientôt, en effet,
Lanzi revient sur rari;iste flamand : « Vers 1660,
lorsque Civetta, Jérôme Bosch et le Carpioni avaient
multiplié dans les collections ces peintures de haut
goût, dit-il, que l'on nomme des caprices... » et il dé-
roule une phrase interminable, où il n'est plus ques-
tion du grand coloriste (2).
Suivant Nagler, il exécuta pour la salle du Conseil
des Dix, dans le palais des Doges, à Venise, cinq
grands paysages historiés (3). 11 serait important de
savoir quand il rentra dans son pays natal. Je crois
que ce fut après 1521, puisque Albert Durer ne le men-
tionne pas une seule fois. Un écrivain belge prétend
que le duc Rodolphe (quel duc Rodolphe?) acheta ses
meilleurs ouvrages, pour les expédier en Allemagne;
mais il ne dit point où il a trouvé ce fait (4). Deux
tableaux seulement, parmi ceux que l'on connaît de
lui, portent un millésime. J'ai vu le premier autre-
fois, chez le prince de Wallerstein, ambassadeur
de Bavière à Paris. C'était un portrait d'homme :
l'individu, encore jeune, portait une robe brune
garnie de fourrure, et une cape grise sur la tête; ses
cheveux déroulés couvraient ses épaules. Il tenait à
(1) Storia pittorica délia Italia, tom, III, pag. 250.
(2) Même ouvrage, tom. HL, pag. 253.
(3) Neuea allgômeines Kutûiler-Lexicon, tom. !•% pag. 529.
(4) Balkéma : Dictionnaire des peintres Jlanuinds.
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374 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
la main un rosaire aux grains pourpres. Dans la par-
tie supérieure du panneau se trouvait l'inscription :
Anno Dni 1509.
Entre le premier et le second mot, on voyait une
chouette, sur laquelle s'abattait un autre oiseau, pour
satisfaire la haine que la rôdeuse des nuits inspire à
toute la tribu ailée. Cette œuvre curieuse a dû pass»
dans la collection du prince Albert.
L'autre morceau daté se trouve à Dinant, chez
M. Perpète Henri. Le tableau a pour sujet la parabole
du bon Samaritain, figurée en plusieurs scènes, con-
formément au goût de l'époque et au goût spécial de
Memlinc. Sur le premier plan, on voit un hibou
niché dans le creux d'un gros arbre et, au dessus de
l'animal, le chiflTre 151L
Voilà les maigres détails que j'ai pu réunir con-
cernant la biographie d'un artiste, auquel son talent
et sa position entre deux écoles doivent assurer le
plus vif intérêt. Lanzî, après l'avoir fait naître en
Bohême, de sa pleine autorité, le fait mourir à Fer-
rare, avec aussi peu de motifs : Mariette, dans son
Abecedario, lui a déjà reproché cette escapade. Immer-
zeel prétend qu'il cessa de vivre à Liège en 1550,
mais n'allègue pas la moindre preuve, n'indique pas
la moindre source. On ne peut donc rien aflSrmer,
jusqu'à nouvel ordre, sur le lieu et l'époque où il ter-
mina sa carrière.
Le nommé Wijntjes, du temps de Karel van Man-
der, possédait de Henri à la Houppe un tableau qui
représentait Loth fuyant Sodome, et trois paysages ;
Martin Papenbroeck, domicilié à Amsterdam, rue
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 373
de Warmoes, un très beau site champêtre, où Ion
voyait un colporteur endormi sous un arbre; une
foule de singes tiraient les marchandises de son bal-
lot, les emportaient sur les branches et s'en servaient
pour faire mille espiègleries. Quelques personnes,
regardaient cette image comme un emblème : le ven-
deur nomade figurait le pape, les singes représen-
taient leai luthériens, qui appelaient la doctrine de
l'Église un objet de trafic, et leurs grimaces témoi-
gnaient de leur mépris pour elle ; mais Henri à la
Houppe n acceptajamais cette interprétation. Le motif
que Karel en donne est assez curieux et justifie une
de nos remarques sur les tendances de la peinture
flamande : « L'art, dit-U, ne doit pas être une mo-
querie. » Le sieur Melchior Moucheron, bourgeois
d'Amsterdam, conservait chez lui un morceau d'une
grande délicatesse et de petites proportions : sur 1©
premier plan on voyait le château d'Emmaùs, puis
les pèlerins que l'on désigne par le même nom : dans
un endroit, ils cheminaient; plus loin ils étaient
assis à table, prenant leur repas. On découvrait
ensuite Jérusalem, où s'accomplissaient différents
actes de la Passion ; au dernier plan se dressait le
Calvaire; le Fils de l'homme y était mis sur la croix
et ressuscitait. En Autriche et en Italie, on estimait
beaucoup les ouvrages de Henri à la Houppe ; ce qui
démontre que sa gloire avait fait le tour de l'Europe;
Après avoir inutilement cherché des renseigae*-
ments manuscrits ou imprimés, consultons les œuvres
mêmes de Henri à la Houppe ; elles nous fourniront
un peu plus de lumière, et surtout elles nous feront
sympathiser avec un homme placé dans une position
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576 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
difficile, entre une école naissante et un art penché
vers l'horizon, que la faveur publique abandonnait,
comme toutes les choses qui déclinent.
Le musée d'Anvers possède un tableau très bien
exécuté, où Ton voit la Sainte Famille prenant du
repos pendant la fuite en Egypte (i). Marie, assise
sur un tertre, devant un bosquet touffu, y présente
le sein au petit Emmanuel, qui joue avec un cha-
pelet de corail. Plus loin, à gauche de la divine
mère, saint Joseph, coiffé d'un grand chapeau de
paille , s'est endormi dans l'herbe. Un paysage
bleuâtre, des montagnes lointaines composent le
fond , quelques nuages assez bien rendus flottent à
travers le ciel. Le hibou perché sur un arbre indique
l'auteur de l'ouvrage.
La Nazaréenne bénie entre toutes les femmes porte
un bonnet de linge, une robe d'un vert sombre, tirant
sur le bleu, et un vaste manteau gris. Elle a un
type charmant, délicat, très original : les plans du
visage sont finement accusés ; une nuance lie vin,
mêlée aux ombres des carnations, produit un
effet singulier, mais qui n'est pas désagréable. La
verdure a les teintes sombres qu'aimait à lui donner
Memlinc, et les plantes qui veloutent la terre sont
peintes avec la môme précision que dans ses tableaux,
ou avec une netteté encore supérieure. Le feuille des
arbres dénote une grande patience et une minutieuse
observation. A droite de Marie tombe une petite
cascade d'un aspect très naturel. C'est manifestement
une œuvre d'élite.
(i) N» 73.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 577
Transportons - nous maintenant au musée de
Bruxelles. Une peinture, que l'on a jugée précieuse
entre toutes et abritée conséquemment sous une
glace, .est attribuée par le catalogue à Jean van
Eyck(i). Une inscription en lettres d'or l'annonce
aux visiteurs. Mais quand on examine cette Adora-
tion des mages, la similitude de la Vierge qui occupe
la place principale, et de la Vierge dessinée sur le
tableau d'Anvers, frappe tout d'abord. C'est exacte-
ment le môme type, la même nuance de carnation,
le môme bonnet de linge, la même robe d'un vert
sombre tirant sur le bleu, la môme inclinaison de
tête. Le pinceau qui a tracé l'une de ces figures a
évidemment tracé l'autre. Or le panneau d'Anvers
porte la marque , l'oiseau nocturne d'Henri à la
Houppe. J'ai cru le distinguer aussi dans un coin de
la toiture qui abrite la Galiléenne, mais voilé sous
une couche de bistre par un spéculateur avide : il
m'a semblé que* les lumières des yeux, obtenues au
moyen d'empâtements, formaient saillie, et que l'hôte
des vieilles tours me regardait. Néanmoins, comme
le panneau reçoit un jour oblique et miroite double-
ment à cause du verre, qui gêne d'ailleurs un peu la
vue, cette conjecture a besoin de vérification. Le
morceau, dans tous les cas, n'en serait pas moins
d'Henri à la Houppe.
Le travail diffère notablement du style bien connu
de Jean vân Eyck; et, pour parler sans détour,
l'œuvre est supérieure à tout ce qu'il a fait; elle est
même supérieure aux productions de Memlinc. C'est
(i) No 14.
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378 aiSTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
beaucoup dire, sans doute, mais ce n'est pas trop
dire, et quiconque voudra ou pourra examiner sans
prévention ce magnifique tableau, partagera mon
avis. Le dessin est plus libre, l'exécution plus facile,
le coloris plus intense, plus harmonieux, les gestes,
les mouvements sont plus naturels que sur les pan-
neaux des Van Eyck et de Memlinc; cette admi-
rable composition dénote évidemment, un progrès
de la peinture, manifeste un art plus avancé.
Aucun maître du quinzième siècle n'a obtenu cette
profonde vigueur dans les ombres, cette merveil-
leuse opulence de demi -teintes, cette moelleuse
douceur dans l'aspect général. Comme délicatesse de
sentiment, on ne peut rien voir de plus parfait que
la vénération aJBfectueuse, avec laquelle le mage en
cheveux blancs baise la main droite du petit Jésus :
il a pris entre les siennes le bras de l'enfant-Dieu, et
celle qu'on voit en plein émenreillera tous les ama-
teurs compétents; son geste lui-même est des plus
expressifs. La Vierge réunit en elle la grâce morale et
la grâce physique. Sur son visage, d'une beauté peu
commune, respire une modestie bienveillante, qui
n'exclut ni l'intelligence ni l'élévation du caractère,
et très souvent la modestie a l'apparence d'une sotte,
même dans les tableaux de Raphaël. Comment ne
pas admirer le second prince fabuleux, qui s'age-
nouille à demi sur le premier plan et offre au jeune
Emmanuel un vase richement ciselé? Quelle attitude
facile , noble et charmante ! Quel type original ,
quelle belle tête, couronnée d'une élégante chevelure,
aux boucles naturelles ! Que dire de son magnifique
vêtement? Cette robe pourpre aux manches vertes.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 379
liserée d'argent, ce manteau violet doublé d'hermine,
attaché sur l'épaule par une agrafe d'or constellée
de pierreries, cette chaîne de même métal suspendue
autour du cou, ne forment-ils pas un costume dont
nul autre ne peut surpasser la splendeur? La robe
glauque et le manteau vert que porte la juive pré-
destinée sont aussi d'une nuance incomparable. Le
prince nègre se fait surtout remarquer par son air de
pieuse attention. Un personnage placé près de lui,
qui porte la main à son bonnet, pour saluer Marie et
l'enfant Jésus , doit être signalé comme une excel-
lente figure, que recommandent à la fois le dessin,
l'expression et la couleur. Saint Joseph semble un
peu soucieux, malgré son type naïf. Quatorze indi-
vidus, onze à cheval et trois montés sur des cha-
meaux, forment la suite des rois légendaires. Par
dessus leur tête, on aperçoit une campagne, une
ville, une église, des bergers, des montagnes bleues,
l'étoile complaisante qui a guidé les voyageurs. L'es-
pace est très habilement rempli. Les pelouses ont les
tons dorés, pâlissants, qu'aimait à leur donner Mem-
linc. Dans le ciel flottent quelques nuages.
Ce magnifique ensemble ne laisse prise au blâme
que sur un seul point, le petit Jésus. Non seulement
il n'est pas beau, mais il est lourd, trop enfantin,
trop naturel. Le peintre semble avoir copié fidèle-
ment un nouveau-né. Pour un Dieu fait homme, ua
peu plus de convention, Un peu plus de recherche
idéale étaient nécessaires.
Le tableau a failli périr, comme tant d'autres
chefs-d'œuvre. Après une longue suite d'aventures
inconnues, il finit par tomber entre les mains d'une
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380 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
pauvre femme, qui, se trouvant malade, appela près
d'elle un médecin nommé Van Rotterdam. Il lui fit
des visites nombreuses qu'elle n'était pas en situation
de payer. Un jour donc, elle lui dit : « Je n'ai pas
d'argent pour reconnaître vos soins, mais il y a là un\
vieux tableau qui vous plaira peut-être; vous me
feriez bien plaisir, si vous vouliez l'accepter. » Le
docteur l'accepta eflfectivement, et le garda jusqu'à sa
mort. C'était Y Adoration des mages qui vient d'exciter
notre enthousiasme. M. Van Rotterdam publia
même sur ce chef-d'œuvre, en 1830, une notice ac-
compagnée d'une gravure au trait. Échu, dans son
héritage, à une de ses parentes, le tableau fut acheté
en 1848 pour le musée de Bruxelles et payé douze
mille francs.
C'est encore une œuvre capitale d'Henri à la
Houppe que le fameux triptyque du musée de Bruges,
où il a figuré le baptême du Christ. Là, son talent
de paysagiste apparaît en pleine lumière, avec tous
ses avantages. La scène frappe l'attention, captive
les regards, avant qu'on songe aux acteurs. Un site
admirable occupe le fond des trois panneaux. Sur le
dernier plan brille la ville sainte, dominée par une
colline où se dresse un château gothique. A droite
végète une forêt sombre; à gauche, des arbres épars,
des rochers, des buissons couvrent le sol. Mille
fleurs charmantes, spécifiées avec un soin extraordi-
naire, brodent l'herbe verte et lustrée de reflets
d'or. Au milieu coulent les eaux limpides du Jour-
dain. Pour premier épisode, on voit à l'extrémité de
la perspective saint Jean qui endoctrine la multi-
tude, assis sur une pierre moussue. Dix-neuf per-
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 381
sonnes de types très variés forment son auditoire.
Ses gestes dénotent qu'il argumente ; rien de pitto-
resque et de charmant comme sa pose, comme les
groupes qui lenvironnent, le lieu où ils ont pris place
et l'efifet de lumière où ils se dessinent.
Au second plan, sous les arbres de droite, cinq
personnages retracent un incident conté par saint
Mathieu. « Saint Jean, dit-il, ayant entendu parler
des œuvres du Christ, envoya deux disciples pour
lui demander : Es-tu celui qui doit venir, ou faut-il
que nous en attendions un autre? » L'homme en
manteau rouge figure évidemment le Précurseur;
Jésus porte un manteau bleu, couleur du ciel, et un
rayon de lumière, tombant sur lui, éclairant le gazon
à ses pieds, le désigne au spectateur. Près de quitter
la forêt sombre, où le lierre tisse autour des chênes
ses draperies de feuillage, il marche d'un air pensif
vers le fleuve sacré.
L'acte essentiel finit par s'accomplir : debout dans
les eaux du Jourdain, qui lui montent jusqu'aux ge-
noux, le Rédempteur occupe le centre de la compo-
sition. A part le linge blanc noué au milieu de son
corps, il est tout à fait nu. Comme le Christ nou-
veau-né dans Y Adoration des mages, c'est la partie la
moins heureuse du tableau : le peintre a copié sans
le moindre doute un modèle vivant et n'a fait aucun
effort pour l'idéaliser. Les lignes du visage n'ont rien
de noble ou de délicat; les formes du corps sont
maigres, lourdes et communes; la tête n'exprime
que la réflexion et la piété. Où est le Dieu? Où est
le Sauveur du monde, qui s'apprête à braver la
'mort pour le genre humain? La préoccupation du
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sas HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
nu qa'il fallait peindre a évidemment troublé l'ar-
tiste.
Agenouillé sur la rive , à droite de l'imposant ca-
téchumène, saint Jean le Précurseur répand sur son
front ^'eau lustrale. Un magnifique manteau rouge
drape le prophète du désert, par dessus la tunique
en poils de chameau, que mentionne l'Évangile. Le
type du mangeur de sauterelles n'a pas été choisi
sans préméditation. Ses traits anguleux, ses pom-
mettes saillantes, ses joues caves, ses yeux en désac-
cord lui donnent bien l'apparence d'un visionnaire :
cette figure osseuse, étrange, cette chevelure en
désordre conviennent parfaitement à l'hôte de la so*
litude, au rêveur ascétique, plongé dans d'austères
préoccupations.
L'ange respectueux, qui porte les vêtements de
Jésus, forme contraste avec le fils de Zacharie. Son
visage plein et tranquille, ses cheveux bouclés où ne
vagabonde pas une seule folle mèche, annoncent le
bien-être et le -calme des célestes demeures. Une
chape éclatante, ornée de perles et de diamants,
bordée d'une frange de soie, enveloppe tout son corps
et traîne dans l'herbe, car le messager divin a fléchi
les genoux. Au dessus du Rédempteur plane dans un
cercle lumineux la colombe du Saint-Esprit; au
dessus de la colombe apparaît Dieu le père, ayant à
sa droite et à sa gauche deux petites figures nues et
sans sexe, quatre âmes probablement qui attendent
l'heure de subir la dangereuse épreuve de la vie.
Admirons encore le paysage, ces grands arbres
d'une si noble tournure, hêtres, sapins, châtaigniers,
dont on reconnaît l'espèce au premier coup d'ceil.
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HISTOIBE DE LA PEINTURE FLAMANDE. S8S
cette rivière aux flots transparents , dont chaque
va^e est exécutée avec le soin le plus minutieux,
cette pelouse dont chaque brin d'herbe, chaque fleur
a spécialement occupé Tartiste, ces rochers d'un
aspect si naturel, les tours, les clochers, les hautes
toitures de Jérusalem, qui sortent d'un vallon, et le
manoir gothique perché sur la montagne, et les col-
lines bleuâtres qui s'enfoncent dans le lointain. On
ne peut guère disposer un ensemble avec un goût
plus parfait, présenter à l'œil dans un même espace
plus d'objets attrayants. La couleur a toute la ma-
gnificence de l'école brugeoise, les draperies n'oflfrent
plus les dimensions excessives, les plis surabondants
et anguleux des Van Eyck; elles sont peintes d'après
nature avec un remarquable esprit d'observation.
Comme nous l'avons dit à propos de Memlinc, le
fleuve qui serpente sur ce tableau est la Meuse, si-
gnalée par ses roches calcaires ; la prétendue Jéru-
salem nous offre l'image de Bouvigne, reconnais-
sable au clocher de sa principale église, tel qu'il
existe encore, et le puissant château grimpé sur une
éminence est le manoir de Crèvecœur, dont on visite
journellement les ruines. Ce paysage, où l'artiste a
reproduit et sa ville natale et la contrée d'alentour,
équivaut à une signature.
Avant de continuer l'examen d'une œuvre si im-
portante, nous devons donner quelques renseigne-
ments historiques trouvés depuis peu. Le triptyque
fut commandé par Jean des Trompes, fils de Daniel.
Son aïeul, appartenant à une ancienne famille du
Ponthieu et du Boulonnais, en Picardie, était venu
habiter la Flandre en 1452. Jean devint trésorier de
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384 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Bruges en 1498, conseiller en 1499, 1500 1501, 1502
et 1505, chef de la police en 1501, chef-homme de la
station Notre-Dame en 1504, échevin en 1512. Il
fut élu bourgmestre en 1507, mais comme il n'était
pas bourgeois-né de la ville, condition exigée par les
lois municipales, il ne put remplir les fonctions qui
lui étaient dévolues : on nomma pour le remplacer
Jean van Themseke.
Pendant la révolte des Brugeois contre Maximi-
lien, il demeura fidèle au prince, et la population
exaltée faillit le mettre à mort.
Jean des Trompes épousa trois femmes : Elisabeth
van der Meersch, qui termina ses jours le 11 mars
1502, Madeleine Cordiers, fille de Roland, nommé
échevin en 1488, laquelle décéda en 1510, et Jacque-
mine van de Velde, qui lui survécut et se remaria.
Jean des Trompes mourut avant le mois de no-
vembre 1518, dans sa maison située rue Neuve, près
de l'Église Notre-Dame (i).
Il est peint sur le triptyque avec ses deux premières
femmes, mais sans la troisième, ce qui fixe à peu
près la date de l'œuvre.
Le donateur, drapé dans une robe garnie de four-
rure et agenouillé sur la terre, anime le volet gauche.
Philippe, son premier fils, se trouve près de lui, et
un admirable saint Jean l'Évangéliste, debout, enrobe
grise et en manteau blanc, les domine de son buste.
Derrière les trois personnages se prolonge magnifi-
quement le site du panneau central; deux individus
s'y rencontrent, dont l'un demande à l'autre où
(i) Catalogue du musée de Bruges , pag. 62 et 63.
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HISTOIRE -DE U PEINTURE FLAMANDE. 385
prêche saint Jean-Baptiste. Plus haut, une cicogne
immobile occupe le sommet d'une roche, où ver-
doient de beaux arbres.
Le volet droit nous montre Elisabeth van der
Meersch, première femme de Jean des Trompes, et
ses quatre filles agenouillées près d'elle ; la patronne
de la mère, splendidement vêtue, semble protéger
tout ce groupe. Elisabeth porte un bonnet de linge,
une robe de velours noir et un somptueux chapelet,
aux grains d'or et d'argent. C'est une jolie personne
d'un âge mûr. La forêt du panneau central, conti-
nuant derrière les figures, devient plus sombre, plus
épaisse, fait ressortir les personnages et, par sa
beauté inouïe, exalte le spectateur.
Fermons maintenant les volets, pour en considérer
les faces extérieures. Voici d'abord, à gauche, la
Vierge assise sous un dais aux courtines vertes,
portant son fils sur ses genoux. Ses long cheveux
inondent ses épaules, sa robe cramoisie et son man-
teau pourpre : une bande de velours noir les presse
autour de la tête. Son visage exprime à la fois l'élé-
vation des sentiments et la délicatesse, la noble timi-
dité des âmes supérieures, que froisse la rudesse tri-
viale de l'expérience et des luttes journalières : une
draperie habilement jetée fait ressortir son élégant
maintien. Le jeune Emmanuel, habillé d'une tunique
blanche, tient dans ses petits doigts une grappe de
raisin et se penche vers les personnages représentés
sur l'aile droite.
Ces personnages sont Madeleine Cordiers, seconde
femme du donateur, agenouillée avec sa fille Cor-
nélie) et, debout près d'elle, le symbole de l'èxpia-
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386 HISTOIBE DE LA PEINTURE FUMANDE.
tien et du repentir, la patronne des anciennes péche-
resses. La dame est coiffée d'un bonnet de toile
blanche; sainte Madeleine porte une robe violette
doublée de vert, qui laisse voir une chemisette
bordée d'une passementerie en or. Les trois têtes
sont d'une beauté qui porte à la rêverie. Sur les deux
panneaux, une grande salle forme le lieu de la
scène; par des arcades ouvertes, en style renais-
sance, on aperçoit la cour d'un palais orné de co-
lonnes et le faite d'autres monuvements plus élevés.
De sa seconde femme, morte en 1510, Jean des
Trompes avait eu trois enfants, Cornélie, Jean et
Anna. La première ayant cessé de vivre le 11 mars
1502, et la petite Cornélie étant seule figurée près de
sa mère, Henri à la Houppe dut peindre le retable
avant la naissance de son frère et de sa sœur.
Et comme elle paraît avoir cinq ans, on a pensé
avec raison que la peinture fut exécutée en 1507
ou 1508.
Ce triptyque a longtemps passé pour une œuvre
de Memlinc, et la première fois qu'une autre opinion
se fit jour, les connaisseurs témoignèrent une vio-
lente surprise, furent même scandalisés. « Il fau-
drait d'abord, s'écria W. Burger, qu'on s'accordât
pour retirer à Memlinc le beau triptyque du Bap-
tême, à l'académie de Bruges; ça n'est pas encore
jugé; et quant à moi, je tiens ce Baptême du
Christ pour un Memlinc authentique, et des plus
beaux (i). » M. Waagen, qui soulevait cette tempête,
déclarait d'abord que l'ouvrage était d'un maître in-
(i) Trésors d'art eœposés à Manchester^ pag. 157.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 387
connu; il a ensuite désigné le peintre qu'il en croyait
l'auteur et qu'il nomme Gérard Horebout; ce peintre
serait né vers 1475, hypothèse assez vraisemblable.
Mais pourquoi faut-il que l'œuvre de Bruges lui soit
imputée? Le critique allemand ne le dit pas, et serait
bien embarrassé si on lui demandait ses motifs, car
les œuvres d'Hoorenbault (et non pas Horebout) sont
presque introuvables, et personne n'a pu étudier sa
manière, décrire son style. Passavant, Burger et
moi-même, et tous ceux qui jugeaient le triptyque de
Memlinc, ne s'éloignaient pas autant de la vérité; ils
la côtoyaient môme de si près, qii'à moins d'une ri-
gueur excessive, on ne peut les blâmer et leur jeter
la pierre. Memlinc, sans doute, n'a point exécuté le
Baptême, mais il a été fait par son meilleur élève, par
le disciple qui a marché le plus fidèlement sur ses
traces.
Pour étayer cette opinion d'un dernier contre-fort,
notons que la ressemblance du triptyque de Bruges
et du tableau d'Anvers, portant l'oiseau nocturne
d'Henri met de blés, a frappé plusieurs juges (i). A
quel rameau fragile pourrait donc se cramponner le
doute?
Une quatrième peinture, dans la même gamme que
(i) « Le Repos pendant la fuite en Egypte (]i<> 73 du musée
d'Anvers) et le Baptême du Christ (n<> 27 du musée de l'Académie de
Bruges), nous paraissent appartenir au même maître, maître inconnu
que nous n'hésitons pas à placer à la tête des paysagistes primitife. •
Alfred Becquet : Annales de la Société archéologique de Namur^
iom. YIII, pag. 60. — • Nous n'avons aucun doute que le paysage
ne soit du même maître que le n<> 73 du musée d'Anvers et que ce
maître ait du exercer une grande influence sur l'école des paysagistes
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388 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
I
les précédentes, appartient au musée du Louvre (i).
Elle a pour sujet Y Annonciation. Devant un prie-Dieu
très bas, recouvert d'un tapis, la fiUe-épouse est age-
nouillée, tenant à la main droite un gros livre que,
dans son émotion, elle appuie par une extrémité sur
la tablette du prie-Dieu. Étonnée de la dépêche qui
lui arrive, elle se tourne vers le messager inconnu,
en faisant face au spectateur et en levant sa main
gauche. De longs cheveux dorés baignent ses
épaules, encadrent sa jolie figure, animée d'une ex-
pression douce, aimable et engageante, mais dont les
joues sont trop spacieuses ou trop découvertes. Elle
porte pour costume une robe immense, à plis énor-
mes, qui traîne sur la terre et qui frappa soudain
mon attention, parce qu elle est de ce vert bleu qu'af-
fectionnait Henri à la Houppe. A gauche de Marie,
on voit Gabriel debout, les ailes déployées, qui vient
d'entrer par la fenêtre, comme un rouge-gorge ou un
pinson, et qui plie un peu les genoux, en signe de
respect. Sur ses épaules flottent aussi de beaux che-
veux blonds, et il ressemble tellement à la Vierge
qu'on pourrait les croire frère et sœur. L'interprète
du ciel porte une vaste robe blanche, qui traîne à
d'où sont sortis Henri de Bouvigne, dit fitet de bUs, et Joachim Pate-
mer de Binant. ' Catalogue du mutée de l'Académie, à Bruges, p. 66.
— MM. Crowe et Cavalcaselle avaient dit (chap. xv) : • Dans ce ta-
bleau du Baptême, on trouve en germe cette école peu nombreuse de
paysagistes, qui se forma à Dînant, indubitablement sous la direction
de Tauteur de cette même œuvre, et qui compta des élèves tels que les
Patenier et les Henri met de blés, • On ne peut longer la vérité de plus
près sans l'apercevoir.
(0 N« 695.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE^ 389
terre et cache ses pieds, une chape non moins
longue, en brocart d'or. L'ameublement rappelle avec
exactitude ceux que peignaient Yan der Weyden et
Memlinc. Les murs paraissent enduits de couleurs
à l'huile : des poutrelles, peintes comme les murs,
zèbrent le plafond. Ah! si un romancier moderne
avait à décrire cet intérieur élégant et original,
comme il en détaillerait avec amour chaque partie!
Gomme il nous montrerait , sur la gauche, la che^
minée à grand manteau, fermée d une boiserie qu'on
employait pour clore les âtres pendant l'été; devant
la boiserie, ce banc de chêne sculpté, garni de eous^
sins rouges ; au premier plan , un lis dans un vase
blanc et bleu; au fond de la pièce, une croisée ou-
verte, par où l'on aperçoit une rivière et des mon-
tagnes, sous un ciel bleu dans le haut, blanc par en
bas; sur la droite, nous verrions le grand lit rouge,^
avec un baldaquin en forme de dais, avec rideaux et
gouttières; entre le lit et la fenêtre, une sorte de
bahut, un coflfre hissé sur des jambages, qui porte
une magnifique aiguière en cuivre ; au milieu de la
chambre enfin, suspendu à xinê poutre, un lustre de
même matière et travaille dans le même goût. Les
volets articulés des fenêtres, garnis de clous nom-
breux, ne seraient pas oubliés.
La couleur de Y Annonciation est en même temps
ftae, soignée, vigoureuse à l'œil; les mains, d'une
forme délicate, sont peintes avec délicatesse.
Je m'étais arrêté devant ce tableau qui porte pour
toute inscription : École flamande (xv* siècle), et
je me demandais quel artiste l'avait exécuté. La.
perspective de la chambre et celle du paysage sont si
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390 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
bien faites qu'elles me semblaient désigner un maître
habitué à peindre la campagne. La facture me parais-
sait, en outre, avoir une grande analogie avec celle
de Rogier van der Weyden et de Memlinc. La robe,
comme je l'ai dit, rappelle le goût passionné de Henri
met de blés pour une magnifique nuance de vert.
J'hésitais néanmoins à me prononcer, lorsqu'un
splendide rayon de soleil tomba sur le panneau : il
me montra que le dais du lit est attaché au plafond
par un réseau de cordes, et parmi ces cordes, à l'en-
droit le plus sombre du tableau , j'aperçus un hibou
qui me regardait de ses yeux verts. Mes doutes se
dissipèrent comme un brouillard d'été : l'œuvre était
indubitablement de ce grand peintre méconnu, Henri
à la Houppe (i).
Le style de ces quatre ouvrages démontre que
l'auteur les exécuta pendant la première partie de sa
carrière, lorsque les traditions de l'ancienne école
dominaient son esprit et dirigeaient son pinceau. Ils
font voir à quel point la manière des Van Eyck avait
pu se conserver dans l'époque de transition, qui
terminait le quinzième siècle et inaugurait le sei-
zième ; ils doivent inspirer aux critiques la circons-
pection la plus grande, puisqu'on a pu attribuer à
Jean van Eyck et à Memlinc des tableaux de Henri
à la Houppe. Jean de Maubeuge, ainsi que nous le
prouverons plus loin, a occasionné fort innocemment
des erreurs du même genre.
(i) Le nouveau catalogue du Louvre arrive aussi très près de la
vérité; on y lit effectivement : • Ce tableau donné par les inventaires et
dans les notices précédentes à Lucas van Leyden, nous semble appar-
tenir à Técole de Memlinc. •
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CHAPITRE VI
HENR( A LA HOUPPE ET JOACHIM PATINIR
Seconde manière de Henri à la Hoappe. — ' Elle participe de l'art ita-
lien et de l'art flamand. — Tableaux qui en offrent les caractères. «—
Adoration des bergers, à Belœil. — La Vierge douloureuse^ à Notre-
Dame de Bruges. — Autre Vierge douloureuse y dans l'église Saint-
Saaveur, de la même yille. -— Troisième manière de Henri à la
Houppe ; l'influence italienne y domine. — Adam et Eve sous V arbre
de la science^ à Berlin. — Beau portrait de la même galerie. —
Joachim Patinir. — Vers absurdes, où Lampsonius le prône outrç
mesure. — Ses deux mariages. — Faveur que lui témoigne Albert
Diirer. — Seà mœurs dissolues, sa fin précoce. — Tableaux peu
nombreux qui nous restent de lui. — Catalogues.
L'admiration de l'Italie cependant faisait chaque
jour des progrès chez la population qui aurait dû le
mieux lui résister, puisqu'elle possédait un grand art
national. Henri met de blés fut atteint comme les
autres par la manie de l'époque, mais atteint peu à
peu, en sorte qu'il mêla d'abord le style indigène aux
éléments venus du dehors. Ce fut sa seconde ma-
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392 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
nière. On l'observe sur plusieurs tableaux que nous
allons indiquer.
L'un de ces tableaux se trouve à Belœil, chez le
prince de Ligne, et nous en avons déjà dit un mot.
Il représente YAdoration des bergers. Le monument
en ruines, qui tient lieu de la cabane où la légende
fait naître le Galiléen, est en marbres de diverses
couleurs, qui ont les formes italiennes les mieux
caractérisées. Les chapiteaux, les frises, les socles,
toute l'architecture en un mot porte les signes dis-
tinctifs de la Renaissance. Les colonnes quadrilaté-
rales, les frises, l'encadrement d'une porte en cintre
surbaissé offrent des arabesques du même style et
des rinceaux très élégants. A l'extrémité d'une pou-
tre, sous un petit arbre qui végète parmi les dé-
combres, se trouve perché le hibou que le maître
avait adopté pour emblème. Par les arcades ouvertes
on aperçoit une campagne d'un vert sombre et azuré ;
la ciel lui-même, dans le haut de l'image, tire sur la
nuance glauque dont raffolait le maître à la chouette.
C'est un nouvel indice de son origine.
Les personnages aussi la dénotent d'une manière
incontestable. Au premier plan, le fils de l'homme,
tout petit, sans expression, comme un enfant qui
vient de naître, gît sur un panier : ses formes trop
simples, trop peu idéalisées, rappellent immédiate-
ment le Christ de Bruxelles. Près de lui, la Vierge
de Henri à la Houpp.e, avec son type particulier, ses
chairs que nuancent des teintes lie de vin très déli-
cates, son bonnet de linge et sa splendide robe vart^,
fléchit les genoux, étend les bras. En face d'elle,
portant une simarre cramoisie et un camail vert, Ip
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HISTOIRE DE LA PElNTOftE FLAMANUE. 5^
tuteur du Christ fléchît le genou et appuie ses mains
Tune contre l'autre, pour exprimer sa respectueuse
adoration. Deux angelets gracieux, que parent de
coquettes chevelures blondes, éprouvant sans doute
un -respect encore plus profond, car ils se sont age-
nouillés tout à fait, aussi bien que les pâtres venus
par la droite. D'autres bergers arrivent par la
gauche, témoignant la joie la plus vive : l'un d'eux
joue d'une cornemuse très singulière, dont le sac,
très petit, a la forme d'une boule. L'expression des
têtes n'est pas aussi heureuse que sur le tableau de
Bruxelles : une douce piété, un recueillement affec^
tueux les animent presque toutes; ia gatté des surve-
nants mâle seule une note plus vive à ce récitatif u&
peu trop calme. Dans le lointain, on voit d'autres
pasteurs qui dansent autour d'un feu de joie.
Si le style du monument ruiné constate l'influence
italienne, les personnages sont tout à fait dans le
goût du quinzième siècle et de Memlinc, avec des
gestes et des attitudes un peu plus libres peut-être (i).
Le même motif est traité à peu près de la même
manière sur une tapisserie placée dans la rotonde, at
musée de Dresde. Ou ce tableau à l'aiguille aété brodé
d'après une peinture de Henri, ou le maître ingénieux
en a fourni le carton. Les personnages sont disposés
d'une façon analogue, les bergers presque pareils : li
(i) Ce tableau n a point aoaffert et n'a subi aucune retouoke : il est
seulement craquelé par l'action du temps et aurait besoin d'un nouveau
vernis. Ce serait une bonne fortune pour le musée de Bruxelles de
l'acquérir, et le patriotisme de M. le prince de Ligne l'engagerait
ptobablement à le lui céder. Il s'agit de remettre en lumière un grand
«ttiste méoennti.
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394 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
aussi de joyeux pasteurs entrent par la gauche : l'un
joue de la flûte, l'autre fait nasiller la singulière cor-
nemuse, dont nous parlions tout à l'heure et dont le
sac, très petit, a la forme d'une boule. Le paysage
est dans le goût du peintre de Bouvîgne. Sur un pan
de mur s'ouvrent deux fenêtres géminées, en plein
cintre, et tout auprès un arbre a poussé parmi les
pierres de taille, comme sur le morceau du prince
de Ligne ; mais ses rameaux abritent des pigeons, au
lieu d'un hibou.
L'église Notre-Dame, à Bruges, possède un ta-
bleau où se mélangent aussi l'influence italienne et
le style des Pays-Bas. Au centre, dans une niche ita-
lienne, on voit assise la Vierge de Henri à la Houppe,
avec son bonnet de linge, son ample manteau d'un
vert sombre, le type, la pose de tête, les méplats fine-
ment gradués qu'aimait le peintre wallon. La fille de
David nous apparaît ici en mère douloureuse. Son
attitude, son visage, expriment admirablement la
souffrance; elle laisse tomber ses bras, elle appuie
sur ses genoux ses mains à demi jointes, comme une
personne accablée. L'ombre de l'hémicycle, derrière
elle, a une intensité prodigieuse, qui annonce un
grand coloriste.
Autour de la Galiléenne affligée, sept petites com-
positions, encadrées dans des motifs d'architecture,
retracent sept épisodes de la vie du Christ. En allant
de gauche à droite, on voit d'abord la Circoncision,
puis la Fuite en Egypte, le Messie parmi les doc-
teurs, la Marche au supplice, le Crucifiement,
l'Homme-Dieu descendu de l'instrument funèbre et
la Mise au tombeau. Dans plusieurs scènes reparaît
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HISTOIRE DE LÀ PEINTURE FLAMANDE. 395
le manteau vert de Marie. L'exécution a le fini de la
miniature ; quelques têtes de femmes sont ravis-
santes, et l'auteur a peint avec une extrême délica-
tesse les voiles de gaze qui flottent sur leurs cheveux.
Quatre morceaux ont pour fonds de grands paysages
où abondent les détails, quoiqu'ils occupent un espace
restreint. Mais là encore on peut constater que
Henri met de blés , quand il lui fallait retracer les
nus, éprouvait une difficulté surprenante chez uii
homme si habile. Le petit Jésus, dans la Circonci-
sion, est un lourd et vulgaire marmot : le corps dé-
pouillé du Sauveur, pendant et après le supplice, est
d'une maigreur, d'une sécheresse, d'une mauvaise
grâce toutes primitives. On reconnaît le pinceau qui
a dessiné le Fils de l'homme dans le Baptême que
possède l'Académie de Bruges.
M. Waagén attribue ce tableau à Jean Mostaert,
peintre médiocre, si l'on en juge d'après les rensei-
gnements écrits, et dont on ne pourrait citer une
œuvre authentique (i). Sur quelle toile d'araignée
le critique allemand base-t-il son opinion? Elle a
d'autant moins de valeur qu'il regarde comme pro-
venant du même pinceau un barbouillage inepte, qui
scandalise l'amateur dans l'église Saint-Jacques, à
Bruges. Toutes sortes de personnages ridicules gri-
(i) Dans le Kunstblait da 11 jain 1846, M. Waagen désigne comme
son seul ouvrage indubitable le panneau du musée d'Anvers; acquis d'un
tonnelier par M. Van Ertborn, en 1826, pour la somme de 23 francs
(n<> 69). Mais il n'existe justement aucune preuve que ce morceau tout
à fait médiocre soit de Jean Mostaert, et la facture d'ailleurs n'a pas
le moindre rapport avec le tableau de Bruges. Quelle manière d'écrire
l'histoire des arts !
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806 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
macent sur ce triptyque : Salomon, Balaam, Isaïe,
Tempereur Auguste, saint Joachim, sainte Anne, la
Vierge, les Sybilles. Les grandes têtes du milieu sont
lourdes, sottes, négligemment peintes; Marie de
Bethléem, un peu mieux traitée, n'arrive qu'à l'iMi*
gnifiance. La Sybille de gauche, avec ses yeux morts
et sa laide bouche, excite une répugnance presque
physique. Auguste est dessiné d'une manière absurde,
incompréhensible; une de ses jambes ne tient pas au
oorps, ne peut s y rattacher d'aucune façon; jamais
on n'a plus mal drapé une créature humaine. Le
saint Jean du volet droit s offire à nous comme un
bouvier stupide et très laid ; deux moines placés der-
rière lui, qui semblent avoir été peints d'après na-
ture, sont des portraits tout au plus médiocres.
Imputer à Henri met de blés cette œuvre pitoyable,
c'est une calomnie et un outrage (i).
Puisque nous sommes à Bruges, entrons dans
l'église Saint-Sauveur, qui possède un vrai tableau
du peintre de Bouvigne. C'est encore une Maier dolo^
rosUy mais seule, sur un fond d'or. Marie a le bonnet
4e linge qui charmait tant les yeux du coloriste ; un«
étoffe vert de mer (cette nuance dont il était si iort
épris) enveloppe complètement la Juive prédestinée,
lui servant à la fois de mantille et de manteau. Sûr
(i) Le tablean de Tégiise Notre-Dame a été photographié par
M. Fierlanta, avec le «oin et l'habileté qu'on lai ccHinaUi ; l'image w-
pendaBt n'est pas très bien vernie, quelques endroits n'oi^ pas marqué
suffisamment, et l'on pourrait croice la peinture plus endommagée
iqu'elle ne l'est. La note placée au dos de la reproduction attribue l'ori*-
gittal à Mostaert d'après M. Waagen : il faudra changer cette indi»
cation.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 39t
la figure, d'ailleurs très bien exécutée, les méplats
sont indiqués avec soin ; elle exprime parfaitement
la douleur, une douleur un peu vulgaire sans doute,
mais les larmes qui baignent les joues font illusion.
Les mains osseuses et un peu maigres ont les propor-
tions qui distinguent celles du tableau de Notre-
Dame. La bande d'or entre deux moulures noires,
occupant la surface du cadre, date du même temps
que le tableau, c'est à dire des premières années du
seizième siècle : la couleur a le grain serré de
l'époque. Un faussaire a tracé maladroitement dans
un coin une prétendue signature, un J et un E (le J
en lettre courante, l'E en lettre d'imprimerie), pour
attribuer l'œuvre à Jean van Eyck (i).
A mesure que se prolongeait au delà des Alpes le
ôéjaar du peintre wallon , l'influence italienne modi-
fiait de plus en plus sa manière. Un tableau du mu-
sée de Berlin atteste un violent efifort de l'artiste pour
s'açproprier le style méridional (2). Il figure Adam et
Eve sous l'arbre de la science, autour duquel s'en-
roule le perfide serpent : il a endoctriné la première
pécheresse, qui oflfre au premier pécheur la pomme
fatale ; Adam montre le ciel et semble rappeler à sa
femme l'interdiction du Seigneur. Dans le fond, au
milieu d'un riche paysage, on voit en petit la créa-
tion d'Eve, le fruit défendu, l'expulsion du paradis >
*
(i) La même^ église Saint-Saaveur renferme on petit morceau ajaat
pour sujet la iPrésentatiou au temple du Christ enfant, qui doit être
aussi de Henri met de blés : la Vierge a précisément le t jpe et le genre
de coiffure dont il ne se départait guère ; mais, comme on a presque en-
tièrement repeint ce tableau, on lui a enlevé les trois quarts de sa valeur.
(2) No 661.
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398 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
la nécessité du travail, le double sacrifice d'Abel et
de Gain, l'envie inspirant le premier meurtre. Au
pied de l'arbre funeste se trouve le hibou.
Ce panneau est extrêmement curieux sous tous les
rapports. Sans doute on avait plus d une fois repro-
ché à l'auteur qu'il exécutait mal les nus. Il entreprit
de démontrer qu'il saurait les peindre comme un autre.
Son œuvre atteste donc à la fois une laborieuse imi-
tation de la manière italienne et une laborieuse ten-
tative pour reproduire habilement les formes du
corps humain. Il y a, par suite, dans les deux person-
sages une grande affectation d'anatomie. Le dessi-
nateur a cherché les attitudes difficiles, où il pour-
rait montrer son savoir, plutôt que les attitudes
nobles et gracieuses : il a indiqué tous les muscles,
toutes les saillies des os. Ayant, par l'excès même de
son effort, dépassé le but, au lieu de l'atteindre, il a
produit une œuvre pénible et surchargée, qui manque
d'attrait, de mesure, d'élégance. Les deux ancêtres
du genre humain sont vigoureux, bien constitués,
mais ne possèdent pas le charme idéal qui est la con-
quête suprême de l'art. En luttant contre les défail-
lances de son talent , pour remplir une lacune de sa
manière, le peintre n'a fait que révéler autrement
une incapacité de son esprit, une faiblesse de son
pinceau. La couleur est belle, intense, appliquée avec
un soin extraordinaire, fine et lustrée comme au
quinzième siècle.
Un autre panneau conservé à Berlin donne la me-
sure de Henri à la Houppe, en qualité de portraitiste (i).
(i) No 624.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 399
On y voit un homme d'un âge mûr, portant un bonnet
noir, un justaucorps vert, une pelisse rouge bordée
de fourrure : il tient une fleur dans sa main gauche.
C'est une très belle image, pleine de vie, d'élégance
et de réalité. Il y a là un mélange remarquable de
l'ancienne manière et du style nouveau qui s'inspirait
de l'Italie. Pour fond un paysage, où se trouve per-
ché sur un arbre le hibou dont le peintre marquait
ses panneaux. Le coloris est fin, brillant, émaillé
comme dans l'œuvre précédente ; les contours sont
plus libres. La main a toute la délicatesse flamande,
et nul peuple d'artiste n'a su mieux peindre les extré-
mités (i).
Ainsi , après trois cents ans d'injustice et d'oubli ,
j'ai pu évoquer de son tombeau ce grand peintre mé-
connu, signaler dans son talent trois périodes succes-
sives et trois manières. A quoi donc les anciens chro-
niqueurs et historiens de l'art employaient-ils leur
jugement, leur attention et leur mémoire? L'iniquité
envers le principal disciple de Memlinc a été d'au-
tant plus grande, d'autant plus absurde, qu'on lui a
préféré un artiste bien moins habile, Joachim Pati-
nir. Lampsonius, en effet, vingt ou trente ans après
la mort de Henri à la Houppe, aligna ces vers malen-
contreux, qui ont engendré ou entretenu l'erreur :
Fictorem urbs dederat Dionatum eburonia, Fîctor
Qaem proximis dixi Poeta versibus.
(i) Le catalogue, qui termine ce chapitre, contient d'autres rensei-
gnements sur les œuvres de Henri à la Houppe. Les archives de Bruges
et des recherches dans l'Etat vénitien éclaireront sans doute quelque
jour sa biographie.
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400 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Illum «deo artifioem patriœ flitus ipse, magîatro,
Aptissimos, tîx edoMDte feeerat.
Hanc laudem înTidit Ticin» «lile Bovinum,
Et mra doctnm pingere Henricnm dédit.
Sed quantum cedit Dlonato exile Bovinum,
Joachime, tantnm oedit Henricus tibi.
« Dînant, la Tille des Éburons, avait produit un
peintre, comme moi, peintre et poète, je lai dit na^
guère. Les sites heureux de sa patrie suffirent pour
développer son talent; ce fut à peine s'il eut besoin
d*un maître. La petite Bouvigne s'affligea de la gloire
obtenue par sa rivale et mit au monde Henri, habile
à peindre la campagne. Mais autant sa voisine l'em^
porte sur elle, autant, Joachim, tu remportes sur
ton compétiteur (i). *»
Il me semble douteux, d'abord, que Patinir ait pré*
cédé Henri à la Houppe, et ensuite tout à fait injuste
d'élever au dessus de lui un homme très inférieur. Le
vieil annaliste de Groenendael avait déjà protesté
contre ce passe-droit : « D'icelle Bouvigne, dit la
chronique, nasquit Henricus Bleeius, excellent pain*
tre, mesme au falct des paysages, encoTes que Lamp-
sonius, au cathalogue des paintres renommez, vou-
lant préférer un Liégeois au Namurois, ne luy donne
que l'éloge suivant (2). »
(1) Earel van Mander fonde sur ces distiques l'opinion que Henri à la
Houppe s'est formé tout seul : il montre encore là son étourderie habi-
tuelle, car le passage, qui exprime le fait en question, s'applique à Patinir.
(3) Dominique Lampson, écrivain et peintre, nommé d'habitnde
Limpsonius, naquit à Liège en 1532 et j monrat «n 1599. Guicteh-
dÎA, par une étrange méprise, £ût naître Htnri met de blés à Dinaat et
Patinir à Bouvigne.
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HISTOIRE DB LA PEINTURE FLAMANDE. 401
Des lambeaux de renseignements composent toute
la biographie de Joachim Patinir. On sait, comme le
lecteur vient de le voir, qu'il était originaire de Di-
nant, sur la Meuse, la ville des chaudronniers, mais
on ignore la date de sa naissa^^ce et presque tous les
événements qui ont charmé ou troublé ses jours* Il
ne dut pas venir au monde avant Tannée 1485,
ow ce fut en 1515 seulement qu'il obtint le titre de
franc-maître dans la corporation de Saint-Luc, à An-
vers. L'orthographe même de son nom n'a pas encore
été bien établie. Deux tableaux signés d'une ma-
nière presque identique doivent faire autorité; l'un,
qui orne le musée d'Anvers (n** 75), porte cette ins-
cription : Opvs. Joachim. d. Patinir; l'autre, que
possède la galerie de Vienne (n*' 48), offre les mots
suivants : Opvs. Joachim. d. Patinier. La seule
différence est dans la syllabe finale du nom propre :
mais» comme nous l'avons déjà dit plusieurs fois,
l'e qui suit une autre voyelle, dans un mot flamand,
ne se prononce pas et sert d'accent à la première
voyelle. Notre artiste s'appelait donc Patinir (i).
Quant au d, signifie-t-il Dionatensis (Dinantais),
comme on le pense à Vienne, ou désigne-t-il la par-
ticule nobiliaire? Dans les archives d'Anvers, il est
tantôt nommé de Patinier et tantôt Patinier, ce qui
(i) Sur deux actes réoemment trouvés dans les archives d'Anvers
son nom est orthographié trois fois Patinier, une seule fois Paieniar,
Les Liggere» l'écrivent Patenier ; et Karel van Mander l'a imprimé de
la même façon. Toute la différence se borne donc à une lettre ; Pa-
imir, ou Patinir : les deux signatures du peintre doivent faire choisir
cette dernière forme.
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402 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
n'éclaircit et ne simplifie pas la question. En atten-
dant de nouvelles lumières, traitons-le comme un
roturier.
Joachim épousa une première femme, nommée
Françoise Buyst : le 31 mars 1520, ils achetèrent
une maison, qui se trouvait située. dans la rue Courte
de l'Hôpital (i). Cette année même, le 5 mai, le
peintre se remaria avec Jeanne Noyts, et Albert
Durer fut au nombre des invités. La noce parait
avoir été splendide. On y joua deux pièces de théâtre,
dont la première égaya beaucoup le peintre alle-
mand (2). Il dît à ce propos que Patinir était un bon
paysagiste, approbation modérée qui n'annonce pas
l'enthousiasme. Sa personne et sa conversation lui
agréaient fort, néanmoins , car il fut un des artistes
qu'il fréquenta le plus, pendant son séjour dans les
provinces néerlandaises. Peu de temps après son
arrivée sui: les bords de l'Escaut, il l'avait invité à
à dîner avec son élève François Mostaert. Il lui fai-
sait des cadeaux : « Je donne à Joachim, dit-il, des
dessins pour la valeur d'un florin, parce qu'il m'a
prêté son domestique et ses couleurs; du reste,
j'avais retenu son domestique à dîner, et je lui avais
(1) L'acte d'achat existe encore dans les archives d'Anvers ; je le
traduis du flamand : « Jean Wrage, verrier, et Hase Staecx, sa
femme, vendent à Joachim de Patinier, peintre, et à Françoise Buyst,
son épouse, une maison avec la moitié d'un jardin, qu'ils feront
limiter ensemble, avec la cour , la moitié du puits , la moitié de la
margelle, /»»(^ et perfinenciis, situés en eette ville, rue Courte de
THôpital, etc. •
(2) Voyage d* Albert Durer dar,9 ies Pays- Bas, traduit par M. Charles
Narrey, pag. cxxxii et cxxxiii.
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mSTOlRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 403
donné pour trois sous de dessins (i). » Voulant lui
plaire, maître Adrien Herbouts, pensionnaire ou
avocat officiel de la régence, qui le fréquentait aussi
beaucoup, lui offrit en don, après l'avoir hébergé, un
petit tableau de Joachim, représentant Loth et ses
filles. Plus tard il crayonna lui-même sur papier
gris, pour notre artiste, quatre saint Christophe.
A ces marques de faveur, il en ajouta une autre
plus importante : ce fut de dessiner sur un morceau
de parchemin les traits du coloriste. Limage ainsi
exécutée servit de modèle à Cornélis Cort, pour lef-
figie gravée que Jérôme Cock publia dans son fameux
recueil (2). Le fait se trouve constaté par Tinscrip-
tion latine jointe au portrait :
. Ha8 inter oùines nulla quod vivacius,
Joachime, imago cernitar
Eipressa quam vultûs tui, non hinc modo
Factum est, quod illam Cartîi
In sre dextra incidit, alteram sibi
Qas non timefe nunc œmolam ;
Sed quod toam Dureres admirans manum,
Dam rura pingis et casas,
Olim exaravit in palimpsesto tuos
Yultns ahena cospide.
Quas œmidatus lineas, se Cartius
Nedum prsivit ceteros.
« Si aucune image dans cette collection ne paraît
plus vivante que la tienne, 6 Joachim, cela ne vient
(1) Voyage d^ Albert Durer dans les Pays-Bas ^ traduit par M. Charles
Narrey, pag. xci.
(2) Fictorum aliquoi eeleèriorum Germanûe in/erioris Effigies^ etc.
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4ùé HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
pas de ce que la main deCort Ta gravée sur le cuivre,
cette main qui de nos jours ne craint nulle rivale;
mais de ce que Durer, admirant la tienne pendant que
tu peignais les cbamps et les maisons* a dessiné jadis
ton portrait sur un palimpseste avec une pointe d'ai-*
rain (i). Et c'est en cherchant à égaler ces lignes
que Cort a surpassé non seulement les autres, nuis
lui-même. »
Joachim, sur cette estampe, ne parait point à son
avantage : il porte une double casquette, de la forme
la plus lourde et la plus bizarre ; des étoffes sura-
bondantes, dune coupe disgracieuse, enveloppent
son corps. Son visage n'a pas meilleure tournure :
des traits irréguliers, une bouche mal faite, un n«z
volumineux et sensuel, des chairs fatiguées com-
posent un ensemble peu avenant. L'expression a
quelque chose de bas, de morose et de grossier, qui
révèle des mœurs dissolues, qui confirme le rapport
de Van Mander. Quelle différence entre ce masque
trivial et la noble figure , l'air chevaleresque de
Henri à la Houppe !
La seconde union du paysagiste ne dura pas long-
temps, car il mourut vers le milieu de l'année 1524 :
le 5 octobre, sa veuve Jeanne Noyts vendit la mai-
son située rue Courte de l'Hôpital. L'acte de muta-
tion, qui existe encore dans les registres scabinaux
d'Anvers, nous apprend que maître Patinir avait eu
deux filles de son premier mariage, nommées Bri-
gitte et Anne, auxquelles on donna pour tuteurs
(i) Pointe éPairain est sans doute une périphrase classique pour
dire un crayon.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 40S
•
Quentin Metsys , Charles Alaerts et Jean Buyst,
tous peintres; qu'une seule, Pétronille, était née du
second lit, et avait pour tuteurs Adrien van Cam-
penhout, Paul van den Berghe, jaugeur de vin, et
Antoine van Beeringen.
Joachim n'ayant été franc-maître que pendant le
court espace de neuf années, il mourut probablement
très jeune. Cela expliquerait en partie la rareté de
ses ouvrages (i), comme ses mœurs dissolues la briè-
veté de son existence. Van Mander conte sur ses
habitudes grossières d'étranges anecdoctes. Il avait
pour les boissons une estime si grande et une si rare
tendresse que leur compagnie lui était indispen-
sable. A en croire son biographe, il ne quittait guère
les tabagies : le vin , la bièr^, le genièvre et les au-
tres liqueurs spiritueuses descendaient en cascades
dans son intrépide gosier. Se remplissant l'estomac
nuit et jour, il vidait peu à peu sa bourse; tant que
le ventre de la malheureuse ne lui paraissait point
aussi plat que le sien était gonflé, il ajoutait à la
dose et le torrent coulait sans interruption. Mais
quand son escarcelle avait rendu l'âme, il s'enfer-
mait chez lui, prenait ses pinceaux et gagnait de
quoi renouveler ses^ débauches. Il avait pour élève
François Mostaert : le pauvre jeune homme était
l'innocente victime de sa brutalité. Son maître arri-
vait-il fort tard dans la nuit, les jambes chance-
(i) Les registres de la corporation de Saint-Lac, à Anvers, men-
tionnent un Henri de Patenir, qui fut reçu franc-maître en 1535.
Puisque Joachim n'avait pas laissé de fils^ ce ne pourrait être qu'on
neveu.
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406 . HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
•
lantes, la tête lourde, embrassant les poteaux des
lanternes et vcîulant ouvrir sa porte du côté des
gonds? de lui seul venaient toutes les mésaventures
de Joachim : c'était sa faute, si l'artiste avait trébu-
ché contre une pierre et fait une séance dans la boue:
si, au détour d'une rue, il avait marché droit devant
lui et passé la tête à travers les carreaux d'une bou-
tique; s'il avait longé de trop près la palissade d'un
édifice en construction et était resté une demi-heure
accroché par le pan de son habit. Mostaert avait beau
protester ; le grand homme lui appliquait des taloches
et, pour peu que l'ivresse lui eût laissé de vigueur,
il le mettait dehors ; le jeune homme couchait à la
belle étoile, songeant aux nobles travers des artistes
flamands. Son désir d'apprendre était néanmoins si
vif, qu'il supportait ces intelligentes corrections. Le
goût de Patinir, dans ses tableaux, devait se res-
sentir des lieux qu'il fréquentait, des joies élégantes
dont il se montrait avide. Aussi marquait-il ses
ouvrages d'un petit homme fiantant, qui lui servait
de signature. De là le surnom qu'on lui avait donné,
surnom que j'ose à peine traduire : mais comme
après tout nous sommes en plein cabaret, nous pou-
vons négliger un peu les bienséances. On l'appelait
donc le Chieur, puisqu'il faut dire le mot. C'était un
triste compagnon pour deux jeunes femmes, dont la
seconde était encore mineure, quand il mourut (i).
(i) Un auteur moderne, M. Pinohart, grand ami de rexactitude,
révoque en doute les scènes de débauche attribuées par Van Mander à
Joachim Patinir, sous prétexte que François Mostaert ne put recevoir
ses leçons, attendu qu'il obtint seulement le titre de franc-msultre en
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 407
Selon Van Mander, Joachim Patinir avait une
façon de traiter le paysage fine et délicate ; il poin-
tillait ingénieusement les arbres et savait animer
ses campagnes, en y dessinant des figures très bien
exécutées. On recherchait donc non seulement ses
tableaux dans son pays, mais on les transportait au
dehors, où ils se vendaient parfaitement. Ce qui lui
assigne un rang distingué dans l'histoire de l'art,
c'est qu'on le regarde comme le premier qui fit du
paysage l'élément principal de ses œuvres : l'homme
n'y joua plus qu'un rôle accessoire. Il y eut dès lors
des peintres qui étudièrent uniquement la nature;
les profondeurs du ciel où voguent les nuages, les
abîmes de la mer où flottent les vaisseaux, l'onde
transparente des lacs, les formes multiples de la
végétation, les aspects des terrains, les jeux bril-
lants de la lumière devinrent le seul but de leur
attention et de leurs efforts. Mais quoique ce genre
fût pour eux une spécialité, pendant tout un siècle
ils n'égalèrent même pas les fonds des Van Eyck et
des Memlinc (i). Reproduisant chaque objet d'une
manière minutieuse et en quelque sorte isolée, ils
négligèrent totalement l'ensemble : leurs peintures
sont dénuées d'harmonie.
Le tableau de Patinir, que renferme le musée
1553. Si l'on oonsulte les Liggeren^ on n'7 trcave rien de semblable.
Voici la note : • Adrien Rebbens geleert hy Frans Mostaeri, tchilder, »
—• Adrien Rebbens est devenu l'élève de François Mostaert, peintre. «
— Bien loin d'avoir été reçu franc-maître en 1553, François Mostaert^
cette année, reçut donc lui-même un disciple : il ne devait pas avoir
alors plus de cinquante ans.
(1) Rathgeber.
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408 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
d'Anvers, ne charme certainement point les regards.
La Fuite en Egypte est l'épisode qui lui sert de pré-
texte : les dimensions restreintes des personnages
leur enlèvent toute importance; une idole tombe de
sa colonne à leur approche. La campagne monta-
gneuse qu'ils traversent forme l'objet essentiel de
l'œuvre. On y distingue une foule de rochers bizarres,
dont l'aspect ne semble pas naturel. La perspective
aérienne est exagérée à un tel point que les divers
plans se séparent et s'isolent. Les couleurs et les
tons, bien loin de pactiser ensemble,
Hurlent d'effroi de se voir accouplés.
Le dessin même à quelque chose d'épars, de heurté,
de discordant. Le peu d'attrait que présente cette
manière de peindre a, selon toute apparence, con-
tribué à la destruction des tableaux de Patinir.
Les artistes qui vinrent après lui rendirent bien plus
intéressantes les agrestes images. On dédaigna les
travaux de leur prédécesseurs. Les iconoclastes ne
doivent pas en avoir beaucoup anéanti. La plupart
étaient des morceaux de chevalet, qui, ne se trou*
vaut point dans les églises, échappèrent aux fureurs
de la populace : ils ornaient les demeures privées, où
ne pénétra point l'émeute calviniste.
Le musée de Bruxelles, qui contient une foule de
raretés apocryphes, déclare de notre artiste, par l'or-
gane du livret, une production singulière, baptisée
la Vierge aux sept douleurs. Un manteau bleu , une
robe grise, d'une étendue absurde, enveloppent la
sainte femme : le type de son visage est expressif,
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE. 409
mais hideux. Sur ses genoux, on aperçoit un cadavre
effroyable, que le peintre a voulu faire passer pour
celui du Christ : on ne peut rien voir de plus ignoble.
Ce n est certes pas la dépouille d'un dieu ; ce sont à
peine les restes d'un homme. Un glaive dispropor-
tionné, suspendu en travers du tableau, perce de sa
pointe le sein de Marie. Autour de cette image cen-
trale, six petits médaillons figurent les épisodes
principaux de la vie du Rédempteur. Le coloris a
une certaine force, mais l'ouvrage manque totale-
ment d'esprit, de mesure et de goût. Ceux qui l'ont
attribué ou qui l'attribuent à Joachim seraient bien
embarrassés de dire pour quelle raison.
Le Musée de Berlin renferme aussi un tableau que
la nomenclature oflScielle déclare son œuvre (i). Il
figure le repos de la Sainte Famille pendant la fuite
en Egypte : on aperçoit au loin le Massacre des In-
nocents. Il y aurait de l'indulgence à qualifier ce
morceau de peinture médiocre. La Vierge est atroce-
ment dessinée, enluminée, ajustée; l'enfant-Dieu,
pitoyable de formes et d'attitude. Le paysage ne se
distingue que par sa couleur dure et lourde, par un
Weu désagréable employé à profusion. Aucune har-
monie d'ensemble, aucune transition, aucune demi-
teinte : une âpre mêlée où lestons s'entrechoquent. Le
paysage mal composé, sans charme, sans poésie,
sans tournure et sans accord, n'a pas même Tair na-
turel. Somme totale : rien. Pourquoi, dans le cata-
logue, ce barbouillage porte-t-il le nom de Joachim
Patinir ? Voilà ce qu*il faudrait savoir.
(0 N* 608.
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410 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Un tableau exécuté de la même manière, avec les
mêmes défauts, coloris pesant, tons durs, perspec-
tive mal faite, etc., pendu aussi dans le musée de
Berlin (i), est désigné par le livret comme un tra-
vail... du peintre de Dinant, allez -vous penser?
Erreur!... comme une production de Henri à la
Houppe ! La similitude parfaite des deux essais ma-
lencontreux a échappé à M. Waagen, et Henri à la
Houppe lui étant inconnu, il lui a fait injure sans le
vouloir, en lui imputant une ébauche misérable.
Un Repos de la Sainte famille pendant la fuite en
Egypte^ que le catalogue de la Pinacothèque juge
peint à la manière et dans le style de Patinir (2), ne
vaut guère mieux que les ouvrages précédents. La
Viergeest gauche, lourde, mal drapée, je devrais dire
noyée dans une vaste robe et dans un interminable
manteau. Près d'elle coule une source. Plus loin, des
rochers accidentés, un massif d'arbres, puis un
fleuve qui brille en serpentant au fond de la perspec-
tive. Cette bucolique peinte ne laisse pas d'avoir ses
qualités, mais sans franchir la limite où s'arrêtent
les talents médiocres.
Un paysage que possédait autrefois M. Quédeville
embarrassait les amateurs, car il portait un double
certificat d'origine. Sur un arbre, on voyait la
chouette adoptée par Henri à la Houppe, et au pied
de l'arbre un petit homme fiantant, marque brutale
de Joachim Patinir. Une des deux attestations devait
(1) No 620. Il représente saint Hubert agenouillé devant 4e eer
miraculeux.
(2) N» 64.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 411
être fausse. L'œuvre figure une portion de village,
au bord d'une rivière que traverse un pont et où flot-
tent plusieurs barques. Des hommes y nagent, ou se
tiennent nus sur la rive. A travers les arbres, on
aperçoit une cabane, près de laquelle une femme
jette du grain à ses poules. Ce tableau, peint sur
cuivre, n a aucun rapport avec le style de Memlinc : le
fleuve rappelle beaucoup plus Paul Bril et les Brue-
ghel, sans avoir les tons bleuâtres de ces derniers. Les
sinuosités dé la rivière et les lointains sont rendus
avec un grand bonheur. Lequel des deux mono-
grammes doit exciter la défiance? Tous les deux, je
crois, sont apocryphes. Mais le tableau a du charme
et réf èle l'habileté d'un maître.
On voit dans quelles perplexités inouïes l'étude de
l'art flamand jette un pauvre historien, même au
seizième siècle. Le morceau de Vienne, qui porte
une signature, comme celui d'Anvers, et une seconde
image possédée par la même galerie nous fourniront
peut-être quelque lumière. Le premier a pour sujet
le Baptême du Christ dans un vaste paysage, où l'on
aperçoit au loin Jean le précurseur endoctrinant la
multitude ; l'autre figure saint Jérôme priant parmi
les rochers; plusieurs personnages et une ville ma-
ritime occupent les derniers plans (i). M. Betty Paoli,
un véritable connaisseur, juge ainsi les deux pein-
tures : « Les sujets sont évidemment traités comme
de simples accessoires du paysage, qui formait pour
l'auteur la donnée principale. La conception gran-
diose de la nature, caractère dominant des vues
(i) Le premier oavrage porte le l9 48 ; le second, le n« 46*
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412 . HISTOIRE OB LA PEINTURE FUMANDE.
agrestes, à une époque plus avancée de Tart néer-
landais, et la simplicité de facture qu'on y admire,
sont encore étrangers à l'auteur; peu soucieux de
l'effet général, il prodigue avec amour les détails, il
en surcharge ses tableaux. Son coloris même n'a
point un aspect naturel, surtout dans les fonds, où
le vert s'allie au bleu d'une manière étrange (i). »
Le prince d'Œttingen Wallerstein , ambassadeur
de Bavière à Paris, m'a jadis montré deux œuvres
curieuses que l'on croyait de notre artiste, et qui
doivent orner maintenant la galerie de Kensington.
L'une représente saint Christophe portant le petit
Jésus. L'onde qu'il traverse paraît plutôt un bras de
mer qu'un fleuve. Avec ses bords couverts de mai-
sons, de châteaux et d'églises, elle envahit le tableau,
où le saint et l'ermite apparaissent seulement comme
des accessoires. Ces figures ont d'ailleurs, quant à
l'exécution , une valeur très secondaire. Le premier
plan du paysage rappelle tout à fait le style de
Menlinc, ses arbres obscurs, ses rivages élégants,
les ombres intenses qu'il projette sur l'eau. Le se-
cond plan est bleu comme dans le morceau d'An-
vers. Des nuages assez bien rendus flottent au mi-
lieu du ciel, chose rare à cette époque. Sur le fleuve,
on aperçoit de grands navires maritimes, comme sur
l'Escaut. Le lointain laisse déjà voir les effets de la
brume.
Le second tableau nous montre le supplice du Gol-
gotha. Derrière les personnages, on découvre un
château gothique et une éminence couronnée d'ar-
(i) WMz Qmaldô'Qalkrien. pag. 120 et 121.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 413
bres, puis, au delà, une vaste campagne où les lois
de la perspective sont très bien observées. Des
nuages encore mieux peints dorment dans le ciel. Un
bleu vague adoucit les derniers plans.
Ces deux ouvrages sont-ils réellement de Patinir?
Je ne pourrais émettre d'opinion sans les avoir étu-
diés de nouveau. Tous lesrenseignementsque je viens
de donner prouvent, au surplus, combien son style
est peu connu, combien même est petit le nombre de
ses œuvres indiscutables. Van Mander loue plusieurs
peintures de sa main qu'on voyait chez les amateurs,
trois morceaux entre autres possédés par Melchior
Wijntjes, intendant de la monnaie en Zélande, qui
habitait la ville de Middelbourg : un de ces tableaux
représentait une bataille, si délicatement travaillée
que nulle miniature n'aurait pu en éclipser la finesse.
L'estime et l'afiection d'Albert Durer pour Joachim
doivent donner bonne opinion de ses talents; si quel-
quefois la jalousie pousse les artistes , comme les
littérateurs, à encourager, à soutenir, à prôner des
hommes sans valeur, au préjudice de ceux qui ont
une habileté réelle et qui leur portent ombrage, ce
malheureux sentiment ne pouvait inspirer le peintre
germanique ; à deux, trois cents lieues de distance
les rivalités s'affaiblissent : ce n'est plus qu'une
heureuse et utile émulation. Dans tous les cas ce-
pendant, Joachim, ne saurait être mis en comparai-
son avec Henri à la Houppe, grand homme indigne^
ment sacrifié par l'ignorance et la légèreté des chro-
niqueurs.
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414 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
lEaTre» de Henri à la Hoappe
ANVERS
1. Repos de la sainte Famille pendant la fuite en
Egypte. Tableau portant la chouette qui sert de mo-
nogramme à l'artiste. Au Musée, n"* 73.
BRUXELLES
2. L'Adoration des mages, tableau attribué faus-
sement à Jean van Eyck. Au Musée, n° 14.
BRUGES
3. Le Baptême du Christ, triptyque. Sur la face
interne de l'aile gauche sont peints le donateur, Jean
des Trompes, et son fils aîné; sur la face interne de
l'aile droite, la première femme de Jean des Trompes,
Elisabeth van der Meersch , et ses quatre filles. Au
dehors, on voit la mère du Christ sous un dais, avec
le petit Jésus , adorés l'un et l'autro par Madeleine
Cordiers, seconde femme du donateur, et par sa fille
Cornélie : derrière elles se tient debout sainte Made-
leine. Au musée de l'Académie, n"* 27.
4. La Vierge comme mater dolorosa ; autour d'elle,
sept petites compositions figurent la Circoncision, la
Fuite en Egypte, le Messie parmi les docteurs, la
Marche au supplice, le Rédempteur en croix, le Mar-
tyr descendu de l'instrument funèbre et la Mise au
tombeau. Dans l'église Notre-Dame.
5. La Vierge comme mater dolorosa, peinte sur
fond d or ; tableau qui porte une fausse signature, un
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 415
J en écriture courante et un E en caractère dlmpri-
merie. Dans leglise Saint-Sauveur.
6. La Présentation au temple* du Christ enfant,
tableau qui a été presque entièrement repeint. Dans
l'église Saint-Sauveur.
BELŒIL
7. L'Adoration des Bergers. Dans le château du
prince de Ligne.
DINANT
8. Paysage où sont échelonnées les diverses scènes
de la parabole du bon Samaritain. « Au fond du ta-
bleau, dit M. Alfred Bequet, on aperçoit une large
rivière; elle coule d'abord entre des collines peu
élevées, semées de quelques habitations, puis les rives
se rétrécissent, le fleuve serpente entre de hauts ro-
chers et, tout dans le fond, une petite ville fortifiée,
dominée par un château fort, dessine sa pittoresque
silhouette dans l'horizon vaporeux du tableau. Il est
impossible de ne pas reconnaître ici, de même que
dans le tableau de Florence, le caractère, l'aspect
général de Bouvigne. » Trois fois donc, d'après les
renseignements connus, Henri à la Houppe a repro-
duit sa ville natale en perspective.
M. Bequet pense même qu'il a retracé plusieurs
fois- la demeure de sa famille, le nid de son enfance.
« Au second plan, dit-il d'une manière générale. Blés
se laisse aller à sa rêverie : il place au bord d'un
ruisseau un joli moulin, une cabane ; un petit verger
s'étend tout autour et un sentier serpente sous les
arbres. Il aime trop ce site, qu'il empreint de tant
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416 HISTOIRE DE lA PEINTURE FLAMANDE.
de poésie, pour que nous ne soyons pas porté à y voir
une pensée chère à son cœur, un souvenir de son
enfance. 9» Revenant sur cette idée, quand il examine
la Parabole du bon Samaritain, M. Bequet ajoute :
« A gauche, une forêt qui se termine au bord du cadre
par un gros arbre creux ; un terrain raviné et semé
de blocs de rochers , enfin un grand chemin qui se
dirige vers un village, tel est l'aspect général du pre-
mier plan. Plus loin nous trouvons les motifs favoris
de Blés, le ruisseau, le moulin et le sentier qui va
se perdre sous les grands arbres du verger qui l'en-
toure. » {Annales de la Société archéologique de Namur,
t. VIII.)
Ce tableau porte la date de 1511. Chez M. Perpète
Henri.
NAMUR
9. La Pêche miraculeuse. « La mer est sillonnée
de navires, dit M. Bequet; un d'eux nous donne une
idée assez complète de la manière dont était cons-
truit un vaisseau dans la première moitié du sei-
zième siècle. Au premier plan, deux petites barques
sont montées par des pêcheurs qui tirent leurs filets ;
le Sauveur est assis à l'extrémité de l'une d'elles.
Une grande ville, placée au bord de la mer, occupe
tout le côté droit du tableau ; de nombreuses églises,
des tours, enfin une vaste enceinte en ruines don-
nent à cette ville un aspect assez pittoresque. Le mo-
nogramme du peintre, la chouette, est dessiné sur un
récif, au premier plan du tableau. » Au Musée.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 417
PARIS
10. L'Annonciation. Le hibou qui servait de
marque au peintre se trouve dans l'angle supérieur
de droite, au dessus du dais qui couvre le lit de la
Vierge. Au Louvre, n"* 595.
11. Prédication de saint Jean -Baptiste, tableau
marqué aussi d'une chouette. Le sol est un grand
terrain, coupé par un fleuve , sur lequel flottent des
vaisseaux à voiles , comme sur la mer : les berges
sont parsemées de coquillages. Une des grèves offre
à la vue un chantier de construction maritime, où se
dresse un navire sur quille. A gauche, le Précurseur
endoctrine un nombreux auditoire, qu'une forôt
abrite de ses épais rameaux. Un peu plus loin, il
baptise le Christ dans le fleuve qui représente arbi-
trairement le Jourdain. Au fond du tableau, on aper-
çoit une ville entière, des châteaux forts, des mon-
tagnes et de vastes guérets. Ce fond semble un peu
fatigué par les. nettoyages. Couleur vive et intense :
ciel entrecoupé de vapeurs et d'effets lumineux. Au-
trefois chez M. Quédeville.
BERLIN
12. Adam et Eve sous l'arbre de la science. Au
Musée, n<> 661.
13. Portrait d'un homme mûr, tenant une fleur
dans sa main gauche. Au Musée, n"* 624.
DRESDB
14. UAdoration des Bergers, tapisserie exécutée
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418 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
d'après un tableau ou un carton de Henri à la
Houppe : la composition est une variante de celle
qu'on voit sur le panneau de Belœil. Dans la rotonde
du Musée.
15. Le Colporteur dévalisé par des singes. Sous
un arbre séculaire, un joaillier s'est endormi, et les
singes ont profité de son sommeil pour lui voler ses
bijoux, pour les emporter sur les branches. Au mi-
lieu du tableau arrive en courant un personnage, qui,
à la vue de cette belle équipée, s'arrache les cheveux :
c'est sans doute le compagnon du marchand no-
made. Le fond rappelle Bouvigne, la Roche à Bayard^
le château de Crèvecœur, les sites favoris du peintre;
mais ce fond est trop pâle, mal en perspective et sans
harmonie d'ensemble. Trop noire dans les rameaux
du premier plan, la couleur forme un dur contraste
avec le reste. Presque rien n'est agréable à Toeil sur
ce panneau, que l'on doit regarder comme une copie
du tableau cité par Van Mander. Dans un tronc du
gros arbre sous lequel dort le colporteur, on voit la
chouette qui sert de monogramme à l'artiste; un
singe guette un autre hibou réfugié sous une pierre ;
mais on aura copié ces animaux avec le reste de la
composition. Au musée, n"* 715.
VIENNE
16. La Fuite en Egypte ; fond composé d'un vaste
paysage. Dans la galerie du Belvédère, n^ 20. « Ta-
bleau très petit, très fin, curieux et charmant, » dit
M. Viardot. (Neuf pouces de haut, cinq pouces de
large.)
17. Saint Jean-Baptiste dans un arbre creux, d'où
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 419
il prêche la multitude. Le hibou est perché au dessus
de sa tête. Galerie du Belvédère, n^ 71.
18. La Parabole du bon Samaritain. Même collec-
tion, n^ 72.
19. Le Christ et les Pèlerins d'Emmaùs, dans un
grand paysaj^e. Même collection, n^ 73.
20. Une Fonderie en pleine activité. « L'usine et
les travailleurs occupent le premier plan ; à gauche,
un voyageur se dirige vers le bâtiment d'exploita-
tion. Une chaîne de rocs bizarres s'élève au second
plan ; le tableau a pour fond un vaste paysage, où
coule une rivière. La composition est un peu sur-
chargée de détails, la facture très soignée, très élé-
gante; la couleur a des tons d'un vert bleuâtre. »
(Betty Paoli, pag. 249). Dans la collection Lichten-
stein.
21. « Une sainte Famille, avec deux anges, dont
l'un joue du luth devant le Christ; tableau où les
types, les expressions des persorfaages ont la grâce,
la sérénité la plus charmante, où la touche est d'une
extrême délicatesse, où les joyaux qui ornent le sein
de la Vierge, le tapis déployé derrière elle et les au-
tres accessoires étonnent par leur soigneuse fac-
ture. » (Betty Paoli, pag. 249). Dans la collection
Lichtenstein.
FLORENCE
22. Une Fonderie. « Sur le premier plan, à gau-
che, se trouve une forge abritée sous de grands
arbres. Au centre du terrain, l'artiste a représenté
les différents travaux qui se rattachent à l'industrie
du fer, extraction et lavage du minerai, etc. Une
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420 HISTOIRE DE U PEINTURE FUMANDE.
femme à chevâl, un chariot achèvent de donner une
certaine animation à ce premier plan. Sur le second,
au milieu des arbres, s'élève un joli moulin; le ruis-
seau qui lalimente va se perdre dans une grande
rivière qu'on aperçoit à droite (le site et l'habitation
que Henri met de blés reproduit avec tant de complai-
sance). Le fond du tableau est occupé par des ro-
chers couronnés de ruines; à droite, au bord du
fleuve, l'artiste a peint une jolie petite ville entourée
de hautes murailles. — Il nous paraît que l'embou-
chure du Bocq, à Yvoir, a été le motif dont s'est ins-
piré l'artiste en peignant ce tableau. Le bistre do-
mine dans le premier plan, les arbres sont un peu
noirs et les rochers peints dans un ton général de
gris bleuâtre. » (Alfred Bequet : Annales de la Société
archéologique de Namur, t. VIII, pages 71 et 72.)
Galerie des offices n"* 733.
Attribattons
N. B. Henri met de blés ayant été j.usqu'à la publi-
cation de ce chapitre une sorte de peintre fabuleux,
dont personne n'avait étudié le style, je tiens pour
douteuses, a priori, toutes les attributions que je
n'ai pu vérifier, ou dont je ne connais point les au-
teurs.
1. Orphée aux enfers. Dans la collection publique
de Grsetz, en Styrie.
2. Artemise. Dans la collection du chanoine Speth,
à Munich.
3. La Tour de Babel. Dans l'Académie des beaux-
arts, à Venise.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 4il
4. La Visitation , au milieu d'un paysage. Autre-
fois chez M. Aders, à Londres.
5. La Nativité. Dans l'église de Saint-Nazaire et
Saint-Celse, à Brescia.
6. La Fuite en Egypte, au milieu d'un paysage.
Autrefois chez M, Aders, à Londres.
7. Paysage. Chez M. Beckford, à Bath.
8 et 9. Deux paysages. Au Musée de Copenhague.
10, 11, 12, 13 et 14, Cinq paysages historiques.
Dans là salle des Dix, au palais des Doges, à Ve-'
nise.
15. Marine. Sur le premier plan, un navire en feu
et des hommes. Saint Paul jette un serpent au mi-
lieu des flammes. Dans la collection Ambras, à
Vienne.
fausses attributions
1. La Tentation do saint Antoine, barbouillage dé-r
testable et sans aucune valeur. Musée de Bruxelles,
n** 1. Le catalogue dit que cette ébauche fut payée
400 fr. à M. Héris. C'est 390 fr. de trop.
2. L'Adoration des Mages, tableau signé : Eenriem
Bksius, signature évidemment fausse. Henri à la
Houppe ne s'appelait pas Blés, et n'aurait pas fait
un nom latin d'un sobriquet flamand. La couleur
de la signature n'est point de la même pâte que le
peste, ni appliquée avec le même soin et la môme fer^
meté. L'ouvrage est de Pierre Aertsens, dit Pierre le
Long, comme je le prouverai en parlant de cet ar-
tiste. Galerie de Munich, n^ 91.
3. Saint Hubert agenouillé devant le cerf miracu-
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4t± HISTOIRR DE LA PEINTURB FLAMANDE.
leux, ébauche misérable qui ne doit porter le nom
d'aucun maître. Au Musée de Berlin, n"* 620.
4. Marie soutenue par saint Jean et portant le
Christ mort sur ses genoux. Musée de Berlin, b? 657.
5. Saint Hubert rencontrant le cerf miraculeux.
Dans la chapelle Saint -Maurice, à Nuremberg,
n^24.
6 et 7. Suite d'un roi (ainsi parle le catalogue). Pan-
neaux étroits, dont chacun ne renferme que deux
personnages. Œuvres insignifiantes, qui n'ont rien
de commun avec le style de Henri à la Houppe.
Dans la chapelle Saint-Maurice, à Nuremberg, n** 19
et 25. *
GraTures
1. Vues de Rome et de Naples, trente feuilles gra-
vées par Philippe Galle.
2. Paysages romains avec des ruines, gravés par
Jean et Philippe Galle.
3. Portrait de Henri à la Houppe , gravé sur
cuivre et accompagné de la chouette/ qui est son
signe habituel. Dans la collection publiée par Jérôme
Cock.
ŒuTres de Joachtm Pattnir
1. Repos de la sainte Famille pendant la fuite en
Egypte, tableau portant cette inscription : Opvs.
JoAGHiM. D. Patinir. Muséc d'Auvers, n"* 75.
2. Même sujet. Mauvais tableau, attribution dou-
teuse ou fausse. Musée de Berlin, n"* 608.
3. La Vocation de saint Mathieu, appelé par Jésus.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 425
Attribution douteuse ou fausse. Musée de Berlin,
no609.
4. Le catalogue de la chapelle Saint-Maurice attri-
bue à Patinir un Christ tenté par le démon, tableau
d'un aspect singulier. Belzébuth a pris la forme d'un
moine et présente une pierre au Sauveur. Plus loin,
on les voit sur le haut d'une tourelle , qui simule le
temple; plus loin encore, Jésus dans le désert est
servi par des anges. C'est un morceau bizarre, avec
de longs personnages (le panneau a 6 pieds 4 pouces
en hauteur, 2 pieds 5 pouces 6 lignes en largeur). La
couleur est sombre et d'une nuance bistre presque
uniforme. Attribution capricieuse, que rien n'autorise.
5. La Vierge au sept douleurs. Musée de Bruxelles,
n^ 28. Attribution que rien ne motive.
6. Repos de la sainte Famille pendant la fuite en
Egypte. Galerie de Munich, n^ 64. Attribution dou-
teuse ou fauâse.
7. Village au boi*d d'une rivière que traverse un
pont et où flottent plusieurs barques ; paysage mar-
qué d'un petit homme fiantant, possédé autrefois par
M. Quédeville. Œuvre excellente, marque fausse. ^
8. Baptême du Christ , au milieu d'un vaste
paysage. Tableau signé : Opvs. Joachim. d. Pati-
NiER. Galerie de Vienne, n"* 48.
9. Saint Jérôme priant dans un site montagneux.
Galerie de Vienne, n^ 45.
10. Loth et ses filles , tableau qui fut donné à
Albert Durer par Adrien Herbouts , pendant le
voyage du peintre allemand aux Pays-Bas.
IL « Le sieur Melchior Wijntjes, intendant delà
monnaie en Zélande, qui habitait Middelbourg, pos-
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424 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
sédait trois tableaux de Patinir, Tud desquels repré-
sentait une bataille, si délicatement travaillée que
nulle miniature n'aurait pu en éclipser la finesse. »»
Karel van Mander.
12. L'Adoration des mages, chez M. Beckford, à
Bath.
13. La Fuite en Egypte. Dans le cabinet de feu le
professeur Hauber, à Munich.
14. Un large fleuve entre de hauts rochers, avec
un grand nombre de figures. Dans le cabinet du con-
seiller Kirschbaum, à Munich.
15. Saint Christophe portant sur ses épaules l'en-
fant Jésus. Tableau qui appartenait au prince d'Œt-
tingen Wallerstein, ambassadeur de Bavière à Paris,
et qui doit se trouver au château de Kensington, à
Londres.
16. Le Sauveur sur la croix. Tableau que possé-
dait le prince d'Œttingen Wallerstein, et qui doit se
trouver au château de Kensington.
17. Paysage dessiné. Dans la collection de l'ar-
chiduc Charles, à Vienne.
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CHAPITRE VII
JEAN 60SSART (l), DIT JEAN DE MAUBEU6E
Sa prétendae biographie est un conte absurde. — Ses œuvres, un peu
mieux connues , n'ont pas été suffisamment appréciées. — Histoire
véritable du peintre. — Il étudie dans Tatelier de Memlinc, est
reçu franc-maître à Anvers. — Philippe de Bourgogne, enfant naturel
de Philij^e le Bon, devient son protecteur. — Il lui fait exécuter le
célèbre triptyque de Middelbourg, dé?oié par les flammes en 1568.
Une magnifique tapisserie, conservée à Bruxelles, reproduit Timi^
du panneau central. — Buste de saint Donatien, à Toumay. ^
Philippe emmène Gossart au delà des Alpes. — Influence de Tart ita-
lien sur son esprit et sur sa manière. — Jean de Maubeuge se marie
de bonne heure. — Le peintre Van der Heyden épouse sa fille. -^
Philippe attache à sa personne le Vénitien Jacques de Barbarj. -^
Ce dernier illustre avec Gossart le fameux bréviaire du cardinal
Grimani.
Walter Scott met en scène, dans un de ses romans,
un sectaire du nord de rÉcosse, un vieux caméro-
nien, qui passe sa vie à parcourir les différentes pro-
(i) Et non Oossaert, comme on s'obstine à l'écrire depuis quelques
années : cette orthographe ne se trouve sur aucune pièce originale.
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4S6 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
vinces où des martyrs ont péri pour la défense du
Covenant. Chaque année, à une époque fixe, on le voit
arriver en quelqu'un des endroits qu'ont sanctifiés
par leur mort les champions de sa croyance. Muni
d'un ciseau et d'un petit maillot, il s'arrête devant le
cimetière de la commune, laisse sa monture brouter
l'herbe du chemin, puis enlève la mousse et le lichen
des tombeaux sous lesquels dorment les pieux lutteurs,
ravive les inscriptions, les symboles funèbres que le
temps a émoussés, ou dresse d'humbles monuments
à ceux qui n'en ont pas encore. Trente ans, Paterson
continua ses pèlerinages et son pieux office; un jour
enfin, on le trouva expirant sur la route deLockerby,
dans le comté de Dumfries : le vieux poney, seul
compagnon de sa vie errante, se tenait immobile près
de lui. Comme il faisait froid, que la neige tourbil-
lonnait, il fallut l'ensevelir à la hâte, et plus tard,
quand sa famille chercha ses restes, on ne put dé-
couvrir où reposait l'infatigable voyageur. Par un
singulier caprice de la fortune, cet homme d'une
conviction enthousiaste, qui avait entretenu si long-
temps le souvenir des héros de sa foi, disparut de la
terre sans que l'on pût môme lui consacrer une
humble dalle.
Comme ce nomade presbytérien, surnommé le
vieillard de la mort, je vais ranimant des épitaphes,
disputant de vieilles gloires aux plantes de l'abandon
et de la solitude, évoquant les héros d'un autre âge,
élevant enfin çà et là une tombe agreste à quelque
victime de la négligence et de l'oubli. Peut-être, à
mon tour, disparaitrai-je, sans qu'une main affec-
tueuse mè rende ce dernier service.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 427
Hubert van Eyck, Antonello de Messine, Mar-
mion, Henri à la Houppe, Quellin le Vieux, Pepyn,
Jean van Hoeck ont repris par mes soins la place
qui leur était due dans Thistoire de l'art flamand.
Voici un autre peintre sacrifié dont je vais encore
dégager la sépulture, restaurer le médaillon, écrire
pour la première fois la véritable. histoire. Jean de
Maubeuge semble connu : il Test au moins d'une
manière vague; mais sa prétendue biographie est
d'un bout à l'autre une invention absurde ; quant à
ses œuvres, personne ne les a jamais étudiées, per-
sonne n'en a saisi le caractère, n'a montré combien
elles sont intéressantes en elles-mêmes et combien
elles font sympathiser avec l'auteur. Nul artiste n'a
été plus laborieux, plus courageux, n'a lutté plus
opiniâtrement contre les difficultés presque insur-
montables d'une position fausse entre deux écoles,
tenant à l'une par son éducation , par ses premiers
ouvrages, poussé vers l'autre par la mode, par le flot
de l'opinion, et risquant de sombrer dans le pas-
sage, comme un vaisseau battu des vents contraires
dans un périlleux détroit.
On ne sait pas en quelle année Jean Gossart vint
au monde, mais il dut naître vers 1470 : la date de
1472 me paraît assez probable pour des motifs qu'on
lira plus loin.' Il vit le jour à Maubeuge (en latin
Malbodium), ville du Hainaut qui appartient mainte-
nant aux Français, et lui a donné son surnom (i).
(i) Four étabr à mes dépens sa profonde érudition, M. Finchart
m'a solennellement accusé d'avoir place Maubeuge dans la Flandre;
si Ton veut ouvrir le tome troisième de ma première édition et regarder
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498 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
Pendant longtemps on a cru qu'il avait visité fort
jeune l'Angleterre, qu'il y peignit en 1499 (la plupart
des auteurs écrivent 14^) les enfants de Henri VII,
le petit prince qui devint Henri VIII, son frère
Arthur et sa sœur Marguerite, placés autour d'une
table verte. Le catalogue du palais de Hampton*
Court, où l'on admire ce tableau sur parole, l'attri-
bue effectivement à Gossart. Mais, vérification faite,
il s'est trouvé que le panneau représente les deux
fils et la fille de Ohristiern II, roi de Danemark. Un
inventaire, dressé sous Henri VIII, désigne ainsi les
personnages. Quelques amateurs doutent même que
l'œuvre soit due au pinceau de notre artiste. Leur
opinion toutefois n'est pas appuyée sur des raisons
très solides.
Les registres de la ^îorporation d'Anvers mention-
,nent un Jennyn van Henegouwe (Jeanin du Hainaut),
qui fut reçu francrmaître en 1503, sans avoir étudié
chez un ancien. membre de laghilde, circonstance
que nous avons déjà vu se produire bien des fois,
notamment pour Quentin Metsys. Jean deMaubeu^
aurait eu à cette époque une trentaine d'années, âge
où se faisaient communément les admissions. L'hy-
pothèse est d'autant plus vraisemblable que Van
Mander l'appelle en premier lieu Jannyn : « Jannyn
ou Jean de Mabuse, y» dit-il (Mabuse, de Mabusius,
qui veut dire né à Maubeuge ou citoyen de Mau-
beuge). Dans une lettre de Christiern II, il est nommé
Irla page 57, que désigne l'archiviste, on y trouvera la phrase telle
^e je la réimprime. Un homme qui &it des reoherohes avec tant 4e
-som et de patienoe devrait être pins équitable.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 429
Jennyn de Mabuae. C'était donc une manière habi-
tuelle de le désigner.
Où Gossart avait-il formé son talent? Qui lui /avait
enseigné la peinture? Je. déclare sans la moindre hé-
sitation qu'il avait fait à Bruges son noviciat, dans
l'atelier de Memlinc, et j'en donnerai plus bas des
preuves singulières. Ses tableaux démontrent qu'il
fut laborieux pendant sa jeunesse, car sans travail,
sans réflexion et sans assiduité, on n'acquiert pas un
mérite comme le sien. Selon Van Mander, la préci-
sion, la finesse, l'élégance de manière étonnent, quand
on songe à ses mœurs licencieuses; 41 faudrait croire,
dans cette hypothèse, qu'au milieu de ses débauches,
il conserva pour l'art un pur et vif amour, que rien ne
prévalut éontre ce sentiment , qui resta immuable
chez lui comme un banc de corail sous les flots d'une
mer agitée (i).
Notons reloge, en repoussant la fausse imputation
du chroniqueur. Par une méprise étrange, que nous
.tâcherons d'expliquer, le vieil annaliste flamand dé-
peint Jean Gossart comme un ivrogne, un malandrin,
qui, après avoir traîné son existence de taverne en
taverne, fut arrêté pour dettes et termina ses jours
sous les verrous. Les tableaux sérieux, la grave phy-
sionomie de l'artiste, diverses circonstances rappor-
tées dans un opuscule latin par Gérard de Nimègue,
démentent et réfutent ce conte injurieux.
Mabuse semble avoir eu pour protecteur, dès qu'il
montra du talent, un fils naturel de Philippe le Bon,
homme distingué sous tous les rapports, né en 1465,
(i) Karel van Mander, tome I*', pag. 141 et 142.
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430 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
qui portait le même prénom que son père et qu'on
appelait habituellement Philippe de Bourgogne.
Marguerite Post, sa mère, une très belle et très in-
telligente personne, l'avait fait instruire sous ses
yeux, à Bruxelles, avec le plus grand soin. Il appre-
nait aisément tout ce qu'on voulait lui enseigner, car
il avait, à la fois beaucoup de pénétration et beau-
coup de mémoire. Quand- il eut douze ans, ^a, nièce
Marie de Bourgogne (nièce plus âgée que son oncle),
le fit venir à la cour et lui témoigna une vive affec-
tion. Il en garda toute sa vie une profonde recon-
naissance : jamais il n'entendit faire l'éloge d'une
femme sans la citer comme une personne accomplie.
L'archiduc Maximilien, qui aimait aussi beaucoup le
jeune prince de contrebande, lui enseigna l'art de la
guerre, et quand il fut couronné à Aix-la-Chapelle
comme empereur d'Allemagne, le nomma chevalier
de la Toison d'or. Après avoir montré en campagne,
sa bravoure et sa capacité, Philippe de Bourgogne
alla vivre quelque temps chez son frère David,
prince-évéque d'Utrecht, un des quinze enfants na-
turels de Philippe le Bon. Là encore il trouva un
sincère attachement, à ce point que le prélat voulait
le nommer son coadjuteur, lui assurer dans l'avenir
sa brillante position; mais Philippe ne montrait
aucun goût pour la robe ecclésiastique. C'était un
beau jeune homme, à la taille élancée, au teint ver-
meil, aux yeux noirs, aux traits élégants, qui courti-
sait les dames et était provoqué par les plus ga-
lantes (i). Un mari jaloux, prenant l'affaire au tra-
(i) • Quare non tam amabat qnam amabatur ; iasciviores enim quie-
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HISTOIRE DE LÀ PEINTURE FUHÂNDE. 451
gique, voulut le tuer; mais Philippe, réduit à se
défendre, tua lui-même l'agresseur. Ce fut un grand
scandale dans tout le diocèse, une cause de violent
chagrin pour le chef clérical et pour l'auteur du
meurtre, qui avait malgré lui frappé son adversaire.
David, sur ces entrefaites, étant venu à mourir,
son jeune frère abandonna Utrecht et alla de nou-
veau habiter Bruxelles, où Philippe le Beau le reçut
cordialement. Anne de Bourgogne, une de ses sœurs
naturelles, lui ayant alors laissé un héritage consi-
dérable, il témoigna le désir de passer tranquillement
ses jours dans la vie privée. Instruit, voluptueux,
aimant la littérature, les beaux-arts et les femmes,
il n'avait pas besoin de chet^cher des occupations,
pour se mettre en garde contre l'ennui. Mais son
intelligence peu commune inspirait le désir de l'em-
ployer : Philippe le Beau le nomma gouverneur de
Zélande et amiral de toutes se^ forces maritimes (i).
Chargé en outre de la défense de la Gueldre pendant
l'absence du jeune souverain, qui partit pour l'Es-
pagne, il ne laissa entamer la province ni parla vio-
lence, ni par la ruse ; mais Philippe le Beau étant
mort le 25 septembre 1506, et, pendant les troubles
dam matronœ, in tantum eum, leposîta omni verecandia, deperibant,
ut harum causa ferè in vitœ periculum incidisset, nisi is, qui ei mortem
intentaturus putabatur, occisus fuisset. £a res et ipsi, qui coactus occi-
derat, et Davidi fratri non parum mœroris attulit. • Qerardus Novio-
magus,
(i) • Prœfectus enim ab eo rébus maritimis, et regiarum classium
dux constitutus est, in qua prsBfectura, ea qos ad totius Zelandiœ nau-
tarumque commodum spectabant,. non minus quam suam ipsius domum
curavit. • Qerardus Novùmagus,
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43« HISTOmE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
qui suivirent cette catastrophe, l'amiral ayant investi
une place forte {Vuagening) et reçu l'ordre de lever
le siège, le dépit de se voir imposer un échec lui fit
abandonner ses fonctions. Il voulait se retirer en
Zélande, où il possédait le fief de Someldyck et le
château de Suytbourg, où vivaient deux autres
membres illégitimes de la maison de Bourgogne,
Adolphe, seigneur de Beveren, et Maximilien, qui
avait pris le froc dans un couvent de Middelbourg.
Mais, cette fois encore, ses vœux furent contrariés :
l'empereur Maximilien le députa comme ambassa-
deur vers le pape Jules II. On suppose, avec une
extrême vraisemblance, que ce fut en 1508, à propos
de la ligue de Cambrai, machinée par la régente des
Pays-Bas Marguerite d'Autriche (i).
Ici nous devons faire une halte pour pénétrer par
induction dans la vie de Jean Gossart, pour jeter
quelque lumière sur une époque ignorée de sa bio-
graphie. Sa production la plus fameuse était un
retable immense, dont il fallait soutenir les ailes,
(i) Un &it pourrait servir à déterminer avec précision Tépoque où
Philippe de Bourgogne partit pour la ville éternelle : il n'abandonna
la Gueldre qu'après le siège de Yenloo : • In Yenlos quoque obsidione
multa, ipso totis viribus renitente, temere frustraque tentata sunt. •
(Qerardus NovUmagus.) Un incident prouve qu'il était encore aux
Pays-Bas dans l'été de 1507 : «On fêtait alors à Nieuport en Zélande,
dit M. Altmeyer, la joyeuse entrée de Marguerite d'Autriobe, qui ve-
nait y recevoir l'hommage de la province au nom de Gharles-Quint : on
faisait des feux de joie dans des barques à rames et dans des yachts élé-
gamment pavoises ; tout à coup le feu prit à la Sainte-Barbe ; il y eut
une explosion terrible, l'amiral fut grièvement blessé au visage, et un
grand nombre de personnes périrent. « (B«ygersbergh : De omde Ckro-
nycke eu de Historié van Zeelandt, pag. 255.)
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 435
chaque fois qu'on les ouvrait : l'auteur y avait tra-
vaillé, disait-on, pendant quinze ans (i). Ce chiffre
exagéré, absurde même, ne se trouvant point dans
Van Mander, nous ne l'adopterons pas : le chroni-
queur se borne à dire qu il y consacra beaucoup de
temps et de soin, Le panneau central figurait la
Descente de croix : on ignore quels motifs représen-
taient à l'intérieur les deux vantaux, mais, d'après
une phrase de Molanus, on peut conjecturer que
r Annonciation en occupait l'extérieur (2). Albert
Durer alla exprès à Middelbourg pour voir ce trip-
tyque célèbre; il en fit de grands éloges, mais le
trouva mieux peint que dessiné, jugement qui, pro-
noncé par lui, a une faible valeur. Cette œuvre si
importante, si soignée, est malheureusement anéan-
tie : la foudre ayant incendié l'église dont elle ornait
le maître-autel, les flammes dévorèrent le triptyque
et le monument, qui s'écroula au milieu de leurs
tourbillons. « Rien ne demeura entier, dit une vieille
chronique, sauf une statue de la Vierge, placée au
milieu du chœur, et une portion du tombeau où dor-
mait le roi Guillaume, de glorieuse mémoire; parmi
beaucoup d'autres objets précieux, morceaux d'orfè-
vrerie, sculptures et peintures, on regrette surtout
le magnifique et riche tableau du maître-autel, peint
autrefois par Jean de Maubeuge, qui avait occupé
l'artiste pendant quinze ans ; il passait pour la plus
(1) » Maibodius, sive Mabnsiiu, ad Frœmonstratenses in sommo
altari depinxit per tria lustra Annonciationem beats Mari», quae anno
1560 fiilmiue cam ecdesiâ periit. • (Molanus : Hùtoria hvanienses.)
(s) Voyez ta note précédente.
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434 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
belle peinture de l'Europe entière, et avait été estimé,
dit^n, 80,000 ducats, en bon argent, par un ambas-
sadeur du roi de Pologne (i). » Ce fâcheux accident
eut lieu le 24 janvier 1568 (et non pas 1560, comme
on écrit d'habitude).
Selon Van Mander, le retable de la Descente de
croix avait été commandé à Jean de Maubeuge par
Tahhé Maximilien de Bourgogne, qui mourut en 1524.
Cette assertion a fait jusqu'ici autorité, mais elle
contient deux erreurs, qui vont mutuellement se
neutraliser, comme deux substances pernicieuses
deviennent inoffensives par leur mélange.
Notons d'abord que Maximilien de Bourgogne ne
mourut pas en 1524, mais en 1534 : ce fut le protec-
teur de Jean Gossart, Philippe de Bourgogne, qui
décéda en 1524. Serait-ce donc pour lui que le
retable fut exécuté? Assurément, et l'œuvre même le
démontre. Quelle œuvre, me dira-t-on, puisque le
triptyquetomba en cendres avec l'abbaye? Sans doute
la production originale fut brûlée, mais nous en
avons une copie excellente, faite avec un soin remar-
quable. Achetée en 1861 pour le gouvernement belge,
dans la succession de la douairière Van Antwerpen,
qui habitait Bruxelles, on l'a placée depuis lors au
musée archéologique de la même ville, d'où elle
passera, j'espère, au musée des peintures. C'est une
tapisserie cependant, mais d'une beauté, d'une im-
portance, exceptionnelles. On y voit brodée à l'ai-
guille, sur une trame de fils d'or, la Descente de croix
(i) Archives provinciales de Zélande, volame intitulé : RegUier
perpeiveel der stad Evmersioaal, n« 84, f» 173.
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HISTOIRE DE U PEINTURE FUMâNDE. 435
si longtemps admirée (i). Hâtons-nous de dire que
ce reflet d'une grande œuvre justifie l'enthousiasme
des contemporains. C'est la plus belle composition
d'après ce motif que l'on eût encore agencée dans
les Pays-Bas. Le célèbre tableau de Van der Weyden
sur la même donnée, tableau reproduit tant de fois,
etla page de Quentin Metsys, à laquelle nous n'avons
point marchandé les éloges, ne sauraient être mis
en comparaison. Pour attester l'origine du travail,
Jean de Maubeuge a dessiné en pleine lumière, dans
un endroit très apparent, le portrait de Philippe et
le sien : tous deux sont vêtus de la même façon,
portant une longue robe et un capuce; en bas du
froc drapé sur la tête du prince, au bord de la partie
qui forme pèlerine^ se trouve écrit en flamand le nom
du personnage : Philiep. Le pouce de la main gauche
passé dans sa ceinture, il met la droite sur son cœur,
non pas en regardant le Messie étendu à ses pieds,
mais Jean Gossart qui lui fait face. Par cette atti-
tude calculée, Mabuse aura voulu exprimer l'affec-
tion que lui témoignait l'amiral. Lui-même ne semble
nullement occupé de la scène qui ocfcupe tous les
autres individus ; causant avec un homme richement
habillé, quelque dignitaire de l'époque sans doute, il
lui montre son protecteur. J'ai comparé la tête avec
le portrait publié par Jérôme Cock : ce gont les
mômes yeux, le même nez, la même forme de
bouche; les cheveux, les favoris sont disposés de la
même manière; la barbe est seulement un peu plus
(i) nie a 2 mètres 98 centimètres de haut, 3 mètres 28 centimètres
de large.
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436 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
longue, détail sans importance. Il ne saurait j avoir
aucun doute sur l'identité du personnage.
Ce n'était pas Maximilien, en conséquence, mais
Philippe de Bourgogne, qui avait commandé le
retable. L'interlocuteur de Gossart est peut-être Bau-
douin de Bourgogne, père de Maximilien et frère de
Philippe : une banderolle, qu'on voit sur son épaule,
devait renfermer son nom. Maximilien, qui fit recons-
truire le monastère de Middelbourg, dévoré par un
premier incendie, n'en devint abbé que fort tard^
puisque sa nomination date de 1520. Donc si le trip--
tyque ornait l'église avant son installation, il l'or-
nait comme un présent de Philippe à Baudouin,
transmis par le dernier seigneur au pieux établisse-
ment.
Le style, l'esprit, les accessoires de ce tableau
prouvent qu'il fut exécuté avant le départ de Mabuse
pour l'Italie. On n'y observe aucune trace d'influence
méridionale. Les tjrpes, les expressions, les vête-^
ments, l'architecture d'un manoir qu'on découvre à
l'horizon, tout est bien flamand. La forme des cos-
tumes et des chaussures appartient au commence-
ment du seizième siècle : les souliers ont les bouts
ronds, comme ceux que l'on porte de nos jours, mais
ne tendent point encore à s'évaser en spatule, comme
sous Henri VIII et François I**. Au lieu d'occuper
l'auteur pendant quinze ans, cette vaste composition
ne lui en eût*elle demandé que sept ou huit, elle ne
prouverait pas moins que Jean de Maubeuge fut
distingué, soutenu dès sa jeunesse par Philippe de
Bourgogne, puisque son admission dans la ghilde
anversoise ne remonte pas plus haut que 1503. Le
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMâNDE. 437
prince remmena au delà des Alpes comme un artiste
avec lequel il était depuis longtemps familier.
Un fait non moins important nous est révélé par
cette production : elle met hors de doute que Jean
Gossart fut l'élève de Memlinc, précieuse indication,
puisqu'on n'avait aucune espèce de renseignement
sur le noviciat et les débuts du coloriste. L'atelier de
Memlinc était alors le seul où il pouvait apprendre
à travailler de cette manière. La composition offre
la symétrie, l'abondance de personnages qu'affec-
tionnait maître Hans. Cinquante acteurs ou com-
parses sont réunis sur cette belle page. Dans le
centre, au premier plan, la Vierge et Madeleine
assises portent sur leurs genoux les pieds du Sau-
veur et le milieu de son corps, tandis que l'apôtre
préféré, ayant mis un genoux en terre, soutient le
buste et la tête du Christ, aidé par la fille de Sion.
A droite et à gauche de la mère désolée, Marie
Cléophas et Marie Salomé se penchent vers le cé-
leste cadavre ; Nicodème et Joseph d'Arimathie de-
bout les dominent du buste, formant un triangle
isocèle avec le reste du groupe ; deux autres groupes
de spectateurs l'accompagnent et se font équilibre,
commodes massifs d'architecture flanquent le pignon
d'une église. Au second plan se dresse toute seule la
croix du Médiateur, d'où l'on voit descendre sur une
échelle un Juif assez richement vêtu et accablé de
tristesse, auquel une jeune fille tend un linge, comme
pour essuyer ses mains ensanglantées. Quelques
Hébreux des deux sexes causent près de l'instrument
funèbre. Au troisième plan, vers les angles supé-
rieurs du tableau, deux scènes occupent l'espace qu'il
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438 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
aurait fallu autrement laisser envahir par le paysage.
A droite, on ensevelit le Rédempteur, dont Philippe
de Bourgogne tient les pieds ; à gauche, le Christ
ouvre les portes de lenfer aux malheureux, qui sé-
chaient dans les limbes de douleur et d'ennui. Un ma-
noir qu'on aperçoit au loin figure Jérusalem, la ville
sainte et maudite à la fois. L'espace est rempli avec
beaucoup d'adresse j comme dans les tableaux de
Memlinc et de Rubens, où l'esprit trouve à s'intéres-
ser, quelque direction que prenne la vue. Les drape-
ries ont le genre de lignes, la tournure spéciale qui
distinguent et caractérisent les vêtements de Gos-
sart ; elles forment des plis onduleux, bien différents
des plis rompus, empruntés par Jean van Eyck au;x
statuaires gothiques de la décadence, exagérés par
Van der Weyden et modifiés par Memlinc. Jean de
Maubeuge n'épargne point les étoffes, mais, loin de
les faire papilloter, il les déroule en masses flot-
tantes, aux sinueux contours. Parmi les figures les
plus expressives, nous indiquerons la tête crépue de
saint Jean, qui regarde le ciel avec une profonde
émotion (i).
Un autre tableau, que Jean de Maubeuge dut exé-
cuter pendant la première partie de sa carrière, se
trouve au musée de Tournay. Il représente saint
Donatien, patron de Bruges, ville où Gossart apprit,
selon toute vraisemblance, à manier le crayon et le
pinceau, où l'on peut supposer, sans trop de har-
(i) Une belle gravure au trait de cette tapisserie, par M. Charles
Onghena, se trouve dans le Bulletin des commissions d'art et. d^archéo-
loffie, publié à Bruxelles, année 1865.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 439
diesse, qu il exécuta cette image. Le saint, comme
d'habitude, porte une roue garnie de chandelles. Ce
n'est qu un buste, mais très bien conservé, où ressort
d autant mieux la belle tête de lapôtre. Elle doit avoir
été peinte d'après nature, car elle a toute la vérité
d'un portrait; les moindres détails sont rendus; le
relief des chairs, la vigueur de la touche dénotent
rhabileté d'un maître. Holbein n a pas fait mieut, et
il a rarement peint avec cette largeur d'exécution. La
surface reluit pourtant, comme sous un enduit dé
laque chinoise. L'or, les joyaux, les broderies, pro-
digués sur la chape, la mitre et la crosse, rappellent
aussi les costumes somptueux du quinzième siècle,
magnifiques vêtements que l'on retrouve d'ailleurs
sur la tapisserie de Bruxelles. Ce panneau donne de
l'artiste une haute idée, explique la réputation bril-
lante qui le couronna de son vivant.
A 1 époque où Jean de Maubeuge travaillait ainsi
dans le goût de l'ancienne école, il était déjà marié.
Lui, que les chroniqueurs et biographes ont dépeint
comme livrant son génie à tous les caprices de la
débauche, vécut de bonne heure en père de famille.
Avant l'année 1524, un peintre de Lou vain, nommé
Henri van der Heyden, épousa sa fille ou une de ses
filles, car on ignore combien il avait d'enfants;
lorsque Gossart se fut établi à Middelbourg, son
gendre vint demeurer près de lui (i). Un autre fait
démontre avec quelle sottise on l'a calomnié'. Jusqu'à
(i) Henricits van der Heyden, Loyanii, sui memoriam reliquit in
oiitiis altaris S. Annœ, et in muitis privatis pictaris. Uxorem hàbnit
ôliam Joannis Mabusii, piétons iongè famosisslmi. Hic pictor postea
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440 HISTOIRE DE LA 1>EINTURB FLAMANDE.
la mort de Philippe de Bourgogne, il fut son pro-
tégé, son ami et son commensal. On verra plus loin
dans quelle intimité ils vivaient. Or le prince détes-
tait non seulement les ivrognes, mais tous les excès
de nourriture. Si quelquefois il se laissait entraîner
à boire plus que de coutume, il y remédiait le jour
suivant par l'abstinence. Comme chez presque tous
les hommes supérieurs, la tète et l'estomac se que-
rellaient en lui, se nuisaient mutuellement (i). Avec
ces goûts, le prince eût-il aimé, supporté même un
artiste crapuleux?
En 1508 donc, Jean de Maubeuge suivit Philippe
de Bourgogne, qui partait pour les régions transal-
pines. L'ambassadeur fut accueilli avec les démons-
trations les plus flatteuses par les souverains et les
villes d'Italie, mais surtout par le prince de la Miran-
dole, par les habitants de Vérone et de Florence. Le
pape Jules II lui témoigna plus d'égards et de faveur
qu'on n'en avait montré à aucun internonce depuis
un siècle. Il honorait en lui la maison de Bourgogne,
célèbre dans le monde entier ; il admirait ses con-
naissances presque universelles. Qu'ils s'entretins-
sent des labeurs de la paix ou des travaux de la
guerre, qui plaisaient fort au belliqueux prélat, Phi-
lippe parlait comme un homme plein de savoir et
ex patriâ suâ Middelburgam commigravit , ubi socer ejus, etc. (Mola-
nus : Historia lovanienses ,)
(i) Tiirbis et convivarum multitudîne offendebatar, secessus vero et
nnios alteriusve consortiom expetebat. Si qaando largiore compota-
tione sese gravatum sensisset, ssquentis diei abstinentia aibi medeba-
tur. Ebriosos, prœsertim qui cerevisiâ se ingurgitare soient, detesta-
batur. (Gerardus Noviomagus : Philippi Burgundi vUa.)
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HISTOIRE DE LÀ PEINTURE FLAMANDE. 441
d'expérience, quoiqu'il préférât les occupations tran-
quilles. Le seigneur bourguignon aimait passionné-
ment la peinture, qu'il avait pratiquée dans sa
jeunesse, en même temps qu'il apprenait l'orfèvre-
rie. Était-il question d'architecture, il en connais-
sait les lois, les proportions, la symétrie. Les sou-
bassements, les colonnes, les chapiteaux; les enta-
blements et autres parties de la construction, il en
raisonnait si bien qu'on aurait cru entendre Vitruve
lui-même. Le discours venait-il à tomber sur les
aqueducs, les fontaines, les bains publics, nul détail
ne lui semblait étranger. Le pape le prit donc en
aflfection et lui octroya spontanément maintes faveurs
sollicitées par d'autres. Mais telle était sa grandeur
d'âme qu'il ne voulut rien accepter, sauf deux statues
de marbre, l'une représentant Jules César et l'autre
Hadrien. Sa plus vive joie était d'examiner les restes
de l'art antique et de les faire copier par Jean Gos-
sart(i).
Gérard de Nimégue, selon toute vraisemblance,
accompagnait Philippe de Bourgogne, dont il devait
conter un jour la biographie (2). C'était un savant,
mais un savant distingué, de bonnes manières, qui
écrivait le latin avec élégance. Comme Jean de Mau-
beuge, la mort seule put le séparer de son protec-
teur, et il ne quitta son château qu'après lui avoir
rendu les derniers devoirs.
Philippe enrôla bientôt dans sa petite société un
(1) Gerardas Noviomagas.
(2) Les détails qu'elle renferme autorisent à penser que Tauteor
escortait le prince.
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ut HISTOIRE DE LA PEINTURÉ FLAMi»«DE.
peintre et graveur, qui était aussi poète, Jacques de
Barbary- Cet homme presque oublié quand M. Gali-
chon lui consacra deux articles (i), va tout à l'heure
devenir très intéressant pour nous. Il était né à
Venise vers 1450, puisqu'il avait exécuté le portrait
de Charles Bembo en 1472, et même (ce qui doit sti*
muler au plus haut point notre attention) il l'avait
exécuté dans les Pays-Bas. Les notes du Voyageur
anonyme, publiées par Morelli, contiennent en effet
ce passage : « Le portrait de Charles Bembo, qui
venait de naître, peint par Jacometto, pendant que
messire Bernardine était ambassadeur prés du duc
Charles, vers 1472 (2). ?» Ce fut durant cette année
positivement que Bernard Bembo, député de la ré-
publique de Venise, alla remplir à la cour de Bour-
gogne les fonctions d'internonce , pour engager
Charles le Téméraire à seconder ses efforts contre
les mahométans (3). Instruit dans l'école de Murano,
moitié flamande, moitié italienne, Jacques devait
saisir avec empressement l'occasion de voir un pays
auquel le rattachait sa manière de travailler. Son
style y prit un caractère de plus en plus septentrio-
nal (4). Aussi, quand il fut de retour à Venise,
(1) Oazeite de» beanx-arU^ tome XT, année 1861.
(») El retretto de M. Becubo puttino fu de mano de Jacometto,
fatto allora cli*el nacque, essendo de M. Bernardino ambassador al
duea Circa^ circa al 1472. Anonyme^ p. 19.
(s) Maratori : Script, remm ital, tome XXIII, page 1135.
(4) » Jacopo, dit M. Galichon, peignait de telle sorte que ses œuvres
pouvaient facilement être attribuées à Memtinc, à Yan E^ck ou enoore
n Antonello de Messine. « Une note du Voyageur anonyme de Morelli
met le fait hors de doute. Après avoir mentionné un. Sftint Jérôme dans
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 443
devint-il le favori des nombreux Allemands qui tra-
fiquaient dans l'opulentQ ville de commerce. Un né-
gociant de Nuremberg, Antoine Kolb, s éprit surtout
de son talent. Il lui fit graver sur bois une vue de
Venise, très détaillée, qui exigea trois ans de labeur,
de soins et de dépenses. Le marchand, par suite,
demanda l'autorisation de la vendre sans obstacles
dans tous les domaines de la république, faisant res-
sortir la peine qu'il avait fallu prendre pour obtenir
un dessin exact et pour imprimer une planche aussi
étendue. Chaque exemplaire ne pouvait, en consé-
quence, être coté moins de trois florins d or. Le pri- .
vilége fut accordé le 30 octobre 1500, avec défense
de contrefaire cet ouvrage pendant plusieurs années.
Par l'entremise de Kolb , Jacques était devenu
fameux à Nuremberg. Lorsque Durer séjourna
quelque tem-ps aux bords des lagunes, en 1506, Wil-
son cabinet â^ étude ^ vêtu en cardinal et lisant ^ que possédait Antonio
Pasqualino, il ajoute : « Quelques personnes croient cette peinture
d'Antonello de Messine ; mais la majorité, avec plus de vraisemblance,
l'attribuent à Jean (van Eyck) ou à Memlinc, vieux peintre de l'Occi-
dent; on y retrouve en effet la manière de ces pays, bien que le visage
soit exé'cuté dans le style italien. Aussi paraît-il être de Jacometto.
Les édifices sont d'architecture occidentale; le paysage est naturel, mi-
nutieusement peint et très fini; on le voit par la fenêtre et par la porte
de la chambre, et il semble fuir dans le lointain. Et l'œuvre entière»
pour la délicatesse, la couleur, le dessin, la vigueur et le relief, est
parfaite. Le maître y a représenté avec soin un paon, une perdrix et
un bassin de barbier. Sur le bureau on voit attachée une lettre et on
croit pouvoir y lire le nom du peintre ; mais c'est une illusion, car si
on la regarde de près, on ne distingue aucun caractère. D'autres per-
sonnes pensent que la figure a été refaite par Jacometto le Vénitien •
(pages 74 et 75).
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444 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
libald Pirkheimer lui parla de Barbary dans ses
lettres. Voici la réponse de l'artiste hongrois : « Il y
a ici des artistes qui ont beaucoup plus de talent que
maître Jacqb ; Antoine Kolb seul jure ses grands
dieux qu* on ne trouverait pas de meilleur peintre au
monde. On se moque de lui, mais il garde son opi-
nion. »
Jacques de Barbary n exécutait pas seulement des
tableaux : il était renommé pour son adresse à
peindre la miniature. Le Voyageur anonyme parle
ainsi de plusieurs feuillets enluminés quil eut Tocca-
. sion de voir, en 1512, chez un amateur de Venise,
appelé Francesco Zio : « Les quatre premières pages
d'un petit livre d'heures, relié en chevreau, orné de
miniatures très délicates et parfaites, qui ont passé
depuis longtemps par les mains de divers archéolo-
gues, mais que Jacometto exécuta dans le principe
pour Jean Michiel et que Ton a toujours estimées au
moins 40 ducats (i). » L'auteur de la Mélancolie
admira, en 1520, chez Marguerite d'Autriche, plu-
sieurs morceaux de notre peintre, qu'il associe à
Jean van Eyck, honneur suprême dont il ne paraît
point saisir la portée : « Le vendredi, elle me montre
ses superbes collections ; j'admire principalement
quarante miniatures, les plus belles qui soient. Je
vois aussi des tableaux de Jean (van Eyck) et de
Jacob Walch (2). Je prie madame Marguerite de me
(1) Pages 70 et 71.
(2) M. Galichon a très bien prouvé que Jacopo di Barberino, Jacques
de Barbary, Jacometto et Jacob Walch sont un seul et même individu.
Walch, mot équivalent de WalscA, qui veut dire italien, est un surnom
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 445
donner le livre de dessins de maître Jacob ; mais
elle me répond qu'elle Ta promis à son peintre »
(Bernard van Orley).
Maître Jacques avait entrepris, selon toute vrai-
semblance, pour Charles le Téméraire ou pour Marie
de Bourgogne, un splendide bréviaire , dont le tra-
vail fut suspendu par la mort du prince ou de la
princesse. Le désir de continuer son œuvre fut sans
doute un des motifs qui engagea le peintre vénitien
à rechercher l'ambassadeur de Marguerite. Il n'avait
fait que les images du calendrier, où l'on observe
bien le style, les ameublements, les costumes et l'or-
fèvrerie en usage aux Pays-Bas vers 1472, mais q^ui
portent aussi une marque d'origine : en haut de
chaque miniature, on voit le Créateur assis dans un
char traîné par deux chevaux ailés, comme une sorte
de Jupiter chrétien , précédé de l'étoile matinale ou
de l'Aurore, et tenant à la main le globe terrestre.
Un artiste flamand n'eût pas représenté Adonaï de
cette manière. Philippe décida que Mabuse et Jac-
ques termineraient la décoration du splendide vo-
lume. En effet, la première des grandes miniatures,
ayant pour sujet la Trinité , offre justement les
caractères essentiels qui distinguent la facture de
Jean Gossart. Dieu le père et le Médiateur y sont
figurés assis sur un banc de pierre, adossé à une
construction en forme de dais, où règne sans partage
le goût de la Renaissance. Ils portent simultanément
donné à l'artiste pendant son séjour dans les Pays-Bas. L'inventaire
de Marguerite ne mentionne aucun peintre désigné par ce monosyllabe,
mais indique plusieurs tableaux de feu Jacques de Barbary.
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446 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
le sceptre qui indique leur pouvoir, le Créateur ayant
la main posée plus haut sur la hampe et le Fils
tenant celle-ci plus bas. Elohim bénit le monde, et le
Rédempteur a la croix du supplice appuyée contre
son épaule. Entre les deux personnages mystiques
plane l'oiseau céleste; au dessus de l'oiseau, .une
opulente couronne, suspendue en l'air comme un
objet impondérable , sert à honorer les trois hypos-
tases de la substance divine. Le Père et le Fils ont
exactement le même âge et une telle ressemblance
qu'on ne pourrait les distinguer sans leurs em-
blèmes; de longs cheveux bouclés entourent leurs
mâles visages, des irradiations leur tiennent lieu de
nimbes. Ils sont vêtus de robes et de longs manteaux
flottants, drapés à la manière de Gossart, où l'on re-
trouve les plis sinueux et les lignes ondoyantes qu'il
aflFectionnait. Pas d'orfrois , aucune broderie : les
simples étoffes préférées aux plus riches tissus par
les peintres méridionaux.
Une seconde miniature, qui me semble tout à fait
dans le goût de Mabuse, montre saint Pierre vêtu en
pape et assis sur le trône pontifical. Placé dans la
grande nef d'une basilique romane, ornée à l'occident
d'une tribune en style gothique de la décadence, il
porte une triple couronne, une croix à six branches,
et bénit le monde. Sa draperie est noblement jetée,
mais son visage trapu, au menton carré, aux pom-
mettes saillantes, n'a rien de noble. Dans ce ma-
nuscrit célèbre, tantôt les miniatures occupent toute
la page, sans le moindre encadrement, tantôt sont
encadrées de petites scènes formant une bande sous
le principal motif, et une autre bande le long de la
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j
HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 447
marge extérieure. Sur les images, accessoires du
morceau que nous étudions, on voit saint Pierre ren-
dant la vie à Tabithe déjà enseveli , le prince des
apôtres invoqué par quatre individus à genoux, puis
porté dans un fauteuil, comme chef de l'Eglise. Les
petits sujets sont peints en grisaille rehaussée d'or,
et par cette combinaison, sans nuire à la scène prin-
cipale, offrent l'aspect le plus élégant.
Une troisième page, flamande aussi de caractère
et bizarre de conception, représente la fête de tous
les saints. En haut de la miniature, Dieu le père,
entouré d'anges et d'une spacieuse auréole, se penchô
pour recevoir les élus. Les bienheureux lui sont
amenés ou, pour mieux dire, apportés par de célestes
conducteurs, qui ont pris les uns debout, tout nus,
sur leurs épaules, et tiennent les autres sur la paume
de leurs mains, également debout et sans costume.
Un ange enlève de cette manière une femme plu6
grande que lui, drapée dans ses longs cheveux d'or
et voilée sous une aile de son guide, là où l'exigent
les convenances. Il y a un saint porté à califour-
chon! Nonobstant ces données singulières, la mi-
niature est pleine de grâce et de naïveté : elle séduit
la vue par un coloris d'une étonnante fraîcheur. Les
nus sont déjà très satisfaisants, n'ont plus la mai-
greur excessive de l'art primitif.
Une scène d'un caractère opposé forme le sujet de
l'encadrement : les damnés y tombent dans l'enfer
ou se tordent dans les flammes. Ce sujet dramatique
est parfaitement rendu, le désespoir des coupables
vigoureusement exprimé. L'horrible douleur des
maudits, sur lesquels les démons lancent avec des
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448 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
pompes un ardent liquide, parvient au plus haut
degré du tragique. Leurs attitudes, leurs gestes,
leurs regards donnent l'idée d'une atroce souffrance.
Les nus, dans cette image subordonnée, sont encore
d'un meilleur dessin que dans la grande miniature.
Des signes, auxquels on n'aurait pas dû se tromper,
manifestent l'action de la renaissance.
Sur la belle page qui représente Sainte Catherine
disputant avec les docteurs païens^ on aurait dû lire le
nom de l'auteur deux fois indiqué : Gosart — Mabusius^
aux endroits que nous avons fait connaître (i). Per-
sonne pourtant n'a vu cette double signature : je ne
sais combien d'auteurs ont examiné la scène, com-
bien de critiques ont disserté sur ce pompeux volume ;
aucun n'a pris la peine de regarder avec assez d'atten-
tion pour découvrir, à l'endroit le plus apparent,
des caractères qui ont presque un centimètre de
hauteur! Au premier plan, le roi d'Egypte, debout
dans une galerie en style renaissance très tourmenté,
s'appuie sur une balustrade pour écouter la docte
chrétienne ; au fond de l'image, des monuments du
même goût se mêlent à des édifices gothiques. Cette
architecture du seizième siècle forme un autre indice
d'une signification évidente. N'importe; on a dédai-
gné une note chronologique si positive; on a haute-
ment et obstinément déclaré que l'œuvre était de
Memlinc. Elle ne pouvait nuire à sa réputation, car
elle mérite les plus grands éloges, mais il ne l'a
jamais touchée de son pinceau.
Dans le nombre des miniatures qui me semblent
(i) Voyez plus haut, pages 112 et 113«
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 449
exécutées par Jean de Maubeuge, il faut encore en
citer deux. L'une a pour sujet le Baptême du Christ.
La grande image nous montre saint Jean qui s'ache-
mine vers les bords du Jourdain et, en perspective,
le Messie vêtu d'une robe lilas, qui prie, les mains
jointes, comme s'il se préparait à la consécration qu'il
va recevoir; l'encadrement figure la cérémonie elle-
même, puis le Sauveur prêchant la multitude. L'ana-
chorète a un beau visage, plein d'expression et de
vérité ; au lieu du maigre costume en poil de cha-
meau, que lui assigne l'Ecriture, il porte un magni-
fique manteau rouge, à plis abondants. Toutes les
draperies offrent les lignes sinueuses pour lesquelles
s'était passionné Gossart. La facilité des poses, la
liberté du dessin constatent l'action de la Renaissance.
Quoique les terrains soient habilement mis en pers-
pective, le vert cru qui badigeonne la campagne
trahit une main peu habituée au paysage. Gossart
effectivement l'a peu cultivé ; aux vues agrestes il
préférait les motifs d'architecture.
Un récit légendaire, que je ne connais pas, a ins-
piré la seconde miniature : l'histoire a quelque ana-
logie avec celle d'Esther. La grande image figure un
prince sur son trône, devant lequel s'agenouille une
belle Flamande, au grand front, tenant un vase de
cristal fermé par un couvercle d'or ; le roi étend son
sceptre vers elle ; derrière la femme sont groupées
des suivantes, derrière le souverain des courtisans.
Au fond de la salle on voit une fenêtre et une baie de
porte, encadrée de moulures italiennes. C'est une
composition charmante, qui vaut un tableau; les
têtes, les mains, les costumes, l'ameublement sont
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450 UlSTOIRIf; DE LA PEINTUIŒ FIAMAMDE.
dessinés avec un soin extraordinaire; les couleurs,
choisies, associées avec la plus séduisante coquetterie.
Trois scènes formant la bordure offrent aux regards
un chevalier à genoux devant le roi, un individu qui
sort mystérieusement d'une poterne, puis une dame à
cheval, suivie d'un nombreux cortège, qui défile dans
une rue. Quel sens peuvent avoir ces trois épisodes?
Ils stimulent la curiosité justement, parce qu'on ne
voit pas quel lien les rattache l'un à l'autre. Le ma-
nuscrit doit en renfermer l'interprétation.
Pour les morceaux traités par Jacques de Barbary ,
une miniature peut guider le jugement, servir en
quelque sorte de balise. Elle nous montre, dans une
nef gothique, la circoncision de l'Enfant Dieu. Sur
le pavé du temple, un B majuscule indique nette-
ment l'origine de l'œuvre (i). Les caractères du tra-
vail sont tout particuliers. Les personnages ont la
taille courte, la tête grosse, trop grosse à proportion
du corps, les traits lourds et même rustiques, de
grands nez aquilins, l'expression peu intelligente. On
ne retrouve point dans les draperies l'élégance ori-
ginale du peintre de Maubeuge. Le mérite de l'œuvre
est donc inférieur. Mais quand une bordure de fleurs
et d'oiseaux encadre l'image, ces arabesques sont
magnifiques et ne perdent nullement à être compa-
(i) Cette lettre m'avait d'abord paru désigner Bernard yan Orley
(voyez plus haut, p. 113, oii je n'examine pas la question en détail);
je ne connaissais pas alors les renseignements sur Jacques de Barbary
que M. Galichon a rassemblés avec beaucoup de peine et qui ont fixé
mon opinion. Quand on explore un pays nouveau, on fait des circuits,
des tentatives, on marche en éclaiieur et non pas comme sur un grand
chemin.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 451
rées avec celles de Jean Gossart. Les indices que
nous venons d'énumérer suffisent pour reconnaître
les morceaux dus à Jacques de Barbary. On les ob-
serve, par exemple, sur la miniature qui représente
les Saints confesseurs, pontifes et non pontifes; ils
sont groupés autour de deux papes et de deux arche-
vêques rangés sur le premier plan. Ces hommes
trapus, aux larges faces, n'ont aucun rapport avec
la manière de lartiste flamand. L'image de saint
Paul, tenant le glaive dont on la décapité, me
semble tout à fait analogue. Je retrouve encore le
style de Barbary dans la Vierge apparaissant à l'em-
pereur Auguste.
Il me serait impossible de prolonger ce travail de
distinction, car je n'ai pas vu les peintures originales,
comme le lecteur le sait déjà, mais seulement qua-
rante reproductions, très habilement faites par un
artiste vénitien de nos jours, M. Prosdocimi. Quel-
que bien exécutées qu'elles soient, on ne peut les
juger équivalentes aux modèles. L'imitateur doit
avoir oublié certains signes, et il a indubitablement
copié avec trop peu d'exactitude les inscriptions très
nombreuses des miniatures. Il lui semblait inutile de
retracer chaque lettre et de les retracer toutes fidèle-
ment : la beauté du travail l'a seule préoccupé. Qui
sait pourtant si quelques légendes ne fourniraient pas
de précieuses indications? Puisque la moitié des
scènes peintes par Gossart et Jacques de Barbary,
vues dans un reflet, ont sapé par la base, renversé
de fond en comble toutes les opinions émises sur le
bréviaire du cardinal Grimani, la totalité des images
primitives aurait, sans le moindre doute, fini de
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452 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
m'éclairer. Mais il doit paraître indiscutable, dès ce
moment, que le prétendu manuscrit brugeois est une
œuvre delà Renaissance, un volume illustré en Italie.
Cela en diminue la valeur et l'importance, il faut
le reconnaître. Les enluminures n'étant pas de Mem-
linc, un artiste en chef, mais de Gossart, un peintre
subordonné, quoique très habile, et de Barbary, un
peintre médiocre, elles ne légitiment point l'enthou-
siasme excessif qu'on leur prodigue. Un connaisseur
n'estime pas les quatre-vingt miniatures à moins
de 1,500 francs pièce, et, prenant en considération
les autres pages illustrées d'ornements décoratifs,
porte le volume au prix fabuleux de 150,000 francs.
Il y a du mérite dans les peintures, sans le moindre
doute, mais le charme principal de ces aquarelles
tient à la fraîcheur, à la coquetterie de leurs nuances,
à leur prodigieuse conservation.
Depuis trois cent cinquante ans, il est vrai, on a
gardé le livre d'heures comme une relique, on l'a
préservé de tous les agents, de tous les accidents
qui pouvaient lui porter atteinte. Un coflfret ou
écrin d'ébène, somptueusement orné de camées et de
pierres précieuses, l'abrite depuis ce long espace de
temps : il y sommeille sous une reliure de velours cra-
moisi, bordée d'une frise courante en vermeil, déli-
catement guillochée. On voit d'un côté une médaille
d'or, à l'effigie du cardinal Grimani , avec cette ins-
cription : Légué à sa patrie, en témoignage de son affec-
tion pour elle, par le cardinal Dominique Grimani ;
l'autre côté oflFre une seconde médaille en or, où se
trouve représenté le doge Antoine Grimani, avec
l'inscription suivante : Ce don a été approuvé par
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 455
Antoine, prince et père de la patrie, à ses derniers mo-
ments: Le bréviaire tint d'abord compagnie, dans
une salle du Conseil des Dix, aux objets les plus
précieux que possédait la république vénitienne; il
fut ensuite placé dans le trésor de l'église Saint-
Marc, d'où il passa, le 4 octobre 1797, dans la biblio-
thèque du môme nom, pour n'en plus sortir. On
devine combien cette extrême sollicitude monta
l'imagination de la foule, exagéra pour les profanes
la valeur des miniatures qui ornent l'ouvrage.
Mais nous l'avons laissé entre les mains de Phi-
lippe de Bourgogne. Comment devint-il la propriété
du cardinal Grimani? Le Voyageur anonyme nous
apprend qu'il le possédait en 1521, qu'il lui fut vendu
par un Sicilien nommé Antoine, pour la somme alors
considérable de 500 ducats; le reste, on l'ignore.
Une ombre épaisse enveloppe tout à coup l'historien.
Mais un fait anormal provoque des inductions. En
tête du volume manque le frontispice : on cherche
vainement cette première feuille, où était d'habitude
représenté le commanditaire et le patron de l'œuvre,
où se trouvaient peintes ses armoiries. D'où vient
une si étrange lacune? Elle peut venir de deux
causes. Si Philippe de Bourgogne n'aimait point les
plaisirs de la table, il aimait fort les jouvencelles (i).
Or, leurs petites dents rongent plus vite une fortune
que les banquets ne la dissipent. Le galant seigneur
(i) Ebriosos detestabatur, scortationibus minas infestas. Ipse eoim
in venerem propensior, inqae adolescentularum amoribus ardentior
erat. Si quis sacraram virginum, monaohorum, sacrificaloram, cœliba-
tum prsedicasset , irridebat yehementer, impossibile dioens homines
T.. IT 29
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454 HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE.
put donc se trouver dans la gêné et vendre le manus-
crit, après en avoir fait enlever la dédicace. Un
fripon adroit put aussi voler l'ouvrage, et alors la
môme suppression était indispensable, pour cacher
le larcin. Le travail des miniatures ayant exigé un
temps considérable, l'un ou l'autre incident eut lieu
vers l'époque où Philippe quitta la Péninsule. Quand
il fut retourné dans les Pays-Bas, s'il y avait eu dol,
l'escamoteur trafiqua du volume à son insu et en
toute liberté, les communications, au début du sei-
zième siècle, étant très lentes et très difficiles. Dans
le but de mieux déguiser la soustraction, il fit passer
le livre pour un ancien manuscrit orné par Memlinc
et par deux artistes peu connus, Gérard de Gand,
Liévin d'Anvers. Cette fable, contée au Voyageur
anonyme en 1521, est arrivée jusqu'à nous par son
entremise. Les critiques l'ont acceptée naïvement et
l'ont propagée. Cette hypothèse me paraît la plus
vraisemblable.
Le volume qu'on vient de lire étant arrivé à ses
proportions normales, il me faut ici, bon gré mal
gré, faire une halte et remettre au début du tome
cinquième la fin de mon étude sur Jean Gossart.
integro corpore, œtate, in tanto ocio, in tanta reram omnium copia,
qui crebro aut vino calèrent, aut turgerent cereyisia, posse caste
▼ivere. Quare horum castitatem, imparissimam humanse natnrse contn-
meliam interpretabatur. Qerardus Noviomagns,
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NOTES ET SUPPLÉMENTS
1
Thierry Bouts le Vieux. — Dans mon troisième
volume, page 243, j'ai tracé à la plume le portrait de
ce peintre, d'après la gravure jointe par M. Edward
van Even aux fragments de Molanus concernant les
beaux-arts, qu'il a réunis en brochure. Il a donné
cette estampe comme représentant le maître de Har-
lem , et j'ai cru qu'il avait comparé le personnage
avec l'estampe publiée en 1572 par Théodore Galle.
Il avait négligé cette précaution, Lorsque j'ai moi-
même examiné le recueil intitulé Pictorum aliquot
celebriorum Germaniœ inferioris Effigies^ l'image réelle
de Thierry Bouts m'a prouvé son erreur. Elle n'a
aucune simiUtude, même éloignée, avec les traits de
l'individu peint sur le tableau de la Cène, qu'on a pris
pour le vieux colçriste.
2
Simon Marmion. t- Les deux fragments d'un reta-
ble, présumés de Marmion, que possédait autrefois
M. Beaucousin, mort l'année dernière à Paris, ayant
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456 HISTOIRE DE LA PEINTURE FUMANDE.
été achetés par la Grande Bretagne, doivent orner
maintenant la National Gallery. J'ai eu ce renseigne-
ment trop tard pour le donner dans mon troisième
volume (page 400).
Anciennes monnaies des Pays-Bas. — Voici la
note que je dois à l'obligeance de M. René Chalon,
le savant numismate.
La livre de Flandre de 40 gros, ou florin de Bra-
bant, se composait, en 1433, de 20 sols, patards ou
vierlanderSj dont 72 formaient un marc à 6 deniers
argent-le-roi ;
Le sou avait, par suite, une valeur intrinsèque
de 36 centimes .18/1000 ; le gros valait seulement la
moitié.
Donc la livre de Flandre valait 7 francs 23 cen-
times 72/1000.
En 1466, elle fut réduite à fr. 6 31 10/1000.
En 1474, — à » 5 61 *^
En 1478, — à « 5 39 ^«
En 1499, — à ^ 4 64 ^^
Un escalin, ou sou de gros valait 12 gros.
La livre de gros, si Ton prend le terme dans son
acception générale, est une livre où le gros remplace
le denier, valant en conséquence 240 gros ou 12 fois
la livre parisis, aussi bien que la livre de Flandre
ordinaire, comprenant 20 gros, ou 6 fois le florin de
40 gros.
Le sou était la vingtième partie du florin de
40 gros;
Lç denier, la douzième partie du gros.
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HISTOIRE DE LÀ PEINTURE FLAMANDE. 457
Plus tard le denier devint la douzième partie dû
sou.
Règle générale : ces mots denier, gros, livre ne
sont que des expressions numérales, qu'on peut appli-
quer à diverses monnaies réelles; denier veut dire 1;
gros, 12; livre, 240.
Une livre 6 deniers de gros, c'est 246 gros.
La livre tournois française (dont le nom vient de
Tours) a considérablement varié pendant le quinzième
siècle, comme le prouvent les tables de Leblanc,
Arbuthnot, Panekou, et mieux encore celles de
M. N. De Wailly, dans le tome XXI des Mémoires
de l'Académie des Inscriptions {2^ i^Sirtie).
Quant à la puissance commerciale d'une quantité
déterminée d'argent, elle était évidemment plus forte
que de nos jours. Le Ber l'estime six fois plus grande;
mais une évaluation de ce genre ne peut être rigou-
reusement exacte.
Ainsi, d'après lui, en 1433, la livre ou florin de
20 gros serait égale à 7 francs 23 cent. 72/1000,
multipliés par 6, c'est à dire vaudrait 43 fr. 42 c.
Je pense qu'il ne faut pas entrer dans ce genre de
calcul, mais se borner à déterminer la quantité
d'argent fin que représentait à une époque donnée
une expression monétaire.
Tableaux divers du quinzième siècle,, chapi-
tre XXVI. — J'aurais dû mentionner et apprécier
encore, si j'avais voulu faire un travail complet, un
certain nombre de peintures; mais dans un livre
comme celui-ci, on est submergé par les détails. Je
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458 HISTOIRE DE LA PEINTURE J'-LAMANDE.
vais néanmoins donner ici quelques renseignements
sommaires sur plusieurs ouvrages, que Ton m'accu-
serait peut-être d'avoir oubliés.
On voit à Lierre, dans l'église de Saint-Gommaire
et sur l'autel consacré au patron de la basilique deux
volets d'un retable, dont le panneau central a dis-
paru. Celui de gauche a pour sujet Y Adoration des
Bergers; il porte écrite de la manière la plus lisible
l'inscription suivante : Restaurate 1627 (Restauré en
1627). Le volet de droite figure la Présentation au
temple. C'est un excellent tableau, qui appartient
manifestement à l'école des Van Eyck. La scène a
lieu dans une belle église ogivale, en style flam-
boyant du quinzième siècle. Une des femmes a pour
coiffure cette espèce de turban planté sur l'occiput,
qui reparaît si fréquemment dans les tableaux, de
1430 à 1480 : une tresse de cheveux fait le tour de
chaque oreille. La tête de la Vierge est exécutée
avec une admirable délicatesse de pinceau, et une
grâce morale des plus charmantes poétise sa figure.
L'artiste inconnu a fait du grand-prêtre un beau
vieillard à barbe grise. Derrière lui, on aperçoit
trois hommes fièrement campés, aux visages pleins
d'expression et de naturel. Les têtes, d'ailleurs, sont
généralement expressives. Le coloris est vigoureux
et intense, les ombres sont fortement accusées. Les
tons chauds et sombres rappellent Thierry Bouts le
Vieux. Au premier plan, deux petits garçons assis
l'un près de l'autre s'occupent d'un manuscrit enlu-
miné, que l'un d'eux tient ouvert sur ses genoux; la
Salutation angélique s'y trouve peinte, et le second
enfant montre au spectateur cette miniature.
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HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE. 459
Dans Y Adoration des Bergers, le Rédempteur nais-
sant est couché tout nu sur une table : la lumière
qui émane de son corps éclaire la Vierge, peinte
avec le plus grand soin, et les autres personnages,
effet qu'on a beaucoup admiré dans un tableau du
Corrége, et dont il n'avait pas eu l'idée le premier,
comme le démontre ce panneau.
François Franck a médiocrement orné l'extérieur
des ailes.
Dans la grande boucherie, à Gand, on a découvert
sur une muraille une peinture à l'huile de Nabur
Martins, que l'on a restaurée depuis lors. C'est aussi
un travail médiocre, fait au milieu du quinzième
siècle. lia, par suite, peu d'intérêt, puisque la pein-
ture flamande avait alors exécuté des chefs-d'œuvre.
L'abbaye de Tongerloo possède une série de pan-
neaux historiés pendant le quinzième siècle, qui
représentent l'histoire de sainte Dympna. Il devaient
être beaux primitivement, mais ont été repeints d'une
façon grossière.
Enfin, M. Lamothe-Fouquet, marchand de tableaux
à Paris, rue Jacob, a fait l'acquisition d'une grande
image, où sont représentés la Vierge et l'enfant
Jésus, environnés d'anges qui chantent et jouent de
divers instruments. C'est une œuvre curieuse et
intéressante; le propriétaire la déclare de Jean van
Eyck ; mais elle n'a certainement pas été faite par
lui, ni par aucun des maîtres fameux du quinzième
siècle. Le manque absolu de perspective suffirait
pour le prouver.
FIN DU TOME QUATRIÈME
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TABLE DES MATIÈRES
LIVRE DEUXIÈME
ÉCOLES PEIMITIVES (SUITE.)
CHAPITRE XXIV
JEAN HEMLINC
Description de l'hôpital Saint- Jean, à Bruges. — • Tableaux de
Memlinc qu'on y admire. — Pourquoi ces ouvrages appartien-
nent-ils à un hospice P -^ La biographie de l'auteur se divise
en. deux parties, l'une positive, l'autre légendaire. — Memlinc
devait être né à Bruges d'une famille allemande. — Tradi-
tion qui le représente pauvre et malade, tombant , épuisé au
seuil de ^l'hôpital. — Scène identique, peinte par lui sur un
de ses t^tbleaux. — La légende l'associe aux malheurs de
Charles le Téméraire. — Lifluence de ce prince. — La desti-
née de Memlinc change en 1480. — Son mariage, son aisancç.
— Il menrt en 1495 et laisse des enfants mineurs . . ,
CHAPITRE XXV
JEAN HEHLINC
Favorable moment où il débute. — Esprit général de son œuvre.
— îl e9t le Virgile de l'art flamand. — Grâce, poésie, senti-
ment idéal, qui caractérisent ses tableaux. -~ Il peint mieux
le nu que ses prédécesseurs et n'imite p^ le voluioe excessif
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40i TABLE DES MATIÈRES.
de leurs draperies. — Son goût délicat se réyèle dans ses
paysages comme dans les types de ses figures. — Charme de
son coloris. — Son genre spécial de composition : il aimait
à enchaîner les scènes, à faire des récits en images. — Corré-
lation de cette tendance avec la sculpture gothique et le
théâtre du moyen âge. — Côté prosaïque de Memlinc. —
Particularité bizarre qu'on observe dans ses personnages. —
Ses analogies avec les peintres contemporains de la Flandre. 38
CHAPITRE XXVI
nUkJS MEMLINC
Œuvres principales de Memlinc. — Le Mariage mystique de
sainte Catherine â^ Alexandrie, — Légende de la sainte. —
Description du retable. — Aspect symétrique du panneau
central. — Délicatesse de l'exécution, beauté de la couleur.
— Types flamands des personnages. — Taiblesse du peintre
quand il aborde les sujets fantastiques, -^^efora^îo» des mages
conservée à l'hôpital Saint- Jean. — Portrait présumé de l'ar-
tiste. — La Sibylle Zambeth. — Châsse de sainte Ursule. —
Légende de la sainte. — Description des peintures. — Le
Saint Christophe de l'Académie. — Amateurs et patrons qui
encourageaient Memlinc 56
CHAPrriLB XXVII
JEAN MEMLINC
Tableau de M. Dnchâtel : famille de vingt personnes, age-
nouillée devant Marie et l'enfant Jésus ; admirables portraits.
— Double panneau du Louvre. — Retable de Munich; mer-
veilleux coucher de soleil sur le volet droit. — Légende de
saint Christophe. — Saint Jean-Baptiste dans le 'désert, —
Les Triomphes du Christ, — Tableau de Turin : les Douleurs
et la Passion de Jésus, — Polyptyque de Lubeck \ nombre
prodigieux d'épisodes qui s'y trouvent figurés. — Portraits
peints par Memlinc. — Le bréviaire du cardinal Grimani.
— Faux renseignements du Voyageur anonyme. — Auteurs
véritables des grandes miniatures. — Élèves de Memlinc. —
Le Martyre de saint Eippolyte, — Catalogue 83
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TABLE DES MATIÈRES. 463
CHAPITRE XXVIII
GÉKABD DAVID £T JEAN BELLEOAICBE
Le Jugement de Cambyee^ tableaux du Musée de rAcadémie, à
Bruges. — On a longtemps ignoré quel en était l'auteur. —
Des renseignements manuscrits prouvent qu'ils sont de Gérard
David. — Biographie et portrait du peintre. — Il était cé-
lèbre encore à la fin du seizième siècle. — Oabli profond dans
lequel il tombe.— Ses autres ouvrages. — Les Noces de Cana,
au Louvre; la Fierge entourée de saintes, au musée de liouen.
— Miniatures. — Pausses attributions. — Jean Bellegambe,
autrefois renommé comme Gérard David. — ftetable d'An-
chin, vaste composition, qui lui est enfin restituée. — Sa
biographie. — Son portrait conservé dans la Bibliothèque
d'Arras. — Témoignage des succès qu'il a obtenus. — Singu-
lière histoire de son œuvre principale. — Le docteur Escallier.
— Dyptique du Musée de Douai. — Autres tableaux de Bel-
legambe 131
CHAPITRE XXIX
TABLEAUX ÉNIGMATIQUES : l'ÉCOLE BKUGEOISE EN ESPAGNE
ET EN ITALIE
Fécondité de la première école flamande. — Diptyque du musée
d'Anvers portant le monogramme C. H. — L'auteur inconnu
devait être un disciple de Memlinc. — Admirable panneau du
musée de Berlin, signé A. O. — Il est probablement d'un
miniaturiste d'Anvers , nommé Antoine Cornelis. — Servaes
de Couix : belle Cène, peinte par lui, qui orne la cathédrale
de Mons. — Magnifique retable que possédait M. Quédeville.
-— Sentences judiciaires condamnant à faire exécuter des ta-
bleaux. — Influence européenne de la vieille école flamande.
— Peintres nombreux qui l'ont imitée en Espagne. — Des-
cription de leurs tableaux. — La manière brugeoise dans le
midi de Tltalie. — Antoine Solario, surnommé le Zingaro . 175
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1
464 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE XXX
JÂBOME YAN AEKJSN, DIT JÉEOME BOSCH
Calme poétique des anciens tableaux flamands. — Contraste
des œuvres de Jérôme van Aeken , dit Jérôme Boscb , avec
ees douces et tranquilles productions. — Sa vie, son étrange
figure. — Il crée dans la peinture septentrionale le genre
fontastique et traite le premier des scènes de ripaille. -«
Tableaux sentencieux et moqueurs. «— Il avait adopté les
maximes de Jean van Rujsbroeck. — Ses œuvres abondent
surtout en Espagne, où elles étaient fort recherchées. — Quan-
tité de mauvaises copies et d'ébauches sans mérite qu'on lui
attribue. — Catalogue 304
CHAPITRE XXXI
DERNIÂBX VÉSJODE DE l'I^COLE BBUGEOISE
Le fameux Erasme apprend l'art de peindre. — Tristes débuts
du grand homme dans la vie. — Touchantes infortunes de son
père et de sa mère. —Destruction de ses tableaux. — Enghel-
bert de Leyde. — H introduit ou popularise la peinture à
l'huile dans sa ville natale. — Son étrange figure. — Des-
cription de sa manière. — Il forme le talent de Lucas de
Leyde. — Que sont devenus ses tableaux? — Attributions.
— La famille Enghelbert cultivait la peinture depuis un
siècle. — Décadence de Bruges. — Résumé des caractères
généraux de la première école flamande. — Catalogue . . 234
LIVRE TROISIÈME
ÉCOLES DU SEIZIÈME SIÈCLE
CHAPITRE PREMIER
LES PAYS-BAS AT7 COMMENCEMENT DU SEIZIÈME SIÈCLE
Naissance de Charles-Quint dans U ville de Gand. — Prospérité
d'Anvers, de Malines et de Bruxelles. — L'industrie et le
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TABLE DES MATIÈRES. 465
négoce se concentrent peu à peu sur les bords de l'Escant.
— - ActiTité des manufactures, immense commerce. — Fon-
dation d'une compagnie de Saint-Luc. — Charte qui la con-
stitue. — Ses règlements et ses privilèges. — Professions
diverses qui s'y groupent. — Plusieurs chambres de rhéto-
rique se fondent avec elle. — Représentations théâtrales don-
nées par la société. — Concours, fêtes somptueuses. — Ab-
sence de talents indigènes pendant le quinzième siècle. . . 36$
CHAPITRE II
QUENTIN MBTSYS
Naissance de Metsys à Louvain. — Son père exerçaH la profes-
sion de maréchal et de serrurier. — Le jeune Quentin tra-
vaille d'abord le fer. — Œuvres martelées qu'on lui attribue.
-» 11 va chercher fortune à Anvers. — Son amour passionné
pour Alice van Tuylt. — Son père ne voulant la donner qu'à
un peintre, Metsys apprend la peinture et se fait recevoir
franc-maître. — Son mariage. — Il en naît six enfants. —
Mort d'Alice. — Quentin épouse Catherine Heyens. — La
corporation des menuisiers lui demande un triptyque. — En
souvenir de ses premiers travaux, il grave et frappe des mé-
dailles. — Il sculptait le bois. — Son goût pour la musique
et pour la littérature. — Sa mort , son tombeau. — Atroce
destinée de sa nièce Catherine : l'Inquisition décapite son
mari et la fait enterrer vive 387
CHAPITRE m
QUENTIN METSTS
Sa manière procède de Thierry Bouts le vieux. — Il accroît la
dimension des personnages et leur importance relative dans
la composition. — Analyse du triptyque d'Anvers. — Ten-
dances nouvelles qu'il accuse. — Manière de grouper, senti-
ment dramatique, perspective, style des draperies. — Retable
de Louvain. — Légende qui s'y trouve exposée. — Descrip-
tion des peintures. — Types singuliers, façon étrange de
peindre les yeux.— Beauté du coloris sur plusieurs panneaux.
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466 TABLB DES HATIÊRBS.
fidblesses de tons sur les autres. — Procédé technique employé
par l'auteur. — Toutes les recettes des Yan Eyck ne sont point
parvenues jusqu'à nous 313
CHAPITRE IV
QTJBIÎTIN METSTS
Son réalisme prononcé : tableaux où il se manifeste. — Œuvres
comiques. — Dessins à la plume et au crayon. — Tapisseries
brodées d'après des panneaux ou des cartons de Metays. —7
8a famille, son fils Jean. — C'était un homme à peine mé-
diocre. — Antres disciples de Quentin. •— Leur profonde
obscurité. — Elèves ou imitateurs demeurés inconnus; ta-
bleaux signés et datés qui nous les révèlent. — Catalogues. 335
CHAPITRE V
HEVSI A LA HOUPPE
Réflexions sur le paysage. — Il cesse de former un pur acces-
soire et devient un genre indépendant. — Peintres qui l'af-
franchissent. — Henri à la Houppe, grand homme méconnu.
— Obscurité de sa biographie. — Ses tableaux prouvent qu'il
fut l'élève principal de Memlinc. — Dans la seconde partie
de sa carrière , il fit un long séjour au delà des Alpes. —
Œuvres datées de sa main. — Il avait adopté pour marque un
hibou. — Les Italiens l'appellent le maître à la chouette. —
Panneau d'Anvers. — Adoration des mages, attribuée à Jean
van Eyck. — Baptême du Christ , attribué à Memlinc. —
Annonciation du Louvre. — Henri met de blés a eu trois
manières 363
CHAPITRE VI
HENEI A LA HOUPPE ET JOACHIM PATINIE
Seconde manière de Henri à la Houppe. — Elle participe de
l'art italien et de l'art flamand. — Tableaux qui en offrent les
caractères. — Adoration des bergers^ à Belœil. — La Vierge
douloureuse^ à Notre-Dame de Bruges. — Autre Vierge dou-
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TABLE DES MATIÈRES. 467
Untreuse^ dans l'église Saint- Sauveur, de la même ville. — •
Troisième manière de Henri à la Houppe; Tinfluence ita-
lienne ydomine. — Adam et Eve sous V arbre de la science^ à
Berlin. — Beau portrait de la même galerie. — Joachim
Patinir. — Vers absurdes, où Lampsonius le prône outre
mesure. — Ses deux mariages. — Faveur que lui témoigne
Albert Durer. -« Ses mœurs dissolues, sa fin précoce. -—
Tableaux peu nombreux qui nous restent de lui. — Catalo-
gues 391
CHAPITRE VII
JEAN 60SSABT, DIT JEAN DE MAT7BEUGE
Sa prétendue biograpkie est un conte absurde. ~- Ses œuvres,
un peu mieux connues, n'ont pas été sufiSsamment appréciées,
— Histoire véritable du peintre. — Il étudie dans Tatelier de
Memlinc, est reçu franc -maître à Anvers. — Philippe de
Bourgogne, enfant naturel de Philippe le Bon, devient son
protecteur. — Il lui fait exécuter le célèbre triptyque de Mid-
delbourg, dévoré par les flammes en 1568. — Une magnifique
tapisserie, conservée à Bruxelles, reproduit l'image du pan-
neau central. — Buste de saint Donatien, à Tournay. — Phi-
lippe emmène Gossart au delà des Alpes. — Influence de l'art
italien sur son esprit et sur sa manière. — Jean de Maûbeuge
se marie de bonne heure. — Le peintre Van der Heyden
épouse sa fille. — Philippe attache à sa personne le Vénitien
Jacques de Barbary . — Ce dernier illustre avec Gossart le fa-
meux bréviaire du cardinal Grimani 425
NOTES ET SUPPLÉMENTS
Bectification au sujet du portrait de Thierry Bouts le vieux,
tracé à la plume dans le tome III, pag. 243. — Les deux
fragments d'un retable, présumés de Marmion, se trouvent
maintenant dans la National Oallery à Londres. — Anciennes
monnaies des Pays-Bas : communication de M. Eené Chalon.
— Benseignements sommaires sur quelques tableaux du quin-
zième siècle : Eetable de l'église de Saint-Gommaire à Lierre»
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468 TABLE DES MATIÈRES.
repréBentant VAiorationdetbergers et la Présentation au temple;
peinture à Thoile de Nabur Martins, découverte dans la grande
boucherie de Gand; Histoire de sainte Dympna, série de pan-
neaux dans l'abbaye de Tongerloo ; fausse attribution à Jean
yan £jck d'une grande image acquise par M. Lamothe Fou-
quety marchand de tableaux à Paris, où sont représentés la
Vierge et l'en&nt Jésus. 455
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